ÉPREUVES D u SENTIMENT. T O M E S E CO ND.   , 192 C15 ÉPREUVES n u SENTIMENT, Por M. Z>'ARNAUD. TOME S E C O N D. M. DCC. L XXXIV. A MAESTRICHT, Chez Jean-Edme Dufqur&Phil. Roux, Imprimeurs-Libraires, affociés.   NANCY, NOUVELLE ANGLOISE. Tornt 77. A   NANCY, NOUVELLE ANGLOISE. r^^^Ê Es maladies cruelles qui af- tPS fligent ^P"4 humain , 1'itnyyill prudence & la jaloufie, font ~ ■■' peut-être les plus dangereufes, & en même-temps les plus difficiles k guérir;^ elles nous font chérir l'aveuglement oü elles nous piongent, & fuir en quelque forte, tout ce qui pourroit nous éclairer. Quoique 1'une & 1'autre fé montrent fous des formes différentes, elles produifent fouvent de femblables efFets. La jaloufie, toujours pres de la défiance, s'y livre fans réferve, & prépare elle-même les poifons qui la dévorent:l'imprudence,au contraire , ne concoit nul foupcon ; elle court a fa perte fans la moindre crainte, & W&vifagé 1'abyme que Iorfqu'elle s'y A 2  4 N a n c r,' eft précipitée. Que de tableaux cepeudant qui nous offrent les fuites funeftes de ces deux fources d'égarements & de }°fw'on n'eft point «dulociere, ii eftrare que cette [ociete vous refpecle; Pinfulte% ^ ! jourspresdu dédain, & il „e feut pS« fe e dxffimukr : que Ia fenfibilj humanie ne nous en impofe point • on jnepnfe les infortunés. Voila, ma fi«e Je fentiment qlIe nous faifons'nX ii A mafoue fous les dehorsmenteurs de'la politeffe : maïs ayons le courage de fan profondir&denous éclairef; 0fo£ «ousdire que nous fommes malheurel Z'J5"3 C5,tltre nous teno"s peu au ment d^ aUr°k <*ue Sïï d ™e q»1 PO»rroit nous y don- ^ . eX^eOCe' Ehi ^HeexiLce ma chere Nancy.' Recueillons «os for'  Nouvelle Angloise. g ces, fachons nous fuffire a nous-mêmes, & fupporter la folitude. Nous partirons demain pour la campagne; nous irons nous enfevelir dans une retraite oh tu apprendras tout ce qui peut former une conduite fage- & a 1'abri du reproche ; par cette retraite prudente, nous mériterons Peftime de ce monde , qui, peut-être, feroit bientöt porté k nous la refiifer, & nous interromprons le cours de ces vifites, dont tót ou tard tu ferois la viftime. Nancy, dans le premier inftant, avoit embrafle avec joie le projet de fa mere: rendue k la réflexion, ou plutöt aux fuggeftions trompeufes de la vanité, elle fe refroidit. Trainer une vie monotone J pofféder tant de charmes, & n'en avoir pas un témoin ! ne recevoir nul éloge ! n'être belle , en un mot, que pour les groffiers habitants de la campagne ! c'étoit une réforme dont 1'idée feule n'étoit point fupportable. Ou fa mere appercevoit des dangers, des erreurs, une perte certaine, elle n'envifageoit que desplaifirs permis, une coquetterie légere dont ne s'ofFenfoit point la vertu, Part innocent de plaire qui enchaine fans captiver, qui entretient le A ï  i° N ui n c r, brillant de 1'imagination, répand des fleurs fur 1'efprit, & ne va jamais jufqvia Ia liberté du cceur. Nancy, déterminée a ne point quifter Ia ville, employa donc auprès de fa mere les careffes, les prieres, les larmes. De routes les foibleffes, la foibleffe maternelle eft, fans contredit, celle qui fait le moins réfifter: Nancy 1'emporta. Elles refterent è Londres, ik continuerent de recevoir de nombreufes VJlites; & la malheureufe mere vit avec douleur fa fille entourée d'une foule d'adorateurs qui ne cherchoient qu'a la retenir dans cette ivrefle fi préjudiciable è la pureté des moeurs, & aux progrès de Ia raifon. Slightman étoit un des premiers parmi les Bcaux qui affiftoient a fon thé; les habits, fes chevaux, fes étourderies frequentes, fes longs foupers, fon jeu exorbitant, 1'avoient mis a la mode. Perfuadé qu'è quelque prix que ce foit,iI elt flatteur d'arrêter 1'attention du public , & d'exciter du bruit, il payoit divers auteurs de Pamphlets, pourqu'ils parlaffent de lui dans leurs papiers; dut leur plume vénale ne lui être point favorable J il pardonnoit même la fatyre  Nouvelle Angloise. ii quand Partiele qui le concernoit étoit étendu. Avide de circuler dans la fociété, il poffédoit 1'heureufe magie de fe multiplier & de fe reproduire k la fois aux fpecf acles de Drury-lane, de Hay-market, a Hide-park, a Wauxhali, è Ranelagh ; fachant jurer avec élégance, (*) & boxer avec grace ; un des plus grands héros de taverne, chaffeur a toute outrance, &c le coryphée des libertins de Marybone, telles étoient les rares qualités de Slightman. II avoit voyagé avec beaucoup de fruit, ayant rapporté très-exaélement tous les ridicules de nos voifins; papillon comme un Francois, buvant comme un Allemand, &mêlant a la fierté Bretonne la gravité Efpagnole; il ne manquoit pas de détonner avec goüt les allegro de Popéra du jour; c'étoit le patron déelaré des virtuofes. Quelquefois il jouoit le perfonnage de profond politique ; tantót Wigh , tantöt Tory ; aujourd'hui dans le parti de la Cour; demain dans celui de Poppofition; en un mot, Slight- (*) Et boxer avec grace. Fagon de fe battre des Anglois qui fe donnent des coups de tèfce dans l'eftomae, X A6  *2 . N A n c r, man , depuis que Dieu crée des1 Baronnets, étoit, dans cette efpece d'hommLe/' une d«s Pl»s jolies & des plus abfurdes creatures qui euflent figuré fur ce globe. II n'eft pas difficile d'imajriner qu\m femblable individu étoit trésafïuré de plaire, & fout, en effet, contribuoita 1'affermir dans 1'excellente opimon qu'il avoit de lui-même : vingt folies des plus qualinees avoient été fur Ie point d'aller pour lui è (*) Ia chapelle de la Flotte; fmvi d'une réputation ü eblouiffante, commeat n'auroit-il pas efpere de fïxer les regards de Nancy > II avoit déja configné fon nom dans fes tablettes de bonnes fortunes; il ne faifoit que d'entrer en poffeffion de fon titre & de fes biens; il déploya toutes les galantenes parafites d'un amant déclare. Nancy, que fon caraclere portoit a facnfier la nature & la vérité aux airs, & è Ia folie manie de paroi' tre eftimer tout ce que I'Angleterre avoit ( )La chapelle de la Flotte. C'étoit dans cette cnapeile que 1 on contraftoit aifément des marges avant Ia promulgation de 1'afte qui a défendu ces engagements ü contraires auxioix, «c aiu intéréts des families, 5  Nouvelle Angloise. 13 de plus extravagant, ne manqua pas de diftinguer Ie Baronnet de fes rivaux: elle fe crut aimée; bien convaincue que eet amant afpiroit a devenir fon époux, elle foufFroit fes affiduités avec un plaifir qui la trahiffoit. II fallut potirtant que Slightman s'expliquat; il faifoit voir tous les tranfports de l'amour, &c ne laiffoit jamais échapper le moindre mot de mariage; le peu de raifonnement & de force qu'il luppofoit k cette malheureufe familie, encourageoit la fcélératelTe du fédu£teur; il forme un projet qui lui paroïtadmirable; il prétexte un voyage de peu de jours dans (*) la Contrée, 6c adreffe cette lettre k Nancy. » J'imagine, ma charmante, que vous » ne doutez pas de mon amour, & que » nous devons nous épargner a tous deux » ces préliminaires qui ne font que traiw ner après eux 1'ennui & 1'infipiditc. W) Vous aveztrop de délicateffe, &c vous w êtes trop intéreffée a faire éclater Ie M triomphe de vos charmes, pour ne w pas fentir Ie prix de votre conquête. w Vous n'avez point d'égale, divine Nan- (*) La Contrée. On appelle contrée la campagne qui eft aux environs de Londrej.  14 N a n c r t » cy, Sc me conviendroit-il de crain» dre des rivaux? On n'aime point com» me j'aime. Votre efprit, qui vousprête » a mes yeux de nouvelles graces, s'elï » débarraffé , fans doute, du joug des » préjugés; une créature céleiïe auroit» elle Ia facon de penfer du vil peuple ? » Pourquoi font faites les loix ? Pour ga» rotter ces ames ferviles qui ne deman» dent pas mieux que de fe charger de » chaïnes, & qUi n'ayant point Ia force » d'avoir un fentiment a elles, fe trai» nent humblementfurlespas qu'on leur » a tracés, &n'exiftent,en quelque for» te, que fur la foi d'autrui. Ecartons » loin de nous cette routine d'opinions » qu'il faut abandonner a ces automates » humains; ofons penfer par nous-mê» mes; examinons enfin ces prétendus » hens refpeclables qu'a tiffus Ia main » mal-adroite des hommes groffiers, » pour nous furprendre & nous capti» ver. Le bonheur, ma Nancy, peut» il etre ou n-'eft point la liberté ? Etes» vous faites pour retenir le cceur par » des nceuds qu'a formés la bizarrerie » de Pufage, tyran bien digne de 1'hé» bete vulgaire qui s'y foumet? C'efl a » votre beauté, c'efl a 1'amour feul a  Nouvelle Angloise. is » vous établir ma fouveraine ; c'elt aufll » de lui feul que vous devez emprunter »votre pouvoir: il eft au-deflus des » loix & de Phabitude; les ferments que » prononce le cceur, ne iont-ils pas les » plus forts & les plus facrés ? Mais » nous feroit-il poffible a nous qui fom» mes li éclairés, fi délicats, de goüter ft les plaifirs de la tendrefle , quand ils » feroient confondus avec les devoirs ? » Cette image, en vérité, me fait peur. » Soyons libres, ma chere, comme 1'air » que nous refpirons. Pouvant faire Ia » iuprême félicité Pun de Pautre, il fe»roit ridicule, abfurde, inoui, d'ima» giner que Pun de nous voulüt recou» rir a une féparation; & fi ce bonheur » avoit un terme, ce qui eft de toute » impoffibilité , puifque tous les jours »je découvre & j'adore en vous de nou» yeaux charmes, le mariage... Quel » mot! non, non , vous ne cefferez ja»> mais d'être la maitreffe de mon ame , » régnez par Pamour feul: eet empire»la n'a point de fin. » Après vous avoir parlé d'une ten» dreffe qui ne fauroit s'éteindre qu'a» vee ma vie, vous parlerai-je de la for»tune ? Votre fort feroit celui de la fem-  1(5 N a n c r, » me la plus chere & fa plus refpeflée • t.fik mort venoit «'arracher-devos' que la Won, la nature, votre cceur • » le coeur ne peut nous e'garer; crovezJ ' Jn mesIum*res; cédorfs au fffl Au moment que je vous écris, S » en penfee , profterné a vos g'enoux "decidezdonc de mon fort;fe °öus » mei. A mon retour de Ia ram„ -drou-ilrenoncera vous pour jtalsV Votre fidele amant, &c. P' w Nous prendrions des arranw >me„ts qui délivreroient d "fe." montrances triviales de votre chere & >> Wéé mere. Dans ges fortes  Nouvelle Angloxse. 17 » res, il faut bien fe garder de conful» ter les parents : ce font de bonnes » gens auxquelles il faut lailfer le licol » dupréjugé. Vous m'entendez, ma che» re; ma foi l 1'amour a plus d'efprit » qu'eux tous, & nous lui obéirons; » n'eft-il pas vrai ? dites donc que oui ". Nancy n'a pas achevé cette Iettre , qu'elle court avec fureur donner ordre que la porte foit fermée pour jamais a 1'impudent Slightman. Les travers de cette jeune perfonnen'empêchoient point qu'elle ne fut affermie dans la vertu : mais elle fe contentoit de n'avoir rien a fe reprocher ; forte de eet aveu intérieur ,.elle fe croyoit autorifée a ne fuivre que fes premières idéés. Sa mere effayoit toujours en vain de lui ouvrir les yeux fur fes imprudences, & de la traiter même durement: Nancy fe fervoit des armes qu'elle avoit employées, c'eltè -dire , qu'elle favoit ramener fa mere a fa foibleffe, & reprendre fon empire. Sa vanité indifcrete s'applaudit de la lettre du Baronnet; elle en paria avec orgueil aux femmes de la fociété; elle expofa a leurs regards Slightman, tel qu'un ennemi vaincu , enchaïné a fon char, & dont la défaite relevoit 1'éclat  18 Na n c r] de fes charmes; elle regardoit eet acte damour-propre comme un témoienaiS impo/ante a quiconque auroit 1'audace de blamer Ia légéreté & 1'étourderie de fa conduite : mais la füreté de la tot faencefuffit-elleautriomphedelaver£ ? Ie jugement public ajoiite au lien & ce n'eiï pas affez d'être innocent pour ^eme5dfautrêtreeneorepouPr°les Une telle aventure auroit dü fervir d eternelle lecon a Nancy : elle n'en eur prudences en imprudences, & fut 'v merites, elle permettoit qu'on lui écri. Vit fans réfléchir furlesfuites fünS qua fouvent une lettre pour les Telt fonnesdefonfexe;ona la mêmeZl vous, toutes les apparences la condam f oient, tandis que le peu d'attention aux confequences étoit Ie feul tort qS eut a fe reprocher. Son caractere ne pouvoit changer : la vanitA S r fee» W"* 'e «re irop d.ndulgence, entnuW fou-  Nouvelle Angloise. 19 vent tous les inconvénients du vice. Les fpe&acles étoient au nombre des Tamufements de Nancy : attirée par une piece nouvelle au théatre de Hay-market, elle attachoit les regards de 1'affemblée; jamais 1'artn'avoit mieux fervi fes graces naturelles ; elle étoit citée comme un modele de goüt pour fes ajuftements; elle corrigeoit même les modes francoifes; fa parure , ce jour-la , étoit de cette élégance qui releve la beauté, bien plus que 1'éclat de la richefTe. Un jeune homme fur-tout reffentit le pouvoir des charmes de Nan» cy ; il fe nommoit Bentley; il revenoit du Levant, & étoit Capitaine d'un vaif» feau que fon pere lui avoit acheté. Oti a obfervé qu'un feul infiant fuffifoit pour donner naiffance aux grandes paffions. Bentley a auffi-tót oublié le fpeclacle, & tout ce qui Penvironne ; il n'éprouve plus d'autre intérêt que celui de 1'amour : car il étoit déja éperduement amoureux; il ne ceffe de regarder Nancy ; toute fon ame eft fixée avec fes yeux fur eet unique objet : il brüle de favoir le nom, 1'état, la demeure de fon aimable inconnue; ce qu'il apprend renflamme davantage, 6c piqué menie  20 N a n c r, fa vanité : on lui dit que Nancy e'toit du pent nombre de ce? femmesVédSfato qui, fatisfaites de remporter des conquetes, favent concilier Ia faLffe & Ie talent de plaire, coquettes p?f plus dangereufes que ces beautés complaifantes que Ie vice avilit. Cc! pendant moins livrée au tourbillon de fes connoiffances & k ,a difïipatfon Nancy paroiffoit ouvrir 1'oreiIIe aux re ^«fattonsdefanienïjlW&rau. Mifs 1 dTrna,amere de 2 -i detailloit dans cette lettre les «lainriflèments néceffaires au but ou'i fe propofoit, & i, demandoit avecTnf. cur^ ?6:^15 a" ran« des h™ qui faifoient leur cour è fa fille dans Imtenuon de briguer fa rnain 0n fi des info arions. e]Ies fure Un nt bles a Bentley; il obtint enfin cette perron fi defirée. U vole chez Nancy ,' t ouve Ia mere feule; des vues dg.' le fZJ/r mariTProchainfure f ^ iujet de Ia converfation : on répon-  Nouvelle Angloise. «si dit en peu de mots au nouvel amant, que 1'on étoit très-fenfible a fa propolition; mais que Nancy, dénuée des avantages de la richeflë ne pouvoit accepter pour fon époux qu'une perfonne qui feroit libre de contraéter un prompt engagement. Bentley dépendoit des volontés d'un pere , & la mere de Nancy étoit trop fage & trop "éclairée fur les devoirs de 1'honnêteté , pour profiter de la foibleffe d'un jeune homme amoureux; elle ne fe cachoit pas que les patents avoient d'autres yeux que leurs enfants, &c que fouvent dans une alliance, ils confultoient plus les convenances & les rapports de fortune, que ceux d'humeurs & de fympathie; elle ajouta que Bentley ne devoit fe préfenter a fes regards qu'appuyé du confentement paternel. Le jeime homme étoit déconcerté ; il ne favoit trop que répondre ; il connoifibit 1'inflexibilité de fa familie : inacceffible a toutes les fédudtions de Pamour, elle n'envifageoit & n'eftimoit que 1'opulence; jamais fon pere ne choifiroit pour fa bru qu'une fille riche, qui auroit encore par fon économie le talent d'accumuler des biens, & Nancy n'ayoit que de la beauté öc  22 N A N c r, des verrus qu'on cherchoit a calomnier. Elle entre dans 1'appartement; Bentley fut frappé de fes charmes. II promit tout ; Pun & Pautre fe plurent ; & Bentley fe retira enchanté de fa maïtreffe. Nancy feule avec fa mere laiffa éclater fa joie. Elle fe voyoit déja un époux digne d'être aimé, & qui lui donneroit un rang & de Ia fortune. Les chimères les plus brillantes fourioient a fon imagination. Dans quel éclat fa beauté alloit fe montrer! comme les autres femmes feroient humiliées ! & quel plaifir d'en triompher! C'eft ainfi qu'une jeune perfonne, a la veille d'un établiflement s'abandonne a toute Peffervefcence de Pamour propre exalté; elle craindroit d'être arracht'e a des fonges fi agréables , & la vérité ne vient Pen tirer que lorfqu'il n'eft plus temps de profiter du réveil. La mere de Nancy eut avec elle une converfation qui auroit du la mettre a 1'abri des pieges ou elle étoit prête a tomber. Ma fille , lui dit cette mere vertueufe & fenfée, je vois avec douleur que vous cédez fans peine a routes les illufions qui peuvent voug flat-  Nouvelle Angloise. 23 ter , il n'y aura que de grands malheurs qui yous corrigeront, & le repentir fera inutile. Vous regardez Bentley comme un mari que votre heureuie deltinée vous envoye. Ouvrez les yeux , ma chere Nancy : nous ne fommes point riches, & Ia beauté, ni même la vertu, ne torment des mariages: c'efï la fortune qui lie les époux. Le pere de Bentley ne fouffrira jamais que fon &ls recoive votre main. Et pourquoi, répond Nancy, ne fe rendroit-il pas aux follicitations de fon fils ? Je fuppofe que j'infpire a Bentley une tendreffe h 1'épreuve des événements & de la bifarrerie de fa familie ; n'a-t-on point vu... _ Et ma fille, qu'allez-vous me dire ? voila ce qui égare les jeunes perfonnes de notre fexe 1 Vous m'oppoferez, je m'y attends bien , qu'on a vu Mifs Harington devenir Pépoufe d'un Vice-Roi d'IrJande; le Lord Starley élever au rang de Lady la fille de fon fecretaire ; Mylord Duc de Pembrock fe marier avec Mifs Belly ; vous vous arrêtez a des exceptions fi rares : mais confidérez feulement dans le quartier de Weltminfter, le nombre de victimes de 1'inexpérience Sc, de la fotte yanité, qui toutes font.  24 N a n c r, tombées dans la mifere &z dans Paviliffement. II n'y a pas une de ces jeunes infortunées, qui n'ait été alTurée dans le fond de fon cceur, qu'elle feroit la femme d'un de nos premiers Lords. Encore «ne fois, Nancy, nous fommes dans une fituation qui rend votre établiflement difficile; nous ne pouvons recevoir les vifites de Bentley qu'a une feule condition : que fon pere entre dans fes vues, qu'il lui donne fon confentement, & je ferai la première a favorifer le penchant qui déja vous égare... Ma fille, craignez que votre cceur ne vous perde ; 1'amour eft pour notre fexe la fource de bien des peines , & fouvent de fautes irréparables. Au nom de fa* mitié, je ne veux point me prévaloir de 1'autorité maternelle.. ma chere Nancy , ne te livre point a des efpérances trop flatteufes; écoute la" vérité : elle te parle par ma bouche cette vérité que la jeunefle s'efforce de repouffer.. Croisen mes larmes , mon enfant, les larmes d'une mere : elles ne fauroient te tromper ; prends garde aux commencements d'une paffion qu'aujourd'hui il fera facile de vaincre. Nancy fut touchée de ces confeils donnés  Nouvelle Angloise. 35 donnés avec tendreffe ; elle embraffa plufieurs fois fa mere, mêla fes pleurs aux fiens : mais , ce qui lui arrivoit toujours, fon caraérere reprit fon afcendant; elle fe rejetta dans le fein des menfonges que lui préfentoient fon imadnation. Faut-il que 1'efprit humain foit amoureux de 1'erreur ? il court obflinement au-devant de fes preftiges; c'efï ce malheureux infecle qui retourne inceffamment k la flamme oui le dévore. Bentley amoureux changea de facori de voir & de juger. II fe flatta qu'il viendroit k bout d'obtenir 1'aveu de fon pere, lui, qui jufqu'alors 1'avoit regardé comme le plus inflexible des hommes; il efpéra même que le temps ameneioit quelque occalion favorable oii i! luj feroit permis de rifquer une explication ; dans 1'attente de ce moment, il crut ne* pas compromettre fon honneur, en employant 1'artifice & Ie menfonge. Jufqu'a quel point la paffion peut-elle nous degrader, & que 1'amour nous fait tomber dans de honteux égarements! Bentley fe remontra chez Ia mere de Nancy , affuré , difoit-il, du confentement paternel, il ne borna point fes vifites • chaque mftant ajoutoit k la vivacité de lome II, g  20 N A N c r, fa tendreffe, & il avoit infpiré toute 1'ardeur qui 1'enflammoit. Nancy cependant avoit de la peine k calmer les allarmes de fa mere, qui, fatiguée enfin des délais & des prétextes fuppofés, déclara hautement qu'il falloit que Bentley fe hatat d'époufer fa fille , ou qu'il renon$at abfolument k leur fociété. Cette décifion qu'il étoit impofiible d'éluder, fut un coup mortel pour le malheureux amant: il avoua tout a fa maitreffe , qui lui pardonna , en faveur du motif, Pimpofture dont il s'étoit appuyé; elle fut même fa complice , en cherchant a rendre fa mere le jouet d'une efpérance qui ne 1'aveugloit plus ; les rufes furent inutiles : de nouvelles plaintes, des ordres plus précis que les premiers de ne reparoitre que pour marcher a Pautel, mirent Befltley au défefpoir ; fubjugué par fa fituation autant que par des fentiments qu'il n'étoit plus maitre de contraindre, il court k fon pere, tombe a fes pieds, les inonde de pleurs : — Mon pere ! vous me voyez a vos genoux dans Pattitude d'un homme qui vous demanderoit la vie ; oui, c'eft la vie que je viens vous demander; j'ai com-  Nouvelle Angloise. ^ xms une faute, qu'il n'eft plus en ma difpofition de réparer; j'ai ofé engager mon cceur, fans vous confulrer... .Vous feriez marié, interrompt le vieillard d'un ton brufque & emporté ? — Non * je n'ai point contra&é ces noeuds facrés : mais, mon pere, je brüle de les a;outer a ceux dont 1'amour me tient enchaïné pour jamais...; j'aime un modele de beauté, de vertu, d'enchantement... — Elle eft riche ? — Et, mon pere, voila Ie foible avantage qui lui manque ; je venois... Le pere indigné repouffe fon fils : — Vouloir s'affocier a une fille fans bien l en concevoir feulement 1'idée; fortez de ma préfence ; vous n'êtes pas digne de moi! —- Mon pere !.„. — Si vous étiez mon fils , vous auriez des fentiments plus relevés. Ignorez-vous, infenfé, qu'il n'y a que Topulence qui donne de la confidération ? Les talents , le mérite , les graces ne font rien fans la richeffe... Tes livres ne t'ont pas appris cela, imbécdle; crois-en 1'expérience , le monde : ce font-Iè les maitres qui nous enfeignent la vérité; & oü en ferois-tu, fi je me fuffe laiffé gSter la tête par des tables ? Je n'avois pas un fchelling: ta B z  %% N a n c r, mere étoit laide , & d'une naifïance obfcure ; mais elle avoit du bien; je m'étudiai a lui plaire ; & devenu riche en 1'époufant, je devins heureux. Le bonheur augmente a proportion de la fortune, — Ah! mon pere, vous n'avez donc pas connu le bonheur ! il eft fi doux d'être le bienfaifteur de 1'objet qu'on aime ! j'aurois tant de plaifir k venger Nancy des injuiïices du fort!.., — Jargon de romans ! oh ces gens qui aiment, font toujours des prodiges de dlfintéreffement, de générofité \... Mon fils, je ne vous dirai plus qu'un mot; je ne prétends point vous flatter dans votre extravagance ; vous me connoiffez. Je vous déshérite, fi vous retournez une feule fois chez cette femme ; m'entendez-vous ? Je ne vous laüTerai d'autre bien que ma malédiöion ; ne vous remontrez è mes yeux que bien déterminé a ne plus me parler de eet amour qui m'offenfe , & a l'oubher. Bentley balbutia encore quelques mots étouffés dans les larmes : Ie vieillard inexorable fort, & 1'abandonne fans pitié a fon défefpoir. Quels affauts pour 1'ame de 1 vat ortune Bentley ! il ne fonge pas même a com-  Nouvelle Anglojse. 29 battre une paffion qui lui eft chere, & qui, tous les jours , prend de nouvelles forces : mais comment reverra-t-il Nancy , après 1'arrêt foudroyant porté par un pere inflexible ? pourra-t-il bien foutenir fa préïence ? Et quelle réponfe rendra-t-il a cette mere impatiente de conclure un mariage auquel les deux amants doivent renoncer r II fuccomba fous la douleur, & effuya une violente maladie; un de fes amis étoit chargé de donner de fes nouvelles a Nancy, fans lui découvrir le principe du mal. Ses premiers moments de convalefcence furent employés a faifir une occafion de la revoir; la fille &c la mere le trouverent plongé dans un accablement dont elles ne foupconnoient point la caufe ; quelquefois il levoit les yeux au Ciel, les baiffoit vers Ia terre , les fixoit enfuite fur Nancy, & laiffoit échapper des larmes ; il ne venoit plus aux heures accoutumées : un trouble continuel fembloit le pourfuivre. Lorfqu'on 1'interrogeoit fur Pengagement qu'il ne fe preffoit point de former , alors fon vifage s'altéroit, il ne répondoit que par des expreffions vagues & mal articulées; Nancy ellc-mêB 3  3rO N a n c r, me partageoit eet embarras; une profonde mélancolie avoit fait évanouir fa gayeté, ce n'étoient plus la même vivacité, les mêmes agréments. Sa mere , allarmée fur fon état, laffée de promefTes qui n'étoient fuivies d'aucun efFet, trouve Ie moyen de cacher fa démarche k fa fille: elle fe rend un matin , chez le pere de Bentley. Introduite dans fon appartement, elle jui demande un moment d'entretien fecref. Le vieillard écarté fes domeftiques ; elle efl frappée de Pair d'opulence qui refpiroit dans cette maifon, & en concoit un facheux augure pour lefujetde fa vilïte. Par quelle fatalité la richeffe en impofe-t-elle , fur-tout k 1'infortune l Ceft cette timidité qui redouble 1'infolence de 1'homme opulent, & qui feroit croire que fa fituation elt un des premiers avantages de la nature. Si le malheureux étoit bien convaincu qu'il y a de la grandeur a fupporter 1'indigence fans s'avilir, il montreroit plus de dignité, & ce feroit le riche que fa vue déconcerteroit. La mere de Nancy ne connut pas cette fermeté dont elle auroit dü s'armer: elle prend un maintien embarraffé, & d'une voix incertai-  Nouvelle Angloise. 31 ne : Moniieur , dit-elle au vieillard dónt Parrogance augmentoit a mefure qu'elle montroit moins d'afiurance, je fuis la mere d'une perfonne que Monileur votre fils recherche en mariage ; il prétend que c'eft de votre confentement... — Ne feroit-ce pas par hafard d'une Mifs Nancy dont il s'agiroit ? — D'e!le-même , Monfieur; fon honnêteté, meslecons, mesexemples, notre rang... — Arrêtez, Madame , mon fils eit un vil impofteur, qui ne fe dérobera point k la punition qu'il mérite; bien-loin d'approuver fa fottife , je lui ai défendu expreffément de voir votre fille : elle n'eft pas faite pour lui, & je fuis étonné que vous ayez pu imaginer qu'un tel mariage feroit de mon gout; la fortune a mis entre nous trop de diftance ! que votre fille foit fage , on pourra bien lui renclre fervice , Sc 1'érablir : mais fi elle s'obltinoit a vouloir être ma bru, je faurois vous faire repentir 1'une Sc 1'autre... La malheureufe femme, piquée d'un difcours auffi outrageant , veut interrompre le vieillard, Sc elle ne peut que verfer un torrent de pleurs, Sc perd 1'ufage des fensf Revenue de fon évaB 4  32 Na n c r, nouiflement, elle fe trouve feule dans la chambre , & fe hare de ïortir, le cceur percé d'un trait mortel. Arrivée a fa maifon, elle cherche des yeux fa £lle : on lui remet de fa part cette lettre : » N'ayant pas la force de vous paf» Ier, ni même de foutenir votre pré» fence , j'ai pris le parti de vous écri» re. Le fombre chagrin qui me dévore » depuis quelques mois, & qu'il ne m'eft » plus poffible de fupporter, mes yeux » chargés d'un nuage éternel de larmes, » tous les fignes d'une mort prochaine » que j'attends avec impatience, de» vroient m'épargner la cruelle néceffité » de vous découvrir... que vais-je di» re? qu'allez-vous entendre ? ne voyez*> vous pas que la plus refpedable, la » plus tendre des meres eft offenfée ? » Oui, j'ai manqué au Ciel, a vous, k » moi, k moi-même : apprenez donc, » ma mere, fi je fuis digne encore de » prononcer ce nom qui faifoit tout mon bonheur, lorfque j'étois innocente , » apprenez que je fuis parvenue aucom» ble des égarements. Bentley m'a trop » aimée! il vous a trompée, en vous » failant accroire qu'il avoit la permif-  Nouvelle Angloise. 33 » fion de fon pere de me rechercher: » bien-loin de 1'obtenir, il kü a ére dé» fendu d y jamais fonger, de me voir » deconferver feulement le fouvenirde » Ia malheureufe Nancy; je ne vous ai » point révélé cette cruelle défenfe; je » ,1'ai même engagé a feindre, a trahir » la vérité, a vous faire efpérer ce con» fentement, qui nous fera toujours re» fufé; c'efl moi qui repouffois les re> » mords de Bentley. Combien de fóis » a-t-il été fur le point de tomber a vos » genoux, & de s'accufer d'un men>» fonge dont 1'amour étoit la feule cau» fe ! Ma mere, vous avez aimé; mon » pere vous étoit cher: vous fentez donc » que c'efl malgré nous que nous fom« » mes eoupables, & je le fuis mille fois» plus que Bentley. Ne deviez-vous » pas avoir toute ma confiance ? Vous » étiezmameilleureamie; j'aicependant » outragé la tendreffe maternelle, 1'a»> mitié, les loix; reprochez-moi tous » les crimes; je les ai commis , en ca» chant k ma tendre mere une démar» che, dont je ne ferai peut-être que » trop punie. Vous devez m'entendre ; » c'eft , profternée a vos pieds, & au » milieu des fanglots les plus amers que B 5  34 N a n c r, » je vais laifTer échapper ce mot: Ma » mere, Bentley elt mon époux... ". Ils font mariés, s'écrie cette mere infortunée, en retombant clans I'évanouiffement dont elle étoit a peine fortie ! Oui, noits fommes liés par des nceuds éternels,que votre bénédiction ne fervira qu'a rendre plus facrés &i plus indiffolubles : Nancy 8c Bentley arrivés fur ces entrefaites, 8c tombés a genoux, prononcent ces derniers paroles, en arrofant la terre de leurs larmes. Nancy couvroit de fes baifers les mains de fa mere, les ferroit entre les fiennes; cette malheureufe femme r'ouvre les yeux en jettant un cri. Eh! ma mere ! ne nous pardonnez-vous pas, lui dit Nancy? Bentley ajoute : nous Pimplorons, ce pardon, comme Ia feule confolation qui puiffe nous retenir a la vie. Songez, Madame, que vousêtes ma mere, que je m'honorerai de porter le nom de votre fïls. Hélas, feriez-vous aufli inexorable que mon pere ?... Je n'ai plus de pere 1 — Comment avez-vous pu pouffer Ia diffimulation a ce point ? Ah! Moniieur, méritois-je de pareils procédés? Sc vous, ma fille, vous avez ofé contraster un engagement clandeftin, au  Nouvelle Anglqise^. 35 mépris de 1'autorité maternelle , de la confiance!... elle m'étoit bien düe , fille ingrate ; & a ce mot, des torrents de larmes recommencent k couler. Elle reprend, s'adrefTant a Bentley : Savezvous, Monfieur, que je viens de voir votre pere, qu'il a enfoncé le poignard dans mon fein, en me declarant avec une dureté outrageante, qui m'a bien fait fentir notre fituation, que ma fille ne devoit pas penfer a recevoir 1'ofFre de yotre main ? & c'efl en ce moment oh j'expire, accablée d'humiliation & de douleur, que vous achevez de m'aflaffiner!.. Eh, malheureux, qu'allez-vous devenir? Elle les embrafle tour-a-tour en pleurant avec plus d'amertume , elle continue: Vous êtes mes enfants, oui, vous êtes mes enfants ; je le fens a la peine que vous me caufez! quel fera votre fort? obligés de vouscontraindre, de vous voir furtivement; vous, re» doutant fans celTe la fureur d'un pere incapable de retour, & que I'opulence a rendu intraitable ; & vous, ma fille, forcée de cacher que vous êtes femme, que vous êtes mere!.. J'ai peu de temps è vivre, & je mourrai affurée que vous ferez tous deux malheureux. B 6  36 Nancy, Depuis ce moment, elle traina une langueur qui confumoit fes jours. Elle vouloit faire des reproches a fa fille, & la tendreffe maternelle 1'emportoit. Chaque fois qu'elle revoyoit Bentley, qui ne leur rendoit vifite que la nuit comme un coupable qui craint d'être découvert, c'étoient autant de crifes mortelles qu'elle refTentoir. Elle redifoit fans ceffe: Ma fille, voila ou t'ont conduite tes imprudences, une foibleffe impardonnable! ce n'eft pas la vertu qui éprouveroif ces craintes! étois-je faite pour n'ofer avouer mon gendre ? Cette mere digne de compalïïon ne put réfifter k tant de chagrin; elle tomba malade: fa maladie, malgré les foins de fa fille, devint dangereufe. Des affaires avoient obligé Bentley de s'éloigner pour quelques jours; fa belle-mere le demanda inutilement. C'en eit fait, dit-elle a Nancy qui redoubloit fes attentions : tous les fecours que vous me donnez ne font que retarder de quelques inltants une fin qui fera celle de mes maux. Nancy... c'eft vous qui me faites mourir! mais je ne veux point vous reprocher ma mort; je dois plutot vous rendre graces: vous tn'épar-  Nouvelle Angloise. 37 gnez la douleur d'être témoin des infortunes qui vous font réfervées; j'entrevois pour vous un enehainement de malheurs!... vos imprudencès , votre peu de confiance dans les avis de la plus tendre des meres, vous auront amenée a ce terme affreux ; vous vous reffouviendrez de moi , ma fille ! il ne fera plus temps. Un mariage formé fous de fi funeftes aufpices, ne peut que vous précipiter dans un goufFre de chagrins inévitables. Faffe le Ciel que mes preffentiments ne foient que de vaines allarmes ! je vous vois perfécutée par un beau-pere, toujours plus furieux : les gens riches ne connoifTent point la nature ; puiiïiez-vous le fléchir 1 puifTe votre mari ne pas démentir fes premiers fentiments ! que vos enfants, Nancy, ne vous imitent point! Nancy en eet endroit, penche la tête fur une des mains de fa mere , &c la mouille de pleurs. Vous m'aimez, pourfuit fa mere, en lui tendant les bras: je n'en ai jamais douté: mais votre caraöere fait ma perte, & elle fera la votre; cette affréufe image hate le moment qui va nous féparer; je le fens s'approeher.,, Ma fille, jamais vous nV  38 N a n c r, vez été plus chere a mon cceur, &..: je ne verrai donc point Bentley ! je ne verrai point mon gendre ! affurez-le que je meurs, en lui pardonnant ainfi qu'a vous... en vous aimant tous deux ; Nancy, n'oubliez point une mere... Elle ne peut continuer; fon dernier regard s'attache fur fa fille qui la voit enfin expirer , & qui elle-même eft. prête de fuivre fa mere au tombeau; on veut Ia retirer de la chambre , & lui dérober un fpeétacle fi touchant : elle réfifte a toutes les follicitations; elle retourne fans ceffe au lit funebre embraffer fa mere; elle luiparle, comme fi elle pouvoit encore Pentendre : — Pour prix de tant de foins, d'un amour que je méritois fi peu, je vous arrache la vie ! c'efl: votre fille qui vous perce le fein ! voila le fruit de mon indocilité, de mes nombreufes indifcrctions, difons de mes égarements criminels ! Eh ! ma mort pourroit-elle les expier? Ne me fuis-je pas attiré tous les malheurs dont vous m'avez menacée? Si un vieillard opiniatre alloit être inftruit de notre mariage, nous pourfuivre, forcer fon fils!... fi Bentley ceffoit de m'aimer !,,, &z de quoi m'oc-  Nouvelle Angloise. 39 cipé-je, quand je devrois fouhaiter de perdre une exiftence qui ne peut que m'être odieufe ? j'ai caufé la mort a ma mere: qu'on m'enfeveliffe a fes cötés; jamais, non jamais je ne m'en féparerai ; je 1'accqmpagnerai dans la tombe; fon fein s^buvrira encore aux larmes de fa fille ! ( Bentley vient a parpïtre. ) Approchez, contemplez 1'efFet d'un malheureux penchant; c'efl vous qui me privez de ma mere ! fans vous, fans votre fatale tendreffe, elle vivroit encore ; je ne 1'euffe point ofFenfée; vous êtes venu traverfer notre bonheur, m'enlever a tous mes devoirs, me faire oublier les droits de la nature, ceux de 1'amour, de la raifon, de la vertu... Pardonne, cher époux, pardonne, je fuis la feule criminelle J c'eft a moi d'ouvrir les yeux, de me rendre juftice, de favoir que 1'infortune doit refter ifolée, & ne point former des noeuds... les romprois-tu, Bentley? Jamais, répond le mari, en courant fe jetter a les pieds; j'atteite ici la mémoire de ta mere, le Ciel même, que tu me feras toujours plus chere — Bentley, elle eft morte en appellant fon fils; elle defiroit expirer dans ton fein.  4° N~ a n c r, La douleur de Bent.ey égaloit celJe de fa femme; fon manage avoit confervé cependant tout le charme de Pamour, & de quels adouciffements cette paffion n'eft-elle pas la Jouree ? quel foulage,ment 1 quelle confolation pour deux perfonnes qui s'aiment, de pouvoir confoi> dre leurs larmes, de gémir enfemble, de fe communiquer leurs chagrins! ces fortes de iatisfactions font étrangeres au bonheur; la nature auroit-elle réfervé pour les infortunés des plaifirs dont la jouiffance eft interdite aux gens heureux ? La tendreffe des deux époux devenoit tous les jours plus vive : mais Bentley fe voyoit obligé d'envelopper des ombres du myftere un engagement que le Ciel avoit confacré; cette réferve empoifonnoit fes jours d'une fombre mélancolie qu'il s'efforcoit de repouffer; il craignoit que fa femme ne s'en appereüt. Né vertueux & exaö a remplir fes devoin, il étoit déchiré par un reprochemtérieur: 1'autoritépaternelle auroit dü fceller des nceuds auxquels il fembloit attacher tout le bonheur de fa vie; cette faute, dontil ne fediffimuIoit point 1'importance, le fuivoit partout; fouvent ilabordoit fon pere dans  Nouvelle Angloise. 41 la réfolution de fe précipiter a fes pieds, & de lui tout déclarer, & il fe retiroit fans avoir prononcé un feul mot qni eüt néceffairement amené eet entretien. Enfin, il fe détermine a faire Ia confidence de fa fituation è un de fes oncles qui Paimoit beaucoup ; eet honnête parent fe nommoit Bercley; il avoit déja demandé a fon neveu , la raifon du chagrin oü il le voyoit plongé. Bercley jouiffoit d'un état médiocre; il étoit fenlible, Sc, malgré fon peu de fortune , eftimé du pere de Bentley. Le jeune homme faifit 1'occafion qui fepréfentoit,pour lui ouvrir fon cceur, Sc fe décharger, en quelque forte, du fardeau qui lui pefoit tant; il lui fit part de fon aventure, jufqu'aux moindres détails; dans ce récit, Bentley répandit toute fon ame, la douleur de s'être lié a 1'infu de fon pere, 1'amour invariable dont il étoit pénétré pour Nancy, fon defir extréme de porter aux genoux paternels fon repentir Sc fes larmes ; Sc il faifoit un portrait de fon époufe qui paroiffoit exempt de flatterie ; il finiflbit par rappeller a fon oncle fa conduite paffée, qui, jufqu'a ce moment, avoit été irréprochable. 11 de-  42 Nancy, mandoit pour route grace que la femme fut préfentée k fon pere, qu'il leur fut permis d'embraffer fes pieds, & qu'il leur accordat fon confentement & fa bénédiction ; ce qu'ils préféreroient a routes les richeiTes. Bercley écoute Bentley avec eet intérêt, le partage des cceurs compatiffants; il ufa d'abord del'autorité que lui donnoit fon titre pour reprocher k fon neveu une démarche dont les loix & les droits du fang étoient bleffés; enfuite il fe radoucit, &lui promit de 1'aider de tout fon crédit auprès de fon pere. Bentley s'abandonna aux féduaions de 1'efpérance; il fit même partager k Nancy Tefpece d'enchantement qui 1'abufoit fur les juftes craintes qu'il auroit du concevoir. L'oncle tint parole : il ne tarda point a voir fon frere; il lui paria adroitement de fon fils, & employa toute Ia force du fentiment pour le toucher en faveur de eet infortuné : Ie vieillard fut infenfible; il oppofa a tout ce que Bercley put dire, une indignation froide & réfléchie, & il recut d'autant plus mal fes follicitations, qu'il n'ignoroit point les travers auxquels s'étoit livrée Nan-  Nouvelle Angloise. 