GALERIE DE L'ANCIENNE COUR. TOM E TROISIEME.   264 K-8 GALERIE D E JL'ANCIENNE COUR) O u MÉMOIRES ANECDOTES P O U R S E RVI R A L'HISTOIRE DES REGNES DE LOUIS XIV ET DE LOULS XV. T O M E T R O I S I E M E. A MAESTRICffT, » Chez J. E. Dufoüe & Phil. Róïx, Imprimeurs-Libraires affociés. M. DCC. LXXXVII.   MÉMOIRES ANECDOTES TOUR SERV1R A L'HISTOIRE DES REGNES DE LOUIS XIV ET DE LOUIS XV. LE DUC D'ORLÉANS RÉGENT (i). e Duc d'Orlêans, par qui s'étoit un peu récablie la forcune chancelante de Philippe V, Roi d'Efpagne, loin de coruinuer de commander fes armées, écoic regardé alors (en 1710) comme fon ennemi. II eft certain que, malgré 1'affeétion de la Ville de Madrid pour Philippe , malgré la fidélité de beaucoup de Grands & de toute la Caftille, il y avoic concre lui un parti coniidérableen Efpagne. Tous IesCatalans, (1) Né cn 1674, H»ort en 1725, Terne III. A  2 Mémoires anecdotes radon belliqueufe& opiniacre, tenoknt obftinément pour fon Concurrent. La moitié de 1'Aragon écoic auffi gagnée. Une partie des peuples attendoic alors 1'événement : une autre haïfïbit plus 1'Archiduc qu'elle n'aimoic Philippe. Le Duc d'Orléans, du même nom de Philippe , mécontenc d'ailleurs des Miniftres Efpagnols, & mécontent de la Princeflè des Urfins qui gouvernoit, crue entrevoir qu'il pouvoic gagner pour lui le pays qu'il étoit venu défendre; & lorfque Louis XIV avoit propofé lui-mêmed'abandonner fon petit - fils, & qu'on parloit déja en Efpagne d'une abdication, le Duc d'Orléans fe crue digne de remplir la place que Philippe Vfembloit devoir quiccer. II avoit a cette place des droits, que le teftament du feu Roi d'Efpagne avoit négligés, & que fon pere avoit maintenus par une protellation. II fit par fes Agents une ligue avec quelques Grands d'Efpagne, parlaquelie ils s'engageoient a le mettre fur le Tróne, en cas que Philippe V en defcendh. II auroit, en ce cas, trouvé beaucoup d'Efpagnols emprefTés a fe ranger fous les drapeauxd'un Prince qui favoitcombattre. Cette entreprife, fi elle eüt réufli, pouvoic ne pas déplaire aux Puiffances  de Louis XIV & de Louis XV. j maritimes, qui auroiene raoins redoute alors de voir 1'Efpagne & la France réunies dans une même main; & elle auroic apporcé moins d'obftacles a la paix. Le projet fut découvert a Madrid, vers le commencement de 1709 , tandis que le Duc d'Orléans étoit a Verfailles. Ses Agents furent emprifonnés en Efpagne. Philippe V ne pardonna pas a fon parent, d'avoir cru qu'il pouvok abdiquer, & d'avoir eu la penfée de lui fuccéder. La France cria contre le Duc d'Orléans. Monfeigneur, pere de Philippe V,opina dans le Confeil, qu'on fic le procés a celui qu'il regardoir comme coupable: mais le Roi aima mieux enfevelir dans le filence un projet informe & excufable, que de punir fon neveu dans le temps qu'il voyoic fon petic-flls toucher a fa ruine. Louis XIV fut attaqué vers le milieu du mois d'Aoüt 1715, au retour de Marly, de Ia maladie qui termina fes jours. Ses jambes s'enflerent, la gangrene commenca a fe manifefter. Le Comte de Stairs, Ambafladeur d'Angleterre , paria, felon le génie de fa nation, que le Roi ne paflêroit pas le mois de Septembre. Le Duc d'Orléans, A ij  4 Mémoires anecdofes qui , au voyage de Marly, avoit été abfolument feul , euc alors toute la Cour auprès de fa perfonne. Un Empirique , dans les derniers jours de la maladie du Roi, lui donna un élixir qui ranima fes forces. II mangea, & 1'Empirique affura qu'il guériroit. La foule qui entouroit le Duc d'Orléans, diminua dans Ie moment. „ Si le Roi msnge „ une feconde fois, dit ce Prince, nous „ n'aurons plus perfonne ". Une des premières opérauons de la Pvégence, fut 1'établhTeraent d'une Chambre de Juftice , pour la recherche de ceux qui avoient malverfé dans les Fimnces. II y en eut un grand nombre de taxés, & la plupart a des fommes trèsfortes; elles fe montoient a plus decent foixante miliions; mais il n'entra qu'une bien petite partie de eet argent dans les coffres du Roi. Les Favoris, les MaitreOès, les Juges eux-mêmes, vendoient Ja rédu&ion de ces taxes, & 1'on rapporte qu'un Pardfan taxé a 1,200,000 livres, répondit a un Seigneur qui lui offroit de Pen décharger moyennant 300,000 liv.: I\7a foi, Monfieur le Comte, vous venez trop tard; fat fait mon mare hé avec Madame ***pour 150,000 livres.  de Louis XIV & de Louis XV. 5 Le Régent ne voulut point fe mêler du choix d'un premier Médecin du Roi. II fe contenta de donner 1'exclufion a Chirac, paree qu'il étoic fon propre Médecin , &ïBoudin, paree qu'il avoit tenu contre lui des propos infolents, lors de la mort du Duc de Bourgogne. La place fut donnée a Dodart. Au commencement de la Rf/gence, le Duc d'Orléans s'étoit momré on ne peut plus favorable aux jariféniftes. Sa première nomination aux Bénéfices, fut un aéts de complaifance en leur faveur, qui le compromit avec la Cour de Rome. Son choix tomba fur quatre Sujets de Ia faclion du Cardinal de Noailles. On a beaucoup cité le bon mot qu'il dit k cette occafion en fortant du Confeil : Les Janfénifles ne fe plaindror.t pas de mot ff ai tout donnéalagrace,rien au mérite. Ces El us Je la gr ace, éroienc 1'Abbé de Lorraine, les Abbés Bojfuet, de Tourouvre & iEntragues, qui furen.c faics Evêques. M. de Trudaine , Prévót des Marchands, fut dellitué de fa place pour n'avoir pas voulu fe prêter a des arrangements qu'on vouloit faire fur les rentes, A iij  6 Mémoires anecdotes & qui n'étoienc pas a 1'avanrage des particuliers. Cette difgrace ne lui öta point 1'eflime & 1'amitié du Régent,fous le gouvernement duquel s'étoit paffee cette injuflice. Ce Prince lui témoigna Jon regret, en lui difant: „ On ne vous „ a öté votre place , que paree que „ yous étiez trop honnête homme ". Mémoires de F Académie des Sciences. Le Régent eut un mal d'yeux fi confi ■ dérable, qu'il fut menacé de perdre la vue. Les cabales de la Cour redoubleren! a cette occafion. II fut qu'on avoic agité de lui öter la Régence en cas de cécité abfolue, pour la confier a M. le Duc de Bourbon. Le Chancelier fut foupgonné d'avoir part a ce projet. Sans autre examen, le Duc d'Orléans lui envoya demander les fceaux , & 1'exila a Frefnes. II eut d'autant moins depeine a fe porter a cette démarche, que ce Chef de la Juftice avoit des moeurs & des principes qui ne convenoient ni aux deflèins ni au cara&ere du Régent. Tandis qu'on exécutoit eet ordre, Son Alteflè Royale s'entretenoit avecle Duc de Noailles & MiYI. Portail & Fourgueux. Elle fe plaignoit du Chancelier  de Louis XIV& de Louis XV. f de fon peu de complaifance & de fes contrariétés ; elle leur déclara même ouelle étoit difpofée a s'en débarraflèr, & leur dernanda leur avis pour le remplacer. Le premier Ie défendit de bonne foi & de fon mieux; les deux autres,en finsCourtifans, très-foiblement, pourne pas déplaire, & peut-être par un retour feeree fur eux-mêmes, chacun fe ffattant qu'en cas de changement le choix le regardoit. La converfation duroit encore,lorfque 1'Huiffier préyenu annonce d'Argenfon, & ouvre en même-temps les deux battants de la porte du cabinet. Le Duc d'Orléans le nomme Gardè-desSceaux en le recevanr, & fcellelui-mêmé fa committbn. Le Duc de Noailles confondu, & fe jugeant difgraciéal'inftant, dit au Prince : „ Je n'ai donc auffi qu'a „ me retirer"; & fur fa démiffion , M. d'Argenfon efl encore nommé Chef du Confeil des Finances. Les deux membres du Parlement s'échappent auffirót, pour nrêtre pas obligés de faire les premiers leur compliment a un rival qu'ils avoienc voula perdre. Son Altefie Royale accorda le tabouret a Madame d'Argf nfon, & elle fut la première qui 1'obtint k titre de femme de Gardes-desSceaux. A iv  & Mémoires anecdotet Un jour Ie Duc d'Orléans fatigué deg remontrances réitérées du Parlement, répondic au Magiftrat qui lui parloit, de ce tongrenadier qu'il fepermettoit quelquefas dans la fougue de fa colere. Le Kepréfcntaw de fa Compagnie, fans fe déconcerter lui répiiqua:^ AltelTe 7f,ZeTfs^on w° de% répon/e? Le Pnnce, que cette gravité ramene a lui.change de Jangage,&s'expnme avec la digrmé qui lui convienc. Sous une Régence auflï orageufeque eelle du Duc d'Orléans, il eüt été fur! prenant qu il n'y tm pas eu quelque complot formé pour changer 1'adminif- "m°5 LLri^diër eI* 9ue Ie ptojee vmedunMonarque,qUi lui-mêmeh pe.ne affis fur un Tróne étrarger, cherchoit a fe préparer les voies pour monter fur un autre auquel il avoic renoncé. lelie etozt la pofition du Roi d'ETpagne, lorfque Ia conjuration duPrince de Cellamare fon Ambaüadeur a la Cour de France fut dévoilée & prévenue par un hafard heureux. On n'attendoic plus Madrid. L'Abbé Porto CW*. 1'Agenf du Prmce de Cellamare, étoit al/le$ chercfaer: il courok Ia pofte en chaifej  de Louis XIV & de Louis XV. 9 ïl verfe auprès de Poitiers en pafïanc un gué ; il témoigne une telle craince dö perdre fa malle, que pour la ravoir il expofe fa vie. On foupconne qu'elle contient des papiers importants. On s'affure de fa perfonne, & Ton envoie Ia valife au Régent. Elle renfermoit tous les papiers relatifs a 1'entreprife : ce Prince frémit a la vue du danger qu'il court. On arrête 1'Ambüfiadeur de Sa Majefté Catholique, le Duc & la Ducheflè du Maine, le Prince de Dombes & le Comte d'Eu Ieurs enfancs, &leurs principaux Officiers. Plufieurs autres conjurés prennent la fuite. On trouve dans la Me, des Evêques, des Magiftrats, des Seigneurs, des gens de tout état, dont on na jamais bien fu le total, paree que 1'Abbé du Bois ayant coui* mencé dans un Confeil de Régence a lire les noms des confpirateurs, Son Altcflü Royale 1'empêcha de continuer. Elle fe contenta de dire qu'on auroic été bien étonné d'y voir les noms de gens qu'elle avoit comblés de biens. Elle poufla la grandeur d'ame jufqu'a ajouter qu'elle vouloit même leur épargner Fhumilialion de demander grace, perfuadée que cette conduite les fercit rentrer dans leur dfevoir. Au refte,M. le Régent donna A 7  10 ■ Mémoires anecdotes des ordres fi précis, & prit de fi jufr.es mefures, que touc refta tranquille, & qu'on ne connuc Ia confpiraclon que par ce qu'il jugea h propos den publier pour fa juftifkation. Tous les Ordres de 1'Etat fe haterent de le féliciter de cette heureufe découverte. Le Cardinal deNoaih les ne ïüipasdes dermers: Monfeigtieur, lui dit-il, je mens ofrira Votre Altejfe Royale deux épées, ma familie & mon Oer gé. Quant auxTroupes, on entendit publiquement les Officiers dire : Tant que le Duc d'Orléans pariera au nom du Roi, nous lui obéirons; s'il ne parhit qu'enfon nom, nous verrions ce que nous aurions a faire. II paroït que Fobjet principal étoit de fe rendre maïtre de Ja perfonne du jeune Roi & de celle du Duc d'Orléans; de convoquer enfuite, au mom de Sa Majefté, les Etats généraux, afin d'y annuller tout ce qui avoit été fait depuis Ia mort de Louis XIV, furtout la cafïation de fon teftament, le traité de la triple alliance & celui de la quadruple, trop contraires aux intéréts de 1'Efpagne; mais il y en avoit unplus caché qu'on n'auroit développé qu'après 1'événement; c'étoit, en cas de mort de Louis XIV ou d'extinfh'on de fa ligne, d'exclure la Maifon d'Orléans de la fuc-  de Louis XIV & de Louis XV. 11 céflion a la Couronne, & de la deftiner a un des enfants de Sa Majefté Catholique. Le Chevalier de Menilles, qui avoit été impliqué dans la conjurationd'Efpagne, fut mis en prifon; mais tout fon crime étoit de n'avoir poinc trahi ceux qui lui avoient donné leur confiance. Ün Marquis de Menilles, d'une autre familie , aHa trouver le Duc d'Orléans, pour 1'aflurer qu'il n'étoic ni parent ni ami du Chevalier. Tant pis pour vous, lui dit Ie Régent, le Chevalier de Menilles eftun fort galant homme. S'il faut en croire quelques Mémoires du temps, voici comme cette conjuration fut découverte. Le Secretaire de 1'AmbalTadeur d'Efpagne, voulant excufer un rendez-vous manqué avec une fille de la Communauté de la Fillon, lui dit qu'il avoit eu tant de dépêches a faire, a caufedu départde 1'Abbé PortoCarrero, qu'il s'étoit trouvé dans 1'impoffibilité d'aller chezelle , comme ils en étoient convenus. Cette fille retint ce propos & en rendit compte k fa Supérieure , qui ayant accès auprès du Duc d'Orléans, lui donna eet avis qu'eile ne A vj  li Mémoires anecdotes crue pas indifférent. II n'en fajiut pas davantage au Régent pour lui fake foupconner le refie; & fur le champ, il ex- TAlLr ,0rdres P°ur W'oa aTêcac I Abbé fur la route, & qu'on fe faifk de les papiers. LawCi) venoït d'ëtre nommé Confroleur Général des Finances: il avoit au£ ar?wnt, fa^ abj'uration par les foins de Abbé de Tencin; ce qui donna lieu a 1 Lpigrarnme fuivante. ÏÏoin de ton zélé SéraphJque, Malheureux Abbé de Tencin • Depuis que Law ett Catholique, Tout le Royaume eft Capucin. Cette pjaffaméne qui n'étoit que trot> vraie, n empêcha pas la frénéfie générale de 1 ag.otage. La contagion avoit gasné de proche en procbe, au point de faire tourner les meilleures têtes; c'efi ce que prouve 1'anecdote de la Mothe & de 1 Abbé Ttrrafon. Ces deux Philofophe< renommés par leur bon fens & Ia iuftefTe deleur dialeclique, difiertoient un foir iurla folie du jour, &s'enmoquoient. / ' "• • >■ (t) Né en i(,6S, mort en 172  de Louis XlV&de Louis XV. 13 Quelque temps après , ils fe trouverens: nez a nez dans la rue Quinquempoix, Honteux, ils voulurenc d'abord fe fuir 5 mais enfin, n'ayanc rien h fe reprocher, ils convinrent qu'il ne falloit jurer de rien , & furent, chacun de leur cöté, faire la meiileure négociation poffible. jamais touc le Corps du Parlement . n'avoit été exilé depuis fon inftitution.. 11 le fut pour la première fois fous la Régence. Ce coup d'autorité auroit, en d'autres temps, foulevé Paris; mais Ia raoicié des citoyens n'étoit alors occupée que de fa ruine, & 1'autre que de fes richefies de papier qui alloient difparoitre. Chaque membre du Parlement regut une lettre de cachet. Les Gardes du Roi s'emparerent de la grand'Cbambre ; ils furent relevés par les Moufquetaires» Ce Corps n'étoit guere compotë alors que de jeunes gens qui mettoient partout Ia gaieté de leur age. Ils tinrent leurs. féances fyr les fleurs de lys, & jugerenc un chat a mort, comme on j»ge un chien dans la Coraédie des Plaideurs* M. d*Argon fon étoit enfin parvenu \ jetter des foupcons dans lefprit du Régent , contre ia fidélké du Coöcr61eut-  14 Mémoires anecdotes général. Ses difcours avoienc tellemenr ébranlé Ie Duc d'Orléans, qu'un jour ce Prince dit au Garde-des-Sceaux , qu'il pouvoic s'aflurer de Lazv. M. d'Argenfon qui favoic combien le Régenc tenoic au fyftême de cec Ecoflbis, craignic de fa part quelque repencir, & demanda un ordre par écrit. Le Duc d'Orléans refufa eet ordre. Le Garde-des-Sceaux fic-il bien de ne pas fe fervir de la permiffion qu'on lui avoit donnée? L'événement feul eut pu 1'apprendre. Ce qu'il y a de certain, cVft qu'un défaveu , ou formel ou tacite, 1'eut perdu de la maniere la plus éclatante. La réduéKon par moitié des billets de banque, jetta Paris dans la confternation. Elle fe convertit bientöt en fureur; on afficha des placards féditieux, on les fic courir en billets dans les maifons. Un de ces billets étoit concu en ces termes: „ Monfieur & Madame, on vous donne „ avis qu'on doit faire une Saint-Bar-* ,, thekmi, Samedi ou Dimanche, fi les „ affaires ne changent point de face. Ne ,, fortez, ni vous ni vos domeftiques. „ Dieu vous préferve du feu. Faites „ avertir vos voifins. Ce Samedi 25 Mai  de Louis XIV & de Louis XV. 15 Son Altefie Royale venoic d'établir la Chambre de 1'Arfenal pour connoitre des malverfations qui avoient été commifes. Le Duc de la Force, Pair de France, membre du Confeil de Régence , & qui étoit a la tête du Confeil des Finances, fut cité a ce Tribunal. Ce Seigneur avoit utilement agioté dans la rue Quinquempoix; ne pouvant réalifer en argenUes gains immenfes qu'il avoit faits, on 1'accufoit d'avoirconverti fon papieren épiceiïes fines, & de s'être ménagé, par un commerce lucratif, un accroiiTement^ de richeiTes. II avoit été trahi par fes prêtenoms. Les Princes & Pairs furent convoqués pour entendre la dénonciation du Procureur-Général. On opinolt déja a décréter le Duc de prife de corps, lorfque le Maréchal de Villeroy demanda qu'il fut préalablement entendu. Le grand point étoit de gagner du temps. Le Duc de la Force, affigné pour être oui, incidenta fur 1'étiquette; il refufa d'öter fon épée devant le Parlement, fous prétexte que les Confeillers, ainfi accufés, gardoient leur robe; il parvinc h faire évoquer fon affaire au Confeil. Enfin , ce procés traïna plufieurs mois, & 1'illuftre accufé fut renvoyé prefque abfous.  ïó Memoires anecdotes En perdant les Sceaux, M. d'Argèc. fon conferva les bonnes graces du Ré. gent. II fut libre de venir au Confeil, & donna fon avis dans les affaires les plus nnportantes. Cependant il ne put foutenir ce coup; il tomba dans une maiadie de langueur, & mourut de chagrin au bout dun an. La haine des Parifiens ie réveilla a la vue de fon corps qu'on portoit a Saint-Nicolas du Chardonnaret, oü étoit la fépulture de cette Maifoti. Le^tumulte fut grand, & peu s'en iallut qu il ne fut mis en pieces. Ses deux bis qui fuivoient dans leur carrofïè la pornpe funebre, furent obligés de fefauver. Le peuple regardoit M. d'Argenfon comme un des auteurs du Syftême; mais il faut lui rendre h jufiice, que s'il le ravonfa, ce fut en politique & non en vil mercenaire; qu'il ne s'enrichit point par cette voie infame, & que toute fa tarmlle rooncra la même déiicatefTe. L'Edit de Ia Régence qui défendoit aux Sujets du Roi, de garder chez eux aucune efpece ou matiere d'or, & d'avoir plus de cinq cents francs en argent, adjugeoit aux dénonciateur3 le tiers des fomraes trouvées. Après la publication ae-cet Editfingulier, le Préfident Lam-  de Louis XIV & de Louis XV. 11 bert de Vermont alla trouver M. le Ré* gent, & lui dit que pour obéir au dernier Arrêt, il venoit dénoncer quelqu'un qui avoit en or cinq cents mille livres; qu'il demandoit le tiers de cette fomme, comme dénonciateur, & qu'il s'étoit adrefTé a fon Alteflè Royale, afin d'être alTuré du fecret. Le Prince étonné qu'un homme de ce carattere fit une démarche fi odieufe, ne put s'empêcher de lui dire: Ah ! Monfieur, quel diable de métier faites-vous-la? Le Préfidenc Lambert lui répliqua, avec un grand flegme: Cefl moi-même, Monfeigneur , que je yiens dénoncer, pour me mettre a couvert des rigueurs de votre Edit; j'aims bien micux cent mille francs en efpe* ces, que tous les billets de la banqtte. Le Comte iHorn alla Ie Vendredi de la Paflion , 22 Mars, dans la rue Quinquempoix, a deiTein, difoit-il, d'y acheter pour 100,000 écus d'actions. II donna rendez-vous dans un cabaret h un agioteur qui s'y trouva avec fon portefeuille. Le Comte d'fJorn s'y rendit, accompagné de deux prétendus amis. Ils n'y furent pas plutót arrivés, qu'ils fe jetterent tous trois fur ce malheuteux agioteur; le Comte lui donna plufieuf$  ï 8 Mémoires anecdotes coups de poignard, & prk fon portefeuille. Un de ces deux prétendus amis, nommé Mille, & qui étoit Piémontois, voyant que 1'agioteur n'étoit pas mort, acheva de le tuer. Au bruit qu'ils firent, les gens du cabaret accoururent, non pas aflèz promptement pour empêcher Je meurtre, mais aflêz tot pour fe faifir des afTaffins. Dans cette bagarre, 1'autre coupe-jarret fe .fauva ; mais le Comte £Horn & Mille ne purent s echapper. Les gens du cabaret envoyerent chercher la Juftice, aux Officiers de laquelle ils Temirent les deux brigands, qui furent conduits fur le champ a la Conciërgerie. Ce crime commis en plein jour, fit grand bruit dans Paris; & auffi-töc plufieurs perfonnes confidérables, alliées a l'illuftre Maifon du Comte, allerent crier miféricordek M. le Duc d'Orléans, qui évita, tantqu'ilput, deleurparler,& qui ordonna qu'il fut fait bonne & prompte juftice; enfin, les parents du Comte d'Horn percerenc jufqu'a Son Alteflê Royale. Ils inherent de le faire paflêr pour fou, & demanderent qu'il füt enfermé aux Petites-Maifons ou a Charenton. La réponfe fut qu'on ne pouvoit fe défaire trop tot des foux qui le font jufqu'a la fureur. Ils repréfenterent quelle honte  de Louis XIV & de Louis XV. ! 9 1'inftruétion & les fuites d'un pareil procés porteroient dans une Maifon illuftre, qui appartenoit a ce qu'il y avoit de plus grand, & même a la plupart des Souverains de 1'Europe. M. le Duc d'Orléans répondit que 1'infamie étoit dans le crime & non dans le fupplice. Ils le prefferent fur 1'honneur que cette Maifon avoit de lui appartenir a lui-même. „ Hé „ bien, Meflieurs, leur dit-il, j'en par„ tagerai la honte avec vous ". Le procés ne devoit être ni long ni difficile. Law & du Bois, intéreiTés a la füreté des agioteurs, prirent fait & caufe auprès du Régent, pour le rendre inexorable, & ne s'oublierent pas auprès du Parlement, pour hater le jugement de cette affaire. E'le n'alloit h rien moins qu'a la roue. Les parents, hors d'efpoir de fauver Ie criminel, ne fongerent plus qu'a obtenir une commutation de peine. Ils appuyerent de nouveau fur 1'infamie qui alloit réfulcer d'un fupplice auffi honteux ; ils dirent que dans les Pays-Bas & en AUemagne, oü la familie du Comte d'Horn étoit fur-tout répandue, la roue étoit fi flétrifTante, que les parents d'un roué écoient exclus pendant trois générations des Chapitres nobles, des Abbayes de Chanoinefles, & desEvêchés fouverair.s,  20 Mémoires anecdoüs & qu'en cranchant Ia téte au Comte d Horn, on fauvoit du défefpoir & de opprobre d'illuftres innocents, h qui 1 honneur étoit bien plus cher que Ia vie. Ces raifons toucherent enfin 1YI. Ie Duc d Orléans; il promit de figner la commutation depeine, & del'envoyer k qui il appartiendroit. Mais Law & 1'Abbé du Bois n etoient pas de eet avis; ils affiégerent M. le Duc d'Orléans, & le diffuaderent fi bien, que fa promeflè demeura fans exécution. Le Comte d Horn & fon eompHce, furent rompus vifs en place de Greve, & expirerent fur Ia roue le Mardi-Saint 26 Mars, fur les quatre neures après-midi. La maifon d'Horn & Ia première NoblefTe, tant des Pays-Bas que de 1'Aüemagne, furent outrées, & ne fe continrenc ni de paroles ni par écrit. Leur reflentiment furvécut au Duc d'Orléans; & pendant bien des années, elles n om ceiïë de répandre contre lui Ie venm qu elles confervoienc dans le coeur. Une des maïcrefïès du Régent voulue proficerd'un de ces moments, oü le Prince ne fembloit plus êcre qu'un amant foumis: elle ofa Ie fonder fur une affaire importante. Le Princea 1'infbnt Ia prend par Ia main, & la condait devanc une glacé t  de Louis XIV & de Louis XV. 21 5, Vois-tu, lui dic-il, cette tête charman„ te ? elle eft faite pour les carefles de „ 1'amour, & non pour les fecrets d'E„ tac ". La chüce du Syftême occafionna beaucoup de tumulte a Paris. Le carrofie de Law fut brifé en mille pieces, & peu s'en fallut que fa maifon ne fut pillée. La fureur qui avoit porté plufieurs perfonnes a fe tuer de leurs propres mains, devoit faire trembler ceux qu'on regardoit comme les auteurs de la mifere pubüque. Le Duc d'Orléans parut intrépide. Le Palais-Royal fut ouvert comme h 1'ordinaire. Ce Prince donna fes audicnces, & fe montra dans Paris fans être accompagné de fes Gardes. II n'abandonna pas même Law, & le garda jufqu'au mois deDécembre 1720. Cemalheureux auteur des maux de la France, parcit dans une chaife de pofte de Son AltetTe Séréniflime le Duc de Bourbon. II palfa par Valenciennes : le fils ainé de M. d'Argenfon le fit arrêter douze heures dans 1'auberge ou il étoit defcendu, & oü on 1'avoit reconnu, malgré fes précautions. En vain il repréfenta que 1'équipage qui le conduifoic prouvoit qu'il ne fuyoic pas: on lui répondit qu'on ne  22 Mémoires anecdotes pouvoic erop s'aflurer d'un homme qur avoit tous les fecrets de l'Etat;qu'au refte, comme il étoit probable qu'il feroit pourfuivi fi fa retraite n'étoit pas fa. vorifée, on le laiiïèroic continuer fa route dansje cas oü. après un certain temps on n'entendroit parler de rien. La conduite de cec Incendant fuc fort approuvée. Lorfque Staniflas, obligé de céder le Tröne de Pologne a fon rival, cherchoic un afyle en France, M. Sum, Envoyé de Pologne, preffbir le Duc d'Orléans de ne point recevoir le Roi détröné. Le Régent lui répondit, avec une force de hauceur généreufe : „ Dices a vocre Mai„ ere que la France a coujours été 1'afyle „ des Rois malheureux ". Ce Prince, forcé de mettre quelques impofitions fur uneProvince, & fatigué des remontrances d'un des Députés des Etats de cette Province, lui répondic dans un momenc d'impatience : „ Et, „ quelles font vos forces pour vous „ oppofer a mes volontés? que pou„ vez-vous faire "?... Obéir & haïr répliqua le Député. On fe rappelle que Ie Duc & la Du-  de Louis XIV & deLoutrXV. 23 chelTe du Maine avoient étéexilés, comme complices dans la conjuration du Prince Cellamare. Le Régent leur rendit la liberté, ainfi qu'aux Princes leurs enfants. L'entrevue avec le Duc du Maine fut tranquille, & 1'on parut fe réconcilier de bonne foi. II n'en fut pas de même avec la Duchefle. Elle vouloit une explication fur les caufes du traitement rigoureux qu'on lui avoit fait: N'en parions plus , Madame, lui dit le Duc d'Orléans , tout ejl pardonné & oublié. Ce mot pardonné la choqua extrêmement; elle lui fit les reproches les plus vifs, & s'emporta jufqu'a le menacer qu'il ne mourroit que de fa main. La menace fut vaine; on fe calma; & malgré fa fierté, elle fe crut heureufe dans la fuite d'obtenir un coup d'oeil gracieux. Du refte, ce retour fit peu de fenfation. Le Duc du Maine, dépouillé, humilié, fe tint k 1'écart, & ne fut plus de rien a la Cour. Le Parlement s'étoit propofé d'inf. truire fecretement le procés de Law: des Commifïaires nommés d'office avoient déja entendu des témoins; & 1'on étoit convenu de fe faifir du coupable, de termincr fon procés en deux heures de  24 Mémoires anecdotes temps, de le faire pendre dans la cour du Palais, les portes fermées, & de les ouvrir enfuite pour donner au public Ie fpedhcle du cadavre. Le Régent en fut averti. On prétend que ce fut par Ie Préfident Dodun, qui depuis fucConcröleurgénéral. Le Régent avoit donné 1'Evêché de Laon a TAbbé de Saint-Albin, batard non reconnu qu'il avoit eu de la Florence. Quand celui-ci voulut fe faire recevoir au Parlement, il fut arrêté par la diftkulté de produire un nom. Cet obftacle, a la mort du Cardinal du Bois, lui valuc 1'Archevêché de Cambrai. Un jour que le célebre Coypel s'entretenoit avec fa femme de fa fituation préfente & des offres avantageufes que lui faifoic 1'Angleterre, il vit arrêter a fa porte une de ces voitures qui ferment de maniere qu'elies ne laifTent voir ceux qui s'en fervent quautant qu'ils le jugent a propos. On lui dit qu'un de fes amis, qui ne pouvoit defcendre de cette voiture , demandoit è lui parler; il y courut. On concoit aifément quel fut le ravifTement de notre Artifte , lorfqu'en entrancdans ce carrofre, il reconnuc la voix  de Louis XIV & de Louis XV. i 5 voix du Duc d'Orléans. Le Prince lui ordonna de 1'accompagner dans une promenade folitaire, oü, pour Ie détourner de quictér la France, Son AltefTe vouiut bien employerla force du raifonnement: mais il n'en étoit plus befoin; Ja reconnoifftnce avoit déja déterminé Coypel a ne s'éloigner jamais de ce grand Prince, qui daignoit fe dire fon ami. Lors de 1'établifiement de laChambre de Juflice, Berthelot de Pléneuf, qui s'étoic enrichi dans les vivres & dans les hópitaux de 1'armée, crue devoir s'enfuir a Turin. Comme il n'avoit pas moins 1'efprit d'intrigue que celui des affaires, il fe lia avec les Commis des Bureaux, s'infinua auprès des Miniftres de cette Cour; & pour fe faire un mérite qui put lui procurer un retour agréable a Paris, il entreprit de négocier le mariage de Mademoifelle de Vakis avec le Prince de Piémont, fils du Roi Viclor-Amédée. Quand il vit fa propoficion affèz bien recue zTurin, il chargea fa femme, qu'il avoit laifle k Paris, d'en inftruire le Régent , qui goüra fort ce mariage, & chargea 1'Abbé du Bois de fuivre cette affaire. II ne pouvoit s'adrefTer plus mal: i'Abbé, dans le defïèin de fe rendre agréa- Tome III. B  *6 Mémoires anecdoteï ble a 1'Empereur, dont Ja proteclion devoic lui procurer le Chapeau de Cardinal , favorifoic le projet que ce Prince avoit d'enlever la Steile au Roi Victor. II n'avoit garde par conféquent, de laifler prendre au Régent aucun engagement avec la Cour de Turin. II prit donc fes mefures pour faire échouer ce mariage, même en paroiflant le favorifer. Cependant Mademoifelle de Valois s'étoit prife d'une belle paflion pour le Duc de***; &Ia chofe fit aflèz d'éclat pour que Madame ( mere du Régent) en fut inftruite. Elle le prit avec beaucoup de hauteur, & fit avertir Ie Duc , s'il féfoucioit de vivre, de ne pas approcher des lieux oü feroic fa petite-fille; & le Duc fut aflez prudent pour ne pas négliger eet avis. L'Abbé du Bois failit ce moment pour laifler tranfpirer ce qui fe négocioit du mariage avec le Prince de Piémont. Cela fut jufqu'a Madame, qui entretenoit avec la Reine de Sicile une correfpondance d'amitié alTez fuivie; elle n'eut rien de plus prefTé que d'écrire a cette Reine, qu'elle étoit trop de fesamies pour penfer è lui faire un auffi mauvais préfent que Mademoifelle de Valois. Quelques jours après, elle crut devoir faire part au Duc & k la Ducheflê d'Or-  de Louis XIV'& de Louis XV. 2f léans, du be) aéle de franchife qu'elle avoit fait. La Ducheflè d'Orléans en fut au défèfpoir : Mademoifelle de Valois ne s'en foucia guere; 1'Abbé du Bois joua le faché, &.le Régenc ne fit que rire de 1'incartade de fa mere. Mademoifelle de Valois époufa dans la fuite le Duc de Modem, & profka de la lecon que lui donna la grande-Duchefle de Tofcane, lorfqu'elles prirent congé Tune de 1'aucre. „ Mon enfant, lui dit cette Prin,, ceflè, faites comme moi; ayez deux „ ou trois enfants, & de-la tachez de re- venir en France; il n'y a que ce pays „ de bon pour nous ". Avant que de partir pour Modene, óü elle alloic a fon grandregret, Mademoifelle de Valoisobtint la grace du Duc de***. Le Poëte Dufrefp.y fe voyant abfolument fans reflources dans le temps du Syftême ,. imagina de préfenter ce Placet au Duc. d'Orléans : „ Monfei„ gneur, il importe h lagloire de Votre „ AltefTe Royale qu'il refte un homme „ aflèz pauvre pour retracer a la Nation ,, 1'idée de la mifere dont vous 1'avez (i) Né en 1648, mort en 1714. B ij  a8 Mémoires antcdotet tirée; je vous fupplie de ne point „ changer mon état, afin que je puifle s, exercer eet emploi ". Le Prince mit mèant au bas du placet, & donna ordre a Law de compter deux cents mille francs aDufrefny. Ce fut avec cetargent qu'il fit batir une belle maifon, qu'il ap« pella la maifon de Pline. Le Pere d'Orléans préfenta fes Révö' tutions tPAngleterre a M. le Régent ,qui frappé de la conformité du nom, crut que cela ne venoit pas en droiture : il queftionna le Pere, qui, pour écarter les foupcons, aflura que fa familie étoit d'une bónne Noblefie d'Orléans. " N'en M a-t-elle pas obligation a quelqu'un de „ mes Ancêtres , reprit Son Alteflê? ^ — Monfeigneur, lui répliqua modef„ tement le Pere, je fais que ma familie exiftoit long-temps avant que le Roi „ eüt donné 1'apanage au premier des t> Ducs d'Orléans". Le Comte de Riont eut toute la tendreflè de la Ducheflê de Berry, & enfuite fa main. Elle en eut une fille, confiée a Madame de Mouchy , fa Dame d'honneur. A peine celle-ci 1'eut-elle fevrée, que des gens inconnus vinrent la lui  ii Louis XIV & de Louis XV. 39 demander. Madame de Mouchy refufa de la leur livrer. Sur de nouvelles mltances, elle courut chez la Princefle , qui,k fon jeu,& troublée, ne répondie rien, 6c enfuite dit par deux fois: LaiJJezUs faire. Madame de Berry eut une attaque d'apoplexie; quand elle recut l bxtrême-Onélion, le Duc d'Orléans fut appellé. Madame de Mouchy vouluc fortir. Le Prince lui dirde s'écarter feulement. La DuchefTe de Berry paria quelque temps a fon pere, & G bas, que Madame de Mouchy ne put rien en* tendre; mais elle ouït fort bien quapres cette converfation, le Régent: s écna: „ Que me dites-vous-la, ma fille < ll parut fort ému , & fe promena dans 1'appartement avec un iilence & une précipitation qui montroient fon étonnement & fon inquiétude. Apres la mort de la PrincelTe , il demanda fa cafiette & Madame de Mouchy, qui la lui remic. Un inftant après, il lui demanda la fille qui lui avoit été fecretemenc cor-fiée. Madame de Mouchy repondit qu'elle 1'avoit remifea desinconnus pw ordre de fa Maitreflè. Le Régent lui fit de grandes menaces, ü elle ne la retrouvoit. M. de la Vrilliere ymt 1'interroger & la menacer de la Baftdle; B lij  ■}o Mémoires anecddtes elle lui répondit toujours que les plus cruels fupplices ne lui pourroienc faire dire ce qu'elle ne favoic pas. Au moment que le Miniftre fort du Luxembourg, Mademoifelle deBeauveau, fameufe devote , entre chez elle, & lui demande qui payera déformais la penfion d'une fille mife dans un Couvent de Paris par ordra de Madame la Duchefle de Berry. Auflitót Madame de Mouchy écritau Régenï ce qu'elle vient d'apprendre. Le Régenu J'exile, elle & fon mari, tire la fille de ce Couvent, & 1'envoie a Amiens, ou elle fut élevée chez les Dames de Mauroncourt, de la Regie de Fontevrault. On J'appellok Mademoifelle Benoit. De - la «He fut enveyée Penfionnatre a ValenCiennes, ou elle prit le voile» Comme la conjuration du Prince de Cellamare eft un des événements de l'hiftoire du Duc d'Orléans, qui méritent le mieux d'être éclaircis, & qu'on a peu de Iuraieres fur les circonftances de cette conjuration , j'ai cru devoir ajouter fur ce fait, & même au rifque de tomber en des redites, quelques nouveaux détails extraits des Mémoires du Duc de Saint-Simon, 1'un des hommes de France le plusa portée d'en connoicre la vérité.  de Louis XIV & de- Louis XV. 31 Le Cardinal Albèroni, que la nature avoit fait un grand horame, & que la fortune placa dans un rang ou il pouvoit le paroïtre, fongeoit a fe venger de 1'ordre que le Régent avoit donné k l'Elpagne de défarmer ; & Madame la Uuchefle du Maine, outrée de 1'abaiffemerit de fa familie, fongeoit k la «lever, en s'appuyant fur le Rot d L(pagne; le mécontentement de quelques. Seigneurs réhauffa les efpérances de la DucheiTe. Le Cardinal de Poligaac^MS fair pour une intrigue que pour une conjuration, propofa de négocier avec le Prmce de CeUamare, AmbaiTadeur d'Efpagne. Le Miniftre & la DucheiTe eurent des conférences, qu'ils croyoient fort fecretes, & qui ne Ie furent point pour le Duc d'Orléans. Le plan étoit d'empêcher le Traité de la quadruple alliance, de rendre le Roi au Duc du Maine , de demander la convocation des Etats généraux , de s'emparer la nuit des Tuileries, de furprendre le Régent dans quelque partie de plaifir, de lenvoyer k Madrid, de dépêcher des Couriers dans toutes les Provinces avec des ordres convenables, & de répandre de tous cötés des lettres du Roi d'Efpagne a tous les Ordres de 1'Etat. Ces lettres B iv  3* Mêmoiret aneedotes écoient prêtes; il y en avoit pour té Roi , pour le Parlement, pour toute la Nation. Le Cardinal de Polignac, & Malezieux, Chancelier de Dombes, les avoient compofées. LeMarquis dePompadour avoit drefle une requête , au nom de toute laNoblefie, pour appelier 1'Efpagnol en France. Albéroni avoit inutilement tenté la fidélité des Religionnaires. Le Duc du Maine ignoroit ces menées; fa .femme les lui cachoit toutes avec plus de fuccès qu'au Duc d'Orléans. Les écrits, donc on envoyoit les modelesa Madrid, fe multiplioient tous les jours, & aucun ne partoit. Ils furent enfin conliés a 1'Abbé PortoCarrero. Le Régent le fut par la Fillon, fameufe Prêtrefie d'un Couvent de Vénus. Quelques - uns prétendent que les premiers avis du complot étoient venus de Londres. Sur Je champ, ordre d'arrêter 1'Abbé. On l'atteint & Poitiers; on s'empare de fes dépêches; on laifTe en liberté fa perfonne. On voit clairemenc la confpirarion. L'hörel d'Efpagne efr invefti , 1'Ambafladeur arrêté, fes papiers faifis; on y lit diverfes intrigues, quelques unes obfcures, d'autres ébauchées, routes contraires a Ja Régence, aucune contre le Roi. Le Marquis de  de Louis XIV & de LouisXV. 33 Penipadour & de Saint-Génies font enfermés a la Baltille. Le Comte d'Aydie & le Marquis de Magny, Introdufteurs des AmbafTadeurs, s'enfuient en Efpagne. Le Cardinal de Polignac eft exilé dans une de fes Abbayes. Malezieux & fon fils, le Duc & la Ducheflè du Maine, leurs Domeftiques , leurs Avocats font arrêcés. La DuchefTe du Maine eft envoyée a Dijon, fous la garde de M. de la Billarderie, & fonmari alaCitadelle de Dourlens, fous celle de Savancour, qui le traite avec cruauté ; leurs fils font relégués a la Ville tfEu, leur fille ^nfermée a Chaillot. Le Régent, a-qui la nature avoit donné tant de qualités brillantes, & a qui 1'art de régner en enfeignoit tant d'utiles, fe vengea de fes ennemis par la clémence. Le Duc d'Orléans avoit une maïtreiTe; un Gt-ntilhomme la lui enleva; le Prince étoit piqué, & fes favoris 1'excitoient b. la vengeance. „ Ponifïèz, difoient - ils, „ un infolent... —Je Pais, leurréoondit„ il, que la vengeance m'eft facile; un „ mot fuffic pour me défaire de mon „ rival, & c'eft ce qui m'empêche de le „ prononcer". Quoique le Régent ne fut ni rancunier B v  34 Mémoires anecdotes ni vindicatif, il fongea pourtant a fe dé% livrer du Cardioal Albéroni, qui le gênoic beaucoup en Efpagne. En conféquence de cetce réfolution, 1'Abbé du Bois, inftruit par fes efpions de 1'afcendanc que Laura avoit fer 1'éfwit de la Reine, entreprit de s'en lèrvir pourperdre Ie Miniftre. II fit offrir a Laura tout 1'argent qu'elle voudrok: 1'intérêt réuni alahaine, déterrnina la Nourrice. Albérwiirecut, par un billet de Philippe V, ordre de fortir en vingt - quatre heures de Madrid, & en quinze jours de la dominadon Efpagnole. II partit avec des richeflès iminenfes.... II y avoit deux jours qu'il étoit en marche, lorfqu'on s'appercut qu'il emportoit le teftament de Charles II, qui inftituoit Philippe V héritier de la Monarchie. II fallut ufer de violence pour 1'obliger a rendre ce teftament. Peut-être avoit-il envie de gagner Ia proteétion de 1'Empereur, en lui remettant ce titre précieux. Albéroni devant traverfer fa France, Ie Chevalier de Marcieux eut ordre d'aller le prendre a la frontiere , de ne le quitter qu"a 1'embarquement, & de s'oppcfer a ce qu'il lui fut rendu quelques honneurs fur fon pafiage. II eut 1'audace d'écrire au Régent, dont il avoit mérité 1'indigna-  de Louis XIV & de Louis XV. 3 5 tion , & de lui offrir de faire a l'Éfpagoe la guerre la plus dangereufe. Le Régent montra fa lettre, & ne 1'honora pas mê. me d'une réponfe. On fait quels bruits fe répandirent contre le Duc d'Orléans, après la mort deM. leDuc & de Madame la DucheiTe de Bourgogne. Le Marquis de Canillac, Tun des plus honnêtes hommes du Royaume, intimemenc attaché a ce Prince foupconné, Falla voir au milieu de cette clameur pubiique. II le trouva étendu a terre, verfantdeslarmes, aliéné par le défefpoir. Son Chymifte Homberg courut fe rendre h la Baftille, pour fe cortftituer prifonnier : mais on n'avoi: point d'ordre de le recevoir : on le refufa. Le Prince demande lui - même , dans 1'excès de fa douleur, a être mis en prifon; il veut que des formes juridiques éclairciflent fon innocence : fa mere demande avec lui cette iuftificationcruelle. La Lettre de Cachet s''expédie; mais elle n'eft point fignée ; & le Marquis de Caniïlac, dans cette émotion d'efprit, conferva feul afTez de fang froid, pour fentir les conféquences d'une démarche fi défefpérée. ïl fit tant, que la mere du Prince s'oppofa a cetce Leccre de Cachec B vj  3 6 Mémoires anecJotes ignominïenfe. Le Monarque qui 1'accordoit , & fon neveu qui la demandoit, écoient également roalbeureux. Onécrit (Ie 25 Avril 1718) k M. le Duc d'Orléans, Régent, une lettre jnjurieufè, fous le nom & Ia figoature de 1'Evêque d'Orléans. Francois -Jac^js Fieury, Curé de Saint-Viftor d'Orléans, eft accufé d'en êrre Pauteur; il eft arrêté, conduic a la Baftille; & on établit k 1'Arfenal une Commifilon pour lui faire fon procés. Des Experts font nommés; ils comparent, ils vérirTent, & ils décidencque 1'accufé eft Pauteur de la lettre. Quelque temps après, un inconnu fe jette aux genoux de M. le Régent ;ilfe reconnoit coupable, & s'avoue l'auteur de la lettre. Le Prince le releve, lui pardonné avec bonté; mais fur ces entrefaites Pinnocent & malheureux Curé meurt k la Baftille. M. le Régent fait une penfion a fes parents. Que falloic-il faire aux Experts ? Le Duc d'Orléans avoit compofé Ia mufique d'un Opéra, dont le Marquis de la Fare avoit fait les Vers; le fujee étoit Orphée déchirêpar les Bacchantes. Cet Opéra fut repréfenté dans une  de Louis XIV'& de Louis XV. 37 falie du Palais-Royal; on n'y admettoic que ceux que le Prince avoit non.mé?. Le Muficien Campra fut de ce nombre. Le Régent lui demanda a la fin du fpectacle ce qu'il en penfoit :„ La mufique, „ lui répondit eet excellent Compofi„ teur, eft adroirable; mais les vers ne „ font pas aufli bons ". Le Duc d'Orléans appelle le Marquis de la Fare, & lui dit: „ Campra trouve tes vers mau„ vais, & ma mufique bonne. Parle-lui „ en particulier, il renverfera la mé„ daille; il trouvera les vers bons,& la „ mufique mauvaife. Sais-tu a quoi il „ faut s'en tenir ? C'eft que le tout ne „ vaut rien Un employé aux mines du Mogol avoit trouvé le moyen d'avaler un diamant d'une grofieur prodigieufe, &, ce qu'il ya de plus furprenant, de gagner le bord de la mer, & de s'embarquer fans la précaution qu'on ne manque jamais d'employer a 1'égard de tous les palTagers, dont le nom ou 1'état ne les en garantit pas, qui eft de les purger, & de leur donner un lavement. II fit fi bien, qu'on ne le föupconna pas d'avoir approché des mines , ni d'aucun commerce de pierreries. Pour comble de fortune, il  38 Mémoires anecdotts arriva en Europe avec fon diamant. II le fit voir a plufieurs Princes, dont il pafibit les moyens, & le porta enfin en Angleterre, oü le Roi 1'admira fans pouvoir fe réfoudre a 1'acheter. On en fit un modele de crylral a Londres, d'oü on adrefla 1'homme, le diamant & le modele parfaitement reffèmbiant, a Law, qui le propofa au Régent pour le Roi. Le prix effraya d'abord, & le mauvais état des Unances fat un obfiacle fur lequel le Régent infifta beaucoup. II craignoit qu'on ne le blamat de faire un achat fi confidérable, tandis qu'on avoit la plus grande peine a fubvenir aux néceffités les plus preflantes, & qu'il falloit laifler tant de gens dans le befoin. Ce fentiment louable ne tint pas contre les nouvelles repréfenrations qu'on lui fit. On lui répéta qu'il falloit confidérer 1'honnecr de la Couronne, & ne lui pas Jaïfler manquer 1'occafion unique d'un diamant fans prix qui effacoit ceux de toute 1'Europe; que c'étoic une gloire pour fa Régence qu'on n'oublieroit jamais; qu'en tel état que fufll-nt les finances, 1'épargne de ce refus ne les foulageroit pas beaucoup, &: qüe la furcharge en feroit très-peu fenfible. Enfin, on ne quitta point M. le Duc d'Orléans, qu'on  de Louis XIF & de Louis XV. 39 n'eüc obtenu que le diamant feroic achecé* Law avoic tant repréfenté au marchand 1'impoffibilité de vendre fon diamant au prix qu'il Pavent efpéré, le dommage & la perte qu'il fouffriroit, en le coupant en plufieurs morceaux, qu'il le fit venir a deux millions avec les rogaures en outre qui fortiroienc de la taille. Le marché fut conclu de la forte. On lui paya 1'intérêt des deux millions jufqu'a ce qu'on püt payer le principal, & en attendant,on lui donna en gage pour deux millions de pierreries. M. le Duc d'Orléans fut agréablement trompé par les applaudifiements du public. Le diamant fut appellé le Régent. II eft de la grofieur d'une prune de Reine-Claude, d'une forme prefque ronde, d'une épaifleur qui répond a fon volume, parfaitement blanc, exempt de toute tache rouge & pailletée, d'une eau admirable, & pefe plus de cinq cents grains. On le préfere a la fameufe perle d'Efpagne, nommée la Pérégrine, & au plat d'une feule émeraude de Gênes. II parut fous le titre de Philippiques une fatyre, qui fut diftribuée avec une prompticude extraordinaire. La Grange^ autrefois Page de Madame la Princefiè  4° Mémoires anecdotes de Conti, fille du Roi, en fut 1'Auteur, avouoit. Tont ce que 1'enfer peut vomir de vrai & de faux, y étoit exprimé dans les plus beaux vers, dans le ftyle le plus poétique , & avec tout 1'arc & Fefprit qu'on peut imaginer. M. le Duc d'Orléans voulut voir ce Poëine, & ne put d'abord en venir k bout, paree que perfonne n'ofa le lui montrer. II en paria plufieurs fois au Duc de Saint-Simon, & le lui demanda de maniere h n'être pas défobéi. II le lut, bas & debouc dans la fenêtre de fon petit cabinet d'hyver, & le trouva tel qu'il étoit, fans en paroitre d'abord fort ému. Mais tout d'un coup le Duc de Saint-Simon le vit changer de vifage, & fe tourner vers lui les larmes aux yeux : „ Ah ! lui dit-il, c'en eft trop! „ cette horreur eft plus forte que moi". II en étoit dans 1'endroit oü la Grange montre M. le Duc d'Orléans dans le defiein d'empoifonner le Roi, & tout prés d'exécuter fon crime. C'eft oü 1'auteurredouble d'énergie, de poéfie, d'invocations, de beautés effrayantes, de peintures hideufes , de portraits touchantsde la jeunefTe, de 1'innocence du Roi, & des efpérances qu'il donnoit, tfadjuratiom a la nation de fanver une  de Louis XIV& de Louis XV. 41 fi chere viftime de la barbarie du meurtrier; en un mot, oü il déploye tout ce que Part a de plus délicat, de plus tendre, de plus noir, de plus pompeux. M. le Duc d'Orléans fe répandit en juftes plaintes d'une fi horrible noirceur. Puis ilvoulut achever cette lcéture, que fes foupirs interrompoient a chaque inftant. Jamais homme, accablé par une calomnie, ne parut plus vivement pénétré de Finjuftice dont il eft la viétime* Les plus prévenus n'auroient pu fe refufer a 1'éclat de fon innocence. Ce la Grange, qui étoit un alfez bon Poëce, & qui n'étoit que cela, s'étoit introduit, a ce titre,chez Madame la DucheiTe du Maine : elle & fon mari Favoient fouvent employé dans leurs vengeances. II fut arrêté peu de temps après, & envoyé aux Ifies de SainteMarguerite, d'oü il obcint fon élagilTement avant la fin de la Régence. II eut 1'audace de fe montrer par-tout dans Paris ; & tandis qu'il y piroiflbit aux Spectacles & dans tous les lieux publiés, on eut Timpudence de répandre que le Duc d'Orléans 1'avoit fait aflaiTiner. Avant que de décerner aucune peine contre lui, le Régent fe Tétoit fait amener dans fon cabinec, & lui avoit demandé s'il  42 Memoires anecdotes croyoit réellement tout le mal qinl avoit dit de lui. La Grange répondit, fans héfiter, qu'il le penfoit. „ Tu as bien „ fait de me répondre ainfi, répliqua ie „ Prince; car 13 tu m'avois dit que tu „ avois écrit contre ta confcience, je „ t'aurois fait pendre ". tJa homme condamné pour vol domeftique a être pendu dans le VilJage de la Marcbe, du reflbrt de Bar-fur-Aube , fut remis emrejes mains de quatre Archers pour être conduit k Paris, par appel de fon jugement. Le condamné trouva le moyen de fe dérober a la vigilance de fes Gardes, qui ne purent découvrir le lieu de fa retraite. Arrivés k Paris fans leur prifonnier, les Archers font écroués, k la requête du ProcureurGénéral. On alloic travailler k leur procés , lorfque le crimieel, ne pouvant étouffer les remords de fa confcience, fut atTèz généreux pour fe déterminer k venir les délivrer aux dépens de fa vie. Pour eet effet, il fe renditk Paris. Arrivé k la porte Saint-Antoine, il demande le chemin de la Conciergerie , fe préfente au Guichetier, qui lui refufe 1'entrée, & le traite d'infenfé, attendu qu'il n'y avoit point de jugement rendu contre lui. Alors  tfe Louis XIF & de Louis XV. 43 ce malheureux lui déclare la nature de fon crime, & la maniere dont il s'eft tiré d'entre les mains de fes Gardes. Sur cette dépofition, on 1'emprifonne; lesArchers lui font confrontés: il avoue le délit, & eft parfaitement reconnu pour 1'homme qu'ils étoient chargés de conduire. Cet séte de probité & de générofité, d'autant plus étonnant qu'il partoit d'un homme qui devoit en paroitre incapable, fut rapporté au Duc Régent : ce Prince en fut touché. II accorda la grace au criminel, & lui fit donner une fomme d'argent pour J'aider a fe rendre dans fon- pays. Quelqu'un s'étant avifé de faire 1'éloge du Duc de Chartres, en préfence du Régent, fur ia grace aveclaquelle il avoit danfé dans un ballet : „ Savez„ vous, dit le pere, que j'envoie pro,, mener ceux qui me font de pareils „ compliments"? M. iAguejfeau ayant été exilé fous la Régence, cet illuftre Magiftrat fe retira dans fa Terre de Frefnes, oü M. d'OrmeJJon, fon beau-frere, alïoit fouvent partager fa folitude. Le Régent, qui confervoit toujours pour M. d'Agueffean beaucoup d'eftime & d'amitiè, dit  44 Mémoires aneedolet unjour, en préfence de toute Ia Cour, qu'il vouloit avoir 1'avis du Chancelier fur une cfFaire importante. Tout le monde garda Ie filence, perfonne n'ofant avouer fes liaifons avec un homme difgracié. M. d'Onnepn lui feul prit la parole, & oTrit au Régent de fe charger de fes ordres, paree qu'il partoic pour Frefnes enfortant du Confeil. LesCout ifans fe regardoient les uns & les autres, & murmuroient de cette forte d'imprudence. Le Régent s'en appercait; & après avoir dit a M. d'Ormeiïbn qu'il le chargeroit volontiers de fes dépêches, il ajouta : Monfieur, faime bien mieux cette noble franchife, quune faufeprudence de la dijfimulation. II y avoit long-temps que Son Alteflè Royale étoit informée des di'cours peu mefurés du Maréchal de Viller oy au défavantage de la Régence. Elle voulut bien n'y pas faire attention , tant en confidération de 1'êge avancé du Maréchal, que paree que fa Charge de Gouverneur de Sa Majefté ne Jevoit plus durer que quelques mois. Ce Prince voyant approcher la majorité du Roi, & croyant, pour Ie bien du Royaume, qu'il étoit temps de 1'inftruire lui-même dans les maximes  de Louis XIV & de Louis XV. 4 5 du Gouvernement, & de lui confier le fecret des affaires, avoit déja prévenu le Maréchal de Villeroy , qu'il alloic commencer a travailler tous les matins avec Sa Majefté. II voulut commencer le Lundi 10 d'Aoüt 1722. En conféquence de cette réfolution, Son Alteflè Royale fe rendit, entre dix & onze heures^ du matin, dans 1'appartement du Roi, oü fe trouvoient le Duc de Bourbon, Sur-Intendant de 1'éducation de Sa Majefté, le Comte de Ckrmont, Tanden Evêque de Fréjus, & quelques autres Seigneurs employés auprès de fa perfonne. M. le Régent pria le Roi de vouloir pafTer dans fon cabinet, en lui difant qu'il avoit quelque chofe a communiquer a Sa Majefté qui demandoic qu'il fut feul avec elle. La-deffus le Duc de Bourbon & les autres Seigneurs fe retirent. II n'y eut que le Maréchal qui voulut fuivre le Roi dans fon cabinet. M. le Régent répéta qu'il falloit qu'il fut feul avec Sa Majefté. Mais le Maréchal prétendit qu'en fa qualité de Gouverneur du Roi, il ne devoic point perdre Sa Majefté de vue. Son AltefTe Royale prit congé du Roi, & lui dit qu'elle attendroit une autre occafioti pour lui parler. Le même jour, fur les trois heures après-midi, le Maréchal s'é*  46 Mémoires anecdetes tant préfenté pour avoir audience de Son Alteflè Royale, le Marquis de la Fare lui dit que le Duc-Régent ne pouvoic point lui parler, & M. d'Artagnan, Commandant des Moufqueraires gris, lui remit fur le champ une Lettre de Cachet , contenant un ordre de fe rendre a fon Duché de Viileroy, a dix lieues de Paris. Le Maréchal en témoigna quelque furprife, & répondit qu'il obéiroit; maii qu'il avoit des affaires importantes a communiquera Son Alteflè Royale, & qu'il fouhaiteroic fort de lui parler. Le DucRégent lui fit répondre qu'il n'avoit pas le temps. On le fit fortir par 1'Orangerie, & il monta dans une chaife de pofte avec M. de Libois, Gentilhomme ordinaire du Roi. Les Marquis d'Artagnan & de la Fare, a la tête des Gardes de Monfieur le Duc d'Orléans, 1'accompagnerent jufqu'a Seaux, oü ils trouverent un détachement de deux Compagnies de Moufquelaires, qui le conduifirent a Viileroy. Le jour fuivant, il y recut un nouvel ordre de fe rendre dans fon Gouvernement du Lyonnois, & il partit le quinze, avec une groflè efcorte. On mit en délibération fi 1'on nommeroit un nouveau Gouverneur, pour le peu de temps qui reftoita courir, jufqu'a la majorité  de Louis XIV & de Louis XV. 47 du Roi. Le Confeil ne fe décida pour 1'affirmative, que paree que cela convenoit a la dignité de Sa Majefté, qui avoit elle-même nommé le Duc de C/iaro/L Ce Prince venoit de donner au^hnce; en entrant dans fon cabinet, il tiouva Madame la Ducheflè de Phalarh, fa manreflè; il lui dit: Entrez, je fuis bien aife de vous voir, vous niégayerez avec vos contes; fai grand mal d la 'tête. A, peine furent-ilsièuls, qu'il fe trouva mal, & refta fans mouvement & fans connoiffance. Cette Dame effrayée appella du fecours: on ne put lui en adminiftrer aucunefficacement; il expira entre fes bras: ce qui fit dire a un Gazetier étranger, que le Duc d'Orléans étoit mort ajfiflé de fon Confejfeur ordinaire. Parmi les enfants naturels de Louis XIV, il y avoit plnlieurs filles, dont 1'établilTèment ne lailTa pas de 1'inquiéter. il deftina Mademoifelle de Blois a fon neveu le Duc de Chartres. Mon/ieur, a qui il en fit lui-même la propofinon, n'ofa la rejetter tout-a-fait : Madame en fut putrée; & fi on 1'avoit crue, on fe feroic réfolu a tout plutót que d'y confentir. Comme la chofe dépendoit fur-tout du  48 Mémoires anecdotes Duc de Chartres fon fils, elle employa tout ce qu'elle avoir, d'aucorité fur lui, pour 1'affermir dans le refus qu'il écoic réfolu de faire. II fentoit vivemenc la difproporcion de 1'alliance qu'on lui propofoit. Le Monarque, tout abfolu qu'il étoit, affecta d'ignorer le chagrin & les murmures qu'avoit occafionnes fa propofition, il favoic que fon neveu pouvoit fe roidir en cette occafion contre fa toute-puiflance. Le parti qu'il prit, fut d'engiger quelqu'un des Confidents du Duc de Chartres a lui faire agréer ce mariage. De tous ceux qui approchoient ce Prince, 1'Abbé du Bois étoit celui qu'il écoutoit davantage. Ce fut donc a cec Abbé qu'on s'adrefla, de la part de Louis XIV. II goüta les raifons qu'on lui détailla, & les fic fi bien valoir, qu'il détermina le Duc de