Gr&fl. zu Lynar'sckc FideikommiB Bibliothek  C É C I L I A, O U MÉMOIRES &UNE HÉR1TIERE. TOME TROISIEMB.   C É C I L I A, O U MÉMOIRES D'UNE HÉRITIERE.' Par t'Auteur Er EL IN A. Traduits de l'Anglois. TOME TROISIEME. A MAESTRICHT, Chez Jean-Edme Dufour & Phil. Roux, Imprimeurs-Libraires, aflöciés. M. DCC. L XXXIV.   C Ê C I L I At O u MÉMOIRES D' V N E HÉRITIERE. LIVRE V. CHAPITRE PREMIER. Une féte. Il vint enfin ce jour, dont la foirée, & furtout le moment oü 1'on re^oit compagnie, furent, pour la première fois , attendus avec autant d'impatience par Cécile, que par M. & Mad. Harrel. On n'avoit épargné ni peine ni dépenfe pour rendre cette féte, projettée depuis long-temps, auffi fplendide qu'élégante: elle devoit commencer par un concert, fuivi d'un bal, & fe terminer par un fouper. Cécile , quoiqus très-inquiete de fes proTornt III, a  co pres affaires, n'en étoit cependant pas aflez occupée pourvoir avec indifférence une fcene auffi extravaganté, une dépenfe auffi déplacée, que rien ne pouvoit juftifier. Ces réflexions contribuoient a Ja rendre trifie, penfive, & 1'empêchoient de prendre part aux plaifirs de 1'afTemblée. M. Arnott étoit encore plusaffligé decette fottife, & n'eut d'autre fatisfaftion pendant toute la foirée que de s'aflurer que Cécile penfoit comme lui, & qu'elle 1'avoit regardé, lorfque 1'occafion s'en étoit préfentée, de facon a le lui exprimer. Avant neuf heures, perfonne ne parut, i 1'exception du Chevalier Floyer qui étoit refté depuis le diner , & de Morrice qui , ayant été invité pour la foirée, fut fi enchanté qu'on lui permit de revenir chez M. Harrel, qu'il s'en prévalut & s'yrendit entre fix & fept heures. 11 s'excufa auprès de Cécile, de la maniere la plus humble, du malheureux accident qui lui étoit arrivé au Panthéon. Comme eet accident n'avoit caufé a celle qui 1'elTuyoit que de la fatisfaclion, en faifaut naitre chez Del. ville 1'inquiétude la plus flatteufe pour fa füreté, elle ne fe fit pas trop prier pour lui pardonner. Parmi Ia première foule,fe trouvaM. Manckton, qui feroit bien venu auffi-tót que Morrice, fi fa confeience eüt été nette, & qu'il n'eüteu que des vues pures&défintéreffées;  (3) «aais voulant éviter tout foupcon, il fe conforma a 1'ufage adoptéden'arriverquefort tard. La plus grande crainte de Cécile pour cette foirée, étoit que le Chevalier Floyer ne lui de* mandat de danfer avec lui, ce qu'elle ne pouvoit refufer qu'autant qu'elle ne danleroit pas de tout le bal; &ii elle acceptoit, c'étoitconfirmer les bruits qu'elle favoir qu'on avoit fait courir. Elle s'adrelTa donc a M. Monckton, comme a un hommemarié, & fon ancien ami; elle lui svoua franchement fon embarras, ajoutant qu'au relte on étoit convenu qu'après que les mêmes perfonnes auroient danfé deux fois enfemble, elles fe féparcroient & danferoient fuccelfivement avec d'autres. Quoique la principale étude de M. Monckton füt d'éviter foigneufement toute elpece d'attention ou d'.lïiduité trop marquée pour Cécile, il n'eut cependant pas la force de réfifler a cette invitation , & elle eut le plaifir, lotfque le Chevalier lui demanda de vouloir bieil permettre qu'il fut fon cavalier pour les deux premières danfes, de lui répondre qu'elle étoit déja engagée. Elle s'attendoit qu'il ne manqueroit pas de $'aflurer d'elle pour les deux fuivantes; mais, 4 fa grande fatisfadion, il fut fi piqué du plaifir marqué avec lequel elle lui avoit annoncé qu'elle étoit retenue, qu'il ]a quitta fiéremenc fans rien dire de plus. Au  I (4> Cécile, très-fatisfaite de eet arrangement, & efpérant que fi elle étoit encore libre lorfque Delville arriveroit, il ne manqueroit pas de s'adreffer a elle, tacha de fe procurer une place dans la chambre oü étoit la mufique. Elle y parvint avec un peu de difficulté j mais , quoique le concert fut excellent , & compofé des meilleures voix & des premiers muficiens, il lui fut impolfible d'en entendre une feule note , le hafard 1'ayant placée 4 cóté de Mlle. Leefon & de deux autres jeunes Demoifelles qui fe complimentoient fur leurs ajuflements & leur figure, & s'arrangeoi«nt enfemble pour être des mêmes contre-danfes, cherchant a deviner qni feroient ceux qui dan» feroient les premiers menuets, & s'étonnant de ce qu'il y avoit 11 peu de danfeurs. Cette fade converfation, dans laquelle elle s'appercut que Mlle. Leefon jouoit le principalróle, n'empêchoit point que ces Demoifelles ne s'écriaflent aflez fouvent, & avec raviflement : La charmante mufique!... Oh, que cel* efi enchanteur! dvez-vous jamais rien etitendtt d'auffi délicieux! Ah ! dit Cécile a M. Gofport qui vint alors la joindre, fans vos commentaires & vos éclair* ciffements, Ie caquet imprévu de ces gravss & filencieufes perfonnes que j'avois cru muette.s, m'auroit furieufement embarralTée! Celles qui gardent le plus lcrupuleufemenf  (5) Ie filence avec les étrangers, répondit M. Gofport, font ordinairement les plus emprelTées a parler avec les perfonnes de leur cotterie; car elles fe trouvent arriérées, & font impatientes de regagner Ie temps perdu. Mlle. Leefon eft aétuellement dans fon centre; par conféquent elle fe montre telle qu'elle eft réellement: & la joie qu'elle a de pouvoir débiter 4 fon aife les riens qu'elle a accumulés pendant qu'elle étoit féparée de fa cotterie, lui donne la même émotion & les mêmes tranfports que 1'oifeau échappé de fa cage éprouve au moment qu'il recouvre fa liberté. Je me réjouis de voir cette petite créature affranchie de fes liens; car, qu'y a-t-il au monde de plus trifte que d'être obligé de paroJtre réfléchir & penfer lorfqu'on en eft incapable? Mlle. Larolles arriva un inftant après en riant de toutes fes forces, & t^cha de percer Ia foule pour les joindre en leur criant: Oh, vous avez beaucoup perdu ! Si vous eufliez été, il y a un moment, dans Ia chambre voifme, vous y auriez vu la plus finguliere figure qu'on puhTe imaginer: elle J'eft au point d'effrayer tous ceux qui la regardent. Et tout de fuite elle ajouta : Oh, ciel! baiffez-vous un peu de ce cóté, & vous pourrez la voir. Ces paroles furent luivies d'un éclat de rire général , accompagné d'exclamations. Bon Dien! quel épouvantail! II y a de quoi njoüA iij  (O 'ir de rire .' A-t-on jamais vu une plus horrible créature ? Voyez donc quelle hideufe gri. mace elle fait en riant; on diroit qu'elle en veut a Mlle. Beverley. Cécile tourna la tête du cóté de la porte, & appercut, a fon grand étonnement & a cc lui de fes voifins, M.Briggs, qui, pourmieuX voir ce qui fe païïbit autour de lui, étoit monté fur une chaife, de laquelle 1'ayant découverte, il la fixoit avec une attention tout-a-fait comique , & qui, lorfqu'il connut qu'elle le remarquoit, fe changea en un figne de tête familier. Elle lui rendit fon falut, & ne fut pas trop contente d'obferver que, defcendant immédiatement du pofte élevé que toute 1'aflemblée ne lui avoit vu occuper qu'en riant & avec furprife, il fe difpofoit a s'approcher d'elle, &, fans_ faire Ia moindre attention a ceux qui fe trouvoient fur fon paffage, qu'il poufToit brufquement en-avant, avec autant de rudeffe qu'il auroit pu faire dans la rue pour fe frayer un chemin a travers Ia foute, fans s'arrêter aux fignes de mécontentement, aux prieres qu'on lui faifoit de fe tenir tranquille, aux je vous prie, Monfieur.. . mon dieu, que vous êtes inquiétant! ... Monfieur, je vous afiure qu'il n'y a point ici de place... il trouva moyen de les écarter a coups de coudes, & parvint enfin prés d'elle, d'oü, avec un fourire mo-  ( 7 ) queur, il regarda autour de lui, témoignant fa fatisfaclion de fon efpece de triomphe a touS ceux qu'il avoit dérangés. Lorfqu'il eut un peu Joui de fa viéloire, il fe tourna du cóté de Cécile, & lui palfant la main fous le menton: Eh bien, ma petite poulette, lui dit-il, comment va-t-il? Parvenu a vous a la fin, ouvert un paffage a force de poufler, pas voulu en avoir le dementi : je réponds que me tirerai tout auffi bien d'une foule que le meilleur d'eux tous. Voyez, fuis tout en fueur..,. chaud comme dans la canicule. Enfuite, au grand fcandalede toute 1'afferablée, il óta fa perruque pour s'elTuyerla tête: ce qui révolta fi généralement, que ceux qui fe trouverent voifins de la porte fe fauverent & paflerent dans d'autres appartements, tandis que ceux qui étoient trop ferrés pourpouvoir fuir, détournerent d'un commun accord la vue pour ne point voir ce fpectacle. Quelques Dames s'étant adreltées au Capitaine Aresby pour 1'engager a lui faire des repréfentations fur une, conduite auffi choquante, celui-ci s'avanca vers lui, & lui dit: Je fuis dans le plus grand défefpoir de vous incommoder; mais les ordres des Datnes font des loix irrêfragabhs. Permettez donc, Monfieur, que je vous prie de remettre votre perruque. A iv  CS) Ma perruque? s'écria-t-il. Oui, oui, dans un moment; premiérement eiTuyer ma tête. Je fuis tout-a-fait ajfommè, Monfieur, dit le Capitaine, de vous déranger; mais je dois nécefiairement vous donner a connoltre que vous ne me comprenez pas. Les Dames font extrêmement révoltées de ces fortes d'objets, & nous nous faifons une regie qu'elles n'eö foyent jamais accablées. Vraiment? s'écria M. Briggs en Ie regar» dant fixement. Je vous dis, Monfieur, repliqua le Capitaine, que les Dames font défefpérées que vous, ne vouliez pas couvrir votre tête. Pourqaoi donc? s'écria-t-il; qu'eft-ce que leur fait ma tête? Aucun homme ici n'a une meilleure; bien meublée en-dedans : voudrois pas Ia changer contre aucune des vótres! Et fans paroftre s'être appercu qu'il eüt donné fujet de fe plaindre, mais a moitié i&ché de la réprimande qu'il venoit d'efiuyer, il continua tout a fon aife, & après avoir fini, remit fa perruque, en 1'arrangeant fur fon front avec le même fens froid qu'il auroit pu le faire dans fa chambre. Le Capitaine, ayantobtenu ce qu'il demandoit, le quitta en faifant des mines qui expriinoient fon mécontentement, & difant tout doucement a droite & h gauche: C'eft Ie dróle le plus pètrifiant dont j'aie jamais été obfédé !  (9) M. Briggs écouta d'un air moqueur, & avec des contorfions rifibles, un air italien : après quoi il retourna, avec un grand fracas, dans 1'autre appartement pour y chercher Cécile , qui, honteufe de paroitre avoir contribué au défordre qu'il avoit caufé, s'étoit prévalue du moment de fa difpute avec le Capitaine , pour s'enfuir & pafTer dans la chambre voifine, oi\ il l'eut bientót trouvée, au me-; ment qu'elle apprenoit a M. Gofport la natu-i re de fes liaifons avec lui. M. Morrice, toujours curieux & emprelTé de favoir ce qui fe paffoit, fe trouvoit prés d'eux & 1'écoutoit auiïï ttès attentivement. Ah, petite poulette ! s'écria-t-il ; vous ai ratrappée ! Bientót ddbarralfé de. ces beaux damoifeaux! Mais on eft Ie fouper? Rien qui reflemble au fouper! Temps d'aller coucher... Peut-être il n'y en a point; tout cela des attrapes; rien qu'un peu de fumée. Le fouper, Monfieur ? s'écria Cécile, le concert n'eft pas encore fini. Votre carte d'invitation en fait-elle mention ? Oui, fürement; autrement ferois-je venu? vifite rarement; coüte toujours de 1'argent. Voudrois être refié chez moi ce fóir; fait un trou a mon foulier; rien n'y manquoit auparavant. Mais vous n'êtes pas venu a pied, Mon-* fieur? Av  ( IQ) A pied, a pied ; pourquoi non ? Aurois pourtant tout auffi-bien fait de ne pas venir ; mon meilleur habit fali, prefque tout gaté. Tant mieux pour le tailleur, Monfieur, dit Morrice, car alors il vous en faudra un autre. Un autre ! pourquoi ? N'a pas fept ans , auffi bon que neuf. Je me fiatte, dit Cécile, que vous n'avez pas fait une feconde chüte ? Bien pire , bien pire , penfé perdre moa paquet. Quel paquet, Monfieur? Mon meilleur habit, & ma meilleure vefte^ les ai portés dans mon mouchoir, afin de les préferver. Quand M. Harrel en fera-t-ilautant? Mais ne craignez-vous pas, Monfieur, lui dit affez féchement M. Gofport, que le mou« choir n'en füt plutót ufé par le nceud que vous y avez fait ? Pris mes précautions; étoit lüche & point ferré. Rencontre un méchant dróle, le petit gueux 1'a tiré en paffant, le nceud s'efi défait, habit & vefte tombés fur le pavé. Mnis qu'efi-il devenu , Monfieur ? s'écria Morrice; je me fiatte qu'il s'eft fauvé ? Ne pouvoit courir, i force de rire ; 1'ai attrapé au bout d'une minute , 1'ai traité de facon que n'a pas eu envie de rire, 1'ai roffé d'importance.  C " ) Le pauvre diable! die Morrice en riant; je le plains bien fincérement. Mais, Monfieur, dites-moi, je vous prie, ce que votre meilleur habit & votre meilleure vefte font devenus, tandis que vous le maltraitiez. Les aviez» vous Iailfés dans la boue ? Non , Monfieur le nigaud , lui répondit brufquement M. Briggs , je les avois pofés fur le devant d'une boutique. Cet expédient n'étoit pas fans danger, Monfieur , lui répartit M. Gofport, & il pouvoit avoir de triftes conféquences; carle propriétaire de la boutique étoit en droit d'exiger une petite récompenfe. Corament vous en êtes-vous tiré, Monfieur? Ai acheté pour un fou de pommes ; ferviront demain au foir pour mon fouper. Mais comment avez-vous fait, Monfieur, pour fécher vos habirs, ou pour les neuoyer? Dans un petit cabaret a bierre; m'en a coüté une demi-pinte. Et, je vous prie , Monfieur , s'eft écrié Morrice, oü avez-vous enfin adievé votre toilette ? Ne vous le dirai pas, ne vous le dirai pas; ne me faites plus de queftions; qti'impor'e oü un homme endofle fon habit & fa vefte? Mais, Monfieur, voila une partie dilpendieufe pour vous, répartit gtavement M. GofA vj  C -* ) port, avez-vous déja additionné tout ce qu'elle pourra vous coüter? Plus qu'elle ne vaut, plus qu'elle ne vaut, fépondit-il de mauvaife humeur. Cinq ans que n'ai autant dépenfé pour mes plaifirs. Ah ! ah ! cria Morrice auffi haut qu'il put, le tout ne fauroit fe monter a plus de lix fols. Six fols? répéta-t-il avec mépris ; fi ne connoiflez Ia valeur de fix fols, ne pofféderez jamais cinq fols neuf deniers. Eh! comment croycz que fois devenu riche?... En portant de beaux habits, & me frifant ? Non, non, lailTé ce foin a M. Harrel! demandezlui fi veut comparer fon bilan au mien. Jamais connu homme qui eüt une guinée de bien , porter un habit comme celui qu'il a. Morrice rit encore, & M. Briggs le réprimanda de nouveau. Cécile, profitant de leur difpute, s'échappa, & retourna dans 1'appartement oü étoit la mufique. Elle n'y eut pas été long-temps, que Mad. Penton, femme qui fréquentoit aflez aliiduement la maifon de M. Harrel, s'avanca vers Cécile, fuivie par un jeune homme que celle-ci voyoit pour Ia première fois , mais qui avoit paru fi enchanté de Cécile , que depuis fon entrée il n'avoit reg?rdé qu'elle. Ma.!. Penton, en le lui préfentant, lui apprit qu'il fe nomraoit M. Marriot, & qu'il  C 13 ) Pavoit priée d'intercéder en fa faveur pour qu'il eüt 1'honneur de danfer avec elle les deux premières contredanfe6. Dès qu'elle eut répondu qu'elle étoit déja retentie, il lui réitéra la même priere pour les deux fnivantes. Cécile n'ayant alors aucune excufe, ne put fe difpenfer d'accepter. L'efpérance qu'elle avoit eue au commencement de la foirée, fe trouvoit prefqu'abfolument évanouie; Delville ne paroilfoit point; & quoique les yeux fixés fur la porte, elle examinat foigneufement toutes les peri'onnes qui entroient, fon dépit lui fit croire qu'il étoit le feul, de tous ceux qu'on y avoit invités , qui eüt affeété de ne pas fe trouver a cette fête. Lorfque le concert fut fini, la compagnie s'étant levée & mêlée, autant pour s'entretenir plus a 1'aife que pour prendre quelques rafraichifiements avant le bal , M. Gofport s'approcha de Cécile, pour lui faire part d'une difpute ridicule, qui venoit d'avoir lieu entre M. Briggs & Morrice. Vous , M. Gofport , lui dit Cécile , qüi paroifllz étudier & difiinguer les différentes nuances des caraéleres les plus finguliers, vous feriez petn-être en état de m'expliquer rourquoi M. Briggs par< >tt prendre autant de plaifir a publier Ion avarice qu'a vanter fon opulence ?  C 14 ) C'eft, répondit M. Gofport, paree qu'il fait que 1'une & 1'autre font fi étroitement liées dans fes affaires, que, fans le fecours de la première, il n'auroit jamais acquis la feconde. C'eft pourquoi, ignorant toute autre diftinction, excepté cependant celle des livres, des fols & des deniers , il les fuppofe inféparables, paree qu'elles fe font trouvées réunies en lui. Ce que nous nommons baffeffe ou avarice, lui paroit fagefl'e & prudence; & il fe rappelle plutót avec complaifance qu'avec honte , les différentes petites rufes , les artifices par lefquels il eft parvenu a remplii fes coffres. Ici, Mylord Ernolf voyant Cécile s'entretenir avec M. Gofport & M. Monckton , dont 1'un étoit affez Hgé pour pouvoir être fon pere, & 1'autre un homme marié, en conclut que Cécile n'étoit point engagée, s'avanca, & lui préfentant fon fils , Mylord Derford , jeune homme d'environ vingt ans, la pria de vouloir bien 1'accepter pour fon cavalier. Cécile, ayant déja deux engagements, s'en prévalut pour refufer ; mais Mylord Ernolf defiroit trop que fon fils eüt eet avantage, pour fe défifter fi facilement, & dit que lorfqu'elle auroh remoli ces deux premiers engagements, il effayeroit de nouveau ce que fe» follicitarions pourroient obtenir. Défefpérant alors abfoluinent de 1'arrivée de Delville, elle  C i5) écouta cette déclaration avec indifférence; & M. Monckton lui donnoit la main pour la conduire dans la falie du bal, lorfque Mlle. Larolles, accourant d'un air très-preffé, lui prit la main, & lui dit a 1'oreille : Permettez que je vous félicite. J'y confens , répondit Cécile; mais voulez-vous bien me dire de quoi ? Bon Dieu! répartit-elle, je fuis füre que vous devinez ce que je veux dire j mais il faut que vous fachiez que j'ai une prodigieufe faveur a vous demander: je vous fupplie de ne pas me la refufer; je vous allure que fi vous ne me 1'accordiez pas, je ferois plus mortifiée que vous ne pourriez Ie croire. Eli bien, de quoi s'agit-il? Rien, feulement que de me prendre pour une de vos campagnes de noce (i). Je vous affure que je regarderai ce choix comme la faveur la plus fignalée. Mon amie de noce ! s'écria Cécile , ne croyez-vous pas que 1'époux auroit lieu d'étre piqué que j'euffe choifie une amie de noce, avant d'avoir feulement fon gé a lui? Oh ! je vous en prie, répartit-elle, ne foyez pas crueHe ; car fi vous me refufez , vous ne fauriez imaginer combien cela me dérangera. Penléz a ce qui m'arriva il y a trois femai* (a) En Anglois Bride-mitid.  C 16 ) nes. Vous faurez que j'étois invitée aux noGes de Mlle. Clinton : je me fis a cette occafion une robe tout-a fait particuliere , & de mon invention ; elle réuflit on ne peut pas mieux, & produifit le plus grand effet! Eh bien, précifément aumême infiant quelafête devoit avoir lieu, fa mere vint a mourir! Jamais rien au monde d'auffi malheureux; car a préfent elle ne fe mariera pas de fix mois, & ma robe fera fanée, aura jauni; car elle eft toute blanche, & de la plus belle étoffe que vous ayez encore vue. Vous êtes en vérité on ne peut pas plus obligeante, s'écria Cécile en riant ;dites-moi, je vous prie, feroit-il pofiible que vouseufiiez employé en vain le crédit que vous avez fur 1'efprit des perfonnes de votre connoifiance, pour qu'elles fe marient immédiatement; ou fuis-je la feute fur lanuelle vous penfiez que eet accident doive influer? Que vous êtes tourmentante! s'écria Mlle. Larolles, tandis que vous comprenez fi bien mon idéé , & que toute la ville en eft auffi bien informée que moi. Cécile lui demanda pourlors ce qu'elle entendoit par-la. Mon üieu, répondit- elle, vous favez bien que je veux parler du Chevalier Floyer : car on m'a nfluré que vous avkz ablölument refufé Mylord Derford.  ( 17 ) Et vous a-t-on dit aufli que j'euffe accepté le Chevalier ? Oh, certainement, ma chere!... les bi« joux font achetés, & les carrolTes prêts; c'eft une affaire tout - a - fait arrangée; je le fais très-bien. Cécile voulut entreprendre de la détromper; mais Ie bal ayant commencé au même inftant, elle ne lui en donna pas le temps, & courut très-impatiente dans la falie oü 1'on alloit danfer. M. Monckton prit la main de Cécile, & ils la fuivirent, déclamant 1'un & 1'autre contre la conduite inouie de M. Harrel, a laquelle cependant bientót après Cécile ne penfa plus ;. car dès que la première contredanfe fut finie , elle appercut Delville qui entroit dans la falie. La furprife, le plaifir & la confufion la faifirent a la fois; elle avoit perdu toute efpérance de Ie voir, & une abfence fi obftinée lui avoit fait croire qu'il avoit des vues qui Pobligeroient peut être a defirer de 1'oublier. 11 fe montrok enfin, & les craintes, les foupcons de Cécile s'évanouirent; ellene regretta plus que la fuite d'engagements qu'elle avoit pris, qui 1'empêcheroient de danfer avec lui, &peut-être même de lui parleravantle fouper. Elle ne tarda pas a s'appercevoir qu'il s'étoit fait dans fes manieres & dans fa conduite un changement qui la furprit extrêmement. 13  (ï*) avoit l'air férieux & penfif: il la falua de loin, ne témoigna point defirer de s'en approcher de plus prés, il regarda la comredanfe, & ceux qui la danfbient, comme il auroit vu un fpeclacle public, oü il n'auroit pris aucun intérêt, & parur bien différent de ce qu'il étoit auparavant, non-feulement par rapport a elle, mais encore a lui même; car fon premierempreffement a fe trouver avec elle étoit autant ralenti que 1'enjouement qui lui étoit autrefois naturel. Elle ne put cependant y réfiéchir long-temps, paree qu'on vint la prendre pour Ia feconde comredanfe : les idéés confufes & défagréables que la conduite de Delville préfentoiten foule è fon efprit, ne lui laiflbient pas la liberté de s'obferver elle-même, & la mortification qu'elle éprotivoit n'étoit que trop vifible pour M. Moncktqn. C'étoit a l'air embarrafl'é de Cécile , qu'il avoit connu 1'arrivée de Delville dans Ia falie. L'inquiétude & Pémotion qu'il remarqua en elle, ne lui laifferent plus aucun doute fur 1'état de fon cceur; il fut confirmé dans 1'idée qu'il avoit déja coucue , qu'elle n'en étoit plus maf'refla; maïs il comprit aufii qu'elle ignoroit encore fi elle étoit payée de retour. Le chagrin que lui caufa cette première dé couverte fut un peu adouci par 1'efpoir que lui laifloit la feconde; la foirée lui fut ce-  ( i5 > pendant tout aufli pénible qu'a Cécile, pnif. qu'il vit alors clairement que, quelque fuccès que puflent avoir fes afliduités & fes foins dans la fuite, elle n'étoit plus la maitrefle d'un cceur dont elle avoit difpofé ; & que fuppofé qu'il fütaffuréde 1'indifférence de Delville, & qu'il fe trouvat lui-même aétuellement libre de lui offrir fa main, le temps n'étoit plus, oü il jouifioit de la première place dans l'amitié de Cécile. Ce fentiment qu'il eu tant de peine a lui infpirer, & qu'il avoit efpéré de voir fe changer en amour, alloit peut-être difparoltre pour jamais; effacé par 1'impreffion foudaine que faifoit fans peine, & fans le vouloir, un nouveau venu fur fon efprit. Ces réflexions empoifonnerent les plaifirs qu'il s'étoit promis en danfant avec elle, & lui óterent la force de chercher a calmer les inquiétudes dont elle étoit agitée ; ainfi dès que la feconde comredanfe fut finie, au-lieu de 1'accompagner jufqu'è fa place, ou de fe prévaloir de 1'avantage qu'il avoit eu de danfer avec elle, pour ne la pas qjuitter, la jaloufie qui le tourmentoit lui ótant Ia faculté d'agir, ne lui laiffa d'antre defir que de découvrir, en obfervant de loin tous fes mouvements, fi fes foupfons étoient fondés. Cécile cependant, fans beaucoup s'embarrafler s'i! la fuivoit ou ne la fuivoit pas, prit  (*o ) !e premier fiege qu'elle trouva vacant, & prés duquel fetrouvoit Delville, qui, au bout d'un moment, plutót par politelfe que par inclination, s'approcha pour lui demander 1'état de fa fanté. Cette fimple quellion, dans la fituation oü elle fe trouvoit, fuffit pour 1'embarraffer; & quoiqu'elle lui répondlt, a peine fut-elle ce qu'il lui avoit demandé. II ne lui fallut cependant qu'un inflant de réflexion pour reprendre a-peu-près fon état naturel; elle lui paria de Madame Delville avec le refpeét & la tendrelTe qu'elle témoignoit dans toutes les occafions pour cette Dame; tachant, r.utant qu'il lui fut pollible, de paroitre ne pas s'appercevoir dn changement qu'elle remarquoit en lui. Cette converfation, quoique générale & peu intéreffante , fut cependant fi pénible pour Delville, qu'il eut l'air d'être foulagé par 1'arrivée du Chevalier Floyer, qui ne tarda pas a les joindre. Dans Ie même moment, une jeune Dame placée prés de Cécile, demanda a un domeftique qui paffa prés d'elle, un verre de limonnade : Cécile le pria d'en prendre deux. Del • ville, qui ne fut pas faché de rompre la converfation, dit qu'il auroit 1'honneurde lui fervir d'échanfon, & s'en fut au buffet. Un moment après, le domeftique préfenta  C « ) un verre a- Ia Dame voifine de Cécile; & Ie Chevalier prenant 1'autre, le porta a Cécile, au même inftant que Ie jeune Delville arrivoit avec un troifieme. Je crois vous avoir devancé, Monfieur, dit Pimpudent Baronnet. Non, Monfieur, répondit le jeune Delville. il me femble que nous voici tous deux en même temps : au refte, c'eft a Mifs Beverley, juge du camp, a prononcer, & a nous .a nous foumettre a fa décifion. Eh bien, Madame , s'écria Ie Chevalier, nous voici attendant notre fort. Qui fera 1'heureux mortel de nous deux? Vous le ferez également, j'efpere, répondit Cécile avec une préfence d'efprit admirable, puifque j'ofe me flatter que vous ne refuferez pas 1'un & 1'autre de me faire Phonneur de boire a ma fanté. Cet expédient auffi ingénieux qu'imaginé a propos, lui fauvant a la fois le défagrément de favorifer ou d'offenfer, ne put qu'être applaudi des deux parties ; & tandis qu'ils obéiffoient a fes ordres, elle prit elle-même -im autre verre des mains du domellique. Pendant que cela fe paffoit, M. Briggs 1'ayant de nouveau appercue , vint brufquement la joindre, en criant : Ah, ah, ma poulette, qu'eft-ce que c'eft que cela! quelque chofe de bon ? Donnez ici, mon gargon; veux en gouter.  ( ) Iï prït un verre de limonnade, & 1'ayant a peine porté a fa bouche, il fit la grimace & le rendit en difant: Mauvais! mauvais! pauvre punche en vérité 1... pas une goutte de rum dedans! Tant mieux , Monfieur, s'écria Morrice, qui fe faifoit un plaifir de le fuivre pour Ie tourmenter : vous voyez bien que le maitre de la maifon épargne quelque chofe. Vous difiez pourtant qu'il n'épargnoit rien. N'épargne pas les fots! dit M. Briggs, il en a a foifon. Oui, Monfieur, ainfi que des figures hétéroclites, répondit Morrice. Tant pis, s'écria Briggs, tant pis 1 lis le rongeront jufqu'aux os, ne lui laifferont ni maifon, ni poffeffion, pas une chemife fur le corps, ni un fol dans fa poche; pas la moindre attention : a eux , ma poule; vous embarraflez d'aucun de vos tuteurs que de moi, les deux autres pofledent pas un fétu. Cécile, un peu déconcertée de pareils difcours, regarda le jeune Delville, auxquels ils cauferent la première envie de rire qu'il eüt cue de toute la foirée. Regardons par-tout pour découvrir, continua Briggs, en branlant la tête d'un air de fatisfaftion, crois avoir trouvé quelqu'un qui fera votre affaire. Devinez ce que c'eft;... cent mille livres... Eh!... que dites-vous de  C *3 ) cela? Quelque chofe de mieux dans le quartier de la cour? Cent mille livres, ciia Morrice! & je vous prie, Monfieur, qui pourreit-ce être? Pas vous, maltre finge, certain de cela... Ne fuis pas encore bien fur qu'elle vous veuille non plus, penfe pourtant que fi. Je vous prie, Monfieur, quel 3ge a-t-ii? s'écria Morrice que rien ne rebutoir. A-peu-près... voyons... ne le fais pas, ne 1'ai jamais oui dire... Qu'elt-ce que cela fait? Mais, Monfieur, c'eft un vieillard, j'ima* gine, puifqu'il a eu le temps d'amaflér tant de bien? Vieux? non, rien depareil; a-peu-près de mon Age. Comment, Monfieur, & vous pouvez propo.fer un mari de cette efpece a Mifs Beverley? Pourquoi non? connoifiez un autre plus riche? croytz que M. Harrel ou 1'autre vieux Don de la grande place en trouvaflent un meilleur. Si vous le voulez bien, Monfieur, s'écrit Cécile impatientée, nous parierons de cela une autre fois. Non, je vous en prie, lui dit le jeune Delville, qui avoit peine a s'empêcher de rire; permettez que ce fujet foit préfentement difcuté. Ius demande pardon! Ii me femble vuus avoir vue un ibir a Almacfc. Excufez, je vous prie, ie l'avois tout-a-fait oublié. Mon Dien! M. Meadows, -'écria Mlle. Larolles, vous voulez lans doi"e dire Ie V nthéon. II eft incompréhenfible qoe vous cunfonJ.iez les chofes de cetre m;:niere. C'étoit doife au Pan béon?Je ne diftingue jams'"; ces deux endroits l'un de 1'autre : je voudrois qu ils fuftent tous deux abolis. Je B ijj  C 30 ) hais ces maifons publiques. Rien de fi terrible que de fe trouver (bus un même toit avec un tas de gens qui vous verroient rendre 1'ame fans en être affeftés. Vous aimez donc la fociété de vos amis ? Oh! non; fe voir toujours harraffé par la répérition continuelle des mêmes figures!... On eft fatigué a la mort de fes amis; rien de fi mélancolique. Cécile fut alors joindre les danfeurs; & M. Meadows, fe tournant du cóté de Mlle. Larolles , lui dit: Je vous prie, que je ne vous empêche pas de danfer; je crains que vous ne perdiez votre tour. Non, s'écria-t-elle avec dépit, je ne danferai point. Quelle cruauté! répartit-il en bdillant; tandis que vous favez combien j'ai de plaifir a vous voir danfer! Cette chambre ne vous paroit-elle pas trop étouffée ? II faut que j'en forte pour refpirer un air différent... J'efpere que vous ne perfiflerez pas daus votre réfoiution , & que vous danferez. Enfuite étendant les bras comme s'il eüt eu envie de dormir, il s'en fut dans 1'appartement voifin, & fe jetta fur un fopha, oü il refta tant que dura le bal. Le nouveau cavalier de Cécile , qui étoit un homme riche, très-fimple & fans prétentions, fit tous fes eftorts pour lui plaire &  C 3* ) 1'amufer; encouragé par le defir qu'il avoit de réufïïr, il crut y être parvenu : mais 1'état de doute & d'inquiétude dans lequel elle fe trouvoit, lui étoit peu favorable, & de plus habiles que lui auroient échoué dans une pareille conjoncture. Les deux contredanfes finies , Mylord Ernolf eflaya une feconde fois d'engager Cécile a danfer avec fon fils; mais elle s'excufa en difant qu'elle ne danferoit plus de toute la foirée , & refta fpeéktrice jufqu'a Ia clóture du bal. M. Marriot ne voulut cependant pas la quitter , & elle fut obligée de foutenir avec lui une converfation peu intéreflante , qui , quoique fatiguante pour elle, étoit délicieufe pour lui qui ne 1'ayoit jamais vue dans des moments plus heureux. Elle attendoit toujours que Delville viendroit la rejoindre : mais fon attente fut vaine: il ne vint point; elle en conclut qu'il étoit dans un autre appartement. La compagnie fut avertieque le fouper étoit fervi; elle crut pour lors qu'il feroit impoilible qu'ils ne fe rencontraffent pas ; mais après avoir taché de le découvrir, elle fut qu'il étoit forti, & avoit quitté la maifon. Elle remarqua a peine ce qui fe palTa pendant le refte de la foirée, incapable de faire attention a rien. En vain M. lVlonckton 1'obferva, M. Briggs lui adrelfa fes exhortations, B iv  (32 ) fe Chevalier Floyer étala fon impertinence, & M. Marriot déploya Ta galanterie... tout lui fut également indifférent; elle ne parut pas s'en appercevoir; & avant que la moitié des convives fe retirat, elle gagna fon appartement. Elle paffa fa nuit dans Ia plus vive agitation : les événements de Ia foirée , relativement au jeune Delville, lui parurent décififs : fi ion abfence 1'avoit arBigée, fa préfence 1'avoit encore plns révoitée; car tandis qu'elle étoit abandonnée a fes conjectures, quoiqu'il lui reftat des craintes , elle avoit cependant des efpérances; & quoique tout ce qu'elle voyoit föt fotnbre & myftérieux, fes efpérances étoient flatteulés & agréables; ils fe revoient, & les efpérances fe trouvent vaines. 11 eft vrai qu'elle avoit peine è concevoir la fingnlarité de fa conduite; mais en voyant combien elle étoit peu naturelle, elle fut convaincue qu'elle n'étoit point tetle qu'elle auroit dit l'être : il 1'avoit vifiblement évitée, tandis qu'il ne dépendoit que de lui de la voir; & lorfqu'il s'étoit enfin trouvé obligé de 1'aborder, il avoit paru gêné, affefté, réfervé. Plus elle fe rappelloit, & réfléchiflbit a la difïérence de fa conduite dans leurs entrevues précédentes, plus elle étoit furprife & affligée de ce changement; & quoiqu'elle continuat a en conclure que les vues de Delville fur un  ( 33 J autre objet en étoient la caufe, elle ne trouvoit aucune excufe pour fa légéreté, fi cette inclination étoit récente; &fi elle étoit ancienne, fa bizarrerie étoit impardonnable. CHAPITRE tl Un avis. Le lendemain Cécile, pour fe diftraife un peu de 1'idée de Delville , dont elle auroit voulu ne plus s'occuper, fit de nouveau vifite a Mlle. Belfield , dont la compagnie lui étoit infiniment agréable. Elle la trouva occupée a faire fes paquets , pour changer de logement, paree que fon fiere , lui dit-elle, étoit fi bien rétabli, qu'il ne jugeoit pas a propos de refter plus long-temps dans une maifon auffi défagréable. Elle paria de fes affaires avec fa franchife ordinaire ; & 1'intérêt que Cécile y prenoit9 contribua a diminuer le chagrin que les fiennes lui caufoienr. Le généreux ami de mon frere , dit-elle , quoiqu'il le connoifie depuis peu , 1'a confolé dans toutes fes affliétions, lorfque tous les autres Pabandonnoient, & il lui a fait prendre une facon de penfer plus raifonnable. II lui a dit qu'il y avoit un Seigneur , dont le fils devoit bientót commencer lés voyages, qui cherchoit un gouverneur; B v  ( 34 ) & il compte le lui préfeuter la femaine prochaine. Il s'agit a préfent feulement que ma mere confente a s'en féparer, & peut-être alors tout ira bien. Votre mere, répartit Cécile, lorfqu'il fera une fois parti, connoltra mieux la vateur du tréfor qui lui relte en fa fille. Oh non, Mademoifelle, non; elle en eft fi fort entêtée, qu'elle s'embarraffe fon peu de toutce qui n'elt pas lui. Cela a toujoms été ainfi, & nous y fommes accoutumées. Nous avons eu une trifte icene, depuis la derniere fois que nous avons eu 1'honneur de vous voir, car lorf'qu'elle 1'eut inftruit de ce que vous aviez fait pour nou.', la colere, de ce que nous vous avions mformée de fa mifere , lui a prefque fait perdre la raifon; il a prétendu qu'en publiant fon malheur, c'étoit anéantir tout ce que lui ou fes amis pouvoient opérer, puifque nous Pempêchions par-la d'ofer fe produire dans le monde, dans un moment oü fa fituation paroilToit vouloir-cliauger en bien. Je lui ai pourtant dit, & redit plufieurs fois, que vous étiez auffi prudente que bonne, & qu'au-lieu de nuire a fa réputation, vous pouviez 1'accréditer, & lui donner un nouveau luflre. Je fuis fóchée,répondit Cécile, que Mad. Beifield lui ait répété cette circonftance; il auroit été plus prudent qu'elle la lui eüt laiffé ignorer.  C 35 ) Elle a cru qu'elle pourroit lui faire plaifir, répondit Mlle. Belfïeld. II nous a cependant fait promettre de nous abftenir par la fuite de pareils aveux; car il a prétendu que, quelle que fftt fa fituation, nous n'en étions pas encore réduites a une fi grande indigence , & qu'en acceptant de Pargent des autres, pour tacher d'épargner nos revenus pour lui, cela ne ferviroit abfolument de rien , puifqu'il fe croiroit un monftre, s'il nous en privoit pour en faire ufage lui-même. Et que dit votre mere? Elle lui a promis folemnellement qu'elle ne le tourmenteroit plus a eet égard; & réellement, quoique je ne craigne pas d'avouerque nous vous foyons extrêmement obligées, & que j'en fois fi reconnoiffante que je donnerois volontiers ma vie pour vous fervir, je fuis charmée dans cette occafion que mon frere ait fu ce qui fe paffoit. Car, quoique jefouhaitafle qu'il fit quelque chofe pour s'aider luimême, qu'il füt moins fier, & vécut d'une maniere plus proportionnée a fa naiflance , je crois., malgré cela, que c'eft une tache pour la mémoire honorable de mon pauvre pere , qu'on nous voie mendier après fa mort; lui qui nous a lailfé de quoi vivre décemment, & mis a même de nous pafler de tout fecours, fi nous avions fu nous contenter. Votre cceur, répartit Cécile, polfede une B vj  (sO droiture & une équiré naturelles, auxquelles les plus habiles cafuilïes ne pourroient qu'applaudir. Elle lui demanda enfuite oü elles alloient demeurer, & Mlle. Belfield lui répondit que c'etoit dans la rue de Portland fur Oxfordroad, oü elles avoient loué deux charnbres a un fecond étage, & une falie oü fon frere pourloit recevoir fes amis. Quant a cela, ajouta-t-elle, e'efl un lnxe dont on auroit tort de le bldmer; cars'il n'avoit pas un logement un peu honnête, perfonne ne fe foucieroit de Pemployer. Leur maifon de Padington étoit déja louée, & fa mere étoit decidée a n'en pas prendre d'autre, & a continner de vivre aulTi économiquement qu'il lui feroit poffible, afin de pouvoir, malgré fes remontrances, épargner fur fes revenus pour donner a fon fils. Ici Ia converfation fut interrompue par 1'arïivéede Mad. Belfield, qui dit familiérement qu'elle venoit avouer è Cécile qu'elles avoient toutes deux eu tort de parler a fon fils, du billet de banque de dix livres; car, ajomat elle, fa fierté honoreroit un Duc, & il ne fe reflent de fes peines, qu'autant que les autres en font infiruits. Ainfi, une autre fois, il faudra prendre mieux nos précautions; & lorfque nous lui ferons quelque bien, tacher qu'il 1'ignore. Nous arrangerons cela entre  (37) nous, & un jour ou 1'autre il fera encore bien-aife de nous en remercier. Cécile, qui s'appercut que Mlle. Belfield rougiflbit de cette indifcrétion, fe leva pour s'en aller; mais Mad. Belfield la pria de ne pas encore les quitter, & la preffa fi fort de fe rafieoir, qu'elle fut obligée de céder. Elle commenca alors a faire 1'éloge de fon fils, exaltant toutes fes bonnes qualités , & louant même jufqu'a fes défants. Elle finit par dire : Mais, Mademoifelle, quoiqu'il fache auffi bien vivre que perlönne, & qu'on en fafle un fi grand cas, il a été fi peu entreprenant, que je n'ai pu le réfoudre a fe montrer, & vous remercier du préfent que vous lui aviez fait. Cependant je Pen avois prié prefque è genoux , la derniere fois qu'il eft forti pour prendre Pair. Malgré tout fon mérite , il eft modefte, & il faut 1'encourager comme on encourage une jeune Demoifelle; car je vous allure qu'il n'eft pas facile a gouverner. Cécile, confondue de ce difcours fingulier, détourna les yeux de deffus Ia mere, & regarda la fille pour tacher de découvrir ce qu'elle vouloit faire entendre. La première ne tarda pas è fe rendre plus intelligible, paree qu'elle ajouta : Mais je vous prie, Mademoifelle, que fon trop de réferve n'aille pas vous faire croire  ( 38 ) qu'il foit ingrat; car les perfonnes auffi difiinguées dans le monde que vous Pêtes, doivent ufer de beaucoup de condefcendance avant qu'un jeune homme fe fente aflez de courage pour leur parler. Et quoique j'aie dit & redit a mon fils, qu'un homme n'eneftpas plus defagréable aux femmes , pour être un peu hardi, il eft fi timide, que cette exhortation n'a produit aucun elfet. Tout cela vient de ce qu'il a été élevé a 1'univerfité. I! croit en favoir plus que je ne peux lui en apprendre, & il eft für qu'il a raifon. Pourtant, malgré ce qu'il penfe, il eft bien dur pour une mere de voir que tout ce qu'elle dit n'aboutilfe a rien. J'efpere pourtant, Mademoifelle, que vous 1'excuferez , car il ne faut attribuer fa conduite qu'a fon trop de modeftie. Cécile, après qu'elle eut fini, la fixa d'un air fi furpris & fi füché, que'Madame Belfield foupconnant qu'elle avoit été trop loin, ajouta : Je vous prie de ne pas prendre en mauvaife part ce que je viens de vous dire; car nous autres meres de familie, parions ordinairement plus franchement que les Demoifelles. Je me ferois bien gardée d'en dire autant, fi je n'avois pas craint que vous interprétafliez la négligence ou la lenteur de mon fils a fon défavantage, & qu'il ne vint a la fiu a perdre vos bontés; & cela uniquement  ( 39 ) pour avoir eu trop d'égards & de refpeft pour vous. Oh, ma chere mere!s'écria Mlle. Belfield, dont Ie vifage étoit tout en feu , je vous prie... De quoi s'agit-il donc ? s'écria Madame Belfield ; vous êtes toute aufii craintive & réfervée que votre frere; & fi nous 1'étions tous autant, quand parviendrions-nousanous entendre ? Pas de O-tót, a ce que je crois, dit Cécile en fe levant. Mais afin de ne pas nous embrouiller davantage , il eft a propos que je prenne congé. Non, Mademoifelle, s'écria Mad. Belfield en 1'arrêtant, je vous prie ne partez pas encore; carj'ai beaucoup de chofes a vous dire. Premiérement , Mademoifelle, que! eft votre fentiment relativement au projet de faire voyager mon fils dans 1'étranger ? J'ignore ce que vous pouvez en penfer; quant a moi, il s'en faut peu que je n'en perde 1'efprit, en voyant qu'a la fin 1'on veut me 1'enlever avec tant de cruauté. Et je fuis füre, Mademoifelle, que fi vous vouliez dire un feul mot pour vous y oppofer, il y renonceroit tout de fuite. Moi, s'écria Cécile en fe dégageant de Madame Belfield? Non, Madame, il faut vous adreffer a fes amis, qui counoiifent mieux fes  ( 40 ) affaires que moi, & qui font plus capables, en ufant du crédit qu'ils ont fur fon efprit' de 1'arrêter. Voyez, s'écria Madame Belfield, pouvant k peine étouffer fon dépit, qu'il eft difficile de réduire a la raifon ces jeunes Demoifelles de condition. Quant aux autres amis de mon fils, que lui en reviendra-t-il de faire attention a ce qu'ils diront? Qui pourroit exiger qu'if renoncat a fon voyage , fans favoir comment il en fera récompenfé? C'eft une affaire que vous devez arranger a votre commodité avec lui, répartit Cécile. II m'eft impoflible de m'arrêter plus longtemps. Madame Belfield , s'appercevant de nouveau qu'elle s'étoit tróp preffée, effaya de retourner en-arriere. Je vous prie, Mademoifelle , que ce que je viens de vous dire ne fafie point tort a mon fils; car il n'en a pas Ia moindre connoiffance, ma fille peut vous 1'attefter : quant a être réfervé, il 1'eft tout autant qu'une jeune Demoifelle; & jufqu'a préfent, je fuis encore a chercher en quoi 1'univerfité a pu lui être utile pour fa fortune; fans doute il le fait mieux que moi : cependant , tout bien examiné, fi j'ofois dire ce que je penfe, il me femble qu'il en a tiré un bien mauvais parti. Cécile, dont la pitié pour la pauvre Hen-  ( 41 ) riette, qui rougiflbit de honte, I'empêchoit de réprimer plus férieufement la familiarité & 1'étourderie de fa mere , fe contenta , pour toute réponfe, de lui fouhsirer le bon jour , & de prendre congé de ia timide Henriette, en lui faifant mille amitiés. Madame Belfield ajouta encore : Quant au préfent, Mademoifelle , dont vous avez bien voulu nous gratifier, ma rille pourra vous certifier qu'il fera employé tout entier aux befoins de mon fils. Je 1'avois plutót deftiné a ceux de votre fille; mais pourvu qu'il puiffe être utile a l'un de vous , mon but fera fuffisamment rempli. Madame Belfield la prelfa encore de vouloir reprendre fa place, ce qu'elle refufa de faire, & lui dit froidem. nt: Je fuis fachée que vous ayez tourmemé M. Belfield en lui apprenant ce qui s'efl paffé entre la fceur & moi: dans le cas oü vous lui en reparleriez, voulez-vous bien lui déclarer qu'il n'étoit point queftion de lui dans cette affaire qui étoit abfolument entre nous. Elle fe hata après ces mots de defcendre 1'efcalier, toujours fuivie de Madame Belfield qui lui faifoit les excufes les plus ridicules, & entremêloit Ie tout d'expreffions par lefquelles elle cherchoit è infinuer que , quoique Cécile ne voulüt pas en convenir, elle étoit cependantconvaincue qu'elle avoit raifon. Ce petic incident qui fit connoltre a Cécile  C 42 ) que Marl. Belfield étoit fermement perfuadée qu'elle avoit de 1'incliiiation pour fon fils, lui donna beaucoup d'inquiétude; elle craignit que lui-même il n'eüt adopté cette idéé, & crut qu'il étoit vraifemblable qu'elle fe feroit encore étendue jufqu'a fa fceur, & que fans la familiarité & la pétulance grofiiere de la mere, l'un & 1'autre auroient eu foin de ne pas la manifefter fitót. Elle fe trouvoit obligée paria, malgré la pureté de fes intentions, de reftreindre a leur égard une libéralité qu'elle auroitdefiré pouvoir exercerdans toute fon étendue. II ne lui étoit même plus libre comme auparavant de vifiter Mlle. Belfield; la prudence & le foin de fa réputation fembloient lui interdire tout commerce avec cette familie. Eft-il donc fi difficile, s'écrioit-elle, de faire un bon utbge des richefies, tandis que ceux qui en font privés imaginent qu'il n'efi rien de fi aifé que d'en difpofer è propos ! J'aurai peut-être fi mal réufli a obliger cette familie a laquclle je defirois tant d'être utile , qu'elle finira par croire que je 1'ai offenfée, puifqu'en ne rempliffant pas les efpérances qu'elle s'étoit fprmées , tous les autres fervices que je pourrois lui rendre lui paroitront peu importants; la faufle interprétation qu'elle a donnée è ma conduite, en même-temps qu'elle me privé d'une liaifon agréable, leur enleve un fecours utile.  C 43 ) On lui remit, auffi - tót qu'elle fut rentrée chez elle, unelettre de la part deM. Marriot, dont le laquais étoit déja revenu deux fois demander la réponfe, pendant le peu de temps de fon abfence. Cette lettre contenoit une déclaration de la p'affion qu'elle lui avoit infpirée la veille, & des plaintes ameres de ce que M. Harrel avoit refufé d'écouter fes propofitions. II la prioit de daigner lui accorder cinq minutes d'audience, & finiffoit par les aflürances de fon refpeét & de fon dévouement. Cette déclaration indifcrete ne fervit qu'a confirmer 1'opinion qu'elle s'étoit déja faite du peu de fens de celui qui en étoit 1'auteur; mais 1'opini.ltreté de M. Harrel fut pour elle un fujet de mécontentement & de chagrin. Ennuyée cependant de faire tous les jours de nouvelles repréfèntations a un homme que ni la raifon ni la reconnoiffance ne pouvoientdétourner de fes prnjets, elle fut obligée de le lailTer agir a fa maniere , & confentit pour cette fois, fans répugnance, a foufcrire a fa décifion. Sa réponfe fut courte : elle refufa , avec les compüments d'ufages, les ofFres de M. Marriot.  C 44 ) CHAPITRE III. Un accommodement. Cécile informée, le lendemain matin, qu'une jeune perfonne demandoit a lui parler, & ayant dit qu'on la fit monter, vit paroitre Mlle. Belfield. Elle avoit l'air tremblant & craintif; envoyée, dit-elle, par fa mere, pour la fupplier d'excufer ce qui s'étoit palfé le jour précédent. Je fais trop bien, Mademoifelle, ajoutat-elle , que vous ne fauriez le pardonner; ainfi la feule chofe que je prétende, c'ell de juflifier mon frere d'avoir eu la nv'indre part a tout ce qui a été dit; il a trop de bons fens pour concevoir de pareilles idéés : je fuis venue en même-temps vous remercier de rout mon cceur des bontés que vous nous avez témoignées. Faifant enfuite une profonde révérence, elle vouloit fortir; mais Cécile, touchée defadoU. ceur & de fa modeltie, lui prit !a main, l'affura de fon efiime, & lui ayant infpiré plus de confiance, la pria de refi-r. Que vous êtes bonne, Mademoifelle, lui dit-elle, après tant de raifon de mal penfer de moi & de nous tous! J'ai fait tout ce que j'ai pu pour détromper ma mere, ou du moias  ( 45 ) pour qu'elle fe tint tranquille; mais elle étoit fi perluadée qu'elle avoii raifon, qu'elle n'a jamai> voulu m'écouter. Elle me demandoit lï je (uppofois que ce fut pour mes beaux yeux que vous aviez la complaifauce de veuir nous voir (j fouvent. Oui, répondit Cécile, très-certainement; fi je ikj vous avois pas connue, quel que füt I'iitférêt que j'eufle pris a votre frere, je ne ferois lürement pas venue chez lui. II eft cependant heureux que cette erreur ne fe foit pas étendue plus loin. Non, en vérité, Mademoifelle , je n'ai jamais eu une pareille idéé; & quant a mon frere , lorfque ma mere a voulu la lui irfinuer, il s'eft fitché tout de bon. Quoique je me garde bien d'entreprendre de jultifier ce qui s'eft paffé , j'efpere que vous ne vous fitcherez pas fi j'ofe vous dire que ma mere eft , dans le fond, bien plus pardonnable qu'elle ne parolt 1'être; car cette erreur, dans laquelle elle eft tombée a votre égard, eüt été la même, fut-il queftion d'une Princeffe. Ce n'eft donc point manque de refpeét de fa part, mais uniquement paree qu'elle croit qu'il n'eft aucun parti auquel mon frere ne puifie prétendre, & qu'il n'eft point de femme qui le refufat, s'il avoit le courage de Ia demander. Cécile 1'aftura qu'elle ne penferoit plus a cette méprife; mats que pour empécher qu'elle  c 46; ne fe renouvellat, elle s'abfliendroit d'aller chez elle jufqu'après le déparr de fon frere , & que par cette raifon elle la prioit de venir ]a voir toutes les fois qu'elle en auroit Ie temps. Elle lui réitéra les alfurances de fon amitié , de la bonne opinion qu'elle avoit concue d'elle , & du plaifir qu'elle auroit a faifir les occafions de lui en donner des marqués. Enchantée de cette gracieufe réception , Mlle. Belfield paffa avec elle toute la matinée; & lorfqu'elle fe vit forcée de la quitter, le defir que Cécile lui témoigna qu'elle répétat fouvent fa vifite, lui fit Ie plus grand plaifir. Elle ne laiffa paffer qu'un jour avant de fe prévaloir de cette permiiïïon; & Cécile, aqui eet empreffement étoit très-agréable, redoubla de foin & d'attention a Pobliger. Depuis ce moment, Mlle. Belfield ne manqua prefque jamais de venir voir tous les jours Cécile, qui n'oublioit rien pour la bien recevoir, & qui, defirant s'occuper 1'efprit d'objets étrangers a Delville, auquel elle s'efforcoit de ne plus penfer, fe refufoit même la fatisfaélion d'en parler a fa jeune amie, fous la dénomination du noble ami de fon frere. Elle trouva pendant ce temps différents expédients pour ménager fa délicateffe & lui faire accepter plufieurs préfents utiles ou agréables. Elle étoit chaque jour plus attachée a  ( 47 ) fa nouvelle favorite , & lë propofoit de lui offrir dans la fuite un afyle dans fa maifon. L'intimité eft une épreuve que peu de gens foutiennent, même ceux qui penfent le mieux, mais dont Mlle. Belfield fe tira avec honneur. Cécile la trouva fimple, ingénue & affeclueufe, 1'efprit droit, & beaucoup d'intelligence, quoiqu'on n'eüt pris aucun foin de le cultiver; d'un caraclere doux , quoique vif, la bonté naturelle de fon cceur fembloit fuppléer aux lumieres qui lui manquoient. Elle fit part a Cécile de toutes les affaires de fa familie, ne lui cachant ni fes foibleffes ni fes malheurs, & ne cherchant a pallier que les défauts les plus choquants de fa mere. Elle paroiffoit même difpofée a lui révéler fes fecrets les plus cachés ; & il étoit évident qu'elle en avoit, ce qu'elle manifeftoit par des diftraétions fréquentes , & par 1'inquiétude qu'elle laiffoit appercevoir. Cécile cependant, dans Ia fituation critique oü fon efprit fe trouvoit alors , ne s'emprefla guere a faire des queftions dont les réponfes auroient pu les conduire a traiter un fujet fur lequel elle ne fentoit que trop qu'il ne lui convenoit pas de s'appefantir : elle efpéroit qu'il ne faudroit que peu de temps pour terminer fes doutes; mais comme elle penfoit qu'elle avoit moins de raifon d'efpérer que de craindre, elle fe préparoit d'avance a tout ce qu'il y avoit de pire,  (48 ) & évitoit foigneufement toute converfation , qui, en réveillant fa tendreffe, auroit pu ébranler fa fermeté, Pendan* que Cécile rempliffoit ainfi fon loifir d'une maniere qui, fans être bien gaie, étoit fupportable, & qu'elle jouiffoit desconverfations intéreffantes de fon amie, le refle de la maifon étoit bien diiféremmentbccupé; les fêtes, lesplaiftrs , les amufements de toute efpece étoient recherchés avec encore plus d'avidité que par le paffé; & le rifque qu'ils avoient couru tout récemment d'être entiérement ruinés, paroiflbit n'avoir fervi qu'a augmenter leur empreffement a jouir. Jamais ce« pendant la félicité n'avoit été plus loin d'eux. M. Harrel, malgré fa légéretéordinaire, avoit de temps a autre des accès de mélancolie qui offufquoient fes moments les plus gais , & empoifonnoient tous fes plaifirs : ayant toujours redouté la (blitude, il ne pouvoit plus Ia fupporter , il fréquentoit indifféremment toutes fortes de compagnies, moins dans l'efpérance d'y trouver de la fatisfaélion, que dans la crainte d'être obligé de palier une demiheure feul. Cécile, voyant que fa fureur pour la diffipation augmentoit avec fes inquiétudes, hafarda encore une fois de parler de réforme a fa femme, lui confeillant de fe prévaloir du mécontentement par lequel il témoignoit être au  ( 49 ) su moins nu peu affècté de fa fituation, afin de lui démontrer la néceffité qu'il y avoit de ne pas tarder davantage a examiner 1'état de fes affaires : ce qui, joint a un changement total dans fa maniere de vivre, étoit la feule reffource qu'elle eüt pourle tirer du précipice j affreux oü il étoit prêt a tomber. Mad. Harrel 1'affura qu'il lui étoit impoffible de fuivre fon confeil ; que fon unique étude étoit d'imaginer de nouveaux moyens i de lediftraire, attendu qu'il devenoit tousles> \ jours plus chagrin, & fi emporté qu'elle n'oi foit plus refter feüle avec lui. La maifon étoit plus fréquentée que jamais, :' on n'y penfoit qu'a fe divertir. Parmi ceux i qui y étóient les mieux recus, comme les plus j propres a remplir ce but, M. Morrice étoit ! un des principaux; le talent fingulier qu'il 1 poffédoit d'unir des mauieres humbles & ramI pantes a la gaieté la plus conftante & la mieux foutenue, le reïidirent fi utile & le firent fi fort Techercher de cette familie, qu'au bout de quelque temps il étoit impoffible de fe paffer ! de lui. Quoique fon premier but, en tachant I de fe faire admettre , erlt été d'entretenir la : connoiffance de Cécile, il fut cependant très: content de la tournure que la chofe avoit : ptife, puifquefa vanité ne 1'avoit jamaisaflez aveuglé pour ofer afpirer a fa main. II crut au «fte que Pamitié de fes hótes contribuerok Tome UL C  ( 5o ) autant a I'avancement de fa fortune qu'auroit pu le faire Cécile : car, tout étourdi, tout inconfidéré qu'il étoit, il ne perdoit pourtant point fes intéréts de vue : & quoique, par «ne activité folie & déplacée, il déplüt fouvent, fon intention & fes foins n'en étoient pas moins dirigés a I'avancement de fes propres affaires : il ne formoit de liaifons qu'autant qu'il efpéroit qu'elles lui feroient avantageufes. La connoifiance & Pamitié de fes fu> périeurs ne lui étoient précieufes, que paree qu'il fe flattoit que tót ou tard leurs recommandations lui procureroient de nouveaux protecteurs, Les vifites du Chevalier Floyer étoient aufïï beaucoup plus fréquentes; & M.Harrel,malgré les remontrances de Cécile, cherchoit toutes les occafions pofTibles de lui faciliter Paccès auprès d'elle. Quoique Mad. Harrel eftt été jufqu'alors indifférente a eet égard, elle cotnmenca a prendre vivement fes intéréts ; & M. Arnott, qui lui avoit précédemment fervi de refuge contre cette perfécution, étoit devenu fi férieux , fes foins étoient fi marqués, que ne pouvant plus révoquer en doute les fentiments qu'elle lui avoit infpirés, elle fe trouvoit obligée d'ufer de réferve avec lui. C'étoit toujours avec plus de regret qu'elle réfléchifibit au facrifice qu'elle avoit fait pour  (5i ) fecourir 1'ingrat & indigne Harre! ; fouvent elle étoit tentée de quitter pour toujours fa maifon, & de choifir celle d'un de fes autres tuteurs. La délicatelTe de fes fentiments s'oppofoit a cette démarche, qui auroit pu nuire au crédit de celui-ci; & 1'amitié qu'elle avoit eue dans fes premières annéespour fa femme, 1'empêchoit d'exécuter ce projet. Ces différentes circonflances contribuerent beaucoup a augmenter fon intimité avec Mlle. Belfield; elle ne voyoit plus Mad. Delville, qui étoit la lèule perfonne qu'elle lui préférat; les afliduités fatigantes du Chevalier Floyer étoient caufe que M. Monkton ne pouvoit lui parler qu'en fa préfence. 