MÉMOIRES HISTORIQl/E S, POLITIQUES ET GÉOGRAPHIQUES DES VOYAGES DU COMTE DE FERRIERES-SAUVEBCEUF. TOME PREMIER.   . M ÉMOIRES HISTO RIQUES, POLITIQUES ET GÉOGRAPHIQUES DES VOYAGES DU COMTE DE FERRIERES-SAUVEBCEUF, FA1TS MN T URQUIE , EN PERSE ET EN ARAB1E, DEPUIS 1782 JVSQU'EN 1789; Avec fes Obfervations fur la Religion , les Moeurs, le Caraftere èc le Commerce de ces trois Nations. Suivies de détails tres-exacls fur la Guerre des Turcs avec les deux Cours Impériales, d'Autricke & de Ruffu; les difpofuions des trois Armées, & les réfultats de leurs Campagnes, TOME PREMIER. A MAEST RICHT, Chez j. P. Roux & Compagnie, Imprimeurs-Libraires, aflbciés. 17 9 0.  KOHlNKlUKt BIBLIOTHEEK  (v) AVANT-PROPOS. M on nom a li louvent paru dans les papiers publics oü des Rédaöeurs mal informés ont voulu faire mention de mes voyages, que je me fuis enfin décidé a rédiger mes journaux pour livref h. 1'impfeflion le tilTu des obfervations que j'ai fait pendant 1'efpaee de fept annéesé Afin d'épargnef'a mes LefteurS le dégout qu'entrainent ordinairement les defcriptions itinéraires; je me fuis borné k faire connoitre les villes principales des différents pays que j'ai parcouru ou dont j'ai re^u des rapports exaftSa En ajoutant mes réflexions particulieres fur la religion, les mceurs & le commerce de leurs habitants, j'ai ufé du droit des Voyageurs, qui, par 1'étude journaliere des contradi&ions en ufage ehez tous les peuples, acquierent a iij  ▼j Avant-Pbofos. cette philofophie étrangere è ceux qui n'ont jamais quitté leurs foyers. M'étant trouvé plufieurs fois a Conftantinople dans les circonftances de Ia guerre entre la Porte & les deux Cours impériales , j'ai cru devoir tracer les difFérentes caufes qui ont amené cette rupture , en rappellant tous les facrifices que les Turcs ont fait avant & depuis ,774» &motivant les démarches ou les négociations de difFérentes PuilTances de 1'Europe. J'ai voulu en vain /etter le voile du filence fur les réflexions qui m'ont échap. pé malgré moi; la nomination d'un Ambaffadeur fufped k la Porte Ottomane, fut a la vérité la fuite d'une intrigue de Cour, majs notre Minifrere avoit femblé vouloir réparer fa foute; nous vïmesles Turcs inrtruits par nos Officiers, leurs places de guerre fortifiées par nos Ingénieurs, & leurs vaifïeaux conftruits par nos ouvriers; tont enfin paroiffoit les appaifer, & i!s laiffoient par reconnoiffance, Ie Comte de Choifeul-Gouffier,  Avant-Propos. vij réparer tranquillement les débris^ de fa fortune, lorfque la main fecourable qui afliftoit les Ottomans, retirant tout-acoup ce que fes fidelles alliés appelloient des bienfaits , un abandon aufli nouveau qu'impolitique, eft venu fuccéder a 1'attachement le plus jufte & le mieux mérité : puiffe ma patrie ne pas venger elle-même fes alliés trahis & fes amis délaifles , & que ce même fer qui devoit défendre les uns &t protéger les autres, reile a jamais émoufle plutöt que d'en frapper fon propre fein ! puiflet-elle enfin refpefter de nouveau le drok facré des alliances, & la foi des traités, pour recouvrer la confiance de fes voifins, & manifefter encore le crédit Sc la puiffance qui la rendoient 1'arbitre de 1'Europe ! Mon féjour en Perfe m'a fourni des notions fur les intéréts de Ruffie , du cöté de la mer Cafpienne & de la Géorgie ; ayant vu ce Royaume livré a toutes les horreurs de 1'anarchie, les Provinces déchirées par les chefs de parti a iv  viij Avant-Propos. qui s'en difputoient Ia Souveraineté, les villes détruites par les fureurs des guerres civiles, & les campagnes couvertes de ruines, il m'eüt été impoffible de fixer le Gouvernement aftuel de la Per* fe , depuis que la Monarchie fut anéantie par Nadircha ; d'ailleurs il eft peu intérelTant de favoir les noms des tyrans, qui après avoir ravage quelques villes deviennent eux-mêmes les yi&i. mes de leurs fadions. J'ai rapproché les différents tableaux de 1'Arabie , paree que d'après mes voyages dans le défert & les inftructions que j'ai pris des perfonnes digne de foi, il m'a été facile d'en donner des relations intéreffantes que j'ai tracé fuivant le rang qui convenoit è chacune d'elles. Ne faifant point un métier d'écrire J mon ftyle n'aura d'autre mérite que celui d'un expofé naïf; la vérité a feule dirigé mes crayons, & c'eft elle qui ferme 1'enfemble de mon ouvrage. Peut-être me reprochera-t ond'avoir réuni tant de raa-  Avant-Propos. ix tieres en deux volumes; mais je le repete, n'ayant point voulu fatiguer 1'imagination de mes Lefteurs, j'ai fupprimé tout ce qui pouvoit haraffer inutilement leur mémoire* Quelques foient les critiqüès lancées fur mon oüvrage, j'apprendrai avec plaifir ce qui auroit échappé a mes obfervations, mais je n'en mourrai pas de chagrin. M. Savari s'eftimoit fi heureux du fuccès qu'avoient d'abord obtenu fes lettres fur 1'Egypte, qu'il n'a pu furvivre a fa douleur caufée par la préférence que Popinion publique a femblé donner aux voyages de M. de Volney. Mais s'il étoit queftion de faire 1'oraifon funebre de ce premier Auteur, je dirois qu'un homme fachant parfaitement 1'Arabe, ÖC qui avoit refté plufieurs années en Egypte, devoit mieux la connoitre fous tous les rapports que M. de Volney, qui ayant paffe quatre. mois a Alep , oii j'ai eu 1'honneur de le voir, deux fois autant chez les Moines du Liban, & guere plus en Egypte, n'a pu , quelques fuffent fes a v  x Avant-Propos. hetireufes difpoiitions , apprendre en auffi peu de temps la langue Arabe, dont les fons acres & les afpirations rudes ou plus adoucies, fignifient différents mots fuivant qu'ils font prononcés. L'oreille ne s'y accoutume qu'après qu'elle en a été long-temps frappée, & le gofier d'un étranger fe prête encore plus difficilement k répéter un dialede qui exige une modulation fi précife & fï différemment renouvellée ; ce qui annonce que M. de Volney a plus étudié 1'Arabe qn'il ne Pa appris, c'eti qu'il nous dit k chaque page dans fes notes, prononcez comme-ca, ce mot vient de-la, celuici a telle analogie avec tel autre; eelt comme un écolier qui, nouvellemei t forti du college, veut parler Latin a tout le monde, & qui dans le fait n'eft pas un Latiniiïe; cette érudition eft d'autant plus fuperflue, que nous avons trop peu d'Arabes dans nos fociétés de Paris, pour que nos Dames préparent leur gofier délicat & flexible a la prononciation méthodique de cette langue.  Avant-Propos. xj M. Savari, familiarifé avec le ftyle Oriental, avoit embelli fes lettres de tous les agréments de lelocution; le Lecteur lui avoit fu bon gré d'être auffi agréable qu'inftruétif, lorfque M. de Volney a publié fon ouvrage d'un flyle préparé avec d'autant plus d'art, qu'il pa-, roit toujours fimple ; s'il a vu des orangers ou des cédrats, il ajoute avec humeur qu'ils ne font point foignés par 1'opulence. M. Savari au contraire décrit un bel horifon , delTine un lieu champêtre & parle d'une mer argentée, paree que le peintre de la nature s'occupe plus fouvent de fes beautés. Mais M. de Volney parle des rochers hideux du mont Liban , & n'oublie pas de donner 1'éthimologie du Sam-Iel, vent empoifonné , qui cependant eft inconnu a Da"mas. J'ofe alTurer qu'il lui a été auffi impoffible de connoïtre les Turcs, d'cprès fon féjour en Syrië, qu'il 1'eft aux Rufles d'appercevoir, comme il le dit, de la mer Noire, les Minarets de Conftantinople, paree que n'étant pas fi élea vj  xij Avant-Propo s. vés que les piramides, une efpace de iix lieues entrecoupée de hautes montagnes, doit en dérober Ia vue a Ia vedette des plus grands vaiffeaux. M. de Volney nous débite encore que les Arabes des villes regardent les Bedouins comme des infideles, & fait dire è un de ceux-la, oü eft 1'eau dans Jes déferts pour faire des ablutions? mais il n'a pas vu qu'avant de faire leurs prieres, les Arabes fe frottent avec de Ia terre, & s'en fervent k Ia place de 1'auïre élément; comment faire des aumönes? ils donnent 1'hofpitalité même a ceux qu'ils ontdépouillé : comment obferver le Ramadan , eux qui jeünent toute 1'année? mais cette loi ne fait qu'indiquer les heures de 1'abitinence & non comme chez nous la nature des aliments: pourquoi faire le voyage de Ia Mecque quand Dieu eft par tout? Les Mufulmans n'y ont jamais été que pour viiiter le tombeau d'fmaël, & Ia maifon de Mahomet qui eft la Lorette de cette ville.  Avant-Propos. xiij Les Arabes, dit-il, ne volent que les étrangers; n'ayant jamais paffe le défert, il ignore les combats qu'ils fe livrent mutuellement pour ealever & défendre leurs troupeaux. 11 ajoute que les Turcmenes ne dépouillent point les Caravannes; il paroït qu'il a été fort heureux de n'être allé a Alep que par la voie de Lataquie, oii il n'a rencontré que des Curdes & non pas les Turcmenes, qui ont volé pour mon compte une montre d'or que me portoit un melTager d'Alexandrette, fans compter toutes les marchandifes des Négociants d'Alep, qu'ils ont pillé tant de fois dans la plaine d'Antioche. Je penfe comme M. de Volney, qu'un Arabe eft fort mal a fon aife, les jambes croifées fur une natte de jonc; mais il ne fait pas que les Turcs, revêtus d'habitS très-amples Sc de peliffes bien fournies, croifent voluptueufement leurs jambes fur un fopha matelaffé avec des couffins derrière & fous les bras; cette pofition ne paroït-elle pas auffi commode que  xiv Avant-Pr opos. celle d'un homme affis fur une chaife? M. de Volney, naturalifte profond, a vu le fol de Syrië & d'Egypte, il a difcuté les ouragans, analyfé les vents, il a diiTerté fur la nature des roes, graté divers terreins pour faire mention de celui qui eft fertüe & le diftinguer d'une portion plus ingrate ou moinsaride; il ne lui a manqué qu'une colle&ion de plantes & de coquillages avec leurs noms propres, pour rendre fon ouvrage complet en Hiftoire naturelle. En rendant hommage aux connoiffances & au ftyle de M. de Volney, je me fuis permis de relever les petites erreurs que j'ai remarqué dans fon voyage; /e ne me formaliferai point que Pon cite celles qui feront reconnues dans mes Mémoires. II eft beaucoup de livres que peuvent confulter ceux qui voudroient des détails plus étendus fur les pays dont je fais une légere defcription; j'ai traverfé plufieurs fois PArchipel, j'ai parcouru prefque toute 1'étendue de PEmpire Ot-  Avant-Propos. xv roman 5 mais je n'ai pris a tache d'entrer dans la difcuffion de toutes les Provinces, que pour mettre mes Leöeurs a même de les connoïtre particuliérement, ce qui ne fera peut-être pas inutile dans un moment oü les vicloires des ennemis du croiflant pourroient forcer les Turcs aux plus grands facrifices. Mon dernier voyage fait a travers les armées des Ottomans, a du me donner une connoiffance raifonnée de leurs forces; n'ayant rien épargné pour m'en inftruire , j'ai pu confrater mieux que tont autre les événements qui vont réfulter de cette triple guerre, qui fixe aujourd'hui 1'attention de 1'Europe, & qui fera peut-être le deftin d'une partie de 1'Afie. J'ai dü, pour ma juftification envers le public & pour mon honneur, ne rien omettre de tout ce qui m'efi arrivé dans cette miffion; les détails répandus dans Paris par des perfonnes affidées au Comte de Choifeul-Gouffier, étoient fi évidem-, ment faux, qu'ils n'ont pu jetter fur moi  xv) Avant-Propos, que Ie voile de 1'inconféquence, & même de Pétourderie. J'ai démafqué avec toute la loyauté & Ia franchife d'un homme d'honneur, celui qu'on appelloit mon fauveur lorfqu'il avoit tout fait pour me perdre. Je me fuis plaint aux Miniftres du Rot qui n'ont ofé prononcer, tant il étoit difficile, il y a quelques mois, d'obtenir juftice d'un homme en place; j'allois porter mes réclamations au Tribunal des Ioix, Iorfque le cahos furvenu fur ces entrefaites ne m'a lailTé d'autre moyen que de citer au public celui qui mérite par tant de titres mon plus jufte relTentimenr. Heureufernent n'ai-je plus a craindre les lettres de cachet de la facrion Choifeulique, depuis qu'on ne peut plus tromper impunément le Roi & fes Miniftres; & le temps efl venu que 1'AmbalTadeur a. Conftantinople ne fera plus infolent envers ceux qui fontaujourd'hui fes concitoyens. Je préviens d'avance que fi le Comte  Avant-Propos. xvij de ChoifeulGouffier me fait une réponfe, je la lirai fans crainte, paree que le Rédacleur de fon Voyage pittorefque m'ayant promis de ne pas fe mêler de cette difcuffion, fon ftyle légérement académique, n'aura pas cette fougue d'éloquence qui féduit en frappant les efprits, & dont les mauvaifes caufes tirent toujours beaucoup d'avantages. J'ajouterai encore une convention, c'eft qu'il eft nécefTaire que le Comte de Choifeul- Gouffier juftifie en original ou en copie bien collationnée, la lettre qu'il a écrit au Grand-Vifir, &Z celle qu'il en a reeu; ainfi que les requêtes d'office que le Kaimakan lui avoit adrefle plufieurs fois pour exiger que je fulTe puni, ainfi qu'il 1'a écrit au Miniftre du Roi. Ce n'eft pas trop exiger, & je vais dire pourquoi. Lorfque je revins a Conftantinople après le départ de 1'Internonce de 1'Empereur, le premier initié dans la confiance du Comte de Choifeul-Gouffier» voulant me conyaincre qu'a fa feule  xviij AVani-Propos. confidération & par fon crédit, le Baron d'Herbert n'avoit pas été mis aux Sept-Tours, me fit lire une prétendue traducïion du commandement que lui avoit donné la porte, pour lui permettre de fe retirer; en effet, il étoit on ne peut pas plus honorable pour eet AmbalTadeur , dont 1'éloge étoit dans toutes les lignes & chaque mot un grain d'encens; quoique cette traduftion m'eüt paru bien fufpetfe, je vis en paffant aux Dardanelles, a mon retour en France , le Secretaire du Pacha que j'avois connu & Alep ; lui ayant dit par forme de converfation que le Comte de ChoifeulGouffier avoit empêché, par fes bons offices , Pemprifonnement de 1'lnternonce, il ne revenoit pas de fa furprife; la mienne, il eft vrai , n'étoit pas moindre, mais pour m'en défabufer, il me communiqua la copie de ce commandement tirée par ordre du Pacha, Iorfque 1'fnternonce avoit palTé aux Dardanelles; le nom du Comte de Choifeul - Gouffier y étoit feulement  AvANT-P K.OPOS. xix indiqué vers la fin , pour l'autorifer k prendre fous fa protedion les fujets Autrichiens, jufqu'au temps fixé pour leur départ. Ayant revu en France le Secretaire de eet AmbalTadeur , }e le , plaifantai beaucoup fur la maniere adroite dont s'y étoit pris fon patron pour faire croire au Miniftre qu'il avoit une grande influence k la Porte, en lui en voyant des copies faulïes 6c controuvées de fes opérations , d'après quoi il ne falloit pas s'étonner fi les gratifications de quatre-vingt-dix mille livres a la fois, & tant d'autres renouvellées k chaque pareil chef - d'oeuvre de fa politique , épuifoient les finances des affaires étrangeres. Oh bien ! fi vous dites cela au Miniftre, me répondit ce confident, Son Excellence pourra fe difculper, en difant que fon interprete 1'a trompé, & que ne fachant pas le Turc, il n'a pu juger fi la tradudion étoit bien exade. D'après ces mots, j'annonce d'avance qu'il eft néceffaire que les lettres dont  Xx Avant-Propos. j'ai fait mention, foient inférées comme l original dans fa réponfe, ce qui „e ui fera pas difficile , puifqu'il a une Impnmene Turque chez lui. Je crois cela d'autant plus néceffaire que je prouverai dans le cours de mes Mémoires, que fon interprete, faifeur de traducfions, eft un maitre frippon, d'après quoi j'aurois tout k craindre qu'il ne fit k mon égard quelques ftom veaux tours de fon métier, la tqbU fuivanu indlquera lei matitres.  ( xxj ) T A J3 L E J) E S MA T I E R E S Contenues dans les Chapitres du premier Volume. Chamtre premier. Dtfcription de Conftantinople, page l; du Berejiïn, 5 ;du Sirai, ibid.; Sainte-Sophie, ibid.; Top-Ana, 7; P«V«» ibid- i Qalata, 10. Ie Bagne, II. ie FanaZ, 13. Mejxian, ibid. iej SepfTours, 14. ie Port, ibid. La Tour *>3 - 10* Moyens favorables è 1 Impcratncc de Ruffie, pour attircr da J fon parti les pcuplcs du Caucafe , 20J-. J r v- Chap. XXI. Intéréts des Turcs du cètè de leurs frontieres d>Afee, 206. Situation aéluclle de 1'ArTr'n r DefcriP'i0» *' d'Erferom, 207, deTrebifonde , ibid ; de Kars, 209 ; dc Bayaret *ld i de la Province d'Erivan, 2I0. Diffenation Jur U Paradis Terrefire , 211. Les Trois - Eglifes ou refide le Patriarchc des Arméniens, 212. Leur Imprimeric.il?;. Le mom Ararat, 214. pays des Curdes; Betlis > hm capitaU f .b;d_ ^ Nahfivan, 215. De l'ancienne Julfa , 216. Caractjrc, mceurs & religion des Arméniens, ibid. Réfumé ac ce qui concerne l'Arménic, 217. CHAP. XXII. Defcrlpthn dc la Géorgic ; bravoure dc fes habitants, 2I8. Gouvernement dc ce pays depuis Nadircha, ibid. Religion des Géorgiens, 220. Defcription de Tifflis, ibid. Son commerce , 221. Sort des jeunes Géorgiennes, ibid. Carachre des Gtorgicns, celui d-e leurs femm,f & lews mceurs, 2ïj.  DES MATIERE S. XXIX Defcription de la Mingrelie, mceurs de fes habitants , ibid. Virifluence de la Porte ejl perdue dans ce pays-la, ibid. Defcription de la Circaffie ; caraSere de fes peuples, 224. Du Cuban, mceurs des Tartares Naghuis , 225. Taman , 226. Du Dagueftan , des Lefguis & des Komouks , ibid. Leur boiffon , liqueur fermentée , 227. Leurs chevaux de race excellente , ibid. Du Yogourt, forte de lail caïllc , en grand ufage ehe\ les Turcs, ibid. Defcription du Chirwan & du fameux défilé de Derhend , ou Portcs Cafpiennes, ibid. CHAP. XXIIÏ. Commcntaire fur la mer Cafpienne; Obfervation de M. I'Abbé Bauchamp , 229. Opinion générale fur cette mer, dangers de fa navigation , 230. Etat de Lt Perfe lorfquelle fut foumife d une autorité monarchique , 231. Différcntes réyolutions de ce Royaume , ibid. La fortune , les forfaits &■ les conquétes de Thamas - Kouli-Kan , Souverain de la Perfe & rainquear de linde, 232. Sa mort caufe de Vanarchie qui a ruinè la Perfe, 233. Calme momentané qu'éprouva ce Royaume fous la Régence de Kérimkan, 234. Nouveaux troubles occafionnés en Perfe par la mort de Kérimkan , ibid. Rufes & fuccès d'Ali-Mourat-Kan, 235. Origine de Méhémet - Kan, Gouverneur dc Ma\andran , ibid. Son alliance avec les Ruffes, 236. AU - Mout at - Kan lui déclare la guerre ; exploits de fon fils ainé ; réjouijfances faites a Hifpahan , ibid. Révolte de Jajferkan, frere d'Ali-Mourat-Kan ; mort de ce Souverain aux portes d'Hifpahan, 237. Etant reftè a Teyran, je ne fus point enveloppé dans ces défordres qui fuivirent eet événement, 23.S'. Fureur des foldats, ibid. Les portes d'Hifpahan leur font fermées, 239. Checveskan y eft fait pri- . fonnier, ibid. Maniere dont je fus infiruit de- cette  xxx Tab le oes Mat ieres. tataftrophe , ibid. Mon retour a Hifpahan , 240. Mouvemcnts politiques £> militaires de la Rujfie , J4I. Jafferkan abandonne Hifpahan pour fe retircr a Chiras , ibid. Méhémet - Kan cntre fans rcfijtance dans la capitale , 242. Cette ville efi Urrce «u pillage par les Tartares & les autres troupes de Mihémet-Kan ; Julfa cprouya le mime fort, ibid. Fin de la Table' des Matieres, MÉMOIRES  MÉMO IRES HISTORIQUES, POLITIQUES ET GÉOGRAPHIQUES DES VOYAGES DU COMTE DE FERRIERES-SAUVEBOEUF, FA1TS EN TU RQU IE, EN PERSE ET EN A RA B IE. CHAPITRE PREMIER. Defcription de Conflaminople & de fes Fauxbourgs, Pêra & Galata, celle du Sera'i & de ia v'üle de Scudari, Plusieurs Ecrivains nous ont donné I'hiftoire des Turcs, celle de leur origine & de leurs conquêtes; voyons-les aujourd'hui maïtres des plus beaux pays du monde, & jouiflant des fruits de la Tome I. A  (O valeür de leurs ancêtres; jettons d'abord les yeux fur cette ville immenfe dont ils ont fait leur Capitale. Conftantinople eft lituée entre deux mers; fon port, un des plus beaux 6c des plus vaftes de Punivers, regoit tous les jours des vaiffeaux de la mer Noire ou de la Méditerranée ; des fuperbes mofquées, furmontées de gros dömes 5c de minarets pointus, paroiffent au-deflus de la ville 6c fe perdent dans les nues; on appercoit de fort loin cette Capitale batie fur plufieurs collines. Les fauxbourgs Galata 8c Péra , lïtués de 1'autre cöté du port, 8c la ville de Scudari qui s'éleve en face, fur la cöte d'Afie, offrent le plus beau coup-d'ceil a celui qui, abordant a Conftantinople, appercoit ce melange varié d'arbres touffus & de maifons peintes placées en amphiïhéatre, Le Séraï qui domine fur la mer de Marmara, le port 8c le bofphore, amas confus de grands 6c de petits édifices entaffés fans ordre , mais entremêlés de cyprès plantés dans les jardins ou fur les terrafles, forment un enfemhle qui donne un air de grandeur 8c de majefté ft ce féjour auffi trifte que bien gardé  ( 3 ) une nombreufe artillerie rangée aux' pieds des murs qui Penvironnent, fert a donner le fignal des fêtes ou réjouiffances publiques, & a faluer le Sultan lorfqu'il fe promene dans fes gondoles. Conftantinople , magnifique au-dehors, conflerne 1'étranger qui la parcourt dans fon intérieur ; peu dédommagé par la fplendeur de Ste.-Sophie que les temps & les Turcs ont également dégradé; peu fatisfait d'ailleurs du goüt bizarre & grotefque de certaines fon-. taines dorées & des frontifpices fomptueux de quelques mofquées; il ne voit que des places irrégulieres, des arfenaux mal pourvus, des chantiers en plus mauvais état, & des vailTeaux ridiculement conftruits; il plaint en paffant devant les Sept-Tours les malheureufes viftimes d'une autorité qui méconnoit jufqu'aux droits des nations; il trouve partout des rues étroites, tracées la plupart en pentes rapides ou tortueufes 1 mal pavées & toujours couvertes d'immondices que des chiens aufïï affamés que nombreux, les feuls voyers de Ia Capitale, fe difputent entre les pieds des pafTants; il rencontre des charrettes en guife de caroffes, attelées de deux, A ij  (4 ) ehevaux, qui d'un pas lent, a caufe de la difficulté des rues ou des chemins , conduifent les Dames turques k la promenade ou en vifite; entaffées dans leurs coffres, elles ont la facilité de voir k travers les jaloulïes des portieres ceux que les roues froiffent contre les murs. Tantöt c'eft un peftiféré qui fe laiffe tomber mort dans la rue, & un portefaix, moyennant le falaire accoutumé pour le tranfport d'un ballot, le porte chez lui fans crier garre; fes parents & fes amis, aufïi peu craintifs que le mercénaire, s'empreffent religieufement de lui rendre les derniers devoirs, fans chercher k fe garantir d'un fléau dont ils meurent quelquefois le jour même ou le lendemain, L'étranger voit avec plus de plaifir des cohortes nombreufes de femmes qui beaucoup moins aflreintes k refter chez elles, qu'on ne le croit en Europe, font continuellement dans les rues, allant &c venant de la promenade, du bain, des vifites ou des marchés. Le curieux appercoit k la dérobée deux beaux yeux qui s'échappent entre deux mouffelines ü légeres qu'ellesne voilent qu'en apparence le refte du vifage. Un manteau  ( 5 ) qui femble fait pour exprimer les contours les plus heureux , annonce de belles formes & déligne la taille fvelte d'une jeune femme toujours attentive è étudier fur les paffants les fenfations occafionnées par fes charmes; elle continue fa route en jettant un coup-d'oeil expreffif, ou faifant un lïgne gracieux & non équivoque, qui bien des fois ne refte pas fans avoir des fuites. Souvent ce font de graves matronnes qui, par leur robufte ampleur, exigent qu'on fe ferre pour les laiffer paffer; alors il eü des Turcs d'un grand appétit, car il ne faut pas difputer des goüts, quï dérivent de leur marche avec une admiration mêlee d'enthoufiafme, priant le Prophete de leur accorder des femmes fur ces modeles. Toutes les maifons de Conftantinople font baties en bois; des boutiques affez propres, mais petites, défignent des fortunes bornées; le Béfeftin, ou quartier des jouailliers, réunitdes richefles confidérables quoique dans un pays oü il eft dangereux d'avoir l'air d'en pofféder; on erre dans des lacunes occafionnées par des incendies aufti fréquents, que les défauts de précautions ou les méA iij  ( 6 ) contentements des faclieux, qui les manifeftent en brülant quelquefois plufieurs quartiers. Le Sêraï a fa grande porte a 1'extrêmité d'une place irréguliere, décorée d'un cöté par une affez belle fontaine, & de 1'autre par une facade de SainteSophie. Ce précieux monument de la plus belle architecture, offre encore les indices de fa magnificence première; la voute, ornée d'une fuperbe mofaïque , compofée de plufieurs criftaux différemment émaillés, reproche aux Turcs 1'ignorance & la barbarie qui laifïent dépérir tous les jours ce chef-d'ceuvre. En approchant du Sèraï, on appercoit un grand corps-de-logis dont les fenêtres qui font au-de(Tus de la porte, grillées par de gros barreaux de fer, annoncent plutöt le féjour ténébreux des malheureux féqueflrés de la fociété des hommes, que le palais oii rélïde le plus puiffant Souverain de 1'Afie ; il faut ajouter encore le fpettacle effrayant de voir maintes fois les têtes des profcrits entaffées d'un cöté, & les cadavres de plufieurs autres fuppliciés, répandus fur la place ; horreurs qui font redouter les approches du Siraï k tous ceux qui,  (7) foumïs aux loix arbitraires d'une'auto-, rité auffi terrible, frémiffent d'en augmenter le nombre. L'intérieur du Stra'i eft compofé des édifices qui formoient le palais des Empereurs Grecs; les Sultans 1'ont augmenté fuivant les circonftances pour les adapter a leurs moeurs; 1'architecture n'en eft pas merveilleufe & encore moins réguliere. II paroït d'après la vue du cöté de la mer & les cours oïi il eft permis de pénétrer, que les Sultans fe font bornés a la commodité des appartements öc k la richelTe des ameublements. En face du Séraï, de 1'autre cöté du port, on voit un grand édifice avec plufteurs dömes; des canons de bronze de tous calibres, fans affuts & rangés fur Ia place jufqu'au bord de la mer, annoncent que c'eft le chef-lieu de 1'artillerie, ainft que le défigne le nom de Top-Ana, Au-deffus eft le fauxbourg Pêra, bati en amphithéatre; une rue étroite &c fcabreufe , conduit jufqu'au fommet de Ia colline , oü fe trouve la rue dite des Francs, paree que les Ambaffadeurs des Puiffances européennes y ont fixé leurs réfidences. Plufteurs négociants de toutes nations y ont fait batir d'alTez belles A iv  ( 8 ) maifons; elles ont toutes des Kiosks ou Belvéders^ qui facilitent Ia vue de chaque cöté de Ia rue. C'eft un joli fpectacle de voir les femmes grecques nonchalemment accoudées fur leurs fophas, occupées du matin au foir a regarder les paffants qui vont & viennent; ce petit manege leur eft fi agréable, qu'elles paflent Ia moitié du temps a répondre par une inclination de tête, un coupd'oeil ou un gefte du bras, aux faluts des perfonnes qui les intérefTent plus ou moins. Vers le milieu de cette rue eft le college des Pages du Grand Seigneur; il y vient une fois Pan avec tout fon cortege, en choifit deux parmi les jeunes gens qui ont fait le plus de progrès dans leurs exercices, & les mene avec lui au Scraï; on prétend que perfonne ne peut mieux connoïtre que le Sultan, ceux qui font les plus habiles & qui méritent la préférence du choix. Au bout de Ia rue fe trouve Phöpital des peftiférés oü les Européens font tranfportés Iorfqu'ils font atteints de pefte; il y en a un autre pour les Grecs. Ces établiffements font des afyles pour les Chrétiens qui ne trouvent pas dans leurs pa-  ( 9 ) rents cette commifération naturelle aux Mufulmans, d'après la fatalité de leur facon de penfer qu'il faut foigner fon frere au péril même de mourir avec lui, fi Dieu 1'ordonne ainfi. Plus loin eft le cimeiiere des Chrétiens, planté de mftriers ; c'eft une efpece de promenade oü fe rend tous les dimanches un concours nombreux de perfonnes des deux fexes, qui s'y occupent bien plus fouvent aux moyens d'obvier a la deftruction de 1'efpece humaine, qu'a méditer fur la mort de ceux dont ils parcourent les tombeaux fous une apparence de dévotion. Pèra n'a que des maifons en bois, ou du moins y en a-t-il fort peu baties en pierres; le palais de France & celui de Venife font de ce nombre ; ceux des autres Miniftres ne laiflent pas que d'avoir une belle apparence a caufe de leurs peintures a frefque : ils font garantis des incendies par une enceinte de murs en brique, qui fait le tour de leurs dépendances. II y a plufieurs églifes k Pèra ; le fervice divin s'y fait en toute liberté par ' des Moines de différents ordres; les Grecs & les Arméniens en ont auffi fuivant leurs A v  ( 'O ) rits, avec loutes leurs différentes hiérarchies facerdotales. En defcendant de Pèra on trouve.le Fauxbourg Galata, bati fur une pente rapide, le long du port; ce quartier eft affeöé aux Grecs & aux Arméniens, quoiqu'il y ait beaucoup de Turcs. Les négociants Fran^ois & ceux de plufieurs autres nations y ont leurs maifons avec des magafins pourvus de bonnes vbütes pour s'oppofer aux ravages des ineendies. Galata a aufli bien que Péra des Eglifes & leurs Miniftres : moyennant de bonnes redevances les Mufulmans ne s'oppofent jamais a 1'exercice de la Religion de leurs tributaires. Galata eft renommé par fes tavernes Oii les Mufulmans boivent largement le jus prohibé par leur Prophete; des difputes & des voies de fait, mettent prefque tous les jours les chefs des patrouilles dans le cas de faire des avanies aux buveurs, ce qui leur fait accorder une protecfion fpéciale aux cabarets qu'ils regardent comme des lieux de rétributions journalieres. Non loin de la douane des Francs, car les Européens en ont une particuliere, fe trouve le quartier des Juifs;  (") leurs maifons ont tout ï'extérieur de ïa mifere, mais ce n'eft que par politique; 1'air fale qu'il ont toujours , joint au coftume humiliaht qui les diftingue, fem« ble toujours dire aux Mufulmans de ne pas les preffurer davantage; ce font les courtiers & gardes-magafins de prefque tous les négociants Européens. Vers le milieu du port eft l'arfenal„ compofé de plufieurS corps-de-logis ou font cafernés les gardes &c les ouvriers; quelques hangards renferment des munitions peu confidérables, & ce qui eft néceffaire pour la conftruction des vaiffeaux n'y eft jamais en grande quantitë. Le défordre 6i même Pabandón y regnent le plus fouvent, & les chantiers n'offrent que l'exprefliön de 1'ineptie des Ottomans pour ce qui concerne la marine & fes manoeuvres. On a vu un vaifleau refter fept ans fur fa quille avant qu'il fut en é'tat d'être lancé a la mer. II eft aifé de juger de quel fervicê peuvent être des vaiffeaux faits la plupart de bois de pin, qui reftent fi long-temps expofés aux injures de 1'air, d'après les lenteurs dé la conftruftion. Le Bagne, qui fait partie de 1'arfen.al, renferme également des criminels A vj  (I») qui n'y font condamnés que pour tul temps aux travaux publics, & des efclaves qui ont perdu tout efpoir de leur liberté; les malheureux prifonniers de guerre y gémiflent entaffés les uns fur les autres dans des hangards entourés d'épaiflès murailles, fans cefTe maltraités par leurs gardiens, nouris avec 1'acreté de la mifere, la pefte & tous les maux de 1'humanité les affiégent continuellement, & les font fuccomber k petit feu fous le poids de 1'autorité barbare qui les enchaine. On voit k cöté de 1'arfenal Ie logement du Capitan Pacha , divifé en plufieurs petits pavillons au rez-de-chauffée & fur le bord de Peau ; ils ont une afftz belle apparence, fans offrir aucun agrément d'architeclure. Deux canons, placés fur une petite platte forme, annoncent la fonderie de canons établie par M. le Baron de Tot. Cet Officier a rendu de véritables fervices k 1'Empire Ottoman; il a donné aux Turcs les premières idéés d'une fortifïcation réguliere, & leur a même appris les proportions & les avantages de 1'artillerie; fon attelier fe voit encore avec fes fourneaux, dont fe font fervis  ( *3 ) nouvellement les Officiers Francois pour remplir une partie de leur miffion. Le quartier de Conftantinople qui eft en face, s'appelle le Fanal; c'eft une colline oü les maifons, fituées fur une pente agréable, ofTrent le plus beau coup d'ceil; les Grecs les plus riches de 1'Empire y font établis; les Princes de Valachie &c de Moldavië y ont auffi leurs habitations qu'on appelleroit des palais, fi ces Princes, quoique revêtus de la puiffance fouveraine dans les provinces dont la Porte leur confie le gouvernement, n'étoient, lorfqu'ils font a Conftantinople , les premiers parmi les malheureux tributaires qui courbent la tête fous Ie joug de la fervitude. L'At-Meydan, ou place des chevaux, eft la plus confidérable de Conftantinople ; on y voit une Obélifque Egyptienne, chargée d'infcriptions hiéroglifiques , & une aflez belle colonne de porphire, caffée en plufieurs endroits, & foutenue avec des cercles de fer. Les Turcs veulent perfuader que Mahomet I[ a coupé d'un coup de revers de fon fabre, I'un des trois ferpents qui forment une colonne dreffée au milieu de cette place, bornée d'un cöté par des mailons  ( J4 ) de mauvaife apparence, & de 1'autre par une aflez belle mofquée, dont le périftile eft en colonade; des vaftes lacunes faites par les incendies augmentent 1'étendue de ce terrein, confacré certains jours a la courfe du giritte, qui eft une efpece de joute, & fert d'autres fois de marché aux chevaux. Les Sept-Tours, circuit immenfe, ferme de murailles, flanquées de grofles tours, forment cette prifon redoutable a tous les Miniftres des Puiflances qui ont des conteftations avec la Porte Ottomane ; cette citadelle, dont les fortifications ne paroiftent propres qu'a garder des prifonniers, domine fur la mer de Mermara, & s'étend fur fon rivage : le dernier incendie qui confuma prés d'un tiers de Conftantinople en 1782., rendit la proie des flammes un grand nombre de malheureux renfermés aux fept tours, dont plufieurs corps-de-logis de 1'intérieur furent confumés par le feu. Le port de Conftantinople a prés de deux lieues de profondeur; les courants qui le nétoyent fans ceffe le confervent toujours dansun bon état; les vaifleaux de tout rang peuvent y mouiller en fu-  ( '5 ) reté , & mettre leur cable a terre. II n'y a point de quai autour du port; 1'on n'arrive aux endroits défignés pour s'embarquer que par de petites rues, & trois barques de front ont peine a s'approcher de quelques planches placées fur des traiteaux pour en faciliter 1'abordage. La tour de Léandre, garnie de quelques canons a fon rez-de-chauflee, poffede une bonne fource d'eau douce, quoique fife fur un rocher au-milieu du canal; on y allume tous les foirs quelques lampions pour éclairer les vaiffeaux. La ville de Scudari, batie fur la cöte d'Afie, en face de Conftantinople, s'éleve en amphitéatre & domine Pentrée du canal; fituée comme un Fauxbourg de cette Capitale, elle a dans fes environs de beaux maufolées & de fuperbes tombeaux. Les Ottomans regardent la terre d'Afie comme celle de leurs peres, & fi le droit de conquête les fait rélider en Europe, le fanatifme leur fait defirer de dépofer leurs cendres au-dela du Bofphore ; cette idee rend immenfes les cimetieres des environs de Scudari; ils fervent, comme ceux qui entourent  ( '6 ) Conftantinople, derendez-vousaux femmes de toutes conditions; elles s'y raffemblent fous prétexte de venir pleurer leurs parents; des forêts de cyprès y donnent de 1'ombrage & une agréable fraicheur; mais comme les hommes ont le même droit de venir s'y lamenter, ces bonnes dévotes ont 1'occafion de s'y confoler avec les vivants de la perte des morts dont elles preffent les tombes. L'étranger qui n'y va pas pour fécher les larmes des veuves, voit avec regret s'élever parmi d'énormes cyprès un nombre ïnfini de colonnes tronquées, couvertes d'infcriptions dorées fur un fond d'azur; elles rappelleront a tous les ages 1'ignorance des Ottomans, qui, après avoiraffervi & dévafté la Grece, jaloux de voir des chefs-d'ceuvre dépofer contre leur mauvais goüt & leur tyrannie, ont renverfé fur leurs tombeaux les plus précieux marbres de 1'amiquité, bien moins pour couvrir leurs cadavres de monuments refpectables , que pour infulter k la mémoire des peuples qui avoient fu immortalifer leur exiftence par des témoins immuables de leur grandeur. Telle eft cette Capitale de 1'Empire  C ?7 ) Ottoman qui renaït fans ceffe de fes eendres, &c fe releve toujours au milieu de fes décombres ; fa population qui peut égaler celle de Paris, femble braver , depuis plus de trois fiecles , les ravages de la pefte qui y eft auffi conftante que meurtriere. CHAPITRE II. Du Sultan Selim, aujourd'hui règnant; régime du Séraï ; de thèritier pré/om tif, & maniere de fuccêder a tEmpire parmi les Oitomans. L A mort du Sultan Abdul-Hamid ayant terminé la captivité de fon neveu Sultan Selim ; fon avénement a 1'Empire ranimera fans doute les opérations antérieures du Gouvernement , & les Yenniflaires qui fondoient toutes leurs efpérances fur fon courage & la fermeté de fon caractere , ne tarderont pas k oublier le défunt Sultan qu'ils avoient plus d'une fois accufé d'indolence & de ïbiblefle. Sultan Selim s'en étoit d'abord rapporti, pour le commandement de fes  ( i8 ) armées, a fon grand Vifir Youffef-Pacha, qui, de fimple efclave dü grand Amiral, avoit été élevé a la première place de 1'Empire par Sultan Abdul-Haxnid , qui lui avoit donné toute fa confiance; Youffef-Pacha, facrifié a 1'envie, s'eft vu depuis peu relégué en Beffarabie, & remplacé par le Pacha de Vidin , qui s'étoit plufieurs fois diftingué dans la derniere guerre. Les Turcs voyent rarement leur fouverain , ce n'eft que le vendredi que fa Hauteffe fe rend a la Mofquée Saintè Sophie, avec un cortege auffi pompeux que magnifique ; après avoir fait fa priere , elle rentre de nouveau dans 1'enceinte de fes murs, oh plufieurs de fes prédécefTeurs ont été troublés plus d'une fois par les révoltes des Yenniffaires, & ont mcme payé de leur vie les fautes de leur nonchalance & les exa&ions de leurs Miniftres. Une Garde nombreufe de Bojlangis, diftingués par un grand bonnet de drap écarlatte qui s'allonge en arriere, veille nuit & jours dans les cours & autour des murs du Séral; plufieurs Eunuques blancs & noirs forment la garde inférieure , & ne laiffent pénétrer les fera-  ( '9 ) mes dans Ion enceintequ'après s'être phifiquement affurés de leur fexe. On connoit peu les mceurs de ce féjour impcnétrable aux hommes, & les rapports multipliés qui en font faits par quelques femmes qui n'y entrent pas fans difficultés, ne font pas affez dignes de foi pour laifTer préfumer qu'elles foient bien inftruites du régime qui s'obferve dans un lieu auffi vafte , divifé en tant de compartiments, & oii le fecret doit régner de concert avec Fintrigue, 1'ambition , la haine & la trahifon qui s'y montrent néceffairement tous les jours fur un nouveau théatre. On fait feulement que lorfqu'un Sultan parvient a FEmpire , tous lesGrands lui envoyent des eiclaves vierges, dont ils lui font préfent dansl'idée de s'en faire autant deprote&rices; fa Hauteffe choifit parmi celles-la & les autres qui font élevées dans le vieux Séraï depuis leur enfance fix vierges qui font titrées de Kaduns ou Princejjes; mais le Sultan AbdulHamid trouvant fans doute que ce nombre ne lui fuffifoit pas, en avoit inftallé une feptieme; il efl a préfumer que Sultan Selim n'aura pas manqué de fuivre , le fyftême de fon oncle a eet égard, La  ( *o ) première de ces Kaduns qui donne le jour a un enfant male, a la prééminence fur les autres, fans cependant acquérir par-la le titre exclufif de Sultane fa vorite. II y a encore dans Ie Séraï plufieurs autres femmes dont Ia volonté du Sultan peut feul fixer le nombre, mais leurs enfants viennent rarement a terme, par 1'efTet de Ia jaloufie & des intrigues des Kaduns qui croyent pofieder Ie droit exclufif de donner des fuccelTeurs a 1'Empire. Sa Hauteiïe regoit encore tous les vendredis une jeune vierge; eet holocaufte, renouvellé toutes les femaines , doit lui être pénible. dans un age avancé ; mais c'eft un droit du feigneur dont les Sultans ne veulent pas laifler perdre 1'ufage, fauf fans doute de ne pas appointer la' requête. Si 1'entrevue n'a pas eu de fuite après le temps fixé pour s'en aflurer, on a foin de marier ces jeunes filles , qui ne manquent jamais d'époux; mais fi Ie Sultan veut prendre un intérêt particulier a quelque belle efclave & qu'il veuille écarter les projets meurtriers des rivales qui confpirent contre le fruit de celle qu'il aime, il la met en füreté d'après fes ordresj mais Ie nouveau né nepour-  (*l) roit avoir le droit h la fucceffion impériale , qu'autant que les Kaduns n'auroient point d'enfant male. L'héritier préfomptif eft renfermé dans un quartier du Séraï; il n'a en fa puiffance que des femmes hors d'age d'avoir des enfants, & fa mere refte confinée au vieux Séraï, crainte que le defir de voir plutöt régner fon fils, ne fut un fujet d'intrigues pour occafionner des révoltes ou une révolution; elle ne peut le voir que deux fois par an, c'eft aux deux fêtes du grand & du petit Bcyram que Ie Sultan le conduit avec lui au vieux Séraï; 1'un y voit la pépiniere de fes plaifirs , car c'eft le dépot de toutes les jeunes Circafïiennes, Georgiennes & autres qui font achetées dans leurs bas ages de ceux qui les menent a Conftantinople, &c 1'autre yjouit pendant quelques heures des embraflements de celle qui lui a donné le jour, après quoi il retra-, verfe encore triftement cette Capitale jette a la dérobée les yeux fur le cortege qui 1'environne , ne voit qu'un maïtre & des gardes, & foupirefans doute après le moment oü la mort de celui qui ï'affervit fera tomber a fes pieds ceux qu£ gardent fes portes & le tiennent en cap^ tivité.  (^) Malgré J'ufage de renfermer ainfi celui que le droit de fucceftion appelle k 1'Empire, on a vu plufieurs fois les Yenniflaires dépofer le Sultan & mettre k fa place celui qu'il tenoit en féqueftre. Le frere fuccede au frere, & le neveu fuccédant a Tonele, reprend dans un age plus mür 1'héritage de fon pere; ainfi le Sultan Selim, fils de Sultan Muftapha, vient de fuccéder k fon oncle Sultan Abdul-Hamid , & Ie fils de celui-ci renfermé a fon tour ne parviendra k 1'Empire qu'après la mort de Sultan Selim. Cette maniere d'établir la fuccefiion eft fort fage, puifqu'elle met a 1'abri de toutes les mauvaifes opérations qui ont prefque toujours lieu pendant la minorité des Souverains, A la mort du Sultan , le nouveau régnant fait pafler dans le vieux Séraï toutes les Kaduns &z autres femmes de fon prédéceffeur, & repeuple le Séraï en la maniere accoutumée; toutes celles qui n'ont point eu d'enfants ou dont ils font morts font bientöt mariées k des Seigneurs quj tiennent k grand honneur d'époufer les veuves de leur maïtre. L'ufage des Ottomans eft de ceindre le fabre au Sultan proclamé; entouré de  ( *3 ) Yenniffaires dontil fait nombre puifqu'il eft infcrit a la tête de la première légion de cette milice , il leur jure de conferver leurs privileges &c promet a tous les ordres de 1'Empire de régner avec juftice. II faut avouer que cette cérémonie eft beaucoup plus impofante pour une nation noble & guerriere, que celle des Souverains de 1'Europe, qui recoivent a genoux les marqués de leur puiflance, en courbant la tête devant le Prélat qui les couronne; il eft vrai que par fa qualité de Kaliffs & d'Iman fuprême, le Sultan fe trouve tout-a-la-fois Monarque &Z Pontife; c'eft le premier exemple de bonne politique parmi les Qttomans. Les fuccefleurs de Mahomet qui prirent le nom de Kaliffe ou de Vicaire du Prophete , tranfporterent fucceflivement leur fïege de Médine a Couffa, fur 1'Euphrate , & enfin s'établirent a Bagdad, pendant plufieurs fiecles. Ces Kaüffes joi« gnirent d'abord le Pontificat a 1'Empire , jufqu'a ce que les Sultans des Turcs connurent combien il étoit dangereuxde s'affujettir a un Pontife étranger jouiflant de la fouveraineté; ils craignirent de s'ex- Ïiofer a payer des annates, redouterent es bulles & prévirent 1'exportation d'ef-  ( M ) pece que cauferoient hors de I'empire Ie monopole & 1'achat des difpenfes avec Ia monnoie imaginaire & fa&ice des indulgences; ils auroient vu fans doute éclore une armée de Dervi{s fous Ie nom de compagnie de Mahomet, qui eüt miné I autorité impériale pour cimenter celle du Kalife de Bagdad par Tabus de leur miniftere & celui de Ia confiance aveugle de leurs profélytes; toutes ces confidérations furent afTez graves pour engager les Sultans a dépouiller les Kalijfes de leur doublé autorité ; ils Ia refpeéterent d'abord par politique, mais peu a peu ils s'attribuerent leur puiflance; Ie crédit même fi cher a ceux qui n'ont que Ie glaive de la perfuafion , s'affoiblit &difparut avec Ie phantöme. Le Sultan, par faqualitéde Kalife & d'7man fuprême, ne regarde aujourd'hui Ie Muphti que comme fon fecretaire interprete pour expüquer 1'Alcoran; de-la eft venu la véritable grandeur du chef des Ottomans, qui n'eft jamais dans Ie cas de fléchir le genou devant un mortel, tandis que Ie premier Prince de 1'Europe, a qui on n'a lai/Té que le grade de diacre dans Ia hiérarchie romaine, ne pouvant fe placer qu'après le Doyen des Cardi- naux  ( M ) naux dans une cérémonie pontificale auroit 1'honneur de verfer de 1'eau fur les doigts du Pape , & celui-ci pourroit dire a bon droit lavo manus meas inttr innocentes. L'aigrette eft parmi les Ottomans la marqué impériale : le Sultan & fes enfants ont feuls le droit de la porter; compofée de plufieurs gros diamants furmontés de plumes noires d'un grand prix, elle eft: placée au milieu du turban & au-deflus du front. Le Sultan a un palais fur le canal de Ia mer noire ; il en a un autre au milieu du port. C'eft un fpecïacle impofant & magnifique de voir pafler ce Souverain avec toute fa fuite, dans fesgondoles; un coq d'or maflïf qui eft au bout de la fienne, la diftingue des autres; toutes richement peintes & dorées, conduites par des vigoureux rameurs , elles gliffent fur les ondes avec une légéreté merveilleufe lorfque les coups redoublés de i'artillerie du Séraï, de 1'arfenal de TopAna & des vaiffeaux annoncent Ia marche brillante de fa Hautefle. Le Sultan a, comme tous les autres Souverains de PEurope , de grands Officiers de fa maifon, qui font les premiers Tornt I, B  ( *6 ) de 1'Empire ; leurs charges répondent h celles des Officiers qui forment la Cour des Princes de 1'Europe, excepté les Eumiques dont le cérémonial n'eft affecté qu'aux Souverains afiatiques. CHAPITRE III. Du Gouvernement & de V Adminijlration de iEmpire Ottoman avec la maniere a"en percevoir les revenus, Ij'Empire Ottoman eft divifé en plufieurs grands Gouvernements réunis fous deux Lieutenants - Généraux qui consmandent fous le titre de Séraskiers, 1'un les polTeffions de 1'Europe & 1'autre celles d'Afie. Les provinces & plufieurs grandes villes font gouvernées par des Pachas; cette dignité fe confere avec des queues, fortes d'enfeignes militaires, furmontées d'une boule dorée, autour de Iaquelle pendent en guife de frange des crins blancs qui 1'entourent avec plufieurs cordons de foie & des glands d'or. II y a des Pachas a une, deux & trois queues, fuivant les charges dont ils  ( *7 ) font pourvüs 8c la conféquence des Gouvernements qui leur font confiés. Les revenus du Sultan proviennent de fes domaines qui font très-confidérables; des impöts ou contributions que levent les Pachas ou Gouverneurs des Provinces, 8c des douanes qui font de dix pour cent pour les Mufulmans ou leurs tributaires, 8c de trois pour cent pour les Européens : le tribut ou capitation des Chrétiens forme encore des fommes immenfes; il faut y ajourer les dépouilles des grands Officiers de 1'Empire 8c des Pachas dont Sa Hautefle hérite, a la réferve de peu de chofe qu'il eft d'ufage de laifler a leurs families. Ceux dont Ia tête n'eft quelquefois profcrite qu'è caufe de leurs tréfors, ajoutent encore a celui du Sultan qui trouve pour les befoins de 1'Etat de puiffantes reffources dans les finances de la Mecque, adminiftrées par Ie Chef des Eunuques noirs. . Le Muphti ou interprete du Corany décide de tous les points de Ia Religion , 8c tout ce qui a rapport au régime des mofquées le concerne particuliérement; il nomme les Moullas ou Miniftres Religieux qui vont exercer en chef dans. B ij  ( »8 ) les Provinces les fonöions de leur difirict; aufli foumis au Sultan que les premiers Papes 1'étoient a 1'Empereur, le Muphti fe voit déchu de fa place fans murmurer, & nommer un fucceffeur fans faire de fchifme. Le Coran, livre des loix théocratiques & religieufes, & le Multéka, code général des coutumes qui s'obfervent depuis long-temps pour rendre la juftice & même diriger les principales opérations du Gouvernement, fervent de bafe a tout ce qui fe rapporte a l'adminiftration. Le Divan ou grand Confeil préfidé par le grand Vifir, chez lequel il s'aflemble tous les mardis & vendredis, ne peut s'en écarter dans aucun cas, & le Sultan s'y conforme religieufement; ce n'eft que dans des cas imprévus ou extraordinaires que Sa Hautefle jouit d'un pouvoir arbitraire, qu'elle ne peut même exercer en matieres politiques ou religieufes, fans la décifion du Muphti qui a droit de repréfenter fi 1'ordre du Sultan eft d'accord avec le Coran. L'exécution en matiere criminelle, ne peut avoir lieu fans un décret du Scüflam, Juge fouverain qui doit déclarer que la fentence eft conforme au Multéka,  (*f } Un pouvoir moins limïté pour les affaires en fous ordre, donne au grand Vifir & au Capitan Pacha le droit de faire mourir ceux qu'ils jugent coupables: les Gouverneurs des Provinces ont aufii la même puiflance. Mais c'eft toujours en la rapportant aux préceptes du Coran & du Multéka, d'après lefquels les tribunaux répandus dans toutes les Villes & les Cadis ou juges civils doivent exercer la juftice. Dans tous les temps, les prévaricateurs ont répondu de leur adminiftration, foit au Sultan, toujours armé du cordon, ou aux Yenniflaires qui finifTent par mettre en pieces ceux qui ont comblé la mefure de leurs injuftices. Lorfqu'on connoit les Turcs, il eft aifé de voir qu'une maniere adtive de rendre la juftice eft la feule qui leur convienne ; ils n'ont ni Avocats , ni Procureurs , & les voies longues & ruineufes ufitées dans les tribunaux de 1'Europe chrétienne , feroient peut-être dangereufes parmi une Nation oü il faut des exemples de févérité qui, en imraolant fur-le-champ les coupables, intimident les fpectateurs. 6 iij  ( 30 ) CHAPITRE IV. Des Ambaffadeurs ou Minijires Europiens rifidents pres la Porte-Ottomane. Maniere dont ils vont a l'Audience. Moyens quils emploient pour trailer les affaires , & de leur feyour d Conjlantinople. I-i es Sultans n'ont jamais été dans Pu* fage d'avoir des Ambaffadeurs ou des réfidents auprès des Puiffances Européennes ni des autres Souverains, ce n'eft que pour un fujet important que Ia fublime Porte envoye des Ambaffadeurs; elle traite magnifiquement ceux qu'elle recoit, quoiqu'il y ait une différence dans les honneurs qui leur font rendus, fuivant la puiffance du Souverain qui les envoye, ou Ia valeur des préfents qui font toujours les meilleurs articles des lettres de créance. Le Sultan fe croit fi fort au ■ deffus des autres Potentats, qu'il accorde trèsdifficilement Ie titre d'Empereur aux autres Souverains, & le Roi de France  ( 3' ) eft le féul de 1'Europe a qui Sa Hautefle en faffe honneur. Prefque toutes les Nations Europeennes, par des vues de eommerce ou de politique , ont fait,' avec la Porte-Ottomane , des traités qu'on appelle capitulations, & qui renferment tous les droits, privileges & franchifes qui leur font accordés chacune en particulier; elles maintiennent un Ambaffadeur, un envoyé ou un réfident a Conftantinople ; celui de France a la prééminence fur les autres : cette diftin&ion, fondée fur une amitié ancienne & non interrompue , valoit autrefois aux Ambaffadeurs de France, une confiance fans bornes, & la Porte les confultoit dans. toutes les grandes affaires. M. de Volney reproche amérement a M. Ie Comte de Vergennes la nomination du Comte de Choifeul-Gouffier a 1'Ambaffade de Conftantinople, mais tout le monde fait qu'elle n'a été que le fruit de Pintrigue ; & d'après même ce qu'en a dit publiquement eet Ambaffadeur, il ne la doit qu'a Madame la Ducheffe de Polignac, dont Ie crédit étoit auffi connu que le difcernement de ce Miniftre qui ne pouvoit B iv  ( 3* ) pas ignorer que Ie Comte de ChoifeulGouffier, entiérement voué aux marbres d'Athenes, occupé uniquement a la recherche des médailles & des antiques, n'ambitionnoit qu'une place k 1'Académie, lorfqu'il faifoit fon Voyage Pittorefque , & qu'il s'étoit fi peu attaché k connoitre les mceurs & le gouvernement des habitants de Ia Grece moderne, que malgré les Iongs fejours qu'il a tak parmi eux, il ignore même aujourd'hui jufqu'au premier mot de leur langue. D'ailleurs, M. le Comte de Vergennes avoit lu la préface de fes ouvrages, ou il parle des Turcs en termes fi peu mefurés , & appelle 1'Impératrice de Ruffie a Conftantinople , pour y ramener les beaux jours de 1'ancienne Grece; ces vceux n'étoient pas faits pour laiffer préfumer au Divan que Ie Comte de Choifeul - Gouffier auroit pendant fon ambaflade le même zele que fes prédéceffeurs; & fi un repentir , a la vérité un peu forcé, lui a fait biffer quelques articles de fa nouvelle édition , cela doit moins attefter Ie defir récent qu'il auroit de voir profpérer les Turcs, que Ie regret de fe rétradter, malgré lui, de  ( 33 ) ce qu'il a écrit de défobligeant fur cette Nation ; elle a eu afTez de prudence pour ne pas flétrir le caractere dont il eft revêtu, & la politique de ne témoigner qu'une iufte méfiance, fans donner au Comte deChoifeul-GoufEer des marqués plus graves de fon reffentimenf. La Porte ne fait aucune différence entre les Ambaffadeurs & les Envoyés, ces deux titres ont la même fignifïcation en langue Turque; ce n'eft que la puiffance de leur maitre ou1 leurs liaifons plus ou moins rapprochées qui peuvent les accréditer a Conftantinople. II y réfide un Ambaffadeur du Roï d'Angleterre, dont les intrigues ont fait beaucoup de bruit; j'en parlerai fuivant les circonftances; il eft particuliérement chargé de veiller k ce que la correfpondance de 1'Inde, par la voie de Baffora ou de Suez, ne foit pas interrompue pour les affaires de la Compagnie. Venife, fldelle a fes anciens ufages, nomme Bayle 1'Ambaffadeur qu'elle envoye tous les trois ans k la Porte. Le Bayle d'autrefois, lorfque la République avoit des poffeflions en Levant, pouvoit faire couper la tête k un Vénitien; mais celui d'aujourd'hui n'a que Ie B v  ( 34 ) 'droit de porter, a 1'audience du Grand Seigneur, un bonnet pareil a celui de fon Doge. Le Bayle fut obligé 1'année derniere de chaffer fa garde efclavonne qui avoit maffacré devant fa porte deux foldats de marine. Ce meurtre produifit un foulevement général parmi ces troupes qui vouloient mettre le feu au Palais de Venife , & faire main bafTe fur tous les efclavons; le Capitan Pacha, qui s'y tranfporta , eut toutes les peines poffibles a retenir la fureur de fes Ga~ Uongis, acharnés a venger la mort de leurs camarades. La Hollande envoye un Ambaffadeur qui maintient ou renouvelle, au befoin, les capitulations qui affurent en Levant Ie commerce des Provinces-Unies. La renommee du grand Fréderic étoit parvenue jufques chez les Ottomans; ils difent que les Pruffiens font braves & fe battent bien ; ils accueillent d'autant plus favorablement 1'Envoyé du Roi de Prnffe, qu'il leur a dit que fon maitre & PEmpereur n'étoient pas bons amis. Quoique les Efpagnols ne faffent pas encore de commerce avec les Ottomans, néanmoins le Roi d'Efpagne a un Envoyé k Conftantinople, & fes négocia-  ( 35 ) tlons peuvent fe borner, tout au plus dans ce moment ci, a promettre au Divan que Fefcadre Ruffe ne mouillera pas dans Cadix, & que les vaiffeaux de Sa Majefté Catholique fe mettront en ligne pour lui fermer Pentrée de la Méditerranée. Malgré que les Napoütains foient retenus en deca de la Sicile , a caufe de la terreur que leur infpirent les Barbarefques, il réfide prés la Porte-Ottomane un Envoyé du Roi de Naples, dont le crédit fe développe fuivant les circonftances. L'Envoyé du Roi de Suede qui n'avoit qu'a protéger la navigation Suédoife en Levant, & maintenir auprès de la fublime Porte 1'équilibre entre fes Puiffances rivales, vient d'acquérir un grand lultre & beaucoup de crédit, depuis que les vaiffeaux Suédois tiennent en échec, dans la mer Baltique, 1'efcadre Ruffe qui auroit ravagé 1'Archipel. Le factotum du Roi de Danemarck , qui eft tout k la fois interprête & chargé d'affaires, jouit d'autant moins de confidération, que le Divan, qui n'aime pas ceux qui donnent des fecours aux ennemis du Croiflant, n'ignore pas le B vj  ( 36 ) traité auxiliaire de Sa Majefté Danoife avec lïmpératrice de Ruflie. Le chargé d'affaires de Pologne fe conferve dans un équilibre affez difficile, en affurant la fublime Porte que Ia République ne fournira point de vivres aux armées de Ruftte, & leur accordera encore moins Ia permiflion de pafler fur fon territoire pour venir en Moldavië. Le Repréfentant de Ragufe eft le premier garant du difcrédit de fa République, qui, vainement protégée par 1'Empereur , & réellement tribntaire de Ia Porte-Ottomane, fe trouve dans ce moment-ei entre Penclume & le marteau. Tel eft le nombre des Ambaffadeurs & Miniftres réfidents a Conftantinople; lorfqu'ils arrivent, la Porte leur donne une compagnie de Yenniffaires pour leur garde, & une fomme confidérable pour frayer aux dépenfes de leurs maifons; ce traitement dure quelquefois plufieurs mois , jufqu'a ce qu'ils aillent a Paudience du grand Vifir; ils s'y rendent avec le cortege le plus brillant qu'il leur eft poflible , & accompagnés de tous ceux de leur Nation qui fe trouvent a Conftantinople, Le préjugé des Muful-  ( 37 ) mans étant de ne pas fe lever devant les Chrétiens, pour éviter toute conteftation a. ce fujet, le grand Vifir fe préfente par une porte dans la falie d'audience, l'Ambaffadeur entre en même temps par une autre, lui remet fes lettres de créance, s'affeoit fur un tabouret, & le grand Vifir, fur fon fopha. Après quelques difcours obligeants, il lui fait préfent d'une peliffe , fait donner des caftans aux perionnes de fa fuite, & on fert le caffé, le forbet & le parfum. Lorfque 1'Ambaffadeur fe reiire, il eft copieufement arrofé d'eau de rofe; le grand Vifir fe leve aufli, mais il accorde cette politeffe avec le préjugé du Mahométifme, en y ajoutant le prétexte de rentrer dans fon cabinet. Quelques temps après , l'Ambaffadeur eft condiiit a 1'audience du grand Seigneur; il fe rend au Séraï, monté fur un cheval de 1'écurie de Sa Hautefle, précédés de plufieurs Officiers qui font envoyés au-devant de lui; on le recoit avec fa fuite dans une grande falie ou fe trouvent le grand Vifir & les principaux Officiers de 1'Empire ; on leur fert un dïner copieux, & d'autres tables font dreffées pour les perfonnes du cor-  ( 38 ) tege; le Sultan peut obferver le feftin a travers la jaloufie d'une fenêtre, fans être appercu. Un moment après , 1'Ambafladeur ayant remis fon épée, précaution en ufage depuis qu'un Envoyé Afiatique voulut poignarder un Sultan qui lui donnoit audience, revêtu d'un manteau de drap d'or, ainfi que les perfonnes qui 1'accompagnent, & qui en ont de plus ou moins briljants fuivant leurs qualités, il eft conduit par deux Chambellans qui le foutiennent fous le bras & lui font faire une inclination profonde devant Sa Hautefle, qui, aflife fous un magnifique Dais, Ie grand Vifir étant de bout d'un cóté, & les principaux Officiers de 1'autre , écoute gravement le compliment de rAmbaffadeur répété par un interprete, répond quelques mots gracieux fans détourner Ja tête ni les yeux ; après quoi, elle regoh une nouvelle révérence de l'Ambaffadeur qui fe retire dans le même ordre qu'il eft venu. Le Sultan n'accorde point d'audience de congé, c'eft le grand Vifir qui re?oit les adieux de celui qui eft remplacé par un autre. L'ufage des Ambaffadeurs eft, pour traiter d'affaires, d'envoyer a la Porte  ( 39 ) leurs Drogmans ou interprêtes, dont tous les talents fe bornent ordinairement a favoir la langue Turque & celle du Réfident qui les employé. Ils abordent, avec 1'air le plus foumis, le Miniftre des affaires étrangeres, baifent très-refpedtueufement le bas de fa robe & lui expofent humblement le fujet de leur miffion. D'après ce cérémonial honteux, auquel ne feroit pas aftreint un Secretaire ou un Gentilhomme d'ambaffade habillé a la Francoife ; on peut juger du cas que la Porte doit faire de la dignité d'un Ambaffadeur qui fe manifefle par des movens auffi humiüants. Les Drogmans éïevés la plupart en Levant oü ils font nés , paree que plufieurs families fe font rendues ces places héréditaires, n'ont qu'un mélange de mceurs Orientales & Européennes , qui les rend toujours rempants devant les Turcs, & leur infpire d'autant plus d'orgueil parmi ceux de leur Nation , qu'avec un air fournois qui les quitte rarement, ils affectent toujours celui de ruminer aux affaires; mais fi le vil manege des interprêtes ne jette pas un grand luftre fur la perfonne des Ambaffadeurs , ils ont auffi eet avantage, quand leurs Drogmans  (40 ) recoivent a la Porte de ces bourades qui font affez fréquentes, de pouvoir fe paffer les mains fur Ia figure, & de dire, comme Théodofe, quand on eut mutilé fes rtatues, qu'ils ne font pas bleffes. r Les Ambaffadeurs obfervent entr'eux le plus grand cérémonia!. Des coups de cloches répéte's par les Suiffes, fuivant le grade d'Ambaffadeur , d'Envoyé ou de Réfident, annoncent dans les Cours celui qui entre chez un autre. Les Yenniffaires, affis fur leurs tabourets & fumant leurs pipes, ne fe dérangent pas, mais la hvrée fe met en haye. Les négociantstenusa une diftancerefpectueufe ne font admis a faire leur cour que les dimanches & fêtes. Les Ambaffadeurs font appelier des palais leurs maifons, fituees dans le fauxbourg de Péraj celui de France a une belle maifon de campagne a Taripia, agréablement fituée vis-è-vis 1'entrée de la Mer Noire; mais les autres logés moins magninquement, ont les leurs a Buyucdêré, village b&ti au bout du canal oü les vaiffeaux viennent attendre le vent favorable pour fortir du Bofphore. II y a une affez belle prairie , bordée par des cöteaux charmants,  ( 4i ) & ombragée par quelques gros arbres; elle fert de promenade k tous les habitants des environs, & le Grand Seigneur y vient quelquefois paffer une aprèsdïnée fous des tentes. Ceux qui aiment la chaffe peuvent prendre ce plaifir, permis a tout le monde, dans la forêt de Belgrade, oü il y a un affez joli village , habité par des Grecs; plufieurs Réfidents y ont des maifons de campagne; mais les eaux mal-faines & des marais qui font dans les environs, échauffés par 1'ardeur du foleil, en rendent le féjour dangereux en été; le refte du temps c'eft un endroit fort agréable & le rendez-vous de plufieurs families de Péra qui s'y raffemblent. Le train des Excellences n'eft pas en général bien brillant quoique cette mifïion foit fort lucrative , ce qui eft caufe qu'on n'y envoye quelquefois un Ambaffadeur que par cela feul qu'il a befoin de réparer les débris d'une fortune diftïpée; cependant il en eft qui fe font un plaifir d'accueillir 1'étranger qualifié qui vient k Conftantinople, & de le dédommager par les agréments de leur fociété, du peu de reffource que lui offre cette capitale & fes fauxbourgs, quand il les a une fois parcourus.  ( 4> ) Pendant le carnaval, il fe forme de grandes affemblées chez les Ambaffadeurs qui donnent chacun a leur tour des bals & des fêtes chez eux. Les femmes de Drogmans y étalent foigneufement le plus grand^ luxe. Des Demoifelles bien laffes de 1'être encore, n'ayant pour dot que leurs beaux yeux, les dardent avec théorie fur ceux qu'elles fe deftinentou qui les confolent; & des jolies fervantes, devenues les femmes de leurs maitres, y jouiffent d'un rang qu'elles ne doivent qu'a une politique fine & fubtile, jointe a leurs charmes féducteurs. On y voit encore des belles dont les appas taxés par quartier, y partagent le triomphe de ceux qui ont le bonheur de fe ruiner pour elles. C'eft enfin dans ces affemblées propices aux grands coups, qu'une belle Grecque, armée de toutes fes pieces, enchaine fes conquêtes & fait palir fes rivales; que des foupirants Iangoureux, qui ne font pas fonner les efpeces, voyent méprifer leurs flammes indifc'retes; mais ceux dont Plutus eft 1'interprete, infpirant de la fenfibilité, re?oivent des demi-faveurs accordées è propos pour les enflammer davantage, & finiffent par époufer une rufée blanchiffeufe ou la fille d'un jardinier.  C 43 ) CHAPITRE V. Arrogance des Turcs , humiliée par les armes de l'Impératrice de Ruftie. La France envoye des Officiers a Conftantinople. Le paffage du Bojphore eft accordé aux deux Cours impériales ; la France eft fruftrée du mime avantage. ldée du commerce qui devoit avoir lieu par ce dèbouché. u ne fuite de vidtoires & de conquêtes avoient perfuadé aux Turcs qu'ils étoient les premiers peuples de la terre; méprifant les Chrétiens, paree que plufieurs millions étoient leurs tributaires, ils faifoient peu de cas des Puiffances Européennes , & jamais la fublime Porte n'avoit cru devoir redouter un jour les RulTes & les Autrichiens. La paix de J774 a Pu feu^e prouver aux Ottomans que leur orgueil pouvoit être humilié; ils n'oublieront jamais 1'entrée que le Prince Rapenin fit dans Conftantinople, lorfqu'a la tête de fix cents hommes qui traverferent cette capitale les armes hau;  ( 44 ) fes, il vint pour leur donner la paix qu'ils avoient hümblement demandée a 1'Impératricede Ruffie. M. le Comte de Saint-Prieft, qui faifoit valoir la médiation de la France acceptée par les Turcs & les Ruffes, démontra tous fes talents dans une négociation auffi épineufe que délicate, 6c rendit la paix a ces deux Puiffances qui s'emprelTerent également de le combler d'autant de bienfaits qu'elles en avoient recu de fervices. Le commerce de Ruffie refTerré dans les murs d'Afoph, fit preffentir a Catherine II Pavantage qu'elle retireroit de la pofleffion de la Crimée; ce projet qui, une fois exécuté, devoit entrainer beaucoup d'avantages, fit connoitre k toute 1'Europe combien 1'Impératrice de Ruffie alloit devenir puiffante & redoutable aux Turcs. La France, pour 1'intérêt de fon commerce en Levant ou pour maintenir 1'équilibre, crut devoir s'oppofer a 1'agrandiffement_ de la Ruffie, 6c prévoyant les fuites funeftes que pouvoit avoir 1'ignorance des Tuks . p1!^ on. voya des Ingénieurs pour leur apprendre a fe fortifier fur la Mer Noire. M. de  ( 45 ) la Fite, qui commandoit ce detachement , fit d'Ocfakow une place forte & un des boulevards de 1'Empire Ottoman; eet Officier regut un témoignage flatteur de la reconnoiffance du Sultan qui fit donner mille fequins a l'Ambaffadeur de France pour en faire faire une épée qu'il devoit lui remettre. D'autres Officiers vinrent a Conftantinople pour enfeigner les mathématiques, ce qui ne put avoir lieu que par le foible moyen des interpretes peu propres a faciliter les progrès des éleves. On vouloit encore faire dreffer aux évolutions militaires la milice indociledes Yenniffaires, mais 1'Officier deftiné a eet emploi, s'en revint comme le Jean de la Fontaine. Ceux qui avoient établi une école d'artillerie pc une fonderie de canons, d'abord fous les ordres de M. de SaintRemy, & commandée aujourd'hui par M. Aubert, Officier de fortune, a qui un travail continuel ne fauroit procurer affez d'avancement , ont bien moins perdu leurs peines, quoiqu'ils aient du vaincre plufieurs fois 1'obfiination du Chef des bombardiers, renégat Anglois, qui avoit encore pour leurs opérations  ( 46 ) eet efprit d'oppofition & de rivalité que ceux de cette nation ont toujours pour les Francois; ils leur ont fondu plufieurs pieces d'artillerie, mais ce n'eft qu'è force d'ufage qu'ils ont pu former quelques artilleurs plus leftes qu'habiles , femblables a ces ménétriers qui ne jouent que par routine. L'antipathie des Mufulmans pour tout ce qui eft a la maniere des Chrétiens, fait qu'ils fe refufent toujours k les prendre pour modeles; d'ailleurs des Officiers qui n'ont aucune autorité fur ceux qu'ils voudroient inftruire, fe flatteroient en vain de remplir avec fuccès le but de leur miffion. Un des plus habiles conftruéteurs de la marine royale leur a été réellement plus utile cn ce qu'il leur a fait un vaiifeau de 74, qu'ils ont admiré malgré eux, & ce n'eft pas fans de graves difficultés qu'il put obtenir de le conftruire entiérement a la Francoife; un grand nombre de chaloupes canonieres, bombardes, galiotes k bombes & quelques briks ont été Pouvrage de M. Le Roy, qui a bravé pendant plufieurs années au milieu de 1'arfenal, la pefte dont fut viclime 1'Officier qui le fecondoit;  ( 47 ) i mais toutes ces forces navales que les ■ Turcs ne favent point diriger, ne peut vent être deftinées qu'a devenir peu a peu, comme dans la derniere guerre , i la proie des flammes ennemies ou tomi ber entre les mains des Rufles. Les efcaI dres Ottomanes ne feront jamais d'une grande défenfe pour leur empire, a moins que les Turcs n'apprennent par ces fatals exemples a renoncer a cette inflexible opiniatreté avec laquelle ils fe refufent d'imiter les Européens & de i faire un art de la navigation. Chaim-guèrè, Kan de Crimée, yenoit de céder fon pays a 1'Impératrice dé i Ruffie, a condition qu'il feroit Capi: taine de fes Gardes, & recevroit a ce i titre ou en forme de retraite, une pen! fion confidérable, qu'elle promit de lui payer tous les ans. Le Général Rulle qui étoit venu prendre poffeffion de cette prefqu'ille avec une petite armée, vouln» rVzhnrA p\iacr nue ce Prince. aui ne s'étoit pas encore dépouillé de fa fouveraineté, vïnt le premier lui faire vifite , dans fon camp; mais fur le refus de Chaim-gucri de fe foumettre k cette démarche humiliante, il fut lui porter fon brevet de Capitame de Garde, en.  (4§ ) échange duquel il recut la ceffion de la Crimée. Catherine II prefla la Porte Ottomane de ratifier fon marché avec Chaimguéré, exigea le paffage libre de fes vaiffeaux marchands dans le Bofphore, & voulut que Ie Sultan abandonnat fes prérentions de fouveraineté fur la Georgië, le Cuban & la Circaffie, dont elle venoit de mettre les peuples fous fa protecfion en joignant leurs provinces a fes Etats. Tous ces articles dont elle demandoit la ratification en menacant de faire gronder fes foudres, furent concédés en 1784; un Vifir prudent, aidé par les confeils de M. le Comte de Saint-Prieft, qui dirigea encore ce nouveau traité, fit fentir au Sultan la nécefïité d'écarter un orage qu'il étoit dangereux de laiffer éclater. L'Empereur, voifin redoutable , qui venoit d'appuyer les prétentions de la Ruffie, obtint également le paffage du Bofphore , aux mêmes conditions. Le Comte de Choifeul-Gouffier, protecleur des Lys , fe flattoit auffi qu'on ne lui refuferoit pas la même faveur pour les vaiffeaux Frangois; il en avoit fi bien affuré M, Ie Comte de Vergennes, que  ( 49 ) que ce MiniAre, regardant Ia chofe comme faite, m ecrivit a Hifpahan, le 24 Mai 1784, de lui faire part des moyens qui pourroient faire prendre aux marchandifes de Perfe, attirées en Ruffie par Ia Mer Cafpienne, un nouveau cours par la Mer Noire , la France ayant, ajouta-t-il, beaucoup d avantages pour profiter de ce nouveau dibouché. Je me rendis auprès de tous les Princes qui gouvernoient les Provinces feptentrionales de la Perfe, & je les trouvai tous difpofés a faciliter le commerce des Francois, en failant acheminer vers Trébifonde les marchandifes qui font traduites par la Mer Cafpienne, ou tranfportées par des caravannes a Smyrne, les Perfans preferent d'avoir de la pre*miere main les échanges en marchandifes de France, qu'ils eftimeront toujours mieux que celles de Ruffie, On parloit beaucoup alors d'un certain Iman-Manfour, comme d'un nouveau Prophete qui menagoit le centre de 1'Afie d'une doublé révolution ; on Ie croyoit Européen, mais ce n'étoit qu'un fimple Tartare Naghuis, auffi ignorant que fes compatriotes, qui eut la foüe de vouloir faire un nouveau commen- Tome L C  ( jo ) faire du mahométifme. II féduifit d'abord les efpritsqui aimoient la nouveauté, &c promit beaucoup de viétoires a fes profélites , en leur perfuadant qu'il avoit recu de Dieu la puiffance d'amortir les boulets de canon ; mais n'ayant pu mettre a couvert de 1'artillerie des Rulles les pieux croyants qu'il avoit ralTemblés du cóté d'Aftracan , il fut abandonné & réduit a fon premier métier de vagabond. Telle eft 1'hiftoire de celui qui a eu plus de renommée dans les gazettes d'Europe, que dans les pays ou elles lui fuppofoient des conquêtes. Un Seigneur Géorgien , qui alloit en Egypte pour voir un de fes parents, devenu Bey , fut foupgonné d'y aller pour exciter la révolte qui ne tarda pas k éclater; le Pacha de Bagdad 1'ayant fort bien accueilli, fous prétexte de le défendre contre les Arabes du défert, lui donna une efcorte qui le conduifit k Damas; le Pacha de cette ville, d'après les inftructions de celui de Bagdad, le retint d'abord prifonnier, & tjnit par s'en défaire fecrétement.  ( 5' ) CHAPITRE VI. Guerre inèvitable entre les Rujfes & les Turcs. Projets de commerce avec la Perfe. Une frégate Ruffe mouïlle dans le port de Conftantinople. Le voyage de Catherine 11 en Crimèe; fon entrevue avec le Hoi de Pologne & l'Empereur. Politiqut des deux Cours Impériales. -A. yant paffé par Conftantinople, en Oclobre 1785 , Jorfque je revenois de Perfe, il m'avoit paru, par les impreffions que les Ruffes manifeftoient journellement dans cette Capitale, que la guerre ne tarderoit pas a éclater de part ou d'autre. De retour en France, on me décida, fur les notions que j'avois relativement a la Perfe & aux circonflances que je prévoyois, de faire une entreprife confidérable d'armes k feu que je devois faire paffer du cöté de Trébifonde, & repartir dans les Provinces Ottomanes qui avoifinent la Géorgie & Ja Perfe; ce projet paroiffoitd'autantmieux combiné que le Comte de Choifeul- Gouf-  < J.O. fier avoit promis au Miniftre d'obtenir le paffage des vaiffeaux Frangois dans la Mer Noire. L'Impératrice de Ruffie, mettant toujours une fuite dans fes projets, Sc fatisfaite de n'éprouver aucune contradietion de la part des Turcs, qui n'ofoient lui renner, portoit depuis long-temps fes regards fur la Tauride. La ville de Kerfon, nouvellement fondée fur les rivesdu Borifthene, s'agrandiffoit de jour en jour , 6c fon commerce naiffant promettoit d'en faire bientöt une ville flo' riffante. Le Prince Pontankjn donnoit tous fes foins a 1'embellir 8c repeupler, s'il étoit poffible, la Crimée, devenue prefque déferte par la fuite des Tartares, dont les mceurs font peu conformes, Sc même prefqu'incompatibles, par efprit de religion, avec celles des Ruffes. En Janvier 1786 , une frégate Ruffe entra pendant la nuit dans le Bofphore, fans que les gardes des Chateaux d'Europe 6f d'Afie , abfentes ou endormies , s'en fuffent appergues, 6c vint mouiller dans le port de Conftantinople. La Porte fit fes plaintes a 1'Envoyé de Ruffie fur la témérité du Commandant, qui donna pour excufe de fa hardieffe, plutot que  ( 53 ) de fon ignorance, qu'un brouillard épais lui ayant dérobé Ia vue de terre , il avoit été entrainé, malgré lui, par les courants auxquels il n'avoit pu réfifter; quoiqu'il lui eüt été ordonné de remettre fur-le-champ a la voile, cela ne prouva pas moins qu'une efcadre pourroit entrer de même a 1'improvifte, &c bombarder cette Capitale. Les Gazettes parloient depuis longtemps du voyage que 1'Impératrice vouloit faire en Crimée; ce projet fut regardé comme un problême que 1'événement feul pouvoit réfoudre : cependant, d'immenfes préparatifs s'accumuloient de toutes parts, des fommes énormes furent deftinées aux fraix de ce voyage qui reffembloit a une expédition, & des troupes nombreufes étoient raffemblées pour rendre hommage a leur Souveraine ou afTurer fa marche. Un Ambaffadeur , réfident prés Ia Porte Ottomane , qui prend foin de faire traduire les Gazettes en Turc , quand il y a des articles intéreffants, ne manqua pas de dénoncer au Divan le voyage de Kerfon, & de faire entrevoir en même temps de quelle conféquence il pouvoit être pour 1'Empire Ottoman; les Turcs, C iij  ( 14 ) furpris d'une pareille démarche , toujours tremblants au nom des Rulles, fe croyoient menacés d'une nouvelle irruption ; le Divan, allarmé, fit hater la conftruétion des vaiffeaux de guerre , & manda les troupes d'Afie pour former un rempart a 1'Empire. Catherine II partit de Pétersbourg le 18 Janvier 1787 , avec la Cour la plus brillante, accompagnée des Ambaffadeurs des Cours de Vienne, de France & d'Angleterre; arrivée a Kiovie Ie 9 Février,elley féjourna jufqu'au 3 Mai, qu'elle s'embarqua fur le Boriflhene ; ce fleuve couvert de fes galeres & des barques de fa fuite les portoit avec peine; la Souveraine de Memphis defcendit autrefois le Nil avec plus de volupté, mais bien moins de puiffance : 1'Impératrice aborda le 6 a Kaniew, oü le Roi de Pologne, fon ancien allié, s'étoit rendu d'avance ; & cette entrevue, auffi préméditée que néceffaire , devoit affurer k Catherine II les grainiers de la Pologne & le paffage de fes troupes fur les terres de la RépubÜque; continuant fa route, elle arriva le xt j , j „ ^„ -~ - k-.tt.-o loc T,,v^r Rr Aa l^r IVV-^. comme étant les agreffeurs, a la dédommager des fraix de la guerre par la ceffion de quelques nouvelles conquêtes. A la furprife de tous les Cabinets politiques de 1'Europe,.les Turcs ont déclaré la guerre a 1'lmpératrice de Ruffie; vöila fans doute le réfultat du voyage df> Kprfon _ 'lp m'p-vnlirmp ' Cathpr'inp IT connoit , depuis la derniere guerre, route fa fupériorité fur les Ottomans; ïls occupent des Provinces k la bienC v  (, 5.8 > féance des Rulles, a qui Ia rigueur de leurs frimats fait defirer un ciel plus doux & un fol plus fertile : les habitants du nord ont aujourd'hui autant de droit a chercher un climat plus heureux, que les Turcs en avoient autrefois, lorfqu'ils quitterent les déferts de la Tartarie, pour venir renverfer 1'Empire des Grecs. Le Divan , qui connoiffoit tout le prix d'une paix durable avec la Ruffie , n'avoit que foiblement contefté fur les prétentions de rimpératrice, qui exigeant que le Grand Seigneur confentït a Ia ceffion de la Crimée , n'ignoroit pas qu'il n'y avoit que fa foiblelTe ou fon indolence qui put 1'engager a foufcrire une propofition qui le couvroit de honte. L'Europe eft témoin de tous les faerifices que les Turcs ont fait volontairement, plutöt que d'être expofés aux horreurs d'une nouvelle guerre. Catherine II avoit obtenu la Crimée , elle régnoit fur le Cuban, & donnoit des loix aux peuples de Georgië & de Circaffie; que pouvoit-elle demander encore ? On fait qu'Ocfacow, bien fortifié, offufquoit les baftions de Kinburn, & donnoit de 1'ombrage aux remparts de  ( 59 ) Kerfon ; il valoit autant déclarer la. guerre que d'avancer de nouveaux prétextes pour s'emparer de la Beffarabie; mais alors 1'Impératrice eut montré è toute 1'Europe que, fe jouant des ferments & méprifant la foi des traités, elle ne mefuroit fon ambition que fur la foiblelTe de fon voifin, & fe fut rendue odieufe k toutes les Puiffances qui fe feroient reünies pour limiter la fienne. Sans pouvoir déligner les manoeuvres qui ont favorifé les intentions de Catherine II, il eft pofitif que les Turcs ont pris en un moment un fyftême oppofé a celui qu'ils manifeftoient depuis long-temps, & qui a donné a 1'Impératrice le droit de les battre encore , &C d'appeller k fon fecours fon nouvel allié, qui doit partager fans doute avec elle les fruits de fes nouvelles vidtoires. Voila le point de réunion des deux Cours lm» périales, & il falloit en venir la. Jofeph II qui refpectoit le traité que Marie-Thérefe fit en 1739, avec les Turcs, les voyoit avec peine poffefTeurs des belles Provinces qui avoient appartenu k fes ancêtres; une armée nombreufe & bien difciplinée lui promettoit les plus grands avantages, & lui afluC vj  - ( 60 ) roit la conquête de fes anciennes poffeffions. Après avoir commandé a la manufac> türe de Saint-Etienne un nombre confidéïable de fufils & de piftolefs, dont plufieurs paires étoient garnie6 en argent, & richement travaillés; j'avois fait gar-^ nir en pierreries un fabre & Un poignard que je deftinois pour un Prince Perfan; j'étois au moment de faire embarquer le tout a MarfeiHe , lorfque j'appris que Ie paftage dü Bofphore étoit pofitivemenf refufé aux vaiffeaux Francois; ce qui dérangeant totalement mes projets, relativement a Ia Perfe , ne me laifla d'autre parti que de faire vendre toutes ces armes a Conftantinople, au moment ou je prévoyois que la déclararion de guerre ne tarderoit pas a éclater. J'avois donné a mon Secretaire un intérêt dans une partie de eet envoi, pour être plus affuré de fon zele ; ayant jugé a propos de m'en faire précéder, ainfi que de quelques perfonnes qui avoient defiré faire ee voyage, & que je pouvois mettre k même, en acquérant des connoifTances utiles, d'avoir dans la fuite part aux faveurs du Miniftere, je les fis embarquer k MarfeiHe -avec le paffeport du Roi,  (6l) aJreüant tous mes effets a deux négociants ,|chargés de les vendre fous 1'infpeétion de mon Secretaire. Le Comte de Choifeul-Gouffier fe laiffa d'abord aller aux impreffions de 1'Envoyé de Ruffie, qui lui perfuada qu'un èrivoi d'armes a Conftantinople, compromettoit la neutralité que devoit garderla France , &t 1'engagea a me nüire ious des prétextes qui lui parurent des évidences. Dominé parM. deBulgakov, il défendit d'abord a ces Meffieurs de fe débarquer, & ne le leur permit que pour leur ordonner de partir pour Smyrne , libre k eux de m'y attendre. Mon Secretaire ne voulut abandonner Padmimftration que je lui avois confiée, qu'après que le Comte de Choifeul-Gouffier s'en feroit rendu refponfable ; ce que n'ayant pas voulu faire , il lui fut permis de refter a Conftantinople. Cette nouvelle que j'appris de la maniere la plus circonftanciée, dut m'engager a porter mesplaintes au Miniftre , fur les procédés de eet Ambaffadeur qui croyoit que je compromettois la neutralité, en envoyant des armes k Conftantinople, lorfque lui même avoit permis aux Turcs de fretter deux vaiffeaux Francois, & d'y arborer leur  ( 6. ) Pavillon pour tranfporter k Ocfacow un detachement d'Ingénieurs & d'Artilleurs Fiancois avec des Troupes Ottomanes. CHAPITRE VII. Moiifs qui ont du portir les Turcs d dé' clarer la guerre aux Rufes; toute mèdiation devenue inutile. VEnvoyé de Ruffie ejl mis aux Sept - Tours. On arréte & faifu les vaijfeaux de fa Nation. O N blame les Turcs d'avoïr attiré Porage fur eux-mêmes au lieu de le conjurer; mais en faifant l'Analyfe des motifs qui ont pu les porter a prendre les armes, on ne fauroittrouver imprudente une demarche a iaquelle ils devoient nécefTairement fe porter. II eft naturel k une Nation qui fe voit avilir tous les jours par une puiflance rivale, de cefler en un moment une lethargie honteufe. Les Turcs menacés continuellement par 1'Impératrice de Ruffie, & prefque toujours obügés de céder k fes prétentions , voyoient encore 1'Empereur couYrir fes  ( 6} ) frontieres d'une armee formidable qui devoit agir de concert avec celles de fon alliée; au moment d'être attaqués de tous cótés en Europe ; occupés h foumettre 1'Egypte ; peu tranqullles du cöté de la Perfe Sc de la Géorgie; embarraffés par la révolte du Pacha de Scudari, qui fe rendoit journellement plus dangereux : c'étoit le moment cruel oü le Divan confterné par tant de revers a la fois, jettoit un regard indécis fur le parti que prendroient les alliés de 1'Empire Ottoman. Les Turcs appellent les Frangois leurs amis, 6c le premier des Frangois qui s'offre a leurs yeux eft 1'auteur du voyage pittorefque de la Grece; celui qui n'a voyagé parmi eux que pour méprifer leurs mceurs, qui n'a regu 1'hofpitalité dans leurs maifons que pour épier leurs défauts 6c publier leurs vices; celui enfin qui a manifefté par fes écrits les vceux les plus ardents pour la deftruction de leur Empire 6c la gloire de celui de Ruffie. La Porte avoit donné depuis longtemps toute fa confiance aux Ambaffadeurs de France; elle les confultoit dans tous les cas 6c aucune affaire importante ne fe traitoit a Conftantinople fans leur  ( 64 ) én avoir fait part. Le Comte de Choifeul-Gouffier n'a pu jouir des mêmes avantages, paree que des mains rivales de fon crédit ortt multiplié les traductions fideles de la préface de fes ouvrages. Devenus fufpecta toute la Nation, par une imprudence qu'il commit dés le commencement de fon ambafiade ; il eft bien étrange qu'il ne cherchat pas k détruire les impreffions défavorables que les Turcs avoient k fon fujet. Le Miniftre de la Marine avoit autoïifé lesnégociants qui formoient la compagnie de la Mer Rouge k traiter avec les Beys d'Egypte pour ia füreté des tranfports de leurs marchandifes. Un Officier fut chargé d'ouvrir cette négociation , qui devoit refter fecrete. Le Conite de Choifeul.Gouffier apprenant qu'il .avoit été obligé de relÉcher dans TArchipel pour radouber fon brik qui avoit fouffert d'un violent coup de vent, dépêcha fur le champ M. Truguet afïecïé au fervice de Pambaftade , pour aller ert Egypte rempür cette commiffion qui fit beaucoup de bruit paree qu'elle fut éventée, & la Porte en ayant eti connoiffance fut fort mécontente que le Comte dé Choifeul Gouffier eüt envoyé Ie Com-  Of) mandant de fon brik pour traiter avec les Beys des affaires qu'il devoit communiquer au Divan , au lieu de s'adreffer k des rebelles. Si le Comte de Choifeul - Gouffier n'eüt pas contremandé celui qui étoit chargé de cette miffion , eet Officier auroit traité en Egypte , fans faire tort k l'Ambaffadeur qui auroitpu le défavouer fi le Grand-Vifir lui en eüt fait des reproches. Tel a été le fecond motif qui niit k fon comble la méfiance que les Turcs avoient naturellement pour toutes les opérations du Comte de ChoifeulGouffier. Le Grand-Vifir fignifia le 16 Aoüt 1787, a 1'Envoyé de Ruffie, de figner la reftitution de la Crimée ou de fe rendre aux Sept-Tours, ne lui donnant qu'une heure pour l'alternative. Ce Miniftre n'ignoroit pas que M. de Bulgakov n'avoit pas les pouvoirs réquis pour faire ce qu'on exigeoit de lui, mais ce n'étoit qu'un moyen fur de déclarer la guerre fans réplique, afin de ne plusdonner lieu a des négociations qu'il prévoyoit peu favorables aux intéréts de la Porte ; elle n'auroit pu fans inconvénient, refufer a la France 1'honneur d'une médjation  ( 66 ) qui lui paroiffoit dangereufe, paree que le Comte de Choifeul-Gouffier en auroit été le premier mobile. A la confidération de M. le Comte de Saint Prielt, qui avoit Fefiime générale des Ottomans, ils avoient ioufcrit en 1774 k tous les articles du traité de Ka'mardgi; en 1779 , ils confentirent k 1'indépendance de la Crimée; en 1783 , ils ont approuvé la ceflion de cette prefqu'ifle qui en fut faite par Chaimguéré k 1'Impératrice de Ruffie: mais le Divan ayant aujourd'hui des impreffior.s peu favorables au Comte de Choifeul-Gouffier, a cru devoir renfermer en lui-même le fentiment qui alloit diriger fes opérations. Ainfi les Ottomans menacés de tous cötés par leurs ennemis, peu ou point raffurés par leurs alliés, fe font vus réduits a cacher dans leur fein le projet qu'ils avoient concu dans le défefpoir, confervé Ia première fois dans le plus grand fecret, pour n'éclater qu'au moment de 1'exécution qui n'auroit pas eu lieu fi 1'AmbaiTadeur qui devoit être le vrai dépofitaire de leur confiance leur en avok paru digne, & fi enfin celui qui devoit calmer leurs alarmes, ne leur en avoit pas caufé.  (67) II eft conftant que ü la Porte avoit cru pouvoir fe fier au Comte de ChoifeulGouffier , comme a fes prédéceffeurs dont elle aimoit les confeils & recherchoit toujours la médiation, le Divan eüt pris le parti moins violent de fommer 1'Impératrice de Ruffie de rendre la Crimée ou de fe préparer a la défendre. Ce manifefte eüt pendant 1'hyver donné le temps aux PuifTances amies de la Porte d'interpofer leur autorité pour appuyer les prétentions du Divan. Alors Ie Roi de Suede, allié des Turcs, eüt menacé plus a propos les Etats de 1'Impératrice de Ruffie, qui furprife de fe voir un ennemi fi proche de fa Capitale & dont les vaiffeaux pouvoient tenir en échec dans la Baltique les efcadres qu'elle deftinoit pour foumettre 1'Archipel, auroit été forcéede fe concilier les Ottomans, plutöt que de jetter un dévolu fur leurs provinces. Alors le Nord n'eut pas été bouleverfé par les fecouffes qu'il vient d'éprouver; Catherine II eüt renoncé k fes projets ; PEmpereur toujours redoutable k fes voifins gouverneroit en paix fes vaftes Etats; un million d'hommes ne fe feroient pas vu arrachés de leurs foyers; plufieurs milliers de braves gens  C<*8 ) n'auroient pas été voués a Ia mort ou a 1'efclavage , & 1'ambition refferrée dans les bornes de 1'équilibre n'eut point troublé le calme de 1'Europe ni le repos de 1'Afïe. Le Grand-Vifir voulant faire connoitre aux principaux Officiers de 1'Empire combien étoit jutte & néceffaire la guerre qu'il venoit de déclarer, dit en fe tournant vers ceux qui étoient préfents a Ia derniere audience de 1'Envoyé de Ruffie, fouffrirons-nous tous les jours de nouveaux outrages ? li nous devons périr, mouróns une bonne fois plutöt que de mourir tous les jours. M. de Bulgakov s'étant refufé, comme on s'y attendoit bien, è figner ce qu'on exigeoit de lui, fut conduit aux Sept-Tours, mais avec une politeffe inconnue jufqu'alors; 1'ufage de tous temps étoit de joindre a 1'emprifonnement des Envoyés de Ruffie, foit des invedtives de Ia part du Grand- Vifir, ou des infultes Sc même des mauvais traitements de la part de la populace; les gens de fa maifon qu'il demanda pour partager fa captivité lui furént accordés fans réplique, & il jouit pendant long-temps de la liberté fans exemple, d'écrire au dehors ou de rece-  ( *9 ) voir des paquets fans qu'on les eüt vifité; cette modération extraordinaire peut annoncer que les Turcs fe font un peu civilifés,& que la détention de 1'Envoyé de Ruffie n'a été que le fignal de guerre que la Porte a voulu donner a fes troupes en fe conformant a 1'ufage accoutumé toutes les fois qu'elle a eu des conteftations ou des démêlés avec la Ruffie. Les Turcs s'emparerent de treize vaiffeaux marchands RulTes qui étoient dans * Ie port de Conftantinople; la Porte ne s'oppofa point a ce que 1'Internonce de 1'Empereur prït fous fa protection les RulTes négociants &c autres pendant le temps qu'il leur fut accordé pour fe reti-? rer hQrs de 1'Empire Ottoman(  (7°) CHAPITRE VIII. Surprife caufèepar la dèclarat'wn de guerre'. Evénements qui tont fuivie. Premières hoflilitès. Mon retour d Conjtantinople. Ambaffadeurs de Tipo-Saïb. Mon retour d Paris par Belgrade & Vienne, Tous les Miniftres réfidants prés Ia Porte-Ottomane furent plus ou moins furpris du coup imprévu qui venoit d'éclater. Le Comte de Choifeul-Gouffier s'y étoit fi peu attendu, que Ia nouvelle de eet événement'parvint a M. Ie Comte de Montmorin , le même jour que ce Miniftre venoit de faire expédier Ie congé follicité par eet Ambaffadeur, pour revenir a Paris. M. le Chevalier de Gaville qui arrivoit a Conftantinople pour le remplacer par interim, en qualité de chargé d'affaire, ne s'y trouva que Secretaire d'ambaffade, le Comte de Choifeul - Gouffier ayant cru qu'il ne lui feroit pas glorieux de s'abfenter. II voulut d'abord fe fignaler en propofant au Divan de faire une fufpenfion  ( 7' ) d'armes, après quoi on alTembleroit un Congrès pour traiter de la paix k des conditions avantageufes pour les Turcs fans être onéreufes a l'Impératrice de Ruffie ; mais la Sublime Porte répondit très-fuccinctement au Comte de Choifeul-Gouffier que s'il vouloit commencer par garantir la reftitution de la Crimée , on écouteroit fa propofition qui ne fut pas plus loin. L'Internonce de PEmpereur fignifïa en même temps a la Porte que fi dans trois mois. la paix n'étoit pas faite, Sa Majefté Impériale fe verroit contrainte de joindre fes armes a celles de l'Impératrice , fon alliée, qu'elle venoit d'attaquer. Catherine II ne s'attendoit pas k cette levée de bouclier ou du moins la croyoitelle plus éloignée, puifqu'on a dit que fes dépêches étoient en route pour ordonner k M. de Bulgokov de fe défifter d'une partie de fes prétentions, plutöt que de voir éclater la guerre ; peutêtre encore que l'Impératrice de Ruffie voyant la faifon trop avancée, auroit été bien - aife que la rupture n'eüt eu lieu qu'au printemps; les récoltes avoient été mauvaifes dans fes Etats, & fes ma-  ( 7> ) gafins n'ofTroient que de modiques reffources pour la fubfitfance de fes troupes, qui n'étoient pas préparées a ouvrir la campagne. Cependant Catherine II fe repofoit fur la fertilité de ia Pologne, & 1'argent qui lui manquoir, pour foudoyer fes armées, pouvoit fe trouver avec le fecours des emprunts & la reffource du papier-monnoie qui circule dans fon vafte Empire. Le Prince Pontankin fit fortifier a la hate les Places de Crimée, & Kinburn bien défendu vit plufieurs fois échouer aux pieds de fes murs les efforts de Ia garnifon d'Ocfakow. Le Chef d'efcadre le plus habile de la marine Ottomane, revenant a Conftantinople y perdit la vie, paree qu'il fut accufé de n'avoir pas fecondé les attaques de cette forterefle. Peu de temps après, un vaifieau dématé par la tempête, entra dans le Bofphore le pavillon en berne ; Ieschateaux iirerent fur lui, & le Commandant qui étoit Anglois, au lieu de tirer quelques boulets rouges fur 1'efcadre Turque mouillée a fes cötés, ou de fe faire prendre a 1'abordage, après s'être vengé glorieufement de 1'efclayage qui 1'atten- doit,  ( 73 ) doit, Jbaifïa fon pavillon & fe laiffa conduire a Conftantinople. La joie y fut des plus grandes, c'étoit le Boryfthene de 74, & plus de quatre cents efclaves furent mis au Bagne. Les Turcs apprenant que la même tempête qui avoit forcé ce vaifTeau a chercher un abri dans le canal, avoit défemparé une partie de Pefcadre Ruffe qui étoit affourchée dans la rade de Synope; les ordres furent donnés au Commandant de 1'efcadre Turque mouillée a 1'entrée de la Mer Noire d'aller s'en emparer; mais par une nonchalance impardonnable, il ne mit a la voile que plufieurs jours après, malgré un temps favorable dont les Ruffes profiterent pour fe radouber & atteindre les ports de Ia Crimée. L'efcadre Turque rentra de nouveau dans le Bofphore, après avoir inutilement cherché a Synope les vaiffeaux Ruffes qui n'y étoient plus. : Vers ce même temps Chaim-Guérê , mécontent de l'Impératrice de Ruffie qui payoit mal fon Capitaine des Gardes , fit la fottife de fe laiffer aller aux propofitions infidienfes de la Porte ; on s'empara de fa perfonne prés d'Andrinople, & il fut conduit dans Fifle de Tome I, j)  ( 74 ) Rhodes, oii il paya de la tête le crime qu'on lui reprochoit d'avoir vendu fa patrie. Je revins a Conftantinople le 29 Septembre 1787. Le Comte de ChoifeulGouffier étoit piqué de ce que j'avois porté des plaintes contre lui; la lettre du Miniftre qui lui faifoit des reproches de fes procédés a mon égard , & que je lui remis moi-même, lui fut encore plus fenfible ; telle eft la lource de !a méfintelligence qui regne depuis entre nous deux. La conduite de eet Ambaffadeur , enyers la perfonne que j'avois envoyé è Conftantinople avec mes effets , fut caufe que les négociants a qui je les avois adreffés, voyant le peu de confidérationquele Comte de Choifeul-Gouffier avoit pour moi, fe conduifirent avec autant de négligence que de mauvaife voïonté fi je ne veux pas y ajouter 1'infidélité. Mais fi j'eus le défagrément de perdre fur un envoi qui en enrichit d'autres, je n'en remplis pas-moins le but du Gouvernement qui étoit alors de donner aux Turcs des moyens de fe défendre. Le Comte de Choifeul Gouffier ayant voulu plaire a 1'Envoyé de Rufiie, crut  ( 75 ) juftifier le mauvais accueil qu'il fit aux t perfonnes que j'avois envoye a Conftantinople , & fes ordres d'en partir fur le champ pour fe rendre a Smyrne , en me difant que c'étoit pour me caufer i de 1'économie, excufe d'autant plus fu, tile , que fans compter les fraix de leurs i allées & venues, les logements & les vivres font trois fois plus chers a Smyrne 1 qu'a Conftantinople. Enfin, pour éviter • tous reproches de la part des perfonnes j que j'avois voulu obliger fi je n'avois pas été contrarié , je finis par leur payer £ fans même y être obligé, toutes les déi penfes de leurs voyages en Levant & : ceux de leur retour en France. Un AmbatTadeur de Tipo-Saib qui étoit i parti de 1'Inde avec une fuite de plus ! de fix cents perfonnes, & dont il ne reftoit qu'environ la moitié , campoit ) hors de la ville; en attendant Paudience i du grand Vifir, il s'amufoit è faire maS nceuvrer fes foldats qui faifoient avec ( beaucoup de précifion Fexercice a FEu« I ropéenne. Le but de fa miffion qui ne tranfpi(i roit pas, ne pouvoit avoir d'autres motifs que quelques vues de commerce , depuis le peu de rapports que les Turcs D ij  ( 76 ) ont avec les Indiens. Quoiqu'11 en foit la Porte fe mit fort peu en peine de lui rendre des honneurs, & ne fit que des fra.ix modiques quand elle fut que les vaiffeaux qui portoient les préfents •avoient fait naufrage dans le Golphe Pcrfique , & que ceux qui ne s'étoient pas perdus dans ce déiaftre n'étoient pas confidérables; d'ailleurs fa fuite dont il en mouroit tous les jours a caufe du changement de climat étoit mal vétue, ce qui donne peu de confidération parmi les Turcs. Lorfque eet Ambaffadeur fut a 1'audience du grand Vifir, on lui préfenta pöur monter un beau cheval richement enharnaché; 1'Ecuyer ignoroit apparemment que fon Excellence étoit cul de jatte ; elle fe fit porter dans un Palankin peu magnifique au milieu de fa trqupe , a qui on n'avoit pas permis le port des fufils, mais une certaine quantité avoit des lances dans un affez bel ordre. Je voulus plaifanter avec un vieux Turc de ce que Tipo-Saïb leur avoit envoyé un Ambaffadeur qui n'avoit pas de jambes ; il me répondit fort fenfément que s'il avoit une bonne tête, il pouvoit  (77) s'en palTer pour remplir fa miffion puifqu'il avoit un palankin. En partant de Conftantinople, je repris en pofte la route de Belgrade; je rencontrois tous les jours des troupes qui alloient en Moldavië, ou du cöté de la Crimée, les Turcs paroiflant très-peu occupés a fe fortifier du cöté de 1'Empereur, quoiqu'ils n'ignoraffent pas les mouvements de fes troiipes , qui couvroient déja les frontieres de Hongrie , & le Pacha de Belgrade regardoit tranquillement les drapeaux des troupes Impériales déployées de 1'autre cöté du Danube. Je connoiflbis Abdi-Pacha, &Z je fus le voir Ie 3 Novembre 1787. Après m'avoir parlé des troupes que 1'Empereur faifoit défiler journellement du cöté de fes frontieres, ce font des chiens qui aboyent, me dit-il d'un fang froid qui étoit bien loin de lui faire fonger a réparer les fortifications de fa ville. A mon arrivée a Paris, je lus dans la Gazette de Leyde plufieurs articles qui paroiftbient fous mon nom ; comme ils étoient contraires a tout ce que j'avois pu dire dans la fociété de mes amis, je me fis un devoir de refuter ces détails D iij  ( 7* ) qui ne m'appartenoient pas, & j'adreflai la lettre fuivante au Rédacteur, en le priant de 1'inférer dans fes feuilles. J'ignore abfolument, Monfieur, qui a pu vous donner les détails que vous citez fous mon nom dans votre Gazette du vendredi 14 Décembre. Premierement on s'eft trompé en difant a cette époque, v> que j'étois, il y a trente-cinq » jours , a Conflantinople " , puifque n'ayant mis que vingt cinq jours de marche, je fuis arrivé a Paris le 19 Novembre. J'ai fait part a mes amis de mes obfervations pendant le voyage que je viens de faire en Turquie. J'ai pu dire a quelques perfonnes qui m'ont fait des queftions, que la pefle faifoit fes ravages accoutumés a Conftantinople ; mais je n'ai pu diner la veiüe de mon départ chez le Comte de Choifeul Gouffier avec M. Durefte, Officier d'artillerie , mort , comme vous 1'annoncez vous-même dans Ia même feuille, le 26 Novembre tandis que je fuis parti le 25 Odobre de cette Capitale. Je n'ai pas pu dire que le Comte de ChoifeulGouffier , épouvanté des ravages que faifoit Ia pefte a Péra, ayant voulu fe  ( 79 ) retirer a fa maifon de campagne, Faveur, trouvé occupée par les Galiongis> troupe de la Marine, &que lesYenniffaires de fa garde en étoient venus aux mains pour les déloger. Je favois par moi-même qu'une bruyante milice, qui partoit pour la guerre, avoit tiré quelques coups de füfil dans fes fenêtres, & que , fi quelques perfonnes attachées a 1'Ambaffade, ont été infultées, le palais ni la perfonne de FAmbaffadeur n'ont jamais été menacés d'un Siege. II y eut a la vérité une petite alerte a. Tarapia, qui fe termina par la mort d'un Garde du Comte de Choifeul-Gouffier. II eft vrai auffi que le Capitaine du vaiffeau eut foin de Ia venger par celle du Galiongi meurtrier, mais fans que le Grand Vifir , qui ne fè mêle que des grandes affaires, eut ordonné le Cordon. J'ai encore parlé du mauvais ordre qui regne dansl'armée Turque, moins nombreufe qu'on fe Fimagine , mal équipée & encore plus mal pourvue. Le Pacha de Belgrade , un des grands Hommes de 1'Empire Ottoman, me parut fi tranquille au milieu de fes fortifications délabrées & d'une gnrnifon peu nombreufe, que je le vis jetter un ceil de mépris D iv ]  ( *> ) fur les Drapeaux qui bordent le Damibe. D'après cette inepte affurance &c ce que j'ai vu moi-même, j'ai pu affurer que Belgrade ne réfiftera pas 24 heures. J'ai ajouté que rien n'étoit au-deffus des troupes Impériales que j'avois vu en marche ou cantonnées dans la Hongrie. Je conviens que j'ai joui d'un fpeclacle raviffant qui m'a bien dédommagé des craintes affez fondées que m'avoient donné, lorfque j'ai traverfé la Turquie , les Pillards qui marchoient •fur ma route , & dont PanéantilTement, qui _ne paroït pas éloigné, pourra faire fentir aux Turcs, s'ils ne reconnoiffent pas bientöt leur faute, le tort qu'ils ont eu de déclarer la guerre a 1'AlIiée d'une PuifTance auffi formidable. Je dois ajouter que fi j'ai fait plufieurs yoyages en Perfe & en Turquie , je n'ai jamais été titré de Conful-Général de Hifpahan. J'ai même débuté, lors de mon premier voyage en Syrië, par témoigner mon antipathie pour les fonctions Confulaires, dont j'ai donné des marqués affez publiques. Votre Extrait me fait encore rappeller par le Gouvernement k Conftantinople , pour y être chargé des principales né-  (.8i °. gociations. Je n'ai jamais négocié dans cette Capitale. Le Comte de ChoifeulGouffier , notre Ambaffadeur, donnera fans doute, dans une circonftance auffi épineufe , des marqués éclatantes de fon intelligence dans les affaires politiques. Je fuis affez modefte pour ne pas fouffrir qu'on m'affocie k fa gloire. Je vous prie , Monfieur, d'inférer ma lettre dans votre première feuille , afin que les perfonnes qui tiennent de moi les détails dont je vous fais part, & qui ont du les voir altérés & erronés dans votre Ga^etu du 14 Décembre, voyant aujourd'hui ma réclamation , me rendent Ia juftice que j'ai toujours rendu k la vérité. J'ai 1'honneur d'être, &c. Signé, Le Cte. de Ferrieres-Sauvebceuf. D v  ( 8i ) CHAPITRE IX. Retour Ju Capitan-Pacha a Conftantinople. Relation de fes exploits en Egypte. Détails au fujet de eet Amiral. L'Em' pereur déclare la guerre d la Porte. Départ de rinternonce. Ï-t E Capitan-Pacha revint a Conftantinople avec toutes les palmes de 1'Egypte , du moins lui en attribuoit-on la conquête. II fut recu avec 1'entoufiafme que caufoient fes nouveaux exploits & la terreur qui le précéde toujours dans cette Capitale; cependant cette expédition étoit bien différente de la maniere dont on la publioit. Ayant débarqué en Egypte quelques troupes, fous prétexte de les faire rafraichir, il parvint d'abord è calmer la méfiance des Beys qui n'avoient pas vu fans crainte , fon débarquement fur le Delta. II fe fit rendre les comptes de Ia douane, punit quelques exaftions & fit entendre qu'il étoit venu pour faire juftice du Pacha du Caire qu'on accufoit  ( 83 ) de plufieurs violences: celui-ei étoit dans fon fecret, il s'avanga Ie long du Nil & combattit quelques Mameluks; alors les Beys ne douterent plus des projets d'Aflan Pacha, ils fortirent du Caire avec leurs troupes pour aller a fa rencontre, auffi-töt le Pacha en fit fermer les portes. Les Beys déconcertés par cette manoeuvre, & fe croyanttrahis par les habitants, s'éloignerent de la ville en faifant tous les jours quelques efcarmouches avec la petite arrhée du CapitanPacha qui fit fon entrée dans le Caire, & s'informa des plus riches families pour les dépouiller fuccefiïvement, en prétextant qu'elles étoient alliées des Beys ou dans leurs intéréts. L'avarice penchant inéxorable de ce grand Amiral, lui fit commettre mille atrocités qui mirent au défefpoir les habitants du Caire ; ils croyoient avoir recu en lui le libérateur de leur ville, mais n'ayant trouvé qu'un Tiran plus féroce encore que leurs premiers oppreffeurs, ils rappellerent les Beys, &c le Capitan-Pacha menacé de fe trouver entre deux feux, voyant d'ailleurs 1'impoflibilité de foumettre fes fiers agréffeurs, fit propofer la paix. On donna D vj  ( 84 ) des ótages de part & d'autre pour la fureté des conventions réciproques; les contributions qu'il avoit extorqué lui ayant été accordées a titre de tribut, il Ibrtit du Caire après avoir figné un traité qui n'affuroit pas pour long-temps a la Porte Ottomane Pobéiffance des Beys & encore moins la foumiffion de FEgypte. Affan- Pacha remonta fur fes vaiffeaux coriduifant avec lui les fruits de fon expédition & deux Beys comme des Trophées qui devoient attefler ce que les Turcs ont appellé fes vicloires. Je ne difcuterai point li 1'Egypte etoit rébelle, la Puiffance des Beys cimentée de Ia valeur des Mameluks eut les. meines principes que celle du Sultan foutenue par les Yenniffaires; les Egyptiens foumis aux Tucs , avoient peut être plus de droit k fecouer le joug de la Porte Ottomane que pouvoient en avoir les Colons qui ont fecoué cekii d'Anglererre. Je n'ai jamais eu 1'idée d'être apologifte, & quoique le Capitan - Pacha vienne d'être peint comme un homme qui feroit grand chez toutes les nations, je Iaiffe a ceux qui ont recu des témoi«  ( §5;) gfisges de fa bienveillance, (Ten faire un héros, plutöt que d'être ingrats. Affan-Pacha, dont les premières années s'écoulerent dans 1'efclavage, apprit a Alger, oü il s'étoit fauvé, les principes de la piraterie qui en firent un bon corfaire, mais ne purent malgré l'ufage d'une fréquente navigation, lui donner les connoiffances requifes & les talents néceffaires pour commander les évolutions d'une efcadre. Il fut battu plufieurs fois dans la derniere guerre par les Ruffes, qui, dans celle-ci, ont encore remporré fur lui de grands avantages. Un lion qui le fuivoit par-tout étoit un objet de terreur pour tous ceux qui 1'approchoient; ün tigre dont il voulut encore fe faire efcorter, ayant failli k le dévorer, il fut obligé de fe défaire de ces animaux que fon caractere feul pouvoit lui faire croire domeffiques. Une avarice fordide qui, n'en déplaife k celui qui veut le juffifier, eft reconnue de tous les Ottomans, lui a valu de grands tréfors; il eft célebre d'ailleurs, par mille traits d'une féroce cruauté qu'une nation policée ne fauroit traiter de bravoure , & que per-  ( 86 ) fonne n'aura le crédit de faire paffer k Paris pour des faits dignes d'être placés a cöté de ce que 1'hiftoire a de plus brillanf. Affan - Pacha aime mieux s'affouvir dans le fang dont il paroit altéré , que de laiffer agir ceux qui le fuivent pour exécuter fes ordres. Son cceur répond parfaitement aux traits de fa figure ; il eft fier, adtif, hardi, courageux, & fa valeur ne s'eft jamais démentie dans les combats; populaire par politique; quelquefois libéral, mais toujours avec mefure; il pouffe fa haine au dernier période, & un GrandVifir, d'un mérite généralement reconnu, facrifié a fon feul reffentiment, n'eft pas le premier exemple de fa vengeance. La févérité avec laquelle il traite les troupes de la marine le font craindre & refpecfer ; Affan - Pacha peut être défigné pour 1'ami des Frangois; mais je doute qu'il puiffe paroitre un grand homme aux yeux d'une Nation dont 1'humanité eft le premier mobile, & dont 1'aménité forma le caradere. Ce grand Amiral, de retour a Conftantinople, fe renditauxchantiers, preffa  ( 87 ) les travaux & hata 1'armement de I'efcadre la plus formidable que les Turcs aient jamais appareillé. Quoique le Divan ne manifeftat point au-dehors les craintes que lui donnoit la fignification de 1'Empereur & les mouvements de fes troupes, les Turcs néanmoins furent bientöt inftruits des difpofitions qui alloient caufer une doublé hoftilité. Les Autrichiens voulurent furprendre Belgrade, car rien n'étoit fi facile que de s'en emparer, lorfque fes fortifications délabrées n'exigeoient pas un fiege réglé. Malgré les intelligences que les troupes Impériales avoient dans cette place , elles ne purent exécuter ce coup de main, foit par 1'obfcurité de la nuit qui en rendit 1'accès plus difficile, ou par d'autres inconvénients qui les forcerent a fe retirer a Semlin. Abdi-Pacha en donna fur le champ avis a la Porte, qui s'en plaignit a 1'Internonce; il allégua que les Autrichiens ayant cru appercevoir des mouvements du cöté de Belgrade, avoient pris fimplement les armes pour s'en affurer. La Porte eut 1'air de fe contenter de ces raifons; mais fur quelques opéra-  ( 88 ) rions, non moins équivoques & pas plus heureufes, Ie Grand-Vifir preffa Ie Baron d'Herbert de s'expliquer définitivement fur les intentions de 1'Empereur. Cet Internonce lui fignifia Ie 9 Février 1788, que d'après ce qu'il avoit intimé a la Porte lorfqu'elle avoit déclaré la guerre a l'Impératrice de Ruffie, il avoit ordre de fe retirer avec tous les fujets de Sa Majefté Impériale. ^ Le Grand-Vifir qui s'attendoit a cette réponfe lui fit dire par PInterprete qui avoit fait ce meffage, qu'il étoit libre & que Sa Hautefle lui accorderoit les commandements néceffaires pour fon départ; il les recut quelques jours après en termes fort honorables. L'Ambafladeur de France dut pendant ce temps-Ia envoyer fes Drogmans a Ia Porte, paree que le Baron d'Herbert lui avoit recommandé les fujets Autrichiens pendant Ie temps qui leur fut donné pourquitterConftantinople. Cette commiffion étoit délicate & fort épineufe, devant même paroïtre de mauvais augure au Divan, paree que M. de Bulgakov avoit recommandé les Ruffes è 1'Internonce qui chargeoit a fon tour i'Ambaffadeur de France de protéger les  ( §9 ) Autrichiens, & les pronoftics faifoient redouter aux Ottomans que les Frangois ne fuffent bientöt recommandés a l'Ambaffadeur d'une autre Puiffance ; cela paroiffoit d'autant plus vraifemblable , que le Comte de Choifeul - Gouffier avoit fait partir furtivement quelques mois auparavant Madame la Baronne d'Herbert avec fes enfants fur le brik du Roi, le Tartelon, chargé de la remettre a bord d'une frégate qui Pattendoit a Ténédos pour la tranfporter a Malte. C'étoit encore fur un vaifleau Frangois que 1'fnternonce mit a la voile le 16 Février avec toutes les perfonnes de fa fuite, & il étoit néceffaire que la Porte fut inftruite de tous ces arrangementsqui ne pouvoient avoir lieu fans fon agrément. II eft conftant que Pinfluence du Comte de Choifeul - Gouffier , ne paroiffoit pas en faveur des Turcs, & que eet Ambaffadeur dut avoir bien de la peine a raffurer le Divan fur les difpofitions du cabinet de Verfailles. On craignoit que le Baron d'Herbert ne fut deftiné a tenir compagnie a M. de Bulgakow; mais Pufage, regie invariable des Ottomans, fut toujours de laiffer  ( 9° ) partir I'Internonce, n'y ayant qu'un feul exemple contraire, tandis que les Envoyés de Ruffie ont ordinairement les -Sept-Tours pour prifon toutes les fois que les Turcs font en guerre avec cette Puiffance. C'étoit d'ailleurs la circonftance oh I'Internonce rifquoit le moins d'être mis en captivité, car les fentiments de modération manifeftés paria Porte étoient, pour ainfi-dire, 1'efTet d'une politique néceffaire, afin de rafiurer les Yenniffaires , & de perfuader aux troupes que bien loin de témoigner leur reffentiment a un Miniftre qui n'étoit pas refponfable de la conduite de fon Maitre, ce nouvel ennemi qu'ils avoient a combattre, ne devoit pas leur infpirer une fureur peu glorieufe, mais leur promettre de nouvelles viftoires ik. des nouveaux triomphes.  C 91 ) CHAPITRE X: Le Grand-Vifir fe met d la tête de Harmie qui doit combattre les Autrichiens. Belgrade ejt rèpwèe. Animofué entre le Grand-Vifir & le Capitan-Pacha. Départ de ce grand Amiral avec fon ef cadre. Maniere de trailer les Déferteurs. Reclamadon faite par l' Ambaffadeur de France pour la liberté de VEnvoyè de Ruffie. L es troupes d'Afie qui paffoient tous les jours en Europe, fe rafTembloient a trois lieues de Conftantinople ; l'étendard de Mahomet fut déployé, tk. Ie Grand-Vifir fe rendit au camp le 17 Mars, après avoir recu les compliments de tous les Ambaffadeurs & Miniftres étrangers. II partit vers la fin du mois pour aller camper prés de Sophie , d'oü il pouvoit obferver plus aifément les premiers efforts de 1'armée Autrichienne. Lorfque Belgrade fut remife en 1739, au pouvoir des Turcs, par un articte du traité, cette place devoit refter dans le même état ou elle étoit a cette époque;  ( 9* ) mais Abdi Pacha fe doutanr bien qu'il ne tarderoit pas k être affiégé , rétablit au moment de !a rupture & en peu de temps les mauvaifes fortifications de cette place, que de nouveaux ouvrages & une garnifon plus nombreufe ne rendoient plus fufceptible d'être enlevée par iurprife. Vers ce même temps furvint Ja querelle qui finir par brouiller entiérement le Grand-Vifir & Ie Capitan Pacha. Le fils du Marquis de Zambekari, Efpagnol fait prifonnier a bord du vaiffeau Ruffe, Ie Borirthene, fut remis par Ie Capitan Pacha entre les mains de 1'Envoyé d'Efpagne, qui eut la coupable foibleffe , huit jours après 1'avoir gardé chez lui, au lieu de le faire partir fur-lechamp, de le remettre au Grand Vifir qui fe fentit offenfé que Je Capitan Pacha' eüt délivré un efclave fans 1'en prévenir. Ce coup d'autorité düt bleffer 1'amour propre du Grand Amiral, & fut Ja feconde caufe qui défunit entiérement ces deux premiers chefs de 1'Empire: car Je Capitan Pacha n'avoit jamais voulu pardonner au Grand-Vifir d'avoir déclaré la guerre aux RufTes k fon infu, lorfqu'il étoit en Egypte.  ( 93 ) Le 19 Mai, Affan Pacha mit a la voile pour la mer Noire, avec 1'appareil le plus brillant; Ion efcadre étoit compofée de feize vaiffeaux de ligne ; 1'Amiral de 84 canons ; le contre Amiral de 74, de conftru&ionfrangoife; un autrede 74 qui étoit le Boriffhene, prife Ruffe ; cinq de 70 ; trois de 68 ; deux de 60, & trois de 50 : neuf frégates; une de 48 canons, une de 40, une de 34, trois de 30, deux de 28 , &c une de 24 : quatre corvettes; deux de 22 canons , une de 14, une de 12, & un brik de 18 ; quatre galiotes ; quatre batiments marchands armés en guerre ; un de 28 canons, un de 24, & deux de 18 ; quatre galiottes a bombes, armées de 7 canons & un mortier; quarante chaloupes canonieres, armées d'urt canon de vingt-quatre; vingt-cinq chaloupes bombardieres, armées d'un canon de trente-fix & d'un mortier; deux chebecs de 30 canons; deux brülots; quatre kirlanguits; deux de 20 canons, deux de 14, & une prame, le tout formant cent feize voiles. Toutes les galiottes k bombes, chaloupes, canonieres, bombardes, & le brik étoient de conftruction Francoife, dirigée par M. le Roy. Quatre-vingt batiments de tranfports  ( 94 ) devoient prendre a Cynope des troupes & tout ce qui étoit néceffaire pour le débarquement que le Capitan Pacha vouloit faire en Crimée. La maniere dont les déferteurs des Puiffances ennemies, font traités par les Turcs, n'eft pas faite pour en attirer beaucoup chez eux ; environ foixante foldats déferterent des Régiments Autrichiens; il y en avoit la moitié de Francois qui eurent la préfence d'efprit, de fe donner pour tels , & de dire qu'étant les fujets d'une Puiflanceamie de la Porte , ils avoient refufé de porter les armes contre elle; ceux-la furent remis entre les mains de l'Ambaffadeur de France; mais leurs camarades ayant oublié de couper leurs prépuces, feul moyen d'éviter 1'efclavage, & de faire accepter leurs fervices , furent mis a la chaine & envoyés aux chateaux des Dardanelles, oii ils éprouvent le même traitement, que s'ils avoient été pris les armes a la roain. Une négociation peu faite pour accréditer l'Ambaffadeur de France, fut la réclamation de la liberté de M. deBu'gakov; Ie Comte de Choifeul-Gouffier fe flattant de 1'obtenir, avoit retenu  ( 95 ) fort long-temps aux Dardanelles, la frégatte 1'Iris pour y faire embarquer eet Envoye; mais la décifion de la Porte trainant en longueur , il prit le parti de congédier la frégatte , & fit frêter a cent louis par mois un vaiffeau marchand de MarfeiHe , qu'il fut obligé de renvoyer encore après avoir perdu totalementl'efpoir de réuflïr dans cette négociation. Le Grand-Vifir, peu fatisfait que le Comte de Choifeul-Gouffier manifeftat dans de pareilles circonftances , 1'attachement dont on 1'avoit accufé pour les intéréts de la Ruffie, au détriment même de ceux de la Porte, lui écrivit, pour répondre a fes follicitations déplacées , que les troupes d'Afie , en apprenant k Conftantinople la relaxation de PEnvoyé de Ruffie, porteroient au camp le défordre & la révolte; & comme YouiTef Pacha étoit fort honnête, il finiffoit par lui dire qu'il feroit le premier k qui il feroit part de la liberté de M. de Bulgakov, quand il feroit temps de la lui accorder. L'Ambaffadeur d'Angleterre s'étoit vanté qu'il obtiendroit la délivrance de ce prifonnier ; mais fi quelqu'un en a été prés, ou du moins en a effuyé le refus,  ( 96 ) il n'en eft pas cl'autre qui ait laitfe tranfpirer la réponfe du Grand-Vifir a ce fu/ef. Tout le fruit qu'a retiré 1'Envoyé de Ruffie de toutes ces négociations, c'eft la douleur de fe voir refferrer davantage, la Porte ayant crainfqu'on ne Ie fit enlever; ce Miniftre privé de toutes Communications au-dehors, ne jouit plus de I'agrément d'avoir une vue fur le rivage de la mer & fur la rue qui eft autour de fes murs. CHAPITRE XI. Mon retour d Conftantinople, Dêmêlê avec le Comte de Choifeul-Gouffier. Départdes Efcadres Turques pour 1'Archipel & ■ la Mer Adnatique. Politique de la République de Venife , en confervant la. neutralité. Ayant des affaires a terminer k Conftantinople , ou j'avois laiffé mon Secretaire avec beaucoup d'effets, M. le Comte de Montmorin, dont je n'ai qu'a me louer de toutes les marqués d'intérêt' qu'il  in). qu'il m'a toujours témoigné, eonnoiffant la rapidité de mes voyages, & fort inquiet de n'avoir pas recu depuis longtemps les dépêches du Comte de Choifeul-Gouffier , me confia les fiennes pour eet AmbaiTadeur, fournit aux fraix de ma route , en me prévenant que s'il me chargeoit de fes réponfes, je ferois k fes ordres pour mon retour, & que dans 1'autre cas , je pourrois m'en revenir a ma volonté. Nos conventions faites, je partis de Paris le 17 Avril 1788; le 25 jem'embarquai k MarfeiHe, paree que je fis réfïexion que les routes de 1'Albanie que je m'étois d'abord décidé de prendre , pourroient me caufer des retards fans compter les dangers de traverfer la Province du Pacha de Scudari. Jamais je n'ai fait de voyage plus difficile; le Capitaine du navire qui alloit a Salonique, m'ayant débarqué dans 1'ifle de Mételin , je continuai une marche pénible : paffant d'un endroit a 1'autre , j'atteignis les Dardanelles , & après m'être vu tantöt en bateau, & tantöt a cheval, j'arrivai a Conftantinople le 22 Mai. Je remis au Comte de Choifeul-Gouffier les dépêches dont j'étois chargé, en lui demandant s'il me Tome I. E  ( 9§ ) confierolt fes réponfes; il me dit, pbür motiver fon refus, qu'il avoit un brik & cinq 3 fix frégattes a fes ordres. Piqué de fon air de hauteur, je lui fis obferver que malgré les moyens prompts & faciles qu'il venoit de me défigner pour faire parvenir fes dépêches, le Miniflre fe plaignoit de les attendre trop longlemps, & que M. le Comte de SaintPrielt, qui recevoit par tous les couriers des nouvelles de 1'Envoyé de Naples, fon beau - pere , avoit appris a M. le Comte de Montmorin la fignificatiori faite le 9 Février k la Porte, par 1'Inlernonce de 1'Empereur, & fon dé- j part de Conftantinople du 16; tandis que plus de deux mois après ces époques , le Miniftre n'avoit pas encore recu fes lettres, qui auroient dü les lui anjioncer, L'Ambaffadeur fe radoucit un peu, mais il me fit des reproches d'avoir critiqué fa conduite & fon adminiftration; il me fut aifé de me juftifier en lui obfervant que la calomnie étoit moins méprifable que celui qui 1'employe, & que Suant a la médifance, il étoit bien loin e la redouter , puifqu'il avoit affez ! bonne opinion de lui-même pour ne pas I  ( 99 ) fe formalifer qu'on citat les époques de fon ambaffade. On m'avoit accufé auprès de lui d'avoir redit méchamment qu'un Commiffionnaire de Paris avoit envoyé a MarfeiHe , & fait embarquer pour Conftantinople, une Demoifelle affez gentille , qui fut remife a fon adreffe; j'avois jugé plus k propos de garder le filence fur un envoi fait avec li peu de myftere, & même je trouvai plus convenable de dérober a nos jolies Franooifes le triomphe que venoit de leur obtenir fur les beautés Orientales, le goüt d'un connoiffeur délicat & renommé, paree que cette préférence eüt malheureufement des épines facheufes, qui, s'annoncant fous les plus cruels fymptömes, firent même craindre pour fes jours, & vengerent trop bien les Grecques d'un paffe-droit qui avoit dü les offenfer. Toute explication finie, je dis au Comte de Choifeul-Gouffier, que puifqu'il ne me chargeoit point de fes réponfes , je prendrois inceffamment la route de terre comme les autres fois, afin d'éviter la longueur des trajets de mer , & Pennui des quarantaines; il me répondit qu'il ne lui étoit pas poffible dc  ( 1ÜO ) me donner la moindre facilité pour mon voyage, paree que je 1'avois compromis dans ma lettre inlerée dans la Gazette de Leyde, que j'ai cité plus haut, & qu'en demandant k la Porte un nouveau commandement pour ma route, ce feroit Pinftruire de mon retour a Conftantinople , qui pourroit avoir des linies facheufes pour ma perfonne. Appercevant aifément les motifs de fon refus, je lui repréfentai que ma lettre publiée dans les feuilles de Leyde étoit bien différente de la préface de fes ouvrages , pleine de détails offenfants pour les Turcs; & que d'après la traduöion qui pourroit leur en avoir été faite refpectivement k nous deux, ma perfonne me paroifToit auffi en füreté que la fienne. Le Comte de Choifeul-Gouffier termina par me dire que j'étois bien le maïtre de prendre la route de terre, fi toutes les difficultés ne pouvoient m'en diffuader, en m'expofant k revenir au Bagnc fi j'étois reconnu, & qu'il lui feroit impoffible de fe permettre aucune réclamation k mon fujet; il me confeilla de paffer par la Bofnie pour atteindre les poffeffions de Venife, comme il 1'avoit fait une fois en fraudant la quarantaine;  ( 101 ) cette voiej ajouta-t-il, n'étant guere plus longue que celle de Belgrade , deI venue impraticable a caufe de la révolte des Montagnards de Servië. Je lui promis de m'en tenir a ce dernier parti; mais ayant fu le même jour qu'il s'étoit permis les propos les moins mefurés fur mon compte, jufqu'a dire publiquement qu'il me feroit arrêter fi ' j'étois affez hardi que de revenir a Conf: tantinople, même avec des lettres du Mi■ niftre, je dus naturellement me défier de i lui; & craignant qu'il n'abufat de mon fecret pour y mettre des entraves après qu'il en auroit conféré avec fon infépai rable confident, dont les confeils font I peu délicats, je crus pourvoir a ma fui reté; & puifque eet Ambaffadeur s'étoit i vanté de fronder les lettres que je lui I porterois du Miniflre, j'avois au moins 1 le droit de me conduire de maniere k I évlter des ordres qui m'auroient forcé i d'obéir; voulant donc oppofer la fineffe ; k la force, je fus le lendemain trouver : le Comte de Choifeul-Gouffier, pour lui dire que j'avois renoncé k mon projet, . & que je partirois par mer, allant k Smyrne, d'oii je paflerois en Italië ; il me dit que je faifois fort bien, en me E iij  C !