NIET UITLEENEN   Eé mei- phkfa**  MÉMOIRES DU BARON DE TOTT. PREMIÈRE PART IE,   MÉMOIRES DU BARON DE TOTT, SUR LES TURCS ET LES TART A RE S. PREMIÈRE PARTIE. A MAESTRICHT, Chez J. E. Dufour. & Ph. Roux, Imprimeurs-Libraires affociés. M. DCC. LX XX V,   (v) DISCOURS PRÉLIMINAIRE. L'histoire femble au premier coup d'oeil n'offrir qu'un théaire d'horreur, oü Ton ne préfente les v^imes que pour iïluftrer les bourreaux qui les immolent k leurs paffions; maïs elle ©ffre en même-temps ls tableau precieux des moeurs, & cettepanie de 1'Hiftoire paraitra fans doute la plus urtereflante, fi Ton confidere que les 'ifages d une Nation la gouvernent, comme Ie; caraftere perfonnel gouverne lefe indmdus. Eft-il une fource plus féconde en moyens de connaitre les hommes, & de les diriger? Sous ce point de vue, la politique des Gouvernements doit s'en occuper. Elle appercevra que les ufages» en créant 6c modifiant infenfiblement les mcenrs, font par-tout le grand reflort des aaions des hommes; ïls preparen*  vj Discours & confomment les grandes révolutions des Empires ; ils étayent 1 ediflce & le rendent durable, ou bien ils le minent par degrés, & le conduifent k fa deftruöion totale. Une marche lente couvre les progrès du mal, & ces progrès funeftes ne font appercus qu'au moment oü celui qui pourrait appliquer le remede, recoit lui-même une atteinte qu ïl ne pourrait repouffer qu'avec des forces qui lui manquent. Si on laiffe dans 1'obfcurité des temps ces torrents de brigands, qui, en ravageant la terre, ont foulé aux pieds de petues fociétés qui prenaient le titre taftueux d'Empires; fi 1'on excepte encore quelques peuplades , qui, après avoir accru Rome naiffante, ont porté la feule réputation de fes forces , au pomt de lui foumettre plufieurs peuples, par de fimples fommations de fes heraults , mille Nation puiffante n'a reellement fuccombé fous 1'efFort d'une attaque ou d'une fecouffe étrangere; nul Empire folidement établi, n'a jamais été détruit par le fort d'une bataille malheureufe. La Grece affervie par, les Romains, Rome elle-rr.-me aneantie par les Barbares, ont moins  Préliminaire, vrj céde a des forces étrangeres, qu'a leur affaibliffement intérieur. Cette vérité n'a pas befoin detre examinée. C'eft peut-être le feul point que 1'Hiftoire ait parfaitement éclairci, en traitant de 1'origine & de la chute des anciens Empires; mais 1'examen des mceurs & des ufages aauels. ne pourraient-ils pas fervir aufli a éclaircir 1'Hiftoire des Peuples qui n'auraient meme confervé aucune tradition ? Leurs mceurs feront pour eux ce que les marbres de Paros ont été pour les Grecs, un monument plus précieux fans doute; d ne faut qu'en favoir déchiffrer les caraaeres. Le moral de chaque Nation tiendra lieu de fes infcriptions antiques; on y trouvera le type des grands événements qu'elle a du fubir dans les fiectes qui ontprécédé. Les peuples dontles mceurs paraitront les moins fimples, auront aufli effuyé plus de révolutions; & celui qui ne préfentera dans les fiennes que 1'effet de 1'influence phyfique du climat, fera cenfé n'avoir point été fubjugué. Si 1'on confidere en effet le defpotifme , tantöt fous la zone tornde, tantöt vers le cercle polaire, croit-on que Ie climat feul ait pu régler les a iv  *«j Dis-eoviLs- S06"?^6,,13 Nation «P* 1'on obferve aiors.^j» lonconcoit encore que 1'eA prü republicain ait précédé le defpoJilme, celui-ci aura-t-il efFacé toutes les traces de 1'ancienne liberté ? Ces révolutions cependant ont couvert la furface du globe, & paraiffent être la véntaWe caufe de cette variété de mceurs qm differencie aujourd'hui les Nations au point d'avoir altéré fi vifiblement Ia Mflerablance naturelle & primitive de toutes les. fociétés humaines. Rapprochez un Tartare Manchoux dun Tartare de Beflarabie, vous chercherez en vain eet intervaUè de i Les Juifs, qui couvrent la terre de leur induflrie, fans V avoir confervé aucun droit légitime de poffeffion, cédant par-tout aux impre&ons du Gouvernement ou ils fe trouvent, confervent encore au milieu meme de ces divers Gouvernements une nuance de leur ancienne theocratie dans 1 exerciee d'une efpece de municipahte qu'on leur permet „& qui peut feul entretenir eet ergueil ftupide qui les rendmfenfiblesal'outrage. Les Juifs. portent cette infenfibilité jufques dans les pays froids & montueux, oii les hommes fortementconnitués, font toujours eourageux & fouvent vindicatifs  Preliminaire, xig Le moral domine toujours le phyfique * lorfque latyrannie oul'abus de la liberté ne lui rendent pas tous fes droits. Si, pour mieux pefer cette derniere aflertion, on entreprenait de confronter le caraftere diftinftif de toutes les nar ïions avec leur hiftoire, il faudrait, fans. doute, diftinguer dans la foule des événements qui les ont intéreffées,. ceux qui n'ont été que paffagers, d'avec ceux qui ont été fuivis de 1'incorporation des vainqueurs & des vaincus. Les torrents dégradent feulement la furface de la terre , fans en altérer le foL Cette diftinöion eft efTentieüe, afin de ne pas confondre un fou qui parcourt 1'Afie» pour fubjuguer la terfe après 1'avoir cïévaflée ; avec Alexandre , hatiffant Alexandrie, pour donner un centre i Funivers , & réunir les deux hémifpheres du globe. II n'efi pas moins utilfi d'obferver la nature du pays conquis „ afin de ne pas confidérer fous le même afpefl les peuples montag,nards qu'oa ne domine jamais & ceux des plaines qui font toujours faciles k fubjuguer. Sous ce point de vue, il n'eft point de Royaumes, il n'efi même pas de Proviuces qui n'ofirent des peuples trés-  xiv Discours effentiellement différents, quoique confondus fous une même dénomination. On y diflinguera auffi facilement Ia différence des effets d'un même régime, & cette différence exiflera toujours. L'homme tend invinciblement vers fa liberté; dès qu'il entrevoit Ia poffibilité d'en jouir, il fe détermine a fe la procurer. Dans un pays montueux, il y conferve une indépendance que Ie fite favorife : accoutumé a gravir les montagnes, il les franchit fans difficulté, & c'eft de leur fommet qu'il brave le pouvoir auquel 1'habitant des plaines n'eft pas moins foumis par 1'habitude que par la nature du terrein qu'il habite, & dans lequel 1'abondance & le repos le confolent de 1'affujettiffement qu'il éprouve; tandis que le'feul attrait de la liberté dédommage 1'habitant des montagnes des privations & des fatigues qu'elles lui caufent. En parcourant la cöte de Syrië, on voit le defpotifme s'étendre fur toute la p'age, & s'arrêter vers les montagnes au premier rocher,. a la premiero gorge facile è défendre; tandis que les Curdes, les Drufes, & les Mutualis,maitres du Liban & de 1'Anti Liban, y confervent  Préliminaire, xv conftamment leur indépendance, leurs mceurs & le fouvenir du fameux Facardin. Les Macédoniens anciennement conquis n'ont pu réellement 1'être que dans leurs plaines, & leurs montagnes ont dü leur ofFrir le même alyle contre la tyrannie des Romains, qu'elles leur offrent encore aujourd'hui contre celle des Ottomans. Nulle. révolution n'a donc altéré chez ces montagnards les influences du climat. Depuis le heros de la Grece, aucune époque intermédiaire , cultivateurs infatigables & non moins braves que laborieux , toujours unis pour la défenfe de la caufe commune, & chacun d'eux fe (uffiiant a lui-mêtne pour venger une injure perfonnelle, ils chantent encore les vi&oi-, res d'Alexandre avec la certitude d'en remporter fur le premier ennemi qui fe préfentera. II n'eft point de Nation fur laquelle on ait plus écrit que fur les Turcs, & peu de préjugés plus accrédités , que ceux qu'on a adoptés fur leurs mceurs. La volupté des Orientaux , fivreffe du bonheur clont ils jouiffent au milieu de plufieurs femmes; !a beauté de celles qui peuplent de prétendus Serrails; les  xvj Discours intrigues galantes, le courage des Turcs:; la nobleffe de leurs a&ions, leur générofité , que d'erreurs accumulées : leur juftice même a été citée pour modele. Mais comment fe pourrait-il (dit M. de Montefquieu) que le peuple le plus ignorant eut vu clair dans la chofe du monde qu'il importe le plus aux hommes de favoir ï Cette objeftion ne pouvait échapper è 1'ceil du génie : M. de Montefquieu aurait également refufé aux Turcs cette volupté délicate & ces principes de grandeur d'ame 6k de générofité qu'on leur fuppofe ; il aurait appereu qu'une Nation ignorante ne peut rien pour fon bonheur, paree que fon ignorance tienl kun principe qui détruit toujours, Sc n'édifie jamais. Qu'un particulier en France ou en -Angleterre foit ignorant, mais qu'il foii riche, il y jouira toujours d'une apparence de bonheur qui pourra faire illufion. Sa maitreffe fera aimable, il parviendra même k en avoir plufieurs qui s'accorderont enfemble; le bon goüt régnera dans fes meubles , il fera bien vêtu , voituré commodément; rhahitude d?emprunter les idéés des autres fera difpa-  PXÈLIMINAIRE. XVÏJ ïaitre jufqu'a fon ignorance. C'eft un corps opaque, placé dans une grande maffe de lumieres. Chez une Nation éclairée, les richeffes procurent tout; elles ne font, chez un peuple ignorant, qu'un fardeau d'autant plus a charge, que ne trouvant rien a acquérir , on fe borne k conferver avec foin. On tient encore davantage a 1'art d'amaffer les richeffes quand 1'impoffibilité d'en Xouir n'offre que la fiérile reffource de les accumuler. II ne fuffit pas non plus d'être riche pour jouis véritablement de fon bien ;. dans la claffe des hommes opulents, les heureux font rares, paree qu'il eft plus aifé d'abufer que d'ufer. C'eft peut-être le feul cas oü 1'ignorance prend le jnoyen le plus facile ; mais on ne peut difconvenir qu'il faut des connaiffances pour jouir, comme il faut, de la fobriété, pour fe conferver une bonne fantév Si ces réftexions fe préfentent k qui veut & peut réfléchir , comment fe fait-il que deux fiecles de commerca entre 1'Europe & les Turcs, n'ayeni encore produit que des notions fauffes,. & pourquoi. celui qui lit pour sW-  xviij Discours truire devrait-il ajouter plus de foi a celles que je vais lui préfenter ? Quels lont mes titres pour en être cru ! Voila des réflexions qu'on n'a point faites fur les prétendues Lettres de Milady Montagu ; elles ont plu, c'était ce que 1'Auteur defirait, & ce dont le Lefteur fe contente trop fouvent. Le tableau de la tête d'un Cadi qu-'un Janiffaire vient offrir a cette Ambaffadrice, k la place des pigeons qu'elle demandait, & qu'on ne pouvait trouver, devait en exTet plaire davantage que le tableau de la mort de trois Favoris de Sultan Mahamout, que ce Prince dut facnfïer k la fuite d'une infulte faite k un autre Cadi (i). (i) Sultan Mahamout avait donné toute fa conflance au Kiflar Aga, celui-ci a un jeune lurc, nomme Soliman, & Ce dernier s'était liyre a ïacoub, Banquier Atrnénien. Ce triumvirat netait occupé qu'a exciter & a fervir les ?p -ld" Su!t/n- Ce nioyen, qui fourniffait a laviditedes favoris, affurait auffi leur crédit. Ils gouvernaient 1'Empire, toutes les charees etaient yendues au plus offrant; leurs fousordres difpofaient du moindre emploi; parvenus enfin a ce degré d'infolence, qui fe révolte contre le moindre obftacle, un de leurs  Preliminaire, xïx Le ridicule du premier trait fe cache fous fa gaieté; le fecond ne préfente que Pabus du defpotifme, &la faibleffe du defpote; il fait frémir 1'humanité. Mais il n'y a rien de fi commun quand on ne fait pas la langue du pays oü 1'on voyage , que de prendre & de donner des notions fauffes avec la meilleure foi du monde, & avec le plus grand defir d etre exact. En réfléchiflant fur ce que Milady Montagu raconte de fon Janiffaire , du Cadi & de fes pigeons, je retrouve dans le génie de la langue & de la nationTurque , ce qui a dü la tr-omper, nonobftant la tradu&ion littérale que fon interprête a pu lui faire de la gens ofa menacer de fon fouet le Juge da Scutary : celui-ci éleva la voix , & fit parler la Juftice. Sa maifon fut abattue dans la nuit, & cette maniete d'étouffer la plainte produifu un tel mécontentement, que chaque jour il fe manifeftait par quelque nouvelincendie, moyen non moins étrange pour fe faire écouter du Souverain : cependant, il eut aflez de fuccès pour déterminer le Grand - Seigneur a faire couper la tête a fes trois favoris ; & comme il était accoutumé par eux a varier- fes plaifirs, il aflïfta a 1'exécution du jeune Soliman & de Yacoub : celle du Kiflar Aga fe paffa dans 1'intérieur de la Tour de Léandre.  xx Discours réponfe du Janiffaire. En effet, fatigué de fes courfes pour trouver des pigeons r qui, moins foignés en Turquie, y font plus fauvages, peut-être même repouffé brutalement par Ie Cadi , que les prétentions de la Voyageufe auront excédé, ce foldat fe fera permis de demander fi on voulait qu'il apportat la tête du Cadi \ & fi 1'on ajoute a cette réponfe Pair & Paccent' de 1'impatience , on fentira qu'elle annonce plus de mépris pour rAmbaffadrice que pour le Jnge; & voila ce que Pinterprête n'aura pas rendu avec aftez de fidélité a Milady Monfagtu C'eft ainfi que les Voyageurs, privé* du feul moyen qui peut les faire voyager avec fruit, ont écrit & accrédité fans avoir d'autres torts , que de ne s'êrre pas affez méfié d'eux-mêmes. Ce jugement doit paraitre impartial Scmodéré. Une réflexion fe préfente cependant contre ceux qui lifent avec confiance ce fatras de rêverïes. J'en excepte ceux qui aiment a rêver, & je ne m'adreffe qu'a ceux qui veulent s'inftruire. Comment des contradiétions abfurdes peuvent-elles vous échapper? N'exifte-t-il point des regies füres pour démêler la  Preliminairs, xx} vérité ? Croirez-vous quand on vous le dira, qu'un manchot fe foit feryi de fes deux mains, & qu'un borgne ait fermé fon ceil pour y mieux voir ? Et fi vous ne croyez pas de femblables fottifes, comment pourrez-vous croire que le defpotifme ne détruife pas les facultés qui rendent 1'homme heureux? Et-abliffez ce monfire politique; yoyez-en les réfultats, fuivez-en les détails, combinez-en les rapports, & 1'on ne pourra plus vous tromper que fur les colons , & fur quelques détails peu importants: n'eft-ce pas encore aflez pour accréditer 8c perpétuer bien des erreurs ? Je tomberais moi-même dans ce défaut, fi en écrivant fur les Turcs, je me livrais aux fentiments qu'ils m'ont infpiré. II faut être de bon compte, & fe méfier de fon propre jugement. C'eft en vivant au milieu d'eux pendant vingttrois ans, & dans différentes circonftances, que j'ai pu les connaxtre (i). Je (1) Les principes que j'ai établis fur !aneceflité d'apprendre la langue d'une nat.on qu'on veut étudier, ne doivent pas laiffer de doutes fur les foins que je me fuis donnés pour acquérir ce premier moy en de connaitre lés l urcs.  xxij Discours n'ai donc pu les juger que fur la maniere dont ils fe font préfentés a moi. Les préfenter de même, faire parcourir la même chaine d'événements a ceux qui voudront s'éclairer, c'eft leur donner le même moyen. Que leur importe 1'impreffion que j'ai recue d'un tableau que je puis leur offrir ! Cette réflexion m'a décidé a n'écrire que le Journal de mon féjour en Turquie , en Tartarie, & celui de mon dernier voyage dans toutes les echelles du Levant : je ne me permettrai que les obfervations néceffaires pour éclaircir les faits , fans jamais hafarder des détails qui m'auraient perfonnellement échappé. Confentir a ignorer, eft un grand moyen d'inftruftion, & convenir qu'on ignore doit être fans doute pour le leöeur un grand motif de confiance. Ce n'eft pas-la le fyftême qu'ont adopté ces voyageurs fi empreffés a faire pénétrer leurs leöeurs dans Pintérieur du Serrail, intérieur abfolument impénétrable. L'étude des mceurs , celle de 1'influence du climat & du gouvernement , 1'examen des ufages particuliers, font cependant la feule échelle qui puiffe franchit- les murs de 1'an-  Preliminaire, xxhj cienne Bizance (i); mais de tous les objets d'étude que préfente une Nation telle que celle des Turcs, celui qui concerne les femmes eft-il donc le plus intéreffant ? Qu'importe a 1'humanité qu'un particulier auquel la fortune & les préjugés de fon pays donnent la libre jouiffance de quarante femmes, les raffemble & les garde dans fon bercail ? Ce tableau n'invite qu'a gémir fur ce grouppe de malheureufes victimes; & Pon peut, fans examen, garantir qu'elles n'y font pas réunies fans éprouver quelque impatience; mais ce qu'il importe de connaitre, c'eft fans doute PefFet qui réfulte de eet étrange état des chofes, le plus éloigné qu'il foit poffible de Pétat de nature; la réflexion feule en donnerait la folution, Pexamen des mceurs confirmerait les réfultats. Les circonftances dans lefquelles je me fuis trouvé, ne pouvant m'offrir que peu d'occafions de parler des femr (i) L'enceinte de 1'ancienne Bizance ne contient aujourd'hui que le Serrail du GrandSeigneur.  kxiv Discours mes Turques , je crois devoir eiTayer de remédier au défordre des idees quï fe font répandues a leur égard, en faifant quelques obfervations fur la pluralité des femmes, fur leur maniere d'exif* ter dans ce trifte genre de fociété, enfin , fur les abus qui réfultent de cette affo» ciation même. En commencant par eet objet, je fervirai également 1'impatience du public & Ia mienne ; s'il eft empreiTé de pénétrer dans rintérieur des harems (i), il partagera bientöt 1'impatience que j'ai d'en fortir pour me livrer a un examea plus digne de lui. _ Le Coran, qui réunit Ie culte religieux , la morale , les loix civiles 8t criminelles, & qui, moyennant le droiï d'interprétation attribué aux Juges pourvoit a tout, reftreint les Turcs i quatre (1) Harem në veut jamais dire que 1'appartement des 'femmes, Pendos qui les concerne ; il ne faut donc pas les confondre avec ïerrail, qui ne veut dire que palais. Tous les Turcs ont un harem , le Vifir même n'a point de ferrail. Les Ambaffadeurs des Couronnes ont un ferrail, & n'om point de harem. Le Grandieigneur a 1'un & 1'autre,  Préliminaire, xxv quatre femmes Nikiahlus, mariées; mais le mariage chez les Mahométans n'eft qu'un acte civil, un contrat paffe devant le tribunal du Juge, qui, dans ce cas, ne fait que Poffice de Notaire. La dot, ainfi que le troufleau, 1'objet le plus important, font inventoriés dans eet aöe. Voila fes reprifes dans le cas de répudiation : eet acte fe nomme Nikiak. II fe pratique encore une autre efpece de mariage, qui, en fïxant également la fomme des reprifes, marqué lepoque de la répudiation. Ce contrat fe nomme Kapin, & n'eft, a proprement parler , qu'un marché fait entre les parties pour vivre enfemble a tel prix pendant tel temps (i). (0 Quand il eft permis a un feul homme 'de s'emparer de quarante femmes, 6k de les garder fous la clef, les trente-neuf hommesque ce partage inégal privé de la plus douce confolation accordée a 1'humanité, méritent auffi quelques ménagements. On voit par-tout qu'une loi qui contiedit la nature , entraine une loi qui défavoue la première. De-la le mariage au Kapin , les afyles en faveur des débiteurs, les établifiements pour les enfantstrouvés: les Gouvernements reflemblent a ces joueurs forcenés qui fe foufflettent, & ne fe corrigent jamais. 1. Pare. b  xxvj Diseovus Une autre loi, qu'on nomme Nam* krem, défend aux filles nubiles & aux femmes de laifler voir leur vifage k découvert k aucun autre hom me qu'a leur mari. Cette loi n'eft pas fans doute favorable aux mariages d'inclination. Un Turc époufe donc la fiile de fon voifin , ou fa veuve, fans la connaïtre; il ne peut fe décider que fur le rapport de fes propres femmes, ou des entremetteufes. II ne faut que réfléchir un inflant pour appercevoir que la loi du Namekrem ne peut être obfervée auffi fcrupuleufement par les femmes du peuple qui agiflent, que par celles de la claffe qui fe repofent. L'artifan a donc quelquefois la reflburce de fes yeux, pour diriger fon choix, quand le défaut de fortune annulle pour lui le droit de pluralité. Le malheur a prefque toujours fon dédommagement; il n'y a que Pabus du bonheur qui en foit privé. La pluralité des femmes eft dans ce dernier cas; elle aftreint k des dépenf'es confidérables : quel eft Phomme en état d'y fuffire ? Excepté ceux qui font dans le com-;  Préliminai re. xxvij merce, & qui, riches de leur économie, doivent être exclus de la claffe des gens faftueux, les Turcs ne parviennent a 1'opulence que par les emplois; ils ne les obtiennent que par la faveur des Grands qui fe font élevés de même. Leur fortune eft en capitaux que leur avidité accumule, que la terreur enlerre, que le luxe diffipe, & que le cafuel renouvelle. L'incertitude de leur pofition ajoute encore a Pempreffement d'acquérir & de diffiper. Les Turcs laiffent rarement de grandes fortunes a leurs enfants. Des fommes affez confidérables pour fuffire k des partages, le feraient affez pour exciter 1'avidité du Souverain; il trouverait dans la maniere dont elles font acquifes des prétextes fuffifants pour s'en emparer. Un Turc ne peut donc en général fe trouver affez riche pour entretenir un harem un peu confidérable, que lorfqu'il eft parvenu par la faveur de fon patron k des emplois dont 1'autorité eft grande, & oii cette autorité devient lucrative k proportion de 1'abus qu'il en fait. Jufques-la confondu dans la foule b ij  xxviij Discours des jeunes gens, qui, par le même motif d'ambition,Tont attachés au même maïire, récluit a ne vivre qu avec des hommes, entrainé par la fougue de fes paffions , féparé des femmes, animé par leur voifinage , s'il doit céder k Ia nature, il ne peut que s'en écarter. On voit dé/a que les femmes Turques, celles qu'on ne peut fe procurer fans les époufer, & qu'on ne peut connaitre avant, font également réduites a ne vivre qu'entr'elles. Quelle doit être leur éducation ? Nées dans 1'opulence, elles font, ou filles d'une femme légitime, ou filles d'une efclave favorifée vin moment. Leurs freres & leurs fceurs auront eu des meres différentes, qui ne différeront pas des efclaves réunies dans la même maifon. Sans aucune occupation que la jaloufie qui les anime les unes eontre les autres, fachant k peine lire & écrire, & ne lifant que le Coran ; expofées dans des bains d'étuves a tous les inconvénients d'une tranfpiration forcée, & trop fréquemment répétée , pour ne pas détruire la fraïcheur de la peau, & la grace des contours, avant meme qu'elles foient nubiles; indolentes par orgueil, & fouvent humiliées de  Préliminair e. xxix 1'inutilité des moyens employés fous leurs yeux pour plaire au propriétaire : deftinées enfin au même fort, fans efpérer de plus grands fuccès. Quel agrément de telles femmes pourront - elles répandre fur la vie de celui qui les époufera ? Mais il n'a pas compté fur elles pour fon bonheur : voyons s'il a mieux calculé 1'avantage de multiplier fes efclaves, qu'il a le droit de choifir, qu'il peut époufer fans formalité, qu'il a même le droit d'affranchir, droit plus précieux fans doute. C'eft ici le moment de fixer les idéés fur les efclaves Géorgiennes & Circaffiennes, dont la beauté eft fi célebre. II importe peut-être encore plus de déterminer les loix de 1'efclavage en Turquie, & les hommes font dé]a affez coupables, fans qu'une opinion vague & mal fondée ajoute encore k leur monftruofité. Non plus que les Turcs, les Grecs, les Arméniens, les Juifs même, ne font foumis a aucun efclavage naturel. Le defpotifme du Sultan ne pourrait s'emparer d'une fille, quelque paflion qu'elle infpirat k fon Souverain; & quoique le fang Grec préfente encore les mêmes b üj  xxx Discours formes qui ont fervi de modeles aux Praxitelles, les annales Turques n'ont encore fourni aucun exemple de cette atrocité. La Géorgie & Ia Circaffie ne font pas plus fujettes a 1'efclavage qu'aucune autre Province plus direftement (i) foumife a la domination du Grand Seigneur; mais le droit de la guerre y fupplée au' defaut du droit naturel. II a procuré aux Turcs prés de vingt mille efclaves enlevés par le Kam des Tartares , dans la nouvelle Servië,& rendus en partie aux Ruffes a la paix. Krim - Gueray, qui commandait cette expédition, avait précédemment , en fuivant Ie même droit, dévafté Ia Moldavië, fans égard pour Ia fouveraineté du Grand-Seigneur. II ferak encore du droit de !a guerre en Turquie, qu'une Province qufferévolterait, fut livrée au pillage , Sc fes habitants réduits en efclavage. Voila le droit public de toute 1'Afie, & c'eft fur , (0 La Gecgie eft plutot une dépendance de Ia Perfe que de !a Turquie; mais le Prince Hérachus a profité dos troubles qui ont dévafté les Etats de ion fuzerain , pour jouir d'une forte o independauce.  Préliminaire, xxxj des principes auffi féroces que !a moitié de la terre eft encore gouvernée , & que la Géorgie & la Circaffie approvifionnent le marché des efclaves de Conftantinople (i). Les incurfions des Tartares Lefguis y fourniffent conftamment. Ces Tartares font placés entre la mer Cafpienne & la mer Noire , entre la Géorgie & la Circaffie, & toujours en état de guerre avec les peuples de ces deux Provinces; ils tranfportent a la cöte Oriëntale de la mer Noire les efclaves qu'ils y ont faits, & les vendent aux marchands Turcs, qui s'y rendent par mer a des époques marquées. Les habitants de cette cöte enlevent auffi aux viliages voifins , leurs compatriotes , dont i's font commerce. On affure que les peres & meres y vendent quelquefois leurs enfants. Un pays plus froid par fes monta- (i) L'idée qu'on attaché a une belle efclave de Géorgie ou de Circaffie fe réduit donc, a ce que toutes les efclaves en Turquie qui ont quelque beauté, font néceflairement Géorgiennes ou Circaffiennes, &: cela ne pi'ouve nullement qu'elles foient toutes belles.  xxxij Discours gnes que par fa latitude , un peuple affez miférable pourvendre fes enfants, affez mal gouverné pour fe les dérober, affez faible pour céder a. des rapines étrangeres, n'annonce aucun genre de recherches ni d'éducation. Les enfants font donc les feuls efclaves dont on puilTe foigner la beauté & préparer les graces. L'avarice du marchand s'en ocCupera, il cherchera même k augmenter la valeur de fon efclave par quelques talents agréables; une danfe indécente accompagnée de caflagnettes y mettra le plus grand prix. Milady Montagu affure que ces danfes font voluptueufes. J'ai vu dans ce genre ce qu'il y avait de plus parfait, les maïtres de 1'art: mais je n'ai point de terme pour les décrire, & je n'employerai jamais celui de volupté pour les peindre. Je pourrais ajouter que les danfeufes en Turqnie y font méprifées, & qu'une efclave qui, par ce talent, auroit plu k fon maitre, cefferait bientöt de 1'exercer. Auffi n'y font-elles deftinées qu'è réveiller 6c ranimer des automates; la beauté ne peut y fuffire, 1'indécence a plus de fuccès. Les graces, la vivacité, 1'expreffion ont feules celui de  Préliminair é. xxxiïj féduire, & peuvent fe paffer de la régularité des traits; tandis qu'une nonchalante dignité, une ignorance profonde rend la beauté même infipide. C'eft auffi 1'effet que les femmes Turques font fur le maïtre. J'ai été a portée de me convaincre par mes amis, qu'exeepté quelques nouvelles efclaves qui peut piquer leur curiofité, le harem ne leur infpirait que du dégout. Nombre de Turcs n'y entrent que pour y établir la tranquillité, quand la Surintendante ne peut y fuffire; mais fi 1'on y punit févérement le défordre, on ne peut en détruire les caufes. Ce défordre, né de la contrainte & de la réunion de plulieurs femmes, devait être le fecond réfultat de la loi qui établit la pluralité. La nature , également contrariée dans les deux fexes, devait auffi également les égarer. La réünion des femmes fait encore que, conftamment obfervées par leurs compagnes, elles ne cherchent pas même k diflimuler leur goiit, ni leur jaloufie; elles ne doivent cacher que leur querelle. Trop heureufes encore fi la nature calmée , affoupie & trompée , ne les pouflè pas a s'échapper de leur prifon,  xxxiv Discours pour courir après la réalité; excès dont elles font toujours les viöimes, & dont j'aurai occafion de parler. A quelque gêne que foient aiTujetties les femmes Turques par les ufages, on ne doit pas croire cependant qu'elles ne puiffent envoyer leurs efclaves en commiffion, & fortir elles-mêmes pour acheterce qu'elles defirent. Je ne connais point de Turc qui les privent de cette liberté; elles fortent même fréquemment enfemble pour aller a la promenade ou en vifite dans d'autres harems; & dansce dernier cas, la firicte regie obligerait leTurc, dont les femmes font vifitées, a ne pas entrer dans fon harem pendant qu'il y a des femmes étrangeres; mais combien de moyens n'a-t-il pas pour éluder la loi, & fi les parties font d'accord , qui réclamera en fa faveur? Si les rues font remplies de femmes qui vont & viennent librement pour leurs affaires; fi les harems les mieux fermés s'ouvrent fouvent pour en laiffer promener le troupeau, il ne faut pas en conclure avec Milady Montagu, que les intrigues galantes font favoriféesdans les boutiques, oii les femmes s'arrêtent  Préliminaire, xxxtf quelquefois ; elles y feraient facilement obfervées. Ce n'eft auffi que dans la campagne, ou fur les rivages de la mer les plus écartés, que le défordre va chercher un afyle , en s'étourdiffant fur le danger d'y être découvert par les gardes qui furetent les lieux les plus cachés. Le Boftandgy-Bachi, dont le pouvoir s'étend toujours a plufieurs lieues autour de la réfidence du Grand-Seigueur, a effentiellement 1'infpection fur ces pré* tendues intrigues galantes; il fait a eet égard 1'office de Lieutenant de Police. C'eft le cafuel le plus important de fon emploi; il en réfulte des abus affreux. J'aurai occafion d'en parler dans le cours de mes Obfervations, & je viens d'en faire affez fur les femmes Turques, pour préparer le Lecleur fur ce qu'il me refte* a en dire.  MÉMOIRES  MEMOIRES DU BARON DE TOTT. PREMIÈRE P ART IE. La mort de Sultan Mahamout & celle de M. Défalleurs déterminèrent la miffion de M. de Vergennes a Conftantinople. J'eus ordre de 1'accompagner, pour y apprendre la Langue, & m'inftruire fur les mceurs & le gouvernement des Turcs. Embarqués i Marfeille fur un Mtiment raarchand nolifé par le Roi, nous fitnes voile dans les premiers jours d'Avril 1755, & notre navigation traverfée par les vents contraires ne nous permit d'entrer dans le ddtroit des Dardanelles que vers le 18 Mai. Nous appcrcumes, avant d'y arriver , une caravelle (1) du Grand-Seigneur, mouiüée vis- (1) Vaiffeau de guerre Turc. /. Partis. A  2 Mémoires a-vis de Ténédos, & fa félouque cinglant vers nous, nous joignit par le travers de la cöte de Troyes; elle était envoyée pour nous connaitre; mais Ia crainte de la pefte nous fit deftrer d'éviter toute communication. Feu mon pere, que le Roi envoyait avec M. de Vergennes a Conftantinople oü. il avait déja fait plufieurs voyages, & qui parlait la langue, obtint que les Turcs ne montaflent point a bord, & jugea convenable de récompenfer par quelques bouteilles de liqueurs, 1'Ofhxier qui commandait cette félouque. Le Moufle , chargé d'aller chercher ce préfent, apporta fix phioles d'eau de lavande, & Pon voulait réparer cette erreur, lorfque mon pere affura que cela était égal. On livre Peau de lavande, & nous nous féparons ; mais 1'impatience du Turc attira bientót notre attention : il faifit une phiole, en fait fauter le goulot , la vuide d'un feul trait, fe retourne, & nous fait un figne d'approbation. Excepté mon pere, nous craignions tous de voir bientöt ce malheureux tomber a la renverfe; cependant, nous ne tardames pas a nous raflurer : une feconde phiole ouverte , vuidée & approuvée de même, nous tranquillifa fur fon compte. Peu de temps après, nous fimes notrs entrée dans le. détroit des Dardanelles, &  du Baron de Toet. 3 le batiment ferra fa flamme pour éviter le ifalut des ch&teaux, ainfi que celui du Cajpitan Pacha (1), dont la Hotte était mouilllée a Gallipoli; & nous mouilhlmes enfin dans le port de Conftantinople le 21 Mat 1775- ij Cette ville fituée a 1'extrêmité oriëntale de 1'Europe, prés de la mer Noire, n'efi qféparée de 1'Afie que par le Bofphöre de IThrace. Ce canal qui fait communiquer les ideux mers, verfe dans la partie du Su J :l'excédent des eaux, que le Nord répand :dans la mer Noire, & que fa furface ne ipeut évaporer. Des courants violents deltcendent a eet effet du canal, & fe portent fur la pointe du Serrail; ce cap les divife & eti intercepte une partie, qui , après avoir circulée dans le port, en relfort par la rive oppofée pour aller rentrer dans Ia file du premier courant. C'ert a ce méchanifme naturel que le port de Conftantinople doit Pavantage de fe dégager de tous les décombres & de toutes les immondices >mi'on y précipite journellement. La mer ;s'y défend donc d'elle-même contre 1'ignc:irance qui ne prévoit rien, & les vaiffeaux jfde 80 canons peuvent fans danger y mettre une planche a terre. (1) L'Amiral Turc, A ij  4 Mémoires Si 1'ambition de dominer 1'univei'S étudiait fur la carte, le fite le plus favorable pour y établir la capitale du monde , la firuation de Conftantinople ferait fans doute préférée. Placée entre deux mers , cette ville ferait auffi dans le centre des productions utiles & du commerce le plus floriflant, fi la preffion du defpotifme ne brifait pas a vingt lieues a la ronde, tous les inftruments de la culture & de 1'induftrie. Renfermée dans 1'enceinte de fes antiques i murailles, Conftantinople , du cóté de la terre, n'ofFre au voyageur, que 1'afpect de la deftruftion, tandis que les Navigateurs, j dans le centre d'un immenfe amphithéatre, femblent accourir de toutes parts pour ap- j porter le tribut que 1'univers doit k fa Métropole. L'ancienne Byzance, dont les murs fer- i vent aujourd'hui d'enceinte au Serrail du i Grand-Seigneur, placée fur 1'extrêmité du cap qui ferme le port, préfente une forêt j de cyprès, dont les cimes dominéés par une infinité de coupoles couvertes de j plomb , enricbies de boules dorées, fe pyramident avec la tour du Divan qui les furmonte. Ce grouppe d'une teinte fombre, femble fe détacher du refte du tableau qui n'offre d'ailleurs d'autre variété que quelques grands édifices épars , dont les  du Baron de Tott. -; mniïes font trop fortes pour les objets qui les environnent. Le port depuis la pointe du Serrail jufqu'aux eaux douces (1), prolonge fur plus de deux mille toifes un des cótés du triangle que forine 1'enceinte de Conftantinople : il eft bordé fur la rive oppofée par d'immenfes fauxbourgs qui en enveloppant la ville de Galata , préfentent un tableau dont la richefle eft encore augmentée & variée par la continuité des villages qui fe .réuniiïent & fe confondent pour border le Bofphore jufqu'a fix lieues vers la mer Noire. Ces habitations continuées fur la cóte d'Afie viennent fe rejoindre k Scutary, & cette ville placée a la diftance de trois quarts de lieue vis-a-vis 1'entrée du port , offre k Conftantinople même , le point de vue le plus intéreffant. Les bateaux qui traverfent fans ceffe 1'efpace com« (1) On appelle ainfi la petite riviere qui fe jette dans la mer au fond du port; elle arrofe le val* Ion deKiathana. Le Grand-Seigneur y a un Kiosk, & Sultan Achmet avait en la prétention d'imiter Marly, en invitant toute fa Cout a batir fur les deux collines qui bordent la riviere ; mais ces édifices ont été détruits par les rebelles qui dépoferent Sultan Achmet. Le préjugé toujours contraire aux imitations européennes, fut le prétexte de cette deftruftion , & 1'avidité du pillage, le véritable motif, A iij  6 Mémoires pris entre ces deux villes, femblent uriïj 1'Europe avec 1'Afie. D'autrès batimenttl fervent le matin a tranfporter les habitants des villagcs du Bofphore, aux travaux del la Capitale qui les nourrit, & le foir a lesl rendre a leurs foyers; un nombre infini de batelets traverfent le port pour les befoins momentanés des habitants; & fi 1'on y joint les tranfports pour 1'approvifionnement de la Capitale, auquel la mer Noire & 1'Archipel fournilfent journellement, & 1'activité du commerce étranger, qui vient auiïi de toutes parts fournir au luxe & aux vêtements de cette ville, on aura peine a concevoir le mouvement dont ce tableau eft conftamment agité. Mais fi rien n'égale la beauté du coupd'ceil que préfente Conftantinople, le charme difparait bientót en pénétrant dans cette ville. La plupart des rues, affez étroites pour que Ia faillie des toits laiffe a peine un pafTage a la lumiere, un pavé de cailloux mal foigné, nulle précaution de propreté, ce font les moindres défagréments de cette Capitale. Mais je réferve le détail de fes autres inconvénients pour les développer fucceffivement, & a mefure que 1'occafion s'en préfeutera. L'étude de la langue Turque pouvait feule meconduire a celle des mceurs & des  du Baron de Tolt. 7 •iufages de cette Nation; ce fut aufll mon jpremier foin, & je crus devoir me refufer jaux inftances qu'on me fit alors de com>.mencer par la lefture des voyageurs qui pont parlé des Orientaux ; ce qu'ils pou{vaient abréger de mon travail, me parut jmoins utile que les erreurs qu'ils pouvaient ime donner ne me parurent a craindre. Mon maitre Turc commenca par me faire i apprendre a écrire, c'eft la regie. L'habi] tude du deffin m'y fit faire quelques proIgrès; je lus enfuite, & alors les difficultés jfe multiplièrent; la fuppreffion des voyelJ les (i) fuffit pour donner une idéé de mes i premiers embarras & du travail pénible & ïfaftidieux qu'il me fallut fubir; mais il y a i| plus encore : les Turcs en fuppléant ik la i pauvreté de leur langue originelle , par 1'a] doption totale de 1'Arabe & du Perfan, en i fe compofant cinq alphabets, dont les dif: férents caractères font cependant au choix i des écrivains , ont encore créé de nouveaux (i) Les voyelles n'étant exprimées que par de» fignes placés hors du corps d'écriture, les Ecrivains fe difpenfent d'un foin auquel le talent du lefteur doit fuppléer-, il en réfulte des difputes littéraires fur les confonnes dont la valeur peut changer le fens ; mais pour éviter le danger de ces difcuffions fur le Corïn , janwii ce livre n'eft écrit fans voyelles. . . A iv  $ Memoires obftacles h rinflruction; & quand Ia vfe d'un homme fuffit a peine pour apprendre a bien lire, que lui refte-t-il pour choifir fes leclures, pour profiter de ce qu'il aura lu ? C'eft effentiellement a eet inconvénient qu'il faut attribuer 1'ignorance des Turcs, fur-tout ce qui eft du reffbrt des Sciences abftraites. Uniquement occupés a bien peindre leurs caradtères & a les déchiffrer, leur amour-propre devait fe jetter du cóté des difficultés de ce genre : un doublé fens, des tranfpofitions de lettres bornent Pobjet de leurs études & de leur littérature; & tout ce que le mauvais goüt peut inventer pourfatiguer 1'efprit, fait leurs délices & xavit leur admiration. Mon makre de langue, Perfan d'origine , grand partifan de la poéfie , s'enyvrait également d'opium & d'eau-de-vie ; je pafiais deux heures chaque jour dans eet agréable tête-a-tête : je m'occupais fur-tout a employer tous les mots que ma mémoire accumulait, & je ne fus pas plutót en état de 1'entendre, qu'il me demanda d'un air empreffé ce que c'était qu'une odeur qu'il avait remarquée en entrant chez moi. Je lui montrai un flacon d'eau de lavande, & 1'exemple du Commandant de la félouque, me fit confentir fans peine a un facrifice qu'il defirait, & qu'il fupporta fans aucun  du Baron dc Tott. 9 inconvénient; mais je ne crus pas devoir :continuer a 1'abreuver d'une boiflbn auffi dangereufe. . Mon application a raiïembler beaucoup ède mots, & fur-tout mon empreffement a lies employer, me mirent en peu de temps jen état de m'expliquer paffablement ; & ij'étais déja parvenu au point de ine paffer jd'interprête, lorfque M. de Vergennes vouilant dans une fête affembler tous les Mifniftres étrangers, ainü que tous les Euroilpéens établisa Conftantinople, en ordonna lies préparatifs. Cette annonce excita la cudriofitéde quelques Turcs de diftinftion qui i demandèrent ft y affifter, & je me chargeai Jd'autant plus voiontiers de leur en faire lies honneurs, que je voyais une nouvelle ? occafion de m'exercer dans leur langue. J'étais nouvellement marié, & la liaifon tjqui exiftait entre le plus confidérable de ces I Turcs & mon beau-pere , ajoutait a 1'intéI rêt que lui infpirait mon zèle ü m'indruire. II me pria en arrivant de lui faire remar(I quer Madame de Tott dans le nombre des :| femmes qu'il appercevait; & bientór atten- tif a fes moindres mouvements, il la friivft I des yenx, & paroifTait inquiet , fi elle lui ; échappait un inftant dans la foule. A cette i inquiétude prés , lecoup d'ceil de cette fête i femblait abforber mes Turcs, dont les quefA v  i O Mèmolret tions fur ce nouveau tableau n'étaient pas moins réjouiffantes qu'inftructives pour moi. Cependant un menuet ouvre le bal : on tne demande quel eft le danfeur ? c'eft 1'envoyé de Suede. Quoi ! me dit le Turc avec furprife.... 1'Envoyé de Suede;... le Miniftre d'une Cour alliée k la Sublime Por- te !.... non cela n'eft pas poffible vous vous trompez, voyez mieux. Je ne me trompe point, lui dis-je, c'eft lui : oui , lui-même. Le Turc alors convaincu, bailfa les yeux, réfléchit & fe tut jufqu'a la fin de ce menuet auquel un autre fuccéda : nouvelle queftion pour en connaïtre le danfeur : c'eft 1'Arnbaffadeur de Hollande.... Oh, pour celui-la, me dit le Turc gravement, je ne le croirai jamais. Je fais, continua-t-il, jufqu'oü peut s'étendre la magnificence d'un Ambaffadeur de France; & malgré ma furprife, j'ai pu porter cette opinion jufqu'a concevoir qu'il fut affez riche pour faire danfer un Miniftre du fecond ordre ,• mais a quel prix pourrait-il obtenir ce fervice d'un Ambaffadeur ? II ne peut exifter entr'eux cette énorme différence. J'employai alors tous les mots Turcs que je favais pour lui faire entendre que ces Miniftres étaient 1'objet de la fête, qu'ils n'en étaient pas les baladins, qu'ils y danfaient pour leur plaifir, que 1'Am-  du Baron dc Tott. 11 bafladeur de France y danferait lui-même. Je perfuadai difficilement. Cependant un objet que le Turc croyait fans doute plus intéreflant 1'occupa bientót tout entier. Je ne vois plus votre femme , me dit-il.... n Ah ! bon la voila... Mais quelqu'un lui parle ! courez vite rompre eet entretien. Pourquoi donc , lui dis-je ? II s'expliqua ! alors plus clairement, & j'entreprenais de : le tranquillifer, lorfque Madame de Tott, . continuant a caufer, entra dans le Sallon du jeu & difparut. Le Turc alors perdant I toute contenance , fe leve & m'entraine; : je me lailTe conduire , & le fpectacle de i plufieurs tables oü des femmes & des horat mes fe difputaient, n'dtait pas fans doute i celui que fon amitié redoutait pour moi. Le fouper fut fervi, & mon ami s'apper< cevant qu'on fe diftribuait aux différentes tables, voulut s'en aller. Une inquiétude d'un genre plus férieux paroiffait 1'agiter. Je le prefiai de voir la fin de la fête. Tout eft fiui, me dit-il vivement, ils commencent a, boire. Laiffez-nous aller; & fi vous m'en : croyez, emmenez votre femme, & retirezvous auffi. J'entends, lui dis-je; mais ralTui rez vous, tout fe paffera plus|tranquillement I que vous ne penfez. J'infiftai & je parvins l & promener mes curieux autour des tables, i & a les faire afleoir a celle qu'on leur avait A vj  i i Mémoires préparée. Quelques verres de liqueurs, en leur donnant du courage, achevèrent de les perfuader; ils reftèrent jufqu'au matin, & m'apprirent en me quittant que fi pareille fête fe donnait entre eux, elle nefinirait pas fans trente aflafïinats. . Les connaiflances morales que je venais «i'acquérir, m'engagèrent a me former des Jiaiföns capables de les étendre. Murad Mollach, de la familie de Damat Zadé , qui depuis la conquête de Conftantinople a donné dans chaque génération des Muftis a 1'Empire, deftiné lui-même a cette dignité, fut une de celles que fe cultivai le plus. J'aurai fouvent occafion d'en parler; & ce que j'aurai a en dire, en développant fon caractère, fervira également k éclairer fur celui de fa Nation. Pour fuivre a-peu-près Ia marche des événements dont j'ai érè le témoin , jettons actuellement un coup d'ceil fur les incendies, qui ravagent trop fréquemment Conftantinople pour n'en pas faire mention. Je choifis le plus frappant des tableaux de ce genre, je veux dire 1'incendk qui confuma les deux tiers de cette immenfe ville peu de temps après notre arrivée. Le Palais de Frauce fitué dans le fatixbourg de Péra, domine le port & la ville de Conftantinople. Le feu prit le matin dans  du Baron de Tott. 13 Une maifon prés de la Marine & des murs du Serrail. Levent qui foufflait du Nord, fit que 1'incendie prolongea ces murs, & atteignit vers les fept heures le Palais du Vifir fitué h mi-cóte. Le Grand Seigneur s'y était tranfporté; mais ni fes ordres, ni les efforts qu'on fit pour préferver eet immenfe édifice ne pureut le garantir , & le foyer qu'il forma donnant une nouvelle activité aux flammes, 1'incendie continua h s'étendre dans le lit du vent avec la plus grande rapidité. On pouvait cependant efpérer qu'en s'approchant de Sainte-Sophie, la maffe de eet édifice lui donnerait des bornes; tous les fecours s'étaient portés de ce cóté,& 1'on fe flattait d'y arrêter le progrès des flammes quand le plomb de la coupole, fondu par la chaleur de 1'athmofphère, ruiflelant par les gouttieres de pierres fur la foule des gardes & des travailleürs, laiOa un champ libre al'adtivité du feu. Dés ce moment, on ne penfa plus a le contenir, & 1'on confentit a lui laifler dévorer tout ce qui fe trouvait fur la direction du vent, jufqu'aux murs de la Marine, de 1'autre cóté de la montagne. La confternation était générale, & cependant on s'eftimait heureux de voir 1'incendie arrivé a ce terme, quand le vent fautant a l'Eft avec viotence, prit en travers cette ligne de feu fur plus de douze cents  r4 Mémoires toifes d'étendue. Les flammes poufTées alors vers le centre de la ville formèrent treize branches de feu, dont les racines en fe réuniffant fucceflivement firent bientót de Conftantinople une mer enflammée. Les efforts qu'on fit alors, au-lieu d'être fecourables, ne firent qu'ajouter au défaftre: un régiment entier de Janiffaires, occupé h abattre des maifons k la tête d'une des branches de 1'incendie, fut enveloppé par les deux branches latérales. Les cris de ces malheureux, portés dans des tourbillons de feu , avec ceux des femmes & des enfants qui fubifiaient le même fort, le bruit des édifices qui s'écroulaient, celui des planches enflamméespouffées dans 1'athmofphère par laviolence du feu, le tumulte des habitants que 1'incendie menacait de toutes parts, & qui, pour fe garantir de la plus afFreufe mifere, expofaient leurs vies pour fauver une partie de leurs biens; tout concourait a former un enfemble dont Phorreur ne peut être décrite. Ce qui fe concevra encore moins, c'eft que la réconftruclion de ces maifons n'était pas achevée, qu'un nouvel incendie les confuma de nouveau, fans qu'il ait été poffible de faire prendre aux habitants aucune précaution pour s'en préferver. Sultan Ofman, alors furie tróne, voulut vainementaggrandir quelques mes, en percér de nou-  du Baron de Tott. i 5 velles pour la facilité des fecours; les propriétairesferéunirent pour réclamer lajouiffance entiere du terrein de leurs peres : le Gouvernement qui n'avait fu qu'ordonner quand il fallait payer, ne feut auffi que céder a une réfiftance facile a vaincre; voili le Defpotifme. On avoit dü voir que les vols qui fe commettent avec facilité, fous le prétexte de porter fecours aux maifons voifines du feu, avaient fouvent été le motif des incendies; & le Gouvernement en croyant y remédier par la défenfe de travailler a les éteindre, avant 1'arrivée des principaux Officiers, n'avait fait qu'augmenter le mal. C'était en effet donner aux flammes le temps de prendre de l'adtivité. Auffi cette loi futelle abrogée; on augmenta même le nombre des pompes. Gardées jufques la chez les Gouverneurs des quartiers, elles furent diftribuées aux différents corps-de-garde; ils eurent ordre de les tranfporter au premier befoin : mais qu'en eft-il réfulté? Que Paclivité des pompiers ne les fait accourir que pour ranconner les malheureux, & arrofer la foule pour fe divertir; que les gardes , familiarifés avec ces défaftres, s'en font fait un jeu, & ajoutent a la mifere publique, en maltraitant les malheureux; que les travailleurs jettent inconfi-  16 Memoires dérément fur le feu des aliments qu'ils devraient en éloigner, & que la multitude pille de tous cótés (i). Le Vifir & tous les grands Officiers de la Porte font obligés d'aller au premier avis au beu de 1'incendie , afin d'y ordonner tout ce qui ell jugé néceffaire. Le GrandSeigneur lui-même ne fe difpenfe jamais de s'y rendre : fi le feu fait quelques progrès, les moyens de le tranfporter font prés au premier fignal ; il a jour & nuit des chevaux fellés & des bateaux armés a eet effet. Les grands Officiers ont la même précaution ; & ces corvées qui font fréquentes , interrompent fouvent leur fommeil. Des gardiens de quartiers appellés Paffevans, font deftinés a veiller fur le feu pendant la nuit. Ils parcourent leur diftrict armés de gros batons ferréss dont ils battent (i) La loi a prononcé contre ce genre de pil— lage ; elle condamne le voleur a être précipité dans le feu; mais 1'habitude de voir une foule de malheureux périr dans les flammes par la fréquence & la rapidité des incendies , fait que ce danger auquel on eft foi-même expofé journeüement, confidéré comme fuppüce, fe réduit a-peu-près au malheur de mourir dans fon lit. Les peines les plus févères n'établiffent pas le bon ordre ; il eft le produit d'une furveillance éclairée que le defpotifme n'empioie jamais,  du Baron de Tott. 17 le pavé, réveillent le peuple par le cri de Tangenvar (il y a du feu), & lui indiquent le quartier oü il s'eft déclaré. Une tour fort élevée, bAtie dans le palais du Janiffaire Aga , domine tout Conftantinople, ainfi qu'une autre tour conftruite h Galata : chaeune de ces tours contient une garde qui veille conftamment pour le même objet. C'eft la qu'une efpece de tocfin, frappé fur de gros tambours , en accélérant 1'allarme, la porte rapidement dans le canal , d'oü un grand nombrc d'intéreffés accourent fouvent trop tard a leurs boutiques, qu'ils trouvent brülées ou pillées. C'eft auffi pour mettre les marchandifes les plus précieufes a 1'abri des flammes, & les préferver du pillage dans le cas de foulevement ou d'incendie, que les Befeftins ont été Mtis , ou par des corps de marchands , ou par des particuliers qui en louent les magafins. Ces édifices qui fervent en même-temps de rues, font élevés en pierre de taille, & vofités en brique dans toute leur longueur. Ils raflemblent chacun des marchandifes Ji-peu-près du même genre ; mais fi celui des Orfevres eft un des plus précieux, ce n'eft ni par le goflt, ni par le fini du travail. J'aurai occafion de paiier ailleurs de l'induftrie des Turcs. Après le défaftre dont je viens de par-  ï ° Mémoires Ier, la réfidence des Miniftres du GrandSeigneur fut transférée (jufqu'a ce qu'on eüt reconftruit ie Palais du Vifir) dans celui d'une Sultane, que le feu avait épargné; & M. de Vergennes , qui n'avait eu d'abord que le titre d'Envoyé de France, ayant obtenu celui d'AmbaiTadeur, fe difpofa pour la remife de fes nouvelles lettres de créances. Said-Effendi , le même qui avait été Ambaffadeur en France, était alors GrandVifir. Nous nous rendimes h fon audience ; nous ne comptions aller a celle du Grand-Seigneur que le fecond mardi, le premier étant trop voifin (i); mais le Sultan , qui fe trouvait incognito a la Porte (2) , fit dire a M. de Vergennes qu'il (1) Le Grand-Seigneur ne donne jamais audience aux Ambaffadeurs que le mardi : c'eft le jour du Divan du Serrail; il fe tient dans le rez-de-chauffée d'une tour quarrée qui en porte le nom. Le Vifir, ainfi que les grands Juges d'Europe & d'A£e, le grand Tréforier, &c. y fiegent fur des banquettes qui bordent cette falie. On y voit au-deffus de la place du Vifir, en face de la porte, une petite fenêtre grillée & élevée de neuf a dix pieds, d'oü le Grand-Seigneur peut entendre ce qui fe paffe au Divan; mais d'oü il ne peut, ainfi qu'on a voulu le faire croire, ni être poignardé, ni poignarder perfonne. (1) Cette exprcflïon défigne la réfidence du Vi-  du Baron de Tott. 19 le recevrait le lendemain. Ce Prince, d'un caractere emporté , mais faible, impatient & curieux a 1'excès , nous donna au retour une fcene affez finguliere. Nous le trouvames déguifé en homme de Loi, & feulement accompagné de fon Sélictar (1) & de fon Divitdar (2), tous deux déguifés Tchoadars (3) ; il s'était arrcté dans une rue pour nous voir paffer, & notre marche pénétrant de-la dans Yjitmeydan (4), nous vïmes bientót ce Prince arriver en courant a cöté de nous , ou ralentiffant fa marche prés de M. 1'Ambafladeur. II 1'accompagna jufqu'au bout de cette place ; recommencant alors h courir , il traverfa la rue a la tête de la première file, entra par une des portes du jardin du Serrail, en reffortit vers la Marine pour nous rejoindre fur 1'échelle (5), oxi nous nous fir , oü tout les Bureaux font raflemblés , & oü tous les autres Miniftres de la Porte fiegent dans le jour , pour vaquer aux affaires de leur Département. (1) Poi'te-épée qui fait 1'office de Grand-Chambellan, & de Capitaine des Gardes. (2) Secretaire-Garde de 1'Ecritoire Impériale. (3) Valets qui accompagnent a pieds leurs Maitres. (4) Place de 1'Hyppodrome. (5) Echelle , efpece de jettée en pierre eu en  ÏO Mémoires embarquames : il y refta jufqu'a notre départ , après quoi il rentra de nouveau dans 1'enceinte de fon Palais, oü nous le perdimes de vue. Je remarquai que pendant tout le temps que ce Prince nous accompagna dans la place de 1'Hippodrome , oü nous avions également attiré plufieurs curieux , aucun d'eux ne fit le moindre mouvement qui püt le déceler; il n'y en avait pas un cependant qui ne le reconnüt & ne füt effrayé de fa préfence : mais le defpotifme veut maitrifer & faire difïimuler jufqu'a la crainte même qu'il iafpire. Je n'entrerai dans aucun détail fur le cérémonial de 1'audience du Grand-Seigneur, les voyageurs en ont afTez parlé, pour que je me taife fur les différents traits d'humiliations . que les AmbafTadeurs effuyent dans ces occafions; il faudrait difcuter les moyens de s'y fouflraire , & je ne décris que les mceurs des Turcs. II y eut cependant de remarquable dans cette audience, que Ie Grand-Seigneur, au-lieu de s'adrefler a fon Vifir pour tranfmettre fa réponfe , 1'adreffa lui-même ft planches fur pilotis , pour faciliter 1'abord des bateaux , rembarquement & Ie dcbarquement de ce qu'ils tranfportent.  