43 cy; il 1'avoit vue aux promenades , aux fpeöacles; il favoit que 1'Angleterre retentiffoit encore de les faniés; fon air de coquetterie , la foule de fes adorateurs, 1'aventure du Baronnet , toutes les circonftances.de fes diverfes étourderies, rien n'étoit échappé a la connoiffance du pere de Bentley; d'ailleurs, ayant vécu, difficile conféquemment h émouvoir , croyant peu a la vertu , &c fur-tout h celle des femmes, il ne vit dans fon Hls qu'un infenfé , le jouet des artifices d'une coquette adroite. II prend la plume avec un flegme plus cruel que la colere, & adreffe ce peu de mots a Bentley : » Si vous n'aviez eu qu'un moment » d egarement pour une femme qu'il » étoit aifé de connoitre, &c que cette » faute vous eüt entraïné dans quelques » dettes, j'eufle fatisfait vos créanciers, » & peut-être vous aurois-je pardonné. » Vous vous êtes marié fans mon aveu; » vous avez offenfé les loix de la na1» ture, la Religion : je ne vous pardon» nerai jamais. Je vous donne pour hé» ritage a vous, a votre femme & a vos » enfants ma malédiction éternelle: c'eft» la tout ce que vous devez efpérerde  44 N a n c r, » moi. Gardez-vous de vous offrir k mes » yeux , & oubliez que vous êtes mon » fils, comme j'ai déja oublié que j'é» tois votre pere ". Cette lettre frappa Bentley du coup ïe plus accablant; il ofa pourtant fe flatter que le temps ameneroit une réconciliation qu'il lui étoit alors impofiible d'obtenir; il loua un appartement garni pour fon époufe, & deux mois après, il entreprit un fecond voyage pour les Echelles du Levant. Bentley s'étoit répandu dans beaucoup de fociété; il n'avoit pas eu Ie femps defe connoitre, d'entrerdans fon cceur: Ia réflexion le livra tout entier a lui-même; il fentit Ie trait déchirant tle la jaloufie. A peine eüt-il quitté fa femme, que cette paffion fourde jufqu'alors dans fon ame, y fit entendre fa voix & manifefta fon ravage ; il fe rappella les propos défavantageux qui s'étoient tenus contre Nancy; les connoiffances qu'il avoit recherchces lorfqu'il étoit k Londres, fe montrerent fous un afpedt qui 1'allarmoit: il favoit que fon époufe étoit vive, enjouée, aimant la diflïpation, le monde, les Iouanges,& il concut des foupcons. I! faut avouer  Nouvelle Angloise. 45 qae rimprudente Nancy fembloit tout mettre en ufage pour les juftifier; les penfées folides qui avoit produites la mort de fa mere s'étoient évanouies avec fon chagrin, & elle étoit retournée a fon caracïere léger & inconféquent. Cette troupe d'oilifs, dont 1'unique emploi efl de chercher a féduire les femmes, revenoit a fa foilette. En un mot, fa conduite étoit peut-être encore moins circonfpedte qu'avant fon mariage : aujourd'hui au bal, demain a 1'opéra, pörtée de fêtes en fêtes, de plaifirs en plaiiirsj fe retirant fort tard , quelquefois demeurant plufieurs nuits fans reparoitre chez elle : c'efl ainfi que Nancy vivoit pendant 1'abfence de fon mari. Ces indifcrétions exciterent la mauvaife humeur des gens qui lui louoient fon appartement. D'abord ils la prirent pour une de ces femmes qui n'ont d'autre état que le plaifir; ils imaginerent que Bentley étoit difparu fous le prétexte d'un voyage , & qu'il leur en avoit impofé, afin que Nancy fut mieux traitée & plus confidérée. Cette défiance les conduilit a la recherche des preuves: ils découvrirent que celle qu'ils foup^onnoient li injuftement, étoit liée k  46 N a n c r, Bentley par des noeuds légitimes, qu'elle fréquentoit des femmes d'une réputation intacte & a 1'abri des moindres traits de la médifance. La conduite de Nancy n'en étoit pas moins condamnable: routes les apparences 1'accufoient; fes voifins en penfoient & en parloient mal: ils fe plaignirent qu'elle troubloit leur repos, 1'höteiTe ne put retenir fon extreme envie de lui faire des repréfentations. Le peuple femble, en quelque forte, confolé de fon rang inférieur, quand il croit avoir acquis le droit de juger les perfonnes qui font au-delTus de lui, & de leur donner des avis; c'elt, alors qu'il fe rétablit dans cette égalitc primitive, dont la bizarrerie ou peutêtre 1'injuftice des conventions Pont fait defcendre, & il abufe prefque toujours de eet avantage. II elr vrai que Nancy s'étoit attiré cette mortification, que fon amour-propre eut de la peine k fupporter; fon bötefTe lui remontra dans les termes les plus refpectueux, qu'elle étoit une jeune Dame; que , tandis que fon inari étoit allé voyager, elle avoit trop de facilité k recevoir des vifites; elle la pria d'obferver que le monde aimoir k caufer, qu'il falloit enfin qu'elle eüt la  Nouvelle Angloise. 47 Gomplaifance pour fes voifins & pour elle-même, de prêter moins au fcandale que peu de chofe excite ; elle rermina cette efpece d'exhortation affaifonnée de toutes les trivialités populaires, par fnpplier Madame Bentley de lui pardonner la liberté. On doit s'attendre que ce difcours fut très-malrecii deNancy: fiere d'une vertu qu'elle confervoit au milieu de ce tourbillon de légéreté ck de coquetterie, elle eut rejetté les confeils du fage le plus accrédité; cette forte de lecon de la part d'une femme du peuple, étoit une humiliation impardonnable , un outrage fanglant pour la fenfibilité de Nancy: aufïï fa réponfe fut-elle accompagnée d'indignation & de mépris : elle s'embarraffoit fort peu des difcours de ceux qui ne la connoiffoient point; elle n'étabüffoit pas la juftice qu'on lui devoit fur les jugements de la populace &c de la yile canaille, & elle avoit la bonté d'avertir pour fon propre intérêt cette femme inconlidérée de ne pas donner cours par fon bavardage a de ftupides calomnies; elle mêla même le ton de la menace k 1'aigreur de 1'expreflion. Nancy n'eut pas achevé de parler,  48 N A N C T, qu'elle fe leva brufquement; & tournant le dos a Fhöteffe, lui ordonna avec hauteur de fe retirer. Après avoir cédé aux mouvements de Forgueil & du dépit , elle auroit dü écouter la voix de la railon ; 1'aveuglement & Fimpétuofité des paffions ont un terme dans lesames éclairées; Nancy, malgré fon efprit & fa vertu , attacha de la vanité k rejetter les confeils de Fhöteffe, &c k lui faire voir un dédain infolent; elle fe jetta même encore plus avant dans la diffipation. Bentley, fatisfait de fon voyage , revint au bout de dix mois; il revola avec tranfports dans les bras de fa femme; tous fes foupcons fe diffiperent: il ne connoiffoit plus que les douceurs de Famour, quand on lui vint annoncer le congé de fon appartement. Aufli-töt il veut favoir de fon époufe quelles raifons pouvoient lui attirer un tel procédé , ayant été exact dans le payement des loyers. Nancy ne donne que des réponfes vagues & embarrafTées; il court, fait des interrogations prefTantes k Fhöteffe dontl'honnêteté combattit d'abord la mauvaife humeur; elle refufe d'éclairer Bentley fur Ia yraie caufe de fon  Nouvelle Angloise. 49 fon mécontentement : il s'appercoit de Ion agitation ; la jaloufie r,enrre dans fon cceur ; il prie , menace , conjure cette femme; elle balance quelques moments, veut feindre avec mal-adrefTe, & avoue enfin que Madame voyoit trop le monde; que fouvent elle reftoit tard en vilie; que le repos & la régularité étoient bannis de la maiforr depuis... N'achevezpas, femme cruelle , s'écrie Bentley, vous m'en avez dit affez.. & c'efl ainfi qu'on fupporte mon abfence i voila le prix de tant d'amour! ah ! mon pere , mon pere , vous êtes bien vengé!... écoutez-moi... écoutezmoi... Non, vous ne m'avez pas encore tout dit; on me trompe; on m'outrage; parlez; n'eft-il pas vrai?.. ne craignez point de me montrer mon malheur, 1'abyme ouvertpour m'engloutir... & que ferois-je de la vie ? elle m'eit en horreur ; Nancy m'a oublié , m'a trahi, m'a déshonoré. 11 court au-devant de cette femme: - Enfoncez-moi le poignard dans le fein; vous m'avez caufé un tourment mille fois plus horribIe q«e Ia mort. Ah ! barbare, vous m'avez oté mon repos, mon bonheur... II la quitte avec précipitation, revient Tomc II. q  50 Na n c t, après quelques minutes, lui demande pardon de ion emportement: — Ayez pitié d'un malheureux qui vous fupplie de ne lui rien cacher : révélez-moi jufqu'aux plus légeres circonitances ; vous me rendrez un fervice eflèntiel; c'efl: 1'honneur que vous me fauverez...; je prendrai des mefures... Cette femme s'appercut qu'elle avoit trop parlé; elle cherche a raiïurer ce miférable époux, en lui difant que la conduite de Nancy n'étoit a condamner que fur les apparences, qu'il n'y avoit de reproche a lui faire que par rapport a eet air de dilfipation attaché a toutes les jeunes perfonnes qui figurent dans le monde. Cette réparation oü il entroit peu d'adreffe, ne détruifit point les ioupcons de Bentley; les traits les plus foibles de eet entretien i'avoient bleffé profondément , & s'étoient arrêtés dans fon cceur; il tomba tout-a-coup dans une iombre rêverie dont il ne fortit que pour engager ï'höteffe è veiller fur les moindres démarches de fon époufe; il la pria de lui lailfer encore 1'appartement, le terme d'une année ; il ajouta qu'il étoit de la plus grande importance pour fa  NoUFSLLE AnGLOTSE. $1 tranquillité &c fon honneur, d'éclaircir les doutes qui le déchiroient; il projettoit un nouveau voyage qui ne feroit pas long; & il ne JailTa pas ignorer, que, fur le compte qui lui feroit rendu a fon retour, il fe détermineroit pour le parti qu'il devoit prendre. Les raifons les mieux préfentées, les follicitations les plus vives, la promefTe même d'une récompenfe honnête entrerent dans le difcours de Bentley : combien nous fommes ingénieux pour découvrir des vérités, qui fouvent nou» font funeftes I on diroit qu'un afcendant invincible entraïne Phomme au-devant du malheur. D'un autre cöté , quoiqu'i! y air tout è Ia fois de Ia méchanceté & une imprudence criminelle a prêter l'oreille aux foupcons d'un mari, il arriva tous les jours qu'on regarde cette indifcrétion comme une preuve d'honnêteté & d'atrachement. D'ailleurs, il eft dans la nature des gens du peuple, d'aimer k fe rendre néceftaires; 1'idée qu'on peut avoir befoin d'eux, les enorgueillit, Sc leur infpire le delir de dominer, un des premiers mouvements du cceur humain: ces motifs, fans compter le reflbrt fi puifiant del'intérêt, engagerent FhöteiTe C z  52 N a n c r, a fe rendre a la propofition de Bentley , & a lui promettre la plus exacfe fidélité. Bentley aimoit éperdument fa femme ; cette jaloufie impétueufe qu'il failbit éclater hors de fa préïence, étoit un orage bientöt calmé & diffipé par un feul regard de Nancy ; du moins favoitil fe contraindre , quand il la voyoit; il craignoit qu'une explication ne lui coütat des pleurs , & une Iarme de fon époufe le percoit jufqu'au fond de 1'ame. D'autres raifons encore 1'engageoient a fe taire : il n'avoit que peu de jours a refler a Londres , & il ne vouloit s'oucuper que du foin de plaire a une femme dont les défauts augmentoient peutêtre les charmes; la vivacité de coquetterie ajoute aux agréments naturels , & 1'orgueil n'eit pas moins intéreffé que 1'amour a captiver un cceur qu'on craint de laifTer échapper. Bentley avoit la force de ne point parler: mais les diverfes agitations qu'il reffentoit, fe peignoient fur fa phyfionomie ; il gémilToit profondément; quelquefois il preffoit Nancy contre fon cceur, & verfoit des larmes dont elle lui dernandoit en vain la caufe; enfin,  Nouvelle Angloise. 53 il touche au moment de Ion déparf. Après avoir prodigué routes les expreffions de tendreffe, il s'arrête a quelques légeres remontrances. Ma chere Nancy, lui dit-il avec douceur, je fuis informé que mon pere a les yeux inceffamment •ouverts fur notre conduite; fa facon de penfer dépend de toi; ma fortune elï dans tes mains; il fe réglera fur les impreffions que le monde prendra en ta faveur, ou qui te feront contraires: s'il n'a rien a te reprocher, comme je n'en doute pojnt; non, je n'en doute point, pourfuivit-il, en regardant fa femme attentivement, mon pere me rend alors fon amitié , & je n'aurai plus befoin d?aller chercher des richeffes qui m'ötent le plaifir de vivre prés de tout ce que j'aime ; nous ferons unis dès eet inftant, pour ne plus nous féparer. Ces dernieres paroles étoient accompagnées d'un trouble que 'Bentley n'étoit plus maitre de diffimuler. Que voulez-vous dire, interrompt Nancy ? voila déja plufieurs fois que vos entretiens reviennent fur ma conduite; auriez-vous des foupfons? en achevant ces mots, elle examine fon mari dont 1'embarras augmentoit r — Oui, vous doutez... C 3  54 N a n c r, vous doutez de mon cceur.'.. Bentley ie jette a fes pieds: — Tous mes tourments te font connus. II y a plus de deux mois que les furies me déchirent. Nancy , aurois-tu cefTé de m'aimer } aurois-tu trahi 1'époux , 1'amant le plus fenlible ? Non, cela ne fe peut. II lui fait part des plaintes de rhötelTe. Nancy n'eut pas de peine è fe juitifier, Elle étoit innocente; elle étoit belle; des pleurs couloient de fes yeux; fon époux 1'adoroit: — Eft-ce Bentley qui me foupconne , qui m'accufe ? Ne peut-on voir la fociété & conferver fa vertu ? faut-il aller s'enfevelir dans un défert ? je fuis préte d'y courir. — Je crois... je fuis affuré que tu m'aimes... Eh .' pourroistu ne pas m'aimer, ma divine Nancy ? je ne refpire que pour toi feule : c'efl: pour toi que je m'arrache au plaifir de pafTer ma vie a tes pieds , que je m'expofe a d'éternels dangers, que peut-être je rifque de ne plus te revoir... Ne plus te revoir!... écartons cette horrible image; livrons-nous au doux preflentiment qui m'anime ; je reverrai ma Nancy attachée a des devoirs facrés , m'aimant toujours, le modele des époufes... Femme adorable , ce n'eft point  Nouvelle Angloise. 55 affez d'être vertueufe a fes propres regards : il faut qu'une ame pure fe décele aux yeux d'autrui; c'eft un ruiffeau dont il ne fuffit pas que les eau» foient falutaires, elles doivent encore réunir la clarté k leurs qualités bienfaifantes. Nancy, une confcience irréprochable ne fe contente point de fon feul témoignage. Bentley fut bientöt raffuré; il pro* mit de fermer 1'oreille a des propos injurieux; 1'un Sc 1'autre s'accorderent k regarder 1'höteffe comme un vil organe de calomnie. Les ferments d'un amour éternel, les careffes les plus tendres fcellerent les adieux des deux époux; Bentley partit enfin , plus épris que jamais, bien perfuadé qu'il étoit guéri pour la vie de ces foupfons jaloux qui avoient fait fon fupplice, Sc plein de 1'impatience de revoler dans les bras d'une femme chérie, dont il ne fe fépareroit plus. Nancy, veuve, pour ainfi dire , une feconde fois, fe trouva enceinte; elle eut le malheur de faire une chute, Sc elle accoucha avant terme : 1'enfant qu'elle mit au monde, ne fouffrit point de eet accident. II étoit de toute nécefC 4  50 N a n e r, fité qu'elle changeat de facon de vivre ; les veilles & les bals furent interrompus. Livrée a elle-même, la mélancolie s'empara de fon ame : Ie dernier cntretien de fon mari y étoit refté gravé profondément; elle le voyoit fufceptible de routes les fureurs de la jaloufie, & facile a céder aux plus injuftes défiances; la naiflance de fon nouvel enfant Pallarmoit; les circonfiances n'étoient pas favorables, a la vérité; cependant fon penchant, qu'elle ne pouvoit fubjuguer , la ramenoit toujours & des démarches inconféquentes : on en verra bientöt un trop malheureux exem» ple. Elle fe renconrra par hafard au fpec* tacle, a cóté d'une Dame qu'elle voyoit pour la première fois; elles fe lierent de converfation, fe plurent mutuelJement, & concurent un extréme defir de fe connoitre. La Dame fit les premières avances : elle vint chez Nancy, qui, a fon tour, fans fe procurer aucune autre information que celle de la demeure de 1'inconnue, s'emprefla de lui rendre vifite. L'époufe de Bentley, avec de 1'efprit & de Ia vertu, éclairée par fa propre  Nouvelle Angloise. 57 expérience fur les fentiments inquiets de fon mari, pouvoit-elle commettre une imprudence auffi groffiere ? ne favoitelle pas quelle infinité de dangers eft attachée aux liaifons; qu'une feule, formée indifcrétement, fuffit pour imprimer une tache flétriffante a la vie la plus irréprochable; que le public ne juge que fur les apparences, & que cherchant raremenr a fe défabufer, il aime mieux condamner qu'abfoudre ? Tel eft le degré de la malice humaine ! c'eft toujours a regret qu'elle donne des éloges, & elle goüte a longs traits le plaifir de déprimer & de médire. L'envie feroit-il un vice adherent a notre nature ? ou le défaut de réflexion qu'entraine néceffairement 1'abus de la fociété, nous empêcheroit-il de fentir jufqu'a quel point nous fommes injuftes & méchants ? Cette nouvelle connoiffance de Nancy s'appelloit Miftrifs Belton ; elle étoit veuve d'un Officier mort a la Caroline; cette femme , belle encore, & dont 1'artifice furpaffoit de beaucoup les agréments, avoit imaginé de corrigerfa mauyaife fortune, fans compromettre, s'il étoit poffible, fa réputation. Quelque foin pourtant qu'elle prit de les cacher, C 5  5$ N a n c r, fes intrigues commencoicnt a faire du bruit; on recherchoit la fource de cette aifance quelle avoit la mal-adrefTc d'afficher; on n'ignoroit point que ion mari Favoit laiilée fans bien, 6c il n'eit perfonne qui nc doive a la foci'-'té un compte qu'elle fe fait même rendre affez durement: Fair de myftere FofFenfe, & elle fe venge fouvent, en jugeant mal des moyens qu'on vent dérober a fa curiofité. Ce n'eft pas qu'elle fe méprït dans fa facon de penfer fur Miflrifs Belton : on n'avoit d'ailleurs que des doutes; & c'efl: affez pour éloigner une femme fenfible a 1'honneur : rien ne pouvoit excufer Nancy aux yeux les plus indulgents. Elles palToient des journées enfemble. Nancy, comme il arrivé a la plupart des jeunes perfonnes qui font toutes de feu dans les premiers moments d'une liaifon, n'avoit pas manqué d'accorder une confiance fans réferve a fon amie. Miftrifs Belton, bien différente, k qui les années avoient donné de la difïimulation & de 1'adrefTe , s'étoit acquittée par de fauffes confidences : il n'appartient qu'è Fhonnêteté & k la vertu d'aYoir cette franchife 6c cette efftifion  Nouvelle Angloise. 59 d'ame dont le vice fait prefque toujours tirer avantage. Elle connut aifément que Nancy aimoit le monde, la diffipation, Ia parure, & elle forma le déteftable projet de fa ruine. La maifon de cette femme étoit a peu de diftance du pare de St. James; 1'époufe de Bentley, par une fuite de fa malheureufe deftinée , fe trouva placée prés d'une desfenêtres; une compagnie des Gardes k cheval vint a paffer dans la rue; elle crut qu'ils annoncoient la préfence des Princes de la familie royale : elle courut k la fenêtre ; quelqu'un détourna la tête pour regarder de ce cöté, & laifTa, après avoir confidéré quelque temps Nancy, échapper un figne d'indignation. Quelle aventure mortifiante pour une femme efrimable ! elle avoit cru démêler les traits du pere de fon mari, &c elle ne s'étoit point trompée. C'étoit en efFet lui-même. II n'héfitoit plus fur le déshonneur de fon fils, puifqu'il voyoit fa bru en fociété avec Miflrifs Belton, dont il penfoit beaucoup de mal. Nancy fut pénétrée de douleur : elle ne pouvoit approfondir la caufe de cette efpece d'infulfe ; fes yeux ne furent pas long-temps a fe deffiller. C 6  6o N a n c r, Son amie Ia preffe de venir fouper chez elle avec un de fes parents, nouvellement arrivé des Ifles Angloifes: elle a la foiblelfe d'accepter 1'invitation. Ce prétendu parent, qu'on nommoit le Chevalier Blomftock, ne tarda point a laiffer voir que Nancy 1'intérelfoit vivement; il fe récria fur fa beauté, & fur le bonheur du mortel qui feroit aimé d'une pareille femme. Nancy crut d'abord que c'étoient des propos de limple galanterie : elle fe contenta de répondre en rougilfant. Les compliments devinrent plus animés; elle s'appercut que Miflrifs Belton traitoit Blomflock avec des attentions & un refpect qu'on ne témoigne pas ordinairement a des parents ou a des égaux. Les tranfports de 1'étranger augmentent : 1'époufe de Bentley prend alors le ton qui lui convenoit : elle oppofe cette hauteur de la vertu, qui fouvent étonne & déconcerte Paudace. Le Chevalier cependant, loin de fe rebuter, annoncoit de la hardielTe dans fes defirs; Nancy fe leve , en langant un regard de colere a fon indigne amie : — Madame, votre parent ignore-t-il les égards qui me font dus? laiffez-moi fortir, & vous quit-  Nouvelle Anqloise. 6i ter pour jamais... Auffi-töt elle fait un mouvement pour fe retirer. Miirrifs Belton veut 1'arrêter par le bras. — II efl inutile, Madame, de vous efforcer de me retenir; mes yeux font ouverts; je vois trop avec qui je fuis. Avec 1'homme d'Angleterre qui vous aime le plus, s 'écrie le Chevalier en fe précipitant a fes pieds: connoiffez-moi, Madame; ce n'efl point Blomflock qui attend a vos genoux 1'arrêt de fa deflinée : c'efl Ie Lord P»**... Le Lord P***, interrompt Nancy, en pouffant un cri l quoi! Mylord, c'efl vous qui jouiffez de Ia réputation du plus honnête homme, & qui ofez en venir a ces extrêmités avec une femme qui méritoit quelque confidération! Mylord, relevez-vous, & fouffrez que j'aille expirer Ioin de vos yeux... un tel affront... Nancy n'en peut dire davantage; elle tombe fur un fiege, étoufFée dans les fanglots & dans les larmes; Mylord étoit toujours a fes pieds: — C'efl mon pardon qu'en ce moment j'implore. Je voudrois réparer ma faute aux dépens de mes jours mêmes, divine Nancy, croycz que je fais refpecfer Ia vertu... Ce n'eft pas Ia ce qu'on m'avoit dit; on nous a  62 N a n c r, joués tous les deux. II s'adreffe a Miftrifs Belton : Je trouverai le moyen de vous punir; & vous, Madame , pourfuit-il, fe tournant versla femme de Bentley , permettez que je vous donne la main, &c que je vous ramene chez vous: hatons-nous de quitter cette odieufe maifon. Nancy, égarée de douleur, mouran< te, ne fachantoii elle portoit fes pas, fe laiffa conduire par le Lord, qui lui découvrit toutes les particularités. du complot de Pinfame Belton; elle avoit peint fon amie fous les traits d'une conquête facile; Mylord P***en étoit depuis long-temps éperduement amoureux , & cette Belton lui avoit fait accroire qu'en une feule entrevue, il feroit amant heureux. Nancy apprit dans cette converfation quelle étoit cette intrigante ; qu'elle avoit caufé la ruine de plufieurs jeunes perfonnes : c'étoit chez elle que les premiers de Londres venoient concerter la perte de Pinnocence & de la beauté. Madame, dit Mylord , en prenant congé de Nancy , je vous ai révélé un fentiment que je ne vous promets pas d'étoufFer; hélas ! lailTezmoi le plaifir de le conferver au fond  Nouvelle Angloise. 63 de mon cceur ; c'eft le feul bonheur que je goüterai: mais il ne vous offenfera point, je vous en donne ma parole. Non, jamais mon amour n'éclatera : il n'y aura que mon eftime & mon refpect pour votre vertu qui fe feront voir; fi vous, ou votre mari, aviez befoin des graces de la Cour, parlez, je puis vous y rendre fervice, & je faiïirai 1'occaiion avec tranfport. Adieu, Madame ; je n'ignore point ce que mon devoir & le votre m'impofent. Je me bannis pour toujours de votre préfence, & vous ne m'en ferez pas moins chere... Ne craignez plus d'être expofée aux pieges de Miftrifs Belton. Nancy ne revenoit point de fon trottble : rendue un peu au calme , elle éprouva un nouveau faifilfement; elle frémit a Pafpect du péril qu'elle avoit couru. Voila donc, s'écrie-t-elle , 1'abyme oii m'avoient fait tomber mes indifcrétions, mes imprudences, mon fol amour pour la fociété ! j'ai touché au moment du déshonneur, de 1'opprobre, moi, 1'époufe de Bentley, qui 1'aimefi tendrement, qui fuis mere!.. Son cceur fe déchiroit a ces mots, & elle éprouvoit une efpece d'anéantifTeT menti. Elle reprend;  N a n c r, Eft-il poftible qu'il exifte des monftres femblables a cette indigne Belton ? abufer a ce point de ma franchife , de 1'amitié! & de quel front aurois-je pu aborder mon mari ? la terre auroit-elle eu des gouffres affez profonds pour me cacher? il ne m'auroit jamais revue; j'euffe expiré de mille morts. Malheureux enfant ! quelle auroit été ta deftinée? une femme peut-elle vivre & avoir a rougir?.. C'en eft fait, je ne verrai plus ce monde abominable; je renonce a toute fociété... La caufe de cette marqué d'indignation de mon beau-pere eft découverte : oh ! je n'en faurois douter ; il m'a vue avec cette déteftable femme ; il me juge coupable: tel eft le fruit des liaifons faites imprudemment ] Malheureufe ! comment me juftifier auprès de ce vieillard qui me hait, qui me méprife ?.. & fi Bentley alloit me foupconner, croire que je lui ai manqué ! Cette femme fi digne de pitié, ne pouvoit fupporter le fouvenir de fa faute ; fa conduite changea entiérement; fon appartement étoit devenu une retraite ifolée; fon fils attachoit tous fes foins. Elle 1'alaitoit, & il prenoit des forces, au point qu'on ne pouvoit plus  Nouvelle Angloise. 65 diftinguer qu'il étoit né avant terme; chaque regard que fa mere arrêtoit fur lui, étoit chargé de larmes. Elle attendoit fon mari avec impatience, & elle craignoit en même-temps de le revoir. Après bien des projets & des irréfolutions, elle fedétermina a lui cacher Page de fon enfant: il avoit iix mois, quand fon pere revint de fon voyage. Nancy recutfon époux avec des tranfportsde joieck de tendreffe, mêlésd'un embarras qu'elle ne pouvoit diffimuler ; Bentley s'en appercoit. — Qu'as-tu, ma chere Nancy ? qui peut troubler notre bonheur ? je ne te vois point cette férénité qui accompagne les plaifïrs purs & innocents; un fecret frémiffemenf t'agite! tu fembles repouffer mes embraffements! tu fuis mes regards! tu me caches des larmes! Nancy! Nancy!... Elle tombe en pleurant dans le fein de fon époux, dont le cceur alloit fe r'ouvrir aux fureurs de Ia jaloufie : les careffes d'une belle femme éloignentla défiance & les foupcons. Bentley donne enfuite mille baifers a 1'enfant: la vue de cette touchante créature 1'attendrit 9 le charme; il defire plus que jamais une réconciliation avec fon pere. Ayant ap-  66 N a n c r i pris a fon retour qu'il étoit dangereitïement malade, il concut Ie projet d'aller fe jetter a fes genoux, & il promit a fa femme qu'il reviendroit iouper. Bentley, au milieu de fes careffes, avoit demandé 1'age de fon fils : fa femme s'étoit empreffée d'éluder la queftion; en fortant, il appercoit PhötefTe qui lui fait figne d'approcher. II avoit promis a fon époufe de ne plus reparler a cette femme, & d'éviter même les occafions de la voir. Un mouvement de jaloufie s'empare de lui: il ne fe fouvient plus de la parole donnée è Naacy; il cede au defir curieux qui le preffe : il entre dans la chambre de 1'höteffe. Elle court fermer la porte avec précaution; une inquiétiide dévorante failit Bentley. Cette femme revient k lui d'un air myflérieux; elle commence par lui rappeller le foin dont il 1'avoit chargée: nouveaux coups de poignard pour un cceur enflammé de jaloufie; elle ajoute que c'étoit contre fon gré qu'elle avoit accepté une commiflion fi délicate, que c'étoit par fes follicitations , fes prieres, par fon ordre exprès, qu'elle avoit entrepris de 1'éclairer. Bentley fouffroit  NoüFELLE AnGLOISE. 6j mille fupplices. Parlez donc, lui dit-il, parlez; arrachez-moi le cceur... ma femme. .. ma femme... —- Je fuis fachée , Monileur, de ce que je vais vous révéIer : mais vous êtes un galant homme. — Pourfuivez, fuis-je outragé ? -— Mon honneur me défend de vous cacher la moindre circonftance. —'■ Inftruifez-moi, inftruifez-rnoi de tout. —- Votre Hls... — Eh bien! mon Hls... — J'ai bien du regret de vous caufer ce chagrin..; il n'efr. point venu a terme. Un coup de tonnerre avoit écrafé Bentley ; il tombe fur une chaife, en levant les mains au ciel, & fans avoir la force de s'exprimer. J'ai voulu, continue 1'hóteffe, examiner de prés eet enfant, & Madame m'en a toujours écartée avec une hauteur infultante. — Bentley relte quelques moments dans 1'accablement; il releve la tête , & prononce ces mots d'un ton ténébreux : II ne feroit point mon Hls! II fe promene avec fureur dans la chambre.... — Craignez de m'approcher; je ne me connois point... je vous feroisrefTentir...: vous avez fait, barbare, le tourment de ma vie... Cet enfant ne feroit point mon fils!.. & voila pourquoi on ne m'a  63 N a n c r, jamais répondu fur lage de cette odieufe créature! & encore on eft accouru avec des careffes... des careffes perfides! le porter dans mon fein , ce monument de mon opprobre... de ton infidélité, de fon ïngratkude!... Ah! tu vas expirer de ma main, femme trop coupable! ie vais t'immoler, toi, toi, & ce fruit exécrable de ta trahifon, de ton crime atroce... tous deux... je m'enivrerai de votre fang; je me raffafierai de ce fpectacle. II fait quelques pas pour retourner a ^appartement de fon époufe : 1'höteffe s'efForce de Ieretenir; il rentre, & retombe mourant & noyé dans les'larmes.— Tu pleures, malheureux! tu n'as point Ia force de te venger!... & on a bien eu cejle de te couvrir d'ignominie... Après un moment, il reprend : LaiiTons, abandonnons cette viöimea Ia honre, auxremords, aux remords qui prendront ma défenfe... qui ferviront ma rage... qui fans ceffe lui préfenteront & fon crime... & mon amour... Allons trouver mon pere; il faura tous mes maux; je fuis affez puni; il me pardonnera; il me rendra fa tendreffe... & celle de Nancy!... Voila des effets de fa maledicfion.  Nouvelle Angloise. 69 II tourne fes pas, dans ce défordre, vers la demeure de fon pere; il appercoit de 1'agitation; il monte avec empreiTement! Quel objet pour les regards de Bentley! fon pere étendu fur le lit de mort, & entouré de fa familie; il venoit de rendre les derniers foupirs. Mon pere, s'écrie Bentley ! Oui, répond un de fes freres, c'efl votre mariage infenfé qui a précipité fa fin; fes dernieres paroles ont été pour vous donner des preuves de fa colere. — Mon pere efl mort avec des fentiments de haine contre fon malheureux Als! ■— II vous a déshérité. — Que me parlezvous de bien! d'héritage ? Je venois... je venois embrafler les geroux paternels, redemander fa tendrede, mourir a fes pieds... Freres dénaturés, je ne veux rien de vous , difputez - vous Ia fortune de mon pere ; fouffrez feulement que j'expire ici, dans cette maifon qui m'a vu naïtre, oü j'étois heureux... Ah ! mon pere! II court a fon lit; Bercley, eet oncle a qui il avoit été toujours cher, 1'arrête, le prend dans fes bras, lui parle avec bonté, s'efForce de le confoler. On jit Ie teftament; Bentley, loin d'en en-  7° N A N C 7 , tendre un mot, n'étoit rempli que du rapport cruel dont 1'höteffe lui avoit percé le cceur; il fe voyoit le jouet d'une femme méprifable qui 1'avoit enlevé a fa familie, a fa fortune, a fon honneur; il touchoit le linceul qui pour jamais alloit envelopper celui a qui il devoit la vie, qui 1'avoit élevé, & qu'il avoit ofFenfé par un engagement ignominieux. De quels trails a la fois il étoit frappé 1 il ne fortit de fa léthargie mortelle que lorfqu'on eut cefTé de lire, Bercley imagina que Paccablement oü il voyoit fon neveu , étoit produit par ce qu'il venoit d'apprendre; fon pere ne lui lailfoit qu'une guince pour fa légitime : eet honnête parent 1'entraine dans la chambre voifine. Mon ami, lui dit11, ne t'afflige pa»; j'ai peu de chofe : mais li tu avois quelque befoin, tout ce que j'ai eft a toi. — Eh! mon oncle, je n'ai befoin que de mourir : ce n'eft pas 1'héritage de mon pere que je regrette: je vous J'ai dit, c'eft fa tendreffe; il me Pauroit rendue; il auroit eu pitié de ma lituation; je lui euffe confié tous mes chagrins. — La conduite de votre femme. — La conduite de ma femme... —- N'a fait que 1'irriter de jour  Nouvelle Angloise* 71 èfi jour; fon déshonneur eft public. —Que dites-vous ? — Tout Londres 1'a vue liée de fociété avec une femme perdue de réputation , &... mon cher neveu, il ne faut rien vous cacher. — Non... ne me cachez rien... ne me cachez rien... que je fache... que je meure mille fois. — Cette intrigante, qu'on nomme Myftrifs Belton, & qui a raconté elle-même 1'aventure, prétend qu'il s'eft donné chez elle des rendez-vous, que le Lord P***... — N'achevez pas, mon oncle , je fais tout; je vois tout... je ne fuis plus furpris que eet enfant odieux... & je 1'ai tenu dans mon feinl en voila affez... en voila affez] Un torrent de larmes lui coupe la parole; il reprend avec fureur: Tous mes malheurs vous font connus; oui, j'ai défobéi a mon pere ; j'ai formé, fans fon ayeu , des nceuds qui me lient a la perfidie, au crime; j'ai tout fait pour une femme que j'adorois, que j'idolatrois; je n'imaginois d'autre bonheur que d'attacher fes regards, d'être a fes pieds...: elle mourra. J'anéantirai deux témoignages de mon opprobre... Ah! mon oncle , avois-je mérité ces coups ? — Ecoutez-moi, Bentley : ne  12 N A N c r, retournez point auprès de Nancy, Sc acceptez un appartement dans ma maifon; je prendrai des mefures avec votre femme, & je 1'engagerai a folliciter elle-même une féparation... — Une féparation! ce n'eft pas - la ce qui me vengera : il faut que le poifon le plus violent coule dans fes veines...; que ce foit moi-même qui lui préfente le breuvage de mort... Elle ne feroit pas affez punie ! c'efl: fon cceur, c'efl: ce cceur que j'adorois, oiijeveux enfoncer mille poignards que je veux déchirer de mes propres mains... Bentley n'a pas prononcé ces paro* les, qu'il tombe fans connoiffance dans les bras de fon parent. II revient a la vie, pour dire d'une voix touchante : Mais, mon oncle, fi elle n'étoit point coupable !... vous la verrez ; vous ne pourrez croire qu'on foit aulli criminelle avectant de charmes; fa tendreffe étoit li naïve, fi ingénue!... Vous me dites que le Lord P***.., Ah ! il n'eft. que trop vrai; elle ne m'aimoit point; elle en aimoit un autre! un autre avoit le cceur de Nancy ! Cette idéé replongeoit le malheureux Bentley dans 1'accablement. II faut 1'ou- blier,  Nouvelle Angloise. 73 bïier, s'écrioit-il après quelques moments de filence... eh J comment 1'oubher ? fon image eft Ik, dans mon cceur, qui me déchire.Allez, mon oncle' je me repofe de tout fur votre amitié' fur votre compaffion; décidez de fon fort, du mien... une féparation, ma mort, tout ce que vous voudrez... II court après Bercley : — Elle mérite tous les fupplices; elle n'éprouvera point les tourments qu'elle me fait fouffrir: mais en perdant le nom de mon époufe, qu'il lui refte affez de fortune pour vivre k 1'abri de 1'indigence.... Mon oncle, adouciffez le plus que vous pourrez le coup que nous allons lui porter; dites-lui... que je 1'aimois... Ah! faut-il qu'elle m'ait trahi ? vous ne me reverrez plus ! je vais expirer J comment foutehir de pareils revers? Bercley entrame fon neveu chez lui: il palfoit de la profonde douleur a tout 1'emportement du défefpoir; il preffoit fon oncle d'aller voir fa femme; il le conjuroit de refter. Jamais la nature humaine Iuttant contre le malheur, & livrée a tous les affauts, n'avoit offert un fpeflacle plus déplorable. Nancy étoit loin de prévoir fon af> Tom e II, jj  74 N a n c r, freufe deftinée ; elle attendoit fon mari avec toute la fécurité de la vertu, & lavive impatiencede 1'amour; elle s'étoit donné elle-même la peine de parer fon fils dans le deffein de procurer a Bentley un fpectacle agréable. En efFet, eft-il pour les regards paternels un objetplus flatteur, plus intéreffant, qu'un jeune enfant, qui, paroiffant diftinguer 1'auteur de fes jours, lui fourit avec cette naïveté, la grace du premier êge , lui tend fes bras innocents pour le careffer, & femble lui témoigner fa reconnoiffance ? Nancy fe difoit: Que j'aurai de plaifir a voir Bentley embraffer ce cher enfant, & Ie trouver aimable ! Elle avoit même orné de fleurs la chambre oü ils devoient fouper; elle comptoit les heures, les moments, les rainutes. Son ame, en quelque forte , s'élancoit au-devant de fon époux; elle s'imaginoit 1'entendre, le voir. Bentley, après avoir roulé dans fa tête une infinité de projets différents, prend la réfolution d'écrire a Nancy; il commence vingt lettres qu'il met en morceaux; enfin, il y en a une d'achevée au milieu de tous les orages des pafSons, §£ Bentley en charge un ex-  Nouvelle AngloiSe. 75 prés, avec ordre de la remettre dans les mains propres de fon époufe. L'agitation de Nancy augmentoit: elle ne favoit fur quelle crainte fe fïxer: les inftants s'écouloient; fon mari n'arrivoit point. On heurte : elle vole a Ia porte, tendantles bras a Bentley, qu'elle croyoit appercevoir, & qu'elle cherche encore des yeux, quand un domeftique' lui rend une lettre de la part de fon époux, &fe retire auffi töt, en ajoutant qu'on n'attendoit point de réponfe.' Nancy n'écoutoit rien; fes mains s'étoient jettées avec précipitation fur eet écrit; elle ouvre , faifie de trouble & lit ces mots : » Par oü commencerai-je, femme » indigne de mon amour? par t'envoyer » toutes les malédictions qu'une jufte f'u» reur peut imaginer. Que tous les fup» phces, 1'enfer, que 1'enferentre dans » ton cceur! le mien, barbare, eft ou» vert a toutes les furies; tu le déchi»> res comme un vautour acharné fur » fa proie. Repais -toi de mes tourments; » bois mes larmes : tu as outragé, tu » as affaffiné 1'homme qui t'adoroit Ie » plus. Tout eft découvert:la vérita» ble naiflance de ton enfant, de eet D z  ib Na n c r, » enfant odieux, tes liaifons avec cette » inflme Belton, ta perfidie, ton amour... H ton amour ! ah! femme criminelle, « c'elt donc le Lord p*** qui a donné »> le jour a cette déteftable créature, que » tu m'as fait embraffer ! Monftre de »> trahifon ! ajouter Poutrage k Pinfïdé» lité, a Pimpofture ! fe rire de ma cré» dulité, m'accablerdefauffescareffes!... »> je voulois, malheureufe, aller t'arra» cher une vie fouillée de tant de crit> mes : mais la mort feroit pour toi » une grace que je net'accorderai point: »> non, je ne te Paccorderai point. Que » ta honte & ta douleur foient éter»> nelles! vis pour mourir continuelle» ment; ayes toujours devant les yeux »» Pimage d'un époux... Ingrate ! com»> bien tu lui étois cher! combien il t'ai»> moit! Ah ! Nancy , Nancy!... n'ef. » pere point de pitié de moi; renonce » aporterlenomdemafemme,cenom » que tu as tant déshonoré. Va, quel» ques maux que tu fouffres, tu feras v, moins k plaindre qu'un infortuné qui » ne tient plus a rien dans Punivers. » Que n'ai-je la force de t'arracher de » mon cceur ! Cruelle, tous mes efforts » font vains; je le fens trop! tu y fe-  Nouvelle AngloiseI 77 » ras juFqu'a mon dernier Foupir... Tu » ne me reverras plus. Adieu, adieu , » je t'abandonne a tes remords, fi tu en » es encore Fufceptible * Nancy demeure immobile, accablée ; confondue ; elle ne prononce pas un mot : c'eft le filence efFrayant de Ia grande douleur; le Fommeil Fuit de Fes yeux, & elle ne devoit plus le goüter ; elle avoit Fes regards Fans ceffe attachés Fur Fon enFant qui étoit auprès d'elle. De temps en temps, il lui échappoit de ces larmes brülanres qui fillonnent les joues, & Femblent y graver les traïts de la mort; pour eomble de tourment, elle ignoroit ce qu'étoit devenu Bentley ; & quand elle auroit pu le voir , auroit-elle eFpéré de Faire éclatef Fon innocence ? Elle reFuFa toute efpece de nourriture; lorFqu'on vouloit 1'approcher, elle Faifoit figne de la main qu'on 1'abandonnat a elle-même; ce ravage Fubit dans Fes Fens eft Fuivi d'une fievre violente qu'elle communiqué k Fon fils; II y avoit plus de huit jours que Bentley étoit éloigné de ces deux créatures fi malheureuFes. Son parent avoit engagé un de Fes amis a 1'emmener a fa campagne fituée environ a quarante D 3  78 N a n c r, milles de Londres. Pendant fon voyage, Bercley s'étoit chargé de faire accepter a Nancy la féparation convenue avec fon neveu. II fe rend chez elle dans ce deffein, demande a lui parler, dit même le fujet qui 1'amene. Vous n'exécuteréz point ce projet barbare, s'écrie PhötelTe éplorée en fe jettant a fes pieds, & lui tendant les bras; Monfieur, ayez 1'humanité de faire avertir Monfieur Bentley, qu'il vienne , qu'il accoure: vous fauverez les jours de cette pauvre Dame; peut-être n'a-t-elle plus qu'un inftant a vivre. Ah ! Monfieur, c'eft la meilleure aftion que vous puiffiez faire ; que fon mari 1'entende: elle eft en état de fe jufiifier ; oui , elle eft innocente. C'eftmoi, malheureufë, qui, par de coupables indifcrétions, ai caufé tous fes maux ! je fuis pénétrée de fon fort. C'eft la vertu même, pourfuit-elle en fondant en larmes, & je Pai foupconnée ! je 1'ai accufée ! vous la verrez, Monfieur; vous allez avoir le cceur déchiré: mais... Madame, (en entrant dans la chambre, & s'adreffant a Nancy) prenez courage ; voici l'oncle de Monfieur Beotley.  