GrSfL zu Lynar'schs FideikommiB Bibliothek  C É C I L I A, O U MÉMOIRES &I7NE HËRITIERE. TOME QUATRIEMe,   C É C I L I A, O u MÉMOIRES B'UHE HÉRITIERE, Par t Auteur z>' Er ELI NA, Traduits de 1'Anglois. TOME QUATRIEME. A MAESTRICHT, Chez Jean-Edme Dufour &Phil. Roux, Imprimeurs-Libraires, aiïbciés. M. DCC, LXXXIF.   C E C I L I A, O u MÉMOIRES D1 V N E HÊRITIERE. L I V R E VII. CHAPITRE PREMIER. TJn remuement. L'héroïne de cette hiftoire , dans une fltuation bien différente de celle ou elle avoit quitté Bury, y revenoit triftement, regrettant au fond de fon cceur de s'ctre éloignée du paifible féjour de fa naiffance.Sa femme-de-chambre étoit avec elle dans la chaife; fon laquais & mi de ceux de Mad. Delville Ia fuivoient è cbeval. Ses réfiexions furent bientót interrompues par les cris redoublés des doineftiques : elle Tune IV. A  (O regarda par Ia portiere, & appercut Fidele, courant après la chaife,&aboyant contre ceux qui cherchoient a le renvoyer. Touché de l'attachement de eet anima!, & de cette preuve de reconnoiffance des bontés qu'elle avoit eues pour lui; perfuadée d'ailleurs que c'étoit a caufe d'elle que fon maitre 1'avoit oublié; elle fe rappella le conlèil de Milady Pemberton, & fe repentit preique de ne 1'avoir pas fuivi : cependant elle changea d'idée; & lui faifant figne avec la main de s'en retourner, elle priale laquais de Mad. Delville de s'en charger & de le reraettre & quelqu'an du chateau. Ce petit événement, quoique pen remarquable, fut pourtant le plus confidérable de tout le voyage; elle arriva chez Mad, Charlton fans aucun autre accident. La vue de cette Dame lui caufa une fatiffaólion qui lui étoit depuis long-ttmps étrangere : fatisfaclion pure, fans mélange, &que rien ne diminuoit. Elle fit renaïtre fa première affection, & avec elle un fentiment qui approchoit du calme de fes premières années; elle fe retrouvoit dans la mailbn oü rien ne lui avoit jamais caufé d'inquiétude; elle jouilToit de la fociété qui avoit autrefois comblé tous fes defirs, & elle revoyoit les mêmes fcenes, lesmêmes perfonnes & les mêmes objets qu'elle avoit vus lorfque fon cceur étoit tout entier a 1'amitié.  C s ) Mad. Charkon, malgré fon Age avancé & les infirmités qui en lont la fuife , conl'ervoic encore tout fon bon fens : lorfqu'elle fe conduifoit par elle-mê me , on étoit für qu'elle agiffoit prudemment; mais fouvent fon trop de bonté faifoit tort è fa raifon, elle n'écoutoit plus que fa pitié, & la fraude au 1'artifice lui arrachoienr desfecours qu'elle croyoit donner è la néceflité & aux befoins réels. Si on lui demandoit fon femiment ou des confeils, ceux qu'elle donnoit étoient toujours prudents, & de nature a faire honneur a fon difcernement: lorfqu'on imploroit fes fecours, fa bourfe étoit toujours prête a s'ouvrir & fes larmes a couler; mais fon zele, fon empreflement a foulager lui faifoit fouvent négliger de s'informer fi 1'objet qui avoit recours a elle étoit du gne de fes bontés, & elle ne fe donnoit pas Ie temps de rérléchir fi fa fortune étoit proportionnée a fa libéraüté. Cette générofité étoit cependant un pea aiodérée par la vigilance de fes petites-filles, qui craignant les conféquences qui en pourroieru réfulter a leur préjudice, avoient foin de lui en démontrer 1'inconvénient & le danger. Ces Demoifelles étoient les filles d'un fils unique que Mad. Charlton avoit perdu; elles n'étoient point mariées, & vivoient avec leur grand'mere, dont la fortune alTez confidérable devoit être un jour leur partage; elles 1'acA ij  (4 ) tendoient avec impatience ; avides & imérefTées, elles defiroient réunir tout ce qu'elle po!Tédoit;fes dons, même les plus modiques, leur déplaifoient, comme diminuant d'autant leur portion. Leur occupation principale étoit d'éloigner de leur grand'-mere tous les objets de pitié; & quand elles ne pouvoienty réullir, elles joignoient a fes aumónes des rebuffades fi dures & des cenfures fi ameres, que tout indigent qui avoit Ia moindre fenfibilité n'yrevenoit pas une feconde fois. Mifs Beverley étoit, de toutes fes connoiffances, celle dont elles craignoient le moins 1'intimité; fa fortune étoit trop confidérabie pour lui fuppofer des vues intérelTées, & elles éprouvoient elles-mêmes plus d'honnêietés de fa part qu'elle ne lui en rendoient. Mad. Charlton aimoit Cécile avec une terrdreffe bien fupérieure a 1'afFeftion qu'elle avoit pour fes petites-filles. Cécile dans fon enfance 1'avoit refpectée comme fa mere; & reconnoiffante de fes bontés & de fes foins, elle 1'avoit enfuite chérie comme fon amie. Le renouvellernent de leur première liaifon leur procura a 1'une & a 1'autre Ia plus vive fatisfadtion; ce fut un baume falutaire pour le cceur de Cécile, & elle donna, pour ainfi dire, une nouvelle exiftence a Mad. Charlton. Le lendemain de bonne heure, elle écrivit ün mot a M. Monckton & a Milady Margue-  Cs) rite, pour leur apprendre fon retour dans Ia Province de SufFolk, & leur demander quand elle pourroit rendre fes devoirs a cette derniere. Milady fit répondre verbalement que ce feroit quand il lui plairoit; mais M. Monckton ferendit fur-le-champ cïiez Mad. Charlton. Son étonnement & fa joie d'un événement auffi imprévu étoient fans hornes; il Ie regardoit comme une faveur du fort, & concluoit qu'après avoir échappé au péril dont le féjour au chAteau de Delville le menacoit, il n'avoit plus rien a redouter, & que tout concourroit par la fuite a fa félicité. La fatisfaftion de Cécile en le revoyant fut aulfi fincere, quoique moins vive, que la fien«e : mais cette conformité de fentiments dura peu: car lorfqu'il s'informa de ce qui s'étoit pafré au chüteau, & des rai&ns qui 1'avoient obligée è le quitter, fes~erïbrts pour en faire un détail fuccint, évitant autant qu'elle put de s'apperantir fur certaines circonftances, lui rendirent cette première partie de fon récit fort défagréable ; & lorfqu'elle en vint aux événements qui s'y étoient pafTés, & qu'il s'ap. percut de Ia répugnance qu'elle avoit a s'expliquer, del'air mortifié dont elle écoutoit Tes queflions, & du déplaifir manifefte qui fe mêloit è fa triftelTe toutes les fois qu'il la mettoit dans lecas denommerDelville, ilcomprit aifément, ou qu'ils s'étoient féparés fans exA iij'  (6) plicatron, ou qu'Üs en avoient en une dom Cécile avoit été offenfëe. II conclut de la, que puifque 1'épreuve qu'i! avoit le plus redoutée étoit enfin terminée, & qu'elle avoit quitté 'mécontente 1'afyle qu'elle avoit recherché avec tant d'empreffernent 3 Delville lui-même ne fotihaitoit pomt un mariage qui ne devoit vraii'emblablement plus avoir lieu :il ne voyoit donc plus rien qui püt s'oppofer au fuccès de fes vceux. Elle Ce retrouvoit dans les lieux oü elle 1'avoit regardé comme le premier des hommes; il favoit que pendant (on ablènce perfonne ne s'étoit établi dans le voifinage, qui füt en droit de lui difputer cette preéminunce ; il alloit avoir la liberté de la voir tout a fon aife. Ses efp^rances & fa confiance augmeuterent au point, qu'il commen^a mênfe a fe réjouir du penchant qu'elle avoit témoigné pour Delville, fe Astrant qu'il lui infpireroit pour un remps un dégoüt invincible pour toute autre liaifon. Toute fon attention eut pour objet de conferver fon eflime, de regagner ce que 1'abfence avoit pu lui faire perdre de 1'afcendant que 1'idée avantageufe qu'elle s'étoit formée de fes connoiflances lui avoit acquis fur fon efprit, & fes vues avoient une apparence plus vraifemblable de fuccès que tout ce que fa dextérité auroit pu lui procurer. Le lendemain Cécile prit la voiture de Ma-  (7) dame Charlton, & alla rendre fes devoirs a Milady Marguerite, dont la compagne Mlle. Bennet, la re£ut avec une politefle bafle & rampante ; mais lorfqu'elle fe trouva avsc la maltreffe de la maifon, elle s'appercut fi bien du peu de fatisfaétion qu'elle avoit de la voir, qu'elle fe repentit de fon attention, & auroit fouhaité n'avoir jamais penfé è cette vifite. Elle ne trouva chez elle que M. Morrice, qui étoit le feul homme qui püt fe réfoudre, en 1'abfence de fon mari, a lui tenir compagnie , mais qui, avec la plupart des jeunes gens affidus auprès des vieilles femmes, étoit perfuadé de s'alTurer par la un legs confidérable qui le récompenferoit de fa complaïfanre. Une des premières queftions de Milady fut: J'apprends que vous n'êtes pas encore mariée; fi M. Monckion avoit été réellement votre ami, il auroit cherché a vous procurer un établiflement. Je n'étois, dit Cécile avec fermeté, ni aflez prefiee, ni aflez indifcrete pour exiger une pareüle preuve d'amitié de la part de M. Monckton. Mademoifelle, s'écria Morrice, quelle affreufe nuit que celle que nous pafilmes au Vaux-hall! Pauvre Harrel! je 1'ai extrêmement plaint. Je n'ai pas eu le courage depuis Iors de vous revoir, non plus que Mad. Harrel. A iv  ( 8 ) Aufli-tót que j'ai fu que vous étiez ehez M. Delville, j'ai penfé a vous faire vifite; car je vous avoue que je n'aurois jamais pu prendre fur moi de retourner chez Mad. Harrel. Vous n'avez nul befoin d'excufe, répartit Cécile; j'étois, dans cette circonftance, trèspeu difpofée a recevoir ou a m'occuper de vifites. C'eft ce que j'ai penfé, Mademoifelle, répondit-il , & ce qui a été caufe que je me fuis fi peu prefle"; je tacherai cependant, Mademoifelle, de réparer 1'hyver prochain 'ma négligence : d'ailleurs , je vous ferois trèsobligé de vouloir bien me préfenter a M. Delville , dont je ferois enchanté de faire la coniioiffance. M. Delville, penfa Cécile, n'en feroit que très-médiocrement flatté. Elle fe contenta de lui dire qu'il n'y avoit point d'apparence qu'elle paffat 1'hyver chez M. Delville. Oui, Mademoifelle, il efr vrai, s'écria-t-il, je me rappelle qu'entre ci & ce temps-la vous devenez abfolument maitreflfe de vos actions; & alors j'imagine que vous aurez votre maifon, ce qui vaut beaucoup mieux a toutes fortes d'égards. Je ne penfe pas de même, dit Milady Marguerite; je n'ai jamais vu que le parti que prenoit une jeune Demoifelle de fe mettre è fon aiénage produifit un bon effet. Mademoifelle  (9) fera beaucoup mieux de fe marier, & en attendant, dechoifirquelqu'un deraifonnable, chez qui elle puifTe fe placer. Rien de plus jufte, Milady, reprit-il; une jeune Demoifelle qui vit feule, s'expofe a milk dangers. Quelle efpece d'habitation , Mademoifelle, elt le chdteau de M. Delville ? J'ai ouï dire qu'il polTédoit beaucoup de terres & une groffe maifon. C'eft un vieux ch^teau, Monfieur, fitué au milieu d'un pare. Cela doit être furieufement défert & folitaire j vous avez du être bien contente de revenir dans ce pays-ci. Je ne 1'ai trouvé ni défert, ni folitaire, & j'en étois très-fatisfaite. Mais oui, après y avoir réfléchi, je n'en fuis point trop étonné; un vieux chdteaudans un grand pare doit préfenter un afpeér fingulier, quelque chofe même de noble. Oui, s'écria Milady; on difoit que vous ea deveniez la mattrefie, & que vous époufiez le fils de M. Delville. J'avoue que ce mariage me paroiffoit convenable; je n'y voyois aucune difficulté. J'ai ouï dire tant de chofes extraordinaires, ajouta Cécile, & fi peu vraifemblables, que je commence a préfent a ne plus m'étonner de rien. M. Delville m'a paru un charmant jeune A v  (1°) homme, dit Morrice; j'ai eu le plaifir de Ie rincontrer une ou deux fois chez le pauvre Harrel, & J'ai trouvé très-aimable : ne le trouvez-vous pas comme moi, Mademoifelle ? Oui 7 je le crois du moins. Mais je ne vous le donne pas pour un être bien extraordinaire , reprit Morrice , imaginant qu'elle n'avoit héfité que paree qu'elle n'étoit pas de fon avis; j'en parle feulement d'après ce qu'on en dit, & fur ce qu'en penfe Ie public. Dans ce moment ils furent joints par M. IVIonckton & quelques Gentilshommes du voifinage, qui fe trouvoient chez lui en vifite. Sa paffion n'étoit point de nature a lui faire defirer la folittide, fon caractere ne le portoit point a fe priver d'aucune des jouifTances qu'il pouvoit fe procurer. La converfation devint générale, & elle continua de même jnfqu'au moment oü Cécile prit congé pour s'en aller. M. Monckton lui donna la main pour la conduire a fa voiture, & tout en marchant, il lui paria de quelques changements qu'il méditoit , & fur lefquels il fouhaitoit avoir fon avis. Son but, en 1'arrêtant , étoit de découvrirce qu'elle penfoit de laréception qu'on lui avoit faite, & fi elle foupconnoit encore que Milady Marguerite füt jaloufe d'elle; penfant, d'après ce qu'il favoit de fa prudence & de fa délkatefie, que fi elle venoit une fois  C ii ) ft s'en appercevoir, elle éviteroit foigneufement toute efpece de commerce avec lui. II commencj donc a lui parler du plaifir. que Milady prenoit aux travaux de la campagne , & fur-tout a la culture des arbres, c£ combien il fe flattoit que Cécile lui feroit fouvent 1'honneur de la venir voir, fans exiger, attendu fes infirmités, qu'elle lui rendit exaclement fes vifites. Il continuoit fur le même ton, Iorfque Morrice qui étoit forti de la maifon par une porte de derrière, & avoit pris le plus court chemin pour les devancer & fe cacher derrière un laurier épais, en fortit touta-coup pour les furprendre. Ah! ah! s'écria-t-il en riant de toutes fes forces, je vous attrape a la fin. Voilé une bonne anecdote a raconter a Milady Marguerite; je vous promets qu'elle la faura. M. Monckton , toujours fur fes gardes, lui répondit fans héfiter : Je vous prie, Morrice, de n'y pas manquer; ayez foin auffi de 1'inftruire de ce que nous difions de vous. De moi ? s'écria-t-il avec un peu de vivacité ; il me femble qu'il n'en a point été quefh'on. Oh ! cela ne fe pafTera pas ainfi, je vous allure; bientót a table on contera une toute autre hiftoire, & vous éprouverez la vérité, de Pancien proverbe relativement a ceux qui s'amufent a écouter aux portes. A vj  Je veux être pendu fi je comprends ce que vous prétendez par-la. Comraent , oferiez - vous foutenir n'avoïr pas entendu dire a Mifs Beverley, que vous e'tiez un véritable orang-outang, ou homme finge ? Non, réellement, je ne Pai pas entendu. Non? ni combien elle adrairoit voire dextérité a éviter trois fois en un feul jour d'être bien étrillé pour votre impertinence incorrigible ? Je n'en ai pas entendu un feul mot. Etrillé! Mifs Beverley , faites-moi la grace... avez» vous rien dit de pareil ? Oui, répartir M. Monckton; & non feulement étrillé, mais encore d'être bien faucé dans Pétang ; car elle étoit perfuadée qu'échauffé par le premier cbStiment, le fecond vous auroit rafraichi, & alors vous auriez été en état de retourner habiter les forêts qui vous ont vu naitre. Elle aflure que vous êtes venu du fond de 1'Afrique, & que vous n'êtes pas encore a moitié apprivoifé. Bon Dieu! s'écria Morrice tout étonné, je n'aurois jamais foup?onné que Mifs Beverley •üt été capable de dire une pateille chofe. Et actuellement Ie croyez-vous ? lui defiianda Cécile. Bon, bon! ajouta froidement M. Monckton , ne 1'a-t-il pas entendu de fes propres  ( 13 ) oreilles! Toute Ia compagnie Pentendra aufïl bientót, pour peu que je me rappelle de Pen indruire. Cécile gagna après-cela fa voiture, laiffant M. Monckton ajufter cette affaire comme il jugeroit a propos avec le trop crédule Morrice ; & fuppofant qu'il cherchoit fimpletnent a s'amufer, ou qu'il avoit recours a eet expédient pour corriger ce jeune homme de fon étourderie, elle s'abflint de rien dire qui püt déranger fes projets. M. Monckton, aflez indifférent furce qu'on pouvoit lui dire au fujet des autres femmes, ne fouffroit pas patiemment qu'on le plaifantöt relativement a Cécile : il fe propofoit en conféquence, d'intimider aflez Morrice pour qu'il n'eüt pas envie de recommencer; & il y réuflit parfaitement. Ce pauvre perfonnage, dont les obfervations & les difcours étoient 1'effet du hafard & de fon étourderie, ne foup^onnoit point les defleins de M. Monckton; & quoiqu'il ne erfit pas que Cécile eüt fait ufage précifément des mêmes expreflions, il imagina que M. Monckton cherchoit è le ren • dre la fable de la compagnie; c'eft pourquoi il prit le parti d'éviter foigneufement de rien dire qui püt lui rappeller ce qui venoit de fe pafler. M. Monckton Pavoit admis chez lui, paree qu'il fe promettoit plus d'amulemeflt de fes  C 14 ) fottifes & de fes étourderies , qu'il n'auroit pu en trouver dans des converfations plus fenfées , auffi long-temps qu'il feroit alTailli de doutes & de craintes au fujet de Cécile. Le caractere de Morrice étoit tel qu'il le falloit pour amufer une nombreufecompagnie: avide de plaifir & toujours prêt a faire tout ce qu'on fouhaitoit, porté a fe rendre agréable, fans confidérer jamais fi les moyens qu'il employoit pour y réuffir n'offenfoient perfonne ; le premier a inventer une malice & a la mettre en oeuvre contre quelqu'un , & le dernier a fe facher quand il en devenoit luimême 1'objet; gai, infouciant & léger : c'étoit un compofé de pétulance & de bonne humeur. Cécile, en quittant cette maifon, fe pro» m't bien qu'elle n'y reviendroit pas fitót; elle étoit extrêmement mécontentede Milady Marguerite, lans foupconner, cependant, qu'elle eüt des raifons particulieres de la haïr. Sa propre innocence & 1'eftime qu'elle avoit pour M. Monckton , qu'elle croyoit animé pour elle des fentiments les plus épurés & les plus défintéreffés, 1'empêchoient de préfumer qu'elle fe fut attiré 1'inimitié de fon époufe. La leconde vifite qu'elle rendit fut a Mad. Harrel: elle la trouva en proiea l'horreurd'une oifive folitude, dénuée de tout ce qui jufqu'alors avoit pu lui faire aimer fon exiftence. Son  CU) ePprit étoit aufli abattu que fa perlbnne étoit indolente; ellen'avoit plus ni partie a former, ni fêre a ordonner, ni afiemblée a arranger, ni ajuftement a examiner. Ces objets, joints aux vifites & aux fpectacles, avoient pendant fon mariage occupé tout fon temps; & comme elle s'étoit mariée très-jeune, ils avoient remplacé les jeux de 1'enfance, les maitres & la gouvernante. Cette indolence abfolue, quoique 1'efFet d'un efprit dénué de toute reflburce, étoit décorée par elle du titre de mélancolie, &pafibitpour telle aux yeux du public. Peu accoutumée a analyfer les fentiments, ou a fonderles replis Ai cceur-, la pitié qu'infpiroit en général la perte de fon mari, lui perfuadoit qu'elle pleuroit réellement fa trifle fin; & cependant fi fa mort n'eüt occafionné aucun changement dans fa maniere de vivre, a peine fe la feroit-elle rappellée. Elle revit Cécile avec beaucoup de plaifir, & lui entendit renouveller avec encore plus de fatisfaclion la promeffe de lui faire préparer un appartement dans fa maifon, auffi-tót qu'elle auroit atteint famajorité, pour laquelle elle n'avoit plus qu'un mois a attendre. La joie que fa préfence infpira a M. Arnott fut bien plus vive & plus pure : il lui fut impoflible de ne pas s'en appercevoir, & de ne pas refieHtir «ne efpece de regret, non-feu-  C 16 > Jement de la paffion conftante qui 1'occafionnok, mais encore de 1'impoffibilité oti elle fe trouvoit de la récompenfer. Son mariage avec lui auroit été exempt de toute contrariété; il étoit d'un caraé'tere doux, d'une naiflance égale a la fienne ; il 1'aimoit tendrement, & elle étoit convaincue que la fierté ou la vanité n'auroient jamais été capables de vaincre fon inclinatiou.Cependant il lui étoit auffi impofliblede pouvoir le payer de retour, que de lui refuïërfon eftime. Les qualités fupérieures de Delville, fur lefquelles fon mécontentement ne pouvoit lui fermer les yeux, endurcirent alors fon cceur plus qu'auparavant, & le rendirent invulnérable , comme M. Monckton 1'avoit bien prévu. Elle n'eut cependant point la foibleffe de s'abandonner aux plaintes & aux regrets; elle n'étoit plus incertaine; fes elpérances & fes craintes s'étoient changées en certitudes. Delville, en la quittant, 1'avoit prévenue que c'étoit pour toujours, & il avoit même, quoique foiblement, fait des vceux pour fa félicité avec un autre que lui. II lui paroifToit donc auffi convenable a fa réputation qu'è fon repos, de montrer autant de courage que lui a vaincre fon penchant; elle s'abftint de communiquer a Mad. Charlton ce qui s'étoit paffé entr'eux, afin qu'il n'en füt plus parlé. Elle s'arrangca de maniere a s'óter le loifir de fe  ( 17 ) rappeHer de dangereux fouvenirs; elle parcourut de nouveau fes anciennes promenades, & renoua avec fes premières connoiffances, dans 1'efpérance qu'en continuant a remplir ainfi fon temps, elle parviendroit a furmonter une paffion aulfi malheureufe. CHAPITRE IL Une vijite. Huit jours s'étoient a peine écoulés depuis Parrivée de Cécile, lorfque travaillant auprès de Mad. Charlton dans fon cabinet de toilette, fa femme-de-chambre entra précipitamment, avec un fouris qui paroiflbit préfager de bonnes nouvelles, lui dit : Mon Dieu , Mademoifelle, voici Fidele! Et ce chien qui la fuivoit , courut a Cécile avec toutes les démonftrations de la joie. Jufte ciel, s'écria-t-elle. Qui eft-ce qui Pa amené? D'oü vient-il? Un paylan Pa conduit ici, Mademoifelle; mais il s'eft contenté de le remettre, & n'a pas voulu s'arrêter une minute. Quia-t-il demandé? Qui Pa vu? Qu'a-t-il dit? II a vu Rodolphe, Mademoifelle. On fit dónc venir Rodolphe, & on lui répéta les mêmes queftions. Mademoifelle, dit-  C 18 ) il, je ne connois point eet homme; c'efl la première fois de ma vie que je le vois ; il m'a feulement prié d'avoir foin de ne remettre ce chien qu'a vous , affurant que vous ne tarderiez pas a recevoir une lettre a ce fujet. Enfuite il s'eft en allé; je voulois qu'il attendit que je vous eufle prévenue, mais il s'eft immédiatement éloigné. Cécile, étonnée de ce récit, ne favoit ce qu'elle devoit en penfer. Quant a Mad. Charlton , dès que les domeftiques fe furent retirés, elle demanda a qui le chien avoit appartenu , foupconnant par 1'extrême agitation qu'elle appercevoit chez Cécile, qu'il y avoit quelque chofe d'extraordinaire & d'intérefi'ant attaché a 1'envoi de eet anima]. II auroit été inutüe de vouloir rien déguifer; la confufion, la furprife de Cécile ne le lui permettoient pas. Après avoir eu recours a différentes evafions, elle finit par lui communiquer en peu de mots fa pofition relativement è Delville, la maniere dont il 1'avoit quittée, & fes motifs. Toutes ces circonftances fe trouvoient tellement.liées avec l'hiftoire de Fidele, qu'il étoit impoffible qu'elle rendlt compte de Puue fans faire mention desautres. Le ton ému de Cécile, la maniere dom elle fit eet aveu, découvrirent bientót a Madame Charlton tout ce qu'elle lui avoit caché jufqu'a'ors; fa paffion & les contre-temps,qu'elle  ( 19 ) avoit éprouvés in téreflerent vivement cette Dame; elle avoit toujours penfé qu'aucun mortel ne pouvoit connoltre Cécile fans 1'aimer, & que li elle n'étoit pas encore mariée, la difficulté qu'elle avoit eue a fe décider en étoit la feule caufe. Quel ne fut pas fon étorf» nement , en apprenant qu'il fe trouv3t un homme capable de refifter aux charmes de la beauté, unis a la douceur, aux talents & a la fortune! Elle le déteftoit, elle le plaignoit, en concluant que 1'extrême froideur de Cécile avoit été la véritables caufe de fa fuite. Cécile étoit dans le plus grand embarras , ne fachant quelles conjeétures former au fujet de eet envoi; elle lavoit que Delville avoit fouhaité que Ion chien le fuivit a Briftol; fa mere , toujours empreffée a 1'obliger, auroit moins voulu alors que jamais en négliger l'occafion. Elle ne pouvoit douc pas dourer qu'elle ne le lui eüt envoyé; & c'étoit, f'uivant toutes les apparences , de Briftol qu'il venoit. Etoit-il probable que Delville eüt o("é prendre la liberté de lui faire ce préfent? II n'y avoit que très-peu de temps qu'il 1'avoit exhortée a 1'oubiier, & il auroit été fingulier qu'il lui eüt envoyé un animal fi propre a lui rappeller fon fouvenir. Quelle pouvoit être la lettre qu'on lui avoit annoncée? d'oü & de qui devoit-elle venir? Cela étoit incompréhenfible; tout ce quelle  Cao) pouvoit fuppofer avec une apparence de vraifemblance, étoit que ce feroit un tour de Milady Pemberton, qui auroit perfuadé a Delville de lui envoyer ce chien, en 1'aflurant peut-être qu'elle 1'avoit demandé. Révoltée de cette conjVfture, fa première idéé fut de Ie renvoyer tout de fuite au chftteau ; mais efpérant que la lettre qu'on lui avoit annoncée contiendroit quelque explication, elle réfolut, avant de prendre aucun parti, d'attendre fon arrivée, ou au moins qu'elle eüt des nouvelles de Mad. Delville : elles s'étoient déja mutuellement avifées de 1'heureufe iflue de leurs voyages refpectifs, & elle s'attendoit dans peu a recevoir une nouvelle lettre , bien convaincue, par toute la conduite de Mad. Delville , que celle-ci n'avoit aucun defir qu'elle revint habiter fon cbftteau,&que rien ne s'oppofoit a ce qu'elle paffat le refte de fa minorité chez Madame Charlton. Cependant les jours s'écouloient, & elle ne recevoit pas le moindre éclairciffement; une femaine, quinze jours s'étoient déja paffés, & il n'arrivoit point de lettre. Elle conclut qu'on 1'avoit trompée en la lui annoncant, & elle fe repentit d'avoir ajouté foi a cette promefie. Elle étoit très-inquiete; ce préfent lui faifoit craindre que Delville n'eüt des idéés défavorables fur fon compte; le fi*  ( 21 ) lenee de fa mere lui donnoit des inquiétudes fur fa fanté; & 1'incenitude fur la maniere dont elle devoit fe conduire, la tenoit dans une continuelle irréfolution. Elle tücha vainement de fe comporter comme fi eet événement n'eüt point eu lieu; mais fon efprit n'étoit pas dans fon afliette ordinaire, & les mêmes adions ne produifoujnt plus les mêmes effets ; toutes les fois qu'elle travailloit ou qu'elle lifoit, la vue de Fidele toujours a fes cótés , détournoit fon attention : il en étoit de même lorfqu'elle fe promenoit; Fidele ne manquoit jamais de la fuivre1, & fi dans les vifites qu'elle faifoit a fes anciennes connoit fances, elle ne permettoit pas qu'il 1'accompagnat, elle penfoit pendant tout le chemin au contenu des lettres qu'elle croyoit devoir trouver a fon retour chez Mad. Charlton. Les gentilshommes de la province , qui pendant la vie du Doyen avoient recherché Cécile, continuerent a lui rendre leurs hommages , & renouvellerent leurs propofitions; mais les réponfes qu'ils regurent furent courtes & décifives. M. Biddulph fut de cenombre; néanmoins Cécile, fans s'en appercevoir, lui témoignoit plus d'égaids qu'a tous les autres , paree qu'elle favoit qu'il étoit 1'ami de Delville , quoique fa converfation ne fervit qu'a augmenter fes inquiétudes & fon irréfolution.  ( 52 ) Après s'être entretenu en généra! de toutes les perfonnes quicompofoient la maifon qu'elle venoit de quitter, il s'informa plus particuliérement du jeune Delville , & ajouta : Je fuis, en vérité, bien affligé de voir, par tout ce que j'apprends de lui , que fa fanté foit auffi mauvaife. .Cette réflexion réveilla toutes fes craintes ; & plus le filence de Mad. Delville devencit allarmant, plus fon attachement pour Fidele augmentoit. Ce pauvre animal paroifibii regretter la perte de fon maitre; & tandis qu'elle cherchoit a adoucir fes peines en lui en faifant part, elle iraaginoit les lui voir partager. II nefalloit plus qu'une femaine pour qu'elle füt majeure, & elle fut bientót entiérement occupée des préparatifs qu'exigeoit cette circonfiance. Elle fe propofoit de prendre poffeffion d'une grande maifon qui avoit appartenu a fon oncle, & qui n'étoit éloignée que de trois milles de celle de Mad. Charlton. Elle donna fes ordres puur qu'on la réparat; elle recevoit dans eet intervalle les plaintes de fes fermiers, leur promettoit d'y avoir égard, & de leur faire du bien. Dans ce même temps on lui apporta|, un jour qu'elle étoit a déjeuner, une lettre de Mad. Delville, qui lui faifoit des excufes de ce qu'elle avoit tardé fi long-temps a lui ésrire; ajoutant qu'elle en avoit été empêchée  C 23 ) par plufieurs embarras domeftiques, qui ne 1'étonneroient point quand elle fauroit que Mortimer perfiftoit a vouloir fortir duRoyaume& voyager. Ils étoient tous acluellement de retour au chêteau de Delville; elle ne lui difoit pas un mot de la fanté de fon fils, ni de fes regrets; le refte de fa lettre ne contenoit que les nouvelles publiques , & des affurances d'aminé; elle avoit cependant ajouté par apoftillf : Nous avons perdu notre pauvre Fidele. Cécile méditoit fur le contenu de cette lettre qui augmentoit encore fon embarras a fe décider fur ce qu'elle devoit faire, quand a fon grand étonnement, on annonca Milady Honora Pemberton. Elle pria auffi-tót une des DÜes. Charlton d'emmener Fidele, craignant que fi Milady ne 1'avoit pas envoyé elle-même, elle n'eut a effuyer beaucoup de plaifanteries. Milady, qui étoit accompagnée de fa gouvernante , lui fit l'hifïoire fuccinte de fon départ du chateau de Delville, & lui dit qu'elle étoit acluellement en chemin avec fon pere pour fe rendre dans la Province de Norfolk, oii ils alloient pafler quelque-temps chez un Seigneur de leur connoiffance; qu'il lui avoit permis de Ie laifier è Pauberge ou ils avoient couché, & de venir jufqu'a Bury lui faire une petite vifite. C'eft pourquoi, dit-elle, je ne puis refter  C 24 ) qu'une demi-heure avec vons : ainfi rendezmoi compte, auffi vlte qu'il vous fera poffible, de tout ce qui vous concerne. Quel compte voulez-vous, Milady, que je vous rende? Mais, d'abord des gens avec lefquels vous vivez ici , de ceux que vous voyez, enfin de tout ce que vous faites. ... ■ .1 » *. j Eh bien, je vous dirai que je viscnezmau. Charlton. Quant a mes connoiflances, j'ai au moins fes deux petites-filles, Mad.&Mlle... Bon, bon ! dit Milady en 1'interrompant, il eft bien queflion de pareilles connoiflances! Vous allez,fans doute, encore me nommer le Curé, fa femme, leurs trois filles, toutes leurs tantes & toutes leurs coufines. J'abhorre ces fortes de gens. Ce que je veux favoir, c'efl: qui font vos intimes amis, & fi vous fai¬ tes ici d'auffi longues promenades que cenes que vous failiez au chdteau, & qui eft-ce qui vous accompagne. Enfuite, Ia regardant malicieufement, elle ajouta: J'imagine qu'un joli petit chien feroit bien a fa place dans un pays comme celui ci... Ah, Mifs Beverley ! je vois que vous avez confervé votre ancienne habitude de rougir. Si je rougis a préfent, repartit Cécile, bien convaincue de la jufiefie de fes foupcons, j'imagine que c'eft pour vous, & non pas pour moi j car, fi je ne me trompe, il me femble que  C 25 ) que ce feroit bien le moment que Milady en perfonne, ou quelqu'un pour elle, en fit autanr. Mon Dieu, s'écria-t-elle, voila un raifon-» nement qui relTemble a ceux de Mad. Delviile ! Vous avez précifément pris fa maniere; mais favez-vous bien que je fuis informée que vous avez trouvé moyen d'avoir Fidele ici avec vous? Oh fi, Mlle. Beverley ! Que diront papa & maman, lorfqu'ils apprendront que vous avez pris le joujou de leur pauvre petit? C'efl; bien k moi, Milady, a dire fi! Trouvez-vous qu'une affaire de cette importance foit matiere a plaifanterie ? II faut bien que je vous prie, puifque vous vous êtes fi fort avancée, de faire encore quelques pas, & de renvoyer ce chien k la perfonne de qui vous 1'avez regu. Non, non ! vous en ferez ce que vous jugerez a propos : fi vous ne vous faites point de fcrupule d'accepter des chiens de la part d'un homme , c'efl votre affaire, & point du tout la mienne. Si vous ne voulez abfolument pas Je renvoyer vous-même, vous devez du moins me pardonner fi vous appreiiez que je Pai renvoyé en votre nom. Milady fe contenta pendant quelque temps de rire & de plaifanter; mais lorfqu'elle eut Terne IV. B  ( 26 ) épuifé tout ce qui pouvoit fe dire a ce fujet, elle lui avoua franchement, que c'étoit elle qui 1'avoit fait voler fecretement , & le lui avoit envoyé" par un paylan. Vous favez, continua-t-elle, que j'avois de la rancune contre vous , pour avoir eu la tnéchanceté de vous fauver après m'avoir envoyé chercher Mortimer pour qu'il vint vous confoler, & prendre congé. Rêvez-vous , Milady ? Quand vous ai-je envoyée ? Ecoutez donc, n'aviez-vous pas 1'air de le fouhaiter, & n'étoit-ce pas la même chofe que fi vous m'en aviez priée ? Mais vraiment, cela me fit paroitre tout-a-fait ridicule après Pavoir obligé de venir avec moi, & 1'avoir afluré que vous Pattendiez.... Ne plus vous retrouver, & iie point favoir ce que vous étiez devenue! II a cru que tout cela n'étoit qu'une invention de ma part. Et ne Pétoit-ce pas réellement? Qu'importe ? je voulois qu'il crüt que vous m'aviez envoyée ; car fans cela j'étois bien fure qu'il ne viendroit pas, Vous êtes certainement trop bonne. Eh bien, fuppofons que je fufTeparvenue a vous faire rencontrer, quel mal en feroit-il arrivé ? Cela n'auroit fervi qu'a vous donner a Pun & a Pautre une idéé des effets d'un accès de fievre; car vous auriez d'abord commencé  ( 27 ) par avoir chaud , enfuite froid ; après qtioi vous feriez devenue rouge, & puis vous auriez été pale; vous auriez fini par rire du touc que je vous aurois joué; & voila è quoi touc cela auroit abouti. Cette facon d'arranger la chofe eft on ne peut pas plus plaufible, s'écria Cécile en riant: il faut cependant que vous preniez votre parti d'avouer le vol; car vous ne fauriez exiger, en confcience, que je m'en charge. Vous êtes bien ingrate, a ce que je vois , dit Milady, après toutes les peines, toutes les rufes & toute la dépenfe auxquelles j'ai été forcée pour vous obliger; tandis que pendant ce temps, le pauvre Mortimer a donné dans toutes les gazettes le fignalement de fon chien favori, & l'a fait crier dans tous les bourgs du Royaume^ foit dit en palTant, je vous confeillerois fi vous le renvoyez , d'enjoindre a celui que vous en chargeriez, de fe faire donner la récompenfe promife ; elle ferviroit a le défrayer d'une partie de fon voyage. Cécile fe rappella que Mad. Delville avoit afluré que fon étourderie étoit incorrigible, & ne répondit rien. Ah! fi vous aviez vu, continua-t-elle, la figure niaife de Mortimer Iorfque je lui ai dit que vous mouriez d'envïe de le voir avant fon départ ! II a rougi.... précifément comme 13 ij  vous rougiflez actueltement.... Vous vous reflemblez furieufement ! Je crains donc, s'écria Cécile peu fóchée de cette obfervation, que vous n'aimiez jamais ni Pun ni 1'autre. Oh • pardonnez-moi; perfonne aü monde n'airae autant que moi les gens finguliers. Les gens iinguliers! Et en quoi le fommesnous? En mille chofes. Vous favez que vous êtes fi bonne, fi férieufe & fi circonfpecte! Comment ? Mais, oui, vous ne vous moquez jamais des vieilles gens; vous ne vous emportez point contre vos domeftiques; vous ne tournez perfonne en ridicule; vous êtes fi polie avec les plus originaux, qu'on croiroit que vous en êtes enchantée. Et a propos d'originaux, je n'ai pu tirer aucun parti de Mylord Derfort; il a prétendu qu'il voyoit bien que je plaifantois; il n'a plus fait attention è ce que j'ai pu lui dire. Je fuis pourtant bien füre qu'il a été redevable de cette découverte a fon pere; car fans lui il n'auroit jamais eu 1'efprit de s'en appercevoir. Cécile commenca alors a Ia prier très.férieufement de vouloir bien renvoyer le chien, & d'avouer que c'étoit elle qui 1'avoit fait enlever, & lui remontra de la maniere la plus forte les conféquences ficheufes que pourroit avoir une pareille étourderie.  (*$>) Fort bien! s'écria-t-elie en fe levant, tout cela eft très-vrai; malheureufement je n'ai pas le temps a préfent d'en entendre davantage; d'ailleurs, ce feroit anticiper fur la première kcon de Mad. Delville : vous parlez fi parfaitement le même langage qu'elle , que ce rf eft pas fans beaucoup de peine que je parviens a diflinguer les réprimandes de 1'une d'avec celles de 1'autre. Elle partit après cela précipitamment, en proteftant qu'elle n'avoit déja que trop mis a 1'épreuve la patience de fon pere, & que fi elle tardoit encore uneminute, il ne manqueroit pas de faire partir une demi-douzaine d'exprès pour s'informer fi elle avoit pris Ia route d'EcolTe ou celle de Flandres. Cette vifite fut cependant agréable & conlblante pour Cécile , qui fe trouva délivrée de fon incertitude, & vit avec plailir que Delville ne lui avoit point fait ce préfent, qui, venant de fa part, auroit été aufli humiliant que déplacé. Elle fe reprochoit de ne 1'avoir pas renvoyé fur-le-champ au chateau. Pour réparer cette faute le mieux qu'il lui feroit poffible, elle réfolut que fon laquais partiroit le lendemain matin pour le reconduire , & qu'elle lui donneroit une lettre pour Madame Delville, par laquelle elle 1'informeroit de ce qui étoit arrivé. Elle crut ne devoir pas. fe faire un fcrupule de lui apprendre la part que B iij  C 30 ) Milady Pemberton avoit eue dans toute cette affaire, puifqu'elle s'expoferoit fans cela aux foupgons les plus humiliants, & que cette jeune étourdie ne lui fauroit pas le moindre gré de fa difcrétion. Lorfqu'elle communiqua ees petits événementsa Mad. Charlton, cettebonne vieilleDame, connoiffant fonattachement pour Fidele, lui confeilla d'attendre encore quelque temps avant de s'en féparer, & de fe contenter de faire favoir a Mad. Delville oü il étoit, & ee que Milady Pemberton avoit fait, en lui laifTant le foin de prendre des arrangements pour fon retour, de lui fournir 1'occafion de pouvoir le lui cffrir. Cécile rejetta abfolument un pareil expédient; & puifque Delville perfifloit dans fa téfolutiou de 1'éviter, elle compric qu'il étoit prudent & convenable de renvoyer un anima! qu'elle ne pouvoit garder que pour fe rappeller le fouvenir d'un homme qu'elle devoits'ef> forcer d'oubüer. CHAPITRE III. Un incident. L e courage de Cécile commencoit a s'épuifer : elle regardoit fa féparation d'avec Delville , comme devant durer autant que fa  C 31 ) vie , puifqu'aucune confidération d'intérêt, d'inclination ou de fanté, n'étoit capabie d'ébranler fa réfolution. Sa raere paroiffoit faire autant de cas de fon nom que de fon exiftence, & elle étoit convaincue que les préjugés du pere feroient encore plus infurmontables. La fierté de Cécile, excitée par la leur, lui faifoit envifager avec plus de colere que de cbagrin, la facilité avec laquelle ils s'accordoient a rejetter fon alliance; mais fon amourpropre & fon refTentiment fe taifoient lorfqu'elle rénVchiflbit è 1'état de la fanté de Delville : la douleur 1'emportoit alors. 11 étoit perdu non-feulement pour el'e, mais encore pour le monde entier. Ses réflexions devinrent fi triftes que pour fe dérober aux obfervations de Madame Charlton, elle fe refugia un foir dans un des cabinets du jardin, out elle ne voulut d'autre compagnie que Fidele. Sa douleur & fa tendrefie furent un peu foulagcë-s par la liberté de lui exprimer fes regrets fur 1'abfence de fon maitre, fon exil volontaire, & le mauvais état de fa fanté : elle 1'invitoit a partager fa douleur, & fe plaignoit de ce qu'elle alloit bientót être privée de cette confolation en le perdant : elle n'auroit plus que fon cceur qui confervat le fouvenir de Mortimer. Elle s'écria enfin d'un ton romanefque : Va , cher Fidele, va rejoindre ton maitre, & óte-moi par ton départ tout ce qui 13 iv  ( 3* ) mereftoit de lui; prie-le de ma part, de ne pas t'aimer moins pour avoir appartenu quelque temps a Cécile : que jamais fon coeur fuperbe ne puilTe connoitre , ni fe glorifier de tout 1'attacbement qu'a fa confidération elle a eu pour toi! Va, cher Fidele, garde-le la nuit, & fuis-le Ie jour; fers-le avec zele.... ne 1'abandonne jamais.... Oh, que fa fanté n'eft-elle aufli conftante que fa fierté! C'efl; le feul cóté foible , le feul vulnérable.... A peine achevoit - elle ces derniers mots , que Fidele aboya de toutes fes forces, & la quitta en courant. Ayant jetté les yeux du cóté de la porte pour voir ce qui avoit pu 1'épouvanter, elle apper^ut Delville lui-même , debout & comme immobile. Son étonnement a eet afpecl fut extréme; il lui parut furnaturel : elle crut plutót voir fon ombre que fa perfonne : elle avoit peine a fe perfuader que 1'objet qu'elle voyoit exifldt réellement. Delville fut a fon tour quelque temps fans pouvoirrompre le fïlence : il la regardoit comme doutant encore fi c'étoit véritablement elle; ce qu'il avoit entendu étoit auffi éton«ant pour lui, que ce qu'elle voyoit 1'étoit pour elle. Enfin cependant, tourtnenté par le chien, qui par fes fauts lui témoignoit la joie qu'il avoit de le revoir, il fut obligé de faire atten-  C 33 ) tion a lui, & ne put s'èmpêcher de lui reiï« dre fes carefles : Oui), mon pauvre Fidele , lui dit-il, tu as droit a mon amjtié; tu peux compter que je ne t'oublierai jamais. Cécile, a Pouïe de fa voix, commenca Èk refpirer; & Delville ayant tranquillifé le chien, entra dans le cabinet, en difant: Eft-il poffible ! fuis-je bien éveillé ?... Bon Dieu ! fe peut-il 1 Cécile fe rappellant alors les exclamations romanefques que fa douleur lui avoit arrachées, fut accablée de honte & de regret, & tomba prefque fans force fur un banc. Delville vola a fon fecours, & fe jetta a fes pieds pour lui exprimer de Ia maniere la plus pafilonnée toute 1'étendue de fa reconnoiffance. Cécile, furprife, tremblante , éprouvant a la fois mille mouvements contraires, s'efforga de fe lever & de lui échapper; il la retint. Non, trop aimable Mifs Beverley ! non, ce n'eft pas ainfi que nous devous nous féparer ; ce n'eft que dans ce moment que je connois tout le prix du tréfor auquel j'étois prêt de renoncer, & fans Fidele, je 1'aurois toujours ignoré. En vérité, s'écria-t-elle avec émotion, vous pouvez m'en croire, Fidele n'eft ici que par un pur hafard Milady Pemberton 1'avoit fait enlever fans que j'en fufle rien.... elle B v  (24) 1'avoit volé, elle me 1'avoit envoyé; c'eft eUt qui a touc fait. Obligeante Milady Pemberton , s'écria è fon tour Delville enchanté , comment pourrai-je jamais affez reconnoltre?... Vous au» roit-elle auffi recommandé de le chérir & de ïe carelTer ?... de lui parlerde fon ma?tre? O Ciel! interrompit Cécile accablée de honte, a quoi mon imprudence m'expore-t-elle ! Faifant alors de nouveaux efForts pour fe débarrafler , elle s'écria : Lailff z-moi, M. Delville, laiiTez-moi.... Je ne faurois vous voir plus long temps... 