Chartres a vaincre fa répugnance naturelle, & a pafièr pardeflus les oppofitions de Monfieur & de Madame. II repréfenta fortement a ce Prince, que fon refus lui attireroit 1'indignation du Roi, qui ne pouvant être fon beau-pere, deviendroit fon perfécu* teur; qu'on le tiendroit éloigné de tout, & que les Courtifans fe conformant aux inclinations du Maitre, il feroit abandonné 6? fans aucune confidération \ qu'fc la  dt Louis XIV& de Louis XV. 49 la mort de Monfieur, on lui difputeroic fes titres & fes prérogatives, & qu'on le réduiroic infailliblement a la fimplë qualité de premier Prince du Sang; qu'étanc fils unique de Leurs Al telles Royales, il ne pouvoic fe marier erop rót; qu'il ne pourroit le faire du vivanr da Roi, a qui fa coniïicution robufte promettoit de longues années: qu'au contraire , en accepcant de bonne grace le parci qu'on lui offroic, il s'ouvriroit un chemin a la faveur, & s'aflureroit' les diftinclions, donc il devoicêcre fi jaloux, & qu'il perdroic infailliblement, s'il perfiftoit dans fon refus: qu'après couc, la Princefiè qu'on lui deftinoic étoit aimable & d'un excellent nacurel; que la précendue tache de fa naiflance écoic fondée bien plus fur 1'imagination que fur la réalicé. L'ayant convaincu par la force de ces raifons, il lui fit un plan des condicions qu'il devoit exiger, & faire inférer dans fon contrat de mariage une dot confidérable en terres & en argent; la fucceflion enciere & parfaice a tous les biens, titres & prérogacives de Monfieur; 1'affurance d'être puiiïamment fecouru pour cotltraindre 1 Eleéteur Pabtin a rendre jufiice a Madame. Que du refie, il devoit garder fa réfolution feTome III. C  50 Mémoires anecdotet crete, parler lui-même au Roi, & lui déclarer les prétentions; que fa démarche onvnferoit légérement Monpear, & que la colere de Madame ne dureroit pas. L'inftruétion fuc exiclement fuivie. La docilicé du Dnc de Chartres fic le plus grand plaifir a Louis XIV. II promit tout, & tint parole. Quand Madame fut de la bouche de fon fils, la démarche qu'il avoit faite , elle s'emporta jufqu'a le frapper; Monfieur prit la chofe avec plus de modération. On fe calma, & le mariage fut célébré a Verfailles, le 18 Février 1692. La Princefle, fille de Madame de Montefpan, avoit la beauté de fa mere, & un caraétére beaucoup plus heureux. Sa modération, fa fageffe, un C03ur excellent, une piété fincere, 1'ampur de tous. fes devoirs, & un attachement inviolable pour fon époux & fes enfants, en firent une Princeffe refpeétable , & le modele des autres PrincefTes. Le Duc de Chartres en eut plufieurs enfants; ce qui prouve qu'il eut pour elle un attachément plus durable que pour aucune de fes maitreffes. La feple qui parut le captiver un peu, étoit une Demoifelle de Rouen, connue depuis fous le nom de Comteflè d'Ar-  de Louis XI V& de Louis XV. 51 genton. Ce n'écoic pas une beauté achevée; mais elle avoit beaucoup de graces, un air vif & modefte, un caraélere doux, & une grande tendreflè pour fon amant. Elle n'aima jamais que lui, & 1'aima avec paffion, fans toucefois fortir des bornes de la bienféance, & laifler éclater fes tranfports. Elle en eut un fils, qui fut Grand - Prieur de France& Général des galeres. Louis XIV, inftruit de la conduite de cette Dame, confentit que fon fils fut légitimé; grace qu'il avoic refufée pour 1'Abbé de SaintAlbin, fous prérexte que fon neveu n'étoit pas afluré d'en être le pere. En efFet, Ia mere de cet enfant n'étoit guere moins avide de nouveaux plaifirs, que le pouvoic être le Duc de Chartres. LA DUCHESSE DE BERRY. Elle s'étoit éprife de M. de Riom, jeune cadet de la Maifon d'Aidie, & fils d'une foeur de Madame de Biron. II n'avoit ni figure ni efprit. C'étoit un gros garcon, court, joufflu, pale, qui, avec force bourgeons, ne reflemblok pas mal k un abces. II n'avoit pour lui  52 Mémoires anecdotes que de belles dents, & ne s'étoit jamais imaginé devoir infpirer une paflion qui en moins de rien devint effrénée. II n'avoit d'autre fortune que beaucoup de freres & fceurs, tous auffi pauvres que lui. M. & Madame de Pons, Dame d'atour de Madame la Duchefle de Berry, étoient de leurs parents & de la même Province. Ils firent venir ce jeune homme, qui étoit Lieutenant de Dragons, pour tacher d'en faire quelque chofe. A peine fut-il arrivé, que le goüt de la Princeflê fe déclara, & qu'il devint maïtre au Luxembourg. M. de Lauzun , dont il étoit petit-neveu,rioit fous cape; il fe voyoit lenaitre dans.ce palais, & fe rappelloic fon ancien empire fur Mademoifelle. II donna des confeils a fon neveu. Riom étoit doux, naturellement poü & refpeclueux , bon & honnête garcon. II fentit biemót le pouvoir de iés charmes; il n'en abufa avec perfonne, & fe fit aimer de tout le monde par fes roam'eres; mais il traita Madame la Ducheflè de Berry, comme M. de Lauzun avoit traité Mademoifelle. II fut biemöt paré des plus belles dentelles & des plus riches hsbics; il regorgeok d'argent, de joyaux, de pierreries. II fe faifoit defirer de la Princeflê, fe plaifoit  de Louis XIF & de Louis XF. 5 3 k lui donner de la jaloufie, en affeéloic a propos ; fouvent il la faifoit pleuren Peu-a-peu il la mie fur le pied de n'ofer rien faire fans fa permiffion , non pas même les chofes les plus indifférentes. Quelquefois il la faifoic demeurer au moment qu'elle fe difpofoita fortir pour 1'Opéra, d autres fois il 1'y faifoit aller malgré elle. II 1'obligeoit a faire du bien a des femmes qu'elle n'aimoic pas, ou dont elle étoit jaloufe; a faire du mal k des gens qui lui plaifoienr, & dont il faifoit le jaloux. II la gênoic même fur le choix de fa parure. II fe divertiffoic a lui faire changer de coërfure & d'habit; & cela fi fouvent, quelquefois fi publiquement, qu'il 1'avoit accoutumée k prendre fes ordres le foir pour la toilette du lendemain. Enfin, elle en étoit venue k lui envoyer des mefTages, qui fe réitéroient plufieurs fois, pour favoir quelle robe, quelles dentelles, quelsrubans elle devoit mettre. Si par hafard, elle fe permettoit la moindre chofe fans fa permiffion, il la traitoit comme une fervante, & la faifoit pleurer des journées entieres. Cette PrincelTe fi fuper-. be, dont 1'orgueil n'avoit admis k fa table que des Princes du Sang, fe voyoit fouvent forcée, de manger avec les amis C üj  54 Mémoires anecdotes les plus obfcurs de fon tyrannique amant. Riom & Madame de Mouchi, fa confidente, mandoient les convives, & choififloient les jours. Ils s'aimoient, & lui faifoient de fréquentes infidélkés, fans qu'elle ofat s'en appercevoir , dans la crainte d'un éclat qui lui aurok fait perdre un amant fi cher & une confidente fi nécelTaire. L'empire de Riom étoit fi connu , que tout le Luxembourg s'a* dreflbit a lui ; de fon cöté, il avoit grand foin de bien vivre avec tout le monde, affeétant même un air de refpect qu'il ne refufoit qu'a la feule Princeflê. II lui faifoit en' public des réponfes brufques, dont tout le monde rougiflbit, 6e la DucheiTe de Berry fur-tout, qui n'en contraignoit pas davantage fes manieres foumifes ck paffionnées. Ce qu'il y, a de fingulier, c'eft qu'elle avoit en mêmetemps un appartement aux Carmélites du fauxbourg Saint-Germain, oü elle demeurok fouvent plufieurs jours de fuke, 6c oü elle alloit coucher a toutes les bonnes Fêtes. Elle n'y menoit que deux ou trois de fes Dames, 6: prefque point de domefliques. Elle mangeoit ce que le Couvent lui apprêtoit; afïïftoic dans le chceur, ou dans une tribune, a tous les OfHces du jour, & fouvent de  de Louis XIV& de Louis XV, 5S la nuk. Etle y jeünok très-exaétemenc les jours d'obligation. Deux Carmélites de beaucoup d'efprit & qui connoilToienc le monde, étoient chargées de la recevoir , & d'être fouvent auprès d'elle. II y en avoit une fort belle. Elles étoienr. sflez jeunes, mais d'excellentes Religieufes , qui faifoient, malgré elles , cette foncYion auprès de Madame la DucheiTe de Berry. Quand elles furent un peu plus famüieres, elles parierent franchement a la Princeflê, & lui dirent que fi elles ne favoient d'elle que ce qu'elles en voyoient, elles Padmireroient comme une fainte; mais que d'ailleurs elles apprenoient qu'elle menoit une étrange vie, & fi publique, qu'elles ne comprenoient pas ce qu'elle venoit faire dans leurCouvenr. Madame la DucheiTe de Berry rioit, & ne s'en fachoit pas. Quelquefois elles la chapkroienc , & Pexhortoient a changer une vie fi fcan* daleufe. Mais la Princeflê ne cefla jamais de vivre a fon ordinaire, tant au Luxembourg qu'aux Carmélites, & d'éronner tout Paris par un contraire auflï bizarre, & qui ne fit qu'augmetuer jufqu'a fa mort. Madame la Ducheflë de Berry hafarda C iv  56 Memoirts antcdotts une chofe jufqu'alors fans exemple, & qui fut fi mal recue, qu'elle n'ofa pas la seitérer. Elle fuc a 1'Öpéra dans 1'amphithé&tre, dont on öta plufieurs bancs. Elle s'y placa fur une eftrade dans un fauteuil au-milieu de fa maifon, & de trente Dames, dont les places étoient féparées du refte de l'amphithéaVre par une barrière. Ce qui étonna Ie plus, c'eft qu'elle y parut autorifée par ia préfence de Madame & de M. le Duc d'Orléans , qui étoient dans la grande loge du Palais-royal. Elle fit une autre chofe non moins hardie, mais qui fit tanc de bruic, ainfi que Ia précédente, qu'elle n'ofa plus y retourner. Elle s'avifa de donner pubüqucment audience de cérémonie a un Ambafladeur de Venife, dans un fauteuil placé fur une eftrade de trois marches. La furprife des Dames venues k cette audience fut teile, que plufieurs vouloient s'en retourner. L'Ambaffadeur étonné s'arrêca a cette vue, & demeura quelques jmoments incertain ; il approcha néanmoins pour éviter 1'éclat; mais après fa derniere révérence & quelques moments de filence, il tourna le dos & s'en alla fans avoir fait fon complimenr. Au fortir du Luxembourg, il fit grand bruit, & le jour même tous les Ambafladeurs pro'  de Louis XIV'& de Louis XV. 57 tefterent contre cette entreprife, & jurerent de ne plus fe préfenter chez Madame la DucheiTe de Berry, qu'ils ne fuffent affurés que pareille fcene ne fe répéteroit plus. Ils s'abfiinrenc tous de la voir, & ne s'appaiferent que fur les promeflès les plus fortes de ne pas récidiver. On remarquera, en paflant, que jamais Reine de France n'a donné d'audience en cérémonie fur une eftrade, pas même fur un lïmple tapis de piecL La Ducheflè de Berry ne vouloit fe contraindre en rien, Stelle étoit indignée que le public ofat parler de ce qu'elle ne prenoit aucun ioin de lui cacher. Elle étoit grofle de Riom; tout le monde le favoit; & elle fe flatta d'en faire un fecret a tout le monde^ Pour .cet effet, lorfqu'elle fe vit malade, elle fe tetrancha dans une petite chambre de fon appartement, oü. M. de Riom & Madame de Mouchi furent feul admis, a toute heure, avec deux ou trois femmes affidées. M. ék Madame la DucheiTe d'Orléans n'y pénétroient que rarement: les JVlédecins même n'étoient recus qu'a la derniere extrêmité; encore n'étoit-ce que pour des inftants. Un grand mal de tête, ou le befoin de fommeil, étoient C v  58 Mémoires anecdoies le prétexte dont on fe fervoic pour écarter les importuns. Madame deMouchi entr'ouvroit la porce, & répondoit a tout le monde que la Princeflê repofoit, & qu'on ne pouvoit la voir. Cependant le danger redoubla, & M. Languet, célebre Curé de Sainc-Sulpice, qui déja s'étoit rendu aflidu au Luxembourg, paria desSacrements a M. le Duc d'Orléans. La difficulté fut d'entrer, pour les propofer a Madame la DucheiTe de Berry; mais il s'en éleva bientöt une plus grande : c'efl: que le Curé, en homme inltruit de fon devoir, déclara qu'il ne les adminiftreroit point, & ne fouffriroit pas qu'ils fuflènt adminiftrés, tant que Riom & Madame de Mouchi feroient dans le palais. M. le Duc d'Orléans fut moins choqué qu'embarraiTé de cette propofition. 11 prit le Curé h part, & eflaya long-temps de lui faire goüter quelque tempérament. Le voyant inllexible, il lui propofa de s'en rapporter au Cardinal de Noailles. LeCuré y confentit, & promit de déférer h fes ordres, pourvu qu'il eut la liberté de lui expliquer fes raifons. L'affaire preflbit, & pendant la difpute, la Ducheflè de Berry fe confeflbit a un Cordelier. M. le Duc d'Orléans s'étoit flatté de trouver Is  de Louis XIV & de Louis XV. 59 Prélat plus flexible que le Curé, avec lequel il étoit très-oppofé de fentimenE fur la Conftitution; mais le Régent fe trompa. L'Archevêque de Paris déclara a voix haute que le Curé avoit fait fon devoir; qu'il n'attendoit pas moins d'uft homme aufli éclairé que lui; qu'il 1'exhortoic h ne point fe départir de ce qu'il avoit déja fait ; & s'il avoit befoin de quelque chofe de plus, qu'il lui défen* doit, comme fon Evêque & fon Supérieur, de laifler adminiftrer ou d'adminiftrer lui-même les Sacrements a Madame la DucheiTe de Berry, tant que M, de Riom & Madame de Mouchi feroient dans la chambre, & même dans le Luxembourg. Cette déclaration fe fit publiquemenc & a la porte de Madame la DucheiTe de Berry, qui dut Tencendre. On peut juger de 1'éclat d'un fcandale indifpenfable, de 1'embarras du Régent, & du bruit que cela dut faire dans le monde. Qui que ce foit n'ofa bl&mer Ia conduite de TArchevêque, pas même fes ennemis, pas même les libertins, ni les Evêques les plus courtifans. II fut enfuite queftion, entre le Régent, le Cardinal & le Curé, qui d'entre eux feroit part de cette réfolution a Madame la Ducheflè de Berry. Après un colloque C vj  6o Mémoires anecdotes aflez courc, le Cardinal & le Curé s'éloignerent un peu, tandis que le Duc d'Orléans fe fit entr'ouvrir la porte, appella Madame de Mouchi, & lui déclara de quoi il étoit queftion. Madame de Mouchi indignée , le prit fur le haut ton; dit tout ce qui lui piuc fur TarTronc que des Cagots vouloient lui faire, ainfi qu'a Madame la Ducheflè de Berry, qu'on feroit mourir fi on avoit 1'imprudence & la cruauté de lui en parler. Cependant la concluiion fut, qu'elle fe chargetit d'aller dire a la Princeflê tout ce qui avoit été réfolu fur les Sacrements. Avec une telle commilfionnaire, M. le Duc d'Orléans devoit s'attendre a la réponfe négative , qu'il recut auflï-töt, & qu'il alla rendre au Cardinal & au Curé. M. Languet fe contenta de hauflèr les épaules; mais le Cardinal dit a M. le Duc d'Orléans, que Madame de Mouchi , Tune des deux perfonnes qu'il étoit indifpenfable de renvoyer, n'étoit guere propre a faire entendre raifon a Madame la DucheiTe de Berry; que c'étoit a lui , fon pere , a lui porcer cette parole. On n'aura pas de peine a croire que fon éloquence n'y gagna rien; ce Prince craignoit trop fa fille, & n'euc été qu'un fort mauvais apdtre  de Louis XIV & de Louis XV. 61 auprès d'eile. Le refus réitéré fic prendre au Cardinal , le parti d'aller luimême parler a Madame h DucheiTe de Berry; & comme il vouloic s'y acheminer avec le Curé, M. le Duc d'Orléans qui eut peur de quelque révolution dangereufe pour fa fille, les conjura d'actendre qu'on 1'eüt difpofée a les recevoir. II alla donc a cette porte entr'ouverte faire un autre colloque, qui n'eut pas plus de fuccès que Ie précédent. La Ducheflè de Berry fe mie en •fureur , s'emporta contre ces Caffards, qui, difoit-elle, abufoient de Ion état & de leur caraétere pour la déshonorer. Si on 1'eüt crue, on auroit fait fauter les degrés au Cardinal & au Curé. M. le Duc d'Orléans revint a eux fort en peine de ce qu'il y avoit a faire. II leur dit que fa fille étoit fi foible & fi fouffrante, qu'il falloit qu'ils difFéraflent. Le Cardinal vit bien qu'il ne pourroit entrer dans la chambre de Madame la Ducheflè, de Berry fans une forte de violence , & il trouva peu décent d'attendre davantage. En s'en allant, il réitéra fes ordres au Curé, & lui recommanda de veilïer è n'être point trompé fur les Sacrements qu'on tenteroit peut-être d^adminifirer k fon infu. M. le Duc d'Orléans fe Mta  6z Mémoires anecdotes d'annoncer a Madame fa fille Ie déparc du Cardinal, dont lui-même fe trouva fort foulagé ;* mais en fortant de Ia chambre, il fut étonné de trouver M. Languec collé tout prés de la porte, & encore plus de la déclaration qu'il lui fit que c'étoic un polle dont rien ne le feroit fortir, paree qu'il ne vouloit pas être trompé fur les Sacrements. En efFet, il y demeura ferme quatre jours & quatre nuits, excepté de courts intervalles pour les repas & le fommeil qu'il 3lloit prendre a Saint-Sulpice; encore laiffoit-il fon pofte a deux Prêtres de confiance. Enfin, Ie danger paffe, M. Languec leva le fiege , & Madame la Ducheffè de Berry bien accouchée d'une fille a 1'infu du Duc d'Orléans , ne fongea qu'a fe rétablir, & ne pardonna jamais au Cardinal, non plus qu'au Curé de Saint-Sulpice. Cependant cette Princeffè, affligée de 1'opinion générale fur fa maladie,crut regagner quelque chofe en faifant rouvrir au public les portes dujardin du Luxembourg, qu'elle avoit fait fermer depuis long-temps. On en profita , mais fans 1'aimer davantage. Elle fe voua aufli au blanc pour lix mois; ce qui fic beaucoup rire dans le monde.  de Louis XIV &de Louis XV, 63 Lorfque Louije-Adélaïde d'Orléans, troilïeme fille da Régent, fut nommée a 1'Abbaye de Chelles (en 1716), elle fe vit obiigée d'aller a Paris pour remercier le Roi; ce ne fut point au PalaisRoya!, mais au Monaftere du Val - deGrace, qu'elle choifit fa demeure pendant fon féjour danslaCapitale. Comme la fanté de la Ducheflè de Berry, qui étoit alors au Chateau de Meudon, ne lui permit pas d'aller voir Madame 1'Abbeiïè, celle-ci fe rendit h Meudon, oü les deux Princeflès s'embraiïèrent tendrement. L'illuftre AbbelTe partageoit les douleurs de fa fceur, la confolanc & 1'exhortant a la patience. Cette entrevue fut falutaire a la Ducheflè de Berry; elle parut s'y convaincre plus que jamais des vérités de la Religion; elle répéta plufieurs fois dans le cours de fa maladie, que fi Dieu lui rendoit la fanté, fa réfolution étoit de fe redrer du tumulte & des dangers de la Cour, & de fuivre fa fceur dans la folitude, pour ne s'y occuper que de 1'affaire de fon falut.  64 Mémoires antcdotes LE CARDINAL DU BOIS (i). Le Cardinal de la Tremouille écant mort a Rome, & Iaiflanc 1'Archevêché, de Cambrai vacant, du Bois eut la hardiefïè de le demander au Régent. Pour entrer en matiere : „ Monfeigneur, lui „ dit-il, j'ai rêvé cette nuit que j'étois „ Archevêque de Cambrai ". Sur quoi le Régent le regardant avec mépris, lui dit: „ Tu fais des rêves bien ridicules! „ — Eh! pourquoi ne me feriez-vous „ pas Archevêque comme un autre? — Toi, Archevêque.'... Miféricorde"! Du Bois n'en publia pas moins de tous c>tés qu'il étoit Archevêque de Cambrai, comptanc par-la, & fans doute avec raifon, arrêter toute demande. II écrit enfuite a Néricault - De/louches, qui étoit a Londres chargé des affairesy d'engager le Roi Georges a demander au Régent 1'Archevêché de Cambrai pour le Miniftre , auteur de 1'alliance entre les deus Nations. A cette propofition, (1) Né en 1657, mort en 1723,  de Louis XIV & de Louis XV. 6 5 le Roi d'Angleterre partant d'un éclat de rire : „ Eh! coniment voulez-vous, „ dic-il, a Deftouches , qu'un Prince „ Proteffant fe mê!e de faire un Arche» „ vêque en France?... Le Régent en „ rira, & furement n'en fera rien. — ,, Pardonnez - moi, Sire, dit Deflou„ ches; il en rira, & ne le fera pas „ moins M. Er. tout de fuite il lui préfente une lettre toute écrite & des plus prelTantes. Le Monarque la figne , & 1'Abbé du Bois obtienc fa demanJe, au grand fcandaie de toute 1'Europe Catholique. Le Cardinal du Bois avoit caché Ia maladie donc il mourut, le plus qu'il avoit pu \ mais fa cavalcade a la revue du Roi, Tavoit aigrie au point qu'il ne put la difïïmuler davantage a ceux donc il pouvoit efpérer du fecours. ïl n'oublia rien pour la cacher au monde ; il alloic tant qu'il pouvoit au Confeil , faifoit avertir les AmbalTadeurs qu'il iroit & Paris, & n'y alloit point ', il étoit invifible chez lui. Le Samedi 7 Aoüt 1723, il fe trouva fi mal, que les Chirurgiens & les Médecins lui déclarerenc qu'il lui falloit faire une opération urgente, fans quoi il ne pouvoit efpérer de vivre que  66 Mémoires anecdotes peu de jours. Son mal empira de telle forte, que le. Lundi on lui propofa de recevoir les Sacrements, & de lui faire 1'opération auiTi - tot après. Cela ne fut pas recu paifiblement; néanmoins il envoya chercher quelque temps après un Récollet de Verfailles, avec qui il fut feul environ un quart - d'heure. Enfuite on lui propofa de recevoir le Viatique, & il s'écria que cela étoit bientöt dit; mais qu'il y avoit un cérémonial pour les Cardinaux qu'il ne favoit pas, & qu'il falloit Penvoyer demander au Cardinal de Bijjy a Paris. Chacun fe regarda, & compric qu'il vouloit gngner du temps; mais comme 1'opération preflbit, les Chirurgiens la lui propoferent fans attendre davantage. II les envoya promener en jurant, & n'en voulut plus entendre parler. La Faculté qui voyoit le danger du moindre rerardement , le manda a M. le Duc d'Orléans, qui fur le champ vint de Meudon a Verfailles dans la première voiture qu'il rencontra fous fa main. II exhorta le Cardinal a 1'opération , puis demanda s'il y avoit de la füreté a la faire. Les Médecins & Chirurgiens répondirent qu'ils ne pouvoienc rien aflurer la - deffus; mais que le Cardinal n'avoit pas deux heures a vivre fi  de Louis XIV& de Louis XV. 67 ön ne la lui faifoit tout-a-l'heure. M. le Duc d'Orléans le pria tant, qu'il y con» fentit. L'opération fe fit, fur les cinq heures, en cinq minutes par la Peyronie^ premier Chirurgen du Roi en furvivance de Maréchal, qui étoit préfent avec Chirac & quelques autres Médeeins & Chirurgiens célebres. Le Cardinal cria & tempêta; & M. le Duc d'Orléans étant rentré dans la chambre auffi-töt après, la Faculté ne lui difïïmula pas qu'a la nature de la plaie & de ce qui en étoit forti, le malade n'en avoit pas pour long-temps. II mourut en effet vingt-quatre heures après, le Mardi 10 Aoüt a cinq heures du foir, grincant les dents contre les Chirurgiens , auxquels il n'avoit celTé de chanter pouille. II finit ainfi fa vie, dans le défefpoir de la quitter, la foixantelïxieme année de fon age. Le Mercredi au foir, lendemain de fa mort, il fut tranfporté de Verfailles a Paris dans 1'Eglife du Chapicre de Saint-Honoré , oü il fut enterré quelques jours après. Les Académies dont il étoit, lui firent faire chacune un Service. L'Affemblée du Clergé lui en fit faire un autre, comme h fon Préfidenr. II y en eut un a Notre-Dame oü le Cardinal de NooÜles officia, &011  68 Mémoires anecdotes les Cours Supérieures affiiterent. I! n'y eut IVIonsieur de BreJIai, Prêtre Miffionnaire chez les Algonquins, avoit en> roené (en 1720) avec lui deux Canadiens & un petit fauvage de Californie. Ils remonterent la Seine dans un petic canot jufqu'au Pont-Royal, oü Ie Roi les vit arriver. Ce canot, qu'ils avoiens apporté de chez eux, étoit a peine la charge d'un homrae. Ils allerent enfuite faluer Sa Majefté, k qui M. de Breilai fit la harangue fuivanteen ftyle Américain: „ Notri Pere, „ La Cour des Népilïïngues & das „ Algonquins, tes enfants ainés de ceux „ qui font au-delk du grand Lac, s'effc „ beaucoup réjouie d'abord que leurs „ yeux ont vu ton portrait (2), que tu „ as eu la bonté de leur envoyer, en „les aflurant, comme notre grand-pere, {1) Né en 1710, mort en 1774. _ ' (z) Le Roi leur avoit envoyé fon portrait ett 1^17, titeis ans auparavant.  ?8 Mémoires anecdotet „ & ton Bifaïeul, de ta puiflante pro„ teclion. Ils ne fauroient fe rafTafier de „ leregarder, de 1'honorer & de l'ad„ mirer; & leur joie devient d'autant plus >, grande, qu'ils entrevoient que tu feras „ homms ( vnillact & généreux.) Nous *i avons chargé notre Pere de la robe „ noire, d'un collier de porcelaine, pour „ t'en remercier, & pour te fupplier pré„ fentement que tu crois en efpric plus ,j qu'en age, le bruit s'en étanc répandu », jufqu'a nous, de te fouvenir de ta pa„ role, & de ne point oublier tes en„ fants, qui veulent toujours être atta„ chés aux Francois, tes Sujets & nos „ Alliés '\ Après ce difcours, les trois étrangers ianferenc devant Sa Majefté & Ia maniere de leur pays, & réjouirent beaucoup le Roi & les Seigneurs. Dans fa plus tendre enfance, Ie Roi aiontroit quelque penchant h dire des rérités défagréables a ceux qui 1'approchoienc. Un jour qu'on lui préfentoit M. de Coiflin, Evêque de Metz, donc la figure étoit peu revenante, Ie jeune Roi s'écria en fa préfence : Ah! mon Dieu, qu'il eft laidl Le Prélat fe retourne aufïï-röt, & ne craint pas de dire*  de Louis XIV # de Louis XV. 79 en s'en- allant : Voila un petit gareon mal appris. La Ducheflè de Fentadour vit naitre avec joie le moment de remettre entre les mains du Duc d'Orléans le précieux fardeau dont elle étoit chargée depuis dixhuit mois. Elle habilla le Roi en préfence de toute la Cour, & ayant reeu de Son Alteflè Royale les remercimencs des foins qu'elle avoit eus de la perfonne de Sa Majefté, elle en prit congé, & lui baifa la main. Le jeune Prince s'attendrit, en 1'embraflant, & lui fit préfent de 50,000 écus en pierredes. Les Gentilshommes de la Chambre crurent cette occafion favorable ppur recouvrer le privilege qu'ils avoient an« ciennement de coucher dans la chambre du Roi. Ils prierent Son Alteflè Royale de les rétablir dans ce droit; mais les Valets-de-charnbre repréfenterent qu'ils avoient toujours été en pofleflion de cette prérogative fous le regne du feu Roi. Le Duc-Régent déclara qu'il ne changemit rien au dernier ufage, & que le Roi régleroit ce différend comme il lui plairoit, a fa majorité. II y avoit peu de jours que Sa Majefté D iv  go Mémoires nnetdotti étoit paflee entre les raains des homm«s$ elle vouloic aller a la foire Saint - Germain, qui venoit de s'ouvrir. Rien n'ésoic plus aifé que de lui procurer ce diveniflèmenr. Cependant lorfqu'il falluc monter en ctrroHe, M. le Duc du Maine qui avoit la furintendance de fon éducation, & le Maréchal de Villeroy fon Gouverneur, ne s'accorderent pas fur la place qu'ils devoient occuper; le Gouverneur foutint qu'il ne devoit céder la première place qu'au premier Prince du Sang. Cette difficulté ne pouvant fe iever fur-Ie-champ, le Roi fut privé de ce plaiiir, & obligé de refter au Ch&«eau. L'afFaire ayant été portée au Conféil de Régence, elle fut décidée en faveur de M. le Duc du Maine. Dans ce même temps, le ieune Mo* iwrque donna un trait bien marqué de la bonté &de la fenfibiüté de fon coeur; ayant appris que deux de fes Gardes avoient etémordus par un chien enragé, Sa Majefté , touchée d'une généreufe compaffion , leur fit donner a chacun cent piftoles pour aller a ia mer. Le Maréchal de Villeroy content des études du jeune Prince, lui demanda  de Louis XIV & de Louis XV. 'Si qi.ielle récompenfe il fouhaitoit pour fon application a fes exercices ; il pria qu'oa lui f it venir fa chere Maman (la Ducheflè de Ventadour). Le Gouverneur le lui promic, a condition qu'il la laifleroït retourner, quand elle le jageroit a propos. 11 s'y engagea. Lorfqu'il fut prés d'aller a la priere, la Ducheflè prenant congé de lui, dit en lequittant :„ Adieu, „ mon Maitre ". Le Roi lui répondic: „ Adieu, ma chere Mere ". II parut,des i;n8,un Livre intitulé, Cours des principaux Fleuves de CEjprope, qu'on avoit fait imprimer comme étant de la compofition du Roi, & dont on tira cinquante exemplaires que s'arracherent les Courtifans. II eft h croire que M. de Lifle, fon Infticuteur en cette partie, 1'avoit beaucoup aidé. Ce qu'il y a de certain, c'eft qne le gout de la Géographie conduifit Sa Majefté a des connoiflances de 1'Aftronomie & de 1'Hiftoire naturelle. Cet augufte enfant venoit d'entendre 1'expKcation de quelques vérirés de la Religion; ayant appercu dans ce mo. ment un jeune gar9on, pauvre & mal, •vêtu, il dit ces belles paroles : n Au D v>  82 Mémoires dnecdotef „ Jugement de Dieu, il n'y aura aucune ,, différence entre moi & ce pauvre Dans une autre occafïon, on lui demanda quelles devoient être les perronnes les p!us cheres a un Prince ? Sa Majefté répondit: „ Les honrêresgens". O"! lui demanda enfuire qui lonc ceux qu'un Prince doit haïr ? II répartit : Les flaneurs. Le jour de fa majoricé, le Roi fit au Régent une réponfe qui annorcoir combien il répugnoit a la févérité. Son Alteflè Royale, en lui remettanc les rênes du Gouvernement, lui demanda quels ordres il plaifoit a Sa Majefté de donner par rapport a fes Sujets exüés pour les affaires eccléfiaftiques ? Sa Majefté dit qWEUs n'avoit exilé perfonne. Deux Soldats en fentinelle dans une des cours du Palais des Tuileries ^ a la porte des Princes, après avoir bu , prïrent querelle enfemble. Un d'eux s'oublia au point de mettreen joue fon compagnon , & de vouloir tirer; le coup partic en effet, mais fans bleflèr fon homme. Les balles allerent donner contre le mur de 1'anti-chambre du Roi: fur Ie champ on arréta les deux Soldats, & oa  de .Louis XIV & de Louis XV. 8$ les mit en prifon. Le Confeil de guerre s'étant affemblé, celui qui avoic tiré fut condamné a pafTer par les armes. Ce malheureux ayanc été conduic S 1'Eftrapade, alloit avoir la tête caffée, lort qu'on vinc crier grace. Le Roi, par bonté, avoit eu plus d'égard a 1'ivreffe du Soldat, qu'Si fon aétion, & au lieu inviolable oü la chofe s'étoit paffee. Lorfque le jeune Monarque fut & Rheims pour être facré, le jour de la cérémonie, qui eft très-longue, on lui préfenta Ie matin un bouillon, quoiqu'il dut communier. C'eft un ufage ancien, fondé fans doute fur une permiffion des Papes. II n'en voulut point, malgré les inftances qu'on lui fit & les excmples de fes prédécefïèurs qu'on lui cita. II dit qu'il aimoit mieux qu'on lüt dans fon hiftoire, qu'il n'avoit voulu rien prendre avant d'approcher de la Sainte Table. Au même Sacre, lorfqu'on eut mis la couronne fur la tête de Sa Majefté, elle 1'óta, & Ia dépofa fur 1'Autel, On lui repréfenta qu'elle devoit la porter durant la cérémonie. Elle répondit qu'elle aimoit mieux en faire hommage a celui qui la lui avoit donnée. Le Maréchal de Villeroy voulut qu'i D vj  ?4 Mémoires anecdotes i'imitation du feu Roi , dont il étoit 1'adorateur, Louis XV donnat un Ballet. On s'en avifa trop tót; ce plaifir étoit au-deffus des forces & de 1'dge du Roi; & avant de le montrer en public, il eüc fallu vaincre fa timidité & 1'accoutumer au monde. La réflexion n'étoit pas la vertu du Maréchal. Après avoir annoncé ce Ballet, il fallut chercher des acteurs; & pourvu qu'ils danfaffent bien, on ne fut pas difficile fur le choix. Plufieurs furent admis, qui n'étoient pas faits pour 1'être. De 1'unk 1'autre, Law demanda au Duc d'Orléans que fon fils, qui danfoit fort bien, pütêtre de ce Ballet. Le Régent, qui étoit le plus facile des hommes, accorda tout, & fe chargea d'en prévenir le Maréchal de Villeroy. Le Maréchal qui haïffoit Law, rougic decolere, & mit fous les yeux du Duc d'Orléans, tout ce qui devoit donner 1'exclufion au file de fon Favori. Le Régent lui en nomma d'autres qui n'étoient pas plus faits pour danfer avec le Roi, & qui eependant devoient y danfer. Le Maréchal ne répondit que par de vaines exclamations, & le petit Law fut nommé pour être du Ballet. On ne peut exprimer la fenfation que cette bagatelle cxciw. On ne paria d'aurjre chofe pen-  de Louis XIF & de Louis XV. 85 danc plufieurs jours. Enfin, Je public fut content. La petite-vérole prit au fils de Law, & ce fut une fatisfaétion générale. Ce Ballet fut danfé plufieurs fois, & le fuccès ne répondit en rien aux defirs du Maréchal de Villeroy. Le Roi fut li ennuyé d'apprendre , de répéter & de danfer, qu'il en prit une averfion pour ces fêtes, qui lui a toujoursduré depuis. Le Ballet ceffa plutöt qu'on ne 1'avoit réfolu, & le Maréchal de Villeroy n'ofa plus en propofer dans la fuite. Quel qu'ait été Pefprit de la loi qui déclare les Rois de France majeurs a treize ans accomplis, elle n'a pu force* la nature a rendre leur raifon plus précoce que celle des autres hommes. Le Monarque le plus fage a cet age , eft donc celui qui a la docilité de fe iaiüer gouverner. Tel fut Louis XV depuis 1'aéte folemnel oü il commenca a jouir de cette prérogative; il ne déploya de volonté que dans les chofes perfonnelles qui ne pouvoient infiuer fur fon peuple. C'eftainfi qu'il fit óter de fa chambre le Ht de fon Gouverneur; déclarant néanmoins qu'il trouveroit bon que le Duc ie Charoft, ou , en fon abfence, celui qui avoit été Sou$-GcUv'erntur,couchUs  8't> Mémoires nntchlts pendant trois années auprès de lui , comme cela s'étoit pratiqué lors de la majorité de Louis XIV. Ou dreffoit pour ceteffet, tous les foirs dans la chambre de Sa Majefté, un pavillon qu'on ötoic le matin. II ftatua aufll, fur la requête préfentée pendant fa minorité a M. le Régent, par lespremiersGentilsbommes de la Chambre , qui demandoient a recouvrer le droit de coucher dans la chambre du Roi. Le Duc d'Orléans n'avoit pas voulu prononcer fur cette iéclamation, & les premiers Valets-dechambre font reftés en poffeffion de cet honneur. Louis XV, h peine slgé de feize ans, fe détermina a prendre les rênes de fon Empire, remercia M. Ie Duc de Bourbon fon premier Miniftre, & lui écrivit de fe retirer a Chantilli On remarqua dans la conduite du Roi en cette circonftance, une diffimulation qui n'étoit pointdefon Sge. La Letrre de cachet étoit déja expédiée le matin oü le premier Miniftre vint prendre a fon ordinaire les ordres de Sa Majefté, qui partoit pour chafler \ Rambouillet. Elle n'enrfcut pasmoins bien le Duc de Bourbon \ elle Paccabla de careflès, lui demanda 6 elle ne le  de Louis XI V& de Louis XV. Sj verroic pas durant ce voyage, qui devoit être de quelques jours"? s'il nevkndroit pas chaflèr avec elle? On coreoit qu'après une pareille réception & de tels adieux, la difgrace fubite du premier Miniftre ne dut lui paroitre que plus amere. Au refte, tout ce que le Roi fit en cette occafion, lui avoit été vraifemblablement diclé parl'Evêque de Fréjus, fon Précepteur, qui prenoit inlenfiblement le plus grand afcendant fur fon, royal pupille. C'eft une tradition conitante que le Comte de ***, Prince du Sang, fe faifoit un jeu de tuer un homme, comme ks enfants s'en font un d'écrafer une mouche ; mais quand il demandoit fa grace, le meurtre étoit toujours 1'effer, ou d'un malheureux hafard, ou de la néceflké. Un jour, en lui en accordanc une pareille, le Roi lui dit : La voild; je vous déclare en même-temps, que la grace de celui qui vous tuera e/i toutt prête. Le Roi alloit fouvent chaflèr a Rarobouillet chez le Comte dc Touloufe,qui depuis fon mnringe y pafFoir une grande partie de Pannée. C etofe-la fur-ieuc que  88 Mémoires anecdolés Louis XV aimoit a fe délaflèr d'une Cour importune, & d'une grandeur, dont Ie poids 1'accabla des qu'il put le fentir. II s'y prêtoic volontiers a 1'enjouement de Mademoifelle de Charolois; goücoit lesfaillies fpirituelles, finee & délicates de la Comtefïè deTouloufe; mettoit tout Ie monde a fon aife; &, fatisfait de tous les convives, ne fembloit s'occuper qu'a les rendre tous contents. Pour donner une idéé de la familiarké qui régnoit dans cette fociété, nous ne citerons que le trait fuivanr. Une des Dames , qui étoit enceinte, éprouva tout-h-coup des douleurs préliminaires d'un travail prochain. On fut effrayé; & ne pouvant la tranfporter a. Paris, on envoya chercher en diligence un Accoucheur. Le Roi étoit dans la plus grande peine. „ Enfin, dit Sa Ma„ jeflé, fi 1'opération preflê, qui s'en „ chargera "? Le fieur de la Peyronie, premier Chirurgien, répondit : „ Sire, „ ce fera moi; j'ai accouché autrefois. „ — Oui, dit Mademoifelle de Charo„ lois-, mais cet exercice deroandede la pradque; vous n'êtes peut-être plus „ au fair. —• N'ayez aucuneinquiétude, 3, Mademoilelle, reprit-il un peu piqué i, de ce doute injurieux a fon amour-  de Louis XIV & de Louis XV. 89 „ propre; on n'oublie pas plus a les êter „ qu'a les metire." Son Alteflè rougit, & YEfculaPe fentit 1'indécence de fon propos. Malgré tout fon efprit, il étoit fort embarraflé, lorfqu'en jettant fes regards fur le Monarque, il le vit fourire; ce qui le raflura. Bientóc tout Ie mondt en fit autant. Ce fut a Rambouillet qu'on découvrit dans Louis XV fon goiït naiflant pour la volupré. Dans Ia crainte qu'il ne con. fuhSc que fes yeux & fon cceur, pour élever au rang de Favorite une femme jeune & belle, ambitieufe & capable de Ie gouverner, on crut n'avoir rien de mieux a faire pour 1'intérêt commun, que de déterminer fon penchant en fa» ▼eur de la Comteflè de Mailli* qui n'avoit aucune des quaütés qu'on redoutoic, & a qui on eut foin de faire promettre qu'elle s'en tiendroit aux feuls honneurs du mouchoir. Jufqu'alors le Roi, fidele a fon augufte Compagne, avoit écarté loin de lui ces ISches féduéteurs qui avoient eflayé de 1'en détacher. Lorfqu'on cherchoit a fixer avec adreflè fes regards fur quelque objet enchanteur, il répondoitfroidement: Je trouve la Reine encore plus belle.  Mémoires anecdotes Les rendez-vous entre le Monarqne & la Favorice, fe donnerent quelque temps en fecret; mais il fe lafTa bientdt de cette gêne, & ne fit plus myftere de fes amours. Les Courtifans s'en entre* tinrent; la Reine même en fut informée; & au-lieu d'eflayer fur fon époux I'afcendant qu'elle avoit toujours eu, elle fe contema de gémir au pied des Autels. Le perfonnnge du Cardinal de Fleury fut très-embarraffant dans cette circonftance. II ofa faire au Roi des remonfrances. Je vous ai abandonnè la conduite de mon Royaume, répondic Sa Majefté; j'efpere que vous me laijferez mattre de la miemie. L'objet de la Ligue, appellée la guerre des Mirmidons, avoit pour objec de fupplanter fourdement le Cardinal de Fleury, & de remettre en place M. Chauvelin. Parmi les jeunes Seigneurs qui la compofoienc , on difh'nguoit le Duc de la Trémouille, Gentilhomme de Ia Chambre, que Sa Majefté honoroit de fon intimité. Quand il vit la mine éventée, il fuppüa le Roi de ne pas le nommer au Cardinal, comme ayant été du complot, dans la crainte de fe voir expofé a fon refientiment. Sa Majefté le  de Louis XIV & de Louis XV. QÏ lui promk, & ne lui tint pas parole. Le Duc recut de vif» reproches de Son Éminence comme il vouioit s'excufer, le Cardinal lui dit qu'il tenoit le fait de la bouche même du Roi. Ce Seigneur outré, déclara a Sa Majefté , dans ia première converfation qu'il eut avec Elle, qu'en qualité de fon fujet & de fon ferviteur, il cominueroit de remplir ce doublé devoir avec fidélité; mais il la fupplia en même-temps de le rayer du nombre de fes familiers; & lui dit, en propres termes, qu'z'/ ne pouvoit plus. ttre [on ami. Propos noble & hardi, qui fuppofoit un grand fonds de philofophie dans ce Courtifan fi frivole en apparence. Dès-lors le Duc de la Tré* mouille cefla d'aller aux perits appartements; & quelques avances que lui fit Louis XV, il demeura inébraniable , & fe renferma dans fes fonétions de Gentilhomme de la Chambre. Après la mort du Cardinal de Fleuri,. on s'irrrigua beaucoup a la Cour. Chacun drefia fes batteries, finon pour obtenir la place de premier Miniftre, da moins pour faire toinber ce choix fur quelqu'un de ceux dont on efpéroit la faveur. Les amis de M. Chauveiin,alor*  t)i Mémoires anecdottt difgracié,. lui perfuaderem qu'il pouvoit afpirer a ce pofte. Pour y réuffir, il fit un long Mémoire, dans lequel il blSmoit, fans ménagement, la conduite du feu Cardinal; il vint a bout de faire paffer ce Mémoire entre les mains du Roi, & peu s'en fallut que Sa Majefté ne fit fentir a 1'Auteur tout le poids de fon indignation. Pendant un aflez long temps, le Roi ne raarqua de préférence pour aucun de fes Miniftres, fi 1'on excepte M. Orry, Controleur-Général, dont le crédit augmentabeaucoup, par 1'attention qu'il eut de fournir les fonds néceffaires aux dépenfes que ce Prince faifoit pour fon chaceau de Choifi. Un jour, entre autres, il fut tirer le parti le plus adroic de cette circonftance. Sa Majefté, après quelques heures de travail avec lui, le laiffa fe retirer fans lui parler d'un état d'augmentations a faire dans les baiiments, pour une fomme d'environ douze cents mille livres. Sa timidité naturelle, & les dépenfes immenfes qu'on étoit obligé de faire dans les conjonctures préfentes, ne lui permirent pas de remettre de la main a la main cet état au Contróleur-Général, dont elle craignoit  de Louis XIV'& de Louis XV. 93 les repréfentations; mais a peine fut-il forti, qu'elle remit le iVlémoire a un Huiffier de la Chambre, avec ordre de le porcer a M. Orry, & de lui dire qu'elle avoic oublié de le lui donner. Le Miniftre 1'ouvrit dans le moment, & voyant de quoi il étoit queflion, it rentra chez le Roi, & lui dit qu'il étoil étonné de la modicité de la fomme, & qu'il s'étoit arrangé fur quinze a feize cents mille livres. Sa Majefté fut charmée du zele & de la complaifance de fon Miniftre, & lui en fut d'autant plus de gré, qu'elle ne s'y attendoit pas. Cette bagatelle affermit le ControleurGénéral dans les bonnes graces de foa Maitre. Après 1'exercice de la chafTe, qui étoie devenu une paffion & un befoin pour Sa Majefté, le tour étoit celui dont elle s'amufoit le plus volontiers. Aux étrennes de 1739 , elle avoit mis a la mode une forte de tabatiere, dont le model© 'étoit fon ouvrage. C'étoit un morceau de rondi, couvert de fon écorce, creufé en-dedans, qu'un artifan n'auroic ofé avouer. Le Roi en tourna plufieurs , dont il fit prélent a fes Courtifans, & ckacun en voulut avoic  94 Mémoires anecdotet Un jour que le Roi écoic a Choifi, oa puzÉfope d Ia Cour. Sa Majefté trouva cetce Piece indécente, & défendic de 1'exécuter déformais devant elle. II faut fe rappeller que dans cette Comédie, d'une morate excellente, il y a une fcene de CourtiOins, auxquels le Prince permee de lui dire fes défauts. Ils s'accordent tous a le louer outre mefure : un feul ofe lui reprocher d'aimer 'e vin , vice dangereux chez tout homme , & particuliéremenc chez un Souverain. Louis XV imagina que la Reine, pour lui donner une iecon, avoit fait piacer exprès Efops a la Cour fur le répertoire : il en fut rrès - mauvais gré au Gentiihomme de la Chambre. Nous obferverons ici, a la gloire de Louis XVI, qu'il a follicicé lui-même la repréfentation de cetce Comédie profcrite par foa aïeul; qu'il Pa jugée excellente, pleine de fens, faite pour les Rois, & qu'il a ordonné qu'on la lui remit fouvent fous les yeux. Au Siege de Menin (en 1744), on dit a Louis XV qu'en brufquant une actaque qui coüteroit quelques hommes, onferoitquatrejoursplucöcdans la Ville. p Hé bien, dit le Roi, preneg-la qua-  de Louis XLV&de Louis XV. 95 „ tre jours plus card; j'aime mieux per, dre quatre jours devant une Place, '„ qu'un feul de mes Sujets ". Ce même Prince, allant vifiter les hópltaux, après leSiege de Menin, un des Soldats malades s'ècria : „ Ah! voila du „ fruit nouveau. — Quedis-tu la ? reprit „ le Roi. — Le Soldat répartit : Je dis " que voila le premier Général qui foir. „ venu en ces endroits-ci". Le Marquis de Ségur, aujourd'hui Miniftre de la guerre, eut un bras em* porté a la bataiile de Lawfeld; il avoit été long-temps fur le point de mourir des bleflures qu'il avoit recues auparavant; & a peine ésoic-il guéri, que te nouveau coup le mit encore en dangtr de mort. Louis XV dit au Comte de 6é* gur, pere du jeune H^ros: Votre fils mCritoit d'étre invulnérable. Les'fatigues de la Campagne de Flarcdres fembloient avoir fortifié la fanté du Roi. Jamais il n'avoit paru fe mieux porter, lorfqu'il fut attaqué a Metz d'une fievre maligne ck putride qui fit tout crain* dre pour fa vie. Le danger fut fi preffant, qu'on fe ditermina a radtainiftrer:  ?6 Mémoires anecdotts il falloit pour cela qu'il renvoyét fa Dacheflè de Chateau-Koux; & ce fut le Duc de Chartres qui, en la qualité de premier Prince du Sang, fe chargea d'apprendre a Sz Majefté le danger oü elle étoit, & lui fuggéra de rempiir ce derdier devoir de reiigion. La Favorice n'avoit point quitté le chevet du Roi: lorfqu'elle vit entrer le Duc de Chartres accompagoé de 1'Evêque de Soiffons, premier Aumönierde Sa Majefté, elle comprit que fon regne alloit finir, & ne balanca pas a fe retirer. Le Prélat remplit fon miniflere avec touce Ja rigueur qu'il prefcrivoit. II exigea du Roi, avant de lui donner le Viatique, non-feuiemenc qu'il éloignÉt de fa perfonne un objet fi cher a fon cceur, mais qu'il réparSt le fcandale public par une amende honorable, en préfence des Courtifans & du peuple. Le Comte d'Argenfon intima Pordre a la Ducheflè de Chateau-Roux, & s'en acquitta durement. Elle recut fa difgrace avec fermeté; mais elle ignoroic ce qu'elle avoit encore a fouffrir. On la regardoic comme Pauteur de la maladie & de la mort prochaine d'un Prince, alors 1'idole de la Nation. A peine fut-elle hors de la Ville, qu'on 1'accabla d'injures atroces, & de meoaces efFrayantes, les pay-  ■de Louis XIV & de Louis XV. 97 fonsdaris les campagnes la fuivoientaufli loin qu'ils pouvoient, & fe tranfmettoient fucceffivement 1'emploi de la maudire & de Poutrager. Ce fut par une efpece de miracle, qu'elle évita d'être mife en pie» ces. II lui falloit prendre des précautions infinies : lorfque fa voiture approchoit de quelque bourgade, la Ducheflè étoit obligée de s'arrêter a plus d'une demilieue de difhnce, d'ou elle détachoit quelqu'un de fa fuite, pour prendre des re-, lais & reconnoitre les faux-fuyants; elle fe déroboit ainfi a la rage des Villageois. Ce fut dans ces tranfes mortelles qu'elle parcourut plus de quatre-vingts lieues de pays. Le peuple de la Capitale ne 1'auroit pas mieux accueillie que celui des Provinces; mais il étoit uniquement occupé de fa douleur. Le Dauphin venoic de partir; la Familie Royale, tous les Pnnces étoient auprès du Roi; & Paris ainfi privé de fon Maitre & des divers appuis du Tróne, fe trouvoit dans un vuide , dans un abandon qu'il n'avoit jamais éprouvé. Le feul Duc d'Orléans lui reftoit: retiré h Sainte-Genevieve, il y invoquoit aflidument la Patronne de cette Ville; & confondu dans la foule au pied de la Chaffe, il ne fe difiinguoit que par des larmes plus ameres, par des fanglocs- Tome III. E  q8 Mémoires anecdotes plus violents. Ce fut-la, dit-on, que fans concert & par un cri de douleur fubit & unanime, Louis XV fu t proclamé Louis le Bien-aimé. Ce n'étoit point flatterie: ce n'étoient point les Courtifans qui le qualifioient ainfi, c'étoit le peuple. On entendoit crier de toutesparts: S'il meurt, c'efi pour avoir marché d notrefecours! A la nouvelle du rétabliffernent du Roi, la mefure de la douleur qu'on avoit reflèntie, fut celle de 1'allégrelTe publique. Le premier Courier qui opporta a Paris la nouvelle de la crife heureufe qui avoit fauvé Sa Majefté, fut entouré, careffé & prefque étouffé par le peuple. On baifoit fon cheval & jufqu'a fes bottes; on le menoic en triomphe. Les perfonnes même qui fe connoiffoient le moins, s'accoftoient pour fe dire: Le Roi efl guéri! On fe félicitoit; on s'embraffoit fans s'être jamais vu. Tous les Ordres de 1'Etat firent a 1'envi éclater leur reconnoiffance envers le Ciel. II n'y eut pas une fociété d'Artifans qui ne fit chanter un Te Deum, & la France ne fut occupée, pendant plus de deux mois, que de réjouifTances publiques. En apprenant cet excès des tranfports de la Nation, le Roi s'écria : Ah l qu'il efl doux d'être aimé ainfi i & qu'ai je fait pour le mériter ?  de Louis XIV & de Louis XV. 09 Sa Majefté avoit tenu précédemment tin propos , qui fuppofe que dans fa maladie elle n'avoit jamais perdu de vue 1'intérêc de 1'Etat. Son deflèin, en quittant la Flandre, étoit de livrer bataille au Prince Charles; mais la marche trop lente des troupes, ne lui avoit pas permis de 1'exécuter en perfonne. C'étoit le Maréchal de Noailles qui avoit pris le commandement en chef de 1'armée d'Aliace. Inltruite de la réunion des troupes, elle dit au Comte d'Argenfon, qui n'avoit pas quitté fon chevet : Ecrivez de ma part au Maréchal de Noailles, que, pendant qu'on portoit Louis XIII au tombe au, le Prince de Condé gagnoit une bataille. Lors du premier mariage du Dauphin, il y eut un bal \ 1'Hócel-de-Ville, que Sa Majefté voulut bien honorer de fa préfence. Afin de mieux remplir 1'objec de la fête, tout le monde y fut admis mafqué. Louis XV & toute fa Cour s'y rendirent fous des habits auffi bizarres qu'élégants. L'afTemblée fut d'ailleurs trés - brillante; les yeux du Monarque enchanté erroient fur chacun des objets dont elle étoit compofée, lorfqu'une blonde, paicrie de graces & d'une taille Eij  ,100 Mémoires anecdotes fvelte, le fïxa d'abord. Elle étoit habillée en amazone, fon carquois & fon are fur fes épaules; fescheveux flottants par boucles étoient parfemés de pierredes, & retomboienc en longues ondes fur fa gorge a demi-nue. Belle Chafi feufe, lui dit le Roi, heureux ceux que vous percez de vos traits !... Ces bieffur es en font mortelles !... C'étoit le moment d'en lancer un dans le cceur du JMonarque; mais foic qu'elle ignorat qui lui parloit, foit qu'elle-même, éprife ailleurs, fut peu flattée de cette conquête, foit plus vraifemblablement que fon amour-propre trop exalté lui fit perdrelatête, 1'efprit lui manqua tellement que, fans répondre, elle cpurut fe perdre dans la foule des mafques; en forte qu'on a toujours ignoréqu'elle étoit cetce ïielle, Le Roi étoit pafte a Tune des extrénücés de la falie oü, fur une eftrade difpofée en forme d'amphichéatre, étoient placées les femmes d'une médiocre condicion; elles ne le cédoienc en rien, ' pour la parure, aux femmes d'un rang plus diftingué, & les furpsfloienc en gé«éral par leurs agrémencs & leur beauté, Un mafque fe détache de ce grouppe  de Louis XIV & de Louis XV. m enchanteur, & vient luliner le Monarque. Ce mafque étoit la charmante Madame d'Eticles, fille d'un nommé Pot fon, qui ne manquant pas d'un certain efprit, avoit acquis quelque fortune dans la profeffion de boucher des Invalides. Sa lèmme , ambitieufe & galante , avoi: fondé de grandes efpérances fur les charmes de fa fille; & a force de lui dire qu'eUe étoit un morceau de Rot, lui avoit infpiré le defir d'être maicreffe du Monarque. Ce defir s'étoit accru tellement, qu'elle n'avoit négligé aucune occafion de le remplir: elle y travailloic fur-tout depuis la mort de la DucheiTe de Chateau-Roux ; elle fe préfentoit a toutes les chaffes de Louis XV; elle effayoit toutes les manieres de fe mettre propres a fixer fes regards, & n'eut garde de manquer Toccafion du bal. Après avoir excité par fes agaceries la curiofité du Roi, elle céda h fes prieres & fe démafqua; mais par un raffinement de coquetterie, elle fe rejetta en même-temps dans un grouppe de monde, fans toutefois fe laifïèr per'dre de vue. Elle avoic alors un mouchoir a la main, qu'elle laifla tomber. Louis XV le ramaffe, & le lui jette avec beaucoup de graces. Un murmure confusfe fait entendre aufli-töc dans la falie, E »j  102 Mémoires anecdotes avec ces mots : Le mouchoir efl jettê. Le Roi, qui avoit reconnu dans cette belle la femme qu'il avoit déja vue avec émotion a. fes chaflès , en devint plus amoureux... Madame d'Etioles n'étoit pas d'un rang a pouvoir faire fes conditions, comme les femmes de qualité qui Pavoient précédée; mais en fe prêtant a toutes les fantaifies du Monarque, elle le fit avec une réferve propre a maintenir & accroitre fon empire. D'ailleurs, elle avoit dans fon efprit & fes talents des refïburces pour fuppléer au vuide d'une paffion trop tót fatisfaite, Elle poffédoit l'art difficile d'amufer le Monarque ; & s'étant rendue néceffaire, elle n'euc pas de peine h fe faire déclarer maïtrefle abfolue. Madame Poiffon étoit très-malade lors de 1'entrevue de fa fille avec le Roi. Cette nouvelle prolongea fon exiftence; & lorfqu'elle fut certaine du bonheur de Madame d'Etioles, elle expira en difant : Je riai plus rien d defir er. Quant au mari, il étoit trop épris des charmes de fa femme, pour necre pas vivement affecléde fon abandon : 1'efpoir des graces ne put éceindre fon amour, & il n'en vit aucune capable de le dédommager de cette perte» ïrrité, furieux, défefpéré, il eut recours  de Louis XIV & de Louis XV. 103 aux larmes, aux reproches, aux imprécations. Son infidelle craignit que dans 1'excès de fa frénéfie, fon man ne fe portac a quelque extravagance; & pour prévenir ce danger, elle le fit exüer. Ce procédé lui caufa une maladie qui le conduifit aux portes du tombeau, mais qui produifit enfin 1'heureux eflëc de lui deffiller les yeux; M.d'Etioles recouvra la paix avec la fanté. Tel fut 1 événement le plus remarquable de 1'intérieur du palais de Verfailles duranc 1'hyver de Le fuccès de la bataille de Fontenoy étoit prefque défefpéré. Une partie de 1'armée fuyoit en défordre jufqu'a 1 endroit oü fe tenoient le Roi & le Dauphin. Ces deux Princes furent féparés pat la foule qui fe précipitoit fur eux. Sa Majefté ne changea pas de vifage : elle étoit affligée; mais elle ne montroic ni colere ni inquiétude. Elle remarqua environ deux cents Cavaliers épars derrière elle : elle dit a un Chevau-léger: Allez vous-en de ma part rallier ces gens-ld, & les ramenez. Ce Chevauléger fe nommoit de Jouy; il obéit, & les ramena. II croyoit n'avoir fait que fon devoir, & il fallut le faire cherE iv  J04 Mémoires anecdotes cher après Ia victoire pour le récon> penfer. On tenoit un confeil afTez tumultueus auprès de Sa Majefté. On la prelToit, au nom de la patrie, de ne pas s'expofeï davantage; elle réfiftoic toujours, parca qu'elle fentoic le mauvais effet que produiroir fon départ. Le Maréchal de Saxe arriva dans ce moment; le Roi lui fit part de Fobjee de la délibération. Quel » eft le lache qui donne ce confeil d Votre Majefté, s'écria-t-il? Avant lecombat, c étoit mon avis. 11 eft trop tard acluellement; les chofes ne font pas ajfez défefpérées. _ Après la vicloire, le Roi voulant infpirer au Dauphin 1'horreur qu'il eut toujours lui-même pour les guerres les plus juftes, lui fit parcourir le champ de bataille. Ce jeune Prince vit au naturel ce qu'il n'avoit jamais vu que dans l'Hiftoire, une vaile plaine abreuvée de fang, des membres épars & féparés de leur tronc, des monceaux de cadavres, des milliers de mourants qui tentoienc vainement de s'en dégager. Quelques-uns fou'evoient la tête, & rappelloient un refte de vie pour crier : Vive le Roi & Monfeigneur le Dauphin! Ils expiroient  de Louis XIV & de Louis XV. i o 5 dans ce dernier effort. Cec affreux fpectacle arracha des larmes au jeune Prince. Le Roi, qui s'en appcrcut, lui die : Apprenez, mon fils, combien laviéloire eft chere & douloureuje. Le Dauphinne répondic a fon augufte pere que par fes fanglots. En ce moment, on vint demander au Roi comment il vouloic qu'on crairic les blefies du parti Anglois? Comme les nósres, répondic -il; ils ne font plus nos ennemis. Un jeune homme ayant perdu tout fon argenc dans le plus beau palais de 1'Europe, die a fon voifin : Be ma vie je ne remettrai les pieds dans ce tripot. Le Prince, inftruit de ce propos, qui n'étoit, il eft vrai, que ridicule, répondit en fouriant : Le pere de ce jeune homme doit être bien logé! Dans le contrat de mariage du Prince de Condé & de Mademoifelle de Soubife, !e pere de la jeune Princeflê avoit pris la qualité de très-haut & très-puifi fant Prince. 