Nouvelle Angloise. 79 Cette infortunée étoit expirante dans fon lit, ferrant contre fon fein fon enfant mourant: elle leve la tête ; & comme li elle revenoit a la vie : — Monfieur Bentley.., oü eft-il ? Je fuis fon oncle , Madame, & je venois... II ne peut achever; il elt failï de compallion, & a de la peine a retenir fes pleurs; il s'alüed a fes cötés: enfin, ménageant la lituation de cette femme fi k plaindre , il 1'inftruit de ce qui a pu exciter la jaloufie de fon neveu; il lui parle de fon enfant, de Miftrifs Belton , du Lord P*** : Nancy ranime fa voix éteinte , interrompue par des fanglots , & fe juflifie aux yeux de Bercley d'une facon fi touchante, fi évidente, que luimême il promet d'être fon médiateur auprès de fon mari; il reffent le plus vif attendriffement; il pleure avec elle. Nancy termine cette converfation en difant a Bercley d'un ton pénétrant: Je meurs moins mécontente , Monfieur : car Dieu m'exauce: j'approche du terme de mes malheurs , puifque j'ai pu vous convaincre de mon innocence, & que vous prendrez la peine de me protéger auprès de Monfieur votre neveu : laiffez-moi le nommer encore mon époux; D 4  $0 N a n e r , du moins vous défendrez ma mémoirè. i : Si je pouvois le voir avant que de quitter la vie, je lui demanderois grace pour cemilerable enfant... qui lui rappelleroit quelquefois fa mere !.. Monfieur , je ne fuis point coupable ; je n'ai commis que des imprudences. La fes fanglots éclatent; elle elt fuffoquée par une abondance de larmes; elle embrafle avec tranlport fon fils : quels nouveaux coups la frappent! — Que vois-je ? Monfieur... fecourez-moi... mon fils... il expire... cher enfant!... Elle fe précipite fur lui avec des cris, colle fa bouche fur fa bouche glacée ; on diroit que cette malheureufe mere veut lui donner fon ame ; elle déploye toutes les fureurs de Pamour maternel. Bercley ne peut foutenir ce tableau de défolation ; il fort en verfant un torrent de larmes, & en recommandant fortement Nancy a 1 hötefië; il ajoute qu'il court chercher fon neveu a la campagne , & le ramener dans le fein de fon époufe. Nancy étoit tombée dans un évanouiffement qui allarma pour fes jours; 1'hötelfe profite de la circonlïance pour lui retirer eet enfant dont 1'afpect ne pou-  Nouvelle Axaioisi: gi volt qu'irriter fa douleur. — Vous ne nPenleverez point mon enfant; vous ne m'enleverez point mon enfant! il reftera è mes cötés...dans mon fein, jufqu'au moment qui nous réunira tous deux. Elle le couvre de baifers & de pleurs; elle continue : II n'eft donc plus! il n'eft plus !.. il eft heureux ! il a peu vécu; je vais bientöt le rejoindre...; mais je ne vois point ce généreux parent de mon marihélas ! tout m'abandonne, tout! II n'y a que vous, dit-elle a I'hötefle en lui préfentant la main, vous feule fur la terre, qui aurez la complaifance de me rendre les derniers devoirs... Ayez foin je vous prie, que 1'on mette après ma mort mon enfant dans mon cercueil... qu'on Ie mette dans mes bras... Ah I Madame , écartez ces idéés affligeantes , efpérez tout du Ciel: Monfieur Bentley va venir; fon oncle qui eft fi touché de votre état, ne vous a quitté que pour 1'aller chercher; confolez-vous: on vous ' rendra juftice. — II n'eft plus temps. C'eft de Dieu feul que j'attends cette juftice, que les hommes m'ont refufée... Je ne verrai plus mon mari... No», je E> 5  82 Nancy, ne le verrai plus; fon oncle ne lui dira point tout ce qu'il m'a fait fouffrir... O mon Dieu ! ai-je bien mérité tant d'infortunes ? Je veux lui écrire... qu'on lui porte vite ma lettre... Ah ! s'il pouvoit arriver avant que je meure...; li je pouvois encore lui dire combien il m'efl; cher! L'höteiTe foutenoit dans fes bras cette femme li malheureufe, qui vingt fois quittoit la plume, & la reprenoit en levant les yeux au Ciel, & les reportant fur le papier imbibé de fes larmes. Enfin, après bien des efForts, eet écrit elt. achevé, & envoyé a Bercley pour être remis a fon neveu. Cette lettre étoit eoncue en ces termes : » J'ai tout appris. Les apparences ont » été contre moi, & c'elt tout ce que » j'ai a mereprocher. Votre oncle vous » confiera des détails qui ne Vous laif» feront rien a delirer pour ma juftih"» cation. Je ne veux, je ne puis vous »> parler que de mon amour; je ne vous » ai jamais ofFenfé, non, jamais. Je vous » ai toujours aimé, & vous me faites » mourir ! je vous pardonne. Je vous » aimerai jufques dans le tombeau; mes » malheurs font au comble. L'innocente  Nouvelle Angloise. » créature dont la naiffance m'a été fi » funefie , a cefle de vivre; je ne fuis » plus mere, Bentley! je n'embrafle » plus qu'un cadavre , une miférable » viclime de mes imprudences, de mes » indifcrétions & de votre injufte jalou» fie... Mais ce n'eft pas vous que je » dois accufer ; j'ai tout fait, je fuis la » feule coupable; mamortvengeracelle » de ma mere; elle ne m'avoit que trop » prédit ces coups qui m'aflaflinent au» jourd'hui! Hélas! je n'ai ouvert les » yeux que lorfqu'ils vont être fermés » pour jamais. La force m'abandonne..; » je vous fupplie,, je vous conjure de » vous hater de me voir; que vous puif» fiez du moins goüter la fatisfaction de » m'entendre attefter mon innocence; >♦ qu'elle éclate dans mon dernierfoupir,,. » Venez , cher & malheureux époux ! » me feroit-il défendu de proférer un » nom fi cher? il arrête mon ame ex» pirante; accourez fceller notre récon» ciliation fur mes levres, tandis qu'elles » font fufceptibles de fentiment... Bent*> ley, cher Bentley; je ne vous ver» rois point! le friflbn de Ia mort me » glacé... Toute ma vie f uit de mes yeux, *> fe replie comme un voile. Je vais D 6  84 Na n c r, » donc m'enfoncer dans 1 'éternité .'renaï» trai-je?reverrai-jemonépoux? Adieu, » adieu pour toujours... Vous viendrez; » je n'exifterai plus. Quel mot! laiffez » couler vos larmes fur mes triftes ref*> tes; nommez-moi votre époufe; dijt tes-moi que vous me pardonnez, que »> vous m'aimez; Bentley, mettez votre *> main {\\rjg®n cceur : il fentira encore » ce témoignage de tendreffe. Bentley, » vous me regretterez...; j'expire avec » cette idéé confolante ". Bercley avoit prié eet ami qui retenoit fon neveu k la campagne, d'avoir les yeux fur lui, & d'éclairer fes moindres démarches; il trompe Ia précaution de fes furveillants, leur échappe, & court trouver le Lord P ***. dont le chateau étoit voifin de cette terre. Arrivé chez ce Seigneur, il demande k lui parler; il n'attend pas la réponfe; il Pappercoit qui fe promenoit feul dans fon pare; précipite fa marche de ce cöté; a peine efl-il k portee de fe faire entendre : — Mylord, je fuis Gentilhomme... je fuis un homme; vous m'avez offenfé, & il me faut une réparation; & auffi-töt il met 1'épée a la main. Le Lord répond tranquillement ; II eft  Nouvelle Angloise. jufte, Monfieur, de vous donner fatiffacfion, fi j'ai le malheur d'avoir quelque tort avec vous: mais vous me voyez fans défenfe; fouffrez que j'appelle un de mes gens : il m'apporrera des armes, En même-temps, le Lord p***. fait figne a un domeftique qui paffoit, de venir a lui; Ie ferviteur recoit 1'ordre , & 1'exécute fidélement ; fon maitre a foin de le renvoyer. Préfentement, Monfieur, dit il a Bentley , cette épée nous rend égaux : mais avant que de nous couper Ia gorge, ayez Ia bonté de m'apprendre la nature de vos plaintes , &c votre nom : des Anglois ne fe battent pas comme nos étourdis de voifins. — Mon nom ? vous le faurez quand je vous percerai le cceur, ou que votre fer fera dans mon fein : vous m'avez arraché mon repos, mon honneur, & 1'amour d'une femme que j'adorois: — Ne feriez-vous pas Monfieur Bentley? — Eh! vous Pavez trop outragé pour ne pas le connoitre ! O Ciel, qu'allions-nous faire, s'écrie le Lord? Monfieur, ma réputation eft établie ; fi je me fentois coupable en la moindre chofe, vous feriez déja fatisfait : mais je vois ce qui a pu vous irriter: les in-  86 N a n c r , fames difcours de la malheureufe Belton ont été jufqu'a vosoreilles; c'eft la plus odieufe calomnie; votre époufe elt la vertu même; 8c li vous ne daignez pas ajouter foi a ce que vous dit un des plus francs Gentilshommes de 1'Angleterre, vous en croirez eet écrir. Le Lord tire de fa poche une lettre de Miftrifs Belton très-circonflanciée : il la remet a Bentley, en lui prefcrivant de la lire en fa préfence. Cette lettre étoit la juftification la plus authentique pour Nancy: Milïrifs Belton avouoit que pour fe venger de Pépoufe de Bentley qui 1'avoit traité avec hauteur, elle avoit fait infinuer a fon beau-pere que fa bru étoit aimée du Lord P*** 5 Sc qu'elle répondoit a fon amour; elle ajoutoit qu'elle regardoit Nancy comme la plus refpeftable des femmes, & elle finifïoit fa lettre, en priant le Lord de publier fon aveu, qui étoit une bien foible réparation du mal qu'elle avoit produit. Un Minilire digne de fon état, s'étoit rendu le maitre de cette ame fouillée de crimes : i! y avoit fait naïtre le remords, & cette lettre étoit la première bonne aftion qu'avoit opérée un heureux changement.  Nouvelle Angloise. 87 Elle n'eft point conpable, s'écrieBentley en jettant fon épée! — Jamais vertu ne fut plus affermie. Je vous ai parlé avec franchife; j'avois vu plufieurs fois votre femme au pare ; elle m'infpira une paflion des plus violentes; ce monftre de Belton me 1'annonea fous des traits bien peu reffemblants; j e concus des deffeins : votre digne époufe fit fuccéder le refpect & 1'admiration a desfentiments qui 1'ofFenfoient; je n'ai point ceffé de 1'aimer: mais je lui ai promis de ne point la voir, & de ne laiffer éclater que mon eftime, ma vénération , & j'ai tenu ma parole. L'époux de Nancy eft fait pour être 1'ami du Lord P***. — Ah! Mylord , qu'ai-je fait ? II y a plus de huit jours, huit fiecles que je ne 1'ai vue, qu'elle meurt viftime de mes foupcons, de ma jaloufie, de ma cruelle jaloufie, que mon enfant... Mylord, je vous quitte, en vous demandant votre amitié; la mienne vous eft bien due : vous me rendez la vie, mon bonheur, tout... Allez vïte, reprend le Lord; volez au fecours de cette infortunée ; puiffiezVous réparer vos injuftices! Bercley avoit découvert Pendroit 011 étoit fon neveu; il atteignoit 1'avenue ,  88 N a at c r, du chateau, quand il appercoh Bentley qui accourt a lui, Sc qui s'écrie : Qu'avons-nous fait? Nancy n'eft point coupable; je fais tout : elle eft digne de porter le nom de mon époufe , & ce cher enfant?... Vous 1'avez perdu, répond Bercley; Nancy elle-même eft expirante, Sc elle n'a rien k fe reprocher; courez, courez Ia rappeller au jour; voici une lettre pour vous qu'elle m'a fait parvenir. Bentley dévore des yeux eet écrit, ne dit pas un mot a fon oncle, va prendre des chevaux de pofte , Sc en moins de fix heures arrivé, ou plutöt vole a la demeure de fa femnie. A peine entré dans fon appartement : — Oü eft-elle ? oii eft ma chere Nancy, ma chere époufe ? que je la voye ? que je tombe k fes pieds I qu'elle m'accorde mon pardon! il fe précipite fur le corps de Nancy. Comment s'offre-t-elle a fa vue ? rouchant a fa derniere heure; tenant fon enfant d'une main défaillante; n'enfendant plus : il Pappelle, la preffe contre fon fein, avec le cri de Pamour & de la douleur : Nancy! ma chere Nancy i il pleure fur elle, fur fon fils; elle r'ou.vreles yeux, ne peut balbutier que ces  Nouvelle Angloise. %q mots, en ferrant la main a fon mart, & lui lancantun long regard : C'eltvous, Bentley!... voila votre enfant! & auffitot elle expire, en laiffant retomber fa tête dans le fein de fon époux. Bentley jette un cri épouvantable. Jamais il n'y eutd'image plus touchante & plus terrible des effets de 1'amour & du défefpoir; il tenoit fa femme étroitement embralfée; il pouffoit des hurlements ; on Parrache avec effort de ce trifte féjour , mais privé de Ia raifon, agité de convullions erfrayantes; enfin, fon oncle ne pouvant le. garder chez lui, efl obligé de le renfermer (*) a Bedlam, parmi ce vil troupeau de malheureux condamnés a trainer Ie poids d'une exiflence dcgradée, & qui prouvent è combien d'abaiiTement & d'humiliation notre nature efl affujettie. Quelquefois Bentley, plongé dans une ftupide rêverie, avoit les yeux fixés vers Ia terre qu'il arrofoit d'un ruiffeau (*) 4 Bedlam, nommé aufïi Betklem, vafte & bel édifice ,1 equivalent de nospetites-Maifons. Les bourgeois de Londresl'ont fait batir ; on y enferme les infenfés des deux fexes; eet höpital a de gros revenus, & efl très-bien adminiltré,  9o N a n c r, de larmes; il demeuroit des heures errtieres dans cette mélancolie profonde: il en iortoit tout-a-coup pour courir les cheveux épars, 1'ceil égaré, menacant de poignarder tout ce qu'il rencontroit, quoiqu'il n'eüt point d'armes, & appellant a grands cris Ion époufe; enfuite il retomboit dans un anéantiffement qui approchoit de la mort. D'autre fois on eüt dit qu'il étoit revenu de fon égarement : il paroilfoit tranquille , & alloit demander d'un ton pénétré a la première perfonne qui fe trouvoit fur fon paffage, d«s nouvelles de Nancy : Elle ne m'aime plus, difoit-il! elle ne m'aime plus I je lui ai caufé trop de chagrin! jamais cêpendant elle ne m'a été plus chere : ah 1 je vous en conjure, parlez-] ui en ma faveur; qu'elle me pardonne mes injuftices! que j'expire a fes pieds II y avoit des moments ou il croyoit la voir; il s'abandonnoit avec tranfport a fon illufion, étendoit les bras : — Ma chere Nancy, accours, accours dans le fein de ton époux! je te vois! je te poffede ! je fuis le plus heureux des hommes ! Bientöt perdant cette erreur confolante pour fe remplir d'un fpe&acle affligeant: — Elle fe meurt! du fecours;  Nouvelle Angloise: 91 Nancy, r'ouvre les yeux... C'elt pour la derniere fois que je t'embraffe ! Nancy ! Nancy .' écoute-moi; non, tu n'es point coupable; c'elt moi qui fuis un barbare, un monftre qu'il faut anéantir. Alors il s'arrachoit lescheveux, fe meurtrilfoit la poitrine de coups redoublés, fe déchiroit tout le corps avec fes ongles, fe précipitoit le front contre la terre , & fe rouloit dans les flots de fon fang. Etoit-il enfeveli dans une forte de lethargie volontaire oü il aitnoit a s'enfoncer, il s'obltinoit a ne point répondre aux queftions prelTantes qu'on pouvoit lui faire r qu'on vint è proferer feulement le nom de Nancy, aufli-tót il levoit la tête :Nancy!... oü eft-elle ? que je Ia voye! II vécut plus de deux ans dans eet état déplorable; Bercley le vilitoit fouvent : A peine eet infortuné 1'appercevoit-il: -— Avez-vous vu Nancy ; fon oncle croyoit le rappeller a la raifon , en ne lui parlant que de fon époufe, &c peut-être ces entretiens irritoient fon mal. Peu de temps avant que de mourir, il avoit formé quelques traitsa peine ébauchés furun des mursde fa chambre, comme s'il eut eu deffein de faire le  <)2 N a n c r, &c. porrrart de fa femme : fes yeux fe tournoient toujours de ce cöté, il y portoit même fes levres en pleurant. Sur la fin de fes jours , il refufa conftamment de parler, quoiqu'on employat le moyen dont on s'étoit fervi avec fuccès, en lui nommant Nancy; il repouffa les divers remedes qu'on lui préfentoit, & ilexpira enfin, fes derniers regards attachés fur ces traits qu'il avoit efquiffés, & prononcant d'une voix défaillante le nom de fon époufe.  B A T I L D E, ANECDOTE HISTORIQUE.   B A T I L D E, ANECDOTE HISTORIQUE. * ■ i ^=====. > (*) puiffance des Maires étoit \f L *j| devenue prefqu'égale a celle des £S^*±?ïRois. Archambaud, Maire du Palais de Neuftrie , avoit fuccédé dans (*) La puiffance des Maires , &c. La dignitéde Maire du Palais a commencé fousCaribert, Roi de Paris. Cet Officier de la Couronne étoit d'abord ce qu'eft aujourd'hui Ie grand-Maitre de la Maifon du Roi: il ne commandoit que dans le Palais & aux domeftiques; il devint enfuite Miniftre, Commandant des armées, Chef, Prince, enfin, Roi de la nation. Ce fut Clotaire II qui prépara cette révolution trop funefte a fa poftérité : il confentit de donner k vie cette charge fi importante, qui, dans fon origine, n'étoitremplie que pour un temps. Les Maires avoient favorifé fon ufurpation fur la malheureufe familie de Thierry j §lle fut vengée : les defcendants  9& Batilbe, cette place auprès de Clovis II a (*) ^Ega, dont la mémoire étoit chere aux Francois. II marchoit fur les traces de fon prédéceffeur : même amour pour fon Maïtre & pour 1'Etat, même définréreffement; il réuniffoit les agréments extérieurs a tous les talents qu'exigeoit fon emploi ; on lui reprochoit feulement un fair e & une pompe qui ne doivent entourer que le Tröne: cette foiblelfe, le partage ordinaire de la vanitê , échappe quelquefois a une ame jaïoufe d'imprimer fa grandeur fur tout ce qui 1'environne; Archambaud fem- bloit «Ie Clotaire furent k leur tour précipités du Trone par les enfants de ces mêmes hommes qu'ils avoient fait affeoir prefque a leurs cótés. Pafquier dit a ce fujet avec cette énergie qui lui eö propre : Dïeu -en fit une punition £ la royale. Erchinoaïd, Erchewald , ou Archambaud; il gouverna, dit 1'Abbé Velly , plus en Souverain qu'en Miniftre. (*) jEga , &c. Ce Maire, felon lemême Auteur , fait un modele de fageffe & de fidélité. Dagobert, au lit de la mon , lui avoit recommandé fa femme & fon fils ; il mérita cette marqué de confiance de fon Souverain ; & ce qui n'eft pas moins digne d'éloges , il fit ren<3re a différents particuliere ceque le üfc avoit afurpé fur eux.  AnECDOTE H1ST0MQ.VE. bloit, en quelque forte, êtreleMonarque : Clovis n'en avoit que le nom. C'eft fous ce regne qu'a commencé cette décadence funefte , qui fut bientöt fuivie de Pextinction totale de la race des Mérovingiens. Une légere obfervation fuffira pour caraclérifer la molleffe & 1'indolence de ce Prince , qu'on peut mettre a la tête des Rois fainéants: il ell le premier de nos Souverains qui fe foit fait (*) trainer dans un char attelé par des bceufs; cette voiture n'avoit jufqu'alors fervi qu'a nos Reines. Archambaud avoit un domefKque nombreux. Parmi fes efclaves, il étoit aifé de diftinguer une jeune perfonne que, dans les temps du paganifme, on eut adorée comme une des Graces; fa modeftie prêtoit un nouvel éclat a fa beauté; elle infpiroit a la foisl'amour & Ie refpecl; on auroit dit que la na- (*) Trainer dans un char , &c. C'étoit une efpece de chariot qu'on appelloit Bafterne, 8c, que tiroient des bceufs; Boileau 1'a dépeint adrairablement bien dans ces vers , le chef-d'ceuvre de la poéfie imitative. „ Quatre bceufs attelés, d'un pas tranquffle & lent, „ Promenoient dans Paris le Monarque indolent! _ L. Chant II, Tome II. £  98 B A T 1 L D E , ture avoit formé exprès fon front, pour être ornée du bandeau royal; un mélange de vivacité & de langueur animoit fes regards intérelfants; 1'attrait même de la féduöion refpiroit fur fa bouche ; la nobleffe , la douceur, la fenfibilité, la vertu , brilloient fur fon vifage; des cheveux d'une couleur agréable relevoient la blancheur de fa peau ; & en tombant négligemment fur fes épaules, faifoient admirer davantage fa taille élégante & majeftueufe; Batilde joignoit a tant de charmes, le premier peut-être de tous: elle atteignoit a peine fa quinzieme année. Des pirates Danois, dans une de leurs irruptions en Angleterre, i'avoit enlevée au fortir du berceau, & emmenée captive avec fon pere. Ces efclaves expofés en vente felon 1'ufage, avoient été achetés parun des Officiers d'Archambaud, pour être employés au fervice de fon maitre. Edmond étoit chargé du foin des jardins, & Batilde , devenue plus grande , ver-, foit a boire a table. Emma, du même fexe & du même age è-poii-près que Batilde, & réduite comme elle k la condition d'efclave, recherchoit fon amitié. Ces deux jeunes  AlTECLOTE HISTORIQUE. Of Perfonnes fe trouvoient fouvent enfemble dans le palais, dans les jardins; elles fe confioient ces riens fi importants, li touchants pour deux cceurs qui demandent a fe développer & a s'attacher. Cependant depuis quelques jours, elles étoient devenues plus réfervées; elles ayoient moins de fecrets a fe communiquer. Emma foupiroit, & les mêmes foupirs échappoient a fon amie; elles fe regardoient, baiübient les yeux, Sc fembloient craindre de s'interroger. Emma rompit la première ce filence qui commencoita lui pefer. — Qu'as-tu, ma chere Batilde ? — Je pourrois te faire la même demande...; qu'eft devenue ta gayeté? — Je ne fuis point trifte,.. c'eft toi qui me paroit fombre, mélancolique! — Moi! mélancoiique!.. je ne le fuis point Notre efclavage cependant n'eft pas infupportable... Archambaud. .. _ Archambaud ? Eft un maïtre bienfaifant, je le fers avec plaifir; ne penfes-tu pas comme moi? -—• II eft vrai qu'Archambaud... il a pour nous des bontés... Adieu, Emma, je cours me rendre auprès de mon pere. Batilde fe trouve feule, en eft flattée, & s'étonne de ce fentiment. È z  loo Batilde, - Edmond la furprend dans ce trouble qu'elle vouloit fe cacher a elle-même. Ma chere fille, lui dit-il avec route la vivacité de 1'amour paternel, tu as des chagrins? Je ne te vois plus cette férénité qui me rendoit la fervitude moins odieufe ! Ah ! Batilde, c'efl a moi de fentir les horreurs de cette fituation. Si lu favois a qui tu dois le jour!(&il lui échappe un profond gémiffement)... je fuis efclave! moi!... allons , il faut fubir mon fort. Au-lieu de m'affliger, confole-moi, rappelle-moi ta mere, ta mere... A ce mot, Edmond laiffe couIer des larmes. — Vous pleurez, mon pere ! — C'efl toi qui m'arrache ces pleurs. — Mon pere, je n'ai point d'autres chagrins que les vötres; efclave prefque en naiffant, je dois être accoutumée a cetétat, qui toujours humilie... Vous n'avez jamais daigné m'inftruire de ma naiffance, de votre rang..; vous êtes mon pere, ajoute Batilde en courant dans fes bras ; ce nom me fuffif , & je fuis votre fille, la fille la plus foumife, la plus tendre : c'efl vous dire cue je refpeöe votre lilence — Eh ! qu'importe Ie paffé ? Batilde.... nous fommes dans les fers.,. nous fervons:  Anecbqte historiqve. 101 voila Pimage affreufe qui eft fous nos yeux ! Mes malheurs ont avancé Ie terme de ma vie; toi feule, ó ma chere fille ! as retenu jufqu'a ce jour mon dernier foupir; oui, c'eft pour toi feule que j'ai eu le courage de vivre , de fupporter 1'efclavage; ah, que ne peut 1'amour paternel! Mais je fens... que bientöt tu n'auras plus de pere; & je te IaifTerai fans parents, fans appui... dans Ia fervitude...; ma fille, je ne puis te dire qu'un feul mot : fonge que Ia vertu eft Ie premier bien , le premier rang, que Batilde ne doit pas fe permettre la moindre foibleffe, un foupir dont la vertu ne feroit point 1'objer... Tu te trouble, ma fille ! — Non, mon pere... je ne ferai point indigne de vous ; qui que vous foyez, vous êtes pour moi le plus refpectable des mortels: vous, êtes vertueux, & vous favez fouffrir ; mon pere, je vous imiterai... votre fille du moins... pourra mourir. Mais de quels coups vous me frappez! la mort vous enleveroit-elle de mes bras ? Ah ï vivez pour la malheureufe Batilde, pour en être aimé...; foutenez - moi, mon pere, par vos confeils, par vos exemples... ils me font néceffaires. Edmond E 3  los Ba tilde, la preffe contre fon fein , &c Batilde va remplir fes fon&ions domeftiques. Archambaud donnoit fouvent des fêtes magnifiques oh il invitoit les principaux chefs de la Nobleffe Francoife ; c'étoient autant de jours de triomphe pour la beauté de la jeune efclave ; un murmure flatteur prévenoit fon arrivée dans la falie du feftin; fa préfence attachoit tous les yeux, & fur-tout ceux de Ranulphe , Seigneur Auftrafien, envoyé par Sigebert auprès de Clovis. Archambaud le diltinguoit parmi les étrangers qu'il admettoit a fa familiaV rité; il 1'honoroit même de fa conflance. » Seigneur, lui dit Ranulphe, un jou» qu'ils fe promenoient écartés de la foule des courtifans, me feroit-il permis de vous demander pourquoi au faite de la grandeur, 1'égal eh quelque fort-e des Rois, vous paroiffez ne point jouir de votre bonheur, que refle-t-il a defirer a votre ambition ? — L'ambition, Ranulphe , ne fuffit pas pour rendre heureux; votre cceur n'auroit-il jamais connu d'autres fentiments? Ranulphe demeure quelque moment fans répondre : — Seigneur, je fais que la gloire, 1'eftime pu-  AnECDOTE HlSTORiqUE. IO3 blique , 1'amitié peuvent .partager nos vceux. — Sans doute , une fenfibilité éclairée doit éprouver ces befoins: mais Ranulphe... vous ne parlez point de 1'amour ? — L'amour!... 1'amour... ( Ranulphe eft troublé, il continue cependant:) Si Archambaud aimoit, Archambaud feroit aimé ; qui pourroit lui réfifter ? ou vous ne vous êtes pas expliqué , Seigneur.' — Je me fuis tu jufqu'a préient, & je mourrai plutöt que de rompre le filence : je ne m'appuyefai point de mon autorité. Jugez fi je dois aimer, fi je dois brüler ; Pobjet de cette ardeur... qui me coütera la vie, eft cette charmante efclave... Batilde , interrompt Ranulphe avec vivacité ? — Elle-même : j'en ai fait préfent a ma femme ; Pleétrude 1'aime comme fa propre fille , & moi, Ranulphe, je lui fuis attaché par un amour, qu'il m'eft impoffible de vaincre. Je ne me cache pas tout ce que Ia raifon, le devoir font en droit de m'oppofer contre un femblable penchant ; je ne me diflimule point que ma foiblelTe eft criminelle , que mon époufe feule mérite route ma tendreffe. Je connois mon égarement, Ranulphe, & je n'ai pas Ia forcs de m'en E 4  104 Batilde, retirer. L'image de Batilde, fa candeur, fa beauté , fes graces, Pazur de fes beaux yeux, oü le Cielfemble avoir prisplaifir a fe peindre dans fa douce férénité, voila ce qui m'occupe, ce qui remplit mon cceur. J'ai concu plufleurs fois le projet de lui parler; je la vois: & le refpect, la crainte me ferment la bouche; une jeune fille , une efclave fait trembler le Maire du Palais de Neuftrie! Lorfqu'elle me verfe a boire, fa rougeur, fon embarras me charment, mes regards cherchent les fiens, & elle détourne la vue en foupirant. Depuis quelque temps , elle m'approche avec plus de timidité... Non , je ne ferai point fon maïtre pour abufer de fa fituation; j'ignore leur rang; Edmond perfifie a me faire un fecret de fadefiinée...Quelsqu'ilsfoient, ils me fervent, & je dois les protéger; je dois révérer davantage les vertus de Batilde. Tout ce que Phonneur permet a mon amour , c'efi de brifer leurs fers , de les affranchir; ils ne feront enchaïnés ici que par mes bienfaits... Je penfe, Ranulphe , que vous m'approuvez ? Je reconnois, Seigneur, le digne fuccelfeur d'^Ega : mais jettez un voile fur le motif qui vous anime; épargnez a Plecinide  AnECDOTE HIST0R1QÜE. log. le chagrin d'avoir une rivale; que la gé« nérofité feule paroifle vous avoir infpiré dans 1'affranchiffement de vos heus. efclaves; fur-tout, Seigneur, efforcezvous de repoulfer une paffion... Archambaud le regardant d'un ceil inquiet; — Ranulphe... il y a quelques inftants que vous étiez moins févere ? Ils fe quittent tous deux déconcertés, tous deux jaloux, & éperdument amoureux de Batilde. Emma fe trouve avec fon amie. —« Nous fommes feules, ma chere Batilde ! tu m'as quittée bien précipitamment! Ah! que mon cceur étoit impatient de s'épancher dans le tien! J'ai befoin de tes confeils , de ton amitié, de ta compaffion ; il faut que mon ame toute en» tiere fe découvre a tes regards, ( elle court 1'embrafler, &c portant les yeux de tous cötés , ) Batilde, il n'y a que toï qui m'entende... Batilde , plains ton amie; & elle répand des larmes. Batilde lui témoigne tout 1'intérêt dont fon ame douce & tendre étoit fufceptible ; elle cherche a la confoler. Je fuis enfin , lui dit Emma, élairée fur la caufe du trouble qui m'agite ; j'ai pénétré dans les replis de mon cceur, & j'y ai furpris E 5  io6 Batilde, un fentiment bien différent du fentiment pur & innocent qui m'unit è ma chere Batilde !... — Emma, expliquez-vous... — Celt de 1'amour que je reffens, & j'en ferai la malheureufe victime. Alors fes pleurs redoublent. De 1'amour, interrompt Batilde avec une efpece d'agitation ! — Le plus violent... le plus coupable; je manque a la vertu, a la reconnoiffance , a tout. Pledtrude me comble de bienfaits; c'efl: elle qui m'a tirée d'un efclavage odieux pour m'attacher a fa perfonne , pour me faire en quelque fórte chérir ma fervitude ; que dis-je ? elle m'éleve au rang de fon amie, me confie fes penfées les plus fecretes , & j'ofe aimer... Emma regarde Batilde, dont la curiolité impatiente paroit voler au-devant de ce qu'elle va apprendre. Le croiriez-vous, vertueufe amie, reprend Emma? C'elt fon époux, mon maïtre... Archambaud que j'aime..'. Vous aimez Archambaud, s'écrie Batilde ! Avec tranfports , répond Emma, d'autant plus vivement, que je m'efforce de renfermer dans mon fein cette paffion qui fait tous mes tourments , & dont j'ai honte a mes propres yeux.  ANECDO TE IIIS TORI Q_UE. lOJ Concevez, par eet aveu, 1'excès de mon amitié; je vous ré vele... Et il vous aime,'éemande Batilde d'une voix tombante, & ne la laiffant point achever ?.. — Tout m'engage a me flatter qu'il m'aimeroit.... Vous me quittez, Batilde ! vous m'abandonnez ! j'avoue que ce témoignage de ma franchife offenfe votre fageffe : mais ayez pitié d'une amie... Soutenez-moi... elle ne m'entend plus ! elle me fuit! Hélas ! la vertu doit-elle avoir cette févérité ? n'eft-ce pas Ie premier de fes devoirs de fecourir 1'humanité malheureufe? & une femblable paffion n'eft-elle pas le comble du malheur ? Ah!Batilde, Batilde, peut-être n'aurervous pas toujours cette infenlibilité ? II viendra un temps oii vous pourrez corinoitre par votre propre cceur, tout ce que fouffre le mien ; cruelle amie ! je ferai vengée. Archambaud, plus épris chaque jour de fon efclave, obferva qu'elle 1'évitoit avec foin. Elle montroit encore plus de réferve & de circonfpeéHon dans toutes les circonftances qui 1'approchoient de fon maitre. Le Maire entroit-il chez Pleélrude, Batilde trouvoit des prétextes pour s'éloigner; aucun de fes mouE 6  io$ Batilde', vements n'échappoit a la vue penetrante d'un amant. Et quels yeux font plus percants que ceux de 1'amour ? qu'on a eu tort de nous le repréfenter avec un bandeau ! la jaloufie ajoute encore a la vivacité de fes regards. Archambaud rencontre Ranulphe pres de 1'appartement de Batilde & de fon pere; il avoit déja des foupcons: il ne doute plus que ce ne foit 1'amour qui amene en eet endroit le Seigneur Auftrafien, qu'il ne foit ai mé de Batilde. Archambaud d'abord eut écouté toute la fureur de la jaloufie : il fe reflbuvient de fon rang; il retourne fur fes pas, en fe difant dans le fond du cceur : Mes malheurs ne font que trop allures; Batilde aime, me dédaigne , & c'elt Ranulphe qu'on me préfere ! c'elt Ranulphe qui eft aimé.1... Je parlois de les affranchir ! ah 1 qu'ils foient au rang de mes plus vils efclaves! qu'ils rampent dans les travaux les plus humiliants!... éloignons Batilde de ma vue; éloignonsla pour jamais... Eloigner Batilde de mes yeux , lorfqu'elle regne avec tant d'empire fur mon cceur, lorfque fon image y eft gravée fi profondément! laiffer pafler un jour, un jour entier fans  AnECDOTE HISTOElflUE'. IOC) goüter le plaifir de la voir, de Padorer en fecret 1 Paffliger ! appefantir le joug de fa fervitude ! faire couler fes larmes... les larmes de Batilde!... ai-je pu feulement en concevoir la penfée ? Et quand elle feroit aimée de Ranulphe ! quand elle Pairneroit! ai-je oublié qu'on ne peut impofer des loix k fon cceur ? eft-ce a moi de vouloir tyrannifer celui de Batilde? moi, qui ne fuis pas maitre d'öter a la tendreffe un feul de mes fentiments ! moi, pour qui cependant un foupir eft une foibleffe, un crime impardonnable ! Elle me préfere Ranulphe ! &c cette préférence doitelle me furprendre? eft-ce la grandeur qui fait aimer? une efclave n'a-t-elle pas k mes regards plus de charmes que n'en auroient toutes les fouveraines de la terre ?... Je vais les rendre libres..; Peut-être la reconnoiffance produirat-elle ce que n'a pu infpirer 1'amour; Batilde a de la vertu; la vertu eft généreufe : elle fera du moins fenlible a mes bienfaits. Archambaud ordonne qu'on faffe venir Edmond: — Edmond , je vous affranchis, vous & votre fille...; vous pleurez ! ■—. Ah ! Seigneur, pardonnezfi-  iio Batilde, je ne réponds pas en ce moment k Pexcès de vos bontés. Je croyois que 1'efclavage étoit le comble des malheurs : j'éprouve qu'il en eft de plus cruels... Nous ne pourrons profiter de votre générofité, ajoute-t-il en verfant un torrent de larmes; ma fille... — Batilde... eh bien ? Batilde... — Seigneur... elle eft expirante l — Batilde!... — Elle n'a plus , felon les apparences , que quelques heures k vivre. Archambaud eft prêt k perdre 1'ufage des fens ; un de fes efclaves le foutient; il fe releve de eet accablement: — II faut que je la voye, que je voye Batilde; Edmond , conduifezmoi a fon appartement, allons... (& en marchant il lui demande: ) Et d'ou vient ce mal fubit ? — II y a quelque temps, Seigneur, qu'elle eft dévorée d'un fombre chagrin... -—D'un fombre chagrin ! Ah ! dit Archambaud , dans Ie fond de fon ame, elle aime, elle aime Ranulphe ! J'ai employé tout, pourfuit Edmond , follicitations, prieres, menaces , plaintes; rien n'a pu la déterminer a me découvrir Ia caufe de cette mélancolie, qui aujourd'huila précipite au tombeau; ce matin elle a beau-  ANECMTE UISTORiqt/E. III coup pleuré ; elle eft tombée eufuite fans connoiffance dans mes bras..., Oui, Seigneur, 1'unique confolation qui me reftoit dans 1'univers va m'être enlevée ! ma chere fille ! Archambaud embraffe Edmond avec un profond gémiffement: — Sans doute, il eft affreux d'être privé de Batilde! Ils arrivent h fon appartement. Plee-, trude, fuivie de fes efclaves, étoit accourue a fon fecours ; elle la tenoit renverfée fur fon fein; Emma vouloit lui prendre une de fes mains, & il fembloit que Batilde repomToit Emma. Quelle image pour les cceurs feniïbles, pour un amant! un voile détaché , des cheveux blonds épars, le front de Ia beauté même couvert des ombres de la mort, ces yeux enchanteurs, dont Archambaud avoit tant éprouvé la puiffance, fermés a la lumiere, de longues paupieres noires, couchées fur un teint que Ia paleur rendoit encore plus intéreffant! Archambaud s'élance vers Batilde en s'écriant: Batilde .' A ce cri, elle fait un mouvement, r'ouvre les yeux, jette fes regards fur Archambaud, fur Emma, la repoufle encore, öc retombe dans les  ii2 Batilde, bras de Pleftrude. Batilde, quelques inftants après, tend la main a fon pere qui fondoit en pleurs; puis fe tournant vers Archambaud, elle lui dit, en jettant un long foupir : C'efl: vous, Seigneur ! &c elle baifle aufli-töt la tête du cöté de Pleclrude, avec un mouvement de défefpoir. Archambaud eft obligé de fe rendre aux ordres de Clovis qui Tartend ; il revient plulieurs fois fur fes pas pour recommander Batilde avec inftance; & avant que de fortir, il approche d'elle en tremblant, & lui dit tout bas: Vous ferez fatisfaite ; fon pere &Z Plecfrude étoient alors éloignés. Le Roi, dans fon entretien avec Archambaud , fait entrer a chaque inftant 1'éloge de Batilde. Qu'elle eft belle, redit plulieurs fois le Monarque ! & que fa douceur augmente 1'éclat de fes charmes ! qu'on aime a reflentir leur pouvoir ! Comment la nature s'eft-elle plue k combler de tous fes dons une efclave... & quelle Reine n'envieroit Batilder II n'eft pas poflible qu'elle forte d'un fang vulgaire... Archambaud, après 1'Etat, Batilde doit être le premier objet de vos foins. Archambaud, rempli de fa douleur,  Anecüote his tori que 113 goütoit une efpece d'adoucilfement a entendre louer Batilde , & a pouvoir pleurer en liberté devant Ion maitre ; il prodigue de nouvelles louanges, parle avec tranfport des attraits, des vertus de la jeune perfonne , & apprend au Prince qu'il 1'a affranchie elle &c fon pere. Clovis avoit vu Batilde dans plulieurs occafions; il fe hare de congédier fon Miniltre , lui fait part de fes volontés, & répete : Archambaud, que Batilde fixe toutes vos attentions. Plulieurs jours fe palfent dans les crain' tes & dans les larmes. Depuis Archambaud & Plectrude jufqu'au dernier des efclaves, tout adoroit Batilde ; tous les coeurs étoient pénétrés de fa modeltie , de fa beauté, & fur-tout de fa bienfaifance ; il n'y avoit point de malheureux qui ne courüt 1'implorer ; & quand elle étoit forcée de refufer , fes refus mêmes avoient un charme qui leur prêtoit la douceur du bienfait: c'étoit par fes mains que Pleftrude répandoit fes libéralités ; Batilde follicitoit fans ceffe fa compaffion, &c fouvent elle s'étoit privée de les effets les plus nécelfaires pour foulager les pauvres. Archambaud tk fafemme ne quittoient  ïi4 Batilde, point Batilde. Enfin, elle revient a la vie > les allarmes font diffipées ; fa beauté a repris fon éclat; il lui reftoit cependant un air de langueur , qui, peut-être, la rendoit encore plus touchante; elle excitoit eet intérêt que I'on peut appelier le plus doux Sc le plus fort des charmes : c'efl celui qui infpire le fentiment, qui en fait goüter toute la tendreffe , la volupté délicate, d'ou naiffent ces paffions , que , loin de les affoiblir , 1'habitude Sc le temps afFermiffent, Sc qu'on emporte au tombeau. Les premières paroles que prononce Batilde font pour remercier fes bienfaiteurs de fon affranchifTement. Non , Madame , dit-elle a Plectrude, en lui baifant la main , Batilde ne perdra jamais le fouvenir de vos bontés ; elle fera toujours votre efclave; Sc elle regarde Archambaud, foupire, & continue d'une voix embarraffée: Mais, Madame... permettez que je fois employee a votre fervice feul...; je ne fortirai d'auprès de vous, que pour aller confoler la vieilleffe de mon pere ; il a mes fenhments : il vous reflera toujours attaché par les liens de la reconnoiffance. Pleftrude lembraffe. — Batilde, vous n'êtes plus  Anecbo te mis tori que. i ï 5 mon efclave : vous êtes mon amie; vous} Sc Emma que j'affranchis auffi, vous me ferez fupporter 1'ennui, le poids de la grandeur; c'elt dans le fein de toutes deux que ma confiance fe plaira a s'é' pancher. Ma rille, vous ne connoiffez pas les peines qui empoifonncnt les foibles plailirs que procurent Ia fortunc &: le rang ! ce font les perfonnes élevéeï qui ont le plus befoin des douceurs & des confolations de famitié, St la \ n • ne m'eft que trop nécciïair*. Mais, }e vous parle d'Emma; je m'appercois que vous êtes moins liées: d'ott vient ce refroidiffement ? Emma cependant vous aime avec tendreffe; elle vous en a donné des preuves dans votre maladie* — Emma m'eft chere, Madame..., — Sc Batilde ne fera jamais ingrate... — Je veux que vous foyez toujours amies. Emma paroït; Plectrude pourfuit : Erabraffez-vous. Emma court dans les bras de Batilde, qui obéit, Sc repouffe fes larmes; elle fe trouve enfin feule avec fon pere. Qu'avez-vous fait, ma fille , lui demande Edmond , d'un air fonibre Sc mécontent ? Nous fommes libres, Sc nous fommes encore dans ces lieux! tout  ïió Batilde, nous retrace ici notre efclavage; tout nous parle de la flétriffure de la fervitude, nous montre nos fers a peine brifés, & Batilde femble les regretter! Ie nom de maïtre n'offenfe point les oreillesl elle ofe me faire partager fa honte, me prêter la baflefle de fes fentiments, flatter Pleörude & Archambaud de 1'efpoir que la reconnoiflance m'enchainera auprès d'eux! La reconnoiflance n'ordonne point 1'avililTement del'ame;on peut, on doit mourir pour fes bienfaiteurs : mais fervir! quel mot! quelle image il entraine ! ah! ma fille!... je Pai perdue! ma fille eüt été la première a prefler notre départ; ma fille eüt préféré la retraite Ia plus obfcure, une chaumiere , une caverne, une caverne, 1'afyle de k liberté, a ce palais brillant, oü retentit encore le bruit de nos chaines!... va, rampe, fers, connois des maitres ; j'irai moi feul exhaler mon dernier foupir, loin d'un féjour qui m'eft odieux, loin d'une fille... indigne de fa naiflance 1 lache Batilde!... eft-ce a ces tnjits que te reconnoïtroit ta mere } qu'elle eft heureufe de n'être plus! —• O mon pere, mon pere! eft-ce vous qui me percez ainfi le cceur? Et depuis  AnECDOTE HIST0R1QJJE. I17 quand avez-vous découvert en moi des fentiments qui ne répondent point a la noblefle des vötres ? J'avois cru que nous pouvions, fans rougir, augmenter le nombre des heureux qui vivent auprès d'Archambaud & de Plectrude. Eh! quelles font nos reifources? Sans bien, comment foutiendrez-vous vos jours? — Sans 1'honneur, qu'eft-ce que la vie ? Comment j'exifterai ? Je déchirerai le fein de la terre; je 1'arroferai de mes fueurs.de mes larmes; j'enarracherai affez d'aliments pour entretenir notre vie malheureufe... Nous ne ferons point efclaves; (il embralfe fa fille avec une fombre fureur) nous ferons libres. Je te 1'ai déja dit; je m'appercois qu'une fecrete inquiétude te dé vore : voilé l'origine de ta maladie... Ma fille... Ranulphe eft toujours fur tes pas ? —Ranulphe, mon pere... — Tu ne fais point... tu ne dois aimer que la liberté, la vertu, 1'honneur... ton rang...; je t'apprendrai un jour quels font tes droits, tes devoirs; fupporte rinfortune; profire du bienfait d'Archambaud, & fuyons de ce palais. — Je fuis prête a vous obéir; mon pere , je vous fuivrai; oui... je vous fuiyrai... nous nous féparerons pour jamais d'Archambaud.  