11 m'eft impolïïble de foutenir votre préfence. Viens, cher Fidele, dit-il en continuant ï 1'arrêter, viens & plaide la caufe de ton mattre ! Demande qui de nous eft le plus obftiné, qui eft celui dont la fierté eft préfentement invincible. Ah ! reprit Cécile détournant la tête en lui parlant , ne répétez pas davantage cesmots odieux , fi vous ne voulez me rendre méprifable a moi-même. Oh, trop aimable Mifs Beverley, lui repliqua-t-il un peu plus férieufement, pourquoi ce reffentiment ? pourquoi cette injufte douleur? Mon cceur ne vous eft-il pas connudepuis long-temps? N'avez-vous pas été témoift de fes fouffrances? Pourquoi donc certe réferve deplacée, cette conftante froideur? Pour-  ( 3* ) qrtoi vouloir me priver de Ia féiicité que vous m'avez procurée fans le vouloir, & empoifonner Ia douceur d'un moment qui peut feul me faire oublier tout ce que j'ai foulfert ? Oh, M. Delville! répondit-elle avec impa* tience, mais un peu radoucie, votre conduite eft-elle honnête ? de quel droit avez-vous ofé me furprendre? venir m'écouter? Vous me blamez trop légérement ; votre amie Mad. Charlton m'a permis de venir ici vous chercher. Il eft vrai que , lorfque j'ai entendu le fon de votre voix.... lorfque je vous ai entendu prononcer le nom de Fidele, lui parler de fon maitre.... Oh , arrêtez, arrêtez ! je ne faurois fup* porter que vous me rappelliez cette idée. II n'eft aucun chfttiment que mon indifcrétion ne mérite;... & cependant il n'en eft point d'aufli cruel que celui que mes remords me préparent. Eh.' pourquoi, ma chere Mifs Beverley? qu'avez-vous fait ?... & , permettez que je vous le demande , qu'ai-je fait moi-même, pour que vous témoigniez tant de regrets du peu de fenfibilité que vous avez montré pour une paffion auffi vive que la mienne? Ne vous rend-elle pas plus chere a mesyeux? n'ajoutet-elle pas une nouvelle force a 1'attachemenï qui me lie éternellement a vous? Non, non, reprit 1'affligée Cécile, elle doit B vj  C 36 ) p'roduire un effet tout différent; & cette méme extravagance qui m'óte toute 1'eftime que je conferyois encore pour moi-même, ne fauroit manquer de me ravir la vótre !... Je ne puis en foutenir la penfée ; pourquoi vous obftinez-vous a me retenir? Vous m'avez rempüe d'amertume & de douleur. Jufte Ciel! a quelles étranges terreurs vous lailfez-vous aller? êtes-vous moins en füreté avec moi que vous le feriez avec vous-même? douteriez-vous de mon honneur? foupgonneriez-vous ma probité ? Vous me connoiffez trop bien pour cela : fi j'entreprenois a préfent de vous faire de nouvelles proteftations, elles ne ferviroient qu'a redoubler les allarmes d'une délicatefle qui n'eft déja que trop effarouchée : autrement je vous dirois que je garderai le fecret que je viens d'entendre, qu'il me fera plus facré que ma vie, que les mots que vous avez prononcés font gravés dans mon cceur, & qu'ils y demeureront conffamnaent enfevelis; que je conferverai éternellement pour celle dont ils font émanés, nonfeulement plus d'amour, mais encore une plus profonde vénération que je n'avois auparavant. Non, répartit Cécile en foupirant, ce dernier fentiment me paroit impoffible ; je fuis moins que jamais dans Ie cas de le mériter. Non, reprit-il avec vivacité, vous n'en êtes  ( 37 ) que trop digne, vous êtes même bien au-deffus; je vous trouve plus excellente, plus parfaite que je n'aurois jamais ofé le croire. Je découvre de nouvelles vertus dans toutes vos actions: je vois que ce que j'avois pris pour indifférence étoit dignité; je m'appenjois que ce que j'imaginois être 1'infenfibilité la plus marquée , étoit noblefle , modeftie & grandeur d'ame. Ce difcours appaifa un peu Cécile; & après avoir héfité un inftant, elle dit avec un léger fourire : Dois-je vous remercier de votre complailance a chercher è me réconcilier avec moi-même.... ou vous gronder de me prodiguer des louanges que vous favez que je mérite fi peu? Ah ! lui repliqua-t-il, fi j'entreprenois de vous louer comme je crois que vous le méritez, s'il m'étoit permis de dire ce que je penfe , je vous paroitrois non-feulement flatteur, mais idolatre; vous douteriez de mon bon lens. J'aurois pourtant bien peu de raifons, dit encore Cécile en fe Ievant, de vous reprocher de manquer de bon fens, moi qui me conduis comme fi j'avois entiérement perdu le mien, A préfenr du moins laifiez-moi palTer. Si vous vous obfiinez a me retenir, vous me ferez la plus grande peine. Perrnettez-moi donc demain tnatin de bon-  C 3S ) ne heure de vous rendre mes hommages,, Non , Monfieur, ni demain, ni après-demain, ni le jour fuivant; 1'entrevue d'aujourd'hui eft condamnable, une feconde le feroit encore plus ; celle-ci peut pafler pour une imprudence.... une autre mériteroit une dénomination plus grave. Se pourroit-il , reprit-il férieufement, que Mifs Beverley me crut capable de defirer de la voir uniquement pour fatisfaire mon inclination; que je voulufle abufer de fes moments, ou de fa complaifance ? Non, la conférence que je lui demande doit être importante & décifive ; je deftine cette nuit entiere a délibérer; demain j'agirai. Je n'ofe former aucun plan avant d'avoir bien confidéré ce que je dois faire.... Je n'entreprendrai point de vous peindre les fenfations qui m'agitent; mais je ne faurois fouffrir que vous refuliez d'apprendre le réfultat de mes réflexions , & le parti que j'aurois pris. Cécile, après ce qu'il venoit de lui dire , fentit toute la jultice de fa demande; elle ne fit plus aucune difficulté pour la lui accorder, & le pria de ne pas refter plus longtemps. Vous avez raifon, s'écria-t-il, il faut m'en aller!... Plus je refte, & plus ma raifon qui m'eft fi néceffaire dans cette occaiion devient fuible. II lui reuera alors les alfurauces du  C 39 ) refpecT: qu'il auroit éternellerhenü pour elle, h fupplia de ne point avoir de regret de 1» félicité qu'elle lui avoit procurée ; & après avoir encore différé d'obéir a fes ordres jufqu'au moment oü il s'appercut qu'elle étoiï réellement irritée , il ne la quitta que lorfqu'elte lui eut pardonné, & permis de la re>> voir le lendemain matin de bonne heure. Lorfque Cécile fe trouva feule, tout ce qui venoit de fe palTer lui parut un fonge. Elle ne pouvoit imaginer que Delville füt réellement i Bury, qu'il füt venu la voir chez Mad. Charlton, qu'il eüt découvert fes plus fecretes penfées: tout cela avoit un air fi étrange & fi invraifemblable, que Pexcès de fon étonnement lui ótoit la faculté de réfléchir: elle refta prefque immobile a la place oü il 1'avoit laiflée, jufqu'au moment oü Mad. Charlton la fit prier de rentrer. Elle demai.da fi elle avoit quelqu'un avec elle ; & ayant appris que non, elle fut la joindre. Celle-ci lui dit avec un fourire très-exprefCf, qu'elle fe flattoit qu'elle avoit été contente de fa promenade. Cécile lui fit des reproches de Pimprudence qu'elle avoit eue de la laifier furprendre au moment oü elle s'y attendoit le moins. Mad. Charlton penfant cependantplus a fon bonheur futur qu'a fes terreurs préfentes, n'eut aucun regret de ce qu'dle <';voft fait; & lorfque Cécile lui eut communiqué ce  (40) qui venoit de fe palTer, fans faire attention aux réprimandes qui accompagnerent ce récit, elle vit avec ravilTement que 1'entrevue inopiMée qu'elle avoit favorifée, en Ieurfaifantconnoitre l'affeclion mutuelle qu'ils avoient 1'un pour 1'autre, les engageroit a ne plus différer un mariage qui devoit affurer leur feïicité; & Cécile connoiffant que fon amie n'avoit point agi au hafard dans cette circonltance, & qu'elle avoit bien voulu que Delville interromplc fa folitude, fe contenta de fe plaindre de fon indifcrétion fans blamer fon zele. Elle lui demanda enfuite comment il s'y étoit pris pour être admis chez elle & fe faire connoitre; elle apprit qu'il avoit demandé a la porte Mifs Beverley , & qu'ayant dit fon nom, on 1'avoit fait entrer; que Mad. Charlton, prévenue par fa figure, avoit auffi-tót formé le projet de furprendre Cécile : projet dont elle penfoit pouvoir fe promettre ce qui en étoit arrivé, quoiqu'elle n'èüt d'abord pu prévoir les moyens qui avoient concouru a fa réuffite. Ces informations tranquilliferent peu Cécile, qui ne pénétroit point les railbns d'une vifite fi contraire aux réfolutions antétieures de Delville. Mais cette circonftance étoit peu importante , en comparaifon des autres objets que cette entrevue lui faifoit envifager. Delville, en qui  ( 41 ) elle avoit mis depuis long-temps, quoiqu'en fecret, toutes fes efpérances de bonheur, connoifibit a préfent tous fes avantages. II favoit que de lui feul dépendoit la deftinée de Cécile; il ne lui avoit pas caché qu'il la quittoit pour en décider, & il devoit Ie lendemain lui faire part de fa réfolution , bien afluré qu'elle 1'approuveroit. Cette fituation humiliante l'afïïigeoit; voir 1'homme qu'elle préféroit a tous les autres, héliter s'il accepteroit fon cceur , étoit Ie fentiment le plus pénible qu'elle eüt encore éprouvé : elle en fut agitée toute la nuit. CHAPITRE IV. Une propojition. le revint le lendemain. Cécile', qui a fon arrivée déjeünoit avec Mad. &Mlle. Charlton, le re^ut de l'air le plus confus; il parut lui-même extrêmementembarraffé. Mad. Charlton trouva bientót un prétexte pour renvoyer fes deux petites-filles, & fans prendre la peine d'en inventer pour elle-même, elle fe leva & les fuivit, quoique Cécile s'efforgat par différents fignes, de Pengager a refter. Se trouvant alors feule avec lui, elle s'écria tout-ü-coup, & fans favoir ce qu'elle difoit:  C42 ) Comment fe porre Mad. Delville, Monfieur? eft-elle encore a Briftoi? A Briftol ? Non; n'avez-vous pas fu qu'elle étoit retournée au cbateau de Delville? Ah! cela eft vrai... Je voulois dire au chS* teau de Delville... Je me flatte que les eaux lui auront fait du bien ? Je ne fache pas qu'elle ait eu befoin de les prendre. Cécile, honteufe de ces deux bévues, rougit, & ne hafarda plus de parler. Delville, qui paroilfoit occupé de quelque chofe qu'il craignoit de révéler, fe leva; & après s'être promené quelque temps dans ('appartement, s'écria : Que tous les projets que je forme dans ce moment font vains & inutiles! II s'approcha de Cécile , qui paroilfoit occupée a, examiner un ouvrage ; & s'afleyant a cóté d'elle, il lui dit : En nous quittant hier, j'ai ófé dire qu'une feule nuit feroit employée & délibérer,... & que ce jour , ce jour même j'agirois... J'avois oublié que, fi pour délibérer je n'avois que moi feul a confulter, je n'étois plus auffi indépendant quand il étoit queftion d'agir ; & que lorfque mes doutes feroient diffipés, & que j'aurois une fois pris mon parti , il me refteroit encore de nouveaux doutes, & d'autres partis a examiner, qui pourroient retarder mes démarches , peut» être même les rendre impoffibles.  C 43 ) II s'arrêta; mais Cécile, incapable de foupconner a quoi ce préambule devoit aboutir, continua a garder le lilence. C'efl: de vous, Mademoifelle, continua-t-il, que tout le bonheur ou tout Ie malheur de ma vie dépend maintenant; mais quoique je compte fur vos bontés, & que je vous connoifle fupérieure au déguifement & a la diflimulation, cequeje viens vous propofer... vous demander... vous fupplier... Le courage m'abandonne , la crainte de vous diftraire m'arrête! A quoi s'attendre ! penfa Cécile , tremblante de ce qu'elle venoit d'entendre; vat-il me prier de folliciter le confentement de Mad. Delville, ou de lui ordonner de me quitter pour jamais ? Mifs Beverley, s'écria-t-i!, feroit-elle décidée a ne pas me parler? veut-elle m'intimider par ce filence ? Ah ! fi elle connoiflbit combien je la révere , elle m'honoreroit de plus de confiance. Quand comptez-vous , Monfieur, lui demanda-t-elle, commencer votre voyage? Jamais, s'écria-t-il vivement,a moins que vous ne me 1'ordonniez : jamais 1... Non , trop aimable Mifs Beverley, je ne puis plus vous quitter! La fortune, la beauté , le mérite & la bonté font des perfections auxquelles j'ai eu la force de m'arracher j & quelque  (44 ) pénible que füt cette tache, j'étois parvenu a. la remplir: mais aduellement que tant de douceur, qu'une fpitié fi inattendue , une compaffion attrayante pour mes fouffrances viennent s'y joindre... non, charmante Mifs Beverley , il eft impoffible que je vous abandonne! Prenant alors fa main, il continua avec encore plus d'énergie : Oui, je vous ofFre ici mes vceux; je vous reconnois pour 1'unique arbitre de ma deftinée; je vous donne nonièulement la pofleffion de mon cceur... ilvous appartient depuis fi long-temps!... ordonnez de ma conduite; daignez devenir ma directrice, mon guide. Mifs Beverley daignera t-elle accepter un pareil emploi ? daignera-t-elle entendre ma priere ? Oui, répondit Cécile, charmée intérieurement de voir que tel étoit le réfultat defesréflexions, je fuis prête a vous donner mes confeils, & je crois ne pouvoir vous en donner de meilleur que de partir dès demain pour le Continent. Ah, quelle malice! s'écria-t-il avec un rire forcé, je ne vous demande point encore de confeil; il refte quelque chofe a faire pour vous y autorifer. L'efprit, la pénétration, quel que foit ledegré éminentauquel vous lespofifédiez, ne fuffifent point encore pour que vous puiffiez vous acquitter de eet office; il faut que vous foyez revêtue de pouvoirs plus amr  (45) pies; il vous faut un droit irtconteftable & un titre avoué , non-feulement par le cceur & par la raifon, mais qui ait encore 1'approbation des loix & la fanclion des cérémonies les plus auguftes de la religion. J'imagine donc, dit Cécile en rougilTant, que ce que je puis faire de mieux, fera de m'abftenir abfolument de vous donner aucun confeil, puifqu'il eft fi difficile d'acquérir les qualités néceflaires pour le faire. Que ma préfomption n'attire point votre colere, s'écria-t-il, ma chere Mifs Beverley : que tout ce que j'ai fouffert m'obtienne le pardon de ma témérité; permettez qu'après en avoir éprouvé tant d'amertume, je commence a goüter la douceur du changement avantageux que tout femble m'annoncer. Cécile, honteufe & inquiete, ne prévoyant point ce qui devoit fuivre, & ne voulant s'expliquer qu'autant qu'elle feroit un peu raflurée , fe tut un moment , & voulut fe retirer : mais Delville Per) empêcha; & après une converfation auffi paflionnée de fa part qu'embarraffée de celte de Cécile, il en obtint 1'aveu de fes fentiments pour lui, qu'elle auroit vainement cherché a déguifer, après ce qu'il avoit entendu la veille. Cet aveu oppofé aux confeils de fa raifon , lui fut arraché par Ia vivacité de Delville, a qui elle ne put réfifter. La joie qu'il en té-  ( 46 ) snoigna fut auffi grande que Tempreffement avec lequel il 1'avoit demandé : elle ne fut cependant pas de longue durée, un trifte fouvenir vint 1'empoifonner; & malgré la chaleur qu'il mit dans fes remerciements , Cécile ne tarda pas a s'appercevoir a fon air & au ton de fa voix , d'un changement qui la frappa. Elle fe repentit amérement d'un aveu qu'elle ne pouvoit plus démentir, & attendit entre 1'efpoir & la crainte de favoir a quoi il fe décideroit. Delville, qui vit la révolution qui venoit de s'opérer chez elle, s'écria avec beaucoup d'émotion : Oh, que la félicité humaine eft peu conftante 1 Que ces moments rares & précieux oü elle eft parfaite s'écoulent rapidement! Ah! charmante Mifs Beverley, quelles expreffions pourrois-je employer pour adoucir ce qui me refte a vous révéler, pour vous dire qu'après tant de bonté, de candeur & de générofité, il me refte encore è vous faire une priere, a vous demander une grace, & qu'en refufant de me Paccorder, c'eft me bannir pour toujours de votre préfence. Cécile, extrêmementdéconcertée, defira favoir de quoi il étoit queflion ; mais la crainte de lui déplaire 1'empêcha pendant quelque temps de pourfuivre. Enfin, après lui avoir réitéré plufieurs fois combien il craignoit de Foffenfer, & la répugnance qu'il avoit lui-  ( 4? ) même pour les mefures qu'il ne pouvoit s'enipêcher de lui propofer, il avoua que toute efpérance d'union en;r'eux n'éioic fonclée que fur le confentement qu'il attendoit d'elle a leur mariage prompt & fecret. La furprife de Cécile a cette déclaration lui fit garder quelque-temps le filence; mais a peine eut-il commencé a entrer en explication & a vouloir s'excufer, qu'elle lui dit avec indignation : J'aurois cru, Monfieur, que mon caractere & ma conduite, indépendammentde ma fortune, m'auroientmife è 1'abri d'unepropofition a laquelle je n'aurois jamais dü m'attendre, & que je n'ai pu écouter fans m'avilir. Elle voulut après cela fe retirer; mais Delville s'y oppofant de nouveau, lui dit : Je n'ai que trop prévu combien vous en feriez allarmée, & c'eft la crainte de vous ofFenfer, qui a empoifonné la félicité dont je jouiflois. Je n'ofois efpérer, quels que fuflent vos fentiments a mon égard, que vous confentifliez jamais a un projet qui eft cependant le réful' tat des plus férieufes réflexions : mais quoiqu'il vous révolte, croyez que les motifs qui Pont fait nattre n'ont rien de condamnable. Quels que puiflent être ces motifs relativement è vous, Monfieur, dit Cécile, ils ne peuvent être que très-déshonorants pour moi; il ne me convient point de les adopter.  C 48 ) Vous me rendez bien peu de juftice, s'écria-t-il avec chaleur; un inftant de réflexion fuffiroit pour vous convaincre que, fi avant d'être unis votre honneur eft féparé du mien, a 1'inftant oü nous le ferions, certe diftinction cefferoit. Ah! croyez que je renoncerois plutót a vous que de donner la moindre atteinte a cette délicatefle, a cette innocence dont la pureté eft fans tfche , & qui font Ie charme le plus puiiTant qui m'attache a vous. Eh ! pourquoi donc , s'écria Cécile d'un ton de reproche, pourquoi me propofer un projet de cette nature? Les circonftances les plus fingulieres & Ia néceffité la plus preffante, répondit-il, ont pu feules m'y faire penfer. Hier matin même, je me ferois encore cru incapable de le former; mais les cas extraordinaires exigent des réfolutions qui Ie foient aulli. Hélas ! la propofition qui vous révolte fi fort eft ma derniere refiburce. C'eft Ia feule barrière qui exilte entre le défepoir & moi, le feul expédient qui me refte pour n'être pas féparé de vous pour toujours. Je fuis forcé de vous 1'avouer , je fais, a n'en pouvoir douter, que ma familie ne donnera jamais les mains a notre mariage. Ni moi non plus, Monfieur, s'écria Cécile avec beaucoup de fermeté; je n'entrerai point dans une familie contre fon gré; je ne confeutirai jamais è une alliance qui pourroit m'ex- pofer  ( 49 ) pofer a des infultes. Uien ne fe communiqué plus facilement que le mépris. L'exemple de vos parents pourroit influer fur vous-même : & qui oferoic m'alTurer que vous n'en feriez point capable a votre tour? Ah! croyez-en mon honneur, s'écria-t-il, fi je vous parois ernporté, fi je conviens de Fimpétuofité de mon caraftere; j'ofe aflurer cependant que dans aucune affaire importante je ne fuis capable de légéreté ou de caprice. Quelle füreté, Monfieur, ai-je du contraire? Ne venez-vous pas dans ce moment de in'avouer que, pas plus loin qu'hier, vous abhorriez le projet que vous me propoiez aujourd'hui? Et ne pourriez-vous pas demain reprendre votre première facon de penfer! Cruelle Mifs Beverley! que cette conclufion eft injufte ! Si je défapprouvois hier ce que j'approuve aujourd'hui, je n'ai point changé de fentiment, mais bien de fituation. Ici la trop fenfible Cécile détourna Ia tête ( convaincue qu'il faifoit allufion a la découverte de la veille. Vous-même, continua-t-il, vous avez pu juger de ma conflance. N'avez-vous pas été témoin de ma fuite, dans un temps oü rien ne s'oppofoit a mes pourfuites? Ne m'avezvous pas vu vous éviter foigneufement, quand j'avois a chaque inflant 1'occafion de vous rencontrer? Après des preuves aufli incontefir Tornt IV. n  C 50 ) bles de ma fermeté, y a-t-il de 1'équité ou de la raifon a me foupconner d'irréfolution & d'inftabilité ? Quelle efl: donc , s'écria-t-elle , cette fermeté qui vous amene a Bury ? Lorfque toutes les occafions de nous voir jamais fembloient nous être ótées , après m'avoir alfuré que vous alliez quitter le Royaume, & m'avoir dit un éternel adieu... oü étoit votre conftance, lorfque vous avez entrepris cette courfe inutile? Prenez garde, lui répartit-il en tirant une lettre de fa poche, prenez garde èce que vous dites, & ne me forcez pas a vous montrer mon excufe. Ah ! répondit Cécile en rougilTant, c'eft fans doute un nouveau tour de Milady Pemberton. Non, fur mon honneur; mon garant elt bien plus für. Cécile très-allarmée, tendit la main pour prendre la lettre; & regardant d'abord la fignature, elle fut fort étonnée en voyant le noui de M. Biddulph. Elle en parcourut enfuite le commencement, & ayant appergu fon nom, elle lut le paragraphe fuivant : „ Vous favez fans doute que Mifs Beverley efl: de retour dans cette Province; tout le monde 1'y a vue avec la plus grande furprife. Depuis 1'inftant oü j'avois appris qu'elle réfidoit  ( 5i ) au chdteau da Delville , je 1'avois regardée comme perdue; mais en la revoyant au milieu de nous au moment oü je m'y attendois le moins, j'ai eu la foiblefle de vouloir eflayer de m'en faire aimer ; je me fuis cependant bientót apper^u que vous auriez dü m'épargner la monifkation. d'un fecond refus , & que quoiqu'elle eüt quitté le chateau de Delville, ; elle ne 1'avoit pas habité en vain. Elle rougit : toutes les fois qu'elle entend prononcer votre nom; elle prïlit dès qu'on parle de votre indifpofition; le chien que vous lui avez donné, i & que j'ai d'abord reconnu, eft fon plus cher compagnon. O fortuné Delville ! & vous ] \abandonnez une conquête fi flatteufe"! Cécile ne put pas en lire davantage ; Ia ' lettre lui tomba des mains. Se voyant ainfï ■ trahiepar fa propre faute & par fon émotion, I elle en conclut immédiatement que tout le • monde avoit découvert fon fecret: accablée < de cette fuppofition, fes forces 1'abandonnej rent,& elle pleura amérement. JufteCiel! s'écria Delville extrêmement touI ché , qu'eft-ce qui peut vous affeifter a ce 1 point ? Les foup?ons jaloux d'un rival pourI roient-ils... Ceffez de me parler, lui dit-elle en 1'in: terrompant avec impatience , ne m'arrêtez i plus... je veux être feule... Je vous prie, je vous fupplie de me laifier. C ij  c 52 ) je vous obéïrai en tout, s'écria-t-il vivement; dites-moi feulement quand }e pourrai revenir, & quand vous me permettrez de vous expliquer les motifs qui m'ont engagé a vous faire ma propofitioo. Jamais, jamais , répa-rtit-elle; je fuis déja aflez humiüée , fans chercher a entrer dans une familie qui me méprife. Méprife ? Non, elle vous refpecle ! Qui pourroit vous méprifer! Cette fatale claulè feule Eh bien , eh bien, je vous en prie , laiffezrnoi. En vérité, je ne faurois vous entendre-: vos raifonnements ne ferviroient acluellement qu'a me tourmenter. Je pars, s'écria-t-il, dans ie moment, je ne voudrois même pas titer avantage de votre émotion : mon intention n'eft point de furprendre votre approbation, je ne veux que vous expliquer mes vues. Quelles font-elles en recherchant Mifs Beverley ? Seroit-ce d'époufer une riche héritiere ? Non, elle a vu que fous eet afpect j'étois capable de lui réfitter. Ce n'eft pas non plus une beauté périffable, qu'un petit nombre d'années peut fléttir» & qui n'a qu'un temps. Non, non! c'efi: une compagne pour la vie; c'eft un confolateur dans 1'adverfité ; c'efl: une intime amïe que,,je recherche en Mifs Beverley : fon eftime m'eft auffi ptéci°ufe que fon affèétio" •  ( 53 ) comment efpérer qu'elle m'aimera dans ma vieillelTe, fi fa jeuneffe & les années les plus brillantes de fa vie font troublées par les doutes qu'elle auroit de ma prohité? Tout doit être éclairci, & il ne doit refter aucun fcjet d'inquiétude qui puiffe troubler notre repos. Nous ferons finceres maintenant, afin d'être ■ tranouilles dans la fuite, & que notre félicité i ne foit point interrompue; le temps s'écoulera i fans que nous nou3 en appercevions; & i'a: mour qui nous aura unis dans notre printemps, nous aidera a fupporter les infirmités attachées a farriere-faifon, fur laquelle notre complaifanee & notre fympathie mutuelle ré: pandront le calme & la paix-. Et alors, ma divine Cécile.. Oh , arrêtez ! dir-elle en riuterrompant, ; radoucie malgré elle par un plan fi conforme è fes fouhait>; quel langage ! qull 'vous convient peu de Ie tenir, ou a moi de 1'entendre! Elle Ie prefia très-férieufement de s'en aller ; & après avoir répété plufienrs fois fes : adieux, promettant de lui obéir & ne partant : point, il lui dit enfin que fi elle confentoit a ' recevoir une de fes Iettres , il tacheroit de : confier au papier ce qu'il avoit a lui commui niquer; que leur émotion miituelle lui ótant la ficulté de s'expliqtier clairement, faifoit plus de mal que de bien a fa caufe, en ne lui permettant pas de donner a fes arguments C üj  C 54 ) toute la force dont ils étoient fufcc-ptibles. II s'éleva alors une nouvelle difficulté, Cécile proteffantqu'elle ne recevroit aucune lettre, & ne voulant plus rien entendie a ce fujet, & Delville déclarant pofitiveraent de fon cóté qu'il ne fe foumettroit a aucune décifiou qu'autant qu'il auroit été entendu ; enfin il l'emporta, & fe retira. Cécile, après fon départ, fentit avec douleur tout le malheur de fa fituation. Elle fe regarda comme forcée elle-même a refufer la main de Delville, que fa délicatefle ni fes principes ne lui permettoient pas d'accepter clan» deftinement. Le déplaifir qu'elle avoit témoigné de cette propofuion étoit fincere : elle croyoit même qu'il auroit été de fon devoir de ne pas 1'écouter; & cependant la fierté de Delville cédant a une paffion affez forte pour 1'engager a renoncer aux vues ambitieuss de fa familie, & a facrifier jufqu'a ce nom précieux qui lui avoit paru préférable même a fon exiftence, étoient des circonfiances auxquelles elle n'étoit point infenfible ; mais , quoiqu'elle ne laifftlt pas d'en être flattée, elle réfolut cependant de ne jamais confentir a un manage auffi humiliant, & d'attendre patiemment le confentement des parents de Delville, ou de renoncer a lui pour toujours.  C 55 ) CHAPITRE V. Une lettre. M adame Charlton ne fut pas plutót que I Delville s'étoit retiré, qu'elle rejoignit Cécile , impatiente d'apprendre ce qui s'étoit paffé. Le : récit qu'elle lui en fit 1'irrita autant qu'elle la furprit. Elle ne concevoit pas que 1'héritiere ; d'une fortune auffi confidérable , douée de : tant de beauté, iflfue d'une familie refpe&a; ble, élevée de maniere a faire honneur a celle i dans laquelle elle entreroit, püt être rejettée ] par des gens auxquels fon opulence feroit exI trêineraent avantageufe, & qu'on lui propoli fat de s'y introduire clandefiinement. Cette 1 infulte lui paroiflbit digne de tout reffentil ment ? elle approuva donc Ia réfolution de fa | jeune amie, & 1'exhorta a perfifler a n'écoutet \ aucune des follicitations qui lui viendroient : d'autre part que de celle de M. & de Mad. i Delville. Environ deux heures après que leur fils 1'eut 1 quittée , fa lettre arriva. Cécile 1'ouvrit en i tremblant, & lut ce qui fuit: „ A Mifs Beverley. 20 Septembre 1779.. 5, Quelles craintes , quels foupcons pouC iv  voient engager Mlle. Beverley a me défendre de lui écrire? Un caractere auffi franc que le mien auroit-il dü lui infpirer de la défiance ? me connoitroit-elle affez peu pour me croire capable de rufe ou de duplicité? En euffé-je même la volonté, je n'aurois ni Phabileté, ni la patience nécefiaire pour les mettre en ceuvre. Non, trop chere Mifs Beverley, quoiqu'il puiffe m'arriver de vous offenfer involontairement par ma vivacité , croyez que jamais je ne chercherai a vous abufer par des raifonnements captieux : mon ambition, comme je vous 1'ai déja dit, efl de vous convaincre, & non de vous en impofer; mes raifonnements feront auffi fimples que mes aveux feront finceres ". „ Comment ofêrai-je encore renouveller une propofition que'vous avez rejettée prefque avant de l'avoir entendue? Souffrez cependant que je vous afTure qu'elle ne procédé ni d'un mauque d'égards pour vos fcrupules, ni de 1'oubli de mes devoirs. Je ne vous 1'ai faite qu'avec la répugnance que m'infpiroit la crainte que vous n'en fuffiez révoltée... Mais hélas! je vous ai déja dit ce qu'il faut que je vous répete avec douleur; il ne me refte d'autre choix, d'autre parti, que celui d'un mariage fecret, ou de renoncer ü vous pour toujours ". „ Vous ferez étonnée, vous aurez raifon de 1'être d'une pareille déclaration. Je prévois  ( 57 > déja que vous êtes prête a me prefcrire ce dernier parti,. & 1'ordre en eft déja fur vos levres.... Oh, qu'il s'y arrête ! Puifle 1'air ' n'être plus frappé de fons auffi affligeants! 8 „ Dans Ie moment cruel & défefpérant oü : je m'arrachai d'auprès de vous au cbiteau de Delville, je vous avouai les raifons de ma fui; te, & je réfolus de ne plus vous voir. Je ne i vous parlai point alors de ma familie; les difficultés que je me faifois a moi-même, & qui me détournoient d'afpirer è votre main, me firent i croire qu'il étoit inutile de vous entretenir des: obftacles qu'y apporteroient mes parents : ; de mon cóté, il n'en exifte plus.... les leurs ' ont encore toute leur force. " „ Mon pere, forti d'une maifon dönt l'o» i pulence a décliné, mais qui n'en a pas moins f confervé la fierté, fe confidere comme le dépofitaire de fon honneur, auquel le nom de : fes ancêtres eft inféparablement attaché. Ma i mere, iiïue de la même familie , élevée dans ; les mêmes principes, a donné une nouvelle force a cette opinion , en 1'adoptant ellemême ". „ Tels étant leurs fentiments, vous ne fei rez pas furprife, Mademoifelle,. que leur fils unique , le feul héritier. de leur fortune & Ie feul objet de leurs efpérances, ait de bonne heure été imbu des mêmes préjugés. La première lecon qu'on m'a donnée, a été le ref. G v  C53 ) peel pour la familie dont je defcendois, & pour le nom que j'avois regu en nailTant, dont on m'a toujours dit que je devois me regarder comme Ie dernier foutien : on n'a celTé de m'exhortera m'occuper des moyens d'en augmenter la dignité & de 1'illuftrer. " j, Cette ambition encouragée par mes parents, & que le public n'avoit point bldmée, cette orgueilleufe idéé de mon importance avoit acquis avec Ie temps une force & une folidité que Mifs Beverley étoit feule capable d'ébranIer. Combien n'ai-je douc pas été allarmé, lorfque j'ai admiré fes perfections! Tout ce que Ia vanité pouvoit exiger, tout ce que l'ambition pouvoit prétendre, tout ce que Ia vertu ou Ia plus fcrupuleufe délicateffe pouvoit demander, fe trouvoit réuni en elle, & tandis que mon cceur étoit enchainé par fa beauté, ma raifon fe glorifioit de fes fers.... Mais renoncer a mon nom , abandonner pour jamais une familie dont toute les efpérances •étoient fondées fur moi.... II me fembloit que 1'honneur me Ie défendoit: mon courage & mon devoir étoient révoltés d'un pareil facrilice. Abjurer un droit né avec moi, me fembloit une efpece de défertion, un abandon du pofte qui m'étoit confié : je m'abftins donc de folliciter, de defirer même d'ncquérir votre alfeélion, &je réfoius fermement de vous fuir comme un objet funefte a mon repos,  ( 59 ) puifque je ne pouvois fans honte afpirer a votre rnain. " ,, Telle étoit la conduite que je venois de me prefcrire, lorfque je regus Ia lettre de Biddulph; je devois quitter 1'Angleterre troisjours après; mon pere avoit enfin confenti a mon départ; mamere, qui avoit pénétré lesraifons qui me faifoient entreprendre ce voyage, ne s'y étoit jamais oppofée. Mais quelle fut la révolution fubite qu'opéra la lecture de cette lettre! Mon courage m'abandonna, ma réfolution cbancela. Je crus néanmoins qu'il fe trompoit; j'attribuai fes foupcons a fa jaloufie. Je favois, il eft vrai, que Fidele manquoit.... mais qu'il füt votre favorü... Etoiril poffible de quitter 1'Angleterre dans eet état d'incertitude ? d'être tourmenté dans des climats éloignés par des doutes que je ne pourrois plus éclaircir? Non; je partis en diligence pour Ia province de Suffolk, & ne m'arrêtai que chez Mad. Charlton. " „ Quelle fcene m'y attendoit! J'y vis la fouveraine de mon cceur, 1'objet au pouvoit duquel j'ai cherché vainement a me fouftraire, careffer un animal qu'elle favoit m'appartenir, s'affliger & fe plaindre a lui de la man» vaife fanté de fon maitre, & lui recommander Ia fidélité.... Ah! pardonnez fi je cherche a rappeller eet heureux moment : fans lui, aurois-je jamais connu combien de nobleffe & C vj  de douceur fe trouvent réunies chez Mifs rkvefley? Avant cette époque, j'étois bien convaincu que fes vertus & fes charmes ne pourroient que donner un nouveau luftre au plus haut rang, & j'aurois méprifé tous les obftacles; j'aurois recherché fon alliance avec fardeur & le courage qu'infpirent 1'amour & 1'ambition, fans cette claufe fatale... Nefoyez point irritée de ma franchife; qu'elle ferve a vous convaincre de lafincérité du changement qu'a produit en moi la connoiffance de vos fentimentsp mon égard; vous feulemaintenant pouvez faire moh bonheur. Réputation , honneur , opulence, ambition, fans vous , ne feront rien pour moi; nul efpoir de félicité domeftique, fans vous. Privé de vos bontés,ü n'eft plus de fatisfaction pour moi; & en vous perdant, quelle qu'en püt être Ia caufe, mon malheur feroit complet, & rien ne pourroit m'en confoler. " „ Quant a ce qui me regarde perfonnellement, le fort en eft jetté; 1'orgueil de familie cede chez moi au defir du bonheur : ce nom que j'ai fi vainement chéri, & fupporté fi péniblement, ne peut pluscontrebalancerle facrifice que fa confervation exigeroit. J'y renonce; j'avoue a regret que eet abandon eftnéceffaire • le mal eft au refte plus imaginaire que réel; & quoique ce foit une bleflure cruelle pour la vajiité, ce n'en eft point une pour 1'honneur. *'  viens de vous ouvrir mon cceur, u3 vous faire i'aveu de ma fauffe gloire, de vous expofer avec vérité les caul'es de mon incer- titude paffée, & les motifs qui me décident a préfent. J'ignore comment je dois me conduire; je crains de vous détailier les difficultés ; que j'aurai encore a furmonter. A peine ai-je le courage de vous parler de la priere qu'il i me refte a vous faire. " „ Ma familie, confondant Pambition avec i 1'honneur , penfa depuis long-temps a conl tracter pour moi une alliance confidérable; : & malgré la répugnance invincible que j'ai témoignée jufqu'a préfent pour cette affaire, fes vues n'ont pourtant point changé; je crains donc de faire a eet égard une tentative qui, j'en fuis certain , ne réufliroit pas. Je n'ofe 1 hafarder de fupplier ceux qui n'ont qu'a dire ' un mot pour m'impofer filence. " „ Dans une fituation aulïï délèfpérée, quel ! parti prendre ? faut-il folliciter, quoique cer! tain d'un refus , & braver enfuite 1'autorité paternelle? Ou,ce qui feroit une tache bien : plus pénible, dois-je renoncer a mes plus ! cheres efpérances, au bonheur de ma vie ? Ah, ma chere Mifs Beverley, faites ceffer ce i combat! Ma félicité, ma paix, matranquillité font entre vos mains; le moment de notre tinion les affurera pour toujours. " „ 11 pourra vous paroitre étrange que j'en-  C 62 ) treprenne ainfï de braver les parents que je n'ai pas le courage de confulter; mais laconnoiflance que j'ai de leur caractere &de leurs fentiments ne me laiffe que cette reffburce. „ Ils adorent Mifs Deverley ; & quoique rieti ne put jamais les engager a confentir a renoncer a leur nom, lorfqu'ils la verront une fois a la tête de leur maifon, dont elle fera j'ornem*nt, fes vertus & fes talents joints a fa fortune leur feront bientöt oublier les projets dont ils font aftuellement uniquementoccupés. L'idée qu'ils ont de 1'bonneur n'eft point audeflbus de celle qu'ils fe font formée d'une naiflance diftinguée; ils fentiront tout le prix de votre complaifance; & fi dans le premier moment de leur furprife ils étoient irritéscontre leur fils , ils auroient foin que celle qui auroit autant fait pour lui, n'eüt point afeplaindre d'eux ". „ Quant aux articles du contrat, le fecret de notre union ne fauroit leur nuire; je dépoferai entre les mains de la perfonne que vous jugerez a propos de cboifir, une obligation par laquelle je m'engagerai a difpofer de votre fortune & de la miemie, de la maniere dont nos amis mutuels le décideront. „ Le temps que ce fecret dureroit feroit défagréable, mais court; & même, fi vous le defiriez, en fortant de 1'églife je me rendrois au chilteau de Delville: mes parents viendroient  ( 63 ) vous prier enx-mêmes de les honorer de votre préfence, & d'habiter leur maifon jufqu'a ce que notre jéfidence füt fixée ailleurs ". „ Oh charmante Cécile, qu'un fonge auffi flaneur foit re'alifé par vous! ne détruifez pas un projet fi enchanteur! fongez qu'il n'eft point de bonheur parfait fur la terre ;&n'al!ez pas, par un excès de délicateffe, vous priver de la fatisfsclion que vous éprouverez vousrnême, en épargnant par votre confentement des chagrins amers & de cHiels regrets au plus reconnoifl'ant de tous les hommes, au plus humble, au plus foumis de vos ferviteurs, Mortimer Delville. " Cécile lut & relut cette lettre, mais avec rant detronble, qu'elle fut peu en état d'en bien pefer toutes les expreffions. Chaque phrafe lui infpiroit des idéés différentes, & la faifoit changer de fentiment: la chaleur des fupplications de Delville Ia touchoit & la faifoit pencher a fe prêter a fes defirs; Ia fierté de lil familie, dont il convenoit , 1'irritoit; & la peinture qu'il lui faifoit de fon afHiélion, Ia défefpéroit. Elle vouloit d'abord lui donner fon congé; mais quoique très-réfolue a ne point fe laifler fléchir , la conclufion de la lettre ébranloit fa réfolution. Ces fcrupules, contre lefquels il la prioït de fe tenir en garde, lui paroifiöient a elle-  même poufTés un peu trop loin; elle ne pouvoit fe diffimuler que, pour fatisfaire a une étiquette inutile, elle ne rifqtifo de fe rendre malheureufe pour la vie : leur mariage n'avoit rien de contraire a la morale; & quant a la fierté & aJa vanité de fes parents, méritoientelles des ménagemems? Delville poffédoit fon cceur; iiy avoit long- temps qu'elle étoit affurée du fien : elle s'étoit acquis, dès les premiers jours de leur connoifTance , 1'affeétion de fa mere ; & l'utilité effentielle dont un revenu tel que le fien pourroit être a la familie, fe feroit bientöt fentir aflez puiflamment pour qu'on ceflat de regretter de Py voir unie. Mais fa délicateffe & fes principes condamnoient une démarche dont le fecret prouvoit 1'inconféquence. Comment oferois-je envifager Mad. Delville, après ce mariage clandeftin? Comment foutenir fes regards féveres? quand elle imaginera qtre j'ai porté fon fils a, lui défobéir? fon fils la feule confolation & Punique foutien de fon exiftence , dont les vertus font toute fa félicité, & dont la piéléfiliale eft fa feule gloire!... Et certainement elle a bien raifon de fe glorifier d'un fils tel que le fien. II a fu, dans les fituations les plus critiques, montrer autant de courage que de noblefle : il a préféré fa familie, & les notions qu'elle a de Phonneur, è fa tranquillité & a fa  C ö5 ) fanté; il a rempli avec fermere", avec exafli» tude, tous fes devoirs. Peut-être même que dans le cas préfent iJ ne fe croit engagé que paree qu'il fair quejene fuis plus libre ; & fa fenfibilïté généreufe pour ma foibleffe peut l'avoir déterminé a me faire cette propofition. Une idéé auffi mortifiante changeoit fa réfoluiion, & la portoit a PéloU gner pour toujours. Cet état d'incertitude ne lui laiffoit pas la I feculté d'écrire. Ne fachant ce qu'elle devoit I fouhaiter, il lui étoit impoffible de rien décider. Elle méprifoit tout Ce qui pouvoit avoir la moindre apparence de coquetterie; fa répugnance pour tout ce qui fentoit 1'artifke, ne permettoit pas qu'elle y eüt recours. La candeur & la franchife de Delville méritoient : d'êtrepayées de retour;&c'auroit été letrom- ; per que de paroitre décidée lorfqu'il lui ref- i toit encore des doutes» Mad. Charlton, après avoir lu la lettre, l, prit de nouveau le parti de Delville; labonnefoi avec laquelle il expofoit les difficultés qui rembarraffoient, lui prouvoit fon intégrité ; & Ia maniere dont il rendoit compte de fa : conduite préeédente, 1'affuroit de 1'innocence de fes intentions pour la fuite. Gardez-vöus bien, ma chere fille , s'écria-t-elle, de vous rendre malheureufe en lui refufant votre main : fes principes & fon affection Pen rendent éga-  ( 66 ) Iement digne, & la tache que vous vousin> poferiez en voulant le bannir de votre cceur feroit auffi douloureufe que pénible; jenevois pas cependant qu'il y ait aucune nécefïité de vous expofer au défagrément d'un mariage clandeftin : il n'efi point de familie qui ne füt honorée de votre alliance; celles qui n'auront pas le difcernement de connoitre tout ce que vous valez , font peu dignes que vous ener* chicz a leur plaire. Que M. Delville s'adrelTe donc hardiment a fes parents; & s'ils lui refufentleur confentement, leurs préjugis même feront leur chadment. Vous aurez fait ce que vous deviez; & comme ils n'auront agi que par caprice, perfonne ne les approuvera: vous pourrez alors avouer hautement votre choix. Cécile adopta volontiers ce confeil, quoique la lettre de Delville ne lui permit guere de fe flatter qu'il voulüt s'y conformer. CHAPITRE VI. Une difcujjiun. La journde s'écoula fans que Cécile eüt fait de réponfe; le foir vint, & elle continuoit a être indécife. Enfin, on annon$a Delville; & quoiqu'elle redout.1t fes follicitations, la nécefïité d'cti venir a une décifion finale 1'empêcha de refufer de Ie voir.  C 67 ) Mad. Charlton fe trouvoit avec elle lorfqu'il entra. II effaya d'abord de parler de chofes indifférentes ; mais fon air n'annoncoit que trop 1'agitation de fon efprit. Cécile k fon tour voulut auffi fe mêler de la converfation; fon embarras étoit manifefie, & a peine favoit-elle ce qu'elle difoit. Alors Delville defirant de s'éclaircir, &ne pouvoit vivre plus long-temps dans Pincertitude, fe toumant vers Mad. Charlton, lui dit : Vous êtes vraifemblablement inflruite, Madame, du contenu de la lettre que j'ai eu 1'honneur de faire remettre ce matin, a Mifs Beverley? Oui, Monfieur, répondit-elle; & tout ce que vous pouvez defirer, c'efl qu'elle en foit auffi contente que je le fuis. Delville lui fit une révérence, & fixant Cécile fans ofer lui adrelTer la parole, il lui trouva un air trifte & confus, qui lui prouva que, quelle que füt fa maniere de penfer a fon égard, fa tranquillité en étoit altérée. Mais, Monfieur, lui dit Mad. Charlton, quelles raifons auriez-vous d'être perfuadé que vos parents s'oppoferoient a votre mariage? Ne feriez-vous pas mieux de favoir ce qu'ils pourroient alléguer? ' Je ne fais que trop, Madame, repliquat-il, ce qu'ils m'allégueront; depuis que je fuis au monde, leurs principes ont toujours  été les mêmes, & leur larrgage n'ajamais varié : m'adrelfer a eux pour leur demander un conientement que je luis fur qu'ils ne m'accorderont pas, feroit chercher a les rendre refponfables de. tous les maux qu'un paren" refus m'occEfionneroit. Et s'ils font aflez cruels pour cela, méritent-ils que vous les ménagiez ? dit Mad. Charlton. Parlez-leur cependant, & alors vous aurez fait votre devoir; s'ils s'obftinentè être injuftes, rien ne vous empêchera plus d'agir & de travailler a votre bonheur. Braver leur autorité, reprit Delville , feroit plus offenfant que de s'y fouftraire : demander 'eur confentement, & après leur refus agir d'une maniere contraire a kurvolonté, feroit s'attirer leur indignation... Non, fi je dois m'adreffer a eux, il faudra nécelTairement que je m'en tienne a leur décifion. Mad. Charlton n'ayant rien a répondre a ce raifonnement, refia encore quelques minutes, & fortir. Mifs Beverley, dit Delville, feroit-elle auffi de ce fentiment ? M'a-t-elle condamné a être éternellement malheureux , & veut-elle que cftre fentence foit confirmée par mes plus proehes parents? Si vous êtes für, répondit Cécile, que vos parents foient inflexibles, il feroit infenfé de s'expofer a leur indignation.  C 69 ) II eft certain, répondit-il, que mes follicitations les trouverontinflexibles auffi long-iemps . qu'ils croiront que leur refys empêchera notre union; mais ils ne le feront pas lorfqu'il ïera quemon ae paraon. rvton pere, quoique vain, m'akne tendrement; ma mere, toute fiere qu'elle eft, n'en eft pas moins équkable, noble & généreufe. Ellea le plus grand pouvoir fur moi, & je ne fuis point accoutumé a lui réfifter. Mifs Beverley me paroit feule née pour devenir fa fille... Non, non, dit Cécile en Finterrompant, comme fa fille elle me haïroit. Elle vous aime, elle vous adore, s'écriaI t-il avec cbaleur; & fi je n'étois pas certain \ qu'elle connoit tout votre mérite, le refpect | que j'ai pour 1'une & 1'autre m'empêcheroit de vous renouveller mes fupplications. Mais je ne doute pas un inflant que vous ne faffiez le bonheur de fa vie; elle verroit en vous toute la félicité de fon fils, le rétabliflemeut de fa ! fanté, & qu'il auroit été rendu par vous a fa pa1 trie, a fes amis, a fes parents. Oh 1 Monfieur, s'écria Cécile émue, je ne veux pas qu'on puifle me reprocher d'être caufe ; que vous manquiez a une pareiile mere; a j peine la refpedtez-vous autant que je la refpecle moi-même, & je déclare ici foiemneilement. Arrêtez, dit Delville, & ne prenez de ré-  t, 7°) {blution qu'après m'avoir entendu. Si elle n'exiftoit plus, fi mon pere avoit auffi celïé de vivre, perfifteriez-vous a me refufer? Pourquoi cette queftion ? répondit Cécile en rougiflant; vous feriez alors votre maitre , & peut-être... Elle héfita , & Delville s'écria avec énergie : Oh, ne faites pas un monftre de moi : ne me forcez point a fouhaiter la mort de ceux qui m'ont donné la vie! Ne retèchez pas les liens qui me les rendent chers, & ne me contraignez pas a les regarder comme les feules barrières qui s'oppofent a ma félicité. Le ciel m'en préferve! repliqua Cécile; li je pouvois vous croire aflez impie pour cela, il m'en coüteroit peu de rompre avec vous. Pourquoi donc ne dois-je efpérer de vous pofleder qu'après leur mort? Cécile ébranlée par cette queftion, ne fut que lui répondre. Delville s'appercevant de fon embarras, redoubla fes prieres; & avant qu'elle eüt eu le temps de fe remettre, elle avoit prefque confenti afon projet; mais Henriette Belfield lui étant tout-a-coup revenue dans 1'efprit, elle s'écria : Il me refte encore un doute que je ne fais comment manifefter, & qui doit cependant être éclairci... Vous connoiffez... vous vous rappellez fans doute, Mlle. Belfield? Affurément; mais quel doute Mlle. Belfuld  (71) pourroit-elle faire nakre dans 1'efprit de Mifs Beverley? Cécile rougit, & garda le filence. Eft-il poflible, continua-t-il , que vous ayez jamais pu fuppofer un feul inftant!... Mais il eft inutile de parler d'une fuppofition fi peu vraifemblable. Elle elt cependant très-aimable? Oui, répondit-il; elle elt ingénue, hon: nête & engageante, &je fouhaiterois que fa fituation füt meilleure. N'avez-vous jamais été, fok par occafion, foit par hafard , dans le cas de lui écrire ? Jamais. Et vos vifites au frere n'étoient-elles pas | quelquefois ?... Prenez garde, inrerrompit-il, en riant, que. je nevous demande a mon tour, fi vos vifites a la fceur n'étoient pas quelquefois pour le : frere. Mais pour ce qui me regarde, Mifs Bei verley pourroit-elle imaginer qu'après l'avoir ; connue, les charmes de Mlle. Belfield fufïent : capables de faire la moindre impreffion fur ; moi ? Cécile, que fa délicatefie & fon amitié pour 1 Henriette retenoient, & qui fe faifoit un dei voir de ne point trahir fon fecret, perfuadée d'ailleurs de 1'innocence de Delville, par la maniere franche dontil s'étoit expliquée, évita de lui répondre, & auroit abandonné ce fu-  (7* ) jet, fi Delville, aflez fatisfait de ces quefiitfns qui prouvoient qu'il ne lui étoit pas indifférent, & emprelTé a fe juftifier pleineraent, n'eüt jugé a propos de continuer cette explication. J'avoue qu'il y a je ne fais quoi cTattrayant dans 1'ingénuité des manieres de Mlle. Belfield : fon cceur paroit pur, fon caraclere eft la douceur même. Vous voyez que fon mérite ne m'a point échappé; je 1'ai plainte & admirée : mais il s'en fauc de beaucoup qu'elle ait produit un fentiment durable. A la première vue, il eft certain qu'elle attaché; mais 1'ingénuité dénuée de connoiflances, devient fatigante i la longue; la douceur & la bonté lans noblelTe n'ont rien d'aflez piquant pour faire impreflion. On cherche a fe diftraire , quand on eft raflafié de fades douceurs; la vie devient a charge, quand la compagne de nos loifirs nianque d'efprit, de difcernement & de culture. Avec Mifs Beverley, toutes ces.... Ne parlez point de toutes ces qualités , s'écria Cécile , puifqu'un obftacle feul peut les rendre inutiles, & leur óter tout leur prix. Cet obftacle eft furmonté. Surmonté pour le moment; car par votre lettre de ce matin vous avouez combien il en coüte a vous-même... Et pourquoi vous tromperois-je ? Préten-  ( 73 ) drois-je être indifférent fur un obftacle qui a eu fi long-temps le pouvoir de me rendre malheureux ? Mais eft-il quelque bonheur fans mélange? La félicité parfaite eft-elle le partaee de 1'humanité ? Ah ! fi nous refufions d'en goüter avant qu'elle eüt atteint ce degré de perfeétion , nous ferions condamnés a des Iarmes , a des regrets éternels. Oui, dit Cécile avec un foupir, je craindrois que vos regrets ne fufTent éternels, & i que celle qui les cauferoit ne tardat pas longi temps a les partager. O Mifs Beverley! comment me fuis-je ati tiré ce reproche de votre part? N'ai-je pas I réflichi affez long-temps avant de me décii der? ai-je rien précipité? me fuis-je laiffé ' aveugler par ma paffion? n'ai-je pas, au con• traire, ufé de prudence & de circonfpection, & réfifté a mon penchant? Et. en quoi cependant, répartit Cécile, confifte cette fermeté que vous me vantez? Oui, vous en avez montré au chateau de Delville; mais ici... La fierté & vos rigueurs me foutenoient alors. D'oü me venoit la force de vous fuir ? n'étoit-ce pas de votre indifférence invincible? La contrainte que j'impofois a ma fen. fibilité, me paroifibit de Ia force & du courage.... J'ignorois alors que 1'aimable Cécile daigndt me payer de quelque retour. Tome IF. D  C 74 ) Oh, que ne 1'ignorez-vous encore! s'écriat-elle en rougiiïant; avant ce fatal moment, votre facon de penfer fur mon compte m'étoit, je crois, bien plus honorable. Cela eft impoffible ! Je penfois différemment, mais jamais plus honorablement, jamais auffi favorablement qu'acluellement. Votre beauté me charmoit alors, j'admirois votre vertu; mais c'étoit la vertu froide & ifolée, non telle que je la vois a préfent, jointe a la plus douce fenfibilité... Hélas , répartit Cécile , combien ce portrait eft flatté ! Non, il n'eft que naturel: c'efl la fublimité d'un ange, unie a tout ce que la femme a de plus attrayanr... Mais quelle eft la perfonne a qui nous puiffions nous confier? a qui puisje remettre mon contrat? & des mains de qui recevrai-je un tréfor qui fera tout le bonheur du refte de mes jours ? Oü trouver, s'écria Cécile, un ami qui, dans ce moment critique, veuille me confeiller ce que je dois faire ? Vous en tronverezun, lui répondit-il,dans votre propre cceur; faites-vous feulement a vous-même cette fimple queftion : Quelle vertu, quelle loi s'oppofe au don de votre main en ma faveur ? C'efl le devoir, puifque ce mariage fera contraire a la volonté de vos parents.  