VERTHER, ^ TRADUIT DE L'ALLÉMAND. PREMIÈRE PARTIE. A MAESTRICHT, Chez Jean-Edme Dufour & Phil. Roux, Imprimeurs-Libraires, aflbciés. M. DCC. LXXXVI.  KONINKLIJKE BIBLIOTHEEK  P R É F A C E DU TRADUCTEUR+ L'ouVUAGE dont je préfente la tradu&ion au Public, a eu le plus grand fuccès , & a caufé une fermentation générale. On a répandu des larmes, on a écrit, on a imité, on a parodie , on a dhTerté , on a prêché même. La célébrité de eet Ouvrage, I. Part, a  rimpreflïon que fa le&ure « a faite. fiir moi, les fecours que. m'offroient les circonflances, m'ont engagé a hafarder une entreprife difficile. Malgré ces raifons, je 1'aurois peutêtre même regardée encore comme trop au-deffus de mes forces, li des motifs particuliers ne rn'avoient dëcidér fi je navois éprouvé. .. Le Tradudteur deWerther devoit avoir un coeur fenfible.  2tJ Vous qui favez aimer, qui après vous être attendris fur les douleurs de Clarifley courez protéger l'innocenee, & défendre la vertu : hommes fenfible & courageux, c'eft a vous que je confacre ces leuilles. Et tol le plus bel oüvrage de la nature! Sexe aimable & tendre s après avoir honoré de quelques larmes les malheurs d'un infortuné y daigne a ij  IV fourire a des travaux entrepris pour te plaire. Pour vous y hommes froidement fenfés! a qui la nature a refufé le fentiment, êtres imparfaits, qui, par une fauffe vanité, vous montrez fiers de ce qui vous manque , & traitez la fenfibilité de foiblefle, infortunés, qui n'avez jamais goüté Ia douceur d'aimer , & d etre aimés, ne lifez point eet Ouvrage, & fur-tout  V gardez-vous bien de le juger. Ce n'eft pas pour vous qu'il eft écrit.   V1'J P R É F A CE D E V A U T E U R. Ju ï rajfemblé avec foin tout ce que jai pu trouvcr des mémoires de rinfortuné Werther. Je vous le préfente. — Vous men remerciere^y — je le /ais. — Vjus admirere^, vous aimerei fon caractere, & ne refuferei Point des larmes a fin fin. Ettoi, homme fenfible,  virj qui fouffre les mêmes pei~ nes , que fes malheurs te confolent, & que ce Livre Joh ton ami>[ IWerther,  WERTHER, TRADUIT DE VALLEMAND. PREMIÈRE PARTIE. L E T T R E I. Le 4 Mai 1771. ue je fuis content d'être parti! Qu'eft ce que le cceur de 1'homme ? jet'ai quitté, toi, jnon compagnon , toi, mon ami, je t'ai quitté pour être plus tranquille? Mais tu me /, Part* A  (2) pardonnes, je le fais; mes autres liaifons n'étoienr-elles pas faites pour tourmenter un cceur tel que le mien ? La pauvre Eléonore! & cependant j'étois innocent; eft-ce ma faute, ü tandis que j'admirois la beauté piquante de fa fceur, un« trop vive tendrefTe s'emparoit de fon cceur fenfible ? Mais — fuis-je enriérement innocent ? n'ai je point entretenu fa paffïon , & ne me fuis je point amuie avec toi des exprefiïons naïves d'un fentiment tendre & fincere ? n'ai-je pas ? *— Mais combien de reproches ti'aurois-je point a me faire? mm Je veux 7 mon cher ami %  11) je veux me corriger, je te Ie promets; fur-tout je ne veux plus retourner toujours en-arriere , & m'appefantir fur le fouvenir douioureux des chagrins que j'ai éprouvés. Je jouirai du préfent , & le paffé (era paffe pour moi. Tu as bien raifon ; oui, fans doute , il y auroit moins d'infortunés, fans cette difpofnion fatale qui porte notre imagination k fe retracer les peines paflees. Fais - moi Ie plaifir, mon cher ami, de dire a ma mere que je m'occupe de fes affaires , & que je lui en donnetai des nouvelles au premier A ij  ( 4 ) jour. J'ai vu ma tante: ce n'eft point Ia méchante femme que 1'on m'avoit dépeintej c'efl: au contraire une femme gaye , vive, qui a le meilleur cceur du monde. Je lui ai expofé les griefs de ma mere fur la portion d'héritage qu'on lui retient. E'le m'a dit fes raifons & les conditions auxquelles elle eft prête a remettre le tout, & plus que nous demandions. Bref, je ne veux pas en dire a préfent davantage, mais tu peux affurer a ma mere que tout ira bien. J'ai trouvé encore, mon cher ami, dans cette affaire, que la négligence & les méf-  ( 5 > entendus caufent peut - être plus de défordres, que la fourberie & la méchanceté , qui du moins font certainement plus rares. Du refte, je me trouve trèsbien ici. La folitude, dans ce paradis terreftre , eft un baume k mon cceur. Les charmes du printemps le pénetrent, & y portent une chaleur nouvelle. Chaque arbre, chaque buiflbn eft un bouquet de fleurs & une odeur délicieufe fe répand fur toute la campagne. La ville eft défagréable, mais la nature étale autour d'elle les plus grandes beautés A iij  ( 6 ) auffi le feu Comte de M..., avoit-il planté un jardin fur un de ces monts voifins qui croifcnt & vanent fi agréablement le payfage. Ce jardin eft fimple : on voit dès 1'entrée , qu'il n'eft point 1'ouvrage d un jardinier favant, mais celui d'un ami de la nature, d'un homme fenfible, qui vouloit jouir de foi-même. J'ai déja donné plufieurs larmes a la mémoire du défunt, dans un cabinet a moitié ruiné, qui fut fa place favorite, & qui eft maintenant la mienne. Bientöt je ferai le maïtre de ce jardin j j'ai gagné le j ardinier, & il n'y per dra rienu  ( 7 ) LETTRE II. Le 10 Mat". 3VloN ame eft auffi fereine que les belles matinées du printemps. Seul & tranquille dans un féjour fait pour des efprits tels que le mien , j'y jouis du bonheur de vivre: je fuis ft heureux , mon cher ami, fi abforbé dans le fentiment de la douceur de mon exiftence, que mes talents en fouffrent; je ne faurois deffiner, je ne faurois former un trait , & jamais je ne fus fi grand Peintre. Des vapeurs A iv  ( 8 ) légeres couvrent cette plaine riante. Le foleil, au milieu de fa courfe , fe repofe fur le fommet des arbres touffus, qui me couvrent d'une ombre impénétrabie. Quelques rayons feulement s'échappent , & parviennent jufqu'a mon fanctuaire. Couché fur une herbe épaiffe, prés de la ehüte d'un ruifleau , j'admire les variétés infinies des plaintes; je m'affocie a toutes les petites créatures qui m'entourent , qui bourdonnent fur les bleds , qui fautent ou rampent dans les herbes. Je fens ce foufïle di= vin de 1'Être tout - puiflant qui nous forma tous -3 de 1'Ê-  ( 9 ) tre adorable, dont Tamour éternel nous foutient & nous conferve. Alors, mon ami, quand mes yeux s'obfcurciffent r quand le Ciel & la terre réunis repofent dans mon ame,& s'y concentrent, ainfï que Fimage d'une femme adorée, je renire en moi - même , & je me dis : Ah 1 fl tu pouvois exprimer, fi tu pouvois peindre ces grandes images avec la même chaleur, la même énergie qu'elles font dans ton ame , & qu'elles y retracent 1'Être infini 1 — Mon ami 1 — mais le fublime de ces images me confond & m'écrafe» & V  C ro ) LETTRE 11L Le 12 ilfd/. Dbs Efprits enchanteurs voltigent fur mes pas, ou Ia plus vive imagination fubjugue mes fens , & rempüt mon cceur. Autour de moi tout eft: paradis. Prés d'ici eft une fon ils ont du fucre quand je prends mon café, & le foir ils partagent avec moi mon pain , mon beurre, & mon petit lait. Leur Creutzer ne leur manque jamais le Dimanche ; & ü je ne fuis pas la après la priere , la maitreffe du cabaret a ordre de faire Ia petite diftribution. Ils font familiers , me racontent tout ce qu'ils favent, & je m'amufe beaucoup de leur fimplicité naïve. J'ai eu bien de la peine  ( 44 ) è tranquillifer la mere, qui. leur crioit fans c> fle : Vous incommoderez le Monfieur.  