WERTHER, TRADUIT DE L'ALLEMAND. SECONDE PART IE. A MAESTR1CHT, Chez Jean-Edme Dufour & Phil. Roux, Impriraeurs-Libraires, aflbciés. M. DCC. L XX XVL   WERTHER, TRADUIT DE VALLEMJND. SECONDE PARTIE. LETTRE XXXVII. Le 20 OMre 1771. N ous fommes arrivés hier ici. Le Miniftre ell incommodé, & ne fortira pas de quelques jours. S'il étoit moins bourru, tout iroit bien. Je ne II. Part. A  (*) le vois que trop j le Ciei me deftine a de rudes épreuves: mais prenons courage j avec un peu de légéreté , on peut tout fupporter. De la légéreté ! comment ce mot a-t-il échappé a ma plume ? Je ne puis m'empêcher d'en rire; un peu de cette légéreté, qui me manque, me rendroit le plus heureux des hommes. Quoi ! tandis que d'autres avec peu de forces & de talents paradent devant moi de 1'air du monde le plus fatisfait, faut-il que je défefpere de mes facultés, & des dons de la nature ? Grand Dieu! toi qui as daigné répandre fur moi  ( 3 ) tam de bienfaits, que ne m*astu donné en mêmetemps plus de contentement & de confiance ! Prenons patience , tout ira mieux, je 1'efpere; car je te 1'avouerai, mon ami, tu avois raifon : depuis que je fuis obligé de me mêler tous les jours avec les autres hommes ; depuis que j'obl'erve leurs difcours , leurs projets , leurs aftions, je fuis plus tranquille , je fuis plus content de moi-même. Comme nous fommes faits de maniere , que nous comparons tout a nous, & nous 4 tout, le bonheur & le malheur ne tiennent A ij  ( 4 ) qu'aux objets auxquels nous nous comparons j & a eet égard, rien de plus dangereux que la folitude. C'eft-la que notre imagination qui tend toujours a s'élever, prend un nouvel effor fur les ailes de Ia poéfie, & fe forme une chaine d'êrres dont nous lommes les derniers, Tout paroit plus grand que nature , tout paroit fupérieur a nous j & cette marche eft naturelle. Nous fentons fi fouvent nos imperfeclions; nous croyons avoir remarqué chez. d'autres les qualités qui nous manquent, nous leur ajoutons celles que nous poffédons nous*  ( 5 ) mêmes, & voila 1'homme pai> fait, 1'homme heureux ; mais eet homme n'eft pas 1'ouvrage de notre imagination. Mais lorfqu'au contraire, malgré notre foibleffe , & nos chagrins, nous travaillons de fuite a atteindre le but, nous trouvons fouvent, qu'en louvoyant, nous allons plus loin que d'autres a force de voiles & de rames. — Et —• C'eft pourtant un vrai fentiment de foi-même, que de fe voir k cöté des autres , ou même plus avancé qu'eux. A ii)  (f) LETTRE XXXVIII. Le 10 Novembre, JF E commence a trouver ma fïmation fupportable : je fuis aflez occupé & la quantité d'a&eurs, les différents róles qu'ils jouent, font pour moi un fpe&acle varié & piquant. J'ai fait connoifTance avec le Comte de C..., & je le refpeéte tous les jours davantage. Ceft un homme dun efprit pénétrant & étendu, il voit plus loin que les autres, mais il n'en eft pas plus froid pour cela j le fentiment  ( 7 ) brille par-deflus toutes fes autres qualités : il me témoigna de 1'intérêt, un matin , que j'allai lui parler d'arTaires ; il s'appercut dès les premiers mots que nous nous entendions, & qu'il poüvoit parler avec moi fur un autre ton qu'avec bien d'autres. AulTi ne puis-je aifez me louer de fa conduite ouverte a mon égard. II n'y a pas de plus grand plaifir que celui de voir une belle ame fe déployer ainfi devant vous. A iv  ( 8 ) LETTRE XXXIX. Le 24 Décembre, j" e l'avois blen prévu j le Miniftre me caufe beaucoup de chagrins ; c'eft le fou le plus pointilieux qu'il y ait fous le ciel : il marche pas a pas, il eft aufli minucieux qu'une vieille commere : un homme qui n'eft jamais content de lui-même , comment le feroitil des autres ? J'aime a travailler vivement, de fuite j & ce qui eft fait eft fait : point du tout, il eft capable de me rendre ma minute, &  ( 9 ) il me dit: — C'eft bien; relifez cependant , on trouve toujours quelque mot plus propre, quelque particule mieux placée. — Alors je me donnerois volontiers a tous les diables. Pas urnS", pas une feule liaifon ne doit être omife} & ces inverfions que j'aime, qui m'échappent fouvent, mon ami, il eft leur ennemi juré. Si 1'on ne déclame pas toujours fes périodes fur le ton du bureau, il n'y eft plus. II eft bien trifte d'avoir a faire k un tel perfonnage. La confiance dn Comte de C... eft la feule chofe qui me confole. II me difoit 1'autre A v  ( io ) jour très-franchement, combien il étoit mécontent de la longueur & des difficultés de mon Miniftre : les gens de ce caraétere rendent tout difiïcile a eux-mêraes, & aux autres. Mais, ajouta le Comte, il faut le réfigner , comme un voyageur obligé de gravir une montagne : fans doute , fi la montagne n'étoit pas la, le chemin feroit plus court & plus commode; mais enfinelle eft la, & il faut la paffer. Mon vieillard s'appercoit bien auffi de la préférence que me donne le Comte fur lui. Cela le fache, & il faifit toutes les occafions de me dire  (II) du mal de ce Seigneur. Je tiens fon parti comme il eft bien naturel, ce qui augmente fon humeur j je m'appercus bien hier qu'en tirant fur le Comte , il vouloit auflï tirer fur moi. Le Comte, difoit-il, eft fort bon pour les affaires du monde; il travaille avec facilité, & a une bonne plume ; mais il lui manque, ainfi qu'a tous les beaux efprits , une érudition folide. Les mains me démangeoientj car a quoi bon raifonner avec de tels 'animaux ? Mais enfin , comme cela n'étoit pas poffible , je lui repliquai avec affez de vivacité, que le Comte A vj  (11) étoit un homme a qui on devoit des égards, foit pour fon cara£tere, foit pour fes lumieres. Je n'ai, dis-je, jamais connu perfonne qui ait auffi bien réuffi a étendre fon génie, a 1'élever au-deffus des autres , fans rien perdre de fon aftivité pour le courant des affaires. Ce que je difois la étoit de 1'Algebre pour cette cervelle, & je me retirai, de peur que quelque nouveau déraifonnement n'émüt trop ma bile. Et c'eft vous tous qui êtes caufe de mes malheurs, vous qui m'avez forcé a m'impofer ce joug, & qui m'avez tant  ( i3 ) prêché l'aétivité. Si celui qui plante des pommes de terre, & les porte en ville les jours demarché, n'eft pas plus aclif que moi, je veux bien encore ramer dix ans fur la maudite galere a laquelle je fuis enchainé. Et 1'ennui, cette brillante mifere qui regne ici parmi le fot peuple qui fe fréquente exclufivement; cette ambition pour le rang : comme ils travaillent, comme ils fe guettent pour gagner le pas les uns fur les autres! Quelles petites & miférables paffions, & qui fe montrent toutes nues! II y a ici, par exemple, une femme  ( 14 ) qui ne ceffe d'entretenir la compagnie de fa nobleffe & de fes terres. Point d'étranger qui, en entendant fes difcours, ne penfat : Cette femme eft une folie, a qui fa mince noblerle & 1'honneur d'avoir une terre feigneuriale, font tourner la tête. Eh bien , non, c'eft plus ridicule encore; cette femme eft la filie d'un Secretaire de Bailliage des environs. — Mon ami, je ne puis comprendre que le genre humain foit affez bete pour s'avilir de cette maniere. II eft vrai que je m'appercois tous les jours de p!u& en plus, combien il eft ridi-  ( 15 ) cule de juger des autres par nous-mêmes. J'ai tant de peine è calmer mon fang , a tranquillifer mon coeur que je laiffe volontiers chacun fuivre le fentier qu'il a choifij mais je demande auffi la même liberté. Ce qui m'inquiete le plus, ce font ces miférables diftinctions entre les habitants d'une même ville. Je fais aufft-bien que perfonne, combien la différence des états eft néceflaire , combien j'en retire d'avantage moi-même. Mais je ne voudrois pas que cette inftitution fe trouvat en mon chemin, quand je pourrois jouir  ( 16 ) encore de quelques plaifirs , de quelque apparence de bonheur fur cette terre. J'ai fait derniérement la connoifTance d'une Freule de B..., fille très-aimable , qui, malgré la roideur des gens qui 1'entourent, a confervé beaucoup d'aifance & de naturel. La converfation que nous eümes enfemble nous fit également plaifir, & je lui demandai, en la quittant, la permiffion de lui rendre mes devoirs, permiffion qu'elle m'accorda de ü bonne grace, que j'attendis avec impatience le moment d'en profiter. Elle n'eft pas d'ici, & demeure chez  ( 17 ) une tante. La phyfionomie de cette vieille bégueule mé dé" plut; je ne laiflai pas de lui marquer beaucoup d'attentions, & de lui adreffer fouvent la parole. Au bout d'une demi-heure, j'avois a-peu-près deviné ce que la Freule m'a avoué depuis. Cette chere tante , vieille, peu riche , peu fpirituelle , n'a d'autre appui que la longue fuite de fes ancêtres, d'autres remparts que la nobleffe dont elle fait une paliffade autour d'elle, & d'autres plaifirs que celui d'être a fa fenêtre, & d'y regarder du haut en-bas les têtes bourgeoi' fes, qui pafTent dans les rues^  ( i8 ) Cette vieille folie dok avoif été belle autrefois ; plus d'un pauvre jeune homme a été le jouet de fes caprices : ce fut le fiecle d'or. Les charmes flétris, il fallut fe contenter d'un vieux Officier, & fe plier a fes volonrés : ce fut le fiecle d'airain. Elle eft veuve l elle eft feule maintenant; fans fon aimable niece, perfonne ne feroit attention a elle : & voila bien le fiecle de fer.  ( 19 ) L E T T R E XL. Le 8 Janvier 1772* C^.uels hommes! Le cérémoniel remplit leurs ames en entier; pendant toute une an. née, ils méditent , ils travaillent, pour être d'un fiege plus prés du haut de la table. Et ne crois point que ce foit par oifiveté; au contraire , ils aug* mentent leurs travaux, en donnant a ces bagatelles le temps qu'ils devroient employer aux affaires. La femaine paffée, il y eut difpute pour le pas a une partie de traineauxj la partie fut rompue.  ( io ) Les infenfés, qui ne voyent pas que ce n'eft point la place qui fait la vraie grandeur! Celui qui a cette première place , joue rarement le premier röle; plus d'un Roi eft gouverné par fon Miniftre j plus d'un Miniftre par fon Secretaire. Qui eft le premier alors ? n'eft-ce pas celui qui a la force, ou 1'adreffe , de faire fervir les paffions des autres a fes defTeins ?  ( ) LETTRE XLI. Le 20 Janvier. faut que je vous écrive, ma chere Charlotte , d'ici, dans une cabane oü le mauvais temps m'a forcé de me réfugier. Auffi long - temps que j'ai été dans cette trifte ville, au milieu detrangers, tout-a-fait étrangers a mon cceur, ce cceur ne m'a point dis de vous écrire; mais dans cette cabane, dans cette retraite, dans cette efpece de prifon, oü la grêle & la neige fe déchainent contre ma pe-  ( & ) dte fenêtre, je me retrouve a vous & a moi. A l'inftant oü je fuis entré, votre figure s'eft préfentée a mes yeux, votre fouvenir a rempli mon cceur. Oh ! ma Charlotte ! quel fouvenir facré ! quel fouvenir touchant ! Grand Dieu! rendsmoi la première minute oü j'ai vu Charlotte ! Si vous me voyiez, ma chere amie, au milieu de ce tourbillon, oü tout me diftrait, & rien ne maffefte ! Mes fens font defféchés : pas une minute, oü mon cceur foit rempli ; pas une, oü je répande les larmes précieufes du fentiment. Rien , rien ne m'inté-  ( n ) reffe. Je fuis la comme devant la piece curieufe ; je vois pafTer les petites poupées; & je me demande : N'eft-ce point une illufion d'optique ? Je joue avec ces marionnettes, ou plutöt j'en fuis une moi-même. Je prends la main de mon voifin, je fens qu'elle eft de bois , je la retire en friffonnant. Je n'ai trouvé ici qu'un être de votre efpece , une Demoifelle de B... ; elle vous refTemble, ma chere Charlotte, s'il eft vrai qu'on puifle vous reffernbler. Ah! direzvous, eet homme a appris k faire de jolis compliments. II y a du vrai a ce que vous  ( M ') dites-la; depuis quelque temps, je fuis très-aimable , ne pouvant être autre chofe. J'ai beaucoup d'efprit, & les femmes difent que perfonne ne s'entend aufli bien que moi a diftribuer des louanges, — & des menfonges, ajoutez-vous; car 1'un ne va point fans 1'autre. Mais je voulois parler de Mademoifelle de B... Elle a beaucoup de fentiment & d'efprit; tous deux brillent dans fes beaux yeux bleus. Sa noblefTe n'eft pour elle qu'un fardeau, qui ne remplit aucun des vceux de fon cceur; elle voudroit être hors de ce tourbillon. Souvent nous pafTons en idéé des  ( M ) des heures agréables dans une heureufe retraite, & prés de vous, ma chere Charlotte ; car elle vous connoit , elle eft obligée de vous rendre hommage: mais non, eet hommage n'eft point forcé ; elle prend plaifir a m'entendre parler de vous , elle vous aime. — Que ne fuis-je a vos pieds dans votre cabinet favori a tandis que nos chers petits enfants fautent autour de nous! Quand leur bruit vous deviendroit trop incommode , je leur ferois un petit conté, & ils fe prefferoient autour de moi en fllence, Le foleil fe cou- //. Part. B  ( ) ene, & fes derniers rayon* brillent fur la neige qui couvre la campagne; 1'orage a paffe, & moi — il faut que je retourne m'enfermer dans ma cage. Adieu ! Albert eft-il pres de vous, & en quelle qualité ? — ïnfenfé ! devrois - tu faire cette queftion?  ( 17 ) LETTRE XLII. Le 17 Février. M on Miniftre & moi nous avons 1'air de ne pas vivre long - temps enfemble ; eet homme eft tout-a-fait infupportable. Sa maniere de travailler & de traiter les affaires eft fl ridicule, que je ne puis m'empêcher de le contredire, & de faire fouvent les chofes a ma tête; alors , comme cela eft bien naturel 9 il les trouve fort mal faites» ïl en a écrit derniérement en Cour, & le Miniftre m'a fait Bij  ( *8 ) une réprimande , modérée, k la vérité ; mais enfin , c'efr. toujours une réprimande , & j'avois réfolu de demander mon congé , lorfque j'en ai re$uune lettre particuliere, devant laquelle je me fuis mis a genoux , adorant le génie élevé, noble & fage qui i'avoit di&ée. Comme il cherche a calmer une fenfibilité exceffive ! comme il témoigne eftimer mes projets capables d'avoir une certaine influence, & daigne approfondir les affaires, ainfi que les idéés d'un jeune homme courageux ? comme il m'exhorte , non a. les étouffer, mais a les adou-  ( 19 ) cir, a les réduire dans de jufles bornes, afin qu'elles produifent leur effet ? Me voila fortifié & d'accord avec moimême , au moins pour huit jours. Ceft une belle chofe, mon ami, que le repos de 1'ame & le contentement j mais fi ce bijou eft précieux, il eft auffi bien fragile. B iij  ( 30 ) LETTRE XLIII. Le ao Février. eü vous béniffe , mes amis, Dieu vous donne toutes les heures fortunées qu'il me refufe i Je te remercie , Albert, de m'avoir trompé : j'attendois que le jour des noces rut fixé ; je me propofois ce jour-la, d'enlever folemnellement du mur le profil de Charlotte , & de 1'enterrer parmi d'autres papiers. Vous voila unis, & fon portrait eft encore la. Eh bien, qu'il y  ( 3i ) reffe l & pourquoi n'y refteroit-il pas ï Ne fuis-je pas auffi auprès de vous ? ne fuis-je pas dans le cceur de Charlotte ? Oüi,. tu peux le permettre , j'y occupe la feconde place, & je veux, je dois la conferver; je deviendrois furieux, ü elle pouvoit oublier... Albert, cette penfée eft un enfer; Albert, fois heureux! Ange du Ciel, Charlotte, fois la plus heureufe des femmes l- B iv  ( 3* ) LETTRE XLIV. Ze 15 il/tfr*. Il vient de m'arriver une ^venture qui me chaffera d'ici j je grince des dents. Diable! II n'y a point de remede, & c'eft vous feuls qui etes la caufe de tout ceci j vous qui m'avez preffé , aiguillonné , tourmenté j vous qui m'avez fait prendre une place qui n'étoit point faite pour moi. Me voilé bien mainlenant, vous voila bien! Afin qu'on ne dife pas encore, que mon cara&ere exceflif gate  ( 33 ) tout, voici, Monfieur , une narration fïmple , & nette , ainfi que la feroit un Chroniqueur, Le Comte de C... m'aime, me diftingue ; cela eft connu; je te 1'ai dit cent fois. Hier je dinai chez lui ; c'étoit le même jour oü toute la Nobleffe s'y raffemble. Je n'ai jamais fongé a. cette aflemblée, ni que nous autres fubalternes en fuffions exclus. Je dinai donc avec le Comte j après - diné , nous paflames dans la falie, & nous nous promenames en caufant. Je m'entretins avec lui, avec le Coonel B..,. qui furvint, & le B v  ( 34 ) temps secoula ainfi jufqu'i 1'heure de 1'aflemblée. Dieu fait que je ne penfois a rien! Arrivent la trés-haute & trèsnoble Dame de S.avec Monfieur fon époux, & leur imbécille de fille, au corps étroit, & a la gorge plate. Ils paffent de van t moi avec 1'ceil arrogant , & le nez en 1'air. Comme je ne puis fouffrir cette engeance, j'allois me retirer, & je n'attendois que le moment oü le Comte feroit débarrafle de leur facheux entretien , lorfque mon aimable Demoifelle de B.... entra. Comme je la vois toujours avec plaifir, je reftai, m'ap-  C 3 5 ) puyai fur le dos de fon fiege, caufai avec elle , & ne m'appergus qu'au bout de quelque temps qu'elle ne me parloit pas avec la même aifance, 6c témoignoit quelque embarras, J'en fus frappé. Que diable, feroit-elle auffi comme tous ces gens-Ia, penfé-je? J'étois pi» qué , j'allois me retirer j mais 1'envie d'approfondir cette affaire, me retint. L'afTemblée acheva de fe former. Je vis entrer le Baron F.... avec 1'habit qu'il portoit au couronnement de Fran$ois I. Le Confeiller de Cour, & fa femme qui eft vieille & fourde. Monfieur J..» dont Tajuftement gothique  ( 3* ) contraftoit au mieux avec nos habits modernes, &c. Je par~ lai a ceux d'entr'eux que je connoiffois , ils étoient tous fort laconiques. Pour moi je ne fongeois qu'a obferver Mademoifelle de B...; je ne m'appercevois point que les femtnes chuchottoient au bout de la falie, que ces murmures circuloient même parmi les hommes , & que Madame de S... parloit au Comte avec vivacité. (Mademoifelle de B.... m'a raconté tout cela depuis.) Enfin, le Comte vint a moi, & me conduifit vers la fenêtre. — Vous connoifTez nos ridicüles ufages; je m'ap-  ( 37 ) percois que la compagnie n'efl: pas contente de vous voir ici: je ne voudrois pas pour tout au monde. — Je demande mille pardons a votre Excellence ; j'aurois dü y penfer plutöt : mais je le fais, vous me pardonnerez cette inconféquence. II y a quelque temps que je penfois a me retirer j un mauvais génie m'a retenu, ajoutai-je , en riant, & en me baiflant pour prendre congé de lui. II me ferra la main, d'une maniére qui difoit tout. Je fis ma révérence k toute l'illuftre compagnie, me jettai dans mon cabriolet 3 & m'en allai a M,.. Je conté mplai du  ( 3« ) haut de la colline le coucher du foleil $ je lus dans Homere le beau paffage oü ces honnêtes gardeurs de pourceaux recoivent avec tant d'hofpitalité le Roi d'Ithaque , & je revins fatisfait. Quand j'entrai le foir dans la falie a manger, il n'y avoit encore que quelques perfonnes, qui, ayant rélevé un coin de la nappe , jouoient aux dez; L'honnête Adelin s'approcha de moi en arrivant, & me dit tout bas: Tu as eu du chagrin ? — Moi ? — Le Comte t^a fait retirer de raflemblée. — Que le diable les emporte! J'étois bienaife de refpirer 1'air, — Je fois  ( 39 ) charmé que tu le prennes fur ce ton - Ia j mais ce qui me fache, c'eft qu'on en parle déja par - tout. — Je commencai dès ce moment a envifager la chofe d'une autre maniere. Tous ceux qui fe mettoient a table me regardoient , & je me difois : ils te regardent a caufe de cette affaire ; & 1'amertume entra dans mon cceur. Et aujourd'hui que par-tout oü je vais 1'on me plaint, que j'apprends le triomphe de mes envieux , qu'ils difent : Voila ce que c'eft que ces petits perfonnages vains, qui s'avifent de braver les ufages, & d'élever mal - a - propos leurs  ( 40 ) têtes, & milles autres fottifes pareilles; je me percerois volontiers le cceur. Ah 1 qu'on me parle tant qu'on voudra de conftance, defermeté: onpeut rire de bavardages qui n'ont point de fondement ; mais comment fupporter que des coquins ayent prife fur nous ?  ( 4i ) «u 1—ate8^afeg=i-j » LETTRE XLV. 16 iJ/arr. Tout fe réunit pour me poulfer a bout; je rencontre aujourd'hui Mademoifelle de B. *. a la promenade : je ne puis m'empêcher de la joindre, & de lui témoigner ma fenfibilité du changement de fes manieres a mon égard. Oh! Werther , me dit - elle avec émotion , vous qui connoiffez mon cceur, pouviez-vous interpréter auffi mal mon trouble ! Que n'ai-je pas fouffert pour vous, dès l'inftant que  ( 4* ) y'entrai dans Ia falie! Je prévis tout ce qui arriva ; cent fois je fus fur le point de vous le dire. Je favois que les de S... & de T..... fe retireroient plutöt que de refter en votre compagnie ; je favois que le Comte ne pourroit rompre avec eux : & maintenant le bruit. — Comment , Mademoifelle, dis - je en cachant mon faififfement? car tout ce qu'Adelin m'avoit dit la veille, me revint dans 1'efprit» & fit bouillonner mon fang dans mes veines. — Qu'il m'en a déjk coüté, dit 1'aimable fille! & fes yeux fe rempliflbient de larmes. Je ne me  ( 43 ) poffédois plus , j'étois prêt k me jetter a fes pieds; expliquez-vous, m'écriai-je; fes larmes coulerent, j'étois hors de moi. Elle les efTuya, fans chercher a les cacher. Vous connoifTez ma tante, continuat-elle ; elle étoit préfente , & de quel ceil , grand Dieu, a-t-elle vu cette affaire! Werther, que de fermons j'ai entendu hier au foir, & ce matin , fur mes entretiens avec vous! J'ai été forcée de vous entendre abaiffer, déprimer; & je n'ai pu, ni ofé vous défendre qu'a demi. Chaque mot étoit un coup de poignard; elle ne fentoit  < 44 ) point que par pitié elle au* roit dü me cacher tout ce qu'elle me faifoit connoïtre : elle y ajouta eneore toutes les impertinences qu'on débiteroit fur cette affaire, & la maniere dont triompheroieht les méchants ; comment on fe rejöuiroit de voir mon orgueil humilié, & de me voir puni du peu d'eftime que je faifois des autres; défaut qu'on m'avoit fouvent reproché. Voila tout ce qu'elle me dit avec le ton du plus vif intérêt, voila Ce que je fus obligé d'entendre. J'étois dans Ie plus grand trouble; la rage ell encore dans mon cceur : je voudrois que  ( 45 ) quelqu'un fut affez hardi pour me plaifanter fur cette aventure , je lui plongerois mon épée dans le fein. Oui, je le crois, fi je voyois couler du fang, je ferois mieux. Cent fois j'ai faifi un fer, pour donner de 1'air a ce coeur oppreffé. II eft une noble race de chevaux , qui, lorfqu'ils font échauffés par une longue courfe, s'ouvrent par inftin£r. une veine avec leurs dents, pour refpirer plus k 1'aife. Souvent je fuis tenté de m'ouvrir une veine, pour me procurer a jamais ma liberté.  ( 4* ) LETTRE XLVI. Le 24 Mars. J'ai écrit en Cour pour de« mander ma démiffion, & j'efpere de 1'obtenir. Vous me pardonnerez de ne vous avoir pas confulté auparavant; je devois partir , je favois tout ce que vous pouviez me dire pour m'engager a refter : ainfi — je te prie d'adoucir autant que tu pourras cette nouvelle a ma mere : je ne puis rien faire pour moi - même 5 ■ mais d'un efprit ordinaire. Sa converfation ne m'intéreffe pas plus que la le6ture d'un Livre bien écrn\ Je refterai  ( 6z ) encore ici huit jours, & puis je veux courir le monde de nouveau. Ce que j'ai fair ici de mieux, ce font mes deflins j le Pnnce a du goüt pour les beaux-arts, & en auroit encore davantage , s'il n'étoit pas refferré par les froides regies , & par les termes de 1'art. Souvent je grince les dents, quand avec 1'imagination la plus vive, je fais parler la nature & 1'art , & qu'il croit de fon cóté faire merveille, en jettant a la traverfe quelques termes bien favants d'Artifte.  (63) L E T T R E LIL Le 18 Juin. O u j'irai bientót ? Je veux te le dire en confidence. Je fuis obligé de refter ici encore quinze jours; apres quoi je me fuis imaginé qu'il convenoit de voir les mines de**. Mais il n'en eft rien , je me trompe moi-même, je veux me rappro.her de Charlotte. Voila tout. — Je ne fuis pas dupe de mon coeur, mais je lui obéis.  ( 64 ) LETTRE LUI. Le 29 Juilkt. N ON", c'eft bien, tout eft bien. — Moi! fon époux ! O Dieu l qui me formas , ft tu m'avois deftiné ce bonheur, ma vie, ma vie entiere n'eüt été qu'aftions de grace! Je ne plaiderai point contre toi i pardonne-moi mes larmes, pardonne a des vceux impuiffants! — Elle eüt pu être mon époufe y j'aurois ferré dans mes bras 1'être le plus aimable qui foit fous le Ciel! — Tout mon corps friiTonne^  (65) mon ami, lorfqu'Albert paffe un bras autour cTelle. Et le dirai je, pourquoi ne le dirois-je pas ? elle eüt été plus heureufe avec moi qu'avec lui. Non, Albert n'eft point 1'homme fait pour remplir les vceux de fon cceur: il manque d'une certaine fenfibiüté ; il manque. — Enfin, leurs cceurs ne battent point a 1'uniffon. —- Ah! mon ami. — Combien de fois, au milieu d'un paflage de quelque Auteur intérefTant, oü mon cceur & le cceur de Charlotte fe rencontroient, combien de fois, lorfque nos fentiments fe développoient fur  ( 66 ) la fituation d'un troifieme, n'ai-jepas obfervé, n'ai-je pas fenti, que nos cceurs étoient faits pour s'entendre ? Cher ami! . — Mais il 1'aime de toute fon ame; & que ne mérite pas un tel amour ? Un homme infupportable vient de m'interrompre. J'ai feché mes larmes, je fuis diftrait j adieu , mon trés ■ cher ami.  ( 67 ) LETTRE LIV. Le 4 Aoót. JFe ne fuis pas le feul infortuné j tous les hommes font trompés dans leurs efpérances, tous les projets font dérruits. J'ai été voir ma bonne femme fous le tilleul. L'ainé des gar£ons courut au - devant de moi, & fes cris de joie attirerent la mere. Elle avoit l'air fort trifte : Mon bon Monfieur , me dit - elle d'abord , hé!as! notre Jeannot eft mort. ( c'étoit le cadet de fes enfants) Je me tailois. —* Et mon mari,  ( 68 ) continua-t-elle , efl: revenu de Hollande, fans argent : il a pris la fievre; & li de braves gens ne lui avoient aidé, il auroit été obligé de demander 1'aumóne le long du chemin. Je ne pus lui rien dire : je donnai quelque argent k 1'enfant; elle m'ofTrit des pommes que j'acceptai, & je quittai triftement eet endroit.  ( ó9 ) LETTRE LV. Le 21 Aodt. Me s fenfations varientavec la rapidité de 1'éclair. Quelquefois un rayon de joie femble vouloir me ranimer. Hélas! il difparoit au bout d'une minute. Quand je me perds ain-fi dans mes rêveries, je ne puis m'empêcher de me dire: fi Albert mouroit, tu ferois — Oui, elle feroir, ■— & je poutfuis ma chimère jufqu'a ce qu'elle me conduife aux bords d'un abyme, d'oü je recule en frhTonnant.  ( 70 ) Quand je fors par la même porte, quand je parcours la même route qui me conduifit pour la première fois vers Charlotte, mon cceur eft oppreffé, je fens avec amertume combien j'étois différent de ce que je fuis maintenanr. Oui, tout, tout eft évanoui. Pas un fentiment, pas un feul battement de cceur , pas un veftige du paffé. Telles feroient les fenfations qu'éprouveroit 1'ombre du Prince, qui ayant laiffé a un fils chéri un palais fuperbe élevé dans des temps heureux , le trouveroit ren ver fé, détruit par un voifin plus puiffant.  ( 7i ) L E T T R E LVI. Le 3 Septemhrt. Souvent je ne puis comprendre comment elle en aime un autre, comme elle ofe en aimer un autre, tandis que je la porte dans mon cceur, qu'elle le remplit en entier, que je ne connois qu'elle, que je ne fais qu'elle, & que je n'ai qu'elle feule au monde.  ( 7* ) t[- H~' ' . ■ ^S^ff^^i 1 ' LETTRE LVII. Le 6 Septembre. Tl m'en a bien couté pour me défaire du frac bleu que je portai la première fois que je danfois avec Charlotte; il n'y avoit plus moyen de le produire. Mais j'en ai fait faire un autre précifément comme le premier, & avec la verte & culotte jaune. II ne produit cependant pas la même impreflion fur moi. Je ne fais. — J'efpere qu'avec le temps il me fera auffi cher. Lettre  ( 73 ) LETTRE LVIII. Le 15 Septembre. O n feroit tenté de fe donner au diable, mon ami, quand on penfe a. tous les êtres méprifables que Dieu permet qui rampent fur la terre, fans nulle idéé , fans fentiment de ce qui peut intérefler les autres. Tu connois ces noyers fous lefquels j'étois aflis avec Charlotte chez 1'honnête Pafteur de St... Ces beaux noyers, fi chers a. mon cceur , comme ils embellhToient la cour de Ia Cure 1 quelle fraicheurl //. Part. D  C 74 ) que leur ombre étoit refpectable! avec quelle douce fenfibilité on retournoit en - arriere , jufqu'aux bons Pafteurs qui les planterent! Le maitre d'Ecóle nous a fouvent dit le nom de celui qui planta le plus ancien. II le tenoit de fon grand - pere. Cétoit un excellent homme que ce Pafteur j & fous ces arbres , fon refpe&able fouvenir fe retragoit toujours a moi. Mon ami, le maïtre d'Ecole avoit hier les larmes aux yeux, en nous difant que ces arbres étoient coupés. — Coupés! je pourrois dans ma rage maffacrer le coquin qui a. porté Ie pre-  ( 75 ) mier coup : moi qui m'affligerois fi j'avois ainfi deux arbres dans ma cour , & qu'il en périt un de vieiliefle ; il faut que je foufTre ceci. Mais , mon cher ami, j'ai pourtant une confolation; ce que c'eft que le fentiment! Tout le village murmure, & j'efpere que la femme du Pafteur ne recevra plus de préfents de ces bons payfans, & fe refTentira du tort qu'elle a fait au village; car c'eft elle, la femme du nouveau Pafteur, (notre bon vieillard eft mort) une grande créature , maigre , feche , languiflante, qui a raifon de ne fe point intéreffer D ij  ( 7* ) au monde, puifque perfonne ne s'intéreffe a elle ; une begueule qui fait la favante, qui s'avife de faire des recherches fur les Livres canoniques, qui travaille a la nouvelle réformation critique & morale du Chriftianifme, & qui hauffe les épaules en parlant de 1'enthouflafme de Lavater. Sa fanté eft détruite , & 1'empêche de goüter aucun plaifir ici-bas. II n'y avoit qu'un être femblable , qui püt faire couper mes noyers; non , je n'en reviens point. Veux-tu favoir fes raifons ? les feuilles qui tomboient , rendoient la cour humide Se mal-propre; les ar-  ( 77 ) bres lui déroboient de Ia Iu> rniere ; les petits garcpns jettoient des pierres contre les noix, & ce bruit affeSoit fes nerfs y & la troubloit dans fes profondes méditations, lorfqu'elle pefe dans fa balance Kennicot, Somier & Michae» lis. Voyant les gens du village, fur-tout les plus agés, fi mécontents r Pourquoi l'avezvous fouffert } leur ai-je demandé. — Eh! Monfïeur* que pouvons - nous faire nous autres payfans, quand le Bailli ordonne f Mais il eft arrivé quelque chofe de fort bon $le Bailli & le Pafteur qui vouloit tirer une fois parti des D iij  ( 78 ) fantaifies de fa femme. comptoient partager les arbres enfemble. La Chambre des finances 1'a appris , s'en eft emparée, & les a vendus a 1'enchere. Ils font encore la renverfés par terre. Oh! fi j'étois Prince, comme je traiterois le Pafteur , le Bailli, la Chambre ? — Prince. — Bon , fi j'étois Prince, comme je m'embarrafferois des arbres de mon pays ?  ( 79 ) L E T T R E LIX. 10 Oftobre. V0IR feulement fes yeux noirs, eft pour moi le bonheur; mais ce qui m'afïïige, c'eft qu'Albert ne paroit pas auffi heureux qu'il 1'efpéroit , que je l'aurois été — fi. — Je n'aime pas trop les fufpenfions ; mais ici je ne puis m'exprimer autrement. — Eh , mon Dieu! ne fuis-je pas alfez clair ? D iv  ( 80 ) LETTRE LX. Le 12. O&obre. C3ssian a pris dans mon cceur la place d'Homere. Dans quel monde me conduit le Barde illuftre! Errer dans des bruyeres , enveloppé de tourbillons impétueux qui portent les efprits de nos ancêtres, qu'on entrevoit k la foible clarté de la lune y entendre du haut des montagnes parmi le bruits des torrents, leurs fons plaintifs fortir des ca vernes profondes, & les gémiffements douloureux d'une jeune fille qui fou-  ( 8i ) pire & fe meurt fur la tombe couverte de moufFe du noble guerrier dont elle fut adorée! Je le rencontre, ce Barde a cheveux blancs; il erre dans le vallon, il cherche les traces de fes peres. Hélas I il ne trouve que leurs tombeaux ! Alors il contemple , en gémifTant, 1'aftre brillant du foir, qui fe cache derrière les vagues de la mer agitée ; & les temps pafles fe retracent vivement dans le fein du Héros; ces temps oüTapparence du danger étoit chere a fon cceur, & ranimoit fon ame y oü l'altre de la nuit brilloit fur fon vaiffeau qu'il ramenoit chargé des E) v  ( Sx ) dépouilles des vaincus , & éclairoit fon triomphe. Lorfque je lis fur fon front la douleur profonde, lorfque je vois fa gloire affoiblie chanceler vers la tombe , lorfqu'il jette un regard fur la terre froide qui doit le couvrir, & qu'il s'écrie : Le voyageur viendra, il viendra, celui qui a vu ma beauté , & il demandera oü eft le Barde , oü eft l'illuftre fils de Fingal ? il marchera fur ma tombe, & il me demandera en vain. — Oh! mon ami, je pourrois a 1'inftant, ainfi qu'un noble Ecuyer, tirer 1'épée, & fauver d'un feul coup mon Prince d'une Ion-  ( «3 ) gue & douloureufe langueur, puis la plonger dans mon fein pour fuivre le demi-Dieu que ma main auroit délivré. D vj  ( 84 > LETTRE LXI. Le i%-Q£tobre. J^k. h P ce vuide , ce vuide effrayant que je fens dans mon fein, fouvent je penfe. — Si tu pouvois une fois, une feule fois la ferrer contre ton cceur,. lu ferois guéri.  C 85 ) car c'eft  ( ut ) de toi que nous vient Ia vigne qui nous confole, la racine qui nous guérit ? Oui, c'eft toi qui as placé tout autour de nous le foulagement & la guérifon. — Pere que je ne connois pas! Pere qui remplif foit autrefois mon ame entiere, mais qui maintenant détourne de moi fa face! appellemoi, parle a mon cceur! C'eft en vain que ton filence voudroit retarder une ame qui foupire après toi! — QUel eft 1'homme, quel eft le pere qui pourroit avoir du reffentiment contre fon fils ? S'il paroiflbit tout-a-coup devant lui & 1'embrafibit en s'écriant : Me  ( i*7 ) « voici,mon pere; pardonnes » fi j'ai abrégé mon voyage, » fi je fuis de retour avant le m terme que tu m'avois pref» crit. Le monde eft par-tout » lemême-.peines&travaux, » récompenfe & plaifirs , tout » m'étoit indifférent ; je ne ft fuis bien qu'auprès de toi; » c'eft en ta préfence que je » veux fouffrir, ou jouir ". -* Et toi, Pere célefte & chéri, bannirois-tu un tel homme de ton augufte préfence?  ( n8 ) * ■ ■ t—rs*g^gjfai*===-..' ■ ■ .-^> LETTRE LXXI. Le i Dècemhre. M o n ami, eet homme que je t'ai dépeint, eet heureux infortuné, il étoit Ecrivain du pere de Charlotte j il prit pour elle une paffion malheureufe, la nourrit, la cacha, enfin la découvrit, fut congédié, & devint ce que je Pai vu hier. Juge quelle impreflion ont faite fur moi ce peu de mots, qu'Albert m'a dit auffi tranquillement que tu les lis peutétre.  ( "9 ) LETTRE LXXII. Le 4 Décembre. C'en eft fait, mon cher ami, je ne puis fupporter mon état plus long-temps : j'étois aflis prés d'elle aujourd'hui; elle jouoit du claveffin avec une expreflion que je ne faurois te rendre. Sa petite fceur ajuftoit fa poupée fur mes genoux , des larmes me font vernies aux yeux, je me fuis baiffé, j'ai fixé fa bague de noces, & mes larmes ont coulé. —• Tout-a-coup elle s'eft mife a jouer eet air favori,  ( 1*0 ) eet air divin , qui m'a tant de fois enchanté. J'ai fenti mon ame confolée ; mais bientöt je me fuis rappellé le fouvenir de tout le paffé , des temps oü j'avois entendu le même air. Des douleurs, des efpérances trompées; & alors — je me fuis mis a marcher a grands pas dans la chambre. J'étoufTois. Au nom de Dieu ! ai-je dit enfin en m'avancant prés d'elle avec vivacité, au nom de Dieu, ce£ fez de jouer eet air-la; elle s'eft arrêtée, m'a regardé fixement, & m'a dit avec un fourire qui a pénétré mon cceur : "Werther, vous êtes trés-  ( 121 ) très-malade, vos mets favoris ne vous plaifent plus; allez, je vous en fupplie, allez vous repo fer. Je me fuis arraché d'elle. — Grand Dieu ! tu vois mes tourments , tu les terminerasi ƒƒ". Part. F  LETTRE LXXIII. omme fon image me pourfuit! éveillé, rêvant, toujours , elle remplit mon ame. Ici, quand je ferme les yeux, ici dans mon cerveau oü mes nerfs fe réunifTent, font fixés fes yeux noirs. Ici — je ne puis m'exprimer : mais fl je ferme mes yeux , les flens font la, devant moi comme une mer, comme un précipice , & occupent les fibres de mon cerveau. Qu'efl-ce que 1'homme ? ce Le 6 Décembre.  ( m ) demi-Dieu fi vanté ? les forces ne lui manquent-elles pas au moment même oü elles lui font le plus néceffaires ? Et foit qu'il nage dans la joie, foit qu'il plie fous le poids de la douleur, n'eft-il pas obügé de s'arrêter , de retoumer enarriere a fa première exiftence froide, tandis qu'il afpiroit a fe perdre dans 1'étendue de 1'inrmi ? F ij  ( ) LETTRE LXXIV. Le 8 Décembre. M on cher ami , je fuis dans 1'état que doivent avoir éprouvé ies malheureux qu'on a cru pofTédés du démon : fouvent il me prend un mouvement extraordinaire; ce n'eft point angoiffe, ce n'eft point defir, c'eft une rage intérieure & inconnue, qui menace de déchirer mon fein , & qui me faifit a la gorge. Malheur ! malheur a moi! alors je cours, alors je vais errer dans les fcenes fombres & lu-  ( fM ) gubres qu'étale cette faifori ennemie de l'homnïe.- Hier au foir encore je fus obligé de fortir de la ville j on m'avoit dit que le fleuve &: les ruiffeaux des environs s'étoient débordés, & avoient inondé toute ma plaine clrérie : j'y courus après onze heures du foir. Quel fpeftacle impofant & lugubre ! la lune étoit cachée ; j'entrevis, au travers de quelques rayons qui s'échappoient , les flots agités qui fe déchainoient fur les champs, les prés & les buiffons ; toute la vallée n'étoit qu'une mer orageufe, tourmentée par un vent bruyant; Ia F iij  ( ) lune reparut, elle fe repola fur un nuage noir. Son éclat redoubla le défordre de la nature » le vent faifoit mugir les ©ndes, & les échos répétoient leurs mugifleraents. Je friffonnai, je defirai, je m'approchai de 1'abyme, je tendis les bras, je me bahTai en foupirant, & je me perdis dans 1'idée délicieufe d'y précipiter toutes mes fouffrances, tous mes tourments, & d'y rouler avec les flots agités & bruyants. Quoi 1 tu ne pus détacher tes pieds de la terre, & terminer ainfi tes maux ? — Mon heure n'eft pas encore venue ; je le fens, mon ami : avec  ( 1^7 ) quel plaifir n'aurois - je pas changé de nature, pour m'élancer avec les tourbillons, déchirer les nuées , & tourmenter les flots ? Mais un jour peut-être pourrai-je fortir de ma prifon, & goüter ces délices. J'abaiflai triftement mes regards fur une petite place oü j'avois été aflis prés d'un faule a cöté de Charlotte , après une promenade d'été; elle étoit auffi couverte par les flots. A peine pus-je encore entrevoir le faule. Ah ! penfai-je, la prairie, le terrein autour de la maifon de chaffe, nos cabinets de verdure? F iv  ( «8 ) tout eft ravagé par les torrents, fans doute : & le fouvenir des temps paffes pour toujours, entra dans mon cceur. — C'eft ainfi que des fon ges retracent au prifonniet qui fommeiile , tous les biens qu'il a perdus. Je m'arrêtai. — Je ne m'en fais point de reproches, j'ai le courage de mourir j — j'aurois. — Me voici maintenant comme une vieille femme qui ramaffe du bois fee le long des hayes, qui mendie fon pain de porte en porte, pour adoucir, pour prolonger d'une minute fa trifte & foible exiftence-  ( W ) LETTRE LXXV. Le 17 Décembre. (^u'est-ce donc , mon cher ami ? je m'infpire moi» même de 1'effroi; mon amour pour elle n'eft-il pas le plus facré, le plus pur, n'eft-il pas 1'amour d'un frere ? Mon cceur forma-t-il jamais un vceu criminel ? — Je ne ferai point de ferments,— & maintenant des fonges. — Oh 1 qu'ils avoient bien raifon, ces hommes qui attribuoient des mouvements oppofés a des puiffances étrangeresl Cette nuit, F v  C 150 ) je tremble en le difant, cette nuit je la tenois dans mes bras, je la ferrois contre mon fein, je couvrois de baifers enflammés fes levres tremblantes. La volupté fè peignoir dans fes yeux , les miens partageoient leur ivreffe. Grand Dieu ï fuis-je coupable de fentir en ce moment encore, du bonheur a me rappeller vivement ces tranfports f Oh l Charlotte! Charlotte f — C'eü fait de moi; mes fens s'égarent, depuis huit jours je ne fuis plus k moi - même ; mes yeux font remplis de larmes: je fuis égalemenr bien parlout, & ne fuis bien nulle  c w > part; je ne defire rien , ne demande rien. — Ah ! je ferois beaucoup mieux de partir l F vj  ( W ) 'VÉD1TEUR AU LECTEUR. Pour donner une relation lui vie des derniers jours de notre ami; je me vois obligé d'interrompre le cours de fes lettres, par un récit dont Charlotte , Albert, fon propre domeftique , & quelques autres témoins m'ont fourni les détails. La paflion de Werther avoit infenfiblement altéré 1'harmonie qui régnoit entre les deux époux. La tendrefTe d'AIbert pour fa femme étoit flncere, mais calme, & fubordonnée  ( m ) par degrés a fes affaires. II efl vrai qu'il ne s'avouoit point cette difterence entre les jours de 1'amant, & ceux de l'êy poux; mais il fentoit dans fon cceur un certain mécontentement des attentions marquées de Werther pour Charlotte. C'étoit empiéter fur fes droits, c'étoit lui faire de fecrets reproches-., Ce fentiment augmentoit le chagrin que lui caufoient des occupations accumulées, embarrafTantes & mal récompenfées. Les peines qui confumoient le cceur de "Werther , avoient épuifé les forces de fon génie, fa vivacité, fa pénétration j fon com-  ( IJ4 ) merce devint trifte & languhTant. Cette difpofition devoit naturellement influer fur Charlotte, qui le voyoit tous les jours: elle tomba dans une efpece de mélancolie, dans laquelle Albert crut découvrir les progrès d'un penchant pour fon amant; & Werther, un chagrin profond du changement de conduite de fon époux. La défiance des deux amis rendit leur commerce réciproque très-pénible. Albert évita 1'appartement de fa femme , lorfque Werther y étoit; & Werther, qui s'en appercut , après quelques vains efforts pour cefler de voir Charlotte,  ( Hl ) profita des occafions oü AIbert étoit occupé. Le mécontentement & 1'aigreur des esprits augmenterent, & enfin Albert dit a fa femme aflez féchement, qu'elle devroit, ne fut-ce que pour le public, vivre autrement avec Werther, & ne pas le recevoir auffi fréquemmenr. En viron dans Ie même-temps, la réfblution de quitter ce monde s'étoit fortifiée dans 1'ame de 1'infortuné jeune homme^ C'étoit dés long-temps fon idéé favorite, & fur-tout depuis fon retour auprès de Charlotte : il 1'avoit toujours entretenue mais il ne vouloit point com-  ( 136 ) mettre cette aftion d'une ma> niere précipitée , ni téméraire; il étoit décidé k ne faire ce pas , qu'en homme bien perfuadé , réfolu-, mais tranquille. On entrevoit fes doutes & fes combats dans ce fragment qu'on, a trouvé fans date parmi fes papiers, & qui étoit, fuivant les apparences , le commencement d'une lettre a fon ami. » Sa préfence , fon fort, » 1'intérêt qu'elle prend au ♦> mien , expriment encore » quelques larmes de mon cer»» veau defTéché. » On releve la toile , on  ( -37 ) » paffe de 1'autre cóté, voilé » tout! Et pourquoi tous ces » retardements , toutes ces » craintes. — Paree qu'on » ignore ce qu'il y a la der» riere , — & qu'on n'en re» vient point, ~ & que no» tre efprit eft porté a ne » voir que confufion & té* » nebres dans ce qui eft in» certain Le chagrin qu'il avoit effuyé, étant Secretaire d'Ambaffade, ne s'effaca jamais de fa mémoire. Lorfqu'il lui arrivoit d'en parler, ce qui étoit rare, on fentoit aifément qu'il regardoit fon honneur comme bleffé fans reffource par cette  ( 138 ) avefiture , & qu'il avoit pris du dégout pour toutes les affaires & occupations politiques. II fe livra donc en entier aux idéés fingulieres, & aux fentiments répandus dans fes lettres, & a une paffion fans bornes qui dut k la fin confumer tout ce qui lui pouvoit refter de vigueur. L'éter. nelle monotonie d'un trifte commerce avec la femme la plus aimable & la plus aimée , dont il troubloit le repos , fes chocs, fes combats, fes travaux fans but, fans deffein, le pouflerent enfin a terminer fes jours.  ( 139 ) LETTRE LXXVI. Le 2.0 Dècembre. I l faut que je parte : je te remercie, mon cher ami, d'avoir relevé ce mot fi a propos. Oui, fans doute, il vaut mieux que je parte. Le projet de retourner auprès de vous, ne me plait pas en entier ; du moins ferois-je volontiers un détour, fur-tout vu 1'efpérance oü nous fommes de la gelée & des beaux chemins. Je fuis charmé que tu veuilles bien venir me chercher; je te prie feulement de différer d'une quinzaine  ( Mo ) de jours , & d'attendre une ieconde lettre. Ii ne faut rien cueiliir avant la rnaturité& quinze jours de plus ou de moins font une grande différence. Dis a ma mere qu'elle pne pour ion hls, & que je lui demande pardon de tous les chagrins que je lui ai eaufés. J'étois deftiné a aflliger ceux auxquels j'aurois dü procurer des plaifirs. Adieu ! mon cher, mon très-cher ami. Que toutes les bénédiéb'ons du Ciel repofent fur toi. Adieu I Le même jour (c'étoit le Dimanche avant les fêtes de Noel),  ( Mi ) Werther fut le foir chez Charlotte , & la trouva feuie. Elle étoit occupée a préparer de petites Etrennes qu'elle vouloit diftribuer a f es freres & fceurs la veille de Noël. II fe mit a parler du plaifir qu'auroient les enfants, & de lage oü 1'ouverture de la porte & 1'apparition fubite de 1'arbre orné de bougies, de fucreries & de pommes, caufoient des tranfports de joie. A'ous aurez, dit Charlotte , en cachant fon embarras fous un aimable fourire , vous aurez aufli vos , étrennes, fi vous êtes fage.— Qu'appellez - vous être fage ? s'écria-t il j comment dois-je  ( 14* ) rêtre ? comment puis-je 1'être, ma chere Charlotte? — C'eft jeudi foir la veille de Noël , les enfants viendront , mon pere auffi , chacun aura fon préfent, venez - y de même. mais ne revenez pas plutot. — "Werther fut vivement frappé. — Je vous le demande, il le faut, je vous le demande en grace , pour mon repos, pour ma tranquillité. Non , les chofes ne fauroient refter plus long-temps fur ce pied. — II détourna les yeux , parcourut la chambre a grands pas, & murmura entre fes dents: Les chofes ne fauroient refter plus long- temps fur .ce vied !  ( M3 ) Charlotte voyant 1'état vi®lent oü ces mots 1'avoient piongé , cherchoit a le diftraire par différentes queftions. Mais ce fut en vain. Non, Charlotte , s'écria-t-il, je ne vous reverrai plus. —• Pourquoi ceIa , Werther ? vous pouvez , vous devez nous revoir, feulement avec plus de modération. Oh ! pourquoi deviezvous naitre avec cette vivacité , avec cette paffion exceffive & indomptable pour tout ce qui vous intérefTe ? Je vous en prie, continua-t-elle, en lui prensnt la main, modérez-vous; quelle variété de plailirs ne vous promettent pas  ( 144 ) votre genie, vos Iumieres, vos talents ? Soyez homme, & détournez ce trifte attachement d'une perfonne qui ne peut que vous plaindre. — II grin$oit des dents, & la regardoit d'un air fombre. Elle retint fa main. — Accordez-moi une minute de tranquillité, Werther; ne fentez-vous pas que vous vous trompez, que vous vous perdez volontairement ? Pourquoi donc moi, précifément moi qui -appartiens è un autre! Je crains, je crains fort que ce ne foit feulement Ia difficulté de me pofleder, qui rend ce delir auffi vif. — II retira fa main de la fienne, en la  ( 145 ) la fixant d'un air farouche. — Cela eft très-bien dit, trés-bien dit, s'écria-t-il; Albert ne vous a-t-il point fourni cette réflexion ? elle eft profonde, très-profonde. — Chacun peut la faire aifément ; & quoi! n'y auroit-il pas dans tout 1'univers une femme libre qui püt remplir les vceux de votre cceur? Prenez fur vousmême, cherchez-la, & je vous jure que vous la trouverez. Depuis long-temps je redoute pour vous & pour nous, le cercle étroit dans lequel vous vous êtes renfermé : faites un effort fur vous-même, un voyage peut, & doit //. Part. G  ( ) vous diftraire. Cherchez, trou vez un objet digne de toute votre tendrefle, & revenez ici goüter avec nous les délices d'une amitié parfaite. On pourroit, dit Werther, avec un fourire amer, on pourroit faire imprimer ces paroles pour l'inftruÉKon de tous les inftituteurs, ma chere Charlotte ; laiffez-moi feulement encore un peu de repos , & tout ira bien. — Mais du moins, Werther, ne venez pas avant la veille de Noël. — II alloit répondre , lorfqu'Albert entra ; Werther & lui fe faluerent froidement, & fe promenerent par la chambre d'un  ( 147 ) air