11 y eut conteftacion a ce fujet, & les Princes du Sang aflèmblés dans le cabinec du Roi pour figner ce contrat, refuferenc d'accorder par leur fignature a un Prince étranger un ticre E v  loó Mémoires anecdotes qu'ils croyoient n'appartenir qu'k eux exclufivemenr. II fuc convenu qu'ils protefteroienc avant que de figner, & ils eurenc trois mois pour produire les titres de leur prétention exclufive. La Maifon de Rohan avoit déja eu One querelle de ce genre avec la Nobleflè. En voici 1'origine. Un Abbé <£Au~ benton , ci-devanc Doéteur de M. le Cardinal de Soubife, voulut fe venger de cette Maifon, qui, a fon avis, ne Favoit point fuffifamment appuyé de fon crédit. Le jour que le Prince Kené faifoit fa fupplique en Sorbonne, il s'y tranfporta pour demander au Doyen de lui repréfencer le titre en vertu duquel il accordoit a la Maifon de Rohan la difiinction de foutenir fes Thefes les mains gantées & le bonnet fur la tête. Le Doyen n'ayant pas voulu le fatisfaire fur ce point, il alla trouver M. le Marquis de .Beaufremont, & 1'échauffa affez pour le porter a faire fignifïer au Doyen une oppofition, tant en fon nom qu'en celui de la Noblefie, a ce qu'il ne fut accordé a ceux de la Maifon de Rohan aucun privilege; proceftant de fe pourvoir, &c. L'Huiffier n'ofa faire la fignificacion qu'a la fin de 1'aét.e du Prince René; mais com-  de Louis XIV & de Louis XV. 107 me on n'en tint pas grand compte, M. de Beaufremont préfenta le 5 Décembre 1750 , fa requête au Parlement, oü prenant fait & caufe pour la NoblefTe , que fon aïeul préfidoit aux derniers Etats, il demanda permiffion d'affigner le Doyen de Sorbonne, h PefFet d'exhiber le titre fur lequel étoit fondé le prétendu privilege de la Maifon de Rohan, & jufqu'a ceÖ, qu'il fut fait défenfes a tous les Doeteurs, Licenciés & autres fuppóts de Ia faculté de Théologie, de permettre a ceux de ladite Maifon de s'arroger aucuns droits ni prérogatives au préjudice de la NoblefTe. La Cour lui permit d'affigner ; & le Roi ayant évoqué a lui cette conteftation, prononca fur le tout. En même temps, il maintint la Maifon de Rohan, ainfi que la Maifon de Bouillon, dans la pofTeffion oü elles étoient de prendre le titre de très-haut & trésexcellent Prince, & annulla la proteftation des Princes du Sang; mais ceux-ci ayant préfenté requête au Roi contre fa décifion, Sa Majefté n'ofant prononcer affirmativemenc, leur écrivit la lettre fui- vante. . „. . r „ Je ne veux ni juger m faire juger li „ Meffieurs de Rohan font Princes ou " non; mais je veux que toutes chofes E vj  loS Mémoires anecdo'es „ foiencremifesdansl'étatoü.ellesétoienr „ avant le mariage de M. Ie Prince de „ Condé avec Mademoifelle de Soubi,, fe, fans que les fignatures du contrat s, puiflènt faire tort aux droits & préten„ tions d'un chacun, ni les favorifer ". Dans le fait, c'étoit donner gain de caufe aux étrangers. On concoit que de pareilles queftions, bien-loin'de s'éclaircir avec le temps, ne peuvent ques'en:brouiller davancage; mais Louis XV vouloit vivre en repos ét ne facher perfonne. Quand Louis XV alloit a la chaffe, on portoit a fa fuite quarante bouteilles de vin, dont fouvent il ne goütoit pas; c'étoit moins pour lui que pour fes fuivants, fes piqueurs, fes palefreniers, & lur-tout pour ceux qui portoient cette cantine, ou qui fe Ia faifoient payerfars Pavoir fournie : un jour qu'il eut foif, il demanda un verre de vin, & on lui répondit qu'il n'y en avoit plus: „ N'en ,, prend-on pas toujours quarante bou„ teilles? — Oui, Sire, mais tout eft „ bu. — Qu'on en prenne a 1'avenir qua • „ rante & une, afin que, du moins, il „ en refte une pour moi ". Plufieurs Courtifans attendoient Ie Roi  de Louis XIV & de Louis XV. 109 dans fon appartement; un d'entreeux ayant apper9u un Livre fur la cheminée, ( c'étoient les Epitres de Saint Paul) 1'ouvre, & s'avife de parodier malignemenc le textede PApótre. Sa plaifanterie indécente trouva des approbateurs, & ce fut dans 1'inftant oü un ris moqaeur éclatoit, que ie Roi parut : il en demande le fujec; un filerice morne fuccede a une folie ivrelTe. II fallut répondre, & rendre compte de la plaifanterie : le Roi en eftindigné; il confond les railleurs, & menace de fa diigace quiconque oi'era déformais s'écarter du refpeft dü a la Religion, & aux Livres facrés qui Pinterpretent. Un des Officiers de Sa Majefté s'étanc préfenté pour lui expofer qu'il avoiê dérangé fa fortune a fon fervice, la fupplia de lui accorder une gratification de mille louis pour le mettre en état de continuer fes campagnes. Le Roi la lui accorda; mais comme la Cour venoit de faire une grande remife pour 1'étranger, qui 1'avoit épuifée, celui qui étoit chargé de la payer, fit envifager a Louis XV qu'il n'y avoit point d'argent au tréfor. „ Hé bien, dit-il, il n'y a qu'a prendre „ la gratification fur 1'argenc deftiné a  iio Mémoires anecdotts „ mes plaifirs; il n'eft pas jufte que Ie „ Roi fe divertifiè, tandis qu'un de fes „ Officiers foutTre ". Un Brigadier de fes Armées, qui n'étoit pas riche, vint lui demander compte d'une action oü il s'étoit diftingué. Louis tirade fon doigt un diamant qu'il lui donna , en difanc que c'étoit une bague de familie qu'il portoit depuis plufieurs années. L'Officier qui avoic plus befoin d'argent que de bijoux, lui répondit que quelque eftime qu'il fit des préfents de Sa Majefté, elle devoit lui permettre de refufer celui-ci; attendu que s'il avoic ce diamant, il lui feroit impoffible de le garder plus de vingt-quatre heures. Le Roi compric ce que cela vouloic dire, & lui fic comprer le lendemain une fomme plus confidérable que la valeur du diamant. Un jour que ce Prince, indulgent & bon, arrivoic de la chaftè, 1'Officier de la garde-robe qui devoic lui donner fa chemife, ne fe crouva pas a fon pofte, de maniere qu'il fut obligé d'attendre en fueur plus d'un gros quart d'heure. Cet Officier arrivé enfin : le Gentilhomme de femaine , commerci par lui repro-  de Louis XIV & de Louis XV. 11* cher fa négligence; mais Louis XV, intercédant en quelque force pour lui: „ LaitTez-le, dic-il, ne le grondezpas; „ il eft aflez puni d'avoir manqué a fon ., devoir ". On cice un pareil craic de Louis XIV. On forcoit toujours concent de la pré- . fence de ce Monarque; lors même qu'il ne pouvoic accorder ce qu'on lui demandoic, il répondoic avec tant de grace & de bonté, qu'on iouiflbic même de fes refus. Un vieil Officier qui Paveie longterops fervi, lui ayant adrefle un Mémoire pour être placé, Sa Majefté fit fur-le-champ appelier le Miniftre qui étoit chargé de ce département; mais celui-ci repréfenta qu'il n'y avoic point de pofte vacant : „ Vous voyez, Monfieur, dit „ le Roi a 1'Officier, 1'impoffibilité oii „ je me trouve de vous obliger : mais „ revenez me voir; j'efpere qu'une autre „" fois, je ferai plus heureux avec vous ". Jamais Louis XIV ne fut flatté d'une maniere plus ingénieufe que le fut Louis XV par Amédée Vanloo. Ce Peintre avoit repréfenté fur la toile toutes les vertus qui caraaérifent un grand Monarque :on engagea le Roi \ regarder ce tableau au  in Mémoires antcdotes travers d'un verre a facettes; toutes ces figures feréunircnt, & il ne vit plus que fon portraic, - Le Roi avoic chargé le Grand-Aumö ■ nier de ne pas quitter le Dauphin pendant fon agonie. Dès qu'il vic le Prélac reparoitre chez lui, il jugea que c'en écoic fait. Sur le champ il envoie chercher M. le Duc de Berry, 1'ainé des enfants de France; & après lui avoir adreffé un difcours relatif aux circonftances, il le conduic chez fon augufte mere. En entrant, il dit a l'HuiiTier : Annoncez le Roi & Monfieur le Dauphin. La Princeflê fentit ce que fignifioic ce nouveau cérémoniai; elle fe jetta aux pieds de Sa Majefté, & lui demanda fes boncés pour fes enfants. Le Roi fe conduific avec Madame la Dauphine de maniere a la confoler, s'il eut été poffible, de la pene irréparable qu'elle venoit de faire. II ne voulut pas qu'elle s'appercsk de fon changement d'écac; il lui fic augmenter le nombre de fes gardes; il lui donna un appartement qu'elle parut defirer au-deflus du fien, & Pon y pratiqua, par fes ordres, un efcalier de communication; il y rait tou-  4e Louis XIV & de Louis XV. 113 tes les recherches de la galanterie; & pour épargner a la Princeflê la fatigue de 1'efcalier, il ordonna de pofer chez lui une fonnette qui répondit a la chambre qu'elle occupoir. Confulté fur le rang qu'elle tiendroit déformais a la Cour, il répondit : „II n'y a que la Couronne qui puiiïë „ décider abfolument du rang. Le droii naturel le donne aux meres fur leurs „ enfants; ainfi Madame la Dauphins „ 1'aura fur fon fils, jufqu'a ce qu'il foit „ Roi". Un afte de tendrefie qui échappa au Roi a la mort de la Reine , donne lieu de croire qu'il fut ttès-afteété de cette mort. M.deLafone, premier Médecin de cette Majefié , étant venu , fuivanc 1'ufage, apprendre cette funefte nouvelle a fon augufte époux, il le fuit T il entre dans 1'appartement; il approche du lic oü étoit le cadavre, & veut embrafler pour la derniere fois ces redes inanimés. Enfuite il fe fait raconter par ce premier Médecin tout ce qui a rapport aux derniers inftants de la Reine. Le Dofteur, en rendant compte au Monarque, palit, chancelle, fe trouve mal. Sa Majefté le retient dans fes bras, le porte fur un fauteuil , & donne a la fois un exemple mé-  114 Mémoires anecdotes morable de tendreflè conjugale & d'hu-! manke. Au commencement de Juillet 1762, Sa Majefté voulut voir les nouveaux Bureaux de la guerre. Elle entra par-tout, & s'arrêta quelque temps dans le Bureau de M. Dubois. Sur une des tables étoic une pairedelunettes; le Roi mitla main deflus : Voyons, dit-il, fi elles valent mieux que celles dont je me fers. Un papier fe trouva fous fa main; c'étoit une lettre dans laquelle entroit un éloge pompeux du Monarque, & de fon Miniftre (le Duc de Choifeul). Sa Majefté rejettant avec précipitation les lunettes, dit: Elles ne font pas meilleures que les miennes, elles groffïffent trop les objets. Le Bal paré, donné a 1'occafion du mariage de notre augufte Souveraine, occafionna beaucoup de tracafléries. Sa Majefté en avoit fixé d'avance le céré» monial. Elle étoit convenue, d'après les inftances de rAmbafTadeur de 1'Empereur & de l'Impératrice-Reine, qu'elle marqueroit quelque diftinclion a Mademoifelle de Lorraine, qui avoit 1'honneur d'être de leur augufte Maifon; qu'elle la nommeroit en conféquence pour dan-  de Louis XIV & de Louis XV. 115 fer avant toutes les Duchedes, immédiatement après les Princeflès du Sang; ainfi que M. de Lambefc, immédiatement après les Princes. Cela devint une affaire férieufe. Les Ducs &' Pairs s'affemblerent chez M. de Broglio , Evêque & Comte de Noyon, comme le plus ancien des Pairs alors a Paris. On y difcuta, on y rédigea un Mémoire, que le Prélat fut chargé de préfenter au Roi. Pour le rendre encore plus folemnel, ils requirent en cette occafion 1'adhéfion de la haute NoblefTe, dont un grand nombre donna fa fignature. Le Roi, fort embarraffé, éluda une décifion formelle, & fe rejetta fur ce que la danfe au Bal étoit la feule chofe qui ne pouvoit tirer a conféquence, & fur ce que le choix des danfeurs & danfeufes ne dépendoit que de fa volonté. 11 n'affifla h la cérémonie que ceux qui ne purent s'en difpenfer. On ne finiroit point, fi 1'on voulok détailier les fêtes & les fpeótacles qui, dans cette circonflance, fe fuccéderent pendant plus d'un mois. Mais comment paffer fous filence 1'effroyable cataftrophe du 30 Mai 1770! C'étoit le jour oü laVille avoit fait exécuter fon feu d'artifice. Le local étoit onne peut mieux choifi, dans  Hó Mémoires anecdotes lafpacieufe& magnifique place de Louis XV. Au feu devoit fuccéder une illumi» nation far les Boulevards \ ce qui déterinina la foule a déboucher par une rué fort large qui aboutit au rempart. Cette rue fut le théatre d'un carnage, done on n'a point d'exemples. Trois circonftances concoururent a 1'augmenter : i°. Un complot arrangé par les filoux de former un engorgement, a la faveur duquel ils puflent faire leurs coups de main & voler impunément : plufieurs cadavres de ces fcélérats atteiterent leur crime : 1°. La négligence a faire applanir le terrein par oü devoient s'écouler environ cinq cents mille fpectateurs, h combler des foffés qui fe trouvoient dans les paiTages, & a écarter les divers obftacles qui pouvoient refferrer ou gêner la circulation : 30. L'infuffifancedelagarde qu'on eut dü fortifier en acceptant 1'ofFre du Maréchal Duc de Biron, qui vouloic prévenir ce malheur en mettant fur pied ce jour-la le Régiment des Gardes-Francoifes. Quoi qu'il en foit, onenlevacenc trente-trois cadavres reftés fur la place, qu'on dépofa au cimetiere de la Parohlè de la Magdelaine de la Ville-l'Evêque, & auxquels on fic un Service folemnel par Ordonnance, rendue fur le réqui-  de Louis XIV & de Louis XV. ïlf fitoire du Procureur du Roi. Enjoignant a ce nombre, les blefiès qui dans le cours de fix femaines moururent vidimes de leur curiofité, on calcula qu'on en pouvoic compcer onze a douze cencs. Notre aurafte Monarque, alors Dauphin, tut douloureuferaent affeété de ce tragique événemenc. Pour foulager les plus malheureux, il envoya au Lieutenanc de Police fon mois de deux mille écus, le • feul argentdonc il püc difpofer. Madame la Dauphine, Mefdames, les Princes du Sang, fuivirenc cec exemple. Divers Corps 1'imicerenc. Le Parlement vouloic prendre connoiflance du fait &remonter aux caufes. L'on fe contenta de faire un réglement qui reftreignit la Jurifdiftioo de la Ville en pareil cas. Pendant le court miniftere de M. le Duc d'Aiguillon, le fieur Dumourier, jeune Officier plein d'efprit& de talents, envoyé autrefois en Pologne par le prédéceiTeur du Miniftre , fut accufé de continuer un röle dont il n'étoit plus chargé. II fut arrêté k Hambourg & amené k la Baftille, oü furent conduits auffi fes correfpondants a Paris. On fit r?moncer la chaïne jufqu'au Comce de Broglio-, nommé Ambaflideur extraor-  n8 Mémoires anecdotes dinaire pour aller au-devanc de Madame la furure Comteftè d'Arcois. II avoic demandé 1'agrémenc de poufTer jufqu'a Turin. Le Miniftre en conclut que Ie Comce vouloic incriguer a cecce Cour contre lui. Une leccreun peu erop fiere, rendit 1'affaire plus grave, & fa difgrace fuc décidée. Sa Majefté ne 1'admic pas moins au voyage de Choifi, oü il eut 1'honneur de manger avec elle, & de faire fa partie de crictrac. A fon recour a Paris, il en recuc une letcre, qui lui ordonnoit de fe rendre a Ruffèc; cequi fic dire plaifammenc au Duc de C ** * : J'avois tcujours connu le Comte de Bro* glio pour un homme qui fait les chofes a rebours. 11 prend le Miniflere par la queue ! Quand Ie Duc de Ia Vrilliere ent une main emporcée a la chaflè, Louis XV lui écrivit de la fienne une lettre trèsaffectueufe, oü il lui difoic : Tu n'as per du qrfune main, & tu en trouveras toujours deux en moi d ton fervice. Si Louis XV avoic eu 1'ame ambitieufe & cruelle, la France auroic peucécre la trifte gloire d'avoir fait dans Part de la guerre une révolution auft] grande  de Louis XIV& de Louis XV. 119 que celle que produifit autrefois Ia découverte de la poudre a canon. Un Dauphinois, nommé Dupré, qui avoit pafie fa vie a faire des opérations de chymie, inventa un feu fi rapide & fi dévorant, qu'on ne pouvoit ni 1'éviter, ni 1'éteindre. L'eau lui donnoitune nouvelle aótivité. Sur le canal de Verfailles, en préfence du Roi, & dans les cours de 1'Arfenal a Paris, on en fit des expériences qui firent frémir les Militaires les plus intréptdes. Quand on fut bien fur qu'un feul homme avec un tel art pouvoit détruire une Flotte ou brüler une Ville, on défendit a Duprédecommuniquer fon fecret h perfonne, & le Roi le récompenfa pour qu'il fe tut. Cependant Louis XV étoit dans les embarras d'une guerre funefte ; chaque jour il faifoit des pertes nouvelles; les Anglois le bravoient jufque dans fes Ports: il pouvoit les détruire; mais il craignit d'augmenter les mauxde Phumanité : il aima mieux fouffrir. On n'a peut-être jamais fait une aclion plus magnanime : la gloire même n'en pouvoit être la récompenfe : 1'Europe 1'ignore; & quand elle en fera inftruite, on doutera d'un fait dont il n'y aura pius ni témoins ni preuves. Dupré eft mort,  j20 Mémoires anecdotts & a emporcé avec, lui. fa funefte décou- verte. Le Roi, en témoignant a fat Martimere, fon premier Chirurgien, fes inquiétudes furie délabremenc de fa fanté, lui dit un jour: „Je vois bien que jene fuis plus jeune, il faudraquej'enraie", Sire, lui répondit Ia Marciniere, vousferiez bien mieux de dételer. Le Roi fut enfuite pendant quelque temps très-froid avec Madame ***, au point que dansun accès d'humeur, il fit décommander un carrofie magnifique qu'elle avoit ordonné pour la Revue, oü elle ne fe trouva point. Mais peu de temps après, la fanté du Roi fe rétablit, & fon refroidifièment envers la Favorite fe diffipa entiéremenc Le Pape Clément XIV apprenant que Louis XV venoit de mourir, s'écria : „ Sa mort me fait verfer des larmes; mais la maniere donc il eft mort, les „ efluie". StanislAs  de Louis XIV & de Louis XV. 12 £ STANISLAS LECKZINSKI, Roi de Pologne (i). En 1704, Staniflas Leckzimki fut député par 1'Aflèmblée de Varfovie auprès de Charles XII , Roi de Snede, qui venok de conquérir la Pologne, & de décróner Fréderic - Augufte. Staniflas, alors agé de vingt-fepc ans, étoic Palatin de Pofnanie, & avoit été Ambaflaoeur extraordinaire auprès du GrandSeigneur en 1699. Charles le goüta tellement, qu'il dit un jour, en fortant d'une longue conférence avec Staniflas, q\i'il n'avoit jamais vu d'homme fi propre a concilier, tous les partis; & il ajouta : Voila celui qui fera toujours mon ami. On s'appercut bientöt après que ces paroles fignifioient: Voila celui $ue je donnerai pour Roi d la Pologne. Le Primat de Pologne étoit accouru pour faire tomber le choix du Conquérant fur un Lubomirski. II repréfenta que Staniflas Leckzinski étoic trop jeu- (1) Né en 1677, mort en 1766. Terne III. F  122 Menióiret anecdotei ne; mais il eft a-peu-près de mon &ge, répliqua fechement Charles XII; & auffitöt il envoya le Comte de Horn fignifier a 1'Aflèmblée de Varfovie, qu'il fallok élire un Roi dans cinq jours, & qu'il falloit élire Staniflas Leckzinski; & cet ordre fut exécuté. Staniflas étoit tranquille a Varfovie, quand il appric qu'une armée nombreufe approchoit de cette ville. C'étoit le Roi Augufte, fon rival, qui ayant dérobé fa niarche aux deux Rois fes vainqueurs, s'avancoit a la tête de vingt mille hommes. Augufte avoit des intelligences dans la ville; & fi Staniflas y reftoit, il étoit perdu. U renvoya fa familie en Pofnanie, fous la garde d'une partie des troupes Polonoifes, & alla joindre Charles, XII fous l'efcorte de 1'autre partie. Ce départ fut fi précipité, que la feconde fille de Staniflas, qui n'avoit guere qu'un an, fut égarée par fa nourrice. On trouva cette enfant dans une auge d'écurie. Elle fut depuis Reine de France. Le Roi Staniflas, retiré a Weiflèmbourg, y étoit fous la proteétion de Ia France; & pour lui faire honneur, oa entretenoic quelques Régiments dans  de Louis XIV& de Louis XV. 123 cetce Place, dont les Officiers lui faifoient une force de cour. De ce nombre écoic le Comce, depuis Maréchal d'Eftrées. Jeune alors, il étoit beau, bien fait, lelie, & plaifoit beaucoup aux femmes. Staniflas s'appercut que fa fille avoit pris du goüc pour d'Eftrées : un jour il le tire a part, 1'entretient ladeflus, & lui déclare que n'ayanc aucun efpoir de remoncer fur le Tröne de Pologne, il ne doute pas cependant qu'il ne recueille les biens qui iui reviennenc dans ce Royaume, & par conféquenc qu'il ne puiflè donner une riche dot a fa fille, & lui faire époufer quelque petit Souveraih; mais qu'il préfere le bonheur de cette chere enfant a toutes les grandeurs humaines; qu'il s'eft appercu qu'elle avoit du goüt pour lui, & qu'il n'eft pas éloigné de la lui donner en mariage, fi a fa naiflance déja iiiuftrée, il peuc joindre quelque dignicé marquante pour fa poftérité, comme une Duché-Pairie. D'Eftrées étoit ardent & empreflé de faire fon chemin. Après avoir répondu d'abord avec la modeftie convenable, il avoue qu'une paflion tendre & refpectueufe 1'enflamme pour la Princeflê; mais qu'il n'auroit jamais ofé poner fes vues jufqu'a elle; que cepenF ij,  124 Mémoires anecdotes dam, encouragé par les bontés de Sa Majefté, il va ticher de s'en rendre digne. II part en effet pour la Cour, & follicite auprès du Régent la dignité exigée. Son Alteflè Royale écarté bien loin une pareille propofi'tion, alléguant que d'Eftrées n'eft pas fait pour époufer la fille d'un Souverain, même élecYtf & fans Couronne. Staniflas vécut dans fa retraite de Weiflèmbourg jufqu'en 1725, que la Princeflê Marie fa fille époufa Louis XV. Après la mort du Roi Augufte, la France voulut porter de nouveau Staniflas fur le Tröne de Polbgne; mais 1'on fait que cette tentative eut le iuccès qu'il avoit prévu, qu'il avoit même annoncé. Le parti qui 1'avoit proclamé Roi, fut obligé de céder aux forcesréunies de 1'Êmpereur Charles VI & de 1'Impératrice de Ruflte. „ Nos mal„ heurs, écrivoit alors ce tendre pere „ a la plus vertueufe des filles , nos „ malheurs ne font grands qu'aux yeux „ de la prévention , qui n'en connoit „ point au-deflus de la perte d'une „ Couronne; dois-je avancer la main „ pour la reprendre ? Non ; il vaut „ mieux attendre les vues de la Provi-  de Louis XIV'& de Louis XV. 12 j «, dence, & nous convaincre du vuide », & du néant des chofes d'ici-bas". Dantzig avoic donné une retraite \ Staniflas après fa défaite. Cette ville fe vic bientóc inveflie de cous cötés. Elle fut prife, & Staniflas obligé de fair, pour fauver fa têce qui avoic écé mife h prix par le Général des Mofcovicea. Ce Prince n'échappa aux périls fans nombre qui le menagoient, qu'a la faveur de plufieurs déguifements. Le deflein de cette retraite avoit été concerté avec le Marquis de Monti, Ambafladeur de France. Mais une partie du déguifement manquoit. Un habit ufé & tel qu'il conveno'it au röle que ce Prince étoic obligé de jouer, une chemife de groffè toile, un bonnet des plus fimples, un bacon d'une épine rude & mal poiie, enfiié d'un cordon de cuir, étoient déja prêts; Pon n'attendoit que des borces, dont il püc fe fervir pour mieux reflèmbler aux payfans de ces cantons, qui font dans 1'ufage d'en porter. On ne vouloic pas en employer de neuves; & l'Ambafiadeur de France s'occupoit depuis deux jours a mefurer de Poeil toutes les jambes des Officiers de la Garnifon. Les boetes d'un Officier Francois lui paruF iij  126 Mémoires anecdotet rent apeu-près telles qu'il les fouhaitoit; mais il n'ofoit fe réfoudre a les demander. Qu'auroit-on penfé de cette fantaille ? & dans les circonftances oü fe trouvoit Staniflas, n'auroit-elle pas aidé a faire découvrir fon deffèin? Le Miniftre prit Ie parti de gagner, par un de fes gens, le Valet de cet Officier, qui vola les boetes & les vendit. Elles furent apportées une heure avant le départ; mais le Roi ne put les mettre; il fallut ea avoir d'autres, & 1'on eut. beaucoup de peine a les trouver telles qu'on les defiroit. Staniflas les mie, ainfi que le refte de fon accoutrement. Son air noble & la férénité de fon front, pouvoient feuls le trahir; mais 1'obfcurité de la nuit le favorifoit. II fortit a dix heures du foir de la maifon de l'Abafladeur par un efcalier dérobé. A peine ce bon Prince eut-il defcendu quelques marches, qu'il remonte & vient frapper a la porce, que 1'Ambafladeur avoit refermée fans bruir. Le Marquis de Monti étoit alors a genoux, & demandoit a Dieu qu'il voulut bien être le guide du Monarque fugitif. II fe leve & va ouvrir la porte. Qu'e/ïce donc, Sire, s'éeria-t-il ? malgré tous mes foins , auriez vous oublié quelque ■chofe ? „ Oui, Monfieur, reprit Staniflas,  de Louis XIV & de Louis XV. 127 „ le plus férieufement qu'il put: j'oublie „ une chofe très-importante & très-né„ celTaire; vous n'avez pas fongé qu'il „ me falloit mon Cordon-bleu ; eft-il „ de la bienféance que je négligé de le „ mettre dans une occafion comme celle» „ ci"? Reprenant enfuite fon enjouement ordinaire, & un ton plein d'amitié : „ Je viens, lui dit-il, vous embraf„ fer de nouveau, & vous prier de vous „ réfigner, autant que je le fais, a la „ Providence,a laquelle je remets en„ tiérement mon fort". La ville de Dantzig alloit être obligée de fe rendre, & Staniflas n'ayant plus de reflburces que dans la fuite, engagea les Habitants a fonger a la capitulation. Ce fut le Comte Poniatozvski qui vint de la part du Monarque donner ce confeil aux Magiftrats. II parloit avec ce ton d'affeétiori qui lui étoit propre, lorfque le Sieur Hunnubeo, Tun des Centumvirs (c'efl: ainfi qu'ils appellent certains Députés du Corps de la Bourgeoifie), fe levant de fa place, s'approche du Palatin, & lui dit : „ Eh ! Monfieur, par„ lez-vous fincérement? font-ce-lk les „ vrais fentiments du Roi notre Maitre? „ — Oui, lui répondic Poniatowski ; „ c'eft de fa propre bouche que je tiens F iv  328 Mémoires anecdotes tout ce que je viens d'annoncer. „ Mais, quoi! ajouta le Centumvir, efl: „ ce le Roi lui-même qui nous exhorte „ a fubir la Ioi du Vainqueur "? Le Palatin répliquant encore, que cela étoit ainfi : „ O Dieu ! s'écria de nouveau cet „ homme, notre bon Roi nous quitte „ donc! Et que va-t-il devenir lui-mê„ me? Dans ie même inftant il chan„ celle, il bégaye, & tombe mort fur „ les genoux de Poniatowski ". La bienfaifance étoit la première vertu de ce Monarque. Un jour qu'il régloit 1'écat de fa Maifon, il mit fur Ia lifte un Officier qui lui étoit fort attaché: „ En „ quelle qualité Votre Majefté veut-elle „ qu'il foit fur la lifte, lui dit Ie Tréfo„ rier ? — En qualité de mon ami, lui „ répondit Staniflas ". Braban, Peintre de Luneville, iraagina que fi fon talent étoit connu du Roi Staniflas , il lui feroit un fort gracieux; & le Prince voulut bien voir le tableau que ce Peintre lui porta devant plufieurs Courtifans, qui ne manquerent pas de le critiquer. Le Roi, qui s'appercut de cette indifcrétion qu'on n'aurok pas du commettre en fa préfence, & de 1'embarras  dt Louis XIV & de Louis XV. 129 du Peintre, dont le chef-d'ceuvre étoit ainfi déprimé, loua beaucoup öd'ouvrage & 1'Arcifte, le congédia avec bonté, & garda fon tableau, qu'il fit payer généreufement. II dit enfuiteaux Courtifans: „ Ne voyez-vous pas, Meflieurs, que „ ce pauvre homme a befoin de s'accré„ diter par fon talent, pour en faire fub„ fifter ia familie : fi vous le découragez „ par votre critique, il eft perdu. II faut „ toujours aider les hommes, & jamais „ on ne gagne rien a leur nuire ". Ce trait peint merveilleufement l'ame fimple & bonne de ce grand Roi. Quelqu'un repréfentoit un jour au Roï de Pologne qu'il devroit réformer fa Mufique , & qu'il épargneroit tous les ans les vingt mille écus qu'elle lui coütoit. Ce zélé pour 1'épargne du Roi, mangeoit a fa table, qui étoic magnifique, & ne fe plaignoit point de cette délicate profufion. Sa Majefté lui dit: „ Quand je ne „ pourrai plus cenir ma Mufique comme „ elle eft, je recrancherai un plat de ma „ table, & je garderai ma Mufique Staniflas avoic ordonné la célébraiion du Service le plus folemnel h 1'Eglife Pri matiale de Nancy, pour le repos de l'ame F v  jjo Mémoires antcdotes de Monfeigneur le Dauphin, fon augufte petit-fiis. II afllfta a cette crifte cérémonie, qui fe fit le 3 Février 1766, Le lendemain au foir le Prince retourna a Lunéville, & les perfonnes de fa fuite remarquerenc dans la moyenne région de fair un corps de feu, dont la tête paroiffoit tournée du cöté de cette Ville, & que la fuperftition fit regarder comme un figne funefte. Ce préfage fatal ne fe vérifia que trop malheureufemenc dès le lendemain matin. Après fes exercices de piété, le Roi fe trouvant feul dans fa chambre, voulut voir quelle heure il étoit a fa montre fufpendue a Ia corniche de la cheminée. La foiblefie de fa vue 1'obiigea de fe pencher pour voir d'alR z prés; & dans cette atdtude du Roi, le feu prit a fa robe de chambre. Preflè de 1'éteindre, il perdit 1'équilibre en fe baiffant, & tomba dans le feu, appuyé fur fa main gauche, dont les deux doigts du milieu furent calcinés. Dans fa chüte , fes cötes porterent fur un chenec fort élevé, & 1'on aflura même, après fa morr, qu'il en avoit eu deux d'enfoncées. Le Roi alloit expirer dans les flammes, lorfque le Garde-du-Corps en faétion dans le voifinage de la garde-robe de Sa Majefté, attiré par 1'odeur du feu, s'avanca  de Louis XIV & de Louis XV. 13* jufqu'aux vitres de cette garde-robe, oü fe tenoient ordinairement les Valets-dechambre & les Valets-de-pied de fervice i n'y ayant vu perfonne & foupconnant quelque accident, ce Garde fit du bruit & appella du monde. Un Valetde-pied, nommé Perrein, accourut & fit d'inutiles efforts pour tirer le Roi du feu. Syjïer, premier Valet-de-chambre, & digne de fa place, arriva prefque auffitót, & 1'aida a relever ce Prince, qu'ils mirent enfin fur fes jambes. Au premier bruit d'un fi grand malheur, on vint de tous cötés pour voir le Roi, qu'on croyoic mort. Les Médecins raflurerent d'abord le public fur 1'état de Sa Majefté. Le Sieur Perret, fon premier Chirurgien, difoit même par-touc que ce n'étoit rien, & que bientöt le Roi feroit rétabli. Cependant Staniflas avoit tout ie cóté gauchebrülé, une main perdue, &, comme on Pa dit, deux cótes enfoncées. II fouffroit les douleurs les plus aiguës; & fa vertu lui faifoit fupporter fon mal avec tant de patience & de réfignation, qu'il avoit dans certains moments le courage de plaifanter fur fon cruel état. ToujourS réfigné, toujours courageuxdans fes maux les plus violents, le Roi paflbit les nuits dans un fauteuil, tandis que fon ChirurF vj  132 Mémoires anecdotes gien, couché dans un bon Ik, ronflok a 1'oreille de ce Prince, qui Ie laiflok dormir tranquillemenc fans confentir qu'on i'éveillat, même dans fes moments de crife oü il avoit le plus befoin de foulagement. Staniflas ne put s'empêcher de dire, une nuit qu'il entendoit ronfler ce Chirurgien: „ Mon Dieu, que cet hom„ me eft heureux! il ronfle pendant que „ je fouffre fans pouvoir fermer 1'oeil Enfin, ce grand Prince combattk héroïquement la mort pendant dix-huk jours, & ce fut le 22 Février qu'il tomba dans un fommeil léthargique, qui dura jufqu'au lendemain. Les Médecins ayant reconnu que fa derniere heure approchoit , M. Ie Cardinal de Choifeul lui adminiftra les derniers Sacrements, & Staniflas expira fur les quatre heures du foir.  de Louis XIV & de Louis XV. 133 MARIE LECKZINSKA, Reine de France (ij. JLorsque cette Princeflê fe vit appellée au premier Tröne du Monde, une Aïeule refpectable fut la confldente de fes fentiments. „ Je crains bien, lui „ dit-elle, que cette Couronne qu'on „ me préfente, ne me privé de la cou„ ronne du Ciel "! En paflant par Metz, Ie 11 Aoüt 1725, Marie Leckzinska regut, des Juifs établis dans cette Ville, un riche préfenr. de vafes d'or; le feul ufage qu'elle en fit, après les avoir confidérés quelques moments, fut de les envoyer a 1'Evêque, pour qu'il en diftribuat le prix au malheureux. Les Habitants de Jouarre ayant eu Ie bonheur de recevoir la Reine dans leurs murs, firenc éclater leur joie par les plus vives démonftrations d'allégreflè. Marie, fenfible k ces témoignages de (1) Nae en 1703 , morte en 176S.  3 34 Mémoires aneedotts leur refpeftueufe affeftion, étendic les bras vers le peuple aflemblé, avec urie bonté qui charma tous les coeurs. S'étant laiiïée conduire fous une a'.lée d'arbres, h 1'entrée de la Ville , on lui préfenta, fuivant 1'ufage, le pain & le vin; cette Princeflê but & mangea a la vue de la foule qui 1'entouroit; la popularité de cette bonne Reine attendrit tous les fpeétateurs. La Ville de Jouarre a configné dans fes Regiftres cet événement, fi flatteur pour fes Habitants. A la mort du Maréchal de Saxe, la Reine partagea 1'admiration , la reconnoiflance, & les juftes regrets de toute la France. „ Quel dommage, s'écria„ t-elle, dene pouvoir dire un De pro„ fundis pour un homme qui a faic „ chanter tant de Te Deum " t Ayant appris la mort du Duc d'Orléans , décédé a Sainte-Genevieve: „ C'efl: „ un bienheureux, dit - elle, qui laiffe „ après lui beaucoup de malheureux Cette Princeflê mourante , voyant 1'empreflèment des Médecins pour lui faire éprouver les effets de leur fcience : „ Rendez-moi, leur dit-elle, mon pere „ & mes enfants, & vous me guérirez ".  de Louis XIV & de Louis XV. 135 L E DAUPHIN, Peue du Roi (ij. Jtdf. d'Orceval, premier Page du Duc de Gefvres, appona le premier h Paris la nouvelle de la naiflance du Dauphin. Son arrivée excica les acclamacions publiques, & il fut gradfié d'une penfion de 1500 livres par la Ville. Ce jour-la même, le Duc de Gefvres Ie fieExempe de fes Gardes. Une chofe finguliere efl: vraië, c'efl: que ce Genciihomme, qui étoic venu de Verfailles en trente-trois minutes , paroiflant facigué en defcendant de cheval, fut porté jufque dans Ia Salie de 1'Hötel-de-Ville par le peuple, qui crioit de toute fa force: Five le Roi, nous avons un Dauphin. La tendreflè que Ie Roi témoignoit au Dauphin dans fa plus rendre enfance, fic juger a plufieurs parciculiers , que déja il pourroic être pour eux le canal des graces. Un jour que le Roi étoit allé (1) Né en 1719, mort en 176J,  136 Mémoires anecdotei dans fon appartement, il y crouva cette pecite piece de Vers, que lui avoit préfenté un pauvre Officier, dont on avoit réduic la penfion. Si le Fils du Roi notre Maitre, Par fon crédit faifoit renaitre En fon entier ma penfion , (Chofe dont j'aurois grande envie,) 3e chanterois, comme Ation : Un Dauphin m'a fauvé la vie. Le Roi foufcrivit h la Requête, & fit rétablir la penfion de 1'Officier. Une pauvre femme, dont le mari étoic en prifon pour dettes, avoit imaginé de préfenter un placet au Dauphin pour obcenir 1'élargiffement du prifonnier; 1'embarras étoit de le lui faire agréer. Elle imagina un moyen afiez adroit : elle borda fon placet de fleurs & de guirlandes; & au moment oü la DucheiTe de Ventadour faifoit promener le jeune Prince dans le pare de Verfailles, elle fe mit fur fon paflage. L'Enfant qui appergut le beau placet, n'attendit pas qu'il lui fut préfenté : il fit figne qu'on le lui apponêc. II le tourna fous tous les fens, & s'en amufa beaucoup pendant fa promenade. A fon retour au Chateau, il le moncra au Roi, a qui le  de Louis XIV'&de Louis XV. 137 ftratagême de cette femme parut afièz plaifant : il ordonna qu'on payac les dettes de fon mari. Le Dauphin n'avoit encore d'autre part a ces acles de bienfaifance , que d'y donner occafion. Voici la circonftance oü fon cceur parut reflènrir les premières émotions de la fenfibilité : il ne parloit pas encore, lorfqu'un jour qu'on le menoit promener, il appercut un pauvre, qui demandoit 1'aumöne, en peignant éloquemment fa mifere, de la voix & du geile. Perfonne cependant n'y faifoit attention que Penfant qui s'agitoit beaucoup, fe tournant tantöt vers fa nourrice, tantöc vers le pauvre. On s'arrêta pour découvrir ce qui pouvoit lui caufer tantd'inquiétude:on appercut le pauvre qu'il fixoit de fes yeux, & qu'il montroit de fes petits bras. On lui fit 1'aumöne; fon air fatisfait calma les inquiétudes du Dauphin. Rien ne peut égaler la joie que témoigna la ville de Toulon a la nouvelle de la naiffince du Dauphin. On étoit alorsaflemblé au Confeil deguerrepour juger deux Matelots déferteurs. Le jugement drefle, & la plume a la main  138 Mémoires anecdotes pour le iigner, on entendic tout-h-coup le bruit du canon, des cloches, & les cris réitérés de Vive le Roi & Monfeigneur le Dauphin : ce qui faifit d'une telle joie toute 1'AiTembIée, qu'on fut quelque temps fans parler; &a lavérité on n'étoit plus en état de s'entendre. L'Intendant fe leva, demanda la fufpenfion du Confeil, & fe chargea d'intercéder pour les criminels: „ Ne pouvant, „ dit-il, fe réfoudre dans un temps de „ joie & d'allégreiTe, & a la nouvelle „ d'un événement qui annonCoit le bonheur de la France, de donner fa voix „ pour faire des malheureux". II en écrivit én Cour, & fa lettre eut tout le fuccès qu'il pouvoit defirer. Le Dauphin montra , des le plus bas 3ge, une incfoyable avidité de s'inftruire. II vouloit qu'on lui rendit compte de tout, & fouvent il faifoit des qüeftions capables d'embarrafier ceux qui auroient voulu lui donner une réponfe moins fimpie que celle qu'exige la portée d'un enfant. Une feuille configurée autrement qu'une autre; un fruit rouge k cöté d'un blanc; un melon qui fe trainoit par terre, au-lieu de pendre a un arbre, étoient pour lui la matiere d'au-  de Louis XlV & de Louis XP". 13 9 tant de pourquoi. Ayant remarqué, pour la première fois, la Croix de Sainc-Louis d'un Garde-du-Corps qui étoit en faction a la porte de fon appartement, il lui fit figne de s'approcher, lui prit la Croix, qu'il confidéra attentivement; & fe tournant enfuite vers la Ducheflè de Ventadour, il lui dit : „ Pourquoi donc „ cela, Maman"? La Ducheflè lui ayant fait entendre que c'étoit une marqué de diflinftion, que le Roi accordoit a ceux qui 1'avoient bien fervi, il fixa attentivement le Garde-du-Corps, lui fourit, & lui préfenta fa main a baifer. Depuis ce temps-Ia, quand il appercevoit un Chevalier de Saint-Louis, il Ie montroit a fa Gouvernante, en lui difant : „ En voila encore un qui ferc bien le „ Roi". Un Officier qui avoit contraclé une incommodité au fervice du Roi, étoic venu folliciter a la Cour une gratification qui le mjc en état de fe faire guérir. Le Dauphin ayant eu occafion de le voir, fuc fi couché de fon écac, qu'il demanda a fon Gouverneur ia permiffion de lui faire 1 ui-mé me la gratification qu'il attendoit du Roi. On Ie lui permit. II lui donna, fur-le-champ, le doublé de ce  140 Mémoires anecdotes qu'il demandoic, en lui difanc :„Tenez, „ Monfieur; vous viendrez, fivousvou„ lez, folliciter votre gratification quand „ vous ferez guéri ". Le Duc de Chdtillon ayant remarquê plufieurs fois, que fon augufte Eleve donnoit avec trop peu de difcrétion tout ce qu'il avoit, au premier qui lui demandoit , fixa a un écu fes libéralités envers les pauvres mendiants. Alors, quand il en rencontroit un dont 1'état lui paroiffoit plus miférable, il glifioit adroitement un louis fous 1'écu qu'il lui donnoit. 11 fut un jour fi touché de la mifere d'une pauvre femme, que n'ofant en préfence de fon Gouverneur, la foulager aufli efficacement qu'il 1'eüt voulu, il lui dit tout bas de fe rendre devant fon appartement a l'heure qu'il lui affigna. Au temps marqué, il ouvrit la fenêtre, reconnut la femme, & lui jetca quelques louis. Les Penfionnaires du College de Louisle-Grand, étant allés a Verfailles le jour du Landt, Madame la Ducheflè de Ventadour eut non - feulement la bonté de les préfenter a Monfeigneur le Dauphin; mais elle voulut bien écriré une lettre,  ie Louis XIV & de Louis XV. 141 oü elle marqua que le jeune Prince, * qui ils étoient venus faire leur cour, vouloit, pour première grace, leur donner un congé; ce qui fuc 1'occafion du remerciment que voici : Vous qui nous élevez des Rois, Moins en Gouvernante qu'en Mere , Et qui formant le Fils après 1'augufte Pere , Faites fi bien parler un Dauphin de dix mois, Illuftre Ventadour, malgré fon age tendre , S'il parle par vos foins, il peut bien vous entendre. Daignez donc un moment lui faire notre cour; Pour un fi doux congé, que pouvons-nous lui rendre ? Dites-lui que le Ciel fe chargeant du retour, Lui promet, comme a vous , un fiecle pour un jour. Ce Prince ne pouvoit concevoir, dans fon enfance, commenc au milieu des refpefts & de la foumiflion que tout le monde avoit pour lui, il fe trouvoit quelques particuliers qui ofoient contrarier fes penchants les plus chers. II s'en plaignoit quelquefois a Sa Majefté. „ Monfieur de „ Saint-Cyr, difoit-il un jour au Roi, „ eft un homme qui n'entend point rai„ fon. — Je concois bien, répondit Sa „ Majefté, que votre raifon ne doit pas ,, être tout-a-fait d'intelligence avec la , fienne; mais avec le temps, elles pour-  14* Mémoires anecdotes „ ront fe rapprocher & faire la paix ". Le Cardinal de Fleuri afliftanc un jour au diner de Monfieur le Dauphin, entrepric de lui donner une lecon de modération. II commenca pour cela 1'énu-, mération de tout ce qui Tentouroic; & a chaque chofe, il ajoutoit: „ Cela, Mon„ fieur, eft au Roi; cela vient du Roi; „ rien de tout cela ne vous apparcienc". Le Dauphin écoutoit fort impatiemment la lecon; & n'y tenant plus, il s'écria vivement: „ Hé bien, que tout le refte „ foit au Roi! au moins mon coeur & ma penfée font a moi". II étoit encore fous la conduite de fa Gouvernante, qu'il fe prévaloit déja de la prééminence de fon rang : une des Princefles fes foeurs étanc k table avec lui, fe rcettoit en devoir de fe fervir la première : „ J'aurois cru, Madame, lui „ dit le pexit Dauphin, que quand je fuis „ ici, ce n'eft pas k vous que les hon„ neurs font dus ", & en mêrae-temps il fe fit juftice a lui-même. Ce trait lui attira de la part de la DucheiTe de Yen' tadour, le reproche de connoitre mieux les droics de fa naifTance que ceux de la politefiTe. Quand ilcommandoit, c'étoit toujours.  ie Louis XIV& de Louis XV. 143 en maicre abfolu; il portoit fes préceutions jufqu'a croire que les éléments devoient aulfi lui être foumis. Un jour que paflant par un corridor, il entendoit le vent fouffler a fes oreilles d'une ma-, niere défagréable , il fe tourna vers les Officiers de fa fuite, & leur die avec vivacité : „ Faites donc taire ce „ vent-la ". A mefure que Ie Dauphin avancoit en êge, il s'appercevoit de fes défauts^ iï en convenoit, & travailloic fincére* ment a s'en corrigor. Le Comte de Chatillon lui parloit un jour de fes vivacités :„ Je vous ayercis, Monfieur, lui „ dit-il, que je défavoue, par avance, „ toutes les fottifes que je pourrai faire „ a 1'avenir : imaginez - vous dans ces „ moments que c'eft Ie vent qui fouffle "♦ Un jour qu'il fe laiflbie emporter a for» humeur , fon Gouverneur faifant allufion au propos qu'il lui avoit tenu, dit qu'il faifoit bien du vent : Oui, oui, „ Monfieur, reprit Ie Dauphin avec émo„ tion, & la foudre n'efl: pas loin ". Le Gouverneur, contrefaifanc 1'homme qui a peur, fe boucha les oreilles :1e Prince fe mit a rire, vinc Pembraflêr, & lui dit : „ J'avois pourtant bien promis de  Ï44 Mémoires anecdotes „ ne plus me mettre en colere, je vous ,„ fais mes excufes ". Ce que le Dauphin corrigea le plus difficilement dans fon caractere, ce fut un penchant violent pour la plaifanterie mordante, grand défaut dans un Prince. On lui attribue plufieurs allufions ingénieufes, plufieurs bons mots, pleins de fel & d'énergie. Sa vivacité naturelle lui avoit fait contraéter, dès 1'enfance, 1'habitude de remuer les pieds lorfqu'il fe tenoit debout. Une Dame de la Cour, qui avoit coutume de lui dire librement fes penfées, luidonnoit un avis a ce^fujet. Le Prince qui favoit que la même Dame s'étoit conduite dans une affaire d'une maniere peu conforme aux principes rigoureux de droiture dont elle fe piquoit, lui répondit en plaifantant: „ Je „ vous avoue, Madame, que plus j'é„ tudie la Cour, plus je me perfuadë „ qu'il efl: bon de favoir s'y tenir tancóe „ fur un pied, tantöt fur un autre ". La Dame, qui ne manquoit point d'efprit, fentit bien oü le coup portoit; & Ie Courtifan, qui entend k demi-mot, n'eut pas befoin d'explication. Un jour qu'ila voic danfé avec Madame  de Louh XIV&de Louis XV, 145 dame Henriette, fa fceur, quelqu'un lui faifoit compliment fur la maniere aifée & gracieufe dont il (avoit cadencer fes pas. Un homme, au caraclere duquel il convenoit peu de louer la danfe, s'avifa de fe joindre au flaneur; c'étoit lui faire mal fa cour; auffi paya-t-il le compliment d'une ironie bien propre a faire fentir le cas qu'il en faifoit. „ Oui, oui, „ dit-il, en plaifantant, une danfe faite „ avec délicatefFe & felon les regies de „ Tart, a fon mérite; mais pour rendre „ la cérémonie plus majeftueufe encore, „ il faudroit que quand un Dauphin dan„ fe, ce fut un Evéque qui JoujU du „ violon '\ Ce Prince avoic la plus heureufe mémoire il en faifoit fur-touc ufage pour apprefldre les plus beaux morceaux, & quelquefois des pieces & des difcours entiers des meilleurs Auceurs anciens & modernes. Le Chancelier (FJgueJJèaii étant venu lui faire fa cour: „ Monfieur „ le Chancelier, lui dic-il, me réciteriez„ vous bien le difcours que vous avez u prononcé en telle occafion "? Tout ce que ce favanc Chef de la Magillraturc put s'en rappeller, c'efl: qu'il étoit, de ïous ceux qu'il avoit faits, celui dont Toms HL G  146 ' Mémoires anecdotef 1 il étoit le plus content. „ Hé bien, lui dit „ le Dauphin, je fuis charmé que mon „ jugement s'accorde avec le vórre; j'ai „ trouvé cette piece fi belle, que je Fai „ apprife par cceur, & je crois me la „ rappeller afiez bien pour vous la ré„ citer ". Ce qu'il fit fur-le-champ, en ■mettant dans fon aftion tant d'ame & de feu, que le.Chancelier en fut attendri jufqu'aux larmes •, & il difoit fouvenc, que jamais fes difcours ne lui avoient paru fi énergiques que dans la bouche du Dauphin. II avoit fait une étude approfondie de l'Hiftoire, qu'il appeiloic la legon^ des Princes, & Vécole de lapolitique. „ L'Hif„ toire,difoit-il, eftiarefloujcedespeu" pies, contre les erreurs des Princes* , Elle donne aux enfants les lecons qu'on " n'ofoit faire aux peres; elle craint moins ^' un Roi dans le tombeau, qu'un pay„ fan dans fa chaumiere ". Son Gouverneur & Poccafion d'une fête qui s'étoit donnée a Verfailles pour la nailTance d'un Prince, difoit qu'il ne comprenoit pas comment Ajfuérus avoit pu tenir \ la fatigue des feftïns qu'il donna pendant 180 jours aux Grands de fon  de Louis XIV & de Louis XV. 147 Royaume. „ Ec moi, reprit Ie Dauphin, „ je ne fais comment il a pu fubvenir & „ la dépenfe, & je préfurae que ce fef„ tin de fixmois a la Cour aura étéexpié „ par un jeune folemnel dans fes Pro„ vinces. II faudroit, difoit-il dans une „ autre occafion, pour qu'un Prince goit„ tat une joie bien pure au milieu d'un „ feftin, qu'il y püt convier toute Ia na„ tion , ou que du moins il püt fe dire en „ fe mettant k table : Aucan de mes Su„ jets riira aujourihuife coucher fans „ fouper ". Voici une reUexion qu'il fit un jour après avoir travaillé long-temps avec 1'Abbé de Saint-Cyr, fur le Livre de la Concorde du Sacerdoce & de VEmpire , de M. de Marca : ,, Hélas! mon „ cher Abbé, qu'il en coüte de peines „ pour accorder les hommes entre eux! „ Ün berger, la houlette h Ia main , „ met tout fon peuple en mouvement „ d'un coup de fifflet; deux chiens font „ fes feuls miniftres; ils aboyent quel„ quefois, fans prefque jamais mordre, „ & tout eft en paix ". La Dauphine, curieufe de voir une arraée rangée en bataille, fe rendic un G ij  34? Mémoires anecdoüs jour au camp de Compiegne , oü fon augufte Epoux commandoit les DragonsDauphin. II alla k fa rencontre, lui donna le bras; & s'avaneant vers les troupes: „ Approchez, mes enfants, leur dit-il, „ voila ma Femme". A peine eut-il prononcé ces paroles, que tout le camp retentie des cris réitérés de vive Monfeigneur le Dauphin & Madame la Dauphine. Les foldats des derniers rangs, qui avoient crié fans favoir pourquoi, recommengoient, quand ils apprenoienc de leurs camarades la roaniere militaire ©vee laquelle le Dauphin venoit de leur préfenter la Dauphine. Un jour que le Dauphin chaftbit avec le Roi dans lesenvirons de Compiegne, fon cocher vouloit traverfer une piece de terre , dont la moiflbn n'étoit pas encore levée; s'en étant appercu, il lui cria de rentrer dans le chemin: le cocher lui obferva qu'il n'arriveroic pas h temps au rendez-vous. „ Soic,répliqua le Prin„ ce; j'aimerois mieux manquer dix ren„ dez-vous de chafte, que d'occafionner „ pour cinq fois de dommage dans le „ champ d'un pauvre payfan ". On parloic un jour en fa préfence  de Louis XIV& de Louis XV. M9 d'une banqueroute confidérable , & des rifques que couroient les particuhers en placanc leur argent. Les uns difoient qu il falloit qu'ils exigealTent plufieurs eautions; d'autres, qu'ils ne devoient point placet toute leur fortune d'un meme cöté. „ Tout cela, reprit M. Ie Dauphin, ne vaut pas le fecret de la Comtefiè de Töuloufe; elle place fon argent ' a fonds perdu; & pour plus de füreté, elle mét hypotheque fur ! humanicê " toute entiere, qui, de l'hyver dernier, lui eft redevable de la vie de " plufieurs milliers de malheureux en. "* danger de périr de mifere, fi elle ne fut venue a leur fecours ". Lors de la maladie du Roi a Metz, Ie Dauphin, fenfible uniquement a la perte d'un pere & au malheur de la nation, avoit proféré ces paroles attendnlfantes : „ Ah! pauvres peuples, qu'allez-vous devenir! quelle relTource il vous refte! Moi!... un enfant! Mon Dieu! ayez H pitié de ce Royaume; ayez picié de „ nous "! -» /. « Le Roi, informé que Monfieur Ie Dauphin venoit de quicter Verfailles pour fe rendre a Metz, lui envoya un exprès, fur fa route, pour lui figai&«> r G üj  150 Mémoires anecdotes de rebroufier chemin. Le Prince éroft déja k Verdun, quand il rencontra 1'Officiej? chargé de cet ordre. Ce qui 1'eüt arrêté en toute autre circonftmce, ne lui parut pas un obftacle en celle-ci. II ne confulta que fon ceeur; & fa tendreffe filiale lui perfuada qu'il pouvoit fe difpenfer d'obéir. Le mécontentement de $2 Majefté ne fe manifefta point d'abord, & ne toraba dans ces premiers moments que fur le Gouverneur, qui recut ordre de fe retirer dans fesTerres. Ce qui confirma le vrai motif de ce renvoi, c'eft un difcours de Louis XV a un Seigneur tenant note des anecdotes de la Cour. li lui demanda s'il fe rappelloit ce qui étoit arrivé il y avoit quatre ans a pareil jour? La mémoire du Courtifan étanc en défauc : „ Confultez votre journal, lui dit le Roi, „ vous y verrez la difgrace du Duc de „ Chacillon. Vraiment, ajouta-t-il, il fe „ croyoit déja Maire du Palais ". On prélendic, en effet, que le Duc, comptant fur la mort de Louis XV, s'étoit jetcé aux genoux du Dauphin, & 1'avoit fa3ué comme fon Roi. Tout le mondeTait qu'è la journée de Fontenoy, la fortune fembloit d'abord  de Louis XIV & de Louis XV. 151 vouloir fe déclarer contre nous. M. le Dauphin, qui voyoit avec clouleur le carnage de nos foldats, ne put contenir fon ardeur généreufe; il vouloit s'élancer a la tête de la Maifon du Roi; il couroit déja i'épée a la main ; il s'écrioit : Marchons, Frangois; ou efl donc Vhonneur de la Nation? On 1'arrêta, en lui faifant obferver que fa vie étoit trop précieufe. Ah! dit-il, le jour d'une bataille, ce nefl pas la mienne qui efl précieufe, cefl celle du Général. Ce Prince aimoit beaucoup les jeunes gens, mais de cette affecYion raifonnée qui ne perd point de vue leurs véritables intéréts. Un des Pages de la première Dauphine, dont il eftimoit le pere, marquoit de la légéreté & de 1'inconftance dans fa conduite; ille fit appelier, & lui rappella plufieurs époques oü 1 on avoit été content de lui, & il ajouta : „ II fautque je vousguériffeaujourd'hui d'une erreur : n'eft-il pas vrai que " vous vous étiez imaginé qu'on pou„ voit fervir Dieu par quartiers ? Dé„ trompez-vous; le fervice de Dieu eft „ un fervice de Pages; il eft de tout „ temps & de toute faifon. Servez Dieu „ cocaïne vous fervez Madame laDauG iv  353 Mémoires anecdotes „ phine: vous fentez que 11 vous pré„ tendiez nel'accompagnerque par fan„ taifie, elle ne s'accomrnodeïok point « de vos fervices"' Ayant appris qu'un autre Page, a qui il vouloic du bien, avoit perdu au jeu une fornme de vingt-cinq louis» tl le fit appelier pour lui en témoigner fon mécontentement : „ Je ne croyois „ pas, lui dit-il, que vous eufGez la „ bourfe fi bien garnie ; cependant, „ perdre vint-cinq louis, c'eft jouer jm, gros jeu pour un Page ". Comme ce. Prince confervok toujours quelque chofe de Fair de bonté qui lui étoic naturel, Jors même qu'il étoic obligé de faire un reproche, le jeune homme ne fentic pas qu'il lui en faifoit un, & il répondic au Prince, qu'il avoic perdu quelquefois de plus forces fommes. „ Oh.» vraimenc, « lui dit \e Dauphin, je me trompois „ donc bien fur votre compte, car je s, vous croyois de la conduite; mais „ 1'aveu que vous me fakes, me donne „ tout lieu de craindre que vous n'aug„ mentiez un jour le nombre des mau„ vais fujets ". Des Ecoliers de FUniverfité s'étant  de Lms XIV & de Lom XV. 153, tróuvés fur fon paflage dans le bois de Boulogne , le faluerenc par leurs cris accoutumés; le Prince les remercia par un figne de tête tout-\-fait gracieus. Les Ecoliers qui defiroient quelqae chofe de plus qu'un falut, s'approchent, environnent la voiture, & prient le Dauphin de leur faire donoer quelques congés: ,, Comrnenc, mes enfants, leur dit-il, „ il efl: congé aujourd'hui, puifque vous „ êtes ici, & vous voudriez qu'il lefut ,, encore demain ? Sürement vous ne 5i faites point attention que la multipü„ cité des congés efl: préjudiciable aux ., études, & que le Roi a befoin de Sa„ vants". Ce peu de paroles, qu'il prononga avec un grand air de bonté, éleva le courage de ces jeunes gens; ils redoublerent leurs acclamations; & de retour a Paris, ils raconterent, avec une efpece d'enthoufiafme a leurs condifciples , comment le Dauphin leur avoit fait connoicre Peftime qu'il faifoit des Sciences & des Savants. Après s'être appliqué pendant plufieurs années a connoitre Pétac aétuel de nos Provinces , il crut qu'il lui feroit égalemenc utile & agréable de vérifier fur ïe.s lieux la fidélité des rapports qui lui G v  154 Mémoires anecdotes avoient été faits : il témoigna au Roi Ie defir qu'il avoit de voyager en France. Le Roi y confentit, en louant le motif qui 1'y engageoit, & il fixa le terme de fon départ. Le Dauphin, avant qu'on ordonnÉk les préparatifs, eut 1'attention de demander a combien pourroient monter les fraix indifpenfables de ce voyage : on lui en remit un état. Quand il le vit: Oh! en vérité , s'écria -1 - il, „ toute ma perfonne ne vaut pas au „ pauvre peuple ce que lui coüteroit „ ce voyage; je ne veux plus y pen„ fer". Ce Prince avoit tracé de fa main des plans de palaïs & de jardins magnifiques. Ceux a qui il les montroit, louoient Ja beauté des deflins, les avantages & la commodité des proportions, Pélégance & la noblefie de 1'enfemble.Vous ne „ me parlez pas, leur dit-il, du plus „ grand mérite de mes plans rc'eft qu'ils „ ne coüteronc rien au peuple; car ils „ ne feront jamais exécutés". Le Dauphin ne jouoit jamais que paf coraplaifance. II apprébendoit beaucoup plus de gagner quedeperdre. Lafortunê le trahit un jour dans Ie fallon de Marly,  de Louis XIV&'de LouisXV. r5s e'eft-a-dire qu'il y gagna beaucoup plus. qu'il ne vouloic. S'il avoit pu rendre, il 1'auroit fait : on le vit bien, & la lyite le prouva. 