°2 ) laiffant bien entendre qae de nouvelles réflexionsdont je m'étois bien douté, ne lui auroient pas permis de me laiffer prendre une autre voie. Le 26 Mai, partit pour PArchipel une efcadre d'obfervation, compofée de quatre vaiffeaux de ligne, deux de 72 canons, & deux de 68; quatre frégates, une de 40 canons & trois de 36; vingt kirlanguits de 12 & 16 canons. Le Pacha de Négrepont fut commandé en même-temps pour faire une croifiere dans la Mer Adriatique avec deux vaiffeaux de ligne, un de 64 canons & un de 60, & une corvette de 22 ; quoique eette efcadre ne parut êfre deftinée qu'a menacer Scudari, elle devoit encore inrercepter le commerce de Triefle, fans cependant s'approcher de cette ville, paree que Venife dépourvue de fortifications, ne fouffre point que des vaiffeaux de guerre approchent de fes parages , & s'y feroit oppofé. L'Europe a été furprife que cette République , bien loin d'acquiefcer au fyftême des deux Cours Impériales, fe foit même relachée de fes prétentions de fouveraineté fur la Mer Adriatique, en permettant a 1'efcadre Ottomane d'y  ( io3 ) faire des croilieres; mais on peut dé- mêler aifément les vues qui ont dirigé le l Sénat, lorfqu'il s'efl: refufé de prendre part a une guerre qui pouvoit rendre k la République les polfeflïons que les Turcs lui ont enlevé. Les Vénitiens ont voulu connoitre i auparavant d'une infurrection, quelle feroit 1'itTue d'une guerre dont le fuccès 1 leur paroilToit douteux; une difcuffion 3 avec le Bey de Tunis , adroitement traïi née en longueur, fournit un prétexte pour tenir armee une efcadre nombreufe j qui ne tarderoit pas k fe porter vers les , illes de Chypre & de Candie, en Morée i & même plus loin, ft la République ; appercevoit le moment oü les Turcs, I hors d'état de défendre leurs riches pro| priétés ne pourroient plus s'oppofer k I fes efforts, ou lui en témoigner du ref! fentiment. E iv  ( 104 ) CHAPITRE XII. Mon départ de Conjlaminople. Obftrva' dons fur ma route. Mon arrlvée au Camp du Grand-Vifir. Détails de fon armèt & de toutes les forces de terre & de mer que les Turcs ont oppofé aux deux Cours Impériales, Après avoir fait dans le plus grand fecret mes préparatifs de voyage, je pris congé du Comte de Choifeul - Gouffier qui me donna un pli pour Ie Conful de Smyrne; m'ayant déja prévenu qu'il ne rne confieroit aucune dépêche miniflérielle, je me chargeai du paquet confulaire i\ charge de le faire tenir a fon adreiTe par une voie füre, 1'ayant averti que je pourrois me débarquer dans 1'Archipel fi j'éprouvois des temps contraires. Je lui demandai en même - temps une lettre pour fa femme , prévoyant qu'elle pourroit détruire tout foupcons fur moi, & prouver fi j'étois reconnu dans ma route, que j'étois parti avec 1'aveu de 1'AmbafTadeur,  ( ">5 ) Je partis de Conftantinople le 6 Juin habillé a Ia Turque avec mes domeftiques, pouvant fort bien foutenir ce déguifement, comme dans mes voyages précédents. Arrivé a Andrinople, j'y fus témoin des ravages affreux de la pefte, & quoiqu'il y paffat tous les jours des marchandifes & des troupes qui alloient au camp du Grand-Vifir, il eft bien furprenant que ce fléau ne s'y fut point manifefté : les malheureux qui en étoient attaqués mouroient a deux ou trois journées dela ; j'en rencontrai plufieurs rendant le dernier foupir, & d'autres qui étoient hors de danger; mais je ne m'appergus pas qu'il en füt queftion a vingt lieues d'Andrinople. Je fis pendant mon voyage une obfervation bien, affligeante pour les Turcs; leurs troupes accoutumées a commettre les plus affreux défordres & les plus grands dégats dans leurs marches ou leurs défertions , ont effrayé prefque tous les habitants de la Bulgarie, qui fe font retirés dans les montagnes de Macédoine, oü ils ont fait des chaumieres; d'autres ont cherché un afyle dans quelques villes pour fe fouftraire aux excès de ceux E v  ( io6 ) qui les ont forcés d'abandonner leurs villages, ayant vu leurs troupeaux enlevés de force, ainfi que leurs beftiaux pour la fubfiitance des troupes; ils n'ont plus les moyens d'occuper pendant ces temps de guerre, leurs habitations qu'ils ont quitté , ni de cultiver des campagnes immenfes dont les récoltes avoient nourri la première année toute Parmée du GrandVifir; elles n'offrent plus que 1'image de Ia dévaftation qui vient de faire éprouver la difette la plus cruelle a ceux qui ont caufé 1'inculture de plus de cent vingt lieues de pays; il faut encore ajouter a ce défaftre celui de prefque toute la Servië, & d'une partie de Ia Valachie, dont les habitants ont eu Ie même fort que ceux de la Bulgarie. J'arrivai a Sophie le 16 Juin; le camp du Grand-Vifir étoit au nord de la ville dans une grande & vafte plaine; quoique je n'eufle pas été reconnu pendant ma route, car on m'avoit pris pour un pieux Mufulman qui alloit combattre les ennemis du Prophete , je jugeai a propos de faire une démarche qui importoit a ma füreté, & malgré qne le Comte de Choifeul-Gouffier eüt voulu m'aflurer qu'il feroit dangereux pour moi d'ap-  ( 107 ) prendre au Grand-Vifir mon retour k Conftantinople, je ne craignis pas de lui annoncer mon arrivée a Sophie. Je lui adreffai une requête pour lui demander un nouveau commandement de route jufqu'a Ragufe ; en lui envoyant le paffe-port du Roi & une lettre de recommandationdu Miniftre que j'avois a remettre au Conful de France qui y réfide, j'y joignis Ie paffe-port de 1'Ambaffadeur ; mais comme il étoit pour la voie de Smyrne, j'y remédiai en ajoutapt que j'étois au moment de partir de Conftantinople, lorfque la pefte s'étoit manifeftée dans un batiment Francois, ce qui étoit vrai, & que le Comte de Choifeul-Gouffier s'étant retiré tout épouvanté a fa maifon de campagne ou il s'étoit enfermé, ce qui étoit a la lettre , je n'avois pas pu lui demander uu autre paffe-port pour la voie de terre, ce qui étoit poffible, ayant du prendre ce dernier parti pour éviter la pefte & ne pas retarder mon retour en France. Si le Grand-Vifir avoit cru que j'étois parti de Conftantinople k 1'infu de l'Ambaffadeur, puifque j'étois venu a Sophie aujieu de paffer par Smyrne, E vj  ( tol ) j'aurois exhibé Ia lettre que je lui avois demandé pour fa femme, prouvant paria qu'il favoit mon retour a Paris; j'envoyai encore au Grand-Vifir un commandement de route qui m'avoit fervi fix mois auparavant pour re venir de Conftantinople par Belgrade, lui prouvant par-la que j'avois déja joui de cette faveur de la Porte, que je le priois de renouveller. Le Reys-Effendi, Miniflxe des affaires étrangeres, répondit en me renvoyant tous mes papiers , qu'il étoit bien faché de ne pouvoir fatisfaire a ma demande, paree qu'elle étoit contraire a Périquette de la Porte, n'ayant pas été faite par 1'Ambaffadeur; après s'être informé de la maniere dont j'avois fait ma route depuis Conftantinople , il ajouta que mes paffe-ports étant fuffifants, il me laiflbit le maitre de m'en aller en avant ou en arriere , & d'aller a Ragufe comme j'étois venu a Sophie; mais que fi je voulois écrire a 1'Ambafladeur pour le prier de folliciter auprès du Grand - Vifir le nouveau commandement que je defirois, je n'avoisqu'a refter a Sophie, en attendant fa réponfe, & qu'alors il fe feroit un plaifir de me donner même une ef-  ( I09 ) corte & de faciliter mon voyage autant qu'il dépendroit de lui. Toute réflexion faite je ne crus pas devoir faire une nouvelle tentative au- I prés du Comte de Choifeul - Gouffier , i mais au moins je fus certain de fa mauvaife volonté a me feconder ; ma lettre inférée dans la Gazette de Leyde, n'a- 1 voit donc pas rendu dangereux mon retour en Turquie , & eet Ambaffadeur i pouvoit, fans fe compromettre, deman* '1 der avant mon départ de Conftantinople le commandement qui auroit affuré ■ ma route & qu'on étoit ft peu dans le i cas de lui refufer. J'écrivis au Comte de Choifeul-Gouffier que j'avois prévenu le Grand-Vifir de mon arrivée a Sophie & que m'ayant fait dire que je pouvois continuer mon voyage, je partois pour Ragufe; je le raffurai fur le pli qu'il m'avoit rem is pour le Conful de Smyrne, le lui ayant adreffé par une voie fure; je le priai de ne pas m'en vouloir fi je lui avois caché ma véritable marche, dans la feule crainte que les dangers qu'il y auroit entrevu ne 1'euffent porté a me la défendre; étant le feul motif qui m'avoit obligé de feindre, le lendemain de mon  ( MO ) entrevue avec lui, que j'avois renonce a ce projet, qu'il avoit d'abord approuvé après avoir convenu que j'en étois le maitre fi les périls ne m'effrayoient pas» Je comptois fi peu fur fon refTentiment, car nous nous étions quittés fans rancune, du moins de mon cöté, que je le priai de rembourfer a un Arménien qui lui portoit ma lettre, une fomme qu'il m'avoit prêtée pour remplacer deux de mes chevaux crevés de fatigue , m'obligeant de lui rembourfer cette avance comme il 1'avoit été tant d'autres fois par le Miniftre, a mon arrivée a Paris. Quoique reconnu pour Frangois a Sophie , mon déguifement ne m'attira que des honnêtetés de Ia part des Yenniiïaires dont j'en avois connu plufieurs en Afie, ne trouvant pas extraordinaire qu'un étrangerqui favoit leur langue prit auffi leur cofhime pour voyager dans leur pays avec plus d'agrément. Quelques jours avant mon arrivée a Sophie, Ie Grand-Vifir voulut effayer de ranger fon infanterie fur trois lignes & de la faire manceuvrer a 1'Européenne ; Ia milice Ottomane qui s'elt toujours refuféeas'aluijettir aux regies d'une  (III) taftique militaire, fe foumit pendant quelques heures, & tant bien que mal, a un exercice qui fut regardé comme une parade, dans fefpoir d'une gratification, qui, ne lui ayant pas été payée, caufa le lendemain un foulevement général ; les YennifTaires coururent a la tente du Grand - Vifir pour le mettre en pieces; celui-ci eut le bonheur de fe réfugier déguifé dans celle du ReysErTendi , qui fit donner fur le champ douze cents mille livres aux troupes qui, appaifées par cette libéralité, permirent au Grand-Vilïr de reparoitre k leur tête. Le danger lui avoit paru fi grand , qu'il fit le même jour un facrifice de huit agneaux, pour remercier le Prophete de la protection fpéciale qu'il lui attribuoit plutöt qu'aux fequins diftribués fi a propos par le Reys-Effendi. La difette augmentant par la négligence des CommhTaires des vivres, qui ne prennent jamais les précautions néceffaires pour que la marche des convois foit fucceflive & non interrompue, le Grand-Vifir donna le premier 1'exemple d'une réforme économique , en fe réduifant comme tous les Officiers de Par-  ("O mée, a la moitié de fa ration de pain, forgant par ce moyen les foldats a étouffer les murmures caufés par la rareté des vivres. Je pus , au moyen des exacfes informations que je pris des YennilTaires & des autres troupes de chaque Province d'Europe & d'Afie , faire une fupputation trés - rapprochée du nombre qui compofoit cette armée qu'on difoit k Conftantinople forte de cent cinquante mille hommes; toute cette milice qui avoit défilé lentement, fans ordre & en petite quantité fous plufieurs drapeaux , en avoit beaucoup fait exagérer les combinaifons. Le Grand-Vifir qui campoit féparément, n'avoit pas plus de quarante-cinq mille hommes; le Chef des Yenniffaires n'enréuniffoir pas au-dela de trente-cinq mille dans fa divifion; les Chefs des canoniers & bombardiers qui avoient leurs quartiers entre les deux camps du GrandVifir & des Yenniffaires, avoient environ fix mille artilleurs pour 100 pieces de pare & de fiege, 180 canons de bataille & 20 mortiers; ainfi cette armée , dont il y en avoit plus d'un tiers de cavalerie, formoit a peine un total  ( "3 ) de quatre-vingt-fix mille hommes, paree que je fis mon eftimation d'après Ie nom- i bre inferit, lors du départ de chaque < ville , en y comptant même ces bras inutiles en Europe pour les combats; mais : qui, en Turquie, font autant de foldats, ; n'y ayant pas jufqu'aux porteurs d'eau qui ne foient armés de toutes pieces. Le Pacha de Bofnie avoit fous fes or- ! dres vingt-fept mille hommes pour défendre cette Province, dont les habitants ; avoient demandé a la Porte de fe garder eux-mêmes Sc faire eux feuls les fraix de i la campagne, vers les frontieres de la ', Croatie. Le Prince de Valachie, ci-devant interprete du Capitan Pacha , a qui il doit fon élévation, a pour ainfi dire remporté les premiers avantages fur les troupes Autrichiennes , dans des efcarmouches ; oü il a plufieurs fois enlevé leurs gardes , avancées, trop foibles 8c trop éloignées pour être fecourues de leurs quartiers i généraux , contre Pimpétuofité de la cavalerie Turque, a qui elles fe trouvoient en butte. Ce Prince, que le Grand Vifir a honoré d'un fabre 5c d'une peliffe pour le récompenfer de fes exploits, a 1'avan-  ( »4 ) tage fans exemple pour un chrétien de réunir fous fon commandement des troupes Ottomanes; il avoit une armee de dix-huit mille hommes, dont plus d'un tiers étoient des chrétiens Valaques ou Bulgares. Un autre camp dreffé prés d'Ifmael veilloit encore a la füreté de la Beffarabie, foit pour augmenter les garnifons des places qui feroient attaquées, ou pour porter de nouveaux fecours oü il en feroit befoin; lei troupes commandées par le Pacha d'Ifmael étoient auffi nombreufes que celles de la Bofnie. Pour faire une fupputation exacte de toutes les forces des Ottomans, en ajoutant cinquante mille hommes, de garnifon dans les villes frontieres aux deux armées d'Ifmael & de Bofnie, enfuite celles du Grand-Vifir & du Prince de Valachie; ce calcul qui eft bien loin d'être inférieur au nombre réel de toutes ces troupes, fournit un total de deux cents huit mille hommes. II faut en compter encore dix mille embarqués fur les batiments de tranfports du Capitan Pacha , environ vingt mille de la marine fur fes vaiffeaux , & cinq mille fur les efcadres de 1'Archi-  (-lijf > pel ou de la mer Adriatique; d'après quoi il eft pofnif que les forces de terre : & de mer, que les Turcs ont oppofé 1'année paffee aux deux armées Impériales , n'alloient pas au - dela de deux : cents cinquante mille hommes. II arrivoit encore journellement quelques milices d'Afie qui recevoient a An- : drinople 1'ordre de ie rendre oü les def- i tinoit le Grand-Vifir ; mais elles remplagoient a peine le nombre confidérable des déferteurs ou de ceux qui obte- i noient des congés. Les reffources de 1'Empire Ottoman I ne fe bornent pas k ce dénombrement, chaque Pacha peut fournir encore deux i fois autant de troupes qu'il en a déja 1 marché : le Grand-Seigneur a plus de | quarante mille Bojiangis, fans compter la milice qui fe joindroit k Sa Hautefle, fi des circonftances malheureufes pouvoient 1'arracher au repos du Séraï; tous les Chérifs ou defcendants de Mahomet, qui torment plus de trois cent mille hommes capables de porter les armes k leurs dépens, n'ont pas encore été invités a fe réunir contre les enne- : mis du Prophete; ils ignorent fans doute que M, de Volney partageant leur em-  ( uö ) pire d'avance, les fait reculer a coups de plume pour les reléguer en Syrië. ^ II eft vrai que 1'indolence, 1'infubordination & un mauvais régime en tout genre, font des ennemis domeftiques vraiment dangereux pour les Turcs; leurs premiers fuccès raniment leur courage , mais des revers fans être multipliés, leur infpirent une terreur panique dont ils ne font plus les maitres , ainft qu'ils en ont donné tant de fois des preuves dans leurs dernieres gueres avec les Ruffes. L'enlévement du Prince de Moldavië exécuté par le Colonel de Fabris, en même temps qu'il s'empara de Yaffi, fit foupconner que c'étoit une fuite de fes arrangements avec les Autrichiens: un Officier Tartare fut au moment de lui óter la vie, s'il n'eüt été prévenu luimême par un huffard qui lui abbatit la tête; il paroit que les égards de la Cour de Vienne pour ce prifonnier, font les fruits de la capitulation qu'il avoit fait d'avance. Le Grand-Vifir fit des loix fomptuaires en quittant Conftantinople, & défendit févérement le luxe des tentes, les draps d'écarlate, les étoffes de foie,  ( »7 ) 6c les armes garnies en argent; cette ordonnance a laquelle le plus grand nombre s'étoit contormé, lui rappelloit que dans la guerre paffée, la magnificence des Ottomans n'avoit fervi qu'a enrichir les Ruffes toutes les fois qu'ils avoient abandonné leurs armes 6c leurs bagages , 6c il croyoit k propos de fupprimer une fomptuofité qui ne lui paroiffoit pas néceffaire. C H A P I T R E XIII. Mon départ de Sophie avec Varmêe du Grand-Vifir. Je quitte les Yennijfaires a Nijfe. Je fuis arrêté d Dévébargand; conduit au Grand- Vifir, qui reconnoh mes paffe-ports & me fait revenir d Conftantinople. L 'expédition de la Modalvie & la prife de Sabatz, déciderent le GrandVifir k venir camper prés de Niffe, pour y être plus k portée de diriger fes forces contre celles des Autrichiens, qui menacoient Belgrade 6c vouloient pénétrer dans la Valachie,  (tl*) Ne m'ayant pas été poffible de prendre la route de Ragufe, è caufe de Ia revolte des Monténégrins qui en rendoient 1'accès impraticable ; je ne vis dautre parti que celui d'aller direftement a Belgrade, puifque le comman- j dement de route qui m'avoit fervi fix 1 mois auparavant pour y aller, n'étoit pas hmité. D'ailleurs j'étois connu du Pacha de cette Ville, qui ne m'auroit pas refufé les moyens de traverfer la Bofnie pour me rendre a Venife, Plufieurs Yenniffaires me confeillerent de m'en tenir è ce dernier parti, & comme ils croyoient aller bientöt camper fous les murs de Belgrade, ils m'iriviterent a refter avec eux; mais trouvant que leur marche étoit trop lente, car nous avions mis fix jours pour venir de Sophie a Niffe avec toute 1'armée je les quittai le 28 Juin , continuanr ma | route avec mes deux domeftiques. Le premier Juillet j'arrivai a Dévébargand, oii étoit un pofte gardé par deux compagnies de Yenniffaires. J'avois repris 1'incognito, & comme mon teint n'étoit pas encore affez brulé pour correfpondre au coftume afiatique, lefeuldont la coëffure permette de ca-  ( "9 ) cher les cheveux, je me donnai pour un Georgien qui alloit a Belgrade; je fus fort bien recu de lagarnifon , & j'avois paffe 1'après midi fort tranquillement, lorfqu'un de mes domeftiques, qui étoit ' Arménien, fut reconnu par un Yennif* faire de fon pays, qui le dénonca pour chrétien ; c'en fut affez pour me faire regarder comme un faux frere: il y eut une émeute confidérable; on difoit que j'étois un autrichien & un efpion; les plus animés délibéroient déja s'ils ne me couperoient pas la tête provifoirement, lorfque je fixai 1'attention du Confeil expéditif, en exhibant mon commandement qui devoit leur prouver que j'étois un Officier Frangois; je finis par ! dire que n'étant qu'a dix-huit lieues de : Belgrade, Sc a vingt-deux de Niffe, ils pouvoient me conduire vers Abdi-Pacha , dont j'étois connu, ou au GrandVifir qui avoit vérifié mes paffe-ports , a Sophie , Sc je terminai par dire que leur tête répondoit de la mienne; ces ! derniers mots prononcés avec fermeté, rendirent la garnifon plus calme & plus honnête: un des chefs me logea chez lui, jufqu'a ce qu'il en eüt fait part au Pacha , du pont de Morave, qui deyoit en or-  ( ™) donner; dès-lors je fus traité avec autant d'égards que le fut M. 1'Abbé Mauri par la Municipalité de Peronne. Une efcorte vint le lendemain de la part du Pacha , pour me conduire vers lui. La garnifon de Dévébargand ne vou- 1 lut pas me laifTer emporter mes effets J avec moi; j'infiftai en vain pour qu'ils me fuiviflént afin d'être vifités, étant aufli fufpecls que ma perfonne ; je pris 1 1'argent que j'avois dans mes facs, &C on s'empara feulement de mon porte- t feuille fans qu'il fut même queftion de me fouiller : on drefTa devant moi un inventaire de cé que je laiffois; le tout | fut dépofé dans une chambre, dont je , fcellai la porte avec mon cachet & celui I du Pacha, fous condition que fi j'étois f reconnu pour n'avoir aucun mauvais deffein, on me les rendroit fur le champ, 1 mais que fi au contraire j'étois trouvé ] coupable , mes effets leur appartiendroient par droit d'aubaine; je foufcrivis è la convention, & je partis pour venir au pont de Morave. Le Pacha qui étoit un honnête homme , jugea pour plus für éclaircilTement de m'envoyer au Grand-Vifir, paree que s'étant appercu que mon commandement , étoit  (II,) étoit daté avant la déclaration de guerre avec l'Autriche , Sc fachant que !a Reine de France étoit fceur de 1'Empereur, il ignoroit fi les Francois n'avoient pas un i traité d'alliance qui pouvoit me faire i fufpecler, cp qui, pour plus grande fureté, 1'obligeoit de s'oppofer a mon pafla geJe trouvai affez raifonnable la décifion de ce Pacha, Sc le lendemain je fus efcorté de vingt cavaliers pour aller comparoitre devant le Grand-Vifir, qui , campoit encore devant Nifle, oii j'ari rivai le 5 Juillet: on y avoit déja pu1 blié qu'on avoit arrêté trois efpions qui avoient defiiné le camp Sc toutes les Villes frontieres; les nouvelliff.es publioient la maniere dont les plans étoient : tracés, en défignant macarte géographique , mon paffe-port du Roi étoit un i brevet de 1'Empereur ; d'autres lettres i particulieres femblables h celles que por1 toit le Baron de Caftelno , quand il fut . arrêté fur le Pont-Royal de Paris, étoient des correfpondances fecrettes de Conf; tantinople avec les Généraux Autri; chiens; j'étois Fhomme que les Turcs avoient le plus a redouter; 1'un de mes domeftiques Arménien étoit un traitre, Tornt I. F  (I") 1'autre un ennemi capita! ; tous trois nous étions dévoués au dernier fupplice, & nos captureurs étoient appellés par tous les Yenniffaires, les fauveurs de 1'armée & peut-être de 1'Empire. La foule qui fe précipitoit fur nos pas, égaloit tout au moins celle qui fut hors de Paris, ou qui fe trouva fur le paffage de M. Bertier : un Yenniffaire m'abordant du plus grand fang-froid , me dit que dés que le Grand-Vifir auroit prononcé mon arrêt , il fe chargeoit de 1'exécution, & que fon poignard étoit fi bien éfilé, que je ne me fentirois pas couper la tête : je lui répondis, fans me déconcerter, que je le ferois mon barbier. A deux pas de-la , un de mes conducteurs tira une tête d'un fac qu'il avoit derrière lui , la mit au bout de fa piqué, & s'approchant de moi, me dit que c'étoit celle d'un efpion , & que dans une heure il porteroit la mienne comme celle-la ; après 1'avoir regardé froidement, quoique faifi d'horreur d'un tel fpectacle, je me retournai vers fes camarades , & je leur dis avec un air railleur que eet appareil de bravoure lui alloit bien mal, car en voulant faire croire qu'il ayoit coupé la  ( H3 ) tête d'un efpion ou d'un ennemi, il ; portoit la tête d'une femme, qu'il avoit peut-être lachement affafliné, efpérant d'obtenir une gratification ; & pour con; vaincre fes compagnons que mon obfer; vation pouvoit être au moins vraifemI blable, je leur fis remarquer que cette tête n'avoit pas de mouftaches, contre i Pufage des foldats Autrichiens; le porte i enfeigne , déconcerté par maréflexion, i s'éloigna de moi, en difant que je per! drois bientöt ma hardieffe. On croiroit dans Paris que cette ironie devoit fuffire pour me faire échar: per, & que la multitude qui juroit mon trépas, devoit elle-même difperfer les membres de celui que toute une armee ; croyoit coupable; non , ce n'eft pas Pufage en Turquie; & j'étois d'autant i mieux rafluré, que je favois qu'un homme accufé eft fous la fauve-garde de Ia i loi, & fa perfonne facrée, jufqu'a ce ' que convaincu du crime qu'on lui imi pute , il foit condamné au fupplice qu'il i mérite. Je fus d'abord mené devant le Reys EfFendi qui, me voyant paroitre , fourit de mon aventure ; une foule tumultueufe s'étoit attroupée au tour de moi; F ij  ( Ji4 ) fachanrque 1'auditoire étoit plus redoutable que le Tribunal devant lequel j'allois plaider ma caufe, je commencai par dire a haute voix , qu'on m'avoit accuféd'être un efpion, mais qu'il m'étoit bien aifé de me juftifïer d'un pareil titre, en rappellant aux Yenniffai- I res que j'avois fait porter des armes a Conftantinople lors de la rupture avec J la Ruffie; j'appellai a témoin tous ceux 1 de 1'armée qui avoient des fufils a baïonnette, n'y en ayant d'autres que ceux I que je leur avois fait venir de France, prouvant par-la qu'il étoit bien étrange que celui-la , qui leur avoit donné des 1 fecours &c des moyens de fe défendre, I fut accufé d'avoir de mauvais defleins | contre eux. Ce préambule eut tout Peffet que j'en attendois; m'appercevant que le filence I fuccédoit au tumulte, je continuai en difant au Reys Effendi que fi j'euffe été I un efpion ,. je ne me ferois pas annoncé | en arrivant a Sophie, oü je lui avois ] prouvé par mes paffe-ports que j'étois 1 un Officier Frangois, &c que c'étoit a ce titre qu'il m'avoit permis de continuer ma route, & que j'avois marché avec les YennifTaires jufqu'a Niffe; ajoutant  ( »5 ) que i\ la Porte avoit déclaré la guerre a la France, j'étois fon prifonnier; mais que fi cette PuifTance étoit encore fon amie , je devois être libre ; qu'au furplus je n'avois pas été arrêté la nuit, ni dans des chemins de traverfes , mais fur la grande route de Belgrade , oü j'allois fans myftere ; a la vérité j'avois dit en paffant a Sophie que j'irois a Ragufe, mais cette route étant interceptée par les Monrénegrins, je m'étois vu forcé de m'en éloigner; arrêté au milieu même de la garnifon de Dévébargand , oü j'avois pris mes logements avec confiance, la feule avidité de leurs Chefs m'avoit impofé Ie titre d'el'pion pour s'emparer de mes effets; &i ü enfin je m'étois donné pour Georgien, c'éroit dans la crainte que des Yenniffaires Montagnards, en me défignant fous le nom de Franc, ne fuffent pas la différence qu'il y a entre les Frangois qui fon' depuis plus de trois iiecles les amis de la Pone, & les Autrichiens qui venoient de lui déclarer la guerre; je terminai par lui dire qu'on avoit faifi tous mes papiers , que 1'Interprete n'avoit qu'a lui en rendrecompte, & qu'ils feroient mes juges. Mes conclufions étoient bonnes, mais F iij  < ) le Reys Effendi dut me faire conduire devant le Grand-Vifir , qui favoit fimplement fur des rapports anticipés, ou d'après le cri général que j'étois un efpion. Hola.! me dit-il, en préfence des Officiers généraux de 1'armée, qui es-tu? Seigneur, lui dis-je , d'un ton afluré , je fuis Gentilhomme Francois! Pourquoi donc fhabille-tu d la Turque ? C'eft depuis plufieurs années mon ufage , quand je voyage en Turquie, & perfonne ne m'en a jamais fait de reproches. Quels font ceux-ld? Seigneur, 1'un eft Frangois, 1'autre Arménien , & ce font mes domeftiques. Qu'on les. mette en bas , fut le dernier mot du Grand-Vifir; eet ordre de s'affurer de nos perfonnes, pour délibérer erifuite fur 1'accufation intentée contre moi, fut èxécuté a la lettre; &C nous fumes mis tous trois a la chaine , avec plufieurs autres prifonniers Autrichiens. Le Reys Effendi vint furlechamp chez le Grand-Vifir, pour lui faire part de la maniere dont je m'étois juftifié ; il fit en même temps appeller 1'Interprete , pour rendre compte du contenu de mes papiers j c'étoit une carte d'Europe , mon  ( «7 ) paffe-port du Roi, deux lettres du Miniftre de la Marine , adreffées aux Confuis de Ragufe & de Venife, qui les prévenoit que j'allois a Conftantinople pour une miftion qui intéreffoit le fervice de Sa Majefté :quelques lettres particulieres, entr'autres celle de l'Ambaffadeur pour fa femme, &c le commandement de route pour Belgrade, qui fut reconnu par les Secretaires pour avoir été obtenu fix mois auparavant par le Comte de Choifeul-Gouffier. Le Grand-Vifir, détrompé de fon erreur, & revenu de fa prévention contre moi, dépêcha tout de fuite un Officier de Yenniffaires pour me raffurer de fa part, me dire que j'étois fon höte , que je fuffe tranquille, & qu'il me feroit revenir k Conftantinople, oü je ferois rendu k l'Ambaffadeur du Roi. Cet Officier nous fit öter nos chaïnes ; j'en avois une fort groffe paffée au col, dans un anneau tenant k un collier de fer, qui me réuniffoit avec mes domeftiques, aux autres prifonniers, tandis que des fers nous joignoient encore les uns aux autres par les pieds, & nous permettoient k peine de nous mouvoir. II eft pofitif que d'après cette difféF iy  ( *»« ) rence de traitement, Ie Grand-Vifir n'avoit plus de foupcons fur moi, puifque par trois difFérentes fois il avoit fait ccuper la tête a plufieurs efpions, après s'être afliiré de leurs torts. CHAPITRE XIV. Le Grand-Vifir part pour Vidin ; regou une lettre du Comte de Choifeul-Gouffier d mon fujet. 11 paffe le Danube; les Autrichiens abandonntnt Yaffi. Les Ottomans font une irruption dans le Bannat. Avantages des Ruffes remporlés fur le Capitan-Pacha dans la MerNoire. Le Grand-Vifir ne pouvant plus contenir fes troupes indociles; s'étoit d'abord décidé a fe rendre a Belgrade , fur la nouvelle des attaques réitérées des Autrichiens qui fe difpofoient a Fafliégcr en formes. Les Yenniffaires étoient commandés pour aller camper fous les murs de cette ville, & 1'on avoit briilé dans les forêts 1'efpace néceffaire pour favorifer leur  ( 129 ) marche, lorfque le Grand-Vifir finit par n'y envoyer que Ie Pacha d'Albanie, avec fix mille hommes, poury conduire des vivres , car elle éprouvoit la plus grande difette. II partit de Niffe Ie 8 Juillet, pour aller camper avec toutes fes troupes, prés de Vidin , forte place fur le Danube. Le Comte de Choifeul-Gouffier ayant recu la lettre que je lui avois écrit de So; phie, crut avoir trouvé 1'occafion de fe 1 venger de toutes les contrariétés que : lui avoient caufés mes différents voya, ges en Levant. II dépêcha un courier au Grand-Vifir, & lui écrivit : que m'ayant dèfendu de i prendre la veie x*t terre, il ni'avoit donné i un paffe-port pour Smyrne; mais venant ; de favoir que j'étois venu a fon camp , il ' défavouoit tout ce que je pouvois y avoir I fait, le prèvenant que fi ma conduite lui avoit paru reprochable , il m abandonnou d fa difcrétion , & ne me réclameroit pas. Qii inftruit que /'avois pris la route de Ragufe, H écrivoit en même temps au Conful de France pour lui ordonner de me dètenir au Lazaret après ma quarantaine firiie, juf qu'a ce que le Miniflre du Roi, F v  ( '3° ) a. qui il en avoit fait part, eüt prononcé fur ma démarche. Heureufement pour moi, cette lettre ne parvint au Grand-Vifir que trois jours après mon départ pour revenir a Conftantinople; carfi elle eütétéremife avant que j'euffe été reconduit au camp, ma mort étoit infaillible, Le Reys Effendi, prévenu contre moi, ne m'auroit peutêtre pas donné le temps de me juftifier , puifque le feul homme qui pouvoit me défendre, étoit mon accufateur : Ie Grand-Vifir n'auroit pas cru néceffaire de faire interpreter mes papiers avant de m'avoir fait fubir Ia mort, 5c la recherche qu'on auroit pu y faire , n'eüt été que pour prévenir les fuites de mon efpionage; dans 1'autre cas, fi j'avois pris ia route de Ragufe, un courier dépêche fur mes traces lui auroit rapporté ma tête , paree que les Turcs favent qu'il y a des Frangois au fervice des deux Cours Impériales; 8c cette lettre du Comte de Choifeul-Gouffier, en me dénoncant comme un coupable, annoncoit qu'on pouvoit m'anéantir fans crainte, puifqu'il promettoit fon filence. Ce qui prouve tout 1'odieux de la démarche de eet Ambaffadeur, c'eft qu'il  ( 13' ) n'avoit appris que par moi, mon arrivée a Sophie; je lui avois écrit mon départ pour Ragufe , en ajoutant que le Reys Effendi ne s'y étoit point oppofé ; or, 1'aveu de ce Miniflre &£ mon féjour d'une femaine a Sophie , fans être inquiété, ne lui pronvoient-ils pas que ma conduite avoit été prudente & mefurée? Et le Grand-Vifir qui n'avoit pas ignoré que j'étois fi prés du camp , ne fe feroit-il pas affuré de ma perfonne, fi j'avois donné lieu au moindre foupcon? Si le Comte de Choifeul Gouffier n'avoit écrit au Grand-Vifir que paree qu'il me croyoit encore a Sophie, il pourroit juftifier fon infamie, en difant qu'il craignoit que je ne le compromiffe; mais fachant que j'étois parti librement, combien n'étoit pas affreux un pareil procédé, en prévenant même le Grand-Vifir qu'il écrivoit au Conlul de France, a Ragufe , pour m'y faire arrêter : j'aurois donc été réclamé comme un coupable , a qui la franchife d'une terre étrangere ne devoit même pas accorder un afyle; & cette République m'auroit livré comme un criminel deftiné a fubir toute la rigueur des loix ? Oh ! ma Patrie! c'eft un de mes concitoyens qui vouloit me F v;  ( '3* ) deshonorer & m'avilir jufques dans un pays libre, ou j'aurois intitilement réclamé les droirs des gens & imploré en vain ceux de 1'hofpitalité ! Le Reys Effendi jugea inutile que Ie même courier qui devoit porter a Ragufe la lettre de l'Ambaffadeur fit cette route, puifque j'étois parti pour Conftantinople ; il eut même la complaifance de la faire lire a ce ferviteur zélé pour I'en convaincre. Combien de témoins honnêtes gens durent-ils frémir de 1'aIrocité de mon accufateur ! Le Grand-Vifir répondit au Comte de Choifeul - Gouffier , qu'après avoir quitté Sophie, j'avois été arrêté & conduit vers lui ; qu'il avoit bien jugé d mon ton & d mes manieres que je n'ètois pas avouèpar lui , & m'avoit renvoyê d Conftantinople pour y être rendu d fa reclarhaüon. En effet d'après Ia contenance que nous autres Frangois avons même devant notre Souverain ; & qui, fans être moins refpeclueufe dans nos mceurs, défigne des hommes Hbres, je m'étois appercu que le Grand-Vifir, accoutumé a ne voir que des gens a fes pieds, fut furpris de 1'air raffuré avec lequel je parus de-  ( '33 ) vant lui, & même peu flatté de Ia fer» meté des réponfes brieves & point fuppliantes que je fis a fes queftions; mais un ton embarraffé & des geftes craintifs 1'auroient peut-être plus mal prévenu en ma faveur; 1'Ottoman eft fier; il concoit toujours une bonne idee de celui qui montre du courage , & je fuis perfuadé que paree que je n'étois pas tremblant, je ne lui parus pas coupable. Le Grand-Vifir eut encore k Vidin la : mortification de voir une nouvelle révolI te des Yenniffaires qui voulurent exiger : leur Tolde, ce qui le mit dans le plus grand embarras, n'ayant pas affez de fonds pour les fatisfaire tous a la fois ; il fut cepen; dant fe tirer d'affaire , en repréfentant a i leurs Chefs qu'ils fe couvriroient de : honte s'ils fe révoltoient au moment de joindre lennemi. I' fe fit rendrecompte des légions qui vouloient exiger leur payement; la trente-unieme s'étant préfentée, il la fit folder fur-le champ; mais i un moment après fes Officiers furent : étranglés & toute la légion fut exilée ; dans 1'ifle Murée, fife dans Ie Danube, k quatre lieues de Fétifland. Cet exemple de févérité rétabÜt l'ordre;le Chef des Yenniffaires fut dépofé 6c remplacé par  ( '34 ) le Lieutenant-Général de cette milice, Le Grand-Vifir qui méditoit une irruption dans Ie Bannat de Témifvard , donna le commandement d'une partie de fon armee a fon Lieutenant-Général Soliman Pacha , renommé par une bravoure qui lui méritoit toute fa confiance; il quitta Vidin pour aller camper au-dela du Danube, & laifla dans cette ville le drapeau illuftre. Ce drapeau eft le Palladium des Ottomans. Ils croyent que c'eft celui de Mahomet, fanctifié par ce Prophete, lorfqu'il eut imprimé au milieu fa main noircie d'encre; il eft vert Sc parfemé de fentences du Koran , tracées en. broderies d'or autour de cette marqué fi révérée; auffi fanatiquesScautant religieux que les Troyens , les Turcs croyent que le falut de leur Empire dépend de la poflefllon de cette relique. Mais on prétend que le vrai drapeau de Mahomet n'exifte plus , Sc que la politique des Sultans Sc des Muphtis en a fubftitué un autre qui a le même avantage d'impofer Pobéiflance dans les révoltes lorfqu'il eft arboré a la porte du Séraï, Sc une religieufe valeur quand il eft déployé au milieu de 1'armée;  ( '35 ) Les Turcs ont toujours Ibin de ne pas trop 1'expofer , & dans une retraite précipitée, ils abandonnent leur artillerie ; les Yenniffaires renoncent a leur batterie de cuifine, & toute Parmée laiffe fes bagages au pouvoir de Fennemi , plutöt que de ne pas fauver Ie drapeau illuftre. Le Pacha de Bofnie avoit remporté plufieurs avantages qui firent connoitre a 1'Empereur combien il lui étoit défavantageux de former des cordons fur fes frontieres: au-lieu de-préfenter des I cninnnps a IVnnpmi rmi l'aftamimt 3.VPC des corps d'armées, il devoit aller chercher les Ottomans dans leur pays, puifi qu'il étoit 1'agreffeur, & les forcer de i reculer loin du Danube, ou d'en venir i a une aöion générale , peu difficile k provoquer, d'après I'infubordination des troupes qui fe feroient d'abord refufées a la retraite. Les Turcs fe croyant plus braves que les Autrichiens qu ils redoutoient peu, n'auroient pas refufé la bataille quoique le Grand-Vifir eut voulu s'y oppofer, & ce n'étoit que dans des affaires générales que 1'Empereur pouvoit fe promettre quelques fuccès de la tadlique de fon arméet  ( '36 ) Les Ottomans , fuivant leur coutume ravageoient le Bannat, oü le petit nombre des Autrichiens n'avoit pas dü réfifter long-temps ; la Contumace de Chupanek & la ville de Mhéadia avoient d'abord fubi le joug des Yenniffaires. Ces premiers trophées leur furent de bonne augure ; le Prophete paroiffant bénir leurs armes; la joie fe répandit dans la Capitale, & le nombre de têtes & d'oreilles placées devant Ia porte du Séraï, annoncoient aux habitants de Conftantinople les exploits de 1'armée du GrandVifir. Les troupes Ottomanes qui défiloierrt en Moldavië ayant fait retirer d'Yafli les Autrichiens qui n'étoient pas affez nombreux pour leur réfifter , les Turcs fe voyoient au moment de leur arracher cette conquête, fi la réunion des troupes de Ruffie a celles d'Autriche ne leur eüt oppofé une réfiftance opiniatre qui rendit leurs efforts inutiles. Le Siege de Cochim devoit occafionner de nouvelles combinaifonsau GrandVifir qui vouloit fecourir cette place, ainfi que les autres affiégées en Bofnie, en même temps qu'il fe ménageroit les moyens de remonter vers Semlin pour  ( '37 ) avoir la libre navigation du Danube quï étoit néceffaire pour mettre Belgrade en i füreté. Un corps de fes troupes venoient d'é: prouver un échec confidérable après 1 avoir attaqué prés de Cochim celles de i 1'Empereur qui triompherent de leur embufcade & de leur impétuofité par une tacTique régulierement obfervée, elle : pouvoit feule les rendre fupérieures aux Turcs & aux Tartares, qui perdirent dans I cette aftion, les uns leur Commandant i qui y fut tué, & les autres le fils d'un ; de leurs Chefs fait prifonnier. Les Ruffes remporterent en même : temps des vief oires furie Capitan Pacha, > qui fut battu plufieurs fois , tanröt avec ! fes gros vaiffeaux, & tantöt avec fes batiments légers; le Prince de Naffeau qui commandoit la Flotille Ruffe, eut 1'avani tage de s'emparer du pavillon Amiral, arboré fur un vaiffeau de 64, abandonné 1 par le Capitan Pacha, au moment qu'il ifautoit en 1'air, ainfi que plufieurs autres de fon efgadre.  ( '38 ) CHAPITRE XV. Mon départ de Niffie pour Conftantinople, avec des prifonniers de Guerre. Evinc ments furvenus dans notre route. Rencontre de beaucoup de déferteurs de VArmêe du Grand- Vifir. J'écris £ Andrinople, mon aventurt au Comte de ChoiJeul-Gouffier, ignorant encore fes procédés a mon égard. T X els étoient les événements refpectifs de la guerreiorfque je partis de Niffe le 13 Juillet avec dix prifonniers Autrichiens qu'on menoit au Bagne. Quoique j'euffe été témoin des ordres donnés au chef de la caravanne, pour me bien traiter, je n'eus pas lieu dans la fuite d'être furpris de ce qui avoit pu me faire affimiler pendant la route aux prifonniers dont je devins le compagnon de voyage. Je reftai fix jours è Nifie après le départ du Grand-Vifir de cette ville : il étoit naturel que ce Miniflre prit en confidération Ia lettre qu'il venoit de receyoir de l'Ambaffadeur, &  ( J39 ) fit donner de nouveaux ordres , Iesplus ; féveres pour s'affurer de ma perfonne, afin qu'on eüt Ie temps de Finformer ! fi les foupcons que le Comte de Choi- ■ feul-Gouffier donnoit fur mon compte , avoient quelque fondement. Traité comme un prifonnier, j'arrivai a Sophie, oü je trouvai deux Officiers & foixante foldats Autrichiens; , ils avoient été pris fur les frontieres cu : Bannat, dans un pofte avancé, éloignc I de trois lieues de leur quartier général ; I de cent qu'ils étoient, quarante avoient été tués & les autres forcés de fe rendre 1 avec le Lieutenant Si Sous - Lieutenant : qui les commandoient; Ie premier, le : Baron Martini, neveu du Colonel de ! fon Régiment; le deuxieme des Siculcs ( infanterie , fit avec fon foible détache- ■ ment une vigoureufe réfiflance pendant i trois heures; les Turcs Fayant accablé par leur nombre, & enragés de leurs pertes, voulant lui couper la tête, Pavoient déja couché par terre pour en . faire Fopération plus facilement, lorf: qu'il remit a fes bourreaux fa montre i & fa bourfequi lui fauverent la vie,les ! Ottomans ayant un attendriffement naturel a la vue de ce métal, qui ne man-  ( J4° ) que jamais de défarmer leur courroux. ■ Nous partimes de Sophie fur des charriots, enchainés par les pieds de deux en deux; tous ces prifonniers furent en butte aux pierres que leur jettoient les femmes de tous les endroits oü nous paffions ; leur fureur s'allumoit k la vue de ceux qui étoient la caufe que leurs maris ott leurs amoureux les avoient quitté pour aller a la guerre : comme j'étois habillé a la Turque, j'avois foin de me mettre fur le devant du charriot, & de guider lesbceufs qui, d'un pas lent, nous conduifoient a petites journées. Ayant 1'air d'être un conducteur de mes compagnons d'infortune , je düs a mon coflume d'être a 1'abri des injures & des coups de pierres qu'ils recevoient tous les jours. Je me permettois même de faire des repréfentations a ces femmes fur la cruauté & 1'injuftice de leurs procédés. Non contents de nous enfermer fous les foirs dans notre gite , nos conducteurs nous chargeoient encore de chaïnes, que donnoicnt libéralement tous les Chefs des lieux, pour mieux s'affurer de nos perfonnes. Quoique le Grand-Vifir eüt affigné unepiaftre par jour, pour chaque prifonnier, on ne leur diftribuoit qu'en-  ( '41 ) viron une livre de pain ; mais au moyen de Pargent que j'avois fur moi, je pus < faire acheter par-tout des vivres, & jouir pendant toute notre marche du plaifir de ravitaifler toute ma compagnie , &c je i n'ai jamais goüté de plaifir plus cher a mon cceur, que celui de nonrrir foixantequinze malheureux , dont les actions de i graces & la fenfibilité me dédomma■ geoient entiérement du fort que je pari rageois momentanément avec eux; j'en i pourvus plufieurs de linge & d'habits. Le Baron Martini & fon camarade M. I Hiani, Gentilhomme Hongrois, quoiI que malade, n'étoient pas mieux traités que leurs foldats; je m'empreflai d'en agir avec eux comme tout militaire le doit en pareil cas, & je crus me donner un droit a leur amitié, plutöt qu'a leur reconnoiffance. Arrivés a Philipopolis, la pofte avoit ordre de nous fournir des chevaux; le i lendemain un pauvre malheureux ne : pouvant plus fe tenir a cheval, a caufe de fes bleffures, fut garotté en travers fur le bat, les pieds pendants d'un cöté, éc la tête de 1'autre; le foir il fut jugé ! k propos de le décapiter pour lui éviter ; de nouveaux tourments; ce qui fut exé-  ( *#* ) cuté par nos conducteurs; fa tête dépouillée devant nous de fa peau , fut falée, rempüe de foin & mife dans un fac, oü il y en avoit une ample collection, arrangées de Ia même forte ; deux de ces malheureux avoient la douleur d'y favoir, 1'un Ia tête de fon frere, & 1'autre celle de fon fils unique, cgorgés fous leurs yeux. Nous rencontrames dans une plaine, pres du village de Muftapha Pacha , plus de trois mille déferteurs Afiatiques; ils s'en retournoient dans leur pays pour éviter la mifere qu'ils avoient éprouvé dans Ie camp du Grand-Vifir; ils marchoient en auffi grand nombre afin d'obliger les villes de fournir a leur fubfiftance, & de forcer les gardes poflées fur les routes pour arrêter les déferteurs. II me fut aifé d'obferver dans cette occafion lecaractere des Ottomans; nous avions déja vu plufieurs fois des troupes qui fe rendoient au camp; objetsde leurs infultantes railleries, nousavions été en butte è tous les mépris de leur jaétance; mais tous ces déferteurs étoient fi humiliés, qu'ils ofoient a peine nous regarder, tant ils étoknt honteux d'a-  ( '43 ) ; voir abandonné Parmée , Sc il fembloit : que chaque prifonnier étoit autant de reproche fait a leur lacheté. Nous les vimes s'écarter tous de la grande route, a la voix de nos conducteurs, qui leur difoient, d'un ton ironique, de nous ; laifTer paffer &c de ne pas ombrager le 1 chemin. Un foldat grievement blefTé fe voyoit j au moment de fuccomber è la fatigue, ; lorfqu'il fut encore facrifié a la barbarie de notre Chef, & traité comme fon , camarade, dont j'ai parlé plus haut; un i autre étoit encore menacé de fubir le i même fort, li je n'avois obtenu fa grace aux dépens de ma montre & de quelques fequins, qui déterminerent nos conducteurs a ralentir leur marcbe,afin | que eet infortuné que j'attachai fur fon i bat avec ma ceinture, confervant mieux 1'équilibre , ne fut pas expofé è une : chüte qui auroit décidé de fa vie, car i il importe fort peu a ceux qui font char: gés de conduire des efclaves a Conftan: tinople, qu'ils y arrivent en fanté, puif| qu'en portant leur tête, on leur donne la même récompenfe; bien loin que : 1'humanité les porte a épargner dans les routes ceux qui font bleffés, ils faiftf-  ( '44 ) fent avec empreffement I'occafion de couper Ia tête a un chrétien , & de retour chez eux, ils prennent Ia barbe de Mahomet a témoin, qu'ils ont tué un infidele fans défigner la maniere lache dont ils 1'ont affaffiné. Nous vimes deux négociants Grecs qui, fachant mon aventure , me raffurerent par leur exemple ; ils avoient-été accufés d'être des efpions & conduits au Grand Vifir qui, apprenant deux qu'ils étoient d'honnêtes gens bien famés dans leur Ville , & mis fous Ia proteclion d'Angleterre , les avoit renvoyé k Conftantinople, oü ils avoient été remis en liberté fur Ia réclamation de l'Ambaffadeur. Arrivé a Andrinople, je fis parvenir au chargé du Confulat de France, une lettre que j'éerivois au Comte de Choifeul-Gouffier , pour lui détailler toute les circonftances de mon aventure, & Ie prier de me réclamer avant mon arrivée a Conftantinople, étant bien éloigné de foupconner qu'il fe füt porté mon accufateur auprès du Grand-Vifir; & fi j'ai eu lieu d'être furpris, c'eft d'apprendre k mon retour en France, par des perfonnes qui avoient eu part k fon in- timité,  ( M5 ) tlmité , toute la noirceur de fon odleufe conduite envers moi, que je continuerai de citer fuivant les époques. CHAPITRE XVI. Arrivé a Conjlantlnople je fuis dètenu che^ le Kalmakan, & les autres prlfonniers font envoyès au Bagne. Mauvais procédés du Comte de Choifeul-Gouffier. Je manque de tous fecours. Bons offices d'un Négoclant Frangois. Je fuis remls en liberté par les Turcs. N OUS entrames dans CnnftantïnnnTp le 29 Juillet; toute Ia ville accouroit ipour voir paffer 1'efcadron prifonnier 1 qui marchoit fur deux lignes; les Dames : de la Capitale , moins méchantes que celles des Provinces, ne jettoient point ;de pierres, mais difoient joliment des 1 invectives. Je n'eus point de part aux injures de la multitude qui fe précipiitoit au-devant de nous, paree que mon habit turc me faifoit paffer pour un des :conducteurs, & plufieurs bonnes vieil- les me difoient en me comblant de poTome I. G  ( ,46 ) ïitefles que j'étois bien bon de conduire toute cette canaille a cheval au lieu de la faire marcher a pied &C k coups de fouef, On nous fit ranger fur deux lignes dans la Cour du Kaimakan pour être mieux vus de ce Gouverneur, après quoi on envoya au Bagne tous ces pauvres malheureux qui fe féparerent de moi les larmes aux yeux , & je fus retenu avec mes deux domeftiques dans la priion du Kaimakan. La faveur de mon étoile avoit rendu inutiles les coups funeftes que vouloit me porter le Comte de Choifeul-Gouffier dans la lettre qu'il avoit écrit au Grand-Vifir; ce Miniftre honnête homme , ne fit furfeoir k ma liberté que pour donner le temps de faire les informations iiéceffaires afin de s'affurer fi j'avois eu quelque mauvais deffein en me rapprochant de Belgrade, ce qui d'après la lettre de mon accufateur avoit dü faire foupgonner que je voulois me rendre fur les terres de 1'Empereur. A peine étois-je en prifon qu'un vieux Yenniffaire vint me propofer d'entrer ?u cachot Si de mettre, ainfi que mes domeftiques , nos jambes entre deux  ( M7 .) poutres, a moins que je ne vouluffe me racheter par des fequins de cette torture qui n'avoit lieu, difoit-il, que pour s'affurer de nos perfonnes. Tel eft 1'ufage en Turquie : il faut que les prifonniers payent les veilles de leurs géoliers, s'ils ne veulent pas être mis k la chaine, & ceux-ci ne fe livrent . au fommeil que lorfque ceux qu'ils ont i mis aux fers font dans 1'impoflibilité de ' s'échapper ; cruelle pofition pour ceux i qui, comme moi, arrivent en prifon : fansargent, car j'avois fini de diftribuer k mes compagnons de voyage tout celui qui me reftoit, dans 1'efpoir que je fei rois remis en liberté en arrivant a Conftantinople. J'étois fort embarraffé de trouver crédit auprès de mon Cerbere , lorfque je reconnus un Turc marchand de tabac, de qui j'en avois acheté a difFérentes i fois. Nous fümes également furpris de i nous retrouver dans ce trifte féjour; c'é; toit un riche négociant détenu pour une avanie auflï injufte que de coutume; il m'offrit généreufement fes fervices qui arrivoient fort k propos, & paya tout ce qu'on voulut exiger de moi, pour adoucir ma captivité. J'eus une chamG ij  ( '4* ) bre & toute communication au dehors, j'en profitai pour faire part de ma polition au Comte de Choifeul-Gouffier, & le prier de me faire paffer quelques fecours pécuniaires ; j'attendis inutilement fa réponfe aux difFérentes miffives que je lui fis tenir, J'ignorois donc quel feroit mon fort, & je commencois même a redouter d'être une viétime de la calomnie, lorfque le Comte de ChoifeulGouffier , voyant qu'il ne lui feroit pas glorieux de pouffer plus loin fon reffentiment contre moi, finit par envoyer k Ia Porte un Drogman pour demander ma relaxation d'après la lettre du GrandVifir qui lui mandoit qu'on me rendroit k fa reclamation, Le Kaimakan qui n'attendpit que cette démarche, lui fit dire qu'il alloit en informer Ie Grand Seigneur , paree que c'étoit une affaire de conféquence ; mais je fus inftruit par le Commandant de mes gardes que le Kaimakan avoit dépêché fur le champ un courier au Grand-Vifir pour le prévenir que l'Ambaffadeur me faifoit reclamer, Le Comte de Choifeul-Gouffier s'étoit abfolument refufé a me faire favoir qu'il youloit bien s'intéreffer a moi, lorfque  ( '49 ) je vis arriver le cinquieme jour un Drogi man qui vint pour me dire de n'écrire k ; perfonne, paree que cela pourroit me ; compromettre; que quant a 1'argent, plus on en donnoit aux Turcs, plus ils en vouloient; que d'après cela il ne m'en i portoit pas; il voulut finir par me coni foler en ajoutant de ne pas me défefpérer, & que je ferois plus heureux que mes domeftiques, dont il avoit appris le : fupplice avec beaucoup de chagrin. Sur, pris de Ia bonhomie de mon confolateur, \ j'appellai ceux qu'il croyoit dans 1'autre monde : voyant donc qu'ils fe portoient . aufïï bien que moi, il termina par me dire que le Kaimakan ne lui avoit point parlé d'eux; mais que le Comte de Choi: feul-Gouffier ne pouvoit pas les protéger en rien , paree que 1'un étoit Arménien, ; & 1'autre reconnu Hongrois, quoique ; j'eufle dit au Grand-Vifir qu'il étoit Frani cois. Malgré les belles phrafes de mon Con;feil!er économique , je fis part de ma 1 fituation k M. Thoron, négociant Fran:cois, qui m'avoit donné plufieurs fois des marqués d'attachement. II s'empreffa de me faire paffer fur le champ tout 1'argent dont j'eus befoin pour rembourfer G iij  ( 15° ) mon marchand de tabac, & payer le furplus de ma dépenfe. Le onzieme jour de ma détention , parut enfin un autre Drogman qui me remit avecun air myftique, & fans dire mot,un petit papier qui renfermoit dix fequins; je demandai a ce muet meflager fi 1'Ambaffadeur m'avoit cru mort, ou s'il ne s'étoit décidé a m'envoyer ce modique fecours, qu'après avoir voulu me le faire attendre auffi Iong-temps; je m'informai de lui, s'il étoit queftion de ma liberté, & il difparut en me difant qu'elle me feroit bientöt rendue. CHAPITRE XVII. Rendu d la liberté par les Turcs, F Ambajfadeur me fait fon prifonnier ; je lui en adreffe mes plaintes. Je pars pour revenir en France. Obfervations pendant mon voyage. L e Kaimakan recut le 23 Aout la lettre du Grand-Vifir, qui lui donnoit 1'ordre de me rendre a l'Ambaffadeur de France; le même jour un Drogman vint  ( '5< ) me chercher. Me croyant libre, je voyois avec plaifir le moment qui me rendoit a mes compatriotes, mais condüit chez : le Comte de Choifeul-Gouffier, qui étoit . a la campagne, je fus renfermé dans une petite chambre, dont mon lit occupoit i plus d'un tiers,& qu'il avoit eu la pré, caution de faire fortifier par une doublé ■ porte & des barreaux de fer è la fenêi tre; mes domeftiques furent mis en mê: me-temps dans une prifon des plus obf; cures; ce dernier procédé me mit en '. fureur, je fis les plus vives repréfentaj tions a eet Ambaffadeur qui maltraitoit i auffi cruellement deux ferviteurs fideles ; qui n'avoient fait que leur devoir en fuivant leur maitre, bien loin d'être coupables, quand même je 1'aurois été moimême ; n'ignorant pas que le droit du i plus fort me tenoit en fon pouvoir, je : finiffois par lui dire qu'il craignit d'a- buier davantage de Ion autorite, paree que je faurois en avoir juftice. Le lendemain le Comte de ChoifeulGouffier m'envoya le même Drogman qui la veille m'avoit mené de Conftantinople , pour me dire qu'il étoit obligé de me traiter avec cette févérité, paree que le K-aimakan ne m'avoit remis entre G iv  C 'jO fes mains qu'a condition qu'il me feroit couper la tête, ou tout au moins, donner la baftonnade; il me fut bien aifé de démontrer toute la fauffeté de ce propos, J puifque j'avois avec moi deux domeftiques , dont 1'un étoit Arménien tribuiaire des Turcs , & 1'autre Hongrois, fujet d'une Puiffance ennemie. Or, fi c'étoit, comme le difoit eet émiffaire, en confidération du Comte de ChoifeulGouffier, que j'avois recouvré ma liberté, il eft conftant que fans rifquer d'offenfer eet Ambaffadeur, 1'un auroit été mis au Bagne, & 1'autre auroit fubi Ie dernier fupplice, puifque paffant pour etre mon conducteur, on devoit le regarder comme un traitre fi j'avois été reconnu coupable. Indigné des mauvais fubterfuges que le Comte de Choifeul-Gouffier employoit pour colorer Ia vengeance qu'il vouloit exercer contre moi, je congédiai^ celui qui avoit cru m'en impofer, en 1'affurant bien que je n'en ferois pas dupe. Si eet Ambaffadeur en avoit d'abord agi comme il Ie devoit, il m'auroit obtenu un Firman de Ia Porte avant mon départ de Conftantinople; Ia ré-  ( M3 ) ponfe que me fit au camp le Reys Effendi, m'avoit prouvé toute fa mauvaife volonté a eet égard , alors il ne me feroit point arrivé d'accident; mais en fuppofantque fon animofité contremoi Feut porté k ne pas m'obliger, tout au moins devoit - il ne pas m'accufer auprès du Grand - Vifir, puifqu'il avoit tous les moyens de prouver qu'il n'avoit eu aucune part a mes démarches, fi réellement elles euffent été répréhenfibles. N'ayant fu que par moi, mon arrivée a Sophie & mon départ pour Raguze, mon voyage ne pouvoit lui faire aucun tort dans 1'efprit du Grand-Vifir, d'après la lettre de ce Minifire , quil s'étoit bien appergu a mes manieres & d mes difcours que je nêtois pas avoué par lui, fans lui témoigner d'autre mécontentement a mon occafion. J'aurois donc été ramené a Conftantinople fans éprouver toutes les horreurs de la captivité. Ainfi que les deux négociants Grecs, je lui aurois été rendu, comme ils Favoient été a la réclamation de l'Ambaffadeur d'Angleterre. Les premiers jours de ma détention , le Comte de Choifeul-Gouffier me fachant dans les fers , ne fit faire aucune démarche pour ma liberté; & fon amourG v  ( M4 ) propre bleffé du retard que Ie Kaimakarj mettoit a me remettre entre les mains, fut le feul motif qui le détermina a lui communiquer Ia lettre du Grand-Vifir qui 1'en prévenoit. Je recus enfin une épïtre du Comte de Choifeul-Gouffier; il m'écrivoit qu'il rendroit compte aux Miniftres du Roi des motifs qui 1'obligeoient de me traiter ainfi; ajoutant qu'il s'eftimoit heureux d'avoir mis mes jours en füreté, Sc qu'il avoit encore des fervices a me rendre ; le farcafme étoit vigoureux, je lui répondis bien vite, en lui envoyant mon Journal, pour juger lequel de nous deux avoit pourvu a mettre mes jours en füreté, & quant aux fervices qu'il lui reftoit a me rendre, je le priois de faire réclamer mes effets dépofés a Dévébargand, que le Pacha devoit me rendre iuivant nos conventions, Sc je Paflurois de toute ma reconnoiffance. Quelques jours après mes domeftiques fortirent de leur cachot. N'ayant plus befoin de PArménien, je le congédiai, & les Turcs, a qui il racontoit mon aventure & la fienne, fe contentoient de dire que neus Pavions échappé belle; il eft pcobable que fi le Kaimakan m'avoit  ( '55 ) rendu k l'Ambaffadeur, en exigeanf que je fuffe puni, il n'auroit pas laiffé promener librement mon Arménien dans Conftantinople , ou tout au moins lui auroit-il fait donner 1'ordre d'en fortir. On venoit de rendre la liberté au fits du Prince de Moldavië, après lui avoir extorqué , par la force des tortures, les fommes que fon pere n'avoit pu lui refufer fans 1'expofer de nouveau k être remisdans les prifons oü il avoit foufFert des tourments effroyables. Les Turcs fe confoloient peu de 1'arrivée de quelques prifonniers Autrichiens qu'on envoyoit au Bagne; leur nombre ne caufoit qu'une joie momentanée , en leur rappellant combien de braves Mufulmans avoient dü périr pour les défarmer; les places dont 1'Empereur s'étoit emparé, compenfoient dans 1'efprit des Ottomans les fuccès de 1'armée du GrandVifir, & on murmuroit hautement dans la capitale d'une guerre qui menacoit d'ébranler 1'Empire. Le Grand-Seigneur craignant que les fêtes du Beyram ne fuffent le fignat de quelque révolte fomentée par Ie mécontentement général, & que les Yenniffaires ne rejettaffent Iepekau qu'il leur fait difG vj  ( ^ ) tribuer ce jour-la clans fes cours, au-lieu de le manger avec une avidité qu'ils affectent toujours lorfqu'ils font fatisfaits du gouvernement; Sa Hauteffe eut la politique de faire venir de 1'armée du Grand-Vifir fon grand Ecuyer, qui fit fon entrée dans Conftantinople avec plufieurs centaines de prifonniers Autrichiens, quelques canons & des drapeaux, qui atteftoient les fuccès de 1'armée Ottomane. Cette glorieufe nouvelle fe répandit dans la ville au bruit de Partillerie du Séraï & des arfenaux ; mais toute Ia poudre qu'on brüloit pour célébrer quelques avantages, ne pouvoit diminuer les inquiétudes caufées par le peu de fuccès de 1'expédition du Capitan Pacha, qui avoit vu détruire par les Ruffes une partie de fon efcadre. On s'efforcoit de former un corps de troupes pour marcher au fecours d'Ocfacov : a peine püt-on réunir trois mille hommes, tant les Turcs ont de répugnance a aller affronter les Ruffes. Le Chevalier de Gaville m'écrivit Ie 12 Septembre, de la part de l'Ambaffadeur , pour me propofer de partir avec un batiment qui alloit a MarfeiHe; je faifis  ( '57 ) avec empreffement cette occafion, & voulant lavoir fi je ferois configné k bord, il me répondit que ce n'étoit pas Pintention du Comte de Choifeul-Gouffier, qui fe contenteroit de me donner un ordre du Roi de repaffer en France, J'attendois patiemment Fordre royal qui devoit décorer mon porte-feuille , lorfque je ne recus que le billet fuivant : // efl ordonnè d M. le Comte de Ferrieres de fe rendre d MarfeiHe, fur le navire du Capitaine Coutelin , fans que, fous aucun prétexte, il puiffe ni fe détourner de fa route, ni prendre une autrt voie. Je partis de Conftantinople le 18 Septembre, a bord de ce navire, qui étoit recommandé a un négociant fort lié avec le Comte de Choifeul-Gouffier, depuis qu'il en a recu des fommesconfidérables, pour acheter les treize vaiffeaux Ruffes arrêtés dans le port, lors de la déclaration de guerre, & beaucoup d'autres qu'il a fait venir de Livourne & de MarfeiHe ; 1'affociation paroït d'autant plus lucrative, que'ces batiments font deftinés k tranfporter de toutes les Provinces maritimes les grains néceffaires pour alimenter la capitale & ravitailler les armées,  C 'J8 ) Je trouvai aux Dardanelles plufieurs perfonnes chargées de faire des provifions pour les frégates du Roi, qui protegent le commerce dans PArchipel , contre les pirates & les corfaires; je trouvai fort abufif & d'une très-mauvaife adminiftrarion que le Comte de Choifeul - Gouffier fe permir une manoeuvre auffi pernicieufe aux intéréts du Roi. Ces pourvoyeurs entaffoient aux Dardanelles du mauvais bifcuit; ils y achetoientdu vin du plus bas prix, pour Ie faire payer plus cher; ils y ramaffoient des légumes de chétive efpece, & le tout devoit être tranfporté dans 1'ifle de I'Argentiere : cette commiffion auffi inutile qu'onéreufe, doit rendre aux affociés des émoluments Iucratifs, en ce que les batiments du Comte de Choifeul-Gouffier, qui partent prefque toujours en Ieft de Conftantinople, lorfqu'ils vont au cabotage, trouvent aux Dardanelles un chargement tout prêt, qui leur fait gagner quelques milliers de piaftres fans les déranger de leur route, puifque le dépot eft au centre de PArchipel. Ce monopole affreux rend les vivres trois fois plus chers que fi les frégates  ( '59 ) du Roi, dont les inftructions font de faire des croifieres, fe rendoient fuccefïivement aux différents mouillages oü les vivres font en plus grande abondance & k meilleur marché; elles peuvent même aborder hors la portee du canon des Dardanelles, & s'y fournir de toutes les produöions du canal, fans que des prépofés auffi nombreux que fuperflus, & qui ne mefurent la bonté & le prix des denrées que fur leurs intéréts particuliers, ou ceux de leurs chefs, foient chargés d'une commiflion étrangere au cabotage de Conftantinople. Cette malverfation a fait récrier tous les commandants de frégates & leurs équipages, a caufe des mauvais aliments qu'on leur tranfporte a 1'Argentiere, d'après les ordres combinés de l'Ambaffadeur. Si les plaintes qui en auront été faites au Miniftre de la Marine font inutiles, & ne changent pas la fpéculation du Comte de Choifeul-Gouffier, décidée pour tout le temps de la guerre, qui néceffite un plus grand nombre de frégates en Levant; il eft pofitif que ce fera la meilleure négociation qu'il aura faite pendant fon Ambaffade a Conftantinople: lorfque eet Ambaffadeur Académicien fe  ( i<5o ) trouvoit avec fes familiers & fes louangeurs, il difoit que j'étois un marchand de fufils , il appelloit la fameufi ajfociation un envoi d'armes que j'avois adreffé a des négociants pour en faire la vente a Conftantinople, &z fur lefquelles j'avois affuré un intérêt a mon fecretaire pour être plus affuré de fon zele; mais je ne fais comment taxer cette fociété qui r'exifte que par les fonds du Comte de Choifeul-Gouffier, & ceux de fon maïtre-d'hótel, cuifinier, valet-de-chambre & autres de fa maifon , qui ont tous fourni leur petit contingent fuivant leurs facultés, pour avoir une part aux profits du cabotage, dirigé fous Ie nom d'un négociant qui n'a pu en faire long-temps myftere. Ayant paffe quelques jours aux Dardanelles, pour attendre le vent favorable ^ je fis réflexion que le Comte de Choifeul, affez neuf dans Ie corps diplomatique, ne favoit pas qu'il auroit du me donner un ordre du Roi pour me forcer è me débarquer a MarfeiHe, & que le fien ne pouvoit pas s'étendre hors des limites de fon département; je lui écrivis que tant que je feroisdans PArchipel, je me garderois bien de lui dé-  ( '6i ) ' fobéir, & je lui tins parole; mais une fois en pleine mer, c'eft-a-dire hors la i portée de fes batteries, je fis un paquet I de 1'ordonnance, & j'en appellai comme I d'abus au Tribunal de Neptune, n'ayant : pas oublié que lorfque le Miniftre m'avoit chargé de porter fes dépêches a '. Conftantinople, il s'en étoit rapporté a i mon expérience, dont il avoit déja des preuyes, & n'avoit pas pu exiger de moi que je me laifferois contraindre par un i caprice de l'Ambaffadeur, è ne pas me , débarquer a Malte, oü les quarantaines : font moins longues, ou ailleurs, fi je le jugeois a propos pour ma fanté, ou fui, vant les circonftances que je n'aurois pu i prévoir.  ( ) C H A P I T R E XVIII. Mon arrivèe d Toulon, je fuis conjïgnê au Lazaret par un ordre infidieux de CAmbaffadeur. Rèponfe du Miniftre, au Journal que je lui avois adreffê. Un ordre du Roi me conftitue prifonnier d'Ëtat. Analyfe concernant le Comte de Choifeul-Gouffier. T fEm« débarquai Ie 15 O&obre a Tou«on, oü le mauvais temps nous forca de relacher; j'avois rédigé pendant ma traverfee Ie Journal de mon voyape , que l'adreffai a M. le Comte de Montmorin, Ie jour que j'entrai au Lazaret; ce Miniftre , prévenu contre moi, d'après ce que lui avoit écrit le Comte de Choifeul. Gouffier , me répondit fuccindtement : qu ayant accumulé des fautes & des imprudences, le Roi juflement mècontent de ma conduite, avoit d'abord donné ordre d fon Ambaffadeur de me remettre d la dijpofttion de la Porte, & que mon retour en France mettoit Sa Majefté dans la nèceffuê de chtrcher d'autres moyens de fatisfaire une  ( i63 ) I Puijfance qut j'avois offenfé, au rifque de I cowpromettre la Nation. I Je n'avois fait que gliffer dans mon | Journal fur les procédés du Comte de j Choifeul-Gouffier, dont j'ignorois enI core les noirceurs, telles que fa lettre au J Grand-Vifir, & les faux rapports qu'il I avoit fait au Miniftre; je me perdois dans I un labyrinthe d'idées, & fa conduite a | mon égard étoit encore pour moi un J problême indiffoluble, lorfque je vis ar| river a Toulon, peu de jours après moi, I des perfonnes qui me dévoilerent toute 1 1'atrocité de eet Ambaffadeur. II falloit I que j'euffe été cru bien coupable; puif1 que M. le Comte de Montmorin, 1'hom! me le plus doux & le Miniftre le plus \ jufte, avoit cru pouvoir figner mon ar| rêt de mort; car 1'ordre du Roi de me remettre a la difpofition de la Porte, n'étoit autre chofe que lui livrer un coupable pour qu'elle s'en fit juftice , & on fait fi les Turcs font expéditifs fur eet article. Suivant mon accufateur, j'avois accumulé des fautes & des imprudences; ma démarche de tenter la voie de terre étoit fans doute hardie ; mais M. le Comte de Montmorin favoit avant mon départ de  ( i«4 ) Paris, que je devois 1'entreprendre, & Ie Comte de Choifeul-Gouffier y confentit, lorfque je lui eus fait part de mon projet, puifqu'il me confeilla de prendre la route de Bofnie; oii eft donc 1'imprudence? II eftvrai que j'ai trompécet Ambaffadeur en lui difant enfuite que je prenois la voie de mer, & que je pris celle de terre. Mais le Comte de Choifeul-Gouffier avoit dit publiquement qu'il me feroit arrêter fi j'étois affez hardi pour revenir a Conftantinople, même avec des lettres du Miniftre; a qui eft la faute ? Ou a eet Ambaffadeur qui parloit ainfi, ou a moi qui devois redouter fes violences. Je fus au camp du Grand-Vifir, j'y paffai plufieurs jours, Ie Reys Effendi me fit dire que fi je voulois écrire a PAmbaffadeur, j'étois Ie maïtre d'attendre a Sophie fes réponfes; que fi enfin je me décidois h partir fans recourir a ce moyen , je pouvois librement continuer ma route; oü eft Ia faute? Et quelle eft mon imprudence? J'ai offenfé une Puiffance amie, au rifque de compromettre Ia natjon, oü eft mon offenfe, & par quelles expreffions le Grand-Vifir a-t-il témoigné fon mécontentement de ma démarche ? oü eft la requête qui  ( «*1 ) en demande réparation ? & quelle eft donc celle que Sa Majefté devoit faire a la Puiffance qui ne s'eft point cru of- fenfée ? J'étois encore accufé d'avoir compromis la Nation; les Turcs n'ignorent pas qu'il y a des Frangois au fervice des deux Cours Impériales ; ils n'ont jamais menacé l'Ambaffadeur d'Angleterre, paree que le Commandant de la prife Ruffe le Borifthene étoit Anglois, & le Capitan Pacha avoit remis a 1'EnVoyé d'Efpagne, Ie fils du Marquis de Zambécari, qui étoit Officier fur le même vaiffeau. • Laquelle des deux démarches pouvoit être plus défagréable aux Ottomans ? ou la mienne, de traverfer leur pays pour m'en revenir en France, ou celle du Comte de Choifeul-Gouffier, qui a même fatigué le Grand-Vifir de follicitations les plus vives pour obtenir la liberté de FEnvoyé de Ruffie, & qui avoit tellement fait craindre a la Porte qu'il ne le fit enlever & partir fur la frégate 1'Iris, rnouillée fort long-temps aux Dardanelles, que le Grand-Vifir fit refferrer étroitement ce prifonnier pour être affuré de fa perfonne ; & fi enfin on a pu me foupconner, ce qu'on n'auroit pu me prou»  ( ,66) ver, que j'étois dévoué a 1'Empereur, le Comte de Choifeul-Gouffier n'a-t-il pas paru conftamment dévoué a l'Impératrice ? ne 1'a-t-il pas manifefté par fes écrits & même par fa conduite depuis qu'il eft a Conftantinople ? Si, enfin , en mettant tout au pire , on avoit pu me convaincre d'avoir voulu faire des obfervations pour les remettre a 1'Empereur, j'aurois été tout au plus traité en ennemi; la Porte s'en feroit fait juftice elle-même, comme il eft arrivé tant d'autres fois dans la derniere guerre, mais fans rendre refponfable un Ambaffadeur & une nation de Ia conduite d'un individu qui n'auroit compromis que fa perfonne. Le dernier jour de ma quarantaine, les Intendants de la Santé de Toulon me fignifierent qu'ils étoient autorifés par des ordres fupérieurs a me détenir au Lazaret , jufqu'a 1'arrivée de nouveaux ordres du Roi; je fus que c'étoit le Comte de Choifeul-Gouffier qui avoit adrefle aux Intendants du Bureau de MarfeiHe , un de par le Roi de cette teneur, qu'ils avoient communiqué a ceux de Toulon, avec injoncfion, fans doute, de ne me le fignifier que la veille de ma fortie du  ( 1*7 ) Lazaret , afin que je fuffe dans 1'impoffibilité de parer un coup que je n'avois pu prévoir. Elle eft enfin abolie cette tyranme odieufe,& ma patrie n'eft plus aflervie par les trames iburdes & ténébreufes de ceux qui, toujours armés des ordres du Roi, pouvoient a leur gré feconder leurs fureurs particulieres, & enlever a Sa Majefté la partie la plus augufte de fon autorité, qui eft de rendre la juftice k fes fujets; heureufement pour nous on a fupprimé aujourd'hui les abus du pouvoir, remis entre des mains qui le rendoient arbitraire; les cris de la Nation entiere & la réclamation de tous les ordres & des citoyens; ont convaincu Sa Majefté de la néceffité de raffurer fes peuples en aboliffant le droit illégal, abufif & dangereux, qui faifoit redouter k tous les Francois la perte de leur vie, de leurs biens, &£ de ce qui leur eft encore plus cher, Fhonneur Sc la liberté. J'allois préfenter une requête au Parlement de Provence, pour qu'il jugeat ft les ordres donnés par 1'Ambafladeur du Roi, k Conftantinople , avoient une yaLeur en France, & fi le Lazaret, deftiné a recevoir dans fon enceinte ceux qui  ( *6S ) feroient attelnts d'un fléau qui exige tant de précautions pour affurer la fanté du Royaume, pouvoit être métamorphofé en maifon de force par un ordre de l'Ambaffadeur; fi enfin le citoyen opprimé par fon injufèice, & pourfuivi dans eet afyle facré, ne peut pas appeller k fon fecours 1'autorité des loix, pour fe juftifier des griefs qu'il lui impute, & fe mettre a couvert de fon pouvoir illicite. Je furfis k mon projet, d'après une lettre de cachet qui me rendit prifonnier au Chateau d'Iff, le 27 Novembre. Cet acte de rigueur devoit être Ja fuite de 1'intrigue affreufe de mon "accufateur; je m'empreffai de compofer le mémoire de ma juffification, qui ne devoit pas tarder k me rendre l'eftime de M. le Comte de Montmorin; je fais combien il dut en coüter a ce Miniftre pour me traiter auffi cruellement; mais Ie Comte de Choifeul-Gouffier avoit caché bien adroitement le fiel qu'il diftilloit contre moi, en paroiffant même s'être chargé a regret , de faire connoifre la néceffité de me punir pour défarmer la Porte, qui exigeoit, difoit-il, cette réparation. Vingtquatre heitres paffees dans un Chateau, fuffiront  ( ««9 ) fuffiront pour la fatisfaire ; ainfi s'exprii mok celui qui favoit bien qu'on ne ( prend pas la peine d'expédier une lettre I de cachet pour vingt-quatre heures:le mémoire que j'avois adreffé k tous les I Miniftres, eut tout 1'effet que je poui vois en attendre, & ma liberté me fut i rendue dès qu'il en eut été fait mention au Confeil du Roi. Si j'avois péri dans mon voyage , & I on a vu combien j'ai eu d'obftacles k ; fnrmonter, le Comte de Choifeul-Goufi fier auroit écrit que c'étoit le fruit de i mon étourderie, j'aurois pafTé pour un I téméraire qui avoit cherché le naufrage I au milieu des tempêtes; il eüt juftifié, aux dépens de ma mémoire, toute 1'aniI mofité qui 1'avoit porté a m'accufer au- près du Grand-Vifir, & qui auroit caufé 1 ma mort, fi la faveur de mon étoile ne m'en eüt préfervé. Mes amis m'auroient plaint, mais ma cataftrophe annoncée | fous de faux rapports , auroit indigné j tous les gens fages , & le public inexoraI ble pour les défunts qui ont toujours I tort, ne m'eüt nommé que pour citer 11'exemple d'une conduite défordonnée. Si les perfonnes qui ont vu Ie Comte ■i de Choifeul-Gouffier dans leurs fociétés, Tome I. H  ( I7« ) ne Ie reconnoiffent pas dans les différents lableaux que j'ai tracé, je rendrai encore a eet Ambaffadeur Ia juftice qu'il mérite; c'eft de dire qu'un liomme qui s'eft emparé entiérement de fon efprit,par une baffe adulation , & des complaifances en tout genre, non content de mettre Ie défordre dans toute fa maifon , Pa porté plufieurs fois a des actions qui ne paroifloient ni dans fon genre , ni dans fon caraclere; 1'intimité qu'il accorde a la perfonne que j'ai défigné, & fes confeils qu'il écoute fans retour, ont fait d'un homme d'une humeur aimable & douce h Paris, un homme fombre & impérieux a Conftantinople, trouvant tout au-deffous de lui, excepté fon favori, & qui s'eft livré a plufieurs aftes de rigueur & de févérité. C'eft ce confident qui revint de Ia campagne de Péra, pour y faire exécuter fous fes yeux un ordre du Comte de Choifeul-Gouflier, dont il étoit porteur: qu'on lui donne cent coups de baton, & f'il raifonne, qu'on l'ajfoinrne ; tels étoient les mots de 1'arrêt injufte, porté contre un malheureux jardinier, pour cela feul qu'il avoit refufé un jour de fervir a table , lorfqu'ü ne devoit que bécher fon jardin.  6»7«.") D'autres fois pour des fautes qui n'étoient pas des crimes, le Comte de Choifeul-Gouffier a ordonné la baftonnade, que les Yenniffaires de la garde ont appliqué de la maniere la plus cruelle, faifant fauter les ongles des pieds a de pauvres malheureux qui ont refté long-temps fans pouvoir marcher. Les Francois font-ils faits pour être ainfi fuppnciés? Ils font fi fenfibles a 1'honneur, que les loix n'ordonnent une peine afflictive que pour des crimes, & encore le coupable qui la recoit, n'éprouve-t-il que 1'infamie de fentir appuyer légérement fur fes épaules 1'inftrument de fon fupplice, qui nelui devient fenlible que par 1'appareil de fon deshonneur. Le Comte de Choifeul-Gouffier avoit fait venir fix muficiens d'Allemagne , pour les plaifirs de lbn intérieur; arrivés a Conftantinople, il exigea qu'ils lui ferviffent de valets-de-chambre, ce n'étoit point du tout ce qu'on leur avoit promis avant de faire le voyage; eet Ambafla-, deur, profitant de 1'engagement qu'ils avoient figné de refter trois ans auprès de lui, leur donna 1'alternative ou de la baftonnade, ou d'être valets-de-chambre; ils prirent ce dernier parti, paree Hij  ( * 7* ) qu'ils le connoiffbient capable de leur lenir parole. Un Ecrivain doit compte de la vérité, & un voyageur n'eft pas moins redevable a fes concitoyens de leur tracer fans partialité le tiflu de fes obfervations. Je terminerai ce qui concerne le Comte de Choifeul-Gouffier, par dire que s'il n'a point de crédit a la Porte Ottomane, les Académies, dont il eft membre ou honoraire, lui doivent, en revanche, une nombreufe collection de médailles & d'antiques; fes dépenfes énormes pour faire fouiller les tombeaux de la Troade, mouler la plupart des chefs - d'ceuvre d'Athenes, & réunir plufieurs milliers de vieux morceaux de marbre, viennent de lui être rembourfées en partie par le Gouvernement qui, malgré ce i moment de pénurie, a cru devoir ac- 1 corder une gratification de quatre-vingtdix mille livres, pour récompenfer fans doute les travaux littéraires de eet Am- s bafiadeur Académicien. Celui qui fera nommé pour lui fuccé- j der ,n'ayantplus de découvertes a faire, ; occupé uniquement des moyens de cal- ] m r la crainte du miniftere Ottoman, ramenera bientöt les membres du Divan :  ( '73 ) a leur confiance primitive; la France reprenant fon premier crédit, manifeftera de nouveau fon influence a la Porte, lorfqu'elle y fera repréfentée par un Pléntpotentiaire dont les Turcs n'ayant point a redouter les écrits, ne fufpefteront pas fes négociations; il effacera par fes lumieres & fon zele 1'impreffion qui regne aujourd'hui, & finira , pour 1'honneur des Francais, par faire oublier aux Ottomans 1'Ambaffade & le nom de 1'Auteur du voyage Pittorefque de la Grece. CHAPITRE XIX. Différente* fagons de pen/er des Turcs d l'égard des Ruffes & des Autrichiens* Leurs préparatifs pour foutenir cette doublé guerre. Yenniffaires, Sipahis, Artilleurs & Volontaires de iArmèe. Régime génêral des Troupes Ottomanes & de leur conflitution particuliere, R.et enons aux Turcs, jettons uft coup-d'ceil fur leur empire, & voyons la maniere dont ils foutiennent deux guerres, qui les occupent également, H iii  ( 174 ) mais qui leur caufent des fenfations fi différentes. Les Turcs commandés pour les camps, rentroient chez eux pour faire leurs préparatifs; leurs femmes allarmées s'informoient de 1 'ennemi qu'ils alloient combattre, fi c'étoit fur les bords du Borifihene qu'ils devoient porter leurs drapeaux ; tremblantes pour leurs époux , tous les maux de la guerre fe préfenloienta leurs yeux; plufieurs d'entr'elles fe rappellent encore d'avoir été conduites en efclavage, ou de s'être vues les viftimes de la rage & de la brutalité des Ruffes; la faim , 1'intempérie, les fatigues & les fers ou Ia mort, maux réfervés a ceux qui devoient les quitter , ne leur laiflbient d'autre efpoir que de paffer a de nouvelles noces. Les Ottomans n'ont pu oublier les miferes qui les ont accablés dans la derniere guerre; des milliers d'entr'eux confervent encore les cicatrices des chaines dont ils furent chargés, marqués cruelles, que quinze ans n'ont pu effacer. Si c'étoit fur les bords du Danube ou de la Save, qu'ils devoient défendre leurs étendards; le ménage fe tranquilli-  ( i7ï ) foit facilement, & quelqueslarmes étoient bientöt féchées par le peu d'effroi qu'infpirent les Autrichiens, qui ont toujours traité leurs prifonniers avec humanité. Sept jours après, difent les Turcs , que les Autrichiens ont paffé dans un pays, le calme eft rétabli dans les families, mais on ne fauroit labourer de fept ans celui que les Ruffes ont traverfé. Ainfi, les troupes Autrichiennes paroiffoient peu redoutables aux Ottomans, par cela feul qu'elles ne font pas féroces; & fi enfin la fortune leur devenoit contraire , ils s'en confolent d'avance par 1'efpoir de n'être pas employés comme en Ruffie a de pénibles travaux , & d'attendre tranquillement avec le fignal de la paix celui qui doit les ramener dans leur patrie. J'ai vu un Yenniffaire qui me dit, en me montrant fes gencives, avoir refufé de marcher contre les Ruffes, paree que leur pain noir & groffier, lui avoit fait tomber les dents; mais qu'il partoit avec j plaifir pour Belgrade, paree que le pain de 1'Empereur eftblanc, & qu'il n'a point de Siberië. Telle eft 1'opinion différente qu'infpirent aux Ottomans les deux ennemis H iv  ( f76 ) qu'ils ont a combattre; craignant les Ruffes a caufe des maux qu'ils leur ont fait éprouver, èkbravant les Autrichiens, paree qu'ils n'ont refTenti que les effets de la clémence de Jofeph II. Jamais les Turcs n'avoient fait de préparatifs auffi confidérablespour s'oppofer aux chrétiens; & jamais leurs troupes n'avoient marché en plus grand nombre; les Yenniffaires étoient mandés de toutes parts; les vieillards même s'empreffoient d'aller terminer leur carrière en défendant le drapeau du Prophete; ceux que des infirmités retenoient dans leurs foyers, payoient des hommes pour les remplacer; la religion ranimant leur courage ,^ les réuniffoit contre leurs ennemis; 1'efpoird'un riche butin, celui d'enmener des efclaves, ajoutoit k leur ardeur, & formoit ces amas confus divifés en plufieurs corps d'armée. M. de Peyffonel réfutant 1'ouvrage de M. de Volney, a démontré toutes les connoiffances qu'il doit a une longue réfidence en Levant; mais je fuis furpris qu'il ait voulu prouver que les Turcs ont des troupes bien difcipünées , en citant le paragraphe d'un Gazetier Anglois, qui, k coup fur, ne tenoit pas les  ( »77 ) détails énoncés dans fes feuilles de quêlqu'un qui avoit vu 1'armée du GrandVifir. Peut-être M. de Peyfibnel croit-il que les Turcs ont atteint le point de perfecïion qu'il leur defire ; mais il eft pofitif qu'ils en font encore bien éloignés. Voyons ces armées dans leurs détails pour donner une idéé de cette multitu; de , qui méconnoit toute difcipline miI litaire, Sc n'obferve aucun ordre dans les combats, obéiffant a peine au Chef qui Ia commande. Les Yenniffaires, dont 1'indocilité eft auffi ancienne que leur formation, font répandus dans toutes les Provinces de 1'Empire; quelques-uns jouiflent d'une paye modique dans les villes oü ils ré- : fident ; mais ils la percoivent tous en temps de guerre , Sc ne manquent jamais de fe la faire payer d'avance : leur nom- i bre eft fort confidérable, paree que ce ritre eft héréditaire , & la plupart des Turcs fe font inferire dans une légion a leur choix, pour jouir des privileges attachés au Yenniffariat, qui les garantiffent des coups de batons fur la plante des pieds; mais non pas fur le dos, Sc leur réfervent 1'honneur d'être étranglés, H v.  ( '78 ) quand ils méritent Ie dernier fupplice. II y a cent une léglons de Yenniffaires , le Grand-Seigneur eft infcrit a Ia tête de la première; leur nombre n'eft pas fixé , & le Chef qui commande chacune d'elles, n'eft pas plus inftruit que les autres en Taétiques militaires; ceux qui font portes de bonne volonté, fe rendent a 1'armée comme volontaires, ou fe joignent a Ia légion dans Iaquelle ils s'éloient fait infcrire dans leurs villes. En faifant 1'analyfe du régime particulier des Yenniffaires, il femble qu'ils foient plutöt d'inftitution Monaftique Epicurienne, que deftinés a former les premières troupes de 1'Empire Ottoman. Chaque Yenniffaire qui entre dans une Compagnie , eft obligé de fe foumettre, pendant les premières années de fa jeuneffe, a être le marmiton & le valet de fa chambrée; les Commen^aux font commandés par un caporal a qui ils obéiffent avec cette modeftie & le filence d'un jeune frere qui travaille dans un Couvent, & obéit fans réplique a fon fupérieur. Pour marqué de leur apprentiffage ils portent une ceinture de cuir garnie par-devant de deux grandes plaques de  ( J79 ) cuïvre , qui fe joignent par un crochet; chargés de veiller aux marmittes , & de diftribuer aux Yenniffaires des Iégumes & de la viandes deux fois par jours , & du riz deux fois par femaine , ils s'en acquittent avec une ferveur plutöt digne d'un moine, que d'un militaire qui commence le métier de la guerre. Ce font eux qui font les patrouilles par efcouade, avec des batons qu'ils portent, quand ils font de garde, fans avoir d'autres armes; ils arrêtent ceux qui troublent le bon ordre, mais ils ont le droit de fe fervir de leurs ceintures, pour frapper avec les plaques ceux qui font réfiftance, ou refufent d'obéir. Après ce noviciat, qui dure jufqu'a. ce'que ces imberbes aient la mouftache , ils parviennent fuivant leur ancienneté aux grades de la compagnie , & ce n'eft qu'après cette rude épreuve, qu'ils font vraiment regardés comme Yenniffaires, & qu'ils ont acquis le droit de faire bonne chere fans fe fatiguer , de cabaler pour leur avancement, & de refufer 1'obéiffance a leurs Chefs, quand ils ne font pas d'humeur d'exécuter leurs ordres. Les Yenniffaires fe font fur les bras une marqué qui défigne la légion a lalt vj  (.i8o ) quelle ils font attachés; ils fe piquent la peau avec une éguille , & y impriment de la poudre k canon pilée, qui devient ineffacable. Celle qui caradtérife la première légion , eft un croiffant, les autres en ont de fort bifarre, & entr'autres des figures ci'animaux, tels que le lion, un rhinocéros & .beaucoup d'autres qui font imaginaires; celle Trente-un a une anere, & fe trouve réfervée pour la Marine , quoiqu'elle fafle partie des troupes de terre. L'efprit de corps n'eft point parmi les Yenniffaires de conferver leurs drapeaux; mais Ie plus grand malheur qui puifle arriver k une légion , eft de perdre fes marmirtes, alors elle fe regarde comme déshonorée; pour remédier a ce défaftre, ils ont toujours deux batteries de cuifine dans leurs cafernes, & fi la feconde refte encore au pouvoir de 1'ennemi, la légion étant excommuniée, il eft néceflaire d'en former une autre k qui on donne de nouvelles marmittes. Jamais les RulTes n'ont tant choqué les Ottomans, que lorfque dans la derniere guerre , après s'être emparés difFérentes fois de leurs camps, qu'ils avoient  () abandonncs, & par conféquent de leurs batteries de cuifine, les foldats Ruffes fe foulagerent dans les marmittes en préfence des prifonniers Turcs, qui en étoient défolés , 6c crioient au facri- lege. , . , Les Yenniffaires portent, les jours de cérémonie , un grand bonnet de feutre, avec une grande piece fort large, qui retombe en arriere , & leur couvre la moitié du dos; au-deffus du front eft un étui en cuivre, pour y mettre une cuiller de bois, qui leur fert a manger le pdeau ; &£ un bon Yenniffaire ne marche jamais fans être mum de fa cuiller, comme un foldat Frangois a toujours foin de porter fon épée ou fa baionnette. Quoique les Yenniffaires foient regardés comme la première Infanterie de 1'Empire , ceux qui ont la faculté d'avoir des chevaux, fe difpenfent d'aller k pied fans quitter leur compagnie; cette confufion de cavaliers & de fantaffins, eft a 1'armée une des premières caufes du défordre qui regne toujours dans cette milice. Le Commandant en chef des Yenniffaires jouit ordinairement d'un grand  ( i8* ) crédit a h Porte, a caufe des impreffions qu'il peut communiquer aifément, foit pour maintenir 1'obéiffance , ou occafionner la révolte des YennilTaires, qui fe font dans tous les temps montrés plus redoutables aux Sultans, qu'aux ennemis de 1'Empire. Les Sipahis forment la cavalerie, & font divifés en feize légions; ils ont la jomffance de plufieurs terres qu'ils poffédent a titre de fiefs, avec le droit de les tranfmettre a leurs enfants males, faute defquels, leur Chef peut en difpofer a fon choix; il en eft dont les revenus font immenfes, & fuivant lefquels ils font obligés d'entretenir un eertain nombre de cavaliers équippés qu'ils menent a la guerre; leur régime particulier eft moins minutieux que celui des Yenniftaires, & ilsabandonnent plus volontiers leur marmittes que leurs étendarts, fans cependant obferver jamais aucun ordre de Taöique. Le Chef des canoniers en commande plufieurs milliers, dontquelques-uns formés par les Officiers Frangois, favent tirer affez leftement le canon de bataille; ma!s leurs Commandants, qui n'ont ni théorie, ni pratique, rendent peu avan-  ( '83 ) tageufe une artillerie montée fur des affuts, dont la pefanteur met quelquefois en défaut vingt chevaux ou trente buffes , Sc qui les force a un abandon général, dans une retraite précipitée; inhabiles a former des batteries, leurs canons font prefque toujours démontés I par le feu de leurs ennemis, Sc ne leur ' font pas d'un grand ufage contre les troupes Européennes, qui, par des manoeuvres rapidementfaites, peuvent éviier leur artillerie. Les Bombardiers commandés par un chef qui leur eft particulier, jouiffent comme les Sipahis de beaucoup de fiefs qui leur impotent la même obligation d'entretenir un certain nombre de Bombardiers ; fort mal habiles dans leur métier a caufe de 1'ignorance de leurs Officiers , ils ne font pas dans le cas de rendre leurs bombes bien meurtrieres. Les volontaires a pied Sc a cheval, forment plufieurs corps commandés par les Officiers qu'ils fe font choifis pour aller a la guerre ; ils ne re?oivent aucune paye de la Porte, Sc n'ont point d'étapes pendant leur route, lorfqu'ils vont joindre 1'armée : une fois arrivés au camp, ils ont la ration des Yennif-  ( i84 ) faires, & n'oublient pas de prendre leur part du butin qui eft ordinairement Ie feul motif qui les réunit fous des drapeaux. Les Turcs n'ont point I'ufage des habits uniformes , leur coëffure feule diftingue les différents corps dont ils font partie; c'eft I'ufage en .Turquie de défiener, parle moyen des turbans, les differentes profeftions, ainft que les rangs de Ia fociété. Le Grand-Seigneur ne föurnit point les armes ni les habits aux troupes, excepté a la fuite d'une cataftrophe qui rendroit néceffaire un plus grand nombre derecrues; alors la Porte fait diftribuer, a ceux qui n'en ont pas les moyens, une certaine fomme pour s'en pourvoir, autrement chaque Officier ou foldat, eft bien ou mal vêtu fuivant fes facul'tés, & porte des armes plus ou moins belles , fans qu'il y ait aucune regie pour 1 uniformité. Le luxe des Ottomans fe manifeftoit autrefois par les harnois de leurs cheyaux,en argent ou en vermeil; leurs .Jabres, fufils & piftolets, étoient pour la plupart garms de même , & plufieurs avoient des poignards enrichis de pier-  ( ) ; feries. Leurs tentes étoient magnifiques; : celles du Grand-Vifir, döublées de draps d'or, garnies en broderies avec des frani ges & des glands d'or, coütoient des ; fommes immenfes. Leurs habits étoient des draps les plus fins, ou des plus belles i étoffes. C'étoit ainfi que les Turcs mar, choient dans la derniere guerre, les riI cheffes brilloient dans tous les rangs, f & 1'armure d'un fimple foldat valoit mieux que celle d'un Officier Général : Rufle. Les perfonnes qui comparent cette campagne avec les précédentes qu'ils ont I vu , trouvent une différence qui rend aujourd'hui les Turcs méconnoiffables ; dans leurs camps; ce n'eft point 1'ordre : qui a fuccédé au défordre; mais c'eft la mifere qui femble avoir pris la place de 1'opulence; le Grand-Vifir Youffef-Pa, cha avoit prévu avec raifon qu'il étoit inutile de fe charger de belles armes & de bagages précieux pour en enrichir de nouveau leurs ennemis. Lorfque le Grand-Vifir mande les troupes, chaque Pacha choifit dans fon gouvernement ceux qui, parmi les Yenniffaires , font les plus en état de faire la campagne; il fait infcrire fur un regiftre les noms de ceux qui rempliflent  ( iB<5 ) Ie nombre fixé, pour aller joindre 1'armée ; les étapes font ordonnées fur leur route , & ils fe rendent ainfi a leur defiination. Les compagnies font plus ou moins fortes , fuivant que le Capitaine a pu réunir de foldats, & leur nombre n'eft jamais réparti réguliérement pour un drapeau; leurs habits trop amples leur rendent les marches très-pénibles, fans compter le poids de leurs armes, dont ils en ont plufieurs d'inutiles; ils portent prefque tous un fufil en bandouliere, un fabre, un poignard & deux piflolets, avecunegibernede maroquin, en forme de ceinture pour conferver les cartouches. Les troupes d'Afie font ordinairement a cheval, excepté celles des environs de la mer Noire, qui ne fourniffent gueres que de 1'Infanterie; Ia Sirie, le Diarbek & les pays qu'arrofe PEuphrate, ont une excellente cavalerie;'ces chevaux mêlés de race Arabe , légers & pleins de feu, remportent prefque toujours 1'avantage dans les efcarmouches ; mais il leur feroit difficile de rompre la cavalerie pefante &(, bien difciplinée des Autrichiens,  ( ) On ne fauroit comprendre parmi les bagages des Turcs que leurs tentes & leurs marmittes; les foldats partent pour la guerre avec une chemife, & ils ont cela de commun avec leurs Officiers, qui attendent patiemment quand ils Font lavé, que le foleil Fait féchée pour la remettre. Ils ont des chariots tirés par deux buffles, pour tranfporter leurs munitions de guerre & les vivres. Les troupes les plus eftimées parmi les Turcs, font celles de Bofnie; les Yenniffaires de Conftantinople énervés par le luxe, & amolis par 1'oifiveté , font généralement moins propres a fupporter les fatigues de la guerre; ils font les plus fins déferteurs de 1'armée , & la nonchalance du Gouvernement, qui ne prend que de foibles moyens contre Ia défertion , fait que chacun rejoint fes foyers le plutöt poffible, fi le butin qu'il efpéroit ne répond pas a fon attente. Pour empêcher la défertion, on met fur toutes les routes des gardes qui ne laiffent paffer que ceux qui vont du cöté de 1'armée, & ne laiffent rétrograder perfonne fans un ordre des Chefs; ceux qui ne peuvent pas forcer les gardes, vendent leurs armes, & fe déguifent en  ( *W ) chrétiens , moyennant le certificat de tribut qu'ils achetent de quelque Grec ou Bulgare. Ce traveftiffement avoit réuffi a plufieurs, lorfque j'étois a Sophie ; mais un Yenniffaire, d'une phyfionomie plus fiere que celle d'un Tributaire, fut arrêté par Ia garde quis'affura phyfiquement qu'il n'étoit pas chré»ien ; il lui refioit encore la relTource de fe donner pour unjuif; ceque n'ayant pas ofé faire par un remord de confcienee , il fut ramené au Grand-Vifir , qui lui fit couper les oreilles. Cet exemplê de févérité fut caufe que les déferteurs, fe donnant le mot, partoient en aflez grand nombre pour en impofer a ceux qui auroient voulu s'oppofer k leur paflage.  ( i89 ) CHAPITRE XX. Bifpofitions des armées Ottomanes. Leurs campements. Marches & combats. Fortifications des Villes de guerre. Obfervations fur la Marine des Turcs. Leurs intéréts du cóté de l'Afie. Les Ottomans dédaignent de fortifïer leurs camps; ils dreffent fans ordre leurs pavillons autour des tentes du Grand1 Vifir ou de leurs Chefs; recherchent ij autant qu'il leur eft poffible le yoifinage I d'une riviere, & chacun choifit plus prés ou plus loin 1'endroit qui lui paroit I le plus commode. Le Grand-Vifir forme toujours un camp qui lui eft particulier , & dont les i troupes font immédiatement fous fes ordres. Le Chef des Yenniffaires campe féparément avec fa milice, & les artilleurs fe tiennent a une égale diftance entre les deux premiers camps; par ce moyen, 1'armée du Grand Vifir fe trouve divifée en trois campements; de-la vient que les Turcs font entiérement défaits,  ( i£)o ) lorfqu'ils font obligés de pourvoir a Ia retraite , après une bataille perdue , n ayant pas la refTource de fe retirer dans leur camp, oü ils pourroient encore s'oppofer è leurs ennemis s'ils avoient pns d'avance le foin d'y faire des retranchements. L'armée ne défilé jamais en ordre, & les Turcs ignorent abfolument 1'art de fe former en colonnes, foit pour affurer leurs marches contre des furprifes ou pour faciliter aux troupes les moyens de fe répartir plus aifément dans le pays ennemi; ceux qui exercent quelques métiers , ont toujours foin de prendre les devants pour dreffer des boutiques, oii ils s'occupent comme dans les Villes de forte que les camps femblent plutöt une foire d'artifans, qu'une armée de foldats. Le lieu du campement une fois défïgne, chacun s'y rend plus ou moins lentement, fans être contraint a fuivre fon chef ou fon drapeau, qui bien des fois refte peu accompagné. Les journées font a-peu-prés de fix lieues dans les marches ordmaires, elles fe font toujours tout d un trait, fans autre halte que la liberté cju'ont les troupes de marcher a leur  ( 19l ) fantaifie, & de s'arrêter quand bon leur femble; malheur aux villages par oü elles paflent, les habitanis & fur-rout les chréi tiens, lont en proie a toutes les vexations Sc les rapines d'une foldatefque, qui ne met point de bornes a fa licence. Les Commiffaires des vivres chargés de fournir les provifions de 1'armée, la précédent, Sc fe contentent d'envoyer des ordres dans les Provinces voilines pour conduire au camp des convois qui ar« *!t.«nt lot-vtoment (r\r\t fn\i\rpnt pnrnu. ' ver la difette. Toutes ces munitions conduites dans des charriots tirés par deux buffles, fe réduifent k une petite quantité, k caufe de la difficulté des routes & du peu d'attention qu'on apporte k une circulation qui devroit être abondante & non interrompue; d'ailleurs les Turcs ignorent tout ce qui peut les rapprocher d'un numéraire fïxe ; ils n'établifTent pas que pour tant d'hommes Sc tant de chevaux, il raut tant de pain, de viande , de paille Sc d'orge; ils annoncent feulement que 1'armée fe réunira dans tel endroit, Sc envoyent des ordres dans les villes Sc les villages des environs, pour y tranfporter des vivres, fans ayoir la précaution de pourvoir d'a«.  ( »>* ) vance a tout ce qui eft néceflaire pour Ia fubfiftance des troupes & a leur entretien. Tous les deux jours on diftribue aux foldats leur ration de pain; on leur donne tous les matins de la viande avec des légumes, & deux fois par femaine ils recoivent du riz & du beure pour faire lepeleau : dans les marches longues & forcées, ils onr du bifcuit au lieu de pain. Le tout eft en quantité fuffifante ou médiocre, fuivant 1'abondance ou Ia difette. Lorfque les Turcs font a quelques journées de 1'ennemi, le Grand-Vifir nom me un Lieutenant-Général qui, avec des forces fuffifantes, s'avance pourreconnoitre fes mouvements ou Ie combattre ; cette maniere de divilër 1'armée eft: toujours défavantageufe, paree que cette ayant-garde, trop éloignée du quartier général, pour être fecourue, ne manque jamais, fi elle eft battue, de rétrograder en défordre, & porte 1'allarme dans le camp du Grand-Vifir, qui, d'après la terreur qui s'eft emparée de fes troupes, fe décide ordinairement k faire la retraite , autant pour mettre en füreté le drapeau illuftre, que pour fauver le refte de  (193 ) de fon armée, ainfi qu'il eft arrivé plufieurs fois dans la derniere guerre. Quoiqu'on nepuiffe pas refufer la bravoure aux Ottomans, néanmoins il ne i faut pas oublier la maniere dont ils s'a. niment mutuellement au combat; ils fe : difent entre eux qu'ils font dans le che; minde la vérité, 8c que les infideles ne i connoiffent que la voie des preftiges & i des fortileges pour leur fafciner les yeux i 6c les attirer dans leurs embufcades ; i ainfi ! quand ils voient un chrétien, il i faut toujours que dix Mufulmans fondent fur lui pour le combattre , crainte i que les autres Chrétiens, que le diable i rend invifibles, ne paroiffent tout-a-coup 1 pour les égorger. Je ne fais pas fi tous I les Turcs penfent également; mais il efi j fur que ce principe leur paroït commun a tous. Mille Ruffes n'ont jamais été ati taqués a force égale, 6c dans toutes les I affaires qu'ils ont eu avec les Autrii chiens, ils s'y font toujours montré trois l ou quatre fois plus nombreux. Lorfque le Baron Martini fut affailli dans fon i pofte , ils étoient plus de quatre mille , ! 6c lui n'avoit que cent hommes ; Ie leni demain ils vinrent plus de fept mille pour i s'emparer d'une fimple redoute j leurs Tornt I, I  ( '94 ) efpions ne s'étoient pas appercus qu'elle étoit défendue par quatre canons; les Turcs croyant qu'il n'y avoit point d'artillerie , s'avancerent avec une fureur qui fut bientöt tempérée par la décharge des quatre pieces qui leur tua beaucoup de monde, & les fit retirer avec la même diligence qu'ils s'étoient approchés. Les Albanois, qui forment d'excellentes troupes , avoient acquis la réputation d'être toujours les premiers k affronter 1'ennemi : regardés comme les enfants perdus de 1'armée, il leur eft arrivé quelquefois de fe défifter de cette prétention; mais au rifque de n'être pas fecourus, on voit ordinairement des Albanois affronter les premiers dangers. Les Ottomans ont toujours refufé de s'aflujettir k une tachque militaire ; leur impétuofité d'abord dangereufe leur tient lieu de eet ordre , dont nous faifons dépendre le fort des battailles. Leur Infanterie ne fe divife point en bataillons , ne s'aligne jamais, & leur Cavalerie ne fait pas mieux fe ranger en efcadrons. Les Chefs qu'on ne fauroit appelier Commandants, guidant les drapeaux & les éten» ■darts, font les premiers qui aftrontent  ( '95 ) kt combats, en donnant 1'exemple aux troupes qui les fuivent. Aüa , ou Dieu leur cri de guerre, eft tout a la fois un fignal pour ranimer leur courage , & infpirer de la terreur a leurs ennemis. Ils n'ont aucun inftrument pour indiquer la : charge ou fonner la retraite. Leur furie : les conduit a 1'ennemi, comme le défavantage leur fait lacher prife. Pendant i que leur artillerie tire au hafard , ils fe portent en foule du cöté oü la mêlée eft plus épaifle ; la Cavalerie, avec cette vé; locité qui 1'a toujours diftinguée, & l'In; fanterie avec une fureur qu'elle conferve .. jufqu'au moment que la vidtoire, s'éi chappant de leurs mains, 1'épouvante devient générale ; les Turcs achevent eux . mêmes leur défaite, n'étant pas dans 1'u; fage de convenir d'un point de raliement, i &c leur camp ouvert de toutes parts ne leur offre jamais d'afyle après la perte d'une bataille. Si 1'avantage refte aux Ottomans, i malheur a ceux qui font faitsprifonniers; i chargés de chaines & accablés d'injures, ils ne font plus regardés que comme des i êtres voués a l'efclavage ou a Ia mort ; i les outrages les plus cuifants, & les traitements les plus terribles, font réfervés I ij  ( ) a ces malheureufes victimes de leur infortune. Les Turcs font peu inquiets de fortifier leurs villes frontieres; religieux obfervateurs des traités, ils ne s'occupent point pendant les douceurs de la paix, a faire des préparatifs pour une autre guerre; ils fe regardent comme des fortifications mouvantes, qui peuvent mieux réfifler a leurs ennemis, que les meilleurs baftions; ils n'ont d'autres villes fortifiées que celles qu'ils ont conquis fur les bords de la Save & du Danube , &£ s'ils avoient donné leurs foins a mettre Ocfakowen état de défenfe, c'étoit paree qu'ils prévoyoient une rupture infaillible avec les Ruffes. Les travaux furent même djrigés par des Ingénieurs Frangois , car ils igr.orent autant 1'art de fortifier une ville que cdui de la défendre. Le fervice militaire s'y fait fans exactitude, & les fentinelks paffent plutót le temps a fumer dans un corpsde-garde, qu'a vciller prés de leurs guérites. Les garnifons font peu nombrcufes cn temps de paix, n'étant compofées que des milices de la ville; une fortereffe ou un chateau n'a pas quelquefois qua»  ( '97 ) tre hommes pour le garder, & un vieux Yenniffaire , avec fa familie, y remplit 1'office de gouverneur & de portier. En temps de guerre les Turcs renforcent les garnifons, fuivant que les villes font plus ou moins éloignées de 1'ennemi; alors ils s'empreffent de renouveller les ouvrages que le temps avoit détruits, & 1'on voit des fafcines fur les remparts former des batteries avec quelques mauvais canons, dont la plupart font fans affuts. J'ai déja pariéde Pefcadre nombreufe, partie en 1788 pour la mer Noire, fous les ordres d'Affan-Pacha , qui méditoit une defcente en Crimée; eet armement parut peu redoutable aux Ruffes, qui connoiffoient Pineptie des Ottomans pour tout ce qui concerne les manoeuvres de leur marine. Des Officiers Frangois furent envoyés a Conftantinople pour inftruire les Turcs & leur propofer des modeles d'une conftruction plus légere. M.,le Roy épuifa toute fa logique pour engager les constructeurs a renoncer a leur gabarie ; mais jaloux de voir que les vaiffeaux conftruits a la Franeoife avoient une marche fupérieure a qslk des leurs, ils en dérangeI iii  ( '98 ) rent le left pour cacher, s'il étoit poffible, les défauts de leur inflexible opi ■ niatreté. ^ Affan - Pacha vit échouer fon expédition contre Ia Crimée, plufieurs vaiffeaux de fon efcadre devinrent la proie des flammes , ou tomberent entre les mains des Ruffes, & il ramena les débris de fon efcadre a Conftantinople, pour la mettre a même de tenter encore 1'année paffée le projet de reprendre Oczakow; mais fes nouveaux efforts n'ayant pas été plus heureux, il a laiffé le commandement de la marine a des chefs encore moins habiles, pour fe rendre a la tête d'une armée de terre & odpofer prés du Danube une barrière aux Ruffes, qui, maitres de toute la Beffarabie, ne manquerent pas de venir attaquer avec toutes leurs forces ce nouveau Sérafquier, qui a été forcé de fe rapprocher d'Ifmael après avoir eu Ie défavantage dans plufieurs combats engagés entre fon avant-garde & le Prince Rapenin; le nom de ce guerrier eft un fignal d epouvante pour les Turcs, ils fe fouviennent de fes exploits dans la guerre précédente, & ils oublieront encore moins fon entree triomphante dans Conftan-  ( »99 ) tinople, pour y trailer de Ia derniere paix. Affan-Pacha ne s'étoit pas attendu a tant de revers a la fois dans fes vieux jours; il avoit fi fovivent cherché la mort ou arraché la vicloire au milieu des combats , que fon courage & fon intrépidité lui feront encore d'une puiffante relfource pour trouver les moyens de catmer 1'efprit épouvanté de fes foldats, & rallier a 1'ennemi ceux qu'une terreur panique , dont les Turcs ne font pas les maitres, aura fait déferter fes drapeaux. . Les Turcs ont chez eux tout ce qui eft néceffaire a la conftruction des vaiffeaux; des forêts immenfes, voifines de la mer ou des grandes rivieres, peuvent accélérer les tranfports de tous les bois de conftruöion auffi abondants que précieux , & les chantiers des Ottomans léroient les mieux pourvus de 1'univers fi la nonchalance &C 1'impéritie n'étoient des ennemis domeftiques qui ralentifferit leurs travaux & leur ötent même Pidée de fe pourvoir d'avance de ce qui eft néceffaire pour hater la conftruftion de leurs vaiffeaux , qui, expofés long-temps auxjntempéries des faifons , font déja gatés avant même d'avoir été gréés. I iv  C *öo ) Les Turcs n'ont plus qu'un petit nombre de galeres; ces batiments légers, plutot deflïnés è employer des forcats qu'a braver une mer orageufe, font remplacés en partie par des frégates qui auroient l avantage d'une artillerie redoutable fi elle étoit bien dirigée. Les caravelles turques ent une poupe efcarpée; leur marche lente, caufée par «ne gabarie lourde , & des manoeuvres embarraffées les diftinguent de nos vaiffeaux de ligne; les batteries toujours inégales, ne font jamais fournies d'un même cahbre, ce qui en rallentit le fervice; les canons font prefque tous en bronze' & les précautions néceffaires pour les replacer après qu'ils ont rebondis, leur fait perdre beaucoup de temps que leur épargneroient des canons de fer dont ils redoutent les éclats, ceux de bronze n'ayant point 1'inconvénient d'être auffi meurtners. Les plus beaux ports du monde & une reffourceinépuifablede marinsqui abondent dans les provinces maritimes, & les Jlles de Ia Grece rendroient formidable la manne des Ottomans, fi moins nonchalants pour toutes les opérations qui peuvent les éloigner de leurs foyers, ils  (*ÖI ) vouloient employer conftammertt cette: énergie qui les önt caractérifé quelquefois dans leurs expéditions de longue haleine; peu inftruits de ce qui a rapport at la navigation, ils mécohnoiffent ailtant 1'art de commander les divifions, qu'ils s'empreffent peu d'obferver un ordre dei bataille ; chaque Capitainé de vaiffeaux eombat celui de Fennemi qui eft k fa portée, ou fe défend a fa guife ; 1'ardeur des Turcs ne fe rallentit point fur met, & ils cherchent 1'abordage même avec les plus gros vaiffeaux, plutöt que de conferver Pavantage de leurs batteries par une manoeuvre habile & bien con* certée. Ils ont quelques mauvaifes écöles pour former a leur maniere des jeunes marïns qui ont tous la même fpedtative de devenir un jour de fimple mouffe chef d'efcadre ou grand Amiral, fuivant le crédit de quelque Sultane ou le caprice d'un Grand-Vifir. L'Impératrice cónnoiffoif toüt le prix d'une alliance avec le Prince de Géorgie qu'elle avoit fu mettre dans fes intéréts, & le Kan de Derbend qui eft le,maitre du célebre défilé appellé porte de fer ou porte Cafpienne, feule communication a I v  ( ) travers Ie mont Caucafe qui ne femMc fbrmer une barrière infurmontable , depuis la mer Noire jufqu'a la mer Cafpienne , que pour mettre la Perfe & les pays qu'arrofe 1'Euphrate, a 1'abri des irruptions des peuples du nord. J'étois en Perfe lorfque Catherine II faifoit négocier un traité avec les Princes Perfans, Gouverneurs des frontieres de Ia Georgië, qui en recurent de magnifiques préfents. Un Envoyé de Ruffie vint alors a Hifpahan pour rendre AlimouratKan favorable aux projets de fa Souveraine; ce Prince qui avoit foumis par fes armes la majeure partie de la Perfe & fe faifoit refpeöer de 1'autre, fe décida fans autre réflexion k inquiéter les Turcs; il menara Bagdad fous d'anciens prétextes & donna ordre au Kan de Chiras d'attaquer Baffora; cette diverfion étoit fort bien entendue dans un temps oii les troupes Ottomanes, qui font deftinées k garder les frontieres de la Géorgie, fe feroient trouvées aux prifes avec les Perfans. Le Grand-Seigneur, voulant parer le coup qui menagoit 1'Empire du cöté de la Perfe, avoit écrit k Alimourat-Kan pour lui demander fon alliance; mais la  ( ) perfonne chargée de cette miffion avcïc été mife en prifon pour toute réponfe. Le Prince de Géorgie, gagné par ks promeffes des agents de Ruffie, venoit de fe mettre fous la proteöion de 1'Impératriee, qui en lui envoyant pour fimi> lacres de fa fouveraineté qu'elle fembloic lui laiffer, une eouronne & un fceptre que les Géorgiens prifent pour un bonnet de Prêtre & une maffe d'armes, fit paffer des troupes a Kaket, fans y être fous les ordres du Prince Héraclius qui les recut fans méfiance. J'étois a Hifpahan depuis plufieurs mois , & je vis les affaires de Ruffie changer bientot de face dans toute la Perfe. Alimourat-Kan ayant réfléchi qu'il ne lui convenoit pas de s'allier avec les Ruffes au détriment des Turcs , ren dit la liberté M'émiffaire qui lui avoit porté la lettre du Grand-Seigneur; il le congédia en lui faifant oublier par des riches préfents le défagrément qu'il venoit d'éprouver, & le chargea pour Sa Hautefle d'une réponfe non-équivoque d'après fes nouveaux projets* II avoit envoyé deux Kans a Péterfbourg pour répondfe a la première dé' I vj  ( 104 ) rnarche que 1'Impératrice avoit fait auprés de lui, mais il éluda par des ordres fecrets & une politique habile les promeffes qu'il avoit imprudemment fait. Se fouciant peu de 1'égide qui couvroit nouvellement le Prince Héraclius, il fe fervit de la maniere accoutumée pour en percevoir le tribut qu'il n'avoit pas recu depuis trois ans, en lui envoyant la ca~ latte; c'eft un habit complet, fort riche, dont les Souverains de Perfe font préfent a leurs vaffaux pour les honorer, ce qui obligea le Prince de Géorgie a permuter eet habit, ainfi qu'il eft d'ufage, par des préfents trois fois plus confidérables que la valeur du tribut qu'il auroit dü payer. Baba-Fatalikan, Gouverneur de Derbend, regut ordre d'Alimourat Kan de ceffer toute liaifon avec les Ruffes. Alimerdan-Kan, chef des Leguis, ne fe fit pas prier pour fondre fur la garnifon de Kaket, qui fut mife en pieces ou faite efclave; Achmet, Kan de Koi, ayant fort mal accueilli les Officiers Ruffes que l'Impératrice avoit envoyé vers lui, menaga Tiflis, fi le Prince Héraclius ne congédioit fur le champ les Ruffes, devenus odieux & fufpecls a toute la Perfe.  C 105 ) Tel étoit Pétat ou je laiflai les intéréts de Ruffie, lorfque je partls d'Hifpahan en 1785. J'ai fu depuis que les négociations de l'Impératrice de Ruffie ont été plus heureufes, paree que les Perfans, occupés de leurs guerres civiel les, ne feront pas de long - temps en état de fe réunir pour la caufe commune. Les pays fitués entre la mer Noire & la mer Cafpienne font trop importants aujourd'hui pour que Catherine II, ayant préparé de loin la guerre qui a éclaté entre elle & la Porte , n'eüt pas pris tous les moyens d'attirer dans fon parti des peuples dont la même religion eft un moyen de rapprochement, & qui enfin mutilés fans ceffe par des chefs ambitieux ne devoient pas tarder a fe ranger fous fon empire.  ( io6 ) CHAPITRE XX f. Defcription des Provinces qui formoiem tancienne Armenië. De leurs villesprin> cipales. Peuples qui les habitent. Du mont Ararat. Religion, mceurs, caractere & commerce des Armèniens, Quoique les Ottomans foutiennent en Europe une doublé guerre qui les occupe également, ils doivent encore fe tenir fur leurs gardes du cöté de 1'Afie; les Pachas d'Erferom , de Kas, & de Bayazet font chargés de veiller a Ia fürete des frontieres de Perfe & deGéorgie. Les peuples de 1'Arménie furent renommés autrefois par les richefTes & Ie luxe de leurs Rois; fubjugués tour-a-tour par des conquérants, & foumis aujourd'hm aux Turcs & aux Perfans, ils n'ont confervé que leur langue & le fouvenir de leur ancienne Monarchie. Les Armèniens, répandus dans prefque toute 1'Afie , ont un gout naturel pour le commerce qui leur a fait choifir les villes les plus floriflantes, & plufieurs  ( »07 ) families ayant fait des fortunes immejifes ont préféré de s'établir dans les pays étrangers pour y jouir paifiblement des fruits de leur induftrie. Erferom, une des pi incipales villes de 1'Arménie, eft affez vafte, mal batie & fituée au bout d'une grande plaine, elle eft entourée de montagnes qui rendent fon climat très-froid, la population eft très-nombreufe, les Turcs y iont prefque tous militaires, & les Armèniens font un tiers des habitants; 1'Euphrate prend fa ' fource a quelques lieues de cette ville, dont le territoire eft aufli agréable que fertile. Des mines voifines produifent beaucoup de cuivre dont on fait de Ia vaiffelle qui forme la meilleure branche de commerce d'Erferom, dont les marmittes font renommées dans tout 1'Empire. Les caravannes y abordent continuellement de Bagdad, de Perfe ou de Georgië , Ia Douane en eft immenfe & rend la majeure partie des revenus du Pacha qui a le titre de Vifir. Trébifonde fut célebre Iors de la décadence de 1'Empire Grec ; les Ottomans maitres de 1'Afie mineure ayant affervi le tröne de Conftantinople, il fe forma  ( 208 ) un petit Empire a Trébifonde qui firiif pars'écrouler peu de temps après fous la puiffance des Turcs conquérants de toute la Grece. Cette ville, quoique déchue de fon ancienne fplendeur, eft encore une des plus confidérables de la Natolie ; fituée fur le bord de la mer, un port mal entrerenu, nepeut contenir que de petits navires; mais fon commerce eft affez étendu depuis que les Ruffes peuvent naviguer dans la mer Noire; les caravannes de Mingrelie, de Géorgie & de Perfe, y arrivent fucceffivement & donnent une irès-grande adtivité au trafic de Trébifonde.^ Ses habitants font pour la plupart occupés aux rnanufa&ures en cui vre, dont les ouvrages font d'un grand débit; le Pacha qui commande la ville a fous fes ordres un grand nombre de Yenniffaires qui paffent pour les plus indociles de 1'Empire : livrés continuellement a des querelles & des voies de fait, a caufe des faclions qui forment deux partis, il n'eft pas de femaines que cette foldatefque effrénée ne fe livre des combats qui fe terminent toujours par la mort de plufieurs d'entr'eux, & répandent également 1'ailarme dans tous les quartiers.  ( 109 ) Kars, ville forte fur les confins de Ia Georgië , a une garnifon bien entretenue & un chateau en état de défenfe par fa pofition fur un rocher efcarpé, 6c fon Pacha eft fubordonné a celui d'Erferom; Kars eft plutöt une ville de guerre que de commerce; il y a fort peu de Chrétiens; les habitants font peu traitables 6c n'accueillent pas trop bien les étrangers. Bayazet eft Ia derniere ville Turque du cöté de la Perfe, fon Pacha eftle feul qui admette les Armèniens au fervice militaire , 6c quoiqu'ils femblent plus propre a diriger un comptoir qu'a manier les armes, cette faveur leur donne un certain amour-propre qui ajoute a leur phyfionomie 1'air du courage, 6c 1'Arménien de Bayazet qui peut porter des piftolets a fa ceinture eft tenté de méprifer celui de Conftantinople qui ne peut y mettre qu'une écritoire. Cette ville eft très-bien peuplée & fait un grand négoce avec la Perfe 6c la Georgië ; le pays eft abondant en vins 6c en fruits merveilleux; c'eft 1'endroit de la Turquie oü les Chrétiens font Ie moins vexés, crainte qu'ils n'aillent s'établir a Erivan qui eft fous la domination des Perfans.  ( «o ) La Province d'Erivan eft gouvernée par Achmet-Kan; ce Prince eft également le chef d'Aderbijane qui lui eft échue en partage après la mort de fon oncle Huffein-Kan; il fait fa réfidence a Koi, ville agréablement fituée fur la riviere de Kidur &c qu'il a fort embellie; les marchands y abondent de toutes parts & en font un riche entrepot en tout genre. Achmet-Kan tient a Erivan un Lieutenant-Général, qui n'y peut rien innover fans fes ordres; cette ville eft diyifée en deux parties; 1'ancienne qui a été fucceflivement ruinée par les Turcs & les Perfans ; & la nouvelle , fur la riviere de Soucia qui, è caufe de fa profondeur & de fa rapidité, a recu le nom d'eau noire. Erivan n'eft fortiflé que par une enceinte de mauvaifes murailles , flanquées de grofles tours, & un fofle peu large & moins profond qui n'en rend pas les approches bien difficiles. Le chateau a des alentours efcarpés qui le mettent en état de défenfe, plutot que les mauvais canons placés dans fes embrafures. Le fauxbourg habité par les artifans  (■"»,) & les Armèniens eft plus grand que la ville; ces derniers forment le plus grand nombre de fes habitants , qui regardentErivan comme le chef-lieu de leur patrie ; ils ne manquent pas d'aller voir les ruines d'Artaxate éloignées de quelques lieues, pour y donner des larmes aux manes de leurs ancêtres, & contempler les veftiges de la Capitale oir Tigrane dicfoit des loix a toute 1'Arménie. Le Zengui, traverfe Erivan; cette riviere fort d'un lac , oü on a bati un monaftere fur un rocher qui forme une petite ifle; il eft habité par des moines armèniens. Erivan a été plufieurs fois un point de rivalité entre les Turcs & les Perfans qui en font les maïtres depuis Nardi-Cha ; le palais habité par le Lieutenant-Général d'Achmet-Kan eft dans la forterefle & d'une grande étendue ; la grande place plantée de be3iix arbres eft vafte & fpacieufe, & les marchés qui 1'entourent font couverts de voütes &c ont des boutiques d'une belle apparence. Le beau pays d'Erivan rappelle Ptdée du paradis terreftre, mais je ne  (»*) crois pas qu'on puiffe jamais adopter k une fituation locale Ia defcription que nous en ont fait Moïfe & les Gommentateurs de la Genefe; en vain pourra-t-on fe perfuader, s'il eft vrai qu'il y ait eu un déluge, que la terre n'ait pas éprouvé une révolution dans fa furface, car il eft a préfumer que tout Ie globe a dü être bouleverfé, & que même les fleuves qui font une portion de 1'eau qui flltre dans Ia terre , ont pü changer leur fource dans la violente commotion caufée par les eaux lorfqu'elles fe retirerent; d'après quoi il eft plus croyable que Ie paradis terreftre étoit fimplement la terre ornée de tous les agréments de la nature, & qu'il plut a Dieu de la rendre aride, après Ia chüte de nos premiers parents, & inégale & montueufe après le déluge. A trois lieues d'Erivan eft Ia réftdence du Grand Patriarche des Armèniens, on 1'appelle Trois-Eglifes, paree qu'il y a trois bourgs, ayant chacun Ia ftenne; les Armèniens fe font un devoir de faire ce pélerinage une fois en leur vie , & ils y recoivent une bénédidfion falutaire en échange des contributtons qu'ils y portent de toutes parts,  ( »3 ) pour fournir au luxe des autels & & 1'entretien de leurs miniftres. Le fervice divin s'y fait avec une magnificence extraordinaire , & eet appareil pompeux < contribue beaucoup a perfuader aux pélerins que Dieu écoute bien mieux les prieres qui lui font adreffées aux TroisEglifes, que celles d'un pauvre Prêtre qui n'a dans la paroille cl un viiiage que des mains pures k élever au Ciel. Le Monaftere oü réfide le Patriarche eft très-vafte; il y mene une vie auffi, auftere que celle des Moines, car I'ufage eft parmi les Armèniens de jeüner davantage a proportion de leurs dignités, ce qui differe beaucoup de nos Archevêques, qui font bien meilleure chere que nos Curés de campagne. De tous les Chrétiens il n'en eft point qui croyent plus que les Armèniens a la vertu des jeünes, les voyages les plus pénibles ne les en exemptent jamais, &c les maladies ne leur Ótent même pas leurs fcrupules la veille de certaines fêtes. II y a une imprimerie aux TroisEglifes, les caracferes font envoyés de Venife, mais la prefle n'y gémit que pour les Bréviaires ou les Almanachs qui font envoyés tous les ans dans tou«  ( *M ) tes les villes oü il y a des Armèniens qui ont fort peu de livres d'hiftoire, & ne connoiffent guere que la Bible ou les rêveries de quelques - uns de leurs béats. Le mont Ararat eft renommé, paree qu'on a dit que 1'Arche de Noë s'arrêta fur fon fommet; 1'abord en eft très-pénible a caufe des abymes qui 1'entourent, & fon terrein fablonneux Sc mouvant, permet a peine de gravirau tiers de fa hauteur ; la cïme eft couverte de neige en tous temps & fait reconnoitre de très-loin cette montagne qui paroit ifolée au milieu des plaines ïmmenfes dont elle eft environnée ; il y a dans les alentours plufieurs Monafteres dont les Moines ont grand foin de faire croire aux imbéciles que 1'Arche eft encore fur le mont Ararat; il faut être Arménien pour croire a cette fable & payer encore celui qui la raconte. Les Curdes habitent une partie de 1'Arménie ; ce peuple pafteur voyage continuellement avec fes troupeaux & fe répand en hyver dans les pays du Tigre & de 1'Euphrate, & revient enfuite vers le !ac de Van. Betlis, grande & bien habitée, eft la capitale du Cur-  ( *M ) diftan, qui fait partie de 1'ancienne Aflyrie ; les mceurs des anciens Parthes font encore celles des Curdes ; excellents cavaliers , ils tirent leur carabine par-derriere en fuyant a toute bride; ils font grands voleurs, & il eft dangereux de fe trouver fur leurs pas en plus petit nombre qu'eux; les caravanes qui traverfent leur pays font obligées de payer de gros droits pour acheter leur fürete. Le climat du Curdiftan eft tempéré; le montTaurus le traverfe d'Orient en Occident; il y a plufieurs villes bien peuplées, & les Armèniens habitent celles des environs du lac de Van s oü ils ont plufieurs Monafteres, Nakfivan, que les chroniques du pays défignent comme 1'endroit oü Noë fixa fon féjour après le déluge, eft une affez grande ville, prefque ruinée depuis Nadir - Cha; il s'y fait un grand commerce de foie & de laine; les Caravanes y paffent fréquemment; les habitants font tous Chrétiens; la Miffion Romaine y a un couvent de Dominicains a moitié ruiné ; le nombre de Catholiques furpaffe celui des Armèniens, & le fervice divin ne s'y fait point en latin mais en langue vulgaire.  (*'33 ) put réfirter a quarante mille Perfans, nourris dans les combats, Nadircha voulut cimenter 1'union de la Perfe avec Pinde , ou crut plutot en aflurer la poffeffion a fes defcendants, en mariant fon fils ainé a la fille unique de eet Empereur détröné, qui ne conferva que 1'ombre d'une vaine puiffance fur les bords du Gange, Sc dans ies villes d'Agra 8c de Déli, qu'il avoit dépouillé de toutes leurs richeltes; on fait que le tröne feul de Mahmoud, d'or maffif & couvert de pierreries, fut etiimé cent loixante millions. Nadircha revint en Perfe, & a 1'exemple d'Alexandre , obligea fes troupes k jetter dans le fleuve Indus, le prix de leurs fatigues 8c de leurs vi&oires; cette févérité lui aliéna fon armée Sc fes foldats découragés par la perte de leur butin, fe lafferent de vaincre fans s'enrichir; les Officiers qui veilloient pendant la nuit autour de fes tentes confpirerent contre fes jours, & lui couperent la tête lorfqu'il repofoit dans les bras d'une Géorgienne. A ce fignal 1'armée fe divifa, commit les plus grands défordres, & des chefs jaloux de fuccéder a Nadircha, fe  ( m ) firent mutuellement la guerre pour partager fes dépouilles. Tel eft le principe de cette anarchie qui abolit en Perfe 1'autorité Monarchique, & défole depuis plus de cinquante ans, cepays divifé en autant de Gouvernement* qu'il y a de villes, & n'offre plus a leurs habitants que la perfpedive de fe voir affiégés fucceffivement par tous les chefs de partis, qui fe détruifent fans ceffe pour parvenir è Ia fouveraineté. La Perfe avoit enfin joui de Ia paix pendant quinze ans, chaque Kan qui s'étoit emparé d'une Province, la gouvernoit tranquillement, & Kérimkan de nation Curde, maitre de Chiras qu'il avoit bien fortifié, s'étoit fait reconnoitre Régent du Royaume , par les Kans d Hifpahan, de Kerman, & d'autres Provinces qui redoutoient fa puiflance : il recut des envoyés de quelques Princes de Pinde, & le grand Seigneur rechercha fon alliance pour mettre Bagdad & Bafiora è 1'abri de fes armes. Les Perfans commencoient de refpirer, lorfque la mort de Kérimkan occafionna de nouveaux troubles; fon frere Sadikan fit emprifonner fon neveu, def-  ( *35 ) tiné a fuccéder au feu Régent fon pere. Un Curde dont la mere avoit époufé Sadikan en fecondes noces, voulant profiter du moment pour parvenir a la fouveraineté, leva une armée contre fon beau pere, fous prétexte de rendre la liberté a Phéritier préfomptif, s'empara de Chiras après un fiege de neuf mois, & fe défit le même jour des deux antagoniftes. II foumit en peu de temps plufieurs Provinces, recut les hommages de quelques autres, & Ali-MouratKan , qu'on regardoit dix mois auparavant comme un être fans conféquence, fit dans Hifpahan fon entrée triomphante & prit la place des Rois. Son regne fut orageux, & je fus témoin pendant mon féjour en Perfe de tous les malheurs qui ont encore accablé les Perfans , après la mort de ce Souverain qui a laiffé de nouveau ce Royaume en proie a toutes les horreurs de la guerre civile. Mehemet-Kan , dont la familie gouvernoit depuis très-long-temps le Mazendran, fut fait Eunuque dans fon bas age, par le Roi Ismaël-Séphi; il le fit ainfi mutiler pour fe venger d'AflanKan fon pere, qui lui avoit fait une guerre cruelle.  ( ) Ce vieillard du genre neutre, agé de foixante dix ans, foutenu par Ie courage & la valeur de les quatre freres qui commandoient fes troupes, avoit refufé de rendre hommage de fa Province a AliMolirat Kan, qui apprenant fon alliance avec les Ruffes, a qui il avoit permis d'occuper un port prés d'Afterabad, réfolut de foumettre le Mazendran. II envoya d'abord fon fils ainé Checveskan avec une armee de trente mille hommes, pour combattre ce nouveau Narfès, qui eut plufieurs fois le défavantage. La nouvelle des vidfoires de Checveskan, répandit la joie dans Hifpahan; on y fit pendant trois jours des fêtes magnifiques; tous les marchés furent tapiffés en brocards d'or ou en étoffes de foie &c illuminés pendant la nuit; je n'ai jamais joui d'un coup d'ceil plus agréable , n'ayant rien remarqué dans ces réjouiffances qui reffemblat a celles de 1'Europe ; on voyoit par-tout des batteleurs & des muficiens; les rafraichiffements étoient offerts gratuitement a tous les pafTants qu'on inondoit d'eau de rofe, & par-tout retentiffoit le nom d'AliMourat-Kan, Perftiadé que fa préfence  ( *37 ) lui obtiendroit de plus grands fuccès, i il partit d'Hifpahan le 24 Juillet 1784, avec une armée de foixante mille hommes, & fut s'établir a Teyran, ville frontiere de PAderbijane & du Mazendran. ' Méhémet-Kan s'étoit retire dans fa capitale, pour y réparer fes pertes^oc oppofer de nouvelles forces a celles d'Ali-Mourat-Kan; mais il reparut bientöt après & défit entiérement 1'armée de Checveskan, qui fut fort heureux d'avoir le temps de te réfugier a Teyran. Dans ce même temps Jafferkan crut trouver 1'occalion favorable de lever Pétendart de la révolte; il alloit è Hifpahan pour s'en emparer, lorfque AliMourat-Kan ayant appris la trahifon de fon frere, fe contenta de donner a un nouveau Général le commandement d'une partie de fon armée pour aller audevant de Méhémet-Kan; il s'empreffa de marcher avec fes troupes légeres au fecours de fa capitale, & de prévevir I Jafferkan qui n'avoit pas encore eu le temps de la foumettre ; mais a quelques lieues de fes portes, Ali-Mourat-Kan termina fa carrière le 11 tevrier 1705, laiffant la Perfe au moment d'être en-  ( >38 ) core ravagée par fon frere, qui alloit prétendre a fa fuccefiion , & par Mehemet-Kan qui ne pouvoit pas tarder a Pobtenir par la force de fes armes. D'après la rigueur de la faifon, AliMourat - Kan m'avoit autorifé a refter encore fix femaines k Teyran; je devois trouver moins pénible de faire la route de ville en ville, au-Iieu de camper fur la neige ; ce motif de délicatefle me préferva d'être enveloppé dans les défordres affreux, qui fuivirent la mort de ce Souverain; les foldats ne reconnoiflant plus d'autorité ni de difcipline, pillerent le tréfor qui étoit immenfe; les tentes des femmes furent renverfées par des meurtriers, & ces malheureufes viétimes de leur foibïefie fe virent en proie a toute la fureur d'une foldatefque effrenée; la feule fille du feu Régent Kérimkan, fut épargnée k caufe du refpecT: porté a fa mémoire, & cinquante Géorgiens formerent une barrière autour de la fille du Prince de Guiland qui s'étoit mife fous leur fauve-garde; ce n'étoit dans tout le camp que pillage & maffacre, a caufe des haines particulieres entre les légions de difFérentes Provinces j 1'année vint enfuite fe pré/en-  ( *$9 ) ter aux portes d'Hifpahan, mais elles lm furent fermées par le Gouverneur Bagalkan, qui congut le chimérique efpoir de s'en faire Souverain; le tumulte ayant augmenté par cette réfiftance, les troupes en fe débandant ravagerent les villages & les campagnes voifmes, quelques chefs furent fe ranger fous les drapeaux de Jafferkan , qui ayant pénétré dans Hifpahan , s'affura de la perfonne de Bagalkan , rappella les foldats difperfés, fit fon poffible pour calmer les efprits féditieux, & ramener la tranquillité dans cette capitale. Le fils ainé d'Ali-Mourat-Kan, aupres de qui j'étois refté a Teyran, pétrifié a la'nouvelle de la mort de fon pere, partit h la hate avec quelques domeftiques pour fe rendre a Hifpahan oü il fut fait prifonnier par fon oncle. J'appris finguliérement cette nouvelle ; vers minuit mon Secretaire, s'étant réveille, m'avertit que mes chevaux couroient dans la cour ; croyant qu'ils s'étoient détachés, j'ouvris ma fenêtre, & je les vis tous les quatre ayant chacun leur cavalier qui fe fauverent a toute bride; étant defcendus par une terraffe , ils avoient eu le temps de les fceller & d'ou-  ( 24° ) vrir la porte pour s'enfuir auffi leftement. Un moment après, plufieurs perfonnes vinrent me dire, que Checveskan informé que des voleurs avoient enlevé mes chevaux, il les avoit fait arrêter , &c m'attendoit au palais pour me les rendre ; j'y courus avec mon Secretaire le fabre nud k la main, ayant déja quelques foupcons , paree que j'entendois jetter des cris dans plufieurs quartiers; arrivés fur la place nous y fümes abandonnés par nos conducteurs officieux, qui nous quitterent a toute jambe; alors je fus la mort d'Ali-Mourat-Kan, & le départ précipité de Checveskan pendant que fes troupes livroient la ville au 'pillage. Je pris' le parti de m'en retourner chez moi, oii je me trouvai complétement la dupe de ceux qui m'avoient fur ce prétexte attiré hors dt ma maifon , pour s'emparer plus aifément en mon abfence de tous mes effets. Réduit k ce que j'avois fur moi, le Kan de Teyran fut fenfible k ma fituation, il continua de fournir a ma dépenfe comme le lui avoit ordonné AliMourat-Kan , avant fon départ de cette ville, & quelques jours après il me donna une  ( 14I ) ttne efcorte pour me rendre a Hifpahan oü j'arrivai le 20 Avril. Jafferkan y régnoit depuis un mois, & réuniffoit des forces confidérables pour réfifter a Fora ge qui fe formoit contre lui dans le Mazandran. Des Officiers Ruffes, qui fuivoient Méhémet-Kan, laiffoient préfumer que l'Impératrice avoit de fortes raifons pour influer dans les affaires de Perfe, afin que les Perfans, occupés de leurs guerres inteftines, fuffent moins attentifs a ce qui fe pafferoit du cöté de Ia Géorgie; plufieurs routes tracées depuis Aftrakan jufqua Tifflis, Sc d'autres endroits du mont Caucafe,prouvoient quelquesintentions particulieres ainfi que Parrivée de fix mille Ruffes, cantónnés dans la Province de Chirwan. Enfin le vieil Eunuque ayant réuni dans le Mazandran, une armée nombreufe, avoit taillé en pieces tous ceux qui s'étoient oppofés a fon paffage; il n'étoit plus qu'a deux journées d'Hifpahan lorfque Jafferkan, épouvanté de Ia déroute générale de fes partifans, abandonna cette Capitale fuivi de quelques troupes légeres, emportant avec lui les tréfors de Tón frere t &i fe rendit a Chiras Tornt Is L  C ) feule place capable de foutenir un long fiege. Méhémet-Kan ne trouvant plus de réCftance, fit fonentrée dans Hifpahan le z Mai; toute fon armée fe logea dans la ville qui fut impitoyablement faccagée ; jamais elle n'avoit éprouvé autant d'horreurs, même lorfqu'elle fut pillée par les Aguhans; les troupes, dont il y en avoit beaucoup de Tartares, s'y livrerent a tous les excès d'une fureur barbare, & commirent toutes fortes d'atrocités. Julfa ne fut pas épargné, & les Armèniens fubirent avec autant d'infortune le joug terrible de leur nouveau maitre; cette derniere fecouffe anarchique dont fe fus témoin, avoit prefque enfeveli fous un monceau de ruines la célebre ville d'Hifpahan, qui cependant femble refpirer encore au milieu de fes décombies. Fm du Tornt premier*  MÉMOIRES HISTORIQUES, POJJTIQUES ET GÉOGRAPHIQUES DES VOYAGES DU COMTE DE FERRIERES-SAUVEBCEUF. TOME SECOND.   MÉMOIRES HISTORIQUES, POLITIQUES ET GÉOGRAPHIQUES DES VOYAGES DU COMTE DE FERRIERES-SAUVEBCEUF, FA1TS EN TC/RQU1E, EN PERSE ET EN ARAB IE, DEPUIS 1782 JUSQU'EN 1789; Avec fes Obfervations fur la Religion, les Mceurs, le Caraftere & le Commerce de ces trois Nations; Suivies de détails tres-exacts fur la Guerre des Turcs avec les deux Cours Impériales, d'Autriche & de Ruffie, les difpofitions des trois Armées, & les réfultats de leurs Campagnes. TOME SECOND. A MA EST RICHT, Ghez J. P. Roux & Compagnie, Imprimeurs-Libraires , aflbciés. 17 9 0.   ( v) T A B L E DES MATIERES Contenues dans les Chapitres du fecond Volume. OnAPITRE. XXIV. Defcription de tAderbijant & de Tauris , Capitale dc cette Province , page 2; celle d'Ardevil, 4; du Guilahd , de Recht & d'An[éli, 5 ; du Mazandran , d'Afiérabad , ibid.', du Koraffan, gouverné par lé petit-fils de TamasKouli-Kan, 6. Mojquée de Mcched inaugurée par Cha-Abbas , ibid. Tapis & fabrCs du Koraffan les plus renommès de TAfie, 7 & S. Herat, le Ségcftan, ibid.; le Kandaar , 9 •, leurs étoffes de cachc mire , ibid. Le Sablefian , le Mc'kran, 10 & II. Le Kcrman , Guebres qui habitent cette Province , II & 12; leur religion, ibid. Philofophic d'un Vcyageur qui a vu tant de religions différentes, 13. Dijfertation fur l'idolatrie , fi elle a réellement exifié , 14; fi enfin la religion de certains peuples eft un crime & un outrage fait d la Divinité, 20. CHAP. XXV. Royaume d'Ormus foumis par ChaAbbas; ariditè aAuelle de cette ifle , 21 & 22. Gom. rom, ibid. Mafcatte eft devenue l''entrepot du commerce de l'lnde , 23. L'ijle de Kefmich , Congo, ibid» Province du Laareftan , Laar, fa capitale, 23. Le. Farfiftan; port de Boucher, 25; les ifles de Baharem, célebres paria pêche des perles, ibid. Chiras, fon vin fi renolnmê, fon commerce, fes antiquués , 26. Momie fi prccieufe pour guérir toutes fortes de ruptures , 27. Ruines de Perfépolis , 28. Le Kuchiftan, Su^e, capitale d'Affuérus, 29, L'Iran-Perfan , Hif- Tome II. a  VJ T A B L E pahan, defiription de cette capitale de la Perfe, ibid.; fon avenue appellèe Cherbak, le pont de Julfa, jij fituation acluelle dc ce fauxbourg, 32. Yefd. Trois chofes néeejfaires au bonheur d'un Perfan, 34. Cachan, Kom, tombeaux des Rois de Perfe, 35. Theyran, 37. Casbin, ibid. Sultanie,fö. Hamadan , Kermen-Cha , 38 & 39. Antiquitc' pres de cette ville, 41. Autres fur la route d'Hifpahan , ibid. chap. XXVI. Gouvernement aSuel de la Perfe & des Provinces, 43. Peine du talion rigoureufement obfervée, 44. Politejfe des Perfans, 45 ; caufe de leur haine contre les Turcs, ibid.; fanatifme de leur religion , 46; leurs pélerinages , ibid. Kans, titres héréditaires de nobleffe , 47. Celui de Mir\a , ibid. Sohriquet de Tttes rouges que leur donnent les Turcs, ibid. Jaloufie des Perfans, difficulté de voir leurs femmes, 48. Leur coftumc dégoutant & bizarre, 49. Maniere dont j'appercus celles du Séraï d'Ali-Mourat-Kan, 50. Courtifannes de Perfe , 51; leur préjugé religieux , ibid. Cc qui annonce Vaifance che\ les Perfans, 52 > leurs ufages domefliques, 52 Sc 53. Les bains, ibid. Vexaüons contre les Juifs , 54. Indiens, fanatifme de leurs femmes, 55. Arrivée d'un Botanifte Francois a Hifpahan, 56. ArchiteSure des Perfans, 57 ; leur maniere de faire la guerre, $S *, leur artillerie , Vinfanterie, la cavalerie, ibid. Excellence des cheyaux tartares , exemple de leur bonté, 60. Avarice des Perfans ; celle du Gouverneur d'Hifpahan , '61. Commerce gênéral de la Perfe , 63. Caravanféraïs ; leur utilité, 64. Mon départ d'Hifpahan ; rufe que jemployai pour obtenirmon paffe-port, 65. Aventure furvenue dans ma route & a quelle occafion ,66 & 67; comment je m'en tirai, 69. chap. XXVII. Defcription de Bagdad & de fes environs, 70. Utilité du palmier, 71, Titre de Kalife  DES MATIERES. Vlj que prend le Pacha dc Bagdad, 72. Tour dc Nimrod 73. Couffa, célcbrc par le tombeau d'Ali fi révéré des Perfans, ibid. Bajfora. Utilité d'un Conful de. France qui foit intelligent, 75. Arabes du défert, 76. Du prétendu dromadaire , 77. Races des chevaux arabes précieufes fuivant leur généalogie, 78. Différentes efpeccs, 79. CaraHere & mceurs des bons Arabes , So & 81; leur coflume, ibid.; leur nourriture-, 82; leur hofpitalité, 83. CHAP, XXVIII. Maniere dont les Arabes changent de domicile, S4. Leur Gouvernement, 85. Fafon de penfer des Arabes voleurs, 86. Prétexte de leurs incurfions , 87. Fidélité des Arabes ; épreuve que j'en fis , 88. Rufes employées dans le défert pour éviter les voleurs , 90. Maniere de traverfer le défert, précautions qu'il faut prendre , ibid. Vent empoifonné fi dangereux dans le défert, 91; maniere de l''éviter ,92. Faux minérales, ibid. Animaux du défert, 94. Beauté du défert parfémé de fieurs après la faifon despluies, 96. C H A P. XXIX. Détroit de la mer Rouge, appellé Porte de la mort, 98. La Mccque. Apologie de Mahomet, ibid. Efprit de la Religion, 99. Croyance des Mufulmans , 100. Leur Paradis, ibid. Sévériti du Koran , ioj. Bonnes auvres de cette religion, ibid. Préceptes utiles, I03. Pclerinage de la Mecque , ibid. Croyance des femmes, 104. Pureté des mceurs des Mufulmans, ibid. Beaume de la Mecque fi précieux, 105. Médine, tombeau de Mahomet & de fes trois fucceffeurs ; richejfes de cette mofquée ; Gouvernement de Médine j mont Sinaï, 106 & 107. Chap. XXX. L'Jfihme de Suel, 107. Ancien canal du NU & de la mer Rouge, 108. Etat préfent de /*£gypte, Limon du NU, 109. Le Kaire, caravanne de la Mecque, ibid. Pyramides, llo.'Obélifques, colonne de Sévere t lil, Ahxandrie; fon commerce, ibid. Inet ij  Vlij T A B L E cendie de fa fameufe bibliotheque , III. Mceurs plus paifibles parmi les Arabes, ibid. Tyrannie des Beys. ExaHions des Mameluks, II3. Habitants des campagnes, ibid. Scrvitudc des Chrétiens en Egypte, 114. Si ce pays fera jamais foumis d une Puiffance Européenne, ibid. Conftantinople a fon foyer de pejlc comme [Egypte a le fien particulier qui la rend plus dangereufe , 115. Ignorance des Médecins fur tout cc tjui concerne cette épidémie, 116. Motifs qui la rend mortélle aux Européens , 118. ClIAP. XXXI. Maniere d'établir en Levant & Barharie des Confuls plus utiles au commerce, & moins onéreux d VEtat, 119 ; leurs appointements immodérés, III. Fafte confulaire , 111. Maniere de faire les nouvelles éleclions , ibid, Police des echelles, 124. Fripponnerie d'un Drogman , 125. Efpieglerie d'un Italien faite a un autre Drogman , 126. Exaclions de celui des Dardanelles , 127. Nécejfué d'abolir les Drogmans. Maniere d'y fupplécr fans aucune dépenfe, 12S. College des interpretes établi a Conftantinople, 130. Avantage de remettre l'adminiftration du commerce entre les mains des Négociants, 132. Injuftice d'cmpécher les mariages des Frangois lorfqu'ils font ètablis en Levant, 133. ClIAP, XXXII. Defcription de la Palefline, celle de Jérufalem , 135. Juffa. Pélerinage de la Terre-Sainte, 136. Acre, 137. Caiffa. Le mont Carmel, Na^areth , ibid. Sour. L'ancienne Tyr. Seyde, jadis Sydon, 138 & 139, Damas. Caravanne qui en part pour la Mecque, 140. Antiquités de Balbech. Son temple du Soleil, 141. Ruines de Palmire ; leur magnificence , ibid. Tripoli, 143. Cedres du mont Liban, ibid. Maronites ; leur fecle, 144. Requëte préfentée au Conful de France cTAlep , au fujet du divorce, ibid. Lataquie , 145. Cérémonie d'un mariage des Dtu\es, 147, Defcription  DES MATIERES. IX de Chyprc; , 148. Ufage des payfans pour éviter les afpics fi dangereux dans cette ijle , 149. Remede pratiqué pour en guérir la moi fur e , ibid. Vin de Chypres tres-renommé, 150. Baffa , tancienne Paphos , fes ruines, IJl. Fontaine amoureufe, ibid. Nicofie, capitale de'l'ijle, ibid. Larnaca , chef-lieu du commerce, 152. Tombeau de Saint-Larjtre, 153- Famagourtc , fon port, ibid. Chap. XXXIII. Rade d'Alexandrette; intempérie de fon climat, 154. Difftculté d'en deffécher les marais , 15;. Eourg du Beylan ; fa fituation, 156. Village de Payas , 157. Colonnes de Jonas, ibid. Route d'Alexandrette a Alep infeftée de voleurs , 15S. Antioche ; antiquités de cette ville, fieuve & lac de l'O rome, ibid, Séleucie, 159. Titre de Patriarche d'Antioche, 160. Defcription £ Alep, ibid. Son chdteau, fes mofquées , 161. Jédéide, quartier des Chrétiens , 162. Manufaclures de cette ville, fon commerce, ibid. Politeffe de fes habitants, ibid. Agréments des promenades, 164. Sobriquet donné aux Européens, ibid. Salubrité de Cair du pays, 165. Bouton naturel au climat, ibid. Pigeons meffagers, 166. Martaouan ; hofpitalité de fes habitants qui offrent leurs femmes aux étrangers , 167. Chap. XXXIV. Bir fur l'Euphrate, 170. Navigation de ce fieuve , 171. Ourfa , révérée a caufe du féjour d'Abraham, ibid. Merdin en proic a toutes les factions des Chrétiens, 1/2. Moyen dom fe fervit M. l'Evéque de Babylone pour expulfer l'hcréfie du fiege canonique , ibid. Mofful; fon commerce, 174- Navigation du Tigre, ibid. Ruines de Ninive, 175. Kirfour, plaincs d'Arbelles, ibid. Gé\iré, ibid. Diarbekir, chef-lieu de l'ancienne Méfopotamie, 176; fes mines , ibid. Tocat ; fon commerce , 177. Sivas, réfidence du Pacha, 178. Ccrifonde, ibid.; pays des Amazones , ibid. Synope , patrie de Diogene, ibid. Angora; fon commerce ,179; fei belles chevres, ïSq,  X T A B L E Konia, ancien féjour des Sultans, ibid. tor éts de •= Caramanie expofées plufieurs fois d de grands ineendies , iSl. Adena , coutume de fes habitants qui campent l'étê dans les forcts voifines, iSl. Satalie, ibid. L'ifle de Rhodes ; fa célébrité, 1S3, Chat. XXXV. L'ifle de Candie , l'ancienne Cretc , 184; fon labyrinthe, ibid. Le mont Ida , iSj. Maniere dont la République de Venife fe rappelle tous les ans la perte de Candie, de Chypres & de la Morde, ibid. Candy, capitale de l'ijle, ibid. LsCannée, 1S6. Retimo , rade de la Sude , 1S7. Forbans qui infeftent l'Archipel, 18S. Maniere de les réprimer ,189, Cérigo, jadis l'ifle de Cythere; le Milo, fes bains d'eaux chaudes, 190. L'Argentiere , aménité de fes habitantes, 191. Paros, fameufe par fon beau marhre , 193. Antiparos, remarquablc par fa grotte, ibid. Naxos ; fa fertilitè , ibid. Samos produit d'excellent vin, 194. Patmos, cèlebre par l'exil de Saint Jean qui y compofa t'Apocalypfe , ibid. Ruines d'Ephefe, Ï95. Scala nova, ibid. Corouchefmé, rade oü fut hrülée l'efcadre Turque dans la derniere guerre , 196. Smyrne, ibid.; defcription de cette ville laplus agréable & la plus riche du Levant, ibid. Chap. XXXVI. L'ifle de Scio , 198 ; fon maflic fi recherché, 199; arbrc qui le produit, ibid. Délos , aor. Syra, Miconi, mceurs de fes habitants, ibid. 202. Tinc, ce qu'il y a de remarquablc , ibid. Météiin ; fa réfidence a Recht qui eft affez bien peuplée; les environs font rempüs de müriers, & fourniffent la plus belle foie de Perfe; il y a plufieurs families d'Arméniens , reftes infortunés de celles que Cha-Abbas arracha de leur patrie, pour les tranfporter dans cette Province, oh la plupart furent la viöime du mauvais climat. Les Ruffes cultivent, depuis longtemps, Famitié d'Adiatkan; le port d'Anléli, fur la mer Cafpienne , è huit lieues de Recht, leur fert d'entrepöt pour les marchandifes de Pinde & celles de la Perfe, ils y ont un Conful & plufieurs maifons de commerce; les vaiffeaux Ruffes y viennent d'AJlrakan par le Volga, ils prennent des rhubarbes, de la manne, du féné & des foies en échange de leurs draps groffiers, ou des fourures en ufage dans les Provinces feptentrionales , & qiie les chaleurs exceflives rendent inutiles dans les autres parties de Ia Perfe. Le Ma^endran eft au fud de la mer Cafpienne ; les ancêtres de PEunuque Méhémet-Kan, qui vient de bouleverfer la Perfe, étoient, depuis plus d'un fiecle, les Gouverneurs de cette Province, qui A iij  ( 6 ) eft l'ancienne Hircanie. Afterabad, fa capitale , eft d'une grande importance par fes fortifications qui, fuivant I'ufage du pays, en font une place forte. Le Marendran a beaucoup de marais qui caufent des maladies pendant les chaleurs de 1'été; il eft entrecoupé de montagnes > les plaines y font fertües; mais Ia population y eft peu nombreufe, les habitants font induftrieux, &font, depuis quelques années, un commerce affez étendu avec les Ruffes, a qui Méhémet-Kan a cédé un port prés d'Afierabad. Le Koraffan, fitué entre la mer Cafpienne & la Tartarie, eft gouverné par Charoc-Cha, c'eft le fruit de 1'union de la fille de 1'Empereur de 1'Inde avec le fils de Nadir-Cha. Ce pere, cruel & méfiant, lui fit crever les yeux dans fon bas age. Aidé par Ia bravoure de fon fils aïné, Nafrola Mirfa , ce vieillard aveugle, regne avec fageffe, & s'eft confervé cette portion de 1'héritage de fon grandpere. Méchtd eft Ia capitale du Korajfan. ChaAbbas, voulant obvier a 1'exportation d'argent, caufée par Ie pélerinage que les Perfans vont faire au tombeau d'Ali prés  ( 7 ) de Bagdad, imagina de confacrer a Mèched une magnifique mofquée oü füt dépofé, avec beaucoup d'appareil, le corps d'Iman Re^a, très-révéré dans toute la Perfe , & un pied du vénérable chameau de Mahomet. En vain Cha-Abbas s'impofa-t-il, & a fes fucceffeurs, d'aller une fois vifiter Méched; cette mofquée n'en fut guere plus fréquentée , & tous les dévots n'en prirent pas moins Ia route de Bagdad. Le Korajfan eft un excellent pays J connu jadis fous le nom de Bacirianne, oü fuyoit Darius après fa défaite par Alexandre : il produit, en abondance , tout ce qui eft néceffaire a la vie; on en tire beaucoup d'indigo , des galles, & d'affez bonne cochenille. Les habitants font francs & généreux, j'en citerai un exemple qui m'apprit a lesconnoitre. Les Turcmenes, peuples du Tur-Keflan, d'oü fe fit autrefois 1'émigration des Turcs, confervent encore leurs mceurs; errants &c bergers, ils habitent une partie du Koraffan, qui fournit d'abondants paturages a leurs troupeaux. Les plus beaux tapis de Perfe font fabriqués dans le Koraffan , il s'y en fait d'un tiflu k fond d'or quifontmagnifiquesSid'unpriximmenfe. A iv  ( 8 ) Une trempe d'acierprécieux diftingue les fabres de cette Province ; une lame coute jufqu'a mille tomans, qui font prés de trente mille livres; elles font trèsrecherchées des Perfans qui les prifent, plus ou moins, a raifon de leur ancienneté ; la plus folide armure, & la meilleure cotte de maille , en ufage a la guerre, ne peut réfifter a leur tranchant. Herat, feconde ville du Korajfan , fut dévaftée par les Aguhans, qui 1'évacuerent aux approches de Nadir -Cha ; depuis ce temps, elle eft de peu d'importance, & n'a d'autre reflburce que le paflage continuel des caravannes qui vont ou viennent du Kandahar 8c de Pinde. ^ Le Sigejlan eft une des grandes Provinces de Perfe, Ali-Achmet-Kan lagouverne, & fait fa réfidence dans une ville de même nom, qui eft le chef-lieu de ce vafte pays, habité par un grand nombre d'Aguhans &c de Turcmenes, qui, toujours errants & vagabonds, en conduifant leurs troupeaux , dépouillent les caravannes, & fe rendent redoutables aux villes dont ils approchent le territoire. Les peuples naturels du Ségejlan ont  ( 9 ) en horreur ces étrangers indociles, & leur difputent, a main armée, les paturages qu'ils recherchent fucceflivement dans les différents cantons. Kandaar eft la capitale du pays des Aguhans, fituée au milieu de montagnes inacceffibles; elle paffe , depuis longtemps, pour la meilleure place de guerre de toute 1'Afie. Témour-Cha eft le Souverain de cette Nation guerriere, que Nadir-Cha eut tant de peine a foumettre, après 1'avoir expulfé d'Hifpahan, oü elle étoit venu renverfer le tröne des Séphis. Les Aguhans vivent en hordes comme les Tartares, font naturellement portés au brigandage, & 1'exercent dans tous les pays voifins; vaincus fans être foumis, ils ont toujours fecoué le joug des conquérants qui les ont en vain refferré dans leurs montagnes. Témour-Cha étend fa puiffance au-dela du fieuve Indus, & la belle Province de Cachemire eft foumife a fes loix, c'eft de-la que viennent les beaux chals, étoffes précieufes peu connues en Europe, mais qui font d'un grand luxe chez tous les peuples de 1'Afie. Les laines de Cachemire font les plus belles du monde, plus fines que Ia foie; A v  ( iö ) on en fait les chals qui fervent de ceïnture ou de turban; les femmes s'en habillent, & les préferent aux plus riches brocards. Une fimple piece, de quatre aulnes de long fur une de large , vaut au-dela de cent louis quand elle eft parfemée de fleurs. Les chals font plus beaux quand on s'en eft fervi quelque temps , ils perdent leur velouté; & prenant plus de luftre, ils font d'une meilleure apparence ; & ceux qui en ont fait ufage dans le pays pendant une ou deux années, les revendent en Perfe ou dans 1'Inde au même prix qu'ils les avoient acheté. La majeure partie du commerce des Perfans avec les Indiens, fe fait par la voie de Kandaar; des caravannes nomforeufes, qui y paflent fucceflivement, paient une douane percue fuivant les marchandifes. Témour-Cha fournit des efcortespour afturer leur marche, & les protéger contre les Aguhans qui refpeétent peu fes ordres, quand ils peuvent intercepter les caravannes dans les défilés de ïeurs montagnes. Le SabUfian fe termine au fieuve Indus ; ce pays eft peu connu, fes peuples habitent des déferts oü ils menent une vie  (») a-peu-prés femblable a celle des Arabes, ils font prefque toujours en guerre avec les Aguhans; & Mirfa-HufTein-Kan, leur chef, qui réfide k Vcyen, les a plus d'une fois pourfuivi jufqu'aux portes de Kandaar, Le Mècran, fitué fur la mer de Pindei eft prefque inhabitable, tant par rapport a fes déferts immenfes dépourvus d'eau, qu'a caufe des chaleurs exceflives & de 1'intempérie du climat. Ses peuples font peu civilifés; leur capitale, qui porte Ie nom du pays, eft peu éloignée de Ia mer; le commerce y eft peu conféquent, par la crainte de Pirates qui défolent fes cötes; Ali Méhémet-Kan gouverne le Me'cran, & fait fa réfidence ordinaire prés du port de Guadel, le plus fréquenté de cette Province. Le Kerman s'étend jufqu'au golfe de Ormus, & forme un excellent pays; fes habitants font laborieux & font un grand commerce de leurs laines, les plus belles de la Perfe; on y imite affez bien les chals de Cachemire, mais ils n'ont pas le même moëleux. Agi Huflein - Kan fait fon féjour k Kerman, qui eft la principale ville de fa Province, dont la partie inférieure A vj  C t* ) s'avance jufqu'a Ormus, a Ventrée du golfe Perfique , & s'appelle le Mogofian; la rareté des eaux rend peu habitables fes cötes, oü il. n'y a que des ances peu füres. L'efprit pacifique de ce Gouverneur lui a fait prendre une part affez indirecte aux troubles qui ont affligé récemment la Perfe. Sa capitale eft affez bien habitée, les Juifs y font un grand négoce ; & les Guiakours, que nous appellons Guebres, ont toute la liberté d'y vaquer a leur culte. Les Perfans, n'ignorant pas que c'étoit la religion de leurs ancêtres, la tolerent autant qu'ils la méprifent; & le nom de Guiakours fert également a défigner les Chrétiens que les Mufulmans traitent d'idolatres, a caufe du culte des images. Les Guebres reconnoiffent un feul Etre Suprème, & le feu facré qu'ils réverent n'eft qu'en mémoire d'un prodige opéré autrefois en faveur de leur Prophete A-rcr qui ne fut point roti, difent-ils, dans le brafier oü le fit jetter le Roi Neuroud. Leur croyance, mêlée de fables & d'abfurdités, eft renfermée dans quelques Iivres qu'ils ont en grande vénération. Ils ne font point circoncis; mais tous leurs enfants font foumis, quelques jours après  ( '3 ) leur naiflance, a. une ablution faite en préfence d'un Miniftre. Les Guebres peuvent avoir jufqu'a cinq femmes, & le divorce ne peut avoir lieu qu'en cas d'adultere. Ils font quelques jeünes, célebrent les fêtes de leur Prophete & de plufieurs Santons ; en général, cette nation eft paifible, cultive la terre, & s'occupe fort peu du commerce. Les Perfans font tous d'accord fur leur probité, &, tout en plaignant 1'aveuglement de leur fefte, les reconnoiffent pour de trés-hom nêtes gens. L'homme qui parcourt 1'univers voit des peuples différents ayant prefque tous un culte particulier, mais toujours adreffé au premier des êtres, rejetté des uns comme hérétique, méprifé des autres comme infidele; ici, traité de chien; la, humilié par le titre d'immonde ; partout enfin, il apprend a connoitre 1'horreur du fanatifme ; revenu des préjugés de 1'éducation, il connoit Pabus de cette facon de penfer inventée par les Prêtres &£ les Moullas pour conferver leur empire parmi tous les peuples, en perfuadant a chacun en particulier, que lui feul a recu la lumiere, & que tous les autres font égarés dans les téne-  ( '4 ) bres. Le voyageur, inftruit par lui-mê* me , finit par regarder tous les hommes comme des freres, 1'Eternel comme leur pere, & penfe que toutes les Religions ïbnt autant de moyens d'adreffer a 1'Etre Suprème eet hommage qui ne le rend pas plus grand, mais lui fait jetter un regard de bonté fur fa créature reconnoiffante : le Tout - Puiffant doit aimer fon ouvrage, & jnge les coeurs plutöt que d'obferver fi les cérémonies religieufes doivent être conformes au rite d'un tel Patriarche , öu au diplome d'un tel^ Muphti, pour lui être agréables & mériter fa bienfaifance. En étudiant la Religion de tous les peuples, il eft aifé de s'appercevoir que tous ont reconnu 1'Etre Suprème, & ne fe font jamais trompés que fur la maniere de définir la Divinité, ou de lui rendre un culte digne d'elle. Plufieurs Nations ont eu des Idoles, & d'autres en ont encore; nous appellons Idolatres ceux qui réverent dans le feu ou le Soleil la Puiffance qui les réchauffe& ranime Ia Nature, nous y joignons encore ceux qui rendent des hommages a la Lune & aux autres Aftres, paree que s'étant appercu de l'influence  ( M ) de celle-ci fur la Terre & de la merveilleufe révolution des autres, ils les ont pris pour des êtres fupérieurs; mais un Artifte n'eft-il pas toujours honoré de 1'admiration caufée par fes Ouvrages ? Les Grecs & les Romains eurent des Idoles, chacune avoit fon nom, & ils lui attribuoient une puiffance particuliere ; mais ce qui annonce le bon fens naturel de ces peuples, c'eft que Jupiter convoquant 1'Olympe, la Puiffance Suprème ne provenoit que de la réunion de tous les Dieux qui préfidoient a 1'Univers fous différents titres, reconnoiffant ainfi 1'Etre des Etres en défignant, d'une maniere fenfible, & fous plufieurs noms, les effets de la Divinité. II eft conftant que les Catholiques invoquent la Vierge fous différentes dénominations qui lui valent autant de Temples , de Chapelles, oii fes ftatues ayant quelquefois la face noire, & toujours autrement vêtues, la font nommer Notre-Dame noire , de la garde, de bon voyage, de la pluie , & du beau temps. C'eft ainfi que les Marins, lesPauvres, & les Laboureurs appellent celle dont ils attendent leurs foulagements ou des fuccès ; de même les Payens n'en reconnoif-  ( ) foient pas moins 1'Etre Suprème, en lui donnant des titres qui convenoient a leurs invocations. Ils fe profternerent devant des ftatues de pierre, d'or ou de bois; mais les génuflexions qu'ils faifoient devant celles des Empereurs & qui ne s'adreffoient certainement pas a ces bloes de marbre, prouvent qu'ils ne rendoient pas un culte efFeöif a leurs idoles, les regardant comme un emblême de la divinité qu'ils vouloient fe repréfenter, ainfi que les ftatues de leurs Empereurs n'étoient que les images de leurs Souverains qu'ils revéroient eflë&ivement. II eft vrai que des fots & des ftupides ont adoré la matiere; mais les pauvres d'efprit n'auront - ils pas une part au Royaume des cieux ? Et n'avons-nous pas 1'exemple de nos Payfansgroffiers & mal inftriiits qui, le jour de la fête de Ieurviliage, tournent le dosauCiboire pour adrefter leurs prieres a 1'image du Patron? Et n'y a-t-il pas des Napolitains qui difent a Dieu de prier Saint Janvier de faire le miracle qu'ils croyent voir tous les ans dans leur ville , & qui, dans leurs calamités, menacent la ftatue de ce bon Saint de la jetter dans la mer  ( '7 ) ft' elle ne fait ceffer le fléau qui les afflige ? Lés Payens firent comme nous, ils mirent leurs grands Hommes au rang des Dieux , & diviniferent leurs Femmes illuflres; mais des efprits pervers voulant trouver une excufe a leurs déréglements, en fuppofant que les Dieux n'étoient pas plus fages, immortaliferent dans le Ciel les paffions que les Héros avoient eues fur la terre; ainfi il fut aifé de perfuader aux Peuples qui avoient perdu des batailles, que Mars, occupé a dénouer la ceinture de Venus, ne les avoit pas aidé dans les combats, & que des vaiffeaux s'étoient perdus, paree que Nepture féduifoit quelque nymphe au lieu de les foutenir avec fon trident, ou d'appaifer les ftots. D'après 1'exemple de ceux qu'ils regardoient comme des Etres Divins, plufieurs Payens fe livrerent a tous les excès de 1'infamie, & leurs femmes crurent juftifier leurs foibleffes en chantant celles des Divinités de POlympe; & leur imagination , auffi déréglée que leurs moenrs , fit une abomination de la Mythologie qui n'étoit dans fon principe que pure Ö£ divine.  ( i8 ) Les Chrétiens n'ont-ils pas vu leur Rel igion fainte fondée fur la douceur & 1'humanité, dégénérer en mille dogmes étrangers a tous fes principes, caufer des horreurs, & fervir de prétexte pour commettre les crimes les plus atroces ? Tant il eft vrai qu'il n'y a rien dont les hommes n'aient abufé, jufqu'a la Religion qui devoit les rendre fages en les rendant heureux. Les Payens éclairés qui vécurent dans ces temps de défordres, ne donnerent jamais a Ia Divinité des attributs auffi horribles qu'indignes d'elle. L'hommage rendu aux Vaches fur les bords du Gange paroit d'abord un culte auffi fot que ridicule ; mais , en remontant a la fource des Religions, il ne faut pas croire que les Prêtres de Brama aient jamais pris les bêtes a cornes pour des Divinités; ils exhorterent un peuple obéiffant & crédule a honorer leurs nourrices, paree que les beftiaux font fi rares dans 1'Inde qu'ils n'auroient pu alimenter les Villes fans laifTer les campagnes incultes; il fut donc néceffaire d'en affurer la propagation, en défendant de les mettre k mort: ainfi la Religion dut, dans tous les temps, concourir au bien  ( ?9 ) des Etats, & 1'Indien éclairé épargne feulement l'animal qui aide a cultiver fes terres, fans le croire autrement digne de fa vénération. Le Chrétien fans préjugé n'ignore pas non plus que les préceptes de 1'Eglife, qui ordonnent 1'abftinence des viandes pendant plus d'un tiers de 1'année , font didés par la prévoyance du Gouvernement qui obvie a une deftruction plus confïdérabledesanimaux, qu'on épargne bien davantage par efprit de dévotion; Sc ceux qui croient bonnement gagner le Ciel en s'en abftenant certains jours, ne rempliflent, comme 1'Indien, que le but d'une fage adminiftration qui fait de fes loix des commandements religieux" pour les rendre plus inviolables. L'Indien honore dans fa Pagode des ftatues fculptées de la maniere la plus bizarre; fuflent-ellesauffi admirables que celle de Phidias, quel eft celui qui peut peindre ou fculpter la face de 1'Eternel ? L'Indien eft un fot, cela eft politif; mais, en admettant au-deffus de lui un être qu'il ne fait pas définir, il croit lui devoir des hommages, difonsqu'il fe trompe, Sc laiftbns juger au Tout Puiffant s'il doit punir également le crime Sc Terreur.  C *o ) Un homme groffier qui rendroit a fon Souverain des hommages en la maniere qu'il croiroit Ia plus refpettueufe, exciteroit-il fon courroux par cela feul qu'il ne lui auroit pas fait la révérence fuivant Pétiquette de la Cour qui lui fut toujours inconnue, & en recevroit-il la mort pour lui avoir dit votre Excellence au-lieu de votre Majefté? N'attribuons pas a la Divinité des fureurs que n'auroit pas un Prince de notre Monde; fi PEternel s'eft communiqué aux hommes, il a voulu, fans doute, apprendre a ceux qui avoient un plus grand befoin defesgraces, le culte qui lui eft le plus agréable; mais nous pouvons croire qu'il eft trop grand pour s'offenfer de toutes les cérémonies plus ou moins bifarres, avec lefquelles certains peuples fléchiffent le genou ou fe profternentdevant fa Puiffance, & trop bienfaifant pour rendre a jamais malheureux des êtres qui, lui devant tout, n'ont que 1'intention de 1'adorer. _ Ainfi, eet amas confus de Religions difFérentes & de fuperftitions en ufage parmi les Nations, prouvent également qu'elles ont la même volonté de rendre leurs hommages a 1'Etre Suprème.  ( *« ) CHAPITRE XXV. Anchnne fpkndcur de CIJle d'Ormus & de Bender Abbaffi. Defcription du Laareflan, du Farfiflan, & des Ifles Baharem , oü fe fait la pêche des perles. Principaux Havres qui fe trouvent dans le Golfe Perfique, Defcription de £'Iran, Perfan , d'ljpahan, & des autres Villes principales, JL' i s l e d'Ormus avoit fes Rois & fut conquife par les Portugais ; profitant de fa fituation a 1'entrée du Golphe Perfique , ils y batirent une Ville qui devint une des plus floriflantes de 1'Afie, & 1'entrepöt du commerce de 1'Europe & de 1'Inde. Cha-Abbas vit avec peine desEtrangers donner des loix fur les cötes de fon Empire ; il s'allia aux Anglois qui joignirent leurs forces navales a fon armée de terre ; l'ifle d'Ormus fut rendue a fa domination, & Gomron qui s'appella depuis Bender Abbaffi ou Port d'Abbas fut, pendant le regne de ce Prince, trés-  (M) fréquente par tous les Marchands de 1'Inde & des Européens qui y avoient leurs comptoirs. Ormus n'eft plus aujotird'hui qu'un rocher ifolé a deux lieues de terre ferme • la fortereffe, oü les Portugais firent une fi vigoureufe refiftance, eft tombée en ruïne , & a peine voit-on les veftiges de cette ville fi célebre par le commerce, le luxe , 8c les richefles de fes habitants! Les Hollandois ont lefté leurs vaiffeaux avec les débris de fes maifons & ont tranfporté a Batavia les marbres qui en faifoient les ornements ; Ormus, couverte de fel, ne conferve a préfent que fon nom & n'a plus d'habitants. Go"zrorc,prefqu'abandonné, n'eft qu'un amas de mazures; quelques magafins y reeoivent encore des marchandifes de 1'Inde, mais 1'air mal-fain qu'on y refpire en fait un défert pendant la moitié de 1'année, 8c force les habitants a fe retirer dans les montagnes a quelques lieues de la ville. Son terroir aride 8c falé, dépourvu d'eau, & fitüé fous un climat brülant qui putrifie les citernes rend fon féjour auffi dangereux que' pénible aux Européens. Ils 1'ont entiérement abandonné depuis que le commerce  ( *3 ) eft tranfporté a Mafcate qui, par fon heureufe pofition fur la cöte d'Arabie &c la mer de 1'Inde, ayant une bonne fource d'eau douce , offre a tous les vaiffeaux une rade füre , & des rafraichiffements. Le Prince qui la gouverne laiffe tant d'avantages aux négociants pour la liberté de leur trafic, que cette ville eft devenue, pendant le temps des MouJ/ons, 1'entrepöt général du commerce des Arabes & des Indiens. L'ifle de Kefmich, fituée plus avant dans le Golphe Perfique, eft plus grande , affez fertile , Sc a plufieurs villages. Les écueils qui 1'environnent rendent très-dangereux les approches du port de Congo, oü il ne peut aborder que de petits vaiffeaux. Une fource d'eau douce y rend le féjour moins défagréable que ctens les autres Havres de cette cöte qui en eft dépourvue. Les Arabes y abordent avec leurs barques Sc y font un commerce de dattes Sc de riz. Le Laareflan , pays montueux & aride, n'eft pas bien peuplé a caufe de la rareté des eaux ; Laar, fa Capitale, entourée de montagnes & de rochers, eft d'une grandeur médiocre; fon chateau n'a plus que des ruines, la ville n'eft  C 24 ) plus aufli commercante denuis aiw Uc Caravannes ne vont plus a Gomron, leur paflage alternatif enrichiflbit fes habirants; privés de cette reffource , ils n'ont plus 1'aftivité d'un négoce qui établiffoit une correfpondance réglée entre Laar & la plupart des villes de Perfe. Cette Province produit beaucoup de foie, & Laar eft encore fameufe pour fes Manufa&ures de velours & de taffetas. On y boit de Peau de citerne qu'on a foin de faire bouillir pour la purger d'un ver contagieux qui, fans cette précaution , s'établit entre chair & peau ; il eft aufti menu qu'un cheveu, & ce n'eft pas fans douleur & même fans danger qu'on vient a bout de s'en défaire. Ce défagrément eft commun a prefque tous les habitants des cötes fur le Golphe Perfique. La rareté d'eau ies oblige k conferver celle des pluies dans des citernes oü s'engendrent les atömes de cette vermine dangereufe. Ali Réza Kan gouverne le Laareftant fes revenus font peu confidérables, & il a foin de maintenir ce pays naturellement gardé par fes montagnes dans une neutralité qui lui fait avoir peu de part aux révolutions des autres Provinces. Le  ( M ) Le Farjiftan eft proprement la Perfe ; ce pays s'étend le long du Golphe Perfique , il y a fort peu de rades & aucun bon port. Celui de Boucher, dont les Perfans pourroient tirer de grands avantages, eft le plus fréquente par les Arabes. Les Anglois y ont un Agent fubordonné au Conful de Baffora , c'eft le port le plus prés de Chiras, & le débouché par oü lui arrivent les marchandifes de 1'Inde prifes en échange des produöions du Pays. Les Ifles de Baharem font fur la cöte d'Arabie , & renommées par la pêche des perles. Les Perfans ont perdu leurs droits fur elles, & les Arabes en retirent toutes les années pour plus d'un million. Le Chek, qui étend fa Souveraineté dans les environs, fe voit difputer fort fouvent une aufli richefle poffeflion. Chiras eft la Capitale du Farfiftan. Cette ville eut beaucoup de fplendeur fous le regne de Kérimkan qui en fit une place forte, & 1'enrichit par fon féjour, elle a été ruinée depuis par Ali Mourat Kan qui la prit d'affaut, & la livra au pillage; foumife au jourd'hui a JafTer Kan qui fut obligé d'abandonner Hifpahan % Tornt 11, B  ( *6 ) fonantagonifte, il y trouve un afyle lorfque fes difFérentes tentatives pour reconquérir les Etats de fon frere n'étant pas heureufes, le forcent a reculer devant le Prince de Mazandran. Chiras efl bien peuplée , fon terroir eft fertile, il produit d'excellents fruits & du vin le meilleur de toute la Perfe, mais qui eft bien loin de mériter fa célébrité, a moins qu'il n'ait éprouvé Ia même révolution que celui de Chio fi vanté par Horace, aujourd'hui fi médiocre. Le vin de Chiras fe fait avec des raifins qui n'ont que des pepins imperceptibles , & d'un très-bon goüt; il en paffe beaucoup dans 1'Inde oü les Anglois Font rendu plus célebre, a caufe du prix énorme qu'ils y mettent, que par fon excellance. J'en ai bu plufieurs fois du meilleur, & je ne 1'ai point trouvé merveilleux. On fait beaucoup d'effence de rofe, a Chiras, & c'eft la plus eftimée. Les habitants font fécher ou confire une quantité prodigieufe de fruits qu'ils enyoyent dans 1'Inde, & qui forment la «neilleure partie de leur commerce. On voit, prés de Chiras, des refles d'antiquiré ; les ruines d'un vieux Temple,■ fitué fur une montagne, fontfup-  ( 27 ) pofer qu'il fut bati par les Perfans, lorfqu'üs étoient de la religion des Mages. Ali Mourat Kan ayant prévu la longueur du blocus de Chiras qui, en effet, dura dix mois , occupa fes foldats a batir une ville qu'il appella de fon nom Mouratabad. Les maifons baties de briques féchées au foleil fous un climat brülant, furent bientöt capables de mettre a couvert ceux qui s'étoient réfervés eet afyle pour 1'hyver ; quelques families Curdes y font établies aujourd'hui, & font bien loin de peupler fon étendue. Une montagne, prés de Chiras, pro-' ; duit cette précieufe Momie fi renommee :i dans toute 1'Afie pourguérir, en moins de vingt-quatre heures, toutes les ruptures, même celles des os les moins délicats; elle découle du rocher dans une caverne toujours foigneufement gardée,' on la recueille tous les ans au mois de i Septembre, & on n'en tire guere plus \ de dix onces lorfqu'elle eft Ia plus abonI dante. Elle eft noire & reffemble a la poix, mais n'a point d'odeur; il en vient I dans quelques endroitsdes montagnes de j Laar, mais elle a des effets moins prompts { & n'eft pas fi eftimée, ne valant que deux louis 1'once; & celle de Chiras, B ij  ( ) quand on peuten avoir de la véritable, ie vend prés de mille écus; j'en ai vu 1'expérience faite fur une poule a qui on avoit caffé la patte, on lui en fit avaler gros comme une lentille délayée avec du beurre, après en avoir frotté la rupture, cc le lendemain elle futparfaitement guérie. Mirfa Rabbi, premier Miniftre d'AliMourat-Kan, voulut ainfi me convaincre des effets fi furprenants de la Momie que je ne pouvois croire avant eet exemple dont je fus témoin. Elle étoit toujours comprife parmi les préfents que les Rois de Perfe faifoient aux Puiflances voifines, & Ali-MouratKan en envoya environ une once dans une boete d'or a l'Impératrice de Ruffie. Le voyageur curieux qui croit trouver dans Perfépolis les refles d'une architecture magnifique & fomptueufe, n'y voit qu'une fuite de ruines 6c de voütes foutenues par des murs d'une épaiffeur extraordinaire avec un amas de colonnes énormes mal-proportionnées Sc de chapitaux groffierement travaillés. Le feftin bachique oü des torches furent allumées pour détruire le palais de Darius put caufer des remords a Alexandre , mais il ne paroit pas, d'après ce  ( >9 ) qui en refte, que ce batiment vafte & folide put être un chef-d'ceuvre. Le Kuchiflan comprend le pays qui s'étend depuis le Golphe Perfique , prés de Pembouchure du Tigre & de 1'Euphrate, jufqu'au Sinnée qui fe jette dans ces deux Fleuves réunis au-deffus de Bafra. Sufe, réfidence d'Affuérus & Capitale de la Sufiant, eft aujourd'hui Suf er gouvernée par Chek Mandeli Kan qui convmande la Province. Le Kuchiflan a été tant de fois foumis aux Perfans 8c dévafté par les Arabes, qu'il n'eft plus qu'un défert a une certaine diftance des fleuves dont les environs font très-peuplés par des hordes d'Arabes qui s'y font établis. Vlran-Perfan eft un vafte pays au centre des Provinces qui étoient fous la domination des Séphis. Hifpahan en eft la Capitale ; j'y arrivai pour la première fois le 5 Mars 1784, je fus traité par le premier Miniftre d'Ali-Mourat-Kan comme 1'avoit été PEnvoyé de Ruffie qui venoit d'en partir, j'occupai la même maifon a cóté de fon palais, & je fus défrayé journellement de mes dépenfes. Hifpahan, que Cha Abbas avoit choifi B üj  ( 30) pour fa réfidence, n'eft plus auiourd'hui qu un vafte terrein couvert de ruines; on laboure les jardins qui faifoient autrefois les dehces de fes habitants, &on marche pendant trots heures dans des chemins qui étoient des rues, pour arriver au "ntr..Je la vilIe- Les marchés, que Cha-Abbas fit couvrir de voutes éclairees par des dömes, font vaftes & annoncent l'ancienne magnificence de cette Capnale. La grande place , une des plus vaites de 1'univers, forme un quarré long de prés de deux cents toifes de long fur cent de Iarge , entourée par un canal & bordée de maifons régulierement baïies, elle eft dominéé par le palais des Rois qui offre encore les reftes de Ja grandeur de Cha-Abbas. Des cauons, rangés devant la principale porte, font montés avec des mortiers fur des affuts, qui, par leur pefanteur, femblent inébranlables ; il y en a plufieurs pns a Ormus, & qui ont Ie nom desViceRois Portugais. La Mofquée Royale eft A cöté. Cet édifice fomptueux, dont Jl exterieur eft revêtu de marbre , a fon dome & fes minarets couverts de porcelaines peintes en mofaïques, fon intérieur eft enrichi par desbas-reliefs dorés  C 3' ) ainfi que la voute. A 1'autre ëxtrêmité de la place , eft un grand corps-de-logis d'ou fe fait entendre tous,les jours , après le coucher du foleil , une mufique bruyante & guerriere; on y vóit encore 1'horloge (ÏOrrnus, Ali-Mourat-Kan ne permettoit pas qu'on la montat, paree que fes Aftrologues lui avoient dit que Ie fon de fa clochelui porteroit malheur. Hifpahan, quoique ruinée des deux tiers, a plus de trois cents mille habitants. Tous les arts & métiers y font parfaitement exercés, on y admire fes manufaöures en tout genre, & fes brocards d'or & d'argent font renommés dans toute 1'Afie. On voit au midi de la ville cette fameufe avenue, appellée Chef bac, qui reffemble aflez a celle de Verfailles , elle eft plantée de quatre rangées de platannes, bordée de beaux jardins , de maifons de plaifances , & longue de prés de trois mille toifes avec des canaux & des baffins qui ornent ce bel ouvrage du regne de Cha-Abbas. La riviere de Saindérou qui la divife en deux, a un beau pont bati de briques & de pierresde tailles compofé de trentefix arches, avec une galerie couverte de chaque cöté par une terraffe d'ou on a B iv  ( 3* ) i'agrément de voir les jardins des environs , & le fauxbourg de Julfa qui eft fur le bord de la riviere. On peut encore, quand les eaux font bafles, paffer fous les pilliers des arches qui font percées k jour; &c marcher fur des pierres placées a d'égales diftances. Un peu plus bas, eft un autre pont magnifique bati par Cha-Abbas II. Ses galeries font plus larges ayant une place exagone au centre; une plate-forme pratiquée fous les arches en faifant tomber les eaux en cafcade, rend fort agréable la pofition d'un beau palais bati en face, & dont les jardins font les plus agréables des environs d'Hifpahan. Cha-Abbas, qui mérita le nom de grand, fut celui de tous les Rois de Perfe qui encouragea le plus les fciences & les arts, & k qui Hifpahan dut fon agrandiffement & fa fplendeur. II fit venir de Julfa, ville de 1''Aderbij'ane, plufieurs families Arméniennes , qui , plus propres au commerce que les Perfans , étoient deftinées k faire le trafic de 1'Inde qui, dans la fuite, enrichit tant la Perfe. II appella, du nom de Julfa , le quartier immenfe oü ils s'établirent prés d'Hifpahan, & leur accorda de grands  ( 33 ) privileges dont ils ne jouifïent prefque plus aujourd'hui; la plupart des Armèniens, pour fe fouftraire a 1'anarchie qui divifela Perfe, fe font retirés a Bagdad, Baffora, &C d'autres villes de Turquie, oü ils ont recherché le calme & la paix. II ne relt e plus a Julfa que ceux qui n'ont pu fe réfoudre a quitter leurs mafures, car ce fauxbourg a été plufieurs fois enveloppé dans les malheurs qui ont affligé Hifpahan, & a fouffert en même-temps toutes les horreurs du pillage & de la dévaftation , ainfi que j'en fus témoin a la mort d'Ali-Mourat-Kan. Julfa recueiüe d'aftez bon vin blanc qui attire aux Armèniens de fréquentes vifites des Perfans qui vont y boire largement a la fanté du Prophete. Le territoire & Hifpahan eft affez aride par lui-même , & ce n'eft que 1'induftrie des Perfans qui peut en arracher 1'abondance par une culture opiniatre, & les canaux répandus dansles campagnes pour arrofer les terres: ces conduits fouterreins en bien des endroits, a caufe du niveau, ont, a des diftances réglées, des ouvertures qui reflemblent a des puits, & facilitent, pendant leurs cours, les moyens de les entretenir en bon état, B y  ( 34 ) & de les vuider lorfqu'ils font engorgés. L'air pur & vif qu'on refpire a Hifpahan donne le précieux avantage d'y conferver les fruits toute 1'année, & il en refte encore de la derniere faifon, lorfque les nouveaux paroiffent. II fuffit, pour donner une idee de la falubrité de fon climat., de citer 1'époque de la derniere pefte qui a ravage Bagdad. Plus de deux mille families vinrent fe réfugier en Perfe, on leur affigna plufieurs villages prés d'Hifpahan , il n'y en mourut pas la dixieme partie, & dans moins d'un an le fléau fut entiérement diffipé fans s'être répandu plus loin. Yefd, quoique lituée dans un pays prefque défert, eft une affez grande ville très-peuplée, & fes habitants laborieux font un grand commerce de foie & de toiledecoton. Agi-Ali-Kan la gouverne, & a foin de reconnoitre pour Souverain le maitre d'Hifpahan, afin de fe confereer fes poffeffions. II faifoit batir lorfque j'y paffai, une très-belle maifon, la fienne s'étant écroulée dans un tremblement de terre. Les environs d'Yefdfont bien cultivés, &c produifent le plus beau bied de la Perfe; de-la eft venu le pro-  C 35 ) Verbe des Perfans, que, pour être heureux, il faut manger du pain ü'Yefd, 8c des fruits de YAderbijane, boire du vin de Chiras, 8c pofTéder une Géorgienne. Cachan a été ruinée fucceflivement par les guerres civiles. Cette ville eft fameufe par fes manufaftures d'étoffes de foie, dont il fe fait un grand négoce. Son territoire produit d'excellents fruits, & toilt y vient en abondance. Cha-Abbas avoit fait batir a Cachan un palais fuperbe qui fublifte encore avec fes jardins. Le climat de la Perfe, varié par les montagnes, rend les faifons moins brülantes 6c moins rigoureufes dans certaines provinces ; les Séphis étoient dans I'ufage d'établir ainfi leur réfidence dans certaines villes oü ils retrouvoient toujours un air tempéré. Kom fut prefque détruite par un tremblement de terre qui ébranla , il y a quelques années, plufieurs autres villes de Perfe. Méhémet-Ali-Kan en eft Gouverneur , 6c fait tous fes eftbrts pour réparer le défaftre qu'y fit de cette ville un monceau de ruines. La dévotion des Perfans pour la mofquée de Kom, y attire toujours un grand nombre de pélerins, Ils y réverent le tombeau de Sidi B vj  ( 3« ) Fatima , petite-fïlle d'AH , gendre de Mahomet; ce monument eft couvert d'un tapis brodé d'or & en pierredes , entouré d'une grille croifée d'argent maffif qui a feize pieds en quarré , & fe termine en haut par de groffes boules; quantité de lampes fufpendues a la voute, couverte d'arabefques dorés, y infpire une piété religieufe a tous les dévots tjui y portent continuellement de groffes offrandes. On voit dans la partie de la mofquée du cöté droit les tombeaux de Cha-Abbas & de Cha-Séphi, placés chacun fous un döme oü ils ont part a la vénération que les Perfans confervent pour leur mémoire. Entre les villes de Kom & de Cachan, commence le fameux défert fale qui a plus de foixante lieues de long fur vingt de large ; je n'ai jamais été ft furpris que lorfque du haut d'une montagne qui étoit fur notre route, je jettai les yeux fur ces plaines immenfes, couvertes d'un fel ft blanc, que j'aurois cru qu'il venoit d'y tomber de la neige. Plufieurs pays de la Perfe en deviennent inhabitables, & le voyageur qui les traverfe eft obligé de fe munir dune outre pleined'eau douce, ne trouvant dans de vaftes plaines que des  ( 37 ) niifteaux qui trompent fon attente, ne pouvant pas le défaltérer. Theyran eft fitué dans un vallon délicieux bordé de cóteaux charmants ; fon terroir fertile produit abondamment tout ce qui eft néceffaire a fes habitants , il y a un palais affez vafte bati par Cha-Séphi. Ali-Mourat-Kan vint 1'habiter & fit camper fon armée dans les environs lorfqu'il voulut foumettre le Mazandran ; la mort de ce Souverain caufa la ruine de cette ville qui fut livrée au pillage. MéhémetAli Kan qui me donna dans cette occafion des marqués de fa loyauté , eut la prudence de fe foumettre a Peunuque Méhémet-Kan qui 1'auroit rendu la première victime d'une réfiftance inutile. Casbin eft une grande ville que les révolutions ont prefque détruite, la maifon royale & fes jardins font a peine confervés, les environs produifent beaucoup de foie dont on y fait d'affez belles étoffes. Huflein-Ali-Kan s'eft trouvé plufieurs fois dans une fituation pénible par les fuccès des différents antagoniftes qui ont exigé fon obéiflance; cette ville eft renommée par fes lames de fabre dont la trempe eft bien meilleure que celle de Damas , mais  (38) Ie prix n'excede pas cent e'ctis; les carayannes y abordent continuellement, foit de Y Aderbij ane ou du Korajfan, ce qui Ia rend affez habitée, & en fait un. entrepot de commerce; on y travaille en grande quantité le cuivre qu'on tire des montagnes voifmes, & les ouvriers en font toute forte de vaiffelle bien mieux travaillée qu'en Turquie, fon voifinage produit beaucoup de piftaches qu'on tranfporte dans toute la Perfe, 1'arbre . reffemble affez a un gros figuier, fon fruit vient par grappe comme les raifins, Ia pellicule qui le couvre eff couleur de rofe, & offre le plus joli coupd'ceil quand 1'arbre en eft chargé. Sultanie fut prefqu'enfevelie par un tremblementde terrequila ruina de fond en comble. A peine reconnoit-on le palais de Cha-Séfi. La fituation de Sultanie. eft fort agréable , & fes jardins produifent d'excellents fruits; elle eft la derniere de Ylran-Perfan, du cöté de VAderbijane & du Guiland. Méhémet-KouliKan fait tour-è-tour hommage de fon Gouvernement è celui qui fe préfente le premier devant fes mafures , afin de s'en conferver Ia propriété. Hamadan eft par fa fituation une des  ( 39 ) plus agréables de Ja Perfe, elle eft fort mal batie, mais fes maifons entrecoupées de jardins arrofés par des fources nombreufes qui fortent des collines forment un enfemble très-agréable. AgiAli-Kan eft prefque toujours occupé k repoufler les Curdes appelles Ceyks qui yiennent fans cefle faire des incurfions jufques fur fon territoire. Kermen-Cha eft la première ville frorttiere de la Perfe du cöté du Kurdifian fituée au bas des montagnes & a 1'extrêmité d'une grande plaine. Elle eft affez bien batie, & fes fortifications font tenues en bon état, quoiqu'elles ne foient compofées que d'une fimple muraille flanquée de tours plutöt propres k soppofer k des contrebandiers qu'è une armée. Alo-Kolo Kan m'avoit fort bien recu k mon paflage, & je dois dire un trait de fon neveu Agi-AIi-Kan qui lui fait honneur, & peut prouver que la religion fait par-tout d'honnêtes gens. Aio-Kolo-Kan, Gouverneur de Kermen-C ha, ayant appris la mort d'AliMourat-Kan, s'empara de trois malles qui,m'étant envoyées de Bagdad, paffoient dans fa ville avec une caravanne : ce coup d'autorité me déplut beaucoup,  < 40 ) & je n'eus pas le temps de lui faire parvenir mes réclamations, car il fut tué dans un combat contre les Curdes, &, ce qu'il y a de plaifant, c'eft que j'avois dans mes malles des fufils de chafïe, & des piftolets garnis en argent avec mon fabre d'nniforme dont la poignée étoit fort bien travaillée & en or moulu. Alo-Kolo-Kan, muni de mes armes , voulut affronter, d'un peu trop prés, 1'ennemi, qui , 1'ayant terraffé , lui arracha des mains mon fabre & lui en coupa la tête, ce qui fit dire a fa troupe que chofe volée ne portoit pas bonheur. Son neveu , Agi Ali-Kan , lui fuccéda dans le Gouvernement; & fur la requête que lui fit le Pacha de Bagdad de me reftituer mes effets dont fon oncle s'étoit emparé, ce brave pélerin ( car c'eft le premier de fes titres ) les renvoya pieuiement a M.Rouffeau, Conful de France de Bajfora qui refle a Bagdad, en lui écnvant qu'il les lui rendoit, afin que me les ayant fait tenir, Pame de fon oncle fut libre envers moi dans 1'autre monde. Si le Perfan en eft quitte, du moins n'at-il pas pris a M. Rouffeau le même remords de confcience; car, depuis plus de quatre ans, malgré toutes mes mifFiyes  ( 41 ) _ a ce fujet, je n'ai jamais pu en favoir d'autres nouvelles, finon une lettre de fa part qui m'annoncoit la reftitution d'Agi-Ali Kan faite entre fes mains. Je fus voir, prés de Kermencha, une grande arcade taillée dans une montagne qui n'eft qu'un immenfe rocher. II y a une ftatue équeftre dont la hauteur depuis la tête du Cavalier jufques au pied du cheval qui a trois pieds de diametre eft au moins de foixante pieds. Les Perfans me dirent que c'étoit un nommé Ferrer renommé , long-temps avant Alexandre, par fa bravoure & fa taille extraordinaire ; elle ne pouvoit cependant pas approcher de celle qui le repréfente, ainfi que fa femme qui eft encore a cheval a cöté de lui, mais de moindre grandeur : je ne pus pas en tirer d'autres éclairciffements, finon qu'il a laiffé dans plufieurs autres montagnes des marqués de fa valeur, en gravant fur des rochers des bas-reliefs pour immortalifer fes vicloires; en effet, je vis en différents endroits fur la route ^Hifpahan différents ouvrages de ce genre qu'on m'affura étre du même Fermer. Cette grande arcade a trente pieds de profondeur fur environ foixante-dix de  , ( 4» ) hauteur, taillée en voute; de ehaque cöté on voit des bas-reliefs qui repréfentent des chaffes & des pêches , le tout eft affez bien confervé. A cöté de 1'arcade & au pied du rocher, il en fort une grande fource d'eau glacée en été & très-chaude en hyver; elle forme , dés fon principe, une belle riviere, & je n'ai jamais bu d'eau plus fraiche ni meilleure. C H A P I T R E XXVI. Gouvernement, Caraclere & Mceurs des Perfans ; leur Religion, leur Fanatijme leur Coftume , celui de leurs Femmes , leur maniere de faire la guerre & defor~ tifier leurs Villes. Race des Chevaux Tartans. Mon départ d'Hifpahan , fuite de mon Voyage. T es Gouverneurs ont la fouveraineté abfolue dans leurs Provinces, depuis que I'anarchie, qui divife la Perfe, leur a fait courber tour-a-tour la tête fous Ie joug de celui qui peut dominer par fon parti & ufurper 1'autorité fur fes voiftns.  ( 43 ) D'après 1'incertitude & même Pimpoffibilité de fixer aujourd'hui que! eft celui qui a le plus grand nombre de partifans, je më fuis borné a décrire la Perfe, en défignant ceux qui en gouvernent les Provinces; c'étoit le feul moyen de donner une véritable idéé de ce pays dont les malheurs fucceflifs fe reproduifent toutes les années depuis qu'une main facrilege anéantit 1'autorité monarchique. Les Kans ont toute autorité dans leurs villes, ils y tiennent le Divan réguiierement deux fois par jour; affis dans une grande falie , entourés de leurs Officiers & des courtifans, ils y rendent la juftice a leurs vaflaux , Pexécution fuit de prés le décret, & aucun rang ni fortune peuvent mettre le coupable a 1'abri de la mort, ou d'une baftonade appliquée vigoureufement fur la plante des pieds; quelquefois ne lui en coüte-t-il que le nez ou une oreille, fi on ne lui coupe pas toutes les deux. La peine du Talion eft religieufement obfervée dans toute la Perfe, & chaque Kan fe fait un devoir i de rendre publiquement la juftice fans partialité , des bourreaux toujours prêts a obéir attendent en filence le fignal de  ( 44 ) faire les exécutions, & font toujours a leur fuite. Je fus témoin a Hifpahan d'un exemple de ce genre. Le fils de Mirfa Rabbi, premier Miniftre d'Ali-Mourat-Kan, lui fut dénoncé pour avoir abufé par violence d'une jeune fille. Ce Souverain ordonna fur-le-champ que lorfque Mirfa Rabbi feroit au Confeil, fon fils recevroit deux cents coups de batons a Ia porte du Palais, ce qui fut exécuté fans que fon pere affligé eut ofé demander fa grace. Je vis paffer de devant ma porte le pauvre martyr de concupifcence qui étoit fur fon cheval les pieds pendants & tout écorchés; il fut au moins trois mois fans pouvoir marcher. Les Perfans, que des regnes paifibles avoient rendu la nation la mieux po'icée de PAfie , confervent encore du goüt pour les fciences & les arts; il y a dans toutes les grandes villes des colleges oü Pon enfeigne la philofophie; leur langue qui s'appelle Farfi du pays de Farfiftan oü on Ia parle avec plus de pureté eft mêlee d'Arabe, & majeftueufe. Le Poëte Sadi, qui a fon tombeau h Chiras , fit honneur a la poéfie , & d'autres Pont imité avec fuccès , fans  ( 45 ) avoir ce ftyle empoulé naturel aux Orientaux. Une èducation foignée eft le premier mérite des Perfans; la diffimulation la plus complette eft la fource de cette politeffe rafinée qui ne les trompe pas les uns les autres, mais qui les rend toujours réfervés. Méprifant les Turcs, paree qu'ils les accufent d'être hérétiques , ils ne fauroient pardonner a Omar, Patron des Ottomans, d'avoir fupplanté dans la lucceftïon de Mahomet, fon gendre Ali, qu'ils regardent comme le feul guide des vrais croyans, c'eft ainfi qu'ils s'appellent, & , enorgueillis par ce titre, ils fe refufent de manger avec tous ceux qui ne font pas de leur fecle , &c les traitent d'immondes. Un Perfan qui laveroit fes mains dans un ruiffeau ne fourfriroit pas qu'un profane but en même-temps a dix pas audeflus de lui, crainte que Peau n'en fut fouillée par fes levres. Ayant été fervi pendant trois mois de la cuifine & de Poffice du premier Miniftre d'Ali-Mourat-Kan , j'ignorois encore qu'on mettoit a part pour ne fervir a perfonne la porcelaine & tout ce  ( 46 ) qui étoit a mon ufage. Je ne m'étois pas appercu de cette diftinftion religieufe lorlqu'il m'avoit invité a manger chez lui, paree qu'on mettoit devant chaque convive un plateau avec cinq k fix différents mets. On mange ainfi chez les Perfans, qui peuvent, par ce moyen, éluder de faire impolitefle k ceux-qui ne font pas de leur Religion, tandis qu'ils mangent avec les doigts & fe fervent du même plat quand ils n'ont point d'é-' trangers parmi eux. Au refte, les Perfans n'ont que ce fanatifme moins cruel que celui des Turcs, car les Chrétiens peuvent entrer librement dans leurs mofquées, & même abjurer le mahométifme s'ilslavoient embraffé fans être expofés, comme en Turquie , k périr dans les fupplices. Auffi dévots que fuperftitieux , les Perfans font plufieurs pélerinages ; ils vont rarement a la Mecque, & celui de Bagdad eft le feul qu'ils regardent comme un précepte dont ils s'acquittent prefque tous une fois en leur vie. L'aflrologie judiciaire fert de mobile aux aftions des Perfans, & regie toutes leurs démarches , c'eft fur-tout en répétant plufieurs fois le nom de Dieu fur  ( 47 ) les grains de leurs chapelets dont ils ont renfermé au hafard certain nombre dans la main qu'ils jngent par pair ou impair, s'ils feront telle chofe ou ne la feront pas. Le titre de Kan, qui vent dire Seigneur , eft héréditaire dans les families, comme la noblefte 1'eft en Europe , ils prennent grand foin de conferver leur généalogie, & en refpeétent 1'ancienneté. Tous les chefs des Provinces, des villes, & même des villages , ont également le titre de Kan , celui de Mirfa eft affecté aux gens de loi & de lettres, fans avoir aucune autre prérogative. La nation en général femble avoir renoncé a tout luxe; une fimple toile de coton couvre le maitre 6c le valet, des bas faits de drap écarlate 6c des fouliers de chagrin, faits comme des mules de femme, ayant un talon pointu , donnent aux Perfans une démarche peu noble 6c toujours embarraffée. Leur ufage de porter un bonnet, dont la cime eft rouge , entouré d'un chal de même couleur, a donné lieu au fobriquet:de .têtes rouges qui eft un jeu de mots de la langue Turque 6c de la Perfa/ine; car le même terme quj, vent dire  ( 48 ) en Perfan tête d'or, titre- dont ils fe glorffient par excellence, veut dire en Turc tête rouge, nom que les Ottomans leur donnent pour témoigner tout le mépris qu'ils ont pour eux. Les Perfans ne portent plus des armes ennchies comme fous les regnes précédents, ils les préférent garnies en acier, qui eft le plus beau du monde , & d'un ouvrage auffi bien fini que recherché. Jaloux a Pexcès , ils ne permettent point a leurs femmes de fe promener, ni de faire des vifites; tout au plus deux ou trois fois par an, peuvent-elles aller voir leurs parentes, & encore eft-ce la ruit qu'elles jouiffent de cette foible liberté ; on ne voit paffer dans les rues que des femmes miférables qui peuvent être moins aftreintes que les riches aux bienféances. Voilées de pied-en-cap, elles ont la figure couverte d'une toile parfemée de petits trous pour qu'elles puiffent diriger leurs pas. La difficulté de voir les Perfannes qui paffent pour être belles, excite peu la cunofité d'un vovageur lorfqu'il a connu la maniere dégoutante & ridicule de leur coftume; depuis une mode venue de Chiras, elles ont toutes un calecon pareil  ( 49 ) pareil a une culotte de matelot, & le rembourent depuis la ceinture jufqu'au talon d'autant de coton qu'il peut y en entrer ; ce calecon que les Dames de qualité affeétent d'avoir plus ample, eft. couvert de drap d'or, ou d'une riche broderie, fuivant leur fortune, & fait de leurs jambes deux pilliers monftrueux. Une chemife de taffetas cramoifi fendue jufques a la ceinture, ne vient qu'aux genoux, & livre a tout fon effort une gorge pendante, a laquelle I'ufage n'oppoie aucune barrière; une petite calotte rouge brodée en or ou en pierreries, &c des cheveux treffés qui retombent fur les épaules, forment toute leur coé'ffure. En hy ver, elles ont une petite vefte plus ou moins riche, qu'elles reflerrent avec une ceinture & une agraphe; un autre genre de leur beauté confifte a fe teindre les cheveux en rouge, comme celles que nous appellons de vilaines rouffes; elles fe barbouillent encore les mains & les pieds d'une couleur rougeatre & fanguine qui nous choque infiniment, mais qui augmente les agréments de ces Dames qui n'ont ni gants ni chauffons. Tel eft Pajuftement des Perfannes: en Tome IL C  ( 50 ) montant fur la terraffe de ma maïfon, j'appercus ainfi a la dérobée mes voifines qui me parurent autant de poftillons en bottes fortes; lacomparaifon n'eft pas fauffe, car je pus, avec beaucoup de précautions, & a travers la jaloufie d'une petite fenêtre, voir paffer un jour les femmes d'Ali-Mourat - Kan , elles étoient k cheval, ayant des bottes de maroquin noir proportionnées a la groffeur de leurs pilliers, artificiels; chacune avoit une petite vefte de drap d'or avec un manteau d'écarlate; leurs figures n'étoient pas voilées d'après le foin qu'a!voient pris les Eunuques de faire fermer les boutiques, & de chaffer a coups de maffuesles hommes qui le trouvoient dans les rues oii ces Dames devoient paffer; & quoique ce fut un fpeftacle plaifant de voir tout un féraï qui fembloit être a franc-étrier, car il y en avoit foixante-dix, fi la mode leur eut été donnée de Londres comme de Chiras, en fubftituant des bottines k leurs groffes bottes, ellesm'auroient parude fort jolis Jokets. Je n'ai jamais pu tirer d'autre raifon d'un coftume fi bifarre, finon qu'elles font plus au frais dans ce calecon rem-  Cf» ) bourré d'une fi étrange maniere. Pour moi, j'ai toujours cru que c'étoit un mauvais moyen de fe rafraichir; mais Ja chemife qu'elles feroient tenues de faire blanchir plus fouvent eft, difent-elles, un ancien ufage auquel elles fe conforment. Qu'on juge d'après cela fi un étranger eft tenté de mettre le trouble dans les ménages quand il a vu paffer une fois de ces colonnes ambulantes. Le métier de courtifanne n'eft point méprifé en Perfe ; I'ufage eft de faire marché avec une femme, a raifon de tant par mois; alors elle fe piqué de fidélité, & le ménage eft tranquille : dans 1'autre cas, les étrangers fe pourvoient a la pafiade, comme en Europe, & cela ne leur fait point déshonneur. Les Perfans n'ont pas manqué de communiquer a leurs femmes leur répugnance religieufe è manger avec les perfonnes qui ne font pas de leur fe£te; mais fi le préjugé défend aux Perfannes de s'af4 feoir au même banquet avec des profanes, il ne leur empêche pas d'accori der leurs dernieres faveurs a des Chrétiens aimés ou folvables; & ces viétimes de la fuperftition , rappellées aux C ij  ( 5* ) premières loix de Ia nature \ accordent volontiers un bïifer non-équivoque k celui qui leur plait, mais fans ofer fe permettre de boire dans un même vafe que lui, ni manger d'un fruit qu'il auroit pelé, Une des marqués de 1'aifance des Perfans , eft d'avoir chez eux de beaux tapis. Une piece de feutre, bien ouvrée , mais peu épaiffe, entourre 1'appartement, on s'y place , non comme en Turquie, les jambes croifées, mais a genoux, en fe repofant fur fes talons; les matelas & les couflins rembourrés, en ufage chez les Turcs, font méprifés des Perfans qui ne font pas fi douillets ; leur maniere de fumer eft très-agréable, quoique pénible, pour ceux qui n'y font pas accoutumés. Ils lavent Ie tabac avant de le mettre dans lanoixdela pipe qui, po« fée fur une caraffè moitié remplie d'eau, a un tuyau dans 1'intérieur & un autre de maroquin très-élaftique, & long de dix k douze pieds par oü ils afpirent Ia fumée qui, dépouillée dans Peau de fon acreté, devient plus fuave , & ne laifle aucune odeur a Ia bouche. Une fuite nombreufe de domeftiques accompagnent k pied les Seigneurs Per-  ( 53 ) fans lorfqu'ils vont en vitite; méconnoiffant I'ufage des voitures, ils vont toujours k cheval, & fe font précéder par des coureurs qui foutiennent pendant plufieurs heures une marche aufli lefte que pénible. , Les Perfans fe mettent fort peu en peine de violer la loi qui leur défend de boire du vin & des liqueurs capables d'enivrer ; prefque tous en boivent fans myftere lorfqu'ils n'ont pas encore fait le pélerinage de Bagdad , après lequel il n'y a plus de rémiflion ; mais avant d'avoir eu ce bonheur-la, ils boivent du vin & de Peaurde-vie a 1'excès, comptant au nombre de leurs plaifirs celui de s'enivrer complétement. Les bains font fort en ufage dans toute la Perfe, leur conftru&ion eft a-peu-près femblable dans tout 1'Orient; on entre d'abord dans un veftibule oü eft une falie pour fe déshabiller; n'ayant plus qu'un linge autour des reins, on pafte dans 1'appartement du bain, avec des fandales qui ont des femelles de bois, pour ne pas fe brüler fur le pavé qui eft échauffé en deffous par un feu très-ardent; une tranfpiration abondante ouvre tous les pores, &C un moment après on fe couche C iij  ( 54 ) fur des tables de marbre; les valets ou iervantes du bain, fui vant que c'eft 1'heiire des hommes, qui eft le matin , & celle des femmes Paprès-midi, jettent fur le corps de Peau tiede ou plus chaude a volonté, en le frottant affez rudement avec leurs mains garnies d'une piece de flanelle; cette maniere eft affez agréable quand on y eft habitué. La légéreté & ia foupleffe des baigneurs confifte a faire craquer tous les os fans douleur, & le dernier coup de leur habileté eft de finir par mettre un pied fur les reins, & 1'autre entre les deux épaules de celui qui fent un mouvement affez rude dans toutes les parties du corps, mais finit par fe trouver plus difpos & mieux a ion aife. II y a de très-beaux bains dans toutes les villes, mais il n'eft permis qu'aiix Mufulmans d'y entrer, & les Chrétiens ont les leurs particuliere, réputés immondes par les Perfans qui fe donnent bien de garde d'y aller. Quoique les Juifs foient tolérés en Perfe, il n'y a pas de pays au monde ou ils foient plus méprifés; un enfant peut les affommer a coups de pierres fans qu'ils aient d'autres droits que celui de les éviter en preffant leur marche.  ( 55 ) Ils ont un ufage plaifant, c'eft celui d'avoir au-deffus de leur porte, dans 1'intérieur de leurs maifons, un gros morceau de bois attaché avec une corde; ils le chargent de mille malédictions contre les Perfans, ayant foin de les répéter toutes les fois qu'ils fortent; & quand^ on les a gratifié de quelques coups de baton , ils répondent du plus grand fang-froid qu'ils ont fait leurs prieres avant de fortir de chez eux, ; II y a beaucoup d'Indiens etabhs en Perfe : j'ai vu deux fois Hifpahan renouveller la fcene tragique de deux femmes qui avoient eu la précaution de s'enivrer avant de fe jetter dans le bucher qui devoit réunir leurs cendres a celles de leurs époux ; ces cérémonies deviennent tous les jours plus rares, & les Indiennes, qui font hors de leurs pays, fe difpenfent de eet ufage de leur nation, lorfqu'elles ne font pas réunies en affez grand nombre pour s'en faire une loi. Les Perfans font braves & courageux, mais ils font prefque tous maigres^ & d'une figure maladive, ce qui peut être attribué au trop grand ufage d'opium & a leur extréme frugalité, car ils ne fe nourriffent que de fruits ou de confiC iv  ( 5* ) ture, mangent trés peu de viande mêlée avec du rrz, ils vivent long-temps & Jont peu fujets aux infirmités de Ia vieilIelfe. . ^es montagnes de Perfe produifent une inhnite de plantes inconnues en Europe i L"'!ft -qU1 font bea»coup vantées par' a Medecine &qui forment a-peu-pVès ies feules rellotirces des Médecins Perfans qui s'en fervent affez è propos. Je vis amver a Hifpahan M. André Michaux, Botanifte de Verfailles, qui. avoit entrepris ce voyage aux fraix de, Monfaur, frere du Roi; je pus lui faci? iiterles moyens de faire avec füreté fes recherches qui furent très-heureufé?, ayant ramaffé dans toute Ia Perfe une nombreufe colleöion de plantes & de graines. Les Perfans font dans I'ufage de prendre Ie demi a la mort de leurs parents • un pere porte également les marqués de' la perte de fon fils. Le premier jour ils Jechirentleurshabits.mettentde Ia boue a leur bonnet & fur leurs manches, le Jendemain ils paroiffent en deuil, qui dure un an pour un parent au premier aegre, oarois mois pour un coufin; pendant tout ce temps-la, ils font habillés de  ( 57 ) couleur brune, ainfi que leurs domeftiques. II n'y a qu'une feule maniere en Perfe de batir les maifons; une grande falie avec deux cabinets a droite & è gauche au rez-de-chauffée donnent fur un jardin dont les arbres font plantés en fymmétrie, c'eft-la qu'ils recjoivent leurs vifites & traitent leurs amis, après quoi ils rentrent dans le Harem qui eft le quartier de leurs femmes. Ils ont un grand art pour faire des mofaïques èn verres de plufieurs couIeurs, entremêlés de petits miroirs; les colonnes de 1'intérieur des falies de compagnie en font garnies & font fort agréa^ bles. Les édifices pubiics font revêtus au dehörs de porcelaines peintes en arabefques, & offrent le plus beau coup-d'ceil quand elles font frappées des rayons du foleil. Les Perfans n'ont pas comme lesTurcs la peinture en horreur; mais n'ayant au* cun principe de deflin , ils n'ont que de mauvais peintres, les figures ont une monotonie qui les fait refTembler toutes, & la beauté du coloris peut a peine les rendre paffables. Leur fculpture confifte en C v  C ^ ) bas-reliefs d'arabefques &de fïeurs dont leurs édifïces font chargés; eet ouvrage fervile des mains n'exige aucune force de génie, & fe borne k 1'exaöitude de Ia fymmétrie. ^ Ces peuples n'ont point réduit en art 1'habitude qu'ils ont de fe détruire, ils campent irréguliérement, fans cependant trop écarter leurs tentes. Ignorant abfoIument les moyens de fortifier leurs villes, un fimple foffé avec une enceinte de murailles baties comme leurs maifons , de briques féchées au foleil & flanquées de grofles tours, pour voient a leur füreté. L'artillerie, dont ils ne favent pas fe fervir, eft dans leurs armées plutöt un objet de parade que de deftruftion; leurs fieges ne font que des blocus, mais ils oblervent de 1'ordre dans les marches & dans leurs combats; Pinfanterie fe forme en gros bataillons, & fans avoir des rangs allignés, elle eft toujours bien ferrée autour de fes drapeaux. La cavalerie s'étend derrière Pinfanterie ayant le Général k fa tête ; c'eft ainfi que marchoit Ali-Mourat-Kan avec foixante mille hommes, lorfqu'il faifoit la guerre au Prince de Mazandran ; un  ( 59 ) éléphant portent fur fon dos deux groffes timballes, qui, avec plufieurs trompettes, fervoient a diriger la marche de 1'armée. Un grand nombre de chameaux étoient chargés d'un petit canon de demi-livre de balie qu'on tiroit en faifant mettre a genoux ces afïuts ambulants. La cavalerie des Perfans eft excellente; leurs chevaux accoutumés a gravir les montagnes, ne craignent pas le froid , & font d'un grand fervice, même en hyver, pour faire , malgré la neige , des marches forcées & de longue haleine. Leur infanterie ne redoute point les fatigues; la frugalité des Perfans les rend peu difficiles pour 1'approvifionnement de leurs armées; du pain & du fromage, quelques fruits fecs, peu de riz & encore moins de viandes, forment toute leur nourriture , ils ont peu de bagages toujours portés a dos de mulet, & Pon ne voit jamais dans leurs camps un attirail inutiles Les chevaux tarfares font comptés parmi les richeffes des Princes Perfans; ces chevaux qui tiennent de la race primitive font d'une taille moyenne, ont une C vj  C 60 ) groffe tête, Pencolure épaiffe & couverte d'une criniere qui leur paffe les genoux? de groffes jambes, le corps renforcé avec une croupe large & bien arrondie; on les éleve, dès leurs bas age, a ne boire que du lait , jamais d'eau, & ils ne mangent qu'une petite quantité d'orge toutes les vingf-quatre heures. Ces chevaux font des marches extraordinairement longues & font d'un grand iecours dans un pays fi fujet aux révolutions , & oü ceux qui les poffedent peuvent, en peu de temps, fe mettre en fureté. Kérim-Kan, régent de Perfe, dont j'ai parlé plus haut, en fit une expérience memorable ; monté fur un cheval tartare, i\ fut, en cinquante-deux heures, de Chiras a Hifpahan qui en eft éloigné de cent-vingt lieues, il fit dans cette marche un traitqui égale celui d'Horace; pourfmvi de prés par quatre tartares, car il fuyou après une bataille perdue, il jetta d'abord un de fes bracelets en pierredes; I'ufage des Rois de Perfe étoit de les porter au - deffus du coude, mais depuis Nadir-Cha les Princes Perfans les portent fous leur manche; a peu de diftance  ( 6x ) il laiffa tomber le fecond , un peu plus loin il en fit autant de fon poignard couvert de brillants, &, retournant brufquement fur fes pas, les Tartares n'avoient pas manqué de mettre pied a terre pour ramaffer ces joyaux; il fendit fucceflivement la tête aux deux premiers, s'avanca vers les deux autres qui fe difputoient un bracelet, en extermina un, mit 1'autre hors de combat, &, reprenant les inftruments de fa vicfoire , continua , fans danger, fa route jufqu'a Hifpahan. Les chevaux tartares , dont la race eft entre les mainsd'un très-petit nombre de Seigneurs Perfans, font regardés comme des préfents les plus précieux, & font fort chers quand ils les vendent. AliMourat Kan en avoit envoyé deux a l'Impératrice de Ruffie , qui étoient eftimés chacun deux mille tomans, ce qui fait prés de foixante mille livres. Les Perfans font dans I'ufage d'enfouir leurs tréfors, mais c'eft dans une idéé différente des Indiens qui, croyant a la métempfycofe, efperent de les retrouver quand ils feront revenus fur terre dans de nouveaux corps, quoique affurément ils n'aient jamais vu aucun d'eux fe rap-  (6z ) peller des dépots de fa vie primltive. Les Perfans, que des guerres continuelles menacent tous les jours de perdre leurs fortunes, s'alTurent, par cette précaution, des reffources contre 1'indigence &C la pauvreté. Bagal Kan, Gouverneur d'Hifpahan, lorfque j'y étois, fit enterrer un coffrefort aux pieds de tous les arbres qu'il fit planter dans fon jardin en un même jour, & le foiril fe défit de ceux qui, apres avoir fervi fon avarice, auroient pu le trahir ; fa tête ayant payé fes exaöions , fon fuccefleur appercut un jour, en fe promenant dans ce jardin , «n jeune arbre qui pouvoit faire une bonne maffue en le coupant prés de fa racine ; c'eft I'ufage des Perfans d'en porter une comme les Européens ont une canne , il le fit arracher & appercut en même temps le coffre-fort de BagalKan, cela lui donna 1'idée d'en faire arracher unautre qui luienoffritautant.Tous les arbres furent abattus, & tout ce tréfor immenfe devint la proie de JafferKan a qui le bruit de cette découverte parvint le même jour, C'tft a cette maniere d'enfouir leurs trefors que les Perfans doiyent la perte  ( 6} ) des richefTes immenfes que Nadir-Cha avoit rapportées de 1'Inde; du moins faiton qu'il en avoit caché une bonne partie: s'étant défait des perfonnes qui J'avoient aidé a les enterrer, il mourut avec fon fecret qui a privé fes fuccefleurs du pr:x de fes conquêtes, jufqu'a ce que Ie hafard les faffe retrouver un jour. Ali-MouratKan fit fouiller en plufieurs endroits du palais d'Hifpahan que Nadir-Cha avoit habité, on prétend même qu'il n'avoit pas perdu fes peines. Les Perfans font un négoce confidérable avec les Indiens qui leur portent des épiceries , des mouflelines & de ces belles toiles peintes qu'on appelle Perfes en Europe, paree qu'elles nous venoient autrefois par ce Royaume , avant qu'on eut la pratique du Cap de Bonne-Éfpérance. Les Perfans leur donnent en échange des drogues pour la médecine, des foies, des brocards d'or & des fruits fecs. Le commerce de Perfe, rallenti par les guerres civiles, continue , quoique difficilement, une circulation qui rapproche les intéréts des Gouverneurs que Ia fortune femble fayorifer plus confiamment.  ( 64 ) UsCaravenferaïs ontdes édifices deftines a loger les marchands que Ia crainte des voleurs reunit en troupes, Ces précieux monuments du regne de Cha-Abbasfedetruifent par les laps des temps ; il .mporte peu a ceux qui fe foutiennenï f Peine. les armes è la main dans leurs fouverametes, de rétablir ces batiments incifpenfablement néceflaires, toujours entoures de fortes murailles flanquées de tours; lesvoyageurs peuvent s'y retirer enfurete,&s'ydéfendre des partifan. qu ils rencontrent, ou qui, moyennant un droit qu ,IS paient au Gouverneur de chaque Ville, établiffent une eorrefpondance affez réglée entre Hifpahan & Bagdad ainfi que fur les autres frontieres de la Perfe. Laiffons è préfent cette nation fe détruire elle-meme , & augmenter tous les jours fes malheurs. Un grand nombre de Perfans fe font réfugiés a Bagdad & a Balfora pour y oublier dans le repos & d heureux lo.firs les fureurs de leurs com- dans le Koraffan un libérateur qui ramenera la paix dans le Royaume ; livrés k eursfuperffitions,ilsnedoivent qu'è Ia ftenhte de leurs pays & aux monta-  ( <$5 ) gnes inaccefïibles qui Penfourent la liberté de s'entre-déchirer mutuellement, fans que les Tartares, leurs voifins, & toujours leurs ennemis, fe prévalent des troubles qui lesdivifent, pour venir de nouveau les combattre. Les Perfans qui méconnoiffent aujourd'hui tout luxe, n'offrent pas grand butin a la prife de leurs villes fi fouvent dévaflées; les payfans, qui craignent fans celfe de ne pas moiffonner le champ qu'ils ont lemé, ne cultivent que la portion de terre qui peut fuffire a leur familie & pourvoir a leurs befoins, par la vente des denrées qui nourriffent les Villes. Voulant quitter Hifpahan oü j'étois las de voir fè fuccéder li rapidement tant de révolutions, je fus demander mon paffe-port au Gouverneur qui, furpris de me voir encore dans cette capitale, refufa de me 1'accorder fans en avoir prévenu Méhémet-Kan; comme j'avois tout lieu de craindre des queflions embarraffantes de la part de ce nouveau Souverain qui n'avoit pas ignoré mon féjour auprès d'Ali-Mourat-Kan, fon mortel ennemi, je crus, devoir déloger fans trompette, d'autant plus que je venois d'apprendre que mon Secretaire s'étoit rendu, fans  ( 66 ) m'en prévenir, chez le conful Ru(Te k An{èli, & j'eus tout lieu de m'applaudir de m'être tenu fur la réferve & de ne lui avoir point communiqué mes affaires. AfFublé d'un mauvais habit, & la figure a demi couverte, fous prétexte d'une fluxion, je me joignis fur le crépufcule du foir a plufieurs perfonnes qui follicitoient leurs paffe-ports , je demandai le mien fous le nom de MéhémetAh, de Damas, qui vouloit fe repatrier; 1'ayant obtenu fans difficulté, je partis fur-le-champ le 15 Mai 1785, avec une caravanne de pélerins qui alloit a Bagdad. Logés dans un Caravenfiraï, a quelque diftance de la ville ÜUluguerdi, j'étois forti le foir avec mon domeftique qui menoit boire mes chevaux ; lorfque je les vis enlever par des partifans en embufcade, j'eus a peine le temps de gagner notre afyle oü je courus donner 1'allarme a mes confrères, qui, prenant les armes pour faire bonne contenance, déciderent d'envoyer une députation au chef de parti pour lui demander, au nom d'AIi dont ils alloient vifiter le tombeau, la reftitution de mes chevaux & des habits de mon domeftique qu'on avoit dépouillé.  ( 67 ) La requêfefut pieufement accueillie, & je fus appellé pour reconnoïtre ceux qui avoient commisce facrilege, car c'en eft un de voler des pélerins. Je fus bien furpris de voir parmi ces partifans Ie chef du village de Bifpiffé qui, fans autre forme de procés, voulut s'emparer de ma perfonne, difant que j'étois uninfidele, un franc, & fon débiteur; je vais dire comment. Lorfque j'arrivai en Perfe, Alo-Kolr> Kan , Gouverneur de Kermen Cha, première ville frontiere, fachant que je me rendois auprès d'Ali-Mourat-Kan, me donna une efcorte pour m'accompagner a Hifpahan, & je fus défrayé pendant toute ma route; ayant mené de Bagdad un fort beau cheval arabe qui öevint fourbu dans lts montagnes de Bifpijfê, je le Iaiffai entr? les mains du chef de ce village , qui me promit ue me le renvoyer è Hifpahan quand il Pauroit guéri, Le premier Miniftre d'Ali-Mourat-Kan s'étant chargé de me Ie faire venir de Bifpijfê, deux mois après it me futrendu , étant refté perfuadé qu'on avoit récompenfé de fes peines celui qui en avoit pris foin. Telle étoit I'origine de la réclamation qui arrivoit ft mal a propos. Le  ( 68 ) chef de Bifplffé, n'ayant pas ofé fe faire payer dans le temps par Mirza - Rabi voulut exiger une fomme exhorbitante, & m'accufoit d'être un Chrétien, lorfque mes compagnons de voyage, fcandalifesd'un reproche qu'ils croyoient que je mentois fi peu, prirent a témoin Ia barbe du prophete que j'étois un pieux Mufulman , & non celui dont il vouloit parler; je commencoisde reprendre courage, en 1'afTurant qu'il me prenoit pour un autre; lorfque ce chef diaboiique fe mit en devoir de me faire exhiber les preuves de mon chriftianifme, comme il ny avoit plus moyen de tergiverfer, je pns Ie parti de Ia capitulation; les articles en furent bientöt dreffés, puifqu'il ne falloit que de 1'argent; mais celui qui me reftoit pour ma route, étoit bien lom de fuffire pour Ie fatisfaire : menacé d etre vendu aux Tartares qui parloient deja de me mener a Samar-Ran , j'étois dans le plus grand embarras, lorfque mes confrères m'offrirent de fe cotifer pour fournir la fomme demandée , fi je voulois devenir leur frere : faifi d'horreur, je leur dis que, né libre, je faurois mourir en défendant ma liberté, & que mon prépuce ne feroit point le prix de ma rancon.  ( 69 ) II eft par-tout des cceurs généreux: un Seigneur de Korajfan , nommé HufTeinKan, m'offrit 1'argent dont j'avois tant de befoin , fe contentant de ma parole que je le lui rendrois a Bagdad, J'ai connu des Frangois enRuJJie, ajouta-t-ii, CV j'ai trop bonnc opinion d"eux pour ne pas vous rendre ce léger fervice. Telle eft la maniere dont je me tirai d'une fituation auffi pénible & la plus cruelle oü je me fois trouvé de ma vie; tout ce qui m'eft arrivé en Turquie dans mon dernier voyage n'a pas altéré un feul moment la férénité de mon vifage; mais s'il eft vrai, comme on le dit, qu'il faut avoir eu peur une fois en fa vie pour ne plus éprouver ce fentiment, j'avoue que je fus bien effrayé du voyage de Samar-Kan qu'on me propofoit. d'une maniere a me faire croire que ce n'étoit pas une plaifanterie.  (70) C H A P I T R E XXVII. Defcription de Bagdad & de fes environs. Ruines de Babylonne. Re'union du Tigre & de l'Euphrate. Defcription de Baffora. Arabes du défert; leur caractere, & leurs mceurs ; celles de leurs femmes. Diférentes races des chevaux arabes. Un grand nombre de Perfans font venus s'établiravec leurs families a Bagdad, & les Armèniens fugitifs de Julfa y ont porté leurs richeffes & leur induf£ne ; cette ville, dont lé Tigre baigne les murs, a un pont de bateaux qui la lepare d'un grand fauxbourg ; elle doit, tout-a-Ia-fois fon agrandiffement aux emigfcmons de la Perfe , aux Arabes fatjgues de vivre fous des tentes, & k fa pofition fi heureufe pour le commerce. Suué au milieu d'un défert immenfe Bagdad tire fa fuMiftaoce des Provinces fupéneures , & les recoit par la navigation du Tigre. La ville eft b^tie de bonnes bnques, les marchés y font affez  ( 7i ) grands & couverts de belles voütes; mais ld chaleur qui eft exceflive, oblige les habitants a fe retirer pendant un tiers de 1'année, dans les caves de leurs maifons, pour y trouver de la fraicheur, & leur ufage eft de coucher fur les terrafles fans en être incommodés. Le principal négoce de Bagdad confifte en étoftes & toiles des Indes qui viennent de Bajfora; les chals de Cachc rnire, les drogues & les foies de Perfe, iui arrivent d'Hifpahan. Les dattes de fon territoire font très-renommées, &c d'une grande reftburce pour les Arabes du défert qui en font leur prinpipale nourriture. Le palmier ne produit que des fleurs dont la femence, qui eft une efpece de pouffiere , doit néceflairement être portée par le vent ou la main du cultivateur dans le calice des fleurs da dattier, fans quoi celui-ci refteroit ftérile. On a vu, il y a quelques années, un exemple bien frappant de la néceflité de rapprocher la femence du palmier pour féconder les fleurs du dattier. Le Roi de Pruffe, en ayant un a Berlin qui fleuriffoit inutilement depuis long» temps, imagina de faire venir par la pofte t des fleurs d'un palmier qui étoit  ( 7* ) clans la ferre de Louvain. On les conferva fi bien dans la route, qu'après les avoir ïecoué- fur celles du dattier de Berlin , il produifit des fruits la même année. Les Arabes retirent Ie plus grand avantage de eet arbre qui les nourrit de fon fruit dont on fait encore de I'eau-de-vie très-violente. Son noyau pilé fert de pature aux chameaux; Ie tronc forme du bois de charpente : un éfilé tiré de l'écorce rend plus durables certaines étoffes, les branches font employees pour des bois de lit ou des coffres, & fesfeuilles longues & fouples font treffées pour des nattes ou des paniers. r Les Turcs & les Perfans fe font difputés plufieurs fois cette ville; & la porte par oü le Sultan Murat fortit de Bagdad, après en avoir chaffé les Perfans , eft encore murêe, honneur que les habitants de cette ville lui rendirent pour conferver un monument des victoires de ce Prince guerrier. Le Pacha prend le titre de Kalife, en confidération du féjour que les fucceffeurs ou vicaires de Mahomet firent a Bagdad avant que les Sultans s'én fuffent appropriés les droits; mais le Kaliffe de Bagdad  ( 73 ) Bagdad reffemble affez a ce Prélat qui prend a Rome le titre de Patriarche d'Antioche ou d'Alexandne , fans avoir le droit d'y envoyer des mandements. On voit dans fes environs une vieille mafure trés-haute & fort ancienne que les Arabes appellent la tour de Nimrod, c'eft aux environs de PEuphrate qu'on trouve dans la Méfopotamie le ciment qui fervit autrefois a batir les murs 6c le pont de Babylone; il fe répand fur la terre en grands gateaux de cinq k ftx pieds de large, il eft noir comme Ia poix 6c a Ia même odeur; on Ie purifie de fon gravier dans plufieurs villages, en le faifant bouillir dans de grandes chaudieres , il fert a calfater les barques qui defcendent le fieuve , 6c les Arabes en portent a Bafora pour I'ufage des vaiffeaux. ( Couffa , fitué prés de YEuphrate , eft célebre par le tombeau d'Ali fi révéré des Perfans, qui s'y rendent avec leurs families 6c portent fucceftivement les trihuts de leur piété pour enrichir la mofquée 6c pourvoir abondamment k Venttenen de fes Moulas. Ali-Mourat-Kan fit faire, lorfque j'étois a Hifpahan, une lampe d'or maflif Tomé II. jj  ( 74 ) enrichie de pierreries qu'il envoya par des Officiers de diftindion pour être placée au-deflus du tombeau d'AIi, décoré, depuis plufieurs fiecles , par la magnificence des Rois de Perfe. On cherche en vain les traces de Babylone fur les bords de 1'Euphrate; quelques ruines que les Arabes montrent ne fauroient être des preuves fuffifantes pour défigner le lieu oü étoit cette ville fi fameufe, qui n'a confervé que fon nom dans l'hiftoire & aucun veftige de fa ïpienaeur; tel a ete le lort de toutes celles qui n'étoient baties que de briques féchées au foleil , ainfi qu'il eft d'ufage dans Ia plus grande partie de 1'Afie. Baffora eft fitué fur un canal tiré de 1'Euphrate qui fe réunit au Tigre a vingt lieues au-deflus de cette ville; k une même diftance, ces deux fleuves ont leur embouchure dans le Golphe Perfique. 11 sy ran un commerce tres-étendu, ö£ les vaiffeaux de toutes nations portent fucceflivement les richefles de 1'Inde, pendant les mouffons qui durent fix mois de 1'année. Bajfora, tantöt foumife aux Turcs & tantöt dévaftée par ies Perfans, a été  .( 75 ) - plufieurs fois prife par les Arabes qui en difputent Ia fouveraineté au Pacha de Bagdad. Les Anglois ont un conful a Baffora , qui eft principalement chargé d'entretenir une correfpondance exaéte avec les poffeflions de la compagnie des Indes; cette voie la plus courte a été dans la derniere guerre d'une funefte confé- * quence aux Francois, dont le miniftere trop rétif pour tout ce qui eft difpendieux, ne fourniffoit point les moyens de prendre, pour les dépêches qu'il envoyoit dans 1'Inde, les précautions qui en auroient affuré le tranfport. Mais les Anglois n'épargnent rien pour les faire parvenir en füreté; le conful d'Angleterre, qui dépenfe cent fequins pour Ie fervice de la compagnie, en recoit Ie doublé avec cinq pour cent d'intérêt, a compter du jour qu'il en a fait le débourfé; & un conful de France , qui feroit une légere avance pour donner une efcorte a celui que notre miniftere auroit chargé d'une miflion , feroit expofé , tout au moins, a un retard très-éloigné de fon rembourfement, fi même il n'en recevoit pas de reproches. Ce ft d'après cela que les dépêches de France D ij  (76) ont toujours été arrêtées dans Je défert par les Arabes foudoyés par les Anglois, 6c que ceux qui en étoient chargés , n'étant pas en force pour les défendre, fe font vus les viétimes d'un zele inutile. Pondichéri fut furpris par les Anglois, paree que leur coniui cie JJajjora fit palier a Bombty nos dépêches tailles par les Arabes; elles annoncoienf. la déclaration de guerre au Gouverneur de Pondichéri qui 1'apprit par la fommation que les Anglois lui firent a 1'improvifte de rendre cette place. On avoit choifi pour conful de France a Baffora un fafteur, parent de Jean-Jacques, fils d'un horloger de Geneve , établi a Julfa. Après avoir réfidé trente ans h Bajfora, il prétend aujourd'hui que l'air de cette ville 1'incommode, & le Miniftre le fouffre a Bagdad oü il fe difpute avec le vice-conful qui voudroit bien que M. Rouffeau fe rendït a fon département pour y exécuter plus k fon aife le plan de commerce qu'il étoit venu propofer en France lorfqu'il y obtint le titre de conful pour lui en faciliter les moyens. Les Arabes qui préférent une vie errante 6c libre a ce qu'ils appellent la fo-  ( 77 ) litude des villes, habitent les déferts & fe divifent en plufieurs tributs, les unes uniquement occupées de leurs troupeaux, recherchent les lieux oü les paturages font les plus abondants; des chevaux , desanes, des moutons , deschevres & des chameaux forment toutes leurs richeffes : je n'ai pas oublié deparler des anes , paree que c'eft a leurs cris que les voyageurs apprennent pendant la nuir le voifinage des Arabes , qu'il eft toujours prudent d'éviter dans 1'incertitude oü 1'on eft au milieu des déferts, ft ce ne font pas des Arabes voleurs. Ils vendent leurs chameaux fi utiles pour le tranfport des marchandifes d'^lep &c de Damas a Bagdad & a Bajfora. Cet anima! pouvant refter jufqu'a neuf jours fans boire eft bien précieux dans dei p.vys oü 1'eau eft fi rare, & oü Ia pofleflion d'un puits occafionne fouvent des combats fanglants. Quelques informations que j'aie prifes des Arabes, ils n'ont jamais pu me donner aucuns renfeignements fur cette efpece de chameaux qu'on appelle dromadaire en Europe, & qu'on dit être diftingué par deux boffes fur le dos; il me paroit que c'eft une bifarrerie de la D iij  ( 78 ) nature qui a pu fe manifefter ainfi dans quelques individus fans former une race particuliere. II en eft dans 1'efpece du chameau comme dans celle du cheval; Ie flamand Jourd & pefant eft moins propre a Ia courfe que 1'Anglois plus lefte & plus léger ; ainfi Ie chameau de 1'Afie mineure, élevé par les Turcmenes dans des aras' paturages, eft plus gros, plus lent, & iemble etre plutöt deftiné a porter de grand fardeaux que Ie chameau Arabe plus agile , moins propre a la charge , & qui fert fi bien fon maïtre dans fes expéditions de longue haleine. Les Arabes ont toujours pris Ie plus grand foin de leurs chevaux dont ils ne mêlangent point les races. Une longue généalogie qui fixe toute leur attention, ajoute un grand prix au cheval Arabe. La première, la meilleure & la plus noble race s'appelle Qjuiland. Ils en diftinguent fix autres qu'ils regardent auffi comme pnmitives & dont ils font le plus grand cas. Les Arabes font les compagnons de leurs chevaux ; ils paffent la nuit fous la même tente , auffi rarement ont-ils des défauts & encore moins des vices. Un  ( 79 ) enfant les monte, & ils s'arrêtent pour recevoir fur leur dos celui que 1'inexpérience a défarconné. Les races du défert de Bagdad font petites , mais du cöte de Moka les chevaux ont une plus belle taille; les juments dont ils ne fe défont qu'a vee peine & pour des befoins prefTants , font d'un prix iramen fe ; il y en a qui fe vendent jufqu'a deux mille louis, mais le plus beau cheval Arabe ne paffe guere trois ou quatre cent louis. En général, les Arabes s'attachent moins a la beauté, les connoiffeurs ne veulent que diftinguer les races qu'ils prifent, a raifon de leurs excellentes qualités; on a même remarqué que le poulain d'un cheval Arabe & d'une jument de race étrangereeft toujours plus beau, mais les Arabes font peu de cas de fa beauté lorfque fa généalogie a été interrompue ; inexorable fur eet article, il feroit difficile de les tromper. Ces chevaux font d'un grand avantage dans les pays chauds, mais leur race dépérit dans les climats moins brülants, & ce même cheval qui fait dans les plaines d'Arabie trente lieues fans débrider, refte deux jours fans boire &c ne fe nourrit que de quelques mauvaifes herbes, D iv  C 80 ) n'eft prefque d'aucun fervice dans un pays de montagnes & fous un ciël plus tempere. r Les Arabes élevent toujours un grand nombre de chevres & de brebis, leurs femmes en filent le poll & la laine dont elles font des étoffes pour leurs habits; quoique brülées par 1'ardeur du foleil, elles ont quelquefois des traits réguliers, qui les rendroient belles, fans leur coutume de fe noircir les levres& de fe faire aux joues, a la gorge &c aux bras des deffins bifarres; ce genre de beauté parmi enes ne sacqmert pas fans douleur; après s etre piqué la peau avec des aiguilles, elles y mettëm de la poudre è canon qui leur impnme des marqués noires & pour Jamais ineffacables; un pendant d'or pafte «ans une narine & plufieurs anneaux de verre paffes dans leurs bras dès leur basage forment leurs plus beaux atours : au reltë elles ne fe voilent pas, ne font point famuches, & fervent leurs maris avec modeftie, & de bonne grace Vértranger qui, arrivant dans Jeurs tentes y recoit 1'hofpitalité. L'habit des femmes eft a-peu-près femblable a celui des hommes, leurs cheveux retombent en treffes fur leurs épau-  ( 81 ) les, ün fimple mouchoir de moufieline rouge forme leurs coëffures; occupées uniquement de leur ménage, elles méconnoiffent 1'oifiveté , &c font peut-être les femmes les plüs chaftes de toute 1'Afie. J'ai vu plufieurs fois de jeunes filles d'une taille fvelte qui venoient de traverfer 1'Euphrate a la nage conduifant avec elles des branches d'arbres qui devoient cuire le pain que nous pétrifioient leurs meres : en abordant fur la rive , Ia candeur & 1'innocence leur fervoient de vêtements; vierges & timides, elles ne rougiflbient qu'en voyant des inconnus. Les Arabes font très-peu d'ufage de linge; une forte de robe ou de tunique leur defcend jufqu'au deffousdu genou, & fe ferrent autour des reins avec une ceinture de cuir. ïls ont fur la tête deux mouchoirs, dont un ployé en deux laifle pendre les deux bouts, & 1'autre , noué négligemment autour du front, retombe en arriere ; des fandales ou des brodequins venant a mi-jambes forment leurs chauflures. Plufieurs font des fourures avec les peaux de leurs moutons, quoique les rigueurs de 1'hyver foient inconD v  ( 8l ) mies dans leurs déferts, mais en été ils mettent la laine en dehors. Tous les Arabes portent Ie manteau qu'ils appellent Habba; c'eft un grand quarré doublé fendu au milieu, ayant une échancrure pour Ie col, avec deux ouvertures aux deux cötés pour y paffer les bras, il y en a de tout noirs, de rayés rouges & blancs, & d'autres a grandes bandes noires & blanches qui ne reffemblent pas mal a un drap mortuaire; leur tiffu pareil a la tapifTerie de haute lifle , fait de poil de chevreau bien tordu avec celui du chameau, eft un grand préfervatif contre la pluie; 1'épreuve même qu'on en fait avant de les acheter eft d'y verfer un feau d'eau dont quelqifefois il ne s'échappe pas une goutte durant prés d'un quart d'heure. Le\ir nourriture eft trés-frugale, &c même peu ragoütante; après avoir pétri dans un baquet de bois de la farine d'orge pour faire de grofles boules comme les deux poings, qu'ils font avaler a leurs chameaux , ils s'occupent d'eux & font de la pate fans levain, la mettent fous les cendres, &, quand elle eft a moitié cuite, ils en font une marmelade qu'ils mêlent peu-a-peu avec du miel & du  ( *3 ) mou de raifin; le tout, fait en petites boules qu'iis prefTent dans leurs mains, eft leur mets le plus délicieux; quelques dattes, du fromage, &c du lait eaillé qu'ils font aigrir terminent leurs repas ordinaires. Ils ne tuent leurs moutonsque les jours de fêtes ou de quelqu'événement extraordinaire , tels qu'un mariage, ou lorfqu'ils recoivent un étranger, alors ils lui offrent un agneau; 1'hofpitalité eft un ufage dont les Arabes ne fe font jamais écartés , & ceux-la même , qui ont détrouffé les voyageurs, confervent toujours ce principe d'humanité ; tel qui vient d'être dépouillé , entre, fans le favoir, dans la tente de celui qui l'a dévalifé ; on 1'accueille , on le plaint, &, tout en difant que Dieu eft miféricordieux , on lui donne d'autres habits que les ftens , qu'il ne fait pas femblant d'appercevoir, a cöté de ceux qu'on lui offre, & il continue fa route en s'expofant de nouveau a être volé & rehabillé toura-tour par ceux qu'il peut renconter. D vj  ( 84 ) C H A P I T R E XXVIII. Maniere dont les Arabes changent de domiciles ; leur Gouvernement. Fagon de penfer des Jfmaélites. Précautions en ufage pour traverfer les déferts de CArabie ; animaux CV bêtes féroces quon y rencontre. J-je s Arabes changent fouvent de demeure, c'eft-a-dire, qu'ils tranfportent Jeurs tentes d'un lieu a un autre plufieurs fois de 1'année, pour procurer a leurs Iroupeaux des paturages plus abondants, mais ils reviennent fucceflivement tous les ans aux endroits qu'ils ont coutume d'habiter. Ceux qui font prés du Tigre & de 1'Euphrate , car il y en a beaucoup dans le Diarbek , autrefois la Méfopotamie, fement le long de ces fleuves de 1'orge, du riz & du bied qu'ils abandonnent toujours, & reviennent aux époques de Ia moiffon recueillir les fruits de leurs travaux. Les Arabes ont une petite ftature, Ie  ( *5 ) corps maigre, l'ceil vif & le teint bafanné. Leur vie errante, exempte d'ambition , retrace au voyageur celle des anciens patriarches. Rien n'eft plus intéreffant que leurs manieres de changer de domicile; des troupeaux nombreux, qui precedent la caravanne, expriment, par des cris, leur joie de retourner a leurs anciens pafurages. Conduits par de jeunesadultes, quelques bêtes de fomme portent les petits nouvellement nés, enfuite viennent les chameaux chargés des bagages & des femmes enceintes ou malades; les autres marchent a pied, portant toujours leurs enfants fur leurs dos ou entre leurs bras; & les hommes montés fur les chevaux, armés de leurs lances , voltigent fur les cötés, ou prefj fent la marche des animaux qui broutent trop long temps: ainfi voyagent les Ij Arabes, qui trouvent par-tout leur pays, leurs foyers & leur patrie. Ils fe gouvernent entre eux par tribus , chaque pere de familie rend la juftice parmi les fiens ; mais les vieillards feréuniffentpour délibérerfur les affaires majeures, foit lorfqu'ils doivent fe mettre en marche, ou fe défendre contre leurs ennemis. Tous les Arabes voleurs  ( 86 ) forment des tribus particulieres, turbuIents & faétieux, ils exercent continuellement un brigandage, qui les fait redouter des caravannes & des autres paifibles habitants du défert. Les nations qui en dépouillent une autre, colorent toujours leurs rapines d'une efpece de droit. Les peuples du Nord ont troublé dans leurs poffeflions les habitants des cümats plus heureux, étant perfuadés que la terre elf un vatte domaine qui appartient a tous les hommes; les corfaires de Malte font elclaves les turcs ou les barbarefques, paree qu'ils font mufulmans; & ceux-ci ne meneroient pas en efclavage les Génois ou les Napolitains s'ils n'étoient pas chrétiens, tant il eft vrai que, jufques a ce jour, les hommes fe font tous aveuglés, au point de vouloir jetter fur leurs injuftiees Ie voile de I'équité & le'prétexte de Ia religion. Mais celui des Arabes voleurs eft plus fpacieux , pour ne pas fe faire un fcrupule de dépouiller les caravannes ou de piller leurs voifins: ils croient defcendre d'Ifmaël; on fait qu'il fut déshérité par Abraham , qui Ie relégua dans le défert avec fa mere; ils réclament donc la fuc-  ( «7 ) ceffion de leur pere, & c'eft a ce titre qu'ils reprennent des enfants d'Ifaac des biens dont fut privé le fils aïné d'Abraham. , Le nombre confidérable de ces Ifmaelites rend très-dangereux le paffage du défert; il faut attendre 1'occafion des caravannes qui vont & viennent fucceflivement , trois ou quatre fois par an , £AUp , Damas , Bagdad & Bajfora. Les voyageurs qui trouvent trop pénible 1'allure des chameaux, ou craignent de fe percher fur leurs dos, emboités dans une fcelle garnie d'un piquet devant & derrière pour s'y tenir plus aifément, fe placent dans des paniers couverts, en forme de niche, en mettant leur bagage de 1'autre cöté, afin de faire le contre poids, s'ils ne font pas deux pour faire la charge ; ainfi emballé & bien balotté, on peut être a couvert des chaleurs : mais en voulant augmenter les fraix du voyage, on loue un tartarouan, efpece de corrre fort bas, placé fur un brancard attelé de deux chameaux; c'eft la maniere la plus douce de voyager dans le défert, quand on fuit les caravannes. D'autres fois, pour éviter la longueur des trajets, les voyageurs prennent des  ( 88 ) efcörfes d'Arabes, qui, montés deux k deux fur un chameau, & affez bien armes, defendent vigoureufement ceux a qui ils ont promis fur leur tête de les conduire en füreté. * ïf° ,fis„réPreuve dans mon paffage üAiep a Bagdad, accompagné de huit Arabes je m'étois livré k tous les hafards du defert; arrivés k quelque diftance d un puits oü nous avions befoin de rempbr nos outres, notre vedette crut appercevoir des Arabes qui ne nous parurent pas une rencontre de bonne augure; ma petite troupe fe mit en ordre de bataille. Rien de plus plaifant que leur maniere de fe préparer au combat. U abord ils öterent leur turban & leurs habits; n'ayant plus que leurs chemifes & tete nue, ils allumerent la meche de leurs fufils, car Ia rareté des pierres-èfeu leur fait préférer une meche comme a nos anaens moufquets; ils flrent agenoudler leurs chameaux tout autour du öagage; Ie chef montant fur mon cheval brandit fa lance, faifant ca & Ik quelques petites voltes en pouffant des cr,s affreux ; les autres ayant tiré leurs iabres, danfoient autour de moi, & chantoient quelques prieres, pour fe faire  (%) la recornmandation de 1'ame, ou s'animer a une réfiftance vigoureufe. lis at> tendoient 1'ennemi dans ces beaux fentiments, lorfque je ne 1'ais li le prophete les avoit exaucés; mais nous ne vïmes paroitre qu'une douzaine d'Arabes, qui s'approcherent pas a -pas. de nous , en conduifant leurs anes. Mes guerriers ne furent pas fachés d'en être quittes pour la peur, & nous fumes fort aifes de favoir , par ces malheureux, qui ne nous abordoient pas fans de nouvelles craintes, que la troupe de voleurs, dont ils avoient payé la rencontre par la perte de toutes leurs provifions de bouches, étoient a quelque diftance dans le voifinage d'un autre puits : nous leur donnames du pain & des dattes, après quoi mes Arabes fe difpoferent a tenir une autre route. C'eft. ainfi qu'il faut agir lorfqu'on tra verfe le défert, s'expofant maintefois a manquer d'eau, par la crainte de rencontrer prés des puits des Ifmaélites qui s'en réferventla poffeffion, ou fe tiennent dans leurs environs pour attaquer ceux qui font obligés d'y remplir leurs outres, a moins qu'une caravanne nombreufe ne foit affez en force pour s'oppofer a leurs entreprifes.  C 90 ) La méfiance continuelle qui exifte parmi les Arabes, leur fait employer toutes les rufes pour s'affurer des marches qui ont eu lieu dans le défert■ ils obfervent la pitte des animaux qui om paffe pour changer de paccages, & font les combinaifons les plus exacles fur les difFérentes routes que les conducteurs ont pu tenir; leur fiente eft fur-tout un thermometre qui 'les tromoe rarement fur Ie temps qui s'eft écoulé depuis leur paffsge : ils peuvent, par ce moyen, s'éviter les uns les autres. Ils montent pas a pas furlesbutes & les colines, pour voir au loin dans les plaines fi elles font bbrestantöt appuyant 1'oreille contre terre, ils entendent pendant la nuit marcher, même de fort loin, FArabe qui court en maraude, monté Ie plus fouvent fur des juments, paree qu'elles ne henmflent point, & font même déceler ceux qui ont des chevaux. Hs n'allument jamais de feu pendant la nuit, a moins qu'ils foient affez nombreux pour n'avoir rien a craindre. Etant campé aux environs de YEuphrau, affez pres d'un village, j'avois une lumiere dans ma tente. Croyant être en fureté contre les voleurs, vers minuit mon do-  ( 9' ) mefiique fe fentit enlever fon fabre & fes piftolets, qu'il avoit mis fous fon oreiller avant de s'endormir; & celui qui fut s'en emparer fi adroitement, s'en retourna fi vite, comme il étoit venu en fe vautrant par terre, qu'il nous fut impofTibL* de 1'appercevoir lorfque nous le pourfuivimes dans le moment même qu'il eut tourné les talons; ce fut pour moi une lecon de ne plus avoir de feu ou de lumiere, qui ne fert qu'a défigner aux Arabes qui 1'appercoivent de loin, un endroit oü ils peuvent faire quelque butin. Ceux qui traverfent le défert d'Jlep k Bajfora, redoutent pendant les chaleurs de 1'été un vent peflilentiel, qui regne depuis Mojjul fur toute la furface de la Méfopotamie. Les montagnes de foufre qui font dans le voifinage du Tigre, & le bitume que produifent les environs de 1'Euphrate, doonent a croire que le vent du fud , imprégné de vapeurs & d'exhalaifons fulphureufes, caufent toute la malignité de ce vent, que les Arabes n'appellent pas vent de Damas , comme le prétend M. de Volney , mais que tous les habitants du Diarbek nomment vent de poifon; ce qui, dans la prononcia-  ( 9> ) tion,quoique reffemblante, fait cependant une difFérence entre celle du mot de poifon & du nom de Damas: d'ailleura Ce vent eft inconnu prés de cette ville. L'mftinödes chameaux, qui baiffent leur tete jufques è terre, aVertit leurs conducteurs du danger qui les menace. Ce vent , qui arrivé par rafFale, s'annonce par un tourbillon de chaleur qui derobe 1'horifon, & ne rafe point la terre a Ia hauteur de trois pieds. Tel homme qui refteroit droit, feroit étouffé dans 1 inftant; & celui qui a la précaution de fe coucher fur la terre, même fanscouvnr fa tête , n'éprouve qu'une fueur abondante dont il eft quitte un moment apres. Les effets de ce vent terrible font fi prompts , que lorfqu'un homme en eft etouffé, fes membres fe dépecent & font rédtnts en pouftiere. Je fus plufieurs tois temoin de Ia maniere dont il faut eviter le lorfque, en i7*c , je traverfai Je défert de Bagdad è Alep, pendant les chaleurs du mois d'Aoüt. On trouve des eaux minérales dans Je défert; mais la plupart des fourcesfont brulantes & fulphureufes. J'avois une douleur de reins, dont je fus quitte  ( 93 ) après m'être baigné quelques heures dans une caverne que je rencontrai fur ma route, a vingt lieues ÜAUp. Les Arabes tuent a coups de baton les lievres qui font en grand nombre dans ces vaftes plaines; mais ils font petits, & d'un goüt plus fade que nos lapins. On voit encore une efpece de rats très-jolis, qui habitent toujours en families, car les trous de leurs repaires font a une même diftance dans 1'efpace qui forme leur domicile. Les Arabes leur donnent la chafTe avec beaucoup de finefTe; car il n'y a rien de fi lette que ces petits animaux, qui, ayant les jambes de derrière beaucoup plus longuesque celles de devant, font des fauts très-allongés. Leur poil bigaré & très-fin feroit de très-jolies fourrures, s'ils étoient moins difficiles a prendre. Mes Arabes en tuerent quelques-uns, dont je mangeai avec eux : la chair eft affez délicate, & comme celle de 1'écureuil. On s'accoutume difficilement a boire de 1'eau des citernes du défert; prefque tous les puits fe rempliffent dans la faifon des pluies, & 1'eau faumatre qui s'y conferve , eft-toujours un peu falée è caufe du terrein. Ce n'eft pas fans répugnance  ( 94 ) qu'on eft forcé de boire une eau croupie & verdere, imprégnée quelquefois de petits mfeftes qui font horreur ; encore faut-il attendre , pour fe défaltérer, . quand on eft arrivé prés des cirernes ft deftrees , que les chameaux aient bu leur iumlance. Après qu'ils ont troublé 1'eau avec les pieds, 1'Arabe la paffe a travers une groffe toile pour remplir fes outres, & préfére d'en rendre le premier hommage a Panimal qui lui eft ft utile , & qui boit une bonne fois pour nuit jours. r On voit dans les déferts beaucoup d'autruches, qm redoutent 1'approche des hommes, & s'en éloignent toujours avec la plus grande vïteffe; néanmoins les Arabes les forcent avec leurs chevaux en les fuivant pendant plufieurs journées' Je ne fais ou les naturaliftes ont pris que ï autruche, cachant fa tête derrière un arbre, fe croit en füreté contre le chafleur, comme Ia perdrix qui met fa tête fous une glebe de terre , croyant n'être plus appercue de 1'oifeau paree qu'elle la perdu de vue. Quant k moi, j'ai vu plufieurs troupeaux d'autruches, j'ai mêmeramaffé de leurs plumes qu'elles s'arrachent dans les combats, auffi fréquents  ( 95 ) que les rencontres des males quand ils ont leurs femelles : mais je n'ai pas vu un feul arbre dans le défert. II y a beaucoup d'arbuftes, le laurier rofe s'y trouve prefque par-tout, avec Yagnus cajlus , dont les fleurs étoient fi renommées parmi les Dames romaines : celles qui fe méfioient de leur vertu , avoient grand foin d'en mettre dans leurs lits , croyant qu'elles produifoient les mêmes effets que nos vertueufes craintives attribucnt aux quatre femences froides. Le lion eft encore un habitant de ces valies contrées; les Arabes en font la chaffe quand ces animaux fe trouvent dans les environs de leurs domiciles. Lorfque j'arrivai a Bagdad pour la première fois, je trouvai le Pacha qui alloit, avec un grand nombre de cavaliers, è Ia pourfuite d'un lion formidable , qui faifoit des ravages affreux aux environs de YEuphrate & de la tour de Nemrod; & ce ne fut pas fans difficulté qu'on vint a bout de le mettre hors de co m bar. Les hyennes font encore plus dangereufes. Cet animal reffemble affez au tigre par la forme du corps & de fa tête, fon poil eft roux, ilröde prés des villa-  ( 96 ) ges ou des tentes, cherchant a dévorer plutöt les enfants que les troupeaux ; mais un homme fuffit pour 1'épouvanter, & im coup de fufil tiré en 1'air 1'a bientöt mis en fuite. Ceux qui traverfent le défert après les pluies de 1'automne, n'appercoivent, en Décembre & Janvier, qu'une vafte prairie,^ parfemée de toutes fortes de fleurs; 1'air pur & doux qu'on y refpire, fan oublier qu'on eft dans un pays inhabitable; on s'en appercoit a regret lorfqu'il faut recourir a 1'eau qu'on porte dans fes outres, & aux provifions de bouche dont on s'eft muni. Mais toutes ces beautés de la nature fubfiftent k peine deux mois, bientöt un air brülant fuccede k la température la plus délicieufe , 1'honfon femble enflammé, le fol brüle la plantedes pieds; & le voyageur, peu fait a de tels climats, ne voyant plus que des herbes feches, & une terre inculte, ne s'étonne plus qu'on appelle ces vaftes folitudes 1'Arabie déferte. Chapitre  ( 97 ) CHAPITRE XXIX. Defcription de Ü Arabit du cótê de la mer de l'lnde & de la mer Rouge. Situation de V Arabie heureufe & de la ville de la Mecque, oü naquit Mahomet. Dijfertation fur eet homme extraordinaire ; Analyfe de la croyance des Mufulmans. Leur ve'ne'ration pour Médine, oü eft le tombeau de leur Prophete. J'ai déja parlé des ifles Bareym , célebres par la pêche des perles , & qui font fous la domination d'un Prince Arabe depuis que 1'anarchie regne en Perfe. L'Arabie n'a d'autre port dans le golfe que celui de Kaïif, oü il fe fait un commerce affez étendu avec Baffora & les Villes maritimes de la Perfe; en fuivant la cöte vers 1'Océan, on trouve Mafcatte dont j'ai fait mention, ainfi que du grand abord de tous les vaiffeaux de Pinde, qui en font un marché trés-fréquente pendant les mouffons, depuis que l'ifle d'Ormus eft déchue de fa plendeur. A quelque diftance du détroit de Ia Tome II. E  ( ) mer Rouge fi périlleux, même dans Ta navigation intérieure, que les Arabes 1'appellent Porte de la mort, eft Moka, renommé par le café qu'on ne recueiüe pas dans fon terriioire , mais qui eft tranfporté de fon port dans l'lnde , Ia Perfe & Ia Turquie. A quelques journées eft la ville de Saba, ce nom rappelle celui de cette Reine qui vint s'affurer par elle-même de la fageffe de Salomon. La commence PArabie heureufe, ainfi appellée , paree qu'elle a desrivieres qui la rendent moins ftérile que Ia déferte ou la pétrée. La Mecque, ta Ville principale, eft ia patrie de Mahomet, qui eut ï'adreffe de s'ériger en prophete, &c put, par fon génie autant que par la terreur de fes armes, ramener des nations idolatres au culte d'un feul Dieu. Mahomet, qui fut tout-a-la-fois conquérant, Monarque, légiflateur & Pontife , fut fans doute un grand homme; le Koran, livre de fes préceptes, eft une réunion des loix religieufes & civiles, qui forment le code judiciaire & la loi canonique de tous les peuples foumis au mahométifme. Sa Religion a pour principe 1'exiftence d'un feul Dieu éternel, tout-puiffant &c  ( 99 ) Créateur de tous les êtres; c'eft ainfi que celui qu'on a fauffement accufé de ne pas favoir lire définit la divinité ; fa morale eft renfermée dans ce peu de paroles: Donnez a qui vous dépouille, pardonnez a qui vous offenfe, & faites du bien è tous indiftindfement. L'ambition naturelle a tous ceux qui peuvent en déployer les grands refforts lui fit ajouter une foule d'abfurdités au nouveau culte qu'il vouloitpromulguer; fon imagination quelquefois déréglée, jointe a 1'enthoufiafme d'être le chef d'un peuple de croyants, caufa tous les anacronifmes qu'on appercoit dans le Koran, calqué fur les loix de Moïfe & tiré des livres des Mages. Les Mufulmans , foumis aveuglément a leur religion , fe font toujours fait un fcrupule des controverfes. En vain a-t-on voulu leur démontrer que Mahomet ne fut qu'un conquérant habile qui, pour s'aflujettir plus long-temps des peuples,' profita de leur ignorance , en leur dieiant les verfets exaltés du Koran. Rien n'eft incroyable auxefpritsfoibles, &cequ'ils ne peuvent concevoir paffe bientöt pour vin myftere; fon voile, autant refpecié qu'il eft impénétrable, leur a paru de touï E ij  ( 100) remps le premier emblême de la divinité. Trop peu inftruits, pour Papprofondir , ils le profternent, en toute confiance, devant 1'ombre myftérieufe qui couvre leur idole, Les Mufulmans admettent un paradis de toute éternité, un enfer limité comme notre purgatoire, des anges & des mauvais génies, une réfurrecïion & un jugement général. Ils ne reconnoiffent point Jefus-Chrift pour Fils de Dieu, mais ils 1'appellent le Soufflé divin qui prit un corps dans le fein de Marie, dont elle fut mere fans le fecours d'un homme, & enfanta fans eeffer d'être vierge. Jefus-Chrift prêcha la vraie morale, & Mahomet, difent-ils, annonca le vrai culte , & de-la leur refrein , il n'y a qiïun Dieu, & Mahomet ejl fon Prophete. Le paradis des Mufulmans eft le terme de toutes leurs efpérances, la fouveraine béatitude fera pour eux Ia préfence & la