NIET UITLEENEN     MÉMOIRES DU BARON DE TOTT< TROISIEME PART IE.   MÉMOIRES DU BARON DE TOTT, SUR LES TURCS ET LES TART A RE S, TROISIEME PARTIE. A MAESTRICHT, Chez J. E. Dufour & Ph. Roux Imprimeurs-Libraires aflbciés. M. DCC. LXXXV.   MEMOIRES DU BARON DE TOTT. TROIS1EME PARTIE. Je n'avais vn fur ma route qu'une faible partie des défordres & des cruautés qu'avait commife Parmée Ttirque , en fortant de Conftantinople; mais arrivé dans Ia capitale, j'y trouvai tout le monde encore ému d'un fpeclacle horrible, dont il me fut aifé de recueillir les détails. Un ancien ufage dont on ne retrouve nï le motif, ni 1'origine, mêle a 1'appareil impofant de Ia réunion des forces d'un grand Empire contre fes ennemis, les boulFonneries les plus plates; & les Turcs nomment ce compofé ridicule, Alay, ( c'eft-a-dire, la pompe triomphale ). Elle confifte en une efpece de mafcarade, oü tous les corps de métier préfentent fuccefGvement aux fpecla- ///. Partie. A  2 Mémoires teurs Pexercice mécanique de leurs arts refpeftifs. Lelaboureurconduit fa charme, le tifferand paffe fa navette, le menuifier rabote, & ces différents tableaux élevés fur des clKirs ricbement décorés ouvrent la marche & précédent Pétendart de Mahomet (i), lorfqu'on le fort du Serrail pour le porter A 1'arrnée, afin d'affurer la vicloire aux troupes Ottomanes. (i) Ce drapeau d'étoffe de foie verte, eft confervé dans le tréfor, d'ou on ne le tire jamais «[ue pour aller a la guerre. II a cependant été quefrion de le déployer contre les rebelles qui détrónerent Sultan Achmet. Le Vifir de ce Prince, qui fut la première vi&ime fur laquelle les mécontents exereerent leur rage, fans 1'affouvir, avait donné ce confeil a fon maitre; & les révoltés, qui n'avaient dans Ie principe de leur réunion, que le pillage pour objet, euffent été fans doute diffipés j>ar la multitude, que la banniere fainte eüt réuni contre eux. On conferve auffi dans le tréfor une autre relique de Mahomet. On trempe tous les ans celle-ci dans un volume d'eau , que le Grandgneur fait enfuite diftribuer, par phioles, aux Grands de 1'Empire. Des mécréants, car il y en a jnême ahez les vrais croyants, prétendent que cette relique eft une vieille culotte du Prophete; mais te qu'il y a de certain , c'eft que cette eau bénite coüte fort cher a ceux qui en font gratifiés, & que les gens qui font porteurs de cette faveur, font également valoir les biens de ce monde, & le fïlut tie 1'autre, poür ranconner le favorifé.  du Baron de Tolt. 3 Cet oriflamme des Turcs qu'ils nomment Sandjak-Chérif, ou 1'étendart du Prophete, efttellementrévéré parmieux, que, malgré les différents échecs dont fa réputation a été temie, il eft encore le feul objet de leur confiance, & le point facré de leur ralliement. Tout annonce aufli la fainteté de ce drapeau : les feuls Emirs ont droit de le toucher; ils compofent la troupe qui l'entoure, il eft porté par leur chef; les feuls Mufulmans peuvent élever leurs yeux jufqu'a lui ; d'autres mains le fouilleraient, d'autres regards le profaneraient; le fanatifme le plus barbare 1'environne. Une longue paix avait malheureufement fait oublier le ridicule, & fur-tout le danger de cette cérémonie; les Chrétiens s'emprefferent imprudemment d'y accourir, & les Turcs qui, par la pofition de leurs maifons, pouvaient louer leurs fenêtres, commencerent par profiter de cet avantage. Un Emir qui précédait cette banniere , cria i haute voix cette formule : Oiiaucun infi~ dele rCofe profaner par fa prèfence la fainteté de Véiendart du Prophete , & que tout Mufulman qui reconnattra tin infidele ait ii e déclarer, fous peine de réprobation. Dès ce moment, plus d'afyle; ceux mêmes qüi en louant leurs maifons É'étaient rendus complices du crime en deviennent les délaA ij  4 Mémoires teurs, la fureur s'empare des efprits, elle arme tous les bras, les forfaits les plus atroces font les plus méritoires. Plus de diftinction d'age ni de fexe; des femmes enceintes trainees par les cheveux, foulées aux pieds de la multitude, y périrent de la maniere la plus déplorable. Rien ne fut refpeclé par ces monftres, & c'eft fous de tels aufpices que les Turcs commencerent cette guerre. Le Hatty Chérif ( Diplóme impérial) qui la proclamait, concu dans la formeordinaire , invitait tous les vrais croyants en état de porter les armes, a fe réunir fous 1'étendart de la foi, pour en combattre les ennemis. Cette efpece de convocation del'arriere-ban promettait une nombreufe armée • mais il s'en fallait beaucoup qu'elle promït une armée compofée de bonnes troupes : 1'ignorance & Pavarice aimerent mieux employer cette multitude de volontaires dont on cefferait de s'occuper après la guerre, que de raffembler tous les Janilfaires dont la folde & les prétentions fe feraient accrues i perpétuiré. On peut aufli préfumer que le Grand-Seigneur craignant de rendre a ce corps 1'énergie dont fon pere avait été la viclame, ne voulut 1'employer que comme nn accelfoire a fes forces. L'inconvénient le plus réd, celui dont on fe douta le moins ,  du Baron de Tott. 5 ce fut le manque abfolu de prévoyance par rapport auxvivres. II eft dans la nature du defpotifme, de fe flatter toujours defuppléer a laprudence par l'emploi de 1'autorité. Le Grand-Vifir commandait 1'armée, tous les Miniftres 1'accompagnaient , les regiftres même de la Chancellerie étaient tralnés 1 leur fuite. On ne douta ni des fuccès, ni de 1'abondance; la confiance fut aufïi générale qu'aveugle. Tandis que ces grands Officiers en s'éloignant de Conftantinople femblent tranfporter avec eux le fiege même del'Empire, des Subltituts nommés a chaque emploi réfident dans la Capitale , & répondent au Dsfpote de la prompte exécution de fes volontés (1). -On va voir les reflorts du Gouvernement en aélion ; les détails qui fe préfenteront fucceilivement en feront mieux juger m>'on 11e pourrait le faire fur une differtaiion vague & dénuée de 1'appui des faits. (1) On doit cependant remarqntr que 1'abfenct des regiftres de la Chancellerie retarde néceffaire' ment 1'effet des ordres dont 1'exécution requien des formes; mais on obfervera également que le! affaires de ce genre intéreffent rarement le Defpote '& que fi elles 1'intéreffaient, on fe pafferait des formes, A iij  6 ' Mémoires J'étais arrivé depuis peu de jours a Conftantinople, & j'avais a peine eu le temps d'y prendre les arrangements néceffaires pour hater le retour de mes équipages, que j'avais laiffé en Crimée & en Beffarabie, lorfque le premier Médeciu du Grand-Seigneur m'envoya demander a onze heuresi du foir, fi je voulais le recevoir. Le myfteïe qu'il exigeait en meme-temps, joint a la faveur dont je favais que cet homme jouiffait auprèsdu Sultan, excitait ma curiofité, fans me faire préfumer qu'une miffion directe füt robjet de cette vifite : le Médecin in'apprit cependant que Sultan Muftapha, inftruit de mon retour, 1'avait expreffément chargé de m'en demander Ie motif. Si vous avez a vous plaindre de quelqu'un, il vous fera fait prompte juftice; je viens de quitter le Sultan ; il m'a beaucoup parlé de Vous, il connait votre origine (i), il croit qu'elle lui donne des droits fur votre zèle. Je priai le Médecin d'affurer Sa Hauteffe de ma reconnaiflance; & quoique cette démarche parut m'être perfonnelle, je fentis parfaitement qu'il était impoffible que je fuffe (i) On a déja vu que mon pere était Hongrois, qu'il avait fuivi le Prince Ragotzy , 8c 1'on fait que la Porte a donné afyle a ee Prinse, Sc i tout ce qui 1'accompagnait.  du Baron dc Tott. 7 Punique objet des follicitudes d'un Prince dont les armées étaient en campagne. En effet, fon émiffaire qui avait ordre de lui porter ma réponfe, revint le lendemain a pareille heure que la veille, mais plus inftruit. Cependant comme ce Médecin Italien parlait encore difficilement le Turc , les qu'eftions qu'il avait a me faire avaient été mifes par écrit; j'écrivis auffi mes réponfes, & cette correfpondance du Grand-Seigneur avec moi, en m'attirant fa confiance, fut ignorée de fes Miniftres jufqu'au moment oü Sa Hautefle exigea de moi, des fervices dont la publicité devint indifpenfable. Tandis qu'Emin-Pacha, fans aucun des talents néceffaires au Vifiriat & au Généralat, aveuglé par fon intérêt perfonnel, croyait pouvoir conferver Pun avec tranquillité, & remplir 1'autre avec gloire, en faifant la paix avant de commencer la guerre; fon armée groffie journellementparl'affluence des Mufulmans fanatiques, devint bientót Pennemileplus dangereux de 1'Empire. La difette des vivres, le défordre qui s'établit dans cette multitude affamée, le pillage qui accompagna les diftributions, les maffacres qui en réfulterent, 1'autorité toujours faible, & toujours méprifée quand Padminiftration eft évidemment vicieufe; tout aunoncait des revers. Le Grand-SeiA iv  S Mémoires gneur, le feul qui prlt un véritable intérêt au luccès de fes armes , venait d'adreffer a fon Vifir 1'ordre d'une nouvelle difpofition. Emin-Pacha ofa prendre fur lui d'y défobéir; fa fauffe politique fut trompée, fon armée fut battue & difperfée, &bientót un ordre plus ponéluelfement exécuté, placa fa tête a la porte du Serrail, avec cette infcription : Peur rtavoir pas futvi le flan de campagne envoyé direiiement par V Empereur. Moldovandgi lui fuccéda ; ce nouveau Vifir fe montra plus entreprenant fans être plus babile; il fut également battu; mais il fut affez heureux, en perdant le Vifiriat, -de ne perdre qu'une place auffi dangereufe qu'éminente , & que perfonne n'était en état d'occuper. A Pignorance orgueilleufe des Généraux fe joignait Pinepte préfomption des fubalternes ; & les Turcs qui trainaient après eux un grand train d'artillerie, mais dont cbaquepiece était mal montée, & tout auffi mal fervie, foudroyés dans toutes les oecafions par le canon de leurs ennemis, ne fe vengeaient de leurs défaftres qu'en accufant les Ruffes de mauvaife foi. Hs fe prévalent, difaient-ils , de la fupériorité de leur feu , dont il eft effeét-ivement impoffible d'approcher; mais qu'ils cefTent ce feu  du Baron de Tolt. 9 abominable , qu'ils fe préfentent en braves gens a 1'arme blanche, & nous verrons fi ces infideles réfifteront au tranchant du fabre des vrais croyants. Cette multitude d'imbécilles fanatiques ofaient même reprocher aux Ruffes quelques attaques que ceux-ci avaient fait pendant le faint tenips du Raraazan. Cependant le Grand-Seigneur, informé que les obus avaient incommodé fa cavalerie, me demanda le deffin de ces pieces, dont 1'invention était encore nouvelle a Conftantinople ; & pour fatisfaire la curiofité qu'il avait de cotinaitre les différentes bouches a feu dont on faifnit ufage en Europe, j'envoyai a ce Prince les Mémoires de Saint-Remy, dont il ne pouvait cependant qu'ex.iminer les planches, & lo'rfqu'il fortait, il les faifait porter par un des gens de fa fuite. Sultan Muftapha, dont on a vu les premiers foins fe diriger fur les finances , après avoir répandu des fommes énormes fans fuccès , commencait a marchander avec fes Miniftres pour les nouvelles dépenfes qu'ils lui propofaient; & tandis que ceux-ci 1'accufaient d'avarice, il fe reprochait une facilité qui ne fervait, difait-il, qu'a enricbir les frippons dont il était entouré. II était difficile en eifet que ce Prince put voir d'un ceil tran quille fes tréfors diminués, fon arA v  10 Mémoires més diffipée, & des ennemis qu'il avait cru pouvoir dompter dès la première campagne, victorieux fur le Danube, le menacer cncore d'une invafion dans 1'Archipel. Son aftivité en le tranfportant par-tout, lui faifait découvrir a chaque inftant de nouveaux abus; il s'en plaignait a fes Miniftres, jamais fans les faire trembler, mais toujours fans fruit pour le bon ordre que leur volonté même aurait eu peine a rdtablir. Les nouvelles troupes qui, du fond de 1'Afie, fe rendaient a l'armée, paffaient le Bofphore, & s'arrêtaient a Conftantinople , moins pour folliciter la Porte , que pour la faire compofer. Pendant que les Chefs de ces Milices volontaires traitaient dé leurs fubfides pour la campagne , ces Afiatiques répandus dans la capitale, armés jufqu'aux dents , embufqués foir & matin dans les carrefours en y détrouffant les paflants, accéleraient la négociation par Ia néceffité urgente de fe débarrafler d'une pareille canaille. Le Gouvernement, trop faible pour en réprimer 1'infolence, marchandait auiïï fans utilité , & céd'ait fans pudeur. Dans le nombre de ces brigands qui fe fuccédaient, une troupe partie du pays des Las (i) apprend en arrivant que quel- (i) Le pays des Las slstend le long de Ia Cóte  du Baron de Tott. 11 ques Janilfaires de leur compagnie (i) font détenus dans la fortereiïe d'Yffar (2) fur le canal. Son traitement venait d'ètre convenu & foldé, mais elle ajoute a fa prétention la délivrance des prifonniers. Le Vifir n'ofe ni accorder ni refufer; il falluc avoir recours a un accommodement. Oa convint que cette troupe paffera devant le chateau, en fufillera la porte , & que le Gouverneur , forcé en apparence par cet acte d'hoftilité, livrera les coupables. Des exemples antécédents pourraient juftifier ce ridicule expédient; mais il n'eft pas moins une preuve de lacheté remarquable dans un Gouvernement abfolu, paree qu'il peut fervir a découvrir le caraéïere invariable du defpotifme; fon pouvoir ne peut échapper un moment au Defpote, fans qu'aufii-töt la multitude ne s'en empare. Tandis que la faibleffedu Gouvernement leur faifait fermer les yeux fur les excès méridionale de la Mer Noire , & comprend les villes de Synop 8c de Trébifonde. (i) Cette Compagnie, que je crois être la trentecinquieme, eft d'autant plus nombreufe, que les Las ne s'engagent jamais dans un autre, & le nofflbre des inferits va jufqu'a 30,000. (1) C'eft le chateau oü 1'on enferme les Janiffaires qu'on veut punir ou étrangler, 8c cette alternative iend ce féjour très-fcabreux. A vj  11 Mémoires d'une foldatefque effrénée , les Miniftres cherchaient a fe diffimuler la guerre de mer dont 1'Etnpire était rnenacé. Aucun vaifleau Ruffe n'avait encoreparu a Conftantinople: donc les Rufles n'ont pas de vaiffeaux, ou fi par hafard ils en ont, cela ne fait rien aux Turcs, puifqu'il n'y a point de communication entrè la Baltique & 1'Archipel. Les Danois, les Suédois, dont le pavillon était connu.des Turcs, ne pouvaient detruire cet argument dans leur efprit. Les cartes déployées a leurs yeux n'avaient pas plus de pouvoir; & le Divan n'était pas encore perfuadé de la pofllbilité du fait, lorfqu'il recut la nouvelle du fiege de Coron a de 1'invafion de laMorée, &de 1'apparition de douze vaiffeaux de ligne ennemis (i). (i) L'ignorance des Turcs fur la Géographi» fournit des traits encore plus frappants que celuiei. Un Ambafiadeur de Venife , venant a Conftantinople avec deux vaiffeaux de guerre de Ia République, rencontra dans 1'Archipel la flotte du Grand - Seigneur , qui, en temps de paix , fort annuellement pour y percevoir le tribut des ifles. L'Amiral Turc invite 1'ExcelIence a fon abord pour le fèter, & dans la converfation lui dcmande fi les Etats de la République font voifins de la Ruffie : indigné de cette ignorance, le Noble lui répond : Oui, il n'y a que 1'Empirq Ortoman entre deux,  du Baron de Tott. 13 Cependant Pincertitude des Miniftres n'avait pas empfiché de préparer quelques forces maritimes. On prefia Parmement de trente vaiffeaux de guerre, & Pon ne vit bientöt , dans une fupériorité auffi marquée, que le plaifir de fe dédommager dans 1'Archipel des malheurs qu'on venait d'effuyer fur le Danube. On retrouva auffi dans les regiftres de 1'Empire, que la derniere guerre avec la Ruffie avait occafionné Parmement d'une flottille compoféede cent cinquante demi-galeres deftinées a pénétrer dans la mer de Zabache; & les détails confignés dans le compte des dépenfes ne fpécifiant aucun des motifs qui avaient déterminé cet armement, on oublia que les ports d'Azoff & de Taganrog , alors en litige, n'étoient plus rien dans la guerre aftuelle: la conftruclion des galiottes fut ordonnée & conduite avec la plus grande célérité. Ces préparatifs, en augmentant 1'affluence des troupes & des matelots deftinés aux deux armées navales , porterent la licence a un tel excès, que chaque jour était marqué par quelque nouvelle cataftrophe ; & M. le Comte de Saint-Prieft, Ambaffadeur de France, que la belle faifon avait attiré dans fa maifon du canal, ne voulant ni fe priver du plaifir de la promenade, ni s'expofer a 1'infulte des gens de guerre, qu'ii  14 Mémoires avait déja éprouvé en voiture, prit le parti de cheminer la baïonnette au bout du fufil, ainfi que les perfonnes qui 1'accompagnaient: ce moyen de füreté était également le feul qui put faire refpecler la perfonne de 1'Ambafl'adeur, par les troupes de bandits qui filaient journellement par terre & par mer pour fe rendre a Parmée. La fituation du palais de France a- la campagne était telle, que tous les bateaux qui remontaient Ie canal, devaient pafler fous les fenêtres, qui, du cóté de la marine, étaient foigneufement fermées. Nous étions fortis après le diner pour notre promenade ordinaire , & nous avions déja gagné les hauteurs de Tarapia, lorfque nous entehdïmes une fufilJade affez vive en mer du coté du palais , & nous nous étions arrêtés pour fixer notre opinion a cet égard, quand les cris d'un homme qui venait a nous déterminerent M. de Saint-Prieft a aller a fa rencontre. Nous apprimes que le palais était affailli par une troupe de ces coquins. Nous précipitons alors notre marche pour réprimer leur audace; mais nous ne pilmes arriver a temps , le bateau d'oü ils avaient fufillé le palais était déja très-loin; & quoique M. l'Ambalfadeur en fut quitte pour des volets percés & des vitres caffées par une quinzaine de balles que nous trouwt-  du Baron de Tott. 15 mes dans le fallon, cette infulte lui parut affez grave pour en porter des plaintes a b Porte. Un interprete, envoyé a cet effet, raconte le fait au Reis-Effendi; & celui-ci, après 1'avoir écouté avec toutes les démonftrations du plus grand iutérêt: Quoi, dit-il, ces gueux-la ont ofé infulter le palais de France : ils font donc foux! Comment peuvent-ils croire échapper a la punition ? Ne favent-ils pas que fur la première plainte on les pourfuivra. En vérité , je n'en reviens point; c'eft une véritable démence. S'attaquer a PAmbaffadeurde France ! fur leur route n'avaient-ils pas affez de maifons Grecques, Juives, Arméniennes? que ne s'en prenaient-ils a celles-la , aulieu de nous mettre dans Pembarras. C'eft ainfi que ce Miniftre déplorait la néceflité d'affurer la tranquillité d'un Ambaffadeur, lorfqu'il trouvait tout fimple de facrifier celle du public. Un Colonel de Janiffaires eut ordre de venir avec fa troupe garder la maifon de campagne de M. de Saint-Piïeft. Des Officiers du corps furent expédiés en meme-temps a 1'emboucbure de lamerNoire, pour arrêter les coupables avant le départ du vaiffeau qui devait les tranfporter a Varma. On affura bientót qu'ils avaient été pris & noyés; mais la faibleffe du Gouvernement était telle, que ce fait,  16 Mémoires qui était faux, ne parut pas tnême vraifemblable. Quelque temps après, une aventure du même genre, mais dont le motif, quoiquemoins férieux, pouvait amener des événements affez funeftes, fe paffa a ma porte. J'occupais a Buyukdéré la maifon de campagne que M. de Vergennes y avait fait conftruire pendant fon ambaflade; un quai qui fervait de grand chemin la féparait de la mer. Des foldats paffaient en caufant affez haut pour qu'un perroquet , dont la cage était fur une fenêtre affez élevée , püt diftinguer & répéter quelques propos libres dont leur gaieté affaifonnait leur difcours. Ils s'arrêtent auffi-tót en injuriant celui qui ofait fe moquer d'eux : nouvelle répétition ; ils deviennent furieux, préparent leurs armes & fe difpofent a affaillir la maifon , pour faire main-baffe fur les habitants : cependant le tumulte éveille 1'attention d'un Janiffaire qui gardait ma maifon dans 1'intérieur; & curieux d'en connaltre la caufe , il ouvre Ia porte au moment oü Ia rage de ces hommes allait éclater. Menacé d'abord d'être leur première victime, il parvint cependant a un éclairciffement; il dénonce Ie perroquet, on s'irrite de cette excufe ; & ce ne fut qu'après leur avoir préfenté 'le coupable, qui heureufement continua de les imiter, que 1'on parvint a les calmer  'du Baron de Tott. 17 & leur faire quitter prifes. Quelques tafles de café qu'on leur offric, & qu'ils accepterent, mirent fin a cette querelle, qu'il était auffi difficile d'éviter que de prévoir. Tandis qu'on voyait la Capitale & fes environs infeftés par une foldatefque effrénée, qui n'avait de courage que celui des brigands, les provinces livrées aux mcmes déiordres & moleftées par les Gouverneurs •avec autant d'impunité, éprouvaient a la fois toutes les vexations; le principal objet des Miniftres. était de pourvoir conjointement a Papprovifionnement de Conftantinople & a la fubfiftance des troupes. Cela rendit les vexations plus cruelles & en même-temps plus multipliées. Les mefures avaient été fi mal prifes d'abord, que le peuple ne pouvait manquer de fouffrir doublement & de la précipitation non móins cruelle qu'impérieufe avec laquelle on levait les impóts, & de 1'injuftice des agents chargés de les lever. Le gouvernement Turc peut fe confidérer dans tous les temps , comme une armée campée, dont le chef ordonne du centre de fon quartier général, de fourrager les environs. C'eft aihfi que le Vifir pourvoyait fon armée par la mer Noire , tandis que la Capitale ne vivant plus quedesdenrées rdpandues fur les cótes de 1'Archipel,  18 Mémoires avait befoin d'affurer fa fubfiftance par Ia iupériorité des forces maritimes préparées contre les Ruffes. Mais fi Ia violence était parvenue a preffer la conftruclion, a hater legréemeijt des vaifTeaux, & a rafTembler Ia multitude des hommes, qu'elle forcaitd'être matelots , tout indiquait auffi 'que 1'ignorance & Ja préfomption avaient dirigé ces préparatifs. Des vaiffeaux élevés de bord, dont les batteries baffes étaient cependant noyées au moindre vent, ne pouvaient offrir a 1'ennemi que beaucoup de bois & peu de feu. Les manoeuvres embarraffées , les cordages & les poulies qui rompaient au moindre effort, trente hommes occupés è la fainte Barbe a mouvoir la barre du gouvernail, d'après les cris du timonier placé lur le gaillard. Aucun principe d'arimage, nulles connaiffances nautiques, des batteries encombrées, point d'égalité dans les cal.bres, tel était 1'état méchanique de cet armement dont la conduite-ne pouvait étre confiée qu'a des hommes affez ignorants pour s en contenter. Cependant les comrnandements furent brigués, & le CapitanPacha qui tient les grandes nominations dans Ion cafuel, en diftribuant les vaiffeaux de la flotte au plus offrant, donnait a cha«jue Capitaine le même droit dc veudre les  du Baron de Tott. 19 emplois de fon vaiffeau, & ce petit commerce que. 1'ufage avait confacré, mettait le comble aux malverfations fi capables d'anéantir la marine des Turcs fans le fecours de leurs ennemis. Accoutumés jufqu'alors avexer annuellement 1'Archipel avec une petite efcadre , les Officiers de mer n'avaient acquis aucun principe militaire , aucune vue , aucun art, aucune expérience de ce genre; & lorfque la flotte appareilla, il femblait encore qu'il ne fut queftion que d'aller percevoir un tribut qu'on ne pouvait leur difputer. Le feiü Haffan , tranrfuge d'Alger, & nommé Capitaine du vaiffeau Amiral, parut s'embarquer dans 1'intention de faire la guerre; mais cet homme dont la témérité eft connue, & qui penfa toujours qu'elle fuffifait a tout, & qu'elle tenait lieu de tout , voulut alors fe fignaler par une invention aufïï funefte a Tchefmé qu'elle avait femblé étrange h Conflantinople. Gette invention confiftait dans un nombre debarres de fer qui, fixées fur le plat-bord, débordaient horifontalement en feprolongeant par-dela la perpendiculaire de 1'eau, afin d'empêcher 1'abordage de l'ennemi; mais fi ce détail ne donne pas une grande idéc du génie de 1'auteur, je crois en avoir donné une affez précife du talent des Turcs, pour qu'on ne dotite pas de leur admiration.  2 O Mémoires La durée des vents du Sud, en retardant le départ de la flotte, loin de fervir a la mettre dans un meilleur état, favorifa feulement & Ja défertion des matelots & quelques vexations lucratives, que les Capitaines continuaient d'exercer, fous le prétexte de compléter leurs équipages. Pendant'ce temps, Parmée de terre quoique deux fois détruite, était devenue plus nombreufe que jamais, & PEmpire Ottoman attaqué vivement par terre & par mer, mais oppofant de routes parts des forces triples a celles de fon ennerai, fe Jivrait a tout 1'orgueil d'une profpérité qui ne parailTait pas douteufe. L'abfence des troupes laiffant un peu de tranquilllté dans la Capitale , & Pefpoir préfom;;tueux des grands fuccès difpufant le peuple plus favorablement, M.leComte de Saint-Prieft vonlut profirer de cette circonflance pour donner une fète a 1'occaPion dumariage duRoi. Ce fut auffi pour y faire participerles Turcs qu'il voülut joindre aux préparatifs de bals & de fefrins dont les feuls Européens auraientjoui, une illumination & ün feu d'artifice que je mechargeai de préparer. Déja la falie du bal qu'il avait fallu conftruire était achevée, 1'artifice était prêt, & nous n'avions plus a nous occuper que de 1'arrangement des décora-  du Baron de Tott. 21 tions, lorfque la nouvelle de la deflruction des deux armées de terre & de mer, en répandant la confternation dans Conftantinople, fit échouer nos préparatifs. II n'était plus polïible de fonger a donner des fêtes. Le Grand-Seigneur, dans la plus vive inquiétude, les Miniftres abattus, le peuple au défefpoir, & la Capitale réduite a craindre la famine & renvahiffement : telle était la fituation acluelle d'un Empire qui, un mois auparavant, le croyait lï formidable. Cependant 1'ignorance, qui veut toujours flatter 1'orgueil qui l'accompagne, ne voyait dans cette doublé cataftrophe que les décrets impénétrables de Ia Providence a laquelle il faut aveuglément fe foumettre. Perfonne ne favait parmi les Turcs, qu'une multitude indifciplinée contribue plus efficacement a fa propre deftruétion, que les effortsde 1'ennemi qui lui eft oppofé. Mais fi le manque feul de di'cipline avait fuffi pour détruire Parmée de terre a Craoul, il fallut de plus pour perdre laflottea Tchefmé Ie concours de la plus fouveraine ineptie de la part de 1'Amiral & de fes Capitaines. Cette flotte fortie du canal des Dardanelles pour chercher 1'efcadre Ruffe , après avoir fait route fur Cbio , avait mouillé fur 'la cóte d'Afie, entre la terre ferme & les ïfles de Spalmadores en-avant du Port de  li Mémoires Tchefmé. Des frégates nouvellement conftruites, & dont la marine Turque ne connaiffait pas 1'ufage avant cette guerre , mouillées fur les ailes de cette longue ligne , devaient fignaler Fennemi, lorfqu'il paraltrait, & avaient ordre de le lailfer s'engager dans ce défilé, ou les trente vaiffeaux bien efpacés & mouillés fur quatre ancres devaient les attendre. Cette ingénieufe embufcade ainfi préparée, les vaiffeaux Ruffes difpofés plus militairement , après avoir doublé Chio & reconnu les premiers vaiffeaux Turcs, les prolongerent effectivement jufqu'au centre de la ligne, fans que ceuxci fiffent aucun mouvement pour fe mettre fous voiles. Cependant les deux Amiraux fe trouvant par le travers Fun de Fautre, le Ruffe après avoir laclié fa bordée, s'approcha du Turc, pour lui jetter de 1'artifice, & fauta lui-même pendant cette manceuvre. Haffan-Pacha, alors Capitaine de pavillon , (& qui m'a fourni les détails que je donne ici,) après avoir vu fon vaiffeau échappé a ce fracas, fe croyait hors de danger, lorfqu'il appercut fa poupe enflammée & fon batiment prêt de fubir le même fort. Déja fon équipage s'était jetté a Ia mer, il s'y précipita lui-même; & affez heureux pour fe faifir d'un débris de FAmiral ennemi, il échappa encore aux éclats du Hen,  du Baron de Tott. 13 dont le feu ne tarda pas a gagner les foütes aux poudres. II eft aifé d'appercevoir qu'en réduifant le calcul a 1'importance de la perte faite de part& d'autre, celle des Ruffes, infiniment plus confidérable, juftifierait la réfolution qu'ils prircnj d'abord de ne plus attaquer les Turcs; mais ceux-ci dont les connaiffances militaires s'étendaient a peinefurles effets du falpêtre, effrayés de celui qu'il venait de produire, ne calculerent que le danger de fauter, fi les Ruffes les joignaient encore. Tchefmé fut auffi-tót 1'afyle oü toute 1'armée fe retira dans le plus grand -défordre, & quelques canons débarqués a la hate & placés fur les deux caps qui ferment ce port, tranquilliferent les fuyards. II paralt que les Ruffes s'occupaient pendant ce temps a obferver les mouvements de Pennend, & Pon peut croire que ce ne fut pas fans un grand étonnement qu'ils apprirent le lendemain ce qui s'était palfé i Tchefmé. Ne pouvant auffi attribuer cette conduite étrange des Turcs qu'a une terreur panique, d'après laquelle on peut pre£ il vendit fa cargaifon dans le port. (2) Efpece de batiment Turc , dont la conftruetion eft particuliérement affettée a la mer Noire, lans cependant être propre a aucun genre de na- vigation.  du Baron de Ton. 49 neS voiles. J'obferve en même-temps que : ce batiment loin de fe ranger pour prendre le mouillage desautres Mtiments, confervc la file du courant, & fe dirige entre les Chateaux. Je fuppofe alors que, chargé de munitions, il s'approche des magafins; mais : j'appercois bientót des grappins a chaque bout de vergue; & je vis alors que la Porte 1 enfe rappellant la demande que j'avais faite de Fefclave Malthois pour .la conftruction des brülots, s'était fur fon refus, empreffée de le remplacer. Mais je n'en fus pas moins lürpris de la prévoyance de 1'inventeur qui hiffait fes grappins a 60 lieues de 1'ennemi. Cependant le batiment ayantdépaffé le mouillage, un coup de canon de chaque rive 1'avertit de ployer fes voiles : rien ne 1'arrête. J'étais entré dans le Chateau d'Afie pour voir de plus prés cet incendiaire. On lui tira un fecond coup de canon a bou« let; & lorfque je vis qu'un troifieme coup dirigé plus prés de lui ne Parrêtait pas davantage, & qu'il était prêt a nous dépafler, je me déterminai a faire tirer deffus, en recommandant toutefgis de le ménager : 1'a- vigation. En effet, ces navires , ne pouvant tenif .fur les bords par un gros temps, périffent fréquemment a la cóte, lorfque forcés de faire vent arriere, ils n'ont pas affez d'eau a courir. JU. Pmie. C  5 O Mémoires dreffe du canonnier ne lui emporta henreu* fement que fa poulène. Mais le défordre que cet événement répandit dans le batiment le fit arriver aufli-tót, & un détachement de la garde que j'avais envoyé a bord pour faifir le Capitaine , après avoir fait mouiller le vaiffeau, m'amena ce zélé Mufulman. II faut fe peindre le fanatifme ignorant qui fe dévoue & croit pouvoir lui feul détruire la flotte ennemie , pour juger de la rage de ce forcené, lorfqu'il fe vit arrêté «ïans fa courfe, & traduit au tribunal d'un Chrétien : nous étions tous des traltres a fes yeux, qui d'accord avec les Ruffes, Tempêchions d'aller venger les vrais croyants de la honte de Tchefmé. II reprochait auffi aux Turcs raffemblés autour de moi, la déférence qu'ils me témoignaient. On fit de ■vains efforts pour le calmer; ce ne fut que le lendemain qu'il commenca a entendre raifon, & que fa tete fut affez refroidie pour appercevoir toute la démence de la frénéfie qui Favait agité. Quelques foins que le Commiflaire de la Porte eut pris de raifembler les habitants des villages voifins en état de travailler k élever les épaulements des batteries, & d'y joindre quelques Juifs, ce nombre d'ouvriers était encore infuffifant, & je ne pouvais em-  du Baron de Tott. J r braffer h Ia fois tous les travaux. Ceux de la pointe des Barbiers avancaient cependant, malgré lapefte qui m'enlevait journellement des travailleurs (i). Forcé d'être conftamment au milieu deux, cette maladie n'étair. pas le moindre des inconvénients de ma pofition; mais ne pouvant éviter une communication néeeffaire, je m'abftenais feulement de toutes celles qui n'étaient point utiles è mon travail; & lorfque quelque orage raffemblait les ouvriers fous les tentes difpofées a cet effet, je reftais a la pluie, & je crois pouvoir attribuer a cette feule précaution d'avoir échappé a 1'épidémie. J'ai déja obfervé que le Gouvernement ne donnait aucun foin a la fubfiftance des ouvriers. Ceux-cile maudiffaient, &jecrus ne pas devoir manquer cette occafion de me faire bénir, en cliargeant tous les matins le bateau qui me conduifait de meions d'eau & de pain, que je faifois diflribuer aux ouvriers, avant de les mettre a Fouyrage. Un Turc, habitant du chateau d'Euro- (i) II y eut des jours oü la pefte enlevait aux feuls travaux de la pointe des Barbiers, jufqu'i vingt ouvriers , dont plufieurs n'ont pas vécu trois heures après le premier fymptöme is 1» maladie. Cij  en d'hommes y mettrez-vous ? Cinq cents, s'il le faut, me répliqua-t-il vivement; qu'imporre le nombre, potirvu que la befogne fe faffe? Je vois, dis je au Pacha qui était préfent a cette finguliere difcufïïon , que le brave Halfan ne connalc rien d'impoffible : allons voir oü fes cinq cents hommes pourront placer leurs mains. - Tandis que Haffan raffembloit fes moyens, & que nous nous préparions a aller juger de 1'emploi qu'il pourrait en faire , j'enroyai mon charpentier prendre fur un bi-  du Baron de Tott, 61 timent Francais , fix matelots avec les cordages & les poulies de bronze que j'avaisinutilement cherchées fur le vaüTeau Aroi; ral. Arrivés avec le Pacha , auprè's de la , eoulevrine , nous ne tardames pas a voir I paroitre Haffan & lés vigoureux compagnons , également convaincus du fuccès ; que leur chef m'avait promis ; mais les ; trente premiers qui fe précipiterent au tra\ vail, en entourant cette piece qui pouvait I a peine les contenir, réduilirent leurs ca: marades a n'ütre que fpectatetirs des vains : efforts qu'ils firent pour la mouvoir. Cette I première tentative fut renouvellée par d'autres hommes dont les efforts fe trouverent : également impuiffants. Haffan , piqué des \ premières dilïkultés , s'étonne de la réfif- tance qu'il éprouve, & venait d'avouer fa \ défaite, lorfque les fix matelots que j'avais demandé arriverent avec les outils néceffaLres. Tout fut bientót difpofé; & en moinS d'un quart-d'heure, la piece fut conduitefur fa plate-forme. II reftait a la mettre fur fon affüt; & cefut alórs que Hafian, ne croyant " pas mes fix matelots fuffifants a beaucoup prés pour cette manoeuvre, m'offrit encore )t le fecours des fiens. A quoi bon, lui disje , a mon tour; quatre de mes gens fuffiI fent. J'envoyai aufli-tót chercher une che* vre que j'avais fait conftruire, & dont les  6i Mémoires Turcs ne connahTaient pas 1'ufage. Ce ne fut pas non plus fans une extreme admiration qu'ils virent cette énorme piece s'enlever avec facilité , fous les efforts de quatre hommes feulement; & cette manoeuvre trés-peu remarquable par-tout ailleurs , fit un grand effet fur Halfan & fes compagnons. Ou a déja vu que 1'efcadre Ruffe , en s'éloignant des boulets