du Baron de Tottl 21' M. de Vergennes, auquel le Drogman de la Porte la traduifit , concue en termes pleins de bonté pour eet Ambaffadeur, & nullement formée fur 1'étiquette. Cette réponfe ne pouvait avoir été préparée; une forte d'affabilité 1'avait diclée au Prince. Sultan Ofman, d'ailleurs peu capable de cette énergie dont le defpote a fi fouvent befoin, y fuppléait par une impatience habituelle & quelques accè= d'emportements. Séliktar Pacba, jeune, plein de confiance, & fier de la faveur de fon Maitre qui 1'avait élevé auVifiriat, crut pouvoir fe livrer fans crainte comme fans mefures k des concuffions, dont les exemples multipliés excitèrent un murmure général. Ces plaintes qui arrivei.it toujours trop difficilement jufques au tróne , parvinrent aifément au Sultan dans les courfes qu'il faifait incognito; & ce Prince, outré contre fon favori, le fit venir au Serrail en préfence du Mufti qu'il avait mandé k eet effet. L'accès de fa colere fut fi vif, que faififfant une maffe d'armes , il 1'en aurait frappé lui-même , fi le Chef de la Loi ne s'y fut oppofé. C'était fans doute irfiter la colère de Sultan Ofman que d'en contenir le premier mouvement; ellenetarda pas auffi a s'immoler fa viftime, & le Vifir congédié de 1'appartement intérieur, mais fuivi d'un ordre, fut arrêté entre les  i i Mémoires deux portes CO; le Séliclar Aga lui retira le fceau de 1'Empire, & fa tête coupée fur le champ, futexpofée dans un plat d'argent a la porte de la feconde cour, avant qu'on eüt le moindre doute fur Ia faveur dont jouiffait ce premier Miniftre (i). Les Uleinats, ce fameux corps de gens de Loi qui fe faifit toujours des reftes de 1'autorité quand elle faiblit, pour en opprimer 1'autorité elle-même, contenu jufquesla paria faveur du Vifir, crutpouvoir après fa mort dominer avec plus dimpunité. Les Ulemats difposèrent en efFet de la faibleffe du Sultan jufqu'au degré qui ne pouvait manquer de 1'irriter contre lui; fa fureur éclata contre Ie Mufti. Le fanatifme qui par-tout a prononcé des loix fanguinaires ou abfurdes, fouventl'une & 1'autre, a étali en Turquie en faveur des Ulemats, que leurs biens ne pourraient être (1) L'iffue par laquelle on pénetre de la première cour au Serrail dans Ia feconde , eft fermée par deux portes entre lefquelles il y a des logements pratiqués dans les tours qui flanquent cette entree ; les portiers en occupent une partie; mais la piece principale s'appelle le Dgellat Odaffi, la chambre des bourreaux. (2) L'écriteau portait: C'eft ainfi que 1'on traite ceux qui abufent de Ia faveur de leur Maitre.  du Baron de Tott. 2.3 confifqués, & qu'ils ne pourraient être punis de mort, qu'en les faifant piler dans 1111 mortier. Ou ne fent pas trop le plaifir qu'il y a d'être traité d'une manière auffi diftinguée; mais on appercoit aifément que les exemples d'un fupplice auffi horrible doivent ayoir été d'autant plus rares, que les gens de Loi avaient plus d'intéröt a ne pas les laifler fe multiplier. Ce fut fans doute auffi la confiance de 1'impunitéqui portale Mufti h recevoir avec hauteur les menaces de fon Maitre, & cette réfiftance irrita Sultan Ofman au point, qu'il ordonna de relever les mortiers que le laps du temps avait enterrés. Cetordre feul produifit le plus grand effet. Le corps des Ulemats, juftement effrayé, fe foumit, & le fameux Racub-Pacha , appellé au Vifiriat, gouverna fans contradiction. Racubjoignait a 1'efprit le plus féduifant, beaucoup de force dans le caraétère. Jamais Vifir n'a mieux pofledé que lui les talents de fa place; il favait corrompreavec adrelTe, & intimider les plus audacieux : toujours perfide, toujours méchant, mais toujours habile & maitre de lui-même, il comptait les hommes pour peu de chofe, & leur vie pour rien. Ce Miniftre avait précédemment occupé le Pachalik du Caire, celui de tout l'Em-  24 Mémoires pire qui lui convenait le moins; I'indifcipline de Beys Mamelucs, étayé par la force, ne lui avait laiffé que la relfource de la corruption pour fe fouteriir, fans en être moins expofé aux voies de fait. II venait d'échapper u un coup de piftolet tiré fur lui dans fon propre Divan, lorfque le Grand-Seigneur 1'appella au Vifiriat. Racub joignait encore k tous les talents néceffaires au Defpotifme, des connaifïances utiles aux affaires de 1'Empire; il les avait acquifes au Traité de Belgrade , pendant lequel il occupait la Charge de Mektoubtchy (i). Les différents emplois par lefquels ce Miniftre avait fuccefiivement paffe, ne laiffant u perfonne 1'efpoir de lui être néceffaire, il trouva tout le monde difpofé a fervir fes volontés, & 1'on remarqua bientót que 1'habitude de 1'autorité les lui faifait exprimer d'une maniere étrangement légère. L'intervalle entre la mort de Séliclar Pacba, & 1'élévation de Racub au Vifiriat, avait été rempli par un grand nombre de Vifirs, dont quelques-uns n'étaient pas ref- tés (i) Mektoubtchy eft un des Miniftres de la Porte du fecond ordre. Cette Place ne pourrait être comparée qu'a celle de premier Commis du premier Miniftre, ft elle exiftu t.  du Baron dc Tott. 25 tés quinze jours en place : nous étions fatigués desfréquentes audiences que ces mutations occafionnaient; mais il ne fallait pas moins nous rendre encore a celle du nout veau Miniflre. Les cérémonies d'ufage dans 1 ces occafions étaient terminées, & cepenI dant Racub continuait a entretenir amicalement M. 1'AmbafTadeur, lorfque le Muzur-Aga (O arrivant dans la falie, & s'api prochant du Pacha, lui dit un mot a 1'oreille. Nous obfervames bien qu'il n'en recut pour toute réponfe qu'un très-petit mouvement horifontal de la main : après quoi Son Alteffe reprenant fur le champ un fourire ; agréable, continua a s'entretenir avec M. l'Ambaffadeur pendant quelques inflants encore. Nous fortimes enfuite de la falie d'audience pour regagner le pied du grand efcalier oü nous remontames a cheval; & neuf têtes coupées & rangées en-dehors de la première porte, nous donnèrent en paf\ fant, 1'explication du geile que le Vifir ve1 nait de faire en notre préfence. L'inutilité de preffer de la forte une exé1 cution dont on peut toujours difpofer avec i une extréme facilité, pouvait faire préfu1 mer que celle-ci avait été ménagée pour établir notre opinion fur la prompte juftice (1) Le Grand-Prévöt. i. Partie. B  2 6 Mémoires du nouveau Miniftre; mais nous ne pouvions y voirque fon atrocité : c'eft le grand reflbrt du defpotifme, il écrafe toujours & ne punk jamais; c'eft auffi le moyen que Racub employa conftamment Mais fi tous les Grands de 1'Empire étaient contraints de céder a 1'ufage que ce Vifir faifait de fes principes politiques, il était réfervé a une femme du peuple de lui réfifter impunément ; & 1'efpece de fédition qu'elle occafionna intéreffant la fubfiftance de Conftantinople, il eft important de faire connaitre cette partie de 1'adminiftration Turque. Le Grand-Seigneur qui fait publiquement le monepole du bied pour 1'approvifionnement de la Capitale , recoit cette denree des Provinces maritimes oü il a établi le droit d'Ichetirach (2). II confifte dans Pobligation de livrer au Grand-Seigneur, a un très-bas 'prix, une certaine quantité de bied qu'il fait tranfporter dans fes ma- (1) Sous un Gouvernement defpotique, 1'exiftence de chaque perfonne en place eft néceffairement précaire : on ne peut s'y livrer a 1'ambition de lés occuper , fans méprifer fa propre vie. Quel cas f>ourrait-on faire de la vie des autres ? (2) Le produït de ce monopole appartient au tréfor public ; 1'on adminiftration eft confiée au Tefdar ( Grand-Tréfo»er).  du Baron de Tott. 2.7 gafins par des batiments nolifés pour fon compte. II revend eufuite cette denrée en détail aux Boulangers, qui font obligés de la recevoir & de la confommer au prix que fa Hauteffe a fixé. Une fuite néceffaire de cette inaniere d'adminiftrer, c'eft la défenfe de 1'exportation des bleds, la fripponnerie iuévitable des Officiers qui contreviennent è 1'ordre, le dépériffement des grains emmagafinés & mal foignés, une nourriture fouvent mal-faine, & la famine pour dernier rélultat. Conftantinople en était menacé; le pain diminué de poids était confidérablement augmenté de prix : on commencait même a en altérer la compofition, & 1'on n'efpérait plus pour gagner le nouveau bied que fur 1'arrivée de foixante-dix Mtiments attendus de la mer Noire. Quand on apprit la perte de tous ces batiments, naufragés a la cóte pour avoir manqué dans la nuit rentree' du canal, Conftantinople fut confternée , & 1'on ne peut penfer fans horreur que eet événement était occafionné par un genre d'abus qui ne paraitrait pas croyable, s'il n'exiftait encore affez conftamment. Deux fanaux fort élevés & placés a 1'embouchuns de la mer Noire fur les deux caps d'Afie & d'Europe, y font deftinés k indiquer 1'entrée du canal aux navigateurs. B ij  18 Mémoires Le Gouvernement a pourvu a 1'huile qui doit y être confommée, & des gardes font payés pour les allumer & les entretenir journellement ; mais ce même Gouvernement permet en même-temps, la fabrication des charbons fur toute cette cóte , quoiqu'il ait pu fe convaincre que , fous ce prétexte, des habitants allumaient des feux capables de tromper & d'égarer les navigateurs dans les temps orageux; il devait favoir auffi que les gardes des deux Phares interceptent en même-temps la lumiere des fanaux, pourfe procurer des naufrages dont les débris leur font utiles (i). Des ordres expédiés dans fout 1'Empire pour enlever les femailles au Laboureur, furent le premier moyen qu'on employa pour remédier au défaftre. Les malheurs qu'on préparait pour 1'avenir ne pouvaient être appercus par Pintérêt du moment, feul intérêt du defpotifme. On joignit encore aux moutures, des feves & d'autres légumes farineux, & 1'avarice qui 'profite (i) L'humanité livrée a 1'injuftice fe fait bientót un jeu de tous fes crimes. Un défordre en produit toujours un plus grand; ce produit eft plus certain quand les loix en donnent 1'exemple. Eft-il un légiflateur qui ne doive pas être effrayé da ce dilemme ?  du Baron dc Tott. 29 de tout, s'empara des comeftibles pour en altérer la qualité, fans fuffire a la quantité. Les fours conftamment affaillis par un peuple affamé, demandèrent des gardes ; on n'y livra plus a chaque perfonne, qu'un gateau de pate mal cuite; & les Turcs en s'y préfentant, le piftolet ou le couteau a la main, y commettaient toutes fortes de défordres. Dans cette .détrelfe qui avait fait également refferrer le riz, la fermeté du Vifir entretenait cependant uneforte detranquillité dans la ville, lorfqu'une femme dupeuple , vieille , mais courageufe , ameutant fes compagnes dans fon quartier , groflit bientót fa troupe en s'acbeminant vers les magafms de riz; elle infulte les gardes qui fur fa route demandent compte de eet attroupement. Le Janiflaire Aga (1) accourt avec une garde nombreufe; il eft repouffé par les pierres qu'on lui lance; les magafiiis de riz font enfoncés, & le pillage commence, quand le Grand-Vifir arrivé luimóme. La vieille femme s'avance alors vers lui, le menace avec infolence , défie les forces de fes foldats , le harangue avec intrépidité , le perfuade, ou plutót lui fait fentir la néceffité de céder , obtient une (O Le Général de 1'infanterie. B iij  3 O Mémoires portion de riz pour chaque combattant, & congédie fa troupe viétorieufe. Cependant 1'excès des a.bus qui ramene «lOtnenianément a 1'ordre, rendit pour quelque temps I'approvifionnement aucommeree; la famine difparut, mais les maladies préparées par de mauvais aliments, fe mê« lant aux miafmes de la pefte , ce fléau commenca fes ravages, il les étendit dans tout FEmpire. Les recherches que 1'on a faites fur cette maladie , n'ont encore produit que quelques opinions qui fe contredifent, ou que les faits démentent. On avait penfé qu'elle était originaire de 1'Egypte; & 1'on verra que mes obfervations faites fur les licut détruifent abfolument cette derniere conjeéture. Quoi qu'il en foit, il n'y a point d'in* certitude fur le foyer qui la conferve, ni fur les caufes qui la propagent. On retrouve 1'un & 1'autre chez les marchands fripiers de Conftantinople, & chez les particuliers qui confervent dans leurs coffres tous les vêtements, les fourrures même des perfonnes mortes de la pefte. C'eft fans doute prendre le moyen le plus efficace pour en fomenter & en perpétuer le gertne; il fe développe infailliblement fur les iudividus dont les bumeurs en font deve-  du Baron de Tott* 31 nues fufceptibles. Dans la faifon oü ces humeurs fermentent, fes progrès font plus rapides. C'eft auffi aux approches du pnntemps qui fuivit la difette , qu'on appercut les ■ premiers indices de la pefte; elle emporta ■ cette année plus de cent cinquante mille i ames dans la feule ville de Conftantinople » & le nombre des morts arriva au degré \ d'autorifer des prières publiques pour de- ■ mander a Dieu la ceffation de ce fléau. II ■ eft bon de remarquer que les Turcs le fupportent patiemmeut fans fe plaindre, juf- ; qu'a ce que le bulletin journalier des en: terrements qui fortent par la feule porte ! d'Andrinople foit de 999 : voila le terme r: de leur réfignation. On n'obferve jamais cette maladie dans fa naiffance comme dans fes différents pé■■ riodes que par la fréquenee des enterre- ments; mais ce fléau n'interrompt aucune ; affaire, & le mouvement qu'elles occafion- nent, en entrettnant la communication , | augmente auffi les progrès du mal 1 cepen| dant aucune remarque n'accufe 1'air d'y contribuer, & 1'habitude qui familiarife avec les plus grands défaftres & les dangers les plus certains, procurent aux malades des i fecours auffi faciles, que les fievres les moins épidtiiuiques. Les Turcs trouveitt encore B i?  3 2 Mémoires dans une aveugle prédeftination une plus grande fécurité. Exempts de 1'excès du même préjugé, les Grecs , les Arméniens , les Juifs ont étudié une forte de remède dont ils parailfent ufer avec une efpèce de fuccès; ce n'eft toutefois qu'après que les premiers efforts de la maladie font appaifés; mais on remarque que chacune de ces nations s'eft fait un régime différent qui ne peut convenir qu'a elle feule ; il faudrait fans doute attribuer cette fingularité aux différentes manières dont elles fe nourriffent. II eft encore plus für de douter de ce fait, que plufieurs Médecins affurent : je ne les garantis pas. Les Européens font les feuls qui prennent quelques précautions contre la contagion : une trop longue habitude les leur fait fouvent négliger; mais ce n'eft jamais fans le plus grand danger; &ceux que leurs affaires n'obligent pas a une réfidence abfolue, fe retirent d'autant plus volontiers a la campagne, pendant la pefte, que cette maladie qui commence fes ravages dans le printemps , dure ordinairement jufqu'atix approches de 1'hyver. L'ifle des Princes, fituées a cinq lieues de Conftantinople, a 1'eritrée du golphe que fait la mer de Marmora, vers 1'ancienne Nicée, était Ie fé-  du Baron de Tott. 33 i jour que les Francais avaient alFe&ionrië'; ,ii ils fe font depuis répandus dans différents 1 villages, qui bordent le canal fur la cöte j d'Europe, & ceux de Tarapia & de Buyuk1 déré , réunifl'ent aujourd'hui la plus grande ci partie des Ambaffadeurs & des Négociants £ de toutes les nations ; le viilage de Bell grade, rendu célèbre par Milady Montagu, ï avait joui long-temps de cette préférence, E qu'un air devenu mal-fain lui a fait perdre depuis. J'avais choifi le petit viilage de KefFely ï Keuy, pour me fouftraire a toute commu. nication pendant la pefte, dont je viens de 1 parler : ce viilage eft fitué prés de Buyukdéré, oü Murad Mollach habitait Fété, & prenait quelques précautions, au grand fcandale des vrais croyants. Je fusie voir, fon goüt pour 1'ivrognerie que je pouvais, fatisfaire , & mon zèle pour m'inftruire qu'il pouvait également favorifer, nous lièrent plus intimément. Cet Effendi(i), né dans 1'opulence, fils j de Mufti, & deftiné lui-même au Pontificat, ne connoiffait d'autre loi que fa völonté. Entouré d'un nombreux domeftique, toujours prêt ü exécuter fes ordres, il s'était (1) Effendi, homme de loi, B v  3 4 Mémoires arrogé la propriété & la juftice prévótale du viilage de Buyukdéré ; il avait encore étendu fes droits fur les deux villages contigus : faveurs, vexations, tout y dépendait de lui, & le Gouvernement, loin de contrarier cette ufurpation, en renvoyant les plaignants , ajoutait k leurs malheurs celui de s'être plaints fans fruit, & le danger de paffer pour s'etre plaint. Un moyen auffi efficace de s'approprier le bien d'autrui, a long-temps fourni a Murad Mollach, des fommes proportionnées a fes dépenfes. Jamais homme n'a fu mieux que lui les multiplier, & je lui ai connu, depuis qu'il a été Kadilesker (i), neuf maifons dans chacune defquelles il avait femme, enfants, valets, cuifine pour les nourrir, des ouvriers Mtiffant par-tout, des voifins qui le redoutaient, & des créanciers qui fuyaient fa préfence. Quoique Murad n'eüt encore que le titre de Mollach de la Mecque (2) lorfque (1) Kadilesker ; on devroit prononcer Kadi-elker : ces trois mots fignifient Juge des troupes; il y en a deux, celui d'Europe & celui d'Afie; ce dernier a le pas fur 1'autre : ce font deux grands Juges , tout leur eft foumis; dans un Gouvernement militaire , il n'y a que dés foldats. (1) Mollach de la Mecque n'eft qu'un ritre auquel on parvient a fon rang, & qui prépare i être Sitan-j-  du Baron de Tott. $5 je commencai a me lier avec lui , on peut juger qu'il jouiflbit déja d'une grande confidération ; elle lui attirait fouvent la vifite des gens en place, prés defquels il avait lui-même des méhagements a garder. Le Boftandgy Bachi, celui des Officiers extérieurs du Serrail, qui approche le plus fouvent fon Maitre, celui qui par état doit lui rendre compte de tous les défordres , & qui feit fréquemment fa ronde pour les obferver; dans une de fes courfes maritimes , était venu jufqu'a Buyukdéré , oü voulant faire une vifite au Mollach, un des gens de celui-ci lui dit qu'il étoit allé fe promener vers la prairie : le Boftandgi Bachi s'achemine pour 1'y joindre. On fe hate auffi de venir avertir 1'Effendi, qui fe tróuvait alors chez moi, oüquelques bouteilles de marafquin 1'avaient tellement occupé, qu'il me paraiffeit hors d'état de s'occuper d'autres chofes., Son homme arrivé , lui bol Effendiffi, efpece de Gouverneur & Lieutsnant de Police de Conftantinople ; mais cette charge , ainfi que celle de Kadilesker & celle de Mufti.ne fuivent point 1'ordre du tableau : parvenu au titre de Kiabé Molaffi, Mollach de la Mecque , il faut attendre le ehoix du Grand-Seigneur, qui difpofe de ces places a fon gré , pourvu que le Sujet ait paffe par la troifieme Sc la feconde avant d'arn■ver ala première. B vj  3 6 Mémoires annonce que le Boftandgy Bachi eft dans la prairie voifine. Je cherche un expédient pour empêcher une entrevue que fon état actuel me fait redouter pour lui. II s'appercoit de mes craintes. Vous allez voir, me dit-il en fouriant, ce que le moral peut fur le phyfique : cependant il fe laiife foutenir par fes gens, pour arriver jufqu'a la porte de la rue : la il les repouffe, marche avec fermeté, entre précipitamment dans la mofquée, qui n'était qu'a dix pas, fait dire effrontément au Boftandgy Bachi, qu'il eft en priere; il fe rend un moment après, oü eet Officier 1'attendait, recoit fes hommages , le congédie, & revient enfuite rire avec moi de mes frayeurs. Murad Mollach , trop accoutumé aux excès, n'était pas aifé a conduire; il céda cependant aux inftances que je lui fis, ,d'ufer plus modérément des liqueurs; il confentit a ne fe rendre que gai : nos converfations en devinrent plus intéreflantes ; j'en ai extrait ce que j'ai déja dit fur les femmes , & les fiennes qui faifaient de fréquentes vifites a Madame de Tott, enrichirent beaucoup mes counaiffanees a eet égard. Je voulus voir par mes yeux ce troupeau, que le Berger ne prifait guere; j'eutrai précipitamment dans 1'appartement oü elles ctaient; le cri fut général : il n'y eut ce-  du Baron dc Tott. 37 pendant que les vieilles qui s'emprefferent a fe cacher le vifage; mais je trouvai les jeunes bien vaines dans leur lenteur. On peut juger que Murad Mollach, conftamment dégoüté de' celles qu'il avoit, n'en augmentait le nombre que pour fe procurer de nouvelles efclaves, qu'il perdait bientót de vue. J'étais un jour avec lui dans un de fes kioks : nous prenions du café ; je travaillais a lui démontrer que puifque le fyftême de fa prédeftination n'obligeait pas un Turc a refter dans fa maifon pendant qu'elle brülait , il pouvait également s'en éloigner quand la pefte s'y déclarait ; & notre querelle devenait férieufe, lorfqu'un petit enfant d'environ quatre ans , nuds pieds , mal vêtu , vint lui baifer la main. Le Mollach le carefle, me fait remarquer eet enfant , & lui demande quel eft fon pere ? C'eft vous , répondit-il vivement. Quoi! je fuis ton pere ?... Et comment te nommes-tu? ... Jufuf... Mais quelle eft ta mere ?... Katidgée. Ah ! bon, Katidgée... Ouivraiment, me dit froidement 1'Effendi; je ne le connoiffais pas. Comment , lui dis-je, vous ne connoiffez ni vos enfants, ni leurs meres? Si tout cela vous eft étranger, a quoi vous intéreffez-vous donc ? L e Mollach. A peu de chofe, j'en conviens\ mais con-  3 8 Mémoires venez aufïï que ce grand intérêt que vous paraiflez me reprocher, de ne pas fentir, eft un peu fantaftique. Né de 1'illufion , n'efl-ce pas I'amour-propre qui 1'alimente? Puis-je defirer une pareille reffburce? non, fans doute; mais je fuis curieus., c'eft a quoi fe réduit mon fentiment. L e Baron. Je crois que c'eft auffi celui de bien des gens, & je vous le pardonnerais, s'il n'était pas exclufif; mais n'aimer rien , pas même fes enfants, c'eft vivre dans 1'abandonleplustrilte, dans une folitude affreufe. Le Mollach. . Ce ne font-la que de grands mots, cela n'éclaircit rien, cela ne donne aucune idéé réelle; foyons de bonne foi. Tous les hommes ont les mêmes fenfations : leurs plaifirs ne different pas; mais leurs préjugés, ainfi que leurs ufages , ont des variétés d'on réfultent les fenfations morales qui modifient les fenfations phyfiques. Ne les confondons pas ; voudriez-vous afïïmiler les petits réglements d'une petite fociété avec les loix éternelles de 1'Eternel ? L e Baron. Penfez-vous donc que fans faire une comparaifon auffi vaine & auffi abfurde , on ne puiffe croire au fentiment filial?  'du Baron de Tott. 39 Le Mollach. II faut toujours croire ce que 1'on Jent, ! & fentir le plus que 1'on peut. Mais il faut croire auffi, que tout ce que 1'on fent, n'eft pas tellement dans la nature, que ce foit lui manquer que de ne pas 1'éprouver. Nous ■ venons de convenir qu'il y a des fenfations ci purement morales , qui en agiffant fur le j phyfique, le dominent, & ne lui appartien] nent pas : on s'y livre, on les chérit par habitude; elles font peut-être précieufes, tout cela eft poffible. Vous voyez que je vous devine; devinez-nous auffi. II ne faut pas faire un grand effort pour appercevoir que la facilité de fatisfaire tous fes goüts, I conduit a 1'indifférence : c'eft la faute de I nos ufages; nous ne pouvons les cbanger, ils nous procurent des bénéfices fans charges , & des charges fans bénéfices : tout eft compenfé; mais tant que je ferai curieux , je ne ferai point fi malheureux que vous k penfez. On pouvoit entrevoir que Murad étendoit cette curiofité au-dela des bornes prefcrites; mais c'eft ce que fa métnphyfique n'entreprenoit pas de juftifier j il fe contentait d'en ufer librement. Dans le nombre des gens qui Penvironnaient, le nom de Haidout Mufbpha m'aVait plufieurs fois frappé : le premier aio»  4-0 Mémoires fignifie vokur. C'était en effet I'ancien métier de Muftapha; il s'honorait encore de ce titre, & fon maitre lui ordonna de me raconter les crimes qu'il avait cominis. Le narré de cent acfions héroïques n'auroit pas été fait avec plus de nobleffe & plus de modeftie que ce fcélérat en mit a nous faire le tableau des alTaffinats & des infamies dont il s'était fouillé. Un grand nombre de valets accourus pour jouir de ce récit , lui applaudiffait; & lorfqu'il eut fini : Convenez, me dit le Mollach, que ce coquin a bien du courage. II y a au moins, lui répondis-je, une grande témérité a braver les loix en convenant de fes crimes; & fans votre appui, je fuppofe qu'il en auroit déja recu le prix. Point du tout, repliqua froidement le Mollach, la loi ne peut plus rien fur lui , il n'a point été décrété pendant qu'il exercait fon métier , il ne peut être recherché après 1'avoir quitté (i). Ce même homme chargé enfuite par fon maitre du foin d'une efpece de bergerie, Ia furveillait avec un de fes camarades, (i) Les voleurs font en Turquie , comme les Chamberlands ; s'ils échappent aux Jurés ,' & que du produit de leurs bénéfices , ils achetent une Charge, ils font libres d'exercer leurs talents : un Pachalik en Turquie vaut la maitrife.  du Baron de Tott. 41 qui fut trouvé mort d'un coup de hache dans la même cabane oü ils couchaient eufemble. Haidout-Muftapha vint effrontément annoncer eet événement. II pafla pour conftant qu'il étoit le meurtrier ; mais le fait étoit fans doute trop récent pour qu'il ofitt encore s'en vanter. Cependant le Mollach qui n'en doutait pas , le gardait toujours a fon fervice, & fe faifait accompagner dans fes promenades par ce brave homme qui donnoit de fi fréquentes preuves de courage. Les inconvénients de la chaffe dans un pays oü les coquins font plus communs que les perdrix, m'avaient fait préférer la pêche oü je pouvois préfumer plus de tranquillité. Je jouiflais fréquemment de ce plaifir, en me tranfportant en bateau dans une anfe de la cóte d'Afie, prés de 1'embouchure de la mer Noire , & en-dehors des derniers Chateaux que les Turcs avaient alors. Quelques jeunes gens m'accompagnaient; nous prenions chacun nos fufils, pour tuer , chemin faifant, des gabians, efpece d'oifeaux aquatiques dont le canal eft couvert. Deux bateliers Grecs conduifaient notre bateau , & fervaient a amorcer nos lignes dormantes, & a jetter nos filets. Nous étions fix tireurs, & 1'attrait des  42 Mémoires oifeaux nous ayant fait traverfer Ie canal, pour gagner la cóte d'Afie que ces animaux aflectionnent plus particuliérement 4 caufe des courants, nous la prolongeftmes en les fufillant de temps en temps. Cette difpofition nous forcait a paffer prés du Chateau d'Afie devant lequel j'abattis un gabian. Un Officier des Boftandgis qui y commandait , était accroupi au pied de fon donjon, oü il refpirait gravement avec la fumée de fa pipe, tout Porgueil de fon autorité. II nous fit un figne d'aborder, que mes bateliers me firent remarquer. Je lui demandai alors ce qu'il voulait : Vous parler, dit-il ; & moi je n'ai rien a vous dire, ajoutai-je. Je vais a la pêche a tel endroit; fi vous aimez la promenade, venez-y, je vous écouterai. Le TurcafFectant alors quelques égards pour moi, déclara qu'il n'en voulait qu'a mes bateliers, qui d'abord efFrayés, jugerent que c'était pour les rendre refponfables du coup de fufil que j'avois tiré prés du Chateau; mais je les raffurai bientót par la promefle de ne pas les abandonner. J'invitai de nouveau le Turc a venir a la pêche, s'il en était curieux; & piqué fans doute demon ton de mépris, il me répondit froidement: J'irat vous y trouver. Nous continuames notre route.  du Baron de Tott. 43 Dans le nombre des jeunes gens qui m'accompagnaient , un feul paraiifait in1 quiet de la réponfe du Turc. Né daus Ie - pays, il avait fucé avec le lait une crainte pufillanime dont nous nous amufions, en I lui difant a tout moment : Voila les Bofs tandgis qui viennent. Aucun de nous ne \ croyait en effet qu'ils vinffent nous cherf cber, & nous n'appercevions aucun mo!l tif alfez grave pour les y déterminer. Ce| pendant nous entrions a peine dans 1'anfe i poiffonneufe oünous comptions nousamu1 fer, que nous appercümcs réellement le i bateau de garde qui venait k nous. II fallut alors nous réfoudre a guerroyer ; | cela pouvait avoir des fuites fucheufes ; | mais nous étions fi éloignés de tont feil cours , qu'il fallait bien nous déterminer a être battants ou battus. II n'y avait pas j a'héfiter. Je m'emparai du commandement; J politique, militaire, tout me fut foumis. ij J'ordonnai d'abord a mes bateliers de jet| ter leurs lignes & leurs filets , afin que cette opération obfervée par Pennemi, fit preuve de bonne contenance. J'affurai auffi P mes deux Grecs qu'il ne leur arriverait rien ; & nos armes étant préparées , je t donnai ordre a la moufqueterie de coucber en joue les Boftandgis , lorfque je ferais cette politelfe a leur Officier , mais  44 Mémoires en obfervant fur-tout de ne pas tirer avant moi. Ces difpofitions faites, & le bateau Turc déja prés de nous, je crus qu'il était de la dignité Européenne d'aller fur lui. Ce dróle avait auffi fa dignité Turque; & voulant interpréter ma démarche, comme une preuve de ma foumiffion, il ceffa de ramer pour m'attendre. Je changai auffitót de maneeuvre pour m'en éloigner, & fur 1'invitation qu'il me fit de continuer de m'approcher, je lui répondis que c'était a lui a venir me chercher, s'il perfiftait a vouloir me parler. A la bonne heure, me dit-il; cependant mon bateau préfentait alors le cóté a la proue du fien, qui était d'ailleurs beaucoup plus gros. II donna ordre a fes gens de ramer de maniere a nous coulerbas, en nous paffant fur le corps. C'eft auffi ce qui ferait arrivé infailliblement, fi en prenant mon parti de le coucher en joue, mouvement qui fut fuivi par mes camarades , je ne lui euffe crié en même-temps que s'il donnait encore un coup de rames, je le tuerais comme Ie gabian. Le feul afpeér. du bout de nos fufils avait fait changer Ie gouvernail, & abattre toutes les rames de mes braves. Nos bateaux fe prolongerent; & tenant toujours les ennemis en refped;, nous ouvrïmes la conférence.  du Baron de Tott'. 45 J'eus quelque peine d'abord a m'y procuirer le principal róle, paree que le Turc auiquel je venais d'en impofer difait aux bate■Bers : Ce Franc ne m'entend pas , parlez iivous autres. II faudrait connaitre le degré de baflefle d'un Grec vïs-a-vis d'un Turc, ilpour juger de 1'infolence de mes bateliers, en répondant % 1'Officier que je pariais le jTurc mieux que lui. II fut enfin forcé de is'adrelfer a moi. L e Turc. Conftantinople a-t-il paffe fous le joug des infidèles? de quel droit ofez-vous réfifI ter k la garde qui veille a la füreré & au ei bon qrdre du canal ? L'Europeen. Et de quel droit ofez-vous vous-même | violer les engagements de votre Maitre en l moleftant fes meilleurs amis? L e Turc. Je ne vous molefte point; mais il eft déij fendu de cbatTer fans permiffion : montrezv moi 1'ordre qui vous y autorife. L'Europeen. Oü avez-voua vu qu'on tuut des lievres I dans un bateau? Je fuis k la pêche, elle eft fi libre. L e Turc. Non, rien n'eft libre ici, pas même les  46 Mémoires promenades, & j'ai un long firman (1) auquel vous devez vous foumettre. L'Européen. Oui, quand je 1'aurai vu. L e Turc. Vous ne favez pas lire. L'Européen. Mieux que vous : mais je le vois, vous n'en avez point; vous êtes un dróle qui cherché de faux prétextes ; nous fommes en regie. L e Turc, Comment! n'avez-vous pas tiré un coup de fufil vis-a vis la fortereffe Impériale. L'Européen. Devant vous, j'en conviens; mais de▼ant la forterelfe cela eft impoffible , è moins que vous ne donniez ce nom a un mauvais pigeonnier au pied duquel vous étiez affis : cela n'était pas fans doute bien refpeétable ; & je vous ferai repentir de votre infolence : le Boftandgi-Bachi eft de mes amis; je le prierai de vous faire donner cent coups de Mton a ma porte; c'eft un petit divertiffement que je veux me pro» curer. (1) Ordre émané d« la Porte au nera du Graad- Sjigneur.  du Baron de Tott. 47 L e Turc. Pourquoi vous fdchez-vous ? vous ai-je donc fait quelque mal ? L' E u r o p é e n. Non, fans doute, grace a mon fufil, qui vous a fait peur. L e Turc. Ne peut-on s'expliquer avec vous fans vous mettre en colere ? Moi je ne me fiche pas; je fuis/de vos amis; traitez-moi d« même, & amufez-vous. L'Européen. Oh je vous entends; une piaftre vous ferait grand plaifir, mais vous ne 1'aurez pas. Le Turc. Quoi? rien. L' E u r o p é e n. Non, rien que de la pluie qui va vous moniller fi vous ne vous dépêchez de ga> gner votre pigeonnier. Adieu. Cette aventure terminée par la retraite des affaillants, & k la vue de plufieurs pêcheurs Turcs habitués fur cette cóte, nous procura de leur part, 1'accueil le plus favorable, & nous les trouvftmes, en mettant pied k terre , beaucoup plus prévenants que de coutume. Je ne négligeai pas a mon retour de porter plainte au Boftandgi-Bachi centre 1'Officier; il eut ordre de me fahc  48 Memoires desexcufes,&nous devlnmes les meilleurs amis. II y eut cette année a Conftantinople un de ces vents redoutés dans toute 1'Afie , que les Turcs nomment Cham-Tely, vent de Damas : il fouffle du Sud-Efl modérément, mais en chargeant 1'air d'une brume terreufe qui 1'obfcurcit, & qui contribue fans doute encore plus que fon exceflive chaleur, h étouffer les voyageurs & les gens de la campagne, qui ne favent pas fe préferver en refpirant de temps en temps la bouche contre terre : dans les maifons même , on en eft très-incommodé, & j'étais contraint, pendant les trois jours que ce vent dura , d'appuyer fouvent la bouche contre la muraille, pour refpirer plus commodément. A ce vent-la prés qui fouffle très-rarement, le climat de Conftantinople ajoute encore a la beauté du fite. On n'y connait guere que les vents du Sud & du Nord; ils fe fuccedent toujours, & fe difputent fouvent a la pointe du Serrail. Lesderniers font prefque alifés en été; ils fe calment au coucher du Soleil , & ne commencent a fouffler que vers les dix heures du matin, & dans les grandes chaleurs beaucoup plus tard. C'eft en hyver que les vents du Sud regnent communément; ils fuccèdent infailliblement /  du Baron de. Tott. 49 I failüblement aux ouragans de ncige que le I Nord y apporte , & qu'ils fondent avec I une extréme promptitude. On obferve ceI pendant que le premier jour du vent de ; Sud après la neige, apporte toujours fur Conftantinople un froid vif qui y procure , les plus fortes gelées; il s'adoucit enfuite , ; opere le dégel, & donne quelquefois d'af: fez grandes chaleurs. La fituation du mont Olympe, conftamment couvert de neige, caufe ce phénomène , & en fournit 1'explication. Cette thaute montagne, au pied de laquelle eft IMtie 1'ancienne ville de Brouffe, eft fituée ten Afie, en vue & dans la direétion du méiridien de Conftantinople. Les nouvelles [Beiges qui y font portées par les vents du {Nord, y fourniffent au premier fouffle de Vvent du Sud, un froid exceflif que ce vent Iporte d'abord fur Conftantinople , & ce i n'eft qu'après avoir nettoyé 1'atbmofphere jde eet air glacé, qu'il reparaït avec le cairaétere qui lui eft propre. La pofition de i cette ville fait auffi que les orages qui y i font affez fréquents , font toujours fuivis id'un éclairci rapide au Nord-Ouefl dont le ivent amoncele bientót tous les nuages fur Al'Afie mineure. C'eft du moins le tableau ique le ciel de ces contrées préfente le plus tcommunément. i /. Partie. C  jo Memoires Les brifes du vent du Nord en rafraïchiflant le canal, fe réunifl'ent a la beauté des différents fites qui le bordent fur les deux cótes d'Afie & d'Europe, pour y attirer tous les Grands de 1'Empire qui fe rendent 1'été dans leurs maifons de campagne ; & fi les plus beaux emplacements font occupés pour loger le Grand-Seigneur, ou ]e recevoir dans fes promenades, ces palais y fervent auffi a la décoration du canal. Ils y fournilfent des points de vue d'autant plus agréables, qu'on n'appercoit nulle part Ia nature fatiguée par des plantations alignées; des élaguements en berceaux & des maffes de pïerres deftinées a fubftituer une terraife fablée & brülante a une peloufe naturelle & fraiche que les Turcs préferent. Ce n'eft peut-être ni au défaut d'art , ni au bon goüt qui prife la fimplicité qu'on doit attribuer le foin que les Turcs ont de conferver la nature pour en jouir telle qu'elle fe préfente; ils chérilfent fur-tout 1'ombre des grands arbres , ils facrifient pour les conferver jufqu'au plan de leurs maifons. J'en ai vu une oü un bel orme de plus ancienne date tjue le propriétaire, avait été confervépar 1'arcbitecte dans.le milieu d'une galerie qu'il traverfait pour en ombrager le toit. Tous les. arbres d'ifii terrein y font confervés, de quel que maniere qu'ils y foient  - du Baron de Tott. j i placés, ils regient commimément le deflïn des batiments , & cela fans doute, paree que fi dans un climat chaud, 1'ombre des grands arbres eft néceffaire, fous un Gouvernement defpotique, il faut jouirde ceux qu'on trouve, on n'a pas le temps de les voir croltre. Hanutn Sultane , niece du Grand - Seigneur, habitait pendant tout 1'été le canal oü elle avait un joli palais: fon oncle la vifitait fouvent, & cette PrincefTe avait affez de crédit fur fefprit de Sultan Ofman pour autorifer la mêdifance. Jeune encore , & mariée depuis long-temps , elle n'avait guere connu fon mari; il avait été nommé a un Pacbalik peu de temps après fon mariage. L'intérêt des Vifirs le tenait éloigué. Les loix ne permettaient pas a la Sultane de 1'aller joindre, & le fentiment de Tonele pour la niece n'était peut-être pas propre a rapprocher les deux époux. L'abus qu'on fait en Europe du mot de Sultane, m'invite a quelques obfervations qui fervïront, j'efpere , a détruire 1'erreur oü 1'on eft a eet égard. Le mot Sultan n'eft qu'un titre de naiffance refervé a!ux Princes Ottomans nés fur le tróne, & a ceux de la familie Ginguifienne. Ce mot, qui fe prononce Snultan, eft fans doute auffi la véritable étymologie de C ij  5 1 Mémoires Sotidan, & ce titre pouvoit être en Egypte fubftitué h celui de Roi; mais en Turquie, ni en Tartarie , il n'entraïne aucune idéé d'autorité fouveraine. Le titre de Kam efr particuliérement affeéïé au Souverain des Tartares; il équivaut a celui de Chach, qui fjgnifie Rot chez les Perfes, & fert de racine a Padi Chach, Grand Roi, dont Porgueil de la Maifon Ottomane s'eft emparé pour le difputer ou 1'accorder a des Puiffances qui n'ont peut-être pas appercues qu'il y aurait eu plus d'adreffe & de dignité a méconnaitre ce titre , qu'a y prétendre. Celui de Sultan rend habile a fuccéder, 6 1'ordre de fucceiTion établi chez les Turcs, appelle toujours le plus ügé de la familie : il doit, comme on Pa déja dit, être né fur le Tröne. Sultan Mahamout , mort fans enfants après. un-regne de vingt ans, laiffa PEmpire a fon frere Ofman , 1'ainé de quatre fils qui reftaient de Sultan Achmet leur pere, détróné par une révolution. Muftapha, qui fuccécla a Ofman , Bajazet, mort dans le Serrail, & Abdul-Amid, qui regne aujourd'hui , étaient a-peu-près du même age qu'Ofman, & celui-ci en ne laiffant point de poflérité menacait fa' familie d'une entiere deftruelion, fi fon regne eüt été aufii long qu'il pouvait 1'être. II ne dura que  du Baron de Tott. ^3 trois ans; & Sultan Muftapha donna bientót deux héritiers a 1'Empire, dont un feul vit aujourd'hui dans la perfonne de Sultan Sélim, enfermé après la mort de fon pere, mais deffiné a fuccéder a fon oncle AbdulAmid, au préjudice de fes coufins nés & a naitre. On peut efpérer que ce Prince , jeu: ne encore, montera fur le Tróne dans un ; age capable d'aifurer la durée de la dynaftie 1 des Princes Ottomans, que eet ordre de \ fuccelfion a déja plufieurs fois menacé de 1 détruire; événement qui fufïïrait pour anéanI tir auffi 1'Empire, a la poffeffion duquel aui cune loi n'appelle les Princes Ginguifiens. ' Ce préjugé qni s'eft accrédité m'a invité a : m'en éclaircir avec le Kam des Tartares, j & ce Prince m'a garanti qu'il n'avait nul l fondement. On peut cependant préfumer j que dans le cas de Pextinction de la famillï Ottomane , les faclions qui déchireraient i fon héritage, décideraient les Gens de Loi 1 k appeller au Tróne un des Sultans Tarta' res, faute des branches collatérales que la faibleffedu defpote, armée de la barbarie la ' plus atroce, coupe dans fa naiffance. Je ne parle point de celles que produi: raient les Princes que la politique refierre I dans Pintérieur du Serrail, & auxquels on donne cependant des femmes; leurs enfants nis entre Ie Tróne & 1'Etat, n'appartienC iij  ^ Mém o'i ris draient ni a 1'un, ni a 1'autre. Le menfbnge peut d'ailleurs fauver k la nature 1'horreur de les favoir détruits. Le préjugé peut encore répandre 1'erreur confölante que les femmes deftinées a ces Princes font d'un age a ne pas contraindre au crime. Mais les filles & les fceurs du Grand-Seigneur, mariées aux Vifirs & aux Grands de 1'Empire, habitent chacune féparément dans : leurs Palais; 1'enfant mftle qui y nait doit y être étouffé dans le même inftant, & par les mains qui délivrent la mere. C'eft la lot la plus pnblique & la moins enfreinte. Nul voile ne vient cacher Phorreur de ces aflaffinats; une lache crainte les ordonne plus que 1'intérêt du tróne. Quel bien peut confoler ces malheureufes PrincelTes ? Mais quel- | le nouvelle horreur! L*orgueil de leur naiffance qui néceflite ce crime, plus monftrueux que lui, non content de la viétime, étouffe encore le cri de la nature. Si les filles feules échappent h cette loi meurtrière, elles ne confervent le titre de Sultane qu'en y joignant celui de Hanum, commun a toutes les femmes un peu aifées, & les enfants des deux fexes que ces Princeffes peuvent conferver , rentrent alors par ce degré dans la clafie générale. Aucun titre ne les diftingue plus. Nés d'une petite-fille du Grand-Seigneur, ils font déja dé>  du Baron dt Tott. 55 nués de toute influence des fentiments paternels. Le BilaïeuL les a perdus de vue dans rpbfcurité de leur naiflance. Tel eft 1'ordre qui fixe le titre de Sultane chez les Turcs. Les Tartares, plus humains, paree qu'ils ne font pas defpotes, n'étoulfent perfonne; ils fe contentent de faire prendre au fils d'une Sultane, le nom, le rang & les titres du Mirza qu'elle aura choifi pour en être le pere. Celle des Efclaves du Serrail, devenue mere d'un Sultan , & qui vivrait affez longtemps pour voir fon fils monter fur le tróne , eft auffi la feule femme qui puifle a cette k feule époque, acquérir fans naiflance le titre de Sultane Validé, Sultane mere. Jufques-la, foiguée dans 1'intérieur de fa prifon avec fon fils , elle ne jouit que de la confidération qu'il a pour elle. On appercoit que le titre de Sultane favorite eft d'autant plus abfurde, que fi elle eft Sultane, elle ne peut avouer ce genre de faveur, & que fi elle peut en jouir, elle n'eft pas Sultane. Le titre de Bache-Kadun, femme en chef', eft auffi la première dignité de 1'intérieur du Harem du Grand-Seigneur; elle a un appanage plusconfulérable que celles qui n'ont que les titres de feconde, troifième & quatrième femme; mais ces avantages ne déiignent pas toujours la faveur acTruelle. Le C iv ,  56 Mémoires Grand-Seigneur régnant avait confacré ces diftinctions a fareconnaiiïance, en les conférant aux femmes qui avaient partagé fa retraite. II peut en difpofer a fon gré en reléguant dans le vieux Serrail celles qui en font pourvues. Aucune de ces quatre femmes ne font époufées , elles repréfentent feulement les quatre femmes libres que la Loi permet. On peut préfumer auffi qu'elles n'y font que pour la repréfentation. J'ai déja dit que 1'impénétrabilité du Harem du Grand-Seigneur, oü quelques Médecins n'entrent qu'après qu'on en a écarté tout ce qui eft étranger a la maladie qui les appelle, ne permettait d'en juger que par la connaiffance des ufages qui s'obfervent dans les Harems des particuliers. Le Palais même d'une Sultane, oü, jufqu'a fon mari, tout lui eft également foumis, ne peut éclairer fur 1'intérieur du Serrail. Ce n'eft donc pas un rayon de lumière que je prétends porter dans eet antre vraiment inacceflible; ce ne font point des objets de comparaifon que je vais préfenter, mais de fimples détails, dont on doit être curieux; ils peignent les mceurs; & je ma fais un plaifir de fatisfaire a eet égard a 1'empreffementdu public, endécrivantfous la diftée de Madame de Tott, une vifite qu'elle a faite avec fa mere a Afma Sulta-  du Baron de Tott. 57 ne, fille de 1'Empereur Achmet, & fceurde ceux qui lui ont fuccédé jufqu'a ce jour. Sous le regne de Sultan Mahamout, cette Princefle , encore jeune & porrée par 1'exemple de fon frere a une forte de prédilection en faveur des Francs, defira de caufer avec une femme Européenne. Ma belle-mere, quoique née en Turquie , fuffifait a fa curiofité, & fut invitée avec fa rille il fe rendre ; chez elle. L'Intendante de 1'extérieur du I Palais fut chargée de les venir prendre & de les conduire jufqu'a la Sultane. Arrivée au Serrail de cette Princefle, (le même oü le Vifir fut logé , ainfi que je 1'ai dit, après i 1'incendie, ) la conduétrice fit ouvrir une première & une feconde porte de fer, gar; dée par des portiers différents, mais qui / ne différaient pas de 1'efpèce ordinaire des hommes , non plus que le gardien de la 1 troifième porte , qui en s'ouvrant égale| ment a 1'ordre de 1'Intendante, découvrit 1 plufieurs Eunuques noirs, lefquels un ba! ton blanc a la main, précédèrent les étranj gères pour leur faire traverfer une cour in: térieure dont la garde leur était confiée, j| & les iutroduifirent dans une grande pièce 3 «ommée la chambre des étrangers. La Kiaya Cadun, ou 1'Intendante de 1'intérieur, vint en faire les honneurs, & les > efclaves qu'elle avait amei;ées avec elle , C v  ^ § Mémoires aidèrent aux deux étrangères a fe démafquer, & a plier leurs voiles, tandis que leur maitreffe fut prévenir la Sultane de leur arrivée, Cependant la PrincefTe lïvrée aux préjugés de fa Religion , ne voulait recevoir la vffité que derrière des jaloufies , afin de voir fans être vue; mais ma bellemere ayant déclaré qu'elle fe retirerait, fi la Sultane perfiftait a fe cacher , les allées & venues pour cette négociation furent terminées parle confentement de la PrincefTe , qui en ajoutant une invitation de fe repofer avant de monter chez elle, fe ménageait pour elle-même le temps de fonger a fa parure» Auffi ma belle-mere & fa fille, conduite quelque temps après par 1'Intendante & un grand nombre d'efclaves a leur fuite , trouverent-elles en entrant dans fes appartements , la Sultane richement vêtue, parée de tóus fes diamants, & affife dans Pangle dim riclie fopha qui meublait fon TalIon , & dont les tapifferies O) & les tapis de pied étaient d'étoffes de Lyon, or & (i) Les Turc» eonnaiffaient peu ce genre de luxe. On ne !e retrouve que dans rintérieur fles Harems,, oü une efpe.ce de rideau regne derrière les couffins » &. couwre la- muraille a moiiis de fa hauteur mais Kas falie dü tróne dcp/ourvue de fogri» t efi tagiffse eiuiéaemenc  du Baron de Tott. 59 argent, coufues par lez de difterentes couleurs; des féliftés (1)couverts defatinrayé d'or, apportés & étendus devant la Sultane , fervirenta les afleoir, en même-temps que foixante jeunes filles , richement vêtues & robes détrouflees, fe partagerent a. droite & a gauche en entrant dans la falie, &vinrent dechaque cóté fe rangeren haie, les mains croifées fur la ceinture. Après les premiers compliments, les queftions de la Princefle portèrent fur la liberté dont nos femmes jouiffent. Elle en fit la comparaifon avec les ufages du Harem, & témoigna quelque peine \ concevoir que la figure d'une jeune fille put être vue avant le mariage par celui qui devait 1'époufer; mais ces différentes queftions débattues, elle tomba d'accord de 1'avantage qui devait réfulter de nos ufages; & fe livrant au fentiment de fon exiftence petfonnella, elle fe récria fur la barbarie qui 1'avait liyrée k treize ans k un Vieillard décrépit, qui en la traitant comme un enfant, ne lui avait infpiré que du dégout. 11 a enfin crevé, ajouta-t-elle; mais enfuis-jeplus heureüfe? Mariée depuis dix ans a un Pacha qü'on (1) Séliaés eft un petit roatelas de coton recouvert d'uns étoffe. C vj  6b Mémoires dit jeune & aimable, nous ne nous fomraes pas encore vus. La PrincefTe dit enfuite des chofes fort honnêtes aux deux Européennes , donna ordres a fon Intendante de les bien traiter, de les promener dans le jardin, de les y fêter, & de les lui ramener après pour tenniner fa vifite. L'Intendante conduifit alors les étrangères dans fon appartement; elles y dlnèrent fèules avec elle, tandis qu'un grand nombre d'efclaves n'étaient occupées qu'a les fervir & a border en haie le tour de la table. Le diner fini & le café diltribué, on offrit les pipes que les Européennes refufèrent, & que 1'Intendante ne fe donna pas 3e temps d'achever, afin de eonduire plus promptement fes hótes dans le jardin : de nouvelles troupes d elclaves avaient éte diipofées prés d'un fort beau Kiosk oü la compagnie devait fe rendre. Ce pavillon richement meublé & décoré, bilti fur un grand batlindeau, occupait le muien d un jardin, oü des efpaliers de rofes élevées de toutes parts, cacbaient aux yeux les hautes murailles qui formaient cette prifon. De petits fentiers très-étroits & cailloutés en mofaïque, formaient, felon Pufage, lesfeulesallées du jardin; mais un grand nombre- ue pots öc de corbeillcs de üeurs, en olirant  du Baron de Tott. 61 a 1'ceil un petit fouillis agréablement coloré, invitait a en jouir dans l'angle d'un bon 1'opha, le feul but de ces promenades. On y fut a peine affis, que les Eunuques qui avaient précédé la marche, fe rangèrent en haie a quelque diftance du Kiosk pour faire place a la mufique de la Princeffe. Elle était compofée de dix femmes efclaves quiexécutèrent différents concerts, pendant lefquels une troupe de danfeufes, non moins richement, mais plus leflemenfc vêtues, vint exécuter différents batiets affez agréables par les figures & la variété des pas. Ces danfeufes étaient auffi de meilleure compagnie qu'elles ne le font ordïtiairement dans les maifons particulières : bientót une nouvelle troupe de douze femmes, vêtues en horomes, arriva pour ajouter fans doute a ce tableau 1'apparence d'un fexe qui manquait a la fête. Ces prétendus hommes commencèrent aldrs une efpèce de joute , pour fe difputer & s'emparer des fruits que d'autres efclaves venaient de jetter dans le baffin. Un petit bateau conduit par des bateliers femelles , également déguifés en hommes, donna auffi aux étrangères le ptaifir de la promenade fur Peau; après quoi ramenées chez la Sultane, elles en prirent congé avec les cérémonies d'ufage , & furent conduites hors du Serrai!  