Grafl. zu Lynar'sche FideikommiB Bibliothek  C E C I L I A, O u MÉMOIRES D'UNE H È RIT JE RE; TOME SECOND.   C É C I L I A, O U MÉMOIRES D'UNE HÉRITIERE. Var F Auteur d'EveLINA, Traduits de 1'Anglois. TOME SECOND. A M A E S T R I C HT, Chez Jean-Edme Dufour & Phil. Roux, Imprimeurs-Libraires, aflociés. M. DCC. LXXXIV,   C É C I L I A, O u MÉMOIRES D' V N E HÈRITIERi. L I V R E III. CHAPITRE PREMIER. Une rejfource. C é c i le , i fon retour au logis, apprit avec quelque furprife qus M. & Mad. Harrel fe trouvoient feuls dans la falie; & tandis qu'elle étoit encore fur 1'ercalier, celle-ci fortiten s'écriant avec vivacité : Seroit-ce mon frere? Avant qu'elle eüt eu le temps de répondre, M. Harrel, a fon tour, dumême ton d'impatience, demanda : Eft-ce M. Arnott? Non, répondit Cécile; 1'attendiez-vous fi tard ? Si je 1'attendois ? Oui, répondit M. Harrel; je 1'ai attendu toute la foirée, & Tome II. A  co jé ne faurois imaginer ce qu'il eft deveno II eft bien cruel, ajouta Mad. Harrel, qu'on ne puifle Ie trouver préctfément dans 1'jnf. tant oü on en a le plus de befoin. Cependant j'efpere que demain ce fera encore affez tót. C'eft ce que je ne fais pas, s'écria M. Harrel : Reeves eft un fi grand miférable, que je fuis perfuadé qu'il me fera toute la peine qu'il pourra. Au même inftant M. Arnott entra, &Mad. Harrel lui dit : Ah, mon frere! vous nous avez cruellement tnanqué; nous avons eu ici un homme qui a furieurement tourroenté M. Harrel , & nous avions le plus grand befoin de vous pour que vous priffiez la peine de lui parler. J'aurois été charmé de pouvoir vous être utile, répartit M. Arnott; peut-être arrivé-je encore aflez tót. Qui eft eet homme 2 Oh ! s'écria M. Harrel négligemment, ce n eft qu un des garcons de ce frippon de tailleur, qui m'afi fort ve.xé. I! a eu 1'impudence. paree que je ne le payois pas précifément au moment oü il a trouvé a propos d'avoir befoin de fon argent, de remettre fon compte a un certain Reeves, procureur avide, qui eft venu lui-même ici dans la foirée , & qui n'a pas cramt de me parler afftz cavaliéremenr. Je lui promets que je n'oublierai pas fitót fon imper-  C 3 ) tinence : je defirerois pourtant bien pouvoir m'en débarraffer. Et a combien, dit M. Arnott, fe monte ce compte ? Mais , a une affez groffe fomme ; je ne fais comment cela fe fait : on fe ttouve tout d'nn coup, avant de s'en douter, devoir beaucoup plus qu'on u'imagine : ces dróles , avec leurs fournitures de toute efpece, enflent h tel point leurs mémoires, que pour des miferes, dont je me fouviens è peine, je lui dois, ditü, trois a quatre cents livres. II s'enfuivit unfilence général, jufqu'au moment oü Mad. Harrel, s'adreffant a M. Arnott : Mon frere, dit-elle, ne pourriez - vous pas nous prêter eet argent ?.,. M. Harrel affure qu'il ne tardera pas a vous le rendre. Öh! oui, très-promptement, ajouta celuici; car je dois toucher dans peu une grofle fomme, & je voudrois feulement en attendant impofer filence h ce dróle-la. Eh bien, repliqua M. Arnott, fi j'allois le trouver & lui parler? Oh! c'eft une béte brute, un caillou, s'écria M. Harrel, ii n'y a quel'argentquipuiffe le fatisfaire; il n'écoutera aucune raifon; autant vaudroit parler a un fourd. M. Arnott parut alors très-embarralTé; & fur les inftances de fa fceur, qui le prefioit de ne point perdre de temps, il lui dit d'un ton A ij  C4 ) doux : Si eet homme vouloit feulcment attendre encore huit ou quinze jours, il me feroit grand plaifir ; car dans ce moment je ne faurois prendre eet argent d'avance fans me déranger beaucoup. Cependant, s'il elt impoflible B v  ( 34 ) il fe trouve qu'il eft allé en campagne, précifément au moment oü il a eu fini avec nous hier, & il ne reviendra pas de toute la femaine. Je ne crois pas qu'il exifte un autre Juif dans Ie Royaume qui veuille me fournir de 1'argent aux mêmes conditions; ce font de fi vilains ufuriers, que je frémis de la feule idéé d'avoir quelque chofe a démêler avec eux. Cécile, qui comprit parfaitement bien oü il en vouloit venir, étoit trop révoltée de fa profufion & de fon peu de délicateffe, pour avoir Ia moindre envie de rien changer a la deftination de 1'argent qu'elle venoit de recevoir: elle fe contenta fimplement de convenir que cela étoit facheux. Oh ! il n'y a réellement rien au monde de plus défefpérant, s'écria-t-il; car 1'intérêtexorbitant que je ferai obligé de donner a un de ces ufuriers, fera autant d'argent dépenfé en pure perte. _ Cécile, continuant a ne faire aucune attention è ces différentes infinuations, fe mit a déjeüner. M. Harrel dit alors, qu'il prendroit le thé avec elles; & tandis qu'il étendoit du beurre fur des tartines de pain grillé, il s'écria, comme fe rappellant tout-è-coup quelque chofe qu'il auroit oublié : Bon Dieu ! a préfent que je m'en refiouviens , il me femble que vous pourriez facilement, Mifs Beverley, me préter vous-même cette fomme pour un jour  C 35 ) ou deux; au moment oü le vieux Aaron fera de retour, je vous la rendrai. Cécile , quoiqu'extrêmement généreufe , n'étoit cependant pas dupe, & n'aimoit pas ft s'en laiffer impofer : le procédé de M. Harrel lui parut fi bas, & fa rufe fi grofliere, qu'aulieu de lui accorder, avec fa politeffe ordinaire , ce qu'il demandoit, elle répondit très-férieufement, que 1'argent qu'elle avoit recu la veille étoit deftiné d'avance, & qu'elle ne pouvoit plus en difpofer. M. Harrel, très-piqué de cette réponfe, qui n'étoit point telle qu'il fe 1'étoit promife, avalant ft plufieurs reprifes une taffe de thé, fe mitft fredonner entre fes dents, & reprit bientót fon air ordinaire. Au bout de quelques minutes, il tira la fonnette, & chargea un laquais d'aller chezM, ^acharie, pour le prier de venir fur-le-champ lui parler. A préfent, dit-il d'un ton mêlé de colere &de reproche, la chofe eft faite. J'avoue que je redoutois de tomber en de pareilles mains; car dès qu'on s'y trouve une fois, il eft bien diffïcile de s'en tirer... Jufqu'a préfent je m'en étois préfervé : mais il faut enfin y venir; la néceffité n'a point de loi. M. Arnott ne peut aétuellement me fecourir; ainfi les chofes iront leur train. Prifcille, pourquoi paroiiTez-vous fi férieufe ? 8 vj  C 3* ) Je penfe qu'il eft bien malheureux que mon frere foit hors d'état de vous prêter cet argenr. Oh ! n'y penfez plus : je ne tarderai pas ti me débarraffer de Zacharie... Je 1'efpere du moins... Ce qu'il y a de fur, c'eft quej'en ai 1'intention. Cécile commenca a être un peu inquiete; elle fixa Madame Harrel, qui paroiffoit 1'être a fon tour; & elle dit au mari, après avoir un peu héfité : Eft-ce réellement la première fois que vous avez recours a lui? Je ne me fuis jamais adreffé de ma vie qu'au vieux Aaron : je redoute toute cette race; j'ai une forte de preffentiment qui tient de la fuperftition, & que je ne faurois vaincre, qui me porte a croire que fi je me trouve une fois entte leurs griffes, il ne me fera pJus poffible de m'én affranchir; & c'eft ce qui m'a engagé k recourir k vous, quoique dans le fond cela foit affez indifférent. Frappée du ton dont il difoit cela, & crai gnant que le befoin urgent qu'il éprouvoit préfenreraent, n'eüt pour la fuite de fücheufes conféquences, en le forcant a recourir a de nouveaux ufuriers, elle crut que fe trouvant en état de Pempêcher, il y auroit de la cruauté de fa part k le refufer. Elle auroit fouhaité pouvoir confulter M. Monckton ; malheureufement elle n'en avoit pas le temps; il falloit prendre tout de fuite fon parti, avant que le  C 3? ) Juif qu'on avoit envoyé chercher arrivat; & il ne reftoit d'autre alternative que celle de fe fervir de fon miniftere, ou de le renvoyer furle-champ. Très-embarraffée, & ne fachant ce qu'elle devoit faire, elle fe trouvoit, d'un cóté, entrainée par fon penchant naturel ft faire du bien, & retenue de 1'autre par la crainte d'encourager le mal : elle pefa promptement les raifons de part & d'autre; & tandis qu'encore indécife fur celui qui devoit 1'emporter, fon amitié pour Madame Harrel faifoit pencher la balance, 1'efpoir d'empêcher fon mari de recourir ft des expédients (i onéreux la décida. Elle aima mieux retarder fes propres affaires, que de le voir recourir ft des moyens ruineux. II la remercia affez froidement, fuivant fa coutume, & recevant les 200 livres, il lui en fit fon recu, promettant de les lui rendre au bout de huit jours. Madame Harrel fe montra plus reconnoiffante, & lui témoigna par fes careffes combien elle étoit touchée de ce nouveau fervice. Cécile, fatisfaite d'imaginer qu'elle avoit fait renaïtre en elle quelqu'étincelle de fa première fenfibilité , réfolut de fe prévaloir de ces fymptómes favorables, & de commencer ft s'acquitter de la tAche défagréable qu'elle s'étoit im poféë, en lui repréfentant le danger de fa fituation acïuelle.  C 38 ) En conféquence, dès que le déjeuné fut fini, & que M. Arnott, qui arriva dans ce moment, fut parti, Cécile, dans la vue d'attirer fon attention , en excitant fa curiofité, la pria de lui accorder un entrerien fecret dans fon appartement, ayant a lui parler d'affaires très-importantes. Elle ouvrit la converfation par lui dire qu'elle efpéroit que Pintimité dans laquelle elles avoient fi long-temps vécu, lui feroit excuferla liberté dont elle fe propofoit d'ufer; & qu'il n'y avoit que leur étroite amitié, jointe aux craintes qu'elle avoit que fon bonheur & fa tranquillité ne fuffent troublés par la fuite , qui put 1'autorifer. Mais , ma chere Prifcille, ajouta-t-elle, fe pourroit-il que voyant de mes propres yeux le péril auquel vous êtes expofée, je manquaffe a vous en avertir? Une pareille négligence de la part d'une amie feroit une trahifon, & une cruauté de celle d'une perfonne même indifférente. Quel péril, s'écria Madame Harrel fort allarmée ! me croiriez-vous malade? ai-je Pair d'être attaquée de la confomption ? Oui, réellement, de la confomption, répartit Cécile, quoique ce ne foit pas votre corps qui en foit menacé. Enfuite, avec tout le ménagementpoflible, elle en vint au fujet principal, & la conjura de ne pas tarder plus long-temps a diminuer  C 39 ) fa dépenfe, & a changer la vie diffipée qu'elle menoit, contre un autre plus conforme a fa fituation, & qui lui laiffat le temps de s'occuper davantage de ('intérieur de fa maifon. Madame Harrel 1'affura de Ia meilleure foi du monde, qu'elle ne faifoit abfolument que ce que toutes les autres femmes faifoient, qu'elle fe mettoit comme tout le monde, & qu'il lui feroit impoffible de fe montrer autrement en public. Et comment vous y montrerez-vous par la fuite, s'écria Cécile, fi vous continuez ï dépenfer au-dela de vos revenus ? RéfléchifTez qu'avec le temps, vos dépenfes abforberont entiérement votre fortune. Je vous affure, repliqua Madame Harrel, que je n'anticipe jamais que de fix mois fur mes revenus; car dès que je touche 1'argent de ma penfion , je le donne jufqu'au dernier fol , pour acquitter ce que je dois, & j'emprunte de nouveau ce dont j'ai befoin jufqu'a la fin du fémellre; je paye de même, & ainfi de fuite. Voila, répondit Cécile, une méthode qui paroit n'avoir été inventée que pour vous tenir toujours dans un état de détreffe. Pardonnez fi je vous parle fi librernent; je crains que M. Harrel n'ait encore moins d'exaétitude & d'attention que vous dans fes affaires ; faus quoi il ne feroit pas fi fouvent dans rem»  C 40 ) barras. Quel en fera le réfultat ? Daignez, machere Prifcille, lire un peu dans 1'avenir, & vous tremblerez, en réfléchiffant ft la perfpeftive qui fe préfente devant vous. Madame Harrel parut effrayée de cette réflexion , & la pria de lui dire ce qu'elle vouloit qu'elle fit. Alors Cécile, avec autant de prudence que de douceur, lui propofa un plan général de réforme pour 1'intérieur de fa maifon, ainfi que pour les dépenfes de néceffité & de luxe, tant d'elle que de fon mari : elle lui confeilla d'examiner fcrupuleufement 1'état de leurs affaires , de fe faire remettre les comptes de tout ce qui étoit dn, pour les acquitter fidélement, & adopter enfuite un genre de vie proportionné ft 1'état de leur fortune & aux revenus qui leur refteroient, après avoir payé tout ce qu'ils devoient. Mon Dieu! ma chere, s'écria Mad. Harrel d'un air furpris , M. Harrel entreprendroit aufli aifément de voler dans les airs, que de faire tout ce que vous venez de dire I Si j'effayois feulement de lui en faire la propofition, il me riroit au nez. Et pourquoi ? Pourquoi? Mais paree que cela paroitroit fi ridicule... Ce font des cbofes ft quoi perfonne ne penfe... Je vous fuis pourtant trésobügée de m'en avoir parlé.,. Voulez-vous  ( 41 ) que nous defcendions ? II me femble que j'entends quelqu'un. Que nous importe ? repliqua Cécile ; réfléchiffcz un moment ft ma propofition ; & dans le cas oü elle ne vous paroirroir. pas praticable , voyez de trouver quelqu'expédient plus convenable. Oh! votre plan eft excellent, j'en conviens , dit Madame Harrel , d'un ton d'ennui ; ce qu'il y a de fftcheux , c'eft que 1'exécution en eft tout-a-fait impraticable. Par quelle raifon feroit-elle impraticable ? Mais paree que.... ma ehere, je ne fais pas... Ce qu'il y a de für, c'eft qu'elle l'eft, Mais quelle preuve en avez-vous? Qu'eftce qui vous le perfuade? Mon Dieu! je ne faurois vous le dire; je fais feulement qu'elle l'eft,... paree que j'en fuis füre. Des raifons de cette efpece, quoique révoltantes aujugement de Cécile, nefurent pourtant point capables de refroidir fon zele: elle reprocha vivement ft fon amie d'employer pour fa défenfe d'auffi foibles arguments:elle lui repréfenta toute 1'imprudence de fa conduite, la conjura, au nom de tout ce qu'il y avoit de plus facré, & par égard pour 1'équité, 1'honneur & la raifon, de ne pas différer plus long-temps une réforme fi indifpenfable.  ( 4* ) Mais que pourruis-je donc faire , s'écria Madame Harrel impatientée. I! faut bien vivre comme les autres. Vous ne voudriez pas, je penfe , qu'on me montrAt au doigt; & je vous affure que je ne fais rien que les perfonnes de mon état ne faffent aufli. Ne vaudroit-il pas beaucoup mieux, répartit Cécile avec encore plus d'énergie, s'occuper moins des autres & plus de vous-même , confulter votre fortune & votre fituation, au-lieu de vous laifler aveuglément entrainer par leur exemple ? Si les autres vouJoient fe rendre refponfables de vos pertes, de la diminution de votre bien, & du défordre de vos affaires, alors vousauriez quelque raifon de régler votre facon de vivre d'après la leur. Mais vous n'avez pas lieu de vous flatter que cela arrivé; vous favez trop bien le contraire: vos dépenfes, les embarras dans lefquels vous vous êtes piongés , tous ces maux ne tomberont que fur vous. Plaints peut-être d'un petit nombre, bldmés généralement de tous, vous ne" ferez fecourus de perfonne. Grand Dieu ! Mifs Beverley, s'écria Mad. Harrel épouvantée, vous parlez précifément comme fi nous étions ruinés. Je ne crois pas que vous le, foyez encore, repliqua Cécile; mais je voudrois, en vous montrant Ie rifque que vous courez, vous  C 43 ) cngager, avant qu'il foittrop tatd, ft pré venir cette affreufe cataftrophe. Madame Harrel, plus offenféequ'allarmée, entendit cette réponfe avec peine; & après avoir héfité un moment, elle dit avec humeur: J'avoue que je ne fuis pas trop fatisfaite que vous me teniez des difcours aufïï peu confolants; je fuis füre que nous vivous comme tout le monde; je ne con?ois pas pourquoi un particulier, dont la fortune eft telle que celle de'M. Harrel, vivroit différemment. Quant ft contra&er de temps ft autre une ou deuxpetites dettes, il a cela de communavec tant d'autres! Cela ne vous paroit fi fingulier que paree que vous n'y êtes pas accoutumée. Cependant vous êtes dans l'erreur, fi vous fuppofez qu'il n'ait pas 1'intention de les payer ; car il m'a affuré ce matin qu'auffi-tót qu'il toucheroit fes rentes, il fe propofoit d'acquitter exaótement tout ce qu'il pouvoit devoir. Je fuis enchantée de ce que vous medites , répondit Cécile, & je fouhaite qu'il exécute fa réfolution. Je craignois d'avoir pouffé la franchife jufqu'ft 1'indifcrétion; mais vous me feriez tort aufïï en me croyant le cceur dur : 1'amitié & Pintérêt que je prends ft ce qui vous concerne, font les feuls motifs qui m'ont portée ft hafarder les remontrances que j'ai ofé vous faire. II eft temps d'y mettre fin. Je ne  ( 44 ) peux cependant m'empêcher d'ajouter encore , que j'efpere que vous vous rappellerez quelquefois de ce qui vient de fe paffer entre nous. Après cela elles fe féparerent; Mad. Harrel prefque fachée de fes lecons, qui lui parurent trop féveres; & Cécile, aufli rebutée de la raaniere dont elles étoient recues, qu'affligée de 1'aveuglement de fon amie. Elle fut dédommagée de ce pénible moment , par 1'arrivée de Mad. Delville, dont la converfation vive, fpirituelle & amicale diffipa bientót fon chagrin. Elle eut encore un nouveau plaifir, quoique mêlé de quelqu'inquiérude, en apprenant, par M. Arnott, que M. Belfield étoit a-peuprès rétabli, & qu'il venoit de partir pour la campagne. Elle foupconna prefque que tout ce que le jeune Delville lui avoit dit de fa fituation, n'avoit été que pour 1'éprouver, & favoir fa facon de penfer a fon égard : cependant réfléchiffant combien tout ce qui avoit la moindre apparence de rufe ou d'artifice étoit éloigné de fon caractere , elle condamna cette idéé, & conclut que 1'impatience & la vivacité de Belfield 1'avoient feules engagée a prendre ce parti, dans un temps oü fon état ne lui permettoit pas de voyager. Son abfence de la capitale ne lui permettant plus d'avoir de fes  C 45 ) nouvelles, quoiqu'en peine de lui, elle fut obligée de prendre patience. Dans la foirée elle eut encore une vifite de M. Monckton , qui , quoique bien inftruie qu'elle paffoit la plus grande partie de fon temps dans fon appartement, avoit cependant affez de prudence, ou , fi 1'on veut de politique, pour ufer rarement de la ,permiffion de la voir chez elle. Cécile lui paria, avec fa confiance ordinaire, de toutes fes affaires; & comme fon efprit étoit principalement occupé de fes craintes relativement a Ia familie Harrel, elle lui ap« prit leurs extravagances & leurs prodigalités, & fit quelque mention des embarras qu'elle lui caufoit de temps a autre. Cependant fa délicateffe 1'empêcha de .lui parler de ce qu'elle venoit de faire en leur faveur. M. Monckton, d'après ce qu'elle lui difbit, n'héfita pas un inftant a décider que M. Harrel étoit un homme ruiné ; & craignant que Cécile, attendu fes liaifons avec lui, ne courüt rifque de fe trouver mêlée dans les embarras qui lui furviendroient par la fuite , il 1'exhorta très-férieufement a ne point fe laifler gagner par les follicitations, & a fe garder de lui rien prêter; 1'affurant très-pofitivement, qu'il y avoit peu d'apparence qu'il fut jamais en état de la rembourfer. Cécile, fort allarmée d'un pareil averüfle-  ( 46 ) ment, lui promit la plus grande circonfpection pour 1'avenir. Elle lui paria de la conférence qu'elle avoit eue le matin avec Mad. Harrel; & après s'être affligée de fon incurie, elle ajouta : Je ne faurois m'empêcher de vous avouer que l'eftime que j'avois pour elle a, depuis que nous logeons enfemble, perduchaque jour de fa vivacité, & qu'elle eft encore moindre que mon amitié. Ce matin, lorfque je me fuis hafardée a lui dire férieufement ma facon de penfer, j'ai trouvé fes raifons fi mauvaifes , le goüt de la futilité & du luxe porté fi loin chez elle, que je n'ai pu m'empêcher de rougir de mon peu de difcernement, en la choififfant pour mon amie. Lorfque vous lui avez donné ce titre, répartit M. Monckton, vous n'aviez pas beaucoup de choix : fa douceur & fa complaifance vous attiroient : 1'enfance n'eft jamais prévoyante , & la jeuneffe eft rarement foupconneufe : elle étoit vive & oflïcieufe; vous étiez généreufe & aimante : vos liaifons avec elle ie font formées dans un temps oü vous n'étiez pas encore d'&ge a connoitre tout ce que vous valiez. La fréquentation produit 1'amitié; & avant que la connoiflance de 1'infériorité de fes lumieres eüt affoibli votre eftime, en rectifiant votre jugement, fon mariage qui eut lieu alors, vous fépara tout-a-fait. A préfent que vous la retrouvez , la fcene eft abfolu-  C +7 ) ment changée : trois années d'abfence, entiérement occupées a cultiver un efprit fupérieur, en augmentant vos lumieres, vous ont rendue moins indulgente; tandis que le möme efpace de temps, pafTé pour elle dans 1'oifiveté & la diflipation, a nui a fon caraclere, & 1'a privée de fes talents naturels, fans 1'enricbir de ceux qu'elle auroit pu acquérir. Vous la voyez a préfent fans partialité; car vous la regardez prefque comme vous regardez une étrangere; & tous ces défauts que la retraite & Ie peu d'expérience vous avoient long-temps voilés , fa vanité, fa conduite, fon goüt décidé pour le grand monde, tout a concouru a les rendre plus frappants. La fottife affoiblit toutes les liaifons. Ainfi vous devez vous^fouvenir, lorfque vous defirerez former une amitié folide & durable, que ce n'eft pas affez de confulter le cceur, il faut encore éprouver Ie jugement, & qu'il eft fouvent plus effentiel de connoltre 1'efprit que le caraclere. Eh bien, dit Cécile, il faut pourtant avouer que je ne me fuis pas trompée, en vous choififTant pour mon confeil. II eft certain, répartit-il, que vous m'avez fait beaucoup d'honneur. lis parierent enfuite de Belfield. M. Monckton confirma le rapport de M. Arnott , & lui apprit qu'il avoit quitté Londres en bonne fanté : après quoi il lui demanda fi elle  C 4S ) avoit vu quelqu'un de la maifon Delville. Oui, répondit Cécile , Madame Delville Hi'eft venue voir ce matin. C'eft une femme charmante : je fuis fdchée qu'elle ne vous foit pas mieux connue ; vous ne pourriez vous émpêcher de lui rendre juftice. Eft-elle nolie avec vous? Polie! On ne fauroit avoir plus de bonté. En ce cas , comptez qu'elle a quelque vue fecrete : s'il en étoit autrement , elle feroit très-infolente. Et M. Delville, je vous prie, qu'en penfez-vous? Oh! il me paroit infupportable. Je ne faurois affez vous remercier de m'avoir prévenue affez a temps pour que je ne changeaffe pas d'habitation. Je ne voudrois pas pour rien au monde vivre fous le même toit que lui. Fort bien ; ne commencez-vous pas auffi a envifager le nis fous fon véritable afpect? Sous fon véritable afpect? Je ne vous entends pas. Oui, comme le dignefils de pareils parents, fier & impertinent. Non, certainement; il n'a pas Ia moindre reffemblance avec fon pere; & s'il a quelque chofe de fa mere, c'eft feulement les qualités que tous ceux qui la voyent fans partialité devroient defirer de pofféder. Vous ne connoiffez pas cette familie. Et comment les connoitriez-vous, puifqu'ils fe font  C 49 ) font ligués pour que vous ne les péhétraffiez pas ? lis ont tous des vues fur votre perfonne ; & fi vous ne vous tenez point fur vos gardes, vous ferez fürement leur dupe. Je ne faurois concevoir ce que vous voulez me faire entendre. Rien que ce dont tout le monde s'appercoit a la première vue : ils ont beaucoup d'orgueit & peu de bien : on diroit que la fortune vous a placée exprès dans leur chemin, & fürement ils fauront bien fe prévaloir d'une conjonfture auffi favorable pour raccommoder leurs affaires , & fe débarraffer de leurs créanciers. Je vous affure que vous vous trompez: je fuis convaincue qu'ils n'ont point cette intention : tout au contraire, ils m'impatientent par leur opintètreté a fe figurer que je fuis déja eugagée. Elle 1'inflruifit alors des foupcons qu'ils lui avoient fait connoitre. Le bruit ridicule & abfurde qu'on a répandu, ajouta-t-elle , les a fi bien perfuadés que Ie Chevalier Floyer & M. Belfield étoient rivaux , & qu'ils s'étoient battus a mon occafion, que lorfque je parviens a les diffuader de mon penchant pour 1'un des deux, ils en concluent tout de fuite que j'en ai pour 1'autre. Loin de trouver mauvais que je paroiffe avoir difpofé de ma perfonne, M. Delville favorife ouvertement les Terne II, C  C5° ) prétentions du Chevalier, & fon fils cherche arae perfuader oifkieufement que je fuis déja route entiere a Belfield. Fineffe toute pure pour découvrir votre véritable facon de penfer. II lui donna encore plufieurs confeils pour la préferver de leurs artifices ; & changeant tout-a-coup de fujet, il ne lui paria plus , pendant le temps qu'il refta encore avec elle, que de chofes agréables & propres a 1'amufer. CHAPITRE IV. Une èvafion. Cécile paffa les quinze jours fuivants fans aucun incident : la familie Harrel continua fon genre de vie ordinaire; le Chevalier Floyer, fans chercher a fe procurer un entretien particulier, perfifta dans fes attentions; & M. Arnott , quoique toujours également modefte & filencieux, ne paroiffoit exifter que par le plaifir qu'il avoit de Ia contempler. Elle paffa deux jours entiers chez Mad. Delville , lefquels fervirent è la confirmer dans 1'admiration que cette Dame & fon fils lui avoient infpirée, Elle accompagnoit Mad. Harrel anx affemblées, ou refïoit paifiblement i la maifon, fulvant que fon penchanr 1'y portoit. M. Monckton , pendant ce temps, la  (5i ) vifitoit aufli fouvent qu'il falloit pours'inflruire de fes démarches, & pas affez pour qu'elle ou le public puffent foupconner qu'il eüt quelques deffeins. Les deux cents livres, qui auroient dó lui être rendues au bout de huit jours, quoiqu'il y en eüt déja quinze d'écoulés, n'avoient pas même été mentionnées. Elle commencoit ft s'impatienter; mais ne fachant comment s'y prendre, & n'ayant pas le courage de rappel. Ier ft M. Harrel fa promefle, elle attendit encore fans rien dire, qu'il s'en reffouvint. La familie faifoit alors fes préparatifs pour aller paffer les fêtes de Paques ft Violet-Bank : Cécile , trop affligée de cette augmentation perpétuelle de dépenfes inutiles , pour n'y prendre aucune part & être flaitée de la perfpeftive de cette partie , avoit actucllement une affaire d'une nature bien différente, qui 1'occupoit toute entiere. Le pauvre charpentier, dont elle avoit pris la familie fous fa proteclion, venoit de mourir; dès qu'on lui eut rendu les derniers devoirs, elle envoya chercher fa veuve, & après s'être efforcée de la confoler de la perte qu'elle faifoit, elle Paffura qu'elle étoit prête ft s'ac quitter immédiatementdes engagements qu'elle avoit contractés, en promettant de Paider ft trouver une occupation moins pénible & plus litcraüve, qui contribuat a la mettre plus ft C ij  ( 5* ) fon aife. En conféquence, elle lui demanda comment elle s'y prendroit, & ce qu'elle fe croyoit capable d'entreprendre. La pauvre femme, après lui avoir prodigué les remerciements, lui répondit qu'elle avoit une coufïne qui lui avoit promis, moyennant une certaine fomme , de l'affocier avec elle dans un petit commerce de mercerie. Mais, hélas! continua-t-elle, il eft abfolument impoffible que je puiffe me procurer cet argent; & pourtant il eft fur qu'une pareilie bouttque, a préfent que je fuis devenue fi foible, feroit pour moi un vrai paradis terreftre : car, Mademoifelle, il ne me refte prefque plus de force ; & lorfque je fais quelqu'ouvrage un peu pénible , on ne fauroit me voir fans pitié. Certainement vous vous êtes excédée de travail , lui dit Cécile , & il eft temps que vous preniez un peu de repos. Quelle eft la fomme que votre coufine demande ? Oh.' Mademoifelle, beaucoup plus que je ne faurois amaffer tout Ie refte de ma vie; car j'ai beau gagner, mon gain difparoit a mefure; j'ai beaucoup de bouches a nourrir, & le profit eft mince. Deux de mes petites ne peuvent encore rien faire , & il ne me refte plus qu'un fils. Mais dites-moi, quelle eft cette fomme?  