11 ne lui refioit donc d'autre refiburce contre les perfécutions & les chagrins qu'elle éprouvoit chaque jour, que la fociété de 1'aimable Henriette. CHAPITRE IV. Une découverte. Une quinzaine s'étoit écoulée, pendant laquelle Cécile n'avoit eu aucune communication avec ia familie Delville, que fa prudence aufli-bien que fa fierté 1'empêchoit de rechercher, lorfqu'un matin, tandis qu'elle fe trouvoit avec Mlle Belfield, fa femme-de-chambre lui dit que M. Delville étoit dans le fallon, $ C ij  (50 prioit qu'elle daignat lui accorder quelques mo« ments d'audience. A cette nouvelle Cécile treffaillit & changea de couleur; mais quelle ne fut pas fa furprilë en voyant la même émotion peinte fur le vifage de Mlle. Belfield, qui, fe levant tout-a-coup, s'écria : Bon Dieu, M. Delville!.,. Connoitriez- vous M. Delville, Mademoifelle?... M. Delville fréquente-t-il cette maifon? Quelquefois, pas fouvent, répondit Cécile, mais pourquoi cette queftion? Je n'en fais rien, Mademoifelle, je ne 1'ai faite que par hafard, je crois; mais c'eft bien... c'eft feulement,.. je ne favois pas.,. En rou» giffant très-fort, elle fe remit a fa place. Cécile en proie au fentiment le plus pénible, & abymée dans fes réflexions, garda pendant quelques minutes un profond filence, &reftatouta-fait immobile. Sa femme-de-chambre, en lui demandant fi elle vpuloit fes gants, la tira de eet état. Cécile les prit fans parler, fortit de la cham» bre; & n'ofant s'arrêter pour faire des queftions, elle fe hdta de defcendre 1'efcalier. Lorfqu'elle entra dans 1'appartement oü Delville 1'attendoit, il lui fut impoflible de prononcer un feul mot, & elle le falua fans rien dire. Frappé de fon air & de la maniere extraordinaire dont elle le recevoit, bientót aufii décontenancéqu'elle, il lui fit unmillion d'ex«  ( 53 ) cufes auffi embrouillées qu'inutiles fur fa vifite, & en oublia fi bien le fujet, qu'il avoit déja pris congé, & alloit fortir avant de fe le rappeller. 1! revint pour lors; & affeclant de rire de fa diftraétion, il lui dit qu'il n'étoit venu que pour lui apprendie que les ordres dont elle avoit daigné 1'honorer étoient exécutés de maniere a lui faire efpérer qu'elle en feroit fatisfaite. Cécile qui avoit oublié qu'elle lui en eüt jamais donné, attendit qu'il s'expliquat. II lui apprit qu'il avoit préfenté cette même matinée M. Belfield au Comte de Vannelt, qui en avoit déja oui parler très-avantageufement par des perfonnes de fa connoifiance, qui avoient fait leurs études a 1'univerfité avec lui, & qu'il avoit été fi content de fon protégé dés la première vue, qu'il fe propofoit, après quelques informations qui ne pouvoient que tourner a fon avantage, de lui confier fon fils ainé prêt a commencer fes voyages. Cécile le remercia des peines qu'il s'étoit données pour une affaire a laquelle elle s'intéreffbit; elle lui demanda enfuite des nouyelles de Ia fanté de fa mere. Elle eft fort bien, répondit-il avec un fourire qui reffembloit affez a un reproche, auffi-bien qu'une perfonne qui s'étoit flattée d'être aimée de vous peut 1'être après avoir vu fes efpérances trompées. Quoique je convienne volontiers devoir beaucoup C iij  ( 54 ) aux lumieres de ma mere, peuc-être aurois-je été dans le cas de lui donner une lecon utile, celle de fuir plutót que de chercher ces plaifirs dangereux , dont la privation, après qu'on les a goütés, devient infupportable & trouble notre repos. II lui fit enfuite la révérence & fortit. Ce reproche inattendu, & le compliment encore plus imprévu qui l'accompaguoit, paroiffant renfermer un fens plus étendu que celui qu'ils préfentoient, augmenterent la confufion de Cécile. Elle fe douta qu'il n'avoit fait ufage du nom de fa mere que pour faire 1'apologie de fa propre conduite : & cependant pourquoi 1'éviter & fuir fa fociété, fuppofé que ce fut la le fens de fon allufion, & ce qu'il appellott fuir des plaifirs dangereux ? C'eft ce qu'elle ne pouvoit comprendre, puifqu'il avoit fi peu de raifon de craindre , en continuant a les chercher, de ne pas les trouver. Fachée cependant de la facon brufque dont elle avoit quitté Mlle. Belfield, elle ne perdit pas un moment pour aller Ia rejoindre; &lorfqu'elle entra dans fa chambre, elle la trouva occupée a regarder au travers de la fenêtre, fuivant des yeux un objet avec tant d'attention, qu'elle ne s'appercevoit pas de fon arrivée. Cécile, qui ne put plus douter du motif de fa curiofité, s'abftint de Ia difiraire : au bout de quelques minutes, elle cefla de fixer la fe-  ( 55 ) nêtre; & levant les yeux au ciel, joignant les mains, elle prononca d'une voix baffe cette exclamation : PuitTe le ciel le protéger & le bénir! Oh! puifle-t-il ne jamais éprouver des tourments tels que les miens! Elle regarda de nouveau vers la rue; mais s'étant enfuite tout-a-fait éloignée, elle continua du même ton : Oh.' pourquoi as-tu difparu ! ó toi le meilleur & le plus généreux de tous les hommes! pourquoi ne puis-je te voir plus long-temps! De tous les biens c'eft le feul que je deiire. A ces mots, un foüpir échappé a Cécile la fit treflaillir & fe tourner du cóté de la porte. Elles rougirent extrêmement 1'une & 1'autre au moment ofi leurs yeux fe rencontrerent; & tandis que Mlle. Belfield trembloit de tous fes membres en penfant a fon indifcrétion, Cécile avoit a peine la force de fe tenir debout. Le filence pénible & embarraflant qui fuivit, ne fut interrompu que par les larmes que Mlle. Belfield n'eut plus la force de retenir. Mais Cécile attendrie,oubliant pour Ie moment fes propres intéréts & combien ils étoient compromis dans ce qui venoit de fe paffer, s'approcha d'elle & 1'embraffa tendrement, fans ceder cependant de garder le filence, craignant de la queftionner, & redoutant d'en« trer en explication. C iv  C 56 ) Mlle. Belfield, touchée de fes bontés, la fcrra dans fes bras; & cachant fon vifage dans ion fein, s'écria en fanglottant : Peut-on être malheureufe lorfqu'on eit aimée de vous! S'il m'étoit poffible, vous feriez la feule perfonne au monde que j'aimerois. Permettez dans ce moment que je vous quitte, & demain je vous inftruirai de tout ce qui me regarde. Cécile qui ne defiroit point de Ia retenir, l'embrafia de nouveau, & Ia laifla partir. Après fon départ elle demeura quelque temps ïnterdite. La pureté de fon cceur & la jufteffe de fon difcernement 1'avoient préfervé jufqu'è ce moment d'erreur & de blame; & a 1'exception de 1'incertitude dans laquelle elle s'étoit récemment trouvée, elle avoit confervé fa première tranquillité. Le commerce qu'elle avoit eu avec Ie monde avoit été borné k peu d'individus; fes actions n'avoient guere eu d'importance que pour elle feule. La fcene étoit prodigieufement changée, elle fe trouvoit touta-coup dans une conjonéhire très-délicate; le hafard venoit de lui faire découvrir une rivale dans fa meilleure amie. Le goüt qu'elle avoit pris pour Mlle. Belfield , fon attachement pour elle & fes promeffes de lui être utile, rendoient la découverte de ce fecret encore plus mortifiante. Elle ne connoiflbit d'autre fatisfaétion depuis quelque temps que celle de fa compagnie, & elle s'en  ( 57 ) étoit promis davantage dans Ia fuite, fur-tout lorfqu'elles feroient a portée de vivre toujours enfemble : aétuellemeut elle ne pouvoit plus le fouhaiter, puifqu'il n'y avoit que le renverfement total des efpérances de Tune & de 1'autre, c'eft-a-dire, que Delville difpofat de ia main en faveur d'une troifieme perfonne, qui pöt leur permettre d'habiter la même maifon. La pitié que Mlle. Belfield lui infpiroit, n'étoit cependant point diminuée par la jaloufie j elle ne foupeonnoit pas qu'elle füt aimée de Delville, dont 1'ambition lui faifoit redoutet plutót une rivale d'une naiffance plus relevée , que d'imaginer qu'il fe fut arrêté un feul inftant a penfer a la pauvre Henriette : cela n'empêchoit cependant pas qu'elle ne füt très-impatiente de favoir depuis quand ils fe connoiffoientj combien de fois ils s'étoient vus, quelle attention,- lorfqu'ils s'étoient entretenus enfemble, il avoit fait a elle, & 1'époque oü cette dangereufe paflion s'étoit emparée de fon cceur. Quoique cette curiofité füt auffi vive qu'elle étoit naturelle, fon premier foin fut cependant de réfléchir a la maniere dont elle devoit fe conduire dans cette conjonclure. Mlle, Belfield devoit lui apprendre le lendemain, au moins elle le lui avoit promis, tout ce qu'elle dellroit itvoir; mais Cécile doutoit fi elle avoit C v  C 5« ) le droit d'écouter une pareille confidence. Elle étoit certaine que cette jeune innocente ignoroit qu'elle y eüt un fi grand intérêt, puifqu'elle n'avoit pas même imaginé qu'elle connüt Delville. Elle avoit donc droit, non-feufeulement a des confeils, mais même a des bons offices de fa part; elle pouvoit efpérer qu'en confiant fes fecrets a une amie, elle fe les afluroit pour toujours. Les obtiendroit - elle ? Non ; Ia générofité la plus romanefque feroit révoltée d'une païeille prétention; car quelque douteulës que fuffènt fes efpérances a 1'égard de Delville , elle étoit füre que celles de Mlle. Belfield, en fuppofant qu'elle en eüt, devroient être bien moins fondées; ni fa naiflance, ni fon éducation ne lui permettoient d'afpirer a lui; & quand les droits de 1'une & de 1'autre feloient également admiffibles , la médiocrité de la fortune d'Henriette, fi 1'on pouvoit ajouter foi a ce que M. Monckton lui avoit dit des vues intéreffées de la familie Delville , feroit un obftacle infurmontable. Ne feroit-ce pas une efpece de trahifon que de favoir tout d'elle fans 1'aider en rien ? de fe prévaloir de fa confiance pour en apprendre tout ce qui avoit quelque rapport a un homme qu'elle fe flattoit un jour devoir être fon époux, & fatisfaire une curiofiré intéreffée aus dépens d'une bonne foi, d'une fimplicité & d'une  ( 59 ) candeur auffi rares que précieufes? Non, s'écria Cécile, jamais je n'employerai des artifices que j'ai toujours déteftés; cette tendre , cette charmante fille ne me dira rien; trahie déja par fa trop grande confiance & fon trop de facilité, mon cceur n'en abufera pas, & elle ne fera point dupe de fa franchife. Si, comme je le foupconne, M. Delville eft réellement engagé ailleurs, 1'aimable Henriette deviendra 1'objet de tous mes foins : la conformité de nos fituations, loin de nous divifer, nous liera encore plus étroitement; je la chérirai, j'écouterai 1'hiftoire de fes chagrins; en imitant fa fenfibilité, je calmerai fes inquiétudes ; & fi le myftere ceffoit d'une maniere plus favorable pour moi, fi Delville fe trouvoit libre de tout engagement, & qu'il parvint a fe juftifier pleinement, il feroit inutile de charger la mémoire de Mlle. Belfield du fouvenir & de la honte d'une confidence dont elle ne pourroit alors que fe repentir, & de bleffer fa délicateffe en lui rappellant une foiblelfe qu'elle ne cefferoit de fe reprocher. Elle réfolut donc d'éviter foigneufement de s'entretenir fur ce fujet, puifqu'elle ne pouvoit lui donner de confeil fans s'expofer è être foupconnée d'avoir eu des vues intéreffées; cependant fon affeétion fincere pour elle 1'engagea a décourager tacitement, autant qu'elle le pourroit, une paffion qu'elle croyoit devoit C vj  C 60 ) - être malheureufe, & qui pourroit avoir dis fuites funeftes. La franchife naturelle de Cécile lui avoit même fuggéré, non-feulement de recevoir la confidence de Mlle. Belfield, mais auffi d'y répondre en lui faifant la fienne. Des réflexions lui firent bientót fentir le danger d'une pareille démarche, qui n'auroit abouti qu'a leshumilier 1'une 1'autre, & qui, vu la conformité de leurs prétentions mutuelles, auroit pent-être fini par leur infpirer de la défiance & de la haine. C'eft pourquoi lorfque Mlle. Belfield, fufvant fa promefle , fe préfenta le lendemain avec plus de timrdité, & rougiffant plus qu'a 1'ordinaire, Cécile.', fans paroitre s'appercevoir de fa confufion, lui dit qu'elle étoit trèsfachée d'être obligée de fortir, & trouva moyen, fous différents prétextes, d'empêcher que fa femme-de-chambre ne les quittat. Mlle. Belfield fuppofant que tout cela n'étoit qu'un effet du hafard, fut enchantée de cette efpece de répit, & ne tarda pas a reprendre fa gaieté naturelle. Cécile, qui fe propofoit réellement de rendre vifite a M. Delville, emprunta le carroffe de Mad. Harrel, & ramena fa jeune amie a fon nouveau logement de la rue de Portland , avant de prendre Ia route de la place de St. James, ne s'entretenant pendant tout le chemin que de fujets indifférents.  (6i ) CHAPITRE V Un farcafme. Les reproches qne Delville , au nom de fa mere, avoit faits a Cécile, 1'avoient décidée a cette vifite; car, quoique dans fon incertitude acluelle , elle ne fonhaitat de voir cette familie qu'autant qu'elle en feroit recherchée, elle vouloit cependant éviter toute apparence de fïngularité , dans la crainte de faire foupeonner fes fentiments. Mad. Delville la recut avec p&liteffe, & en même-temps avec une froideur qui Ia glaca & 1'affligea : elle trouva qu'elle étoit véritablement piquée de fa longue abfence , & elle s'apper?ut pour la première fois de cette fierté, dont elle avoit cru que 1'envie & la calomnie pouvoient feules 1'accufer. Quoique fon mécontentement füt manifefte, elle ne daigna pas lui faire le moindre reproche, témoignant d'une maniere évidente que le regret qu'elle avoit d'avoir été négligée étoit encore augmenté par les reproches qu'elle fe faifoit de s'être compromife par les avances & les politeffes qu'elle lui avoit prodiguées; & quoiqu'elle s'abfünt foigneufement de toute efpece de plainte, elle ne manqua pas de temps «n temps de faire les réflexions les plus ame-  ( 6* ) res & les plus fanglantes contre le caprice & la légéreté. Cécile , a qui il étoit impoffible de déclarer les véritables railbns de fa conduite, ne chercha point a excufer fa prétendue négligence; accontumée aux attentions les plus flatteufes, un changement fi fubit la révolta, & elle en fut accablée; elle n'ouvrit prefque pas la bouche, & a peine leva-t-elle les yeux. Milady Honoria Pemberton, fille du Duc de Derwent, arriva fur ces entrefaites, & la vivacité de fa converfation lui procura un peu de relache. Cette jeune Demoifelle, qui étoit parente de la familie de Delville, & du caractere le plus léger & le moins difcret, ne fit, pendant tout le temps de fa vifite, que répéter les traits de médifance qu'on répandoit contre les gens les plus connus, avec uneimprudence & une étourderie que les lecons que Madame Delville ne lui épargna pas furent incapables de réprimer; & après avoir épuifé tous les fujets du jour, elle fe tourna touta-coup du cóté de Cécile , qu'elle avoit eu * occafion de connoitre chez M. Delville, & lui dit : J'apprends donc enfin, Mifs Beverley, qu'après qu'une moitié de la ville vous a mariée au Chevalier Floyer, & 1'autre a Mylord Derford, vous vous propofez, fans vous arrêter a tout ce qu'on peut dire, de les démentir 1'une & 1'autre en vous donnant a M. Marriot.  ( 63 ) Moi? point du tout, répondit Cécile : je vous affure, Mademoifelle , que vous avez été trés-mal informée. Je 1'efpere , repliqua Madame Delville. M. Marriot, par-tout ce que j'ai ouï dire de lui , paroit n'avoir qu'un feul mérite , une fortune confidérable; & je crois que c'eft celui de tous dont Mifs Beverley doit faire le moins de cas. Cécile, charmée en fecret d'une pareille réflexion qu'elle ne put s'empêcher de croire avoir quelque rapport a Delville, reprit un peu courage, & tacha de prendre pact a la converfation. Tous ceux qu'on rencontre, s'écria Lady Honoria, difpofent de Mifs Beverley en faveur de quelque nouveau prétendanf, cependant le fentiment le plus général eft que le Chevalier Floyer aura Ia préférence: quant ,a moi , je ne faurois trop imaginer comment elle fe tirera d'affaire avec eux; car M. Marriot affure qu'il ne veut point être refufé , & le Chevalier jure qu'il ne renoncera jamais a elle; ainfi aucun de nous ne fauroit prévoir comment cela finira : j'avoue que je fuis enchantée'qu'elle faffe durer cette incertitude. S'il y a dans cette affaire la moindre incertitude, elle eft bien volontaire. Mais quelle raifon auriez-vous, Milady , d'en être enchantée?  C <54 ) Oh f paree qu'elle eft propre a les tourmen» ter, & fournit matiere a la converfation. D'ailleurs, nous attendons tous avec impatience le moment oü les gazettes nous annonceront qu'ils fe feront quereliés, & que vous aurez occafionné un fecond duel. Un fecond! s'écria Cécile; affurément ils ne fe font encore jamais battus pour-moi. Oh ! je vous demande pardon , répondit Lady Honoria; vous favez bien que le Chevalier s'elt battu au commencement de 1'hyver a votre oceafion avec eet aventurier Irlandois qui vous infulta a l'opéra, Aventurier Irlandois? répéta Cécile. Cett# affaire a été finguliérement défigurée! En premier lieu, je n'ai jamais été infultée a 1'opéra; & en fecond lieu, Milady, fi vous voulezparler de M. Belfield, je doute fort qu'il ait été de fa vie en Irlande. Eh bien, répartit-elle , füt-il venud'Ecoffe, cela feroit égal; il faut certainement qu'il vienne de quelque part, & 1'on m'affure qu'il a été terriblement bleffé ; le Chevalier a en pendant un mois entier fes malles faites, afin que fi fon antagonifte étoit mort, il eüt pu difparoitre fur le champ. Je vous prie de me dire, Milady, s'écria Madame Delville, comment vous faites pour raraafler toutes ces abfurdités ? Oh! je ne fais trop; je ramafle toutes les  C 65 ) particularités que j'entends dire de part & d'autre, je les arrange enfuite le mieux qu'il m'efl poflible : je pourrois cependant vous apprendre une nouvelle plus extraordinaire qu'aucune de celles qu'on a pu vous dire jn& qu'& préfent. Et quelle eft-elle? Oh I fi je vous Ia difois , vous en ferïez part a votre fils. Non , certainement, répartit Mad. Delville en riant, peut-être même finiiai-je par 1'oublier moi-même» Elle fit encore un peu de difficultés ; & Cécile ne fachant fi elle ne feroit point de trop , s'éloigna & fut fe placer auprès d'une fenêtre, d'oü cependant, comme Milady ne baifla point la voix, elle lui entendit dire : Eh bien, vousfaurezqu'on m'a aHuré qu'il avoit, dans une des rues de la route d'Oxfort, une maïtrelfe qui lui coütoit beaucoup d'argent & qui eit très-jolie j je ferois bien curieufe de la voir. La confternation de Cécile, a 1'ouiede cette nouvelle , auroit certainement découvett ce qu'elle cachoit avec tant de foin, li 1'éloignement oü elle fe trouvoit n'svoit empêché qu'on ne Pappercüt. Elle refta a fa place fans regarder antour d'elle, & n'entendit pas fans beaucoup de plaifir Madame Delville répondre avec indignation : Je fuisfachée, Milady*;  ( 66 ) que vous puifllez vous amufer a écouter des* calomnies que ceux même qui les répandent font fort éloignés de croire, & auxquelles ils ne vous loueront pas d'ajouter foi. Dans des ti "ps moins corrompus, & oü la calomnie feroit auffidéteftée qu'elle le mérite, le caractere connu de Mortimer 1'auroit mis a 1'abri de pareilles accufations. Qui s'étonnera cependant qu'elle ne Fait point épargné, & qui pourroit méprifer les inventeurs de ces menfonges, quand on faura qu'elles ont amufé Milady Pemberton, qu'elle y a pris goüt, & qu'elle les a accrédités en les publiant ? Ma chere Madame Delville, s'écria la jeune Dame, vous prenez la chofe trop férieufement. Ma chere Milady, répondit Madame Delville, je voudrois qu'il füt poflible de vous engager a réfléchir plus férieufement. Si vous parveniez une fois a vous convaincre combien vous vous abaiffez en cherchant a rendre les autres ridicules, les objets dont vous vous vous amufez raaintenant exciteront alors avec bien plus de raifon votre indignation. Mais, ma chere Madame, s'écria Milady, s'il en étoit ainfi, je ferois abfolument fans défaut: alors nous ferions toujours d'accord, & je ne fais pas comment nous ferions pour foutenir la converfation. En prononcant ces derniers mots, elle fe  ((-1) leva, lui prit la main, & fortit précipitamment. Une converiation, dit Madame Delville quand elle fut partie, qui ne confifte de ma part qu'en confeils très-inutiles , donnés de bonne-foi a une perfonne dont la légéreté eft incorrigible, auroit celfé il y a long-temps, fi je ne confidérois pas que 1'inconféquence & 1'étourderie font tant a la mode, qu'il eft bien difficile qu'une jeune perfonne du caractere de Lady Pemberton , accoutumée d'ailleurs a gouverner les parents par qui elle devroit 1'être, puilfe s'en préferver. Elle parolt cependant, dit Cécile , recevoir fi bien vos remontrances, que je crois qu'on pourroit avec le temps efpérer de la corriger. Non, répondit Madame Delville, je n'efpere plus rien : j'ai pris autrefois beaucoup de peine pour y parvenir; mais je n'ai pas tardé a me convaincre que la patience avec laquelle elle entendoit parler de fes défauts, n'étoit qu'un efFet de cette même légéreté qui les lui fait contraéter: au rede, fi les jeunes perfonnes ne fe laflent point de s'égarer, j'avoue que les vieilles fe trompent tout aulfi fouvent dans leurs jugements; & il n'y a pas long-temps que j'ai eu lieu de m'appercevoir du peu de juftefle de ceux que je porte moi-même. Cécile, qui fentit vivement tout le piquant  ( 68 ) de ce farcafme, & que Peftime fincere & conf» tante qu'elle avoit pour Madame Delville auroit dü lui épargner, fut encore réduite au filence, & cruellement mortifiée : elle ne pouvoit cependant s'empêcher de voir avec une douleur fecrete, qu'a 1'inftant même oü elle feroit peut-être obligée de renoncer a la fociété de fa nouvelle amie, Mlle. Belfield, une malheureufe erreur lui enlevdt auffi celle de la femme dont elle defiroit le plus 1'amitié. Défolée d'avoir ainfi perdu en partie fes bonnes graces, & révoltée de 1'idée de ne pouvoir rien alléguer pour fa jultification, après une courte paufe &quelques réflexions, ellefeleva gravement pour prendre congé. Madame Delville la prévint alors que fi elle avoit quelque affaire avec fon mari, elle lui confeilloit de ne pas différer a lui en parler, paree que toute Ia familie comptoit partir dans peu de jours pour la campagne. Cet avis fut pour Cécile un nouveau coup bien fenfible. Elle répondit trrfiement : Dans peu de Jours, Madame? Oui, répondit Madame Delville, j'imagine que vous voulez en paroltre très-fachée ! Ah, Madame ! s'écria Cécile , qui ne put conferver plus long-temps fon fang-froid, fi vous connoiffiez la moitié des fentiments que je vous ai voués, du refpecT: fincere & de la vénération que j'ai pour votre perfonne, tou-  ( <»> ) tes mes proteftations lëroient inutiles, puifqu'ilu'y auroit point d'accufations contre moi. Madame Delville, furprife a la fois & attendrie de l'air de véritéde cette déclaration, faifit fa main , & lui dit: II n'y en a déja plus, & il n'y en aura jamais dans la fuite, puifqu'elJes vous font de la peine. Je croyois que tout ce que je pourrois vous dire vous feroit trésindifférent; fans cela, mon reffentiment auroit ceffé au moment oü je vous aurois fait connoitre qu'il n'étoit caufé que par votre longue abfence. Je vous allure que rien ne m'afflige davantage, repliqua Cécile, que d'avoir pu y donner lieu; mais croyez-moi, Madame, quoique malheureufement les apparences femblent être contre moi, j'ai toujours été très-reconnoilfante des bontés dont vous m'avez honorée; la vénération, la gratitude que je vous ai inviolablement confervées n'ont jamais été fufceptibles de la moindre diminution. Vous voyez donc, dit Madame Delville en fouriant, qu|e quand les reproches produifent quelque effet, ils ne font pas écoutés avec cette patience que vous admiriezil n'y a qu'un moment; & qu'au contraire, lorfqu'on les entend fans en être ému, c'eft auffi fans qu'i/s produifent aucun fruit. Nous avons tous une répuguance fecrete pour la réforme. Que vous dilfériez en ceci de Milady Pemberton, c'eft  ( 70 ) aflurément de quoi perfonne ne fauroit s'étonner; puifqu'elle ne peut foutenir la comparaifon avec vous, & que vous lui êtes fi fupérieure a toutes fortes d'égards. Daignerez-vous donc agréer mes excufes & me pardonner? Je ferai plus , répartit Madame Delville en riant, je vous pardonnerai fans attendre vos excufes; car il eft certain que vous ne m'en avez donné aucune ; mais allons, continuat-elle, s'appercevant que Cécile étoit confufe de ce commentaire, je ne veux plus qu'il en foit queftion; je fuis charmée de retrouver ma jeune amie, & même prefque honteufe d'avouer que j'aie eu le moindre doute a 1'égard d'une perfonne de fon mérite. Elle 1'embraffa enfuite tendrement, & convint qu'elle avoit été plus mortifiée de fon prétendu abandon, qu'elle n'avoit voulu le lui avouer, lui répétant plufieurs fois que depuis bien des années elle n'avoit point fait de connoiflance qu'elle eüt autant dtfiré de cultiver que la fienne , ni joui d'aucune fociété qui lui fit autant de plaifir. Cécile, dont les yeux annoncoient la joie & la fatisfaétion, dont les efpérances fembloient revivre, a 1'ouie des éloges que Madame Delville , dans 1'efTufion de fon cceur, s'empreffoit de lui prodiguer, & qui lui étoient fi agréables, eut peu de peine a répondre a fes pro*  C 71 ) teftations d'amitié; & au bout de quelques minutes elles furent non-feulernent réconciliées, mais encore plus unies que jamais. Mad. Delville la preffa de refter a diner avec elle; & Cécile, trop fatisfaite de cette invitation pour ne pas y confentir, fit faire fes excufes a Mad. Harrel, en la priant de ne pas Pattendre. Les deux Dames furent feules toute la journée, & rien ne troubla ni n'interrompit ces fentiments vifs & délicieux, que Ie renouvellement fincere de leur amitié mutuelle occafionnoit. II eft vrai que 1'information de Milady Pemberton lui donnoit un peu d'inquiétude ; mais fon étourderie, fa légéreté & ce que Mad. Delville lui avoit répondu a ce fujet, firent qu'elle eut bientót tout oublié. Elle retourna chez M. Harrel d'autant plus vlte qu'elle étoit encore en déshabillé du matin, & qu'on y attendoit compagnie; mais elle promit a Mad. Delville, avant de la quitter, qu'elle la verroit tous les jours quelques moments pendant Ie court efpace de temps qu'elle avoit encore a refter a Londres.  C n) CHAPITRE VI. Un fcupfon. Le lendemain matin fournit une nouvelle fcene. Mad. Harrel vint précipitamment dans la charabre de Cécile avant déjeüné , & lui apprit que M. Harrel n'étoit point rentré de toute la nuit. Cécile s'efforca de cacher Ie faifnTement que lui caufoit cette nouvelle, afin de ne pas augmenter la frayeur qu'on avoit témoignée eu la lui communiquant. Mad. Harrel cependant, très-inquiete, erwoya faire des recherches par toute la ville, fans qu'on püt rien découvrir. Cécile ne voulant pas 1'abandonner dans une pareille fituation, écrivit un mot a Mad. Delville pour s'excufer, afin de refter avec elle jufqu'a ce qu'on fe füt procuré quelque information. Un objet de cette imponance étoit une raifon fulfifante pour éviter tout entretien particulier avec Mlle; Belfield, qui vint a fon ordinaire vers Ie midi, & dont le cceur tendre & fufceptible de crainte, fut très-affefté des marqués évidentes d'émotion qu'elle obferva chez Cécile. Toute la journée s'écoula fans recevoir aucuue nouvelle, & a fon grand étonnement Mad.  ■ ( 73 ) Mad. Harrel fe prépara vers Ie foir a aller k une aflemb'ée, déclarant en mêrae-temps combien cela lui étoit défagréable; mais qu'elle avoit peur que , fi elle y manquoit, tout le monde ne foupconnat du myftere dans fon abfenca, O qu'il eft dur fefclavage des gens du monde ! dit Cécile en elle-même; les journaliers ont au moins leurs moments de repos; ceux qui gagnent leur pain a la fueur de leur front, leur tache une fois remplie, font en liberté; tandis que les infenfés, qui fe fatiguent vainement pour plaireaux gens oififs & inutiles, ne peuvent y parvenir, quoiqu'ils facrifient a •ce but & au defir de fauver les apparences, jurqifa leur tranquillité & leur bonheur ! La raifon qui 1'avoit fait renoncer a fes engagements n'exiflant plus, elle envoya chercher une chaife, afin de paffer une heure ou deux avec Mad. Delville. Les domeftiques, ,|n Ia conduifant & montant 1'efcalier avec elle , lui dirent qu'ils alloient avertir leur maiireffe ; & en entrant dans la falie, elle y trouva Delville le fils feul, occupé a lire. II parut étonné : ce qui n'empêcha pas qu'il ne la recut avec beaucoup de politeffe , lui faifant des excufes de 1'abfence de fa mere, qui, dit-il, ayant appris qu'elle ne la verroit que le lendemain, s'étoit retirée pour écrire fes lettres, afin d'être plus libre lorfqu'elle Terne III. D  ( 74 ) féroit venue. Cécile fit a fon tour des exenfes de fon inconféquence apparente ; après quoi, töute converfation cefla pour quelque temps. Ce filence fut a la fin interrompu par DelVille. Le mérite de M. Belfield, lui dit-il, n'a point échappé a Mylord Vannelt; toutes fes anciennes connoilfances lui en ont dit beaucoup de bien, & il lui fait aéhiellement préparer un appartement chez lui, qu'il occupera jufqu'au moment oü fon fils commencera fes voyages. Cécile répondit qu'elle étoit charmée d'ap. prendre cette bonne nouvelle, & ils continuerent enfuite l'un & 1'autre a garder le filence. Vous avez vu, ajouta le jeune Delville , après cette feconde paufe , la fceur de M. Belfield? Cécile répondit en rougiffant : Oui, Monfieur. • Elle eft très-aimable , continua-t-il, trop aimable, en vérité, pour fa fituation; car fes parents, a 1'exception de fon frere feul, méritent peu de lui appartenir. II s'arrêta, & Cécile n'ayant rien répondu, il ajouta tout de fuite : Peut-être ne vous paroit-elle pas aimable... Vous pouvez la mieux connoftre que moi, & favoir quelque chofe a fon défavantage ?  c: 75) Oh non! s'écria Cécile avec une gaieté affeclée; je penfois feulement que... N'avezvous pas dit que vous connoilliez tous fes paren ts ? Non, répondit-il, mais pendant que je me trouvois avec M. Belfield, plufieurs font venus le voir. Ils garderent de nouveau le filence, & Cécile, honteufe de fa répugnance apparente a louer, fit un effbrt pour dire : Mlle. Belfield éft réellement une charmante perfonne, & je fouhaiterois... Elle s'arrêta, ne fachant trop elle-même ce qu'elle avoit voulu ajouter. J'ai été très-fatisfait, dit-il après avoir un peu attendu pour voir fi elle finiroit fa phrafe, en apprenant les bontés que vous aviez eues pour elle ; il me femble qu'elle en a autant befoin qu'elle paroit les mériter. Je fuis periüadé que lorfqu'elle n'aura plus fon frere, vous ne refuferez pas de les lui continuer ; ce fera alors le temps oü, en lui faifant le plus de bien, il vous en renviendra le plus d'honneur. Cécile confondue de cette recommandation, lui répondit foiblement: Certainement... tout ce qui dépendra de moi... je ferai charmée... Au même infiant Mad. Delville entra, & pendant les excufes qu'elles fe firent mutuellement, fon fils quitta le fallon. Cécile empreffée a trouver un prétexte pour le quitter D ij  ( 76 ) i fon tour, dit qu'elle ne vouloit point empecher Mad. Delville d'écrire ; & après lui avoir promis de pafler chez elle toute la journée du lendemain, elle fit appeller fes porteurs. Les réflexions qui la lüivirent ne furent guere confolantes, elle eommencoit è craindre de mériter a fon tour la pitié qu'elle avoit eue pour Mlle. Belfield. En toute autre occafion, la recommandation de Delville n'auroit fervi qu'a Ia confirmer dans 1'idée avantageufe qu'elle s'étoit formée de fa facon de penfer; mais dans fa fituation préfente, livrée a fes inquiétudes & a 1'incertitude, la moindre chofe donnoit lieu a de nouvelles conjectures, & étoit capable de 1'allarmer. II n'aI voit eu pour elle depuis quelque temps, que de Ia froideur & 1'éloignement le plus marqué. Son éloge d'Henriette avoit été vif & animé... Elle favoit qu'Henrietre Padoroit; mais elle ignoroit de quels moyens Delville pouvoit s'être fervi pour faire naitre cette pafiion. Un foupcon involontaire s'éleva dans fon efprit; elle craignit que Pamour, dont ellemême avoit été 1'objet, u'eüt changé en faveur de fa rivale, qui, quoique peu redoutée, n'en étoit pas moins dangereufe. S'il en étoit ainfi, que deviendroit la fierté ou les vues intéreffées de Ia familie Delville? confentiroit-elle jamais a une alliance que ni le rang ni les richefles ne rendoient excufables ?  ( 77 ) Ie pere qui a peine daigne s'abaiffer a parleï a toute autre perfonne qu'aux gens de la première qualité, voudroit-il reconnoltre pour fa belle-fille 1'enfant d'un bourgeois, d'un fimple marchand ? Mad. Delville même, dont les idéés n'étoient guere moins exaltées, quoique les manieres fulfent plus polies, y donneroit-elle jamais les mains? La familie de Cécile, bien fupérieure cependant a celle de Mlle. Belfield , avoit attiré le mépris de M. Delville; & toutes les efpérances qu'elle avoit concues de pouvoir obtenir fon aveu, n'étoient fondées que fur fon opulence, en faveur de laquelle ou feroit peut-être moins d'attention a fa généalogie. Quand a Mlle. Belfield , quels étoient fes titres! elle n'avoit ni ancêtres a citer, ni richelfes qui puffent tenter. Cette derniere réflexion réveilla cependant toure fa fenfibilité. Si mes avantages confifient uniquement dans ma fortune, combien peu je ferois flattée d'une prétendue préférence, & comment jugerfi 1'on me 1'offroit de bonne foi ? L'aimable Henriette, dans ce cas, feroit bien plus heureufe que moi, puifqu'elle pourroit attribuerfon peu de fuccèsa fa pauvreté. Elle aime M. Delville, elle 1'aime palfionnément: peut-être auffi 1'aime-t-il a fon tour. Sanscela, pourquoi fon emprefiement è favoir ce que je penfe d'elle, & pourquoi cette allarme foudaine, lorfqu'il a cru que je n'en penfois pas D iij  ( 7S ) avantageurement ? II fe propofe vraifemblable. ment de 1'époufer, & de facrifier a fon innocence & a fes attraits tous fes projets ambitieux fctoutes fes vues de grandeur. Oh, trop heureufe Henriette, fi telle eft ta perfpective defélicité, & que tu aies infpiré une paffion auffi défintéreflée, c'en feroit aflez pour humilier Ja plus fiere & Ia plus vaine de tes rivales , & pour te faire envier par Ia plusopulente! CHAPITRE VII. Un coup hardt'. Cécile de retour chez elle, apprit avec chagrin qu'on n'avoit encore eu aucunes nouvelles de M. Harrel. Sa femme qui étoit rentrée de bonneheure, alors véritablement allarmée, pria Cécile de reiter avec elle jufqu'a ce qu'on püt en favoir quelque chofe : elle envoya auffi chercher fon frere, & ils paflerent Ia nuit enfemble fans fe coucher, attendant en trémblant quelle feroit l'ifiue de leurs recherches. A fix heures du matin, M. Arnott pria fa fceur & Cécile d'aller fe repofer, leur promettant de faire les plus exactes recherches, & de ne pas rentrer fans leur en apporter quelques nouvelles.  ( 79 ) Mad. Harrei, dont les fenfations n'étoient pas extrêmeinent raffinées, s'appercevant que les exhortations de fon frere étoient fecondées par la lafiltude, confentit a fuivre fon confeil, & le pria de ne pas différer plus longtemps fes recherches. Peu après fon départ, tandis que Mad. Harrel & Cécile étoient encore fur 1'efcalier, on frappa fi rudement a la porte, qu'elles en furent épouvantées. Cécile préparée a quelque malheur, fit rentrer promptement fon amie dans le fallon; & fortant tout de fuite, elle vit paroltre, avec autant de furprife que de fatisfaclion, M. Harrel lui-même. Elle courut faire part a fa femme de cette bonne nouvelle, & il la fuivit immédiatement. Mad. Harrel s'emprelTa de lui dire combien il 1'avoit inquiétée, & Cécile lui témoigna fa joie qu'il füt de retour; mais la fatisfaclion de Tune & de 1'autre ne fut pas de longue durée. II entra d'un air furieux & menacant, le chapeau fur la tête & les bras croifés. II ne répondit rien a tout ce qu'elles lui dirent; mais ayant pouffé la porte avec le pied , il fe jetta fur un fopha. Cécile vouloit fe retirer; M. Harrel lui faifit la main, pour Pen empêcher. Ils refterent quelques minutes dans cette fituation, & M. Harrel fe levant enfuite tout-a-coup, s'écria : Avez-vous quelques paquets a faire? D iv  C So ) Des paquets , répéta Mad. Harre!, Diea nous foit en aide! pourquoi ? II faut que je quitte PAngleterre, je partirai demain matin. Quitter PAngleterre? s'écria-t-elle fondant en lannes. J'efperè que cela ne fera pas ! N'efpérez rien , repliqua-t-il d'un ton de fureur. II lui ordonna enfuite en jurant, de le Jaiffer & d'aller tout préparer pour fe départ. Mad. Harrel, qui n'étoit point accoutumée a un pareil traitement, fut li effiayée, qu'elle en eut des convnlfions ausquelles il ne fit aueune attention, & lörtit de Ia falie, en la maudiffant comme une folie qui avoit caufé fa ruine. Quoique Cécile eüt {hrmë & fe füt entpreffée è lui donner des fecjSrlte, cette brutaüté 1'avoït tellement révolt e, qu'ellefavoita peine ce qu'elle devoit ordonnerou faire. Mad. Harrel fe remit cependant bientót; Cécile 1'accompagna dans fa chambre, oü elle refta, & tacha de la calmer, jufqu'au retour de M. Arnott. On apprit a ce dernier 1'état affreux dans JequelM. Harrel étoit enfin rentré chez lui, & fa fceur le pria d'ufer de tout fon crédit pour qu'il différ&t au moins, fuppofé qu'il ne püt 1'y faire renoncer entiérement, 1'exécution de fon projet de voyage. II alla s'acquitcer en tremblant de cette  ( «i ) eommiflion, & revint avec un air déconcerté leur dire que M. Harrel lui avoit appris qu'il avoit contracté une dette d'honneur beaucoup plus confidérable qu'il n'étoit enétatdepayer; & comme il ne pouvoit fe montrer qu'elle ne füt acquittée, il étoit forcéde quitter leRoyaume fans perte de temps. Oh, mon frere ! s'écria Mad. Harrel, fouffrirez-vous que nous partions? Hélas 1 ma chere fceur, répondit-il, que puisje faire pour Pempêcher? Et quand je ferai ruiné a mon tour, qui pourra ou voudra vous lëcourir ? Mad. Harrel pleura alors amérement; & Ie tendre M. Arnott, en tachant de le confoler, ne put s'empêcher de mêler fes Iarmes a celles d'une fceur qu'il chériffoit. Cécile, dont la raifon étoit plus forte , & dont 1'e'quité naturelle étoit révoltée, éprouva des fenfations différentes; & abandonnant Mad. Harrel aux foins de fon frere, dont elle plaignoit la trop grande facilité, elle gagna fa chambre. En vain chercha-t-elle du repos; 1'affreufe fituation de cette malheureufe familie la pénétroit d'horreur & de pitié; elle ne s'occupa qu'è penfer au parti qu'il lui conviendroit de prendre dans cette occurrence. EHe n'héfita pas a décider qu'elle ne les accompagneroit point dans leur fuite; le tort irréparable qu'elle avoit déja fait a fa fortune D v  ( 82 ) lui paroiffoit plus que fuffifant; elle n'avoit que trop fatisfait aux idéés les plus romanefques qu'on püc jamais fe former des devoirs qu'impofoient 1'amitié & la bienfailance. Ce qu'il y avoit de certain , c'eft qu'elle ne pouvoit plus différer a changer d'habitation, & elle n'avoit d'autre choix qu'entre la maifon de M. Delville & celle de M. Briggs. Quelque confidérables que fuffent les obfta* cles qui s'oppofoient a ce qu'elle habitat Ia maifon de M. Delville, fon inclination & fon bien-être fembloient ne pas lui permettre de penfer a une autre : celle de M. Briggs avoit bien moins d'attraits pour elle, quoiqu'il n'y eüt que de légers obflacles qui 1'empêchalTent d'y entrer. Cependant, toutes les fois qu'elle fe rappelloit que Mlle. Belfield étoit aimée de Delville, elle fe promettoit, quoi qu'il püt arriver, de le fuir; mais lorfqu'elle admettoitde nouvelles efpérances, & qu'elle fe figuroit que les queftions qu'H lui avoit faites n'étoient peut-être qu'un effet du hafard, le defir de connoitre enfin fa maniere de penfer lui fit defirer ardemment les occafions de le voir plus fréquemment. Elle étoit encore tout-a-fait irréfolue, lorfqu'elle recut un meflage de la part de M. Arnotr, qui la prioit de lui accorder un mament d'entretien. Elle defcendit fur-le-champ, & le trouvn dans la plus grande détrefie, Oh I  C 83 ) Mlle. Beverley, s'écria-t-il, que puis je faire pour ma fceur ? Comment appaifer fa douleur ? Je n'en fais en vérité rien, répondit Cécile; elle n'a jamais voulu écouter d'avis ni fe préparer a la cataftrophe qui la menacoit vifiblement depuis fi long-temps; & c'eft précifément ce qui Ia lui rend fi peu fupportable. Je voudrois fort pouvoir la foulager; mais une dette contractie fi imprudemment, & fi peu excufable... Oh! Mademoifelle, s'écria-t-il en 1'interrompant, n'allez pas croire quemonintention, en demandant a vous parler, ait été de vous envelopper dans notre infortune : votre générofité n'a déja été que trop indignement abufée; tout ce que je defirois étoit de vous con« fulter fur ce que je pourrois faire pour ma fceur. Cécile, après avoir un peu réfléchi, propofa que Mad. Harrel reftat en Angleterre, & qu'alors ils auroient tous deux foin d'elle. Hélas! s'écria-t-il, j'ai déja fait cette propofition : mais fon mari ne veut pas partir fans elle; & fon humeur eft fi changée, que je tremble qu'elle n'ait tout a craindre de lui. Quelle eft donc la perfonne qui a le plus de crédit fur fon efprit? dit Cécile; enverronsnous chercher Ie Chevalier Floyer pour appuyer notre demande? D vj  (84 ) M. Arnott y confentit, Ia crainte qu'il eut de perdre fa fceur lui faifant oublier combien II lui en auroit coüté en toute autre occafion pour recourir a la médiation d'un rival. Le Baronnet arriva fur-le-champ. Cécile ne voulant pas lui parler elle-même, le laiffa. avec M. Arnott, & attendit dans la bibliotbeque le réfultat de leur conférence. Une heure après, Mad. Harrel vint en courant a elle ; la fource de fes larmes étoit tarie, elle refpiroit a peine de joie. Ma très-chere amie, s'écria-t-elle, ma deflinée eft acluellement entre vos mains, & je fuis fure que vous ne refuferez pas de me rendre heureufe. Qu'efi ce que je puis faire pour vous ? s'écria Cécile, craignant qu'elle ne lui propofat quelque chofe d'impraticable; ne me demandez rien, je vous prie , que je ne puiffe vous accorder. Non, non, répondit-elle, tout ce que je vous demande n'exige que de la bonne volonté. Le Chevalier Floyer a prié M.Harrelde me laifler en Angleterre, &il le lui a promis, a condition que vous hatiez votre manage,& que vous me receviez enfuite ehez vous. Mon mariage ! répéta Cécile très-étonnée. Ici elles furent joïntes par M. Harrel, qui réitéra Ia même offre. Vous m'é'onnez & me révoltez l'un & fanSe, s'écria Cécile; que prétendez-vous me  C 85 ) dire, & pourquoi ne vous expliquez-vous paj plus clairement? Mifs Beverley, lui répartit M. Harrel , il faut finir ce badinage , ne plus ainufer uu Gentilhomtne auffi eftimable que le Chevalier Floyer. II y a déja long-temps que toute la ville le regarde comme devant ötre votre époux; ne différez donc plus a 1'accepter; un peu de bonne-foi de votre part vous 1'attachera non-feulement pour toujours, mais fera encore honneur a votre franchife. Aces mots, le Chevalier parut tout-a-coup; & prenant une de fes mains qu'elle tenoit élevées vers le ciel, en figne d'étonnement, il labaifa, lui fit de grands compliments, tels qu'il n'avoit pu jufqu'alors prendre fur lui de lui en faire : il la pria d'un air de confiancede mettre le comble au bonheur auquel il afpiroit depuis fi long-temps, & de ne pas avoir Ia cruauté de Ie retarder encore. Cécile, prefqu'immobile de fa furprife que lui caufoit une attaque auffi vive que hardie, & qui paroiflbit évidemment avoir été préméditée, eut a peine la force de parler ou de fë défendre; mais au bout d'un moment, lorfque le Chevalier expliquant fon filence en fa faveur, lui dit qu'elle 1'avoit rendu le plus heureux des hommes, elle retira fa main avec indignation, & d'un air qui n'avoit augun be{gin d'explication. Elle fe préparoit a fortir,  ( 86 ) lorfque M. Harrel, d'un ton amer & irrité, s'écria : Cette tyrannie ne finira-t-ellejamais? Et le Chevalier la fuivant tout-a fait impatienté, lui dit: Mon incertitude durera-t-elle donc éternellement? Après plufieurs mois de foins & d'attente... Ceci eft, en vérité, tropférieux, dit Cécile en fe retournant. Vous n'avez point dü, Monfieur, être en fufpens; ma conduite atoujours été uniforme, & n'a jamais celfé de vous témoigner ce que je vous déclare a préfent; c'eft a-dire, que votre recherche ne m'eft point agréable; ma lettre vous en a nffiiré; & après 1'avoir lue, j'ai peine a conce voir que vous ayez pu en douter. Harrel, s'écria le Chevalier, ne m'aviezvous pas dit. ... Bon, bon, répondit 1'autre, il eft inutile de m'appeller en témoignage. Je n'ai jamais rien vu chez Mifs Beverley qui annoncat un éloignement plus marqué que celui qui eft ordinaire aux jeunes Demoifelles qui fe piquent de modeftie & de délicatelfe. Tout le monde fait que lorfqu'une Demoifelle fouffre pendant un certain temps les affiduités d'un cavalier, fon intention n'eft pas de Ietraiterfévéremenr. Se peut-il , M. Harrel , répartit Cécile , après les converfations que j'ai eues avec vous a ce fujet, que vous ofiez perfifter dans cette erreur volontaire ? II eft abfolumént inu-  C 87 ) tüe de difputer avec quelqu'un qui ne daigne pas écouter Ia raifon, ou de faire des proteftations a celui qui prend lesrefus pour despreuves d'acquiefcement. Et alors, d'un air de dédain, elle les pria de la laiffer paffer, & prït le chemin de fa chambre. Madame Harrel s'obftina encore a la fuivre; & la ferrant entre fes bras , elle continua a la fupplier, par pitié pour elle, de fe laiffer toucher. Quelle prévention ! s'écria Cécile , eft-il poflible que vous aufli, vous puifliez fuppofer que mon attention ait jamais été d'accep» tér le Chevalier pour époux? Sans doute, répondit-elle; car M. Harrel m'a dit mille fois que, quoique vous fifliez la difficile, vous finiriez par être a lui. . Cécile, doublement irritée contre M. Harrel, ne le fut plus contre fa femme, dont Terreur mal fondée lui faifoit excufer la conduite : elle 1'affura de la maniere la plus for. te, que fa répugnance pour le Baronnet étoit infurmontable; mais qu'elle fe feroit un plaifir de lui rendre a elle-même tous les fervices qu'elie pourroit raiionnablement exiger d'elle. Ces aflurances parurenr peu confolantes a Madam.- Harrel qui iavoit que fes defirs & la raifon étoient rarcment d'accord, & elle ne tarda pas a la quitter.  ( 88 ) Cécile réfoltit alors de fe rendre immédïatement chez Madame Delville, de lui faire part de la néceflué oü. elle fe trouvoit de changer de logement, & de fe décider d'après la maniere dont elle recevroit cette nouvelle. Elle envoya donc chercher une chaife , & fe trouvoit déja dans le corridor lorfqu'elle fut arrêtée par 1'arrivée de M. Monckton, qui la regardant d'un air très-ferieux, lui dit : Je ne vous demanderai point oü vousallezfi maiin, ni ce que vous vous propofez de faire; tout cequej'exige dans ce moment, quelque prelfée que vous puiffiez être, c'eft que vous m'accordiez une courte audience. Cécile le conduifit au fallon, on il n'y avoit alors perfonne, & oü les domeftiques étoient feuls entrés de toute la matinée; & Ia, lui prenant la main, il lui dit: Mifs Beverley, vous devez fans perte de temps fuir cette maifon ; c'eft un repaire de fraude, d'injuftice, un thédtre d'horreur, indigne par conféquent de vous poITéder. Elle 1'alTura que dans ce même moment die fe préparoit a la quitter, & Ie pria de daigner s'expliquer. J'ai pris foin , répartit-il, depuis quelque temps d'éclairer toutes les démarches de M. Harre'; & les informations que je me fuis procurées ce matin font des plus allarmantes. J'ai fu qu'il avoit palfé 1'avant-derniere nuit  ( 89 ) toute entiere a jouer; qu'enivré par nne veine de bonheur, il eft refté le jour fuivaut a faire la débauche avec fes amis; & la nuit derniere ayant recommencé fon train ordinaire, il a perdu non-feulement tout ce qu'il avoit ga* gné, mais encore beaucoup plus qu'il ne peut payer. Ne doutez donc pas qu'il n'ait recours a vous pour en obtenir du fecours. II continue a vous regarder comme fa relTource dans les cas de néceffité; & tant qu'il vous fer.tira chez lui , il fe croira toujours a 1'abri du danger. Tout confpire en effet, dit Cécile, plus révo'tée que furprife de ce qu'il venoit de lui faire entendre , a m'obliger de quitter cette maifon ; je ne crois cependant pas que M. Harrel s'attende a de nouveaux fecours de ma part. Ii eft entré ce matin dans le fallün fans me parler; il en a agifi brutatement avec fa femme, qu'il doit bien avoir fenti que fa conduite me déplaifoit. II m'a dévoilé par-la un trait de fon caractere, qui m'étoit inconnu; quelle que füt la mauvaife opinion que j'euffe concue de lui, je n'aurois jamais foupconné qu'il püt fe rendre coupable d'une pareille atrocité. Le caraftere d'un joueur, dit M. Monckton, dépend uniquement de fa bonne ou de fa mauvaife fortune; chaque coup de dés varie fon humeur; il eft enjoué, gai, tranquil-  (9° ) Ie, bourru ou fauvage, fans que fon naturel ou fes principes y ayent la moindre part; il eil uniquement gouverné par les caprices du hafard. Cécile lui fit part alors de Ia fcene qu'elle venoit d'avoir avec le Chevalier Floyer. II y a long-temps, s'écria-t-il, que je m'at* tendois a cette manoeuvre. M. Harrel, quoiqu'artificieux & intéreffé, n'eft cependant pas fort habile. Le projet qu'il avoit formé auroit pu réulfir avec certaines femmes, & de-la il en a conclu qu'il réulfiroit avec toutes. Beaucoup ont été fubjuguées par la conftance, un plus grand nombre encore par 1'impudence. II a fuppofé qu'en réuniffant deux moyens auffi puiffants en faveur du Baronnet, il furmonteroit tous les obftacles. En vous aflurant que le public croyoit votre mariage arrêté, il efpéroit vous perfuader qu'il n'y avoit plus d'autre refiburce, & par la vivacité & la promptitude de 1'attaque, de vous épouvanter & de vous 'décider a conclure. II favoit qu'une pareille méthode n'auroit pu manquer de réuffir auprès de fa femme, qu'il en auroit probablement été de même auprès de fa fceur, de fa mere & de fa coufine; car en affaire de cceur, ou en tout ce qui en a 1'apparence, les femmes font généralement dupes. II n'a pas été capable de difcerner combien Ia fupériorité de vos connoiffances vous mettoit au-defltis de  ( 9i ) fittefles fi groffieres & fi facifes a découvrir : votre courage & votre conftance a préferver votre indépendance ne lui étoient pas connues. Ses fervices devoient fans doute lui être payés; & il eft plus que probable que fivous vous fulfiez rendue ce matin a fes follicitations, le Baronnet 1'auroit tiré du mauvais pas oü il fe trouve acluellement. Je ne faurois, répondit Cécile , le juftifier, même dans mon efprit; car il n'auroit jamais été auffi empreffé è favorifer les prétentions du Chevalier, dans 1'affreux défordre oü fe trouvent aétuellement fes affaires, s'il n'y avoit été pouffé par quelque motif fecret. Ses projets & fes artifkes feront au refle fort inutiles & ne réufïïront point avec moi; vos avertiflements , vos conreils, aidés de ma propre expérience , m'ont convaincue de 1'inutilité de ce que je pourrois faire pour lui, & me met' tront en garde pour 1'avenir contre toutes fes tentatives. JN'ayez pas trop de confiance en vos propres forces, lui dit M. Monckton; vous ne connoiffez pas encore toutes les rufes & les inventions auxquelles il pourroit avoir recours pour vous dépouiller. Peut-être vous demandera t-il la permifion d'habiter votre maifon de la Province de Suffolk, ou vous priera-t-i! de faire une penfion a fa femme, ou préférera t-il de toucher les premiers revenus qui vous  ( 92 ) feront dus a votre majorité; 5: quel que foit le parti qu'il choififfe, en vous menacant de recourir au poignard ou au poifon, il eft für de réuffii'. Un cceur auffi généreux que le vótre ne fera en füreté que par une prompte fuite. Vous étiez prête a fortir, m'avez-vous dit lorfque je fuis entre".... & oü vouliez vous aller? A la place de St. James, répondit-elle en rougiffant. Réellement?... Le jeune Delville eft donc prêt a partir? A partir?... Non... je ne Ie crois pas... Non? Je ne 1'imaginois qu'a caufe du choix que vous faïfiez de fa maifon pour y réTider. Ce n'eft pas un choix volontaire, s'écria vivcment Cécile; mais en efi-il aucune qui ne foit préférable a celle de M. Briggs ? II eft vrai, répartit froidement M. Monckton, que je n'aurois pas même fuppofé que vous euffiezpenfé a 1'habiter, fi je n'euffe obfervé jufqu'a préfent que vous aviez toujours facrifié vos commodités a ce qui vous paroii. foit honnête & décent. Cécile frappée d'un éloge qui avoit affézl'air d'un reproche, & empreffée de juftifier fa délicateffe , protefta, après avoir hélité un moment, pendant lequel M. Monckton fut trop adroit pour interrompre fes réflexions , qu'elle iroit inceffamment chez M. Briggs pouf  ( 93 ) voir s'il y auroit Ia moindre poflibilité qu'eüe s'établit chez lui, & qu'avant cette démarche elle ne feroit aucune tentative pour fe procurer un logement ailleurs. Et quand comptez-vous y aller? Je ne fais pas encore, répondit-elle en héfitant; peut-être eet après-midi. Et pourquoi pas ce matin ? Je ne faurois fortir ce matin; il faut que je relfe avec Madame Harrel. Vous penfiez différemment a mon arrivée; vous ne craigniez pas alors de la quitter. L'empreffement de Cécile a changer de deweure n'étoit plus le même , & elle auroit fouhaité qu'on 1'eüt Iaiirée réfléchir tranquillement au nouveau plan qu'elle s'étoit tracé. Mais M. Monckton lui repréfenta fi vivement le rifque qu'il y auroit de prolonger fon féjour dans la maifon d'un homme aufli dangereux que M. Harrel , qu'il Pengagea a la quitter fur-le-champ, & eut la fatisfaftion de la couduire lui-même a fa chailë. C H A P I T R E VIII. Vhabltation d'un avare. M. Briggs fe trouva chez lui. Cécile lui communiqua fans préambule, & en peu de mots, les railbns qui 1'engageoient a defirer  X. 94 ) de quitter M. Harrel, & ajouta que s'il lui étoit poflible de la loger, elle feroit charmée de réfider avec lui jufqu'a fa majorité. Oui, oui, s'écria-t-il, très-content, vous recevrai de tout mon cceur. M. Harrel fürement a bien fait fes affaires avec vous. N'en vaut pas mieux pour porter fi beaux habits, tant de frifure, cliapeaux bordés, &c. Cécile le pria de lui montrer les chambres qu'il pourroit lui céder. Vous conduirai la-haut, s'écria-t-il, vous montrerai un appartement bon pour une Reine. Ils monterent enfemble, & il la fit entrer dans une chambre oü Pon ne voyoit goutte , & fi complétement fermée qu'elle penfa y fuffoquer faute d'air. Elle fe retira, & gagna le corridor jufqu'a ce qu'il eüt ouvert les contrevents. Elle découvrit pour lors la chambre la plus dévaftée qu'elle eüt jamais vue, laquelle n'avoit pour tous meubles qu'un méchant lit, avec des rideaux déchirés d'étoffe gtoffiere, deux chaifes de paille ufées, un vieux coffre de bois, & un morceau de glacé attaché a la muraille par deux cloux reeourbés. Voyez, ma chere poulette, s'écria-t-il, tout eft prêt; & un coffre, par-deffus, pour ferrer vos hardes. Ce n'eft pas lè fans doute, Monfieur, s'écria Cécile étonnée, le logement que vous me deftinez ?  (95 ) Si-fait, fi-fait, repliqua t-il; tardera pas a être mieux en ordre, a befoin d'être un peu nettoyé. Sera bientót en état. Jamais ne fais balayer une chambre qui ne fert pas, uier des balais pour rien ? Mais, Monfieur, ne pourriez-vous pas me céder un appartement au premier étage? Non, non: fert a autre chofe, appartient a la cotterie; veut* pas être troublée, ni enten* due. Arranger celui-ci de facon qu'il fera afi'ez bon. Revenez la femaine prochaine; aura un tout autre air. N'y manque qu'une table; en trouverai une chez un frippier. Mais, Monfieur, je fuis obligée de quitter tout de fuite la maifon de M. Harrel. Eh bien , eh bien, tachez au commencement de vous paffer de table ; afi'ez indifférent qu'il y en ait ou non , rien de plus important a faire; a befoin d'un fecond drap; mais fais oü m'en procurer un, connois un honnête frippier tout prés d'ici ; fais comment m'y prendre pour négocier avec lui, dur a lacher, quoique riche. J'ai 'deux domefiiques, Monfieur, ajouta Cécile. Ne les veux pas; viendront pas chez moi; m'auroient bientót mangé. Quant a cela , Monfieur, vous avez tort de vous en inquiéter, répondit-elle, ce ne fera pas a vos dépens; ce fera a moi a y pour-  C 9ö ) voir , ainfi qu'a tous leurs nutres befoins. Ferez mieux de vous en débarrafler : hais les domefliques ; tous des frippons : ne peufent qu'a bafrer, & boire. Alors ouvrant une feconde porte : Voici, s'écria-t-il , ma chambre tout prés, chaude comme une étuve. Cécile 1'y fuivit; & en la voyant, elle ne fut plus fi furprife des louanges qu'il avoit prodiguées a celle qu'il lui defiinoit, fur-tout quand elle reconnut qu'elle étoit encore plus mal meublée , puifqu'il ne s'y trouvoit qu'un mauvais lit fans rideaux, & un grand coffre, qui, ourre qu'il renfermoit fes habits, lui fervoit encore de table & de chaife. Belle befogne, cria-t-il en colere a une fervante qui faifoit le lit. Pourquoi pas plus foigneufe? Toutes les plumes fortent; vois, en voila deux fur le plancher, rien que prodigalité & diffipation, ne penfe guere au peu de temps qu'il faut pour ruiner une maifon. Malheureufe, tu fauras ce que c'eft quelamifere, va, tu le fauras ! Je ne pourrai jamais être plus miférable que je le fuis ici, répondit cette fille, & c'efl ce qui me confole. Cécile commenca pour Iors a fe repentir de lui avoir fait connoltre le fujet de fa vilite ; car elle vit qu'il lui feroit abfolnment impoflible de s'accoutumer jamais a une habitation  ( 97 ) bitation telle que celle-la. Elle auroit feulement fouhaité que M. Monckton eüt été pré» fent, pour juger par lui-même combien fon projet étoit peu praticable. Tout ce qu'il lui reftoit aétuellement a faire, étoit donc de rétraéter ce qu'elle avoit avancé , & de fe fauver de chez M. Briggs. Je vois , Monfieur , lui dit-elle , quand il eut fini de gronder fa fervante, que vous ne fauriez me recevoir fans vous déranger, & qu'il convient que je prenne d'autres mefures. Non, non, s'écria-t-il, ferai bien aife de vous avoir: droit du jeu, chacun fon tour; veux pas être dupé; M. Harrel a eu fa part. F&ché de n'avoir pu déterminer le galant dont j'avois parlé ! n'a pas voulu mordre; en trouverai bientót un autre; vous chagrinez pas. Mais il y a un fi grand nombre de chofes dont je ne faurois me paffer, dit Cécile, que je fuis füre qu'en venant loger chez vous, je vous occafionnerois beaucoup plus d'embarras que vous ne pourriez aétuellement 1'imaginer. Non , non, tout bientót arrangé; y travaillerai moi-même; fais comment faut acheter; connois la rufe, toujours aller mal vêtu; impoffible avec bou habit de faire marché avat> tageux. Examiner de prés la marchandife ; dire d'abord ne pouvoir convenir; m'en aller , envoyer quelqu'un 1'acheter. Jamais deui Tom III. E  C 93 ) fois moi-même : jamais rien a bon marché, fi on paroit en avoir envie. II eft impoffible, repliqua Cécile en fe hatant de defcendre 1'efcalier, que cette chambre & deux autres pour mes domeftiques , auxquels il en faut une a chacun, foient prêtes affez tót. Oui, oui, s'écria-t-il en la fuivant, feront prêtes en un tour de main. Un peu de patience. Au commencement faudra doubler le drap jufqu'a ce qu'en ayons un fecond ; coucher une ou deux nuits avec la fervante; pas s'arrêter a une bagatelle. Et lorfqu'elle fut entrée dans fa chaife, en lui répétant toujours qu'elle n'étoit plus dans 1'intention de loger chez lui, il fe contenta de lui pincer la joue avec un fourire & une grimace, difant : Bientót, bientót, poulette; ne tardez pas a revenir. Promets, la chambre fera prête. Aurez peine a la reconnoitre, fera tout-ó-fait propre. Elle partit après cela, convaincue qu'on ne pourroit la hamer qu'elle renoncat a habiter une pareille maifon, & moins chagrine dans le fond qu'elle ne s'imaginoit 1'être, en voyant que la familie Delville étoit la feule reflburce qui lui rellat, En y réfléchiffant cependant férieufement, elle ne put s'empêcher de fe croire a plaindre de ce que le feu! de fes tuteurs chez lequel il  (99) lui convenok d'habiter, eüt trouvê* moven par Ta baffeflë, fon avarice & fa groflléreté, de rendre les richelTes méprifables, 1'opulence inutile , & 1'économie odieufe; & que le choix de fon oncle füt ainfi malheureufeuient tombé fur 1'avare Ie plus vil & le plus abjeét, dans une ville fur-tout oü 1'abondance, 1'hofpitalité & la fplendeur régnoient, & dont les principaux habitants , long-temps renommés pour leur opulence & leur probité, fe diftinguoient alors par leur magnificence & leur libéraftté. CHAPITRE IX. Une déclaration.' Cécile fe rendit enfuite a Ia place de Sr„ James, très-inquiete de favoir la maniere dont fa propofition feroit recue. Les domeftiques lui dirent que M. & Mad. Delville déjeünoient, que le Duc de Derwent & fes deux filles étoient avec eux. Elle fentit qu'il lui feroit impoflible , en préfence de pareils témoins, de leur apprendre les raifons qui Pobligeoient a quitter la familie Harrel. D'ailleurs, en faifant avertir Mad. Delville, & 1'empêchant deprofiter d'une compagnie de cette importance, ce feroit s'expofer aux reproches de fon fuperbe tuteur, E ij  C IOO ) qui ne lui pardonneroit pas une pareille inconféquence. Elle fut donc obligée de retourner chez elle, pour écrire a Mad. Delville, & de lui expofer fa fituation. M. Arnott, courant dès qu'il Pappercut a fa rencontre, s'écria : Oh, Mademoifelle, que votre abfence nous a tous allarmés! Ma fceur n'efpéroit plus de vous revoir, fon mari craignoit que vous n'eufïïez divulgué fon prochain départ, & nous avons tous redouté que votre intention ne füt de ne plus revenir. Je fuis fachée de ne vous avoir pas parlé avant de fortir, dit Cécile en le fuivant a la bibliotheque; j'ai penfé que vous étiez trop occupés pour vous appercevoir de mon abfence. Je vous avoue que j'ai été préparer tout pour mon changement d'habitation ; je n'ai cependant jamais compter quitter votre fceur fans prendre congé d'elle, ni fans en prévenir Ie refte de la familie. M. Harrel elt-il toujours décidé a partir? Je le crains. J'ai fait tout ce que j'ai pu pour 1'en difluader, & ma pauvre fceur n'a ceffé de pleurer. En vérité, fi elle perfifie a ne recevoir aucune confolation, je crois que je finirai par confentir a tout ce qu'elle voudra; car je ne faurois fupporter la vue de fon défefpoir. Vous êtes trop généreux & trop bon, répondit Cécile, & je ne puis, quoique pen-  C lol ) Tant moi-même h fuir le danger, m'empêcher de vous confeiller de tacher autTi de vous y fouftraire. Ah, Mademoifelle! s'écria-t-il, le plus grand danger pour moi eft de n'avoir pas le courage de fuir. II étoit impoffible que Cécile ne le comprlc pas. Elle ne 1'en plaignit pas moins, & ; ne voulut pas le punir des fentiments qu'il lui découvroit, en 1'abandonnant au péril auquel : fon cceur 1'expofoit. Elle lui dit donc avec douceur: Je veux, M. Arnott, m'expliquer franchement avec vous. II eft facile de s'appercevoir que la ruine inévitable dont M. Har- ; rel eft menacé , eft prête a s'étendre jufqu'i i fon beau-frere; mais que eet aveuglement fur Pavenir que nous lui avons fi fouvent repro- i ché, & dont nous fommes affligés pour lui, ne s'empare pas de vous a votre tour. Attendons qu'il ait renoncé a toutes fes liaifons, & qu'il ait abfolument changé fa maniere de vivre ; fans quoi, tout ce qu'on pourroit faire, & tout 1'argent que vous lui avanceriez, finiroit par être perdu au jeu. Confervez donc vos bonnes intentions jufqu'au moment oü elles pourront lui être de quelqu'utilité : pour le préfenr, croyez-moi, fa raifon eft tout auffi altérée que fa fortune. Eft-il poflible, Mademoifelle, répondit M. Arnott d'un ton de furprife & de fatisfaétion, E iij  ( 102 ) que vous daigniez vous intérefler a ce que je deviendrai, & que la part quej'aurois a la xuine de cette maifon, foit en la partageant ou en m'en garantiflant, ne vous foit pas touta-fait indifférente? Non certainement, répondit Cécile; comme frere d'une des amies de mon enfance, je ne ferai jamais infenfible a votre fort. Comme fon frere 1 répartit-il. Ah 1 fi que!qu'autre lien... Penfez un peu, dit Cécile en fe préparant a quitter 1'appartement, a ce que je vous ai dit; & en confidération de votre fceur, foyez ferme maintenanc, fi vous voulez lui être utile dans la fuite. Je ferai toujours tout ce que Mifs Beverley ordonnera. Cécile, redoutant une fauffe interprétation, revint fur lés pas, & lui dit gravement :Non, Monfieur , vous ne devez prendre d'autre guide que votre propre raifon ; ou fi mes confeils ont [quelque crédit fur votre efprit, rappellez-vous que je vous les donne fans aucune vue intéreffée, & uniquement pour vous conferver la faculté d'être utile a votre fceur. Au nom de cette fceur, ayez donc la bonté dem'écouter, & decontinuer a m'honoret de Vos confeils. Vous me ferez craindre de m'expliquer,  ( 103 ) dif Cécile, en donnant une fi grande impor-tance a mes avis. Je n'ai rien remarqué dans votre conduite, que j'aie jamais fouhaité que vous changeafliez, & je n'ai a vous reprocher que votre défintéreffement & Ie peu d'attention a vos propres intéréts. Ah! s'écria-t-il avec quel raviflement n'en* tendrois - je pas ces paroles , fi je pouvois imaginer... Allons,allons, ajouta Cécile en riant, point de digreflion ; vous m'avez rappellée pour parler de votre fceur : fi vous changez de fujet, vous pourriez n'avoir plus perfonne qui vous écoute. Je ne voudrois pas, Mademoifelle, pour le monde entier, abufer de vos bontés; elles ont toujours furpaffé mes efpérances autant qu'elles ont été au-deffus de ce que je méritois. Ne craignez donc point de m'honorer de votre converfation; je n'en inférerai autre chofe que votre pitié; & quoique cette pitié, de la part de Mifs Beverley, foit pour mon cceur un baume bien précieux, elle nem'enor» gueillira jamais affez pour que j'ofe former des prétentions plus férieufes. Cécile avoit des raifons de s'attendre depuis long-temps a une pareille déclaration : cependant elle ne put 1'entendre qu'avec une efpece d'attendrifiement; & le regardant avec bonté, elle lui dit : M. Arnott, vos attentions & E iv  C Ï04 ) vos égards pour moi me font honneur; & s'ils étoient moins exaltés , ils me feroient peut-être plus agréables; ótez-en donc tout ce qui n'eft proportionné ni a mon mérite ni è mes efpérances, & comptez alors fur toute ma reconnoiffance. Votre refus eft fi poli, s'écria-t-il, que n'ayant jamais ofé me flatter que vous daignafliez m'accepter, je trouve au moins du foulagement a avoir pu vous raconter mes fouffrances. Si je pouvois feulement continuer a vous voir tous les jours , a être honoré de votre converfation, je ferois, je crois, heureux; ce qu'il y a de für, c'eft que j'en fentirois tout le prix. Vous commencez déja , répondit-elle en avan^ant vers la porte, a enfreindre les conditions qui doivent fervir de bafe a notre liaifon & a notre amitié. Ne vous en allez pas encore, Mademoifelle , s'écria-t-il, jufqu'a ce que je me fois acquitté de ce que vous avez promis de permettre, que je vous aie expofé ma fituation, & que vous m'ayez honoré de vos confeils. Je vous avouerai donc que les cinq mille li» vres que j'avois dans les fonds publics, de même qu'une fomme affez confidérable entre les mains d'un banquier, font partis, je le crains bien, pour toujours & fans efpoir de jamais les revoir. Je fuis trop foible, je ne  ( io5 ) faurois refuferj & il eft für que ma fceur ne fe trouveroit pas dans la détreffe oü elle lè trouve actuellement, s'il me reftoit quelque chofe a donner: mais, a moins que je ne falTe une coupe dans mes forêts, ou que je ne vende une de mes fermes , je n'ai rien dont je puiffe difpofer; car tout ce que je polfédois, mes terres exceptées, a deja difparu; j'ignore abfolument ce que je dois faire a préfent pour tirer M. Harrel de fon affreufe fituation. Je fuis fdchée, répondit Cécile, de metrouver forcée a parler défavorablement d'une perfonne qui vous touche de fi prés; permettez cependant que je vous demande : pourquoi 1'en tireroit-on? & que feroit-il a préfent de mieux? N'efi-il pas menacé depuis long-temps de tous les malheurs qui viennent de 1'accabler? Ne 1'en avons-nous pas averti vous & moi ? & les cris de fes créanciers n'ont-ils pas retenti a fes oreilles? Quel effet cela a-t-il produit? II n'a jamais voulu rien changer a fa maniere de vivre : il a continué a fatisfaire toutes fes fantaifies; il n'a ni diminué fa dépenfe, ni penfé a aucune réforme. Les excès ont fuivi les excès; il eft devenu tous les jours plus prodigue & plus extravagant, & fes extravagances bnt toujours été plus dangereufes. Ainfi, jufqu'a ce que le préfent orage foit diffipé, abandonnez-le a fa deftinée, & lorf. E v  ( 106-) que le calme lui fuccédera, je vous aiderai moi-même, par confidération pour Prifcille, a fauver ce qui fera poflible des débris de fa fortune. Vos eonfeils, Mademoifelle, font auffi fenfés que généreux ; & a préfent que je fais ce que vous penfez, je veux m'y conformer entiérement- je ferai a Pavenir auffi ferme contre toutes fes attaques, que j'avois été foible jufqu'ici. Cécile fe retiroit; mais 1'arrêtant de nouveau, il lui dit: Vousavez parlé, Mademoifelle, de changer de demeure; il eft bien temps que vous vous épargniez la vue de ce trifte fpeétacle : j'efpere cependant que vous refteiez ici encore aujourd'hui, M. Harrel ayant affuré qu'en le quittant plutót vous hateriez fa ruine totale. Je prie le ciel de 1'en préferver, dit Cécile; car je compte m'en aller auffi-tót qu'il m'en fera poflible. M. Harrel, répondit-il, ne s'eft point expliqué ; j'imagine qu'il craint que venant a abandonner fa maifon dans cette conjonfture critique, vous ne faffiez naltre des foupcons du projet qu'il médite de quitter le royaume, & que fes créanciers ne prennent des mefures pour en prévenir 1'exécution. A quel trifte état, s'écria Cécile, vient-il de fe réduire! Je ne veux cependant pas Être  C 107 ) la caufe volontaire de fon malheur; & fi vous croyez que ce délai foit fi important a fa füreté , je confens a refter ici jufqu'a demain matin. M. Arnott, en la remerciant de fa condefcendance, eut peine a retenir fes larmes; & Cécile, fatisfaite de lui avoir fait cette grace plutót qu'a M. Harrel, pafla dans fon ap. partement, & écrivit la lettre fuivante. A 1'honorable Mad. Delville, placeSt. James. Place de Portman, k 12 Juin. „ Ma chere Madame, J'ofe croire que vous aurez été furprife qtie je ne me fois pas prévalue plutót de la permilfion que vous daigndtes m'accorder hier de pafler toute la journéed'aujourd'hui avec vous; mais malheureufement pour moi, il nem'a pas été poflible de vous voir un feul moment. Ne me foupconnez cependant pas tfingratitude pour avoir manqué a ma promeffe, ni de trop de hardiefle , fi je prends demain la liberté de m'informerfil'appartement que vous aviezune fois eu la complaifance de faire préparer pour moi pourroit encore m'être cédé. Les événements qui ont occafionné cette étrange demande font de nature a fervir d'excufe a Ia témérité E vj  ( io8 ) que j'ai de la faire. Je fuis, avec le p!us profond refpect. Ma chere Madame, Votre très-humble & très- obéiffante fervante, Cécile Beverley". Elle auroit été moins fuccinte, fi M. Arnott ne lui eüt fait craindre de confier dans la crife préfente le fecret de M. Harrel au papier. Voici qu'elle fut la réponfe de Mad. Delville, „ J'efpere que les événements dont vous fai-. tes mention ne font pas d'une nature bien férieufe. J'aurois toutes les peines du monde a m'en affliger, s'ils procurent une plus longue Vifite de ma chere Demoifelle Beverley a Sa très-humble fervante, Augusta Delville. Cécile, enchantée de ce billet, neput s'empêcher d'envifager pour la fuite une briljante perfpecn've, & de fe flatter que, placée une fois dans la même maifon que Mad Delville, quels que fuflent les engagements ou la conduite de fon fils , elle ne pourroit manquer d'être heureufe.  ( i°9 ) CHAPITRE X. La confcience d'un joueur. Les réllexions de Cécile furent bientót interrompues par la femme-de-chambre de Mad. Harrel, qui vint la fupplier de fe hater de fecourir fa maitrefle qu'elle croyoit prête a fe trouver mal. Cécile y courut fur-Ie-champ, & la trouva dans la plus profonde afliiction:, elle fit tout ce qu'elle put pour la tranquillifer : ce ne fut qu'avec beaucoup de difficultés, & en fanglottant, que fon amie parvint a 1'informer du nouveau fujet qu'elle avoit de s'affliger. M. Harrel, dit-elle, lui avoit déclaré qu'il ne lui étoit pas poflible de fe procurer 1'argent néceffaire pour fon voyage , fans rifquer qu'on ne découvrit fon deflein, & d'être arrêté par fes créancièrs ; qu'en conféquence il 1'avoit chargée, par le moyen de fon frere ou de fes .amies, de lui procurer trots mille livres , paree qu'une moindre fomme ne fufiïroit pas pour vivre dans 1'étranger, & qu'il ne connoiflbit aucune voie dont il püt fefervir pour tirer par la fuite de 1'argent d'Angleterre. Lorfqu'elle avoit héfué a faire ce qu'il defiroit, il s'étoit mis en fureur, & 1'avoit accufée d'avoir occafionné fes malheurs par fa négligence & lbn -  C "O ) manque d'ordre, & 1'avoit aflurée que fi elle ne trouvoit pas cette fomme, elle devoit s'attendre au fort qu'elle méritoit, qui étoit de; mourir de faim dans une prifon étrangere; jurant que telle feroit leur fin a l'un & a 1'autre. II feroit impofiible d'exprimer 1'horreur & 1'indignation que ce récit infpira è Cécile. Elle vit clairement qu'on alloit encore efiayer de 1'intimider; elle Tentit toute la prudence des confeils deM. Monckton, qui ne s'étoit point trompé dans fes prédictions. On lui demandoit déja une année de fes revenus; peut-être ne tarderoit-on pas a exiger la penfion viagere & fa maifon : elle s'applaudifibit cependant d'avoir été prévenue, & par ce moyen de fe trouver en garde contre la furprife; elle réfolut, quelles que fuflent leurs prieres ou leurs repréfentations , de ne point fe départir du projet de les quitter dès le lendemain matin. Cependant elle étoit mortifiée d'être obligée de fouffrir que tout Ie poids de ces importunes follicitations tombat fur lebon & honnête M. Arnott, incapable d'y réfifter, &qui en feroit vraifemblablement accablé. Lorfque Mad. Harrel fut en état de continuer fa nafration, elle apprit avec furprife que tous fes elforts auprès de fon frere avoient été vains. II n'a pas voulu m'écouter, continua-t-elle, & c'efl: la première fois que cela lui arrivé: ainfi me voila privée de ma feule & dernkre  C m ) feffource ; tout m'abandonne, jufqu'a mon frere; & il n'y a plus perfonne au monde de qui je puiffe attendre le moindre fecours. Ce feroit avec empreffement, avec plaifir cUatisfaétion, que je chercherois a vous en procurer, s'écria Cécile, s'il ne s'agilToit que de vous feule; mais fournir de nouveaux aliments au feu qui vous confume... Non,non, je fuis fans pitié pour le jeu & les joueurs , & jamais aucune confidération ne me fera changer de fentiment, ni ne pourra m'émouvoir en leur faveur. Mad. Harrel ne lui répondit que par des pleurs & des lamentations; & Cécile, dont 1'équité naturelle ne diminuoit point la compaffion, après lui avoir déclaré que rien ne feroit capable de lui faire changer de réfolution, tacha de nouveau de la confoler, la priant de ne point s'abandonner a fon défef. poir; puifque les chofes pourroient prendre un afpect plus favorable , & qu'un peu de temps paffé dans la retraite & avec économie la mettroit en état de revenir dans fa patrie , & d'y jouir de fa première aifance. Non , jamais je n'y reviendrai, s'écria-t-elle en pleurant: je mourrai de chagrin avant un mois dans mon exil! Oh, Mifs Beverley! que vous êtes heureufe de pouvoir demeurer oü i! vous plalt!...Opulente, jouiflant derichefies dont vous n'aveznul befoin... Qu'une feule  C m ) année de vos revenus nous feroit utile! Cette fomme fuffiroit a nous tirer de notre mifere, & rien ne nous obligeroit plus a abandonner notre cher, trop cher pays. Cécile , frappée d'une infinuation qui avoit li fort l'air d'un reproche, & piquée de voir que, quoiqu'elle eüt déja fait beaucoup, on ne croyoit jamais qu'elle eüt fait affez tant qu'il lui refteroit encore quelque chofe a donner, eut peine a s'empêcher de lui demander ce qu'elle attendroit encore d'elle après ce facrifice, & s'ii lui feroit permis de conferver une partie de fa fortune. La profonde affliction de Mad. Harrel eut bientót difïïpé fon reffentiment; & croyant qu'il y auroit de 1'injuftice, dans fa trifte fituation, de la rendre refponfable de ce qu'elle difoit, elle lui repliqua avec bonté, après un moment de réflexion : Comme Populence eft une affaire purement idéale & de comparaifon, il n'eft pas étonnant que vous me regardiez actuellement comme trop bien partagée du cóté des richeffes : mais il n'y a qu'un moment que votre fituation paroiflbit auffi digne d'être enviée que la mienne peut Pêtre a préfent. Mon fort n'eft point encore décidé, & le befoin que je pourrai avoir de ma fortune m'efi encore inconnu; cependant, foit que je Ia poffede tranquillement ou avec inquiétude, foit qu'elle faffe ma félicité ou me foit a charge, auffi Iong-temp6  C "3 ) guU me fera permis d'en difpofer, je me rap» pellerai toujours avec plaifir les droits qu'une ancienne amiüé donne a Mad. Harrel fur mes biens & fur moi - même. Permettez que j'ajoute que je ne me crois point tout-a-fait aulfi indépendante que vous vous 1'imaginez. Jl eft vrai que je n'ai aucun parent a qui je fois dans le cas de rendre compte de ma conduite ; mais la vénération que j'ai pour la mémoire des miens fupplée a ce défaut d'autorité; & je ne faurois , dans la difpofition des biens qu'ils m'ont tranfmis, m'empêcher de réfléchir quelquefois è la maniere dont ils auroient defiré qu'ils euflent été employés; je n'oublie jamais que ceux qui ont été acquis par Pindufirie & le travail, ne doivent point , être diflipés par l'oifiveté&Ieluxe. Pardonnez , fi j'ofe vous parler aulfi franchement; vous me trouverez tout auffi fincere dans mon em- , preffement a vous fervir, que je 1'ai été en vous parlant de votre fituation. Les pleurs furent encore la feule réponfe de Mad. Harrel. Cécile, qui plaignoit fa foiblefle, refia patiemment auprès d'elle en con- , tinuant fes attentions jufqu'au moment oü 1'on vint avertir que le dïné étoit fervi. Son amie déclara qu'elle ne defcendroit pas. Cécile lui repréfenta fi vivement combien il falloit éviter de donner des foupcons auxdomeftiques,qu'elle parvint enfin a lui perfuader de fe montrer.  ( "4 ) M. Harrel étoit déja dans Ia falie amanger, & s'informoit oü étoit M. Arnott; on lui répondit qu'il avoit fait dire qu'il ne viendroit point diner, paree qu'il étoit engagé ailleurs. Le Chevalier Floyer fe tint auffi a 1'écart, & pour la première fois depuis fon arrivée a Londres, Cécile dlna avec le maitre & la maitrelTe de la maifon feuls. Mad. Harrel ne put rien manger. Cécile, pour ne point étonner les domeftiques, fe garda bien de fuivre fon exemple. M. Harrel mangea comme a fon ordinaire , paria pendant tout le diné, fut extrêmement poli avec Cécile ; rien dans fes manieres ne put faire foupconner le dérangement de fes affaires. Lorfque les laquais furent fortis, il pria fa femme de pafier un moment avec lui dans la bibliotheque. Ils revinrent bientót, & enfuite M. Harrel s'étant promené quelque temps forc agité dans l'appartement,fonna, demanda fa canne & fon chapeau , & dit en les prenant: Si ceci me manque... Et s'arrêtant tout-acoup, lans parler a fa femme ni faluer Cécile, il fe hata de fortir. Madame Harrel dit a Cécile, qu'il ne 1'avoit prife en particulier que pour favoir quel avoit été le fuccès de fes deux tentatives, & qu'il n'avoit rien repliqué en apprenant qu'elles avoient été vaines. II étoit difficile de conjecturer oü il pouvoit être allé, & d'imaginer le  C115 J nouvel expédient auquel il paroiffoit déterminé i recourir; mais fa maniere de les quitter, & la menace que renfermoient ces paroles,^ ceci me manque, étoient peu propres a diminuer les terreurs de fa femme, & allarmerent extrêmement Cécile. Elles reflerent enfemble jufqu'a 1'heure du thé, & défendirent qu'on laiflat entrer perfonne. M. Harrel revint alors, & au grand étonnement de Cécile, amena M. Marriot avec lui. II préfenta ce jeune homme aux deux Dames, comme une perfonne dont il defiroit fort de cultiver Ia connoilTance & 1'amitié. Madame Harrel, trop occupée de fes propres affaires pour s'embarralfer de celles des autres, le vit entrer avec un peu de furprife; après quoi elle n'y penfa plus. II n'en fut pas de même de Cécile , dont 1'efprit plus clairvoyant lui fit faire des réflexions plus férieufes. II n'y avoit que quelques femaines que M. Harrel s'étoit oppofé aux vifites de M. Marriot, & a préfent il 1'introduifoit lui-même, & le recevoit avec la diftinétion la plus flatteufe; il revenoit de la meilleure humeur poflible, & bien différent de ce qu'il étoit en fortant. Un changement aufli fubit dans fa conduite & dans fes manieres lui fit penfer qu'il falloit qu'il en fut. arrivé un auffi fingulier dans  (IltJ) 1'état de fa fortune; elle ne pouvoit au refte imaginerde quelle nature il pouvoit être. Les confeils & les avis que M. Monckton lui avoit récemment donnés, lui firent naitre les foupcons les plus funeftes. Ces foupcons furent confirmés par la maniere d'agirde M. Harrel; ii poufla la civilité pour M. Marriot jufqu'a 1'excès; il ordonna tout haut que fi le Chevalier Floyer venoit, on lui dit qu'il n'y avoit perfonne. II fut beaucoup plus attentif avec Cécile qu'a 1'ordinaire. & fit tout ce qu'il put pour procurer a ce jeune homme 1'occafion de 1'entretenir. Celui - ci, dont la pafllon paroiffoit aller jufqu'a 1'extravagance, eut peine a s'empêcher, non-feulement de tomber aux pieds de la perfonne qu'il adoroit, mais même a ceux de M. Harrel, pour le remercier de fa condefcendance. Cécile, qui ne vit pas avec plaifir des pourfuites auffi inutiles, & qui ignoroit les vues dans lefquelles M. Harrel jugeoit a propos de les encourager, réfolut de faire tout ce qui dépendroit d'elle pour détromper M. Marriot. Elle ufa pour eet effet de la plus grande réferve; & dès qu'on eut fini de prendre le thé, malgré les efforts qu'on fit pour la retenir, elle fe retira dans fon appartement, fans alléguer aucune excufe, fe contentant de dire fimplement qu'il lui étoit impoflible de refier. plus long-temps.  ( U7 ) Environ une heure après, Madame Harrel monta dans Ta chambre. Ah, Mifs Beverley ! s'écria-telle, je viens d'obtenir un peu de répit. M. Harrel m'a dit qu'il refteroit encore un jour, & il prétend qu'il ne lui faudroit qu'un millier de livres pour donner une toute autre face a fes affaires. Cécile ne lui répondit rien; elle penfa qu'il étoit queftion de quelque nouvelle rufe pour fe procurer de 1'argent, & elle prévit que M. Marriot étoit la viétime qu'on s'étoit choifie. Madame Harrel n'ayant donc rien obtenu de Cécile, la quitta d'un air extrêmement confus, en difant qu'elle alloit envoyer chercher fon frere, & éprouver s'il avoit encore quelque affection pour elle. Cécile refta tranquille jufqu'a onze heures du foir qu'on vint 1'avertir que le foupé étoit fervi; elle trouva M. Mariott : il n'y eut que lui d'étranger, & M. Arnott ne parut point. Elle prit alors le parti de leur communiquer fa réfolution d'aller habiter le lendemain la maifon de M. Delville. A peine les laquais furent-ils retirés, qu'elle demanda a M. Harrel s'il auroit quelque chofe a faire dire a M. ou a Madame Delville, qu'elle comptoii voir le lendemain matin, & chez lefquels elle fe propofoit de paffer quelque temps. M. Harrel, l'air très allarmé , lui deman-  ( n8 ) da fi elle comptoit y refter toute la journée. Plufieurs jours, répondit-elle, & vraifemblableinent quelques mois. A cette nouvelle, Madame Harrel témoigna tout haut fa furprife, & M. Harrel parut éperdu : tandis que fon jeune ami le regardant d'un air de reproche & de reffentiment, prouva inconteftablement a Cécile qu'il imaginoit avoir acquis le droit d'être recu, & de la voir toutes les fois qu'il le jugeroit a propos, & que le parti qu'elle prenoit dérangeoit toutes fes mefures. Cécile penfant, après tout ce qui s'étoit paffé, que tout préambule de fa part étoit tnutile, & qu'il fuffifoit qu'elle annoncat fon intention, fe leva & retourna dans fon appartement. Elle prévint fa femme-de-chambre qu'elle iroit Ie lendemain paffer quelque temps chez Madame Delville, lui donna ordre de préparer fes malles, & d'envoyer chercher quelqu'un dans la matinée pour ramafler & empaqueter fes livres. Elle fut bientót interrompue par Pentrée de Madame Harrel, qui demanda a lui parler en particulier; & lorfque Ia femme-de-chambre fut fortie, elle lui dit :'0 Mifs Beverley, auriez-vous la cruauté de m'abandonner ? Je vous fupplie , Madame, répondit-elle, de nous épargner a 1'une & a 1'autre de plus  C 119 ) longues conteftations: il y a déja bien du temps que je renvoie mon départ, & il m'eft impof. fible de le dilférer davantage. Alors Madame Harrel fe jetta fur une chaife, dans le plus grand accablement, en afiurant qu'elle étoit abfolument perdue; que M. Harrel avoit afluré qu'il ne pourroit refter même une heure en Angleterre après qu'elle auroit quitté fa maifon; qu'il s'étoit déja vivement difputé avec M. Marriot a ce fujet; & que fon frere, quoiqu'elle 1'en eüt fait prier très-férieufement, refufoit de venir chez elle, & n'approchoit plus de fa maifon. Cécile, laffée des vains efforts qu'elle faifoitpour la confoler, employa les pfus fortes raifons pour 1'engager a fe délifter de fon oppofition, lui repréfentant Ia néceffité indifpenfable qu'il y avoit qu'elle partir, & 1'extrême foibleffe qu'il y auroit a fouhaiter de continuer a vivre comme elle avoit fait jufqu'a préfent, accumulant dette fur dette, & ajoutant infortune a infortune. Enfin, Madame Harrel, plutót contrainte que perfuadée, déclara qu'elle confentiroit 4 partir, fi elle ne craignoit que fon mari n'en ufat mal avec elle;] qu'il s'étoit déja comporté très-brutalement , prétendant qu'elle avoit caufé fa ruine, & la menacant, fi avant la nuit prochaine, elle ne lui procuroit ces mille livres, qu'elle feroit traitée comme fes diflipations & fa folie le méritoient,  t 160 ) Croit-il donc, dit Cécile avec Ia plus grande indignation, que vos terreurs auront le pouvoir de me réduire a faire tout ce qu'il lui plaira ? Oh non , s'écria Madame Harrel, non; il n'efpere qu'en mon frere. II eft certainement perfuadé qu'il fuffit que je le preffe & le prie de quelque chofe , pour qu'il m'accorde ce que je lui demanderai, comme il Pa toujours fait jufqu'a préfent; & je fuis füre qu'il n'y manqueroit pas, fi je pouvois feulement 1'en» gager a venir me trouver, & lui dire comment j'ai été traitée; & que fi M. Harrel m'emmene avec lui & continue a être de fi mauvaife humeur, je fuis prefque füre qu'il finira par m'óter la vie. Cécile, qui favoit bien qu'elle étoit elle-i même la caufe de la réfiftance de M. Arnott, fentit fa fermeté ébranlée; & fe reprocha intérieurement les fouffrances de fa fceur; allar» mée cependant, & craignant pour fa conftance, elle fupplia Madame Harre] de fe retirer & de tacher de paffer tranquillement la nuit, lui promettant de réfléchir a ce qu'il feroit poflible de faire pour elle. Madame Harrel fuivit fon confeil, & fon fommei! fut peut-être moins interrompu que celui de Cécile, qui, quoiqu'extrêmement fa« tiguée de la foirée précédente , étoit fi inqniete, qu'elle put a peine fermer Pceil. Mad. Harrel avoit  C w ) avoit été fa première, & autrefois fa mei!leure amie; les confeils 'de Cécile la privoient maintenant de la relfource aflurée qui lui reftoir. dans fon frere ; il lui paroiffoit qu'il y auroit de la cruauté a refufer de 1'affifter dans cette circonftance , quoiqu'il y eüt de Péquité a ne donner aucun fecours a fon ma•ri • elle chercha donc a accorder fa raifon avec fa pitié, & convint que quoiqu'elle ne voutöt plus rien donner a M. Harrel , tandis qu'il refteroit a Londres, cela n'empêcheroit pas que de temps en temps elle ne fournit a fes belbins , lorfqu'il feroit une fois établi aüleurs, & qu'il y vivroit avec plus defageffe & d'écohomie. CHAP1TRE XI. La perfécution. Le lendemain matin a cinq heures, Mad. Harrel vint dans 1'appartement de Cécile pour favoir le réfultat de fes rériexions; & Cécile avec cette prévenance gracieufe qui accompagnoit tous fes bienfaits , 1'affura que les mille livres qu'elle defiroit lui feroient accordées, pourvu qu'elle confentit a chercher une retraite paifible, & a les recevoir a différentes époques & en petites parties de cinquante out cent livres a la fois, qui lui feroient foigneuTomé UI. F  ( ) ement remifes; & qui n'étant déiivrées qu'a elle, lui affureroient un meilleur traitement de la part de M. Harrel, & feroient un motif de plus pour qu'il lui rendit fa première affeétion. Mad. Harrel courut promptement, & trèsfatisfaite, communiquer cette propofition a fon mari; mais elle revint bientót l'air abattu, lui dire que M. Harrel avoit protefté qu'il lui étoit impoffible de partir avant d'avoir touché cette fomme. Pour eet elfet, dit-elle, j'irai moi-même après déjefmé chez mon frere; car je m'apper?ois bien qu'inhumain comme il 1'efi devenu a mon égard, il ne viendra pas me chercher; & fi je ne réuffis pas auprès de lui, je ne crois pas que je revienne jamais. Cécile piquée, & trompée dans fon attente, lui répondit : J'en fuis fachéepour M. Arnott; quant a moi, j'ai fait tout ce que je pouvois. Madame Harrel la quitta, & Cécile alla fe préparer pour fon départ. Elle envoya d'avance fes livres, fes malles, & tout ce qui lui appartenoit. Lorfqu'on feut avertie, & qu'elle fut defcendue, elle trouva pour la première fois M. Harrel déjeünant a la même table avec fa femme : ils paroiffoient l'un & 1'autre de fort mauvaife humeur, & très-affligés; a peine dirent-  C -*3 ) ils un feul mot; ils mangerent & burent trèspeu. M. Harrel fut poli; mais fa femme n'ouvrit pas la boucbe, & Cécile pendant tout ce temps penfoit a la maniere dont elle prendroit congé. Lorfque les taffes & le refte du déjeüné eurent été ótés, M. Harrel dit : Je me fiatte, Mifs Beverley, que vous n'êtes pas abfolument décidée a exécuter votre étrange projet? Pardonnez-moi, Monfieur, répondit-elle, j'ai déja envoyé mon bagage. A cette nouvelle, il parut ftupéfait. Après s'être un peu remis, il lui répartit avec amertume : Eh bien, Mifs, puis-je vous fupplier de refter encore ici jufqu'a ce foir? Non, Monfieur, répondit-elle froidement. Je vais partir a 1'inftant. Et ne voulez-vous pas, dit-il avec encore plus d'aigreur, vous procurer auparavant le plaifir de voir les fergents s'emparer de ma maifon, & votre amie Prifcille me ftiivre en prifon ? Bon Dieu, M. Harrel! s'écria Cécile les mains levées au ciel, pouvez-vous me faire une pareille queftion? Eft-ce la le traitement que j'ai mérité ? Oh non! s'écria-t-il avec vivacité; fije penfois ainfi... Se levant enfuite & fe frappant le front, il fe mit a marcher avec beaucoup d'agitation. F ij  C m ) Mad. Harrel fe leva auffi, & fe retira en pleurant amérement. Voulez-vous du moins conTentir, dit Cécile, après qu'elle fut partie, a laiffer Prifcille avec moi julqu'a ce que vos affaires foient arrangées ? Lorfque j'irai habiter ma propre maifon , elle m'y fuivra; & en attendant je fuis füre que celle de M. Arnott lui (era toujours ouverte. Non, non, répondit-il, elle eft indigne d'une pareille indulgence; elle n'a nulle raifon de fe plaindre; elle a eté tout auffi nég igente, auffi prodigue & auffi mauvaife ménagere que moi; elle n'a connu ni l'économie ni les privations; elle ne s'eft embarraffée ni de fon mari, ni de fes affaires ; & aéiuellement elle ne s'afflige que de la perte de cette opulence, qu'ellemême a tant accélérée. Toutes les récriminations, répartit Cécile, font inutiles. Combien d'autres reproches Mad. Harrel ne pouiroit-elle pas vous faire a fon tour! Mais ne nous appefantiffons pas davantage fur ce trifte fujet; le parti le plus prudent & le plus convenable feroit aétuellement de chercher par la douceur a vous confoler l'un & 1'autre, Confolation & douceur, s'écria-t-il brufquement, ne font plus de faifon. J'ai donné ordre qu'une chaife de pofte fe trouvat ce foir devant ma porte; & fi vous confentez a  ( 125 ) refter jufqu'alors, je vous laifTerai libre farfS rien exiger de plus. PuifTé-je être damné plutót que de vivre affez long-temps pour voir la fcene que votre départ ne fauroit manquer dbccafionner! Mon départ! s'écria Cécile toute tremblante. Bon Dieu! & comment morl départ pourroit-il avoir des fuites auffi funefies? Ne me le demandez pas, répartit-il fiérement; exiger de moi des réponfes ou des raifons i préfent 1 La crife approche • & arrivé ce qui pourra, tout vous fera bientót dévoilé. En attendant, ce que je vous ai dit eft für & immuable. 11 faut ou précipiter ma fin , ou me fournir les moyens de 1'éviter: tout comme vous jugerez a propos. Votre décifion m'eft affez indifférente : rappellez-vous cependant 1'unique grace que j'exige de vous, c'efl que vous différiez votre départ : tout ce qui me refie (Tailleurs a efpérer doit me venir de M. Arnott. En finiffant ces derniers mots, il fortit de Tappartement Cécile reprit alors toute fa foibleffe. En vain appella-t-elle h fon fecours les confeils , les prédiétions, les préceptes de M. Monckton; en vain fe reffouvint-elle des artifices qu'elle avoit déja vu employer; ni les avertiffements de fon gmde , ni fa propre expérience, ne furent capables de difïïper Ia terreur que des menaces auffi redoutables lui infFiij  C 126 ) piroient : & quoiqu'elle prit plnfkurs fois le parti de fuir, a tout événement, & de fe dérober è une tyrannie qu'il avoi t fi peu de droit de s'arroger, le fouvenir feul de ces terribles paroles : Puis-je être damné plutót que de vivre ajfez long-temps, lui ótoit tout le courage qui lui feftoit; quoiqu'elle füt préparée de longue main a eet affaut, lorfque le moment arriva, il lui fut impoffible de le foutenir. Pendant que ce combat étoit encore indéeis, fon laquais lui apporta la lettre fuivante de M. Arnott» * A Mlle. Beverley, place de Portman, le 13 Juin 1779. „ Mademoifelle , Réfolu d'obéir aux ordres dont vous avez eu la bonté de m'honorer, j'ai quitté Londres pour n'y revenir qu'après que le fort de M. Harrel fera fixé; quoiqu'auffi perfuadé de votre prudence que de votre bonté, je me trouve trop foible pour fupporter 1'afHiction de ma malheureufe fceur. Je fuis donc pour 1'éviter, & j'ai défendu qu'on me fit parvenir rien de ce qui pourroit venir chez moi après moti départ, a Pexception de ce qui y feroit envoyé de Ia part de Mifs Beverley, afin.qu'elle ne me refufe pas dans la fuite la feule faveur que j'aurai jamais la hardiaffe de lui de man-  ( "7 ) der, qui fera celle de vouloir bien quelquefois honorer de fes commandements, Le plus humble & le plus foumis de fes ferviteurs, J. Arnott. " Au plus fort de fes craintes pour elle-même & pour fes intéréts, Cécile ne put s'empêcher d'apprendre avec plaifir que M. Arnott fe füt du moins dérobé a la fureur de 1'orage qui la menacoit , quoique certaine qu'il n'en feroit que plus terrible pour elle, & qu'elle redouiat la vue de Mad. Harrel, après qu'elle auroit été inftruite de fa fuite. Son attente ne fut que trop promptement remplie : peu après Mad. Harrel entra a pas précipités & d'un air égaré , en s'écriant: Man frere s'en eft allé ! II m'a quittée pour toujours! Oh, fauvez-moi, Mifs Beverley, fauvez-moi des affronts & des menaces! Elle verfa tant de larmes, qu'il ne lui fut plus poflible de prononcer un feul mot. Cécile , tourmentée a 1'excès de ces perfécutions, lui demanda triftement ce qu'elle pouvoit faire pour elle. Envoyez, s'écria-t-elle , chez mon frere, & priez-le de ne pas m'abandonner. Envoyez chez lui , & conjurez-le de m'avancer ces mille livres... La chaife eft déja ordonnée... M. Harrel eft décidé a partir: il dit que fans eet argent nous mourrons de faim dans un pays éttanger... Oh! envoyez chez mon barF iv  C 128 ) bare frere; il a défendu qu'on lui fit rien parvenir de ce qui viendroit de toute autre part que de la vótre. Pour rien au monde, s'écria Cécile, je ne voudrois déranger lés mefures. 