C 45 ) LETTRE X. Le 16 Juin. Pourquoi je ne t'écris point ? Quoi, tu le demandes, & tu es auffi entre les Savants ? Ne devrois-tu pas deviner que je me porte bien, mais que — en deux mots, j'ai rencontré une perfonne qui eft plus prés de mon cceur ? J'ai —■ je ne fais ce que j'ai. Te raconter en ordre com» ment j'ai appris a connoitre une des femmes les plus aimables , feroit difficile ; je fuis fatisfait, je Tuis heureux,  ( 4* ) & par conféquent mauvais hiftorien. Un Ange. — Fi! diras-tu ; voila ce que chacun dit de la femme qu'il aime : & cependant je ne puis t'exprimer comment elle eft parfaite , pourquoi elle eft parfaite j elle a captivé tous mes fens. Tant de fimplicité, avec tant de raifon ; tant de bonté, avec tant de vivacité j & 1'ame la plus tranquille , au milieu d'une vie fort aclive. — Tout ce que je dis-la n'eft qu'un pur bavardage de fïmples abftraéKons, qui ne rendent pas un feul de fes traits. Une autre fois; — non, mam-  ( 47 ) tenant, ou jamais. Car , foit dit entre nous, depuis que j'ai commencé è écrire, j'ai déja été trois fois fur le point de jetter ma plume, & d'y voIer; & j'ai juré ce matin de ne point y aller t & je cours a tout moment a la fenêtre, voir fi le foleil eft encore haut. Je n'ai pu y tenir, j'y fuis allé : me voici de retour , mon cher ami ; & tout en mangeant ma beurrée, je vais t'écrire. Qu'il eft touchant de la voir au milieu de fa petite familie! — Si je continue fur ce tonla, tu en fauras autant a la  ( 4§ ) fin qu'au commencemenf. Ecoute donc : je vais faire tous mes efforts pour metrre de Fordre dans mon récit, & de te donner bien des détails. Je t'ai écrit derniérement que j'avois fait connoiflance avec le Baillif S., & qu'il m'avoit invité a 1'aller voir dans fa folitude, ou plutöt dans fon petit Royaume ; je négligeai de le faire, & je n'y aurois peut-être jamais été, fï le hafard ne m'avoit fait connoitre Ie tréfor caché dans cette retraite. Nos jeunes gens avoient arrangé une partie de danfe k Ia campagne; je m'y étois joint  C 49 ) joint avec plaifir. Je choifïs pour ma compagne une filie jolie , d'un bon cara&ere, mais qui n'avoit d'ailleurs rien de bien piquant; & ü fut décidé que je prendrois un carroffe, & qu'avec ma compagne , & fa Tante , je pafferois chez Charlotte pour ia conduire au bal. Vous verrez une charmante fille, me dit la Demoifelle, quand nous entrames dans la belle allee qui conduit a la maifon de chaffe. Prenez garde , ajouta la tante , d'en tomber amoureux. — Pourquoi cela ? — Elle eft déja promife è un trés - galant homme , qui eft /, Part. C  ( 50 ) parti pour mettre ordre a fes affaires a la mort de fon pere, & fe procurer un emploi confidérable. — Cette nouvelle me parut fort indifférente. Lorfque nous arrivames a la porte de la cour, le foleil s'approchoit des montagnes, 1'air étoit fort pefant ; des images d'un gris jaunatre, & chargés, fe raffembloient autour de 1'horifon; les femmes étoient inquietes : je prévoyois moi-même, que notre fête recevroit un échec j mais pour les raffurer, je faifois 1'entendu, & leur promettois le beau temps. Je defcendis de carroffe : —  I 51 ) Une fervante vint nous prier d'attendre un inftant fa mattreffe $ je traverfai la cour, montai 1'efcalier$ & en entrant dans 1'appartement, je vis fix enfants , dont le plus agé n'avoit qu'onze ans, qui s'agitoient autour d'une jeune fille bien faite, vêtue d une ïïmple robe blanche avec des nceuds de rubans d'un rouge pale : elle tenoit un pain bis è la main, leur coupoit des tranches de pain & de beurre , en proportion de leur êge & de leur appetit , & les leur diftribuoit d'un air tendre & gracieux. Chacun de ces enfants, après avoir tenu C ij  ( 5* ) fes petites mains en Pair longtemps avant que la tranche füt coupée , la remercioit, & couroit a la porte plus ou moins vite , pour voir les étrangers, & le carrofTe qui devoit emmener leur Charlotte. Je vous demande pardon, dit-elle, de vous avoir donné la peine de monter, & je fuis fachée de faire attendre ces Dames; mais mon habillement & quelques arrangements domeftiques m'ont fait oublier de donner a goüter & mes enfants, & ils ne veulent le recevoir que de moi. Je lui balbutiai quelque chofe, mon ame entiere étoit  ( 53 ) attachée a fon air, a fon ton, a fes manieres , & je commen5ois a me remettre de ma furprife quand elle courut dans fa chambre prendre fes gants & fon éventail. Pendant ce temps-la, les petits me regardoient de cöté a quelque diftance. Je courus au plus jeune , enfant d'une charmante phyfionomie; il reculoit, lorfque Charlotte rentra, & lui dit: Louis, donne ta main au coufin. Le petit me la préfenta du meilleur cceur du monde 5 & quoiqu'il fut un peu baveux, je ne pus m'empêcher de lui donner un baifer. — Coufine, dis-je a 1'aimable C iij  ( 54 > Charlotte en la conduifant■„ me croyez-vous digne d'avoir k bonheur de vous appartenir ? Oh 1 me répondit - elle d'un air malin, j'ai tant de coufins! je ferois fachée, iï vous étiez le pire de la bande. En partant, elie recommanda a Sophie, fille d'onze ans, Ia plus agée après elle 3 d'avoir bien foin des enfants , & de faluer le Papa quand il reviendroit de Ia promenade j elle dit aux petits d'obéir a fa fceur, tout comme ü c'étoit elle-même : quelques-uns le promirent pofitivement; mais une petite blondine de fix ans, qui avoit 1'air mutin, fe mit  ( 55 ) a dire : Tu n'es pourtant pas Charlotte ; Charlotte , nous t'aimons mieux. Les deux ainés des gar$ons étoient pendant ce temps-la montés derrière le carrofle ; & a ma priere , elle leur permit d'y refter jufqu'a la fortie du bois , a condition qu'ils fe tinffent bien ferme. A peine étions-nous arrangés dans la voiture, avoit-on fait quelques obfervations fur 1'ajuftement, fur - tout fur les petits chapeaux, & pafte en revue la compagnie qu'on devoit rencontrer, que Charlotte fit arrêter & defcendre fes freres; ils voulurent encore C iv  () lui baifer la main; ce que fit 1'ainé avec la tendre attention qu'auroit eu un jeune homme de quinze ans, & le cadet avec beaucoup de vivacité, Elle les chargea de faire encore fes amitiés aux autres enfants, & nous partimes. La Tante lui demanda fi elle avoit lu le Livre qu'elle lui avoit derniérement envoyé. Non, dit-elle, j'aurai 1'honneur de vous le rendre; je n'en fuis pas contente , non plus que du premier. Quelle fut ma furprife, quand ayant demandé le titre des Livres } elle me dit que c'étoit.... Je trouvois tant de pénétration  ( 57 ) & de jugement dans tout ce qu'elle difoit, & a chaque expreflion je voyois briller dans fes traits de nouveaux charmes , de nouveaux rayons de génie , qui fe développoient a mefure qu'elle fentoit qu'elle étoit entendue. Quand j'étois plus jeune, ajouta-t-elle, je n'aimois rien autant que les romans. Dieu fait comme j'étois heureufe , lorfqu'affife le Dimanche dans un coin , je partageois de route mon ame les plaifirs & les peines qu une Mifs Jenny l J'avoue que ce genre de lecture a encore des charmes pour moi j mais comme je lis C v  ( J8 ) peu , il faut que les Bvres que je lis ioient cönformes k mon goüt. Je préfere 1'Auteur qui ne mecarte point trop de ma fituation, oü je retrouve ceux qui m'entourent, oü je me retrouve moi-même, & dont la relation eft auffi intéreflante y auffi! touchante , que Ia vie que je mene dans le fein de ma familie : fituation qui, fans être en paradis , eft pour moi une fource de contentement & de délices. J'eflayai de cacher lemorion que me cauferent ces * dernieres paroles, mais cela ne dura guere : ear ayant parlé avec la même vérité du Vi-  ( 59 > caire de "Wackefield, de... je n'y pus plus tenir, & je me mis a lui débiter avec chaleur tout ce que je penfois fur ce fujet: enfin, au bout de quelque temps , Charlotte s'étant adreffée aux deux autres Dames, jem'appercus qu'elles étoient encore la. La Tante me regarda plus d'une fois avec un air railleur,. dont je me mis fort peu en peine. On paria de danfe» Si c'eft une faute d'aimer la danfe, dit-elle, j'avoue franchement que je fuis bien coupable, il n'eft point de plaifir plus agréable pour moi : ai-je quelque chagrin ? je cours a mon cla" C vj  C 60 ) veflin , je joue une eontredanfe ; tout eft oublié. Tu me connois: tu me vois,. pendant qu'elle parloit mes yeux fixés fur fes beaux yeux noirs, mon ame attachée k fon ame , & tout entier aux idéés, entendant a peine les exprefïioüs. Enfin, je fortis de ce carrofle comme un homme qui rêve , & je me trouvai dans Ia falie, fans favoir com-* ment j'y étois entré. On débuta par les menuets j je pris une Dame après 1'autre : précifément les plus dé» fagréables , ne pouvoient fe détermmer a donner les mains. & a finir. Charlotte & fon  ( 61 ) danfeur commencerent une contre - danfe Angloife. Juge quel fut mon raviffement, lorfqu'elle vint faire la figure avec nous! II faut voir danfer Charlotte : tout fon cceur, toute fon ame font la ; entiere a la danfe , il n'y a que cela pour elle au monde, & toute fa figure n'efl que légéreté,, harmonie & graces. Je la priai de danfer avec moi Ia feconde contre-danfe;, elle me promit pour la troifieme, & m'affura en mêmetemps avec la plus aimable franchife, qu'elle aimoit beaucoup les Allemandes. C'eft. Ia coutume ici, dit - elle 5 que  (  ( 85 ) me , je m'en appercus a fa mine : je n'en continuai pas moins , tandis qu'il difïertoit , k rebatir les chateaux de cartes que les enfants avoient détruits. II ne manqua pas de dire a tout le monde, a fon retour en ville > que les enfants du Bailli étoient déja affez gatés , mais que Werther les perdoit tout-è-fait. Oui, mon ami, les enfants font les êtres qui touchent mon cceur de plus prés, quand je les examine, quand j'obferve dans ces petites créatures, le germe des vertus & des qualités qui leur feront un jour ü néceffairesj quand  ( 86 ) je vois dans 1'opiniatreté, toute la fermeté &" la conftance a venir d'un grand caraélere ; dans la mutinerie, la légéreté & la gaieté d'humeur , propres a faire gliffer fur les dangers & les malheurs de la vie, & tout cela pur & entier; alors je me rappelle les paroles divines du Précepteur du genre humain : Si vous ne devene^ comme un de ceux-ci. Eh bien , mon ami > ces enfants qui font nos femblables, que nous devrions regarder comme nos modeles, nous les traitons en fujets, ils ne doivent point avoir de volonté l — N'en avons - nous  ( «7 ) donc point nous-mêmes? 