I I 8 B A T 1 L B E , A ces derniers mots, Batilde laiffe échapper un torrent de larmes, & fon pere va tout préparer pour leur départ. Archambaud cependant livré a fes réflexions, ne pouvoit fe réfoudre au facrifice qu'exigeoit fa générofité. II faut, fe difoit-il,que' je détruife, que j'anéantiffe un penchant qui fait 1'unique douceur de ma vie; que je porte Batilde daas le fein d'un autre; que Ranulphe poffede tant de charmes; & je ferai témoin de la joie de mon rival : je ferai 1'inftrument de fon bonheur!... de fon bonheur.... Encore , fi Batilde n'avoit point aimé, qu'elle eüt été indifférente , qu'elle eüt accablé tous les hommes de fa haine!... mais, c'eft moi feul qu'on détefte; elle ne peut diffimuler fa tendreffe pour Ranulphe; elle me refufe jufqu'aux fentiments de la reconnoiffance, de la compaffion; elle dédaigne de voir les tourments qu'elle caufe...; elle les voit & jouit de mes fouffrances! Eh! oü m'égare un malheureux amour ? Batilde eft vertueufe; il lui eft permis d'aimer Ranulphe ; Ranulphe peut difpofer de fon cceur, de fa main...; mais, moi, je fuis lié a une époufe, que je dois refpecter, adorer.  ANLCDOTE HIST0R1Q.UE. I IQ Si Pleörude lifoit dans mon ame !.. efforcons-nous de lui déguifer mon crime ; ayons la force d'aimer Batilde.., pour elle-même ; foyons aflez maitre de nous pour faire fon bonheur ; qu'elle foit heureufe , Sc qu'au faite de 1'élévation , je fois le plus è plaindre des mortels. Archambaud étoit agité par tous les orages de 1'amour, de la jaloufie , Sc du défefpoir. Pour un moment ou la vertu triomphoit, il y en avoit mille autres bh elle étoit vaincue, Le Maire fait demander un entretien fecret a Ranulphe, qui vient, Sc demeure furpris de la triflefle oh il le trouye plongé : _ Dans quel état vous vois-je , Seigneur ? Ranulphe , vous devez reconnoitre les effets de 1'amour ! Ranulphe , ayez cette noble franchife qui convient a tous deux; fongez que c'efl: a votre ami que vous ouvrirez votre ame... — Ce titre , Seigneur, eft ce qui peut me flatter davantage , & je ferai tout pour le mériter. Parlez ; qu'exigez-vous ? — Une confiance entiere , Sc .dont je n'abuferai point... Ranulphe... vous aimez Batilde ? —. Seigneur... — N'héfitez point a me 1'avouer. — Sei-  120 Batilde, gneur... fa beauté... fa vertu... II eft vrai... que je 1'adore. Vous 1'aimez, s'écrie Archambaud! Ah, Dieu !... pardonnez-moi, Ranulphe, ce mouvement involontaire; il ajoute d'une voix étouffée par la crainte : Et... elle vous aime?... — Je 1'ignore , Seigneur : mais tout i'inftfuit de ma paffion. Archambaud en verfant des pleurs, & fe laiffant aller fur un fiege: — Ranulphe, elle vous aime , je n'en puis plus douter!... je n'en doute point; mais je me combattrai, je me dompterai... je me dompterai, j'engage ici ma parole. Vous favez que je viens de Paffranchir; vous afpirez a 1'époufer ? — Batilde, Seigneur, eft trop vertueufe pour recevoir un autre hommage. — Sans doute, c'eft la vertu même , & je 1'offenfe par une ardeur coupable. Ah! préfentez-moi bien mes devoirs, meserreurs ; dites-moi... que je ne peux 1'aimer... que je dois m'en interdire jufqu'a la penfée , que tous les obftacles...; je mourrai en 1'adorant 1 Vous avez daigné , Seigneur, m'honorer de votre confidence ; permettez-moi de vous plaindre , de vous chérir , de répandre des larmes avec vous... s'il le faut, je fuis prêt a vous , facrifier  'ANECDOTE HISTORiqUE. 121 facrifïer mon amour. — Non , Ranulphe, non, époufez Batilde; moi-même... moi-même, je lui parlerai en votre faveur ; vous connoitrez votre ami.... — Je ne fais point de quels parents elle tient la vie ; mais Batilde... — Ne peut être que d'une naiffance illuftre... Ranulphe , fes vertus, fes charmes ne fontils point au-deffus des titres les plus brillants ? Batilde eft faite pour régner fur votre cceur, fur 1'univers entier; quelle Reine eft égale a Batilde ? N'appercevez point mon trouble, mon défefpoir ; allez, vous ferez content; duffé-je... je vceux faire la félicité de tous deux... je la ferai. Laiffez-moi , laiffez-moi; je voudrois vous cacher è vous, a moimême ce défordre affreux de ma raifon , de tous mes fens. Ranulphe fe retire. Eh bien ! s'écrie Archambaud , me f-us-je affez immolé? J'aipromis... mille fois plus que de m'arracher la vie. Ah ! s'd ne falloit que mourir pour obtenir, un fentiment, un regard de Batilde !..; II eft donc vrai 1 il 1'aime !... il ell aimé ! il ne m'eft plus poffible d'en douter ! malheureux Archambaud.' le foible foulagement de 1'incertitude t'eft Tornt 11, p  122 Batilde] même refufé ! Ah ! cceurs ulcérés & jaloux de ma grandeur , ceffez de me porter envie ; fi vos regards pénétroient dans mon ame..., vous-mêmes feriez touchés de ma peine ! Batilde rencontre Emma , & fe jette dans fes bras en pleurant. — Ma chere Emma... je vaisvous quitter! — Que dites-vous? — Mon pere , depuis notre affranchiffement, 9 formé la réfolution de s'éloigner de ces lieux; il m'emmene avec lui; j'abandonne pour jamais Plectrude ... Archambaud... Archambaud dont lesbienfaits...Emma, que je fuis a plaindre ! — Et font-ils informés du deffein d'Edmond ? — Je crois qu'ils 1'ignorent encore. — Ils ne vous laifferont point partir. — Emma , il faut que je fuive mon pere; je le dois...; des fanglots interrompent Batilde. — Plectrude ne le fouffrira point 1 Batilde , oh trouverez-vous des cceurs qui vous foient plus attachés ? Ce ne font point des maitres : ce font des amis tendres. Je ne vous parle pas du chagrin que me cauferoit notre féparation ; votre fageffe... Ma fageffe, reprend Batilde en regardant Emma , & en foupirant. ■— Elle m'eft néceffaire ; c'efl de vous feule que j'at-  AnECDOTE historiqjue. 123 tends du fecours contre moi-même. Aidez-moi k me guérir d'une paffion qui me rend criminelle a mes propres yeux. Emma... & il paroït toujours vous aimer ? — Je veux rejetter tout ce qui nourrit un tel attachement... Que vous êtes heureufe, ma chere Batilde ! vous ne connoiffez point 1'amour. Je ne le connois pas !... Batilde s'arrête a ce mot; elle continue : Emma... ce départ me fera mourir ; ditesk mon ancien maitre.... il le fera toujours... Emma... mes fers ne font point brifés. Elle alloit pourfuivre , quand un efclave effrayé vient au-devant d'elle. — Hatez-vous de me fuivre; votre pere touche au moment de perdre Ia vie. Mon pere ! — Un fanglier, preffé par des chafleurs, s'eft jetté fur lui, & l'a bleiTé mortellement. Emma foutient Batilde tombée dans fes bras fans connoiffance. A peine eft-elle revenue de fon évanouiflement, qu'elle s'effofce de marcher appuyée fur 1'efclave. Batilde arrivé, cktrouveEdmondbaigné dans fon fang; elle ne peut que s'écrier : O mon pere! & elle eft renverfée k fes pieds. — Reprends te F x  124 Batilde, lens , ma fille , profitons du peu de moments que j'ai a vivre ; tu pleureras ma mort , quand je ne ferai plus qu'une froide cendre. Ecoute-moi, tandis que mon cceur peut encore s'épancher dans le tien, mon ame ne s'eft arrêtée que pour toi feule, que pour les intéréts de ma chere Batilde. Je ne te cacherai point ma lituation , ma fille : je vais mourir. Nous allons être féparés pour toujours; recueille les derniers fentiments du pere le plus tendre. Ton rang , ta familie te font encore inconnus : ce fecret te fera révélé; je vais le confier a la difcrétion d'Archambaud ; c'eft dans fes mains, ma fille, que je te laiffe... — Mon pere... — Je connois Archambaud ; fa probité m'affure qu'il fera ton appui, qüil me remplacera ; il n'abufera point du malheur. Tu refteras auprès de Ple&rude, puifque le Ciel veut que tu habites toujours ces lieux, le monument de notre infortune & de notre ignominie; peut-être eft-ce un de fes bienfaits; ce que tu apprendras pourroit t'infpirer de 1'orgueil, & ce palais te rappellera fans ceffe nos difgraces & tes fers. Quels que foient les deftins, Batilde , fouviens-toi q*-e la  AnECDOTE HISTORISME. 12$ Vertu elt la première dignité. Tgus les titres fe confondent , s'éclipfent; ma hlle, tu Tas éprouvé : mais nos raviffeurs n'ont pu nous öter la noblelfe de I ame; nous 1'avons confervé ce bien précieux fous Ie joug de 1'humiliation , dans les horreurs de la pauvreté. Cette élévation, cette fierté du cceur que rien ne fauroit abattre, voila 1'héritage que tes peres t'ont tranfmis : mérite de Ie polféder. Songe fur-tout que ces foiblelfes attachées a ton fexe, ne font pas faites pour Batilde; peu d'hommes fur la terre font en droit de porter le nom de ton époux; que eet aveu te fuffife. Commande a ton ame d'écarter ces mouvements qu'il faut abandonner aux ames vulgaires; promets-moi de ne pas aimer Ranulphe. — Ranulphe.... Je vous 1'ai dit, mon pere; il m'eft indifférent , odieux. — C'eft affez te parler de tes devoirs, ma chere fille; j'emporte au tombeau la douce idéé que tu feras digne de moi; embraffe ton malheureux pere...; va , lailTe-moi pour quelques moments ; j'attends ici Archambaud. Tu reviendras... tu recevras mes derniers foupirs. Emma avoit fuiyi de loin fon amie; F 3  126 Ba tilde, elle la prend dans fes bras , & mêle fes larmes aux Hennes. Archambaud s'étoit rendu auprès d'Edmond. — Seigneur, pardonnez, fi je vous ai prié de venir me voir. — Edmond, vous n'êtes plus mon efclave, vous êtes un homme libre; Sc quand vous n'auriez a mes regards que le titre de malheureux, je prendrois plaifir a vousmarquer de la déférence... vous êtes le pere de Batilde. ( Ce fut avec un foupir que le Maire prononca ce nom. ) Votre état me touche, pourfuit-il; j'employerai tout pour hater votre guérifon; Edmond , vous m'êtes cher. — Je fuis fenfible, Seigneur, a ces témoignages de bonté: mais ne parlez point de me guérir; le fonge de la vie elt fini pour moi; j'ai defiré votre préfence, pour vous communiquer des fecrets importants. — Vous pouvez me les confier; c'elt dans le fein de Phonneur Sc de 1'amitié que vous les répandrez. — Je ne doute point, Seigneur, de votre probité, Sc je ne veux point d'autre garant entre nous, votre amitié m'eüt honoré : mais vous ne m'avez vu.... qu'un vil efclave... vous ne faviez pas quelles mains portoient vos fers. —  AnECDOTE H1ST0R1QUE. J'aurois cruofTenfer 1'humanité, fij'euffe voulu employer avec vous 1'autorité de maltre; malgré mon extréme envie d'être éclairé fur votre fort, fur celui de votre fille , j'ai refpe&é votre filence... Le pere de Batilde ne peut être que d'une naiffance élevée. —- Seigneur, je fuis né dans ce rang auquel cedent tous les autres... Vous voyez... vous voyez le plus malheureux des hommes, & un des'premiers Rois de 1'Angleterre. — Qu'entends-je, Seigneur ? Batilde eft Ia fille d'un Roi!... O Ciel! ókpourquoi m'avez-vous privé du plailir de vous offrir mes hommages ? Batilde eft la fille d'un Souverain ! Du Monarque le plus infortuné. Apprenez mes horribles revers , & jugez Ci je les ai foutenus avec courage. Edmond fe fouleve, s'appuye fur un bras, & continue ainfi, en rappellant fes forces: Oui, Seigneur, le Tröne a été mon berceau. Mon aïeul eft Ethelbert, Roi de Kent; je fuis ce malheureux Ermenfred... — Le frere d Ercombert ! — Lui-même, que ce frere dénaturé a contraint d'abandonner fes Etats; au mépris de mes droits, ma Couronne a pafte fur F 4  i28 Batilde, fatête;Iavictoires'eltobitinéeafavorifer 1'injuftice & 1'ufurpation; tout m'a trahi, tout s'eft rangé du parti d'Ercombert J J'ai vu, Seigneur, j'ai vu égorger ibus mes propres yeux, ma femme, deux enfants, héritiers de mon fceptre, & qui fans doute auroient vengé leur pere ! La feule Batilde me reftoit; un efclave, qui nous étoit dévoué, dérobafon enfance aux recherches de nos perfécuteurs. Mes partifans... je n'en avois plus, j'étois malheureux; un Souverain dans la difgrace ne differe guere du dernier des infortunés. Hélas! j'étois Ie plus a plaindre des hommes ! Je me fauve dans les montagnes d'Ecoffe , emportant ma fille dans mes bras; un autre nous fert d'a-« fyle! les premiers regards de Batilde s'ouvrent fur le tableau effrayant de 1'adverfité; c'eft dans Popprobre & les fouffrances même de la mifere, qu'eft élevée la fille des Rois; voila ou elle a puifé le peu de vertus, qui feront fon partage, oh elle a appris k fupporter avec fermeté les caprices de 1'aveugle fortune, k conferver la feule grandeur qu'on ne puiffe nous ravir, la grandeur de 1'ame. Combien de fois ai-je pleuré fur fon fort , quand j'oppofois au  'AnECDOTE HISTORICUS. 120 mien une inflexibilité opiniatre ] L'amour paternel & la foif de la vengeance étoientles deux paffions qui foutenoient mes jours , qui m'enflammoient; je n'ai pu fatisfaire 1'une, & je n'ai contenté 1'autre que fbiblemenr... Ma fille a été efclave ; vous avez fait tomber fes fers : mais elle n'eft pas Reine, & j'expire' fans cette efpérance; je ne lui Iaifle que la vie, & 1'exemple de la vertu malheureufe & inébranlable. Ce n'étoit pas afiez d'avoir perdu le Tröne, ma familie , 1'efpoir de remonter au rang de mes peres, & de punir un frere coupable : j'étois réfervé a de nouveaux coups. Ilfembloit que la forrune infatiable de mes peines & de mes humiliations, yoülüt encore me difputer eet antre que je partageois avec des bêtes féroces moins mielies qu'Ercombert. Des brigands defcendant fur ces bords , nous arrachentde cettedemeure fauvage,moi & ma fille, nous traïnent enchainés fur leur vaiffeau, & nous expofent en vente comme les plus vils des humains; un de vos Officiers nous achete... nous fervons! (A ce mot des larmes échappent a Edmond.) Au moment que vous F S  130 Batilde, nous affranchiflez, j'apprends que PUfurpateur a ceffé de vivre, que la brigue & Pardeur de régner divifent fes fils; j'allois avec ma nïle , réveiller la foi & le zele endormis dans le cceur de mes fujets, éprouver s'il étoit poffible qu'il me fut refté des amis !... & je meurs! le Ciel fe déclare contre moi; c'elt ainfi qu'il fe joue de nos projets, de nos vceux! il s'oppofe au bonheur de Batilde! Je lui ai toujours caché fes parents & fa naiffance ; je craignois que quelque indifcrétion ne Pexpofat a la fureur vigilante de mon frere & de fes enfants; & j'attendois qu'elle eüt atteint un age plus propre a une confidence aulfi importante; c'eft è votre prudence éclairée, Seigneur, a décider quand il fera temps de lui révéler ce grand fecret. Seigneur, répond Archambaud, m'avez-vous fi peu connu, que vous ayiez balance un infïant a me découvrir qui vous étiez ? Vous efclaves; vous faits pour être Pobjet de mes foins refpectueux!... c'eft a Batilde a commander.. i — Vous favez, Archambaud, que des intéréts politiques lioient Clovis avec le perfide Ercombert. Je croyois avoir  AziECDOTE HISTORIQUE. 13? tout a craindre en me découvrant a Ia Cour de Neuftrie; j'ai mieux aimé m'abaiffer, ramper dans la fervitude; vous jugez combien ma fille m'eft chere : il s'agiflbit de conferver fes jours... elle vit; daignez prendre mes fentiments pour elle. — Seigneur , rien n'égalera mon refpect, ma tendreffe; &quin'adoreroit Batilde?... Archambaud étoit pret a fe trahir; il reprend : fa vertu... -—Sa vertu, fi vous ne 1'appuyez, ne luffit point pour la préferver des pieges de fon cceur & de fa jeuneffe, & Ion epoux ne peut être qu'un Souverain^ou quelqu'un qui foit prefque Pégal d'un Monarque, qui, comme vous, aitle droit de s'affeoir fur les premiers degres du Tröne; ( Archambaud ne peut retenir un foupir) qu'elle foit 1'amie, Ia hlle de la genéreufe Pleftrude; empêchez fur-tout que Ranulphe... — \\ ne 1'époufera point, Seigneur.... perfonne... Batilde fera traitée avec tous les égards qui lui font dus : n'en doutez point ; mais... permettez que je vous quitte ; je veux qu'on vous tranfporte dans mon appartement.... — Je vous rends graces, Archambaud, de vos attentions ; elles éclaireroient un F 6  i3* Batilde, myftere qui doit n'être fu que de vous. Je puis mourir ici. Qu'ai-je befoin en ce moment de 1'éclat des gra'ndeurs ? Hélas! quarante ans d'adverfité ne m'ontils pas appris que je n erois qu'un homme, & que le choix des lieux importe peu a nos derniers foupirs ? Réfervez vosbontés pour ma fille... qu'elle vienne fermer mes yeux. Archambaud fe fépare d'Edmond en lui cachant fa douleur; il rencontre fur fon pafTage plufieurs de fes efclaves; il ne peut s'empêcher de leur dire : Je veux que tout ici confidere Batilde, la refpefte, lui foit foumis; après Pleclrude... elle eft faite pour vous donner des loix. Batilde s'offre a fes regards; elle alloit chez fon pere. Oui, pourfuit le Maire, tout dans ces lieux, Madame... vous obéira, & fuivra mon exemple ; votre fituation me pénetre... Batilde... croyez qu'Archambaud fent tous vos malheurs, &c qu'il voudroit les réparer. II la quitte, & s'accufe bientöt en fecret d'en avoir trop dit. Batilde, au milieu de fon défefpoir, avoit été frappée du trouble & du difcours d'Archambaud; elle n'en démêloit point le fens;  Anecdqte msTORiquE. 133 toutes ces idees ont bientöt fait place au fpecïacle cruel qui 1'accable; elle trouve Edmond expirant, qui n'a que Ja force de lui tendre la main, & qui tombe enfuite dans fes bras, & meurt fans pouvoir lui parler. Pleörude cherchoit a confoler Batilde : elle lui fervoit de mere; Archambaud avoit confié a fa femme le fecret de la naifiance de la fille d'Edmond. U couvroit de ce prétexte impofant aux yeux de Plectrude , tous les fentiments & les egards fans nombre qu'il laiffoit echapper en faveur de Batilde. Sa paffion augmentoit, quoiqu'il fit fur luimême des efforts prodigieux pour 1'étouffer & Ia détruire. Ranulphe voulut lui rappeller fa promeffe: Tout eft changé, lui répond Archambaud, d'un ton qui déceloit fon embarras. —- Ne m'aviez-vous pas, Seigneur, donné votre parole } —. Je ne m'en défends point : je la remplirois, s'il étoit en mon pouvoir; accufez la fortune : c'eft elle qui met un obftacle invincible a vos vceux. — Que dites-vous? -—Qu'il faut renoncer, & pour jamais, a vos préten-: tions fur Batilde; qu'il vous fuffife de favoir qu'elle ne fera point, & qu'elle  i34 Batilde, ne peut être votre époufe. — Et c'eft vous , Seigneur , qui me portez ces coups!... ft votre dignité... L'Auftrafien fait, a ce mot, éclater quelque emportement. — Vous oubliez que vous parlez au Maire du Palais de Neuftrie... Je fuis prêt a vous offrir tous les genres de fatisfa&ion que 1'honneur exige; je fuis Francois, Ranulphe : c'eft vous dire que je ne fais point me prévaloir de mon rang, pour refufer de me mefurer avec qui que ce foit; mais je vous le redirois, les armes a Ja main : Batilde n'eft point... vous ne pouvez 1'époufer; gardez-vous de croire que j'écoute ici ma paffion; Archambaud ne connoït point ces mouvements honteux. Vous-même me rendrez juftice, quand vous faurez les raifons qui s'oppofent a ce mariage...; unÉour, elles feront publiques. * Le Maire n'attend pas la réponfe de fon rival; il 1'abandonne aux foupcons qu'il eft permis a un amant jaloux de concevoir. Ah, cruel ! s'écrie Ranulphe, livré feul a fes tranfports! quelles raifons détruifent mon bonheur, li ce n'eft ton criminel amour? Voila, ce qui te fait  Anecdote historique. 135 trahir ta promefle l Tu parles de me fatisfaire! je me baignerois dans ton fang; je percerois ton cceur, ton perfide cceur: ferois-je plus heureux ? Batilde accepteroit-elle ma main? fachons ce que je dois craindre, ou ce que je dois efpérer, fi 1'amour ne me favorife pas... du moins, j'aurai pour moi Ia vengéance. Ranulphe écrit plulieurs lettres a Batilde , qui les renvoye avec hauteur. Elle étoit toujours auprès de Pleftrude, firyant même les occafions de parIer au Maire; la mort d'Edmond avoit approfondi les progrès de fa mélancolie; 1'image de ce pere infortuné ne fortoit point de fon cceur; la feule Emma recevoit fes larmes. Toutes deux étoient les objets de Famitié de leur ancienne maïtreflê. Une maladie de langueur vient atraquer les jours de Pépoufe d'Archambaud ; c'efl: alors qu'éclate dans route fon activité & fa délicatefle la fenfibilité de Batilde. Impatiente de prodiguer fes foins a fa bienfaictrice, elle s'abaifle avec ardeur aux fonftions de la derniere des efclaves ; toujours Ia plus prompte a fervir Pleétrude, occupée d'imaginer quelque foulagement qui adou-  136 Batilde; ciffe fes maux, s'ils ne pouvoit les guérir; remplie de ces moindres attentions li elfentielles pour le fentiment, ayant 1'ame fans ceffe furveillante au plus foible figne, a un foupir , k un regard de fon amie, empreffée de la fecourir,de la conloler, &c croyant n'acquitter jamais la reconnoiflance, ni cette humanité li compatilfante , fi généreufe, fi pleine de charmes dans un cceur qu'on pouvoit appeller fon fan&uaire : telle fe montroit Batilde aux yeux de tout ce qui environnoit Plectrude, & k ceux d'Archambaud lui-même. Que tant de vertus enflammoient fon amour, & que 1'eflime ajoute k la tendreffe! Plectrude, malgré tous les foins vigilants de Batilde, ne put fe dérober k fa malheureufe deftinée: elle expira dans fes bras, en la recommandant, ainfi qu'Emma, a fon mari; ce furent fes dernieres paroles. Cette mort apporta avec foi des changements inattendus, qui donnoient une nouvelle face k Ia fituation d'Archambaud. II confacra fes premiers moments a des regrets légitimes. En effet, Plectrude les méritoit: alliée par fa mere k la Mailbn royale, elle réuniffoit a la  AnECDOTE HISTORIQUE. 137 plus haute naiffance , des agréments, de la vertu , Sc une douceur inflnie qui 1'avoit rendue chere a fon époux : mais la nouvelle paffion qui 1'occupoit, ne tarda point k triompher de fa douleur; le temps du deuil n'étoit pasexpiré, que fon cceur s'étoit déja r'ouvert a des fentiments qui repouffoient, Sc alloient détruire 1'image de fa femme. Galfonte, fceur de Plectrude, prit fa place dans le palais du Maire; elle voulut bien fe charger de 1'admininration domeftique; Batilde Sc Emma jotiirent auprès d'elle des mêmes avantages Sc de la même conlidération; elles retrouverent, en quelque forte, dans Galfonte, 1'amie que Ia mort leur avoit enlevée. Toutes les illufions de 1'amour vinrent alors éblouir les yeux d'Emma: elle voyoit fa tendreffe exempte de crime Sc de reproche, juflifiée par la mort de Pleörude; elle fe voyoit aimée d'Archambaud , élevée au rang de fon époufe ; c'étoit le féduifant tableau que fans ceffe elle fe repréfentoit. Ma chere Batilde , difoit-elle , je puis m'abandonner fans remords au penchant qui me domine plus que jamais ; je puis aimer Archambaud.., je ne doute pas qu'il ne  138 Batilde, partage mes fentiments. Vous n'en doutez pas , interrompt vivement Batilde ? —- Je me fuis appercue qu'il cherchoit a me parler en fecret... Tu ne crains point que je démente cette vertu, que ton exemple fortine; (Batilde foupire) mais il m'eft permis de me livrer a des efpérances qui concilient mon amour & mon devoir; ma familie étoit diftinguée dans la Thuringe, ma patrie ; 1'humiliation de 1'efclave n'exifte plus; & d'ailleurs, que font les rangs , les grandeurs aux yeux de 1'amour? N'avons-nous pas vu un Monarque, (*) Chérebert, époufer les filles d'un ouvrier en laine ? Vénérande , première femme de Gontran, étoit née dans la fervitude , & d'un pere domeftique & ferf du Roi. La fageffe ne s'oppofe plus aux idéés flatteufes que je pourrois concevoir... Mais que voisje ? la paleur fur ton vifage! Batilde perd connoiffance : Emma s'empreffe de la fecourir : Ce n'eft rien, lui dit Batilde, revenuede fon évanouif- _ (*) Chérebert, Rti de France , fils de Clotaire I, époufa Miroflede, 6c Marcouefve, Wies d'un ouvrier en laine, enfuite Tudeeilo«, hlle d'un berger.  Anecdote historique. 139 fement; vos fecours... Ah! ne me rappellez point a la vie; ce ne fera pour moi qu'un tilTu éternel de chagrins. — Vous pleurez, Batilde! — Je pleure... Emma... c'eft une fuite de ce mal qui m'a faifie!... je fuis fi malheureufe!... Emma... je vous qviitte... j'ai befoin de repos...; elle ajoute en fe retirant: Hélas! il ne fera jamais dans mon cceur! Enfin, Archambaud a réfolu d'écouter un amour qui n'a plus que de foibles obftacles a combattre; la bienféance eft fatisfaite; un an s'eft écoulé depuis la mort de Plectrude; il s'étoit arrêté d'abord au projet d'employer Emma pour déclarer fa paffion a Batilde; c'étoit la vraie caufe de toutes ces marqués particulieres de bienveillance qui avoient abufé la malheureufe Emma; il forme le deflein de n'avoir d'autre interprete de fa tendrefle que lui-même. Qui en pariera mieux que moi, fe ditil avant que de tenter cette démarche ? Qui pourroit révéler avec autant d'intérêt a Batilde, tout ce qu'elle m'a infpiré ? Je vais donc lui faire un aveu, trop long-temps retenu! je vais lui offrir & mon cceur & ma main, lui apprendre qui elle eft, les volontés de fon  i4° Ba tilde, pere; elle faura qu'après Clovis, Archambaud feul peut ofer prétendre a devenir fon époux. Aurois - je encore a craindre Ranulphe ? La fille des Rois s'oublieroit-elle au point de facrifier k fon amour ?... Quelle erreur va m'échapper! Et n'ai-je pas regardé Batilde comme une fille obfcure, comme une efclave , deftinée par fa naiffance a porter des fers? Et ne 1'ai-je pas adorée? N'a-t-elle pas pris fur moi un empire abfolu? Oh m'égare un penchant... qui me rendra peut-être le plus malheureux des hommes? Si j'allois effuyer un refus, augmenter le triomphe de mon rival, lui faire voir par le mépris de mes vceux, combien ileftaimé, ajouter la honte aux tourments qui m'accablent!... L'autorité efl dans mes mains : je trainerai Batilde au pied des autels; je 1'obligerai a m'accepter pour fon époux. Oui,elle fera ma femme; les loix, Ia Religion, la metrront dans mes bras; je releve Batilde k fa place; fi Edmond vivoit, Edmond feroit le premier k preffer cette alliance; je ferai... le perfécuteur de Batilde, fon plus cruel ennemi, fon dételtable raviffeur, plus barbare cent fois que les pirates qui Fa-  ANECDO TE HISTORIQUE. 141 voient enlevée & chargée de chaïnes!... Eh! pourquoi ai-je rompu fes fers ? Quelle eft ma générofité ?... Batilde verra mes larmes, mon défefpoir; elle lira dans mon cceur; je 1 'emporterai fur Ranulphe ; Ranulphe aimeroit-il comme moi ? Ah! Batilde, il n'y a que mon amour qui puiffe mériter vos regards, & c'eft par eet amour que je veux vous plaire.' Qui fur la terre adore plus qu'Archambaud vos graces, vos vertus ? Qui fent davantage le bonheur d'obtenir un regard de vos yeux, de vous idolatrer. II vous falloit une couronne ; vous ne ferezpas Reine; mais 1'époufe d Archambaud ne connoitra au-deiïus d'elle que 1'époufe de Clovis; votre pere vous étoit cher; la vertu eft le premier fentiment qui vous anime: je vais vous confier le fecret de votre familie; vous en ferez digne. Archambaud , impatient de répandre une ame qui ne pouvoit plus fe captiver, court chez Galfonte; il y trouve Batilde, qui, a fon approche, veut fe retirer: — Arrêtez, Madame, il eft temps de parler, de vous inftruire de ce que je ne dois plus vous cacher : fachez... Le Maire eft forcé de refter a ce mof;  142 Batilde, des ordres preffants de Clovis 1'appel- lent a 1'inftant même au palais; il y vole dans 1'efpérance de re venir le précipi- ter aux pieds de Batilde, & de lui tout déclarer. Archambaud , lui dit le Prince, je vous ai envoyé chercher pour une affaire , qui peut-être m'intérelTe autant que celles de 1'Etat, & elle ne lui eft point indifférente: il s'agit du choix d'une Reine que je veux donner a mes fujets ; la prudence & le zele ont toujours dicté vos avis, & jamais je n'ai eu plus befoin de vos lumieres. Si je ne confultois que 1'amour, je ferois bientöt décidé ; il y a long-temps que mon cceur s'eft déterminé : mais je fuis Roi; mon peuple m'eft cher; je lais tout ce que je dois a la grandeur fuprême, & il faut accorder 1'amant & le fouverain. Connoiffez la lituation de mon ame : j'aime depuis deux ans , j'aime un objet, que tout condamne aux regards fuperbes du Monarque; il réunit la beauté, la vertu , la jeuneffe, toutes les graces... Le Maire éprouve une crainte fecrete. Le Roi pourfuit: C'eft une femme' accomplie : mais elle a été efclave; j'ignore qui elle peut être; &, felon les ap-  ANECDOTE ffISTORIQUE. I43 parences, fa condition ne fauroit jamais 1'approcher du Tröne. Archambaud fe trouble, palit, tremble; Clovis continue : Cette femme que j'adore, qui me coütera la vie, li mon rang me force h lui immoler mon bonheur, tous mes vceux, c'eft votre ancienne efclave, Batilde. Batilde , s'écrie Archambaud, du fond de 1'ame! — Oui, répond le Monarque, Batilde elle-même; je ne puis vivre fans la pofféder. Je prévois tout ce que vous m'allezoppofer. Je ne m'appuyerai point de Pexemple de quelques-uns de mes prédécefleurs: Archambaud, je me traite avec févérité...; mais Batilde eft tout ce que je vois, tout ce que j'aime; Ranulphe m'a parlé avec tranfport de fes charmes , de fes vertus, de fon efprit, de cette aimable modeftie qui la rend encore plus belle ; la nature 1'a délignée Reine ; le tröne lui appartient. M'arrêterai-je a des conventions qui ne font point des loix ? Hélas ! Archambaud, je fens que je 1'adore... que je mourrai, li Batilde n'eft point mon époufe, & cependant je fuis Roi, je regne fur les Francois, & je ne veux rien perdre de ce relpect qui m'eft dü, ni de cette con-  144 Batilde, lidération perlbnnelle qui me flatte autant que Péclat du diadême; je veux mériter 1'honneur de defcendre du grand Clovis. Vous êtes un Miniftre éclairé; vous êtes mon ami; que 1'un & 1'autre prononcent fur mes devoirs & fur mon bonheur; fouvenez-vous que Clovis eft le plus tendre & le plus paflionné des amants : mais n'oubliez point qu'il eft Roi; allez, j'attends tout de la décilïon de votre amitié & de votre fageffe; fongez que je m'abandonne a vos confeils, & revenez promptement me déterminer fur 1'action la plus importante de ma vie. On n'effayera point d'exprimer les divers mouvements qui agiterent Archambaud ; jamais le cceur humain ne fut déchiré par une fituation plus cruelle & plus terrible. Le malheureux amant de Batilde revient, livré k tous les orages de fa paffion ; il va, parcourt fes appartements avec une fombre fureur, y répand une confternation générale ; fes efclaves intimidés ,s'écartent k fon afpeft; il va s'enfermer dans un cabinet folitaire ; & la il exhale enfin des tranfports que la préfence du Roi avoit trop long-temps captivés. Le  AnECDOTE HIST0R1Q.UE. I45 Le Maire s'écrie , après un long filence : Quel coup de foudre! eft-ce un fonge ? 1'ai-je bien entendu ? Clovis... Clovis aime Batilde! il veut 1'époufer , au moment que j'allois a fes pieds !... il ne l'époufera point. Mon maïtre , 1'Etat me font chers : mais Batilde n'eft pas un bien qu'on puifle céder; c'eft moi qui ferai fon mari, fon amant...; content de Fadorer... le fecret d'Edmond reftera enfeveli dans mon cceur ; je ne vivrai que pour reflentir tout le charme d'une tendrefle... Et j'aime le Roi, mon devoir, Batilde , quand d'un mot, d'un feul mot je wis Iibre de 1'élever au Tröne, de faire le bonheur de Clovis, celui de Ia Neuftrie , en lu£ donnant une Reine , le modele des vertus ! quand je puis faire le bonheur de Batilde elle-même, je balance ! j'écoute mon amour! Archambaud 1'emporte fur Ie Maire du Palais ! ( il femble réfléchir profondément, & fe leve enfuite avec précipitation. ) Archambaud fera vaincu. Batilde , vous régnerez; j'attacherai le bandeau royal fur votre front; vous faurez un jour... que j'expirai pour vous. Ah ! c'eft vous donner mille fois plus que ma vie,,. Batilde... ingrate ! Tornt II, G  146 Ba tilde, ce Ranulphe que tu me préférois, feroit- il capable d'une pareille aftion. J'arrache mon cceur même; je ne me remplis que de toi, de toi feule... Archambaud retombe fur fon fiege , la tête appuyée fur les deux mains, & en pleurant avec amertume; un inftant après, il fe leve avec violence. Non , il n'eft pas poffible... il n'eft pas poffible... Roi, peuple, que me demandez- vous ? Ah! demandez mes jours, toutmon fang; ils font a vous: mais vous facrifïer... tout ce que j'aime!... Tout ce que j'aime ! eh ! fi je 1'aimois, héfiterois-je a la porter fur le Tröne ? N'eft-ce pas une place due a fa beauté , a fa condition , k fon mérite perfonnel ? Je trahis fon pere , la vérité , fhonneur, 1'Ètat, le monde entier qui a befoin d'admirer la vertu affife au premier rang. Puis-je offrir une coutonne a Batilde ? tk il n'y a qu'une couronne qui puiffe parer ce front fi plein de charmes. Quel plaifirpour mon ame fenfible d'entendre dire de tous cötés : m Archambaud eft digne de notre re» connoiffance & de notre amour ; »> c'eft a fon choix que nous fommes rew deyables d'une Reine que nous chérif-  ANECDOTE H1ST0RICIUE. I47 » (ons, que nous adorons; elle eiïiiye » les larmes de 1'infortuné; elle ranime » le pauvre; c'eft un ange de bienfai» fance envoyé par Ie Ciel pour con» foler cette terre malheureufe; après » Dieu , c'eft Batilde que nous nom» mons dans nos prieres..." J'entendrai ces acclamations. Si je ne puis goüter la félicité publique, du moins elle fera mon ouvrage; je ferviraj 1'Etat; je ferai fa vidime ; j'en mourrai...' j'aurai fait mon devoir. II retourne auprès de Clovis : — Votre choix, Seigneur, eft fixé. Archambaud s'arrête a ces mots, furpris d'un failiffement affreux ; on diroit que fon ame va lui échapper; il cherche a déguifer fon émotion; &c par un effort prodigieux fur lui-même , il reprend : Batilde , Seigneur , mérite votre tendreffe & votre main ; elle eft votre égale; fon pere étoit fils de Roi , Roi lui-même , le frere d'Ercombert. Edmond étoit inftruit que des raifons d'Etat uniffoient 1'ufurpateur & la Cour de Neuftrie; il craignoit que Ia politique ne vous obligeat de feconder la fureur de fon frere : c'eft ce qui engageoit ce malheureux Prince a nous caG 1  148 Batilde, cher fon fort ; il m'a tout révélé en mourant; je balancois a découvrir fon fecret aux regards de mon maitre : mais, Seigneur, vous aimez Batilde; vous la protégerez; vous la vengerez de la fortune ; qu'elle partage le Tröne avec vous... Pour moi, Seigneur, j'ofe vous demander un prix de mes foibles fervices : fouffrez que je me retire... Vous me quitteriez , Archambaud , quand Clovis & 1'Empire vont vous devoir leur félicité ! Jouiffez de votre ouvrage... De quelle joie je reffens 1'ivreffe 1 Quoi! je puis époufer Batilde ! Batilde régnera fur la Neuftrie, comme elle regne fur mon cceur ! Ah ! fous les Francois auront mes fentiments, mes tranfports; tout 1'univers adorera, comme moi , Batilde. Archambaud , comment pourrai-je acquitter un tel bienfait ? Soyez mon ami. Allez, faites tout préparer pour un hyménée dont je ne faurois trop-töt hater 1'heureux inftant; que Batilde apprenne par vous fon élevation. — Seigneur... permettez... —. Archambaud, c'elt a vous de la prévenir fur fes nouveaux deftins : vous en êtes 1'auteur... _ Daignez , Seigneur, honorer un autre,.. -- Je vous  ANECDOTE HISTORIQUE. I4Q Pai dit: vous devez recueillir le fruit de vos bienfaits; goütez le prix de Ia reconnoilTance. Volez, ne différez point. Je compte, par les tourments les plus cruels, les moments ou Batilde n'eft point Reine. Archambaud vouloit encore répondre : les courtifans entrent chez le Monarque ; il renvoye fon Miniftre en lui difant: Ayez foin que mes ordres foient promptement exécutés. II fembloit que la forrune prit plailir k créer des événements linguliers, qui fuflent autant d'épreuves toujours plus accablantes pour le Maire. Ce n'étoit point affez qu'il domptat une ardeur que les contrariétés enflammoient ; il falloit qu'il apprit lui-même k Batilde le changement de fa deftinée, qu'il la mït dans les bras de Clovis. Quelle lituation terrible pour un amant paflionné ! Batilde & Emma furent bientöt informées des mouvements de défefpoir auxquels , de retour dans fon palais, Archambaud s'étoit abandonné ; le bruit en étoit parvenu jufqu'aux oreilles de Galfonte; tout partageoit fes allarmes ; • on craignoit qu'il n'eüt effuyé une difG 3  150 Batilde, grace : on n'imagine point qu'il puifTe etre d'autres malheurs pour ces infortunés qu'un efclavage pompeux attaché au fervice des cours, &c qui, loin de mériter notre envie , doivent peut-être .exciter plutöt notre compaffion. Ce jour, s'écrie Archambaud livré a lui-même , va offrir au monde un fpectacle, que, fans doute, il n'a point encore vu. Qu'eft-ce que la vertu, la généroiité peuvent exiger de plus du cceur humain ? J'adore , j'idolatre Batilde ; Batilde eft tout pour moi ? En me taifant fur fa naiffance , je pofledois fes charmes ; je devenois fon époux...; &c moi-même, par un mot, j'enfonce dans mon cceur mille coups de poignards ! j'immole mon amour... pour jamais ! je ne m'occupe que de la gloire de Batilde , du bonheur de 1'Empire ! & c'eft moi! c'eft moi qui dois lui annoncer qu'il faut qu'elle rende un autre heureux, qu'elle époufe un autre, tandis... N'ai-je point dans les combats appris a mourir ? Ah ! je n'y pouvois trouver une mort auffi affreufe! O mon maïtre ! ö Neuftrie ! ö devoir ! êtes-vous contents ? Quel facrifice refte-Hl encore a vous faire ?  