C 53 ) Soixante livres, Mademoifelle. Vous les aurez, s'écria la généreufe Cécile; fi cette fituation peut vous rendre heureufe, je vous les donnerai de bon coeur. La pauvre femme témoigna fa reconnoiffance par fes larmes, & fut long-temps avant de pouvoir fe remettre affez pour être en état de répondre aux autres queftions de Cécile, qui lui demanda enfuite ce qu'on feroit des enfants. Mad. Hill, qui jufqu'a ce moment n'avoit ofé fe flatter d'un pareil facrifice, étoit encore fans aucun plan fixe pour eux. Cécile lui enjoignit donc d'aller trouver fa coufine, de la confulter a ce fujet, & de préparer tout pour fon déménagement. Cette affaire devint alors fon occupation favorite. Elle fut elle-möme vifiter cette boutique, qui étoit très-petite , fituée, dans Ie Fetter-lane , & paria a Madame Roberts, coufine de Madame Hill, qui confentit aprendre chez elle 1'alnée des filles, qui entroit dans fa feizieme année, pour lui fervir d'aide, & dit qu'elle ne pouvoit, faute de place, en loger davantage. Cependant Cécile, ayant offert d'augmenter la fomme convenue , elle voulut bien encore que les deux plus petites reftaffent dans la maifon, afin que leur mere & leur fceur puffent en prendre foin. II en refioit deux que Cécile promit de plaeer dans une école oü elles apprendroient les C iij  C 54 ) ouvrages néceffaires, en attendant une vocation déterminée. Elle deffina cent guinées pour Mad. Hill & fes enfants, efpérant avec cette fomme de les mettre a même de gagner décemment leur vie, & enfuite de leur donner de temps en temps de petites gratifications, telles que leurs htfoins ouleur changement de pofition 1'exigeoient. Pour cet effet, il étoit abrolumentnéceffaire que M. Harrel lui rendlt 1'argent qu'elle lui avoit prêté; car elle n'avoit plus que cinquante livres des fix cents qu'elle avoit recues, & elle avoit difpofé d'avance de 1'argent de fa penfion : en forte qu'il ne lui reftoit que ce dont elle ne pouvoit ab'ölument fe paffer. La vue de 1'indigence laborieufe a quelque chofe en foi de fi intéreffant & de fi refpectable, qu'elle infpire le plus grand éloignement pour la diffipation , & fait détefter la prodigalité, Chaque fois que la bienfaifante Cécile vifitoit la familie Hill, elle fentoit augmenter fon averfion pour la conduite & les principes de M. Harrel. Et bientót, furmonta.nt la crainte de lui caufer un moment de honte, elle réfolut de lui demander 1'argent qui lui étoit dü. Un matin donc, comme il fortoit après fon déjeüné , elle fe leva tout-a-coup, & le fuivant, elle lui demanda un moment d'audien-  ( 55 ) ce. Ils paflerent enfemble a la bibliotheque, ; & après quelques excufes & avoir long-temps héfité, elle lui dit qu'elle imaginoit qu'il avoit oublié les deux cents livres qu'elle lui avoit prêtées. Les deux cents livres! s'écria-t-il; ah, oui, cela efi vrai.... Je vous jure qu'elles m'étoient échappées de la mémoire. Eh bien , vous n'en avez pas befoin dans ce moment? Pardonnez-moi , fi vous pouvez me les donner fans vous gêner. Oh ! oui, certainement Sans aucun doute.... Mais è préfent que j'y penfe.... II eft réellement malheureux que, juftement dans cet inftant... Pourquoi ne me les avoir pas rappellées plutót? Je me flattois que vous vous en feriez rappellé vous-même. II y a deux jours qu'il m'auroit été extrê= mement facile de vous les rendre. Cependant vous les aurez certainement bientót; vous pouvez y comprer. Un ou deux jours de retard ne font rien a la chofe, je penfe. II s'en alla après lui avoir fouhaité le bon jour. Cécile , très-piquée , fe reprocha la foibleffe qu'elle avoit eue de les lui prêter, & fit vceu par la fuite de iuivre exaclement Ie confeil de M. Monckton , & de ne fe plus fier a lui. Trois jours fe pafferent encore fans qu'elle C iv  C 56 ) entendit parler de dette ni de payemenr. Elle voulut renouveller fes follicitations, lui parler plus férieufement, & être plus preffante : mais elle s'appercut avec peine que cela étoit impoffible; & quoiqu'elle vécüt fous le même tolt que lui, elle ne put faire valoir fes droits; M. Harrel , toutes les fois qu'elle demandoit audience, 1'alTuroit qu'il étoit fi fort preffé, qu'il ne pouvoit difpofer d'un feul moment; & lorfque, fatiguée de fes fréquentes défaites, elle le fuivoit hors de 1'appartement, il fe contentoit de la faluer en riant, & doubloit le pas en lui criant : Je fuis au défefpoir; car il eft fi tard, que je ne faurois m'arrêter un inftant; mais, a mon retour, je ferai tout entier a vos ordres. Chaque fois qu'il rentroit, il avoit toujours foin de fe faire accompagner par le Chevalier, ou par quelqu'autre perfonne de fa connoiffance; & par ce moyen, il devenoit encore plus difficile de lui parler. Cette méthode dont il ne fe départit point, en lui procurant la facilité d'éviter toute converfation particuliere , empêcha qu'elle ne püt lui faire des plaintes de fes éternels délais; car , quelque violent quefüt fon reflentiment, il ne le fut jamais affez pour vaincre fa délicateffeau point de Ia porter a les lui reprocher en préfence d'un tiers. Ainfi Cécile fe trouvoit fort embarrafTée,  ( 57 ) ne fachant comment exécuter le plan qu'elle avoit formé en faveur de la familie Hill: perfuadée qu'il feroit tout aufli inutile de s'adrefler pour avoir de 1'argent a M. Briggs, qu'a M. Harrel pour en être payée. Elle avoit pourtant donné fa parole, & fa parole étoit facrée : il fallut donc, pour le préfent, leur remettre les cinquante livres qui lui reftoient, & en cas de befoin du furplus avant fa majorité , tdcher de 1'épargner fur fon revenu, qui avoit été fixé par le telïament de fon oncle a cinq cents livres, dont elle payoit la moitié a M. Harrel pour fa penfion. Ayant arrangé cette affaire, elle fe rendit chez Madame Hill, qu'elle trouva, ainfi que tous fes enfants, a 1'exception de la «plus jeune, travaillant de leur mieux. Leur vigilance induftrieufe, en redoublant facompaflion, fut pour elle un nouvel encouragement a leur faire du bien. Madame Hill fe chargea volontiers d'engager fa coufine a fe contenter pour le préfent de la moitié de la fomme convenue, qui ferviroit a la faire recevoir, ainfi que trois de fes enfants, dans Ia boutique. Cécile s'en fut enfuite avec elle dans Fetter-lane ; & la , ayant dreffé elle-même les conventions de leur fociété , elles les leur fit figner, leur en remit a chacune une copie, & garda 1'original : après quoi elle donna fon billet a Mad. C v  ( 53 ) Roberts pour le refte de la fomme qui lui étoit encore due. Elle remit encore dix guinées a Mad. Hill pour s'habiller elle & fes enfants un peu plus décemment, & lamettre en état d'en envoyer deux ft 1'école ; 1'afTurant qu'elle fourniroit ce qu'il en coüteroit pour leur nourriture & leur inltruaion, jufqu'a ce qu'elle füt bien établie dans fon commerce, & en état d'y pourvoir par elle-même. CombLe des bénédiftions & des remerciements de cette honnête familie, la génémife héritiere fe mit dans une chaife ft porteurs, & revint au logis le cceur rempli de la plus douce fatisfa&ion. CHAPITRE V. Une aventure. Cécile ne s'étoit point encore trouvée auffi ueureufe & auffi fatisfaite : fa vie ne lui avoir jamais paru fi utile, ni fon opulence d'un fi grand prix. Cinq petits enfants qu'elle venoit d'arraqher aux horreurs de la mifere & mettre ft même de pouvoir par la fuite devenir utiies a la fociété; leur mere foible & iufirme, exeraptée de 1'exceffive fatigue d'un travail fort au-defTus de fes forces, qui avoit prefque miné fon exiiknce, & fe trouvant  ( 59 ) dans nns pofition oü elle gagneroit honnêtement fa vie, & pafferoit doucement le refte de fes jours; la faculié de pouvoir fe dire : ces ceuvres font mes wuvres, pour un cceur comme le lien, étoient une fource intariüable de contentement. Telles étoient fes réflexions en revenant chez M. Harrel, lorfqu'étant fortie de fa chaife pour traverfer a pied la partie fupérieure de la rue d'Oxford, elle rencontra, au moment oü elle s'y attendoit le moins , le vieülard dont les confeils & le langage 1'avoient fi fort furprife. II paroiffoit très-preffé; mais s'arrêtant au moment qu'il 1'appercut, il s'écria. d'un ton févere : Etes-vous devenue en fi peilde temps fiere & impitoyable? Votre cceur s'eft-il endurci. II ne dépend que de vous d'en faire 1'épreuve , s'écria Cécile avec le courage qu'infpire une confcience qui n'a rien a fe reprocher. Je 1'ai déja faite, repliqua-t-il avec indignation , & je vous ai trouvée coupable. Ce que vous me dites me chagrine ,_dit Cécile furprife ; j'efpere du moins que vous ne refuferez pas de m'apprendre en quoi j'ai manqué. Vous avez refufé de me voir, répondit-il, & pourtant j'étois votre ami; je cberchois a ptolonger le terme de votre innocence & de C vj  ( 6o ) votre tranquillité ; je vous avois indiqué la route que vous deviez fuivre pour être toujours en paix avec vous-même; j'étois venu vous folliciter en faveur des pauvres: je vous avois appris ce qu'il falloit faire pour attirer & mériter leurs bénédiétions; vous m'aviez écouté , vous m'aviez paru fenfible, vous aviez fait ce que je demandois. Je me propofois de vous répéter la même leijon, de tourner toutes vos vues du cóté de la charité, & de vous faire fentir toute 1'étendue des obligations que Fhumanité vous impofe : ce font lè les feules raifons qui m'avoient engagé a retourner chez vous; mais on a refufé de m'admettre. Quelque courte qu'ait été mon abfence, elle a cepéndant0é trop longue, puifque votre chüte eft complete, & rien ne fauroit plus vous fauver de la perdition. Jufte ciel! s'écria Cécile, que ce langage eft effrayant! Quand êtes-vous venu chez moi, Monfieur ? On ne me Pa pas dit. Bien-loin d'avoir refufé de vous recevoir , je defirois ardemment de vous voir encore. Parlez-vous fincérement? répéta-t-il d'un ton un peu radouci. Quoi ! vous ne feriez point fiere, point inhumaine, point dure de cceur? En ce cas, venez avec moi, venez vifiter 1'humble & le pauvre, & confoler le malheureux & Paffligé. A cette invitation, Cécile, malgré 1'envie  ( 6i ) qu'elle avoit de faire du bien, fut faifie d'une forte d'effroi; la fingularité du perfonnage, fon enthoufiafme , fon ton d'autorité, 1'incertitude du lieu & des gens chezlefquels il pourroit la conduire, lui firent craindre d'aller plus loin. Cependant une curiofité généreufe de voir ainfi que de foulager les perfonnes qu'il lui recommanderoit, jointe ft la ferveur & ft l'empreffement qu'elle avoit de fe juftifier de la dureté qu'on venoit de lui reprocher, 1'emporterent fur fon irréfolution; & faifant figne ft fon laquais de la fuivre d'aufli prés qu'il lui feroit poffible, elle s'abandonna ft la conduite de fon mentor. 11 marcha gravement & en filence jufqu'a 1'entrée de Ia rue de 1'Hirondelle,% s'arrêta devant une petite maifon balie & de peu d'apparence. II frappa ft Ia porte; & fans faire aucune queftion ft l'homme qui 1'ouvrit, il fit figne ft Cécile de 1'imiter, & il gagna promptement un petit efcalier tournant & étroit. Celle-ci héfita de nouveau; mais fe rappellant que ce vieillard , quoique peu connu, fe montroit fréquemment, &que malgré qu'il n'eüt de liaifon avec perfonne, bien des gens cependant favoient qui il étoit, elle fut perfuadée qu'il ne pouvoit avoir de mauvais deffein. Elle ordonna toutefois ft fon laquais de monter & d'entrer avec elle, fe chargeant de 1'attendre au haut de 1'efcalier jufqu'ft cequ'el-  C 6i ) Ie revint le joindre. Après quoi elle fuivit fon guide, qui, conrinuant a monter, parvint au iecond étage, oü lui faifant encore figne de le fuivre, il ouvrit une porte, & entra dans un petit appartement affez mal en ordre. Ici, a fon grand étonnement, elle appercut une jeune perlonne d'une figure charmante, affez bien mife, & qui paroifToit ftgée tout au plus de dix-fept ans, occupée k laver des taffes. A i'inftant oü ils entrerent, elle quitta cet ouvrage d'un air confus, & cacha promptement derrière fa chaife la ferviette avec laquelle elle les efluyoit. Le vieillard s'avancant vers elle avec emprelTement, lui dit : Comment fe trouve-t-il acl:ueller#it ? Elt-il mieux? Se rétablira-t-il ? Dieu le veuille ! répondit Ia jeune perfonne très-émue; mais il n'eft réellement pas mieux. Voyez, dit-il en lui montrant Cécile , Ia perfonne que je vous amene; elle eft en état de vous rendre fervice & de vous tirer de votre détrefie : elle vit dans 1'opulence, ne connolt point encore le malheur, & entre a peine dans le monde. Les miferes qui lui reftent k éprouver lui font tout-è-fait étrangeres; elle ne prévoit guere la dépravation qu'elle ne fauroit éviter. Recevez fes bienfaits pendant que fes mains font encore pures; & croyez qu'en vous faifant du bien elle s'en fera a ellemême.  (6"3 ) La jeune perfonne toute honteufe, en rou> giffant, lui répondit: Vous êtes en vérité trop bon, Monfieur; inais cela eft inutile.... 11 n'eft pas nécrffaire... Je n'ai befoin de rien... II s'en manque de beaucoup que je fois réduite a cette extrêmité. Pauvre & (imple colombe ! dit le vieillard en I'interrompant; as-tu honte de la pauvreté? Garde-toi de toute autre honte, & les gens les plus opulents t'envieront. Raconte ton hiftoire franchement, fimplement & avec vérité; ne cherche point a pallier ton ïndigence ou a modérer fa libéralité. Les pauvres qui ne le font point par leur faute font dans Ie même cas que les riches qui ne le font point devenus par leurs travaux. Venez*honc, & que je vous préfente 1'une a 1'autre. Jeunes comme vous 1'êtes toutes deux, ayant encore 1'une & l'autre bien des années a vivre & bien des traverfes a effuyer, foulagez mutuellement le fardeau qui vous eft deftiné, en faifant entre vous un échange de bicnfaifance & de gratitude. I! prit alors une main a chacune d'elles, & les joignant dans la fienne : Vous, continuat-il, qui, quoique riche, avez des entrailles, & vous qui, quoique pauvre, n'êtes point avilie, pourquoi ne vous aimeriez-vous pas? pourquoi ne vous chéririez-vous pas ? Les affliftions de la vie font longueg & perma-  C 64 ) nentes, fes joies font paffageres & de courte durée ; vous êtes encore jeune 1'une & 1'autre ; vous ne fauriez vous promettre beaucoup de plaifirs, & vous devez vous attendreabien des fouffrances... Je crois que vous avez jufqu'ici préfervé votre innocence. Oh! puilliezvous ne la jamais perdre! Vous feriez alors de vrais anges, & les enfants des hommes vous adoreroient. II s'arrêta, obligé de céder a fon attendriffement; mais reprenant bientót fa première févérité : Telle cependant, continuat-il, n'eft point la condition de 1'humaine nature; par pitié donc pour les maux dont vous êtes mutuellement menacées, fupportez-vous & foyezvous fecourables 1'une a 1'autre. Je vous laiffe enfemble, & je vous recommande a votre bon cceur & a votre fenfibiiité. Enfuite, s'adreffant en particulier a Cécile: Ne dédaignez pas, dit-il, de confoler les affligés; regardez-la fans la méprifer, converfez avec elle fans fierté ; comme elle vous êtes orpheline , quoique ce ne foit pas une héritiere telle que vous. Comme vous, elle eft reftée fans pere; mais vous avez des amis, & elle n'en a point. Si elle eft en butte aux tentations de 1'adverfité, vous a votre tour vous êtes environnée de dangers : & qui pourra vous fauver de Ia corruption qui n'eft que trop fouvsnt la fuite de la profpérité ? Votre chüte  ( 65 ) eft moins douteufe, la fienne plus excufable; ayez donc a préfent pitié d'elle. Peut-être avant peu fera-t-elle dans le cas d'avoir pitié de vous !t fon tour. Et en prononcant ces derniers mots, il difparut. Son départ fut fuivi, pendant quelquesminutes, du filence Ie plus profond. Cécile avoit peine de fe remettre affez de fon émotion pour pouvoir parler : en fuivant fon très-fingulier directeur, fon imagination lui avoit repréfenté une fcene femblable a celle qu'elle avoit vue un moment auparavant; elle croyoit trouver une familie dans le befoin , quelque malheureux malade & fans fecours, ou un enfant abandonné; mais ne rencontrer rien de tout cela, ne voir qu'une jeune & belle perfonne, qui lui étoit préfentée d'une maniere fi étrange, lui ótoit dans ce moment toute autre faculté que 1'étonnement. Cependant la jeune perfonne, de fon cóté, ne paroiflbit guere moins embarrafTée. Elle jettoit les yeux avec peine fur fa chambre dénuée de meubles , & regardoit Cécile d'un air confus; elle avoit écouté avec un trouble marqué 1'exhortation du vieillard ; & a préfent qu'il n'y étoit plus, elle paroiflbit accablée de honte & de chagrin. Cécile remarquant fon émotion , fentit fa curiofité & fa compaffion s'augmenter, &fer-  C 66 ) rant affectueufement la main qu'elle laiflbit pendre, lui dit, après qu'elle fut un peu revenue de fon étonnement: La maniere dont j'ai été introduite chez vous, Mademoifelle, doit vous paroltre bien finguliere; peut-être connoiffez-vous affez celui qui m'y a conduit pour que fes procédés extraordinaires me fervent de juftification. Non, en vérité , Madame , répondit • elle toute honteufe , je le connois fort peu ; mais il eft bon , & je lui crois le plus grand defir de me rendre fervice... II s'imagine que je fuis bien plus mal a mon aife que je ne le fuis réellement; car je vous afiure, Madame, malgré tout ce qu'il a pu vous dire, que je ne fuis point du tout dans le befoin. Les différents foupcons a fon défavantage, que la fituation dans laquelle elle la voyoit avoit d'abord fait nalire a Cécile, furent prefque totalement difïïpés par le foin qu'elle pre. noit le déguifer fa pauvreté, & elle fut convaincue qu'elle n'avoit aucun deffein de lui en impofer, ni d'émouvoir fa pitié. Elle lui répondit donc , de 1'air le plus propre a lui infpirer de laconfiance : Si j'avois pu imaginer, dit-elle, que mon introducteur n'eüt pas plus de droit de m'amener chez vous, je me ferois bien gardée de m'y préfenter aufïï hardiment; cependant , puifque nous voici réunies, rappellons-nous les exhor-  C 67 ) tations, & faitbns en forte de ne pas nous féparer fans avoir acquis 1'une & 1'autre une amie. Vous êtes réellement trop polie, Madame, répondit modeftement la jeune perfonne, de parler d'amitié en voyant un appartement comme celui - ci , a un fecond étage , fans meubles, fans un feul domeftique, tout dans un fi grand défordre... Je ne concois pas M. Albani. II ne devroit pas... Mais il penfe que Fon peut fans fcrupule rendre publiques les affaires de tout Ie monde, fans s'embarraffer de ce qu'il dit ni de ceux qui 1'entendent... II ne fait pas le chagrin qu'il caufe, ni le mal qu'il peut faire. Je fuis moi-même défolée, s'écria Cécile, plus étonnée de ce qu'elle entendoit, de voir que ma vifite vous faffe de la peine. J'ignorois abfolument oü j'allois. Si je Fai fuivi, ce n'a été que paree que je ne favois comment me refufer a fes follicitations. Le voila parti; & poiir ne pas vous faire fouffrir plus long temps, je vais fuivre fon exemple ; permettez feulement que je vous laiife une foible preuve qu'en venant chez vous, mon intention n'étoit point de vous offenfer. En parlant ainfi, elle fortoitfa bourfe; mais la jeune perfonne faifant unpas en-arriere d'un air mortifié, s'écria : Non, Madame, vous vous trompez; ferrez , je vous prie, votre  (6-8) bourfe; je ne fuis point une mendiante. M. Albani ne m'a pas rendu juftice, s'il vous a dit que je 1'étois. Cécile, mortifiée a fon tour de ce refus inattendu d'une offre qu'elle croyoit qu'on avoit voulu Pengager a faire, garda quelques moments le filence, & lui dit enfin : Je fuis bien éloignée de vouloir vous caufer la moindre peine, & je vous prie fincérement de m'excufer fi j'ai mal compris les inftruétions qu'on vient de me donner en votre préfence. Vous ne me devez point d'excufe, Madame, lui dit-elle un peu moins agitée; il n'y a que M. Albani dont j'aie fujet de me plaindre; & il eft inutile de fe fdcher contre lui, car il ne fait nulle attention a ce que je dis. C'eft un excellent homme , mais très-fingulier; car il prétend que tous les hommes font faits pour vivre en commun , que tous ceux qui font pauvres doivcnt demander, & tous ceux qui font riches leur donner: il ne fait pas qu'il y en a plufieurs qui aimeroient mieux mourir de faim. Et feriez-vous de ce nombre? dit Cécile fouriant a moitié. Non, certainement, Madame; je n'ai pas Fame affez élevée pour cela. II eft vrai que ceux a qui j'appartiens ont plus de courage & plus de fermeté; je fouhaitc-rois pouvoirles i mi ter.  ( 69 ) Frappée de la bonne-foi & de la fimplicité de fa réponfe, Cécile fe fentit la plus grande envie de Pobliger; & prenant fa main, elle lui dit : Pardonnez-moi , ma chere enfant, quoique je ui'apperc,oive que vous voudriez que je fuffe déja fortie, j'ai toutes les peines du monde a vous quitter. Rappellez-vous, je vous prie, Pexhortation qui nous a été faite a toutes deux; & fi vous refufez mes fecours préfentés de cette maniere, indiquez-m'en une autre dont je puiffe me fervir fans vous offenfer. Vous êtes bien honnête , Madame, répartit — elle , j'ofe dire-même bien bonne ; du moins vous paroiffez telle. Mais je n'ai befoin de rien; je me trouve paffablement bien , & j'efpere être encore mieux par la fuite. M. Albani eft trop impatient. II fait, je 1'avoue, que je ne fuis pas bien riche; il a tort pourtant, a caufe de cela, de me fuppofer dans le cas d'avoir befoin qu'on me faffe la charité, & que j'aie 1'ame affez baffe pour recevoir de 1'argent d'une étrangere. J'ai véritablement regret, dit Cécile, de ja faute que j'ai commife. Cependant , permettez que nous faffions la paix avant de nous féparer : je n'ofe pas encore vous propofer de conditions, j'attendrai que nous nous connoiffions mieux. Peut-être me permettezvous de vous laiffer monadreffe, & me ferezvous fhonneur de venir me voir.  (>) Oh! non, Madame; j'ai un parent malade que je ne faurois abandonner; & je vous affure que , s'ii fe portoit bien , il ne trouveroit pas bon que je fiffe des connoiffances tant que nous habiteronsun appartement commecelui-ci. Je me natte que vous n'êtes pas feule a le foigner; vous ne me paroiffez pas affez robufte pour foutenir une pareille fatigue. At-il un médecin? A-t-il les gens néceffaires? Hélas! non, Madame, il n'a point de médecin & aucun domeftique. Eft-il poffible que vous trouvant dans une pareille fituation, vous puiffiez refufer des fecours? Vous ne pouvez raifonnablement rejetter ceux qu'on vous offre pour lui, en vous obftinant même a n'en point vouloir pour vous. Si je les acceptois, a quoi pourroient-ils fervir, puiiqu'il n'en feroit aucun ufage, & qu'il aimeroit mille fois mieux mourir que de faire connoltre fes befoins. Recevez les donc fans qu'il lefache; fervezle fans le lui dire : vous ne voudriez certainement pas qu'il périt faute de fecours? Le ciel m'en préferve! Mais que puis-je faire? Je dépends de lui, Madame, & il ne dépend pas de moi. Eft-ce votre pere? Excufez ma queflion; mais votre jeuneffe patoic avoir encore befoin d'un pareil conducteur.  '( 71 ) Non, Madame, je n'ai plus de pere. J'étois bien plus heureufe, qnand j'en avois un! C'eft mon frere. Et quelle eft fa maladie? La fïevre. La fievre, & fans médecin ! Etes-vous füre que ce ne foit pas une fievre maligne ? Oh! oui, je n'en fuis que trop füre. Trop füre! Comment cela? Paree que je n'en connois que trop bien Ia caufe. Et quelle eft cette caufe? s'écria Cécile en prenant encore fa main. Ayez quelque confiance en moi, je vous prie, & foyez füre que vous n'aurez pas a vous en répentir. La difcrétion que vous avez témoignée jufqu'a préfent a augmenté mon eftime ; mais ne Ia pouffez pas au point de me mortilier en continuant a rejetter mes fervices. Ah! Madame, répartit la jeune perfonne en foupirant; vous devez néceffairement être bonne; il eft impolfible de vous réfifter; vos manieres douces & affables ne me permettent pas de vous rien taire. La caufe de fa fievre eft une bleffure qui n'a jamais été parfaitsment guérie. Une bleffure? Seroit-il an fervice? Non s il s'eft battu en duel, & a été atteint d'une balie au cóté. En duel ? s'écria Cécile, comrrjent fe norame-t-il, je vous prie ?  ( 7* ) Oh! c'eft ce que je ne dois pas dire. Sou nom eft actuellement un grand fecret tant qu'il habitera ce chéïif appartement : car je fais , a n'en pouvoir douter, qu'il aimeroit mieux ne jamais revoir la lumiere que de perrnettre qu'on le fut. Certainement, reprit Cécile fort émue, ce n'eft pas.... j'efpere que ce ne fauroit être M. Belfield? Ah, Ciel! dit la jeune perfonne avec un cri percant; eft-ce que vous le connoitriez? Ici elles fe regarderent mutuellement avec une égale furprife. Vous êtes donc, lui dit Cécile, la fceur de M. Belfield ? Et M. Belfield eft malade , fa bleffure n'eft point eucore guérie, & il manque de fecours ? Et vous, Madame, qui êtes-vous? s'écriat- elle , & comment arrivé-t-il que vous le connoiffiez? Mon nom eft Beverley. Ah, que je crains de m'être rendue coupable! Je fais a préfent parfaitement qui vous êtes, Mademoifelle; mais fi mon frere venoit a découvrir que je 1'eufle trahi, il en feroit très-irrité, & ne me le pardonneroit peut-être jamais. Ne vous allarmezpas, répartit Cécile; foyez perfuadée qu'il ne le faura pas. N'eft-il pas actuellement en campagne? Non,  ( 73 ) Non , Madame, il fe trouve actuellement dans la chambre contigue' a celle-ci. Mais qu'efl devenu le Chirurgien qui a d'abord pris foin de lui, & pourquoi ne continue-t-il pas a le panfer? II eft inutile , Madame , de vouloir vous rien cacher; mon frere 1'a trompé , & lui a dit uniquement, pour s'en débarraffer, qu'il alloit a la campagne. Et quelle raifon a-t-il eue pour en agir d'une maniere auffi extraordinaire ? Une raifon, Madame , que vous n'aurez j'efpere jamais , Ia pauvreté! II n'a pas voulu contracter une dette qu'il favoit être hors d'état d'acquitter. Jufte Ciel! Mais que peut-on faire pour lui? II ne faut pas le laifferplus long-temps lünguir dans cette fituation; il faut que nous trouvions quelque moyen de le foulager & de 1'aflifter, qu'il y confente ou non. Je crains que cela ne foit impoffible. Un de fes amis a déja découvert fon logement, & lui a écrit la lettre la plus gracieufe. II n'a pas voulu y répondre, il a refufé de le voir, & cette attention n'a fait que le facher & lui donner de Fhuraeur. Eh bien, dit Cécile, je ne veux pas vous retenir plus long-temps; je craindrois que votre abfence ne Finquiétdt. Demain matin, fi vous me le permettez, je reviendrai ici, & Tomé II. D  (74) ö'ors j'efpere que vous voudrez bien que je tdche de vous fecourir. Si cela ne dépendoit que de moi, Madame, répondit-elle, a préfent que j'ai 1'honneur de favoir qui vous êtes, je penfe que je ne m'en ferois pas beaucoup de fcrupule; car je n'ai pas été élevée comme mon frere : les fenti* ments qu'on m'a infpirés font moins élevés. Ah, qu'il auroit été heureux pour lui, pour moi, pour toute fa familie, qu'il n'en eüt pas eu de pareils! Cécile lui réitéra alors fes confolations, fes témoignages d'affection, 1'exhorta a avoir du courage , & prit congé. Cette petite aventure ne laiffa pas que de la chagriner, & elle éprouva dans cette circonftance toute 1'horreur que ce duel lui avoit d'abord caufée; elle fe reprochoit avec beaucoup d'amertume d'y avoir donné lieu ; & connoiffant combien il avoit été préjudiciable a la fanté & aux affaires de M. Belfield, elle crut ne pouvoir fe difpenfer de 1'aider du mieux qu'il lui feroit poffible. Sa fceur 1'avoit auffi extrêmement intéreffée; fa jeuneffe , 1'ingénuité peu commune de fes difcours, jointes au malheur de fa pofition & aux charmes de fa perfonne, lui avoient infpiré le defir de lui rendre fervice, & la plus forte inclination pour elle. Elle for»ipit d'avance le projet. au cas que fon ca»  C 75 ) raotere répondit aux apparences, non-feulemen* de 1'obliger dans cette conjondture, mais, en i'uppofant que Ia fortune contimrat a la maltraiter, de Ia retirer chez elle par la fuite, & de lui faire un fort. Elle feniit alors plus que jamais combien les deux cents livres qu'on lui retenoit injuftement lui feroient néceffaires. L'argent qu'elle pouvoit épargner étoit bien peu proportionné a celui qu'elle fe propofoit de donner, & elle attendoit impatiemment la fin de fa minorité. Le plan de vie qu'elle s'étoit tracé pour 1'avenir prenoit de jour en jour plus de confiftance dans fon efprit noble & dans fon cceur vraiment généreux. CHAPITRE VI. Un homme cPefprit. L e lendemain matin Cécile n'eut pas plutót déjenné , qu'elle envoya chercher une chaife, & fe fit porter a la rue de 1'Hirondelle. Elle demanda M. Belfield, & on lui dit de monter au fecond; mais quel ne fut pas fon étonnement, au moment oü elle entroit dans la cham* bre, d'en voir fortir le jeune Delville! Ils furent tous deux confondus; & Cécile, rdfléchiffant a la prétendue fingularité de fa pofition , fentit un mouvement qu'elle n'avoit D ij  C ?<5 ) point encore éprouvé jufqu'alors. M. Delville, de fon cóté, s'étant bientót remis de fa furprife, lui dit avec un fourire très-expreffif: Que Mifs Beverley eft bonne, de viliter ainfi les malades ! Et que j'aurois trouvé M. Belfield mieux, fi j'avois pu prévoir fon deffein , & différé mes queftions jufqu'au moment oü. la vue lui auroit procuré une nouvelle exiftence ! Après quoi, lui faifant une profonde révérence, il lui fouhaita le bon jour, & difparut. Cécile, malgré la droiture & la pureté de fes intentions, fut fi fort déconcertée par cette rencontre imprévue & par ce farcafme, qu'elle n'eut pas affez de préfence d'efprit pour le rappeller & s'expliquer avec lui. Les différentes queftions & les plaifanteries qu'il lui avoit déja faites au fujet de M. Belfield, lui firent fuppofer que ce qu'il avoit précédemment foup^onné lui paroitroit a préfent coiifirmé, & qu'il en concluroit que tout ce qu'elle pourroit alléguerpour prouver fon indifférence, ne feroit qu'une fuite de ce penchant infurmontable qu'il fuppofoit aux femmes, en certaines occafions, a Phypocrifie & a la feinte : défauts qu'il leur avoit ouvertement reprochés. Ce contre-temps 1'empêcha pendant quelque temps de s'occuper du fujet de fa vifite, ou d'y prendre le même intérêt que la première fois j cependant la bonté de fon cceur  ( 77 ) ne la laiffa pas long-temps dans cette fituation fur-tout lorfqu'en entrant dans la cnambre elle appercut Ta nouvelle amie en pleurs. De quoi s'agk-il ? s'écria-t-elle tendrement ; je me flatte qu'il ne vous eft rien arrivé de ftcheux Votre fiere feroit-il plus mal? Non, Madame, il eft a-peu-près demême; ce n'eft pas lui qui fait couler mes larmes. _ Oui peut donc les caufer? dkes-le-moi; fa* tes-moi part de vos chagrins, & foyez füre que vous les confiez a une amie. fc pleurois, Madame, de trouver tant de bonté dans le monde, lorfque je croyois qu d y en avoit fi peu ; de voir qu'il me refte encore quelque efpoir d'être nne fecoude fois heureufe, lorfque je me croyois pour toujours infortunée. J'ai paffé deux années entieres dans 1'affliction , & j'imaginois que je n'avois plus rien d'autre a attendie. La journée d hier, Madame, me fut propice; puifqu'elle me procura 1'honneur de vous voir, & que vous daigndtes me promettre vos bontés & votre proteftion. Aujourd'hui un ami de mon^ frere vient d'agir avec tant de nobleffe & de générofité , qu'il a prêté 1'oreille a fes propofitions , & a prefque confenti a accepter les fecours. Anriez-vous déja éprouvé affez de chagrins, dit Cécile, pour que cette foible lueurde profpéiité vous cauf-t une fi grande furprife ? D iij  C ?s ) Charmante* aimablefiïle DmVT*!',,,., • Ëlfes commencatm enOiite une convVrft' ce de Mfle. Belfield ne tarderent pas de ren dre intérefianre & agréable. En peu de eZ" a e^erene cacba pIus rien f ,a öe ce qui la concernoit, ni aucune des narri cularués de faficuation; elle Ia pria pourt" très-féneufement d'éviter quefon f ere " «a» h nioindreeonnoiffance dJa c0 fidenee flu'eiie venoit de lui faire. con™ence E»e lui apprit que fon pere, qu'eüe n'avoit . 06 ,a Clté : '1 avoit eu fix filles de fnn ™nage, dont elle étoit Ia plus jeune , t un fils unique, M. Belfield, qui avo t été n mê de2 l e,nfant^^P-e,deIan;erel des feurs II av0it été élevé au eollege d'Ea ton; on n'avoit rien épargné pour fon éduca Ses l7/?dre t0Ut« ™ ertèfgnofr Ses progrès furent rapides. üefiiné a fuivre iÏsï ^ P^'^lui.eiadnn'i ies luccès, & s'écrioit: Mon fils deviendra 1'or- favant qu'il y ait a Londres.  C 79 ) Cette attente ne fut pas remplie; le jeune Belfield, forti du college ft feize ans, & placé dans la boutique, montra la plus grande averfion pour le négoce; il obtint, par 1'interceffion de fa mere, la permifïïon d'aller finir fes études avec fes camarades dans une univerfité. Son pere y confentit, afin, difoit-il, que la'fcience rendit fon fils plus habile dans les affaires, & qu'il entendlt ft conclure un marché mieux qu'aucun négociant de Temfle.Bar. Ces efpérances, également mal concues , furent tout auffi trompeufes que les premières : le fils revint, ainfi que le pere 1'avoit prévu, tout a-fait favant; mais loin d'être devenu plus traitable ou plus difpofé ft s'apphquer au commerce, fon averiïon avoit augmenté, & il déclara encore ouvertement qu'il ne feroit jamais marchand. Les jeunes gens de familie, avec lefquels il avoit formé des liaifons au'college ou ft 1'univerfité, & que la libéralité de fon pere 1'avoit mis en état d'égaler pour la dépenfe, rechercherent avidement fa fociété; mais, quoique toute autre que Ia leur ne püt lui être agréable , la crainte qu'il eut qu'ils ne découvriffent fa demeure & fon état, la lui fit négliger & chercher foigneufement ft éviter qu'ils ne le rencontraffent, même fortuitement. II trembloit d'être vu avec «uelqu'un de fa familie, & une fauffe bonte D iv  (5o) le dominoit au point que Ia plus grande mortification qu'il püt recevoir étoit qu'on lui demandat fon adreffe , ou qu'on lui annoncat une vifite. Laffé ft la fin de chercher tous les jours de nouveaux prétextes pour éluder les queftions des uns.