rouges que j'avais fait préparer , était allée former le fiege de Lemnos : cependant il fe paffait peu de nuits fans que la terreur, qui voit toujours ce qu'elle redoute, ne nous donnat quelque alerte; & lorfque les canons des premiers chateaux, qui prodiguaient leurs boulets au premier fantóme que les gardes croyaient voir, fe faifaient entendre, ceux des Dardanelles voyaient déja 1'ennemi fous leurs batteries. Le défordre qui régnait alors , annoncait affez celui qu'aurait occafionné un danger réel. Ce fut auffi pour faire perdre aux Turcs 1'habitude de s'effrayerinutilement ,& leur procurerle moyen de diftinguer leur ennemi, avant que d'en rien craindre, que je préparai des balles a feu pour les tirer a la première alerte. Cet expédient réuffit au-dela de mes fouhaits; & le moyen de porter promptement un grand foyer de lumierc du cóté de 1'enne-  du Baron de Tott. 63' mi, perfuada bientót aux Turcs, que pouvant le voir faus en être vus, la nuit même leur était devenue favorable. Les travaux étaient achevés, Fartillerie placée, les dépóts des munitions fuffifamment garnis, & il ne me rellait plus qu'i faire occuper les batteries; mais il me fallait, avant tout, établir dans 1'opinion publique, que des épaulements de vingt-deux pieds d'épailfeur , garantilfaient plus fürement la vie des hommes que des murailles feches qu'on pourrait culbuter a la première volée : 1'habitude avait prévalu, il me revenait de toutes parts que les troupes deftinées aux batteries, ne s'y rendraient que pour avoir Fair d'obéir, & dans le ferme deffein de les abandonner a la première apparition de Fennemi. Je me déterminat alors au choix d'un expédient qui aurait été fouverainement ridicule s'il u'eüt pas été le feul capable de convaincre 1'ignorance. J'indiquai pour le lendemain, a dix heitres du matin, 1'épreuve des batteries. Je me rendis feul de ma perfonne a celle des Barbiers, en même-temps que mes gens furent occuper la batterie oppofée, afin d'en pointer 1'artillerie fur 1'épa.ulement qui me couvrait, & la fervir auffi-tót que le bateau qui m'aurait mené fe ferait mis a 1'écart. La foule s'était rendue'avec empreflément  64 Mémoires è ce nouveau fpectacle; & tous les boulets du calibre de trente-lix, en s'enterrant dans 1'épaulement, derrière lequel je m'étais placé, fans y caufer aucun dommage, perfua- , derent aux Turcs qu'ils pouvaient prendre ma place fans danger : ils montrerent cependant une préférence marquée pour la batterie éprouvée; mais on parvint a leur perfuader que toutes les autrcs avaient le meme avantnge. La difpofition des ouvrages, depuis 1'embouchure du canal jufqu'a la pointe de Nagara, oü j'avais établi les dernieres batteries, oppofait aux enncmis des feux croifés & non interrompus pendant 1'efpace de lépt lieues ; je pouvais préfumer d'ailleurs que n'ayant jamais effayé de forcer le paflage, lorfque le canal était fans défenfe, les Ruffes avaient abandonné ce projet. Je fentis encore que ma préfence & Conftantinople ferait plus utilequ'aux Dardanelles , pour la défenfe méme des Chateaux, fi je parvenais a y perfectionner la conftruction des affüts & 1'école de fartillerie : deux objets également intéreffants , & également négligés. La petite rade de Nagara oü plus de foixante batiments. Européens étaient détenus , m'offrait la facilité de noülér un batiment Francais, fur lequel je m'embarquai, & qui me conduifit jufqu'a fix lieues de  du Baron de Tolt. ^65 Conftantinople, oü nous trouvaines levent contraire ; mais j'avais trop d'impatience de fuivre mes opérations pourcédera cette difficulté; & m'étant procuré un bateau grec armé de quatre rameurs, je me traniportai a Conftantinople. Mon premier foin fut de faire obferver au Gouvernement, que fi la Capitale n'avait plus a craindre 1'apparition de la flotte Ruffe, il n'était pas moins utile pour fa tranquillité, d'empêCher les petits débarquements. que Pennend pouvait opérer dans Ié Golfe d'Enos. i En effet, on n'avait pris aucunes mefures •■ pour garder cette cóte ; & quoique ces incurfions n'euffent eu d'autre objet que celui de ravager quelques villages, Ia difpoi fition des efprits était telle, que la nouvelle du débarquement de deux cents hommes en grofliffant le nombre jufqu'a fon arrivée dans la Capitale, y aurait apporté le plus grand défordre. Ces confidérations préfentées de ma part au Grand-Seigneur, déter] minerent Sa Hauteffe a élever fon Séliétar a la dignité de Pacha a trois queues, avec t le titre de Séraskier fur cette cóte; mais i j'appris bientót que cet homm? rend.ua fon pofte, n'avait autour de lui que quelques valets plus capables de vexer le pays que de le défendre; & fur ce que je repréfentat su Vifir, 1'iuconvénient de fe repofer fur.  66 Mémoires un Général qui manquait de troupes: Tant pis pour lui, tne répondit-il froidement; il eft chargé de défendre la cóte; fi les ennemis débarquent, fa tête en répondra. Lorfqu'une femblable garantie paraït fuffifante dans un Etat, rien fans doute ne peut le préferver des malheurs de la guerre, que la négligence de fes ennemis. Ce n'eft auffi qu'a cet avantage que la Porte dut les premiers fuccès de Hafian. Ce Turc que j'avais laiflé aux Dardanelles, oü Pon a vu qu'il faifait peu de cas des forces méchaniques, avait concu le projet d'aller avec 4000 volontaires fur des petits bateaux, & fans aucune artillerie, débarquer a Lemnos , pour en faire lever le fiege, & faire partir la flotte Rufle. Ce projet m'avait paru fou; on ne pouvait en effet le juftifier qu'en préfumant qu'aucune frégate garde-cóte en obfervation, ne fe trouverait a portée de noyer ces aventuriers; que leur débarquement s'opérerait aflez fecretement pour que les troupes occupées du fiege, n'en recuffent aucun avis; que furprifes par Hafian , elles ne prendraient d'autre parti que celui d'une fuite honteufe vers le port S. Antoine ; que pourfuivies jufqu'au rivage, la proteclion de leurefcadre, loin de les inviter a faire tête, ne leur infpirerait que le defir de s'y réfugier; & qu'en-  du Baron dt Tolt. 67 fin, après les avoir fait s'embarquer dans le plus grand défordre, Halfan & fes compagnons, lepiftolet a la main , verraient de deflus la plage une efcadre de lept vaifieaux de ligne, lever 1'ancre avec précipitation. J'avais cru devoir combattre ce projet k Conftantinople; mais après 1'avoir difcuté avec le Vifir, il me répondit froidement : Je concois tout le ridicule du plan que Hafian propofe; mais ce fera quatre mille coquins de. moins ; cela vaut bien une victoire. Ce ne fut que fous cé point de vue qu'on lui permit d'agir, & c'eft avec des moyens auffi infuffifants que Theureux Haffan exécuta, ou plutót vit opérer 1'impoffible. Je m'étais fervi des moyens fecrets qui me rapprochaientduGrand-Scigneur, pour faire fentir a ce Prince la néceflité de pourvoir Partillerie des Dardanelles , d'affüts mieux conflruits, & de Canonniers plus habiles. L'armée Turque détruite, ou du moins totalement diffipée a 1'affaire de Craoul, avait déja fait penfer aSaHauteffe que la promptitude du feu de Partillerie Ruffe, était le principal motif du découragement de fes troupes; elle me fit demander fi je pourrais former des Canonniers a ce genre d'exercice incounu jufqu'alorsau?  fóo4 Mémoires Turcs (O; & fur ma réponfe, elle ordonna au Vifir & a fes Minifires de conférer avec moi fur cet objet, & de favorifer tous les moyens que je croirais utiles. Si dans le moment de la détreffe oü. Conftantinople fe trouvait par 1'incendie de la flotte Ottomane , les Miniftres Turcs m'avaient vu avec plaifir acccpter unecommilfion qui marquait de la part du GrandSeigneur , une confiance dont ils n'étaient pas jaloux , ils ne virent pas du même ceil cette même confiance , s'étendre fur des objets dont la manutention fervait également leur avidité & celle de leurs protégés : cependant Sultan Muftapha était trop abfolu pour qu'on ofat faire valoir contre moi la loi fanatique, ou 1'ufage abfurde qui ne permet pas aux vrais croyants d'accepterles fervices d'un Cbrétien. D'ailleurs, le premier pas était fait, & les Minifires qui commencaient a me jaloufer, fe réduifirent a exiger feulemerlt que je gardalfe 1'incognito. Le nom du GrandSeigneur employé pour me faire prendre (i) Leur artillerie était fi mal fervie, que, dans Ie journal d'un iïege envoyé par les Turcs, ils annoncaient avec emphafe, qu'après avoir paffe toute la nuit a charger leurs canons , ils avaient fait un feu d'enfer Ie matin,  du Baron, de Tott. 6$ Je vêtement d'interprête, fous le fpécieux prétexte que la populace verrait avec peine un Européen s'occuper des détails jufqu'alors confiés aux feuls Mufulmans, ne me perfuada, ni que le Grand-Seigneur avait eu cette ridicule prévoyance, ni que la populace , après m'avoir vu commander aux Dardanelles, me verrait, avec chagrin, chargé d'opérations en apparence, bien moins importantes. Je crus cependant devoir céder un moment a la baffe jaloufie des Miniftres; je connaiffais leur c6té faible; le Grand-Seigneur voulaitm'employer , il voulait tout vivement, & fes Miniftres redoutaient & fon impatience, & 1'opinion qu'il avait de leur incapacité. Ils craignaient fans doute auffi que je ne profitaffe de mon crédit fur fon efprit , pour opérer quelque mutation; mais fi cette crainte juftifiait le defir qu'ils avaient de m'éloigner, elle ne pouvait leur ofFrir qu'un danger éventuel, & cette crainte devait toujours céder a un danger plus prelfant, celui de mécontenter leur maitre. Ce fut auffi, muni de cette arme , qu'il dépendait de moi de tourner contr'eux , que je me rendis a la Porte, en prenant d'abord le maintien grave qui convenait k mon nouveau vêtement : j'écoutai froidenient les différents objets que le Vifir était chargé de traiter avec moi. L'école de  7<5 Mémoires promptïtude était celui dont le Grand-Seigneur defirait que je m'occupaffe au plutót. Je vis bien a la vivacité que le Vifir mettait dans les inftances qu'il me fit a cet égard, que le Grand-Seigneur ne lui avait pas laiffé le choix des moyens que je devais employer; & continuant dans la feconde conférence , que j'eus le lendemain a ce fujet, d'aifefter une nonchalance & unelenteur a me mouvoir, qui ne m'était pas habituelle , le Vifir me demanda avec empreffement , fi j'étais incommodé , ou fi j'avais quelque fujet de mécontentement capable de diminuer mon zele. Rien de tout cela, lui dis-je; j'éprouve feulement Fcffet phyfique de la robe que vous m'avez fait prendre; elle invite au repos; une forte d'apathie qu'elle procure, fans doute, commence.a me gagner; & fi vóus perfifiez k vouloir que je la conferve, je ferai bientót au niveau de tout ce qui vous entoure. Vous croyez donc, me dit en riant le premier Minfftre, que notre habit nuit a notre aclivité ? Cela pourrait bien être, continua-t-il. Quoi qu'il en foit , comme le Grand-Seigneur connaitlavótre, ildefire en faire ufage, & s'en prendrait a nous, s'il la voyait diminuer : vötilfez-vous commodément, demandez-nous ce dont vous avez befoin , & faites , je vous prie , la plu*  'du Baron de Tott. 71 grande diligence pour préparer Feffai du tir de promptitude dont le Grand-Seigneur veut etre témoin. La Porte m'envoya le lendemain matin un Officier d'artillerie en habit de cérémonie, chargé de m'accompagner par-tout, de me précéder le baton $ la main, & de veiller a ma füreté, ainfi : qu'a ma libre entrée dans les fonderies , dans les arfenaux & autres lieux oü je pour- . rais avoir befoin. Jetrouvai heureurement deux petites pietjes de quatre prifes fur les Ruffes, dans - la smerre auiavait précédé le traité de Bel- ; grade ; mais il fallait les faire monter & oui tiller. La néceffité de former des ouvriers k 1 -ce nouveau genre de travail, me rendit ce premier effai d'autant plus pénible, & d'autant plus facheux, que la pefte qui enleva ] cette année 150 mille ames a Conftantinoj ple, était alort dans fa plus grande force. ] Obligé de diriger moi-même les ouvriers , | dont plufieurs étaient attaqués de cette mail ladie, je n'avais pour m'en préferver, que ; Podeur falubre des forges; j'y ajoutais la i précaution de n'employer que le bout de I ma canne pour diriger Pouvrage & ce qui, peut-être , contribua plus que tout cela a me préferver de ce lléau, ce fut de ne jamais me livrer aux funeftes idéés qu'i préfeute.  71 Mémoires Les Juifs qui s'emparent toujours de | Pinduftrie qu'on négligé ou qu'on méprité, font a Conftantinople , en poffeffion de tous les ouvrages oü 1'on employé le poil de cochon; ils me fervirent utilement pour la fabrication des fouloirs. Je travaillais trop en public, pour que la moindref' de mes opérations ne füt pas connue ; mais j'ignorais Ce qu'elles pouvaient avoir de fcandaleux. On m'avait annoncé que le Grand-Seigneur devait alïifter aux premières lecons que je donnerais au detachement de 50 canonniers Turcs, deftinés k être mes éleves. Cependant le Vifir, prévenu que ma petite artillerie était prète, fit drefler fes tentes a Kiathana (lieu de 1'école ) , & j'appris alors qu'au-lieu de la vifite du Grand-Seigneur, je n'aurais que celle de fes Minifires. Je m'y rendis de grand matin , pour recevoir cette petite cour. Le Chef de Partillerie m'avait précédé , & me fit faluer en arrivant ; il voulait fans doute, par des politeffes dont je ne me méfiais pas , mafquer la petite trahifon qu'il m'avait préparée , & que je ne pouvais prévoir. L'ordre établi pour la marche des Miniftres de la Porte, devait faire arriver tous les fubalternes a la fuitedu Grand-Vifir, & je commencaiafoupconner quelque avanie, eu  du Baron de Tott. en voyant paraïtre d'abord le Grand-Tréfforier. Je m'avance a fa rencontre: Oü font Jes pieces que vous avez fait préparer, me ditiil, avec un air préoccupé ? La, lui réponi dis-je, au milieu de cette foule qui les enI toure ; en effet , plus de dix mille ames ] étaient forties de la Ville pour voir cette i nouvelle maniere de tirer le canon : ce ne fut pas non plus fans dimculté que nous \ pénétrdmes au travers d'une populace qui \ ne connait aucuns égards, & qui ne cède ja. mais qu'a la violence. La première obferi vation du Grand-Tréforier m'éclaira fur la ) chicane qu'on voulait me faire. Qu'eft-ce que c'eft que cela, me dit-il, en montrant | les fouloirs garnis en broffe, pour fervir I d'écouvillon? Je feignis de ne pas apperceI voir le but de cette queftion. C'eft un fou. löir, lui répondis-je. Fort bien, me répli\ qua-t-il; mais je vous demande ce qui Feni vironne ? L e Baron. C'eft 1'écouvillon. Le Trésorier. i j. Ce n'eft pas non plus cela que je vous I demande. II femble que vous ayez oublié ]| leTurc; mais je vais m'expliquer plus claiI rement; de quoi eft compofée cette broffe? L e Baron. , I • J'ai pu ne pas vous entendre; mais il me UI. Partie. D  74 Mémoires femble que vous n'avez befoin que de vos yeux pour voir que c'eft du poil. Le Trésorier. C'eft auffi ce que j'appercois très-diftinctement; mais il refte a favoir quelle forte de $oil? L e Baron. Oh! puifque vous voulez que je vous le üomme, c'eft du poil de cochon, le feul jropre a cet ufage. Le Trésorier. Et voila précifément celui dont nous ne pouvons nous fervir. L e Baron. II faudra cependant bien vous y réfoudre; & fi pour vous y autorifer, le Fedfa du Mufti eft néceflaire, je me charge de 1'obtenir. Ici la foule qui nous entourait & qui avait déja murmuré fourdement, éclata par le cri général de Dieu nous enpréferve. Le GrandTréforier en palit; & me prenant par le bras:De grace, me dit-il d'une voix tremblante, ne prononcez pas le nom du Mufti. Voulez-vous nous faire mettre en pieces? Mais j'étais fi animé contre tant d'abfurdités , que, fans égard pour cet avis r je dis en élevant la voix : A quoi fert ce ridicule tintamare pour du poil de cochon , lorfque toutes vos mofquées en font  du Baron de Ton. 7$ pteines! Ce dernier mot que je n'avais pas laché fans motif, mit le comble a Pagitation du peuple & a 1'effroi du Grand-Tréforier , qui croyait déja voir enfanglanter la fcene. Je montai auffi-tót fur Faffüt d'un canon , d'ou regardant la foule dont les murmures fanatiques avaient redoublé, le mot filence que je prononcai fortement , & dont elle fut étonnée, me tint lieu du droit de lui en impofer. Profitant aufll-tót du calme momentané que j'avais opéré : N'y a-t il pas parmi vous, m'écriai-je, quelque Peintre? qu'il paraiffe , & nous juge. Un vieillard vénérable éleve alors la voix : Je fuis Peintre , me dit-il, que voulez-vous ? Je veux, lui repliquai-je, fi vous êtes bon Mufulman, que vous difiez lavérité, en répondant aux queftions que je vais vous faire. Pendant cette fcene , le Grand-Tréforier que j'avais également étonné, s'était un peu remis de fa frayeur; & foupconnant que j'avais en•vie de me fervir du Peintre pour nous tirer d'affaire, il le fit approcher, & lui ordonna d'ètre exact dans fes réponfes. Le Baron au Peintre. Avez-vous peint 1'intérieur de quelque Hofquée ? Le Peintre. Plufieurs, & des plus confidérables. Dij  76 Mémoires L e Baron. De quels outils vous êtes-vous fervi? Le Peintre. De plufieurs couleurs. L e Baron. Souvenez-vous que vous êtes Mufulman« que vous devez hommage k la vérité. Pourquoi tergiverfez-vous; la couleur n'eft pas un outil, c'eft un moyen; vous vous ferviez de broffes; de quoi font faits ces gros pinceaux ? Le Peintre. Ils font d'un poil blanc. Nous les achetons tous faits, & nous ne les prt!parons pas. L e Baron. Vous favez cependant de quel animal eft ce poil, & c'eft ce qu'il faut me dire? Le Trésorier au Peintre. Oui, tu dois dire la vérité; il eft important de la favoir. Le Peintre au Tréforier en èlevant fa voix. Eu ce cas, Seigneur , je la dirai; tous nos pinceaux font de poils de cochon. Le Baron au Peintre. Fort bien; mais ce n'eft pas tout; qu'eft devenu le poil, après vousêtre fervi de vos pinceaux; & la Mofquée achevée, qu'avezvous rapporté au logis?  du Baron de Tote. 77 L e Peintre. Ma foi, je n'y ai rapporté que les manches, & le poil eft refté au mur. L e Baron. Vous voyez donc que puifque le poil de Icochon ne fouille pas vos Mofquées, il n'y a nul inconvénient a vous en fervir contre c vos ennemis. Le cri de louange a Dleu fut la répor.re r que le peuple fit unanimement; & le grand iTréforier faifi d'une joie d'autant plus vive 1 qu'elle fuccédait a la crainte, fe débarraffe \ aufli-tót d'une fuperbe peliffe de martre de ij Sibérie , la jette a terre, s'empare d'un des 1 fouloirs, le fait jouer dans 1'ame de la piece : Allons, mes amis, dit-il,fervons-nous I de cette nouvelle invention pour le falut & 3 la gloire des vrais croyants. Le ridicule dénouement de cette fcene \\ était fans doute digne de fon fujet. Le 1 Tréforier était content, le peuple était en1 chanté; mais cette preuve de leur commuI ne ineptie m'aurait déterminé a les y abanfi donner, fi les difficultés meme n'avaieut i pas été pour moi une forte d'aiguillon auj quel il m'était impoffible de réfifter. La fce| ne qui venait de fe paffer, racontée au Vi| fir & aux autres Minifires, a leur arrivée , 5 les difpofa aux applaudiffements qu'ils donnerent a Pagilité des Canonniers, dont la Düj  78 Mémoires promptitude fe réduifit cependant dans ce premier eflai a tirer cinq coups par minute* C'était fans doute beaucoup pour des Turcs^ & 1'on pouvait fe flatter que des hommes plus jeunes que ceux que Pon m'avait donné , n'auraient befoin que d'être exercés pendant quelques temps pour arriver au degré de perfection defiré. Plufieurs Turcs fpeftateurs, offrirent même de s'engager; mais tout le monde blümait les fouloirs recourbés, & croyait qu'en fimplifiant cet inftrument Pon ajouterait a lapromptitude. Cette obfervation populaire avait déja paffé jufqu'a la tente du Vifir, lorfque je m'y rendis. Ma petite troupe m'y avait fuivi; & le Grand-Tréforier, toujours preffé de parler, ouvrit Pavis d employer le fouloir droit comme le plus facile. Je combattis cette propofition en démontrant le danger auquel les Canonniers feraient expofés. Bon , reprit-il, avec gaieté, quelques Canonniers de plus ou de moins, qu'importe, pourvu que le Grand-Seigneur foit bien fervi. Ce propos me parut fi indécent,- & cette occafion fi favorable pour me venger de ce Miiiiftre , & m'établiravantageufement dans Pefprit du peuple, qu'élevant la voix de mauiere a êtte entendu des Canonniers qui bordaient la haie devant la tente, je lui répondis que ne pouvant féparer les intéréts  du Baron de Tott. 79 du Grand - Seigneur de la confervation de fes fujets, je ne me permettrais jamais de \ les traiter auffi légérement, & que je renonrcerais plutot a lagloire de le fervir qued'avoir a me reprocher le moindre accident. Cette courte harangue en excitant un murmure fubit parmi les Canonniers & parmi le peuple amaffé en foule derrière eux,for; ca lesapplaudiflements du Vifir; & lorfque ] je fortis pour faire recommencerl'exercice, la troupe des Canonniers encore échauffée de ce qu'elle venait d'entendre, m'entoura \ avec précipitation , m'enleva de terre, rendit graces a Dieu de ma réponfe, & dit a " plufieurs reprifes & a très-haute voix:Eh, qu'importe , quelques Tréforiers de plus ou de moins , pourvu que le Grand-Seigneur foit bien fervi. La feconde reprife de 1'exercice était a $ peine terminée, que le Vifir me fit prier de venir lui parler. Votre effai a fi bien réuffi, me dit-il, que nous ne pourrons plus douterdu fuccès lorfque vous aurez pris toutes -! les mefures néceffaires, & fur lefquelles i nous demanderons les ordres du Grand\ Seigneur; mais comme il eft d'ufage que les 1 Bureaux foient fermés, lorfque nous nous I abfentons de la porte; que nos forties font j d'ailleurs une efpece de récréation dont < nous jouiflons rarement, & que nous protonD iv  8o Mémoires geons 'volontiers , je defirernis que vous fifïïez tirer ces Canonniers au blanc; vous refterez avec nous pendant ce temps, nous cauferons, tout cela nous amufera. Une butte que j'avais fait conftruire, & qui fe tronvait en face de la tente du Vifir, lui avait fans doute fourni cette jdée. Je lui objeétai en vain que les pieces étaient trop courtes, qu'elles ferviraient mal 1'objet qu'il fe propofait, & qu'aucun boulet netoucherait la butte oü il n'y avait d'ailleurs qu'un feul piquet pour en déterminer le centre. Cela eft égal, me répliqua-t-il, ils feront du bruit, c'eft tout ce qu'il nous faut. Les pieces furent aufii-tót trainées devant la tente du Vifir, d'oü nous nous amufames pendant quelque temps ï obferver les coups, qui , comme je 1'avais prévu , donnaient tantót a droite , tantót a gauche. Pendant cette occupation qui fuffifait a Pamufement des Minifires d'un grand Empire, le Tréforier , toujours prêt a fe difiinguer, &qui n'avait ceffé d'accufer les Canonniers de manquer d'adrefle , nous annonce qu'il va elfayer la fienne. Aufii-tót il fe leve, óte fa peliffe, retrouffe fes habits , s'empare d'une piece; & fe faifant aider d'un de fes fervants, met tous fes foins a la bien pointer. Curieux de Pexaminer de plus prés, & d'épier quelque nouvelle occafion de le pu-  du Baron de Tott. 8 l nir de 1'aventure du matin, je m'écais levé pour me rapprocher de lui; je fis figne au maitre Canonnier de lui préfenter la mêche pour m'amufer de 1'embarras qu'il aurait a s'en fervir. La main lui tremblait fi fort, qu'il ne put jamais la diriger fur la poudre. Quoi donc, lui dis-je, vous venez donner des lecons, & vous avez peur? Je me faifis en même-temps de fa main , que je dirigeai fur 1'amorce; mais il avait pointé fi haut, qu'on ne put obferver la direction du boulet. Vous êtes auffi mal adroit que les autres, lui dit le Vifir, lorfque nous rentrdmes, & je fuis certain qu'il n'y a que Tott qui puifie nous donner des lecons; m'adrefiant en même-temps la parole : Vous devriez bien , continua -1 - il, montrer au Tréforier comment on touche la butte. Je ne ferais pas plus heureux, lui répondisje; & tandis qu'il infifte, & que je me défends d'une épreuve dont le réfultat pouvait leur faire penfer que je n'en favais pas plus qu'eux, le premier Interprête du Roi qui m'avait accompagné a Kiathana , me dit en Francais : Pourquoi ne pas efiayer? Vous toucherez peut-être. Le Vifir remarque a fes geftes qu'il m'invite a le fatisfaire. II redouble fes inftances, & me réduit enfin a la néceffité de pointer une piece. Mais j'étais fi certain de perdre le boukt, D v  $1 Mémoires qu'excepté de placer la piece dans la direction du but, je ne pris aucun foin pour en affurer le coup. Cependant on admire ma promptitude ; le Canonnier apprête fon boute-feu, tous les yeux font attentifs, le coup part, & je partage véritablement 1'étonnement de tout le monde, en voyant couper le piquet qui défignait le centre de. la butte. Le cri deMachalla (i) retentiffait de toutes parts. Le premier Interprête s'ap. plaudiffait de fa propnétie, & le Vifir auquel je voulai.- perfuader que c'était un coup de hafard, me dit avec le fourire d'un homine qui croit avoir pénétré un grand myftere : Soit; c'eft un hafard; mais cette épreuve fuffit, nous n'en voulons pas d'autre, & ne doutons pas que le hafard ne vous favorife toujours. Je fis de vains efforts pour dilfiper un préjugé auffi ridicule; mais eecte journée femblait deftinée a me dévoiler 1'ignorance des Turcs. Cependant j'obtins 1'avantage d'avoir écarté les riifficultés qu'elle voulait oppofer aux innovations , & celui dc m'être emparé de la multitude. Le Grand-Seigneur, auquel on reudit compte de ce premier effai , donna ordre auffi-tót de faire parvenir fi fon armée des (l) Machalla : (ce que Dieu.a fait,) ejsprefnon tle la plus grande admiration.  du Baron de Tott. §3 canonniers tnftruits , & toutes les chofes néceffaires a cette nouvelle invention. L eCprit de cet ordre n'était pas douteux; maïs on fe contenta d'obéir a la lettre. Plufieurs balles de chalons Anglais achetés pour fiure 20,000 facs a cartouches, fournirent de jolis habits d'été a ceux qui infpeftaient le travail ; cinquante pieces de 4, mal fondues , mais accompagnées de nouveauxfouloirs, furent embarquées fansaffüts, paree que 1'ordre n'en avait pas parlé. Les cinquante canonniers eurent ordre de les accompagner a Varna, oü ils durent laiiPer leurs canons enfablés fur le rivage, faute de moyens de les tranfporter; & ce fut la tout le fruit de la ponctualité des Miniftres du Grand-Seigneur. Ce Prince ne tarda pas a êtrc inftruit du peu de fuccès des foins qu'il fe donnait; & le Vifir qui commandait Parrnée , ayant repréfenté a Sa Hautefie la nécelfité de le pourvoir de pontons & de gens inftruits dans l'art de les employer, (méthode jufqu'alors inconnue aux ïures,) Sultan Muftapha me chargea de cette befogne. II voulut aufll qu'elle me fut entiérement abandonnée. Affuré par une longue expérience de la déprédation des fommes defitnées aux dépenfes utiles ,ce Prince exigeait fur-tout que la Tréforerie ne comptat qu'avec moi feul, D v]  8 4 Mémoires des fraix que mon travail pourrait occafionner. Vous pouvez , me dit Ie Vifir, prendre 1'argent qui vous fera néeeffaire ; il vous fera remis fur votre finiple quittance ; & ce témoignage de Ia confiance de notre Empereur doit d'autant plus vous flatter, qu'il ne 1'accorde a aucun de nous. J'en prife infiniment le motif, lui repliquaije; mais je ne me permettrai jamais d'en nfer; & plein de zele pour tout ce qui peut intéreffer Ie fervice de Sa Hauteffe, je ne me refufe qu'au maniement de fes deniers. Le Tefterdar & le Reis-Effendi, appelles a Ia conférence que j'avais avec le premier Miniftre, relativement a la fabrication des pontons, fe réunirent a lui pour me preffer de m'occuper de ce travail fans reftriction; mais je perfifiai a demander la nomination d'un homme de confiance uniquement chargé de la comptabilité. Un homme de confiance , reprit le Vifir avec vivacité ! oü Ie trouver? pour moi je n'en connais point. En connaiffez-vous, continuat-il en s'adreffant au Grand-Tréforier ? Non , Seigneur, répondit celui-ci. Le Vifir fe tournant enfuite du cóté du Reis-Effendi : Et vous, pouvez-vous nous en indiquer ? Moins que perfonne, répondit-il en riant, je ne connais que des frippons. Vous voyez, me dit alors Je premier Miniftre, que vous  du Baron, de Tott. 8$ exigez 1'impoffible : voila a quoi nous fommes réduits; mais il y a un parti a prendre, c'eft en abattant beaucoup de têtes qu'on peut remédier au défordre. Je fus d'autant plus révolté de cette folution , que ces juges , fi féveres pour les délits des autres, en étaient la véritable caufe; & ne pouvant réfifter au defir de leur en donner la preuve, en leur citant un exemple récent : Je fais , répliquai-je au Vifir, que votre Alteffe eft dépofitaire de Pautorité fouveraine; mais par cela même que cette autorité émane de Dieu, vous ne pouvez en ufer qu'avec juftice. Croyez-vous donc, interrompit il , qu'on s'en écarté en punifiant les voleurs? Oui, fans doute, repris-je; lorfque les vols font autorifés, ils ceffent d'être puniffables. De quel droit, par exemple, pourriez-vous févir contre les déprédations de l'Infpeéteur des frontieres, que vous avez fait partir Ia femaine derniere , chargé d'cxaminer & de certifier 1'approvïfionnement des Places? Sa nomination lui a codté vingt bourfes; fon équipage & fes fraix lui auront coüté autant; aucun appointement n'eft attaché a fes fonétions ; n'eft-ce pas donner un confentemcnt tacite a 1'efpoir que cet homme a con^u de doubler fa mife? Serait-il jufte de le recher-  86 Mémoires cher fur les abus qui en réfulteront (i). Sultan Soliman , de glorieufe mémoire , ajoutai-je , en établiffant des furveillants fur tous les objets de 1'adminiftration , leur avait alïigné des appointements proportionnés a leurs emplois : il avait auffi la droit de les punir. Supprinier les émoluments Idgitimes , c'eft autorifer la rapine qui les remplace. Payez le Tréforier que je vous demande , je répondrai de fon honneteté. Pendant cette harangue , mes auditeurs fe regardaient; & le Vifir, loin de rien objecter , dit a fes collegues : Je ne croyais pas qu'il nous connüt fi bien. On décida enfuite que, puifque je perfiftai a avoir üti acolyte pour la manutention des deniers, on propoferait au Grand-Seigneur de nommer a cette place ChamluHuflein-Effendi. On lui donnera des appointements ; mais, ajouta le Vifir en riant, nous ne vous confeillons cependant pas d'en répondre. Le Grand-Seigneur avait trop d'empref- (l) C'eft fur le rapport d'une infpection faite fur les mêmes principes, que, pendant la négociation de Belgrade, la Porte affurait M. de Villeneuve que la fortereffe d'Oczakow était parfaitement approvifionnée : elle fut prife peu de temps après, faute de munitions néceffaires a fa défenf*.  dü Baron de 'tott. Sf feraent de me voir occupé de la fabrication des pontons, pour me faire attendre la no•mination du nouvel Intendant; & ChamluHuffein , qui avait fuivi le dernier Ambaffadeur Turc en France, me donna bientót 1'occafion de juger que le Vifir ne 1'avait pas choifi pour diminuer les dépenfes que mon travail allait occafionner. J'établis mes atteliers a Farfenal; & taadis que j'y furveillais , la conftruction des carcaffes , le corps des chaudronniers , chargé de préparer les feuilles de cuivre, m'apportaienfc journellement des échantillons qui prouvaient plus de mauvaife ibi que de maladrefle. Le talent que ces ouvriers ont de manier le cuivre, eft en effet fi connu, que, ne foupconnaut pas leur véritable motif, je perfiftai a exiger d'eux un travail auquei je favais qu'ils pouvaient fulfire; & ces malheureux, récïuits au défefpoir, & ne pouvant s'expliquer en préfence de 1'Intendant, fe déterminerent a réciamer fecretement mon humanité , pour fe mettre a 1'abri de la vexation dont ils étaient menacés. Le chef de cette communauté , député vers moi, m'avoua que la mal-adrcfle de fes compagnons n'était que feinte. Vous avez déja, me dit-il, deviné une partie de notre fecret; je vieusvous confierle refte. La Porte  88 Mémoires vent nous affujettir au prix du Miry (i). Nous fommes ruinés , fi vous nous employez ; nous ferons févérement punis, 11 vous vous plaignez. Notre fort eft entre vos mains. Ces deux écueils étaient embarraffants; mais je n'héfitai cependant pas a les en garantir; & prétextant 1'avantage qui réfulterait de la légéreté des pontons, j'annoncai le lendemain a la Porte que je les ferais garnir en cuir. C'était fans doute rejetter fur le corps des tanneurs la vexation dont je préfervais celui des cbaudronniers; mais le bon marché de ce dernier expédient la rendait moins onéreufe. Une compagnie de Janiffaires, uniquement attachée au fervice des pompes, & cafernée dans Penceinte de Parfenal, m'offrait un grand nombre d'ouvriers accoutumés par le travail des tuyaux de cuirs a celui qui m'était néeeffaire pour coudre & préparer le doublage des pontons. Le chef de cette compagnie eut ordre de me feconder; c'était une véritable aubaine pour lui; elle me valut fa bienveillance, & anima fon (i) Le Miry ou fifc chez les Turcs a impofé la loi barbare, & jamais économique, de foumettre les travaux publics a un taux fi bas, que cette vexation y produit conftamment le doublé effet de ruiner le vendeur & Pacheteur.  du Baron de Tott. 89 zele. J'étais occupé des différents objets que ce travail exigeait, & le Grand-Seigneur me preffait d'établir quelques pontons fur la riviere de Kiathana (1) , afin d'effayer fi cette forte de pont que 1'ignorance ne ceffait de calomnier, fuffirait effeétivement au tranfport de Partillerie. J'allais journellement a 1'arfenal, & je m'y rendais un matin par un verglas fi dangereux, que, malgré toutes précautions, je ne pus éviter une chüte qui me foula le pied gauche. Je ne fentis d'abord qu'un grand engourdiffement , & je me faifais foutenir (1) Un moulin a papier, anciennement étabH fur cette riviere, lui a donné fon nom ainfi qu'a la prairie qu'elle parcourt. Cette petite riviere, qui a fon embouchure au fond du port de Conftantinople , qu'on nomme auffi les eaux douces , eft fur-tout célebre par le palais que Sultan-Achmct fit batir fur fon cours a trois quarts de lieue de la Capitale. II ne fert plus au Grand-Seigneur que pour quelques parties de plaifir , ou pour affifter aux exercices d'artillerie qu'on y a étabh ; mais on y voit encore les cafcades qui décoraient cc palais. On appercoit auffi fur les deux cötes qui bordent le vallon, les débris des batiments que 1'on y avait conftruit pour loger les Grands. Cette groffiere imitation du Chateau de Marly , dont 1'idée avait été fournie par le pere du dernier Ambaffadeur Turc, a été détruite par les rebelles qm détrönerent Sukan-Achmet,  «po Mémoires par mon laquais pour continuer. ma route , lorfqu'après quelques pas, les douleurs fe développerent fi vivement , que j'eus peine a gaguer la caferne des Janiffaires pompiers , par une porte de leur jardin que je trouvai heureufement ouverte. Le Colonel n'y était pas j mais les Officiers & les Soldats ne montrerent pas moins d'empreffement a me prêter tous les feconrs dont ils croyaient que j'avais be» foin : Fun m'ofFrait du café , 1'autre une. pipe, celui-ci a manger : aucun d'eux n'imaginait ce qui pouvait m'étre véritablement utiie. Quoique je fuffe prefque évanoui, j'eus affez de connaiffance pour appercevoir qu'avec de tels médecins je ne pouvais , fans le plus grand danger, céder a 1'excès de mes douleurs. Je raffemblai mes forces, je me fis déchauffer pour plonger mon pied dans l'eau froide; & les Janiffaires qui n'anraient pas deviné ce remede, n'ayant pas d'autre vafe, m'apporterent la marmite de la compagnie (i). (i) La confidération dont jouit !a marmite dis Janiffaires, ne peut être comparée qu'a celle que nous accordons aux drapeaux. Elle eft au degré de déshonorsr la troupe qui fe la laifferait enlever par 1'ennemi. C'eft auffi d'après ce "préjugé «juè le Colonel eft nommé Donneur de foupe,  du Baron de Tott. 91 Ce bain a la glacé était fans doute le feul moyen de me procurer un bien éventuel; mais il augmenta les douleurs du moment a tel point, que, pendant trois quarts d'heure que j'y reftai jufqu'a 1'arrivée d'une chaife a porteurs que j'avais envoyé chercher, je ne pus me préferver de 1'évanouiffement qui me menacait a chaque inftant, qu'en refpirant du vinaigre, & en me faifant jetter de 1'eau au vifage. Les Janiffai* res ne concevaient pas que j'accordafle une préférence a ces fecours , fur le via & le café qu'ils ne ceffaient de m'offrir. L'accident qui venait de m'arriver avait eu trop de témoins, pour que le bruit ne s'en répandlt pas promptement. A peine étais-je chez moi, qiie le Vifir me fit témoigner 1'intérêt qu'il y prenait. Le GrandSeigneur eut menie la bonté d'envoyer favoir de mes nouvelles ; mais ce Prince était trop a&if pour m'accorder le repos dont j'avais befoin : il me fit preffer de fuivre les travaux ; & 1'invitation de me faire porter & de ne négliger aucun des moyens qui pouvaient affurer ma guérifon , que le Major eft appellé Chef-de-cuifine, & que les marmitons & le porteur-d'eau en font les AidesMajors.  