6 2 Mémoires par la route & dans le même ordre tnii les y avait introduites. On appercoit dans ce tableau que les Eunuques étaient plus aux ordres de la Sultane, que difpofés h la contrarier. Ces êtres ne font en Turquie qu'un objet de luxe; il n'eft même apparent qu'auSerrailduGrandSeigneur, & dans ceux des Sultanes. L'orgueil des Grands s'elt étendu jufques-la; mais avec fobriété , & les plus riches ont a peine deux ou trois Eunuques noirs , les blancs moins difformes, font réfervés au Souverain, pour former dans le Serrail la garde des premières portes ; mais ils ne 'peuvent ni approcher des femmes, ni parvenir a aucun emploi, tandis que les noirs ont au moins dans le crédit de la place de Kitlar-Aga un motif d'ambition qui les foutient & les anime. Le caractcre de ceux ci elt toujours féroce , & la nature olfenfée cbez eux , femble exprimer conftamment le reproche. Quoique les fêtes de Tchiragban (O ■> dont le Grand-Seigneur fe donne quelqucfois le divertiilement, ne puitfent fervir h (i) La fête des Tulipes; elle eft ainfi nommée, paree qu'elle confifte a illuminer un parterre, & que cette 'fleur eft celle que les Turcs affetUonnejit " le plus.  du Baron de Tott. 6*3 faire juger de 1'intérieur de fon Harem, les détails pourronten paraitre intérelfants, en donnant une idéé de fes plaifirs (i). Le jardin du Harem , plus grand fans doute que celui d'Afma Sultane, mais certainement difpofé dans le même gofit, fert de théatre a ces fêtes nocturnes. Des vafes de toute efpece, remplis de fieurs naturelles ou artificielles, font apportés pour le moment, afin d'augmenter le fouillis qu'é' claire un nombre infini de lanternes, de a lampescolorées,& de bougies placées dans 4 des tubes de verre qui font répétés par des d miroirs difpofés a eet effet. Des boutiques ;| garnies de différentes marchandifes, confi| truites pour la fête, font occupées par les '■; femmes du Harem, qui y repréfentent fous 4 des vêtements analogues , les marchands 4 qui doivent les débiter. Les Sultanes , a fceurs, nieces ou coufines, font invitées a i ces fêtes par le Grand-Seigneur, & elles i achetent ainfi que fa Hauteffe dans ces 1 boutiques , des bijoux & des étoflës dont el! les fe font mutuellement préfent: elles étenij dent auffi leur générofité fur les femmes | du Grand-Seigneur qui font admifes au- (i) On peut même croire que ceux dont il j'ouit habituellement font moins vifs que ceux qu'il fe procure, en illununattt fes tulipes.  64 Mémoires prés de lui, ou qui occupent les boutiques; Des danfes, de la mufique, & des jeux du genre de la joüte dont j'ai parlé, font durer ces fëtes fort avant dans la nuit, & répandent une forte de gaieté momentanée dans un intérieur qui femble efTentieliement voué k la triftoffè & k 1'ennui. C'eft encore d'aprés Madame de Tott que je donne ces détails ; ils lui ont été fournis par Hanum Sultane, que fon oncle chériffait, & dont j'ai déja parlé. Mon beau-frere s'était lié d'amitié avec 1'Iutendant de cette PrincefTe, afin d'en diriger le crédit en faveur de fes amis ou pour fes propres affaires. Le Chef de fes Eunuques était également bien difpofé pour lui : la Sultane 1'avait appercu plufieurs fois a travers fes jaloufies ; il était d'une jolie figure, & tont s'était réuni pour lui attirer fa bienveillance. Privée depuis long-temps de fon mari dont elle avait un fils & une fille, cette PrincefTe parahTait chercher a fe confoler de fon abfence, & avoir profité du degré qui la rapprochait des particuliers, pour en adopter les mceurs. On appercevait en efFet autour d'elle de vives nuances de la jaloufie qui regne entre les femmes Turques. Le foin qu'elle prit de coëffer elle-même Madame de Tott, qu'elle avait defiré de voir, déplut a celte de fes feta-  du Baron de Tott. 65 mes qu'elle affeftionnait le plus, au point de la faire évanouir, & Madame de Tott revint chez elle plus frappée des témoignagesd'intérêt que la Sultane lui avait prodigués, que de la magnificence exceffive qui régnait dans fon Palais & parmi fes Efclaves. Le Patriarche Kirlo occupait alors la chaire cecuménique de Conftantinople. Cet homme né dans la lie du peuple, 011 par le fanatifme, il avait fu fe former unparti, s'était fait craindre des premiers de fa Nation, dont 1'orgueil le méprifait. Aidé de quelques membres du Synode, il avait imaginé & foutenu la néceflité du baptême par immerfion; 1'anathême qu'il prononca a ce fujet dans fa Mdtropole contre le Pape, le Roi de France, & tous les PrincesCatholiques, acheva de déterminer fon troupeau a fe faire rebaptifer; & les femmes & les filles toujours plus particuliérement dévotes, accoururent a cette fainte cérémonie, dont la médifance faifait cependant un crime k 1'Apótre & a fes profélytes. Outre 1'infolence d'une excommunication qui ne pouvait avoir d'autre but que 1'infulte, ce Patriarche, conftamment occupé a alimenter le fanatifme de fa Nation , payait aux Turcs une récompenfe des vexations qu'ils faifaient éprouver aux Catlio-  66 Mémoires liques. II étendit encore fes avanies fur les Evöques de fon Egüfe, qui ofaient ne pas fervir fes vues, & la barbarie laplus cruelle pourfuivait ces malheureux defpotis , après les avoir dépouillés du temporel. De ce nombre était Kalinico, Archevêque d'Amafie : il s'était réfugié dans notre quartier pour fe fouftraire a I'arrêt qui le reléguait au Mont-Sinaï, & follicitait le crédit de mon beau-frere auprès de Hanum Sultane , pour obtenir du Grand-Seigneur le recouvrement de fon Archevêclié. C'était fans doute une bonne oeuvre a faire, mais qui n'eut excité probablement aucun intérêten faveur de ce Prélat, fi le defir de chaffcr Kirlo ne nous avait invité a faire de fa viclime, fon compétiteur. Pendant que mon beau-frere négociait cette affaire parTentremife & le crédit de Hanum Sultane auprès du Grand-Seigneur, des gens apoftés par le Patriarche pour enlever Kalinico, penferent un foir le faifir prés de mamaifon, oü. il eut a peine le temps de fe réfugier. Ce fut auffi pour le mettre également en füreté & a portée de fes affaires, que je confentis a le garder dans un kiosk confiruit au deflus des toits, oü je Ie fis foigner & nourrir fecretement jufqu'a fon exaltation au Patriarchat, que mon beau-frere marchanda longtemps, & obtint enfin , moyennant une forft-  da Baron de Tott. .67 nie affez confidérable fpécifiée en fequins neufs (1). Le Katti-Chérif (2) du Grand-Seigneur qui dépofait Kido, & lui donnait Kalinico pour fucceffeur, parvint au Vifir fans que ce Miniftre eüt eu aucun foupcon de ce qui fe tramait. Ce fut auffi pour juftifier une dépofition auffi fubtte, que 1'arrêt motivé en termes très-forts „ fuppofait au Patriarche un efprit inquiet difpofé ft la révolte, finiffait par 1'injonélion de prendre de bonnes mefures pour appréhender fa perfonne, & 1'empêcher de fe dérober par la fuite ft 1'exil du Mont-Sinaï oü le même arrêt le rdéguait. Cependant les Miniftres de la Porte aviferent auffi-tót aux moyens de parer au danger imaginaire que leur pufillanimité leur faifait croire très-preffant. Des compagnies de Janiffaires eurent ordre d'aller de grand matin s'emparer de toutes les , avenues du quartier des Grecs : les gardes : furent doublées dans les environs, & le (1) Ce fut le Grand-Seigneur lui-même qui exigea cette claufe : 1'on fut obligé d'avoir recours a 1'Hötel des Monnoies pour laremplir, fclafomme paffa dire£tement de deflous le balancier dans les mains du Sultan Ofman, qui la partagea avec fa niece. (2) Katti-Chérif, figne impérial ou diplome ; il a force de loi, & doit être exécuté fans replique,  68 Memoires Palais patriarchal encore plus foigneufement entouré, livra Kirlo fans aucune réfiftance ceux qui devaient remporter cette victoire. Ils le conduifirent fur le cliamp dans un bateau de charbonnier, oü ils le confignerent. A cette circonftance prés qui n'eunoblit pas- la fcene , jamais Grec ne fut moins digne des précautions dont on illuftra fa cbüte, & fes compatriotes étaient fi loin de penfer rk le fouftraire au>: ordres du Grand-Seigneur, que, fans lacirconfiance triviale du bateau de charbonnier, leur vanité eut été fatisfaite. II reflait a la Porte a inftaller fon fucceffeur, & elle n'aurait fu oü le trouver , fi le Grand-Seigneur, prévenu fur les plus petits détails de cette affaire, n'eüt indiqué fa demeure. Des gens du Vifir expédiés fur le champ , vinrent le demander chez moi pour le conduire a la Porte; & ce malheureux Defpoti (i) , plus accoutumé a Ia crainte qu'a 1'efpérance, me fuppliait de ne pas Ie livrer a fes ennemis, lorfque je lui annoncai fon exaltation. Je ne pus le rafftirer; mais forcé d'obéir, il fuivit fes guides, (i) Titre que les Evêques Grecs fe font attribués pour défigner le pouvoir abfolu dont ils font revêtus ; mais dont le Grand - Seigneur leur fait mieux fentir la vaieur.  du Baron de Ton. r en croyant fuivre fes bourreaux, &futpro\ elamé Patriarche une heure après. Je recus le même jour des remerciments i de fa part : il viut enfuite me voir en bonj ne fortune , pour me prier de lui ména^er ( toujours fa retraite dont il croyait avoir i bientót befoin. Je m'appercus alors que fc nous avions fait un affez pauvre choix. C'était cependant pour moi une occa- fion favorable d'aflifler aux cérémonies i qu'elle a confervées ; & fe me rendis un jour de grande fête a 1'Eglife Métropoli- taine. Des gens du nouveau Patriarche m'y 1 attendaient, & me firent placer par fon ordre dans une ftalle a la droite de la chai- re, oü il vint bientöt fe placer; & tout 1 étant difpofé pour commencer i'Office , il : en defcendit, & fut s'affeoir dans un fau£ teuil apporté a eet effet, & placé en face | du Sacra Sanctorum. La plufieurs Diacres ^procéderent a le vêtir pontificalement, & ;lui mirent enfuite fur la tête une couronne de diamants fermée, & furmontée d'une i, doublé croix fur le globe. } Le Patriarche prit alors de la main gaufche le bdton patriarchal, & dans la droite un petit cierge a trois branches, dont il |ne tenait que deui, pour indiquer 1'union du Pere & du Fils , fans y joindre le iSaint-Efprit. II obferva la même forme,  y0 Mémoires en pliant les deux doigts du milieu de la main, lorfqu'il donna la bénédiction : de cette maniere, le Saint-Efprit, défigné par ]e petit doigt, relle ifblé du Fils dont les Grecs ne croient pas qu'il procédé. Le Patriarche fut alors introduit dans le Sancïuaire dont on ferma le rideau, & le peu- • ple, dont 1'Eglife était pleine, & quijufqu'alors avait obfervé un filence affez ref-| peclueux, commenca a s'agiter aulïïtumultueufement que les flots du parterre a nos Speétacles. Ades ris indécentsque ce mouvement occafionnait, fe mêlèrent bientót les cris des malheureux qu'on étouifait. Un de ceux-ci, après avoir été foulé aux: piedspendant quelque temps, fut élevédevant moi au-deffus des têtes tellement rappróchéés & ferrées, qu'avec le fecours des mains qui le foulevaient, & le pouflaient; en-arrière, il parvint au fond de 1'Eglife, , ©il de cette étrange maniere on 1'envoyai refpirer. Cet événement que je confidéraii fans rifque du haut dt ma Italië ,'en froiffant: quelques oreilles, augmenta le tapage au| point que le Patriarche ouvrant brufquement le rideau qui le cachait au peuple, lui| adrelfa un difcours aulfi peu modéré que le: bruit qui en était le motif, & cette exhor-; tation paftorale le termina par envoyer tik ■trouj>eau a tous les Diables. Mais le calmèl  du Baron de Ton. 71 qui réfulta de cette exhortation ne dura gueres; & le moment du facrifice appronhant , il fallut avoir recours a un moyen plus efficace que ne 1'avait été 1'éloquence du Pontife. Ce fut a grands coups de baton que le Janiffaire attaché au Patriarche rendit a 1'affemblée 1'attention qu'elle devait au faint Myftère qu'on allait lui préfenter. Les portes latérales du Sacra Sanclorum s'ouvrirent alors, & les Diacres en fortirent avec tous les inftruments de la Liturgie grecque pour venir les offrirfuccefiivementa la porte du milieu, oü ils annoncaient 1'un après 1'autre & a haute voix chacun des inftruments qu'ils portaient. La couronne patriarchale qui terminait la marche fut feule refufée, & ce témoignage du mépris des richetfes , rapproché de 1'adoration des faints Evangiles & des vafes facrés, ajoutait fans doute aux marqués de refpect que le Patriarche venait de donner. Les dernieres cérémonies de l'Office n'eurent rien de remarquable : j'accompagnai le Patriarche chez lui; il me retint a diner. Je profitai auffi de ma courfe au fanal (1) pour y rendre vifite au Drogman de la porte, dont la familie particuliérement atta- (1) Quartier des Grecs.  ji Mémoires chée a Madame de Tott, lui avait fait prömettre d'aller pafl'er quelques jours dans la maifon de campagne qu'elle occupait fur le canal. Dans le nombre des Archontes (i) que je rencontrai chez eet Interprete du Grand-Seigneur, le nommé Manoly Serdar(2), fidélement attaché au fort de Racovitza, Prince de Valachie dertitiié, me parut avoir plus d'efprit& de connaiifances que fes compatriotes. II meféduifit fur-tout par le zèle défintéreffé qui lui faifait préférer lamédiocrité prés de fon ancien bienfaiteur, aux avantages que fon ingratitude aurait trouvé au fervice des nouveaux Princes. L'appat d'aucun bien n'avait pu 1'ébranler, & toutes fes démarches n'avaient que le rétabliifement de Racovitza pour objet. C'eft fans doute aufli dans cette vue & d'après 1'opinion que 1'élévaiion de Kafinus avait pu lui donner du crédit de mon beau-frere, que.Manoly Serdar, defirant de s'en rapprocher, fut aulTi empreffé de fe lier avec moi, que je 1'étais de connaitre un homme qui.pouvait m'éclairer fur le caractère & les mceurs de fa nation. Nos li.aifons fe fortifièrent a la campagne, oii.ee Grec (i) Titre que les Grecs aifés s'arrogent encore. ifl) Serdar, mot Turc (Gouverneur).  du Baron de Tott, 73 Grec vint fe loger prés de moi. Nous 11e fious féparions plus, & je me plaifais a lui entendre dire fréquemment que de 1'ancien Empire des Grecs, fa nation ne confervait que Forgueil & le fanatifme qui avait caufé fa ruine. Cependant Manoly Serdar ne vivait plus que furie capital qu'il avait amaffé pendant le temps que fon Prince Racovitza avait poffédé la Principauté de Valachie, & je voyais avec regret que le luxe de fa i\ femme, joint a un aflez grand nombre d'efaclaves, fe réuniffaient pourexpofer favertu «aux confeils de la nécefïïté, tandis que fa ifvanité éloiguait ceux de 1'économie. La familiarité dans laquelle nous vivions ime mettait k portée de bien apprécier fon iintérieur, & j'y découvrais journellement [le mélange des mceurs Grecques & Turjjques. Une petite lampe conftamment alluimée devaut le tableau de la Panagbia (1) ii éclairait en même-temps les jeunes efclaves qui habillaient & déshabillaient le Serdar : jee Grec , ainfi que tous ceux affez aifés pour introduire chez eux le fervice Turc, ïavait auffi 1'habitude de s'endormir après ijdfner fur fon fopha , tandis qu'une fem,jnie, en écartant les mouchesavec un grand téventail de plumes, rafralchiffait 1'air qu'il (1) La Vierge. /. Partie. jD  rjA Mémoires refpiralt. D'autres efclaves agenouillés a fes pieds, les frottaient doucement a nud avec leurs mains. Cette molleffe aGatique permet fans doute de foupconner plus d étendueaces détails; & lesmauvaistraitements que ce Grec faïfait éprouver a fes efclaves pour les moindres fautes, font feulement connaïtre qu'oü la facilité eft fans mefure, toute délicatefle eft détruite. II fallut enfin me réfbudre a acquitter la promelfe que Madame de Tott avait faite a Madame la première Drogmane , de palfer quelques jours chez elle. Nous nous rendimes a fa campagne; la familie étoit compolee du vieux Drogman , dont les connaiffances routinières fuppléaient un efpnt lourd, fort ignorant, & dont 1'étude des langues étrangères s'était bornée a un mauvais Italien. Sa femme, d'un age moins avancé , & dont la beauté avait été remplacée par' un air majeftueux, gouvernait fintérieür de fa maifon, & en faifait les honneurs avec une forte de bonhommie qui cachait faible- ■ ment 1'orgueil d'être, par la place de fon i mari, la première perfonne de fa nation.. L'ainé de fes fils qu'on verra fuccéder afon i pere dans la Principauté de Moldavië, pouri y finir malheureufement, était d'un caractére naturellement doux, mais faible & vain ; j le cadet, plus orgueilleux, annoncait déja;  du Baren de Tott. 7j eet èfprit d'intrigues & d'ambition qui a coüté la vie a fon frere. Une rille ainée, veuve a dix-neuf ans, plus fraiehe que la rofe du matin , d'une taille fvelte fans être grande , réuniffait aux graces les plus piquantes une modeftie, une douceur & un air de langueur dont Pattrait était irréfifiible. La cadette, moins jolie, mais vive & intéreffante, venait d'être fiancée a un jeune Grec ■ du voifinage. Ce futur époux fut fans doute i curieux de faire connaiflance avec nous, i & nous étions a peine arrivés, que* deux ou trois efclaves vinrent 1'annoncer , en ) entrant précipitamment dans le fallon oü la : familie était réunie : elles fe jettent fur la i fiancée, la couvrent de leurs robes, & 1'enlevent en criant comme des forcenées, faui vez-vom, le voila. Nous vimes en effet eni trer ce jeune homme, qui, carefle par toute I la familie, ne pouvait jetter les yeux fur 1'objet de fes vceux que par furprife. C'eft f aufli ce qu'il avait fouvent tenté , mais I toujours fans fuccés. On le retint a fou« ; per, & la jeune fille fut reléguée jufqu'a fon départ. L'heure de fe retirer étant venue, nous | fftmes conduits dans une grande piece voifine, au milieu de laquelle on avait établi un coucher fans bois de lit & fans rideaux; k mais dont la couverture & les oreillers elFaD ij  7 6 Mémoires caient en magnificence la richefle du fopha dont eet appartement était décoré. Je prévoyais peu de repos fur ce lit, & je fus curieux d'en examiner les détails. Quinze matelas de coton, piqués, d'environ trois pouces d'épailfeur, pofés 1'un fur 1'autre, formaient une bafe très-molle que recouvrait un drap de toiie des Indes coufu fur ]e dernier matelas. Une couverture de fatin verd , chargée d'une broderie d'or trait, relevée en boffe,-était également réunie au drap de deflus, dont les bords retroufles étaient fauxfilés tour-a-tour. Deux grands oreillers de fatin cramoiü couverts d'une pareille broderie oü 1'on avait prodigué les tames & la canetille, s'appuyaient fur deux couffins du fopha rapprochés pour fervir de doffier, & étaient deftinés a foutenir les têtes.Une petite tour oftogone en marqueterie d'ébène & de nacre de perle formait une table placée a cóté de ce lit; elle fupportait un ;grand flambeau d'argent garni jd'un cierge de cire jaune épais de deux pouces, haut de trois pieds, & dont la mêche groife comme le doigt répandait une épailfe fumée. Trois foucoupes de porcelaine , remplies de conferve , de rofes, de fleurs-d'orange & de zeftes de cédra , une petite fpatule d'or a manche d'écaille , ainft qu'un vafe de cryftal plein d'eau, environ-  du Baron de Tott. 77 naient eet obfcurluminaire qui devait nous fervir de bougie de veille : précaution dont \ on ne peut fe paffer par-toutoü les maifons I rapprochées peuvent faire craindre les funefies ravages des incendies. La maifon du Drogman était dans ce cas, & tout m'y ■ préparait une mauvaife nuit. La fupprefliön i des oreillers aurait été une reffource , fi I nous avions eu un traverfin , & 1'expédient ï de les retourner n'ayant fervi qu'a nous 1 découvrir la broderie de deffous, il fallut enfin fe réfoudre a y étendre des mouchoirs ! qui ne nous garantiffaient pas de 1'impreffion des fleurs. Notre réveil ne pouvait être pareffeux, & nous vlmes avec joie 1'aube du jour que nous deflinions a nous proI curer des oreillers plus commodes pour la ! nuit fuivante. Une partie de pêche projettée la veille, I précéda le déjeuner qu'on fit tranfporter en I Afie, oii une petite prairie, un café Turc, I & quelques chariots couverts & trainés par ! de petits bufies, promettaient aux Dames I tout ce que le pays offre de plus agréable. I La pêche fut médiocre, les Dames furent I bien cahottées; des femmes Turques qui fe promenaient auffi nous furent très-incommodes par leurs queftions , & fe montrèrent fort infolentes dans leurs réponfes. Ou rapporta de cette promenade quelques vaD üj  78 Mémoires fes de hit caillé, du creffon recueiili dans une fontaine, & il n'y eut qu'une voix fur les délices dont on venait de jouir. Nous trouvames a notre retour chez Ié Drogman , pltifieurs femmes Grecques dit voifinage, invitées a diner, & qui s'y étaient déja réunies. Une grande parure dans la» quelle il était aifé de juger que la vanité avait été plus confultée quelafaifon, étalait fur un grand fopha des robes de velours noir ou cramoifi , chargées de grands galons d'or fur toutes les coutures. Le poids de ces vetements joint a la chaleur qu'il faifait, rendit ces Dames comme immobiles & prefque muettes. On fe dit cependant quelques lieux communs, on les répéta, & 1'on fe mit a table. Le diner était fervi a la Francaife, tableronde, chaifesautour, cuilleres & fourchettes , rien n'y manquait que 1'habitude de s'en fervir. On voulait cependant ne rien négliger de nos ufages; ils commencaient a prendre chez les Grecs, autant de faveur que nous en accordons a ceux des Anglais, & j'ai vu une femme pendant notre diner prendre des olives avec fes doigts, & les piquer enfuite avec fa fourchette pour les manger a la Francaife. Si les fantés ne font plus a la mode chez nous, il n'en eft pas moins agréable de retrouver eet ancien ufage dans d'autres pays. Nos  du Baron de Tott. 79 Grecs n'y manquèrent pas ; les hommes s'acquittèrent même de cette cérémonie debout & tête nue; & ce qui paraitra moins recherché, c'eft que le même verre de vin fournit a toute la ronde. Après le diner oü -. la profufion régna plus que 1'élégance & ]a propreté, la compagnie fe ranges fur Ie 1 fopha de la même falie oü on avait fervi Ie I repas : les pipes fuccédèrent au café. On ( paria modes, on finit par rnédire, & c'eft I ce que j'ai vu de plus parfaitement imité I d'après nos mceurs. Les jeunes filles s'amu; faient pendant ce temps d'une efcarpolette 1 fufpendue a 1'autre bout de la falie oü des I efclaves la faifoient mouvoir. Les femmes voulurent auffi jouir du même plaifir, elles ■ y furent remplacées par des hommes a longue barbe, & le tout-de-table, les échecs , ( le panguelo (1), terminèrent les divertiflei ments de la journée. Vers le foir toute la compagnie defcendit pour prendre Fair fur ' 1'échelle, efpece de jettée qui s'avancedans la mer, pour facüiter 1'abord des bateaux. La Lune commencait a paraitre, & le : calme invitait a fe promener fur 1'eau , quand I les cris confondus des battants & des battus avertirent de 1'arrivée du Boftandgi-BaI chi. Les fouris font moins promptes k dif- (i) Efpece de jeu qui reffemble au Berlan. D iv  to Mémoires parafrre a 1'approche du chat, que toutes ces femmes ne le furent a fe cacher. Madame la première Drogmane & Madame de Tott qui n'avaient rien a en craindre, foutinrent feules Fafpect de ce grand Officier qui parut dans un bateau armé de vingtquatre rameurs. II venait de faire chatier quelques yvrognes, & de faire faifir quelques femmes un peu trop gaies qui étaient tombées fous fa main. II continua fa route en rafant 1'échelle oü nous nous faliutmes réciproquement. L'orgueil des Grecs fugitifs cherchait déja une excufe a leur crainte, quand un pêcheur interrogé en paffant, fur la route que le Boftandgi-Bachi tenait, répandit une allarme bien plus vive, en annoncant, qu'après avoir abordé fans bruit le kiosk d'une Dame Grecque, & avoir écouté quelques minutes la converfation qui s'y tenait, eet Officier avait efcaladé les fenêtres avec plulieurs de fes gens, & que c'était tout ce qu'il en favait; mais c'était en apprendre alfez pour que Feffroi füt général, ainfi que rattendrilfement fur le fort de la Dame du kiosk, & 1'on fe perdait en réflexions fur fon fujet, quand le futur époux de la fille cadette du logis arriva pour faire fuir de nouveau fa fiancée, & fatisfairePimpatiente curiofité qui défolait la compagnie. Ralfu-  du Baron de Tolt. 8 r rez-vous, dit-il ft une de nos étrangères; g votre cou.fine & fon ami en font quittes pour tous les diamant», tous les bijoux & tout 1'argent qu'ils avaient fur eux ; il n'y avait pas ft héfiter: le Boftandgi-Bachi les a furpris, les a fait faifir pour les mettre dans fon bateau & les conduire dans fes prifons; fon avarice 1'a enfin rendu traitable,mais il lesalailfé beaucoup moins con- ftents de leur foirée qu'ils ne s'en étaient iflattés. La fureur des femmes Grecques ne coninut plus de bornes après ce récit, & les ldifcufiions fur le droit & fur le fait ne funrent interrompues que parle bruit de quelJtques autres petits bateaux, que la crainte idu Boftandgi-Bachi faifaient paraïtre d'une grandeur énorme. Cependant dès qu'on iétait raffuré fur fon compte , on ouvrait itous les avis propres ft fe fouftraire ft fes ^vexations, & 1'on ne ceffa de s'occuper de jlui qu'après qu'on 1'eüt vu redefcendre par • le milieu du canal pour retourner ft Confitantinople. Alors la liberté de fe promener en réveilla le defir. En très-peu de temps, alameT fe trouva couverte d'unnombre pro;digieux de petits bateaux oü les Dames fe promenaient au fon des inftruments. Notre compagnie fe joignit bientót ft la flotille, on prolongeait les maifons , ou critiquait D v  5 Z Mémoires les propriétaires, qui de leurs kiosks critiquaient a leur tour, & je prenais , chemin faifant, des notions dont le Boftandgi-Bachi aurait pu faire un grand profit. Je m'étais mis de préférence dans un petit bateau avec le futurépoux dont lafigure 6 la gaieté m'avaient intéreffé; le jeune homnie s'appercut bientót qu'il me plaifait, & me paria confidemment du chagrin qu'il avait de ne 'pouvoir contempler fa Belle. Je fus touché de fa peine, & je lui donnai 1'heure a laquelle je la lui ferais voir le lendemain. II fut auffi exact au rendez-vous que je 1'avais été moi-même a lui en ménager le moyen; mais une maudite efclave qui le guettait penfa déconcerter tous mes projets, en jettant le cri d'allarme. La Demoifelk appercoit en même-temps mon protégé, & fe fauve du cóté d'un corridor a 1'entrée duquel je courus la faifir, en appellant le jeune Grec, qui me joignit aufli-tót. Cependant un renfort de deux harpies accourt du fond du corridor, en criant comme les oyes du Capitole; mais elles ne purent arriver aflez promptement pour empêcher un baifer du futur, par lequel je fus bien-aife de francifer mes jeunes gens, après quoi nous Iftchames notre proie aux ennemis qui veuaient s'en faifir. Cependant le pere & la . mere approuvèrent ma petite facéüe, &nos  du Baron de Tott. 8j fiancés obtinrent dans le même jour le droit de fe voir librement. LeDiako, efpece de Précepteur eccléfiaftique , auquel l'inftruétion de la Demoifelle était confiée, (c'eft 1'ufage dans toutes les maifons Grecques) fut lefeul qui blama ma conduite; il en paria même avec affez d'emportement pour me faire juger qu'il regrettait de ne pouvoir achever 1'éducation de fa pupille. Nous refMmes encore quelques jours chez le Drogman, dans le même cercle d'amufements, d'ennui ou d'impatience. Je revins enfuite chez moi, pour me repofer. J'y retrouvai Manoly Serdar, qui m'apprit en arrivant qu'un Grec, attaché comme lui a Racovitza, venait de 1'abandonner pour paffer au fervice du nouveau Prince que la Porte venait de nommer. Manoly me parut exagérer ce crime avec une affectation qui me devint fufpecte. J'effayai de lui perfuader que, pouvant luimême être contrahit par la néceffité a prendre un parti femblable, il devait par prudence ménager les termes, & ne point juger fi févérement un homme, qu'il était peutêtre a la veille d'imiter. Regardez-moi, ditil, comme le dernier des hommes, fi je varie jamais, & continuez a m'eftimer, fi je ne me rends pas coupable d'une auffi noire D vj  84 Mémoires trahifon : ie lui promis 1'un & 1'autre, & je ne tardai pas a être dans le cas de lui tenir parole. En effet, il partit quelque jours après, pour aller, difait-il, eflayer encore quelques démarches en faveur de fon bien. faiteur; mais j'appris qu'il venait del'abandonner, en s'attachant également au fervice du nouveau Vayvode (i). II m'écrivit lui-même pour me faire part de fa démarche, & pourmedemander fort humblement ce que j'en penfais. Je fentis que les circonftances auraient pu le rendre excufable, s'il n'eüt pas aggravé lui-même fa faute, par fesproteftationsd'honneur&de fidélité. Je lui répondis qu'il m'avait lui-même difté 1'opinion que je devais avoir de fa conduite, & que j'y tiendrais plus conftamment qu'il n'avait fu tenir a fes principes. Cet homme eft devenu lui-même Prince deValachie, pendant la derniere guerre des Turcs; mais cette place a plus fervi a fes ïntrigues, qu'elle n'a montré fes talents, & je 1'ai perdu de vue dans 1'obfcurité oü rentrent tous ces êtres éphémeres que 1'avarice du defpote fait briller un moment en ven- (i) C'eft le titre que les Turcs donnent aux Princes de Valachie & de Moldavië, On les aomine auift Bay,  du Baron de Tott. 8f dant a leur orgueil une lueur pallagere de fon autorité. On va voir Sultan Ofman obligé d'employer celle d'un Bas-Officier dans un fait peu important, mais fingulier & digne de remarque. Un Janiffaire, ivre & pourfuivi par la garde qui n'a ordinairement pour toute arme, que de gros batons, profitait de la 1 fupériorité que lui procurait fon Yatagan (1), pour fe défendre comme un lion; il : avait déja mis plufieurs de fes ennemis hors de combat; & fatigué de fes propres i efforts , il fe ménageait de nouveaux fuc; cès en fe repofant fur les marches d'un ! Khan (2), tandis que la garde réduifait 1'atJ taque en blocus. Le Grand-Seigneur qui ■ parcourait fréquemment Ia Ville fous un l incognito qui ne trompait perfonne , fe i trouvant a portée, s'approche du coupaI ble, fe nomme, lui ordonne de dépofer I fon arme & de fe rendre a la garde; mais : rien n'émeut le héros , qui, nonchalam( ment.couché , fixe fon Souverain , & me; nace le premier qui ofera s'approcher. Sul- (1) Efpece de couteau large fort long &recourbé fur le tranchaqt, il tient lieu de fabre. (1) Lieux publics o» logent les marchands & le* voyageurs.  86 Mémoires tari Ofman lui demande alors de quel Orta (i) il eft. Sur fa réponfe , il envoie chercher fon Caracoulouclchi (2). On court le chercher; il arrivé. Défarmez eet homme, lui dit le Grand-Seigneur, & conduifez-le au Chateau (3). L'Officier défait alors fa ceinture (4) qu'il tient de la main droite , s'avance auprès du rebelle , lui tend la main gauche, en lui difant : Compagnon, donne-moi ton couteau, & fuismoi : ce qui fut exécuté fans replique, & avec l'air de la plus grande foumiffion. Le prèjugé aura toujours plus d'empire que la crainte , plus de force que le defpotifme. (1) Compagnie de Janiflaires qui n'ont d'autrfi» noms que le numéro du rang qu'elles tiennent entr'elles, & dans lefquelles le nombre des foldats n'eft pas fixé. On compte pres de trente mille Janiflaires dans la trente-cinquieme compagnie. (2) Marmiton de la compagnie : il eft un des Officiers de 1'état-maior. (3) Le chateau d'Europe fur le canal; c'eft - li qu'on envoye les Janiflaires qu'on veut étrangler, 8c s'ils échappent de ce lieu de détention, ils en ont eu au moins la peur. (4) Ceinture de cuivre qui pefe quinze livrei, 8c avec laquelle ces Officiers peuvent aflbmmer un Janiffaire. Les foldats refpeöent infiniment ce figne d'un grade, qui, quoiqu'inférieur, a beaucoup d'autorité.  'da Baron de Tott. %i Sultan Ofman fut bientót lui-même obligé de payer a 1'opinion , un tribut dont il fut la viétime. En vain 1'art des Médeeins s'efforcait de rétablir la fanté de ce Prince, en même-temps que la politique en cachait le dépériffement; il dut enfin, cédant au mal, fe renfermer dans fon intérieur , & réferver fes forces pour fe rendre chaque vendredi a la mofquée. Cette cérémonie publique , & que 1'ufage a confacré, ne pouvait être négligée fans exciter les clameurs des corps militaires & du peuple. La contradiftion que préfente au premier afpecl une loi qui contraint le defpote, difparait quand on réfléchit qu'elle eft néceffairement dictée par le defpotifme de la multitude; 1'objet de la crainte perpétuelle du defpote. Ifolé dans 1'impénétrabilité de fon Serrail, fa vue feule peut prouver légalement fon exiftence. On fent encore que, fans cette précaution, un Vifir affez erarat, ou affez adroit pour dominer ou corrompre deux ou trois perfonnes après la mort de fon maitre, pourrait la céler affez long-temps pour tout entreprendre impunément. Ce ne fut pas non plus fans occafionner des murmnres très-vifs , que Sultan Ofman fe difpenfa de paraitre en public un ven-  88 Mémoires dredi, & ce fut pour les calmer qu'il fe détermina le vendredi fuivant a fe rendre en cérémonie a Sainte-Sophie , la mofquée Ia plus voifine du Serrail; malgré 1'état de faiblelTe & de langueur extréme oü 1'avait réduit fa maladie. Ce Prince, a fon retour déja chancelant fur fon cheval, & foutenu par les gens de pied qui 1'environnaient, perdit connaiflance entre les deux portes qui féparent les cours du Serrail; on lui jetta un chal (i) fur la tête, & il mourut quelques inftants après avoir été tranfporté dans fes appartements. Le Vifir, le Mufti, & les grands Officiers de l'£mpire fe rendirent auffi-tót au Serrail, pour vérifier la mort de Sultan Ofman, & y faluer 'Muftapha III, 1'ainé des Princes qui reftaient de Sultan Achmet. Dans le même jour, le canon du Serrail (i) Etoffe de laine fine fabriquée en Perfe & aux Indes, dont les Turcs fe fervent pour s'envelopper la tête, lorfqu'ils fortent, foit pour fe préferver du froid, ou pour n'être pas reconnus; ils ont auffi des manteaux qui les garantiffent; mais les Princes d'Orient ne peuvent, lorfqu'ils paroiffent au public , ufer de cette reffource, contre 1'intempérie de fair, 1'ufage les aflujettit a s'en priver. Le motif qui les force a paraitre, les oblige également a ne rien vêtir qui puifie empêcher de les reconnaitre.  du Baron de Tott. $9 annonc^t cette mort au peuple , & les Muezzins (1), joints aux Crieurs publics, proclamerent le nouvel Empereur. Le deuil connu chez les Tartares, n'eft point d'ufage chez les Turcs. Mais fi cette maniere d'honorer fes parents eft indifférente, ce qui ne Keft certainement pas, c'eft la promptitude avec laquelle ils enterrent les morts. II femble que cette nation naturellement fi grave & fi nonchalante, n'ait d'activité que pour ce feul objet. Ils attendent a peine cinq ou fix heules, pour rendre a leurs parents ce dernier devoir; &la crainte d'enterrer un homme en léthargie ne les arrête pas (2). (1) Muezzins, Crieurs des Mofquées qui appellent les vrais croyants a la priere, en difant avec 1 «ne efpece de cliant : Dieu eft grand, Dieu eft : Dieu, il n'y a qu'un feul Dieu; accourez aux bon; nes oeuvres, accourez a la priere. Dieu eft Dieu» : & Mahomet eft fon Prophete. Cette derniere phrafe eft auffi la profeffion de foi. (2) Les malheurs qui réfultent de cetufage, na I font prefque jamais connus. J'ai cependant vu dé1 terrer un Turc qui avait recouvré affez de force i en revenant de fa léthargie , pour crier fous terre a fe faire entendre ; mais peu s'en fallut qu'il ne I fut encore la viflime des formes, ou plutöt de Ia crainte que le Juge & 1'lman déja payés, avaient de reftituer.  cjq Mémoires A cette abominable prornptitude , les Turcs ajoutent une extréme célérité dans la marche de ceux qui portent la biere : les Mahométans croient 1'ame du défunt en fouffrance jufqu'a la fin de cette cérémonie. . Celle de Penterreraent du Grand-Seignenr ne differe des autres que par 1'importance des Grands Officiers qui 1'accompagnent a fa mofquée. Chaque Empereur eft dans 1'ufage d'en faire batir une , & dans la cour de cette mofquée , 1'on conftruit la coupole fous laquelle fon corps doit être dépofé. Au refte, on obfervera que les Empereurs Turcs font enterrés auffi promptement que leurs fujets. Plus de trente ans qui s'étaient écoulés depuis la mort de Sultan Achmet, pere du nouvel Empereur, n'avaient pas préparé a celui-ci des lumieres fort étendues. Renfermé pendant ce long intervalle dans 1'intérieur de fes appartements avec quelques Eunuques.pour le fervir, & quelques femmes pour le défennuyer, la conformité de fon age avec celui des Princes qui devaient le précéder, lui laiflaient peu d'efpoir de régner a fon tour. Une inquiétude plus réelle devait encore 1'agiter. Ses deux freres n'avaient point donnés d'héritiers i ij&uqmc. J-- v." —  du Baron de Tott. 91 fous le rlernier regne ; & de nouvelles craintes ou de nouveaux murmures de ce genre pouvaient lui coüter Ia vie. Anciennement 1'on avait attenté a fes jours par le moyen qu'une politique barbare emploie fans fcrupule dans ce pays envers les Princes voifins du tróne. Sa méfiance & 1'étude de la médecine 1'avaient préfervé. Ainfi que fes freres, ce Prince avait les jambes très-courtes, & ne parailTait grand qu'a cheval. Une prlleur qu'on attribuait aux effets du poifon , de gros yeux a fleur de tête qui voyaient mal, le nez un peu applati, n'annoncoient aucune vivacité , promettaient peu d'efprit. Cependant le goüt du changement décida la multitude en fa faveur. Les Grands le croyaient faible, & fe flattaient de le gouverner. Le peuple efpéra qu'il ferait prodigue, & tout le monde fe trompa. On verra eet Empereur dans des circonftances qui le feront connaitre; & les bontés dont il m'a honoré , me foumiront 1'occafion dedévelopper I les nuances de fon caraftere. Le premier foin d'un Prince Ottoman qui parvient au tróne , eft de fe laifler croïtre la barbe (1). Sultan Muftapha y (1) Les Princes reflerrés dans le Serrail ne portent que la mouftache , ainfi que les jeunes gens  t)l Mémoires ajóuta celui de la teindre en noir , afin qu'elle füt plus apparente le jour de fa première fortie publique dont 1'objet eft d'aller ceindre le fabre. C'eft la prife de poffefiion , le couronnement des Erapereurs Turcs. Cette cérémonie fe fait toujours dans la mofquée de Youb, petit viilage renommé auffi par fes poteries & fon laitage , & qui fert de fauxbourg a la ville, vers le fond du port. Tout fut difpofé pour cette fonétion, le neuvieme jour, & dès le matin, toutes les rues, depuis le Serrail jufqu'a Youb , furent bordées des deux cótés par les Janiflaires en babit & bonnet de cérémonie; mais fans armes, &les mains croifées fur la ceinture (i). Les Miniftres, les grands Officiers, les. Geus de Loi, & généralement toutes les perfonnes qui, par état, font attachées au Gouvernement, fe rendent de bonne heure au Serrail, afin de précéder le Grand Seigneur dans fa marche. Cette marche com- qui ne laiffent croitre leur barbe que pour prendre un état. C'eft ce qu'ils appellent communément devenir fages. (i) Excepté la chauflure rouge, de grandes culottes bleues, & le bonnet auxquels ils font afiujettis; les Janiflaires fe vêtent de la couleur qui leur plait, & ce n'eft que dans la coupe de 1'habit qu'on retrouve l'uniforme.  du Baron de Tott. 93 mence, ainfi que nos procefiions, par les gens les moins importants qui défilent fans ordre. Ils font tous a cheval , & chacun d'eux eft entouré d'un grouppe de valets a. pied, proportionné a 1'état & aux facultds du maitre. Les Gens de Loi font remarquables par la groffeur de leurs turbans & la fimplicité des houffes de leurs chevaux. Mais le grouppe du Janiiïaire Aga préfente le tableau le plus riche dans la clafie des grands Officiers. Outre Ie nombre de valets qui environnent fon cheval, il eft précédé par deux files deTchorbadgi(i), qui, a droite & a gauche, marchent a pied devant leur Général. Ces premiers Officiers, en bottes jaunes, les coins de leur robe retrouffds dans leur ceinture, chacun un baton blanc a la main , & coëffés d'un cafque brodé en or, furmonté d'un grand pannache a la Romaine, forment une longue allée de plumes, au fond de laquelle on appercoit le Janifiaire Aga qui domine au milieu de la foule de fes gens; mais un objet vraiinent curieux, c'eft le vêtement de 1'Achetchy-Bachy (2), (i) Colonel des Janiflaires, dont le mot traduit littéralement fignifie donncur de foupe. (i) Chef de cuifine : chaque compagnie a le fien, gui fait Voflice de Major, il veille a la fnbfiftance  94 Mémoires qui marche h pied au milieu de deux files de Colonels, dont je viens de parler, & feulement quelques pas en-avant de fon Général. Une énorme dalmatique de cuir noir, chargée de gros clous d'argent, recouvre un corfet également de cuir, & non moins bizarrement décoré. Ce petit gillet elf fixé fur fa perfonne par une large ceinture a gros crochets & a charniere, qui foutient deux énormes couteaux dont les manches couvrent prefqu'entiérement le vifage du Major; tandis que des cuillers, des tafles & d'autres uftenfiles d'argent, fufpendus a des chaines du mêmemétal, lui laiffent a peine 1'ufage de fes pieds. II eft en effet tellement chargé , que dans toutes les occafions publiques qui obligentcet Officier a fe vêtir ainfi, deux Janiflaires doivent lui fervir d'accolites pour foutenir fon habit. Le Tcbaouche-Bachi, Pup desMiniftres de la Porte, dont 1'Officea effentiellement rapport aux affaires civiles, eft précédé par les Hnifliers dont il eft le chef; chacun d'eux porte une plume d'autruche fur le cóté de leur turban. Le Boftandgy-Bachi eft égale- & a la grande police ; celui du Janifiaire Aga fait 1'office de Major-Général,  du Baron de Tott. 95 tneiit précédé par deux files deBoftandgys , le baton a la main, & dont les habits & les coëfFures de drap rouge préfentent au coupd'ceil une uniformité affez agréable. Ces différents Officiers de 1'Empire faluent a droite & a gauche, les Janiflaires qui bordent la haie& qui yrépondent en s'inclinant; mais ils rendent eet honneur avec bien plus de refpedt, aux feuls turbans du Grand-Seigneur qui précédent fa Hauteffe, & qu'on porte en cérémonie. Deux de ces coëfFures cbargées de leurs aigrettes n'étaient d'abord deftinées qu'a changer celle que FEmpereur porte lui-même au cas oü il le jugeroit a propos ; mais eet ufage de pure commodité devint dans la fuite un objet de pompe & d'oftentation. Ces turbans placés fur des efpeces detrépieds de vermeil, font portés de la main droite par deux hommes a cheval, entourés d'un grand nombre de Tchoadars, & ces Officiers doivent feulement faire inclinerun peu les turbans a droite & a gauche, a mefure que les Janiflaires au nombre de fept ou huit a la fois fe courbent profondément pour faluer les aigrettes Impériales. Dans cette marche auffi curieufe a voir que pénible a décrire, le Vifir &le Mufti, tous deux vêtus de blancs, le premier en facin, le fecond en drap, marchent a cóté  96 Mèmoirts 1'un de 1'autre, entourés de leurs gens, 6: précédés deschevaux de main & desChatirs (1) du Vifir. A cócé de ce Miniftre marchent les Alaytchaouches (2) , qui font conf- I tamment mouvoir leurs batons d'argent gariiis de petites chaines affez femblables a des | hochets, & dont le bruit 1'accompagne juf- I ques dans Ion propre palais. Un chanot couvert, grofliérement conftruit, mal fculp- | té, mais richement doré, contient un petit fopha, & fuit ordinairement le Mufti pour j le recevoir quand il eft fatigué. Viennent enfuite les Capitaines des Gardes de 1'intérieur, & Ie grand & Ie petit ! Ecuyers qui précédent les chevaux de main ] du Grand-Seigneur. Ces chevaux font cou- J verts de houffes très-riches qui trainent jufqu'a terre, & qui ne laiffent appercevoir que 1 la tête de ces animaux, dont Ie front ellorné d'une aigrette de héron : ils portent auffi I chacun une queue de cheval fufpendue a Ia fo'us-gorge, & fur la felle un fabre, & une maffe d'armes paffés dans le furfait, font I recouverts d'un bouclier. Chaque cheval j eft I (t) Ce font des efpeces de valet-de-pied diflingués par des ceintutes de vermeil. (1) Efpece d'Huiffier a rerge appartenant a 2e dignité de Pacha.  du Baron de Tott. 97 eft conduit par deux hommes 4 pied qui i tiennent chacun une longe rixée 4 la tête de | ces animaux. Immédiatement après fuivent |. deux files d'AlTékrs (1) le.fabre pendu eu e fautoir & le baton bianc 4 la main; une I troupe de Zuluftchis (2) coëffés d'un cafque' )! de vermeil & la lance haute marche égale» | ment fur deux files & précéde les Peisk. J Ceux-ci vêtus a la Romaine portent des faifi ceaux que furmonte une hache d'argent, & f marchent avant les Solacks (3), qui, chaufj fés d'une efpèce de cothurne, armés d'arcs t & de flèches , font coëifés d'un riche caf1 que , furmonté d'un panache en éventail | dont les extrémitês en feréunilfant forment . deux- haies au milieu defquelles le GrandI Seigneur marche feul 4 cheval. L'aigrette ' du Prince domine au-deflus de ce fuperbe i grouppe. Son approche infpire un filence ] (t) Les Aflekis font un corps d'élite tiré de celui des Boflandgis. ) (2) Les Zuluftchis font une autre forte de troupe i de 1'intérieur; ils font vêtus richement , & portent deux longues boucles de cheveux , qui, attachées au bonnet vers les tempes, defoendent auffi bas que les épaules. ) (3) Solacks veut dire gauchés, deftinés a défendre la perfonne du Souverain. Ceux qui occupeat fa 1 droite doivent tirer leurs fleches de la main gauche : c'eft fans doute 1'origins de leur nom, /. Partie. 12  Mémoires morne, les Janiflaires s'inclinent profondérnent avant que la haie de plumes ait dérobé 1'Empereur a leurs regards; de fon cóté, Sa Hauteffe a 1'attention de répondre 4 ce falut par un petit mouvement de 'tête a droite & a gauche. Un nombre infini de Tchoadars envirounent & fuivent le Grand-Seigneur. Ils entourent en même-temps le Séliktar-Aga qui porte le fabre Impérial fur 1'épaule, & eft yêtu d'un habit d'étoffe d'or, & eet habit elt le feul des habits Turcs qui joigne a la taille. Le Kiflar-Aga parait enfuite fuivi du Kafnadar-Aga (i) qui ferme la marche, & qui diftribue de 1'argent au peuple dont la foule Paccompagne. Le Capidgilar Kiayaffy (2), cc le Boflandgy-Bachy qui précède le GrandSeigneur dans toutes fes forties publiques, doivent a fon retour au Serrail , mettre pied a terre au fond de la première cour pour venir au-devant de Sa HautelTe : ils (1) On fait que le Kiflar-Aga eft le chef des Eunuques •, il a pour fecond le Kafnadar-Aga, auffi noir, & pas moins Eunuque, dont 1'emploi eft celui de garde du tréfor-particulier ; il eft chargé dans les cérémonies de faire jetter au peuple 1'argent deftiné a eet ufage. (i) Capitaine des Gardes de la Porte,  du Baron de Tott. c,», doublent leurs pas lorfqu'ils s'en approclient, fe prafternent aux pieds de fon cheval, & 1'introduifent dans Ia feconde cour .en marchant devant lui jufqu'au lieu oü le Prince met pied a terre, & oü les Officiers de 1'intérieur le recoivent. Le fameux Racub Pacha qui venait d'enterrer fon ancien maitre & d'inftaller Ie nouveau , s'appercut le premier que Sultan Muftapha, auffi ignorant, mais plus aétif qu'on ne 1'avait préfumé, avait befoin d'être occupé. J'ai déja peint le caracfere de ce premier Miniftre. On ne fera pas furpris d'apprendre que fes premiers foins furent d'exciter inhumainement fon Maitre a renouveller les Loix fomptuaires, & a les Faire exécuter lui-même a toute rigueur; il voulait ainfi entretenir 1'iguorance du Prince, & rendre Fon autorité odieufe au public. Les premiers coups de cette autorité furent d'une violen ce & d'une barbarie extréme. Les crieurs publics n'avaient pas terminé la proclamation de la Loi, que le GrandSeigneur déguifé, ainfi que les exécuteurs de fes volontés qui 1'accompagnaient, puniffait déja ceux des Grecs, des Arméniens & des Juifs qui fe trouvaient vêtus des couleurs prohibées pour ces trois nations. Un malheureux Chrétien mendiant qui portP.it E ij  100 Mémoires une vieille paire de maroquin ja une (ij; qu'il venait d'obtenir de la charité d'un Turc, fut arrêté par le Grand-Seigneur, & cette excufe ne lui fauva pas la vie. Chaque jour éclairait quelque nouvelle horreur. Les Turcs même furent compris dans Ia Loi; elle fixoit le genre des fourrures de chaque état; elle prononcait fur la forme de 1'habit & fur la hauteur de la coëffure des femmes. Les Européens n'en furent exceptés qu'en fe foumettant a porter les habits qui leur font propres. Cela feul aurait dü en les y aiTujettiflant pour jamais préferver les Ambaüadeurs de 1'humiliation de voir Mtonner leurs protégés, & de leur voir eiTuyer d'autres mauvais traitements dont les Turcs n'auraient pas méme eu 1'idée ,. fi on ne leur eüt jamais préfenté que des habits étrangers. Cependant deux événements malheureux vinrent rallentir cette vexation : ce n'eft jamais que par de nouveaux défaftres, que 1'humanité foumife au defpotifme, recoit le foulagement de ceux qu'elle a foufferts, & je remarquerai acet égard, quelorfqu'on interroge a Conftantinople quelqu'un fur (i) Cette couleur eft réfervée pour la chauffure ces Turcs.  du Baron dc Tott. 101 fon age, il répond toujours en citant 1'année de la grande pefte, celle de la familie, 1'époque de telle rébellion, de tel incendie. La flotte du Grand-Seigneur était dans 1'Archipel occupée a tirer de fes malheureux habitants un tribut que cette forme de perccption quadruple toujours, tandis que la caravanne des pélerins pour la Mecque était en route vers Damas. Conftantinople ree ut auffi a la fois la nouvelle que le vaiffeau Amiral, pendant que fes Officiers & la plus grande partie de 1'équipage était a terre, avait été enlevé & conduit a Malthe par les efclaves qui y étaient embarqués, & que la caravanne, nonobftant le Pacha, le canon & les troupes qui l'efcortaient, avait été attaquée & taillée en pièces par les Arabes du défert. Les préjugés & 1'amour-propre fe trouvant blefl'és en même-temps par ces deux cataftrophes, on ne garda plus de mefure, & la confternation du Serrail animant 1'infolence du peuple, on ofa murmurer hautement contre le Grand-Seigneur, & s'en prendre a lui de ces triftes événements. Tout ce quimenacait 1'ordre étabü d'une commotion trop forte ne pouvait manquer d'inquiéter Racub Pacha, & eet adroit Miniftre trouva bientót un expédient propre a diftraire l'atrention du peuple, & la porE iij  joi Mémoires ter fur un objet agréable. La famine encore récente lui en foumit le moyen. II répandit dans le public le magnifique projet de couper 1'Afie mineure par un canal navigable (i), & propre au tranfport des denrées, afin de ne plus les expofer au danger & ft 1'incertitude des trajets de mer. II fallait pour cela réunir le fleuve Zacarie ft la ville d'Ifnic , rancieiweNicê, en fe fervantd'un lac fitué ft moitié chemin, dont les eaux auraient fervi ft la dépenfe des éclufes, & qui abreuvé par plufieurs rivieres qu'on pouvait y verfer, ferait devenu intariffable. - Le Drogman de la Porte fut envoyé d'office a M. de Vergennes pour me demander ft eet Ambaffadeur; je me rendis ft la Porte pour confulter le plan d'opérations : il y eut même des voyages de quelques Miniftres pour aller prendre des renfeignements fur les lieux; mais tout ce projet qui n'avait été qu'un prétexte, difparut avec les niécontentements qu'il avait fait oublier. Cet événement me donna le premier appercu de 1'ignorance des Turcs, que j'ai bien vérifié depuis. A peine fus-je arrivé ft la porte , qu'on m'y préfenta un Grec qui (i) Racub Pacha, plus inftruit que les Turcs ne Ie font ordinairement, avait fans doute pris ce projet dans Pline.  