communication de 1'Etre fuprême; il ne faut pas s'étonner que Mahomet promit tous les plaifirs des fens aux peuples d'un climat chaud , qui leur rend la continence impoflible , & ajouta que de belles vierges partageroient fans cefle leur exif-  ( .01 ) tence avec les bienheureux; fachant que le beau fexe eft toujours de moitié dans les joies de ce monde , il voulut l'affocier aux plaifirs de 1'empirée pour donner une idee fenfible du bonheur qui leur étoit réfervé. Cette croyance ne fut même pas étrangere aux premiers fiecles de notre Egtife. Le citoyen de la Mecque, auffi grand, guerrier que politique habile, fut faire adopter fadoflrinea des peuples aifément Tïorr^c h l'enthoufiafme ; il ne faut pas • croire que le mahométifme fe (oit étabh, paree qu'il permet le relachement des mceurs; la pluralité des femmes fut de tout temps d'ulage en Aiie, excepie parmi les Chrétiens; un jeune rigoureus que les mufulmans obfervent pendant trente jours, ne leur permet pas de boire ni de manger, & même de turner la pipe depuis le lever du foleil jufques a fon coucher; cinq prieres qu'ils font réguliérement tous les jours k des heures fixes , & plufieurs ablutions gênantes dont ils ne peuvent fe difpenfer dans aucun temps, annoncent que Mahomet ne prêcha pas une morale relachée. L'aumöne eft expreffément commandée dans te Koran, devant être faite fans E iij  ( *oi ) ftifaaiob de perfonnes ni de religions; 11 defi„d,t févérement de manger de Ia cha^deporc^deboireduvm&des Jiqueurs fories; abftinences d'autantplus lalutaires que cette nourriture eft trèspernicieufe dansles pays chauds,&que «ilon & Ia fante que dans les pays froids. cette Io, plUs facile a être obfervée par les Arabes qui habitent un climat chaud, q»e par des peuples qui vivent fous un "dP'.usteinPéréffit,è.peu-près,co«nr C,Sa,nt£ancois de Paule, qui fonda en Calabre 1'Ordre des Minimis, en leuï enjoignam de manger tout a 1'huile, è bon marche dans cette partie de 1'ftalie lorlque Ies Minimes établis en Flandre ne fe fervent point de beurre, auffi com- labre, & fe rmnent pour la faire venir de Provence : tant il eft vrai que la même joi ne conv,ent pas è tous les hommes, ni a tous les pays. ' Les jeux de hafard font ftriétement defendus aux mufulmans, qui ne font une partie d'érh^c ' 7." e. . plaifir de la gagner, loi fage qui ne fut  ( io3 ) Mahomet connoiffant la dévotion des Arabes pour le tombeau d'Ifmael qui eft a la Mecque, Ut une obligation a tous fes profélytes de le viftter une fois en leur vie ; & ceux qui n'ont pu accomphr ce précepte, laiffent a leur mort une fomme pour payer le voyage des perfonnes qui fe chargent de le faire pour eux; ceux qui ont fait cinq fois ce pélerinage, ont la prérogative de ne pouvoir être mis at mort pour quel crime que ce foit; mais ce privilege ne les garantit pas d'une prifon perpétuelle. Lorfque les pélerins font k quelques journées de la Afecf«e,ilscontinuent leur route a pied n'ayant qu'une toile autour des reins qui leur defcend jufques aux genoux, fans qu'ils fe permettent, malgré le fable brulant & 1'ardeur du foleil, d'avoir aucun autre vêtement; quand ils font a peu de diftance de Médine, le refpeft qu'ils ont pour le tombeau de Mahomet les porte encore k cette obfervance rigoureufe. D'après cela , il eft aifé de juger fi la croyance des Mufulmans ne s'eft promulguée que par une foumiffion a des exercices faciles, ou par des dogmes qui favorifent la volupté. E iv  ( 104 ) Les femmes rempliffent les mêmes obhgations, & ne font point fruftrées comme on le croit en Europe, de leur part au paradis, a charge apparemment de reffufciter pucelles, puifque les cohabitantes des bienheureux Mufulmans auront le privilege de ne jamais cefler de l etre. Un article principal du Koran eft \ en taiiant Ia guerre aux profanes, de les convertir s'il eft poftible, ou d'en percevoir un tribut s'ils perfiftent dans leur religion; maïs, fans les troubler dans leur exercice, les Mufulmans qui ont été a-lalois conquérants & lcgiflateurs , ont toujours été tolérants; on voit dans tous les pays, foumis a leur domination , des Eghfes de tous rites, & même des fynagogues; précieufe & fage indifférence' qui auroit garanti prefque toute 1'Europe de fous les fléaux qui 1'ont affligé, lorfque les Souverains ont voulu régler la facon de penfer des peuples par des ordonnances & des édits. II y a de pieux Mufulmans qui rendent hommage a un Dieu tout- puiffant & mifericordieux , ils le prient pour leurs amis, intercedent auprès de lui pour leurs tnnsmis, il en eft dont le cceur mécon-  ( io5 ) noit le crime, & dont les mains qu'ils élevent au ciel ne font pas fouillées par 1'iftjuftice ; charitables envers tous les hommes, ils n'ont jamais projetté d'égorger leurs tributaires, par cela feul qu'ils ne font pas Mufulmans; tant il eft vrai qu'oubliant nos propres fureurs, nous ignorons que ceux que nous appellons barbares , font plus humains que nous. Mahomet, quoique terrible aux ennemis de fa doctrine , fut indulgent pour ceux qui fubirent le joug de fa puiffance; & fa patrie, qui fut la première a le chaffer de fes limites, éprouva toujours les effets de fa bienfaifance : pour lui affurer un commerce auffi étendu que perpétuel, il obligea tous les pélerins qui vont a la Mecque d'y acheter trois aunes de toiles que chacun conferve précieufement pour lui fervir de fuaire après fa mort^ Ce débit procure un trafic confidérable a fes habitants, qui ont encore la reffource de vendre ce précieux beaume, qui découle d'un arbufte naturel a fon territoire, &: qui a des propriétés admirables pour toutes fortes de maux. La Mecque eflgouvernée par un Prince Arabe, de la race de Mahomet. Cette ville eft fituée agréablement auprès d'une E v  ( 10S ) vallée, qui fburnit abondamment aux befoinsde fes habitants & des Arabes qui campent dans les environs. Médine, oü Mahomet fe retira lorfqu'il fut perfécuté par fes compatriotes, fut le lieu de fa fépulture , il y termina fa carrière a foixante-trois ans &c demi; c eft a tort qu'on a prétendu que fon corps renfermé dans une biere de fer fut enlevée a Ia voute de la mofquée par la force d'une pierre d'aimant qu'il y avoit placé de fon vivant, pour mieux en impofer, après fa mort , a des peuples ignorants & crédules. Les cendres de Mahomet font renfermées dans un magnifique maufolée de marbre granite, couvert d'un tapis de velour verd, brodé d'or, de pierredes & de perles, il eft entouré par une grille d'argent maffif, haute de fix pieds; a cöté eft le tombeau d'Abubeker, fon beaupere & fon fucceffeur; on y ré vere encore ceux d'Omar & d'Ofman, qui lui fuccéderent. Tous ces dépots font dans la même mofquée éclairée par un grand nombre de lampes d'or maffif, dont Ia plupart font enrichies de pierredes, & font reluire Ia magnificence avec laquelle tous les Mufulmans, & fur-tout les Sul-  ( I07 ) tans fe font plus a 1'orner avec les dons qu'ils lui portent ou lui envoyent réguliérement tous les années. Médine eft fous la domination d'un Prince de la familie de Mahomet. Le mont Sinaï eft encore 1'objet de la vénération des Mufulmans; a leur retour de Médine, ils honorent, par le facrifice de quelques agneaux, le lieu oü Dieu apparut a Moyfe, avec tout l'appareil de fa Puiffance. CHAPITRE XXX. Détail de ce qu'ily a de plus temarquable en Egypte ; de tlfthme, de Sue{. Projets de commerce; du Kaire, des Pyramides , d'Alexandrie , des Mameluks. Si CËgypte deviendra jamais une poffefjion Europeenne. Differtation fur la pefte ; s'il eft vrai que le foyer nen foit qua Conftantinople. Ui A ville de 5V/q, fituée a Textrêmité de la mer Rouge , eft batie fur 1'Ifthme, a qui elle donne fon nom; elle étoit autrefois Pentrepöt dn commerce de l'lnde E vj  ( 'oS ) avec 1'Europe , avant la découverte du Cap de Bonne-Efpirance. Quelques nations ont voulu faire reprendre aux marchandifes de l'lnde leur cours par Ia mer Rouge ; mais Ia foi des traités ayant toujours été contrebalancée par Pavidité des Arabes, qui ont plufieurs fois pillé les Caravannes, il n'a plus été poflible de tirer parti de cette voie. Une nouvelle compagnie de la Mer Rouge, dont les aöions imaginaires faifoient, en 1787, autant de chemin dans Paris que la petitepofte, fans qu'elles en fulTent mieux achalandées, a fini par fe convaincre de l'impoflibilité de cette fpéculation; & de vieux négociants, qui vouloient la renouveller , n'auroient pas dü ignorer qu'ils expofoient, a un danger pofitif, leur propre crédit, & les fonds qu'auroif pu leur confier le public. On voit encore, aquelque diftance de Sue{, les traces du canal qui unit autrefois le Nil a la Mer Rouge. Cet ouvrage des anciens Rois d'Egypte, renouvellé par Trajan, & remis en état fous le Kalifat d'Omar, eft prefqu'enféveli par fes décombres. L'Egypte, ft célebre par fon fieuve ; qui porte 1'abondance dans ce pays que  ( '09 ) la difette des pluies rendroit ftérile, n'a plus que les veliiges de fon ancienne fplendeur. La tyrannie des Beys qui en font les Gouverneurs, & les exaftions des Mameluks qui oppriment fes habitants, ont fait de 1'Egypte un défert, qui fe termine aux rives du Nil : a peine cultive-t-on une lieue de terrein le long de fes bords; & le Delta , qui avoit autrefois tant de grandes villes , ne réunit aujourd'hui que quelques peuplades, qui atteftent au milieu des mafures qu'elles habitent; la mifere de leurs individus , & le jougqui les appauvrit tous les jours. Le Nil fe débordant toutes les années, a des époques réglées , rópand fes eaux fur la furface du Delta , & dans les canaux creufés par Finduftrie pour inonder les terresqui, couvertes du limon dépofé par fes eaux, caufent cette fertilité qui donne jufques k deux récoltes confécutives. La nonchalance des Egyptiens modemes a laifle combler un grand nombre des canaux qui conduifoient les eaux dans les campagnes les plus éloignées, & qui firent de 1'Egypte le grenier de 1'Empire Romain. Le Kalre, fitué fur un canal du Nil, k peu de diftance de l'ancienne Memphist eft  ( 110 ) la plus grande ville de 1'Afrique. Quoique la feconde dans 1'Empire Ottoman, elle cede a peine en grandeur a fa capitale ; fa pofition lui donne toutes les facilités pour être 1'entrepöt d'un commerce immenfe; les caravannes y arrivent tous les jours des bords de la Mer Rouge, & de plufieurs parties de 1'Afrique. C'eft aux environs de cette ville que fe raftemble la grande caravanne, qui en part tous les ans pour la Mecque t compofée de tous les pélerins 'd'Egypte & d;Afrique ; les Beys la font efcorter de leurs troupes, pour Ia garantir des Arabes, qui nerefpeclent pas toujours Ie zele de ces pieux Mufulmans. C'eft une occafion pour les Beys d'étaler toute leur magnificence. Pendant trois jours qu'ils Paccompagnent eux-mêmes, ils fe font iuiyre d'un grand nombre de chevaux de main très-richement harnachés ; & cette pompe, moitié militaire, moitié religieufe, attire une foule de fpedtateurs, qui vont voir défiler cette caravanne. On voit, a quatre lieues du Kaire, les fameufes pyramides. Ces onze maffes enormes^ qui ont réfifté au laps des temps, dépoferont a tous les ages contre  (I») 1'orgueil des Rois, qui employerenttant de milüers de leurs fujets a batir des monuments qui, bien loin d'éternifer leur gloire, ne devoient renfermer que leurs cendres, & attefter leur injuftice. Des obélifques, dont quelques-unes font renverfées, rappellent le regne de Cléopatre. Cette Souveraine, fi célebre , obfervoit, de fon char, les infcriptions &les emblêmes hiéroglyphiques qui devoient confacrer fa mémoire. La fameufe colonne qu'on appercoit en abordant Ia terre d'Egypte, a été pendant long-temps un indice des malheurs de Pompée, &c des viftoires de Céfar; mais M. Savari a prouvé, par fes obfervations, qu'elle fut érigée en 1'honneur de Sévere. Ce monument précieux a feize toifes de hauteur, y comprisle fut d'une feule piece & fon chapiteau. Akxandrie, dont les fondements furent jettés par Alexandre-le Grand, conferve a peine quelques marqués de fon ancienne magnificence; fon phare, autrefois fi célebre , n'eft plus aujourd'hui qu'un rocher hideux. Elle a deux ports, oii abordent les vaiffeaux de 1'Europe, qui yiennent y charger les richeffes de 1'Egypte, & les batiments turcs, qui  ( m ) viennent y chercher des grains pour approvifionner Conftantinople. Les Ottomans, quoique portés naturellement a l'hofpitalité, fe font réfervés Ia propriété du port vieux; leurs vaiffeaux y font bien plus en füreté que dans 1'autre, ou les étrangers deviennent fouvent la viciime du mauvais fond, qui, coupant leurs cable, caffe même leurs ancres, & les fait brifer les uns contre les autres. Les Arabes, qui avoient répandu partout la terreur de leurs armes, firent de 1'Egypte une Province de leur Empire. Alexandrie fleurit de nouveau fous le regne des premiers Kalifes. C'eft aux fcrupules de ces nouveaux croyants, qu'on doit la perte de fa fameufe bibliotheque, commencée par Ptolémée Philadelphe, & qui s'étoit augmentée fous le regne de fes fucceffeurs : eet affemblage de fciences & d'erreurs, qui fut confumé dans les flammes par ordre d'Omar, nous a fans doute privé de bien des connoiffances, qui nous font encore étrangeres. Les Arabes, paifibles poffelTeurs des pays qu'ijs avoient conquis, fe livrerent avec fuccès aux fciences les plus abftraites: nous leur devons celles de la chy-  ( W3 ) mie & de Falgebre. Ils perfeclionnerent 1'aftronomie f 6c c'eft au milieu de leurs philofophes, que nous avons retrouvé les livres d'Ariftote. Leur langue étant expreftive 6c majeftueufe, les porta naturellement a la poéfie qui leur devirit familiere : mais peu a peu les Arabes s'amolirent; 6c 1'Egypte loumife aux Sultans, fupportera toujours avec peine un joug qui lui paroit étranger. On la voit aujourd'hui aflujettie aux faétions de vingt-quatre Beys, qui fe difputent fucceflivement 1'autorité,fécondés par la valeur des Mameluks, dont ils fortent euxmêrnes. Cette milice, dévouée a leurs intéréts, 6c formée des efclaves circaffiens 6c Géorgiens qu'ils achetent, erabraffe leurs intéréts refpetïifs, & les rend redoutables au Pacha , que Ie Sultan envoye au grand Kaïn , pour y tepréfenter Ie fimulacre de fouveraineté que fa Hautefle conferve fur 1'Egypte. On a déja vu ce quej'ai dit de 1'expédition du Capitan Pacha : 1'autorité du Grand-Seigneur fera toujours un problême qu'il faudra réfoudre toutes les années les armes a la main. Les Egyptiens ne font plus que des Arabes qui habitent les villes 6c les be-  ( "4 ) douins, qui campent dans les campagnes oü ils font divifés par tribus; occupés de leurs troupeaux, ils paffent leur vie a tranfporter leurs tentes dans les différents endroits oii les débordements du Nil ont renouvellé Pabondance des pat u rages. Les Chrétiens & les Juifs n'ont point la permiftion de monter a cheval en Egypte. Les feuls Confuls des nations européennes ont ce privilege exclufif lorfqu'ils vont a Paudience des Beys; cette monture eft réputée trop noble pour porter ceux que les Mufulmans appellentdes chiens d'infideles, & qui n'ont que le droit de monter des anes ou des muiets. Je bornerai la mes réflexions fur FEgypte, n'en ayant fait mention que paree que les Sultans la comptent parmi leurs Provinces; je n'entreprendrai pas de difcuter avec ceux qui font fur les cartes sv-v^diJimjucs, ie partage des ümpires. Si 1'Egypte devient un jour une puiffance européenne, fa pofition admirable pour le commerce de l'lnde fera fans donte des envieux; mais Pair du climat, & le fléau de la pefte, feront toujours pms crueis ennemis des (Jolonles qui  ( "5 ) feroient envoyéesen Egypte, fanscompter les difficultés qu'il y auroit a exterminer les Mameluks, & a foumettre les Arabes a des loix nouvelles. M. de Volney accufé Conftantinople de pofféder le germe de la pefte, qui de-la, dit-il, eft tranfporté en Egypte. Parmi les différences que j'ai remarquées dans ce fléau terrible, il m'a paru que la pefte ne fe manifefte pas également dans les pays ou elle fait plus ou moins de ravages, fuivant 1'endroit d'ou elle eft émanée. Conftantinople en eft infectée en tout temps, ce qui doit être par le peu d'attention que fes habitants ont a s'en garantir, puifque les parenfs d'un défunt lui rendent eux-mêmes les derniers devoirs, & fe partagent fes dépouilles fans crainte , ou les font vendre au marché. Achetées parle premier venu, celui-la rapporte chez lui , & met dans fes coffres ce venin mortel, qui, a la première faifon , fe répand & frappe fon nouveau propriétaire. L'hyver arrêté toujours, a Conftantinople, les progrès de la pefte; & on a remarqué a Smyrne, que les chaleurs de 1'été Ia font cefler entiérement. II eft conftant qu'elle exifte toujours a Conftantinople, d'ou elle fe  ( M< ) communiqué , par accident ou Ie tranfport des marchandifes, dans Ie refte de 1'ArchipeI; mais la pefte d'Egypte a fon foyer particulier , qui s'en exhale plus ou moins violemment certaines années. J'ai oui dire en Chypres, qu'on y redoutoit peu Ia pefte de Conftantinople , moins dangereufe que celle d'Egypte, qui avoit toujours été dans cette ifte trois fois plus meurtriere, quand elle y avoit eté portée d'Alexandrie. Quoi qu'il en foit, ce fléau fera toujours permanent dans les Etats foumis au mahométifme; la prédeftination ou fatahté de 1'ame, facon de penfer commune è tous les Mufulmans, & qui ieur fait croire que les arrêts du deftin font irrévocables, leur fera toujours négliger routes les précautions en ufage en Europe, & qui la garantiflent des ravages de la pefte. Le danger de s'approcher d'un peftiferé ^ a toujours été 1'obftacle qui a empêché nos Médecins d'étudier les eau fes de cette maladie, qu'on traite de plufieurs manieres, fans pouvoir connoïtre les vrais remedes qui pourroient en arrêter les fuites, ou même en conftater les différents fymptömes; tantöt une per-  ( t il) fbnne tombe morteen recevant une fleur empeflée des mains de celle qui n'en a pas été incommodée ; quoiqu'un fimple attouchement fuffife pour la prendre , il arrivé fouvent que toute une familie n'en fera point attaquée , quoiqu'elle ait donné fes foins a un peftiféré. Les Européens en échappent rarement, paree qu'ils en font plus effrayés que les Orientaux, qui difent que ja meilleure maniere de 1'éviter, ou même d'en réchapper, eft de ne pas la craindre. En effet, ceux qui en font frappes, fe voyant abandonnés de leurs amis, 8c même de leurs plus proches parents, confinés dans un höpital oü ils ne iemblent deftinés qu'a être portés au cimetiere, leur imagination effrayée augmente leur délire; 1'idée de la mort ne les quitte plus, & ils finiffent par en être viöimes. Quant k moi, j'ai été affez heureux pour ne pas la redouter pendant mes voyages; c'eft peut-être le peu de fenfation qu'elle m'a caufé, qui a moins difpofé mon individu k recevoir fes miafmes. Je me fuis trouvé plufieurs fois dans des lieux oü étoient des peftiférés; & cette facon de penfer, que j'ai acqmfe en partie chez les Mufulmans, qu'il faut  ( n8 ) cotirir les hafards auxquefs on s'expofe volontairement, a fait que je ne m'en luis jamais affeaé. L'exemple le plus frap. pant de mon peu de crainte , eft lors de mon depart de Conftantinople. te 6 Juillet , je m'habillai le foir chez un Juif qui avoit préparé, dans le plus erand' fecret, tout ce qu'il me falloit pour mon voyage; je fentis une odeur défaereable qui eft naturelle dans les maifons des Juits: mais la fétidité me parut plus forte, Je dls a m°n Secretaire que Ia pefte pourroit bien être chez mon Commiftionnaire. Sans m'en inquiéter davantage, je continuai mes préparatifs, & j'appris enfuite que Ia fille de mon homme , qui m avoit, ainfi que lui, aidé è arranger mes effets , etoit morte le Iendemain de la pefte. A mon arrivée a AndrinovU, je me trouvai encore logé dans le même endroit qu'une caravanne , dont la moitie etoit peftiférée; & tout en difant allakmm comme les Turcs, c'eft-a-dire, Dieu eft miféricordieux, je n'ai jamais' ete dupe de ma fécurité,  ( "9 ) C H A P I T R E XXXI. Maniere d'établir en Levant & en Barbarie des Confuls point onéreux d l'Etat, & qui nndront, au commerce , l'aclivité qiiil na plus. SuppreJJion des Drogmans, charges inutiles & qu'on peut fuppléer fans gr ever le Tiéfor Rojal, & d'unt maniere d exempter de leurs vexations les Négociants qui ont les moyens de s'en paffer. prés les obfervations que j'ai faites pendant mes voyages du régime qui s'obferve dans les différentes échelles du Levant, oü il y a des négociants &r des confuls, j'ai cru devoir faire part des abus confidérables que j'ai remarqués dans 1'adminiftration confulaire; & lorfque 1'affemblée nationale s'eft fait rendre compte des dépenfes du département de la marine, pour juger des économies ou les réformes dont il eft fufceptible, je n'en connois pas qui doivent être plutöt fupprimées que les charges des confuls & des drogmans, En adoptant le plan  ('») que je propofe pour y fuppléer, & en ctabliffant des confuls parmi les négociants, ceux-ci auront 1'avantage de n'être plus les viétimes des vexations dont ils fe plaignent; & le commerce libéré des entraves qui Ie circonfcrivent, reprendra toute fon aaivité Iorfqu'il ne fera plus foumis a une autorité arbitraire, qui efl depuis fi long-temps aufli odieufe qu'abufive. L'envoi des confuls du Roi, dans toutes les échelles du Levant & de Barbarie, eut lieu dans fon principe pour donner aux négociants des chefs qui puffent protéger leur commerce, maintenir auprès des Gouverneurs les capitulations avec la Porte ou la Régence de Barbai ie, & conferver parmi les établiffements la bonne intelligence que la rivalité ou Ja jaloufie pouvoient altérer. Le^ but d'une nation fage & éclairée doit être d'employer toutes les voies qui peuvent augmenter fon commerce ; & lorfqu'elle s'occupe des moyens de réformer les abus de fa conftitution , il eft important de lui dévoiler ceux qui nuifent è cette partie , qui eft la plus intéreffante de fes richeffes. Une foule d'ordonnances femblent n'a- voir  (l«) voir été faites que pour régler les appointements des confuls & leurs retraites , les traitements des drogmans ou interpretes, lorfqu'ils font en charge ou laffés du fervice, & la maniere de fe conduire dans les cérémonies; elles forment fommairement le code qui gouverne les négociants établis dans les échelles du Levant & de Barbarie. Les appointementsdes confuls & drogmans font exhorbitants, & leurs retraites excedent ordinairement celle d'un Officier-Général , qui, couvert de bleffures, n'a jamais tronvé au milieu des batailles les moyens de faire fortune. Ces dépenfes énormes vont au-dela de trois cents mille livres par an , fans y comprendre les retraites, qui font tirées moitié du Tréfor-Royal & moitié ,de la chambre du commerce de MarfeiHe, pour payer des confuls inutiles & des drogmans dont les manoeuvres font toujours un impöt pour ceux dont ils traitent les affaires. Je me fuis donc propofé, en défignant les abus multipliés de 1'adminiftration des confuls du Roi, de tracer un plan plus avantageux au commerce & moins onéreux a 1'Etat. Tonic II. F  (•««) La dignité confulaire forme une hiërarchie de confuls-généraux, confuls & vice-confuls; leurs appointements fixés depuis neuf jufqu'a vingt mille livres, font proportionnés au luxe & a la repréfentation qu'on a cru de la dignité de la France d'afficher dans les difFérentes echelles; mais dans un temps oü Ia Majefté royale fe confond , pour ainfi dire, avec la médiocrité, he doit-on pas fe récrier contre les dépenfes énormes que les confuls font dans leurs départements ? Et n'eft-il pas d'un bon citoyen de tracer un moyen qui öte au commerce les entraves qui le gênent depuis fi longtemps, & rende a 1'Etat des fommes imtnenfes qu'il doit employer pour des befoins plus réels que ceux de quelques penonnes qui ie tont un etat de ne rien faire, fans d'autre mérite que la faveur d'un Miniftre ? Les confuls ont même une autorité dangereufe , contre laquelle les négociants , très-fouvent léfés, ne fauroient Iutter lans nlquer de perdre leur fortune. Après avoir confulté, dans mes différents voyages, le voeu des négociants de la plupart des échelles, mon idéé feroit que , dans celle oü il y a plufieurs mai-  ( "3 ) fons de commerce, les négociants nommeroient parmi eux nn conful & un vice - conful qui feroit les fonöions de Chancelier. Tous les trois ans le conful feroit nouvellement élu par fcrutin, deux autres négociants feroient nommés affeffeurs du conful pour balancer fon autorité, ou les intéréts qu'il pourroit avoir dans les affaires rapportées"a fon tribunal. Par ce moyen, on n'auroit point a redouter fon influence ou fa partialité dans aucune décifion confulaire. ^ Le vice-conful feroit permanent, étant néceffaire qu'il ait une manutention non interrompue de regifbes pour être plus au fait des affaires. On lui affigneroit un traitement fans qu'il put, fous aucun prétexte, exiger la moindre chofe de tout ce qui feroit émané de la chai*cellerie. Les confuls habiteroient une maifon toujours affediée au confulat, ainfi que la chancellerie; & quoiqu'ils ne fuflent pas tenus de faire plus de dépenfes que les autres négociants , néanmoins pour les dédommager du temps employé k 1'adminiftration des affaires publiques, il leur feroit accordé un taux fur la valeur F ij  ( *M ) des marchandifes dont i! feroit fait des confulats, foit pour entree ou fortie de 1'écheHe, mais affez modiques pour ne pas grever les négociants , & fuffifants pour ieur fervir d'émoluments proporlionnés. Le calcul en feroit fait fuivant 1'affluence plus ou moins confidcrable du commerce. Le vice-conful tiendroit un regiftre exaci de toutes les décifions prifes dans les affemblées des négociants, préfidées par le conful; elles auroient lieu deux fois par femaine , & il en feroit envoyé tous les ans une copie a la chambre du commerce de MarfeiHe. Le conful jouiroit toujours de Pavantage de négociant; &, dans le cas oü une caufe qui 1'intérefferoit ne feroit point conforme a 1'avis dominant de 1'affemblée des négociants , elle feroit renvoyée par appel au jugement de la chambre du commerce de MarfeiHe. Dans les ports &c rades, oü il n'y a qu'un fimple agent, il feroit tenu de contröler les frets & les patentes de fanté, fans percevoir aucun droit des Capitaines, & fes appointements feroient payés par les négociants de 1'écheile la plus voifine.  C "1 ) II faut également fubftituer aux drogmans d'autres perfonnes réellement plus utiles & point difpendieufes, ce feroit le moyen d'éviter tous les abus qu'on leur reproche. M. le Comte de Saint-Prieft eut Ia bonté de borner a une févere réprimande la correciion que reent un drogman , pour avoir dé-tourné a fon avantage un fret confidérable, dont il avoit fruftré le Capitaine d'un navire, qui s'étoit adrefTé a lui pour être payé de la fomme dont il étoit convenu avec un négociant Turc; ce drogman lui fit obferver que, comme les marchandifes avoient été avariées, !e Mufulman pourroit bien fe refufer h lui en payer le fret, & même exiger des dédommagements : cependant celui ci fidele a fon traité, qu'un malheur inopiné ne devoit pas rompre , remit la fomme convenue au drogman frippon, qui, la gardant pour lui, fit avertir. le Capitaine de partir fur-le-champ , paree que le négociant turc alloit s'emparer de fon navire, pour fe dédommager de Pavarie de fes marchandifes: ce malheureux fe difpofoit a quitter Conftantinople, lorfqu'il fut averti de la mau« vaife foi du drogman. F iij  ( 126 ) Telle eft Ja fcélérateffe d'un homme qui exerce encore aujourd'hui è Conftantinople les fon&ions d'interprete, & , que le Parlement d'Aix auroit condamné a vingt ans de galeres, fi ce fait fut parvenu a fa connoiffance. Je fus témoin , lorfque j'étois è Alep, d un tour comique joué au drogman du conful d Angleterre , prié par un jeune homme , qu'un Turc avoit maltraité, de ui en obtenir juftice; il le promit en lui faifant obferver qu'il lui en coüteroit quelqu argent; maiscelui-ci, point d'humeur d'en donner, fut trouver lui-même le ,uge qui fit donner fur-Ie-champ deux cents coups de Mton au Turc dont il avoit recu des plaintes : le lendemain, le drogman vint trouver Ie jeune homme, en lui difant d'un air empreffé qu'il venoit de voir le juge , &que, moyennant quelques piaftres, il fe chargeoit de faire donner cent coups de baton è linfolent qui 1'avoit frappé. Ce ne fut pas fans confufion que 1'Italien rufé le remercia de fes bons offices, en Taflurant que , la veille , il en avoit fait diftnbuer gratis deux cents coups fur la plante des pieds de fon adverfaire. Quoiqu'il y ait des Francois qui pour-  ( &7 ) roient être les drogmans du conful des Dardanelles, un Ifraélite en remplit les fonftlons avec toute la rapacité qui caraflérife fa nation; j'ai pu apprécier fa bonne foi en deux occafions difFérentes: la première fois que je vins a Conftantinople par la voie de mer, il loua un bateau qu'il me fit payer foixante-dix piaftres, Sc n'en remit que cinquante aux bateliers. Dans mon dernier voyage, il écrivit au Comte de Choifeul-Gouffier , avoir payé cinquante-cinq piaftres pour mon bateau , ainfi qu'il étoit convenu devant moi avec le patron. Cette fomme lui fut payée ; mais en repaffantaux Dardanelles, pour revenir en France, je fus fort furpris de me voir aflaillir par tous mes bateliers , lorfque je me promenois fur le bord de la mer avecce drogman; ils me fïrent des reproches les plus vifs de ne leur avoir fait payer que quarante piaftres , lorfque j'étois convenu de cinquante-cinq. Le drogman, qui en avoit gardé quinze pour lui, crut fe débarraffer de ces importuns , &c s'épargner mes reproches, en leur difant qu'il avoit effedtivement recu les cinquante-cinq piaftres , mais que le patron a qui il les ayoit F iv  donnés devoit les en avoir fruftré II s'en etoit fort bientiré, mais le patron vint dans le meme inftant pour joindre fa requete a celle de fes bateliers; alors ne voyant plus de moyens de les appaifer il fut obügé de leur rendre Je furplus qu il avoit retenu. Un autre trait de fa part crie vengeance. M. le Roy, Officier-Ingénieur de Ja Marine Royale, revenant de Conftantinople & paffant aux Dardanelles , lui remit quelques piaftres pour acheter du pain aux efclaves Autrichiens qui y font a Ia chaine, & tous ces pauvres malheureux me dirent être d'autant plus fenfiiMes a Ja genérofité de leur bienfaiteur, que Je drogman avoit eu 1'infamie de garderpour lui une fomme modique qui n ajoutant rien a fa fortune , auroit aÜmente pendant trois jours vingt-cinq Jntortunes. ^ Je puis affurer, d'après ce que j'ai otiï dire dans plufieurs échelles du Levant que e commerce fe croira délivré dè grandes entraves par Ja fuppreffion des drogmans; il y a , dans toutes les villes de commerce, des baratoins; ce font des Armèniens, des Grecs, & même des Juits, qui, après avoir payé une certaine  fomme a la Porte Ottomane, nefont plus foumis a fes Officiers de Juftice; ces bara* taires ayant fait ce facrifice pour n'avoir plus k redouter leurs avanies , font fous Ia protedfion d'un Ambaffadeur ou d'un Conful qui les regarde comme fes clients. La plupart font des courtiers & gardesmagafins des négociants , & il n'en eft pas un qui ne fache le Francois ou Fltalien; il faudroit donc, après avoir fupprimé les drogmans, que lorfqu'utï négociant auroit befoin de recourir k un Gouverneur , Ie Conful nommat alternativement un des affeffeurs pour 1'accompagner, & il feroit fuivi de fon garde-ma* gafin pour fervir d'interprete ; raffuré par la préfence de celui dont il traiteroit les affaires , il rendroit plus fidélement ce qu'il feroit chargé de dire. Alors les difcuffions ne traineroient point en lenteur,& les négociants fe feroient eux-mêmes rendre juftice, fans que le Roi füt tenu de payer mille écus par an k un homme peu confidéré des Turcs, qui oppofent toujours des difficulté k leurs requêtes. Les négociants de Conftantinople, en dirigeant eux-mêmes les opérations de leur commerce,exempteroient 1'AmbafF v  ( «30 ) fadeur du Roi des embarras qui lui ont fait defirer depuis long-temps 1 etabliffement d'un confulat k Conftantinople. Ces drogmans fe font multipliés en Levant, paree qu'ils regardent les charges de leurs peres comme une hérédité dont ils ne font jamais fruftrés , fans avoir égard a leur capacité ou k leur mérite. Ilfaudroit érablir, a Conftantinople, un college de fix interpretes , qu'on choifiroit parmi les enfants desFranc;ois établis dans les difFérentes echelles, & qui, dés leur bas age , favent naturellement parler la langue turque; on en choifiroit quatre pour être de fervice auprès de rAmbaftadeur, qui auroit deux Gentilshommes d'ambaffade pour les envoyer fucceflivement a la Porte avec un interprete ; ils y traiteroient en peu de mots & en peu de temps le fujet de leur miffion. Si c'étoit des affaires qui euffent rapport a la politique, le fecretaire d'ambaffade iroit lui-même avec le plus ancien interprete traiter avec le Miniftre des affaires étrangeres , qui, voyant un homme qualifié venir lui demander audience, la lui accorderoit avec plus de facilité, Sc ne lui donneroit pas le défa-  ( ) grément qu'éprouvent tous les jours les drogmans qui paffent plufieurs heures confondus avec les valets, paree qu'ils ne font regardés que comme des portevoix dont on fait peu de cas. D'ailleurs ces drogmans ne fauroient avoir cette fermeté & cette franchife qui doit caractérifer un interprete , en redoutant toujours de dire quelque chofe de défagréable aux Miniftres de la Porte; au-lieti que, rendant mot a mot ce que leur diroit un fecretaire ou un gentilhomme d'ambalTade , ils ne feroient pas intimidés, &, ne recevant plus de réponfes équivoques, termineroient en une ou deux féances des affaires qui trainent plufieurs mois en longueur, foit paree que le drogman dit n'avoir pas trouvé le moment favorable de parler au Miniftre, ou paree que celui-ci Pa prié d'engager l'Ambaffadeur de fe défifter de fa demande ou de fon fyftême, &, fort fouvent gagnés par des promeffes ou intimidés par des ménaces, ils affirment aleur retour que la chofe eft impoffible. En fupprimant les drogmans, on éviteroit tous ces abus , & leurs appointements difpendieux. En réformant les Confuls, le tréfor F vj  ( -3* ) royal feroit moins grevé , & Ie commerce plus florifïant; d'ailleurs les Confuls qui ne peuvent exercer Ie commerce font très-éloignés d'avoir les connoiffances requifes, paree qu'ils paffent d'un département a un autre , fans être inftruits de la maniere d'y traiter les affaires qui varie dans prefque toutes les echelles, foit pour les ventes des marchandifes, les payements ou les retraits. Les négociants formant un corps républicain, qui fe gouverneroit par lui-même, augmenteroient d'autant leur commerce, qu'il feroit libre, n'ayant plus k redouter 1'autorité quelquefois abufive des Confuls ; & les exaftions des drogmans. Qui peut mieux connoitre la maniere de faire fleurir le commerce, fi ce ne font ceux qui s'en occupent toute leur vie ? Les négociants s'eftimeroient heureux , après quelques années d'une réfidence honorable & lucrative, de revenir porter dans leur patrie les fruits de leurs travaux. Le Gouvernement s'eft heureufement relaché fur les ordonnances qui déferdoient aux négociants de fe marier en Levant; Pexpérience prouve tous les jours  ( "33 ) que les jeunes gens obligés d'aller chercher ailleurs ce qui manque chez eux, s'occupent bien moins de leurs affaires; 6c ceux qui ont un ménage, font moins difïïpés, font des épargnes, Sc rarement banqueroute. Une autorité arbitraire renvoyoit impitoyablement, en France, un négociant bien établi, qui avoit affermi fa maifon par un longtravail, & il fe voyoit forcé d'abandonner une échelle oü il avoit le plus grand crédit, par cela feul qu'il avoit, en renoncant au libertinage, pris line femme qui devoit donner des citoyens a 1'Etat, 6c k lui des enfants qui, élevés dés leur bas age au commerce du Levant, devoient gérer dans la fuite la maifon de leur pere, 6c finir par fe retirer dans leur patrie avec les fruits de leur induftrie. Voila mesréflexions, peut-être ferontelles mal accueillies par ceux qui fort intéreffés a conferver des places qu'ils occupent ; mais le Miniftre du Roi 6c la Nation appercevront, fans peine, que mon but n'a été que de défigner les moyens de libérer 1'Etat, & de rendre au commerce toute 1'aclivité dont il peut être fufceptible.  ( '34 ) C'eft le devoir d'un voyageur de faire part de fes obfervations a fes compatriotes, & c'eft a eux de juger s'il s'eft trompé. C H A P I T R E XXXII. Defcription de la Paleftine & de fes Villes principales. Obfervations fur Tyr & Sidon. Ruines de Balbec & de Palmire ; des Villes de Damas, de Tripoli, & de Lataquie. Defcription de l'ifle de Chypres , fi célebre autrefois par fon Temple de Paphos, E n s'éloignant des bords fertiles da Nil, on trouve les déferts de 1'Arabie Pétrée, ainfi défignée , a caufe de fon terrein fablonneux. Ce pays ftérile eft habité par quelques Tribus d'Arabes, qui le parcourent fucceftivement iufqu'a la Paleftine. M Quand Dieu Ia défigna aux Hébreux comme une terre abondante en lait & en miel,^ il s'engagea , fans doute, d'y faire croitre des paturages nourriffants pour leurs troupeaux, Si des fleurs pour  ( m) les abeilles; car la Paleftine n'a plus qu'un terrein fee, aride & plein de rochers , qui rendent prefque inutile la culture la plus obftinée, & a peine y trouve -1 - on quelques vallons un peu moins ftériles. Les Sultans en ont fait une de leurs Provinces; le Gouverneur réfide a Jérufalem, ou les Turcs ont une mofquée batie prés de remplacement du Temple de Salomon. Le refpefl qu'ils ont pour les Patriarches qui ont leur fépulture dans fes environs, autant que pour la mémoire de Jefus-Chrift, leur fait regarder cette Ville comme fainte. Les Chrétiens, de tous rites & nations, y font tolérés, a caufe des redevances qu'ils paient annuellement, pour avoir la liberté de faire 1'office divin dans les différentes chapelles qu'ils ont baties dans les lieux oü ils réverent les myfteres. Un Capucin, titré de Patriarche de terre fainte , eft immédiatement fous la proteftion du Roi d'Efpagne, qui, moyennant des fubftdes confidérables, y maintient Ia tolérance des Mufulmans, & le refpeci des reliques. Les pélerins qui y abordent chaque année de toutes parts, y vifttent fuccef-  C n6 ) iivement tous les lieux dont Ia mémoire eft confacrée, mais ce n'eft qu'en payant, a chaque ftation, les Turcs qui les efcortent, en leur enjoignant de dépêcher leurs prieres. Jajf'a eft le port le plus fréquenté de Ia Paleftine ; c'eft l'abord de tous les pélerins que Ia dévotion y attire de toutes parts, Sc 1'entrepöt du commerce de cette Province. Je ftnirai mes obfervations fur la terre fainte , par dire que fi 1'Europe a fait tanr d'efïorfs inutiles pour Ia conquérir, les Moines Efpagnols &-les Italiens n'ont pas moins de peine pour s'y maintenir, & faire tête aux Chrétiens de 1'Egüfe Oriëntale , & ils ont la douleur myftique de voir Ia majeure partie des faints lieux pafles fous Ia garde des Seftes Afiatiqties. Ainfi, par le moyen d'une capitulationfbrcée par 1'autorité des Mufulmans, qui vendent chérement leurs décifions, Ü fe dit une demi-douzaine de meffes différentes fur chaque autel; & les mêmes voutes retentiffent de fept rites qui fe^font mutuellement foudroyés d'anathême, Sc dont les zélés Profélytes s'échauffënt fouvent au point d'être fépafés dans leurs dilcufiions par les Turcs  ( -37 ) qui entreviennent toujours pour mettre le hola, & les punir réciproquement par des contributions. C'eft a quoi fe réduit la Palejline ha> bitée par des Turcs, qui vendent ché* rement aux Chrétiens le droit de la vifiter; par des Arabes qui exercent leur brigandage : quelques Juifs , qui , en dépit de ia mifere, veulent encore mêler leurs cendres a celles de leurs premiers peres; & de pauvres Chrétiens qui, vendant des croix & deschapelets, troquent les indulgences de Jérufalem contre des agnus de Rome. La ville d'Acre, fituée dans une baie profonde, eft devenue affez importante depuis Diézar-Pacha , qui en fit fa réftdence , & contribua beaucoup k fon agrandiffement: fon principal commerce confifte en coton; les Européens y ont plufieurs Confuls, mais les vaiffeaux font obligés, pendant Phy ver, d'aller chercher un abri k 1'autre extrêmité de la baie prés de Caijfa. Le mont Carme], qui la domine , eft le phare des püotes pour reconnoitre la cöte; il y a , fur fon extrêmité , un couvent de Carmes, qui accueillent fort bien ceux qui ne leur conteftent pas que le Prophete Elie les a fondés.  ( '38 ) A huit lieues de-la eft la ville de Nayreth , fruftée d'une partie de fon crédit, depuis qu'une pieufe relation affure que Ia maifon oii naquit la Vierge , fut enlevée par des Anges , qui d'abord la tranfporterent fur les montagnes de Dalmatie, oü elle fe trouva fort mal aftife, paree qu'ils avoient oublié a Na\anth fes fondements fur lefquels les habitants en conftruifirent un autre fur Ie modele de celle qui leur avoit été enlevée , & finirent par Ia laifler a Laurette en Italië, oü le Pape la recut fort bien , & en tira depuis de fortesaubaines fur les offrandes que tous les dévots lui ont faites depuis ce temps-la , afin qu'elle n'aille pas s'établir plus loin. Sour eft l'ancienne Tyr, en vain le voyageur cherche-t-il des traces de fon antique fplendeur. Cette ville, jadis fi célebre par le commerce & les richeffes de fes habitants, qui furent les premiers 'navigateurs , n'eft plus qu'un mauvais bourg fitué fur 1'Hiftme , formée de la jettée que fit Alexandre pour Ia joindre au Continent lorfqu'il en forma le fiege. Son port étant comblé, les vaiffeaux fe tiennent en rade , oü ils ne font pas en trop grande füreté; le commerce n'y eft  ( '39 ) pas confidérable , de la laine & du coton en torment la majeure partie : on recueille auffi , dans fes environs, d'excellents tabac, dont il fe fait un grand débit. - Seyde, qui rappelle le nom de Sydon, eft une petite ville dont les habitants font affez induftrieux. Les Franoois y ont un Conful-général, & quelques maifons de commerce qui en tirent de la foie Sc du coton. Les marchandifes de Damas y font embarquées pour Conftantinople & le .refte de la Turquie ; fon port eft incapable de recevoir les vaiffeaux qui fe tiennent en rade , Sc font obligés de reprendre le large pendant les gros temps. Damas , une des plus grandes villes de 1'Empire Ottoman, eft agréablement fituée dans une vallée entrecoupée de ruiffeaux, qui répandent Fabondance dans tous fes environs; on y recueille d'excellents fruits qui font très-renommés, Sc forment une branche de fon commerce. Damas eft renommee par fes manufaciures d'étoffe de foie, qui font très-recherchées dans tout 1'Orient; fes lames, fi fameufes en Europe, n'ont plus cette trempe qui les rendoit fi précieu-  ( ï46 ) fts; celles qui viennent de Perfe, oü qu'on fait a Bagdad avec 1'acier de l'lnde, font préférées a celles de Damas , dont le prix eft a-peu-près Ie même que de celles qu'on fait k Conftantinople. Le Pacha de Damas eft chargé d'efcorter 6c d'affurer Ia marche de la caravanne , qui s'affemble tous les ans dans cette ville pour Ie péierinage de la Mee que. Les Arabes du défert font accoutumés k recevoir une redevance, moyennant laquelle ils ne la pillent point, 5c lui laiffent continuer fa route. Les préfents que le Sultan a coutume d'envoyer aux Mofquées de Mêdme 6c de la Mecque, font toujours d'un prix immenfe. Un chameau , orné de plaques 6c de grelots d'argent, couvert d'un riche tapis de brocard d'or, porte fur fon dos 1'étendard facré qui guide la caravanne; & lorfqu'elle eft de retour k Damas , les habitants vont plufieurs lieues au-devant d'elle : on baife refpeöueufement le chameau ; 6c les femmes recueillent, avec un foin religieux , dans des mouchoirs brodés d'or , la fueur de fon corps 6c 1'écume de fa bouche : enfuite le porteétendard, penfionné pour le refte de fes jours, eft exempt de travail, 6i devient  ( -4- ) 1'objet de la vénération de ceux qui n'ont pas eu le bonheur de 1'accompagner dans fon voyage. Le commerce eft dans la plus grande aöivité k Damas; il ^ arrivé , dans tous les temps, des caravannes d'Jiep , de Bagdad, de Bafora & de 1'Egypte : cette circulation , non interrompue , en fait une ville fort riche & affez bien peuplée. Balbek , que les Grecs ont appellé la ville du Soleil, prit fon nom d'un Temple fuperbe, dont on voit encore les ruines , qui atteftent fon ancienne magnificence. Dédié a 1'Etre du jour, on ignore en quel temps il fut érigé par les peuples qui en firent leur culte; ï'ordre d'architecture , & les chapitaux corinthiens , prouvent feulement qu'il n'étoit pas antérieur aux Romains. La ville batie prés de eet ancien monument, eft prefque détruite ; Sc fes habitants , logés dans leurs mafures , forment ce contrafte , qui afflige 1'humanité, en voyant dépérir chaque jour les plus beaux ouvrages des peuples , qui ont laiflé a Ia poftérité les marqués de leur grandeur. Palmire , dont la fondation remonte k 1'antiquité la plus reculée, excite 1'ad-  C 142 ) ïmration du voyageur; 1'oeil fe perd au milieu des colonnes droites ou renver- I fées, portam encore les chapiteanx, qui ajoutoient a la magnificence des vaftes & fomprueux édifices, dont on admire les ruines. Cette ville, qui étonnera tous les ages, dut toute fa fplendeur au commerce. Quoique fituée au milieu d'un défert fee & aride, elle fe trouvoit, -par fa j pofmon , être 1'entrepót de Babylone de 1'Egypte & de la Phénicie. Les richeffes de fes habitants éleverent les mo- I numents que les temps ont pu dégrader, mais qui confervent encore un air de majefté. Palmirc fuccomba fous la puiffance d'Aurélien, & fut affervie pareet Empereur, qui anéantit, fans pitié, le commerce & la liberté de fes habitants. Si cette ville femble refpirer encore au milieu de fes décombres, & fi Ia tyrannie ne put enriérement renverfer Ie Temple du Soleil, qui étoit un chefd'ceuvre; fi enfin les reftes de fa magnificence ne font pas entiérement démolis, c'eft paree que , fituée dans un vafte défert, les Arabes, qui habitent fous des tentes dans fes environs, k caufe de deux bonnes fources d'eau douce, ne fe font point bati de mailons auprès d'elle, &  ( M3 ) n'ont pas employé fes débris a former de nouveaux éditices. Tripoli eft gouvemé par un Pacha qui y fait fa réfidence. La ville, fituée au pied du Mont-Liban , eft de médiocre grandeur. Le village , qui eft prés de la rade formée par deux illes , eft garni de magafins ; les foies forment fon principal commerce ; les Frangois y ont un Conful & quelques comptoirs. Quoique les environs foient très-agréables, & produifent d'excellents fruits, 1'air eft mal-fain a Tripoli, & les chaleurs de 1'été y caufent des maladies épidémiques & très-dangereufes; ceux qui ont la précaution de fe retirer dans les villages du Mont-Liban, n'ont plus rien k craindre. A quelques diftances de Bécharey , on voit les cedres tant vantés ; cinq a fix de ces arbres, les feuls qui reftent, feulement remarquab'.es par leur vétufté, répondent peu a 1'idée qu'on fe formed'avance, quand on prend la peine d'aller les voir. C'eft dans cette partie de la Syrië que fe font cantonnés les Druzes; ces peuples ont leurs villages dans le Kefrawan. 11 a toujours été impoffible de bien définir le culte en ufage parmi cette nation,  ( M4 ) tjui n'a ni prêtres, ni temples , & qui cependant donne quelquefois des fi°nes de religion. Les Maronites fe font encore établis dans les environs du Mont-Liban, oü ils ont bati plufieurs Monafteres. Quoiqu'ils foient fujets au Siege de Rome, ils ont leur rite en langue Syriaque qu'ils bredouillent fans 1'entendre. Les prêtres fe marient fuivant le fyftême des Chrétiens d'Orient, qui penfoient bien mieux que nous, en voulant que leurs eccléfiafti- ques euuent charge d'enfants; tandis que lesnötres, plus politiques fans être plus chaftes , ont jugé plus a propos de mettre la République a contribution. Le divorce eft permis chez les Maronites. Jamais je n'ai vu de requête plus plaifante , que celle qui fut préfentée juridiquement a M. Amé, Conful de France k Alep, par une jeune femme que fon mari vouloit abandonner. Après avoir détaillé tous les torts de celui qu'elle avoit la bonté d'aimer encore : Le cruel, ajoutoit - elle, pouffe Poutrage jufqu'a dire, pour motiver fon éloignement pour moi, qu'il ne me trouva pas vierge; mais j'ai confervé avec trop de foin le témoignage de ma vertu, pour ne pas le forcer a la refpec- ter.  ( '45 ) ter. En etTet, la petite perfonne, ayant montré le drapeau nuptial, gagna fon procés; & le mari, qui n'avoit aucune preuve d'adultere, fut obligé de la reprendre. Lataquie a un petit port que les habitants laiffent combler fans y faire de réparations, paree qu'un de leurs Santons a prédit que les Européens y débarqueroient pour faire la conquête de la Syrië. II y avoit autrefois des bafiins avec des i angars pour des galeres; mais aujouri d'hui vingt barques ont beaucoup de : peine a s'y ranger; Pentrée eft comI mandée par un chateau qui, tombant en ruine, en rend tous les jours 1'abord plus I difficile. J'en fis 1'expérience en 1783. Le Capitaine du navire fur lequel j'étois, ayant , voulu y entrer avec un vent un peu , frais, la quille frappa fur des pierres nouvellement écroulées, bc je vis le mo; ment oü , rejettés au-dehors par les va! gues, & portés fur un möle qui étoit a notre droite, nous allions périr, fi le Capitaine d'un batiment Vénitien n'eüt envoyé, avec fa chaloupe, un grelin qui fervit a nous thouer, &£ nous ramena dans le port, oü le navire, plein Tornt 11. G  ( Hó ) d'eau jufques a Pentrepont, échoua fur le fable. Les Turcs, témoins de notre danger, avoient paffe trois quarts-d'heure a faire marché avec deux Négociants Francois, pour convenir de ce qu'ils gagneroient pour nous fecourir. lis vinrent enfuite nous montrer le plus grand intérêt, lorfque nous n'avions plus befoin de leurs fecours; & des Grecs, qui fe précipiterent en foule dans le bord pour nous offrir leurs fervices, prirent loin, fans que j'euffe pu m'en appercevoir, de porter chez eux, fous prétexte de les fécher, beaucoup de mes effets dont je n'entendis plus parler. Le territoire de Lataqu'u produit du coton & beaucoup de tabac très-eftimé, qu'on tranfporte en Egypte pour avoir du riz en retour. Plufieurs colonnes de granites, éparfes dans les jardins & les champs, ainfi que d'autres reftes d'an» tiquités, atteftent également fa grandeur paffée. La ville eft batie a un quart de lieue du port, oü il y a quelques maifons & des magafins pour y préparer le tabac, Les Francois & les Anglois y ont un Vice-Conful, & quelques Négociants peu fortunés, qui n'ont pas une grande reffource pour le commerce, n'en ayant  ( '47 ) d'autre que les commiffions qu'ils recolvent de ceux tfAlep. Je fus témoin , dans un petlt village, a une lieue de Lataquie, d'une noce des Drufes; la cérémonie m'en parut affez plaifante. La nouvelle mariée, montée fur un cheval, & entiérement couverte d'un voile de moulTeline rouge, fut conduite devant la porte du futur, fuivie de toutes les femmes, filles, hommes & garcons du village, qui danferent au fon d'une efpece de fliïte , faite de deux cannes longues d'un pied & demi; eet inftrument n'avoit rien de mélodieux, mais fes cadances répétées 1'étoient toujours avec beaucoup de précifion par toute la cohue danfante. Pendant ce temps-la, les parents & les amis de 1'epoufée demandoient , a tous ceux qui fe trouvoient la, quelques pieces d'argent pour lui en faire préfent fuivant I'ufage. A chaque largefie dépofée dans la bourfe, on tiroit des coups de fufils; les femmes terminoient par des cris aigus & per^ants qu'elles font toujours en pareiüe occalion ; & une efpece d'Huirïïer difoit è haute voix : Un tel ou une telle qui avez donné des marqués de votre bienfaifance, puiffiez-vousêtre bientöt marié. G ij  ( 14» ) Tout le monde ayant fourni fon petït contingent, qui n'étoit pas bien fort, (car , pour avoir donné une piaftre, j'avois paru fi généreux qu'on n'avoit pas tari fur mon éioge ) la belle fut 'enfin introduite chez fon époux, & nous attendions avec impatience le réfultat de ce grand oeuvre, lorfqu'après une demiheure de combat, 1'athlete parut triomphant, & arbora fur fa fenêtre le drapeau de fa viftoire : chacun lui en fit fon compliment , & forma des vceux pour le bonheurdu ménage, après quoi je continuai ma route. Chypres, qui eft Pappanage du GrandVifir, feroit une riche pofleflion par tous fesavantages naturels, fi la tyrannie de fes Gouverneurs ne faifoit pas déferter les habitants après s'être v us ruinés. Cette ifle fi riche lorfqu'elle fut au pouvoir des Vénitiens, a qui elle valoit plufieurs millions, n'en rapporte pas deux aujourd'hui. Cultivée alors dans toute fon étendue, on y recueilloit du fucre, du bied, & fur-tout beaucoup de coton; toutes les fucreries ont été ruinées, on y feme peu de grains, & la récolte du coton y eft bien diminuée. L'air eft mal-fain du cöté du midi; 6c des falines, dont on tire de  ( M9 ) très-beau fel, contribuent beaucoup k donner des fievres pendant les chaleurs de 1'été. Les payfans font dans I'ufage d'être toujours en bottes, oü font attachés des grelots pour faire fuir les afpics, qui, très-communs dans cette ifle, font répandus dans les champs. Ce ferpent n'eft jamais plus long que le bras, qu'il égale même en groffeur; fa peau eft brune, fa têteplate, & fa gueule garnie de dents aiguës; la morfure en eft fi venimeufe, qu'on y furvit a peine vingtquatre heures. Un Médecin Franeois, établi a V Jr~ naca, poffede une pierre terpentine, qui eft d'un grand fecours pour les malheureux qui en ont été mordus. 