C 75 ) Mais n'eft-il pas des occafions oü il eft permis de s'émanciper? & ne fuis-je pas d'age a choifir moi-même la compagne de ma vie? Ne ferez-vous pas dans peu de jours maïtrelTe abfolue de vos aftions ? Ne fommesnous pas 1'un & 1'autre indépendants ? Votre fortune n'eft-elle pas a votre difpofition? & les biens de mon pere ne me font-ils pas fubltitués de maniere a ne pouvoir palier en d'autres mains que les miennes ? Sont-ce la desconfidérations, reprit Cécile, qui puilTent nous affranchir de notre devoir? Non ; mais elles doivent nous affranchir de 1'efclavage. Oferai-je m'expliquer plus clairement ? Notre mariage ne bleffe ni les loix divines, ni les loix humaines; 1'unique objection qu'on peut oppofer a mille raifons de convenance , dont dépend notre bonheur, n'eft fondée que fur 1'orgueil & la vanité; & nous confentirions a être malheureux 1'un & 1'autre, uniquement pour céder a de pareilles foiblelfes? Cette queftion, qui 1'avoit fi fouvent occupée, & qu'elle avoit tant de fois cherché a réfoudre, fans pouvoir s'empêcher d'en être révoltée , lui paroiffant trop délicate, elle s'abflint de rien répondre; & Delville, avec la vivacité d'un homme qui fe croit fur Ie point de vaincre, continua fes follicitations. Confentez a être a moi, s'écria-t-il,'charD ij  ( 76 ) mante Cécile, & tout ira bien. M'ordonner de m'adreffer a mes parents, c'efi me bannir pour toujours. Epargnez-moi donc cette tlche inutile, &* fauvez-moi les remontrances d'une mere dont les moindres volontés m'ont toujours été facrées, dont les defirs ont été des loix. O généreufe Cécile! évitez-moi Paffreufe alternative de bleffer fon cceur maternel par un refus abfolu , ou de déchirer le mien par les tourments affreux qui feroient les fuites inévitables d'une obéiffance forcée! Hélas! s'écria Cécile, il eft impoflible que je paiiTe vous donner aucun confeil. Et pourquoi ? Une fois a moi, irrévocablement & moi... Non , ce ne feroit qu'irriter.... & irriter au point de ne plus efpérer de pardon. En vétité, vous vous abufez : ils ne font point infenfibles a votre mérite; votre fortune eft telle qu'ils la delireroient. Fiez-vous-eti donc a. moi, lorfque je vous affure que leur mécontentement fera bientót paffé. Si je parle ainfi de mes parents, ce n'eft pas uniquement d'après mes efpérances , d'après la connoiffance que j'ai des hommes en général : les maux inévitables font toujours les plus faciles a fupporter. C'eft l'incertitude, c'eft 1'efpoir, qui font les vrais aliments de la douleur; quand la chofe eft une fois terminée & fans lemede, on en prend fon parti, paree qa'on  C 77 ) fait qu'elle eft irrévocable, & qu'on s'y oppoferoit vainement. Et pouvez-vous, répartit Cécile, être fa« tisfait de pareilles raifons? Dans une fituation auffi exrraordinaire que celle oü nous nous trouvons , répondit-il , on ne fauroit en avoir d'autres. Le public fera pour nous. Notre mariage ne fera tort ni H notre fortune, ni a notre réputation : nous fommes contents 1'un de 1'autre : on ne fauroit nous attribuer des vues intéreffées, ni un mépris romanefque pour les richefTes. Devonsnous donc être affeélés d'une objeftion qui, quoique forte, eft unique? Ah ! fi le bonheur que j'ai acluellement en perfpective n'étoit obfcurci par aucun nuage, comment ferois-je en état de contenir ma joie ? Tout 1'univers m'envieroit , & je ferois le premier homme qui n'auroit plus rien a defirer. Cécile, dont les efpérances prötoient de nonvelles forces a ce raifonnement, ne trouva pas grand'chofe a lui oppofer; & après quelques foibles objedtions de fa part, il obtint enfin fon confentement, qu'elle ne donna cependant qu'en tremblant, & avec la répugnance la plus manifefte. Mais il ne lui reftoit point d-'autre alternative : il falloit ou 1'époufer ou fe féparerpourtoujours, & les inconvénients attachés a ce dernier parti étoient trop douloureux pour ne pas chercher a s'y fouftraire. D üj  ( 73 ) Les remerciements de Delville furent auffi vifs que fes follicitations avoient été preffantes. Cependant le confentement de Cécile étoit imparfait, a incins que le mariage ne s'accomplit immédiatement ; & il s'efforca alors de 1'engager a ne pas le différer. Ici, fa tiche ceffa d'être dlfficile. Cécile, auffi ingénue de fon naturel que vertueufe par principe , ne chercha point , par de vaines difficultés, a donner plus de prix a fa complaifance; 1'eiTentiel une fois accordé , elle crut Ie refte trop peu important pour admettre la moindre difpute. Ils firent alors avertir Mad. Charlton, & lui communiquerent le réfultat de leur conférence. Elle n'approuva d'abord point le projet du mariage fecret; mais elle étoit trop fatisfaite de voir enfin fa jeune amie fur le point de s'établir, pour s'oppofer a rien de ce qui pouvoit Mter ce moment. Delville demanda encore qu'on lui indiquat a qui il pourroit confier leur fecret. Cécile Te rappella fur-le-champ M. Monckton; mais fe croyant certaine qu'il défapprouveroit ce mariage, elle eut quelque peine a fe réfoudre a le nommer. Sa longue & conftante amitié, fon empreffement a 1'obliger , a lui donner fes confeüs, & la promeffe qu'elle lui avoit faite de ne rien entreprendre lans fon avis, tout concourut a lui perfuaderque, dans  C 79 ) une circonftance auffi importante, elle lui devoit de la confiance, & qu'elle feroit coupable , fi elle ne 1'informoit pas de fon deiTein» Ce fut donc lui fur qui elle jetta les yeux; mais fe fentant de la répugnance a lui en parler elle-même, il fut arrêté que Delville, qui fe chargea volontiers de la commiffion , lui : en feroit 1'ouverture. Delville, auffi prompt a agir que fertile en ■ expédients, fe chargea de tous les arrange. ments a prendre en pareille occafion. Pour éviter tout foupeon, il réfolut de quitter Cécile immédiatement, & auffi-tót qu'il auroit vu M. Monckton, de fe rendre fans perte de temps a Londres, afin que les préparatifs de leur mariage puffent fe faire promptement & : fecretement. II fe propofa auffi de chercher i M. Belfield, pour qu'il dreffilt le contrat qu'il comptoit remettre a M. Monckton. Cécile s'oppofa a cette précaution; mais il ne voulut < point écouter ce qu'elle lui dit a ce fuj'et. Mad. , Charlton elle-même, quoique fon grand &gs I & fes infirmités 1'empêchaflent depuis long! temps de fortir, eut la complailance de proi mettre qu'elle accompagneroit Cécile a l'au« ! tel. On comptoit fur M. Monckton pour lui fervir de pere & la conduire ü 1'Eglife; Londres étoit le lieu choifi pour cette cérémonie. Cécile n'avoit plus que trois jours a attendre pour être majeure ; ce qui faifoit difparoitre D iv  ( 8o ) la plus grande difficulté; & il fut arrêté qu'ao. cinquierae les parties fe rencontreroient dans la capitale. Delville promit que, dès qu'ils feroient mariés, il partiroit pour le chdteau, tandis que Cécile retourneroit chez Mad. Charlton. Les chofes ainfi arrangées , il la conjura de fe conformer exaftement aux arrangements qu'on venoit de prendre; & après s'être recommandé a fes bontés, il lui dit adieu. C H A P I ï R E VII. Une rétrogradation» A.BAND0NNÉE a elle-même, Cécile éprou» va des fenfations qui lui avoient été inconnues jufqu'alors. Tout ce qui lui étoit arrivé depuis peu lui paroiiïöit un fonge; elle n'avoit qu'un (ouvenir imparfait de ce qui venoit de fe paffer dans Pinftant, &de la promelTe qu'elle s'étoit engagée d'accomplir. Elle avoit peine a difcerner la réalité de ce qui n'étoit qu'imaginaire : tout chez elle étoit obfcurité, doute, inquiétude & agitation. Mais lorfqu'enfin 1'uSige de fa raifon lui revint, & qu'elle vit fa fituation telle qu'elle étoit réellement, dégagée de fautTes terreurs ou d'efpérances trompeufes , eile s'apper^ut  C 8: ) que la tranquillité d'efprit étoit plus éloignée d'elle que jamais. • Quoiquejufqu'alors leschagrinsneluieuffent point été étrangers, que la maladie & la pene prématurée de fes parents les lui euflent fait connoltre de bonne heure,queles peinesd'efprit qu'elle avoit éprouvées enfuite lui eulTent appris a les fupporter, elle avoit toujours été foutenue & confolée dans fes affliclions par la perfuafion de n'avoir aucun reproche a fe faire : mais Ia démarche qu'elle alloit rifquer, étoit contraire a fes principes; elle lui paroif- I fok condamnable. A peine eut-elIeperduDel- i ville de vue, qu'elle fe repentit d'y avoir confenti; & regardant cette foibleffe de fa pare comme déshonorante, elle fe perfuada que fi I les parents de Delville fe réconcilioient jamais avec lui, le fouvenir d'une faute volontaire continueroit a la tourrnenter, terniroit ia réputation qu'elle s'étoit efforcée de conlerver , & empoifonneroit fa félicité , en lui reprochant i de Pavoir obtenue fans la mériter. Elle avoit trop d'équité pour chercher a > excufer Ie confentement qu'elle avoit imprudemment donné, en rejettant la faute fur 1'importunité des follicitations de Delville; elle ne pouvoit fe diffimuler que, fans pariialité I pour lui, fes prieres auroient éti? infruclueufes, & que de toute autre part que de la fienne elles n'auroieut produit aucun effet. D »  ( 32 ) Le fouvenir de Mad. Delville augmentoit encore fa douleur & fes remords; elle fe reprochoit les cha.grins qu'elle alloit caufer a cette Dame, pour qui elle étoit pénétrée de refpect & d'attachetnent. Elle redoutoit leur première entrevue, a laquelle ellepenfoit continuellement; elle frémiffoit en fe repréfentant les regards irrités qu'elle lui lanceroit , les reproches & le mépris dont elle 1'accableroit. Mais il étoit trop tard pour fruftrer 1'attente de Delville, en manquant a une promeiTe folemnelle, pour héfiter après avoir donné fa parole, & pour fe rétrafter au moment oü il fe croyoit certain... L'honneur, la juftice & les convenances s'accordoient a lui faire fentir qu'il n'en étoit plus temps. Et cependant, s'écria-t-elle , n'eft-ce pas s'attacher aux apparences aux dépens de la réalité? Si 1'on eft criminel en confentant a ce qui elt mal, ne 1'eft-on pas davantage en le faifant foi-même? Si le repentir des mauvailes actions peut en obtenir le pardon, le repentir des mauvaifes intentions n'a-t-jl pas droit d'y prétendre a plusjufte titre ? Eh, quels reproches Delville pourroit-il me faire qui fuffent auflï vifs que ceux que je me fais h moi-même! Quelle affliftion pourroit être plus pénible que le remords d'une faute volontaire! Cetta idéé Paffecla fi vivement, qu'étouf-  C 33 ) fant fes regrets, elle prit Ie parti d'écrire furie champ è Delville, qu'elle avoit changé de fentimenr. Après les engagements qu'elle avoit pris avec lui, il étoit affez difficile de lui faire goücer un pareil changement. Elle commenea , plufieurs lettres, & n'en finit aucune; elle fut obligée de renoncer è ce moyen, par la ! réflexion qu'elle ne favoit point fon adrelTe. La promptitude avec laquelle leur projet : avoit été concu & arrangé, les avoit empö; chés d'imaginer qu'ils puffent être dans le : cas de s'écrire. Delville favoit bien que PaI drefie de Cécile feroit toujours la même, & qu'elle ne changeroit pas de demeure dans eet intervalle ; & quant a lui , comme fon voyage de Londres devoit être fecret, il fe propofoit de n'avoir aucune habitation fix'e. Ils étoient convenus de fe rencontrer le jour ; même du mariige chez Mad. Roberts, dans : Fetter-Iane,d'ou ils fe rendroient direétement a 1'églife. II lui étoit cependant aifé de lui écrire fous le couvert de Mad. Hill, en la chargeant de lui remettre fa lettre lorfqu'il viendroit i chercher Cécile le jour convenu; mais atteni dre jufqu'au dernier moment, après que M. Belfield auroit dreffé 1'engagement, que les difpenfes eccléfiafïiques auroient étéobtenues, 1 que Ie Miniftre feroit prêt a leur donner la D v/  ( «4 ) bénédiétion nuptiale, dans 1'inftant oü Delville feroit perfuadé qu'ils alloient être unis pour toujours, lui manquer feroit trahifon & tyrannie; Delville n'avoit rien fait qui méritat un pareil traitement; il n'étoit coupable d'aucune perridie, il lui avoit ouvert fon cceur; & après s'être montré tel qu'il étoit, il n'avoit tenu qu'a elle de 1'accepter ou de Ie refufer. Un rayon d'efpérance commenea è percer au travers de fes craintes. Ah , s'écria-c-elle, il ne m'eft donc plus poflible de reculer! Manquer fans ruifon è ma promeffe, au moment deftiné a la réalifer, feroit changer feulement la maniere de mal faire, fans que ma conduite en füt pour cela plus recommandable. Cette idéé la calma : il lui paroiflbit qu'elle ne pouvoit plus éviter de devenir 1'époufe de Delville ; & elle s'en confo'oit , ei: penfant qu'il n'éroit plus en fon pouvoir de fefouflraire a fa deftinée. Le lendemain matin, pendant qu'elle étoit a déjeüner, M. Monckton arriva. Delville, quoiqu'animé par un motif bien différent, n'avoit pas eu plus d'emprcffement a communiquer fon projet a M. Monckton , que celui-ci iiffpiré par le défefpoir , n'en eut a faire aupiès de Cécile tous fes efforts pour le renverfer. Ni fa philofophie, ni 1'empire qu'il avoit fur fes paflions , ni le foin qu'il avoit toujours eu de fubordonner fon amour  ( 85 ) a fes intéréts, ne furent capables de lui con« ferver fon fang-froid. Les raffinements del'hypocrifie ne lui préfentoient plus que des reffources trop éloignées, & exigeoient des ménagements trop délicats pour une conjonclure auffi allarmanre. Depuis plufieurs années, il s'étoit comluit avec beaucoup d'adreiTe&l'attention la mieux foutenue; le fuccès dans ces derniers temps avoit paru couronner fes efforts : les infirmités de fa femme , qui augmentoient chaque jour, la retraite de Cécile 5 tout le flattoit qu'il touchoit au moment attendu fi impatiemment; & cependant un revers inattendu renverfoit tous fes projets, lui enlevoic la récompenfe de fes foins , & cela en faveur d'un homme dont les liaifons avec Cécile étoient fi récentes en comparaifon des liennes! La furprife & la fureur que lui infpiroit une pareille fituation, lui ayant fait oublier fa circonfpection ordinaire, il entra dans 1'appartement d'un air fi agiré, fi ému, que Mad. Charlton & fes petites-filles ne purent s'empêcher de lui demander de quoi il s'agiffbit. Je fuis venu, répondit-ii brufquement, en tachant cependant de fe remettre, pour pariet a Mifs Beverley d'affaires importantes. Ma chere, dit Mad. Charlton, vousferïez bien en ce cas de paffer avec Monfieur dans votre cabinet de toilette. Cécile, rougiffant,  C 86 ) fe leva & lui montra le chemin affez lentement; elle redoutoit une conférence dans laquelle elle prévoyoit que tout fe pafferoit de fa part en exhortations & en reproches, auxquels elle ne répondroit que par un filence qui exprimeroit fa confufion & fa timidité. Grand Dieu! s'écria-t-il, que venez-vous de faire? Vous vous êtes engagéeè époufer un homme qui vous méprife, qui vous aviüt, qui refufe de vous reconnoitre pour fa femme! Choqué de ce préambule, elle frémit, & n'eut pas Ia force de répondre. Ne vous appercevez-vous pas, continuat-il , de 1'indignité avec laquelle on vous traite? Le voile dont cette infulte eft couverte peut-il vous la dérober? Eft-il poffible qu'elle ait échappé a votre délicateffe & a votre difcernement ? Je ne croyois pas... je ne penfois pas, dit-elle avec confufion, m'expofer a aucune indignité, en faifant céder mon amour-propre aux convenances, dans une circonftance aulfi extraordinaire, & pour un temps. Aux convenances, répéta-t-il, dites au mépris, a la dérifion , a 1'infolence!... Ah , M. Monckton! interrompit Cécile, n'employez pas ces expreffions ; elles font trop dures pour que je puiffe les entendre! Vous vous trompez, vous vous abufez  C «r) groffïé'rement, repliqua-t-il, fi vous doutez un feul inftant de leur jufteffe; on ne s'eft pas feulement donné la peine de vous cacher la trame ourdie contre vous; & il n'ya qu'un aveuglement volontaire qui puifle vous empêcher de 1'appercevoir. Je fuis fdchée, Monfieur, dit Cécile, dont la confufion commencoit a faire plaee au reAentiment, que vous en penfiez ainfi; je le fuis auffi de la liberté que j'ai prife de vous importuner dans cette occafion. Cette maniere de s'excufer, qui neluiprouvoit que du mécontentement, fit bientótfentir a M. Monckton qu'il avoit mis trop de chaleur dans fes reproches; il tacha de recouvrer fon fang-froid; & prenant unair amical, il lui dit: Ne foyez point offenfée, ma chere Mifs Beverley, d'une liberté q ui ne vient que du defir que j'aurois de vous être utile. Je croyois, jel'avoue, que notre intimité, notre ancienne liaifon Pautorifoit. II m'eft iinpoffible, vous voyant fur le bord du précipice, de nepas vous dire ce que je penfe. Cependant, fi ma fincérité vous offenfe, je lui impoferai filence & me tairai. Non, non, vous ne vous tairez point, s'écria Cécile, votre fincérité ne fauroit que me faire honneur; jufqu'a préfent je fuis füre qu'elle ne m'a fait que du bien. Peut-être ai-je mérité la cenfure la plus févere de votre part»  ( 88 ) j'avoue qu'avant votre airivée je !a redoutois; j'aurois dü par conféquent y être mieux préparée. Cet aveu fit le triomphe de M. Monckton; il lui prouva non - feulement qu'il s'étoit imprudemment emporté, mais encore qu'il pouvoit efpérer qu'une condnite mieux ménagée & plus adroite auroit plus de fuccès. Vous devez , reprit - il, connoitre mon zele & le défintéreffement avec lequel je vous fuis dévoué; je ne veux que prévoir & vous indiquer les périls auxquels pourroient vous expofer la mauvaife foi & la duplicité de ceux qui ont des vues oppofées a votre repos & a votre félicité. La mauvaife foi & la duplicité, s'écria Cécile, voulant défendre 1'honneur de Delville, n'ont point été employées contre moi. Les arguments, & non la fédudtion, m'ont décidée; & fi j'ai mal fait, ceux qui m'y ont engagée ont erré auffi involontairement que moi. Vous êtes trop généreufe pour vous appercevoir de la différence, fans quoi rien ne vous paroitroit fe reffembler moins. Si cependant ma franchife ne vous offenfe pas, j'entreprendrai, avant qu'il foit trop tard, de vous indiquer un petit nombre des malheurs (car il en eft dont je n'oferois même faire mention) qui vous menacent & vous attendein,  ( «9 ) , Cécile, effrayée de cette offre, redoutoit de 1'accepter, & honteufe de la refufer, reftoit indécife. Je vois, lui dit M. Monckton, après une aflez longue paufe , que votre fentence efl fans appel. II efl: certain que vous porterez feule toute la peine; je fuis mortifié que vous en fentiez fi peu 1'importance. Peut-être voua repentirez-vous par la fuite, d'avoir refuféles confeils d'un ami qui Fa été depuis votre enfance; a préfent il ne vous paroit qu'officieux & trop hardi; tout ce qu'il pourra faire de plus prudent fera de vous quitter. Je vous fouhaite donc un plus grand bonheur que celui qui femble vous être préparé, & un confeiller dont les avis foient mieux écoutés, plusagréables, & qui puiiTent vous être plus utiles. II vouloit après cela fe retirer; mais Cécile s'écria : Quoi, M. Monckton, vous m'abandonneriez? Ce ne fera qu'autant que vous le defirerez. HMas ! je ne fais ce que je dois defirer, excepté le rétabliflement de cette fécurité intérieure, qui même au milieu des chagrins les plus amers, me foutenoit & me confoloit, & que j'avois confervée jufqu'a hier. Perfuadée que vous avez eu tort, feriezvous encore déterminée a perfifler dans votre réfolution? Si je favois, fi je voyois, s'écria-t-elle vi>  C 90 ) vemetit, le chemln que je dois fuivre, je n'hé< fiterois pas un moment a le prendre; mon cceur ne feroit point confulté... Je regagnerois ma propre efiime par tous les facrifices qu'il feroit poffible de faire. Quels peuvent donc être vos doutes? Pour vous retrouver dans le même état oü vous étiez hier, il ne faut que le vouloir. Hélas ! tout s'y oppofe , la juftice, 1'hon neur, tout ce qui lie les honnêtes gens, & tout ce que ceux qui ont quelque délicatefle regardent comme facré. Ces fcrupules font romanefnnes. Si votre bon fens n'étoit ni gêné , ni offtifqué , il les condamneroit fans héfiter: actnellement il efl livré aux préjugés & aux paffions. Non, s'écria-t-eIle,rougiiTantd'une pareiüe accufation. J'ai petit-être contraclé avec trop de précipitation un engagement que j'aurois dü éviter; c'eft une foiblefl'e du jugement, & non du cceur, qui m'empêche de réparer mon erreur. Vous ne voulez cependant pas que je vous dife les fuites qu'elle aura, & comment vous pourriez vous y fouftraire? Oui, Monfieur, s'écria-t-elle en tremblant, parlez en toute alfurance, je fuis prête a vous entendre. Je vous dirai donc en peu de mots, que vous entrez dans une familie dont chaque in-  dividu vous méprifera; que ce mariage Vöüs fera habiter une maifon oü il ne fe trouvera perfonne qui veuüle être enfociété avec vous j ils vous regarderont tous comme fort au-deffous d'eux; on trouvera mauvais que vous Vous y foyez introduite; votre nailTance fera : le fujet de leurs plaifanteries: on ne pariera de vos ancêtres que par dérifion; & tandis que les orgueilleux propriétaires du vieux chateau i vous témoigneront ouvertement leur dédain, 1'homme pour lequel vous fouffrirez toutes ces mortifications n'olera pas vous protéger. Cela eft impoffible, de toute impoffibilité, s'écria Cécile avec beaucoup d'émotion; ce : portrait efl exagéré, & la derniere partie n'a : pas la moindre vraifemblance. La derniere partie, répartit M. Monckton, ! efl certainement la moins douteufe; 1'homme qui n ofe pas actuellement vous avouer, fera bien moins capable alors de vous protéger : au contraire, pour mieux faire fa paix, il fera le premier a vous négliger. Les terres de fes ; ancêtres, qui tombent en ruine, feront répa: rées aux dépens de votre fortune, tandis que le nom que vous apporterez dans la familie fera toujours confidéré comme une tache : on profïtera de vos dépouilles en vous méprifant, & Pon prétendra que vous vous trouviez encore trop heureufe qu'on daigne condefcendre a fe fervir de votre argent. Les maux qu'une  ( 92 ) pareille alliance ne fauroit manquer d'attirer fur vous ne fe borneront pas encore la... Vos enfants même, fuppofé que vous en ayez, feront élevés dans leurs principes; on leur apprendra dès le berceau a faire peu de cas de leur mere. Ce que vous dites eft horrible ! s'écria Cécile... Je ne faurois en entendre davantage. Quelle perfpective vous venez de m'offrir! II faut donc vous y dérober, tandis que vous le pouvez encore... Deux routes fe préfentent devant vous: ne choififfez pas celle qui vous perd; faitesfur-le-champ courir après Delville , dites-lui que vous avez recouvré votre raifon. II y a long-temps que je 1'aurois fait... Je n'avois pas befoin pour cela de repréfentations relles qua les vötres... Mais je ne fais oïi adreffer ma lettre, ni le chemin qu'il a pris. Vil artifice de fa part, pour empêcher que VOus ne retirafiiez votre parole. Non, Monfieur, non, s'écria-t-elle vivement; quelque vraie que puifle être votre peinture en généraf, tout ce qui conceme. .. Honteufe de la jultification qu'elle étoit prêce d'entreprendre, quoique perfuadée intérieurement de fon innocence, elle s'arrêta & n'acheva point fa phrafe. N'étiez-vous pas convenus du lieu ou voos  ( 93 ) vous rencontreriez? dit M. Monckton; vous pourriez y euvoyer votre lettre. Nous nedevions nous y rencontrer, répon. '. dit-eiJe très-confufe, qu'au dernier moment... & il feroit trop tard... il feroit trop... Je ne faurois, fans 1'en prévenir a 1'avance, manquer a une promeffe faite fans reltriclion & fans condition. Eft-ce la votre feule objection? Oui; mais c'eft une objection que rien ne fauroit réfuter. C'eft-a-dire, que vous renonceriez a ce ma» : riage mal afforti, fi vous n'éiiez retenue par vos fcrupules relativement au peu de temps que vous aurez pour le lui annoncer? C'étoit mon intention avant votre arrivée. Eh bien, je me charge de faire difparoitre cette objection : chargez-moi feulement de cette commiffion , foit verbalement ou par écrit; j'entreprends de le trouver & de m'en acquitter avant qu'il foit nuit. Cécile qui ne s'attendoit guere ft cette offre, devint tout-a-coup extrêmement pdle; & après une paufe de quelques moments, elle lui dit d'une voix tremblante : Quel eft donc votre avis, Monfieur? de quelle maniere... Je lui dirai ce qu'il faut; vous pouvez vous en fier a moi. Non... il mérite du moins des excufes de ma part... Mais comment...  ( 94 ) Elle s'arrêta, héfita, fortit de la chambre pour aller chercher des plumes & de Pencre, &rentra fans en apporter; fon agitation augmentant a chaque inftant, elle le pria d'une voix foible, de 1'excufer, & de lui permettre d'aller confulter Mad. Charlton; & promettant de ne pas tarder, elle fe hata de la joindre. M. Monckton Ia voyant fi émue, crut qu'il y auroit trop de rifque a Ia perdre de vue; il lui dit donc qu'elle ne feroit qu'augmenter fon embarras fans retirer le moindre avantage des avis de Mad. Charlton; & que fi elle defiroit fincérement de fe rétracter, il ne lui reftoit pas un feul moment a perdre, & qu'il falloit qu'il fuivit immédiatement Delville; fans quoi il courroit rifque de le manquer. Cécile, convaincuequ'il lui difoit vrai, &fe fouvenant qu'une heure ou deux auparavanc elle avoit elle-même defiré ardemment de renoncer a eet engagement; rappellant alorstoutes fes forces, [après un court, mais pénible combat , elle réfolut d'agir conformément a fa déclaration & a fon caraclere, & par un grand & dernier effort, de mettre fin a fon iucertitude en faifant triompher fa raifon de fon inclination. Elle ordonna qu'on lui apportit de l'encre & des plumes, & fans fe hafarder a fortir de la chambre, elie écrivit la lettre fuivante.  ( 95 ) „ A Mortimer Delville, écuyer. s, Ne m'accufez pas de caprice, & pardonnez mon irréfolution, fi Je frémis de la promede que je vous ai faite, & fi je n'ai plus la force ou la volonté de 1'accomrjlir. T'an- rois peine a foutenir les reproches de votre familie; mais ceux que je me ferois a moimême d'une aétion que je ne faurois ni approuver ni juftifier, feroient encore plus accablants. Chargée d'un poids auffi pefant, la vie me deviendroit infupportable; 1'idée que je ferois coupable en abrégant des jours qu'elle empoifonneroit, rendroit ma mort affreufe! Telle étant ma facon de penfer rela- i tivement è 1'engagement que nous avons con; trafté, vous ne fauriez vous étonner, &vous i auriez encore moins raifon de vous plaindre que je craigne de le remplir. Hélas! comment pourriez-vous vous fiatter d'être heureux avec une femme qui, en vous donnant la main, perdroit a jamais tout efpoir de bonheur "! „ Je rougis d'une rétraftation fi tardive, & je m'afflige d'avance du chagrin qu'elle vous caufera : mais je n'ai pu réfifler aux reproches de ma confcience, qu'on ne méprife jamais impunément. Confultez la vótre, & je n'aurai pas befoin d'autre défenfeur ". „ Adieu. Puiffe la félicité la plus conffance Être votre partage ! Si 1'aiïurance de la perte de ma tranquillité étoit capable de diminuer  (96) !e reffentiment que vous caufêra la leétura de cette lettre, je puis vous la donner fans héfiter. Je ne confeniirai cependant jamais a un mariage clandeltin; & en convenant que je ne fuis point heureufe , je vous déclare folemnellement que ma réfolution eft inaltérable. Un peu de réflexion vous convaincra que j'ai raifon; mais il vous faudra beaucoup de modération pour me pardonner de 1'avoir eue fi tard. Cécile Beverley . Cette lettre qu'elle plia & cacheta a la Mee, crainte que fon courage ne vint a fe démentir, fut remife & M. Monckton, qui, agité de la même crainte qu'elle, fe donna a peine le temps de lui dire adieu, & prit le chemin de Londres. Cécile fut rejoindre Mad. Charlton pour lui rendre compte de ce qui venoit de fe paf. fer; & malgré le chagrin qu'elle reffentoit de faire de la peine a 1'homme du monde qu'elle auroit le plus defiré d'obliger, elle trouvoit cependant une fecrete fatisfaclion dans le facrifice auquel elle s'étoit décidée qui la récompenfoit i.'une partie de fes fouffrances , & lui procuroit une efpecede tranquillité: elle n'avoit point encore éprouvé tout Ie pouvoir de la vertu , elle trouvoit alors une reffource contre les plus vives afflicu'ons, & un foutien dans 1'adverfité. Chapitre  C 97 ) CHAPITRE Vin. Un embarras. La journée fe pafla fans aucune nouvelleli en fut de même Ie lendemain; & Ie troi" fieme jour, qui étoit celui de fa naiffance . Cécile devint majeure. Les préparatifs que les fermiers de Cécile avoient fans depuis long-temps pour cêï-brer cet événement, parurent I'inréreffer; elle fit tout ce qu'elle put pour avoir 1'air de s'en réjou.r. Elle donna un grand dmer a tous ceux qui voulureut s'y trouver, & promit de remédrer aux fujets de plaintes de ceux qui prétendo.enten avoir; elle remit plufieurs de'tes & diflribua de 1'argent, des vivres & des vêtêments aux plus pauvres. Ces occupations charitables lu. rendfrent le temps moins lorg lui firent un peu oublier fes inquiétudes EHe i contMua cependant a habiter la maifon de Mad. Char ton , les ouvriers „'aya„t point encore fini les réparations de Ia fienne Malgré tous fes efforts, fon inquiétu'de vers le foir de cette même journée devint prefque infupportable. Elle avoit promis a Delville de partir Ie lendemain pour Londres, & il efp ro.t que Ie jour fuivant elle feroit fa femme. TmTlKU P£rf0nEne' &fle  ( 93 ) venoit point lui-même : elle ignoroit fi fa lettre avoit été rendue, ou fi Delville ignoroit encore le coup dont il étoit menacé. Une douleur fecrete du chagrin qu'elle alloit lui caufer, s'empara de fon efprit; & quoiqu'elle perfiff&t invariablernent a regarder fa propofition comme candamnable, elle avoit une idéé trop avantageufe de fon caraclere pour croire que fi elle lui eüt paru telle k lui-même, il la lui eüt jamais faite. Elle fe le repréfentoit indigné, offenfé , 1'accufant d'inconftance, la foupgonnant peut-être même d'artifice, attribuant fon changement k des motifs vains & frivoles, & finiffant par la bannir avec mépris de fon efprit. Mais bientót ce tableau changeoit a fes yeux; elle ne fe repréfentoit plus Delville comme furieux & déraifonnable ; elle le voyoit trifte, confierné, défefpéré d'avoir été trompé. II ne lui faifoit point de reproche; mais les regards qu'il lui jettoit étoient plus mortifiants que les exprellions les plus dures n'auroient pu 1'être. Ces idéés la pourfuivoient par-tout, & faifoient couler fes larmes : en vain elle réfléchiffoit a" la nobleffe des motifs qui la faifoient agir; fon innocence, dans laquelle elle s'enveloppoit, n'étoit qu'un foible foulagement aux tourments dont elle étoit la proie. Le lendemain matin avant fix heures , fa  C 99 ) femme-de-chambre fe préfenta è la ruelle de fon lit avec la lettre fuivante, qu'un exprès venoit de lui remettre. ,, A Mifs Beverley. „ PuiiTe cette lettre être la derniere que Mifs Beverley recoive jamais! „ Quelque flatteufe que foit pour moi une pareil!e efpérance , je vous écris cependant avec beaucoup d'inquiétude. On vient de m'apprendre qu'un Gentilhomme , que j'imagine d'après Ia defcription qu'on m'en a faire, devoir être M. Monckton , m'a cherché avec une lettre qu'il paroifróit très-preffé de me remettre. „ Peut-être cette lettre efl-elle de Mifs Beverley; peut-être contient-elle des mftruétions auxquelles il faudroit fe conformer fans perte de temps. Si je pouvois deviner ce qu'elles exigent, avec quel empreffement ne chercherois-je pas d'avance a m'en acquitter! II ne fera pas trop tard, j'efpere, de recevoir vos ordres famedi, oü tous ceux qu'elle jugera a propos de me donner feront exécutés avec reconnoiffance, avec zele & délice. „ C'eft en vain que j'ai cherché Belfield ; ïl a quitté Mylord Vannelt, & perfonne ne fait ce qu'il eft devenu. II a donc fallu me confier a un étranger pour dreffer le contrat; c'eft un homme dont on m'a rendu un excellent témoignage ; d'ailleurs, iPintervalIe fera E ij  ( io«>) trop court pour qu'on ait le temps de tenter fa difcrétion. J'employerai toute la journée de demain, vendredi, a chercher M. Monckton ; j'ai tout le loilir néceffaire pour cela , mes foins ayant fi bien réuffi que tout eft prêr. ,, J'ai vu un logement dans Pall-Mall, qui m'a paru commode : je crois qu'il vous conviendra; faites-vous précéder par un domeftique pour qu'il s'en allure. Si, lorfque vous ferez arrivée, je prenois la liberté de vous y aller voir, n'en foyez, je vous fupplie , ni fachée, ni allarmée. J'uferai de toutes les précautions poffibles pour n'être ni vu ni reconnu ; je ne refierai que trois minutes avee vous. L'exprès qui vous porte ma lettre , ignore de qui elle vient; je n'ai pas voulu qu'il püt me nommer aux domefliques de votre mai.fpn; d'ailleurs , a peine auroit-il Ie temps derevenir a Londres avant vous. Oui, trop aimable Cécile, j'efpere qu'a 1'inftant oü yous recevrez cette lettre, vous monterez dans la voiture qui doit m'amener 1'objet defliné a faire le bonheur de tous les inftants de ma vie. Puiffe celle a qui j'en ferai redevable, en éprouver une partie, & alors il n'y aura rien d'auffi pur, d'aulli parfait que la félicité de Mortimer Delville". Le trouble de Cécile a Ia leclure de cette  C ioi ) lettre fut extréme; elle vit que M. Monckton n'avoit point réuffi. La réfolution héroïque qu'elle avoit formée n'avoit abouti a rien, & les chofes étoient encore moins avancées qu'auparavanr. II étoit impoffible d'écrire a Delville, puifqu'elle ne favoit ou le trouver; lui manquer de parole, précifément au dernier moment, lui paroiffoit trop cruel , & elle ne pouvoit s'y réfoudre; elle penfa cependant d'abord a envoyer quelqu'un a Londres , qui arriveroit a 1'enrrée de la nuit, & lui remettroit une lettre de fa part : mais la difficulté de favok qur elle pourroit charger d'une pareille commiffion , & 1'incertitude qu'on püt le trouver, fuppofé qu'il eüt pris fes mefures pour n'être pas connu , rendoient eet expédient trop périlleux, & rempêcherent d'y avoir recours. Un feul fe préfenta a fon efprit; & quoiqu'elle en prévit tous les inconvénients, elle crut qu'il étoit 1'unique dans cette circonftance. Cet expédient étoit de fe rendre en perfonne a Londres , de eonfentir a 1'eutre» vue qu'il lui avoit propofée dans Pall-Mall; & alors , après lui avoir expofé fes doutes, avoué Pinquiétude qu'ils lui caufoient, de piquer a ia fois fa généroffté & fa fierté, en le déliant des engagement! qu'H avoit pris avec elle. II lui reftoit fort peu de temps pour délibéE ü]  C 104 ) r«r: fon plan fut prefqu'auffi-tót adopté que formé; & tous les inftants étant précieux,elle fut obligée de réveiller Mad. Charlton, pour lui communiquer la lettre de Delville & la Houvelle réfolution qu'elle venoit de prendre. Madame Charlton n'ayant d'autre defirque celui de contribuer au bonheur de fa jeune amie, confentit a ce voyage , & lui promit affeétueufement de 1'accompagner. Quoique Cécile craignlc de Ia déranger & de Ia fatiguer, elle fentoit trop combien fa préfence lui étoit néceffaire, pour héüter a accepter fes offres. On fit venir une chaife & des chevaux de pofte, & elles fe mirent en route, efcortées par deuxlaquais a cheval, auffi-tót que Madame Charlton fut prête. A peine étoient-elles éloignées de deux milles, qu'elles rencontrerent M. Monckton qui fe rendoit en diligence chez elles. Etonné & allarmé d'une rencontre a laquelle il s'attendoit fi peu, il arrêta la voiture pour s'informer oü elles alloient. Cécile, fans répondre a fa queftion, lui demanda fi la lettre avoit été remife. Je n'ai pas pu , repliqua M. Monckton, la remettre a un homme qu'il étoit impoffible de trouver; j'étois actuellement en chemin pour aller vous apprendre que toutes mes recherches avoient été inutiles , & vous dire  ( lo3 ) que votre voyage, fuppofé que vous n'eufïïez pas d'autre but, ne ferviroit a rien, puifque j'ai laiffé votre lettre aux gens de la ïnaifon oü vous m'aviez dit que vous deviez vous rencontrer demain matin, & oü il eft certain qu'elle lui fera exaclement remife. En vérité, Monfieur, s'écria Cécile, demain matin feroit trop tard; 1'équité, la confcience, Ia décence même, tout me dit que j'ai trop attendu ; il eft indifpenfable que je me rende a Londres. Cependant ne croyez pas que ce voyage foit une preuve du peu de cas que jefaisde vos confeils; je ne Pentreprends au contraire , que pour mieux m'y conformer, & pour qu'on ne puilfe pas me foupconner d artifice ou de fauffeté. M. Monckton, atterré & confondu, ne ré* pondit rien jufqu'a ce que Cécile eütordonné au poftillon de pourfuivre. II cria pour lors d'arrêter, & lui fit les plus vives remontTances; mais Cécile , inébranlable toutes les fois qu'elle croyoit avoir raifon , lui dit qu'il étoit trop tard pour changer fon plan; & réitérant fes ordres au poftillon , elle oublia bientöt toutes les objections qu'on venoit de lui faire. E iv  C 104 ) CHAPITRE IX. Un ionrment* Elles s'arrêterent a ** * pour diner, Madame Charlton étant trop fatiguée pour pout'oir aller plus loin fans fe repofer, quoique 1'emprefTement que Cécile avoit de joindre Delville affez tót pour s'expliquer avec lui, lui fit regretter tous les moments qu'elle perdoit en route. Leur repas fut court, & elles étoient prêtes a remonter en voiture , lorfqu'elles furent appercues par M. Morrice , qui defcendoit de cheval au même infiant. II fe félicita du bonheur qu'il avoit de les rencontrer, comme un hommeperfuadé qu'on étoit auffi fort aife de le voir, & fe mit tout de fuite a parler de Ia maifon de M. Monckton. lis ont eu toutes les peines du monde k me laiffer parut; mon ami Monckton ne faura que faire fans moi. Milady Marguerite, pauvre femme! elle eft réellement dans un trifte état ; a peine peut-on refter un moment dans la même chambre; fa refpiration eft fi pénible, le bruit qu'elle fait relRmble affez au grognement d'un cochon. Elle ne fauroit aller loin ; elle n'a prefque plus de jambes 'y &  ( Ktf ) quand ellemarche feule, elle chancelecomme' quelqu'un qui feroit ivre. Si vous comparez la vieilleffe & les infiimitês, dit Mad. Charlton qu'on venoit d'aider è monter en voiture , a 1'ivrognerie, vous fuppoferez que tous les vieillards font des ivrognes. Parfaitement raifonné, Madame, s'écriat-il , j'avoue que j'avois oublié que vous fuffiez ügée; fans quoi je me ferois bien gardé de faire une pareille comparaifon : au refte, il elt vrai, quant a Milady Marguerite , qu'el'e pourroit bien avant peu Être tout-a-fait rétablie; car elle eft d'un excellent tempérament, & je crois qu'il y a quarante ans qu'elle n'a pas été mieux qu'elle n'eft acluellement. N'étant qu'un enfant, il me fouvient qu'on ne la nommoit que la vieille boiteufc Eh bien, eh bien, dit Cécile, nous difcuterons , fi vous voulez, ce fujet une autre fois. Et elle commanda au poftillon de fouetter feschevaux; mais avant leur arrivée a la première pofte, Morrice ayantchaugé deraonture, les joignit, & fe plac,a a cóté de leur woiture, les priant de remarquer combien il avoit fait de diligence pour avok- 1'avantage de les efcorter. Cet emprefTement de fa part déplut beaucoup a Mad. Charlton, accoutumée a recevoii de tout ce qui 1'entouroit des marqués E. v  ( ïoö ) de déférence & de refpeét; mais Cécile ne penfant qu'a hater fon voyage, étoit indifférente pour tout ce qui ne le retardoit pas. Ils changerent encore les uns & les autres. de chevaux a la même auberge; il continu» toujours a tnarcher a cóté de leur voiture, & a les entretenir jufqu'au moment oü fe trouvant a une vingtaine de milles de Londres, fa curiofité fut excitée par le délbrdre & la confufion qu'il crut appercevoir fur le grand chemin. II partit en diligence pour aller voir ce qui les caufoit. En approchant du lieu de la fcene, il vit nombre de gens a cheval, efcortant unechaife qui venoit de renverfer; & lorfque eet erabarras eut obligé le poftillon d'arrêter Cécile, onentendit la voix d'une femme qui s'écrioit: Je puis bien dire que je fuis tuée; & fe rappellant fur-le-champ Mlle. Larolles, la crainte d'être découverte & retardée lui fit ordonner au cocher d'avancer le plus qu'il pourroit. Celui ei fe préparoit a lui obéir; mais Morrice , galoppant après elles, leur cria : Mifs Beverley , une des Dames dont la voiture vient de renverfer, eft de votre connoiffance, je me fouviens de 1'avoir vue avec vous chez Mad. Harrel. Réellement ? répartir Cécile un peu décontertée; je me flatte qu'elle n'efl point bleffée? Non, point du tout ; mais la Dame qui  ( lor ) elt avec elle eft abymée; ne voulez-vous'pas les voir ? Je fuis actuellement trop preffée, & je ne faurois leur être d'aucun fecours; mais Madame Charlton voudra bien , j'efpere, leur prêter fon larjuais , au cas qu'il puiffe leur être utile. Mais la jeune Dame foubaite vous parler; elle vient pour vous joindre, & marche le plus vite qu'elle peut. Et comment m'auroit-elle reconnue? s'écria Cécile étonnée, je fuis füre qu'il lui a été impoffible de me voir. Oh ! je vous ai nommée, répondit Morrice d'un air de fatisfaction; je lui ai appris que c'étoit vous, & que j'étois für de vous rattrapper bientót. II auroit été inutile de lui témoigner du mécontentement de fon trop de zelej car en regardant a travers la porfiere, elle apper^ut Mlle. Larolles, fuivie d'une partie de fa compagnie , qui n'étoit plus qu'a trois pas de la voiture. Oh, ma chere amie, s'écria-t-elle, le terrible accident! Je vous allure que je fuis horriblement effrayée; vous ne fauriez vous en former 1'idée. I! eft bien heureux pour moi que vous vous trouviez faire Ia même route. Jamais il n'eft rien arrivé de fi piquant; vous ne pouvez vous repréfenter la chüte que nous E vj  ( i, c'eft pourquoi il donna de Péperon, & les paffa au grand galop. F iij  .. C ï*Ö ) Voyez , s'écria Morrice en Ie montranr» comme il tourne autour de nous pour nous reconnoiire. Je voudrois bien favoir qui c'eft. Peut-être un voleur de grand cbemin ! s'écria Müe. Larolles. Je vous allure que j'ai une terrible peur: vous ne croinez pas combienjê détcftcrois d'être volée, J'étois prêt a foupconner a-peu-près Ia mé» Die chofe, dit M. Gofport, & je me trompe fort, ou eet homme eft un Voleur d'une efpece peu commune. Qu'en penfez-vous, Mifs Beverley ? diftingueriez-vous un voleur a. travers ce déguifement? Non, en. vérité; je ne me piqué point d'un auffi étrange dii'cernemenr. II eft vrai, ce dont vous vous piquez c'tft une étrange ignorance. J'ai bien envie, dit Morrice, de le fuivre pour m'affurer de ce qu'il cherché. Pourquoi cela? s'écria Cécile très-allarmée, rien n'eft moins néceflaire, N >n, je vous prie, u'efl faites rien, s'écria Mlle. Larolles; je vous allure que s'il revenoit pour nous voler, je mourrois fur Ia placeCela eft fi défagréable. Je ferois des cris qui vous étourdiroient., Morrice renonca donc a fon projet, & ils continuerent tranquillement leur route. Quant a Cécile, elle fut extrêmement troublée de cette rencontre :. elle imagina qu'impatient de 1'at-  ( 127') tendre, Delville étoit venu de ce cóté pour t4cher d'apprendre ce qui avoit pu la retarder. Si elle eut été feule, une pareille entrevue auroit eté tout ce qu'elle defiroit; mais entourée comme elle 1'étoit, elle ae fit qu'ajouter encore a fon inquiétude. Elle doubla cependaw le pas fans s'en appercevoir, uniquement pour être plutót débarraffée d'une compagnie qui la gênoit extrömement; mais Mlle. Larollesqui n'étoit pas fi preffée, protefta qu'il lui étoit impoffible de la fuivre, & lui dit: Vous ne faites pas attention qu'il faut que je porte ce charmant petit chien, & vous n'imaginez pas combien il me pefe. Je vous prie, Mademoifelle, eria Morrice, I permettez que je vous en débarraffe; je Ie porterai pour vous, & j'en aurai grand foin , je vous le promets : ne craignez pas de me le confier, perfonne ne s'entend mieux que moi a foigner ces animaux. Mlle. Larolles étant réellement fatiguée de le porter, accepta fonoffre, & Morrice le placa devant 'ui fur fon cheval. Tandis que Mlle. Larolles lui difoit comment elle entendoit qu'il le tint , Morrice s'écria : Voyez, voyez ! voila eet homme qui revient fur fes pas ! II nous en veut certainement i Ah, le voila qui s'en retourne!... II s'eft appercu que je 1'obfer- E iv-  ( 128 ) Je fuis füre qu'il eft en embufcade pour nous voler, reprit Mlle. Larolles; & lorfque nous quitterons le grand chemin pour joindre Mad. Mears, il galoppera après nous. Cela efl bien horrible. _ C'efl la chofe du monde la pluspètrifiante, dit le Capitaine, que Pon fe trouve toujours dègoütè de voyager par quelque malheureufe ejpece de cette nature; mais ne vous dérangez pas, je vous prie; je vais, fi vous me le permettez, galopper après lui, & faire VimpoJJihle pour nous en débarrafier. Je vous en ferai très-obligée, répondit Mlle. Larolles; car je vous allure qu'il fait naitre chez moi des idéés tout-afait défagréables. Je me fais un devoir, reprit le Capitaine, d'avoir i'honneur de vous obéir; & il fe préparoit a partir, quand Cécile fort agitée lui cria : Pourquoi iriez-vous après lui, Monfieur ?... II n'eft point dans notre chemin... Laiffez-le tranquille, je vous prie... Quella raifon auriez-vous de le pourfuivre? J'imagine , dit M. Gofport, que ce feroit pour 1'engager a augmenter notre compagnie, pour une partie de laquelle fa préfence pourroit bien n'être pas trop défagréable. Cette derniere remarque impofa de nouveau filencea Cécile, qui s'appercm avec beaucoup de confufion, que M. Gofport, fuppofé qu'il n'eftt pas encore découvert leur fecret, avoit  C 129 ) des foupcons fur elle & fur Delville. Eüe fut donc contrainte de lailfer un libre cours a la converfation, quoique tourmentée de crainte, & redoutant que fi la pourfuite projettée avoit lieu, elle ne dévoMt entiéremïnt le myftere. Le Capitaine, dont Ia vanité & Paffeftation avoient étouffé lebon fens, mais qui ne man* quoit cependant pas de courage, fe trouva dans 1'incertitude, après que Cécile Peut prié de refter, & dit en pliant les épaules, d'un air embarraffé : Permettez que je vous avoue que je me vois dans 1'état le plus accablant : rien ne fauroit me faire plus de plaifir que de profiter de 1'occafion d'obliger ces deux Dames ; mais comme elles agiffent en conféquence de deux principes contradicloires, je fuis indécidé de quel cöté me tourner, & quel parti prendre. Remettez-vous-en donc è la pluralité des voix, dit Morrice. Les deux Dames ont déja donné la leur; a préfent c'eft aux hommes i parler. Allons , Monfieur, s'adrefiant a M." Gofport, c'eft a vous a donner la vótre. Oh ! mon avis eft que Pon ramene le coupable, répondit il, & alors nous exigerons qu'il nous avoue en quoi il a pu nous offen» fer; car il me paroit que, de tout ce qui Ie concerne, c'eft ce dont nous fommes Ie moins informés. Eh bien, reprit Morrice, je fuis auffi pour F v  ( 13» ) qu*on KJ propofe un peiït nombre de quefrions;-. le Capitaine penfe dn même; ainfi vous êtes feul, Monfieur, dit-il ft M. Meadows, qui n'ayez encore rien dit ; voulez-vous bien ft votre tour nousfaire part de votre fentiment? M. Meadows paioiffant ne faire aucune attention ft lui, continua fon chemin. Entendesvous, Monfieur? s'écria Morrice encore pits haut, je dis que nous attendons tous votre fuffrage. Comment s'appelle ce Monfieur? II eft furieufement dur d'oreille. II fe nomme Meadows, repliqua doucement Mlle. Larolles, & je peux vous affurer qu'il faut fouvent des heures entieres avant qu'il: vous entende. Vous ne fauriez croire combien il eft diftrait. Un jour il me mit fi forten colere,queje ne pus m'empêcher de pleurer de dépit.. Peut-être, reprit Morrice, eft-ce pure modeftie de fa part. Qui fait s'il ne penfe pas que nous nous moquons de lui ! Modeftie ! répéta Mlle. Larolles. ... Bon. Dieu ! on voit bien que vous ne vous y connoiffez pas. Sachez qu'il eft ft la tére des gens dn bon ton. Rien n'eft plus ft la mode que de ne faire attention ft rien, de paroitre ne point voir les gens, & de ne point leur parler; de ne jamais écouter un mot de ce qu'on: vous dit, & de ne pas recomsoitre fes plus intimes arais.. Tous les hnmm.es è !a mode en  ( i-3i ) agiflent de même. Quant a M..Meadows, je puis vous aflurer que tout le monde lui fait fi fort la cour, que lorfqu'il a la complaifance de dire un mot a quelqu'un, il croit qu'on doit lui en avoir la plus grande obligation. Morrice qui ne perdoit jamais de vue fes intéréts, & qui fur la réputation dont on lui difoit que jouiffoit ce perfonnage, dellroit fort fe lier avec lui, revint encore a la charge, mais d'un ton moins familier, & lui dit : Permettez , Monfieur, que je prenne la liberté de vous demander votre avis pour favoir fi nous devons aller en-avant ou retour* ner fur nos pas.. M. Meadows ne lui fit pas la moindre réponfe : mais comme Morrice alloit lui répéter fa queftion, fans paroïtre s'appercevoir qu'il füt auprès de lui, il dit brnfquement a Mlle. Larolles : Qu'eft devenue, je vous prie, Madame Mears? Jé ne la vois plus parmi nous. Mon Dieu, M. Meadows ! s'écria-t-elle, comment pouvez-vous être fi extraordinaire? Ne vous fouvenez-vous pas qu'elle efl montée en chaife, & qu'elle nous a dévancés pour fe rendre. a la pofle?. Oh oui , cela eft vrai, repliqua -1 - il; je vous jure que je 1'avois parfaitement oublié. Je vous en demande pardon; oh oui, je me rappelle.a préfent.... elle eft tonibée de ehevaL. E vj  C 132 ) De cheval ? Mais vous favez qu'elle étoit dans fa chaife. Etoit-ce fa chaife?... Oui, vous avez raifon. Pauvre femme! Je fuis enchanté qu'elle re fe foit pas blefl'ée. Pas blefTée ? Elle efl fi moulue & fi brifée , qu'elle ne fauroit faire un pas! Quelle finguliere mémoire vous avez! Je fuis en vérité monifié de fon accident, s'écria-t-il de nouveau en étendant les bras & büillant; pai.vre créature !.... J'efpere. qu'elle n'en mourra pas. Croyez-vous qu'elle foit en danger ? Mourir! répéta Mlle. Larolles en pouffant un cri, mon Dieu! ce que vous dites ia eft révoltant. II femble que vous preniez a tache de m'effrayer. Mais, Monfieur, dit Morrice, je defirerois que vous eufiiez la complaifance de nous donner votre voix; car je crains que 1'homme ne foit déja fi éloigné qu'il nous foit impoffible de 1'atteindre... Mais il me femble que le voila qui revient encore nous obferver! Je fuis on ne peut pas plus excèdè, s'écria Je Capitaine; il eft cerrainement chargé de nous reconnoitre, & je ne faurois m'empêcherde detnander la liberté d'allerm'informer de quel droit il nous incommode. Et tout de fuite il fe mit a fa pourfuite.  