ÉPREUVES SENTIMENT. TOME PREMIER,   J 92 Qiê ÉPREUVES d u SENTIMENT, Por M. UARNAUD. TOME PREMIER, A M A E ST R I C UT, Chez Jean-Edme Dufour & Phil. R o u x, Imprimeurs-Libraires, aflbciés. M. DCC. L XXXIV.   P R É F A CE. Pllétendre (*) changer la nature de 1 homme , & 1'amener a ce degré de perfeftion qu'il lui eft bien plus aifé d'imaginer que d'atteindre , me paroit précifément un de ces rêves métaphyfiques qu'adopte 1 efpnt de fpéculation , & quf rne lauroient fe réalifer : effayer de ti- (*) Prétendre changer, &c. Combren de Romans a ce fujet, qui ne font que nous prouver que leurs Auteurs avöient beaucoup d'efpnt, & qu ,IS fe font donné une peine infinie pour soccuper de favantes inutilités! 11 n'aoparuent qu'a la Religion de remporter un tnomphe abfolu fur le cceur de 1'homme -mais on peut y porter le trait de la fe '.bilité cornger 1'abus des paflïons, & „0- ,es dé tru.re. La Rochefoucault a comp- fur £ mour-propre un ouvrage extrêm. nent ineé- *1?*Ja- 6" .am0it faU Un excellent» s'i' no« «t .nd.que les moyens de tirer parti de ce merne amour propre fi néceffaire < notre vZ a u "j faUt Pas ete,ndre Ie feu : ü fant 1 empêcher de nous confumer. II y a bien plus Tornt I.  ij P R É F A CE. rer parti de la fenfibilité, ce germe précieux qu'a mis en nous la Sagefle fuprême , eft une tentative dont on peut fe promettre quelque fuccès j un coeur remué par des impreffions attendrilTantes eft difpofé a recevoir les femences de la vertu , celle-ci n'étant qu'une émanation de cette même fenfibilité , Ia fource du bien général; & il eft impoffible que la dureté & la vertu fe concilient. Pourquoi y a-t-il tant de méchants ? c'eft qu' il eft peu d'ames (*) vraiment fenfibles; de-la tous (*) Vraimentfenfzbles , &c, Lemot de fenfibilité eft une de ces expreffions a la mode , qui re■viennent continuellement dans les écrits, dans les converfations , & peut-être ne s'eft-on jamais montré moins fenfible. Ce qu'on prend pour du fentiment n'eft que Ie vice d'une imagination exaltée qui s'en impofe , & qui, fouvent, parvient a en impofer aux autres. Voila «n des malheureux excès du bel-efprit ; ces contre-facons de la nature font bien éloignées de nos modeles. Les anciens & les bons Ecrivains du fiecle de Louis XIV , ont fu rendre le fentiment dans la vérité : aujourd'hui nous n'en fommes plus qae les romanciers.  P RÉ F A C E. üj les maux qui affligent ce malheureux globe. Je voudrois que ma voix put ie faire entendre de toute la terrej je crierois aux hommes: Eh' mes amis, cédez a ce fentiment que' vous vous efforcez d'étouffer, & bientot vos intéréts fe rapprocheront. Vous ne formerez plus qu'une ieule familie gouvernée par le mê«ie efpnt. Plus de divifions, pius de guerres, plus de crimes; ce fèra le regne de 1'age d'or.... Je „e mappercois pas que je m'enfonce dans les illufions du fonge le plus chimérique qui ait jamais trompé nos fens. On me renverraa la paix perpauelle du bon Abbé deSt. Pierre. Bornons-nous k nous plaindre que, dans les éléments de 1'éducation, (*) on négligé trop Ie foin (!) On négligé trop Ufoin, 6c. En effer, on « fauro.t trop fe plaindre du peu d'attention quon apporte a nous inftruire des deroirs de lhumanité; on d ;t inceffammen ™ J Parler, «ous en penétrer. Après les liyre* de * '0  iv P R É F A C E. d'exciter & d echauffer le fentiment de 1'humanité , ce fentiment fi bien Religion, les li vres de morale mériteroient d'obtenir la préférence , & d etre mis les premiers dans Ia main des enfanti; les Chinois en font leur principale étude. Confticius diftribue fa doclrine en quatre divifions , & fes difciples en autant de clafles : Pordre fupérieur eft de ceux qui s'appliquent a la morale. Les anciens cultivoient bien mieux que nous cette partie qu'on doit appeller Ia fcience de l'homme: nombre d'ouvrage Grecs de ce genre, chez les Romains , les Offices de Cicêron , & fes autres écrits philofophiques, prouvent jufqua quel point ils s'en occupoient. Je defirerois que les inftituteurs euffent foin, tous les jours, de tirer nonfeulement denosle&ures, maisde tout ce quife paffe fous nos yeux, des réfultats dont 1'amour de 1'humanité fut 1'objet. II eft vrai qu'il faudroit que ces ames , fouvent mercenaires, fuffent enflammées de ce feu facré, pour le communiquer a leurs éleves; & il eft tant de gens d'efprit contre un homme fenfible ! D'ailleurs qui commet la première faute fi nuifible au refte de notre vie? Ce font les parents dont la vanité avide de fe perpétuer en nous ne s'attachequ'aux agréments de 1'extérieur, aux talents d'éclat. II arrivé qu'un homme meurt fans avoir eu la moindre notion de la connoiffance qui lui étoit la plus effentieile ; les autres lui ont été étrangers, & il s"eft ignoré lui-même,  P R É F A C E. v exprimédans(*) cebeau vers deTérence , que tout le monde connoir, & qu'on ne répeie point encore affez: Homo fum : humani nihil a me alienum puto. J'ai donc eu pour objet, dans les bagatelles dont je publie ici la colleérion, de nourrir & de fortifier cette fenfibilité qui éleve 1'homme au-deflus des autres créatures. Le raifonnement ne fuffit point pour nous diftinguer de la fouleimmenfe des êtres : nous devons encore éprouver cette fenfation ü chere & fi touchante qui nous approprie les malheurs de nos fem- 1 Xf' beau vtrs dt Tirence , &c. II faudroit öuil fut gravé dans tous les cabinets, & que les perfonnes chargées de 1'éducation le fifcent inceffamment redire a leurs difciples. Qu'oa n oublie jamais que ce vers admirable produikt une impreflion fi forte fur tout le peuple Romain affemblé , qu'il fe leva a la fois comme animé du même tranfport , & en pleurant d'attendriflement, ordonna a l*a£teur de le repeter, a lij  vj P R É F A C E. blables. La pitié étend nos relations: J'inhumanité nous ifole. Auffiles anciens qui connoiffoient fi profondément la nature , n'ont-ils pas manquédenouspréfenter (*) leurs héros faciles a s'attendrir : Achille verfe (*) Leurs héros faciles a s'attendrir , &c. Otez la pitié du coeur de l'homme, c'eft le premier des animaux féroces, d'autant plus cruel, qu'il .fe fervira des lumieres de la raifon pour imaginer les moyens de nuire ; cette compailion , préfent qu'il femble avoir recu de la nature , ï'abandonne-t-elle un feul inftant, il fe livre a des excès inouis. Ouvrez nos hiftoires, lifez, & frémifTez. Panni les fcenes horribles que nous ofFrent les fucceffeurs de Conftantin, les Abbaffides & les Ommiades, les Rofes blanche & rouge, ne croyez-vous pas avoir fous les yeux le fpe£tacle dégoutant de toutes les cruauïés des tigres de l'Atrique ? Je ne cite qu'un fait particulier , qui montrera jufqu'a quel point riiomme , en ceflant d'être fenfible , peut porter la barbarie : un corfaire Chinois fait une defcente dans 1'ifle Formofe ; furieux de n'avoir point trouvé le butin qu'il efpéroit, il égorge tous les habitants , & fe fert de leur fang pour calfater fes vaifleaux. Encore une fois, ia fenfibilité eft le rayon célefte dont 1'Etre fuprême a bien voulu animer la nature humaine; les anciens en ont fait la bafe de  P R É F A CE. vij des pleurs, lorfqu'on lui apprend la mort de fon ami Patrocle; Enée «outes les vertus qu'ils nous ont offertes pour modeles ; il n'y a point jufqu'aux animaux qu'ils ne peignent fenfibles ; dans Homere, dans Virgile, ces animaux verfent des larmes; les êtres inanimés femblent mème s'attendrir. Comment notre fiecle a-t-il ofé traiter de foibkffe les allarmes de Cicéron? L'abus du bel-efprit a chez nous défiguréentiérement la nature. Nous voulons nous élever, & nous refiemblons a nos héros de tragédie, qui ne font qu'un menfonge continuel a 1'humanité. Iphigénie, dansEuripide, a la bonne foi de fe plaindre de ia deftinée , & deregretter la vie,perte d'autant plus cruelle qu'elle touchoit au moment d'époufer l'objer, de fa tendrefle; nous voyons dans lafille d'Agamemnon toute la vérité du caraftere d'une jeune perfonne de fon fexe, & 1'Auteur Francois nous en fait une héroïne parfalte. Ne nous laffons point de relire ces vers touchants d'Alzire: Ne cache point tes pleurs, ceffe de t'en défendre ; C'eft de 1'humanité la marqué la plus tendre. Malheur aux coeurs ingrats, & nés pour les forfaits, Que les douleurs d'autrui n'ont attendris jamais! Voila l'homme repréfenté fous fes traits véritables , tel qu'il eft, & tel qu'il doit être: les tyrans pleurent rarement. Laiffons-nous émouvoir : cédons a la volupté de i'attendriffement , au plaifir ft doux de répandre des larmes , & nous ne ferons pas lom d'ètre vertueux. a iv  viij P R É F A C E. a prefque toujours les yeux mouillés de larmes , ce qu'ont reproché k Virgile plufieurs de nos beauxefprits; il eft vrai qu'il y a une trèsgrande diftanced'un bel-efprit k un homme de génie , & il n'appartient qu'a ce dernier de prononcer fur le mérite de 1'antiquité : elle doit être fentie, & beaucoup de nos Modernes raijonnent(*) Bagoas eüt mal jugé Alexandre. Mon deffein a été de faire réfulter l'inftru£tion d'une forte d'action dramatique. Les hommes reftent toujours enfants j il leur faut néceffairement des contes ; appliquons-nous donc a rendre ces contes profitables a la vérité & aux mceurs. Dire k nos Sybarites que c'eft un crime affreux d'abufer de 1'innocence , & de la crédulité d'une jeune perfonne, leur paroi- (*) Bagoas, &c. On fe reflouviendra que Bagoas étoit un des eunuques farorU de Darius.  P R É F A C E. k tra une froide lecon qu'ils n'écouteront pas, ou qu'ils tourneront en dérifion : mais attacher leur curiofité en faveur d'une fille charmante qui réunitla beauté & la vertu; (*) repréfenter Fanny, la malheureufe viétime des arrifices dun Lord dénaturé par 1'efprit du monde & la fréquentation des pervers j ramener fous les yeux ce même Lord rendu è la vérité du fentiment, & déchiré par le répentir; prouver enfin que 1'honnêteté a fes plaifirs bien au-deflus de ceux de la corruption & du libertinage : de femblables tableaux pourront alors retirer ces gens efféminés de leur indifférence léthargique, & les engager a pré ter 1'oreille au précepte animé de 1'intérêt de la fiftion j par ce moy en, peut-être, 1'amour de 1'ordre & la faine morale rentreront-ils dans leurs (*) Repréfenter Fanny, &c. Son hiftoire commen« le premier yolume de cette collettier,, a v  x P R É F A C E. ames, fansqu'iis s'en apper901 vent. Traitons la plupart des hommes comme nos amis; la remontrance tient de la fupériorité; & li le confeil n'eit infinué avec cette heureufe adreffe que le fentiment infpire, rarementfera-t-on difpofé a I'entendre. Je ne connois que (*) Yadorable Fénelon qui ait poffédé le rare ta- (*) L'adorable Fénelon, &.c. S'il y a eu fur la terre un homme auquel on puifle, fans une baffefle impie,déférerunetelle épithete, c'eft,fans contredit, 1'Auteur immortel ds Télemaque ; jamais 1'Etre fuprême ne s'eft plus manifeflé dans fon image. Le cceur même refpire dans les moindres écrits que Fénelon nous a laiffés. Vous entendez un confolateur, un ami; vous chériffezpar-tout unbienfaifteur. Ce n'eft point Minerve, c'eft 1'Archevêque de Cambray qui eft caché fous les traits de Mentor; perfonne n'a mieux parlé de la vertu , & ne la fait plus airner. Si Homere & Virgile ne 1'avoient point précédé, on devroit regarderfon roman comme Je modele des fictions, & il feroit le premier des Poëmes épiques. La rime, il eft vrai, eft une parure qui lui manque : mais oü trouverat-on plus de poéfte, plus de tableaux , plus de fentiment, ce qu'Horace appeile disjuncli mtmbra , po'étiz ? Quelle peinture, pour les graces > approche d'Eucharis ? & y a-t-il dans les  P R Ê F A C E. xj lent d'inftruire fans révolter 1'amour-propre : tous fes leéteurs ont pour Mentor la tendre vénération de Télemaque ; & quand fon admirabie Roman eft forti de nos mains, nous nous fentons enflammés d'amour pour la vérité , & du defir dominant de la pratiquer ; par malheur pour 1'humanité , ce fontla de ces modeles inimitables. D'ingénieux Ecrivains , fuivis d'une foule de copiftes médiocres, nous ont tracé avec fuccès (■*) la -peinture des ridicules qui paffent anciens un morceau qui foit comparable a 1'é. pifode de Protéfilas ? Quel ouvrage apprendra mieux a un jeune Prince fes devoirs & 1'art de gouverner les autres, & de fe gouverner foi-même ? C'eft Télemaque qu'on peut appelIer le Livre des Rois ; tous les hommes en général ont a y puifer des lecons & des exemples de fageffe & de bienfaifance ; voila de ces chefs-d'ceuvres de morale qui n'ont point le dégout du précepte. Je le redis : 1'être le plus vicieux. n'a qu'a lire attentivement cette fable fublime, & il fe fentira un goüt décidé pour la vertu. (*) Lapeinture des ridicules, &e. Un desgrands  xij P R Ê F A C E. quelquefois avec les modes auxqueües ils doivent la nahTance. Je n'ai point prétendu marcher dans défauts de notre nation eft peut-être, cette crainte du ridicule , bien plus forte pour nos Francois que la crainte du vice. D'oü nait cette facon de penfer ft peu raifonnable ? de 1'abus de la fociété , de eet efprit de vanité qui nous re'nd étrangers a nous-mêmes, qui nous porte a nous regarder & a nous juger dans les autres. Nous refTemblons a ces malades qui fe contententde cacher leurs maux fous un air de fanté; nous nous embarraflbns peu detre foupconnés d'avoir des vices, pourvu que notre extérieur annonce Ia politefle, & les agrérnents de ce qu'on appelle U monde. Les Athéniens redoutoient jufqu'a la petiteffe le ridicule : aufli furent-ils le peuple le plus corrompu de la Grece. On pourroit calculer par 3a progreffion de cette crainte fi méprifable, le degré de dépravation oü eft parvenu un état; les Romains, fous les Cincinnatus, ne connoiffoient pas ce qu'on entend par ridicule ; ils fuyotent alors jufqu'a 1'ombre du vice ; quand le luxe & tous les crimes a la fuite de la tyrannie fe furent emparés de 1'Empire, ils perdirent leur orgueil, & n'eurent plus que de la vanité. C'eft a cette époque que les efprits fe rapetiflent, que les cceurs fe refferrent, & qu'il n'y a plus de ces explofions, la fource oes grandes aétions & des grandes vertus. La Puiffance Ottomane alloit envahirles pluj  P R É F A C E. xiij un chemin frayérmon intention a été de m'ouvrir une route nouvelle , de m'élever contre le vice, qui, bien différent du ridicule, ne change point, & s'affermit par 1'habitude & le temps, & c'eft le vice, & non le ridicule qui fait les malheurs de l'homme , qui le dégrade, qui mine & détruit le's fociétés, produit jufqu'au bouleverfement & a 1'extinét.ion totale des Empires : voila le fléau mortel qu'il faut combattre. Lesouvragesd'agrément oü 1'efprit abonde, peuvent infinuer la funefte dextérité de fe couvrir d'un mafque honnête & trompeur , colorer , ü l'on peut parler ainii, la perverfe nature, enfeigner ce qu'on appelle Ia connoijfance du monde , belles Provinces de 1'Europe & de 1'Afie, & l'on ne s'occupoit dans Conftantinople que de la délicateïïe de la prononciation , d'un goüt recherché dans les habillements. Qu'eft-il arrivé ? le fort des Grecs eft au-deffous de 1'anéantifTeinent : ils font efclaves.  xiv P R É F A C E. connoiffance auffi dangereufe que frivole : mais comment extirperat-on ces penchants affreux que 1'art de la fociété ne s'attache qu'a déguifer ? qui réformera ces ames attaquées d'affe&ions vicieufes ? le fentiment, le fentiment offert dans toute fa force. Arrachons des larmes a ces hommes corrompus; & bientöt avec 1'attendriiTement, le remords entrera dans leurs cceurs; ils connoitront les vertus, les plaifirsquifuiventla fenfibilité. Quelle femme ne préféreroit le fort de Clariffe malheureufe a la brillante deftinée de (*; Théodora ? ( )^ Théodora , &c. La vertu éleva Athénaïs au trone des Céfars: le crime même dans toute Ion horreur dégoutante y fit affeoir Théodoraprocope nous en a tracé un portrait qui fait iremir; d feroit a fouhaiter que eet hiftorien eut eu beaucoup d'imitateurs , & qu'on nous peigmtavec un tel pinceau les excès auxquels s abandonnent ces hommes qui font au-deffus de la crainte des loix & des punitions. Si Caligula ou Neron eufTent pu lire des mémoires fideles de la vie de Tibere, il auroient éprouvé  P RÉ F A C E. xv Je prorite de roccafion pour prévenir le reproche que pourroient me faire des efprits mal-intentionnés; nos cercles font infeclés de ces méchantsa froid qui ne demandent pas mieux que de verfer leurs poifons fur tout ce qui les environne :iis trouveroieut plaifant de m'accufer d'anglomanie, paree que ce recueil contient des Hijloires Angloijes. On ne me rendroit point juftice, li l'on me rangeoit dans la clalle de ces Francois, qui ont la foibleffe d'emprunter de nos voifins (*) jufqu'a leur Jpleen. Je m'honore du pays oü des remords , ou du moins auroient-ils redouté lavéritéde rhiftoire, & cette crainte eütfait le falut de Rome & du monde entier. Qu'il me foit permis de Ie dire ici : en général, je ne connois pas d'hommes plus coupables que les hiftoriens ; ce font les premiers & les plus laches des flaneurs. Céfar n'eüt point donné des fers a fa patrie, fi 1'hiftoire ne s'étoit attachée a nous repréfenter le deftruéteur des Perfes comme le modele des héros. (*) Jufqu'a Uur fpleen , &c. C'eft ainfi que les Anglois appeller.t la maladie de la confomp-  xvj P R É F A C E. j'ai recu la naiffance. La raifon qui m'engage k puifer des fujets chez une nation que la notre eftime , n'eft pas difficile a concevoir. Soit que Tinfluence du climat y contribue , foit que Ie genre de vie produife cette différence, la nature en Angleterre paroit être plus énergique, plus vraie que parmi nous; la contagion de la fociété & du belefprit y eft moins répandue. Si un peuple fur la terre peut nous donn?r une idéé de lafimplicité Grecque, cefont, fans contredit, les Anglois, j'entends ceux qui vi vent dans la contrée, ou la campagne, & non les Citoyens de Londres: car tous les habitants des grandes Villes fe reffemblent : parvenus au même degréde corruption, ils onta-peu- tion , maladie qui fembleleur être particuliere, & qu'on attribue fur-tout au climat de Londres. Au refte, ne nous applaudiffons point d etre exempts de ce mal; n'avons-nous pa< nos vapeurs?  P R É F A CE. xvij prés Ie même fonds de vices & de folies. (*) Une jeune fille Angloife élevée au village ,eft une efpece de créature célefte pour la beauté, la modeftie ; & fi l'on peut le dire , la virginité des mceurs. C'eft - li quefe trouventl'amourdes devoirs, le refpecl plein de tendrelTe pour les parents, la foumiffion fans bornes a leurs volontés, les connoiftances utiles qui fervent, dans Ia fuite, a former 1'époufe accomplie, lamere de familie. On ne fera donc plus furpris que i'Angleterre m'aitfourni plufieurs de mes perfonnages. J'ai afpiré a intéreffer paria fim- ; ( ) jeune fille Angloife , &c. Le tableau n ert point flatté : tous ceux qui ont voyaeé en Angleterre rendrontjuftice a la vérité dél'éVe. C eft fur-tout dans les Provinces du Nord que fe trouvem ces prodiges de beauté & de candeur. Lifez bien Clanffe, & vous aurez une idéé exacte des agréments& desqualités intéreflantes d'une jeune Angloife : auffi !a plupart de leurs Poëtes ne manquent-ils pas de les comparer a des anges, & la louange n'eft ni romanefque m ridicule.  xviij P R É F A C E. plicité, par le fentiment, perfuadé que le langage qui l'exprime eft de tous les temps & de tous les goüts. On n'appercevra dans mon ftyle aucune de ces nuances délicates qui ne font failies que par les yeux de 1'efprit: j'ai voulu parler au cceur, & non m'attirer deséloges. Quand je n'aurois fait couler les larmes que d'un feul de mes lefteurs, quand le peu d'écrits qui me font échappés n'auroient donné lieu qu'a une feule bonne acÜon, je ne defirerois point d'autre récompenfe j c'eft, felon moi, 1'unique falaire qui puifle payer dignement l'homme de lettres pénétré de la noblelTe de fon art. Confidérés dans notre véritable deftination , nous fommes, en quelque forte , les gardiens de ce feu facré qu'éteint 1'abus despafftons & de la fociété ; c'eft a nous qu'eft commis le foin d'entretenir dans le cceur humain eet attendriffement, principe & aliment de la  P R È F A C E. xix morale , & (*) la plus déiïcieufe, peut-être, denosfenfations. Encore une fois, fi mes foibles ouvrages ayoient pu exciter un acle d'honnêteté ou de bienfaifance, je croirois avoir remporté le prix le plus fatisfaifant: il vaudroit bien ces diftinélions ufurpées qui ne font fouvent que rendre Ia médiocrité ou la haffelle plus connues. Si nous ne pouvons faire du bien , goütons le bonheur de 1'infpirer : il n'eft point d'autre éclat, d'autre gloire, d'autre félicité. Souvenons-nous du célebre Maréchal deLuxembourg, qui, prés d'expirer, répondoitè un Courtifan aflez flatteur pour lui par. {*) Laplus délicieufe, peut-étre, denosfenfations, fo ün homme en place qui avoit veen , me difoit un jour, avec une efpece d'enthoufiafme : » J'ai goüté de tous les plaifirs & » j a. eprouvé qu'il n'en eft point de plus dé» hcieux, de plus nourriffants , fi Ton peut le * n'rC' P°url'ame'q«ed'obliger des infortul rtll / Tf 'eUrS ,armes i «tte voluPté-la  xx P R É F A C E. Ier encore de fes fuccès militaires : » Eh ! penfez-vous qu'en ce i moment je ne préférerois ppint a » mes viftoires l'avantage d'avoir » donné un verre d'eau a un mal» heureux ? " FANNY,  FANNY, B1ST0IRE ANGLOISE. Tome 1. A   FANNY, HISTOIRE ANGLOISÊ. SBHI \ E Lord Thaley entroit dans ijppi|rage despaffions; il étoitné fjp=|jjllavec une ame droite, &beau- coup de fenfibilité; un rang élevé, de lafortune, unefociété de gens corrompus, c'eft-a-dire la fociété du grand monde, la facilité de céder a fes penchants , tous ces ennemis du fentiment & de la raifon étouffoient en lui Ia nature, qui, pour peu qu'on 1'écoute, nous ramene toujours a la vérité & a la vertu; il brilloit parmi ces étourdis qui vont fe crever aux courfes de Ne-wmarket; 1'Angleterre retentiffoit de fes paris exorbitants; Handel le regardoit comme un de fes partifans déclarés, & perfonne ne chaffoit le renard avec plus de grace &c d'adreffe: le modele, erj A 2  4- F a n n r, un mot, (*) des Beaux du jour, Thaiey fe diftinguoit par tous les agréments & les travers. II poffédoit une très-belle terre dans le Comté d'Effex. Sir Thoward étoit de toutes fes parties. Ce Gentilhomme avoit la fïgure avantageufe, & un efprit féduifant; c'étoit le profefleur le plus éloquent du vice ; il favoit répandre des charmes fur les différentes matieres qu'il traitoit; le plaifir parloit par fa bouche : il ne lui étoit donc pas difficile d'entrainer Thaley au gré de fes volontés. Une ame jeune & enflammée eft dépendante des fens, & elle recoit aifément les impreffions qui> la flattent. Thaley, après un diner agréable avec fes amis, la tête échauffée d'images voluptneufes, fe promenoit feul dans une des allées de fon pare; elle leconduifit infenfiblement a la maifon de fon fermier, que l'on appelloit James. II entre : toute la familie s'empreffe a marquer fa joie d'être honorée d'une telle (*) Des Beaux, expreffion Angloife , qui défigne ce que nousappellionsautrefois PetitsMaüres , & ce qu'aujourd'hui nous nommons Elegants.  HlSTOIRE ANGLOISE. 5 vifite; le bon fermier préfente fes enfants au Lord, en lui difant: Mylord, ils doivent tout a vos bienfaits; je les éleve pour vous confacrer leurs fervices; ils ne pourront acquitter la reconnoilTance & le refpecl de leur pere. Ce vieillard accompagnoit fes expreffions de ce ton de fentiment qui anime la véritable éloquence : defliné dès le berceau a Temploi de Miniftre , il avoit fait d'excellentes études a Oxford; des difgraces inattendues 1'avoient forcé d'embraffer un autre état: mais fon cara&ere eüt ennobli les conditions les plus obfcures. Thaley jette les yeux fur les enfanfs de 1'honnête fermier; il efl frappé a Ia vue de la plus jeune de fes filles. Elle touchoit a fa feizieme année; 1'Irlande, fi vantée pour fes beautés, n'en a point a nous oppoferd'auffi raviffantes. Fanny étoit un ange defcendu fur la terre ; la dignité même de 1'ame éclatoit fur fon front ingénu, & la pudeur coloroit fes joues de rofe ; toutes les graces fe réuniffoient aurour de fa bouche vermeille ; elle avoit la peau d'une blancheur éblouiffante , les cheveux du plus beau chatain; le charme de fes yeux ne fauA 3  6 F A N N Ty toit fe repréfenter; il fuffitde direqu'ófl ne pouvoit voir Fanny, fans éprouver a la fois deux fentiments rapides, celui de 1'admiration & celui de 1'amour: ce dernier fit de prompts ravages dans les fens du Lord. Fanny paria : chaque mot fe lance en traits de flamme dans le coeur de Thaley, & acheve de le fubjuguer; il veut donner des ordres a James: il n'eft plus le Seigneur, le maitre de Fanny, de la fille de fon fermier; il laiffe échapper quelques exprelïions mal articulées; Fanny 1'avoit troublé. Le Lord s'en retourne, tranfporté d'amour : — Ah ! Thovard , c'en eft fait, je ne fuis plus a moi; j'ai vu la beauté, la vertil, les graces mêmes ; j'ai vu 1'éternelle maitreffe de mon cceur : oui, divine Fanny , triomphez de toute ma fierté... Mon ami, je voudrois paffer ma vie k 1'adorer, a lui parler de ma tendrefle; il n'en peut être de plus pure, de plus vive. Eh! quelle eft donc cette infante fi admirable, lui dit Sir Thovard avec un fouris railleur ? !— C'eft Fanny, la fille de mon fermier, faite pour être la reine , la fouveraine du monde entier, — La fille d'un pay-  EfiSTOIRE AnGLOISE. ? fan ! mon cher Lord, tu extravagues ^ voila bien le langage des amants! — Sir Thoward, trêve de badinage. Vous ne pouvez juger de ma pariion : vous n'avez point vu Fanny. L'angélique créature! c'eft une taille, un air, un fon de voix!... Oh 1 mon ami, ce trait reftera toujours dans mon cceur! Comment pofféder Fanny ? & j'en mourrai fi je ne la pofTede pas. — Qu'eft-ce que tu dis ? Quoi ? tu mourras, fi tu ne pofledes pas la fille de ton fermier , de ton domeftique ! Eh 1 mon pauvre Thaley, tu perds entiérement la tête ; tu déraifonnes. Qui t'empêche de te fatisfaire l Parle, ordonne, fais-la venir, contente-toi : elle eft trop heureufe de te plaire.—C'efttoi, Thovrard, qui n'y penfes pas; tu veux que j'ailla couvrir d'opprobre cette familie qui s'étend fous ma protection , que j'abufe de mon autorité, que Ie fort éerafe le foible! Fanny eft trop belle , pour n'être pas honnête. — Ma foi! mon ami,, Famour fait d'étranges métamorphofes l Te voila monté fur un ton de dignits que je ne pafferois pas k un Irlanclois qui voudroit attirer dans fes filets queJ^ que riche veuve. Comment! mais, ,);, A 4  8 F a n n r, maïs tu es plaifa«t! ne vas-tu pas imaginer que ta Fanny eft un tréfor qu'on ne fauroit acquérir ? De I'argent, mon cher Thaley, de I'argent 1 James t'aura de grandes obligations : & la petite Fanny ... entre nous, la, crois - tu qu'elle en foit bien fachée ?... avec ces fortes de gens Thovard , Tho- ward, 1'efprit t'a gaté; ce font ces fortes de gens qui ont de la vertu : & James voudroit-il m'abandonner fa fille, fon honneur, pour de I'argent ? Non, Thovard, non, je n'irai pas déchirer ce cceur paternel; je ne puis m'y réfoudre. Etcomment oferois-je propofer?. Fanny... mon ami, il faut 1'oublier; je 1'aime déja affez pour la refpedter. Thoward 1'interrompit par des éclats de rire : — Du refpeft auffi ? extravagant l il ne te manquoit plus que cette fottife. Oh .' voila une pariion bien établie! Allons, mon cher, prends courage. Depuis quand 1'efpérance n'eft-elle plus a la fuite de 1'amour ? James avoit donné une éducation cultivée è fa fille; on la citoit dans tout le diftridt du Comté d'Effex, comme uh exemple de graces & de fageffe; un de fes parents, Miniftre d'un village voifin  HlSTOIRE ANGLOISE. 9 de Ia ferme, avoit pris plaifir h 1'inftruire & a la former; elle lui devoit des connoifTances au-deffus de fon age. Les lecons du Miniftre n ayoient pas empêche Fanny d'avoir un cceur, & elle le fennt a la vue du jeune Lord. II étoit revenu plufieurs fois chez le fermier, & chaque fois il trouvoit de nouveaux charmes è Fanny; il devenoit rêveitrtout 1'art de la plaifanterie de Thoward ne^ pouvoit le tirer de eet état: cette melancolie , qui „aft de Ia tendreffe , eft peut-erre la première des voluptés; c eft Ie caradrere du véritable amour. Le fentiment fuit la diffipation & la joie il tire fes forces de la folitude, & rien n approche de la douceur de fes larmes , i!niour Fan"y Préfente un bouquet a Thaley. Monfeigneur, lui dit-elle en rougiffant, je voudrois bien que ces fleurs fuffent plus belles; je les ai choilies exprès (*) pour votre Grace.— Des fleurs de votre main, divine Fanny ! elles feront contre mon coeur Cette réponfe pénétra i'ame de Fatt- t 0 P°ur™tre Grace. Titre équivalent ches les Anglois a ceux d'Excellence , de Grandeur. etc. A 5  IO F A N N r, ny ; fon beau teint fe colora d'una nouvelle rougeur. De retour chez lui, Thaley couvre ces fleurs de mille baifers; il leur parle, comme s'il eüt parlé a Fanny même. Tu ne fens pas , difoit-il a Thoward , tout le charme attaché a ce bouquet! c'eft 1'amour que je refpire. Tiens, admire quelles brillantes couleurs! quelles odeurs délicieufes! C'eft ma chere Fanny qui Ta cueilli; j'y reconnois encore la tracé de fes doigts : cette rofe a confervé le parfum de fon haleine: oh ! fi fa bouche en avoit approchél Sir Thovard , a ces tranfports, oppofoit 1'amertume de la froide raillerie: — II fa ut, mon cher Thaley , que tu ayes lu ces mifcrables romans Francois ; te voüa perdu pour Londres J Sais-tu bien qu'on te montrera au doigt, quand tu reviendras ? Je croyois avoir fait de foi un feeond Lovelace, Si tu joues le berger langoureux l Thow?rd accompagne Thaley chez le fermier; il voit Fanny : il eft déconcerfé, tantla beauté naïve a d'empire fur nos fens f il a befoin de rappeller toute fon audace & la corruption de fon cceur, pour fe parer lui-même du trait qui avoi t  BlSTOIRF, AnGLOISE. II- frappé le Lord.: 11 veut employer le foa de la ville, ce ton de familiarké infolente, auprès de la refpecrable villageoife : elle parle ; il eft coqtfondu ; il en a de 1'humeur en fecret. Thoward s'enhardit; il reprend fon ton plaifant; il a enfin un entretien particulier avee James. Ce digne vkïllard revient-, en leyant les yeux auciel, égaré, pale, dé- fait, la mort fur le vifage ; Mes enfants, fortez ,. fortez... Ah ! Monfeigneur , ( en.fe jettant, les mains jointes, aux pieds de Thaley , & fuffoqué par les fanglots, ) que vous, ai-Je fait pour que vous juriez ma perte & mon déshonneur ?. Ma femme , voila Monfieur, ( montrant.Thoward, ) qui vient m'offrir de I'argent, t'y ferois-ttt attendue ? afin. que je livre notre fille Fanny a Mylord. Quelle propofition ! Nous croire capables d'une pareille balïeffe .' proftituer cette chere enfant que nous avons élevée , qui n'a vu parmi nous que dés exemples de vertu & d'innofienee t..,. Mylord , ötez-nous. la vie , mais faiffez-nous 1'honneur ;. c'eft le feul bien que nous poftedions fur la terre : nous n'envions point les richeffes. Eh <%uoi i ne fommes-nous plus vos dignes A 6  12 F A N N r, ferviteurs ?.... Vous vous troublez, Mylord ! Ah ! .vous n'avez jamais eu eet abominable deffein : c'eft vous, Monfieur, qui donnez a Mylord de femblables confeils. Que diroit, hélas ! Monfeigneur fon pere ? II nous traitoit com» mes fes enfants. Non, mon cher James, interrompt Thaley , je n'ai jamais eu cette affreufe idee ; c'eft une plaifanterie déplacée de mon ami; raflurez-vous. Oh 1 je m'en doutois bien , pourfuivit le bon vieillard, que vous ne pouviea a ce point dégrader votre proteöion r & oublier vos bontés pour des créatures reconnoiffantes, qui vous béniffent tous les jours de leur vie... Au refte , Monfieur, ( s'adreffant a Sir Thoward ) voila d'horribles plaifanteries ! Nous pouvons être pauvres, mais nous connoifTons 1'honneur auffi-bien que vous» Si un de nos pareils , ajoute t-il en fanglotant, m'avoit ofé faire ces infames propofitions , j'en ferois venu è des extrêmités... que le refpeü m'interdit. — Je vous le répete, mon cher James , mon ami n'a point prétendu vous infulter : c'eft un badinage dont je vous demande pardon pour lui. Et ü fort.  Histoire Angloisz. 13 Tu lui demandes pardon pour moi , dit Thoward ! — Sans contredit; on doit des excufesau dernier des hommes , quand on 1'a ofFenfé ; alors il eft notre fupérieur &t notre maitre... Ah , cruel l tu fais tous mes malheurs : tu as manqué au pere de Fanny. J'ai dépeint Thaley comme le coryphée de ces petits Seigneurs qui cachent tous les défauts fous un vernis d'agrément ; je ne me démens pas : mais 1'amour opere des prodiges : il avoit fait du Lord frivole & audacieux, im amant refpectueux & timide ; fon ame , en recevant les impreffions d'une tendreffe pure , s'ouvroit k 1'honnêteté. Ce difcours du pauvre James, 1'avoit défolé; il falloit que Sir Thoward eüt avec lui une liaifon auffi. intime , pour qu'une rupture déclarée n'eüt pas fuivi, dans 1'inftant, la démarche de ce méprifable ami, bien digne de remplir le *öle d'homme du monde. Thaley étoit défefpéré : il adoroit Fanny; il n'ofoit la revoir ; il craignoit les regards de James & ceux de fa fille. Ses amis 1'arrachent a fa terre , 1'entraïnent a Londres, & le replongent dans toutes ces folies & ces égarements, que la ville appelle des pl?.ifirs.  *4 F a n n r, James,. depuis ce moment , avoit perdu cette gayeté , le partage heureux des habitants de la campagne ; peu raffiiré par les promeffes du Lord , il regardoit, en foupirant, fa fille qui croiffoit en agréments; & quelquefois les pleurs venoient fur les bords de fa paupiere. Mon pere, lui dit un jour Fanny, oferois-je vous demander le fujet de votre trifteffe ? Depuis quelque temps, vos regards s'attachent fur moi; vous foupirez ; ii vous échappe des larmes: vous aurois-je ,.mon tendre pere, caufé quelque chagrin ? n'aimeriez-vous plus votre fille Fanny ? — Ma fille, écoutez-moi, & répondez avec francbife. — Mon pere, je vous ai toujours dit la venté. — Ma fille , que penfez-vous de Monfeigneur ? Comment le trouvez-vous ? Parlez vrai, — Fort aimable ; ( & elle difoit cela en rougiffant & les yeux baiffés ) mon pere, ne le trouvez-vous pas de même ? — Fanny , apprenez è eonnoitre les hommes : eh bien! ce Lord qui vous paroit fi aimabfe , il vouloit me faire mourir de douleur, moi & votre pauvre mere , me priver de ce que j'aime le plus ]  IIlSTOIRE ANGLOISE. 1$ de ma chere Fanny.' — Comment ? Que dites-vous ? — 11 vouloit, moil enfant, ( en la ferrant contre fon fein , & 1'arrofant de fes pleurs) me déshonorer... te prendre pour le jouet de fon libertinage... pour fa maïtrefTe... ( &c la, il tombe dans les bras de fa fille.) Ah ! s'écrie Fanny, quels monftres que les hommes ! qui auroit cru ceJa de Monfeigneur ? — Prends garde , ma fille , aux pieges qu'on peut te drefler ; ne recois point de lettres ; ne refte point feule aux champs; fois, s'il fe peut, toujours dans le fein de ton pere &C de ta mere; fonge que le premier des biens eft 1'innocence ; embraffemoi, ma fille, & fois notre honneur & notre confolation. Fanny répandoit des larmes. — Non , mon pere, non , vous n'aurez jamais a rougir de moi.. <• Je n'aurois pas attendu ce trait de Monfeigneur ! il eft bien barbare, de venir ainfi troubler notre tranquillité!... qu'il ne vienne jamais ici!... Oh! qu'il n'y vienne jamais.... — Nous lui devons la reconnoiffance & le refpeét 9 ma fille ; & c'eft a vous de garder un profond fiience : profitez feulement de mes cenfeüs*  J6 F a n n r, Fanny feule fe répéta mille fois dans Ie fond de fon cceur : Peut-on être fi aimable avec des fentiments fi indignes d'un honnête homme ? La déteftable ville que Londres ! c'eft elle qui aura gaté 1'efprit de Monfeigneur; s'il feit totijours reiïé ici, affurément il n'auroit pas cherché k s'avilir par une telle trahifon. Thaley s'étoit en vain rendu au tourbillon de fes amufements paffes : il avoit porté k Londres le trait qui Ie déchiroit ; le fouvenir de Fanny triomphoit de tous fes plaifirs, & en détruifoit 1'illufion; il la revoyoit partout. J r II n'attend pas Ia belle faifon pour voler a fa terre , accompagné de fes amis , qui réunifloient tous leurs efforts pour le guérir d'une paffion , difoient-ils, fi dégradante & fi méprifable. Un Pair de la Grande-Bretagne foupirer & fe prendre d'un amour de roman pour une petite fiüe des champs! ne voila-t-il pas un röle bien difiingué } telles e'toient les repréfentations dont on 1'accabloit. Thaley , le verre a Ia main , & enivré des plus excellents vins ' de France % promettoit quelquefois d'ou-  HlSTOIRE AnGLOISE. \J blier Fanny; il fe levoit le lendemain plus épris que jamais. Ön doit bien s'attendre que Mylord , arrivé k fa terre, courut plutöt k la ferme qu'au chateau. II aimoit; il étoit timide, & il en étoit plus aimable; it ne pouvoit vaincre une efpece d'embarras qu'il reffentoit toujours k la vue de James. Pour Fanny, elle eüt bien voulu haïr Thaley : mais il avoit rapporté de nouveaux agréments. Elle fe retiroit, lorfqu'il entroit chez fon pere; cependant elle Ie regardoit, baiffoit vite les yeux, 8c ce regard la laiffoit dans un trouble qu'elle avoit de la peine a cacher. Thaley, de fon cöté, imaginoit mille prétextes pour la voir; fa préfence étoit néceffaire a fon bonheur. II rencontre un jour Fanny k quelques pas de la ferme : elle lui paroit plus belle, plus féduifante qu'il ne 1'avoit encore vue; un joli chapeau fur la tête, des fleurs de prés qui tomboient négligemment k fon cöté , les cheveux dans un défordre préférable k toute 1'élégance de l'art,_le fein agité, quelques larmes qui s'échappoient de fes beaux yeux fur fes joues de rofes : c'eft fous eet afpeft enchanteur qu'elle  18 F a n n r, s'offril aux regards de Thaley; elle étoit afïïfe au pied d'un arbre, & l'on découvroit aifément qu'un chagrin profond occupoit ce jeune cceur. Le Lord s'élance è fes genoux : — Vous pleurez, Fanny! auffi-töt elle fe leve en s'écriant : Monfeigneur ! 11 veut lui prendre la main : elle la retire avec précipitation, s'efForce de s'éloigner, & de regagner la ferme. — Non, belle Fanny, vous ne me quitterez pas. Eh ! que vous ai - je fait, ma chere Fanny ? quel crime ai-je commis ? — Ah ! Monfeigeur, laiffez-moi, laiffez, que je coure è mon pere; il m'a défendu de vous parler, de vous voir; Monfeigneur, cela eft bien affreux, ajoute-t-elle, en laiffant échapper fes larmes avec plus d'abondance, d'avoir voulu abufer de notre pauvreté! ..... vous avez- chagriné mon pere, tous mes parents! je n'ai point mérité eet affront de votre Grace. En prononcant ces dernieres paroles, elle s'avancoit vers la maifon, Sc elle pleuroit y laiflant tomber fa main, dont lë Lord s'étoit faifi une feconde fois. ■— Ah! divine Fanny, ne m'aceufez pas i c'eft mon ami qui eft. le fetil  Histoire Angloise. 19 coupable; non , jamais, jamais je n'aï eu Qette déteftable penfée; foyez - en bien affurée. Moi! ne vous point refpecter, quand je vous aime a la fureur! Et qui fur la terre mérite des hommages plus que vous ? Belle Fanny , foyez la maitreffe, la fouveraine de Thaley : diclez-lui des loix, & fa gloire fera de vous obéir. II appercoit James qui marchoit vers eux avec un air de mauvaife humeur, & comme pour gronder fa fille. Mon cher James, pourfuit le Lord, je le redirai devant vous, è la face du ciel, j'adore votre charmante fille; c'eft la vertu même fous les traits des grafes, & je m'applaudis de mettre a fes pieds mes richefles, mon rang, mon cceur. Fanny rougiffoit, Ievoit fes beaux yeux mouillés de larmes, regardoit Thaley, Ie trouvoit moins criminel que fon pere ne 1'avoit dépeint, && rebaiffoit les yeux. Oui, continue-t-il , je vous le déclare , James; Fanny m'apprend que le fentiment doit triompher de tous les préjugés. II entre dans la maifon; & devant  20 F A N N r, la femme & les autres enfants, il ajoute : Fanny fera ma digne époufe; qu'elle parrage mon nom, mes honneurs, mes biens; elle aura toute mon ame. Reegis mes ferments, mon adorable Fanny, tu vois ton amant Sc ton mari a tes genoux. Quelle agiration, quels tranfports dans le cceur de Fanny ! Que faitesvous, Monfeigneur, dit James, en relevant Thaley ? C'eft nous qui devons nous profierner devant vous; je fens tout le prix de vos bontés ! mais, quoique peu inïlruits & gens groffiers, nous^ favons nous rendre juftice; ma fille n'eft point née pour porter le nom de Lady Thaley; ce titre appartient a des Demoifelles de votre rang; Fanny, Monfeigneur, eft votre humble fervante; elle n'a qu'un feul maitre audeffus de vous, 1'honneur. Non, Monfeigneur, je ne fouffrirai point que vous vous méfalliez : je ferois un domeftique indigne de vos bienfaits, &de ceux de Monfeigneur votre pere , dont la mémoire me fera toujours chere & facrée , fi je cédois a cette paffion qui vous aveugle aujourd'hui. Ma femme Sc Fanny même auront  HIS TOI RE ANGLOISE. 21 cette facon de penfer, & j'ai 1'honneur pour elles de vous repréfenter votre devoir &c le notre. N'eft-il pas vrai, ma fille , que ce font-la tes fentiments ? — Oui, mon pere : &c ce oui eft prononcé d'une voix tremblante : on auroit dit que le cceur de Fanny eüt voulu reprendre ce oui fatal. Quel triomphe pour la fille de James ! elle aimoit le Lord, car il ne faut pas le difïimuler; & avec quelle joie fecrete elle voyoit combien elle en étoit aimée 1 il franchiffoit 1'intervalle des rangs, il 1'élevoit- jufqu'a celui de fon époufe. Thaley n'en refta point a cette démarche ; tous les jours, il revenoit auprès de James; même obftination a lui demander fa fille en mariage, même refus de la part de ce digne pere. Mylord prend la réfolution d'écrire a Fanny; il pofe la lettre au pied d'un arbre ; il favoit qu'elle ne pouvoit paffer par un autre chemin, & il comptoit affez fur cette curiofité, qui nous eft fi naturelle , pour efpérer que Ia fille du fermier ramafferoit eet écrit; il n'y avoit point mis d'adreffe. Fanny arrivé, voit le billet a terre, & ba-  22 F A N N T , lance li elle y portera Ia main; elle fe retiroit fans 1'avoir ramafle, elle tourne la tête, revient fur fes pas, cede k un mouvement involontaire qui 1'emporte, prend la lettre, 1'ouvre en tremulant , Sc lit ces mots : » Vous reconnoitrez aifément de qui » eft cette lettre, & a qui elle eft adreflee; »> elle eft de l'homme le plus tendre Sc le » pluspaflionné,a la femme la plus ado» rable Sc la moins fenfible. La belle » Fanny peut-elle ignorer que le bonw heur du Lord Thaley dépend d'elle » feule Sc du refpeftable James ? Je ne » puis que lui donner ma main Sc mon » cceur; eet hommage eft bien peu au gré » de mon amour; je le fais : mais c'eft » tout ce qui eft en mon pouvoir. Si » vous m'aimiez, li vous aviez un feul » fentiment de pitié pour Ië malheu»> reux Thaley, il feroit bientöt au com« » ble de fes vceux; 1'amant de la divine » Fanny deviendroit fon époux. Ah ! »> cruelle} voulez - vous me caufer la » mort, a moi qui ne laifle pas échap» per un foupir qui ne foit pour vous, » pour vous feule? preffez votre pere, m de fe rendre a mes defirs. Croyea  HlSTOIRE ANGLOISE. 2,3 » que vous ferez Ia plus heureufe & ff la plus adorée des femmes; James » m'oppofe d'inutiles oMacles : il me » parle de naiflance, de grandeur : Ia » vertu & la beauté mettent tous les »> rangs au niveau. D'ailleurs, je vous » 1'ai dit : la nature a conftaté 1'éclat »> de votre noblefle, en vous prodi» guant tous les charmes; eh! quelle » Souveraine a 1'empire de Fanny? »> J'ajouterai un mot, Vous avez lu » Paméla : fon égale doit avoir Ie mê» me fort, & recueillir Ia même ré» compenfe. Votre réponfe décidera » fi Thaley finira une vie déplorable, 9 ou s'il goütera le bonheur fuprême. » Votre fidele amant, Tjialey. Ah I Monfeigneur , s'écria Fanny, pourquoi ne fuis-je pas Lady ? pourquoi ne fuis-je pas Reine ? vous n'auriez rien a defirer. Oh! il ne fouffre pas tous mes tourments. Que n'efl-il de ma condition ! j'irois me jetter aux genoux de mon pere & de ma mere, & je ferois fa femme. Le pauvre Seigneur! comme il m'aime! non, affu-  24 Fanny, rément, il n'a jamais eu 1'idée d'abufer de mon honnêteté, je me fuis toujours bien doutée que c'étoit une invention de ce méchant Thoward. Fanny tenoit cette lettre a la main, la relifoit cent fois, & toujours avec un intérêt plus vif & des exclamations de tendrefle & de douleur. Elle eft incertaine fi elle la montrera a fon pere ; elle voudroit bien cependant ne lui rien cacher. Elle 1'appercoit, court vers lui, & en verfant des pleurs qui lui coupoient la parole : — Tenez, «ion pere, voici une lettre de Monfeigneur , que j'ai trouvée Le bon Seigneur! il eft bien malheureux! s'il alloit mourir! James lit la lettre : — Fanny, vous ne m'avez jamais rien déguifé; aimeriez-vous Monfeigneur? (C'eft alors qu'elle éclate en fanglots.) Tu m'as tout dit, chere enfant; tu n'es point devant un juge : tu es dans le fein d'un pere, d'un ami tendre. Fanny, qu'attends-tu de cette malheureufe pafïion ? L'honneur t'eft cher? — Oh! mon pere, mille fois plus que la vie. — Com■ment pourrois-tu te flatter de parvenif au rang de la femme de Mylord ? veux-tu  HlSTOIRE AnQLOISZ. 