du Baron de Tott-, 10$ devait, difait-on , nous être d'un grand fecours pour ce travail; c'était Ie plus habite de 1'Empire : je le queftionnai fur le nivellement, & je fus bien a portée d'évaluer les talents de eet homme , quand il me ïnontra une petite plancbette de cuivre avec laquelle il devait opérer, & que je n'avais pas appercue d'abord , paree que ce rare iriitrument était entouré d'un grand nombre de fpectateurs ravis d'admiration. Quant aux malheureux pélerins de la caravanne, on finit par les regarder comme autant de martyrs, & la bonté que le Roi eut d'acbeter a Malthe, & de rendre aux Turcs le vaiiïeau & le pavillon amiral (i), que les efclaves avaient enlevés , acheva de rétablir pour quelques temps le calme dans Conftantinople. Cependant l'activité du Grand-Seigneur trouva heureufement un autre aliment que ks loix fomptuaires. Les monnoies, la vé- (i) Ce pavillon était d'autant plus intéreffant, irue donné par la Mecque au Grand-Seigneur, les Turcs y attachent un préjugé fuperftitieux. Les noms des Difciples du Prophete aux quatre angles, un fabre a deux lamés pour écuffon , & des paffages de 1'AIcoran pour bordure tiffue en argent fur une étoffe cramoifie, donnent a ce pavillon un caractere talifmanique qui rend toujours fa perte plus fichcufe qi*e fa poffeffion n'eft utile. B iv  '104 Memoires rification des comptes du tréfor 1'occuperent bientót tout entier. II retrancba auffi des abus de dépenfe dans fon Harem; il y fixa Fentretien annuel des femmes (i). Le Kiflar-Aga perdit encore fous ce regne toute 1'importance de fa charge, en perdant t'adininiftratic*i des Vakoufs , dont le Vifir fut charge; mais une fpéculation toujours dangereufe pour le Souveraiu, & qui fut préfentée a Sa Hautefle par un de fes favoris , fit altérer les monnoies a un tel degré, que les faux-monnoyeurs travaillent aujourd'hui en Turquie a 1'avantage du peuple; quelqu'alliage qu'ils employent , le coin du Grand-Seigneur eft encore au-deflbus du titre qu'ils donnent a leurs elpeces. Les revenus de 1'Empire ne furent point accrus par cette manoeuvre. LesPachasqui gouvernent les Provinces en même-temps qu'ils en font les fermiers, n'en furent pas moins avides. L'ceil du Souverain devint feulement plus attentif a les dépouiller du produit de leurs rapines (2). Lesvexations (x) On m'a affiiré que 1'article de 1'habillement des femmes avait été porté dans le tarif a environ 250 livres de notre monnois par an; ce qui ne doit pas paraitre fomptueux. (2) Cette efpece de confifcation eft verfée dans le tréfor particulier du Grand-Seigneur. Les plaintes  du Baron dt Tott. 10\ continueren!, & le danger de paraltre riche n'arreta que la prodigalité qui reftitue. Attaqué par la circulation, le commerce éprouva bientót cette efpece de langueur qui ne manque jamais de produire les plus grands défordres. Les artifans manquerent d'ouvrage, & le défceuvrement joint au befoin porta le peuple aux crimes. L'efpoir du pillage, 1'ardeurdefe vengerdes ricbes, multiplierent les incendies. D»s Coundaks, efpece d'artifice qui ne confifte qu'a placer au milieu d'un petit faifceau d'éclats de bois de pin, un morceau d'amadoue enveloppé de mêches fouffrées, font le moyen que les incendiaires employent le plus ordinairement. Ils dépofent furtivement cette allumette derrière une porte qu'ils trouvent ouverte, ou fur des Provinces contre leurs adminiftrateurs lui procurem la connaiffance de la fortune des vexateurs, & la juftice du Souverain vivement offenfée fans doute, fe dédommage en s'einparant des fommes extorquées. Les malheureux qui crient miferen'ob. tiennent jamais que la tête du coupable , & le nouvel opprclfeur qui le remplace, leur fait prefque toujours regretter 1'ancicn. Le fyftême des finances en Turquie confifte a placer fur la furface de fa terre un grand nombre d'éponges, qui, en fe gonflant de la rofée, donnent au Souverain le moyen de s'en emparer en les exprimant dans le rcfervoir dont il a feul la cief. E v  i o6 Mémoires une fenêtrej & après y avoir mis Ie feu, ils fe retirent. Cela fuffit fouvent pour caufer les plus terribles ravages dans une ville dont les maifons baties en bois & peintes a 1'huile d'afpic, offrent une extréme facilité au premier malfaiteur qui voudra les réduire en cendres. Cet expediënt dont fe fervent les incendiaires, & qui échappe fouvent a la vigilance des propriétaires , joint aux caufes ordinaires des incendies , donna pendant quelque temps de fréquentes allarmes ; mais enfin cette efpece de fléau fut diflipé par la grolTefle d'une des femmes du Serrail, & fur-tout par I'activité que cette nouvelle fit reprendre au commerce, On prépara les prélénts d'ufage en pareille occalion , toutes les idéés fe tournerent vers les Donanemas (i), qui n'avaient pas eu lieu depuis deux regnes , & 1'occupation des individus rétablit le calme dont cet événement aflurait la durée en ajoutant il 1'autorité du Grand-Seigneur. En effet, ic quelque fexe que fut 1'enfant qui de- (i) Réjouiffances publiques a 1'occafion da la naiffance des Princes Ottomans; elles n'ont ordiaairement lieu que fur mer pour les Princeffes ; mais 1'on décida que le premier enfant après une longue fiérilité, ferait jètè plus que de coutume,  du Baron de Toet. 107 vait naltre , cette grolTeffe annoncait des héritiers a 1'Empire. Sultan Muftapha, plus radieux, parut en public avec la certitude de plaire. Quelques fommes d'argent diftribuées au peuple , acheverent de captiver fon opinion & fa bienveillance. On eft toujours certain de fe la procurer, lorfqu'on daigne faire quelques fraix, & lorfqu'on fait s'y prendre avec un peu d'adrelfe pour 1'obtenir. Murad Mollach avait eu des torts de ce genre, il n'avait pas affez ménagé la multirude. Ses amis 1'avertirent que dans fa pontion, il devait un peu plus compter avec elle, s'il voulait parvenir aux grands emplois ; ce fut donc pour lui plaire, & en même-temps pour fe procurer les bonnes graces de fon Maitre, que cet Effendy, profitant du moment, donna, dans la prairie de Buyukdéré, une fête relative a 1'événement qui excitait la joie publique. On me faura gré de m'attacher a ces détails , ils offrent le vrai tableau des mceurs & des ufages d'une nation. Deux grands potaux diftants 1'un de 1'autre de 40 pieds , fupportaient une corde tendue a leur extrêmité fupérieure. On avait fufpendu a cette corde des ficelles, fiu- lefquelles des lampes de verre étaient Exées a des diftances convenables aux obE vj  I oS Memoires jets quel'illumination devait repréfenter(i); le chifFre du Grand-Seigneur, le defïïu de Ton bateau, des mots tirés du Coran, & -applicables au iujet, décorerent cet édifice pendant les trois jours que dura la fête, tandis que les Danfeurs de corde , une troupe de Comédiens Juifs & des Danfeufes , ne cefferent d'amufer le fpeétateur fort avant dans la nuit. C'eft fur-tout a la lumiere d'une vingtaine de réchauds de fer elevés fur des piquets, oü 1'on entretenait tine flamme rouge avec des chiffons goudronnés & du bois de pin, que ce tableau m'a paru le plus curieux. Ces lugubres candelabres étaient plarités en cercle pour éclairer les baladins qui occupaient le centre, & des tentes dreffées pour Murad Mollach & fa compagnie formaient avec la foule des affifiants, une grande ligne de circonvallation dont les. (1) Les grandes mofquées s'illuminent de la mêmt maniere pendant le Ramazan. Leurs minarets fervent de poteaux pour attacher la corde principale a laquelle les rayons de lampes font fufpendus par des anneaux deftinés a les faire gliffer a mefure qu'on les allume par la galerie d'un des minarets, & que de la galerie du minaret oppofé,on tire une petite corde qui les réunit, & maintient les fils de cet efpece de haute-liffe a d:s diftar.ces sonvenabks,  du Baron de Tott. 109 femmes du peuple occupaient une partie. L'illurnination placée en-dehors de cette derniere enceinte, n'était que 1'enfeigne de la fête, donc 1'arcicle le plus précieux était la comédie. Une efpece de cage de trois pieds quarrés fur fix de haut, enveloppée d'un rideau, repréfente une maifon, & contient un des aéteurs Juifs habillé en femme. Un autre Juif, habillé en jeune Turc, & réputé amoureux de la Dame du logis; un valet, affez plaifamment balourd; un auautre Juif, vêtu en femme, & jouant ta complaifante; un mari que 1'on trompe; enfin les perfonnages qu'on voit par-tout, occupent les dehors & compofent la piece. Mais ce qu'on ne voit point ailleurs, c'eft le déuouement ; tout eft en fcene , rien 1 n'eft abandonné a 1'imagination des fpeftateurs; & fi le cri du Muezzin (1) fe fait entendre fur ces entrefaites , les Muful: mans fe tournent du cóté de la Mecque , < pendant que les aéteurs continuent chacun . leur róle; & j'en aurai affez dit fur ce bizarre affemblage de dévotion momentanée & d'indécence continuelle, fi 1'on apper- (t) Celui qui, du haut des minarets, appelk 3 Ja priere.  ! i o Mémoires coit que ce tableau , difficile h ddcrire t pourrait encore moins fe defliner. Des danfeurs de corde mal-adroits, des lutteurs alfez gauches, quelques bouffons grofliers & des baladines, rempliffent les iittervalles d'une comédie a 1'autre. Parmi ces dernieres, dont le mérite n'eft fürement ni dans 1'élégancede leurs pas, ni dans 1'agrément de leurs geftes, mais qui plaifent infiniment aux Turcs par le talent qui les caraftérife, on dilhnguoit une jeune fille da dix a douze ans dont l'agilité promettait, & lorfqu'après cbaque danfe, elle faifoit» fuivant 1'ufage, fa ronde avec le daïré (i), pour recueillir en argent la valeur des idéés agréables qu'elle avait fournies a la compagnie , les Seigneurs Turcs de la fociété de Murad Mollach, la mettaient a 1'enchere a 1'envi 1'un de 1'autre, tandis qu'ils lui appliquaient des féquins fur le front (-) , pour lui témoigner leur bienveillance. Le prix de cette efclave, dont la figure n'avait cependant rien de diftingué, monta jufqu'a (1) Tambour de bafque qui fert a marquer la mefure. (2) Le fcquin eft une monnoie d'or lï légere, qu'en 1'appuyant fur le front, elle y tient pendant quelque temps, & c'eft la maniere dont les Turcs rêcömpenfent l'agilité des danfeurs.  du Baron de Tott, 1i j» Ia fomme de douze bourfes (i) , qu'un vieux Mpllach donna au marcliand pour öcheter le ftérile plaifir de perpétuer des idéés qu'il avait perdu 1'efpérance de réalifer. Excepté dans les fêtes publiques, oü la licence eft toujours extréme & toujours permife, ces aéteurs ne développent leurs talents que dans 1'intérienr des maifons, lorfqu'ils y font appelles pour les noces & les fêtes particulieres. Ces troupes de mauvais biiteleurs font toujours compofées d'hommes ou de femmes feulement; .celles de femmes repréfentent dans 1'intérieur des Harems avec autant de diftinéb'on & auffi peu de retentie que les comédiens dont on vient de parler; mais la mufique eft 1'amufement ordinaire, & le plus familier des Turcs. Leur mufique martiale eft du genre le plus barbare : des caiffes énormes frappées avec des efpeces de maillets, réuniflént un bruit fourd au fon vif & clair des petites (i) La bourfe turque eft une valeur numérique de 500 piaftres, & qui devrait répondre a celle de ijoolivres, fi I'altération des monnoies du GrandSeigneur n'était pas au degré de ne plus admcttre de comparaifon , & que le change du commerce réduit depuis long-temps a 25 ou 30 pour cent, fans être encore au niveau de la valeur comparée des lUaticrss iatrinfeques.  'Ui Mémoires timbales qu'accompagnent des clarinettes & des trompettes aiguës, dont on forceles tons pour compléter le tintamarre le plus difcordant qu'on puilTe imaginer. La mufique de chambre eft au contraire, très-douce; & fi 1'on peut luireprocher une| monotonie de femi-tons a laquelle on ré-| pugne d'abord , on ne peut lui refiifer une forte d'exprelfion mélancolique dont les^ Turcs font puiiTamment touchés. Un violon a trois cordes monté au ton de la guimbarde, la viole d'amour, qu'ils ont adopté, la flute de derviche, plus douce que notre traverfiere, le tambour, efpece de mandolin a long manche & a cordes'de métal, les chalumeaux, ou la flüte de Pan, & lel tambour de bafque deftiné a rendre la mefure plus fenfible, compofent cet orcheftre.. II s'établit au fond d'un appartement oü les: muficiens acroupis fur leurs talons , jouent; fans mufique écrite, des airs mélodieux oujj vifs, mais toujours i 1'uniflbn, tandis quej la compagnie dans un grand filence , s'enivre! d'un entho'ufiafme langoureux , de la fuJ mée des pipes & de quelques pillules d'o* pium. Ceux des Turcs qui fe font une foisj abandonnés h un ufage immodéré d'opium I font faciles a connaitre par une forte dei Tachitifme que ce poifon produit a la lon-i  du Baron de Tott. 113 gue. Ddvoués a n'exifter agréablement que dans une efpece d'ivreffe, ces hommes font . fur-tout curieux k voir, lorfqu'ils font re'unis , dans un endroit de Conftantinople qu'on nomme Tériaky Teharchifiy (le marché des mangeurs d'opium). C'efl: la que vers le foir on voit arriver par toutes les mes qui aboutilTent k la So% limanie (1) ces amateurs, dont les figures : pales & triftes ne pourraient infpirer que ; la pitié, fi des cous allongés , des têtes ij tournées k droite, ou k gauche , 1'dpine ': du dos déviée , une épaule dans 1'oreille 5 & nombre d'autres attitudes bizarres qui I réfultent de leur maladie , ne préfentaient 1 le tableau le plus ridicule & le plus plaiI fant. Une longue file de petites boutiques eft adofiee a un des murs qui fervent d'enji ceinte k la place oü eft confiruite la Mofi> quée. Ces boutiques font ombragées par :S une treille qui communiqué de 1'une al'aufl tre, & fous laquelle chaque marchand a 1 foin de placer un petit fopha, pourafleoir I fon monde fans göner le paffage. Les cha1 lands arrivent & s'y placent fucceffivement [i' pour recevoir la dofe qui convient au degré > d'habltude & de befoin qu'ils ont contracté. (1) La plus grande mofquée de Conftantinople.  11$ Memoires Bien tót lespillules font diftribuées; les plus aguerris en avalent jufqu'a quatre plus groffes que des olives, & chacun buvant un grand verre d'eau fralche par-delTus, attend dans fon attitude particuliere une rêverie agréable qui, au bout de trois quarts d'heure öu d'une heure au plus, ne manquejamais d'animer ces automates; elle les fait gefticuler de cent manieres difFérentes , mais toujours bizarres & toujours gaies. C'eft le moment oü la fcene intéreffe davantage; tous les aéteurs font hcurcux, chacun d'eux retourne a fon logis dans un état de déraifon totale ; mais auffi dans la pleine & entiere jouiffance d'un bonheur que la raifon ne faurait procurer. Sourds aux huées des palTants qu'ils rencontrent & qui feplaifent a les faire déraifonner, chacun d'eux croit pofféder ce qui lui plait; ils en ont Fair, ils en ont le fentiment, Ia réalité procurê fouvent beaucoup moins. On retrouve le même tableau dans les maifons particulières oü le maitre donne Fexemple de cette étrange débauche. Le* gens de loi y font le plus fujets, & les Derviches s'enivraient tous d'opium, avant de s'être avifés de lui préférer Fexcès du vin. Ces fortes de Moines font en Turquie de deux efpeces très-différentes, mais également remarquables. La dilïérence vient dn  du Baron de Tott. 11 5 genre de regie que leur fondateur leur a refpectivement impofé. Celle des Derviches Mewliach eft de tourner comme des toitons au bruit d'une mufique affez douce, & de chercher une fainte ivreffe dans les vertiges qui devraient réfulter naturellement de ce bizarre exercice, fi 1'habitude qu'ils Kt de tourner ainfi, ne les préfervait pas :de 1'étourdiffement & de 1'ivreffe a laquelle lils vont fupplder dans les tavernes. La regie des autres Moines nommée Ta&a-Tépe» (1) plus trilte , a auffi plus de barbarie. Elle confifte a fe promener gravement, & : a la file les uns des autres , autour de ileur Chapelle, & a prononcer le nom de i Dieu a haute voix, & avec effort a chaque i coup de tambour qu'on leur fait entendre; , bientót les coups de baguettes preffés graj duellement , deviennent fi vifs , que ces ;i malheureux font contrahits a de terribles iefforts de poitrine : les plus dévotsne finifr; Tent Ia proceffion qu'en vomifl'ant le fang. Leur abord eft toujours fombre, toujours jfarouche, & ces Moines font fi perfuadés 1 de la fainteté de leur pratique, & fi fürs de I plaire au Ciel par leurs hurlements, qu'ils (1) Batteur de planches : peut-être n'avaient-ils pas d'autres inftruments dans 1'origine.  116 Memoires ne jettent jamais fur les autres hommes que des regards du plus profond mépris. II y a encore en Turquie d'autres Moines , & des Santons qui courent la campagne : leur rencontre dans un bois n'eft pas fans inconvénient. Sous le mantcau de la Religion , ils s'introduifent chez quelques dévots; & c'eft par-tout la plus mauvaife compagnie qu'on puifle trouver. Ceux de ces Derviches qui font affez audacieux pour profiter de fignorance générale s'érigent en prophetes & prophétifent impunément. S'il arrivé que 1'événement juftifie les prédiftions qu'ils ont hafardées, alors ils ne tardent guere a paffer pour des Saints, & a jouir de la plus haute confidération ; mais ceux même qui , faute de fuccès , ne parviennent qu'a paffer pour des foux, n'en ont pas moins le droit de pénétrer par-tout. Rien ne peut s'oppofer & leur effronterie; le nom de Dieu proftitué par ces coquins en impofe toujours a la: multitude fuperftitieufe , & j'en ai vuvenir infolemment s'affeoir a cóté du Vifir pendant que je m'entretenais fecrètement avec lui, & que les gens les plus confidérables fe tenaient a 1'écart. Le fanatifme du pu- I blic impofe aux gens plus éclairés la loi de fe contraindre, & les Turcs les plus puiffants ne parviennent a fe débarraffer mo-  du Baron de Tott. 117 mentanément de cette canaille, qu'en lui donnant quelque aigent, dont le véritable efiét eft cependant de la rendre plus incominode & toujours infolente. Rakub Pacha, plus inftrult que les Turcs ne le font ordinairement, foit pour détruire 1'ignorance, ou pour laiffer après lui un té:moignage de fon goüt pour la littérature, fit batir a fes fraix une grande coupole, pour ly fonder une Bibliotheque : il n'en exiftait iipas a Conftantinople. Mille a douze cents manufcrits Arabes ou Perfans que ce Vifir lavait raffeinblé, & qu'il légua a ce monuétnent, furent rangés fur des corps de tablet• tes difpofés en pyramides circulaires au centre jde la rotonde qu'il fit batir a cet efFet. Un JBibliothécaire furveille ce dépót : le public [ja droit d'y pénétrer il des heures marquées, ;& Rakub en fonda 1'entretien; mais rien ne Ifondera certainement l'inftrudtion des Turcs, Buit que les diflicultés de la langue en fixeilront les bornes au feul talent de lire & d'é| crire. L'Imprimerie aurait pu les étendre: un : certaiu Ibrahim Effendi avait établi cet art H utile de multiplier les copies; il fit même I imprimer plufieurs ouvrages; mais qui n'eurirent qu'un faible débit, quoiqu'il eüt choifi ceux qui devaient en promettre le plus : .1 quel fuccès pouvait avoir en effet un art  !, 8 Mémoires qui dès Ie premier coup d'ceil, réduifait k rien, le talent de ceux que 1'on confidérait comme des favants ? Ils devinrent juges & parties; la Typographie ne pouvait atteindre a la perfeftion des liaifons; on la méprifa, Ibrabim ferma boutique. Rakub lui-même n'était pas exempt de cette fauffe fcience qui s'enorgueillit des difficultés vaincues. II fe plaifait a lier les lettres d'une maniere indéchiffrable, & fur I toutes chofes il aimait a jouer fur le mot. II On cite encore de lui plnfieurs traits aiïés plaifants dans ce mauvais genre, mais qui par cela même qu'ils appartiennent au gloffaire, ne peuvent être traduits. Dégagé par la force naturelle de fon efprit de tous les préjugés qui abrutilTent les Turcs prefque généralement, ce Vifir trou-f vait jufques dans les objets les plus atror ji ces, Ie moyen de s'égayer. On jugera bien que le Mahométifme n'était pas a 1'abri de fes plaifanteries. Un Européen fe préfenta. un jour ii la Porte, & fit foupconnerpasfes | geftes, plus que par fon langage, qu'il vou- j lait fe faire Turc, & qu'il était Allemand. A la néceffité d'appeller quelqu'un pour le: faire expliquer, fe joignait Partiele des trai-M tés qui néceffité la préfence d'un Drogmani pour qu'un Européen puiffe légalement renier fa religion. On en trouva un de 1'am- ■  da Baron de Tott. 1iy ballade d'Allemagne qui fut conduit au Vii fir, & lui apprit que le nouveau venu, néa Dantzick , en était parti tout exprès pour embralTer le Mahométifme a Conftantinoij ple. Cette réfolution parut trop bizarre a ' Kakub pour ne pas vouloir en connaitre le I véritable motif, & le candidat, interrogé i de nouveau , répondit dévotement que MaI hornet lui avait. apparu pour 1'inviter a méI riter toutes les faveurs atachées a 1'IflamifI me. Voila un étrange coquin, dit le Vifir. I Mahomet lui a apparu a Dantzick ! A un I infidele ! tandis que depuis plus de foixanI te-dix-ans que je fuis exact aux cinq prie1 res, il ne m'a jamais fait pareil honneur. I Dites-lui, Drogman, qu'on ne me trompe I pas impunément; que certainement il a tué I pere & mere, & que je vais le faire pendre, l 's'il ne me dit pas la vérité. Effrayé de cette ; menace, le voyageur avoua alors qu'il avait )j été maitre d'école a Dantzick , & qu'au I bout d'un certain temps , il avait eu le malji beur de donner lieu a des foupcons far| cheux; que les parents des enfants qui lui ;j étaient confiés 1'avaient griévement cbicaI né; qu'A la fin les Magifirats s'étaient dif- 0 pofés k févir contre lui d'une maniere un i peu chaude; que pour échappera leur fen3 tence, & bien informé qu'a Conftantinople 1 on ne faifaic pas taut de bruit pour fi peu  I io Memoires de chofe, il y était venu changer de coëffure , dans 1'efpérance d'être bientót luimême affez inftruit pour contribuer auiïi il 1'édueation de la jeuneffe Turque. Faiteslui faire fa profeffion de foi, repliqua le Vifir, &menez ce Néopliyte chez un tel Mollach pour qu'il pourvoie a fon entretien; ils font faits pour vivre enfemble, c'eft uh camarade que je lui envoie ; mais qu'on charge 1'Iman du quartier d'aller les inftruï-* re tous deux, & de leur apprendre qu'aucune religion n'a jamais toléré leur régime. L'ufage conftamment fuivi par les Etnpereurs Turcs de faire batir une Mofquée & de Ia doter, pour en fonder 1'entretien , a tellement multiplié ces temples, que les emplacements étaient devenus très-rares k Conftantinople. Sultan Mahamout avait pris le parti d'en faire conftruire uneiiScutary : il mourut, & Sultan Ofman la fit achever. Muftapha trouva cependant le moyen d'acheter dans fa Capitale un terrein affez vafte pour la Mofquée qu'il voulait y batir; ce Prince imagina pour fuppléer aux habitations qu'il alln.it détruire, &"pour doter la nouvelle Mofquée, de faire faire une jettée fur un bas-fond du rivage de la mer de Marmora, prés des murs de la ville, afin d y rormer un nouveau quartier. L'ignorance des architec~r.es lutta long- temps  du Baron de Tott. iit temps & avec défavantage contre les va* gues de la mer, & 1'avarice qui apprend toujours a fesfraix qu'il n'y a de vraie économie que dans les dépenfes faites a propos, fut enfin contrainte de céder a la néceffité. Tout 1'or que 1'on avait prodigué jufques-la ne fervit a rien; il fallut recommencer fur de nouveaux fraix, & en venir aux encaiffements ; ce dernier expédient rén(fit, & Pouvrage fut confolidé. La plupart des Turcs propriétaires des maifons qu'on venait d'acheter pour placer ]a Mofquée , devinrent les locataires des nouvelles habitations, & les fermiers du nouveau temple, qui fut achevé fous le regne de fon fondateur. L'intérct ou le zele religieux des propriétaires ne préfenta k Muftapha aucune contradiftion dans Pachat des maifons qui convenaient al'exécution de ce plan. Sultan Soliman, le plus grand Prince des Ottomans , n'avait pas été fi heureux dans une femblable circonftance; & ce trait m'a paru d'autant plus intéreffant, qu'il fuffit pour donner une idéé de la valeur légale des propriétés en Turquia. L'emplacement de la Solimanie avait été décidé, & Sultan Soliman femblait n'être menacé d'aucun obftacle dans les achats qui devnient lui en alfurer la propriété: /. Partie. F  I2,i Mémoires lorfqu'un Juif qui poffédait dans le centre de ce terrein une maifon de peu de valeur, refufa de s'en défaire a aucun prix. On eut envain recours'a laprodigalité; cetlfraélite fut inflexible, & fon entêtement 1'emporta fur fon avarice. Tout ce qui environnait Sultan Soliman , accoutumé a voir plier 1'univers devant ce Prince , applaudifl'ait d'avance au fpcétacle de la maifon du Juif détruite dans fes fondements & du Juif luimême tralné au fupplice : mais heureux les Princes qui ne confondent point 1'homme & le Souverain, ne croyent pas pouvoir difpofer de leur autorité pour fatisfaire leur dépit perfonnel! heureux les Princes qui attendent que la juftice ait prononcé dans leur propre caufe, & dont 1'ame eft affez grande pour ne pas fe contenter du fuffrage de ceux qui les environnent. Tel était Sultan Soliman ; il defcendit du tróne pour ieterroger la loi. Un hom- me, écnt-il au Mum, veut élever un temple a la Divinité ; tous les Mufulmans propriétaires du terrein qui doit former remplacement , s'empreffent de participer a cette bonne oeuvre, en vendam leurs maifons; un feul, & c'eft un Juif, fe refufe a toutes les olfres : quelle peine mérite-t-il ? Aucune, répond le Mufti : les propriétés font focrées fans diftinclion d'individus, & 1'oa  du Baron de Ton. 12,3 ne peut élever un temple a Dieu fur Ia deftruétion d'une loi aulfi fainte. Elle eft favorable au defir que Ie Juif a fans doute de lailTer a fes enfants une propriété dont ia valeur ferait peut-être diffipée; mais on peut prendre ce terrein a loyer : c'eft le droit du Souverain, toutes les fois qu'il a befoin d'une maifon. II faut donc paffer un contrat de location pour le Juif & fes defcendants; par ce moyen fa propriété demeure intacte, & 1'on peut enfuite abattre Ia maifon & batir la Mofquée, fans craindre que la priere des Mufulmans y foit réprouvéc : Ie fetfa du Mufti fut exécuté. Aux fondations des Mofquées fe joint ordinairement celles d'écoles publiques oü les enfants du quartier vont apprendre k 'réciter leurs prieres. Plufieurs gens riches font auffi conftruire des fontaines & des ;Nainas-Giaclc (1), afin d'indiquer aux déKots Mufulmans la direclion de la Mecque. ' C'eft fur-tout dans la campagne, oü ce genre sde luxe fe développe avec profufion. La fuperftition a multiplié ces petites fonda- ; (1) Terrein difpofé pour faire la priere. Une pierre fur laquelle la profeffion de foi eft ordinairement écrite, eft oriemée de maniere a indiquer le cöté de la Mecque , en même-temps qu'une fontaine y fert aux ablutions, F ij  fj,4 Mémoires tions; elles valent un grand nombre d'indulgenees, & le Turc qui les obtient en trouve journellement le débit. Celles dont les gens en place ont toujours befoin pour fe fauver dans ce monde , s'achetent un peu plus cher, & la néceffité oü ils font de fe ménager la bienveillance du Grand-Seigneur, invite 1'avarice, 1'ambitfion & la crainte a des fpéculations infinles, & dont les calculs font fouvent fau- \ tifs. Le plus économique lorfqu'il réuffit, , eft fans doute de faire accepter au GrandSeigneur une efclave qui lui plaife, & quij lok affez reconnaiifante pouremployer fon] crédit en faveur de fon premier maitre. J'ai ji vu chez ma belle-mere une de ces Géor-| gieunes defliuées par Afma , Sultane, au| liiprême bonneur d'amufer Sa Hauteffe, &t je n'ai vu très-diftinótement en elle, qu'une: jille de )8 ans, médiocrement grande, e» trêmementforte, & qui pouvaitpaffer poun une affez jolie rille de cabaret; elle avaitji a la vérité de grands yeux noirs, dont laf beauté, affez commune en Turquie, fe fel rait diüinguée par-tout ailleurs ; mais ils) étaient iuanimés, & le furmé qui les noirciffait n'y ajoutait rien d'agréable. Je ne veux pas encourir le reproche de< néglïger des détails fur cette drogue fi fa-, wicufe & fi ufitée dans toute PAfiej cl  da Baron de Tott. i z 5 une poudre noire impalpable, & tellement volatile, qu'elle s'attache d'une maniere ve! loutée fur un lil de laiton fixé au bouchou _ du flacon qui la contient. L'art de s'en fervir confifte a tirer ce Al de laiton, auquel le bouchon fert de manche, fans qu'il touI che les bords du flacon; ce qui le dégarni; rait de la poudre noire dont il s'agit. On c applique 1'extrêmité de cette aiguille dans :1e coin intérieur de 1'ceil, en y appuyanr. les deux paupieres , & enfuite on la retire : doucement vers la tempé, afin de laifler r en-dedans des cils, deux raies noires, qui c donnent a de beaux yeux , un air dur qu'ils I n'avaient pas, & que les Turcs prennerjt cpour un air tendre. Ce qui paraltra bien plus extraordinaire , c'eft que les hommes eux-mêmes , & I fur-tout les vieillards, ont auffi cette co* .• quetterie. L'ufage du furmé eft prefque géI néral. II eft vrai qu'on lui attribue la vertil ade fortifier la vue; mais il eft plus certain que 1'effet du furmé ne la fatisfait pas (i). i (1) Cet ufage eft moins commun dans le peuple, " & femble appartenir plus particu'.iérement a 1'opuil lence , & a une forte d'inaflion néceffaire a ce genre de beauté : on fent en effet que cette poudre impalpable placée avec précaution fur le bord despaugieres, s'étendrait défagréablement par une tjranf- F iij  Hfj Mémoires Tout ce qui peut contribuer -i 1'entretien de la beauté, ou fuppléer a fon défaut, eft faifi dans ce pays avec une avidité extréme, & les Chiotes font a Conftantinople en poffeffion de ce charlatanifme. Jamais leur art de rendre la peau fralche n'a cependant éloigné le moment oü elle doit cell'er de le paraitre : on pourrait même les accufer de Mter la deftruétion de la beauté en Turquie, fi 1'ufage immodéïé des bain3 piration forcée. Cependant le peuple, cette partie toujours Ia plus nombreufe , dont le travail impofe 2 la richeffe pareffeufe un tribut journalier, a auffi fa maniere de fe décorer. Elle confifte , ainfi que chez prefque toutes les nations fauvages, a fe couvrir les bras & les jambes , quelquefois la poitrine , de fignes deffinés par des piquüres, & qui frottés, avant d'être cicatrifés, avec quelque couleur, retient celle qu'on y fait pénétrer. La couleur bleue qui réfulte de la poudre a canon, eft la plus commune. Les préjugés femblent auffi fournir le plus grand nombre des fujets de ce bizarre tableau; les noms de Jefus & de Mahomet diftinguent le Chrétien & les Turcs que le même travail réunit. La galanterie a auffi fa part dans ce genre de décoration, & 1'on voit fouvent des vers amoureux , mêlés avec quelques paffages du Coran ; mais le genre de cette galanterie, n'eft pas toujours affer prononcé pour qu'on ne puiffe s'y méprendre. Le Sulimé eft une efpece de fard pour blanchir la peau, & dont 1'effet eft fur-tout de la rendre luifante.  dit Baron de Tott. 127 d'étuves ne la détrutfait pas encore plus efficacement que le fulimé. La conftrudtion de ces bains doit être décrite , afin d'en calculer les réfultats , après en avoir examiné les elfets. Deux petites cbambres Mties en brique, revètues en marbre ou en ftuc, fe communiquent, & font chacune éclairées par de petites coupoles percées en échiquier. Ce petit édifice eft ordinairement joint a. Ia maifon par une chambre oü 1'on fe déshabille. Des doublés portes en chaffis, garnies de feutre , ferment la première & Ia feconde partie de 1'étuve. Une voüte fouterraine, dont 1'ouverture eft extérieure, fert de foyer. Cette voüte répond a la piece du fond, & échauffe fur-tout une chaudiere placée immédiatement fous le marbre da plancher de 1'étuve, au plafond même de la voüte inférieure, oü 1'on entretient un feu de bois de corde; des tuyaux , difpofés dans 1'épaiffeur des murs, partent de 1'intérieur de la chaudiere, & s'élevent endehors de la coupole, pour évaporer 1'eau que 1'on tient dans une continuelïe ébullition. D'autres tuyaux qui partent d'un réfervoir, font également contenus dans la maconnerie, & fourniffent de 1'eau froide dans 1'intérieur, par Ie moyen de robinets pbcés a cóté de ceux qui donnent de 1'eau F iv  Il8 Mémoires chaude. De petites eftrades de bois bien poli font difpofées pour s'y atfeoir, & des rigoles taillées dans le marbre fervent a 1'écoulement des eaux que Ton verfe. Ces bains particuliers, toujours échauffés vingt-quatre heures avant qu'on en faiTe nfage, font portés par cette méchanique a tin tel degré de cbaleur, qu'après s'ötre totalement dépouillé dans la chambre extérieure , & avoir chauffé des fandales de bois très-élevées pour ne pas fe brüler les pieds fur les marbres du plancher, on ne peut cependant pénétrer dans la première piece, qu'après avoir lailfé un moment dilater fes poulmons entre les deux premières portes : cela fait, on ne peut encore pénétrer dans la feconde étuve, fous laquelle fe trouve Ie véritable foyer, fans prendre la même précaution ; & 1'on peut alfurer que l'air de cette piece eft a celui de la première, comme ce dernier eft a l'air extérieur. Une tranfpiration fubite, & qui ruiffelle par tous les pores, eft auffi 1'effet qu'on éprouve d'abord eny entrant; mais la violence de cette chaleur, & celle de fes eifets n'empêcbent pas que les femmes ne reftent dans ces bains jufqu'a cinq & fix heures de fuite, & qu'elles n'y reviennent trés - fréqueinoient. Celles qui n'ont pas de bains particuliers  du Baron ds Tott. 129 vont aux bains publics; ils font toujours prêts & difpofés de maniere a contenir une grande quantité de monde. Quelques femmes un peu plus délicates & plus fcrupuleufes que d'autres, prennent cependant le bain pour elles feules, & s'y rendent avec des amies particulieres. Pour compléter la fête, elles y font porter leur i diner; 1'attrait d'une plus grande liber- i té, celui de converfer tout le jour enfemble, fuffit fans doute pour les dédom- 1 mager d'avoir fi mal choifi le lieu de la I fcene. Des baigneufes nommées Telkks, la main I patTée dans de petits facs de ferge, frottent la peau jufqu'au deiTéchement. Elles fe ferc. vent auffi d'une argille très-fine, pétrie avec j quelques feuilles de rofe, & defféchée enï fuite au foleil • comme d'une efpece de fa| von pour en frotter la tête, en y verfant 1 de 1'eau chaude avec de grandes taffes de i métal. Les cheveux des femmes ainfi net1 toyés & parfumés, font enfuite réunis en s une infinité de petites treifes. On ne retrouvera pas dans cette defcripI tion les perles, les diamants , les riches l étoffes & tous les agréments dont Milady I Montagu s'eft efforcée de parer ces bains. (. Ou croira difficilement auffi que cette Da£ me y foit réellement entrée toute vêtue comE v  13 o Mémoires me on le lui a fait afl'urer (i). Ce qui efl très-certain, c'eft qu'un trop grand ufage de ces étuves ouvre a la fin les pores au point de les rendre fenfibles a 1'ceil. II eft également fik qu'une dilatation des fibresauffi forcée, en altérant les formes, amene la décrépitude avant la vieilleffe. Ces bains publics répandus en très-grand nombre dans tous les quartiers de la ville, fervent auffi aux hommes; mais a des heu* res différentes de celles qui font deftinées aux femmes^ Un homme qui oferoit tenter d'y pénétrer lorfque les femmes y font. raffemblées, ferait févérement pnni de fon entrepritêj quand même il aurait le bon*j heur d'échapper aux coups de taffes (2), de fandales (3) & de peftemals mouit* (1) Dans la nouvelle édition des Lettres de cette Dame , on affure cependant que tout ce qu'elle» «ontiennent a été vérifié. 11 femble que cette affertion de 1'Editeur devroit être accompagné dè preuves & d'autorités. Mais Ie public n'eft jamais difficile fur les erreurs qui 1'amufent; 1'intérêt qui percoit ce tribut, n'eft pas plus fcrupuleux, & ceux qui n'aiment que la vérité doivent fe borner a la préfenter fans fe charger de la défendre. (2) Taffes , mot Turc dont la prononciation & ia fignification font abfolument Framjoifes. (3) Sandal, ce mot a encore le même rapport avec sotre langue: ccft une femeüe de bois que  du Baron de Tott. 131 lés (1). Les femmes Turques font fur-tout inexorables , quand 1'audace d'un homme n'a d'autre objet que celui de les infultcr; mais on ne pourra fans frémir jetter un coup-d'ceil fur les fuites funeftes de ['abandon aveugle auquel elles fe livrent quelquefois. Je ne parle point de ces femmes dont les charmes font fi fouvent vendus ft prix, & dont j'ai rencontré quelques cadavres mutilés dans les environs de ConlTantino1 ple. La cruauté des hommes qui les aiïafï finent , pour s'épargner la peine de les • payer, ou même le danger d'être arrêtés , ti en les ramenant ft la ville, eft une de ces 5, atrocités que 1'avarice ou la crainte peui\ vent expliquer. Mais je parle des femmes 'h d'une condition plus relevée, qu'une force irréfiftible domine , & qui s'échappent furtivement de leur prifon. Ces infortunées 3 emportent toujours leurs diamants avec elsi les , & croient ne rien avoir de trop pré3 cieux pour celui qui les accueille. Le pen- le pied ckauffe au moyen d'une courroie qui 1'embraffe-, mais il y a cette différence qu'en Turquie les fandales font montées fur deux traverfes de bois elevées de cinq a fix pouces. (t) Peftemal, eft un rnorceau d'étoffe, foie & coton , que la pudeur s'eft réfervé dans les bains. F vj  H 3 i Mémoires chant funefte qui les aveugle ne leur permet pas d'appercevoir que ces richelTes même deviennent la caufe de leur perte. Les fcélérats qu'elles vont trouver ne manquent guere de les punir de leur témérité au bout de quelques jours, & de s'afïurer la propriété de leurs effets par le crime le plus monftrueux, & que le Gouvernement s'emprefle le moins de punir. On voit fouvent fiotter les corps dépouillés de ces malheureufes dans 1'intérieur du port, fous les fenêtres de leurs ineuririers; & ces redoutables exemples , fi capables- d'iinimider les femmes & de calmej- une femblable fureur, ne les effrayent, ni les corrigent. C'eft dans la vue d'empêcher que cesdéfordres ne deviennent plus fréquents pendant les fêtes .folemnelles & les réjouit fances publiques, que le Gouvernement jnterdit alors la fortie des femmes. La grolTeffe annoncée dans le Serrail, touchait a fon tetme; tous les préparatifs de fêtes étaient achevés , & 1'on n'attendait plus que 1'ordre du Gouvernement pour les commencer. Je n'ai fu avec quelque certitude, que depuis mes liaifons avec les Turcs, ce qui fe pratique dans 1'intérieur du Serrail , a 1'occafion des naiffances, & je place ici ces détails pour n'y plus revenir.  du Baron de Tott. 133 Aux premières douleurs , le Vifir , le Mufti , les grands Officiers & les Chefs des Corps militaires font mandés au Serrail pour y attendre le moment de f'accouchement dans Ia falie du fopha : c'eft ainfi qu'on défigne la piece intermédiaire (O, qui fépare la partie du Serrail qu'on nomme le Harem du refte des Mtiments que le Grand-Seigneur occupe avec fa maifon. Douze petites pieces de canon du calibre d'un quarteron, & qu'on nomme les pieces du fopha, font rangées dans cette chambre qui a vue fur la mer. II y a auffi une batterie de pieces Suédoifes, fituée a mi-cóté dans le bois de Cyprès , qu'on nomme fort improprement les Jardins du Serrail, & les murs de Byfance qui fervent d'enceinte au Palais , font bordés en-dehors d'une monftrueufe artillerie qui fe croife avec celle de Tophana , fituée vis-avis de 1'autre cóté du port» Aufli-tót après 1'accouchement, Ie Kiflar-Aga fcrtit du Harem avec 1'enfant; c'était une Princefle; il vint la préfenter aux grands Officiers , qui drefferent acte de fa naiflance & de fon fexe : après quoi les (t) Cette piece fe nomme chez les particuliers, le Mabein odaffi , & ce mot traduit lütérajemcn* .veut dire la chambre intermédiaire.  13 4 Mémoires pieces du fopha firent leur falve, qui ne pouvant guere être entendue que par la batterie & mi-cóté, fut répétéepar celle-ci, & fnivie de celle de la pointe du Serrail & de Tophana. A ces difFêrentes falves, fuccéderent celles de la Douane, de la Marine, & de la Tour de Léandre (e). (i) Cette tour, fituée fur un rocher ifolé en face de Conftantinople, & plus prés de Scutari que de la Capitale ,eft appellée par les Turcs, Kis-coukffey (la Tour de Ia Fille). Ils prétendent qu'elle a long. temps fervi de prifon a une Princefle Grecque. Le nom que les Européens lui donnent , ferait préfumer qu'autrefois on la regardait comme la demeure de Héro •, mais il faut une circonfpeftion extréme dans ces fortes de conjeftures, pour éviter le ridicule & même 1'abfurdité. Des Voyageurs ont placé une colonne de Pompée a 1'embouchure de la mer Noire , oü cet illuftre Romain n'a jamais été. Ils ont appellé du même nom , une autre colonne qui fe voit a Alexanclrie , & que très^certainement Pompée n'a jamais fait élever •, & pour revenir aux environs de Conftantinople, on voit fur les bords du Pont-Euxin une tour antïque , reftée parmi les débris de plufieurs autres de même conftrudtion, lefquelles baties en ligne de diftance en diftance, fervaient jadis a fignaler les bateaux cofaques dont on redoutait les pirateries fur les bords de la mer Noire. Cette tour ifolée manquait de nom dans ce pays d'ignorance & de barbarie; & nos Européens, qui ont la manie oppofée dc vouloir tout favoir & tout expliquer , 1'ont nomjné la Tour d'üvide.  du Baron de Tott. 135 Les crieurs publics annoncererit auffitót cet événement, & la Sultane, qui venait de naitre, fut proclamée EibedoulJach. Dieu-donnée. On ordonna en même-temps les réjouiffances dont la durée fut fixée ft fept jours fur terre & trois fur mer : ce qui ne s'était encore pratiqué que pour Ja naiflance d'un Prince ; mais on trouva convenable d'accucillir ainfi le premier enfant qui naiflait après deux regnes ftériles. Ces fêtes fatisfaifaient fur-tout au befoin extréme qu'on avait de s'égayer; & quoiqu'elles fuflent trés - difpendieufes & trèsft charge au peuple, les Marchands même fe confolaient d'être obligés de fermer leurs boutiques, paree que le defpotifme devait également fermer la fienne. En effet, tous les infiruments de la ty-raunie, qui ne fervent d'ordinaire qu'ft opprimer 1'humanité, femblent fervir uniquement ft protéger la licence dans ces temps de réjouiffances publiques. On voit renaitre ft Conftantinople ce qui fe pratiquait •dans Pancienne Rome au temps des Satur•nales. 11 eft permis aux Efclaves de refpirer, de s'égayer devant le Maitre , &même de s'égayer ft fes dépens; de nouveaux acteurs s'emparent de la fcene; on offre aux Grands le fpectacle de leurs propres ridicules, & ces Grands, confondus avec le  I - 6 Memoires peuple , font contrahits par 1'ufage d'en rire eux-mêmes, ou du moins de paraitre s'en amufer. Au refte , on doit concevoir qu'un Gouvernement qui femble étouffer la joie par ï, fa nature , ne peut la forcer h paraitre qu'en I, difpnraiffant lui-même; & la pauvre huma- || nité, toujours facile a tromper, toujours 1, prompte i fe faire une illufion flatteufe, 1] lorfqu'elle perd de vue fes tyrans, profite jij d'un inftant de relache pour faifir cette L lueur faible & paflagere de félicité. Les Grecs fur-tout, naturellement gaïs j L & bruyants, fe livrent dans ces occafions , L a toute 1'intempérance de la joie, & paf- , fent rapidement de 1'oppreflïon au bon- , heur, de 1'humiliation a rinfolence. | Examinons préfentement la de'coration \n de ce nouveau théatre, & mettons les ac- J ; teurs en fcene. I; Des poteaux plantés a trois ou quatre j pieds de diftance devant les boutiques & fur le bord des trottoirs qui prolongent les deux cótés de la rue, font réunis a leur extrémité fnpérieure par des arceaux qui joignent auffi les maifons. Cette petite charpente recouverte enfuite en branches de ' lauriers, mêlées de papiers frifés de différentes couleurs, forme des berceaux aux- ; quels on fufpend des feuilles d'oripeaux,  du Baron de. Tott. \ j>y que Ie moindre vent agite avec brult, leur furface briljante réfléchit, la lumiere des lampes de verre & des lanternes colorées dont on garnit tout 1'édifice. Les portes des particuliers font également décorées avec une recherche proportionnée ft 1'iraportance ou ft la vanité du propriétaire; mais les maifons des Grands offrent dans leur décoration le plus grand excès de magnificence. Les rues qui y aboutiffent font recouvertes, jufqu'a unecertaine diftance, en berceaux affez élevés pour que les lampes & les découpures ne gênent point le paffage des gens ft cheval. On conduit ces portiques ainfi décorés jufques dans les cours intérieures des Palais; & la, des falies conftruites exprès, richementmeublées, éclairées par une quantité de luftres dont la lumiere fe répete dans un nombre infirri de miroirs, préfentent auxcurieux un point de repos dont le maitre fait les honneurs ftiivant la qualité des perfonnes qui s'y arrêtent. D'autres fe bornent ft faire meubler le deffous de leur porte , dont les deux battants ouverts, invitent ft s'y arrêter & ft prendre une taffe de café ou rafraichiffements que le maitre ordonne toujours, & que fes gens s'empreffent de diftribuer. La porte du Vifir & celle du Janiflaire  13 5 Mémoires Aga (i) Tont fur-tout remarquables par la foinptuofité des décorations & par la profufion des colifichets qui y font bifarrement mêlés aux oruements les plus riches. Onne peut voir fans étonnement cette falie du Divan, ce Tribunal redouté & 1'effroidela nature , paré pour quelques jours , ne préfenter que des images riantes. Des lanternes tournantes fur lefquelles on a peint des figures ridicules, & fouvent obfcènes , mêlées avec des tranfparents oü font écrits le nom de Dieu, fes attributs, le chiffre du Grand-Seigneur ou quelques jeux de mots; des morceaux de miroirs taillés en foleil, pour donner de Péclat a ces illuminations, amufent la mnltitude dont ratHuence ne tarit pas. Les gens les plus graves (2) par leur age & 1'importance de (1) Pacha Capoujfi & Aga CapouJJl, la porte du Pacha & Ia porte de 1'Aga , défignent I'hötel du Vifir & celui du Général des Janiflaires. Un homme du peuple , ou même un homme inférieur a celui dont il parle, dit auffi : j'ai été, ou j'ai fervi a Ia porte d'un tel ; mais le terme de Capou ou Capi (porte), prononcé feul, défigne toujours le palais du premier Miniftre , le lieu oü 1'on traite toutes les affaires. (2) L'envie d'obliger un Turc de mes amis, m'avait engagé a porter a fon fils un affez joli colifichet; 1'enfant fe plaifoit fort avec moi, & je me faifais une fête du plaifir qu'il allait avoir, lorf-  du Baron de Tott. 139 kur emploi, n'en font pas inoins fenfibïes a ces imitations triviales & puériles. J'ai vu un petit palais conftruit par un Européen avec des rognures de verre & de la colle de poiflbn, acheté mille écus par le Vifir pour figurer dans fa boutique. Tant de profufion chez les Miniftres & les Grands porterait fans doute a croire 'j que dans cette circonftance, rillumination du Serrail efFace toutes les autres. Un cordon de lampes décorent ia pre- i mière porte, & quelques lanternescolorées éciairent les paffants que la curiofité dirige 1 vers la porte qui fépare les deux cours. I Cette porte eft ainfi que la première entrée fort mefquinement éclairée; mais cependant i affez pour faire diftinguer de vieux drapeaux, : qu'a 1'afpeft de ce joujou, je le vois rallentir fa ; marche , entrer gravement, regarder mon préfent ï avec une indifférence réflechie , s'affeoir de l'air I du monde le plus férieux , & fe concentrer trif— I tement dans fon petit orgueil. Bientót après arrivé le grand-pere ; & par un contrafte fingulier , Ie i vieillard fe récrie fur la gentilleffe de 1'ouvrage , I s'établit fur le tapis pour le mieux conlïdérer, le I rerourne, 1'examine par-tout, s'en amufe, & finit I par le brifer. Cette fcene me parut d'abord étran3; ge; mais une-plus longue habitude en Turquie m'ap1 'prit depuis tout ce qu'elle avoit d'inftruclif & de piquant pour un obfervateur.  140 Mémoires de grandes haches , quelques boucliers ; des mafles d'armes, des oflements depoiffons qui pafTent pour des os de géants & quelques autres objets de pareille importance (i) ; mais la porte de la falie d'armes quife trouve a gauche en entrant dans cette cour, offre dans le genre des anciennes armures des chofes vraiment curieufes a voir (2). La monnoie, plus agréablement décorée, pre'fente un tableau tout-a-fait différent. Un nombre infini de lampes fe réfléchiffent dans une tapifferie de piaftres (3), d'Ifelottes (4), de paras (5), & de fequins (6) tout (1) Dans cette première réjouiffance, on avait joint a ces trophées une vieille mitre d'Evêque fufpendue a la clef de Ia voüte. (2) La piece la plus remarquable de ce dépot eft une catapule : c'eft peut-être la feule qui exifte ; mais les Turcs en font fi peu de cas, que ce n'eft qu'en parcourant 1'intérieur de ce magalïn que j'y ai découvert par hafard cette précieufe antiquité enfevelie fous un tas de décombres. Ce magalïn d'armes était autrefois une Eglife Grecque. fa) Monnoie qui équivaut a 3 liv. (4) Piece de trente paras, 2 liv. 5 fols. (5) Petite piece d'argent valant 6 deniers. (6) Piece d'or : il y en a de plus ou moins de valeur, &les plus connus, dits Zéremapouls, valent aujourd'hui 9 liv., en obfervant cependant la différence de 20 pour cent, que les monnoies du Grand-Seigneur perdent par le change du commerce gyec 1'Europe,  du Baron de Tott. 14? lieiris, qui forment différents deffins. C'eft auffi le feul endroit du Serrail ou. les cu« rieux foient paffablement accueillis par le Zarp-hana-Eminy(i). Si tout annonce dans la ville que le Defpotifme a laiffé le champ libre aux plus grands excès d'une joie fantaftique, on fent également a 1'aipecT: vraiment lugubre de la première cour du Serirail , que 1'intérieur de cette formidable enceinte eft encore 1'afyle impénétrable oii le Defpotifme dans un loifir inquiet, attend le moment de difliper cette ivreffe de liberté momentanée qui anime tous les individus. On ne peut en effet confidérer la gayeté exceflive du peuple, que comme un accès de frénéfie, capable d'allarmer le Defpote, s'il en permettait la durée. J'ai déja dit que les Grecs fe diftinguaient fur-tout par leur joie infolente & effrénée. Cependant les Juifs, toujours occupés du commerce, toujours tourmentés par la foif du gain , après avoir tiré tout le parti poffible de la fabrication & de la vente des lanternes, vont enfuite débiter des bouffonneries a la porte des Grands, oü 1'on diftribue des paras i tous les baladins qui s'y arrêtent. Plufieurs gens en place établiffent devant (1) Intendant Ue la monnoie.  I^j- Mémoires leur hotel, des comédies ft demeure, dont les fujets variés, mais toujours du genre le plus indécent, font joués ft la grande fatiffaction du public. Au refte , fi les mcenrs font peu ménagées dans ces divertiffements, le Gouvernement ne 1'eft pas davantage. On voit ft chaque inftant des troupes de Grecs & de Juifs repréfenter les différentes Charges de 1'Empire, & en exercer les fonctions, de maniere ft les tourner en ridicule. Dans cette fête dont je fus témoiu, le coftume du Prince lui-même, & celui de toute fa fuite ne fut point refpeclé. Une troupe de Juifs eut 1'audace de le contrefaire : il eft vrai qu'on ne tarda pas ft réprimer 1'infolence de cette imitation; elle fut interdite : mais on laiffa jouer le grand Vifir, & dès-lors aucune charge ne fut épargnée. J'ai vu entr'autres un faux Stambol Effendiffy (i), auquel ou laiffait exercer tranquillement une juftice diftributive affez f4vère. Le hafard le fit rencontrer avec le véritable; ils fe faluèrent réciproquemcnt avec beaucoup de gravitd, & continuèrent chacun leur route. Une autre troupe qui imitait le Janiffaire Aga fut s'emparer de 1'hótel de ce Généraliflime pendant qu'il était ft faire fa ronde, & fes gens traiterent (i) Lieutenant de Police de Conftantinople.  du Baron de Tott. Ï43 Ie marqué avec autant de diftinétion que I s'il eüt été leur maitre. A ces plaifanteries I fuccédèrent d'autres facéties encore moins I aimables, & qu'on ne réprima pas davanI tage. De prétendus Officiers des Ponts & I Cbauffées , fuivis de paveurs, dépavaient la éporte des particuliers qui ne fe rachetaient ;?pas a trop bonmarché. D'autres mafques, jjfous 1'accoutrement de pompiers, ranconiinaient d'une autre facon ; en un mot, on Jjouait les vexations de tout genre; & pour lies bien jouer, on les imitait au naturel. A | Ia fin tout cela devenait onéreux & trèsaincommode; mais le termeexpiré, le baton cjreparut, & tout rentra dans 1'ordre (1). Le Defpotifme fut cependant contrahit 1de refpecter encore la liberté pendant les (jtrois foirées deftinées aux feux d'artifice ifur mer. Le corps de la Marine, celui des Dgétfbedgis (2), & le corps de l'Artillerie s'é- j (1) Les Befeftins offrent dans les Donanemas le jeoup-d'oeil le plus rsche. Celui des Jouailliers eft jfur-tout éclatant en pierreries, que les marchands iy étaient, & ces marchés couverts font ce qu'il y 9a de plus curieux & de plus véritablement magnirfique. Les Tcharchis, autres marchés , oü toutes »es drogueries font raffemblées, m'ont auffi paru Ipaffablement décorés. i (ï) Dgebedgis; ce corps ne peut être affimilé a  144 Mémoires taient préparés a fournir chacun un feu d'artifice pour trois nuits confécutives. De grands radeaux tralnés au milieu du port en face de Yalikiosk (i), oü le Grand-Seigneur devait fe rendre, furent difpofés pour offrir le fpeétacle confolant de la prife de JMalte, oü celui de quelques combats dans lefquels les Mahométans battent toujours infaiüiblement les Chrétiens. Beaucoup de pétards, encore plus de fiimée & fi peu de \ feu, qu'il peine dans les beaux moments, on diftingue les muraillcs du chateau de Carton qu'on attaque , ne donnent pas une grande idéé du génie des Artificiers. Ils n'ont pas non plus de merveilleux fuccès dans 1'art de tirer des fufées d'honneur. Le plus grand nombre de ces fufées après avoir langui fur le chevalet, vont s'éteindre dans la mer, avant que la garniture ait le temps de prendre feu. Les fufées de gerbe, plus légeres & mieux proportionnées, s'élevent un peu davantage; mais aucun des ndtres. Son fervice eft d'avoir foin des arntés, des poudres & de tous les uftenfües de guerre qui fe confervent en magafin. (l) Le Kiosk de la Marine •, il eft fitué en-dekor*! du Serrail, fur le bord de la mer, 8c fert a toutes: les cérémonies relatives a la flotte , ainfi qu'au dékirquement gc a Vembarquêment du Grand-Seigneur.  du Baron de Tott. 145 TTrais la plupart s'allument lentement, fautc d'avoir bien difpofé les mêches, & fe dirigent d'une maniere très-irréguliere ; il faut pourtant convenir que ces défauts même donnent aux bouquets d'artilice des Turcs un air de.profufion & une durée qui les ij rend fort agréables ; 1'applaudiffement n'eft 3 cependant général qu'au moment oü les ü malheureux Grecs ou Juifs, louéspour por>j térun habit ft 1'Européenne & défendre 1'afij faut avec quelques ferpentaux dont la proi vifion s'épuife bien vlte, font afTaillis, culd butés & accablés en raifon de leurs vête1 ments de tous les coups de poing que le I droit de la guerre autorife, & que leur quai| lité d'infideles ne leur permet pas de rendre. k Le plaifir d'affbmmer les Chrétiens eft j pour les Turcs un fi grand régal, que les favoris de Sultan Mahamout, d'ailleurs gens ï fort aimables, n'imaginereut rien de mieux 1 pour amufer leur Maitre dans une fête qu'ils l lui donnerent dans 1'intérieur du Serrail : I ils trouverent aulïï le fujet fi fimple & fi !j' naturel, qu'ils n'héfiterent pas a faire prier les Ambaffadeurs Européens de prêter leur I garde robe. On fit endoffer ces habits a des Juifs toujours deftinés a être battus & toujours prêts ft fe laiifer battre quand on les | paie. Tous les courtifans du Grand-Ssi| gneur convinrent auffi que jamais cette ca: /. Partie. G  ï4<5 Mémoires naijje n'avait mieux gagné fon argent que ce jour-la. Pafl'e pour les Juifs affurément; mais fallait-il prêter des habits, & nos Européens n'auraient-ils pas dü fentir 1'inconvénient qu'il y a toujours k fe laifTer repréfenter d'une maniere ridicule. Les réjouiifances étaient a peine terminces, qu'on annonca une nouvelle grofféffe; elle donna nailfance k Sultan Sélim, & la Princeffe Eibed Oullah fon ainée fut mariée a 1'age de fix mois a un Pacha fixé dans fon Gouvernement , qu'on avait plus d'envie de dépouiller que de favorifer, & qui fentit auffi bien plus vivement la néceffité d'envoyerannuellement cent mille piaftrespour 1'entretien de fa jeune époufe, que 1'honneur d'une auffi belle alliance. Melek Pacha éprouva auffi dans ce genre un défagrément qui dut lui paraitre encore plus fenfible. Jeune, atmable & parvenu k la place de Capitan-Pacha (i), il jouiflait (i) Capitan-Pacha : en mer cette dignité eft Ia même que celle d'Amiral; mais elle ne peut lui être aflimilée, lorfque la flotte eft défarmée. Cette charge ne donne que le rang de Pacha a deux queues. Elle eft cependant occupée quelquefois des Vifirs du banc, c'eft-a-dire des Pachas, qui, par leur rang , portent le même bonnet que le GrandVifir, & fiegent au Divan du Grand-Seigneur pendant qu'ils habitent Conftantinople.  