11 fic mieux ; il ne joua plus, du moins aux jeux de hafard. L'héritier de ce Prince vercueux, en a fuivi 1'exemple, Les quatre Valets-de-chambre du Dauphin, au-lieu de le fervir par quartier, comme c'efl: Pufage z la Cour, s'étoient arrangés entre eux, avec fon agrément, pour le fervir chacun leur femaine. Comme tous quatre étoient de caraftere finguliérement oppofés, il prenoit a 1'égard de chacun d'eux un ton & des manieres cout-a-fak différentes; on ne pouvoit s'empêcher d'admirer commenc le caraétere de celui qui étoit de fervice fympathifoit toujours avec le fien. II auroit mieux aimé cependantque chaque office fut deffervi par un feul. Un Seigneur lui difoit qu'il avoit un Valetdechambre qui fe mettoit en quatre pour fon fervice. „ Oh! fur ma parole, lui „ dit le Dauphin , ne fouffirez pas qu'il „ en vienne jamais-la; car depuis qu'on „ s'efl: mis en quatre pour le fervice de „ la Cour, on n'y a plus que des quarts „ de Valets - de - chambre; & j'aimerois G vj  156 Mémoires anecdotes „ beaucoup mieux en avoir un comme „ le vötre, tout d'une piece. Souvent, pour ménager le temps, dont il étoit économe jufqu'au fcrupule , il fe rafoit Iui-même : „ J'ai plutöc fair, „ difoit-il, que mes Valets-de-chambre „ n'ont échaffaudé ". L'un d'eux, qui le rafoit pour Ia première fois, commencoit a trerabler:„ Ne craignezpas, lui dit-il ; „ fi vous me faites quelque entaille, on „ ne s'en prendra pas a vous, on croira que j'ai vu 1'ennemi de prés". LeBai„ gneur ne trembla plus". En voyant paroitre, pour Ia première fois, dans fon appartement un de fes Officiers, a un renouvellement de quar«er: „ Oh! s'écria-t-il, je friffonne quand „ je vous vois". Ces paroles déconcerlerent celui aqui elles s'adreH*bient, le Dauphin s'en étant appercu , ajouta : „ Quand je dis que vous me faites frif- fonner, j'entends la faifon que vous „ n/annoncez". L'Officier témoigna alors au Prince qu'il étoit au défefpoir de lui «aufer tous les ans ce défagrément, & Ie pria d'ordonner qu'il fit fon fervice pendant un autre quartier. Mais le Dauphin qui a'auroit pu intervertir 1'erdre qu'aa  de Louis XI V& de Louis XV. Hl préjudice d'un autre, répondit a celuici:„ Je megarderai bien de fuivre votre „ avis, j'aime au contraire que les mau„ vaifes nouvelles me foient apportées „ par un meflager agréable ". Un jour que le Dauphin paflbit fur les Boulevards de Paris, du cöté de SaintLaurent, accompagné de la Dauphine & des Princefles fes fceurs, il appercut de loin une Proceflion du Saint-Sacrement: auflr-töt il fit arrêter fon carrofie, & charmé de trouver Poccaöon de détourner vers Dieu les hommages que rendoit a fa perfonne le peuple afiemblé fur fon paffage, il s'avance a pied vers la Proceflion , qu'il fuivit jufqu'au lieu de la ftation. La, au milieu de la foule, donc fa piété feule le diftinguok, il fe mit a genoux a cóté d'un carreau qu'on lui avoit préfenté. Le bon peuple, celui qui fuit encore les Proceflions, ne put voir fans attendriffemenc de quelle maniere édifiante ce Prince fit fon acte d'adoration. Tout le temps qu'il refta a genoux, on vic autour de lui des gens qui efluyoient les larmes que faifoit couler la joie de voir tant de piété dans 1'héritier de Ia Cou-» ronne; & ce Prince, humblement profterné devant Dieu, paroiflöït plus grand  158 Mémoires anecdotes aux yeux de la multitude, qu'il n'eüc paru dans le plus beau jour de triomphe. L'événement Ie plus remarquable de 1'hyver de 1747, fur. le fecond mariage de M. le Dauphin avec une Princeflê de Saxe , fille d'un Roi qui occupoit le Tröne du beau-pere de LouisXV; mais s'il faut en croire 1'anecdote fuivanre, il étoit prédit que cette PrincefTe deviendroit Dauphine. On raconte qu'a peine ftgée de treize ans, la curiofité Pavoit conduite dans le Monaftere des Dames du Saint - Sacrement a Varfovie. Une vieille Religieufe s'y préfente a la jeune PrincefTe, Parrête, & lui prenant la main: Madame, lui dit-elle, me connoiffezvous ? —• Oui, vous êtes la Mere Saint' Jean. — Saus dnute ; mais je mappelle auffiDauphine, &jevousdéclare, fouvenez vous - en un jour, quune Dauphine tient la main d'une autre Dauphine» Le grand &ge de la prophétcfTe fit regarder cette prédiftion comme un radotage; mais dans la fuite on prétendit que cette Religieufe étoit morte en odeur de fainteté. Quand !e Dauphin, la première nuiï de les noces, emra dans, fon apparte-  de Louis XIV & de Louis XV. ï $o ment, il ne put retenir fes larmes, h la vue de plufieurs meubles qui lui rappelloient le fouvenir de fa première époufe. La Dauphine les vit couler, elle en parut émue, & lui dit: Donnez, Monfieur , un lïbre cours a vos pleurs, & ne craignez point que je m'en ojfenfe: elles m'annoncent ce que j'ai droit d''efpérer, fi je fuis ajfez heureufe pour mériter votre efiime. Le troifieme jour après fon mariage, Madame la Dauphine devoit, fuivant 1'étiquette, porter en bracelet le portrait du Roi fon pere. On fait combien il en devoit couter a la fille de Staniflas, de voir briller fous fes yeux comme en triomphe, & dans fon propre palais, le por* trait d'Augufte III. Une partie de ee jour s'étoit écoulée fans que perfonne eut ia hardieflè de fixer cet ornement. La Reine ofa la première y porter fes regards: Voila donc, ma fille, luidit-elle, le portrait du Roi votre pere ? — Oui, maman , répondit la Dauphine en préfèntant fon brasa Sa Majefté; voyezcomme il eft reffembknt! C'étoit le portrait ó§ Staniflas. Le Dauphin prenoit de temps en temps  ióo Mémoires anecdotes 1'exercice de Ia chafïè, moins par goüt que par raifon de fanté, & par complaifance pour Ie Roi qui 1'aimoic beaucoup. Un accident 1'en dégoüta pour Ie reftc de fa vie. Au mois d'Aoüt 1755, il lui arriva, ce qu'il apppella toujours depuis, & ce qui eft en effec pour un cceur fenlible, le plus grand des malheurs, celui de tuer un homme. En revenant d'une chaflè qu'il avoit faite aux environs de Verfailles, oü il étoit refté avec la Dauphine pendant un voyage de Compiegne, il voulut décharger fon fufil; le coup porta dans 1'épaule gauche d'un de fes Ecuyers,nommóChami>jrd, qu'un corps intermédiaire 1'empêchoit d'appercevoir. Aux cris que pouffa ce Gentilhomme, le Prince foupconnant le malheur, jette fon fufil, & court vers 1'endroic oü il avoit dirigé fon coup. Quel fpectacle! il appercoit un homme renverfé par terre, & qui fe rouloit dans la pouffiere : il s'approche davantage& reconnoitChambord, qu'il aimoit. A lavuede fon corps enfanglanté, il fe fent percé de douleur; il fe précipite fur lui, & le conjure, en 1'arrofant d'un torrent de larmes, de vouloir bien lui pardonner. L'Ecuyer, touché de 1'état oü il voit le Dauphin, femble oublier fon mal, pour confoler ce  de Louis XIV & de Louis XV. i&ï bon Prince qui fe hate de le faire tranfporter a Verfailles, & le confie aux plus habiles Chirurgiens. Pour lui, la douleur dans le cceur, levifage abattu, 1'efprit occupé de fon malheur, il s'avance juiqu'au Chaceau, tête nue, les cheveux en défordre , & fans s'appercevoir qu'il eft encore en vefte. Quelque extréme que fut fon affliéhon, il fe vit obligé de la diflimuler, & d'en cacher foigneufement Ia caufe a la Dauphine, alors enceinte de M. le Comte de Provence ; il prit un verre de liqueur, qu'il crut propre a ranimer les traits de fon vifage : il compofa de fon mieux tout fon extérieur, & fe rendit, felon fa coutume, a 1'appartement de la Princeflê, Une douleur profonde fe déguife difficilement a une époufe affeétionnée. A peine Pa-t-elle vu, qu'elle lui demande la caufe de fa trifteflè, Sc le preffê tellemenc, qu'il ne lui eft pas poflible de lui en faire un fecret. En vain lui fuggere-t-elle les motifs les plus capables de le tranquillifer; la feule chofe qui le foulage en ce moment, c'eft de pouvoir exhaler fa douleur en liberté : il s'y abandonna fans réferve, & jufqu'a faire craindre pour fa fanté. L'Officier ne mourut qu'au bout de fept jours. Le Dauphin pendaat toac  i6s Mémoires anecdotes ce temps, ne penfa qu'a lui, ne s'occupa que de lui. Non-content d'avoir donné les ordres les plus précis pour qu'il fik traité avec toutes fortes de foins, il lui fit plufieurs vifites, en avouant que fa vue lui percoit le cceur. La mort de fon Ecuyer lui porta un nouveau coup encore plus fenfible. „ Hélas! s'écria-t-il, „ quand on lui en apporta la nouvelle, „ il eft donc vrai que j'ai tué un hom„ me ! O Dieu, quel malheur" ! Cette affligeante penfée ne le quittoit ni jour ni nuit: rien n'étoic capable de 1'en diftraire. On eflaya de lui perfuader qu'il ne devoit pas s'imputer un malheur dont il n'étoit que la caufe innocente: „ Vous ,, direz tout ce que vous voudrez , ré> „ pondoit-il, mais ce pauvre homme „ eft coujours mort, & mort d'un coup ,, qui eft parti de ma main. Non, je ne „ me le pardonnerai jamais ". Et dans une autre occafion:' „ Oui, dit-il, je „ vois encore 1'endroit ou, s'eft paffee „ cette fcene affreufe; j'entends encore „ les cris de ce pauvre malheureux, & x, il me femble le voir a chaque inftant, „ me tendre fes bras enfanglantés, & „ me dire : Quel mal vous ai-je fak „ pour wioter la vie P II me femble voir „ fa femme éplorée, qui me dcmande :  de Louis XIV & de Louis XV. 163 „ Pourquoi me faites-vous veuve ? Et „ fes enfants qui me crient : Pourquoi „ nous rendez-vom orpbelins ? Ces pen„ fées importunes me fuivent par-tout; „ & 1'ufage de ma réflexion ne fert qufc „ me convaincre de plus en plus que ce „ ne font point des chimères '\ Louis XV n'eut pas plutót appris 1'accident qui étoit arrivé a fon fils, qu'il partit de Compiegne pour fe rendre auprès de lui. Rien ne fut plus agréable au Dauphin, que la promeffe que lui fit le Roi de lui accorder tout ce qu'il demanderoit pour la familie de Chambord. Dès que cet Officier fut mort, le Prince demanda une penfion pour fa veuve, a qui il déclara qu'il vouloic être fon prote&eur & celui de fes enfants. Voici dans quels termes il lui écrivit: „ Vos intéréts, Ma„ dame, font devenusles miens; je ne „ les envifagerai jamais fous un autre „ point de vue. Vous me verrez tou„ jours aller au devant de tout ce que „ vouspourrez fouhaiter, & pour vous, „ & pour 1'enfant que vous allez met,, tre au monde. Vos demandes feront „ toujours accomplies; & je ferois bien „ faché que vous vous adreffafliez f> pour „ 1'exécution, a un autre que moi. Sur „ qui pourriez-vous compter avec'plus  164 Mémoires anecdotes „ d'afllirance? Après 1'horrible malheur, „ donc je n'ofe me recracer 1'idée, mon „ unique confolation fera de concribuer, „ s'il eft poffible, a la vócre, & d'a„ doucir, aucanc qu'il dépendra de moi, „ la douleur que je reflens comme vous"* Jamais le fouvenic de ce facheux accidenc ne s'effaca de fa mémoire; & comr me s'il eüc été coupable, il s'en punk, en s'interdifant 1'exercice de la chaflè pour le refte de fa vie: il fe le reprochok encore au Ik de la mort. M. le Dauphin fur accaqué de la peticevérole , dans un &ge & dans une faifon oü cecce maladie, déja crès-dangereufe, peut devenir plus funefte. Bientöt elle s'annonga par des fympcömes effrayancs. Son augufte Compagne fachant combien le Prince la redoucoic, afin de lui cacher la nacure de fon mal, fic compofer exprès pour }ui une Gazecce de France, oü en rendanc compce de fon étac, on en déguifoic le nom & la nacure. Ses foins ne fe bornoienc pas a cecte attencion délicate ; elle ne quiccoic pas le lic du maladé duranc le jour, & ne forcoic de fa chambre que forc avanc dans la nuit. Elle lui rendoic les offices les plus rebucancs, au pokk que !e Doéleur Poujfe, célebre  de Louis XIV & de Louis XV. 165 Médecin, mais perfonnage ruftre «Sc qui ne connoiflbit point la Cour, la prit pour une mercenaire: Voila, dicil, en la montranc k quelqu'un, une garde-malade impayable! Comment Fappellez-vous? Sur ce qu'on lui répondit que c'écoic Madame la Dauphine : „ Oh bien, ajou„ ta-t-il, que nos pecites-maïtrefiès de „ Paris refufent a préfent de voir leurs „ maris malades; je les rembarrerai mieux „ que jamais, & les enverrai a cette „ école " ! Comme on repréfentoit k cette PrincefTe qu'elle s'expofoit rrop: QnCimporte que je meure, s'écria-t-elle, pourvu qu'il vive. La France ne manquera jamais de Dauphine. M. le Dauphin ayanc encore fenti davantage k fa convalefcence tout ce qu'il devoit a fa vertueufe époufe, sWorca d'éceindre le fouvenir de la première , donc 1'image écoit toujours gravée dans fon cceur. II avoic exigé de la feconde qu'elle portat des bracelets avec le portraic en min ature de la défunte : il écarta les divers óbjets qui lui rappelloienc une idéé trcp chere, fe rapprocha de plus en plus ce fon époufe acluelle, & la reconnoiflante lui cinc lieu d'amour. Après la perce de la 'bacaille de Crs-  i66 . Mémoires anecdotes veis, en 1758, fous le Prince de Clermont, Ia confternation fut générale a Verfailles. M. Ie Dauphin, qui connoiffoit le génie Francois & le découragefnent que les troupes devoient reflèntir, fut fur-tout affihgé de la tache qui en rejaiilifïoic fur le nom de Bourbon. II forme le noble projet de la laver fur-le-champ. II écrit au Roi, «Sc lui demande la permiffion d'aller fe mettre a la tête de 1'armée battue. II emploie dans fes lettres les motifs les plus prefiants pour le perfuader; il prévient les difficultés qu'on pourroit oppofer a fa réfolution, il protefte qu'il ne fera rien que de 1'avis des Officiers généraux : „ Non, dit-il en „ finiffant, je fuis für qu'il n'y a point „ de Francois, dont Ie courage ne foit „ ranimé, & qui ne devienne invincible „ a la vue de votre fils unique qui le „ meneraau combat". Son augufte pere lui fit cette réponfe : „ Votre lettre, mon „ fils, m'a touché jufqu'aux larmes. II „ ne faut pas fe laifler accabler par Ie „ malheurs C'eft aux grands maux qu'il „ faut de grands remedes. Ceci n'eft „ qu'une échauffourée. Je fuis ravi de reconnoitre en vous les fentiments de „ nos peres; mais il n'eft pas encore „ temps que je vous fépare de moi "  de Louis XIV & de Louis XV. 167 On voic par cet écrit, combien on en impofoit au Roi. On lui avoit repréfenté comme une èchauffourée une déroute complete* qui faifoit perdre en.un jour plus de quatre-vinges lieues de terrein, & tous les avantages'qu'on avoit gagnés depuis le commencement de la guerre. Au refte, fi M. le Dauphin n'obtint pag ce qu'il demandoit, il détermina du moins a retirer le commandement au Comte de Clermont, qui revint a Paris avec le tir tre burlefque de^ Cénéral des Béné\ diclins. Un: jour qu'on faifoit au Dauphin Ia leéture de la Gazette de Hollande, oii il étoic parlé de la condamnation du Livre ö"Emile : „ C'eft fort bien fait, dit „ le Prince : ce Livre attaque la Reli„ gion; il trouble la fociété, 1'ordre det? „ c'itoyens; ilnepeut fervir qu'a rendre „ i'homme malhenhttiBC'; c'eft fort bien „ faic. —•- II y a aulfi le Contrat focial, qui a paru très-danc;ereux, aiouta le ,, Leéteur. — Quand a celui-la, c'eft „ différent, reprit le Dauphin, il n'at„ taque que 1'autorité des Souverains; „ c'eft une chofe a difcucer. II y auroit „ beaucoup h dire : c'eft plus fufcepcible „ de concroverfe ".  i68 Mémoire: anecdotes Le Dauphin faififlbit toujours, & faifoit fouvent naitre les occafions de donner aux jeunes Princes fes fils quelques lecons utiles : il leur fit une des plus frappantes Ie jour qu'on fuppiéa les cérémonies de leur Baptême. Après que leurs noms furent infcrits fur le Regiftre de laParoiffe, il fe le fit apporter; & Payant ouvert, il leur fit remarquer que celui qui les précédoit étoit le fils d'un pauvre Artifan, & leur dit ces belles paroles : „ Vous le voyez, mes enfants; aux yeux de Dieu, les conditions font éga„ les, & il n'ya de diftinétion quecelle „ que donnent la foi & la vertu : vous „ ferez un jour plus grands que cet en,, fanc dans 1'eftime des peuples; mais ,, il fera lui-même plus grand que vous „ devant Dieu, s'il eft plus vertueux ". Sans ceflê oecupé du foin de leur éducation, il defiroic fur-tout qu'on leur donnet des lecons^'ihumanité. „ Con„ duifez-les, diioit-il, dans la chaumiere „ du payfan; qu'ils voyent le pain dont „ fe nourric le pauvre, & qu'ils appren„ nent a pleurer ". Les derniers jours de fa vie, ce Prince étoit quelquefois agité par des rêves inquiécants. Dans un de ces moments qui tiennent  de Louis XIV & de Louis XV. 169 tïennent comme le milieu entre le fonimeil «Sc Pétat de veille, tout-a-coup on 1'entendit s'écrier : Ah! mon Bleu, je vous demande pardon. Son Confeflèur, qui fe trouvoit alors a cóté de fon fit, lui demanda fur quoi portoit cette exclamation. Ceft, répondit le Dauphin, que je viens de la Comédie. Le Confeflèur lui dit de fe tranquillifer, ajoutant que s'il avoit été a la Comédie, il 1'y auroit fuivi, puifqu'il ne Tavoit pas quitté. M. le Dauphin s'étant parfaicement éveillé: Je Vai donc révé, continua-t-ii; tant mieux, car fetois défolé. La maladie de ce Prince jetta tout It» Royaume dans la plus grande confterïiation. Toute la France fut en prieres, pour demander au Ciel la confervation d'une tête fi précieufe. On manda de Thionville que les Dragons du Régiment Dauphin, non-contents de faire célébrer a cette occafion un grand'Meffe dans 1'Eglife Paroiffiale de cette Ville, s'étoient impofé d'eux-mêmes, un jeüne fölemnel, & que la plupart d'entre eux avoient diftribué aux pauvres la paye de ce jour-Ik. Peu de temps avant Ia mort du DanTomé III. H  ï«70 Mémoires anecdotes phin , la Providence lui ménagea une épreuve bien capable d'accabler une ame moins forte que la fienne, mais qui ne lui caufa pas la moindre émotion. II voyoic de fon lit tout ce qui fe paflbit dans une des cours du Chateau; il s'appercuc un jour qu'on chargeoit a la hate une voiture d'office : ce qui lui fit comprendre qu'on ne doutoit plus de fa mort prochaine. II demanda ce que c'étoit que cette voiture ; & comme on ne croyoit pas qu'il eut diftingué les effets donc on venoic de la charger, on lui répondic qu'elle partoit a 1'occafion du renouvellement de quartier. Au même inftant jl vic entrer dans la cour un carrolTe, qu'on arrangea avec la même précipitation : „ Voilh fans douce, dic-il, le „ carrofle des Officiers qui onc fait met„ tre leurs meubles fur la voiture qui „ vient de fortir ". Perfonne ne fentit 1'ironie; & la tranquillité avec laquelle il parloit, fic croire qu'il écoic très-éloigné de foupconner la véricé. II en feroit lans douce refté lh, & nous auroic laifTé ignorer Pépreuve a laquelle 1'avoic mis cette imprudence, fi fon humeur conftamment gaie ne lui eut fait déceler fa penfée : fon Médecin entra pour lui préfemer un bouillon; il écoic copieux en  de Louis XIV & de Louis XV. I$r* Je recevant, le Dauphin regarda ceux qui croyoient lui avoir fait prendre le change, & leur die en fouriant : „ S'il. ,, faut que je le prenne touc entier, „ vous pouvez bien aller dire a cesgens„ la de dételer, car je les ferois attendre „ trop long-temps". Dans une circonftance oü toutes fes fetTources étoient épuifées, quoiqu'il lui reftat encore un grand nombre de mal* heureux a fecourir, il n'avoit pas cru qu'il fut indigne d'un Dauphin de faire „ par motif de charité, ce que la paffion du jeu juftifie tous les jours aux yeux des Grands: il eut recours St 1'emprunt; & ne prenant confeil que de fon humanicé, il en fit un, dont le rembourfement devoit lui coüter des privations de plufieurs années. S'étanc rappellé au lic de la mort, qu'il ne 1'avoit pas encore entiérement acquitté, il pria le Roi de le faire a fa décharge. Voici ce qu'il lui écrivic dans une lettre qui renferme fes dernieres difpofitions. „ Ayant été rede„ vable aM. ds Montmartel d'une fotn„ me très-confidérable, dont j'ai déja ac„ quitté la plus grande partie, je vous „ prie d'ordonner que le rede lui foic ,3 p3yé : je n'en ai pas d'état, ayant néH ij  172 Mémoires anecdotes 5» gligé de garder les recus; mais M. de „ Montmartel eft d'une probité aflèz re„ connue, pour que 1'on puiflè s'en rapporter a lui". II parokqu'eneffetcette fomme étoit très-confidérable , puifque la plus grande partie acquittée, il en reftoit encore cent mille écus, dont Louis XV ordonna le payement. La mort d'un Prince vertueux eft une calamité univerfelle. Les étrangers pleurerent le Dauphin, «Sc voici ceqn'écrivoit d'Angleterre au Duc de Nivernois le Dofteur Maty, homme de lettres diftingué, qui étoit a portée de connoitre & d'apprécier les fentiments de fes compatriotes. „ Permettez a un étranger de meier „ fes larmes aux vötres, a «Sc celle de „ toute la France. Germankus pleuré '„ des Romains, le fut auffi de fes voi„ fins, des ennemis même de leur Em„ pire. Si Monfieur le Dauphin jetteen,, core les yeux fur la terre, il n'y voit plus en ce moment que des cceurs „ Fran^is ".  de Louis XIV&de Louis XV. 173 L0U1S-J0SEPH-XAVIER DE FRANCE, Duc de Bourgogne (i). O n entretenoit un jour cet augufte Enfant de la raaladie cruelle que Louis XV avoit efluyée a Metz; on lui peignoit les témoignages daffeftion que les Francois donnerent a leur Roi a cette trifte'époque; on lui apprenoit que ce fut en cette occafion que Louis le BienAimé recut ce titre, né du fein de la douleur & de la joie. Ce récit échaufte & tranfporte le jeune Prince. „ Ah! que „ le Roi, s'écrie-t-il, dut être fenfible „ a tant d'amour, & que j'aimerois vo* ,, lontiers ce plaifir, au prix d'une pa„ reille maladie "! Ce jeune Prince étoit né pour être brave. II avoit témoigné un grand defir de voir faire 1'exercice aux Chevau-Légers. On lui donna le fimulacre d'un combat & d'une attaque, avec un feu tout aufli vif & tout aufli terrible que dans les (t) Né en 1751, mort en 1761. H iij  1^4 Mémoires tmecdotes aclions les plus chaudes. Lorfque le feu & le bruit commencerent, il appuya les mains fur fon front pendant toute la première décharge, fans dire un mot; enfuite il les retira, & avec fa gaieté ordinaire , ildit au Duc de'la Vauguyon : „ J'ai voulu m'effayer, 6c je n'ai point été éconné du tout". Un jour on lui préfenta une table chronologique de tous les Rois de France , depuis la fondarion de la Monarchie. Les Hiftoriens , qui remontent jufqu'fc Pharamond, en comptent ordinairement Joixante - fix; il fe figura que tous ces Rois étoient fes Aïeux. Le Duc de la Vauguyon crut devoir lui dire qu'on n'avoit point de preuves que les Rois de la troifieme race defcendiffent de la première, ni même de la feconde. II en parut étonné, & s'écria avec une forte de dépit : „ Au moins, Monfieur, je „ defcends de Sainc-Louis & de Henri „ Quatre". Le Duc de Bourgogne étoit fenfible o la louange jufte & méritée, mais ii haïfibit & méprifoit fouverainement la flatterie. Quelqu'un s'avifa de lui donner des éloges qui fentoient 1'adulation :  de Louis XIV& de Louis XV. *75 , Monfieur, lui dit-il, vous me flattez, ' & ie n'aime point qu'on me flatte . Le foir en fe couchant, il dit a fon Gouverneur : „ Ce Monfieur me flatte, prenez garde a lui ". La voie la plus füre pour acquérir fon eftime , etoic d'éclairer fa conduite, & de le reprendre-quand il avoit tort. Le Duc de ia Vauguyon lui ayant demande lequel de fes tlois garcons de chambre il aimoit le mieux: „'C'eft un tel, répondit-il, „ paree qu'il ne me paflbit rien dans mon bas age, & qu'il allo.t red.re " tout ce que je faifpïs de mal, afin que ',' 1'on mecorrigeat". /. Un jeune Seigneur, qui etoit admis a lui faire fa cour, le flattoit dans fes petits caprices , & alla meme jufqu a lui dire qu'il falloit fe moquer des avis & des correftions. Le jeune Prince, irnté de pareils difcours, le prit des-lors tellement en averfion, quil cefla de lm parler, quoiqu'ileütnaturellement beaucoup de gout pour lui. Ce jeune homme voyagea, & fut deux ans fans voir Ie Prince. A fon retour il fe conduifit tout différernment; c'étoit un homme fincere, vrai, qui relevoit les fautes, ofoit contredire, & difputoit au jeu. Le L>uc de Bourgogne lui rendit fon ammê. ° H iv  176 Mémoires anecdotes „ j'avois congu de Faverfion pour vous» n lui difoic-il, a caufe de vos flatteries; ,,. mais je vous aime a préfent , paree „ que vous avez changé de ton, & que „ vous me dites mes vérités ". La médifance lui déplaifoic beaucoup. Quelqu'un parloit aiïez mal devant lui d'un homme, dont la naifiance méritoic des égards; il Ie fit approcher, & lui dit: „ Je trouve fort mauvais que vous.' „ parliez ainfi devant moi d'un homme „ de condition;, n'y, revenez plus". Les ridicules le frappoient vivement; mais il ne fe permettoit point d'en faire' des plaifanteries. Jamais trait de mépris»,, jamais raillerie humiliante ne fortit de fa bouche. Les défauos naturels exciïoienc fur-tout fa compaffion. Un jour la converfation étant tombée par hafard fur un de ces défauts , & quelqu'un qui en étoit affligé fe trouvant alors chez. les Princes, il mit le doigtfurlabouche, appella celui qui parloic, & lui dit a 1'oreille : „ Ne craignez-vous pas de Iq « facher"? A peine dgé de huit ans, Ie Duc de Bourgogne avoit le difcernement jufle,  de Louis-XIV& de LouisXV. m connoiflöit, apprécioic les hommes, & les traitoic feion leur mérite. Le Duc de Briflac, qu'il aimoit & qu'il eftimoil beaucoup, lui dit un jour:,, Monfei„ gneur, a votre première Campagne, „ je vous demande d'être votre Aide„ de-camp. — Non, répondic-il: Mon» „ fieur le Duc, vous ferez alors Maré,, chal de France, & vousme donnerez „ des lecons". Un mot du Dauphin, un ton un peu plus haut ou un peu moins tendre qu'a 1'ordinaire, touchoit le Duc de Bourgogne jufqu'aux larmes. Monfieur de la Vauguyon,diïok-\\en joignant fes mains tSclevant les yeuxauCiel, que Papa ne fe fiche pas, qu'il ne foit pas fdché; & ■je ferai tout ce qu'il voudra. On venoit de lui donner pour exemple d'écriture, une fentence concue en ces termes: IIfaut beaucoup de courage pour dire la vérité aux Princes; & ceux qui la leur difent, font leurs vrais amis. Quelques heures après, le Duc de la Vauguyon eut occafion de lui faire des reproches afltz férkux. Ii en fut piqué; & comme il étoit encore rout ému, il dit a fon Gouverneur: „ Vouscroye^ H v  178 Mémoires anecdotes „ donc qu'il vous faut beaucoup der „ courage pour me dire Ia vérité ? ötez„ vous cela de 1'efprit; vous avez pleine „ autorité fur moi : le vrai courage fe„ rok de la dire a Papa, ou a Papa Roi, „ s'ils étoient capables de faire le mal". II avoit cellemenc err horreur toute efpece de menfonge , qu'il ne cherehoit pas même s excufer, ou h pallier festautes; il les avouoit avec une noble fimplické. Un jour qu'il avoic mécontenté fes Maitres, une Dame fe préfente après la lecon, «Sc leur dit que fans doute Monfeigneur avance toujours de plus en plus, & que cercainemenc la leeon a été bonne. On lui répond que oui. Quand cette Dame fut fortie, le jeune Prince regarda le Maitre, & lui dit i „ Quoi! Monfieur, vous qui m'exhor„ tez a ne m'écarter jamais de la vé„ rité, vous mentez devanc moi & pour „ moi"! La bienfaifance & 1'humanicé s'annoncerent dans cec augufte Enfant dès fes premières années. II avoit defiré unepetice artillerie; ceux qui étoient auprès de lui ne s'y oppofoienc pas; mais ii$ crurenc devoir lui faire obferver qu'il y avoit bien des malheureux. 11 n'ea  de Louis XIV & de Louis XV. ï'79 fallut pas davantage. II aima mieux iopprimer un amufemenc qu'une aumöne. L'artillerie fuc facrifiée, & ilordonnade diftribuer aux pauvres 1'argenc qu'on y auroic employé. Le fieur Tourolle , fon premier Valetde-chambre, lui parloic d'un Village a quinze lieues de Paris» qui venoic d'êtte enciéremenc confumé par un incendie. „ Nous n'avons pas grand'chofe , die le „ Prince, il faudra faire ce que nous „ pourrons ". Le foir même* le Dauphin, Ia Dauphine & Mefdames étanc venus le voir, il fic une quêce dans fa propre familie, pour le foulagemenc des pauvres Habicants de ce Village. II en remic 1'argenc entre les mains du fieur Tourolle pour le leur envoyer, & y sjouca couc ce qu'il put prendre fur fes menus plaifirs. Dans un Sge G tendre, il favoic con* cilier fa généroficé avec 1'amour de 1'ordre & de 1'économie. II n'aimoic pas les profufions indécences. Une perfonne d'un écac inférieur, lui difoic fans doute en plaifancanc : „ Monfeigneur, fi vous „ vouliez me donner 100,000^livres, „ j'achecerois une belle maifon ". II ré: pondic : „ Quand je le pourrois, je ne  ï8o Mémoires anecdote? „ vous les donnerois pas; il n'eft pas „ de votre état d'avoir une maifon fi „ chere ". Les qualités de cet aimable Prince étoient encore perfeétionnées par la Religion. Quelqu'un lui ayant dit qu'il avoit vu travailler a une maifon vis-a-vis du CMteau de Verfailles; c'étoic un jour de grande Fête : „ Voilé qui eft horri„ ble, dit-il, je m'en vais tout-h-l'heure „ chez Papa Roi, pour m'en plaindre » * lui ". Allant è pareil jour fe promener fur le petit fauteuil roulant qui lui fervoit a cet ufage, il vit, en fortant de fon appartement , un Marchand qui avoit étalé fur le haut du degré une bousique de quincaillerie. II fe fit arrêter, appella un de fes Gentiishommes de la Manche, & lui dit: Voilé qui n'eft pas „ permis; ailez de ma part faire rembal„ Ier ces marchandifes y & que je ne les „ retrouve plus a mon retour ". La pureté de fon ame répondoit aux fentiraents de Religiorfdont il étoit remplL Lorfqu'on lui lifoit quelque hiftoire» & qu'il s'y rencontroic des tableaux trop paflionnés : „ Pafièz cela, difoit-il, il » ne convient pas que je 1'entende i,  de Lows XIV & de Louis XV. 11\ „ mon age ". Un jour qu'il parcouroit avec 1'Evêque de Limoges une Bible ornée d'eftampes, il tomba fur une figure qui n'étoit pas modeftement drapée : „ Couvrez cette figure, dit-il au Pré„ lat, elle n'eft pas décente", Tant de qualités heureufes faifoient 1'admiration & les délices de la Cour. Ce bonheur ne devoit pas durer; la fanté du Duc de Bourgogne s'afFoiblilToit de jour en jour. Ce jeune Prince, en jouant avec des. enfants de qualité de fon age, avoit fait une chüte; & dans la crainte qu'on ne punit ou réprimandat celui qui en étoit 1'auteur, il cacha long-temps fon mal til furvint une tumeur. Les Mèdecins qui en ignoroient la véritable fource, 1'attribuerent a une caufe étrangere; ils ordonnerent une opération, qu'il foutint avec une fermeté & une conftance infiniraent au-deflus de fes forces, & par "un courage non moins admirabïe, il perfifta h. ne vouloir jamais nommer le coupable, & a lui faire toujaurs le même accueil. Le Duc de la Vauguyon ayant an> noncé a cet augufte Enfant la décifiöa .des Médérios, il n'en fut ni furpn's, ni efirayé. K Je m'y atcendoi?, dit-il fiat-  iga Mémoires anecdotes „ dement; j'avois encendu dire, il y a quelques jours, a M. Sénac, qui dans „ ce moment me croyoit endormi, que ,, je ne m'en tirerois que par uné opé„ ration; je n'en ai point parlé, de peur „ qu'on ne. crue que cela m'inquiétoit. „ Donnez - moi cependant un quarc* „ d'heure pour prendre mon parti ". II voulut voir les inftruments dont on devoit fe fervir; il les confidéra, les mania avec un fang froid admirable, & s'abandonna tranquillement aux rigueurs de 1'opération , qui, quoique terrible, ne lui arracha que deux ou trois cris. A peine fut-U panfé, qu'il reprit fa gaiecé naturelle. Dans un de ces moments oü la douleur lui donnoit quelque reldche, il écrivit ce billet au Dauphin. „ Je commen„ ce a me mieux porter, & je vous prie „ de me permettre de continuer mes „ écudes; j'ai grand'peur d'oublier, & „ grande envie d'apprendre ". II appella un jour fon Gouverneur, & lui dit: „ Je vous prie de me perroet„ tre d'écrire une lettre a quelqu'un, „ & de ne la pas lire. —Je le veux bien, „ Monfeigneur, lui répondit le Duc de „ la Vauguyon, paree que je fais que „ vous êcesraifönnable, & que j'ai gran-  de Louis XIV & de Louis XV. 183 „ de confiance en votre fageflè ". 11 1'é* crivit; & comme il étoit au moment de la cacheter, il dit au Gouverneur: „ Te* „ nez, voila ma lettre, lifez-la; je ne „ puis me réfoudre a avoir un fecret pour vous ". Son dernier jour approchoit; 1'Evêque de Limoges n'héfita point a le lui déclarer. Le Prince mourant fit venir fon Gouverneur, lui prit la main; & Fenvifageant d'un air affeétueux, il lui dit: „ J'ai fait Ie facrifice de ma vie ". Dans fes derniers moments , foit qu'il cherchat des yeux fon augufle mere, qu'il avoit tant chérie, foit qu'il crüt la voir réellement, il s'écria d'une voix animée: „ Ah, maman, maman "! II répéta une feconde fois ces expreflions fi tendres 9 fit un oéle d'amour de Dieu, & rendic le dernier foupir le jour de Paques, a deux heures trois quarts du matin,  i De s Aftrologues avoient prédit k 1'Abbé de Fleiiri fa haute fortune. II eut la foibleffc d'y compter d'après de teliS garants, & cette fuperftition ne lui fut pas inutile, en ce que s'appuyant fur cette heureufe fataüté a laquelle il croyoit, il s'accoutuma de bonne heure a fon élévation, & n'y parut point étranger; en ce que i'affurance du fuccès, fans le rendre jamais audacieux, lui donna la perfévérance qui fupplée a 1'énergie, & lui fit entreprendre un pJan de fortune qu'il a'auroit jamais ofé concevoir. . Lorfque Louis XIV le nomma a 1'Evëché de Fréjus, il lui dit: Je vous ai fait attendre un peu long-temps, paree que 'vous aviez trop d'amis qui demandoient pour vous, & fat voulu avoir la fatisfaclion que vous ne duffiez rien qu'a moi. Le féjonr de Fréius ne pouvoit que déplaire a 1'Abbé'de Fieuri; {»} Ké en I<»J3 , raart en 174j.  de Louis XIV'& de Louis XV. 185 aufli difoit-il aflez plaifamment, que des qu'il avoit vu fa femme, il avoit été dégouté de fon mariage. En 1740, Fontenelle écrivic au Cardinal de Fleuri, pour lui fouhaiter une heureufe année. II le félicitoit fur la paix qu'il venoic de conclure entre les Turcs & les Chrétiens, & 1'invitoit, comrne excellent Médecin des maladies des Nations, acalmer la fievre qui commencoic a gagner en Europe les Efpagnols & les Anglois. Le Cardinal lui répondit fur le même ton , & lui difoit en plaifantant, qu!«V faudroit que les Princes priffent une dofe de Félixïr du projet de Paix perpétuelle de 1'Abbé de Saim-Pierre. Fontenelle montra la lettre du Cardinal au bon Abbé, qui fe perfuadant que Son Éminence voudroit fe fervir de fon projet, le lui envoya, avec cinq articles préliminaires. Le Cardinal-Miniftre lui répondit: „ Vous en avez oublié un, c'eft „ d'envoyer une troupe de Miffionnai„ res, pour y préparer 1'efprit & le cceur „ des Princes contraétants", Le Cardinal fut conftamment gouverné par Barjac, fon Valet-de-chambre. C'étoit le confident de fes plaifirs & de  i8ó Mémoires anecdotes fes peines, & 1'hornme de France qui faififioit le mieux, & qui carelToit le plus adroitement tous fes foibles. Ce fut lui qui, peu de temps avant la mort de ce nonagénaire , eut la galanterie recherchée de le faire fouper un jour des Rois avec douze convives, tous plus agés que lui; enforte que, comme le plus jeune, il fut obligé de tirer le gateau. Avec une adulation aufli fine & aufli foutenue, Barjac ne pouvoit manquer d'être fort avant dans la faveur de Son Éminence. II étoit le canal de toutes les graces intérieures, & principalement de celles de la Finance, dont une partie refluoit fur lui. 11 fe trouva puiflammenc riche a la mort de fon protecleur. Quoique entouré de dévots, & dévot lüi-même, le Cardinal ofa protéger quelque temps la Tragédie de Mabomet. Elie fut jouée fous fes aufpices quelques mois avant fa mort; mais il n'eut pas le courage de la foutenir jufqu'au bout. Sans la profcrire, il confeilla a 1'Auceur de Ia retirer, Voltaire lui a toujours fu gré de fa bonne volonté, & Ta traité en conféquence, toutes les fois qu'il a eu occa» don d en parler. La fanté du Cardinal de Fleuri s'alté-  de Louu XIV & de Louis XV. i8? roit de jour en jour, «5c quoique, par une adulation puérile, on eüc foin de groffir les Gazettes de centenaires, de répandre des contes romanefques d'élixirs rnerveilleux pourprolonger la vie, on ne pouvoit lui cacher qu'il étoit mortel. II tomboit fouvent en des états fftcheux, avant-coureurs d'un anéantilTement total. Les Médecins lui ayant sbfolumentdéfendu, pour quelque temps, 1'application «Sc le travail, il ne prenou aux délibérations du Confeil que le moins de part qu'il pouvoit, «5c pafïbit la plus grande partie du temps k IfTy, a deux lieues de Paris; mais il y retenoit le fantöme de 1'autorité. Les Miniftres venoient chaque jour lui rendre compte & prendre fes ordres. M. de Breteuil, Secretaire d'Etac au Département de la Guerre, un matin, après avoir travaillé quelques heures avec Son Éminence , fe trouva très-mal en fortant, au point qu'on le tint pour mort. Les gens du Cardinal, craignant que cet accident ne fit une trop vive impreffion fur leur LVIaïtre, ne donnerent aucun fecours a M, de Breteuil, & le rembarquerenc dans fon carroflè, oü il expira en arrivant k Paris. Cette inhumanité ne prolongea pas la vie du Cardinal. I! termina fa carrière  iS8 Mémoires anecdotes le 29 Janvier 1743. Le Roi lui rendic deux viütes pendant fa maladie, & fuj témoin de fa fin. Le Dauphin avoit accompagné Sa Majefté ; & comme on tenoit le jeone Prince éloigné du lic du mourant, le Cardinal pria qu'on le fït approcher : 11 eft bon, dit-il, qu'il s"actoutume a de tels fpe&acles. II ne proféra pas d'aucres paroles. Avec le goüt d'économie qu'on cottnoiiToit au Cardinal, gout qui s'accrok ordinairement avec lage, & dégénéré trop fouvent en avarice, on auroit cru qu'il eüt laifle une fortune confidérable. II eft pourtant vrai qu'il mourut fans aucun patrimoine; il avoit confommé le peu qu'il avoic eu de fa familie. 60,000 livres de rentes que lui valoient fes deux bénéflces, 20,000 livres feulement que lui rendoit fa place au Confeil , 15,000 livres fur les Poftes, donc il avoit la Sur-Intendance, compofoienc tout fon revenu. Cela ne montoic pas a 100,000 livres de rences.  de Louis XIV & de Louis XV. 189 M A U R I C E , Maréchal Comte de Saxe (i). Le fon des trompettes, le bruic des timbales & des tambours faifoient fur Maurice, encore enfant, Pimpreffion la plus vive. II raflèmbloit des jeunes gens de fon age, & exécutoit avec eux dans fon appartement, ce qu'il avoit pu retenir des évolutions militaires. Dès 1'age de feize ans, il avoit inventé un nouvel exercice, & l'avoit fait exécuter en Saxe avec le plus grand fuccès; & il touchoit a peine afa treizieme année,qu'il s'étoit déja trouvé au fiege de Lille, ou il monta plufieurs fois a la tranchée; \ celui de Tournai, oü deux fois il penfa perdre la vie, au fiege de Béthune, oü tous les Généraux lui donnerent les plus grands éloges; enfin, a la fameufe journée de Malplaquet, oü, loin detre rebuté par Phorrible carnage de ce combat, il dit le foir dans un tranfport d'allégrefie, qu'«7 étoit fort content de fa journée. (1) Nc en 1696, mort en 1750.  19° Mémoires anecdotes Le Maréchal de Berwick étant fur ie poinc d'attaquer les ennemis a Etlingen, «Sc voyant arriver le Comte de Saxe dans fon camp : „ Comte, lui dit-il auffi-töt, „ j'allois faire venir trois mille hommes ; 3, mais vous me valez feul ce renfort ". Pendant 1'hyver de 1745, il fe conclut un Traité d'union a Varfovie, entre la Reine de Hongrie, le Roi d'Angleterre, 1'ElecTeur de Saxe & la Hollande. L'Ambaffadeur des Etats-Généraux , ayant rencontré le Maréchal de Saxe dans la galerie de Verfailles, lui demanda ce qu'il penfoit de ce Traité. „ Cela efl „ fort indifférent a la France, lui dit le „ Maréchal; mais fi le Roi veut me „ donner carte blanche, j'en irai lire „ 1'origFnal a Ia Haye avant que 1'année .„ foit finie ". Lors de Ia bataille de Fontenoy, ce Maréchal étoit prefque mourant. II fe fit trainer dans une voiture d'ofier pour vificer tous les poftes. Pendant Taflion, il monta a cheval, & fon extreme foibleflè faifoit craindre a tout moment qu'il n'expirat. C'eft ce qui fit dire aa Roi de Pruflè, dans une lettre qu'il écrivic long-temps après, „ qu'agicant, il y  de Louis XIV & de Louis XV. W „ avoic quelques jours, la queftion de „ favoir quelle étoit la bacaille de ce „ fiecle qui avoic faic le plus d'honneur „ au Général, les uns avoienc propofé „ celle SAlmanza, & les aucres celle „ de Turin; mais qu'enfin couc le monde „ écoic tombé d'accord que c'étoit, fans „ concredit, celle donc le Général écoic „ a la mort lorfqu'elle fe donna ". Le Comte de Saxe, étant encore fort jeune, avoit époufé la ComteflèLofo», malgré fa répugnance pour un engagement durable. Les attraits, la naiflance, les richeflTes de la jeune Comteffe, ébranlerent d'abord fon inconftance, & il fe décida enfin touc-a-faic lorfqu'il fut qu'elle s'appelloit Vicloire. II a dit depuis, que ce nom, fi flatceur pour un guerrier, avoic plus concribué h le déterminer, que la beauté & les grands biens de la Comteffe. II eut de ce mariage un fils, qui mourut fort jeune; mais les dégoücs fuccéderenc aux plaifirs, & cecce union ne fuc pas de longue durée. Facigué des reproches que fa femme lui faifoit fur fes fréquentes infidélités, il fongea biencöc a faire caffer fon mariage. Selon les loix, le divorce ne pouvoic avoir lieu que dans le cas de preuve d'adulcere contre  J02 Mémoires anecdotes le mari ou contre fa femme. D'un autre cöcé , 1'adultere bien prouvé étoit un crime capital qui emporcoit peine de mort. Les obftacles n'arrêterenc poinr Maurice. II étoit bien fur de 1'impunité, & il ne s'agifToit que de faire agréer le divorce s ia ComtefTe, afin que, fur fa plainte, les Juges pufient prononcer la féparation. II fe chargea encore de lever cette difficulté; & pour en venir a bout, il imagina d'aller trouver fa femme dans une de fes terres; & aiFeclanc encore plus d'humeur & de mauvaifes facons qu'il n'en avoit eues jufqu'alors, il réufllc a la mettre en colere. On en vint aux reproches. Pour les terminer, le Comte iui propofa une féparation. Elle entra dans fes vues, & confentic parécrit, aadopter toutes les voies poffibles pour accélérer le divorce. Charmé de ce premier fuccès, le Comte pria fa femme de fe rendre a Drefde. Ce fuc dans cette ville que 1'affaire acheva d» fe terminer. Maurice fut furpris en adultere avec une des femmes de laComtefiè. Six témoins apoflés attefterent le fait; il y eut plainte en conféquence : le mariage fut cafie par un décret du Sénat, & le Comte condamné z mort. Cette partie du décret fut annuliée le jour même  de Louis XIF&deLouis XV. 105 me par des lettres de grace que fon pere Fréctéric-Aügufte lui accorda; en fe mettant a tablé, le Comte les trouva fous fa ferviette. II promit \ la ComtefTe de ne jamais fe r'emarier, & lui tint parole. La Comtellê n'en fit pas de même. Elle époufa un Officier Saxon , dont elle eut trois enfants. Elle n'avoit confenti & la difTolution de fon mariage, qu'a vee beaucoup de chagrin; car elle aimoit le Comte de Saxe. Oh pré't'énd que Maürieé fe' repentit de cette démarche, & Ton aflure que des que la ComtefTe ne fut plus fa femme, fes dégoücs cefTerent, s5c qu'il h voyok mêkie avec plaiOr. Le Maréchal, au milieu de fon triomphe de Fontenoy, fe fit porter vers Louis XV. If rètrouya un r'efle de forces pour embrafTer 'fes geheüx, & pour lui dire ces paroles : „ Sire, j'ai aflêz ,> vécu; je ne fouhakois de vivre au„ jourd'hui que pour voir Votre Ma„ jefté viétorieufé. Vous voyezj ajouta- t-ïl, k quoi tiennent les batailles ". Le Roi le releva, & i'embraüa tendrement. A fon retour de ;Flandres, ou il avoic gagné la bataille de Fontenoy, le Ma' Terne III. I  K)4 Mémoires anecdotes réchal de Saxe jouit d'un triomphe nouveau, la première fois qu'il parut k FOpéra. Comme il fe trouvoit au balcon' a portée de la fcene, Mademoifelle de Metz, qui faifoit le röle de la Gloire, vint a ce Héros, & lui mit une couronne de laurier fur la tête, Ce ne fut point un jeu de Théatre, & le Public, par des applaudiflèments répétés & unanimes, la lui décerna d'une maniere plus flatteufe encore. La même chofe étoit arrivée au Maréchal de Villars la première fois qu'il vint a 1'Opéra, après Faffaire de Denain. On donnoit Ia même Piece, & c'étoit la Demoifelle Antier, tante de Ja Demoifelle de'"Metz-, qui faifoit le röle de la Gloire. Le Maréchal de Villars fit préfent a Mademoifelle Antier d'une tabatiere d'or; le Maréchal de Saxe envoya a la niece pour dix mille livres de pierreries. Le Maréchal de Saxe, voulant preiTer la reddition de Bruxelles, avoit réfolu 1'attaque de 1'ouvrage a corne , fi la brêche étoit praticable. On envoya pour la reconnoicre, le nommé la Violette, Sergent des Grenadiers au Régiment Dauphin. II devoit, par certains fignaux convenus, indiquer 1'étac de Pouvrage.  de Louis XIV'& de Louis XV. 195 Ce Sergenc fe préfenta a la brêche avec quacre Grenadiers, faifant figne a ceux qui la défendoient de ne point tirer. Les afiiégés crurent qu'il étoit porteur de quelque ordre; leur feu cefla. La Violette profica de cette erreur pour faire fa reconnoilTance, & des fignaux qui marquoient qu'on pouvoit le fuivre. Six corps de Grenadiers déboucherent a 1'inftant, entrerent dans 1'ouvrage , & en chaflerent ceux qui le défendoient; mais la Garnifon fe portanc en force fur le rempart, fit fur cet ouvrage un feu li confidérable, qu'il fallut 1'abandonner avec perte d'un grand nombre de Grenadiers. Quoique cette attaque n'eüt pas eu tout le fuccès qu'on en efpéroit, elle intimida cependant la Garnifon a un tel point, qu'elle battit la chamade le même jour; ce qui fit dire au Maréchal, qu'on devoit la prife de Bruxelles a la Violette. II voulut voir ce brave homme, dont 1'aétion fut récompenfée du Roi & da Général. Le Régiment ajouta a cet honneur, celui de le faire Officier. A la bataille de Raucoux, un boulet de canon emporte la jambe d'un Grenadier ; il nage dans fon fang; c'étoit au fort de la mêlée. Dans ce moment  J g6 Mémoires anecdotes décifif, le Maréchal paffe & s'arréte : „ Qu'on fauve ce brave homme, dit-il; „ qu'on lui po-te des fecours! — Que „ vous importe ma vie, lui répond le „ Grenadier? Allez, & gagnez la ba„ taille ". La furveill» de la bataille de Raucoux, le Maréchal, qui aimoit les troupes, & qui étoit touché de leurs fatigues , fit propofer au Prince Charles, qui commandoit 1'armée des Alliés, de prendre les quartiers d'hyver dès le mois d'Octofere, en lui faifant part des motifs d'humanité qui 1'infpiroient. Le Général ennemi lui fit répondre avec hauteur, qu'il n'avoit ni ordre ni confeil a prendre de lui. „ Hé bien, dit le Maréchal, je 1'y „ forcerai de la bonne maniere ". En effet, il donna ordre fur le champ de fe préparer a la bataille pour le furlendemain. La veille on n'en joua pas moins la comédie dans le camp, &" Madame Favart, maitrefie du Maréchal, fit fon annonce après le fpeétacle, «Sc die: Meffieurs, demain reldche, a caufe de la bataille; après demain, nous aurons Vhonneur de vous donner, &c. Ce propos , qui, dans une autre circonftance, n'eüt été qu'une gafconnade, étoit, dans eette occafion, 1'expreffion de la con-  de Louis XIV & de Louis XV. 10 7 fiance générale, & de la certitude de la victoire. Après cetce bataille, oü les enhemis perdirent 15,000 hommes, le Chevalier ü'Aubeterre parut frappé de la bonne mine, & de Fair guerrier d'un prifonnier Anglois-, ce qui lui fit dire : Je croisque s'il y avoit eu 50,000 hommes comme toidans l'armée ennemie, nous aurions eu peine a la battre. Le foldat répondit vivement: Nous avions ajjez d'hommes comme moi, mais il nous en manquoit un comme le Maréchal de Saxe. Le Maréchal fréquentoit beaucoup M. de la Popeliniere, Fermier-Général. Madame de Pompadour lui demanda un jour quelles étoienc les qualicés de ce Fermierqui pouvoienc juftifier cette halfom Madame, lui répondit le Maréchal, il y en a une pour moi que je trouve excellente : car lorfque j'ai befoin de cent mille livres , je les irouve dans fon cojfre; au-lieu que lorfque je madrejfe au Controleur - Général, il me répond toujours qu'il n'a point d'argent. Depuis la paix de 1748, le Maréchal de Saxe fixa fon féjour a'Chambord, I iij.  if)8 Mémoires anecdotes que le Roi lui avoit donné pour en jouir durant fa vie comme d'un bien propre. 11 y vécut paifiblemenc jufqu'a fa morr, qui n'étoit paséloignée. Ce Héros, donc les jours avoient été li agités, & qui avoit fait tiembler une partie de 1'Europe, comparoir, en mourant, fa viea nn rêve. Monfteur Sénae, difoit-il a fon Médecin, fat fait un beau fonge. La mort de ce Héros sffligea la France «ntiere , qui le regardoit comme fon bouclier. Louis XV y fut plus fenfible que perfonne; il dit : Je n'ai plus de Général, il ne me re/te que quelque? Capitaines. L'intention du Maréchal avoit été de n'avoir ni fépulture, ni pompe funebre. C'eft ce que porte cet article de fon tef tamént : „ Quant a mon corps, je defire qu'il foit enfeveh dans la chaux vive, „ fi^cela fe peut, afin qu'il nereftebien„ tót plus rien de moi dans le monde que „ ma mémoire parmi mes amis ". Cet article n'eutpaslieu; le Roi voulut qu'on rendtt aux cendres de Maurice les plus grands honneurs. Son corps fut tranfporté a Strasbourg avec une raagnifïcence royale; & Sa Majefté fit ériger  de Louis XIV&de Louis XV. >9? b cet homme illuftre,par les mains du célehre Pigalle, un fuperbe ^ufolee dans 1'Eglife Luchérienne de Samc-I nornas. Après que le corps du Maréchal de Saxe eut été tranfporté dans la Capitale de 1'Alface, deux foldats qui avoient fervi lous lui, entrerent dans le tempte ou étoit fa cendre. Ils s'arrêtent au pied du tombeau, le regardent, 1'arrofent de leurs larmes. Alors 1'un d'eux ure fon épée, 1'applique au marbre de la tombe comme pour en aiguifer le tranchant. Saifi du même fentiment, fon compagnon imite fon exemple. Enfuite tous deux fortent. en pleurant, 1'ceil fixé fur la terre, & fans proférer un feul mot. Ces deux euerriers penfoient que le marbre qui touchoic aux cendres de Maurice , avoit le pouvoir de communiquer la valeur cc de faire des héros. Le Comte de Saxe étoit né avec uti tempérament ardent qui le livroit aux femmes; mais peu conltant dans les soürs, il ne cherchoit qua varier les fouiiTances, «Sc fouvent fans beaucoup de délicatere. Peut-être que sil eut pu fe vaincre, & répondre aux foins eml iv  3°o Mémoires anecdotes prefles de la Ducheflè de Courlande, Douairière, qui avoit concu de la paf-ion pour lui, cette PrincefTe lui auroic afluré la Souveraineté de Courlande, & rriême le Tröne de Ruflie, fur lequel elle monta dans la fuiee. Le Comte de Saxe avoic été appellé a cette Souveraineté par les Etats en 1726; mais les Polonois & les Mofcovites s'oppoferent a cette élecTion. La Ducheflè de Courlande , dans Tefpérance d epoufer Mauüce, le foutinc de tout fon crédit. Elle avoic d'ailleurs des attentions pour le «tornte, donc peut-être il fut excédé. lous les macins un Page de la Princeffe fe trouvoit a fon lever, pourfavoircomment il avoit pafTé la nuit; un inflanc apres, un OfScier venoic prendre fes ordres pour le courant de la journée. Avoic» la moindre indifpoütion, toude monde écoic en allarraes dans la Cour de la Ducheflè. Le Comte n'étoit pas d'un caractere a s amufer de tant de foin. D'ailleurs, n ayant aucun goüt pour Ia PrincefTe, il étoit bien éloigoé de mettre a toutes ces avances le prix qu'elle eut defiré. Dans la luue r il eut tout Iieu de fe repentir de fon indifFérence; car la Ducheflè, après avoir eflayé vamement de le toucher, s'étoit eniin rebutée. Une aventure arrivée dans  de Louis XIV& de Louis XV. 201 fon palais, acheva de la guérir tout-a-fair. Le Comte étoit devenu amoureux d'une Demoifelle de la Cour de la DucheiTe. Na pouvant avoir accès dans fa chambre, il convint avec elle d'aller pendant la nuic 1'aider a fortir par la fenêtre de fon appartement , de la conduire chez lui, & de la remener avant le jour. Pour faciliter le retour de la Demoifelle, qui avoit peine a marcher, paree que la terre étoit couverte de neige & de vergbs, le Comte la prit fur fes épaules. Pendant qu'il traverfoit. la cour, une vieille femme, qui avoit une lanterne , pafla auprès d'eux : le Comte, pour Pemcêcher de rien appercevoir, donna un coup de pied dans la lanterne; malheureufemenc 1'autre pied ayant gliiïè fur le verglas, il tomba avec fon fardeau fur la vieille, qui fe mit a faire des cris alTreux. La garde accourut, & s'en retourna dès qu'elle eüt appercu le Comte. Cette aventure éclata , & Pon crut devoir en amufer la DucheiTe h fon lever. Elle diffimula avec le Comte de Saxe; mais dès ce moment elle prit le parti de 1'abandonnerentiérement. Quelquesannées après, cette Princeflê ayant été appellée au Tröne de Ruflie, Maurice ne pouvant croire qu'il fut abfolument oublié, I 9  202 Mémoires anecdotes fit une tenrative pour recouvrer fes borjnes graces. II gagna un Chambellan, qui fe chargea de porter les premières paroles; celui-ci n'euc pas plutot prononcé lenom du Comte, que 1'Impératrice lui ordonna de fe retirer; il fut difgracié & exilé de la Cour. Le Comte de Saxe , pour foutenir fes prétentions en Courlande , avanc qu'elles fufient abfolument évanouies, avoit écrit en France, afin d'avoir un fecours d'bommes & d'argent. On ne doitpas oublier a ce fujet, un trait bien généreux de la célebre Lecouvreur, Actrice du ThéÉt're Francois. Son attachément pour le Comte , lui fit faire le facrifice de fes diamams & de fa vaiffelle ; elle les mit en gage pour une fomme de quarante mille livres, qu'elle lui envoya. Ce grand homme faifoit un Jour Péloge le plus diftingué d'un Officier de fon Armee, alors abfent, & qui eft mort depuis Lieutenant-Général, avec la réputation d'un excellent Militaire. Cet éloge déplut a un des Officiers préfents, qui fans doute fe connoffibit aflez pour <^ntir qu'il n'en mériteroit jamais un pa*  de Louis XIV& de Louis XV. 203 reil : „ Oui, dit-il, mais Chevert eft un „ Officier de fortune ". Le Maréchal qui le favoit bien, feignit de 1'ignorer, & démêlant au ton & k 1'air du dépréciateur le motif de fa remarque, répliqua brufquement: „ Vous me Papprenez; je „ n'avois pour lui que de 1'eftime, je „ vois que je lui dois du refpeét, & „ j'en aurai ". Au retour d'une partie de plaifir, oü pour mieux garder V incognito \\ avoit pris une voiture de place, il fut obligé de s'arrêter a la barrière Saint-Denis, pour donner le temps de faire la vifite. Le Commis qui fe préfenta 1'ayant reconnu en ouvrant la portiere , la referme auflitót,en lui difant : „ Excufez, Monfei„ gneur, les lauriers ne payent poin6 „ de droits". Le Maréchal de Saxe voyoit comme sn fonge les plus brillantes aftions de la plus illuftre vie; & 1'on ne dok pas s'étonner qu'il ait traité de rêveries fes idéés même les plus lumineufes fur Tart militaire. Ce qu'on aura de la peine a croire, c'eft qu'il étoit malade & avoit la fïevre, lorfqu'en 1732 il fit 1'ouvrage qui porte ce titre. Cet ouvrage fut d'a1 vj  204 Memoires dnecdoüs bord compofé: en treize nuiis; il le retoucha, & y fic.des augmeatacions après la Paix de 1736» La France regrettok de n'avoir pas donné le jour au Maréchal de Saxe; & le Maréchal, Francois dans le cceur, defirok d'ètr© regardé comme tel. II demanda & obtint des Lettres- de naturalité. Louis XV le gratifia en outre de Sxpieccs decanen, du nombrede celles qui avoient été prifes fur les ennemisa la bataille de Raucoux. Récompenfe militaire bien glorieufe pour ce Héros» En aimant fa gloire,ca grand.bomme ne fe lailloit pas éblouir par les preftlges. de la vanité. Quelques perfonnes, ou pour lui faire leur cour , ou dans 1'idée de procurer a nocre lktérature un honneur extraordinaire, le folliciterent viveraent, en 1746, d'entrer a PAcadémie Frangóife. Un Allemand, ignorant les principes de n&ue langue, auroit pu , malgré fon mérite & fon élévation,. parokse déplacé dans cette Compagnie,. oü les grands Seigneurs ne doivent êtreadmis qu'en qualité d'hommes de goüt,. II le fentit, & confulta le Maréchal de Noailks pzt la lettre fuiva.nte.  de Louis XIV & de Louis XV. 20S „ On ma propofé , mon Maïcre, ' d'être de 1'Académie Frangóife. J'ai x répondu que je ne favois pas feule„ rnenc'l'orchographe (1), & que cela „ m'alloit comme une bague h un chat. „ On m'a répondu que Ie Maréchal de ,', Villars ne favoic prefque pas écrire, ni lire ce qu'il écrivoic, & qu'il en ' étoic bien. C'eft uneperfécution. Vous " n'en êtes pas, mon Maïcre : cela rend „ la défenfe que je fais plas belle. Per' fonne n'a plus d'efpric que vous, ne parle & n'écric mieux : pourquoi n en,', êces-vous pas? Cela m'embarralTe. Je ne voudrois choquer perfonne, bien „ moins un Corps pü il y a des gens dc mérice. D'un autre cöté, ja crams les „ ridicules, & celui-ci m'en paroic utï „ bien conditionné. Ayez la boncé de me „ répondre un petit mot". Soic que le Maréchal de Noailles eut d'anciennes préventions contre 1'Académie, foit qu'il ne l'envifageSt que du cöté le moins favorable, il paroit, dar-» fa réponfe, oublierce que lui dounotre fiY En Toici une preuve tirés de fa lettre, ft la makt comme une hagc a Un chat. JW> nan «««-vous pas ? Je cnm 1« fUtyUit, «* ;«  üof> Mémoires anecdotes litcérature. II dit que Villars, en y entrant, s'eft donné un nouveau ridicule, avec quelques autres qu'il avoit malgré fes grandes qualités; que cette affiche ne convient point a un homme de guerre; qu'il feroit trés - faché de voir fort cher Comte Maurice dans une Compagnie cu 1'on s'occupe uniquement de mots & d'orthographe; que fi c'étoit 1'Académie des Sciences, le cas feroit différent. Son ami penfoit a-peu-près de même, & fe décida en conféquence. Au reile, onfait que 1'Académie Frangoife, en s'occupant de mots & d'orthographe, a pour objet principal la perfeétion de la langue & du gour. Les noms céiebres qui ornent fes faftes depuis fon origine, & fur-tout les ouvrages immortels d'une partie de fes Membres, font de folides garants de fa gloire. Mémoires de Noailles.  