& les découvertes des autres, il prit un appartement ft 1'une des extrêmités occidentales de la ville, ou il donna rendez-vous ft toutes fes connoiffances, & ou,fous différents prétextes, il s'arrangea de maniere a paflër la plus grande partie de fon temps. Sa mere le favorifoit conftamment, & lui fourniffoit les moyens de continuer cette vie diflipée & difpendieufe. Lorfqu'elle fut que les amis de fon fils étoient des gens de diftinétion, les uns titrés, les autres deftinés aux premières places, elle en conclut qu'il fe trouvoit précifément dans la route qui conduit aux richeffes & aux honneurs; & cette mere, trop indulgente, retranchoit fans regret fur fon néceffaire pour mettre fon fils en état de vivre avec ceux qu'elle croyoit fi propres ft procurer fon avancement & fa fortune. II paffa encore quelque temps d'une maniere aufli précaire & auffi extravagante, luttant continuellement contre la volonté de fon pere, foutenu en cachette par fa mere, conftamment aidé & admiré par fes fceurs, jufqu'au moment que, laffé de la vie errante, vagabonde & inu*  ( Bi ) tile qu'il menoit, il prit le parti du fervice, oü il entra comme volontaire. Nous avons déja rendu compte O) du peu de temps qu'il perlifta dans une profefïion dont il ne tarda pas ft s'ennuyer, ainfi que de fa réconciliation avec Ion pere, & comment il fuivit le barreau : car le pere étoit alors auffi ennuyé de le contraner, que le jeune homme 1'étoit lui-même de fes contradiiftions. Dans ce nouveau genre de vie , Belfield paffa trois années heureux & tranquüle. Son penchant le portoit ft chercher la fociété des perfonnes de qualité; & fon mérite, fes talents lui afluroient par-tout 1'accueil le plus fiatteur. Sa familie, qu'il eüt rougi d'avouer en public, lui étoit chere; il la vifitoit fouvent ft la dérobée, & y trouvoit toujours les reffources pécuniaires dont il avoit befoin. Livré au plaifir & ft la diffipation, la jurifprudence lui devint auffi défagréable que le commerce^ & fans s'occuper davantage de fa fortune, il donnoit ft la poéfie le peu de loifir que lui laiffoient les amufements continuels dans lefquels il vivoit. Telle étoit fa fituation ft la mort de fon pere; une nouvelle fcene fe préfenta alors ft lui, & il héfita quelque temps fur le parti qu'il prendroit. (a) Voyez torn? I, page 13- D v  C Ba ) Quoique M. Belfield pere eüt vécu très-honorablement, il ne lailTa pas une groffe fortune , après que chacune de fes filles eut touché fa part, qui fe monta a deux mille livres. II eft vrai que les fonds qu'il avoit dans fon commerce étoient affez confidérabies, & qu'il faifoit beaucoup d'affaires avantageufes & Iucratives. Son fils, cependant, manquoir non-feulement de 1'application & de Ia conftance néceffaires pour le remplacer convenablement; mais encore d'habileté & d'expérience. II délibéra avec trop de précipitation, & fa réfolution fut imprudente : il prit Ie parti de continuera fuivre le barreau, tandis que Ia boutique, a laquelle il ne pouvoit renoncer fans de grands inconvénients, iroit fous un autre nom, & feroit régie par un commis; efpérant de cette facon jouir des profits qu'il avoit lieu de s'en promettre, fans avoir la peine ou le défagrément de s'en mêler. Ce projet, ainfi que plufieurs autres fondés fur la vanité, n'aboutit qu'a lui occafionner des chagrins & des mortifications : cette boutique qui, fous M. Belfield, avoit eu de la réputation, qui 1'avoit enrichi lui & toute fa familie, fut a peine capable de fournir aux dépenfes d'un feul individu. Saus chef, fans cette attention aftive a fa profpérité, que 1'infcfrét que prend Ie propriétaire peut feul opé-  ( «3 ) rer, elle perdit bientót la préférence que la bonne qualité de fes marchandifes lui avoit méritée, & peu après fes chalands qui la quitterent paree qu'ils furent inftruits de fa décadence. Ce fut alors qu'il fe reprocha le dégoüt qu'il avoit eu dans fa jeuneffe pour le commerce, qui 1'avoit empêché d'en acquérir la moindre connoiirance lorfqu'il en avoit le temps & la faculté, & le rendoit aétuellement incapable de trouver, quoique certain qu'on le voloit, le moyen de fe faire rendre juftice. Allarmé & troublé par de triftes réflexions dans les moments oü il étoit feul, il ne changea rien a fon train de vie ordinaire; il continuoit ó être chéridefes amis, & 1'amede toutes leurs parties; & quoique fes revenus euffent diminué, fes dépenfes augmentoient. Telle étoit fa fituation lorfque Cécile le vit pour la première fois chez M. Monckton , d'oü , deux jours après , il fut obligé de partir, ayant recu avis que fon commis s'étoit tout-ft-coup évadé, & avoit paffé la mer. Les fatales conféquences de cette fuite furent une prompte banqueroute. Son courage n'en fut point encore abattu; comme il n'avoit jamais été connu pour le propriétaire de la boutique, il fut ruiné fans être déshonoré, & confentit ft laiffer toutes les marchandifes reftantes ft la difpofition des P vj  ( «4 ) créanciers, k condicion que fon nomneparo?troit point dans les papiers publics. Trois de fes fceurs étoient déja établies avantageufement: elles avoient époufé de bons marchands; les deux plus &géss des trois, qui n'étoient pas encore mariées, demeuroient avec deux de celles qui 1'étoient; & Henriette, la plus jeune, étoit reftée avec fa mere, qui jouiffoit d'une penfion affez honnéte, & avoit une petite maifon 5 Padington. Privé ainfi par fa vanité & fon imprudence du fruit des longs travaux de fon pere , il fe trouva alors forcé de penfer férieufement k un état qui püt lui procurer de quoi vivre. Sa mere , en fe privant prefque de tout pour lui, ne 1'aidoit que foiblement, & il fentoit qu'il y auroit de la cruauté a continuer de recevoir fes fecours. Le barreau, pour les gens même les plus employés & lesplnslaborieux, eft fort peu lucratif, & il faut travailler longtemps avant de s'y faire un nom. Quelles que fuffent les efpérances que fes talent? & fes liaifons puffent lui donner pour la fuite, la dépenfe qu'il étoit obligé de faire en attendant, excédoit de beaucoup fes facultés. II lui refbit donc k effayer ce qu'il avoit lieu de fe promettre de fes liaifons avec les gens en place & les grands Seigneurs. D'abord il eut fujet de s'applaudir de cette idéé : tous le recurent a merveille, & il n'y  ( §5 ) en eut aucun qui ne promit de s'employer en fa faveur, & ne parot enchanté de trouver 1'occafion de 1'obliger. ïrès-content d'éprouver que les hommes en général étoient bien meilleurs qu'on ne les repréfente communément, il fe crut au bout de fes peines, &nedouta plus d'obtenirbientót une place avantageufe ft la Cour. Belfield, avec la moitié moins de pénétration que celle dont il étoit doué, fi la chofe avoit regardé tout autre que lui, auroit aifément reconnu la fottife qu'il y avoit ft fe bercer de ces vaines efpérances : mais, quoique le jugement nous faiTe appercevoir les fautes du prochain, 1'expérience peut feule nous indiquer les nótres. II s'imaginoit avoir apporté plus de précaution que perfonne dans le choix de fes amis, & il ne foupconna le tour que lui jouoit fa vanité , que lorfque les invitations auxquelles il étoit accoutumé devinrent de jour en jour moins fréquentes, & le laifferent abfolumcnt maltre de fon temps. Toutes fes erpérances fe trouvoient alors concentrées en un feul ami & protefteur, M. Floyer, oncle du Chevalier Robert, qui avoit un grand crédit dans la maifon du Roi. Ils avoient vécu enfemble dans la plus grande intimité; & ce protedïeur fe trouvant précifément dans le cas de difpofer de la place qu'il follicitoit, le feul ofcftacle qui paroifloit  ( 85) le traverfer venoit de la part du Chevalier Floyer qui s'intéreffoit vivement pour un fujet qu'il affectionnoit; ce qui n'empêcha pourtant pas que M. Floyer n'affurac M. Belfield qu'il le préféreroit, Ie priant feulement de patienter jufqu'è ce qu'il eüt le temps de faire entendre raifon a fon neveu. Les chofes en étoient la au moment oü fe paffa la fcene de 1'opéra. Rivaux d'intérêts, le Chevalier fut doublement outré de voir Cécile refufer fa main pour accepter celle de Belfield; tandis que celui-ci, foupconnant que le befoin qu'il ne favoit que trop qu'il avoit de fon oncle 1'engageoit a ne le point ménager, s'indigna encore plus de 1'infolence de fon procédé. Ainfi , quelque légere que parüt leur querelle, chacun d'eux avoit pourtant des motifs particuüers de reffentiment, qui leur firent chercher a affouvir leur vengeance. Le lendemain de leur duel, M. Floyer écrivit a Belfield que la décence ne lui permettant pas de prendre un autre parti que celui de fon neveu, il avoit déja nommé a la place vacante la perfonne qu'il lui avoit recommandée. Ce fut la le terme de fes efpérances & le fignal de fa ruine. II devint infenfible aux fouffrances que lui caufoit fa bleffure , par celles qu'il reffentit d'un coup auffi imprévu : fa fierté cependant lui fit diffimuler fon cha-  ( 87 ) grin, & il afiècla de recevoir tous les amisque cet événement engagea a Ie vifiter ; tandis que , par 1'air gracietix & enjoué qu'il s'efforcade prendre pour malquer fon dépit, il leur parut plus gai & plus amufant que jamais. Cependant fes efforts, dès qu'il étoit rendu h lui-même, ne fervoient qu'a augmenter fa trifteffe. II vit qu'il falloit abfolument changer fon genre de vie; mais il ne pouvoit fe réroudre a exécuter ce changement aux yeux de ceux avec lefquels il avoit fi long-temps vécu fur un pied d'égalité , & avec autant de fafte qu'eux. Les principes d'honneur & d'équité qu'il avoit toujoursconfervés, &auxquels, malgré 1'exemple des compagnons^de fa difiipation, il n'avoit jamais porté d'atteinte, 1'avoient fcrupuleufemeut préfervé de contrafter des dettes ; & quoiqu'il poffédat très-peu, ce peu étoit cependant bien a lui. II publia donc qu'il quittoit Londres pour aller refpirer un air plus pur, renvoya fon chirurgien, prit gaiement congé de fes amis; & ne faifant part de fon fecret qu'ft fon feul domeftique, il loua fecretement un logement chétif & peu coüteux dans la rue de 1'Hlrondelle. La, fe dérobant a la vue de tous les mortels qu'il avoit précédemment connus, il refta foigneufetfient caché, réfolu de n'en fortirque  C ) Iorfqu'il feroit rétabli, & alors de reprendre le parti des armes. Cependant, la. fituation dans laquelle il fe trouvoit actuellement étoit peu propre a contribuer a fon rétabliflement; le renvoi de fon chirurgien, la précipiration de fon changement de demeure, les incommodités de fon nouveau logement, & la privation, dans un moment fi critique , des douceurs auxquelles il étoit accoutumé, retarderent néceff.iirement faguérifon; tandis que la mortification qu'il refTentoit de fa difgrace, & 1'amertume d'avoir échoué dans fa derniere tentative , ne lm laiiïöient pas un moment de repos, & oecupant continuellement toutes fes penfées, augmenterent fa fievre, qui 1'afTöiblit confidérablement, & le mit dans un fi grand danger, que fon domeftique, craignant pour fa vie, fit avertir fecretement fa mere de fa maladie & du lieu de fa retraite. Celleci, au défefpoir, accourut fans perte de temps avec fa fille a fon logement. Elle -vouloit fur-le-champ le faire conduire chez ellea Padington; mais le premier tranfport Pavoit tellement fatigué, qu'il ne voulut pas fe prêter a un fecond. II refufa abfolument de voir un médecin; & elle étoit accoutumée depms fi long-temps a déférer a fes volontés & a fe conformer a fes fentiments, qu'elle n'eut pas affez de force d'efprit dans cette occafion  C 89 ) pour donner fes ordres fans le confulter. Les prieres de fa mere & celles d'Henriette furent inutiles : il rélifta a toutes leurs follicitations & leur impofa filence, en les affixrant que les obftaclés qu'elles apporteroient a 1'exécution du plan qu'il avoit formé, ne ferviroient qu'ft redoubler fa fievre & retarder fa guérifon. Le motif d'une opiniatreté fi cruelle étoit la crainte d'une pubücité qui lui paroiflbit non-feulement préjudiciable a fes intéréts, mais qui pouvoit encore faire tort a fa réputation : car, fans laiffer foupconner fa fitua tion, il avoit pris congé de tous fes amis, prétextant qu'il quittoit la ville; & il ne pouToit confentir a laiffer pénétrer un ftcret qui, une fois révélé, découvriroit fa feinte & le mauvais état de fa fortune. M. Albani étoit entré par mégarde dans fa chambre, qu'il avoit prife pour celie d'un autre malade logé dans?la même maifon, qu'il venoit vifiter: mais comme il connoiffoit & refpecloit ce vieillard, il ne fut point faché de le voir. 11 n'en fut pas de même de 1'arrivée ou jeune Delville , qui, ayant rencontré par bafard fon laquais dans la rue , lui demanda des nouvelles de la fanté de fon maitre, & trouva moyen de lui faire avouer fon état. II le fuivit a fon logement; & s'étant bientót  C 90 ) atfuré par hii-même du déraiigemem de fes affaires, il lui écrivic une lettre, par laquelle, après lui avoir fait des excufes de la liberté , qu'il prenoit, il 1'affuroit que rien au monde ne lui feroit plus de plaifir que d'apprendre en quoi il pourroit lui être utile, foit par luimême ou par fes amis, & qu'il fe trouveroit trop heureux de lui rendre quelque fervice. Belfield, très-mortifié de ce qu'on favoit fa fituation, fe contenta pour toute réponfe de fimples remerciements de bouche, le faifant prier de ne point divulguer qu'il étoit a Londres, n'étant pas affez bien pour recevoir perfonne. Cette réponfe mortifia prefqu'autant Ie jeune Delville, qui continua cependant a venir s'informer a fa porte, de fon état, fans ofer faire de nouvelles tentatives pour entrer. Belfield, a la fin vaincu par la délicateffe d'un pareil procédé, réfolut de 1'admettre, & il venoit juftement de le voir pour la première fois lorfqu'il rencontra Cécile fur Tefcalier. II n'avoit reflé que fort peu de temps avec lui, & ne lui avoit pas dit un mot de fon changement de logement, ou de fon prétendu voyage en campagne; il ne s'étoit entretenu que d'objets généraux jufqu'au moment oü il fe Ieva pour s'en aller. Alors il lui réitéra fes offres de fervices avec tant de fincérité & de franchife, que Belfield, touché de fa politeffe  C ot } k de fa bonté , lui promit qu'il le recevreis quand il voudroit; & il contenta fa mere & fa fceur, en leur apprenant qu'il étoit décidé a lui eommuniquer fes peines & £t lui demandet fes avis. Tel fut, a quelques peiits détails prés, le récitque Mlle. Belfield fit a Cécile. Ma mere, ajouta-t-elle, qui ne le quitte jamais, fait, Madame , que vous êtes ici; car m'entendant parler hier avec quelqu'un , il a fallu 1'inftruirede ce qui s'étoit paffé, & que vous m'aviez dit que vous reviendriez ce matin. Cécile la remercia mille fois de la confidence qu'elle venoit de lui faire, & ne put s'empêcher de lui demander comment il arrivoit que, quoique fi jeune, elle eüt déja pnjfédeux snnées entieres dans FaffliBion. Cela vient, répondit-elle, de ce que lors de la mort de mon pere, toute notre familie fe fépara ; j'abandonnai mes connoiffances pour fuivre ma mere & aller vivre avec elle a Padington : il faut vous avouer qu'elle ne m'a jamais aïmée. En général, elle ne fe foucie guere que de mon frere; car elle croit tout le refte du monde fait uniquement pour lui. Enconréqueuce, elle fe refufoit a elle-même, ainfi qu'a moi, les chofes les plus nécelfaires, afin d'épargner de quoi fournir a fa dépenfe. Je fuis bien füre que s'il avoit fu comment elle fe procuroit de 1'argent, loin de 1'accep-  ( 9* ) ter, il en auroit été fflché. Je vous affiire pourtant que j'aurois volontiers fupporté encore de plus grandes incommodités, fi j'avois cru paria contribuer a fa félicité; car je 1'aime certainement beaucoup mieux qu'elle : mais les fommes que nous avions bien de la peine, en nous privant de tout, d'amafierdansunmois, étoient dépenfées en un jour. Ce n'étoit pas encore tout. Oh! non , j'endurois encore des peines plus cruelles ; car j'avois été informée par un de mes beaux-freres de la décadence de fes affaires, & que la mauvaifë geftion du commis, auquel il en avoit confié le foin, ne pouvoit manquera la fin d'occafionner fa mine totale. Et cette idéé me tourmentoit jour & nuit; car je n'ofois en parler a ma mere, de peur de la fÜeher: elle eft fouvent affez en colere, & tout ce qu'elle ou moi aurions pu dire a mon frere, auroit été fort inutile : il étoit trop diffipé & trop confiant pour foupconner le malheur dont il étoit menacé. Eh bien, ajouta Cécile, j'efpere qu'a préfent tout ira mieux, pourvu que votre frere confente è voir un médecin. Ah ! Madame , c'eft a quoi il eft douteux que nous puiffions jamais 1'amener; il craindra d'être vu dans ce chétif logemem. Je confentirois a paffer des journées eutieres a genoux devant lui, fi je croyois par-la pouvoir 1'y déciderj mais il n'eft point accoutumé aux  C 93 ) contradictions, & n'a jamais pu les fouffrir. II a vécu ü long-temps avec les grands Seigneurs, qu'il oublie abfolument qu'il n'étoit pas né leur égal. Oh, que n'eft-il toujoursrefté au fein de fa familie! Si l'ambition ne 1'avoit chaugé, il auroit le meilleur cceur & les plus excellentes inclinations qu'on püt jamais defirer; mais ayant toujours fréquenté des gens fortaudeffus de lui, il s'eft accoutumé a dédaigner fes parents , & il a eu honte de nous; cependant, h préfent qu'il eft dans la détreffe, quelque Lord vient-il Pen tirer? Cécile lui demanda fi elle n'avoit pas befoin de quelque fecours pour elle & pour fa mere, obfervant qu'il ne lui paroiffoit pas qu'elles euffent toutes les aifances qu'elles devroient avoir. J'avoue, Madame, repliqua-t-elle avec un fourire ingénu, que lorfque vous êtes venue ici pour la première fois, je relfemblois un peu a mon frere; j'avois honte de vous laiffer appercevoir combien nous vivons miférablement; a préfent que vous favez ce qui en eft, je ne m'en affeéterai plus. Mais ce ne fauroit être la votre maniere de vivre ordinaire : je crains que le malheur de M. Belfield ne fe foit étendu jufqu'a vous, & que fa ruine n'en ait caufé d'autre. Point du tout, Madame; car, dès le com- mencement, il a eu le plus grand foin de ne  C 94 ) point nous faire partager fes périls: mon frere eft auffi noble qu'équitablt dans tous fes procédés, & il eft impoffible d'en mieux agirqu'il ne l'a fait avec toute fa familie en matiered'intérêt. Mais depuis 1'inftant que nous fommes venues habiter cette trifte demeure , que nous avons connu fon adverfité, & qu'il étoit réduit fi bas , après avoir été long-temps fi forc au-deffus d'aucun de nous tous, ce fpectacle nous a mifes au défefpoir. Ma pauvre mere, dont les délices étoient de penfer que fon fils vivoit comme un homme de condition, & qui s'étoit toujours flattée qu'il finiroit par s'élever affez pour fe trouver au niveau des gens qu'il fréquentoit, a été fi fort aifeftée de ce contre-temps, qu'elle n'a plus écouté la raifon; & renvoyant fur-)e-champ nos deux fervantes, elle a prétendu qu'elle & moi nous nous ferviffions nous-mêmes; elles'eft affurée de cette petite chambre , & a ordonné que 1'on louitt fa maifon de Padington , oü elle a déclaré qu'elle ne retourneroit plus. Vous êtes donc abfolument fans domeftique? Nous avons le laquais de mon frere, Madame; il allume notre feu, & c'eft a-peu-près tout ce dont nous avons befoin, è 1'exception des chambres, qu'il faut balayerrcar nous ne mangeons que des viandes froides que nous preiions a la taverne.  C 95 5 Et combien cela doit-il durer? C'eft ce que je ne fais pas; car, a dire ie vrai, ma pauvre mere ne s'ell point encore remife; elle a été fi malheureufe & fi dolente depuis que nous fommes ici, qu'entre elle & mon frere, ils m'ont prefque fait perdre le peu d'efprit qui me refloit. Elle n'a pas plutót vu que toutes fes efpérances étoient évanouies, & que fon cher fils, loin de fe trouver riche & puiffant, environné d'amis & d'admirateurs, étoit au contraire abandonné & forcé a fe cacher dans ce pauvre petit réduit, qu'au-lieu d'avoir augmenté fa fortune, il avoit commencé par dépenfer tout fon bien, & que quoique malade & obligé de garder le lit, aucune créature vivante n'en approchoit... Ah ! Madame , fi vous aviez vu ma pauvre mere lorfqu'elle jetta pour la première fois les yeux fur lui dans cette trifte fituation, fürement vous ne 1'oublieriez jamais. Je ne fuis point étonnée de fon défefpoir, s'écria Cécile; mais j'efpere que ce fils, qui lui a coüté tant de facrifices, répond a fa tendreffe, toute aveiigle qu'elle eft, qu'il en fent le prix, & ne lapaye pas d'ingratirude. Oh ! non; il ne penfe qu'a la confoler & a lui rendre la vie moins amere : & réellement on ne fauroit trop Pen louer; car il m'a avoué en fecret que, fans les fecours qu'elle lui a donnés, il lui auroit été impoffible de foute-  (96) nir Ie train de vie qu'il a mené, & que bon gré ou malgré lui , il auroit été forcé de s'induftrier & de travailler. Hélas! quoiqu'il fe foit bien gardé de le lui dire, ma pauvre mere ne le fait que trop; & elle prétend que s'il ne fe rétablit pas, elle s'en punira tout Ie refte de fa vie; qu'elle ne retournera jamais dans fa maifon, ne prendra plus de fervante, ne mangera que du pain fee, & ne boira que de 1'eau. Pauvre malheureufe ! s'écria Cécile; elle paye bien cher fon indulgence imprudente. Mais vous, qui n'avez rien a vous reprocher, fe peut-il que vous foyez condamnée aux même peines? Non, Madame, elle eft bien loin de 1'exiger; car elle prétend que j'aille vivrechez une de mes fceurs : mais rien au monde r.e pourroit m'obliger a la quitter. J'avoue que lorfque nous vivions avec tant d'économie, feulement pour procurer a mon frete un fuperflu auquel il n'avoit ancun droit de prétendre, cela me paroiffoit quelquefois injufte; & fi je ne 1'avois pas aimé tendrement, je ne 1'aurois peutêtre pas fouffert auffi patiemment. Cécile crut qu'il étoit temps de Ia laiffer en liberré; elle prenoit cependant un fi vif intérêt a tout ce qui la concenoit, que chaque parole qu'elle prononcoit lui faifoit defirer de prolonger la converfation. Elle fut tentée de lui  ( 97 ) ui préfenter quelque chofe; Ia crainte de Foffenfer la retint; après lui avoir offert fes fervices du ton de Fintérêt le plus tendre, elle la quitta en lui prornettant de revenir bientót la voir. CHAPITRE VII. Un expéclient. Ï-ie projet que Cécile avoit formé en ellemême étoit d'avifer Ie chirurgien qui avoit déja foigné M. Belfield, de fa demeure & de la lituation dans laquelle il fe trouvoit, le priant de lui continuer fes vifites,dont elle auroit foin elle-même de Ie récomperfer. Le plaifanteries du jeune Delville, lui ayant fait comprendre qu'elle devoit éviter de donner prife ft la médifance, elle réfolut de cacher au chirurgien & ft M. Belfield la main qui le fecouroit. Elle favoit, ft n'en pouvoir douter, que quelles que fuffent fes précautions, ce fier & malheureux jeune homme étoit extrêmement bleffé de fe voir ainfi découvert & pourfuivi : mais fa vie lui paroiffoit trop précieufe pour permettre qu'il la facrifMt ft fa vanité; & Ia perfuafion ou elle étoit intérieurement d'avoir été la caufe immédiate de la fituation dangereufe dans laquelle il fe trouvoit, lui faifoit defirer avec autant d'yjquiétude que d'impa- Tme 11. E  (98 ) tience, de lui procurer les moyens de s'en tirer. llupil étoit le nom du chirurgien, elle 1'avoit oui prononcer a M. Arnott. En entrant dans fa chaife, elle chargea fon laquais de s'informer de fa demeure. Je la fais déja , Mademoifelle, répondit celui-ci; car j'ai vu fon nom écrit fur une porte dans la rue de Cavendish, route d'Oxford; j'y ai fait attention, paree que c'eft précifément h maifon dans laquelle vous vous refugiates pour éviter la populace qui s'étoit raffemblée pour voir" palier les criminels qu'on alloit exécuter a Tyburn. Cette réponfe dévoila a Cécile un myftere qui 1'avoit long-temps tourmentée; car eüe comprit tout-a-coup le fens de ce que M. Delville lui avoit dit quand il la furprit a la porte de cette maifon. Elle fentit que, Pen voyant fortir,il en conclut naturellement qu'elle n'y étoit entrée que pour demander au chirurgien des nouvelles deM. Belfield; fes proteflations qu'elle ne s'y trouvoit que pour éviter la foule, loin de le perfuader, lui donnerent envie de rire, & les reproches qu'il mi avoit faits indireétement de fa réferve & de fa diflimulation, n'étoient deftinés qu'a lui faire fentir le tort qu'elle avoit eu de refufer fes offres, de lui en apporter des nouvelles dans un temps oü , fuivant toutes les apparences, eüe deü-  ( 99 ) roit yivement de s'en procurer fecreternent par elle-même. Quoique cette découverte eüt di.Tipé tous fes doutes, relativement k ce qu'il vouloit lui faire entendre , elle n'en eut cependant pas moins de chagrin de voir que 1'on fuppofoit qu'elle prenoit, quoiqu'en cachette, un fi vif intérêt k cequi concernoit M. Belfield; néanmoins fe repofant fur la pureté de fes intentions, elle fuivit fon projet; & dès qu'elle fut rentrée , écrivit ce billet au chirurgien : „ A M. Rupil, le 27 Mars 1779. Un ami de M. Belfield prie M. Rupil de vouloir bien fe rendre fur-le-champ chez ce jeune homme, logé vers le milieu de la rue de ITlirondelIe; il 1'obügera de continuer a lui donner fes fo;ns jufqu'a ce qu'il foit entié" rement guéri. M. Pvupil aura Ia complai'iince de ne faire aucune meution de ce billet, & de ne rien receveir de M. Belfield pour fes peines, lui difant qu'il ne doit qu'au hafard la découverte de fa demeure : il peut compter qu'il fera amplement récompenfé de fon temps & de fes attentions par celui qui fait cette priere & eft prêt a donner a M. Rupil toutes les füretés qu'il defirera ; que 1'engagement qu'il prend k cet égard fera fidélement rempli ". L'embarras étoit de favoir comment s'y prendre pour faire remettre ce billet; en envoyant fon propre laquais, c'étoit fe trahir  ( ioo ) foi-même; employer une autre perfonne, c'étoit rifquer une confidence qui pouvoit être encore plus dangereufe : eüe ne vouloit pas non plus Ie remettre a la petite pofte, paree qu'il exigeoit une réponfe. Après une müre délibération, elle réfolut a la fin d'avoir recours a Madame Hill, des fervices de laquelle elle favoit pouvoit difpofer, & dont elle n'avoit nulle raifon de foupconner la fidélité. La matinée étoit déja fort avancée; mais on diuoit tard dans la maifon Harrel, & elle auroit craint de perdre un jour dans une cir. conftance oè la perte d'une heure auroit pu être importante: en conféquence, elle s'en fut immédiatement chez la veuve Hill, qu'elle trouva déja établie dans fa nouvelle habitation dans Fetter-lam, égaleraent occupée & heureufe de ce changement de demeure & de travail. Elle lui remit fon billet, qu'elle la pria de porter tout de fuite dans la rue de Cavendish , & de le remettre en main propre a M. Rupil; ou, s'il étoit forti, de le lui rapporter; fur-tont de fe donner bien de garde, fous aucun prétexte , de laiffer foupconner d'ou & de la part de qui il venoit. Elle entra enfuite dans Ia piece contigue a la boutique, qui étoit fur Ie derrière, & que Madame Roberts appelloit fa falie. En attendant le retour de fa meffagere, elle s'amufa a badiner arec fes petites filles.  ( ioi ) Madame Hill, a fon arrivée, dit qu'elle avoit trouvé M. Rupil chez lui; & comme elle n'avoit pas voulu remettre le billet a fon domeftique, on 1'avoit fait entrer dans une chatnbre oü il s'entretenoit avec un Monfieur, auquel, aivtïï-tót qu'il 1'eut lu, il dit en riant : Voici encore une perfonne qui me fait la même priere que vous. Ce qu'il y a de certain, c'eft que j'en agirai avec tous deux de la même maniere. Enfuite il éerivit fa réponfe qu'il cacheta, & la lui rerait, Voici ce qu'elle contenoit. „ M. Rupil fe rendra certainement chez M. Belfield, dont les arois peuvent être affu« rés qu'il fera tout ce qui dépendra de lui pour le guérir, fans exiger d'autre réeompenfe de fes foins, que le plaifir d'obliger une perfonne a laquelle on parok prendre un fi grand intérêt Cécile, encfrantée d'un fuccés qu'elle avoit fi peu efpéré, s'informok plus en détail de tout ce qui s'étoit paffé , lorfque Mad. Hill lui dit a demi-voix : Voila , Mademoifelle , le Monfieur qui étoit avec M. Rupil lorfque je lui ai remis Ie billet. II m'a femblé qu'il me fuivoit; car, malgré tous les détours que j'ai pu faire, dès que je regardois en-arriere, je le voyois toujours fur mes talons. Cécile fe leva alors, & appercut le jeune Delville', qui, après s'être arrêté un moment E iij  C ioa ) a la porte, entra clans la boutique, & demanda a voir des gants qu'on avoit expofés en vue avec quelques autres marchandifes pofées fur Ia fenStre. Elle fut extrêmement déconcertée par fa préfence, & elle eut peine a ne pas imaginer que quelque fatalité fut attachée a fa connoiffance, puifqu'elle étoit toujours füre de lerencontrer toutes les fois qu'elle avoit des raifons de chercher a 1'évirer. Aufii-tót qu'il s'appercut qu'elle le regardoit, il la falua avec le plus profond refpedt; elle rougit en lui rendant fon falut, & fe prépara , non fans beaucoup de déplaifir, a une nouvelle attaque & a des piaifanteries femblables a celles qu'elle avoit déja effuyées de fa part : mais dès qu'il eut fini fon marché, il lui fit une ftconde révérence , & fortit fans lui dire un feul mot. Un filence aufïï inattendu 1'étonna & Ia troubla tout-a-la-fois; elle fouhaita que Mad. Hill lui répétat encore tout ce qui s'étoit paffé chez M. Rupil, & elle comprit, d'après ce récit, queM. Delville s'étoit lui-même chargé du foin de récompenfer les foins qu'il donneroit a M. Belfield. Cette générofité, fi conforme a fa propre maniere de penfer, lui infpira la plus parfaite eftime ; mais elle fervit plutót a augmenter qu'a diminuer la peine qu'elle reffcntoit en  C 103 ) réfléchiffant a la maniere dont elle s'étoit pré(ëntée deux fois a fes yeux ; elle ne douta pas qu'il n'en eüt conclu que c'étoit elle qui s'étoit adreffée au Chirurgien, & qu'il n'avoit fuivi la melTagere uniquement que pour s'af, furer du fait. Et elle croyoit ne devoir attribuer le filence qu'il avoit gardé après cette découverte, qu'a la perfuafion oü il étoit que fon attachement pour M. Belfield étoit trop férieux pour fouffrir la moindre plaifantene. CHAP1TRE VIII. Une remontrance. Cécile rentrafi tard, qu'au moment même oü elle mit le pied dans la maifon, on 1'avertit que le diné étoit fervi. Son négligé du matin & fa Tongue abfence exciterent la curiolité de Mad. Harrel, qu'une fucceffion rapide de queftions, auxquelles elle ne répondit jamais diivftement , rendit bientót générale; & le Chevalier fe tournant tout-a coup vers elle d'un air de furprife, lui dit: Si vous faites fouvent de pareilles efcapades, Mifs Beverley, il eft temps que je commence a m'informer un peu mieux de vos démarches. Monfieur, lui répondit Cécile froidement, je vous allure que ce que vous apprendriez vous payeroit fort mal de votre peine. E iv  C ) Lorfque nous Ia tiendrons une fois è VioletBanck, s'écria M. Harrel, il nous fera plus facale de Pobferver de prés. Je 1'efpere, répondit le Cl>evalier. Quoiqu'elle ait été jufqu'a préfent fi grave & li réfervée, que je n'aie fur ma foi jamais imagiué qu'elle ffc autre chofe que de lire des fermons, je m'appercois pourtant qu'il n'y a pas plus de füreté a fe fier aux femmes qu'a prêter fon argent. Ah, Chevalier! s'écria Mad. Harrel, vous favez que je vous ai toujours confeillé de ne pas être fi facile. II eft certain que vous mérU tez qu'on vous blame de votre fécurité. Eh! pourquoi, Madame , feroit-elle troublée? s'écria le Baronnet. Ai-je fujet de m'ab larmer de ce qu'une jeune Demoifelle va fe promener fans moi ? Penfez-vous que je vouluffe gênerMifs Beverley, & rempécherdedifpofer de fa matinée, tandis quej'aurai le bonbeur de la voir toutes les après-dinées, & de lui rendre des foins ? Cécile fur toute étourdie de ce propos, qui étoit non-feulement 1'aveu public de fes prétentions, mais annoncoit encore la perfuafion oü il étoit de leur fuceès. Elle étoit piquée qu'un homme comme lui püt fe flatter un feul inftant de réuffir a lui plaire, & irritée de 1'obftination de M. Harrel a ne vouloir pas lui apprendre I»refus pofitif qu'elle avoit fait de fes offres.  