du Baron de Tott. 147 tranquillement dans fon intérieur du plaifir de n'avoir qu'une feule femme qui fixaic tous fes foins dont il était tendrement aimé. La bienveillance de fon Maitre venait de 1'élever a la dignité de Vifir (1), & rien ne : mauquait a fon bonheur, lorfqu'une fceur du Grand-Seigneur, veuve pour la fixieme c fois, le vit paffer dans une cérémonie pu! blique. Frappée de la bonne mine de MelJ lek, cette vieille Sultane le demanda a fon I frere, qui fur le champ fit fignifier a 1'A1 miral qu'il 1'honorait de fon alliance. Ce i fut un coup de foudre; inais il n'y avait i pas de remede, & Mellek fut forcé de con\ gédier fa femme fur le champ : elle ne fur* vécut que peu de jours a fon malheur; & le Pacha, plus courageux ou moins fenfible , fe réfigna; il coiitinua de plaire, il plut mêime au point que le Grand-Vifir, pour fe i débarraffer d'un concurrent dangereux, fit c donner u Mellek un Gouvernement qui le ) (1) On appelle Vifir tous les Pachas a trois jiqueues. II ne faut donc pas confondre cette dignité s avec celle de Grand-Vifir. Celui-ci eft diftingué Spar le fceau de 1'Erapire , le cachet du Grand: Seigneur. II poffede le premier inftrument du Defpotifme. On le nomme par cette raifofi, Vifir Afem, le Grand-Vifir, Gij  148 Mémoires débarraffa lui-même des empreifements de fa vieille Princeife (i). Sultan Muftapha continuait a s'occuper des finances en dépouillant foigneufement les comptables, & en s'apropriant par la voie des confifcations ce que les prévaricateurs avaient volé dans 1'Empire. Déja Sa Hautefle jouiffait de la fatisfaction d'avoir completté plufieurs hafnés (2), & de les avoir mis fous le fcellé; mais c'était peu de chofe encore au gré de fa paflion dominante, il réfolut d'attenter a la fortune du Pa- (1) On a déia vu que les Sultanes ne peuvent fortir de Conftantinople. Le Defpotifme craint fans doute, qu'en les laiffant s'éloigner avec leurs maris , 1'enfant male qui naitrait, échappat a fes coups. (1) Hafné veut dire tréfor, & fe dit de la totalité du tréfor du Souverain; mais ce mot s'empk>ie auffi comme expreffion numéraire, & dans ce cas il défigne dix mille bourfes, qui, aladifférence prés du change, valent quinze millions; St cVft lorfque cette fomme completté eft raffemblée darts des coffres qu'on y met le fcellé comme on ferme un fac de 1200 livres. Muftapha prenait un tel plaifir a cette occupation , qu'il facrifiait tout pour groffir fon tréfor. II fit vendre a 1'encan beaucoup de bijoux, & même il envoya a la monnoie tout ce qui lui fut donné par la Cour de Danemarck en vaiffelle d'or ou d'argent, lors de la conclufion de fon Traité avec Ia Porte. _  du Baron de Tott. 149 cha de Bagdat. La conduite indépendante de ce Gouverneur offrait a la vérité plus d'un prétexte au defir de le dépouiller; mais il était plus aifé de prononcer cet arrêt que de Pexécuter: la richeiTe & Péloignement font de grands moyens de défenfe. Muftapha fe flatta cependant de furprendre fon fujet qu'il n'efpérait pas de dompter : unCapidgi-Bachi(i),porteurenapparence d'un témoignage de bienveillance, mais effentiellement muni d'un ordre adreffé aux juges du Divan de Bagdat, pour abattre-la tête du Pacha, fe rendit auprès de (1) Capidgi-Bachis : efpece de Chambellans qui •prennent fous le bras ceux qui font admis a 1'audience du Grand-Seigneur, & les conduifent de▼ant fa Hauteffe. Ils font auffi chargés de toutes les coramiffions extraordinaires qui ont pour objet 1'exécution des ordres du Sultan, de quelque nature qu'ils foient. Raffembler des vivres, lever de» -troupes, confirmer un Pacha, !ui foutirer de 1'ar,gent, lui couper la tête avant de le dépouiller, ou après 1'avoir dépouillé de fes richeffes; en conduire un autre en exil, fouvent 1'empoifonner "en route , tout cela eft du reffort des CapidgiBachis; c'eft le cafuel de leur emploi. Les Salachors (Ecuyers) font employés aux mêmes fonc✓tions dans des rapports plus fubalternes, & Ie plus ou le moins d'adreffe dans 1'exécution des ordres dont ils font porteurs , décide de leur avancement, G iij  i £0 Mémoirts hii : de fon cöté, le Gouverneur, attentif a tous les émiffaires de Conftantinople, & connaitfant affez les fucceffeurs ft 1'Empire Grec, pour les craindre eux & leurs préfents (i) , fit vifiter le Capidgi avant de 1'introduire au Divan, trouva 1'ordre fecret dont il était porteur, lui fit couper la tête , & envoya cette tête au Grand-Seigneur pour toute rêponfe. D'autres tentatives ne furent pas plus heureufes , & ces exemples imités par d'autres Pachas moins riches & moins éloignés que celui de Badgat, encouragerent ft la réfiffance , & réduifirent la Porte ft la feule reffource d'affaffiner ou d'empoifonner ceux de fes Officiers qu'elle voulait punir. Dans ce cas, 1'émiffaire déguifé de fon mieux & muni d'un ordre qu'il tient bien caché, tftche d'approcber le profcrit, choifit, s'il fe peut, le moment du Divan, faifit 1'inftant de tuer fon homme, préfente fon ordre , & ne court plus dedanger, s'il a été affez adroit pour ne pas manquer fon coup. Voilft ce qu'on appelle une juftice éclatante ; mais le poifon demande moins de courage , & 1'on commence ft le préférer pour cette raifon. Ceux des Pachas ou autres vexateurs qui par une rétribution habituelle d'une partie (l) Timeo Danaos Sr dena ferentts.  du Baron de Tott. YTj;de leurs rapines, favent aflbuvir 1'avidité de la fublirne Porte, jouiffent de la portion qu'ils fe réfervent avec une forte de fécurité ; mais ils ne préTervent leur fortune après leur mort qu'en la confiant ft celiü qui gere leurs affaires ou a quelque homme , fur la probité duquel ils croyent pouvoir compter. Cependant ces fidéi-commis expofent ft de terribles dangers , & la crainte de fe perdre, ou du moins celle de perdre fa propre fortune, portent fouvent ft 1'infidélité. On pourrait peut-ötre ajouter ft ces motifs la tentation fi naturelle de s'approprier les biens du défunt.dans un pays oii le mot d'honneur & celui de probité font ;•] ft peine connus. On jugera parfaitement des procédés du Gouvernement Turc en matiere de fucceffion par la maniere dont le file compta avec les gens d'affaires de Rakub Pac.ha, qui depuis long-temps avait époufé une fceur du Grand-Seigneur. Ce Vifir , célebre par 1'activité de fon ame, 1'atrocité de fon caractere, & la fiI neffe de fon efprit, mourut en place, & dans ce période de crédit qui femblait ne laiffer aucun motif d'inquiétude ft fes gens d'affaires; mais fa fortune les rendait comptables , & les calculs exagérés de Sultan Muftapha pouvait les montrer coupables. G iv  I C bien plus d'audace & de facilicé. II clt Ie maitre de multiplier les v . ^ - I > nies & les déprédations de tout genre au gré de fes defirs avides. Le moiiiJre pre-texte fuffit pour citer ;\ ton tribuiiid teux qu'il lui plait de citer, & 1'homme riche, au pied de 1'homme infatiable, n'eft jamais innocent. Cependant le Souverain , obfervateur tranquille en apparence, attend pour punir Ie vexateur, que le produit des vexations foit fuffifant, pour mériter une place dans fon tréfor particulier; mais file GrandSeigneur femble ne guetter que 1'homme en place, en vain un homme riche voudrait échapper au defpotifme, en fe tenant dans l'obfcurité, il fera bientüt revctu d'un eraG vj r"  j j6 Mémoires ploi pi donnera tót ou tard, au Prince, le droit de compter avec lui. Cet homme n'a donc rien de mieux a faire que de commencer par compter avec les autres, & de réduire le fruit de fes rapines en ar» gent comptant , pour le cacher plus facilement. On a déja vu que les gens de loi font les feuls qui puïffent jouir tranquillement de leur fortune , & je ne parlerai point des fujets Chrétiens ou Juifs. Ceuxci, méprifés, infultés même par le portefaix mufulman qui les feit, ne peuventêtre confidérés par le Gouvernement, que paree que leur induftrie accumule des richelfes que les avanies journalieres font refluer par la canal des gens en place, dans le gouffre oü le Souverain engloutit tout. On pourrait croire fur la foi des Européens , que la douane eft plus douce chez les Turcs que chez les autres nations. Les Francs n'y payent en effet que trois pour •eent. Je veux bien ne pas mettre en ligne ie compte les avanies qu'ils effuient d'aifkurs dans tous les genres ; ce font des «drangers : leur pofition n'entre point dans 1'examen des mceurs & du gouvernement des indigenes. Ceux-ci font affujettis è fept pour cent de douane, & dix fur beaucoup d'articles de confommation. Par une démence que 1'on affecte auffi de vaiuer,  du Baron, de Tott. 157 on percoit ce droit en nature : mais qu'en réfulte-t-il? Que fur cent turbots qu'un pêcheur apporte, on lui prend les dix plus beaux, & qui valaient feuls tout le frétin qu'on lui laiffe. Confultons préfentement les livres de Loi, & voyons comment on fait les interpréter dans les Tribunaux. Tout doit être jugé fur la dépofition des témoins. C'eft la première loi du Légiflateur des Arabes. On ne peut donc fe préfenter en juftice, fans que le demandeur & le défendeur en foient également pourvus : il n'y a donc point de procés fans faux témoins. L'art du Juge confifte a deviner par des interrogations captieufes a laquelle des deux parties il doit adjuger le droit d'afiirmer , & ce premier jugement décide le procés. Si une partie nie, 1'autre eft admife a prouver; de forte que, conduit en juftice par un homme que je n'ai jamais vu, pour lui payer une fomme que je ne lui ai jamais due, je ferai contraint de la lui payer fur la dépofition de deux témoins Turcs qui affirmeront ma dette. Quel eft le moyen de défenfe qui me refte? Ce ferait de convenir que j'ai dü; mais d'affurer que j'ai payé. Si le Cadi n'eft pas gagné , il madjugera les témoins, j'en trouverai bientót moi-mcme, & il ne m'en coö»  I ^ 8 Mémoires tera qu'une rétribufion fort modique pour les gens qui auront pris la peine de Te parjurer pour moi, & le droit de dix pour cent au Juge qui m'a fait gagner ma caufe. C'eft toujours celui qui gagne qui paie les fraix ; la crainte de perdre 1'argent qu'on a ne röprime donc pas le defir de s'emparer de celui des autres; & les peines portées contre les fuborneurs de témoins & contre les faux témoins eux mêmes (i), doivent être rarement prononcées, le Juge dont ils font fruclifier le domaine , leur doit des ménagements. Ün Turc voulait dépouiller fon voifin d'un champ qu'il polfédait trés - légitimement. Ce Turc commence par s'aflurer d'un nombre fuffifant de témoins préts a dépofer que le champ lui avait été vendu par le propriétaire; enfuite ii fut trouver le Juge, & lui remit 500 piaftres pour 1'engager h autorifer fon ufurpation. Cette démarche prouvait affez 1'iniquité de fa demande. Elle indigna le Cadi, il diffimula, écouta les parties; & fur ce que le lé« (1) La peine portée contre les faux témoins eft de les promener dans les rues fur un ane , la tête du coupable tournée du cöté de la queue de 1'aniraal mais je n'ai jamais vu cette loi mife en exccution.  du Êaron de Tott. --9 gitime pofTelTeur n'oppofait que Pjnfiilfifance de fon titre de polTeffion : Vous n'avez donc point de tdnioins, Jui dit-il? Eli bien , j'en ai cinq cents qui de'pofent en votre faveur; il montra alors le fac qu'on lui avait. remis pour le féduire, & chaiTa le fd ducteur. Ce trait qui fait honneur a 1'intdgrité du Juge, n'en fait pas fans doute rt la loi; elle eft toujours la même, & tous les Cadis ne refiemblent pas a celui que je cite. Dans les caufes compliqudes, les parties ajoutent aux témoins, la prdcaution de fe munir d'un Fetfa du Muftij mais ces décifions comme je 1'ai déja obfervé, n'étant données par le Chef de la Loi que fur 1'expofd qu'on lui préfente, chaque partie en obtient facilement une qui lui eft favorable. On n'a pas non plus terminé fon affaire par un jugement formel qui donne gain de caufe. II n'y a de certain que les fraix qu'il faut payer. Si la partie adverfe fait naltre un nouvel incident, il faut plaider encore & payer de nouveau les fraix. Un avantage prdcieux de la Loi civile chez les Turcs, ferait fans doute le droit qu'elle donne a chaque particulier, de plaider lui-même fa caufe; mais que lui reftet-il de cet avantage dans un pays oiïle jugement eft arbitraire? De-la vient que les  i gó Mémoires juifs, les Arméniens & les Grecs ont eon. fervé a leurs Cbefs une efpece de jurifdiction civile a laquelle ils fe foumettent quelquefois, pour éviter que le fonds du procés ne foit dévoré par le Cadi qui le jugerait; mais excepté les Juifs qui font plus foumis a leur Kakam que les Chrétiens a leur Patriarche, il eft affez commun que la partie lézée évoque 1'autre aux Tribunaux Turcs, qui finitfent alors par s'enrichir de leurs dépouilles refpeétives. La Loi conccrnant les Efclaves les foumet a celui qui les achete; invite a les bien traiter, ou a les vendre quand on n'en eÜ pas content, &les Efclaves ne peuventötre recus en témoignage ni pour ni contre leur Maitre; Le nommé Draco , Grec , puitfamment Tiche , poffédai: deux belles maifons de campagne contiguës au viilage de Tarrapia fur le canal de la mer Noire a trois licues de Conftantinople; il y palfait 1'été avec toute fa familie, &plufieurs efclavesChréticnnes qui le fervaient: on avait établi dans fon voifinage un chantier pour laconftruction d'un vaitfeau. Un des conftrufteurs Turc profita de cette circonftance pour courtifer une des efclaves Chrétiennes. Draco la furprit, la maltraita; & pour fe venger, elle mit le feu aux deux maifons  du Baron de. Tott. 161 qui furent totalement confumées. Acetrait de noirceur, elle ajouta 1'audace de s'en vanter; & Draco, craignant avecraifon de nouveaux effets de fureur de cette mécliante créature, la fit enlever nuitamment & conduire chez un Juif, avec ordre de 1'enfermer foigneufement & de la vendre au plutót de manière ft 1'éloigner pour toujours. Cependant cette efclave trouve le moyen de crier par la fenêtre qu'elle eft Turque. I La populace s'afl'emble, la garde arrivé, la maifon du Juif eft enfoncée : on conduit la : -rille chez le Vifir; Ift elle affirme de nouveau qu'elle eft Turque , que Draco Fa ; retenue efclave , &l'a maltraite'e pour l'oblij,ger de fe faire Chrétienne; qu'elle a mis le i feu ft fa maifon pour fauver une Mufulmape< On loua fou zèle, on remercia la Providence, & Draco fut pendu deux jours après 1'incendie, devant fes maifons quifumaient encore. On demandera fans doute ce qn'eft devenue la Loi qui n'admet pas le témoignage des Efclaves contre leur Maitre, celle qui condamne un incendiaire aux flammes , -& celle qui admet le défendeur ft plaider lui-même fa caufe; rien de tout cela nefut examiné; un Chrétien ne mérite pas tant d'e'gards en Turquie. Après avoir vu périr 1'innocent, voyou*.  161 Mémoires comment la loi traite les criminels. On ne peut le dire fans horreur ; c'eft pour ces monftres qu'elle a des ménagements. En effet, la loi qui condamne 1'aflaflin a perdre Ia vie, permet aux plus proches parents du mort de lui faire grace. On conduit le.i criminel fur le lieu du délit : celui qui fait 1'office de bourreau fait auffi celui de médiateur; il traite jufqu'au dernier moment! avec le plus proche parent du mort ou avec : fa femme qui fuit ordinairement pour affif-' ter a 1'exécution. Si les propofitions font: refufées , le bourreau exécute la fentence;; fi elles font acceptées, il reconduit le coupable au Tribunal pour y être abfous. Cependant 1'accommodement a rarementlieu, paree qu'il y a une forte d'opprobre attachée ü vendre le fang de fes parents ou de fon mari; mais on feut qu'en vertu d'une loi pareille, nous verrions quelquefois parmi nous les plus laches & les plus exécrables affaffins jouir en paix du fruit de leurs crimes. Un jeune Turc, preffé d'hériter, avait affaffiné fon r/ere, & fut condamné fur les plus fortes preuves a avoir la tête tranchée. Un de fes amis, compagnon de fes: débauches, court chez fon Juge avec une forte fomme; la il apprend que la fentence eft déjaprononcée; il ne fe décourage point,  du Baron de Tott. 163 il preffe le Ju-ge, que la vue du tréfor avait déja perfuadé. Je ne puis, dit-il a fon cliënt, abfoudre votre ami que fur une preuve de fon innocence plus forte que celle qui Fa montré coupable. Ayez le courage de vous déclarerl'affaflin de fon pere, produifez deux témoins : je vous condamnerai a fubir la peine qui vient d'être prononcée contre votre ami ; il rentrera dès ce moment dans tous fes droits, & pourra vous faire grace. L'entreprife était fans doute hafardeufe , un parricide ne devait pas infpirer une grande confiance. Cependant le coupable fit grace au menrtrier fuppofé, & cette atrocité préparée par la loi eut un plein fuccès. Pour que les voleurs de grands chemins foient punis , il faut qu'ils foient arrötés en flagrant délit. Le Légiflateur Arabe devait fans doute ce ménagement a une nation qui ne vivait que de rapines. Aulfi les Etats du Grand-Seigneur font-ils infeftés de ces brigands qu'on nomme Haidouts; ils y commettent les plus grandes horreurs, & les efforts que le Gouvernement fait rarement, pour les réprimer , & qu'il fait toujours alors d'une maniere mal-adroite , ne tendent jamais qu'a les difperfer, & a les éloigner de la Capitale. S'ils commettent quelques aflaflinats dans un viilage, le Cadi qui s'y tranfporte, en ranconne les habi-  164 Mémoires tants, fans s'occuper de Ia recherche des coupables. C'eft auffi par cette raifon que Ie premier foin des habitants de la campagne eft toujours de chercher a fouftraire la con_ naiifance du crime aux Juges dont Ia préfence eft plus dangereufe que celle des voieurs. Ceux-ci font en Turquie, ce que font dans nos villes, les ouvriers qui n'ont pas la maitrife. On les punit quand on peut les furprendre au travail; ils quittent leur métier lorfqu'ils fe font enrichis , racontent leurs chefs-d'ceuvre, acquierent de la confidération, & parviennent a des emplois qui leur donnent le droit d'exercer leur induftrie. Le dogme du Coran qui enjoint de fe foumettre aux décrets de la Providence, ne femblait pas devoir être compris dans le Code criminel : cependant un Turc ayant tué un Chrétien d'un violent coup de baton fur le crdne, le Juge, après s'être fait repréfenter 1'inftrument du meurtrier , & avoir bien & duement vérifié la qualité du bois dont était fait le baton , prononca qu'elle était trop légere pour que le Chrétien füt mort du coup fans une volonté directe de la Providence, a laquelle il n'appartenait pas aux hommes de s'oppofer. On ne retrouveroit pas aifément le chapitre du Coran , d'oü cette fentence a été tirée;  du Baron de Tott. i6j itnais il paraït indubitable que fi le Chrétien eüt commit 1'aflaffinat en queftion fur Ia jperfonne d'un Turc , Ie Juge n'aurait ja■bis penfé qu'il füt I'exécuteur des ordres de Dieu. Outre les procés qui fuivent les formes ijudiciaires d'informations , de véïifications Me titres, & d'appels aux tribmiaux fupéarieurs, toutes les querelles particulieres & ales accufations de premier mouvement font Jportées furie champ au tribunal, lorfqu'une ^partie le requiert, fans que 1'autre puiffe ■aMóüt héfiter de s'y rendre, fi la querelle j;a eu lieu en préfence du peuple. Au feul amot de juftice, on voit toujours Ia multijitude prendre fait & caufe contre celui qui js'y refufe : le nom de la juftice eft facré ; chez toutes les nations. C'eft le point cenjtral de 1'efprit humain ; on peut s'y méïprendre, on peut chercher a i'éluder, on jpeut travailler a faire illufion aux autres, ion peut fe la faire a foi-même , la juftice cellence , en obtient la,,permifiion,d'opérer. Les paffants s'arrêtent, les chats fe .raffemblent en un clin d'ceil au mot du guet, les épaules du Marchand- en fout couvertes, ils fe fufpendent a fes habits : le Marchand fe ha-te de donner un repas k fes conyives; 1'homme important que cette fcene a diverti la lui paie; & 1'Européen qui ne fait pas-la langue, ou qui la fait mal, & ne vit point avec les Turcs pour étudier leur génie & leurs mceurs , croit vo.ir un .acte de charité , ie publie, & n'accrédite qu'une erreur. " ''. Les hommes ont un fi grand befoin de i s'entr'aidefi, que les vertus fecourables deyraient fans doute leur être plus familieres , qu'elles ne le font en général. Ces vertus fembleht offrir un remede naturel k Finforturie & aux nécéflités qui nous font ï communes; & dans cc rapport, elles de-  174 Mémoires ▼raient être exercée avec plus de zele & fTempreffement chez les peuples opprimés ; mais le defpotifme détruit les fentiments d'humanité & de commifération dans les viclimes Jqu'il imrnole; comme il en efi dépourvu lui-même, il n'infpire aux hommes qui gémiffent fous 1'opprefïion que le defir d'opprimer a leur tour; ce n'eft qu'a 1'amb:rion de tyrannifer les autres, que la tyrannie doit fes efclaves; & la perfécution «ft fi naturelle en Turquie, qu'ily exifte url engagement , une formule expreffe de ne pas fe nuire. Un Turc qui avait été Couchetchy-Bachi (i) fous Je regne des trois Favoris que Sultan Mahamout fut contraint de facrifier, & dont j'ai déja dit un mot au commencementde ces Mémoires, avait été trèslié avec mon beau-pere. Le Gouvernement faifait encore ufage de fon intelligence & ie fes talents pour les perquifitions fecretes : des affaires de ce genre 1'avaient conéuita Péra(2), il voulut faire connaiffauce (1) Couchetchy-Bachi, c'eft le grand-Prévöt de THótel, le Lieutenant du Boftandgi-Bachi. (2) Péra, fauxbo»rg dans lequel habitent les Ambaffadeurs & prefque tous les négociants étrangers , except» les Francais, qui font pour la plupart reukis a la Galata. Mais il ne faut pas croire que ces.  'iu Baron a\ Tott. ïft; 1 avec moi, & paraiffant regretter que fes 1 affaires ne lui permiffent pas de refter plus I long-temps, il partit en promettant de reïj venir dans peu. Déja il était k moitié de )| 1'efcalier oüje le reconduifais, lorfque s'ar| rêtant & fe retournant avec vivacité vers I un de mes gens qui me fuivait : Apportezimoi vite, lui dit-il, du pain & du fel. Je i «e fus pas moins étonné de cette fantaifie 1 que de Pempreffement qu'on mit k la faatisfaire. On lui apporte ce qu'il avait deimandé; il met d'un air myfiérieux fur un Ipetit morceau de pain, une pincée de fel, 5 mange le pain avec une gravité dévote. & ame quitte, en m'affurant que je pouvajs ijdéformais compter fur lui. Je me fis expliiquer tout ce que cette formule contenait d'important& defignificatif(i); cependa» jon verra que ce même homme devenu Vifir Ifous le nom de Moldovandgy-Pacha, a été i pour le moins bien tenté de violer fon fer- üdeux quartiers foient affeaés exclufivemeat aux ■JEuropéens. Les Turcs, les Grecs, les Juifs-, les • Arméniens y forment une population de p!a« de licinquante mille ames, a laquelle fe réuniffent deux ibu trois cents Européens, ou foi-difant tels. (1) Les Turcs creyent que la plus grande ingradtude eft a'oublier celui dont on a recu la, nonrrifure; elle eft repréfentée par le pain & le fel dans it«te formule. H iv  ij6 Mémoires ment a mon égard. Quoi qu'il en foit, fis ce genre de ferment n'eft pas toujours religieufement refpecté, ilfertdu moins affez fouvent de frein pour modérer 1'efprit de vengeance auquel les Turcs font naturellement portés. Leur fureur fe manifefte rarement dans la chaleur du premier mouvement ; jamais ils ne fe battent en duel; mais ils aflafiinent, & c'eft ainfi que fe terminent chez eux toutes les querelles qui ne s'accommodeut pas. L'offenfé aiguife alors publiquement fon couteau, ou prépare fes armes a feu : quelques amis cherchent a le calmer , d'autres 1'excitent & 1'encouragenr au meurtre; mais aucunes mefures ne tendent ü prévenir le crime que ces préparatifs annoncent. L'ivrefl'e doit cependant précéder le crime. II faut que le vin donne a un Turc le degré de courage dont il a befoin pour fervir fa colere. Parvenu a ce point, il fort de la taverne, & dès-lors il n'y a plus de falut pour 1'offenfeur que dans la mal-adreffe de l'offenfé. Si le meurtre eft confommé, & que la garde qui n'eft jamais armée que de batons (i) , fe mette a la (i) Les patrouilles qui parcourent la ville pourf le bon ordre & la füreté publique, ne font arméesi que de batons en forme de petites maffues , dont I le gros bout eft trempé dans de la réfine. Lorfquei  du Baron de Tott. 177 penrfuite de 1'aflalTin.., 911 le voit alors donner de véritables preuves de courage; il fe défend comme un lion ; on dirait que Ie crime a élevé fon ame; & s'il fuccombe, les menaces de fes camarades décident bientót les parents du mort a un accommodement qui laiffe jouir k coupable de la haute con-; fidération que cet événement lui auure(i). - Ce n'eft donc que quelques mercenaires.; Turcs , ,quelques Chrétiens ou quelques Juifs qui fouruitient des exempiesde punition publique, en réparation des rneurtres qu'ils peuvent commettre. Dans ce eas , le' coupable conduit a la Porte, y quelque coupable veut profiter de fon agilité pour échapper a cette arme , il eft bieritöt renverfé par 1'adreffe des gardes a lancer ces bStóns dans les jambes de celui qui fuit. On voit même fouvent des gens culbutés de cette maniere , fans avoir d'autres torts que d'aller trop précipitamment a leurs affaires. C'eft urië petite gentillcffe qui exerce les gardes dans le talent d'arrêter les coupables; mais lorfque ceux-ci ont des armes a feu, ils fe font refpefter de fi loin , que les gardes font alorsplus attentifs a éviter leur rencontre, qu'ardsnts a les pourfuivre. (1) II n'y a point a cela d'exagération •, on ne dit jamais qu'en éloge , un ter a tué tel autre; eslui qui en a tué dix eft le héros de fon quartier point de bonne fête fans lui, fon amitié vaut ijne fauve-garde. H v  17 8 Mémoires fecoit fa fentence : aucun appareil n'ac* compagne fon fupplice; & j'en ai rencontré qui traverfaient la foule qui fe trouve erdinairement dans les rues , en caufant avec celui qui devait les exécuter. Les crijninels avaient feulement les mains h'ées, & Ie bourreau les tenait par la ceinture. CeiT le moment de négocier avec les parents du mort, & de travailler a 1'accommodement dont je viens de parler. Des gens m'ont affuré qu'il y avait #u des marchés de ce genre qui avaient manqué par la feule avarice du coupable. Ce fait paralt dénué de toute vraifemblance; mais s'il pouvait être vrai, ce ferait fans doute, paree que fous le defpotifme, les richeffes font t,out, & la vie peu de chofe. L'habitude de méprifer les Chrétiens & d'honorer les Turcs a établi 1'ufage de placer la tête coupée du vrai croyant fur fon bras qu'on recourbe k cet effet, & celle de J'infidele fur fon derrière. II ne manquerait aux Turcs, pour com« pléter leur barbarie, que d'jmiter Ia nótre en étendant la peine d'un crime perfonnel jufqu'a couvrir de Pinfamie de fon fupplice les innocents qui ont le malheur d'appartenir au coupable. On grave au contraire fur la pierre fépulcrale Ie nom du mort, & le genre de fon fupplice; & j'ai  du Baren de Tott. 17^, connu un Européen qui fut a ce fujet fort mal recu par une femme Grecque , trèsconfidérable , dont Ie mari venait d'êtrependu pour une tracalTerie de Cour. 11 crut. devoir la plaindre de cet événement; il in-, fiftait fur-tout fur le genre du fupplice. Comment vouliez-vous donc qu'il mourflt.? s'écria la femme en fureur; appreuez, Monfieur , que perfonne dans ma familie n'eft mort comme un Baccal (1). L'Européen interdit, fe retira en fouhaitant atous fes parents une heureufe fin. Ce préjugé, bien différent du nótre, s'explique encore par le defpotifme. Etre puni pour crime d'Etat, c'eft avoir figuré foi-même dans 1'Etat. Onne dépend-jamais que pour commauder a fon tour, c'eft 1'origine de 1'efclavage, c'eft Paliment de la vanité des efclaves, & le feul fentiment d'honneur qui puiffe avoir lieu fous le defpotifme. * Quoiqu'on ait vu que 1'ivreffe porte les Turcs au crime, & leur donne la force de le commettre, & quoique la loi leur défende 1'ufage du vin, les tavernes a Conftantinople font auffi publiques & auffi nom- (1) Baccal, marckand épicier; ils meurent ordinairement dans leur lit. C'eft Vétat que 1'on a coutume de mettre en oppofition avec 1'état le'plus «iftingué, H vj  1 So Mémoires breufes que nos cabarets le font dans nol villes : le Gouvernement les ranconne & les protégé. Ceux des Turcs qui y vont, s'y enivrent toujours , & la confommation du vin devenue un revenu du fifc, eft donnée a ferme a un Intendant nommé Charab Emini (i). Cet Officier percoit les droits d'entrée; mais la police des tavernes appartient , ainfi que la rétribution qu'on en tire , au premier Magiftrat & aux Gouverneurs particuliers des quartiers oü elles font fituées. J'ai déja dit que dans les fêtes folemnelles, on fermait les tavernes, afin d'éviter pendant ce temps, les funeftes effets de la débauche habituelle du peuple. La police appofe le fcellé fur la porte de chaque taverne; mais un guichet ménagé endelfous, & que la police feint de ne pas sppercevoir, y conferve une entrée toujours libre & toujours publique ; il n'en coüte que de s'incliner un peu pour fe fouflraire a la loi, & s'enivrer a fon aife. Les trois jours de Bairam excitent ce- (i) Charab - Emïai, Intendant du vin ; charge «fue Ie Gouvernement ne donne jamais qu'a un Turc : il eft le fermier de cette partie des oftrois, & percoit les droits, foit a titre de ferms, foit a titre de régie.  du Baron de Tott. i5*i pendant une forte de follkitude de la part du Gouvernement pour prévenir les défordres que 1'ivrefle pourrait occafionner. Le Ramazan qui précede ces fêtes, eftlemois lunaire deftiné au jeune, & fon époque eft annuellement devancée de onze jours. Ce temps d'abftinence que Ivlabomet a copié du jeüne des Chrétiens, confifte chez les Turcs, ainfi qu'il confiftait dans la primitive Eglife, a ne prendre aucune nourriture pendant que le foleil eft fur 1'horifon. On appercoit aifément que la partie de la révolution lunaire qui détermine le Ramazan vers le folftice d'hyver, le rend alors moins pénible que celle qui le place dansle folftice d'dté , vu la longueur des jours & 1'exceffive chaleur qui accompagne alors ce temps d'abftinence ; mais la clafie qui travaille, femble fupporter feule, toute la rigueur du Ramazan. Privée pendant le jour d'un verre d'eau pour fe défaltérer ou fe rafraichir la bouche, le coucher du foleil ne lui prérente qu'un repas frugal, avec le repos de la lallitude que la priere & la néceffité de manger avant le jour, viennent encore interrompre. Le Ramazan préfente un tableau bien différent chez les gens aifés : c'eft la mollefle qui s'endort dans les bras de 1'hypocrifie, & ne fe réveille que pour fe livrer au plaifir  i§2 Mémoires de Ia bonne chere, de la mufique, & de tout ce qui peut dédommager la fenfualité de 1'ennui de 1'abftinence. Soumis a la révolution d'un temps marqué par la loi, & toujours prelTé d'en voir arriver leterme, un Turc, pendant le Ramazan , ne fe laffe point de compter les heures & les minutes; il s'environne de toutes les montres & de toutes les pendules qu'il poffède : c'eft auffi 1'époque oü Genevé percoit la plus grande partie du tribut que fon induftrie impofe aux Turcs. Ce commerce avantageux s'accroitrait encore infiniment, li, par une-double quadrature, difpofée de maniere a raccourcir le fpiral des balanciers, ou a élever graduellement le point dé fufpenfion des pendules, on parvenait a avancer la marche des aiguilles, & a la retarder par 1'inverfe de cette même opération, relativetnent au coucher du foleil, que les Turcs placent toujours k douze; I heures; je pourrais garantir auffi qu'uniquement fenfibles a ce réfultat diurne, ils ne s'appercevraient pas que les ofcillations précipitées ou retardées, en divifant Ia dif- ? férence, altéreraient la durée de chaque , heure en particulier. La montre la plus réguliere ne fuffit cependant pas pour déterminer le moment de rompre le jeune: les crieurs de Mofquées  du Baron de Tott* ïSj placés dans les galeries de miriarets, y obfervent la difparition du foleil, & c'eft a celui de Sainte-Sophie a donner le premier fignal, en diamant 1'invitation a la priere, que les autres Muezzins répetent chacun fur fon minaret. A cette époque, 1'impatience des Turcs, donc les plus dévots commencent toujours par 1'ablution , fe porte généralement au plaitir de fumer : c'elt le premier de leurs befoins. Mais ii les Turcs attendent que Ie foleil difparaiffe, pour fe permettre quelque nourriture, ils n'ont pas moins de foin de bien conftater le commencement de Ia nouvelle lune pour entrer en Ramazan. En général, ils n'accordent une pleine & entiere conifiance aux caleuls aftronomiques que pour entrer en fête. On remarque en effet que cette lune confacrée a l'abllinence n'a ortftnairement que vingt-huit jours , & que les gens prépofés pour obferver cette planete & venir en faire une déclaration juridiquè ik la Porte, appercoivent toujours un peu tard le premier trait de lumiere qui en déilgne le renouvellement; mais en revanche ils font bien moins fcrupuleux pour affirmer 1'apparition de la lune fuivante qui déterimine le B -yram, & que des falves d'artillerie annoncent au public. Cependant ces fêtes qui fuccedent au  i S4 Mémoires temps d'abftinence chez les Turcs, ne peu- ■ vent être comparées a la folemnité qui fuit ; le carême chez les Chrétiens , & 1'on ne : retrouve une forte d'imitation de PAgneau. ; Pafchal que dans le Courban Bayram, le I Bayram du facrifice. Cette feconde fête paf- I chale n'a lieu que fix femaines après la , première. Le Grand-Seigneur, tous les I Grands & tous les particuliers en état d'en I faire la dépenfe, immolent ce jour-la, un ] ou plufieurs moutons. On foigne a cet effet I une quantité proportionnée de ces animaux, I dont onpeigne la laine , & dont on dore les cornes; & Pinflant d'offrir ces holocauftes doit être calculé fur celui qu le même far crifice fe confomme a la Mecque. L'époque du Bayram eft auffi celle des confommations du luxe; chaque individu fe procure , donne ou recoit des habits neufs. C'eft encore le temps des partiesde i plaifir dans tous les genres ; elles entratnent toujours quelques. défordres & quelques vcxatiuns de la part des promeneurs qui fe répandent alors dans les villages qu'on trouve a trois ou quatre lieues de ■ Conftantinople, & dans lefquels les Turcs vêtus de neuf, bien abfous & toujours bien armés, croient pouvoir tout commet-■ tre impunément, & tout exiger des mal- J heureux Grecs qui y végetent.  du Baron de Tott. 185 Le9 aqueducs qui conduifent 1'eau a Conftantinople fervent fouvent de but aux promenades des Turcs ; mais 1'on juge bien que ce n'eft ni pour admirer 1'architeéture de ces édifices , ni pour juger de la falubrité des eaux, que les curieux s'y rendent en foule. Ils ont grand foin d'y faire porter du vin, & les chofes dont ils aiment a fe régaler ; ils s'établiffent dans des kioks délabrés que les Empereurs ont fait conftruire en même-temps que les édifices deftinés a rafiembler les eaux des pluies, & a les conduire a la capitale. Les aqueducs que les Turcs ont été contrahits de fubftituer aux anciennes citernes , font fi mal conftruits , que leur comparaifon avec Paqueduc des Grecs, a dó. donner a celui - ci une affez grande réputation. Cet édifice, Mti du temps de Juftinien , ne préfente toutefois rien d'iirtéreffant, ni du cóté de la hardielfe, ni du cóté de la légéreté. Ony voit encore moins le bon goüt de l'architecle , qui femble ne s'ötre attaché qu'a tromper 1'ceil par la coupe des piles, en lui préfentant 1'apparence des maffes en l'air , tandis que ces cónes renverfés forment des renforts beaucoup trop faillants dans leurs bafes. Un mélange de grands arceaux gothiques & de I petits arcs a plein ceintre , ne font ni plus  186 Mémoires hardis ni plus agréables, & j'ai feulemétit obfervé avec quelque intérêt que cet édifice pouvait fixer 1'époque oü le bon goüt de Parchitecture a cornmencé ft fe dégrader chez les Grecs. Les aqueducs des Turcs font d'un genre plus déterminé; nulle proportion dans le deflin, nul choïx dans les matériaux, aucun talent, aucune propreté dans leur emploi; on eft étonné de 1'immenfité du travail, on eft indigné de fon imperfeclion, & tout annonce également que la force a fait agir 1'ignorance , & que 1'avarice Pa foudoyée. Ces défauts fe préfentent d'une maniere moins frappante dans les Mofquées que les Empereurs Turcs ont bM ft Conftantinople, paree que tous ces édifices conftruits fous les yeux des Sultans & fur le modèle de Sainte-Sophie, font plus ou moins décorés, & toujours affez foignés par la crainte & Pamour-propre des Grecs ou des Arméniens qui en font les entrepreneurs. II y a même des Mofquées (i) qui, baties fur le plan de cette ancienne Eglife grecque, ont (i) La mofquée de Sultan Achmet & celle de Chekzadé font d'une conftruaion plus fvelte ; 8c la première , décorée de fix minarets, eft fituée ' fur la lgngueur ic la place de 1'Hyppodrome.  du Baron de Tott. 187 furpaffé leur modèle; mais ce modèle eft bien éloigné d'être un chef d'ceuvre, &l'on doit préfumer qu'un examen plus réfle'chi aurait empêché les voyageurs de prodiguer des éloges a la ftrueture de Sainte-Sophie. Si ces voyageurs euffent été plus habiles en architecture , ils auraient concln du feul déplacement des colonnes qu'après avoir économifé dans le premier plan les malles néceflaires a la folidité, on les avait exagérées dans les contreforts dont on a enfuite appuyé cet édifice; ils auraient encore vu, en mefurant de 1'ceil 1'arc de la coupole extérieure , que la voiïte plate qui fert de plafond, n'offre qu'une hardieffe illufoire, & qu'indépendante de 1'édifice , loin de s'y appuyer, elle eftfufpendueparleplein-ceintre qui la reconvre : on m'a même aifuré que cette coupole intérieure était conftruite en pierres-ponces liées avec une pitte trèsfine de ciment & de chaux; ce qui réduït a rien cette prétendue merveille. La décoration intérieure ne fait pas plus d'honneur au fiecle de Conttantin (i). Une grande (1) On prétend que cet édifice bati par Conftantin, & détruit par un tremblemeut de terre, fut téédifié par Juftinien; mais il femble qu'on ne doit attribuer a ce dernier Empereur que les maffes d« pierres en contrefort qu'il a fait élever extérien;  i 3 $ Mémoires quantité de colonnes efpacées fans proper* tion, & dont le module femble avoir été méconnu dans leur hauteur, dansleursbafes & dans leurs chapiteaux, aucun ordre dans les entablements, aucune regie, aucun goüt dans les, profils, ne méritaient pas tant de célébrité; on ne peut en effet admirer dans cet édifice que la richeffe & 1'abondance des matériaux, dans lefquels on ferait tenté de reconnaitre les richesdébris qu'on ne retrouve plus a Delphes ni A Délos. Mais la beauté des Mofaïques qui décoraient le plafond de Sainte-Sophie ne peut étre conteflée : j'y ai encore appercule bout des alles des quatre Chérubins qui étaient appuyés fur la corniche A la naiffance de la vouffure des quatre piles. L'obffination des Turcs A barbouiller cette coupole avec une eau de chaux ne laiffe plus rien appercevoir aujourd'huide ces Mofaïques, & 1'on acfjeve d'ailleurs de les détruire en continuant d'en arracher des lambeaux qu'une barbare curiofité achete de 1'avarice & de rement pour appuyer les piles que des tremblements de terre avaient fait céder. L'effet de ces fecouffes eft encore marqué par 1'inclinaifon des colonnes dont les bafes de bronze n'appuyent plus également.  du Baron de Tott. l'èy 1'ignnrance auffi barbare qui les détruit. Quelques morceaux de ces Mofaïques qui fe féparent en cryftaux de trois a quatre lignes cubes, envoyés a Vienne pour y être' taillés, out donné des pierres de différentes couleurs d'un beau feu & d'une grande dureté. Le mépris des Turcs pour 1'ouvrage le plus recherché que 1'on connailfe, ne laiffe aucun doute fur la limplicité des ornements qui parent leurs autres Mofquées. Ces ornements fe réduifent a quatre grands tableaux, danslefquels fontécrits féparément les noms des quatre difciples de Mahomet: plufieurs palfages du Coran font également écrits dans différents endroits, & particuliérement vers la tribune oü ce livre révéré eft lu pendant la méditation qui • précede la priere. J'ajouterai que les femmes également admifes dans les Mofquées, ne s'y placent que dans Fendroit qui leur eft defh'né; & quand les mceurs des Turcs h'auraient pas décidé cette féparation , on pourrait leur pardonner de Favoir étabüe dans les temples , oü 1'ordre & le filence devraient avertir conftamment que fi les befoins de la vie .ont placé des bornes & fixé des intervalles dans le culte qu'on rend & FEternel, une adoration refpeclueufe ne peut avoir aucun tctme dans le temple qui lui eft confacrë.  2 90 Mémoires Un chant aérien fubftitué au bruit des cloches , annonce les heures de la priere dans une formule arabe qui réunit 1'unité de Dieu, la miffion du Prophete, les prieres & les bonnes ceuvres. Les muezzincs de chaque Mofquée (i) montent ft cet efret fur leurs minarets. Ces efpèces de clochers qui reffemblent ft des colonnes, font de petites tours creufes de quatre ft cinq pieds de diametres; elles s'élevent fur une égale épaiflêur depuis 1'angle des Mofquées jufqu'a la hauteur des coupoles, oü une galerie de vingt ft trente pouces de faillie communiqué ft 1'efcalier tournant qui y couduit par une petite porte toujours orientée du cóté de la Mecque. Le minaret diminué alors d'environ un quart de fon épailfeur. continue ft s'élever d'un cinquieme ou d'un fixieme en fus, & fe termine par un capuchon pointu revctu de plomb, & terminé par une forte de croiifant, dont les deux extrémités recourbées en volutes & trèsrapprochées , enferment ordinairement le nom de Dieu découpé dans le métal même. ■ Les grandes Mofquées ont plufieurs de ces > (i) Muezzincs, crieurs des Mofquées : c'eft ua office que 1'Iman fait lui-même dans les petites cu-' res-, mais dans les graades mofquées, c'eft «ne foncuoa féparée.  du Baron de Tott, JJmkö , a-chacun defquels on doublé & on tripje es galeries; mais ceux de SainteSophie n.en ont qu'une; ils font auffi Jes moins élevés & les mofos fveltes (i>. Ce ferait fans doute ici le moment de fixer es idéés fur la valeur que les Turcs attatachent au croiffant; mais j'aurai occafion de traiter cet objet en parlant de 1'artillerie du Grand-Seigneur, & Je me bornerai préfentement a obferver, qu'en faifant rècónftruire le palais du Vifir après 1'incendie \ dom j ai parlé , l'architeéte employa des ij öeurs-de-hs a quatre feuilles pour ornement 1 hnal de Ja coupoje qui couvre la porte de J leparation des deux cours. II fubftitua cet i ornement auxcroifiants qui décoraientJ'an1 cienne P°«e; il avait obfervé cette petite j décoration au palais de France, il en adopta i 1 erapJoi , & perfonne n'imagina que cela ïpör rien fignifier. j Par une recherche du même genre, mais jd un effet bien différent, deux colonnes de Jverd antique placées pour décorer la principale porte du Serrail, font appuyées fur iUms chapkeaux : je m'en fuis plaint au \ fa) Ces minarets, qni ont fans doute été les premiers conftruits après la prife de Conftantinople , font devenus défagréables a voir par la légéreré9i li hardieffe i* cew qu'on a biti depuis.  ic)x Mémoires Sur-Intendant des Batiments, qui m'a judicieufement obfervé que les feuillages des chapiteaux, artiftementfculptés, méritaient bien qu'on les tint a portée d'être admirés. L'enceinte de Conftantinople du cóté de la mer fait également gémir : on y obferve une forêt de colonnes rangées en travers & fur plufieurs couches qui fervent de fondement a ces hautes murailles, & les plus riches débris confondus parmi les plus vils matériaux préfententa chaque pas le tableau attriftant de 1'ignorance, & de la barbarie confufément mêlées avec les précieux reftes 1 du favoir des anciens Grecs. Pour actiever de peindre les Turcs, &| •pour donner une idéé de leur orgueil ftupi- | de, il fuffira de citer un de leur adages favori : La richeffe aux Indes, L'efprit en Europe, Et la pompe chez les Ottomans. Le tableau de la marche du Grand-Sei-| gneur le jour de fon couronnement, a pui donner une jufte idéé de cette pompe dontl ils font fi glorieux; mais je dois cependant j convenir qu'il y a quelque chofe de briljl lant'& d'affez impofant dans le cortege quiJ accompagne le Sultan , lorfqu'il fort pari mer. La grace, la légéreté, la richetfe del fes f  du Baron de Tott. 193 fes bateaux ne peuvent être comparées a rien de ce que nous avons dans ce genre. Sa HauteiTe a feul le droit du Tandelet couvert d'écarlate & furmonté de trois lanternes dorées, armé de vingt-fix rameurs ,• un femblable bateau qui fuit ft tout événement, lui fert toujours pour fon retour. Les différents Officiers de fa Cour 1'accompagnent chacun dans les bateaux qui leur font deftinés, & dont le grand nombre joint ft la précifion des coups de rames & ft la viteffe des bfttiments , préfente 1'afpeét le plus majeftueux joint au coup d'ceil le plus agréable. Lorfque le fils du Grand-Seigneur eft d'age ft fortir en public, fon bateau également armé de vingt-fix rameurs, eft diftiugué par le Tandelet bleu : après quoi le Vifir eft le feul qui puiffe avoir un Tandelet; mais il doit être verd , & fon bateau ne peut être armé que de vingt-quatre rameurs. Le Mufti, expofé dans le fien aux intempéries de l'air comme le dernier particulier, 'n'eft diftingué que par neuf paires de rames & le droit d'avoir deux hommes fur chaque banc. Les autres bateaux des Grands, dont le nombre de rames eft également déterminé fuivant 1'importance de leurs charges , n'ont qu'un rameur ft chaque banc, ainfi que les Ambalfadeurs étrangers qui /. Partie. I  194 Memoires n'ont également aucun droit de Tandelet. Mais les bateaux du Harem deftinés a tranfporter les femmes du Grand-Seigneur, font armés de vingt-quatre rameurs , & ont des Tandelets blancs couverts & fermés tout-au-tour par des jaloufies. On prépare auffi pour les y recevoir des murailles de toile, dont on forme une petite rue étroite qui, de la porte du Serrail, aboutit ft ces bateaux. Lorfqu'elles fortent pour la promenade , ce qui eft très-rare, on entoure également avec des toiles le Harem champêtre qui leur a été deftiné, & dans lequelonles introduit avec lamSme précaution. Des Eunuques noirs environnent cette enceiute, & des Afféquis (i) armés de carabines, forment une feconde ligne de circonvallation pour défendre les approcbes. Malheur ft celui qui ignorerait ces difpofitions & fe mettrait ft portée de la balie , le coup de la mort lui donnerait le premier avis. C'eft ainfi que les femmes de ce Prince, toujours parquées comme des moutons, jouiffent quelquefois du plaifir de refpirer le grand air. Ce divertiffement extraordinaire ne don- (i) Boftandgy-Aflequis : c'eft une troupe d'élits qui fait 1'office de la Prévoté de l'Hótd .- ce font les Grenadiers des Boftandgis,  du Baron de Tott. iqj ne pas fans doute une grande idéé desplaifirs habituels qui regnent dans le Harem du Grand-Seigneur. On pourrait même croire que les femmes y exiftent d'une maniere moins agréable que dans ce petit pare, puifqu'on leur en fait une fête. Voila fans doute de quoi réformer bien des idéés. Celles que j'avais recueillies d'abord fur le Gouvernement & le Militaire Turc étaient informes. On ne peut bien juger les hommes qu'en action, & j'en réferve les détails aux circonftances de la guerre derniere qui me les ont mieux développés. Ces détails hiitoriques me rameneront a Conftantinople, d'oü je partis en 1763, pour venir en France avertir le Miniftere que je perdrais mon temps & le Roi fon argent, fi l'0n ne m'employait pas a quelque chofe de plus utile. Fin de la première Partie.   MÉMOIRES DU BARON DE TOTT. SECONDE PARTIE.   MÉMOIRES \DU BARON DE TOTT, SUR LES TURCS Iet les tartares. SECONDE PARTIE. LA MAESTRICHTy |z J. E. Düfoür & Ph. Roux, Imprimeurs-Libraires aflbciés. p—ai"1111»' ji ! M. D CC. L XX XV.   