embarraffé. Ils commencerent des difcours fans fuite, qui cefferent bientöt. Albert demanda compte a fa femme de quelques commiffions qu'il lui avoit données j & ne les trouvant pas faites, lui adrefla des mots piquants qui percerent le cceur de Werther. II vouloit fe retirer , il n'en avoit pas la force , & il refta dans cette fituation jufqu'a huit heures. L'aigreur s'augmentoit de plus en plus; enfin on drefla la table, & il prit congé, tandis qu'Albert lui propofoit affcz froidement de refter a fouper. II revint chez lui, prit la G ij  ( 14» ) lumiere des mains de fon domeftique , & monta feul a fa chambre. On 1'entendit pleurer, parler avec émotion, fe promener a grands pas. II fe jetta enfin tout habillé fur fon lit , oü fon domeftique le trouva a onze heure du foir, qu'il hafarda d'entrer pour lui tirer fes bottes. II fe laifla faire, & lui défendit de paroitre le lendemain avant qu'il 1'appellat. Le lundi matin, vingt-unieme de Décembre, il écrivit la lettre fuivante, qu'on trouva après fa mort cachetée fur fon bureau, & qu'on remit a Charlotte. Je vais 1'inférer ici par  ( m ) fragments , comme il réfulte par les circonftances qu'elle a été écrite. C'en eft fait. Charlotte, je veux mourir; je te l'écris de fens froid, fans tranfports romanefques : le matin du jour oü je te verrai pour la derniere fois; au moment même oü tu lis ces lignes, oh! Ia meilleure des femmes ! une froide tombe couvre dé ja les reftes inanimés de 1'homme agité , malheureux, qui, dans les derniers inftants de fa vie, ne connoit point de plus grande volupté que celle de s'entretenir avec toi. G iii  ( 15° ) J'ai paffe une nuit affreufe; mais non , une nuit bienfaifante : c'eft elle qui m'a déterminé, qui m'a décidé : je veux mourir. Lorfque je m'arrachai hier d'auprès de toi, tous mes fens étoient dans le plus grand tumulte, mon cceur étoit oppreffé, 1'efpérance & 1'ombre du plaifir s'étoient enfuis pour toujours loin de moi, & un froid glacant entouroit ma malheureufe exiftence. Apeine pus-je gagner ma chambre: hors de moi, je me jettai a genoux. Grand Dieu ! tu m'accordas pour la derniere fois Ia confolation de répandre des larmes ameres. Mille idéés,  ( 151 ) mille projets agiterent mon ame troublée ; enfin, une derniere & feule penfée s'arrêta, fe fixa dans mon cceur : je mourrai. — Je me couchai; & ce matin, a mon réveil tranquille, cette penfée eft encore la, & remplit mon cceur: Je mourrai. — Ce n'eft point défefpoir, c'eft cenitude que j'ai épuifé mes maux, que leur terme eft arrivé, & que je me facrifie pour toi. Oui, Charlotte, pourquoi le tairoisje ? Un de nous trois devoit partir, c'eft moi qui partirai. Oh! ma chere amie, fouvent dans ce cceur, oü régnoit la rage, s'eft gliflee 1'idée afG iv  < M* ) freufe -— de maflacrer* ton époux , —■ toi, — moi. — II faut donc que je parte. — Quand dans une belle foirée d'été, tu te promeneras vers la montagne, reffouviens-toi de moi; rappelle-toi, comme tu m'as vu fouvent monter de la vallée j leve les yeux vers le cimetiere qui renferme ma tombe, & vois aux derniers rayons du foleil comme le vent du foir fait ondoyer 1'herbe haute qui la couvre. — J'étois tranquille en commen$ant ma lettre ; mais en me retragant vivement tous ces objets, voila que je pleure comme un enfant.  ( '53 ) -divers les dix heures du matin , Werther appella fon domeftique, & lui dit en s'habillant qu'il partiroit dans quelques jours; qu'ainfi il devoit mettre fes habits en ordre : il lui ordonna auffi de ralfembler fes comptes, d'aller chercher des Livres qu'il avoit prêtés, & de payer pour deux mois quelques pauvres a qui il faifoit de petites diftributions par femaine. II fe fit apporter a manger dans fa chambre, & monta enfuite a cheval pour aller voir le Bailli. qu'il ne trouva point G v  ( M4 ) k cbez lui. II fe promena d'un air fombre dans le jardin, & paroiifoit vouloir raffembler encore pour la derniere fois tous les fouvenirs les plus douloureux. Les enfants ne le laifferent pas long-temps en repos , ils le pourfuivirent; & tout en fautant autour de lui, lui dirent que quand demain & un autre demain & encore un jour feroient paffes; ils recevroient chez Charlotte leurs étrennes de Noël, & lui raconterent les merveilles que leur promettoit leur petite imagination. Demain , s'écriat-il, & le lendemain , & un autre jour encore ! & il les  ( ) embraffa tendrement. II vouloit partir, mais le plus petit 1'arrêta pour lui dire a 1'oreille que fes freres avoient écrit de beaux compliments de nouvel an, bien , bien grands, un pour le Papa , un pour Albert & Charlotte , & un auffi pour Monfieur Werther, & qu'ils les préfenteroient bien matin le premier jour de 1'an. Ce dernier coup le terraffa; il leur donna a tous quelque chofe , monta a cheval, les chargea de compliments pour leur pere, & partit les yeux remplis de larmes. II revint chez lui vers les G vj  ( M« ) cinq heures, & ordonna a fon domeftique d'entretenir le feu jufqu'a fon retour, de mettre au fond du coffre fes livres, & fon linge , & d'arranger les habits par-delïus; après quoi il écrivit , fuivant les apparences, le fragment fuivant de fa lettre a Charlotte. Tu ne m'attends pas : tu crois que je t'obéirai, & que je ne te reverrai que la veille de Noël. Oh! Charlotte, aujourd'hui, ou jamais. La veille de Noël tu tiendras ce papier, tu trembleras , & tu Ie mouilleras de tes larmes .*  ( W ) je le veux, je le dols; que je luis content d'être décidéi A fix heures & demi, il alla chez Albert; il n'y trouva que Charlotte, qui fut très-émue en le voyant paroitre. Elle avoit glhTé a. fon mari dans la converfation, que Werther ne viendroit pas avant la veille de Noël. Peu de temps après, Albert fit feller fon cheval, prit congé d'elle, & partit, malgré le mauvais temps, pour aller chez un Bailli du voifinage, avec qui il avoit des affaires a régler. Charlotte favoit qu'if renvoyoit depuis long-temps  ( 15» ) cette vilïte, qui devoit le retenir une nuit hors du logis. Elle fentit la défiance de fon époux, & fon cceur fut ferré. Seule, aflligée, elle fe retracoit Ie palTé, elle fe rendoit juftice fur fes fentiments , & fa conduite , fur fa tendrefTe pour fon époux, qui, au-lieu du bonheur qu'elle avoit droit d'attendre, commencoit a faire Ie malheur de fa vie. Elle penfoit enfuite a Werther, & le blamoit, fans pouvoir le haïr. Un penchant fecret 1'avoit attachée a lui dès le commencement de leur connoiffance ; & maintenant, après un Ci long commerce , après  ( 159 ) avoir pafte par tant de fituations différentes } cette impreffion étoit gravée dans fon cceur pour jamais : enfin, fon cceur opprefle fe déchargea par des larmes, & tomba dans une mélancolie douce, oü il s'enfevelit de plus en plus. Mais quelle ne fut pas fon émotion, lorfqu'elle entendit Werther monter 1'efcalier, & demander fi elle étoit au logis! II étoit trop tard pour le refufer, & elle n'étoit pas encore remife de fon trouble lorfqu'il entra. Vous n'avez pas tenu votre parole, s'écria-t-elle. —- Je n'avois rien promis. — Pour notre repos commun, vous auriez,  ( 160 ) dü m'accorder ce que je vous avois demandé. — Charlotte prit le parti d'envoyer chercher quelques - unes de fes amies, pour qu'elles fuffent témoins de la converfation , & dans 1'idée que Werther, obligé de les reconduire, partiroit plutöt. II lui avoit apporté des Livres , elle lui paria de quelques autres, & tint des difcours indifférents en attendant fes amies. Mais le domeftique revint lui rapporter leurs excufes : 1'une étoit retenue par la vifite d'une parente , & 1'autre, par le mauvais temps. Ce contre-temps caufa d'a-  (1*1) bord de 1'inquiétude a Charlotte ; mais bientöt le fentiment de fon innocence lui infpira une noble confiance : bravant les chimères qu'Aibert pourroit fe mettre en tête, fentant la pureté de fon cceur, elle rejetta 1'idée qu'elle avoit eue d'abord de faire appelier fa femme - de - chambre ; & après avoir joué quelques menuets fur le claveffin, pour fe remettre de fon trouble, elle vint tranquillement fe placer fur Ie fopha a cöté de Werther. — N'avez-vous rien a lire, lui dit-elle ? — Non. — O uvrez cette commode , vous y trouverez votre tradu&ion de  ( 161 ) quelques chants d'Offian; je ne l'ai point lue encore, j'attendois toujours que vous puifüez me la lire vous-même; mais depuis quelque temps, vous n'êtes bon a rien. — II fourit, alla chercher le manufcrit, & friflbnna en le prenant. II s'affit, les yeux humides, & commenca a lire — Après avoir lu pendant quelque temps, Werther parvint a 1'endroit touchant oü Armin déplore la perte de fa fille bien-aimée. » Seui, fur la roche que » mouilloient les vagues, j'en» tendis les plaintes de ma fil» Ie; fes gémiffements étoient » per^ants, &fon pere ne pou-  ( iö3 ) i> voit Ia déhvrer. Toute la » nuit je reftai fur le rivage, » \e la voyois, aux foibles » rayons de la Iune, toute » la nuit j'entendis fes cris » douloureux. Le vent étoit » haut, la pluie battoit avec » violence contre la monta» gne : avant que la lumiere » parut, fa voix s'affoiblit, & » elle expira, ainfi qu'expire » le vent du foir parmi les » plantes des rochers. Cour» bée fous la douleur, ma » fille mourut , & laifla Ar» min feul. J'ai perdu ma force » dans les combats. J'ai perdu » 1'orgueil d'avoir la plus belle » des filles".  ( i64 ) » Quand les tempêtes fon» nent fur les montagnes, » quand 1'aquilon fouleve les » flots, affis fur le rivage re» tentilTant, je fixe le rocher » fata!. Souvent, au déclin de » la lune, j'entrevois les om» bres de mes enfants qui » s'embraflent , & me regar» dent triftement ". Un torrent de larmes qui coula des yeux de Charlotte & foulagea fon cceur oppreffé, interrompit la leéture de Werther; il jetta fon papier, faifit la main de fon amie, & 1'inonda de fes larmes. Charlotte s'appuyoit fur 1'autre bras, & tenoit un mouchoir devant  (ItfJ) fes yeux. Tous deux étoient dans la plus violente fituation : ils fentoient leur propre malheur, dans le fort de ces infortunés ; ils le fentoient enfemble, & leurs larmes fe confondoient. Les yeux & les levres deWerther, collés fur le bras de Charlotte, Pembrafoient de leur ardeur. Elle frémnToit, elle auroit voulu s'éloigner , la douleur & le plus vif intérêt pefoient fur elle de tout leur poids; enfin, elle refpira avec force pour effayer de fe remettre, & le pria, en fanglottant, de continuer. Verther tremblant, n'en pouvoit plus, ramaffa le manufcrit,  ( iS6 ) & lut d'une voix entrecoupée ; » Pourquoi me réveiller,~ » vent du printemps ? tu me » flattes, & tu me dis : je » t'arrofe de la rofée célefte. » Mais le temps de ma flé» tnffure s'approche ; elle s'ap- # proehe, la tempête qui me w dépouillera de mes feuilles. » Demain viendra le voya- # geur ; il viendra , celui qui » a vu ma beauté. Son ceil m me cherchera autour de lui » dans la campagne 3 & il ne » me trouvera plus ". Toute la force de ces paroles frappa comme la foudre le cceur de i'infortuné Wer-  ( 1*7 ) ther : dans fon défefpoir, il fe précipita aux pieds de Charlotte , fe faifit de fes mains, les porta a fes yeux & 'contre fon front. Un prefTentiment de fon projet, pénetre pour la première fois dans le cceur de Charlotte; fes fens fe troublent, elle ferre fes mains, les preffe contre fon fein, s'incline vers lui par un mouvement de compaflion, & fes joues brülantes touchent les fiennes. Alors le monde entier difparoit a leurs yeux j il paffe fes bras autour d'elle, la preffe contre fa poitrine, & couvre de baifers de feu fes levres tremblantes. "Wenher! s'écrioit  ( «*8 ) Charlotte, d'une voix étouffée & en fe détournant; Werther! & elle repouflbit fa poitrine d'une main foible. "Werther! s'écria-t-elle enfin du ton ferme & décidé de la vertu & du fentiment. II n'y put réMer 3 il s'arracha de fes bras, & hors de lui, fe profterna devant elle. Charlotte fe leva; & dans un trouble douloureux, d'un ton mêlé d'amour & de colere : C'eft la derniere fois, lui dit-elle, Werther vous ne me reverrez plus. Elle jetta un dernier regard de tendrefTe