6k d'oü nous vient ce droit exclufif ? — De ce que nous fommes plus agés & plus habiles. —- Bon Dieu I du haut de ta gloire , tu vois de vieux enfants , de jeunes enfants, & rien de plus, & ton fils a déja nommé , il y a long-temps , ceux auxquels tu donnés Ia préférence. Mais ce qui efl auffi déclaré depuis longtemps , ils croyent en lui, Sc ne Pécoutent point, ils font leurs enfants a leur image, — Adieu, mon ami, je ne veux point bavarder ladeiïus davantage.  ( 88 ) *i ' -a^dfffe^ i , i -«Ti j, LETTRE XIV. Le i Juillet. D e quellè confolation Charlotte peut être a un malade I je le fens a mon propre coeur, qui eft bien malade auffi. Elle paffera quelque temps en ville chez une femme de mérite , que les Médecins ont condamnée, & qui dans ces derniers moments veut avoir Charlotte auprès d'elle. J'ai été la femaine paffee avec elle voir le Pafteur S..., petit endroit a une lieue d'ici, dans les momagnes. Nous y arriva-  ( 89 ) mes a quatre heures; la pethe fceur de Charlotte Paccompagnoit» Quand nous entrames dans la cour, qui eft ombragée par deux beaux noyers , le bon vieillard étoit affis fur fon banc. A la vue de Charlotte, il ne fe fouvint plus de fa vieillefle; il oublia fon baton d'épine , & fe hafarda a fa rencontre. Elle courut a lui, Pobligea de fe rafleoir, s'aflit a fes cötés, lui fit mille compliments de la part de fon pere, & careffa beaucoup le cadet de fes enfants, Pamufement de fa vieillefle, quoiqu'il fut mal-propre, & peu agréable. Tu aurois dü vois  ( 90 ) fes attentions pour ce bon vieillard, tu aurois dü entendre comme elle élevoit la voix paree qu'il eft un peu fourd, comme elle lui racontoit de jeunes gens robuftes , qui étoient morts au moment qu'on y penfoit le moins ; comme elle lui vantoit 1'excellence des Eaux de Carlsbad, & louoit la réfolution qu'il avoit prife d'y aller 1'été prochain, & comme elle trouvoit qu'il avoit bien meilleure mine que Ia derniere fois qu'elle 1'avoit vu. Pendant ce temps-la, je faifois mes civilités a la femme du Pafteur. Le vieillard fe ranima, & comme je ne pus m'en-  ( 9» ) pêcher de louer la beauté de fes noyers, qui nous donnoient une ombre fi agréable , il fe mit, quoiqu'avec quelque difficulté, a nous en faire 1'hiftoire : Quand au plus vieux, dit-il, nous ne favons qui 1'a planté ; les uns nomment un Pafteur, les autres un autre , pour le plus jeune, qui eft derrière , il eft de lage de ma femme, il aura cinquante ans en Oftobre; fon pere le planta le matin, & vers le foir elle vint au monde. Le pere de ma femme étoit mon prédéceffeur ici , & je ne faurois affez vous dire combien il aimoit eet arbre j il ne m'in-  ( 9* ) téreffe certainement pas moins: c'eft fous eet arbre que ma femme étoit aflife fur une poutre, & tricotoit, il y a vingtcinq ans, quand j'entrai pour la première fois dans cette cour. Charlotte demanda des nouvelles de fa fille ; il dit qu'elle étoit allee dans la prairie avec Mr. Schmidt, pour voir faire les foins. Puis il reprit fon récit, & nous raconta comment il avoit gagné les bonnes graces de fon prédécefleur , & de fa fille ; comment il étoit devenu fon Vicaire, & enfuite fon fuccefleur. A peine avoit-il fini ce récit, que Mademoifelle  ( 93 ) arriva avec ce M. Schmiert; elle embrafla tendrement Charlotte : c'eft une brunette vive, bien faite , piquante , très-capable de faire paffer le temps a un honnête homme a la campagne. Son amant, car M. Schmidt fe montre d'abord comme tel , me parut bel homme, mais très-renfermé , ne voulant point fe mêIer a la converfation, quelques efforts que fit Charlotte pour 1'y engager; ce qui me caufa d'autant plus de peine, que je m'apperc.us a fa mine que ce n'étoit point manque d'intelligence, mais caprice & mauvaife humeur. Cela ne de-  ( 94 ) vint que trop clair dans Ia fuite , car nous étant allés promener, comme je badinois avec la fille du Pafteur , Ie vifage de ce Monfieur , qui n'étoit déja pas des plus blancs, s'embrunit tellement, que Charlotte me tira par la manche pour m'avertir de ceflèr. Rien au monde ne m'afflige plus que de voir les hommes fe tourmenter mutuellement, furtout quand des perfonnes k la fleur de 1 age, temps Ie plus propre au plaifir , paflent en querelles cepeu debeaux jours, & ne fentent leur erreur, que lorfqu'elle elt irréparable. Cela me tenoit a cceur j & pen-  ( 95 ) dant la collation, Ie difcours étant tombé fur les peines & les plaifirs de ce monde, je ne pus m'empêcher de faifir cette occafion pour me déchainer contre 1'humeur. Nous autres hommes, dis-je , nous plaignons fouvent d'avoir ü peu d'heureux jours, & il me paroit que nous avons fouvent tort de nous plaindre. Si nos cceurs étoient toujours difpofés a recevoir les biens que le Ciel nous envoye , nous aurions auffi affez de forces pour fupporter le mal quand il furvient. Mais , dit Ia femme du Pafteur , nous ne fommes pas les maitres de notre hu-  ( 9* ) meur, combien ne dépendt-elle pas du corps ? quand il eft malade , l'efprit Peft auffi. Eh bien , continuai-je , regardons cette difpofition comme une maladie , & voyons s'il n'y a point de remede. Cela eft plus raifonnable , dit Charlotte : je crois effeclivement que nous pouvons beaucoup fur nous - mêmes a eet égard; je fais, par exemple, que lorfque j'ai quelque inquiétude, ou quelque chagrin , je cours dans le jardin , je chante quelques contre-danfes, & tout cela fe diflipe. C'eft: ce que je voulois dire , repliquai-je: il en eft de 1'humeur comme  ( 97 ) comme de la parefle. La parefie eft naturelle a Thomme; mais ft nous avons une fois la force de la furmonter, nous travaillons avec vivacité , & nous trouvons un vrai plaifir dans 1'aérivité. La fille du Pafteur m'écoutoit avec attention ; & le jeune homme m'objecla qu'on n'étoit pas maitre de foi-même , & furtout de fes fenfations. 11 eft queftion ici , lui dis-je , d'une fenfation défagréable, dont chacun fouhaite de fe défaire, & perfonne ne fait jufqu'oü vont fes forces, s'il ne les a effayées. Certainement, un malade confulte lesMédecins, <5c /, Part. E  ( 98 ) ne fe refufe point au régime le plus auftere, aux remedes les plus défagréables, pour recouvrer fa fanté. Je m'appercus alors que le bon vieillard tendoit loreille pour mieux entendre nos difcours; j'élevai ma voix, & m'adreflant a lui: On a beaucoup prêché contre tous les péchés, dis-je , je ne fache pas qu'on 1'ait fait encore contre la mauvaife humeur. — C'eft k ceux qui prêchent en ville , a traiter cette matiere, dit-il, les payfans ne connoiffent pas la mauvaife humeur : cependant il n'y auroit pas de mal k Ie faire ici de temps en temps i  ( 99 ) ne füt-ce que pour ma femme & Mr. le Bailü. Nous nous mimes a rire, & lui auffi de tout fon cceur ; mais il lui prit un accès de toux, qui nous interrompit pour quelque temps. Le jeune homme reprit le difcours : Vous avez donné a la mauvaife humeur le nom de pêché , cela me paroit outré. — Cela ne 1'eft pas cependant; u* tout ce qui nous fait tort, & en fait aux autres, mérite ce nom. N'eltce pas affez que nous ne puiffions nous rendre mutucllement heureux ? faut-il encore nous enlever les uns aux autres , la fatisfaótion que nos E ij  ( IOC- ) ceeurs pourroient fouvent goftter d'eux - mêmes ? Montrezmoi 1'homme qui a de 1'humeur, & qui eft affez honnête pour la cacher, pour en porter feul tout le poids , fans troubler les plaifirs de ceux qui 1'entourent ? Non , 1'humeur vient plutöt d'un fentiment de notre peu de mérite, d'un mécontentement toujours lié a une envie que produit une vanité folie. Nous voyons avec chagrin des gens heureux , dont le bonheur n'eft pas notre ouvrage. — Charlotte me regardoit, en riant de la chaleur avec laquelle je parloisj & quelque-s  ( ioi ) larmes que j'appercus aux yeux de la fille du Pafteur , m'engagerent a eontinuer. Malheur a ceux, dis-je , qui fe fervent de 1'afcendant qu'ils ont fur un cceur, pour le priver du plaifir fimple dont il jouiroit par lui-même. Tous les pré* fents, routes les complaifances du monde, ne peuvent remplacer