de Louis XIV & de LouisXV. 20f LE MARÉCHAL, COMTE DE BELLE-I SLE (.«> Le Comte de Belle-Ijle étoit un de» hommes en qui le Cardinal de Fleury avoit le plus de confiance. Ce Miniftre le confultoit dans toutes les affaires du Gouvernement, & 1'on ne dok pas diffimuler qu'il dut en partie a fes confeils le fuccès des plus glorieufes opéranons de fon miniftere. Ce fut M. de Bele-Me qui, en 1735, décida le Cardinal a ne point fe défifter de fes prétentions iur fa Lorraine. Cette .Éminence témoigna 1'eftime qu'elle faifoit des lumieres du Comte, par le refus même qu'elle fembloit faire quelquefois de les employer. II defiroit d'être envoyè en Amballade dan« une des premières Cours de 1 burope: il ofa même en faire la demande au Cardinal. Ce Miniftre lui répondit : Te me garderai bien de vouséloigner, " j'ai trop befoin de quelqu'un ^ qui je " puiffe confter mes inquiétudes.  " Mémoires anecdotes En 1741, ie Comte de Belle-Ifle ayant obtenu Ie grade de Maréchal de France J es faifeurs de Vaudevilles s'aviferent de Je chanfonneravec indécence. Le Maréchal méprifa leurs plates ('aillies; & quand les flaneurs vouloient 1'irricer contre ces Auteurs méprifables, il répondit froidement : „ Je remplirois les vues de ces „ gens-la, fi j'avois Ia petiteflè de me „ facher de leurs bons mots ". Le Cardinal de Fleury lui rendit plus de juflice en lui difant: „ Monfieur le .Maréchal, „ Ie BSton que le Roi vous a remis au* jourd'hui, ne fera pas dans vos mains », un ornement inutile ". La mort de 1'Empereur Charles VI ayant rallumé la guerre, il fut nommé Ambafiadeur pléniporentiaire a Ja Diete de Francfort, pour 1'éledion de Charles VII, il avoit ménagé toutes les voix & dingé touces les négociations. Le Roi de Prufle, informé de fesfuccès, ne put s empêcher detémoigner fon admiration, en difant: „ II faut convenir que le Ma., réchal de Beiie-Ifle efl; le Légiflaceur „ de 1'Ailemagne ' Lorfqu'on vint annoncerau Maréchal de Belle-We la mort de fon frere, cué  de Louis XIV & de LouisXV. 209 a la malheureufe affaire de VAjJiette (en 1747), il refta quelque temps abforbé dans fa douleur, fans vouloir prendre aucune nourriture ; mais comme cette inaétion pouvoic devenir funefte a la France : Je riai plus de frere, dit-il a ceux qui s'efforcoient de le confoler; 'mais f ai une Pairie, travaillons pour la fauver. Un Capitaine d'Infanterie avoit une difcuffion avec un Officier-Général ; ils écrivirent chacun de leur cöté au Maréchal de Belle-lfle, alors Miniftre de Ia Guerre. Le Capitaine étoit très-bien noté dans les Bureaux: après des informations exaetes fur 1'objec de la conteltation, rOfiicier fupérieur fut reconnu avoir tort; il recut une réprimande. Le Capitaine eut une réponfe honorable; le Miniftre, en la lui adreffant, lui manda de fa propre main, qu'il ne Ia faifoit point contreJigner, de peur qu'elle ne fut fouftraite par fon adverfaire, qui auroic pu ordonner au Faéteur du Régimenc de la lui remeccre. Cette attention du Maréchal de Belle-Me, étoit une précaution de fa juftice,qui vouloic donner a 1'innocent la fatisfaéiion la plus prompte & la plus fure.  21 o Mémoires anecdotes Les Conièils de guerre tenus contre les Volontaires Liégeois & le Régiment de Piémont, firent honneur a Pinflexible févérité du LVlaréchal. Les Officiers de ce premier Corps avoient arrêté entre eux de ne plus rendre leurs devoirs a M. de Meifort, leur Colonel, qui vouioit introduire dans fon Régiment la difcipline des Troupes Pruffiennes. Un feul avoit refufé de lê conformer h cette réfolution. Ils Pavoient infulté; & affemblés par ordre du Général pour lui faire des réparations, plufieurs coups de fufil partis a Pinftant contre cette malheureufe viétime de 1'elprit de Corps, avoient provoqué une information fur ce meurtre. Les auteurs en étant reftés inconnus, ilfallut, au défaur de juftice particuliere, en faire une générale. La conduite des Officiers du Régiment de Piémont avoit été plus atroce encore. Un fils du fameux Arma» teur de LVlarfeille, connu fousle nom de Roux de Corfe, fervoit dans ce Corps. Comme il étoit riche, il prêtoit fouvent de 1'argent è fes caroarades. On ahufa de fa facilité; on ne lui rendoit point, & Pon exigeoit qu'il continuat toujours les mêmes fervices. Sa patience s'étant laiïëe, il fut trouvé alTaffiné dans fa tente. II n'y eut pas lieu de douter que ce ne fut le  de Louis XIV & de Louis XV. 2t t réfultat d'un complot abominable. Trois Capitaines furent condamnésk être roués par contumace, & quarante-cinq autres h être cafTés, dégradés d'armes & de noblefle , mis en prifon , &e. Le Marquis d'Efparbés, Colonel, avoité;é condamné a vingt ans & un jour de prifon. Heureufement pour lui que fa femme étoit de la cour de la Marqutfe de Pompadour. Elle obtint la grace de fon mari, qui conferva le grade de Colonel en chef, mais fans la nomination aux emplois, qu'eut M. de Surlaville, Colonel en fecond du même Régiment. C'eft. ainfi que la faveur éludoit quelquefois le zele patriocique du Maréchal de BelleMie. Ce Miniftre, foic defir d'innover, foit qu'il crüt la chofe plus ucile dans la circonftance, foitintrigue de Cour & pour fatisfaire a quelque paffion particuliere, eut envie de féparer 1'Artillerie du Génie , dont M. d'A'-genfon avoit opéré la réunion pour le bien du fervice qui 1'exigeoit. Quand il eut mis fon plan fous les yeux de Louis XV, fe doutant que M. de Valliere, aux lumieres duquel le Roi avoit grande confiance, feroit confulté, il prévint cet Officier-Général, &  212 Mémoires anecdotes lui promit de iui faire avoir fur le chamfi le Cordon-rouge, & peu après la Grand'Croix, s'il vouloic le feconder dans fon projet, & donner un avis conforme au fien. Ce grand Arcilleur refta inllexible, & répondic que fa facon de penfer étanc diamécralemenc oppofée a celle du Miniftre , il ne pourroic la diffimuler fi Sa Majefté lui faifoit 1'honneur de 1'interroger. La défunion nes'effeccua pas moins. En 1755, lorfqu'on agica fi 1'on feroic la guerre ou fi 1'on conferveroit la paix, M. de Belle-Ifle fuc de ce dernier avis. il paruc étonnanc qu'un homme qui avoic refpiré les combacs coute fa vie, moncrac tanc de modéracion lorfqu'il s'agiflbit de repoufièr les infultes d'un violenc & perfide agrefièur. Devenu Miniftre, ilchangea de langage, & il en fuc bien puni par la perte de ce qu'il avoic de plus cher. Le Comce de Gi/brs, fon fils unique, jeune guerrier de la plus grande efpérance, ayanc erop peu vécu pour s'illuftrer, mais affez pour fe faire regreccer, fuc blefle morcellemenc a la bataille de Crevelt, en combaccanc a la tête des Carabiniers qu'il commandoit. II fut pleuré des ennemis même, & Ie Prince héréditaire de Brunfwick ; qui 1'avoic faic pri-  de Louis XIV&de Louis XV. 213 fonnicr , ne le qukta point qu'il n'eüt exhalé le dernier foupir. La fin de la carrière du Maréchal fuc troublée par une autre amertume. Les ennemis enleverent des lettres qu'il écrivoic au Maréchal de Comades; & le Prince Ferdinand en les rendant publiques, ufa des droits de la guerre, pour dévoiler les plans de ce Miniftre, aitgmenter, s'il étoit pofïïble, la haine des ennemis de la France, aliénc-r les Püiffances neutres, & accroitre la jaloufie & la méfintelligence entre nos Généraux. Inftruit par fa propre expérience que les Francois pouvoient garder longtemps les conquêtes que leur impétuofité leur Faifoit faire, le Maréchal ordon. noitparces lettres de piller, de faccager, de dévafter, de brüler tout ce qu'ilsavoient pris. Cette maniere de faire la guerre, li oppofée a la générofité de la natiön, parut odieufe, abominable; elle rappelloit le fouvenir de Fhorrible guerre du Palatinat. Le Miniftre Palatin & la Cour de Cologne, piqués de plufieurs traits offenfants qu'ils trouverent dans la correfpondance interceptée, fe plaignirent de la facon dont on s'exprimoit fur leur compte, & particuliérement de ce qu'oa  214 Mémoires anecdotes les foupeonnoit de favorifer les alliés. Plufieurs Chefs de 1'Armée Francoife fe voyant peints dans ces lettres avec des couleurs défavantageufes , lui vouerent intérieurement une haine fourde. Ils n'en contribuerent que mieux a traverfer fes opérations, & lui imputerent enfuite leurs propres fautes ou les erreurs du Général. LA MARQUISE DE POMPADOUR (i). L a Marquife avoit un grand defir de voir fon frere Cordon - bleu; le Monarque étoit afïèz difpofé a lui accorder cette grace; mais un Seigneur qu'il confulca, eut ie courage de lui répondre que Is poijjon n'étoit pas ajjez gros pour être mis au bleu. Louis XV, qui étoit plein de raifon, comprit le fens de cette plaifanterie, & parut n'y plus fonger pendant quelques années. Enfin, le Marquis de Vandieres, devenu Marquis de Marigny, fuc pourvu de la charge de Secretaire de 1'Ordre, qui n'exige point de preuves. Pour préparer fon frere a (i) Née en 1710, morte en 1764.  de Louis XIV & de Louis XV. 215 cette dignité, la favorite avoit obtenu, que dans les lettres d'éreclion de ce Marquifat en fa faveur, le Roi déclarar qu'il entendoit que cet homme nouveau jouïc des honneurs attachés a la haute Noblefle &aux gens de qualité, & qu'il fuc préfenté h la Cour fous fon dernier titre. L'objet de toutes les complaifances de la Marquife étoit fa fille unique, appellée Mademoifelle ou Madame Alexandrine. Elle étoit charmante, avoit toutes les graces & tout 1'efprit de fa mere. On la faifoit élever au Couvent de TAffomption, avec le train d'une Princeflê. Elle commencoit a entrer dans 1'tige d'être mariée. Madame de Pompadour jetta les yeux fur le Duc de Fronfac, fils du Maréchal de Richelieu. Elle devoit s'attendre a d'autant moins.de réfiftance, que le pere lui faifoit ja cour Ia plus affidue, & qu'il étoit comblés des bontés du Roi. Cependant il ne fut rien moins que flatté de cette propofition;, mars trop attaché aux graces pour y renoncer par un refus abfolu , il imagina de 1'éluder adroitement, en répondant qu'il étoit on ne peut plus fenfible aux choix de Madame de Pompadour; mais que fon fils avoit l'honneur d'appartenir par fa mere aux Princes  fli 6 Mémoire! anecdotes de Ia Maifon de Lorraine; qu'il ne pou* voit en difpofer fans leur agrérhent, & qu'il le demanderoic fi elle perfiftoit dans cette réfolution. La Marquife fentit la vnleur de cette tournure; elle craignit le ridicule qui réjailliroit fur elle, & ia honte qu'-elle pouvoit recueillir d'un refus, fi fa prétention devenoit pubÜque. Elle aima donc mieux diflimuler, teraporifer, régocier. C'eft ce que defiroit le MaréCna!, dans 1'efpoir que le bénéfice ,du temps lui procureroit quelque moyen de fortir d'embarras. En effec, Mademoifelle Alexandrine mourut peu de temps spr.ès, & cette mort plongea la Marquife dans une triftefiè profonde. • M. Poiffbn de Mdhoifm fuc d'abord rambour dans !è Régiment de Piémont. Quand il fut 1'élévation de fa "coufine, M vint la trouver & la follicita de Pavaneer. Elle confentic, mais a condicion qu'il quicceroic un étac oü il feroic erop difficile de le faire percer. II lui déclara qu'il avoit un goüt décidé pour le militaire, qu'il y vouloit refter, & qu'elle avoic affez de crédit pour 1 y pouffèr. Elle eüt bien voulu faire entrer fon parent dans le Régiment du Roi; mais les Officiers eurent le courage de le refufer. ' '"' lis  de Louis XIV & de Louis XV. 217 Ils ne diflimulerenc pas au tambour décraflè, que tout brave homme qu'ils le croyoient, il fuccomberoit a la fin, a moins qu'il ne tu&t fucceflivement tous fes futurs camarades. II fe retira. Madame de Pompadour voulut perfifter & faire punir le Régiment; mais on étoit en temps de guerre, & cela devenoit embarralfant: on 1'appaifa; fon confin fuc fait Lieutenant de Dragons, puis Capitaine ; puis il paffa au Corps de Carabïniers, & finic par être Maréchal - deCamp. Le jour même oü Madame de Pompadour attendoit fa derniere heure, Ie Curé de la Magdelaine, donc elle étoic la paroiflienne ï Paris, vint la voir pour 1'exhorter a bien mourir. Comme il prenoic congé d'elle: Un moment, Monfieur le Curé, lui die la Marquife, nous nous en irons enfemble. Tomé Ut R  2i8 Mémoires anecdotes FONTENELLE (i). L'illus t re Racine n'aimoit pas Fontenelle ; il avoit faic contre lui quelques couplets qui coururent tout Paris. On fe fouviendra long-temps, a la honte des Lettres, combien le fuccès de Ia Phedre de Racine fut fufpendu & troublé par une cabale qui ofa y oppofer la miférable Tragédie de Pradon. Ce fut en 1677 que. 1'on joua Tune & Tautre piece. Le grand Corneille avoit défefpéré de ce fujet, dont les détails s'étoient préfentés a fon ame Romaine comme faits pour produire des lltuations puérilles oü indécentes, des fentiments fades ou romanefques. L'Auteur de Cinna ne fe défendant pas de 1'impreffion d'un peu de ja • loufie ou de mécontentement contre un rival heureux, dont il avoic perfonnelmenc a fe plaindre, engagea fon neveu Foncenelle, qui n'avoic alors que vingt ans, a afïlfter a Ia première repréfentation de la Tragédie de Racine, ck a venir fur- (1) Né en 1657, mprt en 1757.  de Louis XIV & de Louis XV. 219 ïe-champ lui apprendre la maniere donc elle auroit écé recue. Fontenelle ne put que lui faire le rapport, malheureufernent très-vrai, de la maniere froide & dédai.gneufe avec laquelle on avoit écouté ce chef-d'ceuvre. Corneille, d'un air fatiffait, dit : „ Cela devoit arriver; voila „ comme échoue l'orgueil d'un jeune au„ dacieux qui croit pouvoir traker des „ fujets, qu'après m'étre fi long-temps „ exercé, ie n'ai pas cru devoir être adap„ tés au Théatre Francois. La Piece eft '„ donc abfolument tombée? — Oui, „ mon oncle, a-peu-près. —- On ne 1'a „ pas annoncée ? — Pardonnez-moi, elle „ doit être jouée encore après-demain. ik — C'eft donc ce jour-la qui lui fera fa„ tal? — II y a apparence; la cabale a „ fa partie bien liée; mais fi Phedre a „ une troifieme repréfentation, & qu'elle ,, foit écoutée, elle ira aux nues : car „ c'eft, je crois, la plus belle Piece dans „ le genre de 1'amour que 1'on puifle „ jamais voir". Le grand Corneille euc Ae la peine a fe perfuader la vérité de ce jugement, que la poftérké & les contemporains même, peu de temps après, onc ratifié; il 1'attribua au goüc de galanterie (fort a la mode alors, dans laquel Fontenelle avoit fait le premier eftai de fes K ij  220 Mémoires anecdotes talents. Qu'il étoic beau a Fontenelle de rendre ainfi juflice.a un Pöëteperfécuté, donc lui & les fiens avoienc a fe plaindre. Ce fuc a Rouen que Foncenelle fic fa Fluralité des mondes. Madame de la Méfangere, qui y demeuroic alors, étoic fa Marquife. Lorfque Foncenelle lui en fic la leéture, la femme-de-chambre de cecce Dame qui écoic préfente, reconnuc fa Maitrefiè dès les premières pages, & même le pare de la Méfangere, & fe mie a fourire. Cetce Dame, ne voulanc pas que le public la reconnuc aufli, die a Foncenelle, qu'il falloit un peu diminuer la reflèmblance, & de brune qu'elle écoit, il la fit blonde. Le célebre Chirurgien Le Cat a écrit a plufieurs amis de Paris, qu'on voyoic encore dans le pare de la Méfangere, il y a vingc ans, des vers que Foncenelle avoic gravés de fa main fur 1'écorce des hêcres. On demandoit un Jour a Foncenelle par quel moyen il s'écoit fait tant d'amis, & pas un ennemi. „ Par ces deux axio„ mes, dic-il, tout eft pofftble, & tout „ le monde a raifon ". Fontenelje difoit fouvent: „ Si je te*  4t Louis XIV■& de Louis XV. sa? , nois toutes les vérités dans ma main, „ je me garderois bien de 1'ouvnr pour l] les montrer aux hommes ". II avoit compofé un difcours pour un jeune Magiftrat. II connoifloit fort le pere, & dinoit quelquefois chez lm. Le fils, bien fur du fecret, s'étoit donna a fon pere pour Auteur de la piece, & lui en avoic laiiTé copie. Un jour, mais long-temps après , le pere qui avoit donné a diner a Fontenelle, lui dit qo il vouloit lui lire une bagatelle de fon fils, qui fürement lui feroic plaifir. Fontenelle avoit cotalement oublié qu'il eut fait ce difcours; mais il fe le rappella dès les premières lignes : & par une force de pudeur, il ne donna a la piece que peu de louanges, & d'un ton & d un air qui les affoibliflbienc. La tendrelie paternelle en fuc piquée, & la piece ne. fut point achevée. „ Je vois bien, dit ie „ pere du jeune Magiftrat, que ceian eit „ pas de votre goüc. C'eft un ftyle aifé, „ naturel, pas erop correct peuc-êcre; un ftyle d'homme du monde. Mais a „ vous autres Meffieurs de 1'Académie, il „ fauc de la Grammaire & des phrafes". Un Suédois, arrivant a Paris, deK iij  222 Mémoires anecdotes mande aux gens de la barrière Ia demeure de Fontenelle. Les Commis ne peuvem la lui enfeigner : „ Quoi, dit-il, vous „ autres Francais, vous ignorez la de„ meure d'un de vos plus illuftres Ci„ toyens! Vous n'êtes pas digne d'un „ tel homme ". Un ami de Fontenelle, M. Brunei, qui étoit a Rouen, lui écrivic a Paris : „ Vous avez mille écus, envoyezles„ moi". Fontenelle lui répondit: „ Lorf„ que j'ai recu votre lettre, j'allois pla„ eer mes mille écus, & je ne retrou„ verois pas aifément une fi bonne oo „ cafion, voyez donc ". La réplique de M. Brunei fut : „ En voyez-moi vos „ mille écus ". Fontenelle les lui envoya , & lui fut gré de fon ftyle laconique. Après fa réception a 1'Académie Frsncoife, Fontenelle dit:,, II n'y a plus que „ trente-neuf perfonnes dans le monde „ qui ayent plus d'efprit que moi". On connoit les deux vers fuivants du mêmeAuteur : Somraes-nous trente-neuf, on eft a nos genoux ; E: fommes-nous quarante, on fe moque de nous.  de Louis-XlV&de Louis XV. 223 Madame la DucheiTe du Maine demandok un jour a quelques gens de beaucoup d'efork qui s'aflèmbloient chez elle: „ Quelle dnTérence y a-t-il entre mm & une pendule "? Ces Meflieurs fe trouvoient fort embarrafles pour la réponfe, lorfque Fontenelle entra. La meme queftion lui fut faite par la Prmcefle. II répondit fur le champ : „ La pendule „ marqué les heures, & Votre Alteflè, „ les fait oublier ". Depuis que M. le Duc d'Orléans fut Régent du Royaume, Fontenehe le voyoit beaucoup moins, & cela par dücrétion. Cependant étanc un jour^allé & fon audience, le Prince lui dit: „ Quand ie vous ai logé chez moi, je comptois " vous voir quelquefois.— Je le comp, tois bien aufli, répondit Fontenelle; „ mais vous avez fait une fi grande tot„ tune"! On fait toute la fermentation qu'excita dans Paris le fameux Syftême : M, d'Aube vint dire a Fontenelle que-lanuic même on mettroit le feu au Palais-Royal„ & le prefla beaucoup de venir coucner chez lui. „ On ne mettra point le feu, „ dit Fontenelle$ & fi on ne le met point, K iv  224 Mémoires antcdotes „ ce fera un ridicule, & pis encore, d'a„ voir découché : car comme je ne découche jamais, cela fera remarqué; & le ridicule fera d'autanc plus grand, que je répondrois bien que ie Prince ■,, ne découchera pas : je refterai donc „ ici ": & il refta, quelques inftances que LVl. d'Aube put lui faire, fe coucha a fon heure ordinaire, dormit auffi-bien que la nuic précédente, & fe dit froide^ jnent a fon réveil : „ On n'a pourtant? point mis le feu ". Quelqu'un a qui 31 conta le fait, lui dit : „ Ce qui m'é„ tonne en tout ceci, n'eft pas que vous 3, foyez refté au Palais-Royal; au con3, traire, je vousreconnois bien la:c'eft ?, que vous vous foyez couché, & fur3) tout que vous ayez dormi. —Bon, „ lui répondit Fontenelle, je n'ai jamais „ eu la tête fur le chevec fans m'endor„ mir aufti-töt, & je ne fais ordinaire„ ment qu'un fpmme ". Parlant une autre fois de la même aventure, & de ce qui 1'avoic déterminé a ne point découcher, il ajonta: „ D'ailleurs, 1'embarras „ d'emporter mon bonnet de nuic ". Quand Fontenelle avoit dit fon fentimenc & fes raifons fur quelque chofe, on avoic beau le contredire, il refufoic  de Louis XIV& de Lom XV. 32) de fe défendre , & alléguoic, pour jullifier fon refus, qu'il avoit une mauvaife poitrine. Belle raifon, lui dit un jour un difputeur éternel, pour étrangler une converfation qui intêrejfe toute la compagnie. Marivaux .s'étant un jour exprimé chez Madame de Tencin d'une facon hardie, finguliere, & qui parutforcée a quelqu'un de la compagnie, Fontenelle qui étoitpréfent,ficuneexclamation, & dit; // faut pajfer les exprejjions fortes ik hl.'de Marivaux, ou bien renoncer è fon commerce. Marivaux crut entrevoif de la raülerie dans ce mot, & y parut fenfible. Fontenelle qui avoit voulu lui dire une chofe obligsante, ?jouta auflitöt, en lui adrefümj: la parole: Monfieur Marivaux, ne vous preffez pas de vous fdeher quand je par Ier ai de vous. Dans une maifon oü Fontenelle avoit dïné, quelqu'un vint montrer a la compagnie un petit bijou d'un travail fi délicac, qu'on n'ofoit le toucher de crainte de le brifer. Tout le monde le trouvoit admirable. „ Pour moi, dit Fontenelle, „ je n'aime point ce qu'il faut tant ref„ ptfor ". Dans ce moment arnvoic nV K v  és6 Mémoires anecdotes Madame la Marquife de Flamarens, Elle 1'avoit entendu. II fe retourne, 1'appercoit, & ajoute : „ Je ne dis pas cela, „ pour vous, Madame ". Un Auteur porta a Fontenelle, défi. llgné pour fon Cenfeur, un Manufcric a examiner. Fontenelle refufa net fon approbation. „ Comment, Monfieur, lui „ dit 1'Auteur, vous qui avez fait les „ Oracles, vous ne me pafierez pas „ cela " ? Le Philofophe répondit d'un grand fang froid „ Si j'euflè été le Cen> „ feur des Oracles, je n'aurois pas ap» „ prouvé 1'ouvrage ". Le Préfident Rofe étoit fort avare. On vint un jour faire la quête chez lui, II mit dans la bourfe ce qu'il voulut, quitta la compagnie, & revint quelques moments après. LeQuêteurs'adreïïa une feconde fois h lui comme au maitre de la maifon. Le Préfident dit: „ J'ai donné, „ Monfieur ". L'autre répliqua : „ Je „ le crois, mais je ne 1'ai pas vu. •— „ Et moi, dir Fontenelle qui étoit pré„ fent, je i'ai vu, & je ne le crois pas '\ Fontenelfe fe trouvant h table avec deux jeunes avantageux, il fut beaiicpup  de Louis XIV&de Louis XV. ±27 queftion au defiert des diiférentes rnanieres d'exprimer la même chofe en Francois Ces deux étourdis lui demanderenr, s'il étoit mieux de dire : Dotmez-nous a boire, que apporteznous d boire.v ontenelle lui répondit en founant : il taue dire : Menez-nous boire. U fe croyoit fort araoureux d'une certaine Dame. Sa maitrefle le quitte peur un autre amant. II 1'apprend, deviem furieux, va chez elle & 1'accable de reproches. La Dame 1'écoute, & lui dit en riant: ., Fontenelle lorfque je vous „ pris, c'étoit le plaifir que je cherchois; i'en trouve plus avec un autre. Lft" ce au moindre plaifir que je dois donner la préférence? Soyez jufte, & J répondez-moi ".Ma foi, dit Fontenelle , vous avez raifon; & fi je ne fuis plus votre amant, je veux du moins refter votre ami. Une pareille réponie fuppofoit bien peu damouc dans Fontenelle. Les paflions ne mfonnent pas fi jufte. Madame de Tencin, que ce Philofi> phe voyoit fouvent, lui dit un jour en lui mettant la main fur la poitrine : Ce n eft tas un cceur que vous avez-la, ceft de r K vj  22$ Mémoires anecdotes la cervelle comme dam la tête. Fontenelle prit fort bien cette plaifanterie. Fontenelle, qui avoic fort connu le Cardinal de Fleurt avant fon Miniftere, furpris dans une vifice qu'il lui fic quelques mois après, de lui voir la même férénité & la même gaieté , lui die : ,, Mais, Monfeigneur, eft-ce que vous „ feriez encore heureux "? Fontenelle vivoit avec M. iïAube, Maïtre des Requêtes, qui écoic ('om neveu a la mode de Rrecagne. Ce Magiftrat écoic un homme dur, colere, concredifant, pédanc; bon homme au fond, officieux, & même généreux. Ce qui faifoicdire a fon oncle, que s'il écoic difficile a commercer, il écoit facile a vivre. Fontenelle étant un foir auprès de fon feu, une étincelie vole fur fa robe de chambre. Plongé dans la méditacion, ou peut-étre déjaendormi, il ne s'en appercoic pas; il va fe coucher, & de bonne heure. Au milieu de la nuic, il eft réveillé par la fumée, le feu avoit déja pris a Ia g3rde-robe. Fontenelle fonne & fe leve; tout Je monde eft bientöt fur pied, & M. d'Aube avant tous les autres. Leneveu gronde, beaucoup fon oncle, donne de  de Louis XIV & de Louis XV. 229bons ordres, & le feu eft éteinc; mais Ia colere de 1'impétueux Magiftrat n eft pas calmée. II recommence a gronder, cice le proverbe de 1'étincelle qui a fouvent caufé un incendie; demande a Fontenelle pourquoi il n'a pas fecoué fa robe , &c. Je vous promets, répliqua enfin le paifible Pbilofophe, que ft je mets encore lefeu a la maifon , ce fera d'une autre maniere. On va fe recoucher. Fontenelle fe rendort, & le lendemain matin M. d'Aube Ie gronde encore de ce qu'il s'eft rendormi. Fontenelle avoit une maifon de campagne aux environs de Paris. Un jour qu'il y étoit avec plufieurs Académiciens, au nombre defquels fe trouvoit M. de Mairan, on agita dineren tes queftions relatives aux Syftêmes de Defcartes & de Newton. Chacun prenoit un parti, lorfque tout- a-coup Fontenelle interrompant la converfation qui étoit trèsvive, leur adrefla ainfi la parole : „ Mef„ fieurs, dites-moi par quels principes „ de la philofophie de ces deux grands „ hommes, vous pourriez expliquer un phénomene qui fe paflè a&uellement „ dans mon jardin? Cette grofle boule „ de verre que voila expofée au foleil,  230 Mémoires anecdotes „ eftbrülance par-deflbus, tandis qu'elle „ efl: froide k fa furface ". On approcha du globe; on vérifiale fait;on raifonna beaucoup, & 1'on fut diner. A la promenade on continua la recherche de ce phénomene fingulier; on s'efforcoit de 1'expliquer lorfque Fontenelle, qui s'étoit élofgné, s'approcha : „ Voici ,Mef„ fieurs, leur dit-il, 1'explication que „ j'ai trouvée " On écoute avec la plus grande attention. „ La boule, leur dic„ il en fouriant, étoit chaude par-deflus; \ 55 rnais je 1'ai retournée, alors elle a été „ froide". Ala fin de 1743, M. de Prémontval, qui donnoit avec fuccès un Cours public &_gracuic de Mathématiques, & s'afluroic ainfi des lecons parciculieres qui Ie dédommageoient, fe trouva forcé par une Sentence Confulaire de vivre dans la retraite, & de renoncer par conféquent a une reflburce dont il ne pouvoit jouir qu'en allant en Ville. II en imagina une autre, qui fuc de tirer parci, dans cette circonftance, du manufcric del'Ouvrage qui parut depuis fous le ticre de YEfprit de Fontenelle. II lui falloit pour cela, le confentement par écric de 1'Auteur qu'il avoic excraic. II ne pouvoic  ■de Louis XIV & de Louis XV. 23'ï aller le folliciter, & il en donna la commilïïona M. Bauzée, fon ami. Fontenelle interrogea celui-ci fur Pfige de M. de Prémontval, dont il n'avoit jamais entendu parler, fur fon état, & particuliérement fur la caufe qui 1'empêchoit de venir lui-même. Au-lieu d'avouer la véritabie, M. Bauzée prétexta une maladie. Fontenelle ne fut pas la dupe de ce menfonge officieux. „ M. de Pré„ montval, dit-il alors, n'a que wente„ cinq a trente-(ix ans; il eft malade; „ il ne peut ni venir me voir, ni atten9 dre fa convaleicence ; j'ai, je crois, „ un excellent remede contre une pareille maladie ". La-deflus, il quitte M. Bauzée un inftant, & revient bientöt avec un fae de 1200 livres,^ qu'il le prie de remettre a celui qui Pa envoyé, quoiqu'il ne connüt ni Pun ni Pautre. M. Bauzée fe défendic de s'en charger , paree que fa commiffion fe bomoit a demander le confentement pour imprimer; mais il fut obligé de lui donner fa parole d'honneur qu'il reviendroit le lendemain mieux inftruit des intentions de ML de Prémontval. II revinten efiêt, chargé d'une lettre de remercimenf & d'aceeptation. Dès qu'on eut annoncé M. Bauzée, Fontenelle  232 Memoires anecdotes forcit de fon cabinet avec le fac, & illui témoigna la plus grande fatisfaftion de ce qu'il étoit autorifé a recevoir les i2ooJivres. VEfprit de Fontenelle fuc bientöt imprimé; & fous prétexte qu'il étoit encore rnalade, le Rédacteur fe difpenfa d'en porter lui-même un exemplaire au yéritable Auteur. Quelques femaines après, il quitta Paris, fans avoir vu fon bienfaicteur. Ce procédé indigna d'autant plus M. Bauzée, qu'il ne lui fut plus poffible de cultiver un homme de Lettres, dont Ie coeur & les vertus lui avoient infpiré autant de vénération, qu'il avoit eu jufque-la d'admiration pour festalents & pour fon efprit. „ Dans mon enthou„ fiafme, dit M. Bauzée, je racontois n ce trait a tous ceux .que je connoif„ fois; j'aurois voulu que tout le monde „ eut pour Fontenelle les mêmes fen„ dments que moi. Quatre ans après, ,, j'allai m'établir a Verdun ; ma patrie. „ Au bout de quelques mois, je tombai „ dans une maladie, dont la durée épuifa mes petites avances & me jetta dans „ une détrefTe, dont je ne rougis point, „ paree que pauvreté n'eft pas vice. Un „ jour que je me plaignois de mesmal„ heurs il un jeune Officier, il fuc le „ premier a me rappeller ce que je lu,i  4t Louis XIF & de Louis XV. 233 j, avoit appris de la généreufe bienfai„ fance de Fontenelle, & me propofa „ de lui écrire & de lui expofer fidé„ lement ma fituation. Je fentis tout le „ prix de 1'amitié qui diftoit ce confeil -7 „ mais je fis remarquer a mon ami, „ que 1'ingratitude de M. de Prémontval „ devoit avoir dégofttéM. de Fontenelle „ d'être bienfaifant fans examen ; que „ cependant mon nom ne lui étant pas „ connu, & mon propre intérêt ne me „ permettant 'pas de lui indiquer que „ j'euflè eu la moindre part a un évé„ nement que je regardois comme un „ crime, je devois efpérer de lui quelque „ fecours, au cas qu'il fut infenfible „ 1'offenfe. — N'en doutez pas, me „ répliqua avec chaleur le jeune Mili„ taire, que mon récit avoit mis dans „ le parii de Fontenelle; un cceur fi „ difpofé h compatir aux malheurs de „ 1'humanité, doit 1'être également a „ oublier fes foiblclTes. — II infifta, & „ jura qu'il ne me quitteroit point qu'il „ n'eüt de moi une lettre pour Fonte„ nelle. Je 1'écrivis par complaifance & „ fans aucun efpoir de fuccès. Queifut „ mon étonnement, lorfque fix jours „ après , je recus la réponfe la plus honrête deM.' de Fontenelle, qui me  234 Mémoires anecdotes „ grondoit du ton le plus afFectueux, „ de ce qu'en faifant connoïtre mes. „ befoins, je n'indiquois aucune voie „ pour me faire parvenir le fecours. „ II fe félicitoit du bonheur qu'il avoit „ eu de rencontrer quelqu'un qui lui ,i avoit donné une lettre de change de „ 600 livres a vue, inclufe dans la lettre „ qu'il m'adreffoit ". Ces deux traits démentent bien ce principe affreux qu'on a prêté fi gratuicement a Fontenelle: Ou* il faut pour être heureux, avoir bon ejtomac & tnauvais cceur. M. le Haguais, Avocat-Général de la Cour des Aides, avoit beaucoup vécu dans Ia fociété de Fontenelle. C'étoit un homme fort éloquent, qui mettoit peu du fien dans la converfation. Fontenelle parloit peu aufli, a moins qu'il ne fut excité. Ils pafToient quelquefois enfemble un temps confidérable fans fe dire quatre paroles. Cette habitude de fe taire avoit tellement donné a M. le Haguais 1'air filencieux , que s'étant fait peindre par le célebre Rigaud, & le portrait étant extrêmement reffemblant, Fontenelle le voyant pour la première fois, s'écria : On diroit qu'il va fe taire.  de Louis XIV& de Louis XV. 235 Sitdt que la Tragédie de Mérope fut iroprimée, Fontenelle fe la fit lire, & dit h quelqu'un qui lui demandoit ce qu'il en penfoit : „ Les repréfentstions de Mérope ont fait beaucoup d'honneur ", a M. de Voltaire, & la lefture en fait encore plus a Mademoifelle Du- mefnil ". A Page de plus de quatre - vingcdouze ans, Fontenelle alla voir dans Ia matinée une très-aimable femme qua eftimoit beaucoup. La Dame fachant que c'étoit lui, parut bientót dans fon déshahillé, & lui dit: „ Vous voyez, Monfieur, qu'on fe leve pour vous. — Oui, répondit Fontenelle , mais " vous vous couchez pour un autre, „ donc j'enrage ". A la reprife de fon Opéra de Thétis & Pélée, le 29 Novembre 1750,^ illuftre Auceur fe crouva dans la même Loge oü il avoic écé foixance & dix ans auparavant, quand on le donna pour la première fois. Ce même jour il euc pour convives a diner deux de fes amis, avec lefquels il avoic diné le jour de la première repréfencacion de cecte Piece, en 1681.  235 Mémoires anecdotes Fontenelle étant devenu fourd dans les dernieres années de fa vie, Jaifloic ceux qui venoient le voir s'entretenir enfemble; & toute la part qu'il prenoit a la converfation, étoit d'en demander le fujet, ou, comme il difoit, le titre du Chapitre.A fafurdité fuccéda 1'affoiblil lèment delavue. II difoit alors : J'envoie devant moi mes gros équipages. Nulle maladie ne précéda fa mort. Neuf jours auparavant, il fentit une diminution confidérable dans fes forces; il prévint fon extinction totale par les devoirs de fhonnête homme & du Chrétien : elle fut beaucoup plus lente qu'il. ne 1'avoit prévu; ce qui lui fit dire trois. jours avant fa morr: Je ne croyois pas faire tant de fagons pour mourir. Jean-Francois Corneille, petit-neveu du grand homme de ce nom, vivoit a Evreux dans la mifere & 1'obfcurité, lorfqu'on lui appric qu'il avoit dans M. de Fontenelle un coufin célebre, qui pouvoit par lui-même ou par fon crédit, changer fon étac déplorable. II vint a Paris dans cette efpérance ; mais Fontenelle étoit alors agé de prés de 97 ans, & fa mémoire ne ie fervoit plus avec fidélité.  ie Louis XIV& de Louis XV. 237 Jean-Francois s'annonca chez lui comme petic-fils de Pierre Corneille. Fontenelle & tous ceux qui Pentouroient, crierent a 1'impofture, paree qu'ils confondoienr. Pierre Corneille le Poëce, dont la poftérité étoit éteinte, avec Pierre Corneille , Avocat & Secretaire de la Chambre da Roi, grand-pere en effet de Jean-Francois. Celui-ci, qui n'avoit jamais lu les Ouvragesde fon oncle, ni même entendu parler de lui que vaguement, n'étoit pas en état de faire cette difrindion. ii ne put donc détromper fon parent, qui ne lui fic aucun bien, ni pendant fa vie, ni après fa more. Fontenelle ayanc cerm né fa carrière en 1757, les fcellés furenc ?ppofés fur fes effecs, & 1'on procéda a 1' n-, vencaire. Jean-Francois y fuc préfent. Cn protefta concre la qualité d'héritier qu'il prit. On fit afligner enfuite tous les parents , & le Parlement confirma la Sentence du Chatelet qui ordonnoic Pexécuiion du teftament de Foncenelle en faveur de Madame de Montigny, fa plus proche parence du cöté paternel, des Demoifelles de Marftlly & de Martaiïiville, defcendances de Thomas, fon oncle, & de M. de Forgevitte. Cet événement fit connoitre le petit-neveu de Corneille è» M. Fréron, qui n'imaginant  $38 Mémoires anecdotes pas d'autre moyen de lui êcre utile, folHcita pour lui la repréfentation d'une des Pieces de fon grand-oncle. Après en avoir parlé a deux ou trois Acteurs de fa connoiflance qui goüterenc cetce propofi» blance occafionne votre erreur. Rap„ pellez votre raifon , & allez dans „ votre familie jouir de la tranquillité dont vous me paroiffèz avoir befoin. „ —Bienfaiéteur de route ma familie* „ ne vous laiffèrez - vous point toucher „ a mes prieres, & me laiffèrez - vous „ impitoyablement avospieds fansm'ac„ corder la grace que je vousdemande ? „ Et vous tous qui êtes ici préfents, „ vous que le trouble & le défordre oü' „ vous me voyez doivent attendrir, joi- gnez-vous tous a moi pour obtenir de „ mon bienfaicteur qu'il vienne contero- pier fon ouvrage ". L'inconnu paru fe faire quelque vio-  de Louis XIV & de Louis XV. 25$ lence; mais au moment qu'on s'y attendoit le moins, il échappe comme un trait, & va fe perdre dans la foule. Cetinconnu, que le Leéteur defire fans doute de connokre, étoit le célebre Montefquieu. On tient ce fait de M. Mayn, tameux Banquier de Cadix, qui fut chargé de délivrer 1'argent pour la rangon du nommé Robert. On regrette de n'avoir pas une hiftoire écrite de la main de PAuteur de YEfprit des Loix. II avoit achevé celle de Louis XI, Roi de France; & le public étoit au moment d'en jouir, lorfqu'une méprife finguliere la lui déroba. Unjour que Montefquieu avoit laiffé fur fon bureau le brouillon & la copie de cette hiftoire, il die a fon Secretaire debruler le brouillon & de ferrer la copie. Le Secretaire obéit; mais il laifTa la copie fur la table. Quelques heures après, Montefquieu ayant appercu cette copie, qu'il prit pour le brouillon , Ia jetta au feu, bien perfuadé que fon Secretaire, qui étoit abfent, Pavoit ferrée. On parloit un jour devant Montefquieu , des bonnes & mauvaifes qualités de Fontenelle, & quelqu'un oui chef-  254 Mémoires anecdotes chok a rabaiflèr le caraéïere de ce Philofophe, difok qu'il n'aimoic perfonne : II n'en eft que plus aimable, répondic aufli-tóc Moncefquieu. Montefquieu traicoic fes domeftiques avec beaucoup de douceur : cependant il lui arriva un jour de les gronder vivemenc; & fe cournant aufli-töc vers une perfonne cémoin de cecce fcene : „ Ce fonc, lui dic-il en riant, des hor„ loges qu'il efl: quelquefois bon de re„ moncer ". En 175a, Daflïer, que les médailles qu'il a frappées en Fhonneur de plufieurs hommes illuitres, onc rendu juftement célebre, vinc de Londres a Paris, pour frapper celle de 1'Auceur de VEfpritdes Loix. La modefiiede celuici fe refufoic a cec hommage. „ Croyez„ vous, lui dit 1'Arcifte Anglois, qu'il „ n'y ait pas aucant d'orgueil a refu„ fer ma propoficion qu'a 1'accepter"? Vaincu par cette plaifanterie, Montefquieu laiffa faire a Daflier cout ce qu'il voulut. II y avoic parmi les Préfidents du Parlemenc de Bordeaux, un homme d'ef-  de Louis XIV & de Louis XV. 255 prit, aimant les Lettres, fcreconnu peur un excellent juge des Ouvrages de Lic térature. Montefquieu lui confia fonmanufcrit des Caufes de la grandeur & de la dêcadence de F Empire Re-mam, «le pria de lui en dire fon avis. Quelque temps après, il recoit de la bouche de cet ami, le confeil de fupprimer louvrage , comme trop foible , trop audeffous des ingénieufes Lettres Perfanes, & comme pouvant nuire h fa réputation. Montefquieu écoute ce jugement fans humeur, reprend fon manufcrit, y ajoute pour épigraphe : Deeuit qu, j ai pour habitude de faluer les gens.. „ de ma connoiffance '\ Le Comte de Livry aimoit beaucoup rtron : il avoic voulu que ce Poëce choific un apparcemeuc dans fon Chiïteau^ot avoic ordonné qu'on lui obélc « qu on Ie regarda-c comme fe maicre. La première fois que PAuteur de la Mëtromanie prit poffefTion de cet appartement , ne voulant pas manger feul, il engagea Ia Conciërge, Janfénifte outrée , a lm renir compagnie a table, Celle-ci, pouffée par un beau zele, fe  de Louis XIV & de Louis XV. m mit en tête de convertir Piron. Le Poece ne répondic h toutes fes objedtons que par ce refrein : Chacun a fon gom, „ iVIadameLamare; m™)**?* ,, êtredamné". Cette plaifanteite depluc beaucoup a la Conciërge: mats, fans le rebuter, elle continua la bonne oeuvre , & fit tous fes efforts pour rarnener la brebis au bercail. A peine huic jouis étoient écoulés, que M. e Comte 'ne voir fi fon ami fe plaifoic a Livry. II le iurprit a 1'henre du diner, dans fmftanc même oü la difpute ordinaire finiUou. „Hé bien, dit-il a Piron, comment ' vous trouvez-vous ici? Etes-vous content; vous ferc-on bien?.Ou», Monfieur le Comte, répondic Piron, , mais Madame Lamare ne veuc pas... ' — Te prétends que vous foyez le raatï tre ici comme moi-même..... Enten' dez-vous, Madame-, &fi Monfieur l porte la moindre plainte... En ™ mot, ie veux... -Calmez-vous, Monfieur ie Comte, lui dit Piron, & dajgrjez, ie vous prie, m'entendre jafquau bout r Madame Lamare ne veuc pas " que ie fois damnê. — Eh!pourquoi, 1 s'il vous plait, Madame, reprit Se Comte? n'eft-il pas le maitre? De Z qnol vous mêlez-vous ? Encore une " ^ M v  274 Mémoires anecdotes " SWÉ vous le réPece> je veux que „ M. Piron faflè fa volonté , & ce n'eft „ pas a vous a y trouver a redire ". Piron s'entretenant avec un grand Seigneur, donc il avoit fujer de feplaindre , & la converfacion s'échaufFant celui-ci lui rappella 1'intervalle que la naifTance & Ie rang mettoient entre eux. „ Monfieur, lui dit Piron , j'ai plus au„ deflus de vous dans ce moment, que „ vous n'avez au-deffus de moi: car j'ai „ raifon, & vous avez tort". ^ A la fin de Ia première repréfentation iïArlequin Deucalion, Opéra comique de Piron, ce Pcëte fut complimenté par Ja Marquife de Mineure & la Marquife de Colandre. Ilaiioieleurrépondre, lorfqu'ii appercut par-defius la tête de ces deux Dames , Voltaire élevanc fubitement la fienne, & qui 1'apoftropha ainfi: „ Je me félicite, Monfieur, d'êtrepour „ quelque chofe dan? votre chef-d'ceu„ vre. — Vous, Monfieur, lui répondit „ Piron; eh ! quelle part, s'il vous plait, „ pouvez-vous y avoir? — QueUe part? „ Qu'eft-ce que ces deux Vers que vous „ faites dire a votre Arlequin, lorfque ,, vous le faites tomberde delfusPégale ?  de Louis XIV&de Louis XV. *75 (i) Oui, tous ces Conquérants raffemblés fur ce Soldats^ Alexandre &Rois après fa mort. — Te Pignore, dit Piron; feroient-ils malheuteufement de vous? -s^uifir ^SLleftrcafme, MonGeurin t er- rompit Voltaire en colere, & dftes" moi ce que je vous ai fait pour me ' Turner ainfi en ridicule? - Pas Ptas, ' répondit Piron,que la Mothe al Au- teSr du Bourbier O)"- A/e"e ré' 'plique, Voltaire baiiTa la tête, & difparut «a difant: „Je fuis embourbé , La Tragédie de Fernand Cortèszyaxa. paru trop longue a la première repréfentation, les Comédiens prierent Piron de faire quelques correftions a fa Piece. L'Auteur, offenfé du propos, fe gendarma contre les Afteurs; mais ceux-a infifterent, & apporterent 1 exemple de M de Voltaire, qui fe faifoit un devoir de corriger fes Pieces au gré du public. Cela eft différent, répondit Piron i J Voltaire travaille en marquetene, & moi je jette en bronze ". (,) Piece A'Eryphik, Tragédie ^ Vohaire. \$ Piece fatyrique du même Auteur contre la Mothe. ' . M v]  Mémoires anecdotes Piron en fortant de Ia même Tragédie, quiniavoic pas été goücée, fic unfc faux' pas. Quelgu un s'empreflant de le foute- » loit foucemr, & non pas moi". Ce même Poëte mécontent du jen de ^raztn, qui repréfeneoit dans Guftave, & fachantque cec Afleur avoit été Abbé dans fajeuneflè, criaau milieu de 1'Araphitheatre:,, Cet homme qui n'a pas mé5, rite decre facré k vingc- quatre ans, „ n erf.pas digne d'être excommunié a „ foixante , A une repréfentation de la même Fiece, lAbbé Des font aines rencontra Firon avec un habic trop foroptueux, a ce qui lui fembloit. II lui die en 1'abordant : En vérité, mon pauvre Piron, „ cec habic n'eft guere fait pour vous. » — Cela peut être, répondit Piron : „ maïs, Monfieur 1'Abbé, convenez „ aufli que vous n etes guere fait pour Ie' j, votre ". Piron, un matin, trouva chez !a Marquife^de Mineure M. de Voltaire plongé jufquaux épaules dans unlargefauteuil,  de Louis XIV& de Louis XV. 277 les jambes écartées, & les talons pofés fur 1'un & 1'autre chener. II fit une légere inclination de tête b Piron, pour cinq ou fix de fes révérences. Celui - ci prend un fauteuil, & s'affied le plus pres qu'il peut de la cheminée. On converfe aflèz nonchalamment , & la conyerfation tombe. L'un tire fa montre, Pautre fa tabatiere; celui-ci prend les pincettes, celui-tè da tabac. L'un étemue, Pautre fe mouche : enfin, l'un fe mee a baMller d'une fi grande force , que Piron en alloic faire autant, lorfque Voltaire tire de fa poche, une croüte de pain & (la broie fous fes dents avec un bruit ü extraordinaire, qu'il étonna Piron. Celuici, fans perdre de temps, tire un flacon de vin, & Pavale d'un trait. Voltaire s'en trouve offenfé, & dit d'un air fee a Piron : „ J'entends, Monfieur, raillerté „ tout comme un autre; mais votre plai„ fanterie, fi c'en eft une, eft trés - dé„ placée.—Ce n'en eft point une, Mon„ lieur, répondit Piron; le pur hafard ,, a part a tout ceci". Voltaire 1'interrompit alors, pour lui dire qu'il fortoit d'une maladie qui lui avoit laifie un befoin continuel de manger. „ Mangez , Mon„ fieur, mangez, répliqua Piron, vous „ faites bien; & moi je fors daBour-  •27^ Mémoires anecdotes „ gogne avec un befoin coutinuel de „ boire, & je bois". Piron avoit envoyé fa Tragédie de Guftave h la Reine de Suede, & avoit accompagné cet envoi de Vers de fa facon. Cette PrincefTe, en répondant a fon Ambaffadeur, écrivit de fa propre main ces mots , par apoftille : „ J'airecu ,, la Tragédie de Guftave, & 1'ai lue » avec un vrai plaifir. Témoignez-en „ ma fatisfaction a 1'Auteur, & faites„ lui de ma part un préfent tel qu'il ,, convient que je lui faflè. Je m'en re„ mets a vous ia - deffus ". L'AmbafTadeur montra la lettre a Verfailles au fouper. M. le Comte de Livry qui s'intéreffoit a Piron, vint chercher le lendemain notre Poëte pour ie préfenter a Son Excellence.,, Notifiez, dit-il a 1'Au-,, teur, le préfent que vous fouhaicez qu'on vous faflè ". On étoit en guerre dans ce temps-la, & la Cour de France négociait avec la Suede pour en obtenir du fecours. „ Monfieur 1'AmbafTadeur, „ dit gaiemenc Piron, je demande pour „ tout plaifir h la Reine, qu'elle envoie „ dix mille hommes au Roi Staniflas ". Piron fe reppfoit fur un banc tenant  de Louis XIV & de Louis XV. 2^ a un des piliers de la porte de la Conférence ; une vieille femme furvient, qui fe jette a fes genoux les mains jointes. Le Poëte furpris, & ne fachanc pas ce qu'elle veut. „ Relevez-vous : lui dit-il, • bonne femme, relevez-vous; vous „ me traitez en faveur de Poëmes épiques ou de Tragédies; vous vous trompez, , je n'ai pas encore cet honneur-la; je n'ai fait parler jufqu'a préfent que „ des marionneties ". La vieille reftoit toujours k genoux fans 1'écouter. Piron croit s'appercevoir qu'elle remue les levres. II s'approche, prête 1'oreille, & entend en effet qu'elle marmotteun^^, adreflë a une Image de la Vierge placée direftement au-deifus du banc. „ Voila „ bien les Poëtes, dit Piron en s'en al„ lant; ils croient que toute la terre les „ contemple ou qu'elle eft a leurs pieds, „ quand on ne fonge feulement pas qu'ils „ exiftent". Piron, pour une fcene de nuit, fut conduit avec deux de- fes amis chez un Commiifaire. „ Voila bien du bruit, dit „ 1'Officier public ; qu'eft-ce que tout ceci ? Voyons ". Alors s'adrelfant k 'piron : „ Qui êces-vous? Votre nom. — „ Piron. — Quel eft votre état?—Poëte.  28o Mémoires anecdotes .„ Om", Monfieur, Poëce. Eh ! oü vi„ vez-vous donc pour ne pas connoitre „ Ie Poëce Piron, Auteur des Fits in* „ grats, fi juftement applaudis de touE „ Paris; de Califtkene, qu'il a fi injuf„ tement fiffice? — Que parlez-vous de „ Pieces de Théatre, reprit Ie Comralf„ faire? Savez-vous que la Fojje eft mon „ frere, qu'il en a fait d'exceilentes, & „ qu'il eft PAuteur de Ia belle Tragédie „ de Manlias ? Comment Ia trouvez„ vous? Hem? Oh ! mon frere eft un „ homme de beaucoup d'efprit. —Je le „ crois, Monfieur; car le mien n'eft „ qu'une béte, quoique Maitre Apothi„ caire, & que je faffe des Tragédies ". Le Commifiaire renvoya Piron & fes amis, & les pria poliment de venir chez lui le Samedi fuivant diner & manger des huitres.,, Ah! mes amis, die Piron „ en fortant, rien ne manque plush ma 3, gloire, j'ai faic rire le duet '\ Un Evêque demandoic un jour a Piron , de ce ton qui quête un éloge : „ Avez-vousju mon Mandement, Mon„ fieur Piron? —Non, Monfeigneur; „ & vous " ? Dans un diner, chez Madame de Ten-  de Louis XIV & de Louis XV. 28* cin, oü il étoic queftion de faire un Académicien, la compagnie fe rrouvoit partagée encre Son Éminence le Cardinal, alors Abbé de Bernis, & 1'Abbé Girard. Piron écoic du diner & de la confultacion. Comme il fe difoit confolé de tous les fauceuils poflibles, par une penfion de cenc piftoles, on lui demanda auquel des deux il donneroic fa voix. „ A „ PAbbé Girard; c'eft un bon diable^". Comme il avoic la vue baffe, i! ne s'étoic poinc appercu que M. PAbbé de Bernis n'écoic pas loin de lui. On Pen avertic a Poreille, „ & alors fe recournant „ de fon cöté : Y penfez-vous, Mon- , fieur PAbbé, lui dic-il, de vous met' ere fur les rangs? Vous êtes trop jeu„ ne, ce me femble, pour demander les „ Invalides". Piron fe brouilla avec 1'Abbé Desfontaines pour un malin & ccetera de Ja pare de ce fameus Critique. Le Pcete fic une Epigramme contre PAbbé, & alla la lui porter. Le Journalifte palic de colere en voyanc Piron. „Commenr, s'é„ cria-c-il, êces vous aflez hardi de vous „ préfencer a ma vue, après 1'horr.ble „ Epigramme que vous avez faite con„ ere moi? —Horrible,dit Piron;corc-  z§2 Mémoires anecdotes „ ment vous les faut-il donc? Elle eft „ pourtant fort jolie ". Ce qui choquoit fur-tout 1'Abbé Desfontaines dans cette Epigramme, c'étoit ce Vers: Que fait ce houe en fi joli bercail ? „ Y penfez-vous, difoit-il a Piron? „ ed-ce que je fuis un bouc ? Otez , „ ócez ce bouc.*- Cela ne fe peut, ré„ pliqua Piron, fans rompre la mefure'; „ mais vous êtes le maitre de ne pas pro„ noncer le mot tout entier; dites feu„ lement Que fait ce B. ? Le Vers y „ fera toujours, & le lecleur y fup„ pléera ". M. Languet, Curé de Saint-Sulpice, rencontra un jour, fans le connoirre, Piron chez Madame de Tencin. Cette Dame le lui préfenta comme un compatriote qui faifoit honneur a Ia Bourgogne, & le nomma. „ Quoi ! c'elt vous, Mon„ fieur Piron, dit Ie Pafteur; je fuis ravi „ de vous voir ! N'êtes-vous pas le fils „ d'un Monfieur Piron, Apothiraire de „ Dijon , que j'ai beaucoup connu. II „ avoit les bras fi longs... Ah ! Monfieur „ le Curé, que vos mains n'étoient-elles v au bout, repartit Piron, mon fort fe-  de Louis XIV& de LouisXV. 283 „ roit bien différent" > M. L™güet'0"' tinua, en riant de Pexclamation,::„ Mais „ il y a long-temps que vous demeurez , fur ma Paroifle, & il eft étonnant qo h ticre de paroiffien & de compatnote, vous ne foyez pas venu me voir, & ' que ie ne vous connouTe point.