91 Mémoires prouvait feulement qu'il était impatient de voir les pontons. Je me reudis le troifieme jour de ma chüte a mes atteliers, & le pont ne tarda pas a être établi fur la riviere de Kiathana, vis-a-vis le kiosk du Grand-Ecuyer. Sul* tan Muftapha voulut juger par fes propres yeux du fuccès de cette entreprife. II donna ordre a 1'Arrabadgi-Bachi (i), de conduire au nouveau pont quatre pieces de canon , & Sa Hauteffe me fit avertir en même-temps de m'y trouver après la priere du matin, ainfi que Chamlu-Huffein-Effendi. Nous y étions a peine arrivés, que nous vimes paraitre un bateau a trois paires de rames , femblable a ceux dont Ie peuple fefert journellement; mais tellement connu , que nos bateliers ne s'y tromperent pas. En effet, il aborda, & nous en vimes fortir Ie Grand-Seigneur, vêtu comme un Oda-Bachi il était accompagné de (i) Le Chef des charrois : cette charge fut établie par Sultan Soliman, qui fonda en même-temps 1'entretien de 4,000 chevaux pour le tirage de 1'artillerie ; mais les biens domaniaux deftinés a cette dépenfe , ayant été fucceffivement concédés a des particuliers qu'on voulait favorifer, toute redevance fut bientót méconnue, & les pieces de canon furent trainées a Kiathana par les chevaux qu'on enleva des moulins. (i) Chef de chambrée : cette charge militaire  du Baron de Totll 93 deux de fes gens déguifés en Janiffaires. Ceux-ci fe tnirent a 1'écart en arrivant, & s'ytinrent conftamment, pendant queHuffein & moi accompagnions Sultan Muftapha fur le pont dont il examina la ftructure avec beaucoup de foins. II fit enfuite paffer 1'artillerie a plufieurs reprifes, & ne négligea aucun des détails qui pouvaient 1'éclairer fur la maniere de tranfporter & d'établir ces ponts militaires. Ce Prince , qui me tenait depuis long-temps debout, s'appercevant que je fouffrais, me paria ayec intérêt de Paccident qui m'était arrivé; & mon acolyte, croyant faire fa cour a fon Maitre, en faifant valoir mon activité, in- fiftait fur la fatigue dont je Paccablais, öc «e déinontrait que fon inertie. Vous ne favez donc pas, lui dit le Grand-Seigneur, pourquoi cette différence entre vous deux; je vais vous 1'expliquer. Lorfque Tott eft venu au monde, il eft tombé fur fes deux pieds, s'eft mis a courir; & vous, Huffein, vous êtes tombés fur le cul, & vous y êtes refté. Si cette apoftrophe humilia le courtifan , il en fut bientót confolé par Pordre de diftribuer a mes gens un fac de équivaut a celle de Capitaine, & chez les Turcs les (lifférentes formes de turban y diftinguent tous \ü états & tous les gratiss,  94 Mémoiresfequins (i), que fon Maftre lui donna en allant s'embarquer. La vivacité avec laquelle Sultan Muftapha s'approcha de fon bateau, ne lui ayant pas permis d'appercevoir une marche en fortant du kiosk, le faux pas qu'elle lui fit faire, 1'aurait expofé a une chute dangereufe, fi nous ne nous fuffions pas empreflés de le foutenir. Tandis que ce Prince, en s'embarquant, applaudiffait au fuccès du nouveau pont, & m'engageait a prelfer les travaux qui pouvaient aflurer a fon armée 1'avantage d'avoir des pontons, je voyais Hufiein uniquement occupé k crever le petit fac de fequins qu'il tenait dans fa poche (a), afin de les mêler avec ceux qui lui appartenaient: de cette maniere, confondant fa générofité avec celle du Prince, mon collegue fe contenta de diftribuer dix fequins a chacun de -mes gens , & crut pouvoir en fureté de (1) Le fequin eft une monnoïe d'or ; mais il yt W a de différentes valeurs. Le féquin le plus en jifage vaut a-peu-près 7 livres de notre monnoie. (2) Les Turcs ont toujours les habits de deflbus c'roifés & fixés par une ceinture qui retient tout ce qu'ils placent fous ces revers, entre la doublure defquels il y a des poches ménagées pour les montres, 1'argent & autres effets qu'ils foignent plus. particuliérerneat.  du Baron dc Tott. t)^ confcience , s'en réferver .au moins deux cents pour fon compte. Le Vifir & les Minifires de la Porte ne virent pas fans jaloufie le rendez-vous que je venais d'avoir avec leur Maitre, & fous le fpécieux prétexte de conferver au peuple le fpeciacle d'une invention auffi utile que nouvelle pour Conftantinople; mais en effet dans la feule vue de faire pourrir les pontons, ils ordonnerent que ce pont det meurat jufqu'a nouvel ordre. Cependant le foin des ouvriers qui le veillaient, empêcha " Peffet de cette baffe jaloufie; le peuple en profita; le pont fut pendant quarante jours le but de fes promenades , & la néceffité . de rendre a la riviere fa navigation contrai1 gnit les Minifires a attendre une autre occafion pour me nuire. J'étais convenu avec Ie Grand-Seigneur que 1'on accompagnerait les cinquante pontons deflinés pour Parmée, d'un nombre fuffifant d'hommes capables de s'en fervir, & d'un chef affez inftruit pour les bien commander ; mais cette inflruétion fi néeeffaire fut précifément Partiele négligé. On embarqua tout 1'attirail, tout s'achemina vers Parmée , & le chef des Pontonniers s'y rendit avec fatroupe, fans avoir daigné faire connaiflance ni avec moi, ni avec les pontons.  9 6 Memoires Ces différents envois ne fervaient qu'a encombrer le port de Varna, & le GrandVifir laifla bientót dans 1'oubli ce qu'il avait demandé a la Porte avec le plus d'inftance. L'armée Ottomane croupiffait également a Babagdag , oü fon camp fut établi pendant prés de trois ans. L'approvifionnement que Pignorance des Généraux n'aurait pu calculer, & que Parrivée imprévue d'une multitude de volontaires rendait incalculable, en préfentant fucceffivement 1'abondance ou la difette, Ie gafpillage ou les plaintes, accrurent 1'indifcipline au degré de braver Pautorité qui n'avait pas fu la maintenir; le defpotifme, dont Part n'eft pas de conferver, mais qui excelle toujours dans celui de détruire, s'empreffa de donner a Abdi-Pacha la place de Janiffaire-Aga, afin de remettre la haute police de Parmée entre les mains d'un homme dont Ia réputation était celle d'un bourreau. Son premier foin fut aufïï de faire creufer de grands puits, & fon occupation journaliere de les remplir de foldats qu'il faifait étrangler fur le moindre prétexte & fans aucun examen. AbdiPacha n'était pas depuis trois mois en place que Ie public lui reprochait déja la mort de plus de trente mille hommes, & que le Gouvernement s'applaudiffaitjd'avoir trow vé un expédient auffi efficace pour affurcr le boa  'ia Baron de Tott. 97 üon ordre & 1'abondance. Les moyens que les Turcs employent pour furprendre leur ennemi, ne font pas moins étranges. Qn a vu le Grand-Tréforier, commandant un détachement de nuit, fe faire éclairer par la flamme des bois réfineux, difpofés a cet effet dans des réchauds de fer fixés au bout de longues perches. Abdi-Pacha fut furnommé le faifeur de puits , & le GrandTréforier ne fut plus défigné que fous le nom du flamboyant. Quelque fut Pignorance des Turcs , il 1 n'était pas moins vrai qu'il manquait a leur 1 armée une artillerie de campagne, dont les : plus grands talents n'auraient pu fe paffer. ün ne pouvait employer les fonderies déja ;ij établies. Tout le travail fe faifait dans des ! fourneaux d'ufine (O, &le bronze calciné li d'abord par Paétion des foufflets, &refroidi :i enfuite au fond des balfins , n'arrivait qu'en pate dans les moules, dont la défechiofité ajoutait un vice de plus aux pieces qui en : fortaient. Je propofai 1'établiffement d'un. fourneau de réverberes , celui d'une mali chine a forer les pieces. Le projet de fon:| drefans foufflets, de couler plein, de forer enfuite,fit rireles fondeurs Turcs. Mais le (1) Fourneaux d'ufage pour les fontes de fer. III. Partie. L  5? Mémoires Grand Seigneur m'avait accordé fa confian» ce ; il chargea fes Minifires de conférer avec moi fur cet objet, & ceux-ci ne s'occuperent bientót qu'a faire échouer mon entreprife. Le premier moyen qu'ils employerent fut de rejetter la propofition que je leur fis d'attirer a Confiantinople les ouvriers dont j'avais befoin, & dont je prélentai la lifie au Vifir. Vous propofez, me répondit ce premier Miniftre, des chofes li étranges, que nos plus habiles ouvriers les regardent comme impofiibles; commencez donc par nous en ddmontrer le fuccès; faites feulement une piece telle que vous 1'annoncez , & nous ferons venir enfuite tous les ouvriers que vous voudrez. Une re'ponfe auffi abfurde m'aurait fans doute juftifié d'abandonner les Turcs a leur incptie : elle me révolta ; je m'aveuglai fur la téméritd de 1'entreprife , & nous convinmesque le lendemain je me rendrais ayec un des Minifires de la Porte , pour choifir le lieu oü la nouvelle fonderie ferait dtablie. Cependant je n'eus pas plutót fait ce coup de tête , que, réfidchiflant fur Pdnormitd du travail, je penfai aux moyens d'en venir a bout. M. le Comte de Saint-Prieft ne pouvait ignorer aucune de mes ddmarebes , & je devais perfonnellement a cet Ambafiafadeur d'autant plus de confiance, que peu  du Baron de Tott. 99 d'hommes a fa place anraient mis les mêmes ifoins dont il favorifait conftamment tout ce qui pouvait augmenter mon crédit a la iPorte. Le projet de diriger la fabrication ud'une nouvelle artillerie paraiffait auffi un s]affez grand effort , pour qu'il ri'imaginat spas qu'on püt aller au-dela ; & lorfqu'en lui qracontant ce qui venait de fe palier, je lui ■dis la réponfe du Vifir pour refufer les ouIvriers, il en fut frindigné, que m'interromIpant vivcment:J'efpere, medit-il, que vous Bes avez envoyé paitre? Point du tout, lui jrépondis-je, j'-.: accepté. Mais le calme de >|ma réponfe ne put tranquillifer M. de Saint:|Prieft; fa prudence calculait tous les inconJvénients ; fes lumieres prévoyaient toutes Jles difficultés, fon amitié les exagérait, & ■Ke ne parvins a le raffurer un peu qu'en lui ifgarantiflaut le fuccès. J'avais befoin de me ■He garantir a moi-méme; je n'avais jamais ilvu de fonderie, &mon gofttpour les arts, ildont je m'étais toujours amufé, n'avait pu ■Jme porter vers celui qui ne peut jamais Tamufer perfonne. L'ttude que je dus en Jfaire devint aufïï pour moi un travail fé. lieux, &je ne me rendis au rendez-vous du t Grand-Tréforier, nommé pour m'accom! pagner dans la recherche du terrein de la • nouvelle fonderie, qu'après avoir bien étu1 dié la pofition & la nature du fol propre Eij  100 Mémoires è cet établiiïement ; mais nous parcourimes en vain les différents endroits qui pouVaient me convenir; on trouvait des diffi» cultés par-tout , & je vis clairement que: la jaloufie des Minifires voulait fe faire unêi alliée des eaux de la mer, en me placant fur le rivage. II ent fans doute été plus prudent de faifir ce nouvel obfiacle, pour re-1: noncer a la befogne; mais 1'entêtement aban* donne rarement les fraix qu'il a fait. J'ob«i fervai feulement qu'il en coüterait davantage au Grand-Seigneur, & j'ajoutai avea affez d'humeur, pour faire voir au Grand-! Tréforier que je n'étais pas fa dupe, qufi s'il ne voulait pas ménager les trélbrs de fon Maitre, j'établirais la fonderie au ml üeu du port. Le Cheir-Emini (i) fut chargé de payer les dépenfes, & un Grec, préten-i du Architeóle, eut le foin de raffembler les ouvriers, & de leur faire exécuter mes orj dres. J'avais étudié le premier plan, &trom vé le moyen de le défendre des eaux; mais il me fallait conftamment joindre la pratique a la théorie; être tout a la fois architeéte j macon , tailleur de pierres , forgeron, fer» rurier. Mes plans n'étaient que pour moi-, (i) L'Intendant de la ville : fa charge eft plial particuliérement analogue a celle de Sur-Iatendaad •des batiments.  da Baron de Tott. tot 'jperfonne ne les entendait; aucune analogie I entre le travail que j'ordonnais, & celui auj quel les ouvriers étaient habitués; & j'ai dü. ijfouvent, pour vaincre les dinicultés d'une ij mauvaife habitude, mettre le macon a Ia d forge, & donner la truelle au forgeron. Un iGrec, expert dans 1'art de faire des rooujlins, apporta cependant quelqu'intelligence ] & quelque propreté dans la conflruétion de i la machine a forer. Les Mémoires de SaintjRemi & 1'Encyclopédie me guidaient jourjïiellement, & me fuflirent jufqu'au moment jou je dus faire les moules; mais la je fus larrêté tout court. La terre des Chartreux, | la feule indiquée fans défigner ce dont elle | eft compofée, ne me donnant aucune lumiere li fur les analogues que j'aurais pu me procurer, I j'eus recours a un mélange de glaife, de faIble & de platre qui m'en tint lieu. Enfin, 0 tout étant difpofé pour mettre le feu au four- 1 neau , je le chargeai de trente milliers de méi tal; & la matiere étant en bain au bout de | treize heures, pendant lefquellesje dus fupI porter feul la fatigue d'un travail que perij fonne ne pouvait partager avec moi, je cou'I lai a la pointe du jour vingt pieces de canon | avec un fuccès qui furprit & enchanta les | Turcs, tranquillifa M. de Saint-Prieft, & | m'étonna plus que perfonne. J'avouai alors a cet AmbafTadeur que c'était la première E üj  *0i Mémoires fonte que j'euffe vue. II frémit de la tèmê rité'de mon entreprifc : elle pouvait en effet paraïtre folie; mais on ne peut cependant difconvenir qu'une forte d'obftination dans, le vouloir, & de la docilité dans 1'action, font deux moyens auxquels les plus grands obftacles réfiftent difficilement. Toutes les abfurdités & les calomnies que 1'ignorance & la mauvaife foi avaient raflémblé contre moi, difparurent. La poffibilité de fondre fans foufflets était démontrée, & la machine a forer ne laiffa bientót aucun doute fur la perfeétion du nouveau travail. La Porte n'oppofa plus d'obftacles a Parrivéedes ouvriers; l'état que j'en avais préfenté fut agréé; mais le fondeur fut fi mal choifi par la perfonne de Marfeiile, a laquelle je donnai ce foin, que j'ai toujours dü furveiller les fontes, & congédier enfin cet homme, lorfque mon charpentier, que j'employais k tout, fut en état de le remplacer. Tandis que je travaillais a Conftantinople k préparer aux Turcs une meilleure artillerie , celle des Ruffes , en agiffant fur le Danube, affurait a mes opérations le omcouts da Grand-Vifir; & quelques bombes tirées a ricocbet, ayant diffipé la cavalerie Ottomane, la Porte demanda avec inftance des mortiers difpofés pour le menie effet,  du Baron de. Tott. 105 | & des bombardiers en état de s'en fervir. I La plaine d'Ocmeidan (1), fut cboifie pour I faire les épreuves dont je fus requis dem'ocI cuper. Tout étant préparé, les Minifires i de la Porte, toujours empreffés d'étre mes j juges, fixerent le lendemain pour venir y 1 affifter; mais le Grand-Seigneur leur envoya I ordre de vaquer a leurs emplois, en leur i faifant dire qu'il irait lui-méme a Ocmeidan. j Cet avis, qui ne me parvint que fort tard, \ m'obügeait de partir k la pointe du jour , | pour dévancer Parrivée de tout ce qui prcJ cede le Grand-Seigneur. J'avais eu foin de I préparer la veille ce qui devait fervir aux \ expériences ; & dans ce foin , je m'étais i, réfervé celui de charger moi-même les boraI bes, afin d'être fans inquiétude fur les acI cidents qui pouvaïent réfulter de la moinIf dre négligence a cet égard. La foule du (1) Ocmeidan , ou la plaine des Fleches, dont une partie eft parfemée de petites colonnes de marbre chargées d'infcriptions. Leurs diftances dcfignent celle que les Fleches ont parcourue, & le nom de ceux qui les ont lancées : les Empereurs Turcs ont eu prefque tous la vanité de prétendre a ce genre de célébrité. Ocmeidan eft auffi le lieu oü 1'on donne ordinairement les fêtes relatives i la Circoncifion des Princes Ottomans. Le GrandSeigneur y a un fort beau kiosk , ainfi que les batiments néceffaires pour recevoir fa Cour, E iv  104 Mémoires peuple qui fe raflemblait, & groffiflait a chaque inftant, me fit m'applaudir de ma prévoyance; mais 1'imprudence de cette populace ne me tranquillifait pas fur les dangers. auxquels fon ignorance pouvait d'autant plus 1'expofer , qu'accoutumé a voir tirer les bombes en 1'air, les Turcs ne pouvaicnt fe perfuader que j'eulfe befoin d'un efpace découvert en avant du mortier, & je dus attendre 1'arrivée du Grand-Seigneur pour difpofer le tir des pieces. Le Cheir-Emi"i CO» qui, dans cette expérience , m'avait été donné pour collegue, fe promenait en long & en large avec le baton blanc a la main O), lorfqu'un Officier du Serrail, accourant a toute bride , lui donna 1'ordre de fe placer avec moi au pied de 1'efcalier, oü SaHauteffe devait mettre pied a terre, & il ajouta que je devais prendre (t) Cheir-Emini, 1'Intendant de la ville, & plus particuliérement 1'Intendant du Serrail. II furveille tous les batiments publics & ceux du Grand-Seigneur; il a auffi les menus, & par commiffion , fait tout ce qui tient a la comptabilité dans les dépenfes extraordinaires; mais cette charge , ainfi que toutes celles du Gouvernement Turc en participant a un régime auffi monflrueux, ne peuvent être affimilées a aucune charge des Gouvernements Européens. (i) Ce baton eft la marqué de Commandant*  du Baron de Tott. 105 le baton blanc dont je fus pourv'.1 a Pinftan. Muftapha ne tarda pas aparaitre;il me falua avec bonté, & fon nis, SultamSélim, qui 1'accompagnait, m'examina depuis le,s pieds jufqu'a la tête avec la plus grande attention. M. le Comte de Saint-Prieft, curieux de voir ce fpeciacle , était arrivé h cbeval quelque temps avant le Grand-Seigneur; & s'était placé dans un des appartements voilins du kiosk, oü Sa Hauteffe venait de s'affeoir avec fon fils. On ne tarda pas a informer Muftapha de cette circonftance; j'ai fu depuis qu'elle avait été caufe d'une forte de circonfpeétloh que le GrandSeigueur s'impofa dans la crainte de déplaire a M. de Saint-Prielt; & ces petits détails celferont de paraitre minutieux, quand on verra qu'ils développent le moral de la nation qu'ils concernent. Nous étions reftés, ie Cheir-Emini & moi, a la place qu'on nous avait aflignée; nousy attendions les ordres de PEmpereur, lorfque le Séliétar-Aga vint me dire de fa part que j'étais le maitre de faire commencer le tire des bombes a ricochets. Je lui repréfentai alors que la foule qui nous environnait, & qui excédait vingt mille ames de tout age & de tout fexe, devait avant tout être écartée, de maniere a ce que l'avant du mortier fClt totalement découvert, E v  IOÓ Mémoires Aufli-t une vingtaine d'Afféquis (i), le baton haut, firent reculer la populace; mais ils ne vinrent pas fi aifément a bout de la difpoferde nianiere a laifler unlibre paflage aux bombes, dont les ricochets ne dépendent que d'un tire plus ou moins horifontal. II fe fit enfin une trouée d'environ vingt toifes de large , mais fi profonde , qu'il était a craindre que le premier bond fe faifant dans fon étendue, quelqu'inégalité dans le terrein ne renvoyitt la bombe fur lesfpectateurs. Dans ce cas , le peuple n'aurait pas masqué de rejetter fur moi Ie blame que fon ignorance feule aurait mérité : cependant la première bombe ayant touché terre, par-dela Ia multitude, je fus plus tranquille. Déja fix bombes avaient été lancées, & après douze ou treize bonds, étaient allées crever a plus d'un quart de lieue; il ne m'en (i) Afféquis, efpece de Boftindgis d'élite, don un detachement accompagne toujours le GrandSeigneur : ils font armés de fabre , & portent a la main un baton blanc , qui indique le commandement du Grand-Seigneur, dont ils font les exécuteurs. Ce font auffi les Afféquis, qui , par troupes, font 1'ofHce de la Maréchauffée dans le voifinage de la Cour; ils font, ainlï que les Boftandgis, leur fervice a cheval , excepté dans les promenades du Grand-Seigneur, oüils le précédent a pied.  ■du Baron de Tott. lOj reftait plus qu'une des fept que j'avais chargées, comme je 1'ai déja dit, avec le plus grand foin; elle part, touche terre au milieu de la trouée, y refte, & continue-de brüler fa fufée. C'eft fans doute le cas de dire qu'elle dura vingt mortelles fecondes, pendant lefquelles je ne voyais que les victimes d'un accident auffi fingulier qu'imprévu. Cependant aucun des affiftants ne bouge. On regarde cette bombe avec la même curiofité que celles qui 1'avaient précédées; elle n'éclatapoint. Jerefpirai alors; &l'examen que j'ai fait enfuite de cette bombe m'ayant prouvé qu'elle avait été chargée dans toutes les regies, je ne pus découvrir la caufe d'une exception auffi heureufe. On n'avait pas eu le temps de s'appercevoir de mon iuquiétude. Cet événement fut applaudi comme une gentilleffe par laquelle j'avais voulu finir. On fe glorifiait même de n'avoir point eu peur; & quelques bombes tirées avec un mortier de onze pouces, dirigées fur une tente placée a fix cents toifes , en abattant le but, acheverent de compléter la fatisfaclion du Grand-Seigneur & des Beyeux qui s'étaient raffemblés. Saliautefie avait fait apporter avec elle une peliffe d'hermine, dont elle comptait me faire revêtir; mais, comme je 1'ai déja fait preffentir, la préftnce de M.leComte de SaintE vj  10 8 Mémoires « Prieft, qu'elle n'avait pas prévue, la détermina a fupprimer cette diftinétion, dans la crainte de déplaire a 1'Ambaffadeur du Roi, pour lequel on n'en avait pas prdparé. L'expédient qui parut le plus conciliant, fut de m'envoyer a la Porte pour y recevoir ce témoignage de la fatisfaclion du Grand-Seigneur. Un des Officiers de lafuite, courut y porter fes ordres, & le Cheir-Emini eut celui de m'y cónduire. Cependant le peuple qui avait applaudi aux dpreuves, qui. s'attendait même a m'en voir recevoir la récompenfe , étonné d'abord de me voir cónduire a la Porte, crut bientót que c'était pour m'y punir, & finit par trouver. cela fort jufte. Le Grand-Vifir, prévenu demon arrivée, m'attendait dans la falie d'audience, oü tous les Miniftres étaient raffemblés. J'yregus leurs félicitations fur ia fatisfaction du Grand-Seigneur. Sa Hauteffe, me dit le premier Miniftre, m'a chargé de vous en donner des marqués publiques. Auffi-tót il fait figne au Maitre de cérémonie de me revêtir d'une peliffe d'hermine, & le Hafnadar (i) arrivanten même-temps, me remit une bourfe de 200 fequins. Je me tournai atilli- (1) Tréforier,  du Baron de Tott. IC tenta, & c'eft par lui qu'elle m'eft revenue. II y avait déja quelque temps que le GrandSeigneur m'avait confulté fur les moyens i prendre pour mettre le canal de la merNoire hors d'infulte. J'avais propofé la conftruction de deux chateaux vers fon embouchure; mais je croyais ce projet abandonné, lorfque je fus informé des travaux que la Porte faifait aux deux Phares d'Europe & d'Afie. Ils étaient confiés a Pintelligence de deux architeétes aufii peu inftruits des lignes de défenfe, que des regies de Vitruve. On vit bientót a 1'ouverture du canal, & hors de la portée des boulets de trente-fix, s'élever de mauvaifes tours, & quelques murailles feches qui devaient contenir Partillerie; une couche d'eau de chaux, en blanchiffant le tout, mit bientót les Minifires en état d'annoncer au Grand - Seigneur la perfeétion de cet ouvrage ; mais Sultan Muftapha, qui avait fans doute prétendu que j'en furveillaffe 1'exécution, étonné de ne point m'appercevoir dans le compte qu'oa avoir placé la manche de fa robe Manche fur la tête du chef de cette troupe, 5c que le feutre blanc qui pend encore au bonnet des Janiffaires ne s'eft confervé qu'en jsémoire de la manche «T Adgibektache.  ia Baron de Tott. ll% lui rendait, en demanda la raifbn. Ses Minifires , qui ne cherchaient qu'a m'éloigner , s'excuferent fur ce que 1'ordre ne leur avait pas enjoint de me confulter; mais Sa HautelTe ne voulant pas s'en rapporter a eux, leur donna la mortification de ibumettre leur ouvrage a mon infpe&ion. Le Reis Effendi (i) & le Grand-Tréforier furent chargés de me cónduire aux nouveaux Chftteaux, pour y décider s'il fallait, ou les conferver, ou les détruire. La douceur avec laquelle le Grand-Vifir me fit cette invitation , me prouva que le Grand-Seigneur en avait peu mis dans 1'ordre qu'il venait de donner h fes Minifires; mais fi cette circonftance excitait leurinquiétude, elle n'était pas moins embarraffante pour moi, & je devais, ou trahir les intéTêts qui m'étaient confiés, ou facrifier des innocents. Je ne pouvais en effet me diffimuler qu'en improuvant les travaux qu'on venoit de faire , ceux qui les avaient ordonnés, en rejetteraient le blame fur les deux architecles; & que ceux-ci n'ayant pu ni mieux faire, ni refufer de s'en charger, il y aurait une grande barbarie h les en inculper. Nous conduifimes ces malheureux avec nous, & leur premier foin, lorf- fO Miniftr* ées A^aire» étrangeres. F ij  114 Mémoires que nous arrivames, fut de me repréfentêt le danger qu'ils couraient fi je défapprouvais leur ouvrage; mais en me bonjant a les aflurer que leur ignorance devait les fauver, je ne les tranquillifai pas. Cependant les deux Minifires me prefl'aient de prononccr, & blamaient déja la maconnerié, ainfi que le mauvais état des logements qu'on avait pratiqué dans 1'intérieurde 1'enceinte. C'cftla le moins intéreffant , leur répondis-je j 1'elfentiel eft que les boulets fecroifent; ou pourra aifément remédier au refie. Aufii-tót un des architectes s'emprefla de garantir que les boulets traverferaient: C'eft ce dont vous ne devez pas vous mêler, répliquaije; vousavez confiruit furies emplacements qu'on vous a indiqué; fi les diftances font trop grandes pour le tir des pieces, il fera inutilq d'examiner les principes de votre conftruétion , paree qu'il faudra tout détruire , & prendre une meilleure pofition. Le Grec s'appercut alors de la fottife qu'il avait raite de parler artillerie, & les canonniers recurent ordre de préparer les pieces. Le Grand-Tréforier, celui de tous les Miniftres qui avait eu plus direclement part h ce travail, me propofa d'allerfur le rivage , juger 1'effet des boulets. Le maitre canonnier, ajouta-til, m'aflure qu'il les a déja vu fe croifer. J'ai taut de confiance, lui ré-  da Baron de Tott. n pondis-je , dans fes obfervations, que je me garderai bien de les répéter a la même place ; c'eft fur le donjon que je vous propofe d'en faire de nouvelles; fon élévation nous inettra' plus a portée de jager les coups. Nous fümes aufïï-tót nous établir dans les créneaux d'une mauvaife tour, prudemment deftinée a fervir. de rnagalïn a poudre. Un pavillon déployé ayant été donné pour fignal, ■nous jugeames bien diftinctement que les deux boulets d'Afie & d'Europe parcoururent a peine le tiers de 1'efpace qui féparait les deux Chateaux; & cette expérience répétée plufieurs fois, décidait la queftion. L'examen de la conflruclion des Chilteaux était devenu fuperflu, & 1'inutilité de ces forte•reffes démontrée. On drefla le procés-verbal de maniere a diffiper 1'inquiétude des deux Architectes. Je dïnai avec les deux Miniftres ; nous nous remharquames enfuite pour retourner a Conftantinople, & examiner, chemin faifant, la pofition la plus convenable aux deux forts qu'on croyait néceffaires a la défenfe du Bofphore; nous la trouvames bientót, & les deux premiers caps que nous rencontrames, placés a une diftance convenable, & fitués de maniere & défendre les mouillages qui font en-avant, fembiaient deftinés a cet effet. On verbalifa en conféquence; les iMiniftres furent rent F iij  12.6 Mémoires dre compte de leur commiflion, dont le réfulrat fut pour moi , pendant plus de fix mois, de n'en entendre pas parler. Les travaux de la fonderie , & 1'école journaliere du nouveau régiment de canonniers, me fournifiaient afi'ez d'occupations pour me diftraire de toute autre idéé, & je ne penfais plus au projet de fortifier le canal; jedevais même croire que le GrandSeigneur 1'avait abandonné , lorfque deux meffages, 1'un du Vilir, 1'autre du ReisEfFendi, arrivant en même-temps pour me prefier de me rendre a la Porte, me firent foupconner quelques ordres de 1'intérieur (t), dont 1'exécution ne pouvait fouffrir aucun retard ; mais je n'avais pu prévoir 1'agitation dans laquelle je trouvai les Minifires. Réunis chez le Vifir, ils étaient encore effrayés de la colere & des menaces de leur Maitre (2). Sultan Muftapha , qui venait fouvent a la Porte conférer avec fes Minifires, & fe faire rendre compte de leur gefiion , était venu le matin; bien informé (1) Ce terme qui traduit le mot Turc, eft confacré par 1'ufage pour déiigner le Palais du GrandSeigneur , & femble efteftivement mieux qu'aucun autre convenir au Defpotifme. (1) Les détails de cette fcene m'ont été confiés par le Reis-Effendi.  du Baron de, Tott. 117 fans doute quelaconftrucriondesnouveaux Chateaux n'était pas commencée, il convoqua fes Miniftres avec précipitation, & fon début les fit trembler. Vous êtes des traitres, leur dit-il; vous avez déja ébranlé mon Trone; vous ne travaillez qu'a le détruire : la colere éclataitdans fes yeuxrfon auditoire était interdit. Ifmaël Bey(i),plus hardi que les autres , paree qu'il était plus für de la faveur de fon Maitre , ofa üul prendre la parole pour le fupplier de nommer le traitre. Vous-même , lui repliqua le Sultan : oü font les Chateaux que Tott devait conftruire depuis plus de fix mois ? II a décidé 1'emplacement convenable ; lui avez-vous fourni les moyens de pofer la première pierre ? Les Miniftres oppoferent pour leur juftification, qu'ils n'en avaient pas recu 1'ordre. L'Empereur affura qu'il 1'avait 'donné , & 1'on ne parvint a le calmer, qu'en lui garantiffant que les ouvriers y feroient le lendemain. Nous convinmes de 1'heure alaquelle nous nous y rendrions , pour y donner feulement quelques coups de pioche : formalité que les Miniftres exigeaient, afin de pouvoir garantir a leur Maitre, en füreté de confeience,quektra- (i) C'eft le nom * Mémoires vail était commencé. II me fallait, pour Pentreprendre, un préalable plus utilc,& je m'occupai des plans dont le fire était fufceptible, tandis que le Vifir confïijta les aftrologues, afin de connaitre le jour & 1'heure la plus favorable pour pofer la première pierre. Ils venaient d'en fixer 1'époque, & j'allais partir pour me rendre a cette cérémonie (i), lorfqu'un Turc, fuivi de plufieurs tchoadars, arrivé chez moi, & fe fait annoncer de la part du Grand-Seigneur. Le maintien important du perfonnage, & fa gravité filencieufe, ne pouvaient fervir promptement le defir que j'avais d'apprendre 1'objet de fa miffion. Sa lenteur a avaler fa taffe de café, prélude de toutes les converfations turques , ajoutait encore a mon impatience. II tire enfin de fon fein un petit fac de fa'tin rouge, qu'il me préfente de la part de fon Maitre, en me faifant compliment fur la diflinétion qu'il renferme,& Jes prérogatives qui y font attacbées. Pendant ce temps, j'ouvre le fac; j'en tire un paquet de mouchoirs brodés en or, & qui (0 Cette fcience abfurde que la crainte foudoie, & qui ne préfage avec certitude que le degré d'ignorance de ceux qui s'y livrent, eft tellement révérée a Conftantinople, qu'il y exifte un Munedgim-Bachi, Chef des Derins,  du Baron di Tott. 119 I fervaient d'enveloppe a quatre raorceaux d'ébene, qui, réunis bout a bout par des charnieres en argent, donnaicnt en fe dé.veioppant 1'étalon du pic de conftruélion |i\ Vous pouvez, continua le Turc, djf; pofer aétuellement de tous les ouvriers qui font a Conftantinople; & le pic du Grand' Seigneur qui vous eft contié, étend votre autorité fur eux, jufqn'aux peines afflicti■ ves. D'auiïi grands avantages perdaient : beaucoup de leur valeur dans mes mains; mais je ne pouvais me difpenfer de montrer le cas que j'en faifais, en donnant un préfent au porteur, & quelques fequins a fa fuite; je joignis 1'étalon a différents inftrumcnts que j'emportais, & je partis pour me rendre a 1'emplacement des nouveaux Cha> tcaux, oü je trouvai environ quarante piqueurs d'ouvriers déja raiTemblés : chacun d'eux était muni d'un doublé pic, & cette marqué d'autorité me rappellant celle dont je venais d'ètre revêtu, je voulus, en at- (1) Pic , eft le nom de 1'aune Turque; mais il y en a de plufieurs efpeces. Notre aune marchaiide équivaut a un pic, Sc trois quarts de pic d'ufage pour les draps. L'indafé eft un autre forte de pic qui mefure d'autres étoffes . Sc le pic de maconnerie.plus grand que les autres, équivaut a deux pieds quatre pouces trois lignes. F v  ï3° Memoires tendantl'heure aftrologique qui devait amener les Minifires, employer ce temps a vérifier les mefures des piqueurs , afin d'y établir 1'uniformité fans laquelle je ne ponvais efpérer aucune exaétitude. Tous ces Meffieurs m'entouraient alléz familiérement; & leur chef qui fe difait architecle , qui croyait 1'être, & qui paraifiait déja compter fur ma docifté a fes confeils, me propofa de vérifier toutes les mefures fur la fienne. II faut avant tout vérifier la vótre, lui répondis-fe; & prenant aufii-tót parmi mes infiruments le petit fac cramoifi, j'en tirai 1'étalon. A fon afpeét, la troupe des piqueurs fit un efcarre a dix pas de moi, & je profitai de cette première furprife pour établir mon autorité par un aéte de févérité, impofant fans être cruel ; j'ordonnai la vérification des mefures, en enjoignant de brifer toutes celles qui ne fe trouveraient pas conformes a 1'étalon. Aucune n'échappa a eet arrêt, celle du chef eut le même fort; j'en fis couftruire fur le champ de nouvelles que je fis poinconner , & 1'on était encore ocenpé a ce travail, lorfque les Minifires arriverent. -Leur premier foin fut de fe tranfporter a 1'endroit que j'avais marqué pour pofer la première pierre ; elle était préparée , ainfi que le ciment & les ouvriers. La Grand-Tréforier tenait d'une main Ia  du Baron de Tott. i } i fentence aftrologique, & fa montre del'autre; il obferva la minute avec la dévotion la plus fcrupuleufe , & le nom de Dieu prononcé a la derniere feconde, donna le fignal qui acheva cette ridicule cérémonie. Mon premier travail devait être d'attaquer le fol, afin de 1'applanir & d'en tireè les matériaux néceffaires a la conftruction " des Chateaux. Cette opération ne pouvait s'effectuer avec de la poudre dans un roe vif, dont la qualité était une matrice de porphire. Je ralfemblai & fis barraquer aupr'ès des travaux quinze cents Macédoniens , qui font les Auvergnats de la Turquie. L'école d'artillerie , la fonderie & les nouveaux Chateaux , me forcaient de parcoürif journellement fix lieues d'el'pace qui les féparaient. Le Grand-Seigneur donna ordre au Boitandgi-Baehi de me fournir des bateliers du Serrail, que le tréfor pubüc fut chargé de payer extraordinairement, & dés ce moment mon bateau fut remifé a 1'arfenal a cöté de la felouque du Grand-Sci-. gneur. Les premiers travaux de la nouvelle fonderie devaient avoir pour objet la conftruction d'un train d'artillerie de campagne qui manquait abfolument aux Turcs , & que le nouveau corps était deüiné a fervir. Le Grand-Vifir dans toutes les lettres qu'il F vj  131 Mémoires écrivait de 1'armée , ne ceffait de réclamer ce lecours, & le Grand Seigneur m'avait chargé de préparer 50 pieces de 4 avec leurs affüts, que trois cents Suratchis formés a 1'école, devaient accompagner. Le charronnage fut encore un furcrolt a mes travaux, & ceux des Chateaux étaient pouffés avec la plus grande aéïvité , afin de fatisfaire 1'impatience que le Grand-Seigneur avait de voir les batteries baflés achevées &garnies de leur artillerie; maishTapplaniflement du roeher placa*it les pierres a cóté du travail, les mafles 'de porphire que ces pierres contenaient , en réfjftant aux outils les mieux acérés , en rendaient la coupe difficile. Cependant Jes bras infatigables des Macédoniens furmonterent ces diflictiltés. Nonobftant !a célérité que le Grand-Seigneur rielirait, j'avais établi un jour de repos & permis aux ouvriers d'aller le Dimanche fe récréer au village voilin. Ceux qui travaülaient au Chateau d'Europe profitaient de cette liberté, pour aller fe divertir a Fanaraki (1). Vingt-deux Macédoniens , chacun le fufil fur 1'épaule", s'y étaient (1) Village fitué en Europe fur Ia pointe du cap qui forme 1'embouchure , & qui prend fon nora ou fanal qu'on y a placé.  