une minute de cette fatisfa&ion qu'un tyran nous empoifonneroit» Mon cceur étoit plein; quelques fouvenirs preffoient mon ame agitée, & mes yeux fe rempliffoient de larmes. On devroit fe dire tous les jours, m'écrié-je , quel bien E iij  ( io* ) peux-tu faire è tes amis, ftnon de ne point les troubler dans leurs plaifirs, & d'augmenter un bonheur que tu partages ? Quand leur ame eft tourmentée par une pafiion violente, quand elle eft déchirée par la douleur , peuxtu les foulager un inftant ? Et lorfqu'enfin une maladie mortelle a atteint le malheureux être, dont ta main creufa avant le temps la fofle, lorfqu'il eft étendu dans le dernier épuifement, qu'il leve au Ciel un ceil fixe, & que la fueur de la mort eft fur fon front, tu es la, devant lui, comme un criminel condam»  ( ) né; tu reconnois, maïs trop tard , ta faute; tu fens ton impuiflance ; tu fens avec amertume que tous tes biens, que tous tes efforts, ne peuvent rendre la vigueur, ne peuvent même donner un moment de confolation a ta victime infortunée. En finiflant ces mots, le fou? venir d'une fcene femblable a laquelle j'avois affifté, pefa de tout fon poids fur mon cceur, je portai mon mouChoir a mes yeux, je me le« vai & quittai la compagnie. La voix de Charlotte qui m'appelloit pour partir, me fit rentrer en moi-même. Comme E iv  ( 104 > elle me gronda en chemin , comme elle me repréfenta que le trop grand intérêt, & la chaleur que je mettois a tout, m'épuiferoit & abrégeroit mes jours ! Oui, mon Ange , je me ménagerai, je vivrai pour toi.  ( io5 ) LETTRE XV. Ls 6 Juilkt. E lle eft toujours auprès de fon amie mourante , elle eft toujours la même, toujours la femme la plus aimable, & la plus intéreflante, qui calme les douleurs, & fait des heureux. Elle fortit hier au foir avec fes petites fceurs; je le fa vois, je fus a fa rencontre, & nous fimes la promenade enfemble. Au retour nous nous arrêtames a cette fontaine, qui m'eft ft chere, & qui me 1'eft mille fois davantage depuis E v  C to6 ) que Charlotte s'eft affife fur Ie petit mur qui 1'entoure. Je regardai autour de moi, & je me rappellai le temps oü mon cceur y étoit ifblé. Chere fontaine , dis-je a moi-même, depuis ce temps-la je n'ai plus refpiré ta fraicheur, & en paffant prés de toi, fouvent je ne t'ai pas feulement regardée. Je jettai les yeux fur Charlotte, & je fentis vivement tout ce que je poffédois en elle..  ( 107 ) LETTRE XVI. Le 8 5f«v// LETTRE XVII. Le 10 Juïllet. Tu devrois voir Ia fotte figure que je fais en compagnie quand on prononcé fon nom, quand on parle d'elle, fur-tout quand on me demande, comment elle me plak? — Me plak, je hais a la mort cette expreflion. Quel original feroit celui a qui Charlotte plairoit, dont elle ne captiveroit pas routes les fenfations, toutes les idéés ? Comment elle plak !  (III) Derniérement quelqu'un me demandoit comment Offian me plaifoit?  (112) «■==•=—r—^=K^saj? i—-i~d» LETTRE XVIIL Le 13 Juillet. 1S[on, je ne me trompe point, je lis dans fes yeux noirs que mon fort 1'intéreflé , oui, je le fens. Et j'en puis; croire mon cceur y qu'elle. — Oferois-je le dire ? pourrois-je prononcer ces paroles céleftes ? qu'elle m'aime! Quelle m'aime! Ah! comme cette idéé me releve k mes propres yeux! comme. — Oui, je puis te le dire, tu es fait pour le fentir. — Comme je m'adore, depuis qu'elle m'aime4  f m) Eft-ce préfomption, eft-ce Ie fentiment du vrai ? je ne connois point 1'homme qui pourroit me bannir du cceur dé Charlotte , & cependant. — Quand elle parle d'Albert avec chaleur , avec tendrefle , je fuis la comme un ambitieus qu'on dépouille de fes hon*neurs, de fes dignités, & k qui le Prince fait demander fon épée.  C 114 ) LETTRE XIX. Le 16 Juiilet. 0> o mme mon cceur palpite, comme mon fang bouillonne dans mes veines, quand par hafard mon doigt touche fon doigt; quand nos pieds fe rencontrent fous la table! je les retire avec précipitation, ainfi que d'un brafier ardent, mais une force fecrete me ramene en-avant, & porte le trouble dans tous mes fens. Son cceur innocent & libre ne fent point que ces petites marqués de confiance & d'amr-  ( M5 ) tié font mon tourment. Quand elle pofe famain, fur la mienne^ quand, dans la chaleur du difcours, elle s'approche de moi, & que fon haleine divine va jufqu'a mes levres. — Je fuis comme un homme frappé de la foudre. Ah! cette confiance célefte , fi j'ofois jamais. — Tu m'entends, mon ami , non, mon cceur n'eft pas affez corrompu : il eft foible, tresfoible même , Sc n'eft-ce pas être corrompu? Elle eft facrée pour moi, fa préfence fait taire les defirs, prés d'elle je fuis tout ame : elle a un air favori, qu'elle joue fur le claveffm  ( ii« ) avec Pénergie qu'y mettroit un Ange. II eft fimple , noble, & touchant. Dès qu'elle com« mence , foucis, trouble, peines, tout eft oublié. Je comprends parfaitement r je crois } ce qu'on rapporte de la magie de la mufique ancienne. Dans des moments oü je me donnerois volontiers un coup de piftolet, elle joue eet airj les ténebres de mon ame fe diflipent, & je refpire en li* berté.  ( ii7 ) LETTRE XX. Le 18 C^u'est-ce que le monde pour notre cceur fans amour ? une lanterne magique fans lumiere. La petite lampe paroitelle , les figures brillent fur le mur blanchi : & fi 1'amour, comme la lanterne magique, * ne nous montre que des fantömes qui paffent, toujours fommes - nous heureux lorfqu'ainfi que les enfants, nous fommes hors de nous-mêmes a la vue de ces brillantes apparitions. Je ne verrai point au*  ( n8 ) fourd'hui Charlotte ; une com« pagnie que je n'ai pu éviter, m'en empêche. Qu'ai-je fait ? J'y ai envoyé le petit garcon qui me fert, afin d'avoir du moins auprès de moi quelqu'un qui Peut approchée aujourd'hui. Avec quelle impatience j'ai attendu fon retour , avec quel plaifir je 1'ai re vu ! Sans doute, je 1'aurois embrafTé, fi la honte ne m'eüt retenu. La pierre deBologne placée au foleil, en attire les rayons, les conferve , & éclaire encore pendant quelque temps dans 1'obfcuriré. Voila ce qu'étoit pour moi ce petit garcon. L'idée que les yeux de Char-  ( H9 ) lotte s'étoient repofés fur fes traits, fes joues , les boutons de fon habit, le collet de fon fur-tout, me rendoit tout cela fi intérefTanr, fi précieux... je n'aurois pas dans ce moment* lè donné ce petit garcon pour mille écus. J'étois fi heureux de le voir! — Garde-toi d'en rire , mon ami: rien de ce qui nous rend heureux, n'eft iilu(ion.  ( üo ) LETTRE XXL Le 19 Juillet. Je la verrai, m'écrié-je le matin en ouvrant ma fenêtre, & en fixant d'un air ferein 1'aftre brillant du jour j je la verrai, 6V je n'ai plus d'autres fouhaits a former pour toute la journée : tout, tout eft con.centré dans cette idée. Lettre  LETTRE XXII. Le 20 Juillet. Je ne faurois encore approuver votre projet , de m'envoyer au Miniftre de *** a ***. Je n'aime pas la fubordination , & nous favons tous d'ailleurs que eer homme eft d'un commerce dur & difficile,. Ma mere deftreroit, dis-tu, de me voir occupé ; j'ai été obligé d'en rire : & ne fuisje pas affez occupé ? que ce foit a éplucher des feves, ou des pois-, cela revient dans Ie fond au même. Dans Ie /. Part, F  ( I" ) monde, toutj n'eft que mifere, & celui qui travaille par complaifance a amafler de Pargent, ou des titres, eft, a mon avis, un grand fou.  ( 1*3 ) LETTRE XXIII. Le 24 Juillet. Puisq'ue tu t'intéreiTes aulant è mes progrès dans Ie deffin , je fuis faché, mon ami, d'être obligé de te dire que jufqu'a préfent j'ai fait trés - peu de chofe dans ce genre. Jamais je n'ai été plus heureux, jamais je n'ai mieux connu la nature , jamais je 11e 1'ai vue plus fublime en grand, plus exa£te, & plus variée dans les détails ; & cependant. — Je ne fais comment t'exprimer mon état , F ij  ( i*4 ) ïes forces exécutrices me manquent, tout nage , voltige devant moi, & je ne puis fermer un enfemble , j'imagine que je réufïirois mieux en relief, fi j'avois de la terre ou de la cire : j'efTayerai, pour peu que cela continue. J'ai commencé trois fois Ie portrait de Charlotte, & trois fois j'ai déshonoré mes pinceaux, je n'y comprends rien, j'étois derniérement trés-heureux pour les reffemblances : j'ai fait une Silhouette, & il faut que je m'en contente.  (111) LETTRE XXIV. Le 27 Juillet. J'ai déja pris bien des fois la réfblution de ne pas la voir fi fouvent. Oui, cela eft plus aifé a dire qu'a faire. Tous les jours je fuccombe a Ia tentation j le foir je me dis au retour : Demain tu n'iras pas; le lendemain je me retrouve prés d'elle, fans favoir comment cela s'eft fait. Ne crois pas cependant que je manque de raifons 5 un foir elle m'a dit : Vous revenez demain. — Pouvois - je m'en F iij  ( '* R o i s, mon cher ami, que lorfque je t'ai écrit a propos de ceux qui me diroient de prendre mon parti : qu'on me débarraiTe de ces gens - la. i j'étois bien loin de penfer k toi : je ne croyois pas que tu puffes être du même fentiment ; & dans le fond, tu as raifon.. Je ne te ferai qu'une objeftion, mon ami; on prend. rarement. 1'un des deux partis oppofés qui fe préfentent, 11  C ) y a amant de nuances de fentiment & d'aótion , que de traits différents entre un nez aquilin & un camus. Permets-moi donc de t'accorder tes conclufions, & de chercher a me gliffer entre deux. Ou tu as 1'efpérance de pofféder Charlotte, ou tu ne Pas pas, me dis-tu : dans le premier cas, tu dois pouffer ta pointe , & marcher k PaccompliiTement de tes vceux ; dans Ie fecond , fois homme , & cherche a fecouer un fentiment malheureux , qui confumera toutes tes farces* Mon cher ami, cela eft  ( HS ) bien dit , & — bien aifé k dire. Exigeras - tu d'un homme foible, accablé fous une maladie de langueur qui le mine peu-a-peu, qu'il termine fes maux par un coup de poignard ? le mal qui confume fes forces, ne lui öte-t-il pas , en même-temps, le courage de s'en défaire ? Tu pourrois a ton tour me préfenter une comparaifon apeu-près femblable. — Qui ne fe feroit couper un bras, plutot que de rifquer fa vie en renvoyant 1'opération? — Bien des gens > peut-être. — Mais quittons ces comparaifons* ■■»  ( 13* ) Oui f mon ami t j'ai fouvent des moments de courage oh je partirois peut-être, fi je favois oü aller,  ( 137 ) LETTRE XXVIL Le 10 Aoét. S i je n'étois pas un infenfé j je pourrois mener ki la vie du monde la plus heureufe. II eft rare que des circonftances aufli agréables fe réuniffent pour réjouir le cceur d'un honnête homme. Ah ! je ne Vér prouve que trop! c'eft du cceur feul que dépend le bonheur ï Etre membre de la plus aimable familie , être aimé du vieillard comme un nis, desenfants comme un pere , & de Charlotte, — Et eet hoi>  ( 138 ) nête Albert qui ne trouble point mon bonheur par aucun accès d'humeur , qui m'embrafle avec cordialité , qui . après Charlotte, me préfere a tout ? — Mon ami, ce feroit un plaifir de nous entendre quand nous nous promenons enfemble . & que nous nous entretenons de Charlotte. II n'y a dans le fond rien de plus rifible que cette union , & cependant je fuis fouvent attendri jufqu'aux larmes. Quand il me parle de la refpeétable mere de Charlotte , quand il me retrace fes derniers moments, & la tou- ■ chante fcene dans laquelle elle  ( i39 ) -emir. a fa fille le foin de fes enfants & de fa maifon, lorfqu'il me dit comme dès ce moment Charlotte changea de Caraftere, comme elle fe mdntra habile économe, ck mere tendre, ne paffant aucune journée fans déployer ces deux qualités, & confervant cependant toujours fa vivacité & fa gaieté aimable; je marche a cöté de lui, je cueille des fleurs fur la route, j'en forme avec foin un bouquet, 8c — je le jette dans le premier ruiffeau que je rencontre , & je regarde comme il defcend lentement. Je ne fais fi je t'ai déja écrit qu'Albert s'établit  ( MO ) ici j ia Cour, oü il eft eftimés lui donne une place d'un fort joli revenu. J'ai peu vu d'hommes qui euflent autant d'ordre & d'exaclitudes dans les affaires.  C Mi ) LETTRE XXVIII. Le iz Aotit, A lbert eft certainement le meilleur homme du monde j j'ai eu hier avec lui une finguliere converfation qu'il faut que je te raconte. Je venois prendre congé de lui, car j'ai eu la fantaifïe d'aller paffer quelques jours dans les montagnes, d'oü je t'écris. En me promenant dans fa chambre, j'apper^us fes piftolets. ■— Prête - moi ces piftolets pour mon voyage. — A ton fervice, pourvu que tu veuilles te  ( M* ) donner la peine de les charger; ils ne font la que pour la forme. — J'en pris un, & ii continua : Depuis que ma précaution me joua un vilain tour, je ne veux plus avoir d'armes chargées. Je le priai de me conter cette aventure. — J'étois a la campagne chez un ami, me dit-il, mes piftolets n'étoient point chargés , & je dormois tranquillement, une après-dinée qu'il pleuvoit, & que j'étois aflis a ne rien faire , je ne fais comment il me pafla par la tête que des voleurs pouvoient attaquer la maifon, que ces piftolets pourroient nous être utiles, que  ( M3 ) nous pourrions. — Enfin, tu. fais comment on raifonne quelquefois a perte de vue quand on n'a rien de mieux a faire» Je donne ces piftolets a mon domeftique pour les nettoyer & charger; il badine avec Ia fervante , veut l'efFrayer , & Dieu fait comment le piftolet part; la baguette étoit encore dedans , & va abattre un pouce a la fervante. Juge du bruit & des lamentations! un Chirurgien a payer par-deflus Ie marché. Depuis cette affaire, mes piftolets font comme tu les vois. Mon cher ami , k quoi fert-il de prévoir ? Nou9 ne pouvons fa voir le danger  ( 144 ) qui nous menace; è la vérité. — Tu fauras , mon ami, que j'aime tout de eet homme , excepté fes a. La vérité. Ne faiton pas , de refte , que chaque regie a fes exceptions ? Mais il eft fi honnête, il aime tant, Ia vérité , que lerfqu'il croit avoir dit quelque chofe de hafardé, de trop général, ou d'a-demi vrai, il ne cefte de limiter , de modifier , de retrancher, ou d^ajouter, tant qu'au bout il fe trouve qu'il n'a rien dit. II s'enfonca donc dans le texte, fuivant fa coutume : je ceftai de 1'écouter, je me plongeai dans mes têveries, & tout en rêvant, je portai  ( 145 ) portal la bouche du piftolet a mon front. Fi, dit Aibert, en détournant le piftolet : que fignifie cela ? — II n'eit pas chargé. — Eh bien, quoiqu'il ne le foit pas, dit-il avec impatience, qu'eft-ce que cela fignifie ? Je ne puis comprendre qu'un homme foit affez fou pour fe caiTer la tête, & la feule idéé m'affefte. Fautil donc, m'écriai-je, que vous autres hommes, quand vous parlez d'une chofe, difiez d'abord : cela eft fou, cela eft fage, cela eft bon, cela eft mauvais; que fignifie tout cela ? Avez-vous txaminé avec le plus grand foin les motifs I. Pan. G  ( 14* ) intérieurs de cette action ? Avez-vous fu développer avec juftefle les raifons pour lefquelles elle eut lieu , & pour lefquelles elle devoit fe faire ? Si vous aviez fait tout cela, vous ne décideriez pas ü promptement. Tu m'accorderas que certaines actions font criminelles, quelques foient les motifs qui les ont fait commettre. — J'en convins, en hauflant les épaules. Cependant, mon cher ami 3 lui dis-je, il y a encore ici quelques exceptions a faire. Le vol eft un crime : mais celui qui le commet, poufle par une  ( 147 ) extreme mifere & dans l'unique but de fauver fa vie & celie de fa familie; fera-t-il puni, & n'a-t-il pas plutöt des droits k notre compaflion ? Qui jetta Ia première pierre contre ce mari qui, dans le mouvement d'une jufte colere, facrifie une femme infidelle, & fon perfide corrupteur ? contre une jeune fille qui s'égara dans les tranfports de 1'amour ? Nos loix mêmes, ces loix pedantes, ces loix froidement barbares, fe laiflent attendrir, & retirent leurs chatiments. Ces exemples font fort différents, dit Albert , paree qu'un homme déchiré par les G ij  ( M8 ) pafïions, eft incapable de réflexion, & eft confidéré comme un homme ivre, ou infenfé. — Ah ! vous autres gens fenfés , m'écriai-je , en riant, vous prononcez volontiers ces mots de paflion , ivrefle , extravagance; vous êtes-Ia tranquilles, fans prendre garde a rien , vous évitez 1'homme ivre , déteftez 1'extravagant; vous paffez a cöté comme le Prêtre , & , ainfi que le Pharifien, vous remerciez le Seigneur , de ne vous avoir pas fait comme Pun d'eux. J'ai connu plus d'une fois 1'ivreffe; mes pafïïons ont toujours bordé Textravagance, je n'en  ( M9 ) rougis point : n'ai-je pas vu que de tout temps on a traité de gens ivres & infenfés, tous les hommes extraordinaires qui ont fait quelque chofe de grand ou qui paroiffoit impoflible ? Et ce qui eft aufli infupportable dans la vie privée, c'eft de voir que lorfqu'un jeune homme fait quelque action, libre, noble, inattendue, on s'écrie : ce jeune homme eft ivre, il eft infenfé. Rougiffez, gens fobres, rougiffez, fages de ia terre. — Voila encore de tes excès, dit Albert ; tu paffes toujours le but: tu as ici du moins certaineG iij  ( Mo ) ment tort, de comparer le luidde, dont il étoit queftion, avec de grandes actions, puifqu'on ne peut le regarder que comme une foiblene. II eft bien plus aifé de mourir, que de fupporter avec fermeté une vie pleine de tourments. J'étois fur le point de rompre brufquement 