45 Veux-tu que j'abufe d'un moment de foiblefle pour trahir tout ce que je dois a mes maitres , a mes bienfaiöeurs ? Rougirois-tu de ton état, & de ma pauvreté ? Mon pere , dit Fanny fondant en pleurs , & joignant les mains, le Ciel m'eft témoin combien je vous ehéris & vous refpeöe i w_ Eh bien, ma fille , fi tu m'aimes, fi til aimes 1'honneur , ton devoir , la Religion , tu étoufferas cette tendrefle qui feroit pour toi la fource des plus grands malheurs , & peut-être d'une honte éternelle : nous nous féparerons pour quelque temps; tu iras te retirer a dix milles chez ta tante Harris, oü tu refteras cachée , jufqu'a ce que Mylord quitte fa terre , & retourne a Londres, oii il t'oubliera. — Monfeigneur m'oublieroit, hélas! — Va, ma chere Fanny tu ne connois pas les Seigneurs ; tu t'imagines qu'ils font comme nous' autres gens de la campagne; j'ai habité Londres pendant quelques années: leurs amitiés ne font point de longue durée. Prends un mari de ta forte, fi tu veux être aimée, & rendre ta familie heureufe. C'eft 1'égalité qui produit h confiance; & fans la confiance, mon enfant Tomc I, b '  26 F A & NT, il ne faurait y avoir de bon manage» •Demain tu partiras; je dirai a ta mere que ta tante te demande, Sc je la pré- viendrai. Va tout préparer pour ton voyage. La foudre avoit écrafé Fanny; fon pere la laiffe feule; c'eft alors qu'elle fent toute la force , tout 1'empire de 1'amour. Elle s'affied , la tête appuyée fur les deux mains, & fe répandant en fanglots amers : — Ne plus voir Monfeigneur ! m'en féparer 1 fouler aux pieds, fa tendrefle , fon bonheur, le mien !... me brifer a ce point le cceur!... Eh ! pourrai-je y réfifter ?.. Ah ! mon pere , qu'exigez-vous de moi ? Aurai-je le courage de vous obéir, de me trainer jufqu'a mon exil, jufqu'è mon tombeau ? Ma tante recevra mes derniers foupirs!., Oh ! j'en mourrai... ah ! Lord Thaley Lord Thaley... James étoit affez clair-voyant pour lire dans le cceur de fa fille : il vit Ie trouble qui 1'agitoit; il 1'aimoit tendrement , Sc il croyoit lui donner une preuve de fon affection paternelle , en la dérobant a la paffion du Lord. Le moment fut arrêté pour le départ fatal; perfonne ne favoit oü alloit Fanny, ex-  HlSTOIRE AnGLOISE. «epté fa mere, qui s'affligeoit avec fa fille en la voyant plongée dans un chagrin qu'elle s'efforcoit de diffimuler. Fanny, en faifant fes apprêts, laiffoit cchapper des foupirs ; elle rencontre un des garcons de la ferme, qui lui étoit fort attaché ; elle craignoit a chaque inftant d'être furprife par fon pere. — Dis-lui, mon cher Williams, (en tournant toujours la tête ) dis-lui que je ne 1'oublierai jamais, & que je fuis bien a plaindre. — Et a qui voulez-vous, Mifs, que je porte ce meffage ? — Et ne te 1'ai-je pas dit, mon ami ? C'eft a Monfeigneur , qui m'aime, & qui defireroit m'époufer... & mon pere s'y oppofe. Un moment après : — Non, mon ami, ne lui dis rien ; j'offenferois mes parents, mon devoir; je manquerois a la vertu... Peut-être, un jour, il apprendra que je fuis morte... & que c'eft pour lui. Williams, je fuis bien malheureufe! mon pere ne fent pas ce que je fouffre ! Tandis que cette infortunée étoit en proie aux fentiments les plus oppofés, James paroit: —Allons, ma fille , embraffez votre mere, vos freres & vos B z  2% F a n n r] fceurs: partons. Je me charge moi-même de vous conduire , Sc fur-tout obfervez le fecret. Quel moment terrible pour Fanny ! elle quittoit ces lieux qui ï'avoient vue naitre, qui avoient vu s'échapper fes premiers foupirs; elle tournoit lés yeux chargés de larmes vers le chateau : Sc de quels coups alors elle étoit frappée ! e'étoit une victime qui fe traïnoit audevant du coüteau mortel. Un domeftique arrivé de la part de Mylord : — Monfieur James, venez vite, Mylord vous demande ; il eft au lit, bien malade. Bien malade, s'écrie Fanny; voila fon cceur plein de nouvelles agitations. James court au chateau ; il trouve en effet Mylord accablé d'une groffe fievre : Thaley ordonne qu'on le laiffe feul avec fon fermier. Affeyez-vous , mon cher James, lui dit-il d'une voix * mourante. — Mais, Monfeigneur... — Affeyez-vous, vous dis-je.... James, vous voyez votre ouvrage ! — Comment, Monfeigneur ! —Oui, vous vous obftinez a me refufer Fanny ; hélas ! vous ferez bientót débarraffé de mes folljcitations; le chagrin de ce refus me  HlSTOIRE AtJGLOIsf. 2i) eonduit au tombeau. — Ah! Monfeigneur , vous me percez le cceur : moi, être la caufe de votre mort, tandis que je donnerois mille fois ma vie pour vous ! Mais, Monfeigneur, jugez vousmême de ce que je dois faire: ma fille eft-elle de votre rang ? eft-ce a des domeftiques k s'allier avec leur Seigneur ? Cette paffion finira ; vous reviendrez de votre aveuglement Non, James, non, je ne cefferai jamais d'adorer votre fille. Je la venge des torts de la fortune , en 1'élevant a moi; & qu'eft-ce que feroit la nobleffe, fi elle ne s'enorgueilliffoit pas d'être aflbciée k la beauté & a la vertu ? La première Reine fut la plus belle &c plus vertueufe des femmes. Fanny mériteroit 1'empire de 1'univers. — Monfeigneur, voilé le langage de 1'amour : mais c'eft k moi de vous parler celui de la raifon ; je vous conjure de 1'entendre. Je ne ferois point excufable. Mon ami, le deffein en eft pris , Fanny fera ma femme, ou vous creuferez ma foffe ; voyez , mon cher James, fi vous voulez öter la vie au plus tendre des maitres. II lui tend les bras, prend fes mains, les mouille de fes larmes. B 3  3° F J N N ï , Ce bon vieillard étoit déchiré par mille impreffions difFérentes. — Encore une fois, Monfeigneur, que dira votre familie, Londres, le monde entier ? Non, il ne m'efl pas poffible de confentir a une pareille union, fans manquer a tous mes devoirs... pourquoi faut-il que, vous ayiez vu Fanny ? _ James, je me lierai a Fanny par un mariage fecret, que je déclarerai après la mort de mon oncle : il eft fur les bords de la tombe. Allons, mon ami, rendez-vous; vous ferez mon bonheur, celui de votre adorable fille & de tous les vötres; vous ferez mon pere, continue-t-il, en embraflant le vieillard qui étoit accablé de fa fituation; je vous fais de nouvelles inftances: accordez-moi la vie ; elle dépend de mon union avec Fanny. Je vous le répete, mon cher James, ne craignez point que mes parents ni la Cour s'ofïenfent de mon mariage : ils verront, ils connoitront Fanny; & toute la terre , n'en doutez point, prendra mes fentiments. Le bon homme étoit immobile ; il avoit les yeux baiffés; il foupiroit. Thaley appelle fes gens ; on 1'aide a fortir de fon lit; on 1'habille; il monte dans  HlSTOJRE AnGLOISE* 31 fa voiture avec James, & fe rend a Ia ferme; il s'élance aux pieds de Fanny , qui étoit accourue a la porte , fuivie de fa mere. — Oui! voila mon époufe! c'eft la femme de mon cceur, la femme que le Ciel m'a deftinée, & je n'en veux point avoir d'autres. La mere recule, frappée d'étonnement. Son pere, pourfuit le Lord, confent k mon bonheur, & fans doute t vous ne vous y oppoferez pas; vous allez tous trois m'être unis par les nceuds les plus chers & les plus refpecfablef. Fanny étoit plongée dans les illufions d'un fonge. Le Lord continue avec vivacité : Belle Fanny , c'eft k vous de confirmer ce confentement qui fait Ie charme de ma vie. Elle lui laiffe prendre fa main , qu'il couvre de baifers; Thaley lit enfin fon triomphe fur ce front ingénu. C'eft dans de tels moments que 1'ivreffe de 1'amour eft inexprimable; voila ce qu'on peut appelier la jouiffance du cceur. Et quel plaifir approche du plailir enchanteur de fe dire : Je regne fur une ame qui n'eft occupée que de moi ? Qu'il eft peu d'amants heureux, s'il faut eet aveu du fentiment pour mettre le comble a leur bonheur! B 4  32 F A N N t; Fanny gardoit le filence : mais fes yeux parloient; quelquefois ils fe tournoient vers fon pere, comme pour le confulter fur fa réponfe. Ses parents ( epuifent encore les repréfentations les plus fortes : le Lord paffionné fait les repouflèr toutes; après bien des combits, des refus , des prieres , des larmes al eft donc re'glé que Mylord époulera fecretement Mifs Fanny. U vole a fes amis. Sir TWard , depuis quelques jours, étoit venu le rejoandre a la campagne ; Mylord , après le fouper , fait retirer fes domeftiques, demande du vin, & apprend A la fociété qu'il eft décidé ó donner fa main è Fanny. Thovard recoit cette confidence avec indignation ; & laiffant éclater un rire amer, il boit a Ia fanté de Mylord Thaley, gcndrc dupayfan James. Le pauvre Lord efTuye toutes les raülenes , toutes les humiliations; il fe defend , il préfenfe les graces , Ia beauté , les vertus de cette fille de fermier : de nouveaux ris plus infultants • on revient toujours è lui montrer 1 homme de qualité déshonoré & dégradé par un tel mariage. 11 eft inutile  HlSTOIRE AnGLOISE. 33 d'obferver que Thaley avoit beaucoup de vanité, Sc que ce vice affreux du cceur humain y eft fouvent plus fort Sc plus dominant que Ia nature Sc 1'amour. Cependant il mourra, s'il ne poffede pas Fanny; c'eft fa derniere réponfe a toutes les objeétions , & il ne fauroit la pofféder, qu'en devenant fon époux. S'il employoit la force ou 1'artifice, toute cette familie, qui lui étoit chere, périroitde chagrin; Fanny elle même le regarderoit avec horreur. II veut être dans fes bras, Sc en être aimé Sc eftimé ; en un mot, il ne peut être heureux, qu'en faifant le bonheur de cette charmante fille. Et comment accorder fon amour avec ce qu'il doit a fa dignité, au monde, a fes amis ? Sir Thoward, après s'être répandu en déclamations, en projets d'une exé« cution odieufe ou impraticable, s'écrie: Pour celui-ci, Meffieurs, vous 1'adopterez ! Tu as donc bien envie , mon cher Thaley , d'être 1'heureux poffeffeur des charmes de la petite Fanny? — Je préférerois le feul plailir de la voir, è celui de fubjuguer toutes les beautés de Londres. — Eh bien , mon B 5  34 F a n n r, ami, embraffe-moi, rends-moi graces d'un expediënt qui conciliera k la fois ton honneur, tes plaifirs, ton rang, qui ne te brouillera ni avec ton oncle , ni avec toi- même; repofe-toi fur mes foins de tous ces arrangements. Que veux-tu dire? parle, reprit Thaley.— N'eft-il pas vrai que ton deffein eft de te marier avec Fanny ? — Sans contredit. Apprends donc comme je m'y prendrai, & admire mon intelligence , & ce que peut fur moi 1'amitié! J'ai dans le voilinage un honnête Miniflre qui fera k ma dévotion; eet homme la a fait plus de mariages que tous tant que nous fommes nous n'avons eu de bonnes fortunes. Nous aurons anili des témoins gagnés ; en un mot, mon ami, tu feras marié , & tu ne feras point marié ; tu dois m'entendre : tu le feras affez pour avoir Ie droit de jouir dans les bras de ta Fanny de tout le bonheur que je te fouhaite. Quoi! interrompt Thaley, je trahirois Fanny ! ( & il fe leve avee fureur.) — Un moment; écoute-moi, Chevalier aux dignes fentiments , & reprends ta place. Par ce mariage fuppofé, tu viens k bout de fatisfaire tes  HlSTOIRE ANGLOISE. 35 defirs, fans t'expofer au reffentiment de ton oncle... avec le temps, ton amour s'affoiblira. — Je cefferois d'aimer!... — Sois-en fur, mon ami; qui eft-ce qui n'a pas éprouvé de ces paffions a tourner la tête ? Lorfque tu feras revenu de ton ivreffe, que tu viendras k rougir toi-même de ton extravagance, tu dédommageras Fanny de cette petite fupercherie, en lui affurant un revenu convenable pour fon entretien; oh , je ne m'y oppofe pas; & ce fera payer aflez cher 1'honneur d'une fille de campagne. Diras-tu encore que je ne me prête pas aux accommodements? — Abominable ami , quels odieux confeils ! que j'aille, a la faveur d'un auffi infame artifice, arracher une fille du fein de fon pere ! que je trompe Fanny , ajoute Thaley en verfant des larmes .' non , cruel, ne 1'efpérez pas, je 1'épouferai k la face du ciel, k la face de la terre. A la bonne heure, que mon mariage demeure fecret: mais qu'il foit fcellé par la bonne foi, par les ferments les plus faints. — Fou ! me laifleras-tu achever? Si Fanny a toujours ton cceur, qu'elle mérite en effet de porter le nom de ta femme, B 6  36 F a n n r, qui t'empêche, après cette épreuve Sc la mort de ton oncle, d aflurer cette union, Sc la revêtir alors de ce qu'il y a de plus facré ? Ce fera une nouvelle marqué d'amour que tu donneras a ta Fanny, puifque la poffeffion n'aura pas éteint tes feux. On ne fauroit exprimer la défenfe de Thaley , fes larmes, fes refus, les affauts de fes amis , & fur-tout ceux du corrompu Thovard, qui employoit tout fon efprit pour entraïner le Lord dans 1'action la plus déshonorante. I!s triomphent; Thaley cede : la foibleffe eft toujours prés du crime. Qu'un amour emporté par les fens, differe d'une tendrefle délicate qui fe plaït dans fa pureté, & qui ne cherche a éclater que par des privations & des facrifices ! Le fcélérat Thoward préfide a eet affreux complot; tout eft arrangé pour cette union fimulée. Vingt fois Thaley, déchiré de remords, eft fur le point de fe jetter aux pieds de la malheureufe Fanny, Sc de révéler ce myfiere infernaf; fon indigne ami 1'inveftiffoit de toutes parts, & J'accabloit, en quelque forte , de fon génie de trahifon. Le perfide Thaley eft enfin dans le feia  Histoire Jnglojse'. 37 cPun ange de beauté & d'innocence; il recueille des plaifirs légitimes, ces plaifirs délicieux qui ne doivent être que le prix de la vertu ; & c'étoit le crime même qui les goütoit, Cependant le Lord fentoit un noir poifon qui le dévoroit. Fanny n'avoit point quitté la maifon paternelle; elle adoroit fon mari: c'étoit la tendre Eve, telle que Milton nous la repréfente, foumife aux volontés d'Adam, & confervant fa pudeur clans les bras de fon époux. II y avoit pourtant des moments ou le plaifir fuyoit de fon cceur; une caufe inconnue y faifoit entrer la mé' lancolie; fon pere &c fa mere partageoient fa trifteffe. Mais de quels traits étoit frappé Thaley, lorfque les yeux venoient a s'attacher fur cette arlorable créature, li touchante, li ingénue, fi innocente dans le fein même des plaifirs , & qu'il avoit trompée ! Souvent quand elle voloit au-devant de lui, & qu'elle lui prodiguoit de timides careffes, il la repouffoit; il laiffoit couler des pleurs; fon crime lui caufoit un frémilïement continuel. Quelquefois il s'écrioit: Ah! perfide Thovard, perfide Thoward !  38 F a n n r, Re\toit-il ce vil fédudïeur: — Cruel! dans quel piege m'as-ta entrainé ! tu penfes avoir fervi mon amour ? tu m'as rendu le plus coupable &c le plus malheureux des hommes ! une horrible amertume eft répandue fur mes plaifirs... mes plaifirs ! eh ! je n'en goüte point; mon cceur fe révolte fans ceffe; il me reproche comme un larcin honteux, jufqu'au moindre regard de Fanny!... Thovrard, je ne 1'éprouve que trop! il n'appartient qu'a la vertu de connoitre le bonheur. J'ai pu trahirla candeur, la vérité, la fainteté de la nature, 1'amour le plus tendre... J'avouerai tout, je réparerai tout; je brüle de confacrer ces nceuds qus Tim» pofture & 1'artifice ont tiffus; dut 1'Angleterre, le monde entier s'y oppofer, Fanny... je terai fon légitime époux. Thaley, rappellé a Londres par fon oncle, eft enfin obligé de quitter Fanny , de s'en féparer quand il en étoit toujours plus épris. Thovard ne le perd point de vue; il craint que la diflimulation ne 1'abandonne ; il le preffe de garder le fecret : il eft préfent a fes adieux; Thaley jure a Fanny une tendreffe inviolable; il lui promet de re-  ïfisToiRE Angloise. 39 venir inceffamment a fesgenoux; elle ne peut s'arracher des bras de fon mari„ C'eil dans ces moments terribles que 1'amour, que fhonneur tourmentent Thaley ; il voyoit Fanny a fes pieds, les arrofer de larmes. II fe trouble ; non, lui dit-il au milieu des fanglots , je ne fuis pas digne de te pofleder : tant de charmes Sc de vernis méritoient un autre fort; apprends... Thoward Pentraïne dans fa chaife, Sc le dérobe a un aveu qui pefoit a fon cceur, & qui alloit lui échapper. Fanny fuit le Lord des yeux; Sc dès qu'elle ceffe de 1'appercevoir , elle tombe évanouie dans les bras de fa mere. Nos érudits Sc nos philofophes fe récrient contre les preffentiments.; ils Igs traitent de chimères Sc d'abfurdités : mais il n'y a point d'homme, s'il s'interroge de bonne foi, qui n'avoue que, dans les circonftances critiques de fa vie, il a été, pour ainfi dire , averti par une voix intérieure & fourde que l'on pourroit appelier la prédidfion du malheur; cette voix s'élevoit avec fon accent lugubre dans 1'ame de Fanny 4 qui n'étoit pas même exempte de ces  4° F a n n r, fecretes allarmes dans les heures du repos : des fonges finiftres venoient ajouter aux trifles penfées que le jour avoit produites. Elle fe rappelle les adieux de fon mari, fon agitation, ce dernier mot qu'il n'avoit point achevé; alors elle eft comme-frappée d'une effrayante lumiere, & elle ne voit plus qu'un enchaïnement de difgraces prêtes a 1'accabler. James ne ceffoit de regrefter Ie moment oü Fanny s'étoit offerte aux regards du Lerd. Hélasl difoit k fa femme ce bon vieillard, notre pauvre fille n'eüt-elle pas été plus heureufe d'époufer un homme de fa condition ? il ne Pauroit point quittée; ils fe fuffent foulagés, confolés dans leurs tfavaux ; je les euffe ferrés dans mes bras; ils m'auroient foutenu aux bornes de la vie; ils m'auroient fermé les yeux. Ah ! ma chere Fanny, le bonheur n'eft que parmi nous. Thaley, arrivé a Londres, eft emporté par Sir Thoward de plaifirs en plaifirs ; le perfide connoiffoit le cceur humain: il favoit que les foibleffes répétées affoibliffentla voix des remords; il entrainpit fon ami dans des fociétés  Histoirï Angloisè. 41 «mi émouffoient en lui la délicateiTe du fentiment; tous les jours il effacoit quelques traits de 1'image de Fanny. Thoward avoit fait confidence au Lord Dirton, oncle de Thaley, de Faventure de fon neveu ; c'étoit de concert avec ce Seigneur qu'il travailloit k ramener fon ami k ce tourbillon d'amufements, la ruine & la mort des grandes paflions. Dirton étoit de ces hommes de cour, qui, parvenus k étoufFer la nature , ne font remués que par Fintérêt & la vanité , & traitent de petiteffe tout atttre fentiment; Famour fur-tout leur paroit la chimère d'une ame refferrée & fans énergie ; ils ne croyent ni k fon pouvoir, ni même a fes plaifirs; ils regardent la tendrefle comme une marqué de pufillanimité , & ils penfent que , pour s'élever au grand , il n'y a point de facrifices auxquels on ne doive fe foumettre. C'eft ainfi qu'ils immolent le vrai bonheur pour courir après un bonheur factice qui les fuit. Dirton s'attendoit k perpétuer fon rang & fes dignités dans fa familie , & c'étoit une nouvelle carrière qu'il voyoit s'ouvrir k fon ambition démefurée.  42 F a n n r, Thaley commencoit a être attaqué de 1'efpece de contagion qui 1'entouroit; il perdoit de fa fenfibilité; moinS emprefie a recevoir des nouvelles de Fanny , il trouvoit a peine le temps de lui écrire; fon amour diminuoit, s'affoibliiToit; il ne fe paffoit point de jout que les plus jolies créatures de Londres ne fuffent pour lui autant de Circés^ qui cherchoient a le plonger dans un égarement dont il ne put revenir. Le premier des ennemis de Fanny étoit la jeuneffe de Thaley : è eet age, at-on Ie courage de fe rendre compte de ce que l'on fent ? L'étonrdiffement enveloppe le cceur; il eft réfervé a lage mür de goüter les vrais plaifirs; les premiers moments oü l'on entre dans le monde , produifent une ivreffe aufli dangereufe peut-être pour Ia véritable volupté que pour Ia raifon. , Thoward , parmi fes féductions, ne neghgeoit pas d'intéreffer la vanité du jeune Lord : c'étoit, comme nous 1'avons obfervé, autant de coup mortels que 1'adroit corrupteur portoit a Fanny, plus cruels même que toutes les careffes de ces rivales méprifables de la fille de James. Quand Thovard  Histoire Angl&ïse. 43erut pouvoir être affuré du fuccès de fes artifices, il confia au Lord Dirton les difpofitions oii il avoit amené fon' neveu. Thaley avoit vu au fpedtacle avee une efpece d'émotion Lady Cary, fille du Lord Dorfon; c'étoit de ces beautés plus jaloufes de féduire, que d'être aimées, qui négligent la vérité de la nature, pour recourir a tous les mer.fonges de 1'art, Sc dont Porgueil ne demande qu'a exciter du bruit, Sc qu'a étendre le nombre de leurs adorateurs; Lady Cary n'avoit pas perdu un coup d'ceil de Thaley, Sc elle avoit redoublé de coquetterie pour le mettre dans fes fers; fes fuccès ne lui étoient point échappés. Cette circonftance favorable au projet du Lord Dirton lui fut rapportée ; il concerta avec le pere de Cary les moyens d'attacher Thaley, la maifon du Lord Dorfon lui fut ouverte ; la jeune Lady , a chaque vifite, lui paroiffoit plus charmante. Sir Thovard , que nous pourrions comparer au héros infernal de Milton, déployoit toutes fes tentations, tous fes artifices; il ajoutoit aux attraits de la fille du Lord, aux graces de fon efprit; il fai-  44 F a n n r, fok parler fur-rout fa hawte nobleffe^ & Péclat qu'une telle alliance répandroit fur le mortel fortuné qui feroit fon époux. Enfin, Mylord Dirton, inftruit des progrès du complot, déclare a fon neven qu'il fe propole de demander pour lui en mariage la fille du Lord Dorfon ; il lui apprend même que c'eft une affaire décidée, & qu'il eft aimé de la jeune perfonne ; qu'en un mot tout eft prêt, & qu'on n'attend plus que fon aveu pour fceller cette union. Je me flatte, continue-t-il, que vous ne me défavouerez pas : c'eft un des plus riches & des plus brillants partis de 1'Angleterre; le Roi & toute la Cour verront cette alliance avec plaifir. Thaley change de couleur, tombe aux pieds de fon oncle, lui expofe , avec des larmes, fa fituation, les engagements qu'il a pris avec Fanny, la néceflité oü il eft de les confacrer par un mariage légitime. Dirton d'abord l'embraffe, le carefTe , lui répond avec une feinte bonté, employé tout ce qui peut éblouir fon neveu : il demeure inébranlable. La fureur, les menaces fuccedent aux prieres ; Dirton chaffe Thaley de fa préfence; ce malheureux Lord  HlSTÓIRE AnGLOISE'. 45 va fe réfugier dans le fein du ferpent Thoward; celui-ci, plus infinuant, plus dangeréux , le ramene a fon oncle; enfin, après bien de Ia réfiftance , bien des combats, Fanny eft facrifiée , & le lache Thaley époufe la fille du Lord Dorfon. S'il eft permis de donner des couleurs moins noires a fa perfidie , on dira qu'il fut , en quelque forte, trainé a 1'autel, qu'il pleura dans les bras même de fon époufe celle qui étoit la femme de fon cceur, la femme avouée & nommée par le Ciel; on dira que 1'image de Fanny s'élevoit toujours au fond de fon ame. Le cruel Dirton s'étoit chargé d'annoncer a la malheureufe fille de James fon arrêt de mort; il avoit promis a fon neveu de leur affurer un revenu fuffifant, qui pourroit,difoit-il, les confoler de ce coup terrible. L'oncle adroit n'en refta point a ce triomphe; il craignoit toujours que Fanny ne difputat la vidoire; il fit nommer Thaley envoyé dans une des Cours de 1'Europe, les plus éloignées de I'Angleterre; Thaley partit donc avec* fon époufe, accompagné de Sir Thovard, qui ne lui  46 F js n k r, laiffoit pas un moment de réflexion, & qui 1'entretenoit fans ceffe de fes dignités & de fon éclat, foible dédom* magement des douceurs de l'innocence &c du véritable amour. Les inquiétudes & la fombre mélancolie de Fanny augmentoient. Quelques femaines s'étoient déja écoulées, elle n'avoit point recu de lettre de Thaley; elle ne pouvoit repouffer des foupcons cruels. En vain étoit-elle raiTurée par fon pere , par toute fa familie : comment fe dilïïmuler le filence d'un homme qu'elle adoroit ? Elle comptoit les jours, les heures, lesmoments qui lui reftoient a confumer dans les pleurs, jufqu'au retour de la faifon ou elle devoit revoir fon époux. II faut aimer, pour fentir tous les tourments attachés a 1'abfence. Fanny avoit toujours les yeux fixés fur le chateau, elle alloit fouvent s'affeoir a l'ombre de 1'arbre, au pied duquel le Lord s'étoit mis a fes genoux; elle fe rappelloit ces expreffions de tendreffe échappées a Thaley la première fois qu'elle lui préfenta des fleurs; elle relifoit fes lettres, les baignoit fans ceffe de larmes ; elle cherchoitas'aveuglerfur desfroideursque le  HlSTOIRE JnGLOISE. 47 fentiment eft prompt a faifir, & qu'avec la même vivacité, il eft porté a excnfer. Enfin, le Lord étoit tout ce qui 1'occupoit. Un exprès arrivé de la part du Lord Dirton ; il demande a remettre un billet de ce Seigneur a James. Le bon vieillard recoit avec fa politeffe ordinaire le meffager; il le fait afïeoir, prend 1'écrit fa tal, & lit ce qui fuit : » Je n'employerai point, mon cher » James, le ton de 1'autoriié. Je vous » épargne des reproches que votre im» prudence & votre conduite mérite» roient, & je veux croire que la bonté w paternelle vous a aveuglé. Vous avez » du fentir que votre fille n'étoit pas ■» faite pour devenir 1'époufe de mon » neveu, il faut donc que vous renon» ciez a toute prétention. Vous trouve» rez dans cette lettre un billet de cinq » cents livresfterlings. Qu'il ne foit plus » queftion de cette folie du Lord Than ley, ou craignez de m'offenfer ". Le Lord Dirton. L'infortuné vieillard n'a pas achevé cette ledture, qu'il tombe fans connoif-  43 F a n n r, fance ; il étoit feul; fa femme & fa fille arrivent; elles le relevent, le font revenir a la vie ; il voit fa fille , il frémit: Ah! ma tendre fille! viens ma pauvre Fanny, dans mon fein. — Mon pere , qu'avez-vous ? pourquoi ce trouble , ces larmes, ces fanglots ? Mon pere !... — Ma fille... ma fille, nous fommes perdus ; toutes nos craintes n'étoient ques trop fondées; le Lord Dirton... Eh bien! — II veut caffer ton mariage , & il a Pinhumanité de m'offrir de I'argent pour prix de notre honneur; Mylord ne fera pas ton époux... — Je neferois point fa femme?... Et que ferois-je donc ? Ce peu de mots eft fuivi d'un évanouiffèment; on porte cette malheureufe fille dans fon lit, oh elle demeure dans une efpece de léthargie. Reprenez, dit avec fureur Ie vieillard au meffager, reprenez ce billet & ces bienfaits odieux; je ne fuis qu'un pauvre homme , ajoute-t-il avec les fanglots les plus profonds ; mais Mylord ne m'ötera point mon honneur; c'eft un bien que je tiens de Dieu , & perfonne fur la terre , pas même le Roi, ne fau* roit me Farracher ; il faudra que Monfeigneur  HlS TOTRE ANGLOlSE. 49 feigneur m'aflaffine , qu'il foit le bourreau de ma fille, de ma familie entiere , avant que nous renoncions a nos droits , avant que nous brifions des nceuds facrés. Je vais trainer ma déplorable vieilleffe aux pieds du Lord Dirton ; je me rendrai en prifon, & l'on nous jugera... La nature eft au-deffus des Lords , & l'on n'aura pas déshonoré impunément un honnête homme, qui s'eft toujours montré le digne ferviteur de Mylord. Qu'allez-vous faire, interrompt 1'exprès, qui pleuroit avec ces bonnes gens ? Mon ami, quel fera le fruit de vos plaintes ? On ne calfera point le mariage de Mylord Thaley... — De quel mariage parlez-vous ? Vous ignoreriez que le neveu du Lord * Dirton vient d'époufer Lady Cary, la fille de Mylord Dorfon ? — Mylord eft marié avec une autre que Fanny !.., — Et il a même quitté 1'Angleterre. O Ciel! ( s'écrie James, en fe promenant tout égaré de douleur ), & l'on fe joueroit des liens les plus refpectés! Mylord peut-il avoir une autre époufe que Fanny ?... Allons; je cours a Londres; je vais y chercher la mort ou la juftice: le Lord Dirton ne fauroit me la refufer. Tornt ƒ, C  5® F a n n r y II entre dans la chambre de fa fille ; qui commencoit a r'ouvrir les yeux: — Ma fille 1 tu ne fais pas tous nos malheurs, tous les crimes du Lord Thaley !... II eft marié. — Marié — Oui, marié avec une autre que toi. — Thaley m'a trahie ! — Prends courage ; nous avons pour nous le bon droit Sc 1'honneur ; je vole a Londres, Sc je reviens te rendre la vie. Mylord Dirton feroit-il un barbare, un tigre, qu'on «e pourroit amollir ? Ma chere enfant, (il la preffe avec tranfport contre fon cceur) va , ce n'eft pas vainement que je porferai le nom de ton pere. On ne fauroit décrire 1'affreufe fituation de Fanny. Quels nouveaux coups encore, quand elle apprit que le Lord Thaley étoit parti! James, après avoir fait fes adieux a fa femme Sc a fes enfants, après être revenu plufieurs fois pleurer dans leurs bras , fe met en chemin pour Londres, ou il accompagne 1'exprès du Lord Dirton. Fanny ne fort de fon fommeil de douleur, que pour s'écrier d'une voix expirante : C'eft vous , Thaley, qui me trompez, qui jurez a une autre cette tendrefle que vous m'aviez jurée l c'eft  HIS TOI RE ANGLOISE. $t Vous qui Pépoufez, qui Paimez ! Une autre eft votre femme! Vous partez, barbare ! vous partez, & vous me laiffez a Popprobre, au déshonneur, a lx mort J je ne fuis plus votre Fanny ! Ah ! Mylord , étoit-ce vos biens , votre rang que j'aimois ? Vous lifiez dans mon cceur, dans ce cceur que vous percez aujourd'hui; vous favez que je n'adorois que vous, que vous feul; ö Dieu!.'. & c'eft vous qui m'aiTaffinez, qui me déshonorez , qui faites mourir de douleur mon vertueux pere! Enfuite elle retomboit dans fon accablement. Jamais toutes les fcenes de malheur dont la terre abonde, n'avoient offert de fpettacle plus touchant. • L'exprès de Mylord Dirton entre dans fon hotel , fuivi de 1'infortuné vieillard. A peine fe préfente-t-il aux yeux du Lord , qu'il lui demande des nouvelles de fon meffage : on lui remet pour teute réponfe dans les mains le billet de cinq cents livres fterlings. Comment, s'écrie Dirton ! eet impüdent auroit refufé mes bontés ? II eftla, reprit le domeftique. Qu'il entre, pourfuit Mylord avec colere; je fais comment ii faut traiter des gens de C 2  5ï F a n n r, cette efpece. James paroït, & fe jette aux pieds du Lord. Oui, Mylord , dit ce malheureux pere, dont la voix expiroit dans les larmes , j'ai refufé ce prix de men déshonneur, paree que rien ne pourroit le payer. Je n'ignore pas que je fuis le ferviteur de votre maifon , une créature condamnée au «■efpetf. & a la foumiffion la plus humble ; j'ai fait tous mes efforts pour em« pêcher Monfeigneur votre neveu de penfer a un mariage fi difproportionné: il ne rm'a point écouté, & ma fille n'a été dans fes bras que fous le nom de fa femme. Vous êtes le maitre de notre fort, Mylord ; mais le Ciel a tiffu ces nceuds, & il n'eft. que le Ciel feul qui puiffe les rompre. Notre unique tache efè ma condition obfem-e, & ma pauvreté : il n'y a jamais eu dans pies parents, de lacheté, ni d'opprobre d'ame.... Viendriez-vous, Mylord , arracher la vie a un pere, k une mere, a une fille, a des malheureux enfin, qui preferent Phonnêteté k tout ce qui peut être de plus cher ? J'embraffe vo» genoux; vous leverez les yeux fur un miférable pere qui réclame votre humanité, votre juffice*,. — Ma jufiice  Hi s toi re Angloise. 53 feroit de te faire chalfer a 1'inftant de ma maifon. Comment! avoir Paudace de rejetter mes bienfaits Quand tu aurois cent filles, infolent vieillard , cinq cents livres fterlings vaudroient mieux qu'elles toutes. Crois-moi, n'abufe pas de ma bonté , reprends ce billet, fors, &c ne t'avife jamais dereparoïtre devant moi. — Je ne fortirai point, replique le vieillard courageux, avec cette fureur fublime qui éleve l'ame au-deffus de tous les rangs, & qui met au niveau tous les hommes; je ne fortirai point; je ne demande que la juftice, & je 1'obtiendrai. II faut que vous me perciez le cceur, ici, k vos pieds , ou je cours dans Londres k tous les tribunaux ; j'irai jufqu'au tröne ; j'y porterai mes plaintes , mes larmes, mon défefpoir , mes droits. Je fuis, ajoute 1'honnête James avec des fanglots éloquents, un pauvre fermier: mais je fuis pere, & un pere outragé; on entendra mes cris; ils frapperont, ils déchireront tous les coeurs; ils retentiront dans les ames les plus infenfibles, & l'on prononcera entre nous. J'ai pour moi la nature & la vérité.Je meurs de douleur, MyC 3  54 Fan n r, lord; non, je ne puis croire que Mylord Thaley ait formé d'autres liens; on a voulu par cette feinte tenter ma probité. Ah ! Mylord, encore une fois, voyez a vos genoux un malheureux pere, qui les embraiTe avec foumiffion , qui ne les quittera point qu'il ne vous ait touché. Je n'implore que 1'humanité , la feule humanité. Vous fütes pere, Mylord; c'eft un pere expirant de vieilleiTe Sc de douleur, qui fe traine a vos pieds.... non, vous ne ferer point capable d'une action auflï indigne de votre rang ! il n'eft pas poiTible...—- Tiens, rëprend Dirton, je te donne encore cinq cents livres fterlings, & qu'il ne foit plus queftion de toi ni de ta fille— Vous refufez de m'entendre , Mylord ? vos nouvelles propofitions font de nouveaux outrages dont vous m'affaffinez. Eh bien Mylord , vous m'arracherez la vie; vous vous fouillerez de mon fang; vous me foulerez a vos pieds... je ne retournerai point a ma fille. — Infolent ! je crois que tu veux chez moi me faire violence ! — J'y mourrai, ou vous m'accorderez votre confentement pour un manage qui ne fauroit vous désh>>  Histoire Anglotse. 55 norer. Fanny étoit unê fille honnête... Mylord, attendez tout de mon défefpoir : il eft affreux... — Tu me menaces, audacieux ver de terre! apprends toute la foibleffe de tes prétentions : je vois fur quoi fe fondent ton opiniatreté & ton orgueil; tu t'es imaginé que ta fille étoit liée a mon fou de neveu par des noeuds indiffolubles. Je voulois devoir a ta complaifance , a ton devoir, ce que j'obtiendrai p;.r des droits légitimes; fache donc que les tiens_ font chimériques , que ta fille a été le jouet de la tendrefle de Thaley, que ce mariage, dont tu ofes te prévaloir devant moi, n'a été qu'un ftratagême pour obtenir ce qui ne vaut pas, en vérité, mille livres fterlings. — Ma fille n'eft pas 1'époufe de Mylord Thaley ? — Jamais elle ne Fa été; elle a été fa maitreffe, mon ami, & c'eft encore bien de 1'honneur que t'a fait le Lord mon neveu. Un coup de tonnerre n'eüt pas renverfé James avec plus de rapidité; il tombe a terre, privé de connoiflance. Mylord Dirton fort de fon appartement , ordonne froidement qu'on mette eet homme k la por te . lorfqu'il fera re^ C 4  56 F A N N T , venu è lui, & qu'on lui compte mille hvres fterlings. Ce fpecfacle eüt ému les faiivages les plus féroces; ce vieillard étoit étendu fur le pavé , fes cheveux blancs fouillés dans la pouffiere & dans les larmes; il refpiroit a peine, & la paleur de la mort fe répandoit fur fon vifage. Un domeftique, plus homme que fon maïtre, fefentattendri pour eet infortuné; il le prend dans fes bras, le rappelle a la vie; James ouvre les yeux, pouffe un cri, & retombe fur Ia terre : _ Elle n'eft point mariée I on a trompé ma fille 1 ah! Dieu! Dieu i II fe releve avec impétuofité; il cherche Mylord ; il eft obligé de fe raffeoir; les forces lui manquent, & il ne peut que verfer un torrent de larmes, &c tourner de temps-en-temps de lon^s regards vers le Ciel. Ce domeftique compatiflant s'efforce de le confoler; il 1'exhorte a plier fous fa mauvaife fortune; il lui repréfente la qualité & le crédit du Lord Dirton ; il finit par lui révcler toutes les circonftances du mariage feint de Thaley avec Fanny. James défefpéré , s'arrache les cheveux , parle de poignarder Mylord Dirton ; 1'Inrendant lui apporte mille livres fternngs :  HlSTOIRE AnGLÖISE. 57 • Tenez : ils font comptés. Croyezmoi: I'argent eft un remede pour bien des maux ; la fortune... Le vieillard ne le lailfe pasachever; il accable eet. homme d'un coup d'ceil ou éclatoit tout ion mépris, & jette la fomme loin de lui avec cette vive indignation, 1'élan d'une ame navrée de douleur. — Mi» férable ! que ton maitre garde fes infames richeffes. Va, il a accumulé affez d'affronts fur ma tête chauve ; je vois trop que je n'ai d'autre p»tecteur,d'autre vengeur que Dieu : c'eft donc lui que j'implore ; c'eft a lui que j'en appelle; il punira les fcélérats qui ont trompé ma rille , ma chere Fanny. Mon ami, ajoute-t-il, en s'adreiTant au domeftique charitable qui lui prenoit les mains, & qui vouloit 1'adoucir, li vous faviez quelle femme l'on a outragée! Ah! mes pauvres enfants! comment aurai-je la force de vous annoncer... Je fens que la mort m'attend ici; c'eft ici que demeurera mon cadavre; il atteftera Ia vengeance divine, cette fuprême juftice que peut réclamer le dernier des hommes, & qui ne lui refufe point fon appui. Ce malheureux pere étoit égaré de C 5  58 Fanny, défefpoir; il difoit qu'il vouloit aller fe jetter au pieds du Roi, qu'il pourfuivroit Mylord Thaley, qu'il fepréfenteroita Ia chambre des Pairs, qu'il y rendroit les derniers loupirs; qu'il demanderoit que fa biere y reftat, jufqu'a ce que fa fille eüt obtenu juftice. Je fuis pere & Anglois , s'écrioit-il; ma caufe eft celle de la nature & de la nation; elle intéreffe tous les hommes, & Dieu fera mon premier juge; celui-la ne fe Iaiflë point corrompre. I^e domeftique tente de nouveauxefforrs pour le ramener peu-apeu ; il lui fait entendre que tous les éclats, fa mort même feroient inutiles, lui montre 1'autorité desgrands qui écrafent toujours fous leurs pieds & avec impunité les petits; il 1'entraïne enfin aquelques pas de 1'hötel du Lord Dirton , dans une chambre qu'occupoit Ia femme de cette créature compatiffante : elle recoit James avec cette humanité , le partage de ceux que 1'audace infolente de la grandeur & de la fortune appelle gens du commun, & qui vaut mieux affurément que la politeffe faufTe & fans caraöere des gens comme ilfaut. L'état de James ne peut fe dépeindre; il répétoit : Ah J ma chere Fan-  Histqire Angloise. 59 ny, ma pauvre fille, chere enfant de mon cceur, te voilé donc déshonorée, toi, toi qui préferes 1'honneur a la vie! Oh ! pourquoi le traitre Thaley n'eft. il pas venu plutöt t'immoler dans mon fein? quelle eft mon efpérance? Enfuite il fembloit qu'il alloit expirer dans les pleurs. Le généreux domeftique, fans ceffe plus ému, feint d'être malade , & accompagne James qui avoit eu la noble hardieffe d'écrire au Lord Dirton une lettre remplie de tout le fublime de la vertu réduite au défefpoir. II ne doit point paroitre étonnant que James parle ainfi : qu'on fe fouvienne qu'jl étoit inftruit; & puis, une ame vraiment vertueufe fe développe, s'éleve, s'ennoblit, & domine dans les circonftances oii elle eft intéreffée fortement. James étoit pere; il étoit offenfe. On a de tous les temps obfervé que tous les hommes devenoient des prodiges de valeur, de fermeté , d'éloquence , dès qu'ils étoient emportés par les grands mouvements de la nature, fource unique des actions éclatantes & des talents diftingués. Voici la lettre de ce vieillard fi attendriflant. C e*  6° Fanny, » Homme barbare, c'eft au nom du » Maitre fuprême de 1'humanité que » je t'écris: il n'y a d'autres titres k » fes yeux que ceux de la vérité & » de la vertu, d'autre rang que celui » de 1'honnête homme; tu 1'as dégradé » ce rang, tu t'es rabaiffé au-deflbus » des plus vils criminels; tu as enfoncé » mes derniers pas dans 1'opprobre &" » dans la fouillure. Pour récompenfe » des travaux d'un vieux ferviteur, qui » mangeoit au prix de fes nobles fueurs » un morceau de pain , tu portes la » défolation dans fon cceur expirant, » tu flétris dans fon fein même, 1'hon» neur de fa fille ! Ah ! cruel, le Ciel » vous redemandera compfe des lar» mes de fang que vous me faites ré» pandre. Votre déteftable neveu.... » je le cite au tribunal de Dieu, a ce » tribunal oü I'orgueil de la naiffance, » 1'impunité de Ia fortune, 1'audace du » crime, oü la féduéfion ne trouve » point d'accès. Nous ferons vengés, » Mylord; vous aurez un jour des re» mords d'une aéfion fi abominable; » il ne fera plus temps ; vos triftes » viflimes feront toutes dans la fofie; » c'eft de cette fofie que s'élevera mon  Histoire Angloise. 61 cri, un cri éternel, jufqu'aux cieux..» '** Vous avez déshonoré ma vieillefle; w vous avez couvert de la boue de * 1'infamie, un homme, une familie " entiere qui vous fervoit, qui vous w aimoit, qui croiffoit k 1'ombre de vow tre protecïion... vous avez opprimé * la foibleffe & 1'innocence... Je vous »> rends , k vous & a votre perfide w neveu, la ferme & les biens qui m'é» toient confiés : qu'un abyme, que » 1'enfer s'y ouvre, pour vous englou» tir vous &c vos pareils! Nous irons » arrofer de nos larmes une autre ter» re , nous y deflecher de mifere & » de douleur, y pouffer nos derniers » foupirs... Inhumain 1 puiffe ma let» tre porter dans votre ame tous les » traits dont vous m'affaflinez ! Un » homme réduit a 1'extrêmité oii je » fuis, eft au deffus de toute crainte; » faites-nous donner la mort; ce cri» me doit fuivre néceffairement celui »> que vous venez de commettre; il » fera moins affreux fans doute , & >♦ c'eft tout ce que James brüle de vous » devoir". Ce pere affligé quitte Londres, en  02 Fa n n r, chargeant cette ville d'imprécations; fon défefpoir augmente & éclate a 1'approche de famaifon; ilnel'a pas plutot appercue, qu'il s'écrie avec des fanglots : Voila 1'afyle de ma pauvreté ! c'eft la que j'élevois ma malheureufe fille dans 1'innocence Sc la vertu ! c'eft la fon berceau, qui a été pour nous la fource d'une humiliation éternelle!... Eh ! comment m'offrir a leurs regards? De quels traits vais-je les frapper ? Aurois-je cru que eet opprobre fut réfervé k mes derniers jours ? Ce domeftique, fon guide fidele, le foutenoit; James fe traïnoit vers la ferme ; fa femme Sc fa fille venoient audevant de lui; Fanny marchoit a peine; elle étoit expirante : elle fait un effort pour fe jetter dans les bras de fon pere; elle s'écrie : Eh bien, mon pere? James la ferre contre fon fein avec un frémiiTement affreux; Fanny eft trop inftruite par ce trouble : — Je ne fuis point la femme de Mylord Thaley? (James ne répond point.) Je n'ai plus qu'a mourir. Ils s'afieyent. James enfin, au milieu des pleurs & des fanglots, leur raconte de quelle facon outrageante il a été recu de Mylord  HlSTOIRE ANGLOISE. 63 Dirton ; quand il vient a 1'horrible trahifon de Thaley , au mariage fimulé, fa fille avec un cri : — J'ai été trompée a ce point! je ne fuis point fa femme! A peine a-t-elle prononcé ces derniers mots, qu'elle tombe a terre comme frappée de la foudre. Ce domeftique qui avoit accompagné James, a 1'ame déchirée par ce nouveau fpectacle. Fanny eft remife au lit qu'elle n'avoit quitté que pour fe trainer audevant de fon pere. James la couvroit de fes baifers & de -fes pleurs. Fanny reprend Pufage des fens. — C'eft Mylord Thaley qui me trompe, qui me trahit! devois-je m'attendre a de pareils coups? Aufli-töt cette infortunée fe releve du fein de la mort; une force fnpérieure paroit 1'animer ; on eut dit qu'un miracle lui avoit donné un autre cceur. Elle s'appuye fur fon bras: le courage prend dans tous fes traits la place de la douleur accablante; elle femble commander a fes larmes de s'arrêter. Allons, mon pere , dit cette fille niblime, oublions jufqu'au nom du fcélérat qui a cru me déshonorer; mon honneur eft encore tout entier dans mon cceur..»  64 Fanny, c'eft lui, c'eft ce monftre qui a perdu le fien; il a abufé des nceuds les plus facrés; il m'a trompée... il ne m'a point öté 1'innocence de 1'ame. Seroisje criminelle a vos yeux, aux yeux de Dieu? Mon pere, il me feroit aifé de mourir: qu'ai-je a efpérer dans la vie ? Mais je veux être votre confolation, votre appui; vous & ma mere vous ferez tout pour moi; fortons de cette terre de crimes; allons... oü Mylord Thaley... oü fon image ne me fuivra point, ( & la un torrent de pleurs lui échappe.) Ah ! ne prononcons plus ce nom; oublions-Ie; oublions-le; arrachons-le de mon cceur. Mon tendre pere, je fuis prête a me foumettre aux travaux les plus pénibles, les plus humiliants, a tout, a tout, pourvu que vous viviez, que vous plaigniez, que vous aimiez votre Fanny, qui n'eft point coupable.... Non, je ne fuis point coupable : je fuis la plus malheureufe des femmes. A ces mots , de nouvelles larmes trahiffent fa fermere. Cette déplorable familie fe détermine a quitter ce lieu fatal; Fanny nepeut cn fortir, fans y tourner plufieurs fois  HlSTOIRE AnGLOISE. 65 les yeux; & quels regards! il fembloit qu'elle laiffat dans ce féjour la partie la plus fenfible, Pétincelle la plus viye de fon ame. Sous cette efpece d'héroïfme, Pamour ne perdoit point de fa force; cette Fanny fi courageufe pleuroit peut-être davantage en fecret; les ames honnêtes font les plus tendres. Ces infortunés fe retirerent chez le Miniftre leur parent, qui avoit veillé k Péducation de Fanny. Pour le domeftique, il reprit la route de Londres; Sc ne pouvant fe réfoudre k demeurer plus long-temps attaché k un homme aufli barbare que le Lord Dirton, il demanda fon congé. Mylord Thaley, Pépoux d'une femme remplie d'agréments, dans le fein des honneurs &c des plaifirs, entouré du fafte de la confidération, étoit bien loin de goüter le véritable bonheur. Ce n'eft point de ce qui nous environne qu'il faut 1'attendre; c'eft de nous-même; c'eft d'une ame innocente & paifible; & celle de Thaley étoit déchirée parun remordséternel. Comment auroit-il été heureux ? il avoit trahi la vertu & Pamour. On eüt dit que le projet de Mylady  66 f A n n r, étoit de yenger 1'outrage fait k la mal, heureufe fille de James. Elle avoit tous les travers d'une femme de qualité : d une froideur rebutante pour fon mari ,6c animee de tout 1 efprit de la féduöion a 1'égard des autres hommes. Elle eto,t belle, vaine, fiere; cette nerte cependant n'empêchoit point quonnelui reprochat une infinitéd'aventures dont Ie bruit vint jufqu'aux oredies de Mylord. II employa le ton de Ia douceur & de la repréfentation: on ne ecouta point; il me„aCa de 1 autorite d'un époux : on lui répondit par des eclars indecents. La fille du Lord JJorfon fe fentoit appuyée d'un grand nom, & dun crédu confidérable a la ^our : il fallut que Mylord dévorat les pemes. Mylady lui procuroit fouvent les occafions de fe rappeller Fobjet infortuné qu'il avoit outragé pour prix de l'ardeur Ia plus pure; ilcont. paroit fa fituation paffee k fon état E!