du Baron de Tott. 133 rendus; & réunis dans une taverne, ils y chantaient les victoires d'AIexandre. Pendant ce temps, une groffe faïque chargée de munitions pour Varna, contrariée par les vents, était venue mouiller a Pabri d'un écueil fitué en avant du village. Quatrevingt-dix foldats Turcs embarqués fur cette faïque venaient de mettre pied a terre,lorfqu'un de mes ouvriers ayant quitté fes compagnon?, pour aller refpirer l'air,s'approche de la cóte, oü il trouve les nouveaux débarqués armés jufqu'aux dents. Un d'eux, fier de la fupériorité que fa troupe luiafiürait, s'approcbe du Macédonien , & lui doiine un foufïïet a tour de bras. Celuici, fans armes pour vengcr fon affront, & peu familiarifé avec la langue Turque, fait feulement figue auchampion qui 1'attaque, de 1'attendre; qu'il va revenir. II le quitte auffi.tót, retourne a la taverne, nedit mot a fes compagnons , s'empare de fon fufil I fans qu'ils s'eu appercoivent, & retours a la cóte oü les Turcs étaient encore. II y diftingüe fon adverfaire; & lui mon trant fa joue, lui fait figne de recommencer. Mais le Turc qui avait déja le pifioleta la main, lui lache fon coup a bout portant, manque le Macédonien, qui, dans 1'inftant, lui met fa bourre dans le ventre, & périt-lui-même fous le feu de plus de 80 coups de fufils  13'4 Mémoires que les autres Turcs lui lachent. Cependant cette décharge réveille 1'attention des vingt-un Macédoniens; un de leurs compagnons manque; ils s'arment, courent a la cóte, voyent en y arrivant leur camarade étendu a cóté d'un Turc, & fans autres informations, chargent leurs ennemis, en couchent neuf fur la place, & culbutent les autres vers la mer, avec une telle précipitation, que partie dans les chaloupes, partie a la nage, ces braves gagnent leur vaiffeau, en coupent le cable, & n'échappent qu'en prenant le large. Cette aventure était trop férieufe pour ne pas m'en informer fur le champ. Deux Macédoniens députés vers moi, m'en rendent compte; & defirant prévenir celui qn'on en rendrait au Vifir, je partis fur le champ pour aller chez ce premier Miniftre, oü je me conftituai plaignantfur 1'infulte faite aux ouvriers des Chateaux. Le Vifir, après m'avoir écouf5, me dit froidement : Cela eft bien; qu'il n'en foit plus queftion. Comme j'ignorais qu'il füt déja informé de cette fcene, je ne trouvai pas cette réponfe fuffifante a ma demande, & je crus devoir infifter. Alors le Miniftre forcé des'expliquer,meditavec vivacité : Mais que prétendez-vous donc ? neuf Mahométans couchés fur la place ne vous paraiffent-ils pas un nombre fuffifant  du Baron de Tott. 135 de viftimes pour venger la mort d'un infidele. Je m'adoucis alors, & lui repréfentai qu'il fallait cependant pourvoir par les ordres les plus féveres a la tranquillité des travaux. Bon, ajouta-til, en riant, avec vos 1500 Macédoniens , vous feriez la conquöte du pays. Vos moyens de vous garder valeut mieux que ceux que je pourrais vous fournir. Je favais cela aulfi-bien que le Vifir, je ne voulais obtenir que 1'impunité, & je me retirai content de ma négociation , & parfaitement tranquille fur les fuites de cette affaire, nonobftant les menaces de la compagnie des Laffes, qu'aucun de fes membres n'eut le courage d'effeftuer. Le Grand-Seigneur m'avait donné la jouiffance d'une maifon de campagne louée a fes fraix, & fituée fur le bord de la mer, dans le village de Tarapia. Je l'occupais 1'été, & fa pofition en me placant a la méme diftance de Conftantinople & des Chateaux, me mettait a portée de vaquer aux différents travaux dont j'étais chargé. J'appris en revenant un jour de la fonderie, qu'un batiment Turc de la mer Noire, contrarié par les vents vis-a-vis Tarapia, venait de chavirer a 1'entrée du port. Le temps était fi ferein, & la brife fi maniable , qu'il était difficile de concevoir cet  13 6 Mém oirts accident. Curieux d'en connaitre le motif, je m'avauce de ce cóte'; & le premier objet qui me frappe eft la quille du vaiffeau qu'on voyait a découvert. Le Capitaine & cinq ou fix matelots qui compofaient fon équipage, alfis fur le rivage qu'ils avaient gngnd a la nage , confidéraient douloureuferaent ce défafire. Ils m'apprirent qu'une jeune fille & fa mcre, palfagers fur le même batiment, avaient péri fans qu'il eut été pofiible de leur porter aucun fecours. Mais ces détails ne m'expliquaient pas Ia raifon d'un événement auffi extraordinaire. Ce ne fut qu'après beaucoup de queftions que je parvins a découvrir que ce batiment chargé de planches jufqu'a mi-mat était parti de Synope fans.aucun lefi. Je frémis du danger que ces malheureux avaient couru , & qu'ils ne pouvaient éviter au moindre changement de vent. Ils ne dürent auffi le bonheur de ne pas chavircr en pleine mer qu'a Ia durée du vent en pouppe qui les avait amenés dans le canal , oü un vent très-faible du Sud, en les forcant d'arriver , avait fait jufiice de leur ignorance. Cette conduite attefiait que !e Capitaine & fes matelots navigeaient pour la première foiS; J'eus pitié de ces naufragés, je leur offris des fecours pour relever leur batiment ; & ma pitié augmenta , lorfqu'ils  du Baron d& Tott. 137 m'apprirent qu'un Turc, fe difant expert dans Ia marine , venait de leur faire donner d'avancecent fequins pour cette opération. Je pouvais croire que cette fomme, feul débris de leur naufrage, devenait encore pour eux une perte plus reelle, & je ne me trompai pas. En effet, quelques cordages apportés de Conflantinopfe dans une chaloupe, qu'unedouzaine deLeventis (1) accompagnaient , ne fervirent , en rapprochant le batiment de la cóte, qu'a le placer fur des rochers, oü la moindre agitation de la mer pouvait le brifer. Cependant ces marins officieux, formant de nouvelles'prétentions pour continuer leur travail, difparurent fur le refus. Le défefpoir des naufragés était a fon comble; j'envoyai aiuTitót des ordres aux Chateaux pour faire venir les cabeflans & autres apparaux qui 'm'étaient néceffaires , & avec lefquels je mis dans un après-midi le batiment en état de remettre en mer pour gagner Conftantinople. X'était un fpeélacle vraiment intéreffant que la joie de ces malheureux , & leur emprcffement a raffembler le préfent qu'ils voulaient me faire, & que je refufai en exigeant feuleraent qu'ils ne navigeaffent (1) Matelots de 1'Amirauté attachés au fervice des vaiffeaux de guerre.  13 ^ Memoires plus fans lelt. Les malheurs portent cotüfeil, me dit le Capitaine, & je profiterai de celui que vous me donnez pour vous olFrir un hommage de ma reconnaiffance, plus digne que celui-ci du fervice que vous m'avez rendu. En effet , quelques mois après,-on vint m'avertir que cet homme, accompagné des mêmes matelots, chargés de raifins fecs, de beurre & d'autres provifions de la mer Noire, conduifait auffi. plufieurs moutons : je les fis entrer, bien déterminé cependaut a n'en rien recevoir. Voici, me dit-il en m'appercevant, les malheureux que vous avez fauvés. Dieu a bériï votre bonne oeuvre, nous avons fait un heureux voyage; nous vous devons tout ce que nous poffédons, & nous vous ap* portons le tribut de notre reconnaiffance. Je fuis fort aife de vous revoir, lui répondis-je; mais je ne veux pas perdre Ie mérite de vous avoir obligé en en recevant Ie prix. Vous ne devez pas avoir cette crainte, me repliqua-t-il; & nous nous fommes impofés ce tribut annuel, afin que Dieu favorife notre commerce. Je me défendis alors plus que jamais de rien accepter; & Ie Turc, plus affeóté de ma réfifiance que je ne le croyais , me dit en paliflant: Vous pouvez fans doute nous refufer; mais foyez certain que nous n'emporterons votre re-  du Baron de Tott. 139 fus que pour aller au même inftant nous : replacer avec notre batiment au même lieu & dans la même pofition dont vous nous avez tirés. Le ton qui accompagnait cette phrafe me fit une telle impreffion, que ne pouvant me défendre de la crainte depouf§ fer ces malheureux au défefpoir, j'acceptai leur préfent, mais en exigeant d'eux qu'il 1 ferait le dernier (1). Le Grand-Vifir defirait depuis longtemps vifiter la nouvelle fonderie, & j'y étais occupé du nouveau train de campagne que 1'on ne ceffait de demander de l'armée , lorfqu'on m'annonca le premier L Miniftre. L'aftivité qui régnait alors dans I tous les atteliers me mit en état de lui faire parcourir les détails de ce travail; & parvenu dans les forges, il s'afïit fur une enclume. Nous differtions avec un grand mtérêt fur les objets les plus importants, tandis qu'un des Tchoadar du Vifir m'in- (1) Ce trait, qui peint fortement le fentiment de la reconnoiffance, ne doit pas plus fervir a caractérifer la nation Turque qu'elle ne le' ferait par un trait ifolé d'ingratitude. C'eft fur la temte générale qu'il faut juger les hommes. On ne peut fe Ia procurer qu'en raffemblant les différentes couleurs qui la compofent, & ce n'eft qu'apres les avoir mélangé qu'on en appercoit la ventable nuance.  14^ Mémoires terrompait a chaque inftant pour me demander fa bonne main. Ennuyé enfin de les importunités , & plus choqué de ce que fon Maitre les fupportait, je crus les réprimer, en lui difant vivement qu'il attendlt au moins que notre converfation füt tcrminée. Bon, me dit-il, alors il s'en ira, & je n'aurai plus le temps de vous attendre. Cette réponfe infolente ne le parut qu'a moi. Je donnai deux fequins; on m'allégua qu'il y avait beaucoup de monde, j'en donnai quatre ; & le Vifir qui s'était tü, recommenca a me queftionner comme auparavant. Enfuite il regagna fon bateau après avoir fait difiribuer par fon Tréforier une centaine de fequins aux ouvriers & fait donner particuliérement a mes gens.' Je 1'avais reconduit jufqu'a fon bateau, il y était déja placé, & fes rameurs comm'encaient a s'ébranler, lorfque 1'Officier d'artdlerie qui m'accompagnait par-tout faifit Ja pouppe du bateau, 1'arrête & demande a fon tour la bonne main qu'il n'a pas re?ue. Un Officier de Ia Marine, également eommis h ma garde, fe met auffi furies rangs : cependant le premier Miniftre demande a fon Tréforier pourquoi ces deux hommes n'ont pas eu part a la diftribution. Ceux-ci répondent qu'ils marchaient enavant; ils infifteut, & le Vifir, dont un  du Baron de Tott. 141 feul regard eüt fait trembler le plus intrépide, ne s'en débarralTe qu'en donnant & chacun de ces importuns quatre fequins. Pouvais-je meplaindre de fon valet, quand les miens n'avaient pas plus de ménagement pour lui. Ce premier Miniftre , dont j'ai déja efquiffé le caraétere, ne confervait fa place qu'en abandonnant les rênes de 1'Empire au Reis-Elfendi, dont 1'efprit fin & fournois , gouvernait avec une telle infouciance, que caufant un jour avec lui, & la con. verfation s'étantétendue fur la conquéte de Conftantinople faite par les Turcs fur les Grecs, & fur 1'inftabilité des Empires les plus puiffants, il me demanda oü jepenfais qu'une guerre maiheureufe pouvait les con-duire. Vis-a-vis, lui dis-je. II regarde aufiitót par la fenêtre, examine la cóte d'Afie; & fe tournant avec un vifage riant : Mon ami, me dit-il, il y a des vallons délicieux, nous y batirons de jolis kiosk. II eft facile de juger d'après cette réponfe, qu'IfmaëlBey, faiblement affeété des défaftres qu'il ne partageait pas direétement , fe bornait a déblayer les affaires courantes , prenait toujours les ordres du Grand-Seigneur fur tous les objets capables de le compromettre, & tenait plus a fa place qu'a fes devoirs. Ses liaifons avec Ifed-Bey 1'avoient  44* Mémoires élevé; elles le roaintenaient; & celui-ci, fai tisfait de Ia faveur de 1'on maitre, Ja confervait fans intrigues, en jouiffait fans ambition, & fe paffionnait pour le bien , fans être affez inftruit pour 1'opérer. J'étais fort lié avec ce favori ; il était 1'organe entre fon Maitre & moi, & lui rendait compte de nos converfations; elles me fourniffaient un moyen indireét d'infinuation dont j'ufais fouvent. C'était auffi par Ifed-Bey que le Grand-Seigneur me confultait; & ce Prince qui s'inrtruifait journellement, & dont les vues coinmencaient a s'étendre au-dela des limites ordinaires, traita avec un grand intérêt le projet de la jonétion des deux mers par riftbme de Suez. II voulut même ajouter aux connaiffances que j'avais a cet égard, celles des différents CommilTaires qui avaient été en Egypte , & Pon verra, dans Ia quatrieme Partie de ces Mémoires, que fi Muflapha avait affez vécu pour entreprendre ce travail , il eüt trouvé dans le local des facilités qui Pauraient mis a même d'opérer Ia plus grande révolution dont la politique foit fufceptible. II était fans doute bien Ioin de ce degré d'inftruéHon, lorfque cédant i Pappas d'un bénéfice apparent, il avait alxéré fes monnoies. Un certain Tair-Aga, flui a?r.it joui au commencement du -regu»  £u Baron de Tott., 143 de Muftapha, de fa faveur & de Ia place de Sur-Intendant des monnoies, lui fit adopter cette erreur ; & j'ai lieu de préfumcr que, parvenu a mieux connaitre fes véritables intéréts , 1'époque de la paix eüt été celle de la refonte de toutes les monnoies; mais le facrifice que cette opération exigeait, ne pouvait fe faire pendant la guerre; il fallait des efpeces quelconques. Les tréfors commencaient a s'épuifer , 1'hótel i des monnoies frappait nuit & jour, & 1'argent, réduit au bas titre de fept deniers de fin , en perdant de fa ducTilité , écrafait fouvent au premier coup de balancier, des coins dont 1'acier était aufii mal préparé"* que mal trempé. Cet inconvénient, qui retardait, arrêtait méme une fabrication qui ne fouffrait point de délai, demandait un i prompt remede. On me pria de 1'indiquer; ! & dans le principe qu'avec les ignorants, il faut paraitre favoir ce que 1'on ne fait pas, fi 1'on veut conferver le mérite de ce ] que 1'on fait, je me chargeai de ce travail. J'en étudiai les principes , & je parvins bientót a rendre les coins auffi folides qu'on le defirait. Tandis que je faifois toutes ces opérations , les ouvriers que j'inftruifais , intéreffés a la deftruétion des coins , ne pouvant attaquerla bonté du travail, cherchaient a me chicaner fur les moyens que  14 t Mémoires j'employais pour perfecYtonner la'trempe; ils prérendaient que je n'avais fubftitué de Furine a l'eau qu'ils ernployaient, que pour avoir le plaifir de fouiller le nom du GrandSeigneur en le trempant dans un melange auifi impur ; & après avoir divulgué cette ridicule fuppofition , ils la firent parvenir au Grand-Seigneur en forme de plainte légale. II était difficile qu'une tclle abfurdité eüt fon effet; mais tel eft la force des préjugés, que le Grand-Seigneur lui-même crut devoir éclaircir cc fait: peut-Ötre aulfi crutil que je ne manquerais pas de moyens pour détruire cette accufation. Elle me fut communiquée de fa part avec 1'invitation d*y donner ma réponfe. Je la troirvai dans le texte même de mes accufatêurs; & convenant de tous les faits & de 1'importance du nom de 1'Empereur, j'ajoutai que quelque refpectable qu'il fut, il ne convenait pas aux hommes de lui accorder plus d'égards qu'a celui de Dieu , qu'on tracait journellement fur une matiere uniquement compofée des haillons qu'on abandonne dans Ia fange. Cette réponfe , en fourniffant au Grand-Seigneur le moyen de ne pas fe ' croire infulté, ridiculifa la calomnie. Ce Prince , non content d'emprunter quelques notions utiles pour rcmédier momentanément aux viccs qui infectaiem toutes les  du Baron dt Tott. 145 les parties de l'adminiftration, defirait étendre les connaiffances, & les fonder dans une école de Mathématiques qu'il me pria d'établir & de diriger. Le corps des Mathématiciens, créé par Soliman, ne tarda pas a. réclamer contre cette innovation; elle fuppofait 1'ignorance des Muhendis (1) dont le chef garantiffait 1'inftrucYion; & Sa Hauteffe décida que préalablement ces Géometres feraient admis a 1'examen que j'en ferais en prdfence de deux Miniftres nommés Commiffaires a cet effet. Le jour pris, on s'aflembla; & fi les Savants n'étaient pas tranquilles , j'éprouvais moi-même , une forte d'inquiétude. En effet, ma pofition était embaralfante; je voulais vaincre, je craignais d'humilier; j'étais placé entre mon amourpropre & ma délicateffe. L'affemblée était compofée du Reis-Effendi, du Grand-Tréforier, du Cheir-Eminy (2), du chef des Géometres, & de fix Savants choifis dans le corps pour en défendre l'honneur. J'étais la béte noire de cette aflemblée, qu'Ifmaël-Bey ouvrit par un difcours oü Pinté» rêt de 1'Etat était réuni a la volonté du Maitre ; & toutes les têtes s'étant inclinées, je fus'requis de commencer 1'examen. J'y réflé- (1) Géometres. (2) L'Intendant des Batiments. ƒ/ƒ. Partie. G  ï 46 Mémoires chiffais depuis long-temps; & décidé pour le parti de la douceur, je demandai modeftement au chef quelle était la valeur des iroib angies ü un tnangle : je fus requis de recommencer ma queftion; & tous les Savants s'étant mutuellement confidérés, le plus hardi d'entr'eux me dit avec fermere", c'eft felon le triangle. Les bras m'en tomberent, & j'avoue que j'avais befoin d'une reponie aulli ablurde pour que ma queftion ne me laiffat aucun regret. II était inutile de pouffer Pexainen plus loin; je me contentai de réfoudre ma demande, & de démontrer cette vérité mathématique. L'ignorance de ces prétendus Géometres n'avait plus befoin de 1'être; mais je n'en dois pas moins de juftice a leur zele pour les fciences; ils demanderenttous a être regus a la nouvelle école, & nous ne nous occupames plus que de fon établiffement. J'étais allé a la Porte pour traiter de quelques objets qui y étaient relatifs : le Vifir m'avait engagé a les terminer avec le IVlek;toubtchi (1). Je trouvai celui-ci occupé d'une dépêche preflée, & j'attendais alfis fur fon fopha, qu'il eüt terminé, lorfqu'un Chek CO de la Mecque vint s'y affeoir a cóté de (0 Secretaire des Commandements. (2) Efpece de Princes Arabes defcendants de Ma-  du Baron de Tott. 147 moi. C'était un de ces fanatiques , qui, [i-,parce qu'ils font nés en terre fainte, fe ucroient des êtres fupérieurs, bravent le pouiivoir temporel, proftituent le nom de Dieu, b'affeétent le mépris des ricbeffes , & menMient avec infolence. J'avais fouvent vu ce jmême homme forcer la porte du Vifir, veinir fe placer a cóté de lui, & ne quitter jcette place qu'en recevant quelque monnoie P'or, feul moyen de s'en débarraffer. C'ét.tait auffi ce qu'il attendait avec le maintien le plus orgueilleux, & le Mektoubtchi qui to'était pas difpofé a ufer de cette facilité, ientra devant lui dans les détails relatifs au fnouvel établiffement , & m'entretint en fa ipréfence de tous les autres objets qui intéllrefiaient les différents travaux dont j'étais lichargé. Attentif d ces'difcours, le Chek me ' confidérait avec étonnement , & femblait : avoir peine a accorder mon habit avec 1'auKrité que je paraiffais exercer. Cependant B Mektoubtchi appelléparle Vifir, meprie d'attendre fon retour, & me laiffe en tiers i^avec ce Chek & un Secretaire occupé a |r|écrire dans un coin de 1'appartement. Le !),filence que nous gardames tous trois pen- homet, & qui deflervent la Molquée fainte, fe crovsnt toute infolence uermlfe, & mendient an- près des Grands, ..  148 Mémoires dant quelque temps fut interrompu parl'Emir; car le turban verd du Chek défignait fa parenté avec le Prophete. Puifque vous vous occupez, me dit-il, a fervir la vraie foi, que ne 1'embraflez-vous, en abjurant des erreurs que les meilleures aétions ne peuvent abfoudre. A peine eüt-il fini ce petit difcours apoftolique, que le Secretaire dont la plume était tombée des mains, le menaca d'aller fur le champ rendre compte au Vifir de fon infolence envers moi, afin de le faire chafier de la porte. Mais j'interrompis le Secretaire pour le prier de fe calmer, & de me laiffer le foin de répondre au Chek, que cette réprimande avait un peu déconcerté. Je concois , dis-je a ce béat Mufulman, que vous profitiez de toutes les occafions de propager votre croyance, & je vous remercie de m'en croire digne; mais je connais une mifllon plus intéreflante pour votre zele; c'eft la converfion d'une foule de têtes vertes qui, comme vous parents du Prophete, n'en font pas moins infideles h fa loi. Allez les convertir; & quand vous aurez complété ce grand oeuvre, venez me retrouver, je verrai alors ce que j'aurai a faire. Un éclat de rire du Seeretaire couvrit ce malheureux Chek de confufion; il fortjt, & les valets qui écoutent toujours aux portes, le reconduifirent en lui deraaudant,  du Baron dc Tott. '149 s'il allait convertir les têtes vertes. Bientót toute la Porte fut inftruite de ce farcafme, & le malheureux Chek n'ofa plus s'y préfenter. Le Mektoubtchi, informé a fon retour de cette fcene, m'en fit des excufes, rit de fon dénouement, & expédia. les ordres dont j'avais befoin pour 1'établiffement de la nouvelle école. Deftinée particuliérement h la marine, cette école fut établie a 1'arfenal; mais on ne pouvait y adraettre que des hommes en état de fervir 1'intérêt du moment qui 1'établiffait, & plufieurs Capitaines de vaiffeaux a barbe blanche, en fe joignant aux autres écoliers déja d'un age miïr, me difpenfaient de défendre les efpiégleries. Je, diftais joumellement la lecon en Turc : chaque écolier 1'écrivait dans fon cahier, & je chargeais Pun d'eux a mon choix d'en être le répétiteur pour le lendemain (1). Cette méthode, en fixant 1'attention de mes écoliers, leur fit faire les progrès les plus rapides. Au bout de trois mois, ils étaient en état d'appliquer fur le terrein les quatre (1) La méthode de rendre les écoliers profeffeurs les uns des autres , s'appliquerait avec fuccès dans lesmaifons d'éducation. On n'apprend bien que ce que 1'on montre; & aflocier l'amour-propre a 1'application, c'eft affurer l'inftruition. G iij  15° Mémoires problêmes de la Trigonometrie reiftiügne. C'était auffi a quoi devait fe bomer mon travail dans ce genre. U „e fallait que des > Ingénieurs de campagne, & des Marins eni état de prendre hauteur, faire des relevements , & calculer la route du vaiffeau. C'était encore affez pour des écoliers de 60 ans. J'étais convenu aver Snit™ ^„r_ J taphaque cette infiruétion ferait perfeétionnée par Ja pratique; & que deux frégates conftamment armées évolueraient fous fes yeux dans le canal qui fépare Conftantinople & les ifles desPrinces (1). La conftruction des vaiffeaux avait également befoin d être dirigée fur de meilleurs principes. On me demanda des plans que je m'empreffai de fournir , mais dans lefquels on n adopta que la décoration des poupes. Les proportions qui réduifaient la hauteur des ponts furent rejettées par rapport a la hauteur des turbans; & celles qui ajoutaient a 1'élévation des mats le fut par la feule" raifon, qu'en faifant coucher le bdtiment, (1) Ce projet, qui ne pouvait avoir fon exécution qu'après quelques mois d'école, fut négligé après la mort de Muftapha, dont 1'aftivite pouvait feule donner de 1'ame a des Miniftres corrompus par la nature même du gouvernement, 0  du Baron de Tott. 151 ^'équipage ferait mal a fon aife. C'eft a 1'arfenal, c'eft a moi que ces difficultés ont été faites. Je ne puis ni douter de-ces abfurdités , ni forcer a les croire. Le vaiffeau la Ferme cédé au Grand-Seigneur, ne fervit pas même a réformer les barres de gouvernail, paree que la force du defpote qui peut tout anéantir,ne fuffit pas pour réformer. On a déja vu que 1'établiffement de la nouvelle fonderie n'avait pas détruitl'ancienne. Les fonds deftinés a 1'artillerie y étaient verfés, & ce n'était qu'avec peine qu'on obtenait ceux qu'il fallait a un travail reconnu plus htile. Le corps des Géometres avait des biens domaniaux, la nouvelle école n'avait pas même des encouragements; & de tous les nouveaux établiffements, le feul corps des Suratchis, fondé a perpétuité, jouiflait des fonds deftinés a. fon entretien; mais on a déja obfervé que pour les raffembler, il avait fallu les enle- ver a des frippons lubalternes, nom ic lildit ne füt pas fans doute affez puiflantpour garantir le fruit de leurs déprédations. Les abus qui exiftaient dans l'adminiftration de la Marine mieux protégés pouvaient difficilement être attaqués : cependant les dépenfes excefïïves qui fe paffaient en compte pour la mature des vaiffeaux, faute d'une machine a mater dont j'avais fouvent G iv  *51 Mémoires parlé, invita le Gouvernement a me prier d'en faire conftruire une. On fixa fon emplacement a cóté ducarénage; leSur-Intendant de la Marine eut ordre de me faire fournir tous les bois nécefTaires. J'établis mon charpentier dans un hangard convenable , & j'en déterminai la hauteur a 120 pieds : le mauvais fond m'obh'geant a en établir la bafe fur püotis, ce genre de travail dont dépendaitlafolidité de 1'ouvrage, m'engagea a y donner les plus grands föins &1 on en fera moins étonné que du reproche que me fit 1'Amiral fur ce que je faifais ferrer les pilotis. C'était, difait-il, jetter Pargent du Grand-Seigneur a la mer. 11 m'accufait auffi de les trop multiplier : cependant Sa HauteiTe ne crut pas devoir facnfier a cette petite économie, la folidité d un travail dont la direclion me fut entiérement abandonnée. La Porte ne ceffait de me donner 1'efpérance d'accorder aux Eleves de Mathématiques, un état fans lequel ils ne pouvaient fe vouera cette étude; mais ellen'effecluait rien, & les jeunes gens commencaient a fe laffer de travailler a leurs fraix & fans aucune perfpective. Mes repréfentations h cet égard, me firent cependant obtenir par le canal duSur-Intendantde la monnoie, des médailles d'or qu'on fit frap-  du Baron de Tott. i ^ j per avec le chiffre du Grand-Seigneur d'un cóté, & de 1'autre une infcription relative a 1'école. Le Reis-Effendi eut ordre d'afiifter au premier examen , de diftribuer des médailles a ceux que j'indiquerais, de leur permettre de les porter attachées a une chaine d'or, & d'y ajouter les promeffes les plus pofitives d'avancement & de for* tune. L'affiduité redoubla, & j'eus bientót un écolier en état de fe rendre a 1'armée, qui toujours fixée a Babadag , ne promettait pas une campagne plus aérive que les précédentes. Nous étions même fi fort accoutumés a cette inaétion , qu'il ne m'arrivait jamais de queftionuer les Miniftres fur les opérations militaires. II femble auffi qu'uniquement occupé du travail des arfenaux & des écoles, je ne devais pas être interrogé fur ce qui fe paffait a 1'armée. Cependant le Vifir me demanda un jour fort férieufement, fi 1'armée Ottomane était nombreufe. C'eft a vous que je m'adrefferais, lui dis-je , fi j'étais curieux de le favoir. Je 1'ignore, me répondit-il. Comment donc pourrai-je en être infiruit? En lifant la Gazette de Vienne, me répliqua-t-il. Je reftai confondu. Tantd'abfurdités réuniesnepouvaient être balancées par les lumieres naiffantes de Muftapha; & ce qu'il y eut- de plus malheureux pour cet Empire, c'eft G v  I 5 4 Mémoires que ce Prince dont la fanté était chancelante, que l'aétivité feule foutenait, fuccomba enfin, pour laiffer fon tróne a fon frere, le feul qui reftat des enfants d'Achmet, & qui enfermé depuis la mort de fon pere, joignait a un caraétere doux qui de,fire toujours le repos , le befoin d'en jouir fur le tróne après avoir vécu quarante ans dans la crainte & la folitude. Sou premier foin fut de parcourir fon propre palais qu'il ne connaiffait pas, d'ouvrir tous les coffres qu'il rencontrait, de diftribuer a ceux qui Penvironnaient, tout ce qu'il y avait de plus précieux, & la révolütion phyfijue qu'il éprouva fut au point d'inïluer .pendant plus d'un an fur Pintérêt Ie plus effentiel des Princes Orientaux, que leur propre defpotifme femble n'avoir deftiné qu'au feul objet de perpétuer les defpotes. On a déja vu les détails de la cérémonie du couronnement ; & 1'avénement d'Abdul-Hamid (i) ne préfenta de remarquable que fon premier édit, dans lequel après tous les lieux communs ufités enpareilcas il enjoignait a fes Miniftres de foigner les' noüveaux établiffements de fon prédéceffeur. Le même efprit qui avait diété cette (i) Serviceur de Dieu.  du Baron de Tott. I J J phrafe décida i'ans doute que la première fortie du Grand-Seigneur aurait pour ohjet Pécole d'artillerie; & la Porte en me préveriant que je recevrais fa vifite a Kiathana, m'invita a amufer le nouveau Souverain de la maniere que je jugerais la plus convenable. On me laiffait également le maitre'des honneurs a lui rendre; & defirant fixer fon attention fur la promptitude des Suratchis , j'ordonnai a un détachement de ce corps de fe rendre avec une feule piece auprès de Kara-Agatche (i), pour y faluer Sultan Abdul-Hamid de vingt-un coups de canon , lorfque fon bateau fe préfenterait. Ce premier aéte eut tout le fuccès que je pouvais defirer, & le Grand-Seigneur , étonné du fecond coup, fit attendrefous lesrames(2) que le falut fut terminé. II me fervit de fignal pour ranger le régiment en bataille a 200 pas en avant du kiosk oü Sa HauteiTe devait fe placer; & comme les petites pieces de 1'école en étaient très-près, j'y fis mettre en fentinelle un Tartare qui avait (1) Palais du Grand-Seigneur, fitué a 1'entrée de la riviere de Kiathana au fond du port. (2) C'eft en terme de marine fufpendre 1'aftion des rameurs; ce qui ne fe pratique dansles faluts , que par égard pour les honneurs qu'on recoit, & n'eft iamais pratiqué par le Souverain. G vj  156 Mémoires fervi chez les Rulles, afin que 1'habitude de la difcipline Européenne 1'empêchat de s'écarter de fa configne. La groffe artillerie que j'avais fait pointer fur la bute, falua auiïi de vingt-un coups de canon a boulet, lorfque le Grand-Seigneur fut affis;& comme je me tenais trés - prés de fon kiosk , pour Être a portée de recevoir fes ordres, je remarquai que ce Prince peu occupé de Padreffe des anciens Canonniers, mettait toute fon attention a confidérer celui des Suratchis, qui, la baïonnette au bout du fufil, était immobile a cóté des petites pieces. Le falut firn, il fait approcher fon Séliftar, lui parle, & celui-ci vient a moi pour me demander de la part de fon Maitre, la grace du coupable que je tiens en pénitence , alléguant que les premiers regards du Souverain doivent toujours annoncer fa clémence. Je m'approchai alors du Sultan pour 1'affurer que ce foldat en fentineile, 3oin d'étre chatié, étoit au contraire trèsheureux d'avoir excité un inftant 1'attention & Pintéröt de fon Empereur: Mais il fuffit, ajoutai-je , que Votre Hauteffe le jnge puni, pour faire ceffer la gêne oü il parait étre(i); & me retournant du cóté duTar- {») Les Turcs prétendent qu'il faut que Ia ps-  du Baron de Tott. 157 rare, je lui ordonnai de rejoindre fes drapeaux. Non, qu'il refte, me dit le GrandSeigneur 3 demander la grace de cet homme que j'ai* cru coupable, ce n'eft pas le difpenfer des regies que vous avez établies: loin de vouloir ks enfreindre, je fuis venu les connaitre & les confirmer. Un fecond ordre remit le fentinelle a fa place & dans la même immobilité. Le Grand-Seigneur me dit alors de faire commencer 1'exercice ; & tandis que je m'éloignais pour faire marcher le régiment, Sa Hauteffe fixant toujours fon attention fur leTartare, donna quelques fequins a un de fes Pages pour les porter a cet automate. Aufli-tót lePage s'en approched'un airdélibéré, &luimontrant Por dont il eft porteur : Voila, lui dit-il, ce que 1'ombrelde Dieu, le Roi des Rois & 1'afyle du monde t'envoie; profterne-toi. Mettez, lui répond le fentinelle toujours immobile, ces fequins fur 1'affüt de ce canon, & retirez-vous. Comment, malheureux, repliqua le Page, ne tremblestu pas devant le Maitre-du fang (1)? H te voit, t'entend; profterne toi. Faites ceque tole du Grand-Seigneur touche terre; un Defpote ne peut fe tromper, c'eft aux efclaves a s'arranger pour qu'il aic raifon. (1) C'eft un des titres du Grand-Seigneur.  