C i°5 ) Sa déclaration, qu'il ne venoit chez M. Harre] que pour la voir cjf lui rendre des foins, lui fit prendre le parti de chercher elle-même a avoir une explication avec lui; d'autantplus que Ia découverte qu'il devoit être de la partie de campagne des fêtes de PAques lui avoit déja donné de 1'^oignement, & qu'elle voyoit a regret arriver le moment ou. elle devoit s'exé-cuter. Quoique 1'envie qu'elle avoit de terminer une fois pour toutes cette facheufe affaire, fut caufe qu"el!e ne fit, comme a l'ordinaire, aucun effort pour éviter le Baronnet, auquel elle parut plutót vouloir faciliter les moyens de 1'entretenir; M. Harrel, s'attachant toujours è contrarier toutes fes mefures par un empreffement hors de faifon , trop marqué pour être 1'effet du hafard, ne manqua jamais d'interrompre toutes les converfations ou tous les difcours oü il n'étoit pas mêlé. Un amant plus paflionné ne fe feroit pas laiffé fi facilement déconcerter; mais le Chevalier, trop fier pour s'abaiffer aux prieres, & trop pareffeux pour s'afireindre a des afïïduités, fut bientót rebuté, paree qu'il ne tarda pas a s'ennuyer. Ainfi toute la foirée fe paffa, a la grandemortification, fans qu'elle püt trouver 1'occafion de le tirer d'erreur. La tentative qu'elle fit enfuite pour fe procurer une explication avtc M. Harrel, fut E v  ( ioö ) tout aufïï diflicile; car celui-ci, foupconnant qu'elle fe propofoit de le pretTer de nouveau pour qu'il lui rendit fcii argent, évita fi adroitement de fe trouver feul avec elle, qu'elle ne put parvenir a lui parler. Elle prit alors le parti des'adreffer a fa femme, & elle n'y réuffit pas mjfux. Mad. Harrel , craignant d'effuyer une nouvelle mercuriale fur le chapitre de 1'e'conomie lorfqu'elle demnnda a s'entretenir en particulier avec elle, lui répondit avec humeur qu'elle fe trouvoit incommodée, & qu'il lui étoit impoffible de parler d'affaires férieufes. Cécile, juftement ofiènfée des procédés de toute la maifon, n'eut plus d'autre reffource que celle de M. Monckton, auquel elle réfrlut , a la première occafion , de demander confeil fur la maniere dont elle devoit s'y prendre pour fe débarraffer du Chevalier. Ainfi, la première fois qu'elle le vit, elle lui fit part des propos qu'il lui avoit tenus, & de la conduite de M. Harrel. M. Monckton fentit aifément le danger auquel elle s'expofoit en laiffant fubfifter des prétentions de cette nature, ainfi que les inconvénients de fa fituation actuelle : il en fut fi frappé, qu'il n'épargna rieq de ce qui lui parut propre a allaimer fa délicatefle, ou a augmemer fon mécontentement. II éroit furtout furieux contre M. Harrel, & il 1'aflura  ( io7 ) qu'il étoit perfuadé que quelqu'intérêt fecret & puiffant 1'engageoit a appuyer avec tant de force & de rufe les pourfuites du Chevalier Floyer. Cécile s'efforca de combattre cette idéé , qui lui parut plutót une fuite de fes préjugés contre M. Harrel, que diclée par 1'équité. Cependant, lorfqu'elle lui apprit que le Baronnet étoit invité a paffer les fêtes de PAques a Violet-Bank, il lui repréfenta avec tant d'énergie les induclions que le public eu tireroit nécetTairement, ajoutant que fon aflectation a la fuivre par-tout donneroit lieu de penfer qu'on étoit flatté de fa recherche, qu'il 1'épouvanta au point de 1'engager a le prier inftamment de lui fuggérer quelque moyen de Xe tirer d'affaire. Je n'en connois qu'un, répartit-il : il faut que vous refufiez d'aller a Violet-Bank. Si après ce qui s'eft paffé vous vous trouviez d'une même partie que le Chevalier, vous confirmeriez les bruits qu'on a déja fait courir que vous aviez des engagements avec lui; & 1'effet que cela produiroit feroit encore plus férieux que vous nepourriez 1'imaginer, puifqu'il arrivé fréquemment que la perfuafion, oü 1'on eft que le public eft fortement imbu d'une chofe , conduit imperceptiblement, & par degrés, a la réalifer. Cécile prnmit volontiers de fuivre fon confeil, quelles que fuffent les oppofitions de E vj  ( ioS ) M. Harrel. II la quitta donc avec une fatisfaction plus qu'ordinaire, encbanté du pouvoir qu'il avoit fur fon efprit, & fe félicitant d'avance du bonheur qu'il auroit de Ia voir aufli fouvent qu'il le voudroit pendant 1'abfence de la familie Harrel. Comme elle n'avoit befoin d'aucune audience particuliere pour déclarer qu'elle ne vouloit point Être de la partie de Violet-Bank, qui devoit s'effectuer dans deux jours, elle dit le lenriemain matin , au moment oü M. Harrel étoit venu faire un tour dans Ia falie pendant le déjfcüné pour donner quelques inftruétions a fa femme, qu'elle fe propofoit de paffer les fêtes de Paques a Londres. D'abord il fe contenta de rire de ce projet, & de la railier fur fon goüt pour Ia folitude j mais lorfqu'il vit qu'elle parloit férieufement, il s'y oppofa fortement, & pria Mad. Harrel de joindre fes prieres aux fiennes. Elle fit ce qu'il defiroit; il eft vrai que ce fut avec tant de froideur , que Cécile s'appercut bientót qu'elle n'avoit aucune envie de réulfir. Elle vit avec peine combien elle s'intéreflbit peu a elle , & que non-feulement leur ancienne intimité s'étoit changée en une parfaite indifférence , mais encore que depuis qu'elle avoit voulu Pengager a borner fa dépenfe & a vivre plus retirée, eüe ne la regardoit que  ( *°9 ) comme un efpion, & la redoutoit comme uk. cenfeur fachetix & févere. Dans ces entrefaites , M. Arnott, qui fe. trouvoit préfent, quoiqu'il ne fe méldt point de ia difpute, en attendoit le réfultat avec inquiétude ; fe flattant que les difficultés qu'elle oppofoit a cette panie, venoient de fon peu de goüt pour le Chevalier, & réfolu en fecret de fuivre fon exemple & de fe conduire d'après ce qu'elle décideroir. A Ia fin Cécile, lalïée des follicitations de M. Harrel, lui dit gravement que, s'il defiroit favoir les raifons qui 1'empêchoient de fe prêter a ce qu'il exigeoit, elle confentoit a les lui communiquer. M. Harrel, après avoir héfité un moment > la fuivit dans Ia chambre voifine. Elle lui apprit alors qu'elle étoit réfolue a ne jamais habiter fous un même toit que le Chevalier Floyer , & témoigna ouvertement fon chagrin & fon mécouterrtement de ce qu'il perfiftoit, malgré tout ce qu'elle avoit pu lui dire, a encourager fes pourfuites. Ma chere Mifs Beverley , repliqua-t-il > lorfque les jeunes perfonnes ne veulent pas fe connoitre elles-mêmes, ni avouer ce qu'elles penfent, il faut bien qu'un ami le leurapprenne. II eft certaiu que vous aviez d'abord été ttès-favorable au Chevalier, & il n'y a que fort peu de temps que vous avez cbangé  C MO ) a Ton égard; ainfi je fuis perfuadé, & j'ofe prédire que lorfque vous Ie connoitrez mieux, vous reprendrez vos premiers fentiments. Vous m'étonnez, Monfieur, s'écria Cécile; quand lui ai-je été favorable? Ne lui aije pas conftamment témoigné mon averfion? J'imagine , répondit M. Harrel en riant, que vous aurez de la peine è le lui perfuader; votre conduite a 1'opéra n'étoit guere propre a lui infpirer cette idée. Je vous ai déja expliqué, Monfieur, les ralfons de ma conduite a 1'opéra; & s'il refte au Chevalier Ie moindre doute, foit relativementa cette affaire ou a toute autre, vous me permettrez de vous dire qu'on ne doit s'en prendre qu'a votre répugnance a le diffper. Je vous fupplie donc de ne pas 1'amufer plus long-temps, & de ne plus m'expofer par la fuite a des conjectures extrêmement défagréables. Oh ! fi, fi, Mifs Beverley. Après tout ce qui s'elt paffé, après une longue attente , après fes afliduités, vous ne fauriez penfer férieufement è le congédier. Cécile, piquée autant que furprife de ces derniers mots, fut un moment a favoir ce qu'elle lui répondroit; & M. Harrel, fe méprenant volontairtment, & expliquant ce filenceen faveur de fon protégé, prit fa main & lui dit: Allons, je fuis für que vous avez  C m ) trop de confcierice pour vouloir vous moqucr d'un homme tel que le Chevalier Floyer. II n'y a pas une femme a Londres qui ne voulüt être a votre place; je vous affure que je ne connois pas un feul homme en Angleterre qui mérite de lui être préféré. II voulut après cela la reconduire dans la falie oü étoit fa femme; mais retirant fa main fans chercheT a lui cacher fon dépit : Non, Monlieur, s'écria-t-el!e, cela ne fe paffera pas ainfi; le refus que j'ai fait de la main du Chevalier, au même inftant oü vous me Ia prr> pofates de fa part, ne fauroit vous être échappé , & vous ne pouvez ni vous y être mépris ni favoir oublié : vous auriez tort d'être furpris que je vous témoigne combien je fuis outrée de votre inconcevable opiniatreté a ne pas vouloir recevoir ma réponfe. Les jeunes perfonnes élevées enprovince, repartit M. Harrel avec le ton dégagé qui lui étoit familier, ont toujours des idéés un peu romanefques. II eft affez difficile de traiter avec elles; mais comme le monde m'eft beaucoup mieux connu qu'a vous, permettez que je vous dife que fi, après tout ce qui s'eft paffé, vous perfiftez a refufer le Chevalier, il auroit fujet de fe plaindre de votre procédé , & que vous en agirez très-mal a fon égard. Pouvez-vous me dire ceb , Monfieur? s'é-  C nu ) cria Cécile, il eft impoffible que vous le pen-liez. Ecoutez-moi, je vous prie enfin, & afi'urez, s'il vous plait, le Chevalier. . Non, non, dit-il en 1'interrompant & affeélant de la gaieté, vous arrangerez vousmême cette affaire ft votre fantaifie; il ne me convient point de me mêler des querelles des amants. Et alors, en s'efforc. ant de rire, il la quitta & s'échappa promptement. Cécile fut fi fort irritée de ce procédé inoiüV qu'au-lieu de retourner vers Madame Harrel, elle alla s'enfermer dans fa chambre. II lui fut aifé de reconnoitre que M. Harrel étoit décidé ft employer tous les moyens dont il pour» roit s'avifer pour 1'engager ft quelque faufle démarche, dont le Chevalier pütfe prévaloir; & quoiqu'elle ne concüt point quelles étoient fes vues , la baffeffe de fa conduite excita fon mépris, & Terreur trop prolongée du Daronnet lui donna la plus grande inquiétude. Elle s'affermit dans le deffein de chercher ft s'expliquer avec lui, & de perfifter a refufer abfolument d'être du voyage de Violet-Bank. Le jour fuivant, tandis que les Dames & M. Arnott déjeünoient, M. Harrel entra pour leur demander fi tout le monde feroit prêt le lendemain matin a dix heures ft partir pour la campagne. Madame Harrel & fon frere lui Tépondirent qu'oui: Cécile garda un profond  C 113 ) iilence. il fe tourna de fon cóté > & lui tópéu la même queftion. Me croyez-vous affez capricieufe, lui re*~ pondit-elie, après vous avoir dit hier au foir que je ne faurois être de votre partie, pour gu'aujourd'hui je change d'avis ? Je ne faurois cependant imaginer que vous penfiez a refter feule a Londres, repliqua-t-il; ce projet ne me paroit guere réfléchi, & n'eft point décent pour une jeune Demoifelle de votre £ge. Au contraire, il feroit fi peu convenable que, comme votre tuteur, je me crois obligé de m'y oppofer. Confondu de ce ton d'autorité , Cécile le fixa , 1'air aufïï mortiflé qu'irrité. Voyant pourrant qu'il feroit inutile de s'oppofera fa volonté dans le cas oü il voudroit ufer de fon pouvoir, elle ne répondit pas un mot. D'ailleurs, continua-t-il,-j'ai quelquesréparations en vue, auxquelles je defirerois qu'on travaillaï pendant mon abfence; & je compte fur-tout que votre appartement, qui eft celui qui en a le plus befoin, ne fauroit qu'y gagner : il feroit impoffible que les ouvriers pu!fent rien faire, fi nous ne quittions pss tous la maifon.. Allarmée d'une perfécution fi conltante, & voyant qu'il y avoit une confpiration formée pour favorifer les vues du Chevalier, elle ne vit plus de reffource oue de s'adreffer a Mad.  ( H4 ) Djlville , & de lui dernander un appartement chez elle pendant le temps que fes hótes pafl'eroient a la campagne; & fi, a fon retour chez eux , le Chevalier continuoit fes afilduités, d'engager M. Monckton a lui faire entendre raifon. CHAPITRE IX. Une viSioire. Cécile n'eut pas plutót formé ce projet, qu'elle fe hdta de fe rendre a la place de Saint-James , pour s'affurer s'il étoit praticable. Elle trouva Mad. Delville feule & encore a déjeuner. Apiès les premiers compliments , tandis qu'elle penfoit comment elle s'y prendroit pour expofer fa propofition , Mad. Delville Jui en fournit 1'occafion, en lui difant: Je fuis fachée d'apprendre que nous allons bientót vous perdre; j'efpc-re pourtant que M. Harrel ne fera pas un long féjour a fa campagne. S'il en étoit autrement, je ferois prefque tentée de vous aller enlever. Ce feroit, dit Cécile enchantée de cette ouverture, un honneur que je ferois bien tentée de defirer. Réellement, votre départ de Londres dans  C n5 ) cette circonflance , continua Mad. Delville, eft tout-a-fait mortifiant pour moi, fur-tout dans un temps oü vos vifites me feroientdoublement agréables; M. Delville étant allé paffer les fêtes chez le Duc de Derwent, oü je n'étois pas affez bien pour pouvoir 1'accompagner. Mon fils a de fon c6té un autre engagement; & il y a fi peu de gens aétuellement en ville, que je me foucie de voir, que je vivrai prefque feule. Si j'ofois me flatter, s'écria Cécile, en de pareilles circonfiances, que vous daignafiiez me recevoir, je ferois bien empreffée d'échanger la partie de Violet-Bank pour un pareil avantage. Vous êtes bien bonne & bien aimable, lui répondit Mad. Delville; votre fociété meprocureroit certainement les plus grands agréments. Ce n'eft cependant pas que je craigne la folitude; au contraire, a 1'ordinaire lemon-, de m'eft a charge : je ne trouve que très-peu de gens qui aient le talent de m'amufer; encore, parmi ce petit nombre, la plus grande partie ont , dans leurs manieres, dans, leur pofition, un malheureux je ne [ah quoi, qui rend généralement toute liaifon intime avec eux incommode ou déplaifante. II fe trouve tant de motifs repouffants, tels que 1'orgueil, la convenance, qui empêchent de fe livrer & fon penchant& a famitié, que bien rarement,  ( "ö ; lorfqu'on rencontre des gens d'un mérite tranfcendant, on a la liberté de les revoir aufli fouvent qu'on le defireroit : quelque raifon in> prévue vient ordinairement contrarier notre inclination. Vivre feule, cependant, eft trifte; & avec vous, du moins, dit-elle en prenant la main de Cécile, aucun obftacle ne s'oppofe ft mille motifs preffants qui m'invitent ft former une amitié qui fera, j'cfpere, auffi durable que fatisfaifante. Cécile témoigna, de la maniere la plus expreflive , combien elle étoit touchée de 1'idée favorable que Mad. Delville vouloit bien avoir d'elle ; & celle-ci s'appercevant bientót a fon air qu'elle avoit peu de goüt pour la partie de Violet-Bank, Ia queftionna pour favoir s'il lui feroit poflible de s'en exempter. Elle lui répondit fur-le-ehamp qu'oui. Et feriez-vous réellement affez complaifante, s'écria Mad. Delville un peu furprife, pour me donner le temps que vous deftiniez ft cette partie de plaifir? De tout mon cceur, répondit-elle, fi vous avez la bonté de le fouhaiter. Mais pourrez-vous aufli, car vous ne fauriez refter feule dans la maifon de la place de Portman, vous arranger ft vivre abfölument chez moi jufqu'au retour de M. Harrel? Cécile n'héfita pas un inftant ft accepter cstte propofition , qui étoit précifément telle  ( "7 ) qu'elle ladefiroit; & Mad. Delville, charffiée de fa condefcendance, s'engagea è lui faire préparer iür-le-champ un appartement. Elle s'empreffa enfuite de regagner la maifon de M. Harrel, pour lui faire part de fon nouvel arrangement. Elle attendit pour cela le dïné, & profita de ce moment oü toute Ia familie étoit raffemblée. La furprife que caufa cette nouvelle fut générale. Le Chevalier parut ne favoir trop qu'inférer d'une pareille déclaration; M. Arnott étoit en partie comblé de plaifir, & en partie tourmenté par fes foupcons. Madame Harrel n'étoit qu'étonnée, & n'éprouvoit aucune autre fenfation : fon mari paroiiToit évidemment le plus affecté. II fit tous fes eiTorts pour 1'engager a abandonner ce projet, & a venir avec eux. Elle fe contenta de lui répondre gravement qu'elle avoit donné fa parole i Madame Delville d'être chez elle le lendemain matin. Lorfqu'on vit qu'elle demeuroit inébranlable dans fa réfolution, Ia furprife fit place a la mauvaife humeur. Le Chevalier avoit 1'air d'un homme qui fe croit joué; M. Arnott étoit en proie a mille uoutes; Madame Harrel paroiffoit toujours la moins affeétée, tandis que fon mari avoit peine a cacher fa colere & fon reffentiment. Cécile, de fon cóté, étoit au comble de fes  ( "8 ) vceux. En quittant la maifon d'un de fes tuteurs pour aller habiter celle de 1'autre , elle favoit que perfonne n'avoit le droit de s'y oppofer; & l'emprefTement flatteur avec lequel Mad. Delville avoit prévenu fa demande, fans s'informer de fes motifs, la tira d'une fituation qui lui devenoit extrêmement pénible , fans 1'obliger de fe plaindre de M. Harrel. L'abfence de M. Delville contribua encore ft augmenter fon bonheur, & eüe fe réjouit de la perfpeclive de trouver bientöt 1'occafion d'expliquer ft fon fils ce qui avoit pu lui paroitre myftérieux dans fa conduite avec M. Belfield. S'il lui reftoit quelque chofe ft regretter, c'étoit uniquement 1'impoffibilité de recevoir les confeils de M. Monckton. Lp lendcmain matin, tandis que la familie étoit le plus occupée a faire fes paquets, Cécile prit congé de Mad. Harrel, qui témoigna foiblement fon chagrin d'être privée de fa compagnie ; après quoi elle fit ft la liftte fes adieux a fon mari & ft M. Arnott; & étant entrée dans une chaife, elle fe fit porter ft fa nouvelle habitation. Madame Delville la recut avec beaucoup de politeffe ; elle la conduifit ft 1'appartc ment qu'elle lui avoit fait préparer, lui montra la bibliotheque, la priant d'en ufer comme delafienne,& lui recommandant très-obligeamment de ne pasoubüer qu'elle fe trouvoit  ( "9 ) dans une maifon oü tout étoit a fes ordres. Le jeune Delville ne parut qu'a I'heure du diner. Cécile fe rappellant les étranges fituations dans lefquelles il 1'avoit vue, rougit beaucoup la première fois qu'elle rencontra fes regards; mais fon air naturel, fa converfation qui fut générale , & le foin qu'il eut de ne rien dire qui püt donner de 1'inquiétude , firent qu'elle fe remit bientót de fon trouble, & fut le refte de la journée tout-a-fait heureufe. Les heures qu'elle paffa avec Mad. Delville fervirent a augmenter !e cas qu'elle faifoit déja du bon fens & de la pénétration de cette Dame. Elle reconnut, il eft vrai , qu'on avoit peut-être eu raifon de la foupconnner d'un peu de vanité ; mais elle s'appercut en mêmetemps qu'avec un fi grand nombre d'excellentes qualités, tant de véritable dignité dans le caraétere, & une conduite fi noble, quels que fuflent les égards qu'elle paroiflbit exiger, ils étoient encore fort au-deflbus de ceux qu'on étoit porté a lui accorder-, & qu'on eftimoit lui être dus. Son penchant pour Ie jeune Delville augmenta aufli de plus en plus; & toutes les fois qu'il eut occafion de manifefter fa facon de penfer, elle en concut une plus haute idéé; elle trouvoit dans fe3 manieres & dans fes inclinations un mélange de douceur & de'  C «0 ) franchife, qui, en faifant rechercher fa compagnie , reirdoit fa converfation intéreffante & ipirituelle. Ce fut la que Cécile éprouva ce bonheur qu'elle avoit fi long-temps defiré; fa vie n'étoit ni trop diffipée, ni trop retirée; fes amufements, ni bruyants, ni ignorés; la compagnie qu'elle voyoit étoit compofée de gens de diftincYion ou a talents, dont les vifites n'étoient ni longues, ni fréquentes. La fituation qu'elle venoit de quitter donnoit un nouveau reliëf a celle oü elle entroit; elle n'étoit plus révoltée par 1'extravagance ou Pétourderie , plus tourmentée par des attentions & des pourfuites qui lui déplaifbienr, ni mortifiée par 1'ingratitude de 1'amie qu'elle avoit taché d'obliger. Tout étoit fimple & tranquille autour d'elle, quoiqu'animé & intéreffant. Toutefois fon deffein de tirer le jeune Delville d'erreur relativement a fes conje&ures fur fes prétendues liaifons avec Belfield , ne put point s'exécuter; car il n'entama jamais cette matiere , quoiqu'il fe trouvat fouvent feul avec elle; & il ne parut avoir aucune envie de renouveller fes anciennes platfanteries , ou de répéter fes premières queftions. Surprife de cette conduite , elle aima mieux pourtant attendre que fa curioflté fe réveillat, que de cherchei les taoyens d'en venir a une explication. Dans  C mi ) Dans une fituation aufïï heureufe, il ne lui reftoit plus que la feule inquiétude de favoir fi M. Belfield avoit enfin admis le Chirurgien , & la maniere dont il 1'avoit recu , ainfi que 1'état de fes affaires & de celles de fa fceur, mais la peur d'y rencontrer une feconde fois M. Delville & de lui donner de nouveaux foupcons, Pempêcha d'aller chez eux. Cependant fa bienfaifance naturelle, qu'aucune confidération perfonnelle n'étoit capable de reftreindre, lui faifant appréhender qu'ils ne fuffent dans le befoin, elle prit le parti, puifqu'elle u'ofoit ia voir, d'écrire a Mlle. Belfield. La lettre fut courte , mais polie; elle la prioit avec toute la délicateffe poffib'e de lui donner des nouvelles de Ibn frere, & de lui dire fi elle confentoit enfin a accepter quelques fecours de fa part. Elle 1'envoya par fon laquais, qui, après avoir tardé aflez long-temps, lui rapporta la réponfe fuivante. ,, A Mifs Beverley. „ Ah, Madame! votre bonté me confond ! Nous n'avons befoin de rien encore ; mais je crains que nous ne puifïïons dire cela longtemps. Quoique j'efpere ne jamais devenir fiere & impertinente , j'aime mieux lutter contre Padverfité que de déplaire a mon malheureux frere , fur-tout dans ce moment-ci. Sa blef- Tome II. F  (I") fure, graces au Ciel, a été panfée par Ie Chirurgien , qui le foigne fans vouloir être payé, quoique mon frere foit prêt 4 fe défaire de tout ce qu'il poffede plutót que de lui avoir cette obligation. J'avoUe que je ne con^ois pas pourquoi il redoute fi fort qu'on lui rende iervice, puifque tant qu'il a été riche lui-même, il a toujours cherché a être utile aux autres. II me femble que le Chirurgien le trouve très-mal. II a 1'air trifte en Ie quittant, & ne répond rien aux queftions que nous lui faifons ma mere & moi. Je fuis honteufe de vous envoyer ce griffonnage : je n'ofe prier mon frere de m'aider, paree qu'il feroit faché que j'euffe fait mention de lui. Comme je n'ai jamais vu que l'orgueil produifit rien de bon, je n'ai point fongé a 1'imiter; & n'ayant pas fon efprit, il eft inutile que j'aie fes défauts : ainfi, quoique ma lettre foit mal écrite, vous, Madame, qui avez tant de bonté & d'indulgence, me pardonnerez, füt-elle encore plus mal; & quoique nous ne foyons pas dans le cas de profiter de vos offres gracieufes, c'eft une grande confolation pour moi de penfer qu'il y a une Demoifelle dans le monde, qui, fi nous nous trouvions deftituées de tout, & fi le cceur trop fier de mon pauvre frere venoit a s'humaninifer, regarderoit notre mifere en pitié, & empêcheroit que nous n'en fuffions accablées. Je  ( "3 ) demeure , Mademoifelle , avec le plus pro fond refpect, Votre très-obligée & trèshumble fervante, Henriette Belfield. Cécile, émue & attendrie de la naïveté & de Ia fimplicité du ftyle de cette lettre, réfolut, dès qu'elle retourneroit chez M. Harrel, de rendre vifite a cette charmante & honnête fille. Raffurée fur fa fituation aétuelle, fachant qu'elle ne rnanquoit encore de rien, & que M. Rupil avoit foin de fon frere, elle chaffa de fon efprit le feul objet d'inquiétude qui auroit pu le troubler, & fe livra toute entiere au bonheur pur & fans mélange que lui offroit la fociété dont elle JouilToit. En général, ceux dont la félicité n'eft point interrompue, s'appercoivent a peine de fa durée. II n'en eft pas de même quand elle leur échappe; le chagrin leur en montre alors tout le prix, & le malheur leur fait fentir tout ce qu'ils perdent. Cécile voyoit alors le temps s'écouler avec tant de rapidité, qu'avant que la matinée lui parüt a moitié paffée, la nuit étoit arrivée; & avant qu'elle s'apperijüt que fa première femaine füt finie, la feconde étoit déja bien loin d'elle. Enchantée de plus en plus des habïtants de cette nouvelle demeure, elle trouvoit dans les talents de Mad. Delville des F ij  ( IH ) fources intariiTables de fatisfaction; & dans les fentiments & les difpofitions de fon fils, quelque chofe de fi conforme aux fiens, qu'il proféroit a peine un feul mot qui ne prouvüt leur fympathie; tout dans leurs regards fembloit annoncer une parfaite intelligence. Son cceur, récemment ulcéré d'une prétendueinciifférence & de mortifications qu'elle ne s'étoit point attirées par fa faute, fe trouvoit peut-être alors plus fufceptible de ces fenfations exquifes & relevées que la bonté & l'affeftion peuvent feules produire, Franche, enjouée & libre de toute inquiétude, elle ne fe levoit que pour être heureufe, & ne fe couchoit que pour jouir d'un doux fommeil. Les traverfes qu'elle avoit efluyées auparavantfervoientnon-feulement è augmenter le prix des jouiffances aétuelles, elles rappelloient encore a fa mémoire les événements de fes premières années, & elle convenoit que fa fituation préfente étoit mieux adaptée k fes goüts & a fon caraétere, qu'aucune de celles dans Iefquelles elle fe füt encore trouvée. La quinzaine écoulée, Cécile recut un matin une carte de Mad. Harrel, qui lui annoncoit fon arrivée, & la priojt de revenir chez elle. Son bonheur préfent, qui 1'avoit empêchée de caiculer le temps, s'évanouit a cette nouvelle. En vain fe flatta-t-elle de 1'efpoir que  ( 1*5 ) Mad. Delville lui propoferoit de prolonger Ton féjour dans fa maifon ; en apprenant le retour de Mad. Harrel, cette Dame témoigna a fa jeune amie le regret qu'elle fentoit de la perdre, mais fans ajouter un mot pour prévenir cette féparation. Cécile, déconcertée , fit alors fes arrangements, & fixa au jour fuivant fon retour a la place de Portman. Le refie du jour fut bien différent de ceux qui 1'avoient précédé; il s'écoula triftement; Mad. Delville parut très-affe&ée; fon fils ne fit point myftere de fon chagrin ; & quoiqu'ils fuffent tous mécontents, aucun ne fit le moindre effort pour obtenir un délai. Le lendemain, pendant le déjeüner, Mad. Delville remercia affedtueufement Mifs Beverley du temps qu'elle lui avoit donné, la priant d'adoucir par de fréquentes vifites la privation qu'elle alloit éprouver. Le jeune Delville appuya fortement cette priere , & montra avec chaleur combien il étoit charmé que fa mere eüt acquis une amie auffi aimable. Sans affeftation, il joignit fes vceux aux fiens pour que leur liaifon devint tous les jours plus intime. Tant de bienveillance & d'affedtion calma un peu le regret que Cécile fentoit de les quitter. Lorfque le carroffe de Mad. Harrel fut arrivé, Mad. Delville prit congé d'elle avec l'atF iij  { 126 ) tendriflement le plus marqué, & fon fils lui donna la main pour Py conduire. En defcendant 1'efcalier, il 1'arrêta, & lui dit d'un air un peu confus : Je dcfirerois fort, avant le départ de Mifs Beverley, m'excufer de Terreur groffiere que j'ai commife. Je ne fais s'il lui fera poflible de me pardonner, & j'ai peine a concevoir par quelle fatalité ou quel aveuglement j'ai pu y perfifier fi longtemps. Oh ! s'écria Cécile très-fatisfaite de cette explication volontaire, fi vous êtes véritablement convaiucu de votre erreur, c'eft tout ce que je peux defirer. J'avoue que les apparences étoient fi fort contre moi, que j'ai peut-être eu tort de m'étonner que vous y ayez ajouté foi. Voila certainement ce qu'on peut appeller de la candeur, répartit-il en continuant a delcendre : dans le vrai, quoique votre inquiétude füt manifefte, la caufe en étoit obfcure; & toutes les fois qu'une chofe eft laiffée aux. conjectures, Topinion s'en mêle, & le jugement eft aifémenc pervertt. Mun propre penchant pour iM. Belfield plaidera, j'efpere, en ma faveur; c'eft d'après lui, & non d'après aucun préjugé contre le Chevalier Floyer, que mon erreur a pris naifiance : au contraire, je refpeéte a tel point votre goüt & votre difcernement , que votre décifion une fois  ( 1-7 ) connue, f ai peine a ne pas y joindre mon approbation. L'étonnement de Cécile, a la fin de ce difcours, fut extréme, & elle fe trouva a la portiere du carroffe avant d'avoir eu le temps d'y lépondre. Delville s'en étant apperai, lui dit, pendant qu'elle y montoit : Eft-il poffible?... Mais, non , il ne l'eft pas que je puffe encore me tromper. Je me fuis bien gardé de parler jufqn'a ce que je me fuffe procuré des informations füres... Je ne fais, s'écria Cécile, quelle obfcurité impénétrable m'enveloppe; ce qu'il y a de certain, c'eft que le nuage que je croyois diffipé eft actuellement plus épais que jamais. Delville lui fit alors une profonde révérence , d'un air qui fembloit foupconner fa fincérité , & le carroffe partit. Tourmentée par fes continuelles méprifes , & piquée de voir que, quoiqu'on variat li fouvent fur 1'objet de fes prétendues inclinations, 1'idée d'un engagement pofitif avec Pun des deux étoit toujours invariable ; elle réfolut , le plutót qu'il lui feroit poffible, de charger M. Monckton de voir le Chevalier Floyer, & de lui déclarer formellement en fon nom qu'elle refufoit fes propofitions , & le prioit par la fuite de déclarer pofitivement, dans toutes les occafions, qu'il n'exiftoit auF iv  ( 128 ) cun engagement entr'eux : car excédee de fes dlfputes avec M. Harrel, & évitant toute efpece de familiarité avec le Baronnet, elle reronca au parti qu'elle avoit d'abord pris de lui parler elle-même pour s'expliquer définitivement. Mad. Harrel la recut aufli froidement qu'elle s'en étoit féparée. Cette Dame paroiflbit alors avoir de 1'inquiétude : Cécile tacha d'en deviner Ia caufe; mais loin de chercher du foulagement dans le fein de I'amitié, elle s'attacha a Péviter comme fi elle eüt redouté fa converfation , & que fa vue eüt été un reproche. Cécile vit cette défiance avec Ia plus grande peine, perfuadée que les fervices qu'elle lui avoit rendus méritoient une autre réception, & fut mortifiée de voir que, non-feulement fes confeils n'avoient été d'aucune utilité, mais qu'ils lui avoient attiré fa haine. M. Harre!, au contraire, lui fit beaucoup plus de politeffes qu'a fon ordinaire; fe montra emprefifé a aller au-devant de ce qui lui faifoit plaifir, & lui rendre fa maifon plus agréable que jamais. II eft vrai qu'il y réuflit affez mal; car Cécile, d'abord après fon retour , ayant examiné fon appartement , & voyant qu'on n'avoit effectué aucune des réparations projettées, fut fi révoltée de fa dupiicité, qu'il lui parut encore plus méprifable qu'auparavant; & elle murmura de la nécef-  ( ) fité qui la forcoit a habiter plus long-temps fa maifon. Le plaifir que M. Arnott eut de Ia revoir, fut manifefte & fincere; & il ne fut pas peu augmenté,eu reconnoiffant que Cécile, qui ne cherchoit pas plus a éviter M. Harrel & le Chevalier que Madame Harrel ne cherchoit a 1'éviter elle même, ne s'entretenoit volontiers qu'avec lui, & fe donnoit a peine lefoin de cacher qu'il étoit le feul de toute la familie, pour lequd eüe eüt quelque confidération. II n'y eut pas, jufqu'au Chevalier Floyer, qui ne parüt avoir formé le deffein de lui témoigner plus de refpecl qu'il n'avoit cru jufqu'alors néceffaire; mais la violence qu'il faifoit a fon carattere étoit fi vifible, & cette tdche étoit fi peu d'accord avec fon naturel impérieux, que fon infolence éclatoit paj boutades; & n'étant retentie qu'avec peine, les efforts impuiffants qu'il faifoit fur lui-même ne fervoient qu'a la rendre plus remarquable. Fin du Livre troijieme. F v  C 130 ) L I V R E IV. CHAPITRE PREMIER. Une complainte. C Ê c 1 l e fe trouvant a la fin tout-a-fait juftifiée iles foupcons d'un prétendu penchant pour M. Belfield, ne ('e fit plus de fcrupule d'aller voir fa fceur; & le lendemain de fon retour chez M. Harrel, elle fe rendit en chaife dans la rue de fHirondelle. Son domeftique 1'annonca nuand elle fut i la porte, & elle fut tout de fuite admife dans la chambre oü elle étoit déja entrée deux fois. Au» bout de quelques minutes, Mlle. Belfield, ouvrant doucement la porte de 1'appartement voifin, & Ia referraant tout de fuite, parut. Elle étoit maigre, fon vifage étoit paleElle fut fort aife de la vue de Cécile. Ah , Mademoifelle I s'écria-t-elle; vous êtes bien bonne de ne pas nous oublier. Vous ne fauriez imaginer Ie plaifir & la confolation que j'ai qu'une Demoifelle telle que vous daigne penfer h moi. C'eft a préfent 1'unique fatisfadion qui me refte au monde. Je fuis défolée que vous n'en ayez pas de plus grande , s'écria Cécile. Vous paroiffez  C i3i ) bien fatiguée. Comment fe porte votre frere? Je crains que le foin que vous prenez de fa fanté ne vous faffe négliger la vótre. Non , en vérité, Mademoifelle; ma mere en prend foin elle-même, & permet è peine que perfonne 1'approche. Qu'eft-ce qui peut donc fi fort vous attrifter? dit Cécile en prenant fa main. Vous paroiffez mal a votre aife; vos inquiétucles & vos peines font, j'en fuis füre, trop audeffus de vos forces. Comment ferois je a mon aife, Mademoifelle, répondit-elle , vivant comme je vis? Je ue veux cependant pas vous parler de moi, mais feulement de mon frere.. . Ah, il eft fi mal En vérité, je crains bien qu'il ne guériffe jamais! Qu'en dit fon chirurgien? Vous êtes trop affectie & trop effrayée pour pouvoir juger 1'ainement de fon état. Ce n'eft pas que je croye qu'il meure de fa bleffure; car M. Rupil allure qu'elle eft peu dangereufe; mais ce qu'il ya defacheux, c'eft que la fievre ne 1'a pas quitté , & qu'il eft fi maigre & fi foible , qu'il eft prefque impoffible qu'il fe rétabliffe. Vous êtes trop craimive , répartit Cécile; vous ignorez 1'etTet que l'air de la campagne eft capable de produire. 