Anecdote historique. 151 II va, fuivi d'un nornbre de courtifans, a 1'appartement de Batilde; & rappellant toutes les forces de fa raifon : — J'ai fait peu, Madame, en brifant vos fers : votre beauté , votre vertu , votre naiffance méritoient un prix plus éclatant, & je viens vous Ie préfenter, Ün mouvement général de curiofïté s'empare de 1'afTemblée; Batilde étoit demeurée interdite. Archambaud s'adreffant k fes efclaves: — ObéifTez. Ils fortent & rentrent quelques moments après, en remettant au Maire un coffre d'une matierè précieufe. II 1'ouvre. Voici, Madame, pourfuit-il, le bandeau des Rois; foufFrez que je 1'attache fur votre front; ce fceptre doit être embelli par vos mains. Nouvel étonnement de la part de Batilde : Archambaud fe tourne vers les fpettateurs frappés d'une égale furprife : Vous voyez une fouveraine , votre Reine , Ia Reine de Neuftrie , Pépoufe de Clovis, & Ie premier je lui ren ds hommage. II fe profterne devant Batilde. — Seigneur, que faites-vous ? — Mon devoir, Madame.,.; c'efl a vous de faire le G 4  152 Batilde, votre. Le Roi depuis long-temps vous aime; il vous offre aujourd'hui fa main; elle vous eft due. II m'eft permis de publier Ie fecretque votre pere m'a confié en mourant; fes vceux font remplis : Clovis couronne en vous la petite-fille d'Ethelbert, la fille d'Ermenfred...; fongez qu'il n'eft point pour Ba* tilde d'autre époux qu'un Monarque. Seigneur, replique Batilde, en faifant quelques pas vers Archambaud , qui fe retiroit, fouffrez... de grace... la douleur lui coupe la voix; le Maire s'arrête, fixe fur elle un regard attendri, & avec un foupir : — Clovis feul eft digne de votre amour. A ces dernieres paroles, il quitte 1'affemblée toujours plus accablée d'étonnement, & fe précipite vers un cabinet dont il ferme la porte fur lui. Galfonte &c Emma enchantées de 1'élévation de Batilde , répandent dans fon fein route leur joie , & Ia félicitent fur fa grandeur; des larmes , la défolation même eft la feule réponfe de la Princeffe; elle tombe évanouie dans leurs bras. On ne fauroit repréfenter 1'étathorrible oü fe trouvoit le Maire, les dé-  Anecdote historique~. 153 chirements qu'il éprouvoit, tous les foulevements de fon ame; il expiroit dans les fanglots; il poulïbit des cris; il fe jettoit en pleurant fur un liege , fe relevoit avec toute la fureur du défefpoir, marchoit précipitamment, reftoit immobile comme un homme frappé du tonnerre, ne prononcoit que le nom de Batilde. Qu'ai-je fait, s'écrie-t-il,revenu un peu du délire de fa paffion ? qu'ai-je fait ?.. mon devoir. II n'eft plus temps de me rappeller le palfé. Cette femme qui fut mon efclave, que j'adorois... que j'aime encore , eft aujourd'hui ma fouveraine ! voila 1'image qui doit entrer dans mon cceur...; & quel eft mon facrifice ? étois-je aimé ? C'eft Ranulphe, c'eft elle que j'ai immolée; je le fens trop : la grandeur ne dédommage point de 1'amour ; mais j'efpérois... & a préfent plus d'efpoir... plus d'efpoir que la mort la plus prompte; du moins expirons fans compromettre ma gloire. Que Batilde, que tout le monde ignore quel chagrin me précipite au tombeau; Batilde n'eut jamais été fenlible en ma faveur. Peurêtre me fuis - je vengé en la contraignant d'époufer un autre que Ranulphe, G 5  3 54 Batilde, Ah! que la vengeance eft une foible confolation!... Je ne puis que brüler en vain : je ne cede point k la raifon, a la néceffité... je faurai mourir. On vient annoncer au Maire que Batilde éplorée veut abfolument lui parIer ; il ne doute point que Ranulphe ne foit 1'objet qui fait couler fes pleurs : il paroït devant elle, prie Galfonte 6c Emma de s'éloigner. Ah ! Seigneur, dit Batilde embellie de tous les charmes de la douleur, daignez donc m'écouter; un mot, un feul mot... Je ne puis, je ne dois rien entendre, replique Archambaud d'une voix étouffée...; il faut vainere toutes fes paffions , n'être animée que d'une feule, que de la noble ardeur de faire voir la vertu fur le tröne, de contribuer au bonheur , k la gloire du Roi, a la félicité de PEtat, d'expofer aux yeux de 1'univers un exemple éclatant des hautes qualités qui doivent former 1'ame d'une Souveraine, de s'immoler toute entiere aux devoirs, k la majefté... La Neuftrie a befoin d'une Reine; foyez-la, Madame : ce nom vous dit tout. Rempliflez votre briljante deftinée; &, ajoute- t-il d'une voix éteinte, lailTez expirer;,,  AüECDOTE HISTORlQUE. I55 Archambaud ne peut achever. Clovis , fuivi de toute ia cour, venoit audevant de Batilde. Ce Prince avoit dépofé la flerté du Monarque, pour goüter le plaiflr d'exprimer les tranfports de I'amant. Batilde ne répondoitque par des larmes, qui ne fervoient qu'a la rendre encore plus belle. Ces marqués de douleur étoient regardées par le Roi, comme 1'exprelTion d'une pudeur aimable. Elle ne fortoit de eet accablement que pour chercher les yeux du Maire, qui tenoit les fiens baiffés, Sc reffentoit en fecret mille lupplices. On foutient Batilde en quelque forte mourante; on marche au Temple ; Archambaud veut fe défendre d'alfifter a la cérémonie : il eft forcé d'obéir a fon maitre, & de conduire lui-même Batilde k 1'autel; quel nouveau coup ! elletourne encore fes beaux yeux couverts de larmes fur Archambaud. Les ferments font prononcés; Batilde enfin eft 1'époufe de Clovis, prête k rendre les derniers foupirs, & le Maire a couru s'enfoncer dans fon palais , loin du fpecfacle d'une fête qui lui offroit l'appareil de fa mort; il ordonne qu'on le laiffe feul. En vain Galfonte Sc Emma confternées, réunifG 6  156 Ba tilde, fent leurs foins, lui font voir Pintérêt le plus tendre : Archambaud demeure plongé dans un affreux accablement dont il eft obftiné a taire la caufe. Batilde fur le tröne eut bientöt pris 1'ame d'une Reine, ou plutöt fes vertus tirées de 1'obfcurité parurent a leur place, & fe montrerent dans tout leur jour; la Neuftrie ne ceffoit de répéter fon éloge, & de joindre dans fes applaudiffements le nom de Batilde a celui d'Archambaud. Elle étoit un exemple de bonté, de bienfaifance, de religion; la mere des pauvres, 1'appui du malheureux , la protedlrice déclarée de 1'humanité fouffrante. Cependant la fatisfactionde faire le bien,ce plaifir fi pur, qui accompagne la pratique des vertus, n'empêchoient point que cette PrincefTe ne fut confumée d'une fecrete mélancolie; elle portoit cette fombre trifteffe jufques dans les bras de fon époux. Le chagrin quidévoroit Archambaud, s'irritoit du filence opiniatre qu'il oppofoit a toutes les demandes preffantes de Galfonte & d'Emma ; elles le conjuroient vainement de leur dévoiler Ie motif caché de cette langueur mortelle; la douleur 8c 1'inquiétude d'Emma égar  Jnecdote HiSTORiquE. 157 loient fon amour. Abufée par une erreur , dont elle aimoit a s'aveugler , elle ne pouvoit concevoir pourquoi le Maire refufoit de lui confier fes peines. Ah ! fe difoit-elle, s'il avoit ma fenfibilité, n'auroit-il pas plutöt cherché les occafions de m'apprendre ce qui peut 1'affliger ? La confiance, 1'aveu réciproque des chagrins nourriffent la tendreffe; ce font-la des plaifirs auxquels s'abandonne le fentiment. Mais d'ou vient qu'il ne m'a point encore ouvert fon cceur ? Plectrude n'eft plus; il eft libm; nos feux ne font point criminels, & il ne me parle point ! il femble fuir jufqu'a mes regards 1 malheureufe Emma, te feroistu trompée ? il ne m'aimeroit point!... QuelsfoupconsL.livrons-nous a la douceur de 1'aimer; cette ardeur fecrete ne fait-elle point mon bonheur ? redoublons nos foins :fi je ne puis mériter fa tendreffe, du moins je mériterai fa reconnoiflance ; & la reconnoiflance conduit k 1'amour. La fituation du Maire étoit trop violente , pour ne pas éclater; il eft attaqué d'une maladie qui fait craindre pour fes jours, le Roi eft inftruit du danger: il aimoit tendrement fon Miniftre; la  i58 Bjtilde; Neuftrie partage les allarmes du PrinceJ & craint de fe voir enlever Archambaud, li néceflaire a 1'adminiflration: Clovis fe rend auprès de lui, court a fon lit, rembralfe. — Qu'avez-vous, mon cher Archambaud > Ce n'eft point votre Sou. verain, c'eft votre ami qui vient vous témoigner tout 1'intérêt qu'il prend è votre état; quelle eft votre maladie ? Je donnerois la moitié de mon Empire pour vous conferver. — O mon Roi, je n'ai point mérité eet excès de faveur. La caufe de mon mal m'eft inconnue... mais... je fens que ma carrière eft remplie..,; mon tombeau va bientót s'ouvrir. —- Ah ! vivez pour Clovis, pour la Reine... Pour la Reine, répond Archambaud , & a ce mot il ne peut retenir un gémiffement profond. — Elle eft inconfolable de eet. événement malheureux ; elle n'oubliera jamais ce qu'elle vous doit. Sa reconnoiflance — Sa reconnoiflance... Seigneur... J'ai fervi 1'Etat & mon Souverain... Batilde eft faite pour être adorée de mon maïtre, pour recevoir les hommages refpectueux de la terre entiere... Que Clovis foit le plus heureux des Monarques I C eft le dernier voeu que je forme en  AnECDOTE HISTORIQUE. I50 mourant. — Non, Archambaud , vous ne mourrez point; le Ciel verfe trop de bienfaits fur eet Empire, pour ne lui pas conferver des jours auffi précieux que les vötres; j'ai befoin d'un ami; vous feul avez des droits fur ma confiance, & il n'y a que Pamitié qui puiffe donner & recevoir de ces confeils que la grandeur fuprême nous met rarement a portee d'entendre. Le Prince redouble fes témoignages de tendreffe ; on reparle de Batilde : a ce nom, Archambaud fembloit revenir k la vie. La vifite du Roi, & fur-tout ce qu'il avoit dit au Maire de la part de la Reine , arrêterent, en quelque forte, fon ame prête a le quitter. Quoi! s'écrioitil, Batilde daigne s'intéreffer a la confervation de mes jours ! Eh ! qui peut 1'infpirer? La reconnoiffance!... la reconnoiffance! c'eft un bien foible retour pour cette ardeur qui me fait mourir! la reconnoiffance eft-elle 1'amour?... Mais , oii me ramene fans ceffe mon égarement ? la mort feule pourra triompher de ce penchant infurmontable; ma fin eft décidée. Ranulphe, que la jaloufie avoit rendu  i6o Batilde, 1'ennemi irréconciliable du Maire, ofe fe préfenter chez lui; il le trouve luttant contre la maladie, s'efforcant de fevaincre, & de repouifer le trait qui s'enfoncoit toujours plus profondément dans fon cceur. Grand homme, lui dit Ranulphe, que ma vifite ne vous étonne point: jouiffez de votre triomphe. J'ai été votre rival, votre ennemi, & je viens vous admirer. — M'admirer ! ah! Ranulphe , ce fentiment ne m'eft point dü. Ne m'ad' mirez pas, & plaignez-moi; je ne vous demande que votre pitié & votre juftice : la caufe de mes réfus vous eft préfentement connue; j'ai fait votre malheur & le mien. Prononcez : devoisje agir autrement ? vous favez mon fecret, ma foiblefle : je ne vous ai rien caché... ma fituation, Ranulphe, arracheroit de la compaflion des cceurs les moins fenfibles. Que les courtifans qui font fi déchirés de jaloufie viennent me contempler fur ce lit d'oii je vais defcendre au tombeau; que leurs regards malfaifants lifent dans mon ame, & ils ne m'envieront plus mes grandeurs... je fuis bien malheureux ! — C'eft moi, Seigneur, qui fuis a plaindre : j'ai of-  Anecdote hi s tori que. l6ï fenfé ramitié , 1'honneur : il faut vous 1'avouer. Que les paflions nous dégradent & nous avilifient! Défefpéré de ne pouvoir obtenir Batilde, j'ai vanté fes charmes au Roi; j'ai enflammé le penchant qu'elle lui avoit infpiré; je voulois me venger de vous, &meslaches artifices ont contribué k votre gloire; ils ont fait briller la grandeur de votre ame. 11 étoit en votre difpofttion de diffimuler la vérité , d'époufer Batilde que vous adorez, & c'elt vous qui la mettez dans les bras de Clovis!... Archambaud , que vous êtes au-deflus de moi! — Je vous 1'ai dit, Ranulphe , vous me connoiffez, & je ne mérite point d'éloges; j'ai rempli mon devoir ; vous euffiez fait de même k ma place ; le diadême étoit du k Batilde; elle en eft digne. J'ai fervi la juftice , la vertu, Clovis, 1'Etat: mais, Ranulphe , je n'en fuis pas moins homme; mon cceur n'en eft pas moins déchiré; & ce feroit vous tromper que de vous en impofer fur mes combats & fur mes tourments. Que eet effort m'a coüté! Eft-on vertueux, Ranulphe... lorlqu'on meurt de défefpoir ? II eft inutile de fafciner vos yeux fur le fort qui m'attend ; je fais que Ba-  ib2 Batilde, lilde eft Reine, notre Souveraine, que le refpect eft le feul fentiment qui me foit permis; il n'y a done que le trépas qui puilTe rerminer ces troubles ft cruels, dont ma raifon ne fauroit être vieforieufe... Ranulphe, les vertus humaines, vues de prés, font bien peu de chofe! Au-lieu d'applaudir a mon courage, montrez-moi ma fragilité , toute I'étendue de la carrière qui me refte a parcourir, fi je veux arrêter mon ame, & recueillir 1'eftime publique , ma propre eftime; parlez-moi du rang que j'occupe; dites que le Gouvernement a befoin de mes foibles fravaux, que je fuis néceflaïre a mon maïtre , que je fuis comptable a la Neuftrie , au monde entier de tous mes moments, que je n'ai encore rien fait; armez-moi contre moi-même, & je retrouve en vous mon ami. ITembraiTe Ranulphe,qui laiflbit couIer ces douces larmes qu'excite 1'admiration. Depuis eet inftant, il ne fe quittoient plus; quelquefois ils fe furprenoient, s'entretenant avec attendriflement de la Reine. En vain Archambaud cherchoit a détruire un fentiment fi contraire a fon devoir & a fon repos: cette  ANECDOTE H1ST0R1QÜE. 163 pslTion indomptable le confumoit, & iriomphoit toujours de fa fageffe, Le bruit fe répand que le Maire, ne revenant point de fa maladie, alloit fe démettre de fes emplois, & fe retirer de Ta Cour; il n'y avoit point paru, quoique les ordres réitérés de Clovis 1'y euffent fouvent appellé. Ce Prince lui écrit une lettre touchante, & le prelfe de venir le trouver. Archambaud, pénétré des bontés du Roi, obéit; il fe traïne moiirant a fes pieds. Du plus loin que Clovis 1'appercoit, il lui tend Ia main 1 — Approchez, digne appui du Tröne; de quelle nouvelle m'a-t-on frappé ? Archambaud , vous n'ignorez pas que vous m'êtes cher, que vous êtes utile a Clovis, a 1'Empire, & vous voulez abandonner le timon de PEtat! Quel eft donc ce mal dont on ne peut connoïtre la caufe, & qu'on ne fauroit guérir ? Je croyois, non comme votre Roi, mais comme votre ami , avoir quelques droits fur votre confiance; un autre peut-être fera plus écouté... Je me flatte que la Reine... ■— Qu'entends-je!... La Reine!... — La voici; venez , Madame , Archambaud veut nous quiter; c'eft a vous de le rendre  i4 Batilde, a la vie, de nous le conferver; vous favez combien je 1'aime : j'attends tout de vos follicitations; je vous laiffe avec lui. Clovis aufli-töt fe retire. Quel eft le trouble de Batilde & du Maire! Ils craignent de lever les yeux 1'un fur 1'autre; leur embarras augmente; ils n'ofent s'approcher; la Reine faifoit même quelques pas pour fortir, quand elle fe rappelle que 1'intérêt du Royaume eft peut-être attaché a fon entretien avec Archambaud; elle éprouvoit un défordre inexprimable. Pour 1? Maire, il étoit accablé de fa fituation : feul, en préfence d'une femme qu'il avoit aimée éperduement, qui régnoit encore plus que jamais dans fon ame, & pour laquelle il ne devoit fentir que la vénération qu'imprime la majefté, il veut ouvrir la bouche, & la parole meurt fur fes levres; il lui étoit échappé un foupir; hélas 1 il n'avoit que trop vu Batilde; qu'elle embelliffoit la couronne ! que eet air de grandeur mêlé è fes graces, la rendoit encore plus touchante , plus redoutable! La Reine, en tremblant & d'une voix entrecoupée, parle la première.  AnECDOTE HISTORlqUE. 165 Vous nous quitteriez, Seigneur!... Le Roi mon époux, & la Neuftrie atf endent que vous gardiez une place qui doit n'être occupée que par le mérite. —* Je n'ai eu que le zele, Madame, &c la même ardeur anime tous les fujets de Clovis... de Batilde. — II faut dans eet emploi réunir les talents a la fïdélité, a la vertu, & le feul Archambaud poffede toutes ces qualités. — Les louanges dans la bouche de la Reine, font bien flatteufes; je ferois tout pour m'en rendre digne; eli-il une plus noble récompenfe ? mais... —Quoi! Seigneur, vous vous refuferiez aux vceux du Roi!... Après ce nom, me feroit-il permis de placer le mien? Puis-je efpérer que mes prieres... Archambaud s'écrie : Des prieres... des prieres de ma Reine! dites vos ordres , Madame ; ils me font facrés; le Ciel même commande par votre voix. — J'y joindrai celle d'Emma... — Que voulez-vous dire, Madame ? — Qü'Emma ne vous étant point indifférente; fa médiation.. —■ Emma!... eft-ce a vous, Madame a douter du pouvoir de Batilde ?... II n'eft pas befoin d'y ajouter celui de la Reine...  i66 Batilde, II fe trouble , & continue avec peine: Jugez, Madame, combien mon état eft cruel, puifqu'il m'empêche d'obéir k vos volontés ! — Eh ! d'oii vient, Seigneur, cette langueur répandue fur vos jours ? — D'oii vient, Madame ? ( il attaché fes regards fur Batilde, &c il repouffe des pleurs prêts k couler. ) Ah! Madame, il y a long-temps que la caufe devroit vous en être connue... — Que dites-vous, Seigneur ?... Batilde demeure interdite , agitée, Archambaud comme fubjugué par im tranfport involontaire, tombe k fes pieds. La Reine avec un cri: — Archambaud , que faites-vous ? Elle veut'le relever. — LahTez-moi mourir k vosgenoux; fouffrez du moins qu'un fentiment que j'ai tenu jufqu'ici renfermé dans mon.cceur, éclale dans mon dernier foupir. Je fais que je vous offenfe : mais, Madame, je vais expirer, & ma mort réparera mon audace; vous voyez profterné devant vous un homme qui vous adoroit, dans le temps... c'étoit moi qui étois votre efclave.; vous étiez ma fouveraine; j'ai fu toujours vous refpecler autant que je vous aimois. J'étois lié k Pleörude, mon amour n'a point éclaté; je vous  AnECDOTE HISTORIQUE. 1Ó7 idolatrois au point de vouloir étouffer ma tendreffe... Ranulphe avoit eu ie bonheur de vous plaire : — Ranulphe! — Inftruit par lui-même de fa paffion , je me facrifïois, je vous le donnois pour époux. J'apprends de vetre pere qui vous êtes; Ranulphe n'étoit point d'un rang qui put 1'élever k Batilde; ma femme meurt; j'ofe efpérer que la fille des Rois ne dédaignera point la main d'Archambaud; j'allois vous Iapréfenter avec ce cceur , dont votre image n'eft jamais fortie : le Roi me découvre fon penchant; & Batilde devoit être 1'époufe d'un Monarque. Je pouvois me taire ; je brife mon cceur, je m'immole ; Clovis fait de ma propre bouche vos malheurs, votre rang, que le tröne étoit votre place...; je vous y fais affeoir , Madame. Vous régnez; le Roi vous aime, Ia Neuftrie bénit fon choix; j'ai fait mon devoir; je ne vous demande que votre compaffion. Pardonnez fi je vous ai offenfée , fi j'ai rompu le filênce : mais j'emporte au tombeau la confolation d'avoir appris k ma fouveraine... que jemouroispour elle. Je n'implore qu'une feule grace : daignez me dire du moins  ï68 Batilde, que vous me pardonnez... que vous me plaignez. C'eft pour la derniere fois que je vous vois , que je vous répete... Non, Madame, je n'acheverai point; je ne manquerai plus a ce que je vous dois; un prompt trépas va vous délivrer du fpecïacle de ma douleur... Ah! Batilde!... que vois-je?... les ombres de la mort fur votre vifage! ö Ciel! — Vous n'aimez point Emma!... vous m'aimiez, Archambaud! & vous avez pu croire que j'aimois Ranulphe! & vous m'alliez époufer!... tout ne vous difoitil pas qui étoit le maïtre de mon cceur ? ( & Batilde regarde le Maire, en verfant un torrent de larmes) quel autre qu'Archambaud auroit pu me rendre fenfible ? J'étois aimé de Batilde, s'écrie le Maire! Tous deux reftent abforbés dans eet anéantiffement qui caraöérife la violence des paffions. Batilde revient la première decetaccablement terrible, comme quelqu'un qui fortiroit d'un profond fommeil, & qui s'éveilleroit en furfaut. Elle jette les yeux de tous cötés, les fixe enfuite fur le Maire. — Vous m'aimiez, Archambaud !... Elle s'arrête quelques mom*nts; on femble lire fur fon front qu'il  AnECDOTE HIST0RÏQ.VE. l6f) qu'il fe prépare dans fon ame une révolution furnaturelle. Elle continue en raffurant fa voix : Archambaud , écoutez-moi ; reprenez vos fens; affeyezvous.... alfeyez-vous, & ne m'interrom* pez point. (II veut parler. ) J'ofe exiger de vous le lilence. II s'affied égaré, interdit, frappé de tous les coups. La Reine pourfuit : Je cede d'abord a des mouvements. .; que j'étoufferai pour toujours. La femme de Clovis va laiffer paroïtre 1'efclave d'Archambaud pour en faire déformais fon éternelle vief ime ; & la vie entiere de la Reine réparera le peu d'inftants que je veux bien accorder a Batilde. Oui, Archambaud , je vous ai aimé. Cet aveu n'offenfe point mon époux, puifque la vertu a toujours combattu ce penchant, & qu'aujourd'hui elle en triomphera. Cet amour a été la première impreffion qu'ait éprouvé mon cceur. Loin de Ia confier a perfonne, a peine ofois-je m'en rendre compte a moi-même ; je l'ai cachée aux regards paternels, è ceux d'Emma , a mes propres regards. Rappellez-vous que je ne vous approchois qu'avec timidité, qu'avec crainte ; je m'effrayois quand je croyois enTome II. H  1*0 Batilde, trevoir dans mon ame le moindre fentiment qui me parloit pour vous: Ia rivale de Plecfrude eüt été criminelle , & mes remords précédoient le crime. Mon pere furprit cette agitation que je m'efforcois de me diffimuler. 11 penfa que Ranulphe en étoit 1'objet, &c cette erreur me fit beaucoup moins de peine, ques'il eüt pénétré la vérité: je n'avois rien a me reprocher fur Ranulphe... Vous ne 1'aimiez point, interrompit Archambaud ? — Ranulphe in'étoit indifférent , &c il alloit me devenir odiskx. Unefombre mélancolies'emparede moi; je repouffois tout ce qui auroit pu m'en découvrir la caufe ; elle me conduit aux portes du tombeau; vous venez me voir ; je reviens k la vie; vous nous affranchiifez; je fens une répugnance fecrete k quitter les lieux que vous habitez. La jaloufie femble m'éclairer fur la nature du trouble que je redoutois d'approfondir: j'imaginois que vous aimiez Emma..'. — Aimer Emma 1 Eh ! tout ne devoit-il pas vous inftruire que je vous adorois ? Pouvois-je... — Archambaud, vous oubliez la loi que je vous ai prefcrite. La rivale d"Emma.» je vis alprs que  AnECDOTE H1ST0R1c\UE. 171 je vous aimois... Cependant je redoublai de févérite pour me combattre, pour me vaincre, Plecfrude vous eft enlevée : ma paffion fe ranime ; je me juge avec moins de rigueur; ma fierté me prête des forces : j'étois perfuadce qu'Emma vous étoit chere, que vous 1'épouferiez; cette image vint me foutenir peut-être plus encore que ma vertu. Alors vous m'annoncez qu'il faut que je me facrifie a ma naiflance , aux ordres de mon pere, que je donne enfin ma main a Clovis. Je crus que vous aviez pénétré mon fecret, que vous ne m'aimiezpas, que vous m'impofiez même la néceffité de ne point vous aimer, de renoncer k vous: Archambaud ... je vous obéis , moi, qui vous eus préféré a tous les Rois du monde, moi, qui avois goüté dxi plaifir a porter le nom de votre efclave ... Le Maire retombe aux genoux de la Reine; elle lui ordonne cle fe relever, & elle reprend : Songez que c'eft pour la derniere fois que ■ je vous entretiens de mes foibleftes. Je fus donc aflervie a vos volontes.; je me lailfai conduire par vous.... par vous , aux pieds de 1'autel !... vous m'avez vue mourante... ( elle ajoute H 2  172 Batilde, après un long ïilenee ) Je füs liée a Clovis. C'efl: fon époufe préfentement que vous allez entendre. Je fus Reine. Dès cet inftant, je rn'immolai toute entiere ; j'effacai dans mon cceur jufqu'aux moindres traits de votre image; je m'interdis comme un crime le plus foible reflbuvenir: le paffé fe perdit a mes yeux ; Pavenir feul les fixa ; je fentis que je ne pouvois plus vivre pour moi... pour vous; que je me devois au Roi, au Tröne, a 1'Etat...; ils rempliront mon ame, duffé-je en perdre la vie. (*) Voila les feuls objets qui (*) Voila les feuls objets, &c. La beauté, 1'efprit, les vertus , 6c même 1'illuftre naiflance de Batilde ne font point des jeux d'imagination ; 1'auteur de fa vie la fait defcendre de ces Rois Saxons qui compoferent 1'heptarchie d'Angleterre. Ce qu'on peut aflurer, c'eft qu'elle fut un modele de religion 6c de bonté. Devenue Reine, elle fe montra encore plus modefte; on eüt dit qu'elle fe reflbuvenoit toujours de fon efclavage pour être plus compatiffante, 6c elle en donna même une preuve mémorable ; elle appliquatous fes foins a abolir 1'ufage des efclaves qui fubfiftoit encore en France , comme parmi les nations étrangeres; elle s'indignoit qu'une Religion au.fli charitable  AüECDOTE H1ST0RIQ_UE. 173 m'occuperont , le feul fentiment qui m'animera jufqu'au dernier foupir. (Elle fe leve.) Archambaud... ayez le cou- que Ia notre eüt laifle s'introduire un lemblable abus digne de la barbarie qui 1'avoit produit ; la grandeur de Batilde n'éclata que par des bienfaits. Elle joignoit k de ft rares qualités des talents pour 1'adminiftration, 6c un courage fupérieur aux événeraents; elle déploya fon génie dans une régence orageufe. Afin qu'on ne croye point cet éloge flatté , je rapporterai ce qu'en dit 1'Abbé Velly , Hift. de Fr. torn. 1. » On peut affurer que le gouvernej) ment de cette Princeffe fut celui deladouj) ceur, de la prudence, de la juftice 6c de la j> vertu. Les Gaulois, fans diftinétion d'age ni « de fexe , payoient une forte capitation , ce » qui les empêcboit de fe marier, ou les obli» geoit d'expofer ou même de vendre leurs 5) enfants; ils porterent leurs plaintes aux pieds » du Trone : Batilde en fut touchée, leur re» mit cet onéreux tribut, 6c racheta tous ceux j> que cette dure exaftion avoit faits efclaves. j> L'intérêt de 1'Eglife ne lui fut pas moins n cher. Elle fit travailler k la réformation des » mceurs; les brigues pour 1 'épifcopat furent » réprimées, 6c la fimonie exterminée. " La fageffe, la piété, le mérite perfonnel étoient des titres fuffifants poür être connu Sc protégé de Batilde ; elle fit nomrrier k 1'Evêché d'Autun , Léger, perfonnage refpeflable k tous égards , qui honora le choix de ia Reine; elle fut moins heureufe dans c§lui de Sigebrand, Evêque da H 3  374 Ba tilde, rage de m'imiter; que dis-je? achc-ve& votre ouvrage : vous m'avez élevée au Tröne ; rendez-m'en digne; oubliez un aveu que notre tranquillité & notre devoir nous défendent a Pun & a 1'autre de nous rappeller... Soutenez - moi dans la généreufe envie de concourir avec vous au bonheur de PEmpire ; que cette ardeur fublime nous réuniffe, & nous enflamme! J'emprunte vós paroles, vos confeils : n'ayons d'autre paffion que celle d'étendre la gloire dit Roi, d'affermir la félicité publique , de former un peuple dTieureux. Voila ? Paris : ce Prélat ambitieux, pour annoncer forj crédit avec plus de fafte , laiffa mal interpréter, 2es bontés de cette Princeffe en fa faveur; les Seigneurs que fon orgueil bleffoit, eurent la lacheté de le faire affaffiner: Batilde, inftruits des calomnies dont la préfomption d« Sige brand 1'avoit rendu 1'objet, eut le monde en horreur ; elle ne fut plus animée que du defir de fe jetter dans le fein du feul confolateur qui effnye les larmes de Ia vertu outragée, & qui lui rende juftice ; elle fe confacra entiérement a Dieu, fe retira dans 1'AbbayedeChelles qu'elle avoit fondée, y prit le voile; felon quelques hiftoriens, ne voulut plus entendre parler d'une cour indigne de la pofféder, & mourut avec édification , révérée comme une fainte depuii le nsHvieme fiecle.  ANECDOTE RISTÖR1Q.UE. 1?5 Seigneur , des tranfports faits pour des ames telles que les nötres ! Voila les mouvements auxquels nous devons nous abandonner ! Ofez donc vivre pour parcourir la carrière du grand homme , pour mériter la feule récompenfe qui paye la vertu , 1'applaudiffement de vos concitoyens, votre propre eftime ; gardez vos emplois; foyez 1'appui de votre maitre, le premier de fes fujets , un exemple éminent de zele & de fidclité , & fur-tout... ne parlez jamais k fa femme que de fes devoirs. — Ah ! mon ame s'éleve jufqu'a la vötfe. Eh bien, Madame, connoilfez votre pouvoir, & jugez fi vous favez commander en Reine, & fi je fais obéir! Je m'arracherai a la mort qui m'attendoit; je m'efforcerai de vivre, pour admirer vos vertus, pour les imiter, pour m'occuper tout entier des foins de ma place, des intéréts de l'Empire, pour mériter les regards de Clovis, ceux de Filmvers... ceux de Batilde... Qu'exigez-vous encore ! — Davantage, Seigneur ; ce ne feroit la qu'un facrifice vulgaire; ce n'eft pas affez pour nous.— Que voulez-vous de plus? — Que tous deux nous nous impofions une obligaH 4  176 Batilde, lion éternelle de ne point nous démentir; que nous détruilions jufqu'a la moindre tracé de cette tendreffe qui nous offenfe, qui feroit un crime pour moi, pour vous, que nous oppofions a fon retour des oMacles infurmontables; qu'enfin vous époufiez — N'ache- vez pas, Madame : quoi! ce n'eft point affez de fupporter la vie, de foutenir Ie fpeftacle de Batilde, 1'époufe d'un autre , de dévorer mes larmes, de mourir, fans me plaindre, d'un amour malheureux : il vous faut des fupplicës plus cruels pour déchirer mon cceur; il en faut bannir votre image, ne pas vous adorer en fecret, ne pas vous adrefier tous mes vceux, ces pleurs dont ma douleur fe nourrit!... il faut qu'une autre... Ah .'Batilde... ah! Madame, je ferai tout.... je ferai tout pour vous obéir : mais ne m'ordonnez point, ne m'ordonnez point de reconnoitre un autre objet de mes hommages, de me lier par des nceuds... vous pleurez!... —- C'eft vous qui faites couler ces larmes ; ne les voyez point; ne me forcez point a rougir; Archambaud, pouvez-vous defirer que je fois coupable ? Eh ! je ne le fuis que trop en ce mo-  Anecdote historique. 177 ment... N'allez pas plus avant dans mon cceur ; Archambaud... voudriez-vous y faire entrer le remords ? Laiffez-moi ma vertu route entiere,fi je vous fuis chere encore. — Si vous m'êtes chere!.. ah! Madame... (le Maire regarde Batilde avec attendriffement & en répandant des larmes. ) En doutez-vous, Madame?— Archambaud, vous ne m'expoferez jamais k de femblables épreuves; vous n'entendrez point mes foupirs, mes gémilfements fecrets ; vous détournerez la vue de mes pleurs ; croyez.... qu'il m'en coüte peut-être plus qu'a vous; & vous irez, aujourd'hui même, k 1'autel, former un engagement irrévocable... promettre d'aimer... époufer Emma... qui vous aime ; elle m'a fait part de fa tendreffe pour vous; elle eft d'une naiflance diftinguée; vous réparerez fes malheurs; vous récompenferez fes charmes , fes vertus; elle fuccédera dans votre ame... elle y détruira une image qü'il faut abfolument anéantir. Adieu , je vais annoncer k mon époux que fon Miniftre lui eft rendu..; je vous le redis encore : fongez que c'eft pour la derniere fo:s que nos foibleffes ie font montrées. H 5  i 78 Batilde, Archambaud... n'oublions plus que ja fuis Reine , Sc femme de Clovis...; & vous, fouvenez-vous qu'il n'y a que le Maire du Palais qui doive s'offrir a mes regards. Auffi-töt Batilde fe retire avec précipitation, comme fi elle eüt craint que fa fermeté ne 1'abandonnat. Oü courez-vous, Madame, s'écrie Archambaud ? Daignez arrêter.... un moment... Oui, c'eft pour la derniere fois que vous lirez dans ce cceur,, que fes bleftiires... elle ne m'écoute point! elle ne m'entend plus!... Batilde, vous ferez fatisfaite; le facrifice fera entier; j'en fais le ferment. Je ne verrai plus en vous que la Reine, que ma Souveraine, que 1'objet de 1'admiration, des relpeös de toute la terre; j'oublierai... j'épouferai Emma... je 1'épouferai., l Allons, a force de vertus, étouffons un penchant que tout me prefle de rejetter; ofons fupporter une vie plus cruelle fans doute que la mort: hélas lil me feroit fi facile de terminer un malheureux deftin ! ne nous occupons que de TErat. Faifons mon bonheur du bonheur de la Neuftrie, &c que le nom d'Archambaud mérite d'être placé m  'Anecüote historiqüe. 170 jour a cöté du nom immortel de Batilde ! L'un Sc 1'autre en effet fe font rendus dignes d'attacher les yeux de la pofterité. Archambaud, devenu le mari d'Emma , fe livra tout entier aux foins du gouvernement ; il fut ajouter la confidération perfonnelle a 1'éclat de ia dignité; Sc Batilde, une de nos Reines les plus renommées par fes vertus Sc par fes talents pour Padminiftration, après une régence confacrée dans nos faftes, mit le comble è fa gloire; elle quitta la Cour, Sc alla s'enfevelir dans une folitude , ou elle mourut en réputation même de faintetc. H 6   ANNE BELL, NOUVELLE ANGLOISE.   ANNE BELL, NOUVELLE ANGLOISE. * . -■ ■ ,. i » a vertu & I'honnêteté, en exiffOyw geant des jeunes perfonnes pjjjlB^} qu'elles fe tienn&nt en garde g^"^2li contre Pattrait dangereux des paffions, n'impofeRt pas des obligations moins fortes, aux parents: ils doivent tempérer la févérité , quand il s'agit de punir les foibleffes de ces malheureufes vidtimes d'un age incapable de réfléchir & privé de la grande lecon de Pexpérience. L'autorité paternelle eft, dit-on, fur la terre une image de Ia puiftance divine : & n'eft-ce pas approcher de 1'Être fuprême , autant que notre nature imparfaite eft fufceptible d'y atteindre, que de ne point mettre de bornes au pardon & a la bienfaifance ? C'eft le ehiriment qu'il faut limjter. D'aUleurs,  184 Anne Bell, les remontrances touchantes d'un pere ou d'une mere , produiront plus d'impreffion fur le cceur d'un enfant que les menaces & les traitements rigoureux; cette derniere facon de les conduire les jette dans ledéfefpoir, & d'une faute qui pourroit quelquefois fe réparer, Ie précipite dans une fuite néceffaire de démarches humiliantes & condamnables. Anne Bell eft un exemple frappant que les chefs de familie doivent avoir fans ceffe devant les yeux; elle allioit aux avantages de la naiffance , la perfpeöive d'une fortune confidérable, & les agréments les plus féduifants ; tout refpiroit en elle ce charme au-deffus de la beauté même, cette fenfibilité qui eft bien plus la fource de nos chagrins que de nos plailirs, funefte prefque toujours a quiconque la poffede , & délicieufe pour ceux qui en font les objets. Bell - avoit un cceur impatient d'aimer ; c'eft un de nos premiers befoins; toutes les graces de 1'efprit fe joignoient a celles du fentiment &c de la figure ; elle étoit regardée comme un modele de perfection. La mort, dès le berceau, lui avoit enleyé une mere dont elle étoit idola*-  Nouvelle Angloise. 185 tree ; cette perte ne contribua pas peu a fes infortunes: 1'amour maternel plus foigneux , plus tendre que celui d'un pere, fait affocier la douceur & 1'indulger.ce a 1'auftérité du pouvoir. Mylord Daramby élevoit lui-même fa fille ; elle led étoit chere : mais il ne lui parloit jamais qu'avec ce ton abfolu qui efFraye la jeunefTe , & qui la révolte bien plus qu'il ne la corrige; Bell étoit faifie d'une crainte continuelle. Mylord ajoutoit a fon caractere dur, une hauteur infupportable; il fe croyoit defcendu des anciens Souverains de rille; il n'y avoit qu'un des plus éminents Pairs de 1'Angleterre qui püt fe préfenter pour époufer fa fille, & il ne doutoit pas que Bell ne fut fenlible que Iorfqu'il 1'auroit ordonné : étrange prévention des parents, qui penfent que le cceur s'ouvre ou fe ferme k leur volonté ! Prétendentils impofer des loix qui foient exécutées aveuglément? qu'ils écartent avec foin les moindres occafions oh 1'ame peut être avertie de fa fenfibilité, & qu'ils mettent une barrière éternelle entre la nature & le defpotifme d'une éducation barbare , qui fouvent ne donne que de faux principes & un faux bonheur.  