—Cela n'eft pas fi étonnant que vous le penfez, lui répondic Piron; c'eft que vous " connoiftez mieux vos vaches que vos „ brebis ". Piron, en paflant dans le Louvre avec un de fes amis: „ Tenez, voy^ous, , lui dit-il en lui moncrant 1 Academie " Francoife: ils font Ik quarante qui ont de l'èfprit comme quatre ". Un des amis de Piron vint lui annoneer la faufïè nouvelle de la mort de Voltaire. II fut témoin du faififfemenc qu elle lui caufa. II vic Piron fe lever précipitamment de fon fauceuil, s'aguer, sècrier k plufieurs reprifes: „ Ah ! .le pau„ vre homme ! quelle perte ! cetou le " plus bel efpric de la France . Pms il aiouca avec fa gaiecé ordinaire: „ Au „ moins, Monfieur%yous me répondez „ de votre nouvelle "? Ce Poëce , vraiment original, auroit  284 Mémoires anecdotes joui de la plus grande réputation, s'il avoit eu autant de goüt que de talent; mais fon éducation négligée ne lui avoit pas permis de perfeébonner, autant qu'il 1'auroit pu, cette qualité rare & précieufe, fans laquelle on n'a, pour ainfi dire, que des accès de génie: il fentoit luimême que cetce qualité lui manquoic; aufli avoicil fhabicude de dire, comme pour s'en venger, que le goüt menoit au Café, & que le génie feul conduifoit a ïlmmortalité. Piron s'écoic faic la plus haute idéé de la profeflion d'homme de Leccres. II ne fouffroic jamais qu'on ofdc la rabaiflèr en fa préfence. Un jour écanc prés d'entrer dans 1'apparcemenc d'un grand Seigneur, comme celui-ci conduifoit une perfonne qualifiée : „ Paflèz, Monfieur, die le .„ maïtrede la maifon, a la perfonne qui „ s'arrêtoit par politeflè; paflèz, ce n'efl: „ qu'un Poè'te. — Puifque les qualités „ fonc connues, reparcit Piron, je prends „ mon rang & il pafla le premier. Fontenelle avoit fes dïnés marqués pour chaque jour de la femaine dans certain nombrè de bonnes maifons. Cela fic dire a Piron, voyant pafier de fa  de Louis XIV & de Louis XV. 285 fenêcre le convoi du Doyen de 1'Académie : „ Voila la première fois que , M. de Fontenelle fort de chezjui, " pour ne pas aller diner en ville ". On fait que Desforges - Maillard, Poëce du Croific en Bretagne, eft le Francaleu de la Métromanie, le chetd'oeuvre de Piron. On croic devoir placer ici Panecdoce qui donna lieu a cetce Comédie, & qui ne lailfa pas de concribuer \ fon fuccès. M. Desforges-Maillard avoit compofé pour le prix de PoéGe de l Académie Francoife, un Poëme fur les progrès de nocre navigation. Ce Poeine ne fuc pas couronné. L'Auteur crue devoir en appeller au public. U envoya fes vers au Chevalier de la Roque, qui faifoit dans ce cemps-lk le Mercure de. France. Un parent de M. Desforges préfenta 1'Ouvrage a M. de la Roque. Celui-ci refufa de 1'inférer dans fon Journal, alléguant pour touce raifon, qu il ne vouloic pas fe brouiller avec Meffieurs de 1'Académie. Le parein infifta; la Roque fe facha, & jecca le Poëme au feu, en juranc qu'il n'imprimeroic jamais nen de'la facon de M. Desforges-Maillard. Ce dernier en fuc inconfolable. II écoic alors k Brederac, petjes maifon de carn-  2 §6 Mémoires anecdotes pagne, de laquelle dépend une vi'gne qu'on nomme Malerais. II lui vinc dans 1'efprit de forcer Pinflexible la Roque, malgré fon ferment. II fe féminifa fous le nom de Mademoifelle Maler ais de la Vigne, & fit part de fon idéé a une femme d'efprit de fes amies, qui voulut bien être fon fecretaire. Elle tranfcrivit plufieurs pieces de vers; on les adrefla au Chevalier de la Roque, qui en fut encbanté. II fe prit même d'une belle paffion pour la Minerve du Croific; & dans une de fes lettres, il s'émancipa jufqu'a lui dire : „ Je vous aime, ma chere „ Bretonne; pardonnez-moi cet aveu, „ mais Ie mot eft laché ". II ne fuc pas Ia feule dupe de cette fupercherie. Mademoifelle Malerais de Ja Vigne devint la dixieme Mufe, Ia Saphos, la Déshoulieres du temps. II n'y eut pas de Poëte qui ne lui rendït quelques hommages par 1'entrepóc du Mercure. On feroic un volume de cous les vers publiés a fa louange. On connoic ceux de Voltaire. De/louches fe fignala; il fit une déclaration bien rendre a Mademoifelle Malerais de Ia Vigne. On concoit aifément quelle fut la furprife des foupirants, lorfque M. Desforges vint ï Paris fe montrer a tous fes adorateurs.  de Louis XIV'&de Louis XV. m La niece de Piron écoit mariée, & 1'infu de fon oncle, a Capron, célebre Violon; & quoique cet hymen fuc conclu depuis long-temps, elle s'imaginoic que Piron 1'igaoroit abfolument. Il difoic de cemps-en-cemps: J'en rirai bien „ après ma more, Nanecce a le paquec . Elle écoic en effet nancie d'un ceftamenc, dans lequel il die: „ Je laifie a Nanecce, • femme de Capron , Muficien, &c. Ce qui prouve qu'il n'ignoroic pas Ia fupercherie, & qu'il avoic eu la générofité de ne rien diminuer de fes fenciments pour fa niece. VOLTAIRE (i> A l'age d'environ douze ans, Voltaire ayant fait des vers qui paroiffoienc au-delTus de cec age, 1'Abbé de ChaceauNeuf, incime ami de la célebre Ninon de 1'Enclos, le mena chez elle; & cecce fille fi finguliere, lui légua par fon ceftament une fomme de deux mille francs pour achecer des livres, laquelle fomme (i) N« en 1694, «ort eu 177S.  283 Mémoires anecdotes lui füt exaétement payée. Cette petice piece de vers qu'il avoit faite au College, efl probablement celle qu'il compofa pour un Invalide qui avoit fervi dans le Régiment Dauphin, fous Monfeigneur, fils unique de Louis XIV. Ce vieux Soldat étoit allé au College des Jéfuites prier un Régent de vouloir bien lui faire un placet en vers pour Monfeigneur : le Régent lui dit qu'il étoit alors trop.occupé, mais qu'il y avoit un jeune écolier qui pouvoit faire ce qu'il demandoit. Voici les vers que cet enfant compofa : Digne fils du plus grand des Rois, Son amour & notre efpérance, Vous qui, fans régner fur Ia France, Rcgnez fur le cceur des Francois, Souffrez-vous que ma vieille veine, Par un effort ambitieus, Ofe vous donner une ctrenne , Tous qui n'en recevez que de la main des Dieux } On a dit qu'a votre naiffance Mars vous donna la vaillance, Minerve la fageffe ..Apollon la beauté : Mais un Dieu bienfaifa.it, que j'implore cn mes peines , Voulut aufli me donner mes étrennes, En vous donnant la libéialité. Voltaire a porté le nom d'Arouet'pfqu'a fa fortie de Ja BaflilJe. Alors il Ie troqua contre celui de Voltaire, fous li quel  de Louis XIV & de Louis XV. 289 iequel il efpéroic être plus heureux que fous le premier, comme il 1'écrivit a la fille cadette de Madame Dunoyer. II ■étoit fi éperdument amoureux de cette jeune perfonne, qu'il 1'auroit enlevée, fi la mere, ayant découverc le complot, n'avoit prié le Marquis de Chiteau-Neuf, dont Arouet étoit Page, de 1'en empêcher : ce que fit ce Miniftre, en 1'expédiant le lendemain comme exprès a Verfailles , & priant le Secretaire d'Ecat de s'oppofer k ce qu'il revint en Hollande. Dans fa jeunefiè, ce grand Poëce fuc féduit par 1'actrait du jeu. 11 perdit dix mille livres au Biribi chez Madame de Fontaine-Martel; il les perdit en un clin-d'oeil, & n'y fongea plus, paree que 1'amour de la gloire en étouffa le fouvenir. Lorfque Volcaire commenca la Henviade, il ne favoic pas un mot des regies du Poëme épique. II étoit alors a SaincAnge, chez M. de Caumartin, Intendant des" Finances. Ce refpeéhble vieillard étoit idolatre de Henri IV; il en contoit des merveiiles qui tranfporterent d'admiration le jeune Poëte. Dans ce premier enchoufiafme, Voltaire prend la Tomé III. N  -20° Mémoires anecdotes plume, & fe met a compofer des vers fur la Ligue. II en eut bientöt fair. plufieurs chants. Un jour qu'il les lifoit chez le jeune Préfident de Maifons, ■fon intime ami, on 1'impatienta par des 'objections; il jetta fon manufcrit dans le feu. Le Préfident Hénaut 1'en retira avec peine. „ Souvenez-vous, lui dit-il „ dans une de fes lettres, que c'eft moi 3, qui ai fauvé la Henriade, & qu'il 3, m'en a coüté une belle paire de a, manchertes ". Tout le monde fait que Voltaire n'avoit pas vingt ans, lorfqu'il produifit fon (SJipe au Théatre. Le fuccès de cette Tragédie fut fi brillant, que M. le Maréchal de Villars lui dit, en fortant d'une des repréfentations, que la Nation lui avoit bien de Vobligatiors de ce qu'il lui confacroit ainfi fes veilles. — Elle m'en muroit bien davantage, Monfeigneur, lui répondit vivement le jeune Poëte, fi je favois écrire comme vous favez agir. Au fortir d'une autre repréfentation, un homme de Ia Cour qui donnoit la main a une Dame que cette piece avoit fort attendrie, dit \ 1'Auteur: Volei deux keauxyeux auxquels vous venez de fairs répandre des larmes. lis s'en ven-  de Louis XIV & de Louis XV. 201 geront fur bien d'autres, lui répliqua Voltaire. En 1728, Voltaire mit de Pnrgent & une loterie établie par M. Desforts, Controleur-général des Finances. Oa recevoit des rentes fur fHótel-de-VilIe pour billets, & on payoit les lots argent comptant; de forte qu'une fociété qui auroit pris tous les billets, auroit gagné un million. II s'alfocia avec une compagnie nombreufe , & fut heureux. II écrivit a ce fujet : „ Pour faire fa for„ tune dans ce pays-ci, il n'y a qu'a lire ?> les Arrêts du Confeil ". M. le Régent, par ordre duquel VoP taire étoit a la Baftille,.lorlqu'on repré* fentoit fa Tragédie tfiEdipe, fut.fi content de la piece, qu'il rendit la hberté au prifonnier. Le jeune Poëte vint fur-; le-charop en remercier Son Aitefie Royale, qui lui dit: „ Soyez fage, & j'aurai foin de vous. — Je vous fuis „ infiniment obligé, répondit PAuteur; „ mais je fupplie Votre AlcefTe de nfr „ plus 'fe charger de mon logement". Après avoir compofé fa Tragédie d'CS^e, Voltaire la foormt aux obfer-  z<)2 Mémoires anecdotes vations du P. Porée, célebre ProfefTeor d'Eloquence au College de Louis-leGrand. Ce favant Religieux y fit des remarqués conjointement avec le P. Tournemine. Tous deux lui écrivirent a ce fujet, une lettre pleine d'amitié & d'encouragement. II leur répondic par une autre marquée au coin de la plus grande vénération , & finit en leur proteftanc qu'?7 feroit a jamais pour eux & pour leur Corps avec la plus refpeclueu/è reconnoijfance. Par ateachemeot pour le P. Porée, il avoit orné fon cabinet du portrait de cet ifluftre ProfeiTeur; mais en 1758, il le fupprima pour fe venger du P.Bertkier, qui, dans le Journal de Trévoux, avoit refufé de le reconnoïtre pour XHomere & le Sophocle de la France. II parut en 1730 un Livre intitulé: De VAnte des Bétes. Voltaire, après 1'avoir lu, dit a un ami qui lui en demandoit fon avis: VAuteur eft un excellent Citoyen; mais il neft pas ajfez infiruit de l'hiftoire de fon pays. La Tragédie de Marianne, dans 1'état oü elle fut d'abord donnée, n'eut qu'une repréfentation. On précend que le public  de Louis XIV& de Louis XV. 493 fe trouvant partagé fur le mérite deï cette piece, le procés fut jugé fingoliérement ïl eft d'ufage, qu'après uneTragedie, on èpréfente une petite Comédie. On joua, c?wr-UiJe&«V:auffi-tdtquelquün ,'é ria: Cefi le deuil delaptece nouvelle, Ce mot qui parut plaifant, fit tnompher «éciiJts, & décida la chüte de Marianne. La Cour ayant ordonné des fêtes pour le commencement de 1'année 1745 , ou Pon devoit maner le Dauphin avec Infante d'Efpagne, on voulut des Balie» avec de la mufique, & une efpece de Comédie qui fervit de liaifon aux Vers. We en fut chargé & il pntpour ftjet une Princefe de Navarre. M. de la Popeüniere y mêla quelques Arietres; Ja mufique fut compofée par le fameu* Rameau. Ce fut a cette oceafion que Madame d1 Etudes, depuis la Marquife de Pompadour, obtint pour M. de V... le don gratuit d'une charge de Gentilhomme ordinaire de la Chambre. C erok un préient d'environ (orante rnule Hvres; & P^fent d'aurant plus agréable, que peu de ternes ap<ès« obtint la1 grace fWdiere de vendre cette place, & den coJferver le titre, les privileges & les n «3  494" • Mémoires anecdotes fonétions. Peu de perfonnes connoifien* I impromptu qu'il fit fur cette grace, qui lui avoit étéaccordée fans qu'il 1'eücfollicitée. Mon Henri Quatre, & ma Zaïre; Et mon Américaine, Aliire , Ne m'ont valu jamais un feul regard du Roï. J avois mille ennemis avec très-peu de gloire. tes honneurs & les biens pleuvent enfin fur moi. Pour une farce de la Foire. II avoi: eu cependant long-temps aupalavant une penfion du Roi de deux mille livres, & une de quinze cents de la Reine. Pour célébrer les victoires de Louis XV, Voltaireimagina un Ballet héroïque, ayant pour titre: Le Temple de la Gloire. 6a Majefté y étoit'défignée fous le nom de Trajan. CeSpeftaclefut d'abord exécuté par des Seigneurs & Dames de Ia Cour, entre lefquels brilioit fur-tout la ïavonte. On avoit banni ce jour-la toute étiquette, & Voltaire fe trouva placé dans la Loge du Roi, derrière Sa Majefté. Sur la fin de la Piece, il ne puc tenir k fon ravifTement, &, faififTant Ie Jylonarque entre fes bras, il s'écria avec iranfport:^ bien. Trajan, vous reeonnoifez vous-la ! Des Gardes k Pinftahe ■viennenc punir ce manque de refpecl &  diLouuXlV&deLomsX'V. m enlevent Voltaire; mais au fond ,1e mouj vement étoit flatteur poui:1e Roi, * fit graceau téméraire enthoufiafte. LeComtede....fetro«vantauThé^ m» h cöté de Voltaire, l'-appella Mon- nom , &. que ui teliernenc iet 1; Voltaire, L'ordre fut executé JVf Voltaire recut uae vplee «e « upde baton dans la rue Saim-Amome, vis vs lWel de Sri* Le Comte de.«n rir heaucoup avec fes amis. Je cow- Voltaire avoit compofé les de la Philofophie de Newton a la portée de tout le monde, dans 1'intention de fe Sre oar-la un titre pour entrer a 1 Aca d mieP de Sciences. En conféquence, il fi préfent de fon Livre aux Savants le. p us diftingués de la Capuale. L Abbe un compte aflez avantngeux de lOuvra ge. H auroit fatisfait Voltaire, file plu-  2.06 Mémoires anecdotes fïr de dire un bon mot n'eüt gkê fon ex' trait. En confidérantl'affeébtion que 1'Auteur avoit eue de répandre fa brochure» jl ajouta a la fin de 1'analyfe, que parm' les fautes d'impreffion qu on y trouvoit» il en étoit une eflëmielle qu'il falloit corriger. Ainfi au-lieu de dire :„ Eléments „ de Philofophie de Newton, mis a la „ portée de tout le monde, iifez: Mis ,, d la porte de tout le monde ". Telle fut ia caufe de 1'animofité de Voltaire contre cec Abbé. Congreve, le premier Poëte Comique de la Grande-Bretagne, affecioic de parler de fes Ouvrages comme de bagatelces qui éroienc forc au-deffous de lui. Lorique Voltaire fuc lui rendre vifice dans ion voyage d'Angleterre , Congreve lui nc encendre dès la première converfation,' qu'n ne devoit le regarder que fur ie pied d un Gentjlhomme qui menait une vie firnple & aifée. A ce début, Voltaire indigné lui répondit féchement: „ Si vous „ n euffiez été qu'un Gentilhomme, je „ ne me ferois pas donné la peine de j, venir vous voir ". La fociété intime du Roi de Prufie avec Voltaire auroit toujours fubfifté ,  de Louis XIV'& de Louis XV. m fans une malheureufe difpute de Phytlque. Les efprus s'aigrirent. Voltaire sétoit déclaré contre Maupertuis en faveur de Koëniz- Alors la querelle s envenima. L'étude de la Philolbphie dégénéra en eabale & en faftion. Maupertuis eut foin de répandre a la Cour, qu'un jour le Général Manflein étant dans la chambre de Voltaire, oü celui-ci mettoit en Francois les Mémoires fur la Ruflie, compofes par cet Officier, le Roi lui envoya une Piece de fa facon a examiner, cc que Voltaire dit k Manftein : „ Mon ami, \ une autre fois. Voila le Roi qui m en" voie fon linge fale a blanchir: je Wan- chirai le votre enfuite **. Un mot fuffit quelouefois, pour perdre un homme * la CÓur; Maupertuis lui imputa ce mot* & le perdit. Voltaire, difgracié a la Cour deBerlir* pour des plaifanteries contre Maupertuis & contre le Roi de PrufTe, fe renaic h Francfort, oü l'attendoit Madame Dems^ fa niece. Ce fut-la qu'un bon Alleman* qui n'aimoit ni les Francois ni leur» Vers vint lui redemander tes föuvres de R&sshie du Roi fon Maïtre. Notre voyageur répondit que les ®uvres de PozsaiE étoient k Leipfig avec fes  208 Mémoires anecdotes' autres effecs. L'AIIemand lui fignifia qu'jj étoic configné a Francfort, & qu'on ne lui permettroic d'en ibrtir que quand les (Euvres de Poes ui e feroient arrivées. Voltaire lui remit fa clef de Chambellan & fa croix, & promit de rendre ce qu'on lui demandoir. Moyennant quoi, le Meffager lui figna ce billet. „ Monfieur, fi-tót que le gros ballot * de Leipfig fera ici, oü eft 1'CEuvre „ de Poeshïe du Roi mon Maitre, vous „ pourrez parcir oü vous paroïcra bon. „ A Francfort, le premier Juin 1753 "". Le prifonnier figna au bas du billet:. Bon pour tföuvre de Peeshie du Roi votre Maitre. Voltaire, jaloux de Ia perfeclion de fes Ouvrages, étoit dans 1'habitude d'y foire de frécuentes correétions. Le Comédien Dufrefne, quijouoic le ró!e d'O rofmane dans la Tragédie de Zaïre, oü VAuteur corrigeoic toujours quelque chofe k chaque repréfemation/s'impatienta d'être obiigé d'oublier tous les jours des Vers qu'il favoit, pour en apprendre d'aucres, & prit Ie parti de refufer les eorreécions. Volcaire imagina ce moyen de les lui faire accepcer. Inftruic que  dt Louis XIV&de Louis XV. 200 Dufrefne donnoit un grand repas, il lui envoya, fans fe faire connoure,un. cre>beau paté. Quand on 1'ouvnc, H entremét», on y trouva des perdrix tenanten leurs becs de petits papiers remphs de correétions a faire. Le Comédien fenfible, comme il devoit l'êcre, a une gahnterie fi ingénieufe, fit touc ce que le Poëce voulut. Voltaire fe trouva un jour chez 1'Abbé de Rothelin, homme de qualité & «ésbon Académicien:. il y dogmaufa a pleines voiles. N'ayant pu le faire taire pend mTe repas, au deflert 1'Abbé Rothelin lui dit : Monfieur de Voltaire, vous me ferez plaifir de venir chez moi; mais de 2race tenez-y d'aucres propos : car ou en ferions-nous, vous & mot, fi vos Domeftiques adoptoient les maximes que vous débitez? Volcaire travaillant un jour \ fa Tra; eédie de Mérope , éveilla un jour fon Laquais a crois heures du maan, & lui donna des Vers, pour qu'il les porcat fur le champ au Sieur Pauhn, qui jouwe le róle de Tyran dans cecce Piece. Les Domeftiques s'en excufanc, fous prétexte que c'étoit 1'heure du fommeil : Va, te ^ ÏH v)  3°° Mémoires anecdotes dis-je, continuo Voltaire; lesTyransne dorment jamais. Ce grand Poëte faifoit un jour 1'éloge de iVi. Holler devant un homme qui vivoit avec ce fameux Naturalifte; celuici eut 1 indifcrétion de lui dire : „ Ah „ Monfieur! qu'il s'en faut bien que m' „ Halier parle de vos Ouvrages comme „ vous parlez des fiens ". Voltaire répliqua : II fe peut que nous nous trompions tous deux. Nanine eut le plus grand fuccèc. L Auteur en fortant demanda malicieuement a Piron ce qu'il en peafoit? Celui-ci lui répondit gaiemenc: „ Je penfe „ que vous voudriez bien que ce fïit „ Piron qui 1'eüt faire ". Voltaire reP"c: „ Je vous eftime affez pour cela". Peu de temps après la réception de Voltaire a 1'Académie Francoife, on difcuta, lui préfent, un point'de Littérature. M. Danchet eut le malheur de ne pas etre de fon avis : Voltaire, qui youIok par - tout tenir le fceptre le traita fort injurieufement. Le difcret FonKnelle, quoique poli & fionnêre, ne put *empêcher de lui dire ; Monfieur V&  de Louis XIV&dt Louis XV. 3<* taire, vous juftifiez bien la répugnance que nous avons toujours eue a vous admettre parmi nous. Un faifeur de Satyres écrivic un jour \ Voltaire : „ Monfieur, j'ai fait impri„ roer un libelle contre vous; il y en „ a quatre cents exemplaires; fi vous „ voulez m'envoyer quatre cents livres, „ je vous remettrai le tout fidélement . Voltaire lui répondit: „ Monfieur, vous „ êtes trop honnête ; je me garderai „ bien d'abufer de votre bonté : ce „ feroit un marché défavantageux pour „ vous. Le débit de votre Livre vous „ vaudra beaucoup plus de quatre cents „ livres". Avant qu'il fut queftion de VEcueil du Sage, Comédie philofophique de Voltaire , un jeune homme fort ignoré vint la préfenter comme fienne au Comédien femainier, fous le titre duDroitduSeh gneur. On le recut avec la morgue ordinaire, & ce ne fuc qu'après les inftances les plus refpeétueufes & les plus humble* qu'on lui promit d'y jetter les yeux. II fallut bien des courres, bien des prierea avant d'obtenir une nouvelle audience. Enfin, on lui déclara qu'on avoit par-  3°4 Mémoires anecdotes couru fa Comédie, & qu'elle étoit dé* tefhble. Le jeune candidat obferva que cet arrêt étoit bien rigoureux; qu'il avoic montré fa Comédie a quelques gens de goüt, qui ne 1'avoient pas jugée fi défavorablemenr; qu'il avoit même obtenu le fufFrage de M. de Voltaire. On lui rit au nez, en lui difant qu'il ne falloit pas fe laifTer féduire par ces applaudiflèments de fociété ; que Ia plupart des gens du monde n entendoient rien a ces fortes d'ouvrages; & quant a 1'illuftre Auteur qu'il réclamoit, que fans doute c'écoic un perfifflage. Le pauvre diable infifta pour obtenir une ledure devant toute la Troupe : on lui répliqua qu'il fe moquoit, & que la Compagnie ne s'aflêmbioit pas pour de pareilles miferes. II eut recours k tant de fuppliques & de bafTefiês, qu'on lui accorda enfin par compaffion un jour de leétare. Le comique aréopage étoit fi prévena , qu'il ne fic pas fans doute une grande attention a ce qu'il encendoit; la Piece fut rejettée d'une commune voix. Le jeune homme fe retira forc concenc de la comédie qu'il venoic dejouer. Quelque temps après, Voltaire adrefla cette même Piece aux Comédiens, fous le titre qu'elle porte aujourd'hui. On la recucavccrefr  de Louis XIV & de Louis XV. 3°3 pecï; elle fut lue avec admiration, & on pria Voltaire de vouloir bien continuersi être le bienfaifleur du Théécre Francois. Cette anecdote nefuc divulguée que quelque temps après ; on en rit beaucoup,« 1'on fe rappelia plus que jamais la camcature aflez plaifante, oü 1'on peint le comique fénat fous 1'embiême d une trentaine de btkhes en comettes ou en perruques. Un homme de beaucoup d'efprit ao cufoit devant Voltaire , un de leurs amis communs de ne lui avoir pas facihte Ia route d'un pofle qui étoit depuis longtemps 1'objet de fes voeux. „ II me donnoit toujours pourraifon, ajomoic-ir, " qu'une puiflance fupérieure lui lioic " les mains II difoit vrai, répliqua Voltaire; & favez-vous quelle étoit cette iuiffance fupérieure? — Non, dit 1'autre. — Cétoit moi-même, continua Voltaire. — Et pourquoi, sil vous plaft, repri't M. de *** un peu piqué ?... Ceft au'avec vos talents on eft tout ce qu on veut, & que celui que je vous at prê: féré ne peut être que ce que je leferat. Avec moi ilfaut fe pref er : demam je ne 'ferai plus. Un Seigneur de la Cour de Turin,  304 Mémoires anecdotes fe rendit a Ferney poury voir Voltaire, & paffa même quelques jours avec lui. Avant de quitter 1'Auteur de la Hertriade, il le pria de lui indiquer a Paris quelqu'un avec qui il pot prendre une idéé de tous les écrits qui paroillènt en France. Voltaire, après avoir rêvé un moment, lui dit: „ AdrelTez-vous a ce „ coquin de F-.il n'y a que lui qui ,, puiflè faire ce que vous demandez ". Ce Seigneur cémoigna beaucoup d'étonnement :„ Ma foi oui, répliqua Voltaire, „ ceft le feul homme qui ait du goüt; „ je fuis obligé d'en convenir, quoique „ je ne 1'aime pas, & que j'aie debon» nes raifons pour le détefter". Voltaire ayant écrit de Ferney & quelques Philofophes réfidanc a Paris, pour leur reprocher leur filence & leur iner* tie; on lui répondit, qu'il lui écoit aifé de parler & d'écrire dans un ChÉïteau hors du Royaume avec cent mille livres de rente; mais qu'il feroit difcret, s'il demeuroit dans la rue de M. le Procureur-Général, ou prés de la Baftille. II avoit écrit k Madame de M. ***• Si jamais M. Turgot cefe iêïre Mh nifire, je me ferai Moine de défefpoir.  de Louis XIV'& de Louis XV. 305 Lorique en effet M. Turgot quitta le Miniftere, & qu'ü fut remplacé par M. de Clugny, Madame de M. * * * fomtr.a Voltaire de tenir fa parole. Rien nefï plus ju/ie, Madame, répondit-il , & je me fats Moine de Clugny. Si Voltaire eft mort fans Sacremem?, ce n'a pas été la faute de M. 1'Abbé Gaultier, dont le zele religieux s'ett particuliérementfignalé dans les derniers moments de cet homme célebre. Les titres de Chapelain des Incuralles, de Confejfeur de VAbbé Lattaignant & de Voltaire, qu'on donne a M. 1'Abbé Gaultier, ont du moins fait éclore cette ioüe épigramme : Voltaire & Lattaignant, tous deux d'humeur gen- tille , Au même Confeflèur ont fait le même aveu. En tel cas il importe peu , Que ce foit a Gaultier, que ce foit a Garguille ; ( Monfieur GWï«r pourtant me paroit bien trouve. L'honneur de deux cures femblablss, A bon droit étoit réfervé Au Chapelain des IncuraUts. Deux ou trois heures avant la mort de Voltaire , M. Tronchin le trouva dans des agitatior.s cffreufes, criant avec fureur : Je fuis abandonnè de Dieu &  3'o6 Mémoires anecdotes des hommes, & portam les mains dans fon pot-de-chambre, faififlant & mangeant ce qui y écoit. Le Doéteur Tronchin, qui a raconcé ce faic a des perfonnes refpeótables, n'a pu s'empêcher de Jeur dire : Je voudrois que tous ceux qui ont été féduits par les Livres de Voltaire euffent été témoins de fa mort i il ri'ejt pas pojfible de tenir contre un pareil fpeclacle. ROUSS EAU de G e n e v e (i). Hiorsque VEmile fut condamné, & fon Auteur décrété de prife de corps, tous les amis de Rouffeau le prefTerenc de s'évader. II s'obftinoic a ne poinE parcir, & vouloicabfolumenccö^#raV. Le Prince de Conti lui fic a ce fujec les initances les plus vives & les plus cendres. Rouflèau fe voyanc harcelé de tous cótés , demande a Son Alteflè, quel fi grand danger il y a de refter a (i) Né en 1714, mort en 1778.  de Louis XIV & de Louis XV. 307 Paris, & ce qui peut lui en arriver. „ Plutöc que d'abandonner la vérité, \] j'aime autant, ajouta-t-il, vivre a la „ Baftille oü a Vincennes que par-tout „ ailleurs ". Le Prince lui ayant fait entendre qu'il y alloit non - feulement de la prifon, mais encore du bücher, la ftoïcité du Philofophe fe fentit enfin ébranlée. Sur quoi Son Alteflè lui dit: , Vous n'avez point encore aflez de " philofophie , mon ami, pour foutenir „ une pareille épreuve "; & la-deflus il le fit emballer&panit dans une bonne chaife de pofte. En 1764, les rebelles de Corfe députerent a Jean-Jacques Rouflèau &a M. O***, pour les engager h leur drefler un Code qui püt fi'xer leur Gouvernement, ayant en horreur tout ce qui leur étoit venu de Ia part des Génois. JeanJacques leur répondit que 1'ouvrage étoit au-deflus de fes forces, mais non pas au-deflus de fon zele, & qu'il y travailleroit. Quant a M. D***, il s'en défendit, fur fon impuiflance a répondre a cette invitation, n'ayant point aflez étudié ces matieres pour les pouvoir traiter relativement aux mceurs, aux ufages & au climat de la Corfe. II ne paroït pas  3o 8 Mémoires anecdotes étonnant que les habitants de cette Ifk fe foient adrtfies a Rouflèau, Auteur du Contrat Jbcial, oü il prédit la grandeur inévitable de cette République; mais a „ 1'égard de M. D***, on ne voit pas en quoi il a pu merker une diflindtion acfïï flatteufe. Roniïèau s'étant retiré a Motié Travers , prés de Nl uchdtel pour fe fouftraire aux iécrets prononcés contre lui, tant en France qu'a Geneve, n'y trouva poinr !e repos qu'il cherchoit. La nuit du 6 au 7 Septembre 1765, des fanatiques fufckés par quelques Miniftres du Süint-Evangiie, vinrent affiéger fa maifon dans le defitin de le maffacrer. Eveiüé en furfaut au bruit des pierres qu'on lance avec fureur contre fes fenêtres, il crie au fecours. Le Cbatelain, qui logeoit h quelques pas de la , paroit, accompagné de beaucoup d'honnêtes ger>s. Les bandits avoient difparu. On veut ergager Rouflèau a prendre la fuite. Le Philofophe, décidéa tous les événements,fe refufe h ce confeil. Heureufement pour lui, Ie Gouvernement de Neucha\tel prit toutes les mefures néceflaires pour prévenir de nouvelles infultes, & metrre ordre au aele dangereux des enchoufiaftes.  de Zouts XIV & de Louis XV. 309 Un jeune homme d'une familie honnête, mais peu riche, devieiu éperdüment amoureux d'une Demoiielle que 1'orgueil & la fortune de fes parents ne 'lui permetrent pas d'époufer. Les obftacles ne font qu'irriter ia paffion de ces deux amants; mais on a le crédit d éloigner le jeune homme, qui tombe malade a Paris dans un hötel garni. Les Médecins font appellés, & bientöt ils defefperent de le rendre * la vie. Heureufement pour lui que leCitoyen de Geneve eft logé dans le même hótel. II s'empare dumalade, & s'établit au chevet de (on br. II reftoit ferme dans fon pofte & ne quittoit point cet infortuné, & qui le défefpoir avoit ótél'ufage des fens. A quelques jours de 1», le jeune homrme fe rrouve un peu mieux; il porte fös regards fur l'inconnu qui lui prodigue des foins fl affeaueux; il demande fon nom, & on lui apprend que c'eft Jean-Jacques Rouflèau. Le malade oubliam un inftanc fa douleur: „ Homme illuftre s'écrie-t-il, „ quoi! vous perdez auprès de moi un „ temps précieux que vous employeriez „ aéclairer 1'humanité!Quoi! 1'Europe „ attend de vous des chef-d'cevres, & „ vous rempliflèz auprès d'un infortuné „ le róle abjcót de garde - malade!...  %io Mémoires anecdotes .„ Homme, je vous reconnois a ce traic „ de bienfaifance; mais, hélas! en vain „ efpérez-vous de ranimer ma raifon „ affoiblie : non, jamais, jamais je n'au„ rai un inftanc de bonheur; le repos „ m'a fui pour coujours, & il ne me refte plus qu'a mourir ". Loin de fe rebuter des obftacles, Rouflèau ne douta plus de la guérifon du jeune homme. II refla fix mois dans la même chambre, & ne le quicta ni jour ni nuic. Cependant, il ne pouvoic point encore lui perfuader qu'il n'y a de bonheur folide que dans la modéracion des defïrs. Son malade entendoit bien touc cela; mais la raifon ne peut rien quand le fencimenc commande. II falluc donc recourir a dautres movens; le mal étoic dans ie cceur; ce fut la que Rouflèau 1'attaqua. Quel homme mieux que lui connoiflcic cec idiöme qui convient au coeur 6t qui le perfua'de ? Le fuccès fuc prompt, & i'ufage de la raifon revintJtcet amant maiheureux, qui reconnuc en Jean -Jacques fonlibéraceur, (on ami & fon pere. L'ame vi ve & fiere de Rouflèau, n'ayanc pu s'accommoder, pendanc fon féjour a Lpndres, de 1'efpric froid altier des  di Louis XIV & de LouisXV. 3" Anglois, il fortit de leur Ifle, revint en France, & débarqua, fans paflè-port de la Cour, a Calais. Cette ville eft grande admiratrice des talents & du génie. SesMagiftrats s'affemblent pour délibérer s'ils ne porteront pas a Jean-Jacques le vin de la Ville. La feule crainte d'irriter le Parlement, les empêche de rendre cet hommage a un homme qu'il a décrété i mais en fupprimant une vaine cérémonie , ils font 1'honneur au Philofophe Gene- • vois d'aller le féliciter en Corps. A fon retour d'Angleterre, Jean-Jacques pafia prés d'un an dans le Vexin Francois. II y vécut, fous un nom étranger, dans une terre du Prince de Conti, qui lui avoit offert cet afyle. L'extérieur de fimplicité du Philofophe Genevois n'impofa pas d'abord aux gens du Prince , & ils ne crurent pas devoir beaucoup d'égards & un homme qui mangeoit avec fa Gouvernante. Rouflèau ne fe plaignit point, mais il écrivit & .fon protefleut de ne pas trouver mauvais qu'il quittdt ce lieu, & de lui permettre de fe fouftraire a fes bienfaits. Le Prince de Conti fe douta de ce qui en étoit. II fe rend a fa terre, arrache a Rouffeau fon fe» crei > fr't manger avec lui a affemble  3i 2 Mémoires anecdotes fa maifon, & dans les termes les plus énergiques, menace de toutes fon indignation le premier qui ofera manquer a cet étranger. On a cru a tort que cet homme fi fingulier, mais fi vertueux, copioit de la mufique pour vivre ; il eft certain qu'il confacroit Ie produit de cette occupation au foulagement des malheureux. Dans fa derniere retraite, il prenoit foin d'une vieille femme de village. Après fa mort, on trouva cette bonne payfanne profternée fur le tombeau de fon bienfaicleur. Quelqu'un lui ayant demandé pourquoi elle fe tenoit dans cette pofture: „ Hélas! dit-elle, je pleure „ & je prie. — Mais, ma bonne, M. „ Rouflèau n'étoit pas Catholique. —■ „ II m'a fait du bien, je pleure & je ,, prie ". Ce fut avec toutes les peines du monde qu'on arracha de la tombe cette pauvre femme qui fondoic en larmes. Tr aits  de Louis XIV & de Louis XV. 3 (3 T R A I T S GÈNÉRAUX ET PARTICULIERE DU SIÈCLE DE LOUIS XV, Qui n'ont pu fournir des Arücles féparis. J. a n d 1 s que le Duc d'Orléans mettoit touc en oeuvre pour fe ménager la Régence, malgré les difpofitions du teftament de Louis XIV, Ie Duc du Maine, a qui ce teftament étoit fi favorable, s'amufoit a traduire YAnti - Lucrece. La Ducheflè fa femme (1) lui difoit : „ Monfieur, un beau matin vous „ trouverez, en vous éveillant, que vous „ êtes de 1'Académie, & que M. d'Orléans a Ia Régence ". Dans une aflemblée chez Madame Ia Ducheflè du Maine, chacun étant convenu de faire foi-même fon portrait (1) Née en 1676, morte en 1755. Totne III. O  3ï 4 Mémoires anecdotes avec fincérité, Mademoifelle de Launay, depuis Madame de Staal (i), s'en acquitta a fon tour avec beaucoup d'efprit. M. de Malezieux lui ayant faic obferver qu'elle avoit pafle fous filence tout engagement de cceur: „ Ah! repli„ qua-t-elle avec franchife, je me fuis „ peinte en bufte". La DucheiTe du Maine avoic attiré le Marquis de Saint- Aulaire (2) a fa cour, & lui faifoit 1'honneur de 1'appeller fon Apollon. Un jour qu'elle propofa un jeu oü chacun efl: obligé de dire fon fecreten particulier, le Marquis, alors êgé de quatre-vingt-dix ans, fit pour la Princeflê cet impromptu, que touc le monde connoic: La Dlvinité qui s'amufe A me demander mon fecret, Si j'étois Apollon , ne feroit pas ma Mufe : Elle feroit Thétis, & le jour fmiroit. Le célebre Abbé de Fleurt (3) ayant écé nommé Confeflèur du Roi en 1716, les Peres de la Compagnie de J^fus lui envoyerenc un des leurs pour ie com- (1) Morte en 1750. (2) Né en 1644, mort en 1741. (3) Né en 1640, mort en 1713.  de Louis XIV & de Louis XV. 315 plimencer. I! répondic h ce Jéfuice , qu'il ne croyoic pas êcre défagréabie a fa Sociécé, paree qu'il n'étoit poinc Janfénifte. Des Jacobins vinrent enfuke le félicicer furie même fujec. II leur dit qu'il comptoit ne leur pas déplaire, attendu qn'il n'étoit point Molinifte. L'Abbé è'Orfanne fut le troifïeme qui parut. L'Abbé de Fleuri répondit h fon compliment, qu'il fe flattoic de n'êcre pasodieux au Cardinal de Noailles, puifqu'il n'étoit nullement Ultramontain. II renferma ainfi dans fes réponfes ce que Son Alteffe Royale le Duc d'Orléans lui avoit dit & lui-même, en le choififlant pour confeflèr le Roi: Monfieur , je ne vous préfere a> tout autre, que paree que vous nêtes ni Janfénifte, ni Molinifte, ni Ultramontain. Lorfque les Sceaux furent ótés , pour la feconde fois, au Chancelier dfAgueffeau, le Maréchal de Villeroy dit a Sa Majefté, qu'on avoit fait une injuftice a ce Chancelier; qu'il n'étoit point coupable , & que fi lui Maréchal étoit encore en vie lors de la majorité, il feroit fouvenir le Roi de les lui rendre. Ce vieux Courcifan fe croyoic inébranlable dans fon pofte , & fe conduifoit O ij  316 Mémoires anecdotes en conféquence. Ce qu'il dit au nouveau Garde-des-Sceaux, M. d'' Armenonville, étoit dans le même goüc que ce que je viens de rapporter: Je ne vous [ais point de compliment, lui dit-il lorfqu'il vint le faluer, car je fuis perfuadé que vous devez avoir de la douleur de fuccéder u un homme comme M. d'Aguejfeau. Le Juif Samuel Bernard O), étoic parvenu au plus haut degré de confidéracion que puhTe donner 1'opulence. II montra quelquefois une nobleüe & une fermeté d'ame qui fembloient le rendre fupérieur a cous ces Grands, donc plufieurs lui failoienc la cour. Danslecemps de la difgrace de M. Chauvelin, le Cardinal de Fleuri qui cherchoic k perdre ce Miniftre, envoya chez le Banquier, M. Hérault, Lieucenanc de Police, pour 1'incerroger par forme d'mfinuacion, fur cercains fonds panes chez 1'écranger, ou venus par fes mains. Samuel Bernard lui ayant demandé avec dignité d'exhiber les pouvoirs, refufa d'entrer en pourparler a d'autres conditions; en forte que ïe Magiftrac s'en alla fans avoir pu en (i) Né en 1651, mort en 1739.  de Louis XIV & de Louis XV. 3*7 rien tirer. Au milieu de fon luxe, qui pourtant n'approcha jamais de ce'ui de nos Financiers modernes, il avoic une force de modeftie qui le faifoit colérer. On voic encore fa maifon, rue place des Viftoires, donc le moindreFermierGénéral ne voudroic pas aujourd'hui, & oü il n'y avoic pas même de cour. II avoic plufieurs manies que la cradition a confervées. 11 falloit, depuis qu'il écoic levé jufqu'a ce qu'il fe couchac, qu'un de fes cochers eüc coujours les chevaux accelés a la voicure ; il falloit que fon ponier, veillanc fans ceflê au moindre bruit, ouvric fes porces avant qu'il parut, afin que fon carroflè entrat rapidement & fans qu'il fuc befoin de frapper ; il falloit qu'au recour de fes affaires, la föupe fut mife a la minuce fur la cable: il s'afieyoic, & les convives fe rangeoienc aucour de lui. Samuel Bernard aimoic forc a jouer au brelan; il faifoit coujours va ■ tout, & étoit furpris qu'on le tint. Une nuic qu'un particulier lui avoit gagné une fomme confidérable, il en fut fi piqué , que ne voulanc pas remeccre au lendemain fon payemenc, ni donner Ie loifir a fon adverfaire de s'arranger pour enlever de pareils fonds, il fic jecter a O iij  3-8 Mémoires anecdotes fa porte les facs qu'il lui devoit, & le laifla feul fort embarralfé, & a la veille d'êcre égorgé par le premier brigand. II étoit fuperfticieux comme tous les gens de fa Nation. II avoit une poule noire a laquelle il attachoit fa deftinée -y on en prenoit le plus grand foin. La mort de cette volatille fut en effet 1'époque de la fin de Samuel, en Janv^r 1739- Ce fut en ij 15 que le Czar Pierre (O vinc en France. II fut d'abord regu au Louvre avec toute fa fuite; mais il préféra d'aller fe loger a 1'autre bout de Paris, a 1'hötel de Lefdiguieres, oü il fut traité & défrayé comme au Louvre. Le Roi alors enfant, & conduit par M. de Villeroy, fon Gouverneur, vinc lui rendre vifite. Pierre, étonné de la foule qui fe prefibic aucour du jeune Monarque, Ie prie & le porca quelque temps dans fes bras. En voyant le combeau du Cardinal de Richelieu & la ftatue de ce Miniftre, monument digne de celui qu'il repréfence, le Czar laiffa échapper un de ces (1) Né en 1673 , mort en 1725,  de Louis XlV&de Louis XV. 3*9 tra'nfports qui décelent prefqué toujoürs un grand homme. II monta fur le tombeau , embrafla la ftatue : Grand Mtmjtre, dit-il, que nes-tu de mon temps. je te donnerois la moitié de mon Empire , pour apprendre d gouverner Vautre. Un homme qui avoit moins d'enthoufiafme que le Czar, s'étant fait expliquer ces paroles prononcées en Langue Rufle, ajouta qpe, s'il avoit donné cette moitié, H n auroit pas long-temps gardé rautre.. Un des établifiements que le Czar admira le plus, fut ITIötel Royal des Invalides. Après qu'il eut tout examme avec cet ceil obfervateur auquel rien n'échappe,le Maréchal de Villars le conduifit dans le réfeétoire au moment que les Soldats fe mettoient af table. Ce Prince goüta de leur foupe; & prenant un verre de vin : A la fanté, dit-il, de mes camarades. Le Czar fut très-fenfible a une galanterie du Duc dAntin, qui fit placer a fon infu fous un dais, dans fa falie b. manger, le portraic de la Czarine. II ne le fuc pas moins de celle qu'on lui fit a la Monnoie. Après avoir examiné la ftruécure, la force & le jeu du balancier, il fe joignic aux ouvriers pour O iv  3*0 Mémoires anecdotes le metire en mouvement & frapper une médaille... Quelle fut fa furprife, quand il vit fortir de-deflbus le coin fon portrait, fupérieur pour la reflêmblance & pour 1'art a toutes les médailles qui jufqu'alors avoient été frappées pour lui! II fut également fatisfait du revers: c'étoit une Renommée paffant du Nord au Midi, avec ces mots: Vires acquirit eundo, qui faifoientallufion aux diverfes connoifTances que Sa Majefté Czarienne avoit acquifes dans fes voyages. On pré-, fenta de ces médailles d'or au Monar-' que & a tous ceux qui 1'accompagnoient; il ne put s'empêcher de dire h cette occafion : „ II n'y a que les Francois' 91 capables d'une pareille galanterie". A fon retour de Gertruidenberg , 1'Abbé de Polignac (i^fm très-bien recu a Marly. Louis XIV lui fit voir fes jardins. La pluie le furpric a la promenade & ne 1'interrompit pas; le Roi en fit la remarquea 1'Abbé de Polignac qui étoit 1'höte de cette journée. II répondit avec toutes fes graces, que la pluie de Marly ne mouilloit point. II crut avoir dit un (i) Né en 1661, mort en 1741.  de Louis XIV& de Louis XV. 321 trés-bon mot; mais le rire du Roi, & la contenance des Courtifans, lui prouverenc qu'il n'avoit dit qu'une fottife. Pendant fon féjour a Rome, 1'Abbé devenu Cardinal de Polignac, forma un projet digne du goüc qu'il témoigna pour les Beaux Arts, & , en particulier, pour les Anciques. II n'ignoroit pas que durant les beaux jours de la République Romaine, & le premier fiecle de 1'Empire, le parti qui prévaloit dans les guerres civiles, ne manquoit jamais de faire jetter dans le Tibre toutes les ftatues & les trophées qu'on avoit élevés a 1'honneur du parti oppofé. Ils y font donc encore, difoit le Cardinal de Polignac; car aflurément on ne les a point retirés, & le fleuve ne les a point emportés. II avoic imaginé de détourner pour quelque temps le cours du Tibre, & de faire fouiller un efpace de trois quarts de lieue. Si le Car dinal avoit été aflez riche pour entreprendre cet ravail a fes fraix , le Pape Beneit XIII, qui 1'aimoit beaucoup, lui auroit accordé couces les permiflions néceflaires. Ce Cardinal raconcoic volontiers ce qui lui avoit fait naïtre 1'idée de fon AntiLucrece. En revenant de fon Ambaflade de Pologne, il s'arrêta quelque temps en Hollande, oü il eut plufieurs entreO v  323 Mémoires anecdotes tiens avec Bayle. Les arguments d'Epicure , de Lucreee & des Sceptiques, vc-noienc d'être poufles fort loin dans le Diclionnaire critique; ils le furent encore davantage dans la converfation. Le Cardinal de Polignac forma dès-lors le defTein de les réfuter. Deux exils lui en donnerent le loifir.' Ainfi XAnti-Lucrece eft le fruit des difgraces de fon Auteur. Pour mieux faire fentir fes idéés, le vieux Maréchal de Villeroy, qui avoit été Gouverneur de Louis XV, les exprimoit quelquefois aflez grofliérement: „ II faut, difoit-il un jour, tenir le pot „ de chambre aux Miniftres tant qu'ils „ font en place, & le leur verfer fur la ,, tête quand ils n'y font plus '*. II ajouta: „ Quelque Miniftre des Finances qui „ vienne en place, je déclare d'avance „ que je fuis fon ami, & même un peu „ fon parent". L'Abbé de Vertot (i) avoit quarantecinq ans lorfqu'il compofa les Révolutions de Suede, fon premier Ouvrage; il étoit alors Curé en Normandie. Cette (l) Né en 16$; , mort en 173y.  de Louis XIV& de Louis XV. 323 Hiftoire eut un fi grand fuccès a Stockholm , que 1'Envoyé qui étoit fur le point de pafler en France, fut chargé par fes inftructions de faire connoiflance avec 1'Auteur, & de 1'engager, par un préfent de deux mille écus, a entreprendre une Hiftoire générale de Suede. Cet Envoyé qui croyoit 1'Abbé de Vertot répandu dans le plus grand monde, furpris de ne le rencontrer nulle part, témoigna enfin fon étonnement. On lui dit que cet Abbé n'étoit qu'un Curé de Village ; fur le champ il rabattit beaucoup de la haute idéé qu'il s'étoit faite de cet homme de Lettres; & remplit fa commifiion avec tant de mai-adaeiTe, qu'il fit échouer le pro jet. Le Pere Bouhours, bon Juge en cette matiere, afluroit qu'il n'avoit rien yu en notre Langue qui, pour le fty!e, fut audeflus des Révolutions de Suede & de Portugal; & Ie Grand Bofuet dit un jour au Cardinal de Bouillan , en parlant de cet Hiftorien, que c'étoit uneplume taillée pour la vie du Maréchal de Tuyenne. L'Abbé de Vertot ne fe donnoit pas toujours la peine de confulter les Mémoires qu'on lui envoyoit. Ayant un fameux Siege \ décrire, & les Mémoires O vj  324 Mémoires anecdotes qu'il attendoit ayant tardé trop longtemps, il écrivit l'hiftoire du Siege, moitié d'après le peu qu'il en favoit, moitié d'après fon imagination. Les Mémoires arriverent enfin. J'en fuis fdché, dit-il; mais mon Siege eft fait. Le célebre Rollin (i) étoit fils d'un Coutelier, & fon pere le deftinoit a fa profeflien. Elevé aux premières places de t'Univerfité, & accueilli chez les Grands, il eut toujours aflez d'eftime pour luimême, pour ne pas rougir de fon extraétion. Etant un jour a diner dans une grande maifon avec lePere dePoukuzat de 1'Oratoire, on pria celui-ci de décou per une piece de gibier. Rollin voyant que le couteau fervoit mal le'découpeur, lui dit: „ Mon Pere, prenez le mien, „ il vautmieux; je m'y connois, je fuis „ fils de Maitre ". Rollin étoit Reéieur de 1'Univerfité, & afijftoit comme tel a une Thefe qui fe foutenoit au College des Graffins. On vinc 1'avertir que M. de la Hoguette, Archevêque de Sens & protecleur de ce College, entroit dans la cour. Comme Mémoires anecdotes de Ia Couronne, les pierredes au Soleil du Sainc-Sacremenc, la mufique exquife, les odeurs, & la quantké d'Evêques qui officioient, furprirenc tellement une Provinciale qui étoic ia , qu'elle s'écria : „ N'eft-ce pas ici Ie Paradis? — Eh ! „ non, Madame, die quelqu'un; il n'y n a pas tanc d'Evêques Le fameux Syftême avoic plongé La Monnoye (i) dans la mifere. Un cel coup le frappa fans 1'abattre. Heureufemenc que la Providence lui ménagea des reffources. Le Duc de Villeroy lui affigna une penfion de 600 livres, &, par délicatefie , lui défendic de palier a fon Hótel pour le remercier, ajoucanc qu'il Ie verrok avec plaifir chez Madame la ComtefTe^ Caylus. La Monnoye, pénécré dereconnoiflance, fe hata de s'y rendre; mais aux premiers mots de fón remerciment, le généreux Duc 1'interrompit, & lui die avec afiëéh'on : „ Oubliez couc „ cela, Monfieur; c'eft a moi k me fipu„ venir que je fuis votre débiteur ". M. de Montefquieu étant a Venife euc occafion de voir le fameux Law, a (1) Né en 1641 , mort en 1718.  de Louis XIV & de Louis XV. 3 *7 qui il ne reftoic de fa grandeur paffee que des projets heureufement deftinés a mourir dans fa tête, & un diamant quil engageoit pour jouer aux jeux de hatard. Unjour la converfation rouloit fur le tameux Syftême que Law avoit inventé. Comme le Parlement de Paris, depoutaire immédiat des loix dans les temps de minorité, avoit fait éprouvet au Miniftre Ecoflbis quelque réfiftance dans cette occafion, Montefquieu lui demanda pourquoi on n'avoit pas eflayé de vamcre cette réfiftance par un moyen prefque coujours infaillible en Angleterre, par le grand mobile des aftions des hommes; enun mot, par 1'argent. Ce ne font pas, répondit Law, ■> gn'e '■> je la crains pourtanc un peu : „ vous voyez que je fuis bonne Fran« eoife ". ■ Entre tous les pamphlets que les Janféniftes répandirent avec profufion en 17315 °n diflicguoit un Ouvrage hebdomadaire, écrit avec autant d'efprit & de délicateflè , que d 'amertume & d'ironie, fous le titre de Nouvellss Eccléfiafliques. II avoit cours depuis 1728, & seft continué, fans interruption, jufqu'a nos jours. Pendant prés de deux ans, 1'on fit vainement des recherches pour découvrir les Auteurs , Imprimeurs & Diftributeurs de cette Gazecte, qui n'en paroiflbit pas moins réguüéremenc cbaque (emaine. Quelqu'un fit le pari, avec M. Hérault, •Ljeutenant de Police, que cette Gj^etre  de Louis XIV & de Louis XV. 2 53 entreroic dans Paris, par teiie barrière, tel jour, a telle heure, & échapperon a la vigilance des Commis. En effet, au lieu & a 1'heure indiqués, le préfence un homme qu'on arrête, & qu'on fouille avec la plus grande exaétitude, maisinutilement. On n'avoit point faic attention a un Barbet éduqué pour ce manege. C'étoit un chien ordinaire qui, fous une peau hérïffée, dont il écoit recouvert, portoit une quantité de ces feuilles. Le Magiftrat ric beaucoup de ce tour, & s'avoua vaincu. -. ', Pour arrêcer le fcandale & la foule du peuple au tombeau du Diacre Paris, il fur rendu une Ordonnance du Roi le 27 Janvier 1732, qui ordonna que la porte du petic Cimetiere de Sainc-Medard fut & demeurat fermée ; fic inhibitions de 1'ouvrir autremenc que pour caufe d'inhumation, & défendic a toutes perfonnes, de quelque état & condition qu'elles fulfent, de s'affembler dans les rues & maifons adjacentes, k peine de défobéiilance , & même de punition exemplaire. Le lendemain de la clöture du Cimetiere, on lut, affichée fur la porte , cette pafquinade Janfénienne: De par le Roi , défenfe a Dieu De faire miracle en ce lieu.  354 Mémoires anecdotes Peu de temps avant le Siege de Philipsbourg, un Grenadier de 1'Armée de M. de Berwick ayant été pris en maraude, fut condamné a être pendu. Comme c'étoit un brave homme, fes Officiers allerent en corps chez le Général,& lui repréfenterent qu'il s'agiffbit de la perte d'un des plus honnêtes Soldats, & des plus eftimés dans fon Régiment. Le Maréchal fut inflexible, & le Prévóc eut ordre de faire fon devoir. Le Grenadier fut conduit au fupplice; mais au moment oü 1'exécuteur voulut lui lier les mains , trouvant le moyen de s'échapper, il perca la foule, & fut fe cacher a 1'extrémité du Camp. M. de Berwick informé de fa fuite, ordonna que le Piévót fut arrêté & pendu a fa place. Cet hom • me fe jette aux pieds du Général, protefte de fon innocence , repréfente le malheur & 1'opprobre qui vont retomber fur fa familie : larmes, prieres, expreflions touchantes tout fut employé inutüement auprès du Général ; il fut inexorable, & ordonna au bourreau de faire fon exécution. Cependant le Grenadier dans fa retraite apprend cet accident : alors , par une générofité digne des plus grands éloges, il ne craint point de fe préfenter devant le Maréchal, &  de Louis XIV& di LouisXV. 355 lui dit : Monfeigneur, je fuis le criminel qui vient de séchapper -.fapprends qu'un innocent eft fur le point demcurir d ma place; comme il n"a point eu de part d ma fuite , ordonnez qu'on le ramene; mevoici, & je meurs content. Tant de grandeur d'ame dófarma M. de Berwick, & il fe détermina h faire grace a tous les deux. En parcourant les Annales militaires de ce regne ou trouve beaucoup de traUs d'un courage, d'un zele & d'un fang froid admirables. Rénè-Alexis le Sénéchal Carcado, Marquis de Molac, Colonel du Régiment de Berry Infanterie, mort a lage de 29 ans, a la fortie de Prague, le 22 Aoüt 1742, en a donné un exemple qu'on ne fauroit trop citer. Ce brave Officier, dont le courage, le zele & les talents répondoient a la naiffance, tomba percé de fept coups de fufiU fes derniers mots en tombant, sadreflerent a 1'Aide-Major de fon Régiment : Menars, lui dit-il, faites marcher les Grenadiers & tout mon Dêtachement fur la gauche, les ennemis fe portent de ce cöté. II y eut fur le Port Saint-Nicolas en 1736, un déraêlé fanglant entre les Sol-  35*5 Mémoires anecdotes dats des deux Régnnents des Gardes; ïl s'agiflbit de la décharge d'un bareau , dont les SuilTes s'étoient emparés au préjudice des Francois. Ceux-ci vinrenc attaquerles travailleurs, qui fe défendirent; la querelle s'échauffoit, lorfque 1'arrivée deM. Turgot, alors Prévöt desMarchands, rétablit le calme; mais fur les quatre heures après-midi, les SuifTes s'étant rangés en bataille dans le Caroufel, marcherent le fabre a la main vers le Port. Dans ce moment quatre Compagnies desGardesFrancoifes palToient fur le Pont-Neuf en revenant de Verfailles. Elles mettent fur le champ la baïonnette au bout du fufil t & s'avancent en ordre contre les Suiflès. Ils fe joignent, & le combat s'engage. Des cris confus 1'annoncent k M. Turgot , qu'un heureux preffentiment ramenoit alors vers le lieu de la fcene. II vole, fe jette au fort de la mêlée, leur crie de mettre bas les armes. Au même inilant, toutes les armes font a fes pieds. II fait ranger les combattants fur deux lignes , écoute leurs plaintes, prononce entre eux, & les appaife. Madame de Mailli (i) venoit d'êtrè (i) Née en 1713, m«rte en 1751,  de Louis XIV& de Louis XV. 357 difgraciée. Comme elle avoic aimé de bonne fbi, ce fuc un coup terrible pour fon coeur. La Religion feule lui offric quelque confolation; elle fe mie a fréquenter les Eglifes, oü on ne la diftinguoic que par fon recueillement, fa modeftie, & quelquefois par fa pacience a fupporter les huées & les injures d'une canaille infolence, qui la regardoic a corc comme 1'auceur des calamicés publiques.Un jour qu'elle étoit arrivée un peu tard au Sermon du Pere Rénaud, célebre Prédicateur, il falluc faire quelque dérangement pour la conduire a Voeuvre, oü elle fe plooit coujours. Un homme de mauvaife humeur, s'écria : Voila bien du. tapage pour une Cl — Puifque vous. la connoiffez, répondic Madame Mailh, priez Dieu pour elle. Madame de la Tournelle (i), devenue DucheiTe de Chdteau-Roux, avoic déterminé le Roi h fe metcre a la têce de fes armées; & comme la Campagne de 1744 devoic êcre plus brillance en Flandres qu'en Alface, il fuc décidé que Sa Majefté fe rendroic a Lille. Le Dau- (1) Née en I7'7» morte en 1744.  