11 faut fimplement la pofer fur la déchirure, & Pon voit un bras ou une jambe, enflée trois fois plus que fon volume ordinaire, diminuer infenfiblement, le venin coule fans interruption , & la pierre fe détache avec la derniere goutte de Peau vifqueufe qui s'y étoit formée; après quoi la morfure fe traite comme une faignée, & Pon n'a plus rien a craindre. Les effets de cette pierre qvi'on trouve en Perfe dans les montagnes du Koraffan, G iij  ( 15° ) & qui font d'un trés - grand prix, ont des effets aufli prompts & auffi merveilleux que Ja momie, qui vient dans les rochers de Chiras, & dont j'ai parlé plus haut. Chypres eft très-renommée par fon excellent vin; on Ie recueille a quelques lieues de Limajfol, qui eft un gros bourg fitué au fond d'une grande rade, oii les vaiffeaux viennent en charger. Les Chypriotes confervent, depuis trés - longtemps, de vieux tonneaux qui ont prés d'un tiers de lie, fur laquelle ils verfent leurs vins nouveaux, d'après quoi itne faut pas s'étonner de fon extréme bonté: il fe conferve très-long-temps, & il en eft de cent ans, qui reffembloit a une huile balfamique. Baffa , anciennement Paphos , a un petit port qui ne peut recevoir que des petits navires. Deux colonnes de beau granite, qui font encore debout prés du rivage de la mer, m'ont paru les feuls reftes d'antiquité. En vain j'ai cherché les traces du temple de Vénus; a fes auteïs & a fes prêtreffes avoient fuccédé trois cents foixante Eglifes Grecques, dont je ne vis que les mafures^ & une douzaine de vieüles qui filoient du coton devant la  (w) porte de quelques petites maifons qui font le long du port. Un mauvais chateau a quelques canons fans affüts, deftinés a brüler de la poudre, s'il prenoit fantaifie a quelque Corfaire Maltois d'y venir chercher fortune. Le nouveau village de Baffa eft bati a une demi-lieue de la mer, fur une éminence fort agréable. Les habitants font tous Grecs ; ils font gouvernés par un Archevêque, & un Cadi qui y réfide encore pour faire de temps en temps quelques avanies. A quelque diftance de Baffa eft la fontaine amoureufe, dont les eaux font trésfraiches aujourd'hui; mais qui, fuivant le rapport des anciens, avoit autrefois le don de ranimer les coeurs foibles, & de réchauffer les ames tiedes. La vertu de cette fontaine n'étoit pas fi mal trouvée dans le voifinage du Temple de Vénus, dont les profélytes étoient plus expofés, que ceux des autres Divinités, a paffer du zele le plus ardent a la tiédeur ou k la foibleffé. Nicofie eft la capitale de l'ifle; c'eft la réfidence du Gouverneur, qui en pergoit les revenus pour le Grand-Vifir. Cette ville eft paffablement grande &C G iv  C «5* ) affez bien peuplée; c'eft I'endroit oü il y a le plus de Mufulmans, quoiqu'ils n'y foient pas en trés-grand nombre. On y voit encore beaucoup d'ouvrages des Vénitiens; fa fituation eft très-agréable; fes environs, fournis d'eau, embelliffent les jardins qui produifent toutes fortes de fruits, le terroir eft excellent & trèsfertile. Larnaca eft le bourg oü réfide les Confuls & les Négociants Européens; il eft affez bien habité, & les maifons ne laiffent pas que d'avoir de 1'apparence, quoiqu'elles foient baties de briques féchées au foleil. C'eft I'endroit de l'ifte oü il fe fait le plus de commerce; il eft eloigné d'une demi-lieue du village qui eft fitué fur Ie bord de la mer, & oü font les magafins des négociants. Tous les vaiffeaux qui vont a Alexandrette^, & dans les autres ports de Syrië, y relachent pour prendre les atracis, fortes de machines pour eftiver les batiments qui chargent du coton, de la Iaine & de Ia foie. Au moyen des efforts de ces pieces, une balie de marchandifes n'occupe pas le quart du volume qu'elle avoit avant d'être preffée, ce qui augmente beaucoup le chargement d'un na-  ( m ) vire. Cet abord continuel rend Larnaca très-fréquenté. Les Grecs y ont une fuperbe Eglife dédiée a Saint-Lazare. Ils croïerit y pofféder fon corps; mais on ne fait que croire, ou des Viciorins de Marfeillé, qui aflurent 1'avoir dans leur Eglife , ou des Grecs de Larnaca, qui ont la même prétention. II paroit pourtant que ce premier Evêque de Proyence n'eut pas envie de retourner fe faire enterrer en ChypteSi Famagourte eft une petite ville dont les fortificatiorts délabrées rappellént la cruauté du Général Turc, qui fit écoreher fon Gouverneur, quand il la prit fur les Vénitiens, pour 1'avoir trop bien défendue. C'eft I'endroit oü vont fe radóuber les vaiffeaux qui, arrivant en Chypres i ont befoin de quelques réparations : c'eft une place de très-peu de conféquence , commandée par un Officier qui eft a la tête d'une petite garnifon. C'eft a quoi fe réduit ce qui pent Cortcerner l'ifle de Chypres. Je n'ai vu nulle part autant de gibier; on y trouve le francolin, plus gros que la perdrix , & plus délicat que le faifan ; la ehaffe y fait le plaifir des étrangers. G v  ( '54 ) CHAPITRE XXXIII. Du Golphe d'Alexandrette , du Btylan , & de la ville d''Antioche. Dangereufes rencontres des Turcmenes & des Curdes. Hofpitalué des habitants des Martaouan, Defcription d'AIep; Commerce de cette ville. Le cap Ganyr, ou Ia montagne du Sanglier, défigne de fort loin Ie golphe ü Alexandrette aux vaiffeaux qui viennent y charger les marchandifes d'AIep en échange de celles d'Europe ; quelques magafins batis fur le bord de Ia mer, fe vuident & fe rempüflent fuccefïïvement fous 1'infpeöion des agents ou fadteurs dépendants des Confuls d'AIep. Lors de mon premier voyage en Afie, je débarquai, en Mars 1782, a Alexandrette; ce village , compofé de mauvaifes barraques, eft fitué au bout d'une rade oü les vaiffeaux mouiüent k demiHeue du rivage; quoique fur un bon fond , ils font quelquefois entraïnés par des vents impétueux qui fe précipitent  ( '55 ) des montagnes, & les font chaiïer plufieurs milies fur leurs ancres. Une épidémie fouvent mortelle en rend Ie féjour très-dangereux en été ; c'eft une fievre intermittente, qui dure même deux ou trois ans; bien des fois elle finit par Phydropifie, & donne toujours aux malades 1'air bleme & affligeant, qui en fait redouter les atteintes a tous ceux qui s'y trouvenr. Les exhalaifons méphitiques des eaux croupiffantes dans une vallée bafle & d'un même niveau répandentcesvapeurs contagieufes qui fe diffipent rarement pendant les chaleurs, & deviennent fi fatales a ceux qui ajoutent k leur malignité en buvant de 1'eau corrompue de ces marais; en vain voudroit-on leur donner un cours du cöté de la mer, la hauteur du rivage s'y oppofe en plufieurs endroits, & ce ne feroit que par des ouvrages immenfes, dont les Turcs ne font pas fucceptibles, & des chauffées fans nombre qu'on pourroit venir a bout de les deflecher, ou de détourner les eaux qui s'y engouffrent lors de la faifon des pluies. Je doute que M. de Volney crut encore , s'il avoit été k Ahxandrette, que G vj  (1)6) cette plaine imnienfe fe foit formée avec Jes laps du temps des terres arrachées par les torrents aux montagnes voilines; & que les Auteurs Arabes, qu'il a étudiés, lui aient appris que la mer venoit autrefois fe brifer aux pieds des rochers efcarpés , qui font aujourd'hui éloignés de deux & trois lieues de fon rivage. Les Européens, qui font fixés a AUxandrette, paffent la majeure partie de 1'année au village du Beylan , qui en eft éloigné de deux lieues fur une hauteur, d'ou 1'on voit en entier le golphe; quand M. de Volney ajoute qu'on 1'apper<;oit comme par un tuyau, il entend, lans doute, les lunettes d'approche dont fe fervent les facteurs pour reconnoitre les pavillons des vaiffeaux qui arrivent; quoique les maifons foient baties en amphithéatre, elles ne font pas, comme il Ie dit, difpoféesde maniere que les terraffes des unes fervent de rues &c de cours aux autres. M. de Volney ne fe rappelle donc pas que les Turcs accoutumés, dans prefque toute Ia Syrië, èdormir fur leurs terraffes, font trop jaloux pour laiffer ainfi un paffage libre au-deflus des maifons, & qu'ils ne permettent pas, en bien des endroits, a ceux qui annoncent  ( '57 ) la priere du matin, de monter, pendant 1'été , fur les minarets, crainte qu'ils ne voyent leurs femmes avantd'être levées; & fi les Européens, qui font a Alep, paffent fur les terraffes des marchés pour fe vifiter les uns les autres, cela n'empêche pas que c'eft, parmi les Turcs, une indifcrétion très-offenfante de paffer fur celle de fon voifin. Le Pacha du Beylan s'eft rendu indépendantde celui d'AIep , depuis que celui du Payas, cantonné a 1'autre extrêmité du golphe, a profité du ftte de fon village & des montagnes inacceffibles qui 1'entourent, pour méconnoitre 1'autorité de la Porte Ottomane , & refufer de lui payer aucune contribution. Je fus voir , entre Alexandrette & Payas, deux colonnes qui, fuivant une tradition ancienne, défignent le lieu ou Jonas fut rejetté par le poiffon qui 1'avoit englouti; fi 1'hiftoire eft vraie, il paroit, fuivant la Géographie, que Jonas , parti de Tarfe, prés d'Adena, a 1'entrée du golphe, dut être dépofé, dans ce parage , le plus proche de Ninive plutöt que fur la cöte de Barut, oü 1'on moatre encore deux colonnes qui marquent le lieuoü une autre chronique veut qu'il ait été laiffé,  ( ij8 ) Tout Ie pays, depuis Alexandrette jufques a Alep, qui comprend un efpace detrente lieues, eft habité par les Turcmenes & les Curdes qui tranfportent fucceflivement leurs tenres, en conduifant leurs troupeaux dans les plaines d'Antioche & les montagnes des environs, pour y chercher des paturages. Leur grand nombre furpafle quelquefois celui des caravannes, qui ne fe rachetent du pillage que par des droits énormes, ou des contributions qui font également redouter leur rencontre a tous les .voyageurs. Antioche eft fituée dans une vafte plaine traverfée par VOronte, qui forme, huit lieues au-deflus de la ville , un lac qui fournit un revenu immenfe par Ia pêche desanguilles; les Grecs 1'afferment toutes les années du Gouverneur, & en falent une prodigieufequantité, foit pour confommer dans leurs carêmes, ou faire des envois dans l'ifle de Chypres & VArchipel. , Les murailles, qui renferment trois montagnes dans leur enceinte, retracent la grandeur de cette ville, autrefois fi puiffante : livrée alternativement a toutes les horreurs de la guerre , les Turcs  ^ ( M9 ) & les Croifés en firent plufieurs fois leur point de ralliement; fes maifons baties en pierres de tailles & couvertes entuiles, ne font point faites de boue, & les toïts encore moins revêtus de chaume, ainfi que le prétend M. de Volney ; fes rues font auffi bien pavées que celles iüAUp, & je puis m'en fouvenira bonnes enfeignes , car mon bidet de pofte s'abat-il deux fois en traverfant la ville fur les grands pavés, qui font bien éloignés de les rendre fangeufes. Si Pon n'y trouve plus le bois de Daphné, du moins le voyageur traverfet-il avec plaifir une longue avenue de lauriers antiques & d'autres arbuftes odoriférents; fi Antioche eut autrefois de beaux jardins, elle a aujourd'hui de trèsagréables vergers. Cette ville eft habitée par un mélange cPArabes &C de Turcs, qui y fouffrent un petit nombre de Chrétiens & de Juifs; elle a un grand pont fur VOronte, qui porte des bateaux jufques a fon embouchure ou étoit l'ancienne Séleucie, fon port eft entiérement comblé; quelques cabannes de joncs y fervent de magafins & d'habitations a des Grecs, qui en font un entrepot des marchandifes que  ( l«o ) leut* portent les barques de la cöte: elles ne remontent point VOronte, & les tranfports fe font avec des muiets ou des chameaux. Le titre de Patriarcke a"Antioche ajoute a la pourpre d'un Prélat Romain, auffi peu de crédit que de prérogatives; prefque tous les Archevêques de 1'Eglife Oriëntale font également jaloux de s'approprier cette dignité imaginaire , qu'ils prifent autant que celle du Pontife Romain. Alept qui paffe pour la troifieme ville de 1'Empire Ottoman , fut foumife aux Chrétiens, prife par les Perfans, & finit par refter fous la domination des Turcs; elle eft trés-peuplée, fes maifons bien baties d'une pierre auffi belle que le marbre ; fes marches larges & fpacieux , couverts de grandes voütes éclairées par des dömes, font trés-commodes pendant les chaleurs. Le chateau , fitué au centre de la ville fur une éminence, arrondie & entourée d'unfoffé, n'eft plus d'une grande importance, depuis que les Perfans öterent, avant de Pabandonner, les pierres & Ia machinerie dont ce monticule étoit revêtu, afin que Ie temps & les pluies mi-  ( «s* ) naffent infenfiblement les fondements ^ & fiffent écrouler fes murs, qui, en efFet, font trés - délabrés de certains cötés ; quelques mauvais canons qu'on tire les jours de fêtes , ou lof fqu'on étrangle un janiffaire de la garnifon , fervent a annoncer aux Turcs le terme de leurs abftinences ou le fupplice des malfaiteurs, plutöt qu'a rendre cette forterefle fufceptible de foutenir un fiege :1eGouverneur eft indépendant du Pacha , fuivant I'ufage de la Porte Ottomane, qui a foin de divifer les commandements des citadelles & des Provinces. Les mofquées, prefque toutes ornées de beaux marbres, y font magnifiques; la principale batie fur les ruines d'une Eglife conferve encore le clocher dont les Turcs ont fait un minaret, elle eft réguliere dans une proportion quarrée avec un périftyle en colonnade qui 1'entoure dans fon intérieur ; un fanglier chaffé dans la campagne , il y a quelques années, entra dans la Ville oü les Mufulmans, qui regardent eet animal comme immonde, ne s'oppoferent point a fon paflage, en évitant même fa rencontre ; après avoir parcouru une fuite de rues oü 1'on s'étoit borné aux mena-  ( ) ces, il parvint infenfiblement a la porte de la grande mofquée, & fe réfugia dans fon intérieur, ce qui fit beaucoup rire les Chrétiens; mais les Turcs fcandalifés, que eet immonde facrilege eüt pollué I'afyle des vrais croyans, firent Ia dépenfe de repaver k neuf cette mofquée, qui fut de nouveau réhabilitée, après une copieufe ablution d'eau-de-rofe. Le quartier affeclé aux Chrétiens fe nomme Jedêide ; ce fauxbourg efl rempli d'atteliers & de manufa&uresoü fe fabriquent les boures & d'autresétoffestifTues en or, qui imitent affez bien celle des Indes : 1'induftrie s'y montre de toutes parts, & formeune branche confidérable du commerce düAkp, qui a toujours une correfpondance non interrompue avec les villes de Damas, Bagdad, BafJora, & toute 1'Afie mineure. Des caravannes nombreufes arrivent & partent journellement de cette ville, qui recoit en même-temps les marchandifes d'Europe par Akxandruu & Lataquie, oü abordent les vaiffeaux des difFérentes nations. Les habitants d'JIep font les mieux policés de la Turquie, & méritent bien le titre de Chyèlèbls , qui veut dire aimabks  ( »«3 ) & gracieux ; j'en ai recu une preuve particuliere lorfque je revenois a Conftantinople avec les prifonniers Autrichiens, j'arrivai a Sophie en même temps que les Janiffaires $ Alep, qui alloient joindre 1'armée du Grand-Vifir ; a peine furentils que j'avois été dans leur ville, que plufieurs des chefs k qui je dis quelques mots d'Arabe, dont je me reftbuvins fort k propos, furent prier Ie Gouverneur de Ia ville de ne pas me mettre avec les foldats, & je fus logé affez a 1'aife avec les Officiers prifonniers. Les environs d''Alep font très-bien cultivés, un fol gras & fertile produit en abondance toutes fortes de grains; des oliviers & des müriers fourniffent des bonnes huiles & de belles foies; les piftaches de fon territoire font excellentes, & fes jardins traverfés par une petite riviere, qui borde la ville k 1'oueft, forment des vergers délicieux, plufieurs maifons de plaifance y fervent journellement aux plaifirs des habitants ; aflis fous des belvéders placés fur le bord de 1'eau , ils écoutent, en fumant leur pipe & avec cette douce rêverie qui leur eft ft chere, le bruit des grandes roues garniesdepots de terre, qui tournentlen-  ( -64 ) tement & verfent dans les aqueducs 1'eau qui arrofe les jardins. Les Dames citoyennes de tous les diftrifts de la ville, fi renommées par leurs beaux yeux noirs, s'y promenent certains jours de la femaine, avec tout le fafte de leurs fuivantes; d'autre foisl'wcognito de leur coftume , toujours couvert d'un voile plus ou moins épais, fuivant les circonllances, y favoriie un chyèlèbi, qui met en défaut les précautions de Ia jaloufie. II n'y a pas d'endroits en Turquie oïi les Chrétiens foient plus libres pour 1'exercice de leur religion. Les Maronites, qui font en trés-grand nombre, y ont leurs Eglifes, & même des Monafteres; les Juifs ont auffi leurs fynagogues , & les Européens ont plufieurs Couvents de Moines, qui deffervent leurs Chapelles. Les Confuls y font refpectés, & rarement les négociants font-ils infultés par le peuple; a la vérité les femmes & les enfants ne manquent jamais de leur crier, Frangui coucou, quand ils paflent dans les rues ou qu'elles en rencontrentaux promenades; mais ce fobriquet, très-fouvent reverfible fur leurs maris , n'elt" bien de fois qu'un pré-  ( -6J ) texte pour favoir s'ils entendent 1'Arabe. A un quart de lieue de la ville eft une fort belle dervicherie , qui fut jadis un Couvent de Moines de Pordre de SaintBafile; fon fite fur une petite hauteur la rend fort agréable. Les dervi^s, qui font vceu de ne manquer de rien, font hoipitaliers, 6c recoivent très-bien les étrangers qui vont leur rendre yifite. L'air d'AIep, quoique très-fain, eft trop vif pour les perfonnes qui ont la. poitrine délicate ; 6c la pefte, qui y fit 1'année précédente les plus grands ravages, n'y avoit pas été redoutée depuis long-temps; une épidémie naturelle a cette ville eft un bouton inflammatoire, qui s'accroit pendant fix mois de la largeur de 1'ongle, après quoi il s'y forme une croüte qui fe defleche peu-a-peu, &, au bout d'un an révolu, il n'en refte que les cicatrices plus ou moins défa«réables, fuivant que le bouton eft male ou femelle; le premier vient tout feul, & 1'autre fe manifefte en trois ou quatre différents endroits; ce qui eft bien fingulier , c'eft que les naturels du pays l'ont ordinairement au vifage oü ils en confervent toujours les marqués; 6c les  ( .6-6 ) étrangers, fur-tout les Européens, 1'ont atix bras ou aux jambes; les animaux n'en font même pas exempts, n'y ayant pas jufqu'aux chiens qui ne 1'aient au bout du nez. On croit que les eaux d'Alep caufent ce bouton , auquel tous les habitants de fon territoire échappent rarement, même ceux qui n'ont fait qu'y paffer quelques jours; on a vu des exemples de plufieurs perfonnes qui, revenues en Europe, 1'ont eu bien des années après leur départ de cette ville; è la feconde, il m'en fortit trois au poignet , je n'en éprouvai aucune douleur , le meilleur remede étant de n'en point faire. Les habitants de Bagdad , BaJJora , & de quelques lieues du golphe perfique, font encore fujets a des boutons de même genre affeftés a leurs climats, mais ils re viennent qu'aux jambes. On ne fauroit parler d'AIep fans faire mention des meffagers aériens qui faifoient la route d'Alexandrette ; depuis affez long-temps, I'ufage de fe fervir des pigeons pour porter les lettres a ceffé, paree que les Curdes & les Arabes leur donnoient la chaffe , pour vifiler les dépêches oü ils croyoient trouver quelques  C ^7 ) bijoux ; j'en ai vu un exemple d'un né' gociant qui fit porter dans une cage une paire de pigeons qui avoient leurs petits dans fon colombier, on les lacha prés d'Antioche, & ilsrevinrent fur-le-champ joindre leur petite familie portant au col un billet qui annoncoit a leur maitre la marche de la caravanne qu'il attendoit d'Alexandrette. Mep eft gouverné par un Pacha, qui a fous fes ordres les Yenniffaires claffés de la ville , fans compter quelques compagnies de fantaflins qui font a fa folde, avec une excellente cavalerie, compofée d'Arabes, de Curdes& de Turcmenes, qui font accoutumés a faire des incurfions dans les villages voifins ,ou les mettent au pillage lorfque le Pacha les envoie pour différents offices. A dix lieues de cette ville eft le bourg de Manaouan, qui échappê rarement a la curiofité des voyageurs; le chef du pays, dont le titre peu honnête en francois répond aux fonöions qu'il exerce, commence par donner a fon höte le choix iibre parmi le beau fexe de fa- maifon, & ce n'eft pas fans peine qu'il étabüt le bon ordre entre les femmes, dont quelques-unes, affez belles, font toutes  ( i68 ) préfentées au nouveau-venu par leurs peres, leurs maris & même leurs amants, tant ils en font peu jaloux; s'il eft embarraffé, c'eft autant par la préférence d'un choix fucceflïf que la difficulté de fatisfaire tout ce congres ; c'eft peutêtre par ce motif que les voyageurs y font rarement un doublé féjour, quelques pieces de monnoies font les gages de leur reconnoiffance, & ils s'éloignent ainfi d'un village qui pafte pour être le feul en ce genre, car il y en a plufieurs autres habités par les Dru^s qui font moins hofpitaliers. Cependant ils n'ont pas Ia réputation de fe livrer entr'eux a cette forte de libertinage, quoiqu'ils foient fi empreffés a prêter leurs femmes a tous ceux qui paffent chez eux. (Ils n'oublient pas de citer 1'hiftoire d'un bon vieux miffionnaire qui, allant dans 1'Inde, paffa par Martaouan; ce pieux fexagénaire préfervé, par fon age, des tentations de toutes ces fyrennes, croyoit le lendemain que fes jeunes confrères auroient été plus fages que les compagnons d'Ulyffe, mais il eut la douleur myftique de fe voir forcé, comme bourfier de fa compagnie, de payer a ces hofpitaliers  ( i«9 ) hofpitaliers 1'ufufruit de leurs complaifances. _ Je n'ai pas plus 1'intention de contrarier M. de Volney , qu'il pouvoit en avoir de contredire M. Savari; mais il me paroït, d'après les lieux que j'ai parcourus avant & après lui, qu'il n'a pas été exaödans fes relations. II m'a'femblé , par fa defcription d'Alexaidrette & du Btylan , qu'il n'y a point palTé pour aller a Alep ou en revenir ; je fuis donc furpris qu'il ne parle pas du village de Ca/tin, qu'il a dü traverfer fur la route de Lataquie. Dans tous les cas, il a fait une tranfpofition fur fa carte de Syrië ence qu'il place Martaouan oü eft Cafün\ & Caftin oü fe trouve Martaouan, ce premier village étant fur Ie chemin d'Alexandrctte, & 1'autre fur celui de Lataquie. M. de Volney veut encore que les monticules arrondis, qu'il a vus dans plufieurs plaines de Syrië, -aient été faits pour y batir des chateaux, ou y former des lieux de prieres. S'il avoit traverfé la Troade & les autres pays de l'ancienne Grece, ou vu camper les armées Ottomanes, il auroit dit que ces élévations de terre ont été faites fur les tornbeaux des grands hommes de 1'antiquité Tornt II. H  ( -7» ) pour en confacrer la mémoire, ou par les Turcs, qui, lorfque les Sultans commandoient les armées, avoient toujours foin d'amonceler de la terre, pour y planter le drapeau de Mahomet fous un grand pavillon, & laiffer des monuments de leurs vicloires. C H A P I T R E XXXIV. Defcriptions des villes principales de la Méfopotamie , connue aujourdÜhui fous le nom de Diarbek. Navigation ds CEuphrate & du Tigre. Ruines de Ninïve. Plaines £Arbelles, célebres par la vicloire d'Alexandre. Analyft fur les principaux Gouvernements de CAfit . mineure, appellèe Natolie. 33 IR eft la première ville de Méfopotamie, fur la rive gauche de 1'Euphrate; elle eft affez commercante par 1'abord continuel des caravannes qui vont s Alep ou qui en viennent. Batie fur une éminence , elle eft dominéé par un mauvais chateau oü réfide le Gouverneur; il entretient plufieurs compagnies de  ( -7' ) Cavalerie, pour s'oppofer aux Curdes & aux Arabes qui font également redouter leurs approches. Les environs de Bir, fertilifés par 1'Euphrate, produifent beaucoup de grains Sc d'excellents fruits ; la navigation du fieuve, quoique pénible aux Mariniers, qui remontent eux-mêmes les bateaux a force de bras, fe feroit aifément jufques hBaffbra , fi les grandes roues, placées très-près les unes des autres fur les deux rives , pour verfer dans les aqueducs 1'eau qui arrofe les terres voifines, n'étoient des obftacles qui ralentiffent la marche des bateaux lorfqu'ils font a Ia remorque. Les Arabes preferent de s'atteler eux-mêmes, plutöt que de faire tirer des chevaux, qui font affez forts Sc vigoureux dans le Diarbek, pour éviter cette peine a leurs maïtres. Ourfa eft une grande ville très-révérée des Mufulmans, quicroient qu'Abraham yfitun long féjour; fa principale mofquée eft dédiée a ce Patriarche : les Chrétiens y ont auffi plufieurs Eglifes, oü ils honorent les tombeaux de différents Saints. Ourfa, fituée dans une campagne immenfe, a de beaux jardins; fon terriroire gras & fertile fournit tout ce qui eft néceffaire è fes habitants. Le Pacha qui H ij  ( '7* ) la commande, entretient une Cavalerie nombreufe : je n'en ai pas vu d'une plus belle apparence dans 1'armée du GrandVifir. Le commerce de cette ville confifte en maroquins jaunes du plus beau grain; fa pofition, a deux journées dê 1'Euphrate , lui procure un grand trafic, 6c des caravannes nombreufes y viennent fucceflivement d'AIep, de Diarbekir &C de Mojful. Merdin eft une affez petite ville , batie fur la pente d'une montagne, commandée par un chateau qui tombe en ruine; le Gouverneur eft fubordonné au Pacha de Bagdad. La majeure partie de fes habitants font des Chrétiens Armèniens , Maronites Sc Neftoriens, moitié Catholiques, moitié Hérétiques, 6c tous Schifmatiques. Enragés les uns contre les autres , toutes ces querelles font grand plaifir aux Turcs, qui, pour juger leurs différents, gobent 1'huitre, 6c laiffent les écailles aux deux partis. M. Miraudot, Evêque de Babylone, voulant fléchir la Providence qui le retenoit a Alep par une fiftule facheufe, 6c lui empêchoit d'aller joindre fon Diocefe, imagina de faire préfent d'une paire de piftolets garnis en argent au Pacha  ( m ) de Bagdad, pour en obtenir Pordre que 1'Evêque Catholique de Merdin, expulfé par les Hérétiques, reprendroit poffeffion de 1'Eglife principale de cette ville. Cette pieute négociation fut des plus heureufes, Dieu bénit les premiers travaux Apoftoliques de eet Evêque. II inftruifit de fes fuccès le Prélat de Propagande , en ajoutant qu'il avoit ramené, par ce coup d'éclat, beaucoup d'Hérétiques a 1'obéiffance romaine. Le Pape en fut inftruit, on délibéra dans le confiftoire ft M. de Miraudot ne feroit pas honoré de la barette; mais le Saint Pere conclut au pallium , en ajoutant le bonnet de Cardinal, lorfqu'il auroit converti le Pacha de Bagdad. Lucifer , jaloux des lauriers de ce nou» vel Apötre , ranima le courage des Schifmatiques de Merdin. Furieux d'avoir été vaincus par une paire de piftolets, qui n'avoit même pas fait feu, ils fe cotiferent pour offrir cinquante mille francs au Pacha de Bagdad, qui, n'entendant plus parler de 1'Evêque de Babylone , repaffé en Europe pour raifon de fanté, permit a Théréfie de fiéger de nouveau k la place de 1'Evêque Romain, qui fut encore chaffé de fon Diocefe. H iij  ( '74 ) Mofful, une des villes confidérables de la Méfopotamie, eft affez bien peuplée pour fon étendue; les Chrétiens y lont trés nombreux, & s'adonnent Ia plupart au commerce, qui confifte en toiles du pays, moins belles a Ia vérité que celles de l'lnde , mais qui cependant ont donné Ie premier nom aux mouflelines. La navigation du Tigre fournit a Mof ful un débouché confidérah!P A„ /-A»ó de Bagdad. Cette ville entourée de déferts , n'étant approvifionnée que par les récoltes & les denrées du Diarbek, 1 mdocdité du fieuve qui, en beaucoup d endroits , a des cafcades rapides , obhge les mariniers a faire une efpece de "u"u ue urancnes cl arbres lur lelquelles ils placent des outres remplies de vent, bien ferrées les unes contre les autres, qu'ils couvrent de feutres: après y avoir attaché leurs marchandifes, ils s abandonnent avec leur Kilet, dirigé par quatre rames, & fe laiffent tomber du haut des cafcades auffi légérement que les Egyptiens qui defcendent les cataraöes du Nil fans quitter leurs nacelles. _ Mofful a un Pacha qui a toujours fur pted une nombreufe Cavalerie pour con-  ( '75 ï tenir les Curdes & les Turcmenes qui en viennent fouvent aux prifes dans fes environs. Ninive, jadis fi célebre, n'eft plus qu'une confufion de ruines qu'on voit fur la rive gauche du Tigre pendant l'efpace d'une lieue; un peu plus loin, eft une mofquée oü les Turcs réverent le tombeau de Jonas, qui eft couvert d'un riche brocard ; les Mufulmans honorent ainfi tous les anciens Patriarches qu'ils appellent les précurfeurs de Mahomet. Prés de Kerjour , a quelques lieues de Kerkui, eft la vafte plaine A'Arbelles, fi renommée depuis la défaite de Darius par Alexandre. Les habitants, qui certainement n'ont jamais lu QuinteCurce , croient que ce conquérant fit batir, pour y faire paffer fon armée, le pont qui fubfifte encore aujourd'hui. Ils montrent auffi aux voyageurs quelques ruines des chateaux qu'ils fuppofent avoir été faits par Darius. Ge7iré, fitué dans une petite ille formée par le Tigre oü on le paffe fur un pont de bateaux, eft 1'entrepöt des galles 6c du tabac qu'on recueille dans le Curdlfian. Des forêts immenfes de chaines H iv  ( '76 ) fournilTent ces noix fi nécefiaires pour les teintures, & de vaftes plaines font employees a la culture du tabac, qui forme la meilleure partie du commerce de ce pays qui eft gouverné par un Prince Curde a qui la Porte donne le titre de Pacha. Diarbekir, qui s'étend fur le bord du Tigre , feroit une place forte fi fes remparts étoient tenus en bon état; cette ville qui donne fon nom au Diarbek, autrefois Ja Méfopotamie, eft grande Sc bien peuplée, fon plus grand commerce eft de maroquins rouges qui s'y fabriquent mieux que par-tout ailleurs & font trésrecherchés dans tout 1'Orient; fon Pacha , un des plus riches de 1'Empire, réunit plus de dix mille Cavaliers fous fes ordres, fans compter les Yenniffaires qui font très-nombreux. II y a dans fes environs quelques mines d'argent qui font exploitées avec fuccès. Diarbekir eft, par fa fituation, une ville très-floriffante; les caravannes de Syrië, de Bagdad Sc de Perfe s'y croifent fucceflivement, Sc enrichiffent fes habitants qui recueillent dans fon territoire tout ce qui eft néceffaire è leurs befoins. Poli, fife a 1'extrêmité d'une grande  ( -77 ) plaine au bas d'une chaine de montagnes, eft affez commercante a caufe des paffages continuels des caravannes qui y paffent en venant de Diarbekir & de Tocat ; la plupart de fes habitants font Grecs &c Armèniens; le Commandant qui réfide dans un chateau délabré, tire fon principal revenu des douanes , entretient quelques Cavaliers & fort peudeYenniffaires. Le Tigre prend fa fource a quelques diftances de cette ville dans les montagnes qui 1'environnent. Tocat eft une grande ville batie autour d'un rocher couronné par une fortereffe qui feroit imprenable, fi elle étoit bien entretenue; les maifons ont une affez belle apparence, & les mofquées forment de beaux édifices; les Chrétiens qui font en grand nombre, y poffedent plufieurs Eglifes. Les habitants très-induftrieux font en grande partie forgerons ou chaudronniers, le fer &C le cuivre y étant portés en abondance des montagnes voifines. Le fieuve Toufanlou baigne les murs de Tocat bc fertilife des plaines immenfes qui fourniffent des récoltes en tout genre; le paffage des caravannes de Conjlantinople, de Perfe & d;'Arabit en fait un lieu très-fréquenté. H y  ( '7§ ) Le Pacha de la Province reilde a Sivas J petite ville affez commercante ; mais Ie Trefoner de Ia Sultane-Mere, dont Tocat eff un des appanages, veil Ie k 1'admimttration des finances , & fe fait rendre compte des revenus attachés a ce domaine. En fuivant Ia cöte de la mer Noire. on trouve Cirafonu, affez bien Mtie au pied d'une belle colline, & entre deux rochers qui font è 1'entrée de fon petit port; un chateau, fitué fur la droite, commande fes approches, & paroït en aücz bon état. Cette contrée rappelle les Amazones li renommées par leur valeur belliqueufe, & les loix particulieres de leurs diflnös; en vain y chercheroit-on aujourd'hui les traces de ces héroïnes; leur nom feul a reffé dans I'hiffoire, & les femmes qui habitent aujourd'hui ce pays, complaifamment foumifes k leurs maris ' font bien éloignées de fuppofer qu'il y aiteujadis des Amazones qui fe brüloient wn teton pour mieux faire la guerre aux hommes. Synope eff une affez grande ville, agréablement fituée fur une iffhme, ayant deux pons & une bonne rade; elle fut autre-  ( r79 ) fois la capitale des Etats de Mithridate , c'eft aujourd'hui une place importante par fa fituation qui la rend plus forte que fes murailles délabrées, mais les Turcs finiront peut-être par fe convaincre, d'après leurs pertes réitérées, de la néceflité de mettre en état de défenfe toutes leurs villes qui font expofées, lors d'une rupture, aux premiers eftbrts de leurs ennemis. Synope fut la patrie de Diogene qu'Aïexandre eftima le plus après lui-même , trouvant que la gloire du philofophe devoit céder a la célébrité du conquérant. Cette ville fut encore le lieu d'exil du tendre Ovide. II y compofa fes élégies; ce peintre de 1'amour fe plaignoit que le territoire de Synope étoit rempli d'abfyn' te, qui ajoutoit encore a Pamertume de fon féjour. Les environs en font trèsbien cultivés, les cötes voifines fourniffent abondamment des bois de conftruction, dont il fe fait un tranfport confidérable a Conftantinople & dans les autres chantiers de 1'Empire. Angora eft une grande ville, la plus commercante de 1'irtérieur de Natolie , on y admire les reftes de fa magnificence qui dtftingucat autrefois Ancyre dans H vj  ( 180 ) *°ute ''A^ie mineure; les marbres chargés d'infcriptions, des colonnes & tous les redes de la plus brillante architecture dont les Turcs ont bati une partie de leurs édifices, & qui font répandus dans les environs, ou amoncelés fur des tornbeaux, attefïent encore aujourd'hui l'ancienne fplendeur de cette ville, 6c le mauvaisgoüt des Ottomans qui ont ruiné tant de chefs-d'ceuvres. Les chevres d''Angora forment une efpece particuliere & naturelle è fón territoire ; la beauté & 1'éclatante blancheur de leur poil auffi fin que Ia foie, 6c dont on fait Ie plus beau camelot, forme une partie des richeffes de cette ville; la race tranfportée ailleurs s'abatardit entiérement è Ia feconde génération, & les feules campagnes d''Angora poffedent 1'agrément de les conferver dans toute leur beauté. Koniafut pendant long-temps Ieféjour du chef des Ottomans, avant qu'ils euffent entiérement fubjugué Ia Grece; cette ville eft affez bien peuplée , quoiqu'il y ait des lacunes; fes mtirailles fontcompofées des débris de plufieurs monuments de 1'antiquité, les Grecs y font en grand nombre ? 6c font le commerce, qui con-  ( i8i ) {ifte en foie du pays; les environs font bien cultivés , & Konia réunit aux agréments d'un beau fite ceux d'un climat tempéré, tout y vient en abondance, &C les fruits y font excellents. En fuivant la chaïne des montagnes, qui bordent la cöte de Caramanh depuis le golphe d'Alexandrette jufquesa l'ifle de Rhodcs, ontrouve des forêts immenfes qu'on élague tous les jours pour fournir les chantiers;ce nefut pas fans une efpece de douleur que je vis, en traverfant la Caramanh pendant Pefpace de p'ufieurs milles, les plus beaux arbres réduits en cendres; eet incendie, occafionné autant par 1'envie de défruire que par le peu d'attention que les Turcs ont égalementa conferver ce dont ils jouiffent, fe répand quelquefois trés - loin & dure plufieurs mois, jufqu'a ce que la Porte, inftruite de ces dévaftations, donne des ordres aux Gouverneurs les plus proches, pour faire couper les bois a une affez grande diftance & faire ceffer Pincendie, d'autant plus rapide, que les arbres réflneux brülent julques a la racine, & communiquent le feu des uns aux autres. Adena , capitale de la Caramanle,ri'ei\ pas éloignée de l'ancienne Tarfe; batie  C -8* ) fur une riviere navigable en hyver, elle cu uwgranue oc anez Dien peuplée, les Turcmenes habitent fes environs, d'oü i!s fe repandent, au printemps & en automne, dans les montagnes & les vallons humides de la Caramanie, afin d'y trouver des pÉturages pour leurs troupeaux. Les habitants d''Adena ont la coutume de fe retirer pendant 1'été au milieu des forêts qui entourent cette ville; ils y dreffent des tentes & y paffent les temps des chaleurs avec leurs families, les artifans y forment des marches en y tranfportant leurs boutiques ; cette habitude leur eft naturelle, d'après les mceurs des Turcmenes qui ne trouvent pas de vie plus agréable que celle des camps. Le Pacha avoit de trés-belles tentes lorfque je paffai a Adela, & tout en appercevant un mélange de militaires & de ci- ipyens, je me vis avec plaifir au miheu d'un peuple paifible que Ie feul agrément de Ia faifon avoit réuni fous une nombreufe fuite de pavillons. natalie, htuee dans une vafte plage^ eft peu confidérable; cette ville, peuplée de Grecs, fait un commerce affe* étendu avec l'ifle de Chypres & quelques autres de VArchipel.  ( i*3 ) L'ifle de Rhodeseft célebreparla gloire des Chevaüers de Saint Jean de Jérufalem , qui , 1'ayant défendu avec une glorieufe valeur, furent enfin obligés de capituler devant leurs fiers agreffeurs; les Turcs en ont fait aujourd'hui un des boulevards de 1''Archipel, & des chantiers pour. leurs vaiffeaux de guerre ; fes deux ports font mal entretenus, & 1'on voit dépérir tous les jours le refle des fortifications qui avoient rendu cette place ft redoutable lorfqu'elle étoit entre les mains des Chevaliers, qui en furent dédommagés par la poffeffion de l'ifle de Malte. Le coloiTe qui fut une des merveilles du monde, ajoute encore k la renommee des Rhodiens qui eurent toujours une grande part aux principaux événements de l'ancienne Grece.  ( i*4 ) CHAPITRE XXXV. Defcription de Cifle de Candle & des autres prlnclpales de Ü Archipel, Maniere de soppofer aux brlganlages des Forbans. Ruines d'Ephefe; commerce de Smyrne, la plus riche & la mellieure echelle du Levant. 1--'isle de Candle, connue autrefbis fous k nom de Crete, eut une égale célébrité, tant a caufe de fes cent villes que de fon labyrinthe. Les Turcs accoutumés a regner fur des ruines, ont réduit a un trés petit nombre les cités dont s'enorgueilloient jadis les Rois de Crete; fon labyrinthe , taillé dans un roe dont les cavernes focceiTives avoient permis d'y pratiquer les différentes routes qui en rendoient les combinaifons fi difficiles, exifle encore dans fon entier; en oubtiant la fable du Minotaure, les curieux voient encore les reftes de ce dédale qui n'eft point celui qui fut fait fur le mockle du labyrinthe d'Egypte, mais qui, par fes fouterreins, put être  ( «85 ) diftribué en tant de compartiments dont les iffues étoient fi pénibles a retrouver. Le mont Ida, fi vanté dans la Mithologie, eft prefqu'au centre de l'ifle ; fon fommet, couvert en tout temps de neiges & de glacés, s'appereoit de fort loin tout a 1'entour des cötes, qui n'ont auciin endroit acceflible dans toute la partie du Sud. La République de Venife n'a plus d'autre confoiation que celle d'éiever tous les ans, au milieu de la place Saint-Marc, le jour de la fête de ce patron , trois étendards qui rappellent aux Vénitiens la perte des trois Royaumes de Candit, de Chypres, & de Morée. Quoique les Turcs foient les maïtres de cette première ifle de PArchipel, dont elle commande les avenues par fa pofition, ils ont négligé toutes les fortifications de fes meilleures places de guerre ; les Ottomans, une fois vainqueurs , fe croient invincibles; & la certitude qu'ils ont déja yaincu, les éloigne de toutes précautions qu'ils croient indignes de leur valeur. Candy , chef - lieu de l'ifle, eft affez grande ; fes murailles font encore les lïiêmes que celles des Vénitiens. Les  ( iU ) Grecs y font en grand nombre, & les renégats forment a-peu-près le tiers des iMufulmans ; terribles au parti qu'ils ont abandonné pour retrouverdans le Mahornétifme une impunité générale , il n'eft pas de jours que les Candiotes ne fe portent k des violences qui font citer leur caraftere & redourer même leur apparition dans le refte de PArchipel. Le Pacha réunit fous fes ordres un nombre confidérable de Yenniffaires qui forment la garnifon de Ia ville & répondent de la füreté du pays; queloues compagnies de Sipahis montés fur de petits chevaux naturels de l'ifle font encore un fujet d'épouvante, plutöt que de fécurité , pour les villages voifins. Le fol de CanJie, infiniment fertile, produit beaucoup d'oliviers qui font une branche de commerce très-étendue ; les grains fuffifent pour les habitants, & les Grecs ont Pavantage d'y faire d'excellent vin que les Mufulmans boivent fans fcrupule quand ils font chez leurs hötes. La Cannée eft une affez jolie ville dont les dehors confervent encore les marqués de la domination Vénitienne. Cette place a un affez bon port que les Turcs entretiennentfort mal, fuivant leur ufage. Les  ( i 8? ) Grecs forment la majeure partie des habitants , le commerce des huiles attire toujours a la Cannée un grand nombre de vaiffeaux de MarfeiHe & d'Italie qui viennent en chercher pour les manufactures de favon. La beauté du climat rend fes environs très-agréables; les plus charmants vergers y produifent toutes fortes de fruits, les orangers &c les cédrats y font magnifiques, & Pétranger, qu'on y accueille avec plaifir, voit renaitre tous les jours fur fes pas le plus beau fpeftacle de la nature. Rtt'imo eft Ia troifieme place de l'ifle , fon port n'eft plus propre qu'a recevoir des barques; quoique cette ville ait été ruinée plufieurs fois , elle eft encore bien peuplée , & fon commerce eft affez étendu. II s'y fait une exportation confidérable de foies, de laines, de cire, d'huiles, & de laudanum. La rade de la Sudt eft affez vafte pour contenir 1'efcadre la plus n'ombreufe , elle a été plufieurs fois un objet de fpéculation pour les Puiffances belligérantes qui ont menacé PArchipel. La ville, fituée a Pextrêmité de la baie, eft affez bien batie; les Grecs y paffent pour être  r( 188 ) les plus méchantsde Candle, & ce n'eft pas fans crainte des Forbans, qui font très-fouvent cache's dans le golphe de la Sude, que les vaiffeaux marchands fe rapprochent de ce parage. La guerre des Turcs avec les Ruffes eft un prétexte a tous les malfaiteurs pour armer des barques en croifieres ; bien loin de chercher les ennemis, ils ne refpeftent aucun pavillon & fe tiennent aux aguets entre l'ifle de Cérlgo & celle de Candle pour épier les navigateurs paiflbles qui, accablés par le nombre, font toujours les vi&imes infortunées de la rage & de la b.irbarie de ces pirates. Pour öter toute fufpition de leur crime, ils égorgent impitoyjbiement tout 1 equipage, &c font couler bas les vaiffeaux , après en avoir enlevé les marchandifes. Le commerce de France eft un peu plus en fïïreté que celui des autres nations, k caufe des frégates qui font réguliérement en ftation dans les difFérentes parties de 1'Archipel, mais il m'a paru que cette précaution étoit encore un moyen infuffifant pour mettre nos vaiffeaux marchands k couvert des entreprifes des Forbans; une frégate ne  ( «§9 ) peut pas aborder également dans tous les mouillages, d'ailleurs c'eft un gros vaiffeau qu'on appercoit de loin , 6c de vigoureux rameurs qui dirigent une barque légere peuvent dans un clin-d'ceil fe mettre hors la portée des batteries, Sc fe fauver impunément fur le premier rocher qu'ils atteignent. Une frégate ne peut pas fe rifquer dans les paffages étroits qui féparent les ifles, une bourafque pourroit les y réduire bientöt en éclats, 5c les briks, batiments plus légers, ne font pas affez nombreux pour donner réguliérement la chaffe a tous les Forbans qui infeftent 1'Archipel. II feroit plus a propos qu'on fit armer dix groffes tartanes montées par foixante hommes 6c huit canons de quatre 6c de fix livres; trois feroient deftinées a croifer entre le Milo, Candie 6c Cérigo, deux du cöté du cap Matapan Sc le long de la Morée ; une vers 1'ifle de Rkodes , trois depuis Salonique jufqu'a Smyrne, & une autre entre V Ar gentier e , Paros, 6c Stancho. Cette dépenfe feroit beaucoup moins onéreufe au Gouvernement que 1'entretien de dix frégates, dont les Comman-  C -90 ) dants font plus fouvent occupés a donner ou recevoir des fêtes a Smyrne , Sc dans les autres brillantes echelles, plutöt que de croifer régulierement dans les différents parages de 1'ArchipeI. Une tartane, bien loin d'effrayer les Forbans, feroit pour eux un appas trompeur; voyant un petit batiment, ils viendroient eux - mêmes 1'aborder , & fe trouveroient hors d'état d'échapper a la batterie ou a la fupériorité de fa marche; je puis même affurer que c'eft le feul moyen de purger PArchipel de tous les pirates qui, pendant cette guerre, en font redouter la navigation a tous les pavillons marchands. Cérigo n'eft plus qu'un vilain rocher; une mauvaife fortereffe a fuccédé au temple de Vénus, & quelques vieux foldats Vénitiens qui font fentinelle font bien éloignés de rappeller aux curieux l'ancienne célébrité de l'ifle de Cithere. Elle n'eft plus qu'un lieu d'exil pour ceux qui la gardent, & un repaire pour les Forbans qui fe cachent dans les écueils dont elle eft environnée. Le Milo eft une ifle affez grande," fituée a Pentrée de PArchipel; fa pofttion rend très-important fon port qui eft vafte  ( '9' ) & profond, pouvant contenir plufieurs efcadres. Le terroir en eft gras & fertile , on en tire beaucoup de foufre & de 1'alun , des falines fourniffent une grande quantité de fel, on recueille dans les vallons toutes fortes de grains , & les cöteaux produifent d'excellents vlns. Les habitants font prefque tous Grecs, leurs femmes ont un habit fort riche , mais très-ridicule ; elles font affez galantes pour les étrangers qu'elles recoivent a merveille quand ils fe préfentent pour acheter de leurs denrées ou de leurs ou- vrages. . , Les bains d'eau chaude minerale de Milo font très-renommés, ayant 1'avantage de guérir plufieurs maladies, furtout celles de la peau. L'air de l'ifle eft affez mal-fain, ce qui eft attribué aux exhalaifons fulfureufes qui en proviennent continuellement; d'après les chaleurs qui émanent de plufieurs cavernes & des grottes fouterreines d'oii il fort de l'eau bouillante, il paroit que le feu y féjourne toujours , étant alimenté par les mines de foufre dont la fumée couvre la terre en plufieurs endroits. L'üle de YArgentiere, qui prit fon nom  C '9* ) 'des mines d'argent qu'on n'y exploite plus a caufe de la tyrannie des Turcs, elf d'une trés-petite étendue; les gros vaiffeaux vont mouiller prés de l'ifle brülée qui eft en face. Mais les barques y abordent pour le commerce du pays qui eft trés peu de chofe ; on y recueille du coton dont les femmes s'amufent a faire des bas; ayant le prétexte d'en offrir h ceux qui abordent dans l'ifle , elles paffent pour les plus affables de PArchipel ; leurs maris, prefque tous marins , leur laiffent Ie foin de faire les honneurs de chez elles, & il y a peu de voyageurs qui ne fuffent fachés, a leur retour du Levant, de n'avoir pas relaché a YArgent'ure. L'ifle de Paros, la principale des Cyclades, eft parfemée d'antiques ruines , qui atteftent fon ancienne magnificence; on y voit par-tout des fiïts de colonnes, des architraves ou des chapiteaux du plus beau marbre de la Grece, les maifons font élevées en partie avec ces précieux reftes; 1'ignorance des Grecs modernes eft impitoyable pour tout ce qui flatte également ou intéreffe la curiofité du voyageur, on voit encore les carrières de ce marbre, ft fameux, que les plus habiles  ( r93 ) habiles fculpteurs n'en employoient pas d'autres. Paros a d'aflez beaux villages , deux bons ports, & paroit bien habitée par des Grecs qui ne font pas inquiétés par les Turcs; le terroir de l'ifle, quoique fee, eft très-bien cultivé dans certains endroits, & produit de bons fruits. Anti-Paros eft renommee parfagrotte, qui pafte pour un chef - d'ceuvre de la nature; a travers tous les précipices & les cavernes fouterraines , oü Pon eft obljgé de pénétrer fucceflivement pour arriver a la grotte, on admire tour-a-tour la végétation d'un beau marbre, qui, fculpté naturellement, Ie difpute aux ouvrages les mieux finis. Plufieurs piliers paroifient autant d'arbres cryftallifés qui ie terminent a la voüte, la fymétrie y regne dans plufieurs endroits; un marbre du plus beau tranfparent paroit être 1'effet de la congellation , elle s'y eft générée par la nature qui fe plaït a fe montrer tous les jours fous de nouvelles formes & de nouvelles beautés. L'ifle de Naxos eft une des plus agréables de 1''Archipel, on y recueille beaucoup d'huile & d'excellent vin , tous les fruits y viennent en abondance; le coton Tornt IL l  ( '94 ) > & Ia foie forment le principal commerce du pays; les habitants y font peu moleftés par les Turcs, & jouiffent paifiblement de leurs petites fortunes. Samos fut autrefoistrès - floriffante. Cette ifle produit en quantité tout ce qui eft néceffaire è la vie; les Grecs y cultivent les oliviers & retirent beaucoup de poix des pins qui font fur les montagnes, le vin mufcat de Samos eft très-renommé ; le bied, 1'orge, tous les meilleurs fruits pofïïbles, & un gibier abondant de toute efpece font les délices de fes habitants. Les monuments de 1'antiquité y font prefqu'enfévelis fous leurs décombres. Cette ifle a de très-bons mouillages pour tous les vaiffeaux,&n'exigequ'une meilleure adminiftration. Patmos n'eft remarquable qu'a caufe de fes bons ports; étant peu habitée, elle fert très-fouvent d'afyle aux pirates qui s'y retirent : les Grecs ont en grande vénération la grotte de Saint Jean 1'Evangélifte, oü ils prétendent qu'il compofa 1'Apocalypfe pendant fon exil. Cet hermitage, qui domine le port de Scala, eft affez bien entretenu , d'après les offrandes des Grecs qu'ils y portent continuellement.  ( '95 ) En cötoyant la terre d'Ajïe, on retrouve les ruines d'Ephefe dans une belle plaine, oü de vieilles mazures & quelques marbres donnent un foible indice de l'ancienne fplendeur de cette ville. Son temple, une des merveilles du monde , le chef-d'ceuvre des meilleurs artiftes de l'antiquité, fut brülé le jour de la naiffance d'Alexandre par Héroftrate, pour immortalifer fon nom par un incendie, qui feroit connu de la poftérité la plus reculée ; eet édifice , rebati par l'Architecle qui offrit a Alexandre de faire fa ftatue du mont Athos, n'ofïre prefque plus de veilige de fa magnificence qui le rendit fi célebre; dépouillé fucceflivement par les Scytes & les Goths, les ruines,font prefque difparues aujourd'hui, & il feroit difficile de retrouver fon emplacement. Les colonnes & les plus beaux marbres furent enlevés par les Empereurs Grecs, & les Turcs, auffi ignorants que peu amateurs de la belle architect ure, ils n'ont pas plus fongé au temple de Diane, qu'ils ne fe font occupés a conferver les autres monuments de la Grece. Scala nova eft une belle ville, fituée fur une rade oü il y a un bon mouillage, I ij  ( i9« ) les maifons y font trés-bien baties, les Grecs & les Armèniens habitent dans le fauxbourg, & y font un commerce affez étèndu. ■ Corou - Che^mè , ou Fontaine feeks , fituée hors la rade de Smyrne, fut une pierre d'achopement pour Pefcadre Ottomane , commandée par Affan-Pacha , dans la derniere guerre avec les Ruffes; fa valeur le vengea de fon défaftre, en voyant brüler avec fes vaiffeaux celui de PAmiral Ruffe, qu'il combattit fi courageufement. On en voit encore aujourd'hui les carcaffes échouées fur le rivage : les Turcs ont befoin de quelques autres lecons dans ce genre, pour favoir qu'il n'eft pas avantageux a une efcadre qui fuit 1'ennemi de fe réfugier dans une baie oü elle n'a point la reflburce de fe mettre a couvert de 1'artillerie d'aucune fortereffe. Smyrne eft la plus brillante échellê du Levant, toutes les nations Européennes y ont des Confuls qui y vivent dans le plus grand fafte, & les négociants dans une aifance très-agréable; fa pofition admirable pour le commerce y fait arriver tous les jours des vaiffeaux qui augmen-  ( -97 ) tent fes richeffes; les caravannes de Perfe & de toute la Natolie y abordent fucceffivement,& en font un entrepot confidérable. Les Européens ont leur quartier féparé; leurs maifons, lituées fur le bord de la mer, font d'une belle apparence, &C donnent la charmante perfpeétiye de la .rade; ils ont prefque tous des maifons de campagne oü ils paffent 1'été; fans rifquer d'être infultés, ils jouiffent des plaïfirs de la chaffe ; le voyageur ne fe plak nulle part, autant qu'a Smyrne; l'agrément des fociétés, l'amabilité du beau fexe, & fur-tout 1'accueil qu'on lui fait, caufent tous fes regrets quand il quitte cette ville. Les Turcs y font affez traitables, & prifent trop les avantages du commerce, pour ne pas bien traiter ceux qui en font les agents. . Les deux chateaux, qui commandent la ville Sc fa rade , peu importants par leurs fortifications délabrées, ont une arti'lerie, qui fert mieux a proclamer la fin du carême des Turcs, qu'elle ne feroit propre a réfifter dans une attaque. Smyrne a très-peu de reftes de 1'antiquité ; en dépit de Scio, elle fe dit toujours la patrie d'Homere; & quelques I iij  ( '9* ) Moines qui ont leurs Eglifes ou ils font en toute liberté le fervice divin, n'oublient pas de dire que des fept Eglifes de 1'Apocalypfe Smyrne eft la feule qui ait confervé fa gloire; les Grecs ont auffi Jes leurs, ainfi que les Armèniens; quoique divifés par leurs dogmes, 1'intérêt les réunit toujours, & il n'y a pas jufques aux Juifs qui n'aient leurs fynagogues & leurs comptoirs. chapitre xxxvi. Defcription des IJles de Sclo, Délos, Syra, ■ Myconl, Tine, Méiélln & Ténédos. Situatlon acluelle du pays de l'ancienne Troye. Recherches faites récemment dans fes ruines par le Comte de ChoifeulGouffier. X-j 'i s le de Sclo eft une des plus agréables de PArchipel. Sa ville, du même nom, eft affez bien batie; fon port eft trés - fréquenté, è caufe de fa pofition en face de la baie de Smyrne : la plupart des vaiffeaux qui y vont ou en viennent relachent a Scio, foit pour y  ( u;9 ) prendre des marchandifes & des rafraichiffements, ou pour chercher un abri pendant les gros temps ; plufieurs cantons de l'ifle produifent de 1'orge &c du froment; des beaux jardins & des grands vergers abondent en fruits excellents. On y cultive la vigne, & certains coteaux donnent d'affez bons vins , mais bien inférieurs a ce nectar qui fut tant célébré par Horace: les Grecs y font encore beaucoup de foies dont on fait des étoffes qui ont affez de vogue, Sc font une branche du commerce de l'ifle. La récolte du maftic eft encore une des richeffes de Scio, c'eft une ferme confidérable dont les habitants font obligés de rendre compte, fuivant la quantité qui en eft exigée tous les ans pour le Grand-Seigneur a qui ce droit appartient exclufivement. Le lentifque eft un arbre de dix k douze pieds de haut dont le tronc peut en avoir un de diametre; au comtnencementd'Aoüt,on fait des incifions affez profondes dans fon écorce , & le lendemain, on en voit découier, par petites larmes, le fuc qui fe congele peu a peu, & tombe en grains de maftic; la feconde récolte fe fait dans le même I iv  ( 20O ) genre k la fin de Septembre, quoiqu'elle foit moins abondante : il y a beaucoup de lentifque en Provence & en Languedoc; mais, foit que le terrein ne leur paroifle pas fi favorable que celui de Scio, ou que le maftic en ait été reconnu trés-inférieur, on n'a pas cherché a leur en faire produire. La confommation én eft affectée aux Sultanes, mais toutes les Dames de Conftantinople trouvent les moyens de s'en procurer, &c c'eft une efpece de luxe d'en avoir une petite boite, comme nos petites maitrefles ont une bonbonniere. Elles en machent le matin a jeün, & fouvent dans la journée, pour avoir 1'haleine plus douce; quant a moi, qui ai vu toutes lesgentilleffesmafticales, je trouve qu'il n'eft pas agréable de voir des mkchoires qui, par une habitude difficile k perdre, font toujours en mouvements, & femblent ruminer fans cefle. L'ifle de Scio prétend avoir vu naitre Homere; les Grecs qui ignorent peutêtre le nom de 1'Odiflee ou de 1'Illiade parient avec emphafe de la mafure, qu'ils appellent la maifon de ce Poëte. Les femmes y font fort aimables, leur coftume bizarre eft fi ridicule que plu-  ( ióï ) fleurs d'entr'elles, quoiqu'ayant de jolies tailles, fe trouvent comme fagottées entre deux plaftrons; elles paroiffent, au premier abord, très-aftables aux étrangers; mais ils eri paftent le plus fouvent dupes de leur préfomptiön, & fe défabufent ainfl des amorces desiaelles qui ont eu la malignifé de s'en amufer. La pefte faifoit les plus grands ravages dans PArchipel, lorfque je le tfaverfaï, en Mai Ï787, pour aller a Conftantinople , Sc plus d'un tiefs des habitants de Scio en furent les vidtimes. Dilos, fi fameufe par Ie temple Sc 1'oracle d'Apollon, cönfefve encore les ruines de ce précietix édifice; I?s plus beaux marbres, Sc les colonnes que les temps ou la barbarie ont également renverfées, atteftent aux curieux la magnificence de ce temple qui fit autrefois Padmiration de toute la Grece. Cette ifle n'eft plus habitée, ainfi que la petite Dilos. Les bergers de Miconiy menent leurs chevres, Sc les macons des ifles voifines viennent y chef cher des mafériaux qu'ils choififfent parmi les plus beaux marbres de 1'antiquifé. Syra n'eft remarquable que par fa petite ville batie auteur d'une colline efl V  ( ioi ) carpée; 1'Eglife & la maifon épifcopafe occupele fommet, & dominent fur toute l'ifle. Les Grecs y font prefque tous Catholiques Latins, fon mouillage eft au bas de la ville, &i les gros vaiffeaux y font en füreté. L'ifle de Miconi a quatre bons ports; le meilleur de tous eft dominé par la ville qui eft peu confidérable; les hommes font prefque tous marins ou cultivateurs, ce qui fait paroitre extraordinaire d'y appercevoir tant de femmes. La plupart font affifes devant leurs maifons, occupées a quelqu'ouvrage qui ne les empêche pas d'être fort diftraites quand il paffe des ctrangers. Leurs habits font très-riches & d'une grande dépenfe; mais le tout eft ft ridicule , qu'il eft bien dommage de s'enlaidir a tant de fraix. Le fol de l'ifle eft aride, & il y a peu de cantons oü on cultive des vignes ; les grains n'y font pas abondants, & les fruits affez rares. Tine n'a point de ports, fon chef-lieu eft fitué fur une plage oü 1'ancrage eft affez dangereux. Cette ifle eft très-bien habitée, & produit abondamment des grains, toutes fortes de fruits, du coton & de la foie, dont il fe fait un commerce  ( 2°3 ) confidérable. Les femmes y font tréslaborieufes & s'occupent prefque toutes a tricoter des bas de foie. Les étrangers ne manquent jamais de courir de maifons en maifons fous le prétexte d'en acheter, ce qui leur eft un moyen d'attendre plus patiemment le vent favorable qui doit les remettre en route. On y voit très-peu de veftiges de 1'antiquité; le temple de Neptune a difparu avec fes ruines, &c il n'en eft plus queftion. L'ifle de Mètèlin eft trés- grande, a trois bons ports & plufieurs villages bien habités, les oliviers y forment des forêts, la majeure partie du pays eft très-bien cultivée, & fournit d'abondantes récoltes de toute efpeces. Les habitants de cette ifle qui s'appelloit autrefois Lesbos paflbient pour avoir des mceurs très-diflblues. La belle Sapho, fi renommée par fes poéfies & fes galanteries , en étoit originaire. J'ai traverfé deux fois Métèlin, j'y ai vu de très-jolies femmes voilées modeftement, & je puis croire qu'elles ne font plus Lesbiennes. Ce titre qui offenfoit autrefois une honnête femme, paroitroit peu équiyoque a une Météline qui ne feroit I vj  ( 104 ) pas fatisfaife qu'on 1'appellat du nom de fes aïeules. Tênédos ne fut fameufe, dans Pantiquité, que par le fiege de Troye: les Grecs y aborderent pour fe préparer a combattre les Troyens ; mais depuis la deftruftion de cette ville, qui s'honora par tant de guerriers intrépides , Tênédos devint miférable,&paffa fucceflivement fous 1'autorité des différents Maïtres de fArchipel, Cette ifle, d'une petite étendue , eft très-bien cultivée, on y recueille toutes fortes de fruits & d'excellent vin mufcat qui s'y vend a fort bon compte. La ville eft affez bien batie & très-peuplée; fon port étant trop petit pour les gros vaiffeaux , ils font obligés de chercher des abris au fud de l'ifle pour fe mettre a couvert des vents du nord qui fortent avec impétuofité de 1'embouchure des Dardanelles, & les obligent d'attendre quelquefois plufieurs mois un vent du fud pour entrer dans le canal. En face de Tênédos, fur Ia cöte d'Afie, eft le pays de Troye; jaloux de ne rien omettre pour compléter fon voyage pittorefque, & voulant d'ailleurs fe délaffer des travaux pénibles de fon ambaffade  ( 205 ) qui commencoient k rebuter fa philofophie , le Comte de Choifeul-Gouffier partit pour la Troade avec fes interpretes, les livres d'Homere, des pelles 6c des pioches, dans 1'intention d'arracher aux entrailles de la terre quelque monument digne de 1'admiration des favants, ou qui put le dédommager de fes peines; errant au milieu de tous les décombres, il falue les manes de Priam, fe rappelle avec complaifance la fierté d'Agamemnon, irtvoque la fcience d'Ulyffe, 5c fe décide k fouiller un tombeau pour y chercher les cendres d'Achille qui, je crois , le lui avoit défigné dans un rêve; des mains avides d'un tréfor s'emprefTent a creufer Ie monticule , 8c un pionnier mal-adroit trouvant de la réfiflance , redouble fes coups, 6c brife 1'urne fépulchrale; quelques reftes de charbons Sc un morceau de cuivre d'une forme touta-fait méconnoiffable, font portés en triomphe , 6c dépofés dans le cabinet du Comte de Choiieul-Goumer qui, dans un chapitre particulier, 6c fans doute le plus intéreffant des opérations de fon ambaffade , doit prouver, d'après les Auteurs Grecs 8c Turcs, que c'eft Ia lance d'Achille; ce qui lui fera très-aifé  ( io6 ) en ajoutant qu'Ajax avoit oublié de Ia comprendre parmi les armes de ce héros. C H A P I T R E XXXVII. Detroit de l'Hèlefpont; chdteaux des Dardanelles, Galipoli, Burfe; ijle des Princes, Silivri, Rodojlo, Andrinople ; pays des Bulgares, Philipopoli, Ba^argic, & Sophie ; le commerce de ces villes, la religion & les mceurs de leurs habitants. D eux chateaux, fitués fur les deux cötes d'Ajïe & d'Europe, défendent I'em • bouchure de 1'Hélefpont ; fept lieues plus avant dans Pintérieur du canal, deux autres fortereffes plus rapprochées, & dont 1'artillerie fe croife, peuvent s'oppofer a 1'entrée d'une efcadre ennemie ; M. le Baron de Tott a confidérablement augmenté les fortifications de ces quatre chateaux , qui, par leur mauvaife tenue autant que par 1'ineptie de la garnifon, ne paroiffent pas bien redoutables, Les canons des Dardanelles font peutêtre les plus gros qui foient connus, ily  ( 207 ) ' en a plufieurs qui ont quinze pieds de longueur, Sc dont le calibre a prés de dix-huit pouces de diametre, leur forme eft a peu-près femblable a celle d'un mortier , ayant une chambre pour la poudre, qui eft moitié moins grande que Ia bouche. Les embrafures, oii ils font placés a terre Sc fans affuts, font comme des arcades voütées Sc faites dans un mur qui a huit pieds d'épaiffeur; tous les boulets font de marbre; mais quoique cette artillerie monftrueufe paroiffe dabord bien terrible , il feroit impoflible aux canoniers de Ia diriger a propos , Sc même de la charger plufieurs fois de fuite ; outre cette difficulté, les boulets n'atteignent point le rivage oppofé, & ne portent guere plus qu'a moitié du canal; mais il y a beaucoup d'autres pieces mieux proportionnées , de 48 , 36 & 24 livres, Sc quelques couleuvrineS, dont le feu feroit plus dangereux fi elles étoient fur des affuts. La ville des Dardanelles eft affez grande , elle s'appelle en Turc China- Calaci a caufe d'une manufaclure de fayence qui occupe une partie de fes habitants; le Pacha eft toujours un homme de dif-  ( 208 ) tintYion & favorifé de la Porte, qni donne ce gouvernement comme une marqué particuliere de confiance : il a fous fes ordres Ia garnifon compofée de Yenniffaires du pnys, qui font plus occupés a faire des cruches qu'a garder les chateaux. Galipoli eff une affez grande ville, fituée dans le canal fur Ia cöte d'Europe, & k onze lieues des Dardanelles; fes maifons conftruites comme celles de Conftantinople, font de bois & de boiie. La population y eft affez confidérable, ainfi que dans tous les villages qui bordent Ie canal. Rien ne feroit plus beau que fes deux rives ou 1'opulence, fi elle ne redoutoit pas le defpotifme, éleveroit des maifons de plaifance , des parcs & des bofquets qui annonceroient, par leur fomptuofité & leurs agréments, les approches de la capitale d'un fi grand Empire. La mer de Marmara ne femble être voifine du plus beau port de 1'univers que pour fervir de baffin aux efcadres qui voudroient étudier leurs évolutions, 1'abondance regne par-tout fur fes cötes, qui font parfemées d'une infinité de villages.  ( *°9 ) Burfe, jadis 'la capitale de Bhhinle, eft une des grandes villes de 1'Afie mineure, fa politieman pied du mont Olympe la rend des plus agréables; une quantité de fources qui en découlent fillonnent dans les jardins, & en font des endroits délicieux; les maifons &c les marchés font très-bien batis, le feraï ruiné eft peu digne des Sultans, qui habiterent Burfe avant la conquête de la Grece. Les Chrétiens habitent dans les fauxbourgs, & y font en tres-grand nombre, tant Grecs qu'Arméniens. Cette ville fait un commerce immenfe de fes manufaétures d'étoffes, qui font renommées dans tout 1'Empire; on y recueille beaucoup de foie , la plus belle de Turquie, fans compter celle de Perfe qu'on emploie encore dans fes atteliers. Les bains de Burfe étoient en réputation de guérir toutes fortes de maux, même les incurables; cependant le Comte de Choifeul-Gouffier, qui en a fait l'épreuve, a démontré, malgré fon médecin , que le fuccès n'en étoit pas infaillible. Les fources d'eau font très-chaudes & fulfureufes, les Turcs s'y baignent avec  ( «O) confiance, & n'ont pas manqué d'y éléver deux beaux édifïces. Les ijles des Princes font de petits écueils, fitués dans la mer de Marmara ■a quatre lieues de Conftantinople; elles font habitées par des Grecs, qui y font protégés par quelques Ambaffadeurs Européens qui vont y paffer les chaleurs de 1'été. Siliyri eft une petite ville, qui a un petit port fur la cöte d'Europe, les barques peuvent feulement y aborder, mais il n'eft prefque pas d'endroits du canal &£ de la mer de Marmara, oü ils ne puiffent jetter 1'ancre , n'y ayant jamais que les vents du nord & du fud , mais les courants caufés par les eaux qui fe déchargent de la mer Noire font fi rapides que, pendant le calme, un vaiffeau fait toujours route en defcendant, & qu'il a befoin d'un vent frais pour dominer Ia force des eaux lorfqu'il remonte le canal. Rodojlo eft encore une grande ville, qui a un bon mouillage dans la mer de Marmara. Quoique mal batie , elle eft affez bien habitée, les Grecs y font trésnombreux, & ne s'occupent guere que du commerce des denrées qui approvifionnent la capitale.  () 'Andrlnoph eft fituée au bout d'une vatte plaine très-agréable , traverfée par la riviere Mari^a; elle eft très-peuplée : les Bulgares, les Grecs, les Juifs Sc quelques Armèniens font la majeure partie du commerce. Les environs font bien cultivés Sc fourniflent les plus belles récoltes; onregrette, en revenant de Conftantinople , de traverfer les plaines immenfes de la Thrace, autrefois fi prodigieufement fertiles, Sc qui, n'étant pas cultivées aujourd'hui, produifent del'herbe, qui, au mois de Mai, vient au ventre des chevaux. Le commerce maritime ds'Andrmople fe fait par ASnos qui en eft a vingt quatre lieues; le mouillage eft affez bon pour les petits batiments qui vont y charger les marchandifes qui font ordinairement des laines, des cotons Sc des peaux de lievre. Phillpopoll, fondée par le pere d'Alexandre-le-Grand, eft la feconde ville de Bulgarie , fife dans une plaine immenfe fur les bords de la riviere Mariqra, elle eft très-peuplée; Sc fes habitants, dont la majeure partie font Grecs ou Bulgares, s'occupent prefque tous du commerce qui fe fait avec la Hongrie, foit en foies, laines Sc cotons,  ( 111) Les Bulgares font les moins moleftés de tous les tributaires des Turcs, paree qu'ils font partie du domaine de Sa HautefTe. Ces peuples chériffent Pagriculture & une vie paillble, leurs villages ont un air de pauvreté qui annonce le peu d'ambition des habitants; des troupeaux nombreux & autant de terrein qu'ils en peuvent cultiver, forment toutes leurs richeffes. Très-hofpitaliers pour tous les voyageurs , j'ai retrouvé plufieurs fois dans leurs maifons 1'air de franchife & la firnplicité des bons Arabes du défert; leur religion eft la Grecque, en général ils font dévots, fans avoir jamais donné des marqués de fanatifme ; les femmes font attentives k faire les honneurs de chez elles; & de jeunes filles, dont toute la coquetterieconfifte a faire de belles treffes de leurs cheveux qui leur retombent prefque fur les talons, aident modeftement leurs meres k préparer pour leur höte un repas champêtre. Je retrouvai dans mon dernier voyage toute la Bulgarie prefque déferte par la crainte qu'avoient infpirée les troupes qui fe rendoient aux camps; j'avois déja pafte trois fois fur cette route, & recu  ( H3 ) 1'hofpitalité dans un petit village, a fix lieues du Philipopolï; j'y repaffai encore avec les prifonniers Autrichiens , & je vis avec plaifir 1'intérêt que mes hötelTes prirent a mon infortune. La jeune Hélina vint m'offrir un panier de fruits, & s'empreffa de me montrer un fequin lur lequel j'avois gravé mon nom, & que je lui avois donné pour joindre aux autres pieces de monnoie dont elle avoit un collier, fuivant I'ufage du pays. Ba{argic eft une jolie ville affez agréable , fituée dans une vafte plaine qui produit abondamment toutes iortes drapeaux,- comme le défavantage le ramene bientöt dans fon afyle. Les Grecs & les Armèniens font les feuls qui connoiffent tout le poids de la fervitude. Accablés par les'impöts, l'ariftocratk Ottomane le joue de leur exiftence & de leurs fortunes, en les facrifiant tous les jours a Ion avidité. Humiliés par le dernier des Mufulmans, les malheureux tributaires prient Saint Nicolas d'amener en Turquie une révolution falutaire, qui les fafTe jouir d'un gouvernement jufle & paifible. Ce moment paroit bien éloigné; les Ottomans peuvent être chafTés d'Europe, mais ils ne feront jamais convertis; le fanatifme les fuivra par-tout, & le voile de la religion fera toujours la caufe de cette infouciance, qui leur fait méprifer tout ce qui, les rapprochant de nos mceurs , pourroit les éloigner de leurs préjugés. Tel eft 1'appercu de mes réflexions, j'ai rendu juftice aux Turcs en louant leurs vertus comme j'ai blamé leurs vlees. Je les vois a regret vicTimes de 1'ineptie, & du fot orgueil qui a préparé leur ruine. Après avoir méprifé les Chrétiens, ils fe voient forcés de les craindre; mais  ( M<5 ) ft leur fureur ne peut égaler leur honte tranquilles fur le paffé, ils jouiffent du' moment, & difent pour Paven^r allakérim, Dieu eft miféricordieux. Fin du Tornt ftcond 6 dtrnier,