11 y a tant de reflburces avec un homme de fon age , & un fi F vj  C 13* ) grand nombre de remedes qu'on peut encore tenter avec fuccès! Oh! non, 1'air de la campagne ne fauroit lui faire aucun bien; car il eft inutile, Mademoifelle, de vouloir vous abufer, ce feroit une doublé faute a moi, qui fuis toute prête üt blftmer ceux qui cherchent a en impofer par leur extérieur. D'ail leurs, vous êtes fi bonne & fi honnête, que je,fuis toute autre quand j'ai le bonheur de m'entretenir avec vous. Ainfi, je veux vous dire la pure vérité. Mon frere eft perdu!... je ne le crains que trop , perdu pour roujours!... Et cela, par fa malheureufe vanité! 11 oublie que fon pere étoit un fimple maichand; il a honte de toute fa familie, & fon defir unique eft de vivre avec les gens de qualité comme s'il étoit leur égal. A préfent que fa fituation ne le lui permet plus, il en eft fi affeété, qu'il ne fauroit s'en confoIer; il m'a dit ce matin qu'il voudroic être mort; qu'en prolongeant fa vie, i! n'avoit d'autre perfpeétive qu'une affreufe mifere. Et quand il m'a vu pleurer amérement, il a paru tres-touché; car il a toujours été a mon égard le meilleur des freres , fur- tout lorfqu'il a celTé de fréquenter les grands Seigneurs qui 1'ont perverti. Pourquoi, m'a-t-il dit, Henrieue, pourquoi voulez vous que je vive, tandis qu'au-lieu de vous placer vous & ma pauvre mere dans un rang plus éievé , je  ( 133 ) me vois moi-même tombé fi bas, que je ne fers plus qu'a vous priver de vos petits revenus que vous employez a me foutenir dans ma difgrace? Je fuis réellement fachée, répliqua Cécile, qu'il foit fi affeété de fon état; "mais comment fe peut-il que vous , qui êtes beaucoup moins agée que lui, ayez des idéés fi faines? La folidité de votre juaement & la jufteffe de vos remarques m'étonnent autant qu'elles m'enchantent. Ah, Mademoifelle! élevée comme je 1'ai été, il n'eft pas étonnant , quelle que foit d'ailleurs mon ignorance , que j'aie reconnu les dangers d'une éducation trop relevée; car mes fceurs & moi en avons affez (buffert depuis notre naiffance : & tandis qu'on nous refufoit le néceffaire pour lui fournir le fuperflu, comment aurions nous pu nous empêcher d'obferver les mauvais effets de cette vanité , & de fouhaiter que nous euffions tous été élevés d'une maeiere conforme a notre fituation ; au-lieu de vivre continuellement a 1'étroit , & de voir une partie de la familie luttant contre la mifere , uniquement pour que mon frere parüt & fe monttat dans un éclat auquel fa naiffance ne lui donnoit nul droit de prétendre? Vos réflexions font, on ne peut pas plus, fenfées, répartit Cécile ; les femiments que  c 134; vous confervez pour votre frere, malgré les mauvais traitements que vous avez efluyés pour procurerfou élévation, ne fauroient être affez loués , & vous rendent digne a tous égards de mon eftïme & de mon amitié. Je vous allure qu'il les mérite. Otez-lui cette vanité , qui eft fon feul défaut; je ne crois pas qu'il en ait un autre : chéri & gaté comme il 1'a été depuis fon enfance , qui pourroit s'en étonner ou pourroit lui en vouloir ? Et ne forme-t-il aucun projet ? n'a-t-il aucune vue pour 1'avenir? Non, Mademoifelle, abfolument aucune; & c'eft ce qui le rend fi malheureux & fi maladej car M. Rupil aflure qu'avec amant de chagrin & d'inquiétude, il eft impoffible que, dans 1'état de foibleffe oü il fe trouve aétuellement, il puiffe jamais fe rétablir. On ne fauroit imaginer a quel point il eft changé; comme il a perdu fa belle humeur! lui qui étoit autrefois 1'ame de toutes les compagnies! A préfent, a peine lui échappe-t-il un feul mot; ou s'il parle, ce qu'il dit eft fi trifte, que nous en fommes navrées. Hélas ! pas plus loin qu'hier, ma mere & moi croyions qu'il dormoit : il leva la tête & nous fixa 1'une & 1'autre les larmes aux yeux; il nous dit enfuite, d'une voix mourante : Que cette maladié eft longue! Ah, macheremere,vous  ( *35 ) & Ia pauvre Henriette, devriez fouhniter qu'elle fe terminat bientót ! car fi je venois a me rétablir, je ne ferois que languir; & ma vie feroit femblable a cette indifpofition. Après cela, il s'écria : Que deviendrai-je fur cette terre? Je n'aurai jamais affez de fanté pour fuivre le parti des armes. Sans protecteurs, fans argent, que pourrai-je entreprendre? Subfifter , au piintemps de mon age, des libéralités d'une mere veuve! Non, ilvaut beaucoup mieux que je meute. II me paroit, dit Cécile, qu'il auroit actuellement moins befoin d'un médecin que d'un ami. II lui refte un ami, Mademoifelle, un ami généreux; s'il vouloit feuiement accepter fes fervices... Mais la préfencede cet ami n'adoucit point fes maux; au contraire, fa fievre augmente chaque fois qu'il vient le voir. Eh bien, s'écria Cécile en fe levant, je m'appercois que notre tache fera pénible, & que nous aurons de la peine a le conduire; mais prenez courage, & compiez que, s'il eft poffible de le fauver, nous ne le laifferons pas périr. Alors quoique craignant encore de 1'offenfer, elle lui offrit de nouveau fa bourfe. Mlle. Belfield ne fut plus auffi révoltée de fa propofition; & la remerciant avec reconnoiffance, elle lui dit qu'elle n'étoit pas précifément dans  C 136 ) le cas d'en avoir befoin, & ne s'expoferoit au rifque de déplaire a fon frere qu'autant que la néceffité Fy contraindroit. Cécile lui fit pourtant promettre que dans tous les cas imprévus elle auroit recours a fa bourfe, * elle Faffura qu'elle ne manqueroit jamais d'argent tant qu'elle auroit le moyen de lui en fournir. Après quoi, prenant congé, eüe retourna chez elle, penfant pendant tout le chemin aux moyens de procurer quelqu'emploiou quelque place avantageufe a M. Belfield, qui, en rendant fa perfpective moins défagréable, lui re» donneroit le courage & faciliteroit faguérifon. Ses méditations ne lui fournirent aucun expédient, & elle ne fut qu'imaginer; car elle ignoroit abfolument ce qui pouvoit lui convenir : elle ne connoifToit les différentes vocations & les différents emplois des hommes que par ce qu'elle en avoir ouï dire par occalïon % mais elle ne favoit abfolument point les moyens & les degrés par lefquels ils y parvenoient. M. Monckton, fa reflburce conftante dans toutes fes difficultés, fe préfenta d'abord a fon efprit comme Fhomme le plus capable de bien confeiller; & elle réfolut, a la première occafion , de le confulter a ce fujet; perfuadée que , vu fon expérience & fa grande connoiffance du monde, il feroit capable de lui donner d'excellents avis. Malgré Fextrêaie confiance qu'elle avoit  C 137 ) en lui, & la perfuafion oïi elle étoit qu'il Te prêteroit a fes vues, une autreidée toute auffi ilatteufe, quoiqu'elle en attendlt moins d'utilité , lui paffa dans 1'efprit : ce fut de faire part' au jeune Delville de fes projets. Elle favoit déja qu'il n'ignoroit rien de ce qui concernoit la fituation de M. Belfield , & elle efpéroit, en lui demandant ouvertement fon fentiment, de lui confirmer par cette démarche qu'elle n'avoit aucun engagement avec lui, & de le convaincre enmême-temps que s'adreffet è lui, étoit une preuve qu'il en étoit de même avec le Chevalier Floyer. CHAPITRE II. Une fympathie. Cécile s'étoit propofé de paffer la journée du lendemain chez Mad. Delville , & elle favoit par expérience que, pendant cet intervalle, il lui feroit facile de tiouver 1'occafion de parler a fon fils. C'eft ce quiarriva; car Mad. Delville, dans la foirée, paffa un moment dans fon appartement pour répondre a une lettre. Cécile, alors reftée feule avec le fils, lui dit, après avoir un peu héfité : Ne trouverez - vous pas bien étrange que j'ofe prendre la liberté de vous confulter ?  ( 133 ) Je vous trouve déja fort étrange, réponditil, & fi étrange, que je ne connois perfonne qui vous refiemble; mais quel eft le fujet fur lequel vous voulez me permettre de vous dire ce que je penfe ? Vous connoiflez, je crois, la trifte fituation de M. Belfield? Je la connois : elle eft très-malheureufe; je le plains de toute mon ame, & rien au monde ne me feroit un plus grand plaifir que de trouver Poccafion de lui rendre fervice. On ne fauroit trop le plaindre , répartit Cécile; &fi 1'on ne trouve pasbientót moyen de faire quelque chofe pour lui, je crains qu'il ne foit tout-a-fait perdu. L'agitation de fon efprit s'oppofe aux effets de tous les remedes; tant qu'elle durera, fa fanté ne fe rétablira jamais. Ses fentiments, probablement toujours au-deffus de fa naitTance, luttent contre tous les affauts de la maladie & de la pauvreté. II mourra plutót que de fe foumettre a fa deftinée & de recourir a fes amis pour qu'ils le fecourent & employent leur crédit en fa faveur. Sans vouloir excufer fon opiniatreté, je defirerois qu'il lui füt poffible de la vaincre. Je crains réellement de penfer a ce qui pourra lui arriver, n'éprouvant actuellement que peine & mifere , & ne prévoyant pour 1'avenir queruine & défolation. II n'ya perfonne au monde, s'écria le jeune  ( 139 ) Delville ému, qui ne füt plus porté ft envïer qu'ft plaindre des maux qui occaGonnent eette noble & généreufe pitié. II ne veut accepter aucun fecours pécuniaire, continua-t-elle; fon efprit eft véritablement trop élevé pour recevoir la moindre confolation d'un foulagement momentané de cette efpece. Je defirerois qu'on put lui trouver une place oü fes talents , qui ont fait affez longtemps Ie bonheur des autres , puffent ft fon tour lui être utiles. Croyez-vous, Monfieur, que cela füt poffible? Je fuis enchanté, s'écria Delville de 1'air le plus fatisfait , que nous nous trouvions penfer de même ! Voyez, Madame, ajoutat-il en tirant une lettre de fa poche, comme je me fuis occupé ce matin même ft tftcher de procurer ft M. Belfield un emploi oü 1'éducation qu'il a recue lui fervit, & oü fes talents tournaffent ft fon honneur & ft fon profir. II rompit alors le cachet, & lui remit celle qu'il écrivoit ft un homme de condition, dont Ie fils devoit bien'ót partir pour commencer fes voyages, par laquelle il le lui recommandoit & le lui propofoit pour gouverneur de ce jeune homme. Cette finguliere conformité de fentiments leur fit le plus grand plaifir, &augmenta toutft-coup 1'eftime qu'ils avoient déja concuel'un pour 1'autre. Delville la regardoit avec admi-  C 140 ) ration; & Foccafion qui la faifoit naitre, Ia rendoit trop agréable a Cécile pour qu'elle lui fic la moindre peine. Elle retTentoit une fatiffiétiori inférieure, qui fervoit a 1'embellir. Elle n'eut, avant le retour de Madame Delville qui rentra bientót, que le temps de lui remettre fa lettre avec un coup-d'ceil expreffif, qui témoigna combien elle en étoit contente. La converfation fut affez languiffante pendant le refie de la foirée : Cécile parloit peu, & le jeune Delville fut fi difirait, que fa mere lui rappella trois fois qu'il devoit fe trouver avec fon pere qui foupoit ce même jour chez le Duc de Derwent, & qu'elle le lui répéta encore trois fois avant qu'il obéit. Cécile, revenue chez M. Harre', trouva la maifon pleine de monde. Elle entra dans la falie de compagnie, oü elle ne refta qu'un inftant. Elle étoit férieufe & penfive, defiroit de fe trouver feule, & profita de la première occafion pour gagner fon appartement. Son efprit étoit alors occupé de nouvelles idéés, & fon imagination enfantoit de nouveaux projets. A Ia première vue du jeune Delville, elle avoit admiré, fans le vouloir, fes mauieres & fa facon de s'énoncer,- & routes les fois qu'elle 1'avoit vu depuis, elle avoit toujours remarqué en lui d'autres qualités qui le lui avoient rendu encore plus recommanda-  ( Hl ) ble. Elle fentoit naitre en elle un penchant qui faifoit qu'elle ne le rencontroit qu'avec plaifir & ne s'en féparoit jamais fans delirer de le revoir. Cependant, comme elle n'étoit point de ces perl'onnes toujours prêtes a s'enflammer, que la paffion chez elle étoit fubordonnée a la raifon, fon affeétion ne triomphoit point de fes principes. A peine vit-elle le danger, qu'elle en fut épouvantée, & réiblut furle-champ de s'oppofer aux progrès d'un goüt trop décidé, que le temps ni 1'intimité n'avoient point encore juftifié. Elle fe refufa même la faüsfaétion de réfléchir fur fon mérite; elle eut un plus grand foin d'occuper tous fes moments, afin de laiffer moins de carrière a. fon imaginarion ; & fi elle s'étoit appercue que fon caractere fut différent de ce que fon extérieur annoncoit, fa droiture & la pureté de fes fentiments lui auroient donné affez de force pour le bannir entiérement de fon efprit. Telle étoit fa fituation, lorfqu'elle entra chez Madame Delville pour éviter la partie de Violet-Bank. Ici elle fentit moins le befoin d'ufer de vigilance ; les converfations fréquentes qu'elle eut avec cet aimable jeune homme ne lui parurent propres qu'ü occuper agréablement l'efprit; elle admira la jufteffe de celui de Mortimer; elle le trouva noble, généreux, franc, avide d'acquérir des lumieres; doux &  C 142 ) tranquille par caraétere, quoique trés-act/ dans ce qu'il entreprenoir. Lorfque de pareilles qualités fe trouvent jointes a une haute naiffance-, a une figure avantageufe , celui qui en eft doué devient néceffairement une compagnie dangereufe pour une jeune perfonne, naturellement portée, comme Cécile, a admirer tout ce qui lui paroit mériter de 1'être. Son cceur ne fit aucune réfiflance; car 1'attaque fut trop circonfpefte & trop bien ménagée pour exciter fon attention: toujours également fenfible au plaifir que fa fociété lui faifoit éprouver, ce ne fut qu'a fon retour chez M. Harrel, qu'elle s'appercut qu'elle n'étoit plus auffi indifférente qu'elle 1'avoit été jufqu'alors. Cette demeure, qui n'avoit jamais été trop de fon goftt, lui devint tout-a-fait infupportable; elle en étoit laffée & dégoütée: cependant , portée a attribuer fon inquiétude & fon ennui a toute autre caufe qu'è la véritable, elle iroagina que la maifon méme étoit changée; que fes habitants, & tous ceux qui la fréquentoient, étoient devenus plus infupportables qu'auparavant. Cette.erreur dura peu, le moment de Ia conviélion approchoit; & lorfque Delville lui préfenta Ia lettre qu'il avoit écrite en faveur de M. Belfield, elle fe diffipa fubitement. Cette découverte du changement qui s'é-  ( T43 ) toit fait dans fon efprit, ouvrit a fes yeuxune perfpeótive toute nouvelle, & lui fit naitre des efpérances toutes différentes; car, ni Pexercice de la bienfaifance la plus aftive, ni fon application a fe conduire de Ia maniere Ia plus convenable, ne lui fufiifoient pas encore & ne complétoient point fa félicité : elle 'avoit des vues qui la touchoient de plus prés, & des peines qui menacoient de s'emparer entiérement d'un cceur dont 1'unique foin jufqu'a. lors avoit été de s'occuper du bonheur des autres. La perte de cette liberté d'efprit ne 1'inquié. ta que médiocrement, puifque le choix de fon cceur, tout involontaire qu'il étoit, fe trouvoit conforme a fes principes , & approuvé par fa raifon. La fituation de ce jeune homme étoit précifément telle qu'elle la defiroit : quoique d'une naiffance au-deffus de la fienne, il ne 1'étoit cependant pas affez pour qu'elle en füt humiliée; fa familie étoit diflinguée, & fa mere lui paroiflbit la première des femmes; fon caraótere & Ta facon de penfer fembloient formés pour la rendre heureufe, & la fortune qu'elle poffédoit fuffifoit pour qu'elle füt indifférente fur celle de Delville. Enchantée de trouver ainfi Pinclination & la convenance réunies en une feule perfonne, elle commen?a a chérir un penchant qu'elle avoit d'abord cherché a. réprimer j & croyant  C 144 ) fa deflinée pour 1'avenir abfolument fixée, elle fe livra fans peine a la douce efpérance de fe voir unie pour toujours a celui qui méritoit li bien le don de fon cceur & de fa fortune. A la vérité, rien ne 1'avoit encore affurée que 1'affeclion de Delviile füt femblable a la fienne; mais elle avoit mille raifons de s'en croire aimée & d'imaginer que Terreur oü il avoit été fur fes prétendus engagements, foit avec M. Belfield, foit avec le Chevalier Floyer, 1'avoit feule empêché de déclarer fes fentiments, qui reprendroient toute leur vivacité dès que cette erreur feroit difiipée. Son projet étoit donc d'attendre patiemment une explication qu'elle n'étoit pas fachée de voir retardée pour avoir plus de temps & un plus grand nombre d'occafions de bien examiner fon caraótere, & ne point s'expofer par la fuite & fe répentir de trop de précipitation. CHAPITRE III. Un effort pénible. L e jour qui fuivit celui oü Cécile avoit fait cet arrangement dans fa tête, elle recut une vifite de M. Monckton. II s'étoit informé d'elle auffi-tót que Ia familie Harrel avoit été partie pour la campagne, & s'étoit flatté de tirer un grand avantage de fon abfence, en la voyant fouvent,  C 145 ) fouvent, & en fe prévalant de Ia confiance qu'elle avoit en lui pour 1'engager a ne lui rien cacher. Son féjour dans la maifon Delville dérangea entidrement fon projet; car n'ayant aucune liaifon dans cette maifon, il n'ofa hafarder de s'y préfenter. Elle le recut dans cette conjondure avec encore plus de plaifir qu'a 1'ordinaire; le temps qu'elle avoit paiTé fans le voir, lui avoit paru long, & elle defiroit ardemment d'être a même de lui demander fon fecours & fes confeils. Elle lui fit part des motifs qui Pavoient engagée a aller loger a la place de Saint-James, & de Popinidtreté incorrigible avec laquelle M. Harrel continuoit a encourager les pourfuit.es du Chevalier Floyer. Elle le pria très-férieufement de lui fervir d'interprete dans une affaire dont elle étoit incapable de fe tirer par elle-même, en voulant bien s'expliquer avec M. Harrel, de voir le Chevalier, & d'infifter fortement auprès de lui pour qu'il_renon§at a. des prétentions que rien n'autorifoit. M. Monckton écouta attentivement tout ce qu'elle lui dit, & Paffura qu'il réfléchiroit mürement, peferoit toutes les circonftances de cette affaire , & chercheroit enRiite les moyens les plus convenables pour Ia tirer d'une fnuation qui devenoit tous les jours trop critique pour pouvoir être négligée. Je n'agirai cependant, continua-t-il, ni ne Terne II. G  C 146) vous dirai ce que j'en penfe, qu'autant que je ferai mieux informé; d'ailleurs, je fuis perfuadé qu'il y a la-deffous un myftere trop embrouillé pour que nous puiflions encore le démêler. M. Harrel a fürement quelques vues particulieres, en témoignant un fi grand zele pour les intéréts du Chevalier; il n'eft pas ïnême difficile de concevoir la nature dont elles peuvent être. L'amitié, chez un homme auffi léger que lui, n'eft qu'un mot, un fimple prétexte pour autorifer une liaifon qui n'eft fondée que fur les emprunts qu'elle lui facilite, fur leur afliduité a fréquenter les mêmes maifons de jeu, a fe communiquer & fe vanter mutuellement leurs défauts & leurs bonnes fortunes; tandis que 1'eftime qu'ils ont 1'un pour 1'autre n'eft ni plus vraie ni mieux fondée que leur fincérité & leur probité. II 1'avertit alors d'être bien fur fes gardes, & d'éviter toute affaire oü il feroit quefiion d'argent avec M. Harrel, dont perfonne n'ignoroit que les dépenfes extravagantes & la prodigalité excédoient de beaucoup les revenus. La contenance de Cécile pendant cette exhortation étoit un témoignage fufhfant aux yeux péuétrants de M. Monckton, pour lui prouver qu'elle n'étoit pas déplacée : ileut fur-le-champ un violent foupcon du véritable état des chofes, & il la queftionna trés-en détail a ce fujet. Elle fit tout ce qu'elle put pour éviter de  ( 147 ) lui répondre; mais il avoit trop de difcernement pour être la dupe de fes innocents fubterfuges, & il eut bientót recueifli, d'après les aveux qui lui échapperent, toutes les particularités de fon affaire avec M. Harrel. II fut moins allarmé de la fomme qu'elle lui avoit prêtée, qu'il avoit d'abord cru plus confidérable, que de la démarche a laquelle on 1'avoit engagée pour fe la procurer. II lui repréfenta , le plus fortement qu'il lui fut poffible , le danger qu'il y avoit d'être trompé & même miné par les fripponneries des ufuriers, & lui fit promettre que dans aucun cas, ou pour quelque raifon que ce füt, elle ne fe raifferoit plus perfuader de recourir è des pareils expédients. Elle promit de fuivre exactement fon confeil: enfuite elle lui apprit la eonnoiffance qu'elle avoit faite de MHe. Belfield, & le chagrin qu'elle avoit de la lituation de fon frere. Satisfaite pour le préfent du projet que Delville avoit formé en fa faveur, elle crut inutile de lui demander fon avis a cet égard. Au milieu de cette converfation, on lui remit un billet de M. Delville le pere, qui lui faifoit part de fon retour k Londres, & Ia prioit d'avoir la complaifance de paffer le lendemain dans ia matinée chez lui, ayant a s'entretenir avec elle d'une affaire importante. L'emprelTeiaent avec lequel Cécile accepta G ij  ( 148 ) cette invitation, & fes exclamations férieufes & fouvent répétées fur ce que M. Delville pouvoit avoir a lui dire , furent remarquées de M. Monckton; il changea immédiatement de fujet; & laiffant la Mlle. Belfield, Harrel &le Baronnet, il s'informa comment elle avoit paffé fon temps dans la maifon Delville, & Ia pria de lui dire ce qu'elle penfoit de cette familie, après avoir vécu famiiiérement avec elle. Cécile répondit qu'elle n'en connoiffoit pas mieux M. Delville pere, qui avoit été abfent pendant tout ce temps-la; mais elle fit avec chaleur 1'éloge de Mad. Delville, & s'étendit avec complaifance fur fon efprit & fes ineftimables vertus. II en vint au fils, & lui fit les mêmes queftions. Elle ne paria plus avec autant de liberté, ni avec fa vivacité ordinaire; elle parut embarralTée, fes réponfes furent courtes, & elle tacha de détourner la converfation. M. Monckton concut immédiatement, & avec fa pénétration qui n'étoit jamais en défaut, la caufe de ce changement fubit; & affeótant de fourire : Ne vous êtes-vous point encore appercue, lui dit-il, du pacte de cette familie, qui ne cherche qu'è vous captiver pour vous attirer dans fes filets? Non, certainement, s'écria Cécile bleffée de cette queftion; je fuis füre qu'un pareil  ( 149 ) pafte n'a jamais exifté, & je ne crains pas même d'affirmer que fi vous les connoilfiez mieux, vous feriez le premier a les admirer & a leur rendre juftice. Ma chere Mifs Beverley, répartit-il, je les connois déja. Je ne vais pas, je 1'avoue, chez eux; mais je fuis parfaitement au fait de leur caractere, qui m'a été tracé par les gens les plus liés avec eux, lefquels ont eu des occafions, telles que j'efpere que vous ne les aurez jamais, de les voir de prés. Je fuis perfuadé qu'une pareille tache vous feroit pénible, quoique les preuves qui en réfulteroient fuffent affez fortes pour vous faire penfer différemment fur leur compte. Qu'avez-vous donc appris de cette familie? demanda Cécile très-férieufement; il eft du moins impoiïible qu'on puilTe dire le moindre mal de Mad. Delville. Je vous demande pardon. Mad. Delville n'eft pas plus parfaite que le refte de fa familie ; elle eft feulement plus adroite, & cache mieux fes défauts; car, quoique trés-fiere & très-orgueilleufe , elle eft entiérement dominéé par Pintérêt. Je vois qu'on vous a trés-mal informé, répondit Cécile avec chaleur; Mad. Delville eft la plus excellente de toutes les femmes ! II n'eft pas étonnant que fa fupériorité lui fufcïte des ennemis; mais ils le font par envie, G üj  C igo ) & non par reffentiment; elle n'en aura jamais d'autres. Vous la connoitrez mieux avec Ie temps, répondit tranquillement M. Monckton; je fouhaite feulement que vous ne payiez pas cette connoiflance de la perte de votre félicité. Comment, Monfieur, s'écria Cécile fort agitée, cette connoiflance auroit-elle le pouvoir de mettre ma félicité en péril ? Je vais vous le dire, Mademoifelle, avec toute la franchife que vous êtes en droit d'exiger de moi; après quoi ce fera au temps 4 prouver fi je me fuis trompé. La familie Delville , malgré fa magnificence faftueufe , eft trés-pauvre dans toutes fes branches , tant direétes que collatérales. En eft-elle pour cela moins eftimable? Oui, paree qu'elle en eft plus avide; & comme ils comptent des deux cótés des Ducs, des Comtes, des Barons dans leur généalogie , les richefles même qu'ils fe préparent a envahir avec tant d'avidité, & au moyen defquelles ils fe propofent de fupporter a vos dépens leur fafte & leur morgue, leur paroltront encore trop honorées de 1'emploi qu'ils en daigneront faire : tandis que celle dont ils les tiendront, quoique très-aimable, fera toujours regardée comme fort au-deffous d'eux, & n'ayant pas dó fe flatter d'une alliance aufli diftinguée & aufli illufire.  ( I5i ) Cécile, piquée de ce difcours, fe leva de deffus fon fiege, bien décidée a n'y pas répondre, & incapable de cacher a quel point elle en étoit révoltée. M. Monckton , remarquant fon émotion, la fuivit; & prenant fa main, lui dit : Je me garderois bien de donner cet avis a une perfonne que je croirois trop foible pour en profiter; mais comme je fuis parfaitement informé de 1'ufage qu'on fe propofe de faire de votre fortune, & de la maniere dont vous ferez enfuite traitée , je crois devoir vous prévenir de leurs deffeins, puifqu'il fuffira fans doute de vous les indiquer pour que vous vous en préferviez. Cécile, trop troublée pour le remercier, retira fa main , & garda le filence. M. Monckton , jugeant, d'après fon mécontentement, du véritable état de fon cceur, vit avec effroi la grandeur du péril qui le menacoit. II reconnut que le moment préfent n'étoit poinc celui qu'il falloit choifir pour continuer a la contrarier, & qu'il n'avoit déja été que trop loin. Quoique peu difpofé il retourner en-arriere , il crut qu'il ne pouvoit mieux faire que de la quitter, & de lui laiffer le temps de réfléchir fur fon exhoriation, tandis que i'impreffion en étoit encore récente. II alloit prendre congé; mais Cécile, faifant un effort pour fe furmonter, & très-perfuadée qu'il n'avoit que fon feul intérêt en G iv  C 15a ) vue, 1'arrêta en lui difant: Vous me croyez peut-être ingrate, & moi je vous dis la vérité en vous affurant que vous vous trompez, & que je ne la fuis point. Je dois cependant avouer que votre critique févere du caractere de Madame Delville m'a extrêmement révoltée; rien au monde ne fauroit lui nuire dans mon efprit ou m'empêcher de prendre fa détente, & j'efpere que le temps viendra oü vous avouerez que j'avois de juftes raifons pour le faire. Juftes ou injufies, réponditM. Monckton, je fuis toujours für que vous ne la défendrezjamais qu'avec fuccès. En conféquence, je me défifte, en votre faveur, de toute attaque contre Madame Delville; & d'après vos éloges , je confens è reconnoltre qu'elle vaut mieux que tout le refte de fa familie. Je vais encore plus loin, & je conviendrai, fi vous 1'exigez, que peut-être M. Delville lui-même, auffi-bien que fa femme , pourroient encore être foufferts, & déplairoient beaucoup moins s'ils étoient feuls & n'avoient pas un fils qui entretient & augmente leur arrogance. Le fils en feroit donc d'autant plus coupable? dit Cécile foiblement. C'eft ce fils, répliqua-t-il, qui eft la principale caufe de la fierté de fes parents; c'eft pour lui qu'ils recherchent avec tant d'avidité les honneurs & Ia fortune; ils s 'enorgueilliffent  C i53 ) de contempler en lui le foutien de leur familie & de leur nom ; & ce rejetton leur infpire encore plus de vanité que leurs illuftres aucêtres. Ah! penfa Cécile, qui pourroit n'être pas vain d'un fils comme celui-la? Leur projet eft donc, continua-t-il, de s'affurer par fon moyen, de votre fortune, qu'ils n'auront pas plutót enire leurs mains, qu'elle fera employée toute entiere a arranger leurs affaires , qui font dans Ie plus grand défordre. Après cela, M. Monckton abandonna abfolument ce fujet; & avec cette chaleur prudente & réfervée, dont il accompagnoit toutes fes expreffions, il lui dit qu'il veilleroit foigneufement & Pavertiroit de tout ce qui pourroit donner Ia moindre atteinte a fa réputation & a fa tranquillité. II réitéra la promeffe de tacher de découvrir les nceuds par lefquels M. Harrel paroiflbit fi étroitement lié, & il s'en alla. Tourmenté lui-même par une inquiétude encore plus infupportable que celle qu'il lui avoit occafionnée, il vit alors les efpérances dont il s'étoit fi fouvent bercé, fur le point de s'évanouir pour toujours. II avoit cependant détruit le calme & Ia férénité a laquelle Cécile s'étoit entiérement livrée; elle fe défioit alors de 1'avenir, qu'elle redoutoit; il n'y avoit pas, jufqu'a 1'accomG v  ( 154 ) pliffement de fes fouhaits, dont peu auparavant elle faifoit dépendre toute fa félicité, qui re 1'effrayat. L'alliance contre laquelle elle avoit cru impoffible de faire la moindre objection , lui en paroiffoit dans ce moment trèsfufceptible; les repréfentations de M. Monckton 1'avoient cruellement mortifiée. Bien convaincue de fa grande expérience, & ne foupcjjnnant. point fes vues intéreffées, elle ajoutoit involontairement foi ft fes affertions; & rnême, en s'effbrcant de les combattre, elles faifoient une fi forte imprelfion fur fon efprit, qu'il paroiflbit prefqu'impoflible qu'elles en fuflent jamais effacées. Accablée de chagrin, tourmentée par Ie doute , Cécile pafia Ia nuit dans le trouble & Pagitation, tantót décidée ft fe livrer ft fon inclination , tantót a furmonter fon penchant & ft s'abandonner entiérement aux confeils de M. Monckton. CHAPITRE IV. Un efpoir. C e fut dans ces difpofitions que Cécile fe rendit le lendemain matin ft Pinvitation de M. Delville. Ce fut aufli la première fois qu'elle alla chez lui, redoutant de rapporter moins de fatisfaclion que de chagrin de fa vifite,  ( 155 ) & d'y voir plus de petitefle que de grandeur. On la fit entrer dans un appartement, oü eüe trouva M. Delville feul, qui la re^ut a 1'ordinaire avec beaucoup de folemnité. Après qu'elle eut pris fa place : Je vous ai donné la peine, Mifs Beverley, lui dit-il , de venir chez moi, afin de m'entretenir avec vous de vos affaires ; c'eft un devoir dont j'ai cru ne pouvoir me difpenfer dans cette circonftance; les attentions que votre fexeift en droit d'exiger du nótre , m'auroient certainement engagé a me rendre moi-même chez vous; mais pour les raifbns dont je vous ai précédemment fait meniion, j'ai craint que ceux avec lefquels vous vivez ne fe fuffent cru obligés de me rendre ma vifite. Les gens de bafle naiffance font ordinairement les plus exacts en pareil cas. Ce n'eft pourtant pas que mon intention foit de vous prévenir contr'eux; quoique, relativement a moi, il convienne très-fort que je me rappelle que des liaifons générales, indiftinctes & fans choix , en confondant tous les rangs, deviennent touta-fait préjudiciables a 1'ordre de la fociété qu'elles renverfent. Ah! penfa Cécile, que M. Monckton a eu raifon, & qu'il feroit difficile que dans une familie, dont M. Delville eft le chef, je ne fufle pas regardéê comme lui ètant trU-infèG vj  ( 156 ) ïieuve, & n''ayant jamais du efpèrer une pareille alliance. Je me fuis adreffé, continua-t-ü, a Madame Delville pour favoir fi 1'aveu que je vous avois recommandé de lui faire , & auquel elle m'avoit promis de vous engager, avoit déja eu lieu ; elle m'a appris que vous n'aviez point encore ouvert la bouche a ce fujet. Je n'avois aucun aveu a faire; & Madame Delville ne m'ayant rien demandé , j'ai cru qu'elle étoit fatisfaite, & n'avoit plus de réponfe a attendre. Quant aux queftions, ajouta M. Delville, je crains que vous ne fentiez pas affez toute la diftance qu'il y a entre une femme aufli diftinguée que Madame Delville, tant par ia nailTance que par fon mariage, & une jeune perfonne.. telle que Madame Harrel, dont les ancêtres, il y a peu de temps, n'étoient que de fimples fermiers de la Province de Suffolk. IMais je vous demande pardon. .. Je ne prétends point par-la infulter aux vótres : j'ai toujours ouï louer leur probité; & 1'érat de fermier n'eft point méprifable a mes yeux; d'ailleurs, je ne crois pas que votre pere, non plus que le Doyen votre oncle, 1'ayent jamais été. Non, Monfieur, répondit féchement Cécile, très-piquée de cette politeffe humiliante. J'ai toujours ouï dire que c'étoit un trés-  ( 157 ) bon homme; je n'ai connu