1'entretien: car rien ne me met hors de moi, comme de voir qu'on me préfente un lieu commun qui ne fignifie rien, tandis que je parle du fond du cceur. Je me contins cependant, paree que j'ai déja fouvent entendu ce pitoyable argument, &  ( 15* ) que je m'y accoutume. Mais je lui répondis avec quelque vivacité : Tu nommes cela foibleffel prends garde de te laifler éblouir aux apparences. Un peuple foupire fous le joug infupportable d'un tyran, le traiteras-tu de foible lorfqu'enfin il fecoue & rompt fes chaines ? Un homme qui a 1'inftant que fa maifon eft en feu, fent toutes fes forces tendues, qui fouleve avec facilité des fardeaux qu'il peut a peine remuer lorfque fes fens font tranquilles , celui qui vivement offenfé attaque fix hommes , & les met en fuite; font-ce des gens foibles ? Eh, G iv  ( ) mon bon ami, fi Ia contention eft la force, fon excès peut-il être le contraire? Albert me dit en me fixant: Pardonne-moi, mais les exemples que tu cites me paroiffent n'avoir aucun rapport au fujet. Cela fe peut, répondis-jej on m'a déja reproché que ma maniere de combiner avoit un air de radotage. Voyons donc fi nous pouvons nous repréfenter de quelque autre maniere, quel doit être 1'état de l'homme qui fe détermine a jetter le fardeau de la vie, fardeau en général fi agréable; ce n'eft qu'en entrant dans fa fituation , en la  ( M3 ) fentant, que nous pouvons raifonner avec quelque juftefle. La nature humaine , continuai-je, a fes bornes j elle peut fupporter jufqu'a un certain degré Ia joie , la peine , les douleurs : ce degré paflé , elle eft anéantie. II n'eft donc pas queftion ici de favoir fi tel eft foible ou fort, mais s'il peut furpaffer les bornes de fa nature s èV la mefure de fes fouffrances , qu'elles foient morales ou phyfiques; & je trouve auffi extraordinaire d'entendredire, 1'homme qui fe tue eft un poltron, que d'entendre traite r G v  ( M4 ) de même celui qui meurt d'une fievre maligne. Paradoxe, paradoxe, touta-fait , s'écria Albert. Pas tant paradoxe que tu te 1'imagines , repliquai-je; tu m'accorderas, que nous nommons maladie mortelle, celle oü la nature eft tellement attaquée , qu'une partie de fes forces eft détruite, & 1'autre trop affoiblie pour pouvoir fe relever par quelque heureufe révolution , & rétablir Ie cours de la nature. Appliquons ceci a 1'efprity voyons-Ie auffi dans fon cercle , comme les impreffions travaillent fur lui. comme les  ( M5 ) idéés s'y établiflent, jufqu'a ce qu'enfin une violente paflion s'étend, le privé de toutes les forces qu'avoient fes fenfations dans leur tranquillité, & 1'accable entiérement. En vain rhomme fage & de fens froid connoit 1'état malheureux de celui qui eft dans cette fituation ; en vain il lui donne des confeils: c'eft ainfi que 1'homme fain qui eft prés du lit du mourant, ne peut lui infinuer la plus petite partie de fes forces. Albert trouvoit cela trop général. Je lui citai la fille qui s'étoit noyée derniérement, & je lui rappellai fon hiftoire. G vj  ( *5* ) Une bonne jeune créature tellement accoutumée au cercle étroit de fes travaux domeftiques, & a la tache de la femaine, qu'elle ne connoiflbit d'autre plaifir que d'aller faire un tour hors de la ville le Dimanche, avec fes camarades, peut-être de danfer une fois pendant les grandes fêtes, & le refte du temps de s'entretenir avec la voifine de quelque quereile, de quelque mauvais propos : elle fent enfin des beibins intérieurs, augmentés encore par les flatreries des hommes ; tous fes plaifirs paffés lui deviennent peu-è-peu infipides, jufqu'a  ( 157 ) ce qu'elle rencontre un homme auquel un fentiment inconnu 1'attache invifiblement, fur lequel elle réunit maintenant toutes fes efpérances \ elle oublie le monde qui eft autour d'elle , elle ne voit, elle n'entend, elle ne fent que lui feul, elle ne deftre que lui feul. N'étant point corrompue par les plaifirs d'une vanité légere, fes fouhaits vont droit au hut, elle veut être a lui, elle veut trouver dans un lien éternel tout le bonheur qui lui manque , & jouir de la réunion de tous les plaifirs qu'elle defiroit. Des promelTes répétées qui mettent le fceau  ( ) a fes efpérances, des careffes qui enflamment fes defirs, environnent fon ame en entier; elle nage dans un avant-goüt de plaifirs ; elle eft dans la plus grande extafe ; elle étend enfin les bras pour embraffer tous fes vceux. — Ils s'évanouiflent, fon amant 1'abandonne. — Saifie, glacée, elle eft fans fentiment devant i'abyme; tout eft ténebres autour d'elle, il n'eft plus pour elle de projet , de confolation , d'efpoir. Celui en qui étoit fa vie, ne 1'a-t-il pas délaiffée ? Elle ne voit point le vafte univers qui eft devant elle ; elle ne voit point tant d'hom-  ( '59 ) mes qui pourroient réparer fa perte : elle fe fent feule, abandcnnée de tout le monde. Aveugle, prefTée par la vive douleur qui étreint fon cceur de toutes parts, elle fe précipite dans 1'abyme, pour y finir fes tourments. Voila, Albert , l'hiftoire de bien des hommes j & n'eft-ce ; pas-la précifément le cas de la maladie ? La nature ne trouve point de fortie du labyrinthe, des forces ufées, & des forces oppofées, & il faut que le malade meure. Malheur a Phomme qui verrok cette fituation, & qui pourroit dire : la folie! Que n'at-  ( 160 ) tendoit-elle, que ne laiffoit-elle agir le temps ? fon défefpoir fe feroit adouci, & elle auoit trouvé un confolateur. C'eft de même que fi un autre difoit: Le fou! il eft mort de la fievre : que n'attendoit-il jufqu'a ce qu'il eüt repris des forces , que fon fang fe fut caltné ? tout feroit bien allé , & il vivroit encore aujourd'hui. Albert, qui ne trouvoit pas la comparaifon affez jufte, m'objecta plufieurs chofes , entr'autres que je n'avois parlé que d'une fille fimple & ignorante ; mais qu'il ne pouvoit pas comprendre qu'un homme de fens, dont Ie cercle feroit  (1*1) plus étendu, & qui voyoit bien d'autres confolations, püt fe laiffer aller a ce défefpoir. Mon ami, lui dis-je , quelque inftruit , quelque habile que foit 1'homme , il eft homme cependant, & Ie peu de raifon qu'il poffede n'agit point, ou agit foiblement, quand la paffion fe déchaine, & quand les bornes de 1'humanité preffent, plutöt. — Nous en parierons une autre fois , dis-je en prenant mon chapeau. Ah ï mon cceur étoit fi plein. — Et nous nous féparames fans nous être entendus. II eft fi rare que les hommes s'entendenti  ( 161 ) LETTRE XXIX. Il eft bien vrai que Ie fentiment feul rend les hommes néceflaires les uns aux autres. Je vois que Charlotte me perdroit a regret; & pour les enfants, ils me répetent chaque jours : Tu reviendras cemain. J'étois allé aujourd'hui chez Charlotte pour remonter fon claveflin ; je n'ai pu en venir a bout : tous ces enfants couroient après moi, pour que je leur fiffe un conté; & Charlotte a voulu que je les con-  ( 1*3 ) rentaffe j je leur ai donné a goüter, car ils le recoivent a préfent prefque aufli volontiers de moi que de Charlotte, & je leur ai fait un de mes meilleurs contes: celui de la Princeffe qui étoit fervie par des nains. J'apprends beaucoup moi-même par eet exercice, je t'afTure, & je fuis fort furpris de 1'efFet que ces contes font fur eux. Quelquefois j'imagine un incident que j'oublie a un fecond récit. Les petits coquins ne manquent point de me dire : Ce n'étoit pas ainfi la première fois; en forte que je m'applique maintenant a réciter tout de fuite, fans  ( 1*4 ) changement, & d'un ton h moitié charmant. J'ai vu paria comment un Ecnvain fait tort a fon ouvrage, en changeant même en beau fes récits. Nous recevons volontiers les premières impreffions; l'homme croit même 1'incroyable, il fe grave dans fa tête : mais malheur a qui voudra enfuite Peffacer!  ( 1*5 ) ■s "■ '.■!