1 5 ^ Mémoires je vous dis, & retirez-vous, interrompt le Tartare. Le Page cependant obéit, & va rendre compte a fon Maitre, qui convaincu que je Pavais trompé , dit h fon Séliclar: Je vous J'avais bien dit que ce malheureux était en pénitence. II ne peut même recevoir de Pargent; mais n'en difons mot. Cependant ce préjugé ne put prendre de profondes racines, & cette fcene était a peine terminée, que Ie régiment en s'emparant de la batterie, releva le Tartare qui n'oublia pas fon argent, & montra une fi grande agilité dans Pexercice, qu'il mérita encore 1'attention d'AbduI-Hamid. Ce Prince parut prendre un plaifir affez vif a la promptitude des Canonniers. Je dus les faire exercer plufieurs fois dans la journée; & pour le fatisfaire , je fis confommer a Ia derniere reprife cent vingt cartouches par pieces en moins de huit minutes. Différentes manoeuvres d'artillerie, & quelques bombes tirées au but compléterent cette journée, dans laquelle le nouveau Souverain paraifiait préférer ^ies occupations militaires aux différents amufements dont un emprifonnement de quarante ans devait le rendre plus avide. On a cependant déja du. obferver que par un effet affez extraordinaire, Abdul-Hamid en parvenantau tróne, était déchu des droits du Harem. Les Docteurs  du Baron de Toet. 159 Turcs & les Médecins Européens , confuP tés fur cet événement, après en avoir difcuté le principe , engagerent Sa HautelTe i une dilïipation qui écartat de fa penfée tout ce qui pouvoit y avoir rapport, &détruire ainfi 1'efFet en détruifant lacaufe; de fréquentes promenades, de la mufique, & quelques bouffonneries occuperent feules ce Prince, tandis que fes Favoris defiraient la fin d'une guerre qui confommait des fommes immenfes qu'ils croyaient pouvoir mieux employer , & que les Miniftres voyaient avec effroi s'approcber le moment oü 1'ennemi les forcerait a recevoir une loi humiliante. Un fimple Boftandgi attaché a AbdufHamid dans fa retraite, était devenu fon favori fur Ie tróne. Accoutumé a de petits fervices extérieurs, une baffe intrigue était fon feul talent; il y joignit dans la faveur .une infolence qui n'avait pu fe développer jufques-la. Le Vifir Caïmakan fut fa première viétime ; on lui fubftitua cet HaffanPacha, furnommé Kouyoudgy, (le faifeur de puits) dont j'ai déja parlé, & dont Ia cruauté ne pouvait offrir que des moyens d'ordres defirucVifs. Ifed-Bey, dont j'ai fait auffi connaltre le caradtere doux & bienfaifant, fut également dépoffédé de la furIntendance des monnoies , & replacé en  16cV Mémoires même-temps dans Ja charge très-inférieure de Cheir-Emini. Mon premier foin fut d'ai. Ier lui marquer mesregrets; mais mon amitié n'eut bientót qu'a jouir avec lui de fa nouvelle pofition ; les pauvres 1'avaient fuivi, ils occupoient la porte de fon nouveau domicile , & ce déplacement faifait trop d'honneur au difgracié, pour ne pas le dédommager de fa difgrace. Cependant le nouveau Vifir, choifi fur la réputation de fa févérité, voulut la juftjfier, en faifant fervir la cour même de fon paiais a la première exécution qu'il ordonna, & 1'on eut affez de peine a lui faire entendre qu'il y avait des convenances capables de contrarier fa volonté. L'Intendant des fonderies que je dirigeais ne tarda pas a craindre d'être une de fes vicTimes. Je le vis arriver un jour plus tard qu'a 1'ordinaire. La terreur était peinte fur fon vifage, a peine fes gens pouvaient-ils le foutenir. Qu'avez-vous donc , lui dis-je, quel événement peut vous réduire dans l'état ou je vous vois? Je fuis perdu, réponait - il ; le nouveau Caïmakam vient de m'affurer qu'il me ferait couper la tête, fi dans deux jours, les cinquante pieces auxquelles vous faites travailler, n'étaient pas en route pour 1'armée; ce qu'il demande elt ïmpoflïble; vous ne pouvez me fauver;  du Baron dc Tott. 161 & je prie Dieu qu'il vous préferve vousmême de quelques malheurs qui feraient la honte de notre Empire. Le défordre qui régnait dans les idéés du Nafir (i) , ne pouvait encore admettre la difcuffion ; je m'attachai d'abord a le calmer; & lorfque je le vis fufceptible de m'écouter, je lui demandai ce qu'il avait répondu au Miniftre. Je me fuis bien gardé, me répondit-il, de lui dire un feul mot; c'eüt été le dernier de ma vie. En ce cas , ajoutai-je , votre affaire eft bonne, foyez fans inquiétude, & faites exaftement ce que je vais vous prefcrire; partez dans 1'inftant, allez le trouver , dites-lui bien humblement que vous êtes venu m'annoncer fes ordres , que ie les ai recu avec un ton que vous ne pouvez vous permettre de lui rendre; & que fur vos inftances réité.ées pour m'amener a les exécuter , je vous ai répondu aflez brufquement que votre affairp feulement était de payer les dépenfes ; & que pour tout le refte, le Miniftre devant s'adreffer direétement a moi, je favais ce que j'aurais alors a lui répondre. Voila, ajoutai-je, un moyen de vous tirer d'affaire; & n'ayez aucune inquiétude fur mon compte; je veux donner une petite lecon a votre faifeur de (x) L'Intendant.  Mémoires puits; mais ce ne fut pas fans peine que J obtios de Seide-Effendi une démarche qui Ie ramenait en préfence du coupeur de tètes : cependant fa crainte devait Ötre un mojif de courage, & je parviHs a Je perfuader. J appns a fon retour que cette attaque avait produit 1'effet de tourner contre moi 1'humeur de Muftapha-Pacha. L'Intendant , queftionné fur mon compte , avait aiTuré que j'étais auffi zélé pour les intéréts du Grand-Seigneur, que peu maniable fur toute autre confidération. J'étais en effet bien décidé a repouffer tout procédé qui ne me paraitra.t pas convenable , & je Ile tardai pas a entrer en fcene avec le Caïmakan. II envoya le lendemain a la fonderie un des Mekters (j), p0Ur me dire de venir a Ja Porte; & ce Tchoadar, qui avait fans doute jugé par Je ton de fon maitre, que fes dit polmons ne m'étaient pas favorables , crut pot.voir, par anticipation, m'aborder famiJiérement , & me prendre par le bras en exécutant fa commilTion. Ma première ré- cienl 2?? ! Ce."tre qUi iéüZ™™ feMufi. e ens eft donne a des Tchoadars ou Vaiets-de- ex erSr"', £rement a"* "mmiffions ex teneures : ,ls appamennent au Vifiriat : ce font tstitrIe eafuel eft afe iucratif  du Baron de Tott. 163 ponfe fut un coup de poing dans la poitri? ne, & mon premier mot, 1'ordre de jetter cet infolent hors de la fonderie du GrandSeigneur, oü il ofait venir m'infulter. Déja les ouvriers, quoique Turcs , accouraient pour mettre Fenvoyé du Vifir a la porte, lorfque celui-ci, effrayé d'une femblable réception , protefta de fon innocence, & me pria plus poliment de venir a la Porte, oü fon maitre 1'avoit chargé de me cónduire. Tout ce que je puis faire, lui .dis-je, c'eft de partager Ie différend; je vous pardonne, fortez, & ne remettez pas Ie pied ici; mais dites exactcment a votre maitre la maniere dont je vous ai recu, afin qu'il recommande plus de circonfpeftion aux gens qu'il ponrraitm'cnvoyer encore. Je megarderai bien, repliqua le Tchoadar, de lui dire un mot de tout cela ; cet homme n'eft pas auffi traitable que fes prédéceffeurs, & je vous prie en gr^e de venir lui parler : Dieu fait ce qui m'arriverait, s'il me voyait arriver feul. II faut cependant, lui dis-je, vous y réfoudre : je ne fuis pas d'humeur a aller aujourd'hui a la Porte : peut-étre irai-je demain; & le Mekter, après s'être épuifé en inftance, ne pouvant rien obtenir de plus fatisfaifant, fe retira. Mon Nafir, témoin de cette fcene, me demanda ce que je pouvais efpérer de cette conduite. Votre falut,  1^4 Memotres lui répondis-je, & "ma tranquillité. II faut étonner Muftapha-Pacha pour le rendre trair table; c'eft un foin dont je me charge, & je vous réponds que je le rendrai auffi doux demain, qu'il vous a paru brutal hier. Je fus le jour fuivant chez le Caïmakan; mais notre converfation pouvant être affez vive, je crus devoir m'affurer d'un témoin, & je choifis.le Drogman de la Porte. Cette précaution avait encore pour objet de m'affurer d'un interprête pour commencer la converfation, & ne la prendre directement qu'au moment oü je la croirais convenable. Le début de MuftaphaPacha fut tel que je 1'avais prévu; brutal & impérieux; & voyant que j'affectais pendant qu'il me parlait, de regarder par-tout excepté de fin cóté, il demanda au Drogman de la Porte fi je ne favais pas le Turc. Celui-ci répondit que om*. Et pourquoï donc ne me répond-il pas, reprit le Vifir? C'eft , ffii dis-fe, en prenant la parole, que je n'ai jamais parlé debout a vos prédéceffeurs; faites appeller le Maitre des Cérémonies, il vous dira les ufages que vous ignorez encore. Au refle, ajoutai-je , je vais vous les apprendre. Je m'avance alors, je prends place a cóté de lui, & j'entame aufii-tót une converfation vague fur fon voyage & fur fon arrivée. Pendant ce temps,  du Baron de Tott. 1(5$ on apporta le café & les pipes; & après avoir fuffifamment repouffé fon empreflement a me parler d'artillerie, en 1'interrompant a chaque inftant par des queftions relatives a la Cour, je confentis enfin a. écouter tout ce qu'il avait a me dire \ ce fujet; ce qu'il fit d'une maniere affez mefurée, en rejettant 1'abfolu qu'il y mettait fur les ordres preflants qu'il avait recu de Babadag (1). Je crois, lui dis-je, que vous vous êtes bien fait expliquer la lettre du Grand-Vifir (2); mais je dois vous donner un avis également néeeffaire a votre tranquillité, a la mienne & au bien du fervice. Le Grand-Seigneur vous a chargé du bon ordre & de l'approvifionnement_de la Capitale; il s'eft entiérement repofé fur moi pour tout ce qui concerne Partillerie & les 'différents détails militaires; faifons chacun notre befogne : vous devez fournir a la mienne 'les fecours qui font en votre pouvoir; faire parvenir mes demandes & mes obfervations a votre Maitre, lorfque j'employerai votre canal a cet effet. C'eft ainfi que vos prédéceffeurs, gens très-inftruits , (1) Ville prés du Balkan, oü 1'armée Ottoman« était campée depuis trois ans. (2) Muftapha-Pacha-Caïmakan ne favait ni lire ni écrire.  166 Mémoires fe font toujours conduits, & je vous prie d'accorder auffi a leur excmple quelques égards a Seid Effendi. Ce Nafir eft fi facile a intimider, que fa frayeur ne vous ferait pas grand honneur. J'ai dn rire, continuaije, de celle que vous luiavez donné avanthier; il fe croyait perdu; mais je 1'ai rafluré. Pendant toute cette harangue, le Caïmakan m'avait regardé avec étonnement; il me fit compliment fur ma facilité a parler Turc; & comme il croyait fans doute qu'on ne pouvait 1'envifager fans frémir, il loua auffi mon courage, devina que j'étais militaire : après quoi je pris congé de lui. Mais a peine étais-je forti de mon appartement avec mon collegue, qui riait fous cape de la petite lecon que je venais de donner au Caïmakan, que celui-ci le iit rappeller pour lui dire : Ce Francais me paraït avoir du nerf; mais il parle beaucoup. Je ne crois cependant pas , repliqua le Drogman , que Votre Altefle ait rien entendu de fa part qui foit déplacé. D'accord, reprit Muftapha; tout ce qu'il a dit eft a merveille; mais encore une fois, il parle beaucoup. Après cepetit dialogue que 1'interprête me rapporta fur le champ , je m'empreflai d'aller raflurer mon Nafir , & le faire rire de fa peur. , Auffi tót que le train d'artillerie & le dé-  du Baron de Tott. 167 ! tachement du nouveau corps furent partis pour 1'armée, je fus chargé de la foute des I pieces pour les nouveaux forts. Le Grandj Seigneur me fit prier en même-temps de foigner la conflruétion de deux petites pief ces de modele dont il voulait faire hommage au tombeau du Prophete. II venait de nommcr fon favori a la dignité de Surrë* Emini. Cette commiffion dont 1'objet eft de I cónduire les pélerins a la Mecque, confi- I dérée comme un emploi feulement lucratif, I ne pouvait préfenter au public que le dé- | clin de la faveur, &l'avidité imprudente du 1 favori. Je fus le voir pour lui configner 1 Poffrande donton m'avait donné lefoin , & I je prolitai de cette occafion pour examiner i les différents préfents dont il allait faire hom- I mage a la Mecque. II me fit d'abord remar- } quer 1'étofTe de foie verte & or defiinée a 9 couvrir le tombeau; mais fi fon tiffu eft re- 1 marquable par fon épaifleur, ce quine 1'eft } pas moins, c'eft que la République de Ve- % nife a contraété 1'ufage de faire a la Porte ) ce préfent a chaque renouvellement de fes \ Ambaffadeurs. Elle entretient a cet effet un t métier toujours battant; ce qui peut-être T reffemble trop a un tribut (1). Je paffai (1) On ne peut difconyenir en effet que la li-  168 Mémoires bientót a des objets plus dignes d'amnfer des enfants , que propres a la gravité du fujet auquel ils étaient deftinés. C'était plufieurs bats de chameaux portant des petits kiosks, dans 1'intérieur defquels on avait repréfenté les artsutiles, tel que lelabour, les moiffons, les moulins, les boulangers, &c.; de petites banderolles enrichilTaient ces différents tableaux qui devaient ouvrir la marche de cette fainte caravanne. Tandis que la confiance du favori voyait avec plaifir arriver le moment de fon départ, Umer-Effendi, grand-Tréforier, qui n'avait pas eu befoin de s'éloigner pour afiurer fa fortune , avait également fu s'en garantir la jouiffance, en dépitdes ennemis que fon ton important lui avait procuré. Leurs intrigues n'avaient jamais eu pourbut que de 1'éloigner par quelque emploi qu'il avait berté de donner eft la feule différence qu'il y ait entre le tribut & le préfent. Établir 1'ufage de donner la même chofe aux mêmes époques, c'eft en quelque maniere fonder un droit : ce droit acquiert plus de force, lorfqu'il eft en faveur des peuples qui n'ont de loix que leurs coutumes. L'étude des mceurs donnera toujours les premiers éléments de la politique, & c'eft les méconnaitre, qu'établir des ufages, quand on peut nier la fervitude.  'du Baron de Tott. 169 avait toujours eu 1'adreffe d'éviter; mais il était réfervé a Kouyoudgi-Pacha d'écarter toute difficulté. En effet, Umer, appellé devant lui & proclamé Gouverneur d'une Province, voulut en vain refufer une dignité d'épée, en alléguant fon état de plurae. Le Vifir le fit décoëffer pour lui faire mettre le turban qui lui était deftiné. Le Tréforier fe débattit quelque temps contre cette violence; mais il fut bientót forcé de Céder 4 cette étrange maniere d'élever un hoinme en dignité. Cependant Muftapha-Pacha ne tarda pas a être la viftime du peu de mefure qui dirigeait fes acYions , & les plaïntes des gens de loi déterminerent fa dépofition & fon exil en Afie, oü peu de temps après, on le mit a fa vraie place, en lui donnant le foin de parcourir les Provinces, pour les purger des brigands que la guerre y avait multiplié. On lui donna pour fucceffeur cet IfedBey, qui, devenu d'Evêque, meunier, fut élevé a la première dignité , lorfqu'il s'y attendait & la defirait le moins. Ce qu'il y eut de plus remarquable , c'eft que ^la charge de Chéir-Emini qu'il occupait, n'avait jamais été jufqu'alors un échelon du Vifiriat. La néceffité d'oppofer la fermeté •i'l'emportement, 1'humanité a la barbarie, ///. Partie. H  170 Mémoires la douceur k la brutalité , & la circonfpeétion a Pimprudence , fut peut-être le feul motif de ce choix , & je me rendis le troifieme jour de fon inftallation a la Porte, pour complimenter le nouveau Miniftre. II me recut avec le même air qu'il avait conferve' dans fa difgrace. Je m'étais placé fur le fopha , a cette diftance que les égards détermiuent ; & ce que j'avais a lui dire ne devant pas être entendu de la foule qui fe tenait debout vis-a-vis nous , nous nous penehihnes réciproquement pour caufer en baiffant la voix : cependant cette attitude devenue gênante , il me dit de «n'approcher ; mais obfervant alors une certaine retentie qui ne Pavait pas encore frappé, il me dit a haute voix : Comment donc, mon ami, vous craignez de m'approcher. Puis ouvrant fa peliffe & 1'étendant fur le fopha : Levez-vous, ajoutet il; alféyez-vous fur cette fourrure, voilé, votre place : fi vous 1'avez oublié, je dois m'en fouvenir. La multitude qui obéit toujours au mouvement qu'on lui imprime , s'écria avec enthoufiafme: Vive notre nouveau maitre. Les négociations de paix, entamées depuis long temps, n'étaient arrêtées que par la crainte perfouneUe du Grand-Vifir. La  rdu Baron* de Tott. 171 Porte Ie preffait de conclure ; maïs fi on ne lui laiffait aucun doute fur le defir de voir terminer la guerre a quelque prix'que ce füt, il ne pouvait fe difïïmuler que le blame d'une paix honteufe, réjailliffant fur lui feul, le facrifice de fa vie fuivrait la fignature du traité. Arrêté par cette confidération, il demandait une autorifation qu'on lui refufait , fous Ie prétexte de fon inutilité , mais en effet , par le même motif qui la lui faifait demander ; & les Miniftres , qui ne penfaient qu'a leur confervation , traitaient de pufillanimité , le foin qu'il prenoit de la fienne ; mais enfin fa femme , 1'une des fceurs du Grand-Seigneur , mit fin a cette difcuffion. Cette Sultane écrivit a fon mari , qu'il pouvait tout figner fans inquiétude ; & ce mari, très-vieux a Ia vérité, mourut après avoir figné la paix, & congédié Parmée. Ifed - Pacha , qui n'avait eu jufqu'alors que Ia dignité de Caïmakan , rec,ut avec les fceaux celle de Grand-Vifir; & le Gouvernement Turc, concentré dans la Capitale , fut bientót rendu a fes anciens errements. On continuait cependant les établiffements que j'avais formés ; mais les fonderies , Pécole d'artillerie & celle de mathématiques, n'offrant plus a mon a&iH ij  172. Mémoires vité que des objets a fuivre , fans efpöir de les augmenter, je me détermidai a re» venir en France , fans cependant annoncer a la Porte un abandon qu'elle ne paraiffait pas defirer : elle me pria même de öommer aux différents établiffements des Vékils (1). Le Grand-Seigneur me fit revêtir, lorfque je pris congé, d'une très-belle pelifTe de martre zibeline ; mais je recus bientót des adieux auxquels je fus plus fenfible. Le batiment qui devait me cónduire a Smyrne , pour m'y embarquer fur une frégate du Roi, avait déja levé Pancre, & déployait fes voiles , lorfque plufieurs bateaux 1'aborderent. Je me vis alors entouré de tous mes éleves, chacun un livre ou un inftrument a la main. Avant de nous quitter, me difaient-ils avec attendriffement, donnez-nous au moins une derniere lecon ; elle fe gravera mieux dans notre mémoire que toutes les autres. Celui-ci ouvrait fon livre pour expliquer le quarré de 1'hypoténufe ; celui-la avec une longue barbe blanche braquait fon fextan pour prendre (1) Vekils, veut dire Subftitut, Procureur, hx)mme tenant lieu de celui qui s'abiente.  du Baron de Tott. 173 hauteur; un autre me faifait des queftions fur le quartier de réduclion, & tous m'accompagnerent jufqu'a plus de deux lieues en mer, oü nous nous féparames avec un attendriffement d'autant plus vif, que les Turcs n'y font pas fujets, & que j'y étais moins préparé. Fm de la troijteme Partie.   MÉMOIRES DU BARON DE TOTT. QUATRIEME PARTIE.   MÉMOIRES DU BARON DE TOTT, SUR LES TURCS ET LES TARTARES. QUATRIEME PARTIE. A MAESTRICHT, Chez J. E. Dufour. & Ph. Roux, Imprimeurs-Libraires affociés. M. DCC. LXX XV.   MEMOIRES DU BARON DE TOTT. Q UA T KI E ME PARTIE. Après avoir obfervé le caractere, les mceurs&le gouvernement des Turcs, dans "la capitale de leur vafte Empire , il me reftait a parcóürir les Provinces éloignées , a examiner les différentes nations qu'elles contiennent, afin de découvrirla nuance que Péloignement du defpote produit néceffairement fur le defpotifme. Les abus qui s'étaient introduits dans les différents établiffements du commerce de France au Levant, nés de la contrariété des loix plus que de rinobfervance des regies, avaient déterminé le Gouvernement 5 faire infpeéter les échelles. Cette miflioa me fut confiée. IV. Partie. A  i Memoires La frégate du Roi 1'Athalante, commandée par M.leBaron de Durfort, recut ordre) d'armer, pour me cónduire dans ma tournée; & M. le Comte & Madame la Comteffe de Teffé, M. le Duc d'Ayen, & lel Comte de Meun que la même frégate da-i vait préalablement tranfporter en Sicile ,| étant arrivés a Toulon, nous mimes a la voile le deux Mai : nous [trouvames a la hauteur du Cap Corfe, le vent d'Eft établi, & M. de Durfort fe détermina a relaN cher a Gênes, d'oü après quelques jours; H remit en mer, & débarqua les voyageursl a leur deftination. On fit enfuite voile pour Malthe, ou jej devais m'acquitter d'une commiffion donti j'étais chargé auprès du Grand-Maltre, &| nous nous rendimes de-la a 1'ifle de CandiV oü je commencai mon infpecYion. Cette ifle, 1'ancienne Crète, qui féparet en quelque maniere 1'Archipel de la Médi-Ï terranée, eft formée d'une longue chatnep de montagnes dirigées de 1'Oueft a 1'Ed. I On peut la confidérer comme une conti-B nuité de celle qui, du Nord de PAdriati-B que , palfe fur la Morée , & fe retrouvejü en Caramanie pour s'y rejoindre au Mont-j Lyban. L'ifle de Crète, célébrée par les Poëiesè de 1'autiquité la plus reculée, olïre encorel  du Baron de Tott. 3 £ la curioiité des voyageurs fon fameus labyrinthe. Elle voudrait auffi s'approprier le véritable Mont-Olympe, que les cótes d'Europe & d'Afie lui difputent (i); mais les pieufes fictions qui fe fuccedent ont fubftitué a ces monuments du Paganifme, la grotte de Sainte Marguerite, plus digne fans doute de la vénération des Grecs modemes, & plus fake encore pour fixerPattention du Phyficien Naturalifte (2). Les montagnes plus rapprochées de la cóte du Sud, rendent cette ifle prefque inabordable vers la Méditerranée; ce qui donne a la cóte du Nord tous les avantages de la culture dont un mauvais fol peut être fufceptible. Ce n'eft auffi qu'a la beauté du climat qu'il doit la richeffe des produétions que fes habitants échangent contre le bied qui leur manque. Les huiles font la bafe (1) On voit deux autres monts Olympes , 1'un dans 1'Afie mineure, au pied duquel eft fituée Ia fameufe ville de Bruffe; 1'autre en Europe dans le golphe de 1'ancienne Theffalonique. Ce dernier auprès duquel eft un petit vallon, qu'on nommo encore la Vallée de Tempé, aurait des droits «vieux conftatés •, mais 1'afpea de ces différentes montagnes ne mérite aucune préférence. (ï) Cette grotte eft fur-tout remarquable par la qualité des ftalactiques qu'elle contient, & par les variétés qu'elle préfente. A ij  4 Mémoires de leur cornmerce, & la fabrication du fa- I von leur principale induftrie. Cet art y eft cependant fi peu perfeclionné, que nonobftant le voii-inage du confommateur, notre coinmerce exporte la plus grande quantité de ces huiles pour les fabriquer dans ! les favonneries de Marfeille, & en débiter i une partie a Conftantinople. Les oliviers fauvages que j'ai trouvé fur la pointe orien- : tale & inhabitde de cette ifle, atteftent leur indigénat; il eft dgaleinent reconnu pour le laurier-rofe, qui ombrage & colore tous les vallons, en y entretenant une vapeur qu'on croit funefte k ceux qui s'y lailfent furprendre par le fomtneil. Les campagnes t font couvertes d'orangers & de citronniers \ dont les fruits font préférables a ceux de ( Malthe & de Portugal. Le muche-muche e du genre des abricots & de la- groffeur des \ mirabclles, mais plusdélicats que les meil- I leurs fruits de fon efpece, femble n'appar- E tenir qu'au fol de la Candie. II produit les 1 plantes les plus prdcieufes. Cette ifle long-temps poffddée par les I Vdnitiens , enlevée par Sultan Soliman a fi cette Rdpublique qu'il dépouilla fucceffive- I ment de fes principaux domaines, conferve I les forterelTes qui ne purent la défendre, & I qui ne fervent encore aujourd'hui que d'a- | fyle aux oppreffeurs, fans pouvoir réfifter I  du Baron de Tott. 5 a la plus légere attaque étrangere : c'elt auffi dans les défilés & 1'arridité des montagnes que les habitants difputent en faveur de leur brigandage, une indépendance, dont le cultivateur ne jouit jamais. Les trois villes de Candie, la Canée & Rétimo, fontlechef-lieu des trois Pachalics dans lefquels le Gouvernement Ottoman a divifé cette ifle. Le premier commande aux deux autres fous le titre de Séraskier, & tous trois vexent a 1'envi cette malheureufe contrée. La milice Turque avec laquelle les Grecs Candiottes fe font affilés par de fréquents mariages au capin (1) a fouvent mis des borues a ces vexations, en fe foulevant contre les vexateurs en dignité ; mais ces mêmes Grecs profitent prefque toujours de leur parenté avec les Janiflaires, pour devenir des vexateurs fubalternes , plus dangereux pour leurs voifins & conftamment impunis. En même-temps que ce mélange d'oppreffion & d'auarchie entretient le défordre fur toute la cóte du Nord, une fociété de brigands établie dans les montagnes, maintient 1'ordre entre fes membres, s'y défend" (1) On a donné dans Ia première partie de ces Mémoires 1'explication de cette efpece de mariage. A iij  è Mémoires contre toute oppreffion, & couvre la mer de pirates. Cette efpece de République a pour alliés les Maniotes leur voifins; ils fe prêtent des fecours mutuels, & lafaibleffe des Turcs ne peut en olfrir a 1'humanité qui gémit fous les déprédations de cesforbans. La hauteur des montagnes qui prolongent la Candie, 1'aridité de quelques-unes & la nature des végétaux qui couvrent les autres, font les moindres indices des minéxaux qu'elles contiennent. Tout y attefte également des volcans éteints; nombre de montagnes ont leur cratère, & j'ai trouvé prés du cap Salomon (i), une petite ifle de marbre blanc, couverte en partie d'une couche de iave. Après notre départ de la Canée, la frégate mouilla a 1'abri de cette ifle , d'oiY nous fimes voile dans les premiers jours de Juin pour nous rendre a Alexandrie. Les vents qui, a cette époque , font ali- (i) II eft fitué a la pointe la plus oriëntale de 1'ifle , & forme avec le Cap Sidéra, 1'ifle Morenne, & cinq petits iflots. Le mouillage de Paleo-Caftro (Grer) vieux chateau. Pendant la précédente guerre, un Corfaire Anglais, qui s'était emparé de ce pofte » & qui avait placé fur les deux Caps des védettes qui fignalaient nos batiments au Nord & au Sud, incommoda beaucoup notre commercea  du Baron de Tolt. 7 , fés de rOueft au Nord, fans jamais agiter la mer, permettent aux navigateurs de calculer 1'inftant de leur arrivée en Egypte. J'obfervai pendant le cours de cette navigation , une vapeur que le vent preffait devant nous , & qui , réfiftant i 1'attraction du foleil, & s'épaiffiffant chaque jour, \ ne nous parut fe former en nuages brumeux qu'a Fapproche du rivage d'Egypte, que 1'afpeét de la colonne de Pompée nous annonca avant de le découvrir. Mais nous vimes bientót paraitre le Chateau du Phare; & après avoir doublé le Diamant (i)„ la frégate mouilla dans le port neuf d'Alexandrie. Je dépêchai le même jour un expres au Conful du Caire, pour le prévenir de mon arrivée, & requérir du Gouvernement les moyens de remonter le Nil jufqu'a la Capitale. Le Vice-Conful du Caire , accompagué de quatre Négociants & d'un Aga des Mamelucs , arriverent le li Juin au matin de Rofette, oü ils avaient laiffé les bateaux qui les avaient amenés, & que le Chék-Elbélet envoyait pour me tranfporter au Caire. La méfintelligence (O On nommc ainfi un rocher a une demi- encablure de ïa pointe de terre fur laquelle le Phare eft bati, & qui fépare les deux ports d'Alcxandrie. A iv  S Mémoires qui commencait a fe manifefter entre les Beys (i), & fur-tout la 1'ortie de Murats (a) qui avait quelques troupes, venaiE de quitter la Capitale, fous le prétexte de foumettre les Arabes de la Charkié, mais en effet pour vexer 1'Egypte, rendaient cette précaution néeeffaire a ma füreté. Nous partimes le 12 au foir pour nous rendre a Rofette, afin d'éviter la grande cbaleur pendant la route de 12 lieues que nous avions a faire. Notre petite caravanne, montée fur des mules, était compofée de trente perfonnes : nous nous arrêtames h moitié chemin a la Maadié. Ce lieu de repos pour les voyageurs eft conflruit dans un terrein autrefois cultivé, mais livré depuis long-temps aux inondations de la mer, h 1'aridité qu'elle procure , & aux déprédations des Arabes. Nous en partiui'es (1) Les vingt-quatre Provinces qui divifent 1'Egypte , font gouvernées par amant de Beys : le premier d'emre eux, commande particuüérement au Caire, jouit du titre de Chék-Elbélet (Prince du pays); leur réunion forme le Divan, qu'un Pacha a trois queues préfide au nom du GrandSeigneur. On trouvera dans les détails qui fuivront un tableau de ce gouvernement tyrannique dans fon origine, & devenu plus monftrueux en devenant plus faible. (a) L'un des vingt-quatre Gouverneurs, & celui qui paraiffait alors ayoir la prépondérance.  du Baron de Tott. 9 après quelques heures, & le jour nous Ir. bientót découvrir avec la clme des palmiers , let) pointes des minarets de Rolette, & nous jouimes, après avoir traverfé cette ville jufqu'au bord du Nil qui la prolonge , de 1'étonnant tableau que le Delta prélente a Ia rive oppolée. Je m'embarquai le foir fur la félouque du Chék-Elbélet avec les perfonnes qui m'accompagnaient. Ce batiment dont la poupe était couverte d'un grand tandelet, contenait une chambre a coucher & un fallon garni de fophas. Un autre bateau deftiné pour les gens & la cuifinenous accompagnait, s'arrctait a cóté de nous aux heures des repas; & a 1'aide des vents qui refoulent les eaux du Nil, nous remontames ce fleuve a la voile jufqu'au Caire, oü nous arrivames le troifieme jour au foir. Un Janiffaire du Conful , placé en vedette fur un bateau au-deffous de Boulac (1), nous fit débarquer a 1'endroit oü 1'on avait difpofé nos montures qui nous tranfporterent nuit fermée chez le Conful. Ifed-Pacha, cet ancien favori du GrandSeigneur , dont j'ai déja parlé, était alors (1) Bourg qui prolonge le Nil, fert au débarquement pour la Capitale , & peut être conlïdélé comme un de fes fauxbourgs, ( A v  10 Mémoires Pacha du Caire. Prévenu de mon arrivée, 11 m'envoya complimenter le lendemain : le Chék-Elbélet me fit la même honnêteté, en me faifant prefier de le venir voir au plutöt. Je ne prévis pas d'abord le motif de Cétte inftauce; & lui ayant fait répondre que quelqu'infiruit que je fuffe de laréalité de fa prépondérance en Egypte, je ne pouvais cependant me difpenfer de reconnaitre au moins en apparence, celle du GrandSeigneur dans la perfonne de fon Pacha. Le Bey Commandant ordonna a fon GrandEcuyer & aux Officiers de Police, de préparer toutes chofes pour hater ma vifite au Gouverneur. Le Conful m'avait dit, en mettant pied a terre, que le Chék-Elbélet, prévenu de mon arrivée , & préfumant que je me débarquerais de jour, avait difpofé un grand nombre d'Officiers & de Saratches pour me faire une entrée publique d'autant plus diftinguée, que, nonobfiant Ie droit de montef a cheval, réfervé aux Beys & aux grands de 1'Empire, on avait préparé fept chevaux pour faire partager ce privilege aux perfonnes qui m'accompagnaient. Le foin que j'eus d'arriver tard, ne fit que retarder une corvée qu'il me fallut fupporter pour me rendre au Chateau du Caire, oü le Pacha, toujours prifonnier des Beys, repréfente  du Baron de Tott. 11 ecpendant la perfonne de leur Souverain. La curiofité du peuple fut telle, que la crainte que devait lui infpirer les deux files, de Saratches qui me précédaient, ne put 1'empêcher de fe porter en foule fur mon paflage; & les coups que ces foldats diftribuaient fans motif , & feulement pour égayer Ia marche, n'empêcba pas la muftitude d'attendre mon retour a la porte du Chateau. J'y trouvai le Pacha environnéde toute la pompe du Vifiriat; il me reent avec les mêmes cérémonies qui fe pratiquent a Conftantinople ; mais notre ancienne liaifon nous invitant au tête-a-tête, il écarta pour quelque temps la foule qui rempliffait la falie du Divan, & ce fut en me confiant la fermentation qui exiftait entre les Beys, (préfage d'une révolution), qu'il me donna 1'explication de 1'empreffement du Chék-Elbélet a terminer tout cérémonial avec moi. Cependant on ne donna pas le temps a celui-ci de me recevoir; ear a peine fus-je rendu chez moi dans le même ordre qui m'avait conduit au ChAteau , que le parti oppofé ayant éclaté, les Beys régnants ne fongerent plus qu'a s'emparer de la forterefle. Ce moyen plus politique que militaire allure a celui qui fait fe le procurer, la difpofition des ordres du Grand-Seigneur, en les faifant émaner du A vj  12. Mémoires Pacha, le piftolet fous la gorge. Auffi ne tanla-t-on pas a voir un Firman prononcer Pexil des révoltés, tandis que ceux-ci méprifant ces vaines fbrmalités, en fufillant leurs ennemis,les contraijmirent après quelques jours d'une pétarade plus bruyante que rneurtriere , a fuir vers la haute Egypte. Des Mamelucs du parti victorieux, élevés a la dignité de Beys, remplacerent les fuyards; &.le Gouvernement paraiffant tranquillifé, je me rendis a Gifa pour y paffer quelques jours, & vifiter les pyramides qui n'en font éloignées que de quatre lieues. Le fol de 1'Egypte, fon commerce, fon gouvernement & fes monumL-nts qu'on doit conlidércr commé les annales du monde les plus reculées, font des objets trop dignes d'être obfervés pour les confondre avec Phiftorique de mon voyage, & j'en réferverai les détails, afin de les réunir dans un même tableau. Les Arabes qui devaient nous cónduire aux pyramides, nous firent partir a minuir , & nous mimes pied a terre prés de ces niaffes énormes a la pointe dn jour. Le premier foin des perfonnes qui m'aceompagnaient fut d'y pénétrer; mais moins curieux d'un intérieur fuffifamment connu par Jes plans que M. Maillet & différents voya-  du Baron de Tott. i 3 geurs, tous également d'accord, nous en ont donné , j'ai profité du peu de temps que je pouvais employer a mes obfervations , pour me livrer a des recherches qui m'r.vaient paru négligées jufqu'alors. En m'approchant du fphinx , dont je parlerai ailleurs, les Arabes qui m'accompagnaient me firent»remarquer l'ouvcrtnre qu'un des Beys d'Egypte avait fait dégager, jufqu'a une certaine profondeur, des fables qui la comblaient précédemment. Ils ajouterent que 1'impiété d'un travail, dont 1'objet était de pénétrer dans 1'afyle des morts , n'avaient pas tardé a être punie, & que ce Bey avait perdu la vie dans la derniere révolution. Cependant ces Arabes li fcrupuleux , faifaient journellement commerce de momies, & fe portaient trèsbien ; mais Pentreprife du Bey aurait tüli fans doute a ce trafic : tout négociant afpire a 1'exclufif. De retour a Gifa, oü je m'étais déja occupé a defiiner la vue de 1'ifle de Rhoda, du Killometre & du vieux Caire, fitué visa-vis, je prolitai de I'oflre que me fit un négociant Copte, & je me tranfportai dans fa maifon a la rive oppofée, afin d'y defiiner la vue de Gifa & des p> ramides. Tandis que je m'occupaisde ce travail, un gros de cavalerie paffe a toutes jambes fous nos  14 Mémoires fenêtres-; d'autres troupes fuccedent, les coups de piftolet fe font entendre de tous cóté , le tumulte augmente, le maitre du logis barricade fa porte, & nous apprimes bientót par le Janiffaire qui nous accompagnait, que le feu de la révolution, cachéV pendant quelques jours , venait encore d'éclater le matin par l'affatïïnat de trois Beys, & qu'un quatrieme , pour éviter le même fort , fuyait avec les débris de fon parti, pour rejoindre fes adherents dans la haute Egypte, oü le parti viétorieux avait intérêt d'empêcher cette réunion. Nous vimes en même-temps une grande félouque armée s'emparer du milieu du Nil, en interrompre la navigation , afin d'interdire aux fuyards le moyen d'échapper a la profcription en fe jettant du cóté de la Lybie. Jufques-la étranger a cette querelle, j'achevai mon dcfiin; & le tumulte nous paraiffant calmé , je m'embarquai pour retourner a Gifa fans prévoir aucun obftacle ; mais a peine nos bateliers eurent-ils donné quelques coups de rames, qu'une vingtaine de cavaliers Marnelucs arrivant a toute bride fur le rivage, nous couchent en joue, & nous menacent de faire feu, fi nous n'abordons pas au plus vite. C'eft auffi ce que nous ftmes. Nous apprimes alors qu'un des Beys était au vieux Caire chargé de la garde du  du Baron de Tott. i ^ Nil, dont il avait interdit le paflage. J'objeétai en vain que cette loi ne pouvait me regarder; & ne pouvantobtenirde ces MM. que le bout de leurs carabines pour toute réponfe, j'envoyai un négociant qui fe trouvait avec moi, traiter direétement cette affaire avec le Bey, qu'on nous dit être aflis au coin d'une rue a peu de diftance. Celuici parut d'abord étonné d'apprendre que je fuffe au vieux Caire; & quand il fut que j'y étais venu pour deffmer, il objecta fort fpirituellement que j'aurais dü mieux choifirle moment; mais mon Ambaffadeurayant repliqué avec au moins autant de juftelfe, que je n'avais pu prévoir qu'il leur plairait de s'égorger le matin , il obtint enfin , avec quelques excufes fur ce qui s'était paffé , 1'ordre de me laiffer continuer ma route. Pendant ce temps, un Officier du Prince volait nos pipes ; il fallut encore Pembarquer avec nous , fous le prétexte de nous préferver des infultes de la félouque, mais en effet pour extorquer le falaire de ce prétendu fervice; & j'arrivai a Gifa, oü je ne m'occupai plus que des préparatifs pour mon retour a Alexandrie. Le Nil, dont j'avais obfervé la croiffance, était parvenu au degréqui permet 1'ouverture du canal de Trajan. Les crieurs publiés, deftinés a annoncerau peuple la crue  16 Mémoires journnliere du fieuve, venaierst de proclamer la fêtede rArroiuTée(i); mais nonobftarit ces prdparatifs, & ceux qu'on faiTatt pour pourfuivre les fuyards , j'obtins du Chék-Elbdlet les moyens de retourner a Alexandrie , & je me rembarquai fur les mèmes bateaux ijtii m'avaient amend, pour reprendre une navigation d'autant plus agréable, que 1'élévation des eaux nous pcrmettait alors de parcourirdesyeux la plus peuplée comme la plus riche contrée de 1'univers. Avide de cennaftreles ddtnils d'un enfemble auffi intdreffant, j'avais raflemblé avec foin tout ce qui pouvait m'éclairer fur le gouvernement, la population , les mceurs , le commerce & les rapports qu'il ndceflite. La gaieté dn peuple qui b^rdait les rives du Nil, m'infpira le defir de m'en approcher; mais 1'afpecl: des Mamelucs qui voulaient m'accompagner a terre, aurait bientót mis tout en fuite, fans le foin quejepris de les faire refter a bord , & de ne m'avancer qu'avec les feuls Européens. J'ai fouvent joui du plaifir de réunir les habirants des villages riverains, & de m'alfurer par leurs réponfes de 1'exactitude des notions (i) La fête de la nouveUs époufe.  