11 faut néceffairement vous foumettre a votre deftinée» Oui, Madame , efforcez-vous a fupporter courageufement votre malheur. Mad. Harrel verlam un torrent de larmes, affura qu'elle tacheroit de fuivre fon confeil: ce qui n'empêcha pas qu'elle ne la fuppliac de faire courir après fon frere ; proteftant qu'elle ne croyoit pas fa vie en fureté, fi elle entreprenoit ce long voyage avec M. Harrel, de 1'humeur dont il étoit acïuellement. Son caraérere, ajouta-t-elle, ayant entiérement changé. Sa gayeté, fon enjouement & fa vivacité s'étoient transformée en dureté & en caprices; & depuis les pertes confidérables qu'il avoit faites au jeu, il étoit devenu fi intraitable & fi furieux, que la moindre oppofition, même dans les chofes peu importantes, le mettoit en fureur, & étoit capable de le por» ter aux plus terribles violences. Cécile, quoique très-touchée & prefque attendrie, refufa cependant de faire aucune démarche auprès de M. Arnott, & crut que la juftice exigeoit qu'elle avouat que c'étoit elle qui avoit confeillé fa fuite. Avez-vous pu être aflez cruelle? s'écria  C m ) Mad. Harrel avec encore plus de violence, pour m'enlever le feul ami qui me reftoit, pour me priver de l'afFedlion & des attentions d'un frere , précifément au moment oü je fuis forcée a quitter le Royaume avec un mari prêE a m'óter la vie, & qui allure ne pouvoir plus fouffrir ma vue; & cela uniquement paree que je ne faurois lui procurer ce fatal argent! O Mifs Beverley, aurois-je jamais dü m'attendre è un pareil procédé de votre part! Cécile commenCoit è fe juftifier, lorfqu'un domeftique vint avertir Mad. Harrel que fon mari vouloit fur-le-champ lui parler. Celle-ci très-effrayée , fe jetta aux pieds da Cécile; & embraffant fes genoux, s'écria : Je n'ofe pas Palier trouver! II veut favoir fi j'ai réufiï; & lorfqu'il apprendra que mon frere elt parti, je fuis füre qu'il me tuera. O vous que je croyois mon amie , comment avez-vous pu Péloigner ? comment avez-vous été affez inhtimaine pour m'expofer fans défenfe a la fureur de M. Harrel ? Cécile embarrafiee , & tremblante a fon tour, Ia conjura de fe lever, & de fe tranquiflifer; mais Mad. Harrel, foible & effrayée, ne put que pleurer & fupplier. Je ne vous demande point, s'écria-t-elle, que vous donniez vous-même eet argent, mais feulement d'envoyer chercher mon frere, afin qu'il vienne ne protéger, & prier M. Harrel de me traiter F v  C *&> ) moins cruellemenr. Pen fez un moment au long voyage que je vais entreprendre! RappeUezvous combien de fois vous m'avez affurée que vous ne cefferiez jamais de m'aimer! Confldérez que vous m'avez privée du meilleur des freres ! Au noirfde ce qui vous eft cher, faites-hii dire de revenir, ou fervez-moi vousmême de fceur; & que votre pauvre Prifcille ne quitte pas le pays de fa naillance fans être plainte ou fecourue ? Cécile tout-a-fait vaincue , fe mit aufil a genoux ; & 1'embraffant en pleurant : Oh , Prifcille, dit-elle, ceffez vos reproches & vos plaintes 1 vous aurez ce que vous defirez... J'enverrai chercher votre frere... Je ferai ce que vous voudrez. A préfent je vois que vous êtes véritablement mon amie, s'écria Mad. Harrel; que je voie feulement mon frere; fon cceur s'attendrira a la vue de mon infortune, & il adoucira mon mari en lui donnant, en faveur de fa malheureufe fceur, cette derniere preuve de bonté. Cécile prit alors une plume pour écrire a M. Arnott; mais frappée au même inftant de 1'idée qu'il y auroit de la trahifon a 1'arracher a une retraite qu'elle lui avoit elle-même confeillée , a 1'expofer volontairement a des fupplications, defqueiles s'il y prêtoit 1'oreille il pourroit s'enfuivre fa ruine totale, elle la  ( -31 ) jetta loin d'eüe, & s'écria : Non, vertucux M. Arnott, je ne vous trahirai jamais auffi indignement! Quoi, vouspourriez, Mifs Beverley, avoir la cruauté de vous rétracter? Non, ma pauvrePrifcille, répondit Cécile: je ne faurois vous manquer auffi cruellement; mais perfonne que moi ne fera vicn'me de ma pitié... Je ne veux point envoyer chercher M. Arnott... ce fera moi qui vous donnerai eer. argent. Puiffe-t-il fervir a 1'ufage pour lequel je le donne, vous rendre I'affeétion de votre mari & votre première tranquillité ! Celle-ei prenant a peine le temps de la remercier, courut porter cette nouvelle a M. Harrel, qui avec le même empreffement dit fimplement qu'il en étoit bien-aife, & courut lui-même chercher Ie Juif qui devoit le prêter. Tout fut bientót arrangé : Cécile n'eut pas le moyen de Ié rétrafler; & ils n'eurent pas affez de délicateffe pour s'embarraffer fi elle s'en repentoit ou non: elle figna donc encore fon nom, & s'obligea de rembourfer dix jours après fa majorité le principal & les intéréts de cette nouvelle fomme. Après 1'avoir recue, elle conduifit M. & Madame Harrel dans un autre appartement; & la préfentant avec beaucoup de gravité a Madame Harrel : Acceptez, lui dit ■ elle, Prilcille, cette preuve inconteftable de la fmcérité de mon affecuon; permettez en F vj  ( 13» ) rnêrae-lemps que je vous allure que c'eft la derniere, du moins auffi forte, que je me propofe de vous offrir; recevez-la d'auffi bon cceur que je vous la donne ; mais ufez-en avec fageffe. Enfiiite elle 1'embrafia; & auffi empreffée a fe dérober aux remerciements qu'elle 1'avoit été auparavant a s'affranchir des importunités, elle les laiffa enfemble. La douce fatisfaétion attachée aux bienfaits ne fut point la récompenfe de cette générofité, & ne répara point chez Cécile la breche qu'elle venoit de faire a fa fortune; le chagritt & 1'inquiétude , le regret & le reffentiment accompagoerent ce préfent & s'emparerent de fon efprit; elle craignoit d'avoir eu tort : elle étoit perfuadée que M. Monckton, ignorant les perfécutións auxquelles elle avoit été expofée, la blameroit; qu'il n'auroit aucune indulgence pour les menaces dont on 1'avoit épouvantée, ou pour les follicitations auxquelles elle n'avoit pu réfifier. Elle avoit épronvé des fenfations bien différentes; & après avoir fecouru la familie .Hill - elle n'avoit point été tourmentée par de» doutes, & fes bienfaits n'étoient empoifonnés d'aucuhs remords. Elle étoit convaincue qu'ils les méritoient, & qu'ils n'avoient point été les artifans de leur infortune; ils n'avoient jamais abandonné 1'état oü le ciel les avoit  C m) placés; & Ia mifere dans laquelle ils étoient tombés étoit 1'effet d'une deftinée a laquelle ils n'avoient pu fe dérober. Quant a M. Harrel, la vanité & Ie défordre avoient caufé tous fes malheurs; il avoit cherché a y remédier par la fraude & d'autres expédients condamnables. L'inquiétude de Cécile augmentoit par la réflexion; car lorfque , les droits de fes créanciers, ainfi que les torts qu'ils avoient foufferts, vinrent fe préfenter a fon efprit, elle fe demanda a elle-même , a i quel titre ou de quel droit elle 1'avoit fi libéralement mis en état, en éludant leurs prétentions, de fe fouftraire a la peine que la loi prononcoit contre lui. Etonnée par cette réflexion, elle fe reprocha févérement une complaifance dont elle n'avoit pas affez prévu les conféquences, & penfa avec le plus vif chagrin , que tandis qu'elle fe flattoit de n'avoir cédé qu'a la pitié & a 1'humanité, on 1'accuferoit peut-être de s'être rendue complice de la fraude & de fin» juflice. Et cependant, continua-t-elle, a qui ai-je ! fait tort qu'a moi-même l Ses créanciers auroient-ils retiré aucun avantage de mon refus? Si j'avois bravé fes menaces & quitté fa maifon avant que je me fuffe laiffée attendrir, fa mort auroit-elle diminué leurs pertes, ouaffuré leurs droits ? N'eftt-il même eu que finten-  ( 134 ) tion de m'intimider, a qui fais-je tort en lui procurant les moyens de quitter le Royaume? En feroient-ils mieux payés, s'il étoit arrêté & mis en prifon ? On peut encore réclamer les débris de fa fortune , quoique je lui aie fauvé une odieufe prifon, défefpérante pour lui & pour fa femme; mais dont les fuites auroient été peu profitables aux malheureux qu'il avoit ruinés. C'eft ainfi que Cécile, raffurée par la pureté de fes intentions, ou allarmée par fes principes d'équité, s'applaudiffoit ou fe repentoit tour-a-tour de ce qu'elle venoit de faire. A diner M. Harrel fut très-poli & de fort bonne humeur. II remercia vivement Cécile du fervice qu'elle lui avoit rendu, & ajouta gaiement : Tous les péchés que vous pourriez commettre pendant une année, ne fauroient manquer de vous être pardonnés, en confidération de la délivrance d'aujourd'htr". J'efpere que cette délivrance, reprit Cécile, ne fera pas bornée a ce jour. Mais dites-moi, Monfieur, je vous prie, exactement fheure a laquelle je puis annoncer a Madame Delville que je ferai chez elle ? Peut être, répondit-il, a huitheures, peutêtre a neuf; une demi-heure plutót ou plus tard doit vous être indifférente. Sans doute , dit Cécile qui vouloit éviter de diminuer, pour fi peu de chofe, la fatif-  135 ) faction que le fecours qu'elle venoit de lui accorder lui caufoit. Elle écrivit donc un fecond billet a Madame Delville, la priant de ne pas 1'attendre avant dix heures du foir, & pro. mettant que lorfqu'elle auroit 1'honneur de la voir, elle lui apprendroit Ia raifon de ces retard , & fe juftifieroit de maniere a la convainere qu'il n'y avoit point de caprice dans fa conduite a eet égard. Elle employa tout Ie refte de 1'après midi a exhorter Madame Harrel a montrer plus de courage; elle la conjura de s'occuper, pendant fon féjour dans 1'étranger, d'objets économiques , d'être plus prudente , plus foigneufe qu'elle ne 1'avoit été, & d'apprendre a régler fa maifon : lecon bien dure pour 1'étourdie & négligente Prifcille ! Elle écoutoit ces confeils avec peine, & n'y répondoit que par de vaines plaintes, foutenant toujours qu'elle ne favoit comment s'y prendre pour dépenfer moins qu'elle n'avoit fait jufqu'alors. Après le thé, M. Harrel toujours de trésbonne humeur fortit, priant Cécile de refter avec fa femme jufqu'a fon retour, & promit de ne pas tarder a revenir. Neuf heures founerent, & i! ne parut point. Cécile commencoit a être inquiete, craignant de manquer de parole h Madame Delville; elles entendirent encore onze heures fans qu'il anivat; perdant alors patience, elle déclara  C 136 ) qn'elle n'attendroit pas plus long-temps, & fonna pour ordonner a fon Iaquais de lui aller chercher une chaife; mais Mad. Harrel ayant dit qu'on l'informat de la rentrée de fon mari au moment oü il arriveroir, on lui répondit qu'il y avoit plus d'une demi heure qu'il étoit au logis; elle demanda avec furprife oü il étoit. Dans fa chambre, Madame, & il a défendu qu'on Pinterromplt. Cécile, peu contente de cette information , conlentit cependant a refter encore; mais redoutant quelque nouvel accident, elle étoit prêteaenvoyer chez lui pour favoirce qu'il faifoit, lorfqu'il entra lui-méme dans 1'appartement. Eh bien, Mefdames , s'écria-t il d'un air troublé, qui veut venir au Vaux-Hall? Au Vaux-Hall! répéra Mad. Harrel, tandis que Cécile pétrifiée, obferva fur fon vifage des fignes de défefpoir dont elle fut extrêmement allarmée. Allons, allons , ajouta-t-il , nous n'avons point de temps a perdre; nous prendrons un fiacre; il faudroit trop attendre avant que nos chevaux fuffent prêts. Avez-vous donc renoncé au projet de quitter le royaume ? dit Mad. Harrel. Non, non. D'oü pourrions-nouspartiraufli commodément que du Vaux-Hall? Jouiffons tandis que nous vivons! J'ai ordonné que la chaife de pofte m'y attendit; allons,  C i37 ) Auparnvant, dit Cécile, permettez-moi de prendre congé de Madame & de vous.^ Ne viendrez - vous pas avec moi , s'écria Mad. Harrel? comment puis-je aller feule au Vaux-Hall ? Vousn'êtes pas feule, répondit-elle; mais fi j'y allois, comment reviendrois-je? Elle reviendra avec vous, répartit M. Harrel , pour peu que cela vous faffe plaifir: vous reviendrez enfemble. Mad. Harrel enchantée , s'écria : O M. Harrel, eft il bien vrai que vous confentiez i, me laiffer en Angleterre? Oui, répondit-il d'un ton de reproche, pourvu que vous vous acquittiez mieux des devoirs d'amie que vous ne vous êtes acquittée de ceux d'époufe, & que Mirs Beverley confente a fe charger de vous. Qu'eft-ce que tout cela fignifie ? s'écria Cécile , feroit - il poflible que vous parlafliez férieufement? Comptez-vous réellement partir, & permettrez-vous que Mad. Harrel Je partirai, & elle reftera. Enfuite il fonna , & ordonna qu'on allat chercher un fiacre. Mad. Harrel étoit fi fatisfaite, que la joie lui peimettoit & peine de refpirer. Cécile de fon có:é ne pouvoit revenir de fon étonnement; M. Harrel pendant ce temps fe pro-  C 138 ) fnenoit en filence dans 1'appartement, fans faire attention ni a 1'une ni a 1'autre de ces Dames. Mais comment, s'écria enfin Cécile, fe•roit-il poflible que j'allaffe avec vous ? Mad. Delville doit déja être furprife que je tarde fi long-temps ; & fi je lui manque encore ce foir, elle ne voudra peut-être plus me recevoir. Oh ! ne faites aucune difficulté , s'écria Mad. Harrel extrêmement émue; fi M. Harrel veut me laiffer en Angleterre , vous ne ferez fürement pas .affez cruelle pour vous y oppofer. Mais pourquoi, répartit Cécile , penfer a aller au Vaux-Hall? Je ne fache point au monde d'endroit moins convenable que celui-la pour une auffi trifte féparation. Un laquais vint avertir que le fiacre étoit a la porte. M. Harrel trelfaillit a cette nouvelle , & s'écria : Allons; qu'attendons-nous? Si nous ne partons pas fur-le-champ, peut-être nous en empêchera-t-on. Cécile leur fouhaita de nouveau une bonne nuit, en proteftant qu'elle ne pouvoit faire attendre davantage Mad. Delville. Mad. Harrel, a moitié défelpérée de ce refus j la conjura de la maniere la plus preffaute, en s'écriant : Quelle cruauté! Quoi, me  C -39 > refufer cette derniere grace! Je me profternerai devant vous jour & nuit, (elle tomba réellement a fes geuoux) & je vous fervirai comme | la plus humble de vos efclaves, fi vous daiI gnez m'obliger dans cette derniere occafion, &, me fauver de 1'exil & de la mifere. Oh! levez-vous, Madame, dit Cécile honteufe de la voir a fes pieds, & révoltée de fon emprellément a refter , levez-vous & ne me tourmentez plus... II m'elt pénible de vous refufer; mais céder toujours en dépit de ma raifon... Oh! Mad. Harrel, je nefaurai bientót plus ce qui eft bonté ou ce qui eft cruauté; & il y a déja quelque temps que je ne diftingue pas affez ce qui eft jufte d'avec ce qui eft injufte. Allons, s'écria M. Harrel avec emportement, je ne veux pas attendre une feule minute de plus. Laiffez-la donc avec moi, dit Cécile; je m'acquitterai de ma promeffe : celle de M. Arnott, j'ofe en répondre , eft facrée auffi; elle ira aétuellement chez lui, & dans la fuite elle viendra habiter avec moi... Laiffez-la feulement en Angleterre, & comptez fur nos foins. Non, non, répliqua-t-il promptement, je dois en prendre foin moi-même... Je ne 1'eramenerai point; le feul préfent que je puiffe lui laiffer, eft une kcon dont j'efpere qu'elle  C 140 ) fe fouviendra toute fa vie. Pour vous, vous pouvcz fort bien vous difpenfer de nous accompagner. Quoi! s'écria Mad. Harrel , me laiffer au Vaux-Hall, & m'y laiffer feule? Qu'importe? lui répondit-il en fureur; ne fouhaitez-vous pas que je vous laiffe ? Avezvous Ia moindre affeclion pour moi ou pour qui que ce foit au monde? Vous êtes - vous jamais embarrafiée que de vous-même? CefTez donc ces vaines clameurs, & venez a 1'inftanc, fans délai, je 1'exige. Et déclarant alors avec ferment qu'il ne fe laifferoit pas retenir plus long-temps, il s'approcba très-irrité pour faifir Mad. Harrel qui pouffa un cri. Cécile épouvantée , s'adrefTant a lui: Si vous devez, dit-elle, vous quitter cette nuit, ne vous féparez pas d'une maniere aufïï cruelle !... Levez-vous, Mad. Harrel, & cédez... Raccommodez-vous avec elle, traitez-la avec douceur, M. Harrel... Je confens a 1'accompagner... Nous irons tous enfemble. Et pourquoi ? s'écria M. Harrel un peu moins durement, quoique très-ému, pour. quoi viendriez-vous ?... Vous n'avez nul befoin de lecon. A quoi bon vous expofer? Vous feriez beaucoup mieux de nous fuir; & lorfque je ferai parci, ma femme pourra vous retrouver.  C 141 ) Mad. Harrel ne foufFrit point que Cécile s'en difpenilt. Les fcenes d'horreur & de défefpoir dont elle venoit d'être témoin, 1'avoient prefque privée de fentetion. Elle chargea Ion laquais d'aller prévenir Mad. Delville qu'elle étoit encore retenue, & qu'elle n'auroit pas 1'honneurde la voir auiïi-tót qu'elle s'en étoit flattée. M. Harrel les fit entrer brufquement dans •a voiture, & dit au cocher de les conduire au Vaux-Hall. Je vous prie de m'écrire lorfque vous aurez mis piedaterre, lui dit Mad. Harrel, qu i, raffurée fur les terreurs qu'elle avoit eues pour elle • même , commencoit a en avoir fur le compte de fon mari. 11 ne lui fit aucune répoufe. Elle lui demanda encore dans quelle partie de la France il comptoit aller. II perfifta a ne rien répliquer; & lorfqu'elle tacha, par une troilieme queftion , de Pengager a parler, il lui dit avec fureur de ceffer de le tourmenter. II ne fe dit plus une feule parole pendant tout le refte du chemin. Mad. Harrel pleura, fon mari garda un profond filence, & Cécile paffa très-défagréablement fon temps , occupée de foupcons inquiétants qui lui faifoient appréhender une nouvelle fcene, & de craintes & d'impatience de favoir a quoi aboutiroit tout ce qu'elle voyoit.  ( -4* ) CHAPITRE XII. Un homme d'affaires. E n entrant au Vaux-Hall, M. Harrel s'efforca, mais en vain, de déguifer fa mauvaife humeur & de reprendre fa gaieté ordinaire. II ne put jamais yparvenir; & quoique de temps en temps il eüt l'air auffi évaporé & auffi étourdi que de coutume, cela duroit peu, & fa trifteffe reprenoit bientót le deffus. II leur fit faire plufieurs tours de promenade dans 1'endroit oü il y avoit le plus de monde; il marchoit avec tant de vlteü'e, qu'a peine pouvoient-elles le fuivre : comme s'il «'étoit flatté que 1'exercice & le mouvement lui rendroient fa première vivacité. Tous fes efforts n'ayantrien produit, il de vint toujours plus trifte, murmurant entre fes dents : Cela ne peut plus fe fupporter. II appella un des garcons, & luidit de luiapporter fur lechamp une bouteille de vin de Chatnpagne. II en but plufieurs verres coup fur coup, qüoique Cécile (carfa femme n'ofoit pas ouvrir la bouche ) le priat d'arrêter. II parut ne faire aucune attention a ce qu'elle difoit; mais lorfqu'il eut bu ce qu'il crut fuffilant pour le remettre a peu prés dans fon état ordinaire, il les conduifit dans un desendroits  ( -43 ) les moins Fréquentés du jardin; & dès qu'ils fe trouverent hors de vue du gros de la compagnie^ qu'il ne refta qu'un petir. nombre de gens qui s'en étoient leparés, il s'arrêta tout-a-coup, & leur dit avec beauconp d'émotion : Ma chaife fera bientót prête, il me refle a vous dire adieu pour long-temps... Mes affaires font de nature a ne pas me faire efpérer un prompt retour... Le vin me monte aétuellement a la tête, & peut-être ferai-je bientót hors d'état de m'expliquer comme je le voudrois. Je crains d'avoir été trop cruel envers vous, Prifcille, & je commence a me repentir de ne vous avoir pas épargné ce trifte moment; ayez cependant foin de vous le rappeller, & penfez-y toutes les fois que vous pourriezêtre tentée de répéter les extravagances & les dépenfes qui ont caufé notre ruine. Madame Harrel pleuroit trop pour pouvoir lui répondre. Se tournant enfuite vers Cécile, ; il lui dit : Ah, Mademoifelle, je n'ofe prefque m'adreffer a vous! J'en ai agi indignement a votre égard; je paye bien chérement mes torts. Je ne vous demande ni pitié ni pardon : j'en connois trop Pinutilité , & je fens qu'il vous feroit impofSble de m'accorder ni l'un ni 1'autre. Non , s'écria Cécile attendrie , cela n'eft point impoflible. Je vous les accorde tous i deux dans ce moment, & j'efpere...  ( 144 ) N'erpérez point , dit-il en Pinterrornpant, ne foyez pas fi facile; je ne faurois foutenir la vue de vos perfeéhons angéliques! Pourquoi des vertus telles que les vótres fontelles tombees en des mains fi peu dignes de les apprécier! Mais allons, rejoignons la compagnie. Ma tête commence a s'échauffer , j'ai le cceur oppreffé; il faut tiïcher de furmonter ma triftefle, & de me calmer. II voulut alors les preffer de rétourner : Cécile s'efforca de 1'arrêter , & lui dit : Je me flatte que vous ne ferez pas venir davantage de vin. Pourquoi non? répondit-il avec une gaieté affeétée, pourquoi ne nous réjouirions-nous pas avant de nous quitter ? Oui, nous ferons tous de bonne humeur; car fans cela comment pourrions-nous nous féparer ? . . . Oh , ce ne feroit pas fans effort !.. • Après quoi s'arrêtant, il fit une petite paufe; & reprenant l'air férieux , il dit du ton le plus pathétique : Je vous remets ce paquet. Et il donna effeclivement un paquet cacheté è Cécile. Si la lettre qu'il contient avoit été écrite un peu plus tard, elle auroit été plus honnête pour ma femme; a préfent que le moment de notre féparation approche, tout reffentiment & toute plainte ceffent. Pauvre Prifcille.'... Je fuis défefpéré... Mais vous ne Pabandonnerez pas; vous lui continuerez vos bontés...  ( 145 ) bontés... O modele de perfecMons! que ne vous ai-je connue avant d'être fi aveugle ! Mais mon fort étoit décidé... J étois déja per¬ du & ruiné avant que vous entrafliez chez moi ; indigne d'être préfervé , indigne que tant de vertus habitaffent fous le mêmetoït... Mais allons , venez ; mon courage m'abandonneroit, & je finirois par ne point partir. Mais qu'eft-ce que ce paquet? s'écria Cé! cile, & pourquoi me le donnez-vous? Qu'importe, qu'importe? Vous le faurez bientöt... La chaife m'attend , & j'ai befoin I de force pour en profiter. II s'avanca pour lors, ne répondant plus ni aux prieres ni aux remontrances de fes compagnes efFrayées. Au moment oü ils regagnerent 1'allée couverte, ils rencontrerent M. Marriot; M. Harrel treffaillit & tacha de 1'évirer; & lorfqu'il fut prés de lui, & que celui-ci lui dit: Vous n'avez point répondu, Monfieur, a ma lettre ; il s'arrêta tout court & lui répondit avec une politeffe affectie : Non, Monfieur; mais j'y répondrai demain, & j'efpere que vous me ferez Phonneur aujourd'hui de fouper avec moi. M. Marriot regardant Cécile, & témoignant ouvertement que, quoiqu'il fe tint pour offenfé, elle feule étoit capable de lui faire oublier fon reffentiment, après avoir héfitêun moment, accepta fon invitation. Terne UI. G  C 146 ) A fouper? s'écria Madame Harre!; comment, ici? A fouper? répéta Cécile; & comment nous en retournerons-nous? N'y penfez pas encore de deux heures. AU lons, tachons de trouver un cabinef. Cécile fit alors tout ce qu'elle put pour 1'engager a abandonner un projet qui les obligeroit a refter fi tard; & Mad. Harrel lui répéta plufieurs fois ; On trouvera bien fingulier de nous voir ici en familie. Mais il ne fit pas la moindre attention a ce qu'elles difoient. Appercevant a quelque difiance M. Morrice, il 1'appella , & le pria de leur chercher un cabinet. La foirée étoit fi belle, & les jardins étoient fi pleins de monde, qu'il étoit très-difficile de trouver a fe placer. Monfieur, s'écria Morrice avec fa vivacité ordinaire, je vous en procurerai un, dufféje en chaffer dix vieux Echevins avalant des tartés. A peine fut-il parti, qu'un perfonnagegros,' court, l'air commun, vêtu d'un bel habit de drap pourpre avec un vefie écarlate, une perruque en-arriere, dont le vifage plein & toute la figure annoncoient 1'aifance, s'approcha hardiment de M. Harrel, & 1'accoftant d'une maniere qui témoignoit qu'il ne favoit pas trop comment il en feroit accueilli, quoique bien convaincu quril en avoit le droit, lui dit: M  ( 147 ) Monfieur, votre très-humble ferviteur. II le falua d'abord, & falua enfuite les Dames. Je fuis le vótre, Monfieur, repliqua M. Harrel d'un ton dédaigneux; & fans porter la main au chapeau, il continua fon chemin en doublant le pas. Ce corpulent perfonnage, qui paroiffoit pen difpofé a fouffrir patiemment un affront, remit immédiatement fon chapeau fur la tête ; & d'un air qui fembloit dire : vous me le payerez! mit les mains fur les cótés & le fuivit en lui criant: Monfieur, il faut que je prenne la liberté de vous prier de permettre que nous ayons une petite converfation enfemble. Fort bien, Monfieur, lui répondit M. Harrel ; venez chez moi demain, & je vous écouterai auffi long-temps qu'il vous plaira. II ne faut jamais négliger le moment préfent, Monfieur, répondit eet homme; quant a demain, j'imagine qu'il ne viendra plus; car voila trois ans que j'en entends continuellement parler. Ce n'eft pas que je veuille vous rien reprocher; mais , Monfieur, que chacun ait ce qui lui revient. Voila ce que je dis, & ma facon de penfer. M. Harrel lui demanda ce qu'jl prétendoit en venant le relancer, & lui demander fon payement dans un lieu tel que le Vaux-Hall. Un lieu, Monfieur, repliqua-t-il, eft tout auffi convenable qu'un autre; car, pourvu G ij  C 143 ) que ce qu'on fait foit bieu, il eft égal 011 on ]e faffe. Un homme d"affaires peut fe paffer de table a écrire, pourvu qu'il trouve un efcabeau. Quant a moi, je fuis pour une confcience nette , & je ne veux d'autres comptes que ceux qui font quittancés. Et pour peu que vous defiriez avoir les os brifés , lui répartit M. Harrel en colere, je pourrois vous rendre ce fervice fur-le-champ. Monfieur, lui répondit-il également irrité, ceci eft une affaire toute différente; car quant aux os brifés, il n'y a perfonne en Angleterre, qualifié ou non, qui puiffe dire avoir droit de brifer les miens; je ne fuis point dans ce cas, mais un homme aufli-bien renté qu'un autre ; & parmi toutes mes pratiques, je n'en connois aucune plus indépendante que moi. Au nom du Ciel, M. Hobfon, s'écria Mad. Harrel, ne vous obftinez pas a nous pourfuivre ainfi! Si quelqnes-unes de nos connoiffances venoient a nous rencontrer, que penferoient-elles ? Madame, répondit M. Hobfon, tirant de nouveau fon chapeau, quand on me traitera convenablement, perfonne n'en agira plus poliment que moi; mais fi 1'on m'infnlre, tout ce que je puis dire, c'eft qu'il pourroit arriver que certaines gens s'en repentiroient plus qu'ils n'imaginent.  ( 149 ) Ici un petit homme d'une figure bafle, trés* maigre , & prefque plié en deux a force de fe baiffer en faluant, s'approcha de M. Hobfon, & Ie tiranr par la manche , lui dit a T0-5 reille affez haut, cependant pour qu'on 1'entendit : Je fuis furpris , M. Hobfon , que vous en agilliez d'une maniere auffi extraordinaire. Pour moi, peut-être fuis-je auffi emprelfé qu'un autre a retirer ce qui m'eft dü; mais j'ofe dire qne je 1'aurai lorfque le moment vkndra; & je me mépriferois moi-même, fi j'e'toi? capable de donner de 1'embarras ou de tourmenter un galant homme lorfqu'il eft en partie de plaifir. Jufte Ciel ! s'écria Mad., Harrel, que ferons-nous ? Voila tous les créanciers de M» Harrel qui vont nous tomber fur Ie corps! Ce que nous ferons ? s'écria M. Harrel, reprenant fon air enjoué, nous leur donnerons a fouper. Ailons, Meffieurs, faites-moi 1'honneur de manger un morceau avec nous. Monfieur, répondir M. Hobfon un peu ra-, douci par cette invitation inattendue, il y a plus d'une heure que j'ai foupé & que j'ai bu mon verre de vin; car je fuis auffi prêt qu'un autre a dépenfer mon argent ; tout ce que je prétends dire, c'eft que je n'aime point qu'on me trompe; car cela s'appelle perdre fon bien & fon crédit: au refte, quant a boire encore un coup, je le ferai avec beaucoup de plaifir. G iij  Et pour moi, dit 1'autre perfonnage, dont le nom étoit Simkins, & dont les révérences alloienr prefque jufqu'a terre, je n'oferois jamais prendre une pareille liberté; mais fi 1'on me permet de refter a la porte, je m'émanciperai au point de vuider un verre de cidre a k fanté de ces Dames. Avez-vous perdu la tête, M. Harrel, s'écria fa femme , de penfer a inviter des gensde cette efpece a fouper ? Que ne dira-t-on pas, fuppofé que quelqu'une de nos connoiffances les vit manger avec nous ? J'en mourrois de honte. Perdu la tête? répéta-t-il; non, non, je ne fuis point fou , mais de bonne humeur» Ah, ah, M. Morrice, pourquoi avez-vous tardé fi long- temps ?Quel fuccès avez-vous eu ? Monfieur, repliqua Morrice d'un air un peu moins fatisfait que celui qu'il avoit enlesqukrant, les jardins font fi pleins, qu'il eft impoflible de fe procurer un cabinet; mais j'efpere, malgré cela, que nous en aurons un; j'ai obfervé que l'un des meilleurs, qui eft ici prés a droite, n'eft occupé que par une feale perfonne, celle qui fut caufe que je renverfai le pot è thé au Panthéon. Je lui ai fait mes excufes, en lui apprenant notre embarras; ilne m'a répondu que par des monofyllabes, ce qui m'a engagé a lui répéter ce que je venois de dire, & il n'en a pas tenu plusde compte;  ( i5i ) il ne paroit jamais faire attention a ce qu'on lui dit qu'après qu'on a ceffé de parler, & alors il commence a fe rappeller qu'on lui a adrefféla parole; & quoique j'aie recommencé de nouveau, tout ce que j'ai pu en tirer, aété un malheureux bon! & quoi? Mais il eft fi diftrait, que je fuis convaincu que nousentrerons & nous placerons a fes cótés fans qu'il s'en doute. Vous Iecroyez? s'écria M. Harrel. Allonsy donc. Et il fuivit M. Morrice, quoique Cécile qui commencoit a foupconner que le tout n'aboutiroit qu'a une fimple plaifanterie, joignit fes remontrances aux follicitations de Mad. Harrel , qui furent aufli preffantes que vaines. M. Meadows occupoit le milieu du cabinet , étendu a fon ordinaire fur la table, & fe curant les dents fans faire aucune attention 4 ceux qui Pentouroient. L'arrivée néanmoins d'une fi nombreure compagnie paroilfoit me. nacer fon infenfibilité d'être bientót troublée; il crut d'abord qu'ils ne fe propofoient que de regarder s'il y avoitquelqu'un,&decontinuer enfuite leur chemin. 11 les vit donc entrer, fans rien changera fon attitude & fans interrompre fon occupation. Vous voyez, Mefdames, s'écria rofficieux Morrice, que je ne vous en ai pas impofé en difant qu'il y avoit de la place, & je fuis für G iv  ( 152 ) que Monfieur fera enchanté de vous laiffer Je champ libre, ne füt-ce que par complaifance pour les garens , puifqu'il ne mange ni ne boit, & n'a aucun befoin de ce cabiner. Ainfi, Mefdames, fi vous voulez paffér de 1'autre cóté, M. Harrel & Monfieur (montrant M. Mariot) peuvent fe mettre de celui-ci, moi je ferai auprès des Dames; & ces deux autres Meffieurs... Ici M. Meadows quittant fa poflure inclinée, & fixant attentivement Morrice, lui dit gravement : Que fignifie tout ceci, Monfieur? Celui-ci qui comptoit que toute la compagnie auroit pu s'arranger fans qu'il effuyat la moindre quefiion, & qui étoit fi peu au fait des airs a la mode qu'il ne foupconnoit ni affeétation, ni.malice, dansles diftraétions & 1'indolence qu'il remarquoit chez M. Meadows, fut très-furpris de cette quefiion, & le fixant a fon tour, lui répondit: Monfieurs vous m'avez paru fi rêveur... Je n'ai pas cru... Je n'ai pas fuppofé que-vous fifficz attention , que vous euffiez été faché qu'une ou deux perfonnes entraflent dans ce cabinet. Vous n'avez pas fuppofé, Monfieur, repliqua M. Meadows très-froidement : eh bien, a préfent que vous êtes mieux inftruit, peut-être ferez-vous affez poli pour me laiffer mon cabinet. En finiffant il reprit fa pofture favorite. Mon-  C }Si ) Beur, dit Morrice en lui faifant une profonde révérence, je n'ai eu, je vous allure nulle in« tention de vous déranger; vous me paroiffiez fi abforbé dans vos penfées, que je m'étois bonnement itnaginé que vous ne nous appercevriez pas. Eh bien, Monfieur, dit M. Hobfon en s'avancant fiérement, s'il m'eft permis de déclarer mon fentiment, je croirois, attendu que vous étiez abfolument feul, qu'un peu de bonne compagnie n'auroit pu vous être défagréable. C'eft du moins ma facon de penfer. Et fi j'ofois prendre la liberté, ajouta l'hum« ble M. Simkins, de dire auffi mon mot, je croirois que ce qu'il y auroit de mieux a faire, fi Monfieur n'avoit aucune objeétion particuliere a propofer, ce feroit que je me miffe ici tout prés, afin que quand il fortiroit d'un cóté, je puiffe tout de fuite entrer par 1'autre; car dans une nuk auffi fombre, fi 1'on n'y regarde pas de bien prés , on s'empare de votre cabinet avant que vousayez eule temps 1 de vous en appercevoir. Non , non, non, s'écria Mad. Harrel irapatientée; ne foupons ni dans ce cabinet, ni dans aucun autre, retirons-nous tout-a fait. II le faut, nous le devons, s'écria Cécile; il ne convient point que nous reftions; partons , je vous en prie. M. Harrel ne fit aucune attention a leurs G v  ( 154 ) remontrances, &M. Meadows qui ne pouvoit plus nffecter de ne pas s'appercevoir de ce qui fe paiïbit, fe démentit au point de fe lever , & de demander fi les Dames vouloient s'affeoir. Ne 1'avois-je pas bien dit ? s'écria Morrice d'un air triomphant. J'étois bien für qu'un homme tel que Monfieur s'efiimeroit heureux d'obliger ces deux Dames. Celles-ci, cependant, loin de s'efiimer heureufes de eet arrangement, firent encore de nouveaux efforts pour engager M. Harrel a renoncer a fon projet; mais il refufa de les entendre, il exigea qu'elles entraffent dans le cabinet; & étendant la permiflion que M. Meadows venoit de donner, il invita toute la compagnie a le fuivre. Quoique cette conduite parüt un peu cavaliere a M. Meadows, les efforts qu'il avoit déja faits pour furmonter fa parefie ordinaire & refufer Morrice , 1'avoient tellement fatigué, qn'il fut hors d'état d'en tenter de nouveaux; & après avoir regardé autour de lui d'un air auffi négligé que méprifant, il fe raffit, & laiffa tranquillement a Morrice le foin de faire les honneurs. Celui-ci, trop fatisfait de pouvoir s'acquitter de pareilles fonctions, pla?a Cécile a cóté de M. Meadows, & auroit voulu que M. Marriot 1'eüt fuivie: mais elle ne voulut pas fe  C 155 ) féparer de Mad. Harrel • & comme il fe placrs lui-même auprès de cette derniere, M. Marriot fut obligé de fuivre M. Harrel & d'aller occuper 1'autre extrêmité du cabinet. M. Hobfon, fans avoir befoin d'autre invitation, fe placa affez commodément a l'un des coins; & M. Simkins, qui fe tint modeftement debout pendant quelque temps a 1'autre coin, s'appercevant qu'on ne lui difoit rien, prit (bn parti, & s'afïit tout doucement lans attendre qu'cn 1'en priat. On ordonna le fouper; & tandis quón le préparoit, M. Harrel refta a fa place, obfervant un profond filence. Pour M. Meadows, il fit un effort pour s'entretenir avec Cécile, qui 1'auroit bien difpenfé de cette attention. Vous plaifez-vous ici, Mademoifelle? Je ne faurois trop que vous répondre».. J'y fuis venue aujourd'hui pour la première fois. Cela n'eft pas étonnant; ce qui mefurprend c'eft qu'il y vienne quelqu'un. Qu'y voit-on? une foule de gens fe promener fans aucun but, courir de cóté & d'autre fans nul objet. Cela n'eft-il pas étrange, & ne le trouvez-vous pasainfi, Mademoifelle? Oui... je le trouve comme vous, dit Cé* cile qui avoit a peine écouté fa quefiion. Oh, cela me donne des vapeurs! L'horreur, s'écria-t-il, de voir quelles pauvres créatures nous fommes! Nous prenons plaifir aux cho'-* G vj  C 156 ) fes même les plus faites pour nous en prïver; nous nous excédons par un exercice forcé que nous nous impofons fans nécefiité, tandis qu'il ne tieudroit qu'a nous d'être tranquilles & de nous repofer. Bon Dieu, Monfieur! s'écria Morrice, n'aimez-vous pas la promenade? La promenade? Je ne connois rien d'aufil humiüant que de voir un être raifonnable fe mouvoir machinalement , fans connottre les motifs qui le font agir, avarcant péniblement un pied devant 1'autre, fans s'appercevoir lequel des deux eft le premier , ou comment tous deux... Monfieur , dit M. Hobfon en Penterrompant , j'efpere que vous ne prendrez pas en mauvaife part fi je me hafarde a déclarer mon fentiment; car voici ma maniere de penfer : que chacun expofe la fienne. Quant a ce que j'avance relativement a ce fujet, voici en quoi il confifte. Si un homme étoit obligé de s'arlêter toujours pour obferver quel eft celui de fes deux pieds fur lequel il repofe, il faudroit qu'il n'eüt que cela a faire; puifque le droit fert auffi-bien que le gauche , & le gauche tout auffi-bien que le droit. II me paroit, Monfieur , que eet argument eft fans repiique. M. Meadows fecontenta, pour toute réponfe a ce raifonnement, de lancer un regard méprifant fur celui qui venoit de le faire.  ( -57 5 J'imagine, Monfieur, ajouta Morrice, que vous aimez 1'exercice du cheval; vous autres bons écuyers, n'aimez que cela. L'exercice du cheval! s'écria M. Meadows, 6 barbarie ! La lutte & les combats a coups de poing font, en comparaifon, des arts libéraux & polis ! S'abandonner a la conduite d'uu animal beaucoup moins intelligent que nous ! Un feul écart de fa part peut nous eftropier, un faux pas nous rompre le col ! Et quel eft le motif qui nous le fait aimer? Eft-ce le plaifir de fe couvrir de fueur dans les temps chauds, de s'excéder de fatigue, de fe couvrir de poulfiere? Aimez-vous l'exercice du cheval, Mademoifelle? Oui, Monfieur, beaucoup. J'en fuis charmé, s'écria-t il avec un fourire niais • vous avez bien raifon ; je penfe abfolument comme vous. Alors M. Simkins, l'air tout-a-fait embarraffé, fe leva, fit une profonde révérence, & dit :Je vous prie, Monfieur, de vouloir bien excufer fi j'ofe vous obferver, & cela fans prétendre vous contredire; il me femble , fi je ne vous ai pas mal compris, que vous paroiffiez il n'y a qu'un moment faire peu d'état du cheval; & cependant a préfent on croiroit que vous en feriez 1'éloge. Mais, Monfieur, s'écria Morrice , fi vous n'aimez ni l'exercice du cheval, ni a vous  C 158 ) promener a pied, vous ne pouvez donc avoir d'autre plaifir que celui d'être aflis ? D'être affis ! répéta M. Meadows en baillant. Oh , de mal en pis! cela m'engourdit & m'óte les forces, il y a de quoi en mourir! j'en perds tout mon feu, toute ma vivacité! la circulation en eft gênée, & toute élafticité détruite. Ehbien donc, Monfieur, ajouta Morrice aimeriez-vous mieux être debout? Etre debout! Rien de plus infupportable; il n'eft point de fituation moins expreffive, il vaudroit autant être un pilier, une momie. Permettez, Monfieur, ditM. Hobfon, que je vous prie de nous faire la grace de nous apprendre ce que vous aimez? Quoique M. Meadows le regardat fixement, il fe contenta cependant de recommencer a fe curer les dents fans lui rien répondre. Vous voyez, M. Hobfon, lui dit M. Simkins, que Monfieur n'a aucune envie de vous fatisfaire; mais fi j'ofe prendre la liberté de me mêler de la converfation, je penfe, s'il n'aime ni la promenade, ni l'exercice du cheval, ni a être debout, ni a relter affis, qu'il faut qu'il n'aime rien» Eh bien, Monfieur, ajouta Morrice, voici le foupé qui arrivé, & je me fiatte que vous aimerez du moins cela: permettez-vous, Mon-  C -59 ) fleur, que je vous ferve un raorceau de ce jambon? M. Meadows, fans paroitre 1'entendre, fe leva d'un air extrêmement fatigué , & fortit i brufquement du cabinet fans parler a perfonne. M. Harrel, revenant alors de Ia profonde rêverie oü il avoit été plongé^ entreprit de faire les honneurs de la table ; & déclarant hautement qu'il vouloit fervir tout le monde, il ordonna qu'on apportat encore d'autres plats, & s'efforca de paroitre gai & de bonne humeur. Le Capitaine Aresby, qui paffoit alors par I hafard prés du cabinet, s'arrêta pour rendre fes devoirs a Madame Harrel & a Cécile. Quelle foule ! s'écria-t-il, levant les yeux au ciel comme pour exprimer qu'il étoit excédé de fatigue. N'êtes-vous pas accablée ? pour moi je refpire a peine : j'ai rarement eu Phonueur d'être autant obfédé que je le fuis actueliement. II nous eft poflible de vous faire place, Monfieur, lui dit Morrice, fi vous fouhaitez entrer. Oui, Monfieur, ajouta M. Simkins, fe Iev&nr refpeétueufement. Je vous aflhre que ma place eft fort a votre fervice; car je ne m'y fuis mis que par obéiflance, & pour ne pas déranger la compagnie.  C 160 ) Non, non , Monfieur, répondit le Capn taine, je ferois au au défefpoir de déplacer perfonne. Monfieur, reprit M. Hobfon, je ne vous offre pas ma place, paree que je regarde comme décidé que fi vous aviez envie d'entrer, vous ne feriez point de compliments; car voici mon fentiment : que chacun dife librement ce qu'il penfe, & alors nous faurons comment nous devons nous conduire. Voila ma maniere; & fi quelqu'un en connolt une meilleure, qu'il me l'apprenne. Le Capitaine, après 1'avoir confidéré avec une furprife mölée de mépris, détourna Ia vue fans lui répondre ; & s'adreffant a Cécile, lui dit:Combien y a-t-il, Mademoifelle, que vous vous prêtez a au fpecbcle auiïi froid? Une heure... deux heures, je penfe, répondit-elle. Réelletnent? & perfonne ici! ajfez demon' de; mais point de gens comme il faut, un vuïde immenfe, un billet blanc par-tout. Monfieur, dit M. Simkins en fortant du cabinet pour faluer plus profondément, je vous demande humblement pardon; mais fi j'ai bien entendu, il me femble que vous avez par'é d'un billet blanc. Je vous prie, Monfieur, s'il m'eft permis de prendre cette liberté, y auroit-il ici quelque chofe approchant d'une loterie ou d'une raffle?  C 161 ) Monfieur, repliqua le Capitaine en le toifant de la tête aux pieds, je fuis abfolument apmmé d'être hors d'état de comprendre vos allufions. Monfieur, je vous demande pardon , répondit Simkins, en faluant encore plus profondément; je penfois feulement, en fuppofant qu'il n'en coüteroit pas plus d'un demiécu , ou a-peu-près, a effayer fi le bonheur ! m'en voudroir. Le Capitaine, de plus en plus étonné, Ie fixa une feconde fois; & trouvant inutile de faire attention a ce qu'il difoit, il demanda a Cécile fi elle comptoit refter bien tard. J'efpere que non; j'ai déja refté plus longtemps que je n'aurois voulu. Réellement ? dit-il avec un rire niais. En i vérité, c'eft une auffi horribk chofe qu'au■ cune que j'aie le malheur de connoitre. Pour moi, je me fais une loi de ne pas féjourner long temps dans ces lieux fémi barbares; car après un certain temps ils me fatiguent au point que j'en luis tout-a-fait abymé. Je ferai cependant mon poffible pour avoir 1'honneur ; de vous voir encore. Après cela, avec un fourire encore plus infipide que le premier, il protefia qu'il étoit ridu'it au défefpoir de la quitter, & il partit. Je vous prie , Mademoifelle , fi vous me i permettez cette hardiefie, dit M. Hobfon,  ( 162 ) de me dire de quel pays eft ce Monfieur. Je crois qu'il eft Anglois, Monfieur, lui répondit Cécile. Anglois , Mademoifelle 1 a psine fur dix mots qu'il a prononcés en ai-je pu comprendre un feul. II eft vrai, ajouta M. Simkins, qu'il a une facon toute finguliere de s'énoncer; je fuis für que j'aurois cru pouvoir jurer en toute füreté qu'il avoit parlé d'un billet blanc, oü de quelque chofe d'équivalenr; mais je n'en ai rien pu tirer lorfque je 1'ai queftionné a ce fujet. Que chacun parle de facon a fe faire entendre, s'écria M. Hob'bn : voilé ma facon de penfer; car quant a tous ces beaux & grands mots, oü 1'on ne comprend rien, je ies tiens pourinutiles. Suppofons qu'un homme, quand il feroit quefhon d'affaires, vint a les employer, qu'en arriveroit-il ? qui entendroit ce qu'il vöudroit dire? Voila la preuve de ce que je dis; ce qui n'eft d'aucun ufage dans les affaires, n'eft d'aucune valeur. C'eft ma facon de juger, & ce que je pratique. II a encore dit d'autres chofes, ajouta M. Simkins, dont il m'a été impofllble de faifir le fens; au refte, je n'ai pas jugé a propos de lui faire de nouvelles queftions, de peur que ce qu'il me répondroit ne füt inintelligible : mais d'après tout ce que j'ai pu conjedurer,  C 163 ) il me femble lui avoir oui dire qu'il n'y avoit perfonne ici. Je ne prétends point deviner ce qu'il a voulu faire entendre par-la; mais il me femble que le jardin eft fi plein, que pour peu qu'il arrivat encore du monde, on feroit fort embarraffé a les placer. J'y ai fait attention dans le temps, remarqua M. Hobfon, car je ne laiffe rien paffer; & pour vous dire le vrai, j'ai cru qu'il s'étoit peu ménagé a fouper, & que 1'ufage trop fréquent de la bouteille lui avoit troublé la vue. La bouteille! s'écria M. Harrel; excellente idéé! M. Hobfon, allons! n'épargnons pas la bouteille. II ordonna qu'on apportat encore du vin, & prétendit qu'on lui fit raifon. M. Marriot & M. Morrice s'en difpenferent; mais MM. Hobfon & Simkins y confentirent avec plaifir. M. Harrel commenca alors a s'échauffer, le vin faifant fermenrer celui qu'il avoit déja 1 bu : il voulut obliger Cécile & fa femme a 1'imiter. La première, plus irritée que jamais de voir qu'il ne faifoit aucun préparatif pour fon voyage , & qu'il paroiffoit au contraire chercher a Ié mettre hors d'état de partir, s'en défendit avec autant de fermeté que de chagrin, fe reprochant amérement la foibleffë qu'elle avoit eue de condefcendre a affilter a une fcene auffi indécente. Quant a Madame  C 164 ) Harrel, toute oppofition de fa part auroit été vaine, fi 1'attention de fon mari n'eüt été fixée par un autre objet; c'étoit le Chevalier Floyer, gui, appercevant la compagnie de loin, n'eut pas plutót reconnu M. Marriot, que s'avancant vers le cabinet l'air furieux & menacant, il dit a M. Harrel qu'il avoit a lui parler. Oui, s'écria M. Harrel, a me parler ? Et moi auffi, j'ai a vous parler ! Venez avec nous, & réjouiffez-vous. Allons, Mtffieurs, rangez-vous; faites place; ferrez-vous, mes amis! Le Chevalier s'appercevant qu'il n'étoit pas en état d'entendre raifon, garda un moment le filence; & envifageant enfuite tour-a-tour ceux qui fe trouvoient dans le cabinet , & voyant MM. Hobfon & Simkins, dit è haute voix : Quel étrange affemblage ! Qui diable avez vous ramaffé-la ? M. Hobfon, qui a Pimportance d'un parvenu joijnoit encore Ie courage que le vin de Champagne venoit de lui inlpirer, garda fiérement fa place, fans paroitre foupconner que cette qui-ftion eüt trait a lui; mais M. Simkins, qui avoit encore fa fortune a faire, & dont 1'humilité & la baffeffe ordinaire auroient fupporté une mortificadon plus dure, fut aifément intimidé; il fe leva de nouveau , & offrit, avec le refpecl: le plus fervile , fa  C 165 ) place au Baronnet, qui, fans faire la moindre attention a cette offre ou a la perfonne de qui elle venoit, continua a fe tenir debout, vis-avis M. Harrel, attendant qu'il s'expliquat. Celui-ci, qui fe trouvoit réellernent hors d'état de répondre , fe contenta de lui réitérer fon invitation, & Ie preffa de fe joindre a la compagnie. Me joindre a la compagnie? s'écria-t-il fort irrité & montrant du doigt M. Hobfon,vous imagineriez-vous que je ferois homme a m'affeoir a cóté d'un macon ? Un macon? repliqua M. Harrel, pourquoi non? & un bonnetier auffi. Affeyez-vous, M. Simkins, gardez votre place. Celui-ci le remercia par une profonde révérence; mais M.Hobfon, ne pouvantp'usparoitre ne pas s'appercevoir de ce que 1'objection du Chevalier avoit de perfonnel pour lui, répondit hardiment: Monfieur, il vous arrivera peut-être fept jours par femaine de vous trouver a cóté de quelqu'un qui ne me vaudra pas. Je n'ai rien fait dont je doive avoir honte; & perfonne ne fauroit me dire,pourquoiavezvqus fait cela ? Je ne vous dis point, Monfieur, ce que je poffede; on n'a pas le droit de me Ie demander. Je me contente de dire que trois fois cinq font quinze : voila tout. Que diable prétend eet impertinent, s'écria  ( i66 ) le fier Baronnet ? Que marmottes-tu ? oferoistu repliquer? Monfieur, répondit M. Hobfon avec chaleur, je ne fouffrirai jamais un affront de qui que ce foit. Je fuis connu dans le monde pour un honrtóte homme, & j'ai acquis de quoi vivre a ma fantaifie. Ce que j'ai m'appartient; & je dis : que tout le monde en dife autant; c'eft le moyen de ne rien craindre, & de braver le diable. Que veux-tu faire entendre par-la, maraud? s'écria le Chevalier. Maraud 1 Cela s'appelle parler fans favoir comment. Croyez-vous, Monfieur , qu'un homme bien établi, & qui eft indépendant, puiffe être traité comme un chétif apprentif ? Que chacun ait ce qui lui eft dü, telle a toujours été ma facon de penfer; & voici ce que je peux dire en ma faveur: j'ai autant de droit de me montrer par-tout oü je juge a propos, qu'aucun membre du Parlement d'Angleterrs; & je fouhaiterois que chacun de ceux qui fe trouvent ici püt en dire autant. Le Chevalier ne pouvant plus modérer fa fureur, fe mettoit en devoir de répondre, lorfque Mad. Harrel avec effroi, & Cécile avec dignité , le prierent de finir. Le Baronnet demanda a Morrice de lui céder fa place; & s'étant affis a cóté de Mad.Harrel, la difpute cefla.  C 167 ) Sur ces entrefaites, M. Simkins cherchant a captiver les bonnes graces de la compagnie^ s'approcha de M. Hobfon, déja un peu radouci de voir qu'on ne lui avoit point répliqué, -Sc lui dit d'un ton de reproche :M. Hobfon , fi vous me le permettez, j'aurai la hardieffe de vous aflurer que je fuis honteux de votre conduite. Un homme aufli bien établi, i & qui a autant de crédit que vous, parler d'une maniere fi peu refpectueufe ! Comme fi un Gentilhomme n'avoit pas le droit de s'amufer paree qu'il fe trouve par hafard vous devoir un peu d'argent! Fi, fi, M. Hobfon; je n'aurois jamais cru que vous euffiez été capable d'en agir avec cette baffeffe. Baffeffe! répondit M. Hobfon; je méprife autant que vous tout ce qui eft bas ou qui n'eft pas convenable a un honnête homme. Quant a ce qui regarde la fréquentation d'un lieu comme celui ci, je n'ai nulle objeclion a propofer. La feule chofe fur laquelle j'infifte, eft que chacun ait ce qui lui revient: quant a s'amufer & prendre un peu de plaifir, me voici, comme on dit, en perfonne ici; quel mal y a-t-il a cela? Qui elt-cequi a le droit d'exiger de compte de la conduite de celui qui ne doit rien? Ce n'eü pas que je prétende me vanter, ni rien de pareil; mais je ne crainspas de le répéter: trois fois cinq font quinze, & voila mon calcul.  ( «58 ) M. Harrel, qui, pendant cette conteflation, gfroh continué a boire, fans s'arrêter aux remontrances de fa femme & de Cécile, devint bruyant : il voulut abfolument que M. Sim» kins reprit fa place, ordonna qu'on lui verfat une nouvelle rafade de Champagne; & difant qu'il s'en manquoit de la moitié qu'il eüt affcz de convives pour s'égayer, il pria Morrice d'en aller chercher un plus grand nombre. Celui-ci, toujours difpofé a fe prêter k ce qu'on vouloit, y confentit très-volontiers; mais lorfque Cécile, en parlant bas, 1'eut fupplié den'amener perfonne, il lui fit figne qu'il 1'entendoit, & qu'il lui obéiroit avec encore plus d'emprefiement. M. Harrel fe mit alors k chanter fi haut, & d'une maniere fi indécente, que tous ceux qui paflbient prés du cabinet s'arrêtoient pour leregarder: &ceux pour qui ce fpeétacle étoit nouveau, non contents de le voir en pafiant, fe plaeerent a quelque diftance pour obferver plus a leur aife & admirer avec envie une gaieté qu'ils prenoient pour 1'expreffion du contentement & du bonheur. Mad. Harrel, révoltée d'être vue en pareille compagnie, étoit en proie k 1'inquiétude & au chagrin ; & Cécile, défèfpérée de ne favoir comment elle pourroit s'en retonrner, faifoit vceu que fi elle avoit une fois le bonheur d'être  ( iöo ) : tre débarraffée de M. Harrel, elle ne Ie reverroit jamais. Le Chevalier s'appercevant de leur inquïétude, leur propofa de les efcorter chez elles; . & Cécile, malgré fon averfion , commencoit a prêter 1'oreille a cette propofition, lorfque M. Marriot, qui avoit paru piqué & décon- : certé depuis que Ie Baronnet les avoit joints, foupconnant ce qui fe paffoit, offrit a fon tour : fes fervices, d'un ton qui n'annoncoit pas qu'il fouffrit patiemment un refus. Cécile, qui ne diftingua que trop bien dans leurs regards toute la violence que ces deux ; rivaux fe faifoient pour ne pas éclater, craigüit de rien décider, & refufa les offres de l'un & de 1'autre : mais fon embarras étoit inexprimable, ne trouvant perfonne dans fa compagnie a qui elle püt s'adreffer pour la reconduire, & voyant cependant que les propos de < M. Harrel, qui devenoient a chaque inflant plus indécents, Ia mettoient dans la néceffité de Ie quitter immédiatement. Quand Morrice revint, M. Harrel s'arrêtant tout-a-coup&ceffantde chanter,lui demanda avec empreffement quelle compagnie il lui amenoit. Aucune, Monfieur, répondit Morrice, regardant Cécile d'un air d'intelligence; j'ai été afléz malheureux pour ne rencontrer perfonne : qui ait voulu venir. Tome III. H  C 170 ) Eh bien donc, répondit-il en fe levant, j'irai moi-même en chercher. Oh non, je vous en prie, M. Harrel, n'ametuz plu's perfonne, s'écria fa femme. Ecouuz-nous par pitié, ne nous tourmenuz pas davantage. Vous tourmenter, s'écria-t-il vivement, pourquoi ne vous amenerois-je pas ces jolies perlonnes qui font la-bas ? Allons, encore un verre, & je vous apprendrai a les bien accuedlir. Et il fe verfa une nouvelle rafade. Cela eft infupportable! s'écria Cécile, je ne faurois refter ici plus long-temps. Rien en vérité de fi barbare, s'écria Mad. Harrel en pleurant; ne m'avez-vous amenée ici que pour m'infulter? Non! s'écria-t-il en 1'embralTant; j'en attefte ce dernier baifer. Sautant alors tout-a-coup fur fon fiege, & de-la par-deffus la table, il fut bientót hors de vue. On ne fauroit peindre la furprife de ceux qui refterenr. Mad. Harrel & Cécile ne douterent pas qu'il n'eüt été joindre la chaife a laquelle il avoit donné ordre de 1'attendre; mais la maniere brufque dont il étoit parti les effraya. Mad. Harrel, appuyée fur Cécile, continuoit a pleurer, tandis que celle-ci confure & allarmée , favoit è peine fi elle devoit refter pqur la confoler, ou courir après fon mari, qui s'étoit mis hors d'état de trouver fa chaife, par le moyen même qu'il avoit pris  ( 171 ) pour fe donner Ie courage de Ia chercher. Cette crainte ne dura qu'un moment; une autre beaucoup plus terrible lui fuccéda bientót. A peine M. Harrel avoit quitté le cabinet, a peine elles 1'avoient perdue de vue, qu'elles entendirent le bruit d'un coup de piflolet. Mad. Harrel pouffa un grand cri, qui fut involontairement répété par Cécile : tout le monde Ce leva, les uns par le defir de fervir les Dames, les autres pour gagner promptement le lieu d'oü ce bruit venoit. LeChevalier Floyer leur offrit denou veau de les reconduirechez elles; elles ne purentécouter une pareille propofitaon. Cécile avoit peine a s'empêcher de fortir pour aller voir ce qui fe paffoit; mais la crainte que Mad. Harrel ne la fuivit 1'en empêcha : elles attendirent donc 1'une & 1'autre oü elles étoient, comptant a cbaque inftant apprendre quelque nouvelle , tout le monde, a la réferve du Baronnet & de M. Marriot, étant forti pour ticher de s'en procurer. Perfonne cependant ne revenoit, & leurs craintes augmentoient a chaque inftant. Mad. Harrel vouloit abfolument en aller chercher; mais Cécile la conjurant de refter tranquille , pria M. Marriot de vouloir bien leur rapporter quelque information. Celui-ci, imitant ceux qui 1'avoient précédé, ne revint pas plus qu'eux; H ij  C 17a ) tui moment paroiffoit un fiecle, & le Chevalier fut auffi prié a fon tour de s'informer de ce qui les retenoit. Mad. Harrel & Cécile refterent alors feu. les; leur terreur étoit trop forte pour qu'elles puffent parler ou fe mouvoir: elles fe tenoient embraffées, prêrant 1'oreille au moindre bruit; tout fervoit a augmenter leurs allarmes , & fur-tout Ia vue du défordre qui régnoit dans le jardin , oü les étrangers & les gens de la maifon couroient confufément; perfonne ne fepromenoit plus, ou paroiffoit avoir renoncé a tout amufemenr. Elles furent enfin tirées de eet état affreux, pour fe trouver dans un autre encore plus terrible, par 1'arrivée d'un garcon qu'elles appercurent, & qui étoit couvert de fang. Mad. Harrel 1'appella de toutes fes forces pour lui demander ce qui fe paffoit, & d'oü venoit ce fang. C'eft celui de ce Monfieur, répondit-il en courant, qui vient de fe tirer un coup de piftolet; & il doubla le pas. Mad. Harrel pouffa un cri & tomba a terre; Cécile tremblante d'horreur n'eut pas Ja force de la retenir. 