C 133 ) Je veux en faire de même, s'écria Morrice en le fuivanr. Mlle. Larolles lui cria de commencer par lui remettre fon petit chien; maïs celui-ciemprelTé ft gagner de vitelTe le Capitaine, galoppa fans écouter ce qu'elle lui difoit. L'inquiétude de Cécile augmentoit ft chaque moment; il lui paroiffoit impoffible que Delville ne füc découvert; & s'il 1'étoit, 1'impatience & Ie peu de précaution dont il avoit ufé en les fuivant, ne feroit que trop connoicre les motifs de fon déguifement. La feule efpérance qui lui refloit étoit d'arriver ft 1'auberge avant que cette découverte füt annoncée, & de s'épargner au moins la cruelle mortification d'effuyer les plaifanteries qu'elle occafionneroir. Mais cette confolation lui fut encore ravie par Mlle. Larolles qu'elle ne pouvoit quitter, & qui retenue par l'inquiétude que lui caufoit fon chien, & fon extréme curiofité relativement ft 1'étranger, ne voulut jamais s'avancer d'un pas. Elle s'amufoit, s'arrêtoit de moment ft autre pour caufer, & fe trouvoit encore au même endroit oü Ie Capitaine & Morrice Pavoient laifTée, lorfqu'ils revinrent 1'un & 1'autre. II nous a été impoffible d'aueindre le dróle, s'écria Morrice : quand il auroit été quef. tion de fauver nos vies, nous ne 1'aurionspas  c 134 y pu. II eft parfaitement monté, je vous a8ïï* re, & je réponds qu'il fait fon métier, car il a tourné fi a propos , dans un endroit oü deux chemins fort étroits fe croifoient, qua nous n'avons pu découvrir celui qu'il avoit pris.. Cécile, foulagée & encharrtée de cettedéli-vrance inattendue, fe retrouva dans fon état ordinaire, & nefut plus auffi preflee d'arriver.. Quoique nous n'ayons pas réuffi a le faifir, dit le Capitaine, nous nous fommes toutr k-fah débarraffés de fes pourfuites; ainfi je me flatte que Mlle. Larolles fe défera de fes ' craintes- La réponfe que celle-ci fit a ce compliment füt un cri percant, fuivi d'une exclamation :: Mon Dieu , oü eft mon chièn! Votre chien? répéta Morrice l'air étonné,. Jufte ciel! je 1'avois abfolument oublié. Quelle barbarie ! s'écria. Mlle. Larolles, vous 1'avez fürement tué; cela eft révoltant! J'aimerois mieux que pareil malheur füt arrivé a tout autre qu'a lui. Je vous promets que je ne vous le pardonnerai jamais.. Mon Dieu , Mademoifelle! lu; réponditMorrice , comment pouvez-vous fuppofer que je 1'aie tué? Pauvre petite créaturel.je l'ai« mois prodi^ieufement. Je ne faurois imaginer ce qu'il eft devenu : il me femble pourtant qu'il doit être tombé quelque part tandis que.  C i35') je, courois a bride abattue, & je vais le cher> cher; nous allions fi vke que je n'ai pum'appercevoir de fa cbüte. Et Morrice fe remit ü galopper.. Je fuis abymé , dit le Capitaine, de la perta de ce jo!i petit animal : fi je 1'avois cru expofé au moindre danger, je me ferois fait un devoir, un principe, d'en prendre foin moi-même. Voulez - vous, Mademoifelle , m'accorder la liberté de le chercher? Oh! vous me ferez le plus grand plaifir. Je vous allure que,. fi je ne le troupe pas, j'en. ferai au défefpoir. Le Capitaine mit la. main au cbapeauik partir., Ces retards multipliés faifoient prefque perdre patience a.Cécile;, ne pouvant cependanï y remédier, elle fut obligée de les fouffrir, & de marcher. ou de s'arrêter comme le refte de la compagnie.. Si M. Meadows avoit la moindre compla> fance, dit Mlle. Larolles, il nous offnroic fes lèrvices;, mais il eft fi fingulier, qus s'il nous arrivoit de tomber & de nous rompre le cou., il feroit» je crois , alfez diftrait pour ne pas nous demander comment nous nous trouverions après notre chüte. Dans un ca» auffi défefpéré, dit M. Gafport, certe peine feroit affez fuperflue : au joefte,, vous avez tort de vous plaindre que.  ( 13^ ) ce Cavalier refte avec nous pour nous fervir d'efcorte; s'il venoit a nous quitter, il pourroit fort bien arriver que, profïtant du moment oü nos troupes feroient difperfées, votre ami 1'efpion viendroit nous furprendre. O ciel! s'écria Mlle. Larolles, a préfent que vous me le rappellez, jeparierois que ce malheureux s'eft emparé de mon chien! Cette idéé eft horrible. Je crois bien, dit M. Gofport, regardant Cécile d'un air fignificatif, qu'il a des intentions dangereufes; mais j'avoue ne 1'avoirpas foupconné d'en vouloir a votre chien Mlle. Larolles courant alors après M. Meadows , lui cria : J'ai une grace prodigieufe a vous demander, Monfieur. Madame? répondit M. Meadows avec fon air de furprife ordinaire. C'eft uniquement de me dire, au cas que cette horrible créature revint, fi vous ne pourriez pas le joindre, & lui tirer votre coup de piltolet avant qu'il parvint jufqu'a nous. Allons, voulez-vous me le promettre? Vous êtes bien bonne, dit-il en affeétant de fourire. La belle foirée! Aimez-vous la campagne? Oui. beaucoup; feulement je fuis fi harraffée, qu'a peine puis-je marcher. L'aimezvous vous-même? La campagne? Oh non! je la détefte. Des  C 137 ) haies chargées de pouffiere , des hirondelles j je ne concois pas comment on peut y exifter. Je vous allure, s'écria Mlle. Larolles, que je fuis tout-a-fair. de votre fentiment. Vous ne fauriez imaginer combien je la hais. Je voudrois qu'elle füt cent pieds fous terre. Je vous déclare que toutes les fois que je pars pour y aller paffer 1'été , je pleure tant... Je n'aime que Londres... Et vous auffi, fans doute ? Londres? répondit M. Meadows, cette trifte & mélancolique habitation , Pégout de tous les vices & de toutes les horreurs. Des rues mal éclairées ! Des maifons étouffées! D< s voifins fans fociété ! Des parleurs que perfonne n'écoute!... II efl furprenant qu'un être raifonnable puilTe fe confiner cruellement entre de trifles murailles. Mon Dieu, M. Meadows f s'écria-t-elle avec dépit, il me femble que vous voudriez qu'on ne vécüt nulle part. Cela efl vrai, très-vrai, Mademoifelle,'reprit-il en Millant; on ne vit nulle part, on ne fait que végéter , & 1'on defireroit que tout füt anéanti; ne le trouvez-vous pas de même, Mademoifelle? Moi? Non, fürement, rien ne me plalt tant que la vie. Toutes les fois que je fuis malade, j'ai unefi grande frayeur; je crois toujours que je vais mourir, & vous ne fauriez-  C ) göncevoir combien cette idéé me donne d'humeur. N'éprouvez-vous pas dans ce cas la même fenfation? Ici, M. Meadows ayant tourné Iatéte d'un aurre cöié, fe mit a liffler. Bon Dieu, s'écria Mlle. Larolles, que cela elf piquant! Faire des queftions a quelqu'uu qui ne fe donae pas la peine de vous répondre! Le Capitaine revint feul, & Mlle. Laro'les courut au-devant, pour lui demander oü étoit fon chien. J'ai le malheur de vous alfurer, réponditil, que je n'ai jamais été auffi anèanti que je ie fuis d'être obligé de vous apprendre que la pauvre petite béte s'eft caffé encore une parte. Mlle. Larolles, dans 1'êscès de fa colere, affura qu'elle étoit certaine que Morrice 1'avoit eftropié exprès , & demanda oü étoit cs malheureux. II a été fi déconcerté de eet accident, repliqua le Capitaine, qu'il a tout de üjite pris un autre chemin. J'ai alors ramaffé la pauvre petite béte, & j'ai fait mon poffible pour 1'apporter fans augmenter fes fouffrances. II remit alors le petit chien è. Mlle. Larolles : après qu'elle fe fut bien lamentée, il3 continuerent leur marche , & arriverent heus isufement a 1'auberge.  ( 139 ) L I V R E VIII. CHAPITRE PREMIER. Une interruptie»-. Cécile, qui s'étoit flattée de trouver la chaife prête , fut bien mortifiée d'apprendre en arrivant que Mad. Charlton prenoit tranquillement le thé avec Mad. Mears, & qu'elle n'avoic encore donné aucun ordre pour Ie départ. La journée étoit (1 avancée , qu'il étok impoffible 1'arnver a Londres avant la nuit; & Mad. Charlton craignant de fe trouver ea route pendant 1'obfeurité, avoit compté coucber dans cette auberge, & n'en partir que le lendemain. Cécile, défolée de ce nouvel obftacle, demanda k lui parler en particulier, & lui repréfenta de la maniere la plus férieufe, la néceCfité abfolue qu'elle füt rendue ce foir même a Londres : fans cela ,. dit-elle, j'aurai perda le but de mon voyage. Delville penfera que j'en ai mal agi avec lui; & pour réparation, il exigera peut-être que je me tournette a toutes les condkions qu'il jugera a propos ds m'impofer.  ( 14© ) Mad. Charlton, toujours bonne & com* plaifante, ne put réfifler a ces follicitations, auxquelles Cécile elle - même n'eut recours qu'avec peine; car il lui en coütoit infiniment d'expofer fa digne & vieille amie a tant de fatigues & de dangers : mais la fituation oü elle fetrouvoit, ne lui lailToit d'autre reflburce que d'accélérer fon voyage le plus qu'il lui feroit poffible, afin de fe faire auprès de Delville un mérite de fa ponclualité a venir le joindre, & lui rendre plus fupportable le refus de remplir les autres engagements qu'elle avoit pris avec lui. La voiture ne tarda pas a être prêre. Mad. Charlton & Cécile étoient fur le point de prendre congé de la compagnie, lorfqu'un cavalier arriva au grand galop dans la courdel'hótellerie, & Morrice entra tout-a-coup dans la chambre. Mefdames & Meffieurs, s'écria-t-il tout effoufflé, je vais vous apprendre des nouvelles; je viens de découvrir qui eft le perfonnage qui nous a fi long-temps obfervés. Cécile frfmit a cette information fi peu defirée, & auroit fort vonlu gagner fa voiture avant qu'il en eüt dit davantage; mais Mad. Charlton qui ignoroit parfaitement de quoi il étoit queftion & ce qu'il vouloit dire, s'arrêta fans favoir trop pourquoi; & Cécile, fur le bras de qui elle s'appuyoit, fut obligée d'en faire autant.  ( Hi ) Tout Ie refte de la compagnie defiroit ardemment de favoir qui ce pouvoit être. Eh bien, reprit-il, je vais vous apprendre comment je 1'ai découvert. Je penfois enmoi; même a réparer le malheureux accident du : chien, & précifément alors j'ai appercu celui '. qui 1'avoit occafionné; j'ai tant couru pour le I joindre qu'il n'a pu m'échapper: il s'eft en•J veloppé de fon manteau comme auparavant. Ij Tu as beau tecacher,ai-je dit en moi-même; J va, mon ami, je te connoltrai bientót. La ij foirée eft bien belle, Monfieur. II n'a rien ré- 0 pondu, je fuis entré en matiere : Monfieur, j ai-je ajouté, je crois avoir eu le plaifir de vous « voir quelque part , quoique je ne puifie pas ij me rappeller oü. II a continué a fe taire. Si d vous voulez bien permettre, Monfieur, je feil rois charmé de faire route avec vous; la nuit 'i s'approche, & nous fommes vous & moi fans & domeftique. Pour toute réponfe, il a poufTé 1 fon cheval. J'ai tenu bon & 1'ai fuivi. Mon- 1 fieur, lui ai-je dit, auriez-vous reconnu queln qu'un de la compagnie que vous examiniez fi S attentivement il n'y a qu'un moment ? A ces | mots, il n'a pu fe retenir plus long-temps; il 2 s'eft tourné de l'air du monde le plus irrité, > & m'a dit: Monfieur, je vous prie de me laifier i en repos. Après quoi il s'eft éloigné; car dès que je 1'ai reconnu a fa voix, je ne me fuis plus foucié de Ie fuivre.  C H* ) Cécile, qui ne vouloir. pas en entendre davantage, pria de nouveau Mad. Charlton de fe hïtter. Celle-ci fit un mouvement en-avant; mais Morrice fe pikant entre elle & la porte: A préfent, Mifs Beverley, dev.inez un peu qui ce peut être? En vérité, je n'en fais rien, repliqua-t-elle avec confufion, & je n'ai pas le temps de m'arrêter pour l'apprendre. Allous, ma chere Dame, il eft déja bien tard. Oh! il faut pourtant que je vous le difeavant votre départ... Eh bien, facnez que c'étoit le jeune M. Delville, le même que je vis un Ibir avec vous au Panthéon, & que je rencontrois ordinairement le printemps paffé chez M. Harrel. M. Delville! répéta toute la compagnie. Il eft bien étrange qu'il ait refufé de parler. Je vous prie, Mademoifelle, continuaMorrice , n'eft-ce pas lui qui étoit chez M. Biddulph? Cécile honteufe , lui dit en bégayant : Non, non ,... je crois que non,... je n'en luis pas füre... II ne me refte pas un moment a perdre. Alors elle parvint enfin a tirer Mad. Charlton de 1'appartement, & a la faire monter dans la voiture; mais avant qu'elle fe mït en route, elle fut fuivie par M. Gofport, qui vint, gravement lui confeiller de publier dans les pa-  ( 1*3 ) ' piers publics , qu'un homme dont l'air étok I*très-fufpec1, avoit été obfervé rüda;i dans ces quartiers; qu'il paroiffoit avoir de très-roauvais detTeins contre la perfonne & contre les biens de Mifi R verlcy. Cécile étoit trop agi) 5e pour fe prêter» a la pla'üanterie, ou pour lui répondre; en forte que M. Gofport n'en ayant rien tiré, il retourna joindre fa compagnie. Le refte du voyage fe 'fit tranquillement & fans mnuvailè rencontre , quoiqu'il füt fort tard. Cécile convaincue que fon fecret étoit généralement connu, & fachée d'avoir différé •fi lons:-temps a fe rétracter, ne prévoyoit pour elie-même que de nouvïlles mortitications & de fanglants reproches de la part de Delville. 11 étoit prés de dix heures du foirlorfqu'elles arriverent dans Pall-Mall. Elles n'eurenr pas de peine a trouver la maifon dont Delvile leur avoit donné 1'adreiTe, le domefiique qui les avoit dévancées ayant préveuu ,les propriétaires de leur arrivée. Cécile comnta avec beaucoup d'inquiétude es moments qui précéderent 1'arrivée de Delville. Elle employa toute fon adreffe a arranger une apologie de fa conduite, & réfolut de fupporter fon mécontentement & fon indignation avec fermcté. Le róle qu'elle avoit a remplir étoit cependant dur & pénible : elle auroit bien fouhaité s'en être déja acquittée,  C 144 ) & fur-tout n'avoir jamais été dans Ie cas de s'en charger. A Pinftant oü 1'on frappa a Ia porte , elle courut furl'efcalier; maisentendant cette voix qui lui étoit fi bien connue, elle retourna joindre Mad. Charlton, & lui dit : Ah! Madame, aidez-moi, je vous prie ; voici le moment oü je vais mériter ou perdre pour jamais votre eftime. Me pardonnerez-vous cette vifite? s'écria Delville en entrant. II n'en avoit point été queftion dans nos arrangements; mais comment, fachant que vous étiez arrivée ce foir, aurois-je pu attendre jufqu'a demain ? II fit après cela fon compliment a Mad. Charlton , & après s'être informé comment elle fe trouvoit du voyage, il fe tourna de nouveau vers Cécile, ne s'appercevant que trop a fon air des fenfations défagréables qu'elle éprouvoit. Seriez-vous fichée, s'écria-t-il avec inquiétude, de ce que j'ofe me montrer ici ce foir? Non, répondit-elle, faifant tous fes efforts pour vaincre fon émotion : on excufe aifément ce qu'on defire; & je fuis très-aife de vous voir dans ce moment, paree qu'autrement... Elle héfita; & Delville, bien éloigné d'en deviner la raifon, employa les expreffions les plus tendres pour lui témoigner combien il étoit reconnoiffant de fa complaifance. Il lui raconta  ( 145 ) raconta enTuite la maniere dont Morrice 1'avoit tourmenté , lui demanda pourquoi M. Monckton ne 1'avoit pas accompagnée , & ce qui pouvoit Pavoir engagée ft partir fi tard, ou ft fe promener fur un grand chemin avec une aufii nombreufe compagnie, au-lieu de s'empreiTer ft gagner Londres. Je ne fuis point étonnée , répondit-elle plus pofément, de votre furprife; mais je n'ai pas actuellement Ie temps d'entrer en explications. Je vois que vous n'avez point recu ma lettre. Non, s'écria-t-il très-étonné de fon ton; étoit-ce pour me défendre de venir ici ce foir?... Ici, Ia porte s'ouvrit tout-a-coup, & Morrice entra. La furprife & la colere de Delville en Ie voyant ne pouvoient être comparées qu'a Ia confufion & ft la confternation de Cécile. Morrice ne s'appercevantni de 1'une ni de 1'autre, s'écria brufquement : Mifs Beverley, pardon, nez, je vous prie, fi je viens fi tard; mais vous faurez... Puis s'arrêtant fubitement en reconnoiflant Delville: Bon Dieu ! s'écria-t-il, voilft notre Gentilhomme efpion. Affurément, Monfieur , vous n'avez point épargné vos éperons. Je vous avois laiffé galoppant fur la route oppofée ft celle de Londres! Quoi qu'il en foit, Monfieur, répartit Delville, également irrité de ce qu'il venoit Fin- Terne IV. G  C 146 ) terrompre, & de fa derniere incartade, j'ima> gine que vous ne venez pas chez Mifs Beverley pour lui parler de moi? Non , Monfieur, répondit-il, car je lui avois déja parlé de vous 4 1'hótellerie; n'eft-il pas vrai, Mademoifelle ? Ne vous ai-je pas dit que j'étois für que c'étoit M. Delville qui nous obfervoit fi exaétement ? J'imagine bien, Monfieur , que vous ne penfez pas que je vous eufle reconnu. Je vous prie, jeune homme, lui dit Mad. Charlton, piquée de la hardieffe avec laquelle il avoit ofé s'introduire chez elle, comment êtes-vous parvenu ft découvrir notre logement ? Par le plus heureux hafard du monde, Madame. Précifément au même inftant que j'arrivois ft Londres, j'ai rencontré 1'équipage dans lequel vous êtes venus, connoiffant parfaitement le poftillon, paree que je fréquente aflez cette route, je lui ai parlé, & il m'a enfeigné la maifon oü il vous avoit defcendues. Et dites-moi, je vous prie, Monfieur, reprit encore Mad. Charlton, quel droit aviezvous de lui faire une pareille queftion? Ah, Madame! j'avois une petite grace ft demander ft Mifs Beverley, & c'eft ft cette occafion que j'ai pris la liberté de venir ici. Et cette heure, Monfieur, ajouta-t-elle, vous a-t-elle paru bien convenable, & ne pouviez-vous en choifir une autre?  C 147 D Je vais vous dire, Madame, comment cela efl arrivé. Je ne comptois point venir avant demain matin; mais comme je voulois m'af- furer fi le poftillon m'avoit donné votre Véritable adreiïe, j'ai heurté très-doucement a Ia 1 porte, imaginant que, fatiguées du voyage, jvous vous feriez peut-être couchées en arriivant. J'ai demandé fi c'étoit bien réellement I la maifon oü vous logiez : mais lorfque le doI meftique m'a dit qu'un Monfieur étoit déja I venu vous voir & fe trouvoit acluellement ,i ici, j'ai cru que je pouvois auffi me préfenter I fans conféquence. Monfieur, lui dit Cécile avec un dépit mêlé i de confufion qui 1'avoit empêchée jufqu'alors i de parler, puis-je vous demander ce que vous q pouvez avoir a me communiquer? Mademoifelle, je fuis venu uniquement pour d vous donner 1'adreffe d'un très-habile médeïtj cin de chiens; c'eft du moins le titre qu'on ij lui donne : il demeure au coin de... Un médecin de chiens, Monfieur ? répéta «Cécile; & qu'ai-je a faire de fon adreffe? Vous faurez, Mademoifelle, que j'ai été r| on ne peut pas plus affligé de Paccident qui 'é m'eft arrivé avec le pauvre petit chien, & ainfi... Quel petit chien , Monfieur, s'écria DelIr ville, qui commen^oit a foup^onner qu'il n'éI toit pas a jeun; favez-vous bien de quoi vous parlez ? G ij au  ( H3 ) Oui, Monfieur, c'étoit ce même petit chien que vous avez été caufe que j'ai IaifTé tomber, & qui fans fa chüte s'eft calTé une feconde jambe. J'ai été caufe que vous 1'avez IaifTé tomber? s'écria Delville en colere; je crois,Monfieur, que vous feriez mieux de choifir un autre moment : il ne me paroit pas que vous foyez actuellement en état/de vous montrer. Monfieur, je vais partir fur-le-champ, répondit Morrice; il ne me refte qu'a fupplier Mifs Beverley de vouloir bien dire a la jeune Demoifelle maitrefle du chien, que fi elle veut 1'envoyer a eet homme, je fuis für qu'il ie guérira. Allons, Monfieur, dit Delville , perfuadé qu'il étoit ivre, fi vous voulez, nous fortirons enfemble. Je ne voudrois pas, Monfieur, vous déranger, dit Morrice, paroiffant y entendre malice; je n'imagine pas que vous ayez tant preffé votre cheval pour vous en aller fitöt. Quant a moi, je ne veux qu'écrire cette adrefle, après quoi je m'en vais. Delville, furpris& irrité de fon impudence, ne fe feroit fait aucun fcrupule de le mettre a la porte, s'il n'avoit craint de fe compromettre. II penfa qu'il étoit trop tard pour refter après fon départ; il fe contenta, pendant que Morrice écrivoit le nom & la de-  ( 149 ) ï meure dumédecin, de dire a Cécile tout bas, qu'il alloit s'en débarratTer , & reviendroit ij daus un inftant. Ils fortirent donc, laiffant Cécile dans Pétat le plus affreux 01V elle fe füt encore trouvée. Ah, Mad. Charlton, s'dcria-t-elle, com- j ment mefauver du ridicule, ou même du déshonneur! On a vu M. Delville déguifé, attaché a obferver mes pas; on Pa trouvé chez ] moi a cette heure; 1'hiftoire va s'en répandre» &parviendra, avec les circonftances donc 01» I ne manquera pas de 1'enrichir, aux oreilles i de fes parents. Combien fa noble & refpec- 1 table mere va me méprifer! Mad. Charlton s'effor^oit vainement de la I confoler, le retard de Delville ajoutoit encore I a fon chagrin; elle s'appercevoit de plus en ] plus de 1'indécence qu'il y auroit a le revoir | fi tard. II revint enfin, mais très-agité. J'ai craint, I dit-il, que 1'heure ne füt palfée oü je pourj rois me faire ouvrir : le tourment que j'ai foufI fert de me voir retenu, m'a prefque óté 1'uI fage de la raifon. Je mourois d'envie de vous ] rejoindre,... vos regards,... la lettre dont I vous m'avez parlé... tout concourt amecaufer les plus vives allarmes; & quoique j'ignore de quoi il s'agit, & ce que je dois redouter , il m'eft impoffible d'être tranquille un feul moment tant que nous ne nous ferons pas exG üj  C 150 ) pliqués. Dites-moi donc pourquoi vous avez tin air fi étrange, fi trifte? Dites -moi ce que cette lettre me défendoit? Dites-moi tout au monde, pourvu que vous ne me difiez pas que vous vous repentez de votre condefcendance ? Cette lettre, lui répondit Cécile, vous auroit tout expüqué; ft peine fais-je comment vous faire part de ce qu'elle contenoic; je me flatte cependant que vous écouterez avec patience la réfolution que la néceflité feule m'a forcée de prendre. Le but de ma lettre étoit de vous prévenir que nous ne devions pas nous voir demain ;... elle devoit vous préparer ft ne nous revoir peut-être jamais. Grand Dieu, s'écria-t-il! Qu'entendez-vous par-lft? Que ma promefle étoit téméraire , & que je ne faurois la tenir; que vous devez me pardonner d'avoir attendu jufqu'au dernier moment ft la rétraéter, puifque je fuis convaincue que je n'avois aucun droit de la faire, & qu'en Paccompliffant, je ferois néceflairement malheureufe. Confus, défefpéré, il garda quelque temps le filence, & s'écria enfuite avec chaleur: Qui eft celui qui a pu me deffervir auprès de vous ? Qui a pu, depuis lundi que je vous ai quittée, me calomnier d'une maniere fi cruelle ? M. Monckton m'a recufroidement, m'auroit-  ( IS» ) il ravi votre efiime? Dites-moi a qui je dois imputer votre changement. Que ma vengeance, fi elle ne me rend pas vos bontés, empêche du moins que vous ne rougiffiez d'avoir daigné m'en honorer autrefois. Vous ne les avez point perdues, dit Cécile attendrie; je fuis toujours la même a votre égard. Soyez certain que ma facon de penfer fur votre compte eft encore telle qu'elle étoit lorfque vous m'avez quittée; ceffez , par générofité, de me rien reprocher: j'agis conformément a des principes que vous ne fauriez défapprouver. Seriez vous toujours la même? s'écria-t-il un peu calmé, & votre eltime feroit-elle toujours. ... J'ai cru devoir une fois faire eet aveu, ditelle en 1'interrompant; mais ne demandez rien de plus. II eft acluellement trop tard pour que nous reftions plus long-temps enfemble; demain vous trouverez ma lettre chez Madame Roberts; quoique très-courte, vous y verrez ma réfolution & les raifons qui m'ont déterminée. Jamais , s'écria-t-il vivement, il ne me fera poffible de vous quitter avant d'en être informé. Je ne voudrois pas pour l'univers entier languir dans cette incertitude jufqu'a demain. Je vous 1'ai déja dit, Monfieur, tout ce qui eft clandcftin entraine avec foi 1'idée d'une G iv  C 152 ) aétion condamnable, & répugne fi fort a ma facon de penfer, que jufqu'a ce que vous me déliez de la promefle que je vous ai faite fi mal a-propos, je ne faurois avoir le moinde repos, paree que je ferai toujours en contradiclion avec moi-même. Reprenez la donc votre paix & votre tranquillité, répartit Delville très-ému ; je vous rends votre promefle !... II y auroit trop d'inhumanité a vous enchaïner, a vous contraindre; cela ne me rendroit point heureux: écot tez-moi cependant, & réfléchiflez un inftant avant de me réduire au défefpoir. Je n'entreprendrai point aftuellement de combattre vos fcrupules; je gémis du pouvoir qu'ils ont fur votre efprit; quoique je n'aie point de nouvel argument a leur oppofer, tout ce que je puis vous dire, c'eft qu'il eft a préfent trop tard pour les écouter. Cela eft vrai, Monfieur, cela n'eft que trop vrai ! Cependant il n'eft jamais trop tard pour fe bien conduire , & il vaut toujours mieux fe répentir a temps que perfifler a mal faire. Prenez garde, 6 ma chere Cécile! que la crainte de déplaire è ma familie ne vous fafle oublier ce que vous vous devez a vous-même ainfi qu'a moi. Le bonheur dont je m'étois flatté eft déja fu de plufieurs perfonnes, & avant peu tout le monde en fera informé. Cet  C 153 ) impudent jeune homme, Morrice, a eu 1'effronterie de me plaifanter fur ma paffion pour vous; & quoique je 1'aie rudement réprimandé, il m'afuivi dans un café, oü je ne fuis entré que pour m'en délivrer. J'ai eu la patience d'y refter jufqu'au moment oü je 1'ai vu occupé a lire une gazette. Alors , traverfant un grand nombre d'allées & de rues détournées, je fuis revenu ici; jugez quelle n'a pas dü être mon indignation, lorfqu'au moment oü j'ai frappé a la porte, je 1'ai vu de nouveau a mes cötés! 11 vous a donc vu entrer? Je lui ai demandé en colere pourquoi il s'acharnoit ainfi a me pourfuivre; il m'a demandé très-humblement pardon, & m'a dit qu'il s'étoit bien iraaginé que je reviendrois ici, & ne m'avoit fuivi que pour favoir s'il avoit deviné jutte. J'ai héfité fi je devois Je chdtier ou meconfier a lui; mais réfléchiflant qu'au bout de quelques heures fon impudence feroit fans conféquence, je n'ai fait ni 1'un ni 1'autre... La porte s'eft ou verte, & je fuis entré. II s'arrêta; mais Cécile étoit trop confufe pour lui répondre. A préfent donc, ajouta-t-il, pefez vos objections, & comparez-les avec les conféquences auxquelles nous devons néceflairement nous attendre. On fait que je vous ai fnivie a Londres, oü je fuis venu vous voir chez vous; G v  C 154 ) •n préfumera que vous me 1'aviez permis; & fi nous nous féparions a préfent, cela ne changeroit rien a 1'affaire; cela donneroit toujours mattere aux conjeétures , aux queftions , aux difcours; & tandis que nous ferions 1'un & 1'autre Pobjet de la cenfure publique, & que trompé dans mes efpérances je ferois le plus malheureux des hommes, votre refus jetteroit fur toute votre conduite un voile myftérieux, une obfcurité abfolument oppofée a cette franchife, a cette ingénuité qui vous ont toujours diftingués jufqu'a ce moment. II faut donc, répartit-elle, que je me fois bien trompée; & quelque chemin que je prenne, je ne puis que m'égarer. Vous me défefpérez, s'écria Delville; vous voir ainfi agitée & tourmentée lorfque j'avois efpéré. ..Ah, cruelle Cécile 1 aurois-je jamais cru que notre entrevue dut Être... Je me ilattois que tous vos doutes, toutes vos craintes feroient diffipées, & que je vous trouverois prête a ratifier fans regret la promefle que vous avez daigné me faire avec tant de bonté! Que font devenues toutes ces efpérances ? II efl: bien tard, s'écria Cécile inquiete, il eft en vérité trop tard pour refter plus long. temps. Dites-moi auparavant , repliqua-t-il avec encore plus d'énergie, & que Mad. Charlton daigne auffi nous apprendre ce qu'elJe en pen-  ( 155 ) fe.... Toutes les objections qu'on pourroit former contre notre mariage, quelque fortes qu'elles fuffent, ne devroient-elles pas céder ft la certitude que nous avons que le public ne fauroit ignorer long-temps ce qui s'eft paffé entre nous ? Tous ceux qui entendront parler de notre entrevue a Londres dans cette faifon, dans ces circonftances & a cette heure Pourquoi, répartit Cécile, vous obftinezvous ft refter? Je dois parler maintenant, répondit-il avec chaleur, ou perdre pour toujours ce que j'ai de plus cher au monde, & ajouter encore au malheur d'une fi grande perte le regret déchirant d'avoir fait tort ft la perfonne que je chéris, que j'eftime & que je refpecte le plus. Comment fait tort? s'écria Cécile allarmée; il faudroit que ma conduite eüt été bien étrange, pour avoir quelque chofe ft craindre de la calomnie. Si quelqu'un s'eft jamais conduit, repritil, de maniere ft la défier, c'eft affurément Mifs Beverley; mais quoique parfaitement en füreté , par la connoiffance que le public a de votre innocence , il eft d'autres attaques prefque auffi dangereufes , que perfonne re peut éviter, & dont la fenfibilité de votre cceur ne vous rendroit que plus fufceptible : le ridicule eft une arme dont on fera ufage j & quoique votre innocence & votre réputaG v,j  C 156 ) tion n'ayent rien a en redouter, il peut pat fes atteii'nes troubler votre tranquillité. Frappée d'une vérité qu'il lui étoit impoffible de démentir, Cécile foupiroit fans parler. M. Delville a raifon, dit Mad. Charlton ; & quoique votre projet, ma chere Cécile, füt véritablement jufte & couvenable a votre départ de Bury, il ceffe de 1'être dès quele motif de votre voyage eft public. Delville la remercia cordialement d'avoit bien vouluinterpofer fes confeüs eu fa faveur; & fe voyant appuyé d'une pareille autorité, il répéta tout ce qu'il avoit déja dit, & d'une maniere fi preffante , que fes agréments en acquirent une nouvelle force. Cécile, troublée, incertaine, fe promenoit dans la chambre , délibéroit, & après bien des réflexions étoit encore plus embarraffée. Delville lui repréfenta pour lors avec tant d'énergie les mortifications qui fuivroient nécerfairemtnt ce changement de réfolution, qu'incertaine, épouvantée, & craignant que la rupture de ce mariage ne lui füt plus nuifible que fa conclufion, elle n'oppofa plus rien a fes raifons , & fe contenta de le preffer de fe letirer. Je pars, s'écria-t-il, je pars dans le moment! Prorhettez-moi feulement de penfer a ce que je viens de vous dire. Ne me renvoyez pas a votre lettre, mais daignez prononcer  C i57 ) vous-même mon arrêt, & 1'adoucir, s'il eft polilble. Elle y confentit tacitement; & Delville qui fe recommanda k la proteétion de Madame Charlton , prit congé de Cécile. Je m'en vais, lui dit-il, quoiqu'il me refte encore mille chofes a vous dire. Ma fituation eft cruelle; mais fi je ne devois votre confentement qu'a mes follicitations, je me croirois encore plus a plaindre. Adieu; je vous abandonne donc a vos réflexions. Adieu, ma chere Cécile, ma chere amie; & baifant fa main avec tendreffe, il s'arracha d'auprès d'elle. Cécile, renfible a la fatigue qu'elle avoit occafionnée a fa vieille amie, 1'obligea de fe coucher, & deftina le refte de la nuit a réfiéchir en pleine liberté. Elle fe trouvoit encore une fois maitrefie abfolue de fa deftinée; mais cette liberté de choix qu'elle avoit tant defirée, devenoit pour elle le plus pefant fardeau; elle auroit préféré d'être contrainte plutót que confeillée. Elle devenoit refponfablenon-feulement au public, mais encore a elle-même, de toute cette affaire, & la crainte de mécontenter 1'un ou 1'autre lui rendoit fon indépendance pénible. Quoique la félicité ou le malheur de fa vie dépendiflent de fa décifion, ce n'étoit cependant point le premier objet de fes réflexions'?  ( 153 ) elle regardoit le conrentetnent qu'elle avoit donné a un mariage clandeftin, comme une tache éternelle faite a fa réputation. Mais la publicité de ce confentement faifoit autant de tort a fon caraclere , foit qu'elle fe rétraétlt, foit qu'elle remplit fes engagements; & 1'amertume de fes regrets pour Terreur qu'elle avoit commife, lui faifoit croire que le bonheur n'étoit plus fait pour elle. Elle paffa le refte de la nuit dans les réflexions les plus triftes , & fans pouvoir prendre aucun parti. Le matin vint cependant, & il falloit abfolument fe déterminer. Elle s'occupa enfin a pefer les inconvénients qui réfulteroient de fon refus, ou de fon union avec Delville. En lui donnant fa main , elle s'expofoit au mécontentement de fes parents, &, ce qui Paffecloit encore davantage , a Pindignation de fa mere : il eft vrai que c'étoit le feul obllacle important qui s'y oppofat. En le refufant, elle devenoit le but des plaifanteries du public, des farcafmes des indifférents, & des remontrances de fes amis; elle rifquoit de fournir matiere au ridicule, peut-être même a la calomnie, & fe voyoit au moins 1'objet de la curiofité, fuppofé qu'elle ne devint pas celui du mépris. Les inconvénients qu'entraineroit fon mariage , quoiqu'atnigeants, étoient donc moins  ( 159 ) I défagréables que ceux qui en fuivroient Ia j rupture. Enfin, après avoir pefé le pour &!e contre J autant que le trouble de fon efprit püt le lui id permettre , elle en conclut que renoncer a I époufer Delville , après tout ce qui s'étoit d paffé , feroit s'attirer des chagrins que rien rj ne compenferoit; tandis qu'en 1'acceptant, |j fi elle s'attiroit des reproches, il lui refteroit it encore un rayon d'efpérance , & peut-être | l'expeclative de jours plus heureux. Elle ré- ï folut donc de remplir fes engagements. CHAPITRE II. Un événement. I Cécile étoit encore fi agitée & fi in1; quiete au moment oü Delville revint le lendeIj main, qu'il ne s'informa qu'en tremblant du \ parti qu'elle avoit pris; mais elle étoit trop I au-deflus de tout artifice pour le tenir en | fufpens un feul inllant après s'êtte décidée [; elle-même. Vous croiriez peut-être, lui dit-elle, qu'il J y a eu du caprice dans ma conduite; mais ; vous ne m'en accuferiez pas, fi vous pouviez I connoltre combien de fcrupules, combien de répugnance il m'a fallu furmonter. Dans ceï inftant même oü je vous annonce mon con-  C i6o ) fentement, je fuis fi inquiete fur les conféquences de notre ünion , que je ne verrois pas fans furprife que vous héfitaffiez vous-même a 1'accomplir. Vous n'héfitez donc plus? s'écria-t-il, refpirant a peine. Eft-il poffible, ó ma Cécile!... Se pourroit-il que vous m'euffiez exaucé! Hélas! répondit-elle, que vous avez peu de raifon de vous en réjouir, & que le don que vous recevrez eft trifte & chétif! Avant de me l'accorder, s'écria-t-il d'une voix qui exprimoit en möme-temps la joie & la crainte dont il étoit agité , dites - moi fi j'ai perfonnellement donné lieu ïl quelque répugnance de votre part; j'aimerois encore mieux renoncer au bonheur de vous pofféder, que de ne Ie devoir qu'a mes follicitations. Votre fierté , répondit-elle en fouriant, a peut-êire raifon de s'allarmer; mais mon intention n'eft point de lui en fournir Ie moindre fujet. Non , c'eft avec moi feule que je fuis en contradiétion; c'eft de ma foibleffe & de mon peu de jugement que je me plains; j'ai en vous toute la confiance que m'infpire 1'idée avantageufe que je me fuis formée de votre honneur & de votre probité. C'en fut aflez pour tranfporter de joie Ie cceur fenfible de Delville; il étoit alors prefque auffi heureux qu'il avoit été tourmenté auparavant, & il exprima fa reconnoiflance  ( i6i ) ; avec tant de vivacité, que Cécile, réconciliée avec elle-même, ne put s'empêcher de partager fa fatisfaétion. Elle le quitta dès qu'il lui fut poffible, pour faire part ft Mad. Charlton de ce qui venoit de fe palier, & 1'aiderft s'habiller, afin qu'elle put 1'accompagner ft Péglife. Delville fe hftta d'aller joindre fa nouvelle connoiflance, FAvocat Singleton , pour le prier de remplacer M. Monckton dans la cérémonie. Ces préparatifs fe firent avec la plus grande promptitude; & pour éviter d'être fuivis, ils convinrent qu'ils fe rendroient chacun de leur cóté ft 1'églife , oü , malgré le defir qu'ils avoient que leur mariage reftftt fecret , ils avoient réfolu que la cérémonie fe célébreroit; leur délicatefle ne permettant pas qu'ils fiflent choix d'un lieu moins public pour cela. Lorfque les deux chaifes qui devoient y tranfporter les Dames arriverent, Cécile trembla, & parut vouloir reculer. La grandeur de 1'entreprife, dont alloit dépendre fon bonheur ft venir, le fecret qu'elle ne gardoit qu'ft regret , les reproches de Mad. Delville auxquels elle s'attendoit , le peu de délicatefle de la démarche qu'elle étoit fur le point de faire; toutes ces confidératious la bleflbient fi cruellement, qu'au moment oü Pon vint Pavertir qu'il étoit temps de partir, fa fermeté chancela de nouveau, & elle auroit prefque fou-  C «fe ) haité n'avoir jamais connu Delville. Elle fe raffit, & fe livra toute entiere a fes triftes réflexions. La bonne Mad. Charlton elTaya en vain de la confoler: une horreur foudaine s'étoit emparée de fes efprits épuifés par de longs combats. L'inquiétude qu'avoit éprouvée Delville en voyant qu'elle n'arrivoit point a 1'heure convenue, fit place a 1'étonnement, & il la furprit dans cette fituation, dont il fut frappé a la vue de fes larmes. II lui en demanda la caufe avec autant de crainte que de tendreffe. Ah! M. Delville, s'écria-t-elle en foupirant, quelle n'eff pas notre foiblelfe, lorfque nous ne fommes pas rafTurés par notre propre eftime! Combien nous fommes inconféquents, variables , lorfque le courage n'eft plus foutehu par le devoir! Delville, foulagé en voyant que Ia douleur ne provenoit d'aucune nouvelle caufe, lui reprocha avec ménagement qu'elle manquoit a fa promefle, & la pria férieufement de ne pas différer plus long-temps a s'en acquitter. Le Miniftre, ajouta-t-il, nous attend ; ja 1'ai laiflé avec M. Singleton dans la facriftie; vous n'avez plus d'objeclion a propofer, il ne s'eft élevé aucun nouvel obftacle; pourquoi donc nous tourmenter a difcuter les anciens, que nous avons déja mürement examinés? Tranquillifez-vous, je vous en conjure ; & fi la  ( i63 ) plus vive tendrefïe , reftime la plus fincere & 1'admiration la plus vraie font capable d'adoucir vos peines & d'alfurer votre tranquillité future, chaque anniverfaire de eet heureux jour récompenfera ma Cécile, & lui fera oublier les tourments qu'elle éprouve dans ce moment. Cécile, un peu honteufe, & voyant qu'en effet elle n'avoit rien de nouveau a alléguer, fit un effort pour fe lever, & promit de le fuivre. II ne voulut cependant point la perdre de vue; & faififfant le moment oü elle lui donna de nouveau fon confentement, il renvoya la chaife, prit un fiacre , aimant mieux s'expofer a être vu que de la lailTer encore une fois feule, la pria de lui permettre de 1'accompagner, & y monta avec elle. Cécile eut a peine le temps de refpirer avant de fe trouver a la porte de 1'églife dc.... Delville lui donna la main pour defcendre, après quoi il préfenta fon bras a Mad. Charlton. Aucun d'eux , jufqu'au moment oü ils entrerent dans la facriftie, n'avoit ouvert Ia bouche; mais dès qu'ils y furent, Delville fit apporter un verre d'eau a Cécile, & après les compliments d'ufage au Miniftre , il la remit a M. Singleton, qui lui donna la main pour la conduire a 1'autel. La cérémonie commencée, Cécile ne penfa  ( i«4 ) plus qu'a donner toute fon attention a la liturgie , & 1'écouta avec beaucoup de refpect. Contente de 1'époux qui lui tomboic en partage , elle ne fut point effrayée des engagements qu'elle prenoit avec lui; mais lorfque le Miniftre en vint a cette injonclion folemnelle : S'il y a queiqu'un dans cette ajfent' blée qui facbe quelque cbofe qui doive empêcher ce mariage, qiïilparle maintenant, ou fe taife pour jamais; on entendit a quelque diftance une voix de femme qui s'écria: jfe m'y oppofe! La cérémonie fut interrompue. Le Miniftre étonné ferma fur-le-champ fon livre, & regarda les prétendus époux. Delville frémit, & chercha a découvrir le lieu d'oü étoit partie cette voix. Cécile hors d'elle-même, & faifie d'horreur, fit un cri, & s'appuya fur Mad. Charlton. La confternation étoit générale, ainfi que le filence; tous les yeux étoient tournés du cóté d'oü la voix étoit partie : on vit alors une femme frmir avec précipitation d'un des bancs, fe g! fier dans la foule ,gagner Ia porte, & difparoitre avec Ia promotitude de Péclair. Ils étoient tous immobiles, les yeux fixés fur 1'endroit oü ils avoient perdu cette femme de vue. Delville s'écria enfin: Qu'eft-ce que cela fignifie ?  ( i65 ) Connoitriez-vous cette femme? lui demanda le Miniftre? Non, Monfieur, je n'ai pas même pu 1'envifager. Ni vous, Mademoifelle? dit-il en s'adreffant k Cécile. Non, Monfieur, répondit-elle d'une voix fi foible, qu'a peine ces deux mots purent-ils> être entendus. Elle changeoit fi fouvent de couleur, que Delville craignant qu'elle ne s'évanouit, vola a fon fecours , en s'écriant: Permettez que je vous foutienne! Mais Cécile lui tourna le dos; & continuant è s'appuyer fur Mad. Charlton , elle s'éloigna de 1'autel. Oü voulez-vous aller? s'écria Delville en la fuivant, oü voulez-vous aller? Elle ne lui fit point de réponfe; & quoique chancelant avec autant d'émotion que Mad. Charlton defoiblefië, elle continua de s'éloigner. Pourquoi, Monfieur, avez-vous difcontinué la cérémonie ? s'écria Delville avec impatience, en s'adreffant au Miniftre. Après une pareille oppofition, Monfieur, repliqua-t-il , je ne pouvois faire autrement. Elle ne mérite aucune attention; c'eft un effet du hafard, reprit-il; nous ne connoiffons ni 1'un ni 1'autre cette femme, qui ne fauroit avoir le droit d'en former aucune. Et  ( 166) fuivant après cela Cécile avec encore plus d'inquiétude : Pourquoi, continua-t-il, vouséloigner?... Pourquoi laiffer la cérémonie imparfaite?... Mad. Charlton, que voulez-vous faire?... Cécile, revenez, je vous enfupplie, & terminons. Cécile, par un ilgne expreffif, lui défendit de s'approcher, & s'éloignoit en filence, quoiqu'elle eüt beaucoup de peine a avancer & a faire avancer Mad. Charlton. Ceci devient infupportable! s'écria Delville avec vivacité. Revenez, je vous en conjure... Ma Cécile!... ma femme!... quoi, c'eft vous qui m'abandonnez ainfi?... Revenez, je vous en prie, & recevez mes vceux les plus folemnels!... Mad. Charlton, ramenez-la... Cécile, ne m'abandonnez pas!... II voulut effayer de prendre fa main; mais elle la retira, & parut redouter qu'il ne la touché. Elle lui dit d'un ton énergique, quoique très-bas : Oui, Monfieur, je le dois!... Une oppofition telle que celle qu'on vient de former!... Je ne voudrois pas pour le monde entier la méprifer! Elle fit alors de nouveaux efforts pour doubler le pas. Oü eft cette abominable femme, s'écria Delville ne fe poffédant plus, cette malheureufe qui s'eft fait un plaifir de me défefpéjer! En fortant précipitamment de 1'églife, il courut la chercher.  C 167 ) Le Miniftre & M. Singleton, qui jufqu'alors s'étoient coutentés d'être iimples fpeclateurs, & n'avoient encore manifefté que leur furprife, crurent devoir offrir leurs fervices a Cécile. Elle les refufa pour elle-même, mais les accepta avec reconnoifTance pour Mad. Charlton, qui extrêmement frappée de tout ce qui s'étoit pafTé , en avoit prefque entiérement perdu fes forces. M. Singleton propofa d'envoyer chercher unfiacre : elley confentit, & ils attendirent fon arrivée a 1'entrée de 1'églife. Le Miniftre fit appeller la femme du Marguillier qui ouvroit les bancs, & lui demanda fi elle avoit quelque connoiflance de cette femme, qui elle étoit, & comment elle s'étoit trouvée lü. Elle répondit qu'elle ne favoit abfolument point qui elle pouvoit être; qu'elle étoit venue affifter au prieres du matin; & qu'après le fervice, elle s'étoit vraifemblablement cachée dans un des bancs fermés, puifqu'elle ne 1'avoit point appercue, & qu'elle avoit cru que tout le monde étoit forti. Un fiacre s'étant avancé , ces deux Meffieurs aidoient Mad. Charlton a y monter, lorfque Delville revint. Mes recherches , mes queftions, s'écriat-il , ont été vaines ; je n'ai pu ni la découvrir, ni rien apprendre a fon fujet.. . Mais qu'eft-ce que c'eft que tout ceci ? Oü prétendez-  C 168 ) vous aller?... Pourquoi ce carroffe?... Mad. Charlton,qu'en voulez-vous faire?... Cécile, quelle eft votre intention? Celle-ci tourna en filence la tête d'un autre cóté; fon trouble &faconfternation lui avoient óté la force de parler, tandis que la furprife & la terreur la privoient même du foulagement que les larmes lui auroient procuré. Elle croyoit Delville blamable, fans favoir pourtant de quoi; & le doute de ce qui lui reftoit encore ft craindre ne fervoit qu'a la tourmen» ter plus cruellement. Elle alloit monter dans la voiture, lorfque Delville, qui ne pouvoit ni fupporter fon mécontentement, ni fouffrir qu'elle partit, faifit une de fes mains, malgré les efforts qu'elle fit pour la dégager, & s'écria: Vous êtes ft moi, vous êtes ma femme !... Je ne veux plus me féparer de vous. Allez oü vous voudrez, je vous fuivrai, & ne cefferai de réclamer mes droits ! Ne m'arrêtezpas, luirépartit-elle impatientée & d'une voix foible ; je fuis malade, je me fens mal... Si vous me retenez plus longtemps, jenepourrai plus me foutenir. Eh bien, appuyez vous fur moi jufqu'ft ce que la cérémonie foit finie.. . Vous me mettez au défefpoir; j'en. perdrai la raifon, fi vous me quittez auffi cruellement. Le peuple commencoit ft s'attrouper , & les  C 169 ) les mots d'époux & d'époufe parvinrent aux oreilles de Cécile , qui, mourantde honte, de crainte & de douleur, lui dit: Vous voulez donc abfolument me tourmenter? Et retirant fa main, qu'ft 1'ouïe de ces derniers mots il n'ofa plus retenir, elle s'élanc,a dans la voiture. Delville y entra cependant après, elle, & d'un air d'autorité ordonna au cocher de les conduire dans Pall-Mall; il hauffa enfuite les glacés, & regarda fiérement la populace. Cécile n'eut ni le courage ni la force de lui réfifter; mais choquée de fon trop de vivacité & offenfée qu'il eut ofé la fuivre en public, fes regards exprimoient un reffentiment cent fois plus mortifiant que les reproches qu'elle auroit pu lui faire. Cruelle Cécile ! s'écria-t-il avec paffion, quoi, m'abandonner ft 1'autel même!... renoncer ft moi ft 1'inltant oü les nceuds les plus facrés alloient nous unir!... & me traiteravec tant de dédain dans une conjonclure auffi terrible , me méprifer indignement au moment oü vous m'abandonnez avec tant d'injuftice!... A quelle affreufe fcene, lui dit Cécile en fe remettant un peu de fa confternation, m'avez-vous expofée ! ft quelle honte, a quelle indignité, ft quelle horrible difgrace! O ciel! s'écria-t-il avec effroi, fi le moindre crime, la moindre offenfe de ma part.avoient Terne IV. H  C 170 ) pu Poccafionner, il n'y auroit pas au monde un malheureux plus coupable que moi ! Mon relpect, mavénération pour vous ont toujours égalé mon affeétion; & fi je croyois que vous euffiez fouffert a caufe de moi le moindre ou» trage, je me haïrois bientót moi-même autant que vous paroifiez m'abhorrer. Mais qu'ai-je fait? Comment ai-je pu vousirriter? Par quelle sdtion, par quel crime me fuis-je attiré votre haine? D'oü venoit, s'écria-t-elle, cette voix que je crois encore entendre? Cette oppofition ne fauroit avoir rapport a moi, puifqu'aucun de ceux qui me connoiflent n'a ni le droit ni même le moindre intérêt a fouhaiter que ce mariage n'ait pas lieu, Quelle conclufion ! Quoi, vous imagineriez que cette femme auroit des droits fur moi ? Ici le carrofle s'arrêta devant leur logement. Delville aida les Dames a defcendre. Cécile defirant de fe dérober a fes importunités, le devanca & monta fort vite 1'efcalier, tandis que Mad. Cbarlton s'appuyoit fur Delville. Arrivée dans fa chambre, elle ordonna a fon laquais de faire venir a 1'inftant une chaife de pofte, Delville parut piqué a fon tour; mais réprimant fa vivacité, il lui dit d'un ton pofé ! Décidée comme vous 1'êtes a me quitter, vous emliarrafiant peu de ma tranquillité, & dou-  c m ) li tant de ma fincérité, daignez du moins, avant I que nous nous féparions, vous expliquer plus j! clairement fur 1'accufation que vous formez I contre moi, & dites-moi s'il eft bien poffible I que vous foupconniez que la malheureufe qui . a interrompu la cérémonie, ait jamais rec^i les n moindres aflurances de ma part, qui 1'ayent u autorifée a une pareille action. J'ignore ce que je dois foupconner, dit CéI cile, dans une affaire auffi obfcure; j'avoue j que j'ai peine a croire que les mots qu'elle a » prononcés 1'ayent été au hafard, ou qu'elle |: fe füt cachée fans deffein. En ce cas, Mademoifelle, vous avez raifon b de me donner mon congé, de me traiter avec I mépris, de me bannir fans héfiter, puifqu'il II elt clair que vous me croyez capable de du|l plicité, & que vous penféz que je fuis mieux li informé de cette affaire que je ne parois l'être. y Vous difiez que je vous rendrois malheureuj.'fe.... Non, Mademoifelle, non ! votre deftii^née ne dépendra jamais d'un homme que vous Öljugez fi peu digne de vous. C'eft ce que je ne puis examiner dans ce -Mmoment, reprit Cécile en retenant a peine fes nlarmes... Ce qu'il y a de certain, c'eft qu'auitcun de nos projets n'a réuffi; & comme le I fecret qu'ils exigeoient a toujours été oppofé I è ma raifon & a mes principes, je ne fauroi* me plaindre d'un mauvais fuccès que j'ai peut» H ij  C 172 ) être mérité... Ma chere Dame Charlton, Ia voiture va venir; préparez-vous, je vous fupplie, afin que nous partions auffi-tót. Delville, trop irrité pour parler, fe promenoit dans la chambre & tdchoit de fe calmer; mais il y parvint fi peu, que, quoiqu'il eüt gardé le filence jufqu'au moment oü Pon vint annoncer que la chaife étoit arrivée , lorfqu'il entendit cette affreufe nouvelle & vit que Cécile s'obftinoit a partir, il fut fi révolté & fi affligé, quejoignant les mains, dansun tranfport de douleur, il s'écria : Cécile , voila donc 1'effet de vos promeffes! Voila la félicité que vous m'aviez fait efpérer! Voila la récompenfe de mes tourments & Ia maniere dont vous rempliifez vos engagements I Cécile, frappée de ces reproches, fit un pas en-arriere; mais tandis qu'elle héfitoit, incertaine de ce qu'elle lui répondroit, il continua: Vous êtes infenfible a ma douleur & fourde a mes prieres; un ennemi fecret a donc fu mei rendre odieux, quoique ce matin même j'ignoraffe encore fon exiftence ! Toujours prête a 1 m'abandonner & a me condamner, vous ajoutez plutót foi a de vagues conjectures, qu'a 1 tout ce que vous avez pu connoltre de mon 1 caractere & de ma probité; vous êtes difpofée: a me croire criminel fans en favoir Ia raifon,, fans daigner me dire pourquoi vous êtes fi i .eropreffée a m'interdire votre préfence. L'af« .  ( 173 ) furance même que je ferois coupable pourroit a peine me faire autant de tort que le feul foupcon de mon crime. Irai-je une feconde fois, s'écria Cécile , m'expofera une pareille fcene? Non, jamais!.. Je fuis aflez punie de ma faute pour ne plus y retomber. Au refte, fi je mérite vos reproches, je ne fuis plus digne de votre eftime; ceffèz donc de m'en faire. Ah ! s'écria-t-il, montrez au moins que vous êtes fenfible a mon infortune : alors je cefleraid'enmurmurer, je m'efforcerai de fupporter ma difgrace; mais m'accabler fans daigner m'honorer d'un regard, percer fans pitié un cceur qui vous eft tout dévoué Qu'eft devenue cette candeur que j'avois toujours cru le partage de Cécile? Quoi, cette jufiice, ce difcernement, cette équité, qui me paroifibient la bafe de fon caraétere } n'exiftent plus? Après tout ce qui s'eft palTé, répartit Cécile lënfiblement touchée de fon défefpoir, je ne m'attendois point a de pareilles plaintes, & que vous euffiez befoin de nouvelles affurances de ma part; cependant, s'il ne faut que cela pooi vous tranquillifer, & fi elles peuvent contribuer a vous rendre notre féparation plus fupportable... O fatal préambule! dit-il en 1'interrompant, quand il s'agit de vous perdre, rien au monH iij  c m y ès ne fauroit adoucir ma douleur... N'ayez pour moi, a eet égard, aucune complaifance... confervez toute votre indhTérence, toute votre froideur; continuez & ufer du pouvoir que vous avez d'infpirer des fentiments qué vous ne partagez jamais : rien ne me fera auffi dur, auffi cruel que de vous entendre parler de féparation I Et cependant, répartit-elle , après 1'oppofition qui ne nous permet plus de penfèr aralliance projettée , comment pourrois-je 1'éviter? Fiez-vous eti d ma probité , accordez-moï feulement la confiance que je crois mériter, & alors notre union ne rencoutrera plus d'obf- ■ tacles, & je fuis certain que vous n*aurez jamais lieu de vous en repentir. Jufte Ciel, quelle iemande vous me faites l C'eft bien dans ce cas qu'une confiance aveu» gle & implicite feroit une véritable folie. Vous doutez donc de ma probité? vous mefoupconnez de.. - Non, croyez qu'il n'en eft rien ; mais dans une affaire de cette importance, quel meilleur guide puis-je choifir que ma propre raifon, ma confeience, les notions que j'ai de ce qui eft jufte & de ce qui ne 1'eft pas ? Ceffez donc de m'sffliger par de nouveaux reproches, ne i me tourmentez plus par vos follicitations , puifque je vous déclare folemnellement qu'au- - m  C 175 ) cune confidération ne pourra m'engager a vous promettre une feconde fois ma main , tant que je craindrai de déplaire a Mad. Delville. Adieu. Vous m'abandonnez donc? Ayez de la patience, je vous en conjure , & gardez-vous de me fuivre; le devoir exige que je vous le défende. Ne pas vous fuivre ! & qui auroit le droit de m'en empêcher? Moi, Monfieur, fi vous craignez de m'offenfer & de vous attirer mon indignation. Alors elle s'avan?a courageurement vers la porte, Mad. Charlton ayant déja, a 1'aide d«s domeftiques, gagné 1'efcalier. O tyrannie ! s'écria-t il, quelle foumiffiort vous exigez de moi!... Me fera-t-il permis de chercher k pénétrer 1'affreux myftere de ce matin? Affurémenr. Et fi je parvenois a le découvrir, me permettriez-vous de vous en faire part ? Je ne ferai pas fftchée de 1'apprendre. Adieu. A peine étoit-elle parvenue au milieu de 1'efcalier, que perdant patience , il courut précrpitamment après elle; & trkhantde 1'arrêter, il s'écria : Si vous ne me haïffez pas , fi vous ne me déteftez pas, fi je ne vous fuis pas odieux & infupportable, oh, ne me quituz pas avec tant de dureté!... Cécile, ma H iv  ( i7<5 ) bien-aimée Cécile 1... daignez me parler un mot. Regardez-moi encore une fois, & dites pour me confoler, que notre féparation ne fera pas éternelle. Cécile tourna la tête; & tandis que fes yeux pleins de larmes prouvoient fa fenfibilité, elle lui dit : Pourquoi continuez-vous a me tourmenter par des prieres auxquelles je ne dois poinr prêter 1'oreille ?... Ne vous ai-je pas fuivi a 1'autel?... Pourriez-vous avoir le moindre doute fur la facon dont j'ai penfé a votre égard ? Dont vous avez penfé!... O Cécile !.. ne feroit-elle donc plus la même? Laiffez-moi partir, je vous prie, & foyez perfuadé qu'il n'y a que la raifon qui puiffe me décider a vous quitter. Cachez-moi une partie de votre fenfibilité, plutót,que de cbercher a réveiller la mienne. Hélas, rien ne m'eft moins néceffaire!... Ah, Delville! fi le devoir ne s'oppofoit pas a notre union, fi elle avoit 1'approbation de vos parents, vousn'auriez pas fujet de m'accufer d'indifférence; le choix de mon cceur en feroit la gloire , & tout ce que je rougis de feniir aétuellement je me ferois alors un plaifir & un honneur de le publier. En finiffant cesderniers mots, elles'avanca vers la voiture. Delville la fuivit, en lui prodiguant fes remerciements; & en 1'aidant a  ( 177 ) y monter, il 1'alTura qu'il obéiroit, fuivroit fes ordres, fes commandements, &netenteroit même pas de la voir , jufqu'a ce qu'il püt lui donner quelque éclairciflement au fujet de 1'affaire du matin. Et la chaife partit. CHAPITRE III. Conflernatlon. Le voyage fut trifle & ennuyeux. Madame Charlton, extrêmement harraffée par la précipitation extraordinaire avec laquelle elles avoient fait la route, & la fatigue de corps & d'efprit qu'elle venoit d'elfuyer , ne put continuer a voyager auffi vlte. Cécile étoit auffi beaucoup moins preffée qu'en allant; elle n'efpéroit point a fon retour rencontrer rien qui püt lui caufer le moindre plaifir. La malheureufe courf'e qu'elle venoit de faire , ne lui laiflbit que le regret de l'avoir entreprife, & ne lui préfageoit pour la fuite que du chagrin & des mortifications. La maladie de Mad. Charlton, loin de diminuer après fon retour, ne fit qu'augmenter; & Cécile qui ne la quittoit pas d'un moment, eut encore le chagrin de fe croire la caufe de fon indifpofition. Elle imaginoit que tout confpiroit k la punir de fa faute. Ses déII v  C i?s > marches avoient été découvertes, quoiqu'o» en ignorat les motifs; Ia familie Delville ne pouvoit manquer d'être inftruite de fon projet , qu'elle traiteroit de téméraire & qu'elle fe réjouiroit de favoir échoué. Mais ce qui la tourmentoit le plus, étoit 1'oppofirion inconcevable qui avoit empêché la célébration de fon mariage. Elle ne pouvoit devtner de quelle part elle venoit; fes conjectures étoient auffi Hombreufes que vaines. Elle imaginoit quelquefois que c'étoit peut-être une plaifanterie de Ia part de Morrice , une perfidie de M» Monckton, un tour que quelqu'étranger. leur avoit joué. Aucune de ces fuppofitions n'avoit cependant la. moindre probabilité. Morrice, fuppofé même qu'il eüt obfervé toute* leurs démarches & qu'il les eüt fuivis jufqu'a.! J'églife, ce que fon imprudente curiofité rendoit aflez vraifemblable , auroit a peine eu le temps & les moyens de trouver une femme qui fe füt prêtée a jouer ce róle.. M. Monckton , quelqu'oppofé qu'il füt a ce mariage, avoit trop d'honneur pour vouloir le rompe* par un expédient auffi violent & auffi malhonnête.. De Ia part d'un étranger, il auroit Jallu une effronterie peu commune. Ces confidérations lui faifoient fentir le peu de fondement de fes conjectures. Elle ne pouvoit quelquefois s'empêcher de eroire que Delville n'eüt peut-ê;re pris autre-  ( 17') ) fois des engagements avec quelque perfonne, qui, ayant eu par hafard connoiffance de fes intentions , avoit eu recours a cette voie pour les traverfer. Mais cette idéé avoit encore moins de vraifemblance que les précédentes. La probité, 1'honneur de Delville lui avoient infpiré trop de confiance pour qu'elle püt avoir Te moindre foupcon è fon égard; Dans cette affaire, tout étoit pour elle également confus & myftérieux; mais elle étoit bien convaincue que Delville étoit auffi malheureux qu'elle , & fon unique conlblation étoit de le croire auffi exempt de bklme qu'elle 1'étoit elle-mêmei Elle paffa trois jours entiers dans cette fituation , occupée pendant tout ce temps a foigner Mad. Charlton ; le troifieme on vint lui dire qu'une Dame qui demandoit a lui parler 1'attendoit dans la falie. Elle y defcendit fur-le-champ, & appercut Mad. Delville. Saifie d'étonnement & de crainte, eltes'arrêta rout-a-coup d'im air effrayé , & s'appuya contre la porte , ne fe fentant pas Ia force de foutenir une vifite qu'elle n'avoit ni defirée ni prévue , & que la faute qu'elle croyoit avoir commife lui rendoit infupportable. Mad. Delville lui acïiefTant la paroïe avec beaucoup de réferve & une politefle froider 10. vj  ( iSo ) lui dit : Je crains de vous avoir furprife. Je fuis fücbée de n'avoir pas eu le temps de vous prévenir de mon intencion. Cécile quittant Ia porte & s'nvangant, lui répondit d'une voix foible : Je ne faurois, Madame, qu'être fort honorée de vos vifites dans tous les temps. Après cela elles s'affkent , Mad Delville confervant fon air froid & férieux, & Cécile faifant tous fes efforts pour cacher des craintes qu'elle ne pouvoit vaincre. Après un filence qui n'annoncoit rien d'agréable : Mnn intention, dit Mad. Delville, n'eft ooint de vous caufer de 1'embarras, ni de vous inquiéter; je ne veux pas vous tenir plus long-temps en fufpens fur le but de ma vifite. Je ne viens point ici pour vous faire des queftions, pour mettre votre fincérité a 1'épreuve , ni pour bleffer votre délicatefle. Je vous difpenfe de toute explication; il ne me refte aucun doute a éclaircir; je fais tout ce qui s'eft paffé; je fais que mon fils vous aime. Les craintes de Cécile & fa frayeur ne 1'a▼oient point encore préparée a une attaque auffi directe : il lui fut impoffible de parler, ni de regarder Madame Delville; elle fe leva , & s'approcha de la fenêtre, fans fayoir ce qu'elle faifoit. Le premier objet qu'elle appercut dans la cour, n'étoit pas propre a diminuer fon an-  ( i8i ) goifTe. C'étoit Fidele, qui fe mit a aboyer, & s'efforcoit, en fautant, de lui lécher les mains. Jufte Ciel! Fidele ici ! s'écria Mad. Delville avec furprife. Cécile confondue , Ie vifage en feu, fe couvrit de fes deux mains, & tomba fur une chaife. Mad. Delville fe tut pendant quelques moments; après quoi s'approchant: N'imaginez pas, dit-elle, que je cherché a faire aucune découverte , & ne me foupconnez point de vouloir fonder vos penfées. Je n'ai jamais cru que Mortimer aimtlt fans être payé de retour; ni que Mifs Beverley, ayant autant de mérite qu'elle en a, put ne pas s'appercevoir de celui des autres, Je ne veux donc exiger d'elle, ni des détails, ni des explications : Ia feule chofe que je lui demande , c'eft de m'écouter patiemment, & Ia permiffion de m'exprimer avec franchife & avec vérité. Cécile foulagée par cette maniere calme & tranquille, lui trouvoit cependant unefroideur qui annoncoir affez qu'elle ne confervoic plus ]a moindre affection pour elle, &que ce qu'elle alloit décider feroit irrévocable. Elle fe découvrit le vifage, pour marquer une attention plus refpeétueufe; mais elle ne put ni lever les yeux, ni articuler une feule parole. Mad. Delville s'affic alors a fes cótés, & continua d'un ton très-férieux :  t »**) Quoique Mifs Beverley n'ait point été dana le cas de s'inftruire de 1'état des affaires da notre familie, elle n'a cependant pas pu ignorer qu'une fortune telle que la fienne étoit capable de remplir toutes nos efpérances; elle a dü s'appercevoir auffi que fon mérite n'a jamais été mieux connu & admiré que chez nous i el'e n'a donc pas pu douter que le ehoix de Mortimer n'eüt notre approbation;. & lorfqu'elle a daigné agréer fes propofitions, elle a dü naturellement s'attendre que fon confentement feroit auffi. agréable que fatisfaifant pour tous fes parents.. Cécile, fupérieure a de vains ménagements., ik dédaignan-t des louanges dont elle ne fe fentoit pas digne, leva- la tête, & faifant un? cffort peur parler, dit : Non, Madame , je ne me fuis jamais trompée a eet égard; je n'ai jamais préfumé que j'aurois votre approbation, & c'eft ce qui m'a pour toujours privée de la mienne. Mortimer, s'écria-1-elle avec cbaleur , a donc toujours agi honorablement? II ne vous a donc ni trompée , ni trahie ? Non , Madame, répondit-elle en rougiffent; je n'ai rien a lui reprocher. En ce cas , je le reconnois véritablemcnt pour mon fils , s'écria Mad. Delville avec émotion; s'il avoit ofé vous en impofer, je k'aiirois miconau & abandonné pour jamais..  c m) Cécile paroilTant alors, Ia feule coupabie fe trouva'réduite a un état d'humiliation infupportable. Elle s'arma de touc fon courage, & dit r Je viens de juftifier M. Delville; a préfenc, Madame, permettez que j'allegus quelque chofe en ma faveur. Vous ne fauriez me faire un plus grand plaifir, qu'en parlant fans déguifement. Ce n'eft point dans Pefpérance de regagner Votre eftime que je ne vois que trop que j'ai perdue, mais uniquement... Non , vous ne Pavez point perdue , dit Mad. Delville; & fi elle a été plus forte autrefois, c'étoit ma propre faute , j'avois cru trop légérement è une perfe&ion dont la nature humaine n'eft peut-être pas fufceptible.. Tout efl donc fini, penfa Cécile en ellemême; le mépris que j'avois tant redouté eft mon partage ; & quoiqu'il puifTe s'affoiblir •lans la fuite, il exiftera toujours!. Parlez donc, & parlez fincérement, con> tinua Mad. Delville •, après cela , accordezmoi votre attention pour que je vous inftruile du but de mon, voyage. J'ai très-pen de chofe a vous dire, répartit la trifte Cécile; vous m'afTurez que vous êtes déja informée de tout ce qui s'eft paffé; je ne prétends donc point rae faire un mérite de vous 1'apprendre : j'ajouterai feulement, que la foibiefTe que j'avois eue de conféntir a ce.  ( i*4 ) mariage, m'avoit rendue malheureufe; que Ia rcflexion ne m'avoit pas plutót démontré mon erreur, que j'avois cherché a Ia réparer en me rétractant : ce font les circonflances les plus funeftes qui m'ont pouffée a cette fatale condefcendance , dont Ie fouvenir , jufqu'a ma derniere heure, me caufera autant de chagrin que de honte. Je ne m'étonne point, reprit Mad. Delville , que dans une fituation oü Ia délicatefle étoit bien moins néceflaire que le courage , Mifs Beverley ait pu fe trouver embarraffée & malheureufe. Un cceur tel que le fien ne pouvoit jamais errer impunément; & ce n'eft que paree que je fuis convaincue que perfonne ne connolt mieux qu'elle ce que Pon peut ou ne peut pas faire , que je me fuis hafardée a venir Ia trouver dans cette conjoncture : c'eft fur cette connoiffance qu'eft fondé 1'efpoir qui me refte de gagner quelque chofe fur 1'efprit de celle qui doit décider du fort de toute notre familie. Dois-je continuer, ou jugeridz-vous a propos de parler auparavant? Non , Madame, je n'ai rien a dire. Ecoutez-moi donc, je vous en prie, fans prévention , & ne prenez aucune réfolution avant que de m'avoir entendue jufqu'aubout; daignez n'écouter que la raifon, la candeur & la bonne foi. J'avoue qu'une pareille tache n'eft point aifée pour une ame préoccupée,  C i85 ) il & peut-être déterminée a ne prendre confeïï que de fon penchant.... Vous me faites tort, Madame, dit Cécile en Pinterrompant; ce n'eft point Ia mon intention, je n'ai d'autre defir que celui de fuivre mon devoir; je ne fuis malheureufe que paree que je fens que je m'en fuis écatfée. Je fouffre, je languis jufqu'au moment oü je pourrai recouvrer la bonne opinion que j'avois de moi-même : alors je ne me croirai plus indigne de la vótre; & foit que je 1'obtienne ou que vous me la refufiez, je ferai du moins délivrée du fentiment de honte qui m'humilie en votre préfence. Pour la regagner, reprit Mad. Delville, il fuffiroit d'employer 1'inftuence que vous avez fur mon efprit; je ne fuis déja que trop portée a adopter les idéés les plus favorables fur votre compte, & il ne tiendra qu'a vous de les augmenter. Confentez-vous a cette épreuve, & vous paroit-elle en valoir la peine? Cécile émue ü cette queftion , prévit toute 1'importance du facrifice qu'on alloit exiger d'elle; & fa fierté révoltée lui fit envifager la honte qu'il y auroit a ne pas prévenir la renonciation qu'on attendoit de fa part : fon penchaat néanmoins s'oppofoit è cette réfolution , elle craignit de trop fe prefler, & vit clairement qu'un mot prononcé fans réflexion, la fépareroit peut-être pour toujours de Del-  C i36 ) viïle. Quand cette pénible indécifion fut une fois terminée, elle dit en héfitant a Mad. Delville qui en avoit attendu tranquillement 1'iffue : Malgré le cas que je fais , Madame , de votre approbation & de votre eflime, quoique rien ne me füt diHkile pour les regagner,... c'eft cependant un bonheur qu'a peine j'ofe efpérer. Ah! ne le croyez pas , s'écria-t-elle, il fuffiroit que vous Ie deliraffiez. Je me propofe de vous indiqüer les moyens- de les recouvreE & de vous exprimer combien je vous devrai de reconnoiffance, fi vous daignez vous en fèrvir. Elle s'arrêta; mais Cécile irréfolue, fe déSant de fes propres forces, n'ofa lui rien promettre; elle ne favoit cependant fi elle devoit fè prêter a fes vues, ou refufer de les feconder. Je viens donc, reprit gravement Mad. Delville, vous trouver au nom de M. Ddville & de toute une familie auffi ancienne qu'honorable, & aulli honorable qu'ancienne. Regardez-mei comme la repréfentant; elle vous exprime par ma bouche fes eraintes & fes efpérances. Mon fils, le fourien de notre maifön, le feul appus de fon nom, & Punique héritier de nos fortunes, vous a choifie, nous le favons pour 1'objet de fes vceux; il vous eft telkmerit artaché, qu'il renonceroit plutót a nous  que de furmonter la paffion qu'il a pour vous-» Ce n'eft donc qu'a vous feule que nous pouvons avoir recours, & je viens pour... Oh, arrêtez, Madame, arrê3»z! interrompit Cécile , dont le reffentiment ranimoit le courage , je fais d'avance ce que vous voulez dire : vous venez pour me témoigner votre mépris, pour me reprocher ma préfomption, pour m'accabler de vos dédains. Cette démarche étoit peu nécelfaire; je me fuis déja condamnée moi-même, épargnez-moi Cette dure humiliation, & ne me furshargez pas du poids de votre fupériorité. Je ne cherché point a m'éga'er a vous , je n'entreprends nullement de me juftifier. Je reconnois auffi volontiers ma petiteffe & mon néant que vous pourriez vouloir me les faire fentir; il n'y auroit que Finfulte qui püt me révolter affiz pour m'etn.pêcher d'en convenir. Croyez-moi, répariit Mad. Delville, je ne viens point ici pour vous blcffer, ni vous ou* trager; je fuis fachée d'avoir pu vous paroitre trop fiere. La fituation finguliere & périlleufe de ma familie m'a peut-être fans que je m'en doutafTe, mife dans Ie cas de me fervir d'expreffions qui ont pu vous offenfer. Il eft peu de perfönnes qui puiffent traiter de fang-froid des fujets qui les toucbent de prés; daignez cependant, je vous prie, être bien perXliadée que je n'ai jamais eu l'intentionde vouS:  C 188 ) infulter; n'imaginez pas qu'en parlant avantageufement de ma familie, j'aie voulu rabaiffer la vótre : je fais au contraire qu'elle eft refpectable; je fais même que, füt-elle la derniere du Royaume, les plus,, relevées pourroient envier le bonheur d'avoir produit une fille telle que vous. Cécile, un peu radoucie par la fin de ce difcours, lui demanda excufé de 1'avoirinterrompue, & elle coutinua. Je vous allure donc, que quant a votre familie, quelle que foit la fierté de la nótre, il fuffit que vous en foyez fortie pour que nous n'ayons aucune objeétion a former contr'elle. Nous connoiflbns tout votre mérite ; votre caraclere eft digne de toute notre eftime, & votre fortune furpafle nos efpérances. II eft auffi étrange qu'affligeant que toutes ces circonftances, cnpables defatisfaire la raifon, ces qualités fi propres a faire le bonheur d'un. époux, ne foient point encore fuffi'antes & puiffent s'accorder avec des prétentions peutêtre chimériques, mais que nous ne faurions négliger, dont le fang & la mémoire de nos ancêtres nous impofent le devoir de ne jamais nous départir, & auxquelles nous ne faurions renoncer impunémenr. Nos prétentions font appuyées fur une prefcription contre Jaquelle on ne peut plus réclamer; elles nous interdifent égaletiient de céder a 1'inclination, ou  ( 189-) de nousabailTer a confulterl'intérêt; ckfi nous perdions volontairement & par notre faute !e nom illuftre qu'ils nous ont IaifTé, jamais on ne nous pardonneroit 1'injure faite a leur mémoire, & la poftérité la plus reculée nous la reprocheroit. Cécile, quoique très-affectée de ce qu'elle venoit d'entendre, n'en fut cependant pas fort étonnée; elle n'étoit que trop perfuadée que, quoiqu'il n'y eüt qu'un feul obftacle a fon mariage, il étoit abfolument invincible. Ce n'eft donc pas par averfion pour votre nom, continua-t-e!le, mais paree que le nótre nous eft plus cher. II eft certain qu'il y auroit de la baffeffe & de 1'indignité de le dranger contre un autre... Quelle ne feroit donc pas ma douleur, fi Mortimer Delville, 1'objet de toutes mes efpérances, le dernier rejetton qui aflure la durée de fa maifon, & dont Ia naiffance m'a caufé la plus vive fatisfaclion, dont les belles qualités faifoient toute ma confolation, paree que j'efpérois qu'elles en releveroient 1'éclat; fi Mortimer venoit a y renoncer, s'il 1'abandonnoit, s'il quittoit Ie nom qu'il paroiflbit né pour éternifer, & que lui-même il 1'anéantit pour jamais! Comment reconno!trois-je un fils devenu étranger a fa familie! Comment fupporter 1'idée que j'aurois porté dans mon fein celui qui en auroit trahi les plus chers intéréts!  m C 190 ) Cécile, auffi tffligée qu'offenfée, fe h-Jta de lui répondre : Non, Madame, je n'exigerai point un pareil facrifice, & fa familie neledéfavouera point a caufe de moi; que je n'entre pour rien dans les réfolutions que vous prendrez a fon égard : je ne voudrois pas, pour 1'univers enner, 1'engager a rien faire d'indigne de lui. Que cela eft noblement penfé! s'écria Mad* Delville, dont tout annoncoit la fatisfaction; je retrouve dans ce moment Mifs Beverley; je revois cette vertueufe, cette excellente jeune perfonne, dont 1'intégrité m'annoncoit qu'elle firuroit renoncer même a fa propre félicité, dès qu'elle la croiroit incompatible avec fon devoir. Cécile, tremblante & pale, favoit a peine ce qu'elle avoit dit; mais elle reconnut d'après la facon de s'énoncer de Mad. Delville , que cette Dame en avoit conclu qu'elle renonco't abfolument a fon fils. Elle defiroit ardemment de quitter 1'appartement avant que celle-ci exigedt d'elle qu'elle confirmfo cette interprétation; elle n'eut cependant pas Ie courage de fe lever, de parler, ni même de faire le moindre mouvement. Je fuis fincérement affligée, continua Mad. Delville , dont la froideur & 1'auftérité s'étoient cbangées en douceur, de la nécellité dans laquelle je me fuis trOuvée d'exigcr de  C 191 ) vous une conférence auffi pénible; mais cette reffource étoit 1'unique qui me rcfhtr. Je n'avois aucun droit, quel que puifïe être mon crédit fur 1'efprit de Mortimer, d'en faire Tépative avant quevousy euffiez préalablement confenti. Je regardois mon fils comme attaché a vous par Phonneur; je fa vois que vous étiez feule capable de Paffranchir de fes liens. je vais vous quitter pour le préfent; car je m'appercois que ma prcfence vous gêne. Adieu. Dès que vous pourrez me pardonner, je me flatte que vous n'y manquerez pas. Je n'ai rien a pardonner, Madame, répon» dit Cécile froidemeut; vous n'avez fait que foutenir votre dignité, & je ne fauroins bl;lmer que moi - même de vous avoir mife dans dans ce cas. Hélas ! s'écria Mad. Delville, fi le merite & la noblefle d'ame de votre part, Peflime & & la plus tendre affedion de la mienne, étoient fuffifantes pour fatisfaire a cette dignité qui vous blefle, avec quel empreffement ne defirerois-je pas une fille telle que vous! Quel plaifir n'aurois-je pas d'unir mon fils a une perfonne dont les excellentes qualités qui ont tant d'affinité avec les fiennes , afiureroient fon bonheur! Ne me parlez plus d'affcétion, Madame, dit Cécile en détournant la tête ; celle que vous aviez pour moi eit paflee... votre efli-  C 19* ) tne même a ceffé... II eft poffible que vous me plaigniez ; mais votre pitié eft mêlée de mépris , & je ne fuis pas encore affez vile pour trouver de la confolation a Pexciter. Que vous connoiffez peu , s'écria Mad. Delville en la regardant avec beaucoup de douceur, que vous pénétrez mal 1'état de mon cceur! Jamais vous ne m'avez paru auffi digne d'admiration que dans ce moment. En vous arrachant a mon fils , je partage les peines que j'occafionne; mais 1'idée jufte que vous vous êtes formée des devoirs qui nous font impofés , doit en quelque facon plaider en ma faveur, & vous faire oublier l'exactitude avec laquelle je remplis le mien. En finiffant, elle s'avan^a vers la porte. Votre carroffe feroit-il prêt? lui dit Cécile s'efforcant de cacher fon émotion fous un air de trifteffe. Mad. Delville attendrie, lui tendit Ia main; & fes yeux fe rempliffant de larmes , elle lui dit : II m'eft impoffible de me réfoudre a me féparer de vous avec autant de froideur. O charmante Cécile! ne btème2r point une mere, qui, en s'acquittant de ce qu'elle croit être fon devoir, regarde cette obligation comme Ia,chofe du monde la plus pénible, qui prévoit dans le défefpoir de fon mari & la réfiftance de fon fils toutes les horreurs qu'entralne après foi la difcorde entre des parents, & qui ne peut aflurer 1'honneur de  ( 193 ) de Ta familie qu'en détruifant fon repos & fon bonheur!.... Vous ne voulez donc pas me donner la main?... Cécile, qui avoit affeété de ne pas s'appercevoir qu'elle 1'attendlt, la lui préfenta, en lui faifant une révérence d'un air de réferve, | & tdchant de conferver fa fermeté en évitant de parler. Mad. Delville la prit, & en lui réI pétant fes adieux , elle la prelfa affeétueufëI ment contre fes levres. Cécile en fut émue; I Pagitation qu'elle t&choit de déguifer augmeni tant a chaque inftant, & lui laiffant a peine I la force de refpirer, elle s'écria : Pourquoi, I pourquoi?... je vous prie... je vous fupI plie , Madame... Le Ciel vous comble de fes bénédiclions, | dit Mad. Delville , Iailfant couler des larmes j fur la main qu'elle tenoit encore. Le Ciel vous j foit propice, & vous rende cette tranquillité I qui vous eft fi juftement due! Ah, Madame! s'écria a fon tour Cécile, 3 s'efforcant en vain de retenir fes larmes qui ] couloient alors en abondance, pourquoi me j défefpérer par ces preuves de bonté ? pour* i quoi me forcer è vous aimer encore... quand | je fouhaite prefque de vous haïr!... Non, ne me haïffez pas, lui dit Mad. Delij ville en 1'embraffant, ne me haïffez pas, air mable Cécile ; la fcene cruelle que ie vais ! avoir avec mon fils ne fauroit m'affeéter daTomt ir. I  ■ v.antage que celle-ci... Mais adieu... II faut que je m'y prépare ! Elle fortic enfuite : mais Cécile , dont la fierté ne put tejiir contre tant de bonté, courut promptement après elle, en lui difant: Ne vous reverrai-je plus, Madame? Vous en déciderez vous-même, réponditelle; fi ma vue ne vous caufe pas plus de peine que.de plaifir, je viendrai dès que cela vous conviendra. Cécile foupira, & fe tut; elle ne favoit ce qu'elle devoit fouhaiter, elle craignoit de refter entiérement livrée a fes triftes.& éternelles réflexions. Attendrai-je a m'en retourner, continua Mad. Delville, jufqu'a demain matin; & fi je revenois dans 1'après-midi, confentiriez-vous a me recevoir? Je ferois fachée, répondit-elle toujours en hélitant, de vous empêcher de partir... Vous m'obligercz, s'écria Mad. Delville, de föüffnr ma préfence. Et elle monta en , carroffe. Cécile, hors d'état de foigner fa vieille amie, & n'aycnt pas la force de lui aétailler la cruelle fcene .qui venoit de fe paffer , fe h-Aia de gagner fon appartement. L'émotion qu'elle avoit étouffée jufqu'alors, éclata enfin par fes larmes & fes regrets; fon fort venoit d'être décitfé d'une maniere aiiffi trifte qu'hu-  lm) ■ïiiliante: elle étoit ouvertementréproüvée par la familie dont on favoit qu'elle defiroit l'alliance; die avoit été forcéeft refufer 1'homme fur lequel fon choix s'étoit arrêté, quoique bien convaincue qu'il 1'aimoit. Elle'éprouvoit combien il étoit cruel de fe voir réduite ft Cupporter une infortune auffi peu ordinaire; fon coeur oppreffé, en bute ft des paffions oppopés, écoutoit tour-ft-tour fa fierté révoltée, Ou fon amitié méprifée. CHAPITRE IV. Uinquiétude* •Cécile étoit encore très-agitée, lorfqu'on vint 1'avertir qu'un Monfieur fouliaitoit avoir 1'honneur de la voir. Elle conclut que c'étoit Delville; & I'idée que leur entrevue n'aboutiroit qu'd lui communiquer ce qui ne pourroit que Paffliger amérement augmenta encore le chagrin dont elle étoit accablée. Elle defcendit néanraoins. II s'avanca jufqu'ft la porte pour la recevoir; mais avant qu'il eüt eu le temps de parler, elle s'écria d'un air preffé : M. Delville, que venez-vous faire ici ? Pourquoi vous obf' liner ft me voir, malgré tous les obfiacles & au mépris de ma défenfe? Jufte Ciel-! s'écria-t-il furpris; pourquoi ce lij  ( 196 ) reproche ? Ne m'avez-vous pas permis de venir vous faire part du réfultat de mes recherches ? N'ai-je pas votre confentement ? Mais d'oü vient eet air embarraiïé ?... Vous avez pleuré... O ma chere Cécile! aurois-je contribué a votre affliétion ? Ces larmes que vous ne verfez jamais fans caufe, dites-moi, auroient-elle coulé a mon occafion ? Et quel a été, s'écria-t-elle, le réfultat de vos recherches ? Parlez promptement ; car je fouhaite de 1'apprendre, & je ne faurois m'arrêter qu'un inftant. Que ce langage, s'écria Delville, me parolt étrange! Que ces regards me paroiffent altérés! Qu'eft-il donc arrivé ? Auriez-vous effuyé quelque nouveau malheur ? Dois-je encore m'attendre a des revers imprévus ? Pourquoi ne voulez-vous pas commencer par me répondre? ajouta-t-elle. Lorfque j'aurai parlé, peut-être ne Ie pourrez-vous plus. Vous m'efFrayez ! Quel eft donc le coup affreux qui me menace ? A quelle horreur me préparez-vous ? Lefatal accident qui vous a arrachée de mes bras au pied même de 1'autel , continue a être enveloppé de ténebres impénétrables : il m'a été impoffible de trouver la moindre tracé de la malheureufe qui nous a féparés. Vous n'avez donc pu vous procurer aucun éclairciffement?  ( 19? ) Non, aucun , quoique depuis que nous nous fommes féparés, j'aie employé tout mon temps a faire des perquifitions. N'en faites donc plus, car tous les éclairciffements deviendroient inutiles : il eft certain que nous avons été féparés , quoique nous foyons hors d'état de dire pourquoi : mais que nous nous rejoignions jamais... Elle s'arrêta, les yeux humides, levés au ciel, & pouffnnt un profond foupir. Comment! s'écria Delville, en tachant de prendre fa main qu'elle retira. Aimable, chere Cécile, ma fiancée , mon époufe, pourquoi ces larmes que le défefpoir eft feul capable de vous arracher? Pourquoi me refufer cette main qui étoit il n'y a pas long-temps le gage de votre foi ? Ne fuis-je plus le même Delville auquel il y a fi peu de jours que vous 1'aviez donnée? Pourquoi refufez-vous de m'ouvrir votre cceur? Pourquoi vous défier de ma probité? Pourquoi vous dérober a ma tendreiTe ? Après m'avoir caufé des chagrins fi cuifants, pourquoi me refufer la plus légere confolation ? Quelle confolation, s'écria la défolée Cécile, puis-je vous donner? Hélas! vous n'êtes peut-être pas celui de nous deux qui en avez le plus befoin. Dans ce moment, une des Dlles. Charlton ouvrit la porte, & dit a Cécile que fa grand1 iij  ( 193 ) tnere defiroit de lui parler. Elle fut honteufëqu'on l'eüt furprife en pleurs avec Delville; elle ne (è donna pas le temps de lui faire la . moindre excufe, ou de répondre a Mlle. Charlton,.