par moi-même aucun des individus de votre familie, a 1'exception du Doyen , fes liaifons avec 1'Evêque de * * * mon parent, ont fait que je 1'ai fouvent rencontré. II eft vrai qu'il m'a paru alTez extraordinaire qu'il m'ait nommé pour 1'un de fes exécuteurs teftamentaires :je ne cherche pourtant pas a vous bleffer : au contraire , je ferois défefpéré de vous caufer le moindre chagrin. M. Monckton, de nouveau, revint dans 1'efprit de Cécile, & elle reconnut encore la jufteffe de fes obfervations; & quoique curieufe de favoir quelle feroit la conclufion de ce pompeux difcours , fon mécontentement 1'emporta fi bien fur fa curiofité, qu'elle auroit voulu pouvoir s'en aller fans en attendre la fin. Pour en revenir, continua-t-il, a mon fujet, 1'époque aétuelle de votre vie eftcelle oü vous avez le plus befoin de confeils; enconféquence, je fuis, ainfi que je viens de vous le dire, fiché que vous n'ayez pas confié vos fentiments è Mad. Delville. Une jeune Demoifelle , a la veille de s'établir, & è même de choifir fur un grand nombre de partis, eft trèsexpoféea fe tromper, & ne fauroit mieux faire que de demander des avis a ceux qui font en état de i'inftruire fur 1'alliance qui lui feroit la plus avantageufe. Ce qui me fait le plus grand  C ) plaifir, eft de pouvoir vous louer de ce que le jeune homme blelTé en duel (je ne faurois me rappeller fon nom) eft, a ce qu'on m'affUre, tout-a-fait hors de votre penfée, & qu'il n'en eft plus queftion. Que va-t-il s'enfuivre ? penfa Cécile qui n'eut pas la moindre en vie de lui répondre; car fon air hautain, (on ton fier lui ótoient la faculté de parler. Mon deffein donc, eft de vous parler du ChevalierRobert Floyer. Lorfquej'eusendernier lieu le plaifir de m'entretenir avec vous a ce fujet, vous vous rappellerez vraifemblablement que je penchois pour lui; il eft vraï que je ne le regardois alors que comme le rival d'un jeune homme de nulle confidération , & il me paroiflbit plus digne de vous. L'affaire eft actuellement différente; il ne s'a. git plus de ce jeune homme, & il fe préfente un nouveau prétendant, auque! le Chevalier eft auffi peu comparable que le premier 1'étoit a ce dernier. Cécile fut émue a cette informationjunfentiment plus vif excita fa curiofité, & un fujet auquel elle étoit fi fort intéreffée redoubla fon attention. Ce prétendant, ajoutat-iï, eft tel que jene faurois imaginer qu'une jeune Demoifelle püt héfiter un moment a 1'accepter. II eft a tous égards, a la fortune prés, trés fupérieur au  ( i59 ) Chevalier; & ce qui lui manque 'de ce cóté, peut être aifément réparé par celle que vous pofledez. Cécile rougit excefiivement ; il lui parut que les prédiétions de M. Monckton étoient fur le point de s'accomplir; tremblante, elle jetta un coup d'ceil dans 1'avenir, & craignit qu'en acceptant 1'offre a laquelle elle s'attendoit, il n'en réfultdt pour elle toutes les conféquences qui lui avoieut été prédites. J'ignore encore, reprit-il, quelles font les idéés que vous avez pu vous former du rang» de la nobleffe & des alliances, ni fi vous favez les apprécier a leur jutte valeur; car les premiers préjugés font trop enracinés pour qu'il foit facile de les détruire. Ceux fur-tout qui ont Vécu avec des gens opulents, font trèspeu de cas de la naiffance même, & lui préferent les richeffes. La rouge ur qui avoit d'abord paru fur Ie vifage de Cécile, & que Pattente y avoit fait naltre, fut alors augmentée par fa colere & fon reffentiment : elle fe fentit déja offenfée par le préambule faftueux & humiliant des propofitions qu'elle attendoit; & elle réfolut dans fon dépit , quoiqu'il en coütat a fon cceur , de maintenir fa dignité en les refufant abfolument; trop bien convaincue par ce qu'elle voyoit alors , que M. Monckton ne  C 160 ) s'étoit point trompé dans ce qu'il lui avoit annoncé pour 1'avenir. Votre refus donc, continua-t-il, de cette offre honorable n'a peut-être été qu'une fuite des principes de votre éducation. Refus! interrompit Cécile étonnée; quel refus , Monfieur ? N'avez-vous pas refufé les propofitions de Mylord Ernolf pour fon fils? Mylord Ernolf? Jamais; & je ne 1'ai vu, lui & fon fils, qu'en public. Cela, repliqua M. Delville, ne fait rien a Faffaire; lorfque le parti eft convenable, une jeune Demoifelle bien élevée doit 1'accepter : mais quoique ce refus ne vint pas immédiatement de vous , vous Paviez fans doute approuvé. Approuvé! Et je n'en ai jamais rien fu! II faut donc que votre mariage avec le Chevalier Floyer foit plus prés de fe conclure que je ne 1'avois imaginé ; car autrement, M. Harrel n'auroit pas ofé, fans vous confulter, donner une réponfe auffi décifive au Comte. Non, Monfieur, répartit Cécile impatientée; jamais mon mariage avec lui n'a été plus éloigné , & je ne fouhaite point qu'il le foit moins a 1'avenir. Elle étoit très-peu difpoféea continuer cette converfation. La réfolution héroïque & géné-  C 161 ) reufe qu'elle avoit d'abord formee de refufer la main du jeune Delville, ne la rendoit plus capable de fupporter patiemment la découverte qu'elle venoit de faire qu'il ne s'étoit point propofé de demander la fienne; & quoique piquée & irritée de cette nouvelle preuve que M. Harrel ne fe faifoit aucun fcrupule, par fes affertions & par fes aétions, d'accréditer les bruits de fon prochain mariage avec le Chevalier, fon dépit, en voyant que M. Delville, au-lieu de plaider la caufe de fon fils, fe déclaroit en faveur d'un autre qu'il appuyoit de tout fon crédit, fut fi vif, que quoiqu'il continuat fon faftueux difcours, a peine y fit elle h moindre attention, & faifit le premier moment d'intervalle pour fe lever & prendre congé. II lui demanda fi elle ne verroit point Mad. Delville ; mais fouhaitant d'être feule, elle s'en excufa. II lui enjoignit alors de ne pas s'avancer davantage avec Ie Chevalier, jufqu'a ce qu'il eüt eu Ie temps de prendre quelques informations au fujet de Mylord Ernolf; & après 1'avoirgracieufement affurée defaprotedtion, il la laiffa partir. Cécile vit alors qu'elle avoit tous le temps néceffaire pour réfléchir fur la maniere dont elle motiveroit fon refus, & étudier 1'air de dignité dont elle 1'accompagneroit; car ni M. Delville ni fon fils ne paroiffoient preffés de mettre fa conflance al'épreuve. Elle trouvaeu  ( 16* ) conféquence que M. Monckton s'étoit rrèsfort trompé au fujet de leur prétendu complot & de leurs intentions; mais que quant a leur conduite & a leurs fentiments, elle avoit toutes les raifons du monde de croire qu'il avoit rencontré jufte : & quoique fon cceur refufat de fe réjouir d'être échappé a une aufli forte épreuve, fa raifon étoit fi bien convaincue que le portrait qu'il avoit tracé étoit copié d'après nature, qu'elle réfolut de vaincre fon penchant pour le jeune Delville, puifqu'elle neprévoyoit pour la fuite que beaucoup de mortification d'une alliance avec fa familie. CHAPITRE V. Une agitation. Absorbée dans fes réflexions , Cécile, rentrée chez M. Harrel, alloit gagner fon appartement pour s'y renfermer le refte du jour, lorfqu'en paflant devant la falie, elle s'appercut avec quelqu'eifroi que les domeftiques paroiffoient confternés, & que toute la maifon étoit dans le plus grand délbrdre. Au moment oü elle appelloit fa femme-de-chambre pour s'informer s'il étoit arrivé quelque malheur, M. Harrel paffa devant elle d'un air fi égaré, qu'il parut a peine la connoitre. Surprife & épouvantée, elle s'arrêta tout  C 163 ) court, & celui-ci retournant tour-a-coup fur fes pas, lui fit figne de le fuivre. Elle lui obéit; il la conduifit dans la bibliotheque, oü ils ne furent pas plutót entrés, qu'il en ferma la porte, & faififfant brufquement une de fes mains, il s'écria: Mifs Bever» ley, je fuis ruiné!... je fuis perdu !... je fuis i jamais abymé ! J'efpere que non, Monfieur, répartit Cécile fort émue, j'efpere que non. Oü eft Madame Harrel ? Oh ! je n'en fais rien, je n'en fais rien, s'écria-t-il d'un ton furieux, je ne j'ai point vue... Je ne faurois la voir... J'efpere ne la revoir jamais ! Fi, fi, répartit Cécile , permettez que je 1'appelle; il faudroit la confulter dans votre malheur; fa tendreffe pour vous, en vous confolant, pourroit vous être utile. Sa tendreffe ! répéta-t-i! avec encore plus de vivacité; fa haine, voulez-vous dire ! Ne favez-vous pas qu'elle fe trouve auffi ruinée? Oh ! ruinée fans reffource... & après cela , que je puiffe encore héfiter, que je difTere un feul inltant a terminer d'un feul coup mes infortunes? Quel malheur, quel horrible accident vous eft-il donc arrivé? J'ai perdu Prifcille, s'écria-t-il, il ne me refte plus aucun crédit! Je viens de détruire!...  ( 164 ) Non , non , pas encore , puifque j'exifle! Non, non, répondit Cécile, dont 1'agitation égaloit prefque la fienne, ne vous défefpérez pas, je vous en conjure. Parlez-moi plus intelligiblement... Qu'eft-ce que tout cela veut dire? Comment ce malheur eft-il arrivé? Mes dettes, mes créanciers! Une feule reffource, dit-il en fe frappant le front de la main, me refte ! Ne dites pas cela, Monfieur. Vous en trouverez plus d'une; prenez courage , je vous prie. Parlez plus tranquillement; & pourvu que vous foyez par la fuite plus prudent, & que vous promettiez d'avoir plus de -foin de vos affaires , j'entreprendrai moi-même... Elle s'arrêta a ces mots, au milieu de ce mouvement de compaffion & d'épanchement de cceur, en penfant a 1'indignité de celui qui en étoit 1'objet, & fe rappellant les exhortations de M. Monckton. Quoi? qu'entreprendrez-vous ? s'écria t-il avec feu : je fais que vous êtes un ange. Di« tes-moi, que voudriez-vous entreprendre? Je voudrois, répondit Cécile en héfitant, je voudrois parler a M. Monckton... Je voudrois confulter... Vous feriez tout auffi bien de confulter avec tous les maudits créanciers qui font dans la maifon, dit-il en 1'interrompant; mais vous en êtes bien la maitreffe; ma difgrace lui fera bien ■  ( -65 ) tót connue : un peu plutót un peu plus tard, cela vaut il Ia peine que je vous prie de vous en abftenir? Vos créanciers font-ils donc actuellement dans Ia maifon? Eh! oui, fans doute; & c'eft pour cela qu'il eft plus que temps que j'en forte. Ne les avezvous pas appercus?... Ne rempliffent-ils pas la falie baffe?... Ils me menacent avant Ia nuit de trois différentes faifies!... de trois faifies, a moins que je n'acquitte immédiatement les demandes qu'ils ont formées contre moi. Et a quelle fomme ces demandes peuventelles bien monter? Je 1'ignore!... Je n'oferois m'en informer!... A quelques mille livres peut-être... Et actuellement je n'ai pas dans Ia maifon quaranteguinées dont je puiffe difpofer. En ce cas-la, s'écria Cécile en fe retirant, je ne faurois vous être d'aucun fecours. Si leurs demandes font fi confidérables , je ne puis rien faire. Elle le quittoit alors auffi révoltée de la lituation dans laquelle ilfe trouvoit, qu'indignée des extravagances qui 1'y avoient plongé. Arrêtez, s'écria-t-il, &écoutez-moi. Alors baiffant Ia vont: Cherchez, continua-t-il, votre malheureufe amie... Allez joindre la pauvre Prifcille... Préparez-la a entendre d'hor-  ( 166 ) ribles nouvelles. Et quoique vous m'abandonniez, ne l'abandonnez pas ! Alors, paiTant devant elle d'un air défefpéré, il fe préparoit lui même ft fortirde la chambre; mais Cécile, allarmée de fon tranfport, lui cria : Que voulez-vous dire? quelles horribles nouvelles? oü voulez-vous aller? En enfer! répartit-il, & fortit en courant. Cécile pouffa un cri percant, & le conjurant de 1'entendre, courut après lui : il n'y fit aucune attention; & la fuyant avec plus de vlifcffe qu'elle ne pouvoit le fuivre, il gagna fon cabinet, dont il tira avec violence la porte après lui; & précifément ft Pinftant qu'elle y arriva, il tourna la clef & la ferma au verrou. Sa frayeur fut alors exceffive; elle crut qu'il alloit fe tuer, & fon refus de le tirer d'embarras lui parut le fignal de fa mort : elle regarda dans cette conjonéture toute fa fortune comme une bagatelle, comparée ft 1'importance qu'il y auroit de fauver la vie ft Fun de fes femblables; & lui cria , avec toute la force que lui laiffoit encore fon faififlement, de la laiffer entrer, s'engageant par tout ce qu'il y avoit de plus facré, de faire ce quidépendroit d'elie pour le tirer d'affaire. A ces mots, il lui ouvrit; fon vifage étoit exttêmement pftle & défait, & il tenoit un rafoir ft la main. Vous m'avez arrêté, dit-il d'une voix ft pei-  ( 167 ) ne intelligible, au moment oü j'avois repris affez de force pour terminer mes peines : cependant , fi vous êtes réellement décidée a m'aider, je vais remettre ceci a fa place... Sinon je vais 1'arrofer de mon fang. J'y fuis décidée ! j'y fuis décidée ! s'écria Cécile; je ferai tout ce que vous voudrez. Promptement ? Immédiatement. Avant que mon malheur foit dilvugué? & tandis que tout peut être encore affoupi? Oui, oui, exadtement... tout ce que vous voudrez! Jurez-le donc. Ici, Cécile fit un pas en-arriere; la mémoire lui revint a proportion que fa frayeur diminuoit; & fa répugnance a contraéter un enga* gement, fans favoir quelle en pouvoit être 1'importance, & en faveur d'un homme dont elle blatnoit la conduite, & dont elle déteftoit les principes, fit céder Ia crainte a Pindignation ; après nne courte paufe, elle répondit d'un air fitché : Non, Monfieur, je ne veux pas jurer.... ce qui n'empêchera pas que tout ce qui fera raifonnable, tout ce que Pamitié.... Ecoutez-moi donc jurer! dit-il en 1'interrompant avec fureur. Oui, j'attefte le ciel & Penfer que je ne furvivrai point a la faifie de mes effets, & que le moment oü j'apprendrai  C IÓ8 ) qu'ils feront fous la main de la juftice, fera le dernier de mon exiftence. Quelle cruauté 1 quelle contrainte! quelle impiété ! s'écria Cécile; remettez-moi cet horrible inürument, & prefcrivez-moi les conditions que vous voudrez. Un bruit alors fe fit entendre au bas de 1'efcalier. Cécile, qui n'avoit pas encore ofé appelier du fecours, de peur de précipiter fon défefpoir, commencoit a efpérer, quand touta-coup, treffaillant de rage, il s'écria: Je crains qu'il ne foit trop tard !.... les fcélérats ont déja faifi ma maifon! Enfuite, tachant de la mettre par force hors de la cbambre : Allez, lui cria-t-il, joiudre ma femme.... Je veux être feul! Oh! remettez-moi auparavant cette arme meurtriere, & je prêterai tel ferment que vous exigerez. Non, non... Allez... Laiffez-moi, s'écriatil, la trop grande émotion lui ótant prefque la refpiration. II n'eft plus temps de chercher a m'amufer. Je ne vous amufe point! non, réellement, s'écria Cécile en retenant fon bras; effayez, mettez-moi a 1'épreuve. Jurez folemnellement de délivrer la maifon de ces créanciers dans ce même moment. Je le jure, s'écria-t-elle avec énergie, & je prends le ciel a témoin de ma fincérité. Je  C 169 ) Je vois, je vois que vous êtes un ange I s'écria-t-il ravi enextafe, & c'eft en cette qualité que je vous adrnire & vous adore. Ah! vous m'avez rendu la vie. Votre bonté célelte me retire de 1'abyme» Remettez-moi donc ce fatal inftrurnent. Cet inftrurnent, répartit il, n'eft rien, puifqu'il m'en refte encore plufieurs; mais vous venez de m'óter 1'envie d'en faire ufage. Allee donc, & empCchez ces malheureux de venir ici... Envoyez tout de fuite chercher Ie Juif... II vous avancera tout 1'argent que vous voudrez; mon domeftique faitoü le trouver; confulttz M. Arnott; dites un mot confolant i Prifcille... Mais non, ne faites rien du tout jufqu'a ce que vous ayez débarralTé ma maifon de ces maudits coquins. Cécile, pétrifiée de 1'engagement folemnel qu'elle venoit de contrafter, & d'entendre nommer le Juif, le quitta fans repliquer, & fe difpofoit a regagner fon appartement pour tdcher de reprendre fes efprits & réfléchir fut les mefures qui lui reftoient I prendre, lorfqu'elle entendit que le bruit augmentoit. Elle s'arrêta pour écouter; & ayant faifi quelque* paroles qui ne firent que redoubler fes allarmes, elle defcendit jnfqu'au milieu de 1'efcalier, oü elle rencontra Davifon, f homme d'affaires de M. Harrel, auquel elle demanda Ia oaufe de cette rumeur. Tome 11, H  ( 17° )' II lui répondit qu'il alloit en toute diligence trouver fon maltre, paree que les huifliers alloient arriver dans la maifon. Si vous vous intéreffez a fa vie , gardezvous bien de 1'en informer! s'écria-t-elle avec encore plus de terreur. Oü eft M. Arnott? Dites-lui de venir- me trouver... Priez-le de venir dans 1'inftant... Je 1'attendrai ici. Davifon courut pour exécuter fes ordres j & Cécile, voyant qu'elle n'avoit ni le temps de réfléchir, ni celui de s'attrifter de 1'engagement qu'elle venoit de prendre,'& craignant que fi M. Harrel appercevoit 1'arrivée des huiffiers, il ne retombat dans fon premier défefpoir, réfolut d'employer tout le courage, la prudence & le jugement qu'elle pollédoit, & puifqu'elle étoit forcée d'agir, de voir s'il y auroit moyen de fauver fon crédit & rétablir Xes affaires. A 1'inftant que M. Arnott arriva, eile chargea Davifon d'aller joindre fon maltre, & d'ob« ferver toutes fes afbons. Enfuite, s'adreffant a M. Arnott: Voudriezvous bien, Monfieur, lui dit-elle, aller trouver ces gens, & les affurer que s'ils confentent a fe retirer immédiatement, tout s'ar» rangera, & que M, Harrel les fatisfera? Ah! Mademoifelle, s'écria triftement M. Arnott. Eh l comment? II n'a aucun moyen de les payer , & je n'ai pas 1% faculté de Ie ti-  ( 171 ) rer de ce pas fans me ruiner entiérement. Renvoyez-les feulement, dit Cécile, & je vous ferai moi-même caution que votre promelTe ne fera pas vaine. Hélas! Mademoifelle, qu'allez-vous faire? Malgré fintérêt que je prends a M. Harrel, & le chagrin que me caufe la fituation de mon infortunée freur, je ne faurois pourtant fouffrir que 1'on abufe de tanr de générofité. Cet avertiffement ne fut pas capable d'altérer la réfolution de Cécile; elle perfifta, & il lui obéit avec Ie regret le plus évident. Tandis qu'elle attendoit fon retour, Davifon laiffa M. Harrel, & s'en fut par fes ordres chercher promptement le Juif. Grand Dieu ! s'écria Cécile, comment cet homme mondain, chargé de tant de crimes, peut-il Attenter a fes jours, braver Tèterniti (i) .' M. Arnott fut plus d'une demi-heure avec ces gens; & lorfqu'il revint k la fin, fon air annonca d'abord le mauvais fuccès de fa commiiïion. Les créanciers , dit-il, avoient déclaré, qu'après avoir été G fouvent trompés, ils ne confentiroient point k renvoyer les huif- (a) Elfrida , belle tragédie de Mafon, poëte moderne , dont le petit nombre de tragédies, oü 1'on retrouve la noble fimplicité de la fcene grecque, font 1'admixaiign des eonnoiffeuis, H ij  ( m ) fiers, & a fe rctirer eux-numes, qu'ils n'euffent été payés. Dites-leur donc, Monfieui, ajouta Cécile, qu'ils m'envoyent leurs comptes , & que , s'il m'elt poffible , je les acquitrerai fur-lechamp. Les yeux de M. Arnott fe remplirent de larmes a cette déclaration, & il protefta que pluiót que de fouffrir une pareille injuftice, il aimoit mieux, quelles que putTent être les conféquences pour lui , donner jufqu'a fon dernier sheüing. Non, répondit Cécile, témoignant d'autant plus de courage qu'elle vouloit moins 1'attendrir, je n'ai point fauvé M. Hnrrel pour confentir a la ruine d'un homme qui vaut beaucoup mieux que lui! Vous n'avez déja que trop fouffert. Le mal préfent me regarde, & j'efpere du moins qu'il ne s'étendra pas jufqu'a vous. M. Arnott eut peine a foutenir cette derniere preuve de fa générofité; il fut accablé de douleur, d'admiratiou & de reconnoiffance; & ne pouvant retenir plus long-temps fes larmes, il s'en fut en filence s'acqukter de fes ordres. Ah, MademoifelleJ s'écria-t-il en rentrant; tous vos efforts, quelque confidérablefi qu'ils foient, ne fauroïent être d'ancune utili» té, Les comptes qui fe trouvent dans la  ( i?3 ) maifon montent déja a plus de fept mi!l* livres. 1 Cécile, interdite & confufe, treffaillitj 5t joignant les mains, s'écria: Que dois-je fairet a quoi me fuis-je engagée! & comment pourrai-je réoondre a moi-même, a mes héritiers, d'un pareil abus, d'un pareil emploi, d'une partie li conlidérable de ma fortune ? M. Arnott n'eut pas la force de lui répondre; & ils fe regarderent quelque temps 1'un & 1'autre en filence, fans ofer prendre de réfolution, jufqu'au moment oü Davifon vint les avertir que le Juif étoit arrivé, & attendoit qu'elle voulüt lui parler. Et que pourrai-je lui dire? s'écria-t-elle de plus en plus agitée; je n'entends rien a tout ce qui s'appelle ufure, comment dois-je m'y prendre avec lui? M. Arnott avoua alors qu'il fe feroit rendu tout de fuite caution pour fon beau - frere; mais que fa fortune, qui n'a jamais été bien confidérable, fe trouvoit fi fort dhninuée par les fomtnes qu'il avoit déja débourfées pour lui , que comme il n'avoit point encore rc« noncé au mariage ni a 1'efpérance d'avoir des enfants, il n'ofoit sVxpofer par trop de confianGe a perdre ce qui lui reffoit; d'autant plus que pendant le féjour a Violet-Bank, fa fceur ne pouvant réfifter aux follicitations pref» fantes de fon mari, s'étoit défiftée d'une pa.* H jij  ( 174 ) tie des avantages qu'il lui faifoit par fon contrat de mariage, Cette information , qui lui expliquoit la caufe de 1'inquiétude que Mad. Harrel avoit témoignée depuis peu, ne fervit qu'a redoubler le chagrin de Cécile ; chaque moment donné è ia réflexion augmentoit fa répugnance a fe deflaifir d'une fomme aufli confidérable en faveur d'un homme fi peu digne d'un pareil facrifice, & le dépit qu'elle reffentoit de s'être laiffé arracher cette promefie par des menaces illicites. Elle ne vouloit cependant pas prêter un feul inftant Poreille aux offres de M. Arnott de remplir fon engagement ? & elle le conjura , pour peu qu'il fit cas de fa gloire, de ne pas lui réitérer une propofition dont elle ne pourroit être que bleflee. Davifon revint alors Ia prier de fe dépêcher , & lui dire que le Juif étoit avec fon maitre , qu'ils 1'attendoient tous deux avec impatience. Cécile au défefpoir, & ne fachant ce qu'elle devoit faire, pdlit a cet avertiffement, & s'écria : Ah! M. Arnott, courez, je vous prie, chercher M. Monckton! Amenez-Ie ici fans perte de temps... Si quelqu'un peut me fauver, c'eft certainement lui, fi je retourne auprès de M. Harrel, je ne fais que trop que tout fera fini.  X W ) N'en doutez pas, répondit M. Arnott, je vais dans 1'inftant le chercher. Pas encore... Arrêtez, lui cria Cécile toute tremblante; il ne fauroit me faire aucun bien... Son confeil viendroit trop tard. Je ne peux révoquer le ferment que je viens de pronon. eer. 11 ne fauroit, quelle que foit la violence qu'on ait employée pour me 1'arracher, être violé fans que je me rendiffe éternellement malheureufe. Cette idéé fuffit a la déterminer; & la crainte des remords qu'elle éprouveroit fi M. Harrel venoit a exécuterfa menace, eut plusdeforce fur un cceur pur & droit comme le fien, que la diminution ou la perte totale de fa fortune. Lentement, cependant, d'un pas tardif & forcé, en dépit de fa raifon, & contre fon gré , elle fe rendit aux fommations de M. Harrel, qui , impatienté d'un fi long délai. v'mt a fa rencontre. Mifs Beverley, s'écria-t-il, nous n'avons pas un inftanr a perdre : cet bonnête homme vous apportera tout 1'argent que vous lui demanderez, moyennant un intérêt convenable; fi vous différez encore a lui donner vos or» dres, & que ces maudites canailles s'obfti« nent a refter chez moi, 1'affaire s'ébruitera... & vous favez ce qui s'enfuivra, ajouta-t-il eu baiffant la voix; je ne chercherai point a vous eifrayer de nouveau, en vous répétant ce que H iv  C 176 ) Je vous ai déja dit a dont je ne me départi» iai jamais. Cécile s'éloigna de lui avec horreur, & d'une voix bégayante, le cceur oppreffë, elle pria M. Arnott d'arranger cette affaire avec k Juif. Quoique Ia fomme füt très-confidérable, elle approchoit fi fort de fa majorité, & il y avoit fi peu de rifque è courir avec elle, que 1'arraiigement fut bientót terminé. Le Juif eompta fept mille cinq cents livres, M. Harrel remit a Cécile fon obligation pour le rerafeourfement, les créanciers furent fatisfaits, les huiffiers renveyés, & la maifon reprit bientót fon air de fafte & d'opulence ordinaire. Madame Harrel, qui,'pendant cette fcene , s'étoit renfermée dans fa chambre pour fe lamenter & pleurer tout a fon aife, s'empreffa de joindre Cécile; & dans le tranfport de fa joie & de fa reconnoiffance, elle la remercia a genoux d'avoir prévenu leur mine totale. Le vertueux M. Arnott paroiffoit incertain s'il devoit s'en affliger ou s'en réjouir, & M, Harrel proteftoit que déformais il ne fe con* duiroit que par fes feuls confeils. Cette promeffe, Pefpérance qu'il fe réformeroit, & la fatisfaétion qu'elle avoit procurée a toute la maifon, ranimerent un peu les «fprits de Cécile, qui cependant, uès-affeciée  ( 177 ) de ce qui venoit de fe paffer, fe Mta de les quitter pour fe rendre ft fon appartement. Elle s'étoit deffaifie en faveur de M. Harde plus de huit mille livres, fans avoir de füreté quand on comment elle en feroit rem5-, bourlée; & cette charité , vive & fervente, qui lui faifoit eftimer les richeffes proportionnellement aux moyens qu'elles lui donnoient de faire de bonnes afbons, dans la circonfiance préfente , contribuoit peu ft fa confolation ou ft fon contentement; car cette libéralité avoit été forcée, & elle méprifoit celui qui 1'avoit re^ue. Que cet argent, s'écrioit-elle , auroit été mieux employé pour 1'aimable Demoifelle Belfield, ou pour fon pauvre frere, homme honnête, quoique trop fier! & qu'une fom» me bien moins confidérable auroit mis a leur aife, pour toute leur vie, les vertueux & in» duftrieux Hill! Mais dans ce cas-ci, devenir fe fupport de 1'extravagance que je détefteï Me rendre refponfable des dettes caufées paf un luxe que j'ai en horreur! Etre libérale direétement contre mes principes, & prodigue en dépit de ma raifon! Ah, qu'il eüt été ft fouhaker que mon oncle, abufé , eüt mieux connu en quelles mains il me confioit, & que ma foible & malheureufe amie eüt rencontré un plus digne protecteur , qui fe füt occupé davantage de fon bonheur & de fes fentj- ments! H v  d?0 Cependant, auffi-tóc qu'elle fe fut remife de la première amertume de fes réflexions, elle tourna fes penfées d'un autre cóté, & s'occupa a former un plan propre au moins a rendre fon dernier facrifice utile & durable. Le fervice fignalé qu'elle venoit de leur rendre lui donnoit alors un afcendant fur eux, dont elle fe propofa de fe prévaloir tout de fuite, pour tftcher de prévenir un nouveau malheur, en les engageant 1'un & 1'autre a changer de conduite. Pour donner plus de poids ï fes avis, elle fouhaita d'avoir ceux de M. Monckton, ö; le fit prier le lendemain chez elle pour lui ♦dire tout ce qui s'étoit pafié , & confulter avec lui. Tandis qu'elle s'occupoit de ces réfi jxions, le foir même du jour oü elle avoit fi chérement acquis le droit de donner des confeils , on vint 1'avertir qu'on 1'attendoit pour prendre le thé. Elle trouva M. Harrel & fa femme, s'entretenant férieufement enfemble ; auffi-tót qu'elle parut, le mari lui dit: Mifs Beverley, après le fervice fignalé qne vous m'avez randu ce matin, vous ne voudriez pas, je l'efpere , me refufer une grace que je vais vous demander pour ce foir. Non , ajouta Madame Harrel, je fuis füre qu'elle ne nous la refiiferapas, fur-tout quand  C 179 ) eüe faura que notre réputation & Fopinion qu'on aura de nous, en dépendent. J'efpere, ditCécile, que jene dois pas avoir de raifon de la refufer. Ce n'eft qu'une bagatelle, dit M. Harrel, il s'agit feulement de nous accompagner.ee foir au Panthéon. A cette propofition, Cécile, faifie d'indignation, eut peine a concevoir qu'u'n homme qui avoit été fur le point, dans la matinée, de voir faifir tout ce qu'il poffédoit, püt defirer le foir même de participer è des amufements publics, que celui qui, peu d'heures auparavant, alloit, fans y être appellé, fe précipiter volontairement dans le gouffre immenfe de 1'éternité, püt, tandis que 1'inftrument de deftruétion lui étoit è peine échappé de la main, chercher a fe replonger dans la même fituation , en fuivant immédiatement les mêmes fentiers qui 1'avoient conduit a fa ruine. Elle en fut 11 fort choquée & irritée, que ne cherchant • pas même a déguifer fon mécontentement, après un moment de filence, elle refufa froidement de faire ce qu'il defiroït. Je vois, dit M. Harrel un peu confus, que vous ne comprenez pas les raifons qui me portent a vous faire cette priere. II eft trèsvraifemblable que la malheureufe aventure de ce matin fera répandue dans toute Ia ville; B yj  ( i8o ) Ja feule maniere d'empêcher qu'on ne Ia croye , eft de nous montrer tous en public avant que perfonne fache s'il doit en douter ou y ajouter fou Venez, ma chere amie, s'écria fa femme, obligez-moi par votre complaifance; en vérité , notre réputation en dépend. J'ai promis hier a Madame Mears d'y aller aujourd'hui avec elle; & fi je lui raanque de parole , tout Ie monde eu devinera la raifon» Au moins,répondit Cécile,ma compagnie ne fauroit vous être d'aucune utilité;ne me preffez donc pas, je vous prie; je fuis trèsmal difpofée pour un divertiffement de cette nature , & je ne penfe point, comme vous, qu'il foic néceffaire» Mais fi nous n'y allons pas tous, ajouta M» Harrel, c'eft a-peti près comme fi nous ne faifions rien : on fait que vous demeurez chez HOUo, & votre préfence dans cette conjoncture critique impone beaucoup a notre crédit. Si notre aventure devient publique, il en arrivera que chaque malotru d'ouvrier a qui je peux devoir un shelling, formera un maudit complot femblable a celui de ce matin , pour venir tous en corps me demander de 1'argent; & fi je leur en refufé, ils obtiendront fentence & faifironr enfuite chez moi. Le feul moyen de décréditer ces bruits eft de faire bonne contenanceen public, & de nous coaduire comms  (1*1) s'il ne nous étoit rien arrivé. Ne refufez donc pas de nous accorder ce foir votre compagnie; elle nous eft réellement très-importante : fans cela, il y a dix a parier contre un qu'au bout de quinze jours je me retrouverai dans le même embarras. Cécile, quoiqu'indignée d"apprendre que fes dettes fuffent encore fi confidérables, fut toute aufli allarmée en 1'entendant parler d'exécution, que fi elle s'étoit trouvée elle-même en danger d'être ruinée. Epouvantée fans être convaincue, elle fe rendit k leurs follicitations, & confentit k les accompagner, Ils fe féparerent peu après pour sTiabiller; & ayant palfé chez Madame Mears pour la prendre, ils fe rendirent enfemble au Panthéon. CHAPITRE VL Un homme du bon ton. Ils furent joints a la porte du Panthébnpar M. Arnott & le Chevalier Fioyer, pour lequel Cécile avoit tous les jours plus d'éloignement: ils entrerent dans la grande falie pendant le fecond afte du concert; & comme, excepté elle, perfonne de la compagnie ne fe foucioit de J'entendre, on n'y fit que peud'attention; les Dames s'entretenoient comme s'il n'y avoit point eu d'orcheftre dans la falie,  C iSa ) & les hommes s'en embarraflant encore moins, tichoient de trouver place auprès du feu, autour duquel ils ne firent que voltiger jufqu'i ce que la mufique eüt celTé. Ils furent k peine atlis, que M. Meadows s'avancant en dandinant, dit quelque chofe a 1'oreille de Madame Mears, qui s'étant immédiatement levée, le préfenta a Cécile; après quoi Ia place a cóté d'elle fe trouvant vacante, il s'en empara, prit f.s aifes ; & s'étendant autant que 1'efpace pouvoit le lui permettre , il commen^a une efpece de converfation avec elle. Y a-t-il long-temps , Mademoifelle , que vous êtes a Londres? Non, Monfieur. Ce n'eft pas le premier hyver que vous y paffez? Oui, Monfieur, c'eft le premier. En ce cas vous avez bien des chofes a voir; oh, que cela eft charmant! que je vous envie!... Etes-vous fatisfaite du Panthéon ? Beaucoup; je n'ai encore rien vu d'aufll beau que ce Mthnent. Vous n'avez pas vifité les pays