du Baron d* Tott. 17 que j'avais recueillies, &dontje vais préfeuter le tableau. L'Egypte, fituée dans 1'angle oriëntale dfi 1'Afrique, s'étend depuis la mer Méditerranée jufqu'a 1'Abyffinie, & comprend en latitudel'efpace enfermé entre le 31 & le 23'. degré, jufqu'a la ville de Suenné prés du tropique au-deffous des cataraéles du Nil. Ce fieuve, dont les fources ne font pas bien connues (t), recoit toutes les rivieres dont 1'Abyffinie &l'Ethiopie font abondamment arrofées, defcend dans 1'Egypte qu'il traverfe du Sud au Nord jufqu'a 4 lieues au-deffous du Caire, oü fe divifanten deux (1) Un voyageur, noramé Brus, a, dit-on, prétendu les avoir trouvées. J'ai vu su Caire le valet qu'il avoit pris, !e guide qui le conduifait, le compagnon de fon voyage. Je me fuis affuré qu'il n'avait aucune connaiffance de cette découverte, & 1'on ne peut obje£ter contre ce témoignage , qu'un favant tel que M. Brus ne devait pas compte de fes obfervations a fon valet. L'orgueil de la célébrité s'anéantit dans un défert-, le maitre & le valrt difparaiffent pour n'offrir plus aux befoins qui les environne, que deux hommes auffi empreflés de fe communiquer, que néceffités a fe prêter des fecours mutuels. Le plus nerveux aurait feul des droits fur fon compagnon, & le valet que je cite, né dans le pays, en avait d'inconteftables pour garantir a M. Brus lui-même une découverte purement topographique.  15 Humoires branches, il forme 1'ifle li célebre & fi conmie fous le nom de Delta : c'eft aulli jufqu'a la pointe de cette ifle que les Egyptiens jiomment en Arabe Batn-el-Bacara(\z ventre de la vache ), que les plaines qui bordent le Nil, relferrées par des terreins plus élevés, font les feuls cultivables, le fieuve ne pouvant étendre au-dela les tréfors dont fes eaux convrent les terres qu'elles inondent. Les montagnes qui bordent le Nil ne font a quatre lieues de diftance, vis-a-vis le Caire, qu'un banc de rochers de quarante a cinquante pieds d'élévation : il borde les. plaines de laLybie. Cette cóte accompagne le cours du fieuve a plus ou moins de diftance , & ne femble deftinée qu'a fervir de rive a 1'inondation générale. Le cóté de 1'Arabie plus montueux, appartient aux terres qui bordent la iner Rouge, & prend déja le caraétere de folidité qu'on obferve généralement aux cótes maritimes. Au-deflbusdu Caire, a la hauteur du fommet de 1'angle du Delta, le banc de rochers de la Lybie , & les cótes de 1'Arabie s'ouvrent & s'éloignent vers le couchant & le levant, parallélementa IaMéditerranée. Cette grande étendue de pays, depuis le Royaume de Barca jufqu'a Gafe, eft inondée par le fieuve , ou fufceptible de 1'être. Cette inondation périodique , dans un pays oü il ne-  du Baron de Tott. 19 pleur, prefque jamais, & que Pardeurdu climat, la nature même du fol femblent avoir deftiné au delféchement & a 1'aridité, eft fans doute un des phénomenes les plus furprenants. En obfervant le méchanifme qui 1'opere, on s'appercoit que 1'Europe y contribue, en verfant fur l'Abyflinie& 1'Ethiopie les exbalaifons dont nos climats abondent. Des vents alifés de l'O. au N. foufflant réguliérement dans les mois de Juin, Juillet & Aont , preffent continuellement des nuages brumeux, qui, fans priver 1'Egypte du foleil, font palfer en Abyflinie & en Ethiopië ces vapeurs qui s'y raréfient, & rentrent par cent canaux dans le Nil, qui les répand enfuite en Egypte avec le limon dont fes eaux fe chargent dans leur cours. On obferve que devenues bourbeufes par 1'éboulement des terres argilleufes qui compofent le fol, ces eaux paraiffent en les buvant, auffi légeres & auffi dépouillées que les eaux les plus claires : les Egyptiens croient celles du Nil nourriflantes , & difent que ceux qui fe font une fois rafraichis dans leur fieuve, ne peuvent plus s'en éloigner. Le culte que les anciens Egyptiens rendaient au Nil, juftifié par le bonheur dont il les faifait jouir, s'eft en quelque maniere confervé fous les Mahométans. Ils donnent 3 cc fieuve le titre de Très-Saint; ilshono-  2 O Mémoires , rent auffi fa crue de toutes les cérémonies que 1'antiquité Païenne lui avait confacrées. On obfcrve cette croiffance au Nilometre, fituéa la pointe méridionale de 1'ifle de Rhoda, visa-visie vieux Caire. Des crieurs publics diftribués par quartier dans la Capitale , anoncent journellement au peuple la crue du Nil, jufqu'a ce qu'elle foit parve'. au degré convenable a 1'ouverture du canal qui conduit les eaux au milieu de la ville, & de-la dans les citernes. Ce moment eft déterminé par une certaine hauteur qu'on ne peut vérifier avec précifion, paree que la fuperftition écarté 1'ceil du curieux, qui voudrait s'approcher de la colonne graduée placée au centre du baffin du Nilometre. Le cri de Oufallah, quifignifie que Dieu a tenu fa promeffe, annonce 1'ouverture de ce canal. Des enfants portant des banderolles de diverfes couleurs , accompagnent le crieur, & répandent la joie avec la certitude de Fabondance. Sultan Sélim, après avoir conquis 1'Egypte, lui donna des loix, établit une nouvelle forme de gouvernement, & détermiua que ce Royaume devenu une Province de fon vafte Empire, ne devrait le tribut que dans les années oü la crue du Nil ferait fuffifhntea 1'ouverture. de ce canal. Ce n'eft en effet qu'a cette époque que les eaux  du Baron de Ton. %\ fuffifent a la culture néeeffaire, &c'eftni> x> .oiruEiEnTi cjp üww prefllon n'a pu fans doute être employé pour les conftruire (1). Les proportions des pierres qui compofent les pyramides , font de fept a huit pieds de long fur trois de haut & quatre de large, pofées en retraite de trois pieds & un de recouvrement, quoique le revêtement de la première foit totalement détruit; ce qui donne la facilité de monter a fon fommet. On ne peut révoquer eu doute que fon talu n'ait été au moins préparé, quand on conEdere les prifmes de granit qui font encore répandus autour de ce monument. J'en ai trouvé un dont le cóté de 1'hypothénus était taillé pour fervir a un des angles de la pyramide. Cette découverte aurait épargné a M. Maillet les foins qu'il s'eft donné pour rechercher par le ciment la qualité du revêtement; elle 1'aurait auiïï préfervé de 1'erreur oü il eft tombé, en prenant quelques parties du roe calcaire pour des fragments de marbre blanc. On peut préfumer que les prifmes qui couvrent encore la partie fupérieure de la deuxieme pyramide , en feront détachés (1) On ne prétend nullement contredire ici ce que 1'Ecriture-Sainte nous apprend de 1'oppreffion que les Ifraélites fouffrirent en Egypte , Si des travaux auxquels ils étaient condauinés.  42> Mémoires pour le feul plaifir de voir rouler ces maffes fur les afiifes inférieures. Ce motif a du opérer la deftruftion des prifmes qui nianquent ; le plus léger effort y fufiit , & ce genre de gaieté ne fait jamais rieu fe refufer. C'eft vis-a-vis cette feconde pyramide , un peu en-avant du rocher, qu'on voit encore ce fameux fphinx beaucoup plus célebre qu'il ne mérite de I'être. Ce n'eft en effet qu'une maffe de rocher prolongé en dos d'ane jufqu'au grand banc dans la direction du centre de cette pyramide. On donna a ce rocher la forme d'un fphinx ; on ouvrit fur fon dos deux puits quarrés pour fervir d'entrée ala catacombe, & dès- iors ia garde de ces tombeaux lembla confiée h cette efpece de monftre. II parait auffi qu'a chaque pyramide & fa catacombe , on avait joint un temple dont on ne retrouve plus que les ruines, nonobfiant le foin de les conftruire avec des pierres énormes. J'en ai mefuré de vingtdeux pieds de long fur fept de haut & neuf d'épaiffeur, dont les joints étaient encore parfaitement unis. Si 1'on confidere que les plus anciens Ecrivains ne parient de ces édifices, que comme nous en parions nousmömes , a quelle époque placera-t-on la confiruétion de plufieurs grandes pyramj-  du Baron ie Tott. 43 des a 1'Oueft de celles de Gifa, & dont on «e trouve plus que quelques affifes ? Je ne parlerai point des petits tombeaux qu'on appercoit a peine; mais je ne quitterai pas ces monuments fans communiquer la fenfation que leur afpeól m'a fait éprouver : elle peut feule donner une idéé de 1'élévation de ces maffes que nous ne pouvons nous repréfenter par aucun objet de comparaifon. J'ai déja dit que j'étais parti a minuit de Gifa avec des Arabes qui me conduifaient aux pyramides; nous en fuivrions la direction fans perdre de vue ces maffes qui nous femblaient autant de montagnes. Parvenus x un village qui nous en avait dérobé la vue un inftant, elles me reparurent, en en fortant, fi prodigieufement élevées, que je crus y toucher. Je voulais même mettre pied a terre, lorfque mes guides m'affurerent qu'il y avait encore une lieue. Nous marchames en effet prés de trois quartsd'heure , au bout defquels les pyramides me femblerent tellement diminuées , que je defcendis de cheval a cent pas de la première , auffi étonné de fon peu d'élévation que je 1'avais été de fon énormité ; mais je la retrouvai bientót en m'en approchant \ & ces contrariétés dans mon optique, m'engagerent a en chercher le principe. Je m'é-  44 Mémoires Joignai k cet effet a plus de fix cents pas de la pyramide fur un plan horifontal k fa bafe. Je me retournai alors ; & ce point de vue me donnant fa plus grande élévation , je remarquai qu'a cette diftance la hauteur perpendiculaire du monument rempliffait 1'angle des rayons vifuels, de maniere qu'en m'en rapprochant , ce même angle que je comparerai aux deux pointes d'un compas, ne pouvait plus en embraffer qu'une partie, & qu'a cent pas, j'erl découvrais k peine le tiers auquel fe réduifait la fenfation que j'éprouvais. II réfulte de cette obfervation que toute élévation qui excede la corde des deux rayons vifuels , eft en plus, & que tout ce qui ne la remplit pas , eft en moins. Ce principe fera appliqué utilement aux édifices publiés, fi la diftance du fpectateur en détermine conftamment le module (r). (i) La colonnade du Louvre a été agrandie fenfiblement en abattant les maifons qui obligeaient a la voir de trop prés; elle ferait dans fa plus grande valeur, fi on pouvait la découvrir fur 1'alignement de Saint-Germain 1'Auxerroisj elle perdrait, fi on la voyoit de plus loin. Par cette même raifon, il aurait fallu élever celle de Ia Place Louis XV, a la proportion de fa diftance au chemin de Verfailles; & 1'on éprouve , en veyanr Sainte-Genevieve de Ia rue Saint-Jacques,  du Baron dt Tott. 45 Quoique les affaires dont j'étais chargé ne m'ayent pas permis de parcourir la plaine des Momies, j'ai pu cependant me procurer la certitude , que les fables qui la couvrent, confervent la propriété de deffécher les corps. Le roe inférieur fervait en mêmetemps le luxe des inhumations particulieres. N'en poumit-on pas conclure que cette plaine a 1'abri de Pinondation, & par cette raifon auffi inutile aux vivants, que favorable aux morts, fervait de cimetiere aux habitants des petites villes & des villages de 1'Egypte, qui, par leur pofition; pouvaient s'y faire tranfporter? Les gens du pays aflurent que les monnments funebres de la Thébaïde font innombrables, & furpaffent en magnificence ceux de Memphis & d'Alexandrie. Ils ajoutent qu'on y voit encore des temples dont les colonnes en granit rofe, font auffi grandes que celle de Pompée, & que les peintures de 1'intérïeur n'en font pas moins remarquables. On ne peut douter que Ia haute Egypte ne contienne auffi une infinité de tréfors enfouis fous fes ruines. II y a peu de temps qu'un Copte découvrit une urne Je regret qu'une fi belle copie de Vantique, n'ait pas été mefutée avee la hardieffe de fes mor «leles.  46 Mémoires remplie de médailles d'or, dont il a fondii fecretement le plus grand nombre ; mais un Anglois a eu le bonheur de s'en procurer une centaine dont quelques-unes font au cabinet düRoi. On ne doit pas croire qu'un femblable exemple, en excitant la cupirlité des habi* tants, devienne jamais funefte a la confervation desmonuments : la crainte des vexations qui fuivraient les découvertes, retiendra toujours ceux qui feraient tenté de s'en occuper. Dans les différents travaux qui ont illuftré 1'ancienne Egypte, le canal de communication entre la mer Rouge & la Méditerranée, mériterait la première place, fi les efforts du génie en faveur de 1'utilité publique, étaient fecondés par les générations deftinées a en jouir, & fi les fondements du bien focial pouvaient acquérir la même folidité que les préjugés qui tendent a le détruire. Voila cependant 1'abrégé de l'hiftoire; elle n'offre que ce tableau, c'eft celui de toutes les Nations, celui de tous les fiecles. Sans ces continuelles defiructions, 1'univers n'eüt été gouverné que par fa géograpbie; la pofition la plus heureufe aurait diété des loix immuables, & le canal de la mer Rouge eüt été conftamment la bafe du droit public des Nations.  du Baron de Tott. 47 Les opinions les moins fondées , mais tjui prévalent prefque toujours fur les obfervations les mieux faites, ont établi alfez généralement des doutes fur 1'exiftence de ce canal;, on en a nié jufqu'a la polïibilité : cependant Diodore deSicile en attefte 1'exiftence ; & quoiqu'on puilfe penfer de cet Auteur, rien n'autorife a rejetter les faits dont il a été le témoin. Voici comme il s'explique dans fon Hif. toire univerfelle , Livre premier, feconde Partie. ,, On a fait un canal de communi. „ cation, qui va du golphe Pélufiaque dans ,, la mer Rouge. Nécos , fils de Pfamme„ ficus 1'a commencé. Darius, RoidePer,, fe, en continua le travail; mais il Pin» „ terrompit enfuite fur Pavis de quelques „ Ingénieurs qui lui dirent qu'en ouvrant „ les terres , il inonderait 1'Egypte, qu'ils avaient trouvé plus baffe que la mer „ Rouge. Ptolomée fecond ne laiffa pas d'achever 1'entreprife; mais il fit mettre dans 1'endroit le plus favorable du ca,, nal, des barrières ou des éclufes très„ ingénieufementconfiruites, qu'on ouvre „ quand on veut paffer, & qu'on refefme „ enfuite très-promptement : c'eft pour ,, cela que le fieuve prend le nom de Pto,, lomée dans ce canal , qui fe décharge „ dans la mer, a 1'endroit oü eft balie la  48 Mémoires ,, ville d'Arfinoé ". II eft démontré par Cft paflage, que les éclufes fervaient encore du temps de Diodore deSicile. Onretrouve aujourd'hui le radier fur lequel elles étaient établies, & ce monument a été découvert prés de Suez , a Fentrée du canal, qui exifte encore, & qu'un léger travail rendrait navigable fans y employer d'éclufes, & fans menacer 1'Egypte d'inondations (1). Rien ne peut en effet juftifier la crainte des Ingénieurs de Darius , lors même que leur nivellement eut été pris au moment des plus hautes marées. II n'eft pas moins important d'obferver que toute cette partie de J'lfthme offre le terrein le plus favorable aux excavations, dans le petit efpace de douze lieues qui fépare le golfe Arabique des bras du Nil qui s'en rapproche, & fe jette enfuite dans la Méditerranée, a Tineck. Après avoir jetté un coup - d'ceil fur ces monuments, (O Sultan Muftapha, dont 1'efprit commencait •a s'éclairer, m'a fait faire un travail fur cet objet important, dont il réfervait 1'exécution a la paix. C'était a cette époque qu'il voulait également atnquer les vices de fon gouvernement; & j'ai li«u de préfumer qu'il eut facrifié jufqu'a celui de fon propre defpotifme, fi ce Prince avoit furvécu aux circonftances malheureufes qui ont préparé Ja ruine de cet Empire.  du Baron de Tott. 49 monuments, qui, par leur maffe & leur antiquité, femblent plutót appartenir a 1'Univers qu'a 1'Egypte en particulier, examinons l'état aétuel de ce Royaume. Si 1'on voulait 1'envifager fous les rapports qui conftituent la puiffauce d'un Etat, la politique pourrait peut-être ne voir qu'avec une forte de mépris cette grande métropole du monde, le berceau de toutes les fcien- I ces & de tous les arts, n'être plus aujour- I d'hui qu'une Province de 1'Empire le moins puiffant; mais le Philofophe politique 1'envifagera fous un afpeét plus digne de fon attention & s'il retrouve dans le climat; 3 les produélions & la population de 1'Egypte, les mémes moyens qui Pont rendu cé- I lebre, ces avantages, que les fiecles nepeuvent détruire, & qui ont réfifté aux plus grandes révolutions, leur paraitront préférables a ces.compofitions chymiques, qui difparaiffent par le procédé contraire a celui qui les a prodnits. Telles ont été fans doute ces Puiffances dont 1'Hiftoire nou? a tranfmis la mémoire, & dont le Géographa peut h peine retrouver la Capitale. On appercoit au contraire dans 1'Egypte, les plus grands Rois concentrer leur amour-propre dans des travaux toujours, ntiles a la culture : elle leur offrait conftamment de quoi défaltérer cette fojf de IV. Partie. C  5 O Memoires gloire, qui, dans le refte de 1'univers, ne conduifait qu'a s'enivrer de brigandage. Si 1'immenfité de 1'ouvrage permettait d'auribuer aux hommes la conftruccion du lac Mceris , 1'utilité de ce prodigieux réfervoir en aurait fait le premier monument de la bienfaifance des Pharaons ; mais fi 1'étendue dccelac& faprofondeur lailTe quelque doute fur fon origine, on ne peut en avoir fur le canal de Jofeph, celui de Trajan , celui d'Alexandrie & ceux du Delta. Ils font vifiblement conftruits & main d'homme. La facilité qu'ils procurent pour les arrofages , ne Jaiffe aucune terre inculte; & la richelTe du fol en multipliant les récoltes, entretient la population & 1'anime. II n'exifte point de pays oü elle foit plus remarquable qu'en Egypte. En effet, le Delta, les Provinces de i'Eft & de POueft, ainfi que toutes les terres qui bordent Ie Nil jufqu'au Tropique , préfentent le tableau de la plus immenfe population : on affure qu'il y en a Egypte plus de neuf mille villages, & mille deux cents villes ou bourgs : ce qu'il y a de certain , c'eft que ces habitations font tellement rapprochées, que m'dtant arrêté a Mentoubes, au-deffous de Foua, j'en ai compté quarante-deuxenparcourant 1'horifon , dont la plus éloignée n'était pas a deux lieues.  du Baron de Tott. 5 ï Par-tout oü Pinondation peut s'étendre, tes habitations font élévées fur des terres conftruites a cet effet, & qui font comma le fondement commun de toutes les maifons qu'on y batit, & que 1'intérêt de ia culture invite a raffembler dans le moindre efpace poffible. La précaution de les exhauffer, eft fur-tout néeeffaire pour éviter que les maifons baties en terre, ne foient détruites par Pinondation. Les villages font toujours entourés d'une ïnfinité de petites tourelies pointues, conftruites pour y attirer les pigeons, afin de recueillir la fiente de ces animaux. Chaque habitation a aufii un petit bois de palmier contigu, dont la propriété eft commune, & dont le produit offre aux babitants des dates pour leur confommation, & des feuilles pour la fabrication des paniers, des nattes & des autres objets de ce genre. De petites chaiuTées également élevées pour Pinondation , entretiennent pendant ce temps toutes les Communications libres. C'eft fur le Nil & fur les grands canaux que les villes fe font formées; on y voit toutes les maifons conftruites en brique , a plufieurs étages , & dans un goQt affez rapproché de celui que nous avions fous Francois premier. Les palmiers qui les environnent, & les bateaux C ij  5 ï Mémoires qui bordent leurs rivages, ajoutent a Fagréraent de leur fituation. C'eft ainfi que réuniffant la culture au commerce , toutes les villes de 1'Egypte rapprochent, animent & profitent de 1'induftrie qui les entoure; mais le Caire ne borne pas cet avantage au feul intérêt de 1'Egypte; fon commerce embraffe les deux hémifpheres ; on y voit journellement les rues embarraffées par le concours des chameaux qui y tranfportent les marchandifes de 1'Europe & des Indes, & le choc des ballots marqués a Madras & a Marfeille , femble fixer un centre a 1'univers. Le Caire, que les Arabes notnment Miffir, eft fitué a une demi-lieue du Nil, 'fur la rive droite de ce fieuve; cette ville touche aux montagnes de 1'Arabie, & c'eft a 1'angle qu'elles forment pour s'éloigner vers 1'Eft , qu'eft bati le Chateau du Caire. Pjoulac & le vieux Caire en font les faux. bourgs. Si 1'on réunit ces deux villes a la capitale, pour en faire le dénombrement, on y trouvera dans les 700,000 confommateurs qui y font raffemblés, un fecond appercu de l'immenfe population de 1'E- gypte (O. (1) Le grand-Douanier de 1'Egypte, qu'on doiï  da Baron de Tott. 53 Le Caire contient quelques em placements g alfez fpacieux pour inviter a les décorer, tels que Ia place de Lusbéquié, celle de la Romélie, & celle de la grande Mofquée, nommée Sultan Haffan; mais toutes les rues en font étroites, mal percées & mal pavées ; les palais même qui renferment le plus de richeffes , n'ont a leur extérieur rien qui annonce 1'opulence de cette ville. UniqueI ment occupée du riche commerce des proI duftions de 1'Egypte par le Nil, de celui de I 1'Europe par la Méditerranée, & de celui | du Yémen & des Indes par la mer Rouge, f cette capitale engloutit encore tous les re| venus domaniaux que les Grands fe diftriI buent. Sa fubiiftance qui appartient égale1 ment au commerce, augmente fes richeffes ; | le luxe qui les fuit s'y eft accru au point d'avilir jufqu'a 1'or, & les plus rich&s fabriques des Indes ont peine a les fatisfaire. I Tout ce qui, dans un autre Etat, ne pour1 rait être que le produit d'une adminiftra| tion éclairée, & conftamment mue par les ' principes les plus falutaires, nait en Egyp- confidérer comme le Controleur - général de ce Royaume, m'a alfuré que la feule ville du Caire contenait plus de fept cents mille habitants, & je n'ai réuni Boulac & le vieux Caire a ce dénombrement que pour éviter 1'exagération. C iij  54 Mémoires te de Ton propre fol: Ia richefle de fes praduétions en fournitfant a 1'avidité des tys rans, y garantit les cultivateurs de la tyrannie; & 1'excédent des bleds, devenude première néceflité pour 1'Arabie beureufe, en affurant au commerce de nouveaux échanges, donne a fon aétivité la bafe la plus folide & Ia plus indépendante. Les principaux abords de 1'Egypte, font vSuez & Alexandrie ; mais ce n'eft pas dans ces deux, ports qu'on pourrait juger de 1'importance du commerce : oü 1'adminiftration eft nulIe , il ne peut exifter ni municipalités exigeantes, ni privilèges particuliere, ni monopole fubalterne. Le commerce prend naturellement fon affiette, le crédit réel s'en empare, le cultivateur eft fon affocié, fes agents. font a gages. C'eft k ce principe qu'il faut. fans doute rapporter la pauvreté des deux villes que je viens de citer; elles ne font. au comnierce que des agents falariés. Suez eft fur-tout remarquable par la mifere de feshabitants, & les Arabes fefont emparés dudroit de tranfporter les marcbandifes fans. renoncer a celui de les piller toutes les fois que Panarcbie leur promet I'impunité. Outre les bleds que 1'Egypte échange dans le Yémen, contre les cafés qui fe diftribuent en Europe , & particuliérement parmi les Turcs, le riz, le lin, le feide natrom qu'on  da Baron de Tott. 55 emploie dans les tanneries, le fel ammoniac pour 1'étamage, le kenna & le fafranum pour la teinture, les gommes & les drogues les plus précieufes , font des objets de commerce également importants. Le fucre eft le feul article fur lequel 1'induftrie des Egyptiens fe foit bornée a la confommation du pays; & le peu de caffonnade qu'on exporte pour Conftantinople, n'annonce pas la beauté du fucre qu'on tire de la haute Egypte, & qu'on rafïïne au Caire. Le Delta fournit auffi une grande quantité de cannes de fucre; mais elles n'y font cultivées que pour 1'agrément des habitants qui s'en rafraichiffent. Une induftrie plus utile eft celle des toileries; aucun réglement ne la dirige , elles'étendjufqu'auxcataractes, ainfi que la culture de 1'indigo, & dans ce climat brülant, le vêtement fe réduifant a une chemife de toile qu'ils teignent toujours en bleu, le commerce trouve encore un objet d'exportation dans 1'excédent de ce travail. II s'empare auffi des falines naturelles qui font dans le bas de 1'Egypte, pour approvifionner la cóte de Syrië, & 1'intérieur des terres jufqu'a Damas. Une obfervation affez curieufe, c'eft que . les plantes étrangeres, tranfportées en Egypte , s'y abatardiffent au point, de ne pouvoir s'y repro riuire : 1'indigo eft dans ce cas; & C iv  5 6 Mémoires ce qui n'eft pas moins remnrquable, c'eft [ que les champs d'indigo annuellement femés de nouvelles graines qu'on tire de Syrië , donnent aux Egyptiens une très-belle couleur, tandis que cette même plante man- I que de qualité dans fon fol originel. II réfnlterak de cette obfervation, que 1'indigo de Syrië a befoin d'être tranfplanté; mais que la vigueur du terrein, & 1'ardeur du fo- I leil nuit a la qualité des graines, en donnant au fol de 1'Egypte le réfultat des ferres ehaudes. A la bonté du fol & a la richelTe des produdtions de 1'Egypte , il faut encore ajouter l'air le plus falubre: on eft fur-tout [ frappé de cet avantage, quand on eonfidere que Rofette, Damiette & Manfoura, environnées de rizieres, font renommées pour leur falubrité, & 1'Egypte efl peut-être le feul pays de la terre oü ce genre de culture qui nécefïïte des eaux ftagnantes, ne foit ! pas mal-fain. Les richeffes n'y coütent rien } i la vie des hommes. Les recherches que j'ai faites avec foin | fur la pefte que j'ai cru originaire d'Egyp- j te, m'ont convaincu qu'elle n'y ferait pas S même connue, fi les miafmes de cette ma- ! ladie n'y étaient tranfportées par le commerce de Conftantinople avec Alexandrie. C'eft dans cette derniere ville qu'elle cora-  du Baron de Tott. 57 mence toujours a fe manïfefter. Ce n'elï aufiï que rarement , quoique fans aucune précaution pour lui en défendre 1'abord, qu'elle parvient jufqu'au Caire, oü les cbaleurs la font bientót ceffer, & 1'empêchent de pénétrer jufques dans le Saïde : il eft d'ailleurs reconnu que les rofées pénétrantes qui torabent fur 1'Egypte, a 1'approche de la Saint-Jean , détruifent a Alexandrie même, jufqu'au germe de cette maladie. Ce n'eft guere que fur les cótes de la Méditerranée, & jufqu'a dix lieues dansles terres, que les pluies font connues en Egypte; rarement elles s'étendent plus loin. A peine dans 1'année a-t-on au Caire deux heures d'une pluie douce; jamais le bruit du tonnerre ne s'y fait entendre, &lesorages d'ailleurs peu fréquents, fe portent toujours dans la partie élevée des déferts de laLybie & de 1'Arabie, oü ils n'ont rien a détruire. C'eft ainfi que tout concóurt a répandre fur 1'Egypte les plus précieufes faveurs de la nature : les oifeaux de tout genre, & les efpeces les plus rares, femblent s'y rendre en foule pour en jouir, & réunir leurs différents ramages a la gayeté des habitants. Le cours du Nil offre dans ce genre le tableau le plus intéreffant. Ce fleuve efl conftamment bordé, ainfi que tous les ca> C v  5 8 Mémoires naux, d'une foule de peuple occupée aux travaux des arrofements, foit en puifant eux-mêmes, foit en excitant les animaux deftinés a les foulager de ce travail. Un nombre inflni de féaux a bafcules,. & de roues a chapelet, font difpofés a cet effet fur les rives; les eaux qui s'élevent & fe verfent dans une première rigole, font diftribuées enfuite dans 1'intérieur des terres, par différents rameaux que rinduftrie & l'aélivité du cultivateur fait ménager &employer avec autant d'intelligence que d'économie. On voit en même-temps les femmes, Jivrées aux foins du ménage, tranfporter pour leur boiffon 1'eau du fleuvedans des cruches placées en équilibre fur leurs têtes ; d'autres lavent leur linge, blanchiffent leurs toiles, les étendent & fe livrent a leur gayeté naturelle au moindre objet qui 1'émeut; elles font alors retentir 1'air d'un fon vif & roulant, le lululatus des Romains. Les coches d'eau établis d'une ville è 1'autre, les bateaux pour Ie tranfport des denrées, & Ia navigation que le commerce entretient, ajoutent k la variété* & au mouvement de ce tableau.. Cette navigation eft fur-tout remarquable par 1'agilité des matelots, & Ia maniere dont on tranfporte la poterie qui fe fabri?ue dans la haute Egypte. 11 eft néeeffaire  du Baron dt Tott. 59 avant d'en donner 1'explication, d'obferver que les vafes de terre cuite, deftinés aconferver 1'eau pour la boiffon des habitants, doivent avoir d'autant plus de capacité, que les maifons font plus éloignées du fieuve. La baffe Egypte étant dans ce cas, lespotiers qui habitent dans Ia haute, en ont profité pour économifer le bateau de tranfport. Les plus grandes jarres liées par leurs anfes, forment le premier plan de leur radeau; les moyennes, le fecond : les petites poteries viennent enfuite; le propriétaire fe ménage fur fa boutique, un emplacement commode; & muni d'une perche pour diriger fon abordage; il s'abandonne alors au cours des eaux, fans redouter les échouements fur une argille qui ne peut rien endommager. II parvient ainfi jufqu'au Delta, & fon batiment difparait par le débit fucceffif de tout ce qui le compofait. Les Egyptiens, naturellementdoux& timides, font gais & débauchés ; toutes leurs aclions fe refléntent du fond de ce caraftere : le moindre événement les effraïe , le plus petit accueil les familiarife. Le goüt de ce peuple pour la danfe a introduit en Egypte des balarines ; elles n'y connaiflent aucune retentie, n'y plaifent que par Pexcès contraire. A cela prés, que les Egyptiens ont la peau bafannée, leur fang m'a C vj  60 Mémoires paru beau; ils ont fur tout le corps fvelte & difpos; hommes & femmes nagent comme des poilfons; leur veteraent fe borne & une fimple chemife bleue, dont la coupe défend affez mal Ia pudeur des femmes; les hommes ne la fixent par une ceinture autour du corps, que pour Ja commodi.é du travail; les enfants font toujoursnuds, & j'y ai vu des filies de dix-huit ans encore enfants. Le Mahomdtifme eft la religion dominante des Egyptiens; mais ce peuple y a ajouté une infinité de cérémonies qui tiennent plus a fon goüt pour les fpectacles, qu'aux préceptes du Prophéte : des conftairies de pénitents, des proceffions nocturnes avec des cierges, des vêtements analogues1 a ce genre de dévotion, les chants qui accompagnent les enterrements , les pleurs qu'on y répand, & 1'épulum férale (i) font autant de pratiques qui appartiennent plus aux Puperftitions de leurs ancêtres , qu'a br nouvelle loi qu'ils ont embralfée. Cepen- (1) C'eft Ie feftin des mom pratiqué chez les Romains, d'ufage chez les Grecs , & rejettés par les Mahométans; mais cette pratique s'eft confervée en Egypte , oü le Calife-Omar a cru fans doute devoir céder a la fuperftition pour gouveej aer plus /ürement les fuperftitieux.  