MEMOIRES DU BARON DE TOTT. SECONDE PARTIE. M on pere était mort ft Rodofto (i) dans les bras du Comte Tczaky, au milieu de fes compatriotes. Le Miniftere, qui avait eu des vues fur moi, venait d'être cbangê" en France. Un nom étranger, nul appui, huit ans d'abfence paiTés ft Conftantinople, (i) Ville fur la Propontide, affignée par le GrandSeigneur, pour être la réfidence du Prince Ragotzi, Sc de tous les réfugiés de Hongrie. Feu mon pere y avoit fuivi ce Prince, & en était parti 1'année 1717, pour venir fervir en France. Les différentes commiffions qu'il eut le mirent fouvent a por;ée de revoir fes anciens camarades , au milieu defquels il vint mourir en 1757. Le Comte Tczaky ne lui furvécut que huit jours , & ceff* de parler en apprenant fa mort, II. Partie. A  2 Mémoires rien de tout cela ne me promettait de grands fuccès a Verfailles. J'obtins cependant la promeffe d'être employé dans une Cour d'AHemagne; ce qui placait affez mal les connaiffances que j'avais acquifes, & dont M. le Duc de Choifeul voulut fans doute tirer un parti plus utile, lorfqu'après avoir repris les Affaires étrangeres, & m'avoir effayé dans une commiffion particuliere , il me deftina pour aller réfider auprès du K;:m des Tartares. Mon zele me fit paffer pardeffus tous les défagréments de cette miffio.n. Je ne 1'avais ni follicitée , ni defirée, ni prévue , mais je 1'acceptai comme une: faveur : c'en était une de fervir fous les i ordres de ce Miniffre. II fut décidé que je me rendrais par terre i a ma deftination, & mes préparatifs achevés, je partis de Paris le 10 Juillet 1767,, pour aller a Vienne , ou je féjournai huit: jours ; & de-la a Varfovie, d'oü, après fix: femaines de réfidence, je me rendis a Ka- • miniek. Tout ce que la difette de vivres, le manque de chevaux & la mauvaife volonté des^ gens du peuple, m'avait fait éprouver de: difficultés en Pologne, me préparait h fup-> porter patiemment oelles qu'il me reffait ai vaincre pour arriver au terme de mon voya-' je. La pofte de Pologne ne paffant pas Kul  du Baron de Tott. j miniek, je fus affez heureux pour me pro\ curerdes chevaux Ruffes pour meconduire jufqu'a la première douane Turque, vis-avis Svvanitz, de 1'autre cóté du Niefier. Le cours de ce fleuve fépare les deux Empires; & quelques Janiffaires qui étaient venus fe promener fur les bords de la rive Polonaife, attirés par la curiofité auprès de ma voiture, m'ayant pris en affeclion lorfque je leureus parlé Turc, s'embarquerent avec moi dans le bac qui me tranfporta de 1'autre cóté du fleuve. Excepté mon Secretaire , les perfonnes qui m'accompagnaient avaient cru que je les conduifais a Conflantinople. Je les détrompai pendant le trajef du Niefier (O. Nous débarquames heureufement a 1'autre rive; & mes Janiffaires empreffés d'aller prévenir le Douanier de mon arrivée, le difpoferent a tant d'égards, qu'il me fallut enfin céder aux inflances de ce Turc, & paffer une mauvaife nuit a une heue de Kotchim, 011 j'aurais pu me procuirer plus de commodité. Le Douanier contraignit auffi les Ruffes qui m'avaient amené de refter avec leurs chevaux jufqu'au lendemain pour conduire ma voiture juf. jqu'a Kotchim. Mes repréfentations fur cet (Objet ne purent jamais balancer la conve- On nomme auffi ce fleuve Niéper. A ij  4 Mémoires nance du Douanier; il affeflait a la vérité. j de m'en faire hommage, & de ne chercher que ce qui m'était le plus commode; mais en effet, il ne travaillait qu'a épargner des fraix qu'il aurait dü fupporter. A cela prés nous ne pümes nous appercevoir que nous étions a fa charge, que par la profufion dont il nous environnaa & le Pacha qu'il avait fait prévenir de mon j arrivée, ajouta encore a notre abondance,, par un préfeut de fleurs & de fruits qu'il! m'envoya, avec 1'affurance d'être bien ree, u i & mieux traité le lendemain. L'habitude de vivre avec les Turcs mei rendit cependant ma foirée plus fupportable qu'elle n'eüt été pour tout autre. J'en; paffai une partie dans le kiosk du Douanier : c'eft-ht qu'il faifait fa réfidence ordinaire, & que couché nonchalamment fur: lafrontiere du defpotifme, ce Turc jouifiait de la plénitude de fon autorité, en préfentaitl'image aux habitants de la riveoppofée, & s'enivrait du plaifir de ne rien appercevoir d'autïï important que lui. II m'ap>i piit que deux jeunes Francais arrivés de4 puis peu de jours & Kotchim, après y avoiti pris le turban, en étaient répartis pour fe rendre a Conftantinople. II fatisfit auffi a mes queftions fur le revenu de fa Douane; j'appris qu'elle était pour lui d'un auffi  du Baron de Tott. 5 i grand pront qu'onéreufe aux malheureux I qui tombaient fous fa main : & comme I c'était la tout ce qu'il pouvait m'apprendre , je le quittai pour aller jouir de quel1. que repos. Cependant les gens que le Pa:.i cha avait envoyés au-devant de moi pour | me conduire a Kotchim & m'y recevoir ' avec diftincfion, commencerent par me réi veiller en furfaut a la pointe du jour. ChaI cun d'eux s'emprefia de m'annoncer Pimliiportance de fon emploi, afin de firer meilihleur parti de ma reconnaiffance. Les gens lidu Douanier qui guettaientmon réveil, en. :! exigerent auffi quelque témoignage. J'en ■|diftribuai encore aux gardes que 1'on m'aIvait donnés, & que mes gens furveillerent ■lavec afiez de foin pour les empêcher de ■Ime voler : après quoi nous partimeS avec :«un affez nombreux cortege, & je fus bientitót inftallé dans une maifon Juive que 1'on am'avait préparée dans le fauxbourg de Kot«chim. 1 Un Officier & quelques Janiffaires pour >3me garder en occupaient la porte; j'y fus introduit par un des gens du Gouverneur, iMeffiné a me faire fournir gratis, & aux ifraix des habitans , les denrées qui m'émaient néceffaires : fon premier foin fut auffi .pe me demander 1'état des fournitures qus K defirais. Je répugnais a cette vexation A iij  6 Mémoires qui m'était connue, mais je ne connaiffais ni les droits ni les reflburces des vexateurs; je répondis modeftement que rien ne me manquait, & je donnai des ordres fecrets pour faire acheter les provifions dont j'avais befoin. Pouvais-je prévoir que c'était précifément le moyen d'aggraver la vexation? Cependant un malheureux Juif que j'avais chargé de faire mes emplettes, & que le defir de me voler fur le prix des denrées avait étourdi fur le danger de fa miffion , fut faifi , Mtonné & contraint d'indiquer & mon zélé pourvoyeur les marchands dont il avait acheté : ceux-ci en furent quittes a la vérité pour rendre 1'argent fans aucun échange; mon commiffionnaire rendit auffi fes bénéfices , & le Turc ne rendit rien; mais il eut grand foin d'ordonner pour le foif & pour le lendemain une fi grande abondance devivres, qu'il dut encore revendre pour fon compte , ce que je n'avais pas pu confommer. De pareilles fcenes ajoutaient infiniment au defir que j'avais de hater mon arrivée en Crimée; mais il me fallait & Paveu du Pacha & des moyens que lui feul pouvait me procurer : mon premier foin fut de hater le moment de notre entrevue; car les Turcs font fi lents & fi pareffeux, que la première politeffe qu'ils font & un étran-  du Baron de Tott. j ger eft toujours cte 1'inviter a fe repofer : c'eft auffi le compliment que je recus en mettant pied a terre; mais j'affurai fi pofitivement que rien ne me fatiguait tant que le repos , que j'obtins mon audience pour le lendemain. Le Pacha qui loge dans la fortereffe m'envoya pour 1'heure conventie des chevaux & plufieurs de fes Officiers chargés de m'accompagner chez lui. La fortereffe de Kotchim , fituée a la naiffance de la pente de la montagne qui borde la rive du Niefier, s'incline vers le fleuve, & découvre tout 1'intérieur de la place a la rive oppofée. Le territoire de Pologne offre a la vérité k cette citadelle une perfpectivefiagréable qu'on ferait tenté de croire que les Ingénieurs Turcs ont facrifié k cet avantage la défenfe & la fürété de ce pofte important, dans lequel on ne tiendrait pas trois jours contre une attaque réguliere. Le Pacha quiy commandait était un vieiflard vénérable fur le compte duquel j'avais déja des notions inftruétives; je favais qu'étant d'un caractere timide, il redoutait dans le Vifir des difpofitions qui ne lui étaient pas favorables, & je devais craindre qu'il n'ofdt pas me laiffer paffer fans ordres de la Porte. C'eft auffi ce qu'il m'annonca d'abord après les premiers compliments^ A iv  5 Mémoires en m'affiirant cependant qu'il me rendrait' ma détention auffi agréable qu'il dépendrait de lui; mais c'était précifément ce qui n'en dépendait pas. Je difcutai laqueftion , & je parvins ft lui perfuader qu'il s'espoferait ft. bien plus de danger en me retenant ft Kotchim, qu'il ne courrait de rifques en me loiffant pafier, puifqu'il déplairait aux Tartares qui m'attendaient, fans faire fa cour au Vifir qui ne m'attendait pas; & la proteétion du Kam que je lui garantis acheva de le déterminer. Mon départ fut fixé au lendemaiu , & nous nous féparames d'antant plus amicalement , que je lui avais fait entendre que mon amitié pourrait lui être utile. Son premier Tchoadar deftiné ft être mon Mikmandar fi), vint me voir aufii-tót que je fus de retour chez moi; il examina les .mefures qu'il devait prendre, & me quitta pour faire figner fes expéditions & ordonner les chevaux de pofte dont nous avions befoin ; mais nonobftant la violence avec laquelle on travaillait ft les raflembler, nous ne pümes partir le lendemain que fort tard; 6 malgré les coups que mon Mikmandar (i) Officier chargé d'aller au-devant des Arnbaffadeurs, ou autres perfonn fondément, que nous étions déja en route quand je m'éveillai. Le Pruth n'était qu'ft «ne lieue, & mon conducteur que nousappergümes a cheval au milieu d'un grouppe de payfans qu'il bfttonnait avec une grande aclivité, nous annonca la riviere au bord de laquelle nous arrivames fans 1'avoir ap« penjue k caufe de fon encaiffement. Le Pruth fépare le Pachalik de Kotchim d'avec la Moldavië. Ali-Aga avait paffé la veille k la nage a 1'autre rive, avait raffemblé acoups defouetprès de trois cents Moldaves des environs , les avait occupés toute Ja nuit a former avec des trons d'arbres un mauvais radeau, & s'en était fervi pour repalTer de notre cöté; mais tout cela n'en garanthfait pas la folidité. Cependant je me difpofai k facrifier , s'il le fallait, & ma voiture & tout ce dont elle était chargée. Je n'en retirai que mon porte-feuille, & je me promis bien de ne pas m'expoferacouv,  du Baron de Tott. n rir perfonnellement un rifque qui paraffait évident, & d'en garantir auffi mes gens que je réfervai pour un fecond envoi, fi le pren mier réuffiffait. Mon conducteur, pendant b ce temps, fier & radieux d'avoir parfait un 1 fi bel ouvrage, m'invitait a remonter dans I ma voiture. Et comment, lui dis-je avec 1 impatience , la ferez - vous feulement defI cendre jufqu'a la riviere ? Comment la feI rez-vous enfuite refter fur votre méchant radeau , qui peut & peine la contenir, & qui plongera fous fon poids? Comment? me dit-il , avec ces deux outils, en me montrant fon fouet & plus de cent payfans bien nerveux qu'il avait amené del'au* tre rive : n'ayez point d'inquiétude, je leur ferais porter 1'univers fur leurs épaules; & fi le radeau enfonce, tous ces gaillards favent nager , ils le fbutiendront : fi vous perdiez une épingle, ils feraient tous peudus. Tant d'ignorance & de barbarie me révoltèrent fans me tranquillifer ; mais j'avais pris mon parti; je lui dis que je ne pafferais avec mes gens qu'a un fecond voyage, qu'ainfi il eüt ft faire ce qu'il jugerait a propos. Je m'affis fur le bord de 1'efcarpement, pour mieux juger de cette belle manceuvre, & jouir au moins d'un j fpectacle dont je comptais payer chérement les fraix. A vj  t ï Mémoires Le nom de Dieu prononcé d'abord & fuivi de plufieurs coups de fouet, fut le fignal des travailleurs. Ils dételèrent & amenèrent a bras ma voiture jufques fur le bord du précipice, oü quelques coups de pioche donnés a la hrlte, montraient a peine un léger deffin de talus. Je les vis alors .& non fans frémir au moment d'être écrafés par le poids de ma berline, qu'ils defcendirent fur le radeau; elle ne put y être placée que fur la diagonale; & pourlacontenir dans cette affiette, on fit coucher quatre de ces malheureux fous les roues, don; le moindre mouvement eut conduit tout 1'équipage au fond de la rivière. Après cette opération qui avait envafé le radeau vers la terre, & fait plonger de fept k huit pouces le cóté oppofd, il fallut travailler k le mettre k flot; les cent hommes en vinrent encore k bout; enfuite ils 1'accompagnèjrent, partie en touchant terre, partie a la nage, & le dirigèrent avec de longues perches jufqu'a 1'autre bord oü des bufflespréparés a cet effet enlevèrent ma voiture , que je vis en un clin - d'ceil fur le haut de 1'ef. carpement oppofé. Je refpirai alors plus li' brement, & le radeau qui fut bientót de retour tranfporta nos perfonnes fans ombre d'inconvénients & de difficultés. On juge bien fans doute qu'Ah-Aga était  du Baron de Tott. ïj triomphant, & que je ne partis pas fans donner une ■cinquantaine d'écus aux travailleurs ; mais ce qu'on ne jugera pas fi aifément, ce que je n'avais pas pré vu moiI même, c'eft que mon conducteur, attentif I a toutes mes aétions, attentif a mes moinI dres geftes, refta quelque temps en-arriere 1 pour compter avec les malheureux ouvriers du petit falaire que je leur avais donné. II reparut une heure après, & nous devan?a fur le cbimp pour aller préparer le déjeuner a trois lieues du Pruth, oü nous le joignimes dans le temps qu'il raflemblait des vivres avec le même outil dont il conftruifait des radeaux. A cela prés qu'il en faifait a mon gré un ufage trop fréquent, Ali-Aga m'avait paru un garcon fort aiinable, &j'entrepris dele rendre un peu moins battant. L e Baron.. Votre dextérité au paffage du Pruth, & h. bonne chere que vous nous faites, ne me laifierait rien a defirer, mon cher AliAga, fi vous battiez moins ces malheureux Moldaves, ou ii vous ne les battiez que lorfqu'ils vous défobéilfent. A l i-A g a. Que leur importe, que ce foit avant ou après, puifqu'il faut les battre, ne vaut-ij pas mieux en finir que de perdre du temps.  j ^ Mémoires L e Baron. Comment perdre du temps! Eft-ce donc en faire un bon emploi, que de battre fans raifon des malheureux dont la bonne volouté, la force & la foumiffion exécutent rimpolïïble ? A l i-A g a. Quoi, Monfieur , vous parlez Turc , vous avez habité Conftantinople , vous connaiffez les Grecs, & vous ignorez que les Moldaves ne font rien qu'après qu'on les a affommé? Vous croyez donc auffi que votre voiture aurait pafte le Pruth fans les coups que je leur ai donné toute la nuit & jufqu'a votre arrivée au bord de la riviere ? L e Baron. Oui, je crois que fans les battre, ils auraient fait tout cela par la feule crainte d'être battus; mais quoi qu'il en foit, nous n'avons plus de rivière a paffer, la pofte nous fournit des chevaux, il ne nous faut que des vivres, & c'eft Partiele qui m'intéreffe; car je vous Pavouerai, mon cher AH, les morceaux que vous me procurez a coups de batons me reftent au gofier, laitfez-les-moi payer, c'eft tout ce que je defire. Ali-Aga. Certainement vous prenez le bon moyeri I  du Baron dc Tott. I j (pour n'avoir pas d'indigeftion; car votre argent ne vous procurera pas menie du pain. L e Baron. Soyez tranquille, je payerai fi bien, que ; j'aurai tout ce qu'il y a de meilleur & plus Ifürement que vous ne pourriez vous lepro* licurer vous-même. Ali-Aga. Vous n'aurez pas de pain, vous dis-je; ne connaisles Moldaves, ilveulent êtrebatjtus. D'ailleurs, jefuis chargé de vous faire Idéfrayer par-tout, & ces coquins d'infideles Ifont afiez riches pour fupporter de plus jfortes charges; celle-ci leur parait légere, ]& ils feront contents , pourvu qu'on les 1 batte. L e Baron. 1 De grace, mon cher Ali-Aga, ne me reIfufez pas. Je renonce ft être défrayé , & je Ignrantis qu'ils renonceront ft être battus jpourvu qu'on les paie ; je m'en charge ; ilailTez-moi faire. A l i-A g a. Mais nous mourrons de faim. L e Baron. C'eft un efTai dont je veux me paffer Ia ifantaifie. ' Ali-Aga. Vous le voulez, j'y confens : faites une ; éxpérience dont il me parait que vous avez  l6 Mémoires befoin pour connaltre les Moldaves; mais ; quand vous les aurez connus, fongez qu'il n'eft pas jufte que je me couche fans fouper; & lorfque votre argent ou votre éloquence auront manqué de fuccès , vous ; trouverez bon, fans doute , que j'ufe de j ma méthode. L e Baron. Soit : & puifque nous fommes d'accord,, il faut qu'en arrivant auprès du viilage oü: nous devons coucher, je trouve feulement le Primat (i), afin que je puilfetraiter amicalement avec lui pour nos vivres, & qu'il y ait un bon feu auprès de quelque abri oü i nous puiffions paffer la nuit, lans nous mê-> Ier avec les habitants, & fans inquiétude fur: la pefte, qui vient de fe manifefter en Moldavië. En ce cas, dit Ali-Aga, je puïs me difpenfer d'aller en avant. II ordonna en même temps a un de fes gens d'exécuter for-' dre que je veuais de donner, & me répéta en fouriant, qu'il ne voulait pas fe coucher: fans fouper. Le chemin qu'il nous reftait ri faire, ne nous permit d'arriver qu'après le foleil cou-' (i) Primat : ce titre équivaut a celui de Maire; mais fes fonftions different dans les proportions de 1'efclavage a }a liberté.  du Baron de Tott. \j ché, & notre gite nous fut indiqué par le feu qu'on y avait préparé. Fidele a fon engagement, mon conducteur en mettant pied a terre fut ié chauffer, & s'aflït le coude appuyé fur fa felle, fonfouet fur fes genoux, de maniere ajouir du plaifir que j'allais lui procurer. Je ne fus pas moins emprelfé de m'aüurer celui de tenir ma nourriture de 1'humanité qui échange les befoins. Je demandaile Primat, on me le montra a quelques pas; & m'étant approché de lui pour lui donner vingt écus que je mis a terre, je lui pariais Turc & puis Grec, en ces termes fïdélement traduits. Le Baron (en Turc). Tenez, mon ami, voila de 1'argent pour m'acheter les vivres dont- nous avons befoin ; j'ai toujours aimé les Moldaves, -je ne puis foulfrir qu'on les maltraité, & je compte que vous me procurerez promptement un mouton (i) & du pain ; gardez le refte de 1'argent pour boire a ma fanté. Le Moldave (feignant de ne pas favoir le Turc). II ne fait pas. (i) Un mouton vivant & de bonne qualité, ne vaut qu'un écu,  18 Memoires L e Baron. Comment il ne fait pas ! eft-ce que vous ne favez pas le Turc? Le Moldave. Non Turc, il ne fait pas. L e Baron ( en Grec ). Eh bien, parions Grec ; prenez cet argent, apportez-moiun mouton & du pain, c'eft tout ce que je vous demande. Le Moldave (feignant toujours de ne pas entendre, cjf faifant des gefies pour exprimer qu'il n'y a rien dans fon viilage & qu'on y meurt de faim : Non pain, pauvres, il ne fait pas. L e Baron. Quoi, vous n'avez pas de pain ? Le Moldave. Non, pain, non. L e Baron. Ah, malheureux, que je vous plains; mail au moins vous ne ferez pas battus : c'eft quelque chofe; il eft fans doute auffi fort dur de fe coucher fans fouper : cependant vous êtes la preuve qu'il y a bien des honnêtes gens & qui cela arrivé, (au Conducteur:) Vous 1'entendez, mon cher Ali, fi 1'argent ne fait rien ici, au moins vous conviendrez que les coups auraient été inutiles. Ces malheureux n'ont rien, &j'en fuis plus faché que de la néceflité oüjemetrou-  du Baron dc Tott. 19 ve moi-même de manquer de tout pour le moment : nous en aurons meilleur appétit demain. A l i-A g a. Oh ! je défie que pour mon compte, il puiiïe être meilleur qu'aujourd'hui. Le Baron. C'eft votre faute : pourquoi nous faire nrrêter ft un mauvais viilage, ou. il n'y a pas même du pain? Vous jeünerez : voila votre punition. A l i-A g a. Mauvais viilage, Monfieur, mauvais viilage ! Si la nuit ne vous le cachait pas , vous en feriez enchanté; c'eft un petit bourg : tout y abonde; on y trouve jufqu'ft de la canelle (1). L e Baron. Bon ! je parie que voilft votre envie d» battre qui vous reprend. Ali-Aga. Ma foi, non, Monfieur, ce n'eft que 1'envie de fouper, qui ne me quittera fürement pas; & pour la fatisfaire, & vous prouver, que je me connais mieux que vous en Moldaves, laiiïez-moi parler ft celui-ci. (t) Les Turcs font très-friands de cette écorce qu'ils mettent a toute fauce ils la comparent a. ce qu'il y a de plus exquis.  10 Mémoires L e Baron. En aurez-vous moins faim, quand vous 1'aurez battu ? Ali-Aga. Oh, je vous en réponds; & fi vous n'avez pas le plus excellent fouper dans un quart-d'heure, vous me rendrez tous les' coups que je lui donnerai. L e Baron. A ce prix, j'y confens , je vous prends au mot; mais fouvenez-vous-en : fi vous i battez un innocent , je le ferai de bon i cceur. A l i-A g a. Tant qu'il vous plaira; mais foyez auffi i tranquille fpectateu.r que je 1'ai été pendantl votre négociation. L e Baron. Cela cit jufie : je vais prendre votre: place. Ali-Aga (après s'étre levé, mis fon fouet fous fon habit, & s'être avancé nonchalamment auprès du Grec, lui frappe amicaiement fur 1'épaule). Bon jour, mon ami; comment te por- tes-tu? Eh bien, parle donc; eft-ce quei tu ne reconnais pas Ali-Aga , ton ami ?; allons parles donc. Le Moldave. II ne fait pas. I  du Baron de Tott. ai Ali-Aga. II ne fait pas ! Ah , ah, cela eft étonI hant! quoi, mon ami, férieufemeut tu ne j fais pas le Turc. Le Moldave. Non, il ne fait pas. I Ali-Aga (d'un coup de poing jette Ie Primat a terre, & lui donne des coups de pied pendant qu'il fe releve). Tiens , coquin, voila pour t'apprendre 1 le Turc. Le Moldave (en bon Turc). Pourquoi me battez-vous ? ne favez-vous I pas bien que nous fommes de pauvres gens, I & que nos Princes «ous laiffent a peine I l'air que nous refpirons. Ali-Aga au Baron. Eh bien, Monfieur, vous voyez que je I fuis un bon maitre de langue; il parle déja I Turc a ravir. Au moins pouvons-nous cauI fer actuellement, c'eft quelque chofe. (Au I Moldave en s'appuyant fur fon épaule ). i Actuellement que tu fais le Turc , mon lami, dis-moi donc comment tu te portes, Itoi, ta femme & tes enfants? • Le Moldave. Auiïi-bien que cela fe peut , quand on imanque fouvent du néceffaire. Ali-Aga. | Bon, tu plaifantes; mon ami, il ne te  2 i Mémoiresmanqne que d'être roffé un peu plu's fouvent , mais cela viendra : allons a&uellement au fait. 11 me faut fur le champ deux moutons, douze poulets, douze pigeons, cinquante livres de pain, quatre oques (i) de beurre, du fel, du poivre, de la mufcade, de la cannelle, des citrons, du vin, de la falade, & de bonne huile d'olive, le tout a fuffifance. Le Moldave (« pleurant). Je vous ai déja dit que nous étions des malheureux qui n'avions pas de pain : oü voulez-vous que nous trouvions de la cannelle? Ali-Aga (tirant fon fouet de deffous fon habit, cjf battant le Moldave jufqu'ci ce qu'il ait pris la fut te ). Ah, coquin d'inüdele, tu n'as rien! Eh bien, je vais t'enrichir, comme je t'ai appris le Turc. QLe Grec s'enfuit, Ali-Aga revient s'a/J'eoir auprès du feu.) Vous voyez , Monfieur, que ma recette vaut mieux que la vótre. L e Baron. Pour faire parler les muets , j'en conviens, mais non pas pour avoir a fouper: auffi je crois bien avoir quelques coups a (1) Poids Turc qui equivaut a-peu-près quarante» deux onc?s,  iu Baron de Tott. 13 vous rendre; car votre méthode ne procure pas plus de vivres que la mienne. A L I-A G A. Des vivres! Oh, nous n'en manquerons pas; & fi dans un quart-d'heure, montre fur table, tout ce que j'ai ordonné n'eft pasici, tenez,voila mon fouet, vous pourrez me rendre tous les coupsquejeluiaidonné. En effet, le quart-d'heure n'était pas expiré, que le Primat, affiflé de trois de fes confrères, apporta toutes les provifions, fans oublier la cannelle. Après cet exemple , comment ne pas avouer que la recette d'Ali valait mieux que la mienne, & n'être pas guéri de mon entêtement d'humanité? En effet, j'avais un tort inconcevable, mais évident : ce fut affez pour me foumettre, & en dépit de moimême, je laiffai délbrmais a mon conducteur le foin de me nourrir, fans le chicaner fur les moyens. Le fol que nous parcourions, attira toute mon attention. Denouveaux tableaux,également intéreffants par une riche culture & par une grande variété d'objets, fe préfentaient k chaque pas, & je comparerais Ia Moldavië k la Bourgogne, fi cette Principauté Grecque pouvait jouir des avantages ineftimables qui réfultent d'un Gouvernement modéré.  24 Mémoires Régis depuis long-temps par leurs Prhi-' ces fur la foi des traités, ces peuples ne"] devraient encore connaitre le defpotifme,, que par la mutation de leurs Soüverains ,, au gré de la Porte Ottomane. La Moldavië, foumife dans 1'origine è une très-petite redevance, ainfi que la.Valachie, jouiflait alors d'une ombre de liberté. Elle offrait dans la perfonne de fes Princes, finon des hommes de mérite, au moins des noms illuftres, que le vainqueur confidérait , & dans ces mémes Princes la nation Grecque aimait a reconnaitre encore fes anciens maitres; mais tout fut bientót confondu., Les Grecs alTujettis ne fe virent plus que: comme des efclaves; ils n'admirent plus de; diftïnétion entre eux; leur mépris mutuel accrut leur avililfement, & fous cet afpeét le Grand-Seigneur lui-même ne diftinguai plus rien dans ce vil troupeau. Le mar-> chand fut élevé a la Principauté; tout in-J triguant s'y crut des droits; & ces malheureufes Provinces , mifes fréquemment a 1'enJ chere, gémirent bientót fous la vexation lal plus cruelle. Une taxe annuelle, devenue immodérée par ces encheres, des fommes énormes ernpruntées par 1'inféodé, pour acheter 1'inJ féodation, des intéréts a vingt-cinq pourj cenf, d'autres fommes journellement era-' ployéesi  du Baron de Tott. 2j ployées pour écarter 1'intrigue des préten- i dants, le fafte de ces nouveaux parvenus , I & remprelTeraent avide de ces êtres éphéI meres, font autant de caufes qui concouI rent pour ddvafterles deux plus belles ProI vinces de 1'Empire Ottoman. Si 1'on con| fidere actuellement que la Moldavië & la | Valachie font plus furchargdes d'impóts. '| & plus cruellement vexdes, qu'elles ne 1'éI taient dans leur dtat le plus floriffant, on '\ pourra fe faire une idéé jufte du fort dé'1 plorable de ces contrées. II femble que le 'j Defpote, uniquement occupé de la deO j truclion, croie devoir exiger davantage i J 'mefure que les hommes diminuent en nom' I bre & les terres en fertilité. J'ai vu, pen'I dant que je traverfais la Moldavië, perceL| voir fur le peuple la onzieme capitation de 'jrannde, quoique nous ne fuffions encore 'j qu'au mois d'octobre. "I Nous approchions de Yaffi , oü mon 'I conducteur avait expédié le matin un cou■Irier pour y anhoncer mon arrivde. J'avais ■ilprofitd de cette occafion pour faire faire Ides compliments au Prince qui gouvernait aalors. II dtait fils du vieux Drogman de la '|Porte, le même dont j'ai ddja parld. Je i(|pouvais croire que notre ancienne connaiff|fance me ferait utile en Moldavië; mais je ane prdvoyais pas que fon empreltemeiit a , //. Partie. B  26 Mémoires m'aecueillir devancerait mon arrivée dansfa capitale. Cependant ft une lieue de cette ville, la nuit déja obfcure, dans un chemin très-étroit, efcarpé, & dont le terrein glaifeux ajoutait aux difficultés, on m'annonca une voiture du Prince, envoyée ft ma rencontre. Elle vint effectivement fort ft propos pour me boucher le paffage; & pour mettre le comble ft mon impatience, un Secretaire, mandé pour me complimenter, me cherche dans 1'obfcurité, me trouve ft tfttons , & s'acquitte fi longuement de fa comruiffion , que j'y ferais encore, fi je ne m'étais laiffé tranfporter dans fa cariole, dont, malgré 1'obfcurité, il voulait me faire admirer la magnificence. Ah! mon cher Ali, m'écriai-je , que votre recette eft bonne. Je voyais effecfivement qu'Ali-Aga, qui n'en doutait pas, en faifait ufage dans le moment , avec autant de fuccès que d'activité , afin de retourner ft bras la voiture dans laquelle je venais de prendre place. Je crus tirer parti de ma pofition préfente en iuterrogeant le Secretaire fur les objets qui avaient piqué ma curiofité, & qui ne pouvaient compromettre ni fa politique , ni fa difcrétion ; mais ce fut en vain, & je ne pus en obtenir que de nouveaux regrets fur ce que la nuit cachait la dorure de notre char,  du Baron dt Tott. xj '& me privait de tout 1'éclat de 1'entrée triomphale qu'on m'avait deftinée. Cependant des lumieres répandues ei & Ja', nous annoncaient la ville, & le bruit des madriers fur lefquels je fentais rouler la voiture me fit encore interroger le Secretaire. U m'apprit que ces pieces de bois rapprochées & pofées en travers , couvraient toutes les rues , a caufe du terrein fangeux fur lequel Yafii eft bdti ; il ajouta qu'un incendie avait nouvellement réd uit la plus grande partie de cette ville en cendres; qu'on travaillait a reconftruire les édifices confumés; mais que les maifons feraient faites dans un goüt plus moderne : il allait auffi m'en détailier les plans, Jorfque notre voiture , en tournant trop court , & en accrochant un pan de mur nouvellement calciné, nous introduifit dans le couvent des Mifiionnaires, oü je devais loger , & oü je fus fort aife de me féparer de Ja cariole la plus cahottante, & du complimenteur le plus incoramode. Un affez bon fouper nous attendait, & des Cordeliers Italiens établis a Yaffi , Tous la proteétion du Roi, & fous la direftion de la Propagande, nous avaient également préparé des gïtes aflez commodes. Je recus avant de me coucher un nouveau compliB Ü  a$ Mémoires ment de la part du Prince fur mon henreufe arrivée, & mon réveil fut fuivi de lavifite du Gouverneur de la Ville. II était monté fur un cheval richementharnaché;unefoule de valets vêtus en Tchoadars, accompajnaient ce Grec, que j'avais connu a Conftantinople dans un état très-mince. On voit que fon premier foin fut de me faire admirer le fafte oriental dont il était préfente- ■ ment environné. Je neme plaifais pas moins a le voir fi bouifi du plus fot orgueil, lorfque Ali-Aga vint tout dérangerpar fa préfence. On a déja dvt remarquer que ce Turc avait des manières très-leftes avec les Moldaves de la campagne. Mais je le croyais un peu déchu de fon importance & de fes prérogatives dans YalTi. Cependant c'était encore un tort que j'avais avec lui, & je le vis paraitre avec un bel habit, un maintieti i grave, un ton important : c'était enfin un. homme de cour qui pouvant devenir Vifir : & faire des Princes de Moldavië, fecroyait: déja au-deffus d'eux. Dans cet efprit, ill débuta par traiter affez mal le Gouverneur: de la Ville, fur ce que le Grand-Ecuyer nei lui avait pas encore envoyé le cortege quii devait le conduire a 1'audience du Prince :: le Gouverneur alléguait en vain quece torti jie le regardait pas. Vous nevalez pas mieux: 1'un que 1'autre, repliqua Ali-Aga; mais*  du Baron de Tott.- 29 j'y mettrai ordre. Heureufement ce cortege fi defiré parut j il confiftait en un cheval proprement harnaché, & quatre Tchoadars du Prince, deftinés a acconipagner... qui? leTchoadar du Pacha de Kotchim, qui n'était lui-même qu'un Pacha du fecond ordre. Mais il n'y a point de degrés entre un Turc & un Grec : le premier eft tout, le fecond n'eft rien. C'eft encore d'après cette regie qui n'eft jamais conteftée , qu'Ali-Aga monta a cheval, avec une majefté finguliere , & que toutes les perfonnes qu'il rencontrait, s'arrêtaient pour le faluer profondément. II répondit gravement a ces refpeclueux hommages par un léger coup de tête, & par un petit fourire de bonté. Sa vifite au Prince lui valut des préfents : chaque pas qu'il faifait dans Yaiïï ne fervait pas moins bien fes intéréts que fa dignité perfonnelle; & tandis que mon conducteur mêlait ainfi Futile a 1'agréable, je m'occupais des moyens de le remplacer pour continuer ma route. Le Prince de Moldavië ne pouvait y pourvoir que jufqu'aux frontieres Tartares, & j'écrivis par un courier au Sultan Serasker de Beffarabie, pour le prier d'envoyer audevant de moi jufqu'aux confins de la Moldavië. Ces difpofitions faites , je montai dans B üj  ^ O Mémoires une voiture quele Prince ra'avait envoyée, & qui, environnée de beaucoup plus d'Ecuyers & de Valets-de-pied que je n'eu aurais voulu , me conduifit au palais. Je m'empretfai d'y pénétrer , pour éviter la longueur des cérémonies Turques qui rrPy attendaient, &que 1'orgueil des Grecs m'a* vait préparé. Je trouvai le Prince feul avec fon frere , dans un appartement dont la richefle n'était pas auffi remarquable que deux énormes fauteuils couverts d'écarlate. J'en devinai bientót toute Pimportance ; mais je refufai conftamment 1'honneur d'en occuper un. Le Prince prit lui-même un autre fiege, & notre ancienne liaifon qui fourniffait au début de notre entretien, le conduifit k me confier 1'embarras de fa pofition préfente. J'appercus aifément que le fanatifme intriguant de fon frere la rendait véritablementcruelle, & 1'expofait k de grands rifques pour 1'avenir. Nous terminjlmes cette conférence par décider les arrangements néeeflaires pour mon départ, après quoi il me fallut elfuyer toutes les cérémonies Turques. La plus importante , celle qui marqué le plus d'égards, eft de préfenter le cherbet : elle eft toujours fuivie de Pafperfion d'eau-rofe & du parfum d'aloës. Ce cherbet dont on parle fi fouvent  du Baron de Tott. j i :i en Europe, & que 1'on y connait G peu, i eft compofé avec des patés de fruits au fuJ ere , qu'on fait diffoudre dans 1'eau, & i qui font tellement mufquées, qu'on peut i è peine goüter cette liqueur : auffi le vafe J une foisrempli, fuffit-il aux vifites de toute j la femaine. J'en ufai donc avec autant de 1 difcrétion que des. confitures qui accompa1 gnent le café, & dont on ne change jamais I la cuillere. Cependant tout ce cérémonial I répété dans l'anti-chambre en faveur de mon i laquais fut admis par lui d'une maniere I beaucoup moins économique : fon appétit i ne fe réfufa a rien; il mangea tout ce qu'on I lui préfenta de gimgembres confits; il avala I d'un feul trait tout le vafe de cherbet, & i les courtifans étaient encore dans 1'admiraI don, lorfque je fortis de ^appartement du j Prince. Je trouvai h mon retour chez les Corde| liers, plufieurs Grecs de ma connaiffance I qui m'y attendaient; j'en retins quelquesI uns h diner; ils m'accompagnerent enfuite I dans les vifites que j'avais a reudre. La ville de Yaffy, placée dans un terrein i fangeux , eft environnée de collines qui 1 préfentent de toutes parts des fites chami pêtres oü 1'on aurait pu conftruire les maii fons de campagne les plus agréables ; mais a peine y voit-on quelques troupeaux; & B iv  Memoires fi 1'on excepte les maifons des Boyards , & celles qu'oecupent les Grecs qui vienuent de Conftantinople & la fnite du Prince , pour partager avec lui les dépouilles de la Moldavië, toutes les autres habitations de la capitale fe reuentent de la plus grande mifere. Les Boyards (i) repréfentent avec beaucoup de morgue les grands du pays; mais ils ne font en efFet que des propriétaires affez riches , & des vexateurs trèscruels : rarement ils vivent dans une bonne intelligence avec leur Prince; leurs intrigues fe tournent prefque toujours contre lui; Conftantinople eft le foyer de leurs manoeuvres. C'eft-la que chaque parti porte fes plaintes & fon argent, & le Sultan Séraskier de Befiarabie eft toujours le refuge des Boyards que la Porte croit devoir facrifier & fa tranquillité. La fauve-garde du Prince Tartare affure 1'impunité du Boyard; fa proteclion le rétablit fouvent; mais il faut toujours que cette protection foit payée. Ces différentes dépenfes dont les Boyards (i) On appelle ainfi les grands Terriërs; ce font «Jes efpeces de nobles, fans autre titre que leurs richeffes; mais la richeffe foumet tout, & 1'ordre le mieux établi lui réfifterait cufRcilement. I  'da Baron de Tott. 35 Té rembourfent par des vexations particulieres, jointes aux taxes que le Prince leur impofe pour acquitterla redevance annuelle & les autres objetsde dépenfe dontjeviens de parler, furchargent tellement la Moldavië , que la richefle du fol peut a peine y fuffire. On peut auffi affurer que cette province , ainfi que la Valachie qui lui eft contiguë en fe foumettant a Mahomet II, fous la claufe d'être t'une & 1'autre gouvernée par des Princes Grecs, & de n'être affujetties qu'a un impót modéré , n'ont pas fait un auffi bon marché que les auteurs de ce Traité s'en étaient flattés. Ils n'avaient pas prévu fans doute que la vanité des Grecs mettrait le Gouvernement de ces provinces a 1'enchere : ils fe font auffi diffimulé les fuites funeftes de la claufe d'amovibilité réfervée pour le Grand-Seigneur. Marché terrible entre un Defpote avide, & des efclaves orgueilleux qu'il éleve a la Principauté quand il lui plait, & qu'il en dépouille quand il veut. On feut en effet que cette amovibilité ne pouvait manquer de porter la redevance de ces provinces par une progreffion rapide aux taux le plus excefiif, & qu'une déprédation générale en devenait le réfultat néceffaire. Auffi voit-on que tout 1'art de ces Gouvernements fubaltenies fe réduit a faifir ties de plailir ne font que le prétexte d'ex* péditions plus férieufes. On paffa la nuit a réparer une petite voi-i ture que j'avais acheté a Yalfy, & dont j'a-vais fait une efpece de dormeufe; un char-j riot portait les malles, qui jufqu'en Moldavië avaient été chargées fur ma voiture; & les ordres du Sultan étant expédiés, je partis le lendemain de Kichela, avec un Mirza chargé de me conduire a Bactchéferay (1) fous 1'efcorte de quarante Cavaliers armés d'arcs, de fleches & de fabres. Accoutumé au peu d'ordre , de difcipline & d'intelligence militaire qui regnent dans les troupes , je ne devais pas fuppofer les Tartares; mieux inftruits. Cependant après avoir palfé: le Nielter qui fépare la Beflarabie du Yedfan dont on croyait les hordes dans une: (i) Ba&cheferay eft la réfidence du Kam des Tartares. Cette ville confidérée aujourd'hui comme la Capitale de la Crimec, n'était autrefóis qu'une maifon de plaifance , nommée le Palais de;. Jardinsj Les Souverains, en s'y fixant, y ont attiré nombre d'habitants •, & cette ville , en confervant le même nom, a fucc:ffivem.;r.t ufurpé !a p:;matie fur 1'ancienne ville de Cricéc, qui n'eft plus au-< jourd'hui qu'un mauvais viilage, oü les tombeaux feuls témoignent fon ancicnne importante.  du Baron de Tott. 41 forte de foulevement, 1'Officier qui commandait le détachement, ordonna les difpofitions de la marche en militaire éclairé. ; Une avant-garde de douze Cavaliers précé\ dait de 200 pas ma voiture, que 1'Officier I prit fous fa garde particuliere avec huit I hommes , dont il placa quatre a chaque I portiere. Les deux charriots de fuite venaient y après ; huit autres Cavaliers fermaient la è marche; & deux pelotons de iix hommes 4 chacun , è plus de 600 pas de diftance , H ëclairaient notre droite & notre gauche. Les plaines que nous traverfions font telI lement de niveau & fi découvertes, que 11'horifon nous paraitfait a cent pas de tous | cótés. Aucune inégalité, pas même lemoinh dre arbufte, ne varie ce tableau, & nous I n'appercümes pendant toute la journée que j quelques Noguais a cheval, dont 1'ceilperf) cant de mes Tartares diftinguait les têtes, .1 lorfque la convexité de la terre cachait enI core le refte du corps. Chacun de ces NoI guais fe promenait a cheval tout feul, & ] ceux que nos patrouilles interrogèrent, ij nous tranquillifèrent fur les prétendus trou3 bles qu'on nous avait annoncés. Je n'étais Ipas moins curieux de favoir quel était le I but de leurs promenades, & j'appris que ^ces peuples, crus Nomades, paree qu'ils Ihabitent fous des efpeces de teutes, étaient  42 Mémoires cependant fixés par peuplades , dans des vallons de huit & dix toifes de profondeur qui coupent la plaine du Nord au Sud, & qui ont plus de trente lieues de long: fur un demi-quart de lieue de large; des: ruilfeaux bourbeux en occupent le-milieu,, & fe terminent vers le Sud par de petits: lacs qui communiquent a la mer Noire: (i). C'eft fur le bord de ces ruilfeaux que: font les tentes des Noguais, ainfi que les: hangars deftine's a fervir d'abri pendant 1'hyver aux nombreux troupeaux de ces peu*' pies pafieurs. Chaque propriétaire afamarque diftinclive; on imprime cette marqué,: avec un fer rouge fur la cuiife des dievaux, des bcenfs & des dromadaires; les; moutons marqués en couleur fur la toifon ,, (i) Nonobftant le tableau aride que le pays des Tartares leur offre conftamment, & la facilité qu'ils ont de parer leur foi avec celui des Moldaves &: des Polonais, pour juger des avantages dont ces derniers jouiffent , la force de 1'habitude a un tel empire, & les befoins des hommes font tellement relatifs a cette habitude, qu'elle maitrife toutes les fenfations. Les Noguais ne concoivent pas qu'on! puiffe traverfer leurs plaines fans en envier !a poffeffion. Vous avez beaucoup voyagé, me difait un de ces Tartares avec lequel j'étais affez lié; avez-vous jamais vu un pays auffi fomptueux que le nótre ? II eft aifé de vpir que cette épithete «ablie, n'admettait aucune contradiétion.  du Baron de Tolt, 43 font gardésa vue, &s'éloignentpeudeshabitations; mais toutes les autres efpeces j réunies en troupeaux particuliers, font con; duits au printemps dans les plaines, ou le propriétaire les abandonne jufqu'a 1'hyver. ! Ce n'eft qu'aux approches de cette faifon, 1 qu'il va les chercher pour les ramenerfous £ fes hangars. Cette recherche était auffi le ibüt des Noguais que nous avions renconI trés; mais ce qu'il y a de plus fingulier, if c'eft qu'un Tartare occupé de ce foin dans lune étendue de plaine, qui d'un vallon a Ü 1'autre a toujours dix a douze lieues de Jarige fur plus de trente lieues de longueur, I ne fait pas même de quel cóté il doit diri|ger fa marche ; il n'y réfléchit pas, il met jdans un petit fac pour trente jours de viIvres en farine de millet róti; fix livres de | farine lui fuffifent pour cela. Ses provifions jfaites, il monte a cheval, ne s'arrête qu'au [Jfoleil couché, met des entraves a fa monjture , la Jaifle paitre, foupe avec fa farine, is'endort, fe réveille, & fe remet en route. iCependant il obferve chemin faifant , la Jmarque des troupeaux qu'il rencontre, en iconferve la mémoire, communiqué fes déicouvertes aux différents Noguais qu'il trouive occupés du même foin , leur indique ce [qu'ils cherchent, & re9oit a fon tour des dnotions utiles qui terminent fon voyage. 11  '1 44 Mémoires eft fans doute a craindre qu'un peuple auffi patiënt ne fournifTe quelque jour un Mili- ■ taire redoutable. Notre première journée devait fe terminer au vallon le plus voifin, qui n'était l qu'a dix lieues. Cependant le foleil com— mencait a baiffer, & je ne voyais devanti moi qu'un trifte horifon, quand tout-a-coup j je fentis defcendre ma voiture, & j'apper-J cus la file des obas (i), qui de droite & de gauche prolongeaient le vallon A perte de; vue. Nous traverHlmes le ruiffeau fur un mauvais pont, auprèsduqueljetrouvai trois; de ces obas, féparé de la ligne, & dontun neuf m'était deftiné. Mes voitures furent placées en-arriere; le détachement s'établit auprès de moi. Mon premier foin fut d'examiner 1'enfemble d'un tableau dont je formais un grouppe ifolé; je remarquai furtout la folitude dans laquelle on nous !aiffait, & j'en étais d'autant plus étonné, que: je me croyais affez curieux pourmériteruni peu d'attention. Le Mirza m'avait quittéi en arrivant pour aller demander des vivres I & je m'occupai en attendant, a examiner: la ftructure de ma maifon Tartare. C'était une grande cage a poulet, dont la charpente< conftruite en treillage, formait uneenceinte (i) Obas, ternes de Noguais,  du Baron dc Tolt. 4y circulaire, furniontée d'un dóme ouvert au ■ fommet; un feutre de poil de chameau fixé fctérieurement enveloppait le tout, & un Korceau de ce même feutre recouvrait le jitrou fupérieur deftiné a fervir de foupirail M la fumée. J'obfervai auffi que les obas ihabités par les Tartares & dans lefquelles non faifait du feu, avaient chacun ce même |morceau de feutre, attaché en forme de Jbannière, dirigé du cöté du vent, & fouütenu par un long bitton qui fortait de 1'instérieur de 1'obas. Ce même büton fervait auffi a rabattre cet éventail pour fermer le ij foupirail, lorfque le feu une fois éteintrenidait 1'ouverture inutile ou incommode. I J'admirai fur-tout la folidité jointe h la adélicateife du treillage : des morceaux de jcuir employés cruds forment tous les ligaJments, & j'appris que mon obas, deftiné ija une nouvelle mariée , faifait partie de Ifa dot. Nous avions grand appétit, & nous vilmes , avec fatisfaclion , le Mirza revenir ijavec deux moutons & une marmite qu'il Is'était procuré. On fufpendit la marmite a atroisbïltonsécartés par le bas, & réunis par ües bouts fupérieurs. La cuifme ainfi étaiblie, Ie Mirza, 1'Officier & quelques Taritares procéderent è égorger & a dépecer ;les moutons ; oa en remplit la marmite 9  46 Memoires tandis qu'on préparait les broches pour faire rótir ce qui n'avait pu y trouver place. J'avais eu foin de faire provifion de pain a Kichela : c'eft un luxe que les Noguais ne connaiifent pasj & leur avance leur interdit auffi 1'ufage habituel de la viande dont ils font cependant très-friands. Je fus curieux de connaltre 1'efpece de nourriture qu'ils prenaient, & d'ajouter leurs méts a la bonne chere qu'on me préparait. Le Mirza, auquel je confiai ma fantaifie , en fourit , & dépêcha un Tartare avec ordre de raflembler tout ce qui pouvait la fatiffaire : cet homme revint bientót avec un vafe plein de lait de jurnent, un petit fac de farine de millet róti, quelques ballotes blanches de la grofleur d'un ceuf & dures comme de la craie, une marmite de fer, & un jeune Noguais médiocrement bien vêtu, mais le meilleur cuifinier de la horde. Je m'attache d'abord a bien fuivre fes procédés; il met de l'eau dans fa marmite jufqu'aux trois quarts; ce qui pouvait faire deux pintes; il y ajoute environ fix onces de farine de millet róti ; il met fon vafe auprès du feu, tire une fpatule de fon gouffét, 1'effuie fur fa manche, remue circulairement du même cóté, & jufqu'au premier ffémiflement de la liqueur: ildemande alors une des ballottes blanches, (c'étaitdu fro- 1  du Baron de Tott. 47 mage de Iait de jument faturé de fel & defféché,) la fait cafler par petits morceaux, j jette ces morceaux dans fon ragoüt, continue a tourner dans lemêmefens; la bouil.. lie s'épaiflit; il tourne toujours, mais vers t la fin avec effbrt , jufqu'a confiftance de £ pain cuit fans levure ; il retire alors fa fpai tule, la remet dans fon gouffet, renverfe .1 la marmite fur fa main, & me préfente un I cylindre de pate feuilletée en fpirale. Je im'empreflai d'en manger, & je fus véritail blement plus content de ce ragoüt que je i ne 1'avais efpéré. Je goütai auffi le lait de ijument, que j'aurais peut-être trouvé auffi d bon , fans un peu de prévention dont je a ne pus garantir mon jugement. ïandis que je m'occupais de mon fouIper avec autant de recherche, on me prés parait une fcene plus intéreflante. J'ai dit qu'a mon arrivée les Noguais, I retirés chacun dans leur hutte , ne mon3 traient aucune curiofité de me voir, & j'ai vais déja fait le facrifice de mon amour-proI pre a cet égard , quand j'appercus une I troupe affez confidérable qui s'avancait vers cnous. La tranquillité, la lenteurmöme avec laquelle elle s'approchait, ne pouvait nous donner aucune inquiétude. Nous ne pou) vions cependant foupconner les motifs qui conduifaient ces Noguais de notre cóté 5 ■  48 Memoires lorfque nous les vimes s'arrêter a plus de 400 pas, & 1'un d'eux s'avancant feul jufqu'auprès du Mirza qui me conduifait, lui expofa le defir que les principaux de fa nation avaient de nous voir : il ajouta que ne voulant troubler en rien notre repos, il avait e'té député pour demander fi cette curiofité ne me déplairait pas, & dans ce cas-,, quelle était la place ou fes camarades mei feraient le moins incommodes. Je répondisi moi-même a 1'Ambalfadeur, & je I'affurai qu'ils étaient tous les maitres de fe meier avec nous; qu'entre amis il ne pouvait y avoir aucune place diftincle, encore moins ■ de ligne de démarcation. Le Noguais in* • fifia fur 1'ordre qu'il avait a cet égard, &: le Mirza fe leva pour lui indiquer le fite jufqu'oü les fpeétateurs pouvaient s'avancer.: la troupe des curieux vint bientót, 1'occuper. Je ne tardai pas non plus a m'en approcher , pour me laiffer confidërer de plus prés, & me procurer le plaifir de faire connaiifance avec ces Meffieurs. Ils fe leverent tous quand je fus a portée d'eux,, & le plus remarquable, auquel je m'adreffai , me falua en ótant fon bonnet & en] s'inclinant : j'avais obfervé ce cérémonial de la partdudéputé au Mirza, & j'en avais, été d'autant plus furpris, que les Turcs ne. découvrent jamais leur tête que pour fel mettre  du Baron de Tott. 49 uaiettre a leuraife, & feulement lorfqu'ils je-font feuls ou dans la plus grande familiariJj té. C'eft auffi par cette raifon que les Amp baffadeurs Européens & leur fuite , vont Üaux audiences du Grand-Seigneur le chaIpeau fur la tête ; fe préfenter autrement adevant un Turc, ferait mauquer aux bieniïféances , & j'aurai des remarques plus imI portantes a faire fur le rapport des ufages 'ides Tartares avec les nótres. I Si je tirai peu de lumiere de mes NoJguais, c'eft fans doute, paree que je manJquai de leur faire des queftions qui auroient Jpu m'éclairer. Cependant la fatisfadtion at'itaché a toutes les cbofes nouvelles me renIdit la fin de cette journée fort agréable. Je Jm'accommodai auffi très-bien de mon fouJper; mais cette cuifine Tartare ne dut fon afuccès auprès de mes gens qu'au grand apIpétit qui fait trouver tout bon. Ils ne con|cevaient pas qu'on püt s'amufer du malJêtre. J'étais en apparence le feul objet de aleurs plaintes : mais depuis j'ai bien apper|cu qu'ils ne me fouhaitoient une aifance iperfonnelle, que pour acquérir le droit de igémir librement fur leurs. privations : en illes partageant, je fus me rendre mes gens imoins incommodes, & je donne cette reiifcette a tous les voyageurs, comme la meü-, ileure qu'ils puiflent fuivre. //. Partie. €  50 Mémoires Quelqu'intéreffants que fuffent les Noguais , preffé d'abréger mon féjour parmi \ eux, & d'aller le lendemain coucher a Ia J feconde vallée, je partis de grand matin, & nous vimes le foleil paraitre fur 1'horifon j de ces plaines, comme les navigateurs 1'obfervent en mer. Nous ne découvrimes pendant cette matinée que quelques monticules femblables & celles qu'on voit dans beaucoup de parties de la Flandre, & fur-tout dans le Brabant , oü I'opinion commune eft, qu'elles ont été formées a main d'homme, & par la réunion des pelletées de terre que chaque foldat apportait anciennement fur le corps mort de fon Général pour lui I élever un maufolée. On voit également un I grand nombre de ces monticules dans la Thrace, oü, ainfi qu'en Tartarie, dans Ie Brabant, & par-tout oü elles fe trouvent, elles ne font jamais feules; mais cette quan- i tité de Généraux morts, & fouvent inhii- I més a des diftances a-peu-près égales, & toujours avec un rapport de pofition qui femble plutót indiquer une intention que le fimple effet du hafard m'avait fait chercher dans les ufages actuels ce qui pouvait avoir donné lieu a la formation de ces prétendus maufolées. II m'a paru qu'on pouvait en démêler le motif dans 1'habitude que lejs Turcs ont encore aujourd'hui  du Baron de Tott. e I i lorfqu'ils vont a la guerre , de marquer ; par des monticules de terre placées en vue rune de 1'autre, la route que leur armée I doit fuivre. Ces élévations font a la vérité i moins grandes que celles dont je viens de I parler, & qui ont réfiftées a 1'action des I fiecles fur la furface de la terre. Mais ne * peut-on pas ajouter ii mon obfervation , que I dans le cas oü les monticules des anciens I n'auroient eu d'autres objets que celui de I jalonner leurs routes , afin d'affurer leur ) communication , 1'efprit de conquête qui ;les faifait pénétrer dans des pays inconnus, i devait aulïï les inviter a préferver d'une I deftruction facile ces points de reconnaif! fement. A 1'égard des offements qui ont I été trouvés fous quelques monticules, ils : font feulement la preuve qu'on les faifait i aufli fervir de fépulture aux Généraux & i aux foldats qui mouraient fur la route de 3 ces armées ; mais la plupart des buttes qu'on a fait miner en Flandres, ont prouj vé que tous ces amas n'étaient pas des : tombeaux; & fi 1'on eft ramené a les con, fidérer comme des jalons , cette hypothefe i donnerait encore 1'explication des travaux i dont parle Xénophon dans fa Retraite des Dix-mille. Un fol inconnu devait offrir ; aux Grecs, a chaque inftant, des obftacles plus difliciles a vaincre, & des piéges plus C ij  J 2 Mémoires redoutables , que les nations menie 'qu'il fallait intimider ou repoulfer. Je ne vis fur ma route aucune apparence de culture, paree que les Noguais évitent d'enfemencer les lieux fréquentés : prés des chemins, leurs femailles n'y ferviraient que de p&ture aux chevaux des voyageurs; mais fi ces mefures fauvent les Tartares de ce genre de déprédation, rien ne peut préferver leurs champs d'un fléau plus funefte. Des nuées de fauterelles fondent fréquemmeut dans les plaines des Noguais, choififlent de préférence les champs de millet, & les ravagent en un inftant. Leur approche obfeurcit 1'horifon, & le nuage que produit la multitude énorme de ces animaux fait ombre au foleil. Si les Noguais cultivatenrs font en affez grand nombre, par leur agitation & par leurs cris, ils parviennent quelquefois a détourner l'orage,finon les fauterelles s'abattent fur leurs champs, & y forraent une couche de 6 ü 7 pouces d'épailfeur. Au bruit de leur vol fuccede celui de leur travail dévorant; il reffemble au cliquetis de la grêle, & fon réfultat la fiirpafle en deflruction. Le feu n'efi pas plus actif; & 1'on ne retrouve aucun veilige de végétation , lorfque le nuage a repris fon vol, pour allerproduire ailleurs de nouveaux défaflres.  du Baron de Tott. 53 Ce fléau s'étendrait fans doute fur une culture abondante, & la Grece & 1'Afie Mineure y feraient plus fréquemment expofées, fi la mer Noire n'engloutiffait la plu{ part de ces nuées de fauterelles lorfqu'elles l tentent de franchir cette barrière. J'ai vu fouvent les plages du Pont-EuI xin , vers le Bofphore de Thrace, couver1 tes de leurs cadavres défiéchés & en fi grand :i nombre , qu'on ne pouvait marcher fur le 1 rivage , fans enfoncer jufqu'a mi-jambe Ei dans cette couche de fquelettes pelliculai1 res. Curieux de connaitre la véritable caufe El de leur deftruftion, j'ai cherché les occa;1 fions d'en obferver le moment, & j'ai été ij témoin de leur anéantiffement total , par ui un orage qui les furprit affez prés de la 1 cóte, pour que leurs corps y fuffent apd portés par les vagues avant d'avoir été déf1 féchés : ces cadavres y produifirent une ij telle infeétion , qu'il fallut plufieurs jours li avant de pouvoir en approcher. Nous arrivdmes avant midi a la première j vallée; & pendant que le Mirza chargé du )j foin de me conduire, cherchait ceux qui fj devaient ordonner les relais que nous avions i a prendre , je m'approchai d'un grouppe Ei de Noguais raffemblés autour d'un cheval a mort qu'on venait de déshabiller. Un jeune t homme nud, d'environ 18 ans, recut fur C üj  J4 Mémoires fes épanles la peau de cet animal. Une femme qui faifait avec beaucoup de dextérité 1'office de tailleur, commenca par coupér le dos de ce nouvel habit, en fuivant avec fes cifeaux le contour du col, la chüte des épaules, le demi-cercle qui joint Ia manche & le cóté de 1'habit, dont la longueur fut fixée au - deffous du genou. II ne fut pas néceffaire de foutenir une étoife que fon humidité avait déja rendue adhérente a la peau du jeune homme. La couturière procéda auffi leftement a former les deux devants croifés & les manches ; après quoi le manequin qui fervait de moule, donna en s'accroupiflant Ia facilité de coudre les morceaux; de manière que vêtu en moins de deux heures d'un bon habit bai brun, ilne lui refta plus qu'a tanner ce cuir par un exercice foutenu : ce fut auffi fon premier foin , & je le vis bientót fauter leftement a poil fur un cheval pour aller joindre fes compagnons qui s'occupaient a raffembler les chevaux dont j'avais befoin, & dont le nombre n'était pas a beaucoup prés complet. On fait déja que les chevaux Tartares font répandus dans les plaines, en trou- l peaux particuliers, &diftingués par la marqué du propriétaire ; mais comme il exifie un feryice public auquel chaque individu  du Baron de Tott. -5 I doit contribuer, il exifte auffi un troupeau a de chevaux appartenant ft la communauté. J Ce troupeau eft gardé ft vue ft portée des , habitations. Mais ces animaux libres dans la campagne n'y font pas faciles ft faifir. 