iSó Anne Bell, Un députc de la petite ville d'Ayffham venoit faire fa cour k Mylord Daramby ; quelquefois il y menoit fon fils; & lorfque le jeune Syndham n'accompagnoit point fon pere , Mifs Bell s'appercevoit de fon abfence ; elle tomboit dans la rêverie, n'ouvroit la bouche que pour demander des nouvelles du jeune homme; fon image la fuivoit jufques dans le fommeil. Cependant elle ne s'étoit pas encore interrogée fur la nature de fes fentiments; tout ce qu'elle ne pouvoit fe difllmuler, c'elt qu'elle aimoit a voir le fils de Syndham, 6c qu'elle éprouvoit des impreffions de triftelTe, quand elle ne le voyoit pas. II avoit recu de la nature les premiers dons, ceux qui fe rendent les maïtres de 1'ame, une taille avantageufe , des traits nobles 6c intérefTants, des yeux oii fe mêloient la vivacité 6c la langueur, la timidité fi touchante du fentiment, qui vaut mieux que tout le falie de Pefprit; cette efpece de magie enfin qui émeut, qui attaché, & qu'on ne fauroit exprimer, étoit répandue danstoute fa perfonne; il ne lui manquoit que 1'éclat imaginaire de 1'extracfion ,& celui de la richelTe qui a aufii peu de réaü-  NoüPÊLLE ANGL01SE. Ï87 té, quand on fait apprécier les illufions humaines. C'étoit, il eft vrai, deux dé* favantages bien marqués aux yeux de Daramby: mais Bell avoit une autre fa» con de voir; elle ne confultoit que fon coeur, & les regards de 1'amour s'arrêtent peu a la noblefle & a la fortune; Syndham étoit le plus aimable des hommes : voila tout ce qui frappoit la fille du Lord. Comment fon pere auroit-il pu fonpconner qu'elle eüt feulement remarqué Syndham ? il n'imaginoit pas que 1'ame d'une fille de qualité fut fufceptible de la moindre émotion en faveur du fils d'un roturier : comme fi la nature avoit établi ces chimériques diftincfions, & que tous les hommes n'euffent pas les mêmes droits d'éprouver la fenfibilité, & de Pexciter! Bell, de jour en jour, fe laiftbit plus dominer par ce penchant fur lequel fa curiofité ne cherchoit point a s'éclairer; chaque fois qu'elle revoyoit Syndham , elle goütoit plus de plaifir, &C fa mélancolie augmentoit, lorfqu'elle étoit privée de fa préfence. Qu'on a eu raifon de nous repréfenter 1'amour un bandeau fur les yeux! il s'en impofe luimême; c'eft un feu qui fe déclare, lorf-  188 Anne Bell, qu'il eft devenu un incendie, & alors il n'eft guere poffible de 1'éteindre. Ce qui hata la perte de la fille du Lord, c'eft que Syndham partageoit fes fentiments ; le refpeét n'avoit pu empêcher qu'il ne fut épris d'une ardeur auffi vive ; il ne voyoit Bell qu'avec un frémiffement qu'il avoit de la peine a cacher. Renconrroit -il un de fes regards attaché fur les fiens, il fe troubloit. La jeune Lady vint un jour a lui toucher la main : Syndham tomba en défaillance a fes pieds, fans qu'on put deviner la caufe d'un mal fi fubit. II ne tarda point a fuccomber au chagrin qui Ie dévoroit; cette malheureufe paffion qu'il s'efforcoit de vaincre, & qui prenoit toujours plus d'empire fur fon ame, le conduifit aux portes du tombeau; fon pere qui n'avoit point d'autre enfant, le tenoit expirant dans fes bras, & 1'inondoit de fes larmes. Mon fils, lui difoitilavec tendreffe, ouvre-moi ton cceur; ta maladie part d'un principe que je ne puis découvrir! depuis plus de fix mois, tu es confumé d'une mélancolie dont tu t'obflines a me taire le fujet; plulieurs fois j'ai furpris des pleurs préts a t'échapper; verfe-les dans mon fein,  Nouvelle Angloise. 189 mon cher enfant; parle : toute ma fortune eft a toi; fi tu veux , je te céderai mon commerce , & je ne me réferverai que le plaifir d'être ton bienfaicteur &c ton ami. Ah 1 mon pere , répondoit le jeune homme , en pïeurant dans le fein du vieillard, meurt-on du defir d'avoir du bien ? mon pere , je ne vous demande que la continuation de cet amour , que je voudrois mériter , mais mon cceur... II fe tait a ce mot, &c fes larmes re* doublent; fon pere le preffe en vain de s'expliquer. II lui arrivé de prononcer le nom de Mylord Daramby : a ce nom, le malade fe releve du fein de la mort, regarde languiflamment 1'auteur de fes jours qui lui fait de nouvelles inftances , & retombe en pouffant un profond foupir. II perfifta toujours a garder fon fecret ;' cependant il revint en quelque forte malgré lui a la vie ; peut-être futil ranimé par 1'efpérance d'être aimé un jour; 1'amour n'exifte guere fans 1'efpoir, & cette derniere illufion eft de toutes nos erreurs, celle qui nous flatte davantage. 11 feroit difticile d'exprimer la fituation  sgo Anne Bell, de Bell durant la maladie de Syndham ; c'eft alors que ce fentiment qui 1'agitoit, prit le caractere de la paffion la plus marquée : elle auroit voulu voler auprès du jeune homme , lui prodiguer tous fes foins; elle craignoit que ceux d'un pere ne fuffent pas affez attentifs , affez vigilants: il n'y a que les foins de 1'amour qui puiffent nous raffurer fur 1'état d'un objet qui nous eft cher. Combien elle éprouvoit un fecret dépit d'être retenue par la bienféance , & par les entraves de fon rang ! qu'elle eüt préféré a toutes les grandeurs, le plailir d'être 1'égale, la fceur de Syndham ! Elle auroit fervi fon amant, car il 1'étoit déja, quoiqu'elle ne lui en eüt pas donné encore le nom. Et quelle volupté délicate on goüte a fervir ce qu'on aime ! c'eft le feul abaiffement dont 1'orgueil même s'applaudiffe, II y avoit cependant des inftants oü Bell fouhaitoit triompher de fa foibleflé, écouter la raifon, fon devoir, céder enfin a la voix d'un préjugé auquel il eft néceffaire de fe foumettre : il eft vrai que ce fouhait étoit bien foible; elle n'empruntoit de force & d'appui que d'eüe-même , Si tont la Vahiffoit,  Nouvelle Angloise. 191 Quelquefois elle s'abufoit au point de fe faire accroire qu'elle étoit conduite par la pitié feule , lorfqu'elle s'empreffoit de demanderdes nouvelles de Syndham. Avec quelle joie, quel raviffement elle apprit qu'il étoit rendu a la vie, & qu'elle le reverroit! De femblabies tranfports devoient bien lui deffiller les yeux fur cet amour violent qu'elle vouloit fe déguifer fous les traits de Ia compaffion, Syndham, a peine convalefcent, traïna fes pas vers le pare du chSteau du Lord Daramby ; il chériffoit tout ce qui pouvoit le rapprocher de Bell ; cherchoit 1'endroit oh elle fe promenoit le plus fouvent; il fembloit reconnoitre 1'empreinte de fes traces ; il fe rappelloit que la elle avoit cueilli des fleurs, qu'ici elle s'étoit arrêtée pour confidérer une perfpective oh il revenoit fans celfe; plus loin il 1'avoit vu fe repofer aux bords\d'un canal, ou il retrouvoit encore fon image; tous ces légers détails fi indifférents, li morts pour ia plupart des hommes , font autant de circonftances intéreffantes & délicieufes dont fe rempliffent les cceurs qui favent aiimer; voila 1'enchantement des premjers  ïQ2 Anne Bell, beaux jours d'une paffion véritable ! Syndham avoit choifi 1'allée la plus écartée. II n'appartient qu'a 1'amour de goüter le charme de la fblitude; c'eft alors que nous éprouvons une heureufe langueur, préferable aux fecouffes violentes des plailirs de la fociété. Touchante mélancolie d'un cceur amoureux! quelle eft la joie qui faffe fentir vos douceurs ? Syndham s'y livroit tout entier ; fon ame qui avoit été enchainée jufqu'a ce moment, brüloit de s'épancher; il s'étoit affis fur un banc de gazon, la tête penchée fur les deux mains, &c arro* fant la terre de fes larmes. Quoi! fe difoit-il, je fuccombe a une paffion que je devrois étouffer, qu'il efr ridicule & infenfé d'entretenir , a laquelle même je ne faurois me livrer fans crime i j'expire de Pexcès de ma tendreffe! & quel en eft 1'objet ? une perfonne du premier rang, la fille de Mylord Daramby. Quelle eft mon extravagance ? que puis-je efpérer ? Bell, Bell, que vous régnez fur mon cceur je facrifierois ma vie , oui, ma vie même , pour qu'il me fut permis de vous apprertdre combien cette ardeur eft vive & refpectueufe; & qui pourroit vous aimer  Nouvelle Anüloiée. 193 aimer autant que je vous aime, avoir mes tranfports, éprouver ce charme, ce trouble délicieux dont me pénetre un feul de vos regards ? Faut-il être un Lord pour vous adorer ? Ah ! que ne fuis-je un Souverain! quel plaifir je goüterois a vous élever fur mon tróne, k vous le céder , a mourir d'amour k vos pieds I vous feriez la maitreife abfolue de mon ame... Ou vais-je m'égarer? je ne luis que le fils d'un fimple particulier ; je ne fuis rien: Bell elt tout... Non Mifs, non, je ne manquerai point au refpect que je vous dois; je faurai me taire... je faurai mourir; que mes yeux du moins, avant que de fe fermer pour jamais, puiffent fe fïxer un inftant, un feul inftant fur les vótres !.. Syndham , s'écrie Bell, que le hafard avoit conduite en ce lieu , &c qui avoit entendit fon amant! elle ne peut que prononcer ce mot; elle fait quelques pas pour fe retirer , &c tombe comme accablée fous les divers mouvements qui bouleverfoient fon ame. Syndham fe précipite k fes pieds. — Adorable Mifs , vous fauriez mon fecret ?... Oui, je vous aime, oui, je vous idolatre ; je fens trop, charmante Lady, que je fuis le plus auTomt II, I  194 Anne Bell, dacieux, le plus coupable des hommes, que je fuis un objet indigne de vos regards : mais je fens encore davantage que vous m'avez enflammé d'une ardeur qu'il m'eft impoflïble de maïtrifer. Daignez du moins lever fur moi ces yeux , ces yeux oh j'ai puifé cet amour qui fait tout mon crime. Auriez-vous affez peu de générolité pour ne me point pardonner ? non, ne me pardonnez point; courez apprendre a Mylord le comble de la témérité. Qui! moi! brüler pour vous, èk vous Ie déclarer l vous parler de ma tendrefle !... Mifs, je mérite la punition la plus rigoureufe... la mort... vous me plaindrez... Je vous plaindrai, interrompit Bell avec cette douce langueur, le raviflement de 1'amour, & en fïxant fes yeux enchanteurs fur fon amant, Syndham... Syndham... que nous ferons malheureux! Bell n'eft plus maitrelTe d'elle même; Forgueil du rang, la raifon, la bienféance, la vertu, font facrifïés a Ia tendreffe ; elle fait a fon tour 1'aveu de fa paffion; ils fe répetent cent fois qu'ils s'aimeront éternellement, que rien ne fera capable d'altérer un fentiment fi vif & fi pur; ils fe livtent a cette ivreffe  Nouvelle Angloise. 195 inexprimable que Pinnocence rentl encore plus touchante; leurs cceurs s'entendent, le répondent, s'épanchent 1'un dans 1'autre : le crime n'a point encore corroiwpu leurs plailirs. De retour dans fon appartement, Bell commence a ouvrir les yeux fur 1'imprudence de fa démarche; elle envifage fa faute dans toute fon étendue. Malheureufe 1 s'écrie-t-elle, ou m'a portée 1'égarement honteux d'une paffion condamnable ? C'efl: la fille de Mylord Daramby qui ofe aimer un homme qui ne peut jamais être fon époux ! Je ne m'arrête point a ce fentiment infenfé; je le fais éclater! je révele ma foibleffe, ma honte, a celui qtii en eft 1'objet 1 & que dira mon pere, ma familie, Londres entier? qu'ai-je a dire moimême , fi je veux écouter un feul moment la raifon, 1'honneur?... L'honneur ! & peut-il me défendre d'être fenfible aux charmes réunis des graces & de la vertu ? eft-il poffible de ne pas aimer Syndham ? Quel refpefl: accompagne fa tendreffe! qu'elle eft pure ! livrés aux douceurs d'un attachement qui fera exempt de remords , nous nous bornerons au feul plaifir de nous aimer, I 1  io6 Anne Bell] de vivre Pun pour Pautre; je ne me marierai jamais; mon pere ne voudra pas être mon tyran, & je faurai concilier mon devoir & ma tendreffe, en ne me permettant rien qui foit indigne de mon rang & de Phonnêteté: les fentiments ne font-ils pas le vrai bonheur ? je verrai Syndham, je lui parlerai; fi je ne puis lui parler, le voir, je faurai qu'il m'aime, je le chérirai dans le fond de mon cceur... je ferai la plus beureufe des femmes. C'efl ainfi qu'on s'en impofe fur les premiers tranfports des paffions; on s'imagine en pouvoir fixer les degrés, &£ h 1'inflant que Pon calcule avec foi-même, on eft deja entrainé vers le précipice, & il n'eft plus en notre pouvoir de retourner fur nos pas. Bell & Syndham fe retrouvoient fouvent dans ce pare, au même endroit ou. ils s'étoient avoué leur amour; ce lieu leur étoit devenu cher; Pafpect de la campagne, 1'ombre des bois folitaires ajoutent encore aux molles impreffions de la tendreffe; il femble que, dans cette lituation, 1'ame foit plus difpofée a s'abandonner a Pefpece de charme qui 1'égare.  Nouvelle Angloise. 197 Les deux amants ne connurent d'abord d'autre félicité que celle qui naït de Fépanchement réciproque, & de la vivacité des fentiments. Syndham goütoit le bonheur fuprême , lorfqu'il pouvoit tenir dans fes mains, & couvrir de fes baifers, des fleurs qu'avoit cueillies Bell, ou qui avoient paré fon fein; & que Bell, a fon tour, trouvoit d'éclat &c de charmes dans celles que Syndham lui avoit préfentées ! avec quelle volupté ils en refpiroient le parfum , ils les prelfoient contre leur cceur ! Plaiiirs innocents , plaifirs délicieux, vous êtes inconnus a ces ames émoulTées par 1'abus de la fociété ; des fens endurcis, ou ufés , & qui ont befoin des mouvements convuififs de Part, pour être avertis de leur exilience, font incapables d'éprouver ces émotions délicates, ces frémiffements heureux de la nature. II feroit prefque impolfible a Phumanité de fe contenter de cette tendreffe pure qui ne fauroit guere attacher que des intelligences fupérieures a la notre. Bell & Syndham en font un malheureux exemple; leurs defirs,en perdant de leur délicateffe, devinrent plus hardis, plus impétueux ; leurs fenfations I 3  198 Anne Bell, plus vives les conduilirent a un emportenient coupable ; Pinnocence, 1'un des plus beaux préfents du Ciel, leur fut retirée; ils céderent a la fédu&ion de Page, ï. 1'attrait des lieux ck des circonftances; Bell enfin oubliant fa familie, fon pere, 1'honneur, la Religion, fe ïaiffa entrainer par une fuite de foibleffes criminelles, & la fille du Lord Daramby tomba dans les bras de Syndham, II étoit jufte que la punition fuivit de prés la faure. Quelle terrible lecon pour les jeunes perfonnes qui héfitent a s'armer de févérité contre les plus foibles mouvements de 1'amour ! On auroit peine a fe repréfenter 1'excès du défefpoir de Bell, lorfqu'elle fe fut appercue de fa trifte fituation. II n'étoit plus en fon pouvoir de réparer ni de cacher fon affreux égarement: il alloit fe manifefter. Elle étoit frappée d'une terreur continuelle; elle avoit perdu pour tou-. jours ce repos qui ne peut être arraché aux plus malheureux des hommes, quand ils n'ont rien a fe reprocher. Elle fe figuroit fans ceffe fon pere Pimmolant a fon honneur outragé; le bruit que cette nouvelle exciteroit dansLondres retemilToit a fon oreille; elle fe  Nouvelle Angloise. 199 voyoit la plus infortunée & la plus coupable des femmes. Plufieurs fois elle voulut fe percer le fein : le fer lui échappoit; elle reffentoit déja les puiffantes impreffions de 1'amour maternel , & elle ne pouvoit d'ailleurs fe réfoudre a prendre un parti qui Pauroit féparée de Syndham; c'étoient les feuls motifs qui la retenoient a la vie. Syndham ignoroit 1'état funefte oïi fe trouvoit la jeune Lady; enfin, au milieu des larmes, des fanglots, dans toutes les horreurs de la mort, elle lui apprend qu'elle va devenir mere. Quel coup pour Syndham ! un abyme immenfe s'étoit ouvert fous |es pas, & 1'avoit englouti. II demeure égaré de douleur ; il ne reprend la raifon que pour courir a une épée qui s'offroit k fes mains; il alloit s'en frapper. Syndham , lui dit Bell, en volant k lui, & lui arrachant 1'épée, que faites-vous? N'eft-ce pas affez que j'expire de mille morts ? Et vous voulez , répond-t-il, avec une iombre fureur, que je vive un inftant, un feul inftant, après avoir caufé la perte de votre honneur, expofé votre vie a 1'emportement d'un pere furieux ? Ah! Bell, c'eft moi qui I 4  200 Anne Bell, vous affafline, 1'amant le plus tendre , 1'homme qui fait le mieux aimer, qui fent tout ce qu'il vous doit, a qui vous avez tout facrifié 1 & voila le prix de tant d'amour ! Un ruilTeau de pleurs s'échappe de fes yeux; il tombe prefque fans connoilfance aux pieds de la'fille du Lord Daramby; il ne revient au jour que pour s'abandonner au défefpoir. Cher Syndham , lui dit-elle, votre douleur augmente mes maux; ne craignez point de reproche de ma part; c'eft moi qui fuis la feule coupable. 11 eft vrai: j'ai oublié mon rang, mon pere, 1'honnêieté, le Ciel, pour ne fonger qu'a vous aimer : eh oien! que votre amour me tienne lieu de tout; qu'il me confole , qu'il me dédommage, s'il fe peut, de tout ce que j'ai a fouffrir; un mot, »in fentiment de Syndham me récompenferont de tant de peines. Croyez que vous me ferez toujours plus cher... Syndham, je vous le difpute pour la fenfibilité. Nous parions de mourir.' eh ! ne devons-nous pas nous efforcer de vivre pour la confervation du trifte ftuif de notre tendreffe ? ah ! mon ami, j'ai déja le cceur d'une mere, Ne défef-  Nouvelle Angloise. 201 pérons point de fléchir Mylord; j'irai me jetter a fes genoux, je les embrafferai, je les arroferai de mes pleurs : il aura pitié de ma lituation ; fon aveu confacrera des nceuds qu'avoit formés la nature : il permettra que je vous donne le nom de mon époux; 1'innocetite créature que je porte dans mon fein, lui fera déja entendre fa voix ; mon pere pourroit-il n'y pas être fenfible ? en faveur de notre enfant, n'en doutons point, il me pardonnera. Bell étoit bien éloignée d'avoir la fermeté qu'elle vouloit infpirer a fon mari; elle n'eut jamais la force de révéler fa faute a fon pere; elle ne pouvoit que verfer des larmes, & mourir de chagrin. Le Lord Daramby lui en demandoit fouvent la caufe : elle étoit prête è lui tout apprendre, & a tomber a fes pieds; elle le regardoit: la parole expiroit fur fes levres, & elle demeuroit immobile. Rentrée dans fon appartement, elle accufoit fa timidité, & fe promettoit de tenter de nouveaux effprts: mais a Pafpeét de Mylord , Bell éprouvoit toujours les mêmes craintes. Elles lui parurent bien plus fondées, lorfque Daramby, au récit d'une aven- I 5  ' 2o2 Anne Bell, ture a-peu-près femblable, s'écria qu'a la place du pere, il auroit, fans balancer, poignardé fa fille. Ce peu de mots furent un arrêt décifif pour la malheureufe Bell; elle fe redifoit cent fois: II faut donc renoncer a 1'efpoir, a tout, a tout! il faut que mon crime éclate , que mon déshonneur fe manifelte , que ma mémoire foit flcirie d'un opprobre ineffacable I & comment foutenir la colere paternel le , mes remords, ma douleur ? Créature infortunée , qui me devras 1'exiltence, mériterai-je le nom de ta bienfaiörice, de ta mere ? les loix , 1'opinion plus cruelle fans doute, fe font déja élevées contre toi; elles t'ont déja punie de ma faute, avant que tu ayes vu le jour ! Eh ! quelles preuves te refteront de ma tendreffe ? une tache que rien ne fera capable de laver ; la nécefiité de rougir, d'être frappée d'une profcription éternelle, quand peut-être tu n'auras a te reprocher que d'avoir puifé la vie dans mon fein. Tu feras forcée de me défavouer; je ne pourrai m'honorer du nom de mere ; je ne goüterai que furtivement le plaifir de te voir, de t'embraffer i Ce ne fera qu'en tremblant que  Nouvelle Angloise. 203 j'attacherai fur tes levres innocentes des baifers mêlés de larmes 1 il ne fera jamais permis de t'appeller mon enfant, mon cher enfant! Je ferai obligée de te refufer mes careffes, de t'éloigner de mes bras, de mes yeux , de te méconnoïtre !... Ah ! malheureufe, voila donc oh conduit 1'amour! Bell retomboit fans ceffe dans ces réflexions accablantes, fa groffeffe avancoit. L'image d'un avenir effrayant s'aggrandiffoit tous les jours davantage a fes regards : 1'orage alloit éclater. Syndham , en quelque forte , n'exifioit plus; fon vifage offroit les traits du fombre défefpoir; il n'avoit pas la force de parïer; il ne pouvoit que prendre quelquefois la main de fa trifte amante, 1'approcher de fa bouche, & 1'arrofer de ces larmes brulantes qui partent d'un cceur défblé. Une des femmes qui étoient attachées au fervice de la fille du Lord , & qu'on nommoit Cécile , s'appercoit du trouble de fa maitreffe ; elle trouve le moyen de s'infinuer adroitement dans fa confiance; elle employé les foins, les prieres; elle redouble de zele; enfin, elle purvient a lui arracher fon fccret. 1 6  204 Anne Bell, Le malheur ne peut guere fe défendre du défaut de 1'indifcrétion : il aime a s'épancher; ce fut fans doute un malheureux , qui , le premier, rechercha la fociété, &c fentit le befoin de découvrir ce qui fe palToit dans fon cceur. Bell, au milieu des pleurs & des fanglots, apprend a Cécile toute 1'horreur de fon état. L'habile confidente cherche a la raflurer: — Mifs, ne vous Jivrez pas a des craintes dont il eft poffible de détruire la caufe : — Quoi, Cécile , tu pourrois... — Vous aimez votre réputation , Phonneur ? — Et qu'y j a-t-il de plus cher ? — Demain vos allarmes fe diffiperont. — Qu'entendsje , ma chere Cécile ?... mais comment ftéchir mon pere ? — Je vous le répete: tranquillifez-vous; demain... vous aurez lieu d'être contente de moi. — Ah 1 ma chere & unique amie , je ne pourrai te marquer affez ma reconnoiffance... & Syndham ? Cécile eft appellée par un domeftique ; Bell ne la laifte pas fortir fans Pembrafler plufieurs fois avec tranfport; Cécile difparu, Bell faifit 1'occafion de voir fon amant; elle court è lui : — Syndham, mon cher Syndham , aban-  Nouvelle Angloise. 20$ donnons-nous a la joie; oublions tous nos chagrins ; demain nous ferons heureux... nous pourrons nous aimer... Syndham interrompt Bell; moins crédule , ou plus pénétré de fon malheur, il fait des queftions auxquelles la fille du Lord ne fauroit répondre qu'en fe rejettant fur la promeffe de Cécile ; elle n'en doute point; ils touchent au moment de leur félicité. Que le cceur humain s'ouvre avec tranfport aux moindres rayons d'efpérance ! comment ne ferions-nous pas trompés ? «nous nous précipitons au-devant de Terreur; &l peut-être eft-ce le premier & le feul de nos plaifirs. Bell paffa la nuit dans une agitation inexprimable; le jour parut a peine, que fes yeux cherchoienï déja Cécile; enfin, elle arrivé, ferme avec difcrétion la porte fur elle , & va au lit de fa maïtreffe : — Je viens remplir mon engagement; vous êtes donc bien décidée a tout faire ? — Oh l a tout, pOjjaty,.. — Pourvu que votre honneur foit epri= fervé, & a 1'abri de tout foupcon. Ne penfez-vous pas, Mifs , qu'iï n?y*#point de facrifices auxquels on ne doive fe réfoudre, pour fauver cet honneur., qu»,  2o6 Anne Bell, dans une perfonne de votre rang furtout, eft préférable a la vie ?Sans contredit, ma chere Cécile, & peuton avoir d'autres fentiments ? — Eh bien, Mifs, par le fervice que je vais vous rendre , vous enfeveliffez votre f aute dans un oubli profond ; il n'y aura que moi feule dans Ie monde qui en ferai inftruite , & je vous promets un iilence eternel; livrez-vous donc a mes ioins; croyez-en mon attachement, je n ole dire ma tendreffe. Cécile én prononcant ces dernieres paro es, tire un papier de fa poche , le deveioppe, & le préfentant a fa maïtreiie : — prenez cette poudre... Que voulez-vous, interrompt Bell avec un mouvement d'effroi ? - Prévenir des effetsternbles, vous empécher... vous devez m'entendre. Bell comme frappée de la foudre, fe rejette dans fon lit, en pouflant un cri : - Je donnerois la mort a mon enfant! ajouterois un at- !Star'a,n^-fPiblefrel n'ai-je pas affez offenfe le Gel ? Ah , malheureufe ! eftce Ia votre bienfait? laiflez-moi... laifiez moi mourir. L'infortunée fille du Lord Daramby CDlome des illufions de 1'efpérance Ia  Nouvelle Angloise. 207 plus féduifante , étoit retombée dans toute la profondeur de 1'abyme dont elle s'étoit crue retirée. Quoi! repart Cécile , vous pourriez un inftant mettre en balance votre réputation, 1'enchaïnement afFreux de diigraces oii vous plongera la fureur d'un pere juftement irrité, 1'éclat fcandaleux que cet événement va produire (*) dans la Contrée, a Londres, & une vaine tendreffe pour un objet qui vous eft inconnu !.. — Que je ne connois pas, barbare 1 tu ne lens point ce que c'eft que d'être mere !.. Non, je ne commettrai point un crime auffi abominable! je ferois en horreur au Ciel, a la nature , a Syndham , a moi-même... — Mifs, le temps preffe ; fongez que, pour conferver un être qui n'a encore mille idéé de la vie , vous allez faire une perte qui ne pourra jamais fe réparer ; foyez remplie de cette image : 1'honneur eft tout pour notre fexe; n'eft-il même qu'altéré : aucune vertu, nuls agréments, la beauté , 1'efprit, 1'opulence, le rang , rien ne dédommage de la honte attachée a (*) Dans la Contrée. Qu'on fe reffouvienne que les Anglois appelleat ainfi la campagne.  208 Anne Bell, une feule foibleffe. Mettez-vous donc devant les yeux le fort qui vous attend. Ce n'eft pas la mort que vous recevrez de la main de votre pere: vous éprouverez un chatiment plus terrible: il vous fera languir dans des fouffrances qui n auront point de fin; k chaque inftant , votre ignominie s'élevera contre vous. Ne penfez pas qu'il vous laiffe votre enfant: il le fera difparoltre pour limmoler a fon indignation, ou cette miferable créature fera réfervee a trainer loin de vos regards une exiftence degradee , & foumife aux fuites horribles de 1'obfcurité & de la mifere. Je ne vous parle pas de Syndham....— De Syndham... Ah! dis-moi La vengeance de Mylord va s'allarmer k cette nouvelle, & votre amant, n'en doutez point, fera la première viclime...-— Tu penfes que Syndham... 1 aurois a trembler pour fes jours ? — Soyez alfurée que c'eft fait de fa vie... ■—Cécile... Syndham... il me feroit enleve ! Cécile croit avoir faifi Ie moment de lui préfenter encore le fatal papier; Bell le prenoit d'une main tremblante; tauta-coup elle Ie jette avec emporiemect;  Nouvelle Angloise. 209 —. Je ne me fouillerai point d'un pareil forfait... il n'eft pas poffible... tous mes fens révoltés... Eh! ne fuis-je point affez coupable ? Syndham... il ne le voudroit pas, il ne le voudroit pas. Commettre un homicide 1 öter la vie au fruit de notre tendreffe ! outrager a ce point les Loix, la Religipn, la nature, la nature qui crie dansle fond de mon cceur, qui fe fouleve, qui repouffe cette abominable reffource ! fouler aux pieds les fentiments, le caractere de mere... Cruelle , ne me parlez plus de confolation, d'efpoir; ah! falloit-il ainfi me tromper ? Ce jour même, Syndham voit Bell qui veut lui apprendre fes nouveaux malheurs : mais Cécile 1'avoit prévenue. Cette femme étoit allée trouver le jeune homme, lui avoit peint fous des couleurs effrayantes, la fituation de fa maltreffe, & en même-temps la prompte c-xécution du moyen qu'elle lui offroit pour changer fon fort. Syndham étoit rempli de probité & de vertu; il recule d'horreur a la propofition : mais que ne peut 1'amour ! a quelles affreufes extrêmités il nous emporte ! allarmé en faveur d'une infortunée, que Cécile fai-  2io Anne Bell, foit voir expofée a toutes les violences du reffentiment paternel, Syndham avoit eu la foiblelfe de paroïtre incertain; du moins il s'étoit airrli montré aux regards de Cécile. S'il ne s'agiffoit que de mes jours, difoit-il a Bell, d'une voix entrecoupée, je ferois incapable de lesracheter paria moindreapparence du crime...; c'elt pour les vötres, maïtrelfe adorable, que je fuis faili d'une jufte frayeur; je ne fais... votre repos, votre honneur... votre vie... que devons-nous faire ? —- Ce que je ferai, Syndham : mon honneur... eft d'être fenfible, de ne manquer ni au Ciel, ni a 1'humanité... de vous aimer; & comment pourrois-je... je fens, je fens ce malheureux enfant... Syndham , il s'agite dans mon fein ; il femble folliciter notre pitié, lever fes mains vers nous , oétourner...; cher enfant, non, ta mere ne fera point ton bourreau... Syndham , nous ne fommes dé/a que trop criminels ].. Embralfons un parti, que du moins Dieu pourra nous pardonner, li nous ne trouvons pas grace aux yeux des hommes : contraöons un mariage fecret; lions-nous par desnceuds que la mort feule puifle rompre, je vous im-  Nouvelle Angloise. m molerai les bienféances, les devoirs , tout : j'abandonnerai la maifbn paternelle ; je fuirai des reproches trop légitimes. Syndham... mais la nature... Syndham ne peut que fe jetter aux pieds de Bell, les arrofer de fes larmes, admirer fa fermeté, 1'excès de fa tendreffe , & lui ntrer un amour qui ne finira qu'avec fa vie. II faut que cette paffion ait un empire bien abfolu ! les facrifices qu'on lui fait augmente fa tyrannie, & il femble qu'elle nous devienne plus chere , a pfoportion des chagrins Sc des tourments qu'elle nous caufe. Bell a donc concu le deffein de quitte r fon pere. Quelques jours avant que ce projet s'exécute, Cécile tombe malade; la jeune Lady va la voir. Mifs, lui dit Cécile, cette maladie, me conduira au tombeau: j'ai bien lieu de Ie craindre ; je fuis portée a croire que le Ciel me punit de 1'horrible confeil que j'ai ofé vous donner. J'en reffens toute 1'énormité, & je vous en demande fincérement pardon, ainfi qu'a Dieu , que j'ai trop offenfé , en vous fuggérant une aftion auffi déteftable. Ma chere maïtreffe, n'écoutez jamais de femblablels  2i3 Anne Bell, avis; vous avez commis , il elt vrai, une faute trés grave : mais en cédant a ma propofition, vous vous feriez fouillée d'un crime, quepeut-êrre le remords ne fauroit expier. Bellconfole cette malheureufe, pleure ■ avec elle, veut cependant éloigner des craintes, qui n'étoient que trop fondées : Cécile en effet mourut. Bell ne tarda pas è former 1'engagement médité; & après bien des combats, des irréfolutions, des déchirements de cceur entre 1'amour qu'elle devoit a fes parents, & celui qui 1'emportoit vers Syndham , elle s'arrache des lieux qui 1'avoient vu naitre, & fe retire auprès de Tonele de fon mari. La mort venoit d'enlever le pere de Syndham, ruiné par des banqueroutes. Le jeune ^homrne devenu , pour ainfi dtre, le fils d'adoption de fon parent, ne fentit pourtant que trop, qu'il n'avoit plus de pere, 6c qu'il n'appartient qu'a la nature feule de donner ce nom, & d'en foutenir les droits. Cet oncle mhumain, dominé par Tavarice, par ce vil intérêt, la rouille attachée a Tame du marchand, redoutoit la vengeance du Lord ; il craignoit les éclats de Tau-  1$o WELLE AnGLOISE. 213 torité, les dépenfes qu'entraïneroit un procés; ce dernier objet le décida : il ie hata donc de chaffer de fa préfence fon neveu Sc fa femme, qui refterent livrés a toute 1'amertume de leur cruelle deflinée. La fuite de Bell avoit affligé autant qu'étonné Mylord Daramby; fa hauteur &c fa févérité ne 1'empêchoient pas d'avoir des entrailles de pere. La nature eft vainement contrariée ; elle perd rarement de fa force, fur-tout dans le cceur paternel : c'eft-la qu'elle fe plait a coniacrer fon empire, & a imprimer le fceau de fon caractere ineffacable. Toutes les perquifitions de Daramby furent inutiles; il foupconnoit un Lord de fa fociété d'avoir enlevéfa fille : il court chez lui, tranfpor* té de fureur. Le Lord fe juftifia; 1'infortuné pere ne favoit a quelle caufe attribuer cet événement; il étoit inconfolable. On vient annoncer a Daramby la vifite d'un Pafteur, qu'on nommoit Simpfon , connu par fa véritable piété, & dont les jours étoient remplis d'aftions vertueufes Sc fans fafte. Le vieillard entre, Sc prie Mylord d'ordonner que fes  214 Anne Bell, domeftiques fe retirent : Daramby les renvoye , & fait alfeoir cet homme refpe&able : fa phyfionomie annoncoit une ame fenfible & bienfaifante. Mylord, dit Simpfon de ce ton pénétré, 1'accent du cceur, vous favez que notre miniftere eft d'être Pinterprête de Ia douleur & de 1'infortune: je viens apporter leurs larmes a vos pieds. Je pourrois m'appuyer du pouvoir facré de la Religion : ce n'eft que 1'humanité dont, en ce moment, j'ofe faire valoir les droits auprès (*) de votre grace; oui, c'eft 1'humanité même qui vous intercede par ma bouche; Mylord... Dieu pardonne, & fa bonté eft peut-être encore au-deflus de fa grandeur. Votre fille... — Ma fille... eh bienj ma fille... — Voudroit, Mylord , embraffer vos genoux, elle eft accablé de fon défefpoir; oui, Mylord, elle donneroit fa vie pour obtcnir le pardon de fa faute... Le pardon de fafaute, interrompt Daramby! & quelle offenfe... La plus grande, reprend le Minif- (*) De votre grace. On a pu voir dans Fanny que les Anglois attachent a ce mot, le fens, qu'a-peu-prés nous donnons aux titres de grandeur, d'excellence, &c.  Nouvelle Angloise. 215 tre; Lady Bell ne prétend pas s'excufer; elle n'héfite point a s'avouer criminelle : aulïï n'eft-ce point votre tendreffe qu'elle ole folliciter; elle n'adreffe fes larmes, fes gémiffements, qu a la pitié; elle ne vous conjure de lui accorder que cette compallion qu'on ne refuferoit pas a la derniere & a la plus coupable des créatures... Mylord, la rejetteriez-vous? Daramby étoit ému: — Et quelle eft donc cette faute ?... Monfieur, je fuis pere, ajoute-t-il d'une voix adoucie. Vous lui pardonneriez, répond Simpfon avec vivacité ? Pouvez-vous en douter, s'écrie Daramby, comme emporté par un retour fubit de tendreffe ? — Paroiffez, Madame; (Bell entre fuivie de fon époux, & fe précipite aux genoux de fon pere.) Mylord, continue Simpfon, volei votre fille expirante de chagrin & de repeptir; elle a ofé fe marier lans votre aveu. Et a qui, demande le Lord agité de divers mouvements } k qui ? Vous voyez fon mari, pourfuit le Pafteur, en montrant Syndham. Oui, Mylord , oui, mon pere, dit Bell en veriant un torrent de larmes, j'ai fait une faute, une faute affreufe! ah! j'en fuis trop punie! j'ai cherché a la réparer. Syndham elt  3i6 Anne Bell", vertueux ; il vous refpecte; nous vous ferons toujours foumis , toujours attachés par les liens de la reconnoiffance, de 1'amour le plus tendre... Nous fommes vos enfants j accordez-nous notre pardon. Le Lord qui étoit refté jufqu'alors alïis, Sc livré a un orage de fentiments qui fe combattoient, fe leve avec impétuofité. — Ce miférable eft ton mari! je croyois qu'un Lord... Malheureux, fortez, fortez de ma préfence... & toi, je t'accable de ma malédiction. — Ah ! mon pere, arrêtez. Daramby tire fon épée, Sc veut en percer Syndham qui étoit profterné k fes pieds; il lui fait même une bleffure au bras; le fang coule ; Syndham , en découvrant fon efiomac, ne dit que ces mots : Ce n'eft point affez, Mylord : c'eft-la que vousdevez frapper; je meurs content, fi Lady Bell peut k ce prix reprendre fes droits fur votre cceur; rendez-lui votre tendreffe , Sc percez-moi de mille coups; n'accufez, ne puniffez qu'un malheureux... dont 1'amour a fait tout le crime. Bell s'étoit jettée entre fon pere &fon mari. Mon pere, crioit-elle, route pale, toute  Nouvelle Angloise. 217 toute échevelée, & fe trainant aux genoux de Daramby, c'eft moi, c'eft moi qu'il faut immoler, a votre fureur; je fuis la feule coupable; j'ai feule mérité la mort; je n'implore qu'une grace : attendez, pour déchirer mon fein, que j'aye donné le jour a une innocente créature... qui vous aimera, mon pere; elle aura ma fenfibilité, elle n'aura point mes remords. Le Lord étoit retombé fur Ia chaife; il fe réveille de fon accablement: — Je te revois encore ! hate-toi de quitter ces lieux que tu déshonores, fuis... je ferois ton bourreau; va partager avec ton vil complice le prix de ton crime ; oui, je te voue a ma malédiction , k ma malédiction éternelle...; ótez-vous de mes yeux, fcélérats, ou je vous fais arracher de ce chateau. Simpfon vent parler: Daramby le repouffe, en lui impofant filence. Bell effrayée fait quelques pas avec précipitation, & feretourne en s'écriant d'une voix étouffée par les fanglots : Votre malédiction, mon pere ! Ton pere, répond le Lord, toujours plus enflammé de colere ! tu n'en as plus, & n'efpere pas le retrouver jamais. Tous trois fe retirent, frappés d'une Tornt II. K  218 Anne Bell, égale confïernation ; Bell entraïnée par le Miniftre, évanouie, prête a mourir, & Syndham de 1'autre cöté, Ia foutenant dans fes bras, & lui-même accablé fous le poids de fa douleur. Simpfon , comme nous 1'avons déja annoncé, étoit du petit nombre de ces hommes dignes d'approcher des autels, & qui proféflent les vertus dont ils font les organes. G'étoit auprès de lui que s'étoient réfugiés Bell & Syndham , dans 1'efpoir de ramener par fa médiation 1'efprit de Mylord; il les avoit lui-même conduits jufqu'a 1'appartement de ce Seigneur; ils étoient convenus d'entrer, lorlque Ie Palteur éleveroit la voix. Cet homme fi eftimable avoit cru toucher au moment heureux d'attendrir Daramby; pèut-être Bell eüt obtenu fa grace; 1'amour paternel auroit triomphé: mais la fierté du Lord bleffée a 1'afpect d'un gendre tel que Syndham, en détruifant ce retour de tendreffe, lui avoit rendu toute fa fureur. Bell craignoit pour fon mari. Sympfon ne fe contente pas de les plaindre : il leur donne les fecours qui étoient en fa difpolition; il y ajoute des lettres pour une de fes parentes, qui habitojt une pe-  Nouvelle Angloise. 