35^ Mémoires anecdotes phin qui n'écoic alors agé que de quatorze ans, conjura le Roi de lui permeccre de Taccompagner; mais indépendammenc daja raifon d'Etac qui ne vouloic pas qu'on expofac k la fois deux têces aufli précieufes, il en étoic une de décence •qui s'y oppofoir. La Ducheflè de CMceau-Roux devoit fuivre le Monarque, & c'eüt été s'expofer a corrompre l'in« nocence du Dauphin, que de lui donner le fpeéhcle d'un cel commerce; car le myftere même qu'on apportoic pour fauverlefcandale, nefervoic qu'al'augmeneer. La Ducheflè ne logeoic poinc avec le Roi; mais il y avoic des ordres fecrets a tous les Corps Municipaux de lui ménager une maifon attenante a celle du Roi, & d'y pratiquer des Communications intimes: on voyoit publiquement les ouvriers percer les murs, ik touc le monde favoic a quel deflèin. ' Un riche Particulier faifoit fes délices d'une maifon de compagne, dont il deliroit augmenter les dépendances par de nouvelles acquifitions. II avoit pour voifin un bon payfan, honnêce homme, qui jouiflbic tranquillemenc de 1'héritage de fes peres, & ie cultivoit de fes mains. Le riche convoita le patrimoine du pauvre,  de Louis XIV & de Louis XV. 359 & lui propofa de Facheter. Celui-ci refufa : le riche piqué de ce refus, ïnventoit tous les jours de nouvelles chicanes, empiécoic fur 1'héritage du pauvre , & s'efforcoit de lui enlever par violence ce qu'il ne pouvoit obtenir de bon gre. Un jour le feu prend a la maifon du riche; celui-ci fepréfente devant le Juge, &.accufe le pauvre d'être 1'auteur de 1'incendie. Des témoins fubornés viennent a 1'appui de cette injufte accufation. On fe faific du pauvre, & il eft jetté dans un cachot. Sans amis, fans proteéteurs, il n'a d'autre appui que fon innocence, le fentiment vif & touchant de fes malheurs. Appellé devant fes Juges pour fubir un interrogatoire, il montre cette fermeté héroïque & modefte qui caraétérife la vertu; il répond a tout avec une préfence d'efprit qui fe trouve rarement dans le fcélérat dévoré de remords & d'inquiétudes. Le rapporteur du procés fe retire chez lui trifte & rêveur; fa femme lui demande avec émotion le fujet de fa peine : „ Une malheureufe affaire, lui „ dit-il, me jette dans le plus cruel em„ barras". II lui raconte en peu de mots Fhiftoire du payfan qu'il croit innocent. La femme lui deuaande s'il s'eft préfenté des témoins ; le mari répond qu'il y en  3Ó0 Mémoires anecdotes a, & qu'ils ont vu tel jour, vers minuit, au clair de la lune, le payfan mettre le feu a la maifon du riche. La femme prend un calendrier, & reconnoit qu'au jour indiqué, & a 1'heure marquée, la lune n'étoit point levée, ce qui conftatoit la fauflèté des dépofitions. Le Juge, très-fatisfait de 1'obfervation judicieufe de fa femme, en fait part le lendemain a fa Compagnie : on rappelle aulTi-töt les témoins : ils fe coupent, Stfontconfondus. Le riche oppreffeur & les témoins font condamnés. L'innocent rentra dans tous fes droits, & fut aroplement dédommagé aux fraix de fon perfécuteur. On fait qu'en confidération des fervices rendus a 1'Ordre de Malte par le Vicomte d'Arpajon (i), les honneurs de Grand Croix de cet Ordre furent accordés, le 27 Juillet 1645, a cette ilJuflre Maifon & a fes defcendants, même par femmes , après 1'extinétion des males. En conféquence de cette conceffion, le Grand -Maitre Pinto , confirmaparfaBuiledu 18 Septembre 1741, les mêmes honneurs au Comte de Noailles, (1) Mort en ^79,  de Louis XIV & de Louis XV. 36* les, en faveur de fon mariage avec Phéritiere d'Arpajon. La récepcion de la ComtefTe de Noailles a la dignicé de GrandCroix, fe fit dans 1'Eglife duTemple. Le Grand-Prieur de France, le Comte de Noailles, tous les Grands-Croix, Commandeurs & Chevaliers de cet Ordre qui étoient a Paris, afiifterent a cette cérémonie. La ComtefTe de Noailles, fuivie d'un grand cortege, étoit allée prendre 1'Ambaffadeur en fon hotel, d'oü il la mena dans un de fes carrofTes \ PEgiife du Temple. La cérémonie commenga par une Mellè qui fut célébrée par Vénérable Frere Honoré Clou, Prieur-Curé du Temple; & après qu'elle fut dite, 1'Ambaffadeur,, qui étoit fous un dais, donna a lire a haute voix au Chancelier du GrandPrieuré de France, la lettre qu'il avoit recue du Grand-Maitre, par laquelle il lui donnoit ordre & pouvoir de faire cette réception. Cette lettre portoit en fubflance : „ Qu'il étoit jufte d'accorder „ cetce diftinétion a Madame la Com„ tefTe de Noailles; qu'elle étoic due a „ fon zele pour la Religion, ainfi qu'a „ fa naifTance & a la confidéracion de fes „ Ancêcres. Nous n'oublierons jamais, „ ajoute le Grand-Maitre, le fervice im„ portafic que M. le Duc d'Aparjon Tomé III. Q  3'ois Mimoirtt antcdoUs „ (Duc depuis fon retour de Malte) „ fon bifaïeul, rendit a notre Ordre, „ lorfqu'il s'emprefla de venir a notre fe„ cours a la citation de 1645, oü ü ^üt fait Généralifllme de nos Troupes. Un ,-, fait fi mémorable ne peut aflez fe re„ connoitre, & nous fommes charmés „ d'avoir cette occafion pendant notre r, Magifiere, d'obliger le feul rejetton .„ d'un nom qui nous eft aufli cher que recommandable : c'eft ce dont nou» vous chargeons d'aflurer Madame la „ ComtefTe de Noailles ". Après cette le&ure, TAmbafTadeur adrefla le difcours fjiivant a la ComtefTe: „ Madame, „ Votre Excellence retrouve aujour„ d'hui dans Son Alteflè Eminentiflimë $ Monfeigneur le Grand-Maitre, notre digne Chef, & dans tous les Membres ^ qui compofenc 1'Ordre de Saint-Jean „ dejérufalem, les mêmes fentiments „ dont étoient remplis nos PrédéceflèurS) w lorfqu'ils donnerent au Duc d'Arpa„ jon, votre bifaïeul, un témoignagè „ unanime, authentique & durable de „ leur reconnoiflance. Ces Chevaliers „ ne font plus, 1'efpric de 1'Ordre eft ,,, taujours le mêmeé C'eft done avsè  de Louis XIV'& de Louis XV. 365 „ une égale fatisfaction , qu'il décore „ Votre Excellence de la Grand'Croix, „ & qu'il recoit au pied des Autels, „ des affurances que de votre cöté vous „ contribuerez en tout ce qui dépendra „ de vous a fon avantage & a fa gloire. „ Votre Excellence tranfmettra , fans „ doute, le même zele a la poftérité „ qui naïtra de 1'alliance qu'elle vient „ de contracler. De quelque cöté que „ vos defcendants portent les yeux fur „ leur illuftre origine , ils y verronc „ par-tout de grands exemples, & de „ puiflTants motifs d'aimer & de fervir „ la Religion ". La Comteflè de Noailles répondit f „ Monfieur, je fuis fenfible , comme je „ le dois, a la marqué de diftinétion „ que je recois aujourd'hui. Je ne cé„ derai en rien & mes Ancêtres en atta„ chement pour la Religion; & fi je ne „ fuis pas alTez heureulè pour trouver „ dans ma vie une occafion aufli eflèn„ tielle d'en donner des preuves, je ne ,, laiflèrai échapper aucune de celles qui pourronc fe préfenter de mon„ trer ma vive reconnoiflance pour la „ Religion, pour notre Grand-Maitre, „ & pour la perfonne de Votre Excel„ lence '\ Q ii  364 Mémoires anecdotes L'AmbafTadeur remic enfuite au Chancelier du Grand-Prieuré de France, la Bulle du Grand-Maitre, portam conceflion de la dignité de Grand'Croix de 1'Ordre , 'en faveur de Madame la ComtefTe de Noailles , pour en faire la lecture a haute voix. Quand la lecture fuc finie, la Comteflè de Noailles fe mit a genoux fur fon carreau ; & 1'AmbafTadeur s'étant affis dans un fauteuil, lui donna 1'habit de dévotion, & enfuite la Grand'Croix de 1'Ordre. La ComtefTe de Noailles fortit de 1'Eglife du Temple avec le même cortege, & alla defcendre chez 1'AmbafTadeur, qui donna un diner fplendide, dont le deflèrc étoit d'un goüt qui fuc admiré. II repréfentoic 1'lfle de Malce, envimnnée de vaiflêaux Chrétiens, qui donnoient la chaflè a des vaifTeaux Turcs, dont les uns couloient a fond, & les autres étoienc défemparés. On y voyoic aufli tous les Forcs de Ia place garnis deTroupes, & M. d'Arpajon fur Ie Port, oü il donnoit fes ordres comme Généraliffime des Troupes de la Religion. Les quatre freres Pdris, étoient fils d'un Aubergifte qui tenoit cabaret au pied des Alpes. Sonenfeigne étoic: Ala  deLouisXIV&deLouisXV. 365 Montagne. Ses fils qui lui cenoienc lieu de garcons, panfbient les chevaux des paffants, & fervoient dans les chambres. Us étoient grands & bien faits. L'un d'eux fe fit Soldat aux Gardes, & 1'aété aflez long-temps. Uneaventure finguhere les fic connoitre. Bouchu, Intendant de Grenoble, 1'écoic aufli de 1'Armée d'Icalie, lorfqu'après la capture du Maréchal dé Villeroy a Crémone, leDuc de Vendöme lui fuccéda dans le Commandement. Bouchu, quoique agé & fort goucteux, n'avoic pas perdu Ie goüc de la galancerie. II fe crouva que le principal Commis des Munitionnaires étoic galant aufli, & qu'il eut la hardiefle d'enconter a celle que 1'Incendanc aimoic. Comme il écoic jeune & plus aimable, il lui coupa 1'herbe fous le pied. Bouchu oucré, réfoluc de fe venger ,& pour cela, retarda fibien le tranfporc des municions , quelque chofe que püt dire & faire le Commis, que le Duc deVendöme ne trouva rien en arrivant a 1'Armée. Le Commis qui fe vic perdu, & quine douta poinc de la caufe, couruc le long des Alpes chercher les moyens de faire paflèr quelques vivres enaccendande refte. Heureufement pour lui & pour 1'Armée, il s'arrêca au cabaret de la Montagne. L'Aubergifte  366 Mémoins antcdofe* lui fic efpérer qu'au retour de fes fils qui étoient aux champs, ils pourroienc lui trouver quelques paflages. Vers la fin du jour, ils revinrenc a la maifon. Le Commis leur trouva de 1'intelligence & des rellöurces; il fe fia a eux , & ils fechargerent du tranfport qu'il defiroic. II manda fon convoi de muiets, & pafia fous la conduite des freres Pdris, qui prirenc des chemins qu'eux feuls & leurs voifins connoiflbienc. Ces chemins écoienc difficiles, mais courcs; en forte que fans perdre du temps , Ie convoi joignit M. de Vendöme, qui juroic de bonne grace contre les Munitionnaires fur qui Bouchu avoic rejecté toute la faute. Après les premiers emportemencs, le Duc de Vendöme ravi d'avoir des vivres, & de pouvoir exécuter ce qu'il avoic projetté, vouloit bien écouter ce Commis qui lui fit valoir fa vigilance & fon indufirie , & qui lui prouva par plufieurs lettres de M. Bouchu, combien il 1'avoit preifé de faire paffer z temps les municions & les farines, & qu'il ne falloit s'en prendre qu'a lui de la détrefiè oü 1'Armée avoit été a la veille de fe trouver. II ne cacha pas au Général la caufe ridicule de Ia hainequi animoic Bouchu contre lui; en même-  ie Louis XIV & de Louis XV. 3*7 temps il fe loua beaucoup de Fintelligence & de la bonne volonté des fils de 1 Aubergine, auxquels il devoit la découverte du paflage de fon convoi. Alors le Duc de Vendöme tourna toute la colere contre Bouchu, 1'envoya chercher, lui reprocha devant tout le monde ce qu'il venoit d'apprendre, & finu par lui dire qu'il ne tenoic k rienquil ne le fit pendre. Ce fut le commencemenc de la difgrace de cet Intendant, qui, au boutdedeuxans,fut obligé de fe reuter. Ce fut auffi le commencement de la fortune des freres Paris. Les Chefs des Munitionnaires les récompenferent, leur donnerent de Pemploi, & les avancerent très-rapidement. Enfin , i» forens Munitionnaires eux - mêmes, s ennchirent, vinrent k Paris tenter une plus grande fortune, & la firenc telle, que dans la fuite ils gouvernerenc prefque fous M. le Duc. Après de courtes échpfes ils font redevenus les maitres des f ïnances &des Contröleurs-Généraux, ont acquis des biens immenfes, fait &délaic des Min.ftres, & ont vu, pour ainfl dire k leurs pieds, la Cour, la Ville & les Provinces. . . V M.dzMont-MarteL le plus riche des freres Paris, donnoic par mois a ton hls Q iv  3^8 Memoires anecdotes une fomme confidérable pour fes menos plaifirs. S'étant appergu que le jeune homme accumuloit depuis long-temps femme fur fomme, il voulut remédier de bonne heure a un vice naifTant, dont les fuices font toujours funeftes chez un homme riche. La tendrefTe de ce pere juftementallarmée, lui fuggereunmoyen aufli ingénieux qu'honnête. II prévient' fon Curé, lui confie fon projet, & 1'invite a diner pour le lendemain. Le Pafteur fe rend a 1'invitadon; pendant le repas' on s'entretient de la mifère des pauvres •de la Paroifle. Le Pafleur obferve que les reflburces lui manquent pour fatiffaire aux befoins de 1'indigence; qu'il frappe en vain a toutes les portes, & que plus la mifere femble s'accroitre & multiplier les malheureux, plus il s'appergoit que la charité fe reflèrre & fe refroidit. Sur ce tableau touchant & pathétique de la mifere générale , le pere adrefïè la parole h fon fils, & lui demande fi fes entrailles ne font pas vivement émues par cette peinture de 1'humanité fouffrante; il ajoute qu'il lu-i connoit une ame trop fenfible pour ne pas contribuer de tout fon pouvoir au foulngement de tant d'infortunés, qui n'onc d'efpérance que dans la compaflioa  de Louis XIV & de Louis XV. 369 des riches. „ Je fais, lui dit-il, que vous avez en réferve une fomme aikz „ confidérable; je me flatte que vous 1'avez deflinée a de bonnes ceuvres, " Béniflez la Providence qui vous pré" fente une occafion aufli favorabte de !' fignaier votre bon cceur; livrez géné" reufement a Monfieur le Curé cestréfors vils en eux-mêmes, & qui^n'onc ',. de prix que dans le bon u fa ge qu'on en ', fait; il les répandra en votre nom dans •, le fein des pauvres ". En même-temps M. de Mont-Martel ordonne a un domeftique de fuivre fon jeune Maitre dans fa chambre, & d'apporter 1'argent, dont il fait un généreux facrifice. En effet, le jeune homme attendri jufqu'aux larmes, fe dépouille fans murmure de tout fon argent, qu'il remet entre les mains du Pafteur. Celui-ci Pembrafle,& Paflure que cette fomme fera diflribuée a fon intention. Le pere termine cette fcene touchante en comblant fon fils de louano-es & de carefles; il augmente fes menus plaifirs, & lui recommande d'en faire un aufli bon ufage dans la fuite. Le Prince de***, charmé de 1'inrrépidité d'un Grenadier, lui jetta fa beur e, en lui difant qu'il étoit faehé que la foai- Q *  57° Mémoires anecdotes me ne fut pas plus confidérable. Le lendemain le Grenadier vinc trouver le Prince , & lui préfencant des diamants & quelques autres bijoux : „ Mon Géné„ ral, lui dit-il, vousm'avez fait préfenc „ de J'or qui étoit dans votre bourfe, „ & je le garde; mais fürement vous „ n'avez pas prétendu me donner ces „ diamancs, & je vous les rapporce. — „ Tu les mérices doublemenc, répon„ dit le Prince, par ta bravoure & par „ ta probité; ils font k coi ". Un Particulier IahTe dans un fiacre un fac de 1200 livres; arrivé chez lui, il fe rappelle 1'oubli qu'il a fait de fon argent ; il affiche par-tout fa perte & promet deux louis de récompenfe a celui qui lui rapportera le fac. Le Cocher fe tranfporte auffi-cöc chez le Parriculier, & lui remet les iaoo livres. Celui-ci , fous précexce d'êcre occupé, die au Cocher de repaflèr dans une heure pour recevoir fa récompenfe; le Cocher fe retire & revienc au temps marqué. Bienloin de lui donner la récompenfe promife, le Particulier 1'accufe d'avoir volé trois louis fur la fomme concenue dans le fac. Le Cocher va fe plaindre au LieucenancGénéral de Police, Ce Magiftrat manie  ii Louis XIV® de Louis XV. ïïi aufli-cöc le Particulier. „ Quelle fomme „ avez-vous réclamée, lui dit-il?—La ' fomme de 1200 livres, lui répond le Particulier. — Et vous, dit-il au Co" cher, quelle fomme avez-vous trouvee * dans le fac?-J'y ai. trouvé 1200 livres; ie n'en ai rien diftrait; je 1 atnrl me devant Dieu & devant les hommes. — En ce cas, reprit le fage Magiftrat " en s'adreffant au Particulier, puifque le fac ne contient poinc la fomme que " vous avez réclamée, ce n'eft pas a ? vous qu'il apparcienc, mais a cet honnête garcon, qui P«' & * „ parfafidétité,eftincapabledelabaflèlfe „ donc vous 1'accufez ". L'Ambafiade de Zaïd-Effettii n'em guere d'autre objec que d'égayer la vieilleüe de Son Éminence le Cardinal de Fieuri. C'écoic une galancene de M. de Ville-Neuve, Ambaftadeur de France _a la Porce. Ceux qui ne fonc poinc au tau du manege des Cours, vouloienc ablolumencque cec appareil de pompe vaine fervic de précexce a des négociauons imporcances 5 il fut a peine 1'occafion d un !rai.é de commerce. Le Seigneur Occoman crainoic fur fes pas une maifon tresnombreufe, & digne du fafte Afiacique. Q v)  37* Mémoires anecdotes II fic fon encrée avec beaucoup d'éclat; le Maréchal de Noailles, frere de Madame la ComceiTede Touloufe, fut chargé de l'accompagner. Zaïd-Effendi écoic un homme furie retour, d'une moyenne taille & d'une phyfionomie refpeétable. II avoic le maintien grave, 1'eeil vif & fpiricuel. A un fonds d'efpric peu commun chez fa nacion, il joignoic des connoifiances affez étendues. Son caraélere écoic liane, fa policeffe aifée ; il écoic faic pour goucer la France. Quoiqu'il fit un froid rigoureux Ie jour de fon entrée, une foule immenfe brava 1'intempérie de la faifon. La multitude des Efclaves qui formoient le cortege de 1'AmbafTadeur, écoit dans Ie coftume de fa Nation, c'efta-dire, qu'ils étoient nuds en grande partie; & malgré la différenee des climats, ils furent contraints de fupporcer pendant plufieurs heures les injures de Pair, Les fpe&aceurs le fupporcoienc aufli prefque fans s'en appercevoir, fur-couc les femmes, qu'enflammoic 1'afpeét de ces fiers Mufulmans, fi renommés dans les champs de Pamour. Elles ne s'en cinrenr pas au coup-d'oeil, & le féjour de cet Ambaffadeur dans la Capitale fournic matiere k beaucoup d'avencures galantes. Zaïd-Ef. fendi euc coutes fones d'agréments a Pa-  de Louis XIV& de Louis XV. 373 ris; on aüoit le voir manger comme le Roi. On remarqua que c'étoit un Mufulman Philofophe, c'eft-a-dire, qui ne s'aflTerviflbit point a la lettre de fa Religion , qui s'affranchiiToit des pratiques minutieufes, & buvoit du vin en bon Chrétien. Ses gens Pimitoienc, & porterent plus d'une fois le défordre dans nos tavernes. Après une réfidence de plus d'un an, il quitta la Capicale da Royaume h regret. Le Roi le chargea, pour 1'Empereur fon maitre, de préfents plus riches encore que ceux qu'il avoir. apportés. II en recut anffi pour lui & pour fa fuite de proportionnés a la magnificence d'un fi grand Monarque. L'Abbé Desfontaines (i) voulant fe juftifier auprès d'un Magiftrat qui ne penfoit pas avantogeufement lur fon compte, le Magiftrat lui die,: „ Si on écoutoic ,, tous les accufés, il n'y auroit point „ de coupables ". Si on écoutoit tous les accufateurs, repartit 1'Abbé, // ny auroit point dinnocents. Dans une autre occafion, comme un homme en place lui reprochoit d'avoir (i) Né en i68j, mort en 174S,  374 Mémoires anecdotes compofé des Ecrits trop fatyriques, 1'Abbé Desfontaines lui dit pour derniere raifon : Monfeigneur, il faut bien que je vive. — Mais, lui répondit le Miniftre aflez froidement, je n'en vois pas la nicejjité. Le Prince de Wolffenbutel eut deuS filles, dont 1'ainée fut mariée a 1'Empereur Charles VI; 1'autre époufa le Czarowïtz, fils indigne du Czar Pierre le Grand. Cette aimable Princeflê (i) ne put venir a bout, par fes graces naturelles, par les plus rares qu'alités du coeur & de 1'efpric, d'adoucir les moeurs de ce Prince féroce. A fon air affable & prévenant, a fes difcours honnêtes & affectueux, ce fauvage ne répondoit que par des manieres brufques, des paroles outrageantes, & même par les traitements les plus durs. On aura peut-êcre de la peine h croire qu'il porta la brutalité jufqu'a 1'empoifonner trois fois. Heureufement la Princeflê reeut un prompt fecours, qui arrêta les effets du poifon. Pour furcroit de malheur, il n'y avoit alors perfonne dans cette Cour qui put (i) Nee e-n 1,674.  de Louis XIV & de Louis XV. 3 7 5 s'oppofer aux violences du Czarov*..z. Pierre-le-Grand parcouroit 1'Europe pour fortir de la barbarie oü fes prédécefleurs avoient vécu, & pour fe mettre en état de créer un nouvel Empire. Un jour la Princeflê étant groflê de huit mois, fon mari lui donna tant de coups de pied dans le ventre, qu'on la trouva évanouie & baignée dans fon fang. Après avoir quelque temps contemplé fon ouvrage avec des yeux fatisfaits, le barbare partit pour une de fes maifons de campagne. Des perfonnes touchées du fort de cette infortunée Princeflê, réfolurent de 1'arracher pour jamais h fon indigne époux : on écrivit au Czarowitz qu'elle étoit morte. Le Prince dépêcha aufii-töt un Courier, pour ordonner qu'on 1'enter* rat fans cérémonie. U croyoit par-Ik öter au public la connoiflance des mauvais traitements qu'il lui avoit fait éprovxver la veille. La Comteflê de Konigfmark, mere de Maurice, Comte de Saxe , la fit évader du palais oü elle étoic renfermée; elle lui donna un vieux domeftique de confiance qui favoit 1'Allemand & le Francois, & une femme pour 1'accompagnér. Elle part incognito, n'ayanc pour reflburce que le peu d'argenc & de bi-  3 78 Mémoires amdotir joux qu'elle peut ramafièr. La PrincefTe arrivé a Paris; mais craignant d'y être reconnue, elle quitte cette Capitale pour fe rendre a TOrient, d'oü partoienc les vaiflèaux de la Compagnie des Indes, a qui le Roi avoit concédé la Louifiane, qu'on appeiloit aufli le Miffiffipi. Elle s'embarqua avec les huit cents Aliemands qu'on envoyoit pour peupler cette centree nouvellement découverte. Cette illuftre inconnue, accompagnée de fon fidele domefiique, qu'elle faifoit paflèr pour fon pere, & d'une feule femmede - chambre, arriva a bon port a la Louifiane. Eile ne tarda pas a y fixer les yeux & 1'admiration de tous les habitants. Le Chevalier cFAubant, Officier plein de mérite , qui avoit été autrefois a Saint-Pétersbourg pour y folliciter de 1'emploi, reconnuc la Princeflê. 11 n'ofa d'abord s'en rapporter au témoignage de fes yeux; mais, après avoir examiné bien attentivement fa démarche, fon air, les traics de fon vifage, réfléchifTant d'un autre cöté fur le caraetere odieux du Czarowitz, il ne put douter que ce ne fut elle-même. II eut cependant la prudence de fe taire, & fe rendit fi utile au vieux domeftique, que celui-ci lui donna toute fa confiance. II fe dit AUe*  de Louis XIV & de Louis XV. 377 mand, & lui déclara qu'il avoic une (ómme fuffifante pour former une habitorion fur les bords du fleuve de Miflifftpu D'Aubanc, qui écoic très-encendu, unit fes pecits fonds a ceux de 1'érrangere, pour achecer des negres en fociété. Le Chevalier ne négligeoit rien pour s'attirer l'èflime de la PrjnceiTe, a laquelle il donnoic, dans toutes les occafions, de nouvelles preuves de -fon intelligence, de fon zele & de fon dévouement. Un jour qu'il fe trouva feul avec elle, il ne fuc plus le maicre de garder le filence. Plein d'une tendreflè refpeftueufe , ü tombe a fes genoux, & lui avoue qu'il la connoïc. Cec aveu jetta d'abord la Princeflê dans une efpece de défelpoir; maii fe rafluranc fur 1'épreuve qu'elle avoic faice de la prudence de cet Officier, elle lui en témoigna fa reconnoiflance, &lui fit jurer qu'il garderoit inviolablemenc cet imporcanc feeree Quelque temps après, on apprit a Ia Nou velle-Orléans, par les Gazettes d'Europe, la cataftrophe arrivée en Ruflie, & la more du Czarowitz, qui s'écoic révolté contre fon pere. La Princeflê , morte civilement en Europe, ne voulue point y retourner. Le fonvenir de fes malheurs pafiès lui fic préférer les doft-  3 2 8 Mémoirts anecdotes ceurs d'une vie privée. Le bon vieillard qu'elle daignoic appelier fon pere, & qui en rempliflbic tous les devoirs, lui fut enlevé dans le même temps. Sa mort la pénétra d'une douleur qu'on ne fauroit exprimer. Elle fentoic qu'elle avoit perdu fon plus cher appui, 1'homme h qui elle devoit tout, depuis qu'elle étoic devenue la viftime des caprices du fort. L'amour du Chevalier d'Aubanc n'avoit pas échappé a la pénétration de la Princeflê, quoique toujours couvert du voile de 1'attachement & du refpeét Elle n'avoit plus que lui pour confolateur & pour confident : lui feul étoit le foutien de fa vie. Sa droiture,fa capacité & fon empreflèment a la fervir , lui avoient gagné la bienveiliance de la Princeflê. Bientöt elle ouvrit fon ame h un fentiment plus tendre & plus généreux , & elle ne balanca pas a couronner les voeux du Chevalier. La voila donc femme d'un Capitaine d'infanterie dans un pays peuplé de negres, au milieu d'une nation fauvage, & de gens de toute efpece;& cependant Princeflê fortie d'un fang augufte, veuve de 1'héritier du plus vafte Empire du monde, & fceur de 1'Impératrice d'Occident. Cette femme courageufe, au-deflus de tous les  de Louis XIV & de Louis XV. 3 79 préjugés, ne s'occupa plus que du foiri de parcager avec fon mari les travaus: pénibles qu'exige une nouvelle habita* tion : elle fe trouvoit mille fois plus heureufe dans cec écac, que lorfqu'elle étoic dans le palais Impérial a Peterfbourg, & peut-être même plus que fa fceur fur le ttöne des Céfars. Le Ciel donna a ces vertueux époux, pour fruit de leur union, une fille que Madame d'Aubanc nourric elle-même, & a qui elle appric 1'AUemand, fa langue nacurelle. Quelques années après, le Chevalier d'Aubanc ayanc écé accaqué de la fiftule, vendic fon habitation , & vint a Paris pour s'y faire traiter. Madame d'Aubanc 1'y fuivit, & foigna elle-même fon mari avec 1'affeétion la plus tendre. Pendant la convalefcence du Chevalier, elle alloic quelquefois fe promener aux Tuileries avec fa fille. Un jour le Comte de Saxe, qui paflbic dans la même allée, 1'encendant parler la langue de fon pays, s'approcha d'elle. Quelle fut fa furprife en reconnoifTanc la PrincefTe ! Elle le pria inftamment de garder le feeree, & lui raconta de quelle maniere la ComtefTe de Konigsmorh avoic favorifé fon évafiorr de Pecersbourg. Le Comce de  3B0 Mémoires anecdotes Saxe ne lui diffimula pas qu'il en parleroic au Roi. La Princeflê lui demanda en grace de ne le faire que dans trois mois. Le Comte le lui promit, & lui demanda la permiffion de 1'aller voir. Elle la lui accorda, a condition qu'il ne viendroit que Ia nuit, & fans témoins. Cependant le Chevalier d'Aubant, déja rétabli de fa maladie, voyoit fes fonds prefque épuifés. II follicita & obtint de la Compagnie des Indes, la Majorité de Flfle de Bourbon. Le Comte de Saxe alloit de temps - en-temps rendre fes devoirs a la PrincefTe. Les trois mois expirés, il ne manqua pas de fe rendre chez elle avant de parler au Roi. II ne put revenir de fon étonnement, lorfqu'ilapprit que Madame d'Aubant étoit partie avec fon mari & fa fille pour les Indes oriëntale?. Le Comte al!a fur le champ en inftruire Louis XV, qui envoya chercher le Miniftre , & lui ordonna d'écrire -au Gouverneur de i'Kle de Bourbon de traicer Madame d'Aubant avec Ia plus grande diftinétion. Sa Majefté écrivit de fa propre main une lettrea la Reine de Hongrie, quoiqu'il fut en guerre avec elle, pour 1'inftruire du fort de fa tante. La Reine remercia le Roi, & lui adreiTa une lettre pour Madame  de Louis XIV & de Louis XV. 33* d'Aubant, dans laquelle elle la foHiciec.it de fe rendre a fa Cour, & d'abandonner fon mari & fa fille, dont le Roi de France prendroic foin. Cecte généreufe Princeflê refufa de foufcrire a une pareille condition. Elle refla a Flfle de Bourbon jufqu'en 1754. Devenue veuve après avoir perdu fa fille, elle retourna a Paris, oü elle vécut ignorée. Plufieurs perfonnes ont cru qu'elle s'écoic reeirée ï Montmartre, & qu'elle y écoic encore en 1760. D'aucres onc die qu'elle avoic choifi fa retraice a Bruxelles, oü 1'illuftre Maifon de Brunfwick lui faifoic une penfion de foixante mille livres, donc cecce refpechble Princeflê donnoic les crois quarcs aux pauvres, qui 1'appelloienc leur mere. Nous ajoucerons qu'en 1771 elle vivoic depuis fix ans a Vitri, prés de Paris. Elle n'avoic que crois domefliques, dont un negre. On la nommoic Madame de Moldack. Elle écoic veuve pour la croifieme fois. Le Roi de Pruflè ayanc defiré s'atcacber Maupertuis (1), ce grand Géotnetre ne fe rendit aux inftances de Fré- (t) Né en 1698, mort en 175$.  38* Mémoires anecdotes deric qu'avec l'agrément de Louis XV; qui lui conferva cous les droics de regnicole en France. Fréderic écoit alors en guerre avec 1'Empereur. Maupertuis en vöuluc partager les périls. II accompagna le Roi de PruiTe h la bataille de Molmtz, fut pris & pillé par les HuiTards. On 1'envoya prifonnier \ Vienne. L'Empereur vouluc le voir, & lui fic 1'accueil le plus diftingué. II lui demanda fi dans ce que les HuiTards lui avoienc enlevé, il y avoic quelque chofe qu'il regrettar particuliéremenc. Maupercuis crue ne devoir cémoigner au Prince que fa recon» noiflance pour une queftion li obligeante; enfin, preiTé par 1'Empereur, il avoua qu'il regreccoic beaucoup une moncre de Grekam, qui lui étoic d'un grand fecours pour fes obfervations aftronomiques. L'Empereur qui en avoic une du même Horloger Anglois, mais enrichie de diamancs, die a Maupercuis: „ C'efl: ,„ une plaifanterie que les HuiTards onc „ voulu vous faire; ils m'onc rapporté M votre montre; la voila, je vous la rends ". L'Impératrice-Reine lui ayant demandé •'il connoifibit la Reine de Suede, fceur du Roi de PruiTe: „ On dit, ajouta-t-elle, „ que c'efl la plus belle Princeflê du  de Louis XIV & de Louis XV. 383 „ monde ". Madame, répondit Maupertuis,/* Vavois cru jufqud ce jour. Vers 1715, le Comte óeCaylus (O» alors fort jeune, pafla dans le Levant k Ia fuite de notre Ambalfadeur a la Porte. Arrivé a Smyme, il voulut profiter d'un délai de quelques jours pour vifiter les ruines d'Ephefe, qui n'en font éloignées que d'environ une journée. La campagne étoit alors infeftée par une troupe de brigands, a la tête defquels étoic le redoutable CaracayalL II y avoit la de quoi déconcerter 1'avide curiofité du Comte de Caylus; elle n'en fut que plus irritée; mais pour la concilier avec la pru» dence, il s'avifa d'un expédienc qui lui réufïïc. Vêcu d'une fimple toile, & ne portant rien fur lui qui püt center des voleurs, il fe mit fous la conduite de deux brigands venus a Smyrne, & qui étoient de la bande même de Caracayaii; il étoic convenu avec eux d'une certaine fomme qu'ils ne devoienc toucher qu'k fon retour. Comme ils avoient intérêt k le conferver, jamais il n'y eut de guides plus fideles. Ils le conduifirent k leur- (1) Né en 1691, mort en 1765.  384 Mémoires anecdotes Chef, dont il reeuc 1'accueil le.plusgracieux. Caracayali, inftruic du motif de fon voyage, voulut fervir fa curiofité; il 1'avertic qu'il y avoit dans le voifinage, des ruines dignes d'être connues; & pour 1'y tranfporter avec plus de célérité, il lui fit donner deux chevaux Arabes, de ceux qu'on appelle Chevaux de race, eftimés les meilleurs coureurs. Le Comte fe trouva bientöt, comme par enchantement, fur les ruines indiquées; c'étoienc celles de Colophon. II y admira les reftes d'un Théacre, dont les fieges pris dans la malfe d'une colline qui regarde la mer, laiflbient jouir les fpectaceurs de 1'afpeét le plus riant & le plus varié. Le Comte de Caylus retourna paflèr la nuic dans le Fort qui fervoit de retraite a Caracayali, & le lendemain il fe tranfporta fur le terrein qu'occupoic anciennemenc la Ville d'Ephefe. M. cTEtioles, exilé de Paris, cherchoit a fe dillraire de fa mélancolie en parcourant les extrémités de la France, jufqu'a ce qu'il lui fuc permis de fe rapprocher du centre. II étoit accueilli & fêté par-tout; on ne doucoic pas qu'il n'eüc un jour le plus grand crédit, & dans chaque Province les plus grands Seigneurs  ét Louis XIV& de Louis XV. 38S gneurs vouloient le pofleder & le régaier. A un de ces repas fe rencontre un vieux Gentilhomme campagnard, aflez heureux pour n'avoir pas la moindre idéé de la Cour. II eft frappé de Ia confidéracion que Ie voyageur obtient de chacun des convives; & dans le deflein de s'y conformer, il demande k un de fes voifins Ie nom de 1'écranger. On lui répond que c'efl; le mari de la Marquife de Pompadour. II recient ce nom, demande a boire, & s'adreflanr, a M. d'Etioles, il lui crie : Monfieur le Marquis de Pompadour, voulez-vous bien me pertnettre davoir thonneur de faluer votre fanté? Et tout le monde de rire, excepté le Héros, donc c'écoit rouvrir cruellemenc la bleflure, L'oraceur interdic , apprend quelle foccife il vienc de commeccre; il efl: d'autant plus embarraflé, qu'elle efl: de Ia nacure de celles qu'on ne fauroit réparer par des excufes. Au Bal paré qui fut donné a 1'occafion du fecond mariage de M. le Dauphin , un Particulier s'étoic mis fur une banquecce deftinée a quelqu'un de crèsprocégé. L'Officier des Gardes-du-Corps vouluc le déplacer ; l'inconnu réfifta; comme 1'autre infiftoic, ce quidam ira- Tome III. R  3S6 Mémoires anecdotes patienté des menaces qu'on lui faifoit, répondit avec vivacité : Je m'en... Monfieur ; & fi cela ne vous convient pas, je fuis un tel, Colonel du Régiment de Champagne. Cette querelle fit de 1'éclac, & fe répandit dans la falie. Un inftant après, une Dame qu'on vouloit aufli faire changer de place, fe voyant tracaifée, s'écrie : Fous ferez ce que vous voudrez; mais je fuis du Régiment de Champagne. Cette phrafe fubftituée au mot trop énergique du Colonel, a fait proverbe, & exprime plus décemmenc la même chofe. Au bal mafqué, le Roi s'amufa beaucoup d'une fcene aflez plaifante. Un buffet fplendidemenc fervi offroit, comme c'efl; 1'ufage, des rafraichiflèment aux Acteurs du bal. Un mafque en domino jaune s'y préfentoit fréquemment, & dévafloic les liqueurs fraiches, les vins les plus exquis, & toutes les pieces de réfiftance. S'il difparoiflbit un moment, c'étoit pour revenir plus altéré & plus affamé. II fut remarqué de quelques mafques, qui le montrerent a d'autres. Le domino jaune devint bientöt 1'objet de Ia curiofité générale. Sa Majefté voulut le voir : inquiete de favoir qui il étoit, elle le. fit faivre; il fe trouva que c'étoit un do-  di Louis XIV & de Louis XV. 387 mino commun aux Cent-Suifles, qui s'en affublanc tour-a-tour, venoienc fucceffivement fe reiever a ce pofte. Une familie refpedtable, compofée du pere , de la mere & de cinq enfants, s'étoit vue réduice a la plus afFreufe mifere , par un de ces revers dont le Syftême de Law fournit tant d'exemples. Le pere, dont 1'humeur étoit violente, balanga quelque temps s'il n'auroit point recours au remede Anglois. Son époufe s'appercut de fes agitations; & le connoiffant'capable d'une réfolution funefte, elle ufa de tous les moyens pour la prévenir; mais en étoit-il d'efficaces? Sa tendrefle pour elle & pour fes enfants, ne faifoit qu'ajouter h fon défefpoir. D'un autre cöté, la feule idéé de recourir a 1'afliftance de fes proches, tourmencoic mortellement un homme fier, qui n'avoit jamais eu befoin du fecours de perfonne. II étoit d'ailleurs incertain de 1'obtenir, & le refus eüc été pour lui le plus cruel des fupplices. Ajoutez la honte de décheoir aux yeux de toute une Viile, oü il avoit tenu un des premiers rangs. Enfin; il ne parloit que de fe donner ia mort, & lorfque fon époufe, qui étoit continueliement a le veiller, 1'exhortoit R ij  388 Mémoires anecdotes h prendre des fentiments plus modérés, il ne lui répondoit qu'en la preflant ellemême de fe déÜvrer de la vie, & d'infpirer la même réfoiütion a leurs enfants. Une idéé qui vint a fon époufe, & qu'elle lui exprima avec les plus tendres larmes de 1'amour, rendit prefque en un moment la force & même le calme a fon efprir. „ Tout n'eft pas défefpéré, lui dit-elle; j'ai de la fanté, & nos cinq enfants en „ ont aufli. Quittons la Ville oü nous „ fommes, pour aller demeurer a Paris; „ nous n'y ferons connus de perfonne, „ & nous travaillerons, vos enfants & „ moi, h vous faire vivre honnêcement", Elle ajouta que fi fon travail jie fufiifoit pas, elle fe réduiroit a demander fecretement 1'aumöne pour fournir a fon entretien. II rêva quelques moments è cette propofition; & prenant fon parti avec une conftance digne de tout ce qu'il a fait depuis: „ Non, lui dit-il, je ne vous „ abaiflèrai point a cette indignité; mais „ puifque vous êtes capable de tant de „ courage, je fais ce qu'il nous refte a „ faire. Mon défefpoir ne venoit que de „ ma tendrefle & de ma compaflion pour „ vous". II parut plus tranquille après ce difcours, & toute fa familie le devint comme luL 11 ne perdit pas un moment; &  ét Louis XIV & de LouisXV. 3*^ recueillant les débris de fa fortune, qui . n'alloient pas a cent pifloles, il quitta fecretement la Ville avec fa femme & fes enfants. Mais au-lieu de prendre lechemin de Paris, eomme elle s'y attendoit, il prit celui d'une' Province voifine, & au premier Bourg oü il fe crut inconnu, ils changerent d'habits, & fe revêcirenc des étoffes les plus viles. Ayant enfuite continué fa route, il arriva dans un grand Village qui lui parut propre k fon deflèin. II y loua une cabane dans Pendroit le plus écarté , avec un petic champ & quelques arpents de vigne; il y mit des meubles conformes au heu. „ Vous m'avez offert, dit-il a fa femme, „ de travailler avec vos enfants a mon „ entretien ; il vaut mieux que nous „ travaillions chacun de nötre cöté; mes „ fils partageront mon travail, & vous „ ferez partager le vêtre a vos filles ". Voyant quelques larmes qui couloient des yeux de fa femme : „ Si je croyois, „ ajouta-t-il, quecespleurs marquaffent „ votre répugnance pour le genre de vie „ que je vous fais embraffer, je vous of„ frirois de vous procurer une vie plus „ douce dans quelque Ville, oü je pour„ rois vous envoyer d'ici les pedts profits „ de mon travail; mais je vous connois Pv üj  39° Mémoires anecdotes „ trop bien pour croire que vos propres ,, peines foienc celles qui vous tcu„ chent; foyez füre que vous n'avez „ aucune raifon de vous affliger des „ miennes ; je fens que je puis être „ heureux dans notre nouvelle condition. Nous aurons moins de comrao„ dités, mais nous aurons moins de be„ foins ". II employa ce qui lui refloic d'argent a fe pourvoir de laine & de toile pour occuper fes filles, & d'inftruments propres a cultiver la terre pour fes fils & pour lui-même. II prit un payfan dans fa maifon pour leur en montrer 1'ufage. Quelques jours d'exercice leur firent furmonter toutes les diffkultés. L'exemple de leur pere & de leur mere, leur infpira une forte d'émulation qui ne s'eit jamais refroidie. Ils vécurent entre eux dans une paix admirable; & quoiqu'ils euflent peu decommunication avec leur voifinage, leur douceur & leur honnêteté ne laiflêrent pas de les faire aimer de tout le monde. C'étoit chez eux que les Habitants du Village prenoienc les ouvrages de laine qui font en ufage a Ia campagne; le profit qu'ils en tiroient eut pu fuffire pour la vie fobre dont ils avoient formé 1'habkude. Comme il étoit impoHlble  dtlomsXlVydeLomsXV. 30t cue la curioGté ne portac tót ou tard le Curé de la Paroiflè & les principaux Habitants a s'informer de quel pays Js Soiencvenus, & PO" quelle raifon des perfonnes qui paroiffoienc fi bien nées, fe trouvoient dans cette fituation, ils prirent le parti de s'ouvrir au Cure enle priant d'arrêcer la cunofité des autres. C'eft de cet Eccléfiaftique qu on a fu leur hiftoire. Le Vaiflèau le Bourbon de 74canons, monté par le Marquis de Boulainvilhers fèn i740,coule a fond a la hauteur des Ifles d'OueiTant. Plufieurs voies d eau oui s'étoient ouvertes , Pavoient emSché de fuivre FEfcadre du Marquis cïAnün, dont il faifoit partie. Le Marquis de Boulainvilliers voyant que le mal écoit augmenté, au point que toutes Ips pompes & un travail connnuel ne pouvoientfuffire; que fon.vaiflèau1 ecoit horsd'écac de gouverner, d ecre radoube & fecouru; recenu fur fon bord par on devoir auftere, il brave la more, & fonge feulement a fauver quelques Sujecs afon Roi; fon fils eft du nombre : il les iaw defcèndre dans la chaloupe, fousprécexte d'envoyer chercher du fecours, au nombre de onze Officiers & de onze MaR ïv  392 Mémoires anecdotes riniers. Une demi-heure après, ils ont la douleur de voir leur Capitaine & leurs carnarades, engloutis avec le Vaiflèau. Sur la Paroiflè de Saint - Severin k Paris, un Particulier vivant a 1'extérieur d'une maniere trés - réguliere , n'étoit rien moins que ce qu'il paroiflbir. 11 cachoit fous le voile de la dévotion & de la charité, une ame vicieufe & dépravée. II enlevoit de tous cötés de jeunes filles de parents pauvres, h qui il faifoit efpérer de les placer avantageufement. Mais bien-loin de remplir ces engagements refpeétables, le malheureux livroit ces jeunes filles a la plus sffreufe proflitution. Une de ces infortunées qui, depuis trois jours, corabactoic pour fa vertu, & réfifioit aux perfécudons de cet indigne fuborneur, imagina un moyen héroïque de fortir d'un pas fi dangereox. Elle tracé avec fon fang fur le papier 1'hiftoire de fes malheurs & de fon oppreffion, adrefiè la lettre au Vicaire de la Paroiffe, jette cec écrit par la fenêtre, & prie le Ciel de le faire tomber entre les mains de quelque perfonne honnête. Celui qui trouve cette lettre, la porte a fon adrefiè. Le  de Louis XIV & de LouisXV. 393 Vicaire formoit depuis long-temps des foupcons contre le fuborneur hypocrite. II va'crouver le Procureur-Général, lui remet en main la lettre. „ II y a longT temps, dit ce Magiftrac, que je cher„ che un homme du caraétere de celui„ ci; je vais m'en aflurer, & remédierk „ tant de défordres ". II écrit en confé» quence a ce féduéteur la lettre la plus preflante, & lui marqué :„Qu*inflruit da „ bien qu'il fait fur fa Paroiflè, il defire „ le voir, pour lui communiquer des „ chofes relatives a fes pieux deflèins ; „ qu'il Pattend en tel lieu, & le prie de „ s'y rendre a 1'heure indiquée ". Cet homme plein de confiance fe renda 1'invitation du Magiftrat, qui lui fait 1'accueil le mieux concerté, entend le récitdefes prétendues bonnes ceuvres, &l'amufeen lui propofant de nouvelles vues a ce fujet. Pendant ce temps-la, un Commifiaire averti de ce qui fe pafloit, fe tranfporte avec quatre Exempts chez Phomme en queftion. I! trouve en eflèt, douze jeunes filles réduites a la plus affreufe mifere, & donc le plus grand nombre avoit déja facrifié fa vertu. Le Commiflaire demande celle qui a écrit la letcre ; cecce jeune perfonne ravie que fon projet aic réufli, raconte avec R v  394 Mémoires anecdotes ingénuité toutes les vexations qu'elle a efiuyées ; elle ajoute que , renfermée feulement depuis trois jours dans ce lieu infame , Dieu lui a fait Ia grace de réfifter aux indignes fuggeltions de fon abominable tyran. Le Commiffaire, bien inftruic, va rendre compte de fa commiflion au Procureur-Général, les quatre Exempts rellent a la porte de 1'Hötel, & bientöt ils recoivent ordre d'arrêter le fuborneur hypocrite. LaParoiflb prit foin des jeunes filles, & leur fit apprendre un métier. La vertu généreufe de celle qui avoic écrit, attira fur elle le fecours du Ciel & la proteclion des hommes. Cette fille eftimable a exercé depuis avec honneur le métier de Couturiere. A la Bataille SEttingue, le jeune Comte de Boufflers, de Ia branche de Remiancourt, enfant de dix ans & demi, «ut la jambe cafiee d'un coup de canon (en 1742), Ilrecuc le coup, fe vic couper la jambe, & mourut avec un égal fang froid. Tanc de jeunefle & de courage attendrirent tous ceux qui furent témoins de fon malheur. A la fuite de cette même affaire, le Pvöi d'Angle;erre laiffa fur le champ dc  de Louis XIF & de Louis XV. 395 bataille environ öoobleffés, quele Lord Stairs recommanda * la générofité du Maréchal de Noailles. Les Francois les recueillirent comme des compatriotes: les deux Généraux s'écrivirent des lettres, qui font voir jufqu'oü peuvent aller la politefTe & 1'humanité au milieu des horreurs de la guerre. Cette grandeur d'ame n'étoic pas particuliere au Comte Stairs & au Duc de Noailles. Le Duc de Cumberland fur-tout, fit un afte de générofité qu'on ne peut trop louer. Un Moufquetaire, nommé Girardeau, blefle dangereufemenc, avoit été porté a cöté de fa tente. On alloit panfer le Prince, \ qui une balie avoit percé les chairs de la jambe : „ Commencez, dit le Due „ de Cumberland, par foulager cet Of„ ficier Francois; il efl: plus blefle que „ moi; il manqueroit de fecours, & je „ n'en manquerai pas". M. de la Faluere, qui depuiï fut Premier-Préfident du Parlement de Bretagne, n'étant encore que Confeiller, fuc nommé Rapporteur dans une affaire ,dont il laiffa 1'examen a des. perfonnes d'une probité moins délicate que la fienne. Sur Pextrait qui lui en fut remis, il rapporta le procés; mais quelques mois après le  39édüi>ux, parmi le'qnels il y avoit plus de femmes que d'hommes, plus de badauds que de combattants. En peu d'heures, tour rentra dans le devoir. Les premiers furent pendus pour 1'exemple; mais pour donner au peuple une apparence de fatisfaction, le Parlement manda le Lieutenant de Police, le réprimanda, & lui enjoignic d'êcre plus circonfpeét dans fa place. Humiliation dont la Cour le dédommagea biencóc, en le nommanc Confeiller d'Etac M. Dugas, Prévót des Marchands a Lyon , recuc des Boulangers de cetce grande ville une fupplique , par laquelle ils demandoienc la permiffion de renchérir le pain. Le Magiftrat, prenant leur requête, leur die qu'il examineroit leur  de Louis XI V& de Louis XV. 405 demande. En fonant, les Boulangers mirent une bourfe de deux cents louis fur la table , ne doutant point qu'avec une celle précaution, leur demande n'euc le fuccès qu'ils en avoient efpéré. Lorfqu'ils vinrent pour retirer leur requête, le Magiftrat, en la leur rendant, leur dit : „ Meffieurs, j'ai pefé vos raifons „ dans la balance de la juftice, & ne les „ ai pas trouvées de poids; je ne juge „ pas a propos que par une cherté mal „ fondée, on faflè fouffiir le peuple. „ Au refte, Meffieurs, j'ai diflribué vo„ tre argent aux deux höpitaux de la „ ville ; je n'ai pas cru que vous en „ vouluffiez faire un autre ufage ; j'ai „ même comprisque, puifque vousétiez „ en état de faire de pareilles aumênes, „ vous gagniez dans votre métier, bien „ loin d'y perdre ". Louis de Bourbon de Condé, Comte de Ciermont, prit féance a 1'Académie le 16 Mars 1754; il y recuc pour fa pare quatre jecons, & die en lesprenant: „ Qu'il defireroit qu'il fut d'ufage de „ les porter a fon habit comme les Or„ dres du Roi, & qu'il s'en feroit hon„ neur ". Paroles dignes d'être confervées dans les faftes de 1'Académie & de la littérature.  43Ó Mémoires anecdotes Peu de jours après la nailTance de M. le Duc de Bourgogne, fils ainé de Monfeigneur le Dauphin, la Cour fuc crèsallarmée fur le compce de cec augufte enfanc. Parmi les femmes du fecond ordre qui lui écoienc actachées, il y avoic une Madame Sauvé, aucrefoisMarchande de poifibn. C'étoic une incrigance qui, voulanc forcir de la foule, a quelque prix que ce fuc, écoic conféquemmenc forc peu délicace fur les moyens. Un jour, elle courc touce efFarée chez la Ducheflè de Tallard la Gouvernante, & lui déclare que dans la foule admife a contempler le Duc de Bourgogne, elle a remarqué une main jeccanc quelque chofe dans fon berceau. On rend compce du faic au Roi, & coute la Cour eft en allarmes. Les Médecins fonc appellés-; on trouve un paquec rempli d'une efpece de poudre; on en faic Panalyfe, & 1'on re•connoic qne ce fachec, très-innocenc, ne renferme que des cendres. On fe douce de quelque fupercherie; on interroge ls dénonciacrice, & on lui faic avouer que le defir de fe rendre plus recommandable, Pa portée k cetce fuppofition. M. le Comte d'Argenfon, qui la protégeoic, eft forcé de 1'abandonner: il décerne^luimême une Letcre de cachec pour qu'elle  de Louis XIV & de Louis XV. 4Ó7 foit conduite a la Baftille, oü elle ell reltée plufieurs années. Le Comte d'Argenfon étoit un partifan fort zélé des abonnements particuliers concernant les impöts : ayant fait part de fon projet aa Roi, Sa Majefté lui dit de le communiquer au Controleurgénéral. Celui-ci 1'ayant écouté tranquillement : Cela eft fort bien, dit-il; mais que deviendront les Receveurs des Tailles ? Alors tournant le dos a fon collegue: Apparemment, Monfieur, répliqua le Comte, fi 1'on trouvoit moyen iempêcher qu'il n'y eut des fclérats, vousferiez inquiet de ce que devkndroiem les bourreaux. Lorfq ue M. de Bougainville (1), homme de Lettres eftimable, & connu furtout par fa traduch'on de YAnti-Lucrece du Cardinal de Polignac, fe préfentapour être recu de 1'Académie Francoife, la fanté dé cet Ecrivain étoit en fort mauvais état. Dans le cours de fes vifites, oü il ne manqua pas de parler de fa frêle exiftence, il ne trouva de contradiéteur (i) Né en 1711, mort ea 1763.  