& fe Mta de fortir de la chambre. ... non pour ferendre auprèsde fa vieille amie qu'elle étoit alors encore moins en état de voir qu'auparavant, mais dans fon..appartement, oü. après avoir donné quelque temps a fa douleur, elle examina fcrupuleufement fa conduite. Eile fe repentoit de tout ce qu'elle avoit fait, elle défapprouvoit. tout ce qu'elle avoit otït, & les reproches de fa confcience lui faifoient oublier pour un temps les motifs qui 1'avoient égarée, La douleur a laquelle elle s'étoit abandonnée en préfence de Delville, lui parut une foibleffe contraire aux bienféancef. Le pouvoir qu'il a fur mon coeur, s'écria-t-elle, a. trop éclaté; il feroit trop tard pour le lui cacher. II efi cependant encore temps de limiter celui qu'il a fur mon efprit. Je ne fer«i jamais a lui, puifque j'y ai renoncé; les égards que je me dois a moi-même m'obligent donc également a le fuir, jufqu'4 ce que fa vue ne foit plus auffi dangereufe pour moi. C'efl pourquoi, lorfque Delville Ia fit fupplier. de permettre qu'il fe préfentit encore  ( 199 ) devant ellè, elle lui fit répondre qu'elle étok indifpofée, & ne pouvoit voir perfonne. II quitta pour lors la matton, & peu de temps après elle re^ut le billet fuivant de fa part. „ A Mlle. Beverley. „ Vous me chaffez d'auprès de vous, Cécile , accablé d'inquiétude & défefpéré par mes craintes.... Vous me renvoyez^ vous qui cormoiffez tout le poids de mon infortune; vous me Iaiffez le foin de la fupporter comme je pourrai. Je vous nommerois infenfible fi je ne m'étois appercu que vous êtes malheureufe; je vous accuferois de tyrannie, fi en vous quittant, je n'avois pas vu coules, vos larmes. Je pars donc , j'obéis, puifque vous defirez que je m'éloigne : je me renfermerai chez Biddulph jufqu'ft ce que je recoive vos ordres. Daignez, je vous prie , vous rappeller que les moments vont me parottre des fiecles tant que je croirai Cécile injufte, & que mon ame fera déchirée tant que je me ]a repréfenterai dans 1'état de douleur oü je 1'ai laiflée. " Mortimer Delville. " Le mélange de tendreffe & de reffentiment qui régnoit dans cette lettre , exprimoit fi bien la douleur & le défordre qui 1'avoient I iv  C 200 ) dictée, que Ia fermeté de Cécile en futébranlée , & qu'elle céda au defir de calmer fon inquiétude, en 1'affurant que rien ne feroit capable d'altérer 1'eflime qu'elle avoit pour lui. Eile réfolut cependant de ne plus fe hafarder a le revoir, certaine que leur entrevue ne ferviroic qu'a les attendrir mutuellemeiit; qu'en fe communiquant leur affiidion, ils ne feroient qu'augmenter leur penchant récipröque. Appellant donc le devoir a fon fecours pour 1'oppofer h fon inclination, elle prit Ie parti de s'en remettre entiérement a la volonté de Mad. Delville; & quoiqu'elle ne lui eut rien piotnis, elle ne s'en crut pas moins engagée avec elle. Souhaitant néanmoins de mettre promptement fin a 1'incertitude de Delville, elle nevoulut point attendre jufqu'au moment oii elle étoit convenue de recevoir fa mere, & elle lui écrivit Ie billet fuivant, pour la prier d'avancer le temps de fa vifite. „ A 1'honorable Madame Delville, Madame, „ M. votre fils eft actuellement a Bury: lui apprendrai-je que vous y êtes arrivée, ou voulez-vous le lui annoncer vous-même? Faites-moi ccnnoitre vos intentions , & je tacherai de m'y conformer. Je ne me regarde plus comme libre; & fi en agiffant fous vo-  C «01 ) tre direéïion je puis vous proeurer quelque fatisfaction, je recevrai vos ordres avec emprelTemenr. J'ai 1'honneur d'être, Madame, Votre très-obéifTante fervante, Cécile Beverley. Lorfqu'elle eut envoyé ce billet , elle fe trouva plus a fon aife : elle avoit facrifié le fils , elle s'étoit réfignée aux volontés de la mere : il ne s'agiffoit plus que de foutenir eet effort avec dignité, & derecouvrerfa tranquillité en fe réfignant fans murmure. Elle fe rappella pour lors avec peine la conduite froide & réfervée qu'elle avoit eue avec Mad. Delville. Cette Dame n'avoit fait que ce qu'elle croyoit être fon devoir, & rien que ce qu'elle-même avoit prévu de fa part. Si au commencement de fa vifite, & tandis qu'elle doutoit encore de 1'ifïue, elle avoit paru févere , auffi-tót qu'elle avoit appercu une lueur de fuccès , elle étoit devenue douce, tendre & affeftueufe. Cécile condamnoit donc pour cette raifon le reffentiment qu'elle avoit trop écouté, & defira fincérement de réparer a 1'égard de Mad. Delville tout ce qui s'étoit paffé. Elle s'affermit encore dans cete réfolution 1 v  ( 202 ) en réfléchiffant combien la félicité qu'elle s'étoit promife en é, oufant Delville auroit été troublée par 1'idée humiliante de s'être introduite dans une familie qui 1'y auroit vue a regret & 1'auroit méprifée. Plus elle i'eftimoït & 1'aimoit, plus elle s'intéreübit a fa réputation; & comment fupporter 1'idée d'y donner atteinte elle-même! Son plan de conduite une fois fixé, elle fe rendit chez Mad. Charlton; mais craignant de perdre cette fermeté qu'elle venoit de fe procurer, fi elle fe hafardoit a raconter ce qui venoit de fe paffer, elle la pria de la difpenfer pourle moment de ce récit, & elle s'efforca de foutenir la converfation fur des objets moins intéreffants. Cette prudence produifit tout 1'effct qu'elle s'en étoit promis; & lorfqu'on vint annonce: de nouveau Mad. Delville, elle apprit avec affez de tranquillité fon arrivée, & fut la recevoir fims émotion. II n'en fut pas de même de Mad. Delville.; elle étoit tiès-émue. Empreffée a lui donner des'témoignages d'amitié, elle courut a fa rencontre au moment oü elle l'appercut, & s'écria en 1'embraffant : O charmante fille ! protectrice de notre familie .' conlervatrice de fon honneur! que les expreffions font foibles pour vous marquer toute mon admiration ! Que mes remerciements font peu proportionnés aux obligations que je v<" us ai l  er*») Vous ne m'en avez aucune, Madame, répondit Cécile en étouffant un foupir; c'eft moi qui vous ferai redevable, fi vous pouvez me pardonner mon emportement de ce matin. Ne donnez pas un nom fi peu mérité, répondit Mad. Delville, a un excès de fenfibilité dont vous feule avez fouffert, Vous avez fou« tenu Pépreuve la plus pénible; & quelque foit le courage que vous avez témoigné,il étoit impoffible que vous n'en fouffiiffiez pas. Vous avez trop de délicatefle pour que je puiffe m'étonner de vous voir renoncer a un homme dont les parents ne feroient point fiattés de votre alliance ; mais Ia générofité que vous avez montrée en foumettant les mefures qui devoient accompagner cette réfignation aux volontés de ceux en faveur defquels vous I'avez faite , prouve toute la dignité de votre ame , & mérite encore plus mes hommages que mes remerciments; jamais je ne faurois vous louer autant que je vous adroire. . Cécile qui ne recut ces louanges que comme la confirmation de ce qu'elle lui avoit déja dit,.qu'elle ne confentiroit point a 1'admerrre dans fa familie, lui fit pour tout remerciment une fimple révérence, & Mad. Delville s'ciaiu affife auprès d'ellej continua : . Vous avez eu la bonté de m'écrire que mon fils étoit ici; 1'avez-vous vu? I vj  C 204 ) Oui, Madame, répondit-elle en rougiffant; il n'a été ici qu'un moment. Et fait-il que j'y fuis ? Non... Je crois qu'il n'en fait rien. L'épreuve qui 1'attend va donc lui être bier» pénible, & les fonctions qui me reftent a remplir a fon égard feront bien trifies! Comptezvous le revoir ? Non,... oui,... peut-être... en vérité k peine je.... Elle bégaya; & Mad. Delville lui prenant Ia main, dites-moi, Mifs Beverley, pourquoi le verriez vous encore? Cécile fut étourdie de cette queftion , & baiffa les yeux fans pouvoir répondre. Confidérez , continua Mad. Delville, que pour votre repos, vous devez éviter foigneuiement de vous revoir; vous ne feriez que vous rendre plus malheureux : votre mariage ne fauroit avoir lieu , vous y avez généreufement renoncé; pourquoi déchirer de nouveau votre cceur par une entrevue qui ne ferviroit qu'r\ renouveller des regrets inutiles ? Cécile continua a fe taire. Sa raifon convenoit bien de Ia vérité de ces réflexions; mais fon coeur avoit peine a en admettre les conféquences. Je fuis füre, reprit Mad. Delville, que ce triomphe dont la petite vanité d'une femme ordinaire feroit flattée, ne s'accorderoit guere  C ) avec la freon de penfer de celle qui a été capable d'un renoncement auffi généreux. Parlez donc , & avouez franchement, de bonnefoi, convenez... qu'il feroit plus prudent d'éviter un objet qui ne peut que caufer des regrets, une entrevue qui ne fauroit exciter que des fenfations triftes & douloureufes. Cécile paiit; elle fit des efforts pour parler, fans pouvoir y parvenir; elle auroit voulu confentir... Mais 1'idée qu'elle avoit vu Delville pour la derniere fois, qu'elle l'avoit quitté brurquement, & la crainte de 1'avoir traité trop durement, s'oppofoient encore a une pareille réfolution. Pourriez-vous , dit Mad. Delville, après une courte paufe, pourriez-vous fouhaiter de revoir Mortimer pour être témoin de fon chagrin? pourriez-vous defirer qu'il vous vit, pour redoubler fes regrets? Oh ! non, s'écria Cécile, a laquelle ce reproche rendit la parole & la fermeté; je ne fuis pas affez méprifable ; je ne fuis pas , du moins je m'en flatte, affez indigne... Je m'abandonne entiérement a votre direétion ; je vous foumets toutes mes démarches. Je voudrois cependant encore une fois, & peut-être... pour la derniere... Ah, ma chere Mifs Beverley! vous revoir, fachant que ce feroit pour la derniere fois, ne feroic-ce pas enfoncer un poignard dans le  ( 20Ö ) eoeur de Mortimer? Ne feroit-ce pas verfer a» poilon mortel dans le vótre ? Si vous Ie croyez, Madame, dir-elle, j'aimerois mieux.. . Je veux cercainement... Elle föupira , bégaya , & s'arrêta. - Ecoutez , reprit Mad. Delville , s'il étoit poffible de trouver un moyen, quel qu'il pilt être, de lever les obflacles qui s'oppofent k votre mariage, alors vous feriez bien de vois mon fils , paree qu'en vous communiquant mutuelletnent vos idéés, il pourroit en réfulter quelqu'heureux expédient: mais -ici... Elle hüfita; Cécile honteufe, indignée, détourna la tête, & s'écria : Je fais très-bien». Madame, .ce que vous v.oulez dire... Tout efl fini ! ainfi... . Sotiffrez, je vous prie, dit-elie en Pinterlompant, que je m'explique fans réferve, puift que nous traitons cette matiere pour la derniere fois. Lorfqu'il ne refte plus aucun doute, lorfque tout efl finalement, quoique mal» heureufement, décidé, que peut-on fe promettre-d'une entrevue? Des peines, des chagrins & des remords. Imagineriez-vous, en Paccordant, favorifer Mortimer, ne pouvoi? la.refufer a fes prieres, & adoucir par-la fes, fouffrances? Vous vous tromperiez groffiéremem;, rien ne contribueroit plus a les augmenter : ce feroit enflammer toutes fes paffions; fa prudence fe trouveroit en défaut; fon  C 20? ) ame feroit déchirée par la colere & la dor> leur; il n'y auroit que Ia force & la contraints qui puffent le féparer de vous, fur-tout s'il étoit prévenu qu'en vous quittant, ce feroit pour toujours. Pour vous-même.... Ne parlez point de moi, Madame, s'écria la malheureure Cécile; ce que vous venez de dire de votre fils fuffit, & je me foumettrai. Ecoutez-moi cependant, reprit-elle, & ne me froyez pas afTez injufte pour ne confidérerque lui feul. Je ne fensjque trop que vousmêrae n'en Ibuffrirez pas moins que lui. Vous eroyez dans ce moment, qu'en le voyant en» core une fois, fa préfence calmeroit votre inquiétude, & que le congé que vous prendrez de lui dirainueroit 1'amertume de cette fépara• tion. Que ce raifonnement efl: peu jufte! Qns cette confolation feroit dangereufe! Prévenue en le voyant, que vous ne le rcverriez plus, votre cceur attendri n'écouteroit plus que fa douleur; & 1'amour, au moment même oü il feroit entiérement bannide vos difcours, furmonteroit tous les obflacles : vous attacbcriez le plus grand fens a charme mot, paree que vous le croiriez le dernier; chaque regard, chaque expreffion fe graveroit,profondéme ne 1'engagea point a joindre fes plaintes aux fiennes : elle n'étoit affligée que de 1'obfracle qui occafionnoit cette léparation , & non de 1'incident qui avok fimplement arrêté la cérémonie. Convaincue, par les deux converfa^ tions qu'elle venoit d'avoir, de-1'fh'fléxibilité de Mad. Delville , elle fe réjouiflbit de ce qu'elle avoit eu occafion d'en faire l'épreuve : le feul fentiment qu'elle éprouvoit dans cette eccurrence étoit ia trifieffe ; fon coeur étoit trop généreux pour conferver le moindre reffentiment d%ne conduite dictee par la prudence & Ie devoir; elle étoit trop tendrepour n'être pas touchée des honnêtetés & des bontés qui avoient adoucice refus, &qui lui prouvoient que, quoiqu'elle Ie regardAt comme in* difpenfable, Mad. Delville en étoit elle-même très-mortifiée. Ce qui 1'embarraiToit le plus étoit de favoir comment & par qui cette affaire avoit été découverte a Mad. Delville; toutes fes conjectures a eet égard furenï vaines; rien n'étoit pourtant moins furprenant, puifque par une fuite de circonfiances malheureufes tant de gens en avoient eu connoiffance, & que dans la confufion qu'avoit occafionnée röppofition inattendue, Delville & elle n'avoient pas même penfé a recommander aux différents témoins de cette fcene de ne pas la raconter: ce qui  C 212 ) yraifëmblablement auroit été aflez inutile; eet incident étant trop extraordinaire & trop fingulier, pour qu'il füt poffible d'empêcherqu'il ne s'ébruitdt. Cette converfation duroit encore, lorfqu'un doraeftique vintdire h Cécile, qu'un bomme étoit venu demander la réponfe au billet qu'il avoit apporté avant midi. Cécile embarraffée, ne favoit a quoi fe réfoudre. Ce n'eft point qu'elle füt furprife que la patience de Delville fe trouvat épuifée; elle defiroic de le tirer de eet état d'inquiétude, & lui auroit écrit fur-le-cbamp pour lui avouer qu'elle compatiflbit a fes fouffrances, & le prier de fupporter avec courage un malheur auquel il n'y avoit plus de remede ; elle ignoroit encore s'il étoit informé du voyage de fa mere, & de fonarrivée a Bury: mais s'étant engagée a laiffer k cette Dame la conduite de cette affaire, elle craignoit de hafarder la moindre démarche fans 1'en prévenir; c'eft pourquoi elle fit dire au commiffionnaire que fa réponfe n'étoit pas encore prête. Quelques minutes après, Delville vint luimême, & Ia fit fupplier de permettre qu'il ]a vit. Elle n'eut plus alors aucune incertitude. II demandoit une entrevue, elle avoit donné fa parole qu'elle n'en accorderoit jamais aucune: elle n'héfita donc pas un inftant a lui faire dire  ( 2i3 ) qu'elle étoit occupée, & qu'il ne lui étoit pas pofiible de recevoir perfonne. II quitta la mailbn en donnant des marqués de 1'agiiation la plus vive, & écrivit irnmédiatement le billet fuivant : „ A Mlle. Beverley. „ Je vous fupplie de confentir a me voir, ne füt-ce qu'un inftant; je vous prie, je vous conjure de me recevoir! Mad. Chariion fera préfente. Tout 1'univers, fi vous le fouhaitez, pourra être témoin de cette entrevue; mais au nom de Dieu, ne refufez pas de m'admettre. ,, Je repafferai dans une heure; fi ce temps n'eft pas fuffifant pour terminer vos occupations, j'attendrai plus long-temps, & je reviendrai. J'efpere que vous ne m'interdirez pas votre porte jufqu'a ce que j'aie pu vous voir. Je ne faurois vivre ailleurs. Mortimer Delville". L'homme qui apporta ce billet, n'en attendit point la réponfe. Cécile le lut avec un trouble inexprimable: elle s'appercut par le ftyle combien Delville étoit irrité de 1'idée qu'elle en avoit mal agi avec lui. Elle auroit bien fouhaité Pappaifer & le tranquillifer: elle étoit deTolée de fe montrer obftinée & inl'enfible; mais c'étoit une  ( ) aécefiïté a laquelle il falloit Te foumettre : elk avoit promis de fe buffer conduire par Mad. Delville, elle ne pouvoit donc pas ie dilpenfer de lui obéir. Et cependant, interdire fa porte (comme il le difoit dans fa lettre) a un homme qui, fans Pincident ie plus incompréhenfible, fe trouveroit adtuellement maitre de fa perfonne, & feul arbitre de fes aclions, lui paroiffoit un procédé fi dur & fi tyrannique, qu'elle fe crut hors d'état de foutenir fes reproches. Elle pria donc Mad. Charlton de lui prêter fa voiture, & rélb;ut d'aller paffer quelque temps avec Mad. Harrel, jufqu'a ce que Delville & fa mere euffent quitté Bury. Elle fe faifoit quelque fcrupule d'habiter la maifon de M. Arnort; mais elle étoit trop preffée pour s'arrêter a une pareille objection. Elle écrivit un mot a Mad. Delville; pour lui communiquer fon intention , les raifons qu'elle avoit eues pour s'y déterminer, & lui réitérer les affurances qu'elle s'abandonnoit avenglément a fes confeils. Après quoi, embraffant Mad. Charlton, qu'elle recommanda aux foins de fes petites-filles, elle monta en vokure avec fa femme-de-chambre, fuivietPun domeftique è cheval, & ordonna aucocher de la conduire chez M. Arnott.  CHAPITRE V. Une chaumiere. Xj a journée étoit déja fort avancée, & avant qu'elle arriv&r au terme de fon voyage, il étoit tout-a-fait nuit. Lorfqu'elle fut parvenue apeu-près a un mille de la maifon de M. Arnott, le poftillon voulant fortir de la grande route & enfiler I'avenue qui y conduifoit, tourna trop court, & renverfa fa chaifë. Cet accident n'eut cependant d'autre fuite que de caufer du retard. Cécile & fa femme-de-chambre ne furent point bleffées ; un homme qui fe promenoit fur le grand chemin vint au feconrs des domeftiques, & les aida a relever Ia voiture. Cécile, qui n'en étoit pas encore fortie, étoit trop occupée de ce qui fe paffoit en-dedans pour faire artention au-dehors; ce ne fut qu'au moment oü elle entendit le laquais appelier au fecours, qu'elle demanda de quoi il s'agiffoit, & qu'elle trouva que le paffant qui leur avoit rendu fervice , avoit malheureufement engagé fon pied fous 1'une des roues, & s'étoit fi fort blefl'é, qu'il ne pouvoit le pofer a terre fans fouffrir beaucoup. Cécile ordonna fur-le-champ qu'on mit le pauvre b efTé dans la voiture, & qu'on le conduiflt chez lui, tandis qu'elle & fa fcmme- C 215 )  ( *-6 ) de-chambre, accompagnées du laquais a cheval , gagneroient a pied la maifon de M. Arnott. A fon arrivée, Mad. Harrel entendant Ia voix de Cécile , fe hata de venir s'informer de ce qui pouvoit Pavoir engagée a fe mettre fi tard en route. Elle fut fuivie par M. Arnott, dont 1'étonnement étoit accompagné de mille autres fenfations qu'il feroit difficile d'exprimer. Cécile , ne lachant trop que dire pour s'excufer de n'être pas venue plutót, leur raconta 1'aventure qui lui étoit arrivée en che« min • ce qui leur fit oublier leur curiofité pour s'informer fi elle n'avoit point été bleffée. On lui fit préparer un appartement, on la pria d'aller fe repofer , remettant a s'entretenir plus au long le lendemain. Elle ne fe fit pas preffer pour fe rendre a leurs follicitations ; heureufe de s'éviter 1'embarras de répondre a toutes leurs queftions, & enchantée de n'avoir pas la peine de foutenir une plus longue converfation. Elle pafla la nuit dans les plus grandes inquiétudes , continuellement occupée de la maniere dont Delville auroit pris fa fuite; il lui tardoit de favoir s'il obéiroit ou réfifieroit a fa mere. Elle étoit au refte bien décidée 4 refufer de le voir, ou du moins de ne rien faire dans la fuite qui püt lui attirer le moindre reproche. Mad.  ( "7 ) Mad. Harrel vint la voir le lendemain de bonne heure. Elle defiroit beaucoup de favoir pourquoi, après avoir conframment refufé toutes fes invitations , elle étoit arrivée au moment oü on ne 1'attendoit plus. Elle étoit cependant encore plus emprelTée de lui parler de ce qui la concernoit elle-même , & de la vie ennuyeufe qu'elle menoit, fequeftrée a la campagne, & réduitea la fociété de fon frere. Cécile évita de répondre a fes queftions; & Mad. Harrel, heureufe d'avoir occnfinn de répéter fes lamentations , eut bientót oublié qu'elle eüt quelque chofe a apprendre fur ce qui regardoit fon amie. il n'en fut pas de même de M. Arnott, dont 1'ég'iïfme n'étoit pas a beaucoup prés auffi forr. Lorfque Cécile defcendit pour déjeüner, elle s'apperc;ut avec chagrin qu'il n'avoit pas mieux dormi qu'elle : une vifite auffi fubite, auffi inattendue, de la part d'une perfonne a laquelle, malgré le peu d'encouragement qu'il en avoit recu, il n'avoit jamais pu penfer avec indiftérence, étoit pour lui un fujet de conjeétures & de furprife, qui avoit ranimé toutes fes efpérances & toutes fes craintes. II n'ofa cependant pas renouveller les quefiious que fa fceur avoit perdues de vue. Quelle que püt être la caufe de la vifite de Cécile , il fe trouvoit encore trop heureux de jouir de fa préfence. Tome IV. K  ( *.*« ) La première chofe dont il s'appercut, fut fa trifleffe, qui ne manqua pas de redoubler la fienne. Mad. Harrel lui trouva auffi l'air malade ; mais elle attribua fon indifpofition a la fatigue & a Ia peur de la veille, bien perfuadée qu'un pareil accident auroit produit le même effet fur elle. Pendant le déjeüné, Cécile envoya chercher fon poftillon, pour s'informer de 1'état de 1'homme qui l'avoit fecouru avec tant de bonne volonté & de malheur. II répondit que c'étoit un laboureur travaillant a Ia journée, §i qui demeuroit dans le voifinage. Cécile pour lors propofa d'aller en fe promenant jufqu'a la demeure de ce pauvre homme, pour le dédommager de ce qu'il avoit fouffert. Tout le monde y confentit, & le poftillon marcha devant pour leur montrer le chemin. Cette habitation étoit une chaumiere fituée au milieu d'une prairie; ils y entrerent fans cérémonie, & trouverent une femme affez proprement mife pour fon état, qui travailloit. Cécile lui demanda des nouvelles de fon mari, & elle lui répondit qu'il étoit allé a la journée. Je fuis charmée de ce que vous me dites, répartit-elle ; il faut donc que fon accident d'hier au foir n'ait eu aucune fuite? Ce n'eft pas lui, Madame, répondit cette femme, a qui eet accident efl arrivé, c'eft  ( 219 ) Jean.... Le voila dans le jardin, oü il tra vaille. Ils y furent tous, & le virent affis a terre, ©ccupé a arracher les mauvaifes herbes. Au moment oü ils s'approcherent, il fe Jeva; & fans prononcer un feul mot, il s'éloigna en boltant avec beaucoup de peine. Je fuis fdchée, mon ami, lui dit Cécile, que vous vous foyez bleffé. A-t-on eu foin de panfer votre pied ? II ne répondoit rien, & continuoit a s'éJoigner en détournant la tête; mais Cécile frappée d'un regard qu'il lui avoit lancé, fit ie tour pour le voir une feconde fois, & reconnut M. Belfield. Jutte ciel! s'écria-t-elle. Mais voyant qu'i! continuoit a feretirer, elle penfa qu'il feroit peut-être fdché qu'elle le fit connoitre, & le laiffant aller tranquillement, elle retournajoiiidre fa compagnie, & fut la première a reprendre le chemin de la cbaumiere. Auffi-tót que 1'émotion caufée par fa furprife fut un peu diffipée, elle demanda depuis quand Jean habitoit cette chaumiere, & ce qu'il y faifoit. La femme lui répondit qu'il n'y avoit que huit jours qu'il demeuroit avec eux, & qu'il travailloit è la journée avec fon mari. Cécile, voyant que leur préfence le gênoit & 1'empêc.hoit de continuer fon ouvrage, vou» K ij  ( 220 ) lant d'ailleurs lui fauver le défagrément d'être reconnu par M. Arnott, ou par Mad. Harrel, propofa de s'en retourner. Elle étoit mortifiée de voir un jeune homroe de fon mérite, & avec fes talents, employé a de pareils travaux; elle defiroit de lui être utile, & s'occupoit déja des moyens d'y parvenir, quand tout-a-coup, en s'éloignant de la chaumiere, on entendit è quelque diftance une voix qui difoit: Madame , Mifs Beverley ! Et s'étant retournée , elle vit avec la plus grande furprife Belfield qui s'etTbrcoit de la fuivre. Elle s'arrêta fur-le champ, & il s'avancoit le chapeau a la main fans paroïtre chercher a fe cacher. Frappé d'un changement de conduite auffi fubit, elle fut a fa rencontre, fuivie de fes deux compagnons : mais lorfqu'ils furent prés 1'un de 1'autre, elleréfilta au defir qu'elle avoit de parler, pour Ie laifler en liberté de fe découvrir ou de refter inconnu. II la falua en affeétant un air d'aifance & de gaieté; mais Ia rougeur dont fon vifage étoit couvert témoignoit aflez combien il étoit intérieurement confus ; & d'une voix qu'il tachoit vainement de rendre alTurée, il s'écria : Eft-il poflïble que Mifs Beverley daigne faire attention a un miférable journalier tel que moi? La vue d'un pareil objet ne devroit lui caufer que de 1'horreur.  (2*1 ) Je m'efh'rne heureufe, lui répondit Cécile, de vous trouver tant de courage; j'avoue cependant que je fouffre en vous voyant dans cette étrange fituation. Mon courage, s'écria-t-il d'un air d'affurance, n'a jamais été plus ferme que dans eet inftant. Quelqu'étrange que ma fituation paroifle , elle eft telle que je la defire; j'ai enfin trouvé le véritable fecret de me rendre heureux, ce fecret que j'avois fi long-temps cherché en vain, qui m'avoit toujours échappé jufqu'au moment oü, défefpérant de le trouver , j'ai renoncé au genre humain , pour n'être plus la dupe des illufions. Cet efibr romanefque furprit Cécile, quoique familiarifée avec fon caraétere , & frappa extrêmement Mad. Harrel & M. Arnott. Son extérieur & ce qu'ils favoient de lui ne les avoient nullement préparés a des fentiments de cette nature, & a un pareil langage. Ce grand fecret de favoir fe rendre heureux ne confifteroit-ilS donc, dit Cécile, qu'a fe féqueftrer du monde entier ? Non, Mademoifelle, répondit-il, il fe trouve dans le travail & 1'indépendance. Cécile auroit defiré lui demander quelques éclairciffements fur fes affaires; mais craignant qu'il ne fe fit peine de la fatisfaire en préfénce de Mad. Harrel & de M. Arnott, & fóchée de le tenir fi long-temps debout, elle lui dit > K iij  ( 222 ) qu'elle avoit affez abufë de fa patience pour le moment, & qu'avant de quitter fes amiselie feroit enforte de le revoir. M. Arnott fe mêlant alors de la converfation, chargea fa fceur d'alTurer Mifs Beverley qu'elle étoit la maitreffe chez lui, & que tous ceux auxquels elle permettroit d'y venir feroient bien recus. Cécile le remercia , & pria fur-le-champ Belfield de venir la voir dans 1'après-midi. Non , Mademoifelle, non, s'écria-t-il; les vifites & la fociété ne font plus faites pour moi; je ne me départirai pas fi-tót du plan que j'ai eu tant de peine ft former: toute la tranquillité des jours qui me reftent dépend de mon exaclitude ft m'y conformer. La méchanceté des hommes m'a dégoüté du monde, & ma réfolution d'y renoncer fera auffi conftante que fa perverfité* Je ne dois donc pas vous demander. Demandez , Mademoifelle , interrompit-il vivement, tout ce qu'il vous plaira : vous ne pouvez rien demander, il n'eft rien fur quoi je ne fois prêt ft répondre... ft Monfieur, a Madame, ft tout le monde. Que pourrois-je defirer de cacher ? J'avoue qu'au premier moment oü je vous ai vue, j'ai tremblé involontairement, une honte déplacée m'a faifi , je me fuis cru dégradé, j'ai cherché ft vous éviter : mais un peu de réfiexion m'a rendu mon boa  ( 223 ) fens. Et oü feroit, me fuis-je dit, le déshonneur d'employer a ma fubfiftance la force dont j'ai été doué ? Et pourquoi rougirois-je de fuivre un genre de vie que la nature avoit prefcrit a 1'homme avant qu'il füt dégénéré ? Eh bien donc,réprit Cécile, li vous perfiftez a refufer de nous venir voir, voulezvous du moins permettre que nous retournions avec vous quelque part oü vous puifiiez vous affeoir? De tout mon coeur, répartit-il; j'irai partout oü vous pourrez vous-même vous repofer. Quant a moi, je ne fais plus attemion aux aifances ni aux incommodités. Ils retournerent alors tous enfemble a la chaumiere, qui fe trouva vuide, la raaltrefie étant allée travailier aux environs» Voulez-vous donc bien, Monfieur, dit Cécile, me permettre de vous demander fi Mylord Vannelt a connoiflance de votre retraite, & fi votre réfolution ne Fa pas furpris & affeclé ? Mylord Vannelt, s'écria-t-il avec hauteur, n'a aucun droit d'être furpris de mes aétions; j'aurois quitté fa maifon, eüt-elle été la feule dans 1'univers. Je fuis fmcérement fdchée de ce que vous m'apprenez, reprit Cécile; je me flattois qu'il auroit mieux connu votre mérite, & qu'il auroit fu gagner votre eftime. K iv  C =24 ) Les mauvais traiteinents, répondit-il, font aufli durs a raconter qu'a fouffrir. Les plaintes ont toujours quelque chofe de déragréable. Ceux qui commettent 1'offenfe peuvent être dételtés d'un petit nombre d'honnêtes gens; mais ceux qui ia recoivent deviennent prefque toujours 1'objet du mépris du refie du monde. Convaincu de cette vérité, j'ai dédaigné d'avoir recours a la plainte. Je n'ai pas befoin d'autre juge que moi-même; & en m'affranchiffant des vils üens de 1'intérêt & de la fervitude, j'ai quitté fa maifon avec une indignation muette; j'aiépargné de vaines remontrances a un homme avec lequel je ne voulois plus rien avoir de commun. Et ne vous reftoit-il pas d'autre choix , répartit Cécile, que celui de vivre avec Mylord Vannelt, óu de renoncer au monde entier? J'ai tout calculé & mürement examiné avant de me décider; & ce choix m'a paru d'autant plus raifonnable, que je fuis für de ne m'en jamais repentir: j'avois des amis qui fe feroient fait un plaifir de me préfenter a quelqu'autre Seigneur; mais j'étois révolté contre un pareil genre de vie, & je ne voulois pas errer, cotirir d'un grand a 1'autre, digérant de nouveaux affronts, & me livrer, en dépit du bon fens, a des efpérances mal fondées. Non , après avoir quitté Mylord Vannelt , j'ai renoncé  ( -*5 ) pour toujours aux prétendus proreéteurs. Je me luis retiré dans un appartement que j'ai loué , pourdélibérer a mon aife fur le parti que je prendrois. J'avois déja fuivi plufieurs vocations, dans lefquelles j'avois été malheureux ou imprudent. J'avois effayé de la jurifprudence; mais fon étude étoit ennuyeufe & dégoutante. Quant au militaire, 1'oifiveté qui y eft attachée m'avoit révolté, & j'en étois plus fatigué que je ne 1'aurois été du plus violent exercice. J'avois eu recours après cela a Ia plus grande diffipation; la dépenfe qu'elle m'occafionnoit étoit ruineufe, & les reproches que je m'en faifois détruifoient les plaifirs qu'elle m'offroit. J'avois même... oui, il eft peu de chofes que je n'aie éprouvées... j'ai encore.. . car pourquoi rien cacher a préfent?. .. 11 s'arrêta, rougit, & reprit enfuite d'un ton plus animé: Le commerce avoit auffi fait partie de mes expériences ; & eet état étoit véritablement celui auquelma naiflance m'appelloit... Mon éducation m'avoit mal préparé pour cette profeflion, & je m'étois ronduit d'une maniere abfolument oppofée a la première regie du négociant, en diflipant au-lieu d'amafier. Quel parti me reftoit-il donc a prendre? Recommencer a parcourir le même cercle : je n'en avois pas la patience, & j'étois hors d'éK v  ( 22Ö ) rat d'entreprendre rien de nouveau; il ne üae reftoit plus d'argent; il m'étoic impoffible de me voir plus long-temps ft charge a mes parents & ft mes amis. Je languis pendant une quinzaine de jours dans cette incenitude, au bout defquels un accident aflez ordinaire m'engagea heureufement ft me décider. Je me promenois un matin dans Hyde-Parc, formant dans ma tête mille projets pour 1'avenir, fan* pouvoir me fixer ft, aucun, quand tout-a-coup je rencontrai un Geniilhomme ft cheval, qui m'avoit comblé de politefies pendant mon féjour chez Mylord Vannelt.. Je détournai la tête pour qu'il ne me vk pas; mais ft peine s'étoitil éloigné de quelques pas, que, foit par accident ou pour ne s'être pas bien tenu, il fit une chüte.. Je volai ft fon fecours. II s'étoit extrêmement meurtri, fans s'être autrement bleflë; je 1'aidai ft fe relever, & il s'appuya fur mon bras. Dans Pempreflement que j'avois de favoir comment il fe trouvoit, je le nommai; il me reconnut, & parut furpn'3 de mon ajuftement qui étoit, il eft vrai, bien différent de celui qu'il m'avoit vu porter lorfque j'étois chez Mylord Vannelt:. ce qui n'empêcha cependant pas qu'il ne me parlftt poliment; mais ayant appercu des gens de fa connoiflance, qui avoient galoppé pour le joindre, il fe dégagea promptement de mes mains; & s'empreflant de leur raconter ce qui venoit  ( 227 ) de lui arriver, il affecca de regarder dim autre cóté. Se joignant enfuite a cette nouvelle compagnie, il s'e'loigna fans faire la moiudre attention a moi. Je fus prefque tenté de lui donner la peine de revenir fur fes pas ; mais un peu de réflexion furfit pour me faire fentir qu'un homme de cette efpece étoit peu digne de ma colere. Cet événement mit fin a toutes mes délibérations , je fus confirmé par cette aventure dans le dégoüt que j'avois concu pour Ie monde : je vis clairement qu'il n'étoit fait que pour les richelTes & les grands; pauvre &bumble, qu'avois-je a en efpérer? Je réfolus donc d'y renoncer pour toujours, & de ne plus craindre fes revers , en ceffant de prétendre a fes faveurs.. J'écrivis a Mylord Vannelt- pour le prier d'envoyer mes malles chez ma mere; j'avifai cette derniere que je me portois bien, & que je ne tarderois pas a lui donner de mes nouvelles; après quoi, je payai mon logement, & dis adieu a Londres pour long-temps. Remettant alors au hafard la- direclion de mes pas, je parcourus la campagne fans m?embarrafi'er oü ils me porteroienr.. Ma première penfée fut d'abord de chercher une retraite & d'affurer ma tranquillité ^ en renoncant entiérement è la fociété. Ma maaiere lente de voyager me laiffa tout le teraps IC yj  (22S ) dont j'avois befoin pour réfléchir, & me fit bientót reconnoitre Terreur qui m'égaroit. La (blirude, m'écriai-je, me mettra, il eft vrai, a Tabri du crime; mais comment échapperai-je aux regrets, au chagrin, a Tennui? Ils Te feront fentir plus fortement que jamais, quand le travail ne remplira plus mes moments, quand Tefpérance n'offrira plus rien a mon imagination. Convaincu, par 1'exemple de Cowley cY les lecons du premier de nos monliftes ( le Doé'teur Johnfon), combien il eft abfurde de chercher la folitude, je réfolus de ne point me confiner dans une celluie; mais comme j'ai toujours évité cette imitation fervile qui nous fait penfer & agir comme les autres, je donnai a ma retraite le caractere d'originalité qui vous frappe. Je me refugiai dans cette chaumiere ; j'y fuis éloigné de toute fociété ; j'évite Ie plus grand inconvénient de la folitude, qui eft Tennui. J'y fuis conftamment occupé; Texercice qui eft utile 3 ma fanté, éleve mon courage au-deflus de Tadverfiré. Je fuis a Tabri de toute tentation, a peine ai-je la faculté de mal faire. Je n'ai devant moi aucun objet d'ambition, & n'ai pas même Ie loifir de me plaindre : j'ai trouvé, je le répete, le vrai fecret d'être heureux, qui ne confifte que dans le travail & Tindépendance.  ( 220 ) Ils'arrêta. Cécile qui 1'avoit écouté avec un mélange de compaflion & d'admiration, mais Tans être toujours du même avis que lui, étoit trop frappée de fa fingularité pour pouvoir lui répondre. La curiofité qu'elle avoit eue de 1'entendre ne provenoit que du defir de le fecourir; elle avoit. efpéré de découvrir par fon récitles moyens de Tobüger; elle fut trompée dans fon attente, il affuroit être parfaitement content de fa fituation; & quoique la raifon & les apparences démentilfent fes alfertions, elle ne pouvoit honnêtement le contredire. Elle le remercia donc de fon récit, en lui faiTant beaucoup d'excufes de la peine qu'elle lui avoit donnée. Elle ajouta : Je ne dois pas vous témoigner mon chagrin des malheurs qui vous ont conduit a la félicité dont vous prétendez jouir, ni vous faire des remontrances fur le parti que vous avez embraffé, puifque vous 1'avc-z pris par choix; pardonnez cependant, fi je ne puis m'empêcher d'efpérer vous voir quelque jour plus heureux. Non, jamais , jamais !je fuis excédé du genre humain : ce n'eft point par théorie, mais après une longue pratique; & les précautions que j'ai prifes pour ne point changer, m'empêcheront de jamais me défifter de ma réfolution. Ce n'eft p^int 1'homme aétif, mais findolent & le défceuvré , qui fe fatigue; ce ne  ( 2-3° ) font point les gens fobres, ce font les gourmands, qui font capiicieux & difficiles. Votre (beur, Monfieur, eft-elle prévenue du changement que votre fituation & vos fentiments ont e'prouvé? La pauvre fille ! non. EJIe & fa malheureufe mere n'ont que trop long-temps fouffert de m»n inconftance & de mes malheurs. Actuellement même,, elles facrifieroient encore t-out cj qu'elles poffedent pour me mettre en état de recommencer les épreuves dont j'ai fi fouvent été Ia dupe; mais c'eft affez abu» fer de leur affeétion :. je ne veux plus qu'elles foient les efclaves de mes fantaifies, ni les dupes de mes efpérances.. Je leur ai mandé que j'étois heureux, je ne leur ai point encce dit oü & comment. Je crains leur affliétion lorfqu'elles fe verront trompées dans leur attente; c'eft pourquoi je veux leur cacher pendant quelque temps ma fituation qu'elles croiroient défagréablc Ne l'eft-elle point en effet ? dit Cécile, Ie travail & la peine font-ils donc fi doux? & pouvez-vous férieufement tirer votre félicité de ce que les autres regardent comme un malheur ? Ils ne f©nt point agréables, répondit-il, par eux-mêmes, mais par leurs effets. En travaillant, j'oublie tout, mes projets pour 1'avenir, mes chagrins panes.. Je m'occupe jufqu'au  C 231 ) moment oü j'ai befoin de repos; & ce reposque la nature exige, ne me conduit point 4 de vaines méditations, mais a un fommeil falutaire & profond. Je me réveille le lendemain pour reprendre les mêmes fonctions , qui ne me laiflent point le temps de réfléchir;; je travaille de nouveau tant que mes forces me le permettent, & la nuit ramene pour moi la même infenfibilité refiaurante. Ah! s'écria Cécile , fi c'eft 14 ce que vousnommez une vie heureufe, pourquoi les pauvres fe plaignent-ils continuellement de leurs peines & de leur mifere? Ils n'ont jamais connu d'autre vie que celle qu'ils menent;. par conféquent y ils ne confoivent point combien leur fort eft heureux, S'ils avoient vécu dans le monde ,. qu'ils fa fuffent bercés de vaines efpérances s'ils avoient été recherchés par les grands, qu'on leur eüt prodigué des louanges, & que quand ils fe feroient trouvés dans Ie cas de mourit* de faim, on ne leur eüt rien oSen de plus j.. f s'ils avoient vu un cerele nombreax n'attendre que d'eux feuls & de leurs talents tout le plaifir que donnent ces fortes d'affemblées , & les oublier auffi-töt qu'on les auroit perdus de vue;... s'ils euffent éprouvé les injuflices que le monde fait fouffcir 4 ceux qui en dépendent t avec quel empreffement ils s'éloijoeroient d'une race perverfe & infenfible l  ( 232 ) Combien ils refpecteroient ce travail qui les dérobe a 1'ingratitude qu'ils déteflent! Et feriez-vous affez fatisfait de votre fituation acluelle , s'écria Cécile , pour penfer qu'elle puiffe réparer les maux que vous avez foufferts ? Satisfait! répéta-t-il avec énergie, oh, plus que fatisfait! Je fuis glorieux de ma fituation préfente; je me fais un plaifir de montrer au public, & fur-tout a moi-même, que je puis défier ceux qui m'ont méprifé , & que je ferois bien faché de recevoir le moindre fervice de ceux qui m'ont traité indignement. Pardonnez, reprit Cécile, fi j'ofe vous demander encore pourquoi, en quittant Mylord Vannelt, vous avez cru qu'il ne reltoit plus perfonne dont vous puffiez éprouver 1'amitié. Paree que j'étois encore moins dégoüré de Mylord Vannelt que de ma fituation : quoique je fufle mécontent de fa conduite a mon égard, il m'a paru qu'il étoit trop généralement ellimé pour ofer me flatter d'être mieux traité chez un autre. Je crois bien que fon intention n'a jamais été de m'onenfer; mais ce qui m'a le plus piqué, c'efl qu'il ait pu me croire capable de recevoir des affronts fans y être fenfible. Ces torts qui , quoique trop peu férieux pour en témoigner du relTentiment, Ie font cependant affez pour qu'on les fupporte impatiemment j  C =33 ) il n'eft point de terme qui puifTe en donner une jufte idéé; il faut les fentir pour les bien cornprendre. Mais, répartit Cécile, quoique les gens capables de fentir foienr. rares , il s'en trouve cependant : pourquoi donc vous óter ft voushiême la poffibilité d'en rencontrer? Faut-il que je parcoure tout le Royaume, s'écria-t-il; que je publie ma roilere; que j'apprenne ft 1'univers, que quoique dans le bc-foin j'exige des égards auffi bien que des fecours; & que, quoique pauvre, je n'accepterai fes dons qu'autant qu'ils me feront offerts de bonne grace, & qu'on ne cherchera point ft m'humilier? Qui eft-ce qui voudroit prêter 1'oreille ft de pareils avertiffements, ou écouter le récit des mortifications que j'ai effuyées, ft moins que ce ne füt pour dire que je les ai méritées? Pourquoi le public s'embarrafferoit-il de ma facon de penfer & de mes fingularités? Je le connois trop pour croire que mes malheurs puffent 1'attendrir; je n'ai pas befoin de nouvelles lecons pour favoir qu'il y a plus de fagefTe & de courage ft fupporter 1'infortune qu'i s'en plaindre. Malheureux comme vous 1'avez été , reprit Cécile, je ne faurois m'étonner de votre mauvaife humeur; mais 1'équité exigequel'on convienne qu'en général la dureté envers les malheureux n'eft pas le défaut de ce fiecle. Au  C 234 ) contraire, a peine leur mifere eft-elle connue, < que tout Ie monde s'empreffe a la foulager» Et comment la fou!age-t-on ? s'écria-t-il , , en donnant quelque argent? L'houime qui n'a u befoin que d'un petit nombre de guinées peut, L il efl vrai, les obtenir; mais celui qui demande I des égards & de la proteclion, dont Ie courage k abattu exigeroit d'être ranimé & confolé en- [ core plus que fa fortuue n'a befoin de fecours, j comment fon ame agitée & luttant contre le 1 malheur , fupportera-t-elle les hauteurs des i protecteurs & 1'infolence de ceux qui s'attendeat a des complaifances de fa part ? Oui, L fans doute , le public veut bien foulager le e mendiant mourant de faim; mais 1'infortuné p qui refufe de ramper pour obtenir fa fubfiflan- L ce, périra dans la mifere, fans pitié ni fou- [1 lagement. Cécile connut alors que la bleffure faite a S fa fenfibilité étoit trop profonde pour n'être > pas incurable. Elle ne voulut doue pas 1'ar- : rêter plus long-temps; & après avoir fait les \ vceux les plus finceres en fa faveur, fans oftr 1 lui offrir fes fervices , elle fe leva , & prit congé de lui.... Belfield fe bata, lorfqu'ils >. furent parti, de retourner au jardin , oü ils 1 virent qu'il s'étoit remis a arracher les herbes |: avec tout Pemprefièment d'un homme occupé |< de 1'ouvrage pour lequel il auroit le plus d'ia- ! slinatian»  ( ns) - Cécile onblia une partie de fes petnes & de fon chagrin, en penfant aux malheurs de eet infortuné & fingulier jeune homme. Elle auroit bien fouhaité trouver le moyen de le tirer d'un genre de vie auffi dur & auffi obfcur; mais que propofer è un être auffi pnimillcux fur 1'honneur, & d'une délicateffe auffi fcf upuleufe, fans rifquer de 1'offenfer plutót que del'obliger? Son récit 1'avoit convaincue combien il avoit befoin de fecours ; mais elle avoit fenti en même-temps la peine qu'il y auroit k ie faire confentir a en recevoir. Elle n'étoit pas non plus fans crainte que 1'empreffement qu'elle montreroit a lui rendre fervice , fa jeuneffe, fes manieres & fes attentions ne miffent Belfield lui-même dans Ie cas de mal interpréter f motifs , & ne produififfent fur lui un effet femblnble a celui qu'ils avoient précédemment produit fur 1'efprit de fa mere. C'eft pourquoi, après avoir pefé mürement toutes ces circonftances , le moment préfent ne lui parut point propre a exercer fa générofité, & elle réfolut d'en attendre un plus convenable»  ( 236 ) CHAPITRE VI. Une dijpute. L e refte de Ia journée fe patTa a s'entretenir de cette aventure; mais Ia lettre fuivante, qu'elle rec^t de Mad. Delville, fit bientót oublier a Cécile 1'intérêt qu'elle y prenoit. „ A Mifs Beverley. ,, C'eft avec chagrin que je trouble la tranquillité d'une retraite fi prudemment choifie; je gémis de la néceffité oü je me trouve de mettre de nouveau a 1'épreuve une vertu dont 1'exercice, quoique très-fréquent, eft pourtant fi pénible; mais, hélas ! ma jeune & excellente amie, nous ne fommes point placés dans ce monde pour jouir, mais pour foufffir • il n'yad'heureux que ceux qui ne fefontpoint attiré leurs malheurs par leur imprudence,ou ne les ont point mérités par leurs crimes, & qui réfiftent courageufement ou les fouffrent avec patience. ,, J'ai été informée de Ia louable fermeté que vous avez montrée; elle eft telle que je 1'attendois de vous , & digne de mon admiration. J'efpérois vous éviter tout éclairciflement pour la fuite, & pouvoir m'en remettre  C 237 ) ft votre fageffe & ft votre rairon pour Ie rétabliffement de votre tranquillité; mais Mortimer dérange toutes mes vues, & notre ouvrage n'eft point encore fini. „ II prétend avoir pris des engagements folemnels avec vous; & en m'alléguant fon honneur, il a mis fin ft mes remontrances. II ne veut convenir qu'il foit libre qu'autant que vous le lui déclarerez vous-mêmede bouche; & malgré ma répugnance a vous impofer cette tftche, je ne faurois le faire taire, ni le tran* quillifer, fans vous prier de vous en charger. ,, Voulez-vous donc nous recevoir pour eet effet ? Pourrez-vous confentir ft lui confirmer verbalement cette décifion irrévocable ? Je fuis füre que vous ferez fenfible ft l'affliction du pauvre Mortimer : j'aurois bien" fouhaité qu'il m'eüt été poffible de vous 1'épargner; cependant je compte fi fort fur votre prudence, que le voyant abfolument décidé ft vous parler, je ne faurois m'empêcher d'efpérer qu'étant lui - même tém'oin de la nobleffe de vos fentiments, cette entrevue ne foit plus propre ft le calmer, qu'a augmenter fa vivacité. „ Vous voudrez bien réfléchir ft ma propofition; & fi vous croyez,a cesconditions, être en état de recevoir mon fils, nous nous rendronsenfemblechez vous, oü, & ft Pheure qu'il vous plaira de nous indiquer : mais fi  C *3* ) eet effort vous paroiflbit au-deffus de vos fbrces, ne craignez point de refulèr notre vifite. Dès que Mortimer connoitra vos volontés, il ne manquera pas de s'y foumettre. „ Adieu, trop charmante & trop aimable Cécile. Quelle que foit votre décifion, je m'y conformerai; vous avez juftement mérité & vous conferverez éternellement 1'eftime, 1'affection & la reconnoiffance de Augusta Delville ". Hélas ! s'écria Cécile , quand ceflerai-je d'être tourmentée par de nouveaux combats? Pourquoi faut-il que je refufe fi fouvent avec tant de dureté le feul homme que j'accepterois, & auquel j'aurois le plus d'envie de plaire ! Quel que fut cependant le chagrin qu'elle leflentoit de cette néceflité, elle n'héfita pas un moment a fe rendre a la priere de Mad. Delville, & lui répondit fur-Ie-champ qu'elle feroit le lendemain matin chez Mad. Charlton , oü elle Ia recevroit. Elle retourna enfuite au fallon, fit fes excufes a Mad. Harrel & a M. Arnott de s'être fi peu arrêtée chez eux , & d'être obligée de les quitter fïtót. M. Arnott confterné, 1'écouta en filence, & Mad. Harrel fit tout ce qu'elle put pour 1'engager a refter, fa préfence adouciflant un peu fa folitude; mais voyant que  C =39 ) fes follicitations ne la perfuadoient pas, elïe la pria férieufement de hater le moment oi\ eïie ïroït habiter fa maifon, afin d'abréger le temps de leur féparation, & qu'elles puffent fe rejoindre plutót. Cécile paffa la nuit ft penfer ft Ia maniere dont elle fe conduïroit le lendemain; elle vit tout ce que Mad. Delville attendcit d'elle , puifqu'elle 1'avoit exhortée ft refufer leur vifite pour peu qu'elle fe méfiat de fes forces. La confiance de Delville ft exiger que le refus vlnt direétement de fa part, la furprit, lui plut & l'afiligea tour-a-tour; elle avok imaginé qu'il fe feroit foumis fans réferve ft la décifion d'une mere auffi refpeétée que chérie, & elle avoit peine ft concevoir qu'il eüt cu le courage de lui réfiller. Ce courage & cette conteftation ne 1'étonnoient cependant pas plus qu'elles ne la flattoient; car connoiffant toute 1'étendue de fa piété filiale, 1'un & 1'autre lui paroifibient les preuves les plus indubitables qu'elle eüt encore recues de la fincérité & de la confiance de fon attachement. Mais après qu'elle auroit ratifié la décifion de fa mere, fes combats intérieurs cefferoient-ils? renonceroit-il pour toujours ft fes prétentions ? C'étoit la ce qui caufoit fon incertitude , & le principal objet de fes réflexions. Quelle que füt néanmoins fa conduite, elle  ( 24° ) étoit bien décidée è ne point fe laifler ébranIer, & a perfilter dans fa réfolution : c'étoit a cela feul que fe bornoit toute fon arabition; mais elle craignoit d'être témoin de la douleur de Delville , & elle redoutoit encore plus Ia foibleffe de fon propre cceur. Le lendemain matin , elle vit a regret que M. Arnott Pattendöit au bas de 1'efcalier, & qu'il étoit fi affeclé de fon départ , qu'il la conduifit è fa voiture fans avoir la force de lui dire un mot. . Elle arriva de très-bonne heure chez Mad. Charlton , & retrouva fa vieille amie è peu prés dans le même état oü elle Pavoit laiffée, Elle lui appritla raifon pour laquelle elle avoit avancé fon retour, & la pria d'empêcher que fes petites - filles la quittaffent , afin que Ia conférence qui devoit avoir lieu ne füt ni entendue ni interrompue. Elle defcendit alors dans le fallon, pour être prête a recevoir la vifite qu'elle attenrioit. Ils ne vinrent qu'a onze heures; & le temps qui s'écoula jufqu'a leur arrivée , fut employé aux réflexions les plus fombres & les plus accablantes. Enfin, on les annonga. Cécile, malgré tous fes efforts, avoit eu peine a fe tenir debout pour les recevoir. Ils entrerentenfemble- mais Mad. Delville devancant fon fils, & fe placant de maniere è empêcher qu'il ne la vit, dans 1'efpoir qu'il nefau- droit  ( 241 ) droit que quelques moments a Cécile pour que fon émotion füt moins apparente , elle dit du ton le plus doux : Mifs Beverley nous fait autant de plaifir que d'honneur en confentant a recevoir notre vifite. J'aurois été mortifiée de quirter la province, fans avoir eu la fatisfaétion de la revoir; & mon fils, convaincu du refpecr & des égards qu'il lui doit, n'auroit pas voulu partir fans lui rendre fon hommage. Cécile fit une révérence : mais mortifiée de la cruelle t&chedont il luireftoita s'acquitter, elle n'eut pas la force de parler; & Mad. Delville s'appercevant qu'elle trembloit, la pria de s'afleoir, & fe plac;a fur une chaife a cóté d'elle. Delville encore plus ému , paree qu'il ne cherchoit point a cacher fon agitation, attendit impatiemment la fin des compliments d'ufage; après quoi s'approchant de Cécile, il lui dit d'une voix émue, & d'un air de dépit : J'efpere, au moins , que vous ne refuferez pas de m'écouter en préfence de ma mere, quoique mes lettres n'ayent point obtenu de réponfe , que mes vifites ayent été refufées , que vous m'ayez cruellement & inexorablement évité.... Mortimer, dit Mad. Delville en 1'interrompant, n'oubliez pas que ce que je vous ai annoncé efl irrévocable; vous ne voyez