Gr&iL zu Lynar'sclïO Fideikommifi Bibliothek  C É C I L I A, O u MÉMOIRES D'UNE HÈRITIERE, TOME CINQUTEME.   C É C I L I A, O u MÉMOIRES B'UNE HÉRITIERE. Por F Auteur £>' Er eli n a. Traduits de 1'Anglois. TOME CINQUIEME. A MAESTRICHT, Chez Jean-Edme Dufour & Phil. Roux, Imprimeurs-Libroires, aflbciés. M. DCC. L XXX IK   C É C I L I A, o u MÉMOIRES- D' V N E HÈRITIERE. PARTIE PREMIÈRE, L I V R E IX. CHAPITRE PREMIER. Uns réflexion. y Marguerite Mouckton re^ut Cecile avec Ia froideur la plus marguée. Celleci s'excufa de la liberté qu'elle prenoit de venir loger chez elle; mais voyant qu'elle ne répondoit point a fes honnêtetés, elle fe retira dans Pappartement qu'on lui avoit deftiné , fe promettani bien de la voir Ie moins qu'il lui feroit poffib'e. Elle fe trouva alors dans la nécefllté abfolue Tomé V. A  co de fe former un nouveau plan de conduite, & de fixer Ie lieu de fa réfidence. L'air refrogné & mécontent de Milady Marguerite lui fit précipiter fa réfolution de changer de demeure le plutót pofllble. Elle fit venir Péconome qui étoit chargé de 1'adminiftration de fes terres, pour favoir quand il lui feroit pofllble d'habiter fa maifon , & apprit avec chagrin qu'il y avoit encore de Pouvrage pour deux mois. Demeurer encore pendant tout ce temps* la chez Milady Marguerite, étoit une pénitence a Iaquelle il lui eüt été bien dur de fe foumettre; & elle ignoroit (i cette Dame elle» même Pauroit vue de bon oeil. Pour ne pas lui être plus long-temps a charge, & s'épargner le défagrément d'habiter la tnaifon d'une femme a Iaquelle fa préfence déplaifoit, elle réfolut de fe mettre en penfion a Bury, chez d'honnêtes gens , & d'employer les deux moi. qu'elle devoit pafler hors de chez elle, a arranger toutes fes affaires, & a régler fes comp* tes avec fes tuteurs. Pour eet efFet, il étoit abfolument indifpenfable qu'elle fe rendtt a Londres; mais avec qui, & de quelle fa^on? C'eft ce qui 1'embarrafibit, & qu'elle ne pouvoit décider feule: elle fit demander une nouvelle conférence a M. Monckton, lui communiqua fon projet, Cc le pria de la confeiller.  (3) II fut enchantè* de ce qu'elle s'adreflbit & !ui, & très-coptent qu'elle peuflk a fe mettre en penfion a Bury, oü il pourroit l'obferver & jouir encore cnieux de fa fociété que dans fa propre maifon ; car la vigilance avec Iaquelle il épioit fes démarches étoit encore fort au-deffbus de celle avec Iaquelle Milady Marguerite obfervoit toutes les fiennes. II chercha pourtant a la dilTuader d'aller a Londres; mais fon emprefi'ement a lui rembourfer la foinme confidérable qu'elle lui devoit, étoit trop fort pour qu'il püt le vaincre. Elle étoit ma-•eure; fa fortune fe trouvoit a fa difpofition; elle avoit perdu Mad. Charlton, & ne dépendoit plus de perfonne. II ne convenoit pas qu'elle eüt un feul créancier, & qu'on püt lui reprocher, en commencant fa nouvelle carrière, une négligence qu'elle avoit fouvent btömée dans les autres. Le voyage de Londres étoit indifpenfable 5 elle ne demandoit confeil que fur la manieie de s'y rendre. M. Monckton lui dit que, pour régkr fes comptes avec fes tuteurs, il falloit qu'elle leur écrivit formellement, pour leur demander 1'état des fommes débourfées pendmt fa minorité, & de leur déclarer que fon intention pour Pavenir étoit de fe charger elle-même de Padminiflration de fa fortune. Ce confeil fut fuivi fur-le-champ, & Cécile confentit a refter chez lui jufqu'a. ce qu'elle eüt recu lenrs réponfes. A ij  C 4 ) Obligée de vivre encore quelque temps avec Milady Marguerite , Cécile réfolut de faire tous fes efForts pour fe la rendre favorable; mais ce fut-en vain qu'elle mit en ufage Ia douceur, la prndence, la patience, & toutes les vertus dont la nature 1'avoit douée, pour adoucir 1'humeur intraitable & 1'aigreur habituelle de cette Dame. Plus les perfections de Cécile rembellifToient aux yeux du mari, plus elles la rendoient haïflable a ceux de fa jaJoufe moitié. Ce n'eft pas que celle-ci n'eüt obfervé ( car la jaloufie voit tout) que cette aiinable fille n'avoit pour fon époux qu'une amitié très-innocente; n'importe, elle la haxffoit encore pour Peftime qu'elle lui arrachoit. Cécile, quoique rebutée de fon peu de fuccès, ne continua pas moins des attentions dont elle fe faifoit un devoir. Loin de foup§onner que Milady eüt aucun reflèntiment contr'elle , elle étoit aflez bonne pour attribuer fa mauvaife humeur a fa maladie; & M, Monckton, par les plaintes adroites qu'il \vi en faifoit , 1'ayant perfuadée que fa femme traitoit ainfi tous ceux qu'elle voyoit, elle n'y trouva d'autre remede que d'éviter fa préfence autant qu'il feroit pofllble. Elle s'enferma dans fon appartement, & donna fouventdes larmes a la mémoire de fa refpeftable amie , Mad. Chirlton. Cette excellente femme avoit inftitué fes  ( 5 ) petites-fïllès uniques héritieres de. fes biens , & les avoit chargées elles feules de 1'exécution de fes volontés. Les legs qu'elle faifoit étoient peu confidérables; quelqu'argent aux pauvres, & des marqués d'amitié a un petit nombre de fes amis. De ce nombre étoit Cécile , a Iaquelle elle laifToit fon portrait, & quelques bijoux de peu de valeur, dont elle faifoit cas; elle déclaroit, par un article de fon teftament, que comme Mifs Beverley étoit la perfonne qu'elle aimoit le mieux, fi fa fortune avoit été moins confidérable, elle auroit eu la même part a fa fuccefflon que fes petites-filles. Cécile fut très-fenfible a cette derniere & incontellable preuve de fon affeclion. Elle defira plus que jamais d'être feule, pour poitvoir la pleurer tout a fon aife , & ne ceiïa de fe reprocher fa maladie, dont elle s'attribuoit la caufe , pour 1'avoir engagée a fon i 2ge , a entreprendre un voyage fi peu proportionné a fes forces. M. Monckton avoit trop de prtidence pour ia détourner de fon goüt pour la folitude , paree qu'il imaginoit qu'elle couroit moins de rifque feule qu'en compagnie. Au bout d'une femaine arriverent les réponfes de fes deux tu» teurs : la lettre de M. Delville ne faifoit mention que de ce qui concernoit les affaires de fa tutele; elle étoit d'un Hyle analogue a fa A iij  (6) fierié. II difoit que, n'ayantjamais eu fon bien entre les mains , il n'avoit aucun compte a rendre; & que comme il fe propofoit d aller fous peu de jours a Londres , il la verroit un moment en préfence de M. Briggs, pour qu'elle lui fign&t une décharge générale, au moyen de Iaquelle on ne püt plus par la fuite s'adrefler a lui, ou le rechercher a ce fujer. Cécile fe plaignit beaucoup de la néceffité qu'il y avoit qu'elle le vit; & cette entrevue lui parut d'avance la chofe la plus mortifiante qui püt lui arriver. M. Briggs, quoiqu'encore plus laconique* étoit pourtant beaucoup plus honnête. II lui confeilloit de difFérer a lui retirer fon argent, 1'aflurant qu'elle couroit rifque d'être dupée, & qu'elle feroit prudemment de le lui laifler. Lorfqu'elle communiqua ces deux lettres a M. Monckton, il ne manqua pas de lire celle de M. Delville avec une emphafe qui en fit encore mieux fentir toute la vanité & toute 1'arrogance. II y joignit des commentaires de fa facon , qui la rendirent encore plus humilianre. Cécile n'approuva ui ne contredit les raifonnements qu'il lui fit a ce fujet, fe contentant , lorfqu'il eut fini, de lui préfenter la feconde. Elle ne trouva pas plus de faveur auprès de lui que Ia première; & après 1'avoir lue, il décria ouvertement le caract ers de M. Briggs,  (7) qu'il repréfenta comme un avare', avide du bien d'autrui, &frippon; 1'avifant de fe donner de garde de fuivre fes confeils fans avoir confulté quelque perfonne déiimérelfée. II la prévint enfuite des dangers auxquels fon ignorance des affaires la laifibit en bute, & lui fit Pénumération des tromperies, des fraudes & des fubtilités ordinaires^des agioteurs , auxquelles il 1'afiura que M. Briggs étoit redevable de toute fa fortune. A la fin , inquiete & confondue, elle lui avoua qu'elle ne favoit abfolutnent comment s'y prendre , & qu'elle fe feroit eftimée trop heureufe qu'il eüt été fur les lieux , pour pouvoir recourir a fes confeils. C'étoit la précifément ce qu'il attendoit : dès que c'étoit elle quil'en prioit, il n'y avoit plus lieu de lui foupconner des vues intérefTées. II répondit que la fituaiion dans Iaquelle elle fe trouvoit lui paroifloit fi critique, 1'arrangement ou le dérangement total de fes affaires en dépendant abfolument, qu'il tfcheroit de faire en forte d'être a Londres en même-temps qu'elle. Cécile le remercia beaucoup de cette attention, & réfolut de s'en remettre a lui pour le placement & la difpofition de fa fortune. II lui reftoit néanmoins encore un autre róle a remplir: il vit qu'il avoit obtenu tout le crédit dont il avoit befoin fu'r 1'efprit de A iv  C s) Cécile, & que n'ayant pas le moindre foupcon de fes vues, elle étoit perfuadée qu'e'les étoient droites & pures; mais il connoifioit trop le monde pour fe flatter que le public en juge«1t de même. Voulant donc éviter les conjeélures que pourroientoccafionner fon voyage & fon empreffement a la fuivre, il n'avoit pas manqué d'en prévenir Milady Marguerite, & lui en avoit parlé de maniere è lui faire defirer d'être de la partie; car quelque défagréable que lui füt fa prérence, ce n'étoit pourtant que par ce moyen qu'il étoit parvenu a habiter la même maifon que Cécile. Mlle. Bennet, qui étoit le vil inftrument de fes différents projets , & la méprifable complaifante de fa femme , s'étoit prêtée h réveillerla jaloulie de cette derniere, en 1'avifant fecretement de 1'intemion qu'il avoit de fe rendre a Londres en même-temps que Cécile, pour arranger fes comptes avec fes tuteurs. Elle prétendit qu'elle avoit appris cette nouvelle par hafard, & qu'elle avoit cru que fon attachement pour elle ne lui permettoit pas de la lui taire, afin qu'elle prlt fes mefures pour traverfer les defleins de fon man", & empêcher par fa'préfence qu'il ne fe livrei librement a tous fes goüts. Lesinfirmités de Milady, quiaugmentoient tous les jours, rendoient ce confeil difficile a fuivre; mais Mlle. Bennet fe conformant aux  C 9 ) inflruclions infidieufes qu'on lui donnoft, em< ploya auprès d'elle un motif iiréTiftible, en lui faifant fentir que M. Monckton redoutoit beaucoup qu'elle n'eüt envie d'aller auffi a Londres. Il n'en fallut pas davantage, dans I'excès de fon dépit, pour la décider a entreprendre cette courfe; & s'embarrafïant fort peu de ce qu'elle en foulfriroit elle-même par Tefpoir qu'elle avoit de lui caufer de la peine , fon infidelle confïdente trouva moyen de 1'engager a inviter Cdcile a loger dans fa maifon de Londres. M. Monckton , pour qui Ia feinte étoit prefque deverrue une feconde nature , connoilfant toute la malice de fa femme, afFeéla deparoitre très-déconcerté a cette propofition , tandis que Cécile ne croyant point qu'il füt néceflaire de poufTer la complaifance au point de s'impofer une pareille gêne, lui fit fur-lechamp fes excufes, & refufa fon invitation. Milady Marguerite fe piquant peu de poSitelfe, & poffédant encore moins 1'art de perfuader, ne put pas même, dans la conjoncture préfente, oü il s'aguToit d'exécuter uti projet qu'elle avoit fort a coeur, fe vaincre alfez poar recourir aux prieresj elle crut le projet manqué, & ne jugea pas t propos de la prefler davantage. M. Monckton, qui vit avecplaiffrcombieiï les diflkultés de la part de Cécile 1'irritoieas  ( io ) ne chercha plus qu'a les faire difparoitre. II repréfenta a celle-ci qu'elle étoit encore trop jeune pour avoir un logement particulier , fans être fous la conduite de quelqu'un aLondres; & il trouva moyen, fans paroitreen avoir le deffein, de lui faire entendre qu'en faifant ce voyage , & n'y féjournant qu'avec des domeftiqires, elle donneroit lieu de foupconner que le plan & les vues qu'elle fe propofoit feroient abfolument différentes de celles qu'elle avoit d'abord annoncées. Elle fentit très-bien qu'il vouloit lui inftnuer qu'on imagineroit qu'elle n'y alloit que pourjvoir Delville; &quoiqu'elle rougïtd'une pareille fuggeftion, cette idéé PefFraya affez pour qu'elle adoptat le parti qui plaifoit a M. Monckton. Ainfi 1'affaire s'arrangea, a Ia fatisfaction de ce dernier, qui poffédoit mieux que perfonne 1'art d'amener les gens a fon but, en leur laiffant 1'apparence d'agir par eux-mêmes. II partit un jour avant les Dames, quoiqu'il eüt fort defiréde les accompagner; maiscom. me il ne lui étoit jamais arrivé de fe rendre a Londres dans le même carroffe que Milady, il ne voulut point fournir dans cette occafion a fes voifins & a fes domefiiques un fujet de réflexions & de commentaires. Cécile, forcée par eet arrangement de fe «ontenter de la compagnie de Milady & de  C " ) Mlle. Bennet, fit un voyage fort trifte & fort défagréable, & prit le parti de ne refter que deux jours dans la capitale. Elle avoit déja jetté les yeux fur une familie a Bury, chez iaquelle elle comptoit fe mettre en penfion jufqu'a ce qu'elle püt habiter fa propre maifon. Milady, enchantée de 1'idée qu'elle avoit attrapé fon mari , ce qu'il eut foin de lui faire entendre en affectant un air mécontent, fut prefque de bonne humeur. L'efpoir de traverfer fes defieins & d'interrompre fes plaifirs, lui fit éprouver une fatisfaftion que rien n'avoit encore pu lui donner: & la perfualion qu'elle en étoit redevable a la fupériorité de fon génie, redoubla fon contentement. II eft vrai qu'il 1'avoit fouvent filchée & inquiétée, & qu'elle s'empreffoit de faifir 1'occafion d'a« voir fa revanche. La connoiffance qu'elle avoit du caractere de Cécile lui démontroit que pendant fa vie la pafiion de fon mari ne pourroit éclater, & qu'il feroit obligé de la renfermer en lui-même: cependant fachant auffi toute fon averfion pour fa performe, dont elle confervoit Ie plus vif reflentiment, &connoifiantcombien dans tous les temps fa compagnie lui étoit a charge, elle fe confoloit de 1'impofiibilité qu'il y avoit pour elle de lui procurerle moindre agrément, par la faculté qui lui reftoit de lui faire de la peine. Elle fupporta la fatigue d'un voyage inA vj  C « ) commode & peu de fon goüt; bicn é!oignée d'imaginer qu'elle ne faifoit en cela que favoïifer un projet qui le flattoit, & qu'elle s'acquittoit fimplement du róle qu'il lui avoit deftiné. CHAPITRE IL Une Jurpri/è. La maifonde Milady Marguerite a Londres étoit fituée a la place de Soho; a peine Cécile y fut-elle arrivée, que le defir de la quitter le plutót pofllble 1'engagea d'écrire un billet a chacun de fes tuteurs , pour les prier, ii rien ne s'y oppofoit, de permettre que leur entrevue eüt lieu Ie lendemain. Elle re?ut tout de fuite les deux réponfes fuivantes» „ La préfente a Mlle. Cécile Beverley. 8 Novembre 1779. M Miss, Recu la vótre de même date; ne faurois venir demain, viendrai mercredi le 10. Suis, &c. Jean Briggs. „ A Mifs Beverley. M. Delville eft trop accablé d'affaires importantes j pour donnerde rendez vo-us avant  C 15 ) d'avoir mürement délibéré fur le temps oü Ét peut le fixer. M. Delville fera favoir a NUfs Beverley le moment oü il lui fera pofllble de la voir. Place St. James, 8 Novembre Ces lettres, qui caradtérifoient fi bien ceux qui les avoient écrites, qui dans toute autra occafion auroient diverti Cécile, ne fervirent qu'a la tourmenter. Elle defiroit fort de s'ea retourner ; elle auroit encore plus foubaité que fon entrevue avec M. Delville n'eüt pas été difFérée : elle prévoyoit que dans ce moment, oü il étoit irrité contre elle, il ne manqueroit pas de pouü'er la fierté & 1'arrogance jufqu'a la grofliéreté. Souhaitant cependant n'avoir pas befoin de les voir féparément, elle auroit voulu que les deux tuteurs fe fuffent rencontrés enfemble, & qu'après leur avoir parlé, ce qui ne pourroit fe terminer alors fe finit enfuite par lettres. Elle écrivit de nouveau a M. Briggs, chez lequel, a moins d'une abfolue nécefïïté, elle nefefentit point le courage d'aller; & 1'informant du délai que demandoit M. Delville , elle !e pria de ne point ié donner la peine de venir qu'elle ne le fit avertir. Deux jours s'écoulerent fans qu'elle eüt de leursnouvelles; elle les pafla prefque toujours feule; M. Monckton évitofc, autant qu'il put,  C 14 ) de la voir, for qu'elle ne recevoit perfonna. Le troifieme, dans Ia matinée, ennuyée de fes triftes & continuelles réflexions, ainfi que de 1'afpecl: fombre, de la mauvaife humeur de Milady , & encore plus de la converfation flatteufe & rampante de Mlle. Bennet, elle voulut, pour fe diffiper & chalTer fa mél'ancolie, fe rendre chez fon libraire, pour voir les nouveaux ouvrages publiés depuis peu , & choifir, pour emporter avec elle en Province, ceux qui lui paroltroient en valoir la peine. Elle envoya donc chercher une chaife; & contente d'avoir imaginé cette facon d'employer quelques moments, elle en profita dès qu'elle fut arrivée. En entrant dans la boutique, elle trouva Ie libraire en conférence avec un homme trésmal vêtu, & fort enveloppé dans fa redingote , qui paroiffoit s'entretenir trés-férieufement, & qui lui dit, précifément a 1'inftant oü elle s'approcha: Les conditions me font très-indifférentes; car compofer n'efi point un travail pour moi: au contraire, j'en ai de tous temps fait mon principal amufement; en conféquence, ce n'efi point un vil falaire qui in'engage a choifir cette vocation. Ces paroles frapperent Cécile, & elle fut encore plus étonnée du fon de la voix qui les prononcoit: c'étoit celle de Belfield. Elle s'arrêta tout-a-coup pour le fixer, fans faire at-  ( i5 ) tention a un des garcons de boutique , qui lui demandoit ce qu'il y avoit pour fon fervice. Le maitre 1'ayant alors appercue , fut a elle-, & Belfield, fe tournant pour voir la perfonne qui les interrompoit, auffi interdit que s'il avoit appercu un revenant, enfonca fon ehapeau fur fes yeux, & fortit brufquement. Cécile fe contraignit. Voyant fon empreffement a 1'éviter, & fe rappellant bientót ce qui Pamenoit la, elle fe mit a parcourir les titres des livres nouveaux. Safurprife, cependant d'un.e métamorphofe fi fubite dans la fituation de ce jeune homme, & de ce qu'il venoit de déclarer, que fa plus forte paffion étoit celle de compofer, quoique fi oppofée aux fentiments qu'il lui avoit manifeftés la derniere fois qu'elle s'étoit trouvée avec lui dans la chaumiere, lui donnerent la plus grande envie de connoitre 1'état aduel de fes affaires; & après avoir mis quelques livres a part, elle demanda fi la perfonne qui venoit de s'en aller, & qu'elle avoit reconnue a fon difcours pour un auteur, avoit déja publié quelque chofe. Non, Madame , répondit le libraire, rien d'un peu important; on fait pourtant qu'il a donné quelques brochures auxquelles il n'a pas mis fon nom; & j'imagine que nous ne tarderons pas a voir fortir de la prefle quelqu'ouvrage confidérable de fa facon.  ( 16* ) I! efl donc occupé de quelque grande errtreprife? Mais, nonjce n'efi pas précifément cela. Peut-être a préfent convient-il d'effayer , & de fonder Ie gout du public par quelque tentative, par quelque producnon courte & badine , avant d^entreprendre un ouvrage férieux. Ce qu'il y a de für, c'eft qu'il a beaucoup de génie, & je fuis perfuadé qu'il publiera quelque chofe de trés-extraordinaire. Quel que foit 1'ocvrage qu'il publiera, dit Cécile, a préfent que je 1'ai rencontré par hafard, vous me ferez plaifir quand il paroitra, de m'en expédier un exemplairc Je n'y manquerai pas , Madame ; mais il faudra qu'il foit mêié avec d'autres livres; car il ne fe foucie point aduellement d'être connu : & nous nous faifons un devoir dans notre commerce, dé ne jamais nommer les auteurs qui veulent étre ignorés. II fe trouve dans ce moment, ainfi que vous avez pu en juger par ion extérieur, un peu court d'argent; de forte que, loin d'acheter des livres," il vient me vendre fes produétions. II eft vrai qu'il prendfa un excellent moyen de rétablir fes affaires; car nous payons chérement celles qui ont quelque mérite, fur-tout s'il s'y trouve des allégories jufies & des réflexions un peu fatyriques, relatives aux événements du jour. Cécile ne jugea pas a propos de pouffer plus  (17) loin fes queftions : elle fè remit dans fa chai» fe, & revint chez Milady Marguerite. La vue de Belfield lui avoit rappellé 1'aima» ble Henriette, que fes inquiétudes & fes chagrins avoientpour un temps effacée de fa mémoiré; elle ne s'étoit occupée que de Delville, & de ceux auxquels il prenoit intérêt; mais 1'eftime qu'elle avoit pour cette aimable fille „ quoiqu'un peu refroidie par les différents embarras qu'elle avoit eus, avoit toujours exifté au fond de fon cceur; & dès qu'elle fut ua peu plus calme, elle reprit fa première chaleur» Ce fouvenir réveilla chez elle le defir de cultiver une liaifon filong-tempsnégligée; fes fcrupules au fujet de Delville n'exifloient plus, & tout 1'invitoita rechercher Iefeul plaifir, dont elle fat alors fufceptible. Après-diné, elle dit a Milady Marguerite,. qu'elle alloit fortir pour une heure ou deux; & envoyant de nouveau chercher une chaife, elle fe fit porter dans la rue de Portland. Elle demanda Mlle. Belfield, & on la fit einrer dans une falie, oü elle Ia trouva prenant le thé avec fa mere, & M. Ilobfon, propriétaire de la maifon. Henriette pouffa prefque un cri en la voyant; elle eut peine a contenir fa joie & fa furprife; & courant a elle, la ferra dans fes bras avec !a plus vive émotion ; & tout de fuite, s'éloignant un peu d'un air timide & honteuxs  C 18 ) elle lui demanda humblement pardon de fa hardieiTe. En vérité, ma chere Mifs Beverley, cen'eft point manque de refpect de ma part; mais j'ai été 11 aife de vous voir, que je me luis un peu oubliée. Cécile, enchantée d'uneréception aufli flatteute & aufli cordiale, 1'eut bientót raflurée par les remerciements qu'elle lui fit de penfer encore a elle, & lui prodigua a fon tour les plus tendres careffes. Dieu nous foit en aide, Mademoifelle! s'écria Mad. Btlfield qui s'étoit pendant tout ce temps fort empreffée a balayer le devant de la cheminée, a efluyer quelques gouttes d'eau tombées fur la table, a arranger les plis de fon tablier & de Ton fichu , je crains qu'elle ne vous étouffe. Henriette, pourquoi tourmentez-vous ainfi Mademoifelle ? Je ne vous avois jamais vu agir de cette maniere. Mifs Beverley, Madame, répondit fa fille en s'éloignant encore, a la bonté de me pardonner; & j'ai été fi furprife de la voir, qu'a peine ai-je fu ce que je faifois. Les jeunes Demoifelies, Madame, dit M. Hobfon , ont une facon finguliere de s'accueillir & de fe faluer, jufqu'au moment oïi elles parviennent a fe marier : & alors je vous réponds qu'elles fe rencontrent fouvent fans penfer a fe témoigner la moindre politeife. C'eft  ( 19 ) au moins ce que que j'ai remaqué; & 1'occafion que j'ai eue de voir le monde, m'a mis a même de m'en convaincre. Ce difcours engagea Cécile, quivoyoit a regret fa jeune amie en cette compagnie , a prier Henriette de modérer les marqués de tendreffe & d'attachement qu'elle continuoit a lui donner. Celleci paroiffoit ne pas ofer comprendrs les différents (ignes de tête qu'elle lui faifoit a chaque inftant, pour lui exprimer le defir qu'elle auroit de fe trouver feule avec elle. Eh bien, Mefdames, continua le facétieux M. Hobfon , trouveriez-vous mauvais que , nous pla^ant tous autour de la table, nous priffions quelques talles de bon thé ? Suppofez que vous, Mad. Belfield, fifliez apporter du pain & du beurre, croyez-vous que ces jeunes Demoifelles en fufTent fachées, non plus que de voir mettre encore un peu d'eau dans le chaudron, fans oublier un peu de thé dans la théiere? Ce que je dis revient a ceci: foyons tous de bonne humeur, & fociables; voila ma facon de penfer. Votre idéé, répondit Mad. Belfield, eft excellente, pour vous fur-tout, qui n'avez aucun fujetde chagrin. Ah, Mademoifelle! vous aurez appris fans doute, du moins je le fuppofe, des nouvelles de mon fils? II a difpa* ru, & eft allé perfonne ne fait oü ! II a quitté la maifon de ce Seigneur, oü il ne tenoit qu'a  ( 20 ) lui d'être heureux comme un Roi, & il erre dans le monde & fur la furface de la terre, fans qu'on fache pourquoi! Réellement? dit Cécile qui, 1'ayant rencon. tré a Londres, en avoit conclu qu'il étoit venu rejoindre fes parents; & ne vous a-t-il point informé du lieu qu'il habitoit? Non, Mademoifelle , non, s'écria Mad, Belfield; il ne m'a pas fciilement dit oü il alloit, & il m'acaché foigneufement fon delfein ; ear s'il m'en avoit dit un mot, je ferois encore capable de ne pas avaler une feuie taffe de thé d'un an entier, qu'il ne füt rentréchez ce Mylord qui, felon moi, n'a pas fon pareil dans les trois Royaumes; car il a envoyé ici vingt fois pour favoir de fes nouvelles : ce qui m'étonne d'autant moins, que j'ofe dire que, tout Mylord qu'il eft, il ne trouvera pas fitót quelqu'un qui vaille mon fiïs. Quant a fa qualité de Lord, dit M. Hubfon, je fuis du nombre de ceux qui font très-peu de cas de ce titre, a moin* qu'il ne foit accompagné d 'une bonne grofie bourfe , bien pleine; & alors certainement il fait bon être Lord. Mais quant au plaifir de dire, Mylord un tel, comment vous portez-vous? & Mylord un tel, que fouhaitez-vous ? & autres comptiments de cette nature, felon ma facon de penfer, tout cela fignifie très-peu de chofe en comparaifon d\in bon revenu. Votre fils,  (21) Madame, a eu tort, & i! n pris un mauvais parti. II falloit d'abord commencer par les affaires, après quoi les plaifirs feroient venus a leur tour; & s'il avoit fuivi cette route, j'ofe dire qu'il feroit dans ce moment avec nous a prendre le thé auprès de ce feu. Mon fils, Monfieur, dit Mad. Belfield un peu piquée, penfoit tout différemment qu'un marchand. II a méprifé eet état dès le berceau; & quoi qu'il en puiffe arriver, il eft certain qu'il étoit né pour quelque chofe de mieux. Quant a fon mépris pour le commerce, répartit M. Hobfon avec humeur, il a grand tort, car rien n'en mérite moins; & s'il avoit été élevé dans un bon comptoir & aux affaires, au-lieu d'être toujours aux trouffes de ces mêmes Lords, il habiteroit adtuellement une belle maifon qui ne devroit rien a perfonne ; il feroit tout auffi a fon aife que je le fuis moi-même. Une maifon qui lui appartiendroit!. reprit Mad. Belfield; il pofféderoit tout ce qu'il auroit voulu, & auroit faitcequi lui auroitplu, s'il avoit feulement fuivi mes confeils & eöt été moins timide. Je lui ai dit cent fois de demander a ces grands Seigneurs, avec lefquels il vivoit fi familiérement, un emploi a la Cour; car je fais qu'ils en ont un fi grand nombre a leur rfifpofition, qu'a peine favent-ils qu'en  C ** ) faire. Mon deffein a toujours été, dèslecom» mencement, qu'il devïnt en quelque forte un homme d'importance : mais il m'a été impoffible de 1'y déterminer; carautant que jepeux m'y connoltre, ainfique jele lui ai fouventdit, s'il avoit eu un peu de hardieffe, peut-être feroit-il actuellement Ambafladeur. Et puis difparoltre tout d'un coup , & aller Dieu fait oü!... J'en fuis fachée , je vous affure, dit Cécile qui ne favoit trop (i elle devoit s'affliger ou s'étonner de fa fottife; mais je luis perl'uadée -que vous ne tarderez pas a en recevoir des nouvelles. Quant a être AmbaiTadeur, Madame, reprit M. Hoblön , c'eft une affaire très-diffé rente, & tout-a-fait hors du train ordinaire. Ces grands Seigneurs gardent les places de cette nature pour leurs parents. Or, ce que Je dis revient a ceci: le mieux qu'on puifle faire eft de penter a foi; plus les gens de qualité s'appercoivent qu'on a befoin d'eux, moins ils rechercheur votre compagnie. Que tous Ie* jeunes gens loient élevés & accoutumés dès leur enfance au travail; & alors, quand ils auront une fois leur fortune faite, rien ne les empêchera de fe promener le chapeau fur la tête. Tenez , Mademoifelle , ajouta-t-il en s'adreffanr a Cécile, vous aviez votre ami qui s'eft brülé la cervelle fans payer un fol a fes  ( *3 ) créanciers de ce qu'il leur devoir. Dites-mci, |e vous prie, n'auroit-il pas beaucoup mieux valu qu'il eüt palTé fa vie dans un comptoir, fans devoir un fchelling a qui que ce füt? Croyez-vous qu'une jeune Demoifelle, s'écria vivement Mad. Belfield, entende parler volontiers de comptoir ? Je fuis füre que fi mon fils avoit toujours fuivi la profefllon de marchand, aucune Demoifelle ne daigneroit jetter les yeux fur lui; & cependant, quoique ce foit moi qui le dife, on pourroit chercher long-temps avant que de trouver quelqu'un qui le valüt. II a de plus des manieres fi engageantes, que je ne crois en véricé pas qu'aucune femme püt le refufer. Avec cela, il eft fi prodigieufement modefte & réfervé, que je n'ai jamais pu Pengager a m'avouer qu'il eüt de fa vie ofé hafarder une propofition de cette nature. Et oü eft la perfonne de notre fexe, de qui Pon doive en attendre, & qui veuille jamais faire les premières avances ? Pourquoi non ? dit M. Hobfon : cela, je 1'avoue, feroit aflez contre la regie ordinaire. A eet égard, voici quelle eft ma facon de penfer : que tout horome cherche a fe rendre agréable, & alors qu'il demande hardiment la Demoifelle qui lui plaira. Et lorfqu'il aura du goüt pour elle , il ne doit point s'arrêter a un ou deux refus, ou a quelques dédains de fa part: car en fait d'amour, il eft ordinaire  C 24 ) sux jeunes Demoifelles de fe montrer fieres Se hautaines. Elles reffemblent aflez en cela a quelqu'un qui jure contre un fiacre : ce qui ne prouve point du tout qu'il foit en colere, mais feulement qu'il fait qu'il n'a que ce moyen de fe faire obéir. Pour moi , répartit Mad. Belfield , je fuis certaine que, fi j'écois Demoifelle, & fur-tout que j'eufle une grofle fortune & ce qui s'enfuit, je préférerois de beaucoup un jeune homme modefte, tel que mon fils, par exemple, è un libertin hardi & impudent, qui fe feroit isis dans la tête, de bon gré ou de force, de vouloir m'époufer. Ah, ah, ah! s'écria M. Hobron en riant; Jes jeunes Demoifelles penfent bien diffëremment: elles exigent toutes du courage & un peu de témérité. N'eft-il pas vrai, jeunes Demoifelles ? Cécile, s'appercevant que tous ces propos fe rapportoient a elle, & voyant peu d'apparence de pouvoir s'entretenir en particulier avec Henriette, fe leva pour prendre congé: mais tandis qu'elle s'arrêtoit un inflant dans ie corridor pour lui demander quand il lui feroit pofllble de la trouver feule, un laquais frappa a la porte , demandant fi ce logement étoit celui de Mad. Belfield : on lui répondit qu'oui; il s'informa fi Mlle. Beverley fe trou« voit a&uellement dans la maifon. Cécile  (*5) Cécile, très-furpril'e, s'avanca, & lui apprit que c'étoit elle. J'ai été, Mademoifelle, reprit-il, vouschercher chez M. Monckton, a la place de Soho; perfonne n'a fu m'enfeigner oü je vous trouve rois. M. Monckton lui-mème eft venu me parler, m'a dit qu'il imaginoit peut-être que vous feriez ici, & il m'a donné 1'adrefle de cette maifon. Qui eft celui, Monfieur, qui vous envoie, & quelle eft votre commiflion ? Je viens, Mademoifelle, de la part de Phonorable M. Delville , de la place de SaintJames. II fouhaiteroit favoir s'il vous trouvera chez vous fatnedi matin, c'eft-A-dire après» demain , & s'il vous fera pofllble d'engager M. Briggs a s'y rendre exaclement a midi , paree qu'il lui fera impoflible de s'arrêter plus de trois minutes. La réporife de Cécile fut aufli feche que la demande : elle lui dit qu'elle feroit a la place de Soho a 1'heure indiquée, & qu'elle préviendroit M, Briggs de 1'intention de fon maitre. Après quoi le laquais partit ; & Henriette 1'aflura que fi elle daignoit fe donner la peine de paffer quelque jour dans la matinée, elle trouveroit peut-être moyen d'être lèule avec elle, & ajouta : En vérité, je defire fort vous voir; car je fuis très-malheureufe, & n'ai perfonne a qui pouvoirconfier mes chagtins. Ah, Tornt F. B  ( 26 ) Mifs Beverley! vous qui avez tant d'amis, & mériteriez d'en avoir encore un plus grand nombre, vous ignorez combien il eft dur de n'en point avuir!... Mais la maniere érrange dont mon frere a difparu nous a preique mifes au défefpoir. Cécile fe préparoit a la confoler par les affurances qu'elle fe propofoit de lui donner de fa fanté & de fon exiftence , lorfqu'elle fut interrompue par M. Albani qui parut touta-coup. Henriette le recut d'un air gracieux , & lui demanda pourquoi elle avoit été fi longtemps fans le voir; mais furpris de rencontrer Cécile, il s'écria fans lui répondre: Pourquoi m'as-tu trompé ? pourquoi me donner un rendez-vous dans une maifon que tu faTois devoir quitter ? toi è qui les promefl'es ne coütent rien; toi qui avois furpris mon eftime; toi qui m'avois vainement préfenté une perfpeclive riante & flatteufe! Vous vous preflez trop de me condamner, répondit Cécile; fi j';-i manqué a ma promeffe , ce n'a point été un caprice, ni un deflein de vous en impofer, mais un malheur réel & très-fenfible, qui m'a mife hor^d'état de la tenir. Je ferai cependanfhientór.... ou pour mieux dire, je luis actuellement a votre difpofition ; vous n'avez qu'a me faire con- noltre ce que vous defirez.  (*7 ) Je defire toujours , & en tout temps, des fecours de la part des gens riches ; car je ne ceffe point de m'attendrir fur le fort des pauvres. Venez donc me trouver chez M. Monckton . a la place de Soho, s'éciia-t-elle; & fe prelfant d'entrer dans fa chaife, impatiente de terminer une converfation qu'elle voyoit clairement caufer de la furprifeaux domelliques, & qui avoit engagé M H'.-bfon & Mad. Belfie'd a quitter le coin du ftu pour venir l'entendre, elle fit un ligne d'amitié avec la main a Henriette , & ordonna aux porteurs de la conduire chez elle. Ce n'avoit pas été fans beaucoup de pein» qu'elle s'étoit ahfterme de communiquer ce qu'elle favoit de Belfield, en voyant fa mere & fa fceur fi fort inquieres. Mais ignorant ab« folument fon deiTein , & fachant combien il fouhaitoit de refter caché, elle craignit que fon trop d'empreffement a le découvrir ne lui déplüt, & elle crut que le parti le plus fage étoit de ne rien dire jufqu'a ce qu'elle füt mieux informée de fon intention. Cependant, defirant abréger une incertitude auffi douioureufe, elle réfolut de prier M. Monckton de tücher de le déterrer pour lui faire part de Faffliction de fes parentes. Ce dernier , lorfqu'elle rentra chez lui , étoit dans une fituation d'efprit peu agréable, B ij  C*8 ) S'étant appercu , au moment de prendre Ie thé, de fon abfence, il avoit demandé a Mlle. Bennet ce qu'elle étoit devenue; &ayantappris qu'elle n'avoit point dit oü elle alloit, it eut peine 3 cacher fon dépit. II foupconna bientót qu'elle étoit chez M'Ie. Belfield ; & non content d'y envoyer le commiffionnaire de M. Delville, il en employa un autre pour iui-même, & le chargea de faire des informations de fon cóté, fans laiiTer pénétrer celui dont il exécutoit les ordres. Quoique eet homme füt déja de retour , & lui eüt appris qu'elle étoit en füreté, i! ne laiflToit point d'être allarmé. II s'étoit fiatté qu'habituée a prendre toujours fes confeils , elle ne feroit aucune démarche fans Pen préyenir, & comptoit 1'amener enfin au point de ne pouvoir plus fe pafler de lui. II vit aufli avec une forte de peine qu'elle eüt cherché par cette fortie a difliper fon chagrin. Ce n'eft pas qu'il fouhaitdt qu'elle s'enpuyAt, mais il auroit voulu qu'elle ne recüt de confolation que de lui feu); & quoique charmé que Delville perdft le pouvoir qu'il avoit fur fon efprit, il penfoit pourtant que jufqu'au moment oü elle auroit recouvré fa liberté, il avoit moins a redouter d'une douleur foutenue que de celle qui feroit mitigée par quelque diftraétion. il étoit tout aufli eflentiel pour lui de dé-  ( °-9 ) gnifér fon mécontentement que fes elpérant ces ; & certain que ce n'étoit qu'en trouvant moyen de lui plaire qu'il pourroit fe flatter de gagner fon cceur, il eut foin, au retour de Cécile, de prendre un air plus ouvert; celleci, bien perfuadée qu'elle ne lui devoit aucune obéiflance & ne dépendo» point de lui, fe conferva précieufement le di'oi.1' d'agir par elle* même, defirant cependant de pouvoir dans 1'occafion reeourir a fes confeils» Elle lui apprit d'oü elle venoit, la rencontre qu'elle avoit faite de Belfield, 1'inquiétude de fes parents, & lui témoigna 1'envie qu'elle auroit qu'il füt informé de leurs fouffrances». M. Monckton empretTé de 1'oblrger, alla tout de fuite le chercher , & lui dit en rentrant pour fouper, que par le moyen du libraire , qui n'avoit pas eu 1'adrefle de fe défier de fes queftions, il étoit parvenu a le découvrir, & 1'avoit invité a déjeüner pour le lendemain. II 1'avoit trouvé, ajouta-t-il, occupé a écrire, & content de fon fort. II avoit d'abord refufé fon invitation, paree qu'il ne fe croyoit pas aflez bien mis, tous fes habits, a 1'exception de celui qu'il avoit fur le corps, fe trouvant dans des malles chez fa mere; mais lorfque M. Monckton 1'avoit plaifanté fur la vanité & la faufle gloire qu'il confervoit encore, il 1'avoit afluré gaiement qu'il ne tarderoit pas & s'en défaire , & qu'elle s'accordoit peu avec B üj  ( 30 ) fa philofbphie; déclarant qu'il vouloit abfolument y renoncer; & malgré fa métamorphofe , continuer a le voir comuie auparavant. / Je n'ai pas cru devoir lui parler, continua M. Monckton, de 1'inquiétude de fa familie; j'ai penfé que venant de vous , eet avis produiroit plus d'etfet. Comme vous 1'avez vue, vous la lui peipdrez mieux. Cécile fut très-reconnoiffante de cette complaifance, & elle jouit d'avance de la fatisfaction qu'elle efpéroit procurer bientèt a Henriette, en lui rendant un frere qu'elle aimoit & regrettoit fi vivement. Enattendant, elle envoya chez M.Briggs, pour lui communiquer ce que M. Delville lui avoit fait dire ; & elle eut la fatisfaélion d'apprendre en réponfe, qu'il ne manqueroit pas de fe trouver chez elle a Pheure indiquée. C H A P I T R E III. Un entretien. Le lendemain , tandis qu'ils déjeönoient, Belfield, en conféquence de fa promelfe, vint leur faire vifite. II rougit beaucoup en entrant, fe rappellant vraifemblablement Ia trille révolution que fa fortune avoit éprouvée, & réfléchiffanr a fon ajuftement; & quoiqu'il s'efforcat de déguifer  C 31 ) fes fentirnenrs fous une gaieté & une indifférence apparente, la contrainte qu'il s'impofoit donnoit a fes manieres un air tout-a-fait extraordinaire; il paroiflbit confterné. M. Monckton le recut avec politeffe; & Cécile qui s'appercut du combat qu'il y avoit entre fa philofophie & fa vanité, affeéta encore une fois de fourire, & de paroitre fatisfaite, quoiqu'elle en eüt dans le fond peu d'envie, uniquement pour lui donner du courage & le mettre un peu plus a fon aife. Mlle. Bennet étoit la, commea 1'ordinaire, en perfonnage muet; & Milady Marguerite, toujours rebutante pour les amis de fon mari, blefla fi fort le fenfible Belfield , qu'il crus qu'elle lui reprochoit fa mauvaife fortune. Cette idéé, dont il fut fortement aff.élé, fit qu'il héfita un inftant pour favoir s'il refteroit plus long-temps dans la même chambre qu'elle : mais les amitiés de M. Monckton, la politefie & les égards de Cécile Pengagerent a retenir fon indignation, & a prendre place auprès d'eux. Peu-a-peu fon inquiétude fe diffipa, &fe trouvant a fon aife, il reprit fa gaieté; fon efprit parut tout aufli brillant qu'il 1'eüt jamais été. Je me flatte que cette bonne compagnie, dit-il en s'adreflantè Cécile, connoit trop les ufages pour critiquer mon déshabillé, qui eft parfaitement dans le coftume du jour : pour B iv  ( 32 ) éviter néanmoins que quelqu'un de vous ne s'y méprenne aflez pour regarder comme déguenillé un habit qui n'eft qu'uniforme, Je dois prévenir les conjeéiures malignes que vous pourriez former a eet égard, & avoir 1'honneur de vous informer que j'ai pris parti dans le régiment de Grub Street, du troifieme éta- ' ge, fous le drapeau déchiqueté des volontaire;- grimauds & barbouilleurs; gens qui, s'ils n'égalent pas les héros en courage, les égalent du moins en refieutiment. Cet habit donc eft celui du corps auquel je fuis attaché; j'efrere que vous voudrez bien le refpecler, & le confidérer comme une preuve indubitable d'efprit & de favoir. Ce qu'il y a de für, c'eft que vous méntez notre admiration, répondit Cécile, pour en favoir prendre aufli gaiement votre parti, & en plaüanter aufli agréablement que vous le faites. Ah, Mademoifelle l ajouta-t-il plus férieufement; ce n'eft pas de votre part que je dois attendre de 1'admiration. Je devrois au contraire vous paroitre le plus lSche & le plus inconféquentde tous les hommes. II n'y a que très-peu de temps que j'ai rougi devant vous de ma mifere, quoiqu'occupé d'une maniere plus utile que lorfque vous m'avez vu dans Paifance; cettehonte une fois furmontée, une autre tout aufli déplacée lui a fuccédé ; avant-  C 33 ) hier encore, j'.ai de nouveau paru confus de ce que vous m'aviez trouvé dans une carrière toute differente, quoique je n'euffe quitté Pautre que paree qu'elle m'avoit paru mal choifie. On diroit que la nature humaine eft fufceptible d'une légéreté & d'une inconftance que rien ne feroit capable de vaincre 1 Je veux néanmoins lutter contre elle jufqu'a la fin, & mourir a la peine,. ou ofer manifefter ce que je fuis, fans ajouter encore aux. fouffrances de cette vie celle du repentir., ou Pempoifon» ner par une fauffe honte.. Votrefaijon de penfer a furieufement changé dans Pefpace d'un an, reprit M. Monckton. Légéreté , inconfèquence de la nature, humaine! fotiffrance de la vie! Eft-ce bien vous qui parlez, qui étiez il y a fi peu de temps le champion de cette même nature humaine, & le panégyrifte de la viel: Aigri par les difgraces, répondit - il je parle peut-être avec trop d'humeur: malgré cela, ma facon de penfer n'a pas beaucoup changé. La félicité eft plus commune & nous eft difpenfée plus libéralement que nous ne fommes portés a le reconnoitre.; ce n'eft quele bon fens qui nous eft donné avec poids & rnefure ; notre portion de ce- demier eft fipeu confidérable, que lorfque le bonheur eft a notre portée & devant nos yeuxy nous prenons toujours a droite ou a gauche , nous Kv  C 34 ) marchons en ligne dire&e. Telle a été ma conduite; je le croyois éloigné, entouré d'épines & de périls, tandis que tout ce que je pouvois defirer étoit immédiatement fous ma main. II faut avouer, reprit M. Monckton , après tout ce que vous avez fouffert de la part de ce monde, dont vous preniez ordinairement la défenfe, qu'on a peu de raifon d'être fur. pris que vous ayez un peu changé afon égard. Je reconnois pourtant, quelles qu'ayent été mes foufFrances , répondit-il, que je me les fuis en général attirées par mon étourderie & mes caprices. Ma derniere entreprife furtout, dont je me promrttois le plus de fatisfaction, étoit peut-être la plus imprudente de toutes. Je n'avois point confidéré combien la vie que j'avois menée jufque la m'avoit mis hors d'état de tenter une pareille expérience, combien j'avois été énervé par un» oifiveté habituelle, & combien mes forces répondoient peu a ma réfolution. Nous pouvons entreprendre de combattre certains préjugés, notre confiance & notre fermeté font fouvent propres a les détruire; mais on ne fauroit jamais vaincre ceux que nous avons fucés avec le lait, & qui ont été confïrmés par Péducation. Nous ponvons les btëmer, !es méprifer, nous- en plaindre autant qu'il nous plaira; mais les ufages fubfiflants & pro-  C 35 ) fondétnent enracinés, ainfi que les habitudes contraftées depuis long-temps, prennent un empire defpotique ; & quoique leur pouvoir ne foit fondé que fur leur ancienneté, on chercheroit en vain a s'y oppofer. La nature même , quand après de grands efforts on eft parvenu a arrêter fa marche , ne reprend pas plus facilement fon cours ordinaire. Ne voulez-vous donc, pas lui demanda Cécile, a préfent que votre expérience vous a fi mal réufli, retourner dans le fein de votre familie, & reprendre le genre de vie auquel vous aviez renoncé ? Vous parlez de ces deux chofes, & vous les confondez, répartit-il en fouriant, comme fi elles vous paroiflbient inféparables; & la crainte que j'ai que mes parents ne les regardent du mêmeceil, m'a fait redouter de les revoir, n'aimant point m'expofer aux contradictions, & ne pouvant embrafler une feconde fois le genre de vie qui leur feroit Ie plus de plaifir. J'ai renoncé a ma chaumiere, ce qui n'empêche pas que mon indépendance ne me foit aufli précieufe que jamais; tout ce que 1'expérience m'a appris, elt de la conferver par ces occupations auxquelles mon éducation m'a rendu propre , au-lieu de la chercher imprudemment par Ia feule voie qu'elle femble m'avoir interdite. Qu'eft-ce donc que cette indépendance, B vj  C 36 > s'écria M. Monckton, dont votre imagination eü fi fort entêtée? Un vain fonge, produit par des idéés romanefques & exaltées , qui n'exifie point dans la nature, & efl: abfolument incompatible avec l'ordre ordinaire des chofes. Dans les pays fauvages qui ne font point encore civilifés , on dans des temps d'anarchie , 1'indépendance peut-être exifle pendant quelques inftants; mais dans un gouvernement régulier, elle n'eft que pure illuCon. II efl abfolument néceflaire qu'une partie de la communauté foit fubordonnée a 1'autre. Le foldat n'a pas plus befoin de l'officier que ce dernier n'a befoin de lui y ni le vaflal du Seigneur plus que le Seigneur du vafiaL Les riches font redevables de leurs diflinctions, de leur luxe, aux pauvres, autant qcee les pauvres Ie font de leur falaire & de leur fubfiflance aux riches. Si vous confidérez 1'homme comme un firnple automate, reprit Belfield, & eu égard feulement a lés opérations animales, vous avez. certainement raifon de le traiter d'être fubordonné & dépendant; puifqueles aümenrsdont tl ne peut fe palier pour vivre, ne fauroient être tous cultivés & préparés de fes propres mains. Obfervé néanmoins fous un jour plus fövorable & fous un plus noble afpeil, il ne mérite point une épithete aufli humiliante. Parlcz en donc comme d'un être doué de fen-  C 37) fibilüé & d'intelügence, dont 1'amour-propre peut être révolté, qui a des nerfs fiexibles„ un honneur a faiisfaire, & une ame immortelle !... Comme tel, n'a-t-il pas le droit de s'attribuer la liberté de penfer! & ne peut-il pas 1'étendre jufqu'a celui.de parler? & quand les penféas , les paroles & les actions font a 1'abri de toute contrainte, le flétrirez-vous, au point de le taxer de fervitude, uniquement paree que Ie fermier engraifle les animaux qui fervent a Ie fubflanter, & que le boulanger pêtrit le pain qu'il mange? Mais trouveriez-vous quelqu'un aumond'e* ïépartit M. Monckton, qui ofat aflirmer que fes penfées, fes paroles & fes aclions fuffent abfolument exemptes de gêne & de cenfure? Dans les cas même oü Pintirêt pour lequel vous témoignez tant de mépris n'auroit aucune part, jlavoue qu'il me feroit itnpofiiblede vous en indiquer un pareil. Lorfque nous. croyons devoir réprimander, la crainte d'offenfer ne nous oblige-t-eüe pas a garder le filence?. Et pour obliger ou faire plaifir, ne nous voit-on pas lerompre dans des occafions oü nous aurions defiré de nous taire? Ne faluons-nous pas tout aufli honnêtement le mallionnête homme & le faquin, que celui qui efl plein d'honnenr & de probité ? Quand nous fbmmes fatigués, 1'ufage & la polirefle ne nous empCchent-ils pas de nous afleoir 2  C 33 ) Ne nous font-i!s pas céder la place aux geis que nous méprifons, & fourire a ceux que nous déteflons? Ou fi nous négligeons ces attentions, ne nous regarde-t-on pas comme des fauvages, & n'a-t-on pas le plus grand foin de nous éviter? Toutes ces chofes, répondit Belfield, font fi fort de fimples compliments qui ne fignifient rien, qu'elles ne fauroient faire la moindre peine au plus fier, ni flatter la vanité du plus orgueilleux. Le falut n'eft que pour 1'habit, 1'attention pour Ie rang; quant a la crainte d'offenfer, on doit 1'avoir avec tout le monde : de pareils hommages ne fauroient blefler en rien notre fincérité. Oü Ia placez-vous donc votre ligne de démarcation, & oü fe trouve la limite que votre indépendance ne doit point outre-palfer ? Je regarde comme indépendant , s'écriat-il avec énergie, 1'homme qui, n'ayant pas plus d'égards pour les grands que pour les petits, en agit également avec les uns & les autres; qui ne tire aucune vanité de fes richefies & ne rougit point de fa pauvreté; qui ne doit rien a perfonne, & qui ne dépenfe abfolument que 1'argent qu'il a lui-même gagné. II eftfür que vous ne devez pas vous attendre a former un grand nombre de liaifons, fi ceux avec lefquels vous vous propofez de vi-  ( 39 ) vre doivent être exactement conformes a fa defcription que vous venez de nous en faire. Mais eft-il poflible que vous imaginiez pouvoir conferver des idéés de cette efpece? Le Chartreux dans fa retraite, oü il fe trouve du moins éloigné de tout ce qui feroit propre a le tenter, feroit moins a plaindre, & expofé a un plus petit nombre de mortifications, que 1'homme d'efprit au milieu du grand monde, qui s'impoferoit des regies aufli aufleres. Je me les fuis non-feulement impofées, repliqua Belfield, mais je les ai déja pratiquées. Et loin qu'elles m'aient parues dures, je ne me fuis jamais trouvé aufli heureux. Acluellement quoique pauvre, j'ai cboifi par néceflité le genre de vie que j'aurois adopté fi j'avois été riche; mon occupation eft devenue mon amufement. Et ce plan, s'écria M. Monckton, ne confifteroit-il qu'a devenir le chevalier errant de la librairie? C'eft une efpece de chevalerie errante, répondit Belfield en riant, qui, toute burlefque qu'elle puifle vous paroitre, exige plus decervelle & de courage qu'aucuneautre. Nosgéants peuvent fort bien aufli n'être que des moulins a vent; mais il faut les attaquer avec tout autant de valeur & les vaincre avec Ia même bravoure que le fort ou la ville ia mieux défeudue pourroit 1'être en temps de guerre : &  C 40 ) fuoique favoue que ce fiege foit moins urilt k la nation, les guerriers armés de plumes ont leur honneur tout autant a cceur que ceux qui font ufage de Pépée. Je fuppofe donc , reprit M. Monckton malicieulèment, qu'on ait befoin d'un vaudeville fatyrique & mordant, ou d'un beau panégyrique de quelque brochure bien méchante,. ou d'un madrigal pour une Dame. ... _ No« ■> non , répartit vivement Belfield en l'interrorapant; fi vous me prenez pour un écrivain mercenaire, dont la plume vénale eft indifféremment prête a médire ou a louer, vous ne connoiiïez pas mieux ma vocation gue mon caraftere». M. Monckton étoit prêr a lui témoigner par. fa. réponfe le peu de foi qu'il ajoutoit a cette aflertion.. Mais voyant, a 1'air de Cécile , qu'elle approuvoit a eet égard la facon de penfer de Belfield, il fe retint & s'écria : C'eft parler en hommed'honneur, &fur le ton d'un écrivain qui veut que fes productions foient utiles & le faflent eftimeri Dès ma plus tendre jeuneiTe, jufqu'a ce moment, continua Belfield, la littérature a été mon étude favorite, Ia récréation de mes heures de loifir, & celle dont je m'étois promis de 1'avancement. J'avoue que mon peUchant pour elle a été fi peu réglé, que jepourïois avec quelque raifon le regarder comme  ( 41 ) la foiirce des difgraces que j'ai effuyées. II s'eft oppofé a mes fuccès en m'inrpirant un dégoüt marqué pour toute autre occupation. II a été la caufe de 1'inconftance qu'on m'a reptochée, paree que je 1'ai toujours préféré a tout. II m'a plongé dans la détreffe, il m'a caufé les plus grands embarras , & m'a conduit au bord du précipice, en me faifant négliger les moyens de pourvoir a mes befoins; & néanmoins jamais jufqu'a préfent je n'avois penfé qu'il püt fervir a ma fubflftance. Je fuis charmée, Monfieur, lui dit Cécile, que vos diverfes tentatives aient enfin abouti a un projet qui vous promet tant de fatisfaction. Je fuis füre pourtam que vous le communiquerez a votre mere &a votre leeur; ca» perfonne au monde ne prend le même intérêt, ni ne fera plus touché qu'elles de vore félicité. Vous leur faitesle plus grandhonneur, Mademoifelle, en daignant vous intérefler a ce qui les regarde. Mais, a vous parler frauchement, ce qui paroit a moi un bonheur, pourroit bien ne pas 1'être a leurs yeux. Elles ont regardé mon élévation, quelque peu viaifemblable qu'elle füt, comme certaine; & avec une limplicité incroyable , elles ont imaginé que rien n'étoit au-defTiis de mon mérite,que tout étoit a ma difpofition. Quoique leurs efpérances fuffent chimériques, ce n'eft qu'a-  (42 ) vee peine que je les vois trompées; & je n'ofe point être témoin des gémiffements & des larmes qu'il leur fera fürement impoffible de retenir en me voyant. C'eft donc par délicateiTe, répartit Cécile en fouriant, que vous vous montrez cruel; &par affeélion, pour vos parentes, que vous leur lailfez croire que vous les avez oubliées? Ce reproche avoir quelque chofe de fin, & il étoit tourné précifément de maniere a faire effet fur Pefprit de Belfield, qui, en fentant toute la force, s'écria : II me femble que j'ai tort... Je vais dans le moment les voir. Cécile s'emprefla d'applaudir a ce premier tranfport; mais M. Monckton , fe moquant de fa vivacité, voulut auparavant qu'il finlt de déjeüner. Vos parentes, dit Cécile, n'éprouveront jamais de plus vive mortification que celle que leur caufe votre abfence volontaire ; & dès qu'elles fauront que vous êtes heureux, elles re tarderont pas a être contentes du genre de vie que vous avez choifi & qui vous a rendu tel. Heureux ! répartit-il avec feu. Oh! je me crois en paradis; la région que je viens de quitter étoit inculte & barbare, & celle oü je me trouve eft polie, éclairée & civilifée. La vie que j'ai menée dans la chaumiere que j'ai abandonnée, étoit celle d'un fauvage ,fans  C 43 ) la moindre communication avec perfonne, fans le fecours des livres; mon efprit renfermé en lui-même fe trouvoic privé de toutes reffources; t.ie nourriture groffiere & Ie fommeil étoient mes feules jouiflances. Farigué d'une exiirence qui me pla^oit au niveau de 1'animal, j'étois honreux de m'en trouver fi rapproché; & prêtant 1'oreille aux confeils de ma railbn, j'ai renoncé a ce projet peu réfléchi. Je me fuis rendu a Londres, j'y ai loué une chambre, j'ai envoyé chercher de Pencre , des plumes & du papier. Jufqu'a préfent je n'ai encore publié que des bagatelles, le libraire ne les a point dédaignées. Je me fuis parconféquent trouvé tout de fuite établi; & comparant mes nouvelles occupations avec celles que je venois de quitter, je me fuis cru tout-acoup, d'un animal privé d'intelligence,tranfformé en un être raifonnable. Cependant, la première fois qu'il m'eft arrivé d'ouvrir un livre, après une fi longue abftinence de leéture... oh ! c'étoit une extafe, un raviflement! Un mendiant mourant de faim , a qui 1'on préfente tout-a-coup les méts les plus fucculents, n'a jamais dévoré avec plus d'avidité. Mais, Monfieur, dit Cécile , n'étiez-vous pas derniérement aufli enthoufiafmé de votre chaumiere & de vos occupations champêtres? Je 1'avoue, Mademoifelle, mais en cela ma philofophie m'abufoit : dans mon emprefle-  Tl ( 44 ) rsent a me dérober a 1 'humiüation & a Ia fervitude, j'avois cru que le travail & la retraite me procureroient le bonlieur & la liberté ; mais j'oubliois qu'un efprit qui avoit commencé par acquérir des connoiflances, auroit peine a s'accoutumer a ne plus recevoir d'inftrudtion ; ajoutez a cela que I'approche de 1'hyver m'a fait encore mieux connolrre mon erreur. Le temps devenoit fombre & froid; peu en état de me préferver de la rigueur de la faifon, tous mes membres fe reffentoient de fon influence, & je me trouvois deftitué de mille commodités, dont tant que j'en avois joui, la valeur m'étoit peu connue. Obligé de me lever a 1'aube du jour, gelé, morfondu , & fans avoir rien pour me réchauffer! point üeftu dans la cliaumiere, & le foleil fe cacharit au-dehors! forcé , quelque temps qu'il fft, de fortir pour travailler en plein air, & m'occuper d'ouvrages rudes, pénibles & groffiers 1... Je fentis qu'il m'étoit impoflible de fupporterces fatigues, & quoique malgrémoi, j'ai été forcé d'y renoncer. Le déjtüné fini , il fe leva pour prendre congé. Vous vous en allez donc , Monfieur, dit Cécile, voir tout de fuite vos parentes? Non, Mademoifelle, répondit-il après avoir «n peu héfité, pas précilément dans ce mosoent idemain matin peut-être... Aclueilement  C 45 ) 3 eft tard, & j'ai affaire pour tout Ie refle de la journée. Ah ! M. Monckton, s'écria Cécile, vous n'imaginez pas tout Ie mal que vous avez fait en occafionnant ce délai. Ma fceur, Mademoifelle, dit Belfield, ne fauroit jamais aflez reconnoitre vos bontés. Je dois pourtanr vous avouer que, quoique dans un premier mouvement j'aie penfé a m'aller préfenter a elle & a ma mere, aétuellement que je fuis un peu plus de fens-froid , je voudrois fort m'épargner 1'embarras de leur apprendre ma fituation ; & je me propofe, avant de les voir, de leur écrire pout les en prévenir. Vous ne manquerez donc pas de les voir demain ? Certainement... Du moins je 1'efpere. Oui; mais vous auriez en vérité tort d'y manquer. Je compte aller chez elles dans la journée, & je les aflurerai qu'elles peuvent s'attendre a votre vifite : pourrois-je vous épargner 1'ennui d'écrire une longue lettre, en leur communiquant quelque chofe de votre part? Ah ! Mademoifelle, prenez garde, s'écriat-il; cette condefcendance pour un pauvre auteur pourroit être plus dangereufe que vous ne croyez; & avant que vous puiffiez vous en douter, votre nom peut-être fe trouver»  (46) placé a la tête de quelque mauvaife brochure politique qu'il aura Paudace de vous dédier. Je veux bien en courir les rifques, répartitelle, pourvu que vous mepromettiezquevous accomplirez ma promefle. Vous pouvez compter, lui dif-il, que je n'oubüerai point une cnofe qui me faitautant d'honneur. Cécile fut contente de cette aflurance, & il panit. Voila, s'écria M. Monckton, un homrne bien inconftant, & d'un caractere fingulier, quoique plein de ta'ents & de génie. Si fon imagination étoic moins vive, moins exaltée & mieux réglée , il n'y a rien au monde a quoi il ne fut propre ; il ne tiendroit qu'a lui d'embrafTer !a profeffion qu'il jugeroit convenable, & qui lui plairoit le plus, für qu'il ne fauroit manquer de s'y diftinguer. Je n'avois point encore connu , repliqua Cécile, jufqu'au moment oü j'ai vu ce jeune homme, tout le mérite de la perfévérance & de la prudence; il poiTede, a ces deux feules prés , toutes 'les autres qualités; il a des talents, 1'attachrtnent le plus fincere a la vertu, des manieres très-diftinguées; &malheureufement, il ne fauroit ni agir conféquemment, ni être long-temps heureux. II eft patTablement bien, dit Milady Marguerite , qui avoit écouté d'un air de mau-  C 47 ) vaife humeur leurs raifonnements; je dis qu'il eft afilz bien, & que les jeunes Demoifelles ont ton de Ie montrer fi diffi: iles. Cécile, révoltée d'une réllexion qui paroiffoit indiquer le defir d'être débarratïée d'elle , la quitta; & M. Monckton, furieux toutes les fois que Cécile & un jeune homme fe truuvoient mêlés dans une même phralé , paila dans fa bibliotheque. Elle fe rendit en chaife a Ia place de Portman , & ne fut point fdchée dans cette occafion de rencontrer Mad. Belfield avec fa fille. Elle leur communiqua cette nouvelle avec les plus grands ménagements; & ne voulanc pas les allarmer, elle adoucit ce qui lui reftoit a dire de défagréable relativement au genre de vie que Belfield venoit d'embralTer, en commen^ant par les atTurer qu'elles ne tarderoient pas a le voir. Elle leur coufeilla de ne point lui témoigner toute leur fenfibilité a fes malheurs , puifqu'il imagineroit qu'elles lui reprocheroient fa mauvaife conduite ; & leur repréfenta que lorfqu'il feroit une fois réuni avec fa familie, il leur feroit facile de 1'engager peu-a-peu & imperceptiblernent a fuivre une vocation moins précaire & plus profitable que celle qu'il avoit embralTée. Après leur avoir dit tout ce qu'elle crut devoir leur apprendre, mêlant a fon récit des confeils & des confolations, elle termina fa  ( 4« ) vifite; car la douleur de Mad. Belfield en entendant la fituation actuelle de fon fils, fut fi bruyante & fi difficile a contenir, qu'elle ne fut plus étonnée que Belfield n'eüt pas eu le courage de s'y expofer; & n'ayant aucun efpoir, au milieu des horreurs de cette tempête, de trouver moyen de confoler la tendre Henriette qui pleuroit amérement la difgrace de fon frere, elle fe contenta de lui promettre qu'avant fon départ de Londres elle la reverroit; & priant Mad. Belfield de ne pas s'abandonner a fon défefpoir, elle ne fut point fdchée de les quitter, fa préfence n'étant point capable de diminuer leurs peines. Le refte de la journée fe pafia dans de triftes réflexions fur 1'entrevue qu'elle devoit avoir ie Iendemain avec M. Delville. Elle defiroit ardemment de favoir fi fon fils avoit quitté le Royaume, & fi Mad. Delville, qui dans fa propre lettre parloit de fa fanté en termes affez allarmants, étoit rétabüe. Cependant elle n'ofoit même penfer a lui faire des queftions a ce fujet, puifqn'elle avoit d'ailleurs toutes les raifons de s'attendre a des reproches de fa part. Chamtre  C 49 ) CHAPITRE IV. Une difpute. M . Monckton fortit de bonne heure Ie lendemain, pour éviter de manifefter, même a Cécile,foninquiétude relativement au compte qu'on devoit lui rendre de fa fortune, & a 1'arrangement de fes affaires. II lui recomman» da très exprefTément de ne faire aucune men» tion de fa dette confidérable , qui, quoique contraclée par les motifs les plus généreux, ne pourroit qu'être bMmée & lui attirer des repr 'Ches, fur-tout lorfqu'üs fauro'enc que eet argent avoit été donné en pure perte. A onze heures , quoiqu'il s'en manquat encore d'une que le moment convenu fut arrivé, Cécile, dont les attentions pour Milady Marguerite, toutes pénibles qu'elles lui étoient, ne fe démentoient jamais, fe trouvant dans le cabinet de toilette de cette Dame, oü fon air froid & gêné, aceompagné d'un gr 'nd mat de tête, témoig'ioit Ion peu de fatisfaction & fon ennui, fut avenie que M. Briggs demandoit a lui parier. II comme 'ca d'abord par lui reprocher fa fuite , & les difT.rents débourfés qu'el'e lui avoit occaiionni's pour des acquiGtions fupei*. flues, & des provifions dc Douche quis'étoi en 'iwns lr> C  ( 50 ) gatées. II fe plaignic enfuite de M. Delville qu'il accufa de 1'avoir privé de ce qui lui revenoit de droit; mais s'appercevant au plus fort de fa réprimande, de fon air mélancolique,il laterminatout-a-coup, laregardaavec intérêt, & lui dit: Qu'avez-vous, mon poulet ? Mal a votre aife ? Semble pouvoir pas vous confoler. Oh non!... Je vous remercie, Monlieur; je me porte fort bien. Pourquoi fi païe donc ? Qu'efi-ce qui vous ehagrine ?.... Traverfée dans vos amours ?... Perdu votre amoureux?... Non, non, s'écria-t-elle viveuent. Pas vous embarrafier, poulette , pas vous embarrafier , dit-il en lui pincant la joue & reprenant fa bonne humeur; n'en manquerez pas; s'en trouvera d'autres; fi 1'un veut pas Biordre, 1'autre mordra. M'aviez mis en cotere en me quittant pour ce vieux Grand Efpagnol ; fans quoi en aurois trouvé un depuis long-temps. Abhorre ce vieux Dom; en a très-mal agi avec moi; voudrois fort lui rendre la pareille. S'embarrafle plus d'un vieux parchemin moifi, que du prix des fonds publics. Propre a nulle autre chofe qu'a être placé au haut d'un maufolée, en guife de tête de mort. II lui dit enfuite que tous fes comptes étoient dreffés ,' & qu'il les lui remettfoit h  ( 5i ) rinftant qu'elle les demanderoir. H approuva beaucoup qu'elle terminal toute affaire avec le vieux Dom, qui ne lui avoit été d'aucune utilité pour la régie de fes biens pendant fa minorité, & lui confeilla de ne point penfer a fe charger elle-même du foin de faire valoir fon argent, qu'il vouloir bien continuer a adminiftrer jufqu'a ce qu'elle fut établie. Cécile, après i'avoir remercié de cette offre, 1'afTura qu'elle comptoit lui témoigner fa reconnoiffance de toutes les peines qu'il avoit bien voulu fe donner jufqu'alors, & n'entendoit point l'embarraffer plus long-temps de fes affaires. II contefta long-temps & vivement avec elle fur cette matiere. Elle ne pourroit, difoit-il, éviterles pieges que les frippons lui tendroient, qu'en fe confiant a lui; & lui apprenant a combien les profits qu'il avoit tirés de fon argent fe montoient déja, il lui demanda cotnment elle s'y prendroit pour les augmenter encore. Cécile , quoique prévenue contre lui par M. Monckton, ne fut trop comment réfuter fes raifonnements. Convaincue néanmoins qu'il n'y avoit plus qu'une très-petite partie de la fomme en queflion qui lui appartint, elle ne pouvoit s'y rendre. II fut pourtant fi obffiné, & il lui fut fi difficile de traiter avec lui, qu'elle prit a la fin le parti de le laifler parC ij  C $* ) ier fans lui répondre, & de prier M. Monckton de vouloir bien agir en fon nom. Elle ne fut donc point fttchée que leur conférence vlnt a être interrornpue, quoique fort étonnée a la vue de la perfonne qui fe préfenta tout-a-coup , & qu'elle reconnut pour M. Hobfon. Je vous demande pardon , Mademoifelle, s'écria-t-il, fi j'ai pris la liberté de me préfenter chez vous au fujet de deux Dames de votre connoiffance, qui ne faventplus, comme on dit, on donner de la tête. Que leur eft-il donc arrivé, Monfieur. Mais rien de bien férieux, Mademoifelle. Les meres, comme vous favez , s'allarment aifément; & quand une fois elles font en colere, c'eft tout comme fi on parloit a une böche; elles n'entendent plusraifon. Cependant, voici ma maxime : Laifibns chacun fuivre fon humeur; on n'a pas plus de droit d'exiger du courage d'une femme en pareil cas, que d'un enfant a la mamelle; car ce que je dis revient a ceci : elle n'a phis l'ufage de fon bon fens; ce qui la rend très-excufable. Mais dites-moi, [e vous prie, ce qui les a allarmée». Je me flatte que Mlle. Belfield n'efl point malade? Non, Mademoifelle, graces a Dieu; la jeune Demoifelle eft en bonne fanté : mais elle fuit précilément les traces de fa mere. Au refie ,  ( 53 ) rien de plus naturel. L'exemple, Mademoifelle, eft contagieux; & qu'une femme pleure, une autre croit devoir 1'imiter; car i! faut peu de chofe pour faire couler leurs larrnes. Quant aux hommes, cela ett tout-a-fait différent: pourvu qu'ils aient une bonne confcience, & que perlönne n'ait rien a leur demander, je réponds qu'ils ne fe laveront pas la téte fans favon. Voila ce que je dis & ce que je penfe. Si-fait, fi-fait, s'écria M. Briggs : c'eft ma méthode. N'ufe jamais de 'avon, dé penfe inutile. Prends un peu de fable; fait tout aufli bien. Que chacun vive a fa guife, répondit Hobfon; pour moi, je prends tous les matins un grand balTin d'eau frafche, & j'y plonge toute la tête; & après l'avoir bien effuyée, je mets ma perruque. & je me trouve après cela frais & dilpos. Je fais un tour de promenade dans le chemin de Totiemham-Court; je afpire un peu 1'air de la campagne, & rentre enfuite chez moi avec un bon appétit & une fueur agréable. Je demande pardon a cet'e jeune Demoifelle de pareils détails. Je me fais dt nnet une théiere de bon thé, une affieue de pain grillé & de beurre frais, dont je me régale comme un Prince. Une théiere de bon thé ! s'écria Brisrgs. Rien de fi ruineux. Pain & beurre, n'en foufC üj  ( 54 ) fre jamais chez moi. Déjeüne avec de Peau de gruau ; moins embarraiTant; y remets une fect.nde fois de Peau, le donne a mon domeftique; ne fauroit en manger beaucoup, & i! laiiTe Ie refte. De Peau de gruau s'écria M. Hobfon. Rien au monde ne feroit capable de m'en faire avaler : j'en ferois tout-a-fait malade, ( foit dit avec la permifilon de la jeune Demoifelle) paree que je croirois toujours qu'on me prépareroit pour la petite - vérole. La première chofe dont je m'occupe eft d'avoir un bon feu; car ce que je dis revient a ceci : Si un homme a froid aux doigts, il eft aflez vraifèmblabie que fa bourfe ne fera jamais bien chaude,,, Ah, ah, chaude ! Vous me comprenez, Monfieur; c'eft au figuré. Je devrois pourtant demander excufe, car j'imagine que Ia jeune Demoifelle n'entend pas ce que je veux dire par-Ia. J'aimerois mieux, je 1'avoue, Monfieur, répartit Cécile, entendre ce que vous avez a me dire au fujet de Mlle. Belfield. Eh bien, Mademoifelle, voici de quoi il efl quefiion. Nous avons attendu le jeune Gentilhomme (c'eft ainfi que je le nomme) toute la matinée, & il n'eft point venu; de forte que Mad. Belfield ne fachant point oü le trouver, a cru qu'il feroit peut-être ici, vu les bontés que vous avez pour lui, & que...  ( 55 ) Vous vous êtes mal adreffé , Monfieur, dit Cécile, très-piquée de ce qu'il paroiffoit vouloir donner a entendre. Si M. Belfield fe trouve dans la maifon, c'eft auprès de M. Monckton qu'il faut vous en informer, paree que ce ne pourroit être que lui qu'il y feroit venu chercher. J'eipere , Mademoifelle , que vous n'êtes point facliée de la liberté que j'ai prife. Mad. Belfield pleuroit amérement, & fa fituation étoit fi pénible, que j'ai cru que je ne pouvois me difpenfer, pour Pobliger , de venir jüfqu'ici voir fi le jeune Gentilhomme y feroit. Qu'eft-ce que c'eft que cela? s'écria vivement M. Briggs: qu'eft-ce que c'eft que cela? de qui parlez-vous? eh ! qui entendez-vous? Eft-ce la 1'amoureux? eh, poulettê? Non, non , Monfieur, répondit Cécile. , Point de rufe; veux pas qu'on me trompe. Qui eft-ce? dites-le-moi; veux favoir : dites fans tarder. Je vous le dirai, Monfieur, s'écria M. Hobfon. C'eft un jeune Gentilhomme fort aimable, d'une jolie figure , très-bien fait, dont les manieres font on ne peut pas plus polies, & qui fur-tout fe met de fi bon goüt, qu'aucune Demoifelle ne fauroit trouver a redire a fa parure. II n'a pas, a ce qu'on m'a alTuré, beaucoup d'habileté pour les affaires; mais c'eft la la chofe dont les femmes fe foucient C iv  C 56 ) Je moins, paree qu'elles-mêmes n'en ont aucune connoiiTance. A-t-il du comptant ? s'écria M. Briggs d'un ton d'impatience; peut-il montrer fa caiffe? c'eft Ja le principal. Quelle eft fa fortune? ehJ Quant a cela, Monfieur, ce n'eft point a moi a me mêler des affaires des autres. Ce qui m'appartient m'appartient; & Ce qui appartient è un autre lui appartient aufli; c'eft li ma fncon ri'argumenter, & c'eft ce que j'appelle parler a propos , & relativement a la queftion. • Ofe affurer être un bélitre ! Ne Je prenez pas, poulette. Gage qu'il n'a pas deux fcheliings vaillanrs, & les dépenfera en poudre & en pommade. Détefie une tête pommadée; ordirairement fans cervelle ; fuis pour une bonne perruque ronde. Cela s'appelle s'éloiguer de la queftion, dit M. Hobfon, que de fuppoièr qu'une Demoifelle jeune & riche veuille époufèr un homme qui porteroit une perruque ronde. Ce que je dis revient a ceci: Que chacun fiWe fon pencliant; c'eft le moyen de fe rendre heureux : & alors s'ils donnent a chacun ce qui lui revient, qui auroit le droit de leur rien demander, & de leur reprocher de porter une perruque ronde ou une ample perruque a nceuds? Oui, oui, s'écria Briggs en ricanant, ou de fe farcir la panfe de pain grillé & de beurre.  ( 57 ) Et quand ils le feroient, Monfieur ? reprit Hoblbn un peu piqué. Quand un homme eft une fois au-dtifus de fes affaires, quel mal y a-t-il qu'il fe nourriffe bien? Pour ce qui eft du pain & du beurre, & même de quelques huitres fraiches pour aiguifer 1'appétit avant diner, je ne vois pas que perfonne ait lieu d'avoir honte d'en faire ufage, pourvu qu'il paye fon écot. Et pour 1'eau de gruau , & de s'écurer la peau avec du fable, il vaudroit tout autant être aux galeres. Je vois, Monfieur , que vous ne favez guere ce que c'eft que de bien vivre. Si-fait, fi-fait, s'écria Briggs, parlant les dents a moitié ferrées ; vous vous trotnpez. Huitres 1... ruineufes, vous dis 1 vous raeneront finalement en prifon. En prifon , Monfieur! répartit M. Hobfon ; c'eft fort mal raiionnéf'Que chacun foit honnête, c'eft ce que je dis; car c'eft la vraie maniere de fe rendre agréable. Mais dire a un homme qu'il ira en prifon , & autres propqs du même genre, c'eft tout comme fi on cherchoit a 1'infuher. On frappa alors a la porte de la rue; ce qui procura un nouveau répit a Cécile, quï commencoit a s'ennnyer de leurs alterrations , & craignoit que leur difpute ne oevint une querclle férieufe. La porte de la falie s'étant «uverte y elle fut fort étonnée, au-lieu de C v  C 5S ) M. Delville qu'elle attendoit, de voir entrer M. Albany. Sa vifite dans ce moment lui fit plus de peine que de plaifir : les affaires qu'elle avoit a traiter avec fes tuteurs étoient de nature a defirer que leur conférence ne füt pas interrompue, & Albany n'étoit point un homme auquel elle püt rifquer d'infinuer qu'elle avoit des affaires. Elle n'avoit pris aucune précaution pour fe mettre a 1'abri des importuns , le peu de connoiffance qu'elle avoit a Londres ne lui donnant pas lieu de s'attendre a recevoir des vifites. II s'approcba de Cécile avec beaucoup de gravité , paroiffant ne favoir s'il devoit lui parler févérement ouavec douceur. Je reviens, lui dit-il, encore une fois éprouver ta fincérité. Veux-tu me fuivre, & venir oü le malheur t'appelle? malheur que ta charité pourroit alléger. je fuis très-fêchée, répondit-elle, que dans ce moment celamelbitsbfolumeutimpofiible. Encore, s'écria-t-il d'un air févere & mécontent , encore! tu trompes une feconde fois mes efpérances! Pourquoi me jouer ainfi? Pourquoi flatter un efprit foible & épuifé, pour lui faire enfuite mieux fentir fa crédulité déplacée?Ou pourquoi, après m'avoir perfuadé que tu étois 1'ange que je cherchois, me défabufer fi cru«llement?  ( 59 ) En véiité , répartic Cécile très-fenfib!e a ce reproche , fi vous faviez la perte cruelle que je viens de faire... Je la connois, s'écria-t-il; j'y ai été fenfible. Tuas perdu une ancienne& fidelle amie; tu auras raifon de la pleurer toutes les fois que le foleil fe couchera; car il fe levera en vain , & ne la réparera pas. Mais eft-ce la une raifon valable pour t'exempter de fecourir tes femblab'es? La vue de la mort eft-elle un motif aflez puiflant pour te refufer a la pitié? Ne doit-elle pas au contraire 1'exciter, & t'engager a t'acquitter de ce qu'elle exige de toi ? Et ton expérience, qui t'a fait connoitre combien la vie eftcourte, n'a-t-elle pas dü t'apprendre que tout ici-bas n'étoit que vanité , & qu'on ne pouvoit trop tót fe préparer a fa fin ? Cela peut être; mais ma douleur a cette époque ne m'a permis de penfer qu'a moi. Et actuellement t'occuperois-tu d'autre chofe? Probablement de Ia perfonne que j'ai perdue, dit-elle en fouriant. Cependant , vous pouvez m'en crdrfe., j'ai dans ce moment des affaires très-férieufes. Excnfes frivoles, qui ne fignifient rien, & auxquelles on ne manque jamais de recourir ! Quelle affaire pourroit être aufli importante que celle de foulager ton femblable ? C vj  ( ób ) J'efpere, répondit-elle d'un air fatisfait, que je ne négligerai point de m'acquitter de ce devoir; mais pour ce matin, il faut que je vous prie de vous charger de la diftribdtion de mes aumónes. Elle tira alors fa borirfe. M. Briggs & M. Hobfon, dont la difpute avoit été fufpendue par ï'arrivée d'une troifieme perfonne, & qui avoient écouté avec furprife & fans rien dire ce dialogue, perdisent alors leur reflentiment, & ne penferent d'abord qu'a 1'étonnement qu'il leur caufa; aétuellement eet, étonnemeut fit place a leur mécontentement. M. Hobfon fut irrité de lui «ntendre parler avec tant de mépris des affaires; & M. Briggs fut choqué de l'empreffement de Cécile a ouvrir fa bourfè. Aucun des deux cependant ne fut comment fe mCler de Ia converfation ; la rigide gravité de M„ Albany, jointe a la maniere emphatique dont il s'exprimoit , qu'ils avoient peine a comprendre, les intimidoit 1'un & 1'autre. Ils prirent pourtant le parti, pour fe défennuyer, de fe communiquermutuelJement leurs id.Ces; & M. Hobfon dit a 1'oreille de 1'autre r.Vbu» faurez que cetie homme , fwvant ce qu'on m'en a dit, eft un vieillard, tout-a-fait fingulier , & ce que j'appelle un bel efprit. II vient fouvent dans ma maifon pour y voir Mlle. Henriette Belfield, qui y loge; il ne m'eft arrivé qu'une feule fois de Ie reacon-  C 61 ) ti er dans ï'efcalier. Voici pourrant ce que fa! oui' dire de lui : II fait, fi Pon peut parler ainfi, fon uniiue métier d'entrer chez tous ceux qui veulent le recevoir, pour les reprendre & les cenfurer. N'entrera pas chez moi, repliqua M. Briggs, le lui promets; ne me plaït guere; répondrois bien qu'eft un vieux efcroc. Cécile, dans ces entrefaites, lui demanda ce qu'il vouloit qu'elle lui donnftr. Une demi-guinée, lui répondit il. Cela fuffif a-t-il? pour ceux quin'ont rien, dit-il, c'eft beau. coup. Par la fuite il ne tiendra qu'a vous de leur faire de nouvelles charités. Venez feulement, voyez leur mifere , & vous defirerez de leur donner tout au monde. M. Briggs appercevaut alors la demi-guinée qu'elle tenoit encore, ne put fe conieuir plus long-temps ; il la tira par la manche, & lui pineant le bras d'un air fiché, il lui dif a l'oreille : La lui donnez pas; la Idchez pas; moquez-vous de lui; cherche a vous attraper. Pardonnez-moi , Monfieur , lui répondit tout bas Cécile; fa probiré m'eft parfaitement connue. Et dégage^m fon bras qu'il retenoit , elle préfenta fa petite offrande è M. Albany. A cette vue , M. Briggs devint prefque furieux; fa co'ere lui ayant fait perdre pa-  C62 5 tience, i! ne penfa plus a ménager 1'étranger, & s'écria en fureur : Serez ruinée, Ie vois clairement; ferez dépouillée, ferez tondue, ferez volée! vous reftera pas une chemife fur le corps, pas un foulier aux pieds, mendierez votre pain dans les rues, ferez réduite a 1'hópital, mourrez en prifon !... Une demiguinée a la fois!... alTez pour occafionner la ruine du grand-Mogol & fa banqueroute! O cruauté d'une parcimonie portée a 1'excès! s'écria Albany. Murmures-tu de ce préfent, qui n'eft qu'un prêt fait par celle qui en poffede des milliers, a des malheureux qui ont moins que rien; qui, pour fe raflafier, payent aujourd'hui Ie pain qu'ils achetent de 1'argent qu'ils ont emprunté hier de la charité; qui pour fe fouflraire aux horreurs de la faim, löllicitent ce que les riches ignorent prefque poiTéder, & qu'ils donnent fans rien diminuer de leur opulence? Plait-il ? s'écria M. Briggs recouvrant fon fang-froid par les efforts qu'il fit pourcomprendre un difcours auquel fes oreilles n'étoient point accoutumées; que dites-vous? Si 1'adverfité t'implore vainement , continua Albany; fi ton cceur eft fermé aux fupplications de 1'indigent, que fes pleurs 1'endurcifient, & que rien ne foit capable de 1'émouvoir , foutfre du moins qu'un être encore dans toute fa pureté, qui jouit encore  (63 ) de fa première innocence, que la douleur & l'affliétion trouverent toujours fenfible , & qui ne manquerent jamais d'enflammer fa charité , paye par une très-petite portion de fon immenfe fortune un tribut généreux qui prouve fa reconnoiffance, afin que la Providence ne renverfe pas 1'état afluel des chofes, & qu'elle ne foit pas a fon tour dans le cas d'attendre des fecours de ceux auxquels elle en accordoit. Platt-il? fut encore tout ce que la furprife de M. Briggs lui permit d'articuler. Je vous prie, Mademoifelle, dit M. Hobfon aCécile, de me permettre de vous demander fi ce Monfieur n'a pas monté fur le thédtre. Je n'y vois aucune apparence. Je vous demande pardon, Mademoifelle; je n'ai certainement aucune envie de Poffenfer : mais il me femble que ce qu'il difoit étoit quelque chofe qu'il récitoit de mémoire. Quoi! 1'humanité & ia charité n'exiiieroient* elles que fur les thédtres? s'écria Albany indigné. En ce cas, hatez-vousdevousy rendre, vous qui faites un honteux monopole & accaparez les richefies de ce monde, que vous aimez mieux diffiper en extravagances que diftribuer a propos! Hdtez-vous, hdtez-vous de vous y rendre, fi la pitié les habite, & ne fe trouve pas ailleurs. Quant a monopoler, dit M. Hobfon en*  C H ) chanté d'entendre enfin une expreflion qui lui füt un peu connue, c'efl ce que je n'ai jamais approuvé. Voici ma facon de penfer : Si un homme trouve moyen de fe procurer un profit honnête , en commercant rendement & fans fraude, il a le même droit de s'amufer & de jouir de ce qu'il a gagné, que le premier juge du Royaume, oule Lord Chancelier; & il feroit ridicule qu'il ne füt pas tout aufli heureux qu'un grand Seigneur. Ce qui me parorc pourtant préférable a tout , c'efl une confcience nette, avec un bon revenu annuel de deux 3 trois mille livres fterling. Voila ce que je penfe , & je crois avoir railon. Foible politique d'une ignorance incapable de diftinguer les objecs & d'en connoitre le prix! s'écria Albany. Defirer cequi, fuppofé qu'on en faffe ul'nge, nous caufe des foucis, & fi 1'on en abufe,des remord.^! N'avez-vous pas déja plus que la nature ne demande ? A quel propos donc defirer, ou fe tourmenter pour le fuperflu? ^Coroment? reprit M. Briggs, qui a force d'attemion cormnengoit a le mieux comprendre ; pourqupi? & fürement pour acheter... A 'ri.z-vous quelque connoifiance des fonds publics? la., fauriez-vous ce que c'efl que 1'argent. Ce fuperflu, conrïnua Albany, ne vous fervkoit qu'a augmenter tous les jours votre opu-  ( 65 ) ience; &a quoi aboutiroit-elle? Vous dépenferiez votre argent dans 1'oiliveié & en extravagances, ou vous ne fongerk-z qu'a 1'épargner, uniquement pour leplaifir de 1'eutafler; vous ne 1'emploieriez jamais au foulagement des pauvres, ou a prévenir la ruine de celui qui en feroit menacé ; vous le gardericz entiérement pour vous; il grofïiroit voire tréfor, ou fatisferoit votre luxe; vous n'en obügeriez certainement pas Votre prochain,puifqua peine faites-vous une petite aum óne aux mendiants. Bien-ailè, s'écria Briggs, bien conrent de cela : voudrois qu'on ne leur donnüt rien ; ne faurois les foufFrir; détette un mendiant. Ou devroit tous les enfwmer ; font métier de gueufer & de tromper. Quant aux mendiants, reprit M. Hobfou, je ne faurois m'empficher de dire que je n'approuve point leur genre de vie , bien convaincu qu'il.s font tous des trornpeurs & des frippons, Car ce que je dis revient a ceci : Ce qu'un homme gagne, il le gagne, & perfoune n'a droit de dtmander ce qu'il dépenfe; car un véritnble Atiglois, né libre par la nature de la loi, tfl le mai'.re abiblu de fes actions; & quant a fa qualité de fujet, un Duc, un Magiftrat, ou le Lord grand-Chancelier le font tout autant que lui; ce qui fait que cette dépendance n'eft qu'une dénomination, & rien du tout par le fait : car par le droit de magna  ( 66 ) charta, i! n'eft refponfable a perfonne de fa conduite; excepté dans les cas de trahifon, de félonie, &c. Quant au mendiant, la chofe ell tout-a-fait différente : il m'aborde & me demande de 1'argent; mais qu'a-t-il a me donner en retour? que m'apporte-t-il en échange? Quelque longue hiftoire qui ne vaut pas un denier. D'ailleurs, qu'eft-ce que cela me fait? rien du tout. Que chacun ait ce qui lui revient, c'eft-la ma facon de penfer. Belle morale! s'écria Albany; fe glorifier de fon opulence , & tirer vanité de fa dureté! Croyez-vous que ces miférables délaiffésaient moins de fenfibiüté que vous? Imaginez-vous que le froid & la faim leur ravilTent ces fenfations, qui, même au milieu de votre profpérité volupteufe vous troublent de temps en temps ? Vous dites qu'ils font tous des frippons? C'eftla le Iangage ordinaire des avares, qui voudroient étouffer les remords qui les tourmentent. Croyez-vous de bonne foi, que le pauvre errant qui n'a pas de quoi couvrir fa nudité, mendie par goüt? Donnez-lui vos richeffes, & vous verrez. Donnez-lui les étrivieres? s'écria Briggs , n'aura pas un fol! faut 1'envoyer a Ia maifon de correétion! n'eft qu'un miférable! les détefte tous, coufus de fraude & d'artifice; fe caffent exprès les jambes, déjoignent leurs bras, fe coupent les doigts: tout cela pour-  ( 67 ) quoi? Pour attraper de 1'argent. Devroient être bien fuftigés; les envoyer tous travailler fur la Tamife; pires que ceux qui y font condamnés. Pauvre ('ubterfuge d'un cceurendurci! Vous vous trompez vous-même , pour eviter del'être par d'autres ; & cependant a quel ufage plus utile employez- vous 1'argent que vous vous exemptez de leur donner? & pourriezvous jamais en difpolër plus noblement ? Quoi de plus flatteur que d'être a même de fe glorifier d'avoir foulagé la mifere du pauvre?Penfez moins a ce que vous épargnez, & davantage a ce que vous en ferez; & après cela, confidérez comment vos coffres regorgeant d'or & d'argent, pourront enfuite vous tenir lieu des vertus dont vous êtes tout-a-fait dénués. Plait-il ? reprit M. Briggs de nouveau, aulïi furpris & aufli embarrafl'é qu'auparavant. Oh ! il n'eft pas encore temps , continua Albany en fe tournant du cóté de Cécile, de, prêcher ici ladureté que vous pratiquez; vous feriez mieux de vous amender que de chercher a la corrompre, & difpenfer libéraleraent de ce que vous n'auriez dü recevoir qu'avec gratitude. Cette doclrine, reprit M. Hobfon , n'eft point du tout la mienne. Je ne fuis point non plus trop chiche; mais donner fon bien de  C $8 ) cette facon me paroit peu convenable. J'ai tout autant de droit a 1'argent que j'épargne qu'a celui que j'ai gagné; & ce que je dis revient a ceci: Quant è celui qui me 1'a donné, voyons cela , c'eft une toute autre af. faire : commence qui voudra , je m'engage a lui tenir tête, livre pour livre, ou denier pour denier. Quant a donner aux msndiants, c'eft ce que je ne faurois approuver. Je paie ma taxe pour les pauvres, & je penfe que cette charité eft bien fuffifante. Quant è fe procurer fes commodités , a fe bien nourrir , a dépenfer honorablement fon argent, & a ne fe lailTer manquer de rien , c'eft une autre chofe ; & je ne crains pas de dire , a ma louange, que de toute ma vie je ne me fuis rien refulé. Je me fuis rendu aufli heureux qu'il m'a été pofllble, & j'ai toujours bien vécu. C'eft la ina laeon. Mauvaife facon! s'écria M. Briggs; jamais ne pourn'z cornnuer fut le mêmepied: voyez pas plus loin que Ie bout de votre nez; ne ferez jamais de votre vie riche. Enfuite, tiranr Cecile a part: Ecoufez, poulette, ajouta-t-il en montrant Albany. Qui eft ce maitre rodumont, eh? Qu'cft-il? II n'y a que peu de temps que je Ie connois , Monfieur; mais cela n'empêche pas que je n'en aie la plus haute idée. Eft-ce un homme fubftana'pl ? c'eft le prinsipal. Eft-ce un homme fubltanciel?  ( 69 ) II me parolt extrêmement bienfaifant & eharitable. N'eft pas cela dont s'agit. A'-t-il les pieds chaucis? c'eft le principal. A-t-il les pieds chauds? Si vous entendez par-la s'il eft vif, paffionné, répartit Cécile, je crois que la maniereénergique dont il s'expnme vous le prouve aifez, & il n'en fait ufage que pour donner plus de poids a ce qu'il dit. Ne me comprenez pas, ne me comprenez pas, s'écria-t-il impatienté; a-t-il du o-mptant? Peut-il prouuire grand nombre de guinées, eh? Aen juger par fon extérieur, j'aurois peine h le croire; mais je ne connois point du tout 1'état de fes affaires. Que vient faire ici, eh ? Vient vous courtier ? Jufte Ciel! non , point du tout. Pourquoi donc? pour écornilier? Non, certainement; il ne paroic avoir d'autre vue que celle de procurer des fecours aux autres. Tout cela, vainsprétextes. Imagine-t-il me tromper ? Oui, oui, artifice tout pur pour attraper 1'argent! Vois qu'il eft pauvre comme Job. Parle toujours de donner, mauvaisfigne : 11 en avoit, chaugeroit de ton. Vouloit nous wettre a ia prcfft; certifie qu'il penloit que  C 70 ) ferions dupe«. Sera bien penaud! pas fi facüe qu'il croit è d'uper. , On frappe de nouveau a la porte delarue, ce qui interrompit encore la converfation , & M. Delville parut enfin. Cécile, que fon afped ne pouvoit manquer de déconcerter, fut doublement gênée par la préfence importune d'Albany & d'Hobfon; elle étoit fachée que M. Monckton ne für pas avec elle. II auroit trouvé 1'acilement le moyen de 1'en débarralfer; car, quoiqu'eile eüt fort bien pu elle-même, fans le moindre fcrupnle, annoncer a M. Hobfon qu'elle avoit des affaires, elle craignoit d'offenfer Aibany, dont elle redoutoit de perdre 1'eftime. M. Delville entra dans 1'appartement, la tête haute; & d'un air majeltueux , il tira fon chapeau, fans daigner pourtant s'incliner ou baiffer la têce. II ne fit pas la moindre excufe a M. Briggs de ce qu'il arrivoit long-temps après 1'heure convenue; & s'étant avancé de quelques pas, fans jetter les yeux a droite nia gauche, il dit: Comme je n'ai jamais été chargé de rien, peut-être auro^-je fort bien pu me difpenfer de venir ici; mais mon nom fe trouvant dans le teflament du Doyen , & m'étant rencontré une ou deux fois avec les autres exécuteurs dont il y eft fait mention, j'ai cru remplir un devoir envers mes propres héritiers, & prévenir par-la toutes les recherches  ( 7* ) & toutes les difikultés qu'on auroit pu leiir fufciter par la fuite. Ce difcours n'étoit adreiTé a perfonne en particulier, quoique deftiné pour toute 1'aiTemblée, & paroillbit n'avoir d'autre but, en fiattant la vanité, que de s'excufer de ne s'être par refufé a cette entrevue. Quoique Cécile füt un peu remife de fa con* fufion, elle ne jugea pas a propos de lui répondre. Albany fe placa a 1'un des coins de la chambre, & M. Hobfon commenca a croire qu'il étoit temps pour lui de fe retirer. M. Briggs, ne penfaut qu'a la querelle qu'il avoit eue avec M. Delville, & è la maniere dont il s'étoit féparé de lui 1'été palTé, confervoit tout fon reffetitiment, & attendoit avec impatience i'occafion de Ie manifefter. M. Delville, qui regardoit fon filence comme une fuite du refpeét que fa préfence lui infpiroit, en devint plus honnête : mais , jettant les yeux autour de lui, & appercevant les deux étrangers , il parut très-étonné, regarda Cécile d'un air qui femblnit attendre une explication de fa part a ce fujet, & différa des'ou* vrir fur le motif de fa vifite jufqu'a ce qu'elle la lui eüt donnée. Cécile, defirant fort que tout fe termindt, fe tourna du cóté de M. Briggs, & lui dit: Monfieur, voici des plumes & de 1'encre , voulez-vous écrirevous-même, ou que je vous en épargne la peine? Que faut-il faire?  ( n ) Non , non, repondit-il en ricanant; donnez Ja plume a eet autre; chacun a fon tour : je ne veux pas précéder Sa Grace, le très-honorable Seigneur... Précéder qui, Monfieur? dit M. Delville en rougilTanr. Précéder Mylord Don Généalogie, répondit Briggs d'un air moqueur; le connoiflez, eh ? avez entendu nommer cette perfonne ? M. Delville rougit encore plus qu'auparavant; mais fe détournant avec le mfpris le plus marqué , il dédaigna de lui répondre. M. Briggs , qui le regarda alor« comme vaincu , dit a M. Hobfon , d'un air triomphant: Que faites-vous ici?... Hay... Metrez-vous fans perte de temps a genoux. Ne voyez-vous pas ce haut & p /ifiant Seigneur? Quand a me mettre a genoux, répondit M. Hobfon , c'eft ce que je ne ferois pour perfonne au monde , a moins que ce ne füt le Roi lui-même, ou quelqu'un d'approchant, & qu'il ne me cré.1c Chancelier de l'Echiquier, ou Commiflaire de l'Accife. Ce n'elt pas que je prétende offcufer ce Gentilhomme; mais un homme eft un homm< ; & qu'uu homme en a lore un autre, cela efl tout-a-fait contraire a la loi. Lefa'it, le faut! s'écria Briggs; fans cela nous nommera tous les vieux grands-peres: en conlérve la tifte, la rirnferme dans fon ca- binet  C 75 ) binet^ Fait fes prieres devant s ne fanroït vivre fans eux; les aime mieux que le comp- : tant,.. Voudrois qu'ils fuflent tous ki l Les plongerois dans 1'égoftt. Si votre intention, Monfieur, s'écria fiérement M. Delville, eft de m'infulter, Faidéja Télléchi aux mefures que je prendrai. J'ai évité de vous voir chez moi pour ne pas me troa" ver obligé d'ufer des mêmes ménagements que j'eus la derniere fois que j'eus le malheur de vous rencontrer. Qui s'en embarrafle? repartit Briggs en paroiflant le défier; que pourriez-vous me faire, eh? Mefourrer dans un tombeau de familie? i Me placer au haut d'un vieux monument ? < Me lier a une carcafle puante? Me changec en cadavre , & prétendre enfuite que feroit ; celui de vos illuftres parents?... Au nom de Dieu, M. Briggs, dit Cécile en 1'interrompant, qui vit que M. Delville, furieux, avoit ipeine a s'empêcher de lever fa canne, foyez tranquilie, & finifiöns notre affaireAlbany s'appercevant, a la vois de Cécile, de fon émotion , s'avanca, & s'écria : Pourquoi cette vaine querelle ? A quel propos ces injures, qui ne fervent qu'a vous aigrir mutuellement? Oh, infenfés & imprudents que \ vous êtes ! Ia vie eit-elle un fi grand bien, dure-t-elle aflez pour perdre aufli inutilement fon temps & fa tranquillité? Tome F, D  ( 74 ) Bon,bon! s'écria Briggs,montrantM. Delville du doigt, c'efl: votre tour. Vous êtes attiré fur le corps le vieux Monfieur ampoulé. Ne vous épargnera pas, vous en réponds. Réprimez, continua Albany, ce vain reflentimeni; & fi vos paflions ont tant de vivacité , appliquez-les a de plus nobles fonctions ; qu'elles vous pouflent a des aétions louables & vertueufes; qu'elles vous encou» ragent a des ceuvres de miféricorde, de mu. nificence & de charité. Oh! que ce feu ne fe confume pas fans utiiité; qu'il réchauffe votre zele , vous porte au bien, a ce qui eft jufte & honorable, & non a des injures groffieres, a des querelles fanglantes & contraires a toute décence. M. Delville , qui, dès le moment qu'AIbany s'étoit approché, n'avoit plus fait attention qu'a lui, fut faifi d'étonnement a l'onie de fon exhortation, & refta flupéfait de fon langage , & de fa maniere de s'énoncer. En vérité, je dois avouer, dit M. Hobfon , quant a cette matiere, que je penfe aflez de même ; car je n'aime point du tout les querelles , qui en général ne fervent pas a grand'chofe; & ce que je dis revient a ceci: Si 1'une des parties l'emporte fur ('autre, elle n'en. eft pas beaucoup mieux pour cela qu'il étoit auparavant; & s'il a le deflbus, il efl: aflez probable que les rieurs feront contre  ( 75 ) lui: ainfij " ï'00 me Permet de donner ma décifion, je voudrois qu'un de ces M^ffieurs pric 1'autre par la main , & qu'ils finiffent ainfi toute dirpute. Telle eft ma maxime , & c'eft ce que j'appelle être fenfé. M. Delville , a ces mots , qu'un cle ces Mefieursprit f autre par la main, lanca fur M. Hoblön un regard méprifant, & lron?a le fourcil de maniere a lui témoigner combien il étoit indigné .que fon nom fe trouvat joint a celui de M. Briggs. Enfuite , en fe détournant de lui, il s'adreffa a Cécile, ^ lui dit avec fierté : Ces deux hommes (montrant Albany & Hobfon) feroient-ils ici pour fervir de témoin a l'aéte qu'il faudra paffer? Non, Monfieur, non, s'écria Hobfon. Je ne cherche point a me mêler des affaires des autres; je m'en vais fur-le-champ. De forte, Mademoifelle, parlant a Cécile, que vous ne fautiez me donner aucun éclairciffement au fujet de M. Belfield, ni m'indiquer oü je pourrois le rencontrer? Moi ? non , s'écria-t-elle très-piquée d'avoir apper^u que M. Delville 1'avoit tout-acoup fixée. Eh bien, Mademoifelle, eh bien, je n'ai eu aucune mauvaife intention. J'ai cru que le moyen le plus convenable de fe procurer des informations d'un jeune homme, étoit d'en D ij  (?6 ) demander a une jeune Demoifelle; c'efl la ma maxime. Allons, Monfieur, dit-il a Briggs, nous avons penfé nous brouiller vous & moi; mais ce que je dis revient a ceci : Que perfonne ne conferve de refïentiment; c'efl ma facon : ainfi je me flatte que nous nous fépa» rons fans rancune? Oui, oui, s'écria M. Briggs en lui faifant un figne de iête. Eh bien donc, ajouta Hobfon, j'efpereque notre exemple fera fuivi par toute la compagnie , & que non-feulement vous & moi, mais encore ces deux bons vieux Mefiieurs, fe donneront atrffi Ia main. M, Delville ne pouvant plus fe contenir, étoit indécis fur lequel il commenceroit a exhrler fa fureur; mais après les avoir tous fixés d'un ceil enfiammé de colere, il dit a Cécile: Si votre intention, en raffemblant ces genslè, a été de vous en fervir pour m'infulter, je vous prie de croire qu'on ne m'afFronte pas impunément. Cécile effrayée commencoit-a fe jufiifier d'une pareille intention, quand Albany, avec autant d'éneigie que d'inrfignation , s'écria fubkement : O fierté, vain orgueil, accompagné de petitefle! Réprime cette vile arrogance, fi peu convenable aux foibles mortils, & témoigne aux autres une partie de cette indulgence que tu conferves peur toi feu!;  ( -7') eu tourne contre toi avec jufticece mépris que tu difpenfes fi libéralement a ton prochain. Après avoir prononcé cette derniere fentence, il quitta gravement la chambre. M. Delville atterré commenca a croire que tous les démons s'étoient déchainés contre lui. Sa furprife & fon reffentiment opéretent fi fortement fur fon efprit, qu'a peine, & après avoir beaucoup héfité, il fut en état de dire: Très-extraordinaire!... nouvelle maniere de fe conduire !... des libertés auxquelles je fuis peu accoutumé... des impertinences que je n'oublierai pas fi - tót... des traitements qu'on ne pardonneroit que difficilement a une perfonne tout-a-fait étrangere!... Réellement, Monfieur, reprit Hobfon, je ne faurois dire autre chofe, finon que c'ciï un caprice : mais ce vieiilard eft ce qu'on peut appelier un beau génie, ce qui Ie rend un peu excufable; car il ne fuit que fa tête : on m'a nfluré qu'il s'embarraflbit peu a qui il adreflbit la parole» pourvu qu'il trouvat h. blamer & a dire des fentences. Monfieur, interrompit M. Delville , dont la colere augmentoit de plus en plus , ce qu'on peut vous avoir afiuré m'eft parfaitement indifférent ; & je prends la liberté de vous obferver qu'il ne m'eff. guere ordinaire de me prêter a des converfations auffi famiIkres que celle-ci. D üj  ( ?3 ) Monfieur, fépartit M. Hobfon, je vous demande pardon. J'ai cru ne rien faire que d'agréable : cependant j'ai fini, & je vous fouhaite le bon-jour. Votre hnmble ferviteur,; Mademoifelle. J'efpere, Monfieur, parlant a M. Briggs , que vous ne recommencerez pas a quereller. Non, non, reprit Briggs; fuis tout prêt a me réconcilier; tout efl fini: feulementaime pas trop 1'Efpagne , voila tout; & faifant un figne exprefiif, fuis pas trop entêté d'un fquelette. M. Hobfon fe retira : M. Delville & M, Briggs, tous deuxfatigués& tous deuxpteüés de finir, arrangerent en moins de cinq minutes les affaires qui faifoient 1'objet de cette conférence , après avoir employé plus d'uue heure a convenir entr'eux de leur nature. Après quoi M. Briggs, difant qu'il étoit attendu & ne pouvoit s'arrêter plus longtemps, remettant a un autre moment a régler fes comptes, promit qu'il verroit de nouveau Cécile, & ajouta : Vous prie vous garder de ce vieux Monfieur 1'ampoulé; a le cerveau timbré; ne me faut que la moitié d'un ceil pour m'en appercevoir. Vaut mieux ne pas fe fier a lui: fera un jour banqueroute; vous caufera du chagrin. II fortit en finiffant: mais ayant oublié de fermer la porte après lui , Cécile fut fort  ( 79 ) êtonnée d'enrendre annoncer M. Belfield. A peine entre-t-il dans la chambre, paroiffant impatienc & fort predé : On vient , dit-il, Mademoifelle, de m'informer dans ce même moment qu'on avoit porté des piaintes contre moi, & je n'ai pu me tranquillifer avant d'avoir eu 1'honnenr de vous aiTurer que quoique j'aie peut-être un peu tardé , je n'ai pourtant point manqué a ma promefie & que j'ai trop bien feiiti tout le prix de 1'intérêt que vous mettiez k cette affaire, pour ne pas me conformer a vos defirs. II lui fit enfuite une profonde révérence, ferma la porte, & s'enfuit. Cécile, quoique contente d'apprendre qu'il avoit rejomt ia familie, fut fdchée de ces interruptions fi fouvent réitérées en préfence de M. Delville, qui étoit refté feul avec elle. Elle s'attendoit a chaque inftant qu'il fonneroit pour ordonner a fes porteurs de fe tenir prêts; mais après une affez longue paufe , il la déconcerta & la furpqt également par le difcours Tuivant : Comme il eft probable que ce moment fera le dernier oü je me trouverai tête-a-tête avec vous, Mifs Beverley, pour traiter d'affaires , je ne faurois,fans me manquera moi-mêrtie , ainfi qu'aux égards que je conferve pour la mémoire du Doyen votre oncle, m'empêcher, en renoncant entiérement aux fonclions de i'emploi dont il D iv  ( $0 ) avoit jugé a propos de me charger par foa teftament, de m'acquitter des obligations que j'imagine qu'il m'impofe , en vous donnant quelques confeils relativement a votre futur établiiTement. Ce préambule n'étoit guere propre a ranimer Cécile : il lui annoncoit qu'elle alloit tntendre des chofes dont fon amour-propre ne pourroit qu'être allarmé, & qui lui feroient néceflairement de la peine. Le grand nombre d'affaires dont je fuis accablé, continua-t-il, & la deftination des moments que je leur ai confacrés, ne me permettront pas de m'étendre beaucoup dans les remontrances que j'ai è vous faire; & peutêtre trouverez-vous que j'entre un peu brufqueraent en matiere i mais j'efpere que ^ous in'excuferez. Cécile dédaigna de flatter fa vanité par le moindre compliment : elle garda un profond Slence; & après qu'ils furent tous deux afïis, il pourfuivit ï Vous êtes acluellement d'un age oü il eft ordinaire aux jeunes perfonnes de votre fexe de defirer un établiflement. Votre fortune efl fi confidérable , qu'elle vous met a 1'abri de ces difncultés qui s'oppofent aux prétemions dans ce fiecle prodigue & corrompu , de celles qui en font moins bien partagees. J'aurois eu une efpece dc fatisfadion, dans le temps  ( Si ) oü je yous regardois encore comme ma pupille, de vous voir convenablement mariée ; mais comme ce temps eft pafte, tout ce que jé peux faire, c'eft de vous donner quelques avis généraux qu'il vous fera loifible de fuivre ou de rejetter a votre gré. En vous les donnant, je me fatisfcrai moi-même , fans me rendre refponfable en rien de ce qui pourra s'enfuivre. II s'arrêta, & Cécile eut moins envie encore de fe prévaloir de Poccafion qui fe préfentoit de parler a fon tour. Néanmoins, quoique, comme j7ai cherchê a vous le donner a entendre, les jeunes perfonnes riches puiffent avoir peu de peine a fe procurer des établiflements, elles ne doivent pourtant pas négliger de s'aflurer des partis fortables qui fe préfentent, ni fe croire certaines d'obtenir toujours ceux qu'elles pourroient defirer, quoique d'un rang au-deflus de leur naiffance. Cécile rougit extrêmement a ce reproche "ndiredl; &fentant augmenter achaque inftant fon mécontentement, elle réfolut de conferver fa dignité, ou du moins d'empêcher qu'il ne s'appergüt du fuccès de fa hauteur. Les propofitions'j continua-t-il, du Comte Ernolf ont toujours eu mon approbation ; vous avez certainement eu tort de refufer 1'occafson de-vous établir auffi avantageufeD v  ( ) ment & auffl honorablement. La claufe du changement de nom pouvoit lui être indifférente , puifque le fien n'a commencé a exifier que depuis un fiecle, & qu'il n'eft lui-même diftingué que par fon titre. Il eft encore, & je fuis autorifé a vous l'affurer, difpofé a renouveller fes pourfuites. J'en fuis fachée, Monfieur, répondit Cécile froidement. Vous avez peut-être quelqu'établiffement plus avantageux en vue? Non, Monfieur, répartit-elle vivement; je n'en defire pas même. Dois-je donc en conclure qu'une alliance moins honorable feroit plus de votre goüt, & pourroit vous plaire? II n'y a aucune raifon pour en rien conclure, Monfieur; je fuis fatisfaite de ma fituation, & n'ai actuellement ni 1'intention ni l'occafion d'en changer. Je m'appercois , fans m'en étonner, de 1'éloignement que vous avez pour difcuter ce fujet: je ne penfe pas non plus a vous y engager; je me contenterai de vous donner encore un feul avis, après quoi je vous laifferai tranquille. Les jeunes perfonnes d'une fortune aufli confidérable que la vótre, qui fe trouvent de bonne heure indépendantes & maitreffes de leurs aélions, font quelquefois aflez portées a croire qu'elles peuvent impunément  ( 33 ) faire tout ce qui leur plaït; mais elles fe trom. pent : elles font tout aufli expofées a la een- fure que les plus indigentes. T'efpere , Monfieur, répartit Cécile, que eet avis efl plus relatif a ma fituation qu a ma conduite. , Je ne prétends point, Mifs, difcuter a tond cette matiere : c'eft a vous a profiter de ce que je vous ai dit. Jene veuxfimplement que vous obferver que lorfque de jeunes perfonnes de votre age n'apportent pas la plus grande circonfpeaion a prévenir ce qui pourroit porter la moindre atteinte a leur réputation, elles s'en repentent ordinairement pendant le refle de leur vie. . II fe leva alors pour fortir; mais Cécile, aufli révoltée que furprife, lui dit : Permettez, Monfieur, que je vous prie de vous cxpliquer. - . ■", Certainement, répondit-il, ce fujet devroit m'être très-indifférent: cependant, comme par le choix du Doyen votre oncle, j'ai été quelque temps votre tuteur, je ne peux m'empêcher de faire mon pofllble pour prévenir la moindre indifcrétion de votre part; & vostréquentes vilites chez un jeune homme... Grand Dieu ! Monfieur, s'écria Cécile en 1'interrompant, que voulez-vous donner a entendre par-la ? Cela ne fauroit abfolument, amfi que je vuns D vj  C 84 ) de vous Ie dire, m'intéreffer en rien, quo^ que je f luhaitaile fort vous voir en de mei!leures mains. Je n'imagine cependant pas que vous ayez pu vous rélöudre a de pareilles démarches fans avoir formé votre plan; & je vous conreille, fans perre de remps, de vous en occuper férieufemenr, deréfléchira ce que vous allez faire. J'aurois beau réfléchir pendant des fiecles Monfieur, s'écria Cécile, jamais je ne pourrois pénétrer votre intention. Vous ne vous fouciez pas fans doute, reprit-il fiJrement,de m'entendre: mais ma tiche efi finie. S'il m'avoit été pofïible de vous être utile auprès de Mylord Derford, malgré ma répugnance a me charger de nouveaux embarras, je me ferois fait un efFort pour ne pas vous refufer; mais ce jeune homme , qui efl moins que rien.... me paro!t une liaifon très"mprudente...Quel jeune homme, Monfieur? Je ne peux rien vous en dire, je ne fa's ce qu'il efl, & il feroit fort étonnant que je le connufTe; maiscomme on m'avoit précédemment parlé de votre penchant pour ce jeune homme, ayant fu depuis que mon domefiique, pour vous trouver, avoit été obligé de vous aller chercher chez lui, fon ami venant s'en informer icï, & Ia vifite qu'il vous a rendue lui même ce matin ,. toutes ces circonfiances  C 85 ) font peu propres a me faire changer de facon de penfer. C'efl: donc Belfield, Monfieur, qui donne lieu a ces conclufions fondées fur des circonftances aufli peu décifives, & qui ne font qu'un pur effet du hafard? Ce n'eft point ma coutume, s'écria-t-il ar« rogammeht, & très-irrité de fa réponfe, de croire trop légérement, ou même fans de fortes raifons; ainfi donc, ce que j'ai une fois adopté fe trouve aflez ordinairement vrai. Ne vous méprenez pourtant pas fur ce que je vous ai dit, & n'allez pas foupconner que je cherche a m'oppofer a votre mariage : au contraire , il auroit bien mieux valu , pour 1'honneur de ma familie, que vous eufliez été établie il ' y a une année. Je n'aurois pas alors été expofé a rhumiliation de voir un fils,Tefpérance de fes parents, Punique rejetton d'une des plusanciennes maifons du Royaume, fur le point de démentir fa naiflance , ni une femme de Ia première diftindlion ruiner fa fanté, & devenir aflez malade pour qu'on ne puiife plus fe fiatter qu'elle parvienne jamais a fe rétablir parfaitement. L'émotion de Cécile étoit trop forte pour qu'elle püt la cacher; elle changea plufieurs fois de couleur; tantót elle rougifibit de cokre, & Ia crainte enfuite la faifoit pdlir; elle & levoit, elle tretabloit & s'afféyoit; elle fe  (86 ) relevoit encore; & ne fachant que faire ni que dire, elle fe remit fur fa chaife. M. Delville, la faluant alors d'un air de proteclion , lui fouhaita le bon-jour. Ne partez pas encore, Monfieur, s'écriat-elle en balbutiant; permettez auparavant que je vous prouve votre erreur au fujet de M. Belfield. ... Mon erreur, Mademoifelle, répondit-il en fouriant dédaigneufement, n'eft peut-être pas fi facile a démontrer que vous 1'imagineriez bien; il me relte êncore d'autres doutes qui vous feroient vraifemblablement tout autant de peine : mais je crois qu'il convient d'éviter de nouvelles explications. Je ne cherche point a les éviter, répartitelle, cette nouvelle injure lui ayant rendu tout fon courage, je ne les crains point; au contraire, il me convient de les demander. Cette intréptdité de la part d'une jeune perfonne, reprit-il ironiquement, eft certainement très-Iouable; & comme vous êtes bien réellement maitreffe de vos aélions, vous n'avez, en diflipant une grande partie de votre fortune, rien fait que ce que vous avez indubitablement le droit de faire. Moi, s'écria Cécile confondue, j'aurois diffipé une grande partie de ma fortune ? C'eft peut-être la encore une autre erreur? Je n'aurois jamais été aufli fouvent troropé.  ( 3? ) Et vous n'auriez donc contrafté aucu ne dette? Conttafté des dettes, Monfieur? Non; mon intention n'eft point de me mêler de vos affaires. Bonjour, Mademoifelle. Je vousprie, je vous conjure, Monfieur, de vouloir vous arrêter!... Quejecomprenne du moins ce que vous voulez me faire entendre, foit que vous daigniez ou que vous refufiez de prêter 1'oreille a ma juftification. Oh! je me fuis trompé, a ce qu'il parolt; j'ai été mal informé; on m'a induit en erreur, & il eft faux que vous ayezregu ou emprunté de 1'argent d'un Juif? Vous n'avez contraété aucune dette pendant votre minorité? Et votre fortune, aétuellement que vous avez atteint votre majorité eft claire, & n'eft grevée d'aucune charge? Cécile, qui commencoit alors a le comprendre, lui répondit tout de fuite : Voudriez-vous parler, Monfieur, de 1'argent que j'ai emprunté le printemps pafte? Oh! non, en aucune maniere. Je concois que ce n'eft qu'une erreur de ma part! Et il s'avanca vers la porte. Ecoutez-moi feulement un inftant, Mon* lieur, s'écria-t-elle vivement en le fuivant; puifque cette affaire vous eft connue, ne refufez pas d'apprendre la fatalité qui m'a forcée & recourir a eet expédient. Cet argent avoit été emprunté pour M. Harrel; c'eft la pure vé-  ( 88 ) rité', & Je na Pavois pris que pour lui. Ah! c'étoit pour M. Harrel, dit-il arrogamment & affectant de la croire ; cette démarche étoit plus malheureure qu'imprudente. Votre ferviteur , Mademoifelle. Et il ouvrit la porte. Vous refufez donc de m'entendre? vous ne voulezpasme croire? s'écria-t-elle hors d'ellemême. Une autre fois , Mademoifelle; j'ai pour le moment des affaires preffées qui ne le permettent pas. II appella fes domefliques qui 1'attendoient dans 1'anti-chambre , & entra dans fa chaife. CHAPITRE V. Un foupgon. CéciLEfe trouva, après fon départ, dans 1'état le plus cruel. Le mépris avec lequelelle avoit été traitée pendant toute cette conférence approchoit afilz de 1'infulte, & les ac« cufations par lefquelles elle s'étoit terminée ne 1'irriterent pas plus qu'elles ne la furprirenr. La commiflion dont ledocleur Lyfier avoit été chargé de fa part, lui avoit déja donné lieu de fonpconner qu'on avoit infpiré a M. Delville un préiugé qui lui faifoit encore plus de tort dans fon efprit que fes liaifons ave«  ( 3i> ) fon fils. Elle venoit d'apprendre quel étoit ce préjugé, fans avoir pourtant découvert d'oü, il 1'avoit; elle voyoitqu'il étoit informé qu'elle avoit emprunté de 1'argent d'un Juif, lans qu'on lui eüt dit que c'étoit pour M. Harrel , & qu'il avoit fu les vifkes qu'elie faifoit dans la rue de Portland , fans paroltre être Lftruit que Belfield eüt une iceur. Deux accufations de cette nature, fi férieufesen ellesrr.êmes, & fi préjudiciables a fa réputation , la faifirent d'horreur & de confternation, & fervirent même, en quelque maniere, a lui faire excufer fa conduite injurieufe. Comment de pareils rapports , aufli faux & aufli calomnieux, s'étoient propagés, & par quelles voies obfeures on avoit trouvé moyen de les faire parvenir jufqu'a M. Delville ; c'eft ce qu'il lui étoit impoflible de deviner. Elle étoit fiïre que ce ne pouvoit être 1'effet d'un pur hafard, puifque ces deusaffèrtions avoient quelque chofe de vrai & de fpécieux ; quoique les faits euflent étécruellement altérés, & qu'en les dénaturant on les eüt aggravés. Ces réflexionsla conduifirent infenfiblement a confidérer qu'il n'y avoit que très-peu da gens qui euflent non-feulement quelqu'intéiét, mais même la faculté de publier de pareilles calomnies ; elle ne fe rappelloit pas d'avoir jamais parlé a perfonne de fes liaifons-  C9o ) avec la familie Belfield, car elle ne favoit point qui étoient celles qui la fréquentoient , & aucun defesamis ne la connoififoit. Comment étoit-on donc parvenu a 1'inftruire qu'elle la vifitoit fouvent! Comment avoit-on inventé que c'étoit par égard pour le fils! Elle étoit füre que Henriette étoit trop honnête & trop vertueufe pours'être renduecoupable de cette perfidie. Le jeune homme même avoit toujours montré de la modefiie, & s'étoit conduit de maniere a ne faire naitre aucun foupcon. La mere pourtant n'avoit été ni fi modefie ni fi raifonnable : elle n'avoit pas craint d'infinuer que Cécile étoit amoureufe de fon fils; que celui-ci ne lui ayant point manifeité fes fentiments, il n'avoit jamais elTuyé de refus de fa part; & rien jufqu'alors n'avoit été capable de la faire changer de fa^on de penfer. Elle ne douta donc plus que ce ne füt Mad. Belfield qui avoit occafionné cette derniere accufation ; elle conclut de fa pétulance, & de fon empreiTement a publier fes idéés chimériques, qu'elle n'avoit pu s'empêcher de faire part a d'autres de fes conjeétures, & que par ce moyen elles étoient enfin parvenues aux oreilles de M. Delville. La probabilité qu'elle trouvoit dans une pareille idéé, en lui expliquant ce qui concernoit les bruits qu'on avoit répandus au fujet  ( or ) de Belfield, lui laifibit pourtant une difficulté qu'il lui étoit impoffible de réfoudre ; c'étoit celle de la dette. M. Harrel, fa femme, M. Arnott, le Juif & M. Monckton étoient les feuls qui avoient eu connoiffance de cette affaire ; & quoiqu'il füt afifez vraifemblable que, dans 1'efpace de plufieurs mois, unfecretcommun a cinq perfonnes eüt pu tranfpirer, elles étoient cependant toutes intéreiTées a ne pas le révéler, non-feulement par rapport a elle, mais encore relativement a elles-mêmes; &ce fecret leur étoit d'une telle importance, qu'on devoit raifonnablement croire qu'il'feroit tout aufli bien gardé que s'il n'avoit été qu'entre les main* d'une feule. Quant a elle perfonnellement, elle n'en avoit parlé qu'a M. Monckton, & 1'avoit caché même a Delville, quoiqu'en confentant a 1'époufer, il eüt le droit inconteftable d'être informé du véritable état de fa fortune: mais fa précipitation, le trouble & 1'incertitude dont a cette époque fon efprit étoit agité , 1'avoient empêché d'y fonger, & elle s'étoit depuis fouvent reproché de ne 1'avoir pas fait. Mille raifons s'étoient oppofées b ce que M. Harrel en ouvrit la bouche; & fi cette indifcrétion eüt été commife par fa veuve ou par M. Arnott, en annoncant la dette, ils auroient en même-temps découvert les motifs qui 1'avoient forcée a la contracler, & 1'on n'auroit pu 1'accufer d'a-  C 92 ) voir eu recours k eet expédient, unjqueffisnt pour fournir a fes dépenfes & a fes prodigaJités. Ii efl: vrai que Ie Juif ne lui avoit point promis de garder le filence; mais un intérêc encore plus preflant i'y obligeoit, & cetinté» ret étoit le fien. Elle concut aïors un foupcon, dont la firnple idéé la fit frifibnner. Grand Dieu! s'écriat-elle , fe pourroit-il que Al. Monckton.... Elle s'arrêta;... elle repoufla cette penfée;... elle la chaffa de fon efprit;... elle ne douta pas un inllant qu'elle ne füt faufle & injufte;... elle fut fikhée de 1'avoir eue. ^ Non, s'écria -1 - elle, il efl mon ami, & Teil depuis tant d'années ! II m'efl attaché dès mon enfance-, m'a afliftée conftamment de fes confeils... Une pareille perfidie de fa part ne feroit pas même vraifemblable. Ses incertitudes pourtant ne diminuoientr point; 1'afTaire étant fürement divulguée, elle ne pouvoit avoir été connue que par 1'infidélité de quelqu'un de ceux auxquels elle avoit été confiée; & quelle que füt fa générofité k combattre les four-cons qui s'élevoient dans fon efprrt, il lui fut impoifible de les étouffer entiérement: 1'étrange averfion que M. Monckton avoit toujours témoignée contre la familie Delville, fon empreflement è rompre toutes les liaifons qui 1'y attachoient, lui revinrent k k.mémoire , ne ceflerent de in tourmenter;,c*  09 3 ) -inalgré fes efforts , elle ne put diffiper les idéés défavorables qu'elles lui infpirerent. Lorfque M. Monckton rentra , il la trouva dans cette fituation pénible, s'efforeant, par des conjeftures, de deviner ce qui ponvoit avoir donné lieu a ce qui venoit de fe palTer, fans être pourtant en état d'y parvenir que par des foupcons, qui, dans certains moments, le lui failbtent abhorrer, & dans d'autres, la mettoient dans le cas de fe détefier ellemême. r II s'informa, avec fa familiarité ordinaire, du réfultat de fa conférence avec fes deux tuteurs , & de la maniere dont elle s'étoit arrangée avec eux. Elle fatisfit fans héfiter a toutes fes queftions.. II eft vrai que, quoiqu'elle ne lui déguifdt rien, elle eut, en lui répondant, 1'air froid & réfervé. M. Monckron ne manqua pas de s'en appercevoir, & après un moment de filence il la pria de lui apprendre ce qui avoit pu lui faire de la peine. Cécile, honteufe de fes foupcons , quoiqu'incapable de s'en délivrer, tdcha de paroitre moins affectie; & paffant tout-a-coup a un autre fujet , elle lui fit part des difficultés que Pobflination de M. Briggs avoit fufcitées. M. Monckton fe prêta d'abord è fes vues; mais lorfque, par fes efforts, elle commenea  ( 94 ) a diffiper Ton férieux, il .lui répéta fa queftion, & voulut abfolument qu'elle y fatisfit. Cécile, defirant ardemment que des doutes qui lui étoient aufli iniurieux fuflent entiérement éclaircis , lui rendit un compte exadl:, fimple & fans commentaire , de la fcene qu'elle avoit eue avec M. Delville. II eft vrai que tout éclairciflement étoit abfolument inutile a M. Monckton pour lui expliquer le changement qui s'étoit opéré dans fes manieres. Je vois, s'écria-t-il avec beaucoup de vivacité, ce qu'il eft très-naturel que vous foupconniez; je vais en conféquence de ce pas chez M. Delville, & j'exigerai qu'il me juftifie. Cécile, qui fe repentoit déja d'avoir avoué te qui fe paflbit en elle, 1'aflura qu'il étoit inutile qu'il fit cette démarche, & le pria de lui donner confeil fur la maniere de découvrir Pauteur d'une telle calomnie. M. Monckton, d'un air embarraflé , déclara qu'il étoit aufli furpris qu'elle que cette affaire füt connue, & montra la plus vive indignation qu'on eüt ofé noircir ainfi fa conduite ; ajoutant que lui-même étoit au défefpoir qu'on püt avoir le moindre prétexte de le foupijonner de cette infamie. II efl: vrai , dit-il d'un air ingénu, que je n'ai jamais aimé la familie Delville ; elle #ft hautaine , jaloufe & vindicative. J'aurois  C 95 ) cru manquer aux devoirs de 1'amitié , fi Je ne vous eufle dit ce que j'en penfois , lorfque je vous vis prête a vous allier a elle. Je vous parlai avec la chaleur que mon zele pour votre bonheur m'inlpiroit. Mais, quoique j'aie cherché a vous difluader de ce mariage , j'étois bien éloigné de vouloir que cette rupture fe fit aux dépens de votre ré- putation Me fuppoler un defiein aulïï noir, aufli horrible, aufli diabolique, que le démon feroit feul capable de former , qu'il n'exécuteroit même, je crois , qu'avec peine, feroit me faire 1'injuftice la plus criante! La bonne-foi apparente de ce difcours diffipa prefque les foupcons de Cécile , qui aimoit beaucoup mieux les voir détruits que confirmés : elle commenca a croire ^u'un incident , tout aufli inexplicable que malheureux , étoit caufe que ce fecret , ainfi défiguré, étoit venu a la connoiflance de M. Delville, & que par ce moyen fon bon cceur avoit fait tort k fa réputation. Quoiqu'il lui reftit encore des doutes qui diminuoient un peu la confiance qu'elle avoit eue jufqu'alors en 1'amitié de M. Monckton, elle crut nu'il feroit injufte de le condamner fans preuves, puifqu'il lui étoit aufli difficile de s'en procurer que de trouver des railbns plaufibles du motif qui avoit pu 1'engager a la calomnier avec autant de perfidie. Elle tacha de fuf-  ( 96 3 pendre fon jugement jufqu'au moment ofi 'le temps dévoileroit ce myftere , & ne penfa, en attendant, qu'a terminer fes affaires &a ■er Londres. Pour changer de propos , elle paria de nouveau de M. Briggs, & lui répéta qu'elle avoit en vain taché de fiiiir avec lui. M. Monckton lui offrit fes fervices , & ils fe rendirent enfembls Ie lendemain matin chez lui, ou, après de longs débats, ils refterent enfin maltres du champ de bataille. M. Briggs leur remit tous fes comptes, & au bout de peu de tours, les foins aclifs de M. Monckton parvinrent a tout arranger , & a retirer de fes mains tout ce qu'il avoit a elle. Celui -ci s'emporta, & prédit a Cécile toutes fortes de malheurs : tout cela fut inutile; fes manieres le lui rendoient fi infupportable, & elle avoit tant de peine a entendre le langage qu'il employoit dans les affaires, qu'elle s'eflima heureufe d'être débarraffée de lui. Cependant , après avoir bien examiné fes comptes, ils fe trouverent juftes & en regies; & il parut clairement qu'il n'avoit d'autre vue , en defirant de continuer a adminiflrer fon argent , que celle de fatisfaire fon goüt décidé pour ce rnétal, & que Ie plaifir de le manier, ne füt-ce même que pour Je faire valoir pour un autre, avoit pour lui un fi puif4ant attrait, qu'il avoit peine a y renoncer. M.  ( 97 ) M. Monckton, quoiqu'homme du monde livré a fes plaifirs, entendoit pourrant parfaitement les affaires. U dirigea Cécile dans 1'arrangement des fiennes. Par fon avis, elle continua a laiffer 1'héritage de fon oncle, conliftant en terres, a 1'économe qui en avoit eu foin pendant fa vie; & ce que fon pere lui avoit lailfé , qui étoit entiérement placé dans les fonds publics, fe trouva réduit a rien par la vente qu'elle fut forcée d'en faire pour rembourfer M. Monckton ducapital & des intéréts qu'elle hii devoit, & par le paiement qu'elle fit a fon libraire des livres qu'il lui avoit fournis. Tandis qu'elle s'occupoit de ces différents arrangements qui 1'obligerent encore de remettre a huit jours fon départ de Londres, elle paffa prefque tout fon temps feule. Elle au roit voulu donner la meilleure partie de fes moments a Henriette; mais les derniers reproches de M. Delville 1'avoient tout-a-fak découragée; & quoiqu'eile n'eüt de liaifon qu'a vee elle, 1'indifcrétion de Mad. Belfield lui faifoit craindre que les vifites qu'elle feroit a la foeur ne fuffent attribuées au frere. Ces reproches, quels que fuffent fes efforts pour les oublier, demeuroit toujours fortetement gravés dans fa mémoire; le mépris avec lequel il les lui avoit faits paroiffoit avoir eu pour but de 1'offenfer; comme s'il avoit été enchanté de pouvoir , d'après la mauvaife Ttme V. E  ('98 ) conduite qu'il lui fuppofoit, s'afroger Ie droii. de triompher d'elle, apiès avoir refufé Ion confenrement a fon rnariage. Elle en concluc auffi que Delville ne tnanqueroic pas d'être informé d§ ces calomm'es,; mais jugeant de fa générofité par la fierme, elle fut convaincue qu'il n'y ajouteroit aucune foi. Ce qu'elle avoit appris de l'indifpofition & de 1'état dangereux de Mad. Delville , augmenroit fa triflefle. Elle avoit toujours confervé pour cette Dame le plus profond refpeft , & elle fe regardoit en quelque forte comme la caufe de fes fouffrances, quoiqu'elle füt très-bien que fi elle y avoit contribuéce n'avoit été qu'involontairement. Cette fcene ne fut pas même la feule qui Eenouvellflc. des fouvenirs qu'elle cherchoit a elfacer. Son vigilant memor , Albany, ne manqua pas de venir la lommer de fa parole; & quoique M. Monckton 1'exhortit très-férieufem«nt a ne point fortir avec lui , elle préféra de s'expofer a ce rifque , a elTuyer fes reproches. Elle confentit a le (üivre, ne prenant d'autre précaution que celle d'enjoindre a fon laquais de ne point la quitter; & que pour peu qu'elle tardalt dans les mailbus oü elle entreroit, il ne manqudt pas de la demander. Cette attention fut plutoe pour contenter M. Monckton que pour le t befoin qu'elle crut en avoir. Celui-ci, ayant  ( 99 ) appris que le cerveau d'Albany avoit autre. fois été dérangé, craignoit quelque extravagance de fa part, & que Cécile n'en efet du défagrément, Il la conduifit dans une vieille maifon, aa fond d'une allée qui aboutiflbit dans Piccadiliy, oü la faifant monter au troifieme étage, i's trouverent une pauvre femme au lit, tandis que plufïeurs petits enfants s'amufoient cg jouoient dans la même chambre. Vois, dit-il, a quoi 1'humanité eft Aflette, & ce qu'elle peut endurer. Vois cette pauvre malheureufe, accablée de maux, & cependanc obligée d'entendre tout ce bruit, incapable de fe remuer, & dénuée de tout fecours, fouffrant des douleurs aiguës, & manquant des chofes les plus néceflaires a la vie. Cécile s'approcha de la ruelle du lit, & s'informa plus en détail de la fituation de la malade; mais voyant que fon mal lui permettoita peine de parler, elle fit venir la maïirefle de Ia maifon, qui étoit une fruittere, dont la boutique étoit au rez-de-chauffée, la pria de procurer une garde a Ia malade, d'emmener avec elle les enfants, & d'appeller un apothieaire , dont elle promit de récompenfer les foins. Elle lui donna aufli que'qu'argent pour aeheter des chofes dont la malade pourroit avoir befoin, & promit de revenir dans deux jours s'informer de fon état= E ij  C ioo ) Albany, qui l'écoutoiten-Jilence, mais avec beaucoup d'attention , joignit les mains d'uu air de ravilïement, & s'écria : La venu exifïe encore,... & je 1'ai trouvée! Cécile, Hattée d'une pareille louange, & defirant de la mériter, lui dit d'un ton qui exprimoit la fatisfaction : Oü irons-nous a préfent, Monfieur ? Chez toi, répartit-il avec bonté; je neveux point abufer de ta pitié, ni la laffer en te rendant trop familiere la vue de pareils objets. Cécile, quoique plus difpofée dans ce moment a des adres de charité & de bienfaifance qu'aux affaires ou aux amufements, ferappella que, quoique fa fortune füt confidérable, elle pouvoit pourtant s'épuifer, & ne voulut plus faire d'inftances pour chercherdes gens inconnus a qui faire des largeffes; certaine qu'il s'en préfenteroit aflez d'eux-mêmes pour implorer fes fecours, & que leur nombre furpafferoit fes facultés. En conféqueuce, s'abandonnant a fa conduite, elle reprit le chemin de la place de Soho. Elle ne manqua pas de revenir au temps qu'elle avoit promis pour revoir fa malade : M. Albany s'empreffa de l'accompagner. La pauvre femme , dont la maladie étoit une fievre caufée par un rhumatifme, fe trouvoit déja beaucoup mieux; elle avoit été vifitée par un apothicaire qui lui avoit adminif-  ■ ( 101 ) tré quelques calmants , elle étoit fervie par une garde; & les enfants n'étant plus dans fa chambre, elle avoit pu dormir quelques heures , ce qui lui avoit rendu une partie de fes forces. Elle étoit en état de lever la tête, & de remercier fa bienfaitrice; mais quelle ne fut pas la furprifede Cécile, lorfque cette femme, après 1'avoir regardée, lui dit : Ah, Madame, ce n'eft pas la première fois que j'ai 1'honneur de vous voir! Cécile , qui n'avoit pas la moindre idéé d'elle, la pria a fon tour de lui dire quand & oü elle 1'avoit vue. Lorfque vous alliez être mariée, Madame , j'étois chargée du foin d'ouvrir les bancs de 1'églife de ***. Cécile fut faifie d'horreur; & fans s'en appercevoir, fit quelques pas en arriere; tandis qu'Albany, d'un air de furprife, s'écria : Mariée !... Mais perfonne n'en fait rien ! Ne me faites aucune queftion, s'écria-t-elle promptement; c'eft une méprife. Pauvre innocente! ajouta-t-il; voüa donc la corde que tu ne peux fouffrir qu'on touche ! Je mourrai plutót que de permettre qu'un fouffle de ma party donna la moindre atteirite.Oh! que ta douleur foit refpeétée, toi donr le cceur eft toujours fenfible a celle du malheureux & de 1'indigent! E üj  ( io* ) Cécile fit alors quelques queftïons générales , & apprit que cette pauvre femme , *jui étpit veuve, avoit été obligée de renoneer è fa place , par les fréquentes attaques de rhumatifme dont elle étoit affligée; qu'elle avoit recu des fecours alfez confidérables dn Curé & du Vicaire de la ParouTe de mais fes maiadies continuelles, ainfi que fa nomLreufe familie, faifoient que, malgré ces chaïités, elle étoit toujours dans la mifere. Cécile promit de penfer a ce qu'elle pour» reit faire en fa faveur, & après lui avoir encore donné quelque argent , elle s'en fut rejoindre Mylady Marguerite. Albany, qui s'appercut que 1'ouvreufe de bancs avoit rappellé de trifles fouvenir dans 1'efprit de fa jeune pupille, parut alors fenfible a une affl clion qu'il avoit d'abord b'&mée, & marcha en filence a fe3 cótés jufqu'a la place de Soho; lorfqu'ils y furent arrivés, il lui dit avec bonté, en laquittant: La paix refie avec toi! puide le ciel adoucir tes peines! Ah! comment, s'écria-t-elle en elle-même, eet heureux temps viendrcit-il, fi elles ne ceffént de fe renouveller? M. Monckton, qui vit de 1'altération fur fa phyfionomie , fe déchaina contre Albany & fes idéés extravagantes. Vous détruifez votre bonheur & votre tranquillité, s'écriatil, en vous rendant fpechtrice de ces fcenes  C ) attendriiTanr.es ;. & vous épuiferez votre fortune en projets que vous ne pourrez jamais réalifer : 1'air que vous relpirez dans les demeures de ces malheureux eft capable d'altérer votre fanté : vous ne tarderez. pas a être attaquée de quelqu'une de ces maladies, auxquelles vous vous expofez imprudemment \ & tandis que ce que vous diftribuerez en aumónes fera a peine fufhTant pour remplir Ia moindre partie du bien que vous voudriez faire,-. vous ferez volée & pillée par des fourbes, jufqu'a ce qu'il ne vous refle plus rien k donner. Vous devez un pen plus comp-. ter fur vos propres lumieres, & ne pas vous laiffer gouverner uniquement par Albany, dont la folie n'a jamais été parfaitement guérie, & dont les plans chimériques font fi étendus, que toutes les richeffes de 1'Inde fuffiroient a peine a leur exécution. Quoique Cécile ne goü'ftt pas abfolument cette remontrance qui lui paroiffoit un peu outrée , elle ne put s'empêcber de reconnoltre qu'elle n'étoit pas tout-a-fait dénuée de vérité, & promit d'être plus prudente par la fuite, de fe gouverner par elle-même. II ne lui reftoit pourtant aucune autre fatisfacHoli; & plus elle avanfoit dans le ch.'. min qu'on venoit de lui indiquer , plus il avoit d'attraits pour elle. Se rappellant alors la pauvre familie Hill , pour Iaquelle elle E iv  C -°4 ) avoit tant fait, elle voulut s'affurer par ellemême de 1'état de fes affaires. La fcene que cette vifite lui préfenta , étoit peu propre a confirmer la doctrine de M„ Monckton; car 1'heureufe fituation dans Iaquelle elle la trouva , la récompenfa amplement de fa générofité, & ne fervit qu'a 1'encouragera de nouveaux a&es de bienfaifance. Mad. H;ll pleura de joie en lui racontant fes fuccès; & Cécile, enchantée d'avoir pu hii procurer un pareil bonbeur , ne penfa= plus aux précautions qu'on lui avoit recommandées, & aux promeffes qu'elle avoit faites. de borner fes übéralités. Elle paya è Mad. Robert ce qu'elle lui devoit encore , ainfi que ce qu'il en avoir. coüté pour la penfion des enfants qu'elle avoit fait placer dans une école, déclarant qu'elle vouloit que 1'on contitiuat a les y tenir è fes fraix; & elle rernit de 1'argent a Ia mere, pour qu'elle fit de fa part des préfents a fa petite familie. II lui fut un peu plus difficile de s'acquitter de fa promeffe envers 1'ouvreufe de bancs, fa mauvaife fanté & 1'extrême jeuneffe de fes enfants rendant tous les fecours infufEfants. Ces confidérations furent néanmoins incapables de refroidir la charité de Cécile; ils fervirent plutót a la lui faire regarder comuiï encore plus digne de fon attention. Elle ap. prit qu'elle avoit autrefois été blanchiffeufe 5  C 105 ) & qu'elle couloir, aflez bien. Elle réfolut en conféquence de 1'attirer en Provitice , oü elle efpéroit lui procurer de Pouvrage; & au pisaller, fi elle n'y réufïïffoic pas, elle ('eroit a portée de lui donner des fecours, de t'aider h élever fes enfants , & de les placer chez des artifans qui leur enfeigneroient leurs profeflions. Cette femme elle-même fut enchantée de ce projet , fermement perfuadée que 1'air de la campagne rétabliroit fa fanté. Cécile lui confeilla d'attendre jufqu'a ce qu'elle füt aflez bien pour pouvoir voyager, & promit dans eet intervalle de lui chercher une petite maifon : elle lui donna enfuite 1'argent néceflaire pour payer ce qu'elle devoit, ce dont elle auroit befoin pour fon voyage, & 1'adrefla a Bury, oü elle pourroit s'informer de fa demeure , & oü 1'on auroit foin de 1'avifer de fon arrivée; enfuite elle prit congé d'elle. Ces libéralités , aïnfi que ce projer, étant parvenues aux oreilles d'Albany, parurent Ie rajeunir & lui rendre fon enjouement & fa première vivacité, tandis qu'ils produifirent un effet rout contraire fur M. Monckton, Lui voir prodiguer ainfi un araent qu'il s'étoit accoutumé k regardér depuis long-temps comme lui apparrenant, voir ces fommes-, qu'il avoit deftinées & fes plaifirs, diflribuées' ïnconfidérément & des mendiants, exeka en E v  C 106 ) lui une fureur qu'il eut peine k contenir , & une inquiétude qu'il s'efforca vaineuient de déguifer : il languiflbit, il mouroit d'impatience, en attendant le moment oü il auroit le droit de mettre un terme a des procédés qui lui paroilToient romanefques. Telles furent les récréations qui interrom— pirent la folitude de Cécile ; & dès que fes affaires fe trouverent aflez avancées pour pouvoir finïr par lettres , elle fe prépara a fon retour. Elle prévint Milady Marguerite & M. Monckton de fon intention, & ordonna a fes domeftiques d'être prêts a partir le len. demain. M. Monckton ne s'y oppofa point;. il fe refufa la fatisfaélion de 1'accompagner. Milady Marguerite , qui avoit rempü fes vues & qui fouhaitoit revenir a la campagne , prit le parti de la fuivre.. CHAPITRE VI. Un contre-tempt. Cécile, n'ayant plus qu'un joura pafler a Londres, voulut en profiter pour prendre congé.d'Henrietre; mais ne voulant pluss'expofer aux impertinentes conjedlures de fa mess , elle lui écrivit un billet pour la prier de-  ( *°7 ) venir la voir, & lui donner avis qu'ellepartoit ie lendemain. Voki-la réponfe qu'elle recut. „ A Mlle. Beverley. 9, Mademoifelle. ,, Ma mere eft allée au marché, & je n'ofe fortir fans fa permifilon; j'ai été.la première pendant toute la femaine, a courir a la porte dës qu'on y frappoit, dans Pefpoir que ce feroit vous , & j'ai fenti la plus vive émotion, a Ia vue de toutes les voitures que j'ai entendu palier. Pourquoi, ma chereDemoifelle, m'avez-vous dit que vous viendriez ? Je ne meferois point flattée d'un pareil honneur, fi vous ne me 1'aviez fait efpérer. Aétuellement je fuis parvenue a avoir 1'ufage d'une chambre, oü je refte fouvent feule deux a trois heures, ainfi que cela m'arrivera ce matiu. Heureufe fi les occupations de Mifs Beverley lui permettoientde pouvoir fe rendre ici !Mon intention n'eft pourtant point de 1'en preffer; car je ne voudroispour rien au monde lui être importune. J'aurois cependant bien des cfiofes è lui dire. Ah! fi vous n'étiez,pas fi fort au-defius de moi, je fuis füre que je vous aimerois mieux que perfonne au monde. Je prévois que je ne vous reverrai point; car il pleut tiès-fort, & ma mere feroit fort en colere ft E vj.  C i°* ) je lui demandois la permiffion de me rendre chez vous en carrofle. Oh! ma chere Demoifelle , j'e ne fais ce que je dois faire , & ja fens que je ferai au défefpoir fi ma chere Mifs Beverley part fans que je puille lui dire adieu. Je fuis, Mademoifelle, avec le plus profond refpeér., Votre très-humble fervante, Henriette Belfield. " Cette facon ingénue de lui témoigner fon envie de la voir , jointe a ce qu'elle lui difoit qu'elle la trouveroit feule, engagea Cécile a faire venir des porteurs pour fe rendre, fans perte de temps, a la rue de Portland : car fans cela elle conclut de cette fettre, qu'il feroit douteux qu'elle püt la voir; & l'empreffemenc que montroit Henriette ne lui permit pas de differer a la fatisfaire. Elle a, s'écria-1- elle, beaucoup de chofes a me dire, & je ne faurois refufer plus long-temps de 1'entendre; elle veut m'ouvrir fon cceur, car nous n'avons plus rien a redouter 1'une de 1'autre. Cette confidence foulagera fes peines. Oh, que n'ai-je moi-même une tendre amie t qui pouvoir me confier! Qu'Henriette efl plus heureufe! Moins efclave de fa vanité, moins jaloufe de fa dignité, fes chajrins peuvent être dépofés dans le fein de  ( io9 ) famitié... Les miens, hélas! renfermés par un devoir cruel, par la prudence, ne peuvent fe révéler. A fon arrivée, le domeffique la conduifit dans la falie , oü elle eut la fatisfaclion de ne trouver perfonne, & dans 1'inflant Ia rendre Henriette vint 1'embrafiér. Cela efl charmant de votre part, s'écria-t-elle, car jen'aurois pas ofé exiger cette complaifance ; Ia pluie ëlt fi forte, que je n'aurois pu me rendre a pied chez vous, & je ne fais ce que j'aurois fait fi vous étiez partie fans me revoir. En même temps elle la fit pafler dans une autre falie fur la cour, que fa mere avoit louée, & oü Henriette travailloit feule une partie de la journée. Elie lui apprit que , quoiqu'elles fuflent actuellement un peu confolées , Ie moment de leur entrevue avec fon frere avoit été bien trifte, & que fa mere ne feroit tranquille que lorfqu'il auroit embrafié un genre de vie plus honorable que celui qu'il avoit choifi. J'ai quelqu'efpérance, continua-t-elle, qu'avant qu'il foit peu, nous yréuflirons; car il lui refte encore un ami dans le monde, qui, graces & Dieu, penfe fi noblement!... En vérité, je Je crois a même de lui procurer tout ce qu'il voudra... C'efl-a-dire que je crois que s'il ■ jugeoit a propos de demander quelque chofe, perfonne ne pourroit lui rk-n refufer. Et c'efl;  ( «O-) a ce fu/et.que je foubaitois m'entretenir avec vous. Cécile, perfuadée que la perfonne en queftion ne pouvoit être que Delville, n'ofoitprefque la prefièr de s'expliquer, quoiqu'elle ne füt venue que dans cette intention. Henriette , qui n'avoit nul befoin d'être excitée, pourfuivir. La difïkulté efl de favoir fi nou-s pourrons déterminer mon frere a accepter quelque place ; car il a tous les jours moins d'envie qu'on Poblige, & fa raifon pour cela eft, qu'étant pauvre , il craint, je crois,. que 1'on n'imagine qu'il eft dans le cas de ramper & de mendier. Cependant, fi ceux qui penfent ainfi le connoifibiènt comme je le connois , ils verroient qu'il n'en fera jamais capable, düt-il mourir de faim. Mais, a parler vrai, j'ai bienpeur qu'il n'ait en tort dans cette affaire, & qu'il ne fe foit piqué fans raifon : il aura.pris pour un affront cequi ne 1'étoit pas. J'ai parié a un gentilhomme qui fait beaucoup mieux que lui comment on doit fe conduire;-& il m'a dit que mon frere, pendant le temps qu'il a denreuré chez Mylord Vannelt, prenoit de travers tout ce qui fe faifoit dans la maifon. Et comment a-t-il po, le favoir ? Oh , paree qu'il a étélui-même s'en informer; c'eft lui qui avoit procuré la connoiffance de Mylord Vannelt è mon frere; & jl  n'auroit pas plus fouhaicé que moi-même qu'fl' eüt eu a s'en plaindre * ainfi ie dois le croire. Mais mon pauvre frere n'étant point un homme de diftinétion, s'eft imaginé que tout Ie monde lui manquoit d'égards ; & comme H eft pauvre, il foupconnoit qu'on le méprifoit. Cette perfonne m'a pourtant bien aiTurée que chacun 1'aimoit & 1'eftimoit; & s'il avoit été moins foupconneux, il n'eft rien qu'on n'eftt fait pour lui. Vous connoiflez donc très-bien ce gentilhomme? Oh ! non , Mademoifelle , répondit-elle promptement; je ne le connois point du tout,. II ne vient ici que pour voir mon frere, il feroit fort impertinent a moi de prétendre qu'il füt de ma connoifiance. Seroit-ce donc en préfence de votre frere qu'il auroit eu cette converfation avec vous p Oh! non, mon frere auroit été fflché contre lui, s'il avoit tenu un parei! difcours;mais il étoit venu ici demander de fes nouvelles» dans Ie temps otV nous ignorions ce qu'il étoit devenu, & ma mere fe mit a fes genoux pour le fupplier d'aller chez Mylotd Vannelt , lui faire des excufes pour mon frere, fuppofé qu'il ne fe füt pas conduit comme il Fauroit dü. S'il venoit a le favoir* je crains bien qu'il voulüt a peine lui parler par Ia fuite. Lorfque ce gentilhomme reviat  ("2) après cela, je le priai très-fort de n'en point parler. Heureufement il fe trouva dans ce moment que ma mere étoit fortie, & il ne vit que moi. Et refta t-il long-temps avec vous? Non, Mademoifelle; il n'y refta qu'un inftant: mais je ne ceffai de le queftionner, & le retins autant que je pus, afin d'entendre tout ce qu'il pouvoit me dire au fujet de mon frere. Ne 1'avez-vous plus revu depuis ? Hélas 1 non, Mademoifelle; j'imagine qu'il ignore que mon frere foit logé avec nous. Peut-être, qnand il en fera informé, reviendra-t-il. Le fouhaitez-vous ? Moi? s'écria-t-elle en rougifTant, unpeu... Quelquefois je le voudrois , relativement a mon frere. Relativement è votre frere ? Ah , ma chere Henriette !... Mais dites-moi... Ou fi vous 1'aimez mieux, ne me le dites pas... Ne vous ai-je pas vu une fois baifer une lettre ? Peutêtre étoit-elle de eet ami généreux? Ce n'en étoit pas une, Mademoifelle, ditelle en baiffant les yeux ; c'étoit feulement 1'enveloppe d'une lettre pour mon frere. L'enveloppe feulement d'une lettre !... Pour votre frere, encore!... Eft-il pofllble que vous en fiflkz un fi grand cas?  C "3 ) Ah, Mademoifelle ! vous qui vivez contiriuellement avec des gens fages & prudents, qui ne voyez que des perfonnes du premier rang , vous ne fauriez imaginer combien ils en impofent aux petits , peu accoutumés a les rencoir.rer... Mais moi , qui n'en vois que rarement de tels, & qui ne fuis entoure'e que de mes pareils... II vous eft impoffible de concevoir combien tout ce qui vient de leur part m'eft précieux 1 Je fois un tel cas de ce qu'ils ont une fois touché, que je voudrois 1'enfermer & le garder pour toujours t Si j'étois aufli familiere avec eux que vous 1'êtes , peut-être m'en occuperois-je moins. Hélas, penfa Cécile, qui fentit bien que par eux elle entendoit lui, cette familiarité vous feroit bien peu profttable! Nous ne fommes toujouis que trop portés & condamner les autres, & c'eft ce que j'ai toujours pratiqué jufqu'a préfent ; mais je ne bldme plus autant mon pauvre frere que jelefaifois auparavant, d'aimer a fréquenter les grands : j'en concois la raifon; & je vois que ceux qui ont recu de Péducation , qui ont vécu dans la bonne compagnie, qui font au fait des ufages.. . oh! font tout autrement 1.. Ils femblent tout différents!... Ils font fi aimables, leurs manieresfont (ipolies! lis ne difent jamais rien que d'honnête &  C ih ) d'obligeant' ils paroilfenr n'étre nés que pour s'occuper des autres , leur rendre fervice, & ne penfent jamais a ce qui les intérene perfonnellement. Ah, Henriette! répartit Cécile en branlant la tére, 1'emhoufiafme de votre frere pour leur fociété vous a gagnée , après 1'avoir fi 3ong-temps blamé. Prenez garde qu'a votre tour vous ne finiffiez, comme lui , par la trouver aufli dangereufe qu'elle vous paroit attrayante. Je ne cours aucun rifque, Mademoifelle, répartit-elle; car les perfonnes que j'admire tant, font tout-a-fait hors de ma portée : a peine fuis-je a même de les appercevoir, & il pourroit fort bien arriver que je ne les leverrois jamais! ! Les perfonnes, lui dit Cécile en fouriant, que vous difiinguez, font donc en grand nombre ? Oh! non , en vérité , s'éeria-t-elle vivement , je n'en difiingue qu'un feul. II ne fauroit y en avoir... Je veux dire qu'il n'y en a que très-peu... Elle fit un effort pour fe retenir, & fe tut. Quel que puiffe être celui que vous admirez, votre admiration ne fauroit que 1'honorer : gardez-vous cependant de la poufler trop loin , afin qu'après avoir affecté votre "saeur, elle ne trouble votre repos & ne vous  ( "5 ) rende malheureufe pour toute votre vie. Ah! Mademoifelle, je vois que vous favcz quelle eft la perfonne que j'ai voulu défigner; mais vous aviez quelque3 foupcons défavorabies fur mon compte. Des foupcons! répartit Cécile en 1'embraf» fant; il n'y a perfonne au monde dont je penfe aufïï avantageufement. Je veux dire, Mademoifelle, que vous meferiez tort de croire que j'eufie oublié la diftance qu'il y a de lui a moi. Je vous afTure que je ne l'ai jamais perdue de vue : j'ad* aiire feulement la bonté qu'il témoigne a mon frere , & ne penfe jamais a lui, fi ce n'eft quelquefois pour le comparer aux autres gens que je vois ; & cette comparaifon me les rend ü odieux, que je fouhaiterois ne jamais ei>tendre pariet d'eux. Sa connoifiance vous a donc rendu un trèsmauvais fervice, & il feroit heureux pour vous d'oubüer abfolument que vous 1'euiïiez jamais fake. Oh! cela ne me fera jamais poffible; car plus je penfe a lui, & plus je fuis mécontente de tous les autres. O Mifs Beverley ! nous avons réellemen-t de triftes connoillances, & je ne fuis point étonnee que mon frere foit fi honteux de ces gens-la>; ils font fi grofliers, fi familkrs, & me déconcertent fi fouvent... Oh, que celui que vous imnginez eft différent  (H6) d'eux! II ne voudroit pour rien au monde, ni déconcerter, ni faire rougir qui que cefür. Vous êtes la feule perfonne qui lui reflembüez; toujours douce, toujours ferviable... II me femble fouvent que vous êtes fa fceur... j'avois une fois oui dire... Mais on a enfuite démenti ce bruir. Un profond foupir échappa a Cécile; elle ne devina que trop ce qu'il n'auroir tenu qu'a elle d'enrendre, & elle favoit aiïez combien il lui auroit été facile de 1'en diffuader. Sürement, Mifs Beverley, vous ne fauriez être malheureufe, dit Henriette d'un air qui témoignoit autent de furprife que d'inquiétude. J'avoue que j'ai beaucoup de raifons, répondit Cécile en affeftant un air gai, d'être contente de mon fort, & je tdche de ne pas les oublier. Oh! je penfe bien fouvent, s'écria Henriette, que vous êtes la plus heureufe perfonne qu'il y aitau monde, ayant tout a votre dif- polition Adorée de tous ceux qui vous connoilTent, ayant tout 1'argent que vouspouvez defirer, & tant de douceur & de bonté qu'on ne fauroit vous Penvier; vous avez Ie choix de toutes les compagnies, il n'en eftaucune qui ne fe trouve honorée de la vótre. Ah! s'il ne tenoit qu'a moi de devenir ce que je voudrois être, il n'y a pas de PrincelTe dont la fituation me parut préférable a celle de Mifs Beverley.  ( «7; Si j'étois riche & inJépendante comme vous, continua Henriette , alors je ne pourrois bientöt plus m'occuper que de ces perfonnes que j'admire; & c'eft ce qui fait que je m'étom e fouvent que vous qui lui reffemblez a tant d'égards... I! eft vrai que vous pouvez fi ailément en rencontrer de pareils, qu'il n'eft point étonnant que vous foyez peu frappée de celui-la. Je fouhaite de tout mon cceur qu'il ne fe mariejamais; carnepouvant épouferqu'une Demoifelle dont la condition feroit égale è la fienne , je craindrois qu'elle ne 1'aimat pas comme elle le devroit. II n'auroit aucun befoin de refter garcon, penfa Cécile, fi en fe mariant c'étoit la feule chofe qu'il eüt a redouter. Je penfe fouvent, ajouta Henriette, que les riches feroient tout aufli heureux en époufant des fcmmes pauvres, que les pauvres en époufant des femmes riches; car ils prendroient une époufe qui s'efforceroit de mériter leurs bontés, au-lieu que leurs égales font en droit de les exiger. J'ai rélléchi a ce fujet relativement a ce Gentilhomme; quelquefois, après avoir admiré fa douceur & fa politefle, je me fuis imaginé que j'avois de ia fortune & de Ia naiflance, & j'ai totalement oublié que je n'étois que Ia pauvre Henriette Belfield. N'auroit - il donc point alors, s'écria Cécile un peu allarmée , cherché a vous  ( riS ) piaire & ai'e bien mettre dans votre efprït ? Non, jamais; mais je dois vous avouer qu'il m'til arrivé de fouhaittr d'être riche. II efl: vrai qu'il préfume fi peu de lui-même, qu'il y a eu des moments oü j'ai prefque oublié la diflance qui fe trouvoit entre nous, & même penfé... O folie penfée ! Ne craignez pas, chere Henriette, de me la communiquer. Je ne vous cacherai rien , Mademoifelle ; car il y a long-temps que je defire d'ouvrir mon cceur, fans avoir ofé me confier encore a perfonne. J'ai donc penfé, oui, j'ai quelquefois penfé que, s'il connoiflbit feulement 1'attachement fincere que j'ai pour lui, ma tendrefle & mon dévouement , il pourroit me croire plus propre qu'une grande Dame a faire fon bonheur. Réellement, s'écria Cécile très-afreclée de fon ingénuité , je n'en ferois point furprife. & fi j'étois lui, je crois que je n'héfiterois pas un inftant k me décider. Henriette , entendant alors les pas de fa mere qui s'avancoit, fit figne k Cécile de fe laire ; mais k peine Mad. Belfield avoit-eile gagné le haut de 1'efcalier, qu'on frappa ntdementa la porte de la rue, qu'il fallut ouvrir une feconde fois. Un laqnais s'avanga & demanda fi Mad. Belfield étoit chez elle; & lui ayant répondu elle-même que oui, des por-  ( lip ■) Leurs entrerent avec une chaife dans la maifon. Quel ne fut pas 1'étonnement de Cécile , quand un moment après elle entendit dans la falie vöifine la vofx de M. Delville lepere, qui dit : Vbrre ferviteur, Madame; j'imagine que vous êtes Mad. Belfield ? Oui , Monfieur, lui répondit Mad. Belfield; je penfe, Monfieur, que c'eft a mon nis a qui vous avez a faire? Non,.Madame, répartit-il, c'eft a vousmême. Cécile fe trouvant alors remi Te de fon émotion , voulut fortir en évitant de fe laiffer voir, fachant bien que fi M. Delville l'appercevoit dans la maifon, il ne douteroit plus de la vérité des rapport-s qu'on lui avoit faits. Elle dit donc tout bas a Henriette qu'il falloit abfolument qu'elle panit fans perte de temps; mais en ouvrant la porte qui conduifoit fur 1'efcalier, elle rencontra les porteurs de M. Delville, & un laquais qui 1'attendoit. Elle Ia referma fur-le-champ; & après avoir un peu héfité , elle crut devoir attendre qu'il fortit, puifqu'il n'y avoit aucun de fes domeftiques dont elle ne füt connue, & que celuici ne manqueroit fürement pas de dire qu'il 1'auroit vue; une retraite qui auroit l'airmyftérieux ne ponrroit que lui faire tort. Sa chaife 1'attendoit aufli :tnais comme c'étoit une chaife de louage, elle ne pouvoit lérvir a la re°  ( ) connoltre; & fon laquais ayant encore bien des chores a arranger pour fon voyage, elle 1'avoit heureufement renvoyé. La cloifon qui féparoit les deux chambres étoit fi mince , qu'on ne pouvoit dire un mot dans 1'une qu'on ne i'entendit parfaitement de 1'autre. Soyez für, Monfieur, que je ferois charmée de vous obliger , répondit Mad. Belfield; mais je vous prie , Monlieur, de me dire votre nom. Mon nom, Madame, repliqua t-il en élevant un peu Ia voix, je me trouve rarement dans le cas de Ie décliner; il eft même actuellement aflez inutile que je me fafle connoitre. II doit fuffire que je vous aflure qu'il s'en faut bien que celui qui vous parle foit un homme du commun, & que peut-être vous ne ferez guere a portée de le revoir une lèconde fois. Mais comment puis-je fatisfaire a ce que vous avez a me demander, Monfieur, fi je ne connois pas même votre nom? C'efl ce que je me propofe, Madame, de vous expliquer; & il ne faut, pour le coraprendre, que vous donner la peine de m'écouter. J'ai véritablement quelques queftions a vous faire , auxquelles j'efpere que vous voudrez bien répondre; mais elles feront affez claires pour que vous n'ayez aucune peine a  C i^i ) a les concevoir. Ainfi tous les préambules de pure civilité font parfaitement inutiles. Eh bien, Monfieur, reprit Mad. Belfield , fans faire atteniion h ce pompeux étalage , puifque vous entendez faire un fecret de votre nom... IIen eft peu, je crois, Madame , s'écria-t-il avec hauteur , qui foit moins fecret que le mien : au contraire, cette maifon-ci eft du petit nombre de celles de cette ville oü ma préfence feule ne fuffit pas pour l'annoncer. 11 ne fait pourtant rien a Paffaire dontil eftquef. tion, & vous aurez la comp'aifance de vous contenter de 1'aflurance que je vous donne, que fi 1'on vous voyoit vous entretenir avec moi, vous n'auriez pas a en rougir. Mad. Belfield, fubjuguée, fans favoir pourtant précifément pourquoi ni comment, fe borna a lui répondre qu'il étoit le bien venu, & le pria de s'afleoir. Je vous prie de m'en difpenfer, Madame; ce que j'ai a vous dire n'exige qu'un inftant : j'ai d'aüleurs des affaires trop preffantes pour qu'il me foit pofllble de m'arrêter. Vous m'avez fait mention de votre fils. II y a déja quelque temps que j'avois oüï parler de ce jeune homme : voulez-vous bien que je m'informe?... Je ne prétends entrer dans aucun détail; & ce n'eft point un vain motif de curiofité, mais des taifons de familie, qui me Tomé y. F  C -** ) font defirer de favoir s'il ne feroit pas queftion pour lui d'une jeune perfonne, ou plutót d'une riche héritiere, fur Iaquelle on fuppofe qu'il a des vues? Oh pour cela , non, Monfieur, répondit Mad. Belfield, au grand contentement de Cécile , qui jugea tout de fuite que cétte demande fe rapportoit a elle. Pardonnez-moi donc, & bon-jour, Madame, ditM. Delville d'un ton qui témoignoit fon peu de fatisfadion; enfuite il ajouta : Et »ous prétendez qu'il n'exifte point de jeune perfonne telle que celle dont je parle, qui écoute favorablement fes vceux? Mon cher Monfieur, s'écria-t-elle, il n'exifte pas une feule perfonne a qui il ait jamais ofé f.iire la moindre propofition. Je connois actuellement une jeune Demoifelle qui eft un très-riche parti, & qui a autant de goüt pour lui, ainfi que je Pen ai prévenu, qu'aucun homme pourroit defirer; vmis il eft impoflible de le lui perfuader, quoiqu'il ait été élevé £ 1'univerfité , & qu'il foit plus inftruit, ou du moins tout autant que qui que ce foit du Royaume. Eh bien donc, répartit M. Delville en fe radouciffant, il paroit que la difficulté ne vient pas du cóté de Ia jeune perfonne? Oh mon Dieu ! non , Monfieur. S'il 1'avoit demandée, il y a long-temps qu'il 1'aurolt.  C 1*3 ) Eüe efl: venue trés -fouvent Ie chercher; mais ayant été , ainfi que je vousl'ai déja dit, élevé a 1'univerfité , il a cru en favoir plus que moi; & j'ai eu beau prêcher, tout ce que j'ai pu lui dire a été inutile. La conflernation de Cécile a Poule de cette converfation, ne pouvoit être égalée que par Ia honte qu'en avoit Henriette, qui, quoiqu'elle ignorat quel étoit celui avec qui fa mere s'entretenoit, fentoit pourtant le peu de vérité & Pindécence de fes propos. J'imagine, Monfieur, continua Mad. Belfield, que vous connoiflez mon fils? Non , Madame ; mes connoiflances font peu nombreufes. Cela étant, Monfieur, vous ne fauriez juger de fon mérite, & de ce qu'il a droit d'en attendre. Quant a cette jeune Demoifelle, elle Pa découvert, Monfieur, dans un temps oü perfonne de fes parents ni de fes connoiflances ne favoit ce qu'il étoit devenu. C'eft elle Ia première, Monfieur, qui eft venue m'en donner des nouvelles , quoique je fois fa propre mere. L'amour, Monfieur, efl: furieufement clair-voyant. J'imagine quelquefois qu'il fe fait jour a travers les murailles les plus épaifles. Tout cela n'a rien produit, & mon fils a été aflez opinidtre pour ne pas profiter de fes bonnes difpofitions. Cécile ixritée, fut fur le point de fe monF ij  ( ra* ) trer pour fe juftifier; elle fe retint en confidérant que fa fortie d'une des charabres de la maifon contribueroit plus a accréditer ce qu'on aifuroit avec tant de confiance , que toutes fes proteftations ne feroient capables de le détruire. Quant aux jeunes Demoifelles , continua Mad. Belfield, elles font tout aufli mal adroites a faire connoitre ce qu'elles penfent qu'une fimple poupée; elles croyent qu'en confiant leur inclination a quelqu'un, ce quelqu'un en pariera, & que celui qui en efl 1'objet viendra & les enlevera. II n'y a pas long. temps que le bruit couroit qu'elle alloit époufer le jeune Delville, 1'un des fils de fon tuteur. Je fuis faché qu'on ait fait courir un bruit aufli impertinent, s'écria-t-il très-piqué; le jeune M. Delville n'eft point un parti dont on difpofe aufli facilement, & il fait trop ce qu'il doit a fa familie. Ici Cécile rougit d'indignation, & Henriette fonpira de chagrin. Mon Dieu, Monfieur, répondit Mad. Belfield , qu'efl-ce que fa familie pourroit faire de mieux? Je n'ai jamais ouï dire qu'elle füt bien riche; & je ne crains pas d'avancerque le vieux gentilhomme, étant.fon tuteur, n'a pas manqué de procurer è fon fils lesoccafions de la voir : avec tout cela, le mariage n'a pas  ( «5 ) réufiï; car quant au vieux M. Delville, tout le monde allure... Tout le monde fe donne trop de liberté, dit M. Delville en colere, en ofant parler de lui; & vous ne trouverez pas mauvais que je vous apprenne qu'une perfonne de fon rang & de fa nailTance n'eft point faite pour que fon nom fe trouve confondu avec celui de toutes fortes de gens. Bon Dieu, Monfieur ! s'écria Mad. Belfield , un peu furprife de fon ton & de cette fortie, je vous affaire , quant a moi, que je confentirois volontiers a ne plus prononcer de ma vie le nom de ce vieux gentilhomme; car on afiure qu'il eft tout aufli vain que Lucifer, & perfonne ne fait de quoi; car on prétend... On prétend? s'écria-t-il enflammé de colere. Et qui eft eet on P faites-moi le plaifir de m'en informer. Eh! Monfieur, c'eft tout Ie monde, & c'eft Ia réputation qu'il a dans Ie public. En ce cas, le public eft trés-impertinent, dit-il en élevant très-fort Ia voix, de ne pas témoigner plus d'égards & de refpect pour une des premières families d'Angleterre. C'eft une licence qu'il faudroit réprimer. Ici, la porte de Ia rue étant reftéeouverte, par Ia faute des domeftiques , on entendit monter 1'efcalier; & Henriette, reconnoiffant F iij  ( "6 ) Ie pas de M. Belfield , Te tourna en élevant les mains du cóté de Cécile, & lui dit a, 1'oreille : Quel malheur ! c'eft mon frere! Je n'avois pas cru qu'il rentrat avant la nuit. II n'entrera füreinent pas ici ? lui demanda Cécile. Et dans 1'inftant ilouvrit la porte, & parut dans 1'appartement. II commen^oit a s'excufer & vouloit fe retirer, quand Henriette, le faififlant par le bras, lui dit tout bas qu'elle s'étoit fervie de fa chambre paree qu'elle avoit cru qu'il ne rentreroit pas de la journée, & Ie pria 'de fe tenir tranquille, paree que le moindre bruit les découvriroit. Belfield s'arrêta; mais Pembarras de Cécile fut extréme de fe trouver dans fon appartement après ce qu'elle venoit d'entendre de la bouche de fa mere, & de continuer a y refter volontairement. Celle-ci ayant pofiti vemen t déclaré qu'elle avoit du goüt pour lui & ne demandoit qu'a 1'époufer, elle fut très-piquée contre Henriette pour ne l'avoir pas avertie plus tót que ce logement étoit . celui de fon frere. Cependant, en fdrtir alors & s'expofer a être reconnue, n'étoit ni fage ni prudent; elle refta donc immobile fur fa chaife, rougiflant & patiflant tour-a-tour. Son trouble 1'empêcha d'entendre la réponfe de M. Belfield, ainfi que la fuite du dialogue entre fa mere & M. Delville. Le bruit qui attira fon  (1*7) tttention, fut celui que fit M. Hobfon en entrant tout-a-coup. Qu'eft-ce que c'efl: que tout ceci? s'écriat-il gaiement, je ne rencontre que chaifes è. porteurs & des gens de livrée! Ah , Madame ! feroit-ce aujourd'hui votre jour d'aflemblée? Monfieur, votre très-humble ferviteur. Je vous demande pardon ; mais je ne vous avois pas d'abord reconnu. Je fuppofe que nous ne ferions pas trop mal de nous afleoir. II n'en coüte pas plus pour être aflls que pour fe tenir debout; & ce que je dis revient a ceci : Lorfqu'un homme eft las, Ie premier parti eft le plus agréable. Auriez-vous, Madame , dit M. Delville avec beaucoup de gravité , quelqu'autre chofe i me communiquer? Non, Monfieur, répondit Mad Belfield, 1'air un peu faché, il ne me convient point de rien communiquer a une perfonne dont je ne fais pas Ie nom. Mais, M. Hobfon, par quel hafard connoiflez-vous Monfieur? Lui me connoitre! répéta M. Delville avec" mépris. Tout ce que je peux vous dire, Madame, repliqua M. Hobfon , au fujet de ma connoiflance avec ce gentilhomme, fe borne a fort peu de chofe, ne m'étant jamais trouvé quune feule fois dans fa compagnie; & ce que je dis efl:, connoitre une perfonne fans F iv  C 128 ) avoir bu fa bouteille avec lui, c'efl ne le pas connoitre : c'efl du moins ma facon de penfer. Mais, Monfieur, ce qui s'ell paffé 1'autre matinée chez M. Monckton étoit bien fiiigulier. Chacun, comme on dit, ne favoit oü il en étoit. Cependant , Monfieur, permettez que je vous demande ce que vous penfez de ce vieillard, qui parloit d'une maniere fi différente des autres? Ce que j'en penfe, Monfieur? Oui, Monfieur, autant cependant que vous n'en ferez pas un myftere, car je crois que fi c'en étoit un, perfonne n'auroit droit de s'en informer. Quant a ce que j'en penfe moi-même, voici quelle efl mon opinion : Sur quelques articles, je fuis tout-a-fait de fon léntiment; & fur d'autres, je le crois abfolument dans Terreur. Pour fa maniere de s'énoncer en ufant d'un jargon que perfonne n'entend, il vaudroit tout autant qu'il ne parlat pas : voila ma maxime, Quant a 1'autre article, en infultant ceux qui ne donnent pas tout ce qu'ils ont loyalement gagné aux eflropiés qu'ils rencontrent dans lesrues, uniquement paree qu'ils ont une jambe ou un ceil de moins, ou quelqu'autre chofe de femblable, cela s'appelle ne point entendre les affaires: c'efl ce que je nomme parler fans favoir ce qu'on dit. Lorfque vous aurez fini, Monfieur, lui dit  C 129 ) M. Delville, vous aurez Ia complaifance de m'en avertir. Je ne cherche point , Monfieur, a- vous déranger, ce n'eft pas ma coutume, & fi vous êtes en affaire... Quelle autre raifon , Monfieur , pourriezvous imaginer qui m'eüt conduit ici ? Je ne me propofe pourtant point d'entrer dans un éclairciffement: je n'ai plus que quelques mots a dire a Madame; & comme mon temps efl précieux, je ne ferois pas fiché de pouvoir finir le plutót pofïïble la converfation que nous avons entamée. Je. vais vous laiffer en liberté, Monfieur; je fais trop ce que c'efl que les affaires pour vous interrompre : mais voyant des chaifes dans 1'allée, j'ai cru que je trouverois ici des Dames, n'imaginant guere que des hommes fe fiflent porter, ne 1'ayant jamais pratiqué moi-même. Néanmoins, que chacun fe conduife a fa guife, c'eft ce que je dis. Permettez feulement, avant de m'en aller , que je demande a Madame pourquoi il s'en trouve deux qui attendeut, tandis que je ne vois ici qu'une feule perfonne. J'imagine que Monfieur n'a pas eu befoin de 1'une & de 1'autre ?... Et il fe mit k rire. Mais oui, a préfent que vous m'y faites penfer, dit Mad. Belfield; j'ai effectivement vu une chaife en entrant, & j'étois fur le point de demander a qui elle étoit, quand F v  C130 ) Parrivée de Monfieur me Fa fait oublier.. r Voila réellement ce que j'appelle tour de paffe-paffe , dit M. Hobfon; mais j'aurai le plaifir de demander aux porteurs qui font ceux qu'ils attendent. Mad. Belfield le gagna de vitefTe; car, fortant tout de fuite , elle s'écria avec colere: Que faites-vous ici, Meflieurs ? Y venez-vous feulement pour vous garantk de la pluie ? Je ne fouffrirai pas qu'on fafle un abri public du devant de ma porte, je vous en réponds. Nous attendons la Dame que nous avons apportée, répondit 1'un d'eux. Qu'eft - ce que vous voulez dire ? reprit Mad. Belfield, il n'y a ni Dame ni compagnie ici; vous imaginez-vous que je fouffrirai que mon allée foit falie par deux dró'es tels que vous ? C'eft bien affez d'avoir a nettoyer la boue que les gens de la maifon y apportent, fans ramaffer encore celles de la rue. Croyezvous que nous foyons fairs pour vous fervir ? Cela nous eft égal; cette Dame nous a ordonné de i'attendre, répondit le porteur. Cécile, a 1'ouie de cette difpute, fe feroit volontiers jettée paria fenêtre pour éviter d'être découverte; mais il étoit trop tard, & elle ne pouvoit plus penfer a s'échapper. Mad. Belfield appella fa fille, & rejoignant M. Delville : Je faurai bientót, dit-elle, s'il eft venu compagnie chez moi fans que j'en aie été in»  (-s- ) formée; & elle ouvrit la porte de communi* cation. Cécile, quï jufqu'a ce moment étoit reftée jmmobile fur fa chaife, fe leva tout-a-coup, mais fi confufe, qu'il lui fut impoffible d'articuler un feul mot. Belfield, étonné lui-même de fa fituation, également furpris & fiché de fon embarras, avoit, quoiqu'il n'en füt pas la caufe, 1'air tout-a-fait coupable, & Henriette, faifie d'iffroi a la vue de la colere de fa mere, s'óloignoit autant qu'il lui étoit poffible. Teüe étoit la pofition de ceux qui venorent d'être furpris, honteux, inquiets & embarraffés, tandis que ceux par qui ils 1'avoient été paroiiïbient alTurés & triomphants. Ah ! s'écria Mad. Belfield; mais voici Mlle. Beverley... dans 1'appartement de mon fils. Et elle fit un fïgne d'intelligencea M. Delville. Mais ces porteurs avoient raifon, dit M. Hobfon; voici une Dame précifément oü elle devoit être , c'eft-a-dire avec un Monfieur. Ah , ah, ah ! C'eft bien la fa place a mon avis, & c'eft la maniere de vivre agréablemenf. J'étois venue voir Mlle. Belfield, s'écria Cécile, s'efforcant, mais en vain, d'avoir un air de fang-froid , & elle m'a fait entrer dans eet appartement. Je rentre dans ce moment, ajouta vivement Belfield, & malheureufement je me fuis préF vj  ( *3* ) fenté fans favoir que Mifs Beverley füt ici. Ces alfurances, quoiqu'exaéïement vraies, eurent dans la circonftance fi fort 1'air d'exculès & de fubterfuges, que tandis que M. Delville témoignok, par un mouvement de tête, le peu de foi qu'il y ajoutoit, Mad. Belfield continuoit a lui faire des lignes très-fignificatifs; & M. Hobfon, avec encore moins de retenue , rioit de tout fon cceur. II ne me refte plus, Madame, dit M. Delville a Mad. Belfield, de queftion a vous faire; car le peu de doutes que j'avois en venant chez vous fe trouvent aétuellement éclaircis. Je vous fouhaite le bon-jour, Madame. Permettez-moi, Monfieur, lui dit Cécile, s'avancant avec un peu plus de fermeté, de m'expliquer en préfence de ceux qui peuvent mieux que perfonne attefler la vérité de ce que j'alléguerai, les circonftances réelles... Je ferois très-faché, Mademoifelle, de vous donner une peine inutile, répondit-il d'un air lier & content. La fituation & le lieu oü je vous trouve ont pleinement fatisfait ma curiolité ; ils diilipent la crainte que j'avois que vous ne fuffiez encore dans le cas de m'accucufer d'erreur. II lui fit après cela une révérence, & alla joindre fes porteurs. Cécile, humiliée de fe voir traitée avec tant de mépris, prit congé aflez froidement de Ia  C 133 ) pauvre Henriette; & faluant Mad. Belfield, elle fe hata de fortir. Henriette étoit trop intimidée pour parler, & Belfield avoit trop de délicatefie pour la fuivre; il n'y eut que M. Hobfon qui dit : La jeune Demoifelle paroit tout-a-fait déconcertée. Mad. Belfield la fuivit pour rêcher de I'engager a refter encore quelques moments. Mais Cécile, trop en colere pour lui répondre, lui fit une fimple inclination de tête, & quitta la maifon , dans la réfolution de n'y rentrer de fa vie. Les réflexions que cette malheureufe vifite lui occafionna, furent triftes & ameres; la fituation dans Iaquelle elle avoit été furprife... cachée fecretement avec Belfield & fa fceur... & 1'afTurance pofitive du goüt que fa mere lui fuppofoit pour lui, devoientparoitre a M. Delville des preuves inconteftables de la vérité des foupcons qu'il lui avoit montrés dans leur derniere entrevue. Et la conviétion de cette partie des charges alléguées contr'elle pouvoit aufli 1'autorifer, lui qui étoit enchanté de la trouver coupable, a ajouter une foi implicite a ce qu'il avoit oui dire de la diffipation de fa fortune : fon obftination a ne pas 1'entendre prouvoit 1'inflexibilité de fon caractere; & il étoit évident, malgré les vceux qu'il afFectoit de faire pour fon bonheur, que fon exceflive vanité étoit bleffie de ce qu'elle avoit  (-34) ofefuppoTer qu'il eüt été un inflant dans Terreur. Delville lui-même , qu'elle croyoit hors du Royaume , feroit peut-être informé de cette ave-nture au(Ti-bien que fa mere; elle alloitperdre leur eflime , & cette penfée la défoloit. S'adrefler encore a M. Delville pere, c'étoit s'expofer a de nouveaux outrages ; elle ne voulut pas même lui écrire, ni a M. Delville, quoiqu'elle en eüt eu d'abord le defir. Après avoir changé plufieurs fois de fentiment, fa délicatefle fe trouva enfin d'accord avec fa raifon : elle conclut que le parti le plus prudent, dans une fituation aufli épineufe, étoit de s'en remettre a la deftinée, & de laiffer au temps le foiu de fa juftification. Dans la foirée, comme elle prenoit Ie thé avec Milady Marguerite & Mlle. Bennet, on vint lui dire qu'une jeune Demoifelle deman» doit a lui parler; & elle fut fort furprife de voir que c'étoit Henriette. Ah , Mademoifelle f s'écria celle-ci, que vous étiez fóchée en nous quittam ! Je n'ai pas eu un moment de tranquillité depuis lors; & ü vous partez fans me pardonner, il efl fór que je deviendrai malade de chagrin : ma mere efl fortie pour du thé, & moi j'ai couru ici toute feule, quoique dans 1'obfcüHté & par lemauvais temps, pour vous fupplier de me pardonner; fans cela je ne fais ce que je de* vieadrai.  C ï35 ) Douce & charmante fille! s'écria Cécile en fembraffant, quand vous m'auriez caufé tout le chagrin que je Tuis capable de reffentir, 1'attention & 1'amitié que vous venez de me témoigner feroient feules capables de le diffiper, & vous feroient aimer plus que jamais. Henriette lui dit pours'excufer, qu'elle avoit cru que fon frere ne rentreroit pas, paree qu'il paflbit prefque tous les jours entiers chez les libraires, pour confulter les différents auteurs dont il pouvoit avoir befoin, n'ayant lui-même que très-peu de livres: elle ne voulut pourtant pas lui apprendre que 1'appartement ou. elle 1'avoit reqae füt le fien, de crainte que Cécile ne trouvüt mauvais qu'elle en eüt fait ufage, quoiqu'elle füt qu'il ne lui reftoit que ce moyen de pouvoir, ainli qu'elle le defiroit depuis long-temps, s'entretenir en liberté avec elle. Elle lui demanda encore pardon de nouveau , & lui dit qu'elle efpéroit que la conduite de fa mere ne 1'engageroit point a 1'abandonner; qu'elle-même en avoit été très-choquée; que fon frere n'y avoit pas eu plus de part qu'elle. Cécile 1'écouta avec plaifir, & fon amitié pour elle en augmenta. La confiance qu'elle lui avoit témoignée de la matinée étoit digne de toute fon affeftion, & elle lui promit qu'elle dureroit autant que fa vie. Après quoi Henriette, d'un air qui expri-  C 136 ) moit fa fatisfaction , Ie hata de prendre congé, en lui difant qu'elle n'oferoit refter plus longtemps , de crainte que fa mere ne s'appercüt de fa fortie. Cécile voulut abfolument la renvoyer en chaife, & ordonna a fon laquais de 1'accompagner, & de fatisfaire les porteurs. Cette vifite, jointe a la converfation tendre & familiere de la matinée, augmenta encore chez Cécile 1'envie qu'elle avoit de 1'inviter a venir habiter fa maifon de campagne; mais la crainte qu'elle eut des commentaires de fa mere , ainfi que des interprétations auxquelles elle avoit lieu de s'attendre de la part de M. Delville, Pempêcherent de fe livrer a fon penchant, quoique ce füt alors le feul qui fe trouvSt d'accord avec fa raifon. CHAPITRE VII. Un calme. Cécile prit congé de toute Ia maifon avant d'aller fe coucher; & M. Monckton, quoique für de ne pas dormir lorfqu'elle partiroit, ne voulut point témoigner tout 1'intéröt qu'il prenoit a cette féparation, en quittant fon appartement plutót qu'a 1'ordinaire. Milady Marguerite lui dit adieu avec la même froideur qu'elle n'avoit ceffé de lui marquer, & Mlle. Bennet imita parfaitement fa conduite.  (137 ) Le lendemain, dès que le jour parut, elle fe mk en chemin, fuivie de fes deux domeftiques. Son voyage fe fit fans accident: elle fe rendit directemenr chez Mad. Bayley, oü elle fe mettoit en penfion jufqu'a ce que fa maifon füt prête. Mad. Bayley étoit une très-bonne femme, affezaimée de fes voifins; fes revenus étoient honnêtes, quoique peu confidérables; & ils fuffifoient a fes befoins : ce qui n'empêchoit pas que dans 1'occafion elle ne füt bien-aife de les augmenter en prenant une penfionnaire. Cécile paffa un moi chez elle, occupée a des adres de bienfaifance. Aux fêtes de Noël, a la grande fatisfaélion de tout le voifinage, elle prit pofTefhon de fa maifon , fituée a environ trois milles de Bury. Les gens au-deffus du commun furent charmés de la voir établie parmi eux; & les plus pauvres jugeant, par ce qu'ils en avoient déja recu, de ce qu'ils pouvoient encore s'en promettre, regarderent 1'époque oü elle vint habiter le canton comme une faveur du Ciel, C'eft ainfi que 1'intéreflante héritiere, déformais indépendante , fe trouva fixée dans fa propre demeure, au milieu du domaine de fa familie. Avec tous les avantages qu'elle réuniffoit, ne devoit-elle pas être heureufe ? Sa raifon lui dit qu'il falloit travaillera ledevenir,  C 138 ) & pour y réufïïr, efïacer de fon cceur toutes les impreffions qu'il avoic recus. La tflche étoit pénible; mais Cécile 1'entreprit avec courage, fe rappellant une maxime de Mad. Delville, que les maux inévitab'es font les plus faciles a fupporter. Les obfervations qu'elle avoit faites , les fenfations qu'elle avoit éprouvées avoient müri fon jugement mieux que ne fauroient fait les années ; elle vit qu'elle avoit moins befoin de force que de conftance, & qu'elle devoit remplir fon temps d'une fuite d'occupations & de récréations utiles, par lefquelles une fucceflion d'objets variés exerc/ant continuellement fes facultés, ne lui lailTeroit pas d'intervalle pour fe rappeller de triftes fouvenirs. Son premier foin fut de fe défaire de F5dik , qu'elle avoit, fans favoir comment, gardé jufqu'alors , & qu'elle ne revoyoit jamais qu'il ne lui retracjlt de funeftes idéés. Elle le renvoya donc au chüteau, fans charger celui qui 1'y conduifit d'aucune commiffion : lüre que tout ce qu'elle paurroit faire dire a Mad. Delville n'augmenteroit en rien la fatisfaclion qu'elle auroit de le recouvrer. Elle écrivit enfuite a M. Albany, qui lui avoit donné fon adrelTe, pour lui apprendre qu'elle étoit aéluellement prête a exécuter les projets qu'ils avoient formés depuis longtemps. Albany fe hata de veuir la joindre,  C 139 ) & Te chargea avec empreffement des fonctions de mentor, & de diftributeur de fes aumónes. 11 fit fon étude de lui déterrer des objets de compafiion, de la conduire dans leurs demeures; après quoi il laiflbit a fa libéralité le foin pe juger des fecours que leur état demandoit. L'excès de fon zele dans ces occafions, & fon raviflement de difpofer prefqu'a fon gré de fa bourfe, paroifibient quelquefois lui caufer des tranfports fi étranges & G violents, qu'on avoit peine a concevoir qu'il püt les foutenir. II fe joignoit aux mendiants pour la combler de bénédidions, il mêtoit fes prieres è celles des pauvres, & Ia remercioit avec les malheureux auxquels elle faifoit du bien. L'ouvreufe de bancs & fes enfants ne manquerent pas de fe rendre a fon invitation, & Cécile les placadans fon voifinage, oü la pauvre femme, dès qu'elle fut rétablie » trouva a travailler;& fagénéreufe bienfaitrice fuppléant a fon petit gain, lui fournit les moyens d'apprendre des métiers a fes enfants. La promefle qu'elle avoit faite autrefois 4 Mad. Harrel de la recevoir chez elle, s'accomplit auffi a cette époque. Cette Dame accepta fon offre avec beaucoup d'emprelTement, charmée de ce changement dans fa fituation, qu'uue folitude continuelle lui avoit rendue tout-a-fait infupportable. M. Arnott 1'accompagna , & palTa un jour chez Cécile; mais ne recevant  C 140 ) d'elle, quoique très-polie a fon égard, aucune invitation a réitérer fa vifite, il la quitta triftement. Cécile vit avec douleur qu'il confervoit toujours fa pafiion, quoique fans efpoir, & fentit qu'en fouffrant qu'il la vit, c'étoit contribuer a 1'enfretenir; en pïaignant fincérement le mal qu'elle lui caufoit, elle réfolut, quoiqu'a regret , d'éviter fa préfence a 1'avenir. C'étoit uniquement pour tenir fa parole qu'elle avoit fait venir Mad. Harre! dans fa maifon: le temps oü fa fociété lui plaifoit étoit paffé; loin d'en recevoir ni utilité, ni agrément, ce ne fut pour elle qu'une compagnie embarraffante. Sans relTource en elle-même, Mad. Harrel cherchoit continuellement a s'en procurer par le moyen des autres; elle fatiguoit Cécile a force de lui témoigner fa furprife du genre de vie qu'elle avoit adopté, & la tourmentoit tous les jours en lui propofant des parties de plaifir & de nouvelles vifites. Elle ne pouvoit comprendre que , potrédant une fortune aufli confidérable, fes defirs fuffent aufli bomés; & elle étoit vifiblement choquée de ce que , fe trouvant maitrefle d'un fi gros revenu, elle vécüt tout comme fi elle ne jouiflbit que de 500 livres de rente. Mais Cécile , fans s'embarrafler de fes repréfentations ni des jugements du public, étoit décidée a n'écouter que fa raifon. Le fafle ni  ( i4t ) la diflipation n'avoient jamais eu d'atttaits pour elle; & ce qu'elle avoit remarqué chez M. Harrel & dans la maifon Delville, lui Iervoit a jamais de lecon pour éviur 1'un & 1'autre. Son équipage, propre & commode , n'avoit rien de remarquable; fa table étoit fimple, quoiqu'abondante ; fes domeftiques en petit nombre, étoient occupés lans être excédés. Son fyflême économique, comme celui de fes Iibéralités, étoit réglé par les confeils de fa raifon & fes propres idéés de 1'équité, & non modelé fur l'exemple des autres; elle ne cherchoit point a fe diftinguer, ni a furpaffer par fon train celui de la nobleife de fon voifinage. Quoique fa conduite eüt fi peu de conformité avec celle des jeunes perfonnes de fon état & de fa fortune, elle avoit un foin particulier d'éviter de les choquer par la fingularité de fes manieres. Toutes les fois qu'elle les voyoit, elle étoit familiere fans baflefle, naturelle & polie; & quoiqu'elle ne fe trouvat que rarement en compagnie, fes manieres gracieufes & fon emprelfement k obliger lui en faifoient autant d'amies. Le projet qu'elle avoit formé peu après fon entrée chez M. Harrel lui plaifoit fi fort, qu'elle s'effor^oit tous les jours de le réaliler: mais la partie de ce plan qui confiftoit k éloigner d'elle les perfonnes inutiles ou frivoles, ne lui parut guere prati-  C 142 ) cable; il eüt fallu qu'elle fermat fa porte h la moitié de fes connoiflances. II en étoit de même du deffein de fe former une fociété d'amis fages, éclairés, diftingués par leurs vertus & leur piété , qui vinlfent habiter chez elle. L'expérience lui fit voir que de tels amis étoient rares, & que ne pouvant les acquérir avec de 1'or, il falloit attendre patiemment cette faveur de la Providence. Fatiguée cependant des plaintes contihuelles de Mad. Harrel, elle defiroit de s'en diftraire par une fociété plus agréable, & fentoit tous les jours davantage combien celle d'Henriette Belfield y feroit propre. Plus elle réfléchifibit a cette idéé , plus il lui paroilToit qu'elle rencontreroit de difficultés a la réalifer, jufqu'è ce qu'après les avoir mürement confidérées, elle fentit qu'elles n'étoient peutêtre qu'imaginaires. Mad. Belfield, tant qu'elle auroit fon fils auprès d'elle, reconnoitroit bien que Cécile ne recherchoit point la fceur pout nvoir occafion de rencontrer le frere; & ü M. Delville prenoit de nouvelles informations , il apprendroit que fes liaifons n'étoient qu'avec Henriette , puifqu'elle 1'avoit fait venir a fa maifon de campagne, oü Belfield n'avoit point penfé a la fuivre. Elle confidéra aufii combien , en renoncant a Henriette pour M. Delville, elle en feroit mal réeompenfée, puifqu'il étoit bien décidé a penfer défavofablement fisr  ( 143 ) fon compte, & qu'aucun facrifice ne feroit capable de détruire fes prejugés. La conviction de fon innocence 1'emporta enfin fur la vaine frayeur d'une injufle cenfure; & dans la lettre qu'elle écrivit a Mad. Belfied a ce fujet, elle en mit une d'invitation pour la falie. La réponfe de celle-ci témoignoit fon raVilTement d'une pareille propofition, & celle de fa mere ne contenoit d'autre objeétion que la dépenfe du voyage. Pour lever la difficulté , [Cécile envoya fa femme-de-chambre, & la chargea de payerce qu'il en coüteroit. La reconnoiffance de la tendre Henriette en revoyant Cécile fut fans bornes; elle ne fut comment lui exprimer tout 1'excès de (a joie. Cécile mit en ufage tous les foins de 1'amitié pour adoucir fes peines; elk lui paria toujours avec confiance, & ne lui cacha que ce qui concernoitDelville, fur lequel elle gardoit un profond filence , réfolue d'oublier, s'il étoit poffible, qu'elle eüt eu quelque liaifon avec lui. Henriette goütoit pour Ja première fois le bonheur de vivre dans une fociété alfortie a fon caracTere. Sa douceur naturelle, qui n'avoit fervi qu'a 1'expofer a Ja tyrannie de fa mere, lui attiroit alors Ja bienveillance & les égards de ceux qui 1'environnoient. Cécile lui fit part de fesprojets, la menoit avec elle dans  C 144 ) fes vifites charitables , & reconnut dans ce commerce familier, que fon ame étoit aufli belle que fa figure. Henriette s'attachant toujours davantage èt fa bienfaitrice, parvint itlfenfiblement a diffiper fa mélancolie; & la férénité , la gaieté même revinrent habiter un féjour oü régnoit tant d'autres vertus. M. Monckton étant revenu habiter fa campagne , vit avec une véritable peine le crédit d'Albany fur l'efprit de Mirs Beverley. Ses iibëralités étoient étendues , confidérables'; tout le monde en parloit: & quoique les uns les admirafient & les autres les bldmafient, tous en étoient également furpris. II les lui laiffa continuer pendant quelque temps fans faire la moindre remontrance, efpérant que fa première ferveur diminueroit d'elle-même quand elle commenceroit a n'avoir plus le charme de la nouveauté : mais s'appercevant que , loin de fe ralentir, fa charité augmentoit tous les jours , il s'allarma ; & ne pouvant plus fe contenir, il lui paria vivement, lui repréfenta que fa conduite pourroit avoir des fuites très-dangereufes. II lui dit qu'elle ne ferviroit qu'a lui attirer tous les frippons & tous lesimpofteurs desquatrecoins duRoyaume; il nomma Albany un extravagant &^un vifionnaire, qu'elle devroit plutót fuir qu'accueillir, & lui infinua que fi fa conduite venoit a être connue du public, une charité qui approchoit  ( 145 ) approchoit fi fort de la profufion allarmeroit tous ceux qui en feroient informés, au point qu'aucun homme, quelque confidérable que füt fa fortune, ne croiroit qu'elle le füt alTez, s'il recherchoit fon alliance, pour 1'empêcher d'être un jour ruiné. Cécile écouta cette exhortation fans crainte & fans impatience, & y répondit du plus grand fang-'froid. Le crédit qu'il s'étoit acquis fur fon efprit n'étoit plus auliï abfolu; car quoique fes foupcons ne fuifent point encore vérifiés, ils n'étoient néanmoins pas diflipés : rien ne nuit plus & 1'amitié que la défiance. Elle le remercia de fon zele, en 1'aflurant que fes craintes étoient mal fondées , & qu'en fuivant fon penchant, elle n'agilToit pas fans réflexion. Ses revenus étoient confidérables, & elle n'avoit ni enfants , ni parents : les dépenfer uniquement pour fatisfaire fes fantaifies, feroit une extravagance impardonnable , puifqu'elle ne feroit que la fuite d'un caprice bien étrange, pour elle fur-tout qui n'avoit aucun goftt pour le luxe & la prodigalité. II eft vrai qu'il lui feroit facile d'économifer; mais po:;r qui ? Perfonne n'avoit le droit de 1'exiger; & pour ce qui la regardoit perfotinellement, elle étoit li bien pourvue , que cela feroit