11 régnoit une fi grande confufion, qu'on n'eut pendant quelque-temps nulle connoiffance de leur détreffe, & qu'on ne s'informa point de leur fituation. Enfin, un homme agé entra dans le cabinet, & leur offrit fes fervices.  ( 173 ) Cécile lui montrant fa malheureufe amie qui étoit tombée de frayeur & de foiblefle, quoiqu'elle ne füt point évanoiue, accepta fon fecours pour la relever : ce qu'il fit fans effort & la placa fur le fiege oü il la foutint feul; car Cécile effaya vainement de lui aider. Cet homme, d'après leur affliction, commencaa enfoupconner la caufe; & s'adreffant a Cécile, il lui dit : Je crains, Madame, que cet infortuné ne foit un de vos parents? Elles nerépondirent ni 1'uneni 1'autre;mais leur filence ne fut pas moins expreffif. II eft bien trifte, Madame, continua-t-il, que quelqu'un de fes amis, ne le faffe pas enlever du milieu de la foule, & tranrporter dans un lieu plus tranquille , oü on le garderoit jufqu'a ce qu'on eüt pu fe procurer un chirurgien. Un Chirurgien ! s'écria Cécile, qu'une feconde furprife faifoit revenir de la première : feroit-il donc poflible qu'on pür le fauver? Et fans attendre de réponfe, elle courut ellemême hors du cabinet, & parcourut le jardin a 1'aventure, criant a mefure qu'elle avancoit, jufqu'a ce qu'elle arriva a la maifon qui eft a 1'entrée; & parlant aux perfonnes qui s'y trouvoient, elle demanda fi on avoit envoyé chercher un Chirurgien. Que Pon aille inceffamment en chercher un! Un Chirurgien, Madame? lui répondit-on, ce Monfieur n'eft-il pas H iij  Cm ) mort ? Non, non, non I s'écria-t-elle, il faut le faire apporter dans la maifon ; envoyez quel♦qu'un le chercher. Elle ne voulut point quitter le café que deux ou trois garcons ne fuffent venus recevoir fes ordres. Après quoi, emprelfée de les voir exécuter , elle marcha précipitamment, fans réfléchir qu'elle étoit feule & qu'on feroit en peine d'elle, vers le lieu fatal que la foule lui indiquoit. II eft vrai qu'eüt-elle été entourée de gardes, elle n'eüt pas été plus è 1'abri d'infulte; la fcene d'horreur & de défefpoir dont plufieurs perfonnes avoient été les tétnoins, & dont toutes avoient entendu le coup, attiroient également 1'attention de tous , & ótoient même aux plus libertins 1'envie de penfer a rien de mal-honnête. Tandis qu'elle faifoit de vains efforts pour percer la foule, afin de juger par elle-même de la fituation de M. Harrel, & de donner, fuppofé qu'il reltrtt encore quelgu'efpérance, les ordres néceffaires pour qu'on le fecourüt, elle fut rencontrée par M. Marriot, qui la fupplia de ne pas avancer davantage , de fuir un fpeétacle dont il avoit eu lui même beaucoup de peine a foutenir la vue , & il la pria de permettre qu'il l'aidac a fe tirer de la foule. S'il eft encore vivant, s'écria-t elle en refufant fon bras, & s'il y a quelqu'efpoir de le fauver, rien ne fera affez effrayant pour me détourner de le voir, & de lui faire adminif-  C -75 ) trer tous les fecours que je croirai pouvoir lut être utiles. Les fecours, répondit-il, feroient vains : il n'eft pas encore mort; mais il eft impoflible qu'il en revienne. II y a déja un chirurgien auprès de lui, qui s'eft trouvé par hafard dans le jardin, & qui m'a lui-même affuré que la bleffure étoit mortelle. Quoique Cécile fe trouvat trompée dans fon attente, elle voulut abfolument percer jufqu'a lui, pour pouvoir s'informer, dans fes derniers moments, s'il ne lui reftoit rien a révéler, ou s'il n'auroit point quelqu'ordre a faire exécuter; mais dans le temps qu'elle faifoit encore de vains efforts pour y parvenir, le Chevalier Floyer 1'appercut, l'arrêta; & la forcant de reculer, il lui apprit que tout étoit fini. Le faififfement avec lequel elle recut cette nouvelle, quoiqu'il ne füt mêlé d'aucun regret & ne procédat que de fon bon naturel, fut cependant fi violent, qu'elle en fut prefque accablée. M. Harrel s'étoit a tous égards rendu indigne de fon eftime, & fa conduite peu délicate avoit depuis long-temps excité fon averfion; cependant une cataftrophe fi terrible, qu'elle s'étoit efforcée de prévenir, lui infpiroit tant dtiorreur , qu'elle s'en trouva mal, & qu'on fut obligé de, la foutenir pour lui aider a gagner le premier cabinet s oü on H iv  ( 176 ) 1'afïït; on lui donna de 1'eau fraiche, & onlui fit refpirer de 1'efprit de corne de cerf. Elle n'eut befoin que d'un peu de temps pour fe remettre; & dès qu'elle eut repris fes efprits, la première chofe a laquelle elle penfa fut la fituation de Madame Harrel; elle fe blta donc de 1'aller joindre, accorapagnée du Baronnet & de M. Marriot. ils la trouverent encore appuyée fur 1'étranger & baignée de larmes. La fatale nouvelle étoit déja parvenue jufqu'a elle; & quoiqu'entre M. Harrel & fon époufe, depuis les deux ou trois premiers mois de leur mariage, il ne füt plus quefiion d'amour, une mort fi terrible, qui rompoit tous leurs Hens, ne pouvoit manquer de l'affliger fenfiblement : fon caraclere naturellement tendre & fenfible étoit peu fufceptible de reflentiment; & M. Harrel, féparé d'elle pour toujours , lui paroiffoit encore tel qu'il étoit lorfqu'il avoit fu lui plaire. Cécile de fon cóté n'épargna ni foins ni proteftations d'amitié pour la confoler ; & voyant qu'elle étoit abfolument hors d'état d'agir ou de rien ordonner, elle fit dans ce moment ufage de toute fa force d'efprit, & réfolut, dans cette trifte occurrence, d'employer toutes fes rt ffources pour fa pauvre & malheureufe amie. Dès que les premiers accès de fa douleur  C i77 ) furent un peu cahnés, elle la décida, a force de prieres, a fe laiffer conduire a la maifon du Vaux-Hall; la on leur offrit avec beaucoup d'humanité une chambre retirée pour fe repofer jufqu'è ce qu'elles fuffent en état de fe rendre chez elles. Cécile, après 1'y avoir fait placer, pria M. Marriot de ne pas 1'abandonner • accompagnée du Baronnet, elle retourna trouver les gens de la maifon; & faifant appeller le laquais de M. Harrel, qui les avoit fuivis, elle 1'envoya auprès de fon défunt maltre, & s'informa enfuite avec beaucoup d'exactitude des partlcularités de ce qui venoit de fe paffer; elle demanda confeil fur ce qu'il convenoit de faire du mort, croyant qu'il feroit indécent de laiffer a des étrangers le foin de lui rendre les derniers devoirs. Elle apprit qu'il avoit langui prés d'un quart d'heure dans une fituation sfFreulé fans parler, &, fuivant les apparences, fans cnnnoifïance, fouffrant cruellement de fa blefiure , qui étoit fi peu fufceptible de foulagement, que le chirurgien , qui attendoit fa mort a chaque inftant, avoit déclaré qu'il feroit non-feulement inutile , inais même cruel de )e changer de place avant qu'il eüt rendu le dernier foupir. II étoit donc décédé entre fes bras & ceux d'un des garcons de 1'auberge. Un des garcons! s'écria Cécile, regardant II v  ( 178 ) le Chevalier d'un air de reproche. Eh 1 ne fe trouvok-il la aucun de fes amis, qui, pour le peu de moments qu'il avoit encore a vivre , eut Ia patience de refter avec lui ?... Et a quoi cela auroit-il fervi? répondit celui-ci. Pourquoi refter auprès d'un mourant? Une réponfe qui marquoit tant d'infenfibilité déplut fi fort a Cécile, qu'elle ne daigna pas repliquer. Elle ne Iaiffa cependant point paroitre Ie mépris qu'elle lui infpiroit, & pria le Chevalier de lui dire ce qu'il étoit le plus a propos de faire. II faut commencer par faire avertir 1'entrepreneur des enterrements, pour qu'il envoie fes gens enlever le corps. Elle donna Tes ordres en conféquence, & ils furent immédiatement exécutés. La feconde quefiion fut oü 1'on devoit tranfporter Ie corps. Cécile vouloit que ce füt chez le défunt • mais le Chevalier 1'affura qu'il convenoit que ce füt d'abord chez 1'entrepreneur. Ie plus voifin, & qu'il y reftat jufqu'a ce qu'on püt 1'emmener a Londres dans un cercueil. Elle donna auffi des ordres a cet effet au nom de Madame Harrel; enfuite, s'adrefiant au Chevalier: A préfent, Monfieur, lui ditelle, j'efpere que vous voudrez bien retourner au lieu fatal oü repofe votre malheureux ami, & le garder jufqu'a ce que les perfonr^s  C 179 ) entre les mains defqueiles il convient de le dépofer, arrivent. Et quel bien cela fera-t-il? s'écria-t-il; ne vaudroit-il pas mieux que je reftafle auprès de vous? Cela en fera, répondit-elle avec un peu de févérité , en ce que vous prouverez par-li votre humanité & votre honnêteté. Vous ne refuferez pas, j'efpere, de voir qui eft avec lui, oü on 1'a placé, & s'il a recu des étrangers auxquels on 1'a abandonné, les atteutions & les foins auxquels il avoit lieu de s'attendre de la part de fes amis. Me promettez-vous donc , répondit-il, de ne pas vous en aller avant que je fois de retour? Car j'ai peine a quitter les vivants pour les morts. Je neveux rien promettre, Monfieur, répartit-elle, révoltée de cette nouvelle preuve de fon infenfibilité; & fi vous refufez de lui rendre ce trifte & dernier office, il faudra que je- m'adreffe ailleurs : je fuis d'avance bien convaincue que, quel que puiffe être celui que j'en prierai, il n'héfitera pas un infiant a faire ce que je defire. Après quoi elle retourna auprès de Madame Harrel; & fes paroles firent une telle impreffion fur 1'efprit du Chevalier, qu'il n'ofa ni contefter ni différer plus long-temps d'exécuter fes ordres. H vj  ( i8o ) L'inquiétude de Cécile étoit de (avoir comment retourner avec Madame Harrel a Londres : elles n'avoient point leur carroffe, & le feul domeftiquequi les eüt lüivies étoit occupé auprès du corps de fon maitre. La première idéé avoit été d'envoyer chercher unfiacre ; mais le trifte état de Madame Harrel s'oppofoit a ce qu'elle püt feule la foigner. La foirée étoit avancée, & 1'éloignement qu'il y avoit du Vaux-Hall chez elles lui faifoit craindre d'entreprendre ce voyagé fans avoir quelqu'un pour les accompagner & les protéger. M. Marriot la pria inftamment de permettre qu'il les reconduiflt dans fon carroffe; & quoiqu'elle eüt bien des objecuons contre cette propofirion, la politeffe & 1'honnéteté de fa conduite dans la conjonéture préfente, ainfi que le refpect qui accómpagnoit fes attentions, joint a fon éloignement pour le Chevalier, dont elle ne pouvoit confentir a recevoir le moindre fervice, la déciderent, après avoir long-temps héfité , a accepter fon offre. Elle pria donc M. Marriot de faire avancer fur le champ fa voiture; & celui-ci, trop fatisfait de pouvoir lui être utile, fortit dans cette intention: mais rentrant immédiatement, il lui dit a 1'oreille qu'il falloit attendre eucore un peu, paree que les gens de 1'entrepreneur entroient au même moment dans le  C 181 ) jardin; & que s'ils ne reftoient pas jufqu'a ce qu'ils fe fuflent acquittés de leur office, Mad. Harrel pourroit les appercevoir, peut-être même rencontrer le corps. Cécile, après Pavoir remercié de fa prévoyance, confentit a demeurer encore, & donna dans cet intervalle tous fes foins a Madame Harrel, dont la douleur, quoique vive, ne lailfoit pas d'admettre des confolations. Mais avant que tout le monde füt forti du jardin & que le carroffe füt prêt, le Chevalier Floyer revint, & dit a Cécile, d'un air de vanité, & comme s'il préfumoit qu'en lui obéiffant il eüt mérité quelque complaifance de fa part: Mademoifelle, vos ordres viennent d'être exécutés. Cécile ne lui répondit point, & il ajouta : Dès qu'il vous plaira de partir, mon carroffe fera a votre difpofition. Le mien, Monfieur, lui dit M. Marriot, fera prêt auffi-tót que ces Dames 1'ordonneront, & je me fiatte que j'aurai 1'honneur de les accompagner chez elles. Non, Monfieur, s'écria le Baronnet, cela ne fauroit être; il y a fi long-temps que je fuis des amis cieMad. Harrel, que j'ai le droit incontefiable de Ia fervir dans cette occafion; & je ne fouffrirai point que perfonne me privé de cette fatisfaélion. Je n'ai rien a répondre a -cela, répartit M.  ( i8a ) Marriot; tout ce que je puis vous dire, Monfieur, c'eft que Mifs Beverley elle-même a daigné me faire 1'honneur de confentir a faire ufage de mon carroffe. Je ne croirai jamais, repliqua le Chevalier extrêrnement piqué, que Mlle. Beverley m'ait chargé d'exécuter fes ordres, uniquement dans la vue de m'écarter, & que je ne puffe avoir le plaifir de la reconduire, ainfi que Madame Harrel. Cécile, un peu allarmée, chercha pour lors a adoucir ce que fa décifion avoit de trop dur pour lui. Mon intention, dit-elle, n'étoit point de conférer, mais de recevoir une faveur; & j'efpérois, tandis que M. Marriot auroit foin de nous, que le Chevalier auroit préféré de s'occuper de fonétions plus importantes & plus flatteufes pour un coeur humain & fenfible, en veillant a ce qu'on remplit des devoirs auxquels il nous étoit impoffible de vaquer, & que nous craignions qu'on ne négligeat. Eh bien, dit celui-ci, c'eft ce que j'ai fait; & j'efpere qu'après m'avoir chargé d'une pareille commifiion, vous ne me refuferez pas la fatisfaftion de vous reconduire chez vous? Monfieur, repliqua Cécile irès-piquée jene faurois entrer dans ce moment en explication avec vous; mon plan eft arrêté, & je n'ai pas le temps d'y rien changer.  ( i83 ) Le Chevalier fe mordit les levres & garda un moment le filence; mais enragé de céder è un jeune rival qu'il méprifoit, il dit : Si vous ne voulez plus que je vous en parle , Mademoifelle, il faut du moins que vous me permettiez de m'en entretenir avec Monfieur, & que je prenne la liberté de lui repréfenter Cécile prévoyant la maniere donr on lui répondroit peut-être , 1'empêcha d'achever; & avec autant de dignité que de préfence d'efprit, elle dit: Eft-il poflible, Monfieur, que, dans une pareille circonftance, vous puiffiez témoigner tant de vivacité pour un objet qui devroit vous être fi indifférent! Notre compagnie ne fauroit procurer aucun agrément; il n'y a que votre conteflation qui ait pu lui donner quelque imporrance. Je prie M. Marriot d'agréer mes remerciements pour fa politeffë , & de me permettre de me rétraéter. L'un & 1'autre continuerent encore a Ia fupplier & a lui remontrer les rifques auxquels elle s'expofoit; 1'impofiibilité qu'il y avoit, que deux femmes pulfent fe rendre feules a Londres en fiacre, & fans un feul domefiique, a quatre heures du matin. Ils firent tous leurs efforts pour les engager a ne pas s'y expofer. Cécile ne fentoit que trop la juftefTe de leurs  C 184 ) obfervations : le danger lui paroiffoit réelle. ment fi grand, qu'en refufant leurs oftïes, elle agifföi t contre fon inclination; la crainte cependant de céder a 1'altier Baronnet , & celle de fon reffentiinent fi elle écoutoit M. Marriot, 1'empêcherent de fe relacher, voyant clairement que la préférence qu'elle accorderoit a l'un des deux ne pourroit manquerd'occafionner une altercation très-vive. Ne faifant donc aucune attention a leurs importunités, elle s'occupa a chercher les moyens de pouvoir regagner en füreté leur logement; mais n'en imaginant aucun, elle prit le partj de s'adreffer aux gens de la maifon, qui avoient témoigné beaucoup d'humanité , & de leur demander s'ilsne pourroient point 1'aiderdans cette conjonélure. Elle pria donc ces deux Meffieurs d'avoir foin de Mad. Harrel, ce que ni l'un ni 1'autre n'ofa refufer; & fe levant promptement, elle fortit de la chambre. Mais quelle ne fut pas fa furprife, en s'approchant de 1'endroit oü 1'hóte fetenoit ordinairement, d'appercevoir le jeune Delville! ' II s'approcha d'elle avec cet air grave & réfervé qu'il avoit depuis quelque temps affeété en fa préfence, & commencoit a lui parler de fa mere ; mais le fon de fa voix n'eut pas plutót frappé 1'oreille de Cécile , que joignant les mains pour exprimer fa fatisfachon, elle s'écria viveinent : M. Dslville!... oh,  ( i85 > nous fornmes en füreté! Que cela eft heureux! En füreté, Mademoifelle , répartit-il trésétonné, oui, je m'en fiatte!... Votre füreté auroit-elle couru quelque péril? Oh! je n'en crains plus, ajouta-t-elle;nous allons nous remettre entre vos mains, & je fuis füre que vous nous protégerez. Vous protéger! répéta-t-il encore avec chaleur, oui, tant que je vivrai!... Mais dequoi s'agit-il?.. . Pourquoi êtes-vous fi pale?... Vous trouveriez-vous mal? Que redouteriezvous? Et perdant tout-a coup fa froideur&fa réferve, il la fupplia vivement de vouloir s'expliquer. Ne favez-vous pas, s'écria-t-elle, ce qui vient d'arriver? Avez-vous pu être ici & ne 1'avoir pas entendu? Entendu quoi? lui demanda-t-il; je ne fais que d'arriver; ma mere étoit inquiete de ne point vous voir. On lui avoit dit que vous n'étiez point encore revenue du Vaux-Hall; quelques autres circonltances ont encore contribué a 1'allarmer, & c'eft ce qui m'a engagé a merendre ici, quoiqu'il füt fi tard : au moment oü j'y fuis entré, je vous ai reconnue. Voilé toute mon hiftoire : c'eft a vous aétuellement a me conter la vótre. Oi'i eft votre compagnie? oü font M. & Mad. Harrel?... Pourquoi êtes vous feule?  • (.186- ) Oh, ne me faites plus de queftions! s'écriat-elle, il m'eft impoffible d'y répondre... Prenez-nous feulement fous votre protection, & vous ne tarderez guerea apprendre tout ce que vous defirez de favoir. Elle fe hata de le quitter; & retournant auprès de Mad. Harrel, oHe-lui dit qu'elle avoit enfin trouvé un moyen für & convenable de fe rendre chez elle , & la pria de fe lever & de la fuivre. MM. Floyer & Marriot fe préfenterent, & déclarerent, chacun en particulier, qu'ils étoient décidés a les accompagner. Non, répliqua Cécile d'un ton ferme, vous prendriez une peine inutile. Mad. Delville vient de m'envoyer chercher, & fon fils nous attend. L'étonnement & le peu de fatisfaétion que leur caufoit cette déclaration parurent vifiblement fur le vifage de l'un & de 1'autre : Cécile, fans leur donner le temps de 1'interroger, voulnt partir; mais voyant qu'elle n'avoit pas affez de force pour foutenir Mad. Harrel, qu'il fallut plutót porter que conduire, elle 1'abandonna è leurs foins, & prit les devants pour s'informer de Delville fi fon carroffe étoit prêt. L'étonnement & 1'horreur qu'elle appercut fur fon vifage , lui firent connoitre qu'on 1'avoit inftruit de la trifte fcene qui veuoit de fe  (i87) paffer- II écoutoit ce que lui racontoit l'un des garcons; mais auffi-tót qu'il la vit, il courut au-devant d'elle, & s'écria avec beaucoup d'émotion : Aimable Mifs Beverley! de quel affreux fpeétacle avez-vous été témoin! avec quelle noblefle vous avez rcmpli une tache auffi pénible! Tant de courage avec tant de douceur! Une fi grande préfence d'efprit jointe a tant de fenfibilité!... Vous êtes incomparable! la nature humaine n'eft pas fufceptible d'une plus grande perfeclion! Je vous regarde comme fon plus digne ornement. Des louanges pareilles , fi imprévues, & données avec cette énergie, ne purent qu'être agréables a Cécile, dans un moment même OÜ fes penfées étoient entiérement abforbées par des objets étrangers aux intéréts de fon cceur. Elle lui demanda cependant fi fon carroffe étoit a la porte, & il lui répondit qu'il étoit venu dans un fiacre qui l'y attendoit. Mad. Harrel arriva pour lors; & fes deux cavaliers, pour toute récompenfe des peines qu'ils s'étoient données, virent Cécile, s'entretenant d'un air fatisfait avec Delville, dont les yeux fixés fur les fiens la contemploient avec admiration. Ils fe féparerent cependant, & s'emprefferent l'un & 1'autre de joindre la pauvre affligée. On ne perdit pas un moment; Mad. Harrel fut portée a la voiture; Cécile la fuivitj & Delville étant monté après elles.  ( 188 ) ordonna au cocher de les mener k Ia place de Portman. Le Chevalier Fioyer & M. Marriot refterent confondus; & quoique très-irrités, ils les virent partir fans prononcer un feul mot; la prérogative de les accompagner, qu'ils s'étoient fi opiniatrément difputée, étoit alors hors de toute conteftation. Us regarderent dans cette occafion Delville comme le repréfentant de fon pere, & fon droit leur parut celui d'un tuteur. Leur feule confolation étant qu'aucun des deux n'avoit cédé a fon adverfaire, leur mortiflcation mutuelle étouffa en eux tout efprit de difcorde & de reffentiment. Quoique de fort mauvaife humeur, ils s'emprefferent a 1'envi, a la requifitf n des garcons, de payer la dépenfe de la foirée; & montant chacun dans fon équipage, iis regagnerent leurs demeures. CHAPITRE VII. Un dénouement. Cécile ét Delville, pendant tout le temps qu'ils mirent k fe rendre a Londres, donnerent tous leurs foins a Mad. Harrel, dont la douleur , a mefure qu'elle s'exhaloit, devenoit plus traitable. Toutes les horreurs de cette nuit défaftreufe  C I39 ) n'étoient cependant point encore épuifées, lorfqu'ils arriverent a la place de Portman. Delville cria au cocher de ne pas s'avancer jufqu'a la porte, & pria Cécile & Mad. Harrel de refter tranquilles dans la voiture, tandis qu'il iroit lui-même chercher a fe procurer quelques informations. Elles furent furprifes de cette demande de fa part, a laquelle elles confentirent ; mais avant qu'il les eüt quittées, Davifon, qui attendoit leur retour, s'avanca & leur apprit que 1'on avoit faifi fa maifon & tout ce qu'elle contenoit, & que les huiffiers y étoient aéhiellement. Mad. Harrel vit alors de nouveaux malheurs prêts è 1'accabler, & Cécile prévit pour elle de nouvelles inquiétudes & des embarras fans nombre : elle fe trouva au refte déchargée d'une partie de ce fardeau que Delville s'empreffa de partager; il la fupplia d'attendre un inftant, de confoler fon amie, & alla luimême pour voir comment les chofes fe paffoient. II revint au bout de quelques minutes, & ne parut point preffé de leur faire part de ce qu'il avoit appris. II les pria de permettre qu'il les conduiflt immédiatement chez fon pere. Cécile craignoit d'offenfer celui-ci , en y amenant Mad. Harrel; cependant , n'ayant rien de mieux a propofer, elle y confentit après quelques foibles oppofitions.  C 190 ) Delville lui dit alors que les allannes de Ta mere, dont il lui avoit déja rendu compte en partie , venoient des bruits vagues qui s'étoient répandus de cet événement ; que ne fachant pas s'il devoit y ajouter foi, il avoit voulu s'en éclaircir, & que c'étoit la raifon pour laquelle il étoit venu la chercher fi tard au Vaux-Hall. Ils furent admis fans bruits & fans déranger perfonne, le laquais de Delville ayant eu ordre de ne point fe coucher que fon maitre ne füt rentré. Cécile étoit peu fatisfaite de la maniere dont, a une heure auffi indue, elle ofoit difpofer d'une maifon qui n'étoit pas la fienne; quoique Delville, empreffé de la mettre a fon aife , la pri&t de ne s'inquiéter de rien, ordonnant & fon domeftique de la conduire a 1'appartement qui avoit été préparé pour elle. II lui recommanda de fe tranquillilèr, d'avoir foin de fon amie, & promit de pré venir fon pere & fa mere, dès qu'ils feroient éveillés, de tout ce qui s'étoit palfé; afin de lui éviter , lorfqu'elle les verroit , leur première furprife, & une foule de queftions. Elle accepta ce fervice avec reconnoifiance; elle redoutoit , après la liberté qu'elle ofoit prendre , de s'expofer fans quelque excufe préliminaire, aux premiers mouvements de la. vanké de M. Delville; & elle craignoit d'autant plus de déplaire i Mad. Delville, que  C 191 ) celle-ci auroit raifon d'être piquée qu'elle eut manqué tanr de fois a fe rendre chez elle quand elle le lui avoit promis. II étoit alors prés de fix heures : celles qui reftoient encore jufqu'a ce que la familie fe levat, étoient bien longues & bien triftes a palfer. Cécile & fon amie convinrent de refter tranquilles jufqu'a ce qu'on les fit avertir; mais avant que perfonne vint, Mad. Harrel, qui s'étoit aflife fur le lit, accablée de fatigue & de douleur, finit , comme les enfants, par s'endormir a force de pleurer. Cécile étoit contente de la voir jouir de ce moment de repos, qui fufpendoit fes fouffrances, quoique des fenfations beaucoup plus vives rempêchaffent elle-même de goftter ce foulagement. Ses inquiétudes la tinrent éveillée, elle fentit qu'elle alloit parrager toutes les peines de fon amie; elle étoit incertaine fur la réception que lui feroient M. & Mad. Delville, &fa mémoire lui retracoit a chaque inftant les horribles aventures de cette nuit. A dix heures, un laquais vint lui demander de la part de Mad. Delville, fi elle vouloit déjeuner. Mad. Harrel dormoit encore, & Cécile fe Mta de defcendre & de porter elle-même fa réponfe. Elle rencontra le jeune Delville, dont l'air, au moment qu'il 1'approcha, annoncoit qu'il  ( Ipo fe préparoit a lui parler avec beaucoup de gravité & de réferve : mais a peine 1'eut-il fixée, qu'il oublia fa réfolution; fa paleur, fes yeux qui s'ouvroient avec peine, les fatigues d'une longue veille, qu'on lifoit fur fon vifage, Ie frapperent, & firent renaitre fes inquiétudes; il s'informa de fa fanté, de l'air de 1'intérêt le plus vrai, & entendit de même fa réponfe. Cécile Ie remercia de fes attentions de la veille pour fon amie, & continua a gagner 1'appartement de fa mere. Mad. Delville s'avancant pour la recevoir, diffipa tout d'un coup fes craintes, & rendit toute excufe inutile en 1'embraffant tendrement, & s'écriant avec chaleur : Charmante Mifs Beverley! comment pourrai-je vous exprimer 1'admiration avec laquelle j'ai entendu le récit de votre conduite? La fermeté & la prudence que vous avez montrées dans une conjoncture oü une ame foible auroit été altérée par Peffroi, oü toute autre perfonne moins généreufe , & qui n'auroit point été gouvernée par des principes auffi nobles, n'auroit fongé qu'a fe dérober par la fuite a la confufion d'un fpeétacle aulfi révoltant, montrent ce que peut un efprit folide, qui allie heureufement la fermeté au bon fens. On ne peut nier que vous foyez un être fupérieur! Vous m'avez toujours paru telle dès le premier inftant que je vous ai connue, & j'efpere que je  ( 193 ) je contïnuerai toute maviea penfer de même. Cécile, charmée de fes bontés, & penétree de reconnoiffance , fe trouva dans ce moment plus que récompenfée de tout ce qu'elle avoit fait. Des louanges de la part de Mad. Delville fuffifoient pour la rendre heureufe. Elle éprouvoit 1'émotion la plus douce en fe voyant 1'objet de 1'efüme de ceux pour qui elle en étoit pénétrée. Mad. Delville Pentretint avec beaucoup de cordialité de fes affaires, lui évitant 1'embar, ras de lui parler du changement d'habitation, qui paroiffoit inévitable, en 1 invitant a raire i ufage de fa maifon. Elle accompagna cette polireffe de tant de ménagement & de délicateffe, qu'on auroit dit que celle de M. Harrel eüt encore été ouverte, & que fon propre choix , & nou Ia ■ nécefiité, 1'eüt dirigée dans ce changement. : Elle lui dit que toute la familie partoit dans I deux iours pour la campagne, & qu'elle ef- péroit qu'un air différent, Ie repos & une vie plus réglée lui rendroient Ia fraicheur & Ia i vivacité que fes dernieres inquiétudes avoient ! un peu diminuées. Et quoiqu'elle blamatl'aci tion peu réfléchie de M. Harrel, elle ne pou.' voit s'empêcher de fe féliciter de 1'acquifition : qu'elle faifoit, & de témoigner combien fa compagnie la rendroit heureufe. Elle entra enfuite dans quelques détails reTerne IJl. ï  * ( 194 ) lativement a Ia fituation de Madame Harrel; Cécile lui montra le.'paquet que fon mari lui avoit confié avant fa mort. Madame Delville lui confeilla de ne 1'ouvrir qu'en préfence de M. Arnott, & Ia pria de ne point fe gêner, d'cnvoyer chercher ceux de fes amis qu'elle defireroit de voir ou de confulter, & de lui demander a elle-même tous les avis ou tous les fecours qu'elle la croiroit en état de lui adminifirer. Après quoi, fans attendre fon mari, elle la fit déjeuner auffi promptement qu'il fut poffible, & la Iaiffa retourner auprès de Madame Harrel , rerfuadée que dans la fituation cü elle fe trouvoit, elle ne defireroit point de paroitre. Cécile, foulagée de fes propres inquiétudes, plus contente que jamais de Mad. Delville , & enchantée de fe voir a Ia fin établie chez elle, revint confoler fon amie. Elle la trouva éveillée depuispeu, & fachant encore a peine oü elle étoit, ou pourquoi elle fe trouvoit hors de chez elle. A mefure que la mémoire lui revenoit, Cécile faifoit tous fes efforts pour adoucir fes peines; elle fuivit le confeil de Madame Delville, elle envoya chercher M. Arnott; & fe prévalant de la permiffion qu'on lui en avoit donnée, elle écrivit un billet a M. Monckton pour le prier de venir la voir.  ( 195 ) M. Arnott, qui étoit de retour a Londres, arriva bientót: fon domeftique, qu'il avoit chargé d'épier toutes les démarches de M. Harrel , avoit été dès le matin le trouver dans fa retraite, & lui avoit fait part des triftes nouvelles de la nuit. Cecile vint fur-le-champ Ie joindre ; leur entrevue leur fut également pénible a l'un & a 1'autre. JVI. Arnott fe reprochoit amérement fa fuite, croyant qu'elle avoit haté le coup fatal, qu'un nouveau facrifice de fa part auroit peut-être empêché ; & Cécile fe repentoit prefque du confeil qu'elle lui avoit donné, quoique le peu d'efFet qu'avoient produit fes derniers lècours prouv.1t que l'état des affaires du défünt étoit trop défefpéré pour qu'on put y remédier. II fit alors des queftions qui, montroient combien il chériffoit fa fceur, & lupplia Cécile de lui apprendre jufqu'aux moindres particularités de ce malheureux événement. Elle produifit enfuite le paquet: mais ni l'un ni 1'autre n'eut le courage de 1'ouvrir: & concluant que le contenu feroit vraifemblablement fon tefiament, ils réfolurent de n'en faire la leéture qu'en préfence d'une troifieme perfonne. Cécile fouhaitoitfort queM. Monckton arrivat : mais comme il étoit peu fur qu'on 1'eüt d'abord trouvé, & que le paquet contenoit peut-être des ordreS dont 1'exécuI ij  C 196 ) tion ne pouvoit être différée, elle propofa , pour ne point perdre de temps, d'appeller M. Delville. M. Arnott y confentit fans héfiter, & elle 1'envoya prier de lui accorder un moment d'audience. On lui fit dire qu'elle pouvoit venir dans le fallon , oü il fe trouvoit avec fa femme & fon fils. Elle n'y fut pas auffi bien recue que la première fois. M. Delville paroiffoit chagrin & de mauvaife humeur; il la falua d'un air froid, tandis que fon fils lui préfentoit un fiege; il lui dit gravement : Si vous êtes preffée, Mifs Beverley, je vous fuivrai furle-champ, finon j'acheverai de déjeüner; paree que j'aurois fort peu de temps tout le refte de la matinée, beaucoup de gens ayant a me parler, & ne pouvant guere les expédier avant diné. Je ne faurois refufer de les entendre, paree qu'ils feroient très-fachés que je quittaffe Ia ville fans avoir trouvé moyen de leur donner audience. Je ferois au défefpoir de vous déranger , répondit Cécile ; je viens vous prier d'avoit feulement la bonté d'affifter a 1'ouverture que M. Arnott fe propofe de faire d'un paquet que feu M. Harrel me remit hier au foir. Et M. Arnott, repliqua-t-il d'un ton féve-  ( 197 ) re, a jugé convenable de me faire une pa« reille demande? Non, Monfieur, dit Cécile, cette priere vient de moi; & fi, comme je commence a le craindre, elle vous paroit impertinente & déplacée, je vous fupplie de 1'oublier. Quant a ce qui vous regarde, repliqua M. Delville, c'eft une affaire tout-a-fait différente. Pour M. Arnott, il ne fauroit avoir la tnoindre prétention a difpofer de mon temps, ou a aucune attention de ma part; & je trouve irès-extraordinaire qu'un jeune homme, avec lequel je n'ai nulle efpece de liaifon ,dont le nom m'eft a peine connu, puiffe imaginer qu'un homme tel que moi foit a fa difpofition. Jamais pareille idéé ne s'eft préfentée a fon efprit, répartit Cécile un peu déconcertée : ce n'eft point lui qui requiert 1'honneur de votre préfence; mais moi, & cela uniquement par la crainte que ces papiers ne contiennent des ordres qui demanderoient a êire promptement exécutés. Je vous réitere, continua M. Delville avec plus de douceur, que je ne fuis point faché de votre maniere d'agir dans cette occurrence; votre manque d'expérience & votre peu de connoiffance des nfages vous ont empêchée de vous appercevoir des conféquencas qu» pourroit entrainer une pareille démarche de ma part. Les papiers dont vous parlez font  C19S ) peut-être très-importants; & dans la fuite ceux qui auront affifté a leur lefture , pourroient bien être appelles en témoignage. Pour vous, il n'eft pas étonnant que vous ne prévoyiez pas tous les embarras que cela pourroit 00 cafionner; mais M. Arnott ne devroit pas> 1'ignorer. Cécile lui fit de nouvelles excufes de la faute qu'elle avoit commife, & k quittoit avec affez de confufion, lorfque M. Delville, appaifé a la vue de fon troubk, Parrêta pour lui dire gracieufement : Je fuis fiché , Mifs Beverley, par rapport a vous, de ne pouvoir confentir a ce que vous deflrez; mais jugez vous-même de ma pofition, accablé de mes propres affaires, & de gens qui ne peuvent agir que par mes ordres. D'ailleurs, fi 1'on entroit jamais en procés a cet égard, qui fait fi mon nom ne feroit point compromis t II feroit inutile de vous dire combien il me parot» troit avili , s'il fe trouvoit en pareille compagnie. Cécile fortit après cela , & fe promit bien a elle-même, que dans aucun cas elle n'auroit recours è M. Delville, malgré les olfres faftueufes de fes fervices, qu'il lui avoit tant de fois réitérées, & qu'il lui refufoit fous de vains prétextes toutes les fois qu'elle les réclamoit. Elle inftruifoit M. Arnott de ce qui venei;  ( 199 ) de fe pafler, lorfque le jeune Delville entra dans fa chambre d'un air fort empreffé. Pardonnez, s'écria t il, ma hardieffe... & ditesmoi, ne pourrois-je point dans cette occafion rempiacer mon pere, & m'acquitter des fonctions que vous lui defiiniez ? Penfez a 1'affinité qu'il y a entre nous, & faites-moi, pour cette fois , 1'honneur de fuppofer que nous ne foyons qu'une eême perfonne. Ah! penfa Cécile, il n'y eut jamais moins de reffemblance entre vous deux. Eile le remercia très-poliment de fon ofFre, qu'elle refufa cependant, en difant: A préfent que je fais les inconvénients que ma demande pourroit faire naitre, je ne ferai pas affez imprudente pour fouffrir que vous me 1'accordiez. Vous ne me refuferez pas, s'écria-t-il; oü eft le paquet? Pourquoi^ perdre un feul inftant? Demandez-moi plutót, répartit-elle, pourquoi je vous permettrois de perdre un feul moment pour une affaire qui ne vous regarde point, & de rifquer peut-être d'en perdre encore plufieurs par les fuites que pourroit avoir votre complaifance. Et que puis-je rifquer, s'écria-t-il, qui roe foit auffi précieux que votre fatisfaétion ? Pouvez-vous fuppofer que, me flattant de pouvoir y contribuer, j'aie le courage de m'y refufer? Non , non; les temps héroïques n'exiftent .. »*■ I iv  C 20Ü ) plus, les pénitences, les abftinences ne foin plus de mode. Vous êtes trop bon, lui répartit Cécile; mais après ce qui s'eft palTé... Qu'importe ce qui s'eft paffé? dit-il en 1'inteirompant, il ne faut plus nous occuper que de 1'avenir. Je vous connois trop bien pour douter un moment de votre impatience a exécuter une commilfion que les circonftances vous font regarder comme facrée; & fi 1'on négligeoit une feule des chofes qui font recommandées dans les inftruclions que renferme ce paquet, votre confcience délicate vous reprocheroit peut-être toute votre vie d'avoir mal répondu a la confiance qu'on vous a témoignée en vons remettant ce dépdr. Cet emprc-flement de la part de Delville avoit tant de conformité avec fa conduite précédente, & refiembloit fi*peu a fa derniere réferve, que Cécile qui le remarqua avec un plaifir qu'elle eut peine a diffimuler, ne lui fit plus d'objeclions, prit le paquet,& en rompit le cachet. Mais quel ne fut pas fon étonnement, lorfqu'au lieu du tefiament qu'elle croyoit trouver, elle vit une liaffe énorme de comptes & de lettres de différents créanciers, contenant les menaces les plus fortes de pourfuivre M. Harrel en jnftice, s'il différoit plus long-temps 4 les fatisfaire !  ( 201 ) Sur un morceau de papier qui les entouroit, M. Harrel avoit écrit de fa main : 17» coup de piflolet les paiera tous cette nuit. On trouva enfuite deux lettres d'un fiyle bien différent 1'une de 1'autre ; la première étoit du Chevalier Floyer, & contenoit ce qui fuit : „ Monfieur, Toute efpérance du mariage projetté étant évanouie , j'efpere que vous me permettrez de vous rappeller ce qui s'eft paffé entre nous au café de Brookes 1'hyver dernier. J'ai 1'honneur d'être, Monfieur, Votre ferviteur, R. Floyer ". L'autre, que voici, étoit de M. Marriot. „ Monfieur, Quoique je ne crufle pas, en donnant deux mille livres, avoir trop payé le plus léger efpoir, je crois pouvoir prendre la liberté de vous dire que cette fomme me paroit bien con» fidérable pour une converfation de dix minutes. Vous ne fauriez avoir oublié, Monfieur, les termes de nos conventions; mais comme je m'appercois que vous ne pouvez les remI v  C 202 ) plir," je vous prie de vouloir m'en difpenfer a mon tour. Je luis perfuadé que vous êtes trop honnête homme, pour vous prévaloir de mon trop de facilité a me défaire de mon argent fans avoir de meilleures fürere's. Je fuis, Monfieur, Votre très-humble fervireur, Marriot". Cécile qui s'étoit d'abord propofé de lire tous ces papiers a haute voix, fit de vains efforts pour s'en acquitter; elle fut fi choquée, qu'a peine put-elle les parcourir. Le dernier qu'elle trouva étoit écrit de la main de M. Harrel, & contenoit ce qui fuit: „ Pour Madame Harrel, Mifs Beverley & M. Arnott. Je lutterois en vain; Ie dernier coup dok être porté! Encore un jour, & je n'aurai plus ni maifdn, ni liberté; la fatale découverte de ma duplicité me déshonoreroit. Ce que j'avois defiré arrivé enfin; je voulois être pleinement libéré ou ruiné fans reffource, & forcé de recourir au remede préparé depuis long-temps. Mon exifience a été depuis deux ans un fardeau accablant; quoique j'aie parugai, jene me fuis jamais couché qu'échauffé, agité par les révolutions que je venois d'éprouver au  C 203) jeu. Je ne me fuis jamais éveillé que je n'aie été perfécuté par quelque créancier. Je ne voudrois pas recommencer une pareille carrière; Pefclave le plus maltraité étoit moins a plaindre que moi. Si j'avois un fils, je lui léguerois une charrue, & il feroit mieux partagé que je ne 1'ai été par mes parents. L'oifiveté a caufé ma perte, le défaut d'état a été la fource de mes vices. Une femme prudente & économe m'auroit peut-être corrigé... La mienne, je Ie lui pardónne, ne 1'a pas même effayé; détachée de ma perfonne & de nies intéréts, elle n'a penfé qu'a fes plaifirs. La fcene que je lui prépare pour cette nuit, fera terrible ; qu'elle y léfiéchifTe & en falfe fon profit! Si 1'on plaint mon fort, fi je dois m'attendre a quelque pitié, c'ell de ia part de ceux dont je 1'ai moins méritée. M. Arnott, Mifs Beverley, ce fera de vous! J'avoue qu'avant d'en venir a cette extrê" mité, il m'a fallu bien des efforts; non que j'aie craint ia mort, au contraire je la fouhaitois depuis long-temps; Ie chagrin & la honte avoient empoifonné mes jours: mais il exifie un je ne fais quoi au-dedans de moi, qui me caufe le plus grand effroi... qui m'interroge, & me demande fi je fuis préparé pour un autre monde? quel droit j'ai de quitter celui-ci? I vj  ( ) après cette vie que deviendrai-je?... Idéé terrible ! Priez pour moi, généreufe Beverley!... Honnête, bon M. Arnott, priez pour moi! " Quelque coupable que füt M. Harrel, fans feligion, fans principe, fanshonneur; cette lettre oü régnoit un fi grand défordre , écrite dans le fatal inftant oü il s'étoit décidé au fuicide, affeéte beaucoup Cécile & M. Arnott; & malgré 1'horreur qu'elle leur infpira, ils nepurent l'un & 1'autre retenir leurs larmes. Delville, a qui toute cette affaire étoit abfolument étrangere, ne put regarder ces papiers que comme autant de preuves du crime & de Pinfamie du défunt ; il les lut avec étonnement & avec horreur, & félicita fincé» rement Cécile d'avoir évité les pieges qu'il lui avoit tendus. Tandis que ceci fe pafföit, M. Monckton arriva, qui ne fut guere fatisfait de trouver Cécile s'entretenant familiérement avec deux de fes rivaux ; l'un defquels s'étoit rendu recommandable par une longue perfévérance; & 1'autre, fans avoir pris autant de peine, avoit obtenu un crédit encore plus confidérable fur fon efprit. Delville ayant repréfenté fon pere, s'étant acquitté dece qu'on en attendoit, imagina, a J'arrivée de M. Monckton, que Cécile n'avoit plus befoin de lui. Les anciennes jiaifons qu'elle avoit avec cet homme qui étojjt  ( *°5 ) marié , & fon voifin de campagne , étoient des circonftances qu'il n'ignoroit pas : il fe contenta de lui demander fi elle avoit quelques ordres a lui donner; & après qu'elle lui eut répondu que non, il fe retira. Son départ foulagea M. Monckton , & Cécile lui remit Iefatal paquet : pendant qu'il le lifoit, ellealla préparer Mad. Harrel a recevoir M. Arnott. Celle-ci, peu accoutumée a la folitude, & auffi empreffée, lorfqu'elle fe trouvoit dans le malheur, de recevoir du monde pour fe confoler, que lorfqu'elle étoit contente pour fe divertir, confentit volontiers a le voir. Ils pleurerent l'un & 1'autre en s'embrall'ant; & Cécile, après leur avoir dit quelques paroles de confolation, les laiffa feuls. Elle eut enfuite une converfation très-longue & trés-particuliere avec M. Monckton, qui lui expliqua tout ce qui avoit paru obfcur dans les papiers de M. Harrel : avant qu'il les eüt vus, il favoit déja ce qu'ils contenoient. M. Harrel, avant Farrivée de Cécile a Londres, avoit contracté une dette d'honneurtrèsconfidérable avec le Chevalier Floyer; & fe rrouvant hors d'état de Ia payer, il lui promit que, pourvu qu'il confentit a 1'en tenir quitte, il feroit en forte que la riche pupilie qu'il attendoit 1'en dédommageroit.  ( *o6 ) Rien ne lui paroiffoit plus facile que cfarranger cette affaire ; le Baronnet devoit 1'accompagner par - tout, & les bruits qu'on auroit foin de répandre fur ce prétendu maringe ferviroient a éloigner tous les a"utres prétendants. Plufieurs fois cependant la froideur de Cécile lui avoit fait craindre qu'il n'y eüt peu d'efpoirde réuffir; & lorfqu'il recut falettre, il y auroit abfolument renoncé : rnais M. Harrel, fachant qu'il lui feroit impoflible de fatiffaire aux demandes qui fuivroient ce renoncement, lui perfuada que Ia réferve étoit affectée, & que fon peu d'attentions occafionnoit feul ce prétendu éloignement pour lui. Pendant qu'il amufoit ainfi le Baronnet par de fauffes efpérances , & 1'empêchoit de lui rien demander , fes autres créanciers n'en étoient pas moins preffants : fes dettes aug-, mentoient, les reffources pour les acquitter diminuoient: en proie au chagrin, il ne confulta plus que fon défefpoir. En une feule nuit il perdit trois mille livres de plus qu'il nepoffédoit, & pour lefquelles il ne pouvoit fournir aucune füreté. C'étoit la précifément, comme il le difoït lui-même, ce qu'il fouhaitoit, & le moment oü il falloit fe tirer d'affaire, foit en doublsnt les en-jeux & en gagnant, ou en fe réduifant lui-même au fuicide, en multipliantfespertes. Quoiqu'il ne lui en coutat pas beaucoup d'ef-  ( *°7 ) orts pour oublier les fömmes confidérables qu'il devoit aux différents artifans qu'il avoit employés, une feule dette d'botweur, a laquelle il n'avoit pas fatisfait, lui rendoit la vie infupportable. La difficulté étoit de fe procurer les trois mille livres déja dues, fans quoi il ne pouvoit faire cette derniere tentative. A force de rufes, il avoit trouvé moyen d'avoir une entrevue avec M. Marriot, & 1'avoit prié de lui prêter deux mille livres pour deux jours feulement; offrant, pour reconnoitre ce fervice, d'appuyer de tout fon crédit fes prétentions auprès de Cécile. ^ V Cet inconfidéré & amoureus jeunénomme, abufé par fes promeffes, & imaginant què^fa pupille étoit abfolument a fa difpofition, lui avanca fans héfiter cet argent, & fans exiger d'autre retour que la permiffion de venir librement chez lui, a 1'exclufion du Chevalier Floyer. Quant aux autres mille livres, continua M. Monckton, je ne fais comment il les a eues : ce qu'il y a de certain, c'eft qu'il en avoit trois mille. J'efpere que vous n'avez pas été affez imprudente... Ah! M. Monckton, s'écria Cécile en Finterrompant, ne me condamnez point trop fé» vérement. Les perfécutions que j'ai effuyées... Ia néceffité oü j'aurois été fans cela de trahir le digne & preïque ruiné M. Arnott...  ( ) O fi! répartit-il, s'être laiffée ainfi endormir, paree que le fbible Arnott étoit incapable de veiller. J'aurois cru, après les avis que je vous avois donnés, après ce que vous aviez éprouvé vous-même, qu'il auroit été hnpoffible de vous duper une feconde fois. Je le croyois auffi , répondit-elle ; & cependant , lorfqu'il a fallu fubir 1'épreuve.'... Vous ue fauriez croire combien j'ai été tourmentée. Vous voyez cependant, repliqua-t-il, quel en a été 1'effet, & je vous 1'avois bien prédit, que rien ne pouvoit le fauver. Cela .eft vrai; mais fi j'avois été plus conftante aTCfufer, je ne m'en ferois pas fi bien convaincue, & je me ferois peut-être reproché ma dureté, en fuppofant que les fecours que je refufois auroient pu le tirer d'affaire. II faut convenir , s'écria M. Monckton, que vous êtes tombée en bien mauvaife mains, & que le Doyen eft très-blamable d'avoir choifi fi légérement un pareil tuteur pour une fortune telle que la vótre. Pardonnez, lui répartit Cécile; il ne lui a jamais confié ma fortune; il 1'a remife entiérement a M. Briggs. Mais ignorant comme il le faifoit, les rufes par lefquelles fa précaution pouvoit être rendue inuule , il auroit dü prendre confeil de ceux qui en étoient mieux inftruits que lui.  ( *°9 3 Et puis encore M. Briggs, un vil & méprifable avare!... Je ne crois pas que dans toute la ville de Londres on trouvat fon pareil. Quelle inconféquence de vous donner pour tuteur un homme dans la maifon duquel vous ne fauriez entrer fans répugnance! Sa maifon, répartit Cécile? Mon oncle n'a jamais defiré que j'y entraffe : il croyoit, & il avoit raifon , que ma fortune feroit afiuxée entre fes mains : quant a ma perfonne, il étoit perfuadé que j'habiterois toujours chez M. Harrel. Mais cette ville, dit M. Monckton, n'abonde-t-elle pas en families, dans le fein defqueües, tandis que votre fortune auroit été en füreté , vous auriez pu vivre convenablement? Rien au monde n'exige plus de circonfpection que le choix du tuteur d'une jeune perfonne dont la fortune eft confidérable; & cependant en général, la feule chofe a laquelle on s'attache eft une apparence de richeffe; Ia morale, la probité, Ie caractere font des objets dont on s'embarraffe peu. Après quoi il continua fa relation. M. Harrel s'étoit hacé avec fes trois mille livres d'aller dans la maifon oü il avoit conftamment joué : un feul coup de dez avoit décidé de fon fort; il avoit perdu, & auroit voulu immédiatement doubler la fomme; mais comme il n'étoit pas vraifemblable que cela fe trouvat  ( 210 ) jamais en fon pouvoir, réfléchiilant aux prérentions que les admirateurs de Cécile avoient droit de faire valoir, & que fa maifon étoit menacée de nouveau de faifies de la part de plufieurs créanciers, il étoit retourné chez lui, avoit chargé fes piftolets, & fait tout ce qu'on vient de lir» pour fe donner le courage de terminer fes jours. Les voies par lefquelles M. Monckton étoit parvenu a s'inftruire de toutes ces particularités étoient nombreufes & différentes , & n'étoient pas toutes de nature a être avouées. Dans Ie cours de fes recherches, il avoit été obligé de gagnerdes domeftiques &des garcons de café, & ne s'étoit pas montrédélicat fur les moyens de fe procurer des éciairciffements. Ses informations ne fe bornerent pas la ; il ajouta qu'il avoit fouvenr adtniré la patience des créanciers de M. Harre!, & qu'il avoit eu encore a cet égard une preuve de fa mauvaife foi; qu'ayant été lui-même a fa maifon, il avoit appris qu'Harrel avoit fu les appaifer en les affurant que la jeune perfonne qui étoit fous fatutele, lui préteroit affez d'argent pour les fatisfaire tous. Cécile ne vit alors que trop clairement pourquoi il avoit tant infifté pour qu'elle ne le quittat pas, & combien il lui importoitqu'elle reflat encore chez lui; & elle s'étonna moins de f.s follicitations a cet égard.  (*«) Combien il eft difficile, s'écria-t-elle, a moins qu'on n'ait vécu long-temps avec eux, de connottre les gens du monde! J'avois bien foupconné, dès les premiers moments, qu'il étoit prodigue & négligent; mais je ne 1'aurois jamais cru capable de fraude, de baf: feffe , ou de fauffeté.... J'avoue que je ne i m'étois jamais attendue a Ie trouver tel; & fa légéreté paroifloit incompatible avec la diffi| mulation. Sa légéreté , répartit M. Monckton , ne I venoit point de fon naturel, elle n'étoit que I forcée; fon efprit étoit auffi factice que fon goüt pour les amufements. II n'avoit aucun talent difiingué; fes vices n'étoient point 1'efj fet de fes paffions. Si 1'écouomie eöt été auffi . a la mode que la prodigalité , il s'en feroit l piqué de même : il étoit précifément 1'homme I du jour , il s'efforcoit d'être quelque chofe; j & n'ayant ni le difcerneroent, ni la volonté de bien choifir, il avoit regardé autour de lui pour voir la route qu'il prendroit; s'appercevant que l'on parvenoit plus facilement a» | fe diftinguer en fuivant celle qui conduit a [ une ruine certaine que par toute autre, il y i quand elle auroit fini, il fortit de Ia cbarnbre, Je vais vous fuivre fur-le-cbainp, Monfieur, répartit Cécile. M. Briggs, je fuis fachée de vous quitter, & mortifiée de vous avoir donné tant de peine 5 mais il m'efl irnpoffible da retenir M. Delville plus long-temps. Elle fe fauva , quoiqu'il lui répétat plufieurs fois de relter. II les fuivit jufqu'au carroffe , en leur reprocbant qu'il n'y avoit que lui qui ne tirat aucun profit de fa pupille, & fe plaignant amérement de tout ce qui lui en avoit coüté pour le drap, 1'épaule de mouton, les crabes , & 1'écrevifie. On ne lui repliqua plus. Cécile, comme fi elle ne 1'avoit pas entendu, fe contenta de lui faire un falur avec la tête, & ils feurent bientót perdu de vue. Cet incident ne contribua pas a rendre leur voyage plus agréable, ni M. Delville plus gracieux. Sa dignité, cet objet conftant de fes penfées & de fon attention, avoit été bleffée par des propos qu'il u'eut pas le bon fens de méprifer; la baffeffe & 1'impudence de Briggs, ,fon ton de familiarité, fes exprefïïons triviales avoient piqué, mortifié la vanité d'un homme chez qui elle offufquoit la raifon : il lui fut irnpoffible , pendant tout le chemin, de parler d'autre chofe que de 1'indifcrétion dont le Doyen de * * * s'étoit rendu coupable, en 1'expofant a de pareilles fcenes, & 1'obligeaat  ( 247 ) a communiquer avec des gens fi fort au-deffous de lui, & fur-tout avec un perfonnage auffi méprifable. Ils coucherent une nuit en route, & arrivérent le lendemain au chateau de Delville. CHAPITRE III. Un antique manair. Le chateau de Delville étoit fitué au milieu d'un grand pare bien boifé, & entouré d'un folfé. Ou y entroit par un pont-levis, que M. Delville faifoit fermer tous les foirs avec le même foin que s'il y eüt eu du danger a ne pas le faire. On voyoit quelques endroitsdont les fortifications étoient enüeres, & par-tout on retrouvoit des traces de celles qui ne fubfiftoient plus. Le terrein & la fituation avoient été mal choifis & fans goüt; on avoit négligé de pratiquer des ouvertures dans la forêt, pour faciliter l'air & procurer des vues agréables : le chateau étoit antique, vafte & magnifique; mais en le banffant, on avoit auffi. peu fait d'attention a la commodité & a 1'agrément, qu'a la falubrité & a 1'élégance; il étoit fombre, lourd & gothique, ayant également befoin de réparations & d'améliorations. Tout annoncoit Ia grandeur des premiers habitantsj mais fon état de dépériffement ren-, L iv  C 248 ) doit fes ruïnes un objet de méditation & de tiifrefle; les efforts qu'on faifoit pour maintenir 1'apparence de fon antique dignité, communiquoient a cette habitation & a tous fes environs un air de contrainte & de trifteffe; 1'architecte fembloit ne 1'avoir conftruit que pour Ie filence & la contemplation. Mad. Delville prit tous les foins poffibles pour rendre 1'appartement de Cécile commode & agréable, & pour bannir par fes bontés Ie férieux & la réferve que fon chateau étoit fi propre a infpirer. Cécile, reconnoiffante des foins d'une perfonne pour laquelle elle avoit le refpecl le plus fincere , s'efforcoit de reprendre fon premier enjouement. Elle fe trouvoit heureufe d'avoir quitté la maifon de M. Harret, oü régnoit le plus grand défordre, oü la crainte & la terreur étoient employées pour faire réuffir la fraude. Quoique fon efprit abattu par le paffé , & incertain fur 1'avenir, ne füt pas en état de jouir tranquillement du préfent, cependant elle fe trouvoit enfin placée, fans effort, dans le fein d'une familfe qu'elle avoit long-temps confidérée comme fa feule oü elle püt être heureufe. Malgré les fujets d'inquiétude qui lui reftoient, cette pofition lui afiuroit plus de trnnquillitë qu'elle n'en avoit encore eu depuis fon dépatt de la Province de Sufïb'k. L'impérieux M. Delville étoit lui-même  ( 249 ) beaucoup plus fupportable ici qu'a Londres: tranquille dans fon chateau, il regardoit autour de lui avec la vanité qu'infpire le pouvoir; & la propriété, en augmentant fon importance , adouciffoit fon humeur. Sa fupériorité étoit généralement reconnue , & fes ordres exécutés fans contradiction. II ne fe trouvoit point, comme dans la Capitale, entouré de fes fupérieurs ; aucune rivalité ne troubloit fa férénité ; fa grandeur n'étoit ni abaiffée, ni mortifiée par des égaux; tous ceux qVil voyoic étoient ou fes vaffaux, ou des clients qui n'avoient o"autres volontés que les fiennes. Le conientement qu'il éprouvoic , adouciffoit ce caraétere fombre & hautain , & fa fierté étoit tempérée par ia politeffe. Cécile ne trouva cependant point occafion d'exercer fon courage , en évitant Delville; comme elle fe 1'étoit propofé. II déjeftnoit dans fa chambre, fe promenoit a cheval ou a pied jufqu'a ce que la chaleur du jour 1'obligeat a rentrer au chateau ; il paffoit le refte du temps dans fon cabinet, d'oü il ne fortoit que pour diner. Alors fa converfatioil étoit toujours générale; il ne témoignoit pas plus d'attention pour Cécile que pour fa mere. Elles le laiflbient avec fon pere ; quelquefois il reparoiffoit a 1'heure du thé ; plus communément il fortoit, & alloit vifiter quelque voifm; rarement on le revoyoit avant le diner fuivant. L v  C 250 ) Par cette conduite, toute réferve de Ia part de Cécile devenoit inutile; elle ne pouvoit témoigner de la froideur a celui qui ne lui marquoit aucun empreffement, ni fuir celui qui , ne la pourfuivoit point. Rien ne lui paroiffoit cependant plus extraordinaire , elle ne croyoit pas que cette conduite püt être 1'effet du hafard. Le foin qu'il prenoit de 1'éviter avoit l'air prémédité ; & quoique bien des gens euffent pu s'y tromper , mille circonftances lui perfuadoient Ie contraire, & lui faifoient voir clsirement que c'étoit la fuite d'une réfolution formée. Elle apprit que, pendant leur féjour a la campagne, jamais fes parents ne 1'avoient moins vu qu'alors; ils fe plaignoient continuellement de fes fréquentes abfences, & témoignoient la plus grande furprife de fa nouvelle maniere de vivre; ils ne favoient quelles pouvoient être les occupations qui employoient tout fon temps. Si le cceur de Cécile eüt été indifférent, elle auroit joui d'une tranquillité parfaite , puifqjie le refus qu'elle avoit projetté devenoit fuperflu , & que fans effort , fins qu'elle fe donnat aucun foin pour cet effet , l'affaire étoit totalement tombée. Delville, Ipin de manifeffer le moindre deffein de conquérir, évitoit même d'avoir l'air de fonger a elle , & fuyoit tout entretien particulier. S'il la voyoit fe préparer dans la foirée a faire une prome-  ( *5i ) nade , il ne manquoit jamais de refter a la maifon; fi fa mere étoit avec elle, & 1'invitoit a les joindre, il avoit toujours quelque chofe : a faire; & lorfque par hafard il la rencontroit dans le pare, il s'arrêtoit feulement pour lui I parler de la pluie ou du beau temps, la fa« luoit, & la quittoit promptement. Comment accorder une froideur auffi marI quée avec Ia chaleur qu'il avoit témöignée der[ niérement ? Elle s'imaginoit quelquefois qu'il ! avoit mis non-feulement Ia pauvre Henriette : dans 1'embarras , mais encore qu'il s'y étoit : mis lui-même; d'autres fois elle croyoit qu'il • n'étoit que capricieux : elle étoit fermement : ennvaincue qu'il mettoit toute fon étude a 1'é| viter, & cette conviétion fuffifoit feule pour Ia ; décider a fe prêter a fes vues. Sa première furi prife une fois pafTée, la fierté vint a fon fecours; elle réfolur de faire tout ce qui dépenI droit d'elle pour vaincre une incfination fi peu ■ raifonnable. Elle s'applaudiffoit de ce qu'en aucune occafion elle n'avoit donné fujet de Ia : foupconner, & elle vit que la conduite deDel; ville empêchoit que perfonne de fa familie ne ' s'en dou'at : dans le chagrin qu'elle éprouvoit, elle trouvoit une efpece de confolation, en reconnoiffant que Ie but intéreffé dont on i lui avoit infinué qn'el'e auroit droit de 1'accui fer, étoit très-éloigné de fa penfee; & quel I que füt Fétat de fon crew, elle n'avoit a crainL vj  ( 252 ) dre de la part de Delville, ni artiffce ni mauvais procédé. .11 ne lui reftoit donc qu'a imker fon txemple, a être polie & réfervée, a éviter de fe rencontrer tête-a-tête avec lui, & a ne lui adrelfer la parole qu'autant qu'elle ne pourroit s'en empêcher, fans manquer aux regies de la bienféance. Par ce moyen , leurs entretiens devinrent tous les jours moins fréquents ; fi l'un d'eux étoit retenu par quelqu'accident , 1'autre fe retiroit. Bientöt ils ne fe virent plus qu'au diner ; & quoiqu'ite ignoraffent abfolument Ie motif qui les faifoit agir l'un & 1'autre, ils paroiflbient êtred'accordpour leuréloignement mutuel. Cdtte tache fut d'abord très-pénible pour Cécile; Ie temps &la perfévérance larendirent moins difficile. La promenade & Ia leéture occupoient une bonne partie de fon temps; elle chargea M. Monckton de luienvoyer unpianoforte de Merlin; elle aimoit Pouvrage, & trouvoitdanslaconverfation de Mad. Delville une reffource infaillible contre Pennui &latrifiefie. Laiffant donc fon impénétrable filsentiérement a lui-même, elle s'efforca prudemment de ne plus penfer a lui, & de cefler d'occuper fon efprit de conjeclures qui ne pouvoient la fiuifi faire, & de doutes qu'il lui étoit irnpoffible d'éclaircir. Il venoit au chateau trés-peu de gens li.  ( 253 ) voifinage , & il y en avoit encore moins aux* quels on rendlt leurs vifites. La fierté de M. Delville avoit révolté toute Ia nobleffe des environs, qui trouvoit moyen de paffer fon temps plus agréab'einent qu'a entendre parler de la diftance immenfe qui exifloit entre elle & lui. Cjuoiqu'on ne refufdt pas d'en convenir, cefujet n'étoit pas affez flatteur pour qu'on s'accoutumat a 1'entendre continuellement rebattre. Et fi 1'on fuyoit par averfion M. Delville, la crainte n'engageoit pas moins a éviter fon époufe : haute & fiere, on 1'ennuyoit, on la fatiguoit bientót; elle ne fupportoit ni les défauts, ni la fottife , deux ingrédients, qui entrent dans la compofitiou du genre humain. On ne pouvoit lui plaire qu'en réuniffant les bonnes qualités & les talents a 1'agrément & au bon ton, ce qui fe jencontroit rarement; elle n'étoit pas fouvent fatisfaite, & dédaignoit de cacher fon mépris ou fon dégoüt. Elle manquoit de cette condefcendance qui eft la fource de la félicité humaine & le véritable lien de ia fociété, & fe faifoit des ennemis, même par ces talents, ces qualités folides, qui,fi elles euffent été accompagnées de complaifance, 1'auroient fait admirer & chérir. Le petit nombre de ceux qu'elle difiinguoit, & pour lefquels elle avoit de Pamitié, en étoient traité^ d'une maniere particuliere; fon cceur confiant, généreux & fincere, étoit ardent en  C 254 ) amitié; fon adiniratiou alloit jufqu'è 1'enthoufiafme. Ses amis étoient fürs d'éprouver toutes (brtes de bons offices de fa part; eile exaltoit leurs vertus , die les regardoit comme des êtres fupérieurs : fa générofité, écliauffée par 1'idée de ce qu'el'e unaginoit leur devoir, lui auroit fait facrifïer fa vie pour les fervir. Tel étoit le fentiment qu'elle avoit déja concu pour Cécile. Au premier coup-d'ceil, fes manieres 1'avoit charmée; fon premier afpeftannoncoitcequ'on devoitattendre d'elle; toutes fes aclions, tous fes fentiments prouvoient un cceur fenlible, un difceniement jutte & une politellé naturelle. Elle regrettoit quelquefois en fecret que cette aimable fille ne füt pas d'une naiffance plus illuflre; mais dès qu'elle la voyoit & s'entretenoit avec elle, fes regrets ceffoient, elle en oublioit la caufe. Elle avoit pafTé prefque toute fajeuneffedans Je chagrin & l'affliction ; fes parenrs 1'avoient mariée a M. Delville , fans confulter fon cceur ; fon efprit ferme avoit dédaigné d'avoir recours a des plaintes inutiles : mais fon mécontentement, pour être fecret, n'en fut pas moins cruel; née vive, fes paffions étoient impétueufes & faciles a émouvoir; I'étude principale & la plus difficile de fa vie, avoit été de les calmer par la raifon & les réflexions. Cet effort, fans la rendre heureufe, avoit du moins contribué a fa tranquillité; convaincue qu'il étoh  C 255 ) irnpoffible d'avoir de 1'amour pour M. DAville, homme fier fans élévation, impérieux' fans favoir pourquoi, & dont elle ne pouvoit fe diffimuler le peu de mérite , elle refpeétoit fa naiffance & fa familie, d'une des branches de laquelle elle fortoit elle-même; & quoique malheureufe par fon mariage , elle en avoit toujours agi avec lui de la maniere la plus décente. La préfence de fon fils adouciffoit tous fes chagrins; elle trouvoit en lui toutes les vertus dont elle-même étoit doue'e, unies a la douceur & a 1'indulgence pour les défauts des autres; fa tendreffe pour lui étoit mêléed'eflime & d'admiration; il n'étoit rien de noble & de grand dont elle ne le crüt capable, & elle le jugeoit réellement fupérieur au refte des hommes. M. Delville avoit a cet égard les mêmes efpérances; fon fils étoit non-feulement le premier objet de fon affection ,il le refpi étoit même comme 1'unique foutien de fon nom & le dernier rejetton d'une ancienne familie. II le confultoit fur toutes fes affaires, parloit delui d'une maniere diftinguée, & auroit voulu que tout le monde eüt eu pour lui le refpect&l'admiration dont il le jugeoit digne. Delville, dans fa conduite envers fon pere, imitoit celle de fa mere, en ne contrariantjamais fes volontés dès quelles lui étoient con-  ( 256 ) mies, évitant cependant de lui demander fon avis. Leur facon de penfer étoit tout -a-fait oppofée : Delville ne favoit que trop qu'en fuivant les confeils de fon pere, il faudroit qu'il exigeat des autres une attention & un refpeét que le public lui refuferoit, & qu'il feroit prefque obligé de s'abltenir de parler a tout homme dont la généalogie lui feroit inconnue. Si le devoir & Ia reconnoiffance étoient les feuls liens qui 1'attacliaffent a fon pere, il aimoit fa mere, non-feulement avec une alfeftion filiale , mais encore avec Ia plus parfaite eflime & le plus profond refpecl : il favoit auffi que fans lui la vie auroit été un fardeau pour elle; que fa tendrefie, loind'être 1'effet de la prévention, étoit uniquementfondée fur la perfuafion qu'il la méritoit, & que fi 1'indulgence maternelle 1'avoit fait naitre, ce n'étoit qu'en continuant a fe bien conduire qu'il parviendroit a empêcher qu'elle ne diminuat. Telle étoit 1'habitation dans laquelle Cécile fe trouvoit alors établie, & la feule familie avec laquelle elle paffoit fa vie; car quoiqu'elle yeüt déja féjourné trois femaines, excepté a 1'églife, elle n'avoit encore vu perfonne. II ne Jui arriva rien d'extraordinaire pendant tout ce temps-la, elle recut feulement dé Mad. Harrel une lettre pleine de lamentations fur fa vie  ( 257 ) retirée & fes chagrins; & une autre de M. Arnott, contenant le détail de 1'enterrement : de fon beau-frere; les difficultés qu'il avoit : effnyées de la part de fes créanciers , qui , avoient même faifi lecadavre; les fommes qu'il n'avoit pu refufer aux follicitations des plus ; pauvres & des plus malheureux d'entre ceux ! que fon beau-frere n'avoit point payés. II finif: foit par des vceux ardents pour la félicité de Cécile , & en 1'affurant qu'il avoit perdu fa ■ fienne pour jamais, puifqu'il étoit privé de i fa préfence. Elle fit une réponfe trés - affectueufe a Mad. Harrel, lui promettant que : lorfqu'elle feroit fa maitreffe , elle iroit ellei même la chercher pour la conduire dans fa j maifon de la Province de Suffolk. Quant a , M. Arnott, elle fe contenta de la charger de I fes compliments pour lui. Elle auroit voulu i faire davantage en fa faveur; mais elle crai; gnit de donner Ie moindre encouragement a : une paffion férieufe, dont elle appréhendoit i les fuites. CHAP1TRE IV. Une êtourderie. L e chateau parut bientót plus vivant par l'ar-> rivée de Milady Honora Pemberton, qui vint pafier un mois avec Mad. Delville.  C 258 ) Cécile n'eut plus de loifir, car Milady lui laiffoit a peine un moment; elle auroit voulu 1'avoir toujours a fes cótés, exigeoit qu'elle fe promenat, ferepofat, travaillat & cbantat avec elle. Tout ce qu'elle faifoit, elle infiftoit pour que Cécile le fit auffi; elle 1'accompagnoit par-tout oü elle alloit, & Mad. Delville *qui 1'aimoit, quoiqu'elle fouffrït impaiiemment fes défauts, étoit charmée de cette intimité, qu'elle encourageoit, dans 1'efpérance qu'elle ne pourroit qu'être utile è fa parente. Milady n'avoit cependant pas concu beaucoup d'affeciion pour Cécile : au contraire, fi on lui avoit dit qu'elle ne la reverroit plus, elle 1'auroit entendu avec le même fang-froid que fi elle avoit appris qu'elle Ia rencontreroit txius les jours: elle n'avoit d'autre raifon pour s'attacher a Cécile, que celle de n'avoir rien de mieux a faire; elle n'avoit d'autre goütpour fa fociété, que celui qui réfultoit de fou averfion pour la folitude. Milady avoit été élevée comme le font les jeunes perfonnes de fa condition; fes progrès avoient été précifcment tels qu'ils devoient 1'êtrepour qu'elle füt comme toutes celles qui paffent pour être a la mode & du bon ton. Elk chantoit un peu, touchoit du claveffiii, peignoit, travailloit un peu, & danfoit b aucoup. Elle avoit cie l'efprit & des talents naturels, quoiqu'ils n'euflent guere été cultivés;  ( 259 ) elle manquoit abfolument de jugement & de prudence : elle s'embarraffoit très-peu de déplaire, étoit fort indifférente fur tout ce qu'on pouvoit penfer d'elle : fon feul plaifir étoit d'étonner par fon babil; &, que cet étonnement lui füt avantageux ou préjudiciable, c'efl a quoi elle ne fe donnoit pas la peine de réfléchir un inftant. -Un caraétere auffi léger étoit peu propre a infpirer de 1'eftime ou de la confidération a Cécile, qui, dans toute autre époque de fa vie, auroit été fatiguée de fon obftination a ne pas la quitter; mais dans 1'état d'incertitude oü étoit maintenant fon efprit , Pétourderie de Milady fervit a 1'amufer. Elle ne pouvoit cependant pas s'empêcher d'être bleffée , en i voyant que la conduite de Delville étoit exactement la même avec 1'une & avec 1'autre, au i point qu'un obfervateur ordinaire auroit eu i peine a décider laquelle des deux il préféroir. Huit jours après l'arrivée de Milady au chaI: teau, elle accourut un matin dans la chambre | de Cécile, en lui difant qu'elle avoit d'agréables nouvelles a lui apprendre. Charmant préliminaire ! s'écria Cécile, je ' vous prie de me les dire. Eh bien, Mylord Derfort va arriver! II faut que les événements foient extrêmement rares, s'écria Cécile, fi c'eft la votre meilleure nouvelle. -  C 260 ) Elle eft auffi bonne qu'une autre, & cela vaut encore mieux que d'aller fe coucher après avoir pafte la foirée en familie. J'ai quelquefois tant de peiiie a me tenir éveillée, que j'ai des frayeurs mortelles qu'en m'endormant touta-coup je ne les fache. A préfent, dites-moi franchement la vérité, ne trouvez-vous pas cela terrible? Non, rien ne me paroit twrible avec Mad. Delville. Oh i je goöte auffi Mad. Delville par-deffus tout; car je la crois la plus habile femme qu'il y ait au monde. Je fais pourtant bien qu'elle ne fe foucie pas trop de moi, par conféquenti! eft irnpoffible que j'en fois bien éprife. D'ailleurs , quand je Padmirerois encore plus, je craindrois toujours l'ennui de ne voir qu'elle. Elle ne fort jamais, comme vous favez, & n'a jamais compagnie chtz elle, ce qui eft très-défagréable; ce genre de vie fait que Pon eft bientót las les uns des autres. Vous faurez que c'eft une des grandes raifons pour laquelle mon pere eft enchanté que je vienne ici ; il a des idéés & une facon de penfer très-fingulieres, malgré les peines que je me donne pour 1'en faire changer. Je fuis toujours bien contente quand cette vifite eft finie; car je fuis obigée d'y venir une fois toutes les années. Je ne parle pas de celle-ci, paree que votre préfence la rend très-fupportable.  C atfi ) Vous me faites beaucoup d'honneur, répondit Cécile en riant. Lorfque Mylord Derfort arrivera, les chofes n'en iront fürement que mieux; du moins ce fera un nouvel objet, & vous faurez que mes yeux fe fatiguent extrêinement de voir toujours la même chofe. Nous pourrons auffi lui demander les nouvelles du jour, & cela mettra Mad. Delville en colere : ce qui nous redonnera un peu de vie. Je fais d'avance que nous ne tirerons pas la moindre chofe de lui; car il ignore abfolument ce qui fe paffe dans le monde,, & il n'y a, je vous affure, pas grand mal a cela. Qnand il le fauroit, il auroit toutes les peines du monde a Ie conter; il eft fi niais. Cela n'empêchera pas que je ne Ie queflionne fur tout ce qui me pafiera par Ia tête; moins il pourra répondre, plus il fera embarraffé; & j'aime furieufement a tourmenter un fot, paree qu'il eft incapable de me rendre la pareille... A préfent que j'y penfe , je devrois, puifque c'eft un de vos adorateurs, vous faire mes excufes. Oh , je vous prie, ne vous eênez pas pour moi! Je confens volontiers que vous en difiez tout ce que vous voudrez. Je vous affure donc que Mylord Ernolf eft celui des deux que j'aime le mieux ; il a mille fois plus de bon fens que fon fils, & en vérité il ne me paroit pas beaucoup plus  ( 2Ö2 ) laid. J'avoue que je fuis trsè-étonnée que vous refufiez de 1'époufer, malgré tout cela; car vous auriez fait exactement de lui tout ce que vous auriez voulu : ce qui n'auroit pas laiffé d'être affez agréable. Lorfque j'aurai befoin d'un pupille , répondit Cécile , ce fera pour lui une excellente recommandation; mais fije me mariois, j'aimerois encore mieux un tuteur. Je ne penfe certainement pas de même, s'écria Milady négligeamment; car je n'ai déja eu que trop de tuteurs : & ce que je connois Ie mieux du mariage, eft qu'il nous en débarraffe. J'imagine que vous penfez de même; tout ce que vous en dites n'eft que pour la forme. Oh, que ma fceur Eupbrafie vous adoreroit!... Je vous prie , êtes-vous toujours auffi férieufe que vous 1'êtes a préfent? Non... oui... a peine le fais je. J'imagine que c'eft ce trifte chateau qui vous met la tête a 1'envers. Je me rappelle que lorfque je vous vis a ia place de Sr. James, vous me parütes trés - gaie ; mais réellement, ces épaiffesmuraillesfóntcapables d'infpirerdesvapeurs noires, n'en eüt-on jamais eu auparavant. II ne me paroit pas, Milady, qu'elles aient eu de triftes fuites pour vous. Oh! pardonnez-moi; fi Euphrafie étoit ici, a peine me reconnoltroit-elle; le manque de goftt & de récréation dans toute Ia familie eft  C ^3 ) on ne peut pas plus trifte; car fi, par unheureux hafard, onapprendune nouvelle ,a peine Mad. Delville permet-elle qu'on la répete, de crainte qu'elle ne foit faufte : comme fi cela y faifoit quelque chofe! Je fuis füre qu'il me feroit fort égal qu'elle Ie füt ou ne le füt pas; elles amufent autant les unes que les autres, fi elle vouloit feulement avoir la patience de les écouter. Vous favez qu'elle eft extréme, ment févere, ainfi que toutes ces refpeclables matrones le font ordinairement; fi bien que, foit que je Ie veuille ou ne le veuille pas, elle m'infpire toujours une forte de gêne. Mais tout cela, comparé a fon cher époux, n'eft encore rien. C'eft lui qui eft tout-a-fait infupportable, fi grave, fi ftupide, fi majeftueux, fi ennuyeux! Mortimer devient auffi tous les jours pis. Oh! c'eft une finguliere familie, j'ofe aflurer qu'il deviendra bientót auffi défagréable que fon pere. Ne le croyez-vous pas? Mais, réellement... non. .. II me parott qu'ils n'ont pas grande refiemblance, dit Cécile après avoir un peu héfité. C'eft bien Ia créature la plus changée, continua Milady, que j'aie jamais vue. Une fois il m'a paru le plus aimable jeune homme du monde. Si vous y prenez garde, cela eft touta-fait paffé , & il devient auffi fot & aufii trifte que les autres. Je voudrois bien que vous eufllez été ici 1'hyver deraier; je vous  C «*4 ) affure que vous en auriez été amoureufe, Vouslecroyez? lui répartit Cécile en riant. Oui; il étoit charmant, tout efprit & gaieté. En vérité, fi ce n'étoit pour vous, je crois que je ferois en forte de m'égarer; & au-lieu de palier ce vieux pont-levis, je me jetterois dans le foffé. Je voudroigqu'Euphrafie füt ici. Ceft jufiement un endroit tel qu'il lui faudroit. Elle fe croiroit dans un couvent auffitót qu'elle y arriveroit, & rien ne la rendroit fi heureufe; elle fouhaite de tout fon cceur d'être Religieufe; pauvre innocente! Y a-t-il quelque apparence que Milady Euphrafie vienne? Oh! non; elle ne le peut pas a préfent, paree que cela ne conviendroit pas; mais je me propofe, fi elle époufe jamais Mortimer... Si elle 1'époufe jamais? répartit Cécile confternée. Je crois , ma chere, s'écria Milady en la fixant avec malice, que vous avez vous-même quel qu'en vie de 1'époufer. Moi? non, en vérité. Vous avez pourtant l'air tout-a-fait coupable, s'écria-t-elle en riant; & réellement, lorfque vous êtes venue ici, tout le monde a cru que c'étoit une affaire arrangée. N'avez-vous pashonte, Milady? dit Cécile rougiflant de nouveau. Ce n'eft qu'une imagination de votre part, une pure invention. Non,  " ( 265 ) Non, je vous affure : cela m'eft revenu de, i plufieurs córés; tout le monde penfe que voi tre fortune feroit bien propre a réparer ces vieilles murailles & ces fortifications délabrées. D'autres affurent que M. Harrel vous avoit vendue a M. Marriot; & que fi vous époufiez Mortimer, vous efl'uyeriez un procés qui abforberoit plus de la moitié de votre i bien. II y en a même qui prétendent que vous avez promis votre main au Chevalier Floyer, & qu'ayant appris que fes poffeffions étoient i hypotbéquées, vous vous en étiez repentie, i & qu'il avoit dit publiquement que tout homme qui auroit la hardiefle de vóus rechercher m mariage auroit a faire a lui. Quelques-uns i ont été jufqu'a affurer qu'il y avoit déja du temps que vous aviez époufé fecretement M. Arnott, qui n'ofoit pas 1'avouer, paree qu'il craignoit que le Baronnet ne le forcat a fe battre. Voila, s'écria Cécile avec un ris forcé, de fingulieres inventions! & qui n'ont, fans doute, d'autre fondement que votre crédulité. Non , en vérité, toute la ville en eft imbue. Mais ne faites nulle attention a ce que je i vous ai dit relativement a Euphrafie; peut: «tre ce mariage ne s'effectuera-t-il jamais. Peut-être, dit Cécile enchantée de voir que : -cette prétendue alliance pourroit fort bien n'ai voir rien de réel, n'en a—t-il jamais été quefiion. Terne 111. M  C 266 ) Pardonnez-moi; il fe négocie a préfent, a ce que je crois, entre les hautes puilfances contra&antes; la feule chofe que M. Delville ignore encore, c'eft la dot d'Eupbrafie; il ne fait pas fi elle fera telle que fa fituation le requerroit. Ah! penfa Cécile, que j'ai lieu d'être fatiffaite que Pindépendance dont je jouis empêche qu'on n'ait le droit de me mettre ainfi a 1'enchere, & de difpofer de moi pour la vie! On avoit une fois penfé a moi pour Mortimer , continua Milady : je fuis enchantée qu'il n'en foit plus quefiion ; car je n'aurois jamais pu me confiner dans ce trifte manoir, qui convient beaucoup mieux a Euphrafie. Pour vous dire le vrai, je crois qu'on ne peut pas ramaffer affez d'argent; mais ma fceur a du bien qui lui appartient en propre , & dont elle a héiité. Omre celui que nous aurons en commun, ma grand'mere lui a légué tout ce dont elle a pu difpofer. Milady Euphrafie eft-elle votre ainée? Oh! non; pauvre petite, elle a deux ans de moins que moi. Ma grand'maman 1'a élevée, & elle ne connolt point le monde ; elle n'a pas encore été préfentée : ainfi elle n'eft point fortie de fa coquille, & ne fe montrera que 1'année prochaine. Elle^a pourtant vu une fois Mortimer, qui ne lui a point plu du tour.  ( 267 ) II ne lui a point plu ! s'écria Cécile trèsétonnée. Non, il lui a paru trop enjoué... Oh! ma chere, que je voudrois qu'elle le vit a préfent ! J'imagine qu'elle le trouveroit affez trifte. C'efl la petite perfonne la plus grave & la plus méthodique que vous ayez jamais vuet éile prêchera quelquefois une demi-heure de fuite. Ma grand'maman ne lui a jamais appris qu'a dire fes prieres; de forte que, dès qu'on parle d'autre chofe que de dévofion , elle croit qu'on commet un pêché. La converfation ceffa pour alkr s'habiller avant le diner. Cécile, très-inquiete, ne favoit que penfer de ce qu'elle venoit d'entendre. Ce qui la mortifioit le plus, c'eft que Mil.lay Honora s'étoit appercue de fon émotion. La première fois qu'elle fe trouva feule avec Mad. Delville : Mifs Beverley, lui dit celleci, votre petite babillarde vous a-t-elle annoncé celui que nous sttendions? Eit-ce de Mylord Derfort, Madame, dont vous voulez parler ? Oui: il vient avec fon pere; feriez-vous fachéé de les voir ? Non, fi, comme je I'efpere, ils viennent Eniquement pour vous rendre leurs devoirs, ainfi qu'a M. Delville. M. Delville & moi, répondit-elle en fou« M ij  ( 268 ) riant, aurons eertainement 1'honneur de les recevoir. Mylord Ernolf, reprit Cécile , ne fauroit jamais fuppofer que fa vifite puiife me faire changer. Je me fris expliquée très-clairement avec lui, & il a paru aufli raifonnable que poli, en ceffant abfolument de m'importuner. On a cependant affez généralement cru dans le public, dit Mad. Delville, que vous étiez étrangement gênée par M. Harrel. II ne feroit donc pas irnpoffible que Mylord fe flattat que Ie changement arrivé dans votre fituation en produiflt aufli en fa faveur. Je ferois fachée qu'il Ie penfat, reprit Cécile ; car il verroit bientót qu'il fe feroit trompé. Vous avez raifon, très-raifon, s'écria Mad. Delville, d'être diflicile dans votre choix, & de prendre tout le temps néceflaire pour vous bien confulter avant de vous décider. Je vous ai épargné toute quefiion a ce fujet, de peur que vous n'eufliez de la répugnance a y répondre. Mais acluellement que je prends un trop vif intérêt a votre félicité pour ne pas chercher a connoltre vos intentions , permettez que je vous demande quelques éclairciifements. Cécile y confentit fans héfiter, mais en rougiffant. Dites-moi donc, parmi le grand nombre de  C »«9 ) fbupirants qui ont groifi votre cceur, n'en eftii aucun que vous ayez diftingué, & que vous ayez eu intention de préférer? Aucun, Madame. Et parmi cette quantité, n'en efl-il aucun que vous comptiez diftinguer par !a fuite ? Ah ! Madame , répartit Cécile , quelque nombreux qu'ils foient, j'ai peu de raifon d'en être vaine; il n'y en a qu'un feul qui, ja crois, me feroit refté attaché après la perte de ma fortune. Je crois même que c'eüt été pour lui un motif de plus pour penfer a moi. Cette fincérité , s'écria Mad. Delville, elt précifément ce que j'attendois de vous. II y en a donc un? Je le crois, & c'eft le digne M. Arnott. Je ferois bien trompée, fi fon penchant pour moi n'étoit pas défintéreffé ; je defirerois prefque.... Quoi, ma chere amie? D'en être plus reconnoiffante, & de pouvoir le payer de retour. Et vous ne pouvez?... Non : j'eltime fincérement fes bonnes qualités. Si par une fatale nécelïïté je me trouvois forcée a donner la main a l'un de ceux qui ont daigné me rechercher, je n'héfiterois pas un inftant a lui témoigner ma reconnoiffance; & cependant, pour quelque temps au M iij  ( *7° ) moins, une pareille preuve de gratitude me rendroit très-malheureufe. Vous pouvez peut-être penfer ainfi dans ce moment, repliqua Mad, Delville; mais avec des fenthnents fi décidés en fa faveur, vous viendrez vraifemblablement par la fuite a le plaindre... & finirez par lui donner la main. Non , réellement, Madame. Je ne prétends point, je 1'avoue, vous ouvrir tout-afait mon cceur... J'ignore fi vous auriez la patience d'entendre jufqu'au bout un détail li peu intéreffant; mais s'il y a des chofes que je m'abfiiens de vous dire , il n'en eft point que je voulufle déguifer. Je vous crois, s'écria Mad. Delville en 1'emferaflant, d'autant plus volontiers que non.feulement parmi vos amants reconnus, mais même parmi Ie refte des hommes, j'en connois a peine un feul qui me paroifle digne de vous pofféder. Ah ! penfa Cécile, que fignifie cet apeine? & qui prétend-elle excepter? Pour roériter votre confiance, ajouta-t-elle, je neja folliciterai point par de nou velles queftions; j'attendrai de vous-même 1'aveu de vos fentiments ; & je vous connois alfez pour être perfuadée que vous ne ferez aucune démarche importante fans me confulter. La reconnoiflance de Cécile pour tant de délicatefie penfa lui arracher fon fecret; mais  ( 2"1 ) elle craignit qu'un pareil aveu n'eüt l'air de chercher a engager Mad. Delville a favorifer fes vues, dans la feule affaire ou Cécile ellemême auroit dédaigné d'employer les follicitations de cette Dame. Elle fe contenta donc de la remercier de fa bonté, & Ia converfation finit. Elle auroit bien defiré favoir fi ces queflions n'étoient que 1'effct d'une curiofité infpirée par 1'amitié, ou fi quelque motif plus preffant avoit porté Mad. Deiville a vouloir s'infiruire fi elle étoit libre encore, ou déja engagée. Mais elle fe vit forcée d'attendre tranquillement que le temps éclaircit fes doutes. CHAPITRE V. Un orage. Peu de temps après, c'efl-a-dire a la fin de Juillet, Milady & Cécile étant un foir forties affez tard pour fe promener, trouverent le temps fi beau, qu'elles s'éloignerent a prés de deux milles du chuteau, quoique toujours dans le pare. Elles furent rencontrées par le jeune Delville, qui fe contenta de leur faire obferver qu'elles s'étoient trop écartées, & continua fon chemin. II devient tout-a-fait infupportable ! s'écria Milady lorfqu'elles 1'eurent perdu de vue; il M iv  ( 272 ) eft réellement trifte de voi? un jeune homtne reflembler a un vieux anachorete. Je ne ferois point étonnée qu'au bout de buit jours il re* fufat même de nous óter fon chapeau ; & une femaine après, j'imagine qu'il fe confinera dans «ne des tourelies du chateau, fe fera rafer la tête, vivra de raciues , & hurlera dès que quelqu'un voudra 1'approcher. Je fuis prefque furprife qu'il permette a fon chien Fidele de te fuivre, & qu'il ne fe reproche pas cette jouilfance mondaine. Je parie qu'il le tuera quelque jour, pour avoir aboyé pendant un de fes accès de méditation. II faut qu'il ait quelque chofe qui 1'inquiete & le chagrine. Peut-être elt il arnoureux. Ne pourroit il pas y avoir d'autre caufe que celle-Ia ? s'écria Cécile. Non, je n'en fache pas d'autre; mais s'it Pefl, fa maltrelfe a peu de fujet d'être jaloufede vous ou de moi; car je ne crois pas que deux pauvres Demoifelles ayent jamais été fi délaiflées. La malice la plus raffinée auroit eu peine a inventer un raifonnement plus mortifiant pour Cécile que 1'étoit cette faillie accidentelle de Milady Honora : mais les plaifanteries qu'elle avoit précédemment effuyées de fa part 1'avoient mife fur fes gardes; elle lui répondit d'un air indifférent: Peut-être eft-il occupé de Milady Euphrafie,  (m) Oh! non, s'écria-t-elle; car lorfqu'il 1'a vue il n'y a pas fait Ia moindre attention, & je fuis füre que s'il l'époufe, ce ne fera que paree qu'il ne pourra faire autrement. Pauvre Milady Euphrafie ! Oh ! non, elle n'eft point du tout a plaindre;il lui dira deux ou trois honnêtetés, & cela fuffira pour la contenter, fur-tout s'il la fixe auffi triftement que nous : & cela lui fera d'autant plus facile", qu'il fe fouciera peu de la regarder du tour. Mais elle eft fi finguliérement romanefque, qu'elle ne s'en doutera feulement pas. Ici elles furent allarmées en voyant le ciel s'obfcurcir tout-a-coup; & au bruit du tonnerr» qui commencoit a fe faire entendre , elles retournerent fur leurs pas & commencoient a courir pour regagner le chateau, lorfqu'une forte pluie les obligea de fe mettre a 1'abri fous un grand arbre, oü Delville les joignit bientót après pour leur offrir fon fecours : les éclairs & Ie tonnerre continuant, il les pria de fe mettre en marche malgré la pluie, paree que leur fituation préfente les expofoit a un plus grand danger que celui d'avoir leur chapeau & leur manteau mouillé. Cécile y confentit volontiers; mais Milady Ilonora, très-effrayée, protefta qu'elle ne bougeroit pas que 1'orage ne füt paffe. Ce fut en vain qu'il entreprit de lui démontrer qu'ejle M v  C 274 ) avoit tort en fe croyant en füreté fous un ar, bre. Elle fe tenoit collée contre le tronc; a chaque éclair elle pouffoit des cris pedants, la crainte avoit fait difparoiire toute fa gaieté. Delville pour lors propofa férieufement a Cécile de la condnire feule au chateau, & de revenir enfuite chercher Milady; mais elle crut ne pouvoir abandonner fa compagne, & refufa fes olfres. Ils attendirent donc encore quelque temps tous les trois; mais la tempête, loin de s'appaifer, devenant toujours plus violente, les coups de tonnerre plus forts & plus fréquents, Delville s'impatienta ; & révolté de l'opiniacreté de Milady, il lui en fit voir Te danger & Ia fottife. Le moment préfent étojt peu propre a lui faire goüter des raifonnements philofophiques; lespréjugés qu'on ne lui avoit jamais appris a furmonter lui faifoient croire qu'elle fe trouvoit en lieu de füreté, & elle étoit trop agitée pour entendre raifon. Voyant qu'il étoit irnpoffible de 1'en faire fortir, Delville dit vivement a Cécile : Venez donc, Mifs Beverley, netardons plus, je vais vous conduire au chateau, & je reviendrai chercher Milady. Non, non, repliqua-1-elle, ma vie n'eft pas plus précieufe qu'une dès vótres, & il eft naturel que je coure les mêmes dangers que vous. Elle eft bien plus précieufe, s'écrja-t-i! avec  C 275 ) vïvacité, que l'air que je refpire ! Et lui prenant la main, il la mit fous fon bras, & fans attendre fon confentement, il 1'entraina prefque malgré elle, lui difant tout en courant : Comment Texiftence de Milady Pemberton pourroit-elle réparer la perte d'une perfonne telle que Mifs Beverley ? Rien de fi facile que de trouver mille femmescomme Milady; mais, Mifs Beverley.... oü en exifle-t-il une feconde ? Cécile, furprife & enchantée , ne pouvoit parler; la force avec laquelle ils couroient lui faifant prefque perdre Ia refpiration , avant qu'ils fuffent prés du cMteau, ils ralentirent un peu leur pas ; elle avoua que fes forces étoient épuifées, & qu'il ne lui étoit plus poflible de continuer a marcher aufli vite. Arrêtons, & repofons-nous donc, s'écriat-il; mais pourquoi refufez-vous de vous appuyer fur moi ? Ce moment doit bannir tout fcrupule, & il eft irnpoffible que Mifs Beverley en concoive jamais de vains. Cécile a ces mots, foit par honte, foit paj laflitude , s'appuya fur fon bras, & Delville le paflant doucement avec une émotiou qu'il ne pouvoit plus réprimer, s'écria : Fardeau charmant, ah, ne m'abandonnez jamais! Cécile reprit alors toutes fes forces, & retira promptement fa main de defföus fon bras; il la laiffa fe dégager, & lui dit en héfitant: M vj  C 276 ) Parcfontiez - moi, Cécile... Madame... Mifs Beverley, veux-je dire. Sans lui répondre, Cécile cominuoit a mareher feule aufli vtte qu'il lui étoit poflible; & Delville, fans ofer s'y oppofer, la fuivoit en filence. A peine avoient-ils fait ainfi quelques pas, qu'il tomba tout-a-coup une grande quantité de grêle j & le vent, qui étoit trés-fort, leur foufflantau vifage, obligea Cécile de s'arrêter plufieurs fois, malgré tous i'es efforts qu'elle fit pour avancer. Delville s'approchant alors» d'elle, lui propofa de fe refugier de nouveau fous un arbre, les éclairs & le tonnerre étant tbfolument ceffés, & d'y attendre que la grêle eüt un peu diminué. Quoique Cécile n'eüt jamais été moins difpofée a 1'obliger , elle fe trouvoit fi incommodée de la violence de l'orage, qu'elle fut obligée d'y confentir. Chaque inflant lui paroiffoit un fiecle, St cependant la grêle & Ie vent ne finiffbienE point. lis gardoient la filence l'un & 1'autre. Tous deux, quoiqu'éprouvant des fenfations drfférentes, étoient égaleanent affligés de ce contre -temps. Delville avoit eu foin de fe placer, du cóté" on le vent foufïïoit avec le plus de furie ; mais appercevant que malgré tous les efforts pour Ten préferver, quelques grains de grêle étoient tombés fur le manteau de Cécile , il óta alors  ( 277 ) fon chapeau, & le tint de facon a Ia garantir mieux. II fut irnpoffible a Cécile d'être plus longtemps infenfible a fes foins ; & fe tournant-" tout-a-coup vers lui, elle lui dit : Pourquoi cela, M. Delville? Que ne ferois-je pas, répartit-il, pour obtenir mon pardon de Mifs Beverley? Eh bien, eh bien, je vous prie, remettte votre chapeau. Me 1'ordonnez-vous? Non, certainement; mais je Ie fouhaite. Ah! s'écria-t-il en fe couvrant, quels commandements auroient jamais autant de pouvoir fur moi que vos fimples defirs? Après une nouvelle paufe, il ajouta : Me pardonnez-vous? Cécile, honteufe de Ia caufe de leur brouilierie, & fléchie par le férieux de fa demande-, lui répondit fans héfiter : Oui, oui... Pourquoi me rappellez-vous pareilles folies? Que vous êtes bonne I s'écria-t-il vivement en lui reprenant la main. Ah, Mifs Beverley!... que n'ai-je la force! Pourquoi m'efiil abfolument irnpoffible?... Si ma fituation malheureufe permettoit... Je m'appercois, répartit-elle très-agitée, & retirant fa main, que vous voulez me prouver pour une autre fois combien on doit redouter le mauvais temps.  ( a7S ) Et elle s'empreffa a quitter Parbre. Delville, voyant un domeflique s'approcher avec un parapluie, courut le prendre, & lui indiquant ie lieu oü étoit Milady, il lui ordonna d'alIer la joindre. Après quoi , retournant a Cécile, il vou* loit le tenir fur fa tête; mais elle le lui óta d'un air de dépit & s'en chargea elle-même. Ne voulez-vous pas me permettre de vous épargner cette peine? Non, Monfieur, cela n'eft pas néceffaire; & ils continuerent a avancer fans rien dire. E'orage ne tarda pas a fe dilfiper entiérement : mais il commencoit a faire nuit; & comme en courant ils s'étoient éloignés du chemin, afin d'arriver plutót en prenant en droite ligne, la hauteur des herbes les empêchoit de marcher, & le terrein étoit fi inégal & fi gliffant, que Cécile eut toutes les peines du monde de s'empêcher detomber. Elle perfifta obftinément a refufer les fecours de Delville , qui fe tenoit a fes cótés & paroiffoit craindre de fe montrer trop importun. Ils arriverent enfin a un paffage que Cécile tacha vainement de traverfer : Deville fe montra encore plus empreffé a lui offrir fes fervices. Conftante cependant a refufer fes fecours , elle aima mieux faire un grand détour pour gagner une autre partie du pare qui conduifoit au cbiteau. Deiville, auffi affligé que  ( 279 ) mortifré, prit le parti de ne plus chercher a lui être utile, & la fuivit fans prononcer un feul mot. Quoique Cécile ne fut pas, a beaucoup i prés, auffi irritée qu'elle affedloit de le paroltre, elle crut néceflaire de lui témoigner qu'elle : étoit piquée de 1'inconféquence de fa conduti te, & qu'il étoit convenable de ne pas fouffrir, fans en témoigner fon mécontentemenr-, de pareils tranfports de la part d'un homme i qui s'étoit fait une loi d'ufer avec elle de la plus ; grande retenue. lis arriverent alors au chateau; & prenant i un fentier détourné, ils fe trouverent dans ! une petite allée baffe & étroite, oü le para| pluie avoit peine a palier. Delville de nouveau, i & prefque involontairement, voulut aller a i' fon fecours; mais elle lacba le reffort pour le i fermer, en difant qu'elle n'en avoit plus befoin. II prit alors les devants pour ouvrir une : petite porte qui conduifoit , par une autre : longue allée , dans la falie des domeftiques; I mais entendant ceux-ci qui s'avancoient, il s'y : arrêta un moment, & lui dit, du ton du monde le plus humble : Je fuis au défefpoir de vous I avoir offenfée ; mais s'il étoit poflible que vous ; connuffi z une parue de mes foufFrances, vous I êtes trop généreufe pour contiuuer a me trai' ter avec tant de févérité. Ouvrant enfuite, il  ( 280 ) lm' fit une profonde révérence, & s'en alla par 1'autre cóté. Cécile fe trouva alors entourée de domeftiques; mais elle étoit fi furprife des dernieres paroles de Delville , qui changeoient fa colere en trifteffc , qu'elle entendit a peine ce qu'ils lui dirent, & fut encore moins ce qu'elle leur répondoit , quoique tous, d'une voix, lui demandaffent ce qu'étoit devenue Milady, & oü ils devoient 1'aller chercher. Mad. Delville vint a fon tour, lui propofa de fe mettre tout de fuite au lit, & de prendre un peu de vin chaud. Elle accepta la propofition : Confufe & déconcertée de ce qui venoit de fe paffer, elle fe fentoit incapable de foutenir la moindre converfation. Son embarras & fa dillraétion furent attrïbués a la lalïïtude & a 1'efFroi, & Mad. Delville, ayant aidé a la coucher, fut rendre le même fervice a Milady qui arriva au même moment. Reftée enfin feule, elle réfiéchit fur les aventures de la foirée, & fur la conduite de Delville depuis qu'elle le connoifibit. II ne lui paroiffoit plus poflible de douter qu'il ne Faimat fincérement. Toutes les fois qu'il agiffoit avec réflexion, il avoit l'air froid & réfervé; mais a 1'inftant oü quelque furprife, que'que accident le mettoit hors de fes gardes, il manifeftoit toujours pour elle 1'attachement le plus vif & le plus flatteur.  ( a8i ) Cette inclination n'étoit au refte pas plus évidente que le defir qu'il avoit de la cacher & de la vaincre ; il paroiffoit même redouter jufqu'a fa vue, & s'être impofé la néceffité d'éviter toute converfation avec elle. D'oü cela pouvoit-il venir ? Quelle étrange & impénétrable raifon pouvoit exiger une conduite aufli myftérieufe? A la vérité, il ue favoit pas qu'elle defiroit qu'il en tint une différente; mais il ne pouvoit ignorer qu'il n'eüt autant de droit qu'un autre a chercher a lui plaire. L'obftacle qui le retenoit auroit-il été la claufe du teftament de fon oncle, par laquelle il exigeoit que celui qui 1'épouferoit prit fon nom ? Cette condition lui paroiffoit a ellemême affez défagréable; & cependant elle étoit fi ordinaire dans les cas oü il étoit quefiion d'une héritiere, qu'elle ne pouvoit 1'emporter fur les avantages d'une pareille alliance. Elle fe rappella alors d'Henriette. La lettre qu'elle avoit vue entre fes mains 1'inquiétoit: mais la couviétion qu'il n'en étoit point amoureux, jointe a la certitude que 1'intérêt feul qu'il prenoit a elle pouvoit 1'y faire penfer, diminuoit a cet égard les foupcons qu'elle avoit concus. Milady Euphrafie Pemberton rembarrafibit davantage; il lui fembloit affez probable qu'il y eüt actuelleme-nt quelque négociation fur le  C 282 ) tapis avec le Duc de Deiwent pour ce mariage. Elle croyoit avoir toutes Cortes de raifons de confidérer Mad. Delville comme fon amie , quoique cette Dame eüt le foin Ie plus (cru* puleux d'éviter toute plaifanterie fur le corapte de fon fils, dont elle ne faifoit jamais mention que dans les occafions qui n'intéreilbient point Cécile. Le pere , malgré tout ce que M. Monckton avoit pu dire de contraire, paroiffoit donc Être Ie feul obftacle; fa vanité pouvoit trouver a redire a la naiffance de Cécile, qui, quoiqu'elle n'eüt rien de méprifable, n'étoit pas illuftre , & qui, en remontant par-dela fon grand-pere, devenoit trés-ordinaire. Si telle eft néanmoins , s'écria-t-elle , fa fituation, combien n'ai-je pas eu tort de blamer fa conduite! car tandis que je 1'accufois de caprice, il n'a réellement agi que par néceflité. Si fon pere exige qu'il forme une autre alliance , fa conduite n'a-t-elle pas été honnête, prudente & équitable,en fuyant unobjet qui auroit pu le porter a la défobéiffance, & en tachant de lui laiffer ignorer un penchant que fon devoir 1'obligeoit a furmonter? Ainfi, tout ce qui lui reftoit è faire étoit de garder encore plus foigneufement que jamais fon fecret; & pui'qu'elle voyoit qu'il regardoit lui-même leur union comme impra-  ( 233 ) ticable, de tucher d'empêcber qu'il ne découvric qu'elle partageoit fes regrets. CHAPITRE V|L Un myftere. M i lady Pemberton & Cécile furent obligées , pendant deux jours , de garder le lit pourunrhume affez violent, qu'elles avoient gagné 1'une & 1'autre dans 1'orage dont nous avons parlé. Cécile, trés - contente de pouvoir , par la folitude & la réflexion, tranquillifer fes efprits & fe former unplan de conduite pour la fuite, auroit volontiers confenti a proJonger fa retraite; mais la diminution de fon rhume lui ótant tout prétexte, elle ne put fe diTpenfer de reparoltre le troifieme jour. Milady, quoique bien moins remife, ayant plus fouffert qu'elle , mais ne pouvant s'accommoder d'une plus longue retraite, voulut, quoi qu'on pftt lui dire, quitter auffi fa chambre, & la compagnie fe trouva raffetnblée a diner comme a 1'ordinaire. M. Delville, avec fa pojiteffe & fa gravité accoutumées, leur fit différentes queftions & bien des compliments fur le danger qu'elles avoient couru& fur 'e bonheur qu'elles avoient eu d'échapper, ayant toujours grand foin de s'adreffer d'abord a Milady, & enfuite avec  C =34 ) plus de réferve a Cécile. Sa femme, qui les avoit vues fouvent 1'une & 1'autre pendant leur indifpofition, n'avoit rien de nouveau a apprendre. Delville n'entra qu'après que tout le monde fut placé, & dit en peu de mots qu'il étoit charmé de revoir ces deux Demoifelles auffi bien rétablies; il fe mit auffi - tót a découper avec 1'agitation de quelqu'un qui craint de fe trouver oifif. Quoiqu'il parlat fort peu, Cécile fut frappée de fon ton mélancolique , & trouva en Ie regardant, qu'il avoit l'air extrêmement abattu. Mortimer, s'écria M. Delville, je fuis für que vous n'êtes pas bien; je ne concois pas pourquoi vous refufez de confulter quelqu'un. Si j'envoyois chercher un médecin , Monfieur, répondit Delville avec une gaieté affectée, il feroit fort embarraffé de favoir quel confeil me donner. Permettez cependant, M. Mortimer, s'écria Milady, que je vous préfente mes humbles remerciements pour la bonté que vous avez eue de me fecourir Iors du dernier orage. Je crains que les peines que vous vous êtes données a cette occafion ne vous aient rendu malade. Milady, répartit Delville en rougiffant beau8©up & affeclant de rire, vous m'aviez rendw  ( 285 ) fi polcron, que je me fuis enfui de honte de voir que vous me furpafliez en courage. Etiez-vous donc avec Milady Pemberton pendant 1'orage ? demanda Mad. Delville. Non, Madame, s'écria celle-ci; il a eu la complaifance de me laiffer feule dès qu'il a commencé. Mortimer, dit M. Delville , cela feroit - il poflible ? Oh! Milady étoit une fi vaillante héroïne, répondit Delville, qu'elle n'a voulu accepter aucun fecours; fon courage étoit fi fort audeffus du mien, qu'elle n'a pas craint, èl'abri d'un gros chêne, de braver le tonnerre. Penfez, ma chere Madame Delville, s'écria Milady, la belle idéé qu'il a de mon efprit ; imaginez qu'il prétendoit me perfuader que je courois moins de rifque au grand air qu'a 1'a. bri d'un gros arbre. Milady , repliqua Mad. Delville avec un fouris moqueur,a la première médifance que vous me forcerez d'écouter, jeprétends, pour vous punir, que vous lifiez un des petits livres de M. Newbury. On en a publié une vingtaine de pareils qui vous expliqueront ce phénomene, & cette leclure vous occuperaau l. jins aufli utilement que les contes que vous me faites. Eh bien, Madame, reprit-elle, je ne fais trop fi vous vous moquez de moi ou non;  ( a86 ) toutcequej'enai conclu, c'eft que M. Mortimer aimoit mieux un tête-a-tête avec Mifs Beverley que de refter avec moi. • II n'étoit pas avec Mifs Beverley , s'écria vivement Mad. Delville ; elle étoit feule... Je 1'ai vue moi-même au moment qu'elle eft entrée. Oui, Madame... mais ce n'étoit pas ahrs... il m'avoit quittée. .. dit Cécile , tachant, avec affez peu de fuccès, de parler de fangfroid. J'ai eu 1'honneur", s'écria Delville fur le même ton, d'accompagner Mifs Beverley jufqu'a la petite porte; & je retournois chercher Milady, lorfque je 1'ai renconyée prés du chdteau. Cela eft fort extraordinaire, Mortimer, dit M. Delville d'un air étonné, de ne fecourir Milady que la derniere. N'alkz pas prendre la chofe férieufement, Monfieur, s'écria Milady gayement; car mon intention n'a pas été de vous faire des rapports. Ici 1'on abandonna cefujet, au grand contentement de Delville & de Cécile, qui s'efforcerent l'un & 1'autre de parler fur ceux qu'on traita enfuite, afin de les rendre inteJreffants, & d'empêcher qu'on n'en revint au premier. Cette crainte une fois diffipée, Delville ne  C 287 ) dit plus grand'chofe; iüe livra a fon chagrin; il fut diftrait, troublé, inquiet, ne chercha plus a éviter Cécile : au conrraire, lorfqu'elle fe leva pour fortir de l'appartement, il parut déconcerté. Les Dames refterent toute la foirée au logis; & Delville , pour la première fois depuis leur arrivée au chateau, vint prendre le thé avec elles; il ne fe retira point après, comme a fon ordinaire; il refta, eut l'air des'occuperd'une nouvelle brochure, & parut aufli empreflé a s'entretenir avec Cécile qu'il 1'avoit été jufqu'alors a 1'éviter. Elle s'appercut avec chagrin & inquiétude de ce changement; elle ne pouvoit imaginer ce qu'il avoit a lui dire : mais tout ce qui précédoit lui annoncoit que ce ne feroit rien d'agréable; & autanr elle avoit defiré une explication lorfque Ie moment, fi long-temps attendu, fembloit arrivé, autant les préfages facheux qu'el'e appercevoit chez Delville retardoient fon impatience & diminuoient fa curiofité. Elle s'affligeoit d'habiter la même maifon que lui, oü tous ceux qui y demeuroient, depuis fon pere jufqu'au dernier des domeftiques, s'étoient empreffés a 1'envi de manifefter le cas qu'ils faifoient de Delville, & avoient concouru, quoiqu'imperceptiblement, a augmenter le penchant qu'elle avoit pour lui, dans le temps que fes doutes fe trouvoientdiflipés,  ( a88 ) & qu'elle étoit pleinement convaincue qu'un obftacle fatal s'oppofoit a leur mariage. Son unique étude fut alors de s'armer d'affez de force pour pouvoir entendte cet aveu avec tranquillité; mais fi, lorfqu'elle étoit feule, cette explication lui fembloit préférable a 1'incertitude, toutes les fois que Delville paroiffoit, fon courage 1'abandonnoit; & fi elle ne pouvoit retenir Milady Pemberton dans I'appartement,elle la fuivoit involontairement. Quatre ou cinq jours fe pafferent de cette maniere, pendant lefquels la fanté de Delville parut foulfrir de la fituation pénible de fon efprit; & quoiqu'il refulat de convenir qu'il ne fe portoit pas bien, tout le monde ne voyoit que trop qu'il étoit malade. Plufieurs fois M. Delville le preffa de confulter; mais il s'efforcoit de paroitre mieux-, dès qu'on lui propofoit un médecin. Mad. Delville devint auffi inquiete a fon tour ; fes queflions furent plus preffantes, mais elles n'eurent pas plus