fur 1'infortuné, courut dans fa chambre, & en barricada la porte. Wenher lui tendit les  ( 1*9 ) les bras, mais il n'ofa la retenir; il refta plus d'une demiheure couché par terre, & la tête fur le fopha, jufqu'k ce qu'il entendit dubruit. C'étoit le domeftique qui venoit couvrir Ia table; il fe promena a grands pas dans la chambre j & quand il fe retrouva feul, il fut a la porte du cabinet, & dit a voix baffe : Charlotte! Charlotte l un mot encore , feulement, un adieu; elle .ne répondit point, il s'arrêta, — il la fupplia. — Et il s'arrêta encore; alors il s'arracha de cette porte , en criant: Adieu , Charlotte I Adieu! pour jamais. II. Part. H  ( 170 ) Werther courut k la potte de la ville ; la garde qui le connoifloit, le laifla pafler. La nuit étoit fombre & humide. II pleuvoit, & il neigeoit. II rentra vers les onze heures du foir. Son domeftique s'appercut bien qu'il n'avoit pas fon chapeau, mais il n'ofa rien dire. II le déshabilla, tout étoit mouillé. On a retrouvé enfuite fon chapeau fur une pointe de rocher, oü il eft inconcevable qu'il ait pu grimper impunément dans une nuit aufTi fombre. II fe coucha, & dormit longtemps. Son domeftique le trouva qui écrivoit, lorfqu'il  ( I7i ) lui apporta fon café. II ajoutoit ce qui fuit, a fa lettre a Charlotte : Pour Ia derniere fois donc, pour Ia derniere fois, je r'ouvre mes yeux. Ah! ils ne reverront plus le foleil; un brouillard trifte & épais le couvre. Oui, nature, porte le deuil: ton fils, ton ami, ton amant touche a fon terme. Charlotte l le fentiment que j'éprouve eft un fentiment unique, & rien ne reflemble cependant plus k un fonge, que de dire : Voicü le dernier jour. Le dernier, Charlotte! je n'ai point d'idée Hij  ( 17* ) pour ce mot : le dernier! Aujourd'hui je fuis debout, j'ai toutes mes forces; demain, glacé, je ferai étendu fur la terre. Qu'eft-ce que mourir? Oui, nous rêvons quand nous parions de la mort. J'en ai vu mourir plufieurs; mais telles font les bornes de notre foible humanité, quelle n'a point d'idée nette du commencement & de la fin de fon exiftence. Maintenant je fuis encore a moi. — Non, non , k toi, oh , la plus chérie des femmes! & dans une minute. — détaché, féparé; — peut-être a jamais. — Non, Charlotte. — 'Non , comment pourrois-je  ( 173 > être anéanti ? Comment pourois-tu 1'être ? Nous exiftons. — Etre anéanti!-— Qu'eft-ce? C'eft encore un mot, un pur fon qui ne va point jufqu'a mon cceur. — Mort: Charlotte ! renfermé dans une foffe, fi étroite, fi froide, fi fombre. — J'eus une amie qui fut tout a ma foible jeunelfe j elle mourut: je fuivis fon cercueil, je me tins au bord de fa foffe ; quand on defcendit ce cercueil , quand j'entendis le fifflement des cordes qui defcendoient & remontoient, qu'on jetta la première pellerée de terre, & que cette terre retentit fourdement fur la biere, H iij  ( 174 ) & toujours, toujours plus fourdement, jufqu'a ce que tout fut couvert. — Je me jettai par terre; j'étois faili, troublé, déchiré; mais je ne favois ni ce qui m'arrivoit, ni ce qui devoit m'arriver. — Mourir, tombeau ! je n'entends point ces mots-la. Pardonne! pardonne! hier. — Ah! cette minute eüt dü être la derniere de ma vie; pour la première fois, le fentiment le plus délicieux pénétra, embrafa mon cceur : elle m'aime, elle m'aime. Mes levres brülent encore de ce feu facré qu'y porterent tes levres ardentes. Un nouveau  ( -75 ) torrent de délices inonde mon cceur. Pardonne - moi, pardonne-moi. Ah! je favois que je t'étois cher , je favois vu au premier coup d'oeil animé que tu avois jetté fur moi; je favois appris la première fois que tu m'avois ferré la main : mais quand j'étois féparé de toi , quand je voyois Albert a tes cötés , je retombois dans le doute & dans 1'agitation. Te rappelles-tu ces fleurs que tu m'envoyas, lorfque dans une facheufe aflemblée tu ne pus ni me parler, ni me tendre la main ? La moitié de la nuit je fus a genoux devant H iv  ( 176 ) ces fleurs; elles étoient Ie fceau de ta tendrefle : mais ces imprsflions s'affoibliflbient bientöt, & s'évanouiflbient enfin, ainfi que le fentiment de la grace dans le cceur d'un dévot qui a célébré des myfteres. Tout paflTe ; mais une éternité ne fauroit éteindre la flamme que je cueillis hier fur tes levres, Ia flamme que je fens en moi. Elle m'aime! Ce bras a étreint fon corps, ces levres ont tremblé fur les fiennes, cette bouche a bégayé fur fa bouche : elle eft a moi. Oui, Charlotte! tu es a moi pour jamais! Albert eft ton époux : &  ( 177 ) qu'importe ? Ce n'eft que pour ce monde. — Et ce n'eft que dans ce monde que c'eft un pêché de t'aimer , de fouhaiter de pouvoir t'arracher de fes bras 1 C'eft un pêché ; eh bien, je m'en punis : je 1'ai goüté, ce pêché, je 1'ai gouté avec tous fes délices. J'ai fucé un baume qui ranime mon cceur. Dés ce moment, tu es a moi. Oui, Charlotte, tu es a moi : je vais devant, je vais a mon pere, & a ton pere 5 je porterai mes douleurs aux pieds de fon Tróne, & il me confolera jufqu'a ce que tu arrivés. Alors je volerai a ta rencontre , je me faifirai de toi, H v  ( '78 ) & je refterai pour toute 1'éternité prés de toi a la face de 1'Être fuprême. Je ne rêve point, je n'extravague pas, je vois plus clair prés de la tombe. Nous ferons, nous nous reverrons , nous verrons ta mere , je la verrai, je la trouverai, & j'oferai lui montrer mon cceur. Ta mere, ton image. — Vers les onze heures, Werther demanda a fon domeltique fi Albert étoit de retour j il lui répondit qu'oui , qu'il avoit vu repaffer fon chevaf. Lè-defi*us il le chargea de lui porter ce billet ouvert.  ( 179 ) Faites-moi le plaifïr de me prêter vos piftolets pour un voyage. Adieu ! portez-vous bien. ^><¥ La tendre Charlotte avoit paffe la nuit dans l'agitation & le trouble. Son fang bouillonnoit dans fes veines, des fentiments douloureux déchiroient fon cceur. Malgré fes efforts, Ie feu des embraflements de "Werther s'étoit gliffé dans fon fein ; mais en mêmetemps 1'image des jours de fon innocence & de fa tranH vj  ( i8o ) quillité, fe retracoient a elle avec de nouveaux charmes. D avance elle redoutoit les regards de fon époux, & fes queftions aigrement ironiques, lorfqu'il apprendroit la vifite de Werther. Jamais elle n'avoit diflimulé, jamais elle n'avoit trahi la vérité; & elle fe voyoit pour la première fois forcée a cette néceffité : la répugnance, 1'embarras qu'elle éprouvoit, groffilfoit encore fa faute a fes yeux j & cependant elle n'en pouvoir haïr 1'auteur, ni même fe promettre de ne plus le revoir. Trifte, foible, elle étoit è peine habillée, lorfque fon mari ar-  ( i8i ) riva : pour la première fois, fa préfence lui fut infupportable j elle trembloit qu'il ne s'apper9Üt de fon infomnie & des larmes qu'elle avoit verfées; & cette crainte redoubloit fon embarras. Elle Pembralfa avec une vivacité qui montroit plus de trouble & de remords que de véritable joie. Albert s'en appergut $ & après avoir ouvert quelques lettres, il lui demanda féchement , s'il n'y avoit rien de nouveau, & s'il n'étoit venu perfonne en fon abfence. Elle lui répondit en hélitant : — "Werther a palfé hier une heure ici. — II prend bien fon temps, dit Albert ;  ( i8i ) & paffa dans fon cabinet. Charlotte refta feule un quartd'heure. La préfence de i'homme qu'elle aimoit & refpectoit, avoit fait fur fon cceur une impreiïion nouvelle ; elle fe rappelloit tous les fervices qu'il lui avoit rendus, la noblefle de fon caraétere, fon attachement pour elle , & fe reprochoit de 1'en avoir ü mal récompenfé. Un mouvement inconnu la poufToit a aller le joindre ; elle prit fon ouvrage pour travailler dans fon cabinet , comme cela lui étoit arrivé plufïeurs fois. Elle lui demanda en entrant s'il avoit befoin de quelque chofe j il ré-  ( i«3 ) pondit que non , & fe mit k écrire : elle s'affit, pour travailler. Albert faifoit de temps en temps quelques tours dans la chambre : Charlotte lui adrelfoit alors la parole; mais il lui répondoit k peine , & retournoit a fon bureau. Ce procédé lui caufa une douleur d'autant plus amere, qu'elle cherchoit a la cacher , & k retenir des larmes prêtes k couler. Une heure s'étoit écoulée dans eet état pénible, lotfque 1'arrivée du domeftique de Werther vint mettre le comble au trouble de Charlotte. Albert ayant lu le billet, fe  ( i»4 ) retourna froidement vers fa femme, & dit : — Donne-lui les piftolets. — Je lui fouhaite un bon voyage. Ces mots furent un coup de foudre pour Charlotte; elle fe leva en chancelant, s'avanga avec lenteur vers le mur, détacha les piftolets en tremblant, en effuya par degrés la poufïiere , & auroit retardé plus longtemps encore, fi un coupd'ceil d'Albert ne 1'avoit obligée de finir. Elle remit donc au domeftique 1'arme fatale , fans pouvoir proférer un feul mot, plia fon ouvrage, & fe retira dans fon appartement , accablée d'une douleur mor-  ( i85 ) telle. Son cceur préfageoit des malheurs funeftes; quelquefois elle étoit fur le point d'aller fe jetter aux pieds de fon mari, de lui découvrir tout ce qui s'étoit paffé le foir auparavant, de lui montrer fa faute & fes preffentimentsMais enfuite elle penfoit que fa démarche feroit inutile , & que fur-tout elle ne pourroit engager Albert a aller chez Werther. On fervit; & une amie que Charlotte retint a diner, rendit la converfation fupportable. On fe contraignit, on caufa, on raconta, & on s'étourdit. "Werther apprenant que  ( i8<* ) Charlotte avoit remis ellemême les piftolets au domeftique , les recut avec tranfport. II fe fit fervir du pain & du vin , envoya diner fon valet, & fe mit a écrire. Ils ont été dans tes mains, tu en as öté la pouffiere , je leur donne mille baifers , tu les as touchés. Ah ! le Ciel approuve & favorife mon projet. C'eft toi, Charlotte , qui me fournis 1'inftrument de la mort, & c'étoit de tes mains que je defirois la recevoir, & que je vais la recevoir. J'ai queftionné mon domeftique , tu tremblois en les lui remettant; tu ne m as point dit  ( i«7 ) d'adieu. — Malheur! malheur a moi! point d'adieu. — La minute qui m'unit pour jamais a toi, m'auroit-elle fermé ton cceur ? Charlotte, des fiecles ne peuvent éteindre cette impreffion , 8c je fens que tu ne peux haïr celui qui brüle ainfi pour toi. Après diné , il fit actiever fon cofTre, déchira beaucoup de papiers, 8c fortit pour aquitter encore quelques petites dettes. II revint au logis, & fortit enfuite de la ville malgré la pluie. II fut d'abord au jardin du Comte, & enfuite  ( i88 ) plus loin dans la campagne. II revint a 1'entrée de la nuit, & fe mit a écrire. Mon ami, je viens dé voir pour la derniere fois les montagnes, les forêts & le ciel. Adieu ! ma très-chere mere ; pardonnez-moi: mon ami, je te charge de la confoler. Dieu vous béniffe! j'ai mis ordre a toutes mes affaires; portezvous bien , nous nous reverrons , nous nous reverrons plus heureux. Je t'ai mal récompenfé, AI-  ( 1*9 ) hert ^ & tu me pardonnes; j'ai troublé la paix de ta maiibn , j'ai mis de la défiance entre vous. Adieu , je vais terminer tout cela; puifle m'a mort vous rendre plus heureux ! Albert, Albert, rends heureux cette Ange , & que la bénédiétion du Ciel foit fur toL 11 acheva de mettre fes papiers en ordre , en déchira, brü'a plufieurs; & en cacheta d'autres a l'adrelfe de fon ami. Ils contenoient des maximes , des penfées détachées dont j'ai vu quelques-unes. A dix heures, il fit remettre du bois  ( ipo ) dans fon poële, & apporter une demi bouteille de vin. II renvoya fon domeftique, qui, de même que les autres gens de la maifon, couchoient dans un autre corps de logis. Ce domeftique fe jetta tout habillé fur fon lit pour être plutot pret le lendemain , fon maitre lui ayant dit que les chevaux de pofte feroient a la porte avant iix heures. Après on^e heures. Tout eft fi tranquille autour de moi, & mon ame eft fi calme ! Je te rends graces , ö Dieu, quim'accordes, dans ces dernieres minutes, de la chaleur & de la force.  ( i9i ) Je m'approche de Ia fenêtre, ma chere amie : au travers des nuages qu'un vent impétueux emporte avec rapidité, je vois encore luire quelques étoiles. Aftres brillants! non, vous ne tomberez point; 1'Eternel porte vous & moi dans fon fein. J'ai encore vu la grande ourfe , la plus chérie de toutes les conftellations j lorfque je fortois le foir de chez toi, elle brilloit visa-vis de ta porte. Avec quelle extafe ne 1'ai-je pas fouvent regardée ! fouvent j'ai élevé mes mains vers elle, pour la prendre a témoin de ma félicité! Et encore. — Oh! Char-  ( i92 ) lotte ! qu'eft-ce qui ne me rappelle pas ton idéé ? Ne m'entoures-tu pas de tous cotés , 8c n'ai-je pas s ainfi qu'un enfant , raffemblé autour de moi toutes les petites chofes que tu as confacrées en les touchant ? Profil, qui me fus fi cher ! je te le rends, Charlotte , 8c je te prie de 1'honorer. J'y ai imprimé des milliers de baifers, & je 1'ai falué mille fois en rentrant & en fortant de chez moi. J'ai écrit un billet a ton pere, pour le prier de protéger mon corps. Au coin du cimetiere, du cöté qui regarde les  ( 193 ) les champs, font deux beaux tilleuls; c'eft - la que je fouhaite de repofer : il peut le faire, il le fera pour fon ami. Joins tes prieres aux miennes ; je ne compte pas que de pieux Chrétiens veuillent faire enterrer leurs cadavres prés de celui d'un pauvre infortuné. Ah ! je voudrois être dépofé dans quelque vaüon écarté , ou fur les bords du grand chemin , afin que le Prêtre & le Lévite puffent lever les yeux au ciel , & rendre graces au Seigneur en paffant prés de ma tombe, tandis que le Samaritain donneroit une larme a mon fort. -ƒƒ. Part. ï  ( 194 ) Charlotte! je ne frémis point en embraflant le fatal calice qui va me donner la mort. Tu me le préfentes, je ne recule pas. Tout, tout eft donc fini; voila donc tous les vceux, toutes les efpérances remplies 1 Froid, glacé , je vais heurter a Ia porte d'airain de la mort. Que n'ai-je eu le bonheur de mourir pour toi, Charlotte , de me dévouer pour toi i Je mourrois avec courage, je mourrois avec volupté , fi je pouvois te rendre le repos & le bonheur. Mais il n'eft donné qu'a un petit nombre d'hommes diftingués, de verfer leur fang pour ceux qui leur étoiént  ( i95 ) chers, & d'augmenter leur félicité par ce facrifice. Je veux , Charlotte , être enterré dans les habits que je portes maintenant : tu les as touchés , ils font facrés. J'ai demandé auffi cette grace a. ton pere. Mon ame plane fur ma tombe. On ne doit point fouiller mes poches. Ce nceud de ruban rofe qui paroit ton fein , le premier jour que je re vis au milieu de tes enfants, (ces chers enfants , il me femble les voir fauter autour de moi; donne-leur mille baifers, & raconte-leur le fort de leur infortuné ami : ah ! comme je m'attachai a toi,  ( 19* ) dès ce premier moment, fans avoir pu te quitter depuis!) Ce nceud de ruban doit être enter ré avec moi. Tu me le donnas a mon jour de naifTance: comme je dévorois tout celaï Ah ! je ne prévoyois pas que cette route me conduiroit ici! — Sois tranquille , je t'en conjure, fois tranquille. — Ils font chargés. — Minuit frappe. — Partons. — Charlotte ! Charlotte ! Adieu ! adieu! — Un voifin appergut le feu, & entendit le coup ; mais comme tout refta tranquille , il n'y penfa plus. A fix heures du matin, Ie  ( 197 ) domeftique entra dans la chanv bre avec la lumiere. II trouva fon maitre étendu par terre baigné dans fon fang; il Pappelle, il 1'embraffe : point de réponfe. II ne donne plus que quelques fignes de vie ; le domeftique court au Médecin & chez Albert. Charlotte entend la fonnette; un tremblement univerfel la faifit; elle réveille fon mari ; tous deux fe levent: le domeftique en fanglottant leur apprend ce trifte événement. Charlotte tombe fans connoiffance aux pieds d'Albert. Quand le Médecin arriva auprès de Pinfortuné "Werther, I iij  ( i9§ ) il étok encore étendu par terre; le poulx battoit : mais la balie entrant au-deffus de l'ceil droit, lui avoit fait fauter la cervelle. On le faigna cependant au bras; le fang coula, & il refpiroit encore. On pouvoit juger par le fang qu'on voyoit autour du fauteuil, qu'il avoit commis cette a£tion affis devant fon bureau. II étoit enfuite tombé, & s'étoit roulé autour du fauteuil dans des mouvements convulllfs. On le trouva couché fur le dos prés de la fenêtre. II avoit un frac bleu, une vefte jaune, & des bottes. Les geus de ia maifon, ceux  ( -99 ) du voifinage, & enfin de tous les quartiers de la ville, accoururent bientöt. Albert entra : on avoit mis Werther fur fon lit, fa tête étoit bandée, la paleur de la mort étoit fur fon vifage, il raioit encore plus ou moins fortement ; on attendoit a chaque inftant qu'il expirat. II n'avoit bu qu'un verre de vin : Emilia Galotti étoit ouverte fur fon bureau. Je ne vous dirai rien de 1'accablement d'Albert, ni de 1'état de Charlotte. — Le vieux Bailli accourut a cette nouvelle ; il baifa encore le mourant , en pleuraut a l iv  ( 200 ) chaudes larmes. Ses fils ainés le fuivirent k pied de fort prés, ils fe jetterent k genoux devant fon lit dans Ie plus violent défefpoir, & lui baiferent • les mains & la bouche. L'aïné qui étoit fon favori, ne quitta point fes levres qu'il n'eüt expiré. Encore fallut-il I'en arracher par force. A midi, Werther rendit le dernier foupir. La préfence du Bailli & fes précautions continrent le peuple; pendant la nuit s il fit enterrer le corps de Werther dans la place qu'il s'étoit choifie. Lui & fes fils le fuivirent; Albert n'en eut pas la force. On craignoit pour Ia vie de  ( *OI ) Charlotte. Des Manoeuvres porterent le corps ; aucun Prêtre ne 1'accompagna. I v   ( *03 ) 0BSERVATI0NS DU TRADUCTEUR Sur IVerther , & fur les Écrits publiés a l'occafion de eet Ouvrage. C'est ainfi qu'un homme de génie a tracé les commencements, les progrès & la fin malheureufe de la plus forte, de la plus dangereufe des paffions (*); c'eft ainfi (*). Mr. Goethe , Dofteur en Droit. II a compofé divers autres Ouvrages Entr'autres Goeti de Serlichingert, Drame biftorique en profe , & en cinq Aftes 1 Vj  ( 204 ) que, dans quelques feuilles, il a fa développer un grand cara&ere, peindre avec énergie la nature &c 1'homme. Pour furprendre 1'imagination, pour captiver 1'intérêt, il n'a point eu recours a des perfonnages impofants , a des événements extraordinaires & inattendus. Sa marche eft fimple & belle; c'eft la marche de la nature. Le Poëtc ne paroit qifHiftorien, mais eet Hiftorien eft un grand Peintre. Jamais Ecrivain n'a moins connu cette abondance ftérile qui entafle les perfonnages, & les événements, qui nous donne cent hiftoires au« dans Ie genre du Shakefpear. Clavigo, Tragédie, en profe & en 5 aftes. C'eft 1'aventure de Mr. de Beaumarchais en Efpagne. Erwin & Elmirt, Opéra ^omique en un A&e.  ( 2-°5 ) lieu d'une. Deux ou trois Afteurs lui ont fuffi pour nous intéreffer. La fimplicité, Ia vérité & le fentiment ont décidé le fuccès de eet Ouvrage. Werther a fait naitre un grand nombre d'écrits; je vais effayer de donner k mes Leöeurs une idéé de quelques-unes de ces produftions. Freuden des jungtn Werthers. Leiden und Freuden Werthers des Mannes. Voran und {ukt^t tin Gefprach. Berlin , bey Friedrich Nicolai , Plaijirs du jeune Werther. Pelnes & plaijirs de Werther aprh fon mariage, &c, Berlin, 177 Martin & Jean ont enfemble un entretien vif & plaifant. Jean eft un jeune homme paftionné : .Verther eft fon Héros. Mar-  ( 106 ) tin eft d'un age plus mür; fon fang coule lentement dans fes veines; il eft froidement raifonneuf , froidement moqueur, & ne fympathife pas du tout avec "Werther. A la fin d'un dialogue oü 1'oppofition des cara&eres fait un contrafte piquant, Martin dit a Jean : » Tu » foutiens que Werther ne pou» voit voir de terme a fes dou» leurs; examinons cela : nous » trouverons que le plus petit » changement produit des plaifirs, » des peines, puis des plaifirs , » puis un peu de tout ". Pour cela il fait une autre hiftoire, en fuppofant qu'au moment de Ia derniere vifite de Werther è Charlotte, elle n'eft point encore mariée , mais feulement promife k Albert. C'eft ce que notre Auteur  ( *07 ) appelle , je ne fais pourquoi, une légere circonftance, tandis que c'eft la plus eflentielle de toutes, & celle qui forme le nceud de 1'Ouvrage. L'hiftoire que raconte Martin, eft divifée en trois parties. i. Plaifirs du jeune "Werther. Charlotte fait confidence a Al* bert de fa derniere fcene avec "Werther. Albert prend fon parti en galant homme; & lorfque fon rival lui fait demander fes piftolets, il les charge de veffies pleines de fang de poulet. Werther tire, & fe croit mort: fuppofition trop ridicule. Albert y court, lui apprend qu'il n'eft point mort. Werther bien joyeux, faute a bas du lit, & 1'embraffe. Non content d'avoir fauvé la vie è fon ami;  ( 208 ) Albert lui cede, & lui fait obtenir Charlotte. Voila notre homme le plus heureux du monde. 2. Peines de "Werther après fon mariage. Charlotte a des couches facheufes; elle eft obligée de remettre fon enfant a une nourrice : cette nourrice a le fang corrompu, le venin fe gliffe dans les veines de 1'enfant & de la mere qui le carefle. Après une cure longue & douloureufe, Charlotte fe rétablit, mais 1'enfant meurt. Werther fupporte tous ces malheurs. II faut encore qu'il apprenne a fupporter les foucis & 1'amertume. Ses revenus font épuifés; il eft forcé a. prendre un emploi qui 1'occupe beaucoup : il ne peut plus être toujours autour de Charlotte, elle le  ( ) croit refroidi; piquée, elle fait bonne mine a un jeune étourdi. Les époux fe picottent, s'aigriffent, & enfin fe féparent. Charlotte fe retire chez fon pere. 3. Plaifirs de Werther après fon manage. Le bon Albert réunit encore les deux époux. Au bout de feize ans de travail, Werther a amafle, enfin, affez de bien pour vivre de fes rentes; il achete une ferme. Un étranger très-riche & trèsfingulier, fe campe fur la colline au-deffus de la ferme de Werther. II conftruit la des jardins les plus extraordinaires du monde , a 1'Angloife, a la Chinoife, &c. II éleve fur-tout de fuperbes cafcades. Un beau jour, les cafcades tombent fur la ferme, la renverfent, couvrent  ( iio ) le petir jardin, entrainent les arbres & les planres. Werther va tranquillement offrir la ferme a fon voifin , qui, enchanté de ce coup d'ceil pittorefque, 1'achete chérement. Werther va s'établir ailleurs , & vit maintenant fort heureux avec fa femme & fes huit enfants. Quelque fine, quelque plaifante que puifle être la parodie d'un Ouvrage de fentiment, c'eft un genre qui ne fauroit plaire au cceur, & que le goüt devroit, peut-être entiérement profcrire. Quel eft 1'homme fenfible, par exemple, qui, après s'être intérefle au fort de 1'aimable Charlotte, pourroit la voir fans répugnance traveftie en femme acariatre & coquette ? Mais enfin, comme unaffez grand  ( 211 ) nombre de Lefteurs n'aiment que la critique ou la plaifanterie , peut-être eft-il jufte d'écrire quelquefois pour eux. Ils feront tréscontents de eet Ouvrage (*). Nous devons ajouter que M. Nicolai témoigne dans fon journal beaucoup d'eftime pour 1'Auteur de Werther, & qu'il prétend n'avoir point écrit une parodie, mais plutöt une fatyre contre un certain nombre de jeunes gens qui ont toujours a la bouche les grands mots de génie, de chaleur, d'énergie, affectent des fentiments finguliers, (*) L'Auteur eft M. Nicolaï, Libraire de Berlin, Eciivain vif & ingénieux : il eft éditeur & coopérateur d'un journal très-eftimé, 8c Auteur de Sebaldus Noihanker, Roman national , qui eft fort goüté, & qui méritoit de 1'être.  ( *12. ) frondent les ufages recus, & font des membres inutiles a la fociété. Werther an feinen Freund Wilhelm aus den Reiche der Todten. — Wehe dem durch den Aergernijf kömt, Math. 18 » 7- Berlin , 1775. Lettre de Werther a fon ami, après fa mort. — Malheur è celui par qui le fcandale arrivé. Math. 18,7. Berlin, 177J. Cette brochure eft plus modérée que ne 1'annonce 1'épigraphe, & n'attaque point direöement notre Auteur. Werther témoigne a fon ami fon repentir, fon défefpoir du mal que peuvent produire fes lettres. II déclare folemnellement que toute fa philofophie n'étoit qu'erreur & enthoufiafme. Les remords de fon crime, les regrets des douleurs qu'il a cai-  ( m ) fées a Charlotte, a Albert, a fes amis, de 1'exemple funefte qu'il a donné, le pourfuivent &letoutmentent. Enfuite il retrace fa vie, & montre fort bien que s'il eüt penfé & agi autrement, il n'auroit point attente a fes jours; que s'il n'avoit pas été malade, il ne feroit point mort. Ce raifonnement prouve que M. Goethe a trés - bien préparé fa cataftrophe. Briefe an eine Freundin, über die Leyden des Jungen Werthers. Carlfruh. 1775. Lettres a une amie fur t.es Peines Ju jeune Werther. Cet Ecrivain nous allure en commer^ant » qu'il n'eft point dans » 1'ufage de juger les autres hom» mes, & de leur faire des re» proches, Voici comme il tient  ( *I4 ) parole. » Un infortuné qui fe » cafle Ia tête , me paroit encore » vertueux, lorfque je le compare » k un autre malheureux qui pré» fente comme perfe&ions , des m imperfedtions enveloppées avec » efprit, & qui par fa maniere » infïdelle de montrer les objets, » excite au mal beaucoup d'inno» cents , k la ruïne de fes conci» toyens & de leur poftérité. On » doit ranger 1'Auteur de Werw ther parmi les malheureux de » ce genre... Peut-on excufer le » malheureux qui fe fait une étude » cTenvelopper de -fucre des excès fu» vieux, & d'en empoifonner fes » propres freres ? Certainement £Au» teur ne peut avoir eu que ce butt » & point d'autre ". Cet Ecrivain confond toujours  ( #J ) 1'Auteur avec Werther. Par la raardere dont il détache les paffages, dont il les tronque, dont il les falfifie, i! eft a eet égard un des plus grands exemples de mauvaife foi que 1'on puiffe produire. Un Eccléfiaftique intolérant & fougueux, qui, dans les temps oü 1'Europe étoit encore courbée fous le joug de la fuperftition, auroit joué un grand röle, mais qui malheureufement pour lui vit dans un fiecle éclairé, fous les yeux d'un Magiftrat fage, n'a pas laifle échapper cette occafion de déployer fon zele. Kurt^e aber nothwendigt Erinc tungen über die Leyden des jungen Wenkers, über eine rectnjion derfelben y und über verfchiedene nachhtr crfolgte da\_u gehorjige Aufs t%e. Vort  (21*) J. M. Goethe. Hambourg. 1775.' Avertiffemtnt court, mais niceffairc, fur les malheurs du jeune Werther, &c. par J. M. G. Hambourg. mi-. Nous nous contenterons de tranfcrire un morceau de la fin de cette petite piece. » Puis qu'au milieu de 1'Eglife » évangélique Luthérienne , on » voit paroïtre des Apologies du » fuicide, & qu'elles font célé» brées dans des Gazettes publi» ques... Nous verrons bientöt » Laudes Sodomie, ou du moins » de nouvelles éditions , des » traduétions même de YAloyfa »Jïgaa... On ne regardera plus » comme un crime, de faire for» tir doucement du monde ceux » qui nous embarraflent. On préparera  { «7 ) * parera les poifons de maniere a » fe mettre a 1'abri du fupplice; » Une nouvelle chambre ardente » ne pourra étouffer eet efprit de » meurtre.... Que deviendra Ie » Chriftianifme ? Sodome & Go» morrhe, &c. " Ce galant homme fait fes remerciments a 1 Univerfité de Leipfick, de s'être diftinguée de toutes les autres villes , en défendant Ia publication de Werther; & cette Univerfité méritoit bien, fans doute , un compliment aufli honorable. Un plaifant a fait réimprimer les deux Pieces précédentes fous le titre de Werther en enfer + il y a joint deux Lettres qui contiennent de juftes éloges pour les Auteurs de ces produétions. Voici un trait II. Part. K  ( *i8 ) de celui qui eft adrefie a 1'Ecclé» fiaftique d'Hambourg. » N'y a t-il perfonne qui prenne » a cceur le tort que 1'on fait a » Jofeph ? perfonne qui fe mette » a la brêche ? Hélas ! il n'y a s> plus perfonne, Trés-vénérable j> grand Prêtre du temple 1 vous $> êtes encore la feule oie au Ca» pitole de la vraie Eglife; fi vous » vous taifez, c'eft fait de nous. p — Les efprits forts Gaulois triom» pheront. — Mais, je vous fom»> me par le faint ferment que vous »> avez prononcé, de faire tous vos »> efTorts pour foutenir la vraie » croyance ; je vous fomme de »> faire tout retentir de vos cris » aigus, jufques a ce que vous ré» veillez les Manlius qui dorment. » Alors, ainfi que les oies dn  ( ^9 ) -» Capitole Payen, vous ferez, fans » doute, canonifé , & rangé au » nombre des Saints ". Uber die Leiden des jungen Wet' thers Gefprache. — Wo wilfi du hinfiiehen , das Gefpenjl ijl in deinem hengen. — Roufftau. Berlin 9 1775. Entretitns fur lts malheurs da jeune Werther. — Oü veux-tu fuir, Ie fantöme eft dans ton cceur. — Rerlin, 1775. Ce font des raifonnements affez froids, quelquefois obfcurs, contre Ie fuicide, & Ia conduite de Werther. L'Auteur tranfcrit a la fin la lettre de Mylord Edouard fur ee fujet. Voici quelque chofe de plus intéreffant, écrit par un Phiiofoj>he «ftimé, Extrait d'une Lettre Kij  ( "O ) fiir les malheurs de Werther (*). M. Ie Profeffeur Garve , Auteur de cette lettre, dit en coramencant, qu'il a trouvé le perfonnage de Werther très-intéreffant; il entre enfuite dans quelques détails fur le caraftere qui lui paroit exceffif, mais cependant naturel. (*) Inférée dans le Philofopfu du mon' de, Ouvrage de M. Engel , un des meilleurs Ecrirains d'AUemagne ; il eft connu entr'autres par le Fils reconnoijfant, piece en ua a&e, pleine de vérité, de fentiment, & de bon comique, & par eet Ouyrage - ci, oü Ton trouve une fage philofophie préfentée fous des points de vue variés & piquants. Le Roi de Prufle vient de fonder en fa faveur une nouvelle chaire de philofophie a Berlin, &. 1'a enlevé a la Saxe, oü il étoit depuis plufieurs annéss, fans que 1'on fit jien pour lui.  ( 221 ) » Werther m'a rendu beaucóup » plus attentif pour fon Auteur , »> qu'aucune de fes produdions » précédentes : il eft, je cröis,un » des Ecrivains qui aura le plus » d'influence fur fes contempo» ralns ; il a de Ia feniibilité, dit »> génie, de la hardiefle, de 1'am» bition, & la faveur du public ". Mr. le Profeffeur Garve fait enfuite quelques raifonnements contre Ie fuicide. L'homme ne doit point altérer ^ ni changer le cours de la nature. » Je ne fais, dit "Werther lui-mê» me, ce que c'eft que vivre, » mourir. Je n'en fais rien non » plus ; comment donc hafarde>i rois-je d'étendre mon bras dans » ces ténebres, & de frapper des » coups en aveugle? K iij  ( 211 ) » L'ctat dans Iequel eft 1'ame » qui fe porte au luidde , eft tou» jours un érat dérangé, corrom» pu. Point da vérité dans la ma» niere de voir les objets , point » de jufiefle dans leur eftimation, » point de prévoyance d'un ave» nir fouvent très-proche, point » de coup d'ceil jetté fur ce qui » eft autour de nous; mais une » malheureufe réunion de toutes » nos facultés fur un feul point » noir ". Mr. Garve montre enfuite trèsbien que Werther étoit dans la ■ lituation qui conduit au fuicide , & il finit par reprocher aulïï a Mr. Goethe,. d'avoir préfenté les raifons en faveur de cette aöion avec plus de chaleur & de force que les raifons oppofées. » Un-  ( ) » Ecrivain doit préfenter les ar» guments décififs comme déci» fifs, les erreurs comme erreurs, » les faux principes comme faux, » & les actions condamnablès qui » en font la fuite, comme réelle» ment condamnablès. N'avoir pas » fuivi cette méthode, ou ne 1'a» voir pas affez fuivie, c'eft bien » le plus grand reproche qu'on » puiffe faire a 1'Auteur de Ver» ther, & celui auquel il auroit » peut-être le plus de peine a ré» pondre ". Oui, fans doute , Monfieur, s'il avoit écrit une differtation; mais un Poëme , un Drame , un Roman , une piece d'imagination , enfin , n'eft pas une differtation. Dans les Ouvrages de ce genre, loin de difcuter avee froideur & imparK iv  ( "4 ) iialité, PAuteur ne parle pas Iuïmême, ce font les perfonnages qirïl introduit, & ces perfonnages parlent fuivant leurs carafteres, leurs fttuations, & les paffïons dont ils font animés. Quoi donc, Werther, dans la fituation que vous-raême avez li bien décrite, deroit-il envifager les objets de fens froid, &, (f un efprir. tranquille , communiquer k fon ami tous les raifonnements que Ia réflexion peut fournir contre Ie fuicide ? Et was über die Leyden des /"un-' gen Wmhers, und 'über die Freuden' desjungen Werthers.— Mogen/ie doch reden , was Kümerts mich. ijjf. Quelque chofe fur les malheurs du jeune Werther, &c.; quils parlent , que m'importe ? 177J.  ( 125 > C'eft un Difcours lu dans une fociété de Gero de Lettres, par un' jeune homme fenfible. Admirateur paflionné des Ouvrages de Mr. Goethe, & fur-tout de celui-ci f il en releve les beautés, & s'échaufFe contre les critiques. En voila affez, frop peut-êtrei Mon Lefteur admirera, fans doute, mon exadtitude & ma patience ; & fi par hafard, je ne me fuis pas vengé a fes dépens , il croira, je 1'efpere, me devoir quelque reconnoiffance. Je lui fais grace a mon tour de nombre d'imitations & d'écrits relatifs a "Werther , ainfi que d'une multitude d'éloges & dë critiques entaffés tant bien que mal dans la foule  ( ) de Joufnaux, d'Almanachs, & de Gazettes littéraires dont l'Allernagne eft inondée. On eft en général affez févere contre les mauvais Ecrivains; mais £1 eft une autre claffe d'hommes, claffe qui devient tous les jours plus nombreufe ,- contre lefquels on devroit auffi s'élever : ce font les mauvais Leöeurs; ces hommes dont 1'efprit peu jufte faifit a faux les raifonnements, dont le cceur vuide & fee eft fermé au fentiment , ou qui ne voient qu'a travers d'épais brouillards que ferment des préjugés fans nombre. Non contents d'avoir mal lu, ces hommes publient effrontément leurs faux jugements, s'érigent en guides & en maïtres impérieux. Mais ce qui eft bien plus odieux encore,  ( 227 ) ils confondent la ftatue avec Pouvrier, PAuteur avec fon Ouvrage. Ils lui attribuent les fentiments qu'il a prêtés k fes Aöeurs, ils 1'attaquent perfonnellement, & font ainfi tous leurs efforts pour étouffer les talents, pour nous plonger de nouveau dans une honteufe barbarie. Tous les Ecrivains dramatiques étoient-ils donc les plus ridicules ou les plus criminels des hommes ? Le Peintre d'Achille ne refpiroit-il que la vengeance? Eft-ce le tendre Virgile qui, fous prétexte d'un ordre du Ciel , abandonna Pinfortuné Didon ? L'honnête Richardfon étoit - il un libertin & un féduéteur ï Mr. Goethe ne peut, ne doit être a nos yeux que PEditeui des Lettres de Werther; &  ( 228 ) en cette qualité, il ne s'eft point cxpliqué fur la mort de Werther , il s'eft contenté de nous demander des larmes pour un ami infortuné. II eft donc injufte , il eft donc abfurde de vouloir deviner fes penfées. Ceux qui identifient Mr. Goethe avec "Werther, qui le nomment 1'Apötre du fuieide, au. roient autant de raifon d'aflurer qu'il s'eft cafte la tête, & de lui foutenir , a lui - même , qu'il eft bien mort. Loin que PÖuvrage de Mr. Goethe foit un Ouvrage nuilible, il peut être, il fera, j'efpere, utile a la fociété. La néceffité de combattre dans leur naiffance les paffions dangereufes, eft une maxime qu'on devra répéter aux hommes aufti long-temps qu'ils feront fuf-  ( ) eeptibles de paffions. Celui qui aura Ui "Werther, n'oubliera jamais cette lefture; il fe la rappellera k 1'inftant criiique oü il verra une Charlotte. Jeune homme fenfible1. quand tu éprouveras la première atteinte de la plus violente des paffions pour un objet qui ne peut être h toi, tu diras ; tel étoit l'état de "Werther, le premier jour qu'il vit Charlotte. Ah ! fi je revois eet objet qui porte le trouble dans mes fens , je 1'adorerai tous les jours davantage; bientót je fouffrirai les tourments que Werther éprouva, bientót la langueur ou le défefpoir termineront ma malheureufe carrière! Ou plus infortuné encore , peut - être la vertu s'éloignera de mon cceur; je cher-  ( ) cherai a féduire cette femme; & fi mes efforts font vains, je maffacrerai fon époux... elle-même... Fuyonsj évitons le crime, ou 1'infortune : allons chercherdans d'autres climats 1'oubli d'un objet trop dangereux, & la jouiffance de plaifirs moins funeftes. FIN.