*?V 1 raPProchoit charmes modefies, Ia tendrefle ingénue, la candeur fi touchante de Fanny de la beauté orgueilleufe, & de la cóquettene d une époufe qui cherchoit peu k lui plaire. Dans ces moments, il for-  HlSTOIRE JNGLOJSE. 67 moit des regrets; il verfoit des larmes ; il pronongoit, en gémiffant, le nom de Fanny : mais Thoward s'attachoit a détruire cette image qui revenoit fans ceffe dans I'ame de Thaley; il le précipita dans des égarements continuels, &C le plongea enfin dans la débauche de 1'efprit &c du cceur. Quelques années s'écoulerent, pendant lefquelles Thaley demeura enfeveli dans cette efpece de mort de I'ame & de la raifon; il retourna en Angleterre avec fa femme, qui continua a lui caufer les chagrins les plus cruels; elle le déshonora par fes intrigues multipliées, le brouilla avec fes parents, & 1'avilit aux yeux de la Cour. Mylord , accablé de douleur, eitt cependant une confolation : Mylady mourut, lui laiffant des dettes, des ennemis, des ridicules & des afFronts. C'eft alors que Thaley fe livra fans réferve a une difïïpation fcandaleufe; il n'y avoit point cle taverne a Londres ou il ne fut connu comme le héros du libertinage , & Thoward partageoit les honneurs de cette réputation. Le hafard les conduit avec d'autres amis au café de Brown; la converfation  68 F a n n r, tombe fur 1'honneur, fujet fi rebattuj & qui, graces au peu de progrès de la raifon humaine, eft encore fi neuf. Eh.' de quoi parlez-vous-lè, Meffieurs, dit un mconnu, dont 1'age mür & 1'extérieur fimple annoncoient cependant urf hommage refpeftable ? Que ne traitezvous des matieres plus a votre portee ? Que ne diiTertez-vous fur les courfes de chevaux, fin- les genres de mufique, fur les modes de France? Que voulezvous dire, interrompt brufquement Mylord Thaley? Ce que je veux dire, répond I'inconnu, en regardant Thaley avec une forte de fermeté! que vous deyriez être Ie premier a ne tenir jamais de femblables difcours. — Comment 1 je ne connoitrois pas 1'honneur? r? Vous ! Eh Ml y a fi peu de gens qui le connoilfentl — Infolent.' — Je ne fuis pas un infolent: je fuis un homme vrai. Quelqu'un auffi-töt vient demander eet homme fingulier, & I'entraïne hors du café. L'aiTemblée demeure interdite. Meffieurs, dit Thaley, vous êtesbien periuadés que je n'en refterai pas a 1 etonnement; je fais quel eft mon devoir, & vous apprendrez s'il me conyenoit  HlSTOlRB Angloise. 69 de parler de 1'honneur. II fort avec fon ami Thovard, qui enflammoit encore fa colere, & ils font des perquifitions. Le lendemain, de grand matin, Thaley va fe rendre a la maifon oü 1'inconnu occupoit un appartement de peu d'apparence; il heurte k la porte; 1'inconnu qui étoit fans domeftique, ouvre en difant: Mylord, je ne vous attendois pas fitöt; fouffrez que je me remette au lit. — Vous m'attendiez donc ? — Affurément. — J'aime k voir du moins que vous me rendiez cette juftice. D'abord, Monfieur, qui êtes vous ? — Qui je fuis ?... Un homme. — Vos titres ? — Mon cceur, & 1'amour de la vérité. — Vous favez quel eft mon rang ! — Votre rang! on vous appelle Lord, & je le crois : vous reffemblez affez aux gens de votre efpece; mais ni vous, ni eux, encore une fois, ne parlez jamais de 1'honeur; je vous donne un excellent confeil; c'eft une converfation qui vous eft fi étrangere! — Vous m'infultez, & je me flatte que vous m'en ferez raifon; qui que vous foyez, je veux bien me mefurer avec vous. — Je fens tout le prix de cette faveur. Vous vous croyez donc  70 Fanny, digne de m'öter la vie, ou de la perdre... imprudent jeune homme 1 — Imprudent jeune homme ! Voila un ton familier qui ajoute a Poutrage... — Qu'eft-ce qu'un ton familier? N'allez-vous pas vous mettre dans la tête que je vous dois du refpeéï ? — Je vous le prouverai. — Seroit-ce en me percant Ie cceur ? vous fuppofez que le fort vous favorifera; li en effet il efr. pour vous , & s'il me refre encore Ia force de m'exprimer! oh ! n'attendez pas de moi du refpecf, n'en attendez... que du mépris, plutöt de la pitié. — Du mépris 1 votre compaffion 1 mon ami, hors du lit tout-a-Pheure, & que cette difpute foit terminée par ïa prompte fin de 1'un ou de Pautre : avec quelle audace eet impudent me traite! — Je ne fuis point un impudent , & encore moins votre ami; je vais me lever. L'inconnu fe leve, s'habille tranquillement, tandis que le Lord Thaley fe promenoit a grands pas dans la chambre , agité de fureur. Allons, dit-il, derrière Hidepark , & Ia , je vous ferai connoïtre ce qu'efi un homme de ma condition outragé. — Ün homme de  HlSTOIRE AnGLOISE, fl VOtre condition ! eh, voila encore 1'expreffion ordinaire des gens de votre forte! un homme de votre condition doit fe mettre au-defTus des autres par la probité 6c la vertu ; fans ces deux titres, il eft au-defTous de la populace la plus obfcure : que dis-je ? il ne peut lui être comparé, fi celle-ci s'acquitte de fes devoirs. Thaley frémifToit de col ere. A peine font-ils arrivés au rendezvous, que le Lord met 1'épée a la main, & follicite fon adverfaire d'en faire autant. --- Un moment, je vous prie; c'eft malgré moi que je me bats : eet aveu vous paroitra fingulier; vous me regarderez comme un lachè, un poltron; je ne fuis ni Pun ni 1'autre; quand je vous aurai dit mon nom , peut-être me rendrez-vous juftice; en attendant que vous Ie fachiez, voici ce que je puis vous apprendre : 1'inconnu découvre fon eftomac, & montre une multitude de cicatrices; il pourfuit. Le duel eft une action infame, contraire aux loix divines 6c humaines; c'eft un affaffinat; on ne doit expofer fes jours que pour fon pays; & il y a plus de gloire a viyre, & a remplir-  f2 F a N n r, fes devoirs, qu'a courir les rifques de mourir comme un furieux : il ne faut pas confondre la bravoure avec la vertil, & la première n'eft, fans 1'autre, qu'un mouvement aveugle de férocité : mais je céderai a votre envie ; j'aurai la complaifance, puifque vous le voulez abfolument, de me couper la gorge avec vous. Je ne vous demande qu'une feule chofe.—De quoi s'agit-il? <—Je vous ai offerde grievement, paree que j'ai prétendu que vous ne connoiffiez pas 1'honneur; avant que de nous battre; expliquez-moi, de grace, ce que vous entendez par ce mot honmur, 6c... tachez de vous calmer. — Mais je penfe que eet homme extravague ! — Non, eet homme n'extravague point: qu'eftce que 1'honneur ? daignez me répondre; quelle idee vous en êtes-vous formée? _ Mylord Thaley, bouillant d'impatience de fe venger, ne manque pas cependant de revenir .a toutes ces définitions fi connues & fi peu fatisfaifantes, — Avez-vous dit, Mylord ? — Oui.., & dépêchez-vous de me faire raifon. *- Un inftant. Vous êtes encore bien peu inftruit fur cette matiere! vous en publiez  HlSTOIRE AnGLOISE. 73 oubliez les premiers principes ? 1'honneur ne nous-impofe-t-il point Ia néceffité de tenir notre parole ? — Sans contredit. — Plus 1'être auquel on Fa donnée eft foible & fans défenfe, plus notre foi doit être facrée ? — Afliirément. — N'y a-t-il pas une lacheté dégradante a tromper , a trahir , k arracher par des fubterfuges le prix de laf vérité ? Seriez-vous homme, par exemple , k contracter de faux billets ? A ces paroles, Mylord fait un mouvement d'indignation. — De faux billets! — Vous vous êtes fouillé d'une action quï eft vingt fois plus flétriftante. — L'épée a la main. — Ecoutez-moi; & lorfque vous m'aurez entendu , nous nous battrons. Quand j'aurois mille vies, & que je les perdrois toutes fous vos coups, vous n'en feriez pas moins coupable. Je vous Fai dit : la vraie grandeur d'ame ne confifte pas a favoir mourir : elle confifte a favoir vivre. Et comment avez-vous vécu ?.. Vous ne feriez pas de faux billets! Et qu'avez-vous fait, barbare , lorfque vous avez abufé de 1'honnêteté , de Pamour , de la nature ? lorfque cédant aux fuggeftions de vos laches compliTome I, D  ^4 F A N N 2', ces , fous 1'apparence du ferment le plus refpecïé, le plus folemnel, vous avez déshonoré une malheureufe eréature, qui, fur la foi des autels, vous a recu dans fes bras innocents ? Qu'avezvous fait, quand, déchirant un jeune cceur plein d'une tendrefle pure , vous y avez porté la défolation & la mort ? Qu'avez-vous fait, quand vous avez couvert d'un opprobre éternel un vieillard expirant, des infortunés qui s'honoroient du nom de vos domeftiques , qui regardoient votre fein comme un afyle facré , & que vous auriez dü défendre, au-lieu que c'eft vous qui les outragez , qui les immolez ?... Vous m'entendez ?... L'amour , 1'innocence trahie , votre cceur , oui, votre cceur lui-même, li vous ofez y defcendre , tout s'éleve contre vous ; tout vous accufe , tout vous condamne, vous accable , vous punit... vous vous troui>lez ? Ah! s'écrie Mylord Thaley en pleurant, oui, j'ai manqué a 1'honneur, & voici ce qu'il m'ordonne de faire: ( il jette fon épée ) embraflez moi, gé» néreux inconnu ; vous m'éclairez ; vous me rendez a moi-même ; ah 1 dites-moi, dites-moi: qu'efl devenue Fan-  HlSTOIRE ANGLOISE. 75 ray ? Oui, je fuis un malheureux, Ie plus atroce, le plus déteftable des criminels. — Ah ! voila 1'honneur , Mylord , qui rentre dans votre ame : je reconnois le Lord , 1'honnête hommej! Ce qu'eff. devenue Fanny ? elle &c fa familie trainent leurs jours dans 1'amertume 6c dans la mifere; ils fe lont retirés chez un parent qui foutient leur déplorable vie ; 6c la malheureufe Fanny.... elle vous aime toujours. E!le m'aime, interrompt Thaley avec des larmes; elle m'aime !... Monlieur, je veux la voir, m'aller jetter a fes pieds, y mourir de repentir 6c de douleur ; vous aurez la bonté de m'y conduire. Sir Thoward , qui avoit fuivi de loin fon ami, accourt; il le trouve fondant en pleurs. Approchez, Thoward, lui dit Thaley , approchez, venez jouir du triomphe du fentiment: oui, je me reconnois coupable , & Monlieur (en pré« fentant Pétranger) avoit bienraifon de me reprocher que je n'étois pas fait pour parler de 1'honneur ; non, je ne Ie eonnoiffoispas; mes yeux font ouverts, mon ami, 6c je vole réparer mes crimes. Thaley lui explique les détails de «ette aventure : Thoward devient fuD 1  76 F J n n r, rieux, accufe Thaley de lacheté , & fond Pépée a la main fur l'homme refpectable qui avoit ramené le Lord a la vertu. L'inconnu tente les repréfentalions les plus fortes pour fe refufer a la rage de Thoward; forcé de lui céder, il s'écrie: Malheureux Thoward, c'eft toi qui as corrompu le fenlible .Thaley; tu m'obliges a me noircir d'un crime, a t'immoler ma vie, ou a t'arracher la tienne; rien ne peut te toucher: ibis donc puni, ou que ma mort affouviffe ta fureur, & te rende au repentir. Je prends le Ciel a témoin que c'eft malgré moi que je me porte a cette extrêmité. Thaley veut les féparer : Thoward n'écoute plus rien; il fe bat, l'inconnu le défarme, & lui rend fon épée, en difant: Vivez pour connoitre le remords & la vertu. Thaley fait de nouveaux efforts pour appaifer fon ami: Thovard tombe avec plus de furie fur fon généreux adverfaire , & en recoit un coup mortel qui Pétend fur la terre. Auffitöt l'inconnu le prend dans fes bras, aidé de Thaley, qui arrofoit fon ami de larmes; le vainqueur s'abandonne k la douleur la plus vive : II faut, dit-il avec des fanglots, que j'aye commis un  Histoire Angloise. 77 pareil crime! moi! verfer le fang humain, détruire mon femblable ! offenfer a ce point la nature & la religion! ah ! Mylord , ( en s'adrefTant k Thaley ) je partage votre défefpoir ; Thovard , vous Pavez vu , m'a contraint a me fouiller de ce forfait; je devois plutöt me IaifTer percer le cceur. Les domeftiques de Thaley viennent, & ils emportent le corps de Thoward , tandis que Mylord & 1'étranger, tous deux frappés d'un fombre chagrin, retournent a Londres dans la même voiture. Des payfans avoient été témoins du combat; tous dépolërent dans les informations en faveur de 1'inconnn. Thaley, revenu de fes premiers moments de douleur, apprit enfin que celui qui avoit tué Thoward, étoit un Officier de naiflance, du mérite Ie plus diftingué, &C connu par fa bravoure; retiré du fervice, & couvert de blefTures, il menoit la vie d'un vrai Philofophe , c'efi-a-dire, d'un homme, 1'appui & 1'honneur de 1'humanité ; il n'avoit point la morgue de ces charlatans de fagefle qui perdent leur faux bel-efprit i configner dans les livres médiocres &Z 0 3  78 F a n n r, inutiles, des fentiments qu'ils n'onf pas J fes jours étoient une longue fuite d'actions vertueufes; cinquante ans de probité&debienfaifance, voila ce qu'il oppofoit aux volumes entafles du pédantifme, & du favoir orgueilleux; il employoit la plus grande partie de fes revenus a foulager les pauvres; d'une piété auffi indulgente que fincere, il étoit toujours prêt a pardonner aux autres ce qu'il condamnoit en lui avec une févérité fcrupuleufe; &cequi n'eft pasmoins digne d'éloges, & ce qu'on peut regarder peut-être commerhéroïfmedu fage, il fuyoit 1'éclat, & s'enveloppoit de fa vertu; un tel homme vaut bien les Clarke & les Loke, & mérite aifurément d'être placé a cöté d'eux; on 1'appelloit Sir AVindham. Thaley vole a fa demeure. A peine Windham 1'a-t-il appercu : —-Mylord jefuivrai bientöt ma malheureufe victi' meau tombeau: je ne réiifte point a cette image; moi avoir öté la vie a un homme ! je devois avoir le courage de me refufer a une aöion auffi déteftable. Funefte préjugé, viendras-tu toujours tyrannifer Ia raifon?... Eft-ce ainfi que l'on fert fa patrie, 1'humanité? Eft-ce-la  Histoirs Jngloise. 79 1'objet de nos devoirs? Comme la vertu eft prés du crime. Une lombre mélancolie le pourfuivoit. Thaley, en plaignant le fort de fon ami, fe trouvoit obligé d'avouer qu'il étoit coupable, & qu'il avoit forcé Sir Windham a en venir a ces extrémités; il fe diiTimuloit encore moins que Thoward étoit Pauteur de tous ces égarements; qu'il 1'avoit entrainé è cette honteufe trahifon, la tache de fa vie ; que c'étoit lui, en un mot, qui avoit caufé les difgraces de la femme la plus digne d'être heureufe. A ce fouvenir, la mémoire de Thoward fe montroit fous des couleurs moins intéreffantes, & s'effacoit peu-a-peu aux yeux de 1'amitié. Sir Windham inftruifit Mylord des procédés cruelsdu Lord Dirton a Pégard de 1'infortuné James. Quel tableau pour Thaley ! fon ame reprenoit par degrés fa fenfibilité, & avec elle, Pamour des vertus; ces deux impreffions le fuivent: il n'eft fi peu d'hommes vertueux, que paree qu'il eft bien peu d'hommes fenfibles.Windham étoit une efpece de créature célefte qui venoit tirer Thaley de la fange de la terre, de cette contagion du vice dont Thovard Favoit infecfé; D 4  £o F a n n r, bientót le Lord ne refpire plus qu'après le moment qui lui rendra Fanny. Windham entre avec lui dans des détails qui augmentoient encore fon impatience de la cevoir. Cet homme eftimable, en parcourant les différentes Proyinces de 1'Angleterre, avoit été conduit par un heureux hafard chez Ie * ™?"e.',on s'étoient réfugiées Fanny «ia familie; il avoit appris de leur propre bouche leurs malheurs & Ia perfïdie de Mylord Thaley. Sir Windham cede avec plaifir a fon empreiTement; ils prennent tous deux le cheminduvillagequ'habitoitleMiniftre. t Thaley s'occupoit déja du bonheur de reparer fes injuftices; ils arrivent enfin. Quel coup frappe Mylord.' le Miniftre netoit plus, & l'on ignoroit les Iieux ou James s'étoit retiré avec fa femme «fes enfants : on dit feulernent qu'ils doivent languir dans Ia plus profonde nufere, s'iis ont pu réfiüer aux horreurs 5  8* F a n n r, nocenfe créature paroifibit avoir fix ou fept ans; un air de probité adoucifloit fon extérieur de pauvreté, & le rendoit intéreiTant; fes larmes, fes graces naïves vont tout-a-coup émouvoir Mylord; il confidere eet enfant; il s'attendnt; fes yeux ne fauroient s'en détacher. — Eh! qu'avez-vous, mon petit ami, pour vous affliger ainfi? — Hélas! Monfieur, ma chere, maman m'a dit qu'elle mourroit bientöt; elle m'a embraffé en pleurant, maman eft bien malheureufe! nous n'avons pas de quoi vivre... maman fouffre, & mon grandpapa eft malade dans fon lit. ( L'enfant tenoit ce difcours fi touchant au milieu des fanglots. ) — Pauvre créature!... & votre pere, mon cher ami ? -— Oh ! Monfieur, je n'ai jamais vu mon papa; tout ce que je fais bien, c'eft que c'eft lui qui nous a tous rendus malheureux ; maman enparle toujours; elle dit qu'elle 1'aime, & qu'elle 1'aimera jufqu'è Ia mort... quoiqu'il lui ait caufé bien des chagrins... & tous les jours elle me fait prier Dieu pour lui : c'eft bien mal a mon papa, ajoute l'enfant, en redoublant fes pleurs. Mylord troublé defcend de cheval,  Histoire Angloise. 83 & court a eet enfant, qui, au-lieu de fuir, lui tend les bras. — Mon petit ange, embraffe-moi, embraffe-moi : que tu es aimable!... & que font tes parents ? — Ils labourent la terre. — Ta mere, auiTi? — Elle eft la première, Monfieur, a travailler, quoiqu'elle n'en ait pas la force ; elle a foin auffi de mon grandpapa: je voudrois bien être grand pour 1'aider! elle eft bonne , ma chere maman ! — Et ou demeurez - vous, mon cher enfant ? — La-bas , Monfieur. ( II lui montre la chaumiere la plus miférakle, — Voudrez-vous me conduire chez votre chere mamarr? — Oh ! elle me gronderoit, Monfieur : maman ne voit perfonne. (Mylord l'embraffe encore. ) — Ne craignez rien; je ferai votre paix. L'enfant héfite, le regarde, & donne fa main; Mylord la prend dans une des fiennes, & de 1'autre tenoit la bride de fon cheval; Sir Windham le fuivoit de loin. Mylord approche; il découvre une malheureufe maifon couverte de chaume. entourée d'une have fort baffe , & une femme, qui, a quelques pas de la chaumiere, étoit affiffe fur les bords d un foffé, avec un hoyau a la main, & D 6  84 Fanny, comme accablée de fatigue & de mélancolie. L'enfant s'avance: — Maman, ne m'allez pas gronder, je vous en prie, fi je vous amene un Monfieur qui veut abfolument vous voir. Elle leve les yeux; Thaley tombe a fes pieds: Ma chere Fanny ! Mylord Thaley , s'écrie a fon tour Fanny ! en efFet c'étoit elle-même; elle perd auftï-tötl'ufage des fens; fon enfant fe jette dans fes'bras, au même infiant entre Sir "Windham. Thaley le premier revient a lui. —Ma chere Fanny, c'eft vous!.. Mon ami! j'ai retrouvé la maitrefle de mon cceur! C'eft vous, femme divine ! je fuis a vos genoux ! ouvrez les yeux; envifagez votre amant, votre époux, qui meurt defonrepentir. Ma chere Fanny, dans quel état t'ai-je plongée .' Thaley étoit profterné a fes pieds, ies ferroit contre fa bouche, les arrofoit de larmes. Fanny fort de fon évanouiflement, & fe laiflant aller dans Ie fein du Lord : — Mylord Thaley ? Oui, mon adorable Fanny, c'eft ton époux revenu de fes égarements, qui accourt fe rendre dans tes bras a Ja tendrefle , qui répand fon cceur a tes genoux, qui brille de toutréparer, Sc de  Hl s toi re Angloise. 85 faire ton bonheur ck le fien. Mylord, avez-vous embraffé votre hls, lui dit tendrement Fanny ? Cher enfant, courez dans les bras de votre pere. — Mon fils ! ö Dieu, mon fils!.. ici les larmes fuffoquent Mylord ; il careffe tour-atour Fanny & l'enfant; il les prefTe dans fon fein. Oui, Mylord, votre fils, pourfuit Fanny; c'eft le fruit de notre malheureux amour; je 1'ai élevé pour vous aimer , pour me furvivre , pour vous parlerde fa mere infortunée : car^ quelques jours plus tard , vous ne m'euiTiez jamais revue; j'étois dans le tombeau. Je lui aurois remis une lettre pour vous, & je me flattois... Elle ne peut actiever ; les pleurs lui coupent la parole , & Mylord la reprend dans fes bras : — Ah! ne me parle pas de mes crimes : j'en fens trop la punition; elle eft au fond de mon ame. Quoi! c'eft moi qui ai pu rendre malheureufe a ce point la plus charmante, la plus refpectable, la plus adorable des femmes! Ma chere Fanny , pourrai-je, a force d'amour &: d'aöions honnêtes, te faire oublier ma barbarie, ma trahifon, mon indigne trahifon?... (II pleure fur fes mains qu'il poirte a fa kouche.) Je ne  86 Fanny, m'excuferai point en te difant que Thoward m'avoit entrainé a eet excès d'horreur; non, il n'y a point d'excufe pour moi; je veux te paroïtre auffi criminel que je le fuis, pour devoir tout a ta - générofité, a ta tendrefle; pardonnemoi, ame célefte, pardonne è un homme qui va fe faire honneur de porter le nom de ton mari, le nom du pere de eet aimable enfant; ( & il ferre l'enfant contre fon cceur.) Et oii eft ton pere, mon pere ? que je le voye ! — II eft dans fon lit, ou le chagrin, plus encore que la mifere, Ie retient malade & expirant. — La mifere 1 ah ! ciel.'... mon cceur eft prêt a me quitter... Ah I refpeclable Windham, que je fuis coupable ! Quoi ! Fanny, vous êtes pauvre , & c'eft moi qui vous ai réduits a ces extrêmités!... & qu'eft-ce que je vois ? — Le pain qui foutient nos malheureux jours... un pain trempé de nos fueurs, de nos larmes. (C'étoit un pain groffier & noir.) A ce fpeclacle, Thaley a peine a fe foutenir; il leve les mains au ciel; des fanglots Fétouffent. —- Quoi! c'étoit-Ia votre nourriture 1.. tandis que moi... ö Dieu 1 Dieu.' ah 1 j'en mourrai; je me fais horreur; je ne  Histoire Angloise. 87 puis plus vivre... — Ah ! Mylord, que ce repentir a de charmes pour votre Fanny ! vivez pour en être adoré; elle vous a toujours aimé. — Elle m'a toujours aimé ! — Et pouvoit-elle vous haïr? (Elle lui tend les bras.) — Om, vous ferez ma femme , ma fouveraine; Londres a ëté témoin de mes égarements : il le fera de la réparation; je ne puis la rendre affez éclatante; oui, tu feras 1'époufe de mon cceur... chere Fanny, allons, que je tombe aux pieds de ton refpeöable pere. Fanny le prie d'attendre qu'elle 1 ait prévenu; elle craignoit que la préfence fubite du Mylord n'excitat une revolution funefte h ce vieillard languiffant. Elle ne favoit comment témoigner fa reconnoiffance è Sir Windham ; Mylord l'avoit inftruite en peu de mots de tout ce que ce digne ami avoit fait pour le ramener au fentiment & a 1'honneur. Fanny vole A fon pere. — Mon ten* dre pere, prenez courage; bonnes nouvelles.... — Mylord Thaley.... —H eft venu ; il reconnoit fes fautes, &... II feroit ton époux !.. ma fille, je goüterois avant que de mourir cette confolation!.. Oui, refpeöable James,  88 F a n n r, s'écrie Mylord, en fe précipitant dans les bras du vieillard , vous avez retrouvé 1'époux de votre fille, votre fils , votre fils qui vient pleurer fes fautes dans votre fein, & qui donneroit fa vie pour les réparer. James, pénétré de joie, de faififlement, ne peut que dire: Ah, Mylord!... des larmes coulent de fes yeux; il veut fe lever, & balbutie ces mots de refpeft... Refiez, mon pere, demeurez, dit Thaley, c'eft a moi a vous honorer, a vous refpecter ; je vous ai offenfé ; j'ai trahl la vertu , 1'honneur, 1'amour , le ciel , tout, Fanny : je viens fatisfaire a tout, vous demander pardon a vous, a votre chere fille, a 1'humanité que j'ai outragée dans 1'honnête James; oui, vous ferez mon pere, & votre fille mon époufe , 1'unique maitrefle de mon ame. II demande a Fanny ou efi fa mere. Hélas, reprendle vieillard, elle n'eft plus!., elle adoroit fa fille. — Je vous entends, voila de mes coups! coupable & mal. heureux Thaley, pourras-'tu expier tant de crimes? ah ! mon pere!.. ah! Fanny! Ces images ne peuvent fe rendre; c'eft aux cceurs fenfibles a fe remplir de cette fituation que l'on ne fauroit repréfenter.  HlSTOIRE AnGLOISE. S On parle de diner. C'eft -alors que Thaley eft pénétré de toute la mifere de ces infortunés; a peine avoient-ils affez de ce pain noir, dont 1'afpect feul avoit fait reculer le Lord d'effroi & de douleur; James expirant étoit encore un tableau qui eut remué les cceurs les plus endurcis. Chaque objetquis'ofFroit aux yeux de Thaley dans cette trifb? demeure, étoit autant de traits mortels qui le frappoient: mais quand fes regards venoient k retomber fur cette femme qu'il idolatroit, quand il voyoit la pauvreté & la fouffrance même empreintes fur fon vifage pale & défait, ces bras qu'il avoit ferrés dans les fiens avec tant de tendreffe, dépériflants de maigreur, il étoit déchiré par les remords, par ces toürments de I'ame, qui font mille fois plus aigus que toutes les tortures. Mais, divineFanny ,rediioit-il k chaque inftant, c'eft moi qui vous ai précipitée dans eet aby me de maux!... & vous'm'aimez encore ! Fanny lui repondoiten 1'embraiTant: Oui, Mylord, vous m'avez toujours été cher; & vous m'auriez donné Ia mort, que^ j'euffe encore baifé la main qui m'auroit percé le cceur.  9° F A U ïf T, S'il eft un fpectacle fur la terre qui piuffe^ attacher les yeux de la Divinité , n'en doutons pas , c'eft le repentit lincere, c'eft 1'amour pur & vertueux ce triomphe du fentiment humain. Mylord apprit que les deux fceurs de Fanny avoient peu furvécu a fa mere ; que fes frères, obiigés par le malheur de s'arracher de la maifon paternelle, fervoient des fermiers; qu'elle & fon pere, après la mort du Miniftre, tombés dans laplus cruelle indigence, etoient venus cultiver le petit champ oii ils avoient conftruit une chaumiere, & qui a peine leur fourniffoit de quoi' foutenir leur miférable vie. Fanny aimoit trop Mylord pour lui expofer de pareils détails; ils avoient pafte par la bouche de Windham. Thaley fit tranfporter James dans fon chateau, oii ce vieillard reprit bientöt la fanté; on prépara pour Fanny Ie plus bel appartement; & peu de jours après leur arrivée, Fanny, parée d'habits fuperbes, époufa Mylord Thaley. II n'eft pas befoin d'ajouter que Windhani fut un des premiers qui aflifterent a cette fête. Quelle agréable furprife pour James, quand Mylord lui préfenta fes  Histoire Angloise. 9l deux fils habillés d'une facon conforme a leur nouvelle fortune! Mon pere, ditil, j'ai voulu rendre notre familie heureufe; les freres de Fanny doivent être les miens, &c mon defiein eft qu'ils partagent mon bonheur. Le foir arrivé, Thaley ordonne a fes domeftiques qu'on le laiffe feul avec fon époufe. II fe jette k fes pieds: — Enfin, ma divine Fanny, vous allez être dans le fein d'un époux qui ne refpirera que pour vous faire oublier voï chagrins: me pardonnez-vous mes torts, tous mes affreux procédés, tous mes crimes ?... Les malheurs ne t'ont rien öté de ta beauté; mes larmes lui rendront fon écfet; c'eft mon ouvrage que je vois, & tu m'en es plus chere; tu as été ma victime : fois tout ce que j'aime, avec ce tendre enfant, qui te demande la grace de fon pere; la lui accordes-tu, femme adorable ? Fanny ne peut répondre que par ces pleurs détieieux, 1'expreffion du fentiment, & elle tombe avec cette heureufe ivreffe entre les bras de fon mari. O charmante & pure volupté , voilé bien tes ineffables douceurs! plaifirs de Pamour, qu'êtes-vous fans ceux de la vertu ?  92 Fanny, SirWindham étoit pret a fe féparer de Mylord Thaley, & k regagner fon obfcure retraite. La vertu fuit le monde, & ce n'eft que dans la folitude qu'elle jouit d'elle-même, & qu'elle entretient fa fageffe & 1'exercice de fa fenfibilité. Quoi! Chevalier, lui dit Mylord , vous refuferiez de recueillir le fruit de vos foins! Et ou trouverez-vous des objets qui vous flattent davantage ? Vous avez rapproché deux cceurs qui connoifTent tont le prixde vos i'ervices : goiïtez leplaifir de contempler vos bienfaits; vous m'avez rendu k la probité, a Fanny, au bonheur; eh ! puis je être parfaitement heureux, fi je ne vis pas dans le fein de Pamour & de Pamitié ? _ Fanny joint fes preffantes follicitations a celles de fon époux. — Vous nous quitteriez, généreux Vindham! ne devons-nous pas être votre familie ? ah ! ne vous dérobez point, ne vous dérobez point a notre reconnoifTance ; qu'a chaque inftant fes tranfports puiffent éclater. Sir Windham embraiTe Mylord Thaley , en laiffant couler ces douces larmes qui partent de I'ame. Allons, mes chers enfants, j'accepte lapropofition;  His Tol re Angloise. 03 je refte auprès de vous; vous confolerez ma vieilleffe, en me faifant voix qu'il eft encore fur la terre des cceurs fenfibles Sc vertueux. Ils viennent a Londres, Fanny fe mon* tre a la fois la plus charmante Sc la plus eftimable des femmes; elle fervit de modele aux Ladys, & prouva par fa beauté & par fes mceurs, que les graces & les yertus naiffent fouvent au village plutot qu'a la ville. Elle alloittous les ans revoir cette malheureufe chaumiere, oit Mylord Sc Sir Windham 1'avoient trouvée; elle y verfoit des larmes; ce fpectacle donnoit une nouvelle force a fes fentiments; 1'image de la pauvreté nous ramene toujours k la modeftie Sc a 1'humanité, uniques principes des autres vernis. Thaley, méprifé, déshonoré, accablé de chagrin, lorfqu'il étoit lié a Ia fille du Lord Dorfon, dut, en quelque forte, une feconde exiftence k la fille du fermier. Le pur amour le conduifit a la pratique des devoirs cfhomme, de citoyen Sc de fujet; il rentra dans le fervice qu'il avoit quitté, s'y diftingua, & y obtint les premiers emplois. Le Lord Dirton lui-même, ayant que de  94 Fanny, &e. mourir, reconnut 1'injuftice & la dureté de fes prócédés : il fit une efpece de réparation publique a James & a Fanny; il déclara Thaley fon héritier, & expira dans les bras de fa niece. James parvint a une vieillefTe avancée, une des récompenfes du Ciel, & Fanny eut plufieurs enfants, qui mériterent la tendreffe de leurs parents, 1'eftime de leurs eoncitoyens, & 1'éloge de la ponérité.  LUCIE ET MÉLANIE, NOUVELLE.  LUCIE  LUCIE ET MÉLANIE, NO U V E L L E. tfe^—m a mort de Louis XII avoit, RïiMlien quelque forte, changé l'efgj^^wjl prit de la nation. Un nouveau MaamMfll rpgnp apporte prefque toujours avec fbi de nouvelles mceurs. Les cabales, les intrigues fignalerent 1'avénement de Francois Ier. au tröne. L'Etat a long temps gémi des fuites funeftes de la haine irréconciliable qui divifa la Duchefle d'Angoulême, & le Conne'table de Bourbon; les Guifes ne furent pas moins animés contre les Montmorency. Ces différents démêlés produifirent des méconterits. II arriva ce qu'on doit néceffairement attendre des factions & des animoiités perfonnelles : les créatuTomt I. E  ♦58 LüCIE ET MÉ LA NI E , res de chaque parti furent facrifïées aux intéréts oppofés des chefs. Le Marquis de Rumigny, allié aux premières maifons du Royaume , dégoüté de la Cour, avoit fu prévenir les orages qui alloient s'y former. Fatigué d'être en butte a des révolutions continuelles, éclairéfur la petitefleSc la fauffeté de ce qu'on appelle pofïes éminents, grandeurs,dignités, las enfin d'un efclavage dont l'ambition même ne fauroit rendre le joug moins pefant & moins infupportable , voulant fur-tout jouir de la nature, de la vérité , & de lui-même , il s'étoit retiré dans un de fes chateaux en Picardie ; il donnoit fes moments de loifir a la chaffe , a la pêche, & aux plaifirs innocents de 1'agriculture , s'occupant du foin de contribuer au bonheur de fes vaffaux, attaché a leur faire aimer leur maitre & la patrie , & fuyant d'ailleurs tout ce qui pouvoit lui rappeller 1'infipide & dangereux féjour oü il avoit vécu. Cette efpece de philofophie, qui ne manquera pas d'étonner dans un courtifan jeune encore, n'empêchoit point le Marquis de recevoir la meilleure compagnie de la Province; il étoit reflé veuf avec deux  Nouvelle. 99 filles; une de fes parentes, quidemeuroitavec lui, leur fervoit de mere, & veilloit è leur éducation. Toutes deux avoient leur caractere, leurs vertus, leurs attraits particuliers. Lucie étoit de ces beautés impérieufes qui fubjuguent le cceur bien plus qu'elles ne le touchent; tout annoncoit en elle le delir de dominer; elle n'avoit qu'une facon de plaire, &c ne favoit qu'impofer des loix; cependant fous un air fier & dédaigneux, elle cachoit une ame noble & fenfible. Mélanie au contraire attiroit les hommages, fans les forcer; on eüt dit qu'elle ignoroit fes charmes; une douceur aimable fe ré« pandoit dans toutes fes actions : ce qui lui prêtoit un pouvoir bien au-deffus de celui de la beauté, Pintérêt du fentiment. Ses graces fe multiplioient a 1'infini, tandis que Lucie n'étoit que belle. L'aïnée, enun mot, paroifioit commander qu'on 1'aimat; & Ia cadette infpiroit Famour le plus tendre, lorfqu'on ne croyoit lui accorder que Ie fimple tribut de Fefiime. Une tendrefle réciproque lioit ces deux fceurs ; elles fe confioient jufqu'a Ces bagatelles qui ceffent de 1'être pour E 2  loo Lucie et Mélanie , desames neuves ,dont Ia fenfibilité nattend que le premier objet pour fe déterminer. II eft inutile d'ajouter qu'elles ctoient dans eet age heureux, fi aifé k s'enflammer, oü I'amour eft une nouvelle vie, une feconde exiftence. Leur pere étoit dans 1'intention de marier i'aïnée, &plufieurs Geniilshommes prétendöient a fa main, quand Ie Comte d'Eftival parut dans la fociété du Marquis de R-umigny. Le Comte étoit du petit nombre de ces hommes heureux qui n'onta feplaindre que de Ia fortune ; il jouiflbit d'un bien très-médiocre; mais la nature 1'avoit dédommagé : il en avoit recu une Jiaiffance illuftre , & ce qui, fans dou- , te, eft bien fupérieur a des titres de nobleffe, Je mérite perfonnel, revêtu de tous ces agréments égaux prefqu'au mérite même. L'efprit en lui n'altéroit point le fentiment; il cherchoit moins a briller qu'a émouvoir; fes moindres expreflions attachoient; il fuffifoit de 1'entendre, pour éprouver une émotion que le temps ne détruifoit point; il pofledoit fur-tout un grand art, celui de fembler prendre tous les tons en les donnaiit, & de plaire a tous les eer-  Nouvelle. tot cles. Cette femme , Ia plus belle de fon fiecle, que Pidolatrie eut nommée la DéeiTe des Graces, & qui joignoit k la beauté une ame généreufe Sc fublime , Diane de Poitiers, avoit diftingué d'Eftival dans la foule des eourtifans qui Penrouroient; e'ëftannoncer le Comteavantageufement, & prévenir qu'il pouvöit fans témérité afpirer aux plus flatteufes conquêtes.- Après un tel portrait, on ne doit pas étre furpris que d'Eftival excitat de vives impreflions fur les deux fceurs. Voila un nouveau jour qui vient les frapper , de nouveaux defirs qui les agitent. La nature cede k-Pamour. Toutes deux aiment en fecret le Comte, & la diffimulation nait au même inftant que la ten» dreffe; Lucie & Mélanie fe cherchent avec moins d'emprefTement; elles ont moins de riens a fe communiquer; elles tombent dans la rêverie, & elles s'écartent 1'une de Pautre pour rêver avec plus de liberté. Mélanie fut la première k s'appercevoir que Lucie n'étoit plus la même a fon égard; foit qu'elle fut éclairée par fon extréme attachement pour fa fceur, ou plutöt foit au'elle reffentit, fans trop E 3  loz Lucie et Mélanie, le favoir, cette vive étincelle de jaloufie qui s'allume avec 1'amour. Ce dernier fentiment étoit encore refferré dans le cceur de Mélanie; ejle fembloit fuir les occafions de s'interroger; elle ne pouvoit cependant fe cacher que d'Eftival étoit aimable, & elle commen?oit h éprouver qu'il y auroit un plaifir bien doux a lui faire partager le trou* ble délicieux que fa vue feule produifoit; elle cherchoit fa préfence, & la craignoit. Malgrétous les nuages qui s'élevoient de plus en plus dans fon ame, fon amitié pour Lucie la forca de rompre un fdence qu'elle eut voulu garder. Ma fceur, dit Mélanie , je cede au mouvement qui m'emporte , & que je ne puis plus dompter. II y along-temps que je combats; ma tendrefle ne fauroit fe taire... Que vous ai-je fait, ma chere^fceur? Vous ne me voyez point du même ceill vous me repouffez! je vous deviens étrangere ! vos fecrets ne font plus les miensl & les miens, vous ne cherchez plus a les pénétrer ! Parlez , ma fceur, ma chere fceur, je vous *n conjure au nom de notre amitié; banniffez avec moi les détours; daignez m'apprendre mes torts. Aurois-je pu vous  Nouvelle. 103 offenfer , moi, qui ne crains rien tant que de vous déplaire ?... Si j'ai eu le malheur de commettre quelque faute contre ma chere Lucie, je lui en demande un fincere pardon, je la répa-, rerai. Mélanie laiffoit tomber quelqueskrmes fur les mains de fa fceur, qu'elle ferroit contre fa bouche , & qu'eüe baifoit. Lucie , quoiqu'occupée déja de fa paffion, éprouva que la nature avoit fes droits ; elle fut étonnée des difcours Sc de la triiteffe de Mélanie. —• Ma fceur, vous ne m'avez point offenfée ; je vous aime toujours : mais il y a des moments ou l'on s'abandonne a une efpece de mélancolie , dont on ne peut guere fe rendre compte ; foyez perfuadée que je fuis toujours la même pour vous. Comment, pourfuit Mélanie ! avez-vous de? chagrins dont la caufe ne vous foit pas connue ?... Ma fceur, me permettrezvous de parler ? Parlez, lui dit Lucie avec une forte de curiofité & d'embarras, Vous ne vous facherez pas ? — Je vous le répete : vous pouvez vous expliquer librement. — Ma foeur, je vais vous donner les plus grandes preuves de fincérité & de tendreffe; fongez E 4  so4 Lucie et Mélanie, que vous me Ie permettez: je me trompe , peut-étre ; je crois m'appercevoir que depuis que Ie Comte... Que voulez-yous dire , interrompt brufquement Lucie troublée, &c en rougiffant ? Rien, ma fceur... rien... mais... Ie Comte eft aimable II eft aimable... Eh bien, reprend Lucie avec un air de' dépit qui Ia trahiffoit, qu'a de commun d'Eftival dans tout ceci ? N'allezvous pas imaginer , Madeinoifelle. que je 1'aime ? Oui, vous 1'aimez, continue Mélanie en la regardant attentivement... & il vous aime , ajouta-t-elle avec des pleurs qu'elle repouiToit. Eh t quand il m'aimeroit, quand je 1'aime- rois, répart 1'ainée avec vivacité Vous n'auriez affurément aucun tortni 1 un m I'autre, pourfuivit la cadette , Ie cceur... Vous me quittez, ma fceur! Oui repond Lucie , je vous quitte , & indignee de votre procédé ; prétendre que je connois 1'amour, que j'aime le Comte l voila une converfation tout-afait étrange ] m Elle 1'aime, s'écria Mélanie feule, & je n'en puis douter J Jufqu'a ce moment fatal, j'avois cherché è fuir Ia vérité qw me frappoit les yeux... Qu'ai-je  N 0 ü V E L L E. 105 entrevu dans mon ame ! Me voila donc rivale de Lucie, la rivale d'une fteur quej'aime, a qui je dois les fentiments les plus tendres ! eft-il poiTible? eft-ce bien moi ?... Ah! d'Eftival, pourquoi vous ai-je vu ? pourquoi êtes-vous venu troubler la paix de deuxcoeurs que 1'amitié uniffoit encore plus que lesnceuds du fang ? Hélas! cette amitié faifoit notre bonheur; elle uirhToit k nos defirs; nous goütions des plaifirs innocents , le premier des biens , la tranquillité : Ia tranquillité... je fai perdue pour jamais ! Quels tranfports m'agitent! C'eft donc 1'amour que je reffens! qu'ai-je dit?... Et... je ne fuis point aimée! non , je ne fuis point aimée. Mélanie alors laiffa couler fes larmes. Du moins je puis pleurer librement; mes pleurs feroient-ils un crime? Ah! ma fceur , que vous connoiffez peu mon cceur ! je le réduirai, je le dompterai... C'eft en vain quil fe fouleve contre mon devoir. Non, je ne ferai point votre rivale; non, ma chere_Lucie , je faurai vous immoler ma vie.. : Je fuis bien a plaindre ! eh ! je n'ai perfonne a qui jepuiffe découvrir mes maux! Moi-même , j'ai de la peine a détermiE 5  io6 Lucie et Mélanie , ner la nature de mes fentiments... Et ne fe font-ils pas affez connoïtre ? ils éclatent trop ! ils éclatent trop ! Malheureufe Mélanie ! que 1'amour change les cceurs ! D'Eftival, quelques jours après, furprit Mélanie dans cette agitation qu'elle ne polivoit cacher; il en eft attendn, & 1'aborde en tremblant: fon embarras le trahiflbit: Oferois-je , Mademoifelle , lui dit-il d'une voix timide & entrecoupée, vousdemander la caufe de ce chagrin fubit oii je vous vois plongée ? Me feroit il permis de le partager ? Moniieur,lui répondit Mélanie avec une forte de dureté, fi j'avois des chagrins, je vous ^en épargnerois la confidence'. Elle n'eutpas achevéces mots, qu'elle feretira en laiffantle Comte immobile d'etonnemenf; il nepouvoitpénétrer le motif d'un pareil procédé; il y fut d'autant plus fenfible, que fa paftion pour Melame augmentoit tous les jours. Lucide avoit été 1'objet de fes premières demarches; il étoit foliicité vivement parfbn pere de preffer un mariage auquel fembloit être attaché le deftin da fa maifon. D'ailleurs, 1'étabüiTement de la fille ainee du Marquis de Rumigny de-  Nouvelle. 107 voit néceffairement précéder celui de fa foeur; il y auroit eu une indifcrétion mal-adroite a demander la main de celle-ci, quoique d'Eftival eut d'abord ete frappé de fes charmes; il ne pouvoit même douter qu'il n'eüt efliiyé un refus & ce coup auroit ruïne toutes les efpérances de fortune & de grandeur. L'ambition dans les premiers moments étoit venue s'élever contre l'amoun Le Comte s'étoit déterminé a faire parta fon pere de fa cruelle fituation ; il lui envoyoit, en quelque forte, dans fes lettres , fes larmes, fon ame dechirée de tous les combats, & il receyoit des réponfesfoudroyantes quilmdefendoient abfolument la liberté du choix. A chaque inftant, il étoit prêt de fe declarer, de porter a la maïtreffe de fon cceur tous les hommages qu'il avoit adreffés k Lucie. C'en étoit fait, fi, dans cette derniere entrevue, Mélanie ne ie fut bitée de fe dérober a fes regards , la paffion du Comte eut éclaté. II faut donc, fedifoit-il, que je me facnhe aux vues ambitieufes de ma familie, aux volontés tyranniques de mon pere! Quel état horrible ! ö mon pere ! mon pere . qu'exigez-vous de moi ? Lucie eft digne  Jog Lucie et Mélanie, d'être aimée: mais qui peut égaler Mélanie ? elle me fait fentir tous les tranfports de lamour; & il faut renfermer cette ardeur, la laiiTer ignorer a celle qui en eit 1 objet, m'en interdire jufqu'a la penfee, ne point aimer Mélanie!... Je vous pbéirai mon pere, je vousobéirai: oui jeferai 1'époux de Lucie; ma mortne tardera pas a fuivre un hymen formé lous d auffi malheureux aufpices. J'aurai vecu pour fatisfairea mesdevoirs, pour Iinteret de ma familie, pour me foumettre aux ordres d'un pere qui m'eft cher... je mourrai pour la feule femme qu'il foit en mon pouvoir d'adorer. Mélanie, rendtie a elle-même, n'étoit pas moins troublée; elle s'accufoit d'avoir manqué aux bienféances, elle craignoit de dire, a 1'amour. II y avoit des moments oü, cédant è fa foibleffe elle auroit voulu que d'Eftival lui eut redemandé d'oü naiiToit fa douleur; cette douleur étoit fi vive, qu'elle devoit exciter un mtérêt puiffant; la curiofité feule eutfuffi pour engager d'Eftival a en reehercher la caufe:mais tout eft indifferent dans un objet qu'on n'aime point, qui deplait; &... Je ne fuis point aimée du Vomte; peut-être lui fuis-je odieufe ? ri'en  Nouvelle. log doutons point, je 1'intérelTe peu, il me hait. Tels étoient a-peu-près les difcours fecrets que tenoit Mélanie. 11 y avoit d'autres inftants oii, plus févere, elle fe faifoit un crime du moindre fentiment qui 1'entraïnoit en faveur du Comte, óZ lui-même, il lui auroit paru coupable, s'il avoit ofé rifquer une exprefïion, un regard qu'on eut pu foupconner d'amour. Elle le cherchoit, Tévitoit, appréhendoit de le voir, Sc le regardoit cependant. C'étoient deux ames bien oppofées qui la tyrannifoient tour-a-tour. Enfin, partagée entre fon amant Sc fa fceur, livrée a tous les orages, fuccombant fous une paffion qu'elle s'efforcoit inutilement de fubjuguer, elle tomba malade, Sc fa maladie devint dangereufe. Lucie aufïï-töt fent toute fa tendreffe fe réveiller, elle n'écoute plus que la voix du fang; elle vole au lit de Mélanie, la prend entre fes bras, 1'arrofe de fes pleurs. Qu'as-tu, ma chere Mélanie, lui dit-elle avec ce ton fi expreffif de la fincérité 6c de Peffufiondu fentiment? c'eft moi, a mon tour, qui veux lire dans ton ame. Depuis quelques jours,  iio Lucie et Mélanie, til es dévorée d'une fombre mélancolie! ta maladie a une caufe que je ne puis deviner! Parle-moi avec franchife: nous fommes feules ; fonge que 'c'ert a ta chere Lucie, ata tendre fceur, ta meilleure amie, que ton ame va fe dévoiIer. Ah ! ma fceur, dit Mélanie en jettantun profond foupir, & hxantfur Lucie un regard mêlé de tendrefle &de douleur, ma fceur... laiflez-moi mourir. — Non, ma chere Mélanie, non, tu ne mourras point; mes jours font attachés aux tiens; parle; ta fltuation me pénetre. — Vous vous intéreflez a mon fort! — En peux-tu douter ? Tu as des peines; fais-m'en part, ma chere Mélanie : oui, elles feront les miennes. — Vous voulez, ma fceur, que je vous confie mes maux... vous ne les guérirez pas! — Eh!pourquoi défefpérer? pourquoi ne pas tout attendre de mon amitié ? — Votre amitié fera offenfée. — Elle ne fauroit 1'être. Encore une fois, ma chere Mélanie, ouvre-moi ton cceur. — Ma fceur !... ma fceur!... efl-ce k vous que ce cceur doit fe montrer ? — Et qui peut te fecourir, te confoler, t'aimer plus que ta fceur ? — Vous me preflez ? — Je t'en conjure avec des lar-  Nouvelle. m mes. — Eh bien, s'écrie Mélanie , en cherchant a fe foulever fur fon bras, ce cceur va fe développer : vous le youlez... Apprenez, ma fceur, que j'aime, que j'adore... Qui, demande Lucie, d'une voix agitée ? qui? .. — Ce d'Eftival que vous aimez, qui, fansdoute, vous aime.... — Que dites-vous ? — Je ne veux point, ma fceur, m'oppofer a ce penchant mutuel...que ma raifon approuve ; je ne veux qu'une grace: je vous le répete, laiflez-moi mourir. Seulement, que perfonne au monde que vous ne foit inftruit de ma foibleffe, demon crime ! car c'en eft un de vous déchirer le cceur; je 1'ai percé d'un trait mortel, je le vois trop. Cachezfur-tout la fource de mes malheurs & des votres a d'Eftival; notre honneur y eft intéreffé. Me le pardonnez-vous, ma chere Lucie ? Vous avez un cceur; vous fentez que ma faute eft involontaire , j'en fuis bien punie! je vais rendre les derniers foupirs dansle fein de ma fceur; vi vez pour aimer le Comte, pour en etre aimée... Vous aimez d'Eftival, répond Lucie avec un torrent de larmes ! Ma fceur... Elle s'arrache de fes bras avec une fombre douleur, y revole avec la  H2 Lucie et Mélanie , même préeipitation. C'eft a vous, ma fceur ; c'eft k vous de vivre, pourfuit Lucie; s'il Ie faut... je vous facrifierai mon amour; je n'épouferai point le Comte. .. Non , foeur trop généreufe, lui dit Mélanie en lui tendant les bras , je n'abuferai point de votre tendreffe, ou plutot de votre pitié , je ferois cruelle, barbare : c'eft a vous que d'Eftival eft deftiné; c'eft k vous a recevoir fa main... &...c'eft a moi d'expirer... Dieu! qu'avei-vous ? La paleur de la mort fur votre front.!... Mélanie fonna; l'on emporte Lucie dans Ion appartement; elle avoit perdu connnoiflancerrevenue a elle-même, fa générofité tromphe; elle retourne avec empreffement chez fa foeur. — Pardonnez a ma foiblefle, ma fceur; mon courage s'eft affermi; je puis répondre de m,°}'. 