1 On feut encore que le choix qu'il faut en 1 faire pour fournir les différents chevaux de | trait & de felle ajoute ft ia difliculté : c'eft 9 ft quoi les Noguais réuffiffeut par une mé1 thode qui donne en même-temps aux jeuI nes gens toujours deftinés ft cette efpece fj de chaffe , une occafion de devenir les plus ij intrépides & les plus adroits cavaliers qui 3 exiftent. Ils fe muniffent ft cet effet d'une 31 longue perche au bout de laquelle eft atta13 chée une corde dont 1'extrêmité terminée ii en ceillet, paffé dans la perche , forme uil ifl nceud-coulant affez ouvert pour que la tête 1 d'un cheval puiffe y paffer faciiement. Mutj nis de cet outil, ces jeunes Noguais monï| tés ft poil, la longe du licol paffee dans la >ij bouche du cheval, joignent ft toutes jambes at le troupeau, obfervesit 1'animal qui leur a convient, le pourfuivent avec une extréme Lt agilité, 1'atteignent malgré fes rufes, auxlq quelles ils fe prêtent avec une adrefte infii| nie, le gagnent ft la courfe; & faififfant le 10 moment oü le bout de la perche eft arrivé ,(i au-dela des oreilles du cheval, ils font paftal fer fa tête dans le nceud coulant, ralentif- C iv  J 6 Mémoires fent leur courfe, & retiennent ainfi leur pri- fonnier qu'ils rarnenent au dépót. Comme il me fallait prés de 80 chevaux , & qu'il n'y avait a leur pourfuite qu'une demi-douzaine d'Ecuyers, leur exercice dura aflez long-temps, pour m'en donner tout le plaifir; mais le relais fut fi bien choifi, que nous pümes encore arriver d'aflez bonne heure dans le fauxbourg d'üczakow oü nous logeftmes. Cette fortereffe, fituée fur la rive droite du Borifthène & prés de fon embouchure, occupe une petite pente qui conduit au fleuve. Un foffé & un chemin couvert font les fenls ouvrages qui défendent la place : elle a la forme d'un parallélogramme incliné fur fa longueur, & 1'on y remarque ainfi qu'i Bender & k Kotchim, une nombreufe artillerie dont chaque piece mal montée eft accollée de deux énormes gabions, qui fervant de merlons, forment 1'embrafure. Quelques Juifs établis dans le fauxbourg d'Oczakow y tiennent auberge. Ils nous furent d'un grand fecours pour renouveller nos vivres, & nous mettre en état de traverfér les plaines du Dgamboylouk, également habitèes par les Noguais. Nous employdmes la matinée du lendemain a traverfer le Borifthène. Ce fleuve rétreci a fon embouchure par une langue de terre qui ap-  du Baron de Tott, fa partient ft la rive oppofée, & qu'on nomme Kilbournou (i), forme en-dedans une efpece de lac qui fe prolonge vers le nord d'oü le fleuve defcend. Salargeurert de plus de deux lieues entre Oczakow & le fort IItué vis-ft-vis ft la naiflance de la pointe de fable : c'eft dans cette direétion que nous pafBmes le Borifthène. Des batiments deftinés ft cet ufage font voilés pour profiter du vent favorable, &peuvent auffi fe pouffer ft la perche , ft caufe du bas-fond qui ne leur manque que vers le milieu & pendant 1'efpace de quelques toifes feulement. Après trois heures de cette ennuyeufe navigation, pendant laquelle nous ne fümes diftraits que par lesbondsde quelques dauphins , nous abordilmes ft Kilbournou, visft-vis le chftteau qui y eft fitué : le débarquement de mes voitures & la réunion des chevaux dont nous avions befoin, occuperent mes conducteurs le refte de la journée que j'employai ft vifiter le cMteau. II ne m'offrit rien de remarquable que fon inutilité. En effët, fon artillerie deftinée ft concourir avec celle d'Oczakow ft la füreté du fleuve, ne pouvant croifer fon feu ft une auffi grande diftance, laifi'e conftamment la liberté de pénétrer par le centre. J'ai obfer- (i) Le nez ou le cap du Cheveux. C v  5 S' Mémoires vé que des batteries placées k Ia pointe de Kilbournou & fur un banc de rocher fitué a la rive oppofée, défendraient le paffage a toute efpèce de Mtiment; mais c'eft ce que les Turcs n'ont pas encore été en état de calculer; & j'aurai d'autres occafions plus importantes de déterminer les bornes de leurs connaiffances militaires. On était convenu de fe mettre en route «ne heure avant le jour, & j'avais élu mort domicile dans un cbarriot difpofé en dormeufe, afin de prolonger le repos dont je commencais a avoir befoin. Le Commandant de mon efcorte ignorait cette difpofition ; & après avoir raugé fg troupe dans 1'ordre que j'ai déja expliqué , il accompagnait foigneufement ma berline. jufqu'a ce que la pointe du jour lui permit d'appercevoir que je ne 1'occupais pas. II fe plaignit alors très-vivement du peu de foin qu'on avait eu de lui indiquer la voiture oüje m'étais placé, &vint fur le champ 1'environner avec la petite troupe qu'il s'était réfervée a cet effet. On fentira fans doute que je ne rapporte cette circonftance , que paree qu'elle développe le moral des Tartares ; elle préfente conftamment le germe des plus faines idéés. Notre route nous avait rapproché de Ia mer Noire: nous fuivioijs detemps-en-temps  du Baron cU Tott. 59 le rivage, & le feul bruit des vagues nous offrait un objet d'intérêt que nous ne pouvions trouver dans les plaines rafes que nous avions parcourues jufqu'alors. Celles qu'il nous reftait k prolonger étaient également dépouillées; mais 1'on m'a affuré qu'anciennement elles étaient convertes de forêts, & que les Noguais en avaient arraché jufqu'aux moindres fouches, afin d'y être a 1'abri de toute furprife. Si cette précaution peut en effet garantir une nation tellement tranfportable, qu'en moins de deux heures elle peut déménager; ce moyen de fureté a privé les Tartares de la reffource du chauffage néceffaire au climat. C'eft auffi pour y pourvoir que chaque familie raffemble avec foin la fiente de fes troupeaux. On pêtrit cette fieute avec un peu de terre fablonneufe, & il en réfulte une efpece de tourbe qui, par malheur, enfume les Tartares beaucoup plus qu'elle ne les chauffe. Aucun peuple ne vit plus fobrement. Le millet & le lait de jument font fa nourriture habituelle : cependant les Tartares font tréscarnivores; un Noguais peut parier qu'il mangera tout un mouton, & gagner ce pari fans fe donner une indigeftion. Mais leur goüt a cet égard eft contenu par leur avarice, & cette avarice eft portée au point, qu'ils fe retranchent généralement tous les C vj  èo Mémoires óbjets de confommation qu'ils peuvent vendre. Ce n'eft auffi que lorfque quelque accident fait périr un de leurs animaux, qu'ils fc régalent de fa chair, pourvu qu'ils puiffeiu toutefois être a temps de faigner 1'aniiD.al mort. Ils fuivent également ce précepte du Mahométifme fur les animaux malades. Les Noguais obfervant alors tous les périodes de la maladie, afin de faifir Ie moment oü leur avarice condammée a perdre Ja valeur de 1'animal, leur appétit peut encore feménager le droit de s'en repaJtre en tuant la béte un inftant avant fa mort naturelle. Les foires de Balta & quelques autres qui font établies fur les frontieres des Noguais , leur procurent le débit annuel des immenfes troupeaux qu'ils poffedent. Le bied qu'ils recueillent en abondance fe débite également par la mer Noire, ainfi que les laines, foit du produit de toutes, foit pelades (i); il faut encore joindre a ces objets de commerce quelques mauvais cuirs & une grande quantité de peaux de lievres. Ces différeuts articles réunis procurent (i) On appelle laines pelades, celles qui font féparées des peaux par lè fecours de la chaux. Cette opération ne peut avoir lieu fur les animaux vivants; elle procure la plus grande quantité dj» lamc poffïble, mais en détériore la quajjté.  du Baron de Tott. 61 j annuellemeut aux Tartares des fommes con! ficiérables , qu'ils ne recoivent qu'en dui cats d'or de Hollande ou de Venife : mais1 1'ufage qu'ils en font, anéantit toutes les i idéés de richeffe que cet énorme numéraire j préfente. Conftamment augmenté fans qu'aucun I befoin d'échange en rende une partie a la circulation, 1'avarice s'en empare, elle enIj fouit tous ces tréfors, & les plaines qui I les recelent n'offrent aucune indication |r qui puiffe guider dans les recherches qu'on I voudrait en faire. Plufieurs Noguais, morts I fans dire leur fecret, ont déja fouftrait des I fommes confidérables. On pourrait auffi 1 préfumer que ces peuples fe font perfuaj dés, que s'ils étaient forcés d'abandonner I leur pays, ils pourraient y laiffer leur arI gent fans en perdre la propriété. En effet, I elle ferait pour eux la même a 500 lieues | de diftance : ils ne connaiffent d'autre josif' fance que 1'opinion de pofféder; mais cette opinion a pour eux tant d'attraits, qu'on I voit fréquemment un Tartare s'emparer d'un objet quekonque pour le feul plaifir de le pofféder un moment. Bientót contrahit de le reftituer, il faudra qu'il paye encore une amende affez confidérable; mais jl il a joui a fa maniere, il eft content : 1'a vidité des Tartares ne Calcuje jamais les  6l Mémoires pertes éventuelles, elle ne jouit que de§ bénéfices momentanés. Nous appróchions d'Orcapi , & nous n'avions plus qu'un mauvais gite ft fupporter ,-lorfque je recus un courier envoyé & ma rencontre. II était chargé des ordres du Kam des Tartares, pour m'aflurer des facilités que j'avais eu le bonheur de me procurer. Nous paffames la nuit dans une mauvaife barraque couverte de rofeaux, feule produétion du marais oü elle était fituée, affez prés de la mer. Nous en fuivimes le rivage le lendemain matin, & nous appercümes bientót la cóte occidentale de la prefqu'ifle qui s'étendait en mer fur notre droite. Cette terre également platte, mais plus élevée que la plaine oü nous étions, s'y réunit par un talus affez doux qui femble dreffé au cordeau, & dont la partie fupérieure préfente le profil des lignes d'Orcapi. Nous les prolongeftmes d'aflez bonne heure , & nous paffftmes le foffé fur un mauvais pont de bois, qui joint la contrefcarpe ft une porte voütée qui traverfe le terre-plein , & dont le portier tient tous les foirs la prefqu'ifle fous la clef. Une des redoutes qui coupe ces lignes ft la portée du canon, revêtue en maconnerie, garnie d'artilierie & de quelques foldats Turcs,  du Baron de Tott. 63 I jointe au commerce des Ruffes & des Tartares , a fait établir prés de cette porte un mauvais viilage , oü je mis pied a terre dans le logement qu'on m'y avait préparé. Le Commandant de la citadelle ne tarda pas A me faire complimenter fur mon arrivée, en m'envoyant un plateau chargé de viande de mouton róti a la Turque, qu'on nomme Orman Kebab (j). Je recus bientót auffi une députation des Janiflaires de la fortereffe , qui m'invitaient a m'infcrire dans leurs compagnies , & j'acceptai cet 1 offre avec autant d'empreffement, qu'ils en | eurent a recevoir le préfent de ma bienve- I nue. Le corps des Janiffaires , compofé 1 dans fon origine d'efclaves enlevés a la | guerre par les Turcs, fur les Chrétiens, i a été long-temps recrüté par les enfants ï de tribut ; mais les privileges accordés A i cette nouvelle milice , déterminerent les i Turcs a y faire infcrire leurs enfants. L'a- i bus du privilege & le nombre des préten- & dants s'accrurent 1'uft par 1'autre; on ne I vit plus de füreté que fous la protcétion (x) Orman-Kebab (le róti des bois) : c'eft Ie ïöti favori des Turcs; il confifte en des morceaux de mouton, coupés & enfilés fur les brochettes alternativement avec des tranches d'oignons qu'on fait rötir a un grand feu,  64 Mémoires de ce corps. Les Grands s'y firent inferire. Le Grand-Seigneur lui-même voulut lui appartenir, & perfonne n'appercut que rnénager fon infolence, c'était travailler ft 1'accroitre. La regie établie foutint longtemps ce corps contre fes propres défordres ; mais ils cefferent enfin de fe maintenirdans 1'indépendance individuelle. Chaque Janiffaire devint propriétaire ; & rentrés aujourd'hui dans 1'ordre général par I'intérêt particulier, ce corps a ceflë d'être redoutable ft fes maitres. Tandis que ces différents foins m'occupaient , je vis paraitre une troupe d'Européens conduite par des Tartares de la plaine. C'étaient des Allemands fugitifs de Ruffie , dont les Noguais s'étaient emparés. La fituation de ces malheureux me porta ft les réclamer : on me les livra fur le champ, & je Je;ir abandonnai la pyramide de mouton róti dont ils avaient fans doute plus befoin que moi. J'examinai enfuite ma nouvelle colonie; elle était compofée de fept hommes, de cinq femmes, & de quatre enfants. Le malheur les avait abattus, mais ils commencaient ft fourire ft 1'efpoir du bien-être. Ces malheureux , nés dans le Palatinat , avaient été attirés en Ruffie par 1'efpérance d'une meilleure fortune, qui détermine les émigrations,  du Baron de Tott. 65 |1 trompe toujours les émigrants , & leur fait Ü bientót regretter leurs foyers. Emprifont nés clans une contrée étrangere, ils ne conj curent d'autre projet que la fuite , & ne connurent de route que celle qui les éloignait le plus promptement. Parvenus dans les plaines défertes, è peine refpiraient-ils en liberté , que les Noguais s'en étaient faifis pour les vendre au premier acquéreur. Je fus fort aife d'avoirfauvé ces malheureux, & je pris les mefures néceffaires pour les faire arriver fürement ï Baclxhéferay. J'employai Ie refte de la journée a vifiter les lignes d'Orcapi. Aucun tableau de ce genre n'efi plus impofant; mais i cela prés que cet ouvrage eft un peu gigantefque je n'en connais point oü l'art ait mieux fecondé la nature. On peut auiïi garantir la folidité de ce retranchement. II coupe I'Ifthme fur trois quarts de lieue d'étendue; deux mers lui fervent d'épaulement; il 'domine d'environ quarante pieds fur la plaine | inférieure, & il réfiftera long-temps a 1'ii gnorance qui négligé tout. Rien n'indique 11'époque de fa conftruction; mais tout afI fure qu'elle eft antérieure aux Tartares, ou ij que ceux-ci étaient jadis plus inftruits qu'ils i ne Ie font h préfent. II n'eft pas moins I évident que fi ces lignes étaient paliiïa-  66 Mémoires dées en fauffe braye, ainfi que les redoutes qui les coupent , & garnies d'artillerie, & fur-tout d'obus , elles affureraient la libre poffeffion de la Criinée contre une armée decent mille hommes. En effet, une pareille armée ne pouvant prendre ces lignes d'aflaut, ferait bientót réduite par le man que d'eau a chercher fon falut dans la retraite. Ce n'eft auffi qu'en paffant un petit bras de mer marécageux , pour gagncr la tête d'une langue de terre trèsétroite qui prolonge parallélement la cóte oriëntale de la Crimée, que les Ruffes y ont pénétré dans la derniere guerre. Cette route avait déja été tentée avec fuccès dans les campagnes de 1736 & 1737 , par le: Général Mimiek; mais cela n'a point inf-: piré aux Tartares le defir & les moyens de: fe garantir déformais d'un pareil malheur: en défendant la naiffhnce de cette langue: de terre , oü la moindre réfiftance auraitl fuffi pour arrêter leurs ennemis. En partant d'Orcapi , j'obférvai que le: chemin fur lequel nous roulions était re-; couvert d'une croüte blanclnttre occafionnée par le tranfport des fels que les Tartares vendent aux Ruffes. Les falines d'Or-jcapi réunies au Domaine du Souverain I font affermées a des Arméniens ou a des! Juifs, &ces deux nations, également com*  du Baron dt Tott. 67 : mercantes & toujours en rivalité, favori' fent le fifc par leurs mutuelles encheres. Ils ! font auffi mal-adroits dans 1'adminiftration ; de leurs conceffions, & leur avidité eft tou[ jours la dupe de leur ignorance. Aucun hangard n'eft deftiné a recevoir, a fécher & a Conferver le fel naturel qui fe forme dans les lacs falins. II en réfulte que 1'a: bondance d'une bonne année ne peut compenfer le déficit d'une mauvaife, & que les pluies détruifent fouvent une produétion fi riche & fi facile a emmagafiner. L'ignorance du vendeur & celle de 1'acheteur paraiffent auffi fe réunir pour dièler les conditions qui les lient réciproqueinent. Elles permettent ;\ 1'acheteur de venir lui-même puifer le fel dans le lac, & d'en charger fes voitures dont le nombre des chevaux eft Iconvenu, ainfi que Ie prix; mais fous la I claufe que fi la voiture caffe fous fon poids | avant d'être arrivée a un point détermiI né , cette événement entraïne amende & I confifcation. Le vendeur & 1'acheteur n'ont I pas appei-511 qu'ils perdaient 1'un & 1'autre I tout ce qui fe réptind fur la route, & qu'un i état de guerre continuelle ne peut être la jbafe d'un commerce avantageux. Après avoir dépaffé le fite des falines, I nous nous trouvümes au milieu d'une culiture plus fertile que foignée; & nombre de  6$ Mémoires villages épars dans la plaine, nous offrïrent un coup-d'ceil d'autant plus intéref. fant, qu'il y avait long-temps que nous n'en avions joui. Nous arrivilmes vers le foirdans une habitation fituée au fond d'un vallon, oü quelques rochers nous annoneaient un nouveau fol. Nous appercümes en effet le lendemain , un terrein montneux, que nous parcourümes durant toute la matinée. II fallut a midi enrayer les quatre roues de ma voiture pour la defcendre par un chemin taillé dans le roe & très-étroit qui me conduifit a Baélchéferay. J'arrivai dans cette ville d'aflez bonne heure, pour appercevoir dans le plus grand détail tou* tes les commodités auxquelles il me fallait déformais renoncer. Le Sieur Fometty , Conful de France auprès du Kam des Tartares, me recut dans la maifon qu'il occupait depuis dix ans & qui m'était deftinée. La diftribution de cet édifice n'était pas favorable au furcroit d'habitants que je menais avec moi. Cet inconvénient fut fnrtout très-fenfible a mes gens. Fatigués du mal-étre d'une longue route , 1'afpeér. de cette étrange terre promife acheva de les décourager. Je dois convenir en effet que ma nouvelle habitation ne pouvait confoler des 930 lieues que nous venions de faire pour y arriver. U11 efcalier de bois décou-  du Baron de Tott. 69 vert, & dont les ruarches pourries par la pluie cédaient fousle poids des alTaillants, conduifaient les plus leftes a un unique étage compofé d'une falie & de deux chambres latérales qui fervaient de fallon & de chambre a coucher. Les murailles, autrefois revêtuesdeblanc en bourre, laiffaient, ainfi que Ie plancher, diftinguer la conftruétion de cet édifice. On délibéra s'il pourrait fupporter le poids de mes malles : cependant nous hafardiimes cette opération avec affez de fuccès; & comme tout s'arrange, chacun eut bientót élu le gite oü il devait fe repofer de fes fatigues. Si la variété des objets qui fe fuccedent pendant la route, ne permet de s'occuper que des obftacles qu'il faut furmonter pour arriver au but du voyage , ce terme ramene naturellement a 1'examen de la pofitiondurable oü 1'on eft parvenu. C'eft auffi ceque nous fimes a notre réveil. Le temps que j'avais déja paffé avec M. Conftillier, qui in'accompagnait en quaüté de Secretaire, fuffifait pour me garantir que la douceur de fon caractere & la patience réfifteraient k tous les inconvénients de fa pofition. Je nefus pas moins heureux dans le choixque M. de Vergennes avait fait de M. Rufin, pour réfider auprès de moi en quaüté de Secretaire interprête, ö( bientót rhuiuiité.  jo Mémoires de ces deux jetines gens, en animant leur gaieté, me rendit leur fociété très-agréable. C'était aulii la feule qui m'était réfervée, & je ne pouvais me flatter qu'un Moine que j'avais pris ft Yaffi, & deux Miffionnaires Arméniens Polonais, me fuffent d'un grand fecours, non plus que le Sieur Fornetty, qui devait me quitterpourretourner: ft Conftantinople, lorfque fes lumieres locales me feraient devenues inutiles. Mon arrivée avait été annoncée fur le: champ au Vifir du Kam, & ce premier Mi- ■ niftre en me faifant aflurerde la fatisfaétion i que fon maitre aurait ft me voir, lorfque: je me ferais difpofé ft recevoir ma première, audience, m'envoya 1'état du Tayn que le: Prince m'avait afligné. Cet ufage confifte: dans Ia fourniture des vivres jugés nécef-' faires ft la confommation de celui qu'on en: gratilie. Dans tout l'Orient, c'eft toujours; en donnant qu'on honore; & forcé de me; foumettreft cette maniere d'honorer, j'appliquai mon Tayn ft la fufibftance de ma petite colonie Allemande; mais fi ce fecours; fufnfait pour la mettre dans I'abondance, mes gens ne voyaient aucun moyen de pourvoir ft ma fubfiftance perfonnelle. Réduits: ft de mauvais pain, au riz, au mouton, 8ë ft des volailles étiques, nous étions en effët menacés de faire bien mauvaife cliere. Je]  du Baron de Totc. 71 ;ne concevais pas que le plus beau fol du > monde, & le voilinage de la mer me laiffaf1 fent manquer de beurre, de légumes & de époiffons; mais j'appris bientót que le céleri |était cultivé dans le jardin du Kam comame une plante rare, que les Tartares ne fajvaient pas battre le beurre , & que les haibitants des cótes n'étaient pas plus marins uque ceux des plaines : il fallut me foumetItre. Mes gens découvrirent enfuite quelques ■légumes fpontanés qui nous confolerent, & |je pris des merures pour faire venir des |graines de Conftantinople, afin de les culvtiver. Je louai a cet effet une maifon de campagne : j'y établis mes Allemands, je leur jdonnai des vaches , & ma nouvelle métaifce me fournit bientót de tout en abondanKe. Je pris auffi le parti de faire faire mon fcain. Un de mes gens devint un excellent llboulanger, & nous joignïmes a la bonne Hchere Ie plaifir d'en avoir créé les moyens. I J'attendais pour prendre ma première auIdience, quelques préfents qui n'arrivaient lpas;mais 1'impatience de Mackfoüd-Guejjfray, alors fur le tróne des Tartares, leva touite difficulté. Le jour pris pour la remife de ■nes lettres de créance, le Maitre des Céréinoniesfe rendit chez moi avec un détacheament de la garde & quelques Officiers char8^és de ra'accompagner au palais. Notre ca-  7z Mémoires valcade, mi-partie Européenne & Tartare, attira un grand concours de peuple. Nous mimes pied a terre dans la derniere cour, & le Vifir qui m'attendait dans le veftibule du palais , me conduifit dans la falie d'audience, oü nous trouvames le Kam aflis dans 1'angle d'un fopha. On avair mit vis-a-vis de lui un fauteuil oü je me placai après avoir com« plimenté ce Prince & remis mes créances. Cette première cérémonie qui m'inftallait en Tartarie, fut fuivie des politefiés d'ufage chez les Turcs, & d'une invitation que le Kam me fit lui-même de le voir fréquemment. Je fus enfuite reconduit chez moi dans le même ordre. J'employai les jours fuivants aux différentes vifites que je devais rendre minillériellement. Je m'attachai auffi a former des liaifons, dans le defir que j'avais de connaltre le gouvernement des Tartares , leurs mceurs & leurs ufages ; & le Mufti , homme d'efprit , homme vraiment loyal & fufceptible d'attachement, fut un de ceux avec qui je me liai le plus étroitement, & dont je tirai le plus de luipieres. Après avoir donné mes premiers foins a ces obiets, je crus devoir m'occuper a me «rs^antir des intempéries de l'air avant que Phyver vlnt m'a'Taiilir dans ma bara^ué : augmeiiter o; laréparer, c'était a-peu- près  'du Baron de Tolt. prés Ia reconftruire. Nous étions au mois de Novembre , il n'y avait pas de temps 4 perdre. J'en deflïnai Ie plan, j'alfemblai les matériaux, je furveillai le travail, fans m'écarter de la méthode des Tartares , & je fus palfablement logé avant Ia fin de Décembre moyennant deux mille écus de dépenfe. C'eft ici le moment d'examiner la conftrucïion des maifons en Crimée; & ces détails fur I'architecture dqs Tartares feront plus utiles a ceux qui ont a coeur 1'économie ruftique qu'aux difciples de Vitruve. Des piliers placés fur des points qui déterminent les angles& les ouvertures, fixés perpendiculairement par une architrave qui appuie les folives, préparent le plan fupérieur qu'on difpofe de même pour recevoirle toit. L'édifice étant ainfi difpofé, d'autres piliers plus minces, efpacés a unpied de diftance, également perpendiculaires, occupent les pleins, & font deftinés a contenir des baguettes de coudrier, pour donner a l'édifice la facon d'un panier. On applique enfuite fur cette efpece de claie, de Ia terre güchée, avec de la paille hachée; après quoi une «otiche de blanc en bourre, appliquée intérieuremeat & extérieurement, jointe a la ■peinture qu'on étend fur les piliers , fur les portes, fur les plintes & fur les fenêtres, //. Partie. Q  74 Mémoires acheve de donner au bütiment un afpeil affez agréable. J'obferverai que cette maniere de conftruije a infiniment plus de folidité que fa defcription ne le ferait peut-étre préfumer. Elle eft certainement auffi plus falubre que celle des maifons de nos payfans. Je fuis encore très-convaineu que les Seigneurs qui pofledeut des terres, & qui, foit pour leur intéTét, foit par .principe de bienfaifance, veulent y faire conftruire des habitations dans la vue d'augmenter & de favorifer la population de leurs vaffaux, gagneraient de toutes manieres a adopter ce nouveau plan de conltruétion; ils y trouveraient une grande économie , ils ménageraient d'avance aux habitants la facilité de réparer euxmêmes Jeurs maifons, & ce dernier avantage paraitra le plus important. Après m'êfre logé paffablement, & en très-peu de temps , il ne me reftait qu'a m'occuper des meubles. Mon maitre-d'hótel était tapiflier. Je me chargeai de la menuiferie, de la ferrurerie, du tour; & ces diférentes occupations, Jointes a mes affaires &ames vifites au Kam, meprocurerentun emploi fuivi & varié de tous mes moments. Makfoud-Gueray m'avait admis dans fa fociété privée : elle était compofée du Sultan Nouradin fon neveu, d'un Mirza des  du Baron de Tott. 75 Chirins (1), nommé Kaïa (2) Mirza, mnri d'une Sultane, coufine germaine du Kam, du Kadi-Lesker, & de quelques autres Mirzas que Makfoud favorifait. Ce Prince nous recevait après la priere du coucher du foleil, & nous retenait jtrfqU'sï minuir. Plus méfiant par calcul que par caraclere, Makfoud-Gucray , prompt a fe prévenir, fe livrait avec la même facilité a ce qui pouvait ramener le calme dans fon ame, & lui rendre agréable tout ce qui 1'environnait. Avec plus de connaiflances que les Orientaux n'en ont communément, il aimait Ja littérature, s'en entretenait volontiers. Le Sultan Nouradin, élevé en Circaffie , parlait peu, & ne parloit que des Circaffes; le Kadi-Lesker, au contraire, parlait beaucoup, & parlait de tout. Peu inftruit, mais d'un efprit gai , il facrifiait fouvent la gravité de fon état au plaifir d'animer nos converfations. Kaïa Mirza les nourriffaic de toutes les nouvelles du jour , tandis que je fourniflais celles de (1) Chirin eft le nom de la familie la plus diftinguée parmi celles qui compofent la haute Noblcffe des Tartares. On verra dans la fuite de ces Memoires, que 1'ordre établi exclut a jamais dc cette claffe toutes les families ennoblies. (2) Kaïa, en Tartare, veat dire rocker. Dij  j6 Mémoires 1'Europe, & que je répondais a toutes les .queftions dont on m'accablait. L'étiquette de cette Cour permet a pe« de perfonnes de s'affeoir devant le Souverain ; les Sultans jouiflent de ce privilege par leur naiffance, a Pexception des enfants du Prince , qui, par refpecl, ne s'atféyaient jamais devant leur pere. Ce droit eft accordé aulii aux Chefs de la loi, aux Miniftres du Divan, & h ceux des Cours étrangeres; mais excepté Kaïa-Mirza qui s'afféait en fa quaüté de mari d'une Sultane, les autres courtifans reftaient debout au bas du fopha, & fe retiraient a 1'heure du fouper. Ce repas était fervi fur deux tables rondes : 1'une drelfée devant le Kam, n'était deftinée qu'a Sa Majefté Tartare, qui mange ordinairement feule, & ne déroge a cette étiquette qu'en faveur de quelque Sultan diftingué par fon age ou Souverain lui-même. La feconde table dreffée dans la même piece eft: deftinée aux perfonnes que le Kam admet; a fon fouper. J'y mangeais avec le Kadi- ■ Lesker& Kaïa-Mirza. Makfoud-Gueray pre- ■ nait toujours plaifir a animer les petits dé- • bats d'opinion qui s'élevaient journellement: entre le juge & moi, & dans Iefquels ce: Magiftrat paraitfait beaucoup moins occu- • pé de la juftelfe de fes raifonnements que: du defir d'amufer fon maitre. Nos pofitions.i  du Baron de Tott. 77 étaient fi difFérentes , que nous ne pouvions nous difputer fa faveur par les mêmes nioyens ; mais je ne négligeais pas ceux par lefquels je pouvais plaire au Prince. J'avais obfervé qu'il aimait les feux d'artifice, .& que 1'ignorance de fes artificiers fervait trés-mal fon gout. J'apprötai les outils, je prénarai les maticres , j'inftuifis mes gens; & lorfque je me crus en état de remplir mon objet, je demandai au Kam la permifiion de Fêter le jour de fa naiflance : 1'habitude de ne voir que des gerbes enfumées, de mauvais pétards, & des petites fufées mal garnies & mal dirigJes, me donna des grands fuccès. J'avois prévu que le Kam, après m'avoir remercié du falpêtre que je venais de brü.ler, fe plaindrait obligeamment du peu de durée de la fête, & j'avais préparé pour ma réponfe quelques expériences d'électricité que je lui propofai de voir, comme un petit feu de chambre qui pourrait nous amufer le refte de la foirée. Les premiers effets de ce phénomene exciterent un fel étonnement, que j'eus bien de la peine a détruire 1'opinion de magie que je voyais germer dans les efprits , & que chaque expérieuce augmentait par degrés. Le Kam eut cependant l'air de m'entendre. II voulut être éleclrifé en perfonne; j'en ufai moD iij  rj% Mémoires dérément avec lui; mais je traitai les courtirans de maniere a mériter 1'approbation du Prince. Toute la ville retentit le lendemain du prodige que je venais d'opérer, & il fallut me foumettre les jours fuivants a fatisfaire la curiofité de ceux qui n'avaient pu affifter chez k Kam aux expériences. Plufieurs perfonnes vinrent fucceflivement me prier de les répéter fur elles & fur leurs amis: je renvoyai tout mon monde également: émerveillé , & chacun d'eux vantant 1'é- ■ leótricité , augmentait encore fucccifive. . ment le nombre des curieux. Je commeii- ■ cais cependant k me laffer des inconvé- ■ nients de cette célébrité, & je m'en plai- gnais le foir a M. Rufin , qui s'en ennuyait autant que moi, lorfque nous vimes paraitre plus de vingt lanternes dont la file dirigée fur ma maifon , s'arrêta a.; ma porte. J'envoyai fur le champ M. Ru-i fin pour interroger cette troupe fur le motif qui 1'amenait. Un orateur lui tinti ce difcours : Nous fommes, M., les Mir-: zas Circaffes en ótage auprès du Kam;j nous avons entendu raconter les merveilles que votre Bey (i) opere quand il lui. (i) Bey eft le titre qu'on donne aux perfonnes de diftinftion; il équivaut a celui de Seigneur,  du Baron de Tott. 79' platt : merveilles dont ón n'a jamais eu 1'idée depuis la naiflance du Prophete jufqu'a lui , & qui ne feront plus connues des hommes après fa mort : priez - le de permettre que nous en foyons les témoins, afin de pouvoir un jour en rendre témoignage a notre patrie, & que la Circaffie, privée de ce phénomene, puifle au moins en conferver la mémoire dans fes annales. La gravité avec laquelle M. Rufin me rendit cette harangue, en conferva tout le piquant. Je fis monter mes nouveaux hótes dans mon fallon , oü après s'être rangés en demi-cercle, avec tout le refpect & tout le recueillement d'une dévotion myflique, l'orateur Circaffe m'adreffa le même compliment qu'il avait déja fait ;\ mon interprete. Je rec,us fa harangue le plus férieufement qu'il me fut poflible, & je complimentai a mon tour toute la Circaflie; après quoi je me difpofai a leur imprimer fortement le fouvenir de Pélectricité , tandis que M. Rufin , en leur faifant les politeffcs d'ufages, s'amufait a fortifier 1'opinion du merveilleux qui les avait attirés chez moi. On juge que dans cette difpofition , il me fut aifé de choifir mes vkftimes. Cha- ] tt s'employe auffi pour celui de Prince, comme iBey de Valachie & Bey de Moldavië. D iv  8 O Mémoires que fpeéteteur voulut 1'être a fon tour, & ces malheureux dont j'avais quelquefoispitié, riaient aux anges en fouffrant le martyre. Ce ne fut auffi qu'après les plus rildes épreuves, que j'eus le bonheur de renvoyer mes Circaffes pleinement fatisfaits; mais ils furent les derniers que j'élecTxifai« & je tichai de me procurer des délaffements moins brillants , mais plus utiles. JVlon uni-. forme que je portais toujours menacaitruine : je travaillai A devenir mon propre tail> leur. J'eus auffi la fantaifie d'e'quiper a Ia i francaife un joli cheval Arabe; je ne pouvais le dreffer avec les felles Tartares, dont la forme éloigne trop le cavalier du chevab Ce n'était pas une petite befogne. II me faliut commencer par faire des outils : je i préparai les arcons, je difpofai toutes les i pièces, & je parvins a finir une felle de: velours cramoifi, avec la houffe & le harnois bien affortis : j'en fis ufage a. ma première promenade avec le Kam. Ce Prince avait la bonté de m'admettre a toutes fps parties, & je fus bien-aife de lui donner quelque idéé de notre manière de monter a cheval. Les Tartares ne connaiflent d'autres principes d'équitation que la fermeré rbl 1'affiete, & cette fermeté va jufqu'a la ru- i deffe; auffi la foupleffe des mouvements de^ ma bete Arabe étonna toute ]a Cour. LeO  du Baron de Tott. 8l ],premier Ecuyer du Prince voulut en ef- fayer; mais a peine eut il enfourché une -p.felle rafe, qu'il fut réduit bien vite a cheriicher fon équilibreen ferraiit les talons. Mon I cheval peu fait aux manières d'un femblabble cavalier, allaits'en débarrafler, lorfque , ;fes gens accoururent a fon fecours pour lui itéviter cette cataftrophe. • i Le Kam m'invitait également aux parties . jde chaife du vol & de lévriers qu'il faifait •sréquemment. Cinq ou fix cents cavaliers t ji'accompagnaient. Nous parcourions ainfi •|ales plaines des environs oi) 1'abondance du liteibier jointc a 1'amour-propre des chaffeurs , Mendait ces chafles très-vives. Le vol avait ilfur-tout un grand attrait pour MackfoudlUGucray : fes oifeaux étaient parfaitemeut ifeien drelTés, il ne lui manquait que de bons Jchiens pour faire lever le gibier. J'en avais ■Hamené un de France, dont la beauté était .wemarquable; maisil était fi carelfé , li gaté, ü fi volontaire , que je ne le conduifais japiiais avec moi; par cela même on le crut aprécieux. Les courtifans en parierent au ■Prince : il me témoigna le defirer, & me iifit même quelques reproches'avec une Ibrte jjp'affectation de ce que je le lui cachais. En jwain je lui objeftai que mon chien était mal Jdifdpliné, qu'il fe jetterait infailliblement fur fes oifeaux, qu'il arriverait quelque D v  §i Memoires malheur : il prit tout cela pour une défaite, & je fus contrahit de céder a fa fantaifie , dont il eut bientót lieu de fe repentir. J'en- voyai fur le champ chercher mon chien; il arriva; fon début fut familier. Un balïin: avec un jet d'eau occupait le milieu de 1'appartement. Diamant s'y baigne , fautei enfuite fur le fopha pour me careffer; &. prcnant le riredu Kam pour une invitation amicale, s'élance avec gayeti fur lui, &< culbute chemin faii'ant tout ce qui 1'envi-ronne. Dans le premier moment de la ffel veur, on peut avoir tort impunément: auflïi Diamant recommandé a un Page, eut dès; le même foir bouche en Cour, & grande: chaffe ordonnée pour le lendemain. On nei paria toute la foirée que des talents du nouveau favori : je parlai, moi de fa vivacité,, de fa défobéilfance; tout fut trouvé charl mant; &lc Kam avait une telle impatience; de voir Diamant en aclion, qu'il uous donna i rendez-vous de meilleure heure qu';i 1'or-'. dinaire. En arrivant, j'appercus le héros de: la fête, conduit par ion Page entouré dei fpedateurs, & ne fachant ce qu'on lui vou- • lait : on m'attendait pour le mettre en li-1 berté. A peine en jouit-il que la cavalerie s'ébranle pour fe déployer A la droite & n Ia gauche du Kam auprès duquel j'étais. Diamant effrayé n'éprouva d'abordquelftcrain-  du Baron de Tott. 83 te d'en être écrafé. Cependant une caille fe leve devant lui, un des faucons du Kam eft lancé a la pourfuite de ce gibier; il joint fa proie, s'en faifit, ckpouffe fon vol a quelque diftance oü un fauconnier a toutes jambes va s'en emparer. Diamant prend également fon elfor, une doublé capture avait animé fon ambition ; & fans un marteau d'armes qu'on lui lanca pour le forcer a lacher prife, ma prédiétion aurait été accomplie; mais 1'effroi s'emparant également du chien &du faucon, chacun par des routes différentes prit celle du logis, & le Kam en fut quitte pour la peur de perdre fon oifeau. Ma pofition vis-a-vis de Mackfoud-Gueray & de fes Miniftres, jointe a la maniere dont j'étais parvenu a arranger mon nouvel établiffement, me rendaient le féjourde Bactchéferay fupportable. J'étais lié particuliérement avec Kaïa-Mirza, de la familie des Chirins, réputée la première noblelfe des Tartares. II avait époufé une Princetfe du Sang qui occupait la charge d'Olou-Kané ( Gouvernante de la Crimée ) , & cette Sultane voulant me donner une marqué de bienveillance, m'envoya, par 1'Intendant de a maifon, un préfent compofé d'une chemife de nuit brodée richement, & de tout ce qui appartieiu au déshabillé le plus maD vj  84 Mémoires gnifique & Ie plus complet. Le myfiereqtn accompagnair cette miflion pouvait me donner une forte d'inquiétude : en effet , Ia Princeffe avait 70 ans; mais je fus bientót raffuré : j'appris que des préfents de ce genre ne font jamais faits par une Sultane qu'a un de fes parents , & il me fut permis de me livrer fans crainte h toute ma reconnaiffance.v La Princeffe avait quelque crédit auprès de Mackfoud-Gueray, mais ee crédit n'aurait peut-être pas fuffi pour préferver un de fes protégés de 1'avarice de ce Prince. Yacoub-Aga, Gouverneur & GrandDouanier de Balta, allait en être la victime. Dépoffédé de fon emploi , dépouillé de fes biens, & enchaïné dans les prifons, il courait encore le rifque de perdre fa tête nonoblfant le zele de fa protectrice : il me parut tres-important de travailler a fauver & a rétablir cet homme, dont la France avait toujours eu fujet de fe Jouer. Les Miniftres me feeonderent, Ie Mufti nous fervit avec chaleur, ainfi que Ia Sultane; Yacoub-Aga quitta fes chatnespour reprendre avec fon ancienne dignité, les moyens de recommencer l'édifice de fa f'rame, que 3e Kam ue lui reflitua pas. Mais fi Pon peut reprocher a ce Prince cé trait d'avidité, il veillait foigneufement au ,bon ordre, fans j  du Baron de Tott. £5 adopter les principes fanatiques & fuperflitieux qui portent les Turcs a y déroger fi fouvent. L'efclave d'un Juif avait affaffiné fon maitre dans fa vigne ; la plainte fut portee par les plus proches parents. On faifit le coupable; & tandis qu'on inftruit le procés de ce malheureux, des zélésMahomötaiis le dcterminent a fe faire'Turc, dans 1'efpoir d'obtenir fa grace. On oppofe A Ia fentence de mort prononcée parle Kam, la converfion du coupable. II eft bon d'obferver que Ia loi Tartare fait périr le criminel par la main de l'offenfé ou par celle de fes ayans-caufe. On objecla donc, mais on objeéta en vain, qu'un Turc ne pouvait être abandonné A des Juifs. Je leur livrerais mon frere , répond le Kam, s'il était coupable; je laiffe a la Providence a récompenfer fa converfion, fi elle eflpure, & je ne me dois qu'au foin de faire juftice. L'intrigue des dévots Mufulmans était cependant parvenue a retarder ce jugement jufqu'au vendredi après midi, afin de rendre également favorable au Néophite , Ia loi qui oblige les offenfés d'exécuter la fentence dans les vingt-quatre heures, & celle qui affujettit les Juifs a fe renfermer pour le -Sabbat, au coucher du foleil. Cependant on conduit 1'affafliu chargé de chatnes, fur la butte defttóta ces fortesd'exé-  86 Mémoires cutions; mais un nouvel obflacles'y oppofe. Les Juifs ne peuvent répandre le fang. Un Crieur public parcourt la ville pour offrir une fomme confidérable a celui qui voudra leur prèter fa main, & c'eft chez le peuple le plus mife'rable que cette enquête eft inutile. Ce nouvel incident fut porté "au tribunal du Kam. Les dévots comptaient en tirer grand parti ; mais'ils furent trompés dans leur attente. Mackibud-Guéray permit aux Juifs d'exécuter le coupable fuivant les loix de 1'ancien teftament, & la lapidation termina cette fcene. La loi Turque dont je pariais précédemment, celle qui livre le coupable a l'offenfé' , eft fondée fur le Coran , qui accorde au plus proche parent du mort, le droit de difpofer du fang de 1'affaflin. On a vu qu'en Turquie, la partie plaignante affifte au fupplice; la loi Tartare, plus littérale, charge la partie plaignante elle-même de 1'exécution. J'obferverai encore que chez les Turcs, oü le bourreau attend pour donner le coup , que la fomme offerte par Ie coupable foit refufée, il n'eft pas fansexemple qu'une femme ait vendu le fang de fon mari. En Tartarie au contraire, cette femme chargée d'enfoncer le couteau de fa propre main, ne fe laiffe jamais tenter par aucune offre ; & la loi qui lui laiffe le foin  du Baron de Tott. 87 de fa vengeance, la rend inacceffible ft tout autre feutiraent. Un Officier du Prince, le bras levé & armé d'une hache d'argent, précédé le criminel, le conduit au fupplice, & affifte ft fon exécution. II n'eft point de pays oüles crimes foient moins communs qu'en Tartarie. Les plaines 011 les malfaiteurs pourraient d'ailleurs s'échapper aifément , offrent peu d'objets ft la cupidité, & la prefqu'ifle de Crimée qui en préfente davantage, fermée journellement, ne laiffe aucun efpoir de fe fouftraire au chatiment : auffi n'apper^oit-t-on nulle précaution pour la füreté de la Capitale ; elle ne contienr de gardes que celfes qui appartiennent ft la majefté du Souverain. Le palais qu'il habite, autrefois entiérement bftti ft la Chinoife, mais réparé ft la Turque , préfente encore des beautés de fon premier genre de couftruétion. Heft placé ft une des extrêmités de la ville, &environné de rochers très-élevés : les eaux y abondent &font diftribuées dans le kiosk & dans les jardins, de la maniere la plus agréable. Cependant cette fituation qui n'offre pour point de vue que des rochers arides, obüge le Kam d'aller fréqtiemment fe promener fur les hauteurs pour y jouir de la beauté du fite le plus varié. a Ou a remarqué que les pla'mes des No-  88 Mémoires guais , qui prolongent le continent de 1* Crimée , étaient prefque au niveau de la mer, & que 1'Ifthme préfentait un autre niveau plus élevé de 30 a 40 pieds. Cette plaine fupérieure occupe la moitié feptentrionale de la prefqu'ifle ; après quoi le terrein hérifle de rochers , & chargé de montagnes dirigées de 1'Oueft a 1'Eft, eft piramide par le Tchadir-Dague (le mont de la Tente). Cette montagne placée trop prés de la mer , pour que fa bafe puiffe ajouter beaucoup afon élévation dans 1'athmofphere, ne peut être claffée que parmi les montagnes du fecond ordre ; mais fi 1'on jette un coup d'ceil fur la carte de notre hémifphere, on ne pourra méconnaitre dans le Tchadir-Dague le chalnon qui h'e les Alpes avec le Caucafe. On voit en effet que la branche des Apennins qui traverfe 1'Europe de 1'Oueft a 1'Eft, fépare 1'Allemagne de 1'Italie, la Pologne de la Hongrie, & la Valachie de 1'ancienne Tnracej après s'être plongée dans la mer Noire , reparait dans la même direétion fur la partie méridionale de la Crimée, laiffe a peine un paffage pour la communication des mers de Sabache & du Pont-Euxin, & continue jufqu'a la mer Cafpienne fous le nom de Caucafe, pour reparaitre enfuite fous celui de Thibet , & s'étendre jufqu'au rivage oriental de 1'Afie.  du Baron de Tott. 80 La férie de ces montagnes n'eft pas moins fenfible, & n'eft pas moins démontrée par les détails qui concernent leur afpect, leur ftruéture, les foffiles qu'elles offrent, & leg minéraux qu'elles contiennent. La première obfervation qui fe préfente en Crimée, eft 1'uniformité d'un lit de rochers , qui y conronnent toutes les montagnes fur le md-me niveau. Ces rochers extérieurement a pic fur plus ou moins d'épaiffeur, offrent les traces les plus certaines du travail des eaux ; 1'on y diftingue par-tout le caraftere de ceux qui Jont actuellement expofés aux efforts de la mer, & ils font encore femés d'huitres foffiles apparentes ; mais tellement enveloppées , que 1'on ne peut s'en procurer qu'en les détachant avec le cifeau. On obferve aufïï que le vif de ces foffiles , qui font de la plus groffe efpece , n'eft pas connu dans les mers du Levant; j'ajouterai que la cóte feptentrionale de la mer Noire eft aujourd'hui dépourvue d'huitres, & qu'il n'y en a que de la petire efpece dans la partie méridionale de cette mer. On trouve auffi parmi les foffiles adhérents aux rochers , 1'efpece d'ourfin , dont le vif eft particulier a la mer Rouge. Les vallons qui fillonnent cette partie de la Crimée } contiennent de très-grands bancs de  9 O Mémoires foffiles univalves, & prefque tous du genre des bonnets Chinois. Ces foffiles different cependant de ceux que 1'on trouve dans la Méditerranée , par une coquille plus épaif. fe, moins évafée, & couvertes de ftries circulaires ; dans quelques vallons, leur abondance eft teller, qu'elles y étouffent abfolument toute végétation : ces coquilles y font mêlées avec des fragments d'un tuf follié & herborifé, dont le principal lit fe découvre dans le fond des ravins. Le niveau des bancs de rochers que j'ai vcrifié d'une montagne a 1'autre avec le niveau d'eau, annonce que toutes les couches font également horifontales. J'ai toujours porté la plus fcrupuleufe attention dans mes recherches fur un objet auffi intéreffant que neuf, & je n'ai rien découvert qui altérat cette uniformité (i). (i) torfque les connaiffances humaines auront pcnétré le principe des révolutions du globe, 1'obfervation que je rapporte fur 1'immutabilité du foi de la Crimée , acquérera plus de valeur elle prouvera que les caufes du renverfement ont été fans effet pour la prefqu'ifle, Les tremblements de terre , qui y font a peine connus , n'ont jamais du y être centrals; le fommet des rochers y eft encore couvert d'une terre végétale, les montagnes les plus élevées n'offrent aucun indice de sratere, aucun veilige de laves.  'du Baron de Tott. 91 La carte des terres fupérieures de la Crimée , prife fur le niveau de ces bancs de 'rochers, ne préfenterait qu'un Archipel, un amas d'ifles plus ou moins élevées, placées a peu de diftance les unes des autres, & toujours a 1'Oueft du Caucafe, mais fort éloignées des terres qui pouvaient a cette époque former le continent vers le Nord; & ce n'eft que vers le petit Don que le tol commence a s'élever jufqu'au même niveau. Ces recherches fur la Géographie pnmitive , en fervant aux progrès des connaiffances humaines ,répandraient fans doute un nouveau jour fur un objet dont 1'efprit de fyftême s'eft emparé depuis longtemps. Les Savants qui feront curieux de connaitre le premier afpeft du globe , le retrouveront en fuivant le même niveau dont ils appercevront par-tout les traces les plus diftinétes. Des montagnes plus élevées leur préfenteront encore des niveaux plus anciennement abandonnés par les eaux; mais borné dans ces Mémoires aux feuls détails du tableau aétuel des pays que j'ai parcourus, & du morai de leurs habitants , je ne me permettrai plus fur cette matiere que de rapporter la réponfe d'un Tartare. Je me promenais avec cet homme , dans une des gorges qui joiguent celle  91 Memoires dans laquelle Bacïchefëray eft fitué. J'y remarquai un anneau de fer placé au haut d un rocher inacceiïible qui couronnait & termait cette gorge dans fon enfoncement. J interrogeai mon Tartare fur Futilité de cet anneau. Jjimagine qu'il fervait, me répondit-il froidement , a attacher les vaifieaux, lorfque Ja mer, en baignant ces rochers , formait un port de cette sorge. fe reftai confondu ; j'admirai le génie qui , n ayant d'autre guide que la comparaifon journahere du rivage acïuel de Ja mer avec Jes anciennes traces de lis eaux, imprimées &confervées fur Jes montagnes, s'élevait jufqu a Ja folution du probléme. Les anciens Orecs & les anciens Romains eurent des occafions d'admirer auffi la plus fubJime philofopbie morale dans des Scythes; mais l idee la plus vafie fur les révolutions du globe, eft fans doute plus étonnante dans un Tartare, & fa fimpijcité naiVe £ ° encore a mon admiration. On peut iuger par lui, que fes compatriotes accordent peu d nitérêt aux monuments qui atteftent les différents ages de Ja nature : ils négligent aulli de s en approprier Je travail par 1'exploitation des mines du Tchadir-Dague Les Géne-is , plus inftruits , & fürement Plus avides , avaient commencé a extraire löt que cette montague contient en affez  du Baron de Tott. 93 grande abondance. On peut même préfumer que le Kam n'aurait pas été infenfible ft 1'acquifition de ces richeffes, fi la crainte d'exciter 1'avidité de la Porte ne lui avait fait préférer l'inaction ft un travail dont elle fe ferait approprié le fruit. Le danger de voir paffer ces richeffes ft Conftantinople , n'eft pas le feul auquel le Kan des Tartares fe feroit expofé , en voulant exploiter la mine d'or qu'il polfede. Forcé d'attirer les gens de la monnoie pour diriger ce travail, il aurait introduit en Crimée, le fléau des prohibitions; & c'eft ft la tranquillité publique que 1'humanité des Souverains Tartares a facrifié leur propre intérêt. II y a bien quelque gloire ft être pauvre ft ce prix. Accoutumés ft une exiftence dont les agréments appartiennent plus ft la richeffe du fol, qu'au fafte qui s'emprifonne dans des lambris dorés , les Tartares mettent en jouiffance jufqu'ft l'air qu'ils refpirent, & ce premier befoin de tous les êtres eft pleinement fatisfait paria beauté du climat. Les météores que le ciel de la Crimée préfente dans toutes les faifons, ainfi que la blancheur des aurores boréales qui y font afl'ez fréquentes ,atteftentla pureté del'ath.mofphere. On pourrait auffi attribuer fa quaüté pour ainfi dire éthérée, aux plaines immenfes & defféchées qui font au Nord  94 Mémoires de ce pays , auffi-bien qii'au voifinage da Caucafe, dont les fommets attirent & abforbent toutes les vapeurs qui peuvent s'élever a 1'Oueft. Des faifons réglées, & qui fe fuccedent graduellement, fe joignent a la beauté du fol pour y favorifer la plus abondante végétation ; elle fe reproduit dans une terre végétale, noire, mélée de fable, & dont le lit s'étend depuis Léopold, dans la Ruffie rouge , jufques dans la prefqu'ifle. La chaleur du foleil y fait fruétifier toutes les graines qu'on y répand, fans exiger du cultivateur qu'un léger travail. Ce travail fe borne effeétivement a fillonner avec le foc le terrein qu'on veut enfemencer. Les graines demelon, d'aubergine, depois, de feves mêlées enfemble dans un fac, font jettées par un homme qui fuit la charme. On ne daigne pas prendre le foin de recouvrir ces graines. On compte fur les pluies pour y fuppléer, & le champ eft abandonné juïqu'au moment des différentes récoltes qu'il doit offrir, & qu'il faudra feulement tirer de 1'état de confufion que cette maniere de femcr rend inévitable. Dans Ie nombre des productions fpontanées qui couvrent la furface de la Crimée, les afperges, les noix & les noifettes fe diftingueutpar leurgrofleur. L'abondance des  du Baron de Tott. 95 flenrs eft également remarquable ; des champs entiers couverts de tulipesde la petiteefpece, forment par la variété de leurs couleurs le plus agréable tableau. La maniere dont on cultive la vigne en Crimée ne faurait améliorer la qualité du raifin : 1'on voit avec regret que les plus belles expofitions du monde n'ont pu déterminer les habitants a les préférer aux vallons; les ceps y font plantés dans des trous de huit a dix pieds de diametre fur quatre a cinq de profondeur. Le haut de 1'efcarpement de ces folfes, fert de foutien aux branches du cep, qui en s'y appuyant, couvrenttout 1'orifice de feuillages, au-deffous defquels pendent ies grappes, qui par ce moyen y font h 1'abri du foleil, & abondamment alimentées par un foi toujours humide & même fouvent noyé par les eaux de pluies qui s'y raffemblent. On effeuille les vignes un mois avant les vendanges, après lefquelles on a foin de couper le cep prés de terre ; & le vignoble fubmergé pendant 1'hyver par le débordement des ruiffeaux, laiffe un champ libre aux oifeaux aquatiques. Dans les différentes efpeces de ce genre qui abondent en Crimée , la plus remarquable eft une forte d'oie fauvage plus haut montée que les nótres, & dont le plumage  $ö Mimoirts eft d'un rouge de brique affez vif. Les Tartares prétendent que la chair de cet animal eft très-dangereufe. J'ai cependant voulula goüter, & je ne 1'ai trouvée que très-mauvaife. Aucun pays n'abonde plus en cailles que la Crimée, & ces animaux difperfés dans tout le pays, pendant la belle faifon, fe raffemblent a 1'approche de 1'automne pour traverfer la mer Noire, & fe rendre a lacóte du Sud, d'oü ils fe tranfportent enfuite dans des climats plus chauds. L'ordre quiconduitcesémigrations, eftinvariable. Vers la fin d'Aoüt, les cailles qui fe font réunies en Crimée choififlent un de ces jours fereins oü !e veut du Nord, en foufflant au coucher du foleil, leur promet une belle nuit. Elles fe rendent au rivage, partent enfemble a fix ou fept heures du foir, & ont fini le trajet de 50 lieues & la pointe du jour, oü des filets tendus fur la cote oppofée, & des chaffcursqui guettent leur arrivée, déciment les émigrants. L'abondance des eaux qui eft grande en Crimée , n'y forme cependant aucune riviere remarquable, & la proximité du rivage appelle chaque ruifft.au A la mer. Les plus fortes chaleurs n'y tariffent point les fources,& les habitants trouveutdans chaque gorge, des eaux d'autant plus belles, qu'elles  du Baron dc Tott. i qu'elles coulent alternativement dans des prairies agréables , & a travers des rochers 9 | dont le choc entretient leur iimpidité. Le [ peuplier d'Italie fe plait dans leur voifina: ge, & fon abondance pourrait faire regar■ der cet arbre comme naturel a la Crimée, i fi les établiffements des Génois n'indiquaient i pas ceux qui peuvent les y avoir apportés. Cette nation qui domina long-temps par fon indufirie, avait étendu fon commerce & fes conquêtes jufques dans la Cherfoneze Taurique, oü les defcendants du fameuxGengiskan furent contrahits de céder ï k 1'oppreflion de ces Négociants jufqu'4 Mahomet II, qui ne