très-inutile. Elle déclara pourtant qu'elle étoit réfolue a ne jamais rien devoir, & ne pas emprunter un fchelling; mais que Toim V. G  ( 146 ) tant que fes revenus feroient clairs & point engagés, elle ne voyoit aucun mal a les dépenfer en entier. Quant a fon objection relative a un établiflement pour la fuite, elle fe contenta de dire que les gens qui défapprouveroient fa conduite feroient vraifemblablement ceux qu'elle défapprouveroit a fon tour; que dans le cas néanmoins oü eet événement arriveroit, le retranchement depuis cette époque de toutes fes dépenfes perfonnelles feroit certainement fuffifant, vu fon revenu, pour qu'elle relMt encore aflez riche, & que tout homme raifonnable fe contentat de fa fortune; qu'il étoit donc inutile qu'elle Te refufót aftuellement la feule fatisfaction qui püt la flatter, celle de difpofer de fon fuperflu en faveur des malheureux, dont il fervoit a prolonger 1'exlftence. La fermeté qu'elle mettoit a défendre fon fyflême déplut'fort a M. Monckton, en mêmetemps qu'elle iui óta 1'envie de le combattre: il s'appercut qu'elle parloit férieufement; & trop convaincu qu'elle avoit raifon, pour rifquer de lui déplaire en contrariant fes idéés, la converfation en refta lè., & laifla dans 1'efprit de Cécile une impreflion défavantageufe: tout en rendant juftice è fon zele & a fon attachement, il lui paroiflbit pourtant trop intéreffé & trop foup^onneux»  C 147 ) Elle continua donc a fe conduire comme auparavant, diflribuant d'une main libérale tout ce qu'elle pouvoit économifer fur la dépenfe de fa maifon, fon unique foin étant de fe garder des frippons, dont, malgré toutes fes précautions, elle fe trouvoit quelquefois dupe. Mais fon difcernement & fa vigilance empêcherent que cela n'arrivftt fouvent; & la fermeté avec Iaquelle elle renvoyoit les importeurs & ceux dont elle découvroit les rufes, décourageoit la fraude & i'arrifice, fi elle ne 1'en mettoit pas entiérement a l'abri. Depuis long-temps fa fortune avoit perdu fon prix a fes yeux : elle n'avoit pu lui procurer 1'établiffement dont elle s'étoit une fois flattée; elle avoit été dédaignée par la familie Delville; & après avoir été ainfi convaincue que 1'argent n'avoit pas Ie pouvoir de la rendre heureufe, elle le regardoit comme aflez indifférent pour elle, & conféquemmeiit comme prefque düa ceux dont les befoins & 1'indigence le leur rendoient indifpenfable & beaucoup plus utile. Ce fut de cette maniere que Cécile pafla le premier hyver de fa majorité. La leéïure, la mufique, les foins domefliques , qu'elle n'avoit jamais dédaignés , avoient, en rempliflant tous fes moments, écarté d'elle Poifiveté, & rendu a fon efprit fa première férénité. Des occupations utiles &desdiftraétions Gij  C 148 ) variées répondoient parfaitement an but falutaire auquel elle les avoit d'abord deftinées, en la forcant prefque d'oublier fes chagrins, qui, fi elle les avoit nourris avec trop d'indulgence, ne pouvoient manquer de la rendre éternellement malheureufe. CHAPITRE VIII. Une furprife. Le printemps approchoit, & le temps étoit finguliérement beau, lorfqu'un matin , tandis que Cécile fe promenoit avec Mad. Harrel & Henriette dans une allée prés de la maifon, oü Ia cloche du dlné les rappelloit, Mad. Harrel jettant les yeux autour d'elle , s'arrêta a la vue d'un Cavalier qui s'avancoit au galop. En moins d'une minute il fe trouva tout prés d'elles; il mit pied a terre; & donnantfon cheval a tenir a fon laquais, elles furent toutes extrèmement furprifesen reconnoiflant le jeune Delville. Un afpefl aufli imprévu , aufli inexplicable, après une fi longue abfence , dont ils étoient mutuellement convenus & que nen ne devoit faire cefler , caufa une telle émotion a Cécile, qu'elle fut obligée de prendre le bras de Mad. Harrel, fans penfer ce qu'elle faifoit, & comme ayant befoin de ce fecours;  ( 149 ) tandis qu'Henrietre , prefqu'aufli affeftée, mais ayant l'air plus fatisfait, s'écria tout-aeoup, c'eft M. Delville! & s'avanca en courant pour le recevoir. II les avoit jointes, & d'un ton qui annoncoit fon trouble & combien il étoit preflé, il les falua toutes trois très-refpectueufemenr. Cécile , ayant repris- fes fens , lui rendit fon falut fans rien dire, & continuant a s'appuyer fur le bras de -Mad. Harrel, regagna fa maifon le plus vite poffible. La promefle folemnelle qu'elle avoit faite a Mad. Delville fut la première chofe a Iaquelle elle fongea, & fa furprife fit bientót place a fon mécontentement, de ce qu'il avoit ofé , fans l'en prévenir , la forcer a y manquer par une entrevue qu'il lui étoit impoflible d'éviter. Dans 1'inftant oü elles arrivoient a I'entrée de la maifon, Ie maitre - d'hótel vint avertir Cécile qu'on avoit fervi. Delville s'approcha alors d'elle, & lui dit: Puis-Je avoir 1'hcmneur de vous parler un moment, avant ou après votre diné? J'ai des affaires , Monfieur, répondit-elle, quoique pouvant a peine parler , qui m'occuperont toute la journée. J'efpere que vous ne refuferez pas de m'écouter, s'écria-t-il vivement; je ne faurois écrire ce que j'ai a vous dire... II n'eft point nécelTaire , Monfieur, que G iij  (I#>) vous voos en donniez Ia peine, répondit-elk en l'interrompant, puifque je ne fais fi j'aurois Ie temps de lire votre lettre. Elle lui fit alors la révérence fans Ie regarder, & rentra. Delville refta confondu, n'ofant, quelqu'envie qu'il en ent, faire un feul pas pour la fuivre. Mais lorfque Mad. Harrel très-étonnée d'une conduite fi peu ordinaire è Cécile, 1'approcha & hit dit des chofes honnêtes, il trelfaillit, lui fouhaita Ie bonjour, fit une révérence, & remonta a dieva!» Henriette ne cefla de tenir les yeux fur lui, que lorfqu'on feut entiérement perdu de vue. Elles furent alors toutes deux joindre Cécile dans Ia falie a manger. Si Mad. Harrel n'avoit pas été de Ia partie,. le dlné auroit été fervi fort inutilement.. Cécile, toujours extrêmement agitée, ne favoit quelles conjeclures former. Fachée que Delville 1'eüt ainfi furprife, mécontente d'ellemêmepour l'avoir recu avec tant de févérité» ne concevant point ce qui avoit pu le tenter k violer leur engagement mutuel , elle étoit très-peu difpofée a manger, & ce ne fut pas fans difliculté qu'elle parvint a s'acquitter des honneurs de la table. Henriette, que Ia vue de Delville avoit k la fois charmée & troublée, que la conduite de Cécile avoit fort furprife & conftemée, & que 1'inquiétude très-vifible & Ie mécon-  ( i5i ) tentement que cette conduite avoit caufé ï Delville avoient extrêmement chagrinée & épouvantée , ne put jamais avaler un feul morceau, & remit fon afiiette au laquais fans y toucher. Mad. Harrel, qui n'avoit partagé que leur furprife , conclut en elle-même que Cécile étoit quelquefois fufceptible d'humeur, & que dans ces occafions elle étoit tout aufli impatiënte que le refle du monde. Tandis qu'on fervoit Ie deflert, on remit un bület k Henriette , en lui difant qu'un laquais 1'avoit apporté& attendoit avecimpatience une réponfe. Henriette qui ignoroit abfolument les ufages de pure convention, quoique naturellement douce, obligeante & polie, 1'ouvrit furle-champ; & après l'avoir parcouru, elle parut agitée. Elle fe leva immédiatement fans penfer même a faire la moindre excufe, & fortit en courant de la chambre, pour aller y répondre. Cécile qui avoit d'un coup-d'ceil reconnu 1'écriture de Delville, fut faifie d'un nouvel étonnement; & dès que les domefliques fe furent retirés, elle pria Mad. Harrel de permettre qu'elle la quittat, & s'en fut dans fon appartement, oü bientót elle fut fuivie par Henriette , dont Fair annoncoit la fatisfaérion, &dont la voix exprimoit le plaifir qu'elle refleuG iv  ( *5* ) roïr. Ma chere & ma très-chere Mifs Beverley, s'écria-t-elle, j'ai quelque chofe de bien fingulier a vous dire; vous ne devineriez jamais de quoi il s'agit j'ai peine a le croire.... M. Delville m'a écrit... Réellement, ce billet qu'on m'a remis venoit de fa part... Je Pai ferré foigneufement de peur d'accident; mais je vais vite le chercher, afin que vous puifllez vous-même le voir. Elle courut alors; & laiflant Cécile trèsinquiete pour elle, allarmée pour la tendre & trop fufceptible Henriette, qui s'abandonnoit légérement è la moindre lueur d'efpérance, & s'y livroit toute entiere. -Si je ne vous montrois pas ce billet, s'écria Henriette qui revint très-promptement, vous ne croiriez jamais que cela füt pofiible; car c'eft pour me faire une demande telle... que j'en ai penfé perdre 1'efprit. Cécile prit le billet, & y lut ce qui fuit: „ A Mlle. Belfiel d. „ M. Delville préfente fes obéifiances a Mlle. Belfield, & la prie de lui permettre de 1'entretenir pendant quelques minutes, èl'heure de Paprès-midi qui lui fera le plus convenable, & qu'elle voudra bien avoir la coinplaifance de lui indiquer". Imaginez , s'écria Henriette hors d'ellemême de joie, que c'elt moi, moi chétive,  ( 153 ) qui fuis Ia feule de la compagnie avec Iaquelle il defire fi arderament de s'entretenir! II eft füt que , lorfnu'il nous a quittées, je ti& le fourconnois guere ; mais, je vous prie, Mifs Beverley , dites-moi feulement ce que vous penfez qu'il puiffe avoir a me dire.. En vérité, repliqua Cécile très-embarraCfée , il m'eft impoffible de m'en former la. moindre idée.. Si vous ne le pouvez, il n'èft donc pas étonnant que je ne le puillg/pas non plus ! II m'a paffé un million de chofes par la tête dans 1'efpace d'une minute^ Ce ne fauroit être a propos d'affaires , puifque perfonne au monde ne les entend moins que moi ; & ce n'eft point non plus au fujet de mon frere , paree qu'il auroit été le chercher a. notre logement de Londres , & lui auroit parlé a lui-même tout a fon aife. S'il avoit été queftion de ma chere Mifs Beverley , il lui auroit vraifemblablement adreffé fon billet, & ce n'eft fürement point relativement a d'autre; car je ne connois aucune de fes liaifons.. Henriette continua avec Ia même vivaciti a pafier en revue tous les fujets qui ne pouvoient avoir donné lieu a ce billet, fans jamais faire mention de la feule chofe pour Iaquelle elle defiroit qu'il eüt été écrit. Cécile 1'écouta avec une vraie. compaflion, certaine qu'elle G v  C 15*) s'abufoit par les idéés les plus faufies, & cependant ne fachant comment 1'en difluader, dans un temps oü elle fe trouvoit elle-même dans la plus grande incerticude. Cette converfation fut bientót interrompue par 1'arrivée d'un Iaquais, qui vint dire qu'un Monfieur demandoit Mlle. Belfield. O ma chere, ma très-chere Mifs Beverley! s'écria Henriette encore plusémue, que pourrois-je lui dire? Confeillez-moi, je vous prie, confeillez-moi, car je ne faurois abfolument trouver un feul mot. Cela m'eft impoffible, ma chere Henriette, k moins que je ne fufle d'avance ce qu'il pourroit avoir a vous dire. Oh! je 1'imagine, je 1'imagine, s'écria-t-elle en rougifiant & tremblant de tous fes membres , & je ne faurai que lui répondre. Je prévois que je me conduirai comme une idiote. Que je crains de me faire du tort dans fojj efprit! Cécile, craignant que Delville ne Ia vit dans cette iituation, fit ce qu'elle put pour la tranquilüfer, quoiqu'elle füt elle-même tout aufïï agitée; mais elle le tenta vainement, Henriette defcendit en fe formant les idéés les pus liatteufes, & ayant peine a contenir fa joie. II s'en manquoit de beaucoup que Cécile «n eüt de pareilles; la crainte de nouveaux combats a foutenir s'empara de fon efprit,  ( '55 ) •fi long-temps tourmenté de doutes, & qui avoit a peine recouvré fa tranquiliité. Henriette ne tarda pas a revenir. Ce n'étoit plus la même perfonne qu'auparavant... La rougeur, 1'efpérance , la vivacité , tout avoit difparu. Elle étoit pale; & s'efforcant de fourire en entrant dans la chambre, elle ne put y réufiir, fes larmes coulerent malgré elle. Cécile 1'embralTa, & ticha de la confoler; mais, heureufe de pouvoir cacber fon vifage dans fon fein , elle donna une plus grande liberté a fa douleur; & plutö: attendrie que foulagéepar fes bontés,elle fanglotta amérement. Cécile comprit facilement que fon attente avoit été décue , & elle évita d'augmenter fon chagrin en lui en demandant la caufe ; elle s'abflint même de contenrer fa curiofité par des queftions qui n'auroient fervi qu'a la mortifier; & lui lailTant tout le temps qu'elle voulut avant de s'expliquer, elle continua a la tenir entre fes bras fans rien dire, & la regardant avec le plus vif intérêt. Henriette, extrêmement fenfiblea fa bonté, quoiqu'elle n'en connüt pas a beaucoup prés tout le prix , fut long-temps fans pouvoir articuler une parole. Enfin, elle lui dit en fanglottant, que tout ce que M. Delville avoit defiré d'elle, étoit feulement, qu'elle voulöt G vj  C -56* ) bien annoncer a Mifs Beverley qu'il la prloit de permettre qu'il eüt 1'honneur de s'acquitter d'une commifllon dont Mad. Delville 1'avoit chargé pour elle. Mad. Delville ! s'écria Cécile fort émue a fon tour; jufte ciel! que de reproches j'ai donc a me faire ! Oü eft-il aétuellement ? ... Oü puis-je 1'envoyer chercher?... Ne différez pas a me 1'apprendre, ma chere Henriette! O Mifs ! s'écria celle-ci , recommen^ant a pleurer, quelle folie è moi de vous avoir ouvert mon cceur!... II efl venu vous rendre fes hommages!... J'en fuis füre!... Non , non, non, s'écria Cécile, je vous aflure que non... Mais je dois, il faut que je le voie... Oü eft-il, ma chere? Dans la falie... attendant réponfe... Cécile, qui en toute autre occafion auroit été fachée qu'on eüt tardé fi long-temps a s'acquitter d'une commifllon de ceite importance, n'éprouva alors que le plus vif intérêt pour Henriette, qu'elle erobraiïa tendrement; & la quittant fur-le-champ, elle fe hata de fe rendre auprès de Delville , avec des efpérances prefqu'auffi vives que celles de fa pauvre amie, qu'un feul inftant venoit de détruire. Ah, difoit-elle , s'il étoit pofllble qu'enfin Mad. Delville fe füt laiffé toucher, avec quel plaifir ne renoncerois-je pas a toure réferve, a tout déguifement, & n'avouerois je  C -57 ) pas franchement Ie penchant que j'ai pour Ion fils! Delville ne la recut point avec la vivacité qu'il avoit euc en i'abordant; il parut extrêmement troublé, & ne 1'avoit par oü coanmencer. Elle attendit néanmoins en (ilence qu'il s'expliquit. Après avoir encore un peu hefité, il lui dit avec une gravité mêlée de quelque redentiment : J'ai pris la liberté , Mademoilèlle , après en avoir obtenu la permifïion de ma mere , de venir vous rendre mes refpeéts ; mais je crains que m'ayant été accordée li tard , 1'avantage que j'efpérois en retirer ne dépend plus de vous. Je ne pouvois pas deviner, Monfieur, répondit-elle gracieufement, que vous vinfliez de fa part; fans quoi je n'aurois pas différé un infiant a recevoir lés ordres. Je ne manquerois pas a vous remercier de 1'honneur que vous lui faites, fi vous aviez daigné témoigner moins d'éluignement pour celui qu'elle en a chargé. Je n'ai aucun dmit de vous rien reprocher; permettez cependant que j'ofe vous demander fi vous pouviez , Mademoifelle, après une pareille féparation, après une renonciation auffi abfolue a toutes prétentions fur votre perfonne , qui, quoiqu'arrachée par force & a laquel'e le devoir ne m'avoit pas peimis de m'oppofer; fi vous  C 15S ) pouviez croire, dis-je, que iié de cette maniere, & obligé par mes principes , j'eufle aflez peu d'honneur pour ofer me préfenter devant vous, tandis que cette promefle & eet engagement fubfifleroient encore dans toute leur force? Je vois, s'écria Cécile, dont les efpérances augmentoient de moment en moment, que j'ai été trop prompte; j'avoue que je n'aurois jamais penfé que Mad. Delville eüt autorifé une pareille vifite : mais comme la furprife que vous m'avez caufée a été extréme , je crois qu'elle doit vous faire excufer mes doutes. Je reconnois Mifs Beverley a ce langage, s'écria Delville un peu encouragé par ce qu'elle venoit de dire; elle efl telle que j'efpérois la retrouver... Mais n'eft-elle pas changée? Ne fuis-je point trop vif ? & ce qu'on m'a dit au fujet de Belfield ne feroit-il qu'une erreur, une faufleté? Si je ne craignois d'éternifer nos conteflations, répondit Cécile, fouriant è moitié, & que nous ne finiffions jamais de nous tourmenter, j'aurois fujet d'être frichée que vous puifllez me faire une pareille queflion. Si je 1'avois jamais confidérée comme une queflion, repliqua-t-il, je me ferois bien gardé de vous la faire; mais je n'ai pas un feul inftant ajouté Ia moindre foi a ce rapport, juf-  ( 159 ) qn"au moment ort la maniere dont vous m'avez accueilli m'a allarmé. Vous avez la condefcendance de m'en apprendre la raifon, & elle m'encourage a vous rendre compte des motifs que j'ai eus en hafardant cette vifite. Cependant, loin de parler avec confiance, k peine me refte-r-il la moindre efpérance!... Ils ne font que les effets de mon défefpoir... Permettez, Monfieur, s'écria Cécile, qui commen^a de nouveau k éprouver les mêmes craintes , avant de vous expliquer davantage, que je puifle vous dire encore ceci: Dans le cas oü Ie but que vous vous propofez n'auroit pas, ainfi que votre vifite , Ia fanét'on de Mad. Delville, je voudrois fort ne point en être inflruite, p uifqu'il efl très-für que je ne faurois m'y prêter. Je n'ai rien k vous communiquer qu'elle ne fache, répondit-il, & qu'elle ne m'ait permis de vous apprendre ; mon pere même confent k cette démarche. Jufte CieH s'écria Cécile; cela eft-il pofïible ? Elle joignit les mains en figne d'étonnement & de fatisfaction. Eft-il pofTible ! répéta Delville d'un air ravi; ah, Mifs Beverley!... une fois, ma Cécile!.., fouhaiteriez-vous, pourriez-vous defirer que cela füt ? Ah, je n'ofe rien fouhaiter ! répondit-elle, tandis que fes yeux annoncoient fa joie....  ( I6b ) Cependant dites-raoi comment cela eft arrivé.... Je fuis curieure, ajouta-t-el!e en fouriant, quoique je n'y prenne aucun intérêt. Quelles flatteufes erpérances cette bonté ne me donneroit - elle pas , fi mes projets étoient tout différents de ce qu'ils font!... Mais vous ne pouvez... Non, cela reroit déraifonnable. .. II y auroit de la folie a re flatter de votre conrentement... II y en a même de ma part a le defirer... Mais comment un homme au dérerpoir feroit-il prudent & circonfpeél? Epargnez , épargnez-vous, s'écria 1'ingénue Cécile, cette peine inutile. Ne craignez aucun vain fcrupule de ma part. Vous ne favez pas encore de quoi il efl queflion!... Toute généreufe que vous êtes, le facriflce que j'ai a vous proporer... Expliquez-vous, lui dit-elle avec conflance, expliquez-vous , & comptez que vous l'obliendtez. Je ferai franche, & ne vous déguiferai rien ; je vous avouerai fincérement, & fans Ia moindre rélèrve, qu'il n'eft aucune propofkion , aucun racrifice auquel je ne confente rur-le-champ , pourvu qu'il ait eu d'avance 1'approbation de Madame votre mere. La reconnoiflance de Delville & fes remerciements d'une complailance qu'elle n'avoit encore témoignée a perfonne, & qu'elle n'avoit pas même eue pour lui, le pénéua au  » - ( i6ï ) point qu'il fut quelque temps fans pouvoir parler. C'étoit la première fois que la fincérité de Cécile ne fut point accompagnée de regrets , paree qu'elle ne fe trouvoit point en oppofïrion avec fon devoir. Comme il héfitoit encore, elle lui préfenta la main en difant : Que dois-je faire encore? faut-il vous offrir ce gage ? II m'eft plus cher que la vie! s'écria-t-il en le recevant avec tranfport ; mais hélas avec quel emprelTement vous le retirerez , quand les feules conditions auxquelles il m'eft permis de le garder, font que cette même main figne la renonciation a vos droits naturels & a votre héritage! Cécile ne comprenant point ce qu'il vouloit dire, fe contenta de manifefter fa furprife, & il continua. Pourriez-vous en ma faveur vous réfoudre a un pareil facrifice? Vous feroit-il pofllble, pour obliger un homme auquel il eft défendu de quitter fon nom pour prendre le vótre , de renoncer vous-même a la fortune de votre oncle, de confentir a accepter les avantages que la mienne me permet de vous faire, de vous départir entiérement, & pour toujours, d'un revenu aufli confidérable ?... & vous contentant feulement des dix mille livres que votre pere vous a lailTées , de me donner votre main ? comme fi le Doyen n'avoit jamais exif-  C 162 ) té, & que vous n'eudlez jamais hérité d'aucun autre bien. Ce coup fut pour Cécile plus difficile a fupporter que tous ceux dont elle avoit jufqu'alors éprouvé les atteintes. La propofition de renoncer a 1'héritage de fon oncle, qui, quoique très-confidérable, ne lui avoic jufqu'a. ce moment occafionné que des chagrins, n'avoit rien de révoltant, & elle n'héfita pas un inftant a y accéder; mais en lui entendant parler de celui de fon pere, de cette fortune dont il ne reftoit plus le moindre veftige, elle fut faifie d'une fubite horreur, devint pale, trembla, & retira involontairement fa main. Delville, frappé de fon effroi, en conclut que fa propofition lui avoit déplu. II attendit quelques minutes fa réponfe avec autant d'iuquiétude que d'impatience; & voyant qu'elle continuoit a garder le filence, il fe leva, non moins agité qu'elle, & parcourut la falie a grands pas ; mais bientót fa fierté venant a fon fecours : Pardonnez-moi, Mademoifelle, lui dit-il , une épreuve que nul mortel ne feroit excufable d'ofer tenter; je me fuis abandonné a un tranfport romanefque que votre raifon condamne... J'éprouve la mortification que je mérite... Vous ne favez donc pas, reprit Cécile d'une voix foible, qu'il m'eft impoflible de faire ce que vous exigez ?  C 163 ) Pofllble ou impoflible, je préfume que cela dépend de votre volonté. Hélas! non, cela ne dépend plus de moi... Ma fortune même eft difparue! Cela ne fe peut, rien de moins vraifemblable, s'écria-t-il avec vivacité. Oh, que n'en eft-il aütrement! Votre pere ne le fait que trop. Mon pere! Ne vous en a-t-il jamais parlé? O fureur I s'écria Delville , quelle horrible confirmation vous me donnez! Et il s'éloigna encore, comme s'il craignoit de 1'entendre. Cécile étoit trop révoltée pour Pobliger a écouter une explication qu'il paroiflbit ne pas defirer; mais revenant fur-le-champ auprès d'elle, il lui dit: Pour croire la chofe, il falloit que votre bouche me raffirrMt. En aviez-vous donc déja ouï parler ? Oh! fans doute ; mais ceja m'avoit paru le menfonge le plus noir. Une calomnie aufli atroce m'avoit infpiré la plusvive indignation ; & fi tout autre que mon pere 1'avoit débitée , il n'auroit pu fe foufiraire a mon reflentiment. Hélas! s'écria Cécile, le fait eft certain, & je ne faurois le nier; mais les circonflances dont on 1'aura accompagné feront fans doute exagérées.  C 164 ) Exagérées! Certainement, répartit-il; on m'a alfuré qu'on vous avoit furprife cachée avec Belfield dans une chambre écartée : on m'a dit de plus que le bien de votre pere étoit totalement diffipé, & que pendant votre minorité vous aviezfait des affaires avec desjuifs. J'ai appris tout cela de mon pere; de tout autre je n'aurois pu écouter ce récit. Jufques-la , reprit-elle, il ne vous a rien dit qui ne füt très-vrai; mais... Très-vrai! répéta Delville en 1'interrompant, &tout-a-fait hors de lui-même. Oh! jamais donc la vérité n'a été fi mal recue. J'ai nié 1'accufation, je n'en ai pas cru un feul mot. J'ai engagé mon honneur, & foutenu que toutes ces affertions étoient fauffes. Généreux Delville! s'écria Cécile fondant en larmes, cette conduite efl telle que je Pefpérois de votre part. Je n'attendois pas moins de votre probité. Pourquoi Mifs Beverley pleure-t-elle ? ditil en fe radouciffant & fe rapprochant d'elle, & pourquoi a-t-elle cherché a m'allarmer? Ces chofes ont été préfentées fous un faux jour; daignez donc éclaircir un myflere dont 1'obfcurité me fait fouffrir les plus rudes tourments. Cécile alors , avec autant de clarté & de précifion que fon trouble le lui permit, lui raconta la maniere dont elle avoit eu recours  ( *6f> ) au Juif pour M. Harrel, & lui expliqua les raifons qui 1'avoient forcée a fe cacher chez Mad. Belfield pour que fon pere ne la vit pas. Delville 1'écouta avec la plus grande atteiition, tantót admirant fa conduite, tantót témoignant du refientiment de la fa§on dont on en avoit agi a fon égard; tantót Ia plaignant des pertes qu'elle avoit fouffertes : mais quoiqu'affecté différemment par les diverfes parties de fon récit, il recut pourtant du tout la con» folation qu'il defiroit le plus, la conviftion de fon innocence. Les louanges & les remerciements les plus finceres fuivirent fa narration; & pour fatiffaire enfuite a fa priere, il lui apprit a fon tour les diverfes circonftances qui lui avoient fait obtenir la permiflioi] de lui rendre cette vifite. II avoit d'abord penfé a voyager hors du Royaume ; mais Ia maladie de fa mere s'étoit oppofée a ce deflein ; & n'étant point encore mieux aux approches de 1'hyver, il remit fon départ au printemps. Elle étoit réfolue, fi fon état le lui permettoit , d'aller pafier quelque temps dans les Provinces méridionales de la France, dont elle imaginoit que Ie climat pourroit contribuer a la rétablir; & alors il comptoit 1'y conduire. Mais pendant qu'il donnoit fes foins a fa mere, le plan qu'il venoit de lui propolér s'ar-  ( 166 ) rangeoit dans fa tête; ilfentoit qu'il feroit plus heureux avec Mifs Beverley fans fortune qu'avec le plus riche parti du Royaume; il connoiffoit fa modération, fon peu de goüt pour le fafte & la dépenfe, & s'étoit flatté de 1'amener a penfer comme lui. Lorfqu'il avoit fait part de fon projet a fa mere, elle avoit admiré fon défintéreffement, & s'étoit affligée de la claufe qui lelui rendoit indifpenfable. Cependant, 1'eftime qu'elle avoit pour Cécile , le defir de voir fon fils établi de fon vivant, la crainte que le chagrin qu'il auroit de ne pouvoir s'unir a 1'objet qu'il avoit choifi ne l'engagea\t a fe vouer pour toujours au célibat : toutes ces confldérations , jointes au regret d'en avoir agi trop cruellement avec lui, concoururent a favorifer fon deffein. Elle avoit fouvent protefté, dans le cours de leurs précédentes conteftations, que fi Cécile eüt été fans aucune fortune, fes objeétions contre cette alliance auroient été moindres qu'elles ne Pétoient actuellement, fur-tout contre des biens qu'on ne pouvoit obtenir qu'a la condition qui y étoit annexée; & que pour donner a fon fils une femme d'un aufli grand mérite, elle n'auroit fait aucune attention a Partiele de 1'intérêt; mais que celui de 1'honneur de fa familie étoit invincible. Delville la pria, dans cette occafion, de fe rappeller ce qu'elle avoit daigné lui dire a ce fujet. Elle de fon cóté,  ( 16? ) toujours fidelle a ce qu'elle avoit une fois avancé, affura qu'elle tiendroit fa promeffe. Ah! penfa Cécile, Ia vertu n'auroit-elle pas plus de confiflance que le vice?& le même caraétere peut-il être doué d'une ame aufli élevée, aufli noblement défintéreflée relativement aux richeffes , tandis que fon orgueil eft li petit & fi infurmontable, toutes les fois qu'il eft queflion des préjugés de familie? Mad. Delville crut a peine qu'un facrifice de cette importance de la part de Cécile, dont 1'opulence lui promettoit d'afpirer aux premiers partis, düt être follicité; mais fon fils étant convaincu qu'il lui apporteroit en efpérances bien fondées une fortune au moins égale a celle qu'elle poffédoit & qu'il faudroit abandonner, réfolut de la tenter , ój preffentit qu'il réufliroit. Cette affaire une fois arrangée avec fa mere , la trtche la plus diffieile refloit encore a faire ; il s'agiflbit de vaincre 1'obflination de fon pere, par qui ou devant qui le nom de Cécile n'étoit jamais prononcé , même après fon retour de Londres , quoiqu'il en rapportat contr'elle les impreflions les plus défavorables. M. Delville imaginoit que fon honneur feroit compromis, fi fon fils en manquoit au point d'avoir befoin de nouveaux motifs pour renoncer a elle. II garda donc en lui même, pour s'en fervir au befoin, les  (163 ) accurations qu'il croyoit avoir droit de fermer a fa charge, comme une rellource dont il dédaignoit de fe prévaloir tant que la néctfilté ne 1'y. forceroit pas. Mais, a cette nouvelle propofition de fon fils, il ne put plus taire ce qu'il favoit. 11 traita Cécile de femme dépenfiere, qui négocioit avec les Juifs ; affurant que depuis la mort de fon oncle, elle n'avoit'ceffé d'avoir des affaires avec eux. II 1'accufa des extravagances les plus révoltantes , & n'épargna pas même fa réputation; il tira les conféquences les plus graves des vifites qu'elle faifoit depuis long-temps a Belfield, ainfi que de celle oü il l'avoit furprife lui • même, cachée avec ce jeune homme dans une chambre écartée, & il aflun que la plus grande partie des fommes confidérables qu'elle prenoit confiamment fur fes capitaux, étoit prodiguée fans aucun fcrupnle pour ce dangereux & méprifable favori. Delville avoit entendu cette accufation avec une fureur qu'il avoit eu beaucoup de peine a contenir: für de 1'innocence de celle qu'il aimoit, il ne craignit pas de foutenir que rien n'étoit plus faux, & demanda qui étoit 1'auteur de ces calomnies. M. Delville, très-offenfé, refufa delenommer, mais confentit, d'un air triomphant, a 1'épreuve qu'il fe propofoit, & lui promit fiérement qu'il cefferoit de s'op- pofer  C 169 ) pofer a ce mariage, fi les conditions qu'il comptoit propofer a Mifs Beverley de renoneer a 1'héritage de fon oncle, & de repréfenter la fortune de fon pere, étoient acceptées. Que j'étois éloigné de croire, ajouta Delville , que mon pere füt fi bien indruk de riaipofifibilité oü vous êtes de rempür cette derniere condition ! Ses alfertions étoient dénuées de preuves; je les ai crues une fuite de fes préjugés, & j'étois venu ici dans l'efpérance de pouvoir le convaincre d'erreur. Ma mere aufli, qui vous a défendue avec chaleur, étoit perfuadée qu'elles n'étoient fondées que fur de faux rapports, & que votre fortune étoit encore aufli entiere que votre innocence. Qu'elle fera furprife en apprenant ce que fai a lui dire! Qu'elle fera fenfible aux pertes que Harrel vous a occafionnées ! Et quelle ne fera pas fon affliétion que votre exceflive générofité ait donné lieu a des foupcons par lefquels on a ofé noircir votre réputation! J'ai été, reprit Cécile, trop facile & trop imprudente; & cependant, danstoutes les occafions, je n'ai cru faire que ce que 1'bumanité & la pitié exigeoient de moi. J'ai penfé que ma fortune furpafleroit toujours mes befoins, & j'ai regardé le manque d'argent comme un inconvénient auquel je ne rifquois guere d'être expofée. Mon patrimoine me paroiflbit prefqu'inutile, puifque les revenus de mon on- Tome r. H  ( 17° ) cle étoient par eux-mêmes a(Tez confidérables pour aflurer ma félicité... Si j'avois prévu eet événement!... Auriez-vous donc alors prêté 1'oreille a ma propofition romanefque? Ah, Delville! ne voyez-vous pas clairement qu'il m'auroic été impoffible de balancer un inflant a 1'accepter? Eh bien, ó la plus généreufe des femmes, foyezencore a moi 'Par notre économie, nous nous mettrons en état d'acquitter ce qui eft dü fur nos terres; & en vivant quelque temps dans 1'étranger, nous parviendrons a les liquider. Je continuerai a porter un nom que ma familie idoldtre, & ma gratitude de votre condefcendance effacera de votre mémoire ce qu'elle vous aura fait perdre. Cefiez de me tenir ce langage, s'écria Cécile en fe levant fubitement : vos parents ne pourront jamais Pentendre, & je ne dois pas non plus 1'écouter... Mes parents ! s'écrie-t-il énergiquement, il n'eft plus queflion d'eux; mon pere , en coafentant que je vous fifle une propofition a Iaquelle il favoit qu'il vous étoit impoflible d'accéder, m'a feulement donné la permiflion de vousinfulter; carfi, au-lieu d'accufations graves & obfeures, il m'avoit inftruit des motifs qui vous avoient portée a vous expofer aux penes que vous avez fouffeites, je vous au»  c m) rois fflrement épargié la peine & le chagrin que vous avez reflentis lorfque j'en ai fait mention... Mais en donnant les mains a un projet impraticable... en fe fervant de mon miniftere pour offenfer une fille eflimable... il m'a affranchi de fon pouvoir par Pabus qu'il en a fait, & mon honneetr doit m'être plus cher que 1'obéiflance a fes commandements. Cet honneur me lie a Mifs Beverley aufli inviolablement que mon penchant, & c'eft a fa décifion feule que je m'en remets pour la fuite; c'efl a elle a ordonner de ma deflinée. Eh bien, cette décifion, reprit Cécile, fera toujours fubordonnée a celle de votre mere, & Iaquelle j'en appelle. II efl für que M. Delville n'a pas agi aufli bien avec moi que j'au. rois eu lieu de m'y attendre, & cette derniere condefcendance affeélée étoit une cruauté réfléchie. Quant 4 Mad. Delville , elle mérite autant d'égards que de refpeél de ma part, & je n'écouterai rien qu'elle ne Fait approuvé d'avance. Mais fon approbation vous fuftira-t-elle, & puis je efpérer , en 1'obtenant, que vous ne me refuferez pas la vótre? Quand je vous ai dit que je ne voulois rien écouter fans cette approbation, n'en devezvous pas conclure qu'en 1'obtenant vous n'aurez plus de refus a efluyer? U auroit defiré que fon aveu eüt été forti ij  ( m ) mei. Cécile ne voulut pas en dire davantage, & ajouta affez gaiement qu'il n'étoit point encore autorifé par Mad. Delville. Elle exigea qu'il la quittik immédiatement, & ne revlnt que lorfque fa mere lui en auroit donné la permiflion. Quant a fon pere, elle le laiffa le maltre de fuivre fon inclination : des duretés, des marqués de mépris étoient tout ce qu'elle en avoit requ. Elle vouloit montrer combien elle refpectoit Mad. Delville, & a 1'avenir ne prendre pour guide de fes aetions que fa prudence & fa volonté. Ne voulez-vous donc pas, dit Delville, me permettre de temps en temps de me confulter avec vous? Non, non, ne 1'exigez pas; je vous ai toujours parlé fincérement, & je n'ai jamais eu, que lorfqu'il étoit impoflible d'en agir autrement, la moindre réferve avec vous, même pour un feul inftant. Je vous ai dit que je m'en remettois abfolument a Mad. Delville; mais je ne confentirai point une feconde fois a rifquer de perdre mon repos, par la moindre démarche dont elle n'auroit pas été prévenue. Delville lui rendit graces de fes bontés, & promit qu'il n'exigeroit rien de plus. Enfuite il prit congé, la priant de joindre fes vceux aux fiens pour le fuccès de fon entreprife. C'efl: ainfi que le repos dont Cécile commengoit è jouir, fut troublé de nouveau, le  ( 173 ) fsntiment qu'elle avoit cru éteint fe réveilla avec 1'efpérance, & elle s'y livra plus que jamais. Les foupcons qu'elle avoit concus contre M. Monckton revinrent dans fon efprit; mais ne pouvant s'aflurer s'ils étoient fondés, & n'ayant aucun peachant a le croire, elle chercha a les diffiper. Combien elle déplora alors fa malheureufe liaifon avec M. Harrel, dont la conduite a fon égard , Pabus qu'il avoit fait de fa générofité, avoient des fuites plus funeftes qu'elle ne 1'avoit d'abord prévu, dans un temps même oü elle s'y expofoit a regret t CHAPITRE IX. Une incertitude. I l n'y avoit que peu de moments que Delville étoit parti, lorfque la pauvre Henriette , les yeux gros & rouges quoique fes larmes ne coulaffent plus , ouvrit la porte de la falie, & demanda s'il lui étoit permis d'entrer. Cécile , qui auroit defiré d'être feule, ne voulut pourtant pas la renvoyer. Eh bien , Mademoifelle , s'écria-t-el!e en s'efforcant de fourire, n'ai-je pas deviné ? Quoi ? dit Cécile ne voulant pas paroltre com prendre ce qu'elle cherchoit a lui faire entendre. H iij  C m) Ce qui devoit arriver... Je fuis füre qae vous comprenez ce que je veux dire. Cécile très-embarraifée, ne répondit rien; elle étoit mortifiée des différentes circonftances qui 1'avoient empêchée de s'ouvrir plutót a elle, & incertaine fi a cette époque il y auroit plus de bonté que de cruauté & lui faire part de la négociation qui étoit fur le tapis. Si elle éehouoit, cette confidence devenoft inutile; fi elle réuiTifibk, il étoit toujours aflez tót d'apprendre a cette aimable fille un événement qui feroit pour elle difficile a fupporter. Vous me trouvez trop franche & trop hardie , dit Henriette , d'ofer vous faire une pareille queflion; votre bonté a été pouflee fi loin, qu'elle a fort bien pu me mettre dans le cas de m'oublier; & fi cela m'efl arrivé, je mérite que vous me renvoyiez immédiatement a Londres; mais alors il n'efi pas vrai> femblable que je recouvre fi-tót ma raifon. Non, ma chere Henriette, je ne faurois jamais vous trouver trop hardie. Je vous ai déja dit tout ce que j'ai pu croire que vous entendriez avec plailir, & je ne vous ai caché que ce qui m'a paru devoir vous caufer du chagrin. J'ai mérité, Mademoifelle, reprit-elle avec Vivacité, qu'on m'en fit; car je me fuis conduite aufli fottement qu'un enfant. Je fuis, je 1'avoue, très-fdchée contre moi même. A mon  Ci75) Ige, j'auroig dó mieux favoir ce que je faifois... & être plus prudente. Vous devriez donc aufli être fdchée contre vous, aiouta Cécile qui cherchoit a Pencourager, pour toute 1'affeclion que je vous porte , puifque vous ne la devez qu'a votre franchilè & a votre candeur. H efl pourtant des moments oü la franchife eft déplacée ; a préfent , Mademoifelle , je viens uniquement ici pour vous prier de vouloir me dire quand cela aura lieu.. . Et ne croyez pas que ce foit pure curiofité de ma part, qui me porte a vous faire cette queflion. Non; j'en ai réellement une forte raifon. Qu'efl-ce qui doit avoir lieu , ma chere Henriette?... Votre imagination me paroit trop vive» Je vais, Mademoifelle, vous dire la raifon que j'ai. C'efl que je me propofe de retour- ner a la maifon füt-elle dix fois plus défa- gréable encore,... précifément la veille, paree qu'après cela je ne me foucierois plus d'envifager ce Monfieur... jamais , jamaisI... Car je fais que quand les femmes font une fois mariées, on ne doit plus rien leur confier. Ne craignez rien. Quelle que foit ma deftinée, je ne ferai jamais capable de trahir ma chere Henriette, ni de découvrir fes fecrets è qui que ce foit. H iv  ( i?6 ) Puis-je, Mademoifelle, vous faire encore une queflion? Certainement. Pourquoi ceci n'a-t il pas eu lieu plus tót? Envérité, s'écria Cécile très-déconcertée, je ne fais pas même qu'il doive actuellement avoir lieu. Mais, ma chere Demoifelle, qu'efl-ce qui pourroit s'y oppofer? Un million d'obftacles; rien au monde n'eft moins lür. Me voici tout aufïï embarrafTée que je 1'aie • jamais été; j'ai oui dire, il y a déja bien du temps, & nous 1'avons tous cru, que cela devoit fe faire: & je n'y trouvois rien d'étonnant. Souvent j'ai penfé que rien n'étoit plus convenable. Enfuite nous avons appris qu'il n'étoit queflion de rien de pareil. Dès-lors j'ai été perfuadée que ce n'étoit qu'une invention qui n'avoit nulle réalité. Je vois qu'il faut abfolument ne vous rien déguifer, ma chere Henriette. II y a déja long-temps que je me trouve dans la fituation du monde la plus étrange. Je ne fais pas moi. même a quoi je dois m'attendre : un jour a conflamment détruit 1'efpoir de celui qui Pa précédé ; mon efprit agité, incertain, dans Ie plus grand défordre, a été & efl encore peu fufceptible de confolation & de repos. Ce que vous me dites, Mademoifelle, me  ( 177 ) furprend extrêmement. Je vous ai cru touta-fait heureulé; ce qu'il y a de für, c'eft que vous méritez de 1'être. J'iinaginois que la félicité étoit votre récompenfe & votre partage. Et voilala caufe pour Iaquelle je ine fuis fi mal conduite; car je croyois pouvoir tout vous dire , paree que je concluois que tout vous étoit indifférent, ayant toujours fuppofé que lorfque les gens de condition s'aimoient mutueliement, ils fe marioient tout de fuite; les pauvres au contraire font obligés d'attendre jufqu'a ce qu'ils ayent fait leur maüon. Que pourroit-il y avoir au monde, me di'o's. je en moi-même, qui empêchdt une Dein i* felle aufli riche que Mifs Beverley, d'épouier fans retard un gentilhomme tout aufli opulent qu'elle ? Cécile, voyant qu'il n'étoit plus poflible de lui rien cacher, penfa qu'elle devoit une fois pour toutes lui ouvrir fon coeur, & que cette preuve de confiance de fa part contribueroit peut-être è adoucir un peu fon chagrin. Elle lui fit donc un aveu fincere de 1'état de fon ame, & de toutce qui s'étoit pafTéHenriette pleura amérement 4 ce récit; M. Delville lui parut un monftre, & Mad. Delville trop cruelle; elle plaignit Cécile, & n« con^ut pas qu'il püt y avoir quelqu'un au monde aflez barbare pour caufer la moindre peine au jeune Delville. Elle la remercia di H v  ( '78 ) Ia conflance qu'elle lui témoiguoit; Cécile pro. fiia de cette occafion , pour lui faire fentir combien il importoit qu'elle s'efforcat de nouveau de recouvrer fa première indifférence. La jeune fille lui promit qu'elle n'y manqueroit pas, & dès-lors évita foigneufement de prononcer le nom de Delville; mais fon accablement prouva clairement qu'elle avoit été fi touchée de fa méprife, que Cécile ne put s'empêcher d'en être étonnée. Malgré fon humilité & fa modefiie, elle avoit congu les efpérances les plus romanefques; & quoiqu'elle fe cachet a elle-même qu'elle en eüt fondé aucune fur Delville , elle ne Iaiffoit pas, fans Ie vouloir , de les conferver intérieurement. Cécile fe fit une étude de la tranquillifer & de lui infpirer du courage, Pincertitude dans Iaquelle elle fe trouvoit ne lui préfentant pas pour Ie moment d'occupation plus intérefiante. M. Monckton, i qui rien de ce qui concernoit Cécile ne pouvoit être long-temps caché,fut bietitói- informé de la vifite de Delville , & il fe rendit promptement chez elle pour en apprendre le réfultar. Quoiqu'elle n'eüt plus en lui Ia même conflance qu'auparavant, elle n'avoit pas la force de réfifier è fes quefiions. Son mécontentement, en apprenant ce qui s'étoit paffé, fut bien différent de celui de la tendre Henriette; &fafureur, après une pareille épreuves de-  ( 179 ) vint fi forte, qu'il eut beaucoup de peine i 1'empêcher d'éclater. II n'épargna pas la familie Delville, dont il exagéra la fierté, & 1'inconflance qu'elle témoignoit a rejetter ou iechercher fon alliance, fuivant que cela lu» convenoit , & lui reprocha a elle-même fon trop de facilité. II étoit difficile a Cécile d'ertreprendre la difcufiion d'un pareil fujet; elle auroit voulu juftifier, comme il le méritoi>:, le jeune Delville, & prouver qu'il ne devoit point être confondu avec fes parents; elle étoit en même-temps offenfée de s'entendre accufer de trop de complaifance : cependant fon amour-propre & un pen de honte 1'empêcherent de s'expliquer; elle écouta prefque fans parler, ce qu'elle auroit trés-fort voulu ne point entendre.. II vit alors avec la plus grande peine que, s'il avoit le pouvoir de troubler fon repos, il n'avoit pas celui, de 1'engager a fe rétracter , & que la promefle conditionnelle que Delville avoit recue d'elle de Te laifler totalement gouverner'.par fa mere, lui paroiffbit aufli facrée que fi elle 1'eüt faite k 1'autel. Bien convaincu de cette vérité, il fe défia trop de fa vivacité pour ofer difputer plus long-temps, & parut plus calme. En prenant congé , il lui dit que , quelle que püt être fa décifion , il faifoit les vceux les plus finceres pour fa félicité; & il fe Mta de Ia quitter. H vj  C 180 ) Cécile , affedtée de fa vivacité, fut bien aife d'être délivrée de fes exhortations inutiles, & ne fut pasffkhée, dans fon étatd'incertitude, qu'il ne renouvelldt pas fa vifite. Elle ne vit ni n'entendit parler de Delville pendant une femaine entiere, & n'augura rien de bon de ce délai. Elle ree/ut enfin par la pofte la lettre fuivante : A Mifs Beverley, Ie 2 Avril 1780. „ II faut que j'écrive fans apologie, car je n'oferois hafarder d'en faire; fans préambule, ne fachant fi vous me le permettriez, ni le titre que je vous donnerois. ,, J'ai vécu dans 1'agitation depuis que j'ai été forcé de vous quitter, & j'ignore encore quand cela finira. „ Le récit touchant des pertes que vous avez effnyées par votre générofité envers la familie Harrel, & les éclairciflements relativement aux calomnies auxqnelles votre bonté pour celle de Belfield vous a expofée, ont été rendus avec toute la fimplicité que j'ai cru propre è les exprimer. J'ai enfuite parlé de votre généreufe condefeendance, en n'oppofant d'autre obiection A ce que je vous ai pro> pofé, que 1'impofiibilité oü vous vous tr >uViez d'en remplirles conditions; & j'ai inftruit ma mere du pouvoir que vous lui donniez. J'ai fini par lui apprendre mon nouveau projet» lui déclarant fo!emnellement que, quelle que  ( i8i ) fut fa décifion, je me croyois lié par la noblefle de votre procédé, comme par 1'engagement le plus facré. Telle eft ma facon de penfer : elle efl; invariable, & il n'y a plus que vous feule qui puifliez m'empêcher d'aller le jurer a vos pieds. „ Je ne veux point vous parler de la réponfe de mon pere.; je fouhaiterois pouvoir 1'oublier: fes préjugés font invincibles, & fa volonté immuable. Je ne fais qui efl celui qui a pu lui infpirer un éloignement aufli déplacé; je cherche vainement a le découvrir, il refufe de me 1'apprendre : fon reflentiment & fon injuflice ont quelque chofe pour moi de myflérieux & d'iucompréhenfible. „ Ma mere a été très-flanée de votre confiance. Elle n'a ceifé de faire voue éloge ; elle pretend qu'on auroit peine a trouver une femme qui vous refiemblat, & qu'on ne rencontreroit jamais d'exemple pareil de conf-. tance. Son fils auroit 1'ame baflTe & intéreffée, fi après une preuve d'affection aufli rare , il confentoit a vivre fans elle. O que la décifion fortie d'une bouche fi refpeétable m'a tout-a-Ia-fois encouragé , ravi, & infpiré la plus vive reconnoiflance! „ Le déplaifir de mon pere a 1'ouie de cette déclaration a été extréme. Ses accufations, toujours aufli peu vraifemblables qu'injurieU' fes, me font devenues infupportables. II nioit  ( 18* ) que 1'argent que vous avez emprunté eüt été pour Harrel; il n'a point voulu croire que vos vifites chez Marl. Belfield fuflent pour Henriette. La pafiion a non - feulement pris la place de 1'équité , elle a encore offufqué fa raifon ; & je fuis promptement forti de la chambre , afin de ne pas écouter des imputations qu'il me défendoit de réfuter. „ Je n'ai cependant pas IaiflTé votre caufe fans défenfe ; ma mere 1'a foutenue avec toute la vivacité que mérite votre innocence, & avec toute Ia confiance due a une vertu li femblable a la fienne : mais après une longue & inutile conteftation , ils fe font quittés fort irritésen proteltant de ne plus fe retrouver enfemble. „ Cette réfolution m'a fi fort affl'gé,qu'öubliant mon reffentiment contre mon pere» j'ai mis tout en ufage pour les réconcilier , & n'ai pu y réuflir. Ma tendre mere en a été la viétime : cette difpute lui a caufé une crife plus allarmante que les précédentes. „ Le feul efpoir de guérifon qui lui refte efi fondé fur le voyage qu'elle fe propofe d'entreprendre. Le Docteur Lyfter lui a confeillé de pafler par Londres, & d'y confulter, avant fon départ, quelques habiles Médecins. Nous fommes aéruellement en route pour nous y rendre.  ( i«3) „ C'efl: par le confeil de ma mere que je vous apprends quelle eft ma fituation; pardonnez, ma généreufe amie, fi je n'ai pas attendu que j'eufle des chofes plus certaines a vous dire. Je n'ai pu engager mes parents a fe voir, ni favoir de mon pere quel eft le vil calomniateur qui vous a noircie dans fon efprit. „ Je n'ai malheureufement rien de plus k ajouter, & je ne faurois décider fi des informations telles que celles-ci, ou une incertitude abfolue , feroient plus ou moins pénibles. Si ma mere fupporte paffablement bien la fatigue de la route , il me reftera encore un effbrt a faire, dont le fuccès ou 1'inutilité feront tout de fuite communiqués a Mifs Beverley par fon éternellement dévoué , quoique très-défefpéré, Mortimer Delville". Cette lettre ne fatisfit point Cécile : Ia colere implacable de M. Delville la révoltoit; mais il étoit encore plus affligeant pour elle qu'il continudt a noircir fa réputation. Cependant les louanges de la mere , & la fermeté généreufe avec Iaquelle elle 1'avoit défendue, jointe a la confiance invariable que Delville confervoit en fon innocence, adouciflbient en quelque forte fon ehagrin. Ce qu'il difoit du vil calomniateur lui rap»  C 184 ) pella encore M. Monckton; & tout fon éJoignement è le croire capable d'une pareille trahifon ne put parvenir a diffiper fes foupC,ons. Elle redoutoit trop la vivacité de Delville pour les lui confier; & la crainte de commettre une injuftice fe trouvant ainfi fecondée par fa prudence , elle réfolut de garder pour elle feule des doutes qu'elle ne pouvoit manifefter fans pén!. Elle fit part en peu de mots a Henriette, qui la regardoit avec beaucoup de curiofité, de la continuation de fon incertitude; & celleci fupporta un peu plus patiemment fa deftinée. quatld elle vit qu'il n'y avoit dans la vie aucune fituation , quelque brillante qu'elle fut, qui n'eüt fes peines , & de Iaquelle on püt fe promettre un bonheur folide & permanent. CHAPITRE X. Une reïation. u ne autre femaine s'écoula encore fans qu'elle recüt aucune nouvelle. On vint au bout de ce temps 1'avertir que Delville la demandoit. II parut preffé & inquiet : cependant fa rougeur, & le feu qui btilloit dans fes yeux,  ( i85 ) lui annoncerent d'abord qu'il ne venoit point prendre congé d'elle. Pourrez-vous pardonner , s'écria-t-il, la funefte & peu fatisfaifante lettre que je vous ai écrite ? Je ne voudrois pas vous défobéir deux fois de la même maniere , & jufqu'a préfent il m'auroit été impcfïible de vous écrire différemment. Les Médecins ont donc, dit Cécile, déja fini leur confultation ? Hélas! oui; & le réfultat en eft très-allarmant : tous conviennent que la maladie de ma mere eft dangereufe , & ils s'abftiennent plutót de défendre que de lui confeiller le voyage : mais elle y eft férieufement réfolue, & veut partir lans délai. Je vais la n j'indre avec toute la diligence poflible , & je ne compte pas me repofer un inftant avant d'être auprès d'elle. Cécile exprima avec beaucoup de tendrefle le cbagrin que lui caufoit la fituation de Mad. Delville, & fes regards témoignerent en même-temps combien elle plaignoit fon fils. II faut que je me ha1 te, s'écria-t-il, de produire les pouvoirs qui m'autorifent a me rendre icï, & que je me dépêche de me convaincre fi Mifs Beverley, en fe remettant a la difpofition de ma mere, a été bien fincere. II lui apprit alors que Mad. Delville,  C 186 ) eraïgnant pour fa vie, & attendrie en fa fa. veur par i'aveu qu'elle avoit fu arracher a fes médecins de fa fuuation périlleulé, s'étoit déterminée a temer un dernier efFort pour le rendre heureux, & d'en attendre l'effet, malgré fa maladie, & le facrifice qu'elle faifoit en différant fon voyage. Ainfi, oubliant généreufement fon refientiment, elle avoit écrit a M. Delville avec tendreffe & avec amitié , lui témoignant le regret que lui caufoit leur méfintelligence, & 1'envie qu'elle avoit de fe réconcilier avant de quitter l'Angleterre. Elle lui apprenoit que les médecins qu'elle avoit confultés regardoient fa guérifon comme très-ïncertaine, déclarant en même-temps que la tranquillité d'eprit lui étoit encore plus nécefiaire que le changement d'air; & elle ajoutoit que cette tranquillité ne pouvoit lui être rendue qu'en mettant fin aux peines que lui caufoit le trifte état de fon fils. Elle le prioit donc de faire connoitre 1'auteur des bruits calomnieux qu'on avoit répandus contre la réputation de Mifs Beverley; 1'aflurant qu'après avoir pris de bonnes informations, il trouveroit que rien n'étoit fi faux, & qu'elle jouiffoit encore de toute fa pureté. Elle lui repréfentoit avec beaucoup de force que fon fils feroit déshonoré , fi après le facrifice auquel elle avoit confenti, il étoit capable de penfer a une autre alliance.  ( -»7 ) Elle joignoit enfuite a ce raifonnement Ie« follicitations les plus preflantes, protellant que fon inquiétude & fes chagrins contribuoient encore plus que fa maladie a mettre fes jours en péril. J'ai tenu bon, dïfoit-elle en finilfant fa lettre, tant que fa dignité perfonnelle, 1'honneur de fon nom & de fa familie ont été en danger; mais a préfent que 1'intérêt feul fe trouve compromis, qu'il n'y a plus que lui qui s'oppofoit a fa félicité, qu'il croiroit manquer de délicateffe en ne tenant pas fa parole, je ne faurois plus combattre fa réfolution. Quoique par-la les efpérances que nous nous étions formées d'une alliance avantageufe fe trouvent renverfées, vous eonviendrez par la fuite avec moi, que 1'objet en faveur duquel il y renonce, compenfera cette perte par fou mérite. Cécile fe fenti a la fois agréablement affectée, humiliée, ranimée & mortifiée par cette lettre, dont Delville lui remit la copie. Et quelle a été fa réponfe ? demanda-t-elle. Je ne faurois décemment, repliqua-t-il, vous en dire mon fentiment : lifez-la vous-même, & vous m'apprendrez le votre. „ A 1'honorable Mad. Delville. „ Votre très-fingulierelettre,Madame,m'a extrêmement furpris. Je m'étois flatté, depuis  C 188 ) que j'avois formellément déclaré que je défapprouvois ce mariage, qu'il n'en feroit plus queflion. Je fuis très-affligé que votre maladie foit aufli férieufe ; je ne faurois pourtant imaginer que le confentement que je donnerois a une alliance fi humiliante pour ma familie, contribuat a votre guérifon; tout me fait un devoir de m'y oppofer, non-feulementa caufe du nom & de la fortune, mais encore par rapport è la Demoifelle même : d'ailleurs, j'ai d'autres raifons plus importantes que cellesci, que ma parole m'oblige de taire. Après une pareille déclaration, je ne crois pas que perfonne ait la hardiefle de vouloir m'offenfer en me les demandant: tout ce que vous alléguez pour fa juftification eft d'après ce qu'elle vous a dit elle-même : quant a ce dont on 1'accufe, les informations que j'ai eues a ce fujet me viennent d'une autorité moins fufpecte. Je défends donc a mon fils, fous peine d'encourir mon indignation, de m'en parler davantage; & j'efpere, Madame , de votre part une pareille condefcendance. Je me flatte que ce n'eft pas d'aujourd'hui que Mortimer Delville & fa mere favent que je ne fais rien fans raifon , j'ajouterai même , trop légérement". II terminoit fa lettre par quelques froids compliments fur fon voyage & le rétabliflement de fa fanté,  C 189 ) Cécile, après Favoir lue, s'emprefla de la lui rendre, & lui dit avec indignation : Je fuis perfuadée que vous penfez précifément comme moi au fujet de cette lettre, & je crois qu'il y a déja long-temps que nous aurions fait prudemment d'épargner a votre mere & a nous-mêmes cesvaines & inutiles altercations. Aétuellement, du moins, fongeons qu'il eft temps qu'elles finiflent, & ne nous expofons pas volontairement a de nouvelles difgraces, après celles que nous avons déja effuyées. Oh non, s'écria Delville, t&chons de nous en affranchir pour toujours! II eft temps d'y mettre un terme, mais non par une féparation qui feroit beaucoup plus cruelle. II lui apprit enfuite que fa mere , très-piquée de voir, par le ton d'indifférence de cette lettre, Ie reflentiment qu'il confervoit pour la difpute qui avoit précédé leur féparation, ne refufoit plus aétuellement de fe prêter a des mefures qu'elle croyoit que fon fils ne pouvoit plus fe difpenfer de prendre. Jufte Ciel.' s'écria Cécile très-étonnée, eftce bien Mad. Delville qui tient un pareil langage ?... Elle confentiroic... Elle a toujours confervé, répondit-il, fon franc arbitre, toujours jugé des chofes par elle - même , & ne s'en eft jamais rapportée aux autres. Lorfqu'elle s'eft oppofée avec tant de chaleur a notre union, elle fe trouvoit alors  ( 190 ) du même avis que fon mari, & c'eft ce qui fit qu'ils furent d'accord. Mon pere, inébranlable ft févere de fon naturel, conferve obflinémenr les préiugés qu'il a une fois adoptés : ma taere» aufli généreufe que vive, aufli noble que fiere, cede facilement a la conviClion, & n'eft pas plutót perfuadée, qu'elle 1'avoue ingénuement; & voila ce qui les a brouillés. Je peux me flatter que mon pere me pardonnera; mais je ne dois m'attendre a nulle condefcendance de fa part : quant a ma mere, je peux en attendre tour ce que je dois m'en promettre; car en lui paflant un peu de vivacité, vous lui trouverez toutes les qualités qui ' honorent le plus 1'humanité. Cécile, dont t'attachemerrt &lerefpectpour Mad. Delville étoient on ne peut pas plus finceres, & qui aimoit dans le fils eet enthoufiafme pour fa mere , joignit volontiers fes louanges aux fiennes, & convint qu'elle lui paroiflbit la première des femmes. A préfent donc , lui dit—ïl du plus grand férieux, voici le moment oü je vais mettre a 1'épreuve le généreux attachement dont vous faites profeflion : lifez ce qu'elle vous écrit... Elle m'a laitTé le foin des détails; mais j'ai infiflé pour qu'elle m'autorifat par fa lettre de créance, de crainte que vous ne crufliez que fon confentement ne fut qu'un beau rêve de na part.  ( 19' ) Cécile la prit en tremblant, & s'empreff* de la parcourir. „ A Mifs Beverley. „ Nous fommes malheureux, ma chere & jeune amie, depuis que nos intéréts font devenus différents, & paree que nous placons tous le bonheur dans la réunion des biens dont l'affemb'age eft impoflible. En courant après ce bonheur chimérique, nous négligeorrs celui qui eft a notre portée, & la mort nous atteinr avant que nous ayons trouvé la félicité. Puifllez-vous, ma chere Cécile, anffi-bien que mon fils , profner de mon expérience ! Mes efpérances pour mon fils ont été pouffées trop loin; je voulois un parti qui joigntt a une illuflre naiffance un caraétere aufii rare que le vótre, ma Cécile , & une fortune confidérable. II eüt été aufli raifonnable de chercher une nouvelle conflellation dans le firmament. „ Cependant cette erreur de ma part efl devenue la caufe de fa félicité, qui m'efl plus chere que la vie, plus précieufe que tout, excepté fon honneur. Sauvons-le eet honneur jnappréciable; mais qu'il ne foit plus fon tyran. Je me rends aux voeux de mon fils , je renonce de bon cceur aux richefles qui y mettoient obflacle, & Pefpérance de le voir heureux tanime mes forces défaillautes.  ( m) „ Je quitte le Royaume, peut-être n'y re« viendrai-je jamais. Je Ie quitte... ó funeftes efFets de 1'aveuglement & de la paflïon!... par une fuite de cette violence avec Iaquelle je me fuis oppofée a ce que je defire aétuellement fi fort de voir accomplir. Mais la réfignation avec Iaquelle vous avez confenti a ce qu'on exigeoit, me prouve que votre cceur efl tout entier a mon fils, & que vous êtes digne de potTéder le fien : 1'honneur qui en réfulte pour lui efl plus folide & plus fiattetir que celui que 1'alliance la plus illuflre eüt jamais pu lui procurer. Je defirerois fort vous voir avant mon départ, paree que je crains de n'avoir plus eet avantage , & que je voudrois ratifier de bouche un confentement que j'avois fi abfolument refufé de donner. Je ne puis me rendre a Bury... Ne feroit-il pas pofllble que vous vinfliez a Londres? On m'a dit que vous me laiffiez 1'arbitre de votre fort... En vous uniflant a mon fils, je crois vous prouver que je fens tout le prix de 1'honneur que vous me faites. „ Venez donc, ma chere amie, venez ici, pour que je vous ernbrafle encore une fois. N'attendez pas plus long-temps un confentement trop retardé; mais h&tez-vous, afin que je puifle bénir la fille que j'ai fi fouvent defiré d'avouer, que je puifle lui demander pardon de  C 193 ) de tous les chagrins que je lui ai caufés; & remettant entre fes mains la félicité de mon fils pour 1'avenir, prefler entre mes bras les deux objets les plus chers a mon cceur! Augusta Delville. " Laleéïure de cette lettre fit verferdes pleurs 5 Cécile ; elle déclara que (i cette femme refpechble eüt exigé qu'elle la fuivic hors du Royaume, elle n'auroit pas héfité un inflant a la fatisfaire. Eh bien donc, s'écria Delville , que nos incertitudes ceffent enfim! Ecoutez moi avec Ia même bonté que ma mere... Soyez a moi, ma Cécile , fans différer... & ne me forcez pas, par d'éternels fcrupules , a rifquer de vous perdre une feconde fois. Jufie Ciel! Monfieur, s'écria Cécile fort émue , dans 1'état oü Mad. Delville croit être , voudriez - vous 1'obliger a différer fon départ? Non , pas un inffant! Je voudrois feulement m'alfurer de votre main, & enfuite Ia fuivre, füt-ce même au bout de 1'univers. Ce que vous demandez efl abfurde & impofllble... Et quel parti prendrez-vous avec M. Delville? C'efl préciTémenr a caufe de lui que je fuis fi preffé. Si par un prompt mariale je ne préviens pas de nouvelles oppofitions de fa part. Tornt V. I  ( 194 ) tous les maux que j'ai déja foufferts fe renouvelleront, & une nouvelle altercation avec ma mere avancera fa mort. Cécile, qui comprit fon intention, protefta d'abord qu'elle ne confentiroit plus a un mariage clandeftin; mais il Ia fupplia d'avoir un peu de patience, & lui repréfenta Ie défagrément de leur fituation mutuelle. Son pere lui avoit interdit toute nouvelle démarche pour obtenir fon confentement; 1'impénétrable myftere dont il s'obftinoit a voiler le nom de 1'auteur de fes préjugés, prévenoit tous les efforts qu'il auroit pu faire pour les détruire ; par conféquent, un mariage public avec de tels obftacles, le mettroit au défefpoir, & il feroit furieux qu'on ofdt braver ouvertement fes défenfes & fon autorité. Hélas! s'écria Cécile, nous n'avons donc d'autre parti a prendre que celui de nous féparer. Ne le croyez pas, je vous en conjure; nous vivrons, j'efpere, affez pour éprouver un fort heureux. Et pourriez-vous donc, s'écria-t-elle d'un ton de reproche , o M. Delville l pourriezvous encore me preffer de m'allier fecretement a votre familie? Je fuis au défefpoir, répondit-il, de mettre votre complaifance a une fi forte épreuve ; cependant n'avez-vous pas promis de vous en rapporter a la décifion de ma mere ?  