du Baron de Tott. 6t dant les Egyptiens ont dans 1'exercice de leurs préjugés, moins de férocité que les Turcs, qui ont moins de fuperftitions. C'eft que ceux-ci font orgueilleux , & que les Egyptiens ne font que foibles. On appercoit aulfi que 1'appareil qui décore leurs cérémonies, les réunit plus que le motif, & que la gayeté de ce peuple & fon libertinage ont plus de part aux pélerinages qu'ils favorifent, que le Saint n*a d'empire fur 1'efprit de ceux qu'il raffemble. Les plus révérés font 1'Iman Chafi au Caire , & celui de Tinta , tille fituée dans le centre du Delta; ce dernier fe nomme Séid, Achmet & Bédouit. C'eft dans le mois de Juillet que plus de aco,ooo ames de la haute & bafle Egypte accourent a ce tombeau : le commerce quiprofite de tout, y a établi une foire confidérable; les balarines, les joueurs de gobelets s'y raffemblent aulli pendant le temps qu'elle dure. Tinta réunit alors tout ce qui peut fervir a 1'agrément des pélerins, & le Chek de la Mofquée de Séid, Achmet & Bédouit, fait une ample récolte, en impofant également la dévotion de quelques-uns, & le plaifir du grand nombre. Chaque Ville d'Egypte a auffi fon Saint, fes proceffions & fes plaifirs; on y accuurt au moins des environs 9 & le Gouverne-  6z Mémoires ment les maintient avec une fortc de fécurité. On fent bien que dans cette difpofition , le Saint de la Capitale jouit de tous les droits de la Métropole, & que fon tombeau eft conftamment achalandé. Mais la dévotion des femmes, plus fervente dans tous les pays que celle des hommes, ne fe borne pas en Egypte a invoquer des manes; & comme les dupes encouragent toujours les fripnons, on voit au Caire plufieurs Saints bien portants, auxquels elles s'adrefient de préférence. C'eft ordinairement a la porte ou dans la cour des Mofquées que ces prédeftinés élifent leur domicile, couchés fur une mauvaife natte; leur coftume annonce qu'ils fe croyent en paradis, & cet air de bienheureux entretient Ia vénération. D'autres pour fe donnerplus d'importance ,marchent gravement dansles rues couverts feulement d'une longue tunique de laine blanche. Ils prêchent le mépris des richeffes, en demandent infolemment le partage, & annoncent toujours la fin du monde. On a vu un de ces Saints donner, en Egypte, la preuve que I'habitude de tromper les autres conduit a fe tromper foi-mê> me; Un de ces frippons, parvenu h I'enrhoufiafme , annonca au peuple Ie jour & I'heure oü , en prononcant feulfment le  da Baron de Tott. 6y, nom de Dieu, il traverferait Ie Nil debout fur fa natte. Une foule de curieux 1'accompagna au rivage. Le Saint difparut bientót dans les flots, & les imbécilles qui attendaient le miracle en lui laiffant le temps de s'opérer , lailferent au fou celui de fe' noyer. L'humanité dégradée par ces pieufes abfurdités, eft honorée en Egypte par une fondation illimitée en faveur des aveugles t e'eft aulïï en ne lui donnant point de bornes que tous les aveugles de 1'Egypte, réunis au Caire , ont accrédité Popinion que ce climat les multipliait. On en compte environ quatre mille entretenus par la Mofquée de Sultan Haffan ; & comparatïvement a nos climats, ce nombre n'excède peut-être pas la proportion des habitauts. II faut cependant convenir qu'en Egypte, cette maladie attaque particuliérement la claffe des individus qui couchent habituellement dans les rues ou fur les terraffes des maifons. Une rofée fraicbe qui tombe pendant la «uit attendrit ïnfenfiblement les paupieres, & les difpofe k s'ulcérer par le contrafte de la chaleur du jour. Mais h vue de ceux qui couchent a couvert, ne paie pas même le tribut auquel 1'intempérance affujettit dans d'autres climats. Après avoir confidéré les monuments de  6 4 Mémoires 1'Egypte, la beauté du ciel, la population, l'aétivité des habitants, & la richeffes des produétions, il ne refte plus qu'a jetter un regard de mépris fur fon gouvernement. Des enfants Géorgiens , tranfportés & vendus en Egypte, y repeuplent dix a douze mille Mamelucs; ce petit nombre fournit les Beys, qui ordonnent la tyrannie, les Officiers fubalternes , plus cruels que leurs maitres, & les troupes qui exécutent& ajoutent toujours a la barbarie. Par 1'examen des canons , ou code de Sultan Sélim , on doit préfumer que ce Prince capitula avec les Mamelucs, plutot qu'il ne conquit 1'Egypte. On appercoit en effet, qu'en laiffant fubfifter les vingt-quatre Beys qui gouvernaient ce Royaume, il ne chercha qu'a balancer leur autorité par celle d'un Pacha qu'il établit Gouverneur général & Préfident du Confeil. C'eft auffi ce qui fubfifta, tant que la Porte put ellemöme prêter fecours a fes Officiers; mais fon affaibliffement la réduifit bientót au feul moyen de divifer les Beys pour fe foutenir contr'eux : c'eft ainfi qu'en favorifant toujours le parti le plus faible , les Turc- fe créerent de nouveaux ennemis, & ces fréquentes erreurs ont réduit les Pachas a un vain titre que les Mamelucs encenfent quelquefois; mais en retcnant toujours daus  du Baron de Tott. 65 une étroite prifon celui qui en eft revêtu. Le célebre Aly-Bey contribua le plus a cette anarchie; il avait concu le deffein de fe rendre indépendant, & c'eft pour y parvenir qu'après avoir chalfé ou fait alTafliner dans les premiers temps de fa prépondérance tous les Beys qui lui parurent avoir trop de pouvoir pour efpérer de les foumettre a fes volontés, il forca le Pacha a conférer les dignités vacantes a fes propres efclaves. II crut auffi ne pouvoir gouverner tranquillement 1'Egypte, qu'en établilfant le Cheik-Tacher, maitre de la Syrië & de Damas jufqu'a Gafe, qu'il fe réfervait. II voulait en même-temps alfurer 1'indépendance aux Drufes & aux Mutualis, afin d'en faire fes alliés ; & c'eft après avoir élevé cette muraille impénétrable k la puiffance Ottomane, qu'il comptait placer la couronne d'Egypte fur fa tête. Cependant un de fes efclaves, qu'il avait élevé a la dignité de Bey, ofa fe croire fon égal ; & prenant le mafque d'une fidélité dont la Porte ne fut pas la dupe, Mouhainet - Bey attaqua fon maitre , fut heureux & moins éclairé que lui. En voulant cependant fuivre la même carrière, il courut anéantir le Cheik-Taher, afin de réunir la Syrië k 1'Egypte. Son ingratitude avait été impunie, fa politique ne le fut pas; il per*  66 Mémoires dit la vie au fiege d'Acre; & Murad-Bey, qui prétendit lui fuccéder , ne fut qu'un tyran éphémere, que la derniere révolution adétruitpour laifler a Ifmaël-Bey, un Gouvernement qui a déja été contrarié, & qui n'a encore pris aucun caraétere. Les querelles qui mettent fréquemment aux Mamelucs les armes a la main , reffemblent plus au tumulte d'un affafiinat , qu'a une guerre déclarée. La difiénfion des tyrans ne donne au peuple qu'une fcene qui 1'amufe. Spectateur tranquille, indifférent fur le fuccès, fans regret, comme fans efpérance , il n'interrompt aucune de fes opérations. Si 1'indifférence du peuple pour ces événements qui fe fuccèdent fréquemment , eft étonnante, quand on confidere avec quelle facilité il fe déferait de fes tyrans , la tranquillité de ceux-ci ne 1'eft pas moins; on n'appercoit aucun refibrt pour contenir la multitude , & les Mamelucs femblent ne fe difputer 1'Egypte, que comme des brigands fe difputeraient le partage d'un tréfor. Chaque Bey, Gouverneur d'une Province, nomme dans chaque diétricT:, des Kiachefs, efpece de fous-Gouverneurs. Ces vexateurs fubalternes, revêtus de cette dignité qui les conduit a celle de Bey, s'attachent auffi des Mamelucs fans emploi,  du Baron de Tott. 6j & toutes les villes & villages de 1'Egypte, réfervés pour les Beys ou difhïbués par eux a leurs créatures, font alfujettis a des redevances territoriales. Le cultivateur les tient a la difpofition du Maitre que le parti dominant lui donnera. Tous ces Mamelucs épars dans 1'Egypte font toujours attire's au Caire a chaque révolution ; mais ces querelles en rendant aux habitants leur liberté, ne leur ont jamais infpiré 1'idée de la conferver, & jamais les tyrans n'ont imaginé, qu'en fe difputant a la porte de la ville, on pouvait la leur fermer. Tous les Beyshabitent le Caire, & leurs efclaves compofent toutes leurs forces; c'eft la qu'ils préparent par leurs intrigues les révolutions : lorfqu'elles font prêtes a éclater, les Kiachefs leurs clients, accourent avec des Mamelucs pour fe réunir a leurs Maitres , ou les trahir en paffant dans le parti contraire s'ils y voyent plus d'avantage. Que peut-on attendre de la réunion de ces forces, fans difcipline, comme fans intérêt a la chofe publique? 1'avidité qui les raffemble, les difperfe auffi-tót que 1'intérêt du moment fe fait entendre. Le Chateau du Caire qui peut a peine mériter ce nom, eft ordinairement le point que 1'on commence a fe difputer; & c'eft pour fe 1'aflurer que les deux partis cher-  68 Mémoires chent a attirer a eux les Mamelucs quï y commandent. La poffellion de la ville eft auffi le feul objet de conquête; elle entralne celle de toute la baffe Egypte, paree que perfonne ne la difpute, & que la fituation du Caire fur le Nil, gouverne le commerce des denrées, feul intérêt du cultivateur,- mais cette ville dépend a fon tour du Delta & de la haute-Egypte dont elle tire fa fubfiftance. Le Said eft auffi la feule reffource des fuyards; ils s'y retirent pourinterrompre la navigation du fieuve, & affamer la Capitale. Des troupes détachées par le parti victorieux y pourfuivent la deftruétion des Beys vaincus, qui n'obtiennentgrace qu'en fe réduifant a deux ou trois Mamelucs, & a une réfidence éloignée, tandis que leurs partifans négocient toujours avec fuccèf leur retour au Caire, pour fe rejoindre au parti dominant. Pendant cette guerre contre les fuyards , le Chéik Amman, qui commande aux Arabes daus la haute-Egypte, devient un homme important; fon fecours eft follicité par les deux partis; mais les Arabes , relégués dans la Lybie & dans PArabie Pétrée, moins utiles , moins accommodants & moins follicités, pillent de tous cótés. Le Delta, enveloppé du fleuve^ eft feul préfervé de leur brigandage,  du Baron de Tott. 6$ & les Mamelucs fuyards fur les deux rives , échappent difficilement a leurs recherches; le défordre eft général jufqu'a ce que le partage des Gouvernements, des diftricts & des villages, en rétabliffant 1'ancienne adminiftration , rende a 1'Egypte de nouveaux tyrans. Le précis de la révolution dont j'ai été témoin, confirmera 1'idée que je viens de donner des Mamelucs. Après la mort de Mouhamet-Bey, dont ón a parlé plus haut, les Beys d'Egypte partagés en deux partis, préparaient en Clence les moyens de fe détruire. Murat, plein de la même ambition qui avait animé fon ancien Maitre, s'était uni a Ibrahim, Chek-Elbélet (i), & a quelques Beys moins importants, lis exetcaient tranquillement leur tyrannie, tandis qu'Ifmaël , Juffuf, & quelques autres Beys , épiaient eux-mêmes 1'inftant de s'emparer du Gouvernement, s Ifmaël - Aga , homme d'efprit , adroit, dilfunnlé & traitre , attaché en apparencc £ Murat-Bey, gouvernait fous fon nom, excitait & fervait les vexations dont plufieurs négociants Turcs ou Coptes avaient (i) Commandant-Général.  yo Mémoires été les victimes. Cependant Murat, de retour de Lacharkyé , oü il venait de molefter les Arabes, apprit en arrivant qu'un de fes gens avait été brttonné par Soliman-Kiachef, attaché a JulTuf-Bey. II manda ce Kiachef chez lui , & lui fit rendre cette correétion avec ufure. JulTuf fut fi tien diflïmuler cette offenfe, que 1'orgueil de Murat crut pouvoir tout entreprendre impunément. On avait même affeété a fon retour au Caire , de le recevoir avec une forte de triomphe, & il jouiffait ainfi qu'Ibrahim de la plus grande fécurité, lorfque le 18 Juiilet, Iftnaël, Juffuf, tous les Beys de leur parti & leurs Mamelucs fortirent de la ville, pour s'emparer du Nil , en occupant le vieux Caire : ils firent en même-temps fignifier au Chek-Elbelet & a Murat, de fe foumettre volontairement, s'ils ne voulaient y être contraints par la famine ou par les armes. Unelevéede boncliers auffi fubite ne laiffant pas au parti oppofé le temps de raffembler fes Mamelucs , la feule reflburce fut de s'emparer du Chateau du Caire, dont les Commandants font toujours a la difpofition du parti dominant. Cependant Murat & Ibrahim , défiés journellement & refferrés dans le Chateau par les troupes du dehors ,  du Baron de Tott. 7 1 eflayerent en vain la force des Firmans (i") du Pacha qu'ils retenaient prifonnier; mais qui probablement ne defirait pas les tirer d'embarras. Ce qu'il y eut de plus facheux pour Murat, c'eft que cet Ifmaël Aga, fon bras droit, dont nous avons déja parlé, au-lieu de venir au Chateau joindre fon maitre , paffa dans le parti oppofé avec plus de huit cents mille fequins dont il était dépofitaire. Cette trahifon réduifit bientót Murat & Ibrahim a fuir vers la haute-Egypte avec peu de fuite. lis s'emparerent de Miniés. Le transfuge Ifmaël fut revêtu de la dignité de Bey, ainfi que Soliman Kiachef; & Pon donna a ce dernier la maifon de Murat en indemnité des coups de bflton qu'il en avait recu quinze jours auparavant. La paix fut publiée en même-temps; & Jufluf-Bey, trop aveuglé par fon orgueil pour appercevoir qu'il n'avait été que Pinftrument de cette révolution , annoncait déja avec la même inconfidération le projet de dominer fes compagnons; mais les deux Ifmaël ne tarderent pas a le punir de les avoir mal jugés; ils 1'alfafiinerent dans fa propre maifon : fes (1) Ordonnance en forme d'édit, que les Paehas a trois queues, nommés Vifirs du Banc, rendent au nom du Grand-Seigneur,  71 Mïmolrts partifans fubirent le même fort; le nouveau Bey-Soliman fut dépouillé de la dignité ; mais cet événement ne promettait pas une paix durable, & 1'on dut préfumer que la deftruétion des fuyards ferait le terme de 1'union des deux tyrans. Je ne quitterai pas 1'Egypte fans offrir aux Hiftoriens & aux Géographes une obfervation fans laquelle les détails que le Sire de Joinville nous a confervé fur le débarquement de St. Louis a Damiette , ferait ininteliigible. Ce témoin oculaire dit que la flotte du St. Roi partie de Cbypre, & d'abord difperfée, vint fe réunir a Damiette oü Louis débarqua a la plage d'une ifle qui communiquait a la ville par un pont. II réfulte de cet expolé que le Nil fe jettant alors dans Ia mer perpendiculairement a la cóte, avait un petit bras , qui fe prolongeant vers 1'Eft, formait une ifle vis-a-vis Damiette. C'eft de cette branche que le fleuve a depuis fait fon lit; & le comblement de 1'ancienne embouchure, en réunilfant 1'ifle au Delta, ne préfente plus aux Géographes qu'une langue de terre qui couvre actuellement la ville. L'Hiftorien reconnoitra auffi, que fi ce changement de fite eut précédé 1'arrivée des Croifés, leur pofition eüt été moins embarraflante ; le Delta leur eüt offert avec 1'abondance des vivres  du Baron de Tott. 73 vivres un afyïe impénétrable a la cavalerie des Mamelucs, & la fituation la plus avantageufe pour les réduire. C'eft au contraire a la rive oppofée que Louis expofe fon armée a manquer de fubfiftanee, en donnant au Soudan le moyen de réunir toutes fes forces contre lui. Le Sire de Joinville parle du Tanis , 1'un des canaux de la Charquyée, comme d'un des bras du Nil, & femble ne pas connaitre la pointe du Delta qui les fépare. J'obferverai aulfi pour les Phyficiens , que le fort St. Louis bati & la pointe de la langue de terre, précédemment ifle de débarquement, eft encore baigné par les eaux de la mer; & fi 1'on confidere que l'époque de fa conftruétion doit néceffairement répondre a 1'ëxiftence du port de Fréjus, oü le St. Roi s'eft embarqué pour fon expédition d'Egypte, on en conclura que des atterriffements fucceffifs ont pu feuls combler ce port, & reculer fa plage a la diftance oü elle eft aujourd'hui, puifque le fort St. Louis attefte encore que le niveau de la mer n'a point eu depuis ce temps d'altération fenfible. Après m'être rembarqué aAlexandrie, la frégate prolongea la cóte d'Egypte, écarta les fonds de roches qui la rendent inabordable jufqu'a Damiette, en traverfala rade, &diriga fa route fur Jaff, dont la darfepeut IV. Partie. D  74 Mémoires a peine abriter quelques petits batiments. Nous mouillames en rade a prés de deux lieues du rivage. Cette première ftation a Ia cóte de Syrië avait pour objet de me tranfporter a Rames. Je me rendis a cheval dans cette ville de la Paleftine, oü Ie Procureur de Terre-Sainte vint de Je'rufalem pour s'aboucher avec moi. Ce Récollet avait pour lüite & pour efcorte les quatre chefs Arabes de la montagne. Le pouvoir de fon argent avait été tel, qu'a la réception de mon courier, il fit cpnclure a ces Princes divifés depuis long-temps, une trêve dont le feul motif était de me venir voir plus commodémeut. Le Gouverneur de Jérufalem qui avait arrangé cette pacification , aurait defiré que j'en profitaffe pour me rendre auprès de lui; mais plus il fe difpofait a me bien recevoir, moins j'étais tenté d'en payer les fraix. La confidération du Procureur me parut d'ailleurs trop bien établie pour me flatter de pouvoir y ajouter; & les reliques dont le facré .Directoire me gratifia, ne me laiiTait rien a defirer. L'efpace entre la mer & la montagne de Jérufalem , eft un pays plat d'environ fix lieues de large, de la plus grande fertilité. Le fi guier d'inde (i) forme les haies & pré- (1) Cette plante eft aufl» nommée raquette.  du Baron de Tott. 75 fente des barrières impénétrables qui garantiflent ies propriétés. Le commerce de cette partie eft en coton, fon induftrie en filature, & cette pqrtion de la Ïerre-Sainte eft fur-tout remarquable par les veftiges des Croifades dont elle eft couverte. Le Mahométifme en détruifant ces monuments, s'eltconfervé le moyen de profiter du pieux enthoufiafme qui les avait élevés; & la politique des Turcs en admettant les Grecs & les Latins au partage des faints Lieux, afin de profiter de leurs divifions, a plus compté fur leur orgueil que fur leur dévotion. Une bypotheque auffi folide a furpaffé leurs efpérances; les querelles des deux rites font intariflables; & grace a Pargent de l'Efpagne , le Gouvernement de Jérufalem doit être confidéré comme un des meilleurs bénéfices de vexations. Celle que les Grecs venaient d'efluyer a mon arrivée a Rames couvrait degloireles Catholiques , & 1'efcorte du Procureur était une fuite de ce triomphe. II voulut me cónduire a Jaff, & je fus vraiment charmé de voir Puniforme des Récollets aflburchée fur un beau cheval Arabe richement harnaché & capara^onné. On me fit remarquer, en approchant de la cóte, Phorrible pyramide que MéhémetBey fit élever. Ce barbare la compofa de Dij  j6 Mémoires quinze cents têtes qu'il fit couper après Ia prife de cette ville. Jaff forme un Gouvernement particulier appanagé a une Suitane qui en afïèrme la douane; mais la dépopulation de cette ville a dü néceflairement diminuer fon commerce. II ne coufifte plus qu'en toile & en riz que Damiette expédie pour la confommation de Napouloufe, de Rames, de Jérufalem, & des nombreufes hordes d'Arabes qui campent dans les plaines de Gaze. Damiette recoit en échange des verreries groffieres, fabriquées a Ebrom, des cotons en laine, du cumin , & fur-tout du favon de Jaffe. Cet article jouit par une conceffion immémoriale du droit de ne payer en Egypte que demi-douane. Après avoir vifité, avec le Procureur, PHofpice de fon Ordre, & fait toutes les démarches qu'il croyait néceffaires a fes vues, ceMoinequi n'était pasPrêtre, voulut mettre le comble a fa confidération, en me donnant fa bénédiélion a la face d'Ifraël; mais peu s'en fallut que la foule qui .nous avait accompagnée fur le rivage, ne me vit en même-temps fubmergé par les brifans de la barre que la témérité des matélots ofa affronter, & que leur adreffe eut affez de peine a furmonter. De retour a la frégate, elle fit voile pour  du Baron de Tott. 77 St. Jean-d'Acre, oü nous mouiMmes lelendemain matin. Dgézar, Pacha de Seide, s'y trouvait alors; il me fit prier en débarquant, de fatisfaire 1'empreffement qu'il avait de me voir; mais il s'en fallait bien que je la partageaffe : les cruautés qui l'ont rendu célébre, & les vexations qui le faifaient craindre ne m'invitaient qu'a le mortifier. II me fut aifé de découvrir par le langage de POfficier qu'il avait envoyé pour me complimenter, que mon crédit a la Porte était le principal motif de fes inftances , & je ne négligeai pas cette occafion d'animer les inquiétudes qu'il avait depuis long-temps fur le reflentiment du Grand-Seigneur. Je lui fis répondre qu'étant tous deux voyageurs, nos liaifons me paraiffaient inutiles. L'Officier crut que cette réponfe n'excluait pas la vifite que je ferais a fon Maitre dans le chef-lieu de fa réfidence; mais le Pacha en fentit toute 1'amertume, & le mot de voyageur, dont le fens littéral ne pouvait lui convenir dans fon Gouvernement, ne s'offrit plus a fes yeux, que dans Je fens figuré de la mort que les Turcs lui donnent. II ne pouvait fe difiimuler en effet, que, fans la faibleffe de la Porte, qui ne réprimait plus aucun défordre, il aurait depuis long-temps payé de fa tête Phorrible tyrannie qu'il exerC,ait. II 1'avait portée a ce degré qui 1'aflbD iij  yS Mém oires cie a Porgueil, & ce monftre avait pris Je, nom de Dgézar (Boucher) dont il fe glorifiait. II avait fans doute mérité ce titre en faifant murer vivantes, quantité de perfonnes du rit Grec, lorfque pour défendre Barut de 1'invafion des Ruffes, il en fitreconftruire 1'enceinte. On voit encore les têtes de ces malheureufes viétimes, que Ie Boucher avait laiffées a découvert, afin de mieux jouir de leurs tourments. C'eft dans des principes aufli féroces que Dgézar puifait les régies de fa conduite. Sa propre füreté 1'invitant a foudoyer quelques bandits, il en avait armé une petite flottille avec laquelle il parcourait la cóte, tandis qu'une troupe de cavaliers fe rendait par terre au Hen de fon débarquement. Dgézar Pacha était a Acre dans cette pofition; & voyant qu'il ne pouvait rien obtenir de moi, il voulut au moins recevoir le falut de la frégate; mais auffi ignorant qu'orgueilleux, il crnt qu'il lui fuffifait de fe montrer fur la plage avec une brillante cavalcade , pour jouir d'une politeffe ü laquelle il ne pouvait avoir des droits, qu'en fe mettant en bateau. II ne douta pas que le filence de la frégate ne füt une fuite de 1'éloignement que je lui avais témoigné. C'eft aufli pour fe venger qu'il expédia a Seide 1'ordre de ne point faluer la frégate lorfqu'elle y arriverait; i) fe fit mü-  du Baron de Tott. *79 me un plaifir de me faire favoir cette difpofition; mais cette petite marqué de reffentiment n'eut pas plus de fuccès que fes premières avances. Je lui fis répondre que je le remerciais de m'avoir prévenu, mon intention étant de fupprimer aufli tous les préfents qu'un ufage abufif avait établi. La ville d'Acre eft fituée dans une baie affez fpacieufe , & défendue des vents du Sud par le Mont-Carmel (i). On voit encore les murs principaux de PEglife que les Chevaliers Uofpitaliers y firent batir. Ils la dédierent a St. Jean, leur patron, & ce nom joint a celui de la ville , la fit connaltre fous la dénomination de St. Jean d'Acre. Les fpéculations du commerce ne purent je porter fur cette ville, que long-temps après la retraite desCroifés. Ces enthoufiaftes ne favorifaient pas plus la culture que les Turcs, qui, pour dominer la Syrië , en ont toujours été les déprédateurs. Ce ne fut aufli que fous le regne tranquille &bienfaifant duCheik-Taër,que 1'abondance des (i) Les Religieux Catholiques qui deffervent Ia grotte du Prophéte Elie, hébergent les pélerins qui Ia vifitent, diftribuent, a la place des reliques qui leur manquent, des géodes de toutes fortes d= formes dont le fol abonde, & qu'ils font pafier pour des fruits pétrifies. D iv  8 O Mémoires récoltes multiplia nos établiffements, & c'eft depuis la fin tragique de ce Prince que le commerce commence a y ddcheoir. II confifle principalement en coton, dont la qualité dtait fupdrieure avant que le cultivateur eut abandonnd le foin d'en féparer lui-même la graine. Je partis d'Acre pour me rendre a Seide ou réfide le Conful général du Roi. Cette ville eft en quelque maniere le chef-lieu de notre commerce en Syrië : nous y mouillames a cóté d'un vaiffeau de guerre du GrandSeigneur dont le Capitaine n'avait pas fait de grands fraix. de politeffe avec nous. On a déja vu que la fortereffe en était difpenfée par les ordres du Pacha; mais ce que Dgézar n'avait pas prévu , c'eft que pendant mon féjour a Conftantinople, j'avais furveillé la conftrudtion de la Caravelle Turque, que j'avais fait fondre toute fon artillerie, & que le Capitaine me devait fon avancement. C'était auffi le premier vaiffeau du Grand Seigneur qui me montrait le pavillon verd que j'avais déterminé la Porte a adopter: Ie Capitaine qui le commandait n'eut pas plutót appris que j'étais a bord de Ia frégate, qu'il me fit faire des compliments, & je crus convenable de lui faire fentir que la conduite indépendante du Pacha de Seide , aurait da 1'inviter a d'autant plus d'é-  du Baron de Tott. 8 f gards pour le pavillon du Roi, que celui du Grand-Seigneur était encore moins conildéré en Syrië que par-tout ailleurs. II répondit auffi-tót a cette remontrance par un falut de neuf coups de canon que nous lui rendimes. II vint enfuite chez le Conful pour me voir, s'excuferde fa négligence , & ni'inviter d'allerafon bord, oü je fus falué en entrant & en fortant. Cette canonnade' devenait un nouveau fujet de dépit pour le Pacha que le Commandant Turc ne traitait pas fi bien. C'eft aulli pour éviter quelque nouvel affront qu'il fe détermina a n'entrer que la nuk dans le port; mais M. le Baron de Durfort fit faluer la petite flotille au lever du foleil, & cette politeffe fur laquelle Dgézar ne comptait pas, lui perfuada que je le traiterais mieux a Seide qu'a Acre. ïl me fit inviter de nouveau a le venir voir; on me préviut en même-temps qu'il me deftinait une fuperbe peliffe; mais je reftai inébranlable dans ma première réfolution , bien convaincu que facquerrais plus pour ma confidération en méprifant Dgézar qu'en en recevant quelque frivole diftinétion. C'eft auffi pour remplir le but que je me fuis propofé en écrivant ces Mémoires', qu'il m'a paru néeeffaire de décrire le caractere de Dgézar & ma conduite avec lui. Ce D v  & 2 Memoires lion déchaïné contre Phumanité, qui tyrannifait fa Province , & retenait impunément depuis deux ans les revenus du Grand-Seigneur, humilié par un étranger, & contenu dans fon relfentiment par la crainte d'une feule frégate dont il ignorait les ordres, en peignant la faibleffe du defpote, & la lacheté des fubalternes, qui, dansl'éloignement, lui en hnpofent , offre d'un feul trait le tableau de 1'Empire Ottoman. La ville de Seide, 1'ancienne Sidon , eft fituée dans le milieu de la cóte de Syrië au pied du Liban & de 1'Anti-Liban. LesMutualis dans la partie du Sud, & les Drufes dans celle du Nord, habitent la chaine des montagnes qui prolongent la cóte, & confervent leur indépendance, nonobftant les différentes tentatives que la Porte a faites pour les affujettir plus particuliérement. II eft vrai que les Drufes ne font pas toujours exaéts a payer le tribut convenu. Le Pacha de Seide eft même obligé, pour la ffireté de fes domaines, de les affermer aux Puiffances de la montagne; mais ce moyen d'éviterles ravages n'affure pas toujours la rentrée des revenus, &ces locations forcées entretiennent des querelles dont les acceffoires changent fouventle fond du procés : lesMutualis qui habitent 1'Anti-Liban, depuis Seide  du Baron de Tott. 83 jufqu'a Acre, font moins nombreux que les Drufes; mais les chateaux qu'ils habitent les rendent auffi prompts a fe foulever & auffi difficiles a foumettre, thaque cime de montagne eft une fortereffe, chaque propriétaireun grand vaffal; & ce peuple fanatique des préceptes d'Ali abhorre fur-tout les Mahométans Sunnites, qu'ils maflacrent impitoyablement lorfqu'ils en trouventl'occafion. Les Mutualis font convenus depayer la redevance annuelle de 200 bourfes pour jouir de leurs montagnes & de leurs feigneuries; mais ils confervent plus foigneu1'ement le bénéfke, qu'ils ne font exacts a acquitter la charge : de forte que les Drufes ainfi que les Mutualis également difficiles a contraindre, en reflerrantl'autorité du Pacha dans un trop petit efpace, en ont rendu le poids plus fenfible aux habitants de Seide. On voit encore, entre cette ville & celle d'Acre, la ville de Sour, la fameufe Tyr; elle obéit au chef des Mutualis, & ce berceau de la navigation jouit encore de 1'avantage d'avoir le meilleur port de la Syrië; mais quelques chargements de tabac ou de bied dont le commerce de Seide s'eft emparé, font les feuls objets que Sour peut lui offrir, & qu'il réunit aux filatures que les habitants de la campagne apportent au marD vj  $4 Mémoires ché, & dont 1'achat eft exclufivement réfervé aux Francais (i). Si nos Négociants n'ont pas été exempts des vexations du Pacha, c'eft qu'ils n'ont pas encore fu montrer affez de fenneté pour hii en impofer; & ce Gouverneur nepourrait fe difïïmuler ie danger auquel Ia fureur du peuple 1'expoferait, s'il forcait par de mauvais procédés nos Négociants a fe retirer. En quittant Seide, Ia frégate continua a prolonger Ia cóte, & mouilla a 1'abri de quelques écueifs au fond de la rade de Barut. Cette ville eft bfttie fur une langue de terre qui s'avance en prefqu'ifle , & dont le plateau eft décoré par une forêt de pins plau- (i) Cette circonftance peint Ie Gouvernement Turc, qui ne fait jamais ni donner ni retenir avec «lifcernement. Un des Négociants Francais établi a Seide, préfide le marché public-, les Janiffaires, attachés au fervice de la nation, y exercent la pohce-, les cenfeaux ou courtiers de notre commerce mettent le prix aux filatures; 1'achat en eft défendu aux gens du pays, a plus forte raifon aux étrangers; aucun monopole n'eft plus manifefte; mais il eft fi bien établi dans 1'opinion, que le peuple même fe révoherait fi le Gouvernement voulait travailler a le détruire, & ks fileufes preferent la certitude d'une vente prompte a 1'avantage incertain d'ua haut prix qu'il faudrait at. nndre.  du Baron dt Tott. tés au cordeau. L'agrément & la variété des jardins qui environnent la ville, ainfi quél'air pur qu'on y refpire, y avait attiré un grand nombre d'habitants ; & pendant tout le temps que la Porte a aliéné la Seigneurie de Barut a PEmir des Drufes qui habite les montagnes voifines, la douceur du Gouvernement, & fur-tout 1'efprit de tolérance qui y traitait également leDrnfe, le Mahométan & le Chrétien , avait déterminé une foule de Négociants a s'y établir; mais depuis que Dgézar s'eft emparé de cette ville, afin d'en détruire le commerce pour le forcer a fe concentrer dans Seide, les Négociants de Barut Pont abaudonné pour fe retirer dans la montagne , & y attendre la deftruétion du tyran. Sonbut était d'accroltre la douane de Seide dont le Pacha eft le fermier; mais fon ignorance ne lui a pas permis d'appercevoir que les fpéculations du fifc, en portant coup al'induftrie, ne peuvent jamais, par cette raifon, être calculés fur aucuns principes de commerce. Les montagnes du Caftervan prolongent Ia mer depuis Barut, jufqu'è fix lieues au Nord ; elles font appuyées fur celles du Liban, en forment la bafe , & font peuplées de Catholiques qui vivent dans une parfaite union avec les Drufes leurs voifins.  gg Memoires dont je parlerai bientót plus particuliére- ment. Tripoli de Syrië oü nous nous rendimes après avoir quitté Barut, eft fitué a peu de diftance de la rade; & la quantité de jardins qui 1'environnent en rendrait le féjour fort agréable, fi Pair y était moins inal-fain en été. Son terroir s'étend & s'éleve jufqu'au mont Liban (i) ;ilabonde en vignoble. Chaque colline produit une liqueur différente, & le vin d'or eft fur-toutdiftingué dans ce nombre. L'abondance des foies qui fe cultivent dans tout le Liban, & que le commerce raffemble h Tripoli, eft 1'objet principal de fes fpéculations. II en paffe annuellement en France fept a huit cents quintaux, dont la plus grande partie eft commife par les autres échelles qui manquent de retraits,& c'eft toujours avec le Pacha qu'on négocie les lettres de change que Conftantinople envoie a cet effet. Le Pacha quiycommandait était filsde celui de Damas : j'avais be- (1) C'eft dans la partie des montagnes qui avoifinent Tripoli, qu'on peut encore voir ces fameux cèdres du Liban fi vantés. On m'a afluré que leur antiquité était ce qu'ils offraient de plus remarquable, & je me fuis difpenfé d'aller leur rendre hommage.  du Baron de Tott. 87 foin de fon fecours pour me faciliter les moyens dé me rendre par terre a Alep. II était abfent de Tripoli, & je fus fort aife d'apprendre que je le trouverais a Lattaquée; mais la frégate ne pouvant mouiller dans ce port, a caufe de la négligence des Turcs a le laiffer encombrer par le leftque les batiments y ont jetté , elle mit en panne & y refta jufqu'au retour de fon canot qui me tranfpotta au port de Lattaquée. Son entrée eft défendue par un Chüteau tellement délabré, que, fans le bruit de fon artillerie qui me falua, je 1'aurais dépafféfans appercevoir aucune fortification. Le Douanier me reent au débarquement avec tous les égards düs a ma miffion, & le ton de fes politelfes me fit bien augurer du caractere de fon maitre (1). (1) C'eft une des chofes les plus remarquables dans les mceurs des Turcs, que 1'influence des difpofitions du maitre fur tous les individus : il femble que le defpotifme ferait imparfait, s'il ne foumettait aufli les fentiments. Les valets d'un Turc font aux aguets de 1'accueil que le patron fait a quelqu'un pour le traiter de même lorfqu'il fortira. Malheur a celui qui en aurait re9U un coup de pied! ils fe permettent auffi d'interpréter fes difpofitions. Un Pacha avait pris en grande amitié un Mégociant Europeen; il ne pouvait s'en paffer , & toute fa Cour fêtait 1'étranger. Celui-ci était  £ $ Memoires Après m'être arrêté quelque temps dans un kiosk, oü 1'on me fervit des rafralehiffements, je me rendis a Lattaquée. Cette ville, 1'ancienne Laodicée , eft batie furun plateau qui domine le port : elle offre encore des veftiges de fon ancienne fplendeur, & le commerce y entretient aujourd'hui plufieurs maifons affez belles. Je ne tardai pas a recevoir du Pacha de Tripoli des compliments fur mon arrivée, & Paflürance du defir qu'il avait de me voir & de m'être utile. J'avois befoin de ces dif- fujet a la goutte : le Pacha qui avait malheureufement étudié un peu de médecine, voulut guérir fon ami; 5c le fachant dans de violentes douleurs , •M chargea deux de fes gens d'aller le trouver pour lui donner cinquante coups de baton fur"la planre des pieds. Ceux-ci, qui n'étaient pas fi favants que leur maitre, étonnés d'abord d'un traitement qui n'avait pas fair amical , crurent enfin que 1'infidele avait déplu, & furent exécuter 1'ordre avec une rigueur dont ils fe glorifierent en venant rendre compte au Pacha de leur exadtitude. Comment, malheureux, leur dit-il, vous avez ofé maltraiter mon ami ? les cinquante coups de baton étaient un remede. les infultes que vous y avez ajoutées font une offenfe, & fur le champ il leur fit appliquer cent coups a chacun. 11 fut enfuire faire des excufes a fon ami fur 1'infolence de fes gens qui avaient ofé ajouter au remede. L'Européen s'en ferait bien paflë ; mais il eut bientót a s'en louer, & fut parfaitement guéri,  du Baron de Tott, 89 pofitions pour faire mon voyage par terre jufqu'a Alep, & j'obtins de ce Pacha plus de moyens qu'il ne m'en fallait. II infifta fur 1'honorifique; il eut même Pair de craindre le blame de la Porte, fi fa négligence a me faire refpefter, m'expofait a quelques infnltes dans les montagnes que j'avais a traverfer. De retour de ma vifite, fon premier Ecuyer m'amena un cheval que fon maitre m'envoyait, en m'affurant qu'il avait éprouvé la füreté de fes jarrets dans les roes les plus efcarpe's. Comme je m'étais procuré a Tripoli de Syrië, les tentes & les uftenfiles néceffaires, tout fut bientót difpofé pour le départ. Nous nous mimes en route avec les gardes que le Pacha avait deftinés a m'accompagner, Smous établimes notre premier campement fur le bord d'une riviere au pied du mont Liban. Je n'avais pas encore mis a terre, qu'un Drufe de la montagne virit me préfenter requête contre un Négociant Francais , fon débiteur , dont on m'avait déja porté plufieurs plaintes. Tandis que 1'on expédiait les ordres nécelfaires a la vérification & a Pacquittement de cette créauce , je fus bien-aife de caufer avec un homme qui m'avait frappé par la noble fierté avec laquelle il était venu réclamer ma juftice, & 1'txpédition des lettres me  90 Mémoires donna le temps d'en tirer quelques détails fur les mceurs & les ufages des Drufes, que je joindrai avec des notions ultérieures. Ces peuples, compris fous la même dénomination, font divifésen plufieurs feétes qui fe déteftent mutuellement, mais qui fe réuniflent toujours pour la défenfe commune de leur liberté ; & par un préjugé uniforme , contre les Mahométaus. C'eft cependant celui de leurs fentiments qu'ils manifeftent le moins ; ils fréquentent les Mofquées , lorfque leurs affaires les conduifent dans les villes Turques; mais ils préferent nos Eglifes , lorfqu'ils peuvent y venir fans danger, & paraiffent cependant aufli loin des dogmes évangéliques, que des préceptes du Coran. II eft évident par ce qu'on a pu recueillir de la religion du plus grand nombre des Drufes, que ces montagnards font les feétaires de Hakem-Bamr-Illah (i), Calife d'Egypte, de la familie des Phatimites. Les Drufes en le divinifant, Font appellé Hakem-Bamri (2), & n'ont confervé que le nom de fon Apotre Dourfi. Cette étymologie prife de leurs livres facrés, fuffirait pour détruire (1) Mot Arabe, qui fignifie Gouvernant d'ordre de Dieu. (1) Gouvernant de fon ordre.  