403 Mémoires anecdotes que chezDuclos. „Monfieur, lui dit-il, „"on peut d'autant mieux me faire entrer „ dans 1 Académie, qu'avec une fanté „ auffi miférable que la mienne, je ferai „ bientót place a un autre; vous devez „ vous appercevoir que je n'ai pas long„ temps encore a vivre. — Votre raifon „ n'eft pas excellente, répondit aflez du„ rement Duclos (i). Sachez donc, Mon„ fieur, qu'il n'eft pas du reftbrt de 1'Aca„ démie de donner TExtrême-Onclion ". On contoit devant M. de Marian, qu'il y avoit une boucherie a Troyes oü jamais la viande ne fe gfooit, quelque cbaleur qu'il fit. II demanda fi dans le pays on n'attribuoit pas cette confervation a quelque chofe de particulier. On lui dit qu'on i'attribuoic a un Saint révéré dans le lieu : Hé bien, dit 1'Académicien , je me range du cêté du niiracle pour ne pas comprometire ma phyfique. Feu M. le Duc d'Orléans s'étoit vu forcé de plaider dans une affaire qu'il étoit (i) Mort en int,  de Louis XIF & de Louis XF. 409 étoicimportant de faire décider. Sa partie adverfe étoit peu accommodée des biens de la fortune. Ce généreux Prince enétantinftruit, porta ledéfintéreflemenc jufqu'a fournir a fon adverfaire 1'argenc dont il avoit befoin dans la pourfuite de ce procés. Son Alteflè 1'ayant perdu, crut devoir en féliciter cet homme, & le remercia de très-bonne foi, de ce que par cette pourfuite il lui avoic épargné une injuftice qu'elle n'auroic jamais connue fans cec événement. Moncrif (1) avoic débuté par être Prévót de falie; il fembloit prévoir qu'il auroit befoin de défendre une grande partie de fes ouvrages a la pointe de 1'épée. II fe trouva dans le cas avec le Poëte Roy, qui avoic faic une épigramme fanglante contre le Livre des Chats. Moncrif le rencontra en plein midi fur la place du Paiais-royal, & lui propofa de fe battre. Roy, qui n'avoit été que Confeiller au Ch&telet, ne fut pas du même avis. Moncrif lui donna vingt coups de canne. Roy, coujours cauftique, crioit pendant 1'opération : Pat ie de velours, Minet,patte de velours. (O Né en 16S7, n,ort en J770* Totne HL S  410 Mémoires anecdotes Lejeudi i^Novembre 1763, M. de *** pafiant a fept heures & demie da foir dans la rue Pavée, prés de la Comédie Italienne, entendic une femme qui, adreflant la parole a la fentinelle du coin de la rue Francoife, s'écrioit: „ Ah! mon Dieu, il n'y a plus de cha„ rité, dans le monde. Hélas! voila dans „ cecte charrette toute une familie qui „ "va périr de froid & de faim, fi la Pro„ vidence ne vient pas a fon fecours ". La femme qui parloic ainfi, avoit l'air d'une fervante, dont 1'accent étoit Allemand. Elle montroit une petite charrette couverte qui étoit derrière elle , & dont un homme conduifoit Ie feul cheval qui y étoit attelé, M. de ***, curieux de favoir ce qui donnoit lieu a ces plaintes, s'approche de cette femme, & la queftionne. „ Monfieur, lui dit-elle, il y a „ la - dedans une malheureufe familie , d'Alface, prête a périr de mifere. L'homme qui conduit le cheval eft le pere; il -ne fait pas un mot de fran„ cois & n'a pas le Col. C'eft un honnête homme, qui a des pafièports, „ des certificats & des lettres de recom„ mandation du Commandant, de 1'In„ tendant de fa Province, & du Bour„ guemeftre de fon Camon. II vient a.  ie Louis XIV & de Louis XV. 41 £ „ Paris prendre un pafïèport pour aller „ h Cayenne; fon deiTein eft de vendre ,, fon cheval & fa charrette pour fub„ fifter jufqu'k fon déparc. Depuis une „ heure & demie, je vais avec ce pau„ vre homme chercher un gite; je lui „ fers d'incerprete, &je réclame la com- mifération de tout le monde. Cette „ charrette renferme une femme de tren„ te-cinq ans, une jeune fille fort belle „ dequatorze a quinze, un petitgarcon „ de fix a fept, & un autre d'un an, en„ core a la mamelle; mais, Monfieur, 5, tous ces infortunés n'ont pas mangé „ depuis deux jours. Entendcz-vous les „ cris du pauvre petit enfant? ils expri„ ment aflêz fes befoins. La mere, épui,, fée par la fatigue, par Ie froid & la „ faim, n'a plus de quoi 1'alaiter ". M. de attendri par ce récit, dit a la femme de le fuivre, & de faire marcher la charrette; ils arriverent, malgré tous les embarras, a 1'hötellerie de Saint Claude, rue Montorgueil; il engage rHóteflè a les recevoir & a leur donner a manger. „ Mais, „ Monfieur, lui dit rHötefle, connoif„ fez-vous ces gens-la pour leur don„ ner retraite? — Ils font malheureux, „ dit le généreux Citoyen; ils ont be„ foin; je fuis homme; faut-il d'autres S ij  41a Mémoires anecdotes „ motifs pour être charitable? Voilk 12 „ livres que je vous avance pour fatif„ faire k leurs néceffités les plus preffan„ tes; qu'on leur donne a manger, & „ qu'on en ait foin ". M. de*** ne put aller voir ces bonnes gens que le Samedi 19; il ne les trouva plus. LTIöteflè avoit confeillé au malheureux pere d'aller fe loger dans un fauxbourg de Paris, paree qu'ils y vivroient a meilleur compte, & qu'ils trouveroient plus aifément 1'occafion de vendre le cheval & la charrette a quelque Jardinier. Ce digne homme leur apportoit une petite fomme qu'il avoit ramaiTée auprès de fes amis. L'Höteffe lui raconta la maniere dont ces malheureux avoient pris le repas qui leur fut donné a leur arrivée. Que ce repas peint bien 1'extrémité cruelle a laquelle ils étoient réduks! On leur fert une grande foupe; la mere tenoit fon nourrilfon dans fes bras. Auffi-töt que cette petite créature affamée appercoit des aliments, elle s'élance loin du fein de fa mere, jettefes deux petkes mains dans la foupe bouillante, les reporte pleine a fa bouche en jettant des cris que lui arrache la douleur de la brülure. Les autres enfants fe jettent avidement fur le pain qui eft devant eux, en déchirent des morceaux  de Louis XIV & de Louis XV. 413 avec les ongles, & les dévorent en un infhnt. Tout le monde efl attendri a ce fpeftacle. „ Cette familie, continue PHó„ tefle,a délogé ce matin, & efl: allés „ demeurer au fauxboug Saint-Antoine. „ Ces pauvres gens ont demandé, par „ les fignes les plus pathétiques, leur „ généreux bienfaicteur. La femme & „ les enfants fe font jetcés a mes genoux, „ & m'ont arrofé de leurs larmes. Tou„ chée de leur reconnoiflance & de leur „ fenfibilité , je ne leur ai rien pris pour „ leur logement & leur nourriture, & „ leur ai remis les 12 livres ". M. de *** parcourut le fauxbourg Saint-Antoine, pour déterrer ces malheureux , qu'il découvrit enfin. II leur procura toutes fortes de fecours, & leur fit avoir des pafleports pour Cayenne. Tant de bienfaits méritent d'autant plus nos éloges, qu'il n'y entra ni vanité, ni oftentation. L'Abbé Prêvoft (1) n'étant encore que Moine de 1'Abbaye de Saint-Germain des-Prés, fit remarquer en lui cette imagination finguliere 'qui lui a fait en- (1) Né en 1679, mort en 1697. S iij  414 Mémoires anecdotes fanter tant de Romans. Un foir quV près fouper on lui dercandoit s'il n'avoit rien appris de nouveau, il entrepric de raconter une aventure qui, par 1'incérêt qu'il y metcoic, fit affembler aurour de lui toute la Communauté. II avoic fu faire defirer k fes Auditeurs le dénouemenc de fon hiftoire ; mais les incidencs qu'il enchainok les uns aux autres le reculoient coujours, &'cetce fois-la on parut oublier fheure de la retraite. Ce» pendant la prétendue hifloire ne finiiToit pas, & 1'on fut obligé de prier l'Hiftorien d'en remeccre la fuite au lendemain. Plufieurs foirées s'écoulerenc fans qu'on püc jamais voir la fin de fon Roman; car c'en écoic un que Dom Prévoft médicok. Un homme trés-médiocre ayant préfenté un jour a M. Boyer , Evêque de Mirepoix (1), un Livxe contre laPhilofophie moderne, ce Prélat lui dit vivemenc: „ Ah! LVlonfieur, que m'apportez„ vous la, Scdequoi vous mêlez-vous? „ Savez - vous que pour atcaquer les In„ crédules, fansrifquer decompromec- (1) Mort en 175  de Louis XIV & de Louis XV. 41S „ tre la vérité, il faut être un Bolïiiec oa „ un Pafcal, & qu'il ne fuffitpas d'être „ un Saint"? M. 1'Abbé Comte deB**, homme de qualité, mais pauvre, avoit eu de bonne heure une place a 1'Académie Francoife, mais n'avoit pu obtenir de Bénéfice. Un jour qu'il follicitoit 1'ancien Evêque de Mirepoix: Monfieur VAbbé, lui répondic ce Prélat, vous mimportunez en vain ; tant que vous ferez des Vers, vous riaurez rien de mon vivant. — Hé bien, Monfeigneur, fattendrai, lui répliqua M. 1'Abbé de B**. La Cour de France fut a la veille de fe brouiller avec celle de Turin, pour une violation du droit d'afyle & de territoire. Mandrin, ce fameux chef de contrebandiers , après avoir défoléja Ferme, dont il ranconnoic les Suppóts depuis prés de dix-huit mois, après avoir échappé a toutes les pourfukes,&avoir cenu tête aux Troupes réglées envoyées contre lui, n'avoit pu être furpris que par rufe. Des Volontaires de Flandres s'étant déguifés en payfans, 1'avoienc enlevé a Saint - Genis - d'Oft, terre de Savoye, oü il fe retiroic toujours après S iv  45 6 Mémoires anecdotes les expédkions, fe 'flatcanc détre en furecé dans les Etats d'un Souverain étranger. On fe haca de Ie conduire au fupplice avant qu'il fut réclamé, & 1'on chercha enfuite tous les moyens d'éluder la réparation qu'exigeok une telle offenfe. II fe répandit dans le public un Précis de la vie de Mandrin, oü Pon impucok fa prife irréguliere a la vengeance des Commis de la Ferme. La Cour de Turin ne fut pas dupe de ces détours,elle exigeaune réparation authentique. Le Comte de Noailles fut envoyé auprès de Sa Majefté Sarde, avec commiffion expreffè de défavouer cathégoriquement tout ce qui s'étoit pafte fur fon territoire; de lui apprendre que le Roi de France avoit fait j>unir les coupables, & n'avoit rien tanc a cceur que de reftèrrer les Hens de Pamitié avee un Souverain auquel 1'uniffoienc déja les liens du fang. M. F***, né Gentilhomme & peu fortuné, fe voyant dans la derniere mifere, ainfi que deux de fes fceurs, prit un habic de payfan, & fut s'offrir pour Milicien a une Communauté, dont les garcons avoient fait entre eux 600 Iiv. pour celui fur qui tomberoit le fort. II fuc toifé, accepté, infcrit furie Röle,  de Louis XIV'& de Louis XV. 417 & recuc 1'argenc, qu'il porta a fes fceurs pour les aider a vivre. A la revue de M. Dodard, alors Intendant de Champagne, il fut reconnu, tiré des rangs, fait Lieutenant de Milice, & partit avec le Bataillon. II s'y conduific fagement; & ce même Bataillon devant fournir des hommes au Régiment de Condé Infanterie , il fut choifi pour les conduire a 1'incorporation. Le Régiment qui avoic beaucoup fouffert, recuc les hommes, & retint 1'Officier conducteur, qui continua fon fervice avec zele & diftinétlon; il fuc chargé de ia partie des recrues, oü il fit paroitre beaucoup d'incelligence & de fagacicé. Le momenc de pafler a la Compagnie arrivé ;fescamaradess'empreflêrenc de lui fournir les fonds néceffaires pour 1'acquérir, & fon économie le mie bientöc en étac de refticuer leurs avances généreufes. Après un long fervice, il mérica la Croix de Saint-Loms, & vinc fe fixer en Champagne fa patrie, oü il a époufé une veuve opulente, donc il a faic le bonheur. M. le Comce d"Argenfon & M. de Machault, furenc difgraciés en mêmetemps; ils éprouverent l'un & 1'autre le refièntimenc de la Marquife de PomS v  4iS Memoires anecdotes padour d'une maniere proportionnée \ 1'offenfe qu'elle prétendent en avoir recue. On en jugera par les termes de leurs Lettres de cachet. Dans celle du Comte d'Argenfon, le Roi lui difoit féchement: „ Votre fervice ne m'eftplus nécefiaire; „ je vous ordonne de m'envoyer votre „ démiflion de Secretaire d'Etat de la „ Guerre, & de tout ce qui concerne „ les Emplois y joints, & de vous retirer „ a votre terre des Ormes ". Au contraire , Sa Majefté faifoit en quelque forte des excufes a M. de Machault : „ Les ,., circonftances préfentes m'obligent de „ vous redemander les Sceaux & la dé„ miffion de votre Charge de Secretaire ,, d'Etat de la Marine. Soyez toujours „ certain de ma proteétion & de mon „ eftime. Si vous avez des graces a de„ mander pour vos enfants, vous pourrez „ le faire en fon temps; il convient que „ vous reftiez quelque temps a Arnou,, ville. Je vous conferve votre penfion de 30000 livres, & les honneurs de „ Garde-des-Sceaux". Un Matelot de Martigues, petite Ville de Provence y avoit époufé une fille jeune, belle & vertueufe. Celle-ci ayant dépenfé peu-a-peuj malgré fon  de Louis XI V& de Louis XV. 419 économie , 1'argenc que fon mari lui avoic laiffé en s'embarquanc, euc recours a un Bourgeois de la Ville. Cec homme épris couc-k-coup de la beauté de celle qui imploroic fon affiftance, vouloic mettre au fervice qu'il lui rendoic, un prix que cecce femme honnête crue devoir lui refufer fans héficer. Cependanc comme fon mari ne revenoic pas, toutes fes petices refTourcesfe trouverentbientócépuifées. Contrainte par la nécefficé qui fe faifoic fencir de plus en plus, & par les befoins coujours renaiflants d'un enfanc qu'elle nourriffoic, elle fe décermina a recourner chez celui dont la propoficion 1'avoic indignée. Malgré fes inftances & fesprieres, elle ne puc rien obtenir. ESle fut obligée de capituler; & vaincue par le befoin, elle lui permic de venir'fouper avec elle. Après le repas, qui de fa pare fuc des plus crifies, cec homme emporeé la preffa vivemenc de remplir les conven tions. Cecce pauvre femme voyanc qu'il n'y a plus d'efpérance pour elle, cire fon enfant de fon berceau, oü il dormoie, & le preffanc concre fon fein, les yeux baignés de larmes: „ Tecte, mon enfant, „ luidic-elle, cecte bien; recois encore „ le lait d'une honnête femme, que la „ néceffité poignarde, Demain..,. Que ■ S vj  /po Mémoires anecdotes „ ne puis-je, hélas! te fevrer! tu n'au„ rois pas le laic d'une malheureufe ". Ses larmes acheverent ; le Bourgeois, déconcerté, s'enfuic k ce fpeótacle, en jettant fa bourfe, & s'écriant : // n'eft pas poftible de réfifter a tant de vertu. Après 1'affaire de Filings-ffaufen,\e Maréchal de Broglio fut rappellé, & recht une Lettre de cachet qui 1'exiloit dans fes terres. Le public, peu indruk des griefs, & ne confultant que fon eftime pour 1'accufé, lui décerna un triomphe bien capable d'adoucir fa difgrace. Le lendemain de fon exil on jouoit Tancrede a Ia Comédie Francoife; Mademoifelle Clairon faifoit AmênaMe. Quand elle en fut a ces Vers : On dépouilleTancrede, on 1'cxile,on 1'outrage.,. C'eft le fort d'un Héros d'être perfécuté Tout fon parti fe tait : qui fera fon appui ? Sa gloire Un Héros qu'on opprirae, attendrit tous les coeurs... L'Aclrice donna des inflexions de voix fi nobles & fi pénétrantes, que tous les fpechteurs, pleins .de 1'événement du jour, fentirenc 1'a-propos. Le nom de  de Louis XIV& de Louis XV. 421 Broglio vola de bouche en bouche : Ie fpeétacle fuc interrompu a plufieurs reprifes par des applaudiflèmencs^ qui fe renouvelloienc fans ceflè. Ce même public, qui avoic fi forc regrecté le Maréchal d'Eftrées, dans 1'enchoufiafme oü il écoic du prédécefieur, paruc peu flaccé du choix de ce vieillard pour remplacer le jeune Héros. « Le Combac de Rhinherg, fur le BasRhin, mérice d'être cicé, moins par fon imporcance, aflez grande cependanc, puifque le Marquis de Cajiries y forca ie Prince héréditaire de repaflèr le tieuve & de lever le fiege de Wefel, que par une aétion particuliere, prefque oubliée dans le temps & dont la mémoire doit être immortelle. Le Chevalier cTAfas, Capitaine au Régiment d'Auvergne, envoyé dans la nuic a la découverte, tombe dans une patrouille ennemie : on le menace de le tuer s'il profere un mot; il n'en crie que plus fort : A moi, Attvergne, voila les ennemis! Et ce géncreux Curtius, qui auroit dü voirtomber d'admiracion ces barbares a fes pieds, eft maffacré impicoyablement. Louis XV pafTant devanc les Grena-  42^ Mémoires anecdotes diers a cheval, dit au Lord Stanley, qui étoic a portée de Pencendre:,, Mylord, „ vous voyez la les plus braves gens de „ mon Royaume: il n'y en a pas un qui „ ne foic couverc de bleflures ". Le Lord répondic: „ Sire, que doic penfer Votre „ Majefté de ceux qui les onc blefles? „ Ils font morts, répondic un vieux. Bri„ gadier 'V Après la Bataille de Bosback, gagnée par ie Roi de PruiTe fur PArmée de PEmpire, combinée avec les Troupes de France (en 1757), m des Généraux Prufftens appercevanc un endroic oü 1'on combattoit encore, s'approche, & voit un Grenadier Francois aux prifes avec fix HufTards noirs. Le Francois étoit rerranché par une piece de canon, & juroh, en combattant toujours, de mourir plutót que de fe rendre. Le Général admirant fa valeur, ordonne aux HufTards de fufpendre leurs coups, & dit au Grenadier : „ Rends-toi, brave Soldat, le nom„ bre c'accable, ta réfiftance eft inutile. „ —Elle ne peucletre; je lafTerai ces 5, gens-ci, & je joindrai mon drapeau, „ ou ils me cueronr, & je n'aurai pas s, la honce d'avoir été fait prifonnier. —■ » Mais ton Armée efr en dérouce l —  de Louis XIV & de Louis XV. 423 „ Je ne Ie fais que trop; mais, morbleu! „ ii nous avions eu un Général comme „ le Roi de PruiTe, ou le Prince Ferdi„ nand, je fumerois a préfent ma pips „ dans PArfènal de Berlin. — Je donne „ la libercé a ce Francois, dit le Géné„ ral Pruffien; HufTards fuivez-moi; & „ toi , brave Grenadier, prends cette „ bourfe, & varejoindre ton Corps. Si „ le Roi mon Maitre, avoit 50000 Sol„ dats comme toi , PEurope n'auroic „ que deux Souverains, Frédéric & „ Louis. Je le dirai a mon Capitaine; „ mais gardez votre argent; en temps „ de guerre, je ne mange de bon ap,, pétit que celui de Pennemi; vous, „ vous êtes digne d'être Francois ". L'Abbé de Voifenon ( 1) ayant éé nombre d'années fans dire fon Bréviaire, tomba malade. Son Confeflèur le taxa h dix mille francs, pour les pauvres. L'affaire s'accommoda, & PAbbé ne lei r rendit que deux mille écus. Quelque tem ps après, on le furprit, dans une maifon diftinguée, récitanc h l'écan fon Office. On rit beaucoup de cette nouveauté» (ï) Né en 1708 t moi-c ea 1775.  424 Mémoires anecdotes L'Abbé, fans fe déconcerter, dit aux rieurs : „ Je fais ce qu'il m'en a coüté „ pour ne 1'avoir pas dit: je ne veux „ pas y être pris une feconde fois. Ne „ puis-je pas tomber malade encore " ? Saint-Foix (i), non moins connu comme brave que comme homme de Lettres, fe prit un jour de querelle, au foyer de 1'Opéra, avec un Provincial qu'il ne connoilfoit pas. Se croyant offenfé, il lui propofa un cartel. „ Monfieur, lui „ dit le Provincial, quand on a affaire a „ moi, on vient me trouver, c'eft ma „ coutume;\Q demeurea 1'hötel de***, » je vous y attendrai ". Saint-Foix ne manqua pas le lendemain d'aller chercher l'inconnu, qui le regok très-poli ment, & lui offre a déjeuner. „ 11 eft „ bien queftion de cela, dit Saint-Foix; „ fortons. — Non, répond tranquille„ ment le Provincial, je, ne fors jamais „ fans avoir déjeüné, c'eft ma coutume ". II déjeünahfonaife, en invitant toujours PAuteur de l'Oracle d'en faire autant. Le déjeüné fini, ils fortent, & Saint. Foix refpire; mais en poflant devant un (0 Né en 1703, mort en 1776.  de Louis XIV & de Louis XV. 425 Café , l'inconnu s'arrêce : „ Monfieur, „ lui dic-il, après mon déjtüné, je joue „ toujours une partie de Dames ou d'é„ checs, c'efl ma coutume; chacun a „ la fienne, & vous ne voudriez pas... „ — Eh! Monfieur, répond Saint-Foix, „ vous prenez bien votre temps pour „ jouer aux échecs,! —Cela ne fera pas „ long, lui dit l'inconnu; après quoije „ fuis k vous ". Ils entrent dans le Café. L'inconnu joue avec !e plus grand flegme, gagne la partie, fe leve, donne Ie fignal h Saint-Foix qui juroic entre fes dents, lui fait mille excufes, & ajoute : „ Si „ vous voulez, Monfieur, nous irons „ aux Tuileries, & nous ferons deux „ tours de promenade; après avoir joué „ une partie, je ne manque jamais d'al„ Ier me promener; c'efl encore ma coü„ tume ". Comme les Tuileries font voifines des Champs-Elyfées, Saint-Foix accepte, croyant que le Provincial avoit enfin fixé le lieu du combat. Dn fe promene; notre homme fait fes deux tours: & Saint-Foix lui propofe de pafier aux Champs-Elyfées. „ Pourquoi faire, lui „ dit l'inconnu? — Belle demande, ré„ pond celui-ci ! parbleu ! pour nous „ battre. Eft-ce que vousavez oublié?... „ _ Nous battre, s'écrie le Provincial l  4«6 Mémoires anecdotes „ y penfez-vous? Que diroit-on de moi? „ Convienc-il a un Trérorierde France, „ ï un Magiftrat, de mettre 1'épée k la ,, main? On nous prendroic pour des „ foux". Saint-Foix refta comme anéanti, ckquitta le Tréforier, qui fut le premier a publier fon avemure. Mademoifelle Gautier (i) fut d'abord Comédienne, & enfuite Carmélite. Elle avoit été reeue au Tbéatre Francois en 1716; elle s'en retira dix ans après. Elle étoit grande, bienfaite, avoit beaucoup de fraicheur. Elle faifoit aflez bien des vers, & peignoit fupérieurement en miniature. Sa force étoit prodigieufe pour une femme, & peu d'hommes auroienc lucté contre elle. Le Maréchal de Saxe, a qui elle avoit faic un défi, & qui, a la vérité, 1'emporca fur eHe k hvlucte au poignet, difoic que de cous ceux qui avoienc voulu s'eflayer concre lui, il n'y en avoic guere qui lui euffènc réfifté aufli long-cemps qu'elle. Elle rouloic une affiecce d'argenc comme une oublie. Mademoifelle Gautier avoic eu plufieurs amancs, & encre aucres le Grand (i) Née en 1691, morte en 1757.  de Louis XIV & de Louis XV. 427 Maréchal deïVirtemberg, avec qui elle fic un voyage a la Cour du Duc. Ce Prince avoic une maicreflè qu'il aimoit beaucoup. Soic que Mademoifelle Gautier lui fut fupérieure par la figure, & qu'elle s'imaginac que la beauté duc régler les rangs entre celles qui tirenc de leurs charmes leur principale exiftence, foir caprice ou jaloufie,e!le ficcancd'impercinences a la favorite, que le Prince ordonna a Mademoifelle Gaucier de fortir de fa Cour. Revenue a Paris, le dépic d'avoir écé renvoyée, lui infpira le deflèin de s'en venger par une infulte d'éclac. Elle fe rendic incognito a Wirtemberg, & s'y tinc cachée quelques jours, pour méditer fur fa vengeance. Ayant appris que la maicreflè du Duc étoit a la promenade en calèche, elle en prit une, qu'elle mena elle-même avec des chevaux trés - vifs; & paffanc avec rapidité derrière celle de fon ennemie , elle enleva la roue, renverfa la calèche, fe rendit du même train a fon auberge, oü fa chaife 1'attendoic avec des chevaux de pofte , & reparcic a 1'inftanc, pour évicer les fuices de cecte affaire.... Quoique Mademoifelle Gautier eut  4^8 Mémoires anecdotes eu des amants aimables, elle n'avoit eu véritablement d'amour pour aucun; mais elle en concut un violent pour QuinaultDufrefne, ce Comédien de la figure la plus noble, que nous avons vu jouer avec tant d'applaudifTements, & qui n'a point encore été remplacé. Ils vécurent quelque temps enfemble ; & Mademoifelle Gautier, en devenant chaque jour plus paffionnée, vouloit 1'époufer. II y a toute apparence qu'il le lui avoit fait efpérer ; mais s'étant refroidi autant qu'elle s'étoit enflammée, il ne voulut plus entendre parler de mariage ; & cette femme, fi violente & fi abfolue tant qu'elle n'avoit pas vraiment aimé, tomba dans une mélancolie profonde. Tel fut le premier principe de fa vocation : il fe fit une révolution dans fon caraclere. Une fois entrée aux Carmélites, Mademoifelle Gautier n'eut jamais le moindre retour vers le monde; & jamais Religieufe ni Dévote ne porta plus loin Fhumilité Chrétienne : elle fe croyoic fincérement indigne de fes compagnes, dont elle éprouva plus d'une fois les mépris. Des relations qu'elle eut avec la Reine, lui procurerent dans la maifon une confidération qu'elle ne cherchoic  de Lotds XIV& de Louis XV. 429 pas. Cetce PrincefTe fuc enchancée des fencimencs de piété de la Sceur Auguftine de la Miféricorde (c'écoic le nom de religion de Mademoifelle Gautier). II s'éiablic encre elles unecorrefpondance de dévocion, donc Moncrif écoic le médiaceur. La Reine & la Sceur Auguftine fe fonc aufli quelquefois écrit direclemenc. La veille de fa more, la Sceur envoya h la Reine les huic vers fuivants qu'elle avoic faits, & qu'elle dióta a la Religieufe qui la veilloic : Thérefe (i) je t'entends!... une éternelle vie Brife de mon exil les Hens importuns. Avec une priere offerte par Sophie (2), Mon ame va voler fur 1'Autel des parfums. O Reine! ame célefte , & le charme du monde'! Si fur moi tes regards daignerent s'abaiffer, J'implore, en expirant, ta piété profonde !... Demande mon bonheur; le Ciel va t'exaucer. Les perfonnes qui ont connu Mademoifelle Gaucier aux Carmélices de Lyon, onc affuré qu'elle avoic confervé jufqu'k la fin la gaiecé de fon caraétere ; que fa vivacité s'étoit changée en ferveur pour fesdevoirs; & qu'étant devenue aveugle (1) Patronne des Carmélites. (2) L'un des noms de Baptêrne de la Reine.  430 Mémoires anecdotes dans les dernieres années de fa vie, elle fe fervit coujours elle-même, fans vouloir être a charge h perfonne. On obferve que le Pape lui avoic donné un bref pour paroicre au parloir a vifage décóuverc. On ne devine pas la raifon de cecce fingularicé. Un jeune homme nouvellemenc recu a 1'Ecole militaire fecontentoic de manger de la foupe, du pain fee, & de boire de 1'eau. Le Gouverneur, averti de cetce fingularicé, qu'il crue devóir actribuer a quelque excès de dévotion mal-encendue, en reprit le nouvel éleve. Le jeune homme continua encore le même régime, & le Gouverneur en prévint M. Duverney, qui fit venir cec enfant, & lui repréfènta, avec douceur, qu'il ne convenoic pas de fe fingularifer, & qu'il falloit fe conformer en tout point a la regie des écoles. II effhya enfuite, mais inutilement, de favoir les raifons qui le porcoienc a fe conduire ainfi : il ne put lui arracher fon feeree, & il finic par le menacer de le rendre a fa familie. Cette menace effraya le jeune homme, qui, n'ofant plus cacher le motif de fa conduite , dit a M. Duverney : „ Monfieur, „ dans la maifon de mon pere, je ne  de Louis XIV'& de Louis XV. 431 „ mangeois que du pain noir, & en „ petite quanticé : ici , je mange de „ bonne foupe; on m'y donne d'excel„ lent pain blanc a difcrétion , & je „ trouve que c'eft faire bonne chere. „ Je ne puis me déterminer a manger „ autre chofe, par l'impreffion que me „ fait le fouvenir de 1'éta.t oü j'ai lailTé „ mon pere & ma mere ". M. Duverney ne put retenir fes larmes, en voyant la généreufe fenfibilité de cet enfant. Monfieur votre pere a fervi, lui dit-il, ri'a-t-ilpas de penfion? — Non, repric le jeune homme; pendant un an, il en a follicité une : le défaut d" ar gent Va conlraint d'en abandonner la pourfuite ; &, pour ne point faire de dettes a Verfailles, il a mieux aimé languir. Hé bien, dit M. Duverney, fi le fait eft aufli prouvé quil paroit vrai dans votre bouche, je promets de lui obteiur cinq cents livres de penfion. Puifque vos parents, ajouta-t-il, font fi peu d leur aife, ils ne vous auront pas gami le gouffet: recevez, pour vos menus plaifirs , les trois louis que je vous préfente de la part du Roi; & quant èt Monfieur votre pere, je lui enverrai d'avance les fix premiers mois de la penfion que je fuis afluré de lui obte-  43 ï Mémoires anecdotes nir. —> Ah! Monfieur, repartic aufljtöc Ie jeune homme, puifque vous avez la facilitè de faire paffer une fomme d'argent a mon pere, de grace, ajoutez-y les trois louis que vous venez de me donner : ici fai tout en abondance; ces trois louis me deviendroient inutiles, & ils feroient grand bien d mon pere pour fes autres enfants. Mademoifelle Clairon s'écant recon* nue dans un portraic tracé d'après na* ture, par Fréron , dans XAnnée littéraire, alla trouver les Gentilshommes de la Chambre , & les menaca de fe retirer du Théatre, fi on ne lui faifoic juftice de ce Journalifte. En conféquence, on follicita un ordre du Rói pourle faire mettre au Fort l Evêque. Heureufement pour lui qu'il avoic la goutte, & que fes amis eurent le temps de follicicer fa grace. On leur répondic d'abord que cecte grace ne s'accorderoit qu'a Mademoifelle Clairon feule. Ainfi, a la honce de lui devoir fon chacimenti il fe vic menacé de 1'humiliation plus grande de lui devoir fon pardon. Aux carrières plutót, s'écria-c-il avec le Philofophe Grec. Cependant la Reine, ihformée de ce démêlé entre le Journalifte  de Louis XIV & de Louis XV. 433 Me & la Comédienne , ordonna qu'il eüc fa grace. Mademoifelle Clairon, qui Vouloic abfolumenc une facisfaclion, écrivic aux Gencilshommes de la Chambre une letcre crès-pathécique, oü elle témoignoic fon regrec de ce que fes calents n'écoienc plus agréables au Roi; qu'elle le préfumoic, puifqu'on la Iaiflbic aviür impunémenc : qu'en conféquence, elle perfiftoit & demander fa recraice. Enfuice elle fe rendic en perfonne chez M. le Duc de C***, pour lui faire pare de fon projec: „ Mademoifelle, lui répon„ die ce Miniftre, nous fommes, vous „ & moi, chacun fur un chédtre; mais „ avec cecce différence que vous choi„ fiffez les röles qui vous conviennenc, „ & que vous êces coujours füre des „ applaudiffemencs du public. II n'y a „ que quelques gens de mauvais goüc, ,, comme ce malheureux Fréron, qui „ vous refufenc leurs fuffrages. Moi, „ au contraire, j'ai ma tache fouvent „ très-défagréable; j'ai beau faire de „ mon mieux, on me critique, on me „ condamné, on me hue, on me baf„ foue, & cependant je ne donne poinc .,, ma démiflion. Immolons, vous & moi, „ nos reffentiments a la patrie, & fervons-!a de notre mieux, chacun dans Tome III. T  434 Mémoires anecdotes „ notre genre. D'ailleurs , Ia Reine „ ayant fait grace, vous pouvez, fans „ comprometcre votre dignité, imiter „ la clémence de Sa Majefté ". Mademoifelle Clairon fourit avec noblefle a ce propos, & fe retira fort mécontente du perfifflage. Revenue chez elle, elle aflèmbla un nouveau comité, oü, après bien des débats & des menaces, il fut enfin décidé qu'elle foufcriroit aux volontés de la Reine, & Fréron n'alla point au Fort-l'Evêque. On fe rappelle le temps oü Ia manie du jour étoit de faire tout d la Grecque. Le jour de Paques, as Avril 1764, 1'Abbé Tomé, Chanoine d'Orléans, qui avoit prêché le Carême devant le Roi, ayant oublié, en commengant fon Serinon, de faire le figne de la Croix, Sa Majefté en témoigna fa furprife a fon Capitaine des Gardes : Vous verrez, Sire, répond le Duc d'A***, que c'efl un Sermon a la Grecque. L'Orateur en eftec commence par ces paroles: Les Grecs & les Komains, &c. Le Roi ne put tenir fon envie de rire, & le Prédicateur, qui s'en appercut, en refta déconcerté pendant tout fon difcours.  de Louis XIV & de Louis XV. 43 5 Leprince CO écoic non - feuleraent on excellent Peincre, mais un MuGciert uès - agréable. II jouoic fupérieuremenc du violon, & il eft h croire qu'il eüc pu fe faire un nom dans la mufique inftrumencale. L'anecdoce qu'on va rapporter, prouve du moins que ce calenc lui devinc fort utile dans une circonftance aflèz critique. Des cracafièries de familte 1'ayanC obligé de quiccer Paris, ii vinc s'embarquer en Holiande pour Sc.-Pécersbourg, oü il avoic deux freres écablis. Son violon & fa gaiecé lui concilierenc bientöc 1'amicié de cout 1'équipage ; mais un Corfaire Anglois vint accaquer le vaiffeau, qui fuc forcé de fe rendre. Les vainqueurs, ufanc de leur droic, fe livrerenc au pillage, & fe parcageoienc déja les effecs de M. Leprince, il fe faificde fon violon, & fe mit a préluder avec beaucoup de fang froid. Les Corfaires, éconnés de fon flegme, le regardanc, fufpendent le pillage, écoutent le nouvel Arion, qui, comme Tanden , enchaine leur férocicé. Ils lui rendent cour, & comme ils fe difpofoienc a célébrer leur vi&oire par des danfes, ils le prient (t) Né «n 175}, mort en 17S1. T ij  436 Mémoires anecdotes de jouer pendant le bal. Heureufement pour les autres palTagers, la prifefutdéclarée nulle au premier port. Un Acteur de la Comédie Frarcoife, hommé D.***, s'étoit fait guérir d'une maladie; fon Chirurgien vint fe plaindre h la Troupe qu'il n'avoit point été payé par cet Acteur, qui nioit la dette. L'afFaire eft portée d'abord devant un * des Gentilshommes de Ia Chambre, qui en remet la décifion aux Comédiens. En conféquence D.*** eft chafle; taais la Demoifelle D.***, fille de 1'expulfé, met tout en oeuvre pour faire réintégrer fon pere. On jouoit alors, dans fa nouveauté, Ie Siege de Calais : D.*** obtienc un ordre du Roi pour continuer fon xóle de Manni dans cette Tragédie. Les Comédiens, inftruits de la certitude de cec ordre du Roi, donnent a ce fujet, une fcene dont il n'y a point d'exemple depuis 1'inftitution du Théatre. Le 15 Avril 1765, tout étanc difpofé pour jouer le Siege de Calais, fur les quatre ,heures & demie, le Kain arrivé a la Comédie, & demande aux Semainiers qui jouera le röle de Manni. Ce/i D*'**, lui répondent-ils. — Celaétant, voila mon röle, & il s'en va. Molé vit at  de Louis XIV& de Louis XV. 437 enfuite, & fair. la même chofe. Brizard & Bauberval fuivent les traces de leurs camarades. Enfin, paroit Mademoifelle Clairon, qui, apprenanc qu'il faut jouer avec D. * * * fe trouve mal, & va fe metere au lit. Grand embarras dans le refte de la Troupe : point de Gentilhomme de la Chambre, & cependant 1'heure approche. On confulte M. le Maréchal de***, qui fe trouvoit la par hafard. On convient de donner le Joueur. La nouvelle avoit tranfpiré, & faifoit 1'entretieo du Parterre. Le Sieur Bourette vient annoncer que la défeétion de quelques Acteurs, met dans la néceffité de fubftituer le joueur au Siege de Calais. A 1'inftant,, deshuées, des iifflets; le mot de Calais fe répete de tous les endroits de la falie; on crie : A VHopital la Clairon, & les autres au Fortd'Evêque. La garde veut impofer fiience. Le Maréchal envoie dire qu'elle fe contienne & laifiê le public en liberté. On efïaie d'entrer en fcene; Préville & Mademoifelle Bellecourt font chaiTés par les huées. Un Sergent vient haranguer le Parterre de la part de M. le Maréchal; il annonce qu'on va rendre 1'argent ou les billets. Le réfultat eft d'envoyer les coupables au Forr.-l'Evêque. Mademoifelle Clairon recoit les vifites T iij  438 Mémoires anecdotes de la Cour & de la Ville; & Ton rapporte qu'ayant imerpellé quelques Officiers qui faifoienc cercle chez elle, & leur ayant demandé li par extraordinaire la Cour vouloit les forcer a garder un infame dans leur Corps, ils ne quitteroient pas tous? Sans doute, Mademoi ■ felle, reprend l'un d'eux avec vivacité; mais ce ne feroit pas un jour de Siege. Cet événement fut la caufe & 1'époque de la retraite de Mademoifelle Clairon. On ne peut omettre une réponfe que fic h Mademoifelle Clairon, 1'Exempt chargé de lui fignifier 1'ordre de fa détention. Cecte Actrice en recuc la nouvelle avec heaucoup de noblefTe; elle déclara qu'elle étoit foumife aux ordres du Roi; que fes biens, fa perfonne, fa vie dépendoient de Sa Majefté; mais que fon honneur refteroit intact, & que le Roi lui-même n"y pouvoit rien : Fous avez bien raifon, Mademoifelle, répliqua l'Exempt; oü il riy a rien, le Kolperdfes droits. Les Calaifiens enchantés de ce que M. du Belloy (i) avoic céiébré leurs antiques Héros dans fa Tragédie du Siege (0 Mort en 177;.  de Louis XIV & de Louis XV. 43 de Calais, lui écrivirenc une lettre de ttonnoiifance, oü ils lui offroiemta Lettres de Bourgeoifie dans leur Hotelde-Ville. Tout le monde fe rappelle Pexclamation du fameux Marcel (O qui, voyanc danfer une de fes écolieres, appuya Ia main fur fon front, & s'ecna : Que de chofes dans-unmenuet'. Aladémarche a Fhabitude du corps, ce Danfeur emhoufiafte de fon Art, prétendent connoure le caraflere d'un homme Un émnger fe préfente un jour dans fa lalie : „ ^ , quel pays êtes-vous, lui demarsue Marcel/- Je fuis Anglois. - Vous Anglois! Vous feriez de cette Me ou " les cicoyens ont part a 1'adminiftrauon " publique, & font une portion de la PuilTance Souveraine! Non, Monfieur, " ce front baifie, ce regard timide, cette démarche incertaine, ne mannoncent " que 1'efclave titré d'un Elefteur . " Un Danfeur Anglois, fort célebre, arrivé a Paris, & defcend chez Marcel: „ Te viens, dit-il, vous rendre un hommage que vous doivent tous les gens (i) Mort en 1759. T iv  44° Mémoires anecdotes „ de notre Art; fouffrez que je danfe „ devant vous, & que je proflte de „ vos confeils. — Volontiers, lui dit Mar* „ cel ". Auffi-töc 1'Anglois exécute des pas très-difficiles, & fait plufieurs entrechats. Marcel le regarde, & lui die: „ Mon„ fieur, 1'on faute dans les autres pays, „ & 1'on ne danfe qu'a Paris; mais, bé„ las! Pon n'y fait que cela de bien. „ Pauvre Royaume "! L'intrépidité de M. de Chevert (i), dans les plus grands dangers, fe communiquoit aux moindres Soldats. Chargé d'attaquer un Fort pendant la nuit, il appelle un Grenadier : „ Vadroit auxrem„ parts, lui dit-il, monte fans héfiter. „ On te dira: Qui va-la? ne réponds ,, rien. On te le dira encore, avance „ toujours fans répondre : a ia troilieme „ demande, on fera feu fur toi; on te „ manquera , tu fondras fur la garde, „ & je fuis la pour te foutenir". Un jeune homme, au moment -qu'il alloit fe marier, recut ordre de tirer la milice. Défefpéré de ce contre-temps, (t) Ni en 1695 , mort en 1769.  de Louis XIV & de Louis XV. 441 il s'adreifa a M. le Comte de Milry, Capitaine au Régiment des Gardes de Lo'rraine, & le pria de le recevoir dans fa Compagnie, mais a condicion qu'il n'y ferviroit qu'une année. Cet Officier y confentit. A la fin de 1'année, Ie jeune homme ne manqua pas de rappeller a fon Capitaine la promefiê qu'il lui avoit faite. Celui-ci, loin de s'y refufer, alla trouver le Colonel, pour lui faire figner la cartouche; mais ce dernier s'y oppofa, fous prétexte qu'il connoiilöicle Soldat pour être un bon fujet, & qu'il con-, venoit au Corps. Le jeune homme étoit d'autanc plus affligé de ce retard, qu'il avoit a craindre que fa maitreffe, qu'il aimoit toujours, ne contractat d'autres engagements. II étoit prêt a déferter, quand M. le Comte de Mitry, dans une alfemblée générale du Régiment, dit au Colonel : „ Monfieur, voici un homme „ a qui j'ai promis fon congé; & com„ me un Gentilhomme doit tenir une „ parole d'honneur, je vous rends ma „ commiffion de Capitaine, & je porte„ rai la giberne a la place de cet homme ". Madame de Graffigny (1), Auteur (1) Nee en 1697, morte en 17 58- T v  442 Mémoires anecdotes des Lettres Péruviennes & de Cénie, ncontoit quelquefois, avec chagrin, que la mere , ennuyée d'avoir chez elle une grande quantité de planches gravées par Ie célebre Callot, fon grand-oncle, fit venir un jour un Chaudronnier, & les livra toutes pour qu'il lui en fit de la batterie de cuifine. Dans le fauxbourgSaint-Germain, rue Saint-Dominique, vivoit avec fa Gouvernante un homme d'un certain age. II avoit la paffion de 1'avarice, & fon unique plaifir étoit d'accumuler louis fur louis. Un jour qu'il étoit allé a la campagne pour quelque temps, ayant laifTé fa Ménagere chez lui, fe préfentent des quidams en robe, rabat, &c. Ils frappent: la Gouvernante ouvre; ils lui déchrentque fon Maitre efl mort, & qu'ils viennenc mettre les fcellés. La pauvre femme, toute interdite, fe livre a fa douleur. Cependant, après avoir annoté lesgros meubles, ils demandent les clefs des armoires. Ayant trouvé dans le fecretaire un magot en or de 18000 livres; ils requierent la bonne Dame de fe charger de cette fomme , fuivant 1'ufage; elle témoigna une répugnance que leur intention étoit de faire naïtre : on lui dit  de Louis XIF & de Louis XV. 443 qu'on va lui donner une décharge, &dreffer procés-verbal comme quoi M. le Commiflaire reftera chargé de cet objet, ainfi que des bijoux, argenterie, &c. qu'ii n'eft pas prudent de laifler fous les fcellés..... Leur coup fait, ils expédient promptement le refte de cette comédie, & prennent congé de la Gouvernante, en la déclarant gardienne, en lui donnant quelque argent comptant, & en 1'exhortant a fe confoler. A quelques jours de la, le Maitre revient & frappe a fa porte. La Gouvernante ouvre & referme brufquement, en faifant un figne de Croix; elle croit voir un revenant. Le vieillard ne fait ce que cela veut dire; il frappe de nouveau, & les voifins accourenc au bruit. Ils ne font pas moins effrayés que la Gouvernante; cependant les plus hardis entrent en pour-parler: le prétendu revenant ne concoit rien a 1'hiftoire qu'ils lui font. La porte s'ouvre enfin une feconde fois; il demande a fa Ménagere 1'explication de ce myftere. Elle raconte tout ce qui s'eft pafté, & lui fait voir les fcellés. Le premier foin du bon-homme eft de courir a fon fecretaire. Elle lui déclare qu'il n'y trouvera plus dargent, que la Juftice prétendue s'eft emparée de tout. Le vieil avare juge a 1'inftant T vj  444 Mémoires anecdotes qu'il efl: volé, & fe livre a tout Ie défef- poir qu'on peutimaginer. On fe mit bien- töt a Ia recherche de ces rnauvais plai- fants. Le Chevalier de Morande, Auteur du Gazettier cuirajfé, étant fur le point de faire imprimer des Mémoires fecrets fur la vie de Madame D**, lui écrivit que fi elle defiroit poflèder feule ce manufcrit intéreflant, cette fantaifle ne lui coüteroit que 50,000 livres. Madame D**, fort allarmée, fit prier 1'Ambaffadeur d'Angleterre d'écrire a fa Cour au fujet de ce Morande; mais il répondit que cela feroit inutile, & quele Roi fon maitre ne permettroit füremenc aucune démarche qui fut contraire aux droits de la Nation Angloife. On envoya donc h Londres le Sieur B ***, dont Ie métier étoit de tailler au Pharaon dans plufieurs Académies de jeu. On lui donna pour aflbciés des fuppöts de Police, tels que R**, C**, F**, &c. Ces intrigants chercherentafe lier avec Morande, pour richerde fe faifirde lui, & le transférer en France. Celui-ci, plus fin qu'eux, & les connoiflint, feignit de ne pas pénétrer leur deflein. II leur fit amitié, & leur emprunta k chacun trente louis, Én-  de Louis XIV & de Louis XV. 445 fuite il fonna le tocfin contre eux, & ces efpions déja fufpeflés par le peuple Anglois, furent obligés de fe cachèr foigneufement, en attendant 1'occanon la plus prompte de rcpaffer la mer. Un entremetteur plusadroit en apparence, fut envoyé a Londres fous prétexte d'acheter des chevaux Anglois; mais cette négociationneréuffitpas mieux. Enfin, un autre s'en chargea, & en vint a bout a force d'argent. II donna a Morande 50,000 livres comptant, & lui aflura de la part du Gouvernement Francois, fouslecautionnement du Chevalier de Vanek, Banquier a Londres, une penfion de 200 livres ilerling, dont moitié réverfible après fa mort fur la tête de fa femme. Par ce moyeu, tes Mémoires [eer ets n'ont jamais paru. D Danfeur de 1'Opéra, étoit obéré, & menacoic fes créanciers & le public de pafièr'en Ruflie. La Comteflè de*** fe mit en tête de ne point perdre un fujet fi utile. Eile lui demanda combien il falloit pour le tirer d'affaire ? II dit qu'il avoit befoin de 50,000 livres. En conféquence, elle fit dreflèr un état decotifation pour la Cour, & fit elle-même la quête proportionnément aux facultés de  44** Mémoires anecdotes chacun. On ne pouvoic offrir moins de cinq louis; mais elle en exigeoic quelquefois dix, quinze, vingc & même vingccinq. La fomme fuc bientöc complecce, & les regrecs des amaceurs fe calmerenc. En accordanc a la Comceflè les vingccinq louis qu'elle lui avoic demandés, Ie Duc de*** lui écrivic que cette fomme étoit deftinée a un pauvre Gencilhomme, Officier réformé, chargé de familie, & qui follicitoit depuis plufieurs années une modique penfion. „ Comme vous 1'avez „ privé, ajouta-t-il , du petit foulage„ ment que je lui avois réfervé, c'eft a ,, vous, Madame, a 1'en dédommager. „ Je joins fon mémoire h ma lettre, & j, je ne doute point que vous n'en foyez „ émue". Madame de*** fentant toute la force de cette demande, fe chargea de bonne grace du mémoire. Le Gentilhomme qui, fans Ia tournure ingénieufe de fon bienfaicceur , auroic follicité en vain, s'en recourna dans le fein de fa familie, & y porta la joie & un peu d'aifance. Peu de cemps après avoir faic fa Traduclion de l"Anti-Lucrece, M. de Bougainville , déja connu par des calencs précoces, fe mie fur les rangs pour obcenir  de Louis XIV & de Louis XV. 447 une place vacante a 1'Académie des Belles-Lettres. M. le Beau, quoique lié avec ce jeune homme, n'eut pas connoiflance de fa démarche, & fe préfenta pour ia même place. M. de Bougainville Papprend , & effrayé du mérite de fon concurrent , le cherche au milieu des vifites, le rencontre dans la cour du Louvre , lui peint fon jufte effroi, & finic par lui dire, avec la plus grande émotion : „ Je fens tout le prix de vos „ talents; mais fi je ne fuis pas de 1'Aca„ démie, j'en mourrai. — Eh! mon ami, „ lui répondit en riant M. le Beau, ne „ mourez pas; venez avec moi, nous „ retournerons enfemble chez les amis „ qui m'avoient taille concevoir qu'ils „ me donneroient leur voix, & je leur „ demanderai avec inftance de la con„ ferver pour vous ". M. le Beau remplit cet engagement honnête & généreux avec tant de zele, qu'il obtint de fes amis, difoit-il, le bonheur de riêtre pas deV Académie. Le jeune homme eut les voix, & Peftimable ProfefTeur qui avoit un favoir plus confommé, ne fut nommé qu'a 1'éleéticn fuivante. II a fouvent raconté lui-même , avec la fimplicité qu'il mettoit dans tout ce qui le concernok, Phiftoire de fa concurrence avec M. de Bougainville.  4<}8 Mémoires anecdotes Une Dame de Ia Province vivoit a dix lieues de Paris, dans une petite terre de vingt mille livres de capital, unique bien qu'elle poffédar. Cette D3tne, dont la familie étoit nombreufe, & dont le mari, ancien Militaire, plus eftimé de Pennemi que récompenfé dans faPatrie, culti voit fon champ comme Cincinnatus; cette Dame, dis-je, recut fchez elle la femme d'un Financier, dont le carrolfe avoit verfé a quelques pas de-la. La Financiere voyant une maifon moins grande que le veftibule de la fienne, & un terrein moins fpacieux que fes potagers, lui demanda impertinemment fi c'étoit-la toute fa fortune? „ J'y joins, répondit „ la Dame, le bien que j'ai le bonheur „ de faire, & le nom que mon mari a „ 1'honneur de porter ". La Financiere bauTa les yeux, & fe hata de regagnerfa voiture. Le Miniftre Colbert ayant donné de fon vivanc, a 1'Eglife Paroiffiale de Saint-Euftache , plufieurs chandeliers d'argent, & fait Ia dépenfe de la grille du Chceur, avoit légué par fon teftament la fomme de 40,000 livres a la Fabrique, pour faire conftruire un nouveau portail. Ce Miniftre jugeant que cette  de Louis XIV&de Louis XV. 440 fomme n'étoit pas fuffifante pour fa conftruétion, permit d'en difFérer 1'exécution jufqu'au temps. oü les intéréts pourroient y fuppléer. MM. les Marguilliers, empreflës de remplir les intentions de Colbert, & voyant les intéréts de la fomme léguée monter a prés de 50,000 écus, réfolurent, en 1753, de commencer rédification. Le SismManfart, de Jouy, en fut 1'Architeéte, & le Duc d'Orléans pofa la première pierre. On ne doit pas oublier ici un traic de générofité de la part du Sieur Manfart. Avant que de travailler au portail , il dit a la Fabrique qu'il ne ptétendoit' tirer aucune rétribution pour fes honoraires , qui auroient monté a prés de 40,000 livres, s'eftimant hcureux d'employer fon temps & fes talents a la décoration de 1'Eglife de Saint-Euflache fa Paroifiè. Les Marguilliers, touchés d'un tel défintéreffement, lui aflurerent fon logement gratis, pour toute fa vie, dans une maifon qui leur appartienc,- rue Montmartre. Eu 1753) les Anglois franchirent les Monts Apalaches, limites de leurs pofIcfiions & des nötres dans 1'Amérique Scptentrionale, & batirent fur nos cerres  45° Mémoires anecdotes un Fort, qu'ils nommerent le Fort de NéceJJïté. Le Commandant Francois leur dépuca M. de Jumonville pour les lommer de fe rendre. Cet Officier part avec une efcorte. II étoic encore a une certaine diftance du Fort, lorfque touta-coup les Anglois fonc fur lui un feu terrible. II faic figne de la mainauCommandanc, il moncre fes dépêches, il demande h êcre encendu : le feu ceffe, on 1'entoure, il annonce fa qualité d'Envoyé; il lit la fommation dont il eft porceur; on ne lui taille pas le temps d'achever fa leéture, les Anglois l'afiaffinent. La Troupe qui 1'efcorcoic eft enveloppée, huic hommes fonc cués, & les aucres fonc faits prifonniers. Un feul Canadien fe fauve , & porce au Commandant Francois cette affreufe nouvelle. M. de Villier s, frere de M. de Jumonville, eft mis a la tête d'unDéta* chement pour aller venger fon propre fang & 1'cucrage faic a 1a France. En moins de deux heures, le Fort eft invefti, accaqué, forcé de capieuler. De Villiers voic h fes pieds les afluffins de fon frere. II renvoie généreufemenc ces ennemis cruels & perfides avec les honneurs de ia guerre, & facrifie fon reflèncimenc a la tranquillicé desNations, è fa propre  de Louis XIV&de Louis XV. 4$i gloire, al'honneur de la Patrie, auxdevoirs de rhumanicé. En 1767, un Particulier venanc du Grand-Caire avoit apporté une momie, comme un objet de curiofité pour orner un cabinet. PafTant par Fontainebleau, il 'prit le Coche d'eau pour fe rendre a Paris; mais en faifant enlever fes bagages , il laifia la boite qui contenoit la momie. Les Commis 1'ayant ouverte, crurent y voir un jeune homme étouffé a deflèin; ils requirent un Commiflaire , qui, s'étant rendu fur les lieux avec un Chirurgien non moins ignorant que lui, drefla un procés-verbal, & ordonna que le cadavre ferok porté a la Morgue, & qu'on informeroit contre les auteurs du meurtre. Le propriétaire de la momie ne tarda pas a s'appercevoir de fon étourderie. II n'eut rien de plus prefie que de retourner au Coche pour y réclamer fa boite. II fut arrêté & conduit chez lc Commiflaire, qu'il n'eut pas de peine a convaincre de fon ignorance & de celle du Chirurgien. Pour retirer la momie , il falluc fe pourvoir pardevant M. le Lieutenant-Criminel; ce qui donna de la publicité heettehiftoire, qui fit l'entretien de la Cour & de la  451 Mémoirei anecdotes Le Prince de*** cachanc fous un habic fimple les marqués de fa dignité, paffe le matin en cabriolet avec un feul Domeftique dans la rue de fa Verrerie. Arrêté tout-a-coup par un embarras de voitures, il appercoit beaucoup de monde aflèmblé vis - k - vis d'une boutique. II demande ce qui peut occafionner ce tumulte; on lui apprend que de jeunes Marchands, établis depuis peu, nepouvanc fatisfaire leurs créanciers pour une fomme de 1200livres, font impitoyablement dépouillés par la vente forcée de tous leurs effets, & que la jeune femme eft en couches. Le Prince defcend de fa voiture, fend la preffe, monte avecprécipitation un maüvais efcaüer, & arrivé dans une chambre oü regnent les pleurs & le défefpoir; il interroge l'Huifïier pour s'inftruire de cette fêcheufe affaire, & va confoler les jeunes infortunés, a qui il promet de les fecourir. II revient a 1'Huiffier, jette vingt-cinq louis fur la table, & un mandat pour le refte de la fomme. L'Huiffier qui avoit d'abord répondu brufquement, reconnoit un Prince du Sang a la fignature du mandat & demeure interdit : le Prince lui ordonne de faire remeure les chofes a leur place, que rien n'en foit diverti, & ajoute qu'il  de Louis XIV & de Louis XV. 453 en répondra fur fa tête. II finit par lui dire de fe rendre fur les deux heures a fon Hotel pour recevoir le montanc du mandat. Le Prince fort auffi-tóc, fe dérobe aux applaudiffements du peuple, remonte dans fon cabriolet, & s'enfuic avec précipitation. Malgré fes précautions pour cacher ce beau trait, tout Paris en fut inflruit, & retentie des louanges dues a fa généreufe bienfaifance. Au moisne Novembre 1767, un riche particulier s'éloigne de Paris dans fon équipage, & fe tranfporte a dix ou douze lieues, dans Pintention de confier è des mains füres & fidelles un dépot précreux contenu dans une corbeille. A cette diftance de la Capitale, il rencontre un payfan qui travailloit a fon champ. II Pappelle, & lui propofe de porter cette corbeille a un fermier qu'il lui indique, & dont il ne veut pas être connu. Le payfan fe charge de la commiflion, & dirige fes pas vers la ferme; mais, chemin faifant, il fent remuer quelque chofe dans la corbeille, & croit entendre des cris; il la découvre, & appercoit un petit enfant. Arrivé chez le fermier, il conté fon aventure; le fer-  454 Mémoires anecdotes mier & fa femme refufenc la corbeille & 1'enfant. Le bon payfan , après avoir blamé ce refus, & tiché d'exciter leur compaffion en faveur de cecce innocence créature, leur die: „ Hé bien, je m'en „ charge; ma femme nourric un de mes „ enfancs, je la prierai de nourrir éga„ lemenc celui-ci, & j'ai conflance que „ Dieu nous bénira ". De recour chez lui, il faic part a fa femme de fes généreufes incencions, & 1'engage a fe prêcer k cecce bonne oeuvre. On ouvre la corbeille , & 1'on crouve une trés-belle layecce, une bourfe, & un billet conga en ces termes : „ Prenez foin de cet enfant; vous ,, trouverez dans le fond de la corbeille „ une bourfe de cent louis pour les premiers fraix de fa nourriture & de „ fon entretien. On aura foin de vous „ faire parvenir de 1'argent de temps„ en-temps, & a la fin, on vous don„ nera une bonne récompenfe ". Le payfan rendic graces a Dieu d'avoir béni fes« intentions. Son village fut bientót inftruic de cetce avencure; elle parvint jufqu'au fermier qui avoic refufé le dépöc. II s'en repende, & fe crue en droit de le réclamer; Ie payfan le refufa, en repréfencanc que la feule vue d'intérêt  de Louis XIV& de Louis XV. 455 le décerminoit a cetce réclamation, tandis que la feule commifération pour cette innocente créature 1'avoit poné a s'en charger. Le fermier intente procés au bon payfan, & celui-ci gagne avec dépens. Le Riche, inftruit par la voix pubüque de toute cette affaire, fit paflèr une fomme confidérable au payfan, avec promeflè d'une bonne récompenfe au terme de la nourriture de 1'enfant. M. de Trudaine (1), Intendant des Finances, étant au lit de la mort, fon fils lui dit, pour le confoler, que le public prenoit a fa lituation le plus vif intérêc, & qu'il pouvoic être afiuré de Feftime des gens de bien, & du fuffrage de tous les bons Patriotes, dont il emporceroit les regrets : Hé bien! je te legue tout cela, lui répond le moribond en fouriant. Mot plein de fens & de philofophie, de quelque maniere qu'on 1 entende. En 1760, Ia fureur du jeu avoic fait de tels progrès en France,qu'apiès plufieurs réglements éphémeres, aufli mal (1) Mort en 1769.  456 Mémoires anecdotes digérés que mal aflbrris au caraclere na*" tional, on s'avifa, ne fachant plus comment s'y prendre, de capituler avec les joueurs. „ Nousdéclarons, direntlesMa„ réchaux de France ,que nous n'aurons „ aucun égard aux demandes qui pour„ ront être portées devant nous, pour „ raifon de créances qui, procédant de „ pertes faites au jeu, excéderont Ia fom„ me de mille livres ". M. de Pont-de Veyïe (i), Auteur du Complaifant, du Fat punt, du Somnambule, & de plufieurs autres Ouvrages d'agrément, fut d'abord deftiné h Ia Magiftrature; & quoique la trempe de fon efprit Péloignat naturellement de cette profefTion, on lui avoit achetéune Charge de Confeillerau Parlement;mais plus le moment de fa réception approchoit, plus il fentoit croitre fes dégouts. Une petite aventure, dont il paroïts'être fouvenu dans Ia Comédie du Complaifant , contribua k le tirer d'embarras. II étoit allé demander des conclufions a M. le Procureur-Général, pere de M. Joli de (i) Né en 1697, mort en 1774,  ■ de Louis XIV & de Louis XV. 457 ' 4e Fleury, & il attendoic dans une chambre voifine du cabinet de ce Magiftrat. Pour charmer fon ennui, M. de Poncde-Veyle fe mie h répéter la danfe du Chinois, dans 1'Opéra d'Ifé, que 1'on «aonnoit alors, & il Faccompagnoit des attitudes grotefques qui caraétérifoient cette danfe. Tout-a-coup le cabinet s'ouvre; &, comme on peut fe 1'imaginer, M. le Procureur-Général fuc d'abord trèsfurpris de cette faillie du jeune candidat. Mais comme ce Magiftrat, malgré la gravité de fa place, étoit homme de bonne compagnie, il fe mit a rire, & la converfation fe paffa très-gaiement. Cette petite aventure acheva de convaincre M. de Pont-de-Veyle du peu de difpofition qu'il avoit pour un état fi férieux. Ses parents fe rendirent a fes raifons, & lui acheterent la Charge de Lecleurdu Roi, qui lui convenoit d'autant plus , qu elle le laiflbit jouir d'une liberté qu'il préféroit a tout. Le 13 Février 1762, on joua a Bagnolet le Berceau, conté de la Fontaitie , que feu M. Collé avoit ajufté au Théatre. II y avoit trois lits fur la feene; ce qui donna lieu a des plaifanterie?. Comme la Piece fuc trouvée froide, quelv Tome III. V..  '453 Mémoires anecdotes qu'un dit au Duc d'Orléans : Monfeigneur, il faudroit bajfmer ces lits-ld. Une jeune fille, connue fous Ie nom de la Demoifelle Uncy, avoit été élevée dès fa plus tendre enfance (en i/fa), par les foins de M. de M. ***, neveu de M. du***. Ce galant homme avoic coutume d'élever ainfi , a la brochette, de jeunes perfonnes qu'il deftinoic a fes plaifirs. Celle-ci ne connoiffoit poinc d'autres parents. L'heure étant venue, M. de M. *** lui témoigna fesintentions: elle réfifta, & le combat fut fi vif & fi opintëtre, que fon protecteur, ofienfé de cecte ingratitude, lui retira fes bontés, & la mit a la porte. La Demoifelle Uncy intenta un procés a M. de M. * * * pour en avoir une penfion proportionnée aux befoins qu'a dü lui donner une éducation trop au-deflus de fa naiffance. Elle n'a rien obtenu, &ü grand éconnemenc du pubfic. Voici un trait qui prouve qu'a 1'fiuïnanitélaplus tendre, Madame Adélaïde unie 1'amour éclairé des calents & du génie. Lorfque Mefdames paflèrent h Chateau-Thierry (en 1762), on préfenta k cetce Princeflê une jeune fille de cinq  de Louis XIV& de Louis XV. 459 ans, charmante pour la figure & pour les difpofitions; c'étoit 1'arriere-petitefille du célebre la Fontaine. Elle récita, avec une grace infinie, une fable, donc voici le fens : Je fuis ce lierre abandonné , Vous, ce chêne divin que ma foibleffe embraffe i Je vous ai peint mon fort infortuné ; Votre appui feul peut en changer la face. Madame Adélaïde écrivit fur le champ a 1'Abbaye de Foncevraulc, oü elle envoya cette enfant, en déclarant qu'elle fe chargeoit de fon fort. La prodigalicé du Prince de Conti le réduifoic quelquefois aux expédients. Un jour, fon Ecuyer vint lui dire qu'il n'y avoit plus de fourrage pour fon écurie; il fic venir fon Intendant, qui s'excufa fur ce qu'il n'y avoit point d'argenc chez le Tréforier, & qu'il ne trouvoit plus de crédit chez le Fourniffeur. „Tous /es „ autres le refufent aufli, ajouta-1- il, excepté votre Rötifleur". Hé bis n, die le Prince, qu'on donne des poula rdes a mes chevaux. Ce Prince n'avoit jamais fléchi 1 e genou devant 1'Idole, & dans toutes le s occafions, il traicoit la Marquife de Pompadour avec une légéreté oui dép]aifoit V ij  460 Mémoires anecdotes infiniment a la Favorite. Un jour qu'il étoit allé chez elle pour lui demander je ne fais quel fervice, elle affeéta de le laifler, pour ainfi dire , dans la pofture d'un fuppliant, & ne daigna pas lui faire approcher un fiege. Le Prince de Conti, indigné de cette impertinence, fe jette incontinent fur le lit de la Marquife, s'y toule, en s'écriant: Ah ! Madame, voila tin excellent coucher. Elle fuc également Jiumiliée & du propos & de l'action. Le Roi n'en fut pas moins piqué; & depuis cette époque, le Prince de Conti ne reparut a Verfailles qu'aux cérémonies d'éclat & de bienféance. M. D*** s'étant trouvé obligé de rendre fa bibliotheque pour des difpoaltions de familie, cette nouvelle parvint Jufqu'k 1'Impératrice-de Ruffie, qui lui fit écrire a ce fujet une lettre très-fhtteufe. Elle lui marqua qu'inftruite des raifons qui le déterminoient a fe défaire de fes Livres, & du prix qu'ils valoienc, elle avoit donné ordre qu'on lui comptót une fomme de 15000 livres, & en outre 1000 livres en forme de gratification, dont elle prétendoit qu'il joutt tous les ans. Sa Majefté Impériale ajoutoic que ne voulanc point le priver d'un  de Louis XIV& de Louis XV. 461 dépót aufli précieux & aufli utile, elle le priok de garder cette bibhotheque jufqu'-a ce qu'elle la lui fit demander. Entre lesPieces envoyées au concours b 1'Académie Francoife, pour le Pnx de Pannée 1765, » s'en trouva deux qu* parurent également dignes de la medaiUe. Ce cas unique ayant été expofé a M. le Contröleur-Général, ce Miniflre offrit de fuppléer a un fecond Prix par une fomme de fes propres deniers. Apres une délibération de Meffieurs de 1 Académie, il fut décidé qu'il ne convenou point d'accepter ce don d'un particulier, füt-il Miniftre. En conféquence, la Compagnie fe rèfufa a la générofité de M.de Laverdy, & elle arrêta que la médaille d'or, de 600 livres, feroit divitee^en deux, de 300 livres chacune, pour être parta'Tée entre-les deux concurrents d'égale force, M. Thomas & M. Gaillard. En 1766, les Comédiens, ambitieux de fe réhabiliter , tant civilement que canoniqueraent , prefenterent une Requête a ce fujet. Ils s'appuyoienc de Lettres-parentes de Louis XIII, qui lesétablit Valets ■ de - chambre Comédiens du Roi, & qui par conféquent, difoieot-ils,. V üj  4Ö2 Mémoires anecdotes leur accorda 1'état de Cicoyen. M. de Saint-Florentin qai les protégeoit, fe chargea de lire leur Mémoire au Confeil. Mais le Roi 1'arrêta dès la feconde phrafe: Je vols, lui dit-il, oü vous en voulez venir : les Comédiens ne [eront jamais, fous mon regne, que ce qu'ils ont éti fous celui de mes prédéceffeurs; qtion ■tte méénparle plus. Cependant comme ces Lettres-patemes, qu'on refufa de conSrmer, n'avoient point été abrogées, il fut décidéque les Comédiens pourroiens les rendre publiques. Les premiers bruits répandus fur Pinvafion prochaine d'Avignon, dont nous nous emparames, comme on fait, fans coup férir, firent éclore, a la connoiffance du public, un pari affez bizarre. M. le Marquis de P***, lors duTraicé de Paix de 1763, avo^: remis h M. de B*** une fomme de 18000livres, dont le dernier rendroit h Pautre ia livres par jour jufqu'a la première hoftilicé entre la France & quelque autre PuifTance; auquel cas, M. deB*** devoit garder le reftanc du pari ;a la charge, au contraire, qu'il payeroit 1'excédant fur le même pied, tant que la paix dureroit. On demanda fi cette invafion étoit une hoiiili-  de Louis XIV & de Louis XV. 463 té 11 n'y avoit eu ni oppoGcion ni défenfe; aucun coup de fuGI n'avoit été tiré \ aucune des deux Cours n'avoit rappellé fon Miniftre. On ne faic pas comm