219 tite ville a quarante milles de Noryich; ils embraflent leur bienfaicfeur. Mes amis, nies enfants, leur dit-il en les ferrant dans fes bras, vous êtes tous deux coupables; vous, (en s'adrelfant a Bell) pour avoir ouvert votre cceur a une paffion que vous deviez étouffer dans fa naiflance. II eft des conventions établies fur la terre, auxquelles la Religion même nous ordonne de nous foumettre; elle a remis aux parents un pouvoir facré fur leurs enfants, dont ces derniers ne fauroient s'affranchir fans oftenfer le Ciel & la nature. Indépendamment de leur autorité , nos parents ne méritent-ils pas toute notre reconnoiflance, par les foins extrêmesqu'ils ont pris de nos jeunes années ? Ils font plus éclairés que nous fur hos propres intéréts; 1 'expérience fuffiroit pour leur donner le droit de nous aider de leurs confeils; nous devons leur abandonner fans réferve la conduite de notre efprit &c de notre cceur; ils font nos premiers chefs, des guides fages que 1'Etre fuprême femble avoir nommés lui même pour appuyer notre foiblefle & pour marcher continuellement a nos cötés. Nous bleflbns donc les loix, la raifon, 1'amitié; nous trahiflbns la cor> K 1  220 Anne Bell, fïance; nous manquons a 1'humanité, k Dieu, quand il nous échappe la moindre démarche, la moindre action, le moindre fentiment que n'ayent point avoué ros parents; & y a-t-il dans notre vie quelque chofe de plus important que le mariage? que dis-je ? toute notre exiftence n'eft-elle pas attachée a ce lien folemnel ? A quelles épreuves cruelles la méfalliance n'expofe-t-elle pas? Et vous, Syndham, comment avez-vous pu porter vos regards jufqu'a la fille de Mylord Daramby ? n'étoit-ce pas a vous a combattre un penchant qui ne vous préfentoit que des fuites affreufes, que le crime? C'en eft un, il ne faut pas vous le diftimuler, que d'avoir ofé aimer Lady Bell, lui infpirer du retour, 1'égarer au point de commettre une faute qui 1'a forcée de contradter un engagement contraire aux ufages re9us, a la fageffe des loix; vous lui avez attiré la colere paternelle , les reproches de la fociété, fes malheurs... Vous pleurez, mes amis! mon deflein n'eft pas d'augmenter vos peines. La vérité, liée néceflairement a mon miniftere , m'a contraint a vous remettre vos fautes devant les yeux. Vous en êtes repentants, je le vois; il ne s'agit plus au-  Nouvelle Angloi&e. 221 jourd'hui que de fupporter mutuellement le fardeau que vous vous êtes impofé. Le Miniftre vous a parlé de vos erreurs: 1 'ami, mes chers enfants, verfe avec vous des larmes; lesvötres ont coulé jufques dans mon cceur; vous avez réparé, autant qu'il étoit en votre pouvoir, une foiblelfe qui feroit devenue une liaifon criminelle & impardonnable, li la Religion ne Peut pas revêtue de ce qu'elle a de plus augufte. Fermez Poreille aux propos corriipteurs du monde, qui vous dira que ce mariage a mis le fceau a vos égarements. Vous vous êtes réconciliés avec la nature, avec le Ciel. Le fruit de votre tendreffe auroit eu a vous reprocher fa naiffance; vous 1'avez confacrée : c'eft alors qu'elle devient un préfent pour lui, que vous vous êtes montrés vraiment fes pere & mere; c'eft alors qu'il vous a obligation de Ia vie; élevez-le dans des principes dont il ne puiffe jamais s'écarter. Inftruits par vos fautes , par les chagrins qui les fuivent , vous en veillerez mieux a fon éducation. Au refte, comptez fur les foins de 1'ame la plus fenfible; je reverrai Mylord; je tenterai tous les moyens de Padoucir; je m'expoferai a K 3  222 Anne Bell, tour fon reffentiment; il vous rendra fa tendreffe; il vous r'ouvrira fon cceur; votre enfant deviendra le fien : croyezmoi; la colere d'un pere ne fauroit durer. Que je vous embraffe encore; quelque defïinée qui vous attende , fouvenez-vous qu'on ne peut être réellement malheureux , lorfqu'on a pour foi la vertu & la Religion. Ce font-la les dignes confolateurs, les vérirables amis. Adieu; puiffé-je vous revoir bientöt rentrés en grace avec Mylord 1 & il n'eft pas poffible de ne point Pefpe'rer; Dieu pardonne : comment les hommes ne pardonneroient-ils point ? Le refpedtable Miniftre ne fauroit fe détacher des deux époux; ils fe quittent enfin. Ce couple uni autant par le malheur que par la tendreffe, prend des routes détournées; & pourfuivis par la frayeur, accablés de fatigues exceffives, ils arrivent chez Miftrifs Sara. Simpfon recoit 1'ordre de retourner att chateau. A peine efl-il a Ia porte de i'appartement, que Ie Lord s'écrie : Entrez, vil fédudteur, entrez; je fais comment on punit les gens de votre forte, & vous devez vous attendre a ma colere , fi vous ne me donnez des nouvel-  Nouvelle Angloise. 223 les de cette fille indigne de mon nom, & du fcéiérat qui 1'a perdu; oü fontils ? Alors Fame fiiblime & courageufe de Simpfon fe déploye dans toute fa grandeur: Mylord, je ne fuis point un fédu&eur; je fuis le confolateur & Fappui des malheureux; Lady Bell n'a réclamé mes fentiments de Religion & d'humanité, qu'après s'être unie a Syndham. Je n'ignore point ce que les enfants doivent a leurs parents; foyez-en perfuadé: fi j'avois vu votre fille dans les commencements de fa paffion, vous ne devez pas douter que je n'eufTe tout employé pour la détourner de Fabyme oü elle s'eft précipitée ; j'aurois fait parler les confeilsde la raifon, 1'autorité du Ciel, dont le pouvoir, je 1'ai dit a elle-même , femble réfider dans ceux qui nous ont donné la vie. Mais néceffitée k commettre une faute , pour en réparer une plus grande , liée par des nceuds facrés, la femme en un mot de Syndham, Lady Bell avoit befoin qu'on lui tendit un bras fecourable; c'eft ce que j'ai fait, Mylord. Je ne dois penfer ni agir comme le monde; la Religion a d'autres principes, & peut-être eft-elle plus fenfible encore que la naK 4  224 Anne Bell, ture. J'ai rempli mon devoir , mo» . penchant; voila ce que m'infpiroit la compaffion, ce que Dieu lui-même m'ordonnoit; c'eft lui qui me défend de livrer è votre fureur ces triftes victimes. Oui faas doute, Mylord, je connois leur retraite: mais... vous ne la faurez point, —-Je neh faurai pas I & imagines-tu que je n'aye pas le pouvoir de te rendre plus docile è mes volontés ? Vous ne m'arracherez pas mon fecret, continue Simpfon avec une noble audace ; decidez de mon fort, — Je faurai du moins te punir... Mes domeftiques... Frappez, pourfuit tranquillement Simpfon; que mes cheveux blancs ne vous arretent pas; croyez-vous que je n'aye point appris a mourir ? mais je ne tranirai jamais deux infortunés, auxquels vous auriez dür'ouvrir votre fein. Craignez que la nature ne parle un jour dans votre cceur, & qu'il ne foit plus temps de ceder a fes cris. Mylord... on ne porte point le nom de pere impunément, & vous aurez tot ou tard des repentirs... Faffe le Gel qu'ils ne foient pas mutiles! Daramby plus furieux, fait chaffer honteufement ce vieillard, qui ne fe  Nouvelle Angloise. 3:5 lailTa point abattre par toutes les mortifications que le Lord lui fit efïuyer ; fa conduite foutenue prouva que la vraie piété eft encore fupérieure au courage humain, Sc fa fermeté fut inébranlable. Miftrifs Sara avoit une dévotion bien différente de celle de fon parent. Cette femme fe regardoit comme un modele des perfections chrétiennes; elle n'avoit point eu de foibleffe , paree que fon cceur, plutöt formé pour haïr que pour aimer, goütoit une forte de plaifir a fe refufer a toute efpece de fenfibilité. Son mari, vidtime de fes aigreurs & de fon orgueil, 1'avoit laiffée veuve avec un enfant qu'elle accabloit de mauvais traitements. Attachée fcrupuleufement au rite de la Religion, elle en négligeoit 1'efprit Sc les maximes, Sc elle eüt préféré de fe faire voir è 1'Eglife, affife a la première place , au mérite de porter des fecours a quelque malheureux. C'étoit fur fa réputation que Simpfon 1'avoit jugée ; en effet, elle jouiffoit de la confidération la plus flatteufe , paree que le fafte & la grimace font de fürs moyens pour en impofer aux hommes : la vertu eft trop fimple pour être admirée , Sc il K 5  226 Anne Bell, eft rare que 1'éclat ne foit pas le maf- que de la faufTeté & du vice. Le Miniftre informoit Sara du fmet qui avoit forcé Bell & Syndham d'abandonner le féjour de leur naiflance ; elle leur fit accueil, fans leur épargner des remontrances aflaifonnées de toute 1'amertume du zele intolérant; elle déclama beaucoup contre les mariages clandeflms, & a chaque inftant, elle fe plaifoit a mortifier ces deux infortunés. Cependant toute la bile de fa dévotion cruelle ne s'épancha que loriqu'elle fe fut appercue que 1'argent commencoit a leur manquer; alors fa vertu fe montra dans toute fa barbarie; elle ne pouvoit plus vivre avec de pareilles gens que Dieu fembloit avoir rejettés dés ce monde; elle les accabla de duretés plus humiliantes que les outrages mêmes , & les contraignit de fortir de fa maifon. Bell approchoit du terme ou fon enfant alloit voir Ie jour; elle n'envifageoit qu'une carrière immenfe de douleur qui sbuvroit devant fes pas; leur mifere étoit au comble. Quelle image pour Syndham! S'il eüt été la feule victime du malheur qui les perfécutoit, il  Nouvelle Angloise. 227 auroit pu fupporter plus conftamment fes revers : mais il voyoit fe détruire foiis fes yeux une femme qu'il adoroit, qui auroit dü connoitre k peine le nom d'infortune & le befoin, öc que fatendrelfe pour lui avoit réduite a ces extrêmités affreufes, qui, graces a notre peu de philofophie Sc d'humanité, entrainent prefque toujours après elles , 1'opprobre, 8c ce mépris bien plus difficile k ifoutenir que 1'adverfité la plus horrible. II n'eft point de fermeté qui réftfte a de telles épreuves. Syndham ne pouvoit regarder fa femme, fans que fon cceur fut percé de mille traits; il avoit employé toutes les reflburces qui fe concilient avec 1'honnêteté, pourfe tirer de ce gouffre de maux, 6c la fortune s'étoit obftinée a trahir fes plus foibles efpérances. II ne vouloit plus recourir aux bontés de Simpfon , qui luimême avoit de la peine a fubfifter. Syndham enfin arrivé au foir dans fa miférable retraite , tranfporté de joie ; il court dans les bras de fon époufe : — Ma chere Bell... ma chere Bell... le Ciel fe laffe de nous punir : du moins ce ne fera pas la faim qui terminera tes jours; je pourrai conferver ta vie : K 6  228 Anne Bell] pour moi, je ne chercherois guere è fupporter la mienne, fi celle de tout ce que j'aime n'y étoit attachée. Bell veut favoir par quel événement leur indigence elt foulagée : elle-ne recoit de fon mari que des réponfes vagues & peu fatisfaifantes ; il s'obftine a cacher les moyens qui ont adouci leur fituation. Syndham fe levoit a la pointe du jour, & ne revenoit qu'a la nuit fermée; fa femme mangeoit feule. Elle eut un matin la curiofité de le fuivre; elle Ie voit entrer dans un champ, & labourer la terre, attelé a une charme, a cöté d'un de ces animaux employés a 1'agriculture : elle s'arréte, immobile d'étonnement, & ne fait fi elle doit ajouter foi a fes yeux. Vous n'avez pas befoin d'emprunter d'autre fecours, difoit Syndham a un vieillard , qui paroifioit être le maitre de la ferme; je me fens alfez de force pour me charger feul de votre ouvrage, & vous tenirlieu de plulieurs journaiiers; comptez fur mon courage. Monfieur, pourfuivoit-il en pleurant, j'aime, j'aime une femme adorable que j'ai plongée dans Ia mifere, & je ne vous demande que ce qui eft néceflaire * fa fubfifian-  Nouvelle Angloise. 229 ce ; du pain & de 1'eau me fuffiront pour ibutenir mes triftes jours; pourvu que je ne voye point fouffrir ma femme , je ferai content, & je bénirai le Ciel... Ah ! mon ami, s'écrie Bell, en fe jettant au col de fon mari, mon ami, qu'ai-je vu ? & c'eft a ce prix que je refpire! Elle tombe en pleurant dans le fein de Syndham ; il fe plaint de ce qu'elle eft venue lui arracher fon fecret; il confond fes larmes avec celles de fon époufe ; enfuite fe tournant vers le fermier : ,— Ehbien! Monfieur, n'ai-je pas raifon de m'efforcer de vous rendre mes travauxagréables ? Hélas ! j'ai caufé tous fes malheurs ; Monfieur... elle n'étoit pas faite pour partager ma peine & mes humiliations ! Cher époux, reprend Bell, en fe relevant des bras de fon mari, & s'y rejettant avec plus de tendreffe , je fuis faite pour vous aimer... Syndham , tu me tiens lieu de tout; ne parions point de fortune, de rang , de grandeur; oublions des fonges qui fe font évanouis... Je ne veux & je ne dois m'occuper que de toi, que de cet enfant malheureux , a qui bientöt je donnerai Ia vie ; puiffe-t-elle lui être  230 Anne Bell, moins funefle qu'a nous! Mais, Syndham, je nefaurois me réfoudre a jouir d'une exiflence qui te coüte un pareil facrifice; j'aime mieux cent fois mourir. — Eft-ce que tu ne connois pas 1'amour , femme divine ? va Pon eft capable de tout, lorfqu'on fait aimer. Conferve-moi ton cceur, & il n'y a point de fatigues & de travaux que je ne fois en état de fupporter. Le fermier étoit pénétré d'un fpectacle fi attendriflant. Mes enfants, leur dit-il, vous me touchez ! que vous me faites fentir les chagrins qui fuivent le peu de fortune, & que j'aurois de plaifir a vous foulager! tout ce qui eft en mon pouvoir, c'eftd'empêcher que Syndham ne fe livre trop au travail; il me fera cher comme mon propre fils. Béll lui témoigne fa reconnoiflance avec cette vivacité qui exprime le fentiment , & qui en fait partager les tranfports. Tom, c'étoit le nom du fermier, les invite k diner. Cet homme refpectable rappelloit ces premiers beaux jours de Ia nature, ou la vieillefle honorée de tout ce qui Penvironnoit, & parée de fes cheveux blancs, comptoit encore plus de vertus & d'acfions biet-  Nouvelle Angloise. 231 faifantes que d'années, & fembloit mériter les hommages réfervés a la Divinité; un feu doux éclatoit dans les yeux du bon fermier; fur fon front chauve refpiroient la douceur, & cette majefté qui femble attachée k 1'age écoulé dans la pratique- des mceurs irréprochables. Bell &c Syndham lui raconterent ingénuement leurs fautes & leurs défaftres. Tom répondit k leur franchife; il leur ouvrit fes bras , & les ferra contre fa poitrineavec cette effufion qui n'eft connue que de ces ames pures que n'ont point gatées le commerce des villes & la fréquentation des méchants. Le Lord Daramby cherchoit a oublier la perte de fa fille, & a tromper une douleur fourde qui le confumoit; fon cceur privé des douceurs de 1'amour paternel, s'étoit livré avec fureur a tous les preftiges de 1'ambition; il s'étoit élevé aux premières places, & vivoit avec une fceur qui 1'entretenoit dans cette trifte ivrefle de la grandeur & des dignités. Elle prenoit foin fur-tout d'écarter de fon fouvenir, ce qui pouvoit lui rappeller la malheureufe Bell; jamais le nom de cette infortunée n'entroitdans fes entretiens, Cette parente inhumaine  232 Anne Bel l] devoir hériter de Daramby : c'en étoit affez pour irriter fa haine opiniatre contre les efforts d'une tendreffe, que rarement on parvient a érouffer. Ce fentiment revenoit fans ceffe faire éprouver a Mylord combien lesfougues de 1'ambition font au-deffous des mouvements délicieux de la nature. Quel rang en effet, quel titre approche de celui de pere , & que de plaifir attaché a prononcer feulement ce nom, & a fe le répéter dans le fond de fon cceur ] . Cette qualité fi chere auroit dü adoucir le fort cruel de Syndham. Bell avoit mis au monde un fils, qui refferroit encore les nceuds de leur malheureux amour : il croiffoit dans leur fein; on auroit dit que cet enfant eüt voulu confoler fes parents , & les dédommager des rigueurs de la fortune. Quelquefois Syndham le foulevoit en lui prodiguant des baifers mouillés de pleurs: Cher enfant, quel préfent t'ai-je fait en te donnant la vie ? quel fera ton héritage ? Ah .' malheureux ! tu me ferres de tes bras careffants... je ne fuis pas ton pere : je fuis ton affaffin. A ces mots, fes pleurs redoubloient. Quoi! lui difoit fon époufe, mon cher  Nouvelle Angloise. 233 Syndham , le plus tendre des époux ne feroit pas le meilleur desperes! Notre enfant nous pardonnera notre miférable état; il apprendra de nous a fouffnr, k aimer; le malheur rend fenfible, & la fenfibilité n'eft-elle pas la fource des vertus? Syndham, fi tous les hommes aimoient, il n'y auroit plus de crime ni d'injuftice fur la terre. Notre fils mêlera fes larmes aux nötres! eh! mon ami, n'eft-ce pas lui qui eft la caufe de nos infortunes? . , . Tom s'attachoit k rendre la fituation de ce couple malheureux moins défaeréable. Bell fouvent s'offroiti aider fon mari. Arrête , lui difoit-il, en la repouffant avec tendreffe , c'eft k Syndham a déchirer le fein de la terre , k 1'inonder de fes fueurs, de fes larmes:mais que Lady Daramby... non, la fortune, ne nous réduira point k cette humiliation. Je ferois humiliée , répondoit Bell, fi je ceffois de t'aimer; ne fommes-nous pas la même ame ? pourquoi ne pariagerois-je pas tes foins? ces fatigues me font légeres, je fuis prés de toi. Elle lui apportoit fes repas qu'elle apprêtoit elle-même; leur enfant étoit affis au milieu d'eux; quel doux fpec-  234 Anne Bell, facie pour les yeux d'un pere & d'une mere ! quelle fource de confolation ! ils le regardoient avec volupté, le baifoient tendrement. Bell s'écrioit : Lady Daramby n'auroit peut-être pas connu ces innocentes fatisfactions, fi délicieufes pour un cceur fenfible. Syndham, ne regrettons point les richeffes, 1'éclat des rangs: je ne regrette que mon pere; ah! pourquoi ne nous a-t-il pas pardonne? Mais je prends plaifir a te le répéter : dans cet inftant oii je fuis h tes cötés, oh je peux te dire librement que je t'aime, que mon amour revivra dans ton fils, je fuis la plus" heureufe des femmes. Ce font mes mains qui t'ont préparé ces fimples aliments; nous ne fommes point entourés de méchants, ni de faux amis ; nous vivons dans le fein 1'un de 1'autre ; hors de notre retraite, qu'eft-ce que 1'univers pour nous ? & ne trouvons-nous pas tous les plaifirs dans notre amour ? notre cher enfant eft le gage de cet amour fi éprotivé; il fera notre ami; Syndham, il aura pour toi la tendreffe de fa mere. En effet, cette femme fi rare & fi efhmable, fembloit avoir fait part è fon fils de cette ingénieufe délicatefie, dont  Nouvelle Angloïse. 235 fi peu d'ames font fufceptibles. A peine pouvoit-il efTayer fes premiers pas , il couroit au devant de fon pere; il lui fourioit, lui tendoit fes mains careffantes, s'efforcoit d'effuyer la fueur de fon front lorfqu'il rentroit dans fa chaumiere , & le couvroit de ces baifers fi touchants, dont le fentiment paternel peut lui feul apprécier les douceurs. Syndham & Bell paroiffoient avoir retrouvé un pere dans le bon fermier; ils jouiffoient de cette tranquillité vertueufe, de cette paix de 1'ame, le partage de 1'honorable pauvreté ; ils euffent préféré leur cabane au palais le pius fomptueux: Tinnocence & le pur amour 1'habitoient. Ces deux époux , oubliés de la terre, n'y voyoient qu'eux & le bienfaifant Tom ; en un mot, ils ne fe fouvenoient plus de leur état paffé , & ne s'occupoient que de leur lituation préfente. Mais ce bonheur li limple, fi peu connu, li peu envié, alloit avoir fon terme; cette efpece de planche qui les aidoit a difputer contre le naufrage , devoit encore leur être arrachée. II faut être bien pénétré de la vérité d'une Religion confolante , pour ne pas croire qu'il exilte des êtres qui font formés exprès pour épui-  23Ö Anne Bell, i'er 1'acharnement du malheur : la fortune feroitelle un mauvaisgénie, auquel Ie Dieu qui nous gouverne, auroit, pour lepunir, abandonné ce trifte univers? Tom vint a céder aux infirmités de la vieilleffe; il tomba dans une forte d'anéantiffement, qui différoit peu de Ia mort. Son fils, que 1'on nommoit Richard fe mit a la tête de la ferme: alors ce que Syndham & Bell appelloient leurs beaux jours, s'évanouit; leur fort changea ; ils ne furent plus que de miférables jour'nahers, livrés a toute la barbarie d'un mak tre infolent, qui regarde comme autant de vils animaux, les hommes qui lui font fubordonnés. Syndham fuccomboit fous Ia fatigue • Bell élevée dans le fein de Ia délicateffe ' s'obflinoit a vouloir foulager fon mari'. Ce malheureux pere , pour ranimer fes torces, avon unaginé d'affeoir quelquetois fon fils au bout d'un fillon: c'étoit-Iè que s'attachoient fes regards, fon ame entiere : il envifageoit fans ceffe fon enfant , ainfi que fon époufe, comme les objets & Ia récompenfe de fes peines. De temps en temps il s'arrachoit a fon travail pour aller embraffer fa femme, & cette créaturefiintéreffante, qui pa-  Nouvelle Angloise. 237 roilToit déja fentir 1'infortune de fes parents ; & il revenoit avec plus de courage reprendre une tache immodérée. Quel fpectacle! il falloit que Richard eüt un cceur de fer pour n'en être pas ému. Bell, un jour, courut fe jetter a fes pieds. Abandonnée a la plus vive douleur : Monfieur, lui dit-elle dans 1'abondance des pleurs & des fanglots, je vous conjure au nom de 1'humanité , au nom de Dieu même, de mettre quelque adouciflement aux travaux exceflifs que vous exigez de mon mari. Hélas ! je n'ai que deux foibles mains; je ne puis lui prêter qu'un vain fecours, & j'ai peu de force ; je ne fuis qu'une femme , je n'avois pas été élevée, ajoute-t-elle en verfant un torrent de larmes , pour remplir des fonctionsauffi pénibles! Que voulez-vous dire , répond avec dureté 1'infenfible Richard ? vous n'avez pas été élevée pour travailler! croyez-vous que je vous donnerai mon argent pour ne rien faire ? chacun doit s'acquitter de fa dette : la votre eft la culture de mes terres; votre époux eft jeune : a fon age, on s'accoutume & la peine; avec ce qu'il me coüte, j'aurois une paire de bceufs qui me rendroient plus de fervice. — Mais, Mon-  23>5 Anne Bell, fieur, fi j'allois le perdre ! — Eh bien L s'il meurt, je trouverai d'autres domeftiques. Ah 1 Tom , s'écrie Bell en fe retirant, Tom , eft-ce-la voire fils ? Elle va porter fon défefpoir chez ce refpedtable vieillard , qui, languifTant dans un lit, n'attendoitque la mort: il revient en quelque forte a la vie, pour être touché de la fituation de ces infortunés; fes derniers foupirs font pour reprocher a fon fils fon inhumanité : — Richard, avez-vous oublié mes lecons & mes exemples ? pouvez-vous maltraiter a ce point des hommes, des malheureux, mon fils, qui devroient être nos maïtres ? ils m'ont confié leur nailfance, leur rang: ils méritent votre compaffion, vos égards, des refpeös. — Des refpecfs, mon pere 1 je leur ai promis leur falaire, a condi tion qu'ils me feroient utiles; tout homme eft né pour travailler... Avec cette noble pitié , voyez quelle eft votre fin : vous mourez pauvre... — Richard, je meurs fans remords, 6c plein de confiance dans la bonté de Dieu. Fafle fa miféricorde qu'il t'attendriffe & te pardonne ces injures a 1'humanité 1 Qui 1'outrage , outrage le Ciel, 6c tót ou rard il fe venge... Mon fils, le premier des  Nouvelle Angloise. 239 crimes k fes yeux, eft cette barbarie dont vous vous applaudiffez... ah! cru els > c'eft vous qui me faites mourir. Tom expira un moment après, les yeux levés vers ce Dieu, qui, tot ou tard, récompenfe la vertu , & punit le crime. Le féroce Richard fe fut bientöt acquitté des devoirs funéraires ; & il fe livra fans pudeur k tout 1'endurciftement de fon cceur inhumain. Syndham & fa femme ne laiflbient pas écouler de jour fans donner des regrets & des larmes k la mémoire de leur bienfaicfeur. Sa perte ne fit qu'augmenter leurs fouffrances , ainft que la cruauté de leur nouveau fermier. Syndham, affaifle fous la fatigue , fe redifoit en vain: Allons , c'eft pour ma femme, c'eft pour mon fils que je travaille; que cette image ne forte pas de mon ame; efforcons-nous; 1'amour ne vient-il pas k bout de tout ? L'amour ne put commander plus longtemps a la nature; jufqu alors elle avoit, pour ainfi dire, permis des miracles; Bell trouve Syndham k moitié couché dans un foffé, la tête fur fes genoux, Se dans Paccablement. Ma chere femme, lui dit-il d'une voix défaillante , c'en eft fait: j'ai tenté 1'impoftible pour reculer  240 Anne Bell, Ie moment de ma deftruöion; je lens qu'il approche. Tu fais combien tu m'es chere, ainli que cet enfant qui va me furvivre ! tu es donc affurée que j'ai tenté des efforts inouis pour fupporter le poids des travaux dont Pimpitoyable Richard me furcharge : mais... je n'y puis plus réfifter; Bell, je n'y puis plus réfifter. A ce mot, Bell pouffe un cri, & fe jette dans les bras de Syndham ; il continue : Mon unique amie , tu n'embralfes plus qu'un corps... qui fera bientót^glacé; hélas! avec quellecruelle penlee j'expire ! qui prendra foin de tes jours, de ceirx de notre fils ? que vas-tu devenir ? ö mon Dieu I j'ai donc commis bien des crimes , puifque vous me punilfez avec cette rigueur! II s'arrête k cet endroit, & il reprend: Tache, ma digne amie, de furmonter ta douleur pour m'entendre; aufli-tötquetu m'aurasferme les yeux..* ma chere femme, il faut fupporter ce coup, écris k Mylord; cours avec cet enfant réclamer k fes genoux la tendreffe paternelle. Bell , je fuis pere... n'en doute point, Mylord s'attendrira, il te pardonnera : la caufe de fon indignation ne fubfiltera plus , je ferai dans le tombeau ; parle-lui de mon éternel chagrin de  Nouvelle Angloise, 241 de Pavoir offenfé , d'avoir écouté mon amour, de t'avoir entrainée dans un précipice 011 tu ne devois jamais tomber ; parle-lui de mon repentir; dislui que je ferois mort moins malheu-. reux, fi j'euffe pu réparer ma faute... Hélas ! c'eft moi, femme adorable, qui t'ai fait connoifre Ia peine, 1'humiliation, les opprobres , tous les affronts qui fuiventl'adverfité! daigneras-tu pardonner a ma mémoire?... c'eft 1'amour qui m'a rendu fi coupable ! Syndham , s'écrie fon époufe, je te perdrois! Syndham , tu me ferois enlevé ! ah ! c'eft a moi de mourir. Eh! que fais-je fur la terre ? de quelle utilité te fuis-je J mon exiftence t'eft peu néceffaire : fon entretien confume le trifte produit de tes fueurs; laiffe-moi expirer; tu vif ras, tu me retrouveras dans cet enfant ; & fi fon pere lui eft ravi, quel fecours doit-il attendre ? oü font nos amis?... —-Bell. ..je ne vois plus que la mort. — Ah ! cher époux , chaffe loin de toi cette horrible image; peutêtre que le Ciel fera touché de nos malheurs... 11 me donnera desforces, j'en fuis füre : Syndham, je partagerai,.,. Tornt II. L  242 Anne Bell] je fupporterai le fardeau qui t'accable... Syndham , nous mourrons enfemble ! — Et notre enfant?... II eft inutile de me rappeller a la vie; ma chere femme , le Ciel eft aufti contre nous! il a compté mes jours, & voici le dernier oh je fe verrai, ou je te pourrai dire , que fi nos fentiments nous furvivent, je ne ceflerai jamais de t'adorer. Non Bell, T ame de Syndham ne fauroit exifter, fans être remplie d'un amour qui ne peut offenfer 1'Etre fuprême : il eft fi pur , fi confacré par la vertu, par la Religion, par Pinfortune!... Approche,mon enfant: que je le tienne encore contre mon cceur... Ah 1 malheureux , quel fort je te laiffe! Syndham attachoit fes levres expirantes tantöt fur la bouche de fon fils, tantót fur celle de fa femme; elle veut lui parler : elle ne peut que le ferrer dans fes bras , avec un friflbnnement qui exprime tout le défordre de fon ame. Cen eft affez, reprend Syndham ; retire cet enfant de mon fein; fa préfence me rend ma fin plus affreufe ; que fem'occupe de Dieu; fa colere me fuivroit-elle dans le tombeau ? ne cherchonspas ma foffe plus loin; je Pai trou-  Nouvelle Angloise. 243 vée ici; adieu donc pour toujours: vis pour me pleurer; que la tendreffe du fils te rappelle 1'amour du pere; Bell, embraffe-moi... mon enfant... je fens... je me meurs. Sa femme , emportée a la fois par deux mouvements contraires, fait quelques pas pour aller chercher du fecours, èc revient avec fon fils tomber aux pieds du malheureux Syndham, qui étoit expiré. Bell ouvre les yeux, voit fon enfant a fes cötés, &C fe trouve dans fa miférable retraite ; un valet de la ferme, touché de compaflion, effayoit de la confoler. — Ou eft mon mari J ou eft Syndham ? Comment! lui répond le domeftique en pleurant, vous ne vous reffouvenez point de ce qui vous eft arrivé ! Le délire de la douleur avoit égaré la raifon de cette malheureufe femme: -— Que voulez-vous dire ? expliquezvous ? Syndham... Eh ! ne favez-vous pas, pourfuit le domeftique, que vous 1'avez perdu, qu'il vient de mourir ? *— Syndham n'eft plus!... Oui, j'en fuis trop affurée; je le vois expirant... dans mes bras,,, il elt mort! pour jamais! L 1  244 Anne Bell, Elle retombe dans fon accablement, fans connoilfance; elle ne fort de cette efpece de léthargie , que pour vouloir courir a la fofïe de fon mari, & s'y précipiter: le charitable domeftique 1'arrête, lui parle de fon enfant. Eh bien! mon enfant, dit-elle, mon enfant... ea fe relevant comme du fein même de la mort 1 — Songez-vous qu'il a befoin que vous lui reftiez ? qui lui donnera du fecours ? Bell écoute le domeftique, h"xe quelques moments fes regards fur une innocente créaturequi lui tendoit les bras, & avec un long gémiffement : — Je furvivrai k Syndham. Ah ! mon fils, mon cher fils, ajoute-t-elle, en le preffant avec un fombre tranfport contre fon fein , & Parrofant de fes larmes, quelle plus forte preuve de tendreffe pouvoit te donner ta mere? De nouveaux coups viennent la frapper: elle recoit ordre de la part d'un maïtre toujours plus inhumain de quitter Ia ferme: elle s'élance de fa cabane, & court emportant fon enfant dans fes bras, fe jetter aux pieds du féroce Richard: — Qu'ai-je entendu ? ne fuisje pas affez accablée par rinfortuae ? Ne  Nouvelle Angloise. 345 craignez point que je manque de forces pour vous fervir: je vous réponds de remplir les fondtions les plus pénibles; je le difputerai è tous vos domeftiques : quelques jours fuffiront pour me ranimer. (Richard ne 1'écoutoit pas.) Hélas ! ne me donnez point de gages, li vous le voulez; accordez-moi une nourriture qu'on ne refuferoit pas aux derniers des animaux; je ne vous demande feulement que du pain... Richard, c'efl: pour un fils, c'eft pour mon fils.... Peut-être un jour connoïtrez-vous 1'intérêt qu'un enfant infpire.... Ah! ce n'eft pas pour moi que je m'abaiflerois... Richard, daignezm'entendre : (elle met fon enfant aux genoux de ce barbare.) Cette malheureufe créature eft a vos pieds avec la mere; elle joint fes fupplications aux miennes. Je 1'éleverai... pour vous confacrer fon fervice, fa reconnoiflance ; il vous dédommagera da mes foibles travaux. Le marché feroit admirable, replique le cruel Richard d'un ton railleur ! oh ! je fais calculer! mon pere fe laiflbit attraper, paree qu'il étoit trop bon : mais , Dieu merci, j'ai appris a compter: cet enfant-lè ne fera pas en état de douze ou quinze ans d'être L 3  246 Anne Bell, de la moindre utilité , & je ne prétends pas, comme une dupe, nourrir des gens qui me foient a charge? il me faut des travailleurs...; tenez, tout ce que je puis faire pour vous, eft de vous faire la charité d'une guinée : prenez, & qu'on ne vous revoye plus. Bell poufte des cris, a recours a de nouvelles prieres, embraffe encore les genoux du barbare, les arrofe de fes larmes: il eft inflexible; elle eft renvoyée fans pitié. Ce domeftique qui avoit paru fenfible k fon chagrin, après la mort de Syndham, s'efforce de Ia confoler; il poufte même la générofité jufqu'a lui préfenter quelques fchellings, qui étoient tout ce qu'il poffédoif. Cette infortunée refufe fes offres: tous les hommes, s'écrie-t-elle, ne font donc pas des tigres! Non, mon ami, je n'accepterai point votre bienfait; mon enfant & moi nous péririons plütöt de faim; je ne vous demande que votre compaftion; je fuis fi languiffante ! aidez-moi a me trainer hors de ces lieux; que j'aille expirer loin d'ici, loin du plus affreux des hommes. Ce généreux domeftique lui prête fon bras; il veutfe charger de 1'enfant.  Nouvelle Angloise. 247 Non, dit Bell, j'aurai jufqu'au dernier foupir, la force de le porter. Elle ajoute au milieu d'un torrent de pleurs : II mourra dans mon fein. Enfin, après avoir quitté fon conducteur pénétré de fes expreffions reconnoiffantes, Bell fe réfugié a quelques milles de la ferme, dans une hötellerie de peu d'apparence; c'eft de cet endroit qu'elle adreffe a fon pere une lettre oü elle lui détailloit tous les malheurs qui 1'accabloient. Mylord Daramby depuis long temps reffentoit 1'ennui, cette mélancolie feche, inféparable du röle pénible de courtifan. II avoit cru acquérir dans les grandeurs un dédommagement de la tendreffe paternelle : on n'en impofe point a la nature; de jour en jour, il regrettoit davantage la perte de fa fille. Quelquefois il s'écartoit fubitement de la fociété , pour aller pleurer feul, & prononccr tout haut le nom de Bell; il s'accufoit d'inhumanité. A mefure que 1'on avance en age, on eft plus empreffé a chercher autour de foi des êtres dans lefquels on puiffe en quelque facon revivre , & revoir 1'image de fa jeuneffe ; on croit tromper la mort, en expirant L 4  248 Anne Bell, au fein de ceux qui ont recu de nous la vie; une parente excite des fentiments bien foibles, a les comparer avec 1'intérêt fi touchant qu'un enfant produit. La fceur de Daramby lui devint odieufe; elle ne ceffoit, au nom feul de Bell, de faire éclater fon averfion. La lettre de cette déplorable victime étoit tonv bée entre fes mains; elle s'étoit bien gardée de la communiquer a fon frere qui, fatigué de fes hauteurs, & fHrI tout de fa haine contre fa fille, ne tarda pas a marquer a fon tour' d« reiroidiffement Sc de 1'indignation; St ils fe féparerent très-mécontents 1'un de 1'autre. ' Daramby, ne pouvant plus réfifler a Ia douleur qu'il éprouvoit, tenta de puifer quelques motifs de confolation dans les entretiens d'un homme qui avoit ete 1'objet de fes duretés. Qu'on fe reffouvienne que Mylord avoit outragé le Miniftre Simpfon: cet honnête vieillard n en etoit pas moins Ie confolateur Sc 1 appui des malheureux; il s'étoit contenté de plaindre Daramby, fans fe répandre en murmures, Sc il confervoit toujours cette vertu inaltérable qui procure feule Ie bonheur & la fermeté de  Nouvelle Angloise. 240. 1'ame. Mylord le fait prier de venir lui parler: Simpfon, étonné de 1'invitation , n'héfite cependant pas fur ce qu'il doit faire : il court au chateau. A peine le Lord 1'a-t-il appercu : — Approchez , homme refpcctable, approchez; c'eft moi que votre préfence devroit embarralTer. L'efpoir de réparer mes torts & votre générofité m'enhardifient au point de rechercher vos regards. Simpfon... votre prédiction eft accomplie : je ne fuis plus qu'un pere, & le plus affligé, le plus malheureux ; ne pourriez-vous me donner des nouvelles de ma fille ? quelle eft fa fituation ? Ah ! qu'elle vienne! qu'elle vienne! tout leur eft pardonné; fon mari fera mon fils, qu'ils fe harent d'accourir dans mes bras. Des larmes coulent des yeux du Miniftre :— Mylord, avec quelle joie je retrouve votre cceur paternel! je reconnois dans cet heureux changement un miracle de la Providence; elle m'a éprouvé par vous, Mylord : mais elle me rend tout mon bonheur : la nature & la Religion ont repris fur vous leurs droits. Je ne vous cacherai pas que j'ai adrefle votre malheureufe fille & fon époux a ma fceur, qui m'a depuis écrit L 5  25° Anne Bell, qu'ils Favoient quittée, & qu'elle ignoroit oh ils s'étoient retirés; je ferai des informations , & j'aurai foin de vous en fendre un fidele compte. — Ah ! Simpfon , ils font dans Padverfité! Bell tous lesjoiirs me reproche ma barbarie; elle ne fauroit m'aimer; peut-êtreai-jecaufé la mort de ma fille. A cette parole, fa voix fe perd dans les fanglots. II reprend : Donnez-moi, je vous en conjure, des éclairciffements fur leur fort; je ferai aufïï reconnoiffant a votre égard, que j'ai été injufte & inhumain. Simpfon... vous me pardonnerez ; j'attends cet effort de votre piété & de votre vertu; il embraffe le Miniftre quine répond que par ces pleurs qui partent de la plénitude d'une ame fenfible & bienfaifante. Le Pafteur écrit è Miftrifs Sara , fait des recherches : fes foins font infructueux. Malgré fon peu de fuccès, il étoit devenu l'ami le plus cher de Daramby ; il étoit comblé de fes bienfaits, & paffoit des journées entieres au chateau. Toutes leurs converfations n'avoient que Bell pourobjet; ledefir de Ia retrouver, & la douleur de 1'avoir perdue, étoient les deux fentiments qui rem-  Nouvelle Angloise. 251 pliffoient Pame de ce pere infortuné. Bell ne recevant point de réponfe a nne lettre interceptée par fa cruelle parente, ne douta plus que Mylord Daramby ne lui eut ferme fon cceur pour jamais; alors elle fe livra au plusfombre défefpoir. Elle s'étoit toujours flattée d'obtenir fon pardon ; elle étoit mere : elle ne pouvoit penfer qu'on eüt la force d'être inexorable envers fes enfants. Quand fes regards chargés de larmes venoient a tomber fon fon fils : Comment, fe difoit-elle, unepartieaufli chere de nous-même pourroit-elle infpirer un autre fentiment que celui de 1'amour? Ah! mon pere, n'y aura t-il point de terme a votre haine ? Elle revoyoit fans ceffe Syndham ; elle lui adreffoit fes fanglots , comme s'il eüt exifïé , comme s'il eüt été dans fes bras. Sa mifere augmentoit; enfin! elle fut obligée de recourir a la compaflion publique. Peut-il y avoir une fituation plus déchirante ? la fille du Lord Daramby, d'un des premiers Pairs de 1'Angteterre, rédtiite a implorer un morceau de pain! Quel triomphe pour la nature, ck qu'elle a d'empire fur la vanité même ! le lecteur fentira aifément qu'il ny a que PaL 6  252 A n n e Bell, mour maternel qui puiffe plier 1'orgueil humain , cette fierté d'ame fi néceffaire a Ia dignité de notre être, jufqu'a fupporter a un tel exces les affronts de 1'adveriité. II n'y a point de doute que Bell n'eüt mieux aimé perdre mille fois Ia vie, que d'expofer feulement le tableau de fon infortune : mais fi elle eüt fuccombé k fes maux, & qu'elle n'eüt pas eu le courage de vivre, que feroit devenue cette miférable créature, qui fans ceffe la couvroit de fes baifers , de fes larmes ? O meres qui jetterez les yeux fur cet écrit, c'eft a votre cceur qu'il appartient de juger des fouffrancesdont Bell devoit être Ia proie; puiffiez-vous ne jamais éprouver des infortunes aufli cruelles & aufli humiliantes l Cette viftime de 1'acharnement du malheur traverfoit un jour un vafte cimetiere; Ia fatigue, peut-être Ie redoublement de fa mélancolie a l'afpecf de femblahles lieux, I'engagerent a s'arrêter. L'efprit le plus diffipé ne fauroit fe défendre de Ia réflexion, quand de pareils objets viennent frapper la vue; d'un coup d'ceil nous faififfons la chaine de tous les ages, 1'hiftoire de tous les hommes , & nous nous difons malgré nous :  Nouvelle Angloise. 253 Voila le fort qui nous attencl! c'eft-la le terme de nos projets, de nos efpérances ,de nos plaifirs, de nos peines! nous ferons comme cette cendre muette & infenfible que nous foulons aux pieds! Si Ton fe rempliffoit bien de cette image , je doute qu'il y eüt tant de créatures abandonnées au vice. Le fpeclacle des tombeaux eft, fans contredit, la première école de morale , & c'eft è celle-la que les peres devroient envoyer fouvent leurs enfants. Bell alla s'afleoir fous la voute d'un monument antique, qu'on auroit dit être 1'afyle de la mort même. Tout y répandoit cette fombre horreur qui nous poufte a nous recueillir, & a nous enfoncer dans la grande idee de notre deftruftion. Du fond de cette efpece de fouterrein , on appercevoit une fuite de tombes & de fépulchres qui alloient aboutir h une fofle profonde, 011 étoient entaflcs & confondus des monceaux d'oflements, des débris de cercuei's. C'eft-la que Bell, fi Pon peut parler ainfi , fe contemple dans toute 1'étendue de fa douleur. Son enfant étoit aftis a fes cötés; elle refte quelque temps comme anéantie; elle fe releve, & court  *54 Anne Bell, jl cette foffe ; toute fon ame s'y po«e & sy abforbe; mille penfées, mil e fentiments plus triftes, un Wefpoir to rem de fes eipnts égarés; elle eft enJouree d« 'pecfacle d'une deftinée cue tous les «tres doiventfubir; die en^ dres qiu ne fe rammeront qu'après un pa.