91"' *"ans doute» j'attacherois ma félicité a me voir 1'époufe du Comte... Mélanie... je 1'aime, & me feroit-il pofïïble de le diffimuler ? Tout, fans doute, décele une malheureufe paffiön: mais que feroit mon bonheur, s'il te cotïtoit la vie? Va, je fens que 1'amitié dans mon cceur peut égaler l'amour... Ma chere fceur,détourhe tesy euxde mes Iar •  Nouvelle. 113 nies; n'entends point mes foupirs; ne vois point ces affreux combats, ces déchirements de mon ame, & revis pour être aimée de ta fceur, de ton amie. —• Ah! ma fceur, plus vous me faitesde facrifices, &c pltts je dois m'armercontre vos bontés, contre moi-même. Tant de vertu ne fert qu'a me rendre odieufe &l condamnable a mes propres regards. Oui, je vous en conjure, laiffez finir des jours que je détefte, & vivez pour me plaindre ,' pour m'aimer... pour époufer... Mélanie ne peut achever, & fa rivale tombe en pleurant dans fes bras. Lucie ne quittoit point fa fceur, qui perfiftoittoujours a montrer autant de délicateffe & de grandeur d'ame. Y a-t-il pour la foibleffe humaine un effort plus grand & plus digne d'admiration, que de s'arracher & un fentiment qui flatte, qui remplit le cceur, & de vouloir le bonheur d'autrui aux dépens du fien propre? N'efl-ce pas Ie comble de 1'héroxf» me? Ma fceur, dit quelque temps après eet aveu fi cruel Lucie a Mélanie, je me fuis interrogée; j'ai effayé mon cceur: je crois qu'il pourra recevoir la loi que je lui impoferai. Vous promettre davanta-  ii4 Lucie et Mélanie, ge , ce feroit vous tromper ; ce feroit. m'abufer moi-même. Ma chere Mélanie, je me fens, pour votre bonheur, du moins j'ofe le croire, je me fens Ia force de renoncer a d'Eftival, oui, de ne point 1'époufer, dirai-je de ne pas 1'aimer ? hélas 1 je 1'adorerai en fecret... mais le voir dans les bras d'une autre; qu'une autre en foit aimee, foit fon époufe; que ma fceur... non, je ne foutiendrois point ce fpeótacle. Mélanie aura-t-elle bien le courage de me faire ce facrifïce ? & elle la regarde avec attendriffement. En doutez-vous, répond Mélanie ? Oui, pourlüit elle avec une noble aflurance, je veux... que vous foyez fon époufe , que vous fafliez fon bonheur & le votre ; c'eft un engagement folemnel que je contrafte avec moi-même , & je forcerai mon cceur a y confentir... Que je fois feule malheureufe., & que ma fceur jouiffe d'un fort que méritent fes vertus! Ces deux femmes étoient un modele de la plus rare & de la plus haute générofité. Mélanie, touchée du procédé de Lucie, revinta la vie, ou plutöt elle eut la fermeté de s'arracher a la mort quialloitla frapper. Sans remportcrune  Nouvelle. 115 vidoire décidée, elle paroiffoit triompher; & c'en étoit affez aux yeux de Lucie & aux fiens propres, pour qu'elle n'eüt rien a fe reprocher. r Cependant fa paflion, loin de s'affoiblir, prenoit tous les jours de nouvelles forces; elle fuyoit d'Eftival : mais Pimage de fon amant étoit dans le fond de fon ame, & y combattoit fans ceffe fes généreufes réfolutions; elle étoit furtout attentive a rejetter toutes les occafions de fe trouver feule avec lui, avec eet homme qu'elle adoroit, & qu'il étoit de fon devoir de regarder d'un ceil indifférent ; elle ne put pourtant éviter ce tête-a-tête fi dangereux pour un coeur qui ne s'en impofe point fur fa foibleffe. Le Comte faifit ce moment funefte pour Mélanie. Oii courez-vous, Mademoifelle, lui dit-il, en s'oppofant a fon paffage, & en fe jettant a fes pieds ? daignez m'ecouter un inftant , un feul inftant... Non, vous ne me quitterez pas; il n'eft plus temps de vous le taire; je vous aime avec fureur, je ne vis , je ne refpire que pour vous. Des convenances,, que dis-je, 1'ordre d'un pere m'avoit fait porter mes vceux a Mademoifelle vo-  116 Lucie et Mélanie "t tre fceur-elle efl aimable, refpectable; 1 eftime, j'en conviens, 1'amour lui font dus; ma familie auroit defiré notre union; tout m'en faifoit une efpece de loi. Mais', belle Mélanie, jenefauroisme contraindre davantage; tous les jours, je vous vois avec de nouveaux charmes & de nouvelles vertus; ce feroit tromper Lucie , puifqu'une autre paflion me domine ; vous êtes 1'unique objet de cette ten • dreffe que chaque moment augmente, & qui m'emflammera jufqu'au dernier foupir ; parlez, divine Mélanie, parlez, j attends k vos genoux la décifion de anon fort. II eft tout décidé, Monfieur repond Mélanie en preffant d'Eftival de ie relever : vous avez offert votre main a ma fceur; vos foins 1'ont touchée; ihonneurmême vous commandedel'aimer. C'eft k Lucie feule qu'il convient de porter le nom de votre époufe. Tout ce que je dois, tout ce que je puis, c'eft d etre votre amie. N'oubliez point que je luis celle de ma fceur; & vous-même, Monfieur... Je vous ai tout dit. Après ce mot, ne nous parions plus. Pour moi je me tairai, a condition que vous enfevehrez dans un profond filence ce que vous venez de me confier; &c,.. adieu  Nouvelle* 117 'Monfieur ; que j'évite k jamais votre -préfence. D'Eftival vouloit répondre: mais Mélanie étoit déja dans fon appartement. Alors Tamante reparut toute entiere; elle s'écrie : Je puis enfin pleurer en liberté, exhaler mon ame dans mes larmes , m'abandonner k toute ma foibleffe, a tout mon amour, a toute ma douleur. Ici je n'offenfe point Lucie; je puis être a moi. Qu'ai-je appris? Quoi 1 le Comte m'aime! je 1'adore, & il faut que je 1'arrache de mon coeur! il faut que je lui parle de ma fceur, de fa tendrefle; que je ne laifle échapper aucuns tranfports de la mienne, pas le moindre fentiment, que je lui montre les froideurs de I'amitié, de i'amitié fi indiffénte! Ah! malheureufe Mélanie! quelfardeau pour moi que l'exiftence! Allons, mourons dans les fanglots: mais faifons voir qu'une femme peut fe vaincre , qu'elle peut immoler l'amour k la nature, k I'amitié, k une générofité qui m'étonne , & me flatte, quand j'expire la vi£lime....Oui, Lucie, oui, ma fceur, dirai-je ma rivale, je fuis ta vicfime... tu Temporteras; tu fentiras mes maux, 1'horreur de ma fituation : tu connois l'amour.  118 LüCTE ET MÉLANIE, Mélanie employoit tous les moments» a fe combattre. Implacable ennemie u'elle-même, elle repouffoit dans fon eceur la plus foible étincelle qui s'élevoit; elle cherchoit a 1'y étoufFer. D'Eftival lui envoya plufieurs lettres, qu'elle s'obftina de refufer. Fatiguée de ces af» fauts continuels, prête a fuccomber, plus éprife que jamais du Comte, &z plus que jamais attachée a fa fceur, elle rappelle enfin fon courage, & difparoït de la maifon paternelle. Sa fuite plonge fa familie dans le plus fombre chagrin; Lucie inconfolable s'abandonne au défefpoir ; les derniers coups lui font portés; elle recoit cette lettre. » Ma fuite, ma fceur, nedoit point vous » furprendre. Tout m'ordonne de vous » éviter, & de me détacher du monde ; » plut au Ciel que je puffe m'arracher a » moi-même! J'ai pris un parti, le feul qui m me reftoit; il m'eft permis enfin de par»Ier avec franchife... il n'eft plus temps » de vous tromper, ni de me tromper. Je » vous aime; j'adored'Eftival; je ne puis m être fon époufe, & c'eft a vous, c'eft a » vous que ce nom appartient. J'ai donc » fait choix du feul époux que j'euffe la »liberté d'aimer. Je vais me confacrer h  Nouvelle. 119 w Dieu,le nommer 1'objet de toutes mes »> affettions; quel mot! tandis que je tiens » fur la terre par tant de nceuds : pour»ra-t-il les brifer ces nceuds qu'a la »fois je chéris & je détefte ? II lira » dans mon ame : il en aura pitié; il y » ramenera le calme ; nos cceurs font fon » ouvrage-.ilchangeralemien; ildomp»tera eet amour malheureux que je »traine aux pieds des autels, qui, au «moment que je vous écris, s'allume » dans mes larmes, s'irrite par mon dé» fefpoir, plus que jamais me tourmente » & me rend coupable. Dieu me con» folera peut-être de la perte du plus aiw mable des hommes! fans doute , d'Ef» tival en eft le plus aimable; mon ame » n'eft que trop remplie de cette idéé » qui me tue! Qu'ai-je dit, foyez heu» reufe , ma chere foeur, & aimez-moi. » Que le Comte même foit mon ami; »je puis, fans vous offenfer, fans » bleffer votre délicateffe, contribuer a »fon bonheur, qui fera Ie votre ; je » vous donne mon bien a tous deux : il » achevera de vous mettre dans un état » convenable a votre naiffance & a vo>> tre rang. Je me flatte que mon pere ne » défavouera pas mes intentions. Ne vous  ï2o Lucie et Mélanie, » informez pas de ma nouvelle demeu» re; il vous feroit impoflïble de la dé» couvrir. J'ai déguifé mon nom & mon » rang ; j'ai employé tous les moyens » pour m'alïiirer un rempart infurmon» table contre vos follicitations & vo. »tre tendrefle , contre celle de mon » pere de qui je chérirai toujours les » bontés, contre moi-même enfin dont w je me défie plus que de tout autre. Je » connois mon peu de force, & j'ai » voulu prévenir des retours humiliants » pour ma vertu; je mourrai du moins w avec la fatisfadtion d'avoir rempli mes » devoirs, & d'avoir ajouré k votre fé» licité. Adieu, ma fceur, adieu au mon» de , aux paflions, adieu pour jamais v k... je ne dois plus le nommer, il faut »1'oublier, il le faut, &c n'avoir plus de» vant les yeux que mon cercueil; c'efl> m la que fe renfermeront tous mes maux," » toutes mes foiblefles, tous mes égare» ments ... mon amour ... Ah.' ma » fceur, ma fceur, je vous écris bai»gnée dans les larmes, expirante de » mille morts... c'eft la derniere Iet»tre de moi que vous recevrez ". _ Cet excès de générofité étoit pour Lucie un trait percant qui revenoit toujours h  Nouvelle. 121 la déchirer; 1'idée de caufer le malheur érernel de fa fceur la jetta dans une efipece d'anéantiffement; elle en fort, en poulfant Ie cri de la profonde douleur: •— Non, ma chere Mélanie , je n'auraï pas moins de courage que toi! je ne formerai point ces nceuds, que je dois haïr & rej etter, puifqu'ils te rendroient malheureufe; tu n'échapperas point k mes recherches; je découvrirai cette retraite qui te cache a mes larmes; je la découvrirai : j'irai t'en arracher ; je te ramenerai dans ces lieux, dans le fein de ta familie; tu verras d'Eftival , tu, 1'aimeras! ah! s'il le faut... fois fon époufe; c'eft k moi de mourir. Le Comte s'offrant alors aux yeux dd Lucie: — Monfieur, affeyez-vous , j'ai k vous parler. J'aime k me flatter, Monfieur, que. je vous ai infpiré quelque fentiment; peut-être feriez-vous afliiré de mon retour , & verrois-je avec plaifir notreunion : mais je vous offenferois , ja manquerois a la nature, k 1'honneur, è moi, je vous manquerois a vous-même , fi je ne vous faifois point envifager mon affreufe fituation. Vous n'ignorez pas combien j'aime ma fceur; elle Tornt I. F  122 Lucie et Mélanie, a pour moi une égale tendrefle ; oui $ fans doute, elle m'aime... Ma fceur , Monfieur, ajoute Lucie avec un torrent de larmes, vient de s'enfevelir pour jamais dans un couvent que nous ne pouvons découvrir ; elle me donne fon bien ; elle n'eft occupée que de moi; elle me prefle de m'unir a vous. Ce n'eft pas tout encore : apprenez, Comte... que Mélanie vous aime. Cet aveu ne fauroitlui faire aucun tort; elle immole fon bonheur au mien; elle fe facrifie , s'anéantit toute entiere pour fa fceur ; jugez de 1'état horrible oii je fuis; mon cceur eft pénétré; la mort y entre de toutes parts. Je pourrois me trouver heureufe de me voir votre époufe, de contribuer è votre fortune, d'Eftival!..: mais, ma fceur... ma fceur... ah! Dieu! Ames adorables! ames céleftes! Mélanie m'aime ! s'écrie le Comte ! mon bonheur fait le comble de mes tourments ! Non, je n'acheterai pas ma félicité aux dépens de celle de deux cceurs qui méritent les hommages les plus purs; je mourrai de douleur, plutöt que de vous pofféder a ce prix... Quoi! Mélanie eft malheureufe pour jamais, &c c'eft moi qui fuis 1'auteur de fes maux i  Nouvelle'. 123 & l'on ne pourra Ia retirer de cette prifon 011 elle va mourir ! D'Eftival, ainfi quele Marquis de Rumigny, tenterent toutes les perquifitions imaginables : elles fiirent fans effet. Le Marquis, accablé de triftefle , fit part de fa fituation au pere du Comte; il 1'engagea par des lettres preflantes k venir auprès de lui pour hater le mariage de Lucie avec d'Eftival; il efpéroit, écrivoit-il, que 1'établiflement de la feule fille qui lui reftoit, pourroit apporter. quelque foulagement a fa douleur. Quoique la fortune du Comte fut des plus bornées, il devenoit un parti intéreflant par fa naiffance, Sc par les emplbis confidérables auxquels il lui étoit permis d'afpirer: fon pere fe rend aux follicitations du Marquis; il arrivé ; il trouve fon fils plongé dans une fombre mélancolie, le cceur dévoré d'une paflion d'autant plus déchirante, que le devoir, la probité, la pitié même lui ordonnoient de la cacher. En effet, auroit-il pu , fans une cruautc inouie, ouvrir les yeux d'une fille eftimable qui 1'adoroit, Sc qui fe croyoit aimée ? Lucie ignoroit a quel point Mélanie étoit chere a d'Eftival; elle prenoit pour des témoignages de compafF z  121 LlTCIE ET MÉLANIE , fion, pour les larmes de 1'humanité, les pleurs de l'amour le plus violent. Le Comte cependant alloit défabufer Lucie , lui apprendre qu'elle avoit une ri* yale, lorfque fon pere s'offre a fa vue* C'étoit un de ces militaires inflexibles qui penfent qu'il eft aufti facile de lutter contre les paflions, que de combattre les ennemis de 1'Etat; il avoit entiére-> ment perdu le fouvenir de l'amour; 011 s'il s'en rappelloit 1'idée, c'étoit pou» Ie regSrder comme une des folies illuÜons de la jeunefTe; fon fang ne s'enflammoit que pour 1'honneur; il avoit donné, dans fa lettre, fa parole au Marquis de Rumigny pour le mariage de fon fils avec Lucie: il ne voyoit donc que fa promefle, & il n'afpiroit qu'a la voir remplie. En vain d'Eftival lui montre les bleflures de fon ame, les malheurs de Mélanie , fa tendrefle pour cette fille infortunée, Mon fils, lui répond le vieillard inexorable, c'eft aflez m'expofer votre foibleflë; je ne doute point que Mélanie n'ait fur vous un empire abfolu ; je ne Ie vois que trop; je plains fa deftinée & la vötte; j'ouvrirai même mon fein a vos larmes : mais prenezy garde , qu'elles ne coulent qu'aux  NoVFELLE. 125 yeiix feuls d'un pere ; craignez que votre pufillanimité ne fe décele. Vous devez époufer Lucie, fatisfaire a ma parole, k 1'honneur, confoler le Marquis, vous occuper en un mot du bonheur de votre familie, dont 1'élévation eft attachée a ce mariage; vous devez m'o* béir; marchez a 1'autel; c'eft moi qui vous 1'ordonne; & ne vous remontrez è mes yeux qu'avec le nom du gendre du Marquis de Rumigny. — Mais mon pere... — Ten ai trop entendu. — L'amour.. . — L'amour ? Qu'eft-ce que l'amour comparé a 1'honneur ? ma promefle eft facrée: vous épouferez Lucie , ou... vous n'êtes point mon fils. — Mon pere , eftce a vous k m'accabler? Ah! je fuis votre fils; je le fens au refpect, k la tendrefle qui m'infpirentpour vous... permettez du moins que j'eflaye mon cceur k ce facrifice affreux. — Des délais! point de retardement... d'Eftival, tu me cauferas la mort; encore une fois, obéis; cede k la néceffité d'accomplir ma promefle , la tienne , ton devoir...' mon fils, tu vois mes larmes; veux-tu faire mourir ton pere ? — Ah ! mon pere ! je vous obéirai. Mélanie, enfermée dans une fombre F 3  126 Lucie et Mélanie, retraite, en étoit peut-être plus livrée aux orages dont elle avoit voulu fe fauver. Elle avoit cru trouver dans un afyle faint quelque apparence de repos; hélas 1 elle avoit emporté fon cceur; l'amour la pourfuivoit jufqu'au pied des autels, elles les embrafToit avec fureur, les arrofoit de torrents de larmes; d'Eftival étoit tout ce qu'elle voyolt, tout ce qu'elle aimoit, tout ce qui rempliffoit fon ame. En vain crioit-elle a Dieu, en iiu offrant fes pleurs & fon défefpoir : O Dieu .' ne m'abandonne pas; épuife tes rigueurs fur moi; arme-toi de tous les chatiments contre une infortunée qui te trahit, qui t'immole a fes affections criminelles: il y a des moments oii je fuis prête de quitter ces lieux, de voler vers ceux qu'habite d'Eftival, de lui parler de mon amour... de mourir a fes pieds. Que devient ma vertu, ce fecóurs célefte que j'implore ? O mon Dieu, mon Dieu, pardonne !... Non, ma fceur, non , je n'irai point troubler votre bonheur; aimez d'Éfiival; qu'il vous aime : que des nceuds enchanteurs vous unifTent 1'un a 1'autre: pour moi, je fais quels liens'me font ré» fervés; je porterai ce joug terrible; je  Nouvelle. m'y foumettrai... O mon Dieu ! c'eft dans tes bras que je me jette, lom du monde,loindemoi-même! Image que je dois bannir, qui me perfécute plus que jamais, te retrouverai-je toujours entre le Ciel tk moi ? Ah! d'Eftival,laiflemoi du moins expirer vertueufe ! _ Lucie n'éprouvoit pas moins d agitation; tantöt elle rappelloit dans fon cceur Mélanie, & fembloit s'accufer auprèsd'elle; tantöt elle repouffoit jufqu au fouvenirde fa rivale; quelquefoiselle avoit une efpece d'effroi de fa tendrelfe • elle ne pouvoit fe diflimuler que fa fceur mouroit fa viótime ; elle la pleuroit :mais que la nature eftfoible pres de l'amour! Lucie adoroit le Comte , & bientöt fes vceux n'avoient plus d'autre objet que fon manage. Enfin, le jour eft fixé; tous deux font conduits a 1'Eglife par leurs parents. Le pere du Comte 1'entretenoit des avantafes que eet établiffement lui procuroit, de la joie qu'il cauferoit k toute fa familie. Quels avantages, repondoit d h.1tival, d'une voix éteinte! vous 1 ordonnez, mon pere! il fuffit; je me traine è la mort. - Lucie , mon fils, n a-t-elle pas des charmes, des vertus? — Luwe v F 4  128 LUCIE ET MÉLANIE, a^rour pour être adorée : mais... elle n'eft point Mélanie, ajoute-t-il avecun profond foupir. II n'importe; vous a*lez connoitre , mon pere , combien je refpeöe vosvolontés, & jufqu'a quel point vous m'êtes cher; il n'eft plus temjM de reculer; je vous obéis; je marche a 1'autel; j'y vaisformer des nceuds.,. ils font votre ouvrage; je m'immole pour vous; que feulement, après ce fi> crifice, il me foit permis de donner è ma douleur le peu de jours que j'aurai a vivre. Ces dernieres paroles n'étoient pas achevées, que d'Eftival attendoit aupied de 1'autel 1'inftant qui alloit le lier pour jamais a une autre que Mélanie. Lucie pourfuivie du même trouble, prononce' fes ferments comme s'ils euffenl été 1'arrêt de fa mort; elle eft unie cependant a tout ce qu'elle aime; on la laiffe feule avec fon amant, devenu fon époux. Frappée de 1'idée accablante que fon bonheur va coüterla liberté, Ia vie peutêtre a fa fceur, elle ne peut goüter les douceurs de fa nouvelle deftinée ; une fombre trifteflè empoifonnefes plaifirs; d'Eftival ne partage que trop fa douleur; il y avojt des moments oü elle  Nouvelle. 129 auroit voulu qu'il eut été moins touché de 1'infortune de Mélanie. Mais que Lucie, malgré fes chagrins, étoit encore éloignée de prévoir les coups terribles qui la menacoient! elle ignoroit que fa rivale étoit aimée, & que cette rivale étoit fa fceur. La nouvelle du mariage de d'Eftival & de Lucie pénetre jufques dans Ia folitude de Mélanie. II n'eft point d'expreflions qui rendent les divers tranfports qui 1'agiterent; c'eft dans cette affreufé conjondture qu'elle eut befoin de toute fa vertu; elle court aux autels, s'y profterne avec tout 1'abandon de la douleur, y meurt dans les larmes ; fa voix fe perd dans ces fanglots, les accents de la profonde défolation: — C'en eft donc fait! 9'en eft fait! mon malheur eft décidé; le Comte eft Pépoux de ma fceur ; il eft mon frere ! il faut y renoncer pour jamais... 1'oublier 1 Eh ! le puis-je ? Ah ! cruel d'Eftival, devois-tu former cesliens? fceur barbare, étoit-ce a toi de me porter ces coups ?... Qu'ai-je dit malheureufe? 011 m'égare une paflion trop funefte ? Lucie, d'Eftival , pardonnez-moi, pardonnez-moi ces derniers tranfports ;ils vont expirer avec F 5  130 Lucie et Mélanie , 1'infortunée Mélanie ; vous faurez oü fera mon tombeau; vous y viendrez répandre des pleurs ; ma cendre y fera fenfible;merefuferiez-vous cette confolation ? Mon Dieu ! mon Dieu ! eft-il fur la terre de plus cruelles épreuves ? Cette vidfime du malheur reffentoit le bouleverfement des paflions les plus violentes; la haine , la fureur, la vengeance , tous les poifons, tous les feux de la jalóufie la dévoroient fuccefïivement; &c c'étoit toujours l'amour qui rentroit dans ce cceur éperdu , ou plutot iln'en fortoit jamais. Elle fait quelques pas pour abandonner fa retraite : — Sortons de ce tombeau s oü je ne refpire que pour mourir fans ceffe. Allons du moins attendre ma fin aux pieds du Comte. II verra ma douleur, ma tendreffe... Eh ! il ne peut être mon époux. Ellerevient en pouffant des fanglots ; fon ame eft laproie de mille réfolutions différentes; enfin, elle s'arrête au noir projet de fe délivrer d'une vie fi déplorable : elle fait choix de Ia mort la plus affreufé; la corde fatale eft déja entre fes mains. .Voila, fe dit-elle, le feul moyen de  Nouvelle. 131 fubjuguer un malheureux amour, qui n'étoit qu'une feule foiblelfe, 6c qui aujourd'hui eft un crime ! tout fur la terre m'a abandonnée, tout!... le Ciel luimême s'eft déclaré contre moi. Hélas! je 1'ai imploré avec des larmes, des gémiflements, des cris, Sc il ne m'a point écoutée ! II a repouffé mes prieres! J'aime ! je brüle plus que jamais!.. Qui me débarrafiera d'un fi pefant fardeau ? la mort. La mort!.. qu'a ce mot qui doive m'épouvanter ? N'eft-ce pas la fin de tout être ? La mort eft le repos de la vie, & qu'eft-ce que 1'exiftence, lorfqu'elle eft éprouvée par de pareilles tortures ? Ma fceur! mon amie! ajoute-t-elle avec un fombre accent... elle connoiffoit mon cceur , toute ma fenfibilité , tout mon défefpoir: devoit-elle époufer d'Eftival , quand je 1'adorois, quand je lui immolois}... Elle eft donc fa femme!.. allons, hatons nous de finir des jours qui me font en horreur... Quevais-je faire ? M'öter la vie ! mais cette vie eftelle mon bien ? Je me trouve enfermée dans un cachot affreux. M'eft-il permis d'en fortir ? Qui m'y a plongée ? Qui m'y retient enchainée ? Un Maïtre qui n'a point de compte a nous rendre da F 6  132 Lucie et Méun ie, fes volontés , 1'Etre fuprême.... qui feul doit décider de mon fort. Sans doute, il veut que mes larmes couJent, que mon fein foit déchiré, que j'expire dans les tourments. Elle tombe a genoux en pleurant avec amertume : — O mon Dieu ! j'obéis donc a tes décrets incompréhenfibles; je vivrai, je vivrai, je fécherai dans les pleurs, dans le défefpoir; mon exif tence fera une mort éternelle; je t'ai offenfé, en voulant hater un moment préparé a tous les humains: hélas.' ma vie te vengera affez; je ferai affez punie : tu me laifTes mon cceur. Lucie, malgré la force de fon amour ^ ne fe Iaifïbit aller qu'en frémifTant dans les bras de fon mari; 1'image de fa fceur 1'y pourfuivoit; le Comte cherchoit par des égards fans nombre a la dédommager de cette tendreffe qu'il fentoit trop que foncoeur infidele lui refufoit; 11 la plaignoit, l'efïimoit: mais il n'aimoit en elle que la foeur de Mélanie. Quand il arrivoit a fon époufe de prononcer ce nom, elle recevoit du Comte des careffes plus vives; il devenoit plus fenfible. Comment une femme, dont les yeux font prefque toujours éclaircs pj.r  Nouvelle. '33 la jaloufie , pouvoit-elle refter dans eet aveuglement ? Soumis a fon pere, ainfi qu'au devoir & k la probité, d'Eftival fe contentoit de gémir en fecret: mais I'ame, &c furtout celle des malheureux, a befoin de s'épancher; nos larmes, verfées dans le fein d'autrui, perdent de leur amertume ; elles y acquierent même une douceur qui devient une forfe de plaifir : la compaffion eft la jouifTance de 1'infortune. Le Comte avoit k Paris un ami intime, a qui, jufqu'a ce moment, il avoit confié fes moindres fecrets: dans le deffein de foulager la contrainte qu'il s'étoit impofée, il avoit commencé une lettre adreflee acet ami, &c concue a-peuprès en ces termes: » Oui, mon ami, je » fuis marié; je fuis riche; j'ail'efpéran» ce de parvenir aux plus brillants em» plois; & je fuisle plus a plaindre des » hommes. Mon époufe a tout pour être » aimée; beauté, graces, noblefle,ta» lents, vertus. Mais eft-on le mai» tre de fon cceur ? Ma femme a une » rivale... " Cet écrit finiffoit a ce mot. Lucie , par un de ces jeux cruels du hafard qu'ons'attache peu k prévoir, en-  134 Lucie et Mélanie, tre dans le cabinet de fon mari, trouve cette lettre qu'il y avoit oubliée, Ia Ik, & tombe évanouie a cette derniere li' gne. C'eft dans cette horrible fituation que d'Eftival la revoit; il n'a pas de peine A deviner Ia caufo de eet évanouiffement; la foudre même, fi l'on peut le dire , 1'avoit éclairé : Ia lettre étoit aux pieds de Lucie. Elle ouvre un ceil mourant: — Je ne fuis point aimée!.. ah ! Comte, je me jette a vos genoux, je les embraffe , je les arrofe de mes pleurs... Cruel! j'ai une rivale, une rivale qu'on me préfere ! & quelle eft cette rivale ? quelle eft-elle? parlez. Le Comte, égaré d'étonnement, de douleur, veut relever fa femme. Non, je ne les quitterai point que vous ne me Payiez nommée; quelle èft la barbare qui m'a ofé enlever votre cceur, a moi, a moi qui vous adore ? ingrat, qu'elle vienne percer , déchirer mon fein... Une rivale! ö Ciel!.. quelle affreufé lumiere ! feroit-il poflible ? je me meurs... Ces coups me feroient-ils réfervés? je ne me trompe point... je n'en fuis que trop certaine... Mélanie... ma foeur... ( A ce nom, le Comte tombe comme ecrafé du tonnerre aux pieds de Lucie.  Nouvelle. i35 — Vous aimeriez ma foeur!... je le vois... je le vois... ne me le cachez pas... ofez m'avouer; ofez... encore une fois, parlez... je vous en conjure... dites... Oui, répond d'Eftival d une voix étouffée dans les larmes, voila ce que je voulois vous diffimuler, a vous, l moi-même; oui, telle eft mon affreufé deftinée! je fens tout le prix de vos charmes, de vos qualités; vous mentez les hommages dus a la femme la plus eftimable, la plus adorable... mais... L_ Achevez.... achevez. — Ma tendrefle s'étoit décidée pour Mélanie , avant que j'euffe recu votre main. J'aurois renfermé cette funefte paffion dans un filence éternel; par une fuite cruelle de mes malheurs, mon fecret vous elt connu; plaignez-moi; puis-je efpérer que vous m'accorderez du moins de la pitié >.. les ombres de la mort fur ton front, ma chere Lucie ! vois ton époux qui meurt a tes genoux ; il vamcra ces fentiments qui t'offenfent; il taimera. Lucie ne revient de cette évanouiliement que pour dire, en attachantune paupiere prefqu'éteinte fur dEftival: Vous aimez ma foeur ! & elle retombe. Bientöt une fievre ardente allarme  13" Lucie et Mêljnie , pour fes jours; elle s'obftine k faire Ia caufe de fon mal; elle n'avoit pas la torce de parler k fon mari; elle ne faiioit que lm ferrer tendrement la main , & hu lancer de ces regards penetrants, qui, charges de douleur & d'amour, por' Ve,d?efpoir & la mort clans Ie cceur. ^iCe,^°P deSénérofité, luidifoit cl fcihval! femme incomparable ! quoi > je fuis jon aiTaffin ! & tll crains encore' de reveler mon crime au Marquis a mon pere! Qu'ils en foient inftruik qu i!s le publient, que toute la terre maccufe & me condamne! Le Marquis de Rumigny & Ie pere du Comte entrent fuivis d'un Médecin --Monfieur, & vous, mon pere, il eft inutile de rechercher les fecours de art, pour s'éclairer fur le principe de la maladie de la Comtefle : vous en voyez 1'auteur. — Comment! — C'eft moi qui lui ai enfoncé un poignard dans Je iein. Apprenez tous mes malheurs, pourfuit-i en pleurant. Je fuis le plus mf ortune des hommes! J'aimois fa fceur avant même que nous fuffions unis : je mefforcois de réprimer ces tranfports; IJS ont eclate's aux yeux de Lucie &c c eft moi qui Ia fais mourir ! Non, chere  Nouvelle. 137 époufe, tu ne mourras point : tu vivras pour être aimée , pour être adoree de ton mari. Promets-moi de me pardonner, promets-moi de m'aimer. Le Marquis & le pere du Comte pleurent avec lui; ils vont enfuite ouvrir leurs bras a Lucie; ils veulent la confoler; ils tentent tous les moyens d'adoucir cette fombre jaloufie dont le poifon dévorant confumoit fes jours; fa fceur, lui difent-ils, a choifi le parti de la retraite, &ily a tout lieu de croire qu'elle ne reparoïtra point dans le monde ; quelles efpérances ne doit-elle donc pas concevoir ? Ses agréments, fes vertus, fa conftance, lui feront prendre fur le cceur de fon époux 1'empire que Mélanie lui difputoit; fes nobles procédés & le temps acheveront de lui ramener d'EfHval. — Ah ! s'écrie la malheureufe Lucie , que de foibks remedes contre le trait qui me dechire! C'eft-lè qu'efl; mon mal, ( en mettant la main fur fon cceur , ) & ce mal ne fe guérit point. Non, je ne pms plus vivre ; je donnois des larmes au lort de ma fceur; infenfée! j'ignbrois que je pleuroisune rivale chérie!... II eft inutile de me flatter. Le Comte ne changera  138 Lucie et Mélanie , point; on ne dompte point l'amour, je le fens trop ! Si je ne confultois que ma raiion, peut-etre me rappelleroit-elle è la vie : c elf ma tendreffe qui m'entraine au tombeau... tout eft décidé. II eft impoffible de tracer une image des divers mouvements qui agitoient cette femme expirante; elle accabloit de reproches Mélanie, comme li elle eut ete en fa préfence; elle lui demandoit pardon de fes fureurs jaloufes, 1'afluroit d une amitié éternelle, 1'accufoit encore; elle appelloit fon mari dans les bras, le repouffoit avec dépit, I'in. Vjtoit a 1'aimer, le conjuroit de 1'ouWier; toutes ces différentes fcenes de douleur finilToient par des torrents de larmes, &par une efpeced'anéantiffement. „ YSI?lm •" Comte' ceux de fon pere & du Marquis, leurs prieres, leurs carefles, leur profonde affliöion, rien ne put retabhr Lucie, & lui rendre Ia fante; toutes les relfources de la médecine turent infruclueufes : les maladies de I'ame lont encore plus incurables que celles du corps. ^ La Comteffe fentit avec fermeté la ■ ™rt approcher; c'eft dans ces moments  Nouvelle, 139 qu'elle déploya a la fois 1'excès de l'amour & de la générofité. Je vais mourir , dit-elle a fon pere, ainfi qu'au pere du Comte & a d'Eftival qui entouroient fon lit, & cherchoient a lui dérober leurs larmes : ne me cachez point ces marqués de fenfibilité, j'aime a me flatter encore que je vous fuis chere : ce font les derniers pleurs qu'une infortunée vous fera répandre. Mon pere, aimez votre fille; daignez quelquefois vous en reflbuvenir pour la plaindre; vous vous confolerez de fa perte : il vous refte encore une fille.,. Que Mélanie elle-même me plaigne, qu'elle me pardonne; elle fait ce que c'eft que l'amour : elle me pardonnera : j'emporte au tombeau cette efpérance. Mon pere, me permettez-vous de donner au Comte un foible témoignage de ma malheureufe tendrefle ? Le Marquis, en la ferrant fortement contre fon cceur, ne peut que prononcer le nom de fa fille, de fa chere fille. Elle pourfuit: je vous laifle, Comte, le bien dont je puis difpofer. — Que parlez-vous de fortune, ma chere Lucie? Vous vous occupez de mon bonheur ! En peut-il être pour moi, pour votre malheureux époux,  i4° Lucie et Mélanie , s'il vous perd ? tout lui feroit enlevé, tOUii'>' r N°n' Comte--- Mélanie... N acheve pas, époufe trop eftimaDle, tant de vertu fublime me rend k toi, te fait régner feule dans mon cceur, mon adorable Lucie, tu en feras k jamais 1'unique fouveraine. Eh .' quelle paffion 1'emporteroit fur un fentiment fi leguime, fi pur, fi vif?... — Cher epoux, interrompt Lucie, en tendant a d Eftival une de fes mains qu'il preffe dans les fiennes, & qu'il couvre de baijers & de larmes, voila les moments jes plus doux de ma vie! je fens tout Ie prix d'un effort fi généreux ! mais. je connois l'amour... ma fceur voiis' fera toujours chere. Le Comte veut parler: elle continue : Pardonnez, je vis encore, je vous aime... & ma cruelle jaloufie me furmonte : il faut la vaincre. C'eft peu de vous pner, du confentement de mon pere d accepter mon bien; cherchez a favoir ou sefi retirée ma fceur; époufez-la, epoufez ma rivale... je ne la hais point. Vivez pour être heureux, pour m'eftimer... puifque je n'ai pu mériter votre tendrefle, vous accorderez du moins des lai-mes k ma cendre ; c'eft 1'unique  Nouvelle. 141 récompenfe que j'ofe vous demander d'un amour.. . qui me coüte la vie; adieu, mon pere. Elle s'adrefle enfuite au pere du Comte : — Adieu, Monfieur, vous qui m'avez témoigné tant de bonté... C'en eft donc fait! tous nos nceuds font rompus... approchez, cher d'Eftival; vous pleurez!.. Mélanie effuyera vos larmes. Ce furent les derniers mots que prononca Lucie; on peut dire que fa jaloufie ne finit qu'avec fes jours; le Marquis confirma la donation qu'elle avoit faite k fon mari. D'Eftival étoit tombé dans un accablement inexprimable. II falloit que fa douleur fut bien profonde, puifqu'il y Avoit des moments oü il croyoit avoir oublié Mélanie, fes yeux, toute fon ame étoient fixés fur le cercueil de fon époufe : cette fombre image rempliflbit fes fens; il s'accufoit d'inhumanité; il fe nommoit k haute voix 1'afTaftin de Lucie; le Marquis même étoit touche de fon état. Ce pere infortuné, en pleurantfa fille, efpéroit qu'un jour Mélanie, rendue au monde, viendroit confoler fa vieilleffe, & foutenir fes derniers pas aux bornes de la vie.  142 Lucie et Mélanie, Un bruit fourd fe répand que Mélanie afuivi fa fceur dans le tombeau. Auftitöt le chagrin faifit ce malheureux pere , qui, peu de temps après, fuccombe a une maladie de langueur, & expire dans les bras du Comte, en 1'appellant fon fils, &c en 1'inftituant fon héritier. D'Eftival, frappé de tant de coups, eft pret a fuivre le Marquis au tombeau ; fon amour, a la funefte nouvelle de la mort de Mélanie, s'étoit réveillé avec toute fa force; il pleure fa femme, fon amante; lui-même auroit eu peine a déferminer les tranfports qui 1'agitoienr. Son pere le tenoit fans ceffe contre fon fein; il touche enfin au moment d'exhaler une ame anéantie par tant d'infortunes. UneReligieufe,quel'amitié attachoit a Mélanie, lui apprend la déplorable fin de fa fceur, &c n'obmet aucune des circonftances qui rendoient cette mort encore plus touchante ; Mélanie, en un mot, n'ignore point que les derniers foupirs de Lucie ont été partagés entre elle & d'Eftival, & que cette femme généreufe, s'élevant au-dèflus de la nature, a preffé fon mari, lorfqu'elle ne feroit  Nouvelle. 143 plus, d'époufer fa rivale. Cet effort de la plus haute vertu fuffifoit pour accabler une infortunée qui fe reprochoit, a chaque inftant, la cruelle deftinée de fa fceur. Mélanie demeura quelques jours dans un abattement léthargique : on ne lui entendit point proférer la moindre parole; elle ne verfa pas une feule larme; enfin, fon défefpoir s'échappe de ce fommeil de mort : une abondance de pleurs & de fanglots prévient fa voix. — Non, malheureufe Lucie, non, je ne vous céderai point en générofité; c'eft moi, c'eft moi qui vous tue... c'eft moi qui vous vengerai; je veux vivre , pour m'occuper toujours de votre vertu, de cette tendrefle qui nous uniflbit, & que j'ai trahie ; pour avoir le cceur percé de mille traits, déchiré d'éternels remords; pour être une victime continuelle , que je vous immolerai. Elle vous eft düe, fceur trop généreufe que je précipite dans le tombeau , elle vous eft düe. Ah! mes larmes paffent-elles jufqu'a toi ? 11 n'eft: pas poflible que ma douleur te rappelle a la vie! je mourrois cent fois pour te rendre un feul jour d'exiftence; tu ver-  144 Lucie et Mélanie, rois combien je fouffre encore plus que toi; tu verrois combien tu m'es chere. .. Je qukterai ces lieux pour aller mourir fur ta tombe; que j'y fois enieyelie a tes cötés! que mon cceur foit prés du tien i tu n'es plus... je pourrois... Ne crains point, ma chere Lucie, je connois mon 'cceur , ma foibleffe : je faurai te prouver que ta fceur étoit digne de toi; Lucie... je ferai plus que de mourir. Elle fe jette a genoux. — Mon Dieu I ne m'abandonne pas; j'ai befoin de ton fecours, d'un appui célefte : ó mon protecfeur, mon feul & uniqueami,prends pitiéd'une infortunée qui fe réfugié dans ton fein , qui te demande tlu courage, une ame nouvelle pour remplir fes devoirs I Mélanie prononce ce dernier mot du ton de fermeté qui décele une décifion irrévocable. La mort de fon pere qu'elle appritdans ces affreufes circonftances, yint lui porter de nouveaux coups. Dans les premiers moments que s'étoit répandue la nouvelle de la trifte fin de Lucie, on avoit appréhendé que Mélanie n'eüt le même fort; elle avoit pafie pour morte pendant trois jours. Ce  Nouvelle. 145 Ce fut fansdoutecette malheureufe erreur qui, adoptée par la parente de Mélanie , étoit parvenue julqu'au Marquis de Rumigny. L'état du Comte n'étoit pas moins cruel. Son pere avoit perdu toute fa rudeffe; ce n'étoit plus qu'un vieillard fenfible, agité de toutes les frayeurs paternelles, qui pleuroit fur le fein de fon fils mourant. Un domeftique accourt: — Elle n'eft point morte, Monfieur.. * _ Mélanie !.. D'Eftival n'avoit pu prononcer que ce mot, & s'étoit élancé d'entre les bras de fon pere. Elle vit, continue le domeftique , & l'on a même décoü%ert le lieu de fa retraite; on vous y conduira. —Mon ami... mon pere, je verrai Mélanie, je lui dirai... allons, mon pere , que j'aille tomber k fes pieds ; je revis pour 1'aimer, pour 1'adorer. Le pere veut retenir fon fils , le prie de différer de quelques jours, d'un feul jour, d'une heure : il eft impoftible de réiifter a 1'impatience du Comte ; on Ie porte dans une voiture , accompagné de fon pere. C'en eft fait : d'Eftival ne voit plus le tombeau de la malheureufe Lucie ; Tornt I, . G  i#& Lucie et Mélanie , plein de 1'ivreffe de 1'efpoir le plus ieduifant, il a repris la vie ; il ne voir que 1'autel oü vont fe former les nceuds qui 1'enchaineront pour jamais a Mélanie ; fon ame a volé aux pieds de la maitreffe de fon fort; il lui parle du cceur, il lui répete tous les ferments d'une tendrefle que 1'abfence &t le malheur ont encore fortifiée. _ D'Eftival accufoit la lenteur des cou* riers; il auroit été emporté par des chevaux ailés, il fe feroit plaint encore de leur retardement. On arrivé enfin au convent de Mélanie ; on demande a la voir: Mélanie fait prier le Comte & fon pere ddrevenir dans trois jours; quel fiecle de tourments pour d'Eftival! que doit-il penfer d'un arrêt fi cruel ? Mélanie rauroit-elle oublié ? elle ne I'aimeroit plus, tandis qu'il vole a fes genoux, qu'il brüle de confacrer fon amour par le plus faint engagement! il redouble fes inftances, répand des larmes, repréfente que fa vie ne tient plus qu'a fon dernier foupir ; on s'obftine toujours k lui rendre la même réponfe. Le terme expiré , il accourt avec foa pere a la grille. Mélanie paroït. O Dieu, s'écrie le Comte J que veut dire eet ha-  Nouvelle. ï.47 bit ? — Que je ne fuis plus maïtrelTe de ma deftinée. Que nous apprenez-vous, interrompent a la fois d'Eftival & fon pere ? — J'ai prononcé hier mes vceux. — Vos vceux ! le Comte n'en peut dire davantage, & tombe dans les bras de fon pere qui étoit refté immobile d'étonnement. Oui, c'en eft fait, continue Mélanie avec la même fermeté , je fuis enchaïnée a Dieu... pour jamais, & je ne pouvois avoir d'autre époux. Vos vceux , répete d'Eftival en s'efforcant de reprendre la parole ! — On ne m'a pointcaché lafindéplorablede ma fceur, celle de mon pere. J'ai fait mon devoir: je me fuis liée aux autels. Ma parente m'a favorifée dans mes projets. J'ai fu enfin...ah, Monfieur! quels reproches n'ai-je point a me faire ? j'ai fu que ma fceur n'expiroit que pour moi... & je m'enfevelis pour elle a jamais dans ce tombeau. — Vous m'êtes enlevée pour toujours! — II ne me convenoit point, Monfieur, de porter le nom de votre femme, quand j'ai plongé Ia mort au fein de ma malheureufe fceur; je n'ai voulu vous voir, que lorfque j'aurois élevé entre nous une barrière infurmontable, éternelle... d'Eftival, jugez de G 2  «48 Lucie et Mélanie, mes efforts & de mon tourment: je vous aimois: je vous le dis fans rougir, paree que mon cceur ne peut plus être k vous, ni k moi-même; je ne vous demande que des fentiments d'amitié , ou plutöt de compaflion. Pleurons enfemble la trifte Lucie; que nos larmes pénetrent jufqu'a fa tombe! Hélas! nous lui devons ces pleurs. Je confirme avec plaiiïr le don qu'elle &c mon pere vous ont fait de notre bien. Plaignez notre fort ; reffouvenez-vous de deux infortunées que l'amour a fait mourir pour vous : car ma mort fuivra bientöt celle de ma chere Lucie , & de mon malheureux pere. Adieu, Monfieur; adieu, d'Eftival... fur-tout ne nous revoyons jamais. Quoi! s'écria le Comte fondant en larmes, c'eft Mélanie qui m'ordonne de ne la plus revoir! — Ne cherchons point k nous attendrir..: féparons-nous... votre préfence me rend coupable a mes yeux, aux yeux de ce Dieu , a qui feul j'appartiens; ce mot vous a tout dit; il me punit, & je reconnois 1'effet de fa juftice! elle ne peut trop fe manifefter : oui, c'eft moi qui ai enfoncé le poignard dans le fein de Lucie; je fens 1'excès de mon crime.., encore une fois  Nouvelle. 149 ne nous voyons'plus, adieu pour toujours. Eh ! cruelle, reprend d'Eftival, vous n'envifagez que la perte de votre fceur : vous ne parlez point de ma mort. Penfez-vous que je puifle furvivreun inftant k cette fatale entrevue?? vous plaifez-vous k déchirer un cceur, qui jufqu'ici n'a vécu que pour vous?' daignez feulement jetter un regard fur moi.... contemplez votre victime : elle eft expirante... c'eft vous , ma chere. Mélanie, c'eft vous qui m'allez conduire au tombeau! — J'y ai précipité ma fceur ; je 1'entends, je la vois qui s'éleve de fon cercueil, qui me montre le linceul dont je 1'ai couverte... fes gémiiTements fes reproches retentiflent jufques dans ce trifte afyle oii le repos m'eft interdit; qu'oiiez-vous me propofer ? que fur la cendre d'une infortunée... cette cendre, d'Eftival j n'eft point encore refroidie, & j'aurois formé des Hens!...' 1'époux de ma fceur... j'eufle été votre femme! Allez, fuyezces lieux, n'excitez point ma haine. Je me fais horreur k moi-même. Elle étoit prête k fortir : le Comte 1'arrête par le bras. Monfieur, dit Mélanie au pere du Comte, j'implore voG 3  150 Lucie et Mélanie] tre fecours contre lui, contre moi; d'Eftival, ajoute-t-elle, enle regardant avec des yeux couverts de pleurs, n'ai - je pas alfez trahi mon devoir ? il me défendoit de vous voir, de vous entendre, de penfer a vous ; d'Eftival, fi vous m'aimez, fi je vous fuis encore chere... qu'ai-je dit, malheureufe? laiffez-moi mourir, fans être plus criminelle. Non, vous ne faurez point tous les tourments que vous m'avez caufés; ils font affreux i & il n'y a que le trépas qui puifïe y mettre fin. Le Comte fe jette a fes pieds : —. Voyez votre amant... — Mon amant! qu'entendsje } ö Ciel! Lucie! O monDieul... Partez, fuyez, vous dis-je, fuyez pour toujours; oubliez-moi, oubliez-moi... Ah.' c'eft trop donner a ma foiblefle 1 Adieu, d'Eftival... adieu, Monfieur... bientöt vous pleurerez tous deux ma mort. Auffi-töt elle fe retire du parloir avec une efpece d'élan, comme pour s'arracher k elle même. — Mélanie, un mof, un feul mot, daignez m'entendre : Mélanie, un moment, s'écrie le Comte. Mélanie s'étoit dérobée pour jamais k leur vue. D'Eftival perd 1'ufage des fens, & fon pere J'entraine a fa voiture.  