dans Terne IV. L  < IV- ) ce moment MiTs Beverley que pour lui donner & pour en recevoir l'affurance que vous renoncez mutuellement a tous les ncends, h tous les engagements qui vous lioient Tun a 1'autre. Pardonnez, Madame, s'écria t-il ; c'efl wne condition a laquelle je ne me fuis jnmnis foumis. Je ne viens point ici pour la libérer, mais pour la réclamer. Je fuis a elle, & j'y fuis tout entier. Je le protefle a la face de 1'uiiivers. II n'eft actuellement plus temps d'exiger un pareil facrifice ; car vous n'êtes pas plus ma mere qu'elle n'eft mon époufe. Cécile, furprife de Ia hardieffe de fa déclaration , refla ftupéfaires, tandis que Mad. Delville , d'un air calme , quoique mécontent, lui répondit : Ce n'eft point a préfent de cela qu'il eft queftion ; j'avois efpéré que vous auritz mieux connu ce que vous nous devez a 1'une & a 1'autre. Je n'ai confenti è cette entrevue , que pour vous procurer 1'occafion de donner cette marqué de refpect a Mifs Beverley, qui fe trouve obügée par les convenances de rompre les liaifons quifubfiftoient entre vous. Cécile, qui, après une pareille exbortation ne pouvoit plus fe taire, rafl'embla toutes fes forces pour dire : J'ai déja renoncé, autant que cela dépend de moi, 4 tous les engage-  ( =43 ) irrnts qui fubfiftoient entre nous, ik je fuis actuellement pröte a déclarer.... Que vous m'abandonnez abfolument? inïerrompit Delville; c\fi,-la fans doute ce que vous vouliez dire ?... En quoi vous ai-je offenfée? Comment ai-je mérité une pareille fentence?... Répondez , parlez-moi, Cécile, que vous ai-je fait? Rien, Monfieur, lui répartit Cécile confondue d'un pareil langage en prélènce de fa mere, vous ne m'avez rien fait.... ckpourtanr.... Et pourtant?... Auriez vous con^u de 1'averfion pour moi ? Une affreufe antipathie auroit-elle remplacé votre eftime ? Avouez-le de bonne-foi, vous me haïffez? Cécile foupira , détourna Ia tête, & Mad. Delvilleindignée s'écria : Quelle folie&quelle abfurdité! J'ai peine a vous reconnoitre a eet emportement. Pourquoi interrompez-vous Mifs Beverley, & 1'empêchez-vous de finir le feul difcours que vous deviez écouter de fa part? Pourquoi la tourmenter & 1'irriter par des paroles auxquelles la paffion a plus de part que la raifon ? Continuez , charmante fille , fïniffez ce que vous avez fi fagement, fi judicieufement commencé, & par-la vous ferez délivrée de cette perfécution. Non , Madame, il ne faut point qu'elle continue! s'écria Delville. Si elle daigne enL ij  ( 244 ) eore avoir quelque bonté pour moi, je nefouf- frirai point qu'elle aille plus avant Par- donnez, pardonnez, Cécile : votre trop de délicatefle détruit non-feulement ma félicité, mais la vótre même. Je vous conjure encore une fois de m'écouter; & après cela, fi de votre propre mouvement & fans y être pouffée, vous renoncez a moi, je ne vous tourmenterai plus, je celTerai de m'oppofer a vos volontés. Cécile honteufe fe tut, & il continua. Tout ce qui s'eft palfé entre nous , les promefles que je vous ai faites de fidélité, de conftance & d'amour , le confentement que vous m'avez donné, & 1'alTurance que vous feriez a moi, le contrat qui a été dreffé relativement a la difpofition de vos biens, & 1'honneur que vous m'avez fait en confentant que je vous conduififle a 1'autel.... toutes ces circonflances font déja connues a tant de gens, que la moindre réflexion doit vous convaincre qu'elles ne feront bientót plus ignorées de perfonne. Dites-moi donc fi votre propre réputation ne plaide pas en ma faveur, & fi les fcrupules qui vous portent a me refufer, ne devroient pas au contraire vous engager, que dis-je! vous obliger a m'accepter?.. Vous héfitez, du moins... O Mifs Beverley! je vois dans cette incertitude.... Rien, rien! s'écria-t-elle vivement, il n'y  ;c 245) a rien a voir pour vous, fi ce n'eft que, quel que puiffe être le parti que j'embrafiè, je ne faurois qu'être malheureufe. Mortimer, dit Madame Delville, faifie de frayeur en voyant ce qui fe paffoit intérieurement chez Cécile, vous avez parlé a Mifs Beverley; il eft néceffaire qu'après vous avoir écouté, je lui demande a mon tour la même condefcendance. Laiffez - la parler premiérement, répanit Delville qui commenc,oit a fonder de nouvelles efpérances fur 1'incertitude qu'il avoiremarquée en elle; laifiéz-lad'abord répondre aux queftions qu'elle a bien voulu ne pas interrompre. Non , non : qu'elle m'entende premiérement, reprit Mad. Delville; ce n'eft que d'après ce qu'il me refte a lui dire qu'elle pourra juger de la réponfe qu'il lui convient de faire Et fe tournant gravement du cóté de Cécile, elle continua : Vous voyez devant vous, Mifs Beverley , un jeune homme qui vous adore, & auquel 1'excès de fon amour fait oublier fes parents, fa familie & fes amis, les fentiments qu'on lui a infpirés dès fa naifiance, 1'honneur de fa maifon , fes premières vues, & fes devoirs... Une paffion fondée fur 1'oubli de tous les principes , eft affurément indigne de vous; & ce mariage, par lequel il renonceroit au nom hérité de fes aïeux, ne feL iij  ( 246 ) roit pas plus honteux pour lui qu'il feroit révoltant pour votre délicateffe; & je fuis perfuadée qu'a de pareilles conditions vous vous feriez fcrupule d'y confemir. Jufte ciel, Madame ! s'écria Delville, quel difcours! Oh, puiffé-je, reprit Cécile, n'en plus entendre de cette nature ! En vérité, Madame, il eft inutile de continuer a m'éprouver: rien au monde, après ce que vous venez de me dire, ne pourroit me réfoudre a entrer dan» votre familie. Enfin donc , Madame, dit Delville en fe tournant d'un air piqué du cóté de fa mere, vous êtes fatisfaite, votre but eft rempli; & le poignard que vous avez plongé dans mon fein a-t-il pénétré affez avant pour vous appaifer? Oh , que ne puis-je 1'en retirer ! s'écria Mad» Delville; avec quel plaifir je confentirois a le voir enfoncé dans le mien, fi cela pouvoit guérir la blefTure que je me vois forcée de vous faire 1 Si cette charmante perfonne étoit fans fortune , je n'héfiterois pas un inftant a vous donner mon confèntement; fl-s vertus 1'emporteroient fur toutes les vues d'intérêt; je ne m'affl gerois point de votre indigence, je ne m'occuperois que de votre félicité : mais céder dans cette conjonclure, ce feroit renoncer a toutes les efpérances que  C 24? ) j'avois jufqu'a préfent fondées fur mon fils. Finiffons donc, Madame, cette conférence, dit Cécile; j'ai parlé, j'ai écouté, le décret eft prononcé ; ainfi... Vous êtes un ange ! s'écria Mad. Delville, fe levant & 1'embralfant; comment pourroisje jamais reprocher a mon fils ce qui s'eft palfé, quand je confidere 1'objet en faveur duquel il faifoit un fi grand facrifice? Quant a vous, vous ne fauriez être malheureufe; votre propre approbation, jointe aux témoignages de votre confcience, ne fauroit manquer de vous récompenfer.... Mais puifque vous le trouvez convenable, nous allons nous féparer : j'aurois tort de differer encore. Non, non, nous ne nous féparerons pas! s'écria Delville avec une nouvelle chaleur. Sï vous m'arrachez d'auprès d'clle , Madame , vous me réduirez au défefpoir! Y a-t-il quelque chofe au monde qui puiffe me confoler de cette privation ? La vanité pourroit-elle offrir au plus orgueilleux des hommes le moindre équivalent V Vous convencz de fes perfections; la nobleffe de fes procédés rend fa conduite femblable a la votre; elle m'a généreufement donné fon cceur.... O dépót enchanteur & facré f après un préfent fi précieux, confentirois-je k une éternelle féparation? Révoqucz votre feutcnce, ma Cécile; vivons pour nous, & futL iv  C 248 ) vons les mouvements de notre confcience ; méprifons les vains préjugés du monde , & laiffuns-les a ceux auxquels ils tiennent lieu de tout. Ne finirons-nous donc jamais , dit Mad. Delville, ces vaines conteftations ? O Mortimer ! il eft temps de les terminer; renoncezy, & rendez-moi heureufe ! Elle eft équitable, & vous pardonnera; elle eft généreufe, & vous eftimera. Fuyez donc : dans eet inftant critique, il n'y a que la fuite qui puiffe vous fauver; alors votrepere retrouvera un fils, 1'unique objet de fes efpérances, & les bénédictions d'une mere qui vous chérit adouciront vos afflictions & diffiperont vos regrets. O Madame ! s'écria Delville, par pitié, par humanité , épargnez-moi ces remontrances cruelles. Si elles ne font pas fufhTantes, j'y ajouterai des ordres ; & comme jufqu'd préfent vous ne les avez jamais enfreints, cette première tranfgrefïïon feroit fuivie pour vous des plus atfreux remords. Ecoutez-moi, Mortimer; je vous parle prophétiquement. Je connois votre cceur, je fais qu'il eft toujours prêt a céder aux loix de Péquité & du devoir; s'il venoit è y manquer, il nepourroit échapper au répentir vengeur. Delville, frappé de ces dernieres paroles, détourna tout-a-coup les yeux de 1'une & de  ( 249 ) 1'autre, & alla dans Ie plus grand abattement fe promener a 1'autre extrêmité de 1'appartement. Mad. Delville fentit que Pinftant étoit venu oü elle reprenoit tout fon afcendant; & ne voulant pas lui donner le temps de s'y fouftraire, elle prit la main de Cécile, & d'un air qui annon^oit Pefpoir qui venoit de renaitre dans fon cceur : Voyez, lui dit-elle, en lui montrant fon fils, voyez fi je me fuis trompée ! II eft incapable de fupporter la fimple idéé des remords dont il feroit tourmenté par la fuite. S'il venoit a les éprouver réellement, comment pourroit-il les foutenir? Non, il en feroit accablé. Et vous, dont Pame eft fi pure, & qui êtes fi fidelle a vos principes, quel efpoir de bonheur vous refteroit-il avec un homme qui, n'ayant jamais commis de faute jufqu'au moment oü il vous a connue, ne pourroit plus vous envifager, quelle que füt d'ailleurs fa tendreffe , fans le plus vif regret. O Madame ! s'écria Cécile extrêmement allarmée, qu'il ne me voie donc plus!... Gardez-le, gardez-le pour vous feule 1 pardonnez-lui, confolez-le! Je ne veux point qu'on puiffe m'accufer de lui occafionner des remords , ni m'attirer les reproches de la mere qu'il chérit fi tendrement ! O fille incomparable! s'écria Mad. Delville, une tendrefle telle que la vótre honoreroit un Roi. Enfuite, s'adrefiant d'un air triomphant L v  C ) £ fon fils : Voyez, ajouta-t e'Ie , avee quelle _ grandeur d'ame une femme fe conduit, lorfqu'elle eft animée par le courage & la connoiffance éclairée de fes devoirs. Suivez a vo¬ tre tour Pexemple qu'elle auroit dü. recevoir de vous, & méritez mon eftime & mon amitié,ou renoncez-y pour toujours. Et ne faurois-je les mériter, dit Delville du ton le plus douloureux, que par un facrifice auquel mon bonheur & ma raifon s'oppofent également ? L'honneur que j'offenfe eft ïin honneur imaginaire, qui n'a rien de réeL Quels font les maux dont notre mariage eft menacé? ne font-ils pas chimériques? Dans le commerce ordinaire de la vie, on peut quelquefois céder aux préjugJs recus :. mais dans les affaires importantes, c'eft une foibleffe de fe laiffer gouverner par des fcrupules auffi frivoles; & il y de la lAcheté a fe conduire d'après des ufages que nous condamnons. La religion & les loix de notre patrie doivent donc dans ce cas ê;re feules confultées ; & toute les fois qu'elles ne font ni bleffées ni enfreintes, nous devons nous mettre au-deffus de toute autre confidération. Illufions, chimères! répartit Mad. Delville , & combien vous flattez-vous que cette félické indépendante dureroit? Comment pourriezvous vivre tranquille, au mépris de la cenfure pubüqi.e , du mécontentement de vos  ( 25i ) parents , & de la malédiction paternellè? La malédiction paternellè! répéta-t-il en frémiffant : oh non, jamais mon pere ne ferok afilz barbare ! II Ie feroir, n'en doutez pas, répartit-elle avec fermeté; je connois fa maniere de penfer; & fi vous êtes affecté de 1'idée qu'il pourroit vous méconnoltre pour fon fils, penfez a touc ce que vous éprouveriez lorfque nous vous aurions interdit 1'un & 1'autre notre préfence, & repréfentez-vous quels feroient vos regrets d'avoir enveloppé Mifs Beverley dans votre difgrace! Oh! épargnez-moi cesmenaces, s'écria-t-il conflerné; lui faire partager ma difgrace... être méconnu par vous... Je vous conjure de ne plus me préfenter des objets auffi effrayants! Ils feroient cependant inévitables, continuat-elle; encore ne vous ai-je pas tout dit: penfez aux reproches amers que vous vous ferez lorfque votre nom fera devenu étranger a vos oreilles, & que vous vous entendrez appelier de celui que vous aurez fi Mchement adopré!... Arrêtez, arrêtez, Madame,interrompit-il, en voila beaucoup plus que je ne puis en fou teuir. Jufte ciel! continua-t-elle, fans 1'écouter: y a-t-il rien au monde qui puiffe dédommager d'une pareille ignominie! Penfez-y bien tandis qu'il en eft encore temps. Songez au fang qui. coule dans vos vei:iis, & combien vous fe.- L V(;  ( 252 ) iïez confus, lorfque vous recevriez les compliments qu'on vous feroit fur votre mariage, & que vous vous entendriez noramer M. Beverley. Delville, cruellement bleiTé, mais fans faire le moindre effort pour lui répondre, fe contenta de continuer a fe promener dans la chambre avec beaucoup d'émotion. Cécile auroit voulu fe retirer; mais elle craignit de l*irriter au point de lui faire commettre quelqu'extravagance; & Mad. Delville ajouta : Quant a Cécile, je ne ceffèrors point de la voir; car je plaindrois votre femme... mais jamais je ne voudrois voir mon fils dégradé , & devenu 1'objet du mépris. Non, cela n'arrivera jamais, s'écria-t-il dans un accès de rage ; ceffez, ceffez de me défefpérer!... Soyez fatisfaite, Madame, vous m'avez vaincu. Et vous êtes véritablement mon fils, ditelle en 1'embraffant avec tranfport; je reconnois a préfent mon cher Mortimer; je revois en lui tout ce que fes premières années me promettoient. Cécile, croyant que tout étoit fini, voulut auffi les féliciter de leur réconciliation ; mais ayant feulement articulé , permettez... la voix lui manqua : elle s'arrêta tout-a-coup; & fe flattant qu'on ne Pauroit pas entendue;, elle chercha a s'échapper.  C 253 ) Mais Delville , pénétré & charmé de Ta fenfibilité , fe dégagea des bras de fa mere; & faifilfant une de fes mains, s'écria : O Mifs Beverley, fi vous n'êtes pas heureufe... Je la fuis, je la fuis, répartit-elle avec prom ptitude; laiffez-moi paffer... & ne penfezplus a moi. Cette voix... ces regards... s'écria-t-il en continuant a la retenir, n'annoncent point la férénité dont vous vous vantez.... Oh! fi j'ai troublé votre repos... fi ce cceur pur comme les intelligences céleftes, & qui mérite autant qu'elles d'être exempt de douleur, ceffoit a caufe de moi de jouir de la tranquillité!...Je reconnois toute Pélévation de votre ame; fi cetaffreux facrifice n'accabloitque moi, fi je croyois que vous puffiez recouvrer votre première félicité... je m'efforcerois de ïe foutenir. Vous pouvez en être affuré, lui réponditelle avec toute fa dignité ordinaire : je ne dois pas efpérer d'être exempte de toutes les calamités attachées a Phumanité en général; mais en les partageant, je faurai les fupporter patiemment, & fans m'en plaindre. Que le ciel vous comble de fes bénédiftions, & que les anges vous couvrent de leurs ailes! reprit-il. Et laiffant fa main en liberté, il s'ernpreffa de fortir. O devoir! que ton triomphe eft glorieus ï  C 254 ) s'écria Mad. Delville en courant a Céci'e & la ferrant entre fes bras. Fille généreufe & incomparable! je n'aurois jamais cru que tant de vertu füt compatible avec la foiblefle humaine. L'héroïTme de Cécile, en perdant fon objet, perdit auffi fa force; elle foupira, ne put parler; fes yeux fe remplirent de larmes;. & baifant la main de Mad. Delville d'un air qui lui prouva qu'il lui étoit impoffible des'entretenir plus long-temps avec elle, elle fe bata de fe retirer, quoiqu'elle eüt'a peine la force de fe foutenir, dans Pintenrion d'aller fe renfermer dans fon appartement, & Mad. DJville qui s'appeicut qu'elle étoit épuifée par les efforts qu'elle avoit été obügée de faire, ne s'oppofa point a fa retraite ,. & évita prudemment d'augmenter fon trouble en la fuivaut. Mais en entrant dans le corridor, Cécile fut faifie d'effroi a Ia vue de Delville, qui ne f- croyant pas en état de paroltre par 1'extrëme agitation dans laquelle il fe trouvoit, s'y.! étoit arrêté pour t&cher de fe remettre un peu avant de quitter la maifon. Au premier bruit que fit la porte en s'ouvrant, il voulut chercher è fe cacher; mais appercevant Cécile , & voyant fa fituation, il retourna promptement fur fes pas, en difant: Eft-il poffible!... Seroit-camoi que vous chercheriez ?  C ) Ede fit figne de la tête & de la main que non, & voulut s'en aller. Vous pleurez! s'écria-t-il, vous êtes pdle! ü Mifs Beverley , eft-ce la votre bonheur? Je fuis trés-bien, continua-t-elle, fachanr, a peine ce qu'elle lui difoit; je fuis tout-afait bien.... Je vous prie, allez.... je fuis... La voix lui manqua. O quels fons inarticulés, dit-il; ils me percent l'ame!. Madame Delville s'avanca alors a la portede la falie, & fut frappée de la fituation dans laquelle elle les trouva. Cécile continua a s'éloigner; & étant parvenue au pied de l'elcalier, elle chancela, & fut obligée de s'appuyer a la baluftrade* Permettez que je vous donne le bras, s'écria-t-il, vous êtes hors s'état de vous feutenir... Oü voulez-vous aller ? Cela efl égaL.. Je 1'ignore, répondit-ellej. pourvu que vous me laifliez, je ferai bien. Et s'éloignant de lui, elle retourna du cóté de la falie, s'appercevant a fa foiblelfe , & au tremblement général de tous fes membres ,. qu'il lui feroit impoffible d'y parvenir fans qu'on 1'aiddt è monter 1'efcalier. Donnez - moi la main , ma chere, lui dit • Mad. Delville, cruellement allarmée de fon. retour; & au moment oü ils rentrerent tous dans la falie , elle dit d'un air impaticuté k  (250 y fon fils: Mortimer, pourquoi n'êtes-vous pas parti ? 11 ne Pentendit pas ; toute fon attention étoit pour Cécile, qui, fe laiffant tomber fur une chaife , cacha fon vifage en 1'appuyant contre Mad. Delville : mais s'étant bientót un peu remife , & rougiffant de Ia foibleffe qu'elle avoit manifeftée, elle leva la tête, & dit avec une fermeté affeftée : Je me trouve mieux... beaucoup mieux... J'étois un peu indifpofée... Voila qui efl paffé ; & a préfent, fi vous daignez le permettre, j'irai dans ma chambre. Elle fe leva : mais fes genoux tremblcient; Ia tête lui tourna; & s'étant raffife, elle s'effor?a de fourire , & dit : Je ferai peut-être mieux de me tenir tranquille. Eft-il poffible que |e fupporte une pareille épreuve 1 s'écria Delville. Non , j'y fuccombe... Trop charmante, trop adorable Cécile! pardonnez la déclaration trop précipitée que je viens de faire. Je la défavoue, & je la rétracte; un faux orgueil, une fierté déplacée ne m'en arracheront jamais une pareille! Dai. gnez lever les yeux. Imprudent jeune homme, dit Mad. Delville en 1'interrompant avec hauteur & colere, fi vous ne pouvez être raifonnable, foyez du moins affez prudent pour vous taire. Venez, Mifs Beverley, & laiffon*le.  ( =57 ) La honte & fes propres réflexions rendirent alors un peu de force a Cécile, qui vit avec effroi dans les regards de Mad. Delville les différents mouvemenrs dont elle étoit agitée , & lui obéit en fe levant tout de fuite; mais fon fils qui avoit hérité une partie de la vivacité de fa mere, courut fe placer entre elles deux & la porte, en s'écriant : Arrêtez, Madame, arrêtez! Je ne faurois vous laifier fortir : je vois votre intention , je vois votre projet; vous voulez piquer la fierté de Mifs Beverley, vous voulez en extorquer la promefle de ne plus me voir. Gardez-vous de vous oppofer a ma fortie, répartit Mad. Delville, dont la voix, l'air & le ton annoncoient 1'agitation la plus violente. Je ne vous ai que trop long-temps parlé en vain : il faut a préfent que je prenne des mefures plus efficaces pour aflurer 1'honneur de ma familie. Ce moment parut décifif a Delville; & fon défefpoir ayant vaincu fa timidité , rien ne fut plus capable de le rerenir: il s'avanca hardiment, & arrachant la main de Cécile d'entre celles de fa mere, il s'écria : Je ne puis ni ne veux 1'abandonner... ni a préfent, Madame, ni jamais! Je le déclare folemnellement, j'en jure par mes efpérances les plus flatteufes , j'en jure par tout ce qu'il y a de plus facré.  C arf ) A la vue d'un dénouement auffi imprévu & auffi décifif, Phorreur & la douleur du délefpoir s'emparerent de Mad. Delville, qui, fe frappant le front de la main, s'écria : J'ai la tête en feu ! & fortit brufquement de Ia falie. Cécile fe dégagea pour lors des mains de Delville , qui , étourdi de cette exclamation & confondu de la retraite foudaine de fa mere , fe hrita de la fuivre. Elle n'avoit fait que paffer dans la falie voifine; il y entra, & frémit de la trouver étendue fur le plancher, le vifage , les mains & la gorge couverts de fang. Grand Dieu ! s'écria-t-il en fe précipitant a fes cótés; qu'avez-vous fait?... Oü êtesvous bleffée?... Quelle affreufe malédiction avez-vous prononcée contre votre fils ? Incapable de parler , elle fecoua la tête avec colere & indignation, & fit un figne de fa main pour lui commander de s'éloigner. Cécile, qui 1'avoit fuivie, quoiqu'a mokié morte de frayeur, eut cependant encore affez de préfence d'efprit pour tirer la fonnette. Un domeflique vint fur-le-champ; & Delville fe levant d'auprès de fa mere , ordonna qu'on alhtt chercher le premier médecin ou le premier chirurgien qu'on pourroit trouver. L'allarme s'étant répandue dans Ia maifon , le refte des domeftiques ne tarda pas a pasokre , & Mad., Delville fe laiffa placer fur ua  C 259 ) fauteuil. Elle continuoit a garder lefilence, & témoignoit fa répugnance a recevoir le moindre fecours de fon fils, qui s'en étant apperc^u, la remit entre les mains des gens de la maifon, & plongé lui-même dans le plus affreux défèfpoïr, la regardoit en lilence. Cécile n'ofoit 1'approcher, incertaine de ce qui étoit arrivé; elle fe regardoit néanmoins comme la principale caufe de cette fcene affreufe, & redoutoit d'augmenter encore fon émotion par fa préfence. Le domeflique revint au bout de quelques minutes avec un chirurgien. Cécile, hors d'état d'attendre & d'écouter ce qu'il diroit, fè déroba promptement; & Delville encore plus agité , s'empreffa de la fuivre dans la chambre voifiue , oü s'étant avancé précipitammenr pour lui parler, il fe détouma tout-a-coup d'elle, & repaffa dans la falie , la parcourut a giands pas redoublés, fans avoir le courage de faire Ia moindre queftion. Enfin , le chirurgien fortit. Delville vola après lui, & 1'arrêta fans pouvoir lui parler; fa contenance cependant rendit toute explication inutile; le chirurgien Ie comprit, & lui dit : Madame fera bientót rétablie ; un des vaiffeaux fanguins s'eft rompu, & je ne crois pas que cela ait aucune fuite fócheufe. II faut qu'elle foit tranquüle & a fon cife, & empêcher abfolument qu'eüe parte, ou laffe Ie moindre mouvement,  ( 260 ) Delville Ie laiiTa aller, & s'en fut & l'écart remercier le Ciel de ce que eet accident, quoique confidérable, 1'étoit pourtant moins qu'il ne l'avoit d'abord craint. Après quoi il alla retrouver Cécile, en s'écriant vivement: Dieu foit loué! ma mere ne m'a pas maudit. Eh bien donc, répartit Cécile , allez , & faites en forte qu'elle vous béniffe encore; la violence de fon agitation 1'a prefque mife au tombeau; fon tempérament eft trop foible pour foutenir le choc de tant de paffions oppofées : allez la trouver , calrnez le trouble de fes efprits , en acquief?ant entiérement a fa volonté, & rendez-lui le fils qu'elle croit avoir perdu. Hélas! répartit-il du ton le plus touché , je viens de m'y préparer , & je n'attendois plus que vos ordres pour achever de me décider. Allons tous deux immédiatement la trouver , dit Cécile; le moindre délai pourroit lui être funelte. Elle entra la première; & s'approchant de Mad. Delville qui ,languiffante & foible, étoit placée dans un fauteuil, la tête appuyée contre 1'épaule d'une fervante, elle lui dit: Penchez-vous, ma chere Dame, fur moi; ne parlez pas, mais écoutez-nous. Elle prit alors la place de la fervante, qui fortit. Delville s'avane, a; mais i fa vue, les  ( »6i ) yeux de fa mere reprenant leur air courrou- cé, lui lancerent un regard qui exprimoit un fi grand mécontentemenr, quetremblant d'enllammer de nouveau des paffions qui lui avoienc déja été fi fatalcs, il mit un genou en terre, & s'écria tout-a-coup : Regardezmoi avec moins de colere •, je ne viens que pour me réfigner a vos volontés. J'en fais de même, ajouta Cécile; nous les connoiflbns, & il efl: inutile que vous nous les répétiez; nous promettons ici folemnellement de nous féparer pour toujours. Vivez donc, ma mere, dit Delville , comptez fur la parole d'honneur que nous vous donnons , & ne vous occupez plus que dé votre fanté; votre fils ne vous offenfera plus. Mad. Delville, étonnée & affedtée,lui préfenta la main d'un air de compaffion & de gratitude ; & laiflant tomber fa tête fur le fein de Cécile, qu'elle prefla de fon autre bras , elle verfa un torrent de larmes. Allez , allez, Monfieur,s'écria Cécileallarmée, vous avez dit tout ce qu'il falloit; laiffez a préfent Mad. Delville. II obéit fans hêfiter; & fa mere, dont Ja bouche continuoit a fe remplir defang, quoiqu'il ne couldt plus avec la même violence qu'au commencement, voulut bien, a lapriere de Cécile, qu'on la conduült dans 1'appartement de cette derniere; & comme il auroit été  ( SÖ2 ) d-angereux de Ia tranlporter ailleurs, eliecoifentit auffi , quoiqu'a regret, a 1'occuper jufqu'au lendemain. Cette affaire arrangée , Cécile la quitta pour aller faire part a Mad. Charlton de ce qui venoit de fe paffer; mais un des domeftiques vint lui dire que M. Delville étoit dans la chambre voifine, & fouhaitoit lui parler. Elle héfita un moment, ne fachant fi elle devoit confentir a ce qu'il exigeoit ; mais réfléchiffant qu'il convenoit de 1'informer de la réfolution de fa mere de pafier la nuit chez Mad. Charlton , elle fut le trouver. Que vous êtes indulgente! s'écria-t-il d'une voix trifte & dolente au moment oü elle ouvrit la porte* je vais courir en pofte chez Ie docteur Lyfter, que je prierai de fe rendre ici fur-le-champ. Comme je craindrois de caufer une nouvelle émotion a ma mere, j'ofe m'en remettre a vous du foin de lui apprendre ce que je fuis devenu. Vous pouvez y compter; je j'ai fupplié de paffer ici la nuit, & j'efpere avoir affez de crédit fur elle pour 1'engager a y refter jufqu'a 1'arrivée du docteur; après quoi, elle fuivra Lans doute fes con'eils, foit en demeurantplus long-temps avec moi, ou en fe faifant tranfporter ailleurs. . Vous êtes en vérité trop bonne , dit-il en pouffant un profond foupir ; & comment  C 263 ) pourrois-je foutenir?... Mais je ne compte point revenir ici , du moins dans cette maifon... a moins pourtant que les rapports du do&eur Lyfter ne fuffent allarmants. J'abandonnedonc ma mere a vos foins&a vosbontés : tout ce que j'efpere, tout ce dont je vous fupplie, c'eft que votre propre fanté... votre paix, votre tranquilüté... par les veilles que vous lui donnerez... ni par votre pitié pour fon fils... II s'arrêta, & parut chercher a reprendre haleine. Cécile détourna la tête pour cacher fon émotion , & il continua avec une précipitation qui prouvoit combien il craignoit de reder plus long-temps avec elle, & Ia peine qu'il avoit a la quitter. La promelTe que vous avez faite a ma mere au nom de nous deux roe lie; je l'obferverai religieufemenr. Je ne vois que trop que de nouvelles conteftations lui feroient perdre la raifon ou Ia vie. II n'eft donc plus temps de m'occuper de moi... Je ne vous dis point adieu... Je ne lepourrois! Je voudrois pourtant bien vous affurer du profond refpect;... mais il vaut encore mieux me taire. Beaucoup mieux, s'écria Cécile avec un fourire foible & forcé. Ne perdez donc pas un inftant, & hatez-vous de vous rendre chez le bon doéteur Lyffer. Je vais partir, répondit-il en s'avancant  ( 26"4 ) vers la porte; quanrl il y fut, il s'arrêta, & fe retournant, il ajouta : Je voudrois encore dire une feule chofe... J'avoue que j'ai été emporté, violent, déraifonnable : j'ai blAmé la noblefTe même de cette conduite qui excitoit mon admiration, mon eftime, mon attachement pour vous; je ne faurois oublier la douceur avec laquelle vous m'avez fupporté, dans le temps oüje vous offenfois leplusgriévement, par mon impatience & ma violence; j'en ai les plus vifs regrets, je vous en demande bien flicérement pardon; & fi avant mon départ vous daignez me Paccorder, iS me femble que je vous quitterai avec moins de douleur. Ne parlez point de pardon, répartit Cécile; vous ne m'avez jamais offenfée. J'ai toujours connu... toujours été füre... Elle ne put en dire davantage. Pénétré d'un embarras & d'une anxiété qui n'étoient que trop vifibles,il eut peineas'em* pêcher de tomber a fes pieds; mais après un moment de filence & de réflexion, il lui dit: Je concois tout le prix de 1'indulgence généreufe que vous m'avez témoignée; j'en conferverai toute ma vie la plus fincere reconnoiffance , & je me repentirai toujours d'en avoir abufé ; je ne vous demande point de vous reffouvenir de moi.... Je vous fouhaite trop de bonheur, & des idéés plus agréables que celles  C 265 ) celles que pourroit vous proeurer un pareü fouvenir; je ne veux pas vous faire fouffrir plus long-temps. Vous rlireza ma mere...non cela eft inutile... Le ciel vous préferve , mon angélique Cécile !... Mifs Beverley !... Le ciel vous guide, vous protégé & vous béniffe! Et fi je ne vous revoyois plus, fi ce rrifie moment étoit le dernier.... II fit unepaufe; & s'étant promptement remis de fon trouble , il ajouta : Puilfé-je du moins apprendre bientöt que vous avez recouvré votte première tranquillité! C'eOt la feule chofe qui puiffe modérer ma douleur, & apporter quelque foulagement aux maux que je (öuffre. Après quoi il fe retira brufquement. Cécile refta quelque temps dans la même pofition oü il favoit lailTée, fans mouvement & prefque infenfible. CHAPITRE VII. Un mejfage. Le retour du chirurgien la tira bientöt de cette efpece de léthargie; il avoit amené avec lui un médecin pour confulter enfemble fur 1'état de Mad. Delville. Cécile attehtfit avec une impatience mêlée de crainte le réfn'tat de cette confultation. Le médecin refufa de rien Terne IF. M  ( 266 ) dire de pofitif; & ayant donné fon ordonnance, il réitéra 1'ordre du chirurgien, recommandant qu'on Ia lailBt tranquille, & que fous aucun prétexte on ne fouifrlr qu'elle parinr. Cécile, quoique touchée de Paccfflent qui occafionnoit oet ordre , fut cependant bieuaife qu'il 1'exemptat d'une converfation que fes chagrins lui auroient rendu pénible. La digne Mad. Charlton apprit avec une véritable peine les événements de la matinée; elle chargea fes petites-filles d'aider fa jeune amie a faire les honneurs de fa maifon a Madame Delville , & ordonna qu'on préparat un autre appartement pour Cécile, a qui elle adminiftra toutes les confolations que fonzele & fon amitié purent lui fuggérer. Cécile , tout affligée qu'elle étoit, penfoit cependant trop noblement pour n'écouter que fes douleurs dans un temps oü il étoit queftion d'agir pour foulager celles des autres. Tout fon temps fut employé a foigner fes deux malades, partageant également fes attentions entr'elles. Si Mad. Charlton lui étoit chere, elle refpeéioit Mad. Delville, & leur rétabliifement étoit ce qu'elle defiroit avec le plus d'ardeur. Deux jours entiers fe pafferent dans cette fituation , durant lefquels elle fut conffamment occupée auprès d'elles; & ce qui en  ( 2Ö7 ) tout autre temps 1'auroit extrémement fatiguée, devint alors le feul foulagement qu'elle püt recevoir. Mad. Delville vifiblement af-* feétée de fa tendrelfe vigilante, paroiffoit auffi foigneufe qu'elle de fe prévaloir , pour garder le filence, de la défenfe qu'on lui avoit faite de parler. Elle ne s'informa pas même de fon fils , quoique fes regards qu'elle ne manquoit jamais de fixer fur la porte toutes les fois qu'elle s'ouvroit, témoignaffent 1'efpérance ou la crainte qu'elle avoit que ce ne füt lui. Cécile auroit voulu 1'informer de ce qu'il étoit devenu ; mais elle redoutoit de prononcer fon nom. L'arrivée du docteur Lyfter lui fut fort agréable; c'étóit fur lui qu'elle fondoit toutes fes efpérances pour la guérifon de Mad. Delville. II la fit prier de defcendre, pour s'informer s'il étoit attendu; & apprenant que non, il la chargea de Pannoncer , craignant dans cette circonftance , que la plus petite émotion ne füt dangereufe. Elle remonta , & dit : Votre médecin de confiance , Madame , le docteur Lyfter eft arrivé, & je fuis enchantée qu'il puifie vous donner fes foins. * Le docteur Lyfter! s'écria-t-elle ; qui 1'a envoyé chercher ? Je crois.... j'imagine... que c'efl: M. Delville qui y a été lui-même. M ij  ( z6§ ) Mon fils ?... Seroit-il donc ici ? Non... Au moment oü il vous a quittée, il eft allé chez le docteur Lyfter, & celui-ci eft venu feul. Vous a-t-il écrit? Non, en vérité!... il n'a pas écrit.... i! ne vient point.... Ma chere Madame, foyez fatisfaite, i! ne m'écrira plus, il ne reviendra plus ici. Incomparable jeune homme ! s'écria-t-elle d'une voix a peine intelligible, que fa perte eft cruelle ! Malheureux Mortimer!.... Quelle deftinée! quelle récompenfe! Elle foupira, & fe tut; mais cette converfation, la feule qu'elles euffent eue depuis fa maladie, 1'agita au point que le docteur qui entra dansce moment, la trouva foible, tremblante, & fut allarmé de fon état. Cécile faifit cette occafion qu'elle attendoit avec impatience, pourfe retirer, & a la requifition du docteur Lyfter, elle envoya chercher le médecin & le chirurgien dont on s'étoit déja fervi. Après qu'ils eurent été quelque temps auprés de la malade, ils paflerent dans une autre chambre pour confulter. Quand ils eurent fini, le docteur Lyfter füt joindreCécile, & 1'affura que la vie de Mad. Delville n'étoit point endanger.Je defirerois cependant qu'elle continuat encore huit jours a être votre patiënte, n'étant point en état d'être tranfportée.  ( 269 ) Ayez foin, je vous prie, que rien ne troubTe fa tranquillité, que perfonne ne 1'approcbe , pas même fon fils. Soit dit en paffant, il m'attend a 1'hÓtellerie ; j'ai encore quelque chofe a dire a fa mere, & je partirai. Cécile apprit avec fatisfaction l'inquiétude de Delville pour fa mere, & fa confiance a 1'éviter elle-même. Lorfque le docteur defcendit', il dit qu'il relteroit jufqu'au lendemain; &j'efpere, ajouta-t-il, qu'avant quinze jours elle fera en état de fe rendre a Brifiol. En attendant, je Ia laifferai entre les mains d'une excellente garde. Cependant , ma bonne jeune Demoifélle, en lui continuant vos foins, ne négligez pas votre fanté ; je ne fuis pas aula content que je le voudrois de votre vifage. J'avoue que ce compliment efl bien d'un homme qui ne fe piqué guere d'être a la mode..... Mais dites-moi, je vous prie , qu'avez-vous fait pour être fi paMe ? Rien, répartit-elle un peu confufe... Mais n'auriez-vous pas befoin de prendre du thé? Mais, oui; je crois que je ferois bien : & pendant ce temps-la , que deviendra mon jeune ami? Cécile comprit ce qu'il vouloit dire; elle rougit, & ne lui répondit point. II m'attend a 1'auberge, continua-t-il; maïs comme je n'ai point encore vu de jeune homme que je préférafle a une jeune Demoifd* M iij  C 270 ) le, fi vous perfifiez a vouloir me donner du thé , il efl certain que je lui manquerai de parole. Cécile tónna, & ordonna qu'on apportat le thé. Eh bien, fongez, dit-il, que vous répondrez de ma faute, & que c'efl vous quim'empêchez de remplir ma promeffe. Je lui dirai que vous m'avez violenté , & fi cela n'efl pas fuffifant pour m'excufer, je le prierai d'effayer s'il auroit plus de courage que moi, & s'il pourroit mieux vous réfifter. Je crois qu'il faut que je contremande le thé, dit-elle en s'efforcant de paroltre de bonne humeur, pour ne pas me rendre refponfable du mal que le retard pourroit produire. Non, non, vous ne vous en tirerez pas a fi bon marché; mais, je vous prie, y auroitil un grand inconvénient pour vous, fi je 1'envoyois chercher, & lui faifois dire de venir nous joindre ? Comme je crois.... je penfe.... réponditelle en héfitant, qu'il fe pourroit fort bien qu'il füt engagé. Allons, allons, mon intention n'efl point de vous engager a une fauffe démarche. Excufez mon ignorance; je me connois fort peu en étiquette, fur-tout celle des jeunes Demoifelles. C'efl une fcience trop compliquée, pour laquelle il faudroit plus de temps que nous  ( 27i > autre gans occupés ne pouvons y en mettre. Cependant, quand j'aurai une fois renoncé a compofer des ordonnances , je m'y appliquerai, pourvu que vous confeniiez a m'en donner les premiers rudiments. Cécile ne répondit point; il lui étoit égale» ment impoffible d'envoyer chercher Delville, ou d'expliquer les raifons qui Ten empêchoient; & les Dlles. Charlton étant venues les joindre, on prit le thé. On n'avoit pas encore fini, lorfqu'on remit un billet au docteur. Tenez, voyez, s'écriat-il après qu'il Teut !u, combien il efl agréable d'être jeune! En vérité, M. Mortimer s'entend auffi bien en étiquette que vous, Mefdemoifelles; car fon billet n'eft que pour s'informer de la fanté de fa mere. II le remit alors entre les mains de Cécile. „ Au Docteur Lyster. „ Dites-moi, mon cher Monfieur, comment vous avez trouvé ma mere. Je fuis inquiet de votre long retard; & fi je n'étois retenu par mon ami Biddulph , je n'aurois pas manqué de vous fuivre & d'aller Tapprendre par moi-même. M. D. " Ainfi vous voyez, continua t-il, qu'il eft inutile que je faffe pénitence pour m'être IaifTé gagner, puifque ce jeune Gentilhomme trou* ve fi bien Ie moyen d'employer fon temps. M iv  ( 272 ) Cécile, connoilTant bien les motifs louables & honorables qui retenoient Delville, eut peine è s'empêcher de le juftifier. Le Docteur répondit fur-le-champ è fon billet; mais avant qu'il eüt fini, il s'écria : On m'a affuré que vous étiez une excellente perfonne; fi cela eft, vous ne fauriez mieux faire que de m'aider a punir ce galant qui s'avife de faire le petitmaltre, au-lieu de venir, comme il le devroit, vifiter fa mere malade. Cécile, fichée de ce qu'il accufoit Delville mal-a-propos , & confufe qu'il s'adrefiat & elle , baifla les yeux fans favoir que lui répondre. Mon deffein, continua le Docteur, eft de lui marquer que, puifqu'il a fu fe faire inviter a prendre le thé, il n'a qu'è tftcher qu'on lui donne auffi a fouper; que quant i moi, je fuis déja pourvu , & que vous êtes réfolue de me garder. Allons, voyons, qu'en dit 1'étiquette? Puis-je efpérer une pareille bonne-fortune? Affurément, repartit Cécile, s'efforcant de paroitre contente, fi vous voulez nous honorer de votre compagnie, Mlles. Charlton & moi eftimerons vous devoir beaucoup de reconnoiflance. De cette maniere, répondit le Docteur, je ne remplirois point mon but; car il faut que je puiffe me vanter de fouper non-feulement  C 273 ) avec trois jeunes Demoifelles, mais encore que j'obtiendrai par-deffus le marché un têtea-tête avec 1'une d'elles. Les jeunes Demoifelles fe contenterent de rire, & le Doóteur finit fa réponfe & 1'envoya. Se tournant enfuite gaieraent du cóté de Cécile : Allons, dit-il, pourquoi ne m'emmenezvous pas? vous ne voudriez fürement pas me faire mentir. Cécile, peudifpofée a la plaifanterie, auroit fort voulu qu'elle n'eüt pas été pouflée plus loin ; mais re Docteur s'adreffant aux Dlles. Charlton , leur dit: Mefdemoifelles, je vous prends toutes deux pour juges, fi ce n'eft pas en mal agir avec moi. Cette jeune perfonne m'a fait écrire une fauffeté, & m'a abufé au point de me perfuader que c'étoit une vérité. Le feul remede que je puiffe imaginer pour la guérir depareils caprices, c'eft que vous nous laifliez tous deux feuls, & qu'ainfi je 1'obüge, foit qu'elle le veuille, ou ne le veuille pas, a tenir fa parole. Les Dlles. Charlton comprirent fon tntention, & fortirent; tandis que Cécile, qui rr'avoit point encore foupeonné qu'il füt dans 1'in • tention de s'eutretenir férieufement avec elle t fut fort inquiete de favoir ce qu'il avoit i lui dire. Mad. Delville, dit-il, quoique je 1'aie eropêchée de prononcer plus d'une vingtahie de M r  C 2?4 ) mots, en a employé dix a m'apprendre que vous vous étiez conduite avec elle comme un ange. Cela ne m'étonne pas, lui ai-je répondu; car fans cela, pourquoi en auroit-elle la figure ? Je 1'ai donc alTurée que rien n'étoit plus naturel; & pour vous montrer que je le crois, je vais vous éprouver : ce que j'ai a vous annoncer pourroit fort bien me faire mettre a la porte. La vérité eft, que je me trouve chargé d'une petite commifïïon, & je fuis fort embarraffé comment m'y prendre. Cécile, inquiete &a!larmée, lepria de s'expliquer. II quitta alors le ton badin avec lequel il avoit entamé la converfation, & après un préambule honnête & férieux, qui prouvoit combien il craignoit de lui faire de la peine, & 1'idée avantageufe qu'il s'étoit formée de fon mérite, il lui avoua qu'il n'ignoroit point la pofition dans laquelle elle fe trouvoit a 1'égard de la familie Delville. Grand Dieu ! s'écria-t-elle en rougiffanta & qui... J'en ai été infornoé, repliqua-t-il, depuis le moment oü je fus appellé au chateau de Delville, lors de Pindifpofition de M. Mortimer. II ne put pas me diffimuler que le fiege de fa maladie étoit au cceur; & il ne me fut pas difficile d'en deviner la caufe, lorfque je vis celle qui habitoit alors Ia maifon de fon pere. II s'ippercut que j'avois découvert fon fecret;  ( 275 ) & en lui confeillant un voyage, il comprit d'abord mon intention. Sa fincérité , & la fermeté male qu'il témoigna en vous quittant, me firent croire que le péril nexiftoit plus; mais la femaine derniere, ayant été au chateau, oü j'ai foigné pendant quelque temps M. Delville qui a eu une forte attaque de goutte, que je craignois, attendule trouble & Pagitation extraordinaires de fon efprit, qui ne fe fixilt dans 1'eftomac, je priai Mad. Delville d'employer tout le crédit qu'elle avoit fur lui pour le calmer. Malheureufement fon émotion étoit encore plus forte que celle de fon époux; elle me déclara qu'elle étoit obligée de le quitter, ckm'enjoignit de lui donner tous les moments dont i! me feroit poffible de difpofer. Je fuis donc prefque toujours refié auprès de lui pendant Pabfence de Madame ; & dans le cours de nos entretiens, il m'a avoué le chagrin cruel qui le dévoroit, caufé par les nouvellc-s qu'il venoit d'apprendre de fon fils. Cécile auroit voulu lui demander comment elles lui étoient parvenues , & par qui; elle n'en eut pas la force, & il continua. J'étois encore auprès du pere , lorfque M. Mortimer eft arrivé en pofte chez moi pour m'amener ici. On m'a envoyé chercher : il nPa informé très-exaclement de tout ce qui s'étoit pafié; car il favoit , a n'en pouvoir douter, que je n'ignorois pas la véritable caufe M vj  C 276 ) d'oü provenolt tout le mal. Je lui ai dit 1'embarrasoüjemetrouvois, ne fachant comment je ferois pour quitter fon pere; & il a été extrêmement inquiet lui-même lorfque )'e 1'ai informé de fa fituation. Nous fommes convenus qu'il feroit inutile de vouloir lui cacher 1'indifpofition de Mad. Delville, que fon retard & mille autres accidents pouvoient lui faire connoltre. II m'a donc chargé de le prévenir a eet égard, afin qu'il confentit a mon voyage , & de le tranquillifer en même-temps, en 1'aiTurant que ce qu'il avoit craint n'auroit point lieu, & que tout étoit abfolument rompu. II s'arrêta & fixa Cécile, pour voir 1'effet que ces derniers mots produiroient fur elle. Tout eft fint, Monfieur, dit-elle avec fermeté; mais vous ne m'avez point encore parlé de votre commiffion. Quelle eft-elle, & qui vous en a chargé? Je fuis convaincu qu'elle devient inutile, répondit-il, puifque tout ce qu'on peut exiger du jeune homme eft qu'il obéifie; & vous ne pouvez rien faire de plus que de renoncer a lui. Cependant,fi vous êtes chargé d'une commiffion, il me paroït qu'il conviendroit que vous vous en acquittaffiez. Puifque vous le voulez, la voici : M. Delville ayant fu que je venois ici, & informé des afiurances que fon fils m'avoit données,  ( 277 ) s'eft trouvé foulagé; mais point encore fatif fair. II a refufé de le voir , & les défenfes qu'il lui en a intimées ont été extrêmement féveres... II m'a enjoint de vous dire... C'elt donc de fa part que vient cette commiffion? s'écria Cécile déconcertée. Oui, dit-il; car le fils, après fa première confidence, a eu Ia prudence & la difcrétion de ne pas vous nommer une feule fois. Je fuis charmée , répondit-elle avec une admiration mêlée de regret , de ce que vous m'apprenez; mais que vous a dit M. Delville ? II m'a commandé de vous alTurer qu'il faifoit que vous ou lui renonc^fiiez a revoir fon fils. II étoit inutile, s'écria-t-elle en rougiffant, de me faire faire une pareille commiffion. Je ne compte point le revoir, & il ne le fouhare plus lui-même. Je ne veux pourtant pas lui répondre, ni lui rien promettre. Je n'ai pris d'engagements qu'avec Mad. Delville; quant alui, quelles que foient les commiffions qui pourront me venir de fa part, je me croirai toujours parfaitement libre. Mais vous pouvez être perfuadé, Docteur, que fi fon fils avec fon nom avoit encore hérité de fon caractere, Ie defir qu'il auroit de nous féparer feroit è peine égal au mien. Je fuis faché, ma bonne jeune Demoifelle, reprit-il, de vous avoir caufé le moindre cha-  C 278 ) grin; je ne faurois pourtant qu'admirer votre courage, & je fuis perfuadé qu'il vous mettra en état d'oublier les petits défagréments que vous avez efluyés. Dans le fond, qu'auriezvous a regretter? J'avoue que Mortimer Delville eft un jeune homme qu'aucune femme ne dédaigneroit; mais toutes les femmesne peuvent pas 1'avoir, & vous êtes celle qui doit le moins. regretter fa perte; a peine exifte-t-il un autre homme fur la terre, que vous ne puiffiez preUdre ou rejetter a votre choix. Quelque peu confolant que ce difcours füt pour Cécile, elle fentit que fa fituation lui interdifoit toute efpece de plainte; & poür mettre fin a cette converfation, elle propofa de faire appelier Mlles. Charlton. Non, non, dit-il, il faut que je retourne auprès de Mad. Delville, & que je m'en aille. Je reviendrai demain matin pour favoir comment elle aura paffé la nuit; je laifferai quelques inftructions, & partirai tout de fuite. Je remmene M. Mortimer Delville avec moi : il compte pourtant revenir ici au bout de huit jours, afin de conduire fa mere a Briftol. En attendant, je me flatte de parvenir a les réconcilier avec fon pere , dont les préjugés font plus enracinés & plus invincibles que jamais. II feroit étrange, dit Cécile, que dans cette circonftauce, leur réconciliation füt fi rïifficile.  ( =79 ) Cela efl vrai; mais il y a bien du temps qu'il n'eft plus jeune; il n'a jamais connu les paffions tendres, & il les regarde chez fon fils comme dérogeant a 1'honneur de fes aïeux. II faut avouer aufii que, s'il n'exiftoit pas un petit nombre d'hommes de cette efpece , il refteroit a peine une feule familie dans le Royaume, qui püt remonter jufqu'a fon bifaïeul. Quant a moi, je ne fuis point de ce caraétere; mais au refte, quoique celui de M. Delville me paroifle étrange , je ne le trouve pas plus ridicule que celui de beaucoup d'autres. Par exemple , celui de votre oncle ne l'éteitil pas pour le moins autant? II étoit auffi entiché de fon nom , que fi, comme M. Delville , il en eüt hérité en droite ligne des Rois Saxons. Cécile fentit la force de ce raifonnement: mais voulant éviter toute difcuffion, elle ne répondit rien; & le Docteur , après quelques excufes pour fes amis Delville & pour luimême, alla voir de nouveau la malade. C H A P I T R E VIII. Un départ. Le lendemain matin, Ie Docteur Lyfter vint de très-bonne heure: après avoir palfé quelque temps auprès de Mad. Delville, & avoir  ( 2B0 ) rJonné fes inftructions au médecin & au chirurgien auxquels il la confioit, il prit congé; mais ce ne fut qu'après avoir trouvé moyen de s'entretenir un inftant en particulier avec Cécile. II profita de cette occafion pour lui recommander de prendre foin de fa fanté, & de ne pas fe Iaiffer abattre par le chagrin. N'allez pas imaginer, lui dit-il, que paree que je fuis 1'ami de la familie Delville, je ne rende pas juftice è votre mérite, ou que je m'aveugle fur fes foibleffes & fes travers. J'en fuis bien éloigné; mais pourquoi y auroit-il rien de commnn entr'elle & vous ? Qu'elle garde fes préjugés, qui, quoique différents, ne font pas plus ridicules que ceux de leurs voifins; & vous, confervez vos perfections , fachez en tirer tout le bonheur qu'elles font capables de vous procurer. Les gens trop délicats & qui fe piquent de philofophie, fe rendent fouvent très-a plaindre , en fe perfuadant qu'il n'eft pour eux qu'une feule maniere d'être heureux, tandis que s'ils vouloient fe donner la peine de les chercher, ils en trouveroient cinquante qui leur réuffiroient auffi bien. Je crois que vous avez raifon , répondit Cécile, & je vous remercie de 1'avis; je ferai mon poflïble pour adopter votre fyflême. Vous êtes fpirituelle & charmante, dit le Docteur; & quand M. Delville trouveroit une belle Princeffe, defcendue en droite ligne d'Egbert pre-  C 28! ) mier, je l'eftimerois moins heureux que s'i! obtenoit votre main. Néanmoins, tout bien confidéré, ce vieux Seigneur a droit de chercher a Te fatisfaire a fa maniere; & après 1'avoir bien blamé, nous verrons peut-être que ce qui nous y a engagés n'a été que la différence qui fe rencontre entre fa fa?on de penfer & la nötre. Rien n'eft plus vrai, répartit Cécile, & je tacherai d'en faire mon profit; mais voudriezvous me permettre de vous faire encore une queftion?... Pourriez-vous me dire de qui, comment, & quand eft arrivé 1'avis qui a caufé tout eet accident?... Elle héfita ; mais le Do&eur, ayant facilement faifi fon idéé , lui répondit : Je n'ai point fu comment ils étoient parvenus a s'en inftruire , paree que je n'ai jamais cru qu'il valüi la peine de m'en informer, puifque cette affaire étoit fi généralement connue, que je ne rencontrois perfonne qui parüt 1'ignorer. Ces dernieres paroles furent accablantes pour Cécile : ce que le Dofteur ayant appercu, il chercha de nouveau a la confoler. Que le bruit s'en foit répandu , dit-il , c'eft un accident auquel il n'y a plus de remede, par conféquent il eft inutile d'y penfer : tout Ie monde conviendra que votre choix mutuel fait honneur a 1'un & a 1'autre, & perfonne ne fauroit avoir honte de vous remplacer 1'un &  (282 ) 1'autre lorfque le cours ordinaire des chofes de cette vie vous engagera, ainfi que M. Mortimer, a jetter les yeux fur quelqu'autre. II a pris la réfolution fage & prudente, d'aller voyager, & de ne revenir dans fa patrie que lorfqu'il fera plus maitre de lui. Quant a vous, ma bonne jeune Demoifelle, après avoir donné les premiers moments a votre douleur, je ne vois plus rien qui puifTe trouble' votre félicité. Tout Punivers elt a votre difpofition; vous avez de la jeuneffe , de 1'efprit, de Ia beauté, & vous êtes indépendante; ótez donc de votre efprit cette malheureufe affaire, & fouvenez-vous qu'a 1'exception de cette familie , il ne s'en trouveroit peut-être pas une fèconde dans tout le Royaume , qui ne füt très-flattée de s'allier avec vous. II prit enfuite affectueufement congé d'elle , & monta dans fa voiture. Quoique Cécile eüt dès le commencement fort bien remarqué la facilité & 1'efprit philofophique qu'on apporte ordinairement toutes les fois qu'il efl queftion d'argumenter fur les* calamités, & de moralifer fur 1'inconduite des autres, elle eut pourtant la bonne foi & le bon fens de voir que ce qu'il lui avoit dit n'étoit point dénué de raifon; & elle réfolut de faire le meilleur ufage qu'il lui feroit poffible des motifs de confolation qu'il venoit de lui fuggérer.  C 283 ) Pendant le cours de la femaine fuivante , elle Te dévoua toute entiere au fervice de Mad. Delville, partageant avec la femme-dechambre que celle-ci avoit amenée avec elle du chateau , les attentions qu'elle exigeoit ; & Mad. Delville Te montroit de plus en plus fenfible a fon emprefl'ement. Cette femaine expirée , le Docteur Lyfter confentit a revenir a Bury pour en repartir avec Mad. Delville, & 1'accompagner a Briftol. Eh bien, s'écria-t-il*, profitant de Ia pre* miere occafion pour tirer Cécile a 1'écart , comment vous trouvez-vous ? Avez-vous, ainfi que vous me 1'aviez promis , cherché a vous approprier mon fyftême? Oui, fans doute, répartit-elle; je me flatte même d'avoir fait quelques progrès a eet égard. Vous êtes une charmante perfontfe, reprit il, & bien extraordinaire; fur mon honneur, je plains de tout mon cceur le pauvre Mortimer. C'eft un jeune homme de mérite, qui penfe noblement, & qui fe conduit avec un courage & une prudence admirables. II auroit remué ciel & terre s'il avoit cru pouvoir vous obtenir ; mais voyant qu'il ne fauroit s'en flatter, il fe foumet avec grandeur d'ame a fa deftinée. Les yeux de Cécile s'animerent a ce discours. „ Oui, répondit-elle, on a dit depuis  ( 284 ) long-temps que c'étoit 1'incertitude qui faiïoit notre malheur,... car c'efl alors que les paffions ont tout pouvoir, & que la raifon n'en a plus; mais lorfque les maux font fans remede, & que nous n'avons plus Ia reffource de nous abufer par des chimères, nous trouvonsdu temps de refte pour nous appliquer a Pétude de la philofophie, & alors nous nous flattons peut-être n'avoir fait en cela que fuivre notre penchant. Mais il me femble,ditil, que vous avez bien approfondi cette matiere; je ne veux pourtant pas que vous vous livriez trop a des réflexions auffi férieufes, elles font en général trés - oppofées au bonheur : je voudrois, autant que vous le pourrez convenablement, que vous les évitafliez. Promenez-vous , & cherchez a vous diflraire : c'ell ce que vous pourrez faire de mieux. Tout 1'artde fe rendre heureux dans cette valide de mifere me paroit confifter uniquement en ceci, favoir, que ceux qui ont du loifir fachent s'occuper, & que ceux qui ont des occupations fachent fe procurer du loifir. II lui apprit enfuite que le pere de Delville étoit beaucoup mieux, & ne gardoit plus Ia chambre; qu'il avoit eu le plaifir d'être témoin de fa réconciliation avec fon fils, dont il étoit plus enchanté & plus vain qu'aucun pere ne le fut jamais. Ne penfez pourtant plus h lui, ma chere  jeune Demoifelle , coutinua-t-il, car 1'affaire me paroit tout-a-fait défefpérée. II faut que vous me pardonniez d'avoir été un peu trop oftlcieux; je vous avoue que je n'ai pum'empêcher de propofer a ce vieillard un expédient de mon invention; j'avois imaginé un tempérament. En vérité, mon projet étoit affez fenfé. II eft vrai que, quand les gens font une fois prévenus, tous les raifonnements deviennent inutiles. Je propofois que 1'un & 1'autre renon^ant a vos noms , puifqu'ils ont tant de peine a s'accorder enfemble, vous en adoptafiiez un troifieme qui feroit un titre; mais M. Delville m'a déclaré en colere que, quoiqu'un pareil expédient püt convenir au pauvre Mylord Ernolf, dont la pairie étoit récente , jamais il ne confentiroit que fes nobles aïeux viffent un de leurs defcendants abandonner celui que tant de fiecles avoient rendu illuftre. Son fils Mortimer, a-t-il ajouté, devoit néceflairement hériter du titre de fon grand-pere, fon oncle étant agé & non marié; que, fuppofé même que cela n'arrivat pas, il préféreroit de lui voir mendier fon pain plutót que de renoncer a fa plus chere efpérance, qui étoit que le nom de Delville, de Mylord Delville, fe perpétuitt de génération en génération fans incerruption & fans tache. Je fuis ftchée, dit Cécile, que vous ayez fait une pareille propofitiou : je vous prie trés-  ( 286 ) férieufement de ne jamais penfer a Ia renou. veller. Fort bien, fort bien, répartit-il; je ne voudrois pour rien au monde vous faire de la peine; mais qui auroit pu fuppofer que eet expédient eüt déplu? M. Mortimer, ajouta-t-il, doit venir audevant de nous a***. Il m'a déclaré que rien au monde ne feroit capable de 1'engager a reparoitre ici , oü il lui feroit impoffible de foutenir une épreuve pareille a celle de la lemaine paffée. Le carroffefe trouva prêt, & MadameDelville le fut bientót auffi. Cécile s'approcha pour prendre congé d'elle; mais le docteur qui la fuivoit lui dit : Point de difcours! point de remerciements! point de compliments d'aucune efpece I J'emmenerai ma malade fans permettre un feul mot, & je veux bien me rendre refponfable de fon peu de politefie; jeconfens qu'on s'en prenne a moi. Cécile voulut alors fe retirer; mais Mad. Delville lui tendit les bras, difant : Je mefoumettrai volontiers , docteur, a tout ce que vous pourrez exiger de moi; mais duffe"-je mourir en pronon^ant ces mots, je ne faurois quitter cette incomparable fille fans 1'avoir afiurée combien elle m'eft chere, combien je 1'eftime, & combien je fuis recon» noiflante.  C 2S7 ) Elle Pembrafla & s'avanca vers la porte. Cécile, aufigne que lui fitledofteur,s'abftint de la fuivre. Voila donc, s'écria-t-elle Iorfqu'ils furent partis, a quoi aboutiffent mes liaifons avec cette familie , qu'il femble que je n'ai connue que pour fournir une nouvelle preuve que la fortune ne rend pas toujours heureux. Qui ne regarderoit celle dont je jouis comme propre a alTurer ma félicité ? .. .. C'eft ainfi que , par des réflexions triftes & philofophiques fur les mileres dont cette vie eft femée, elle cherchoit a adoucir 1'amertume de fes chagrins, & a calmer 1'agitation de fon cceur oppreffé. Le lendemain lui procura un peu de confolation. Mad. Charlton, a-peu-près rétablie, fut en état de defcendre , & Cécile eut du moins la fatisfaction de voir fe terminer heureufement une maladie dont elle avoit cru être la caufe. Elle 1'avoit foignée avec toute l'affiduité poffible , & s'efforcoit de paroitre fatisfaite , efpérant qu'en continuant a prendr» fur foi, cette apparence fe changeroit bientöt en réalité. Mad. Charlton fe retira de bonne heure, & Cécile la fuivit dans fa chambre. Tandis qu'elles étoient enfemble, on vint 1'avertirque .M. Monckton étoit dans la falie. L'efprit occupé des triltes événements qui  ( 288 ) s'étoient fuccédés depuis leur féparation, & craignant fes queftions relativement aux difgraces qu'il lui avoit a-peu-près prédites5 elle 1 entendit annoncer avec peine, & alla le recevoir avec beaucoup de confufion. Les fenfations de M. Monckton étoient bien différentes; il lifoit dans fes yeux le défefpoir d'un contretemps qui ranimoit fes premières efpérances. La honte de Cécile étoit manifefte; il en triomphoic en fecret; fa douleur mal déguifée affuroit le fuccès de fes deffeins. Pour commencer la converfation , elle fe hflta, dès qu'elle fut entrée, de lui parler des fommes qu'elle lui devoit, & lui fit des excufes de ne les avoir pas payées au moment oü elle avoit atteint fa majorité. II ne favoit que trop la maniere dont elle avoit employé fon temps, & il 1'affura que ce délai ne lui avoit fait aucun tort, qu'il n'étoit nullement preffé. Ce préambule le conduifit nalurellement a s'informer de fétat actuel de fes affaires. Incapable d'entrer dans des explications qui jie pouvoient que lui attirer de nouvelles mortifications, elle 1'arrêta. N'exigez de moi, je vous prie, Monfieur, aucun détail de ce qui s'eft paffé.... L'événement m'a caufé des chagrins qui doivent me mettre a couvert des cenfures & des reproches.... focon- viens  {m ) viens de la jufteffe & de la prudence de vos confeils; j'avoue & je fens mon erreur: mais 1'affaireeft abfolument finie, & la malheureufe alliance que j'étois prête a former eft rompue pour toujours. C'en fut affez pour M. Monck'on, qui, après cette affurance , n'eut pas befoin de grands efforts pour réprimer fa curiofité ; il ne fe fit plus preffer pour changer de converfation, & la foutint avec adreffe & avec gaieté. II lui paria de Mad. Charlton, pour laqueUe il n'avoit pas la moindre confidération; il l'entretint de Madame Harrel, dont l'exiftence lui étoit tout-a-fait indifférente, & de leurs connoiffances de la provmce, parmi lefquelles il ne s'en trouvoit aucune qui 1'intéreffat: mais fes efpérances qui commen.coient a renaitre, lui rendoient tout fujet de difcours également agréable. II fe trouvoit allégé d'un poids qui l'avoit accablé; 1'objet de fes pourfuites fe trouvoit encore a fa portée. Le rival entre les mains duquel il l'avoit vu livrée, n'étoit plus a redouter. Une pareille révolution lui préfentoit une perfpective plus flatteufe que jamais. En quittant la maifon de Cécile, il fe confidéroit avec complaifance comme ayant furmonté tous les obftacles qui s'oppofoient a fes projets... jufqu'au moment ou, rentrant chez lui, il fe fouvint de fa femme... Tornt IV N  C 290 ) CHAP1TRE IX. Un récit. u ne femaine s'écoula , pendant laquelle Cécile, quoique mélaneolique, paiTa fon temps a fon ordinaire avec les gens de la maifon, évitant volontairement la folitude qui auroit pu entretenir fon affliction. Elle ne prononcoit jamais le nom de Delville; elle avoit prié Madame Charlton de ne lui en point parler; elle appella a fon aide tout ce que le docteur Lyfter lui avoit appris de la fermeté de fon amant, infpirée par la noble émulation de 1'imiter. Cette femaine , oü elle avoit éprouvé les plus rudes combats, venoit de finir lorfqu'elle recut par Ia pofte la lettre fuivante de Mad. Delville. ,, A Mifs Beverley. Briftol, le 21 Oftobre. „ J'efpere que ma jeune & tendre amie ne fera pas ftkhé'e d'apprendre monjheureufe arrivée dans cette ville. Pour moi, aucune nouvelle ne fauroit m'êtreplus agréable que celles qui m'inftruiront de fa bonne fanté & de fa profpérité. Je ne prétends pas pour cela lui en  ( tcjl ) demander en retour de ma lettre; je m'en remettrai au halard pour en être informée, & je «e lui écris acluellement que pour 1'avifer que je ne lui écrirai plus. ,, Ce que je vous dois eft au-deffus de tout remerciement , & ce que je penfe de vous eft au-deffus de toute expreffion. Ne me fouhaitez donc point de mal, quoique j'aie paru le mériter; je fuis défefpérée de la tyrannie dont j'ai été forcée de faire u age a votre égard. Mon admirable Cécile, je vais vous dire adieu pour long-temps : vous ne ferez plus tourmentée d'une correfpondance inutile, qui ne ferviroit qu'a rappeller des fouvenirs pé. nibles , ou a renouveller des regrets encore plus cuifants. Je ne cefferai d'adrelTer des prieres ferventes au ciel pour votre bonheur, auquel rien n'eft plus propre a contribuer que 1'empire que vous avez fagement & conftamment confervé fur vos paffions. Je 1'ai fouvent admiré, mais jamais avec amant d'attention que dans cette circonftance criu'que, oü ma fanté a été la victime de mouveiucnts trop prompts & trop violents que je n'ai pas eu Ia force de réprimer. „ Ne me répondez point; toutes les preuves que vous pourriez encore me donner de la nobleffe de vos fentiments, feroient pour moi de nouvelles blelTures. Oubliez-nous donc Nij  ( ) -tcut-a-fait.... Hélas! vous ne nous avez connus que pour votre malheur.... Oubliez-nous, chere & ineftimable Cécile; cela n'empêchera pas que la reconnoiffance ne grave profondéaient votre fouvenir dans mon cceur. Augusta Delville. " La philorophie dont Cécile s'étoit armée , & fa réfignation apparente, ne purent tenir contre cette lettre ; elle verfa un torrent de larmes qui coulerent enfin librement. Une lettre fi flatteufe & ü décidée la pénétra jufqu'au cceur. En renoncant è Delville, elle fentoit qu'il convenoit de ne plus le voir : elle étoit convaincue que parler de lui feroit une folie, une imprudence; mais qu'on lui dit que par la fuite ils devoient mutuellement ignorer leur exiftence.. .. elle voyoit en cela une cruauté , une févérité qui lui paroilToient inconcevables. Ce premier moment donné a fa douleur, fut court, & bientót interrompu. On vint lui dire qu'un étranger la demandoit; n'ayant aucune envie de fe montrer, elle Ie fit prier de fe nommer , & d'avoir Ia complaifance de revenir dans un autre moment. Sa femme-de-chambre vint de nouveau lui .rapporter fa réponfe, & lui dire qu'il l'avoit afiurée que fon nom lui étoit inconnu, & qu'a moins qu'elle n'etït des affaires de la  C 293 ) plus grande iraportance, il fouhaiteroit extrê- inemenc de lui parler. Elle |ferra fa lettre , & defcendit dans la falie, oü, a fon grand étonnement, elle ap- percut M. Albany. jé ne m'attendois guere , Monfieur , au plaifir de vous voir. Au plaifir! répéta-t-il, ma préfence peut-elle vous en caufer? ... Quel étrange abus des mots ! Pourquoi fe jouer des termes de cette maniere ? Le langage ne fert-H donc qu'è olfenfer les oreilles par des faulTetés? Le don de la parole ne nous auroit-il été accordé que pour pervertir Pufage de la raifon? Je ne faurois vous caufer aucun plaifir; je n'ai plus la faculté d'en procurer a perfonne : vous ne fauriez m'en donner... le monde entier ne pourroit vous en fournir les moyens. Eh bien, Monfieur, lui répondit Cécile qui n*avoit pas la force de le contredire, je ne chercherai point a excufer cette exprefiion. Ce dont je peux vous affureravec vérité, c'eft que je fuis du moins auffi aife de vous voir h préfent , que je pourrois 1'être de la préfence de la perfonne qui me feroit le plus agréable. Vos yeux, s'écria-t-il, font rouges ; votre voix eft tremblante... Jeune, riche, & faite pour plaire, ayant Ie monde a vos pieds, ce monde que vous ne connoifiez encore qu'imparfaitement, & dont vous n'avez point éprouN üj  ( 294 ) vé la faufTeté... Auriez-vous trouvé moven de hater le moment de la douleur? Comment vous y êtes-vous prife pour ouvrir la boite qui renferme les miferes humaines ? Précipitation fatale & précoce ! une fois ouverte, elle ne peut fe refermer, & les maux qu'elle contenoit ne vous quitteront plus qu'au terme de votre carrière. Hélas 1 répondit Cécile, ce que vous m'annoncez eft bien crue!, & n'en eft pas moins vrai. Pourquoi, reprit-il, vous êtes-vous approchée de la fource fatale? Elle nes'tft fftrement pas approchée de vous. Ce n'efl point le mal qui cherché 1'homme, mais c'eft 1'homme qui cherché Ie mal. II fe promene au foleil, le nuage ne Parrête point; ii pourfuit fa courfe, tandis qu'il auroit pu éviter 1'orage dont il avoit apper?u le avant-coureurs, & qui finit par éclater fur fa tête. Surpris, épouvanté, il fe repent de fa témérité; il crie, il appelle du fecours; il eft alors trop tard; il fuit, 1'éclair & le tonnerre le pourfuivenr. Telle eft la préfomption de 1'homme ! Et toi, fimple & aveugle colombe, aurois-tu fuivi la route ordinaire , fans faire attention que ta carrier» étoit trop précipitée pour te conduire au port, fans t'appercevoir que tu rifquois ta tranquillité, cette compagne de ta première jeuneffe, que tu n'as connue que par hafard & lorfque  ( *95 ) tu y penfois le moins. Si tu Pavois réellement perdue, tu efpérerois vainement de la recouvrer. Dans 1'état de foibleffe oü Cécile fe trouvoit a&uellement, cette attaque étoit trop forte pour elle, & les larmes qu'elle avoit jufqu'alors eu peine a retenir, coulerent de nouveau. Ce que vous dites n'eft que trop vrai, lui répondit-elle, je 1'ai perdue pour toujours. Pauvre malheureufe ! reprit-il, fa figure s'adouciffant peu-a-peu , & n'exprimant plus que la pitié; fi jeune... fi innocente... II eft cruel... Et ne t'auroit-on rien laiffé ? pas la moindre efpérance? Abufer, abufer inhumaiuement de cette ingénuité primitive qui n'eft point encore totalement effacée ! Cécile pleura fans répondre. Ne permers pas, dit-il, que ma compaffion s'épuife pour rien ; elle n'eft point affeiftée chez moi; dis-moi donc fi tu en es digne, ou fi tes maux font imaginaires & ta douleur feinte. Feinte ! répéta-t-elle; grand Dieu! Réponds donc a mes queftions; elles te feront counoitre les feules infortunes qui peuvent la rendre excufable. Dis-moi fi la mort t'auroit enlevé ton plus cher ami? Non. Aurois-tu diffïpé ta fortune par tes extraN iv  ( 296 ) vagances, & te ferois-tu mife pour la fuite hors d'état de fecourir les malheureux ? Non; je me flatte qu'il m'en refte encore la volonté & le pouvoir. En ce cas, tu es trop heureufe 1 Te feroistu fouillée de quelque crime , & ta conlcience en feroit-eile chargée? Serois-tu en proie aux retnords vengeurs ? Non, non, graces au ciel, tous ces maux me font abfolument étrangers. Sa figure reprit alors fa première auftérité, & il lui dit du ton le plus févere : D'oü viennent donc ces larmes? & quel eft ce caprice que tudécoresdu nom d'afftiction ?... Étrange effet de 1'indolence & du luxe ! murmures indifcrets de 1'ingrate opulence ! Oh , fi tu avois éprouvé une partie de ce que j'ai fouffert ! Ah ! dit Cécile , il faudroit que vos fouf» frances euffent été bien cuifan'es póurqueks miennes, en comparaifon, méritaflent d'être traitées de caprice. Caprice! répéta-t-il; comparée a la mienne, fon infortune eft une jouifiance, un excès de plaifir. Tu n'as point diffipé ton héritage par de folies prodigalités ; tes remords ne t'ont point interdit toute efpece de félicité; & la tombe ne renferme point encore 1'objetle plus cher a ton cceur. Je me flatte, répondit Cécile, que les maux  C 297 ) que vous avez éprouvés ne (ont point dë ce genre, & qu'il elt encore poffible d'y rernédier ? Je les ai tous reffentis Je les ai fup- portés , je les fnpporterai tant que je vivrai, & peut-être encore après que je n'exifterai plus ici. Bon Dieu ! s'écria Cécile en frémiffant, combien ce monde efl pervers & rempli de miferes! - Et cependant tu ofes te plaindre, s'écriat-il , quoique tu poffédes le plus grand de tous les biens, 1'innocence ! Tu murmnres, quoique le crime te foit inconnu. Si ce n'eft point lui qui caufe tes malheurs, ne t'embarraffe pas du refte, & fois plus que contente de ton fort. Ah ! s'écria-t-elle en foupirant profondément, qui efi-ce qui pourroit m'apprendre k goüter ce contentement que tout femble m'interdire ? Moi, repliqua t-il, je te 1'apprendrai •. car je veux te faire le récit de ma trifte hiftoire. Alors tu connoltras combien ton fort eft plus heureux que le mien; alors tu leveras la tête en figne de triomphe. Oh non, on ne triomphe pas fi aifément. Cependant, li vous voulez meconfier les particularités de votre vie, je ferai bien-aife de les entendre, & je vous aurai obligation de me tês avoir communiouées. N v  C 293 ) Malgré tout ce qu'il m'en coütera & tout ce que j'aurai a fouffrir, reprit-al, je vais te fatisfaire : ce fera le moyen de difïïper ton affliétion imaginaire; je vais rouvrir toutes mes blefTures & renouveller ma honte. Non, s'écria Cécile avec précipitation, je refufe de vous eutendre, fi ce récit doit vous être fi pénible. Ta pitié & ton humanité font avec moi tout-a-fait inutiles, dit-il, puifqu'il n'y a que la pénitence qui puiffe me procurer quelque confolation. Je veux donc te raconter mes crimes , pour que tu puiffes fentir toute ta félicité, afin que tu faches qu'elle confifte uniquement dans 1'innocence ; de peur que, ne connoiflant pas tout le prix de celle-ci, tu la perdiffes faute de 1'eflimer ce qu'elle vaur. Ecoute donc, & tu fauras ce que c'eft que le malheur. II n'y a que le crime qui puifle nous rendre vraiment malheureux, & c'eft lui qui a caufé tous les maux de ma vie; c'eft par lui que je fouffrirai éternellement. Cécile auroit voulu lui épargner cette mortification : mais il refufa de profiter de cette eondefcendance ; & comme il y avoit longtemps qu'elle deliroit de favoir quelque chofe de fon hiftoire, & des motifs de fa conduite extraordinaire , eHe 1'écouta trés ■ attentive» ment.  C =99 ) Je ne parlerai point de ma famiire, dit-il; 1'exactitude hiftorique eft ici fort peu néceffaire, & ne fait rien a notre but. Je fuis né en Amérique, d'oü 1'on me fit paffer de bonne heure en Europe, pour y être élevé. Pendant que j'étois encore a 1'univerfité, je vis, j'adorai & je recherchai une charmante perfonne qui étoit a peine dans fon printemps; jamais cceur plus tendre n'éprouva traitement plus indigne. Elle étoit pauvre & fans appui, fille d'un fimple payfan, fans expérience , fans prétentions , le modele de 1'innocence. Elle n'avoit que quinze ans, 5s fon cceur fut une conquête facile; cependant, une fois a moi, rien ne fut plus capable de la tenter. Mes camarades lui firent des propofitions ; elle fut en bute è toutes les rufes auxquelles on a recours pour féduire les perfonnes de fon fexe ; la flatterie , les préfents , les prieres , tout fut employé inutilement : elle étoit toute a moi, & avec une bonne foi fi touchante, que je réfolus , malgré toutes les objeclions poffibles, de 1'époufer. La mort fubite de mon pere m'obligea de partir promptement pour la Jamaïque. Je redoutai d'abandonner ce précieux tréfor fans proteclion; cependant la décence ne me permettoit ni de me marier , ni de 1'emmener immédiatement avec moi. Je lui engageai ma foi, je lui promis de venir la rejoindre auffiN vj  ( 3oo ) tót que j'aurois arrangé mes affaires, & je chargeai un de mes intimes amis de veiller fur fa conduite en mon abfence. La laiffer étoit une folie.... me fier a un homme en étoit une autre.... O race maudite ! è quel point depuis lors le genre humain m'eft devenu odieus! J'ai détefté la lumiere du foleil; j'ai fui le commerce de mes femblables ; la voix de 1'homme m'a été infupportable; j'ai abhorré fa vue... Mais c'efl moi-même que je devois abhorrer encore plus que tout le refte. Lorfque j'eus recueilli ma fortune, enivré de mon opulence , j'oubliai cette jeune plante ; je me livrai tout entier a la débauche , au vice, & 1'abandonnai fans fecours ü fa malheureufe deflinée. Les excès fuccédoienc aux excès jufqu'au moment oü la fievre, fuite de mon intempérance, me donna le temps de faire des réflexions. Alors elle fut vengée ; ce fut alors pour la première fois que les remords devinrent mon partage : fon image fe préfenta de nouveau a mon efprit, ranima ma paffion, & m'infpira le plus vif repentir. Dès que je fus guéri, je repris la route d'Angleterre : au moment de mon arrivée, je courus la chercher.... Mais elle étoit perdue; perfonne ne favoit ce qu'elle étoit devenue. Le malheureux a qui je 1'avois conflée prétendit en être moins inforrné que perfonne •»  ( 3°i ) cependant, après de longues & pénibles recherches , je la découvris dans une chaumiere, oü lui-même l'avoit reléguée. Lorfqu'elle me vit, elle pouffa des cris, & voulut fuir. Je Parrêtai, & lui dis que je venois pour m'acquitter fidéiement & honorablement de ma promefle en Tépoufant... La candeur & la probité, quoique dégradées chez elle, n'étoient point effacées : elle m'avoua qu'elle avoit eu le malheur de fe laifler féduire. J'aurois dü récompenfer cette preuve étonnante de fon ingénuité, de fa bonne foi. Ce facrifice fans exemple que lui valut-il de ina part ? Des malédictions!.... Je la chargeai d'injures; je 1'outrageai par les expreffions les plus révoltanres ; je lui reprochai jufqu'a fa confeflion; je lui fouhaitai tous les maux imaginables.... Elle fe proflerna a mes pieds, elle me demanda pardon, me fupplia d'avoir pitié d'elle ; elle pleuroit amérement.... & je Ia repouflai cruellement... ïl eft inutile de vouloir vous cacher ma honte. Je la frappai avec fureur... & non content d'un feul coup a je redoublai a plufieurs reprifes. Ah, malheureux, barbare & fans pitié! a quel titre pourrois-tu te flauer d'obtenir miféricorde ? Une infideile, mais li touchante, fi jeune, indignement féduite, fi repentante! Dans cette affteufe fituation, abandonnée  ( 302 ) & fans fecours, déchirée par ces mains barbares, & infultée par cette langue perfide , je Ia laiffai pour chercher le fcélérat qui l'avoit perdue. Aufll lache que traitre , il eut foin de fe cacher. Me repentant alors de ma fureur, je me hatai de retourner la joindrej honteux de ma conduite, la mémoire des outrages que je lui avois fait elTuyer m'attendrit; je me promis de les réparer.... Tous mes foins furent inutiles, elle avoit difparu! Effrayée , & redoutant mes mauvais traitements , elle fe déroba a toutes mes perquifitions. J'émployai vainement deux années entieres fans fuccès, négligeant mes affaires, & ne m'occupant que de cette recherche. Enfin, je crus 1'avoir apperr;ue. .. è Londres, feule, & parcourant les mes a minuir... Je la fuivis en frémiffant... &j'entrai après elle dans un de ces infames réduits dont cette grande ville abonde. Les malheureux qui 1'entouroient faifoient beaucoup de bruit. Occupés è boire, ils ne s'appercurent point de mon arrivée... Pour elle , il n'en fut pas de même; a peine me vit-elle, qu'elle me reconnut. Nous ne nous pariames point •... mais au bout d'un moment elle s'évanouit. Je ne la fecourus point; les gens de Ia maifon en prirent foin , & la firent revenir; & lorfqu'elle fut en état de fe foutenir; ils vou-  C 303 ) lurent !a faire paffer dans une autre chambre. Je m'avancai pour lors; & le défefpoir me prêtant des forces , je les contraignis 4 l'abandonner. Elle paroiffoit s'en remettre 4 la deftinée de ce qu'elle deviendroit. Jem'écriai: Laiffez-moi vous arracher de ces lieux abominables, pour lefquels vous n'êtes point faite ! Venez , & fiez-vous 4 moi. Je faifis fa main, & 1'entralnai. Elle trembloit; 4 peine pouvoit-elle faire un pas; elle ne confentoit, ni ne refuföit; elle ne verfoit pas une larme, & ne difoit pas un feul mot : fa figure préfentoit une image frappante de 1'effroi, de 1'horreur & du trouble. Je Ia conduifis dans une maifon de campagne, oü nous nous rendimes 1'un & 1'autre fans ouvrir la bouche une feule fois. Je lui donnai un appartement convenable , & une femme pour la foigner; je lui fis fournir tout ce dont j'imaginai qu'elle pourroit avoir befoin. Je continuai moi-même 4 habiter cette maifon ; mais accablé de remords pour les crimes oü mes mauvais traitements 1'avoient précipitée, il m'étoit impoffible de fupporter fa vue. Au bout de peu de jours, la femme que j'avois placée auprès d'elle pour la fervir, m'affura que la maniere dont elle fe conduifoit devoit néceffairement lui caufer Ia mort; qu'elle ne vouloit faire ufage que de pain  ( 3°4 ) & d'eau; qu'elle ne donnoit, ni ne parloit, Al.'armé d'un pareil avis, je volai a fon ap. partement. La fierté & Ie reffentiment firenc place a la tendreffe & a la pitié; je la priai de fe tranquillifer, de prendre courage. Tout ce que je pus dire fut fans effet; elle continua a garder Ie filence, & ne parut pas même m'entendre. Je m'humiliai devant elle comme aux jours de fon innocence, la fuppliant de prêter 1'oreille è mes difcours; j'allai même jufqu'i implorer fa pitié. Tout fut inutile;.elle ne m'admit ni ne me rejetta; elle futégalement fourde è mes exhortations & a mes prieres. Je paffai des heures entieres a fes pieds, jurant de ne point ma relever qu'elle ne m'eüt parlé... Ce fut fans aucun fuccès; elle paroif. foit fourde, muette, infenfible; fes yeux éteints & fans mouvement annoncoient le plus affreus défefpoir... ces yeux qui autrefois ne s'arrêtoient jamais fur moi qu'avec douceur & avec eomplaifance... Elle refia conftamment affife fur Ia même chaife; ellenechangea pointd'ha» bits; on ne put jamais parvenir a 1'engager a fe coucher. Aux repas elle mangeoit un peu de pain fee, & précifément ce qu'il en falloit pour 1'empêcher de raourir de faim. Comment vous peindre mes allarmes, en voyant que rien, jufqu'a fa derniere heure, ne fut pas capable" de Ia faire changer de réolution?... Hélas! cette heure ne vint qua  ( 3°5 ) trop tót : je ne 1'oublierai jamais; & fi elle s'écoula rapidement, le fouvenir eu fera éternel. Lorfqu'elle fut prés d'expirer, elle m'avoua que, dés 1'infïant qu'elle étoit entrée dans la maifon, elle avoit fait vceu d'y vivre fans parlei: pénitence qu'elle s'étoit impofée pour 1'expiation de fes péchés. Je reftai auprès de fon corps que je défendis auffi long-temps que mes forces me le permirent;... ce ne fut que lorfqu'elles commencerentas'épuifer, qu'on parvint a me 1'arracher... J'ai entiérement perdu toute idéé des trois années de mon exifience qui ont fuivi cette affreufe cataftrophe. Cécilefrémita cette infinuation , quoiqu'elle en füt peu furprife. M. Gofport lui avoit appris qu'il avoit été renfermé; & fon imaginationexaltée, fa fingularité, fon langage emphatique & fa conduite extraordinaire lui avoient fait foupconner depuis long-temps que fa raifon étoit altérée. La première chofe qui me revint a la mémoire, continua-t-il, fut ce terrible événement; je m'emprelfai d'aller vifiter fon tornbeau, & ce fut-la qu'è. fon exerople je me liai par un vceu folemnel, quoique moins févere que le fien; je jurai par fes mines de ne jamais laiffer paffer un feul jour oü je n'euffe rendu fervice a quelqu'un de mes femblables avant d'avoir pris la nourriture ou lefommeil.  C 306 ) J'ai pour eet effet erré de ville en vüle , de la ville 4 la campagne, & du riche au pauvre. J'entre dans toutes les maifons oü Pon veut bien m'admettre; j'exhorte ceux qui confentent a m'entendre, & je fais honte a ceux qui ne le veulent pas. Je cherché les malheureux par-tout oü ils fe tiennent cachés. Je pourfuis les opulents pour leur demander leur fuperfiu. J'épie les prodigues dans les lieux publics, oü je ne crains point de les réprimander au milieu de leurs diffolutions. Je vifite Pinfortuné dans fa retraite, oü je le confeiüe & m'efforce de le fecourir. Mes moyens font peu confidérables, mes parents, pendant ma détention, m'ayantréduit a unepenfion modique; mais il n'y a perfonne que je me fafle fcrupule de folliciter, & mon zele fupplée au manque de facultés. O vie dure, pénitente , laborieufe, fatigante & humiliante! tu es telle que je 1'ai méritée, & je n'en murmure pas. J'ai fait vceu de m'y foumettre, & je le tiendrai. Le feul délafiement que je me permets de temps en temps, eft celui que me procure la mufique, a laquelle je fuis extrêmement fenfible j elle calme & fufpend mes chagrins; elle me ravit, me fait oublier tous mes malheurs & les fouvenirs même les plus pénibles. Jeune fille, a préfent que tu m'as entendu, dis-moi, as-tu raifon de t'affliger ?  C 307 ) Héïas! s'écria Cécile, mon fort, comparé aux événements dpnt vuus venez de faire le récit, doit fans doute me paroiire trop doux. Te prêtes-tu fi facilement a. la conviclion? s'écria-t-il avec douceur, ne crains-tu point le langage de la vérité? car la vérité & la ceufure ne font fouvent qu'une feule & même chofe. Non : je Paime, je la recherche; mais je me trouve malheureufe, quelque légere qu'en foit la caufe. Je voudrois être plus réfignée; & fi vous pouviez m'apprendre ce qu'il faudroit faire pour y parvenir, j'écouterois attentivement vos préceptes. O toi! que le monde n'a point encore pervertie, s'écria-t-il, je ferai toujours empreffé k te donner mes confeils... C'efl une fatisfaction dont je n'ai pas joui depuis long-temps. Combien de gens n'ai-je pas defiré de fervir! Tous jufqu'ici ont rejetté mes bons offices; trop honnête pour les flatter, ils n'ont pas eu le courage de m'entendre; incapable par mon crédit de contribuer a la réulfite de leurs vues ambitieufes, ils n'ont pas eu affez de vertu pour me fouffrir. Tu es la feule que j'ai trouvée aflez integre pour fouhaiter de 1'être davantage. Cependant il faut, pour me contenter, plus que des paroles: je veux des effets. II ne fuffit pas non plus d'ouvrir volontiers ta bourfe, il me faut de plus ton temps &  C 308 ) tes fórns; 1'argent dillribué par d'autres ne fert qu'a foulager ceux qui le recoivent; pour difliper & alléger tes peines, il faut que til ie donnés toi-mêtne. Vous me trouverez toujours, répondit-elle, docile a vos lecons, & empreffée d'apprendre ce que je dois pour rendre mon ëxiftence utile è mes femblables. Heureulè donc, reprit-ii, 1'heure oü je fuis arrivé dans cette Province! Ce n'étoit pourtant pas vous que j'y venois chercher, mais bien 1'infortuné & inconftant Belfield. Ce jeune homme avec de 1'efprit ne cefTe de s'égarerQuelle leeon pour ceux qui fe vantent de leurs talents & en font vanitéf Oü peut-il être acluellement, Monfieur? Labourant par choix avec ceux qui ne Iabourent que par néceffité %. tels font les humains en général, mécontents, pervers & volages, quoique tous n'aient pas le courage de fe montrertels, &ilen eft pen qui, comme Belfield , méritent, lorfqu'ils le font, qu'on daigne s'en appercevoir. II m'a dit qu'il étoit heureux. J'étois bien perfuadé que cela ne pouvoit pas être; mais cette occupation ne nuit a perfonne, & je ne lui en ai fait aucun reproche. J'ai oui parler de vous dans le voifinage, & Pon ne vous a jamais nommée fans éloge; je fuis venu voir fi vous les méritiez; je vous ai vue, & je m'en retourue fatisfair,  (3^9; En ce cas vous êtes peu difficile; car ee que j'ai fait jufqu'a préfent ne mérite guere de louanges. Par oü fauc-il comtnencer a m'acquitter de la tache que vous me prefcrivez., & qui peut feule me procurer les confolations dont j'ai befoin? Nous travaillerons, s'écria-t-il, conjointement jufqu'a ce qu'il ne vous refte plus de fujet d'affliftion,: les bénédiclions des orphelins , les prieres de 1'enfance feront pour vos bleffures un baume falutaire & de bonne odeur.» elles diffiperont vos chagrins, transformeront votre trifteffe en joie, & vos plainies en actions de graces. Nous irons dans leurs chaumieres expofées a tous les vents, & nous les ferons réparer; nous les mettrons a 1'abri de !a rigueur des faifons,; nous les préferverons par de bons vêtements, des horreurs des fri» mats, & nous appaiferons leur faim : au-lieu des cris des malheureux, on n'entendra plus que des cantiques & des chants d'allégreffe; votre cceur fera confolé , & le mien revivra... Oh! oü vais-je m'égarer? Et tandis que je perds le temps en paroles, qui fait fi quelque miférable ne périt pas faute de fecours?..-. Adieu : je vole viiiter le féjour de la détrefle; demain je viendrai vous rejoindre, pour qu'il ne foit plus que celui de la félicité. En finiflant, il fortit. Cette vifite finguliere arriva forti propo.$  ( 3io ) pour Cécile : elle fufpendit & adoucit Ton affliftion, par la perfpecTrive qu'elle lui préfenta. Quoique fon langage & les confeilsfuffent exaltés & exiraordinaires, la morale cependant en étoit excellente, & Pon ne pouvoit qu'être frappé de leur utilité, ainfi que des vues bienfailantes qui les diétoknt. Exhortée par lui a comparer fa fituation a celle de la moitié du genre humain, elle trouva que la balance penchoit encore en fa faveur; le projet qu'il lui avoit préfenté & les bonnes ceuvres qu'il lui avoit prefcrites étoient parfaitement conformes a fa maniere de penfer & a fes inclinations ; Ia charité active a laquelle il Pin» vitoit échauffa fes efprits, & fit renaitre des efpérances bien différentes cependant de celles qu'elle avoit nourries autrefnis, & dont le renverfement l'avoit tant affligéc. Tout autre projet qui n'auroit eu pour but qu'une félicité mondaine, lui auroit déplu, & elle 1'auroit rejetté : mais elle fe trouvoit alors dans la fituation qu'il falloit pour adopter avec empreflèment tout ce qui pouvoit contribuer a ranimer fon zele, fa piété ,& Fengagera embrafler tous les plans oü le devoir & la vertu réunis, en fiattant fon penchant, lui feroient oublier fes peines.  ( 3ii ) CHAPITRE X. Un coup imprévu. Cécile pafla le refte de la journée as'occuper de fes projets de bienfaifance • elle réfolut de fuivre fon nouvel & romanefque alüé par-tout oü il voudroit la conduire, &den'épargner ni fa fortune, ni fon temps , ni fa peine, a chercher & a foulager les malheureux. Des efforts qu'elle avoit faits pour calmer fa douleur, aucun n'avoit réuffi auffi efficaceinent que ce nouveau projet; fon afflidtiori ne 1'occuperoit plus toute entiere; 1'efpérance de faire du bien, & la réfolution de confacrer fon temps aufervice des malheureux, flattoient fon cceur & plaifoient a fon imagination.... C'étoit pour elle une fource pure de jouiffances. Elle voulut épargner a Mad. Charlton Ia lecture de la lettre qui l'avoit fi fort affeétée; mais elle lui raconta jla vifite d'Albany, & lui fit plaifir en lui communiquant le plan qu'ils avoient formé. Elle fe coucha beaucoup moins triftequ'elle ne l'avoit été jufqu'alors; mais elle füt réveillée par fa femme-de-chambre, qui vint lui apprendre que Mad. Charlton étoit très-mal. Elle fe levoit fort émue, & fans fe donner  ( 312 ) k temps de s'habiller elle alloit paffer dans Ton appartement; mais celle - ci lui cria de s'arrêter, & lui avoua qu'elle ne vivoit plus. Cette Dame étoit morte dans la nuit, fans qu'on füt précifément le moment... unefemmede-chambre qui couchoit prés d'elle, s'étant approchée de fon lit pour s'informer de fa fanté, l'avoit trouvée froide & fans mouvement; d'oü Pon conclut qu'une apoplexie avoit terminé fa carrière. Heureufement & fort a propos pour Cécile, une bonne nuit & des fonges agréables avoient un peu réparé fes forces; Pémotion que ce trifte événement lui faifoit éprouver, ne lui en promettoient pas fitót de pareils. Elle perdoit en Mad. Charlton une amie qu'elle s'étoit accoutumée prefque depuis fon enfance aconfidérer comme une fecondemere, qui l'avoit chérie avec la plus vive tendreffe. Ce n'étoit point une femme d'un efprit tranfcendant, ou fort inftruite; mais elle avoit Ie cceur excellent, & étoit d'un caraétere doux & aimable. Cécile la connoifföit d'auffi loin qu'elle fe connoifföit elle-même. Depuis fon entrée dans le monde, depuis qu'elle avoit connu combien le role dont elle fe trouvoit chargée étoit difficile, cette digne Dame avoit été la feule a qui elle eüt ouverc fon cceur & confié fes inquiétudes. Quoique fes confeils iïe lui euflent pas été fort utiles, elle avoit toujours  C 3^3 ) toujours été convaincue de fon amitié & du fiucere intérêt qu'elle prenoit a elle; & tandis que fon jugement fort fupérieur a celui de fon amie dirigeoit fa conduite, elle avoit la confolation decommuniquer fes projets &deconfier fes peines a une amie a laquelle rien de ce qui la regardoit n'étoit indifférent. Elle reffentit donc trés-douloureufement fa perte, qu'elle ne voyoit aucun moyen de remplacer : elle lui parut irréparable, & elle la pleura amérement. Lorfque la première douleur de ce cruel événement fut un peu diffipée, elle dépêeha un exprès a M. Monckton pour lui en faire part, & le prier de venir la voir le plus tót poffible. II arriva bientöt, & elle lui demanda confeil fur le parti qu'elle avoit 4 prendre dans cette circonftance. Sa propre maifon n'étoit point encore en état d'être habitée; elle avoit négligé de preffer les ouvriers, & prefque oublié que fon intention füt jamais de changer de demeure. II falloit pourtant abfolument qu'elle prie fur-le-champ un parti; elle ne fe trouvoit plus chez Mad. Charlton, mais chez fes petites-filles qui étoient fes cohéritieres, qui lui déplaifoient 1'une & 1'autre, & avec lefquelles elle n'avoit que peu ou point de relations. M. Monckton, avec la promptitude d'un Tome 1F. O  ( 3*4 ) homme qui fait part d'une idéé qui lui vient tout-a-coup, lui communiqua un projet dont il s'étoit occupé pendant le chemin, qui étoit qu'elle vint immédiatement chez lui, & y reftat jufqu'a ce que tous fes arrangements fuffent finis. Cécile lui repréfenta qu'elle fe feroit un fcrupule de furprendre & de déranger Milady Marguerite; mais fans fe donner le temps de difcuter la validité de cette objection , craignant qu'elle n'en formdt de nouvelles, il Ia quitta pour aller engager fa femme a 1'inviter. Cécile, quoique répugnant beaucoup a fa propofition, n'en voyoit pour le moment aucune autre a adopter; tout lui fembloit préférable a rejoindre Mad. Harrel. M. Monckton revint bientót avec un compliment de fon invention ; car fa femme., quoiqu'obligée de recevoir tous ceux qui lui plaifoient, avoit eu foin de conferver précieufement le droit de témoigner fon fentiment, foit en fe taifant opiniatrément, ou en ne difant que ce qu'elle favoit faire de la peine i fon mari. Cécile fe Mta de prendre congé des Dllesi Charlton, qui, peu touchées de ce qu'elles perdoïent, & empreffees d'examiner ce qu'elles gagnoient, s'en fépareient fans regret. Cécile, le cceur gros & les yeux pleins de  (315) larines, emprunta pour la derniere fois la voiture de fa digne amie; & quittant pour roujours fa maifon, elle prit triftement le chemin de celle de M. Monckton. Fin du Tornt quatrkme.