étrangers. Les voyages font 1'éceuil du bonheur; on ne fauroit regarder aucun des baciments de notre ifle, après qu'on a vu ceux d'ltalie. Le bonheur confifteroit il donc k voir des Mtiments? dit Cécile; & fe tournant de fon cóté, elle remarqua qu'il bailloit, & avoit 1'air  ( I33 ) de ne faire aucune attention J fes réponfes| de forte que, pour ne pas interrompre fes méditations, elle porta fes regards ailleurs; II parut pendant quelques minutes ne point s'en appercevoir; & tout-d'un-coup, comme fortant d'une piofonde diftraclion, il s'écria : Je vous demande pardon , Mademoifelle; il me femble que vous me difiez quelque chofe? Non , Monfieur, rien qui vaille la peine .d'être répété. Oh ! en vérité, ce feroit trop me punir que rieufe; Ie vertueux t'accueilierok par des louanges, le criminel defireroit tes prieres, le pau= vre te combleroit de bénédiclions, & 1'enfant profiteroit de ton exemple, & t'imiteroit. A ces derniers mots, il la quitta; tout le monde fe rangea pour lui faire place, & \l fe refugia dans la grande chambre. On annoncs 'en même-temps 1'arrivée du carroffe de Mad. Harrel , & Cécile ne perdit pas un infiant pour s'y rendre. Terne lh E  < 2iS > Le Chevalier en la conduifant plaifantoit d'un air de mépris fur cette aventure; la liberté que tout le monde laiffoit a M. Albani de dire ce qu'il vouloit, empêchoit qu'il ne témoignat du reffentiment, & il dédaignoit d'en paroitre afTeéïé. Mad. Harrel ne pouvoit parler d'autre chofe , & Cécile n'avoit aucune envie de changer de fujet; car elle étoit affligée & point effrayée des traces de folies que 1'on croyoit apperceyoir en lui. Le defir qu'elle avoit d'être mieux informée des particularités de fa vie, devenoit i chaque inffant plus prelTanr. Ce defir cependant ne dura qu'autant que la converfation a laquelle il avoit donné lieu; & lorfqu'elle fut rentrée dans fon appartement , elle n'y penfa plus; un intérêt plus vif & plus important 1'occupoit toute entiere. La conduite du jeune Delville 1'avoit peinée, lui avoit plu, & 1'agitoit; Ton attention a la préferver du danger, n'étoit peut - être qu'un effet de fa politeffe, ou de fon bon naturel ; elle s'y arrêta très-peu : mais fon empreffement, fon inquiétude, fa propre füreté qu'il n'avoit point confultée, étoient fort audeffus de ce qu'exigeoit Ie favoir-vivre, & paroiffoient naftre d'un motif bien plus vif. Elle commenca donc h fe flatter que leur inclination étoit mutuelle , & cette idéé ent affez. de force pour fufpendrs toutes fes ré-  ( 219 ) , Folutions, & affoiblir fes objtétions. L'orgueil de M. Delville ne lui parut plus auffi révoltant; les confeils de M. Monckton n'eurent plus la même influence. Elle réfléchit que quoiqu'alliée au premier, elle ne feroit pas pour cela obligée de vivre avec lui; & quant au fecond, quoiqu'elle convlnt de la folidité de fon jugement, elle étoit pcrfuadée qu'ignorant entiérement les fentiments qu'elle avoit pour Delville, dès qu'elle les lui auroit révélés, les obfiacles qui paroiffoient s'oppofer fortement a leur union , difparoltroient , & qu'il conviendroit que leur efiime & leur affeétion mutuelle étoient plus que fuflifantes pour les furmonter. CHAPITRE Vllf. Le reproche. L'attention que Cécile apportoit a fes propres affaires, ne lui fit point négliger celles de la familie Harrel; & dès le Jendemain du jour qui avoit été fi orageux , auffi-tót qu'elle eut déjeüné, elle regagna fa chambre, oü a 1'initant qu'elle commengoit un billet pour M. Monckton , on vint 1'avertir qu'il étoit déja dans la maifon. Elle fut fur-Ie-champ le recevoir, & eut la fatisfaétion de le trouver feul : empreffée K ij  ( 2:o ) comme eüe 1'étoit de lui faire part de ce qui s'étoit paffé dans la matinée précédente, elle s'appercut que fa fisiure étoit beaucoup plus férieufe qu'a l'ordinaire ; fon impatience en fut involontairement refroidie, & elle attendit, avant de s'expüquer, s'il n'auroit pas luimême quelque choiè a lui apprendre. II ne la tint pas long-temps en fufpens : Mifs Beverley, lui dit-il, je vous apporte des -nouvelles; & quoique je fache d'avance qu'elles vous affligeront, il eft abfolument néceffaire que vous en foyez inftruite des premières; fans quoi il fe pourroit peut-être que, par des motifs louables, on vous engageroit a des démarches dont vous auriez lieu de vous repentir toute votre vie. De quoi s'agit-il ? s'écria Cécile fort allarrnée. De ce que je foupconnois depuis longtemps, répartit-il, & de ce que j'avois cherché a vous faire entendre. II n'eft que trop vrai que M. Harrel eft totalement ruiné ; il ne lui refte pas un fol, & il doit beaucoup plus qu'il n'a jamais poffédé, Cécile ne lui répondit rien ; elle ne connoiflbit malheureufement que trop le déplorable état de fes affaires; cependant elle n'avoit pas cru poffible qu'il dut beaucoup plus qu'il ri'avoit jamais pojfèdè. Mes informations, cominua-t-il, me vien»  ( 221 ) nent de gens très-au fait, & qui ne voudroient pas me tromper. Je me fuis hftté de vous en pre'venir, afin que cette certitude ajoute un nouveau poids aux confeils que je vous don* nai la derniere fois que j'eus l'honneur de vous voir, & empêche qu'une générofité dé* placée ne nuife ft votre fortune, & ne vous porte ft vous incommoder en faveur d'un homme que tout ce que vous pourriez faire ne fauveroit pas. Vous êtes bien obligeant, dit Cécile; mais malheureufement , votre eonfeil vient trop tard. Alors elle lui raconta en peu de mots ce qui sVtoit pafTé , & la fomme confidérable qu'on avoit obtenue d'elle. II 1'éconta avec étonnement & fureur; & après avoir amérement déclamé contre Harrel : Pourquoi, dit-il, avant de figner, avant de fe laiffer abufer par un artifice auffi groffier, pourquoi ne m'avoir pas fait appelier ? Je voulois, je fouhaitois de le faire , s'écria t-elle; mais j'ai cru le moment oü vous auriez pu m'être utile pafle. J'avois donné ma parole , elle avoit été confirmée par le ferment le plus folemnel, & le premier que j'euffe fait de ma vie. Un ferment extorqué de cette maniere, répondit-il, ne fauroit vous obliger; le cafuifie le plus fcrupuleux n'auroit pas héfité a vous en délier. On vous en a impofé, & pardonK iij  ( 222 ) nez fi j'ajonte que vous êtes très-blatnable: n'étoit-il pas plus clair que le jour qu'un fecours de cette nature ne pouvoit fervir que pour le moment ? Si fa ruine ent été feulement douteufe, quel artifan auroit ofé montrer tant d'infolence ? Vous vous êtes mife dans 1'impuiffance d'aflifter des objets bien plus dignes de vos fecours; & cela pour fournir a Harrel les moyens de continuer plus longtemps fes folies dépenfes. Mais comment, s'écria Cécile vivement touchée de ce reprocbe, comment aurois-je pu faire autrement? Pouvois-je voir tranquillement un homme au défefpoir, lui entendre annoncer en termes couverts fa deftruction prochaine, dont il tenoit 1'inftrument dans fa main; & lorfqu'il eut remis fa vie entre mes mains, qu'il m'eüt affuré qu'il ne tenoit qu'a moi de la lui conferver , qu'il ne lui reftoit aucune autre reflburce, pouvois-je 1'abandonner dans cet érat allreux, refufer de le tirer de 1'abyme creufé fous fes pas, & cela pour fauver ce que, dans le fond, je fuis fort en état de perdre? Aurois-je fouffert qu'un de mes femblables , implorant ma pitié, terminat fa vie par une aftion encore plus atroce que toutes celles qui 1'avoient précédée?... Non, je ne faurois me repentir de ce que j'ai fait ; tout ce que je regrette, c'eft que M. Harrel mérite fi peu un pareil facrifke.  ( "3 ) Vos excufes, dit M. Monckton, ainfi que tout ce que j'ai vu de votre part, neprouvent que trop votre humanité & votre bonté : mais on en a abufé; on vous a trompée. M. Harrel n'avoit aucune envie de fe tuer. Ce n'étoit qu'une infame rufe, a laquelle, fi votre générofité ne lui avoit été parfaitement connue, il n'auroit certainement pas eu recours. Je ne faurois penfer de lui auffi défavantageufement, dit Cécile, & pour tout au monde, je ne voudrois pas fur un pareil foupcon m'être expofée aux remords dont je ferois tourmentée, fi ,fur mon refus, il eüt attenté a fa vie. Une pareille épreuve eüt été trop dangereufe pour ma propre tranquillité. On ne peut s'empêcher de refpecter vos fcrupules, répartit M. Monckton, quelque peu fondés qu'ils foyent. Mais l'homme qui a pu jouer un róle auffi méprifable, qui a pu voler auffi indignemént une jeune perfonne qui demeuroit chez lui, & qui étoit fa pupilIe, fe prévaloir de la candeur de fon caractere pour attenter a fa fortune & extorquer fon confentement par les plus vils & les plus indignes artifices, chercher a 1'épouvanter, a la forcer de fe prêter a fes vues, ne fauroit être qu'un fcélérat capable des plus grandes baffeffes & familiarifé avec le crime. II lui protefta qu'il ne pourroit fe difpenfer d'informer fes deux autres tuteurs de ce qui K iv  C «4 ) venoit de fe paffer, puifque leur devoir exigeoit qu'ils cherchaffent les moyens d'y apporter quelque reniede. Cécile n'eut cependant pas beaucoup de peine ft le détourner de ce projet ; & quoique fes objeétions, fondées fur ce qu'elle fe devoit ft elle-même , ft fon honneur & ft fa délieateffe, euffent peu de poids auprès d'un homme qui les regardoit comme des abfurdités, la crainte qu'il eut de fe montrertrop offkieux & de paroltre prendre plus d'intérêt ft fes affaires qu'il ne le devoit naturellement, 1'obiigea a céder. D'ailleurs, ajouta Cécile , comme j'ai un contrat pour 1'argent que je lui ai prêté, je n'ai encore aucun droit de me plaindre; je ne le pourrai que dans le cas oü , après avoir recu fes rentes, il refuferoit de me rembourfer. Un contrat! fes rentes ! s'écria M. Monckton; que fignifie 1'obligation d'un hGmme qui ne poffede point une guinée ? Et que font fes rentes? Tout ce qui lui a jamais appartenu fera vendu avant qu'elles foient échnes ; & quand tout aura été liquidé, il ne lui reviendra pas un fol du produit; car il n'a plus ni terre, ni maifon, ni poffeffion d'aucune efpece, qui ne foyent hypothéquées. Eh bien , dit Cécile, s'il en eft ainfi, tout eft réellement fini ! J'en fuis fachée, j'en fuis défolée!... Mais cela eft fait, & il ne refte  C 225 ) plus qu'a tacher d'oublier que j'aie jamais été plus riche. Cette philofophie eft bien celle d'une jeune perfonne , ajouta M. Monckton; mais elle ne diminuera pas vos regrets, lorfque vous connoitrez mieux la valeur de 1'argent. Plus mon expérience m'aura coüté cher, répartit Cécile, plus je ferai a même d'en profiter. Puifque de mon cóté la perte eft irréparable, permettez au moins que je cherche k la rendre utile a M. Harrel. Eüe lui dit pour lors que fon dellein étoit de lui propofer un plan de réforme, pendant que les événements de la veille étoient encore préfents a fon efprit. Mais M. Monckron, qui eut a peine la patience de 1'écouter jufqu'au bout, s'écria : C'eft un miférable qui mérite d'éprouver toute 1'horreur de la fituation dans laquelle il s'efi lui-même plongé. Ce qu'il y a actuellement de plus preffant, c'eft de vous tenir en gardes contre fes rufes , fans quoi vous courrez rifque d'être entralnée dans fa ruine. II fait è préfent comment il doit s'y prendre pour vous épouvanter, & il ne manquera pas de fe prévaloir de cette connoiffance. Non, Monfieur, répondit Cécile, ce feroit en vain qu'il s'adrefieroit encore k moi. Je ne faurois me repentir de ne m'êire pas hal'ardée hier a braver fes menaces ; mais la K v  ( 226 ) fatisfa&ion que me procure ce que j'ai fait pour lui eft trop mince pour que j'y revienne jamais. Votre courage, répondit-il, fera auffi foible que votre générofité fera forte : vous auriez tort d'y compter; le moyen de vous mettre en füreté, feroit de quitter fans perte de temps fa maifon. Autrement, vous deviendrez refponlable de toutes les dettes qu'il contraétera; & quels que foient les inconvéniens nuxquels il fe trouvera expofé par Ia fuite, il faura que, pour s'en tirer, il n'a qu'a parler de fe tuer, & vous montrer une Épée ou un piftolet. Puifqu'il en elt ainfi, dit Cécile baiffant les yeux, j'imagine qu'il ne me relte d'autre parti a prendre que de retourner chez M. Delville. Ce n'étoit point la Ie compte de M. Monckton, qui penfoit que la fortune de Cécile ne courroit pas plus de rifque avec 1'un de fes tuteurs, que fa perfonne n'en couroit avec 1'autre. C'eft pourquoi il hafarda de lui propofer d'aller demeurerchez M. Briggs,bien perfuadé qu'elle ne verroit perfonne dans cette maifon, qui püt lui être comparé, & fe flattant que dans un pareil afyle il n'auroit, comme cela étoit arrivé en Province, aucun concurrent qui partageJt fon eftirne & fa confiance, L'averfion & 1'éloignement de Cécile pour une pareille demeure parurent trop ouverte-  ( **7 ) jnent pour qu'il püt fe natter de les furmon* ter. Outre que fa répugnance pour la maifon de M. Briggs étoit on ne peut plus marquée, elle fe trouvoit encore augmentée par fon penchant fecret a retourner chez M. Delville. Je ne vous offre point la reflburce de M. Briggs comme un parti bien agréable, lui dit M. Monckton après avoir écouté fes objections, mais fimplement comme vous convenant mieux que 1'habitation de M. Delville. Si vous alliez préfentement vous fixer chez celui-ci, vous donneriez lieu au public deformer des jugements défavorables. Des jugements défavorables, Monfieur! & pourquoi ? Paree qu'il a un fils, & qu'on imagineroit que ce ne feroit que pour lui que vous auriez changé de domicile. En fourniffant un prétexte a de pareils foupcons , ce feroit manquer de prudence, & démentir la conduite «jue vous avez tenue jufqu'a préfent. Cécile fut confondue par ce raifonnement: elle en fentit toute la jufteffe, & n'ofa nier que ce feroit s'expofer a la cenfure du public. Il lui réitéra fes exhortations, & lui recomrnanda de fe défier des projets & des artïilces de M. Harrel, qu'il prévoyoit devoirêtre innombrables. II lui dit auffi, qu'a 1'égard du Chevalier Floyer, il lui paroiflbit qu'elle feroit mieux de laifier tomber d'eux-mêmes les K vj  C 223 ) bruits qu'on ripancioit au fujet de fes engagements avec lui , que d'y donner plus de poids, en lui faifant parler : d'ou il pourroit peut être inférer qu'elle avoit été indécife jufqu'alors; fans quoi elle fe feroit bien gardée d'attendre a lui manifefrer fes intentions. Le véritable motif de ce confeil étoit, que le Chevalier n'étant point un rival dangereux, il efpéroit que le bruit de fes prétentions généralement adopté , éloigneroit les autres prétendants, & intimideroit ou donneroit le change' au jeune Delville. Le but que Cécile fe propofoit en defirant ceite conférence, fut pourtant tout a-faitmanqué. M. Monckton, furieux de la conduite de M. Harrel, refufa de parler de fes affaires : il ne pouvoit prononcer fon nom qu'avec horreur; mais Cécile plus indulgente, & dont le cceur étoit moins endurci, ne voulot point encore renoncer a 1'efpoir d'une réforme qu'e'le defiroit fi ardemment; & n'ayant plus perfonne a qui s'adreffer, elle réfolut de confulter M. Arnott ; 1'attachement qu'il avoit pour fa foeur devant naturellement lui infpirer dans cette conjonclure , un zele préférable a une plus grande expérience. II n'y avoit en effet pas un feul inffant a perdre pour la tentative qu'elle s'étoit propofée; car le darger une fois paffé, les craintes fe diffipoient; on ne fongeoit plus a une  C 229 ) réforrne, les chofes reprenoient leur train ordinaire. On ne changea rien a Pancienne maniere de vivre; on ne diminua point la dépenfe, on ne fe refufa aucun plaifir, ou ne s'occupa nullement de 1'avenir; & malgré la fureur & les effets de la tempête précédente, la férénité du calme aftuel ne permettoit plus que 1'on y fit la moindre réflexion. Elle eut bientót occafion d'en parler avec M. Arnott. M. Harrel ayant dit qu'il s'étoit appercu a l'air de fes amis au Panthéon qu'ils avoient été fort furpris de 1'y voir, & déclarant qu'il vouloit prendre d'autres mefures pour diiïïper toute efpece de foupcon, il prétendit qu'il n'y en avoit point de meilleure que de donner une fuperbe fête, a laquelle il fe propofoit d'inviter toutes les perfönnes de conféquence qu'il avoit jamais vues, & prefque toutes celles dont il avoit ouï parler dans fa vie. Quoiqu'une pareille légéreté, une extravagance fi incorrigible n'annoncnffent rien de bon, Cécile nevoulut cependant point renoneer a fon projet. Elle profita donc de la première occafion pour s'en entretenir avec M. Arnott; elle lui témoigna ouvertement fon inquiétude fur 1'état des affaires de fon beaufrere , & lui exprima fortement le chagrin que fa prodigalité & fa maniere de vivre lui caufoient.  C a3© ) M. Arnott lui prouva bientót qu'il attendoit feulement qu'elle lui en donnat 1'exemple , pour lui apprendre que fes fentiments étoient en toutconformes aux fiens. Illuiavoua qu'il défapprouvoit depuis long-temps la conduite de M. Harrel, & que la fituation de fa fceur le faifoit trembler. Ils examinerent alors enfemble ce qu'il conviendroit de leur propofer, qui füt propre a rétablir leurs affaires, & ils conclurent que le feul parti qui leur reftoit pour prévenir une ruine totale, étoit de quitter Londres pour quelques années. M. Arnott, quoiqu'aregret &entremblant3 fit part è fa fceur de leur idée. Elle 1'en remercia, lui dit qu'elle lui étoit très-obligée, qu'elle y réfléchiroit & en informeroit fon mari. Mais les parties de plaifir dans lefquelles elle s'engagea, lui firent oubüer fa promeffe. Cécile crut alors devoir parler elle-même. Madame Harrel, changée a fon égard &adoucie par le fervice important qu'elle leur avoit rendu, ne fut plus offenfée de la voir fe mêIer de ce qui les regardoit; elle fe contenta de lui obferver qu'elle avoit un éloignement invincible pour la campagne, & qu'il lui étoit impoffible d'y paffer d'autre faifon que celle de 1'été. Et lorfque Cécile lui prouva la foibleffe d'une pareille objectlon pour fe difpenfer d'une démarche abfolument néceffaire a fa füreté & a fon bonheur a venir, elle lui ré-  ( ) pondit que dans le cas oü elle feroit ruinée, il ne pourroit rien lui arriver de plus facheui; qu'il lui paroiflbit donc qu'il y auroit de la cruauté a exiger d'avance un pareil facrifice de fa part. Les remontrances de Cécile furent fans effet; le goüt que Madame Harrel avoit pour le plaifir étoit plus fort que fa raifon; & quoiqu'elle 1'écoutüt patiemment, elle finit cependant par s'en tenir a la même réponfe qu'elle lui avoit déja faite. Alors Cécile, quoique fans beaucoup d'efpérance, prit.le parti de s'adreffer aM. Harrel lui-même ; & profkant d'une occafion qu'elle ne lui donna pas le temps d'efquiver, elle lui dit francbement ce qu'elle penfoit de fa fnuation & de la maniere dont il pourroit s'en tirer. II écouta fon confeil avec la plus grande attention, l'affura qu'elle fe trompoit de beaucoup, quant a fes affaires qu'il fe flattoit de pouvoir bientót rétablir, ayant eu la veille une veine étonnante de bonheur; que, pour peu qu'elle durat, il ne tarderoit guere a acquitter fes dettes, & fe retrouveroit bientót dans fon premier éta t. Cet aveu, qui prouvoit qu'il n'avoit point abandonné le jeu, fut une nouvelle mortification pour Cécile, qui ne craignit pas de lui repréfenter combien on devoit peu compter  ( 232 ) fur une reflburce auffi incertaine , & les maux inévirables qui en étoient ia fuite. Elle ne fit cependant pas la moindre impreffion fur fon efprit: il 1'affura qu'il ne doutoit pas d'avoir avant peu de bonnes nouvelles ft lui apprendre, & que fe confiner ft la campagne étoit une reflburce ft laquelle on ne devoit jamais avoir recours qu'ft la derniere extrêmité. Cécile, piquée & affligée de leur folie & de leur aveuglement mutuel, n'obtint rien de plus : elle ne leur épargna ni fes confeils ni fes exhortations ; c'étoit tout ce qu'elle pouvoit, n'ayant aucune autorité fur eux. Elle fe plaignit du peu de fuccès de fes tentatives a M. Arnott, qui en fut fincérement affligé; mais , quoiqu'ils ne négligeaffent jamais de ramener ce fujet fur le tapis , leurs efforts n'en furent pas plus heureux, & il leur fut impoflible d'imaginer rien de plus efficace que I'expédient qu'ils avoient propofé. C H A P I T R E VUL Une mèprife. D ans ces entrefaites, Ie jeune Delv:lle, voulant prouver ft M. Harrel qu'il étoit flatté que Cécile eüt bien voulu le lui préfenter, ne manqua pas, dès que la brülure qui avoit été  ( 233 ) la fuite de 1'accident au Panthéon, fut guérie, de lui rendre vifite. Quoiqu'au moment de fon arnvée celui-ci füt prêt a lörtir, defirant cependant être bien avec la familie Delville, ü le recut, le pria d'entrer avec lui pour leconduire chez fa femme, & 1'invita pour !e lendemain a prendre le thé & paffer la foirée avec eux. Cécile , qui fe trouvoit alors avec Mad. Harrel, ne le vit point fans une émotion augmentée encore par la néceflité oü elle fetrouva de le remercier du fecours qu'il lui avoit donné , & de lui demander comment il s'étoit porté depuis cet événement. Quant a lui, il ne parut point affeété , ni en 1'abordant, ni en répondant a fa queffion. L'air d'intérêt qui avoit fi fort frappé Cécile lorfqu'ils s'étoient derniérement féparés, avoit difpaui, & cette fenfibilité , qui avoit diiïipé tous fes doutes , n'exiftoit plus. Sa conduite dégagée & fon enjouement ordinaire paroiffoient ne pouvoir être troublés ;&quoiqu'il n'c-üt jamais témoigné qu'elle lui füt abfolument indifférente, rien n'annoncoit en lui un defir marqué de lui plaire. A la vue d'un pareil changement, Cécile éprouva une mortification involontaire ; cependant , après un peu de réflex'ion, elle attribua fa conduite a Terreur dans laquelle il étoit encore, relativement a fa fuuation j de  ( *3-l ) forte qu'elle n'en fut que plus flattée despréférences qu'il ne pouvoit s'empêcher de lui témoigner lorfque 1'occafion s'en préfentoit. ■ L'invitation pour le lendemain fut acceprif, & Cécile n'eut cette fois aucune répugnance a fe joindre a la compagnie. Le jeune Delville fut encore de trés - bonne humeur; mais quoique fa principale fatisfaétion vïnt évidemment du plaifir qu'il avoit de s'entretenir avec Cécile, elle eut cependant le chagrin de remarquer qu'il paroiffoit croire encore qu'elle avoit des engagements indiffolubles avec le Chevalier; fe retirant toutes les fois que ce dernier s'approchoit, & aufli foigneux Jorfqu'il étoit auprès d'elle, de lui céder la place, que de la garder quand il étoit éloigné, afin d'empéVher que perfonne ne s'en emparat. II eft vrai que pendant que le Baronnet étoit occupé de fon jeu, n'ayant plus alors aucun fcrupule, il tachoit d'engager 1'artention de Cécile, & de faire en forte qu'elle ne s'entretint qu'avec lui. II fut très-empreffé de lui parler des affaires de M. Belfield , qu'il lui dit avoir pris depuis peu un afpeétplus favorable. La lettre de recommandation qu'il lui avoit montrée, n'avoit point produit 1'effet qu'il s'en promettoit, paree que le Seigneur auquel elle étoit adrelTée avoir déja donné fa parole a un autre Gouverneur; mais il avoit pris des mefures difierentes, & il efpéroit qu'elles réuiïi-  ( 235 ) roient mieux. II avoit communiqué fes vues £ M. Belfield, & Te flattoit que la perfpeaive d'être employé avamageufementluirendroitles forces & le courage. Je ne faurois pourtant vous cacher, ajoutat-il, que j'ai plutót obtenu fon confentement pour les démarches que je fais, que fon approbation; & je crois même que fi je 1'avois confulté d'avance, il ne me fauroit pas donné. Trompé dans fon attente, aucun de fes projets n'ayant réuffi,il n'eft plus lemêmequ'autrefois; découragé & défefpéré, confentant a peine a accepter le moindre foulagement, paree qu'il eft encore tourmenté du fouvenir amer de 1'avancement auquel il croyoi' devoir s'attendre. Le temps , j'efpere, émouffera cette fenfibilité , & la réfiexion le fera rougir de cette folie délicateffe. II faudra cependant , jufqu'a ce qu'il foit un peu plus maitre de hümême, ufer d'une grande patience pouradoucir fon humeur : fans quoi, en cherchant a 1'obliger, nous ne ferions que le tourmenter. La maladie, Ie chagrin & la pauvretél'ont accablé è la fois : nous aurions par conféquent tort de nous étonner de le trouver auffi peu traitable, fon ame étant affaiffée autant que fon corps eft épuifé. Cécile, a qui fa franchife & fa générofité donnoient toujours une nouvelle fatisfaétion , \s confirma dans fes fentiments, & leur donna  C 236 ) même une nouvelle force, en lWurant qu'elle penfoit précifément comme lui; & 1'intéret qu'elle prit au fuccès de fes foins 1'engagea a les redoubler. Depuis ce moment, il trouva prefque tous les jours occafion de la voir chez elle. La maniere dont Cécile s'étoit adreffée a lui, en faveur de M. Belfield, lui donnoit le droit de lui faire part de toutes fes démarches : tantót il avoit des lettres è lui montrer, ou quelque nouveau projet a lui communiquer; tantót a feplaindre d'un refus, ou quelque lueur d'efpérance; & lorfque ces prétextes lui manquoient, Cécile étoit indifpofée , il venoit s'informer de fa fanté, ou bien Mad. Harrel 1'invitoit; ce qui 1'exemptoit d'avoir recours k des prétextes. Cepeudant, quoique fes liaifons avec Cécile devinffent tous les jours plus intimes, quoique fes attentions pour elle fuffent plus marquées, & que le goüt qu'il témoignoitpour fa fociété panV encore augmenté par le plaifir d'en jouir, il n'eut jamais 1'air de douter un inftant de fes engagements avec le Chevalier, & ne mamfefta ni defir ni intention de le fupplanter. Cette méprife faifoit peu de peine a Cécile, paree qu'elle imaginoit qu'elle pourroit fervir a lui procurer la facilité de découvrir mieux Ie fond de fon caraétere, qu'elle n'auroir pu s'en flatter; fi, comme elle 1'efpéroit, cette er-  C 237) reur une fois diflipée, il s'attachoit plus férieufement, & avec plus de chaleur a lui faire fa cour. Pour éclaircir pleinement fes doutes, & fur le frere & fur fa fceur, Cécile alla voir encore Mlle. Belfield. Elle eut la fatisfaétion de la trouver beaucoup plus gaie , & d'apprendre que le noble ami de fon frere, dont elle lui avoit déja parlé, & que Cécile avoit précédemment foupconné être le jeune Delville, lui avoit tracé un nouveau plan de conduite, au moyen duquel fes affaires pourroient fe raccommoder, & lui-même fe voir honorablement placé. Mlle. Belfield paria avec beaucoup de fatisfaétion de ce plan; avouant cependant que fa mere en étoit mécontente, & que fon frere lui-même avoit été plutót décidé par honte que par inclination a 1'adopter. Cependant depuis lors fon efprit paroiflbit beaucoup moins agité, q uoiqu'il füt encore bien loin d'être heureux; & fa fanté étoit en fi bon chemin, que M. Rupil avoit affuré qu'il feroit bientót en état de quitrer fa chambre. Telle étoit la fituation tranquille & paifible de Cécile, lorfqu'un foir, que 1'on attendoit compagnie, & qu'elle fe trouvoit feule dans le fallon que Mad. Harrel venoit de quitter pour répondre a un billet, le Chevalier Floyer entra par hafard, & devanca la fociété. Ah! s'écria-t-il aufll-tót qu'il 1'apperc, ut, fuis-  ( *3S ) je enfin affez heureux pour vous trouver feule ! C'eft une faveur que j'avois craint de ne jamais obtenir. II s'approchoit d'eile; mais Cécile, qui a fa vue s'étoit involontairement reculée, fe préparoit a fortir, lorfque fe rappellant tout-a-coup qu'elle ne trouveroit jamais une meilleure occafion de s'expliquer une bonne foi avec lui, elle s'arrêta fort indécife. Le Chevalier qui 1'avoit fuivie, faifit fa main, & la portant a fa bouche, s'écria en voyant qu'elle faifoit des efforts pour la retirer, vous êtes une femme charmante! Tout-a-coup la porte s'ouvrit, & on annonca le jeune Delville, qui entra fur-le-champ. Cécile rougiffant beaucoup, & très-irritée, retira promptement fa main. Delville parut incertain s'il devoit refter ou s'en aller; ce que le Chevalier n'eut pas plutot remarqué, qu'il le falua d'un air moitié triomphant & moitié faehé, en lui difant: Monfieur, votre très-humble ferviteur! L'embarras oü ils fe trouvoient & 1'attente de ce qui fuivroit furent bientót diffipés par le retour de Mad. Harrel, & 1'arrivée au même moment de plufieurs de ceux qu'on attendoir. Le refte de la foirée fe paffa très-péniblement pour Cécile ; 1'explication qu'elle avoit projettée avoit abouti a quelque chofe de plus  ( n9) facheux que fi elle n'eüt pas eu lieu; car en fouffiant que le Chevalier la retint, elle avoit plutót témoigné des difpofitions a 1'écouter, que 1'intention de le congédier; & la fituation dans laquelle le jeune Delville 1'avoit furprife étoit peu propre, a éclaircir des foupcons qu'elle auroit fort fouhaité de diiïiper: tandis que de fon cóté , cet événement ne parut produire d'autre effet que de le rendre encore plus attentif qu'auparavant a laiffer le champ libre au Daronnet toutes les fois qu'il s'approchoit d'elle. Celui-ci ne manqua pas de s'en prévaloir; il étoit fier, lui parloit beaucoup plus familiérement qu'a fon ordinaire, & eut toute la foirée un air avantageux & fatisfait. Cécile, piquée de cette préfomption, b!effée de la conduite du jeune Delville, & mortifiée de toute cette affaire , réfolut de ne plus laiffer au hafard le foin de détruire cette erreur; mais de s'adrefler fans perte de temps a fon tuteur, M. Delville, pour le prier de vouloir bien fe rendre en cette qualité chez le Chevalier Floyer, & 1'avertir que fa perfévérance étoit aufli inutile que déplacée. Par ce moyen, elle efpéroit, en fe débarraffant entiérement de lui, s'aflurer en mêmetemps des véritables fentiments du jeune Delville : la fcene qu'elle venoit d'efluyer lui avoit fait perdre patience, & ne lui per-  C 240 ) mettoit plus d'attendre les confeils de M. Monckton. CHAPITRE IX. Une explication. D Ès Ie lendemain matin, Cécile fe rendit ft la piace de Saint-James ; & après les allées & venues ordinaires des domeftiques, au bout d'un quart d'heure d'atiente , on 1'introduifit dans 1'appartement de M. Del-, ville, oü il étoit avec fon fils. Charmée de les trouver réunis, & décidée a faire connoitre ft tous les deux le fujet de fa vifite; après quelques excufes, & avoir un peu héfité, elle dit ft M. Delville, qu'encouragée par fes offres de fervices, elle prenoit la liberté de s'adreffer ft lui pour lui demander fon affiftance. Le jeune Delville fe leva fur-le-champ & fe préparoit ft fortir: mais Cécile 1'ayant alfuré qu'elle fouhaitoit que ce qu'elle avoit a dire füt public plutót que fecret, le pria de ne pas fe déranger. Celui-ei, enchanté de Ia permiflion qu'elle lui donnoit de refter, & curieux de favoir ce dont il s'agififoit, reprit la place fans fe faire prier. Je n'aurois jamais penfé, continua-t-elle, ft  C 241 ) a faire connoitre, même au plus intime de mes amis, les attentions qu'il a piu au Chevalier Floyer de me tCmoigner, s'il eüt laiffé a mon choix de les publier ou de les cacher: mais comme toute fa conduite paroit, nonfeulement tendre a les rendre publiques,mais encore a infinuer que j'en fuis flattée & que je les approuve; comme M. Harrel, de fon cóté, cédant au zele que fon amitié pour Ie Chevalier, & le defir de le fervir, lui infpirent, a paru confirmer ces bruits qui pourroient avoir des ruites & donner lieu a des raifonnements défavantageux , il me femble qu'il eft temps de m'en occuper; & c'eft ce qui m'eugage a recourir a vous, pour vous prier de m'indiquer la maniere dont je dois m'y prendre, & qui vous paroitra Ja plus propte a les faire ceffer. L'extrême furprife du jeune Delville a ces mots, fut aufli manifefte qu'agréable pour Cécile, a qui elle expliquoit tout ce qui lui avoit paru douteux dans fa conduite, en faifant renaitre 1'efpérance qu'elle fe plaifoit a nourrir. La conduite de M. Harrel, répondit M. Delville, n'a en aucune maniere été celle d'un homme qui auroit cherché a me faire oublier que fon Fere étoit fils d'un intendant de M. Grant, qui demeuroit dans le voifinage de mon parent & ami le Duc de Derwent: & je ne faurois allez me féliciter de n'avoir ja- Tome II. L  C 242 ) mais confenti |a faire aucune démarche publique de concert avec lui. Le feu Doyen n'a certainement rien fait dans fa vie d'auffi fingulier & d'auffi ridicule que de nommer MM. Harrel & Briggs conjointement avec M. Delville. Cette démarche, toute offenfante qu'elle m'a paru, n'a point diminué Teftime que j'avois pour ce digne eccléfiaftique, & il ne m'auroit pas été poffible de lui en donner une preuve plus convainquante , que mon empreffement dans toutes lesoccafionsa offrir a fa niece mes avis & mes inllruclions. M. Harrel auroit affurément dü, avant que de répondre au Chevalier Floyer, Pengager a me prévenir de fes vues, & i me communiquer fes propolltions. Rien de plus certain, Monfieur, dit Cécile qui vouloit abréger cette pompeufe harangue; mais, ayant négligé de s'acquitter de ce devoir, ne me trouverez-vous point trop hardie d'ofer vous prier de parler vous-même au Chevalier, & de lui déclarer 1'inutilité de fes pourfuites, puifque rien ne fauroit me faire changer a fon égard, & que je fuis plus réfolue que jamais a refufer fa main ? Ici, 1'entretien fut interrompu par 1'arrivée d'un domeftique qui paria bas a M. Delville; celui-ci fit des excufes a Cécile de ce qu'il étoit obligé de la quitter pour quelques moments, & 1'aiTura faftueufement que nulle af-  ( 243 ) faire, quelle que füt fon importante,'ne 1'empêcheroit de penfer a ce qui Ia concernoit, & de revenir Ia trouver auffi-tót qu'il lui feroit poffible. L'étonnement qu'avoit caufé chez Delville fils la maniere forte & décidée dont s'étoit exprimée Cécile, lui fit garder quelque temps le filence après que fon pere fut forti. Son air exprimoit encore la furprife, lorfqu'enfin il dit : Eft-il poffible, Mifs Beverley, que je me fois deux fois trompé fi groffiérement ? ou plutót que toute Ia ville, & même vos amis les plusintimes, foient reftés li longtemps dans 1'erreur? Quant a la ville , répondit Cécile, je ne concois pas comment elle a pu s'intéreffer dans une affaire d'auffi peu d'importznce. Pour mes intimes amis , le nombre en eft fi petit qu'il n'eft guere vraifemblable qu'ils ayent é:é auffi mal informés. Pardonnez-moi, s'écria-t-il; ce que j'ai fit, je 1'ai appris d'une perfonne qui devoit naturellement être bien inftruite. Je vous conjure donc, ajouta Cécile , de m'apprendre qui eft cette perfonne. M. Harrel lui-même, qui fa dit en ma préfence a une Dame dans une affemblée publique, & affez haut pour que je puffe 1'entendre. Cécile leva les yeux au ciel , également furprife & indignée de cette preuve incoU' L ij  ( m ) teflable de fa mauvaife foi, & ne répondit rien. Actuellement même, continua-t-il, a peine fuis-je détrompé ; vos engagements paroiffoient fi pofitifs , votre liaifon fi intime,.. fi.'