C 195 ) Je 1'avoue, j'avois cru que fon approbation affureroit ma paix & ma tranquillité ; mais comment aurois-je prévu que Mad. Delville approuveroit un pareil projet ? Elle ne Pa approuvé que paree qu'elle eft perfuadée que cette reflburce eft la feule qui nous refte. Ainfi mon unique efpoir eft fondé fur votre condefcendance. La lettre de mon pere ne prouve que trop qu'il n'écoutera ni prieres, ni juftification : au contraire, il feroit furieux qu'on eüt la témérité d'ofer le contredire. Mais lorfqu'il faura que vous êtes fa fille, fon honneur fe trouvant alors confondu avec le votre, il fera aufli empreflé a lui rendre tout fon éclat, qu'il Pefl aétuellement a Pobfcurcir. Attendons au moins votre retour, & voyons dans eet intervalle ce qu'on pourra gagner fur lui. Oh! pourquoi, s'écria Delville très-férieufement, languirois-je encore plufieurs mois dans cette cruelle incertitude ? Si j'attends plus long-temps , je fuis perdu. Mon pere, par les ordres qu'il faut abfolument que je laifle , découvriroit les préparatifs faits fans fon aveu, & il parviendroit peut-être en mon abfence a vous forcer de renoncer a moi. Etes-vous bien für, lui répartit-elle en fouriant, qu'il auroit ce pouvoir? Je ne fuis que trop für qu'a la moindre noulij  C 196 ) veile qu'il auroit de mon intention, irrité comme il Pelt dans cette occurrence, il ne Te feioit aucun fcrupule, pour me punir de ma défobéillance, de me donner fa malédiction; & je fuis perfuadé que ni vous, ni moi ne ferions infenfibles a cette preuve de fon courroux , qui troubleroit notre félicité. Cécile fentit toute la force de eet argument; & quoiqu'elle n'en convlnt pas , il vit bien qu'il opéroit en fa faveur. II lui dit enfuite que, quant aux avantages qu'il fe propofoit de lui faire , on prépareroit fans perte de temps un contrat pareil a celui qui avoit été drefTé lorfqu'ils avoient compté fe marier , qui feroit figné & fcellé dans les formes, & par lequel il promettroit, dès qu'il feroit en polTeulon de fon bien, de lui conftituer le même douaire que fon pere avoit atTuré a fa mere. Et au-lieu d'avoir trois mai'öns, continuat-il, ainfi que mon pere les a aétuellement, je compte aifermer pour un temps tous mes biens ; pendant ce temps-la nous réfiderons dans Pétranger ou a la campagne, & je ne doute pas qu'au bout d'un petit nombre d'annéesnous nefoyons toutaulli riches que nous pourrons le defirer. II lui paria encore de fucceffions de parents qui ne pouvoient lui manquer, & que le confentement que fa mere donnoit a leur manage lui aflureroit encore mieux.  ( '97 ) Enfuite il s'expliqua plus au long, & entra dans les détails de fon nouveau plan. II fe propofoit, fans perdre un inftant, de retourner a-Londres : il la conjura , au nom de fa mere , de partir elle-même le lendemain matin de bonne heure, afin de pouvoir donner toute la foirée a Mad. Delville; ofant fe flatter que fon interceffion feroit affez puiffante pour 1'engager a confentir a ce qu'il lui demandoit, afin que tout füt prêt pour leur mariage. Après la cérémonie fi long-temps defirée , il fe rendroit fur-le-champ en pofte auprès de fon pere, & auroit au moins 1'avantage de lui prouver fon refpeét par fon empreG. fement a être le premier a le lui apprendre. Ce devoir rempli, il accompagneroit fa mere, & remettroit a fon tour les arrangements nécelTaires. Ainfi, continua-t-il, jeferailevoyage comme garcon; & j'aurai foin , quand je reviendrai, que tout foit en état pour recevoir convenablement ma chere époufe. Dites-moia préfent fi vous avez quelque raifon a oppofer a 1'exécution de ce deffein. Je ne vois, en vérité , répartit Cécile , aucune nécefilté de précipiter fi fort les chofes. N'eft-ce pas trop m'éprouver, s'écria Delville impatienté, de me parler dans ce moment de précipitation , après une attente auiïi pénible ? Je ne vous demande point de désanger vos propres affaires en quittant 1'An1 iij  ( *S>8 ) gleterre pour venir avec moi. Quoique connoiflant tout le prix d'une pareille indulgence, je ne voudrois pas que le public imaginat que je vous eufie enlevée. Tout ce que je föuhaiteeft, quoiqu'en fecret, d'être affuré qu'on ne pourra jamais me priver de vous, que nulle machination ne fera capable de nous féparer une feconde fois, que vous êtes a moi, conftamment a moi, fans que ni le caprice, ni Ia fortune ennemie ayent le pouvoir de vous arracher d'entre mes bras. Cécile ne lui répondit rien. En proie a fon incertitude, elle ne favoit a quoi fe décider. Nous pourrons donc, conformément aux difpofitions favorables , ou au mécontentement de mon pere , nous établir tout-a-fait pour Ie préfent hors du Royaume, & revenir, quand 1'occafion le requerra , paffer quelque temps en Angleterre. Ma mere ne ceffera jamais de nous protéger ouvertement... Oh ! ayez, je vous fupplie, un peu de fermeté; perféverez dans la promelTe que vous lui avez faite, & daignez être a moi aux conditions qu'elle exige. Une condefcendance fi généreufe vous Pattachcra pour toujours; en mettant fin a fes inquiétudes, vous contribuerez au rétablifiement de fa fanté. Avec une pareille femme, une pareille mere, que me reftera-t-il a defirer? Si je me plaignois de n'être pas plus  C 199 ) riche , il faudroit que je fufle bien avare... Parlez donc , ma Cécile, tirez-moi de cette affreule inquiétude , & dites-moi que votre parole vous eft aufli facrée que votre honneur , & & que ma mere n'a point donné fon confentement en vain. Cécile foupira profondément, & dit, après avoir un peu héfité : Je favois peu ce que je promettois, & je ne fais guere mieux a préfent ce que je dois faire... Je vois que la félicité humaine ne peut jamais être parfaite; néanmoins , puifqu'a ces conditions Mad. Delville veut bien confentir que j'entre dans ia familie... Elle s'arrêta ; mais Delville , la preflant férieufement de continuer, elle ajouta : Je penfe que je ne dois pas révoquer le pouvoir que je lui ai donné. Delville , tranfporté de joie & de reconnoiflance, oublia dans ce moment qu'il étoit prefifé, & que tout le rappelloit a Londres; il ne fongea qu'a fes bontés & a lui infpirer de la perfévérance. Elle Pobligea néanmoins a la quitter , afin qu'on ne s'appenjüt pas de fa vifite , & elle le chargea d'aflurer fa mere que , s'en remettanr entiérement a fa prudence , elle fe foumettoit a fa décifion. I iv  ( S.OO ) CHAPITRE XI. Une entreprife. Cécile n'eut ni Ie temps de Te repentir, ni celui de faire des réflexions : outre le trouble de fes efprits & le peu de temps qui lui reftoit, elle avoit réellement trop de chofes a arranger pour qu'elle püt fe livrer * d'autres confidérations. Sa répugnance pour le menfonge étoit trop grande pour en inventer dans cette occafion ; elle fe contenta de dire qu'une affaire d'importance 1'appelloit 4 Londres; & quoiqu'elle s'appercüt de la curiofité de Mad. Harrel & d'Henriette , n'ayant pas la liberté de Ia fatisfaire, elle ne chercha point a Ia repaicre de fichons, & leur laiffa forroer des conjedures tout a leur aife. Elle auroit fort voulu que Mlle. Belfield 1'eüt accompagnée; mais ce voyage ne pouvoit que 1'affliger. Elle fe contenta donc de prendre avec elle fa femme-de chambre ; & fuivie d'un laquais a cheval, elle partit le lendemain matin a fix heures , quittant fa maifon pour aller contrafter un engagement qui Pobligeroit bientót a y renoncer pour toujours. Toute défintéreffée qu'elle étoit, fa fitnation lui paroiffoit aufli facheufe que critique.  C 201 ) Dès qu'elle avoit été en poffeffion d'une-fortune que d'autres auroient regardée comme digne d'envie , elle n'avoit plus connu le repos; en vain avoit-elle cherché la paix & la tranquillité , elle avoit été la dupe des fourbes& la proie des indigents. La feule confolation qu'elle eüt éprouvée avoit été de leur en faire part, & ce n'étoit que dans ce moment qu'elle pouvoit efpérer d'être heureufe, précifément lorfqu'elle étoit fur le point de renoncer a ce que tout le monde envifage comme le fouverain bien.. Ces réflexions firent place a d'autres encore plus défagréables :. elle fe trouvoit pour la feconde fois prête a faire une aftion de la légitimité de Iaquelle elle n'étoit point convaincue, & dont dépendroient par la fuite fon repos & fa félicité : cette aéïïon en ellemême imprudente, clandeftine & myftérieufe, la privoit de 1'héritage d'un oncle qui avoit voulu 1'enrichir, & étoit tout-a-fait oppofée aux intentions du pere de fon époux, dont la défobéiflance ne pouvoit manquer de s'attirer fon courroux, qui déja, dans une circonftance pareille, lui avoit occafionné tant de chagrin. Ces triftes penfées la tourmenterent pendant toute la route ; & quoique- 1'affurance de 1'approbation de Mad. Delville contribuat è diminuer fon inquiétude, elle fe prépara fans le vouloir a effuyer de nouvelI v  ( 202 ) les mortifkations , & fut troublée par Is crainte que cette feconde tentative ne Ia mit dans le cas de les mériter. Elle fe rendit tout de fuite, en conféquence des inftructions que Delville lui avoit données en la quittant , a un hótel garni de Ia rue d'Albermale, qu'il avoit eu foin de lui faire préparer : elle envnya chercher une chaife , & fe fit porter chez Mad. Delville. II étoit aflez indifférent qu'elle füt reconnue des domeftiques, puifque leur maitre ne devoit pas tarder a être informé du véritable motif de fon voyage. On la fit entrer dans une falie baffe; & pendant qu'on informoit Mad. Delville de fon arrivée, fon fils accourut pour la recevoir. Elle vit bien è fon air que les chofes n'étoient point telles qu'il 1'auroit defiré, & apprir, après plufiéurs queflions, que fa mere étoit btaucoup plus mal. Exrrêmement affeétée a 1'ouie de cette trifte nouvelle , elle commenca a fe repentir de fa malheureufe entreprife. Delville s'effor9a, en rappellant fon propre courage , de remettre fes efprits ; mais lorfque la gaieté n'eft pas naturelle, elle fe communiqué difficilement : tourmenté de peines & de foucis, il n'étoit guere en état de paroltre content & a fon aife. On les avertit bientöt que Mad. Delville  C 203 ) attendoit Cécile; elle la trouva couchée Kir un lit de repos, pdle , foible & très-changée. Delville la préfenta a fa mere, en lui difant: Voici, Madame, une perfonne dont la vue vous apportera de la fatisfa&ion & de la tranquillité. Cet afpeft eft réellement, s'écria Mad. Delville , en levant un peu la tête & Tembraffant, celui fous lequel 1'une & 1'autre pouvoient fe préfenter le plus favorablement. Vertueufe & noble Cécile , que d'honneur vous faites a mon fils ! avec quelle joie, fi je guéris jamais, ne m'emprefTerai-je pas a 1'aider a s'acquitter de tout ce qu'il vous doit! Cécile, affligée de fa fituation, & touchée de fes bontés, ne lui répondit que par fes larmes : les yeux de Delville en étoient baignés, & il s'écria avec attendrifTement: Voila la vue que mon cceur defiroit depuis fi longtemps ! la femme qu'il avoit choifie, entre les bras d'une mere que je révere autant que je la chéris ! Rétabliffez • vous feulement , ma chere mere , & j'oubüerai toutes les calamités qui nous ont conduits a cet heureux dénoaement. Que 1'une de nous deux, mon fils, vous fuffife, s'écria Mad. Delville en fouriant; & quand même la rigueur du fort auroit décidé que celle qui vous refteroit feroit cette jeune I vj  C 204 ) perfonne dans fon printemps, & avec tous les avantages de !a fanté & de la jeuneffe, fachez vous en contenter , & ne murmurez poinr. Ah , ma chere amie ! ajoutat-elle férieufement, en s'adrelTant a Cécile qui continuoit a pleurer, fi Mortimer, en me perdant, étoit foulagé des foins, qui, feuls depuis plufieurs mois, m'ont rendu la vie fupportable, avec quelle tranquillité 11e la réfignerois - je pas a celui, qui feul eft capable de récompenfer fa piété filiale, & les fervices qu'il m'a rendus! Ce difcours n'étoit guere propre a modérer la douleur de Cécile, quoique l'empreiTement avec lequel elle luiaccordoit fon confentement, füt bien fait pour tranquillifer fa confcience & lui óter fes fcrupules. Delville crut devoir fe mêler de Ia converfation ; il dit a Cécile qu'on avoit défendu a fa mere de parler, & recommarldé la plus grande tranquillité, évitant tout ce qui pourroit 1'émouvoir; & il la pria de garder avec elle un profond filence. Ce fera donc votre affaire, dit celle-ci avec un peu plus de gaieté, de trouver moyen de nous amufer; &fi vous voulez vous donner cette peine, nous vous promettons de nous taire. Si je ne trouve pas Ie fecret de vous amufer, je parviendrai au moins a vous obliger a prendre du repos s & alors je ferai encore plus fatisfait.  C 205 ) Mortimer, répartk-elle, eft-ce la cette ingénuité que le devoir & 1'amitié ont droit d'exiger de vous? Quelle eft dans cet inftant 1'idée qui vous occupe le plus, ma fanté, ou le deur de pouvoir vous entretenir librement avec Mifs Beverley? Peut-être 1'un & 1'autre, répondit-il gaiement & en rougiflant. Vous voudriez cependant que 1'on crüt, reprit Mad. Delville, que vous ne penfez qu'4 moi feule? J'ai toujours remarqué que, lorfqu'un projet rempliflbit deux différents buts, celui qui eft le plus apparent n'eft jamais celui qu'on a le plus a cceur. Elle garda alors un profond filence, & Delville s'entretint avec Cécile de leur plan, de leurs efpérances, & de la maniere dont ils fs conduiroient. II fe propofoit, au fortir de 1'églife, de fe rendre en droiture au chateau de Delville pour communiquer fon mariage a fon pere, & de revenir tout de fuite a Londres, oü il pria Cécile de refter avec fa mere , afin que les retrouvant toutes deux enfemble, il ne füt pas obligé d'abufer de fa patience, en retournant une feconde fois dans la Province de Suffolk, pour lui dire adieu. Cécile s'oppofa férieufement a ce dernier article, en difant que le feul moyen d'éviter qu'on ne découvrlt leur mariage,étoit que, d'abord  C 206 ) après la célébration, elle revint chez elle; & elle lui reprélénta avec tant de force le defir qu'elle avoit qu'il füt ignoré jufqu'a fon retour en Angleterre, fe fondant fur des raifons de décence , de délicatelTe & de crainte , que 1'obligation qu'il lui avoit déja impofée d'une complaifance qu'il voyoit de moment en moment fe laffer, l'empêcha de la folliciter plus long-temps. Elle ne voulut pas non plus lui permettre de reparottre dans la Province de Suffolk, oü fon voyage ne ferviroit qu'a retarder celui de fa mere, & a 1'expofer ft des foupcons défagréables. Elle lui promit qu'il auroit réguliérement de fes nouvelles; & comme Ia foibleffe de Mad. Delville exigeoit qu'ils voyageaffenttrès-lentement, elle fe fit remettre 1'état de fa route, prometrant qu'il trouveroit une de fes lettres dans toutes les grandes villes oü ils féjourneroient. II voulut abfolument lui laiffer le contrat qu'il avoit déja fait dreffer, avec les changements que demandoit leur nouvelle fituation, ayant de la répugnance a s'adreffer a M. Monckton, dont la conduite k fon égard lui avoit déplu , & en qui Cécile même n'avoit que très-peu de confiance. Il avoit eu recours, comme auparavant, a M. Singleton, ce même jurifconfulte qui lui avoit fervi de pere pour la conduire i 1'églife; car, quoiqu'aucun intérêt ne l'engagedc a lui garder le fe-  C 207 ) cret, il en avoit encore moins h le rompre en faveur d'un étranger. Mad. Delville n'étoit pas aflez bien pour aflifter a la cérémonie , & Delville n'auroit jamais defiré qu'elle eüt bravé aufli publiquement la volonté de fon pere. Cécile regretta alors de nouveau fa défunte amie, Mad. Charlton, dont la préfence dans une occafion aufli importante l'auroit raflurée & foutenue. Elle n'avoit perfonne de fon fexe a qui fe confier; & fentant une répugnance invincible a fe rendre a 1'autel feule avec des hommes, elle accepta les offres de la femmede-chambre de Mad. Delville, qui fe préfenta pour 1'y accompagner. Cette femme étoit depuis plufieurs années a fon fervice : fa maïtrefle 1'aimoit & en faifoit le plus grand cas. Ces arrangements, ainfi que plulieurs autres qui furent interrompus par les foins qu'ils donnerentaMad. Delville, employerent toute leur foirée. Delville ne voulut pas , comme 1'autre fois, la dévancer a 1'églife; il la pria de faire fortir fes domeftiques entre fept a huit heures du matin , temps auquel il viendroit lui-même la chercher avec une chaife. Elle fe retira de bonne heure, afin que Mad. Delville püt fe mettre au lit, & elles convinrent mutuellement de renoncer è fe voir le lendemain. Delville les conjura de fe féparer avec fermeté. Cécile, craignant de témoigner  C 208 ) trop de foiblefle, auroit voulu s'en aller fans prendre congé ; mais Mad. Delville 1'ayant appellée, lui dit : Recevez en partant ma bénédiclion; & elle ajouta, après 1'avoir tendrement embraiTée: Mon fils, comme mon principal gardien, prétend avoir le droit exclufif de me conduire; mais je veux m'affranchir un inflant de fon pouvoir, pour dire a ma chere Cécile le plaifir & le foulagement que mon efprit a déja recus de fa préfence. Ma plus grande efpérance de guérifön eft fondée fur la fatisfaction anticipée que je me promets de pouvoir être témoïn de votre félicité mutuelle : fi malheureufetnent ma maladie avoit des Cuites funefies , & que je ne pufle jouir de ce bonheur,je ne fuis plus inquiete du fort de Delville, qui étoit la chofe de ce monde qui m'intéreflbit le plus. Puifle le Ciel exaucer les vceux que je lui adrefie pour tous deux! car je ne mets plus de différence entre vous. Il y a long-temps que mon amitié me portoit a defirer que vous devinfltez ma fille , vous qui ferez bieniót Ia femme de mon cher fils. Aimez-la, Mortimer, comme elle Ie mérite, & chériflez-Ia avec la plus vive reconnoiflan- ce Banniflez, chere Cécile, toutes les craintes qui vous agitent, & recevez en Mortimer Delville un époux qui adorera vos vertus, & fera honneur a votre difcernement. Elle 1'ernbrafla encore, & voyant qu'elle  ( ) étoit trop affecïée pour parler, elle la laifia partir fans en exiger de réponfe. Delville la conduifit a fa chaife, prefqu'auffi attendri qu'elle, & fe contenta de la prier d'être prête le lendemain matin a 1'heure convenue. L'apptobation fi pofitive de Mad. Delville la. raccommoda avec elle-même ; mais rien ne tilt capable de diffiper 1'inquiétude qui la tourmentoit fecretement, & lui faifoit redouter de rencontrer encore de nouvelks oppofitions. Elle fe leva le lendemain de très-bonne heure, & s'armant de courage , elle réfolut de regarder ce jour comme celui qui fixeroit fa deftinée relativement a Delville, fe félicitant du moins de ce qu'il termineroit fes incertitudes, & bien décidée, quel qu'en füt 1'événement, de Ie fupporter avec fermeté. Au temps fixé, elle envoya fa femme-dechambre chez Mad. Hill , donna quelques commiffions a fon laquais pour des quartiers aflez éloignés , & leur enjoignit a tous deux d'être de retour a neuf heures précifes; c'étoit le moment pour lequel elle avoit retenu une voiture qui devoit la reconduire a fa maifon de campagne. Delville, qui attendoit impatiemment leur fortie, dès qu'il les eut perdus de vue , fe préfenta a la porte. On le fit entrer dans une falie, oü elle vint fur-le-champ le recevoir;  ( aio ) & après qu'il lui eut dit que le Miniflre, M. Singleton & la femme-de-chambre de fa mere, qui 1'attendoient, fe trouvoient déja a l'égliie, elle lui préfenta la main fans parler, & il la conduifit a fa chaife. Le calme qui fuit ordinairement 1'efpérance trompée , prit chez Cécile Ia place de 1'émotion & de la crainte. Perfuadée qu'elle ne feroit jamais 1'époufe de Delville, elle attendoit feulement avec une patience qui tenoit un peu du défefpoir, de voir comment & par qui elle feroit encore féparée de lui. Lorfqu'ils arriverent prés de 1'églife, Delville arrêta les porteurs. II donna la main a Cécile pour 1'aider a fortir; & renvoyant fes porteurs, il entra avec elle. II fut lui-même furpris de fon air tranquille ; & fouhaifant fincérement qu'il continuüt de même, il s'abftint de lui rien dire qui 1'obligedt a lui répondre. II la remit, comme auparavant, a M. Singleton , priant fecretement que ce ne füt pas en vain comtne la première fois. La femmede-chambre de Mad. Delville la fuivit, le Miniftre fe trouvoit prêt, & ils s'avancerent tous vers 1'autel. La cérémonie étoit commencée , Cécile, plutót machinalement que de propos délibéré, paroifibit écouter Ia liturgie; mais a ces mots , néanmoins s'il y a quelqu'un dans  ( 2U ) cette affemhlèe qui fache quelque chofe qui doive empêcher ce mariage , & que Fune des porties fait déja liée avec une autre perfonne, qu'il le dife. Delville lui-même trembla de frayeur, craignant que quelqu'un de caché ne répondit, & Cécile, avec un courage mêli de crainte , regarda tout autour d'elle, uniquement pour découvrir d'oü 1'oppofition partiroit & le lieu qui^ receloit ceux de la part de qui elle viendreit. Heureufement ce coup-d'ceil fut inutile, perfonne ne parut, & la cérémonie s'acheva fans interruption ; elle reent après cela les plus tendres remerciements de Delville & les compliments de fon petit cortege, avant que 1'idée dont elle avoit été fi fortement préoccupée, füt airez diflipée pour lui perfuader qu'elle étoit réellement mariée. Ils paflerent enfuite dans la facriftie, oü leur affaire fut bientót expédiée. Delville aida encore Cécile a entrer dans une autre chaife qu'il fuivit a pied. Elle ne tarda pas a reprendre fes efprits, quoique toujours très-agitée, & ayant peine a croire que ce qui venoit de fe patTer füt réel; mais voyant Delville dans fon appartement, quoiqu'il lui eüt formellement promis de ne pas s'y préfenter, la langueur qui s'étoit emparée de Tes fens , la quitta. 11 n'y étoit pourtant venu que pour lui témoigner  C 212 ) combien il étoit reconnoiflant de Ia grace qu'elle venoit de lui accorder , pour tdcher de la remettre dans fon état naturel, & lui recommander un million de chofes qui inréreflbient fa tendrelTe & fon repos. Craignant que fes domeftiques ne rentraflent, il s'arracha d'auprès d'elle , & prit le chemin du chdteau de Delville. Cécile ne pouvoit encore revenir de fon étonnement. Se trouver unie a Delville, être a lui du confentement de fa mere qu'il füt fon époux fans que fon pere eüt pu 1'empêcher; tout cela ne lui paroiffoit pas poffible : elle croyoit que c'étoit un fonge, mais un fonge qu'elle n'auroit pas voulu que 1« réveil diffipat. Fin de la première Partie du Tornt V.  C 2'3 ) PARTIE II. LIVRE X. CHAPITRE PREMIER. Une dècouverte. Le retour de Cécile fut encore plus heureux que fon voyage a Londres 1'avoit été : 1'incertitude qui la tourmentoit a (bn départ, avoit fait place au contentement & a 1'expectative d'un bonheur durable. Ses amies lui térnoignerent leurétonnement d'un retour auffi prompt; mais leur curkfné fur les motifs de ce voyage ne fut point fatisfaite. Henriette fut charrnée de la revoir, & Cécile, dont la pitié augmentoit 1'affection pour elle , la preffentit fur I'événement auquelelle fouhaitoit la préparer, en lui avouant franchement qu'il ne tarderoit pas a arriver. Henriette fit fon pofllble pourrecevoir cette nouvelle de fang-froid , & répondre a cetta preuve de confiance par des félicitations : mais fon courage ne put foutenir cet eflört héroïque; elle foupira, changea de couleur, &  (21+) fortit fubitement pour aller pleurer a fon aife dans fa chambre. Les agréments perfonnels de Delville & les fervices qu'il avoit rendus a fon frere avoient fait la plus forte impreflion fur un creur qui s'étoit donné entiérement a lui fans s'en douter. Elle ne s'étoit jamais demandé a ellemême a quoi la meneroit une paflion aufli infenfée : a peine en foupconnoit-elle le but. Elle 1'avoit entretenue par des projets chimériques & romanefques. Elle voyoit maintenant que tout étoit fini; mais quoique fincérement convaincue & repentante de fon erreur, cette conviétion ne fervoitqu'a 1'affliger. Cécile, qui, dans l'excès de fa douleur, démêla clairement fon innocence, étoit trop généreufe & trop équitable pour en être offenfée. Elle lui pardonnoit aifément d'avoir été tropfenfible au mérite de Delville, & plaignoit fa fituation fans la blftmer. Elle redoubla fes bontés & fes carefles, dans 1'efpoir de la confoler; mais elle ne voulut pas poufler plus loin fa confidence, attendant que la réflexion & le bon fens naturel d'Henriette la miflent en état de la mieux foutenir. Mais un événement qui arriva deux jours après, viot réveiller les anciennesinquiétudes de Cécile. On 1'avertit que Mad. Matt, cette pauvre femme qu'elle avoit établie a Bury, la prioit de lui donner audience. Elle lui per-  (■*'5 ) mit de monter; & lui ayant demandéce qu'elle defiroit :Rien, a préfent, Mademoifelle, lui répondit-elle; je ne viens point ici pour vous entretenir de mes propres affaires, mais uniquement pour vous apprendre une nouvelle. Vous m'aviez défendu de parler du mariage dont la cérémonie fut interrompue d'une maniere fi extraordinaire, & je vous affure que, depuis lors jufqu'a ce moment, je n'en avois pas ouvert la bouche : mais je fuis parvenue a découvrir la perfonne qui y mit oppofition, & je viens vous 1'apprendre. Cécile, extrêmement furprife , la pria de continuer. Eh bien, Mademoifelle, je ne fais pas encore bien pofitivement fon nom : mais je peux vous indiquer fa demeure; car aufli-iót que j'ai jetté les yeux fur elle, dimanche paffé a 1'églife, je 1'ai reconnue, & je faurois fuivie jufques chez elle, fi elle n'étoit pas montée en carrofle, ouque j'euffe pumarcher affez vite : j'ai pourtant demandé a un des laquais fon domicile, & i> m'a répondu qu'elle vivoit dans la grande maifon connue fous le nom du Bofquet. Vous favez peut-être, Mademoifelle , oü elle eft fituée. II m'a même dit fon nom , que je ne faurois aciuellement me rappeller. Jufte ciel! s'écria Cécile, ne feroit-ce point Bennet?  t>i6 ) Oui, Mademoifelle, c'eft bien ce «om-la : je m'en reflbuviens a préfent. Cécile fe hata de la renvoyer , & lui recommanda de ne faire part a perfonne de cette anecdote. Affligée & révoltée de cette découverte, elle vit alors avec horreur que tous fes doutes fe trouvoient enfin éclaircis, & que la perfidie de fon plus ancien ami & conficknt expliquoit clairement cet odieux myflere. Elle ne regardoit Mlle. Bennet que comme un agent dont on s'étoit fervi dans cette occafion, & n'étoit irritée que contre celui qui 1'avoit employée. Ce doit Être M. Monckton, s'écria-t-ellel Lui que je connois depuis fi long-temps , qui m'a fervi de mentor, dans la probité duquel j'avois une fi grande confiance, a qui j'ai eu recours dans mes tribulations, & qui a dirigé toutes mes entreprifes!... M. Monckton me trahir aufli honteufement, aufli cruellement! Abufer d'une confidence que mon eftime pour lui m'avoit arrachée! S'en prévaloir pour me faire 1'injure la plus fanglantel Elle ne douta plus que ce ne füt aufli lui qui 1'eüt deflervie aunrès de M. Delville. 11 n'étoit pas pofllble qu'elle eüt deux ennemis dans le monde aufli acharnés contre elle; & celui qui avoit montré aflez peu de délicatefle pour ofer , même au pied de 1'au- tels  ( «7 ) tel, interrompre une cérémonie augufte, étoit feul aflez vil pour l'avoir calomniée avec tant de noirceur. Des idéés aufli défavorables une fois cone, ues, les conjeftures les porterent encore plus loin. L'attention de Morrice a 1'accompagner jufqu'a Londres, fa vifite après qu'elle y fut arrivée, & fon affeétation a obferver Se a fuivre Delville, lui parurent des démarches diélées par M. Monckton, dont il venoit alors de quitter la maifon ; elle étoit convaincue que Morrice, quels que fuflent les ordres que M. Monckton eüt pu lui donner, n'auroit pas héfité un inflant a les exécuter ; & elle ne douta pas que les informations de ce jeune homme n'euflent contribué a Pinftruire de fes démarches. II s'agiflbit enfuite de pénétrer le motif d'une perfidie aufli noire & aufïi compliquée : un feul pouvoit l'avoir diétée; & Cécile, quoique naturellement peu défiante, le découvrit bientót. Accoutumée depuis long-temps è regarder M. Monckton comme un ami aufli für que défintéreffé, le refpeét qu'elle avoit eu pour lui dans fon enfance lui faifoit recevoir les moindres attentions de fa part comme des faveurs ; & loin de s'y dérober, elles les avoit innocemment recherchées. Le zele de M. Monckton a lui donner fes avis, fa conduite Terne F. K  ( ai8 ) franche, aifée & cordiale avoient empêché qu'elle foupconnrit fes vues fecretes. Acluellement le myftere étoit dévoilé; fon averfion pour Ia familie Delville, a Iaquelle elle avoit attribué jufqu'alors tout ce que fa conduite avoit eu de défeftueux a fes yeux, n'auroit jamais été capable de le porter a une pareille extrêmité. Cette averfion même fe trouvoit alors expliquée , & mille circonftances concouroient a confirmer fes foupcons. L'intérêt plus qu'ordinaire , que M. Monckton prenoit a fa fortune , fes exhortations a 1'économie, le defir qu'il avoit témoigné qu'elle alldt habiter la maifon de M. Briggs, toutcontribuoit a lui indiquer le véritable motif de fes attentions. Si toutes ces circonftances réunies ne laiffoient prefqu'aucun doute fur le but que s'étoit propofé M. Monckton, la conduite qu'il avoit tenue a 1'égard de Cécile avoit toujours été fi circonfpeéle, que fes foupcons en étoient ébranlés; mais ils furent confirmés par un fi grand nombre d'autres preuves, que fes doutes furent entiérement éclaircis, & que bientót elle n'en eut plus aucun. Elle étoit encore occupée a réfléchir fur ce fujet, lorfqu'on vint lui annóneer la vifite de M. Monckton. La furprife & 1'indignation qu'elle reflentit en 1'entendant nommer, lui occafionnerent  ( 219 ) tin tretriblement univerfel; & fans kéfiter un inftant, elle lui fit dire qu'elle étoit en affaire, & ne pouvoit abfolument quitter fon appartement. Cécile ne pouvoit fe réfoudre a le voir; après s'être affurée de fon bypocrifie & de fa fcélérateffe. Elle fentoit cependant que la chofe ne pouvoit en refter la : il ne manqueroit pas de lui donner une explication, & feroit peutêtre affez habile, quoique les apparences fuflent fi fortes contre lui, pour paroitre innocent. S'attendant donc a quelque nouvel artifice de fa part, & bien réfolue a ne s'en pas laiffer abufer, elle envoya encore chercher Ia même femme, pour Ia queftionner & fe faire inftruire avec plus d'exaótitude de tóut ce qui étoit venu a'fa connoiffance. Cette femme étoit fortie pour aller travailler dans une maifon particuliere, & ne pouvoit quitter qu'a la nuit : lorfqu'elle fut venue, qu'elle eut répondu a fes demandes, elle vit, par la defcription qu'elle lui fit, que Ia perfonne en queflion ne pouvoit être que Mlle. Bennet. Elle la pria après cela de revenir le lendemain dans la matinée, & envoya un Iaquais au Borquet, chargé de faire fes compliments a Mlle. Bennet, & de lui offrir fon carrofle pour le lendemain, a 1'heure qu'il lui conviendroit,' ayant quelque chofe d'important a lui communiquer. K ij  ( mo ) Elle prévoyoit bien que ce meflage pourroit faire naltre des foupcons, & 1'engager a fe tenir fur fes gardes: ce qui nel'empêchapourtant pas de penfer que la rencontre imprévue de la femme en queftion, qu'elle comptoit lui confronter dès 1'inftant de fon arrivée, déconcerteroit les projets qu'elle auroit formés pour fa juftification. M. Monckton lui-même n'auroit rien 4 oppofer k cette convidion; & comme elle ne le regardoit plus comme fon ami , elle vouloit par ce moyen s'éviter la peine d'entretenir le moindre commerce avec lui. CHAPITRE II. Une entrevue. Le laquais ne revint que fort tard ; & d'un air confterné, il dit qu'il ne lui avoit pas été peffible de rencontrer perfonne qui füt en état de recevoir fon melfage , ni de lui donnerune réponfe; que les gens du Bofquet étoient tous dans la plus grande agitation, paree qu'au moment de fon arrivée M. Monckton avoit été rapporté mort chez lui. Cécile poufla un cri d'horreur; un fentïment fecret, affez approchant du remords, s'empara de fon efprit; elle craignit d'avoir contribué k cette cataftrophe, & toute inno>  C 221 ) cente qu'elle étoit, elle n'eut pas plutót ap. pris fa mort, qu'oubliant qu'il 1'avoit offenfée, elle s'accufa de trop de févérïté. Extrêmement troublée par cet horrible événement, elle pria Mad. Harrel & Henriette de permettre qu'elle les laiiTat fouper feules; & fe retirant dans fon appartement, elle réfolut de communiquer toute cette affaire a Delville par une lettre qu'elle adrefferoit è Margate, pofte reftante. Elle fentit alors tout 1'avantage qu'il y avoit pour elle d'être fa femme, rien ne s'oppofant plus a ce qu'elle lui fit part de toutes fes affaires , & qu'elle communiqué a 1'homme qui poffédoit fon ccsur fes plus fecretes penfées. Tandis qu'elle étoit occupée a exécuter une réfolution qui lui rendoit fa tranquillité, on lui apporta une lettre de Delville même. Elle la reent avec reconnoifTance, & 1'ouvrjt avec autant de joie que d'emprelTement. II avoit promis de ne pas tarder i lui écrire; mais il lui paroilToit impofïïble qu'il eüt pu le faire (itót. II ne lui fallut pas beaucoup de temps pour la lire: elle ne contenoit que ce peu de mots. „ A Mifs Beverlsï. „ Ma Cécile, Soyez feule, je vous en conjure; écarté K iij  (2*0 tout Ie monde, & recevez-moi dans un moment. " Elle fut extrêmement furprife a la vue de ce billet. II n'étoit point figné, les carafleres en étoient confus, 1'écriture mal formée, les mots en petit nombre & a peine lifibles. II defiroit de la voir, & de la voir feule; elle ne pouvoit héfiter a le fatisfaire... Mais qui falloit-il écarter ?... Si elle enjoignoit a fes domeftiques de s'éloigner, ils n'en feroient que plus curieux de 1'obferver... Elle ne favoit a quel expédient recourir; elle étoit aufli embarralTée que furprife. Elle demanda fi quelqu'un attendoit fa réponfe. Le laquais dit que le billet avoit été remis par un inconnu qui n'avoit point parlé , & avoit difparu. Elle ne douta pas un inftant que ce ne füt Delville. .. Delville qui ne pouvoit étre de retour du cbdteau & avoir rejoint ra mere, & qu'elle croyoit déja hors de 1'Angleterre! Tout ce qu'elle imagina pouvoir faire de mieux pour répondre a fes intentions , fut d'aller Pattendre dans fon cabinet de toilette, après avoir ordonné que fi quelqu'un la demandoit, on le lui amenat immédiatement, & défendit qu'on 1'interrompit. Cette entrevue 1'inquiétoit beaucoup; mais quoiqu'elle füt contraire a leurs conventions, elle ne penfoit point a lui en faire Ie moindre  ( m ) reproche; Ie délbrdre de fon billet, la main peu affurée & tremblante avec Iaquelle il 1'avoit écrit, la fingularité de fa demande dans une fituation telle que la leur, tout lui prouvoit qu'il ne venoit point la trouver fans de fortes raifons , & tout lui donnoit lieu de craindre qu'il ne lui apportdt de facheufes nouvelles. Elle n'eut pas le temps de faire bien des conjeétures & cet égard : au bout de peu de minutes, un laquais ouvrit la porte, & dit : Mademoifelle, un Monfieur... Et Delville entrant brufquement, la ferma lui-même, dans Pimpatience qu'il avoit d'être feul avec elle. A fa vue , les preffentiments finiftres de Cécile prirent une nouvelle confiftance ; elle s'avanca pour le recevoir; il s'approcha d'un vifage riant & empreffé : mais cette gaieté ne fut pas de longue durée ; il ne put cacher fa pdleur, tous fes traits annoncoient 1'horreur dont 'il étoit faifi ; fon trouble étoit trop vifible pour que Cécile ne s'en appercüt pas. II lui paria cependant avec amitié , & d'un ton affeclueux ; mais fa yoix tremblante démentoit fes paroles, &ne prouvoit que trop qu'intérieurement régnoient le trouble & Ia confufion. Cécile , interdite & épouvantée , n'avoit pas la force de lui demander une explication qu'il fembloit redouter. II lui parloit du bonK iv  ( *2+ ) heur qu'il avoit de la revoir avant de quitter Ie Royaume , la fupplioit de lui écrire fouvent, lui répétoit les mêmes chofes, entamoit un fujet, & paffoit a un autre; beaucoup de queftions fur fa fanté, fon voyage , fes affaires, fa tranquillité d'efprit, fans écouter les réponfes , ou avoir 1'air de s'étonner qu'elle ne lui en fit aucune. La frayeur de Cécile augmentoit a chaque inftaut. Certaine qu'il devoit être arrivé quelque chofe de fort étrange & de bien trifte , il lui étoit impoflible de deviner ce que ce pouvoit être; elle n'avoit ni la force ni le courage de le lui demander. Delville , i la fin , s'étant un peu remis de fon premier trouble, paria d'une maniere plus conféquente ; & la regardant d'un air inquiet, lui dit : Pourquoi ce filence , ma Cécile ? Je ne fais, répondit-elle en s'efforcant de parler; mais je ne m'attendbis point a vous voir: je vous écrivois dansce moment, comptant que vous recevriez ma lettre a Margate, oü j'allois 1'adrefTer. Continuez donc a écrire ; mais adreffez votre lettre a Oliënde : j'y ferai avant 1'arrivée de la pofte, & je ne voudrois pas perdre une ligne , un mot de votre part, pour tout ce que 1'univers pour. roit m'ofFrir de plus précieux. PJus promptement que la pofte, s'écria  C «5 ) Cécile ! Mais comment Mad. Delville pour- roit-elle Elle s'arrêta , ne fachant ce qu'elle devoit lui demander. Elle eft aétuellement en route pour Margate , & j'efpere y arriver avant elle & la recevoir. Je veux feulement vous dire adieu, & partir. i Cécile ne lui répondit pas un mot , fon étonnement & fa confuüon augmentant de plus en plus. Vous êtes penGve, lui dit-il avec tendrefle; feriez-vous malheureufe, charmante Cécile ? O la plus excellente des femmes ! fi j'avois contribué a vous rendre infortunée S.... Cependant je dois... Cela eft inévitable. O Delville I s'écria-t-elle en s'armant da courage, pourquoi ne voulez-vous pas me parler franchement?... Vous n'êtes pas dans votre fituation ordinaire ; ne faurai-je point ce qui vous inquiete ? Ne me fera-t-il pas permis de vous exprimer la crainte que j'ai que quelque chofe ne vous ait caufé de la peine ? Vous êtes trop bonne , lui répartit-il , il y auroit de la barbarie a vous afïïiger. Pourquoi non? s'écria-t-elle avec plus d« fermeté, ne dois-je pas me foumettre a la defiinée impofée a tous le3 humains ? Doisje me flatter que le cours ordinaire des chofes changera en ma faveur , pour que je n'éprouve jamais rien que d'heureux. K v  ( 226 ) II n'eft dans Ie fond rien arrivé de bier* facheux : avez-vous la une plume & de 1'encre ? Elle lui en donna. Vous dites que vous étiez occupée a m'écrire... Je vais a mon tour commencer une lettre pour vous. Pour moi ? s'écria-t-elle. II ne répondit poinr ; mais prenant Ia plume , il écrivit quelques mots ; enfuite , jettant Ie papier fur la table , il dit : Imbécille que je fuis!.... j'aurois pu, fans venir ici, faire Ia même chofe. Puis-je lire ce que vous venez d'écrire ? demanda-t-elle; & voyant qu'il ne s'y op. pofoit pas , elle s'approcha , & vit ce qui luit: Je crains de vous allarmer par trop de prêcipitation Je crains de vous tour- tnenter en vous tenant trop long - temps en fufpens;... mais les chofes ne font point telles qu'elles devroient.. .. Ne craignez rien, s'écria-t-elle en fe tournant de fon cóté avec le plus tendre empreffement; dites - moi fenlement ce que ce peut être... Ne fuis-je pas votre époufe ? Obligée par les liens les plus facrés a partager vos peines , fi je fuis aflez malheureufe pour ne pouvoir les foulager... Puifque vous daignez m'accorder un titre  ( 227 ) fi précieux, & qui, fi vous ne vous repentez point de me l'avoir donné, fera pour moi préférable a tous les autres, je ne vous cacherai point que les chofes ne vont pas comme je le defirerois ; j'ai été trop prompt... Vous me blamerez; je mérite de 1'être.... Chargé de veiller 4 votre repos & de faire votre bonheur, aurois-je dü permettre que la colere-, le reflen timent , Ia violence me fiffent oublier ce que je devois a un pareil dépót ? Mes remords ont déja prévenu vos reproches;... mais il ne fe peut... Qu'eft-ce donc, s'écria-t-elle avec chaleur, que vous avez pu faire? II n'eft aucun événement qui puifle jamais me faire repentir de m'être donnée a vous. Généreufe Cécile', s'écria-t-il, des paroles telles que celles que vous me faites entendre , fi je n'éprouvois pas dans cet inftant le chagrin le plus cuifant, feroient capables de me caufer une fatisfaétion a Iaquelle nu! mortel n'a pu encore atteindre. Mais ces paroles, lui dit-elle avec encore plus de vivacité , vous me les avez arrachées par la terreur que vous me faites éprouver. Prenez donc a Ia fois le bien & le mal, & fouvenez-vous que , fi tout ne va pas comme vous le defireriez , vous avez aétuellement une fidelle amie a qui vous confier, & qui partagera également vos plaitirs & vospeines. K vj  C*28 ) Montrez Teulement autant de courage que vous avez témoigné de bonté & de complaifance, répartit-il, & je ne craindrai plus de tout dire. Elle lui en réitéra les aflurances : ils s'aflirent tous deux, & il commenca fon récir. Aufli-tót que j'eus quitté votre appartement, je me rendis a 1'endroit oü j'avois ordonné qu'on me tint une chaife prête, & je ne m'arrêtai que pour changer de chevaux, jufqu'a mon arrivée au chateau de Delville. Mon pere fut furpris de me voir, & me recut trés froidement. Ma iituation m'obligeant de brufquer les chofes, je lui dis qu'avant d'accompagner ma mere hors du Royaume , je venois lui communiquer une affaire que je croyois que mon devoir & mon refpect exigeoient que je fuffe le premier a lui apprendre. II m'interrompit alors d'un air févere, & me déclara pofitivement que, fi vous y étiez intéreffée , il refufoit d'en entendre parler. Je tachai de Ie faire changer de fentiment, en lui remontrant fon injuftice; mais il fe fdcha & s'exhala en accufations nouvelles & des plus cruelles, affurant qu'il les tenoit d'un témoin Irrécufable, puifque celui que 1'on avoit inf truit avoit vu les chofes de fes propres yeux. Je n'ai plus douté qu'il n'y eüt dans tout cela quelque horrible impofture. Ou , fürement, s'écria Cécile, qui ne con-  C 2=9 ) noifïbit que trop alors Phomme qui 1'avoit fi indignement calomniée. Jufte ciel! comme j'ai été trompée! & cela, par la perfonne en qui j'avois le plus de confiance! Je lui dis, continua Delville, qu'on 1'avpit indignement abufé, & je le conjurai de ne plus s'obftiner a me cacher le nom de celui qui étoit capable d'une pareille impofture. Mes prieres ne fervirent malheureufement qu'a augmenterfa colere : il me répondit qu'il étoit plus difficile qu'on ne penfoit de lui en impofer; que c'étoit moi a qui Pon avoit droit de reprocher que je me laifibis aiflement duper ; tandis que lui n'avoit fait qu'ajouter foi aux informations d'un des plus refpeélables gentilshomm.es de Ia province de Suffolk, qui vous connoifToit depuis votre plus tendre enfance, & qui 1'avoit affuré de la maniere la plus formelle qu'il avoit fait tout ce qui avoit dépendu de lui pour vous engager k changer de conduite, n'ayant épargné ni fes foins, ni fabourfe, pour vous tirer desmains desjuifs, & qu'il lui en avoit donné une preuve inconteflable en lui montrant vos propres billets, par lefquels vous reconnoifïiez lui devoir des fommes très-confidérables. Quelle horreur! s'écria Cécile, je n'aurois jamais cru qu'il eüt été poffible de pouffer la ooirceur & Ia perfidie fi loin. A peine pouvois-je me coatenir, reprit Del-  C *3° ) ville; j'ai ofé lui demander fiéreraent de me nomrrier fon auteur, que je n'ai pas craint de traiter comme il le méritoit; il m'a répondu froidement qu'il étoit lié par fon ferment, qu'il avoit promis de ne jamais le découvrir, & qu'il étoit d'ailleurs bien éloigné de vouloir récompenfer 1'intérêt qu'il lui avoit témoigné prendre a 1'honneur de fa maifon , par un manque de parole aufli formel. Alors j'ai perdu tout-a-fait patience. Parler d'honneur, me fuis-je écrié, après avoir prêté Poreiüe a d'infames calomnies de cette efpece, c'eft fe moquer.... Mais il eft inutile de vous tourmenter plus long-temps; il vous eft facile d'imaginer ce qui s'eft paffé. Ah, ciel! s'écria Cécile , vous vous êtes donc brouillé avec votre pere? Je 1'avoue, répondit-il, & il ignore encore que je fois marié : il étoit trop en colere pour qu'il me füc pofllble de le lui apprendre; je me fuis feulement engagé par-tout ce que j'avois de plus facré, a ne prendre aucun repos que je ne vous eufle pleinement juftifiée, en découvrant 1'auteur de cette infamie; aptès quoi je 1'ai quitté fans entrer en explication. Oh ! retournez donc direélement au ch&teau, s'écria Cécile , fongez qu'il efl votre pere; vous êtes obligé de fupporter fes foiblefles.... Hélas! fi vous ne m'aviez jamais  ( 23T ) connue, vous ne vous feriez jamais attiré fa colere! Croyez, répartit-il , que j'en fens tout !e poids : après que vous in'aurez entendu, fi vous continuez a 1'exiger, je retournerai im« médiatement chez lui; & fi je n'y vais pas, je lui écrirai, & vous me diélerez vous-même ma lettre. Cécile le remercia, & le pria de continuer fon récit. Ma première démarche, après être forti du chftteau, a été d'écrire a ma mere pour la prier de partir le plus tót qu'il lui feroit pofllble pour Margate, ne pouvant me rendre auprès d'elle au moment que je m'en étois flatté, & ne voulant pas que les affaires qui me retiendroient •indifpenfablement retardaflent notre voyage, ou Pobligeafient deprécipiter fa marche; efpérant d'ailleurs être rendu en même-temps qu'elle a Margate, fuppofé que je ne 1'y devancaffe pas. Et pourquoi ne pas retourner a Londres, comme vous le lui avez promis? J'avois affaire ailleurs; je fuis venu ici. Direélement? Non;..., mais bientót. Oü avez-vous été auparavant ? Ma Cécile, voici le moment oü vous aurez befoin de tout votre courage. J'ai laiffé mon pere fans entrer dans aucune explication avec  C 232 ) lui; mais ce n'a été qu'après que dans fa fureur, & voulant prouver 1'authenticité de fes informations , il a involontairement nommé celui de qui il les tenoit. Eh bien ? Cet hornme, le plus fourbe de tous les huraams, n'étoit autre que votre prétendu ancien ami, M. Monckton ! Je m'en doutois, dit Cécile, dont Ie fang fe glacoit de crainte & de terreur. Je me fuis rendu en diligence au Bofquet avec des chevaux de louage, que j'ai pouffés sutant qu'il m'a été pefiible. J'y fuis arrivé fur la fin du jour; il m'a fait entrer dans Ia bibliotheque; je lui ai dit le fujet qui m'amenoit.... Vous pSliflez, ma chere amie, vous vous trouvez mal. Cécile, trop affeéïée pour pouvoir répondre, appuya fa tête fur Ia table. Delville fe préparoit a appelier du fecours, mais elle pofa fa main fur fon bras, pour 1'en empêcher. II s'arrêta donc, & fit tout ce qu'il put pour la ranimer. Après quelques moments, elle leva de nouveau la tête, & dit d'une voix foible : Je fuis fachée de vous avoir interrompu; la fin de cette affaire m'eft déja connue.... M. Monckton efl: mort. Non pas mort, s'écria-t-il. II efl vrai qu'il eft dangereufement bleffé; mais, graces au ciel , il vit encore.  ( 233 ) H vit encore ? s'écria Cécile 'reprenant fa force & fes efprits. Oh! en ce cas, tout peut changeren bien... S'il n'eft pas mort, il pourra en revenir. II le peut, & j'efpere que cela arrivera. A préfent, s'écria-t-elle, racontez-moi tout ce qui s'eft pafté; je puis tout entendre. II n'y a que la mort d'un homme tué par fon femblable, dont je ne puifle foutenir Pidée. Je n'aurois jamais cru que les chofes allaffent fi loin. J'ai les duels en horreur; ce font des aé'tes de violence que rien ne fauroit juflifier a mes yeux; c'eft une invention barbare & cruelle. J'ai agi d'une maniere toralement oppofée a mes principes : mais furieux, & n'écoutant que le reflentiment que m'infpiroient fes infames calomnies, la raifon n'a plus eu da pouvoir fur moi. Je lui ai reproché fa perfi ■ die : il s'en eft défendu, & a cherché a fe juftifier : je lui ai dit que je 1'avois appris de mon pere... II a voulu détourner la converfation, en s'emportant contre lui; j'ai exigé qu'il fe dédlr, & vous juftifidt de fes faufles accufations. II m'a demandé quel droit j'avois d'exiger une pareille rétraélation. Je lui ai répondu avec fierté : Celui d'un époux. Son air ne m'a, dans ce moment, que trop fait connoitre les motifs de fa trahifon... II eft amoureux de vous: il avoit vraifemblablement ptojetté de vous empêcher de vous marter  C 234 ) jufqu'è ce que la mort 1'eut débarralTé de Ta femme; & alors il fe flattoit que fes artifices lui alfureroient votre main. Se voyant fur Ie point de vous perdre, il n'a pas craint denoircir votre réputation, plutót que de fouffrir que vous lui échappaffiez. Dès que j'ai eu avoué mon mariage, il a paru encore plus furieux que moi , & enfin... Pourquoi vous entretenir plus long-temps des efFets de notre frénéfie? Nous fommes fortis eniemble : mes piftolets de voyages fe trouvant déja chargés, je lui en ai laiffé Ie choix ; le défi venant de ma part, il a laché Ie premier fon coup, & m'a manqué. Je lui ai demandé encore une fois s'il confentoit a vous jufh'fier; il m'a crié que je n'a vois qu'a tirer, qu'il ne vouloit accepter aucune condition... Je 1'ai fait... & malheureufement j'ai vifé plus jufie que lui. Nous n'avions point de feconds, mais je n'ai pas tardé a trouver des gens pour le fecourir; je les ai aidés a Ie rapporter chez lui. On a d'abord cru qu'il étoit mort, & fes domefliques m'avoient arrêté : ayant cependant enfuite donné quelques fignes de vie, & mon ami M. Biddulph, que j'avois fait avertir, étant venu fur ces entrefaites, on m'a mis en liberté. C'eft ainfi que s'elt pafTé ce funefte combat, dont je venois vous rendre compte, efpérant qu'il vous effraieroit un peu moins en 1'apprenain de moi, que fi vous en étiez in-  C 235 ) formée par tout autre. Cependant les remords que j'ai éprouvés depuis que j'ai vu tomber cet infortuné, & 1'idée que j'étois fon meurtrier, le cbagrin, la douleur, ou plutót le repentir que j'avois en vous apportant une nouvelle aufli funefte, dont je prévoyois que vous feriez révoltée... vous a qui je ne voudrois jamais donner que des fujets de joie & de confolation... tout cela m'a fi fort troublé , qne je favois réellement moins que perfonne comment je devois m'y prendre pour vous préparer a une telle narration. II s'arrêta. Cécile ne put rien lui dire : le blamerdans cette circonfiance auroit été cruei & inutile ; cependant lui témoigner qu'elle approuvoit fa conduite, auroit été démentir fa raifon & fa fincérité. Elle voyoit clairement que fon erreur ne venoit que de fa générofité & de fon empreflement a prendre fa défenfe, & que la confiance qu'il avoit en elle & dans fon innocence, n'avoit pas cédé un feul inftant aux efforts qu'on avoit tentés pour 1'obfcurcir; elle en étoit vraiment reconnoiffante. Mais fa difpute avec fon pere... 1'état dangereux de fa mere... fon éloignement qui devenoit indifpenfable... fa propre fituation... fon mariage clandeftin... & plus que tout, M. Monckton, dont la mort étoit a craindre, qui 1'avoit recue de fa main, étoient des circonftances fi triftes, & dont les fuites pou-  voient être fi funefles, qu'elle ne favoit par oü commencer quelles confolations lui offrir... ou de quelle facon s'y prendre pour calmer 1'agitation de fon efprir. Delville ayant vainement attendu fa réponfe, lui dit alors, du ton le plus fombre : S'il eft pofiible que vous preniez encore aflez d'intérêt a ma deftinée pour vous embarrafier de ce que je deviendrai, daignez m'aider de vos confeils, ou plutót me donner vos inftruétions : je fuis a peine en état de penfer pour moi-même ; & fi vous vouliez en prendre le foin , ce feroit une confolation qui me donnéroit la force de tout entreprendre. Cécile, fortant tont-a-coup de fa rêverie, répéta : M'embarrafier de ce que vous deviendrez? O Delville ! ne me mettez pas au défefpoir, en vous exprimant ainfi. Panlonnez, s'écria-t-il; je ne prétends point vous faire un reproche; je ne veux que manifefter Ia perfuafion oü je fuis que vous ne me devez prefque rien. Vous m'avez exhorté a retourner chez mon pere, continuez-vous a le defirer? Je crois que cela eft nécefTaire, dit-elle, trop troub'ée pour favoir ce qu'elle difoit, & craignant de Ie blelfer en lui faifant encore attendre une réponfe. J'irai donc, répartit-il, fans héfiter , trop heureux d'être guidé par vous, quelle que foit  <*37 ) Ia route que vous m'indiquiez. II efl vrai q-e j'ai aétuellement beaucoup de chofes a lui dire; & quoiqu'il foit très-irrité, vous ne devcz pas craindre que je ne foufFre patiemment fes reproches. Après cela, que faudra-t-il que je faiTe? Que vous fafliez? répéta-t-elle; en vérité je 1'ignore. Me rendrai-jei mmédiatement a Margate, ou reviendrai-je auparavant ici? Comme il vous plaira, dit-elle en foupirant profondément. Je ne veux rien faire que par vos confeils; les fuivre eft Ie feul plaifir que j'aie au monde. Quel parti faut-il donc que je prenne ?... Vous ne refuferez pas de me 1'indiquer? Non, eertainemeut; rien ne fauroit m'en empêcher. Parlez-moi donc, ma chere amie, & ditesmoi... Mais pourquoi ce filence ?... Vous feroit-il trop pénible de me confeiller? Non, en vérité, dit-elle en portant la main au front; je vous parlerai dans un moment. O ma Cécile 1 s'écria-t-il, en la regardant d'un air allarmé; rappellez vos efprits ! vous ne faites nulle attenrion a ce que vous dites; vous me répondez comme fi vous ne preniez aucun intérêt a ce qui me concerne. Pardonnez-moi; j'en prends beaucoup, ditelle en foupirant profoadément.  ( *33 ) Ne foupirez pas fi amérement, s'écria-t-il, fi vous avez la moindre pitié!... Je ne faurois foutenir votre affliction. J'en fuis bienfachée, répartit-elle en foupirant de nouveau, & fans s'appercevoir qu'elle lui parloit. Jufte ciel! s'écria-1 il en fe levant, ceflez dem'efFrayer, parlez-moi plus intelligiblement. M'entendez-vous, Cécile? Pourquoi refufezvous de me répondre ? Elle trembla, palit, & pofant fes deux mains fur fon cceur : Oh, oui! dit-elle; mais Je fuis opprelfée... je me fens la une pefanteur... je ne faurois refpirer. Cher objet de mes vceux, s'écria-t-il en fe précipitant a fes pieds, ne m'accablez pas par ces terreurs!... rappellez vos fens! dites-moi du moins que vous me connoiiTez!... ditesmoi que je n'ai point occafionné votre défefpoir !... O vous qui poffédez toute ma tendretTe! ma chere, mon adorable Cécile!... tirez-moi de cette afFreufe fituation!.... II m'eft impoffiblede la foutenir plus long-temps! Ces exclamations paffionnées lui rendant toute fa fenfibilité, elle ne retint plus fes !armes , & fon cceur en regut le foulagement dont il avoit befoin. Jamais Delville n'avoit été plus flatté des marqués de fon affliéïioii, qu'il le fut en voyant couler ces précieufes larmes. Elles coulerent  ( =39 ) i long-temps fans s'arrêter, la tendrefle & les : confolations de Delville ne fervant qu'a les augmenter. Cécile rappellant enfin toute fa i fermeté, fe reprocha le peu de courage qu'elle i: avoit témoigné ; elle Pafiura qu'il pouvoit i compter qu'elle auroit plus de force d'efprit, l & le pria de penfer & de mettre ordre a fes affaires. Delville lui-mêtne avoit peine a recouvrer , fa préfence d'efprit: 1'état affreux oü il avoit ' vu Cécile pendant quelques inftants , avoit ! fait fur lui plus d'impreflion que la fcene tra» || gique a Iaquelle il avoit eu part : & Cécile, ; qui fe trouva plutót que lui en état de ré- fléchir & de délibérer, lui dit : Ah, Delville! I je réclame votre indulgence. Le faififlement i me rendoit incapable de vous donner aucun confeil. Au nom de Dieu , ne vous preflez point trop de faire ufage de vos forces, s'écria-t-il; il nous refte encore aflez de temps. Comment du temps? répondit-elle : quelle heure peut-il être? Dix heures , s'écria-t-il en regardant fa montre. II faut que vous me chafliez, ma chere Cécile; ou la calomnie, quoique lepau» vre Monckton fe taife, fe feroit entendre de nouveau. II faut que je vous chaffe, reprit-elle; je defue bien que vous partiez. Mais apprenez»  ( 240 ) moi auparavant vos projets, & Ia route que vous vous propofez de fuivre. C'eft vous-même, répondit-il, qui en déciderez; vous me direz fi je dois retourner au chdteau de Delville, ou aller direétement a Margate pour hater le voyage de ma mere , avant que la nouvelle de ce fatal combat parvienne jufqu'a elle. Partez pour Margate , s'écria-t-elle vivement, ne différez pas un inflant : vous pourrez écrire d'Oftende a votre pere. Mais ret tez, je vous prie, hors du Royaume jufqu'a ce que nous voyions ce qui arrivera de ce malheureux homme, & informez-vous des gens de loi, des fuites que fa mort pourroit avoir pour vous. Les fuites feroient un procés, qui, fuivant toute apparence , tourneroient contre moi. J'ai été l'aggrefTeur. Tous fes domefiiques témoigneroient qu'il ne m'a point cherché, & que c'eft moi qui ai été le trouver... O ma Cécile! 1'imprudence que j'ai commife eft fi contraire a mes principes, & quoique vous gardiez le filence, je fais qu'il eft fi oppofé aux vótres, que jamais, malgré fesTcrimeSi je ne me pardonnerois fa mort. II vivra, il vivra, s'écria Cécile, cherchant i déguifer fa terreur; ne craignez rien, il vivra. A 1'égard de fa bleflure & de fes fouffrances , fa perfidie ne les a que trop méritées. Aliez  ( 241 ) , Allez donc a Margate. Ne vous occupez plus i que de Mad. Delville, & faites en forte qu'elle ignore toujours ce qui s'efl palfé. J'irai, je refterai, je ferai tout ce que vous i m'ordonnerez : mais fi ce que je redoute venoit a arriver , fi ma mere continuoit a fe : trouver mal, que mon pere demeurfit infiexib!e, que M. Monckton mourüt, & que 1'Angleterre ne füt plus un pays qu'il me convtnt d'habiter.... pourriez-vous me promet- tre voudriez-vous en ce cas confentir a me fuivre? Pourrois-je!... Ne dépends-je pas de vous ? N'avez-vous pas Ie droit decommander? Parlez; vous n'avez qu'a dire un mot. Voulezvous que je vous fuive a 1'inflant? Delville, touché de fa condefcendance, eut peine a trouver des termes pour lui exprimer i fa reconnoiflance : il n'héfita cependant point a refufer de s'en prévaloir. Non, ma Cécile, s'écria-t-il, je ne fuis point aflez injufle pour abufer de vos bontés : nous attendrons du moins que Ia néceflité nous force a embraffer ce parti. Emmener ma femme dans une circonflance oü j'ignore encore fi ma vie n'efl. point en danger!... La fairefortir d'un Royaume d'oü je fuis obligé de fuir! La forcer a s'exiler au premier inflant que je déclarerois mon mnringe! Non, a moins que je ne fois deftiné a être éternellement étranger a ma paTornt y. L  ( 242 ) trie, il eft impoffible que j'acquiefce a votre propofition.- Croyez qu'il n'y aura jamais que ce malheur qui me fafle confentir a ce que vous fuiviez un meurtrier. Ils réfléchirent enfuite è ce qu'il leur conviendroit de faire ; & après s'être mutuellement confultés, ils conclurent que, dans le défordre actuel de leurs affaires, il convenoit de ne point avouer leur mariage, pas même a M. Delville, pour qui la nouvelle du duel &du dangerde M. Monckton feroit déja un firude coup, qu'il y auroit de la cruauté a en ajouter un qui Ie mettroit au défefpoir. Delville réfolut d'écrire , dès qu'il feroit rendu a Oftende , aux différentes perfonnes qui en étoient inftruites, pour les engager a lui garder Ie fecret. Cécile promit de 1'avifer, chaque courier, de 1'état de M. Monckton, & Ie conjura de ne pas s'arrêter plus longtemps , afin de prévenir les nou velles défagréables qui pourroient parvenir a fa mere. II obéit, & prit congé d'elle de la maniere la plus tendre, en Ia conjurant de ne point fe laiffer abattre par le chagrin, & d'avoir leplus grand foin de fa fanté. Le bonheur, dit-il, eft bien en-arriere avec nous. Mes emportements 1'ont peut-être fait fuir; mais votre douceur & votre bonté le rappelleront encore: tout celui qui peut m'être réfervé , ne fauroit venir que de vous.... Ne vous affligez  ( =43 ) donc pas , rna généreufe Cécile , & fongez que ce n'eft qu'en prenant foin de votre confervation, que vous me prouverez votre tendrefie. Je ne me laïfleraï point abattre, réponditelle ; je me flatte que vous connoitrez que votre confiance en moi n'a point été mal placée. PuilTe la paix habiter avec vous, ma chere & tendre amie, ma chere, ma confolante Cécile! PuiflTe-t-elle vous faire oublier ce cruel moment que je vous ai fait paffer! II s'arracha d'auprès de Cécile , qui , a 1'ouie de ces bénédiétions, fe feroit volontiers exprimée comme la tendre Belvidera (i): Oh ! reftez avec moi.... dujfiez • vous me maudire. Elle prêta 1'oreïïle aufli long-temps qu'elle put entendre le bruit de fes pas, comme fi elle avoit dü cefler de vivre en le perdanr. 