Nouvelle* i$t L'infortunée Mél anie avoit eu la force de quitter tout ce qu'elle aimoit: car il étoit aifé de voir que de toutes les agitations qu'elle relTentoit, celle de Pamour étoit la plus violente; elle avoit fu fe fauver de la préfence du Comte: mais elle Ie fuivoit & lui parloit encore des yeux; tous fes regards étoient portés, réunis fur le plus aimable des hommes qu'elle auroit pu aimer, qu'elle auroit pu époufer , fans Pafcendant de cette vertu inflexible qui revenoit toujours s'oppofer a fa tendrefle; &c cette» vertucruelle, qui faifoit fon fupplice, 1'eüt peut-être abandonnée, fi fa vue fut reftée plus Ipng-temps attachée fur d'Eftival. Quelle image en effet pour une amante , & y en avoit-il de plus tendre & de plus malheureufe que Mélanie ? Le Comte expirant, qu'elle nereverroit plus, qui, fans doute,après cette entrevue, alloit perdre la vie, qu'elle-même immoloit & précipitoit dans la tombe , que d'un mot elle eut pu faire revivre & rendre Ie plus fortuné des mortels : voila le fpeöacle affreux qui 1'accabloit! quel plus grand facrifke pouvoit exiger une foeur dont Pombre fembloit inceflamment poufler des eris plaintifs ? G 4  52 Lvcie et Mélanie, Enfin, quand d'Eftival eft dans la voiture, qu'elle s'eft éloignée, qu'elle a dilparu; quand pour jamais il a quitté ces lieux, Mélanie tombe a terre comme frappée de la foudre; elle 'y demeure quelques moments évanouie, fe releve , cherche encore des yeux le Comte, le rappelle dans fon cceur & retombe, noyée dans une abondance de larmes. — Je ne Ie verrai donc plus! ;e ne le verrai plus! & c'eft moi qui l„i ai prononcé eet arrêt! moi, moi, qui brule encore! Es-tu content, ö Ciel > Lucie, ai-je été affez inexorable, affez barbare? mon cceur s'eft-il affez foumis è une loi dont il preffentoit toute la rigueur ?_J'aurois pu être unie a d'Eftival , & je meurs, je m'éteins enchaïnée a ces autels oii je réclame des forces .lufnlantespour me vaincre; oü l'amour.. Won., je ne mourrai point! eet amour qui fait mes tortures, qui fe nourrit de mes pleurs, retient mon dernier foupir, & c eft pour irriter mes fouffrances l Ma fituation eft fi affreufé, que*Ia mort eit Ie feul bien que je puiffe efpérer, & ce trepas fi attendu ne vient point il ne vient point me déüvrer d'une ex'iftence infupportable ! c'eft en vain que je  Nouvelle. 153 Pimplore ! c'eft en vain que j'embrafle mon cercueil, que je voudrois m'y enfevelir pour jamais ! un jour trop odieux revient frapper ma paupiere , & me rendre a mes égarements... a tous mes crimes. Ah ! malheureux d'Eftival, Ie redirai-je en vain? il m'eftdéfendu par 1'honneur , par la Religion, de te voir, de t'aimer, de fonger feulement a toi; la moindre penfée eft une offenfe..... grand Dieu ! pourras-tu me la pardonner ? O Dieu ! Dieu ! prends pitié de mes maux , de mes foibleffes, de mes remords... que fuis-je, miférable créature? ... l'amour reviendra-t-il fans ceffe dans un cceur qui ne doit plus être a lui? C'étoit inutilement que Mélanie s'armoit de la vertu & de la pitié pour combattre un fouvenir qui livroit des affauts continuels a fon ame, & y dominoit avec plus d'empire : il ne lui étoit pas poffible d'oublier d'Eftival; fa main même ne put fe défendre de le defïiner d'après Pimage qui n'étoitgravée que trop profondément dans fon cceur. Elle prend le crayon, le rejette en accufant fa foibleffe, le reprend, ramenée vingt fois de ce portrait aux auG 5  154 Lucie et Mélanie] tels, ót des autels k ce monument de fa paflion, le laifle échapper encore, pour s'en refaifir avec plus de promptitude; enfin, 1'ouvrage eft achevé au milieu des combats, des gémiffements & des orages fucceflifs de la religion &c jde l'amour. Autant de coups de crayon, autant de larmes & de remords. Oui, s'écrie Mélanie , voila bien les traits du plus cher des mortels, du plus fidele ' des amants ?... quel mot ai-je prononcé ï Etre fuprême, pardonne, pardonne. Hélas ! t'offenferois-je en laiflant couler mes pleurs fur une vaine image? cette foible confolation me feroit-elle interditef fuis-je coupable?... fuis-je coupable? Eh ! m'eft-il permis d'endouter, ö mort Dieu ? ma faute, qu'ai-je dit, mon infzdélité, s'éleve toute entiere contre moi; je ne puis m'aveugler ! toutes mes penfées font autant de parjures! portons dans mon cceur une lumiere terrible : il fe plait dans fon crime; il recueille & flatte tout ce qui peut entretenir une idée... Je ne le fens que trop J elle occupe, elle remplit mon ame. Non, je n'aurai poinf ce fatal portrait devant les yeux; je ne le conferverai point pournourrir une criminelle tendrefle...  Nouvelle. que je dois étouffer... il faut que je le repouffe, que je 1'éloigne de mes regards, que je Ie détruife, qu'il forte, s'il fe peut, de mon ceeur. Elle veut exécuter cette généreufe ré» folution: fa main tremble :. elle regarde encore ce portrait fi dangereux , foupire, Ie remet dans fon fein , 1'attache en quelque forte a fon cceur même; tous les jours elle promettoit a Dieu- d'anéantir ce témoignage d'un fentiment qu'elle condamnoit, Sc k chaque inftant, elle revoyoit cette image, 1'arrofoit de fes larmes, lui adreflbit fes plaintes Sc fes regrets, comme fi elle eut parlé a d'Eftival lui-même.. Le Comte ne revenoit point de 1'accablement oii 1'avoit jetté fa nouvelle difgrace : les repréfentations, les eareffes , les larmes d'un pere ne pouvoieni le rappeller k la vie; il s'enfonjoit dans fa mélancolie; il s'obftinoit dans fa douleur : Sc comment eüt-il recu les moyens de la foulager ? elle lui étoit chere : luimême, il fe plaifoit a■l'irriter. Lespeines de l'amour ont un charme qui n'eft: fenti que par les cceurs qui favent aimer. Non, s'écrioit d'Eftival, non, mon pere, qu'on ne me parle point d'arraG 6  156 Lucie et Mélanie, eher le trait qui me fait mourir! que ma bleflure foit encore plus profonde, & qu'elle me plonge au tombeau! J'éprouve une forte de fatisfaétion a me dire en fecret que j'expire pour Mélanie, &c c'eft le feul plaifir qu'il me foit permis de goüter... Mon pere, je ne puispoffeder Mélanie, & vous voulez que je vive ! J'exhalerai mon dernier foupir, Ie cceur plein de cette image que j'idolatre. La cruelle 1 elle a fait tous mes maux, & je-baife encore Ia main qui m'affalfine!... Mais croyez-vous, mon pere, qu'elle ne fe laiffera point fléchir, que les refus feront éternels ? Ces vceux, ces vceux, qui font 1'arrêt de ma mort, ne* fauroient-ilsfe rompre ? eft- ce un engagement irrévocable, un lien indiffoluble ? rt'y a-t-il point des exemples?... n'at-on pas vu ?... malheureux ! je n'ai plus de raifon ; oii vais-je m'égarer ? Ah! c'eft pour jamais, oui, c'eft pour jamais que j'ai perdu Mélanie!.. Mon pere, du moins s'il m'étoit permis de la voir... que je la voye! obtenez-moi cette grace; fi elle refufe de m? parler, que mes veux 3 que mes yeux puifient fe lever fur les fiens ! qu'elle jouilfe du fpectacle de mes larmes! que je rende mon dejrnier foupir k fes pieds!  Nouvelle. 157 Le pere de d'Eftival court au couVent; il ne peut abfolument parvenir a Mélanie; en vain prodigue-t-il des inftances preffantes, des pleurs; il ne follicite qu'un moment, un feul moment d'entrevue : tout lui eft refufé. Mélanie, déchirée par fa fituation , va tout en larmes tomber aux pieds d'un Religieux refpeclable, lui demande des forces pour fe combattre, lui montre fon ame livrée a des agitations mortelles, lui déclare qu'elle fuccombe, qu'elle eft prête a revoir le pere du Comte, le Comte lui-même, implore k genoux tout 1'appui de la religion; eet homme compatiffant verfe des pleurs avec elle, la ramene infenfiblement k fon devoir, 1'empêche enfin de céder au defir de voir feulement le pere de d'Eftival. Mélanie triomphe: mais fa viétoire n'étoit qu'apparente ; ce facrifice ltU coütoit trop pour qu'il ne fut pas fuivi d'une mort continuelle. Depuis eet inftant , on ne 1'entendit plus fe plaindre; fes larmes s'étoient taries; quelquefois feulement il lui échappoit de ces gémiffements étouffés, les accents du fombre défefpoir.  IS» Lucie et Mélanie , L'amour eft de toutes les pafïïons celle qui conferve davantage fa violence ; -la folitude ne fert qu'a 1'irriter. C'eft dans la retraite & le filence que fe forment & fe développent ces grands mouvements des ames fenfibles: le recueillement du cloïtre, quand 1'enthoufiafme facré de .la religion ne les domine point, les ramene fur elles-mêmes, leur fait elFayer & connoitre toute leur énergie, & les emporte fouvent a des éclats extraordinaires que la mort feule peut réprimer. Sommes-nous détachés de ce qui entoure les autres hommes , Pimagination alors s'intérefle &c s'échaufFe de concert avec le cceur pour nous rendre encore plus aimable & plus cher un objet qui nous eft enlevé ; nous embellilTons le tableau, afin de juftifier nos regrets a nos propres yeux ; & en exagérant la perte , nous goütons une forte de plaifir k nous pénétrer de la trifteiïe qu'elle nous caufe. Tel étoit, a-peu-près, 1'état oü fe trouvoit Mélanie ; elle ne mettoit point de bornes a fa douleur, & c'étoit, peut-être, 1'unique confolation qui lui reftoit. On lui apporte une catfette qui conté-  Nouvelle. 159 nok une lettre & une boite d'argent; elle eft einpreflee a fe fakir de la lettre, reconnok avec efFroi 1'écriture du Comte , & lit ces mots : » Je vous ai obéi; je vous ai facrifié » mon bonheur, mes jours : je ne vous » ai plus revue, &c je ne pouvois vivre » fans vous voir; ofez lire cette lettre : » Icrfque vous la recevrez, j'aurai rem» pli mon fort. Ceflerois je de vous ai» mer ? mon ame pourroit-elle perdre » ce fentiment, ce fentiment unique qui » 1'abforbe toute entiere? Le Ciel ne » s'offenfera point de mon amour : il » n'enpeut être un plus pur& pïusdi» gne du fuprême Auteur qui nous avoit » créésl'un pourTautre ; je n'ai pu être » avous, & je ne pouvois être qu'a » vous! J'ai tenté tous les moyens pour » vaincre une paflion que les obftacles » n'ont fait qu'irriter; j'ai appellé a mon »> fecours toutes ces chimères, qui s'é» vanouiffent devant la vérité du fen» timent. Eh! qu'eft-ce que 1'ambition » prés de l'amour ? qu'eft-ce que la rai» fon ? Qu'un feul de vos regards avoit w bien plus d'empire fur mon cceur! Le » premier moment qui vous ofFrita mes »> yeux avoit décidé du refte de ma vie;  i6o Lucie et Mélanie, » je devois être le plus infortuné des » hommes. Mais ce n'étoit pas* affez de » fouffrir tous les tourments, de brfder » pour vous fans 1'efpérance de nous » voir jamais unis,d'être porté par un » devoir barbare dans les bras d'une » autre, d'être obligé de dévorer mes » larmes, de cacher mon défefpoir; non, » tous ces coups ne fuffifoient pas a mon » fupplice : j'ai entrainé les malheurs » de votre familie ; j'ai donné la mort a » votre fceur, k ma femme; j'ai pré» cipité votre pere fur fon cercueil; c'eft » ma main, c'eft ma main qui a ferré » cette chaine li accablante dont vous » êtes liée pour jamais; je vous ai im» molés tous les trois; vous ne m'en » avez que trop puni! je n'avois qu'une « feule reffource; je 1'ai faifie avec tranf» port. » J'attends de vous une grace : con»> fervez 1'unique préfent qu'il vous foit » permis d'accepter, & le dernier que » puiffe vous faire ma tendrefle. Adieu, » ma chere Mélanie. Vous offenferiez» vous de cette expreflion ? fongez que » je meurs fans le nom de votre époux." D'Estival,  Nouvelle. 161 Mélanie, égarée, confondue, anéantie fous ces nouveaux coups, demeure quelque temps immobile, laifte enfuitetomber fes mains fur la boite : un mouvement involontaire, cette efpece d'afcendant, qui femble appeller le malheureurt au-devant du trait qui le frappe, la follicite , la preffe de favoir ce que cette boite contient, quel eft ce préfent qu'on lui annonce; elle ouvre, non fans éprouver un frémiflement affreux : ce billet s'offre a fes regards : » Voilé ce cceur qui vous a adorée, » & qui n'a refpiré que pour vous : 1'in» flexible Mélanie lui réfufera-t-elle quel» ques larmes ? " Le cceur de d'Eftival, s'écrie Mélanie! c'étoit en effet le don funefte qu'il lui envoyoit; elle perd l'ufage de la parole, des fens ; on la tranfporte dans fon lit oii elle expire peu de jours après, n'ayant pu prononcer que ces mots : O d'Eftival! ö mon Dieu !   C L A R Y, H IS TOIRE ANGLOISE.   CLARY, HISTOIRE ANGLOISE. '« ; -ta*»- hsssflf prés la vertu, objet immua4ï^irJJi ble de nos hommages, ce qui aJgtfyWj doitproduire le plus cette coni "^Nr lidération perfonnelle , le premier & le moins frivole des honneurs, ce qui mérite davantage nos refpeóts, 1'eftime publique , 1'eftime de foi-même , c'eft le retour a cette même vertu dont fi peu d'hommes fur la terre ne s'écartent point. Le repentir véritable , en exercant notre fenfibilité, rend, en quelque forte, notre morale plus pure, &plusdégagée de ces mouvements d'orgueil, le partage ordinaire des cceurs qui ont pu demeurer conftamment attachés a leurs devoirs. Ofons le dire : 1'amour-propre eft bien prés de la ver-  166 C l a r r, tu, & il eft fon plus dangereux féducJ' teur. Une ame qui aura été ayertie de la foibleffe inféparable de la nature humaine, montrera du courage fans vanité , & fera modefte dans fes avantages; le defir de réparer fa faute lui donnera un effbr plus hardi, & 1'idée de fa chüte 1'empêchera de fe trop applaudir de fon élévation. D'ailleurs , la religion & la vraie fagefte ne s'accordent-elles point pour nous préfenter Ie remords fincere comme un titre d'expiation aux yeux de 1'Etre fuprême ? & pourquoi ferionsnous plus féveres que la Divinité? N'oublions pas que 1'indulgence & la compaftion font les principaux attributs de l'homme; que, fans ces deux fentiments,'. fon caraótere n'exifte plus ; qu'en un mot, la vertu féparée de 1'humanité, n'eft: qu'un mafque adroit de 1'orgueil, un ftmulacre importeur qui ne fait qu'ufurper notre vénération, Rapportons-nousen a la nature : elle nous mene comme par la main & la bienfailance; c'eft la nature qui nous preffe de tenir notre fein toujours ouvert aux pleurs de 1'infortuné : & quel être plus digne de notre pitié , de toutes les confblations, de toutes les tendrefles de 1'humanité fe-  Histoirs Jnglsise. 167 courable, qu'une malheureufe créature, qui, reconnoiffant fes erreurs, revient avec des larmes a cette vertu,, le plus doux fentiment de I'ame, & confervc une éternelle douleur de s'en être éloignée ! Cesréflexions, qui, au premier coup d'ceil, paroitront ifolées & naïtre du hafard, font le fruit de la lecfure de deux lettres intérelfantes que je me Mte de publier. J'ai penfé qu'elles pourroient répandre de nouvelles lumieres fur ce qu'on appelle/rcce«r.s, matiere importante qui, comme bien d'autres de ce genre, refte encore a difcuter. Je defirerois, fans le fecours d'une métaphyfique abftraite, dont les raifonnements froids & privés de vie nous échappent , fixer nos idéés par rapport k la vertu, & au rang qu'elle doit occuper dans les efprits courageux qui ont la force de fecouer la chaine pefante du préjugé. Nous perdons notre temps a nous remplir la tête d'une infinité de connoiffances frivoles, qui, pour tromper notre ignorance orgueilleufe, ont ufurpé le nom impofant de fciences; 1'étude de Ia vérité eft peutêtre la feule qui foit digne de l'homme, & c'eft malheureufement celle qu'il. négligé le plus,  i68 Cl a r y, Voicï ces deux morceaux tels qu'üs tn'ont été communiqués. LETTRE du Baron net Borston, au Chevalier Digby. Tu es mon ami, Chevalier : lis avec attention, apprécie chaque ligne, & décide du bonheur ou du malheur de mes jours, oui, de ma vie entiere; longe que c'eft mon ame même que je t'envoye, & que c'eft k la tienne a la conduire, al'éclairer, a prononcer, en un mot, fur madeftinée. Chevalier, je fuis amoureux comme je ne 1'ai jamais été. Te voila étonné, confondu! je m'y attendois; je ne fuis pas moins iurpris que toi de 1'événement. Après la trifte expérience que j'ai efluyée, connoitre encore l'amour, croire a fes plaifirs, k fes douceurs, m'y abandonner fans réferve! c'eft-la précifément ce que je devois bien me garder de faire, & ce qui m'arrive aujourd'hui. Mais ne t'avife pas de me condamner, avant que d'avoir une_ inftruétion bien détaillée fur cette affaire fi importante pour ton ami; oh! je fuis afluré de ton approbation j yous autres philofophes, vous ne  ÜJSTOIRB ANGLOISE. 169 ne voyez pas comme ce malheureux vulgaire qui n'a jamais que les yeux de la routine : tu me pafferas le mot en faveur de la vérité naïve qu'il préfente. Tu fais, Chevalier, que nous aimons le Lord Dorfet & moi, a nous livrer k des promenades qui font des efpeces de voyages; le Lord prétend que eet amufement eft aulïï avantageuxal'efprit qu'a la fanté; il penfe qu'on ne fauroit trop mettre fous fes yeux de nouveaux objets, & que par-la on fait des provifions de connoiffances qui contribuent a amafler un fonds de philofophie, 1'aliment éternel de tout être qui fait s'occuper noblement. On diroit que Dorfet eft entré dans les fecrets de la nature ; rien ne lui échappe; il raifonnera un jour entier, & avec toutes les recherches du plus favant obfervateur , fur une fimple fleur des champs, qu'un ignorant profane fouleroit aux pieds; & il ramene toujours fes converlations au fentiment; c'eft-a-dire qu'il excite 6t entretient dans I'ame cette douceur, eet attendriflement délicieux qui femble la préparer a recevoir les impreftions de l'amour. Ce n'eft pas toi qui ignores jufqu'a quel point mon cceur eft fenli* Tomé I, H  170 C l a r r, ble & prompt a s'enflammer, & combien il a fouffert de Ia palfion la plus malheureufe: Mifs Weymout a étéaulïi perfide qu'aimable : n'en parions plus, Chevalier, n'en parions plus; fon empire eft détruit; j'ai connu une autre i'ouveraine; non, mon ami, toutes les femmes ne font pas faiuTes & hypocrites, &c je veux te forcer toi-même a être leur panégyrifte. Je me promenois donc avec notre Philofophe dans une route agréable, bien éloignée de prévoir que ce cheminla menoit a l'amour; nous nous trouvons infenliblement arrivés prés d'une métairie dont 1'afpect eft enchanteur: deux rangées de pommiers y conduifent; a quelquespas eft un vallon émaillé de la plus riante verdure, & arrofé d'un ruifTeau qui va fe perdre fous un berceau de jeunes tilleuls; plus Ioin on découvre des vergers, des prairiesartifïcielles, des boulingrins d'une fraicheur raviffante; destroupeaux paiffoient fur des cöteaux voifins; les rayons du foleil étinceloient & répandoient a grands flots 1'or & la pourpre a travers les rameaux des grands arbres qui paroiffent orgueil-leux de leur antiquité; ils couronnent  HlSTOIRE ANGLOISE. 171 une montagne dont la lituation avantageufe défend ce joli canton des vents . du nord ; un hameau qui attaché les regards par la variété des batiments, forme le fond de ce riche payfage. Nous nous fentons, comme malgré nous, entrainés vers la métairie. On nous y recoit avec cette franchife qui elf la politelfe du fentiment, cette politelfe li touchante, li vraie, & qui n'appartient qu'a ces ames innocentes dont la Ville n'a point encore altéré la candeur. Le maitre de la ferme eft un vieillard que 1'age n'a point courbé fous les infirmités; fon abord prévient Sc intérelfe ; fon front ouvert Sc paré de longs cheveuxblancs, femble (*) annoneer fa bonne nature : il nous fit tout 1'ac- . (*) Annoncerfa bonne natw^. C'eft un anglicifme, qu'il feroit a defirer de voir tranfporté dans notre langue , & qui a une fignification plus noble & plus étendue que notre mot de bonhommie. Good nature', bonne nature , eft un affemblage chez nos voifins de toutes les qualités qui conftituent l'homme; ils en ont fait même une épithete ; ils difent ainfi good natured; ce qui ne pourroit guere fe rendre en francois que par cette dénomination inufitée, un homme bien nature. C'eft cependant de cette fajon que le cercle des idéés, qui n'eft déja H 2  172 C l a r r, cueil que lui permettoit fa refpectable pauvreté : on nous offrit du lait, du beurre, des ceufs frais; nous n'hélitames point k profiter de fon invitation ; Dorfet voulut lui donner de I'argent: nous nous appercümes que cette propofition fhumilioit; une ame qui fe fent, qui fe plait dans fa dignité, frémit a la feule idee d'intérêt; je fis préfent k une de fes filles d'un anneau d'or de peu de valeur que j'avois au doigt. que trop reflerré , s'agrandit & fe fortifie. VoiFi ce qui nous rend Montaigne fi précieux ! a quel nombre d'expreffions trouvces n'a-t-il pas donné naiffance? Les Romains qui avoient affurément autant d'efprit que nous, & dont le goüt male & robufte ne dégénéroit point en délicatefle puérile , ne balancerent pas h s'enrichir d'une infinité d'hellénifmes , tournures que les Grecs k leur tour avoient, felon les apparences, ertipruntées des autres nations. Pourquoi ne fauroit-on remonter aux premières expreffions qui font échappées k l'homme naiffant, & fuivre les progrès , ia variété & le développement des divers idiömes? qu'une telle connoifiance repandroit de clarté fur 1'hiftoire de 1'efprit humain! la métaphyfique, portee trop loin, a, peut-être , plus nui au langage , qu'elle ne lui a été utile; elle a tué en général le pittorefque des langues, & y a fubftitu4 une «locution manlérec & vuide d'images.  Histoire Angloise. 173 A peine étions-nous fortis, nous rencontrons auprès d'une fontaine taillée dans le roe, une fille qui gardoit des moutons; elle étoit aflif'c fur un petit tertre couvert de mouffe : c'étoit une fouveraine fur fon tröne. Je crois, Chevalier, aux pallions rapides, a ces tranfports impérieux qui femblent décider du cceur, & lui commander pour la vie; je n'ai pas jetté un regard fur Clary, c'eft ainfi que s'appelloit la jeune perfonne, que voila mes fens troublés, remplis du plaifir de contempler ce charmant objet; tous mes regards y font attachés. En effet, c'eft peut-être la phyfïonottiie la plus animée, la plus féduifante, la plus faite pour être adorée; deux grands yeux noirs, une taille élégante , mille graces naturelles , la rofe de la jeuneffe, 1'air fur-tout du fentiment & de la mélancolie qui rend la beauté fi touchante & fi redourable, l'amour même, voilé , mon cher, 1'angélique créature qui vint m'enlever a cette dangereufe Mifs "Weymout, dont le fouvenir me pourfuivoit par-tout. Ce qui va bien t'étonner, c'eft que Clary lifoit: elle ne nous eut pas plutót appercus, qu'elle ferra avec précipitation fon H 3  i74 C l a r r, livre dans fa poche. Je m'approchai le premier de cette aimable perfonne; elle paria: ma furprife, ou plutöt mon trouble devint plus grand : & ce trouble délicieux, tu en devines bien la caufe. Cjuoique ce qu'elle nous dit ne fut que quelques paroles échappées comme k regret a la politelfe, ces paroles refterent dans mon cceur, & j e n'eus pas befoin d'en entendre davantage pour ientir que Clary ennoblilfoit 1'état obfcur oü je la trouvois enfévelie. Le LordDorfet penfa comme moi. Nous ne ceflions de répéter fon éloge, nous y ajoutions toujours; nous n'eümes point d'autre converfation durant toute la foirée; la nuit ne fervit qu'a fortifer les fentiments que m'avoit infpirés Clary. La réflexion, loin de les détruire, les approfondiffoit; j'aimois, Sc j'aimois déja avec violence : pouvoisje m'aveugler fur mon penchant? je me cachai de Dorfet. Le lendemain il me trouva rêveur; il m'en demanda la raifon; je cherchai des prétextes : hélas! j'éprouvai que l'amour a des fecrets pour I'amitié : enfin, I'après-dinée, je me fauvai de Dorfet, Sc je courus vïte a 1'endroit oü nous avions rencontré Clary  Histoire Angloise. i73 Elle étoit dans la même fituation que celle oii nous 1'avions vue la veille, occupée a lire; je fus frappé de nouveaux traits. Belle fille, lui dis-je, ne foyez point furprife de me revoir: ces paroles prononcées de ce ton qui part du cceur, me parurent 1'embarraifer; elle rougit, & elle s'embellit; je continuai: que ma préfence ne vous trouble pas; vous faites naitre un intérêt qui ramene toujours prés de vous; je ne veux point vous parler de votre beauté, vous devez en connoïtre le pouvoir : mais me feroit-il permis de céder a ma curiofité ? Par quel prodige fingulier habitezvous ces lieux ? car vous ne fauriez cacher la vérité; & fi j'en crois un fentiment qui ne faurok me tromper, il eft peu de rangs qui foient dignes de vous. Clary fut déconcertée k cette efpece de compliment. — Mon rang, Monfieur... mon rang eft celui oü vous me voyez; aflurément la fortune ne me doit rien. Heureufe fi j'avois toujours vécu dans eet afyle ignoré ! c'eft le féjour de la vertu; & elle ajoute avec un foupir : il doit être celui du bonheur. A ces mots, les beaux yeux de Clary fe couvrirent de quelques larmes qu'elle H 4  J?6 Clary, s'efforcoit cependant de retenir; je n'eus pas de peine a m'en appercevoir: mes regards étoient penetrants, mon cceur les éclairoit; je m'écrie : Vous pleurez , fille charmante .' je n'ofe efpérer de vous des lumieres fur votre fort: mais foyez perfuadée que, de quelque facon que vous répondiez a mes fentiments, vous avez intérefle un homme qui vous fera attaché pour Ia vie. Leton refpeclueu* & la timidité accompagneren ces expreifions. Que te dirai-je, Chevalier? nous eumes une converfation qui ne finit qu'avéc le jour. C'eft dans eet entretien que Clary m'apprit fon nom; c'eft dans eet entretien que je con5iis Ia paflion la plus décidée; le livre que je furpris dans fes mains étoit la divine Clarifle, ce chefd'ceuvre de 1'immortel Richardfon, qui fera a jamais les délices des cceurs fenfibles. Clary cependant, fans fe plaindre de 1'efpece d'aviliffement oii elle pa* roiflbit être, ne me donna aucun éclairciffement fur fon état véritable, ni fur fa naiflance. Je voyois tous les jours la maïtrefle de mon ame : il ne m'étoit plus poflible de me diflimuler fon empire, & tous  HlSTOIRE ASOLOISE. 177 les jours elle m'enchainoit par de nouveaux neeuds. Tu me renverras aux héros de bergerie de (*) notre vieux Spenfer; tu me diras peut-être que j'étois bien fou de traiter aufïï dignement 1'* mour avec une gardeufe de troupeaux. (*) De notre vieux Spenfer. Un des écrivains du premier age de la littérature Angloife, qui a compofé des bergeries. Son ouvrage le plus eftimé eft intitulé : Of the fairy queen , la Reine de la féerie. II fut 1'ami du télebre Sidney ; il eut enfuite le malheur d'être nommé le Poéte laureat d'Elifabeth; il fut bien puni de cette efpece de faveur ; les courtifans , felon 1'ufage, louerent fes vers , & traiterent Tautetir avec indifférence; le tréfbrier Burleigh ent même la dureté de ne lui pas payer une modique penfion que lui faifoit la Reine. Toute la confolation qu'il put avoir, ce fut de répandre dans un de fes poëmes fes dégoüts & fon indignation contre la Cour , foible dédommagement des chagrins qui le dévoroient; le tréforier barbare n'étoit pas épargné dans cette diatribe , dont le fuccès n'empêcha point 1'infortuné Spenfer de tomber dans 1'indigence, & il mourut apeu-près de faim ; il eft vrai qu'il eut 1'honneur d'être enterré auprès de Chaucer, graces a la libéralité du fameux Comte d'Effex. Ses poéfies étoient fort en vogue avant celles de Wall er & de Cowley. Voyez ce qu'en dit Addil'on dans fes Caratferes des Po'êtes Angkois. H 5  178 Clary, Mon ami, tombe vite aux pieds de ma divinité; demande-lui pardon de tes blafphêmes : tu n'as pas vu Clary, tu ne I'as pas entendu; va, il n'y a pas de majeflé qui mérite plus le refpect & la vénération; la beauté efl la première fouveraineté qu'ayent connue les hommes. Je me hafardai a découvrir mes fentiments a cette adorable fille. Ecoute-la bien; c'eft elle qui va parler; ce qu'elle dit fe grave trop dans le cceur , pour qu'on ne Ie retienne pas. Vous avouer, Monfieur, que vous méritez ma franchife, c'eft afpirer a votre eftime, & tout autre fentiment m'eff. interdit. II feroit donc inutile de vous diflimuler que je ferois touchée de votre tendrefle, s'il m'étoit permis de 1'ctre. J'aime a croire que des vues honnêtes ont produit cette inclination qui me flatte ; une ame qui s'annonce comme la votre, ne fauroit trahir Ia vérité : mais, Monfieur... oubliez-moi, il ne m'eft pas permis d'être a vous, a perfonne... non, a perfonne; laiffez-moi, laiflez-moi toute entiere a cette douleur qui me fuivra jufq.u'au tombeau, & il faiflt^u'elle m'^xonduife;  Hl S TOI RE ANGLOISE. 179 j'attends de votre probité, de votre compaffion , que vous ne vous obftinerez point a vouloir vous éclairer fur le fort d'une infortunée, que vous humilieriez , pourfuivit-elle avec un torrent de larmes , li vous faviez tous fes chagrins. — Vous humilier, divine Clary ! dites que vous cherchez & vous refufer a mes refpedts, a mes hommages. Oui, je vous aime; eh ! quel plailir je goüte a vous faire eet aveu ! vous m'avez infpiré la tendrefle la plus vive, & la plus pure; chaque jour vous prête de nouveaux charmes : parlez : & quel prix puis-je vous pofTéder ? des chagrins } vous ! ah ! créature célefte, êtes-vous faite pour payer ce tribut a 1'humanité? m'öteriez-vous la douce idéé de les réparer ? Non t répond Clary avec vivacité, vous ne pouvez, Monlieur, que les augmenter; ne me forcez pas, je vous en conjure, a vous révéler.... Monlieur... il m'en coüteroit la vie... encore une fois, au nom de 1'humanité , n'entretenez point des fentiments auxquels il m'eft abfolument défendu de répondre; j'implore de vous cette grace. — Une grace , belle Clary ! c'eft moi qui vous en demanderois : je vous H 6  i8o Clary, obéirai... je vous obéirai aveuglément; non, non, je ne vous parlerai jamais de mon amour, duffé-je en mourir! Ces mots furent accompagnés de larmes qui s'échappoient du fond de mon cceur; elle parut fenfible a ma fituation. Je voyois tous les jours Clary. Soumis a la loi cruelle qu'elle m'avoit impofée, je gardois un profond fdence ; je me contentois d'attacher mes yeux fur les fiens, & de foupirer; fouvent je la furprenois dans un trouble qu'elle s'efforcoit de cacher: chaque moment Bae la montroit plus digne de ma tendreffe & de mon eflime. Elle a un efprit droit & approfondi, fufceptible d'une fuitede réflexions, bien inférieur, je Pavoue, a la hneffe des fentiments dont elle eft remplie ; quelle ame! i! n'en eft point de plus délicate, de plus noble, plus généreufe, plus bienfaifante: c'eft un mélange délicieux, Ie parfum des qualités les plus exquifes. Je n'ofois, paree que j'aimois véritablement, & qui aime véritablement, craint de déplaire; je n'ofois, dis-je, mettre dans ma confidence les bonnes gens chez qui elle demeuroit. Quelquefois  HlSTOIRE Angloise. 181 Clary laiffoit tomber les regards fur moi, & fes beaux yeux noirs s'obfcurcilToient de larmes. As-tu bien éprouvé, mon ami, tout 1'empire que les pleurs donnent a une belle femme ? on peut dire qu'alors elle brille dans la majefté de tous les charmes ; Sc quelle douce volupté, quelle ivreffe raviffante ce fpeétacle infpire! Chevalier, pour une ame fenfible, c'eft peut-être la première des jouilfances; -dansce plaifir, il n'ya rien que de pur & de délicat; & qui peut approcher de la délicateffe ? c'eft une fleur fuave , que bien peu de gens ont Ia faculté de refpirer. La contrainte a laquelte je m'étois affervi ne tarda pas a déranger ma fanté; il falloit ou parler de mon amour , ou vaincre un penchant trop impérieux. J'eus la force de me taire : mais Ia vidfoire que je remportai, fut fuivie d'une maladie dangereufe, qui fit appréhender pour mes }ours. J'écrivis ma fituation a Clary : elle vint avec la fille du fermier, celle a qui j'avois donné eet anneau. Je ne crois pas qu'une divinité defcendue des Cieux , caufe plus de raviffement a un mortel, que ne  C L A R r, m'en fit goüter la vifite de cette angélique perfonne. Jamais Glary ne s'étoit fait voir plus belle, plus intéreffante, plus forte de ce charme qu'on ne peut exprimer, & qui produit 1'enthoufiafme de l'amour. Elle m'aborda en pleurant; quelles larmes, Chevalier ï elles coulerent dans mon coeur; je ne pus lui dire que ces mots : Cruelle & chere amie , c'eft votre ouvrage que vous voyez ! Votre fituation, Monfieur, me répond-elle avec attendrifiément, me pénetre; je ne vous le diffimulerai pas: j'acheterois aux dépens de mes jours le bonheur de vous rendre heureux : mais.... mais vous allez vous-même prononcer mon arrêt & le votre: vous allez juger.... fi je fifis aimer. A ce mot, elle penche la tête fur fes deux mains,& il lui échappe une abondance de larmes; elle continue : Je vais immoler ma vanité, mon fecret: oui, je vais me plonger dans 1'amertume, dans la honte, dans 1'opprobre, me fomller aux yeux de l'homme dont j eulfe le plus recherché 1'efiime.Oue me demandez-vous?-Votre main, Clary; que je paffe mes jours a vous adorer. a me remplir de mon bonheur..  Histoire Angloise. I8J Votre bonheur ! ah ! Monfieur ! il n'eft pas en mon pouvoir de faire votre bonheur, ni le mien; fuis-je d'un rang?.. — Clary, que me parlez-vous de rang? quel rang approche de l'amour, de Ia beauté , de la vertu ? voila les premiers titres du monde; c'eft votre générofité qui m'élevera jufqu'a vous, fi vous daignez... — Arrêtez , Monfieur , ce langage ne doit pas être dans votre bouche ; c'eft a moi a m'abailTer, a me confondre devant tout 1'univers; cette attitude eft la feule qui me convienne; elle eft conforme a mon état; il feroit honteux pour moi que nous ne fuffions féparés que par la diftance des conditions. Vous parlez de la vertu, Monfieur !... Sachez tous mes malheurs; fachez... vous me percez le fein ; je me facrifie, je meursde douleur; oui, vous apprendrez tout; oui, vous lirez dans ce cceur qui ne peut être a vous.... & qui vous aime. Les fanglots la fuffoquent; je lui prends les mains. — Vous m'aimez, fille divine ! vous m'aimez 1 & c'eft moi qui vous cauferois ce trouble! Ah ! que plutót j'expire mille fois! non , je nè prétends pas vous arracher vos fecrets;  184 C l a r r, foyez la maïtreiTe de votre cceur, de votre Iiberté: Clary, s'il le faut, ne nous voyons jamais; vous me plaindrez du moins; vous ne fauriez me refufer votre pitié. — Ma pitié .' ah ! refpeftable Monfieur Borfton, pourquoi m'aimez-vous ? pourquoi m'efHmez-vous ? je perdrai tous ces fentiments : hélas X ils ne me font pas dus. Eh bien, Monfieur... je vais vous parler... je vais vousparler... Sufanne, dit-elle, en regardant avec une douceur charmante Ia jeune perfonne qui Paccompagnoit, daignem'aimer,mêler tes pleurs auxmiens; je n'ai point de fecrets pour ton amitié. Elle fe tourne enfuite de mon cöté , & avec un gémiffement douloureux :Cher Monfieur, il faut donc vous fatisfaire .' Après eet aveu , c'eft Ia derniere fois que je vous vois, que je vous parle, que je vous expofe une ame... Monfieur... m'offrir votre amour, ce feroit m'offenfer: y ajouter votre main, ceft... c'eft un préfent que je ne mérite pas, & dont je connois tout Ie pnx. Je ne rougis point de ma naiffance; belas ! ce n'eft pas elle qui me caufe de la honte! je dois la vie a de fimples  HlSTOIRE Angloise. 1 35 faboureurs dans le Comté de Dévonshire ; ils avoient affez de biens pour me donner une éducation au-defliis de mon état, & peut-être cette marqué de tendrefle de leur part m'a-t-elle été préjudiciable. Notre vanité fe fortifie avec nos lumieres. Mon pere étoit déja d'un age avancé, lorfque je vinsau monde; ma mere & lui renaiflbient, s'applau* diffoient en moi: tout fembloit les affurer que je ferois Pappui de leur vieilleffe, la confolation de leurs derniers jours. Combien de fois m'ont-ils élevée dans leurs bras, en me ferrant contre leur fein, &C difant avec des lar* mes: O notre chere fille! chere enfant de notre amour! nous te laiffons peu de bien, mais notre exemple a fuivre, celui d'une familie entiere, qui, depuis deux cents ans , a comme nous de pere en fïls, labouré ces champs; elle s'eft fait honneur de manier la charrueda vertu a toujours été fon premier héritage. Clary, n'oublie jamais que cette vertu eft préférable a tout, que c'eft 1'unique richefle qui ne périfte point; apprends è te glorifïer de ton indigence; vis & meurs dans ce village, ou tu feras enfevelie a nos cötés; garde-toi d'al-  JB6 C l a r r, Ier è Londres : les habitants de cette ville font des corrupteurs; ils te perdroient, chere enfant! fais comme nous • la pauvreté eft moins difficile è fuppor' ter, quand 1'honnêteté 1'accompagne; iur-tout que Dieu foit continuellement devant tes yeux. Et je Pai abandonné ce Dieu qui me pumt aujourd'hui! j'ai tout oublié , j'ai trafo tout, le devoir, la fageffe, la nature... Que vous dirai-je , Monfieur ? ces chers auteurs de mes jours, fi vertueux, fi tendres a mon égard, fi refpecfables... j'ai fait leur déshonneur ' A ces dernieres paroles, elle fond en larmes, Ia, tête entiérement bailfée fur fes genoux. Ah ! m'écriai-je, en ferrantavec tranfport fes mams entre les miennes , il neft pas poftible qu'avec de tels fentiments vous ne foyez la plus eftimable Ia plus adorable des femmes : n'héfitez pas; verfez vos pleurs, votre ame dans mon fein* dans le fein de Pami Ie plus fidele, le plus attendri,qui parta-1 gera vos peines, qui s'en pénétrera. Elle reprend , en relevant la tête & memontrantla douleur Ia plus intéref fante : Vous Ie voulez .' » Je Vous Ie  I Histoire Angloise. 187 répete , chere Clary , c'eft mon cceur même qui reeevra vos larmes.^ Les chagrins que l'on confie k I'amitié , en deviennent plus légers; ils s'adouciffent... — Les miens, Monfieur, ne peuvent qu'augmenter par eet aveu : mais vous le defirez... vous faurez tout. J'avois quelque beauté , funefte prefent du Ciel, quand il nuit a la vertu ! peut-être commencois-je a ne pas ïgnorer ce frivole avantage : mais j'étois digne de ma familie ; je refpirois ce charme qui accompagne 1'innocence , Sc dont la perte eft irréparable ; mon ame étoit une glacé pure qui n'avoit encore recu aucune altération : il eft vrai que je laiffois échapper une fenfibilité qui devoit être la fource de mes malheurs Sc de mes fautes; mon cceur s'ouvroit k toutes les imprefiions d'attendnffement, lorfque ma cruelle deftinée amena dans nos cantons &C offrit k mes yeux le plus aimable... le plus déteftable des hommes; il joignoit aux graces de la figure tous ces alentours qui font autant de pieges pour un fexe , hélas! trop foible, 1'éclat du rang & de la richeffe, le fafte de 1'extérieur, les agréments du lan^ase : il réuniffoit tous les moyens  J88 C l a x r, deféduclion. Quel ennemi pour un aee fans expenence! ma vertu & mon éducation me prêtoient des armes; je combattois, quelquefois je fubjuguois ces fentimentsqui cherchoient a me dominer. Je me redifois fans celfe que re n'étois que la fille d'un fermier, & que je ne devois pas même permettre a mes yeux,le «K>indre regard dont le Lord Mevil fut 1'objet... Le Lord Mévil, m ecnai-,e ! Clary, Ce malheureux vous aura caufe des chagrins; je 1'ai connu comme Ie fleau de la vertu; il vient enfin de recevoir la punition de fon abominable conduite Comment, interrompt Clary troublee ? — H yient d'être tué en duel dans un voyage d'Allemagne. II n eft plus, pourfuit Clary, en levant les mams au Ciel! elle s'arrête : puiffe un heureux repentir lui avoir oitvert les yeux J que la Jultice divine fe borne a fa mort.' oui, Monfieur, continuet-elle en gemiiTant, voilé 1'auteur de tous mes maux, de mes erreurs, de mon défefpoir éternel! Mévils'introduifitchezmesparents,je 2Z r,aPP.feP0l^Po«rquel fujet, fans doutecetoitpourmaruine.-ill'avoitméditee des Ie premier momentqu'il m'avoit  HisToitE Jngloise. 189 vue; il revient plufieurs fois k la ferme, faifitl'occafion de m'adreffer quelques paroles dont le poifon fubtil s'infinue dans mon ame comme un feu rapide & dévorant; il m'écrit, c'eft-la 1'origine de mes infortunes, ou plutöt de mes coupables égarements; je n'ai pas la force de rej etter cette lettre fatale; elle acheve de porter les derniers coups k ma vertu affoiblie : je perds de vue 1'honnêteté, 1'exemple de ma familie , Ia religion , la religion li nécefiaire k notre foiblelfe ; je m'oublie jufqu'a donner un rendezvouS au perfide Mévil. C'eft dans cette entrevue qu'il déploye tous les artifices de fon efprit fcélérat; il fe jette a mes pieds, les inonde de larmes, me jure qu'il fera mon époux; ilajoutequ'il faut que je le fuive a Londres ; que c'eft-la que nous nous marierons; il m'offre la perfpecfive la plus brillante, les plaifirs, la fortune , la grandeur ; il exige enfin de mon amour que mes parents ignorent fon projet, & que je m'arrache de leur fein , fans leur confier notre départ. 3 e 1'aimois, j'avois étouffé tous les fentiments de vertu; il me reftoit encore ceux de la nature; je ne pouvois la trahir au point de quitter mon pere & ma  iqo Clary, mere, fans leur apparendre du moins la caufe de notre féparation. Mévil s'appercoit que cette propofition me révolte , que l'amour va être vaincu ; il tire fon épée avec fureur , veut fe donner Ia mort; je tremble pour fes jours; je 1'arrête. Ma coupable tendrefle 1'emporte; je promets tout. Quels combats, Monfieur, quels déchirements j'éprouvai laveilledecethorrible départ! jamais ma refpedlable familie ne m'avoit plus attendrie, ne m'avoit plus aimée ; je repouflbis un torrent de pleurs qui demandoit a s'ouvrir un libre cours; mon coeur étoit enveloppé de Ia plus mortelle triftefle. Délaifler des parents fi dignes d'être adorés, fi bienfaifants 1 fe refufer a la douceur de les confoler, de les foutenir aux bornes de la vie I abandonner leur vieillefle aux horreurs de la pauvreté 1 les trahir! les outrager ! leur enfoncer le poignard , quand j'étois dans leur fein ! pouvois-je m'y réfoudre ? Ma chere Clary , me difoit mon pere avec des larmes , fens-tu combien tu es néceflaire a notre bonheur ? c'eft pour toi feule que je cultive ces champs, que je les arrofe. de mes dernieres fueurs, Ma fille, mes  HlSTOIRE ANGLOISE. I91 pieds touchent ma folie ; tu me fermeras bientöt les yeux. Ma mere, k ces mots, me ferroit contre fa poitrine , en pleurant aufli, & tendoit fa main a mon pere. Je m'écrie, en tombant dans leurs bras : O mes tendres parents! fachez... Le Lord , le perfide Lord entre, me furprend prête a tout découvrir ; il me jette un regard : je balance entre la nature Sc l'amour; un trouble affreux me failit; je perds 1'ufage des fens ; on me conduit a mon lit; & je me trouve le lendemain matin , dans une chaife de pofte a cöté du Lord, & k vingt milles du Comté de Dévonshire. J'appris depuis que Mévil avoit fait entrer la nuit fes domeftiques dans ma chambre , Sc qu'ils m'avoient tranfportée évanouie encore k la voiture de leur maitre. Quel réveil, Monlieur! c'en étoit fait: il n'étoit plus poffible de retourner dans le fein paternel. La vertu avoit fui de mes yeux pour toujours; je ne voyois plus que ma paflion, que le corrupteur de mon ame, qui fe montroit è mes regards , fous des traits bien oppofés. Nous arrivons a Londres. Je me bornai a pleurer mes parents, k chérir leur  tH£ C L A R T, mémoire , 6c je me livrai enfin a la féduction de mon ravifleur, fur la promefle d'un mariage qu'on éloignoit de jour en jour. La fortune m'accabloit de fes dons. Tous les plaifirs , toutes les illufions les plus flatteufes & les plus carelfantes lembloient voler au-devant de mes pas. J'étois entourée d'une foule d'adorateurs, qui nourriflbient cette efpece d'ivrefl'e oii le Lord cherchoit a me retenir : mais lorfque mes yeux fe retiroient de deffiis ces prefliges , lorfque je portois mes regards jufques dans mon cceur, quel fpectacle s'y élevoit! j'y entendois gémir la nature affligée ; je voyois dans ce cceur déchiré 1'image de mes infortunés parents , qui pleuroient la perte de leur fille arrachee d'entre leurs bras; leur fille déshonorée, qui me redemandoient a moi-même avec toutl'attendriflement, tout le douloureux du cri paternel; je les voyois expirants; ils me tendoient les mains, ces chers parents, de leur lit de mort! Ah ! Monfieur, quelle horrible fituation, & que la fortune dédommage peu de la tranquillité de 1'innocence ! Quelquefois je voulois m'aller jetter aux pieds de ma familie, les em- bralfer,  Histoire Angloise: 193 feraffer , y mourir; le fracas d'un monde corrompu venoit détruire ces heureux mouvements, tk m 'étourdir fur la douleur profonde qui me confumoit. Un jour Mévil, avec une fociété nombreufe, me conduit au fpecf acle. L'affemblée étoit brillante ; on avoit annoncé une piece nouvelle; j'en ai oublié le titre. Dans une des fcenes du drame, paroilToit un vieillard en cheveux blancs, un hoyau a la main, le portrait même de la pauvreté refpectable ; il difoit a une jeune perfonne parée & couverte de diamants : » Ah! » ma fille, je vous vois des richeffes: » oh font vos vertus "? Je m'écrie: Ah mon pere ! &c je m'évanouïs. On m'a rapporté que ce cri frappa tous les fpecfateurs. J'ouvre les yeux; je me trouve a 1'hötel du Lord, environnée de quelques-uns de fes amis, qui s'efforcoient de me rappeller a la vie; je m'échappe de leurs bras, & je vais tomber, échevelée & mourante, aux pieds de Mévil : — Mylord, je viens d'entendre au théatre mon arrêt & mon devoir. Ayez pitié d'une makheureufe fille dont vous avez égaré les premiers pas. Pour prix de mon amour, Tornt I, l  104 Clary, je vous demande la réparation de mon honneur ; que je puilïe revoir mes parents, foutenir leurs regards, me glorifier encore de leur pauvreté! que j'aille me cacher &c expirer avec le nom de votre femme dans leur chaumiere, dans cette chaumiere, ou je retrouverai mon berceau, qui m'a vue vertueufe, innocente!... Mévil, ce ne font ni votre rang, ni vos biens que j'implore de votre générofité, de votre humanité : c'eff, je le répete, le nom de votre époufe. Vous n'avez point a rougir de moi , ajouté-je en lui embraffant les genoux; qu'avec ce nom j'aye la confolation de pleurer un jour, un feul jour dans le fein de mon pere &c de ma mere, & enfuite enféveliffez • moi dans quelque demeure obfcure^jettez-moi dans un cachot: déchireZ'mon fein; donnez-moi la mort: je vous bénirai. Songez, Mylord , que c'eft la promefTe de me reconnoitre pour votre femme , qui m'a féduite,qui m'a perdue. Voudriez-vous abufer de la foibleffe d'une infortunég qui n'a fur la terre de proteóteur que vous? Les amis du perfide Mévil fe retirent jjans pouvoir me refwfer des larmes; il  HlSTOIRË ANGLOISE. 