.. confiatée... je veux dire.II héfita & fut embarraffé; puis tout-a-coup il s'écria ; Cependant, n'étant favorable ni a 1'un ni i 1'autre , le Chevalier & Belfield vous étant également indifférents , pourquoi cet intérêt fi marqué & cette crainte que leur vie ne füt en danger? Pourquoi cette exclamation a l'o-. péra, que rien n'a pu me faire oublier? Oh! «rrêtez-lel Mon dieul perfonne ne veut-il ïarrêter?... Ces mots, qui exprimoient une fi tendre inquiétude, ces fons touchants re{entiffent encore a mes oreilles. Cécile, frappée a fon tour de la vivacité de fes expreffions, rougit & héfita quelques minutes, indécife fur ce qu'elle devoit lui répondre : cependant, pour ne plus laiffer aucun doute fur tout ce qui avoit rapport aux bruits qui s'étoientrépandus, elle prit le parti de lui dire naïvement les raifons qui avoient cauféfon inquiétude; & quoique cenefütpas fans que fa modeftie en fouffrlt, elle lui avoua que fa crainte venoit de ce qu'elle fe croyoit 1'auteur de cette querelle, & que la maniere dont elle avoit agi dans cette conjoncture n'avoit eu d'autre but que d'éloigner le Cheva-  ( 245 ) }ier, fans vouloir cependant témoiguer la moin dre préférence a M. Belfield. Delville, ravi de 1'ingénuité de cette explication, lui dit, lorfqu'elle 1'eut finie : Vous êtes donc libre?... Ah, Mademoifelle!... a combien de gens une découverte auffi dangereufe pourra devenir fatale!' Pouviez-vous croire, lui demanda Cécile , s'effor^antde reprendre fon ton ordinaire , qu'il fut impoffible de réfifter au Chevalier Floyer ? Oh! non, s'écria-t il; au contraire, je me fuis mille fois étonné de fon bonheur; mille fois, en vous regardant & en vous écoutant, il me.paroiflbit impoflible. Cependant je le tenois de fi bonne parr... Et comment révo« quer en doute ce qu'on n'avoit point annon» cé comme fimple conjeclure, mais affirmé comme certain; & cela par le tuteur chez lequel vous vivez? Cependant, répartit Cécile , vous m'avez entendu faire ufage d'expreflions qui devoient néceffairement vons faire foupconner, quelle que füt 1'autorité a laquelle vous ajoutiez foi, qu'il y avoit quelque myftere. Non, répondit-il, je n'ai jamais foupconné ni myftere ni méprife, quoique j'aie quelquefois imaginé que vous vous repentiez de cet engagement. J'enconcluois, il eft vrai, qu'on vous 1'avoit fait contracter fans vous donner le temps d'y réfléchir ; il y a même eu des L iij  ( H<$ ) occafions oü j'ai été tenté de vous avouer mes foupcons, de vous faire fentirtout le prix de votre indépendance, & de vous exhorter... comme on ami, oui, de vous exhorter a ne pas vous en départir, a 1'exercer avec courage; &fi vous étiez liée imprudemment, involontairement ou par contrainte, a brifer les chaines qui vous rerenoient, & a reprendre cette liberté, de 1'exercice de laquelle dépendoit votre félicité a venir. II eft vrai que ce procédé me paroiflbit peu bonnête envers le Chevalier. Quel droit pouvoit autorifer une pareille hardieffe, excepté le feul dom tout homme d'honneur n'atiroit pu fe giorifier, 1'envie de me fatisfaire moi-même, en fervant la plus aimable des femmes ? M. Harrel, dit Cécile, eft fi finguliérement dévoué a cet ami, que dans fon, empreflement a lui marquer le cas qu'il fait de lui, il parok avoir oublié toute autre confidération ; auroit-i! fans cela pris tant de foin d'accrédïter un bruit dont il étoit fi facile de découvrir Ia fauffëté? Si le Chevalier Floyer, reprit-il, s'eft luimême trompé en trompant les autres, qui pourroit s'empêcher de le plaindre? Quant a moi, loin de murmurer d'avoir été jufqu'a préfent dans Terreur, ne dois-je pas plutót me réjouir d'une méprife qui peut-être m'a préfervé du dauger.  ( 247 ) Cécile , embarralTée comment foutenir cette converfation, commencoit a defirer le retour de Monfieur Delville, & a témoigner quelque furprife de la longueur de fon abfence. C'eft en effet, dit Ie jeune Delville, prendre mal fon temps a préfent.... au moment que... I! s'arrêta; puis continuant d'une voix plus forte : O dangereux intervallel & il fe leva avec beaucoup d'émotion. Cécile fe leva a fon tour, & fonnant immédiatement : Je fuis rüre, dit-elle, que M. Delville eft retenu par fes occupations. Je vais faire avertir mes porteurs, & je reviendrai une autre fois. Seroit-ce moi qui vous ferois fuir? dit-il, affeétant un air plus tranquille. Non, répondit-elle, mais je ne voudrois pas déranger M. Delville. Un domeftique revint dire que la chaife étoit prête. Elle vouloitle fuivre; mais le jeune Delville lui ayant de nouveau adreffé la parole, elle s'arrêta un moment pour l'écouter, Je crains, dit-il après avoir long-temps héfite, de m'être trop expliqué... & que vou? ne puiffiez... Mais 1'extrême furprife... flparurtrès embarraffé ,& reprit enfin : Permettez quej'aiel'honneur de vous donner la main jufqu'a votre chaife. II defcendit avec elle, & lui fit, en la L iv  C *4S ) quittant, une profonde révérence, fans pro. non eer un mor. Cécile contente de 1'effet qu'avoit produit ce commencement d'explication, & trés - indifférente fur les fuites .qu'auroit pu avoir la fin, fe trouvoit alors dans la fituation la plus délicïeufe qu'elle eüt encore éprouvée: certaine d'avoir fait fur le cceur de Delville la plus vive impreffion, elle étoit plus flattée de la maniere dont fon fecret paroiflbit lui être échappé, qu'elle ne 1'auroit été d'une déclaration formelle'de fes fentiments. Elle étoit parvenue a le convaincre qu'elle étoit fans engagements; & en retour, quoique fans paroitre en avoir 1'intention , il 1'avoit-convaincue du vif intérêt qu'il prenoit a cette découverte. Sontrouble, les mots qui lui étoient échappés & les efforts marqués pour-s'empêcher d'en dire davantage , étoient précifément les preuves qu'elle defiroit. Non-feule-' ment fon cceur en étoit content, mais elles flattoient' auffi fon amour-propre. La défiance que Delville avoit témoignée, fa crainte de ne pouvoir réuflir a plaire afluroient Cécile qu'il n'étoit pas encore parvenu è pénétrer fon fecret, & qu'aucune foiblefle, aucune imprudence de fa patt ne lui avoient óté le pouvoir de mettre amant de dignité que de franchife, dans la maniere dont elle fe propofoit de recevoir fa déclaration. II ne lui ref-  ( £49 ) tok donc pour le moment, d'autre précaution ft prendre que le foin d'éviter de s'engager irrévocablement, avant qu'ils euffent eu le temps de fe connoitre mieux Pun & 1'autre. Elle ne fut cependant pas dans le cas d'ufer de cette précaution aufïï-tót qu'elle 1'avoit penfé : car elle ne revit point Delville de la journée, & il ne fe préfenta même pas la Tuivante. La troifieme, elle étoit perfuadée qu'il viendroit & cependant il ne vint point. Tandis qu'elle s'étonnoit d'une abfence auffi ' peu naturelle, elle re^ut un billet de Mylord Ernolf, qui lui demandoit une audience de deux minutes , ft 1'heure & au moment qui lui feroient le plus convenables. Elle lui fit répondre fur-le-champ qu'elle ne fortiroitpas de tout le refte de la jeurnée, defirant elle-même une occafion de terminer promptement, ftl'exception d'une feule, toutes les autres affaires de cette nature, pour n'avoir plus qu'ft s'occuper de celle dont elle fouhakok la réuffite. Au bout d'une demi-heure, Mylord Ernolf arriva. Elle le trouva fpirituel & poli; il témoigna defirer ardemment que fon mariage avec fon fils püt s'effeétuer, & parut auffi fatisfait de fa perfonne que de fa fortune. II lui apprit qu'il s'en étoit ouvet ft M. Harrel , qui lui avoit répondu qu'elle étoit déja engagée avec le Chevalier Floyer; qu'il fe feroit L v  ( 250 ) Wen gardé de venir'Pimportuner, fion nelia eüt afluré ia veiHe,étant en vifire chez M. Delville, que M. Harrel s'étoit trompé , & qu'elle ne s'étoit encore décidée en faveur de qui que ce füt. II efpéroit donc qu'elle voudroit bien permettre que fon fils eüt Phonneur de lui rendre fes devoirs, & que lui-même il parlöt a M. Briggs , qui, a ce qu'on lui avoit dit, étoit celui de fes tuteurs qui étoit chargé du foin de fa fortune, afin qu'ils priffent enfemble, & le plutót poffible, les arrangements eonvenables. Cécile Ie retnercia de Phonneur qu'il vouloit lui faire, confirma la vérité de ce qu'il avoit appris chez M. Delville, lui difant en même-temps, qu'elle ne pouvoit confentir a recevoir les vifites du Lord fon fils, & qu'elle le prioit de ne plus fe donner de peine pour }a conclufion d'une affaire qui ne pouvoit jamais avoir lieu. II parut très-mortiflé de fa réponfe, & s'efforca , pendant quelque temps , d'ébranler fa réfolution; mais il la trouva fi décidée , quoique poliedans fon refus, qu'il fut obligéa fon grand regret. de ceffer fes follieitations. Cécile, après qu'il fut parti, réfléchit avec dépit a 1'empreffement de M. Delville a favorifer les deffeins du Lord Ernolf. Elle fe perfuada cependant que 1'information que celuici s'étoit procurée n'étoit feut-être que ïe ré-  ( ) fultat de quelques particularités qu'i! avoit recueillies d'une converfation générale; elle fe blamoit cependant de n'avoir pas trouvé moyen de favoir de lui qui étoient ceux de cette maifon qu'il avoit vus, & les perfonues qui s'étoient trouvées préfentes lorfqu'on lui avoit donné ces informations. Voyant au refte, que ni Ia froideur, ni Pé« loignement, ni même Paverfion qu'elle témoignoit au Chevalier Floyer, ne pouvoient le rebuter; qu'au contraire il continuoit a la perfécuter, & paroiffoit auffi fur de réuflir dan» fes pourfuites que fi elles les avoit encouragées : elle fe procura, non fans peine, une conférence avec M. Harrel a ce fujet, & lui reprocha vivemeut d'avoir répandu dans le public le bruit de fon union avec le Chevalier , de lui avoir donné ebtz lui des efpérances qu'il favoit bien être fauffes & mal fondées. M. Harrel, avec fa légéreté & fon infouciance ordinaire, ne fit que rire de ce reproche, & ne voulut point croire a fon déplaifir; i! affecta de regarder ce prétendu refus comme le réfulcatd'un peu de coqne'terie, qui n'empêchoit pas qü'elle ne füt trés-décidée en faveur du Chevalier. Cécile fatiguée & irritée, réfolut de ne plus s'en reme'tre a d'autre qu'i elle même du foin de fes affaires; & pour ter* siiner de maniere a prévcnir toutes nouvelle« L vj  C *5* ) difficultés, elle écrivit de fa main le billet fuivant au Chevalier. „ Au Chevalier Baronnet Robert Floyer. Mlle. Berveley prérente fes compliments au Chevalier Robert Floyer; comme elle a des raifons de foupconner que M. Harrel ne lui a pas rendu fidélement fa réponfe ft la demande qu'il 1'avoit chargé de lui faire, elle croit néceffaire, pour éviter toute méprife, de prendre cette voie, pour lui témoigner fa reconnoiffance de Phonneur qu'il lui deftinoit, & Ie prier en même-temps de ne plus perdre un feul inftantdefon temps auprès d'elle, puifqu'elle ne peut ni ne pourra jamais répondr» ft fes foins que par de fimples remerciementf. Place de Ponman , n Mai 1779 "• Elle ne recut aucune réponfe ft ce billet. Mais elle remarqua avec plaifir que le Chevalier ne vint point chez M. Harrel, comme ft 1'ordinaire, le jour qu'elle le lui envoya; et que, quoiqu'il y reparüt le lendemain, il ne lui dit pas un mot, & eut Pair chagrin & de mauvaife humeur. Cependant Delville ne fe montroit point, & la tranquillité de Cécile diminuoit ft mefure que fa furprife augmentoit. Elle ne trouvoit aucune raifon qui püt juftifier fa négligence, ou excufer fon abfence ; tout fembloit concourir ft 1'engnger ft chercher & non ft fuir fa préfence : 1'expücation qui ayoit tout récem-  . ( 253 ) ment eu lieu, lui avoit appris qu'il n'avoit aucun rival a redouter; & la maniere dont il avoit recu cette affiirance , montroit affez qu'elle ne lui étoit pas indifférente. Pourquoi fes vifites étoient-elles donc fi fréquentes dans le temps oü il 1'avoit cru engagée, & fi rares a préfent qu'il la favoit libre? CHAPITRE X. Un murmure. La folitude, loin de diminuer fon trouble, ne fervant qu'a 1'augmenter, Cécile pour faire treve a fes réfiexions, retourna chez Mlle. Belfield. Elle eut alors Ia fatisfaétion d'apprendre que fon frere étoit beaucoup mieux , & avoit été en état la veille de fortir pour prendre 1'air: cequi avoit produit un fi bon effet, que M. Rupil lui avoit ordonné de répéter tous les matins le même exercice. Et le fera-t-il ? demanda Cécile. Non , Midemoifelle ; je crains beaucoup que non, répondit-elle; car le louage d'un carroffe eft fort cher, & nous tachons dans ces circonftances d'épargner tout'ce que nous pouvons pour aider a lui fournir ce qui lui fera néceCaire pour fon voyage. Cécile la pria très-inftamment de recevoir quelques fecours d'eilejniajs elle 1'aflura qu'el-  ( *54 ) le n'oferoit Ie faire fans Ie confentement de fa mere, qu'elle promit de demander. Le lendemain, lorfque Cécile revinr pour favoir fi elle avoit réufli, Madame Belfield, qui jufqu'alors s'étoit tenu a 1'écart, parut; fa perfonne, fes manieres & fa converfation, annoncoient une femme très-ordinaire, auffi peu reffëmblante a fon fils par les talents naturels & acquis, qu'a fa fille par la douceur & la délicateffe de fes fentiments. Cécile n'eut pas plutót pris fa place, que cette femme commenca, fans autre cérémonie , ou fans attendre qu'elle Ten priat, a parler de fes affaires, & a raconter, tout en murmurant, fes malheurs. Je fais , Mademoifelle, dit-elle , que vous avez eu la bonté de vifiter plufieurs fois ma fille Henriette; comme je n'avois pas un feul moment a donner è la compagnie, je me fuis toujours tenue a 1'écart, ayant bien au re chofe a faire que de babiller. J'ai eu ici, Mademoifelle , de bien mauvais moments a paffer pendant Ia maladie de mon pauvre fils; privée de toute efptce de commodité, & ayant bien de la peine a l'engager è écouter ce que je lui difois; car il ne veut jamais fuivre que fa tête. Pauvre chere ame! & je ne connois perfonne capable de le cosnredire; car je n'en eus jamais le courage. Mais, Mademoifelle , qu'eftce qui en arrivera? Vous voyez comme tout  C *$5 ) va mal ! Quoique j'aie une bonne penfiorj, elle ne ("auroit fuffite a tout ; & quand elle feroit du doublé, je ferois obligée de 1'épargner toute entiere. Car vous voyez que mon pauvre fils, je ne crains pas de le dire, après avoir fait autant de figure que le Gentilhomme Ie plus hupé de la ville, s'eft trouvé réduit , & cela dans une minute , ft Ia plus grande mifere, fans qu'il lui reftat la moindre chofe au monde. Sa fanté eft, j'efpere, beaucoup meilleure, répartit Cécile. Oui, Mademoifelle, graces ft Dieu; car s'il étoit plus mal , je ne ferois plus dans Ie cas d'en rendre compte , du moins je fuis füre que je ne vivrois pas pour m'en informer. II a été le meilleur fils du monde , Mademoifelle , & ne fréquentoit que la meilleure compagnie; ca-r je n'ai rien épargné, ni peine, ni argent, pour lui procurer une bonne éducation, & je crois qu'il n'y a pas un Seigneur dans toute la Grande-Bretagne qui ait plus que lui 1'air d'un Gentilhomme. Cependant cela n'a produit aucun bien; car quoique toutes (ës connoiffances fuffent de la première qualité , il n'a jamais rec,u la valeur d'un shelling du meilleur d'eux tous. Aufli j'aurois tort de m'enorgueillir. Je fais tout pour le mieux, quoique j'aie affez louvent fouhaité que je ne me fulfe jamais mêlée de tout cela, & que  ( *5<5 ) jé Peuffe laiffé élever pour la boutique & pour être marchand , comme fon pere Pa été avant lui. Ses nouvelles vues, dit Cécile , vous récompenferont fans doute amplement de vos fouffrances & de votre tendreffe. Quoi, Mademoifelle, lorfqu'il eft prêt ame quitter , & a s'établir dans les pays étrangers? Ah! fi vous étiez mere, Mademoifelle, vous ne trouveriez pas cette récompenfe bien agréable. vS'établir! dit Cécile , non , fon voyage ne fera que de deux ou trois ans. C'eft plus que moi ou tout autre ne pour» rions dire, Mademoifelle; & qui fait ce qui arrivera dans cet intervalle, & ce que je deviendrai pendant qu'il fera par-dela la mer? Je vous allure que je n'en fais rien moi-même; car il a toujours été Pobjet de ma vanité , & je comptois que chaque shelling que j'épargnois pour lui produiroit une guinée. Votre fille vous reftera. Elle parolt fi aimable, que je fuis certaine qu'elle tachera de vous donner toutes les confolations dont vous pourrez avoir befoin. Mais qu'eft une fille, Mademoifelle, com. parée a un fils tel que le mien? Un fils que j'efpérois voir un jour vivre comme un Priuce, & euvoyer fon carroffe me chercher pour diner chez lui : & a préfent il va m'être en-  ( =57 ) levé ; & qui fait fi je vivrai jufqu'a fon retour ? Mais je ne faurois m'en prendre a perfonne qu'a moi; car fi je m'étois contentée qu'on 1'eüt élevé fous mes yeux pour la bou=r tique... II eft vrai que tout le monde auroit crié au meurtre; car lorfqu'on le portoit en-core aü bras, tous nos voifins difoient qu'il étoit né pour être Gentilhomme, & que s'il vivoit, il feroit foupirer plus d'une grande Dame. Pourvu qu'il vous pTocure des jours heureux, repliqua Cécile, en fouriant, nous nous confolerons facilement dans le cas oü les grandes Dames.démentiroient la prophétie. Oh ! Mademoifelle, ce n'eft pas que je veuille vous faire entendre qu'il ait été trop libre avec,les Dames, car c'eft ce que 1'on n'a jamafs dit de lui; & j'ofe affurer que, fi quelqu'une d'entr'elles venoit a prendre du goüt pour lui , elle trouveroit qu'il n'y auroit pas d'homme au monde plus modefte. Mais penfez, Mademoifelle, combien il m'eft dur de le voir fi mal réuffir, après tout ce que j'ai fait, moi qui m'étois flattée qu'il feroit un jour, comme on dit, fur le pinacle. II vous donnera encore, je 1'efpere, répondit Cécile, fujet de vous applaudir de tout ce que vous avez fait pour lui : fa fanté eft déja en bon train, & fes affaires ont pris un afpecl plus favorab'e.  ( =58 ) Mais pouvez-vous fuppofer, Mademoifelle, qu'en 1'éloignant de moi de deux ou trois cents milles , pour conduire quelque jeune Gentilhommedont on 1'aura chargé, ce foit le moyen de me récompenfer de tout ce que j'ai fouffert? Comment, moi qui avois coutume de me refufer tout au monde afin d'épargner 1'argent néceffaire pour lui acheter de beaux habits, & qu'il pat aller a 1'Opéra, è Ranelagh & a d'autres lieux de cette efpece, pour qu'il ne négligeSt pas fa fortune, & a préfent vous voyez a quoi tout abuutit! Le voici dans une petite vilainechambre, i un fecond étage, fans qu'un feul de ces grands Seigneurs 1'approche, & s'informe s'il eft morr ou vivant. Je ne m'étonne pas , répartit Cécile, que vous foyez eutrée de leur peu de reconnoiffance du plaifir & de l'nmuftment qu'il leur a autrefois procuré ; mais ce qui doit un peu vous confoler, c'eft que la même chofe n'arrivera plus par la fuite, paree que M. Belfield fera ailëz prudent, pour ne plus fe fier a de vaines efpérances , & fe repofer fur de pareilles liaifons. Mais quel bien cela me fera-t-il, Mademoifelle? cela me rendra-t-il l'argent qu'il a prodigué pour eux jufqu'a préfent ? Croyez-vous que je 1'eufle amafiTé, en m'épargnant tout au monde, pour que tout cela finit par ce que vous voyez ? II vaudroit autant qu'on en eüt  ( =59 ) fait un fimple artifan : alors j'en aurois eu tout autant de conlblation que j'en aurai a préfent. Et s'il arrivoit qu'il fe noyftt en paffant lamer, que deviendrai-je alors? Il ne faut pas, lui dit Cécile, vous livrec a de pareilles frayeurs; je fuis perfuadée que votre fils reviendra en bonne fanté, & qu'il vous procurera toute la fatisfaétion que vous pouvez deiirer. Perfonne n'en fait rien, Mademoifelle; Ia véritable maniere de s'en affurer feroit qu'il ne partit point du tout. Je fuis étonnée, Mademoifelle , que vous puiffitz fouhaiter qu'il entreprenne un pareil voyage pour on ne fait quel pays, n'ayant pour toute compagnie qu'un petit Monfieur, ft qui il faudra pendant toute la route qu'il commence ft enfeigner fa, b, c. Certainement, dit Cécile, furprife de ce reproehe, je ne foubaiterois point qu'il voyageftt , s'il pouvoit faire quelque' chofe de mieux en reftant en Angleterre : mais comme je n'y vois aucune apparence, il faut vous refoudre ft cette féparation , & vous efforcer d'avance ft en prendre votre parti. Oui; mais comment faut- il faire, tandis que j'ignore fi je le reverrai? Qui auroit jamais cru qu'ayant vécu comme il a vécu avec les grands Seigneurs, il finit par fe trouver dans Ie befoin! Je croyois fermement qu'ils auroient  < cöo ) eu foin de lui comme de leurs propres enfants 5 car il étoit accoutumé a fréquenter les affemblées, tout comme ils faifoient euxmêmes* Jour par jour je comptois ceux. qu'il faudroit encore attendre pour qu'il vlnt m'apprendre qu'il avoit obtenuune place a la Courouquelqu'autre avancement de cette efpece; car je n'ai jamais trop fu ce que ce pourroit être. Et puis Ia première nouvelle que j'ai apprife a été qu'il étoit confiné dans ce pauvre petit coin, fans que perfonne penfat a lui, ous'en embarraffat. On ne me perfuadera cependant jamais qu'il n'eüt pu mieux faire , s'il avoit feulement voulu dire une bonne parole en fa propre faveur, ou s'il m'eüt laiffé le foin de m'en acquitter pour lui: au-Iieu de cela, il n'a pas feulement voulu permettre que je viffe un de ces Seigneurs fes amis, quoique je ne me fuffe pas fait le moindre fcrupule de leur parler & de leur demander tout ce dont il auroit pu avoir envie. Cécile effaya de nouveau de la confoler; mais s'appercevant que fa feule fatisfaétion étoit d'exhaler fon mécontentement, elle fe leva pour prendre congé. S'étant premiérement tournée du cóté de Mlle. Belfield, elle trouva moyen de lui demander fi elle pouvoit réitérer fes ofFres : celle-ci, pour toute réponfe, la regarda d'un air contrit & humilié; elle Gomprit (fe langage, lui mit dans la main ub  billet de banque de dix livres, & leur fouhai« tant le bon jour, fe bita de fortir. Mlle. Belfield s'étant empreffée de courir jiprès elle, fut retenue par fa mere, qui lui demanda a haute voix: Qu'efbceque c'eft?... Combien?... Que je le voie?... Après,quoi, fuivant elle-même Cécile, elle la trouva fur 1'efcalier qu'elles defcendirent enfemble, & elle ne ceffa de la remercier, avec grand bruit, de fa libéralité, 1'affurant qu'elle auroit foin d'en inftruire fon fils. Cécile, qui fe trouvoit en ce moment a Ia porte de la rue, fe retourna a cette déclaration , & 1'exhorta fortement a s'en bien garder; après quoi elle entra dans fa chaife, & fe fit porter chez elle, plaignant Mlle. Belfield de 1'injufte préférence que fa mere témoignoit pour fon frere; mais pardonnant a celui-ci, après ce qu'elle venoit de voir de Ia baffeffe & des manieres triviales de fa mere, Ia fiertéqu'on lui avoit reprochée pour avoir évité de la produire dans le monde. 11 s'étoit déja paffé prés de quinze jours depuis 1'explication qu'elle avoit eue avec Delville , & il n'étoit pas venu chez elle une feule fois, quoique dans ceux qui Pavoient précédée, il s'en füt a peine écoulé un feul qu'il n'eüt trouvé quelque prétexte pour s'y rendre. Elle recut enfin un billet de Mad. Delville. II contenoit les reproches les plus flaneurs de  C 262 ) fa longue abfence, & une invitation très-preffante pour qu'elle voulüt diner & palTer la journée du lendemain chez elle. Cécile, que la crainte de paroitre vouloir entretenir trop foigneufement cette liaifon avoit feule engagée ft fe priver du plaifir de la voir', profita avec empreffement de cette invitation, ft laquelle rien n'empêchoit qu'elle fe rendit, puifqu'elle defiroit également d'éviter ce qui pourroit faire foupconner qu'elle fuyoit toute efpece d'intimité avec cette familie. Elle ne pouvoit concevoir comment Delville la recevroit, s'il feroit gai oü férieux; agité comme il 1'avoit été pendant leur derniere converfation, ou ft fon ailè comme dans celle qui 1'avoit précédée. Elle trouva Madame Delville feule , qui quoiqu'un peu fftchée & furprife de ce qu'elle avoit été li long-temps fans la voir, Ia recut cependant avec beaucoup de bonté. Cécile embarraffée ft s'excufer d'une maniere plaufible, fut enchantée des nouvelles marqués d'amitié dont elle la combla, & n'eut pas de peine ft lui promettre qu'elle la vifiteroit plus fouvent par la fuite. On vint les avertir que le dlné étoit fervi, & le jeune Delville ne fe montra point; le pere fe préfenta feul, & elle apprit qu'on n'attendoit perfonne.  ( 2*3 ) Elle fut alors plus étonnée que jamais, & s'efforca en vain de découvrir ce qui avoit pu donner lieu è une conduite fi extraordinaire. Jufqu'alors, toutes les fois qu'elle avoit été invitée chez M. Delville, 1'air dont il la recevoit, annoncoit confiamment qu'il avoit attendu fon arrivée avec impatience, il avoit renoncé a tout autre engagement pour pouvoir refter avec elle; il lui avoit témoigné le defir qu'il avoit que fes vifites fuffent plus fréquentes, & paroiffoit enchanté de jouir de fa compagnie, qu'il préféroit a toute autre. Com' bien les chofes étoient changées! il ne mettoit plus les pieds dans la maifon qu'elle habitoit; il s'éloignbit même de la fienne, quand il favoit qu'elle devoit y venir. Ce ne fut pas encore la Ie feul déplaifir qu'elle effuya dans Ia journée : M. Delville, après que les domeftiques fe furent retirés, & qu'on eut fini de diner, lui témoigna combien il avoit été faché qu'on 1'eüt demandé pendant leur derniere converfation ,& ajouta qu'il vouloit profiter de 1'occalion qui fe préfentoit pour s'entretenir avec elle d'affaires importantes. II commenca, è fon ordinaire, par un préambule faftueux, dont il croyoit nedevoir jamais fe difpenfer, pour donner plus de prix a la condefcendance qu'il avoit de fë mêler de fes affaires; il lui xappella Ia grande différence  C *** ) qui fe trouvoit d'elle a lui, exagéra llionneur que lui faifoit un tuteur de fon rang : après quoi il lui dernanda très-férieufement fi elle avoit réellement & pofitivement congédié le Chevalier Floyer. Elle raffura que rien n'étoit plus certain. J'ai appris par Mylord Ernolf, lui dit-il, que vous aviez abfolument refufé les foins de fon fils. Oui, Monfieur, répondit Cécile, je n'ai jamais eu 1'intention de les recevoir. Auriez-vous donc quelqu'autre engagement ? Non, Monfieur, s'écria-t-e!Ie en rougiffant de pudeur & de dépit; aucun. Cela me paroit bien extraordinaire, repliqua-t-il : le fils d'un Comte refufé par une jeune perfonne dont la naifiance n'eft pas diftinguée, & cela fans pouvoir donner aucune raifon valable de ce refus! Cette fa^on méprifante & humiliante de s'énoncer piqua fi cruellement Cécile, que quoiqu'il continudt encore a haranguer pendant une bonne partie de 1'après-dinée, elle ne lui répondit que lorfqu'elle y fut forcée par quelque queftion direcle; & elle parut fi évidemment déconcertée, que Mad. Delville , qui vit avec peine fon inquiétude, redoubla fes honnêtetés & fes careffes, & fit tout ce qu'elle put pour 1'obliger & lui rendre fa gaieié ordinaire. Cécile  ( =65 ) Cécile ne fut point infenfible a fes attentions, & lui en témoigna fa reconnoiffance. en redoublant de refpedt & d'égards : mais fon efprit étoit agité, & elle la quitta aufiïtót qu'elle crut en avoir Ia force. Le difcours de M. Delville, d'après Ia connoiffance qu'elle avoit de fon extréme hauteur, n'auroit pas été capable de lui caufer la moindre émotion , s'il n'avoit été queftion que d'elle ou de lui : mais en faifant mention de Mylord Ernolf, elle le regardoit comme intéreffont auffi fon hls , & elle vit que, loin de defirer 1'alliance que M. Monckton 1'avoit affuré qu'il projettoit, il n'y penfoit même pas; que bien au contraire, il en propofoit, il en appuyoit une autre de tout fon pouvoir. Ce procédé , joint a la conduite du jeune Delville, lui fit foupconner qu'il étoit queftion d'un établiffement pour lui, & que tandis qu'elle croyoit qu'il ne cherchoit qu'a 1'éviter , il étoit occupé a faire fa cour ailleurs. Cette idéé pénible, que tout fembloit confirmer , renverfoit de nouveau fes projets , & détruifoit Ia félicité que fon imagination s'étoit formée. Elle ne lavoit cependant comment concilier ce qui lui arrivoit maintenant avec ce qui s'étoit palTé dans leur derniere entrevue ; elle avoit eu alors toutes fortes de raifons de croire que le- Tomé ƒƒ, M  C 266 ) cxm de Delville lui étoit dévoué, & que le courage, ou une occafion plus convenable , étoient tout ce qui lui manquoit pour déclarer fes fentiments. Pourquoi donc la fuir s'il Faimoit ? pourquoi, s'il ne 1'aimoit pas, paroitre fi troublé Iorfqu'elle s'étoit expliquée, lorfqu'elle avoit déclaré qu'elle étoit libre? Elle s'étoit flattée cependant , qu'il ne faudroit que très-peu de temps pour dévoiler ce myftere. Dans deux jours , fe donnoit la fête par laquelle M. Harrel prétendoit en irn-i pofer au public par une apparence de ri« cheffe ft laquelle perfonne ne croyoit plus; & Delville, auffi-bien que tous ceux qui avoient jamais été préfentés chez M. Harrel, avoit été invité des premiers , & avoit accepté. II avoit promis d'y venir , dans un temps oü 1'explication qui femblolt avoir mis un terme ft leur liaifon, n'avoit point encore eu lieu. S'il manquoit ft s'y rendre, elle ne douteroit plus que fes conjectures ft fon égard ne fuffent fondées ; & s'il s'y préfentoit , elle liroit peut-être dans fes regards & dans fa conduite les motifs d'une auffi longue abfence. Fin du Tome fecond.