5e rappellant enfuite le danger qu'il y auroit eu pour lui & pour elle s'il eüt prolongé fon féjour, elle tacha de fe confoler de fon départ. La terreur qu'elle avoit éprouvé, les crain- (a) Perfonnage de Ia tragédie de Venifc fauvét, 4'Oway. Cette piece eft affcz connue en France par la traduüion de M, de la Place. Lij  ( =44 ) tes que lui infpiroit .Pavenir, faifoient une telle impreflion fur fon efprit , qu'incapable de penfer, & fans favoir ce qu'elle faifoit , aufïï-tót qu'elle n'entendit plus les pas de Delville , elle alla s'affeoir fur la chaife qu'il avoit occupée, & y refta les bras croifés, fans mouvement & fans parler, ne penfant a rien, perfuadée cependant que ce qu'elle faifoit étoit a fa place. Elle conferva cette attitude jufqu'au moment oü Henriette entra pour lui fouhaiter le bon foir; fa furprife de Pair étrange & de la fituation de Cécile, & les queftions qu'elle lui fit, rendirent è cette derniere Pufage de fes facultés : mais épouvautée elle-même de fon égarement, & perfuadée qu'elle ne fermeroit pas 1'ceil de toute la nuit, elle accepta les offres obligeantes que cette aimable rille lui fit de palfer la nuit dans fon appartement. Cécile ne lui apprit cependant point ce qui s'étoit palfé : elle ne favoit que trop que ce récit ne ferviroit qu'è 1'affliger inutilement : fa complaifance, fa converfation furent un préfervatif efficace contre les idéés trifles & accablantes, dont elle auroit été tourmentée fi elle füt reftée feule. Et ce fut une grande fatisfaélion pour Henriette dans fon afflidlion , de pouvoir adoucir les peines de fa chere Mifs Beverley. Elle ne Ia quitta plus ni jour, ni nuit. La fatisfaction qu'elle éprouvoit eu té-  ( =45 ) moignant ainfi une partie de Ta reconnoiflance , lui procuroit un contentement qu'elle n'avoit point encore connu, en lui infpirant une idéé plus avantageufe d'elle-même. CHAPITRE III. Une fommation. Le premier foin de Cécile, dès que le jour | parut , fut d'envoyer au Bofquet , d'oü on ; ne lui rapporta que de mauvaifes nouvelles. ! M. Monckton étoit encore en vie, mais on : n'efpéroit guere qu'il fe tirat d'affaire; il étoit jl toujours dans le délire, & ne cefibit de par, Ier de Mifs Beverley & de fon mariage avec Delville. Cécile, qui favoit bien qu'en cela il ne donnoit aucune preuve de délire , fe flatta que 'il fon état étoit moins dangereux qu'on ne l'imaginoir. Le lendemain, on lui apporta des nouvelI les bien plus fdcheufes encore , quoiqu'elles ne la regardaflent pas perfonnellement. M. ! Monckton , dans un accès de délire , avoit i fait appelier Milady Marguerite , & 1'avoit traitée cruellement : il lui avoit reproché fa vieillefle & fes infirmités , lui difant qu'elle étoit 1'unique caufe de fes foufFrances, & Pagent immédiat de Satan a fon égard. Milady L iij  C 240 ) Marguerite, que ni fa méchanceté, ni fa jaloufie n'avoient pu détacher de lui, défefpérée, effrayée, & cherchant è éviter un mouvement qu'il avoit fait pour la frapper, avoit été faifie d'une apoplexie, dont elle étoit tornbée morte fur Ie plancher. Jufte Ciel ! penfa Cécile, quelle punitïon exemplaire pour cet homme , qui perd une femme qu'il déteftoit, a 1'inftant même oü fa mort n'eft plus utile a fes deffeins ! Pauvre Milady Marguerite! fa vie a été aufli amere que fon humeur. Epoufée par intérêt „ traitée comme un obflacle a Ia félicité de fon mari, elle finit par être la viclime de fon délire & de fon défefpoir. Elle écrivit cette nouvelle a Oflende, d'oü elle regut une lettre de Delville, par Iaquelle il lui apprenoit que la foiblefle & la maladie de fa mere ne lui avoient pas permis d'aller plus loin; que le mal de mer 1'avoit fait fout frir, au point qu'il avoit craint qu'elle n'en perdlt Ia vie. Cécile paffa une femaine entiere dans la plus grande agitation , Monckton toujours trésmal, Delville retenu aOftende, & elle-même également tourmentée par le paffé & par fes craintes pour 1'avenir, lorfqu'on 1'avertit un matin qu'un Monfieur defiroit de lui parler fur-le-champ pour des affaires importantes. Elle Ie re?ut immédiatement. L'idée de Del-  C 247 ) I, ville, qu'elle avoit continuellement dans 1'ef1 prit, lui fit imaginer que ce pouvoit être lui, i & elle forraoit déja une foule de conjeéhires fur les raifons qui avoient pu le porter a revenir fi promptement. L'événement fe trouva cependant peu conforme a fes efpérances : celui qui fe préfenta lui étoit parfaitement étranger; c'étoit un vieil; lard, dont la figure & les manieres étoient peu prévenantes. Elle lui demanda ce qu'il defiroit. J'imagine, Madame, que vous êtes la maitreffe de la maifon? Elle fit une inclination de tête pour lui marquer qu'oui. Voulez-vous bien me permettre, Madame, de vous demander votre nom ? Mon nom, Monfieur? Vous me ferez beaucoup de plaifir, Ma, dame, fi vous voulez bien me le dire. Eft-il pofllble que vous foyez venu ici fans le favoir ? Je ne le fais, Madame, que par la voix publique. Le bruit public, Monfieur, eft, je crois, rarement trompeur dans une affaire oü il efl: I fi facile de s'aflurer de la vérité. Auriez-yous, Madame , des raifons qui 1 vous empêchaflent de m'en inftruire? Non, Monfieur, mais 1'affaire que vous L iv  C =43 ) avez a me communiquer ne fauroit être fort importante , puifque vous ignorez quelle eft la perfonne k qui vous vous adreffez. 11 fera donc aflez tót pour nous voir, lorfque vous aurez prisailleurs des informations k cet égard. Elle voulut alors fe retirer. Je vous prie , Madame, s'écria 1'étranger, d'avoirun moment de patience; il eftnéeeflaire, avant que j'entre en matiere, que j'apprenne votre nom de vous-même. Eh bien , Monfieur, répartit-elle , après avoir héfité un inftant, j'ai peine k croire que vous foyez entré dans cette maifon fans favoir qu'elle appartenoit k Cécile Beverley. _ Ce nom, Madame, eft celui que vous portiez quand vous étiez encore fille. Quant j'étois encore fille ? s'écria-t-elle avec furprife. N'êtes-vous pas mariée, Madame ? Mariée, Monfieur? répéta-t-elle en rougiiTant extrêmement. C'elt, Madame le nom de votre mari, que j'entends vous demander. Et de quelle autorité, Monfieur, s'écriat-elle aufli furprife qu'irritée, me faites-vous ces queflions fingulieres? Je fuis envoyé , Madame , par M. Egglefton , qui, en vertu du teflament de votre oncle, e(t après vous le plus proche héritier  C 249 ) «le cette terre , au cas que vous vinfïlez i mourir fans enfants, ou a changer de nom en vous mariant. Je me flatte, Madame, que vous conviendrez du droit qu'il a de prendre des informations a cet égard, & je vous préviens qu'il me Fa transféré par une procuration en bonne & due forme. L'embarras & la confufion de Cécile furent alors inexprimables ; elle ne favoit ce qu'il convenoit de faire, s'il falloitavouer 011 nier, elle ne pouvoit imaginer par qui ou comment fon fecret avoit été divulgué, & elle n'avoit jamais penfé au parti qu'elle auroit a prendre dans une circonftance pareille a celle oü elle fe trouvoit. M. Egglefton, Madame, continua-t-H, a été informé par des gens dignes de foi que vous étiez aétuellement mariée ; il fouhaite. roit donc de favoir queües font vos intemions en continuant a vous faire appeller Mifs Beverley, comme fi vous étiez encore fille. Cette conduite le laifTe dans 1'incertitude; & comme cette affaire efl. pour lui de la plus grande importance, il fe flatte qu'une perfonne d'honneur comme vous, Madame, en agira rondement & fans fupercherie. Cette demande , Monfieur, lui répondit Cécile en héfitant , efl: fi extrêmement... fi... fi peu prévue... La méthode, Madame, a fuivre en pareil L v  C 250 ) cas, eft de ne point s'éloigner du fujet: êtesvous ou n'êtes-vous pas mariée? Cécile, déconcertée , ne lui fit point de réponfe : défavouer fon mariage dans un moment oü on la fommoit formellement de déclarer ce qui en étoit, lui paroiffoit condamnable; Pavouer dans la circonftance oü elle fe trouvoit, auroit pour elle des fuites les plus fdcheufes. Ceci, Madame, n'eft point un badinage : M. Egglefton a une groffe familie & très-peu de fortune, encore fe trouve-t-elle fort en défordre; on ne fauroit s'attendre .qu'il veuille contribuer lui-même a fe ruiner volontairement , & confente , fachant que vous êtes mariée, a vous laifler (quoique votre mari n'ait point pris votre nom) jouir des revenus de cette terre. Cécile, ayant alors recouvré une partie de fa préfence d'efprit, lui répondit : M. Egglefton ne doit point craindre qu'on cherche a lui en impofer; ceux avec lefquels il a ou pouna avoir k traiter dans cette affaire, font d'honnêtes gens, incapables de le tromper. Je fuis bien éloigné, Madame, de lesfoup^onner d'un pareil deffein; je fuis fimplement chargé par M. Egglefton, de vous prier de lui faire connoitre Ie droit que vous prétendez avoir d'éluder les difpofitions de feu votre oncie, & par-Ia préjudicier manifeftement a fes intéréts.  C 251 ) Répondc-z-lui donc, Monfieur , que d'ici a huit jours on lui donnera tous les éclaircilTements qu'il peut defirer; & c'eft dans ce moment la feule réponfe que je puifle lui faire. Fort bien, Madame; il attendra jufqu'alors, j'en fuis bien für; car il feroit faché de vous caufer la moindre peine. II eft vrai que, dès qu'il a fu que votre époux avoit quitté le Royaume fans avouer fon manage, il a cru qu'il étoit temps de prendre quelques informations a cet égard. Cécile, qui reconnut par ce raifonnement que rien de ce qui la regardoit ne lui étoit caché,fut encore plus troublée, & répartit en tremblant : Puifque vous paroiffez, Monfieur, fi bien informé de toute cette affaire, vous me feriez plaifir de m'apprendre comment vous êtes parvenu a vous en inftruire. Je 1'ai apprife, Madame, par M. Eggleflon lui-même, qui Ia favoit depuis long-temps. Depuis long-temps, Monfieur ?... Cela efl impoflible, puifqu'il n'y a pas quinze jours... pas même dix, ou tout au plus que.... Elle s'arrêta, s'appercevant qu*elle faifoit un aveu qu'il étoit a propos de différer. Cela , Madame , reprit-il, fera peut • être fujet a conteftation; car lorfque cette affaire s'arrangera , il fera effentiel de fixer précifément Ie temps & même 1'heure, paree qu'un gros revenus annuel fe fubdivife, & que Fon L vj  C 252 5 calcule a combien il fe monïe par-jour : & 11 votre mari perfifle a conferver fon nom, il faudra non-feulement que vous reflituiez 1'héritage de votre oncle depuis le temps que vous avez renoncé au votre , mais encore bonifier les rentes que vous avez perc,ues depuis le jour de votre mariage. II n'y a pas le moindre doute a cela , répondit-elle, & 1'on ne fera aucune difficulté. II vous plaira donc de vous rappeller , Madame, que cette fomme augmente d'heure en heure , & que cette augmentation commence a dater du mois de Septembre dernier : ce qui a déja fait (lx mois en mars. Et depuis lors il faut encore ajouter... Jufte Ciel! Monfieur, s'écria Cécile, quel calcul faites-vous la ? Appellez-vous la femaine derniere le mois de Septembre. Non , Madame; mais j'appelle le mois de Septembre, celui dans lequel vous avez été mariée. En ce cas , Monfieur, vous vous trouverez bien loin de votre compte ; & M. Egglefton, s'il fuppofe avoir des arrérages aufli confidéiables a répéter, fera bien trompé dans fon calcul. M. Egglefton, Madame, eft parfaitement inftruit de toute cette affaire, comme vous le reconnoitrez vous-même fi. elle occafioune  ( *53 ) nn procè?. II loua , d'abord que vous Peutes quitté , 1'appartement que vous occupiez en Septembre dernier dans Pall-mal. La maltreffe de la maifon apprit k fes domeftiques que la derniere perfonne qui y avoit logé étoit une Dame qui n'y étoit reftée qu'un feul jour, & n'étoit venue a Londres, a ce qu'elle avoit fu , que pour fe marier : ces domeftiques informés que cette Dame étoit Mifs Beverley , & n'ignorant pas que leur maitre étoit conditionnellement fon héritier, ne manquerent pas de lui communiquer ce qu'on venoit de leur dire. Vous verrez , Monfieur, que tout cela n'aboutira a rien. Cela , Madame, ainfi que je vous 1'ai déja infinué, refte encore a prouver. Si Pon voit une jeune Demoifelle , & on Pa vu entrer a huit heures du matin dans une Eglife avec un jeune Monfieur & uue amie , qu'on la revoye enfuite fortir fuivie d'un Eccléfiaftique, & d'une autre perfonne qu'on fuppofe avoir rempli les fonétions de pere, & qu'elle entre enfuite dans un carrofie avec le même jeune Monfieur & la même amie, il me parolt que ce font la des préfomptions aflez fortes. Elles peuvent le paroïtre , Monfieur , & les conclufiotis qu'on en tireroit fe trouver fauffes. Je vous aflure fur mon honneur, que je ne fus point mariée alors.  C 254 5 Les aflurances, Madame, font ici de peu d'importance ; Jes préfomptions font affez fortes pour entamer un procés , &... Un procés? Nous nous fommes affurés, Madame, d'un grand nombre de témoins qui attefteront la vérité de ces faits. Les revenus de huit mois d'une terre comme celle -ci méritent bien qu'on fe donne quelques mouvements pour les recouvrer. Vous m'étonnez, Monfieur. M. Egglefton ne vous a jamais chargé de me tenir un pareil langage. M. Egglefton, Madame, en a agi trés honnêtement; & quoiqu'informé depuis longtemps de cette'affaire, il étoit perfuadé que M. Delville avoit de fortes raifons pour taire quelque temps fon mariage. II s'attendoit tous les jours qu'une fois ceffées, il ne différeroit plus a prendre votre nom. II n'a fait aucune démarche ; mais ayant appris qu'il étoit parti la femaine derniere, & avoit quitté l'Angleterre , fes amis lui ont confeillé de faire ufage de fes droits. Qu'il ne craigne pas, Monfieur, qu'on cherche a Pen priver; on lui rendra juftice, même fans qu'il menace d'enquêtes juridiques ou de procédures. La vérité, Madame, eft que M. Egglefton fe trouve dans le moment un peu court d'ar-  ( ~5S ) gent : ce qui Pengage a defirer que 1'affaire s'arrange le plutót pofllble ; k moins que vous ne conlentiez en attendant, de lui avaneer une certaine fomme , jufqu'a ce qu'il vous convienne de payer en entier ce qui lui efl do, & de vous defiaifir de la fuccefllon. II ne lui eft rien dü , Monfieur , ou du moins fi peu de chofe , qu'il ne vaut point la peine d'en parler. Je n'entrerai point en accommodement , n'ayant aucune propofi: tion a lui faire. Quant a la terre , je la ; quitterai le plutót que je pourrai. | Vous ferez fort bien , Madame; car il efl certain qu'il ne lui convient nullement d'attendre plus long-temps. Et il fe retira. CHAPITRE IV. Une délibération. Ce n'étoit plus le moment de moralifer, mais celui d'agir. Cécile s'étoit engagée k donner au bout de huit jours une réponfe finale , & le rufé Procureur avoit fu tirer d'elle 1'aveu de fon mariage , qui lui donnoit le droit de 1'exiger encore plutót. Le procés dont on 1'avoit menacée pour 1'obliger a payer huit mois d'arrérages, ne  C i$6 ) 1'épouvantoit nullement, paree qu'elle étoit füre de prouver qu'il s'étoit célébré beaucoup plus tard qu'on ne prétendoir. II étoit aifé de s'appercevoir que cet agent ne lui avoit été envoyé que dans la vue de lui arracher cette confeflion , & de 1'épouvanter aflez pour en tirer quelque argent : quant a cet aveu, en bonne confeience elle ne pouvoit guere 1'éluder; mais quant a 1'argent, fa trop grande facilité a le prodiguer autrefois , 1'avoit fi fouvent expofée a des inconvénients , qu'il étoit maintenant aflez difficile de la duper de nouveau fur cet article. II étoit pourtant inconteflable qu'elle vivoit dans une terre qui ne lui appartenoit plus , & dont elle feroit obligée de rendre compte , puifque par Ie tefiament de fon oncle , dès que fon mari refufoit de prendre fon nom, elle perdoit, a dater du jour de fon mariage , tous fes droits a Ia fucef. fion , qui paflbient a la familie Eggleflon. Le plan de Delville, & 1'efpoir dn fecret les avoient empêchés de s'occuper férieurement de cet objet, & cette découverte inattendue Ia mettoit a Ia difcrétion de fes parents. La première idéé qui lui vint, fut d'envoyer un exprès a Delville, pour lui demander ce qu'elle devoit faire ; mais elle craignoit fon trop de vivacité, & elle étoit pref.  ( 257 ) que certaine qu'au même inftant qu'il la fauroit dans 1'embarras, rien ne ponrroit Pempêcher de revenir, quels que fuffent les rifques qu'il courüt. C'eft pourquoi elle n'ofa hafarder cette démarche , & préféra de fouf1 frir patiemment tous les inconvénients auxquels elle feroit en bute , plutót que d'expofer Delville ft de nouveaux périls, en hatant fon retour dans un temps oü 1'on ne doutoit plus de la mort prochaiue de M. Monckton. Mais, quoiqu'il füt facile de convenir de ce qu'il falloït évirer, il 1'étoit beaucoup moins d'imaginer ce qu'il convenoit de faire. Mad. Charlton n'exiftoit plus, & elle n'avoit perfonne au monde a qui fe confier. Elle ne pouvoit continuer 4 vivre fur Ie même pied qu'elle avoit vécu jufqu'alors, fans contracler des dettes qui auroient dérangé Delville. D'un autre cóté, en quittant fa maifon & en diminuant Ta dépenfe, elle auroit néceffairement fourni matiere a des foupcons qui n'auroient pas manqué d'avancer une découverte qu'elle defiroit fi fort de retarder. Elle fentoit que fi fes affaires & fa fituation devenoient publiques fi cette époque, elle fe trouveroit dans une fituation très-allarmante pour fa délicatefle.... Mariée fecretement, féparée de fon mari fi 1'inftant de leur union, d'un mari  C =58 ) dont Ia main venoit de porter un coup mortel a celui qui avoit toujours fait profenion dêtre fon plus iincere ami... mariée a un homme dont le pere abhorroit ce mariage, & dont la mere alloit Ötre la viétime de Ia chaleur avec Iaquelle elle s'y étoit oppofée, & qui lui-même ignoroit encore s'il pourroit jamais rentrer dans fa patrie! A des circonftances aufli terribles, fe joignoit le défagrément de redouter qu'on ne Ia mit hors de fa maifon avant qu'elle eüt Ie temps d'en trouver une autre pour s'y retirer. Comment décider I'endroit oü elle iroit, ce qu'elle feroit, ou le parti qu'elle prendroit? Après s'être long-temps tourmentée a chercher quelque expédient, ou a former des projets , elle fut enfin obligée de fe contenter de refter tranquillement oü elle fe trouvoit, jufqu'a ce qu'elle eüt de meilleures nouvelles de Delville ou de fa mere, ou qu'elle püt lui apprendre que M. Monckton étoit mieux. Voyant que les difficultés ne faifoient qu'augmenter, elle s'arma de courage pour les furmonter: elle fe rappella la promeöe qu'elle avoit faite 4 Delville de ne point fe laifler abattre par le chagrin , & ce fouvenir lui rendit toute fa fermeté. ^ Elle commenca par examineravec attention 1'état de fes affaires, & retrancba toutes les dépenfes qui lui parurent inutile?. Elle infinua  ( 259 ) i Henriette qu'elle craignoit qu'elles ne fuflent bientót obligées de fe féparer. Cette pauvre fille fut fi affligée de cette nouvelle, que Cécile en fut elle-même plus affeétée que de tout le refte. Elle prévint auffi Mad. Harrel, qui en murmura plus ouvertement, & montra fi clairement que fon chagrin n'avoit pour objet que fa propre perfonne, que Cécile en fut peu touchée. Elle prévint enfuite Albany de fa fituation, & lui dit que pour le préfent elle fe trouvoit hors d'état d'exécuter les projets de bienfaifance & de charité qu'ils avoient formés; & quoiqu'il la quittat fur-le-champ pour aller pourfuivre ailleurs fa pénible tache, 1'admiration qu'il avoit connue pour elle & le cas qu'il faifoit de fon cararflere firent qu'en fe retirant , le feu! fentiment qu'il éprouva fut celui du regret. II lui promit de revenir dès que fes affaires feroient arrangées, ou que fon efprit feroit dans une afliette plus tranquille. Ces préparatifs , les informations qu'elle chercha a fe procurer de la fituation de M. Monckton, & les lettres-qu'elle écrivir a Delville occuperent to»« fes moments, quoique fes penfées ne laifiaffent pas d'embraffer encore beaucoup d'autres objets. Les jours s'écouloient, & M. Monckton continuoit a ianguir entre la vie & la mort. Les lettres de Delville, toujouri datées d'Oftende , conté-  z6o ) noient les plus triftes plaintes de Ia maladie de fa mere. Le temps oü le procureur devoit venir chercher fa réponfe approchoir. L'idée d'une feconde vifite de fa part lui paroifibit infupportable, & deux jours avant celui oü elle 1'attendoit, elle réfolut de tftcher d'engagerM. Egglefton a lui accorder un peu plus de temps. Ce M. Egglefton étoit un perfonnage qu'elle ne connoillbit guere que de vue ; il n'étoit point parent de fa familie; fes liaifons avec le Doyen ne venoient que du mariage que ce dernier avoit contracté avec une de fes coufines , dont il n'avoit point eu d'enfants; & loin qu'il eüt jamais eu pour lui la moindre confidération, il n'en avoit fait mention dans fon teftament pour fuccéder a Cécile dans le cas oü elle mourroit avant de s'être mariée, ou qu'elle changeroit de nom, que paree qu'il auroit fouhaité que ni 1'un ni 1'autre n'arrivftt, & que ces deux cas, quoique poflibles, n'étoient cependant point vraifemblables. Cet homme avoit une grofle familie; fes fils étoient difïïpateurs & prodigues; elle ne prévoyoit que trop leur avidité & leur impatience a fe mettre en pofTefiion de 1'héritage de fon oncle; & que fuppofé que le pere confentlt il différer encore de quelques jours, fes enfants tacheroient de s'oppofer a ce délai. Cependant, comme le facrifice auquel elle étoit ré-  ( a«?i ) folue devoit néceffairement leuren afTurer bientót la propriété, elle voulut en agir de bonnefoi avec eux , & avoua dans fa letue fon mariage, demandant feulement le fecret, & encore un peu de patience, dont elle promettoit de les dédommager avant qu'il füt peu, & de leur donner toute la fatisfaction qu'ils pouvoieut jullement defirer. Elle envoya cette lettre par un homme a cheval , 1'habitation de M. Egglefton étant éloignée de quinze milles de la fienne. La réponfe qu'elle recut étoit du fils ainé, qui lui manda que fon pere étoit très-malade; qu'il avoit remis toutes fes affaires entre les mains de M. Carn, fon procureur, qui étoit un très-habile homme, & que celui-ci auroit foin que chacune des parties obtint la juftice qui lui étoit due. Si cette lettre , qu'elle ouvrit a 1'inftant qu'on la lui remit , fut pour elle un coup fenfible, combien ne fut-il pas encore aggravé par les appréhenfions que lui caufa 1'adrefle, oü elle étoit défignée fous le nom de Mad. Mortimer Delville! Cette circonftance lui parut décifive; elle fut convaincue que, puifqu'illui écrivoit fous ce nom, il n'auroit aucun fcrupule a la faire connoitre aux autres fous cette même dénomination ; elle vit que ces gens-Ia avoient trop d'impatjerjce de jouir, pour que fes re-  C ^2 ) préfentations fuflent capables d'en obtenir Ie moindre délai, & que leur empreffement è. divulguer leurs prétentions les empêcheroit de penfer aux inconvénientsauxquelsill'expofoit. Elle vit que M. Egglefton fe laiflbit entiérement gouverner par fon fils qui étoit un diffipateur, & qu'en remettant cette affaire entre les mains d'un procureur, il fe flattoit par ce moyen de fe mettre pour la fuite a couvert du relfentimenc de Delville, en affeéhnt, fi cela lui convenoit, de défapprouver Ia conduite de M. Carn, lequel s'excuferoit toujours, en difant qu'il n'avoit eu en vue que 1'avantage & les intéréts de fon cliënt. Cécile pénétra aifément tout Ie myftere de cette manoeuvre, & ne douta pas qu'il n'eüt arrangé d'avance les excufes qu'il comptoit alléguer. Tout ce qui lui reftoit donc a faire , étoit d'éviter qu'on ne la mtt dehors par forcé, en quittant de bongré une maifon oüelle étoit expofée a cet affront. Elle ne favoit cependant encore oü aller; il ne lui reftoit qu'une reffource, une feule tentative a faire, pour fe procurer un afyle honorable. II eft vrai qu'elle étoit bien défagréable, puifqu'il falloit s'adreffer pour cet effet a M. Delville; & fi elle n'eüt écouté que fon inclination, elle auroit préféré la plus humble chaumiere. Sa retraite volontaire ou forcée ne pouvoit  ( =03 ) que donner plus d'authenücité aux bruits ré. pandus par la familie Egglefton au fujet de Ion mariage : ainfi il y auroit eu de la folie a fe flatter qu'il refteroit plus - long-temps fecret; le reffentiment de M. Delville feroit plus vif en apprenant cette nouvelle par hafard, que s'il 1'apprenoit d'elle-même. II étoit föcheux que Delville la lui eüt laifTé ignorer; mais ne prévoyant pas qu'on en eüt fitót connoiffance,ils étoient mutuellement convenus de différer jufqu'a fon retour a lui en faire parr. Elle oublia dans cette occafion le mécontentement qu'elle avoit eu des mauvais procédés & des marqués de mépris qu'elle avoit fi fouvent éprouvés de la part de M. Delville, è 1'égard duquel elle fe croyoit coupable en quelque forte, puifqu'elle avoit époufé fon fils fans fon confentement. Elle redoutoit cependant fa févérité & fes reproches, & auroir, mieux aimé habiter la maifon de Ia pauvre ouvreufe de bancs, qui fubfifloit en partie de fes charités, que le plus bel appartement du cha\ teau de Delville, tant qu'il appartiendroit au maltre acluel. Dans fa fituation préfente, elle n'avoit pas la liberté de confulter fon inclination : 1'honneur de Delville exigeoit qu'elle évitfit toute efoece d'éclat, & elle favoit que rien ne lui feroit plus de plaifir que les attentions qu'elle auroit pour fon pere; c'eft pourquoi elle lui  ( *64 ) écrivit la lettre fuivante, qu'elle envoya par un exprès. „ A 1'honorable Compton Delville. Le 29 Avril 1780. Monfieur, „ Je me garderois bien de vous prier, même par lettre, de vous occuper de moi, fi je ne croyois dans cette occafion que ce que je dois a votre fils m'obligefn a m'expofer a votre déplaifir & a le fupporter patiemment. Après cet aveu, les autres feroient fuperflus; & dans 1'incertitude oü je fuis que vous confentiez jamais a me reconnoltre pour votre fille , je me bornerai a vous communiquer ce dont je me crois obligée de vous inftruire. „ L'intention de votre fils, Monfieur, en quittant le Royaume , étoit a fon retour de s'en remettre entiérement a votre décifion , pour favoir s'il renonceroit a fon nom ou i ma fortune; Ia priere qu'il devoit vous faire h ce fujet, & fes fupplications pour obtenir votre pardon, ont été prévenues par la découverte prématurée de notre fecret : ce qui rend une prompte décifion abfolument inévitable. „ Dans 1'éloignement oü je me trouve de lui , je ne faurois recevoir fes inflruétions aflez tót fur les mefures que je dois prendre. Pardonnez-moi donc, Monfieur, fi, connoif- fant  ( 265 ) fant Ia déférence qu'il a pour vos volontés, je me hafarde , dans la crife oü fe trouvent aétuellement mes affaires, a vous fupplier inftamment de me donner vos ordres, relative. ment a la maniere dont je dois me conduire. Je les fuivrai dans cette occafion, &, j'elpere, dans toutes celles qui pourront fe préfenter par la fuite. „ Je me recommanderois a vos bontés, fi je ne craignois d'exciter votre colere. Je me contenterai donc d'ajouter que le pere de M. Mortimer Delville peut, en tous les temps, compter fur le plus profond refpeéf, de Ia part de celle qui, fans permiflion , n'ofe figner de fon nom 1'affurance qu'elle a 1'honneur de lui donner qu'elle demeure Sa très-humble & trèsobéiffante fervante ". Elle fut un peu plus tranquille après avoir écrit cette lettre, qu'elle crut que fon devoir exigeoit d'elle. Sa première idéé avoit été de lui repréfenter fortement combien il étoit dangereux que la nouvelle de ce contre-temps parvint aux oreilles de fon fils: mais elle connoiffoit trop fa fierté, pour ne pas craindre qu'une infinuation de cette nature ne lui parut une infulte. Elle crut donc que la feule maniere de l'engager a faire quelque chofe en Terne V. M  C 266 ) fa faveur, étoit de s'en remettre abfolumsnt a fa volonté. Rien n'étant cependant plus incertain que fa réception au chdteau de Delville, & rien plus décidé que la néceflité de quitter fa maifon , puifque le caractere de M. Delville ne pennettoit pas de croire que 1'intérêt 1'emportrlt fur la vanité, elle ne différa donc plus a s'occuper des préparatifs de fon déménagement, quoiqu'elle ignorat encore oü elle iroir. Sa première t&che, qui étoit en même-temps ]a plus pénible, étoit d'inftruire Henriette de fa fituation : elle 1'envoya prier de venir lui parler; & l'air dont cette derniere entra, lui prouva qu'elle ne feroit point furprife de ce qu'elle alloit lui dire. Qu'a donc ma chere Henriette ? s'écria Cécile : quel fujet a déja pu affréler ce cceur fenfible , que je me trouve forcée d'affliger encore? Non, Madame, lui répondit Henriette avec un peu de reffentiment, non, je neferai point affligée pour ce qui vous regarde : il feroit étrange que je le fufle ,'penfant comme je penfe. Je fuis charmée , répondit tranquillemenÊ Cécile, que vous ne le loyez pas; car je voudrois qu'il me füt pofllble de ne vous caufer que de la joie & du plaifir. Ah , Madame ! s'écria Henriette en pleu.  ( aó> ) rant, pouvez-vous me tenir ce langage, tan- dis que vcus vous embarrafTez fi peu de ce que je deviendrai, tandis que vous êtes prête & me renvoyer ?.... Vous allez bientót être trop heureufe, pour vous occuper encore de moi. Si je ne fuis heureufe qu'alors, dit Cécile, je ne faurois jamais 1'être. Non , ma chere amie, jamais vous ne perdrez la part que vous avez dans mon amitié; & il n'y a perfonne au monde , dont le fêjour chez moi ne füt plus agréable, fans les maiheureufes circonftances qui rendent notre féparation inévitable. Cependant , Madame , vous avez permis que je fufle informée par des étrangers , de votre mariage & de votre départ prochain : il n'y avoit pas jufqu'au dernier des domeftiques qui ne le füt avant moi. h Je ne comprends pas, répartitCécile, comment ou par qui ils ont pu en être inllruns. L'homme que vous aviez envoyé chez M. Egglefton leur en a donné la première nouvelle : il a dit que tous les domcltiques de cette maifon ne parloient d'autre chofe, & que leur maitre devoit venir prendre pofléffio;i de cette terre jeudi prochain. Après cela, s'écria Cécile, pouvez-vous encore envier mon fort? Moi qui fuis forcée de quitter ma maifon, quoiqn'en Ia quitrant je n'en aie point d'autre, & que celui en faAd ij  ( 268 ) veur duquel j'y renonce foit fi éloigné, qu'il ne peut m'accorder la moindre protection , & qu'il ne lui eft pas pofllble de venir me rejoindre ! Mais vous i'avez époufé, Madame, s'éoiat-elle énergiquement. J'en conviens, ma chere; mais i! n'en eft pas moins vrai que je fuis féparée de lui. Oh! s'écria Henriette, que les petits ont une facon de penfer différente de celle des grands ! Si j'étois fon époufe comme vous 1'êtes , je ne defirerois ni maifon , ni beaux habits , ni richeffes, ni rien au monde.... Je m'embarrafferois peu du lieu ofi je vivrois; il n'en eft aucun qui ne me parüt un paradis. J'irois le joindre a pied, füt-il a mille lieues; & tandis qu'il daigneroit s'intéreffer a moi, lui feul dans 1'univers feroit Pobjet de mes vceux. Ah, Delville! penfa Cécile, fi j'étois tentée de murmurer de ce que j'ai a fupporter a caufe de vous, je n'aurois qu'a me rappeller 1'héroïfme de cette courageufe fille, & il me feroit rougir. Mad. Harrel vint alors les joindre, impatiente de favoir fi les bruits qu'on répandoit dans la maifon étoient vrais ou faux. Cécile leur fit part en peu de mots de 1'état de fes affaires, leurtémoignantenmême-tempscombien elle étoit faxhée de leur féparation, qu'elle  ( 269 ) ne pouvoit éviter, & a Iaquelle il lui avoit été impoffible de les préparer, ne s'étant point attendue aux circonltances qui la précipitoient. Mad. Harrel écouta ce diCcours avec autant de curiofité que d'étonnetnent. Pour Henriette, elle ne cefla de pleurer tant qu'il dura. Elle perdoit fans retour 1'objet d'une paflion aufli vive que romanefque : féparée vraifembiablement pour toujours de la meilleure amie qu'elle eüt au monde, & obligée de retourner chez fa mere, oü elle étoit fi défagréablement... elle n'avoit pas aflez de force pour fupporter des maux de cette efpece : un cceur aufli peu expérimenté que le fien ne pouvoit en éprouver de plus cruefs. Après cette converfation , Cécile envoya chercher fon receveur, & le chargea d'alkr fans perte de temps chez fes fermkrs, pour exiger de tous ceux qui lui devoient & fe trouvoient en état de la fatisfaire, les arrérages échus; lui recommandant cependant de ne point faire de peine a ceux qui lui paroitroient hors d'état de s'acquitter. Elle raflembla tous les comptes qui lui reftoient encore a payer; ce qui ne fut pas bien difficile, paree qu'elle avoit toujours eu foin de prendre fort peu de chofe a crédit : mais 1'argent qu'elle comptoit toucher fut beaucoup moins confidérable qu'elle ne s'y étoit attenM iij  C 270 ) dne; les facilités qu'elle avoit précédemmenr. accordées a fes débiteurs les avoient peu préparés a une demande auffi imprévue. CHAPITRE V. Une décifton. Cette affaire 1'occupa pendant cette journée & toute la fuivante; dans la troifieme, elle attendoit une réponfe du chdteau de Delville & la vifite du Procureur, qu'elle ne laiffoit pas de redouter. La réponfe que voici arriva la première. „ A Mifs Beverley. Premier Mai 1780. „ Mademoifelle, „ Comme mon fils ne m'a jamais infiruit de la démarche extraordinaire dont votre lettre fait mention, j'ai trop de peine a croire qu'il ait pu aflez oublier ce qu'il doit a fa familie, pour ratifier une pareille alliance, en vous donnant Ie moindre confeil. „ Je fuis, &c. Compton Delville ", Cl.ateau de Delville. Cécile auroit eu pen de raifon de s'étonBer de cette Lettre , fi elle avoit eu Ie temps d'y réfléchir avant 1'arrivée du Procureur. Eh bien, Madame, lui dit-il en entrant, M- Egglefton a attendu fans impatience tout  C =71 ) Je temps que vous avez voulu; il me charge a préfent de vous demander, s'il vous convient de lui remettre la terre. Non, Monfieur, cela ne me convient nullement dans ce moment; & fi M. Egglefton confentoit a différer quelque temps , je lui ; ferois très-obügée. II attendra affurément, Madame, moyen; nant les dédommagements convenables. Qu'appellez-vous convenables , Monfieur ? J'entends, Madame , en lui avancant immédiatement , 2infi que je vous 1'ai précé1 demment infinué , ifne certaine fomme a i compte de celle que vous ferez bientót dans ! le cas de lui reftituer Iégalement. Si c'eft la la condition qu'il met a fa complaifance , je quitterai la maifon , & ne lui demanderai plus rien. Tout comme il vous plaira , Madame; il I fera charmé d'en preudre poflefiion demain ou Ie jour fuivant. Vous aviez bien raifon, Monfieur, de faire 1'éloge de fa patience. Je vais congédier mes domeftiques, arranger mes comptes, & je la lui abandonnerai. Ne prenez pas en mauvaife part, Madame, fi j'ofe vous rappeller que celui de M. Egglefton eft le premier qui doit être arrangé. Si vous entendez parler des arrérages de cette derniere quinzaine , ou tout au plus M iv  C =7* ) de trois femaines, je crois que je ferai dans le cas de le prier d'attendre le retour de M. Delville , paree que je me trouve moimême aflez dénuée d'argent dans ce moment. Cela eft fort extraordinaire, Madame, tout Ie monde fachant qu'outre la fucceflion de votre oncle, vous jouiflez de votre patrimoine; & quant a manquer d'argent, M. Egglelton en a peut-être encore moins que vous. II me paroitextrêmementpreffé, Monfieur: ce qui eft d'autant plus étrange , qu'il n'y a que bien peu de temps qu'il n'étoit guere dans le cas de fe flatter d'avoir la moindre part a cet héritage. Cela , Madame , ne fait abfolument rien S 1'afTaire : depuis 1'inftant que la propriété lui en eft dévolue, il en a aufli befoin qu'un autre; il m'a néanmoins chargé de vous dire que fi vous defiriez conferver un appartement dans cette maifon, jufqu'au retour de M. Delville, vous en étiez fort la maitrefle. Me voir étrangere, Monfieur, dans cette maifon, lui répartit aflez féchement Cécile, me paroitroit fans doute trop fingulier pour que je lui donne cet embarras. M. Cam 1'informa alors qu'elle pourroit mettre fon cachet fur tous les effets qu'el'e comptoit réclamer par la fuite, & prit congé. Cécile, après qu'il fe fut retiré, s'enferma dans fa cbambre pour y réflochir a fon aife  C 273 ) avant que de rien faire. Elle eut d'abord envie d'envoyer chercher quelqu'homme de loi; mais fe rappellant fa fituation finguliere, J'abfencede fon man', le refus que fon pere faifoit de la reconnoitre , Ia perte de fa fortune , & le peu de connoiflance qu'elle avoit de ces matieres, elle crut qu'il valoit beaucoup mieux fe tenir tranquille jufqu'a ce qu'elle recüt des nouvelles de Delville , que de s'engager dans un procés qu'elle étoit fi peu en état de fuivre. Dans la cruelle perplexité oü fon efprit & fes affaires fe trouvoient , fon premier projet fut de fe mettre une feconde fois en penfion chez Madame Bayley; elle y renonca cependant bientót, ayant une répugnance invincible a refter dans le lieu de fa naiffance, après avoir perdu fa fortune , & s'être vue forcée de réfigner fa maifon. Sa fituation étoit finguliérement fkheufe, puifque, par une révolution fubire & imprévue, après avoir été long - temps 1'objet de 1'envie & de 1'admiration , elle fe trouvoit tout-a-coup plongée dans la difgrace , & menacée encore de plus grands malheurs , après avoir été careffée & louée de tout le monde : elle rougiffoit de fe montrer, & s'attendoit a être généralement blümée : après avoir été citée comme une des femmes les plus heureufes & un excmple de vertus, un M v  C 274 ) feul inftant la préfentoic au pubiic comme bannie de fa propre maifon , comme une époufe délaiffée de fon mari , comme une héritiere dépouillée de toutes fes richeffes. Elle ne pouvoit fe réfoudre a déclarer fon mariage , & a prendre ouvertement le nom de Delvi'le , au moment oü elle fe trouvoit dans une fituation aufli humiliante ; il ne lui reftoit donc qu'une feule reflburce pour s'y fouftraire, qui étoit de fortir immédiatement du Royaume. Ce fut aufli le parti auquel elle fe détermina. Toutes les objections qu'elle avoit autrefois formées contre une pareille démarche ne fubfiftoient plus , puifqu'il ne lui refloit ni terres , ni affaires qui exigeaflent fa préfence, & qu'il lui étoit impoflible de garder plus long-temps le fecret, fon mariage & fes trifles conféquences étant connues de tout le monde : elle réfolut de courir fans perte de temps au feul afyle qui lui étoit ouvert, en fe remettant fous Ia proteclion d'un mari , en faveur duquel elle avoit renoncé a toutes les autres. C'eft pourquoi elle prit le parti de fe rendre fecretement , & fans perte de temps, a Londres, oü elle pourroit plus facilement arranger fon voyage : elle comptoit joindre Delville avant que les nouve'.les de fon défaflre euflent pu lui parvenir, bien perfuadée qu'il n'y avoit que fa  ( *75 ) préfence feule qui püt 1'empêcher de revenir en Angleterre, lorfqu'il feroit informé de fa fituation. Son plan ainfi arrêté , elle commenca conrsgeufement & de fang-froid a 1'exécuter, fe confolant par fidée que les biens & les commodités qu'elle quittoit lui feroient bientót rendus , & quoique peut-être un peu dkninués , elle étoit füre d'en jouir avec plus de fatisfaétion. Elle avertit fon hommed'affaire qu'elle partiroit le lendemain matin pour Londres, le chargea de payer fans retard tout ce qu'elle devoit, & de renvoyer fes domeftiques ; réfolue de n'avoir plus de compte avec perfonne, è 1'exception de celui de M. Egglefton, qu'il avoit fi fort embrouilié par des prétentions exagérées & mal fondées, qu'elle crut qu'il fetoit plus für & plus prudent de laifler a Delville le foin de le régler» Elle fit un paquet de fes lettres & de fes papiers , laiflant a fa femme-de-chambre le foin d'arranger fes hardes. Elie mit enfuite fon cachet fur fes armoires, fes meubles , & mit prefque tous fes domeftiques a Pouvrage pour drefler 1'inventaire de ce qu'elle laUToit dans chaque appartement. Elle confeilla a Mad. Harrel de faire avertir jmmédiatement M. Arnott, & de retourner chezlui. Elle avoit d'abord penfé arecondurr» M vj  C ^6 ) elle-même Henriette chez fa mere; mais elle forma alors un autre projet, dont elle ft promettoit plus d'avantage par la fuite pour cette charmante & malheureufe amie. Elle favoit aflez que, quelque vif que fut fnn chagrin, la perfuafion oü elle étoit, depuis qu'elle favoit le mariage de Delville, qu'il ne lui reftoit plus aucune efpérance, ne raanqueroit pas avec le temps de faire difparoitre les fonges qu'une imagination un peu exaltée avoit fait naltre chez elle. La fituation de M. Arnott étoit femblable a la fienne , & la connoiffance qu'ils avoient 1'un & 1'autre de cette um'on produiroit vraifemblablement le même effet. C'eft pourquoi, dès que Mad. Harrel commenca a murmurer de la folitude a Iaquelle elle ailoit de nouveau fe trouver réduite, Cécile lui propofa la compagnie d'Henriette. Cette veuve, enchantée de cette ouverture, en profita avidement, & ne manqua pas de prier Henriette de ne point la quitter. Celle-ci, a qui toutes les maifons paroiflbient préférables a la fienne, accepra volontiers cette offre, p.'iant Cécile de faire part a fa mere de fon changement d'habitation. Cécile, qui n'auroit pas craint, connoiflant 1'honneur & la probité de M. Arnott, de lui confier fa propre fceur, fut très-contente de cet arrangement, qui, s'il neproduifoit aucun bien, n'occafionneroit vraifemblablement au-  C *77 ) cun mal. Elle fe flattoit que la pafllon , Ia douleur & Ia mélancolie qu'ils éprouvoient 1'un & 1'autre, & leur maniere de penfer, les lieroient intimement; qu'ils finiroient par ne trouver de moyen plus efficace de fe confoler, que celui de s'unir; & que ce mariage leur feroit, avec Ie temps, oublier totalement les peines qu'ils avoient éprouvées. II eft vrai que 1'air trifte de M. Arnott, loffqu'il vint chercher fa fceur, & la douleur exceffive d'Hcnriette au moment oii il falloit fé féparer, ne permettoient guere de fe fiatter d'un pareil événement. M. Arnott paroiflbit accablé du coup que Mad. Harrel lui avoit porté en 1'inftruifant de ce qui fe paffoit; & le cceur d'Henriette déchiré & partagé entre 1'amitié & Pamour, avoit peine a foutenir une abfence qu'elie regardoit comme éternelle de la part de Cécile, fachant fur-tout qu'elle alloit entreprendre un voyage qui devoit la réunir pour toujours a Delville. i Cécile, qui lifoit dans fon ame & voyoit a regret ces cruels combats dont elle la plaignoit fincérement, étoit elle-même fort touchée de cette inévitable féparation. Elle aimoit fendrement Henriette, la conformité de leurs affeétions la lui rendoit encore plus chere. Rien n'excite plus la pitié que les maux qu'on a foi-même éprouvés. Adieu, ma chare Henriette, s'écria-t-elle;  C 278 ) foyez feulement aufli fortunée que vous êtes vertueufe, & puifle votre bonheur être aufli conftant que mon amitié! alors vos amis n'auront plus aucun fouhait a former en votre faveur. Je regretterai toujours, s'écria Henriette en v fang'ottant, de ne pouvoir vivre éternellement avec vous, & j'aurois peine è me confoler de vous quitter, quand même ce feroit pour de> venir reine du monde entier : jugez donc, aftuellemeut que je ne fuis rien & que je ne tiens a perfonne, combien ma douleur doit être plus vive ! Je crois inutile, Madame, de faire des vceux pour que vous foyez heureufe; je fuis fermement perfuadée que le bonheur n'exifte que pour vous, & vous êtes Ia feule mortelle qui en jouifliez; je me contente de vous fouhaiter de la fanté & une longue vie, en faveur de ceux qui vivront avec vous... car vous les gftterez... comme vous m'avez. gatée... & ils ne pourront être heureux qu'autant que vous ferez toujours avec eux. Cécile lui réitéra les aflurances de fon amitié, embrafla Mad. Harrel, dit les chofes les plus honnêtes au pauvre M. Arnott qui étoit très-affligé, & ils partirent. Ayant encore plufieurs petites affaires a arranger, fe trouvant feule & fans appétit, elle ne voulut point fouper; mais en traverfant le veftibule pour fe rendre a fon appartement,  ( 279 ) elle fut très-étonnée de trouver tous fes domeftiques raffémblés. Elles'arrêta pour favoir leur intention, & tous s'avancerent a la fois, la priant inflamment & humblement de leur dire la raifon pour Iaquelle elle les renvoyoir. Je n'en ai pas d'autre , s'écria Cécile , que : mon peu de fortune, qui m'empêche de vous garder. Que cela , Madame, s'écria 1'un d'eux , ne vous oblige pas è me renvoyer; car je vous fervirai volontiers fans gages. Et moi auffi, répéta tout de fuite un fecond; & moi auffi , & moi aufli , crierent-ils tous a la fois : oü trouverions-nous jamais une aufli bonne maitrefle ? nous ne faurions être bien nulle part, après vous avoir fervie. Gardez|' moi du moins, Madame , étoit le cri général. Cécile, afleélée & flattée en même-temps de 1- peine qu'ils avoient a la quitter, paya ce I témoignage de reconnoiflance de leur part, | par des remerciements, tant de Jeurs fervices que de leur fidélité, & les afiura que lorfqu'elle formeroit une nouvelle maifon tous ceux d'entr'eux qui ne feroient point encore placés, feroient préférés. Après s'être dérobée avec aflez de peine a leurs follicitations, elle envoya chercher fon ! ancien laquais Ralph, qui lui étoit déja attai ché depuis long-temps, & l'avoit même fervie i quelques années avant la mort du Doyen 9  ( aSo ) pour lui dire qu'elle comptoir, le garder. II en fut ravi, promit de redoubler de zele, & de faire tout au monde pour mériter la continuation de fes bontés. Elle donna le même avis a fa femme-de-chambre, qui étoit auffi un ancien domefiique; & celle-ci en fut auffi fatiffaite que Ralph 1'avoit été. Ces arrangements & quelques autres 1'occuperent prefque toute la nuir. Cependant, quoiqu'elle fe füt couchée tard, & très-fatiguée , elle ne put dormir un inftant, craignant d'avoir oublié quelque chofe; elle négligea de fe prévaloir du peu de temps qu'elle avoit deftiné au repos, pour t^cher de fe rappeller ce qui lui reftoit encore i faire. Le feul objet qu'elle crut avoir oublié fe trouva être 1'ouvreufe de bancs, qu'elle avoit négligé de prévenir, ainfi que deux ou trois autres pauvres femmes auxquelles elle faifoit des penlions, qu'elles ne devoient plus , du moins pour un temps , compter fur de nouveaux fecours de fa part. II eft vrai que rien ne lui faifoit autant de peine que d'être obligée de leur donner cette mauvaife nouvelle : y manquer cependant, auroit été redoubler leur chagrin. Elle étoit touchée de la douleur que fon départ alloit leur caufer, paree qu'elle fentoit que cette perte devenoit pour elles irréparable : lacompallïon que cette idéé lui infpira, mit fin a  ( *Si ) toutes fes réflexions, & la décida, pour leur adoucir ce coup, a Ie leur dire elle-même, afin qu'elles en fuflent moins accablées, par 1'efpoir qu'elle leur donneroit qu'elle feroit peut-être en état de leur continuer un jour fes libéralités. Elle avoit recommandé qu'une chaife de pofle fe trouvat le lendemain a fept heures du matin devant fa porte, & elle ne la fit pas attendre long-temps. Elle quitta fa maifon, le cceur navré & avec beaucoup d'inquiétude, défolée de Ia nécefllté oü elle fe trouvoit de faire un pareil facrifice, fans favoir a quoi il aboutiroit, & tourmentée de mille inquiétudes relativement aux mefures qn'elle devoit prendre. Elle pafla au travers de fes domefti ■ ques rangés en haie & pleurant la perte d'une pareille mattrefle : elle leur dit a tous quelques chofe d'honnête , & autant qu'il lui fut poflible , d'un air riant; mais ils ne s'appercurentque trop , au ton dont elle leur paria, qu'ils n'étoient pas les feuls que ce départ affligear. Elle ordonna au pofiillon de Ia conduire chez 1'ouvreufe de bancs, & de-la chez fes autres penfionnaires. Elle fe repentit cependant bientót de s'être impofé cette tache : raffliclion de ces pauvres gens fut très-bruyante, & lui perca 1'ame; tous dirent qu'ils ne vivroient pa9 long-temps, qu'ils étoient rui-  ( 282 ) nés, & qu'ils n'auroient bientót plus de pain a manger, qu'ils imploreroient vainemenr des fecours , après que leur généreufe, leur feule proteétrice léroit éloignéc Cécile fit tout ce qu'elle put pour les confoler & leur infpirer du courage, en les affurant qne dès que fes affaires feroient arrangées , elle ne les oublieroit point ; qu'elle viendroit elle-même les voir, & contribuèroit de tout fon pouvoir a leur foulagement: mais ils étoient inconfolables ; ils 1'entouroient, ils la conjuroient de ne pas abandonner des malheureux qui ne fubfifloient que de fes charités. La nouvelle de fon départ s'étant répandue dans les environs , caufa la plus vive conflernation a tous les pauvres du voilinage, fur-tout aux plus indigents de fes tenanciers, & le chemin fut bientót bordé de femmes & d'enfants pleurants & délblés. Ils fuivirent fa voiture, en Ia fuppliant de revenir habiter au milieu d'eux : leurs lamentations étoient accompagnées de bénédiélions & de vceux pour fon bonheur, & ils déploroient amérement la perte qu'ils faifoient. Cécile fut extrêmement affeclée de ce fpectacle. Ce fut alors qu'elle s'appercut pour la première fois de Terreur a Iaquelle elle s'étoit imprudemment livrée, en n'épargnant point fur fes revenus, comme il lui auroit  C 283 ) été fi aifé de Ie faire, pour pourvoir aux cas imprévus. Lorfqu'elle fe fut enfin -dérobée a ces témoignages de reconnoiffance, elle ordonna a fon Iaquais de la devancer, & de s'arröter au Bofquet, afin d'être exaftement informée de 1'etat aétuel de M. Monckton , & que cet article, qui 1'intéreflbit le plus , fut auffi le dernier qu'elle réglac dans la province de Suffolk. 11 obéit, & a fon retour elle apprit avec autant de furprife que de plaifir , qu'il étoit 1 furvenu une crife fi favorable, qu'on efpéroit fa guérifon. Une nouvelle aufii agréable lui fit prefque 1 oublier tout le rede, mais n'apporta aucun changement a Ia réfolution qu'elle avoit prifa : de quitter le Royaume , ne fachant quelle partie de 1'Angleterre habiter, & ne voulant l point obliger Delville a abandonner fa mere malade , en lui faifant part de la fituation facheufe dans Iaquelle elle fe trouvoit ellemême. Cette nouvelle inattendue ranima fi bien fes efprits , qu'elle fe fentit un redoublement de force & de courage, capable de lui faire fupporter & les travaux & les fatïgues dont elle étoit menacée. Elle avoit affeétivement befoin de courage pour exécuter le projet qu'elle avoit formé: peu accoutumée a voyager , n'étant jamais fortie de fon pays, elle ignoroit lespréparatifs  ( 284 ) néceffaires & les précautions a prendre pour faire avec füretê & qommodément le trajet qu'elle alloit entreprendre. Perfuadée que bien des chofes abfolument néceiTaires pour fon entreprife lui mauquoient, elle ne ceiroit de penfer comment elle fe les procureroit. Lorfqu'aux inconvénients ordinaires dans les voyages , elle joignoit ceux que fa jeuneffe & fon fexe pourroient encore ajouter, elle étoit prête a renoncer a ce projet, & a refter fecretement k Londres jufqu'a ce qu'il arrivat quelque changement dans fes affaires. Les différents partis qui fe préfentoient a fon imagination étoient tous fnjets a des obftacles ; elle n'avoit cependant aucun ami k confulter, & elle ne trouvoit aucun expédient pour les furmonter. Sa femme - d» - chambre étoit fon unique compagne ; & Ralph , qui avoit paffé prefque toute fa vie dans la Province de Suffolk, étoit fon feul guide & fort feul défenfeur. La première démarche qu'elle croyoit devoir faire , étoit de s'afTurer fans perte de temps, d'un domeftique francois , qui füt dans i'üfage de voyager, & connüt bien fon pays : mais elle ne favoit a qui s'adrcffer pour s'en procurer un pareil; & prendre un inconnu fans de bonnes atteftations de fidélité , feroit s'expofer a des périls de toute efpece. Cependant, en rénéchiffant a la len-  C 2S5 ) teur avec Iaquelle Delville voyageoit, fa deri niere lettre étant encore datée d'Oftende, elle i fe croyoit prefque affurée de pouvoir 1'atteindre dès le premier ou le fecond jour après qu'elle feroit débarquée en France. Le defir qu'elle avoit d'exécuter ce projet, ! le lui rendoit tous les jours plus agréable. II paroiffoit devoir la conduire au feul port oü elle püt être en füreté , au feul afyle convena] jble , puifque, fuppofé même que Delville fe trouvat aétuellement en Angleterre, il n'auroit pour le moment aucune maifon a lui offrir. Rien ne lui paroiffoit donc plus décent . que de réfider a Nice auprès de Mad. Delville, jufqu'a ce que la volonté du pere füt connue, & que le fils füt venu en Angleterre prendre des mefures pour qu'elle y revint, ou pour continuer a féjourner dans 1'étranger. Avec quel regret ne fe rappelloit-elle pas le : temps oü, dans une extrêmité pareille a celle oü elle fe trouvoit , elle fe feroit adreffée a i M. Monckton pour lui demander fes avis, i qu'elle auroit recus comme des oracles! La | perte d'un Mentor auquel elle s'étoit fi long■ temps & fi aveuglément confiée, fe faifoit tous les jours mieux fentir; & quoiqu'elle fe troui vat fort heureufe d'avoir échappé aux pieges qu'il lui avoit tendus, elle étoit mortifiée cependant dene connoitre aucun homme d'honneur& deprobité, qui, avec autant de talents  ( £86" ) que 1ui, fit aflez de cas d'elle pour Ie retnplacer, & en qui elle püt avoir la confiance qu'il avoit fu lui infpher. Placée comme elle 1'étoit a préfent, elle ne voyoic que M. Belfield a qui elle püt demander des confeils. Mais s'adrefler a lui avoit aufli fes inconvénients ; les calomnies de M. Delville a fon fujet lui faifoient redouter de le voir. II étoit cependant homme d'honneur & homme du monde; de plus, 1'ami de Mortimer , qui Peflimoit. Sa conduite envers ellemême ne s'étoit jamais démentie; le refpecr. qu'il lui avoit rémoigné lui avoit prouvé qu'elle pouvoit en toute lüreté s'adrefler a lui : il avoit trop de bon fens pour que la grofliéreté de fa mere influat fur fa conduite. II efl: vrai que Ia derniere fois qu'elle avoit quitté fa maifon, elle s'étoit bien promis de n'y jamais rentrer; mais les réfolutions précipitées font rarement de durée, paree qu'elles font fouvent peu réfiéchies : elle avoit promis a Henriette d'informer fa mere du lieu oü elle étoit, 5ï de la faire confentir a permettre qu'elle ne revlnt pas fitót chez elle. Elle conclut donc qu'elle ne pouvoit fe difpenfer d'alier a la rue de Portland le plutót pofllble ; elle réfolut même d'y demander ouvertement a parler a M. Belfield; &que fionla tourmentoit encore par d'impertinentes infinuations, d'y mettre fin par Faveu qn'elle leur feroit de fon mariage,  C =s7 ) Elle donna fes ordres en conféquence a Ralpfi & ati poftillon. Quant d fon logement pour le temps qu'elln refteroit a Londres , comme elle commencoit 4 connoitre beaucoup mieux qu'auparavant Ia valeur de 1'argent, elle comptoit, en quittant la maifon de Mad. Belfield , fe rendre chez Mad. Hill, qui pourroit vraifèmblablement lui en indiquer un convenable & a bon marché. Quoiqu'elle arrivé affez tard a Londres, elle alla directement chez Ia première, ne voulant pas perdre un moment, & afin que rien ne la détournat des préparatifs de fon voyage. Elle laiffa fa femme-de-chambre dans la voiture, & envoya Ralph chez Mad. Hill pour qu'elle lui trouvüt fur-le-champ le logement qui lui étoit néceifaire. C H A P I T R E VI. Un bavardage. On fit entrer Cécile dans une falie , on Mad. Belfield s'entretenoit très-férieufement avec M. Hobfon & M. Simkins. M. Belfield, 4 fa grande fatisfaéubn , s'y trouvoit auffi' & lifoir. ' Bon Dieu! s'écria Mad. Belfield, on abien raifon de dire qu'il fuffit de parler de quelqu'un pour qu'on le voye bientót paroltre.  ( 288 ) Encore ce matin, m'entretenant avec M. Hobfon :Je m'étonne, lui difois-je, qu'une jeune Demoifelle, avec une fortune pareille h celle de Mifs Beverley, puifle fe féqueftrer a Ia campagne. Ne vous en fouvient-il pas, M. Hobfon? Oui, Madame, répondit celui-ci; quant a moi , je penfe que Ia jeune Demoifelle a raifon de fuivre fon gout, & de faire ce qui lui plalt Ie plus; car c'eft ce que j'appelle vivre agréablement: & fi je devenois demain une jeune Demoifelle , avec une auffi belle fortune , ce feroit précifément ce que je ferois moi-même ; car ce que je dis revient a ceci : en quoi confifteroit le plaifir d'avoir un peu d'argent, & de fe trouver plus a fon aife que le rede du monde, fi 1'on ne pouvoit pas fatisfaire fon inclination? Mademoifelle , reprit M. Simkins , qui avoit a peine eu le temps de fe redrelfer de la profonde révérence qu'il avoit faite a Cécile, oferois-je prendre la hardieffe de vous offrir cette chaife ? Je fuis venue, Madame , dit Cécile en faififlant la première occafion qu'elle trouva de parler, pour vous apprendre que votre fille, que j'ai laiffée en parfaite fanté, a un peu changé de fituation, & qu'elle a defiré que je vinlTe vous en prévenir. Ah, ah, mariée fans que vous en fuffiez rien,  C 2 89 ) rien, répondit le facétieux M. Hobfon : excellent exemple pour vous, jeune Demoifelle & fi vous m'en croyez, vous ne ferez pas long-temps fans le fuivre : car une Demoilél!e, quel que foit fon mérite, n'eft, comme on dit , qu'un zéro en chifFre , jufqu'a ce qu'elle fache fe procurer un mari. Fi, M. Hobfon , fi, lui répartit M. Simkins , de parler fi peu refpeflueufement des Dames en leur préfence. Ce qui fe dit ^ en particulier eft tout-a-fait différent; mais s'exprimer de cette facon lorfqu'ou eft devant elles... être fi impoli... Monfieur , je me piqué de politeffe auiïi bien que vous , reprit M. Hobfon ; car ce que je dis efl ceci: la groffiéreté ne fauroit rendre perfonne agréable ; mais je ne vois pas, a caufe de cela , pourquoi un homme ne diroit pas auffi franchement fa penfée a une Dame qu'a un homme, pourvu que ce foit honnêtement. M. Hobfon, s'écria Mad. Belfield impatientée , vous feriez tout auffi bien de me laiffer parler dans une affaire oü il n'eft queftion que de ma fille. Je vous demande pardon , Madame , dit:}J, mon intention n'étoit point de vous interrompre : car empêcher une Dame de parler feroit auffi ridicule que de vouloir qu'un marchand s'abliïnt de lire les affiches du Terne F N  ( -29° ) jour; envérité, cela eftmoralement impoffible. Mais, Mademoilèlle, s'écria Mad. Belfieid, cela ne fauroit être. J'ai peine a croire que vous l'ayez deja placée. Plüt a Dieu que cela füt, penfa Cécile en elle-même 1 Elle expliqua ce qu'elle avoit voulu dire , & en parlant de Mad. Hurrel , évita de faire mention de M. Arnott , prévoyant bien que dés qu'elle fauroit que cet homme exiftoit, & qu'il habitoit fous le même tolt que fa fille, ce feroit pour elle une autorité fufhïante pour fes efpérances chimériques , dont elle ne manqueroit pas a'inftruire fes amis & fes connoifTances. Cette circonftance une fois éclaircie, Cécile ajouta : Je n'aurois jamais confenti volonrairement a me féparer fitót de Mile. Belfield, fi mes propres affaires ne m'obligeoient d'entreprendre a préfent un voyage hors duRoyaume; & enfuite, s'adreffant a Be field , elle lui. demanda s'il ne pourroit pas lui procurer un bon & fi Iele domeftique étranger, qu'elle engngeroit pour le temps qu'elle feruit abfente. Tandis que Belfield cherchoit a fe rappeller un laquais tel que celui qu'elle lui deroandoit , M. Hobfon s'écria vivement: Quant è voyager chez l'étranger, Mademoifelle , certainenient vous devez faire en cela ce qui vous convient; car c'eft la, ainfi que  C 291 ) je vous l'ai-déja dit, 1'ame de toutes chores. C'eft cependant un parti que je ne faurois trop approuver; car voici ma facon de penfer : voila une belle fortune, tirée, comme on dit, des entrailles de la mere-patrie, & cette belle fortune, a d.faut d'héritier maïe, pafle néceflairement a une femme, la loi n'ayant 1 rien ftipulé de contraire. Eb bien, cette fem; me , allant dans 1'étranger , 1'emporte avec elle tout naturellement , par la raifon que c'eft ce qu'elle poiTede au monde de plus folide. Qu'en arrive-t-il ? Eh bien , elle efl: dupée par un tas de filoux qui n'ont jamais vu 1'Angleterre de leur vie , & qui , tant qu'il lui refte un fol , ne la perdent plus de vue. Mais Ie plus cruel de la chofe efl: ceci: lorfque tout fera diflipé, la Dame reviendra'; mais 1'argent reviendra-t-il avec elle?... Non, vous ne Ie reverrez jamais; & voila ce que j'appelle êcre mauvais patriote. Je fuis honteux, M. Hobfon de vous entendre parler ainfi , répartit M. Simkms en aiïeéhnt de baiffer la voix : vous voir réprimander de cette raaniere une Demoifelle ref- : pectable, me paroit une conduite tout-a fait déplacée :c'en eft aflez pour que la jeune De. moifelle ait peur de s'expliquer devant vous. Ecoutez , M. Simkins, répondit M. Hobfon , la vérité eft la vérité , qu'on la dife ou qu'on ne la dife pas; & ce que je viens N ij  C 202 ) de vous dire, Mademoifelle , je ne crains pas de Paffirmer; c'eft auffi bien connu a une jeune Demoifelle qui a autant de bon fens que vous , qu'il me 1'eft a moi-même. Je penfe, Mademoifelle, dit Belfield, qui attendoit avec impatience qu'ils euflent fini de parler , que je connois un homme tel que celui que vous defirez, & fur la fidélité duquel je crois que vous pourriez compter. C'eft plus , reprit M. Hobfon, que je ne voudrois prendre fur moi de dire d'un Anglois : &ou trouverez-vousun pareilFrancois? Mais, en effet, ajouta M. Simkins , li j'ofois prendre la liberté de dire mon léntiment, quoique mon intention ne foit point d'avancer rien de contraire a ce que M. Belfield vient de faire entendre , je ferois aflez porté a alléguer que , quant a la confiance qu'on pourroit avoir aux Francois , il eft tout-a-fait douteux comment la chofe tourneroit a la fin. Je regarde comme une grande faveur, Mademoifelle, dit Mad. Belfield, lacomplaifance que vous avez de me faire cette vifite. Je craignois prefque que vous ne m'en fifliezplus; car la derniere fois que vous êtes venue ici, les chofes ne fe paflerent pas trop bien. Pour moi , je n'avois aucune connoiflance de ce que ce vieux Gentilhomme pouvoit être, & je'ine; le fus qu'après qu'il fut parti, que  ( m ) M. Hobfbn m'apprit que c'étoit M. Delville Ie pere : il efl vrai, & j'eus d'autant moins de peine a le croire , que fa conduite extraordinaire me fauroit affez fait prérum er; car il me parut très-fingulier qu'il vïnt chez moi, & fit un fi grand myftere de fon nom, afin de me queftionner tout a fon aife au fujet de mon fils. En vérité, je penfe, en fuppofant qu'il me foit permis de le dire , reprit M. Simkins , que cela étoit très-extraordinaire de la part de ce Gentilhomme. S'il étoit fi curieus de s'inflruire de ce qui vous concernoit , ce qu'il auroit pu faire de mieux , excufez fi je differe un peu de fentiment, auroit été , Madame, qu'il vous eüt dit : Je ne viens ici que pour vous prier de me faire la grace de m'inftruire un peu des affaires de votre fils; & en revanche, Madame, je ferai très-empreffé a vous accorder tout ce que vous pourrez me demander en fa faveur. Je fuis füre, répondit Mad. Belfield, que vous fuffiez vous mis a genoux devant lui pour 1'en prier, il n'auroit jamais confenti a rien dire de pareil. Et n'a-t-il pas été prêt a re facher , paree que j'ofois lui demander fon nom ! Quel tort cela lui faifoit-il? Je ne pouvois pas le deviner. Cependant, comme il étoit fi curieux au fujet de mon fils , fi j'avois fua temps qui il étoit, je ne me ferois N iij  c m ) pas feit le moindre fcrupule de lui demaa. der s'il ne lui auroit pas été poflible de parler un peu en fa faveur a quelques-uns de ces grands Seigneurs qui peuvent lui rendre fervice. Mais ce qui 1'a, je crois, mais ü fort de mauvaife humeur , efl le malheur que j'ai eu de lui dire, long-temps avant de favoir ce qu'il étoit, que 1'on m'avoit affuré qu'il n'étoit rien moins qu'humain & bienfaifant. Je m'appercus bien alors que cela ne lui plaifoit guere. S'il s'étoit conduit généreufement, ajouta M. Simkins, il auroit dü Iui-même , de fon propre mouvement, vous offrir fes fervices, & j'avoue qu'il me paroit étonnant qu'il ne J'ait pas fait; car rien n'étoit plus fimple que de vous dire : Madame , votre fils efl un garcon de mérite , è qui il ne manque que de 1'argent; & je croirois, Madame, qu'une penïïon , ou quelque autre chofe de cette efpece, lui viendroit a propos. Jamais pareil bonheur ne m'arrivera, s'écria Mad. Belfield, je peux bien vous en afuirer; rien au contraire de tout ce que j'entreprends ne me réuffit. Qui n'auroit pas cru qu'un fils comme Ie mien, je ne crains pas de le dire en fa préfence, auroit dü. depuis longtemps avoir fait fortune , vivant avec les grands S-igneurs , & mangeant è leur table, comme s'il 1'avoit été lui-même ? Et, mal-  C 295 ) gré tout cela, vous voyez comme ils 1'abandonnent ; ils ne penfent pas plus a lui que s'il éroit mort. Je ne fais pas comment ils ofem fe montrer; fi je pouvois feulement les voir , je ne craindrois pas de le leur dire a eux-mêmes. Je ne prétends point, Madame, reprit M. Simkins, trouver la moindre chofe a blrimer a ce que vous venez de nous faire entendre ; car je ne voudrois pour rien au monde me montrer impoli; mais s'il m'étoit permis de n'être pas tout-a-fait de votre fentiment, je ferois forcé de dire que je defirerois plutót qu'on s'y prit d'une toute autre maniere; Sc fi j'étois de vous.... M. Simkins, dit Belfield en 1'interrompant, nous parierons de cela une autre fois; & fe tournant du cóté de Cécile, ennuyée & fatiguée de tous ces propos : Si je voyois demain le laquais que j'ai eu 1'honneur de vous indiquer, pourrois - je lui dire de vous aller trouver ? Je vous demande pardon , fi je me mêle de la converfation, s'écria M. S:,£kins avant que Cécile eüt le temps derépondre, & s'inclinant de nouveau jufqu'a terre; je veux feulement dire que je n'avois aucune envie d'être impertinent : car quant a la remarque que je me propofois de faire , elle n'étoit certainement pas de petite importance. N iv  C 296 ) II eft bien heureux, Mademoifelle, dit Mad. Belfield, que vous foyez juftement venue ici un jour de fête; car fi mon fils ne s'étoit pas Jrouvé a la maifon, j'en aurois, je crois, pleuré une femaine entiere. Vous auriez pu pafler chez nous tous les jours de 1'année, è 1'exception du dimancbe, que vous ne 1'auriez pas plus rencontré que s'il avoit logé a 1'autre extrêmité de la ville. Quoique M. Belfield fe trouve rarement chez lui, répartit Cécile , fi le temps oü il y vient eft fi bien réglé, il eft moins difficile que vous ne prétendez de 1'y rencontrer. Vous favez, Mademoifelle répondit Mad. Belfield , qu'aujourd'hui eft un jour de vacance; & voilü pourquoi il eft avec nous. Un jour de vacance ! Oui, Mademoifelle; ne faviez-vous pas que mon fils eft teneur de livres? Cécile étonnée regarda Belfield, qui dit en rougiffant, piqué de 1'indifcrétion de fa mere: Quand Mifs Beverley ne fauroit pas appris dans cette occafion, je ne crois pas que cela m'eüt fait le moindre tort dans fon efprit. Rien aflurément, Monfieur, ne fauroit vous en faire, fur-tout en vous voyant fuivre une vocation qui n'eft pas aflez agréable pour que vous 1'ayez choifie par inclination, & que les motifs les plus fenfés vous out fans doute porté a embrafier.  