195 rie refte auprès de lui que fes domefKques. Alors toute la fcélératefTe du monftre fe découvre &c m'accable. La fureur étinceloit dans fes yeux. — D'oü vous vient cette audace? eft-ce au théatre que vous avez. puifé ces fentiments ünguliers ? je ne m'attendois pas a cette déclamation. Avez - vous pu imaginer que Clary devint jamais Lady Mévil ? 11 veut pourfuivre. Je me leve avec précipitation ; & courant a un couteau qui étoit fur la cheminée: Ceci, lui disje , va me délivrer de mes maux. Mévil s'élance, m'arrache le couteau des mains; je tombe fur un liege , accablée du plus profond défefpoir. Non , barbare, m'écriai-je, les joues inondées de deux ruiffeaux de larmes, vous ne m'empêcherez pas de m'öter une vie que vous m'avez rendue odieufe. Vous m'avez ravi 1'honneur, ce bien mille fois préférable k 1'exiftence, monftre! & vous vous oppofez a ma fin, k Ia fin de ma honte , de mes tour» ments! Cruel... ramene-moi dans ce* lieux témoins de mon innocence; rendsla-moi cette innocence qui faifoit tout* ma richeffe ; rends-moi k ces parents infortunés, dont, hélas! je fuis deveI i  396 Clary, nue Popprobre! qu'ils recoivent mort dernier foupir ! que je meure fur le fein paternel! ils me pardonneront, ils me plaindront du moins... ils n'accuferons que toi, que toi qui m'as trompée... Ah! Mylord, avois - je mérité cette punition ? ou, fi je fuis coupable , étoit-ce a vous a me punir? II s'approche en me tendant la main. — Lache, n'ajoutez point a vos forfaits la trahifon ; foyez mon affaffin ; percez, percez ce cceur... que vous avez égaré... Eh quoi! votre barbarie va jufqu'a me refufer la mort? II n'y a cependant pour moi d'autre afyle que Ie tombeau , & je ne puis m'y plonger, m'y anéantir!... le Ciel ne prendra-t- il point pitié d'une malheureufe qui n'a d'autre foutien que lui ? Les pleurs & les fanglots me coupoient Ia voix; j'étois enfevelie dans ce qu'on peut appeller la ftupidité des douleurs. Mévil fe retire avec une efpece de confulion; il parle bas a une fille qui me fervoit; cette créature, touchée de mon fort, tente tous les moyens de me confoler; elle me dit que Mylord a paru fehlible , & qu'elle ne doute pas qu'il ne m'époufe. Le voile  HlSTOIRE ANGLOISE. IQ"? étoit déchiré ; je ne pouvois plus me faire illufion; lame déteftable de Mévil s'étoit montrée dans toute fon horreur. Betty, c'étoit Ie nom de cette fille, me conduit, ou plutót me traïne k mon appartement. La je m'abandonne a une foule d'idées qui fe détruifoient fucceflivement. II m'efl aifé de mourir, me difois-je ; l'exiftence efl pour moi un fardeauinfupportable... Mais n'ai-je pasafTezoffenfé la vertu, la Religion ? ai-je befoin de nouveaux crimes ? ceffer d'être ! je ne verrois plus mes chers parents! ah! qu'ils recueillent mes larmes, ma vie !... que leur dernier baifer fe fixe fur mes levres expirantes. Enfin , après un flux öz reflux d'agitations contraires , je m'arrête a un projet; je parois plus tranquille. Betty imagine que le fommeil va me furprendre: elle me quitte. Alors je me détermine k exécuter promptement ce dellein , qui faifoit ma feule reffource. Je répete dans le fond de mon cceur : O mere la plus tendre! ó pere le plus refpedrable! vous daignerezme r'ouvrir vos bras; vous ne me refuferez pas Ia douceur d'attendre a vos pieds la fin de mes triftes jours: I 3  io8 & l a r r, que votre malheureufe Clary meure avec Votre bénédi&ion! Aufïï-töt je reprends mes premiers habits, fur lefquels j'avois fouvent verfé des larmes en fecret. Hélas! ils me rappelloient mon heureux état d'obfcurité; j'étois alors vertueufe ! Je laiffe a mon fcélérat féduéteur tous fes dons empoifonnés; je ne garde qu'une petite ba. gue de peu de valeur, préfent d'un de mes parents, & dont j'avois réfolu de medéfaire au fortir de Londres. J'aurois eu horreur de me réferver un feul fchellingqui eut appartenu a Mévil. Avec quelle honte & quels mouvements d'indignation je regardai ces robes éclatantes, tous ces diamants dont le perfide avoit paré fon crime & mon déshonneur 1 il m'avoit femblé que mes nottyeaux vêtements m'avoient rendu cettfe innocence dont je pleurerai éternellement la perte. J'avois examiné Ia fituation de moa appartement: il étoit au premier étage. Une de mes fenêtres, è 1'aide d'un drap découpé , facilita mon évafion. Avant que de quitter eet odieux féjour, j'avois pris la précaution de laifTer fur ma table une lettre adreflee au Lord;  HlSTOIRE ANGLOISE. l(;fj elle contenoit, a-peu-près, ces expreffions , que ma douleur n'aura pas de peine a fe rappeller. » Ne voulant point me donner la » mort, paree que je crains encore ce » Ciel fatigué de mes offenfes, Sc que » j'afpire a exhaler mon dernier foufile » dans le fein de ma familie , j'ai pris le » feul parti qui me convenoit, celui de » vous détefter, de céder a mes re» mords, Sc de vous fuir pour jamais » comme mon alTafïin, comme le ravif» feur de 1'unique bien que pofledoit » une malheureufe fille, & qu'elle ne » peut plus rscouvrer. Perfide Mévil! » vous m'avez arrachée des bras pater» nels! vous vous êtes joué des ferments » les plus facrés ! vous m'avez öté mille » fois plus que la vie ! Sc vous m'avez » laiffé pour prix de ma foibleffe, Pop» probre , une tache ineffacable , & qui » flétrira jufqu'a ma mémoire! ma honte » me furvivra... Barbare! quelle femme » aimoit plus la vertu que moi ? Sc je » Pai outragée, je Pai fouillée cette vertu » dont je fens trop la perte irréparable ! » De quel ceil vont me regarder mes » parents , des vieillards qui ont k m'op» pofer le cours de foixante années d'une I 4  200 Clary, » vieirréprochable & intacte, lorfque » moi , comptant a peine dix-feptans, » je fuu devenue 1'injure de ma familie, » du lieu qui m'a vu naïtre, lorfque » mon déshonneur elf au comblef... » Ah ! Mylord ! je vais mourir, car Ü » ne m'eft plus poffible de vivre char» gée d'une telle ignominie. C'eft des por» tes du tombeau que les cris de ma » douleur, de mon défefpoir, retenti» ront jufqu'a vous, iront vous accu» fer, vous déchirer, vous punir.... » Peut-être le repentir s'élevera-t-il dans » votre ame , & me donnerez-vous des » pleurs : mais il ne fera plus temps » Mylord .il ne fera plus temps! Sou« venez-vous que je ne demandois è »> porter qu'un feul inftant le nom de » votre femme; j'eulfe du moins expiré »> avec honneur. Perfonne fur Ia terre »> neme protégé, ne me foutient, n'a » daigne vous préfenter mon innocence »> outragée ; tout a repouffé mes cris & » trifulté a mes plaintes. Eh bien, ce n'eft » plus Ia juftice humaine que je récla» me : c'eft Ia juftice divine dans toute » fa rigueur; celle-lè eft incorruptible ; » elle ne connoït ni les grandeurs, ni » les digmtés; Ia Chambre haute ne lui  HlSf01 RE ANGLOISE. 201 » en impofe point; elle juge les Lords, wies Pairs, & les condamne comme les » derniers des coupables, Tremblez , la» che Mévil ; je vous abandonne a fes w coups. Si le foible eft écrafé dans ce » monde,il a un défenfeur dans Ie Ciel. » Dieu fe levera, prendra en main ma » caufe; c'eft a fes pieds même que je » porte mes larmes je t'y attends, *> perfide 'V P. 5. >y Vous trouverez dans mon » appartement vos bienfaits corrupteurs. » J'ai repris mes premiers vêtements, >y\es feuls qui me conviennent : que » n'ai-je, hélas! pu reprendre avec eux » mon premier état d'honnêteté! je n'em» porte que mon cceur , mon cceur brifé » par le remords , par une honte éter» nelle; &c j'embrafferaï avec joie une » mifere dont je n'aurai point a rou»gir". Defcendue dans fa roe, je marche avec précipkation, appréhendant de ne point m'éloigner aflez-töt d'une fatale demeure. J'étois tremblante, égarée dans les ténebres, détournant fanS ceffe la tête, dans une agitation inexprimable, ne fachant trop oü j'allois. J'entends I 5  202 C L A R T, du bruit: je redcmble de vitefte; on me pourfuit. Comment, me dit un gros homme que je reconnois pour être le Chapelain du Lord, & qui me faifït par le bras! a cette heure, Mifs, dans les nies ! & ou allez-vous ? — Ah 1 Monfieur Wickman... je vais... fauvezmoi, au nom de Dieu ; ne me forcez pas de rentrer dans cette abominable maifon; vous ne fauriez faire une oeuvre plus digne de votre faint miniftere ; je quitte, j'abandonne Mylord & le crime pour jamais : je veux rentrer dans le fein de Ia vertu , dans le fein de mes parents : c'eft a vous de m'appuyer dans mon projet: ne me refufez point, je vous en conjure, votre fecours. Ce miférable, qui ne demeuroit pas a I'hötel, me répond que je pouvois entrer en toute fiïreté chez lui, quoique fa femme fut abfente, & qu'il nayoit pas befoin des fentiments de la religion pour me refpecfer, & m'êtrede quelque utilité. II me donne la main, & me conduit dans une falie balfe: je m'aflïeds; & la, en peu de mots, je lui raconte tous mes malheurs. Le croiriez-vous, Monlieur? Ce déteftable hypocrite dont j'imaginois  HlSTOIRE ANGLOISE. 20$ avoir excité la pitié Sc le zele charitable , profite de ces moments de douleur Sc de trouble, pour me tenir un langage bien oppofé k Pefprit de fon caractere. J'ouvre les yeux fur ma démarche imprudente; il n'étoit plus temps de la réparer. Le monftre veut ufer de violence. J'ai recours aux remontrances , aux prieres, aux pleurs, aux fanglots; je me jette aux pieds de eet indigne Miniftre des autels r — Quoi! oublieriez-vous k ce point vos devoirs, la religion, la nature, 1'humanité, 1'humanité qui vous préfente mes larmes? Je me réfugié dans votre fein, comme dans Ie fein de Dieu même; j'ai regardé votre maifon comme un temple, Sc vous abuleriez de la confiance d'une malheureufe fille, qui, après le Ciel, implore en vous fon ange tutélairel... Monlieur Wickman , n'ajoutez point aux crimes de Mylord : je fuis affez coupable; foyez mon appui, mon pere. Cet homme impitoyable alloit employer Ia force. Je m'élance vers la fenêtre; je m'écrie : Perfonne ne viendra-t-il au fecours d'une miférable fille? "Wickman furieux me jette un mouchoir fur la bouche. I 6  204 C L A li f) On heurte è grands coups a fa porte; il ne 1'ouvroit pas ; on redouble : fi u- enfoncée' Un ieune homme dont 1 habillement annoncoit un militaire, entre 1'épée a la main; je me précipite'aux pieds de l'inconnu : — Qui qiie vous ioyez, daignez me défendre contre Ie plus méchant des hommes. L'étranger s'emprelfe de me relever, me fait affeoir è. fes cötés; je lui apprends fans nul deguifement I'aventure qui m'avoit expofee a Ia perfidie de Vickman. Refpeöable fille , me dk-iï, confiez-vous a moi; prenezmon bras; je vous prouverai que les perfonnes de mon état favent honorer Ia vertutandis que ce miferable degradant fon caraflere, n'afpiroit qu'a vous outrager : & toi, malheureux ajoute-t-il, fe tournant du cóté de Wickman, ta baffefle te fauve de Ia punmon. Je t'aurois déja arraché la vie fi je ne craignois de me déshonorer. Al' Ions, Mifs, fuivez-moi. Mon vengeur avoit vingt-cinq ou v ingt-fix ans, la figure intéreflante; Ia nobleiie de fon ame étoit peinte fur fon vifage. J'étois faifie de douleur & de crainte; je me livrai & la générofité de i mconnu, réfolue de temmer mon fort,  Hl S TOI RE ANGLOISE- tO$ fi , comme le Chapelain , il avoit Ia lacheté d'abufer de ma confiance; & perfuadée que I'Etre fuprême me pardonneroit ce dernier crime , en faveur du motif qui me feroit attenter fur mes jours. Me voila donc dans les rues de Londres au milieu de la nuit, feule avec un jeune Officier, &, en quelque forte, afa difcrétion. A peine avois-je la force de me foutenir r il s'appercut que ma frayeur augmentoit a chaque pas: Encore une fois, Mifs, me dit-il, ne craignez rien; repofez-vous fur ma probité, & croyez que ma jeunelfe ne m'empêche point de connoitre la pureté du fentiment & le plaifir de remplir les devoirs de 1'honnête homme. A peine mon trouble me permettoitil de Pentendre. Arrivé a la rue de Norfolk , il s'arrête è une petite porte, & appelle un domeftique, qui vient ouvrir. Nous entrons dans un appartement d'une fimplicité élégante. II m'adreffe la parole : Je n'ai que deux chambres, celle-ci, & une autre qui eft au fecond étage. Vous prendrez ici quelque repos , & nous partïrons a cheval, de grand matin, J'irai vous conduire chez  2fj c L A R r, ma mere, qui habite è fix milles de Lo% dres. Nous faurons vous dérober a Ia pourfuite de eet indigne Lord, & de-Ia, fi vous me Ie permettez, je vousaccom* pagnerai chez vos parents. Je regardois mon protecteur, & je ne favois fi, après la cruelle épreuve ou je venois d'être expofée, j'ajouterois £01 k des procédés dont 1'apparence cependant devoit me rafllirer. II me fit apporter k manger. J'appris qu'il ie nommoit Sir Brown, qu'il étoit fils unique, & qu'il fervoit dans la Marine; il pafibit lbus les fenêtres de Pappartement de ce miférable Wickman, lorfqu'ayant entendu mes cris, il avoit volé a mon fecours ; je ne lui répondois que par des larmes. Mifs, pourfuit-il, vous pleurez ! croyez que je reflens vos chagrins : mais vous allez rentrer dans le fein de votre familie; vous oublierez ce déteftable Mévil, & vous ferez encore le plailir & la fatisfaclion de vos vertueux parents. III me laifle feule dans cette chambre. Ma defiance renaifibit toujours; j'ai foin de fermer les verroux, j'entaffe des chaifes & une table derrière Ia porte; & au-Iieu de me coucher, après avoir pofé  HlSTOIRE ANGLOISE. 20j la lumiere fur la cheminée , je refte dans un fauteuil, Ia tête appuyée fur les genoux, & accablée de ma fituation. Je vous ai déja dit que fi 1'Offieier avoit voulu imiter eet abominable "Wickman, j'étois déterminée a me donner la mort. Je me leve, & me jettant a genoux , j'implore le Ciel de toute mon ame ; enfuite je reprends ma place avec plus d'affurance. Dieu lifoit dans mon cceur; il y voyoit la vérité du repentir, ma confiance en fa protedtion, &C combien n'éclate-t-elle pas dans les plus grands dangers, oü 1'efpérance même nous abandonne ! Le fommeil, malgré moi, me faifit au milieu des réflexions les plus lugubres; un fonge affreux vint ajouter a ces noires impreflions. J'étois dans unfouterrein éclairé d'une lampe funebre , & j'allois tomber dans une foffe. J'appercois un vieillard dont les cheveux blancs couvroient le vifage ; il accourt, en me difant: » Ce n'efi » pas a toi de mourir, c'eft k moi que » cette foffe elf defKnée : voila oü ma » fille m'a conduit!" Je reconnois mon pere; je veux Pembraffer. » Retire-toi, » pourfuit-il, ou, fi tu m'approehes,  2°8 C L A R r, yy étends ce Hnceifl fur moi ". Je me trouve entre les mains un drap mortuaire; il m'échappe un cri; j'entends retentir de la terre jettée fur un cercueil , &une voix fépulchrale qui prononce ces mots:» C'eft ici que nous » t'attendons ". Je me réveille avec horreur; la lunuere finiflbit. J'entends Sir Brown qui m'appelle : Ouvrez, Mifs, il eft temps de partir... comment, Mifs ! vous ne vous êtes pas couchée J Eh quoi 1 je vous ai mfpiré de la déftance ! je me flattois que vous deviez être plus raffurée. Vous mofTenfez, pourfuit-il d'un ton attendn ! vous penfezdonc que tous les hommes font auffi déteftables que Mévil &z Wickman ï Croyez, Mifs, qu'il y a des cceurs fenfibles, & ce n'eft pas k vous k me foupfonner.Cefont-la, repliquai-je, mon généreux défenfeur, les nouveaux crimes du Lord & de fon digne domeftique : ils m'ont fait juger par eux du relle des hommes, & je vois, avec autant de douleur que de gratitude, que je me fuis trompée; je vous en demande un fincere pardon ; oui, je crois aue vous^fentez tout Ie prix d'une aöion nonnete, öc il n'en peut être une qui  HlSTOIRE ANGLOISE. 20f> Ie foit davanrage , que de protéger une infortunée, dont tout Ie deur eft de retourner a Ia vertu. On nous fervit le thé; Sc nous étant mis en route a la pointe du jour , nous fumesbientöt rendus a la maifon de campagne oü s'étoit retirée Lady Brown. Cette Dame qui avoit été belle, confervoit encore cette dignité de phyfionomie , ce charme fi intéreffant, qu'on peut appeller la beauté de la vertu, Sc qui furvit aux agréments extérieurs; elle me recut avec eet air de bonté qui attire 6c enhardit; fon fils lui fit un détail de mes chagrins; je lui avouai ingénuement mes fautes; cette fincérité de ma part la toucha; elle daignam'embrafler, Sc ouvrir fon fein a mes larmes ; je paflai plufieurs jours dans cette maifon refpeélable. Les égards dont me combloient Lady Brown Sc fon fils, me pénétroient de reconnoiffance; mais ils n'empêchoient point que je ne fulfe agitée de Pimpatience de revoir mon pere & ma mere; ma prote&rice sren apper?ut la premiere ; elle me tint ce difcours, que je n'oublierai jamais. Je ferois fachée, Mifs, de vous retenic  f10 C L A R r, ici davantage. J'imagine que le Lord Mévil, trompé dans fes perquiiirions , aura renonce k 1'infame projet de vous empecher de retourner auprès de vos parents. Allez donc , ma chere enfant, yous jetter dans leurs bras; rarement le fein d'un pere & d'une mere n'eft-il pas 1'afyle de Ia tranquillité & de la vertu. Allez-y dépofer vos larmes, le remords qui vous rend tous vos droits fur la tendrefle paternelle. Hélas! ne devons-nous pas avoir de 1'indulgence pour nos enfants ? La nature humaine eft fi foible ! il eft ft facile de s'égarer ! Après le bonheur de n'avoir point fuccombé, le repentir eft ce qu'il y a de pluseftimable. L'imprudence eft Ia fource de vos fautes: elle a caufé Ia ruine de Ia plupart des jeunes perfonnes de notre lexe. Ma chere Clary, pourluit-elle en m embralfant, foyez bien aflurée que la vertu n'eft point une chimère ; ceux meme qui 1'outragent, font forcés de la relpefter dans le fond du cceur; la fortune , la grandeur ne peuvent réparer Ja perte; encore une fois, il n'eft que Ie repentir qui la rétablifle, peut-être , dans toute fa pureté, & vousm'en paroiflez penetrée. Vous avez cédé a Ia  Histoirs angloise. 211 fédu&ion; Mévil eft le feul criminel ; il a eu la lacheté d'abufer de votre age, de votre peu d'expérience : le Ciel vous Vengera; que votre faute vous infpire une éternelle défiance de vous-même. Sur-tout, ma fille , ne rougiffez pas de reprendre les travaux de la> campagne; fongez que c'eft 1'état primitif de tous les hommes, Sc celui, fans doute , qui eft le plus innocent Sc le plus honorable; il ne coüte que de nobles fueurs, Sc foiivent les autres s'achetent au prix de la dégradation de I'ame, & du manege des baffeffes. Tant que les premiers humains furent agriculteurs, ils furent fans envie, fans ambition; ils aimefent la vertu : 1'intérêt les attendoit dans les villes. Depuis qu'ils ont retiré leur main de la charme, ils ont ceffé de pratiquer les devoirs de l'homme ; ils en ont été punis: ils ne goütent plus les plaifirs de la nature. Ma fille, ce n'eft pas un Iaboureurqui vous a féduite : c'eft un Lord, un de nos Pairs! ayez affez de courage pour vouloir fervir moi, qui ne mérite pas d'être aflbciée » au fort du dernier des hommes! Non, » mon déshonneur eft pour moi; gar» dez votre honneur dans toute fa pu» reté. Allez, qui fait fe repentir , fait » mourir, & ce n'eft pas dans ce monw de-ci qu'il faut que nous foyons unis. » Tout ce que je puis vous donner, ce » font mes regrets, mon eftime , mon » amour, un amour qui n'eft pas digne  HlSTOIRE ANGLOISE. 22$ » du votre , mais un amour qui fait s'im»moler! Ah ! que n'ai-je pour vous » que des fentiments de reconnoilfance! » Soyez perfuadé que cette démarche ne » m'a été infpirée que par la tendrelfe; » il pourra m'en coüter la vie : mais » qu'eft-ce que ma vie? Pourquoi ne » puis-je vous faire un facrifice plus » éclatant " ? Je vole chez les hötes de Clary : je les trouve dans la délblation ; elle étoit difparue j après leur avoir lailfé quelques petits préfents. Ces bonnes gens fe récrioient fur fes excellentes qualités, fur la perte qu'ils avoient faite ; ils me répéterent vingt fois qu'un Ange ne pouvoit avoir plus de candeur, plus de bienfaifance; le pere, la mere , les enfants, tout regrettoit ma chere Clary ; je me faifois raconter les moindres circonftances qui lui étoient relatives; ils avoient obfervé qu'elle avoit beaucoup pleuré avant que de les quitter, & prononcé fouvent mon nom. Tu imagines, Chevalier , Pétat horrible oii j'étois: mon ame s'élancoit, en quelque forte, fur tous les chemins ou Clary avoit pu pafler;je fis des perquifitions: elles furent fans effet; point de village aux enK 4  224 C l a r r, virons que je ne parcourulTe; tu fens bien que Dorfet étoit dans la confidence. Un foir, je m'écarté de la route; j'étois feul k cheval, accablé de fatigue & affligé du peu de fuccès de mes courfes; je defcends au coin d'un bois; k quelques pas étoit une miférable chaumiere,d'oü s'échappoit une foible Iueur; je^ ne fais quel fentiment me poufle a' m en approcher; j'entends une voix qui prononcoit comme avec peine : quoi' mon pere, ö pere le plus cher! ie vous coute encore des larmes, & k vous aufli, ma tendre mere ! je vous ai offenfes,chersparents! j'ai déshonoré votre vieillefle J il elf jufte que je meure : héjas ! j'aurois fouhaité en être 1'appui & Ia confolation : me pardonnez-vous ? — Que pari es-tu de pardon , ma fille ? embraffe-nous, & efpere dans le Ciel qui te rendra la fanté, c'eft k nous de mourir; nous voudrions feulement te lailTer plus hc-ureufe : mais nous ne te laiftbns que notre mifere , nous qui t'aimons tant! — Vous m'aimez, ö tendres parents! eh! fuis-je digne de votre amour ? je ne mérite que votre commifération; oui, je la mérite; que ne pouvez-vous lire dans mon cceur ' ü  HlSTOIRE ANGLOISE, 22$ efl inutile de me rappeller a la vie; je meurs de mon repentir, &c j'emporte une autre caufe de mort, que vous faurez un jour : je ne vous demande qu'une grace. — Une grace, notre chere enfant ! Ah ! parle, parle , demande tout ce que tu voudras, tout ce qui fera en notre pouvoir ; hélas , nous pouvons bien peu! — Faites tenir, je vous prie, cette lettre-ci, après ma mort, a fon adrelTe : on vous dira oii demeure le Lord Dorfet; ce Monlieur s'appelle Borllon. Je pouffela porte avec vivacité; j'entre dans la cabane : je vois une femme expirante, dans le lit de la pauvreté même , tenant une lettre a fa main; un vieillard en pleurant lui couvroit le vifage de fes cheveux blancs; une autre femme agée lui ferroit les mains dans les fiennes; elle fondoit aufïï en larmes. Je m'élance ; je prends la lettre; je me hate de te faire part, avant les autres détails, de ce qu'elle contenoit. » Homme refpecfableSc bien différent » de vos pareils, je vous adreffe mes » derniers foupirs; vous recevrez cette »> lettre, quand je ne ferai plus; je puis » donc yrépandre mon ame,fans crain-  226 C L A R r, » dre de compromettre ma franchife : » ceftpeut-être le feul plaifir que j'an- * ï3/ g?öté dans la vie> APprenez, cher » Monfieur Borfton , que je meurs pour » vous; j'ai voulu vous éviter, paree » quemondevoirl'exigeoit, paree que » je ne pouvois partager votre cceur & » votre nom. Ma reconnoilfance m'eüt » fait rejetter Sir Brovn, s'il avoit été » hbre de m'offrir fa main : jugez de ce » que vous devoit mon amour. Que » vous m'avez fait connoitre combien » de regrets entraïne après foi la perte » de I honneur ! J'ai refpedé le votre • » je n'ai pu furvivre èla douleur de ne' » plus jouir de ces entretiens , oh mon » ame fembloit reprendre fa force, fa » pureté, fon innocence. Je vous d'on» ne enexpirant,lapreuve detendrelfe » laplus vraie.-j'ofe vouspriercomme » mon ami, comme mon feul ami, de » verfer quelques-unes de vos bontés » lur mes pauvres parents. C'eft ici que » \(immole mon amour-propre au plaifir » d emporter au tombeau Pidée que vous » ferez mon bienfaicfeur dans des per» onnes qui me font aufti cheres. Hé» las.' j ai fait leur infortune .' le chaerin » que leur a caufé, dirai-je ma faute,  HlSTÖIRE ANGLOISE. 22? » ah ! difons mon crime, les a mis hors » d'état de veiller a la confervation du » petit bien qu'ils poiïédoient; ils ont » rougi pour leur fille, ces honnêtes » gens , eux qui n'ont jamais eu rien a » ie reprocher que de m'avoir donné le » jour ! Ils font venus habiter la mal- » heureufe cabane oii j'expire, y enfe- » velir leur honorable pauvreté & leur » afflicfion; c'eft-la que je les ai retrou- » vés dans la plus profonde mifere, que » je fuis tombée a leurs pieds; iïs ont » daigné me r'ouvrir leur fein, parta- » ger avec moi le morceau de pain de » leur indigence, tout trempé de leurs » larmes; j'ai goüté encore la douceur, » avant que de mourir, de ferrer con- » tre mon cceur ces chers auteurs de ma » vie, de prononcer les noms li tou- » chants de pere &c de mere 1 Qu'ils » vousrappellent finfortunée Clary, & » croyez que mon ame fera reconnoif- » fante, & fentira tous les bienfaits qu'ils » vous devront. Adieu pour jamais, » cher Monfieur BorfTon. Au relte, la » mort n'efl-elle pas un bonheur pour » une miférable créature rejettée de la » terte , 6k peut-être du Ciel, & qui a » perdu ce qui pouvoit la rendre effiK 6  228 Clary, » mable aux yeux de Phomme qu'elle » eut aimé le plus " ? Je m'écrie: Ah! ma chere Clary : Ces bonnes gens demeurent immobiles d'êtonnement: Clary ouvre les yeux, 6c tombe fans connoilfance dans mes bras. Je ne puis, mon ami, rendre ce que j'éprouvai; tu connois tout le charme du fentiment; ton ame n'aura pas de peine a fe remplir de ma lituation. Je pourfuis avec tous les traufports de 1'amc-^ : Oui, ma chere Clary, oui, vous ferez ma femme, la maitrefïe de mon. fort : vous êtes déja 1'époufe de mon cceur, c'eft a la vertu même que je m'uni» rai en vous; c'eft elle que je récompenferai, que j'adorerai, qui fera tout mon bonheur dans ma divine Clary ! Commettre des fautes, c'eft le propre de Hm. manité: s'élever au-deffus de fes foibleffes par un repentir fincere, c'eft mériter 1'eftime qui eft due a 1'honnêteté Ia plus irréprochable. Et vous, dis-je au vieillard 6c a fa femme qui étoient profternés a mes pieds, & que je m'empreffois de relever, vous me tiendrez lieu de pere Sc de mere; je ferai votre fils , votre fecond enfant; je difputerai a votre fille le plaifir de vous aimer & de confoler votre vieillefle.  HlSTOIRE ANGLOISE. 220. Voila donc, Chevalier , oü j'en fuis! Ma vue a retiré Clary des portes de la mort; elle s'obftine toujours a refufer ma main, a me repréfenter Pobfcurité de fon extraction, la tache d'une première erreur qu'elle dit ineffacable , la confufion qui la pourfuivra jufques dans mes bras: je lui ai fait entendre que mon repos Si ma vie même dépendoient de fa rélignation a mes volontés; j'ai ole impofer des loix a ma fouveraine; nous fommes adtuellement chez le Lord Dorfet, oü fe prépare la noce. Ces gens eftimables defcendent de pere en fils d'excellents laboureurs, qui ont toujours été dans leur village des exemples de probité Sc de vertu. II elf vrai qu'on ne compte point parmi eux de Lords qui fe foient enfoncés dans la boue de la haffelle > pour corrompre des voix, Sc pour acheter la députation d'une petite ville; point de parvenus qui, indignes d'une noble roture , ayent brigué les faveurs de la Cour aux dépensde leur honneur, & de l'amour que tout digne Anglois doit ala patrie;point de prétendus Grands a I'ame de valet, qui ayent vendu 1'Etat, Sc cimenté les marches du defpotifme. Mon deflein d'aüleurs eft de paffer mes  f30 C L A R r, jours k la campagne. J'ai affez vécii pour les autres: il eft temps de vivre pour moi, d avoir ma raifon, d'écouter mon cceur, de lui céder. L'étude de la nature, ceile de moi-même me dédommageront aifement de ces fociérés fatigantes , qui, ne pouvant fupporter le fardeau de leur oiliveté, cherchent a s'en debarralfer fur autrui. La bonhommie & la tranche gayeté des veillées ruftiques ne valent-elles pas bien ces cercles élégants oii l'on n'apprend que 1'art de varier1 ennui & le dégout de 1'exiftence, ou la complaifance fervile & la perfidie tenebreufeprennentle nom deïprit iociable & de politelfe ? Mon époufe fentira mieux que toute autre 1'importance de fes devoirs; d'une foibleffe nait quelquefois unemfinité de vertus; une ame qui a fuccombé, en eft plus attentive fur elle-meme, & fe précautionne davantaee contre de nouvelles chutes. Je fuis bien affure que fi Clary devient mere, elle aimera fes enfants, elle faura les élêver & qu elle me fera éternellement attachée; la reconnoiffance , cette volupté des ames pures & fans orgueil, fe joindra dans Ion cceur k l'amour. II y a, je 1'avouera!, des moments oü je reprends  Histoire Angloise. 231 mes chaïnes, 011 je m'attele, & je chemine dans Pimbécillité, a cöté de ces hommes animaux que l'homme fenfé doit méprifer. J'entends d'ici lesclameurs de la Yille.... Eh bien, qu'ils crient, qu'ils mefrondent; quand je rentre dans moi-même, que j'écoute le fentiment, la vérité, le devoir, & ce font-la les voix que je dois entendre, puis-je douter que Clary ne foit pas rendue a la vertu? Et pourquoi ne recevroit-elle point fa récompenfe d'un retour li généreux ? le vrai repentir n'efl-il pas la plus éclatante réputation? & le premier des plaifirs, n'efl-il point celui d'être juffe & bienfaifant ? Nous ofons nous dire les images de Dieu : élevons-nous jufqu'a fa bonté , ou renoncons a une reffemblance fi honorable. Parle, Chevalier , que faut-il que je faffe ? RÉPONSE du Chevalier Digby . Ce qu'il faut que tu faffes , mon ami ? peux-tu bien le demander, fage &c courageux ? époufer vïte Clary; faire ce qu'a ta place feroit un être au-defïïis de 1'efpece humaine; rendre a cette infortunée tout fon honneur, en la cou-  m C l a r r, vrant du tien; t'efforcer, en un mot: dapprocher de la Divitité, dont nous fommes une foible repréfentation; en pardonnant, & faifant du bien a fon exemple : c'eft ainfi que l'homme peut prouver qu'il eft fon image, & ton refpecïable modele n'agiroit pas autrement. Piufque tu es affuré que Clary pleure fincérement fes fautes, qu'elle ne cherche pas k te tromper, il faut Ia récompenfer d'avoir eu la force de s'arracher au vice , dans un %e ou elle pouvoit lui prêter des charmes. Croismoi: c'eft une véritable honnête femme • Ion ame n'a jamais été fouillée. C'eft fur Ie perfide qui a féduit fon innocence , que doit retomber Ie mépris public : voila Ia créature réellement pumflable & hvrée k 1'opprobre & è Ia damnation eternelle. Tuparles de t'enfevehr avec ta femme & tes nouveaux parents a la campagne : prends-y garde; tu aurois peur ! crois-tu faire une mauvaife a&on? Tu domptes Ie préjugé barbare & abfurde ; tu le foules aifx Pieds: viens donc 1'infulter k Londres, J Ia face de l'Angleterre; viens déployer ton ame fublime dans toute fa vigueur • ayes la fermeté d'apprendre a ces êtres  Histoire Angloise. 233 ftupides qui fe difent des hommes, paree qu'ils en ont le nom, qu'on fait s'élever au-delfus d'eux, en seloignant de leurs fentiers communs Sc battus par 1'efprit fervile d'imitation, Sc par la féroce ignorance. Sens, mon ami, tout Ie bien que tu vas faire k Phuma. nité: d'abord tu payes la vertu par Ia vertu même, Sc il n'y a que ce prix qui foit digne d'elle; tu réhabilites dans toute fa nobleffe une ame qui fe croyoit dégradée a fes propres yeux, paree qu'elle 1'étoit aux regards de la multitude qui ne voit point, Sc qui n'a jamais rien apprécié. Tu fais plus, Borfton: tu vas arracher par ce bel exemple , k la contagion du vice, une infinité de charmantes créatures qui verront que la vertu fur la terre a fes douceurs Sc fa félicité, Sc qui efpéreront trouver des cceurs fages Sc nobles comme le tien. Goute bien ton bonheur, mon ami. 11 me tarde de vous ferrer tous dans mes bras ! Et ces bonnes gens ! te pénetres-tu de la joie que tu leur fais reffentir? Tu leur rends leur fille, leur honneur; tu ranimes leur vieilleffe, tu femes des fleurs fur leurs dernieres traces. Va, Borflon, malheur  234 C l a r r, a I'ame Uafée qui ne fentira point la digmtede ton procédé ,& qui ne par! tagera pas ta fatisfacfion ! Tu es bien plus mon heros que ces hommes a bataxlles, ces mftruments de meurtre, qui ne lont conduits que par une fauffe gloirerrtft toi que la véritable gloire couvre de fon éclat. Si LondresVit affez lnjufle ou ^ . « terefufer les acclamations qui te font dues ehJmon amiji] O" te dedommager: rentte dans ton cceur, jJ te dira que tu as fait une bonne ac- fiX'.> > °" fuffrage ne dok-il P™ ^ foffire? ,y ajoute le mien : t« fa£ que je l accorde drfficilement. La vertu n'a pas befom de fe tranfporter hors d'ellememe fe ^ im f trsfaifantrfa propre effime eS ft,ni! q e recompenfe qu'elle chercheè ménllV Peut-êt^ Ia feule qui produife une jouiffance pure. Borfton quel plaifir eff équivalent a la joie in' eneure? JeneW point furpri que les devots foient les plus heureux S hommes; ils trouvent en eux une fource mepuififoedecontentement.Encoreune rois , Borffon, comment dans une telle «tconflance^giroii une créature quffo  HlSTOIRE ANGLOISE. 235 roit fupérieure a 1'homme ? comme tu agis; & elle ne feroit que fon devoir. II n'y a point de différence entre les obligations de l'homme & de 1'ange : c'eft ce qui faitl'effence inaltérable de cette vertu qui a été de toute éternité avec Dieu. Je trouve le Lord Dorfet bien plus qualifié, depuis qu'il t'a approuvé dans ton choix. On a ofé lui contefter fa nobleffe : voila un titre qu'il peut oppofer a fes ennemis, & qui vaut mieux, a mon avis, que tous les antiques parchemins de nos Pairs d'Ecoife. Eh ! mon ami, foyons hommes, avant que d'être grands Seigneurs. Je t'attends; dépêche-toi de venir; cette malheureufe terre a befoin d'exemples: il y a tant de faux fages, tant de linges, & fi peu d'êtres penfants! c'eft ■ toi qui feras le vrai philofophe. Je fuis fi las, li excédé de lire de Pefprit fur la morale , & de voir fi peu de fageffe pratique! Borfton, je ne crois ni aux charlatans, ni aux riches enfeignes; je délie les outres bouchées par Ulyffe, & j'en fais fortir les vents. Que tu vas confondre de maris Hés a des femmes qui profanent le titre d'époufe ! voila celles que doit pourfuivre un mépris fans appel. T'embarrafferois-tu desïots djfcours  *3ncitoyens font groffies par 1'abus de 1'imagintt" tion 4 ce font autant de faïts dans Vexatie vêritè. Au refte, je ne les remets fous les yeux qua pour préfenter a mes compatriotes &aux hommes en général, un tableau frappant des"extrêinités révoltantes auxquelles la paffion des richeiFes peut nous emporter. Nous ne fommes jamais plus forts quelorfque nous fommes avertis de notre foibleife. Après de tels exempl^s trouveroit-on les vers de Vireile trop énennques : r ° Qjïid non mortalia pe flora cogis, "i Auri facra fames ? L 2,  244 m ff U L 1 E, leur idole; aucune divinité du paganifme ne recut plus d'hommages, Sc ne fut entourée de plus de victimes. Cet événement a trahi, en quelque forte, (*) le fecret de l'homme; il a prouvé jufqu'a quel excès 1'intérêt pouvoit 1'agiter Sc le corrompre , Sc 1'expérience de trois mois a détruit tous ces fophifmes ingénieux qu'une philofophie complaifante (*) Le fecret de l'homme. Bien des Philofophes ont pris a tache d'enfler notre panégyrique, & de nous mettre a la tête des créatures bienfaifantes; on renvoye ces fabricateurs de beaux romans a 1'hiftoire de la rue Quincampoix; c'eft-la qu'on a été a portée de recevoir fur la nature humaine des lecons dephy<#jue expérimentale , qui valent bien tous ces ïêves métaphyfiques , dont, graces a 1'abus de 1'impreflion , le nombre s'eft tant multiplié, fans que notre raifon en ait retiré le moindre profit; c'eft-la qu'on a pu furprendre 1'homma dans fa véritable attitude, le contempler aux prifes avec 1'intérêt perfonnel, qui n'eft autre chofe que 1'avarice fous toutes fes modifications. Quel reffort peut donc donner a notre être une impulfion qui 1'éleve au-deflus de lui-même , & qui le faffe agir avec cette dignité qu'il ne tire pas de fon efl'ence ? la Religion. II n'eft point de vertu fans enthoufiafme; & celui que produ.it la Religion eft, fans contredit, le premier,  No U FELLE. 245 avoit répétés depuis tant de fiecles en faveur du cceur humain. Au-lieu de s'exhaler en déclamations inutiles, Sc de jouer le trifte perfonnage de frondeurs, nos deux infortunés réfolurent avec fageffe de fuir un tableau affligeant pour la probité, & de fe dérober aux regards infultants d'une nouvelle efpece d'hommes qui avoit parit tout-a-coup fortir de la terre. Monfieur de Gourville fe retira donc avec fa familie dans un bourg voitin d'une Ville de Province éloignée. La , ils fubliftoient des foibles débris de leur bien. Le mari s'étoit voué , fans en rougir , a 1'efpece d'aviliffement qu'un orgueil ftupide & ingrat a jetté fur les habitants de la campagne; il nedédaignoit pas de defcendre a la grofïiéreté des travaux ruftiques; Pagriculture efl la première Sc la plus noble des occupations; ce genre de vie ne 1'effrayoit point; avec de la vraie phüofophie , Sc cette réfignation éclairée que Phonnête homme doit oppofer au jeu bifarre des événements, on parvient, fans que les forces de I'ame en foient attaquées, a plier fous 1'afcendant des circonftances. Notre fage ne fouffroit pas pour lui1 i- 3  24& of OLIE, même, mais pour une époufe qui lui étoit chere; il craignoit, avec quelqu'apparence de vérité, qu'elle n'eüt de la peine a prendre 1'efprit de fa fituation , qualité néceffaire a quiconque reut tirer parti du fonge de la vie, Sc que bien peu de gens polfedent; 6c puis, ce fexe, dont 1'art de plaire femble être 1'emploi principal, fupporte avec moins de patience que nousle joug du malheur. L'infortune eft une forte d'humiliation pour la beauté. II eft vrai que Madame de Gourville adoroit fon «poux ; & a quelles épreuves ne fe foumet pas l'amour 1 il porte fouvent Ie courage & 1'héroïfme plus loin que la vertu même & que la raifon; la tendreffe véritable ne connoit pas de hornes dans fes facririces. Cette femme eftimable avoit fu fe combattre, dévorer fes larmes, les cacher fur-tout aux regards de fon mari: d'ailleurs , Ie temps & les fonótions li importantes de mere, apporterent quelqu'adouciffement a fon chagrin , tk 1'accoutumerenta 1'humble médiocrité; elle s'étoit livrée toute entiere a 1'éducation d'un fils & d'une fille dont les premières années récompenfoient déja les foins  Nouvelle. 247 paternels; ces deux enfants promettoient de marcher fur les traces de leurs parents. Julie, c'étoit le nom de !a fille, annon^oit des agréments enchanteurs que chaque jour développoit, & fon frere faifoit efpérer une ame forte & vertueufe, un efprit moins brillant que folide. Un homme de condition qui avoit connu Monfieur de Gourville dans fon opulence, fut amené par le hafard dans le bourg oii demeuroit cette familie refpedtahle : flatté d'avoir retrouvé ce foiitaife oublié du monde, il lui offrit de fe charger de la fortune de fon fils, Sc de le placer dans le fervice. Monfieur de Gourville étoit le plus tendre des peres; il fe voyoit revivre, pour être plus heureux , dans fon enfant. L'amour paternel a des douceurs qui font encore plus fenties dans la retraite, que dans le fracas des villes; la nature nous y devient plus néceffaire; tout ce qui appartient a 1'humanité y touche davantage, & les befoins du cceur moins répandus en acquierent plus de force & de vivacité. Cependant Monfieur de Gourville céda a la propofition: 1'intérêt de fon fils 1'emporta: il s'immola lui-même L 4  pour ne s'occuper que de Favancement de eet enfant chéri, qui enfin quitta Je fein de fes parents, tout baigné de leurs larmes, & comblé de leurs careffes. _ Julie alors réunit toutes leurs attentions; ijs fuivoient, pour ainfi dire, d'un ceil fatisfait, le progrès de fes charmes & de fes vertus: une figure éblouiffantes, les graces d'un efprit naturel, PéJégance&la nobleffe de la taille, 1'extrême fenfibilité, des yeux a la fois vifs & attendriflants, le trait de la féduction, tous ces détails raviffants qui forment Fart de plaire, & qui font cent fois au-deffus de la beauté, ne donneroient encore qu'unefoible idéé des agréments de Julie: adorée de fon pere & de fa mere, elle les aimoit de même. On feroit tentéde croire, nous Favons déja dit, que ce qu'on appelle la fortune, eft un génie ennemi, acharné a perfecuter Fhonnête homme, & è fe raffafier du fpecïacle de fes douleurs & de fes tourments. Elle fe réveilla pour porter des coups encore plus accablants è Monfieur de Gourville ; il eut a efluyer un procés qui a5heva de le ruiner,& qui le plongea dans les horreurs de Fadverfité. Le mari & la femme fupporte-  Nouvelle. 249 rent cette nouvelle cataftrophe avec une conftance héroïque ; i! fembloit que leur ame s'aggrandiflbit a mefure que s'augmentoient leurs difgraces; la vertu Sc la religion les foutenoient, Sc ce doublé appui eft inébranlable. Ce couple malheureux s'aimoit, s'eftimoit & fe confoloit mutuellement: mais quand ils venoient a fetter les yeux fur leur fille, ils n'envifageoient pour elle qu'un avenir affreux; ils la voyoient ne recueillant d'autre héritage que leur malheur obftiné, la honteufe victime, peut-être, de la mifere : a cette image, ils détournoient avec effroi leurs regards, Sc cédoient k 1'excès du défefpoir. Une parente de Madame de Gourville, qui demeuroit k Paris, eft inftruite de leur déplorable fituation; elle leur écrit, Sc les preffe de lui envoyer leur fille. Se féparer de Julie i la détacher de leur fein ou elle entretient un fouffle de vie pret a s'exhaler! abandonner fa jeuneffe a des foins étrangers! car quelle tendrefle approche de celle d'un pere & d'une mere ? qui peut avoir leur vigilance, leurs précautions, leur fenfibilité ? qu'eft-ce qu'une parente auprès de ceux dont on tient la naiflance ? Et L 5  25° ü L I E] qui les foulagera dans leur pauvretéy quand leur fille ne fera plus avec eux ? qui daignera prendre intérêt a leur fort miférable ? (*) de qui recevront-ils des carefles ? qui les afliftera aulit de mort? ils expireront, fans que leurs derniers regards s'attachent & meurent fur leur enfant. (*) De qui recevront-ils des carejfes P Les caTefles font l'alimentde la fenfibilité ; elles adoucifTent les dégoüts de la vie , font fupporter avec plus de courage , a la plus grande partie des hommes , le malheur d'être ; & fur-tout les careffes innocentes d'un enfant ont pour un pere & une mere un charme qu'il n'eft poffible qu'a leur tendrefle de fentir & d'exprimer. Un fait prouvera mieux que toutes ces réflexions combien nous avons befoin d'être aimés. Un homme refpeftable , après avoir joué un grand röle a Paris, y vivoit dans un réduit obfcur , viftime de 1'infortune , & fiindigent, qu'il ne fubfifloit que des aumónes de la Paroiffe; on lui remettoit par lemaine la quantité de pain fuffifante peur fa nourriture ; il en fit demander davantage; le Curé lui écrit pour 1'engager a paffer chez lui ; il vient. Le Curé s'informe s'il vit feul. Et avec qui, Monfieur, répond-il, voudriez-vous que je vécufie ? je fuis malheureux, vous le voyez , puifque j'ai recours a la charité , & tout le monde m'a abandonné , tout le monde! Mais, Monfieur, continue le Curé ,fi vous êtes leul, pour-  Nouvelle. 251 Telles étoient les diverfes réflexions qui agitoient Monfieur & Madame de Gourville; ils ne pouvoient abfolument fe réfoudre a ce facrifice. Le pere repréfentoit k fa femme qu'il falloit aimer Julie pour elle-même , que fa vertu & fa beauté lui procureroient k Paris un parti avantageux ; il s'appuyoit d'une infinité d'exemples; & en pa riant ainli , cetinfortuné la iffoitéchapper des pleurs: fon cceur ne démentoit que trop des raifons qui ne pouvoient convaincre fon époufe ; une mere eft encore plus tendre qu'un pere. Enfin, après bien des combats, des gémiffements, des réfolutions aufli-töt détruites que formées, quoi demandez-vous plus de pain que ce qut vous eft néceffaire ? L'autre paroit déconcerté ; il avoue avec peine qu'il a un chien: le Curé ne le laiffe pas pourfuivre ; il lui fait obferver qu'il n'eft que le diftributeur du'pain despauvres, & que 1'honnêteté exige ablolument qu'il fe défaffe de fon chien. Eh ï Monfieur , s'écrie en pleurant 1'infortuné, fi je m'en défais, qui eft-ce qui m'aimera?