de fuccès; toutes les attaques de cette nature étoient fuivies,de la part de Delville, d'une prétendue gayeté, qui, quoique feinte, fervoit pour le moment a terminer tous les raifonnements a cet égard. JVlad. Delville ne s'en laiffbit cependant pas irnpofër; elle obfervoit continuellement fon fils, & paroiffoit n'être pas moins agitée que lui même. L'embarras  ( 289 ) L'embarras de Cécile augruentoit a chaque inftant, & Ia difficulté de le cacher devenoit de plus en plus pénible; elle s'accufoit d'être la caufe de la mélancolie du fils, & cette idéé lui donnoit un air coupable en préfenee de la mere. L'explication a laquelle elle s'attendoit la mena^oit de nouveaux chagrins, & elle ne put jamais acquérir la force néceffaire pour la loutenir: fon cceur fe trouvoit actuelleraent opprelfé; la crainte & fincertitude 1'affiégeoient continuéllement; elle avoit perdu Ie fommeil, •& fon enjouement 1'abandonnoit. A cette époque, le Comte Ernolf & fon fils Mylord Derfort arriverent. Cécile , qui avoit d'abord vu ce voyage avec peine, étoit aétuellement charmée de leur préfenee, paree qu'ils divifoient 1'attention de Mad. Delville, qu'elle craignoit n'être pas uniquement dirigde fur fon fils, & qu'ils la déchargeoient d'une partie de 1'étourderie & des confidences de Milady Pemberton. Leur furprife, a la vue de l'air malade de Delville, & ce qu'ils en dirent, frapperent Cécile & fa mere encore plus que leurs propres craintes. Cécile fe reprocha févérement d'avoir différé jufqu'alors 1'entrevue qu'il demandoit, ne doutant pas que ce délai n'eüt contribué a fon indifpofition, en lui refufant Ie foulagement qu'il auroit pu fe promettre d'une pareille explication. Terne III. N  ( a9o ) Quelque trifte que füt cette idéé, c'étoitencore un motif propre a vaincre fa répugnance & a la décider a ne pas éviter plus longtemps ce qu'il lui paroiflbit nécelfaire de permettre. Lorlque les raifonneurs les plus profonds fe trouvent en mêmeaemps calüiftes fcrupuleux, il arrivé fouvent qu'ils fe décidentavec une lenteur qui fait que leur réfolution ne produit aucun effet. Tel fut le cas de Cécile : le même matin qu'elle delcendit préparée a recevoir courageufement le coup dont elle croyoit être meuacée, Delville, qui depuis 1'arrivée des deux Lords s'étoit toujours trouvé au déjeüné général, avoua qu'il étoit enrhumé & avoit un grand mal de tête. Eüt-il en mêmetemps déclaré avoir la fievre & une pleuréfie, Fallarme n'eüt pas été plus vive dans toute la maifon. M. Delville courut fonner, ordonna a undomeltique de monter auffi-tóta cheval, de fe rendre, fans perte de temps, chez Ie docteur Lyfter, médecin de la familie, & s'il étoit en vie, de ne pas revenir fans Pamener. Mad. Delville fjxa fon fils avec des marqués de perplexité qui montroient alfez que toute fa félicité dépendoit de fa guérifon. Delville chercha a difliper leurs craintes en les tournant en plaifanterie, les alfurant qu'il feroit rétabli le lendemain , & badinant fur fevabarras oü fe trouveroit le médecin de  (w ) I fabriquer une ordonnance pour Ta maladie. La conduite de Cécile, guidée par la prui dence & la modeftie, fut ferme & fenfée : elle j concut que fon inquiétude & la maladie n'éj toient qu'une feule & même chofe, & elle ef1 péroit que le parti qu'elle avoit pris les foulaI geroit 1'une & 1'autre : les craintes de M. & I de Mad. Delville lui parurent fi peu propor» I tionuées au danger, que les fiennes en furent i plutót diminuées qu'augmentées. I Le doéteur Lyfter tarda peu a arriver; c'é-, I toit un excellent médecin, très-humain, & I homme de beaucoup de bon fens. Delville , après lui avoir pris gaiement la I main, lui dit : Je crois, Doéteur, que vous I vous attendiez fort peu a trouver un malade I qui , s'il étoit aulfi habile que vous , feroit 1 auffi en état que vous de s'acquitter des plus I pénibles fonclions de votre profeflion. I Comment, avec une main comme celle-ci? I s'écria le Doéteur. Allons , allons, ce n'eft I point a vous a m'enfeigner mon art. Lorfque I je vifite un malade, j'y viens pour m'inftruire ■ par moi-möme de fon état, & non pour qu'il 1 m'en inftruife. Vous le trouvez donc mal? s'écria Mad. j Delville. O Mortimer! pourquoi nous avezi vous trompés? Quelle eft fa maladie? reprit M. Delville. | Appsllons de nouveaux fecours : qui enverN ij  ( 20i ) rons-notis chèrcher, Doéteur? Et il fomra encore. Qu'eft - ce que tout ceci ? dit le Doéteur froidement; un homme eft-il mourant paree qu'il n'eft pas en parfaite fanté? Nous n'avons befoin de perfonne; je me fiatte que j'en fais affez pour ordonner feul, fans confulter avec qui que ce foit, ce qui convient pour un rhume. Mais êtes-vous bien für que ce ne foit pas autre chofe ? demanda M. Delville; ne fe pourroit-il pas que ce füt quelque maladie dange. reufe ?... Je vous prie , Monfieur , un peu de patience, dit le Docteur en 1'interrompant. M. Mortimer & moi aurons tout - a - 1'heure un mot de converfation; en attendant, affeyons» nous, & comportons-nous comme de bons chrétiens : je ne parle jamais de médecine devant le monde. II eft un peu cruel de votre part de ne vouloir pas me confidérer, pendant deux minutes feulement, comme homme de bonne compagnie. Milady & Cécile fe leverent alors pour fe retirer; mais ni le Docteur ni Delville ne voulurent le permettre , & la converfation devint affez animée ; après quoi on fe fépara , & le Doéteur accompagna Delville dans fon appartement. Cécile monta chez elle , oü elle attendit  ( 293 ) des nouvelles avec impatience; & n'en apprenant aucune, elle revint au bout d'une demiheure dans la falie de compagnie. Elle la trouva vuide; mais Milady Pemberton & Mylord Ernolf vinrent bientót 1'y rejoindre. Milady, trop heureufe qu'un événement, quel qu'il füt, caufat un peu de mouvement, étoit auffi empreffée de communiquer a Cécile le réfultat de ce qu'elle avoit pu recueillir, que celle-ci 1'étoit de 1'entendre. Eh bien , ma chere , s'écria-t-el!e , par tout ce que j'entends dire, il paroit enfin que cette prodigieufe maladie fera mife fur votre compte. Sur mon compte! répéta Cécile; comment cela? Mais ce pauvre poulet a pris fon rhume le jour de 1'orage; & fa maman ayant négligé de le mettre au lit & de lui faire prendre du vin chaud, le pauvre enfant a attrapé Ia fievre. C'efl un charmant jeune homme, obferva Mylord Ernolf; je ferois bien faché qu'il lui arrivat le moindre accident. C'étoit un charmant jeune homme, Mylord» répartit Milady Pemberton; mais depuis quelque temps il eft devenu d'une Itupidité infupportable. II eft vrai que c'eft la faute de fon pere & de fa mere: connoiffez-vous rien d'aufti ridicule que leur conduite de ce matin ? J'ai N üj  C 294 ) en toutes les peines du monde de m'empêcher de leur rire au nez; & je crois que fi ce malheur m'arrivoit avec M. Delville, il fuffiroit pour le changer en ftatue. J'avoue qu'il ne vaut déja gtiere mieux; mais pareil affront ne lui permettroit jamais de bouger de la place oü il 1'auroit recu. Je lui pardonne, au refte, répartit Mylord Ernolf, fon inquiétude par rapport a fon fils, puifqu'il eft le dernier rejetton de fa noble familie. C'eft Ia, Mylord, fon grand malheur, répondit-elle, c'eft pour cela qu'ils en font une efpece de poupée. S'ils avoient feulement quelques autres pe-tits Mclfieurs a dorlotter , je réponds que ce précieux Mortimer feroit bientót lailTé a lui-même, & alors je crois véritatablement que ce feroit un jeune homme trèsfupportable. Ne le penfez-vous pas aufli, Mifs Beverley ? Mais oui, répartit Cécile, je le crois.... Je penfe de même. Non, non, je ne vous ai pas demandé fi vous le trouviez adtuellement fupportable ; ainfi vous avez tort de vous effrayer. Ici ils furent interrompus par 1'arrivée du Doéteur Lyfter. Eh bien, Monfieur, s'écria Milady Pemberton , quand faudra-t-il que je prenne le deuil pour mon coufin Mortimer ?  ( 295 ) Mais bientót, répondit-il, a moins que vous n'ayez un peu plus de foin de lui. II m'a avoué qu'apiès avoir été bien mouillé pendant 1'orage de mercredi dernier, il avoit gardé , jufqu'au moment oü il s'étoit couché, les mëmes habits. Bon Dieu ! s'écria Milady , & qu'eft-ce que cela a pu lui faire? Je fais peu de cas d'un homme qui a toujours befoin d'un mouchoir de batifte autour du col. Vous aimeriez peut-être mieux, Milady, qu'il en eüt befoin pour s'effuyer les yeux, reprit le Docteur ; il eft cependant certain que de refter fans mouvement avec des vêtemenrs mouillés , feroit dangereux pour un homme plus robufte que M. Delville. Mais il l'avoit oublié, a ce qu'il m'a dit. Peut-être que pas une de vous deux, jeunes Demoifelles , ne pourroit m'alléguer une auffi bonne raifon ? Votre humble fervante, répondit Milady; & pourquoi une femme ne pourroit-elle pas donner d'auffi bonnes raifons qu'un homme? Je n'en fais rien, répondit-il. Ne pourroiton pas en accufer le défaut d'expérience? De mal en pis ! s'écria Milady. Vous n» ferez jamais mon médecin; fi vous 1'étiez , au-lieu de me guérir, vous me rendriez plus malade. Tant mieux, répondit-il; car alors il fauN iv  C 206 ) droit que j'eufie i'honneur de vous foigner jufqu'a ce que je vous eufle rendu la fanté. II les quitta en riant de bon cceur; & Mylord Derfort entrant comme i! fortoit, Cécile trouva moyen de gagner Ie pare. Ce qu'elle venoit d'entendre redoubloit fort inquiétude ; elle étoit perfuadée que, quelle que füt 1'indifpofrtion de Delville, foit qu'elle affectat le corps ou 1'efprit, c'étoit elle qui 1'avoit occafionnée : s'il avoit négligé de changer d'habit, c'étoit elle qui favoit empêché d'y penfer; & en confultant fes craintes préférablement a fon repos, elle avoit évité une explication qu'il avoit foigneufèment recherchée. S'il étoit pojjible, lui avoit-il dit, qu'elle connüt une partie de fes fouffrances... Hélas, penfoit-elle, il connolt peu 1'état de mon cceur. Milady Pemberton ne la lailfa pas longo temps feule; au bout d'une demi-heure elle courut après elle, & lui cria, aulfi-tót qu'elle 1'appercut : Oh 1 Mifs Beverley, vous avez perdu le plus délicieux paffe-temps du monde ! Je viens dans le moment d'avoir, avec Mylord Derfort, la fcene la plus ridicule dont vous ayez jamais ouï parler. Je lui ai demandé ce qui avoit pu I'engager a devenir amoureux de vous... Et il a été affez fimple pour me répondre trés - férieufement que c'étoit fon pere.  ( *97 ) U a raifon , répartit Cécile, fi 1'envie de réunir deux fortunes peut être appellé amour, & c'eft précifément cela que fon pere a en vue. Mais je ne vous ai pas encore dit la moitié. Je lui ai repliqué que, comme fon amie, je ne pouvois m'empêcher de lui confier que je croyois que vous vous propofiez d'époufer Mortimer. Jufte Ciel, Milady ! Oh! attendez de favoir pourquoi je 1'ai fait: c'eft que je 1'ai affuré qu'il étoit convenable qu'il lui demandat une explication. Etes-vous folie, Milady? Vous favez, lui ai-je dit, que Mifs Beverley a déja occafionné un duel; & une Dame a qui on a une fois rendu cet hommage , en attend toujours un pareil de chaque nouveau foupirant. Je crois réellement que c'ell pour avoir négligé cette formalité , qu'elle a pour vous la froideur & 1'éloignement que vous lui remarquez. Eft-il poflible que vous ayez pu lui tenir des difcours aufli extravagants? Ouij & ce qu'il y a de mieux, c'eft qu'il a~cru tout ce que je lui ai dit. De mieux!.... Non, certainement, cela eft beaucoup plus mal ; & s'il eft en effet aufli foible, je vous ferai peu obligée de lui avoit infpiré de pareilles idéés. N v  C 293 ) Oh! je ne voudrois pas pour le monde entier ne 1'avoir pas fait. Je n'ai jamais tant ri. II a commencé par m'affurer qu'il n'avoit pas peur, & qu'il s'étoit fort appliqué a tirer des armes; c'efl pourquoi j'ai exigé qu'il me pro mit qu'aufïï-tót que Mortimer feroit affez bien rétabü pour quitter la chambre, car le Docteur Lyfler lui a défendu d'en fortir, il 1'appelleroit en duel. Cécile, diflimulant Ia peine que lui faifoit cette derniere information , reprocha a Milady une plaifanterie dont lesfuites pourroientdevenir funefles, & la pria férieufement de le détromper fur tout ce qu'elle lui avoit dit. Non, non, pas pour 1'univers ! s'écriat-elle ;"il n'a pas 1'ombre du courage, & j'ofe affurer qu'il ne fe battroit pas, füt-il quefiion d'empécher par-la la mine totale du Royaume : je lui ferai croire que ce combat eft néceffaire, afin qu'il ait du moins quelque chofe è penner. En vérité, fa pauvre tête eft fi vui- ! de, que fi on la frappoit avec des baguettes, elle rendroit un fon pareil a celui d'un tambour. Cécile, voyant qu'il étoit inutile d'entre•prendre de s'oppofer a fes caprices, fut obligée de s'y foumettre. Le refte de la journée fe pafla affez défagréablement. Delville ne parut point; fon pere fut chagrin & inquiet; fa mere, quoique remplis  c m) d'attention pour fes hötes, & faifant des efforts pour n'avoir pas l'air aulfi affeflée qu'elle i'étoit réellement, étoit cependant peu difpofée a s'occuper ou a parler d'autre chofe que de fon fils. Cécile trouva moyen de fe procurer un fujet de diftraétion. Delville avoit un épagneul qu'il aimoit beaucoup, qui le fuivoic dans fes promenades a pied, & lorfqu'il montoitacheval, couroit a fes cótés; ce chienqui n'entroit jamais dans la maifon, devint 1'objet de fes foins; elle paffoit prefque toute la journée dehors pour être avec lui. Le lendemain, lorfque le Doéteur revint, elle fe tint a portée, afin de favoir fon fentiment. Elle étoit affife dans le fallon avec Milady Pemberton, lorfqu'il y entra pour écrire fon ordonnance. Au bout de quelques moments, Mad. Delville 1'y fuivit, & de l'air & du ton le plus inquiet, lui dit: Doéteur, ne me faites pas languir ; je ne faurois fouffrir l'incertitude, ni qu'on me trompe... Vous favt z ce que je veux vous dire. Apprenez-moi fi j'ai quelque chofe acraindre, afin que je puifle me préparer en . conféquence. Non , je ne crois pas qu'il y ait rien a craindre. Vous ne croyez pas! répéta Mad. Delville toute effrayée. N vj  C 300 ) Oh! dit le Docteur, quevoudriez-vous que je vous dife? que je fuis certain? le voudriezVous ? Nous ne fommes plus dans les temps de 1'infaillibilité; je vous allure cependant que je le crois exempt de danger. II a fait une fottife; mais oü eft Phornme qui ne manque jamais de prudence? II faur que nous le débarrafilons d'abord de fa fievre; & après cela, fi 'le rhume continue, il n'y a point de toux qui puiffe 1'empêcher d'entreprendre une petite courfe , & d'aller paffer quelques jours a Brifio!. A Briflol.... Ah, je ne vous entends que trop ! Non, non, Madame, vous ne m'entendez point du tout; je ne 1'envoie point a Briflol paree qu'il eft en mauvais chemin, mais uniquement paree que je me propofe de le mettre dans le bon. Qu'il parte donc immédiatement: pourquoi augmenterions-nous le danger en diflërant un feul moment ? J'ordonnerai.... Arrêtez, arrêtez ! je fais affez ce qu'il faut ©rdonner. II eft bien fingulier que fon veuille toujours m'apprendremon métier! Pourquoi, par le temps qu'il fait, permettrois-je qu'un homme qui a la fievre entreprit un voyage ? Croyez-vous que mon defféin foit de 1'envoyer aux Petites-Maifons, 011 que je veuille qu'on m'y renferme moi-même?  ( 3°i ) Affurément vous favez mieux que perfon» ne.... Mais cependant, s'il y avoit quelque danger.... Non, non, il n'y en a aucun; je prétends empêcher qu'il n'y en ait. Et comment pourroit-il mieux s'amufer qu'en allant a Briflol? Je n'exige de lui qu'une courfe pour fon plaifir; & }e fuis für qu'il fera la beaucoup plus en füreté qu'il ne le feroit, renfermé dans uue maifon avec deux jeunes Demoifelles telles que celles-cï. Après cela il partif. Mad. Delville, trop inquiete pour entrer en converfation, fortit auffi; & Cécile fentant que fon filence pourroit être mal interprété, fit un effort pour s'entretenir avec Milady Pemberton» Trois jours fe pafierent dans cette incertitude, condamnant les craintes qui 1'avoïent engagée a différer une explication, & tourmentée par fa compagne, dont 1'étourderie & les plaifanteries étoient tout a-fait hors de faifon. Fidele, 1'épagneul favori, étoit fa feule confolation ; il ne refloit que ce pauvre anima! dont elle püt fe faire un ami.  ( 302 ) CHAPITRE VII. Une anecdote. L e quatrieme jour, le chateau prit un afpect beaucoup moins finiftre : la fievre avoit quitté Delville, & fon médecin lui avoit permis de fortir de fa chambre; il lui reftoit encore un peu de toux , & fon voyage pour Briflol étoit réfolu. Cécile fachant qu'il étoit attendu dans la falie balie, fe hata d'en fortir dès qu'elle eut achevé fon déjeüné. Atfeétée de fa maladie, & affligée de fon départ prochain, elle redoutoit leur première entrevue. Au bout de quelques minutes , Milady Pemberton courant après elle, la pria de defcendre. Mortimer, s'écria-t-elle , eft la-bas; & le pauvre enfant eft fi careffé par papa & maman , que je crains que leur ridicule tendreffe ne finilfe par 1'étouffer. Je ne concois pas qu'il puilfe avoir tant de patience; s'ils me tourmentoient feulement la moitié autant, je ferois prête a fuir bien loin pour m'en débarrafler. Je voudrois que vous vinfiiez avec moi: vous verrez une fcene très-comique. - Vous êtes facile a divertir, Milady; je ne vois pourtant pas qu'il y ait rien de fi comique dans 1'inquiétude que des parents témoignent pour la fanté d'un fils unique.  C 303) Mon Dieu ! malgré toutes ces apparences, croyez que dans le fond ils s'en foucient trèrpeu; ils n'en font tant de cas que paree qu'ils efperent qu'il vivra affez pour conferver ce vieux chateau, que je defirerois de tout mon cceur qu'il abattlt aulfi-tot qu'ils ne feront plus. Mais, je vous en prie, venez; cela vous réjouira fürement. Le pere ne cefle de fonner pour ordonner qu'on lui commande une cinquantaine de paires de bottes fourrées, & qu'on arrête routes les redingotes de la Province. La mere elt afiife, & a l'air aulfi contriftée que fi le cercueil étoit prêt a paffer le point-levis; mais 1'objet le plus divertiffant eft Mylord Derfort. Oh 1 il eft trop dróle a voir. II refie dans un coin, penfant uniquement a fon défi. Je me propofe de 1'occuper toute 1'après-midi a s'exercer a tirer au blanc. Elle continua enfuite de la preffer de joindre ce grouppe; & Cécile craignant que fi elle s'obftinoit a n'en rien faire, cette oppofition de fa part ne parüt extraordinaire, y confentit enfin. Delville fe leva lorfqu'elle entra; elle le félicita avec affez de fermeté, de fa convalefcence : & a^rès avoir repris fa place ordinaire, elle fe mit a broder un écran, & prit part a la converfation. Elle obferva avec quelque furprife que Delville paroiffoit beaucoup moins trifte qu'avant fa maladie,  m C 304 ) Peu après, il demanda fon cheval, & alla avec Mylord Derfort fe promener. M. Delville prit alors Mylord Ernolf pour lui montrer quelques améliorations qu'ils fe propofoit de faire a 1'autre extrêmité du chateau, & Milady Pemberton fortit pour chercher a s'amufer. Mad. Delville, de meilleure humeur qu'elle ne l'avoit été depuis plufieurs jours, envoya chercher fon ouvrage; & s'affeyant auprès de Cécile, s'entretint avec elle comme auparavant, mêlant 1'inftruction a 1'agrément, avec une bonté toute particuliere , d'une maniere fi animée & fi flatteufe, que Cécile fe fentant elle-même revivre, eut peu de peine a foutenir fa part de la converfation. Et de cette maniere , avec affez d'enjouement, s'écoula la meilleure partie de la matinée; mais au moment qu'elles parloient d'aller s'habiller pour le diner, Milady Bemberton arriva eu courant de l'air le plus joyeux. Eh bien, Madame , s'écria-t-elle, j'ai quelque chofe de nouveau , dont il faut néceflaireraent que je vous fafle part, paree que cela vous engagera è me croire une autre fois , quoique je fache d'avance que vous en ferez fachée. Votre but me parolt au moins très-Iouable, répondit Mad. Delville en riant: je veux cependant m'en fier a vous; car dans ce mo-  ( 305 ) ment je me fens peu difpofée a me mettre en colere fans de fortes raifons. Eh bien, Madame, ne vous rappellez-vous pas que je vous ai dit a Londres que M. Mortimer vivoit avec une maltrelfe ?... Oui, répondit dédaigneufement Mad. Delville; & vous pouvez vous rappeller, Milady, que je vous dis a mon tour... Oh, vous n'en voulütes rien croire! Cela, je vous affure , eft pourtant très-vrai, & il 1'a fait venir ici. 11 y a trois femaines qu'il 1'a envoyé chercher : il 1'a mife en penfion dans une chaumiere a environ demi-mille de 1'entrée du pare. Cécile, qui penfa fur-le-champ a Henriette Belfield, changea plufieurs fois de couleur, & fe trouva fi mal a fon aife, qu'a peine putelle fe tenir fur fa chaife. Elle s'efforca de continuer fon ouvrage, quoiqu'elle füt fi peu ce qu'elle faifoit, qu'elle planta & retira plufieurs fois fon aiguille de la même place. Mad. Delville, de l'air du monde le plus indigné, s'écria : Milady, fi vous imaginez qu'une calomnie comme celle-ci ne falie aucun tort a celle qui la débite, je vous prierai de chercher une autre perfonne que moi pour 1'écouter. Eh bien , Madame , puifque vous êtes fi en colere, je vais vous conter toute 1'affaire; car je ne vous en ai encore appris que is  r ■ (. 306) moitié. Ii a aufli un enfant ; je vous allure que je fuis impatiente de le voir: il en eft fi épris, qu'il paffe la moité de fon temps a ]e carefler ; & c'eft la , je fuppofé, ce qui 1'engage a s'abfenter fi fouvent: je crois aufli que c'eft ce qui le rend fi grave; peut-être penfe-t-il que, devenu papa, il ne feroit pas décent qa'il füt trop gai. Cécile ne fut pas la feule qui donnat des marqués d'étonnement. Madame Delville parut confufe & affligée; mais Milady fe tourriant alors du cóté de Cécile, s'écria : Bon Dieu! Mifs Beverley, a quoi penfez-vous ? Cette fleur eft ridicule, vous avez gaté tout votre ouvrage. Cécile hors d'elle-mêmeafftclant néanmoins de rire , commenf a è Ia défaire ; Sa Mad. Delville s'étant un peu remife, dit d'un ton plus calme , quoiqu'irrité : Et ce conté, Milady, feroit-il de votre invention ? Oh non, je vous affure ; ce n'eft pas moi qui 1'ai inventé ; je vous donne ma parole que je le tiens de très-bon lieu. Mais regardez, je vous prie, Mifs Beverley : necroiroit-on pas que j'aurois dit qu'eüe-même a fait un enfant ? Elle eft aufli pdle qu'une morte. Ma chere amie, je fuis füre que vous vous trouvez mal. Je vous demande pardon, s'écria Cécile, s'efforcant, quoique très-piquée, de fourire, je n'ai jamais été mieux.  C 30? ) Et alors, efpérnnt de paroitre ne prendre i aycun intérêc a cette affaire , elle leva la i tête ; mais rencontrant les yeux de Mad'. ! Delville fixés fur elle d'un air pénétrant, elle la baiffa, & fe remit a fon ouvrage avec confufion. Eh bien, ma chere, lui dit Milady, je fuis i füre qu'il eft inutile d'envoyer chercher le * doéteur Lyfter , car vous vous rétabliffêz i fans lui en un inflant : vous avez actuelle1 ment les plus belles couleurs que j'aie jamais i vues. Cela n'eft-il pas vrai , Madame Del» 1 ville ? avez-vous jamais vu rougir avec plus I de grace? Je fouhaiterois, Milady , répartit Mad. Del1. ville févérement, qu'il füt poflible de vous i faire rougir. Qui , moi ? cela ne m'arrive jamais : ce I n'eft pas que cela ne foit affez joli, & je i ne fais pas trop pourquoi je ne fuis point I dans ce cas. Quant a Euphrafie, elle rougit ! du matin au foir ; je ne faurois imaginer : comment elle y parvient. Mifs Beverley s'en j acquitte aufli parfaitement bien; elle rougit I & palit, palit & rougit une douzaine de fois I en uneminute, fur-tout ajouta-t-elle malicieu» : fement en la regardant & baiffant Ia voix , I quand on lui parle de Mortimer. Non , en vérité , rien de pareil, s'écria ', Cécile avec reffentiment & levant de nou?.  C 308 ) veau Ia tête. Mais ayant encore jetté les yeux fur Madame Delville, qui la regardoit avec un air pénétrant & curieux, elle fe hata de reprendre fa broderie. Mais , ma chere, reprit encore Milady, quel ouvrage eft ceci? êtes-vous réfolue de défaire tout ce que vous avez déja fait a cet écran ? Comment pourroit-elle vous dire ce qu'elle fait, répondit vivementMad. Delville, fi vous ne ceflez de la tourmenter? Je veux la délivrer de vous, afin qu'elle puifie être un peu tranquille. Vous me ferez 1'honneur d'alfifter a ma toilette, & vous m'apprendrez les détails de cette étrange anecdote. Madame Delville fortit; mais Milady, avant de quitter Ia falie, dit a demi-voix : Plaignezmoi, Mifs Beverley, fi vous êtes fufceptible. de pitié; je vais entendre une mercuriale qui durera deux heures au moins. Cécile laiffée a elle-même, éprouvoit une Hgitation inexprimable : la conduite myftérieufe de Delville paroiflbit le réfultat de quelqu'intrigue condamnable; fans doute il avoit féduit la fimple Henriette Belfield; & la malheureufe inclination qu'elle auroit voulu pouvoir cacher a elle-même , venoit dans 1'inftant de fe manifefler a la perfonne a laquelle elle auroit le plus defiré d'en dérober la connoiffauce.  C 309 ) Dans cet "état, partagée entre la honte, le regret & le relfentiment qui la rendoient iramobile, elle fut tout-a-coup furprife par 1'arrivée de Delville. Elle treffaillit,changea de couleur, &s'occupa a ramaffer fon ouvage, afin de pouvoir s'en aller. Delville, quoique gardant auffi le filence, chercha a 1'aider; mais comme elle alloit partir, il voulut 1'arrêter. Ah! Mifs Beverley, trois minutes feulement... Non, Monfieur, s'écria-t-elle indignée, pas un feul inftant! Et le laiffant dans le plus grand étonnement , elle fe hata de gagner fon appartement. Elle fe repentit cependant de fa précipitation; on n'avoit rien prouvé clairement contre lui; 1'accufation de Milady Pemberton n'étoit pas croyable; d'ailleurs, il n'avoit pris aucun engagement avec elle, qui 1'autorifat a témoigner un pareil mécontentement : mais ces réflexions venoient trop tard. Elle ne paria, pendant tout le diné, qu'a Mylord Ernolf, dont la politelfe foutenue, fe prévalant de fa difpofition actuelle, lui fauva l'embarras d'une converfation forcée, & lui fournit les moyens de paroitre telle qu'elle étoit ordinairement, c'eft-a-dire, ni trop taciturne, ni trop enjouée. Elle n'ofa pas une feule fois envifager Mad. Delville, & s'apper?ut que fon fils avoit l'air d'être cruellement bleffé.  ( 3i=> ) Pendant le refte de Ia journée, qui fe pafla en familie, Marl. Delville, quitta fouvent la compagnie , & fit demauder, a plufieurs reprifes , Milady Pemberton; elle fut encore plus honnête, plus douce & pluscomplaifante que jamais avec Cécile , la tegardant avec beaucoup de tendrelfe , lui prenant fouvent la main, & lui parlant avec une bonté finguliere. Cécile remarqua, avec un fentiment mêlé de triftcffe & de plaifir, ce redoublement d'attentions de fa part : elle ne pouvoir 1'attribuer qu'a la découverte occafionnée par les infinuations malignes de Milady Pemberton. Mais fi elle fe flattoit que Mad. Delville approuvoit fes fentiments pour fon fils, elle avoir d'autant plus de regret de fe voir obligée d'y renoncer. Delville, qui ne pouvoit diffimuler fon mécontentement, ne s'entretint qu'avec les hommes, & fe retira de très-b"nne heure. Toute la compagnie s'étant levée , Mad. Delville fuivit Cécile, & renvoya fa femmede-chainbre pour qu'elles fuffent en liberté. Je me fiatte que je ne me rends pas trop fouvent ennuyeufe & importune en vous parlant de mon fils. Je ne crois pas que fon caraétere ait befoin d'apologie ; vertueux & fans reproche, il s'eft toujours foutenu par luimême. L'accufation de ce matin eft cependant d'une nature que je me crois obligée de vous expliquer.  ( 3" ) Cécile, qui ne concevoit pas a quoi pouri toit aboutir ce rlébut, ni a quel propos elle entreprenoit cette explication, l'écouta avec beaucoup d'émotion & fans Pinterrompre. Mad. Delville continua donc , & lui apprit [ qu'elle avoit voulu s'infortner a fond de 1'afi faire, afin de confondre Milady Pemberton, | de la convaincre que ce n'étoit qu'une pure I invention de fa part, & remonter a la fource I des différentes circonitances qui avoient donné i lieu a des bruits de cette nature. II y avoit environ quinze jours que Del- ville, dans une de fes promenades du matin, | avoit remarqué une Bohémienne affife a cóté ; du grand chemin; elle avoit l'air malade , | & portoit fur fon dos un affez bel enfant. Frappé de la beauté de ce petit enfant, il s'arrêta pour demander a cette femme a qui | il appartenoit; elle lui répondit qu'il étoit a ; elle, & fe recommanda a fa charité avec les i marqués les moins équivoques d'une profonde l mifere; elle ajouta qu'elle voyageoit pour joinI dre une bande de fes camarades qui fe trouvoient aux environs de Bath; mais qu'elle avoit une fievre fi violente, qu'elle craignoit I de mourir en route. Delville lui dit de gagner la première chau! miere, & promit de payer fa penfion jufqu'a i fon rétabliffement. II paria enfuite au maitre i & a la maltrefle, pour les engager a lee re-  (312 ) cevoir; ceux-ci enchantés de 1'obliger, yconfentirent fans héfiter, & il y étoit allé deux fois pour s'informer de leur état. Rien de plus fimple, continua Mad. Delville, qu'un pareil incident; & vous voyez la tournure qu'on elt parvenu a lui donner. Ce fait a été conté par les maitres de la chauïniere a nos gens; il a paffé de bouche en bouche, gagnant probablement toujours quelque chofe, jufqu'a ce qu'il eft enfin parvenu •a la femme-de-chambre de Milady Pemberton : cette fille 1'ayant communiqué a fa maltreffe, il a acquis en un moment toute 1'importance avec laquelle elle nous 1'a rendu. J'efpere, que,du moins pour quelque temps, elle fera un peu corrigée de fon étourderie. Je ne 1'ai pas épargnée , & lui ai fait conter, par Mortimer même , toutes les particularités de cette aventure : après quoi je 1'ai cond uite a la chaumiere , oü elles nous ont été confirmées. J'ai voulu enfuite que fa femmede-chambre me dit la chofe précifément comme elle la lui avoit rendue, afin de la convaincre par-laque ceque cette derniere omettoit étoit abfolument de fon invention. Elle en a témoigné pour Ie moment un peu de reffentiment : mais elle eft fi étourdie, que cela fera bientót oublié; & quoique, dans ma familie , je fois peut-être parvenue a la rendre un peu plus prudente, je crains qu'a 1'é- gard  C 313 ) gard d;i public en général elle ne foit abfolument incorrigible, paree qu'il ne fauroit lui ofFrir de plailirs capables de compenfer la fatisfaétion qu'elle éprouve en racontant un événement extraordinaire ou une anecdote ridicule. Elle ajouta, en lui fouhaitant une bonne nuit: Je ne vous fais point d'excufe de ces détails, que vous ne devez pas a Ia partialité d'une mere, mais au cas que je fais de 2a vérité , & a mon empreffement a rendre a chacun ce qui lui eft dü. Mortimer, indépendamment des liens qui 1'attachent a moi, dok paroitre aux yeux de tous les gens fa» ges d'un caraétere & d'une conduite exemplaires; la calomnie s'exercant fur un pareit fujet, répand fon venin non-feulement fur lui, mais encore fur la fociété en géneral, puifqu'elle óte toute confiance dans la vertu, & prête de nouvelles armes au fcepticifme de la méchanceté. Et elle la quitta. Ah! penia Cécile; avec moi du moins le foin de fa réputation n'a nul befoin d'apologie. Généreux Delville , non , jamais je ne douterai de votre mérite! Et s'applaudiffant de cette idéé, elle oublia toutes fes peines, fes 'craintes , fes foupcons , le moment de leur féparation qui s'approchoit; & récompenfée amplement de tout ce qu'elle avoit Terne HL O  C 3T4 ) (buffert, par 1'affurance & la conviction de fon innocence, elle ne tarda pas a s'endormir. CHAPITRE VIII. Une conférence. Le lendemain matin de bonne heure, Cécile eut la vifite de Milady Pemberton, qui vint pour lui raconter fon hiftoire a fa maniere, fe moquer des inquiétudes de Madame Delville , & des peines qu'elle s'étoit données ; car après tout , continua-t-elle, que fignifioit toute cette affaire? & comment aurois-je pu ne pas m'y tromper ? Lorfqu'on m'a dit qu'il payoit la penfion d'une femme, y avoit-il rien de plus naturel que de fuppofer qu'elle étoit fa maïtreffe ? fur-tout puifqu'un enfant fe trouvoit mêlé dans tout ce tripotage... Oh, que j'aurois fouhaité que vous eufïïez été avec nous 1 Vous n'avez jamais rien vu de fi ridicule : nous avons monté dans la chaife, nous nous fommes rendues a toute bride a la chaumiere, dont nous avons fort épouvanté tous les habitants; la malheureufe femme eft fortie, & le pauvre homme s'eft enfui L'un & 1'autre ont cru Ia fin du monde prochain. La Bohémienne eft celle qui s'en eft le mieux tirée,- car elle s'eft rappellé fon ancien métier, & s'eft mife a mendier.  ( 3'5 ) je vous affure que fi elle n'étoit pas fi malade , elle feroit affez joïie; & j'ofe dire que Mortimer a penfé de même, fans quoi il fe feroit bien gardé d'en prendre foin comme il a fait. Fi , fi, Milady ! rien n'eft-il capable de vous corriger ? Mais quel mal y a-t-il a tout cela? Pourquoi les jolies perfonnes ne vivroient- elles pas aufli bieu que les laides ? Pourquoi n'y auroit-il dans le monde que des objets effrayants ? J'ai beaucoup examiné'1'enfant^ pour voir s'il reffembloit a Mortimer : mais Je n'ai pu m'en éclaircir ; ces petits marmots ne reffemblent a rien. J'ai taché de le faire parler; j'avois fort envie qu'il appellat Mad. Delville grand-maman : il a été irnpoffible de rien comprendre a fon baragouinage. Oh , que la bonne Dame auroit été en fureur! Je crois que ce Chateau ne lui auroit pas paru affez maflif pour écrafer cet infolent petit magot. C'eft ainfi que cette étourdie continua k déclamer jufqu'au moment oü toute la compagnie fut raffemblée pour déjeüner ; alors Cécile, radoucie a 1'égard de Delville par 1'admiration que fon humanité lui avoit infpirée , & par fon prochain départ qui devoit les féparer le lendemain , chercha, par tous les petits fervices dont elle put s'avifer, a O ij  C 316 ) faire fa paix avec lui : mais elle s'appercut avec chagrin que Mad. Delville ne celTa pas un inflant de l'&bferver; ce qui joint a l'air de fierté de fon fils, 1'empêcha de renter de nouveaux efforts. Elle fit fon poflible pour paroitre tranquille & indifférente. Auflï-iót que 1'on eut fini de déjeuner, les hommes mout eren t a cheval; & lorfque les Dames fe trouverent feules , Milady Pemberton s'écria fubitement : Mad. Delville, je ne faurois imaginer quelle raifon peut vous engager a envoyer M. Mortimer a Briflol. Une raifon, Milady, que malgré toute votre étourderie , je ferois fachée que votre propre expérience vous eüt mieux fait connoïtre. Ne ferions-nous pas mieux d'être de la partie, & d'y aller tous enfemble? Mlle. Beverley, feriez-vous fachée qu'on vous en mie. Je craindrois qu'elle ne vous füt trop défagréable. Cécile devint encore rouge &pdle, pdle Cjf rouge une douzaine de fois dans une mivute. Mad. Delville fe levant & lui prenant la main , lui dit avec énergie : Mlle Beverley, vous êtes cent fois trop raifonnable pour une compagne aufli folie. Je crois que , pour la punir, je ne faurois mieux faire que de vous óter pour toute la matinée d'avecelle ; voulezvous venir avec moi dans mon cabinet de toilette?  ( 317 ) Cécile, fansoferla regarder, y confentit, & monta 1'efcalier après elle en tremblant. Elle s'attendoit a une explication férieufe : elle voyoit que fon fecret étoit découvert, & ne pouvoit douter que Delville ne fit le fujet de leur converfation : elle ignoroit s'il feroit queftion d'expliquer fa conduite, fi elle lui téraoigneroit qu'elle Papprouvoit, ou luiparleroit en fon nom; elle n'avoit ni le temps ni les moyens de pénétrer un tel myftere. Elle fe croyoit affurée de 1'affection de Mad. Delville,& tout ce qu'elle put réfoudre, fut de déguifer fon penchant jufqu'a ce qu'elle füt fi elle pourroit 1'avouer fans inconvénient. Mad. Delville qui s'appercut de fon trouble, paria de chofes indifférentes, fi long-temps & avec tant d'aifance, que Cécile reprenant fes efprits, commenca a penfer qu'elle s'étoit trompée, & que leur converfation n'auroit rien d'extraordinaire. Aufli-tót cependant qu'elle eut diffipé fes craintes, elle fe tut pendant quelque-temps, ®arda Cécile d'une maniere qui lui fit comprendre qu'elle étoit inquiete fur la facon dont elle s'y prendroit pour lui apprendre ce qu'elle defiroit lui communiquer. Cette paufe fut fuivie par quelques réflexions fur Milady Pemberton. Elle a perdu fa mere de bonne heure; le Duc qui l'idolatre, & qui eft fort agé, fe laiife entiérement conduire par O iij  Hl ( 318 ) elle, auffi-bien qu'une gouvernante Foible, qui n'a ni Ie courage de lacontrarier,ni d'autres vues que fes propres intéréts; elle a prefque toujours été abantlonnée a elle-même. II eft vrai que depuis peu elle fréquente plus le monde, mais fans la moindre envie d'en profiter; n'ayant d'autre but que de fatisfaire fon humeur fatyrique, en fe moquant & plaifantant de tout. 11 eft certain, répondit Cécile, qu'elle ne manque ni de talents, ni de difcernement; & lorfque fon efprit n'eft pas occupé d'autres objets, fa converfation eft agréable & amufante. Oui, répartit Mad. Delville; mais ce genre d'efprit fuperficiel, pour qui tout eft égal, & que les objets les plus férieux n'affeétent pas davantage que les moins intéreffants, offenfera &déplaira vingt fois pour une qu'il amufera : tandis que fon unique but eft de fe réjouir foi-même, il paroft s'embarraffer fort peu du chagrin qu'il peut occafionner aux autres. Quoique le rang & la naiffance de Milady Pemberton ne lui aient point infpiré de fierté, qu'elle n'ait pas même penré qu'elle dut foutenir fa dignité, ils lui ont cependant communiqué une trop grande indifférence pour ceux auxquels elle plak, ou qu'elle offenfe; & c'eft un travers impardonnable , qui me paroït infupportable chez une femme, que  ( 3^9 ) de braver les- ufages recus & les jugetnents du public. Cécile , qui n'avoit jamais été moins difpofée qu'alors a entreprendre fa défenfe, répondit a peine-, & Mad. Delville ajouta : Je voudrois de tout mon cceur qu'elle trouvat a fe marier d'une maniere convenable ; néanmoins, en fuivant la facon de penfer de notre fiecle, elle eft peut-être plus a 1'abri de reproches, tant qu'elle reflera fille , que lorfqu'elle fera une fois établie. Je crains que Ton pere ne 'lui laiffe trop de liberté a cet égard; j'ai peine a imaginer ce qu'elle deviendra : elle n'a ni jugement ni principes qui puiffent la diriger dans le choix qu'elle fera, & il eft affez vraifemblable que le même caprice qui la décidera - aujourd'hui, la fera repentir demain de fa décifion. Elles garderent encore un nouveau filence; après quoi Mad. Delville s'écria gravement , quoiqu'avec énergie : Combien il en eft peu qui fe marient après avoir confulté la raifon & le cceur! L'intérêt&Pinclination fontprefque toujours en oppofition; & par-tout ou. l'un des deux eft facrifié, 1'autre ne fauroit feul conftituer le bonheur. 11 arrivé rarement qu'ils partagent également 1'attention. La jeuneffe eft imprudente, & la vieilleffe intéreffée. Jamais leurs fentiments ne s'accordent; aucun des deux partis ne veut temporifer, & op O iv  ( 320 ) dinairement on finic par être malheureux. Le temps, continua-t-elle, eft venu , oü je re Taurois m'occuper trop férieufement de pareilles réflexions ; les fautes que j'ai remarquées chez les autres m'ont frappée; je voudrois évirer d'en commettre de femblables; & cependant tel eft 1'aveuglement de 1'amourPropre, que peut-être an même inftant oü fe les bldme, je fuis prête, fans m'en douter, a y tomber moi-même. Je ne négligerai cependant rien. Quel feroit le fils qui mériteroit qu'on eüt des attentions pour lui, fi les parents de Mortimer en manquoient a fon égard ? Les efpérances de Cécile commencerent a renaitre avec de nouvelles craintes que Mad Delville ne lui offiit fes fërvices avec compaffion : elle réfolut de fe comporter avec fermeté, & de renoncer plutót a Mortimer que de fe foumettre è recevoir aucun fecours de fa mere pour 1'y déterminer. M. Delville, continua-t-elle, defire férieufement, & attend avec impatience le moment oü il penfera a un établiffement; & quant 4 moi, je ferois encore enchantée de le voir marié convenablemenf.ee feroit une grande fatiffaction, & beaucoup d'inquiétude de moins. Cécile fit alors un effort pour parler. II eft für, dit-elle, que rien n'eft plus important: mais fa voix étoit fi peu imelligible , que  ( 321 ) quoique Mad. Delville 1'écoutat attentivement, elle n'en entendit pas un mor. Elle s'abftinr, cependant de lui faire répéter ce qu'elle venoit de dire , & continua : Ce ne fera pas feulement fa félicité , mais encore celle de toute fa familie, qui dépendra de ce choix; il en eft le dernier rejetton. Ce chateau, cette terre, & une autre fituée dans la partie fep» tentrionale du Royaume, lui ont été fubftitués par feu Mylord Delville fon grand-pere, qui , ayant des fujets de plainte contre fon fils a!né, le préfent Lord de ce nom, a légué tout ce dont il pouvoit difpofer a fon petit-füs Mortimer. Et le Lord aétuel, quoique prefque toujours en différend avec fon frere, n'en aime pas moins fon neveu, & 1'a nommé fon héritier. J'ai auffi une fceur qui eft riche & fans enfants, qui en a fait autant : mais quoiqu'il ait de pareilles efpérances, il ne doit pourtant pas fe marier fans réflexion ; les terres de fon pere exigent des réparations confidérables, & il eft bien dans le cas de fe flatter qu'une femme lui apportera 1'argent néceffaire pour y fubvenir. Cela eft bien vrai, penfa Cécile; mais honteufe du mauvais fuccès de 1'efFort qu'elle avoit fait, elle continua fon ouvrage, & ne voulut pas effayer encore de parler. II eft aimable, accompli, bien élevé & bien né; on chercheroit long-temps avant de trou. O v  C 322 ) ver quelqu'un qui lui füt comparnble; il n'eft point de femme qui puiffe le méprifer; il en eft très-peu qui le refufaflént. Cécile rougit au-lieu d'applaudir, & fe feroit bien difpenfée pour le moment d'entendre cet éloge. II eft très-difficile de trouver a s'allier convenablement : il y a des mariages qui ont de beaux cótés; mais en eft-il contre lefquels on ne tronve des objecbons? Cette quefiion paroiffoit fans replique, & Cécile ne put imaginer ce qu'on vouloit lui faire entendre par-la. La dot des Demoifelles de qualité eft rarement confidérable, paree que les chefs öu les alnés des families ont ordinairement befoin de toute leur fortune pour fourenir leur dignité. D'un autre cóté, celles qui font opulentes fom fouvent mal élevées , impertinentes, de baffe extraébon. Veillées de prés par leurs parents qui craignent qu'elles ne deviennent la proie du premier aventurier, elles n'ont jamais vu le monde, & leur éducation ae les a< pas éclairées. On s'eft borné a quelques talents d'agrément; les premières idéés qu'on leur inculque font celles de leur propre importance ; on leur exagere d'abord le prix des richeffes; on a foin, même dès le berceau, de leur donner des préfugés, & de leur iufphter de la vanité, en les avertiffant d'être  C 323 ) : en garde contre ceux qui font continuellement a 1'affut des bons partis; on leur affure que le monde entier fera un jour a leurs pieds. Chercherons-nous parmi des perfonnes de cette efpece, une compagne pour Mortimer? Non, fürement : formé pour rendre heureux tout ce qui 1'entoure , aimant & fréquentant la meilleure compagnie , fon efprit répugneroit a une alliance a laquelle fon cceur n'auroit aucune part. Cécile rougiffant & tremblant, crut que le moment de 1'épreuve approchoit, & fe prépara a la foutenir avec courage. Celt donc pour cela, ma chere Mifs Beverley , que je me hafarde a vous parler comme a une amie qui aura la patience d'écouter mes plaintes, & partagera mes inquiétudes: vous voyez ce qui les caufe.... Oü la naiffance fe trouve telle que Mortimer a droit de 1'exiger , la fortune eft ordinairement trésmédiocre ; & lorfque cette derniere eft proportionnée a fes efpérances, il arrivé encore plus fouvent que la première eft fi peu relevée, que nous aurions a rougir d'une pareille alliance. Ce difcours caura a Cécile une furprife qui lui fit oublier de continuer a être fur fes gardes ; elle leva involontairement la tête pour regarder Mad. Delville, dont la figure annoncoit beaucoup d'étnotion, quoique fa ma0 vj  C 324 ) niere de s'énoncer lui eüt paru. douce & tranquille. Une fois, continua-t-elle fans avoir l'air de s'appercevoir de celle de Cécile, AL Delville avoit penfé a ie marier a fa coufine Milady Pemberton ; mais mon fils n'a jamais pu gouter cette idéé, & je ne crois pas qu'on puiffe 1'en blamer. II eft vrai que Milady Euphrafie, fa fceur , vaut beaucoup mieux ; elle a été bien élevée, & fa fortune eft plus confidérable : cependant il parolt que Mortimer n'a pas le moindre goüt pour elle : & fi on lui refufe le droit d'être un peu difficile dans fon choix, a qui 1'accordera-t-on ? ^ L'étonnement , 1'incertitude agiterent Cécile tour-a-tour; elle ne concevoit pas pourquoi elle avoit été invitée a cette conférence : elle commencoit è douter d'une approbation dont elle s'étoit d'abord cru certaine : un myftere cruel traverfoit fes efpérances , lui cachoit 1'avenir, & jettoit beaucoup de confufion fur le préfent. Mad. Delville paroiffoit lire dans fa penfée, & voir clairement 1'état de fon ame; ellel'examinoit avec des yeux li pénétrants, qu'ils fembloient la deviner: elle garda quelque temps le filence, & parut embarraffée comment elle continueroit; enfin , elle fe leva, & prenant la main de Cécile, qui penfa prefque la retirer par ia crainte de ce qui s'enfuivroit, elle lui  C r-s) dit: Je ne veux pas vous tourmenter plus longtemps , ma chere & bonne amie, en vous faifant part de mes inquiétudes, auxquelles vous ne fauriez apporter de remede; ce qui me refte a vous dire, après quoi il ne fera plus quefiion entre nous de ce fujet, eft que lorfque mes craintes a 1'égard de Mortimer feront une fois calmées, & qu'il fera établi a notre commune fatisfattion, fa mere n'aura plus rien è fot> haicer auffi fincérement que de difpofer de fon aimable Cécile, a la fclicité de laquelle elle s'intérefie auffi vivement qu'a celle de fon propre fils. Elle baifa alors fa joue brülante; & voyant que fon trouble la mettoit prefque hors d'ellemême, elle fortit fans attendre de réponfe, & la laiffa en liberté. Détrompée de fes illufions, le cceur de Cécile ne lutta plus pour foutenir fa dignité, ou pour cacher fa tendreffe; le combat fut entiérement fiui: fi le fils avoit paru myftérieux, Mad. Delville lui avoit parlé clairement & inteliigiblement; mais en diffipant fes doutes , elle lui avoit ravi le repos. Elle vit combien elle s'étoit trompée en fe flattant de fon approbation : rien n'étoit plus éloigné de fa facon de penfer; & dans le temps même oü elle lui témoignoit le plus d'affeétion , elle féparoit fon intérêt de celui de fon fils, comme fi leur union eüt été abfolument impraticable. Mais  C 326 ) pourquoi, s'écrioit-elle, pourquoi Ia regardet-on comme telle? Elle eft toujours prête a publier qu'elle a de 1'amitié pour moi, elle ne cache point que ma fortune leur feroit finguliérement utile, elle n'a même que trop bien découvert enfin que loin de m'y oppofer, je m'y prêterois volontiers: auroit-elledes doutes fur fon fils?... Non, elle a trop de difeernement. C'efl; donc le pere, le fier, 1'intraitable pere, qui lui deftine quelque femme du premier rang, & ne veut point entendre parler d'un autre parti. Cette idéé adoucit un peu 1'amertume qu'elle éprouvoit; cependant Ia conviétion qu'elle s'étoit trahie elle-même vis-a-vis de Mad. Delville , fans que cette découverte eüt eu d'autres fuites que celle de lui infpirer une tendre compaflion, qui 1'avoit portée par bonté a réprimer des efpérances trop relevées pour mériter de 1'indulgence, étoit une fi cruelle moriification , qu'elle 1'humilia plus qu'aucun autre événement de fa vie. Ce que m'eft Henriette Belfield, s'écriat-elle, je le fuis a Mad. Delville; mais ce qui efi agrémenr & naïveté chez elle, eft fans mérite chez moi : & voila la fituation que j'ai fi long-temps ^efirée ! C'eft ia Peffet du changement de demeure, qui devoit me retidre fi heureufe ! Ah, fi je n'ai pas trouvé ici la félicité, eiie n'exifie pas pour moi fur la terre !  ( 327 ) Dès qu'elle fut un peu revenue de fa confternation, elle quitta ['appartement de Mad. Delville, & chercha elle-même Milady Pemberton : elle prit le parti, jufqu'au départ de Mortimer, de ne pas refter un inftant feule, de crainte que la trifteffe de fes réflexions n'ébranlat fon courage, & ne lui donnat un air mélancolique, qu'il pourroit attribuer a 1'intérêt qu'elle prenoit a lui. CHAPITRE IX. Une attaque. Cécile parut paffablement tranquiiie au diner, a 1'aide de Mylord Ernolf, qui fe trouvoit trop heureux de lui être utile : Mylord Derfort a fon tour, encouragé par Ton pere, tüchoit de s'attirer une partie de fon attention, mais il fut trompé dans-fon attente. Supérieure aux petites rufes que la coquetterie met en pratique , fa fierté étoit trop bien placée pour qu'elle lui témoigndt lamoindre fenfibilité; elle eut foin de lui faire fentir qu'il ne pouvoit jamais efpérer de la décider en fa faveur. A 1'heure du thé, s'étant tous réunis une fecor.de fois, leur converfation ne roula que fur le voyage de Mortimer; on décida qu'il partiroit le lendemain matin de uès-bonne  C 328 ) heure, & comme il faifoit chaud , qu'il fe re« poferoit pendant Ie milieu du jour. Milady Pemberton s'approchant de 1'oreille de Cécile, lui dit :Je crois, Mifs Beverley, que vous vous leverez demain au moment oii 1'alouette chantera, & cela pour votre fanté : vous favez que rien ne vous convient mieux que de vous lever matin. Cécile feignant de ne pas faifir le fens de ces paroles, lui répondit qu'elle fe leveroit a fon heure ordinaire. J'avertirai Mortimer, reprit-elle, de ne pas oublier avant fon départ de regarder a votre fenêtre; s'il fe propofe de remplir le róie de Romeo, vous vous chargerez bien de celui de Juliette; ce vieux & antique chateau eft précifémenc une habitation convenable pour la trifte familie des Capulets : Shakefpeare 1'avoit fürcment en vue lorfqu'il compofa fa tragédie. Vous êtes la maitreffe de lui dire tout ce qu'il vous plaira pour votre compte, s'écria Cécile; mais permettez que je vous conjure de 11e lui rien dire pour le mien. MylordDerfort, continua Milady, s'acquittera parfaitement de celui de Paris; car il eft furieufement amoureux , quoiqu'il n'ait pas encore ofé parler. Mais oü trouverons-nous un Mercurio? Rien de fi facile que de fe procurer cinq cents doucereux comme Komen  ( 3*9 ) pour un gai & charmant Mercurio. D'ailleurs, Mad. Delville, pour lui rendre juflice, elt encore trop bien pour repréfenter la vieille nourrifle; quoique fon mari puilfe remplacer a lui feul tous les Capulets & tous les Montagus. II a pour le moins 1'orgueil de ces deux families , & de vingt autres encore. Soit dit en palfant , fi je n'y prends garde , ce Romeo m'échappera avant que mon petit joli Paris de Province ait trouvé 1'occalion d'avoir une affaire avec lui. Elle s'approcha après cela d'une des fenëtres, & faifant figne a Mylord Derfort de la fuivre, Cécile entendit qu'elle lui difoit: Eh bien, Myiord, votre lettre eft-elle écrite? L'avez-vous fait remettre? Mils Beverley fera enchantée d'une pareille galanterie. Non, Mademoifelle, répondit ce fimple & trop crédule gentilhomme , je ne 1'ai pas encore envoyée ; je n'ai encore fait que le brouillon. Oh! Mylord, s'écria-t-elle, c'eft cela précifément qu'il faut envoyer: le brouillon d'un cartel eft préférable a celui que vous auriez mis au net; il paroït écrit dans un moment de vivacité. Je fuis enchantée que vous m'en ayez parlé. Cécile, les ayant joints, dit : Je voudrois bien favoir quelle eft la méchanceté dont Milady s'occupe dans ce moment. Nous devons  C 330 ) tous nous bien tenir fur nos gardes, Mylord; car foyez für que pour peu que cela puiffe contribuer a 1'ainufer, elle ne nous épargnera pas. Pourquoi, je vous prie, venez-vous vous mêler de ce qui ne vous regarde pas? s'écria Milady, & elle ajouta a voix baffe : Que craignez-vous? Croyez-vous que Mortimer ne fera pas capable de faire ce qu'il voudra d'un pauvre idiot comme celui-la? Je ne crois ni ne fuppofé rien a cet égard. Eh bien donc, ne me contrariez pas dans mes opérations. Mylord Derfort ! Mlle. Beverley vient de me dire a l'oreiile, que fi vous exécutiez votre projet, il lui feroit irnpoffible de vous réfifier. J'efpere que Mylord Derfort, reprit Cécile en riant, vous connoit (rop bien pour ajouter foi a ce que vous dites. Parfaitement bien , s'écria-t-elle. Je vois que vous êtes décidée a me piquer : fi vous renverfez mes projets, je rer.verferai les vötres, & je ferai part a un certain Gentilhomme des terreurs que vous éprouvez a fon occafion. Cécile, i ces mots, la pria trés-férieufement d'être tranquille ; mais fa frayeur ne fervit qu'a faire rire Milady, & dé l'air du monde le plus malicieux , elle s'écria : M. Mortimer, faites-moi le plaifir de venir rei.  ( 33i ) II lui obéit fur-le-champ; & Cécile fe feroit foumife dans ce moment aux plus cruels tourments, pour pouvoir fe trouver a vingt milles de-la. J'ai une chofe, continua Milady, de Ia plus grande importance h vous communiquer. Nous Venons de former un plan admirable en votre faveur; fi je vous en fais part, promettrezyous de vous laiffer guider par nous? Oh certainement ! s'écria-t-il ; fi vous en doutiez , ce feroit me faire tort. Eh bien donc... Mlle. Beverley, auriezvous quelque objedtion a propofer qui m'einpêcMt de pourfuivre? Aucune, répondit Cécile qui eut 1'efprit de fentir que l'oppofirion dans un pareil cas ne feroit que prêter au ridicule. Eh bien, continua-t-elle, il faut donc vous dire que nous fommes unanimement d'avis, qu'auffi-tót que v us ferez. en pofftffïon de votre bien, vous fafliez de grands changements h cet antique manoir. .Cécile 1'auroit embraffée de bon cceur ,pour lui témoigner fa reconnoiffance; & Mortimer, perfuadé que tout ce badinage étoit de fon invention , promit d'être foumis a fes volontés, & la pria de lui continuer fes confeils, affurant _ qu'il ne pourroit du moins jamais avoir un plus charmant architecte. Ce que nouspropofoHS, dit-elle, peuts'ef-  C 332 ) fedtuer avec la plus grande facilité; il s'agit feulement d'enlever ces vieilles fenêtres,&de leur fubflituer des grilles de fer bien épailfes, & transformer par ce moyen cet antique chateau en une prifon a 1'ufage de la Province. Mortimer rit de tout fon cceur d'une pareille idéé ; mais malheureufement Ion pere 1'ayant auffi entendue, s'avanca d'un air févere, & dit : Si je croyois mon rilscapabled'infulter d'une maniere auffi cruelle fes nobles aïeux, quelle que foit la tendreffe que jerelfente pour lui, je le bannirois pour jamais de ma préfenee. Mon cher Monfieur, s'écria Milady Pemberton, comment fes aïeux en auroient-iJs jamais connoiffance ? Comment!... mais... Voila une quefiion bien extraordinaire. Milady. D'ailleurs, Monfieur, j'ofe vous aflurer que le Shériff, le Maire, & le corps municipal, ou les autres gens de cette efpece, lui en donneroient afiez d'argent pour qu'il püt fe faire batir une jolie petite maifon dans le voifinage de Richmonr. _ Une petite maifon, s'écria-t-il avec indignation, une jolie petite maifon pour 1'héritier d'une terre comme celle-ci! Tout ce que je veux dire, répondit-elle étourdiment, c'efl; qu'il auroit un domicile  C 333 ) beaucoup plus agréable a habiter; car ce vilain foffé & ce vieux pont-levis feroient capables de lui donner des vapeurs, & de le faire mourir d'ennui. Je ne faurois imaginer leur utilité , a moins que ce ne foit pour effrayer les daims: ce font les feuls animaux qui hafardent de les traverfer. Mais fi vous transformiez le chateau en prifon... En prifon ! s'écria M. Delville, toujours plus en colere. Vous me pardonnerez, Milady, fi je vous prie de ne plus prononcer ce mot, lorfque vous jugerez a propos de faire mention du cMteau de Delville. Pourquoi non, mon cher Monfieur? Paree que, dans la bouche d'une jeune Demoifelle , il a en lui-même quelque chofe d'impropre; & qu'appliqué au chefmanoir d'une ancienne & noble familie... toujours refpeétable, Milady, quelle que foit la légéreté avec laquelle on fe donne la licence d'en parler 1... produit le plus défagréable effet qu'on puiffe imaginer: il fait naitre 1'idée que cette familie ou le chateau feroient prêtsa tomber enruine. Quant au chateau, Monfieur, vous conviendrez que rien n'efi plus vrai. Tout 1'autre cóté, vojfin de Ia vieille tour, menace quand on en approche, de tomber fur Ia tête. Je vous protefle , Milady, répartit M. Delville, que cette vieille totir, dont il vous plait de parler avec tant de mépris, eft Ie térnoi-  C 334 ) gnage Ie plus honorable de 1'antiquité de ce chateau, qui eft peut-être bien antérieura tous ceux qui exiftent de nos jours; & je ne voudrois pas 1'échanger pour toutes les petites inaifons du Royaume. Un pareil chateau, qui vient en droite ligne de nos ancêtres, ne fauroit s'apprécier. Mais, mon cher Monfieur, que voudriezvous qu'on en fit a moins de le faire deffiner, pour fervir enfuitede décoration d'opéra. Digne emploi, en vérité.' s'écria M. Delville, de plus en plus piqué. Et dites-moi, je vous prie, parlez-vous fouvent fur ce ton a Mylord Duc? Oui, fans doute, & il n'y fait jamais la moindre attention. II feroit étonnant qu'il en fit aucune a de pareils propos. A préfent, M. Delville, foyons de bonnefoi; croiriez-vous réellement que ce vieux vilain Chateau gothique put être comparé a aucune des nouvelles maifons de campagne des environs de Londres? Ce vieux vilain Chateau gothique! répéta M. Delville. Milady, vous faites en vérité trop d'honneur è mon humble demeure! Mon Dieu ! je vous demandejmillepardons, s'écria-t-elle. Je ne penfois réellement pas a ce que je difois. Allons , ma chere Mifs Beverley , venez-vous promener avec moi; je  C 335 ) fuis trop honteufe pour refter ici plus longtemps. Et prenant Ie bras de Cécile, elle la fit palier promptementdans le pare, par une desportes de la falie , qui y donnoit entrée. Mais , Milady, dit Cécile, n'auriez vous pu trouver rien deplus amufant pour M. Delville , que de tourner fon Chateau en ridicule? Oh? lui répartit-elle en riant, feroit-ce la première fois que vous nous entendriez difputer? lorfque j'étois ici 1'été paffé, je le fachois ordinairement dix fois par jour. Etoit-ce une affaire d'étiquette? Non, je ne le faifois pas exprès; cela arrivoitparhafard , foit en parlant du Chateau, de la tour, du pont-levis, des fortifkations; foit que je vinffe a fouhaiter que tout cela fervït a comblercetodieux foffé : car vous favez qu'il fauttrès-peu de chofe pour lui donner de 1'hurneur. Et appellez-vous peu de chofe, de fouhaiter que fen Chateau foit anéanti? Mon Dien, je ne penfe guere a fon manoir! Tout ce que j'en dis n'efl que pour le facher. Et quelle forte de plaifir cela peut-il vous faire? Oh , le plus grand plaifir du monde ! Je fuis toujours enchantée de voir les gens en colere. Cela les rend fi laids! Et voudriez-vous que tout Ie monde ejftt cet air, Milady ?  ( 336) Oh! ma chere, s'il elt ici qutftion de moi, je ne crois pas avoir été en colere deux fois dans ma vie. Auffi-tót que je fuis parvenue a fitcher quelqu'un, j'ai toujours foin de me fauver. Quelquefois j'ai peur que ceux que j'ai mis en courroux ne me voyent rire. Lorfque mon pere s'eft faché contre moi, j'ai fouvent été obligée de feiudre de pieurer, pour avoir le prérexte de me cacher le vifage avec mon mouchoir: il eft réellement fi hideux, que vous fupporeriez en le voyant, qu'il fait la grimace, comme les enfants , uniquement pour faire peur. Vous ne ('auriez jamais manquer d'amufement, puifque la colere même de votre pere vous en fournit. Mais eft-ce la la feule fenfation qu'elle vous faffe éprouver ? Ne le craignez-vous pas ? Oh, jamais! Que voudriez-vous qu'il me fit? II fe contente de faire tapage, de jurer un peu quand il eft en colere : peut-être vat il même jufqu'a me renvoyer dans ma chambre : & c'eft précifément ce que je fouhaite; car nous ne nous querellons jamais que quand nous fommes feuls; & alors je m'ennuye fi fort, que je ne demande pas mieux que de m'en aller. Et ne trouveriez-vous pas quelque autre moyen de le quitter? Mais non, je n'en vois point d'aufli commode,  ( 337 ) mode, & celui-la ne fauroit lui faire le moindremal.Je lui dis fouvent, lorfque nous fommes bien enfemble, que fans les poftillons & fa fille, il perdroit 1'habitude de jurer. Toutes les fois qu'il eft en voyage, il ne fait autre chofe, & cependant on ne fauroit imaginer pourquoi il eft fi preffé ; car, oü qu'il aille, il eft toujours certain qu'il n'y a jamais rien a faire. Cette étourdie continua encore fur le même ton jufqu'a ce qu'elle appercut a quelque diftance Mylord Derfort qui venoit les joindre. Mifs Beverley, s'écria-t-elle , voici votre foupirant : je ne me promenerai plus avec vous que jufqu'a ce grand chêne, oü, 1'obligeant a fe profterner a vos pieds , je vous laifferai enfuite feuls. Vous êtes trop bonne, Milady; je vous fuis obligée de m'avoir pré ven ue de votre deffein , puifque cela me mettra en état de vous éviter cette peine. Elle retourna précipitamment en-arriere, & paflant devant Mylord Derfort qui continua a s'avancer vers Milady Pemberton, elle fe rendit.au chateau. En entrant dans la falie, elle trouva qu'il n'y avoit plus perfonne que Delville qui fe promenoit, en tenant fes tablet-tes, fur lefquelles il venoit d'écrire. La honte & la furprife que Cécile éprouva a fa vue la firent reculer fans s'en apperce- Tome UL P  C 333 ) voir. Elle penfoit a Ié retirer, quand celuiei , s'approchant tout a-coup de la porte, lui cria d'un ton de reproche : Quoi! vous ne voulez pas même entrer dans une chambre oü je me trouve? Pardonnez-moi, repliqua-t-elle, je craignois de vous déranger. Non, Mademoifelle, répondit-il gravement, vous êtes la feule perfonne qui ne puiffe me déranger acluellement : je m'occupois a tracer le brouillon d'une lettre que je vous deltinoif. Je n'aurois pas penfé a vous eenre, li vous euffiez daigné m'accorder 1'audience que j'avois pris la liberté de folliciter. Cécile, extrêmement confufe d'une pareille attaque, ne favoit fi elle devoit s'arrêter 011 s'éloiguer; mais voyant qu'il continuoit a parler , elle s'appercut qu'elle n'avoit d'autre choix que celui de demeurer. Je ferois faché de partir, étant auffi incertain que je le fuis du temps que durera mon abfence, & d'emporter avec moi la certitude de vous avoir déplu , fans avoir cherché a juftifier ma conduite : faut-il donc que j'acheve ma lettre, ou daignerez-vous entin me faire la grace de m'entendre. Mon déplaifir, Monfieur, dit Cécile, a fini avec fa caufe; je vous prie de 1'oublier. Je ne prétênds point , Mademoilelle , en inférer que le fujet mérite votre attention;  ( 339 ) je ne veux que vous expliquer ce qu'il y a eu de rnyftérieux dans ma conduite, & vous demander pardon pour ce qui a pu vous paroitre condamnable. Cécile, un peu revenue de fa première émotioh, & piquée du calme avec lequel il lui parloit, ne s'oppofa plus a ce qu'il exigeoit; & lui laiffant fermer les deux portes , elle s'aflit prés d'une fenêtre, décidée a écouter patiemment une explication fi long-temps attendue. Les précautions cependant qu'il avoit prifes pour n'être pas entendu, &la fermeté avec laquelle Cécile attendoit qu'il continunt, lui Óterent bientót le courage qu'il avoit témoigné en commencant, & lui firent fouhaiter a fon tour de pouvoir lui-même fe retirer. II dit enfin, après avoir beaucoup héfité : Cette indulgence de votre part, Mademoifelle, mérite de la mienne la plus vive reconnoiffance; j'avois peu de droit, & encore moins de raifon de 1'efpérer, après la févérité que vous m'avez témoignée. En prononcant le mot fle févérité, fa fierté bleffée lui rendit tout fon courage, & il continua avec autant de fermeté qu'il en avoit montré en commencant. - Je ne me plaindrai point de cette févérité : au contraire, dans une fituation telle que la mienne, c'eft peut-être la plus grande faP ij  ( 340 ) veur que vous puifDez me faire. II eft certain •qu'elle m'a procuré des confolations plus efficaces que celles que la philofophie, les réflexions ou le courage auroient pu m'offrir. Elle m'a prouvé 1'inutilité qu'il y auroit a me plaindre des obftacles que Ia deftinée a mis au fuccès de mes voeux, en me faifant voir que s'ils n'euffentpasexifté, j'enaurois rencontré d'autres non moins infurmontables. Je me fuis donc décidé, après des efforts pénibles, a me refufer même la douceur dangereufe de votre fociété; & c'eft parl'abfence & les voyages que je veux oublier, s'il eft poflible, le plaifir qu'elle m'a fait éprouver. Cette tache, Monfieur, s'écria Cécile, vous fera facile: puifle le rétabliffement de votre fanté ne pas rencontrer de plusgrandes difficultés! Ah, Mademoifelle, répartit-i! avec'un fouris forcé & d'un air de reproche, on plaint foibiement les maux qu'on n'a jamais éprouvés. Je ne prétends ni offenfer votre délicatefle, ni émouvoir votre fenfibilité naturelle en ma faveur : non, ce ne font point de pareils motifs qui m'ont porté a vous demander ce moment d'audience , mais uniquement le defir, avant de m'arracher de ces lieux, de vous ouvrir mon cceur , & de vous découvrir toutes mes penfées. II s'arrêta un inftant; & Cécile voyant qu'elle ne s'étoit pas trompée en regardant cette en-  ( 34i ) trcvue comme la derniere, réfléchit qu'elle feroit courte, & rappella toutes fes forces pour la foutenir avec courage. Long-temps avant que j'euffe 1'honneur de vous voir, votre caraclere & vos perfecYions m'étoient connues : M. Biddulph de Suffolk, le premier ami que j'euffe fait a 1'univerfité d'Oxfort, &avec Iequel mes liaifons fubfilfent encore, s'étoit appercu de bonne heure de tout ce que vous promettiez : nous correfpondions enfemble; fes lettres étoient pleines de vos éloges. II m'avoit avoué fon penchant pour vous, & le peu de fuccès de fes démarches pour vous obtenir... Hélas! je pourxois a mon tour lui faire le même aveu. M. Biddulph , ainfi que plufieurs autres Centilshommes du voifinage, avoit en effet recherché Cécile; il avoit fait des propofitions au Doyen, qui, de 1'avis & a la priere de fa niece, les avoit refufées. Lorfque M. Harrel recut des mafques chez lui, continua Delville, la curiofité de voir une perfonne fi admirée m'y conduifit; a votre habillement, je n'eus aucune peine a vous diftinguer... Ah, Mifs Beverley! je n'oferois vous exprimertout ce que j'éprouvai alors. L'exemple de mon ami fe préfenta a mon fouvenir, & je fentis qu'il ne me reftoit d'autre parti que la fuite, connoifiant fur-tout la claufe du teftament de votre oncle. P iij  C34* ) Enfin donc, penfii Cécile, toute incertitude ceffe... Le changement de nom eft 1'obltacle qui le gêne. Il a hérité de la fierté de fa familie. .. Eh bien, je 1'abandonne fans regret a cette même familie. Je n'aurois pas, continua-t-il, négligé un pareil avertiffement, 11 ce que j'appris a 1'opéra ne m'avoit induit en erreur , & qu'on ne m'y eüt pas affuré que vous étiez engagée. Alors je ne crus plus devoir vous fuir; retenu par 1'honneur, je me gardai bien de faire le moindre effort pour fupplanter un homme auquel je vous confidérois déja comme mariée; & quel que füt mon empreflement a rechercher votre foeiété, je m'y livrai avec autant d'innocence que de fatisfaction. Je léntois cependant alors en moi-même une inquiétude, relativement a vos affaires, qui me caufoit Ie plus grand trouble : je me flattois d'abord qu'il n'étoit qu'une fuite de mon trop de curiofité a découvrir quel feroit enfin ( puifque le public défignoit plufieurs prétendants) le fortuné mortel qui obtiendroit votre main. Je fuis fachée, dit Cécile froidement, que pareille méprife ait exillé. Je ne vous fatiguerai pas, Mademoifelle, reprit-il, en vous retracant les progrès de ma malheureufe paffion. Je vais tacher d'être plus concis ; je vois que vous êtes déja laffe de m'entendre. II s'arrêta un inftant, efpé-  ( 345 ) rant qu'elle 1'encourageroit; mais Cécile couferva fon ait indifférent, & attendit qu'il pourfuivtr. J'ignorois encore, reprit-il, toute la vivacité avec laquelle je révérois vos vertus, jufqu'au moment ovi vous daignates me pariet en faveur de M. Belfield... Mais il eft inutile que je rappelle ici les fenlations que j'éprouvai dans ce moment... Elles étoient froides , languiffantés , comparées a ce que je fentis lorfque vous m'eütes enfin appris que les bruits concernant le Chevalier Floyer étoient auffi peu fondés que ceux qu'on avoit répandus fur M. Belfield. Oh! quelle ne fut pas mon agitation, lorfque je vous fus libre, lorfque Le défordre de mes fens ne dé- couvrit que trop Terreur que j'avois nourrie... Cécile alors , fe levant a moitié & fe raffeyant enfuite, parut preffée de s'en aller.^ Pardonnez, Mademoifelle, s'écria-t-il, j'aurai bientót fini. Je vous ai affez retracé mes fenfations & mes fouffrances; je vais me hater, autant pour moi que pour vous, de vous expofer les raifons qui m'ont porté a rompre ]e filence. Dès le moment que ma malheureufe paffion m'a été connue, j'ai pefé & fenti le danger qu'il y auroit a m'y abandonner, & j'ai trouvé qu'outre 1'incertitude du fuccès, il y auroit même de 1'inconvénient a vouloir le tenter. Mon honneur eft attaché a ceP iv  C 344 ) lui de ma familie. Ce qui, pour un autre, feroit une erreur innocente, deviendroit chez moi un crime impardonnable; & cependant tant de motifs réunis en faveur d'un objet, contre lequel on ne peut former qu'une feule objeétion!... Tandis que la vertu , la beauté , 1'éducation, la naiffance, font fans reproche... O trop fatale condition! qui me défend d'afpirer a la plus excellente des femmes, fans commettre une action qui me dégraderoit a jamais aux yeux de tous mes parents! II s'arrêta , fon émotion 1'empêchant de continuer, & Cécile fe leva. Je vois, Mademoifelle, votre emprefïément a vous en aller; & quoique dans ce moment je ne puiffe m'empêcher d'en marquer mon regret, je me le rappellerai par la fuite avec reconnoilfance. Je vous dirai donc, pour finir, que je pris le parti de vous éviter, de tacher de vous oubiier. Je me promis bien de cacher a tout le monde, & fur-tout a vous, la paflïon malheureufe dont j'étois dévoré ; & fi ma prudence & mes foins pour cet effet n'ont pu réfifter quelquefois a la furprife, au premier mouvement, je n'ai cédé que pour le moment, & je crois que perfonne ne s'en eft appercu. J'ai foutenu avec décence & avec fermeté ce filence & cette privation jufqu'a 1'orage, ou je crus vous voir en péril; & alors, n'é-  ( 345 ) tant plus fur mes gardes, mon amour fe ïéveilla, & la tendreffe triompha... Eh bien, Monfieur, s'écria Cécile avec humeur, a quel propos me dites-vous tout cela? Hélas! je n'en fais rien, répondit-il avec un profond foupir; je m'étois cru mieux pré. paré pour cette conférence; je m'étois promis d'être ferme & concis. Je vous ai mal raconté mon hiftoire; votre difcernement vous en indiquera fans doute mieux le but; peutêtre votre bonté & votre indulgence vous feront trouver quelqu'excufe qui plaidera en ma faveur. Trop convaincu , depuis ce fatal accident, que toute feinte étoit vaine , & certain par votre mécontentement de 1'inconféquence dont je m'étois rendu coupable, je réfolus, ne pouvant vous offrir d'autre fatisfaétion, de vous ouvrir mon cceur, & de m'éloigner enfuite peut-être pour toujours. C'eft ce dont je viens de m'acquitter imparfaitement, mais fidélement; je ne vous ai point parlé de mes fouffrances, je ne 1'ai pas ofé. Oh ! fi je vous peignois les combats pénibles d'un cceur en contradiction avec luimême!. .. Le devoir & la raifon luttant contre 1'amour, le bonheur & 1'inclination.... Vainqueurs & vaincus tour-a-tour... II m'a été irnpoffible de foutenir plus long-temps un pareil martyre. J'ai voulu qu'un dernier erToit P v  ( 346 ) mit fin 4 ces calamités, & j'ai mieux aimé endurer un moment les peines les plus cruelles, que continuer a être la proie d'une paffion qui me mine peu-a-peu. Le rétabliffement de vorre fanté, Monfieur, & celui de votre félicité, que vous fuppofez avoir été interrompues , lui dit Cécile , feront, j'efpere , aufli prompts que certains. Que vous fuppofez avoir été interrompues ! répéta-t-il. Quelle phrafé après un aveu tel que celui que je viens de vous faire! Mais pourquoi defirerois-je de vous convaincre de ma fincérité? Elle vous eft indifférente. II ne me refte qu'a vous demander pardon d'avoir abufé de votre patience , & a vous réitérer mes remerciements de 1'effort pénible que vous avez fait pour m'écouter jurqu'au bout. Si vous daignez m'honorer d'un peu d'eftime, répondit Cécile; ce feroit peut-être a moi a vous faire ces remerciements : difpenfez-m'en cependant; j'ai des lettres è écrire, & il m'eft irnpoffible de m'arrêter plus longtemps. Je n'ai pas la préfomption, s'écria-t-il fiérement, de vouloir vous retenir; jufqu'a préfent vous avez pu me croire fouvent myftérieux, quelquefois fingulier & capricieux, & prefque toujours fans caraéiere; tout ce que je defirois éroit de me jufiifier de ces imputations, par une confeffion frauche des mo-  ( 347 ) tifs qui m'ontdéterminé. Une fois, il eftvrai, (j'efpere que cela n'eft pas arrivé plus fouvent) vous m'avez cru impertinent... & c'eft de quoi j'ofe le moins me juftifier. Cela eft inutile, Monfieur, dit-elle en Tinterrompant, & s'avancant vers la porte. Toute autre jultification eft fuperflue : je fuis trèsfatisfaite ; & fi mes vceux en votre faveur peuvent vous être agréables , foyez certain que j'en fais de très-finceres. Que cela eft cruel & infultant! s'écria-t-il de facon a être a peine entendu , & fe preffant d'aller lui ouvrir la porte Allez, Mademoifelle , ajouta-t-il, fon faififfement lui ótant prefque la refpiration, allez, & puiffe votre bonheur égaler votre infenfibilité! Cécile aUoit fe retourner pour répondre a ce reproche; mais la vue de Milady Pemberton qui entroit par 1'autre porte, la décida, & elle fortir. Lorfqu'elle fe trouva dans fa chambre, elle s'y promena pendant quelque temps, fufpendue entre la colere & le chagrin de fe voir déchue de fes efpérances. Le fort , s'écriat-elle , en eft enfin jetté. Delville lui-même conrent a. m'abasdonner; fon pere ne le lui a point commandé ; fa mere ne s'en eft pas mêiée ; il n'a eu befoin d'aucune exhortation. Cependant ma familie , dit-il.. . Condefcendance bien flatteufe! Ma familie & toutes les P vj  ( 34« ) autres circonflances font fans reproche. Combien Pamour qui cede a une feule difficulté , doit être foible! & que cet orgueil, que rien ne fauroit dompter , doit être fortement enraciné! Eh bien, qu'il garde fon nom '. Puifque fon influence a tant de pouvoir, que fa confervation elt d'un fi grand prix, quelle vanité, quelle préfomption de ma part, d'ofer fuppofer que ma perfonne put en compenfer la perte ! C'efl ainfi que fon refféntiment foutenoit fon courage, & non-feulement en compagnie, mais lors même qu'elle fe trouvoit feule; elle voyoit arriver, prefque fans répugnance, le moment du départ, & fe fentoit capable de le fupporter fans murmure. CHAPITRE X. Une retraite. Le lendemain matin, Cécile fe leva tard, non feulement pour éviter les plaifanteries de Milady, mais encore pour laiffer partir Delville; elle imaginoit que la maniere dont elle i'avoit quitté , lui feroit croire qu'elle étoit tout-a-fait infenfible, & elle fe trouvoit beureufe de pouvoir penfer qu'au moins il ignoreroit fon fecret. Milady Pemberton, entrant en courant dans  ( 349 ) fa chambre, avant qu'elle fut habillée : Voici, s'écria-t-elle, un nouveau plan de politique; notre grand homme d'état fe propofe de nous quitter: il ne fauroit fe réfoudre a perdre fon poupon de vue, il veut lui-même en prendre foin pendant le voyage. Pauvre cher petit Mortimer 1 Ils en font une véritable marionnette. J'ai grande envie de me procurer un hochet, & de lui en faire préfent. Cécile lui fit quelques quefiions pour apprendre d'autres détails, & apprit que M. Delville étoit réfolu d'accompagner fon fils a Briftol; de forte que le voyage de ce dernier étoit retardé de quelques heures, pour qu'on eüt le temps de faire les nouveaux préparatifs qu'il exigeoit. M. Delville qui fe prétendit accablé d'affaires, paree qu'avant fon départ il lui reftoit quelques ordres a donner a fes domeftiques , jugea a propos de fe faire apporterfon déjeüné dans fon appartement: fa femme defirant aufli de pouvoir s'entretenir en liberté avec fon fils» le pria de venir partager le fien dans fon cabinet , & elle fit dire a. la compagnie de 1'excufer, & de vouloir bien fe faire fervir. M. Delville, fcrupuleux a 1'excès fur tout ce qui avoit trait au cérémonial, n'avoit pas manqué de fe juflifier auprès de Mylord Ernolf, de la néceflité oü il fe trouvoit de le quitter: fon inquiétude pour la fanté de fon  ( 350 ) fils, qui étoit réelle & fincere, 1'avoit emporté fur de vaines apparences; & les raifons qu'il allégua a ce fujet, furent telles, qu'il fut irnpoffible de ne pas s'en contenter : d'ailleurs, les vues que Mylord fe propofoit au cbareau de Delville n'étant point dérangées par fon abfence tant que Cécile y reftoit, il confentit, pour lui prouver qu'il n'étoit point mécontent, a tenir compagnie a Mad. Delville jufqu'a fon retour. Cécile déjeüna donc avec les deux Lords & Milady Pemberton; Mylord Ernolf propofa a fon fils d'accompagner a cheval MM. Delville jufqu'a la feconde pofte. Celui-ci y acquiefca, & ils fortirent. Alors Milady Pemberton, dont rien ne troubloit la gaieté, s'empara d'une des ferviettes , & alfura qu'elle alloit 1'envoyer a Mortimer, pour lui fervir de bavette. Elle en fit donc un paquet, & écrivit fur le papier dont elle 1'enveloppa : Pour attacher avec une èpingle devant lepetit M. Mortimer-Delville , afin qu'il ne fe falifje pas en mangeant fa bouillie ; & elle fortit pour en charger fon laquais, avec ordre de le préfenter a Delville au moment qu'il mon-, teroit en voiture. A peine étoit elle fortie, que la porte s'ouvrit de nouveau, & que Mortimer lui-même parut, botté, & prêt a partir. Mifs Beverley ici! & feule! s'écria-t-il d'une  C 351 ) voix & avec un air qui prouvoient qua toute la fierté qu'il avoit affeétée le jour précédent, avoit fait place au plus profond abattement; & elle ne fuit pas a mon approche ! Peut-elle fouffrir patiemment la vue d'un homme auffi vain, auffi inconféquent? Mais elle eft trop fage pour s'arrêter aux délires d'un extravagant. ... qui, gouverné par une paffion auffi violente que défefpérée, n'a plus 1'ufage de fa raifon. Cécile , finguliérement frappée de cet aveu fi humble, le regarda de l'air le plus étonné, fans prononcer un feul mot. II s'approcha triftement, & ajouta : Je fuis honteux de la maniere dure & cruelle avec laquelle je vous abordaihier au foir, qui m'attira votre colere, au moment oü j'aurois dü implorer votre indulgence :mais quoique préparé a toute votre rigueur, il ne m'a pas été poffible de la fontenir; & quoique votre indifférence füt prefque une faveur, il s'en eft peu fallu qu'elle ne me fit perdre la raifon, tant la paffion & fintérêt perfonnel font aveugles. Vous u'avez pas befoin de juftification , Monfieur, s'écria Cécile, puifqueje vous affure que je n'en exige aucune. Vous pouvez bien, répartit-il affectant de fourire, vous paffer de mes excufes, puifque, fous ce prétexte, je parvins hier a me faire écouter. Mais, croyez-moi, vous me trouve-  C 35* ) rez aujourd'hui beaucoup plus raifonnable. Une nuit entiere de réflexions.... réflexions que Ie fommeil n'a point interrompues... m'a rendu 1'ufage de mes facultés. Les lunatiques même, vous le favez, ont des lueurs de bon fens. Comptez-vouspartir bientót, Monfieur? Je crois qu'oui : je n'attends que mon pere. Mais pourquoi Mifs Beverley eft-elle fi impatiente? Je ne reviendrai pas fi-tót; & quelques moments de délai méritent fürement un peu d'indulgence... Me voila encore fur le point de vous accufer de cruauté. Je dois m'enfuir, je m'en appercois que trop; ou Tarnen dement dont j'ai ofé me vanter n'aboutira qu'a de nouvelles offenfes, a de nouvelles difgraces, a de nouveaux remords. Adieu, Mademoifelle... Puiffiez-vousjouirde toutes fortes de profpérités ! Ce fera toujours le plus conftant de mes fouhaits, quelque longue que foit mon Sbfence, & quelqu'éloignés que foient les climats qui nous fépareront. En finiflant ces derniers mots, il fe hata de partir. Mais Cécile , cédant a un mouvement de furprife, trop fubit pour pouvoir y réfifier, s'écria : Les climats? Comptez-vous donc fortir du Royaume ? Oui, répondit-il avec vivacité; pourquoi y refterois je? II ne faudroit que peu de temps pour le parcourir, & ce feroit une imprudence  C 353 ) que de penfer a revenir fi-tót. Pendant une abfence auffi courte , quelle autre idéé que celle de vous revoir pourroit m'occuper? Et en vous revoyant, quel autre fentiment éprouverois-je que celui de Ia joie la plus dangereufe, & d'une fatisfaétion que je n'ofe me repréfenter?... Tous mes combats fe renouvelleroient; il fau droit encore m'arracher des lieux que vous habiteriez; les pafllons dont mon cceur eft aétuellement agité reprendroient de nouvelles forces, & me cauferoient de nouvelles fouffrances , peut-être encore moins fupportables que les premières ... Non ... mes forces ne pourroient réfifter a Un fecond affaut ; c'eft bien afi'ez de cette féparation. Le courage avec lequel je prolongerai mon exil réparera a mes yeux ra foibleffe qui le rend indifpenfable. Alors il fe hata , avec encore plus d'empreflement que la première fois , de gagner la porte, quand Cécile, très-émue, s'écria: Un feul moment, Monfieur! Deux mille, deux millions! lui répartit-il vivement; & retournant fur fes pas, de l'air du monde Ie plus furpris, il ajouta : Qu'eftce que Mifs Beverley daigne me commander? Rien, répondit-elle, un peu remife de fon trouble; je veux feulement vous prier que je ne fois point la caufe qui vous faffe abandonner votre patrie & vos amis, puifqu'il me  C 354 ) fera facile de trouver un autre afyle; & que, quel que foit le tendre & fincere attachement que j'aie pour Mad. Delville, j'aimerois encore mieux me féparer d'elle que de la priver, ce füt-ce que pendant un mois, de la préfenee de fon fils. Que cette condefcendance eft humaine & généreufe! s'écria-t-il; mais qui a jamais été auffi humain & auffi généreux que Mifs Beverley, fi indulgent pour les autres, fi noble dans fes procédés ? en vous Jaifl'ant avec ma mere , que peut-il lui refter a defirer ? Non, elle connoit toute votre mérite ; elle vous adore prefque autant que je vous adore moi-même. Vous êtes aétuellement fous fa protection; vous paroiffez formées 1'une pour 1'autre : que ce ne foit donc pas moi qui la privé d'un fi précieux dépót... Oh ! pourquoi faut-il que celui qui voit & cormoit fi bien toutes les perfeétions de 1'une & de 1'autre, foit arraché avec tant de violence a des objets qu'il révere, lanois qu'il donneroit une moitié de fa vie pour qu'il lui füt permis de palier 1'autre dans une fociété qui lui eft fi précieufe! Eh bien , Monfieur, dit Cécile qui fentit fon courage s'nffuiblir, fi vous ne voulez pas vous défifter de votre projet, que je ne vous arrête pas plus long-temps. Ne me fouhaiterez-vous pas un bon voyage ?  C 355 ) Oui... je vous le löuhaite de tout mou cceur. Et daignerez-vous me pardonner les erreurs involontaires qui vous ont offenfée? Je n'y penferai plus, Monfieur. Adieu donc. O la plus aimable des femmes, puilfent toures les félicités que vous méritez s'accumuler fur votre tête! Je vous recnmmande ma mere, bien convaincu de la fympathie que doit vous infpirer un caractere fi femblable au vótre. Lorfque vous la quitterez, puiffe 1'heureux mortel qui lui fuccédera , qui méritera votre main! .... II s'arrêta, il héfita; Cécile détourna les yeux; il foupira, lui prit la main, & la preffant contre fes levres, il s'écria : Que votre bonheur foit fans mefure!... pur comme vos vertus, & auffi durable que votre bienfaifance !... O trop aimable Beverley !... pourquoi, pourquoi faut-il que ]'e vous quitte? Quoique Cécile n'eüt pas la force de lui faire des reproches, elle en eut affez pour retirer fa main 5 & il fe hata de fortir de la falie. Cet incident étoit pour Cécile ce qui pouvoit lui arriver de plus facheux : la douceur de Delville fuffifoit feule pour la fléchir; la fierté qu'elle avoit montrée n'exiftoit qu'autant qu'elle étoit excitée par la fienne; fon mécontentement avoit ceffé, & fon cceur fen-  C 356 ) fible partageoit les tourments de Delville. Abandonnée a fes réflexions & a fa douleur , elle reftoit immobile a fa place, regard ant attentivement la porte par laquelle il étoit forti; comme fi en partant il eüt emporté avec lui tout ce qui pouvoit encore 1'attacher a la vie. Cette profonde mélancolie & ces triftes réflexions ne tarderent pas a être interrompues; Milady Pemberton revint en courant lui ap. prendre la maniere dont elle avoit difpofé de ia ferviette, & Cécile en 1'écoutant chercha * fe diftraire. Milady, quoique trés-étourdie, n'en étoit pas moins clair-voyante : elle s'appercut bientót que fon attention n'étoit point réelle; & la regardant malicieufement, elle lui dit: Je crois, ma chere, que je ne ferois pas mal de me procurer une feconde ferviette a votre ufage; fi elle nefervoit pas a vous efiuyer la bouche , vous pourriez du moins en efiuyer vos yeux... Mortimer eft-il venu prendre congé de vous? Prendre congé de moi!... Non... Eft - il parti ? ^ Oh non! Papa a auparavant je ne fais combien d'affaires a arranger: il ne fera pas encore prêt de deux heures. Mais n'ayez pas l'air fi trifte; je vais me dépêcher de trouver Mortimer , & vous 1'amener, pour qu'il vous confole. Elle fe mit a courir. Cécile, a qui il fut im-  ( 357 ) poflible de Parrêter, ne fe trouvant pas affez de force pour foutenir de feconds adieux, ni les plaifanteries de Milady, eut recours è la fuite; & prenant un parafol, elle gagna le pare, oü pour dérouter ceux qui pourroient avoir envie de la fuivre, elle dirigea fes pas vers un bois touffu & peu fréquenté; elle ne s'arrêta que lorfqu'elle fe trouva a plus de deux milles du chateau. Fidele, qui ne manquoit jamais alors de 1'accompagner, courut a fes cótés; & lorfqu'elle fe crut affez éloignée pour être en füreté, elle s'affit fous un arbre, & careffant ce pauvre animal, elle foulagea fa propre douleur en le plaignant d'avoir perdu fon mattre; n'ayant plus alors fa dignité a foutenir, ni des regards a éviter, elle donna un libre cours a fes larmes. Elle avoit rencontré le feul homme auquel elle eüt voulu unir fon fort, celui dont la tournure d'efprit, fi femblable a Ia fienne, lui promettoit les jours les plus heureux. Son penetrant s'étoit involontairement décidé pour cet objet; il avoit été fecondé par 1'eflime; elle n'avoit rien trouvé qui püt lui faire foupconner que ce choix eüt des inconvénients , ou qu'il püt être blamé : elle s'étoit affurée de la réciprocité des fentiments qu'elle éprouvoit. II eft vrai que fa naiffance étoit un peu inférieure; elle n'avoit cependant rien de vil; fes inclinations, fon éducation & fon caraclere étoient  ( 358 ) tels qu'elle eüt pu les defirer; & cependant, au momeut oü leur union paroiffoit le plus probable , lorfqu'ils habitoient fous un même toit, que le pere de l'un étoit le tuteur de 1'autre, & que leurs intéréts mutuels encore plus que leur affeétion fembloient les inviter a tornier cette alliance, le jeune homme de luimême, fans qu'on le lui ordonnat, paruneffort volontaire, s'arrachoit d'auprès d'elle, & loin de chercher è gagner fon cceur, Ia prioit prefque de ne pas 1'aimer. II fe condamnoit a 1'exil, quittoit fa patrie & fes liaifons , fans autre vue, fans aucun autre motif que de fuir la préfenee de la perfonne qu'il adoroit. Quoiqu'inftruite enfin du motif d'une pareille conduite, elle ne la trouvoit ni raifonnable ni néceffaire; mais en blamant fa fuite, elle pleuroit fa perte : elle admiroit en gémiffant, la force qu'il avoit eue de vaincre fa palïïon. CHAPITRE XI. Une perfécution. Cécile refia dans ce lieu agrefte & folitaire, heureufe au moins d'y être en liberté jufqu'au moment oü la cloche du diner l'obligea a reprendre le chemin du chateau. En entrant dans Ia falie, oü tout le monde  ( 359 ) étoit déja raffemblé, elle s'appercut a l'air de Mad. Delville, qu'elle avoit paflé fa matinée auffi trill.ment qu'elle. Mifs Beverley, s'écria Milady Pemberton avant qu'elle füt aflife , je prétends que vous preniez aujourd'hui ma place. Eh pourquoi, Milady? Paree que je ne faurois fouffrir qu'avec un aulfi gros rhume, vous foyez fi prés de la fenêtre. Vous êtes, en vérité, tropbonne, Milady; mais je vous affure que je ne fuis point enrhumée. Oh! pardonnez-moi, ma chere; vos yeux font tfès-rouges. Madame Delville, Mylord Ernolf, ne le trouvez-vous pas comme moi? Bon Dieu! il me paroit que vos joues Ie font aufli... Regardez-vous, je vous prie, au miroir; a peine vous y reconnoitnz-vous. Mad. Delville, qui la fixa avec beaucoup de douceur , affeéta de prendre le dil'cours de Milady au pied de la lettre, & lui répondit : II eft vrai, ma chere, que vous avez un mauvais rhume; mais mettez votre chapeau fur vos yeux, & après diner vous les baflinerez avec de 1'eau-rofe qui diflipera bientót 1'inflammation. Cécile s'appercevant avec reconuoiffance de fon intention , ne s'obftina plus a refufer 1'offre de Milady, qui fe plaifant dans le défor-  ( 36o ; dre, ajouta : Ce rhume elt pour vous punir de m'avoir laiffée feule toute la matinée; mais j'imagine que vous avez préféré un tête-a-tête avec votre favori, que vous n'avez pas voulu de témoin. Tout Ie monde marqua une grande furprife; & Cécile alfura qu'elle avoit toujours été feule. Eft-il poflible que vous manquitz de mémoiré a ce point? s'écria Milady. N'aviezvous pas votre bien-aimé avec vous? Cécile comprenant alors qu'elle vouloit parler de Fidele, rougit encore plus qu'elle n'avoit fait auparavant, & s'efforca d'en rire. II me parelt qu'il y a dans tout ceci quelque chofe de très-embrouil!é, s'écria Mylord Ernolf, & a quoi il m'eft irnpoffible de rien comprendre. Je fuis daus le même cas, reprit Mad. Delville : mais je veux bien confentir que la chofe en refte la; car les myfteres & les fecrets de 1'invention de Milady Pemberton font fi fréquents, que la plus vive curiofité en eft fouvent rebutée. Ma chere Madame , répondit Milady, ce que vous dites-la n'efl pas naturel; car je fuis füre que vous defirez favoir de qui je veux parler. Pour moi, j'avoue que je Ie defire fort, dit Mylord Ernolf. Eh  C 361 ) Eh bien donc, Mylord, vous faurez que Mifs Beverley a deux camarades, dont je fuis moi-même le premier, & Fidele le fecond; mais ce dernier a été avec elle toute Ia matinée , & elle n'a pas voulu m'admettre a leur conférence. J'imagine qu'elle avoit quelque chofe de particulier a lui dire fur le voyage de fon maitre. Quels contes vous nous faites 1 s'écria Mad. Delville. Fidele eft parti avec mon fils. N'eftil pas vrai? demanda-t-elle en s'adreflant a un de fes gens. Non, Madame; M. Mortimer ne 1'a point demandé. Cela eft furprenant, repliqua-t-elle; je ne 1'ai jamais vu auparavant entreprendre la moindre courfe fans lui. Ma chere Madame , s'il 1'avoit emmené, s'écria Milady, qu'auroit fait la pauvre Mifs Beverley? Elle n'a pas ici d'autre ami que lui & moi, & c'eft celui des deux dont elle fait le plus de cas. J'en fuis fi jaloufe, qii'il fera bien heureux fi le dépit ne me porte pas quelque jour a 1'empoifonner. Cécile n'eut d'autre reffource que de s'efforcer de rire; & Mad. Delville, qui fouffroit vifiblement de fon embarras, chercha a faire tomber la converfation fur un autre fujet; mais ce ne fut qu'après que Mylord Ernolf fe fut affuré a fon grand regret, par tout ce Tornt III. Q  C 362 ) qu'il venoit d'entendre, que fon fils ne devoit plus conferver d'efpérances. Le refte du jour & les deux fuivants fe pafferent pour Cécile dans la plus pénible contrainte : craignant de fe trouver un inflant feule, & voulant éviter que fa douleur n'éclatat par des larmes , confolation qui, toute trifte qu'elle étoit, lui paroiffoit trop dangereufe pour s'y livrer. Toute la gaieté de Milady Pemberton fut incapable de Ia diftraire; les bontés même de Mad. Delville , qu'elle regardoit comme un effet de fa pitié, lui caufoient moins de plaifir que de mortification. Le troifieme jour, on ree ut des lettres de Briflol; mais elles ne contenoient rien de confolant. Quoique celle de Mortimer n'annoncat rien de facheux, fon pere marquoit que la fievre fembloit menacer de revenir. Mad. Delville étoit dans Ia plus grande inquiétude; & le róle de Cécile, qui étoit de paroitre tranquille, devenoit de plus en plus difficile. Les efforts de Mylord Ernolf pour 1'obliger étoient auffi infruclueux pour lui, qu'ils étoient fatigants pour elle. Milady Pemberton étoit la feule perfonne de Ia compagnie capable de trouver & de procurer quelque légere diverfion. Tant que Mylord Derfort reftoit, elle avoit au moins quelqu'un fur qui plaifanter; & tant que Cécile étoit dans le cas de rougir & d« paroitre confufe, elle  c 363) étoit a même d'exercer fur elle fes tours ordinaires. C'eft ainfi que s'écoula une femaine entiere, pendant laquelle les nouvelles de Briflol étant tous les jours moins rafiurantes, Mad. Delville témoigna un grand defir d'entreprendre elle-même ce voyage , & propofa, moitié en riant & moitié férieufement, que toute Ia compagnie y vint avec elle. Le temps que Milady Pemberton s'étoit propofé de pafïer au chateau étoit déja expiré, & fon pere devoit 1'envoyer chercher au premier jour. Mad. Delville écrivit a fon mari qu'elle ne tarderoit pas a s'y rendre avec les deux Lords, qui ne voulurent point qu'elle y allat feule , & affurerent qu'ils étoient réfolus a 1'accompagner. Cécile fe trouvoit alors dans la fituation la plus embarraffante; elle favoit que refter au chateau , c'étoit en éloigner Delville , aller avec fa mere a Briflol, c'étoit le forcer a la voir. Sa fierté & fa prudence lui interdifoient également ce dernier parti; & Mad. Delville même paroiffoit évidemment defirer qu'elle ne le prit pas, puifque toutes les fois qu'il étoit quefiion de ce voyage, ce n'étoit jamais a elle qu'elle adreffbit la parole. Tout ce qu'elle put imaginer pour fe tirer d'une pofition fi pénible, fut de demander la QÜ  C 364 ) permiffïon de faire inceffamment ane vifite a fon ancienne amie de la Province de Suffolk, Mad. Charlton. Cette réfolution une fois arrêtée, elle 1'exécuta immédiatement; & s'adreffant a Mad. Delville : J'ai, lui dit-elle, une ancienne amie que je n'ai pas vue depuis plufieurs mois; & comme ma fanté n'exige point que je faffe le voyage de Briftol... fi vous daigniez me faire la grace de communiquer ma demande a M. Delville, je crois que je pourrois profiter de 1'occafion prérente pour me rendre chez Mad. Charlton. Mad. Delville la regarda quelque temps fans parler; rembraffant enfuite tendrement .-Charmante Cécile, s'écria-t-elle , vous êtes telie que je vous ai toujours crue, bonne, fage, dil'crete & fenfible... Comment conrentir a fe féparer de vous ? J'avoue que cela me paroit bien difficile... Mais vous ferez tout ce que vous jugerez a propos, & je fuis füre que tout ce que vous ferez fera bien : vous en êtes abfolument la maltrefle; je ne m'oppoferai jamais a vos volontés. Cécile rougit, & Ia remercia ; elle ne vit que trop clairement que Mad. Delville pénétroit les raifons qui la portoient a prendre ce parti : elle fe hata donc d'écrire a Madame Charlton, & de la prévenir de fon arrivée. M. Delville, obfervant a 1'ordinaire les for-  ( 3^5) mes & tout 1'appareil qu'il mettoit aux plus petites chofes, envoya fon confentement; & Mortimer pria en même-temps fa mere de lui amener fon chien Fidele, qu'il avoit oublié. Milady Pemberton, qui fe trouvoit préfente lorfque Mad. Delville paria de cette commiffion, dit a 1'oreille de Cécile : Mifs Beverley, ne le lailfez pas partir. Et pourquoi non? Vous feriez beaucoup mieux de 1'emmener avec vous. J'aimerois autant, répondit Cécile, emporter le buffet d'argenterie. Oh! je vous demande pardon; je fuis füre que loin de regarder cela comme un vol, ils vous en feroient tous obligés; & fi j'allois a Briflol, je prierois Mortimer de vous Ie renvoyer iinmédiatement. Cependant, fi vous le fouhaitez, je lui en écrirai; vous favez que je fuis fa coufine, ainfi rien ne s'y oppofe. Cécile la remercia de fon offre obligeante, & la pria de s'épargner cette peine. Les préparatifs de fon voyage pour la Province de Suffolk cauferent a Mylord Ernolf autant de furprife que de chagrin, & MadDelville elle-même voulut alors parler a Cécile au fujet des prétentions de ce Seigneur. Dites-moi, Mifs Beverley, en peu de mots & franchement votre facon de penfer fur le compte de Mylord Derfort. Q «i  C 366 ) Je m'en occupe fi peu, Madame, répondit-elle, que je ne faurois trop que vous en dire : il ne me parolt pourtant pas qu'on ait rien a lui reprocher. II eft vrai, & je dois 1'avouer, qu'il eft dunombre de ces gens que j'oublierois le plus facilement d'avoir jamais vus. Ma facon de penfer eft fi femblable a Ia vótre, s'écria Mad. Delville, qu'il m'eft impofiible de prendre fon parti, quoique Mylord Ernolf m'en ait fortement priée; & je croirois faire tort a votre jugement, fi j'entreprenois de folliciter votre confentement pour une pareille alliance. Cécile fut très-fatisfaite de cette partie de fon difcours; mais cette Dame ajouta : II y a cependant une raifon qui pourroit faire defirer ce mariage, il eft vrai que c'eft la feule- Quelle eit-elle, Madame? Son titre. Et pourquoi cela? Mon ambition ne me porte point a rien defirer de pareil. Non, ma chere, dit Mad. Delville en fouriant; je ne prétends point qu'il ait rien de bien flaneur pour votre vanité; il ne le feroit que pour Ia fienne, puifqu'un titre , en prenant la place d'un nom de familie, obvieroit a la feule objection qu'on oferoit former contre un mariage avec Mifs Beverley. Cécile qui ne la comprit que trop bien, retint  ( 367 ) On foupir prêt a lui échapper, & mit la converfation fur un autre fujet. Un jour lui fuffit pour fes préparatifs; & comme elle fe propofoit de partir le lendemain de bonne heure, elle prit congé dès la veille de Milady Pemberton , de Mylord Derfort & de fon fils. Madame Delville la fuivit dans fon appartement. Elle lui témoigna de la maniere la plus tendre & la plus flatteufe le regret qu'elle avoit de ia perdre; mais fans parler de fon retour, ni la queftionner fur le temps qu'elle comptoit féjourner, elle la pria de lui donner fouvent de fes nouvelles, & 1'affura qu'aprèsfa propre familie, elleétoitla perfonne du mondedont ellefaifoit le plus de cas. Elles refterent enfemble fi long-temps, qu'il étoit prefque jour quand elles fe féparerent; aloi s Mad. Delville fe levant : Voyez, lui dit-elle, avec quelle peine je vous quitte; il n'y avoit qu'un intérêt aulfi cher que celui qui m'appelle, qui püt m'engager a confentir a votre abfence, ne füt-ce que pour une heure : mais la vie eft femée de peines & de chagrins; les fouffrir patiemment, ou s'en laiffer abattre, eft tout ce qui diftingue Ia force & le courage, de la foibleffe & de la pufillanimité. J'ofe bafarder ces réflexions avec vous. Si j'en difois autant a la plupart des perfonnes de votre uge, on m'acciiferoit de^ pédanterie.  C 368 ) Vous êtes trop bomie, répondit Cécile en s'efforcant de cacherfon trouble; & fi vous me faites réellement 1'honneur de penfer auffi avantageufement fur mon compte, je tacherai de mériter que vous continuiez a me faire Ia même grace. Ah, ma chere! s'écria Mad. Delville avec chaleur , fi ma facon de penfer fur votre compte décidoit du temps que nous refterions enfemble , nous ne nous féparerions jamais. Mais quel droit puis-je avoir a jouir a la fois feule de deux fi grands biens! La mere de Mortimer Delville nedoit pas fe plaindre ; il n'y a que celle de Mifs Beverley qui püt s'eftimer auffi fortunée qu'elle. Vous voulez abfolument , Madame, dit Cécile en feignant de fourire, me rendre digne de votre eftime, puifque vous m'offrez par vos éloges Ie motif le plus flaneur pour les mériter. Elle la pria enfuite de préfenter fes refpects è M. Delville, & ajouta d'une voix émue : Vous trouverez, j'efpere, tout le monde è Briftol beaucoup mieux que vous ne vous y attendez. Je m'en fiatte, répartit-elle; j'efpere auffi que vous trouverez Mad. Charlton en bonne fanté , heureufe , & telle que vous 1'avez laiffée; mais qu'elle ne m'efface pas de votre fouvenir, & n'iinagine jamais que paree qu'elle vous a connue avant moi, elle vous aime  ( 3°9 ) davantage. Le peu de temps qu'il y a que nous nous connoiflbns, a été rempli d'événements, & vous aurez bien des anecdotes a lui communiquer avant qu'elle puifle avoit des raifons de vous être auffi tendrement attachée que je le fuis. Ah, Madame! s'écria Cécile, fes yeux fe rempliffant de larmes, féparons - nous; que deviendra cette force d'efprit que vous attendez de moi, fi je vous écoute plus longtemps ! Vous avez raifon, ma chere amie, reprit Mad. Delville , trop de tendreffe amollit le courage. Après quoi, 1'embraffant affectueufement : Adieu, s'écria-t-elle, charmante Cécile, douce, vertueufe & aimable créature, adieu!... Vous emporrez avec vous mes regrets, mon amour, mon eftime, mes vceux les plus finceres , &, 'dois-je vous le dire ! oui, généreufe fille , ma plus vive reconnoiffhnce! Elle prononca a peine ce dernier mot, 1'embraffa encore, & fe hata de la quitter. Cécile, furprife, fatisfaite, mais extrémement émue, fut affez long-temps fans avoir la force de fe roettre au lit. Elle voyoit dans ' toute la conduite de Mad. Delville, des preuves de Ia plus parfaite eftime, qui la portoit a favorifer le mariage même qu'elle fe croyoit obligée de traverfer; elle voyoit auffi que c'é-  ( .370 ) toit avec Ia plus grande difficulté qu'elle confervoit la fermeté néceffaire pour perfifler dans fon oppofition. Cécile étoit fur-tout frappée qu'elle eüt employé d'une maniere fi exprefti ve> le mot de reconnoiflance. De quoi feroit-elle reconnoifiante? penfoit-elle, qu'ai-je fait, ou que pouvois-je faire? Elle fe trompe beaucoup, fi elle fuppofé que fon fils fe foit conduit par mes confeils; mon crédit fur fon efprit eft bien foible ; & me füt-il tout-a-fait indifférent , il ne feroit pas plus maltre de lui-même, qu'il ne 1'efi aftuellement. Tous mes efforts fe font bornés a difiimuler mon mécontentement; & peut-être ne penfe-t-efle fi avantageufement de moi, que paree qu'elle fuppofé que fon fils n'eft redevable de fa fermeté & de fon courage qu'a ma prudence & a ma circonfpection. Ah, elle le connoit peu! S'il pénétroit aétuellement mes fentiments !... s'il voyoit toute ma foibleffe, toute ma partialité pour lui, il redoubleroit de vigilance pour m'éviter & m'oublier. Moins il m'eftimeroit, & plus cette tache feroit facile. Etrange attachement a un préjugé invincible! II préférera le facrifice de fa vie a celui de fon nom; & tandis que fes tourments & fes combats intérieurs le menacent d'une mort prochaine, il dédaigne une alüance a laquelle il ne trouve qu'un feul & foible obftacle! Ces réflexions, 1'incertitude fi elle pafferok  C 371 ) jamais une autre nuit au chateau de Delville, 1'enipêcherent de fermer les yeux. Elle fe leva a cinq heures , & s'habilla fans fe faire aider de perfonne; elle étoit extrêmement accablée. En traverfant une longue galerie qui conduifoit au grand efcalier, & palfant devant Ia porte de 1'appartement de Mortimer, 1'idée de fa mauvaife fanté, du long voyage qu'il fepropofoit d'entreprendre, & la probabilité qu'elle ne le reverroit jamais, l'affeéterent au point qu'a peine eut-elle la force d'avancerfanss'arröter pour pleurer & prier pour lui. Environnée cependant de domefliques, & forcée de gagner fa voiture, elle y monta rapidement, s'y enfonca, mit fon chapeau fur fes yeux, & fut perfuadée, au moment oü les chevauxpartirent, que tout efpoir de bonheur lui étoit enlevé pour jamais. Fin du Tome troifieme.