C 297 ) Ce n'eft point, Mademoifelle, dit Belfield, de ma vocation que je rougis, mais bien de celui qui Fexerce... c'eft de moi. Vous m'avez vu , au commencement de 1'hyver, engagé dans une autre carrière, dans un genre d'occupation dont j'étois follement enthoufiafmé , & fermement perfuadé que je le ferois toujours; & a préfent, au commencement de 1'été... vous me retrouvez déja attaché a un état tout-a-fait différent. Je fuis f&chée, répondit Cécile, mais nullement furprife, que vous vous foyez trompé dans les efpérances trop flatteufes qus vous aviez concues du premier. Trompé ! s'écria-t-il avec énergie. J'étois enforcelé; une ombre, une chimère m'avoient privé du fens commun ; mon efprit étoit dans une fermentation caufée par les écarts de mon imagination. Quand une fois ce genre de vie a perdu pour moi le charme de Ia nouveauté, ce plaifir délicieux, quoique de courte durée, qu'on n'a pas . plutót goüté qu'il difparoït , pas plutót éprouvé qu'il n'exifte plus, qui ne fe montre que pour s'envoler.... la raifon, la froide raifon, 1'a remplacé, & en me démontrant toute ma löttife, m'a ramené a des idéés plus juftes, a la trifte vérité. Je fuis füre , s'écria Mad. Belfield , que quelle que foit la chofe a Iaquelle elle vous ait conduit, elle ne vous a ramené a rien de bon. N v  ( 298 ) Vous devez femir, Mademoifelle, combien il eft dur pour une mere, de voir un fils qui pourroit faire tout ce qu'il voudroit, pourvu qu'il s'y attachat férieufement, fe mettre d'abord a écrire & barbouiller du papier ; & quand il eft ennuyé de ce métier, ne plus penfer enfuite qu'a additionner des nombres. Eh bien, Madame, dit M. Hobfon, voici ce que Pexpérience que j'ai acquife du monde m'a appris : rien ne forme plus un; jeune homme que les affaires; föt-il élevé fur des échaffes, c'efl le véritable moyen de I'en faire defcendre, par la raifon qu'il appercoit bientót que tout ce clinquant ne procure jamais rien de folide. Que chacun coupe foi-même fes morceaux. Ce que je dis efl ceci : Ces Meffieurs qui font ce qu'on appelle ordinairement des beaux-efprits , s'embarraffent fort peu de 1'effentiel , jufqu'au moment oü un fergent leur met la main fur le colletj & un jeune homme de bon fens, qui fait que trois fois cinq. font quinze, 1'emportera toujours fur eux i la longue. Quant a difputer contre des gens de cette efpece, a quoi cela peut-il être utile? On a beau leur parler, on ne réuffit jamais a les perfuader : tout ce qu'on peut en tirer efl un verbiage compofé de grands mots qu'on ne fauroit comprendre qu'a 1'aide d'un diclionnaire. Je fuis porté a croire, reprit M. Simkims,  C 299 ) que Monfieur a plus de goftt pour ?e pTaifïr que pour les affaires; & il eft en cela fort excufable, paree qu'il tft für que le premier eft beaucoup plus agréable. Je ne faurois m'empêcherde dire, (i 1'on veut bien me le permettre, que je fuis un pe'i de fon fentiment; car les affaires donnent beaucoup plus de peines & de foucis. Je me flatte, dit Cécile a Belfield, que vo-. tre fituation aétuelle efl moins ftlcheufe ? Il n'en efl aucune, Mademoifelle, qui ne le foit moins que celle a Iaquelle j'ai renoncé: écrire paree qu'on vous 1'ordonne., compofer par néceffité & pour vivre., fubordonner fon jugement, ce premier den de la nature, a 1'intérêt, quand on eft fatigué, qu'on n'a ni volonté , ni difpofition d'écrire , fe creufer la. tête pour inventer des idéés neuves , tourmenter fa métnoire pour fe rappeller celles des autres, employer 1'allégorie lorfque 1'efprit eft entiérement occupé de nos propres affaires, appliquer toutes fes facultés a des fujets étrangers, a des difcuflions auxquelles nous ne prenons aucun intérêt, ou a des événements fuppofés..quels combats entre la raifon & le fentiment! Quant a ces affaires , reprit M. Hobfon, j'avoue que je ne les connois guere, paree que je ne les ai jamais trop étudiées; fi j'étois puunant dans le cas d'en dire mon fentiment, N vj  C 300 ) voici a quoi i! fe réduiroit: La meilleure facon pour réuflir dans le monde eft d'avoir de 1'argent; mais comment peut-on s'en procurer? Par le travaii & le commerce; car ils font a 1'argent ce que les bonnes paroles font au» jolies femmes, puifque ce n'eft que par leurs difcours qu'elles peuvent juger des hommes : & pour ce qui regarde la connoiflance qu'ils ont du monde, comme elles n'en ont ellesmêmes aucune, elles ne fauroient en décider; de forte qu'elles font dupées par des filoux & des frippons : ce font les loix qu'on doit en aecufer, pour n'avoir pas pourvu a ce qu'elles n'eufFent jamais la manutention de leur argant. Que chacun donc foit chargé de foins conformes & proportionnés & fes talents; & ce que je dis eft ceci : Une Dame en pareil cas eft fort a plaindre; car elle eft obügée de prendre un mari d'après fa réputation & fur fa propre parole : ce qui revient a-peu-près a rien, puifqu'il n'y a perfonne qui veuille dire du mal de foi-même; on auroit tout autant de raifon de prétendre qu'un mauvais fchelling crieroit a celui a qui on le préfenteroit; ne me prenez pas. C'eft a quoi revient ce que je dis, & voila ma maniere d'opiner. Cécile, ennuyéedeces fréquentes interruptions, & prelTée de s'en aller, dit a Belfield : Je vous ferois très-obligée, Monfieur, fi vous vouliez m'envoyer demain raatin le laquais en  C 3°i ) queflion. Je fouhaitois pouvoir vous confulte1 fur la route que je dois prendre. Mon intention eft de me rendre a Nice; & comme je fouhaiterois de refter le moins qu'il fe pourra en chemin, vous ferez peut-être en état de m'indiquer la route la plus courte. Allons, M. Hobfon, & vous, M. Simkins, s'écria Mad. Belfield d'un air très-fignificaüf & très-fatisfait , fi nous paflions tous trois dans la chambre voifine? II n'eft pas néceffaire que nous entendions tout ce que la jeune Demoifelle pourroit avoir a dire. Elle n'a rien a dire, Madame, s'écria Cécile, que tout te monde ne puifle bien entendre : mon intention eft plutót d'écouter que de parler, fuppofé que M. Belfield aitle temps de me donner fes avis. J'en aurai toujours de refte, Mademoifelle; je ferai extrêmement flatté , commencoit a dire Belfield , lorfqu'il fut tout-è-coup interrompu par M. Hobfon qui s'écria : Je vous demande pardon, Monfieur, fi je me mêle de votre converfation; je ne veux feulement que fouhaiter le bon foir a la jeune Demoifelle. Quant a m'ingérer des affaires des autres, ce n'eft nullement ma coutume ; car c'eft une mauvaife méthode par la raifon. .. Nous écouterons vos raifons, Monfieur , s'écria Belfield, dans quelqu'autre moment; a préfent, nous voulons bien vous en croire  C 302 ) fans que vous vous donniez Ia peine de nous les expliquer. Que chacun déclare rondement ce qu'il penfe, Monfieur, repliqua M. Hobfon; c'eft1A ce que j'appelle argumenter en regie : mais quant aentendre parler une perfonne d'abord, & répondre enfuite, eh bien, c'éft opérer je ne fais comment; il vaudroit autant s'adrefler a un morceau de bois , & imaginer, paree, qu'en frappant deflus il rend des fons, qu'il vous parle. En vérité, M. Hobfon, s'écria Mad. Belfield, je fuis honteufe que vous foyez fidur de conception; ne voyez-vous pas que mon fils a quelque chofe è dire & Mademoifelle, qui ne regarde ni vous ni moi, & qu'il ne convient pas que nous écoutions. Je fuis certain pour ma part, dit M. Simkins, que je ne demande pas mieux que de fortir de la chambre : je ne voudrois pas pour rien au monde que ma préfence f!t rougir la jeune Demoifelle. Jedefiroisfimplement... ajoutaM. Hobfon; & il fut interrompu par Mad. Belfield, qui, impatientée, le mit hors de la chambre par les épaules ; & pouflant enfuite M. Simkins, les fuivit a fon tour, &.ferma la porteapiès elle, quoique Cécile, très-piquée , les priat de refter, & les alTtuat plulieurs fois qu'elle n'avoit rien de fecret a lui apprendre.  C 503 ) Belfield, qui, pendant cette courte fcene, les avoit regardés d'un air de fureur, s'approcha alors de Cécile, & lui dit avec autant de politefle que de refpeér. : Je fuis cohfondu & défefipéré, Mademoifelle, que vous ayez été ennuyée d'une converfation fi peu faite pour vous : cependant , fi j'étois aflez heureux pour pouvoir vous être de quelque utilité, j'efpere que vous ne doutez pas de mon empreflement a vous fervir, & que vous ne craindrez pas de m'honorer de votre confiance. II y a trop de diliance de vous a moi, pour qu'en vous fervant, je manque jamais aux égards que je vous dois, ou que vous foyez obligée de me rappeller cette diftance. Cécile , qui ne vouloit point blefler une fenfibilité aufli généreufe, réfolut de lui communiquer fon mariage, pour prévenir de nouvelles méprifes. Je fuis fachée , Monfieur, répondit-elle, d'avoir occafionné ce déraugement; je vois que Mad. Belfield n'eft point inflruite des raifons qui me décident a fortir de 1'Angleterre : fi elle les avoit fues, elle fe feroit comportée difFéremment... Ici elle fut interrompue par un petit bruit qui fe fit entendre dans le corridor. Mad. Belfield difoit, quoique trés-bas : Paix , Monfieur, paix; vous ne fauriez entrer dans ce moment : j'avoue que vous m'avez furprife a éeouter a la porte; mais pour vous dire la  C 304 ) vérité, je ne favois pas trop ce qui pouvoit fe paffer. Je vous aflure qu'il n'efi pas pofiible que vous entriez dans ce moment; cnr mon fils a des affaires a traiter avec une Demoifelle. M. Hobfon, M. Simkins & moi, avons été obligés de les laiffer. Ils viennent prefque dans 1'infiant de nous mettre dehors. ^ Quoique Cécile & Belfield fufTent 1'un & 1'autre également indignés de ce qu'ils venèient d'entendre, ils n'eurent cependant pas le temps d'exprimer leur mécontentement. Une voix forte & furieufe répondit a Mad. Belfield : Vous pouvez, Madame, vous borner a écouter ici; mais pardonnez fi je ne fuis pas aufli facile a fatisfaire. Et Delville entra brufquement. Cécile , faifie d'étonnement, eut peine a retenir fes cris : la préfence de Belfield & de fa mere ne Fauroit point empêchée de voler dans les bras de Delville, fi fon regard févere ne Feilt retenue; mais dès que la porte avoit été ouverte, il s'étoit arrêté, & Ia regardoit de Fair le plus froid. Je vous demande mille pardons, Mademoifelle, s'écria Mad. Belfr'd; mais ce n'eft pas ma faute fi Fon vous interrompt; Monfieur a voulu abfolument entrer, &... Monfieur ne nous interrompt point, Madame,'repartit Belfield. La vifite de M. Delville ne fauroit que me faire honneur.  ( 3°5 ) Je vous remercie , Monfieur, dit Delville efifayant de fe remettre & d'avancer, quoiqu'il tremblat vifiblement. Ils garderent tous alors pendant quelque temps un profond filence. Cécile, étonnée d'une apparition fi fubite, & encore plus de fa conduite, redoutoit d'ouvrir la bouche, imaginant qu'il nejugeoit peut-être pas apropos de déclarer encore fon mariage, & appréhendant que quelque nouveau malheur n'eüt précipité fon retour; Belfield, a la fois bleffé de la fingularité du procédé de Delville, & embarraffé a 1'égard de Cécile; fa mere, furprife de tout ce qu'elle voyoit, mais retenue par les regards de fon fils. Delville s'efforgant de paroitre moins déconcerté, dit: II me femble que ma préfence a tout mis ici en confufion... je vous prie, je fupplie... Point du tout, Monfieur , répondit Belfield; & il offrit une chaife a Cécile. Non , Monfieur, repliqua-t-elle d'une voix qu'on entendoit a peine; j'allois partir: & elle tira la fonnette. Je crains, Mademoifelle, de hater votre départ, s'écria Delville qui continuoit a trembier d'émotion; vous êtes en affaire... je devrois vous demander excufe... je crains d'avoir été indifcret; mon arrivée a été un peu brufque.  ( Zot ) Monfieur!.... répartit-elle extrêmement confiemée. J'aurois été plus furpris, ajouta-t-il , de vous trouver ici fi rard... lorfque je m'y attendois le moins... fi je n'avois pas rencontré tatre laquais dans Ia rue , qui m'a appris que j'aurois vraifemblablement cet honneur en venant ici. Grand Dieuf... s'écria-t-elle machinalement, mais fe contraignant autant qu'elle put. Elle fit la révérence a Mad. Belfield, a qui elle n'eut pas la force de parler; & évitant même de regarder Belfield, qui fe tenoit refpeéhieu» fement a quelque diftance, elle fe bita de fortir. Mad. Belfield 1'accompagna, & recommenca de nouveau a s'étendre en excufes , qu'elle lui débitoit dans fon langage vulgaire, fur ce qu'on i'avoit dérangée & interrompue. Delville, après une petite paufe, les fuivit è fon tour, & lui dit: Permettez, Mademoifelle , que je vous donna la main. Cécile alors, fans faire attention que Mad. Belfield continuoit encore a parler, ne put s'empêcher de dire : Jufte ciel ! qu'eft-ce que tout ceci fignifie ? Ce feroit plutót a moi, répondit-il, ;\ faire une pareille queflion; c'eft certainement moi qui ai fujet d'être étonné. II étoit fi agité que, quoiqu'il en eüt 1'intention, il lui fut impof« fible de 1'aider a mouter dans fa chaife..  ( 3°7 ) Pourquoi étonné ? s'ecria-t-elle; expliquezvous , je vous en conjure. Je ne tarderai pas a le faire , répondit-il. Portillon, partez. Oü. faut-il aller, Monfieur? J'imagine , au lieu d'oü vous venez. Comment, Monfieur ? retourner a Rumford? A Rumford! s'écria-t-il encore plus déconcerté. Vous êtes donc venue de la Province de Suffolk a Londres, & en droiture chez M. Belfield? Bon Dieu ! s'écria Cécile; montez avecmoi en voiture; que j'aie le temps de vous parler» & que nous puifiions nous entendre. Qui eft-ce qui eft avec vous? Ma fcmme-de-chambre. Votre femme-de-chambre !... Et elle vous attendoit patiemment a la porte? Comment? que prétendez-vous dire? Ordonnez, Madame, au poftillon oü vous voulez ou'il vous conduite. Je n'en fais rien moi-même... par-tout oü il vous plaira... Vous n'avez qu'a commander vous-même. Moi, commander!... Vous n'êtes pas venue ici pour recevoir mes ordres... Oü vous étiez-vous propofé de loger? Je n'avois encore rien décidé a cet égard... Je comptois aller chez Mad. Hill... Je n'ai point de logement arrêté,..  C3o8 5 Point de logement arrêté ! répéta-t-i! d'une voix tremblante qui marquoit fa furprife & fa colere. Vous vous propollez donc de refter chez M. Belfield. Je vous en ai peut-être chaffée ? Jufle ciel! s'écria Cécile étonnée & indignée a fon tour, quoi! vous pourriez avoir le moindre foupcon... • Aucun, répartit-il; je n'en ai jamais eu, & n'en aurai jamais. Je veux favoir, je veux avoir des preuves convaincantes. Poflillon , allez a la place de St. James; vous arrêterez chez M. Delville. Je ne tarderai pas, Madame, a vous y rejoindre. Non, arrêtez , pofhllon, s'écria Cécile effrayée : laiffez-moi defcendre ; je prétends m'expliquer a l'inflant. Cela ne fe peut : je vous fuivrai dans un momenri.. Allez, pofhllon. Non, non... je n'irai point... je n'ofe pasvous quitter... Cruel Delville!... que foup5onnez-vous ? Cécile, s'écria-t-il en pofant la main fur Ia portiere de Ia voiture , je vous ai toujours cru aufli pure qu'un ange; je vous jure par ce qu'il y a de plus facré , que je penfe encore de même , malgré les apparences... & tout ce qu'on pourroit dire.... Soyez tranqnille, vous me reverrez bientót ren attendant, prenez cette lettre quej'allois vous en-  C 3«9 ) voyer... Poftillon, avancez, ou craignez ma colere. Celui-ci ne fe Ie fit pas redire, & ne fit plus attention aux défenfes de Cécile, qui ne ceflbit de lui crier de refter; il ne voulut 1'écouter que lorfqu'il eut gagné le bout de la rue : alors il s'arrêta. Elle ouvrit fa lettre, & en lut affez a la clarté des lanternes, pour voir que Delville l'avoit écrite dans le trajet de Douvres a Londres, pour lui apprendre que fa mere fe trouvoit aétuellement mieux; que touchée de fa fituation, voulant faire ceft'er fon inquiétude, & cédant a fon impatience, elle l'avoit preffé de fe rendre fecretement en Angleterre, pour s'y procurer des nouvelles füres de 1'état de M. Monckton, communiquer fon mariaga a fon pere, & prendre les arrangements con» venables pour le rendre public. Cette lettre , quoiqu'écrite peu d'heures avant qu'elle lui eüt été remife, remplie d'affurances d'attachement & de reconnoiffance, témoignoit combien la fituation de Cécile 1'inquiétoit, & lui prouva que fa conduite finguliere ne pouvoit être que 1'effet d'un mouvement accidentel de jaloufie, occafionné paria furprife de Ia trouver a Londres, précifément dans Ia maifon oii fon pere l'avoit afluré qu'elle entretenoit des liaifons fufpeétes, & en têtea-tête avec le jeune homme pour lequel il prétendoit qu'elle avoit dugoüt. Une favoit point  C3io ) encore qu'elle avoit été forcée de quitter fit maifon de la Province de Suffolk; & ne connoiffant point le motif qui l'avoit déterminée ace voyage, il ne pouvoit 1'attribuer qu'au delir de fatisfaire une inclination auffi infurmontable que criminelle. Cette idéé, qui s'empara de 1'efprit de Cécile, en excufant la conduite de Delville, la faifoit trembler pour lui... II croit fans doute que je ne fuis venue a Londres que pour voir M. Belfield. Ouvrant elle-même la portiere, elle faute hors de la chaire, retourne en courant dans la me de Portland, & ne s'arrête que lorfqu'elle fe trouve a la porte de Mad. Belfield. Elle y frappa rudement. Mad. Belfield vint elle-même lui ouvrir: Oü font ces Meffieurs? s'écriat- elle en entranr. Mon Dien I Mademoifelle, répondit Mad. Belfield, ils font fortis. Tous deux fords?... Quel chemin ont ils pris? En vérité, Mademoifelle, je ne Ie fais pas mieux que vous; mais je crains bien qu'ils ne fe quittent pas fans fe quereller. O Ciel ! s'écria Cécile qui préfageoit un nouveau duel. Dites-moi, indiquez-moi le chemin qu'ils ont pris. Eh bien, Mademoifelle , répondit Mad. Belfield, pour ne vous rien cacher, je vous  ( 3™ ) prie feulement que mon fils n'en factie rien; les voyant fi échaufFés, j'ai prié M. Simkins de les fuivre, & d'oblti ver ce qui fe pafleroit. Cécile lui fut bon gré de cette précau'ion, & réiblut d'attendre le retour de M. Simkins. Elle auroit voulu faire dire au poftillon de veniravec fa voiture; mais Mad. Belfield n'avoit point de Iaquais, & fa fei vante préparoit Ie fouper. Lorfque M. Simkins parut, elle apprit , après que Mad. Belfield l'eut interrompu plufieurs fois, & que la lenteur, les circonlocutions qui lui étoient familieres 1'eurent longtemps retardé, qu'il avoit fuivi ces deux meffieurs jufqu'au café de * * *. Elle prit fans héfiter le parti d'aller les y joindre, craignant de charger de cette commifiion quelqu'un qui s'en acquitreroit mal; d'ailleurs, elle ne favoit aqui la donner, & le danger étoit trop preflant pour admettre Ie moindre délai. Elle engngea donc M. Simkins de Paccompaaner jufqu'a fa voiture ; maisapprcnanr que le café étoit d'un cóté tout oppofé a celui oüe!ie fe trouvoit, elle priaMad. Belfield de permettre que fa cuifiniere fftt dire au poftillon de fe rendre chez Mad. Roberts dans Fetter-lane, & elle engagea M. Sin kins a venir avec elle a pied jufqu'a ce qu'elle püt fe procurer un fiacre. Ils parnrent enfemble. M. Simkins fe troj»«  ( 312 ) voït fort heureux : il étoit tout fier qu'elle voulüt bien permettre qu'il lui donnat le bras, & lui offrit de Paccompagner, après même qu'elle eut trouvé une voiture. Cécile, qui n'avoit pas le choix, accepta avec einpreffement fon afliftance. En arrivant a la porte du café , elle ordonna au cocher de dire au garcon de venir lui parler. II vint, & elle fe preffa de lui crier : Je vous prie, Monfieur, n'y a-t-il pas ici deux Meffieurs? II y en a plufieurs, Madame. Oui, oui... mais deux en affaire... en affaire particuliere... Deux Meffieurs, Madame, font venus ici il y a prés d'une demi-heure, & ont demandé une chambre a part. Et oü font-ils aétuellement ? ... Sont-ils en-haut?... en-bas... Oü font-ils enfin?.. L'un d'eux n'a refïé que dix minutes, & 1'autre n'a pas tardé a le fuivre. Affligée & trompée dans fon attente, elle ne favoit plus quei parti prendre : cependant, après y avoir un peu réfléchi, elle crut ne pouvoir mieux faire que de fe conformer aux intentions de Delville , en fe rendant a la place de Saint-James, qui étoit le feul endroit oü il lui refirtt encore quelqu'efpoir de Je rencontrer: effrayée au refte de fe trouver feule  C 313 ) feule & fi tard dans un fiacre, elle fut bien eharmée que M. Simkins confenilt a i'accompagner encore jufques Ia. Elle ignoroit fi Delville lui-même étoit autorifé a 1'envoyer chez fon pere, ou fi dans 1'accès de fa jaloufie , il avoit oublié qu'il n'en avoit pas la permifiion. L'état oü elle fe trouvoit ne lui permettoit guere de s'occuper de pareilles réflexions. Une fcene telle que celle qu'il avoit derniérement eue avec M. Monckton, étoit tout ce qu'elle craignoir. Elle fentoit que la fierté de Belfield lui feroit peut-être refufer de donner a Delville 1'explication qu'il demaoderoit avec hauteur, & que les conféquences de ce refus ne pourroient qu'être funefles. CHAPIÏRE VUL Une pourfuïie. Au moment oü le portier fe préfenta, Cécile s'emprefla de lui crier avant de defcendre : M. Delville eft-il au logis? Oui, Madame; mais je le crois occupé. Oh [ cela ne fait rien, s'écria-t-elle ; ouvrez. II faut abfolument que je lui parle touta-Pheure.' Si vous voulez vous donner Ia peine d'cntrer dans la falie , j'avertirai fon valet-dechambre que vous y êtes; mais il fera trés - Tome F. O  C 3H ) faché qu'on Ie dérange fans I'en avoir préven u. Ah , ciel! s'écria-t-elle; de quel M. Delville parlez-vous? De mon maïtre, Madame. Cécile qui étoit déja defcendue de carrofTe, y remonta tout de fuite, & fut long-temps dans la plus grande perplexité , fans favoir que répondre au portier qui lui demandoit ce qu'elle vouloit qu'il fit, ou au cocher qui attendoit qu'elle lui apprit en quel endroit elle vouloit qu'il Ia conduifit. Voir M. Delville fans fon fils, & contre fa défenfe, lui paroifToit peu prudent; & cependant, oü pouvoit-elle aller pour rencontrer Delville ? Comment la trouveroit-i! fi elle fe rendoit chez Mad. Hill? Et dans quelle autre maifon pouvoit-elle fe flatter d'être recue a une heure fi indue? Après s'être un peu remife de fon trouble, elle hafarda, quoique d'une voix mal afiurée , de demander fi le jeune M. Delville n'avoit point paru. Oui, Madame , répondit le portier, nous 1'avions cru hors du Royaume; mais il n'y a qu'un moment qu'il a palTé ici, & qu'il a demandé fi une Dame n'y étoit point venue. II n'a pas voulu refter, ni même voir mon maitre, auquel nous n'avons pas ofé apprendre fon arrivée.  c 315 •> Cette information lui rendit la vie; & voyant qu'il l'avoit cherchée , elle ne redouta plus aucune violence de fa part. El'e commenca a fe flatter de le vctr encore af- i fez a temps pour lui expliquer les différents événements qui étoient furvenus pendant fon abfence, & qui avoient occafionné la fituation étrange & fufpecte dans Iaquelle il Fa- ■ voit trouvée chez Belfield. Elle fit donc un effort, & s'arma du courage néceflaire pour foutenir la vue du pere; concluant que le fils ; lui ayant enjoint de fe rendre chez lui, il re- viendroit fürement Py chercher. Alors, quoique ce ne füt pas fans crainte, , fans répugnance , elle fit prier M. Delville de lui accorder un moment d'audience. La réponfe qu'on lui rapporta fut, qu'il ne recevoit perfonne a une heure auffi indue. La crainte de fes reproches cédant alors : a celle de perdre Delville, qui lui étoit bien fupérieure , elle cria très-férieufement a fon valet-de-chambre : Conjurez-Ie de ma pare, Monfieur , je vous en prie , de ne pas me renvoyer ; aflurez-le que j'ai quelque chofe a lui communiquer, qui mérite toute fon at tention. II obéit, & revenant bientót, lui dit que fon maitre l'avoit chargé de Pinformer que ! tous les moments qu'il refleroit encore h Londres étoient pris , & qu'il lui déclaroit O ij  C 316 ) qu'il ne pourroit abfolument point Ia voir. Retournez aupiès de lui, s'écria la pauvre Cécile exténuée de fatigue ; aflurez-!e que je ne fuis point venue ici de mon propre mouvement, mais par I'ordre d'une perfonne qui lui eft chere. Dites-lui que je demande feulement la permilfion d'attendre une heure chez lui , & que fans cela je ne faurois abfolument oü aller. Ce ne fut pas fans émotion que ce domeftique lui - même apporta la réponfe de fon maltre. II lui faifoit dire que, tant que l'honorable M. Delville exifteroit, il croyoit qu'il n'y avoit que lui feul au monde qui eüt le droit de difpofer de fa maifon ; qu'il alloit fe mettre au lit, & avoit défendu a fes domeftiques , fous peine d'être congédiés fur-le-champ , de fe charger d'aucune coramiffion pour lui. Cécile alors , entiérement deflituée de reffource , s'abandonna , pendant quelques minutes , au plus affreux défefpoir : lorfqu'elle eut un peu recouvré fes efprits , elle penfa qu'elle ne pouvoit mieux faire que de remonter en carrofle pour y attendre le retour de Delville. Elle dit donc au cocher de Ia conduire a un des coins de la place, priant M. Simkins d'avoir encore un peu de patience; ce qu'il lui promit bien volontiers , & elle attendit  (317) daHS cette fituation prés d'une demi-heure. Elle imagina pour lors que Delville , en ne la trouvant pas chez (ou pere, auroit conclu de-Ia qu'elle s'étoit refufée a fes ordres, ; ce qui 1'auroit peut-être engagé a retourner chez Belfield, qu'il croiroit complice de fon évaüon. Ce fut pour elle un coup ter- irible, qui la fit réfoudre, quoi qu'il püt en arriver, d'aller encore une fois a la rue de Portland pour s'y informer fi Belfield lui-même feroit rentré. Cependant, pour empêcher qu'ils ne fe cherchaflent inutilement 1'un 1'autre pendant toute la nuit , elle s'arrêta encore a la maifon de M. Delville, & chargea le portier , au cas que le jeune Delville reparüt, de 1'avertir qu'il auroit des nouvelles de la : perfonne dont il étoit en peine, chez Mad. . Roberts , dans Fetter-lane. Elle n'ofoit 1'adrefler chez Belfield ; & elle fe propofoit,fi elle n'en apprenoit rien chez ce derffieï, d'y laifier le même avis , & de s'en aller enfuite direélement & fans retard chez Mad. Roberts. Lorfqu'elle fe trouva devant la maifon de Belfield, n'ofant entrer, elle envoya M. Simkins prier Mad. Belfield de vouloir bien venir a la porfiere. Votre fils , Madame , s'écria-t-elle vivement, eft-il rentré? & auroit-il quelqu'un , avec lui ? O iij  C 318 ) Non, Mademoifelle; depuis qu'il eft forti avec ce Monfieur, il n'a pas reparu; & je fuis très-étonnée en penfant... Ce Monfieur, dit Cécile en 1'iuterrompant, n'auroit-il point repafié ? Oui, Mademoifelle, & c'eft ce que j'ailois vous dire. II vient de partir dans 1'inftant, & il m'a chnrgée... Dans 1'inftant?..', Jufte Ciel!... Et que! chemin a-t-il pris? Je crains bien qu'il n'eüt quelque mauvais deffein; car il étoit très-échauffé, & a peine a-t-il écouté un feul mot de ce que je lui ai dit. Je vous conjure d'avoir la bonté de me répondre fur-le-champ... Oü, de quel cóté eft-il allé? Mais il m'a demandé fi je favois fi mon fils étoit revenu du café de *;*.*. Eh ! lui ai-je répondu, il eft für que je ne peux rien vous en dire ; car fans M. Simkins , je n'aurois jamais appris qu'il y eüt été. J'efpere qu'il y eft encore; car s'il l'avoit quitté, la pauvre Demoifelle Beverley fe feroit donné bien de la peine pour rien, puifqu'elle s'eft empreffée d'aller l'y chercher, & m'a dit : Si je ne trouve pas votre fils au café de ** *, je vous prie, quand il rentrera, de le prévenir que.je lui ferai très-obligée d'y pafler; & alors il y eft allé auffi irrité qu'on puifle 1'être.  < 3-9 ) Cécile écouta ce difcours avec la plus amere douleur; elle voyoit que les foupcons de Delville ne pouvoient qu'augmenter , & que ce qu'elle l'avoit chargée de dire a Belfield de fa part, lui paroltroit une nouvelle infulte. Elle ordonna pourtant au cocher de reprendre encore le chemin du café de une explication prompte étant la feule reiTource qui lui reftat pour empêcher que cette malheureufe foirée ne fe terminat par quelque horrible cataftrophe. Elle avoit toujours M. Simkins avec elle; & comme elle n'écouta pas un feul mot de ce qu'il difoit , elle en fut moins tourmentée qu'elle ne l'auroit été de fa converfation. Elle le pria de defcendre & d'entrer dans le café, pour s'infbrmer fi Delville ou Belfield y étoient. II revint avec un des garcons, qui lui dit: L'un de ces deux Meflieurs, Madame, eft revenu il n'y a qu'un inftant, & ne s'eft arrêté que Ie temps qu'il lui a fallu pour écrire un billet qu'il m'a lailTé pour remettre au Gentilhomme qui étoit avec lui Ia première fois. II ne fait que de partir, & je ne crois pas qu'il ait encore pu gagner lecoindela rue. Oh ! fouettez donc, s'écria Cécile, galopez après lui.... Cocher ! avancez tout de fuite. Mes chevauxfont fatigués, dit cet homme; O iv  ( 5*0 ) irs ont couru toute Ja journée , & ne peuvent plus faire un pas, fi je ne leur donne a Cécile, trop impatiente de réalifer fes efpérances pour fe prêter a ce retard , ouvrit la portiere elle-même, &fans rien dire de plus fauta a terre dans 1'intention de gagner le bout de la rue ; mais le cocher la faifitTant par le bras, jura qu'il ne la ldcheroit qu'après avoir été payé. Défefpérée d'un obflacle qu'elle imagina pouvoir lui faire perdre Delville , peut-être pour toujours, elle mit la main dans fa poche pour en tirer fa bourfe , qu'elle étoit prête a jui aonner pour qu'il ia laifiat en liberté : mais M. Simkins, qui avoit commencé difpute avec le fiacre, la prit lui-même; & déclarant qu'il ne permettroit pas que la Demoifelle füt trompée, il entreprit de calculerexactement ce qui Jui revenoit. Oh! pnyez-lui tout ce qu'il voudra, s'écria •-.cuie, cc partons; ie délai d'un feul infiant pourroit me devenir fatal. M. Simkins, trop occupé a combattre les raifons du cocher pour faire attention a fa détrefle, continuoit fa faftidieufe harangue au fujet d'un fchelling qu'il prétendoit qu'il lui demandoit de trop, s'en remettant au jugement de plufieurs paflants qui s'étoient arrêtés pour écouter, tandis que fon adverfaire, boire.  ( 3*1 ) qui n'étoit pas a jeun, retenoit Cécile, difant que c'étoit la Dame qui avoit loué fon carrofle, & qu'il vouloit être payé par elle. Bon Dieu ! s'écria Cécile donnez-lui ma bourfe donnez-lui tout ce qu'iï voudra..... ^ Le cocher , encouragé par cette déclaration, crut devoir augmenter fes prétentions; & M. Simkins prenant le numéro du fiacre, protefta qu'il le citeroir le lendemain matin par-devant les Commiflaires. Un homme qui for;it alors du café , offrit fes fervices a Cécile; mais le cocher, qui continuoit toujours a tenir fon bras, jura qu'il vouloit avoir ce qui lui étoit dó. LailTez-moi aller, laiiTez-moi paffer , s'écria-t-elle avec encore plus de vivaciré & d'émotion; fi vous me retenez plus long-temps, vous verrez ce qui vous en arrivera... Laiffez-moi, vous dis-je... que je puifle aller feulement jufqu'au bout de la rue... Ah, Dieu! jufle Ciel! par pitié ne m'arrêtez pas plus long-temps. M. Simkins la priant humblément de ne pas s'impatienter, commenca 1'apologie de fa conduite : mais 1'ivrefle du fiserp toujours plus évidente; la populace s'attroupoit; Cécile, è qui fa terreur & fon agitation permettoient a peine de refpirer, faifoit dé vains tffoits pour fe libérer, & 1'étranger proO v  ( 3== ) teftant avec quelques compliments qu'il auroit foin d'elle , lui prenoit familiérement la main. Ce moment fut fi affreux pour Ia malheureufe Cécile, qu'elle en fut accahlée : la crainte du péril de Delville , Phorreur de fa propre fituation, Pimpatience, la confufion , la chaleur & Ia fatigue 1'accablerent a la fois; elle ne put y réfifter; fa raifon fe troubla. II n'y fera plus! s'écria-t-elle; il fera parti! & il faudra que je le fuive ü Nice!... L'étranger entendant ces exclamations, 14* cha fa main; mais M. Simkins , qui haranguoit la populace, ne les entendit pas; & le cocher, trop ivre pour s'appercevoir de fon délire, continuoit a la retenir. Je veux partir pour la France, s'écria-telle encore; pourquoi m'arrêtez-vous? II mourra s'il ne me voit pas : fon défefpoir lui coütera la vie. Le fiacre, toujours opiniatre, commencoic même a devenir infolent, & M. Simkins étonné Ia prioit de ne point avoir peur. Elle n'étoit cependant guere en état de 1'écouter : mais ayant trouvé moyen de fe défaire de fes perfécuteurs, elle oublia abfolument fa fituation, fes intentions, & même fon exiftence; elle ne fut plus occupée que du danger de Delville, quoiqu'elle ne fe fouvint plus de ce qui Foccafionnoir. A Finftant qu'elle fe trou-  ( 3=3 ) va en liberté , eHe joignit les mains avec beaucoup de chaleur , & s'écria : Je guérirai fa bleflure, au péril même de ma vie. Er. courant avec rapidité, on 1'eut bientót perdue de vue. M. Simkins parut alors très-allarmé; & après l'avoir appellée plufieurs fois en vain , il entra en négociation avec le cocher pour qu'il s'engagea\t k la conduire : mais la longueur qu'il mit a conclure fon marché le rendit inutile; & avant qu'il püt 1'atteindre, il avoit abfolument perdu fa tracé. II arrêtoit tous les paffants pour leur en demander des nouvelles; & quoiqu'ils lui donnaffent quelques indices , ils lui furent inutiles. Après une pourfuite vaine & mal dirigée, il rentra tranquillement chez lui , réfolu d'apprendre ! le lendemain matin a Mad. Belfield ce qui s'étoit paffé. Cécile , qui s'étoit dérobée par la vitefle ; & la rapidité de fa marche aux pourfuites & , aux infultes, fe trouvant au bout de la rue, appella Delville a haute voix... II n'y étoit pas... Elle en enfila une feconde, & ne 1'appercevant pas , elle continua fa courfe fans favoir oü elle alloit, la fatigue, la chaleur & le défefpoir augmentant a chaque inftant fon délire. Plufieurs perfonnes lui adreflerent la parole; on la faifit même une ou deux fois par fes habits; mais elle fe dégagea paria violence O vj  C 324 ) de fes mouvements, fans entendre ce qu'on lui difoit, ni s'embarrarTer da ce qu'on pouvoit penter. Delville, percé de la main de Belfield, étoit la feule image qu'elle eüt devant les yeux, & elle s'étoit fi bien emparéedetous fes lens, que même en continuant d'avancer, elle croyoit la voir encore. A peine fes pieds touchoient la terre , a peine s'appercevoitelle qu'elle marchat; elle paflbit d'un lieu a u i autre, de rue en rue, fans aucun motif, ne cherehant qu'a avancer, prenant toujours de préférence le chemin le moins embarralTé , & retournant en-arriere dès qu'elle rencontroit quelque obfiacle, jufqu'a ce qu'entiérement épuifée & n'en pouvant plus, elle entra brufquement dans une boutique qui étoit encore ojverte, oü , refpirant a peine, elle tomba fur le plancher, & refta quelque temps fans prononcer un feul mot. Les gens de la maifon imaginant d'abord que c'étoit une de ces femmes de mauvaife vie qui courent les rues, furent fur le point de la mettre durement a la porte; mais reconnoifTant bientót leur erreur a fes manieres & a toute fa conduite, qui n'annoncoient que trop le défordre de fon efprit, ils s'informerent de quelques gens oififs & curieux quil'avoien1 fuivie, s'il fe trouvoit quelqu'un d'eux qui la connüt ou füt d'oü elle venoit. Ceux-ci ne purent donner aucun éclairciiTement, & di-  ( ,) rent qu'ils croyoient qu'elle s'étoit échappée des Petites-Maifons (a). Cécile fe levant alors tout-a-coup , s'écria: Non, non... je ne fuis point folie... je vais è Nice..'. joindre rnon mari. Elle a tout-a-fait perdu la tête, dit le maltre de la maifon, qui étoit un prêteur fur gages ; nous ferions bien de nous en débarraffer avant qu'elle devint furieufe. II faut qu'elle fe foit échappée de quelque maifon de particulier oü 1'on garde des foux; du moins je le crois fermement, dit un homine qui l'avoit fuivie dans la boutique; & fi vous en preniez foin pendant quelque temps, il y a dix a parier contre un que vous feriez bien récompenfé de vos peines. C'eft fürement une perfonne comme il faut , dit la maltrelTe , a en juger par fon habillement. Après quoi, fous prétexte de chercher a fe procurer quelques informations, elle voulut la fouiller, pour voir fi elle lui trouveroit quelque papier, ou quelque lettre qui lui füt adreffée ; mais fa bourfe étoit reftée entre les roains de M. Simkins, & fa frayeur, fon défefpoir, n'avoient pu la mettre a 1'abri de la dextérité desfiloux, qui avoient trouvé moyen, (a) En Anglois, de Bedlam, qui eft le nom de la maifon des foux de Londres,  C 326) en Te gliflant dans la foule, de vuider fes poches de tout ce qui y reftoit. Cette femme, voyant qu'elle ne trouvoit rien, héfita quelque temps avant de décider fi elle devoit sincharger ou la renvoyer; mais prefTée par 1'homme qui lui en avoit fait la propofition , & qui 1'afl'ura qu'on ne manqueroit pas d'en donner bientót le fignalement dans les papiers publics, elle réfolut de la garder. Cécile tenta de nouveau de s'écbapper , appellant de toutes fes forces Delville a fon fecours; mais fes fens étoient fi troublés, & elle avoit fi complétement perdu la mémoire, qu'il ne fut poflible de tirer d'elle , ni fon nom, ni d'oü elle venoit, ni oü elle prétendoit aller. On la fit monter dans une chambre , & 1'on ttlcba de Pengager a fe mettre au lit; mais voyant qu'elle n'en vouloit rien faire , ils fuppoferent qu'elle le refufoit paree qu'elle avoit coutume de coucher fur la paille : ils cefferent de la tourmenter; & emportant la lumiere, ils fermerent la porte & allerent fe coucher. Elle pafla toute la nuit dans cette trifte fituation , feule & dans le délire. Dans le commencement, elle ne ceflbit d'appeller Delville : tantót elle le fupplioit de venir a fon fecours; tantót elle déploroit fon fort & fa fin tragique. A la fin, fes forces étant tout-  C 327 ) è-fait épuifées par fes cris & par Ia fatigue, elle fe coucha fur Ie plancher, & fe tint quelque temps tranquille. Sa tête commenca alors a fe débarrafler un peu , a mefure que la fievre caufée par 1'eifroi & 1'exercice violent diminuoit, & elle reprit 1'ufage de fa mémoire. Cet intervalle de raifon ne fervit cependant qu'a augmenter fa terreur : elle fe trouvoit renfermée dans une efpece de prifon, fans lumiere , fans favoir oü elle étoit, & fans la moindre créature vivante auprès d'elle. Cette même lueur de bon fens , qui lui permit de s'appercevoir de fa fituation, lui rappella aufii celle dans Iaquelle elle avoit lailté Delville... Elle le repréfentoit en proie aux fureurs de la jaloufie , demandant une explication a Belfield , a ce Belfield encore plus délicat que lui fur Ie chapitre de 1'honneur; exigeant qu'il éclairclt des doutes dont il feroit révolté, & qu'il prendroit pour une iufulte. Oh! tandis qu'il en eft encore temps, s'écria-t-elle, que je vole & que je les joigne... Je pourrai les trouver avant Ie jour; il étoit trop tard hier au foir pour qu'ils pufixnt afibuvir leur cruelle vengeance. Elle fe Ieva alors pour chercher la porte, qu'elle trouva effeétivement; mais elle étoit fermée, & malgré tous fes efforts, elle ne put jamais parvenir a 1'ouvrir.  C 3*8 ) On ne fauroit peindre fon défefpoir : elle appella les gens de la maifon, les conjurant de Ia mettre en liberté , offrant de les récompenfer largement des fervices qu'ils lui rendroient, & les menacant, s'ils s'obflinoient a la retenir, de les pourfuivre en juftice. Perfonne cependant ne vint è fon fecours : les uns, malgré toutle bruit qu'elle fit, n'en dormirent pas moins profondément, & les autres , quoique réveillés par fes cris, les prirent pour 1'effet du délire, & ne firent aucune attention a ce qu'elle difoit. Sa tête étoit peu en état de fupporter une auffi violente émotion : toutes fes facultés en furent affecties, & fa raifon, qu'elle venoit de recouvrer depuis un moment, s'égara de nouveau. Après avoir long-temps demandé du fecours avec toute 1'énergie de la fenfibilité & d'un jugement fain , elle continua bientót des cris que 1'excès de fon défefpoir lui arrachoit. C'efl ainfi que fe pafTa toute cette affreufe nuit; & le matin, lorfque la maf.refie de la maifon vint pour la voir, elle la trouva dans le plus violent délire, & dans un fi terrible état, qu'elle ne douta plus un inffant de la riéceffité qu'il y avoit d'empêcher qu'elle ne fortfr. Elle continua cependant a tenter de s'é-  ( 3«9 ) cliapper, ne cefla de parler de Delville, dit qu'il feroit trop tard pour le fkuver, aiTura la femme qu'elle ne vouloit que prévenir un meurtre, & répéta plufieurs fois : O le plus ehéri des hommes ! attends feulement un inftant, & je préviendrai ta perte. Mad. Wyers (c'étoit le nom de cette femme) ne chercha plus a lui faire dire d'oü elle venoit, ou ce qu'elle étoit; elle écotita tranquillement fes exclamations , qu'elle regardoit comme des preuves de fa démence, & conclat que fa folie étoit incurable. La feule chofe dont elle s'avifa, & qu'elle crut pouvoir lui faire quelque plaifir, fut de lui apporter beaucoup de paille, paree qu'elle avoit oui dire que les foux en faifoient un très-grand ufage : après l'avoir mife en tas a un des coins de Ia chambre, elle s'attendoit a la voir fe jetter deffus avec emprelTement; mais Cécile, quoique privée de raifon, ne defiroit que de s'échapper : tranquille ou non, fon but étoit toujours le même. Mad. Wyers s'en étant arprrcue, eut foin de la garder exaclement, & que la porte füt toujours bien fermée.  C 330 ) CHAPITRE VIII. Une rencontre. D eux jours entiers s'écoulerent de cette maniere; Mad. Wyers n'apprit point qu'on fit la moindre recherche; elle ne trouya aucun avis dans les papiers publics. Cependant Cécile empiroit de moment en moment; elle ne vouloit ni boire ni manger, étoit continuellement dans le délire , s'écrioit vingt fois par minute, oü eft-il ? quel chemin a-t-il pris ? & imploroit cette femme, accompagnant fes prieres des remontrances les plus pathétiques , pour 1'engager a fauver Delville, qui lui étoit, difoic-elle, plus cher que fa vie. Quelquefois elle parloit de fon mariage, du mécontentement de fa familie & de fes remords, prioit Mad. Wyers de ne pas la trahir, & promettoit de pafler le refle de fes jours dans la douleur & la pénitence. D'autres fois fon lmagination s'égaroit, & s'occupoit toute entiere de M. Monckton. Elle lui reprochoit fa perfidie; elle plaig-noit fon fort, ne vouloit pas lui furvivre un inftant, & déclaroit dans fon délire qu'elle prétendoit que fes cendres fulTent confondues avec les 1 fiennes dans un même tombeau. Quoiqu'elle füt naturellement d'un caractere paifible &  C 331 ) doux, & parlant ordinairement fort peu,'elle n'avoit pas alors un feul moment de repos; & fon délire , qui d'abord n'avoit été que par accès, devint enfin continuel. Mad. Wyers devenant tous les jours plus inquiete, & craignant de n'être point payée de fes foins, demanda confeil a quelques-uns de fes amis fur ce qu'elle devoit faire; & ils 1'aviferent d'inférer elle-même un avertiffement dans la gazette du lendemain. Voici celui qui fut envoyé a 1'imprimeur du journal de tous les jours. Dèmence. „ Une jeune Dame qui a perdu la raifon, grande, bien faite , le teint beau, les yeux bleus & les cheveux chrïtain-clair, s'eft refugiée al'enfeigne des Trois-Balles, dans la iue de.... la nuit du mercredi deuxieme du courant , oü on Pa gardée par charité. Elle étoit en-habit de voyage. Ceux auxquels elle appartient font priés de la venir réclamer le plutót poflible. On en a eu le plus grand foin. Elle a continuellement a la bouche le nom de Delville. „ N. B. Elle n'avoit ni bourfe ni argent fur elle. Mai 1780. " A peine ce papier étoit-il parti, que M. Wyers, le maltre de la maifon, entrant dans  C 33* ) Ia chambre, dit : A préfent nous allons en avoir deux de ia même efpece, car le veux fou efl la-bas. Ayant fu par les voiiins ce qui s'étoit pafTé, il demande a voir la jeune Dj me. Vous ferez fort bien de le laiffer monter, répondit fa femme; il fréquente toutes fortes de gens, il fe fourre par-tour, & il y a dix i parier contre un qu'il fera tant de recherches, qu'il parviendra a découvrir ceux auxquelf elle appartient. M. Wyers defcendit pour le faire monter. II ne fe fit pas prefier, & parut tout de fuite. C'étoit Albany, qui, dans fes courfes, ayant appris qu'une inconnue dont la tête étoit déraogée fe trouvoit chez ce prêteur fur gages, étoit accouru avec fon emprefferaent ordinaire, pour vifirer cette malheureufe & lui rendre fervice , en s'informant de ce qu'on pourroit faire pour elle. II la trouva, lorfqu'il entra dans la chambre, aflïfe fur le lit, les yeux fixés du cóté de la fenêtre, par Iaquelle elle paroiflbit fe flatter de pouvoir s'échapper. Elle étoit dans le plus grand défordre, fes beaux cheveux épars, les plumes qui ornoient fon chapeau étoient brifées & prêtes a tomber; quelques-unes lui courroient le vifage, d'autres pendoient fur fes épaules. Pauvre femme ! s'écria Albany en s'appro-  C 333 ) chant d'elle, depuis quand efl - elle dans cet état? Elle treflaillit a 1'ouie de cette nouvelle voix, elle regarda autour d'elle; mais quelle ne fut pas la furprife d'Albany, après qu'il Feut reconnue!... II recula d'effroi... il avan9a.... il avoit peine a en croire fes propres yeux... il la fixa attentivement... fe tourna enfuite vers la maltrefle de la maifon, & examinant tout ce qui 1'entouroit, il leva les mains au ciel : O trifte & lamentable fpectacle ! Ia vertueufe, la généreufe proteclrice des indigents , celle qui les nourritToit!.... Juffe ciel ! fe peut-il que ce foit la Cécile? Celleci fe Ie rappellant imparfaitement, quoiqu'elle ne 1'entendit pas, tomba a fes pieds, & s'écria en tremblant : Oh ! s'il eft encore poifible de le fauver, s'il refpire encore... allez le joindre, courez après lui ! vous ne tarderez pas a 1'atteindre ; il eft dans la rue viofine; je 1'y ai laiffé 1'é.pée nue & tout couvert de fang ! Dieu puitTant & miféricordieux , s'écria Albany, daigne regarder en pitié cette créature formée a ton image ! celle qui a foulagé les malheureux, qui a confolé les affligés ! celle dont les mains libérales ont changé les gémiifeineiits en cris de joie, qui n'a jamais entendu la voix de la douleur fans en être attendrie!.... Jufte ciel .' feroit-ce bien  ( 334 ) elle!.... fe pourroit-il que ce füt Cécile! Oh! il n'eft plus temps de parler, s'écriat-elle, partez tout de fuite, allez vite le trouver , ou vous ne le reverrez plus ! La main de Ia mort s'eft appefantie fur lui... il eft aufli froid que le marbre; il rend le dernier foupir!... O toi, dont 1'épée a tranché la vie, cher Delville, cher époux maflacré, toi 1'objet de tous mes vceux, tes gémifiements me percent 1'ame ! Volez auprès de lui, & pletirez fur fon fort!.... Courez , & arrachez de fa bkflure le poignard qui lui a percé !• fein ! O lugubres & funeftes accents de 1'horreur & du défefpoir! s'écria Ie malheureux vieillard attendri, & dont les larmes couloient en abondance, que cette vue eft affligeante, qu'elle eft humiliante pour 1'efpece humaine ! Oü eft fa force, fa félicité?... fragile comme nos vertus, foible & aufli peu durable que notre exiftence! Ah ! s'écria-t-elle avec encore plus de véhémence , perfonne ne viendra-t-il donc a roon fecours ! Je fuis mariée, & 1'on refufe de m'écouter ! ma main a été donnée fous de funeftes aufpices ! C'étoit une oeuvre de ténebres, elle a été fcellée par ie fang, & ratïfiée par la mort. Pauvre malheureufe ! s'écria-t-il, je partage toutes tes angoifles ; je me vois privé  c 335 ) de tes fecours & de tes vertus!... mes plaies fe rouvrent & faignent de nouveau,... ma raifon fe trouble, & je crains qu'elle ne m'abandonne encore. Se levant enfuite tout-a-coup : Brave femme , ajouta-t-il , ayez bien foin d'elle.... Je vais m'informer oü je pourrois trouver fes amis; mettez-la au lit, confolez-la, calmezla.... Je reviendrai bientót, aufïï-tót qu'il me fera poffible. II fe hilta après cela de fortir. O fortuné moment! s'écria Cécile, il eft allé a fon fecours! O bonheur inattendu! il fera fauvé du glaive deflruéteur! Mad. Wyers obéit a Pinftant aux ordres qu'elle venoit de recevoir. Cécile fut mife au lit, & Ton ne négligea rien pour donner, autant que cela étoit poffible, un air propre & rangé a la chambre qu'elle occupoit. II n'y avoit pas une heure que M. Albany les avoit quittées, lorfque Marie, la femmede-chambre qui avoit accompagné Cécile a Londres , vint s'informer de fa ïnaltreiTe. Le vieillard courant toute la ville pour découvrir quelques-uns de fes amis, entroit dans toutes les maifons oü il imaginoit qu'elle pourroit être connue. Inftruit des obligations que Mad. HjI! avoit a Cécile, il crut devoir commencer par èlle. Marie, en conféquence des inftrudions que fa maltrelle avoit laifléts  C 336* ) chez Marl. Belfield, s'étoit déja rendue chez Mad. Hill, & étoit encore dans la plus grande inquiétude, lorlqu'Albany lui apporta des nouveilts de Cécile. Elle fut auffi étonnée qu'affligée de Paltération de fa raifon , du dérangement de fa fanté, & de Ia trouver dans un lit, dans un appartement fi peu proportionnés a fa condition , & fi différents de ceux auxquels elle étoit accoutumée. Elle pleuroit amérement en s'informant de fon état; mais fa douleur fut extréme , lorfque, fans lui répondre ou fans avoir Pair de la reconnoitre, Cécile levant tout-a-coup la tête, s'écria : II faut qu'on me tranfporte immédiatement; je veux aller a la place de Saint-James... Si je refle un inftant de plus , Ia cloche mortuaire fonnera , & alors comment pourrai-je arriver a temps pour les funérailles? Marie, allarmée & interdite, fe tourna du cóté de la maltrefle de la maifon, qui lui dit d'un grand fang-froid qu'elle étoit aétuellement dans fon accès, & qu'il ne falloit point faire attention & ce qui lui échappoit. Effrayée de cette information, elle fuppüa Cécile defetranquillifer, & de refter dans fon lit; mais elle devint tout-a-coup fi furieufe, qu'il fallut lui faire violence pour 1'empêcher de fe lever. Marie, qui ne s'étoit jamais oppofée & fes volontéfl , fe préparoit a lui obéir. Ce  C 337 ) Ce fut en vain que Mad. Wyers voulut s'y oppofer. Cécile étoit trèsdécidée, & Marie obéiflbit , quoique ce ne fut pas fans beaucoup de peine qu'elle parvint a fbabiiler. Cette opération finie , Cécile s'avarr^t vers la porte. Marie , tremblante & a regret, lui aidoit è marcher, & Mad. Wyers les devan?a pour aller cbercher des poneurs. Lorfqu'il fut queftion de defcendre 1'efcalier , Cécile fentit fa foiblelTe : fes jambes plierent & la tête lui tourna; elle 1'appuya contre Marie, qui appella du fecours, & la fit afleoir en attendant qu'il en vint. I1 ne fut cependant pas poffible de la détourner de fa réfolution; par une opintétreté oppofée & fon caractere , elle y perfifta confiamment; & Marie qui croyoit ne pouvoir fe difpenfer de lui obéir, fe contentoit de pleurer fans ofer la contredire. M. & Mad. Wyers monterent 1'un & 1'autre pour aider a la foutenir; le mari offrit de la porter , elle ne voulut pas y confentir; lorfqu'elle fut parvenue au bas de 1'efcalier, fa tête devint encore plus foible; elle 1'appuya de nouveau contre Marie, & M. Wyers fut obligé de les foutenir toutes deux. Elle perfiftoit cependant a faire de nouveaux efforts pour avancer, quand Delville parut & s'élanca dans la boutique. 11 venoit dans Finftant de rencontrer Al- Teme F. p  C 338 ^ bany, qui, quoïqu'i! ignordt fon mariage, favoit qu'il la connoilfoit, & lui avoit appris oü il l'avoit laiffée. II étoit prêt a demander fi cette maifon étoit bien celle qu'il cherchoit , lorfqu'il la vit foible , tremblante, appuyée & prefque portée par fa femme-de-chambre II re- cnla d'horreur, chancela, la refpiration lui manquoit;... mais voyant qu'ils continuoient a marcher, il avance en criant avec fureur: Arrêtez, arrêtez!... que voulez-vous faire ?Monftres cruels , prétendez-vous aflaffiner ma femme? Les accents d'une voix qui lui étoit fi bien connue n'eurent pas plutót frappé les oreilles de Cécile, que fe la rappellant aufli-tót, elle poufla un cri percant; & faifant un dernier effort pour le joindre, elle tomba. Delville s'étoit précipité pour la recevoir dans fes bras, & prévenir fa chüte; mais lorfqu'il vit de prés fon vifage , fon air & fes yeux égarés, fon fang fe glaca dans fes vei- nes:ii ia regarda quelque temps dans le ülence du défefpoir. Elle paroiflbit déja ne plus fe rappeller que c'étoit lui qui fe trouvoit auprès d'elle; épuifée par les efforts qu'elle avoit faits pour s'habiller & defcendre , elle étoit immobile, oubliant qu'elle eüt eu deffein d'aller plus loin , &ne penfant pas même a retourner fur fes pas.  