^ Le Pafteur attendri jufqu'aux larmes, tire fa bourfe, & la lui donne, en difant rPrenez, Monfieurjceci m'appartient, Qu'on n'oublie jamais ces paroles ü vraies , & touchantes, de Sainte Thérefe en parlant du «iémon;» Ce malhaureux qui n'aimera jamais v L 6  après plufieurs lettres toujours plus preffantes & plus vives de la part de cette parente, ils font déterminés k envover Julie. Ils touchent au moment de ce cruel départ, ferrent leur enfant dans leurs bras, n'ont que la force de la regarder, fans pouvoir s'exprimer, & fondent en larmes. Non, chers auteurs de mes jours, je ne me féparerai point de vous, s'écrie Julie; je vous dois la vie, l'amour de la vertu; c'eft a moi de vous foutenir fous le fardeau de nos difgraces; il n'eft d'état vil que celui qui entraine avec foi le vice: je me foumettrai, fans répugnance, k tout, a tout pourvu que j'adouciffe les maux de mes tendres parents; ( & elle les embraffe avec tranfport, ) faut-il labourer la terre , m'abaiffer aux fonöions de domef tique ? faut-il fervir, ajoute-telle en pleu" rant avec plus d'amertume? j'y vole,fi. je puis vous être de quelque fecours. Je ne demande qu'a dérober a mes travaux un moment dans la journée pour venir vous voir, vous adorer, pleurer dans votre fein, pour vous dire que votre fille ne connoït d'autre bonheur que de vivre dans les üeux que vous  Nouvelle. 253 habitez... je jouirai de votre préfence ; nous ferons malheureux enfemble. C'en eft trop, ma fille, dit Madame de Gourville , votre pere & moi nous vous aimons plus que nous-mêmes; c'eft cette tendrefle qui ne finira qu'avec nous, qui nous force de vous arracher de nos bras : Ie Ciel nous préfente une occafion d'être moins infortunés : notre chere enfant ne partagera pas 1'horreur de nos peines; nous faurons qu'elle vivra auprès de ma parente, dans un état plus conforme a fa naiflance : cette idee nous fera fubir notre fort avec plus de réfignation...; nous ferons heureux, quand nous ferons inftruits que vous nous aimez toujours. Eh ! mere adorable ! interrompt Julie ,'penfez-vous que votre fille puifle jamais perdre un feul des fentiments qu'elle vous doit ? fi je vous quitte , c'eft pour me foumettre a vos volontés, c'eft dans 1'efpérance que je vous ferai utile, que je pourrai.... Oh ! tendres parents, quel bonheur, quel plaifir pour moi, fi ma nouvelle fituation me permettoit d'adoucir vos chagrins, d'efliiyer vos pleurs, d'acquitter ma tendrefle, ma reconnoiflance, men amour!  254 Julie, L'inftant de la féparation eft arrivé; Madame de Gourville prend alors un ton plus impofant: Vous allez nous quitter, Julie ! ne perdez jamais de vue les lecons d'une mere , d'une amie qui vous portera toujours dans fon cceur; fouvenez-vous que la vertu eft préférable aux richelfes, k la vie; que j'aimerois mieux , pouriuit cette tendre mere avec un ruifleau de larmes, apprendre votre mort que votre déshonneur : ma fille, nos jours ont un terme, & 1'opprobre eft éternel. Hélas ! vous allez dans une Ville oii il eft aifé de s'égarer, oii tout refpire la féduöion : Paris eft le féjour du crime; & ce qui le rend plus dangereux, il y cache fa difformité; on ne voit la profondeur du précipice, que lorfqu'il n'eft plus temps de s'en retirer: mais j'aime a croire que notre exemple vous fera toujours préfent; embraffezmoi encore, chere enfant; embraffez votre pere, 6c demandez-lui fa bénédiétion. Julie tombe aux genoux de Monfieur de Gourville; il étend fur fa tête une main tremblante, 6c" ne peut proférer que quelques mots interrompus par fes pleurs; ils conduifent leur fille au car-  Nouvelle. 255/ fo-ffe de voiture , lui donnent encore les confeils les plus touchants, les baifers les plus tendres, Ia fuivent longtemps des yeux; enfin , ils ont ceffé de la voir, Sc ils fe retirent pénétrés de Ia plus vive douleur. Une vieille domeftique, nommée Marianne , avoit accompagné Monfieur Sc Madame de Gourville dans leur retraite; plus fenfible que toutes ces fociérés perfides, dont 1'éducation Sc la fauffe politeffe ne font que colorer 1'ingratitude & 1'inhumanité , cette fille qui ennobliffoit font état, avoit porté la vertu jufqu'a immoler fes intéréts; Sc des fa.crifices de cette efpece font bien rares, fur-tout dans cette claffe d'hommes. Marianne n'avoit pas héfité a partager la mifere de fes maitres, quoiqu'elle eut pu les quitter Sc trouver un autre fervice moins défavantageux. En vain Monfieur & Madame de Gourville la preffoient de chercher une nouvelle condition , en lui repréfentant que leur indigence ne leur permettoit pas même de la nourrir : Eh bien , mes chers maitres, répondoit en pleurant cette refpecfable domeftique, j'employerai a travaüler les moments oii vous n'aurez pas befoin de  25 J'U L 1 E, moi; je prendrai fur mes heures de repos; & par ce moyen , je me procurerai ma fubfiftance; il me faut fi peu de chofe pour vivre ! du moins je vous verrai; je ne vous demande d'autre récompenfe que Ie plaifir de vous fervir; non, je ne vous quitterai point; je veux mourir avec vous; hélas, que ne puisje adoucir vos maux ! je donnerois ma vie pour vous être de quelque utilité. Monfieur & Madame de Gourville , pénétrés jufqu'aux larmes, embrafloient Marianne qui ne vouloit que leur baifer les mains; elle avoit vu naitre Julie , & elle 1'aimoit autant que fi elle eut été fa fille: Ie fentiment ne connoït pas de diftincfion : malheur aux inhumains, qui, dans une ame honnête & fenfible, n'enyifagent que le rang de domeftique! Marianne n'étoit pas moins afHigée que Madame de Gourville du départ de fa jeune maitreffe; Paris lui infpiroit les mêmes allarmes; fon peu de lumieres ne 1'empêchoit point de prévoir les péfils auxquels Julie alloit être expofée; elle fut chargée de 1'accompagner jufqu'au terme de fon voyage, & de Ia remettre dans les mains de cette parente, qui ne cefioit de foüiciter fon arrivée.  Nouvelle. 257 Marianne & fa pupille pleuroient beaucoup dans la route. Ma chere Marianne , redifoit cent fois Julie, afliire bien mes tendres parents qu'ils feront toujours préfents a mon cceur, que leurs bontés & leurs fages legons n'en fortiront jamais; fi je m'arrache de leurs bras, c'eft pour foulager le fardeau de leur adverfité; Marianne, que je ferois heureufe de leur témoigner ma tendrefle ! Mademoifelle, repliquoit en fanglottant Marianne, je ne fuis qu'une pauvre domeftique; mais permettez - moi de vous parler comme a mon enfant: Vous allez dans une ville ou il n'y a ni mceurs ni religion; on n'a pas le temps d'y penfer è Dieu ; je m'en fuis bien appercue, quoique je fois une fille groffiere; j'ai entendu tant de difcours fcandaleux, vu tant de mauvais exemples, que je tremble pour ma chere fille... Mademoifelle, vous me pardonnerez ce nom; mais je vous ai recue dans mes bras lorfque vous vïntes au monde, & vous avez une mere fi refpedtable ! quels gens, ajoutoit Marianne avec un foupir! c'eft 1'honneur, la probité, la vertu même... comme ils vous aiment! Oh ! ils mourroient de douleur, fi vous tornbiez dans la moindre favite!  25$ J O L 1 E, Enfin, elles arrivent a Paris chez Madame de Subligny : on appelloit ainfi cette parente; Marianne s'en retourne baignée des larmes de Julie , & avec mille proteftations de fa part qu'elle écrira fouvent a fon pere 6c k fa mere, 6c qu'ils lui feront toujours plus chers. Cette Madame de Subligny étoit reftée veuve fans enfants, avec un bien très-médiocre, qui fuffifoit cependant k fon entretien : elle aimoit le monde k la fureur; 6c toute Ia reconnoiflance dont le monde pouvoit la payer, étoit de la fupporter. D'une gaieté bruyante & fans efprit, ne fachant prendre le caracrere ni de fon age, ni de fa fituation, elle avoit pafie quarante ans; c'eft dire, fi Pon veut facrifier k Fexadtitude hiftorique , qu'elle touchoit k la cinquantaine, & on la voyoit toujours a la fuite des femmes les plus jeunes 6c les plus dilfipées; fe jettant a corps perdu au-devant du plaifir qu'elle ne faififfoit jamais, 6c tounnentée de Punique travail de promener fon embonpoint bourgeois , 6c 1'aflbupiflement de fa triviale exiftence; d'ailleurs, fans nuls principes, ne fuivant qu'un inftindt machinal, qui lui tenoit lieu de raifonnement, inca-  N o u v e l i è. 259 pable de concevoir une idéé, aveugle fur 1'avenir, n'ayant pas même les yeux du moment: telle étoit la femme avec qui Julie alloit demeurer. Madame de Gourville ne connoiffoit, en quelque forte , que de nom , fa parente ; cette ignorance fut une faute irréparable que cette tendre mere eut a fe reprocher jufqu'au dernier foupir. Marianne , malgré fa fimplicité peu éelairée, avoit eu le talent de fentir ce qu'un autre eut penfé de Madame de Subligny ; fes rapports auroient dü allarmer fa maïtreffe ; mais les perfonnes vertueufes ont de la peine a fe livrer k la défiance: elles jngent d'après leur cceur, c'eft-a-dire qu'elles établiffent fur 1'exception , ce qui cara&érife le général: voila la raifon qui les rend prefque toujours étrangeres dans le monde , Sc qui leur fait commettre des imprudences dont elles ne font que trop punies. Julie re$ut une nouvelle éducation bien différente de la première : on ne lui offroit plus les charmes de la vertu Sc de la fagéffe ; on ne 1'entretenoit plus de fes devoirs ; elle étoit dans fa feizieme année : que de pieges entourent eet age! qu'il eft difficile de ne pas céder  26o Julie, a des fédudfions de tout genre ! & que la nature, dans ces premiers moments oii l'on commence de fentir 1'attrait de 1'exiftence, fent mal la raifon & la vérité ! Julie voyoit fuir de fes yeux I'image honnête de fon enfance, comme un fonge léger qui bientöt ne laiffe plus de traces dans la mémoire ; l'amour de foi-même avoit remplacé 1'amour paternel , & ce n'eft pas a Paris qu'on fait goiiter Ie charme de ce dernier fentiment Sa beauté étoit dans fa fleur; elle n'avoit pas tardé a prendre ce ton aifé & fuperficiel qui n'eft connu que dans la Capitale , & qui fait le principal mérite de ce qu'on appelle Pefprit du jour. Répandue dans. Ie monde , Julie crut enfin a toutes fes illufions. Par-tout c'étoit une répétition d'éloges toujours plus flatteurs & plus dangereux fur fes agréments, fur fes divers talents de plaire. Ces expreffions ourrées , ces compliments enflés d'hyperboles, fans goüt & vuides de fens & de vérité , toutes ces phrafes parafites, leprotocole desJgréables & des Elegants , que l'on peut nommer les fors a la mode , retentiflbient fans ceffe a fes oreiües ; ce fade jargon', infupportable pour les gens qui ré-  Nouvelle. 261 fléchiffent, a confulter la vanité, n'a rien que de naturel & de raifonnable : Julie parvint a n'être pas fachée de Fentendre. De ce premier pas, elle marcha , fans s'effrayer &c fans le prévoir , a fa perte; elle s'enivra du poifon de ces louanges imbécilles &c perfides. Souvent elle fe regardoit dans fon miroir , & l'on imaginera aifément qu'elle fe trouvoit encore plus belle* qu'elle ne Fétoit aux yeux mêmes de fes adorateurs. Que Julie avoit altéré cette innocence d'ame qu'elle avoit apportée du fein de fa familie ! quels progrès avoit déja faits la féduttion ! La fille de parents eftimables, qui devoient lui avoir apprisa fe glorifier d'une honorable pauvreté , gémiffoit en fecret de ne pouvoir ajouter les embelliffements de Part a fes graces naturelles : la vertu n'eft-elle pas la première parure d'un fexe jaloux de plaire; & fans eet ornement indifpenfable , que font les autres charmes ? Julie accompagnoit Madame de Subligny aux fpeclacles , aux promenades : cette femme étoit entrainée dans une infinité de connoiffances qui la mettoient de leurs parties. II eft facile de deviner que le plaifir d'avoir Ia jeune perfonne,  2Ó2 Julie, n'étoit pas la moindre raifon du goüt que l'on témoignoit pour fa parente : les hommes fur-tout s'appercevoient lorfque la tante n'étoit point accompagnée de la niece; Sc ils avoient foin d'en avertir Ma-dame de Subligny, qui vouloit abfolument s'aveugler, Sc qui, de la meilr leure foi du monde , penfoit avoir quelque exiftence dans la fociété. Comment Julie auroit-elle rélifté a de fi puiffants ennemis, la jeunelfe, la coquetterie , & la beauté ? Rentrée dans fon appartement, elle s'interrogeoit fur fes charmes ; elle fe voyoit toujours plus aimable, Sc toujours plus humiliée par le défaut de parure que lui refufoit fa fituation. Alloit-elle aux Tuileries, au Palais-Royal : fes yeux cherchoient quelque perfonne de fon fexe , élégamment ajullie ; Favoient-ils rencontrée : quieft-elle, fe demandoit Julie avec empreffement ? C'eft, fans doute, une femme du premier rang; elle entendoit dire, c'eft Mademoifelle *** , fille d'une naiffance obfcure : mais fa figure, fes graces l'ont vengée des caprices du fort; elle jouit d'un état brillant, tient une trés-bonne maifon; toute la France va fouper chez elle; les femmes de qualitc  Nouvelle. 263 reglent leur go ut fur le fien; c'eft elle qui met en réputation une coëffure , une mode , un bel-efprit, une actrice : elle eft même confidérée. Confidérée , fe difoit Julie, que cette facon de penfer étonnoit! j'avois imaginé , jufqu'a préfent, que c'étoit a la vertu feule qu'on accordoit de la confidération : mes parents me 1'avoient toujours dit, je 1'ai même Iu dans des livres. Les propos qu'on tenoit autour d'elle, établiffoient des principes bien différents! ils ne tendoient qua mettre dans tout fon jour ce fyftême fondamental de la fociété: — La vertu ! oh ! qu'eft-ce que Ia vertu , pour qu'on la confidere r on ne doit avoir d'égards que pour ce qui plaït & eft utile : & la vertu eft fi froide, fi ifolée 1 c'eft un fuperflu dont il eft fi aifé de fe pafter, & qu'il faut abandonner k d'ennuyeux mifanthropes! on vit fi peu , qu'on n'a point affez de temps è donner au plaifir ; en vérité , ne voila-t-il pas Mn être bien intéreffant qu'une honnête femme , qui fur-tout n'a pas de maifon ! que fon imbécille de mari en raffole; k la bonne heure! qu'ils végetent enfemble ; ils font bien faits 1'un pour fantre : mais qu'un tel couple tient peu k Ja  -2Ó4 3 U L I E , fociété.! La richeffe eft I'ame univerfelfe qui fait vivre, qui embelüt tout; une jolie figure enfevelie dans une cornette unie, perd les trois quarts de fes charmes : rien n'approche tant de la grifette fubalterne. Qu'importe que Mademoifelle *** ait été Théroïne de vingt hiftoires; fi elle étoit moins aimable, on en parleroit moins; il n'y a que la laideur & la pauvreté dont on ne dife mot; 6c puis, qu'eft-ce que ce préjugé d'honnêteté , dont les fots & les faifeurs de livres nous rebattent tant les oreilles ? 1'honnêteté... 1'honnêteté eft pour le peuple. Ces diftours empoifonnés fe répétoient a Julie fous vingt expreflions différentes, qui au fond ne fignifioient que eet axiöme établi dans 1'e/prit des gens comme il faut. » La richeffe 6c le plaifir » font tout, & la vertu rien , ou bien » peu de chofe; tout ce qu'on peut fai» re, c'eft d'en adopter quelquefois 1'ap» parence , quand la nécefiité 1'exige Julie ne pouvoit ouvrir les yeux , qu'elle ne vit de ces femmes qu'avoient perdues ces maximes dépravées. Peu-apeu fes fentiments que fes parents avoient tracés dans fon ame? s'affoibliffoient, s'effacoient:  Nouvelle. 265 s'effacoient: c'étoit un tableau dont chaque moment emportoit le coloris précieux. Elle auroit bien voulu fuivre exaclement les fages Iecons dont Favoient imbue les auteurs de fes jours • mais avoir feize ans, être citée pour fes" graces, pour fa beauté; & loin d'avoir desdiamants &un état, polféder a peine Ie neceflaire, afficher 1'infortune étiquette qui mortifie & bleffe toujours Ia vanité , c'étoit pour fes forces une epreuve cruelle, & a laquelle fon amourpropre ne pouvoit plus réfifter. II y avoit des inftants oh il lui échappoit des larmes de dépit. Qu'il en coüte d'être vertueux, lorfqu'on ne fait pas mettre un noble orgueil è faire le bien, & a fe contenter de fa propre eftime I II eft bien étonnant que l'amour de foimême foit ft mal-adroit, & qu'il nefache point fe paffer du fecours d'autrui! Quel eft Ie prix de la vertu ? Ia vertu" meme. Ces fentiments, gravés dans les ames pures & bien conftituées, euftent paru a Juhe une fuite naturelle des excellents préceptes de fa familie, lorfqu'elle vivoit dans ce bourg, 1'afyle d'une pauyreté refpeftable : mais Julie a Paris Tomé I. w{  266 Julie, étoit fi changée, qu'elle auroit traité de pédantifme tout ce qui Peut rappellée a ces fages principes dont elle s'éloignoit è grands pas. Les fociétés de Madame de Subligny ne contribuoient pas peu a lui faire prendre eet efprit fi contraire aux éléments de fon éducation; elle fit des connoiffances, Sc s'attacha entr'autres a une Madame de Sauval, qui entraina dans le vice un cceur combattu Sc arrêté par fes premiers fentiments d'innocence. Madame de Sauval étoit de cette efpece de femmes, que , fans les admettre, on recoit par-tout, Sc qui font qualifiées de bonnes créatures ; toute ronde, paroiffant franche ,8cd'une fauffeté foutenue Sc qui ne fe démentoit point, parlant beaucoup & difant peu de chofe, flattée qu'on lui confiat des fecrets, & empreffée a répandre les fiens dont on fe foucioit peu , entrant dans les détails les plus minucieux, Sc couvrant tout cela d'un air d'intérêt Sc de fenfibilité qu'elle favoit jouer affez a propos : il faut fi peu de talent pour employer le manege de la finelfe! c'eft la partie foible de 1'efprit; du refte , accoutumée a trainer une réputation équivoque,  Nouvelle. 267 aguerrie au fcandale , endurcie fur le vaudeville, & parvenue, a force de faire du bruit, a ne lailfer plus rien k la médifance ; une femme de ce caractere n'eut pas de peine k fe lier étroitement avec 1'imbécille Madame de Subligny. La niece étoit enchantée de répandre les premiers mouvements de fon ame dans le fein d'une amie : car toutes les fociétés prennent, aux regards de la jeunefie , les traits intéreffants de I'amitié ; la fenfibilité a eet age s'abandonne k 1'inexpérience : le befoin d'aimer n'eft pas une des moindres caufes de fes fautes & de fes malheurs ; elle s'attache a tout ce qui 1'environne ; fes moindres goüts ont la profondeur & le charme des paffions. On demandera peut-être pourquoi cette Madame de Sauval ne fe contentoit pas d'être flétrie par le mépris public, & vouloit faire partager fa honte & fa mauvaife réputation k une jeune perfonne qui fe débattoit encore contre 1'afcendant du vice. Qu'on porte la lumiere dans Ie cceur des méchants, on y découvrira , en frémiffant, que leur déteftable plaifir eft d'étendre Ie progrès du mal, & d'augmenter le nombre de M 2  «68 Julie, leurs complices; ce font des peftifé* rés, qui, avant que d'expirer , goütent une joie infernale a communiquer leur venin, & a voir tomber des mourants & leurs cötés. L'intérêt, dont li peu d'ames favent repoulfer la balfelfe, eft encore un puilfant motif qui arme la corruption vieillie dans le crime, contre Ia jeunefle & 1'innocence; &, comme on verra dans la fuite, ce n'étoit pas la feule dépravation des mceurs qui follicitoit Madame de Sauval a préparer la chüte de Julie. Elle faififfoit toutes les occafions d'égarer fa foible amie; la coquetterie de Ia jeune perfonne , fon defir extréme de plaire , de briller, de fixer les yeux, n'a%oient point échappé & la vue pénétrante de cette femme , que fembloit humilier 1'honnêteté, & qui afpiroit a s'en venger: c'étoit un génie corrupteur attaché aux pas de Julie , & impatient d'entrainer fa perte. Julie s'entendoit dire fans cefle : Eh, bon Dieu! comme vous êtes faite! voila une robe qui n'eft pas fupportable! ce linge eft d'une groffeur indécente! les ajuftements font notre néceffaire. Vous ne jouiffez point des agréments que vous a donnés la na-  No u r e l l e. 269 ture; vous les enfeveliffez dans une fimplicité mauffade, au-lieu de les faire fortir par une parure de goüt : Oh! que ne fuis-je k votre age! je faurois bien tirer parti de mes charmes; & tout de fuite Madame de Sauval fe propofoit pour modele. C'étoient des confidences dictees par un attachement délintéreffé ; elle avoit été jeune ; elle avoit eu de ces agréments qui font au-deffus de la beauté, & elle s'étoit trouvée peu favorifée de la fortune ; en s'applaudiffant de fa pkilofophie, ( car c'eft Fexpreflion k la mode, depuis le fot k talons rouges, jufqu'a la petite femmelette) elle avoit eu le courage, pourfuivoit-elle , de vaincre le prêjugc, & de laiffer parler; & quelle va leur ont ces propos vagues qu'il faut toujours avoir ralfurance de traiter de calomnies ou de rap • ports abfurdes ? Lorfqu'on parvient a penfer par foi-même, on fait faire peu de cas des jugements du public; d'ailleurs , un des premiers talents eft de lui en impofer par quelque audace : avec le temps, il s'accourume a ces prétendus égarements qu'il vous reproche d'abord, qu'il vous pardonne dans la fuite, & qu'il finit par oublier, C'eft la pauvreté qui M 3  27° Julie, eft 1'objet du mépris éternel : oh ! voila ce qu'on ne pardonne jamais. Quelques marqués de complaifance, continuoit 1'intrigante , pour un honnête homme qui méritoit fon eftime, &c qui étoit dans 1'intention de 1'époufer, avoient changé fa fituation ; de ce moment, elle s'étoit yu une exiftence, une maifon, une fociété , des diamants, & elle avoit obfervé que les diamants étoient la magie de la beauté ( a ce mot de diamant, un profond foupir de la part de Julie.) Je ne vous le cache pas , reprenoit Madame de Sauval a laquelle ce foupir n'étoit point échappé, a votre place, je me déciderois. Qu'attendez-vous de votre tante ? Gardez-vous de concevoir des efpérances; elle a peu de bien; elle ne fera pas éternelle. Jolie comme vous êtes, & avec de la naiffance , iriez-vous vous abaiffer a 1'emploi de femme-dechambre ? A ce mot de femme-de-chambre, Julie ne peut retenir un mouvement d'indignation; cette même Julie , qui, lorfqu'elle étoit avec fes parents, auroit embraffé avec jöie la condition la plus vile, s'il eut fallu ce facrifice pour conferver la pureté de fes mceurs.  N O U V E L L E. 27I L'adroite panégyrifte du vice ajouta : Quand vous feriez, dans 1'état domeftique , un phénix de vertu , un prodige de fageffe.... on n'y croira pas; ce font-la de ces miracles qu'on n'a point encore vus. Non, il n'eft pas poffible qu'une jeune perfonne malheureufe, qui eft jolie, manque de fens au point de préférer la mifere au bien-être; il en coüte fi peu d'avoir quelque fortune 8c du plaifir ! 8c puis, je ne celferai de vous Ie répéter : le malheur eft fi défagréable, fi aviüfTant 1 il entraïne de fi cruelles mortifications 1 il vous rapetiffe tant au-deftbus des autres ! c'eft un état contre nature! N'atlez pas au moins vous mettre dans la tête que les livres, 8c ces prétendus honnêtes gens, pédagogues du genre humain, difent un feul mot de vrai. Tout cela , c'eft pour faire brilier leur efprit, 8c pour donner avec fafte un démenti aux ufages recus. Ma fille... je vous aime comme mon enfant : ouvrez les yeux, 8c ne voyez, n'écoutez que le monde, voila le livre véritable, le feul qui foit néceffaire, 8c ou vous trouverez le plan d'une conduite füre. Apprenez qu'il n'y a que 1'opulence 6c le plaifir qui foient reM 4  272 Julie, cherchés, Sc tous les deux fe donnent la main. Je fais a ce fujet les belles réflexions qu'on pourroit m'oppofer: il y _ena d'admirablesI mais encore une fois, je vous montre la vérité; ni vous ni moi n'aurons le privilege de corriger les hommes : il faut donc vivre avec eux tels qu'ils font, Sc fe borner ales faire fervir d'inftruments a notre bonheur Sc aux agréments de la vie; que ce foit-la notre unique objet; tout le refte n'eft que pure rêverie, fonges ingenieux qui peuvent amufer pour un inftant, Sc qu'il faut fïnir par mettre k cöté de nos contes de fées. Comment, s'écrie Julie! je manquerois a ma familie, a 1'honneur!.. -- Très-bien écrit, mon enfant! J'ai dit la même chofe que vous; je me fuis répandue^ dans les mêmes déclamations; moi, qui vous parle, j'ai eu auffi une familie, un honneur, des mceurs , oh 1 tout comme une autre .' &... ils ont penfé me laiffer mourir de* faim. Ma chere Julie, a votre age, on a I'ame d'un roman : tout s'ofïre aux yeux fous des couleurs flatteufes; le fentiment fur-to ut eft la chimère devant laquelle on s'extafie; voila 1'idole des  Nouvelle. 273 cceurs neufs & qui exiftent fur parole: mais il faut revenir a 1'hiftoire de 1'humanité & de 1'expérience ; on n'eft pas toujours jeune, ma belle amie ; les années volent, le repentir marche k la fuite du malheur , Sc il n'eft plus temps de réparer fa fottife. Etre livrée aux regrets, eft, en vérité, une bien trifte fituation ! Au refte , vous ne m'avez pas peut-être bien entendue : dans toutes les démarches de la vie, il y a des arrangements a prendre , des tournures k employer , une certaine faoon de fe fauver du grand jour, fans facrifier la réalité , le grand art des convenances... C'eft un art qu'il vous eft permis d'ignorer encore, & que 1'habitude Sc le monde vous apprendront; IaifFez-vous conduire. Allez, on s'occupera de votre bonheur...; embraffez-moi , ma bonne amie , & fur-tout un fecret inviolable. Vous le voyez , je vous donne des preuves de tendrefle...; quand vous feriez ma propre fille, je ne vous parlerois pas avec plus de franchife & de zele ; abandonnez-vous a mes confeils ; vous ne fauriez mieux faire. Je veux abfolument que vous foyez la plus aimable & la plus heureufe des femmes M 5  2?4 Julie, Ces entretiens corrupteurs produiurent leur efFet. Croiroit-on que, dans les iocietes diftmguces, celles qui jouilTent davanfage d'une réputation faine & irreprochable, il fe rencontre de ces femmes fi dangereufes pour Ia jeuneffe ? Parents , qui vous faites une affaire importante de veiller è 1'éducation de vos Wies, craignez moins notre fexe que Ie leur; voila ou leur perte fera conjuree; ce feront leurs compagnes, leurs amies qui détruiront le fruit de vos bons exemples & de vos fages préceptes ; elles leur feront aimer le vice, & les entraineront dans un défordre 'd'autant plus irréparable, qu'il n'aura point été prevu. Julie d'abord reculoit au tableau que lui prefentoit Madame de Sauval; c'eft ce qui arrivé aux jeunes perfonnes dont les lollicitations du vice n'ont point encore tnomphé; enfuite elle s'en approchoit, trouvoit la peinture moins effrayante , gémiftbit de fon état borné , eouroit & fon miroir , s'occupoit de fes charmes, & retournoit auprès de fa perficle féducfrice. Madame de Subligny n'avoit aucune crainte fur la liaifon de Julie avec cette  Nouvelle. 275 femme; elle s'obftinoit a promener dans le monde, qui ne daignoit pas y faire la moindre attention , fon oifiveté, fon ancien vifage a la romaine, & fon maintien monotone & faftidieux; il eft vrai que la préfence d'une niece jeune & charmante corrigeoit 1'ennui de ce fpedlacle fatigant; &, en fa faveur, on oublioit les défagréments de la tante. Ce n'étoit pas fans deffein que la méprifable Sauval avoit femé ces converfations, recueillies avidemment par une ame novice, ou la vertu n'avoit pas encore jetté de profondes racines, Nous avons laiffé entrevoir la fin principale de cette trame fi bien tiffue. Un homme de rang avoit vu Julie a la promenade, il en étoit devenu éperduement amoureux. On s'attend bien qu'il mit Madame de Sauval dans fes intéréts , & qu'il n'eut pas de peine de fe la concilier; il avoit fait agir tous les refforts qu'on met en oeuvre dans ce genre de rnédiation. Julie fouvent demeuroit des journées entieres avec cette femme: c'étoient inceffamment les mêmes entretiens, les même pieges; & tous les jours Julie plus foible, s'avancoit davantage vers fa chüte, M 6  576 Julie, Le hafarcl amene le Marquis de Germeuil dans la fociété de Madame de Sauval. On devinera aifément quel étoit ce Marquis de Germeuil, & qu'il n'y avoit jamais eu d'événement plus concerté que ce hafard. On fe doute bien encore que c etoit un de ces féducïeurs a la mode, qui pofTedent tous les artifices du métier ridicule & criminel de tromper un iexe fenfible , en fachant lui plaire, & qui cachent fous des dehors attirants un cceur perfide, & un fyftême fuivi de fcelerateffe. Germeuil étoit un des plus connus de cette efpece d'hommes mépnlables qu'on devroit punir, au détaut des loix, d'une flétriffure déshonorante; il avoit porté la honte & la defolation dans Ie fein d'une infinité de tam,lles; des femmes de qualité, les actrices celebres, les beautés du jour, étoient lur Ia hfle de fes conquêtes : le nom de Julie y manquoit, & Ja vanité du Marquis etoit intérerfée A remporter ce nouveau tnomphe. II refte feul quelques moments avec Julie ;il lui fait, avec tous ies traniports les mieux étudiés, I'aveu de fa pretendue paffion: car Ia peine de ces impofteurs eft de ne point ainier. Un ne lui répondit pas:mais ce filenee  Nouvelle. 277 ne fervit qu'a augmenter les charmes de la jeune perfonne; le Marquis mit en ufage tous les fecrets de fon art: il réuffit; il parvint enfin a s'entendre dire de la bouche même de Julie, qu'il ne lui étoit pas indifferent. C'étoit être beaucoup avancé dans une première entrevue ; Fadroit corrupteur ne pouffa pas plus loin fes fuccès; il favoit trop bien que ce n'eft que par degrés qu'on affbiblit la vertu dans une ame étrangere encore aux impreflions du vice; qu'il faut fe garder de 1'eftaroucher, lorfqu'on vent hater fa ruine; & fa vidfoire ne lui eut point paru complete, s'il n'avoit dü qu'a la furprife & a la force ce qu'il defiroit devoir au feul amour. Julie cependant ne pouvoit éloigner de fon cceur le fouvenir de fes premières années & 1'image de fes vertueux parents; malgré fa foibleffe, elle détournoit la tête pour jetter des regards fur fon berceau : elle le voyoit entouré de 1'honneur & d'exemples refpedtables; elle fentoit que fon innocence s'altéroit, qu'elle alloit céder k la tendrefle d'un homme qu'elle aimoit déja. La coupable Sauval la trouvoit quelquefois verïant des larmes, & Ia plume a la main,  278 Julie, dans Ie deffein d'écrire a fon pere &c k fa mere : I'intrigante Ia rentraïnoit bientot dans Ie piege d'oü elle vouloit fe débarraffer; elle lui faifoit valoir tous les avantages d'une conquête comme celle de Germeuil, luirépétoit inceffamment qu'a fon age il ne falloit s'occuper que de la fortune & du plaifir; elle intéreffoit a Ia fois fa vanité & fes fens, & 1'affuroit fur-tout que fa liaifon feroit couverte des ombres du myftere,' La tante, fans le favoir, fortifioit de fon imbécillité fabominable adreffe de fon amie; elle ne fe doutoit pas du, fujet qui ramenoit tous les jours chez elle le Marquis, & elle étoit de toutes les partjes oii l'on travailloit a Ia perte de fa niece, dont le malheur étoit décidé. On les invite a un fouper brillant, dans une maifon de campagne prés de Paris: c'étoit un de ces réduits galants du vice oh font déployés tous fes enchantements corrupteurs, & que l'on eonnoït parmi nous fous le nom depttke-maifon; 1'éclat de la richeffe fe réuniffoit dans celle-ci k la délicateffe du gout; on n'y pouvoit faire un pas, qu'on ne reffentit une Iangueur fecrete  Nouvelle. 279 qui follicitoit au plaifir. Quel piege pour la malheureufe Julie I elle étoit dans une admiration, dans un étourdiffementcontinuel; jamais Germeuil n'avoit été plus aimable & plus dangereux; on fait faire difparoitre a propos, pour quelques inftants, Madame de Subligny. La perfide Sauval avoit ourdi tous les fils du complot. Enfin, trahie paria confiance & par fon propre cceur, après bien des combats, oubliant tout ce qu'elle fe devoit a elle-même, la fille de 1'infortuné &c eftimable Monfieur de Gourville, eft devenue la maitreflè du Marquis de Germeuil. Une voix fourde reprochoit fans ceffe a Julie qu'elle avoit outragé fes parents, qu'elle s'étoit déshonorée : mais cette voix étoit bientöt étouffée par le fracas des illufions du monde, qui fembloient a 1'envi prévenir même fes defirs. C'en étoit fait: il ne lui étoit plus poflible de retourner fur fes pas; d'ailleurs, elle aimoit & fe croyoit aimée; elle reffembloit a ces malades qu'a frappés une accablante léthargie, qui n'ont que la force de r'ouvrir un inftant les yeux, & les referment enfuite pour jamais. Ceux de Madame de Subligny furent  Julie, forcés de fe deffiller; elle ne put fe diffimuler fa honte & celle de fa niece; elle eut des évanouiffements, pleura beaucoup, fit des menaces fans effet a Julie , repréfenta au Marquis toute 1'indécence de fon procédé, 1'accufa d'avoir féduit une jeune perfonne qu'elle regardoit comme fa fille. Germeuil promit qu'un prompt mariage répareroit tout; on le crut; le calme revint, &t l'on ne paria plus que de s'amufer. C'étoit tous les jours de nouvelles parties, de nouvelles fêtes. II y avoit cependant des moments oü Madame de Subligny vouloit fe facher: mais cette femme fans efprit, fans caracfere, qui etoit Ia foibleffe même, s'appaifoitbientot, & retomboit dans fon impuiffante condefcendance; elle eut feulement Ia precaution de recommander è Julie de tenir cette aventure auffi cachée qu'elle pouvoit 1'être, & fur-tout de fe taire fur fa familie, jufqu'a 1'inftant oii un engagement facré juftifieroit eet attachement aux regards de fon pere & de fa mere. Julie avoit oublié les auteurs de fes jours ; l'amour étoit tout ce qu'elle voyott, tout ce qui rempliffoit fon ame.  Nouvelle. 281 Quelle funefte paffion pour un jeune cceur, quand la convenance & Phonnêteté ne 1'avouent point.' Ce qui, peutêtre, fait les délices de notre exiftence, le principe du vrai bonheur , des talents, des vertus, devient Ia fource de nos imperfections, de nos fautes, & fouvent de nos malheurs &c de nos crimes : c'eft un breuvage falutaire qui fe convertit en un poifon mortel. Madame de Subligny preflbit vainement le Marquis de remplir fa promeffe; elle vint a craindre que les parents de Julie ne fuffent éclairés fur fon horrible fituation; elle prit Ie parti de leur ccrire que fa niece avoit fuccombé a une maladie de langueur, efpérant que , lorfque Germeuil auroit tenu fa parole , elle auroit le plaifir de détruire une nouvelle fi affligeante pour Monfieur & Madame de Gourville. Confinés dans le recoin obfcur d'une Province, aux limites du Royaume, ilsdevoient en croire aveuglément le rapport de Madame de Subligny; ce qu'elle leur annonca mit Ie comble a leur infortune; ils verferent leurs larmes dans le fein de Marianne , cette fidelle domeftique qui étoit leur unique amie; la feule efpérance de  2gi J ü L ï E, revoir leur fils arrêta leur dernier foupir ; ils en recevoient des lettres pleines de tendrefle; ces témoignages de fentiment les flattoient d'autant plus, que le frere , bien différent de fa fceur, étoit 1'exemple du militaire, autant par fa conduite irréprochable, que par fa bravoure 6c les connoiffances de fon métier. Madame de Subligny , malgré fa lache foibleffe, ne pouvoit repoufler le chagrin dont elle étoit confumée ; elle eommenca trop tard, fans doute, a s'appercevoir que Germeuil lui en impofoit. Pour fa niece, elle s'abandonnoit a tout 1'excès de fon égarement; fa tante la fatiguoit de repréfentations inutiles; c'étoit dans le fein de Pindigne Sauval qu'elle dépofoit toute 1'ivrefle d'un amour criminel; elle y puifoit de nouveaux poifons, & ce charme funefte qui Pavoit ravie a elle-même. II étoit temps que la malheureufe Subligny recueillït le prix de fa fotte fureur pour le monde, 6c de fes honteux ménagements. Au fortir d'un de ces grands foupers , qualifiés fi improprement du nom de foupers délicieüx, elle fe retira fort incommodée: fa ma-  Nouvelle. 283 ladie augmenta, devint férieufe; elle mourut enfin, après avoir fait quelques remontrances triviales k fa niece, qui ne tarda pas a les oublier & a effuyer fes larmes. C'eft alors que Julie bannit la décence, le remords, le refpeéf de foimême, & fe livra a tout le délire fcandaleux qu'entraine' une femblable conduite. Germeuil difpofant a fon gré de fa conquête , & impatient de la proclamer pour fatisfaire fon amour-propre, promena fa maitrefle de fpecfacle en fpedfacle; elle fut fuivie dans les jardins publics, appellée a toutes les fêtes; elle fit 1'admiration des hommes, & le défefpoir de fes rivales; fon défhonneur ,en un mot, comme fon triomphe , fut complet; la richeffe, le luxe, tous les plaifirs cherchoient a réveiller fes goüts; 1'élégance & la mode accouroient lui payer leurs tribuis; fa vie étoit une diflipation continuelle:a peine avoit-elle le temps de fe demander ce qu'elle defiroit. Peut-être aufii n'étoitelle pas fachée de s'étourdir &c de fe fuir elle-même; nous pouvons mentir aux autres: mais il eft une vérité cruelle qui vit en nous, & dont le cri nous af-  284 J Ü L I E, flige &Z nous perfécute, lorfque nous cédons a de coupables imprefïions. Ce n'étoit pas la feule Sauval qui précipitoit Julie dans le vice : tout ce qui 1'environnoit confpiroit a fa perte; elle n'entendoit que des converfations affaifonnées de flatteries ingénieufes , des graces de 1'efprit du jour, de ce que les fots ont appellé le bon ton; dans tous ces entretiens aufïi méprifables que frivoles, il ne fe prononcoit pas un feul mot qui rappellat une malheureufe fille égarée, dans lechemin de la vertu. Croiroit-on que (*) des gens de lettres mêr _ (*) Des gens de lettres. Ce feroit une calomnie outrageante pour les arts, fi ce reproche, s'étendoit fur tous les gens de lettres : mais on en a vus, a la home non-feulement de k littérature, mais de la décence & de 1'humanité , s'affeoir parmi les laches parafites de ces filles méprifables, qui ne font connues que par leurs opprobres, les encourager au vice , faire tout haut devant elles 1'apologie de leurs défordres , ainfique lafatyre de 1'honnêteté. C'eft pariaproteclion flétriflante des eourtifannes, que nos petits Poëtes parviennent aujourd'hui a faire du bruit, ou a décorer leur miférable vanité des préfents qu'ils ont arrachés au fafte infolent de la fortune. Quand le talent s'enorgueillira-t-il d'une noble pauyreté ? quelle richeffe  N O U FELLÉ» 285 me , des hommes, qui, par leur état & par leurs lumieres,devroientêtre Iesprécepteurs du genre humain, & lui donner des exemples d'une vertu fiere & incapable de fe plier au manege & a la foupleflè; croiroit-on qu'ils furent les premiers a entretenir Julie dans eet abrutiflement, & a confacrer tout hautpar une baflêfle revoltante, 1'éloge de fes foibleffes criminelles ? II arriva k Germeuil ce qui arrivé aux amants de fa forte. La vanité, beaucoup plus que la tendrefle, 1'avoit attaché a Julie : poflefleur de fes charmes, il s'en dégoüta, la garda encore quelque temps par habitude,& la quitta pour une nouvelle conquête, qui n'avoit d'autre mérite que celui d'être plus décriée que la malheureufe victime de fa féduction. Julie avoit aimé de bonne foi le Marquis; fans expérience, elle ne croyoit ni k 1'infidélité, ni au changement: ce coup penfa être pour elle celui de la mort. La voila défolée, pleurant Ger- «ft comparable a la fatisfaótion de foi-même ? & quel plus doux plaifir que celui de rendre un hommage libre a la vertu ?  a86 Julie, meuil jufqu'a vouloir s'enfoncer dans une profonde retraite , prête enfin a r'ouvrir fon cceur a ce remords que jufqu'alors elle s'étoit efforcée d'écarler : le malheur ramene a la vertu. Le bandeau eft tombé: 1'illufion s'eft évanouie ; Julie reconnoït qu'elle n'a point été femme du Marquis, qu'elle ne la fera jamais: car il y avoit eu des moments oii cette erreur 1'avoit abufée ; elle voit avec douleur qu'elle n'a été que fa vile maïtreffe; qu'elle n'eft qu'une fille déshonorée. Quelle image pour Mademoifelle de Gourville ! La criminelle Sauval accourt, fe fert de fon pouvoir , de tout fon efprit, ou plutöt de toute la baffe fcélérateffe de fon ame, pour arrêter les larmes de fon amie, & pour 1'arracher au defir eftimable de retourner a la vertu; elle lui parle fur-tout de fa beauté : que ce moyen a d'empire fur le cceur d'une femme 1 elle arme contre le repentir 1'amour-propre allarmé, ik replonge enfin fa docile éleve dans ce fommeil coupable dont elle voidoit fe dégager. Elles vont au fpecracle ; Madame de Sauval fait appercevoir a fa pupille une de ces créatures livrées au mépris pu-  Nouvelle. 287 kik , couverte de pierreries. Voila, lui dit-elle, une petite effrontée bien impudente ! Obfervez-vous qu'elle s'eft placée-la tout exprès pour vous infulter, & pour vous écrafer de fes diamants ? Ces entretiens répétés de Madame de Sauval rendent Julie a toute Ja baflefle de fon faux orgueil; 1'intrigante lui préfenta Dorival, &c lui fit entendre qu'il falloit abfolument fe venger de Germeuil & des femmes hardies qui oferoient afficher plus d'éclat qu'elle, & combattre de rivalité. _ Dorival étoit du nombre de ces favoris infolents de la fortune qui nagent dans un fleuve d'or, & qui penfent que tout s'acquiert avec de 1'or. II acheta en effet a très-haut prix Ie mérite d'être le vengeur de Julie; la corruptrice Sauval préfida a 1'arrangement; Julie fut furchargée de diamants, & tout s'éclipfa devant elle. La corruption étoit parvenue au plus haut degré ; Julie n'avoit plus rien a defirer; fa paflion pour la parure & le fafte étoit raffafiée; 1'ennui, cette rouille qui s'attache aux richefles & a tout ce qui tient a 1'éclat & è la fauffe félicité , commenooit a porter fon noir poifon  288 Juli e, dans fon ame; tout 1'importunoit, la fatiguoit: jufle punition des plaifirs menfongers, le partage d'une fociété diflblue! C'eft, alors que cette voix qui n'avoit ceffé de murmurer dans le fond de fon cceur , fut plus articulée ; Julie eut la force de s'interroger ; elle fe demandoit en vain ce qu'étoit devenue cette Julie élevée dans le fein de 1'honnêteté & de 1'innocence; louvent elle fe furprenoit, laiffant couler des pleurs; 1'inftant approchoit oii elle alloit fortir de cette léthargie du vice, & fentir tous les regrets qui fuivent la perte de la vertu. Une occafion finguliere hata cette heureufe révolution. Elle fe trouve en grande loge a l'Opéra ; fa beauté remportoit les applaudiffements de Ia falie ; la confufion des femmes que leur fecret dépit trahiflbit, ajoutoit a fon triomphe ; fon orgueil s'épanouiflbit dans toute fon arrogance : elle entend a fes cötés dans une loge voifine deux jeunes gens tenir cette converfation : Qu'en penfes-tu , difoit 1'un ? n'eft-ce pas un prodige de graces ? que ne fuis-je ce Monfieur Dorival; car ces fortes de filles ne s'obtiennent qu'a prix d'argent, Ces fortes de filles: quelle exprellion  Nouvelle. 2g9 «xpreffion pour les oreilles de Mademoifelle de Gourville! Sans contredit répondoit 1'autre, je n'en vois point ici de plus aimable : c'eft la beauté même! Ah l mon ami, faut-il qUe Ie vice defigure tant de charmes ? qu'il eft malheureux de ne pouvoir aimer véritablementde pareilles femmes! il n'eft point de tendrefle fans honnêteté: qui pourroit avoir le front d'offrir fa main a une telle perfonne ? la fille la plus pauvre Ia plus abjede, qui a confervé fon honneiir, ne lm feroit-éile pas préférable > qu'elle eft a plaindre de ne pas rougir de 1'attention qu'elle excite ! prendroitelle une frivole curiofité pour de la confideration ? Ces propos , & cfautres qu'il eft inutile de rappeller, porterent dans le cceur ae Ia malheureufe Julie autant de traits aflaflins. Ce qui fur-tout I'avoit bleflee vivement, c'étoient les paroles du fecond interlocuteur, d'autant plus cruellespour fa fenfibilité, qu'ellen'avoit pu s empêcher d'éprouver en fa faveur eet ïntérêtqui nous afleef e quelquefois malgre nous-mêmes, & nous fait defirer de plaire a 1'objet d'une heureufe prevention. " Tome I,  2$o Julie, Julie va le renfermer chez elle, & donner un libre cours a fes larmes; e'eft. alors qu'elle contemple avec effroi 1'énormité de fes égarements, & la profondeur de 1'abyme oü 1'ont jettée fa jeuneffe & 1'ivrefTe des pafhons ; elle éclate en fanglots, elle s'écrie : J'ai entendu mon arrêt! un coup de foudre m'a ouvert les yeux; quelles horreurs m'environnent ! je fuis donc dans la clafle de ces filles fans pudeur , qui font a la fois l'amufement& le mépris du public! cette parure recherchée, ces diamants , tout ce vain éclat ne peuvenf en impofer fur le déshonneur qui m'avilit a mes propres yeux! la derniere des femmes a plus de droit que moi a 1'eltime de ces hommes que , tous les jours, je vois a mes genoux! ils viennent m'apporter leurs adorations, & je fuis 1'objet de leur dédain, le dégout des fentiments vertueux! Que ce jeune inconnu m'a percé le cceur! faut-il que ce loit lui qui ait fait remarquer a quel point je fuis humiliée? fa phyfionomie m'avoit tant prévenue! perfonne fur la terre , non, perfonne ne peut m'aimer, m'eftimer, me plaindre! O mes chers parents, je vous ai déshonorés! je fuis  Nouvelle. 