=^MSfe^ ■ ■■; , i ,1» LETTRE XXX. Le iS Aoüt. Falloit-il donc que ce qui fait le bonheur de 1'homme, devint enfuite la fource de fes infortunes ? Le fentiment brüiant qui arrachoit mon cceur a la nature entiere, qui m'inondoit d'un torrent de déüces, qui formoit un paradis tout autour de moi, eft devenu un bourreau infupportable s un démon qui me tourmente & qui me pourfuit par-tout. Autrefois je contemplois du haut des ro-  ( i66 ) chers Ie fleuve majeftueux, qui, jufqu'a ces monts éloignés, arrofe la plaine fertile. Tout couloit, germoit, végétoit. Autour de moi tout étoit en mouvement; je voyois ces montagnes couvertes jufqu'a leurs fommets d'arbres élevés & touffus , & les contours variés de tous ces vallons ombragés par de riants bofquets. Le fleuve tranquille fe gliffoit lentement entre les rofeaux agités, & réfléchiflbit des nuées légeres qu?un doux zéphyr balancoit dans les airs. J'entendois les oifeaux animer les bois par leur ramage. La des milliers de moucherons  C 167 ) danfoient aux rayons pourprés du foleil couchanr. Je voyois la mouiTe forcer Ie ro* cher aride a lui fournir fa nour« riture, & les genets croitre labas dans le fable. Tout montroit a mes yeux la chaleur facrée qui vivifie la nature; elle embrafoit, elle rempliffoit mon cceur; je me perdois dans le fentiment de 1'innni. D'énormes montagnes m'environnoient, des précipices étoient fous mes pas, un torrent fe précipitoit autour de moi, des fleuves impétueux couloient dans la plaine, les rochers & les monts retentiiToient au loin, & je voyois dans Ia  ( 1*3 ) profondeur de la terre, des forces innombrables s'agiter, & fe multiplier a 1'infini. Tous les êtres de la création, fous mille figures différentes , fe meuvent fur la terre & fous le Ciel; & les hommes fe cachent & fe nichent dans leurs petites cabanes, & ils difent: — Nous régnons fur ce vafte univers. Foible mortel! tu vois tout en petit, paree que tu es petit. Des montagnes efcarpées, des déferts qu'aucun pied d'homme n'afoulés, jufqu'aux bornes inconnues du vafte Océan , le Créateur éternel anime tout par fon fouffle, & prend plaiftr a chaque atöme auquel  ( i*9 ) auquel il a donné 1'exiftence & la vie. Ah! combien de fois alors le vol d'une grue qui paffoit par-deflus ma tête, ne m'a-t-il pas infpiré le defir d'être tranfporté fur les bords de la mer immenfurable, d'y goüter les délices de la vie dans la copie éternelle de 1'Etre infini, & de fentir, ne füt-ce que pendant une minute, dans les forces limitées de mon fein, une goutte de la béatitude de TEtre en qui & par qui tout eft produit ? Cher ami, le iïmple fouvenir de ces heures me caufe encore du plaifir, la contention d'efprit qui me retrace L Part. H  ( 170 ) ces fenfations, qui me donne la faculté de les exprimer, élevemoname au-deffus d'ellemême, & me fait fentir au doublé la dérreffe de ma fituation préfente. Un rideau s'eft tiré devant mon ame, le théatre a changé, au-lieu de la fcene de la vie éternelle, je n'ai plus devant moi que 1'abyme d'une fofTe ouverte a jamais. Pouvons-nous dire : cela eft; tandis que tout pafte, que le temps emporte tout d'un cours rapide, & que 1'exiftence paffagere entrainée, hélas! par Ie torrent, eft abymée fous les flots, ou brifée contre les ro»  ( i7i ) chers? Point de minute qui ne ronge , & toi-même, & ceux qui t'entourent; point de minute, oü tu ne fois un deftru&eur. La plus innocente promenade coüte la vie a. des milliers de pauvres infeclesj un feul pas détruit le batimenr de la fourmi laborieufe , & fait d'un petit monde une folTe. Non , ce ne font point ces grandes ck rares calamités , ces flots qui entrainent vos villages, ces tremblements de terre qui engloutifTent vos villes , qui me touchent, & m'émeuvent. Ce qui me mine le cceur, c'eft cette force deftructive qui eft cachée dans H ij  ( 17* ) tout ce qui exifte. La nature n'a rien formé qui ne fe confume foi-même, qui ne confume ce qu'il touche. C'eft ainfi qu'entouré du ciel , de la terre, & de toutes les forces mouvantes, j'erre le cceur déchiré , & que 1'univers n'eft pour moi qu'un monftre effroyable, qui engloutit , & regorge.  ( 173 ) ■S * 1 ''^-ri»?"^1. ■-■ st=> LETTRE XXXI. Le 20 Aoüt. 'est en vain que je tends mes bras vers elle , quand je m'éveille le matin après des fonges finiftres; c'eft en vain que je la cherche prés de moi , quand un rêve innocent m'a heureufement trompé, & m'a placé prés d'elle dans la prairie, je tenois fa main, je la couvrois de baifers : ah! lorfqu'encore a moitié endormi, je crois la toucher , & que je m'éveille entiérement. — Un torrent de H iij  ( 174 ) larmes fort «de mon cceur oppreiTé; & fans confolation, je pleure d'avance un fombre avenir.  ( 175 ) LETTRE XXXIÏ. Le 22 Auüt. ]Vt o n ami, toute mon activité a dégénéré en une indolencë inquiete; je ne puis être oifif, & je ne puis m'occuper. Je ne faurois réfléchirj je ne fuis plus fenfible aux beautés de la nature , & les Livres me caufent du dégout: oui, tout nous manque, fi nous nous abandonnons nous - mêmes. Je fouhaite quelquefois d'être un manoeuvre ; du moins, en m'éveillant ; j'aurois un but, une efpérance, H iv  ( 17* ) une tache pour la journée fouvent je porte envie a Albert , quand je le vois enfoncé jufqu'aux oreilles dans un tas de papiers & de parchemins, & je me dis: — Je ferois heureux a fa place. J'ai eu déja plus d'une fois 1'idée de t'écrire, & au Miniftre , pour ce pofte que tu crois qui me feroit accordé; je le crois moimême : le Miniftre m'aime depuis long-temps, & m'a dit plufieurs fois que je devrois chercher a m'employer. C'eft 1'affaire d'une heure : mais quand la fable du cheval qui, ennuyé de fa liberté , fe laifTa feller & brider , & eut tout  ( 177 ) lieu de s'en repentir ; quand cette fable, dis-je , fe retrace a mon efprit, je ne fais quel parti prendre. — Et, mon cher ami, le defir de changer de fituation, n'eft-il point la fuite d'un principe d'impatience qui me pourfuivroit également par-tout ? H v  C 178 ) LETTRE XXXIII. S1 mon mal pouvoit fè gué~ rir, ces gens-ci le guériroient fans doute ':. c'eft aujourd'hui mon jour de naiffance de grand matin j'ai recu un petit paquet de la part d'Albert 1 j'ai reconnu a. Föuverture, un des nceuds de manche que Charlotte portoit le premier jour que je la vis, cV que je lui avois demandé plufieurs fois. Albert y avoit joint deux volumes in-12. , YHome re de Wetjlein , petit Livre que je  ( 179 > delirois depuis long-temps, XErnefli étant incommode a la promenade. Tu vois comme ils préviennent mes defirs, comme ils connoiffent toutes ces petites attentions de 1'amitié, bien fupérieures aux préfents fuperbes de 1'homme vain qui nous humilie. J'ai donné mille baifers a ce nceud de manche, & chaque fois j'ai refpiré le fouvenir des délices de quelques jours heureux, jours qui ne revïendront plus. Mon ami, tel eft notre fort: je n'en murmure point, les fleurs de la vie ne font que paroitre. Combien paffent fans laiffer de veftiges après elles, H vj  ( i«o ) combien peu donnent de £mhsf & que ces firuits font rarement mürs 1 & cependant. — Ah l mon ami, n'efl-il pas étrange que nous laiflions fouvent flétrir & tomber en pourriture , ce peu de fruits mürs qui nous reftent ? adieu l II fait le plus beau temps du monde. Souvent dans le verger de Charlotte, grimpé fur un arbre, je choifïs des poires avec le cueilloir; elle eft fous 1'arbre, & elles les re^oit a mefure que je les lui tends.  ( 181 ) LETTRE XXXIV. Le 30 Aoüt. Ma lheureux, n'es-tu pas un infenfé, ne prends-tu pas plaifir a te tromper toi-même? Quedeviendra enfin cette paffion fougueufe & fans bornes ? Je n'adreiTe plus de prieres qu'a Charlotte ; mon imagination ne me repréfente qu'elle 5 tout ce qui m'entoure n'eft rien pour moi que relativement a elle. & eet état-lk me donne des heures fortunées. —■ Jufqu'a ce que je fois eontraiut de m'arracher d'elle :  ( i8i ) ah, mon ami, mon propre cceur m'y force fouvent. Quand j'ai été afïis prés d'elle, pendant, deux ou trois heures, tout entier a fa figure , a fes geftes, a fes divines expreflions, peuè-peu le fentiment s'empare de moi, & parvient a fon comble ; mes yeux fe troublent, j'entends a peine, je me fens pris a la gorge, mes veines fe gonflent, mon cceur palpite avec violence; mon ami , fouvent je ne fais fi fexifte. Alors fi, comme il arrivé quelquefois, 1'attendriffemenr ne prend pas le deffus, fi Charlotte ne m'accorde pas la trifte confolation d'i-  ( i*3 ) nonder fa main de mes larmes , il faut que je forte , il faut que je coure errer dans la campagne. Je grimpe a un rocher efcarpé , je coupe un chemin au milieu du taillis, a travers des buiffons qui me piquent, des ronces qui me déchirent, & je me trouve un peu foulagé j quelquefois je refle étendu fur la terre „ mourant de foif, accablé, de laflitude ; quelquefois, bien avant dans la nuit, quand la lune luit fur ma tête , je m'ap» puye contre un arbre courbé dans une forêt écartée, pour donner quelque repos a mes pieds écorchés, & je fom-  ( 184 ) meille d epuifement jufqu'a Ia pointe du jour. Oh I mon ami, la trifte celluie, le cilice, Ia ceinture hériflée de fer feroient pour moi des voluptés , au prix des peines que j'éprouve. Adieu. Je ne vois de terme a tous ces tourments, que la tombe.  ( i«5 ) LETTRE XXXV. Le 3 Septembre, Je partirai. Je te remercie, mon ami \ je balancois, tu me décides. Depuis quinze jours je penfe a la quitter, il le faut. Elle eft revenue en ville chez une amie ; & Albert. — &: — je partirai.  ( i8<5 ) LETTRE XXXVI. Le io Septembre. C^uelle nuit! mon ami! je puis tout fupporter maintenant, je ne la reverrai plus. Ah! que ne puis-je fauter a ton cou, & t'exprimer avec mille larmes, tous les mouvements qui tourmentent mon cceur! Je fuis aflis, je cherche k refpirer librement, je fais tous mes efforts pour me calmer, j'attends le jour , & les chevaux de pofte. Elle repofe; elle ne penfe pas qu'elle ne me reverra ja-  ( i87 ) mais. Je me fuis arraché, j'ai eu la force de ne point trahit mon projet, pendant un entretien de deux heures: & quel entretien, grand Dieul Albert m'avoit promis de fe rendre avec Charlotte d'abord après le foupé dans le jardin. J'étois fur la terraffe fous les épais chataigniers, & je voyois le coucher du foleil; il quittoit pour la derniere fois a mes yeux cette agréable vallée , & ce fleuve tranquïlle. Souvent j'avois été la avec elle . j'avois vu ce même fpectacle augufte ; & maintenant. — Je me promenois le long de cette allee qui m'étoit fi  ( 188 ) chere , une fecrete fympathie m'y avoit fouvent retenu, avant que je connuffe Charlotte, & nous nous rejouimes lorfqu'au commencement de notre connoilTance, nous découvrimes que nous avions eu tous deux la même prédileftion pour eet endroit. D'abord a travers les chataigniers, on découvre une vue étendue. — Mais, je me rappelle que je t'en ai déja écrit, que je t'ai dit comment de hautes charmilles vous enferment a la fin; comment a travers d'un bofquet 1'aIIée devient toujours plus fombre, jufqu'a ce que tout fe termine  ( i*9 ) par un grand cabinet de verdure épaifle qui a tous les charmes de la plus fombre retraite : je fens encore 1'émotion douce & mélancohque qui s'empara de mon cceur, la première fois que j'entrai dans cette profonde retraite; fans doute, j'avois un prefTentiment fecret qu'elle feroit un jour pour moi un théatre de délices & de tourments. J'avois donné une demiheure aux idees oppofées de départ & de retour, Iorfque je les entendis monter la terraiTe ; je volai a leur rencontre ; en friffonnant, je lui pris la main, & la baifai. A 1'inf-  C 190 ) lant que nous parvinmes fur la terrafTe, la lune parut de derrière une colline couverte de bois. En nous entretenant de diverfes chofes, nous vinmes dans Ie cabinet fombre. Charlotte y entra, & s'afïit; Albert fe mit prés d'elle; j'en fis de même : mais mon trouble ne me permit pas d'être long-temps afïïs; je me levai, me tins debout devant elle, allai, & revins , me raffis: c'étoit un état violent. Elle nous fit obferver le bel effet du clair de lune qui éclairoit toute la terraffe au bout de la charmille , tableau d'autant plus augufte, d'autant plus  ( i9i ) brillant, que tout étoit fombre autour de nous. Nous gardames quelque temps le filence, puis elle nous dit : Je ne me promene jamais au clair de la lune, que je nemerappelle les perfonnes cheres a mon cceur, que j'ai perdues, que je n'aye le fentiment de la mort, & celui de l'avenir: oui, nous ferons encore , continua-t-elle, avec folemnité; mais, "Werther, nous retrouverons-nous, nous reconnoitronsnous ? quel prelTentiment avezvous la-deiTus ? Qu'en penfez*. vous ? Charlotte, dis-je, eri lui tendant la main, & les yeux  ( '92 ) mouillés de larmes, nous nous reverrons ici, & la, nous nous reverrons. Je ne pus en dire davantage. — Mon ami, falloit-il qu'elle me fit cette queftion au moment même oü. 1'idée d'une féparation cruelle remphiToit mon cceur ? Et les perfonnes qui nous étoient cheres, & qui ne font plus, favent-elles que lotfque nous fommes heureux, nous nous rappellons leur fouvenir avec tendreffe ? L'ombre de ma mere voltige toujours autour de moi, quand, dans une foirée tranquille , je fuis afTife au milieu de fes enfants, de mes enfants; quand je les vois  ( i93 ) vois raiTemblés autour de moi, comme ils étoient raiTemblés autour d'elle. Je leve alors mes yeux humides vers le Ciel , & je fouhaite qu'elle put jetter un coup d'ceil fur nous, qu'elle put voir comment je tiens la promeffe que je lui fis è fes derniers inftants, d'être la mere de fes enfants. Cent fois , je m'écrie : Pardonne - moi , ö mere qui me fut fi chere ï pardonne , fi je ne fuis pas ce que tu étois pour eux! Ah! je fais cependant tout ce que je puis; ils font habillés, ils font nourris, &, ce qui eft plus encore, ils font élevés, ils font chéƒ. Part. I  ( m) ris j fi tu pouvois voir notr£ union, notre attachement réciproque , tu rendrois de vives aétions de grace a eet Être fuprême auquel en mourant tu adreffois de ferventes prieres pour le bonheur de tes enfants. Elle dit cela, mon ami j & qui pourroit répéter tout ce qu'elle dit ? comment des caracleres froids & infenlibles rendroient-ils les expreflions du fentiment & du génie ? Albert 1'interrompit doucement. — Vous étes rrop émue, mon aimable Charlotte : je fais que ces idéés vous font cheres; mais je vous demande la grace. — Oh! A1-.  ( 195 > bert, dit-elle, tu n'oubües pas toi-même , je le fais , les foirées oü' nous étions affis tous les trois a notre petite table ronde, pendant 1'abfence de mon pere, & quand les enfants étoient couchés. Tu avois fouvent un Livre prés de toi , mais ra n'en lifois guere; & qui nyauroit préféré a tout , la comoagne de cette femme aimable? Elle étoit belle, douce , gaie , & toujours active. Dicu fak combien de fois je me fuis profterné devant lui, pour lui demander avec larmes de me rendrs femblable a elle. Charlotte, m'écriai-je en me 1 if  ( 19* ) jettant a fes pieds, prenant fes mains, & les arrofant de mes larmes, Charlotte ! la bénédiétion de Dieu repofe fur toi, & le génie de ta mere. —- Si vous Paviez connue me dit-elle, en me ferrant la main, elle étoit digne d'être connue de vous. — Je reftai immobile ; jamais je n'avois entendu une louange auffi flatteufe. — Et cette femme a dü mourir a la fleur de fes ans j le dernier de fes enfants n'avoit que fix mois. Sa maladie fut courte , elle étoit tranquil* le, réfignée, rien ne 1'inquiétoit, excepté fes enfants, & fur-tout le cadet. Lorfqu'elle  ( i97 ) fentit approcher fa fin , elle me dit: Vas chercher mes enfants j & q«and ils furent tous autour de fon lit, les petits qui ne connoiffoient point leur malheur , les grands qui étoient hors d'eux-mêmes: elle éleva au ciel fes mains tremblantes, pria fur eux,les baifa les uns après les autres, les renvoya, & me dit : Sois leur mere, je lui tendis la main. » Tu promets beaucoup , ma » fille, le ceeur d'une mere, » & 1'ceil d'une mere. Tes » larmes reconnoiffantes m'ont » fouvent montré que tu fen» tois ce que c'eft que le n cceur d'une mere y aye-le ï iij  ( i9§ ) » pour tes freres & fceurs; & » pour ton pere, la fidélité & la »> foumiffion d'une époufe ". Tu le confoleras. Elle le demanda. II étoit forti pour cacher fa douleur amere, il fentoit toute 1 etendue de fa perte , fon cceur étoit déchiré. Albert, tu étois dans la chambre. Elle entendit marcher, demanda qui c'étoit, & te fit approcher. Comme elle nous regarda tous les deux d'un eeil tranquille & fatisfait qui difoit : lis feront heureux, ils feront heureux enfemble! Albert s'écria en 1'embraffant: Oui, nous Ie fommes , nous le ferons. Le tranquille Albert  ( i99 ) étoit tout hors de lui , pour moi, je ne me poffédois pas. "Werther, continua-1- elle, & cette femme devoit nous quitter! grand Dieu! faut - il qu'on voye partir ainfi ce que 1'on a de plus cher au monde ? & perfonne ne fent cela auffi. vivement que les enfants, qui fe plaignoient encore longtemps après, que les hommes noirs euffent emporté la maman. Elle fe leva , je me réveillai, mais je reftois afïis, & je tenois fa main. Partons, ditelle, il en eft temps. Elle retiroit fa main, je la tenois plus fortement ferrée. Nous nous  ( 200 ) reverrons, m'écriai-je, nous nous retrouverons; fous quelle forme que ce foit,. nous nous reconnoitrons; je vais, our, je vais de moi-même ; mais fi c'étoit pour toujours, je n'y réfifterois pas. Adieu , Charlotte , adieu, Albert, nous nous reverrons. — Demain, je perrfe , ajouta-r-elle en riant. Je fentis ce mot de demain. Hélas ! elle ne favoit pas lorfqu'elle retiroit fa main de la mienne. — Elle s'en fut le long de i'allée. Je reffai debour, je la fuivis des yeux , puis je me jettai a terre, & je répandis un" torrent de larmes; je me selevai r courus fur Ia terrafTe,  ( ioi ) & je vis encore a 1'ombre des tilieuls, fa robe blanche flotter vers la porte du jardin , j'étendis les bras, & elle s evanouit. Fin de la première Panie,  880202$