C 339 ) Marie , qui étoit inftruite du mariage de Cécile, pria Delville de lui prefcrire ce qu'elle devoit faire. Celui-ci palTant alors fubitement de 1'effroi a la fureur & au défefpoir, s'écria avec emportement : Sauvages inhumains & infenfibles, que lui avez-vous fait ? Comment eftelle venue ici?. .. qui 1'y a amenée?... qui 1'y a conduite ? qui 1'y a trafnée ?.... par quels infdmes traitements 1'a-t-on réduite a, cet état ? En vérité, Monfieur, répondit Marie, je n'en fais abfolument rien. Je vous alTure, Monfieur, dit Mad. Wyers, que cette Dame.... Silence, lui cria-t-il en fureur: je ne veux point entendre vos impoftures ; taifez-vous & fortez... Alors fe jettant lui-même fur Ie plancher auprès d'elle: O ma Cécile ! s'écria-t-il, oü. as-tu été pendant tout ce temps? Comment t'ai-je perdue ? quel affreux malheur t'efi-il arrivé?... Réponds-moi, mon ange ; leve ta charmante tête , & parle - moi... O que j'entende ta voix!... dis-moi quelque chofe; les reproches les plus amers, comparés rt ce filence , feront une faveur.. . Cécile le regardant alors fixement, qui êtesvous ? s'écria-t-elle. Qui je fuis ?lui répondit-il, confus & efFrayé. PU  C 340 ) Vous me ferez plaifir de vous en aller, s'écria-t-elle d'un ton a'impatience ; car je ne vous connois point. Delville, ignorant fon délire , & attribuant fon empreifement a le renvoyer , a un fentiment d'averfion , s'éloigna d'elle , & lui répartit triflement : Vous avez bien raifon de me méconnoitre, de me refufer mon pardon , de m'accabler de votre haine , de vos réproches , & de me condamner a d'éternelles douleurs! Cette peine eft encore trop légere, j'en mérite de beaucoup plus rudes. Je me fuis conduit comme un monftre , & je m'abhorre moi-même. Cécile fe levant alors è moitié, & le regardant avec autant d'effroi que de colere, s'écria vivement : Si votre intention n'eft pas de me déchirer & de m'arracher la vie, partez fans différer. Moi , vous déchirer ! répéta Delville en frémiffant , quelle horreur !.... Mais je le mérite !. ... N'ayez pas Pair fi troubié, ót je m'arracherai d'auprès de vous. Permettez feulement que j'aide a vous tranfporter ailleurs; je refterai a la difhnce que vous m'affignerez pour vous garder, & ne vous reverrai que lorfque vous me permettrez de vous spprocher. Comment, comment, s'écria Cécile d'un ton de colere & d'impatience, ne me ditez-  ( 34i ) vous pas votre nom , & d'ou vous venez? Ne me connoifiez-vous pas , repliqua-t-H encore plus confterné , ou voulez vous ui'ar-, racher la vie par une pareille queflion? Etes-vous chargé de quelque commifllon pour moi de la part de M. Monckton ? De la part de M. Monckton ?.... Non ; mais il vit, & fe rétablira. J'ai cru que vous étiez vous-même M. Monckton. Trop cruelle Cécile , avez-vous donc tout- a-fait abandonné Delville Le coupable, le malheureux Delville efl-il rejetté pour toujours? L'avez-vous entiérement banni de votre cceur ? Lui refuferiez-vous même uue place dans votre mémoire ? Eft-ce que votre nom feroit Delville? Oh! que voulez-vous dire? Eft-ce moi, ou mon nom , que vous défavouez? C'efl un nom, s'écria-t-elle en s'afleyant, qu'il me fouvient d'avoir oui prononcer ; il me fut autrefois bien cher , & je 1'ai prononcé trois fois au milieu de !a nuit quand j'ai eu froid, & que j'étois dans les fouffrances; il me foutenoit lorfque j'ai été délaüïée: je 1'ai répété , & ce fon m'a foulagé. Jufle ciel! s'écria Delville , elle a perdu la raifon. Qu'eft-ce que la mort, comparée a un pareil fupplice? Marie & Mad. Wyers s'empreflerent a lui P üj  C 342 ) rendre compte de fa maladie, & de 1'aliénation de fon efprit, du defir qu'elle avoit eu de changer de place, & combien elles avoient taché de 1'en difiuader. Delville ne leur fit aucune réponfe ; a peine entendit-il ce qu'elles lui dirent : le plus affreux défefpoir s'étoit emparé de lui; il contemploit dans Ie plus profond filence 1'objet de fes efpérances & de fon affcclion réduit a I'état de dégradation Ie plus trifte; fon vifage pa'e & fes forces anéanties augmentoient encore fes terreurs, en lui annoncantla perte prochaine & inévitable de toutes fes efpérances. Une épreuve fi cruelle étoit au - deiTus de fon courage, fa raifon même en fut altérée, » & les premières exprefllous de fa douleur furent des gémilTements inarticulés. Me ferois-tu déja enlevée ? s'écria-t-il enfin : aurois-je déja perdu ma Cécile? Elle étoit infenfible a ce qui fe paflbit, & cependant dans une agitation continuelle, tournoit rapidement Ia tête de tous cótés; fes yeux erroient a 1'aventure, & ne paroiflbient fe fixer fur rien. Quelle horreur! quelle horreur! s'écria Delville , quel fpeélacle! Et s'adreffant aux gens de Ia maifon, il leur demanda aveccolere : Pourquoi eft-elle ici fur le plancher? né pouviez-vous pas lui donner un lit? qui a  C 343 ) foin d'elle? pourquoi ne lui a-t-on pas procuré des fecours? Ne me répondez pas... Ja ne veux point vous entendre, volez fur-lechamp chercher un médecin.. . amenez-en deux... amenez-en trois... amenez tous ceux que vous rencontrerez. Alors détournant de nouveau fes regards pour ne point voir Cécile , dont il ne lui étoit plus poffible de foutenir la vue, il confulta Marie fur le lieu oü 1'on pourroit Ia transférer. Comme Ia nuit étoit déja fort avancée , & que rien n'étoit prêt ailleurs pour fa réception , ils convinrent bientót que le feul parti a prendre étoit de la reporter dans la chambre qu'elle avoit déja occupée. Delville voulut effayer de lui rendre tafmême ce fervice ; mais tremblant & foible, il n'eut pas la force de la foulever : ne pouvant cependant contempler plus long-temps une pareille fcene, il les conjura de la porter doucement & avec toutes les précautions imaginables; & Ia confiant a leurs foins, il cotlrut lui-même chez un médecin. Cécile réfifta autant que fes forces le lui permirent; elle les fupplioit de ne pas 1'enfévelir vivante , & les alTuroit qu'elle étoit prévenue que leur deffein étoit de la renfermer dans Ia tombe de M. Monckton. Ils la mirent cependant au lit, oü fon déP iv  ( 344 ) lire augmenta de plus en plus, & devjat continuel. Delville arriva bientdt avec nn médecin qu'il n'ofa pas fuivre dans fa chambre. Il 1'attendit au pied de 1'efcalier, oü i fon retour il fe prefik de 1'arrêter. Eh bien, Monfieur, n'y auroit-il plus d'efpoir? Seroit- ij impofhble qu'elle vécüt? Elle eft bien mal, Monfieur, répondit-il; mais je viens de donner des infiruétions qui peut-être... Peut-être! interrompit Delville en frémiffanr. Ah, ce mot rue! Elle efl dans un violent délire; mais comme elle a une très-grofTe fievre, cela n'eft pas exiraordinaire , & 1'on doit en être moins furpris. Si les remedes que j'ai ordonnés pro» duifent leur efïet, & que la fievre diminue, tout le refle ira bien. Après cela il s'en fut, laiflant Delville auffi frappé d'étonnement par fes réponfes allarmantes , que fi en le confultant il n'eüt pas foupsonné qu'elle coutüt le moindre danger. Dès qu'il fut un peu remis de fa confiernation, il fortit de nouveau pour aller chercner d'autres fecours. II revint , & ramena avec lui deux nouveaux médecins. Ils confirmerent les ordres que le premier  C 345 ) avoit déja donnés, & refuferent abfolument de s'expliquer fur la fituation de la malade. Delville, défefpéré & hors de lui-même, les traita tous d'ignorants, & écrivit fur-lechamp au dofteur Lyfier, pour le prier de venir immédiatement a Londres.. Quoiqu'il füt minuit, il alla lui-même cher* cher quelqu'un qui partlt en diligence pout porter fa lettre : étant revenuil couroit a la chambre de Cécile ; mais arrivé a la porte, il s'appercut que le délire continuoit; & fa terreur 1'emportant fur fon emprefTement, il fe hata de defcendre , & paffa le refte de cette longue nuit dans la boutique. CHAPITRE IX. Un tribut. Pendan t ce temps, Cécile a qui 1'on faifoit les remedes prefcrits par les médecins, s'oppofoit quelquefois de toutes fes forces a 1'exécution de leurs ordonnances-; quelquefois auffi elle. ne s'en appercevoit pas. Le jour fuivant fe paffa a-peu-prés de même que celui qui l'avoit précédé , & le lendemain n'apporta point encore de changement fenfible a fon état. Elle avoit alors plus de gardes & de gens pour la fervir qu'elle n'en avoit réeliement befoin, toute la conP v  C 346 ) folation de Delville étant de lui procurer continuellement de nouveaux fecours. L'entrevue qu'il avoit eue avec elle lui avoit déchiré 1'ame; & n'ayant plus le courage d'entrer dans fa chambre, il paffoit prefque tout fon temps fur 1'efcalier qui y conduifoit. Toutes les fois qu'elle étoit tranquille , il s'alfeyoit a fa porte; s'il pouvoit 1'entendre refpirer ou fe mouvoir, une lueur d'efpérance lui procuroit une fatisfaétion momentanée qui lui fai-> foit oublier toutes fes peines : mais dès qu'elle parloït,dès que cette vjix ckériecommencoit a articuler fans fuite les exprefïions de fon délire, il defcendoit promptement, & fuyant Ia maifon, il parcouroit les rues voifines jufqu'a ce qu'il eüt repris affcz de courage pour s'informer de ce qui fe patToit, ou écouter encore lui-même a la porte. Le lendemain matin , le docleur Lyfter arriva, & fit renaitre fes efpérances; il courut a fa rencontre , Pembraffa tendrement, lui comrauniqua fon mariage avec Cécile,le fupplia d'employer fes talents & toufes lesreifources de fon art pour la fauver, & prévenir le défefpoir oü fa mort ne manqueroit pas de Ie jetter lui-même. Mon bon ami, s'écria ce digne médecin, penfez a ce que vous exigez de moi. Cette pauvre jeune Dame n'a peut-être pas plus befoin de fecours que vous-même; penfez-  t 347 ) vous que des hommes aufli éclairés que ceux qui fe trouvent aétuellement auprès d'elle , qui par une pratique aflidue dans une ville telle que Londres, onc joint Pexpérience au favoir, aient befoin qu'un petit médecin de Province vienne leur enfeigner ce qu'ils doivent faire? J'ai plus de confiance en vous , s'écria Delville, que dans tout le refle de la faculté: venez donc, & ordonnez ce que vous jugerez conveuable.... Prenez quelque nouvelle voie.... Cela efl: impoflible , mon cher Monfieur. Si la douleur vous reud infenfé , il ne faut pas que la vanité m'aveugle. Je n'ai pu, après la maniere preflante dont vous m'avez écri', me refufer k vos inflances; je vais a préfent voir la jeune Dame, en qualité d'ami. Je fuis défolé , & je partage vos peines, M. Mortimer; c'efl: une charmante femme, dont 1'efprit eft fort au-deflus de fon age, & qui n'a point les foiblefles de fon fexe. Ah, ceflez! s'écria ï'impatient Delville; je ne faurois vous entendre : allez la trouver, mon cher doéteur; & fi vous avez befoin de confulter, envoyez , fi vous voulez, chercher tous les médecins de la ville. Le docleur demanda feulement que ceux qui 1'avoient déja vue fuflent appellés; après quoi il fe rendit auprès de Cécile. P vj  ( 34? ) Delville n'ofa 1'accompagner : il connoiffoit fi bien fa franchife & fa fincérité, que quoiqu'il attendlt fon retour avec impatience, il ne 1'entendit pas plutót au haut de 1'efcalier, que craignant d'entendre ce qu'il diroit, il prit précipitamment fon chapeau, & fortit de la maifon. II parcourut les rues jufqu'a ce qu'enfin la terreur des mauvaifes nouvelles lui devlnt moins pénible que 1'incertitude. II retourna pour lors, & trouva le docleur Lyfter dans une petite falie fur Ie derrière , que Mad. Wyers , perfuadée qu'elle feroit bien récompenfée de fes attentions, avoit arrangée a Pu? fage de Delville ; & mettant la main fur 1'épaule du docleur: Eh bien , mon cher ami, lui dit-il, vous rêvez ? J'efpere.... Je voudrois pouvoir vous donner des efpérances , interrompit ce dernier; cependant, pour peu que vous foyez raifonnable , je peux vous fuggérer un motif de confolation; Ia crife paroit approcher; elle guérira, ou avant demain matin... N'achevez pas, Monfieur! s'écria Delville avec autant d'effroi que de fureur; je ne veux point qu'elle perde la vie; je ne vous ai pas fait venir pour me donner de fi cruelles nouvelles. Et il s'emprefia encore de quitter Ia maifon , laifiant le docleur fincérement affect! de  C 349 ) fon chagrin, mais trop corapatiffant & trop raifonnable pour être offenfé de 1'injuftice de fon procédé. Au bout de quelques minutes cependant, par une fuite de fon défefpoir plutót que de fa philofophie, Delville, plus tranquille,revint faire au doéteur des excufes de fa conduite, que celui-ci lui patdonna de bon cceur; il confentit même a refter a Londres jufqu'a ce que le fort de la malade füt entiérement décidé. Vers midi, Cécile, du plus affreux délire & de 1'agitation la plus vive , palTa tout-acoup è la plus grande infenfibilité, au point qu'a peine paroiffoit-elle exifter : fi 1'on n'a* voit pas reconnu qu'elle refpiroit encore, on n'auroit pas douté qu'elle ne füt déja . morte. Lorfque Delville en fut averti , il ne put plus refter fur 1'efcalier qui étoit fon pofte ordinaire ; il paffbit tout fon temps a courir les rues, d'oü il revenoit de temps en temps trouver le dofteur pour lui demander fi tout étoit fini. Ce médecin, doux & bumain, auffi touché de la fituation de Delville qu'allarmé du péril de Cécile, crut que la crife aétuelle lui offroit au moins 1'occafion de le réconcilier avec fon pere. Pour cet effet, il fe rendit a la place de St. James chez ce dernier; & fans rien  C 350 ) déguifer, lui apprir le trifle état oü Cécile fe trouvoit, & le défefpoir de fon fils. M. Delville, quoiqu'il eüt donné tout au monde pour rompre un mariage qu'il regardoit comme humiliant pour fa familie, & n'eüt pas été faché qu'on lui annoncric la mort de Cécile , fut cependant extrêmement déconcerté en apprenant un événement auquel il étoit con/aincu qu'il avoit contribué, en refufant a Cécile 1'afyle qu'elle avoit imploré: combattu entre fon affedtion pour fon fils & fon refientiment, il pria ledofteurde lui donner des avis fur la maniere dont il devoit s'y prendre pour 1'arracher a ce terrible fpectacle. Le doéteur, qui favoit bien qu'il feroit impoffible, dans Pexcès de fon défefpoir, de faire entendre raifon a Delville, propofa de retourner enfemble, & de le furprendre au moment oü il s'y attendoit le moins. Quoique M. Delville redoutSt de s'expofer au défefpoir de fon fils , & qu'il commencüt a s'attendrir, il fe prêta, mais a regret, a un expédient qui lui paroifibit au-deflbus de lui; & lorfqu'il fut arrivé devant la boutique, on eut beaucoup de peine a le décider a y entrer. Mortimer étoit alors forti; & le dofteur, pour achever de vaincre Ia fierté du pere, trouva moyen , fous prétexte d'attendre le fils , de le conduire dans Ia chambre de la malade. M. Delville, qui ne favoit point encore oü  C 35i ) il alloit, n'eut pas plutót appercu un lit & les gens qui la foignoient, qu'il voulut Te retirer; mais ayant jetté par hafard les yeux fur Cécile , il fut frappé de fon vifage pale & a peine reconnoilfable , & s'arrêta involontairement. Regardez cette pauvre jeune perfonne, s'écria le dücteur, & foyez encore étonné , fi vous le pouvez , qu'une pareille vue falfe oublier tout autre objet a M. Mortimer. Elle étoit parfaitement tranquille, quoique totalement privée de 1'ufage de fes fens; elle paroifibit ne rien diftinguer; elle ne parloit, ni ne remuoit. M. Delville la fïxa avec Ie plus grand effroi : 1'afyle qu'il lui avoit fi barbarement refufé la nuit oü elle perdit 1'ufage de fa raifon, revint a fa mémoire; il auroit defiré daus ce moment le lui avoir offert lui-même , pour fe délivrer des remords que lui caufoit 1'idée d'être la caufe de cette fcene funefte & terrible. Sa fierté, fon ofientation, fon ancienne nobleffe, fon nom même n'étoient plus pour lui d'un fi grand prix : il les auroit tous facrifiés de bon cceur , pour obtenir le titre de protecleur de cette infortunée, dont il fe reprochoit d'être Ie bourreau. Et cependant, dès qu'il commenca un peu a revenir de la furprife pénible que lui avoit caufé cette vue déplorable , il fut piqué de  C 35* ) ce que, fans i'en avertir, le docteur lui ent procuré ce fpeclacle ; & Ie regardant' d'un air de reproche , il fe Mta de fortrr de la chambre. Delville, qui attendoit impatiemment dans la petite falie le retour du docteur, allarmé en entendant fur 1'efcalier les pas d'un étranger, fortit pour demander qui ce pouvoit Être. Loifqu'il vit fon pere, il recula d'effroi. M. Delville oubliant fa iierté, & ayant toujours devant les yeux 1'objet qu'il venoit de quitter, le prit dans fes bras, en difant : Oh ! venez avec moi, mon fils, & abandonnez cette trifte demeure, oü tout femble concourir a augmenter votre défefpoir. Ah , Monfieur, s'écria Delville, ne penfez point a moi dans ce moment ! épargnez-moi vos bontés;.je fuis hors d'état d'y répondrel. Et s'échappant de fes mains , il fe hata de quitter la maifon. M. Delville, qui avoit repris tous les fentir ments paternels, vit fa fuite avec plus de frayeur que de colere, &retournaala place de SaintJames, tourmenté par les craintes d'un pere tendre, & par les remords que lui caufoit Fi* mage de Cécile pale & mourante. Elle étoit toujours dans le même état d'infenfibiüté, & en apparence auffi exempte de fouffrances que de fenfations agréables, lorfqu'on entendit tout-a-coup au.-dehors une  C 353 ) nouvelle voix qui s'écria: oh, Oü eft-elle? oü eft tna chere Mifs Beverley? Et Henriette Belfield entra tour-a-coup dans la chambre. L'avertiffement inféré dans les gazettes l'avoit décidée a fe rendre a Londres , & elle y avoit trouvé 1'adreffe de M. Wyers. La circonftance que Ia perf >nne égarée avoit continuellement a la bouche le nom de Delville, lui avoit d'abord fait foupconner que ce pourroit bien être Cécile; fon fignalement fervit a confirmer fes doutes, & la delcription de fon ajufiement correfpondoit parfaitement a celui qu'elle lui avoit vu. M. Arnott, auffi confterné qu'elle, lui avoit prêté fon équipage pour qu'elle püt vérifier fes conjectures , & elle étoit venue dans la nuit. Que vois-je ! s'écria-t-elle, courant a la ruelle du lit; ce ne fauroit être la Mifs Beverley ! Jufte ciel! oui, c'eft bien elle; perfonne ne pourroit le croire... fa propre mere la méconnoltroit. II faut vous retirer, Mademoifelle, dit Marie , il le faut abfolument.... Les médecins ont défendu de troubler fon repos. Qui oferoit m'arracher d'auprès d'elle? s'écria-t-elle ; perfonne, Msrie. O aimable Mifs Beverley ! je veux me coucher a vos cótés... je ne vous quitterai plus tant que vous vivrez... je voudrois, oui, je defirerois pouvoir racheter votre précieufe vie aux dépens de la mienne.  C 354 ) Alors fe penchant pour la contempler: Oh! s'écria-t-elle, k vue de fa fituation me perce le cceur. Eft-ce la cette Mifs Beverley, fi heureufe autrefois, au bonheur de Iaquelle j'avois cru que tout devoit concourir ? cette Mifs Beverley, qui paroifToitêtre la Reine du monde entier, & qui, malgrécela, étoit fi bonne, fi douce, fi polie avec les gens même du dernier rang, fi févere pour elle-même, & fi indulgente pour les autres... Oh, qui pourroit la reconnoltre ! qui pourroit la reconnoitre! Que vous ont-ils fait, ma chere Mifs Beverley? Comme ils vous ont changée & défigurée! Au milieu de cet éloge fimple & pathétique du mérite & des perfeéïions de Cécile, le docteur Lyfier entra dans la chambre; toutes les femmes, a Pexception de Marie, s'empreflerent de 1'affurer qu'elles n'avoient point attiré cette étrangere, a 1'entrée de Iaquelle elles s'étoient oppofées. Marie fe contenta de lui dire qui elle étoit, & que fi fa maftreffe pouvoit s'appercevoir que ce füt elle , il n'y auroit perfonne au monde dont la préfence lui fit plus de plaifir. Jeune Demoifelle, lui dit le docteur, je vous confeille de paffer dans une autre chambre jufqu'a ce que vous foyez un peu plus calme. Je vois que tout le monde cherche a m'éloigner, s'écria la trifte Henriette en fanglot-  ( 355 ) tant; mais on le tenteroit vainement, car je ne m'en irai fürement pas. Vous avez ton, répanit Ie doéleur, je ne faurois fouffrir que vous vous obftiniez h refter : croyez-vous témoigner beaucoup d'ainitié, en vous comportant de cette maniere avec une perfonne dangereufement malade ? O ma chere Mifs Beverley ! s'écria Henriette, entendez-vous tous les reproches qu'ils me font? voyez-vous comme ils s'efforcent de me cbaffer d'auprès de vous? Ils s'oppofent même a ce que je vous regarde. Parlez pour moi, chere Mifs, parlez vous-même en ma faveur; dites-leur que la pauvre Henriette elf bien éloignée de penfer a vous faire le moindre mal ; dites-leur qu'elle ne demande qu'a refter auprès de vous, qu'a vous voir... Je veux tenir cette précieufe main, je veux y refter collée jufqu'a la derniere minute, & vous ne le voulez pas ; je fais que vous vous y oppofez; donnez donc ordre qu'on me 1'arrache. Quoique Ie caraétere fenfible & compatiflant du docteur füt très-affeété de la douleur & de la tendreffe de cette jeune perfonne, il lui repréfenta cependant avec un peu de colere , qu'il n'étoit pas convenable, dans ce moment, de s'y livrer comme elle le faifoit; mais plus Henriette étoit convaincue du danger de Cécile , & moins elle vouloit s'éloigner, Oh ï  ( 355 ) jettez les yeux fur elle, s'écria-t elle, & voyez s'il vous fera poffible de m'obliger a la quitter; voyez comme fes beaux yeux font immobiles ; voyez feulement 1'altération de fes traits!... Elle ne m'appercoit pas, elle ne m'entend pas... Sa main eft déja froide, fon vifage eft tout-a-fait changé.. - Hélas, pourquoi ai-je vécu afTez long-temps pour contempier ce trifte fpeclacle ! N'auroit-il pas mieux valu que j'euffe fouffert mille morts !... Pauvre malheureufe Henriette, il ne te refte plus aucun ami dans le monde 1 Tu peux aller habiter oü tu voudras; perfonne ne viendra vers •pi, & ne cherchera a te confoler. C'en eft trop, dit le docteur, il faut abfolument 1'emmener. Cela ne fera pas ! s'écria-t-elle défefpérée; je reflerai avec elle jufqu'a ce qu'elle aitrendu k dernier foupir, j'y reflerai même encore après; s'il lui étoit poffible aétuellement de vous parler, elle vous diroit qu'elle y confent. Elle aimoit la pauvre Henriette , & vouloit toujours l'avoir auprès d'elle; lorfqu'elle étoit malade & affligée, elle ne lui ordonnoit jamais de fortir de fa chambre. Cela n'efl-il pas vrai, ma chere Mifs Beverley? Ne favez-vous pas que ce que j'avance eft la pure vérité? Oh, ne me regardez pas fi froidement ! tournezvous du cóté de votre malheureufe Henriette; 0 la plus douce, la plus aimée, la meiileure  C 357 ) de toutes les femmef! refuferiez-vous de lui parler encore ut:e fois ? ne voukz vous pas lui dire un feul mot ? Le DoéHir fe ükha alors tout de bon; & lui difanc qu'une pareille violence pourroit avoir de funeftes conféquences; il 1'épouvanta, lui fit entendre raifon, & 1'emmena luimême. II eut alors la complaifance d'aller avec elle dans une autre chambre, oü, lorfque fa première vivacité fut un peu calmée, fes remomrances , en lui prouvant les mauvaifes fuites que fon obftination auroit pu produire, 1'eiigagerent è promettre de ne retourner auprès de Cecile que lorfqu'elle auroit affez de force pour fe conduire avec plus de modération. Le Docteur, en rejoignant Delville, le trotiva fort allarmé de ce qu'il avoit tardé fi longtemps; il lui communiqua en peu de mots ce qui venoit de fe paffer, & lui confeilla d'éviter d'augmenter fa douleur par la vue des foufFrances de cette imprudente jeune fille. Delville yconfentit; car Ie poids de fa prapre douleur étoit déja trop infupportable, pour chercher a 1'aggraver. Henriette, un peu calmée par les exhortations du Doéleur, fe contenta d'aller s'affeoir fur Ie bord du lit, fans ofer ouvrir Ia bouche, fans faire autre chofe que de regarder fon amie malade, & effuyer fes yeux  C 358 ) baignés de larmes; elle fortoit de temps en temps de la chambre, pour fanglotter & pleurer fans contrainte. Le foir, tandis que le Docteur & Delville étoient fortis pour refpirer un peu Pair , il fe patTa une nouvelle fcene dans Pappartement de Cécile, qui continuoit encore a être fans connoiflance. Albany y entra tout-4coup, fuivi de trois petits enfants, deux filles & un garcon , qui pouvoient avoir cinq a fix ans , allez bien mis , Pair propre & de bonne fanté. Voyez , s'écria-t-il en entrant, voyez ce que je vous amene! levez, levez votre tête appelantie, & regardez de ce cóté. Vous me croyez févere.... ennemi du plaifir, auftere , dur : contemplez ce fpectacle, & vous vous convaincrez du contraire. Qui pourroit vous procurer des confolations, des plaifirs comparables a ceux que je vous préfente, trois pauvres innocents, vêtus & nourris par votre libéralité? Henriette & Marie, qui connoilToient toutes deux Albany, ne furent que peu furprifes de tout ce qu'il faifoit & difoit. Cécile ne voyoit cependant rien de ce qui fe palToit; & Albany furpris , s'approchant un peu plus du lit : Ne veux-tu pas parler ? lui cria-t-il. Elle ne fauroit, Monfieur, lui dit une des  ( 359 ) femmes; il y a pluGeurs heures qu'elle a entiérement perdu la parole. L'air triomphant avec lequel il étoit entré fit alors place au découragement & alaconfteruation. 11 la contempla pendant quelques minutes en filence , & avec Pexprefllon de la douleur, pouflant enfin un profond foupir: Que ce jour efl funefle pour les indigents! combien ils vont pleurer cette perte! Hélas! ajouta-t-il, enfants deflitués de toute reflburce, vous ne connoiflez pas encore tout ce que vous perdez : nous fommes venus pleins de confiance; il faudra nous en aller fans qu'on ait fait attention a nous. Je vous avois amenés pour que votre bienfaitrice vous vit; mais elle eft allée trouver fes femblables. II les emmenoit après cela; mais revenant fubitement fur fes pas : Peut-être, dit-il, ne la reverrai-je plus ! n'efl-il donc pas jufte que je prie pour elle ? Que le changement qu'elle éprouve dans ce moment eft grand & terrible ! que les révolutions humaines font des chofes frivoles en comparaifon!... Venez, pauvres petits enfants , venez. Elle vous a fouvent comblés de fes dons, comblez-la a votre tour de bénédi&ions. Allons, profternons-nous autourde fon lit; prions tous enfemblepour elle; levez vos innocentes mains, &je parlerai au nom de tous.  C 36b ) II fit mettre les enfants a genoux, & s'y étant mis iui-même avec Henriette & Marie qui l'imiterent : Charmante fleur, s'écria-t-il, cueillie avant Ie temps , & que les chagrins ont fanée, mais qui a confervé tout fon parfum , que ta fin ne foit point douloureufe! car ta vie n'a jamais été fouillée par Ie crime. PuiiTent tes peines être légeres, toi dont les" péchés ont été fi peu nombreux! Regardezla, mes enfants , & ne 1'oübliez jamais; je vous vifiterai fouvent, & vous rappelierai ce trifte fpeétacle. Regardez-Ia aufli, vous autres qui êtes moins éloignés de votre fin.... Ah , la fupporterez-vous aufli-bien qu'elle! U s'arrêta, Ja garde & Mad. Wyers, frapl pées de cette exhortation, & entratnées par I'exempie, s'approcherent a leur tour, & fe mirent prefque involontairement è genoux. Elle nous quitte , reprit Albany, elle dont 1'ame a encore toute fa pureté , & dont le remords n'a point troublé Ia paix; elle dont la charité étoit fans égale. La pitié réfidoit dans fon cceur ; fa bouche ne s'ouvroit que pour adminiftrer des confolations; fes pas étoient accompagnés de bénédidions. O toi dont la pureté a été exempte de tache, que taviétoirefoit célébrée pardeschantsde triomphe!.. Tu t'endormiras tranquilleinent avec tes peres... & tu teréveilleras glorieufe pourjouir d'une nouvelle vie qui n'aura plus de fin. Après  Après cela il fe leva, prit les enfants par la main, & fortit avec eux. CHAPITRE X. Conclufion. Le Docteur Lyfter & Delville les rencontrerent a 1'entrée de la maifon; & craignant que Ia tranquillité de Cécile n'eüt été troublée, ils fe prelTerent tous deux de monter. Quant a Delville, il n'avanca pas plus loin que la porte de la chambre. II s'y arrêta, & prêta Poreille ; mais Ie plus profond filence y régnoit. Les prieres d'Albany avoient imprimé une forte de terreur dans 1'ame de tous les alultants , & Ie Docteur revint bientót lui dire que la malade étoit toujours dans le même état. Et ne lui a-t-il point fait de mal? s'écria Delville. Non, aucun. Je penfe donc, dit-il, s'avancant quoïqu'en tremblant, qu'il m'eft permis de la voir encore une fois. Non, non , M. Mortirr r, s'écria Ie Docteur j pourquoi vous expofer fans nécelfité vons-même ?... Quant a moi, répondit-ii, 1'émotion efl Terne F. Q  ( 3Ö2 ) paiTée; dites-moi cependant, y auroit-il quelque apparence que cela püt lui nuire? Je ne le crois pas; je ne penfe pas, dans ce moment, qu'elle vous appercoive. Eh bien donc.... je me repentirois peutêtre dans la fuite de n'avoir pas encore une fois jetté nn coup-d'ceil.... II s'arrêta : Ie Docteur tacha encore de le diiTuader ; mais après avoir un peu héfité, il 1'afTura qu'il étoit préparé a tout ce qu'il y avoit de plus fa- cheux, reufe patience. Cher Docteur, ajouta-t-il , allez trouver ma Cécile, inftruifez-la de tout ce que vous venez d'entendre, eflayez ( perfonne n'en eft plus capable que vous) de 1'appaifer a mon égard par le récit de mes fouffrances que vous aurez cependant foin de ne pas exagérer, de peur qu'elle n'en foit trop riffeftée. Apièscela, fi elle pouvoit confentir a me voir, permettre que j'entendiffe encore les fous de fa voix enchanterefiè, fi elle daignoit me tendre fa charmante main, en figne de paix & de pardon..., O Docteur Lyfler! vous qui,  (376) en conrervantfa vie, avez fauvé Ia miemie, procurez-moi ce moment délicieux, & tous les maux que j'ai foufferts feront oubliés. II faut, Monfieur, répondit Ie Docteur, que vous foyez plus calme , avant que je tente cet elfai. Tout ce pathétique, ces belles protefiations ne font bonnes a employer qu'avec des gens en parfaite fanté, & dont les nerfs font robuftes; cela ne convient nullement a un malade. II alla cependant trouver Cécile , & lui répéta ce qu'il venoit d'entendre, fupprimant tout ce qu'il crut capable de l'affecter trop vivement, & alTailbnnant fon récit de réflexions a fa maniere. Cécile éprouva le plus grand foulagement, en voyant ainfi diffiper fes inquiétudes. Sa douleur & fes craintes n'avoient jamais été roêlées du moindre refientiinent; tout ce qu'elle defiroit étoit de réconcilier Delville avec lui-même. Le Docteur l'obligea pendant quelque temps de fe contenter de fon récit; mais lorlqü'elle fut un peu mieux, fon impatience devint plus forte, & il craignit que la contradiction ne lui füt aufli nuifible que le trop de complaifance. U peimit donc a Delville de fe préfenter: celui-«i s'avanca lentement & en tremblant, craignant de 1'effrayer, redoutant fon cour-  ( 37? ) ïoux, déchiré de remords pour 1'infulte qu'il lui avoit faite, & fouffrant cruellement de la voir aufli malade & aufli changée qu'elle 1'étoit. A 1'inflant on elle Ie vit, elle fit un mouvement pour fe pencher en-avant, & lui témoigner le plaifir qu'elle avoit de le voir, s'écriant, quoique d'une voix foible : Ah, mon cher Delville! feroit-ce bien vous? Mais ne pouvant foutenir Telfort qu'elle venoit de faire, elle retomba pa'e, tremblante, fur les couflins qui la foutenoient. Le Dodeur voulut alors interpofer fon autorité , & exiger que Ia converfation füt renvoyée a un autre temps; mais Delville ne pouvant plus fe contenir, s'élanca a la ruelle du lit, & fe mettant a genoux : O vous, s'écria-t-il, modele de perfection, que j'ofai offenfer! vous, que mon cceur a choifie! feul objet de mes affeétions! vous vivez donc & j'entends encore les doux accents de votre voix !... C'eft donc vous que je revois!... Efl-ce bien la ma Cécile! fi pale, fiabattue... O patience angélique ! avez-vous pu dans vos fouffrances prononcer Ie nom de Delville, du coupable, maisinfortunéDelville, votre bourreau, votre aflaflin , & ne pas le maudire? Cécile, extrêmement affcétée , étoit hors d'état d'articuler un feul mot; elle lui préfenta la main; elle ie regarda avec douceur, & donna  ( 378 ) tin libre cours a fes larmes qui couloient en abondance. Divine créature ! s'écria Delville, en baifant le gage qu'elle lui avoit donné de fon pardon , pouvez-vous m'accorder une feconde fois une main que j'avois fi peu méritée? Supporterez-vous encore la vue de 1'auteur de vos fouffrances, du malheureux qui a pu douter un inftant de la pureté d'un cceur fi noble & fi genéreux? Ah! Delville, s'écria-t-elle en fe ranimant un peu, ne penfez plus a ce qui s'eft patTé. Vous voir... vous appartenir... eft un bien qui ne pouvoit s'acheter trop cher. Je ne mérite pas ces bontés , s'écria-t-il en fe levant. Je ne fais comment les foutenir. Un pardon tel que celui-ci..... lorfque je redoutois de me voir toujours 1'objet de votre haine , quand je ne devois m'attendre qu'a votre mépris, a votre refientiment... Trop fetjfible Delville , reprit Cécile tendrement affectée, que votre cceur déja trop oppreffé ne foit point tourmenté de nouveau par ces triftes fouvenirs; le mien eft foulagé. ... Soulagé, que dis-je! il a tout oublié, excepté 1'affeclion qu'il vous porte. O paroles raviflantes & enchanterefies! ajouta Delville hors de lui-même. O charmante compagne, amie, confolatrice & délice de mes jours!  ( 37!? ) Allons, Monfieur, venez avec moi, s'écria le Dofteur Lyfler, qui s'apperc-ut que Cécile étoit extrêmement émue. II eft. temps de terminer cette fcene; je ne répondrois pas des iuites, fi elle duroit plus long-temps; & le prenant par le bras, il le tira de Ton extafe, en 1'aflurant que Cécile fe trouveroit mal s'il réfioit auprès d'elle. Après fon départ , elle fut un peu plus tranquille. Henriette, qui avoit pleuré amérement dans un coin de la chambre pendant tout le temps qu'avoit duré cette fcene, s'approcha d'elle, & s'efForcant de fourire , lui dit, quoique d'une voix a peine intelligible : Ah, Mifs Beverley, vous allez donc enfin devenir heureufe, aufli heureufe que vous le méritez! Et düt-il m'en coüter la vie pour que vous le fufliez encore plus , ce feroit avec joie que je ferois ce facrifice. Cécile, qui ne comprit que trop bien ce qu'elle vouloit dire , 1'embrafla tendrement; mais le Docteur ne voulut point permettre qu'elle s'entretint avec elle. La première entrevue avec Delville une fois paiTée, la feconde fut moins orageufe , & au bout de quelques jours il ne voulut plus la quitter. Sa vue étoit trop agréable a Cécile pour qu'on püt 1'en priver, ou qu'on eüt rien a en redouter. Le bon Docteur Lyfter la voyant en fi bon  train, & tout annoncantfa prompte guérifbn, fe préparoit a quitter Londres; mais auffi empreffé a être utile comme homme du monde que comme médecin, il fe rendit d'abord, en conféquence de la priere que lui en fit Delville, chez fon pere pour lui apprendre fa fituation , lui demander fes inftruclions fur la maniere dont il fe conduirbit, & tacher de réconcilier toute cette familie. M. Delville, que Ta fierté rendoit peu traitabie, & dont le cceur n'étoit guere fufceptible d'une joie bien roarquée, fut cependant fenfible au rétabliflement de Cécile : fa vanité & fon mécontentement n'avoient pu appaifer fes remords. L'état dans Iequel il l'avoit vue ne fortoit plus de fa mémoire, Ie défefpoir de fon fils l'avoit frappé de crainte & de terreur. Tourmenté lui-même par le repentir & les regrets,le confentement qu'il avoit refufé a la tendreffie & aux prieres, il 1'accorda enfin volontairement pour rendre la paix & Ia tranquillité a fa confcience. II envoya fur-le-champ chercher fon fils, qu'il embrafla en pleurant; & ce ne fut qu'après lui avoir pardonné, qu'il fe fentit véritablement foulagé. Cette condefcendance lui étoit trop peu ordinaire pour durer long-temps; il ne favoit comment recevoir Cécile; les remords un peu appaifés, fa pitié pour elle dirainuoit en proporüon; & Jorfqu'on le follicita pour la voir,  C 3«i ) il renouvella les accufations de M. Monckton. Cécile, qui en fut informée, réfolut d'écrire a ce dernier, dont la maladie longue & douloureufe, jointe au renverfement total de fes efpérances, lui faifoit croire qu'il confentiroit peut-être a réparer le mal qu'il lui avoit fait. Voici la lettre qu'elle lui adrefTa. „ A M. Monckton. Je ne vous écris point, Monfieur, pour vous faire des reproches; les malheurs qui ont été la fuite des mauvais fervices que vous m'avez rendus, & dont vous entendrez peutêire un jour parler, rendroient mes reproches fuperflus. Je vous écris uniquement pour vous prier de vous contenter du tort que vous m'avez déja fait. Si, avant mon mariage, vous avez cherché a me décrier par les impreffions défavorables que vous avez données fur mon compte a la familie Delville, je me flatte qu'ac tuellement que j'en fuis membre, vous aufez trop d'honneur & trop d'équité pour refüfer de m'en jultifier pleinement, & de reconnoltre mon innocence. Le fouvenir de mon ancienne amitié pour vous ne me permet pas de finir fans vous alTurer des vceux finceres que je fais en votre faveur; & 1'efpérance que j'ai que vous ne refuferez pas de vous rétracter, m'engage a vous offrir le pardon dont vous  ( 382 ) croirez peut-être avoir befoin de Ia part de Cécile Delville. M. Monckton , combattu long-temps entre fa fureur impuiffante & fes remords iuvolon.' taires, fit enfin Ia réponfe fuivante. „ A Mad. Mortimer Delville. „ Ceux qui ont jamais pu vous croire coupable ont dü defirer de vous trouver telle. Je n'ai jamais eu que votre bonheur en vue, & le defir de vous empêcher de contraéter une alliance qui me paroiflbit fort peu proportionnée a votre mérite. Je fuis fdché, mais peu furpris , d'apprendre que vous ayez eu des peines; vous n'aviezguere fujet de vous promettre autre chofe d'un pareil mariage. Si Ie témoignage que je ferai toujours prêt de rendre a votre innocence, pouvoit les adoucir, je déclare bien folemnellement que je fuis perfuadé qu'elle n'a jamais recu la moindre atteinte ". Delville envoya par le docteur Lyfter cette lettreafon pere, dont la fureur, en voyant la perfidie de M. Monckton, & la facilité avec Iaquelle il s'étoit lailTé tromper, fut encore moindre que celle qu'il reffeiuit du mépris avec lequel il parloit de fa familie. - Sa conférence avec Ie doéteur Lyfter fut longue & pénible, mais décifive. Cet homme  ( 383 ) pénétrant & affectionné, connoilTant fon foible, fut s'en prévaloir, & lui fit fi bien fentir le tort que la fituation préfente de Cécile faifoit J fa familie, qu'avant qu'il s'en allat, il fut chargé del'invitera venir habiter fa maifon. A fon retour , il trouva Delville dans la chambre de la malade, oü 1'un & 1'autre attendoient impatierament le réfultat de fa négociation. Le doéteur s'emprefla de faire connoitre a Cécile les ordres dont il étoit chargé, lui témoignant que M. Delville la prioit de venir fe fixer chez lui; mais le fils, fenfible a tout ce qui pouvoit blefier la délicatefle de Cécile, fut mécontent de ce que fon pere n'étoit pas venu 1'inviter en perfonne , & s'écria trèsmortifié : Eft-ce la toute la grace qu'il nous fait ? . Patience, patience, Monfieur, répondit le Docteur. Quand quelqu'un fe trouve déchu de fes plus cheres efpérances, croyez-vous qu'il foit dans le cas de témoigner beaucoup de reconnoifi'ance & de remercier celui qui les a fait échouer? Laiffez, je vous prie, ce bon Seigneur fe fatisfaire dans les petites chofes, puifque vous lui avez fi bien óté le pouvoir de Ie faire dans les grandes. Eh bien, loin defufciterdenouveauxobflacles, s'écria Cécile, faifons tout cequidépendra de nous pour nous réconcilier avec lui  ( 3*4 ) •e refufons aucune des conditions qu'il voudra nous impofer. Nous n'avons déja que trop éprouvé les malheurs auxquels la défobéiffance expofe; & penfaut comme nous le faifons fur les devoirs des enfants & 1'autorité des peres, comment pourrions-nous jamais nous flatter d'être heureux tant que nous ne ferions pas réconciliés avec lui ? Vous avez raifon, ma Cécile, répondit Delville : ce que vous dites efl: aufli généretrx, auffi jufle que vrai; & fi vous confentez avec tant de douceur a vous foumettre, j'en fuis trop reconnoiflant pour vouloir m'y oppofer. Vous avez déja aflez fouffert de ma vivacité; je ferai tous mes efforts pour la réprimer a 1'avenir, par le fouvenir des maux qui en ont été la fuite. Toute cette malheureufe affaire , dit le Docteur , a été occafionnée par la vanité & les préjugés. Votre oncle le Doyen a commencé par fon teflament arbitraire ; comme fi un ordre de fa part pouvoit arrêter le cours de la nature , & comme fi, en prêtant fon nom , il eüt pu perpétuer une familie dont la branche mft'e étoit déja éteinte. Votre pere, M. Mortimer, continua-t-il, a montré la même partialité , en préférant la pauvre fatisfaclion d'entendre prononcer un nom qui le flattoit, au bonheur folide de voir fon fils époufer une femme riche & douée de beaucoup  ( 3^5 ) coup de mérite. Cependant, n'oubliezjamais que, fi Ia vanité & Ia prévention ont caufé tos malheurs, le bien & le mal font fi parfaitemem balancés dans ce monde, que c'eft 1'une & 1'autre auffi qui les ont terminés : car tout ce que j'ai pu dire a M. Delville, tous mes raifbnnements, toutes mes prieres,... & j'ai employé auprès de lui tout ce qui m'a paru le plus propre a produire quelqu'effet fur fon efprit... a été parfaiteraent inutile, jufqu'au moment oü je me fuis avifé de lui repréfenter la bonte qui réjailliroit fur lui d'avoir fa belle-fille logée auffi mefquinement, & dans une maifon telle que celle-ci. En forte, ma chere Dame, que Ie malheur qui vous a forcée a vous y refugier, & les fouffrances qui vous ont obligée d'y refter, deviendront enfin les caufes de votre félicité. Lorfque j'ai vu que toute ma rhétorique étoit inutile & ne produifoit aucun efFet fur le cceur de M. Delville, je 1'ai tout d'un coup mis a Ia raifon, en ajoutant a fon nom celui d'un prêteur fur gages. II auroit autant aimé entendre nommer fon fils M. Beverley, que de penfer que fa bru füt logée aux TroisBalles-bleues f». C'eft ainfi que les mêmes (i) Les prêteurs fur gages , autorifés par la police, font obligés de fufpendre devant leur boutique trois boules bleues, comme enfeigne du métier qu'ils font. Tome y. R  C 336 ) paflions , en fuivant des diretfions différentes , réparent fouvent le mal qu'elles ont eau Té. Telle eft, mes bons jeunes amis, la morale qu'on peut tirer de vos infortunes. Vous avez tous, felon moi., agi direétement contre vos propres intéréts; mais j'efpere que vous avez éprouvé aflez de difgraces pour vous apprendre a vous contenter du néceffaire , & ne point regretter le fuperflu que vous avez perdu. Delville parvint & engager cet excellent homme è refter encore quelques jours de plus a Londres, pour aider a faire tranfporter Cécile, encore aflez foible, ü la plac? de Saint-James. Henriette, que 1'équipage & les gens de M. Arnott avoient attendue jufqu'alors, fe Jaifla perfuader, quoiqu'avec aflez de peine, de jetourner chez ce gentilhomme. Cécile auroit bien defiré qu'elle füt reftée auprès d'elle; mais fa fituation aétuelle ne lui permettoit plus de la garder. M. Delville recut Cécile avec une politefle froide & affeétée : cependant, comme elle venoit d'être reconnuepubliquement pour la femme de fon fils , il lui avoit faitpréparer ïe plus bel appartement de la maifon ; il avoit enjoint a fes domeftiques d'avoir pour elle toutes les attentions & toutle refpeét pofllble; & Mila-  C 3S7 ) dy Honora Pemberton, qui fe trouvoit par hafard a Londres, offrit par curiofité ce que M. Delville accepta par ofientation, de fe trouver chez lui pour recevoir fa belle-fille. Dès que Cécile fur un peu remife de 1'étonnement & de la confufion que lui avoieut occalionné les premiers compliments, & de la fatigue qu'elle avoir tffuyée en changeant de deme ure , Mortimer, attentif a tout ce qui pouvoit 1'incommoder, auroit voulu qu'elle palfat tout de fuite dans fon appartement; mais elle crut devoir faire un effort, efpérant qu'il feroit agréable a M. Delville, & refla encore quelque temps avec la compagnie. Mes bons amis, dit le docteur Lyfter, je me fuis convaincu dans le cours d'une longue pratique, qu'il étoit impoffibte de fe mettre bien au fait des maladies du corps hutnain, fans étudier un peu 1'efprit qui 1'anime; & d'après tout Ce que j'ai pu jufqu'a préfent en conclure, foit par mes obfervations, par mes réflexions, ou par comparaifons , il me paroit dans ce moment que M. Mortimer Delville a fu fe procurer la meilleure des femmes , & que vous, Monfieur, vous avez dans Madame une belle-fille aufli parfaite qu'aucun mari ou aucun beau-pere des trois Royaumes puif fent jamais en defirer. Cécile fourit; Mortimer témoigna fon approbation par un coup-d'ceil; M. Delville fit R ij  C 388 ) un léger figne de tête, & Milady Pemberton s'écria en plaifantant : Docteur, quand vous dites la meilleure & la plus parfaite, vous devriez toujours excepter celles qui font préfentes. Sur ma parole, répartit le Docteur, & en vous demandant excufe, je vous dirai qu'il arrivé quelquefois que n'étant point fur fes gardes , on fe laitTe emporter a fon trop de vivacité, & alors la vérité nous échappe avant de bien favoir oü & devant qui 1'on fe trouve. Oh! s'écria-t-elle, loin de vous excufer, vous vous rendez encore plus coupable. J'efpérois que Fair de Londres vous auroit un peu changé; mais je vois que vos vifites fréquentes au chateau de Delville vous ont fi fort gaté, qu'on auroit peine a vous fouffrir ailleurs. Tous ceux, Milady, dit M. Delville piqué , qui font regus dans mon chateau pourroient 1'être par-tout, & ceux qui voudroient les avoir chez eux ne feroient pas toujours fürs qu'ils-confentiffent a accepter leurs invitations. Oh oui, Monfieur, vous avez raifon, s'écria-t-elle étourdiment; il feroit aflez difficile que, fe plaifant dans votre chateau , ils fe dépluflent quelque part. Ne penfez-vous pas de même, Docteur?  ( 339 ) Mais, Milady, quand on a 1'honneur de vous voir, répondit-il gaiement, on penfe trop a la perfonne, pour s'embarraffer du lieu oü 1'on le trouve. Allons, je commence a mieux efpérer de vous , s'écria-t-elle; je vois que , pour un médecin , vous vous entendez aflez bien a tourner un compliment : vous avez pourtant encore un grand défaut; vous riez en débitant des chofes polies, & 1'on foupconneroit que , loin de parler férieufement , vous ne faites que plaifanter. Mais, en vérité, Milady, quand un homme pendant cinquante ans de fa vie s'eft piqué, tant en paroles qu'en actions, de la plus grande fincérité, c'eft trop en exiger que de vouloir qu'il change tout-d'un-coup fa maniere d'agir, & qu'il voye les chofes d'un ceil différent. Cependant donnez-moi feulement un peu de temps & d'encouragement , & avec un Mentor tel que vous, il y aura bien du malheur fi, apiès un certain nombre de le5ons, je ne fuis pas en état de fourire a propos , & de prononcer quelques mots fans fignificatior. Je vous prie fur-tout, s'écria-t-elle , obfervez toujours d'affechr un air férieux. Rien au monde ne donne plus de poids a un compliment qu'un vilage allongé; & lorfqu'il vous prendra envie de rire hors de faifon, vous R iij  C 390 ) n'aurez qu'a vous rappeller Ie chateau de Delville. C'efl: un expédient auquel j'ai recours toutes les fois que je crains d'être trop gaie, & il ne manque jamais d'y réuflir : dés que j'y penfe, je fuis füre que cette idéé feule eft capable de me caufer un mal de tête. Sur ma parole , M. Delville, il faut que vous ayez autant de fanté que cinq hommes des plus robufles , pour vous porrer aufli-bien que vous le faites, après avoir vécu fl long-temps dans cet horrible manoir. J'ai toujours craint qu'avant Pautomne, on ne m'apprlt que vols y aviez mis fin a vos jours, & je vous allure qu'il s'en eft une fois peu fallu que je n'acbetafle tout ce qui m'étoit néceflaire pour porter votre deuil. La terre que 1'on hérite de fes peres, Milady, répondit M. Delville, eft toujours aflez falubre; l'air qu'on y refpire ne nuira jamais a Ia fanté de celui qui aura eu foin de fe conduire de maniere a ne pas leur faire défhonneur. Que ce nouveau pere que vous vous êtes choifi, dit Milady a 1'oreille de Cécile, efl infupportable ! Comment avez-vous pu renoncer a une aufli belle fortune que la votre , pour entrer dans cette trilte familie ? Je vous confeillerois de faire caffer votre mariage. II ne faudroit pour cela que déclarer par Ierment, que vous avez été enlevée par force;  ( 39i ) & comme vous êtes une héritïere, & que tous les Delville font connus pour des gens violents , on auroit peu de peine a vous croire. Alors je ferois aflez d'avis que vous époufafliez mon petit Mylord' Derford. Vous voudriez donc,. répartit Cécile, que je ne me procurafle ma liberté que pour y renoncer auffi-tót? Certainement, répondit Milady ; vous ne fauriez rien faire fans être mariée; une jeune perfonne fans mari eft cent fois plus gênée qu'une femme; fa conduite eft fujette a la critique de tout le monde , au-lieu qu'une femme n'a perfonne a contenter que fon mari. Et cela, répondit Cécile en fouriant, vousparoit peu de chofe? Oui, fur-tout lorfqu'on époufe quelqu'un dont on ne foucie guere.. S'il en eft ainfi, vous avez raifon de me recommander Mylord Derford. Oli, pour cela oui, ce fera le plus charmant mari du monde; rien ne vous gênera, il ne tiendra qu'a vous de l'accoutnmer a la plus grande foumiflïon. II pourroit effayer de fe plaindre de vous a vns parents; mais il n'auroit jamais le courage de vous faire le moindre reprodie en face. Pour Mortimer , il n'en eft certainement pas de même : vous ne parvieudrez jamais a. le gouverner; car 11 iv  C 392 ) dès que vous Paurez une fois fdché , c'efl: vous qui tomberez fous fa puifl'ance. Ceux qui pourroient avoir Ia hardiefle de prétendre è votre main, dit Cécile, feroient vraiment enchantés, s'ils connoiflbient vos principes. Oh, cette connoiflance ne leur feroit pas fort avantageufe, répondit-elle ; ce font les peres , les oncles, les parents , qui s'empreffent de former ces fortes d'alliances, & il n'eft pas un feul de ces époufeurs qui s'embarrafle de nos principes 5 ils en jugent enfuite par notre conduite. Ils ne fauroient parvenir a les connoitre qu'après le mariage; car ils ne fe donnent pas la peine de nous étudier auparavant. Tout ce que les hommes favent de nous tant que nous fommes encore fa 1 les, c'efl; que nous danfons paflablement un menuet, ou que nous touchons aflez bien le claveflin. Et fous quelle autre relation, dit M. Delville qui avoit oui ces dernieres paroles , une jeune Demoifelle d'un rang diflingué pourroit-elle fouhaiter d'être connue ? Vous ne voudriez fürement pas , Milady , qu'elle fe dégradat au point d'apprendre quelque art méchanique , ou qu'elle étudiat pour devenir favante. Oh! non, Monfieur ; je prétends au contraire qu'elle n'étudie point du tout; cel»  C 393 ) ne convient qu'aux enfants. Quand on a atteint feize ans, & que 1'on a fait fon entree dans le monde , les foins de fe parer, de fe montrer dans les aflemblées, & d'inventer quelques nouvelles modes , fatiguent affez fans y ajouter encore Ie tourment d'apprendre a diflinguer la première pofuion de la feconde, & a déchiffrer de la mufique. Pardonnez, Milady, dit M. Delville , fi je foutiens qu'une jeune Demoifelle de condition , qui connolt tout ce qu'elle fe doit a elle-même & a fa dignité, ne fauroit fe montrer trop rarement, ou être trop peu connue. Oh , mais je détefte Ia dignité! repliquat-elle négligemment; car c'efl la chofe du monde la plus ennuyeufe. J'ai toujours penfé que c'étoit elle qui empêchoit que vous ne fufïïez plus amufant.... Je vous demande pardon, Monfieur; j'ai en vérité voulu dire que vous fuffiez moins filencieux. Je crois en effet , répondit-il très-piqué , que ce que vous dites eft fans conféquence. Perfonne , je penfe , n'imaginera qu'un homme tel que moi , d'une familie dillinguée, foit venu au monde pour amufèr les autres. Oh non, Monfieur! s'écria-t-elle d'un air de fimplicité ; je fuis füte que perfonne ne vous en foupconnera jamais. Se tournant enfuite du cóté de Cécile, elle ajouta en lui R v  ( m ) psr'ant a l'oreüle : Vous ne fauriez imagi«er, ma ehere Ma iaroe Mortimer, combien j'abhorre ce vieux cotifin ; dites-moi a préfenr fi cérement & de bonne-f,ii . ne Ie hs'iffi z-vous pas vous-même de tout votre cceu! ? JV'pere , répondit Cécile , n'être j'amais dans le cas. Bon Dieu, comme vous étes toujours fur vos gardes ! Si j'étois la moitié auffi prudente, je mourroi» de vapeurs avant un mois; ]a feule chofe qui me rende ia vie un peu fupportable, c'eft de temps en temps Ie plaifir de faire enrager quelqu'un. Les gens ch?z moi me laiffent fortir fi rarement ; & lorfque cela arrivé, me donnent de fi triftes & de fi fots chaperons, que le feul plaifir que je puifTe me procurer, eft de les rourmenter un peu. Oh, mais è propos, j'avois prefque oublié de vous raconter la chofe la plus dédélicieufe. Vous favez que j'ai les plus fortes raifons d'efpérer que mon pere fe brouille» avec M. Delville. Et cela vous paro!t-il fi délicieux? Certainement; il y a quinze jours que je me berce de cette efpérance ; vous comprenez qu'ils fe mettront tous deux en colere, & j'aurai le plaifir de voir lequel des deux fera la plus hideufe figure. Lorfque Milady Pemberron parle a 1'or  C 595 ) reilte de quelqu'un , s'écria Mortimer , je foup?onne toujours qu'il efl: queflion de quelque malice. Non, en vérité , répondit-efle ; je félicitois tout fimplement Mad. Mortimer de Ton mariage ; & cependant , en y réfléchiffant férieufement, je ne fais fi je ne devrois paslui en faire des compliments de condoléance. J'ai cru long-temps qu'elle avoit une forte antipathie pour vous : pendant tout mon féjour au chateau de Delville, elle ne manquoit jamais , toutes les fois qu'on y prononcoit votre nom , de changer de couleur : lymptóme que je n'ai point remarqué lorrque je lui parlois de Mylord Derford qui auroit certainement été pour elle un parti bien plus avantageuxv Si c'eft a caufe de fon tïtre , dit M. Delville, il faut, Milady, que vous ayez tout-a* fait oublié les différentes branches de votre propre familie , pour ne pas vous rappeller que Mortimer, après la mort de fon oncle & la mienne , en héritera un beaucoup plus honorable, & bien plus ancien que celui que Mylord Emolf auroit pu lui offrir, & qui eflr encore très-nonveau. Oui, Monfieur; mats alors, vous favez qu'elle auroit pu conferver fa fortune ; ce qui auroit certainement mieux vala que la vieille généalogie de fes nouveaux parents»  ( 396 ) D'ailleurs, je ne vois pas qn'outre les Delville eux-mêmes , perfonne fafle grand cas de la noblelTe de leur fang, au-lieu que tout le monde en fait beaucoup des richefles. Tout le monde, reprit M. Delville, feroit donc aufli vil qu'intéreflé; le fang d'une ancienne & honorable maifon foufTriroit par une comparaifon aufli humiliante. Mon cher Monfieur, fans argent, a quoi nous ferviroit Ia naiflance ? Elle ne nous feroit admettre ni a Ranelagh,ni a 1'opéra; & nous ne pourrions en acheter ni coërTures , ni perruques ; elle ne nous donneroit ni a diner, ni des bouquets. Ni coëfFures, ni perruques, ni diners , ni bouquets! dit M. Delville en 1'interrompant. II faut avouer que, pour prouver 1'utiliré des richefles, vous entrez dans des détails nobles & intéreflants! Mais vous favez, Monfieur, que les coëffures & les perruques font des objets trèsférieux : car nous aurions un dróle d'air, fi nous nous montrions en public la têfe nue; & fans les dinés , comment les Delville auroient-ils exifté depuis des milliers de fieclesl Quelle que foit ia fatisfadion , Milady, que vous paroiflez avoir., répartit M. Delville faché, a ravaler une maifon qui a 1'honneur d'être alliée de fi prés a la vótre, j'efpere que vous feriez bien fichée que cette jeune  1 ( 397 ) Dame, ajouta-t-iï en montrant Cécile, adoptat votre facpn de penfer, & concüt du mépris pour fa dignité & fon ancienneté. Cette Dame, s'écria Mortimer, en confentant a en faire elle-même partie, nous prouve au moins que nous ne devons pas craindre que ce mépris falTe des progrès. Que je fois feulement , répartit Cécile en le regardant gracieufement, auffi füre de ne pas m'attirer le mépris que je le fuis de n'en jamais coucevoir, & il ne me reftera plus rien a defirer. - Bonne & fage jeune Dame! dit le docleur Lyfter, le premier & le plus defirable de tous les biens, eft fans contredit celui que vous poffédez, la modération ; elle couronne toutes vos vertus , & avec elle vous êtes füre de trouver par-tout le bonheur. II la pria enfuite de ménager fes forces, & d'aller fe repofer dans fon appartement. Son départ mit fin a la converfation. Je vous prie de me permettre, Mad. Mortimer, dit Milady Pemberton, en prenantcongé , de vous conjurer que je fois Ia première perfonne que vous inviterez au chateau de Delville. Vous favez Ie goüt que j'ai pour cette habitation! Je ferai très-heureufe de pouvoir vous accompagner dans les temps ora« geux. Nous courrons tous enfemble la campagne auffi cordialement qu'autrefois, & j'au-  C 39» ) rai foin de vous déranger aufli peu qu'il fera pofllble; s'il venoit a s'élever une tempte, vous me logeriez facilement fous quelque gros arbre; & tandis que vous vous amuferiez enfemble, vous me laifleriez la liberté, pendant voire rête-a-tête, de me livrer toute entiere a\ mes réflexions. J'aime beaucoup a en faire, & me trouvant feule, vous favez fur-tout lorfque les éclairs brillent, & que Je tonnerre gronde. Elle fortit en finiflant ces mots, & ils fe fé. parerent tous : le digne dofteur Lyfler, après avoir été comblé de témoignages de reconnoiffance de toute efpece, partit pour retourner chez lui. Cécile, toujours foible & encore fort épuifée, ne fortit guere de fon appartement pendant quelque temps : mais les attentions & la fociété de Mortimer adoucirent fa folitude ; & dès que fa fanté lui permit de fe mettre en chemin, ils fe hrlterent d'aller rejoindre Mad. Delville. Auprès de cette excellente mere, Cécile recouvra bientót fa première férénité. Les foins & Ia préfence des deux perfonnes qui lui étoient les plus cheres, effacerent peu-4pcu de fon efprit l'impreflion que fes fouffrances y avoient laiffée. La familie Egglefton prit poffeffion de 1'héritage du Doyen. Delville, a la priere de Cé-  C 399 ) ci!e, s'abtlint de lui témoigner aucun reffentiment de fa conduite, & cbargea un Procureur d'arranger cette affaire. Au bout de quelque temps, la fanté de Mad. Delville fe trouvant paifablement rétablie, ils furent rappellés en Ang'eterre par la mort de Mylord Delville, qui légua a fon neveu Mortimer fa maifon de Londres, & le refte de fes biens qui n'étoient point annexés è fon titre, qui paffoit de droit a fon frere. La fceur de Mad. Delville, femme de beaucoup de mérite, & qui s'étoit intimement liée avec Cécile, mourut aufli peu de temps après. Elle avoit été fi enchantée de fon caraftere & du facrifice qu'elle avoit fait pour époufer Delv;lle, qu'elle légua a elle feuie la fortune qu'elle avoit deftinée a fon neveu depuis fon enfance. Cécile, furprife & pénétrée de reconnoiffance, voulut s'oppofer a cette difpofition : mais fa belle-mere même;, aétuellement Milady Delville, aIaquelle elle devenoit tous les jours plus chere, voulut abfolument que les chofes fubfiflaffent de cette maniere ; & Mortimer, ravi que quelqu'un de fa familie refiiturit a fon époufe une partie de la fortune & de Findépendance dont fon affeétion défintéreffée pour lui l'avoit dép-'uillée , ne voulut jamais permettre que cette claufe fouffrlt Ia nr'indre a^érstion. Cécile eut, dans cette occafion fi flatteufe  ( 4°o ) pour elle, une nouvelle preuve de la mauvaife foi de M. Monckton, qui lui avoit toujours repréfenté toute la familie Delville auffi indigente qu'avide de richefles. Elle fe trouva de nouveau en état d'exercer fa bienfaifance naturelle , è Iaquelle elle mit cependant des hornes. Elle s'étoit corrigée de fa trop grande prodigalité , & avoit appris par 1'expérience que la charité pouvoit quelquefois être pouffée trop loin. Albany, qu'elle ne tarda pas a faire venir, fut extrêmement furpris de la revoir vivante, & apprit avec la plus grande joie qu'elle avoit recouvré fa première aiïance. Elle lui rendit 1'emploi de diflributeur de fes aumónes, déformais, plus modérées, & eut la fatisfadlion d'adoucir 1'humeur trifle & févere de cet homme fingulier & ma!heureux. Ses pauvres penfionnaires ne furent point oublies ; elle foulagea des befoins auxquels fon départ précipité l'avoit empêchée de pourvoir, renouvella & continua les gratifkations qu'elle leur avoit précédemment accordées. Elle fe rappella tous ceux qui avoient des droits a fes bontés, quoiqu'elle n'admït qu'avec circonfpection dans ce nombre les malheureux qui y prétendoient. Cependant ni Albany, ni ces pauvres gens n'éprouverent autant de fatisfadtion que Mortimer, qui vit avec un nouvel étonnement les vertus de fon  C 401 ) époufe, a qui il ne ceffoit de témoigner combien il s'eftimoit heureux de Ia poITéder. La tendre & fenfible Henriette, a fon retour chez fes nouveaux amis, s'abandonna toute entiere a fa douleur; mais voyant que JV1. Arnott étoit aufïï malheureux qu'elle, la fympathie que Cécile avoit prévue les rendit bientót également chers 1'un a 1'autre. Mad. Harrel prenoit trop peu d'intérêt a leur douleur pour ne pas les laiffer prefque toujours feuls ; ennuyée de leur triftefle, & dégofttée de la folitude, elle profita de la première occafion qui fe préfenta pour changer de fituation, en époufant un riche particulier du voifinage; & oubliant bientót tout ce qui lui étoit arrivé , elle recommenca avec autant de légéreté qu'auparavant une nouvelle carrière, formant de nouvelles efpérances & de nouvelles liaifons, ayant de nouveaux équipages & de nouvelles partie?. Henriette, après ce mariage, fut obligée de revenir chez fa mere, privée de toutes les douceurs qui lui étoient devenues familieres. Elle ne fut cependant pas plus fenfible a 'cette féparation que M. Arnott. Sa maifon en 1'abfence de cette jeune perfonne lui parut li tiifle & fi déferte, qu'il Ia fuivit a Londres, d'oiï il ne revint qu'après qu'elle fut devenue fa femme, & qu'il put Ia ramener avec lui. La reconnoiflance d'un cceur tel que celui de  ( 402 ) «ette aimable fille fut fe concilier 1'amour & les égards de fon digne mari, & parvint avec ie temps a lui faire entiéremenc oublier la première palfion. L'imprudent, 1'inconfiant Belfield, quoique rempli d'honneur & de probité, mais dont le caracïere changeant le portoit continuellement a de nouvelles entreprifes, pallbit rapidement d'une occupation a une autre, du grand monde a la retraite; aigri contre le public, & mécontent de lui-même , il fe laifla enfin perfuader par les confeils & 1'amitié conftante de Delville, qui employa le crédit de fes amis a lui procurer une place au fervice. L'ayant obtenue, & le régiment auquel il étoit attaché ayant été envoyé au-dela des mers pour une expédition importante, fes efpérances commencerent a renaltre , & fon ambition lui préfenta pour la fuite une perfpective intérefian'ie. Monckton, dupe de fes propres artifices & de fa faufieté, continua a trainer fa trifte exiftence , incertain fi les douleurs que lui eaufoient fa bleffure & fa retraite forcée, étoient plus cuifantes que celles que fon mauvais fuccès & le renverfement de fes deffeins lui faifoient éprouver. Trompé par fa préfomption qui lui avoit fait croire que fes talents furrmnteroient toutes les difficultés , il s'étoit entiérement livré a une palfion oü 1'intérêt fe  ( 403 ) joignoit a fan penchanr. Animé par des motifs auffi flaueurs, bientót rien n'avoit pu 1'arrêter dans fa courfe ; & quoiqu'eti la commencant, 1'Mée de la moindre chofe qui eüt pu nuire a fon honneur ou a fa réputation 1'eüt fait retourner en-arriere, long-temps avant qu'il 1'eüt terminée, le parjure & la trahifon lui étoient devenus fi familliers , qu'il ne les confidéroit plus comme des obftacles. Sa vanité ne lui permettoit plus de douter du fuccès; la cupidité avoit effacé tout fentiment de juftice & de probité; & dans la chaleur de fa pourfuite, il s'étoit endurci contre les re-, proches de fa confcience. Mais la trifle cataftrophe, & la fin imprévue qu'eurent fes rufes & fes perfidies, ne lui firent que trop fentir, en dépit de lui-même, la vérité qu'il s'étoit efforcé de fe diflimuler, que dans les affaires de ce monde, fi 1'on agit de mauvaife foi, les contre-temps qu'on effuie, loin d'exciter la pitié , n'attirent aux coupables que le mépris; qu'en général, on fe réjouit de leur difgrace. L'efprit jufte & fenfé de Cécile , fa candeur, fes vertus & la prudence lui firent trouver dans l'alfeclion rendre & foutenue de Milady Delville, & dans la paffion toujours renaiffante de Mortimer, toute la félicité dont rhumanitéeftfufceptible... Mais elle n'eft pas fufceptibie d'une félicité parfaite. Cécile ne  ( 4°4 ) pouvoit fe diffimuler qu'il y auroit des moments oü la familie de fon mari regretteroit Ia perte de fa fortune, oü elle-même murmureroit de s'en voir privée. Mais envifageant 1'univers d'un ceil philofophe, & obfervant que parmi le petit nombre de ceux qui y jouiffent d'un peu de bonheur, il n'y en a aucun chez qui il ne foit mêlé de quelqu'amertume, elle réprima de vains murmures; & contente de fa defiinée , elle fupporta avec une vertueufe réfignation les maux inféparables de la vie. Fin du Terne cinquieme & dernier.