291 votre opprobre, moi, qui avois ree.11 de vous une réputation fans tache! Vous êtes dans 1'infortune i ah ! c'eft votre fille, c'eft votre coupable fille, qui connojt, qui reffent Ie malheur véritable! J'ai perdu un bien qu'il ne m'eft plus poffible de recouvrer; j'ai offenfé, j'ai fouillé la pureté de ma naiflance, de mes mceurs; j'ai dégradé Ia noblefie de I'ame ; peut-être, en ce moment, pleurez-vous ma mort. Hélas I fi vous faviez que je refpire, ö mere fi tendre ! ó pere fi refpeéfable 2 c'eft fur ma vie que vous verferiez des pleurs. O mon frerel exiftes-tu pourpartager ma honte ? dans eet aviliflement, reconnoitroistu bien ta fceur ? Mais je n'af plus de parents; je ne tiens plus a rien... dans filmvers: quelle penfée ! je fuis une infortunée , une criminelle que tout doit rejetter, que tout doit pumr; Ia terre , le Ciel même, tout eft intérefie a mon chatiment. ^ Madame de Sauval, a la fuite de ces réflexions accablantes, s'offrit enfin aux regards de Julie fous les traits ignomi^uieux qui Ia caracférifoient; épouvantée des crimes de cette femme, elle rompit avec elle, & les reproches les N x  292 Julie, plus durs & les plus mérités accompa- gnerent cette rupture éclatante. Julie vouloit abfolument écrire a fa familie; la plume lui tomboit des mains. Annoncer fon repentir a fes parents, c'étoit leur apprendre fes égarements criminels, tandis qu'ils la croient dans ïe cercueil. Eh! fe difoit Julie , ne vautil pas mieux pour ces chers parents ck pour moi, qu'ils me comptent au rang des morts! que ne fuis-je en effet dans Ie tombeau! ce n'eft que la , dans le centre de la terre, que je puis me fauver de la honte qui me pourfuit. Cette infortunée afpiroit a s'arracher a tous ces liens corrupteurs qui 1'attachoient au vice, & la force lui manquoit. II faut un courage fupérieur pour fe rendre a la vertu, lorfqu'on a eu le malheur de 1'abandonner; on la voit de loin comme un port delirérmais pour y atteindre, il feroit néceffaire de tenIer des efforts, de les redoubler; & l'on demeure en pleine mer expofé a la tem* pête : fouvent on périt en foupirant après le rivage. Combien de mes lecfeurs reconnoitront ici leur foibleffe ! que de femn»es fur-.tout, qui fe font laifTces entrai-  Nouvelle. 293 fier dans les mêmes égarements que la fille de Monfieur de Gourville , & qui tiennent en ce moment eet écrit dans leurs mains , gémiront avec Julie de manquer de fermeté ! Puiffent les larmes que je leur fais répandre, échauffer le mouvement heureux qui les follicite en faveur d'un retour a la vertu! Qu'elles foient bien perfuadées que le repentir eft un titre d'expiation aux yeux de PÊtre fuprême, même a ceux des hommes. On ne fauroit refufer fa pitié, fon effime, a quiconque entend la voix des remords; 6c quand fa nature humaine auroit affez d'injufiice &c de barbarie pour ne lui pas accorder ce fentiment qui lui eft dü, qu'il réclame le témoignage de fon coeur, il fe trouvera fuffifamment récompenfé. L'aveii d'une confeience fatisfaite eft , fans contredit, le feul bonheur réel qu'il nous foit permis de goiïter. La fanté de Julie fouffroit de ce tr'ou-' ble intérieur ; fes charmes s'altéroient; cette gaiété aimable qui ajoutoit tant k fes graces, s'évanouiffbit de jour en jour; une fombre mélancolie détruifoit tous fes agréments; fon amant, fes adorateurs, 6c ce peuple-la eft nombreux N 3  £04 Ju LIS» autour d'une jolie femme, s'obftinoient en vain a lui demander la raifon d'un changement fi extraordinaire : elle étoit bien éloignée d'en révéler Ia caufe. Julie avoit affez de connoiffance de la fociété pour favoir que, fi elle eut découvert ce qui fe paffoit dans fon cceur on 1'auroit traitée de femme qui jout la digmté:ce qui, bien-loin deluigagner Ja compaflion & 1'eflime, lui auroit attire un ridicule ineffacable ; tk Julie n'étoit pas affez prés de 1'élan fublime du repentir, pour ofer Jutter contre le ridicule : c'eft, avec la mode , un des premiers tyrans de 1'efprit francois; le braver eft Ie commencement de Ja vertu : ee noble effort n'appartient qu'a desames vigoureufes; & d'ou naiftent la plupart des erreurs & des crimes ? de la foibleffe. Guériffez ce mal attaché au cceur humain, vous Ie rendrez fufceptible des plus grandes adh'ons, & vous 1'éJeverez au comble de I'héroïfme. Undenos étourdis titrés, qui environnoient Julie, entre chez elle avec eet air familier & infolent qu'il a plu aux lots d'appelJer kbon air. Eh bien , Reine » lui cne-t-il du feuil de la porte , a-t-on toujours de ces vapeurs noires , qui  Nouvelle. 295 gatent, en vérité, tous vos charmes ? & de quoi diable vous avifez-vous avec cette mine agacante &c ce petit nez retrouffé , de vouloir nous parler raifon ? car , depuis quelque temps, vous ne vous appercevez pas que vous nous prêchez morale , fur mon honneur. Vos fermons, je n'en doute point, feroient très-beaux , admirables ; vous avez de 1'efprit comme un ange : mais, croyezmoi, tenez-vous-en a 1'art de plaire, c'eft votre lot; un de vos regards nous touchera plus que ces réflexions qui vifent au fublime. Ah, parbleu! puifque vous aimez tant le raifonner, on a le moyen de vous faire fa cour. Toute la réponfe de Julie a ces abfurdités , étoit un fombre filence interrompu par quelques foupirs. Demandezmoi vite , continue Delcourt, c'étoit le nom du fat, ce que le defir de vous être agréable m'a fait imaginer ; on peut être indifférente, infenfible : mais il faut néceffairement qu'une jolie femme ait de la curiofité ; je vous mets a la torture ,-n'eft-il pas vrai... Or vous fawrez , belle Julie , que j'ai dans mon régiment un philofophe de la première claffe; il n'a pas vingt ans, & c'eft... N 4  un Caton , un exemple de fageffe , oh ! parlant comme un livre; cependant iï y a tout beu de penfer que vous lui avez tourné la tête : je ne fais oii il vous a vue; mais il brüle, fans douTe, de tomber a vos genoux, & moi je vous 1-amene poings & mains Hés; J"?.ez fl/on Peut aim^r avec plus de delicateffe : car je vous aime a Ia folie , & je m'immole, je fers mes rivaux; 3 enchaine Ia philofophie a votre char... je 1 attends ici pour vous le préfenter. JJelcourt n'avoit pas achevé qu'on ie demande; il fort, & revient auffi-tot fuivi d un jeune Officier qui ne reffemWoit point au courtifan; la modeftie relpiroit dans tout fon extérieur • fa Jgure noble étoit encore plus intérefJa?Ie.P" des marqués de trifteffe qu'il iaifloit echapper malgré lui. Voila, charmante reprend Delcourt , Monfieur Uaumal que je vous préfente comme un de mes bons amis; c'eft un fage , au moins , quoique je ne lui croye pas un cceur invulnérable. Quel trait a frappé Julie ! elle recon- " noit ce même jeune homme qui, au fpeftacle a tenu ce propos dont Pimpreffion fi fenfible eft reftée dans fon  No v ve i z e: 297 ame ; elle cherche a fe remettre de fon trouble ; elle voudroit fe venger, Sc montrer a Daumal une froideur repouffante ; elle ne peut que céder a des mouvements, qu'elle n'avoit pas jufqu'alors reffentis; Julie enfin fe fent dominer par un doux attendriffement plus impérieux peut-être que la flamme impétueufe de famour. L'Officier partageoit fon émotion : il 1'aborda avec cette timidité, hommage fi flatteur pour un fexe dont la fenfibilité délicate ne laiffe rien échapper de ce qui peut affurer fon triomphe. La converfation fut vague Sc indétermïnée , telle que font ces entretiens privés de chaleur Sc de vie , affemblage de mots vuides de fens, qui fuffifent a la fociété pour faire circuler fon ennuï, & qui n'ont qu'un vain agrément de convention» La liaifon de Julie & de Daumal prenoit chaque jour un nouveau degré d'intérêt. Malgré les effbrts de 1'amour-propre qui n'oubtie guere fes refTentiments , Julie , dans le fond de fon cceur, avoit pardonné a 1'Officier, Sc elle-même s'en étonnoit. Ils ne s'étoient point encore trouvés feuls. La malheureufe fille de Monfieur de Gourville n'avoit pas manN 5  298 Ju lis, qué d'obferver que Daumal faifoit entrer adroitement dans tous fes difcours féloge de la vertu; c'étoit adreffer a 1'tnfortunée Julie un reproche affez dire£t fur fes égarements. Rendue a ellemême, que de larmes elle verfoit! Et elle ne pouvoit haïr Ia main qui lui percent ainfi le cceur. Quelle étrange fituation ! m Julie, un jour, fe Jivroit plus que /amais è ces réflexions défolantes qui lui prefentoient 1'excès de fes fautes , & laiftbient dans fon ame Ie tourment fecret du remords; elle entendoit les gémjffements de fa familie; elle voyoit couler fes pleurs ; elle avoit horreur delle-meme : c'eft dans ces affreux moments que Daumal s'offre a fa vue Elle eft déconcertée, & ,,'ofe lever les yeux: un fnffonnement la faifit: Daumal s'apperSort de fon agitation : il veut fe rettrer. Non , Monfieur, lui dit Julie reftez, reftez; votre préfence... adoucira peut-être Ie poifon répandu fur ma Vie; & en prononcant ces mots, elle craignoit de regarder Daumal, qui n'éprouvonpas un moindre embarras; 1'un oc 1 autre demeurent quelque temps fans parler. Daumal fort le premier de ce  N O U V E L L E. 299 filence , la p!us vive expreffion du fentiment : — Quoi, Mademoifelle ! feroit-il poflible que vous euftiez des chagrins, & qu'il fut en mon pouvoir de les adoucir? mon trouble vous inftruit affez de ce qui fe paife dans mon cceur. II y a long-temps que je briïle de trouver une.occafion ou il me foit permis d'épancher mon ame : elle n'eft remplie que de vous feule; vous avez excité en moi un intérêt fi tendre, fi refpeftueux , fi délicat! c'eft 1'attachement le plus touchant, le plus pur qui m'anime... Monfieur , interrompt Julie d'un ton attendri, vous avez bien changé de facon de penfer a mon égard! vous ne m'annonciez pas de tels fentiments...— Comment , Mademoifelle 1 — Quand vous me vites au fpectacle, les réflexions dont vous fites part a votre ami... Daumal ne la laifle pas achever, & fe jette a fes pieds : — Je vois , Mademoifelle , je vois que vous m'avez entendu : je n'irai point vous en impofer par un vil menfonge; oui, Mademoifelle, j'ai tout dit contre vous; regardez-moi comme le plus coupable des hommes; mais lifez dans mon cceur: votre premier regard fuffit pour aflürer votre empire fur N 6  300. J.U L T Er moi; jamais je n'avois été frappé de fantr de charmes; tout m'arrachoit en vousl'hommage le plus éclatant; pardonnez. k un tranfport dont je n'ai pas été le maitre:je me fuis indignécontre lefort, de ce qu'a eet affemblage de perfeftions, il n'a pas joint... Vous pleurez., Mademoifelle ! — Oui, Monfieur ,. je fens que je ne poffede rien : j'ai perdu la., vertu... Je l'ai connue, Monfieur; & Ja douleur, la honte, 1'opprobreferont attachés a ma vie pour toujours! Ah !. que vous avez eu bien raifon de me mépnfer, de me haïr ! moi-même...— Vous méprifer ! vous hair, Mademoifelle ! puifque vous êtes capable d'ou- vnr les yeux fur vos erreurs... Di- tes, Monfieur, fur mes crimes; eh ! je ne pourrai les expier! — Non , Mademoifelle , non ,. vous n'avez point k craindre le mépris; votre ame s'ouvre au repentir; c'en eft affez pour que vous méritiez 1'eftime. — L'eftime ,, Monfieur ! jamais, je ne recouvrerai un bien ü précieux ; hélas ! autrefois on ne me 1'eut pas refufée. — Soyez afiurée qu'on vous eftimera, fi vous avez la force de céder aux mouvements heureux qui, dans eet inftant, vous agitent»  Nouvelle. 3.0?, Mais me feroit-il permis , Mademoifelle, de vous interroger? Comment, par quelle fatalité , par quelle funefte circonftance, avec une ame aufli noble y auffi fenfible, avez - vous... 1'adorable Julie étoit faite pour être un modele de vertu. — Sans doute, j'aime la vertu , j'en fens tout le prix; je n'avois qu'a marcher fur mes premières traces; je me fuis égarée ; le monde , Ia jeuneffe , Texemplé, une amie, une indigne amie, tout m'a féduite, m'a précipitée dans un enchainement de défordres continuels... qui me coüteront Ia vie. II y a long-temps , Monfieur, que je gémis en fecret fur mon fort, qu'un faux éclat, que la fociété, que tout mlraportune, hors votre préfence, qui m eft devenue néceffaire , quoiqu'elle femble me reprocher mes fautes; reprochez-lesmoi, Monfieur, ne ménagez point ma fenfibilité; montrez-moi fans nuldéguifement combien je fuis coupable; ne me cachez pas Ie degré de baffeffe oü je fuis defcendue ; oh ! vous ne fauriez me punir affez , me déchirer affez le cceur ; mes larmes , mes larmes ne toucheront ni le Ciel, ni les hommes, $'en eft fait, ma honte eft éternelle,..  3°2 _ Julie, je fuis avilie k tous les yeux, k mes propres regards ! — Encore une fois, Mademoifelle, un retour généreux k la vertu nous rend 1'eftime publique, 1'eftime de nous-même... Vous n'êtes pas la feule que la fédudlion & Ie mauvais exemple ayentégarée; plus d'une familie pleure encore fur la perte de jeunes perfonnes que leur naiffance & leur éducation paroiffoient devoir attacher pour jamais a 1'honnêteté. A ces dernieres paroles, Julie regarde Daumal, & Iaiffe échapper un profond foupir. - Eh! Monfieur, c'eft-la Ie trait mortel qui m'afTaffine! j'ai une familie. .. une familie refpecfable, & j'ai fait fon déshonneur; mes parents... —• jj faut, Mademoifelle, les revoir, aller tomber a leurs pieds, rentrer dans Ie fein de la vertu ; vous lui prêterez des charmes; vous la ferez aimer. — Quoi! vous croyez que mon défefpoir , que mes remords vifs & fmceres pourroient obtenir m0n_ pardon de ces vertueux parents que j'ai couverts d'opprobre ? — N'en doutez point, Mademoifelle; & quels cceurs de fi nobles fentiments ne vous gagneroient-ils point ?... Ah! ma fceur penfoit comme vous... —'  Nouvelle. 303 Vous avez une fceur? — Qui caufe tous mes malheurs, Mademoifelle, dont les coupables égarements me conduifent au tombeau; elle y a plongé ma mere; elle va y faire defcendre un vieillard infortuné, mon pere , qui pleuroit ia mort, qui depuis, fans pouvoir découvrir Ie lieu qu'elle habite, a fu qu'elle vivoit, & qu'elle vivoit pour nous défhonorer; elle m'a forcé, ajouta Daumal en fondanten larmes , elle m'a forcé de changer de nom... — Daumal n'eft point votre nom! il fe pourroir... Non, Mademoifelle. — O Dieu!... Et... vous vous appellez ?... — Gourville... — Ah! mon frere! & Julie tombe fans connoiflance. Daumal refte frappé de la foudre. Julie r'ouvre les yeux, & fe précipitant aux genoux de fon frere : Oui, mon frere , vous voyez cette fceur malheureufe , cette fceur criminelle, la fille de Monfieur de Gouville, qui n'a plus que la mort a defirer, dont le dernier foupir fera pour vous, pour la vertu; je foule aux pieds ces témoignages de ma honte ! (elle arraché fes diamants , fon collier, toutes fes parures, & les rejette avec indignation lein d'elle.) Mon  !°4 Julie, rrere, je ne mérite plus que vous me donniez le nom de votre fceur: mais II vous ne m'aimez pas, fi vous ne m'eftimez pas, du moins vous me plaindrez... Je cours embraffer 1'état le plus vil... je ne pourrai y retrouver mon honneur; hélas! je 1'ai perdu, pourfuit-elle, fuffoquée par les fanglots! je 1'ai perdu ï Daumal en la ferrant dans fes bras, & gémiffant avec elle, n'a que la force de dire: Ah , ma fceur! — Quoi! tu m'appelles encore ta fceur, frere trop généreux ! Voila oit m'ont amenée ma foibleffe , l'amour de la fortune, & de quelques agréments qui me font devenus odieux l Ils font la fource de tous mes malheurs , de ma perte ! Mais parle , ces chers parents... jefrémis è leur nom feul; je les vois toujours s'élever contre moi... Quoi! j'ai caufé la mort de ma mere ! Mon frere, laifle-moi expirer a tes pieds; je ne puis plus fupporter Ia vie; je ne fuis digne ni du jour , m de toi; je veux , je veux mourir, ici a tes genoux, dans les larmes... laiffemoi. Daumal, en la relevant, & la regardant avec attendriffement: — Le repentir , je vous 1'ai dit, peut réparer les fautes...; viens... que je te conduife au.  Noü FELLE. 3.05 ïit de mort de notre malheureux pere. — Que dis-tu ? mon pere... -— II touche au dernier moment; ils ont appris... ce que nous devons oublier; ma mere en eft morte de douleur, & mon pere eft venu a Paris pour s'informer... pour mourir dans tes bras; ma fceur; ne te livre point au défefpoir : il te verra encore ; il te pardonnera , il t'aime. Tous deux fe tenoient embraffés en pleurant avec amertume ; ils vouloient le parler, & les fanglots leur ötoient Pufage de la parole ; enfin Julie reprend la voix : Tu verras, mon frere , que j'étois faite pour mériter de t'appartenir...Pourquoi fuis-je entree dans cette funefte Ville ? Malheureufe parente! ne puis-je te rendre tes perfides bienfaits, & retourner a cette indigence qui m'honoroit ? Julie quitte fon frere, renvoye fes diamants a fes féducteurs, congédie fes domeftiques, fait vendre fes meubles, prend Thabillement le plus firnple , Sc court k Daumal. — J'ai quelqu'argent : mon pere en auroit-il befoin ? Que me propofez-vous, repart le jeune homme avec une forte de colere ? faites diftribuer eet argent aux pauvres; puiffe-t-ii  3°6 Julie, expier ! Arrête, mon frere ; ne fuisje pas affez humiliée? Ta délicatelfe n'eft que trop jufte; j'ai craint que mon pere... Tant que j'aurai une goutte de fang dans les veines , replique Daumal en élevant Ia voix, je la vendrai pour mon pere : mais vous 1'offenferiez... — N'acheve pas; ne me dis rien; ne me dis rien; je fais... ce que je fuis, une créature malheureufe, ciégradée des droits de Phumanité, dévouée au mépris, le rebut de Ja nature entiere , une infortunée... qui ne mourra point affez-töt; mon frere , n'enfonce pas le poignard dans mon cceur; j'ai encore peu de jours a vivre... mais de quel ceil me verra mon pere ? — Avec tendrefle... comme fa fille. ^ Daumal fit part è fa fceur de tous les détails qui Ie regardoient. Monfieur de Gourville avoit appris par des voies indirecte qu'elle vivoit, & qu'elle démentoit fa naiffance & fon éducarion; il flottoit encore dans Pincertitude; il étoit venu a Paris, oü le chagrin confumoit fes jours, pour être éclairci fur le fort de Julie, pour la ramener k fes principes d'honnêteté-, fi elle avoit eu le. malheur de s'en écarter. Un Eccléfiaftique accourt: — Je vous  Nouvelle. 307 »i enfin trouvée , Mademoifelle. Daignez me fuivre, vous & Monfieur votre frere ; il n'y a point de temps a perdre ; vous ne fauriez faire une meilleure adtion; vous retablirez le calme dans une ame agitée. Daumal &c fa fceur paroiffent héfiter;. 1'Eccléfiaftique les preffe : ils cedent; il les conduit dans une voiture; ils defcendent a 1'extrêmité d'un fauxbourg, montent par une allee obfcure 8c étroite a un cinquieme,.étage, entrent dans une efpece de grenier oü tout préfentoit le tableau de la mifere; une voix mourante fort du fond d'un lit qui annoncoit les horreurs de la pauvreté : — Ah ! Mademoifelle , que j'ai de graces a rendre a Dieu, puifqu'avant que d'expirer, je puis vous demander pardon de tous mes crimes! Voila, Monfieur, pourfuit la perfonne expirante, en fe tournant du cöté de 1'Eccléfiaftique , 6c d'une voix étouffée par les fanglots, voila la vertu même que j'ai corrompue , que j'ai entrainée è fa ruine par mes abominables follicitations... Madame de Sauval, s'écrie Julie ! dans quel état! — Oui, Mademoifelle, je fuis cette miférable qui vous ai poulfée dans le défordre, qui  3°8 Juli e, vws ai précipitce dans 1'abyme du vf- Cf k''Cn 31 dé]a re?U un cn^t,ment, qui n eft peut-être que Pavant-coureur d'un ftipphce éterneJ. Vous voyez mon affreufé indigence : c'eft le fruit de cinquante ans de fouillures & d'intrigues cnminelles, & je vais dans le moment rendre compte de ces cinquante ans au Juge fuprême. II n'y aura pas dans toute ma vie, un jour, un feul jour qui ne depofe contre moi. ( Elle s'efforce de rammer fa voix éteinte.) Pai fu, Mademoifelle, que vous aviez retrouvé Mon-' fieur votre frere; que vous étiez rendue a la vertu , a ce Dieu qui me frappe, &auquel je vous ai arrachée; votre repentir le défarmera : mais moi, malheureufe.' que dois-je attendre de fa mifericorde ? Non, je n'ai point de grace a efperer; c'eft pour jamais, pour jamais que je fuis rejettée! je ne contemple... qu'une éternité' de tourments1 A ces mots, elle laiffe tomber fa tête tur fes mams, & verfe un torrent de Jarmes. Le charitable Eccléfiaftique enerche a la confoler; il lui expofe un Dieu clement, mfini dans fes bontés, toujours prêt a ouvrir fon fein paternel au repentir. Madame de Sauval 1'écoutoit  Nouvelle. 309 avec attention, baifoit avec tranfport le crucifix ; puis reprenant toute la fureur du défefpoir, le repoufïoit loin d'elle : •— II eft impoffible qu'il me pardonne ] j entendsmacondamnationretentir ames oreilles 1 je vois la foffe qui s'ouvre... qui m'engloutit J ils m'entrainent... 'ils m'entrainent... oii me cacher? oir fuir? Cette malheureufe femme toute paIe, tremblante , égarée, qui n'étoit plus qu'un fquélette vivant, s'élance vers Julie. Aufïï-töt emportée par la compaffton , oubliant fon averfion pour une mifere dégoutante, n'envifageant plus que 1'infortune dans la perfide amie qui avoit caufé fa ruine, Julie lui tend les bras, 1'arrofe de fes pleurs. Ne le voyez-vous pas, s'écrioit Madame de Sauval épouvantée ? — Reprenez vos efprits, Madame, reconnoiffez-moi ; croyez que je fuis fenfible a vos peines, que je ferai tout au monde pour les adoucir Ah! c'eft vous, Mademoifelle, c'eft vous que j'ai voulu perdre avec moi! je fuis coupable de tous vos égarements; Dieu va m'en punir... pour toujours 1 Elle s'adreffe a Daumal : Monfieur, je le déclare ici: je fuis Ia feule criminelle ; j'ai mis tout en ufage pour détruire les fen-  31 o Julie, timents vertueux de Mademoifelle votre foeur, pour 1'enlever a fa familie, a fhonneur, a la religion, dont je fens aujourd'hui tout le pouvoir. — Ne parions point de nos fautes, interrompt Julie en pleurant; ne fongeons qu'a appaifer la colere du Ciel. Hélas ! li j'avois été auffi vertueufe que vous le dites, je ne me fuffe jamais écartée du chemin que m'avoit tracé une familie irréprochable. (Elle fe jette enfuite a génoux avec vivacité.) O mon Dieu 1 j'implore ici notre pardon pour toute deux; nous t'avons offenfé : daigne entendre nos cris; qu'ils montent jufqu'a toi. Joignez-vous a ma priere , Madame ; le Ciel aura pitié de nous: nos remords le fléchiront. L'Eccléfiaflique &c Daumal étoient dej meurés immobiles d'étonnement. En effet , c'étoit un fpedtacle bien digne d'attacher & d'intéreffer, qu'une jeune perfonne , qui, dans tout 1'éclat de la beauté , pénétrée de repentir, noyée dans les pleurs , dans 1'abaiffement Ie plus profond, s'adreffoit au Ciel avec cette oncfion fi peu fentie des ames mondaines. Daumal veut relever fa fceur. — Non, mon frere, je ne faurois inqnder  Nouvelle. 311 affez Ia terre de mes larmes; n'auroisje pas dü avoir la force deréfüler, de combattre , d'empêcher même cette infortunée de courir a fa perte ? C'étoit a moi de foutenir fa foibleffe ; votre fceur , la fille de Monfieur de Gourville , étoit faite pour fervir d'exemple, &c pour rappeller a Ia vertu ceux qui s'en éloignoient. Madame de Sauval retombe dans fes terreurs; les traits d'une mort effrayante fillonnoient déja fon vifage; fon agitation redouble; fes cheveux fe hériffent; elle crie: Sauvez-moi, fauvez-moi. L'Eccléfiaftique répand fur elle de 1'eau bénite. — Je. brüle... la flamme me dévore. .. ö mon Dieu!... tu m'as condamnée ! ... je tombe... je roule dans un abyme... fecourez-moi! Elle expire enfin, en pouffant des hurlements épouvantables, & devient un objet hideux, que Julie & Daumal, frappés de confternation , s'empreffent de fuir. , O Dieu, difoit Daumal.' quelle eft la fin du crime ! la foibleffe, la terreur , le défefpoir afïiegent fes derniers inftants 1 Quelle différence de la vertu , qui, toujours calme, toujours füre d'el-  312 J U L 1 E, le-même, rend fon ame fans efforts, fans agitation, comme un dépot que le Ciel lui a confié ! C'eft a cette épreuve , ma fceur , vous en êtes le témoin, qu'il faut attendre ces prétendus heureux, dont on nous vante le bonheur, Sc qui fouvent excitent bien mal-a-propos notre envie. Quel être lenfé defireroif cinquante ans d'une vie noyée dans 1'opulence Sc les plaifirs , que devroit terminer une pareille mort ? Sc quand il n'y auroit pour les vicieux d'autre fupplice que le trouble continuel attaché a leur exillence, qui ne préféreroit a leur fitualion, la tranquille confcience d'une vertueufe pauvreté ? Ils arrivent a la demeure de Monfieur de Gourville. Une petite chambre précédoit la piece oii étoit le vieillard. Daumal entre; Julie veut le fuivre; il 1'arrête : — Ma fceur , attendez ici quelques inftants. — Quoi! re* tarder le moment de voler aux pieds de mon pere I — Vous le verrez, ma fceur: mais, vous concevez ... épargnez-moi Ia peine de vous rappeller... cette entrevue , ma fceur, exige des ménagements. Desméuagements, fe dit Julie feule! Sc  Nouvelle. 313 & voilé donc 011 mes fautes m'ont conduite ? un enfant être obligé de reculer 1'inftant de fe montrer aux regards paternels! craindre de les offenfer! Ah! miférable Julie, recois-tu affez de bleffures } La porte s'ouvre : quelle eft la perfonne qui fort, & que reconnoit cette infortunée , en pouflant un cri, & en voulant fe cacher le vifage ? Marianne, Marianne, qui, plus effimable, plus attachée que jamais a Monfieur de Gourville, vouloit mourir a fon fervice, qui avoit vu Julie vertueufe: — C'eft vous, Mademoifelle ! Julie tombe fur un fiege accable'e de fa fituation. Avoir a rougir, être couverte de confufion a 1'afpecf d'une domeftique : quel fupplice! C'étoit Marianne qui jouoit le röle de la fille de Monfieur de Gourville, & Julie étoit, en ce moment, au-deflbus de la créature la plus abject e. Oui, Marianne , répond-elle en baiffant fa tête dans fon fein , & en pleurant amérement, c'eft, moi... c'eft moi, qui n'ofe vous regarder... que votre préfence m'humilie.' Marianne. .. vous ne vous êtes point égarée, & votre malheureufe maitrefle... Tornt I, O  3i4 Julie, Elle n'a pas la force de pourfuivre. Marianne fe jette, en verfant un torrent de larmes, au col de Julie : — Mademoifelle... Mademoifelle , pardonnez-moi ce mouvement: vous nous avez caufé bien du chagrin! Hélas 1 Madame en eft morte , en prononcant votre nom , en demandant au Ciel de revoir, d'embraffer encore fa chere enfant; elle vous plaignoit..; c'eft cette Madame de Subligny qui a tout fait. Oh! je m'endoutois bien que le féjour de Paris, & cette tante vous feroient préjudiciables. Mais ma chere maïtreffe, ajoute-t-elle en la ferrant contre fon fein avec tranfport, ne vous abandonnez pas a la douleur; vous êtes bien repentante, n'eft-il pas vrai ? — Ah! Marianne, Marianne, qu'eft-ce que le repentir au prix d'une vie irréprochable ? il faut que je meure, que je me cache dans les entrailles de la terre.— Calmez ce défefpoir, Mademoifelle; Monfieur vous reverra avec plaifir; ii vous pardonnera; il eft fi bon! Dieu n'eft-il pas miféricordieux ? II ne faut plus fonger qu'a confoler Monfieur votre pere, qui eft toujours dans Pinfortune; il eft au lit ; vous le trouyerez  Nouvelle. 3is plus malade encore de douleur que de vieilleffe. Mon cher maïtre! que ne puis-je conferver la vie aux dépensde la mienne! Et les larmes de Marianne fe confondent avec celle de Julie. A peine Daumal a-t-il pam dans la chambre de fon pere : _ Eh bien, mon fils, as-tu des nouvelles a me donner > . elle me fan mourir ] n'auroit - on pas cherchepar unfaux rapport è me percer le cceur ? ma fille auroit k ce point outrage fa familie l Tu ne me réponds pas ! tu pleures.' - Tout n'efi que tron veritable. Elle vit, s'écrie Monfieur de Gourville! & ma fille nous a déshonores ah ■ que je ne Ia voye jamais J Daumal... mon fils, &c fait-elle combien elle me coüte de pleurs ? — Elle fait que vous êtes Ie pere Ie plus refpeéfable, le plus fenfible, Ie plus digne d'être aimé, qu'elle efi la plus coupable des filles; mais, mon pere, leremords nous ramene Julie; elle reconnoït, elle pleure fes fautes, & ne demande qu'a mourir de repentir après vous avoir vu. — Non, Daumal, je te 1'ai dit ; que* je ne Ia voye jamais..,; ce font-Iè de ceserreurs inexcufaMes,,, & elle fent O 2  3i6 Julie, toute 1'énormité de fa déteftable conduite ? — Elle en eft pénétrée, mon pere. — Elle doit Pêtre. Avoir reeu une éducation aufli fage, avoir été élevée dans le fein de la mere la plus vertueufe, & paffer tout-a-coup a une telle dépravation!... S'eft-elle informée de moi ? Hélas! mon fort doit peu Pintéreffer. —Ce n'eft que vous, mon pere, qui 1'attachez encore a la vie, je vous le répete : elle meurt de fon repentir, & c'eft a vos genoux qu'elle voudroit expirer. — Ah 1 Daumal, c'eft a moi de flnir une carrière de douleurs...; fa vue empoifonneroit mes derniers inftants... Ne dis-tu pas qu'elle eft repentante ? ... — Elle a le cceur déchiré des plus vifsremords; elle excite la compaflion... — Mon fils , Dieu pardonne : li je croyois qu'il eut éclairé cette malheureufe fille... la foibleffe de fon age, le mauvais exemple 1'auront entraïnée au vice plus encore que fon cceur; elle étoit née pour aimer la vertu, & ne s'en jamais écarter. Mon fils.., & oü eft cette fille... qui m'étoit fi chere ? A vos pieds mon pere, s'écrie Julie qui avoit entendu ces dernieres paroles, & fe précipitant au-devant du  Nouvelle. 3i? üt, a vos pieds, le vifage profterné contre terre, accablée de fes fautes; elles font enormes! implorant votre clémence comme celle de Dieu même, n'afpirant qua mourir en votre préfence... Ma rille, dit Monfieur de Gourville en lui tendant les bras! ma fille!... c'eft toi!... — Ah! je me fuis rendue indigne de ce" nom; je vous ai couvert d'opprobres; jai manqué è tout, a 1'honneur, è la terre, au Ciel; j'ai porté le coup mortel au fein de ma mere... ma vie eft irréparable; il ne me refte plus qu'a m'enfevelir dans la retraite la plus obfcure : mais avant que d'entrer dans lè tombeau, j'ai fouhaité vous voir. adorer encore, vous dire qu'au milVu de" mes egarements, vous n'êtes jamais fortis de mon cceur, ni vous, ni une mere uifortunee J Mon pere! mon pere.'je demande a Dien & è vous Sn pardon... Dieu ne me le refufera point... mon pere , daignez mel'accorder aufli; que jexpire avec cette confolation! Julie etoit toujours è genoux.arrofant la terre de fes larmes; Monfieur de Gourville nayant pas la force de par'er Ia regarde avec attendriftement, lemble un moment balancer, lui tend O 3  318 Julie, avec bonté une de fes mains; elle Ia preffe contre fa bouche, & Ia mouille de fes pleurs; toute la réponfe du vieillard eft de fe foulêver, & de ferrer Julie entre fes bras. Ce lilence fitouchant, fi expreffif, n'eft interrompu que par des fanglots; Daumal & Marianne y mêlent les leurs; le vieillard enfin s'écrie : Ma fille...puiffe Dieu te pardonner, comme je te pardonne! Julie ne peut que dire : O mon pere! vous ne me rejettez pas de votre fein! vous me par don» nez!... je mourrai donc avec le nom de votre fille. La douleur & la joie produifirent fur Monlieur de Gourville des effets également dangereux pour fa fanté. Julie ne quittoit point le chevet de fon lit; la fource de fes pleurs étoit intariffable; fon pere pleuroit avec elle, & la reprenoit fans ceffe dans fes bras. Tu m'es rendue , lui difoit-il! tu recevras mon dernier foupir! — O mon pere ! c'eft moi qui touche k Ia fin d'une vie , que je ne faurois expier! vous ne mourrez point, mon pere , vous vivrez pour m'accorder quelques regrets. Je me flatte que mes derniers inftants vous feront oublier,,, ah! le fouvenir de mes hon-  Nouvelle: 319 teux égarements me furvivra ; tout 1'excès de mes remords ne me fauvera pas d'une mémoire a jamais flétrie ! Le vieillard , toujours plus dominé par l'amour paternel, s'efforcoit de confoler Julie , en lui parlant de fa tendreffe, & de la bonté fans limites de 1'Etre fuprême. Enfin, il approche de eet écueil redoutable oü tout ce qui exifte , va fe brifer & s'anéantir. Daumal &c fa f ceur s'abandonnent a tout 1'emportement de la défolation. Mes enfants, leur dit Monlieur de Gourville , foyons chrétiens p regardons le Ciel; c'eft-la que nous ferons dédommagés des vains fonges de la terre ; la mort n'eft rien; c'eft notre deflinée future qui nous doit occuper ; je remets la mienne entre les mains dé mon Dieu ; il me fait mourir content, puifque j'ai retrouvé ma fille, & qu'elle pleure fincérement fes erreurs. Julie , connois, fens tout le prix de la vertu: voila la fource des vrais plaifirs! Tu 1'éprouveras; tu verras que toutes les illufions du monde ne valent pas le bonheur d'être bien avec foi-même, Sc c'eft Dieu feul qui nous procure cette félicité. O mon Dieu ! continue le vieillard expirant, en verfant de douces larmes, O 4  32° Julie; mon cher bienfaicfeur, acheve ton ouvrage ; ne lui retire pas ta grace fi puiffante, fi confolante! daigne protéger mes enfants , qu'ils retrouvent en toi leur foutien ! Hélas ! je les laifle malheureux fur la terre. De temps en temps, il prefibit Julie & Daumal contre fon cceur; il ievoit les yeux au Ciel. Mon Dieu , reprenoitil, j'ai recours a ta clémence; pardonne, ö mon Dieu! pardonne; miférable créature que je ruis! j'attends tout de ta bonté. Jamais Monfieur de Gourville ne déploya plus la dignité de l'homme; jamais il ne fut plus fenfible, plus reconnoiflant, & n'eut un front plus ferein j c'étoit lui qui confoloit, qui exhortoit ceux qui 1'entouroient; il recut les fecours de 1'Eglife avec cette ferveur qui part d'une ame nourrie de vertu & de religion; & après avoir donné fa bénédiétion a fon fils & a fa fille , & leur avoir recommandé la fidelle Marianne , il mourut dans leurs bras, comme s'il tomboit dans ceux du repos; c'étoit un fruit fain qui, ayant acquis fon degré de maturité, s'étoit détaché fans effort; fa candeur, 1'innocence de fa vie, la pu-  ■ Nouvelle. $%\ reté de fes mceurs , fembloienf refpirer encore fur fon vifage. Quel fpeciacle pour les gens du monde ! & quelle mort k oppofer a celle de cette malheureufe Sauval ] O vertu, tu n'es donc pas une chimère! & quand on ne retireroit d'autre avantage de foixante-dix ans qui t'ont été confacrés, que d'avoir le droit de^ mourir ainfi , ne devroit-on pas te préférera tout ce que les plaifirs nous offrent de plus flatteur ? Daumal éprouva un violent défefpoir; Marianne expiroit dans les fanglots : mais la défolation de Julie ne fauroit fe repréfenter : elle fe précipitoit, les cheveux épars, en fe frappant la poitrine, fur le corps de fon pere; elle 1'embraffoit; elle poulfoit des hurlements. Mon pere , s'écrioit-elle ! ö mon pere ! c'eft moi qui ai avancé Ia fin de ta carrière infortunée! c'eft ta fille qui t'immole, mon pere J ce crime me manquoit! Non , difoit-elle a fon frere & k Marianne qui vouloient 1'arracher k cette fituation, vous ne me féparerez point du plus chéri des peres; je veux être enfeyelie dans le même cercueil; & que ferois-je fur la terre ? je ne puis plus foutenir le fardeau de 1'exiftence; le O 5  $22 J U L 1 E, tombeau eft mon unique afyle...; mon frere , ne m'öte pas la confolation d'exhaler le foupir qui me refte , a cöté de 1'auteur de nos jours. On rendit les derniers devoirs k Monfieur de Gourville. Julie, malgré Daumal &c toutes fes repréfentations, courut fe vouer k une clöture éternelle; elle fit choix de eet ordre rigide oü l'on eft obligé de coucher dans fa biere ; elle prit un habillement groflier, ne vivant que de pain & d'eau, ou plutöt de fes larmes; Sc quand elle avoit rempli les plus humiliantes fonctions, on la trouvoit au pied des autels, implorant avec des cris , la clémence divine , & défefpérant de la toucher en fa faveur. Marianne la fuivit au couvent, oü elle s'attacha en qualité de Sceur converfe. Mademoifelle, lui dit cette domeftique fi eftimable , je comptois mourir au fervice de vos chers parents: le Ciel nous les a enlevés; je n'ai plus d'autre maïtre k fervir que Dieu : il n'empêchera point que je ne vous chériffe jufqu'au dernier foupir. Ah , Marianne ! répondoit Julie avec des gémiffements, tu n'as point a défarmer un juge irrité : c'eft dans le fein d'un pere tendre que tu te  Nouvelle. 323 jettes; il ne me pardonnera jamais; Marianne , je 1'ai trop offenfé ! Ces deux femmes, exemple de la piété la plus vraie & la plus vive, étoient ïmimées d'une louable émulation pour les auftérités & les autres pratiques de la vie religieufe. Julie redifoit lans ceffe : Des conventionspurement terreftres, m'avoient élevée au-delfus de Marianne ; la vertu 1'a faitemamaïtrelfe &c mon modele ; que je ferois heureufe d'être fon égale! Daumal voyoit fouvent fa fceur; elle lui avouoit que fon bonheur avoit commencé du moment qu'elle s'étoit retirée dans le cloitre : — Mon frere, il y a bien peu de temps que je vis; je trouvois dans la fociété une mort continuelle ; quelle faulfe joie ! que ces plaifirs qui m'avoient tant féduite, font foibles & languiflants aü prix de cette ivrelfe pure & délicieufe dont fe remplit une ame pénétrée de Dieu ! Croiriez-vous, ajoutoit-elle , que je dors dans mon cercueil avec plus de fatisfacfion que dans ces lits que me préparoit la mollelfe ? c'eft- lè que j'embraffe 1'image raviffante d'un Maitre bienfaifant qui a daigné me rappeller a lui, Lorfque j'étois livrée a  324 Julie] monaveuglement, je ne pouvois imaginer que Madame de la Valliere, éloignée d'une Cour enchanterelfe, oubliée du plus puilfant des Monarques, foumife a toutes les rigueurs de la pénitence,nefüt pas la plus malheureufe desfemmes : Ah! mon frere, que je m'abufois! (*) la Sceur Louife de la Miféricorde jouiffoit du bonheur fuprême; eh! quels Rois de la terre valent celui du Ciel ? J'ai été dans le fracas du monde, furprife & perfécutée par une confcience indomptable, dont la voix fourde fe faifoit entendre au milieu de mes égarements; un trouble fecret & invincible empoifonnoit pour moi ces moments de tumulte qu'on appelle des fêtes; mon (*) La Sceur Louife de la Miféricorde. C'eft le nom de Religion que prit Madame la Ducheffe de la Valliere en quittant Ie monde pour enïrer aux Carmélites. On auroit bien defiré que cette pénitence fi refpecïable fut moins connue; qu'on auroit goüté de plaifir a s'étendre lur fon éloge! Quelle ame, en effet J quelle pieté onftueufe 6c aimable ! Madame de la Valliere porta dans toutes fes vertus ie charme fle Ja fenfibilité; fa dévotion fut un amour déIjcat & épuré qui ne pouvoit avoir d'autre objet qu'un Dieu, paree qu'il n'y a qu'un Dieu qu» mérite d'être aimé ainfi.  N O U V E L L I. 325 ame inceiTamment me découvroit de nouveaux befoins, & s'élancoit vers quelqu'objet qui put fixer & calmer les defirs vagues & inquiets, 6c eet objet li attendu , fi fouhaité, fuyoit comme une ombre impalpable que l'on pourfuit, & qu'il eft impoffible de faifir. Daumal, ici je commence & j'acheve la journée dans les douceurs d'une félicité pure, qui, fans doute, eft un avant-goüt de la félicité célefte ; j'ai atteint ce bonheur fugitif qui trompoit mes vceux, & s'échappoit devant moi; jene crains plus de m'interroger fur ce que je reffens; je connois Ie repos, le calme du cceur,' plaifirs fi peu connus du monde \ Bien différente de cette Julie qui redoutoit la folitude, je vole après les inftants qui me rapprochent de moi-même; tous les jours font beaux a mes yeux; ils m'élevent a 1'idée fiiblime 6c attendriffante de 1'iminortalité. Je me jette toute entiere dans le fein de Ia bonté divine ; j'efpere que mes larmes, un repentir fincere, mon amour, mon tendre amour pour le plus grand, pour le meilleur des êtres répareront mes défordres paffes ; puiffé-je mourir, mon frere , dans cette confiance ! O mon Dieu ! pourfuivoit-  3*6 Julie, elle ! faut-il que mon pere ait été la vio time d'une fille trop coupable? oui, c'eft moi qui lui ai caufé la mort; je brüle de le rejoindre. N'endoutons point: ce Dieu fi jufte 1'aura récompenfé de fes vertus, de fes fouffrances , du pardon généreux qu'il a bien voulu m'accorder. Tels étoient les difcours & la nou-: veile vie de la fceur de Daumal. Quel pouvoir n'a point 1'exemple ! Sc qu'il eft néceffaire a la nature humaine qu'elle ait devant les yeux des images impofantes qui 1'échaufFent Sc 1'élevent a la perfecfion ! On vint un jour avertir Julie qu'on demandoit a lui parler; elle fit des queftions au fujetde la perfonne qui defiroit la voir: on ne put lui donner que de foibles éclairciffements: c'étoit un inconnu qui avoit refufé abfoluIument de dire fon nom, Sc 1'objetde la ydite; on avoit feulement obfervé qu'il étoit jeune, que fon extérieur étoit des plus fimples , Sc qu'il paroiffoit dans 1'abattement. Julie héfita d'abord fi elle fe rendroit a fa demande : un mouvement fubit la détermina; c'eft peut-être, dit-elle , quelque infortuné qui a beloin de confolation; fi je ne puis 1'obliger,  Nouvelle. 327 du moins il eft en mon pouvoir d'eftuyer fes larmes , &c de lui faire fentir les douceurs d'une Religion compatiiTante. Julie court au parloir. Qui s'offre a fes regards, pale, défiguré ? le Marquis de Germeuil, fcélérat aux yeux du Ciel & de cette vérité k laquelle on ne fauroit en impofer, & envifagé par le monde comme un homme a la mode , & comme un modele de nobleffe &c d'agrément. Vous, Monlieur, s'écrie Julie en reculant de crainte ! Votre perridie vient-elle me. pourfuivre jufqu'en ces lieux ? Je viens, reprend le Marquis , vous admirer, vous demander pardon d'une conduite trop criminelle, & répandre a vos pieds une ame qui vous doit fon changement, & qui briïle de vous imiter. — Que dites-vous, Monfieur? Je fuis 1'auteur de vos éga- rements; je vous ai entrainée dans le vice ; j'ai employé Part infame des fédudteurs : j'ai commis tous les crimes. Vous n'êtes pas la feule dont j'aie caufé les malheurs & les défordres; il n'y a point d'excès ou je ne me fois porté; content d'avoir aux yeux des hommes le mafque d'une probité apparente, je ne croyois ni au Ciel ni a la vertu. Vo-  328 Julie, tre exemple a été pour moi un coup de lumiere; je me fuis contemplé dans toute Fhorreur de mon aveuglement: j'ai frémi du périJ, & je cours m'enfoncer dans une retraite religieufe, & y pleurer a jamais une vie qu'il me fera impolïible d'expier. Je donne tout mon bien a mes parents. J'ai voulu vous voir, avant que de dire un éternel adieu au monde, & vous apprendre enfin une converfion qui eft votre ouvrage. O mon Dieu ! dit Julie en levant les yeux au Ciel, tu me combles de tes bienfaits!Quoi! Monfieur, ajoute-t-elle en s'adreffant a Germeuil, vous reconnoiffez vos erreurs ? que je vous vois avec plaifir rempli de tels fentiments ! J'approuve fort cette efpece d'abjuration que vous faites de la fociété: mais, fi vous m'en croyez, au-lieu d'aller vous enfevelir dans un cloitre, ofez refter au milieu de ce monde, pour lui préfenter un exemple éclatant de vertu & de piété véritable. Vous êtes connu, Monfieur; vous poffédez un revenii fufÏÏfant:moi, je n'étois qu'uneinfortunée, fans un nom qui attaché les regards, hors d'état d'offrir une image frappante, & de répandre le bien; je n'a vois  Nouvelle] 320 d'autre parti k prendre que celui de la retraite : pour vous, c'eft une conduite differente que vous devez adopter. Je vous le redis: foyez pour tout ce qui vous environne un objet d'inftruction. Vous parlez de vous défaifir de vos richeffes I eh ! Monfieur, comptez-vous pour rien 1'avantage de fecourir les pauvres, dedonner du pain a une familie expirante de befoin? Meffieurs vos parents font dans 1'opulence: entendez ces malheureux qui vous expofent leurs infortunes, ces orphelins qui vous redemandent un pere, ces jeunes perfonnes que 1 affreufé néceffité... Julie s'arrête a ce mot, & ne peut retenir fes larmes: Germeuil, reprendelle , vous m'avez entendue; allez, connoiffez 1'efprit de la Religion : édifiez ; ajoutez fur-tout la bienfaifance a la priere, & foyez affuré que 1'Etre fuprême, a ce prix, fera grace k votre re. pentir. Germeuil étoit dans une forte d'extafe; Dieu lui-même parloit: il court embraffer le genre de vie que Julie lui avoit tracé; il revenoit quelquefois Ia voir, & réchauffer fon zele dans fes pieux entretiens; des auftérités volon-  S3o Juli e. taires qu'il s'étoit impofées, le conduifirent au tombeau. Avant que d'expirer, il écrivit a Julie une lettre qu'elle eut toujours devant les yeux; jamais la religion ne s'étoit exprimée avec plus d'onction & d energie. Julie, durant vingt-cinq années, eut la force de perfifter dans fa ferveur, d'autant plus admirable, que d'une févérité exceffive pour elle-même, cette digne Religieufe n'avoit pour les autres que de la douceur & de 1'indulgence. Voila bien le caraöere de la vraie dévotion ! la piété faulfe fe fait reconnoitre a fa férocité intolérable, & a fon peu de ménagement pour les foiblelfes d'autrui. On ne voyoit point dans Julie eet orgueil qui fouvent s'attache a la vertu, & lui öte de fa noblelfe & de fa pureté ; elle pratiquoit 1'humilité qu'annoncoit fon extérieur; fon plus grand facrifice étoit de foutenir les regardsde Marianne, & elle en cherchoit avidemment les occalions pour fe confondre & s'anéantir davantage. Au bout de ces vingt-cinq ans d'une pénitence éclatante, elle fe relfouvenoit encore de fes fautes, & en gémjlfoit profon-; dement.  Nouvelle. 331 Enfin, Julie arrivé a ce terme oii tour s'éyanouit autour de nous, hors la vérité, qui, d'une main qu'on ne fauroit repouffer, vient nous préfenter le flambeau de la mort; elle demanda a être couchée fur la cendre; ce fut Marianne qu'elle chargea de 1'étendre fur ce lit d'humiliation. Toute Paflemblée fondoit en larmes; on n'entendoit que des fanglots: la feule Julie montra cette fermeté qui n'appartient qu'a une religion fublime, & que ne donne point la fageffe mondaine. Elle expira, en tendant la main a Marianne, & en priant Dieu de lui pardonner fes erreurs, & de conferver les jours de fon frere. Daumal ne put fe confoler de cette perte , & pleura fa fceur jufqu'au dernier foupir. Pour Marianne, accablée de douleur , elle ne tarda guere a fuivre fa maïtreffe au tombeau, & fit une fin auffi édifïante : c'eft-a-dire que cette fin fut exempte égaïement & de fafte & de foibleffe, & que Marianne mourut comme doivent mourir les vrais chrétiens. Fin du Tornt premier.  ( 33* ) T A B L E DU TOME PREMIER. Fanny, page i Lucie et Mélanie, 95 Clary, 163 Julie, 239 Fin de la Table.