du Baron de Tott. 91 celle que M. Pujet de Saint-Pierre leur donne. II fait defcendre les Drufes du Comte de Dreux; mais cette origine eft trop abfurde pour être difcutée. Le Calife Hakem & fon Apótre paraiffent avoir renchéri fur le mépris que les feétaires ont toujours montré pour 1'humanité; ils ont divifé leurs feétateurs en trois clalfes; les Prêtres, les initiés, & le peuple. Cette derniere qui connait a peine quelques préceptes focials fans lefquels les hommes ne dormiraient pas tranquilles, eft réduite a fe repofer pour fon falut fur le crédit des deux premières. C'eft cependant fur ce point d'appui que les Drufes fe croient les élus de Dieu, & qu'ils méprifent toutes les opinions contraires. Hakem leur a promis qu'ils feraient les héritiers des Turcs , dont les Chrétiens feraient les deftruéteurs. Ils ont dü croire fans doute qu'ils touchaient au moment de Paccompliffement de cette prophétie, lors de la guerre des Ruffes, & cette opinion a toujours décidé la préférence qu'ils accordent aux Chrétiens ; mais il eft probable que leur Prophete a mal calculé Pordre de fucceffion. Par la hiërarchie établie dans cette feéle, toutes les pratiques font impénétrables aux yeux des profanes ; leurs livres (1) même (0 II eft défendu aux Dritfe» de manger chez  91 Memoires font gardés avec foin, fur-tout celui des Prêtres , (le livre par excellence); il parait impcffible de fe le procurer. On croit cependant affez généralement que les Drufes adorent une efpece d'idole, qu'ils confervent dans un fouterrein oü les feuls initiés peuvent entrer. Quelques femmes Drufes, converties k la foi chrétienne, ont auiïï dévoilé d'autres pratiques non moins abfurdes; mais comme elles n'étaient pas plus du fecret, leur délation n'eft pas un titre fuffifant a 1'exactitude que je me fuis propofé. Des Drufes de différentes fecles habitent la partie des montagnes que j'ai traverfée: les Turcs les nomment Nuféris ou Anféris; mais ces peuples rejettent 1'une & 1'autre de ces dénominations , pour conferver celle des Drufes, fans prétendre a la gloire des myfteres impénétrables. On voit en effet le plus grand nombre adorer particuliérement le Soleil. A fon lever, ils font trois génuflexions , & femblent vouloir prendre avec Ia main les premiers rayons de cet aflre, pour fe purifier en s'en frottant le corps. On croit que leur vénération ne dure que jufqu'au foir : on affure qu'ils fe aucune perfonne ayant autorité , dans la crainte - ie participer a un bien mal acquis.  du Baron de Tott. 93 dédommagent pendant la nuit de cette continence du jour. Une autre feéte adore , dit - on, la Lune, & réferve le jour a fes plaifirs. On trouve auffi dans ces montagnes des Gynécolatres(i),dont le culte moins myftérieux que celui que les Chinois rendent au Lingam , parait avoir le même principe. Les Drufes adorateurs du foleil ont un rapport plus direct avec les anciens habitants de Palmire. C'eft a peu de diftance de cette ville, & pour ainfi dire a la vue des ruines dufameux temple du Soleil, que 1'on voit encore les adorateurs de cet aftre. Le Liban recoit fes premiers rayons; fon culte devait s'y réfugier, & s'y conferver. Nous mimes deux jours k traverfer ces montagnes : on en obferve trois chaines, dont les deux latérales font en quelque maniere la bafe qui fupporte celle du centre. Cette conftruétion préfente alternativement 1'horreur des abymes les plus profonds , les défilés les plus dangereux, les 1-ites les (1) Gynécolatres : ce mot fignifie adorateur d- s femmes; mais comme pris dans le fens de la bonne compagnie , il ne peut convenir aux Drufes, 1'Auteur a fait ce compofé Grec par refpecl pour les Dames.  54 Mémoires plus pittorefques , & les vallons les plus agréables. Ou y remarque fur-tout une culture de müriers, la mieux foignée. Ces arbres, dont le produit alimente les vers a lbie, y font plantés en quinconce avec une perfedtion d'alignement dont 1'inutilité annonce une recherche d'autant plus étonnante , que cette maniere de planter n'eft connue au Levant que chez les Drufes. Leurs villages m'ont paru affez bien Mtis; ils font toujours appuyés au pied des efcarpemerits qui les abritent ; & les cimes des montagnes, couronnées de pins, forment les tableaux les plus intéreffants. Nous arrivames, après trois jours d'une marche pénible , a la petite ville de Tchoukour, fituée fur le bord'de 1'Oronte. Les pélerinsde Conftantinople & de 1'Afie, réunis pour aller a Damas, rendez-vous général de la caravanne de la Mecque, nous avaient précédés è Tchoukour , & nous trouvames leur camp établi fur la rive du fieuve. J'établis le mien a peu de diftance; & leur chef, car toute fociété s'élit un maitre ou quelque chofe qui y reffemble, m'envoya bientót après un préfent de fruits, en me faifaat complimentei- fur rnon arrivée. Mais nonobftant cette honnêteté, le Commandant de la ville jugea que le voifinage d'une nombreufe troupe qui partait  du Baron de Tott. 95 Ie lendemain, & dont chaque individu avait déja fon abfolution affurée, ne garantiffait pas ma tranquillité. 11 fit renforcer mon efcorte d'une troupe d'infanterie qui fut difpofée en ligne de circonvallation; mais je connaiffais affez les Turcs pour avoir meilleure opinion des pélerins, & pas afiez de ma nouvelle efcorte pour n'en rien redouter. Cependant j'en fus quitte pour un feu de bilbaude qui dura toute la nuit, & qu'on m'affura être le feul moyen d'écarter les voleurs; c'était auffi celui de tuer de fort honnêtes gens, s'il s'en était préfenté qui fuffent venus de mon cóté, & je dus encore payer les poltrons qui m'avaient empêché de dormir. Rhia, ou nous couchames le lendemain, eft fituée a l'entrée des plaines de Syrië; on y voit des ruines qui n'indiquent aucun objet déterminé, mais qui parailfent de la plus grande antiquité. La plus riche culture environne cette petite ville, & s'étenJ fur tout 1'efpace qui la fépare d'Alep. Nous mimes deux jours & demi a traverfer cette plaine, dont le labour eft fur-tout remarquable : chaque fillon femble tracé au cordeau, & ne préfente, fur plus d'un quart de lieuede longueur, aucune finuofité. On récolte fur ces terres, du bied, du coton, & une efpece de graine dont les bjibitajus  96 Mémoires font de 1'huile. Cette induftrïe femble jetter un voile fur les dévaftations que ces plaines ont éprouvé; mais on en retrouve le témoignage dans quelques fragments d'autiquité. J'ai vu prés d'une fontaine , une cuve de marbre blanc, d'un feul bloc de fept pieds de long fur trois de haut & quatre de large, ornée de guirlandes & de maffacres de béliers du meilleur goüt & du eifeau le plus pur; elle fervait d'abreuvoir; & on ne peut fuppofer qu'elle ait été tranfportée ni de Palmire, ni de Balbec : elle indique donc le fite de quelque ville plus voifine & plus complétement anéantie que ces dernieres. J'étais encore menacé d'une entrée publique ; ce qui me détermina a m'arréter il Kantouman, lieu de repos deftiné auxvoyageurs, & qu'on a bati a trois lieues d'Alep fur la lifiere du défert qui environne cette ville. J'y arrivai de nuit après avoir traverfé le fol le plusagrefte, & refpiré un airabfolument phofphorique. Des précautions que j'avais prifes pour éviter la pompe qu'on m'avait deftinée, ne fervirent qu'a la rendre funebre, & les flambeaux qui m'attendaient a la porte de la ville, me conduifirent chez le Conful, en donnant a notre marche tout 1'appareil d'un convoi. La ville d'Alep, célebre par le nombre de  du Baron de Tott. 97 ie fes habitants (1), la beauté de fes édifices, fétendue de fon commerce, & les richeffes qu'il lui procure, eft fituée dans un enfoncement & touche k une petite riviere ; mais cette eau qui abreuve les habitants d'Alep, parait auffi étrangere au fol qu'elle parcourt, que la ville 1'eft elle-même au défert dans lequel elle eft placée. Ce n'eft auffi que par les indices de la dévaftatioa du pays qui Penvironne qu'on peut trouver la folution de ce problême politique; mais on voit aifément les motifs de fa confervation, de fon accroiiTement & de foa opulence dans le befoin que le commerce avait d'un entrepot entre la Méditerranée & le golphe Perfique. Son emplacement devait auffi être déterminé par 1'avantage d'une eau courante. Le fol en eft fi avare dans ces plaines, que cette riviere dont la fource n'eft pas éloignée, fe perd fous la terre k quelques lieues au-deffous de la ville, & femble ne fe montrer dans cette contrée aride, que pour fixer les hommes dans le petit vallon qu'elle arrofe. (1) On compte a Alep cent cinquante mille ames^ dont le plus grand nombre eft Mahométan. Quelques Juifs 5c beaucoup d'Arméniens compofent le refte de la population. Les Francs que le commerce y attirent, font en trop petit nombre pour mérit»r é'cntrer dans ce calcul, IV. Partie. E  9 8 Mémoires Alep eft entouré de jardins ou plu tót de petits bois de piftachiers, dont les feuilles d'un verd tendre & les fruits couleur de rofe forment le coup-d'ceil le plus charmant , en même-temps que cette production devient pour les habitants une branche de commerce dont le débit eft auffi affuré qu'avantageux. Un affez grand chateau défend cette ville des déprédations des Arabes qui 1'environnent, & cette fortereffe placée dans le centre de Pefpace circulaire que la ville occupe , eft conftruite fur une butte qui parait avoir été faite a main d'homme , & 1'on appercoit qu'elle eft comme cerclée par des affifes de pierres. Le fort qu'on y a bati fur les principes de Tanden art militaire , contient aujourd'hui quelques pieces d'artillerie dont le feu peut rafer la fommité de toutes les collines voifines, fans être gêné par les maifons. Celles-ci font toutes terraffées, & d'une hauteur fi égale, qu'on a rarement quelques marches a monter ou a defcendrepour aller d'une maifon a 1'antre, & plufieurs grandes rues voütées ajoutent a la facilité de fe communiquer, en donnant celle de traverfer d'un quartier a 1'autre, fans éprouver 1'embarras des rues. Celles d'Alep font pavées avec recherche : des dales de pierres bien unies forment les deux  du Baron de Tott. 99 trottoirs, & le centre de la rue eft maconnée en briques pofées de champ pour la commodité des chevaux. On doit fur-tout remarquer a Alep des foins de propreté inconnus dans les autres villes deTurquie , même dans la Capitale. Cet objet de po» lice n'y caufe pas 1'embarras de nos tornbereaux; ce lont des aniers qui parcourent la ville, & chargent les balayures que chaque particulier eft obligé de raflembler. Si la chaleur du climat rend ce travail plus facile, cette même chaleur exige auffi une plus grande propreté pour conferver la falubrité de 1'air, fur-tout fous les rues voütées dont je viens de parler. Celles-ci font particuliérement deftinées aux marchands. Elles contiennent les effets les plus précieux.: c'eft la que le commerce aétif & paffif déploye fon aftivité; mais la protection des différeutes caravannes, ainfi que les efcortes particulieres dont les voyageurs ont befoin, font un moyen dont le Pacha & fes Officiers profitent toujours pour vexer le commerce & les particuliers. A cela prés , le peuple jouit a Alep de plus de tranquillité que dans les autres villes, & les Européens n'y ont jamais éprouvé aucune avanie capable d'intimider leurs fpéculations. On peut juger auffi par les progrès de 1'irjduftrie des Alepins, que le defpotifme Pa Eij  ï oo Mémoires ménagée. Elle s'eft perf^étionnée au point d'entrer en concurrence avec les Indes. J'ai vifité avec foin les fabriques d'étoffes que nous nommons herbages., dont nous défendons 1'entrée dans le Royaume, fans que I'imitation puiffe feulement jufïifier la prohibition , & que notre genre de filature, ainfi que les entraves qu'on met a la perfeftionner, ne nous permettra jamais d'imiter. c'eft en effet bien moins dans 1'art du fabricant , dont le métier eft abfolument femblable a celui que 1'on employé pour les étoffes brochées, que dans 1'adreffe de la fileufe qu'il faut chercher fon imitation. c'eft ce premier talent qui fait employer les foies du Liban , de maniere a furpaffer 1'organfin d'Italie. c'éft encore du coton d'Alep dont nous faifons a peine des bourres de Rouen, que les fileufes de Syrië compofent la trame des herbages; mais ïe fufeau nécefïïte la patience, & la patience vient a bout de tout (i). (i) Cette maniere de filer ne peut fans doute convenir aux fabriques qui prennent des fileufes è gages. Cette réunion d'individus conyient encore moins £ une adminiftration fage dont le premier foin doit être de conferver le phyfique & le moral. .On avait propofé au Gouvernement un moyen de perfedtionner 8c de multiplier les filatures, fans déplacer les habitants, & la deftrtiStion de la  du Baron de Tott. ioi Lorfque j'arrivai a Alep, Ïfep-Acbmet Pacha qui avait gouverné cette ville, venait d'être remplacé , & était deftiné a aller réparer le Temple de la Mecque. Les habitants regrettaient cette mutation qui faifait d'ua bon adminiftrateur un mauvais architeéte. H partit pour fa deftination le même jour que moi pour Alexandrette , on je devais me rembarquer. Le nouveau Gouverneur m'avait deftiné une efcorte de cent chevaux; il yjoignit un Aley-Tchaouche & un timballier. A cette marqué diftinétive& particuliere auxPachas, ilajouta deux de fes chevaux de main, & j'acceptai d'autant plus volontiers cette honnêteté, qu'elle était la preuve que la fuppreffion des préfents- que j'avais prononcé, & que les Confuls des autres Puifiances avaient fuivie, n'était pas auffi dangereufe pour la eonfidération des Européens que 1'on avait voulu le faire croire. Cette fuppreffion avait privé Ifed-Achmet Pacha du préfent d'ufage qui lui revenait a fon départ. Je devais camper k cóté de lui k Kanthouman , & Pon jugeait qu'il s'y croirait difpenfé de toute politefie avec moi; ee qui dans le fait ra'aurair; mendicité ?en aurait été le dernier réfultat. On ne demandait pour cela que la liberté d'agir; mais le bien ne fe fait qu'au fufeau : il faut de la patienoe pour 1'opérer. E üj  I Oï Mémoires été peu fenfible, quoique d'ailleurs j'efümaffe fa perfonne. Cependant mes tentes n'étaient pas encore drelfées a cóté des ficnnes, qu'il m'envoya complimenter, & me prier de le dédommager de ne m'avoir pas vu a Alep. Je me rendis aufii-tót af/a tente, oü, contre tous les ufages, il fe leva pour me recevoir : je reftai deux heures k caufer avec cet homme , pendant lefquelles j'eus occafion de remarquer plus de bon fens & de ltimieres qu'il n'en fallait pour juftifier ■Fefpèce d'exil dans lequel on 1'envoyait, & c'eft après lui avoir fait part de cette obfervation que nous nous féparames pour repofer chacun de notre cóté, & prendre le lendemain des routes différentes. Notre petite troupe fut coucher le jour fuivant a Martavan. Lafingularité des mceurs des habitants de ce village eft fi remarquable, que je ne puis me difpenfer d'étendre la célébrité dont Martavan jouit en Syrië. On m'a affuré quele village qui lui eft contigu fe gouvernait d'après les mêmes principes; mais il eft privé de 1'avantage d'être fur la route, & fon nom eft a peine connu. Ces deux villages appartiennent k un riche propriétaire d'Alep, qui en percoit les eens, & jouit en même-temps du droit de nommer a la charge municipale de cette communauté. On ne voit k Martavan nulle in-  du Baron de Tott, 103 dication d'une religion quelconque. Les hommes" n'y parahTent occupés que de la culture, & les femmes qui y font généralement jolies, ne femblent deftinées qu'a accueillir les voyageurs. Le jour oü il en arrivé, eft auffi pour elles un jour de fète» ainii que pour le Pefeving-Bachi, dont 1'autorité eft celle d'un Baillif, dont les fonctions font plus conciliantes , & dont la qualification ne peut fe traduire. Son office eft de prendre les ordres des nouveaux venus, de fervir chacun felon fcn goüt, & de compter de fes droits avec fa communauté. On m'a affuré que ce cafuel avait été vendu dix bourfes avec le titre qui en autörife la perception. II ferait difficile de trouver 1'origine d'une fociété fondée fur des principes auffi étranges , & c'eft au milieu des loix rigoureufes de la jaloufie que Martavan conferve légalement une licence tellement réduite en principe, qu'elle parait être le feul préjugé de cette petite fociété. La coëffure des femmes de Martavan leur eft particuliere : c'eft une efpece de cafque d'argent cizelé & orné de pieces d'or enfilées. Ce bonnet reflémble a celui des Cauchoifes. Les foins officieux de M. le Baillif de Martavan n'eurent pas autant de fuccès pour raffembler mon efcorte qu'ils en avaient eu pour la diftribuer convenablement, & nous ne E iv  104 Mémoires pümes partir d'auffi bonne heure que je 1'avais defiré. Cette journée ne nous conduifit aufli qu'a un village auprès duquel nous campames a 1'entrée des montagnes , & d'oü nous partimes avant le jour pour aller paffer a gué une petite riviere, afin d'éviter le pont de fer dont on nous dit que les Turcmen s'étaient emparés» Ces peuples , qui habitent 1'hyver le centre de 1'Afie, & qui pendant 1'été viennent jufqu'en Syrië , faire paltre leurs troupeaux avec armes & bagages, font crus Nomades, & ne le font pas davantage que les bergers Efpagnols, qui a Ia fuite de leurs moutons parcourent pendant huit mois les montagnes de 1'Andaloufie. Ils font fêulement réunis en ti-oupe plus nombreufe, afin de conquérir les paturages qui leur conviennent, G» 1'on veut leur en difputer la jouiffance. Jamais ils n'entreprennent aucune attaque , jamais ils ne guerroyent fans y être provoqués; mais mon efcorte avait a craindre leur reffentiment. Les troupes d'AIep venaient d'avoir avec eux une efcarmouche, dans laquelle un petit nombre de Turcmen qui s'étaient imprudemment féparés des leurs , avait été maltraité par Ia cavalerie du Pacha; & c'eft: pour les éviter que le détacheinent qui m'accompagnait me fit prolonger les montagnes jufqu'a Antioche, oü nous.  'Ju Baron de' Tott. rcT$> eampdmes fur Ie bord de 1'Oronte, après avoir traverfé les ruines de cette ville- célebre. On voit encore fon ancienne enceinte; elle forme un parallélogramme, qui: s'appuie fur le penchant d'une cóte trés-rolde, & s'éleve jufqu'au fommet'pour la défendre d'être prife a revers. Les murs qui bordent 1'Oronte \ offrent la maconnerie la plus foignée & la mieux confervée. On voit furtout des tours, (feul moyen dé défenfe dans ces temps reculés) conftruites' avec une grande recherche. Le penchant de la1 montagne préfente aulïi les débris- des édifices que cette ville renfermait, mais dontaucun ne m'a paru très-remarquable. Mon' efcorte, toujours occupée des Turcrrieiv &' toujours prudente, me fit encore prolonger' les montagnes par-dela Antioche , afin de' tourner le lac qui porte le même nom ,-&qui devait enfin nous féparer dé ces rëdbuv tables ennemis. Nous cheminions tranquil-" lement , & nos braves- cavaliers faifaient" autour dé noils des évolutions'*, lorfque je les vis tout-a-coup fe réplier fur'moi; Le' Commandant dè la troupe me fit alórs ob-ferver les tentés des Turcmen établies' fur' la rive du lac que nous devions prolonger :: il paraiffait incertain fur le parti qu'il fal-lait prendre; maisie mien ne pouvait êtrèE v  ioS Mémoires douteux; je devais coiuinuer ma route, & je parvins a perfuader a mon efcorte qu'elle n'avait rien a craindre avec moi, pourvu qu'elle ne fit aucune fanfaronnade infultante pour les Turcmen. J'étais bien certain en donnant ce confeil , que mes gardes n'étaient pas difpofés a y manquer, & c'était bien affez de tenir cette troupe dans une bonne contenance a la vue de fix ou fept mille Afiatiques, dont les difpofitions pacifiques étaient au moins doute ufes. Je pris Ie foin de couvrir mon efcorte avec ma petite troupe d'Européens, &nous marchions dans cette difpofition qui n'avait rien d'hoftile, lorfque nous appercftmes un mouvement dans le camp ennemi. II fedétacba de plufieurs endroits quelques hommes qui s'avancerent a notre rencontre, & j'eus bientót a la tête de mon chevallamufique des différentes hordes. Ces muficiens Turcmen me précédaient en jouant & en dairfant; ce qu'ils firent pendant tout le temps que nous mimes a prolonger leur camp. Après quoi je les congédiai avec la gratification qu'ils étaient venus chercher, & dont ces Meffieurs étaient fans doute bien bons de fe contenter. Nous fümes coucher le même jouraMahamout-Kan, efpece de chateau a rentree  du Baron de Tott. 107 des gorges du Beilan (1). Ces montagnes ' que nous traverfames le lendemain , font habitées par les Curdes. Le gouvernement Turc a établi en faveur du commerce & desvoyageurs ,des gardes chargés deveiller a leur füreté , & qui pour fe rendre plus néceffaires, ont foin de piöer ceux qui refufent de les employer; mais la maniere dont je voyageais ne pouvait leur promettre aucune rétribution forcée , & ces gardes prirent avec moi le parti de fe faire valoir par leur ëxacHtude. J'en trouvai une troupe établie dans le haut des montagnes. Elle voulut a mon approche s'emparer de ma perfonne, fans égards pour le détaehetnent de cavalerie qui m'avait fi bien gardé jufques-la ; mais j'affurai fi pofitivement le Commandant de cette infanterie, qu'avec trente Européens j'étais plus en état de le fecourir, que lui de me défendre; qu'il renoncata cette prétention. Je ne pus cependant lui refufer la liberté qu'il me demanda, de fort bonne grace, de m'accompagner au moins pendant quelque temps : je n'étais pas faché d'ailleurs d'avoir un habitant du pays capable de répondre aux queftions qu'il me prendrait envie de lui faire (1) Suite du Liban : ces montagnes habitées par US Curdes, joignent celles de Catamanie. E vj  I o3 Mémoires pendant la route , & cet homme, fuivi feulement de deux de fes foldats , fe rak en marche a pied a cóté de mon cheval. II m'apprit que les Curdes fes compatriotes fe révoltaient fouvent, & n'obéiffaient jamais; que 1'efprit de rapine rendait fes fonétions pénibles, & que je devais recommander aux Francais qu'il affeétionnait de préférence a toute autre race d'infideles» de s'adrefler toujours k lui, & de le bien traiter. je tachai a mon tour de lui perfuader qu'il ferait pendu s'il arrivait quelques eataftrophes k nos Négociants, & nous ne nous perfuadames ni Van ni 1'autre. Tandis que nous difcourions ainfi , j'appercus a peu de diftance un pic horrible , & qui me paraiffait devoir être un repaire de bêtes féroces. Avez-vous, lui dis-je, dans ce canton des tigres ? Des tigres, me dS-fl, en bailfant Ia voix, en voulez-vous; mettez pied k terre, je vais vous en faire voir k trente pas d'ici. Un garde-chafie qui annoncerait une compagnie de perdreaux, ne s'exprimerait pas différemment pour fixer Fattention d'un chafieur; mais onjugebien que cette chafl'e ne me tenta pas ; & je congédiai Ie tentateur auquel je donnai quelques écus pour la peine qu'il avait prife^ Cette journée qui fut. employée k tri-  du Baron de Tott. iocj verfer des défilés & a franchir des rochers, nous conduifit au village duBeylan,a trois lieues de la mer, & nous campames dans le peu d'efpace que nous offrait 1'efcarpement de Ia gorge oü ce village eft fitué. Nous étions en vue de la rade oü la frégate s'était rendue pour me rembarquer ; nous euffions même eu encore affez de jourpour gagner la ville d'Alexandrette, fituée furie rivage; mais 1'airy eftfipeftilentiel, que 1'on m'avait engagé a n'y pas coueher. Le BeyIan eft aufli Je refuge des faéteurs que le commerce entretient a Alexandrette pour 1'expédition des marchandifes : cependant nonobftant le foin qu'ils ont d'y féjourner le moins qu'ils peuvent, & de venir au Bey. lan refpirer un air falubre, il eft rare que ces malheureux puiffent réfifter long-temps a cet air méphytique. II a fans doute pour principe les marécages qui bordent Ia plage ; mais la corruptionde ces vapeurs appartient 4 des caufes plus éloignées. On voit en effet que les montagnes qui entourent Alexandrette , trop élevées pour laifler échapper ces vapeurs, en les réuniffant, & les condenfant fous un ciel brülant , font Ie véritable motif de Ia corruption de l'air d'Alexandrette. Je n'ai jamais obfervé dTair mal-; fain, fans en retrouver la caufe dans. uae  IIO Mémoires difpofition topographique abfolument femblable (i). Alexandrette était le terme des campements journaliers dont je commencais a être fatigué : nous y arrivames d'affez bonne heure pour terminer avant la nuitles affaires qui m'y conduifaient ; & après avoir contenté Pavidité des gens qui m'avaient accompagné, je me rendis vers le foir a bord del'Attalante : le vent favorable nous fit lever 1'ancre auffi-tót, & nous eümes encore le temps de releverle Cap Saint-André. C'eft au Sud de cette terre, la plus avancée vers 1'Eft de 1'ifle de Chypre, oü. nous devious nous rendre , qu'eft fituée la ville de Fagamoufte , célebre par la réfiftance qu'elle a oppofée aux Turcs, lorfqu'ils 1'ont enlevée aux Vénitiens , & par leur trahifon envers le Commandant qui leur a rendu cette ville. Nous nous fommes trouvés le lendemain matin fur le Cap de la Grecque , & nous avons mouillé avant midi dans la rade de 1'Arnaca, oü les négociants Francais & le Conful du Roi en Chypre font établis : cette (i) Les vapeurs des rizieres de 1'Egypte ne rencontrent aucun obftacle qui les retiennent -, elles filent librement, êc font par cette raifon exemptes de corruption.  du Baron de Tott. ï11 ville, que la convenance du commerce a fait préférer a Nicofie (i), eft fituée a un quart de lieue de la marine. Les maifons des différents Confuls , celles des Négociants , & 1'aifance que le commerce procure toujours aux habitants du lieu oü il s'établit , donne a cette petite ville un afpect agréable. L'ifle de Chypre eft un appanage de Sultane ; & ce Royaume démembré des Etats Vénitiens, eft gouverné aujourd'hui par un Mulfellim, qui demeure a Nicofie , ainfi que le Métropolite Grec. L'adminiftration de ces deux chefs, 1'un temporel, Pautre fpirituel, a eu des fuccès fi rapides, que les avantages du climat & des productions n'ont pu leur réfifter , & que cette belle contrée n'offre plus que le tableau de la folitude & de la mifere. Fontaine amoureulé , Amathonte & Paphos contiennent k peine quelque malheureux. habitants couverts de haillons. Les taxes auxquels les Chypriotes font impofés, établies anciennement fur une plus grande population , devant être fupportées" aujourd'hui par une moindre • quantité d'individus , en les invitant a ia fuite , aggrave annuellement la mifere de ceux qui ne peuvent échapper a cette hor- (i) Capitale de 1'Iüe de Chypre.  11z Mémoires rible tyrannie; mais les moyens que Ia nêceffité eft forcée d'employer pour acquitter cette furcharge d'impofition , en épuifant les véritables fourees de Ia richeffe , fera bientót juftice des tyrans, & leur fera partager la mifere des efclaves. En elfet, les vins de Chypre , dont le débit de'pendait de Ia qualité, & qui ne peuvent en acquéfir que fur les meres , ont déja pe*du de leur valeur par 1'extradition de ces vieilles futailles qu'on n'aurait pu fe procurer autrefois, & que la mifere eft depuis longtemps forcée de vendre. Les Vénitiens ont acquis les plus anciennes ; mais 1'intérêt particulier qui s'eft livré a cette fpéculation , n'a pas fenti qu'en intervertiffant 1'ordre , il fe nuirait a lui-même, & qu'une opération qui óte au cultivateur le moyen de cultiver avec le plus grand fruit , en détruifant le cep , rend la futaille inutile (i). L'abondance & Ia variété des produc- (i) Les vins de Chypre, qui ont affez généralement une faveur de gaudron affez forte, en re^oivenr 1'jmpreffion des outres gaudronnés dan» lefquels on les enferme au fortir du pr;ffoir, & jufqu'a ce qu'on les mette en futaille fur fes meres ; ces vins perdent ce goüt en vieilliffant, & ont 1'avantage , lorfqu'ils font naturels, de ne jamais s'aigrir.  du Baron de Tott'. ïij tïons dont le fol inculte de Chypre fe recouvre fpontanément , font regretter que Tournefort, ce célebre Botanifte , ait négligé de vifiter cette ifle. Les recherches qu'on pourrait facilement y faire, difpenferaient de les étendre fur la cóte de Caramanie, oü 1'on ne pourrait herborifer fans danger. Levoifinage, ainfi que lesrapports du lol de Chypre avec le continent de 1'Alie , ftmblent garantir que leurs productions y font femblables; & j'ai regretté que la faifon n'ait pas été favorable au zele d'un jeune Naturalifte, queM. Poiffonnier avait placé fur la frégate en qualité de Chirurgien- Major. Nous partlmes de Chypre en cótoyant cette ifle jufqu'a la pointe occidentale, d'oü la frégate fit route fur Rhodes , & nous mouillames en face de cette fameufe tour, oü la valeurde la nobleffeEuropéenne, difputant des lauriers au grand Soliman, ne lui céda que le champ de bataille. On voit encore dans la ville de Rhodes plufieurs armoiries des Chevaliers Hofpitaliers; & cette ifle , originairement la terreur des Turcs , elf. encore redoutable a tout 1'Archipel, par 1'entretien de deux galeres deftinées a la défendre des Corfaires Malthois , & qui "ne fervent en effet qu'a vexer les habitants des ifles voifmes».  114 Mémoires Le gouvernement de Rhodes eft donné a un Pacha a deux queues, qui s'abfente fouvent. Le Nafir (j; eft après lui 1'hoinme le plus dangereux; & Pabus qu'il peut faire de fon autorité, porte plus particuliérement fur les Européens. Celui quipoffédait cet emploi a mon arrivée a Rhodes, s'était rendu redoutable par fes extorfions; mais avide d'une main, & libéral de 1'autre, c'était toujours du produit de fes vexations qu'il achetait 1'impunité. Tel eft le fyftême qui gouverue 1'limpire Ottoman. II fournit au cafuel des Miniftres de la Porte; le Grand-Seigneur y trouve lui-même la fource qui remplit fon tréfor particulier; mais dans aucun des cas, rien ne retoume aux malheureux qui ont été vexés., & le Raya qui fait que les plaintes, en n'ayant jamais d'autre effet que celui de faire partager le gateau, ne font aufli qu'exciter un nonvel appétit, eft toujours affez prudent pour fe taire. Je ne parlerai pas des mceurs particulie. res des habitants de Rhodes, ni de ce que cette ifle peut avoir eu de remarquable. Ces détails ont été décrits par M. le Comte de Choifeul-Gouffier, & fon voyage comprenant ce qu'il me refte a parcourir de la (i) L'Intendant de la douane.  du Baron de Tott. 115 Grece, je me bornerai au feul examen du Gouvernement Turc hors de la Capitale; maïs je dois pour remplir le but que je me fuis propofé en écrivant ces Mémoires, rendre ici témoignage a PexaéHtude de M. le Comte de Choifeul. Elle n'a négligé aucuns détails , & 1'on doit fans doute lui favoir gré de nous avoir retracé 1'ancienné Grece, fans jamais la confondre avec les traits qui caraélérifent les Grecs acïuels. La mauvaife faifon fe joignant aux affaires de mon infpeétion, je me déterminai a paffer une partie de 1'hyver k Smyrne, & nous partimes de Rhodes pour nous y rendre en cótoyant 1'Afie (1). Cette navigation qui nous aurait offert dans tout autre temps le coup d'ceil le plus vr.rié , fut éxtrêmement fatigante, fur-tout vis- k- vis le golphe de Stanchio. Nous y effuyiknes un très-gros'temps, qui, après nous avoir tenu a la cape toute la nuit, nous forca a relacher le lendemain aux écueils du Pacha. Peu de temps après que nous eümes gagné cet abri, nous y vimes arriver un batiment Vénitien qui prenait auffi ce mouillage, & nous apprimes du Capitaine, qu'ayant été affailli au loin par le gros temps, & ne fa- (1) C'eft dans ces parages qu'on psche les plus kclles éponges.  li 6 Mémoires chant, faute de relevement, oü diriger fa route, il avait pris le parti d'attacher 4 la proue de fon batiment une imagè de la Vierge, en lui abandonnant la conduite du yaiffeau. C'eft ainfi que ces bienheureux avaient traverfés une mer pleine d'écueils ; mais on eft encore plus effrayé, quand on réfiéchit qu'il ne faut qu'un femblable fuccès pour noyer un batiment a la premiers occafion» Notre route nous ayant conduit entre les ifies de Spalmadors & le port de Tchefmé , j'eus occafion de voir ce théatre oü Pignorance a joué le grand róle. On y était encore occupé a repêcher le relte des canons de bronze engloutis dans ce gouffre, & les gens commis a cette recherche s'appropriaient les troncons qu'ils pouvaient fouftraire , & les vendaient au plus offrant (i> A peu de diftance de Tchefmé, nous doublames le Cap Cara Bournou, qui fer- (i) Cette mansera d'adminiffrer pour le compte flu Grand-Seigneur, efta untel degré d'indécence, que 1'on a vu un Pacha de Morée faire fcier Ia ^olée- des canons de Coron pour en vendre le métal. Ce moyen ingénieux de voler 1'artillerie . fans diminuer le nombre des pieces, peut avoir été blamé; mais n'a certainement jamais été puni.  du Baron de Tott. nj me la rade fpacieufe & profonde, au fond de laquelle eft fituée Ja ville de Smyrne. Cette échelle doit être (1) confidérée comme le chef-lieu du commerce du Levant; il y eft également aétif & paffif, & c'eft 1'entrepót de toute 1'Afie. La richeiTe de plufieurs grands propriétaires entretient dans les environs de Smyrne un fyftême d'indépendance dont les progrès augmentent chaque jour. Ils tiennent effentiellement au pouvoir de 1'argent, & ce pouvoir eft irréfiftible. On a pu remarquer auffi que les efforts que la Porte a faite il y a fuiv. Mofquée, I. 189 & fuiv. Monticules, obfervations fur ces amoncellements, II. 50 & fuiv. Mont Olympe, la fituation de celui d'Afie , fes rapports avec la climature de Conftantinople, I. 49, IV. 2 , note. Mutualis , IV. 82. Murad- Mollach, Ia manière d'exifter de ce Turc. II ne connait pas fes enfants; fa morale fur le fentiment paternel •, fur la pturalité des femmes , I. 5, 37 £. fidv. Muf que Turque, I, III , na.  DES MATIERES, 139 Muftapha lil, ( Sultan) fon avénement au tróne , ]. 88. Sa pofition antérieure , 90. Son portrait, 91. Son inftallation, idem. & fuiv. Muftapha Sultan, fa première démarche avec Ie Baron de Tott, lil. 6,7. U vient voir les pontons, 92. Son projet fur le canal de jonc- . tion entre la mer Rouge & la Méditerranée , IV. 4S, note. N. Nasss a rr c £ ( ce qui fe pratique a la) des Princes ou Princeffes Ottomanes , I. 133 & fuiv. Navigation , ignorance des Turcs fur cet objet, III. 136 & fuiv. Nékropolis , IV. 3 J & fuiv. Uil, IV. 16. Son limon, 25. N'domïtre , IV. 20. Noguais, II. 41. L'opinion qu'ils ont de leur pays , 42 , note. La patience qu'ils mettent dans la recherche de leurs troupeaiix, 43. Leur nourriture, 46. La circonfpeétion de ces peuples envers les étrangers , 47. Obfervations fur leürs ufages , 49. Leurs vêtements, 54. Maniere de faifir les chevaux, 55. Leur avarice , 59, 60. Leur commerce, 61. O. O bas, ce que c'eft; leur confirudtion ,11.4J. Oc^akow, fituation de cette place, II. 56. Opium ( ufage immodérée de 1' ) chez les Turcs ; ce qui en réfulte , I. 112 & fuiv. II. 197. Orcapi, (defcription des lignes d') 11. 62, 63 & fuiv. Orgueil des Turcs défini par cux-mémes, I, 271. P. Patri arche des Grecs, fa dépofition; inftallation de fon fucceffeur; moyens employés a cet effet, I, 65 6- fuiv,  140 T A B L E Pêche, aventure a ce fujet, I. 42 & fuiv. Pérécop , voyez Orcapi. Pefle , fon origine, caufe qui la perpétue, facilité des fecours pour ceux qui en font attaqués; remède, obfervations fingulieres a cet égard , I. 32.