délivra les Tartares de ;l la tyrannie des Génois, que pour y fubftituer un joug auffi pelant peut-être, mais moins humiliant fans doute. On voit encore en Crimée les débris des chaïnes qui contenaientles Tartares, &les alfujettiffaient aux Génois. Cesmonuments de la tyrannie atteftent égakment la crainte & 1'inquiétude qui ;dévoraicnt les tyrans. Ce n'eft que fur les rochers les plus efcar: pés que 1'on retrouve les traces de leurs anciennes habitations. Le rocher même qui fervait de bafe a des cbitteaux forts, eft ij creufé tout autour, & repréfente encore le plan de leurs demeures. Onyvoit desécu| xies dont les mangeoires font taillées dans //. Partie. E  tr8 Mémoires le roe. La plupart de ces excavations fe communiquent entr'elles , & quelques-unes joignent la ville fupérieurc par des fouterreins dont les avenues font encore libres. J'ai trouvé dans le centre d'une falie alfez grande, un bafïïn quarré, de dix pieds de diametre , fur fept de profondeur, actuellement remplis d'offements humains. Je ne bsfarderai aucune conjecture fur cette circonftance, & fe me borne a rapporter lë' fait qu'on peut encore obferver, puifque ces ruines nc font qu'a deux lieues de Bactchéferay. On voit en Crimée plufieurs de ces retraites ménagées dans le roe, & toujours fur des montagnes d'un accès difficile, & 1'on peut préfumer qu'elles fervaient d'afyle aux troupeaux que les Génois faifaient païtre dans les plaines pendant le) jour, & qu'ils renfermaient ainfi pendant la nuit. Les lieux les plus efcarpés ont touiours été 1'afyle de la liberté, ou le repaire de la; tyrannie. Les rochers font en effet le fite le plus capablede diffipcrles craintes qui affie-: gent les oppreffeurs & les opprimés. II eft probable que la ville de Cafa, què eft encore aujourd'hui le centre du cornj|i merce de la Crimée, était également celuïi oü fe réuniffait le commerce des Génois-: inais en confidérant la beauté du Port de!  du Baron de Tott. 99 Baluklava, & quelques'ruines d'anciens édi, »i «ces qu'on yappercoit, on eft porté apenli fer qu'ils n'avaient pas négligé d'en faire I ufage. Ce port eft fitué fur la pointe laplus 0 méridionale de la Crimée; les deux caps ij qui en forment 1'entrée font la première 1 terre qui fe préfente au Nord-Eft du Bof| phore de Thrace. A la proximité de ce port, la fon étendue, a fa ffireté, fe joint le voijfinage des forêts qui pouvaient fournir les ibois de conftruction; entiérement abandon|né aujourd'hui, le port de Baluklava ne Rónferve que des veftiges de fon ancienne limportance, comme on a déja vu que les |tombeaux qui fubfiftent encore a Krim, i|l'ancienne capitale de la prefqu'ifle, font Bes feuls indices qui reftent d'une ville jaBis confidérable. I La Crimée en olfre peu qui foient dignes Id'ètre citées : on doit cependant compter jGeuzlevé a caufe de fon port fur la cóte fpccidentale de la prefqu'ifle, & Acmedchid , «réfidence du Calga Sultan (1). I Après avoir parcouru les principaux obsjets qui ont trait è 1'Hifloire naturelle de Ha Crimée, jettons un coup-d'ceil plus ré•jpéchi fur la fituation politique des Tarta- r (1) On verra plus loin q«elle eft cette digaité  100 Mémoires res, & fur les principes de leur gouvernement. Les pays compris fous le nom de la petite Tartarie, font la prefqu'ifle de Crimée, le Couban, une partie de la Circaffie, & toutes les terres qui féparent 1'Empire de Ruffie de la mer Noire. Cette zóne depuis: la Moldavië jufqu'au prés deTaganrog, fituée entre le46& le44e. degré de latitude, a dans fa largeur trente a quarante lieues: fur prés de deux cents de longueur; elle con-. tient de 1'Oueft a 1'Eft le Yetirchékoulé , le Dgiamboylouk, le Yédefan & la Beffa-. rabie. Cette derniere province que 1'ont nomme aujourd'hui leBoudjak, eft habitée par des Tartares fixés dans des villages, ainfi que ceux de la prefqu'ifle; mais les habitants des trois autres provinces n'ont que des tentes de feutre qu'ils emportenB oü il leur plait. Ces peuples qu'on nomme Noguais, & qu'on croit Nomades, font cependant fixji dans les vallons, qui du Nord au Sud cou-,: pent les plaines qu'ils habitent , & leursi tentes rangées fur une feule ligne y forment; desefpeces de villages de trente-cinq lieues de long , qui diftinguent les différentesl hordes. On peut préfumer que la vie champêtre & frugale de ces peuples pafteurs favorifö  du Baron de Tott, iot la population , tandis que les befoins & les excès du luxe, chez les nations policées, la coupent dans fa racine. On remarqué en effet qu'elle eft déja moins conlidérable fous les toïts de la Crimée & du Boudjak que fous les tentes des Noguais; mais on ne peut s'en procurer le dénombrement que dans 1'appercu des forces militaires que le Kam eft en état de raflembler : on verra bientót ce Prince lever en même-temps trois armées : celle qu'il commandait en perfonne de 100,000 hommes, celle de fon Calga de 60,000, & celle de fon Nouradin de 40,000. II aurait pu en lever le doublé fans préjudicier aux travaux habituels; & fi 1'on confidere ce nombre de foldats & la furface des états d* Tartarie, on pourra comparer leur population avec la nótre. La maniere la plus füre d'évaluer les forces de ces nations, c'eft de les voir opérer en corps d'armées; mais il eft bon de commencer par obferver la nature de ces forces même, & les moyens qui les raffem"blent,. Ces moyens tiennent au gouvernement, & 1'origine de tout gouvernement eft du reffort de 1'Hiftoire. Celle des Tartares en particulier préfente 1'image d'un vafte Océan , dont on në peut ■eonnaitre 1'étendue qu'en parcourant les E fij  ïOl Memoires cótes qui 1'environnent. On ne retrouve en effet les faftes de ce peuple que chez les nations qui ont eu le malheur d'être ft portée de lui, & qu'il a fucceffivement ravagé : cependant ces mêmes nations qui ont peu ou point écrit, contraignent 1'Hiftoire de fe renfermer dans les probabilités; mais elles font telles qu'en les comparant avec les annales de tous les peuples, on eft forcé de convenir que les Tartares ont par-devers eux les titres d'ancienneté les mieux conftatés. Sans prétendre moi-même ft faire un examen approfondi de la grande queftion qui agite aujourd'hui nos Littérateurs, celle de la véritable fituation de 1'Ifle des Atlantes, j'obferverai feulement que le plateau de la Tartarie qui prolonge au Nord, la chaine des montagnes du Caucafe & du Thibet jufques vers la prefqu'ifle de Corée, préfente , ft en juger par le cours des eaux qui du centre de 1'Afie fe répandent au Sud & au Nord de cette partie du globe, la portion la plus élevée des terres qui féparent lesmers des Indes &du Kamtchatka. Cette feule obfervation femble garantir que cette zóne occupée encore préfentement par les Tartares a dü être la première terre découverte en Afie, la première habitée, le foyer de. la première population, celui d'oü font  du Baron de Tott. I03 parties ces émigrations qui conftamment rcpouffées par la muraille de la Chine & par, les défilés du Thibet & du Caucafe , en fe portant fur 1'Afie feptentrionale, ont reflué dans notre Europe fous les noms de Goths , d'Oftrogoths & de Vifigoths. Aux obfervations géographiques qui appuyent cette hypothefe, fe joint encore la tradition Tartare que Krim Gueray m'a communiqué. On verra bientót ce Prince fur le tróne , on admirera fon courage, fesconnaiffances, fa philofophie & fa mort. II ferait cependant difficile de démêler rien de fixe & de parfaitement avéré dans Jes annales des Tartares avant Gengiskan ; mais on fait que ce Prince élu grand Kam par les Kams des difTérentes tribus, ne fut choifi pour être le Roi des Rois que paree qu'il était le plus puiflant d'entr'eux. On fait également qu'ft cette époque Gengifkan concut & exécuta les projets d'envahiifement qui lui ont formé le plus vafte Empire dont lTIiftoire falfe mention. Les émigrations qui ont fuivi ce conquéraut & qui ont couvert les pays conquis , prouvent encore le degré de population nécefiaire a ces débordements; & tous ces motifs réunis rejettent 1'origine de cette familie dans 1'obfcurité des temps les plus reculés. Unechaiue interrompue a amené jufqu'a E iv  ic>4 Mémoires nos jours cette dynaftie des Princes Gingifiens, ainfi que le gouvernement féodal auquel les Tartares font encore foumis.On retrouve chez eux les premières loix qui nous ont gouverné, les mêmes préjugés qui nous maitrifent; & li 1'on réunit ces rapports avec les émigrations de ces anciens peuples vers le Nord , & celle des peuples du Nord vers nous, on s'accordera peut-être , pour reconnaitre la fource de nos ufages les plus antiques. Après la familie fouveraine, on compte celles de Chirine, deManfour, de Sedjoud d'Arguin & de Baroun. La familie de Gengiskan fournit les Seigneurs fuzerain, & les cinq autres families fourniffent les cinq f grand Vaffaux de cet Empire. Ceux-ci qu'on nomme Beys, font toujours repréfentés par les plus iigés de chaque familie, & cet ordre eftinvariable. Ces anciens Mirzas dont les annales placent la tige dans les compagnons de Gengiskan, forment la haute nobleffe dans 1'ordre oü ils font nommés : ils ne pcuvent jamais être confondus avec les families ennoblies. Celles-ci réunies fous la dénomination de Mirza Capikouly, c'eftè-dire, Mirza efclave du Prince, ont cependant un Bey qui les repréfente, & le droit de grande vaffalité , celui de néger aux Etats. Parmi les Mirzas Capikouly,  du Baron de Tott. IOJ la familie de Koudajak, diftingüée par 1'antiquité de fon ennobliffement, jouit du droit de fotirnir dans le plus agé de fes membres le repréfentant de toutes les families ennobües; & ces fix Beys, réunis au Suzerain , forment le Sénat, la Cour ilté , la toute-. puiffance des Tartares. On ne convoque ces affemblées que dans les cas extraord.inaires; mais pour que le Kam, qui a le droit de réunir les grands Valfaux, ne puiffe abufer de leur éloignement , pour étendre fon autorité au-dela des bornes de la féodalité, le Bey des Chirines repréfente conftamment les cinq autres Beys , & ce chef de la nobleffe Tartare a ainfi que le Souveraiu, fon Calga, fon Nouradin, fes Miniftres, & le droit de convoquer les Beys, fi leur réunion négligée par le Kam devenait utile contre luimême. La charge de Calga des Chirines fit toujours occupée par le plus rtgé de la familie après le Bey : ce chef a donc conftamment fon fucceffeur auprès de lui, & ce contre-poids de la puiifance fouveraine eft toujours en aclivité. Le même ordre qui réunit toutes les forces contre les attentats du defpotifme, veille également a la füreté, & au maintien du pouvoir légitime du Souverain. Les grands Vaffaux Tartares fembleiit, en effet, n'apE v  ta'6 Mémoires pnrtenir au Gouvernement , que comme! des colonnes a un édifice; ils ie foutiennent fans pouvoir 1'ébranler. On n'a jamais vu chez ce peuple aucun exemple de ces troubles qui ont agité la France dans tous les temps de fa féodalité. Le Gouvernement Tartare encore dans fa pureté, ne laiffe aucune marge a 1'ambition. On naiffait grand Vaffal en France, ü peine a t on le temps de 1'être en Tartarie. II eft probable que le même ordre était anciennement établi dans la familie fouveraine , & que le Kam des Tartares était conftamment le plus ügé des membres de cette familie; mais quel que fut 1'ordre de fucceffion avant 1'arrivée des Génois en Crimée , on appercoit diftinclement a cette époque la tyrannie protégeant les intrigues, trois Kams élus a la fois, & Mingli-Gueray, dont les droits étaient les plus certains, prifonnier dans Mancoup. Mahomet II venait de confommer la conquête de Conftantinople; il en avait expulfé les Génois; il courut les chafler de la Crimée, & délivra Mingli-Gueray de leurs mains; mais il ne le rétablit fur le tróne, qu'après avoir fait avec ce Prince un traité qui foumettait a la Porte fa nomination & celle de fes fucceffeurs. Une grande partie de la Romélie fut donnée en appannge au  da Baron dc Tott. 107 Prince Gengizien; de riches poffeffions de. vinrent Ie dédommagement de la liberté des Sultans Tartares , & le garant de leur foumifiion, & chacun des Princes de la familie régnante eut 1'efpoir de parvenir au tróne par fes intrigues a Conftantinople. Malgré les précautions que prit Mahomet II, vainqueur des Génois en Tartarie, pour affurer 1'exécution de fon traité avec Mingli-Gueray, il eft certain que les parties contractantes ne pouvaient réellement ltipuler qu'en vertil de leurs droits refpeétifs : que ceux de la République des Tartares ne purent être compromis, &que Ia dépofition du Suzerain attribuée au GrandSeigneur, ne portait aucune atteinte légitime a 1'indépendance de la nation. Le droit public des Tartares a donc été négligé ou méconnu quand on a prononcé 1'indépendance de cette Nation. Déclarer libre une Nation qui n'a jamais celfé de 1'être , eft le premier acte de fon affujettiffement. Les moyens politiques qui maintiennent en Crimée un parfait équilibre entre les Grand-Vafiaux & le Suzerain , avaient befoin que la diftribution des terres en alfur;lt la durée. Mais cette répartition devait elle-même fe reffentir des dilférences qui fe trouvent dans la maniere d'exifter des habitants. E vj  IoS Mémoires Les terres de Crimée & de Beffarabfc font divifees en fiefs nobles, en domaines royaux, & en polTeffions roturieres. Les premières qui font toutes héréditaires, ne relevent pas même de Ia couronne, & ne payent aucune redevance. Celles du domaine font en partie annexée a certaines charges dont elles compofent le revenu t le furplus eft diffribué par le Souverain a. ceux qu'il veut en gratifier. Le droit d'aubaine établi en Crimée au défaut d'héritier au feptieme degré , met le Kam en jouiffance de ce privilege pour tout ce qui concerne les biens nobles, & chaque Mirza jouit du même droit fur tous les biens roturiers dans 1'étendue de fon fief. C'eft d'après ce principe qu'eft également percue la capitation annuelle ;\ laquelle tous leg» vaflaux Chrétiens ou Juifs font affujettis, & ce dernier obj'et donne au bien noble en Tartarie toute 1'extenfion de la propriété la plus . abfolue. Ce n'efi auffi qn'aux Etats aflemblés que les Mirzas pofiefieurs de fiefs, font redeva. bles du fervice militaire, & je traiterai cet article, lorfque j'en ferai aux circonftances qui en ont mis tous les détails en aétion. On ne connait point chez les Noguais ces diftinclions de propriété territoriale, & ces peuples pafleurs uifiquement occupés  dit Baron de Tott. 109 de leurs troupeaux , leur laiffent la libre jouiffauce des plaines qu'ils habitent , & fe bornent aux feules limites qui font marquées eutre les hordes voifines. Mais fi les Mirzas Noguais partagent avec leurs vaffaux la communauté du foi, s'ils attachent même une forte de honte a la culture, ils n'en font pas moins puilfants. Retirés pendant 1'hyver dans les vallons que leurs hordes occupent , ils y percoivent chacun dans fon Aoul (1) la redevance en befliaux & en denrées qui leur eft due; & lorfque la faifon permet d'enfemencer, ils fe tranfportent avec les cultivateurs dans la plaine, choififfent Ie lieu de Ia culture, & «n font le partage entre leurs vaffaux. En promenant ainfi leur culture, les Noguais re'uniffent d'excellents pftturages a des récoltes abondantes que produifent des terres qu'ils n'épuifent jamais. Le droit de corvée, qui tient moins fans doute a la conftitution féodale qu'aux luxe des grands Vaffaux & des Seigneurs de fiefs , eft établi en Crimée, & n'eft point connu chez les Noguais; mais ils payent la dixme au Gouverneur de la Province. Les Sultans qui font ordinairement re- (1) Aoul, portion d'une horde qui cornprend l«s Taffaux relevants- du mêcie noble. .  HO Mémoires vêtus de ces Gouvernements , y réfident fous le titre de Séraskiers, & y commandent en Vice-Rois. Mais la première dignité de 1'Empire eft celle de Calga; elle eft tonjours conférée par le Kam a celui des Princes de fa Maifon dans lequel il a le plus de confiance. Sa réfidence eft a Acmet-Cbid, ville fituée a quatre lieues de Baclcliéferay; il y jouit de tout le décorum de la fouveraineté. Ses Miniftres font exécuter fes ordres , & fon commandement s'écend juf- qu auprès de (Jara. La dignité de Calga, anciennement deftinée au fuccefleur préfomptif, conferve encore le privilege de fuppléer la fouveraineté dans ie cas de mort du Kam, & jufqu'a 1'arrivée de celui qui doit le remplacer. II commande en chef les armées Tartares, fi le Kam ne va pas en perfonne a la guerre, & il hérite comme le Suzerain de tous les Mirzas qui meurent dans fon appanage fans héritiers au feptieme degré. La charge de Nouradin, la feconde dignité du Royanme, eft également occupée par un Sultan; il jouit auffi du droit d'avoir des Miniftres, mais ils font ainfi que leur maitre fans aucune fonclion. Cette petite cour, qui n'a point d'autre réfidence que Baclcliéferay , fe confond avec celle du Kam : cependant fi quelque événement met  du Baron de Tott. 111 en campagne des troupes dont le commandemcnt foit confié au Nouradin, fon autorité, ainfi que celle de fes Miniftres, acquiert dès ce moment toute 1'activité du pouvoir fouverain. La troifieme dignité du Royaume , occupée par un Sultan fous le titre d'Or-Bey, Prince d'Orcapy, a cependant été quelquefois conférée a des Mirzas Chirines, qui avaient époufé des Princeifes du fang royal. Ces nobles, qui dédaignent les premières places du Miniftere , & n'acceptent que celles deftinées aux Sultans, ont auffi été* admis aux Gouvernements extérieurs; mais ces Gouvernements de frontieres font communément occupés par les fils ou neveux du Prince régnant; ils y font les Généraux particuliers des troupes de leur Province; & lorfqu'on raffemble celles du Boudiak, du Yédefan & du Couban, elles font toujours commandées par leurs Sultans Sérafkiers , même après leur réunion fous les ordres du Kam, du Calga ou du Nouradin. La horde du Dgamboilouk n'eft gouvernée que par un Caïmakan, ou Lieutenant deRoi. II y fait les fonétions de Séraïkier, & conduit fes troupes jufques a 1'armée; mais alors il en remet toujours le commandement au Général en chef, pour retour-  112, Mêmolris ner dans fon Gouvernement , & y véffler a la iïïreté des plaines fituées devant 1'Iftme de la Crimée. Outre ces grands emplois dont les reveriiïs font fondés fur certains droits pereus dans les Provinces, il y a encore deux dignités fétninines. Celle d'Alabey que le Kam confere ordinairement a fa mere ou k une de fes femmes, & celle d'Ouloukani qu'il donne toujours a 1'ainée de fes freurs ou de fes filles. Plufieurs villages font dans la dépendance de ces Princeffes ; elles y connaiffent des différends qui s'élevent entre leurs fujets, & rendent la juftice par le miniftere de leurs Intendants qui ficgent a cet effet a la porte du Serrail la plus voifine du Harem. Je n'entrerai point dans les détails qui concernent le Mufti, le Vifir & les autres Miniftres, leurs charges font analogues a celles qui y correfpondent en Turquie; a cela prés que les principes & les ufages du Gouvernement féodal y moderent feulement 1'exercice de leurs fonclions. Les revenus du Kam montent h peine a fioo,oco liv. pour 1'entretien de fa maifon: cependant fi ce modique revenu gêne la libéralité du Prince, elle ne Pempêche pas •d'être généreux. Nombre de Mirzas vivent a fes dépens, jufqu'a ce que le droit d'au-  du Baron de Tott, HJ baine lui fourniffe le moye.n de s'en débarrafiér en leur concédant quelques biens domaniaux. La levée de fes troupes ne lui occafionne d'ailleurs aucune dépenfe. Toutes les terres font tenues a redevance militaire. Le Souverain ne fupporte non plus aucuns fraix de juftice , & la rend gratuitement dans toute 1'étendue de fes Etats, comme les jurifdiétions psrticulieres la rendent gratuitement dans leur diftriél: on appelle de ces Tribunaux particuliers k celui du Suzerain. L'dducation la plus foignée chez les Tartares fe borne au talent de favoir lire & écrire; mais fi 1'inftruftion des Mirzas eft négligée, ils font diftingués par une politefie aifée; elle eft le produit de 1'habitude oü ils font de vivre familiérement avec leurs Princes, fans jamais manquer au refpect qu'ils leur doivent. flaélchéferay renferme cependant un Journal hiftorique très-precieux, entrepris par les ancêtres d'une familie qui 1'a toujours confervé & fuivi avec foin. Ce manufcrit que fon premier Auteur a commencé en recueillant d'abord les traditions les plus anciennes , contient tous les faits qui fe font füccédés jufqu'a ce jour. L'événement de ma miffion en Tartarie ayant engagé le Continuateur de ce Journal a prendre de moi  114 Mémoires quelques informations qui me 1'ont fait découvrir, j'ai voulu inutilement en faire 1'acquifition. Dix mille écus n'ont puletenter, & les circonftances ne m'ont pas lailfé le temps d'en obtenir des extraits. Les Gazettes ont affez parlé des troubles qui de nos jours ont agité la Pologne, & des difcuflïons de la Porte & de la Ruilie. Rlackfoud-Guéray ('e trouvait au foyer de cet incendie, obligé d'y jouer un róle confidérable ; il en redoutait les fuites pour luimême , voyait fon fucceffeur dans KrïmCuéray, & ne fe trompait dans aucune de ces conjeclures. Cependant 1'affaire de Balta décida le Grand-Seigneur a déployer 1'étendart de Mahomet; le Minifire de Ruffie fut conduit aux fept Tours, & Krim-Guéray remis fur le tróne des Tartares, fut appellé a Conftantinople, pour y concerter avec Sa Hauteffeles premières opérations militaires. Ces nouvelles arriverent a Baclcliéferay avec celle de la dépofition de Mackfoud. Le même courier apporta les ordres du nouveau Kam pour inftaller un Caïmakan (i) , & ceux qui fixaient le rendez-vous général a Kaouchan en Beffarabie. Je m'empreflai de m'y (i) Ce titre, qui veut dire tenant place, répond ■ici a celui de Régent.  'du Baron dé Tott. 115 rendre, & je me difpofais a aller au-devant de Krim-Guéray jufqu'au Danube, lorfque je recus un courier de fa part qui me difpenfait de cette formalité, bornait pour mon compte le cérémonial a 1'accompagner a fon entrée, m'affurait de fa bienveillance, & m'invitaita lui faire préparer a fouper pour le jour de fon arrivée. Ce début me parut très-aimable ; mais le fouper m'eut embarraffé, fans les éclairciffements que j'obtins facilement du courier. C'était 1'homme de confiance. Notre maitre aime le poiffon, me dit il; il fait que votre cuifinier 1'accommode bien ; les fiens ne mettent que de 1'eau dans les fauces : il ne tn'en fallut pas davantage pour connaitre le goüt du Prince, & je donnai des ordres pour que le meilleur poiffon du Niefier fut noyé dans d'excellcnt vin. Le Kam devait faire fon entrée le lendemain. Je montai a cheval, & je le rencontrai a deux lieues de la ville. Une nombreufe cavalcade 1'accompagnait, & la réceptiou qu'il me fit répondit au témoignage de bonté qui 1'avait précédé. Krim-Guéray, agé d'environ foixante ans, joignait ;\ une taille avantageufe un maintien noble, des manieres aifées, une figure majefhieufe, un regard vif, & la faculté d'être 1 fon choix d'une bonté douce ou d'uue  116 Mimoirts févérité impofante. La circonftance de k guerre conduifait A fa fuite un très-grand nombre de Sultans, dontfept étaient fes en« fants. On me fit fur-tout remarquer le fecond de ces Princes dont le jeune courag» brülait de fe diftinguer, & qui par 1'habitude d'exercer fes forces, était parvenu a tendre facilement deux arcs a la fois. II s'était occupé de cet exercice dès fon enfaace, & ce Prince avait a peine neuf ans, que fon pere voulant piquer fon ainour-propre, lui dit d'un air méprifant, qu'une quenouille conviendrait mieux a un poltron comme lui. Poltron, répond 1'enfant en paliffant : jene crains perfonne,pas mênre vous; en même-temps , il décoche une fleche, qui heureufement n'aboutit que dans un panneau de boiferie oü. le fer s'enfonca de deux doigts. Lorfqu'une grande douceur & les. marqués du plus grand refpeét filial précédent, & fuivent un tel emportement, on ne peut fans doute attribuer cet attentat qu'a une exceffive fenfibilité fur le poin£ d'honneur. Tout ce qui devait fervir a 1'entrée du Kam & a fon inilallation était préparé a la porte de la ville; il y mit pied ii terre un moment pour faire fa toilette fous une tente dreflée A cet effet. Coëffé d'un bonnet ©hargé de deux aigrettes enrichies de dia-  du Baron de Tott. ÏI7 ■Biants , 1'arc & le carquois paffé en fautoir, précédé de fa garde & de plufieurs .chevaux de main dont les têtieres étaient ornées d'aigrettes , fuivi de 1'étendart du Prophete, &accompagné de toute fa Cour, ce Prince fe rendit a fon palais, oü il recut dans la falie du Divan, affis fur fon tróne , 1'hommage de tous les Grands. Cette cérémonie nous occupa jufqu'a 1'heure du fouper que j'avais fait préparer, & que mon cuifinier eut la liberté de fervir. Ceux du Prince, prévenus de cette concurrence, avaient auffi travaillé a fe diftinguer; mais ils ne purent lutter contre les fauces au vin. Les entremêts n'eurent pas moins de fuccès , & la fupériorité de la cuifine francoife me valut 1'avantage de fournirjournellement au Prince douze plats •a chacun de fes repas. Krim-Guéray n'était pas uniquement fen-fible k la bonne chere, tous les plaifirs -avaient des droits fur lui. Un nombreux ©rcheftre, une troupe de Comédiens & des Baladines, qu'il avait également a fa fotde, en variant fes amufements , rempliffaient toutes les foirées, & délaffaient le Kam des affaires politiques & des préparatifs de guerre dont il était occupé pendant le jour. L'aétivité de ce Prince qui fuffifait k tout, le portait a en exiger auffi beaucoup des  I" 8 Memoires autres, & j'oferai dire qu'il paraiflait content de la mienne. J'avais part ft fa confiance, j'étais admis ft fes plaifirs, je m'amufais fur-tout du tableau piquant & varié que m'oifrait fa Cour. Kaoucham était devenu le centre de Ia Tartarie, tous les ordres en émanaient, on s'y rendait de toutes parts, & Ia foule des Courtifans augmentait chaque jour. Les nouveaux Miniftres que j'avais connus en Crimée, & qui s'énaient appercus desbontés particulières dont le Kam m'honorait, me choifirent pour obtenir de leur maitre une grace qu'ils n'auraient ofé folliciter. L'expérience de fon premier regne leur avait fait obferver qu'il était important de Ie garantir d'un premier acte de cruauté qui répugnerait d'abord ft fon caraétère ; mais après lequel il était ft craindre qu'il ne s'arrêtat plus. Un malheureux Tartare pris en contravention de quelques ordres trop févères, venait d'être condamné ft mort par le Kam. On fe préparait ft conduire ce malheureux au fupplice au moment oü j'arrivais au palais. Plufieurs Sultans m'entourèrent auffi-tót, m'expliquèrent le fait,m'engagèrent ft préferver les Tartares des fuites de cette exécution. J'entrai chez KrimGueray que je trouvai encore agité del'effort qu'il avait fait fur lui-même pour 1'ur-  du Baron de Tott. 11 & réunir tous mes naufragés, qu'il me fali lait encore préferver du rifque de mourir F ij  114 Mémoires de froid. En effet, la gelde avait tellemetnV durci leurs vêtements, qu'on neput lesdéf-: habiller, qu'après que la chaleur d'un grand: feu eüt ramolli les étoffes. Quand je mei fus affuré que le foin des meüniers pouvait: leur fuffire , je courus avec mon cocheri pour ramener mon poftillon : la neige Pal Vait guéri. Nous le vimes en arrivant oc~ cupé a fortir du trou ou je 1'avais précipi-. té. Le bon feu du moulin acheva de le titer d'affaire, & je fus agréablement furprisi en y rentrant, de voir tous mes équipages: repöchés. Je pourvus de mon mieux a tous les nouveaux fecours que la circonftance exigeait, & bientót je n'eus plus qu'a m'at-i tendrir fur 1'extrême fenfibilité de mon col- ■ legue, qui, après avoir couru lui-même le: plus grand rifque, ne parlait jamais que: de mon inquiétude. Le temps qu'il fallut: pour fécher les habits, pour rétablir les S chariots, & ravitailler la troupe, ne nous permit de partir que le lendemain. Jufques- J la je n'avais pas a me louer de ma nouvelle J route , & les mauvais chemins que nous : rencontrftmes auraient achevé de m'en dé- ■ goüter, fans 1'efpoir d'arriver bientót a Bo- •] touchan. On m'avait annoncé cette ville, j 1'une des plus confidérables de la Molda-' ] vie, comme une terre de promiffion oü je pourrars m'approvifionner pour le refte de j  du Baron de Tott. I ma route : il était encore jour quand nous I y entrames; mais nous la trouvdmes tota- I lement abandonnée, & les maifons ouver- I tes nous permirent d'entrer dans celle qui !U avait le plus d'apparence, & que moncon- % dutteur me dit appartenir a unBoyard (i). 'E| Cette pofition nous offrait peu de reffour- I ces ; j'obtins cependant de mon guide d'al- I Ier en demander de ma part au Supérieur I d'un Couvent voifin; j'attendais fon retour n avec impatience , lorfque je vis paroltre H dans ma cour un carraffe a fix chevaux ; ri c'était le maitre du logis : il me dit en en- ! :' trant , qu'informé par mon émiffaire du ïfj domicile que j'avais élu , & de mes be- I foins, il étaif venu lui-même pour ne laif- I fer & perfonne la fatisfaction d'y pourvoir- J Un début auffi honnête ranima nos ef- c pérauces , & rarrivée üè-s prcvific"" DZ I nous m p«S lang'Jir. Qpelou'imnortant que I füt mon hóte , j'appercus dans fa con- I verfation qu'il n'était pas Paigle du can- o ton , & que , cédant par foibleffe de ca- :j raclere a toutes les impulfions qu'on lui : donnait, le dernier avait toujours raifon auprès de lui. En conféquence, il me devint facile de lui démontrer le danger oiï les Boyards s'expofaient, en ne s'oppofant (i) Gentilhomme Moldave. F iij  116 Mèmoirt* pas ft 1'abandon des maifons, & même em 1'autorifant par leur exemple. II venait dei m'apprendre que tous les habitants de la; ville, au nombre de fept ft huit mille, efj frayés des mauvais traitements & du maraudage de quelques Sipahis , s'étaient réfugiés dansl'enceinte duCouvent oü. j'avais envoyé; que plufieurs Boyards auffi timidesi que la multitude, fomentaient ce défordre fans en prévoir les fuites. J'ai été du nombre, ajouta t-il; vous m'avez converti, venez rendre le même fervice ft mes compagnons.. Le plaifir de rapprocher tous ces malheureux : de leurs foyers, qu'aucune vexation ne menacait, m'étourditfurledanger detenter cette : bonne oeuvre; je retins mon hóte a coucher; & comme ma route m'obligeait de paffer 1 devant la porte du Monaftere, les cris des femmes, des enfants, le tumulte d'une multitude entalfée, & le tableau de la mifere qui J'environnait, acheverent de mé déterminer ft fuivre mon Boyard. II m'aida ft percer la foule , jufqu'a un perron au haut duquel fes compagnons me recurent & m'intro. riuifirent dans le fallon oü ils tenaient leurs affifes. J'avais fait un tel effet fur mon hóte, qu'encore plein de mes arguments, il voulut effayer la converfion de fes camarades; mais il fut d'abord interrompu par Jes injures dont on 1'accabla, & qui me con-  du Baron de Tott. irj örinerent dans Popinion que cet homme n'était pas chef de parti. Je crus devoir alors développer mon éloquence, & je vis bientót qu'ehV n'attrait' pas grand fuccès; mon auditoire était orageux, le tumulte laiffait peu d'accès au calme que je voulais établir. J'eus recours alors a des moyens plus efficaces. Une terreur panique avait occafionné le défordre ; une terreur plus réelle pouvait feule y remédier. Je changeai de ton, je menacai de porter plainte au Kam , & de lui faire faire une prompte juftice. J'exculai le peuple qui fe laifle toujours conduire : j'inculpaide rébel'ion ceux qui m'écoutaient, & je ne vis plus devant moi que des gens tremblants & foumis. Pavlez donc vous-même ft cette foule effrayée, me dit le plus turbulent des Boyards; vous les perfuaderez mieux que nous ne les perfuaderions nous-mêmes; ils'vous béniront;'& loin de nous accufer, vous rendrez témoignage de notre bonne volonté. Je me défendis long-temps; je n'aurais même jamais accepté le dangereux róle qu'on me'propofait, fi en revenant fur le perron, pour m'en aller , je n'avais appercu Pimpoffibilité de percer la foule que Pmquiétude agitait fortcment depuis mon arrivée. Parlez a ces malheureux, me répete encore le même Boyard , en s'avancant fur le devant du F iv  *i8 Mémoires perron, pour me fervir fans doute de collegue fur cette nouvelle tribune aux harangues. Trois Janiffaires armés jufqu'aux dents y fïégeaient avec toute la morgue de 1'iflanifme. Leur air d'importance annoncait des protecïeurs; & forcé de mettre a fin cette «venture , je crus qu'il était k propos de commencer par en impofer k ces braves, pour étonner la mnltitude. Que faites-vous ici? leur dis-je d'un ton ferme. Nous défendons ces infideles, me répondit un d'eux. Vous les défendez, repliquai-je; & contre qui ? Oü font leurs ennemis ? Eft-ce le Grand-Seigneur, ou fe Kam des Tartares? Dans ce cas, vqus êtes des rebelles, & les feuls moteurs du défordre qui regne ici. Comptez fur moi pour vous en faire punir. Je n'avais pas fini cette courte apoftrophe, que 1'orgueil de mes Turcs avait fait place è la crainte ; ils s'étaient levés pour m'écouter, ils defcendirent les efcaliers en fe difculpant. Ce premier avantage fur les troupes auxiliaires avait attiré 1'attention de la foule, dont lefilence me parut d'un bon augure. Je m'avance alors; & élevant ma voix en Grec, j'allais obtenir tous Jes fuccès de Démofthene; quand un ivrogne, per?ant la foule, & s'érigeant en champion adverfe, me tint infolemment ce difcours : Que parlez-vous de foumiffion, de  du Baron de Tott. 129 tranquillité , de culture, tandis que nous mourons de faim? Apportez-nous du pain, s'écria ce furieux, voila ce qu'il nous faut. Oui du pain, répéta le peuple en fureur. Voyant alors tout mon édifice renverfé, & nulle reffource pour fortir du pas oü je m'étais engagé fi imprudemment, je prends dans mes poches deux poignées d'argent que j'avais en différente monnoie : Tenez, m'écriai-je, en le jettant fur la foule, voilü du pain, mes enfants; rentrez dans vos habitations , vous y trouverez 1'abondance. La fcene change aufli-tót; tout fe culbute pour ramafler les efpeces, 1'ivrogne difparait fous le poids des affaillants , les bénédictions fuccedent aux injures , & mon empreffement a me retirer fut égal au zele indifcret qui m'avait amené. Ma retraite eut cependant tous les honneurs de la guerre , & je parvins a ma voiture au milieu des applaudiffements du peuple qui m'avait 011vert un paffage, & qui le lendemain regagna fes foyers. Mon collegue, en attendant a la porte de ce couvent oü j'avais été pérorer, n'était pas fans inquiétude fur les fuites de mon imprudence. Nous eümes Pun & 1'autre grand plaifir a nous rejoindre, 6* nous continuames notre route, en ménageant journellement les provifions que le Boyard nous avait données. Les villages que F v  13 0 Mémoires nous traverfions, compris dans Ia dévafra. tion qui couvrait Ia Moldavië , nous offraient a peine le couvert pendant Ia nuit. La Valachie avait eITuyé les mêmes ravage» de la part de quelques troüpes Turques deftinées a joindre le Kam, & qui ne s'étaient en effet occupées qu'a détruire leur propre pays. II n'eft point d'liorreur que ,ces Turcs n'aient commis ; & femblables aux foldats effrénés ,qui, dans le fac d'une yille, non contents de difpofer de tout a leur gré, prétendent encore aux fuccès le« moins defirables. Quelques Sipahis (i) avaient porté leurs attentats jufques fur la perfonne du vieux Rabin de la Synagogue & celle de 1'Archevêque Grec. Nous arrivames enfin aKicbenow, après beaucoup de fatigues,& après avoir triftement vécu de régime; mais le Gouverneur nous fit toutoublier, en nous donnant bon iouper & bon glte. II ne reftait plus que douze lieues k faire, & je me difpofais a partir de grand matin, lorfqu'a mon réveil on m'en aflura rimpoffibilité. Au froid exceffif de la veille venait de fuccéderdesneifes fi abondantes , que Ia route, par les montagnes qu'il nous fallait traverfer , était devenue impraticable pour les voitures. J« (i) Cavarim Tnr«s,  du Baron de Tott. 131 n'étais cependant nullement difpofé a céder aux contrariétés qui femblaient fe réunir pour retarder mon retour auprès du Kam; mais mon vieux Tartare , moins actif& plus fatigué, refta pour garder les équipages. Je partis en traineau. La célérité de cette voiture m'eut bientót tranfporté jufques dans lesplaines de Kaouchan : de nouveaux obftacles m'y attcndaient. Le défaut de neiges joint au dégel le plus complet allait encore m'arrêter fans le fecours d'une chairette que je rencontrai, & qui était fort a ma bieuféance; mais il fallut ufer d'un peu de violence pour forcer 1'homme a qui elle appartenait de me conduire. J'étais huché avec mon Secretaire fur cette voiture, & nous nous applaudiffions de ne pas arriver a pied, lorqu'une des roues faifant chapelet, nous fiimes enfin contraints de prendre ce dernier parti qui ramenait avec bien peu de dignité l'Ambaffadeiir des Tartares. Jen'attendis pas mon collegue , dont le retour tarda de quelques jours, pour voirle Kam. On lui avait déja rendu compte de mon entrée dans Kaouchan, & ce Prince débuta, dès qu'il m'appereut, par me railier fur la modeftie de fon Plénipotentiaire. Tout ce que je lui racontai de la Moldavië lui parut fi important, qu'en faifant part a la Porte dece défallre, 31 expédia fur le champ F vj  ï 3 Mémoires des ordres pour y rémedier. L'examen des motifs qui en étaient caufe invita KrimGueray a me développer 1'opinion qu'il avait concue du Grand-Vifir Emin Pacha. Ce Turc avait commencé par être courtaut deboutique; parvenu enfuite & une charge 8 Memoires mifere rend toujours timide. Dans ce cas le plaifir de le fecourir appartient de droit i celui qui peut le premier s'en emparer. Le Baron. On ne peut remplir avec plus d'exactitude la loi de Mahomet; mais les Turcs ne fontpas fi fideles obfervateurs du Coran. Ee Vieillard. Nous ne croyons pas non plus en exercant l'hofpitalité obéir ft ce livre divin. On eft homme avant d'être Mufulman ; 1'humanité a didé nos ufages, ils font plus auciens que la loi. L e Baron. Je remarque cependant que vous en avez d'aflez modernes. Par exemple ce Jit ft quatre colonnes, 1'impériale (i), le coucher, (i) La forme des lits Tartares que je viens de Citer, ainfi que celle du tróne du Grand-Seigneur qui préfente également un lit a quatre colonnes , invitent a un rapprochement qui peut paraitre intereffant. Si 1'on confidere que les premiers Gouvernements ont dü être paternels, & que les Tartares offrent dans ce genre, comme dans beaucoup dautres, les annales les pius anciennes , on ne fera pas etonné que la forme du lit fur lequel leurs vieillards devaient naturellement rendre les jugeinents, ait été adoptée pour fervir de modele aux trones de 1'Orient; & fi 1'on ajoute a cette remar?ue 1'envahiffement de teute 1'Europe par des peu-  du Baron de Tott. 189 cette table, ces chaifes, font-ce des meubles Tartares, ou bien ne les trouve-t-on que chez vous ? Le Vieillard. Nous n'en cónnaiflbns point d'autres. L e Baron. J'en fuis d'autant plus étonné, que les Moldaves & les Turcs n'en ont point de femblables, & j'ai peine ;i concevoir par quelle route cet ufage Européen a pu vous parvenir; comment n'avez-vous pas adopté, ainfi que vos freres de Crimée, lesmeubles Turcs? Le Vieillard. Vous voyez aufli quelques couflins que nos peres ne connailTaient pas: mais lacorruption a dü faire ici moins de progrès qu'en Crimée oü nos Sultans donnent 1'exemple de la molleffe Turque, dans laquelle ils font élevés en Romélie. L e Baron. Je fens parfaitement cette diftinétion , mais elle ne m'éelaire pas fur 1'origine de« meubles Enropéens que je retrouve ici. Le. Vieillard. Rien ne marqué cependant mieux cette pies originairement Tartares, on aura l'explication du terme Lit de Juftice, toujours employé lorfque la majefté fouveraine fe déploye.  ioo Mémoires origine que vous defirez connaitre; ces meubles de familie ne peuvent être européens : nous fommes la tige ainée; cefont vos meubles qui font Tartares. Cette réponfe ne pouvait qu'exciter ma curiofité; je multipliai mes queftions, j'eus le plaifir d'entendre répéter a mon hóte tout ce que j'avais déja conjecturé moi-même k ce fujet. II m'apprit auffi que les Tartares de la mer Cafpienne , & ceux qui font audelft de cette mer, confervaient les meines ufages. Le defir d'aller coucher fur le bord du Danube, nous forcait k partir de très-bonne heure. Au moment du départ, mon hóte fe montra fidele k fes principes; il me fut impoffible de Ie déterminer a recevoir le préfent dont je voulais reconnaitre le bon accueil qu'il m'avait fait. Nous arrivïtmes a Ifmahël (i), & je ne pus jetter les yeuxfur 1'autre rive du Danube fans fonger k la morgue infolente des Turcs , avec lefquels je devais avoir k traiter le lendemain. J'appercevais déja 1'influence de leurvoifinagé, & 1'entrepót du commerce entre les Tartares & les Turcs n'offrait déja plus cette bonhommie & cette franche fimplicité qui ca- (i) Ville de Beffarabie fur la rive gauche da Danube prés de fon embouchure.  du Baron de Tott. 191 ractérife les premiers. Loin d'y retrouver des hótes obligeants & fecourables, 011 n'y eft livré pour toute reffource, qu'ft 1'avide aftivité des Juifs, toujours appellés par Tappas dii'gain oü 1'on veut les fouffrir. A 1'avantage que la ville d'Ifmahël a de fervir d'entrepót ipour la traite des grains par le Danube, fe joint une iuduftrie qui lui eft particuliere , la fabrieation des peaux de chagrins que nous nommons chagrins de Turquie. On voit autour de la ville de grands efpaces deftinés ft la préparation de ces peaux : travaillées d'abord comme le parchemin , elles font foutenues en l'air par quatres batons qui les tendent horifontalenient, & les difpofent ft recevoir 1'impreffion d'une petite grainefort aftringente dont onles couvre. Au bout d'un certain temps, les chagrins fe trouvent faits &parfaitement préparés. Nous avions deux bras du fleuve ft paffer pour arriver ft 1'autre rive; le jour parailfait ft peine lorfque le bac nous tranfporta dans 1'ifle intermédiaire. Nous ia traverfames fur une diagonale de 4lieuespour joindre le fecond bras vis-ft-vis Tultcha, fortereffe Turque fituée un peu au-deflbus du confluent : après y avoir pris le relais , nous continuames notre route ft travers une forêt dans laquelle le poftillon nous pré-  l<)i Mémoires yirit d'être fur nos gardes,; mais il me femblait que cinq Tartares ne pouvaient exciter 1'avidité du fils du Gouverneur & de quelques Seigneurs de fon age, qui, au dire de notre guide, s'amufaient a détroufferks paifants. Nous nous croyions a Pabri de ces efpiégleries, lorfqu'au fortir du bois nous rencontrdmes un Cavalier proprement vêtu, bien monté & fuivi d'un coupe-jarret, tous deux armés avec une profufion vraiment ridicule; deux carabines , trois paires de piftolets, deux fabres & trois ou quatre grands couteaux perfuadaient k chacun de ces hommes qu'ils étaient redoutables. A cet étrange attirail de guerre, fe Joignait un ton d'infolerice deftiné fans doute k en impofer aux gens timides, & faire juger fi 1'on devait attaquer ou non. Nous leur donnames civilement le falut lorfqu'ils furent k portée de nous , & leur première hoftilité fut de n'y pas répondre. Jugeant alors par notre douceur k recevoir cette efpece d'infulte que quelques bravades nous rendraient tout-st-fait traitables, celui de ces coquins qui paraiffait êtrek maitre, prend un piftolet dans fon arfenal, anime fon cheval, caracole k cóté de nous; mais enfin, fatigué de voir que ce dróle voulait nous en impofer , & refléchiifant ri'ailleurs que 1'opinion de notre timidité pouvait le con- duire  du Baron de Tott. 19 3 duire a quelques démarches qui nous aurait forcé nous-même a le tuer, je crus qu'il était plus prudent de s'en débarraffer en réformant fes idéés. Je me détachai alors de notre troupe; & le piftolet a la main , j'entre en lice avec*fe caracoleur. Etonné de cette fortie, il rallentit fes évolutions. Votre cheval me parait bien drelfé, lui disje en riant; mais il eft de bonne race, il ne doit pas crainde le feu; voyons. Auffitótjetire prés de fes oreilles; 1'animal fe cabre, le cavalier jette fon arme pour fe tenir aux crins, fon bonnet tombe, & je 1'abandonne dans ce petit défordre quilecorrige fuffifamment pour nous laiffer continu er notre route. Après avoir traverfé les plaines du Dobrodgan (1), j'obfervai que le foi qui s'élevait infenfiblement vers le pied des montagnes qui nous féparaient de la Thrace,, offrait par-tout des couches de marbres qui femblent fervir de bafe au Balkan (a). Nous (1) Province de la Turquie Européenne entre Ie Danube & les montagnes de Thrace; elle eft célebre par une petite race de chevaux, dont les Turcs font fur-tout grand cas, a caufe qu'ils font tous ara-, bleurs. (2) C'eft Ie nom que les Turcs donnent aux montagnes de Thrace, & en général aux chaines de anontagnes les plus élevées, //. Partie. I  104 Mémoires pénétrftmes dans ces montagnes par une gorge d'oü fort le Kamtchikfouy (la riviere du Fouet). Ce torrent conftamment alimenté par des fources d'eau vive, renvoyé dans fon cours d'un rocher ft 1'autre , ferpente de maniere qu'il«faut le traverfer dixfept fois pour arriver au fond de la gorge , oü nous commencames ft nous élever fur les montagnes par des chemins très-difficiles. Nous nous arrêtftmes pour paffer la nuit dans un viilage fitué vers la moyenne région, & nous commencions ft y prendre quelque repos , lorfque le bruit d'une nombreufe cavalcade vint l'iiiterrompre. C'était le nouveau Calga Sultan , frere de DewletGueray, que la Porte venait de nommer pour fuccéder ft Krim-Gueray fur le tróne des Tartares. Ce Prince qui me croyait encore ftCaouchan, n'eut pas plutót appris que j'étais dans le même viilage, qu'il me fit prier de 1'aller voir. II me dit que Parmée Ottomane était en marche ; & après m'avoir témoigné quelques regrets fur Ia différence de nos routes, il finit par m'engager ft me détourner un peu de la mienne pour aller ft Seray (i) voir le nouveau Kam fon frere. II fe prépare ft en partir, ajouta- (i) Séray, ville de IaRomélie dans 1'appanage des Sultans Tartares,  du Baron de Tolt. 195 t-il, & j'efpere qu'en vous déterminant a revenir avec nous , il vous fera oublier une perte que vous avez cru irréparable. Je ne croyais pas en effet que] Krim Gneray füt aifé k remplacer : mais je me déterminai fans peine a parcourir les appanages des Sultans Tartares , afin d'achever par le tableau de la maniere dont ils exiftent dans la Romélie 1'examen de tout ce qui concern e cette nation. Nous avions encore a traverfer la plus haute chalne des montagnes du Balkan; 1'afpect de leurs différentes couches & la variété des roches que la nature femble n'avoir rompu avec effort, que pour laiffer échapper les indices des tréfors qu'elles renferment, préfentent a chaque pas ces grands caraéteres, qui en étendant nos idéés fur 1'origine de la nature, nous ramenent a contempler fon ouvrage avec plus d'ardeur & plus d'intérêt. Je vis dans cet endroit des montagnes des ruines d'anciens cMteaux; j'y obfervai de nombreufes excavations femblables a celles que j'avais remarquées en Crimée, & qui fans doute ne font auffi dans le Balkan qu'autant de monuments de la tyrannie. Parvenus jufqu'a la haute région de ces montagnes, nousy trouvames des violettes en abondance dont la tige & les féuilles caI Ü  J9^ Mémoires chées fous Ia neige formaient un tapis auflï étonnant qu'agréable. En cominuant notre route, nous joignïmes eelle qu'on venait de tracer pour l'armée Ottomane. Elle était dirigée fur Yil'akché. Cette route feulement indiquée par quelques abattis d'arbres dont les troncs étaient coupés ft deux pieds de terre pour la commodité des travailleurs, promettaient peu de facilité ft 1'artillerie qui devait y paffer. Deux monticules de terre , élevées ft droite & ft gauche du ehemin, répétées de diftance en diftance, & toujours en vue les unes des autres, étaient dansles plaines les feuls jallons de cette route. Je Ia quittai ft Kirk Kiliffié (les quaranteEglifes ). Pendant qu'on s'occupait ft me chercher des chevaux dont la pofte manqnait, Ie Turc, chargé de Ja direétion de cette pofte , voulutme confoler de ce retard ; il tn'invita poliment ft monter cbez lui; & après avoir ordonné de faire un café lourd (i), il me fit donner une pipe en attendant; & pour comble de régal , il y placa galamment un (i) Expreffion dont les Turcs fe fervent pour avertir qu'on n'épargne pas le café. C'eft un préjugé très-faux, que celui de croire que les Turcs aiment le café faible ; & s'ils en ont fait prendre a quelques Européens, cela prouve feulement qu'on ne s'était pas occupé de le* bien traiter.  du Baron de Tott. 197 petit morceau de bois d'aloës : cela fait, mon hóte rejettant fur le Gouvernement le défaut de fervice dont je pouvais me plaindre, Te mit a politiquer: mais fatigué de fon bavardage, je Tinvitai a fnmer avec moi, dans 1'efpérance que cette occupation ralIentirait fes difcours. II regarde auffi-tót fa montre, compte avec fes doigts, &me dit: Je ferai a vous tout-a-l'heure. Une tête pencbée fur un col allongé, I'enfemble de fa perfonne un tant foit peu excentrique, m'avait déja fait foupconner qu'il était amateur d'opium. Effeétivement il tira de fa pocbe une petite bolte avec un grand air de myftere; il frappe alors des mains pour appeller un de fes gens, lui montre la bolte, & ce figne fit arriver tout de fuite & le café pour nous & la pipe du maitre, que précédait un grand verre d'eau fraïche. L'amateur fourit a ce tableau , ouvre fa boite , en tire trois pillules d'un volume égal a de grofles olives, les roule dans fa main Tune après 1'autre, m'en oflte autant; & fur mon refus, avale avec une gravité merveiüeufe Ia dofe de bonheur qu'il s'était préparee , & cette dofe aurait fans doute fufii parmï nous pour tuer vingt perfonnes. Le temps qu'il fallut pour avoir les relais, me donna celui d'examiner Ie jeu des roufcles & les écarts d'imagination qui préludèrent I itj  I^S Mémoires a 1'ivreflè dans laquelle je laiffai ce bienheu- reux Thériaki (i). Nous étions entrés en Romélïe, & nous n'eümes pas plutót pénétré dans 1'appanage des Princes Ginguifiens, que je fus frappé d'un afpect auffi riche qu'étranger au refte de 1'Empire Ottoman. Des productions variées, abondantes & foignées, des maifons de campagnes , des jardins agréablement fitués, nombre de villages a chacun defquels on diftinguait le chilteau du Seigneur & fes plantations, tapiffaient le fol, s'élevaient jufques fur les collines , & formaient un enfemble dans le goüt Européen, dont les détails redoublaient mon étonnement. La ville de Séray fe préfentait devant nous, ainfi que le palais du Kam. Nous y arrMmes par une grande avenue qui prolongeait la facade des Mtiments, & conduifait de-la fur 1'efplanade qui féparé Ia ville du chdteau. Plufieurs rues aboutilfantes dans Ia direction des rayons d'un cercle étaient prolongées dans la plaine par des plantations, & formaient une étoile dont la première cour occupait le centre. Nous la traverfamespour arrivér a la feconde, oü nous mimes pied a terre. Je fus d'abord in- (1) On appelle ainfi les amateurs d'opium,  du Baron, de Tott. 199 troduit chez le Sélictar dans un des batiments latéraux. Cet Officier, après m'avoir laiffé quelques moments de repos que le café accompagne toujours, fut avertir fon maitre de mon arrivée , & revint un inftant après pour me conduire a fon audience. Une Cour d'honneur précédait le corps-deïogis ifolé que Dewlet - Gueray habitait. Environné d'un grand nombre de courti-" fans, il paraiffait plus occupé d'une barbe nailfante que fon élévation au tróne 1'obligeait de lailfer croltre, que de la tdche difficile qu'il avait a remplir. J'ai été a portde de me convaincre dans un long entretien avec ce Prince, que trop jeune encore, & peut-être même d'un caraélere trop faible, pour ofer fuivre les traces de Krim-Gueray fon oncle, il n'avait eu pour toute ambition que celle de fe dêvouer au GrandVifir. II était trop tard lorfque je quittai Ie nouveau Kam pour que je cherchaffe a continuer ma route. J'acceptai 1'offre qui me fut faite de paffer la nuit dans le palais,& cela d'autant plus volontiers, que le Sélicrar, chargé de m'héberger , m'avait paru aiinable, & affez indruk pour répondre aux queftions que j'avais a lui faire fur tout ce que je venais d'obferver. II m'apprit que cette Province donnée en appanage a la fa-  ïoo Mé moins mille de Gengiskam, divifée en territoires particuliers , afftirait & chacun de fes membres des poffeffions héréditaires, indépendantes de la Porte, & dans lefquelles le droit d'afyle eft inviolable. Cet objet acceffoire eft devenu Ie principal; il n'y a point de eoquin dans 1'Empire Ottoman qui ne trouve 1'impunité, s'il a de quoi payer le Sultan qui la lui procure. A ees aubaines qui font fréquentes, & dont lecafuel-fe percoit comptant, fejoignent les dixmes en nature, la capitation, & tes autres droits domaniaux. La fortune de ces Princes s'accroit encore par le produit des emplois qu'ils «xercent fucceffivement en Crimée; mais cet avantage dont la Porte faifait jouir les feuls defcendants de Sélim - Gueray les diftinguait par leur opuience, des autres branches dont les Sultans réduits è leurs feuls appanages,ont végété jufqu'a ce jour dans nne grande médiocrité (i).