-tout el e entend la mort qui fet par fon feul fecours qu'on s'afFranchit «e la charge accablante impofée a I humamte;e lefemble mefureT des yeux ce gouffre nnmenfe, & elle s'écrie coZ -e e ée par Un mouvement W turel Ne vois-je pas Pabyme oh vien«entfeperdretOM les humains ? cue! eft mon projet au fortir de ces lieux > lalf^^^eexSS^ 'erable, honteufe' de mendier, quel «ot je prononce! de mendier des^e- Powt. Et potrrquoi ne dépoferois - je pas dans cette fofle fe fardeau d'une Jw?t doute » je, de votre malheureufe rille ? Hé» las ! j'ai peu de temps encore a 1'être ; » mon ame vous attend pour s'exhaler » dans votre fein ; vous obltineriez-t » vous a me refufer mon pardon ? Dai» gnez me 1'accorder en faveur d'un en» fant que je mets a vos pieds , qui » vous tend les mains... II implore Ia » grace de fa mere. Qu'elle meure, mon » pere, en vous embraffant; li je vous » ai offenfé, vous ferez témoin de Ia »> punition que j'ai fubie : j'ofe croirc » que votre colere ne peut s'étendre plus » loin, & que ce fpeftacle vous touche» ra. Encore une fois, mon pere, ren» dez-vous a ma priere , a mes larmes ; » au nom de 1'humanité, de ce Dieu » qui pardonne, venez , que mes der» niers regards fe partagent entre vous » & mon enfant! " Cette femme compatilfante , la feule créature fur la terre qui s'occupat du fort d'une infortunée , fe chargea de faire tenir la lettre par un exprès ; elle ne revenoit pas de fon étonnement; je me fuis douté , difoit-elle a Bell au refpecf que vous m'infpiriez , que vous étiez d'une nailfance bien différente de la mienne,  Nouvelle Angloise. 265 mienne. — Ah ! ma digne amie , mon unique amie, interrompoit 1'infortunée Bell, ne parions point de refpeö; ce fentiment n'eft pas fait pour moi; je fuis trop heureufe dans mon état préfent, d'avoir excité votre commifération; c'eft vous qui méritez des refpeös; vous avez un cceur fenfible; mes pleurs font effuyés pas vous... mon pere acquittera ma reconnoiflance; eh ! que je vous fuis redevable ! je me flatte que ma lettre le défarmera. Cher enfant, pourfuivoit-elle en prenant fon fils dans fes bras, je ne défefpere point que tu ne fois plus heureux que ta mere.., Mylord ne t'abandonnera point; tu retrouveras un appui; il te fera oublier ma perte. Le Lord ne ceflbit de s'entretenir de fa fille avec Simpfon; Ie temps nefaifoit que fortifier fon chagrin; il auroit préféré k toutes fes grandeurs, a tout 1'éclat qui 1'entouroit, 1'état le plus abject , fi a ce prix Bell lui eüt été rendue : il n'y avoit qu'un foible rayon d'efpérance qui le retint encore k la vie; ce fentiment confolateur ne s'éteint qu'avec nous. Le Miniftre tentoit tous les moyens de 1'arracher a fa douleur; Tornt II, M  266 Anne Bell, il vouloit arrêter les larmes de Daramby, & lui-même il pleuroit, en prononsant feulement le nom de Bell. L'exprès arrivé, demande a parler au Lord Daramby, lui remet la lettre ; le malheureux pere tombe évanoui, & ne fort de cet évanouilfement que pour s'écrier: J'ai retrouvé ma fille!... Simpfon. .. ma fille !... elle elt au comble de 1'infortune ! Allons, partons, que je la voye, que je rembralfe, qu'elle reconnoilfe le pere le plus tendre.... que je lui falfe oublier tous fes malheurs... je la perdrois!... Simpfon , elle fe reffouvient de vos bienfaits. Ah ! Ciel, Ciel, rends-moi ma fille ! fon fils... il eft mon fils; il eft mon fils... je fuis Ie plus coupable, Ie plus malheureux des hommes ! Daramby étoit dans une agitation inexprimable ; il interrogeoit cent fois 1'exprès fur 1'état déplorable de Bell. Quand il vient a favoir 1'afyle oii elle languiflbit, il jette un cri, retombe fur la terre : — Quoi! ma fille dans cette fituation! II a bientót fait fes apprêts; il brule d'arracher Bell a cette affreufe extrêmité de 1'indigence; 1'honnête Pafteur 1'ac-  Nouvelle Angloise. 267 compagne; k chaque inftant, Mylord lui difoit avec des fanglots : Eft-il poffible que j'aye porté de femblables coups a ma fille? & c'eft moi, Simpfon, c'eft un pere qui Pa plongée dans ce gouffre de calamités. Cette lettre avoit achevé d'éclairer le Lord fur la méchanceté de fa fceur; il comprit aifément que le premier écrit de Bell étoit parvenu a cette indigne parente , & qu'elle 1'avoit fouftrait a fes regards. Hélas ! ajoutoit-il, fi cette lettre n'avoit pas été interceptée, il eüt été peut-être encore temps de réparer mes innjftices, tous les maux que j'ai caufés a ma chere fille; eh ! fi elle m'alloit être enlevée... fi je 1'allois trouver expirante... fi elle ne pouvoit recevoir mes embraflements, mes pleurs ! Ah ! Simpfon, qui m'arrachera la vie ? je mérite tous les fupplices. Myïord voloit vers la miférable retraite de Bell; toute fon ame s'élancoit dans les bras de fa fille ; fon cceur s'ouvroit quelquefois au plaifir qu'il goüteroit k Ia revoir, a la baigner de fes larmes , a lui demander pardon : il avoit perdu fa hauteur; Porgueil du Lord avoit difparu; ce n'étoit plus qu'un pere déM 2  s68 Anne Bell, folé: & quelle tendreffe approche des tranfports de 1'amour paternel ? Bell n'attendoit pas fon pere avec moins d'impatience. Non, difoit-elle, mon pere ne fera point affez dur pour refufer de venir fermer mes yeux; j'emporterai fa bénédiétion dans le tombeau; il prendra pitié de mon enfant. A ces derniers mots , elle preffoit avec plus de tendreffe fon fils contre fon fein. Elle éprouve plulieurs foibleffes; enfin, quel coup accablant ï que de morts réunies pour la frapper! Bell craint que fon pere n'arrive pas affeztöt pour recevoir fon ame prête è s'exhaler; cependant fes larmes, fes cris follicitent cette unique grace du Ciel. O mon Dieu, fe dit-elle plulieurs fois, mon Dieu, que je puiffe vivre affez pour attacher mes regards fur ceux de mon pere ! que j'aye feulement le temps de lui demander pardon, de lui dire, qu'il ne m'a jamais été plus cher, malgré fes rigueurs ! hélas 1 je les ai méritées \ que je lui recommande mon fils ! du moins que mon cceur palpite encore fous la main paternelle , ö mon Dieu! & prenez enfuite ce fouffle, ce refte d'une vie fi malheureufe 1  Nouvelle Angloise. 260 La femme qui étoit a fes cötés, cherchoit a difliper ce trouble ; il devenoit toujours plusaffreux; Bell rejettoit des confolations vagues, & ne doute plus que fa fin n'approche; elle n'efpere plus voir Mylord Daramby : elle prie cette femme de la foutenir; & d'une main tremblante, elle tracé cette nouvelle lettre deftinée a fon pere. » Je ne vous vois point, mon pere l » & la mort va couvrir mes yeux pour » jamais... pour jamais ! Non, il elt » inutile de m'en flatter: tout me dit » que je ne goüterai pas la fatisfa&ion » de recevoir vos embraffements. C'é» toitl'unique faveur que j'implorois du » Ciel, & il me Ia refufe ! Je le fens » trop: je fortirai de la vie, fanspleu» rerfur vos mains, fans vous nommer » mon pere... Je vous ai offenfé; 1'a» mour, 1'amour eft la fource de mes » fautes &c de tous mes malheurs : quel » exemple pour les jeunes perfonnes de » mon fexe 1 mais vous & le Ciel n'ê» tes-votis pas affez vengés ? Mylord, » votre fille , Lady Daramby.. .* a de» mandé 1'aumöne; elle expire dans une » étable ; & qui eft fenfible a fes pei» nes, qui daigne recueillir fes larmes, M 3  27° Anne Bell, » fon dernier fouffle ? la plus malheuw reufe des créatures^ qui elle-même a » befoin des fecours de la compaffion *» publique. Voila mon feul foutien; c'eft dans ce fein de douleur que ma tête *> défaillantevatomber; c'eft cette infor» tunée qui vous préfentera mon corps » glacé, cemiférable enfant... Mylord, ** ne le repoulfez pas, ne le repoulfez » pas; il a mon cceur, il vous fera fou» mis, il vous aimera; je meurs avec » cette derniere efpérance : il cherchera » a réparer mes fautes; Mylord , les » careffes que vous lui ferez, les pleurs » que vous verferez fur lui, je les ref» fentirai encore dans le tombeau ; ac» cordez a mes triftes reftes cette béné» didlion que je n'ai pu obtenir, tan» dis que je vivois; laiffez couler fur » eux vos larmes... Hélas ! les miennes » feront taries; je ne pourrai me prof»> terner a vos genoux; votre fille ne » fera plus. Quelle idéé affreufe! quelle » mort!... daignez, je vous en conjure » encore, vous reffouvenir de mon bien» faicleur Simpfon, & étendez vos bon»> tés fur cette femme, le feul être dans » le monde qui ait pris quelque intérêt » a mon fort. Adieu, mon pere... c'eft  Nouvelle Angloise. 271 » toute mon ame qui prononce ce nom; » plaignez-moi, & daignez m'aimer dans » mon enfant". Bell demande qu'on mette cette lettre dans fes mains, & qu'on 1'expofe dans cette fituation aux regards de fon pere , fi elle vient è expirer avant qu'il foit arrivé. II lui prend une nouvelle foibleffe; Bell ferme enfin les yeux en tenant fon fils embraffé, qui fembloit connoitre déja le malheur d'être privé d'une mere. Mylord entre fuivi de Simpfon & de 1'exprès. — Ou eft ma fille ? ou eft ma fille? Ciel! dans quels lieux!... ma fille ! elle n'eft plus ! fon enfant... mon cher fils ! Ce font les feules paroles qui échappent a Daramby ; il embraffoit fa fille, fon enfant; il pouffoit mille cris ; on avoit exécuté fidélement la volonté de Bell: il prend la lettre d'entre fes mains: nouveaux accès d'une douleur furieufe ! il ne pouvoit s'arracher de deflus ce corps qu'il ferroit dans fes bras, avec des hurlements de défefpoir; il redifoit toujours: Ma fille ! ma chere fille ! voila donc ou ma barbarie t'a conduite ! Ouvre les yeux, Bell; un moment; que M 4  272 Anne Bell, tu puifles yoir ton pere qui meurt de fon repentir... qui expirera avec toi I II prelfoit 1'enfant dans fon fein ; il retourne a Bell, attaché avec tranfport fa houche fur fes Ievres décolorées, veut la rappeller au jour; il croit avoir appercu un mouvement: — Elle n'eft point morte...... Simpfon.... ma fille... fecourons-la.... (Bell en effet paroït être revenue a Ia vie : elle jette un prefond foupir) O Ciel! rends... rendsmoi ma fille , & fais-moi defcendre au tombeau? que j'aye feulement la confólation de lui montrer mon regret..... tout mon amour. Daramby Ia couvre de nouveaux bai» fers , Pinonde de fes larmes : — Ma fille ! ma chere fille ! entends-moi; regarde-moi; tu es dans Ie fein de ton pere, du pere le plus tendre, le plus infortuné. Bell foupire encore , fe ranime par degrés ; toute Paine du Lord eft fixée fur cet objet; on voit fur fon vifagel'efpérance, la joie fe mêler a la douleur; il demeure la bouche entr'ouverte, & ne pouvant s'exprimer. Bell enfin renaït par une efpece de prodige : fa paupiere appefantie fe releve : — Mon pere! c'eft tout ce que fa foibleffe  NoitVELLE ANGLOISE. 273 lui permet de dire; &c elle retombe dans le fein de Daramby. — Ma fille eft vivante!... oui, c'eft ton pere qui meurt de fes remords... qui brüle de tout réparer. Bell fait un effort pour reprendre Ia parole :— C'eft vous, mon pere!... Ahï du moins vous pardonnerez a mon enfant; le Lord tenoit 1'enfant dans fes bras: — Queparles-tu de pardon, ma chere Bell ? c'eft moi qui implore le mien a tes genoux... — Arrêtez, mon pere; hélas ! ma fitnation m'empêche d'embraffer vos pieds! Quoi vous voudrez bien me pardonner!... Voila mon bienfai&eur ! digne Simpfon... mes fautes ne font-elles pas affez punies?vous* voyez comme je meurs! Simpfon n'a point la force de répondre ; il ne peut former que des fons iriarticulés, & étouffer fes larmes, Bell pourfuit : —- J'ai revu mon pere, 1'homme après lui qui doit m'être le plus cher... Généreux Simpfon, confolez Mylord... recommandez-lui mon enfant... continuez-moi vos bontés; j'expire contente.. . — Tu vivras, ma chere fille, pour être adorée, pour oublier... Simpfon ? qu'on la tranfporte hors de ces M 5  274 Anne B e l lI lieux, qu'on m'éloigne d'un fpectacle. 1 Ah! ma chere Bell, c'eft ton pere qui t'a réduite k cette extrêmité ! Daramby la preffe contre fon cceur: •»— II eft inutile , mon pere, de vouloir m'arracher k cette malheureufe retraite ; je faurai y mourir : il faut que j'y finiffe une vie dont le terme a quelque douceur pour une infortunée... J'ai retrouvé mon pere... j'expirerai dansfes. bras... Mylord , après le bienfaifant Simpfon , vous voyez la feule créature qui m'ait accordé de la pitié... vous m'avez rendu votre tendreffe... mon pere... Dieu !... que mon fils... Bell a ce mot perd la voix; Daramby n'a que le temps de la ferrer avec tramport contre fa poitrine ; il s'écrie : L'infortunée Bell n'étoit plus; & fa main défaillante retenoit encore fon enfant qu'elle fembloit préfenter au Lord. Daramby étoit tombé fans mouvement fur le corps de fa fille; Simpfon fuccombant lui-même k fa douleur, fait cependant enlever le Lord & 1'enfant de ce féjour de mifere: il laiffe auprès de Bell cette femme charitablequi partageoit leur affliction. Le Lord retiré de fon accablement, veuts'öter lavie, Simpfon s'oppofe  Nouvelle Angloise. 275 a fa fureur, lui ofFre 1'appuide la Religion, le feul qui puiffe foutenir dans depareilles infortunes, lui fait voir la récompenfe dont Bell doit jouir, après avoir elïïiyé tant d'épreuvesfur la terre. Daramby s'é« crioit: Ma fille! ma chere fille, c'eft ton pere qui te fait mourir ainfi! il reprenoit 1'enfarit dans fes bras, redifoit fans ceffe: Simpfon, il reffemble a ma fille ! & enfuite il rejettoit fes yeux couverts de pleurs fur cette lettre qu'il avoit trouvée dans les mains de Bell. Daramby fut long-temps plongé dans cet anéantiflement qui fuit les grandes douleurs : il n'en fortit que pour confacrer fes jours a une piété exemplaire, & pour prendre foin lui-même de 1'éducation de fon petit-fils; il lui laiffa ion nom, fon rang, & tous fes biens; & chargea, en mourant, Simpfon de refter auprès de lui en qualité d'ami. II n'eft pas befoin d'ajouter que Mylord Daramby avoit répandu fes bienfaits fur la femme qui avoit affifté fa fille. Le jeune Daramby chérit toujours la mémoire de fon aïeul; il traita Simpfon comme fon propre pere; ce vieillard mourut dans un age avancé. Daramby époufa une jeune perfonne qui étoit la M 6  276 Anne Bell] &e. viclime d'une longue adverfité; il Ia» voit préféré a une des plus riches héritieres des trois Royaumes : fa mere lui avoit rendu cher & refpeftable le titre d'infortuné. II eut I'ame fans ceffe remplie de cette mere fi malheureufe; il fonda un hópital dans 1'endroit oü elle étoit expirée; & tous les ans, il alloit y paffer un mois pour fervir & foulager les pauvres. Mes amis, leur difoit-il, je fuis comme vous 1'enfantdu malheur; vous êtes mes freres; c'eft ainfi que ma mere a vécu; c'eft ainfi qu'elle eft morte; je la refpefle & je Ia chéris dans vous. Puiffent les foins que je vous donne, & les pleurs que je verfe fur fa mémoire, pénétrer jufqu'a fon tombeau 1 O ma mere 1 c'eft è. vous que je dois cette fenfibilité dont mon ame s'honore ! ne pouvez-vous en recueillir les fruits? Mylord avoit fait élever au milieu de cet hópital une ftatue qui repréfentoit la malheureufe Bell; fouvent il alloit embraffer ce marbre, & le mouiller de fes larmes. II fut 1'homme le plus vertueux & le plus bienfaifant de 1'Angleterre, & il vit encore dans Je ccevsf de fes concitoyens.  SÊLICOURT, NOUVELLE.   r- | e Chevalier de Sélicourt foryjRlJj§]i toit d'une familie diftinguée g)CdJ^|i dans la Province; fon pere f^ffl™! qui le deftinoit au lervice, favoit envoyé a Paris comme a la fource d'une éducation convenable a 1'état qu'il devoit embraffer; fon frere ainé étoit revêtu d'une des premières charges de la Robe. Le Chevalier avoit une phyfionomie avantageufe : cherchant la raifon dans un Ége oh Ton fe fait gloire de ne point la connoitre, il réfléchiffóitau milieu même de 1'étourdiffement des plaifirs , & il avoit déja affez d'expérience pour fentir que le véritable amour eft bien différent de ces engagements paffagers qui font prefque tou-. SÊLICOURT, NOUVELLE.  28ct SÊLICOURT, jours fuivis de Ia langueur & du dégout. Sélicourt étoit moins jaloux de plaire que d'aimer; une pafTion feule pouvoit remplir fon cceur : c'étoit donc è un attachement vif & folide a la fois que fe fixoient tous fes vceux ; un heureux hafard fervit fes defirs. Deux femmes depuis quelque temps partageoient ce tribut d'éloges que recoit la beauté: I'une fe nommoit la Baronne Darmilly, & 1'autre Ia Marquife de Menneville. La première étoit reitée veuve peu de mois après fon mariage; elle réunilfoit a une figure extrêmement réguliere, une taille déliée & majeilueufe, & un efpritfacile qui s'approprioit tous les tons. En reconnoiffant le pouvoir de fes agréments, on étoit faché cepentiant de leur céder, paree que tout en elle refpiroit le defir de dominer; & la tyrannie, même dans ce fexe fi bien fait pour nous fubjuguer , déplait a notre orgueil, & 1'offenfe. La Baronne étoit entourée d'une foule d'adorateurs; une fortune confidérable ajoutoit a fes attraits. Malgré cette fierté impofante, elle avoit de la feniïbilité : mais fon defTein étoit de faire un choix dont fa  Nouvelle. 281 vanité eüt lieu de s'applaudir, & il n'y avoit pas a craindre que Pamour-propre füt lacrifié a la tendreffe. La Marquife fembloit être le contrarie de Madame Darmilly.Deux grands yeux noirs & pleins d'une langueur intéreffante, épargnoient en quelque forte a fa bouche le foin de s'exprimer. On eüt dit qu'elle appréhendoit de paroitre belle, & qu'elle vouloit fe le diffimuler a elle-même ; les graces 1'animoient jufques dans ces riens qui font fi décififs dans le détail, & qu'on ne peut guere défïnir; on lui trouvoit toujours de nouveaux charmes; fa converfation touchoit plus qu'elle ne brilloit : il ne lui échappoit pas une parole qui n'excitat le fentiment. Ses parents ne s'étoient point écartés de 1'ufage recu : ils avoient moins confulté fon cceur que 1'intérêt; elle étoit la vicfime d'un mari vieux & jaloux , qui lui faifoit éprouver tout le défagrément attaché a des nceuds mal affortis .* c'étoit une efpece de defpote foupconneux , qui, croyant plus a la précaution qu'a la vertu ne voyoit fans ceffe que le déshonneur qu'il redoutoit encore moins qua le ridicule ; la conduite irréprochable de fa femme ne le raffuroit poim\  282 SÊLICOURT] Malgré une difterence fi marquée dans les traits & dans le caractere, Madame Darmilly & Madame de Menneville étoient deux amies inféparables; elles fréquentoient les mêmes fbciétés , & n'avoient point de fecret 1'une pour 1'autre; la circonftance d'un bal les fit connoïtre au Chevalier de Sélicourt. On traite de chimères ces paflions nées au premier coup d'ceil, & qui influent quelquefois fur le refie de la vie; c'eft pourtant de ce trait rapide que furent a la fois frappés Sélicourt & la Marquife. Le Chevalier devint épera duement amoureux, dès le moment qu'il eut vu Madame de Menneville : fes regards ne fe üxerent plus que fur elle; toute fon ame reflentit une impreftion qu'elle n'avoit point encore éprouvée ; il foupira, il fut timide; il craignit de parler, fon efprit avoit perdu fa vivacité; il tomba dans la rêverie; enfin il fe retira, étonné du défordre qui 1'agitoit, & convaincu que fon cceur alloit pour jamais fe Iivrer è toute la violence de 1'amour. . La Marquife ne fut pas moins éclairée fur 1'émotion dont elle n'avoit pu fe défendre k la vue du Chevalier. Quoi-  Nouvelle. a83 qu'elle s'interrogeat peut - être avec moins de franchife , fa vertu lui faifoit des reproches fecrets qu'elle auroit bien voulu ne pas mériter : mais elle ne pouvoit fe cacher qu'elle avoit trouvé Sélicourt aimable ; elle effayoit de bannir une idéé qui, chaque inftant, devenoit plus féduifante; elle fe promettoit de n'en plus revoir 1'objet. Tous ces ferments de ne pas conferver le moindre fentiment qui offenfat fon devoir , étoient prononcés bien foiblement; fon cceur s'élevoit fans ceffe contre ce fyftêmed'indifférence qu'elle avoit projetté ; quel ennemi redoutable nous avons a combattre , lorfque la raifon n'eft pas d'accord avec notre penchant! & que la vertu la plus ferme & la plus éprouvée , prés des paflions, a de foibleffe & d'impuiffance ! Sélicourt étoit bien éloigné de fe juger avec la circonfpecf ion & la févérité de la Marquife ; il s'abandonnoit a tout le charme du nouveau fentiment qui renflammoit; il faifoit mille vceux d'adorer jufqu'au dernier foupir Madame de Menneville. J'ai trouvé enfin, fe difoitil , celle qui doit régner a janïais fur mon ame ! je ne veux plus me remplir  284 SÊLICOURT, que du foin de lui prouver une tendreffe qui ne finira qu'avec ma vie. Oui, je lui ferai éternellement attaché ; tin feul de fes regards me rendra Ie plus heureux des hommes... Quand elle ne m aimeroitpoint... quand elle en aimeroit un autre... qu'ai-je dit ? je n'afpire qu'a 31 aimer; s'il m'eft défendu de lui parler de mon amour, du moins je goüterai la douceur de m'en occuper; il fera mon umque penfée ; ce plaifir fuffira k mon bonheur. > La Baronne Darmilly étoit impatienfe de_ revoir Madame de Menneville ; a peine fe trouverent elles enfemble , que Ia première fit bientöt tomber la converfation fur Sélicourt. La Marquife crut faifir dans les expreffions de fon amie, un intérêt plus fort qu'un éloge diöe par Ia froide politeffe; quelle lumiere affreufe pour un cceur dominé deja par une paffion que les obfiacles irritoient! Elle ent pourtant la force de réfifter è fon trouble; empreffée de quitter Madame Darmilly, dés qu'elle fut feule , elle voulut fe rendre compte des differentes impreffions qui agitoient fon ame. La Baronne, s'écrie-t-e!!e, aimeroit SelicourJ ah i malheureufe 1 puis-je  Nouvelle. 285 en douter ? ne fais-je pas comme 1'on aime ? oui, Sélicourt eft cher a mon amie !... je donne ce nom a qui me perce le oceur !... Mais quelles font mes efpérances? oii vais-je m'égarer? m'eft-il permis d'entretenir des fentiments que ma vertu rejette ? aurois-je oublié les nceuds, les nceuds facrés qui me lient ?... N'y fongeons plus, ne revoyons plus le Chevalier... eh! pourrai-je ne pasy penfer?.,. eft-il poffible que je fois déja auffi foible, auffi criminelle ? Non, je ne verrai plus Sélicourt; je ferai davantage , lila Baronne 1'aime.^.li elle 1'aime!... j'en fuis trop affurée. Eh bien, je ne m'oppoferai point a fon penchant; je lui prêterai des armes contre moi-même; elle époufera Sélicourt... qu'elle eft heureufe! fon cceur lui appartient & elle pourra le donner, ainfi que fa fortune, a un objet... pourquoi Monfieur de Menneville n'eft-il pas auffi aimable? pourquoi ma chainc.je dois m'y foumettre. Malgré les orages d'une paffion naiffante, la Marquife prit affez d'empire fur elle-même pour ne voir que rarement Sélicourt, tandis que la Baronne faififoit toutes les occafions qui la rappro-  286 SÊLICOURT, choient de lui; elle affeöoit même de n'en point parler. Madame Darmilly lui parut un jour rêveufe , &c comme remplie de quelque projet important qu'elle méditoit: fon amie demanda la caufe de cet air de profonde réflexion : la Baronne garde le filence quelques inftants; enfuite s'adreflant a Madame de Menneville , & la regardant avec une forte de curiofité: — Vous êtes mon amie! En douteriez-vous ? — II faut donc que je vous confulte fur une des actions les plus importantes de ma vie. A ce début, la Marquife reffent une efpece de frilfonnement. La Baronne continue : Vous avez vu le Chevalier de Sélicourt: fans doute que vous le trouvez aimable ? il n'eft pas poffible d'avoir d'autres yeux , j'imagine qu'il mérite Peftime autant que la tendreffe... vous ne me répondez point ?... La Marquife étoit déconcertée; fon embarras augmentoit avec fa rougeur. Jerendsau Chevalier, dit-elle, la juftice qui lui eft due ; je penfe que fon ame ne dément point fon extérieur. Madame Darmilly pourfuit: II me vient une idéé que vous pourrez approuver; ma chere Marquife, le cceur a befoin de paffion, 6c il eft bien doux de concilier  Nouvelle. 287 fes penchants & fon honneur ; Ia femme la plus vertueufe eft fouvenr la plus fenfible. Un mari qui plait, eft préférable k un amant; on ne rougit pas de fon bonheur avec le premier; on s'enorgueillit même de fon amour; d'ailleurs, unobjet qu'on peut eftimer, répand un nouvel intérêt fur le fentiment qui nous lie. Je ferois donc tentée de former des nceuds qui ont été pour moi une chaine pefante , & qui aujourd'hui deviendroient préférables a la liberté même. Déterminez mon choix... je pencherois a donner ma main a Sélicourt. Parlez , je me déciderai fur votre réponfe. < Quel coup pour Madame de Menneville ! k quelle agitation elle eft en proie ! elle avoit pu jufqu'alors flotter dans 1'incertitude ; un cceur ouvert a 1'amour, demande a s'égarer. II ne lui eft plus permis de douter que Sélicourt ne foit aimé de Madame Darmilly; & quelle eft cette rivale ? fon amie. Elle craint la plus légere apparence de diffimulation , & elle n'ofe montrer fon ame aux regards de la Baronne. Cependant que peut-elle efpérer d'une paffion qu'elle doit étouffer dans fa naiflance ? fa foi, fon cceur ne lui appartiennent  288 SÊLICOURT, plus; elle eft mariée : en un mot, elle ne peut être a Sélicourt. Du moins s'il n'étoit a perfonne , ft même elle n'étoit point aimée , Sc que toutes les femmes fulfent indifférentes au Chevalier ! Mais tout fe réunit pour 1'accabler; elle fe repréfente le Chevalier fenfible, Sc la Baronne , 1'objet d'une ardeur naiffante : la Marquife veut fe rendre maïtrefte des divers mouvements qui Ia tyrannifent; elle fuccombe a leur violence. Qu'avezvous , s'écrie Madame Darmilly; vous paliffez ! Madame de Menneville perd ï'ufage des fens; on la tranfporte chez elle , Sc elle ne r'ouvre les yeux que pour envifager la bizarrerie d'une lituation finguliere : fes réflexions détaillées, le rapport de fon premier état avec le préfent, tous fes projets de fe combattre Sc de fe vaincre, ne fervoient qu'a approfondir fa bleffure. Plus on s'arrête a detruire les progrès d'une paffion , Sc plus elle s'étend Sc s'irrite ; en veut-on fecouer le joug, on doit s'en défendre jufqu'au fouvenir. La Marquife recoit ce billet dont le caraftere lui étoit inconnu : » Je commence , Madame, par vous m prier de lire cette lettre jufqu'a Ia fin , &  Nouvelle. 289 » & de ne pas la rejetter aux premières » expreffions qui pourroient vous dé» plaire. » Je vous aime, Madame... fongez »> que je vous fupplie de m'entendre; » oui, Madame, 1'amour que vous m'a» vez infpiré eft inexprimable; jamais » paffion n'a égalé la mienne; c'eft la » tendreffe la plus vive & la plus cir» conlpeöe. Je fais quel empire ont fur » vous le devoir &c la vertu : jugez de » la violence de mes tranfports, puif» qu'après cet aveu , j'ofe les faire écla« ter. Je n'ignore point que tout vous » défend de m'aimer : 1'engagement, » hélas .' qui vous enchaine , un atta» chement inviolable a vos devoirs, & » peut-être plus que tous ces motifs, » le peu d'intérêt que je fuis capable » de faire naitre. Non, je ne me diffi» mule pas, fi ce triomphe étoit poffi» ble, qu'il feroit réfervé a tout autre » qu'a moi de vaincre votre indiffé» rence. Malgré tous ces obftacles , » laiffez-moi goüter le plaifir de vous » écrire que rien ne pourra vous ar» racher de mon cceur, que je vous » adorerai jufqu'au dernier moment de »> ma vie, fans retour, fans efpoir, ÖC Tornt II, N  290 SÊLICOURT] » même fans la confolation de m'enten» dre dire que vous me plaignez. Oü » trouverez-vous un hommage plus dé» fintéreffé? eft-ce vous offenfer que de » fentir avec tranfport vos charmes & » vos vertus, de fe le dire en fecret, » de répéter cent fois ce que je m'in» terdis pour toujours de révéler tout » haut, que vous êtes la plus adora» ble des femmes, & que je fuis 1'amant » le plus tendre ?.. quel mot m'eft échap» pé? je ne 1'effacerai pas. Oui, je fuis » 1'amant le plus paflionné, le plus mal»> heureux & le plus difcret. Si ma pré» fence vous étoit importune, j'évite» rois jufqu'aux lieux oü je pourrois » vous rencontrer. Qu'ai-je dit, m'en>♦ vieriez-vous le bonheur de vous voir, » de folliciter un regard de ces yeux » oü mon ame s'attachera fans cefle ? » n'eft-ce pas affez de me contraindre '» au lilence ? vous faut-il un plus grand w facrifice ? ne vous point parler de ma » tendreffe, & mourir, c'eft tout ce » qui eft en mon pouvoir ". Le Chevalier de Sélicourt. Ce que Madame de Menneville éprouva ii la lecfure de cet écrit ne peut s'ima-  Nouvelle. soi giner; elle apprenoit que fon amie n'étoit point aimée, que c'étoit elle qui avoit rendu fenfible un homme qu'elle adoroit déja : car fa paffion fe fortifioit de la réfiftance qu'elle lui oppofoit, & en même-temps elle ne vouloit point que fa vertu & fa générofité cédalfent afon amour; la Baronne lui étoit chere ; Sélicourt avoit peu de bien ; époux de Madame Darmilly, il jouiroit d'une brillante fortune. Quelle fatisfaöion de remplir fes devoirs , de s'immoler pour Ie bonheur de fon amie, pour celui de fon amant, & de s'élever au-deffiis de I'humanité ! Voila une légere idéé des contrariétes & des révolutions qui fe fuccédoient rapidement dans 1'ame de la Marquife. On remet au Chevalier la lettre fuivante, quelques jours après celle qu'il avoit adreffiée a Madame de Menneville. » Vous ferez fans doute furpris de » ma démarche : moi-même, Monfieur, » j'en fuis étonnée. Je ne me cache point » que je manque a toutes les loix im» pofées a mon fexe; je fuis la pre» miere a me trouver coupable: mais » je ne faurois réfifter au fentiment qui N 2  29* SÊLICOUR T , » me domine & qui m'emporte malgré m moi. Vous le connoiffez ce fentiment, » puifque vous favez fi bien 1'infpirer. » Seroit-ce 1'amitié? hélas! je crois 1'a» mitié plus tranquille. Epargnez-moï » un aveu que j'attends de vous avec » tranfport; mon bonheur dépend da » votre réponfe, & vous me 1'apporte» rez vous même. II elt inutile de vous » dire qui je fuis: vous avez dü me dif»> tinguer parmi les femmes qui cher» chent k fixer votre choix. Je le répe»> te : li ma franchife elf condamnable, » je me flatte que ce ne fera pas vous » qui me jugerez avec févérité". Vous faire un crime, s'écrie Sélicourt , de cet excès de bonté! ah I divine Menneville, je 1'euffe payé de mes jours. Eh quoi 1 feriez-vous criminelle pour répondre a 1'ardeur la plus vive & la plus refpectueufe ? vous feriez la plus infenlïble, la plus barbare des femmes , fi vous ne partagiez pas des fentiments fi tendres. Je cours k vos genoux. Le Chevalier vole en efTet chez la Marquife. On 1'annonce; elle étoit feule ; il va tomber a fes pieds: — II elt donc vrai, Madame, que la pitié pour  Nouvelle. 293 moi Pemporte fur Findifférence I mon bonheur eft trop grand pour que je n'en doute point. Quoi! vous payeriez tant d'ardeur de quelque retour! Ah! Madame, laiffez-moi expirer d'amour & de joie a vos genoux; que je meure, en vous répétant, jufqu'au dernier foupir , que je vous aime, que je vous adore, que je ne vis que pour vous. Oii courez-vous, Madame? vous voulez me quitter ! cet aveu vous offenferoit ? vous repentiriez-vous de m'avoir rendu le plus heureux des hommes , du plus malheureux que j'étois avant que de recevoir mon arrêt? daignez donc lever fur moi ces yeux qui vous rendent fi belle. La Marquife étoit fufpendue entre 1'amour, la bienféance , & Pétonnement; a chaque parole de Sélicourt, ces impreftions augmentoient; elle n'imaginoit point ce qui pouvoit donner lieu au difcours du Chevalier , & peutêtre que fa vertu n'avoit pu Pempêcher de goüter quelque plaifir, en voyant a fes pieds 1'homme qui lui étoit le plus cher. Cependant elle fait des efforts pour revenir de fon trouble; & forcant Sélicourt de fe relever : — Je ne N 3  294 SÊLICOURT, comprends rien, Monfieur, a tout ce que j'entends; vous me parlez d'amour... je ne fais comment j'ai pu vous écouter jufqu'au bout. N'accufez que ma curiofité de vous avoir laiffé pourfuivre un entretien qui m'a offenlee dès le premier mot. J'ignore ce que vous voulez dire par ce bonheur auquel je fuis fi éloignée de contribuer: de grace, expliquez-vous mieux : c'eft une énigme au refte dont je ferois charmée d'avoir le mot. C'eft moi, Madame, reprend avec vivacité le Chevalier, qui ne vous concois pas; il faut que vous craigniez d'adoucir la fituation d'un infortuné que 1'excès de fa tendreffe conduira au tombeau. Oui, Madame, je vois trop que je ne fuis point aimé, & que vous avez ,voulu par cette lettre infulter a une paffion que je ne puis dompter. Le voici cet écrit fatal, je vous le rends; j'en expirerai de douleur : mais je ne vous importunerai plus, je ne vous importunerai plus de mes plaintes. Sélicourt avoit remis le billet a Madame de Menneville; elle y jettoit les yeux. — Que me confeillez-vous, Madame ? eft-il en mon pouvoir de vous oublier ? Quoi! vous vous reprocheriea  Nouvelle. 295 une marqué de bonté pour laquelle je donnerois cent fois ma vie! ótez-la-moi donc cette vie odieufe, fi vous me défendez de vous adrefler mes vceux. A quels combats étoit livrée Madame de Menneville ! elle fentoit trop que ce moment alloit décider, Sc qu'il falloit néceflairement fe réfoudre au plus grand des facrifices, immoler 1'amour ou 1'amitié. Alfeyez - vous, Monfieur , répondt-elle, en s'armant d'une fermeté que fon ame démentoit , &c daignez m'écouter. Je vous demandois, Monfieur, le fens de 1'énigme : je vois que c'elt vous qui avez befoin d'être inftruit; & ce qui va vous étonner, vous me devrez ces lumieres. D'abord, qu'il me foit permis de vous interroger. Vous ofez, Monfieur, me parler d'amour, m'écrire une lettre pleine de ces proteftations qu'accompagne trop fouvent la perfidie, 6c vous dites que vous m'eftimez, que vous me refpecfez! ignorez-vous ma fituation; ne favez-vous pas que je dois bannir le moindre fentiment qui feroit contraire a mon devoir ? Je fuis mariée, Monfieur : ce mot fuffit pour vous réN 4  296 SÊLICOURT, pondre, & pour vous impofer un iïlence éternel. Non, Madame, interrompt avec tranfport le Chevalier, je n'ignorejjoint qu'un autre a le bonheur de vous pofféder; hélasl je fais trop que j'ai un rival, & que ce rival eft un époux : mais je me fuis donc mal expliqué dans une lettre qui n'a pu vous offenfer; je vous ai dit, Madame, & je le répete encore, que je me fens capable de vous aimer, de vous adorer fans retour, fans efpérance. Oui, duffiez - vous me haïr, vous aurez tous mes vceux, toute mon ame; vous ferez 1'objet conftant d'une ardeur qui ne fïnira qu'avec moi; je fuis prêt a vous facrifier tout; j'étoufferai mes foupirs. Ne craignez point que ma paffion foit indifcrete : je mourrois plutöt que de laiffer échapper un mot, un regard qui put vous déplaire & vous compromettre. Du moins, Madame , vous ne m'interdirez pas le plaifir d'habiter les lieux oii vous êtes, de vivre de l'air que vous refpirez, de me remplir de votre image. Un tel amour bleffe-t-il le refpect ? ah! Madame, quel cceur a ma tendreffe ? Le difcours du Chevalier étoit animé de ce ton qui porte avec lui le char-  Nouvelle. 2qi me de la perfuafion: des larmes de fentiment 1'accompagnoient, &c lui prêtoient une force bien dangereufe pour le repos & pour la vertu de la Marquife. Qu'elle avoit de peine a triompher! &c qu'elle appréhendoit que fon embarras ne la trahit! Sélicourt pourfuit: Et de qui donc, Madame, elt ce billet qui faifoit ma féiicité fuprême? II n'eft pas de moi, Monfieur, replique Madame de Menneville en foupirant ; je vous accorderai du moins un fentiment qui pourra vous flatter : la confiance a d'extrêmes douceurs pour les ames délicates. Cet écrit que je vous prie de reprendre, efl d'une femme... qui vous aime, qui peut difpofer de fon cceur, & contribuer a 1'augmentation de votre fortune, en vous donnant fa main... qu'elle fera heureufe, Monfieur!... vous ne me demandez pas fon nom ? — Et, vous exceptée, Madame , quelle femme fur Ia terre peut m'intérefler ? vous me parlez de richefles! qu'eft-ce que la fortune prés de 1'amour ? La Marquife regarde avec attendriflement le Chevalier : — Vous trouverez Pun & 1'autre , Monfieur , dans la perfonne qui vous a écrit; elle N 5  »9§ SÈLJCOORT, a des charmes qui doivent la raflurer contre lacrainte d'un refus. D'ailleurs, jene commets pas une indifcrétion , fi je la nomme... je la fers peut-être en vous apprenant que c'eft mon amie, la Baronne Darmilly... — La Baronne Darmilly, Madame! elle réunit fans doute tous les agréments: mais, ajoute-t-il d'une voix touchante, elle n'eft point Madame de Menneville. Son bonheur, reprend la Marquife, fera le mien; croyez-moi, Monfieur, portez-lui vos vceux; je me flatte que vous me garderez le fecret; adieu... un plus long entretien... permettez, Monfieur, que je vous quitte. Et aufli-töt elle entre dans un autre appartement, laiflant le Chevalier furpris d'iine féparation fi précipitée. A peine eft-il forti que Madame de Menneville donne des ordres précis de tenir fa porte fermée a Sélicourt; elle s'enferme dans fon cabinet ; c'eft-la qu'elle s'abandonne a toute la violence de fa fituation : Eh bien! en ai - je fait aflez pour contenter cette vertu qui nous tyrannife? j'ai tout immolé a mon devoir dans un moment ou j'avois le plus befoin de fermeté j ne puis-je k  Nouvelle. 299 préfent m'arrêter fur Ie prix du facrifïce ? Ah ! qu'il m'en a coüté de voir a mes genoux rhomme qui m'eft aujourd'hui Ie plus cher, de 1'entendre m'affurer d'un amour... il n'y auroit que Ie mien qui put 1'égaler ; & je repoufTe fa tendreffe! je m'efforce d'étouffer celle qu'il ne m'a que trop infpirée ! je lui apprends qu'il eft aimé! je cherche k rendre ma rivale heureufe ! qu'exigera de plus cette amitié dont je fuis lavictime ?... La vief ime de 1'amitié! & j'ouhlie que c'eft 1'honneur qui doit m'impofer des loix ! ne fuis-je {jas liée par des nceuds qu'il faut que je refpe&e? ou m'entraine un trop coupable égarement, ne me fouviendrois-je plus que je fuis la femme de Monfieur de Menneville ? que je lui fuis foumife , que ma chaine... elle eft éternellel Elle demeure quelques moments enfoncée dans une profonde rêverie; enfuite elle fe releve de cette efpece d'accablemenf. — Allons, que le Chevalier époufe Madame Darmilly, &. .. que je ne le voye jamais. La Marquife affez vertueufe pour connoitre& redouter fa foibleffe, engagea fon mari a la mener a la campagne; elle N 6  300 SÉLICOURT, court chez la Baronne, qui ne fait quelle raifon peut occafionner ce clépart fi inattendu, 6c dans une faifbn peu propre a ces fortes de voyages. Cependant Sélicourt avoit rendu vifitê a Madame Darmilly ; il s'étoit fervi de tous les agréments de fon efprit pour animer la converfation. La Baronne, curieule de fa voir quel effet avoit produit fon billet, ramenöit fans ceffe le Chevalier a ce qui 1'intéreffoit davantage; elle vantoit continuellement lesdouceurs d'un mariage afforti; elle préfentoit un tableau flatteur des plaifirs qui fuivent la fortune. Sélicourt ne répondit qu'en faifant 1'éloge de la beauté de Madame Darmilly; il elf vrai qu'il avoit mis dans fes difcours une réferve qui 'fe reffentoit plutöt de la galanterie que du fentiment. Tout ce jargon vague 6c ingénieux dont les cercles tirent leur amufement 8c leur mérite, fut employé par le Chevalier; il avoit fu pourtant ménager I'amour-propre de la Baronne, au point qu'elle prit pour une déclarationdans lesformes, ce qui n'étoit qu'un jeu d'efprit, qu'un de ces compliments dicfés par la froide politeffe , expreffions mortes 6c fans idéés, qu'on eff  Nouvelle. 301 convenu de faire circuler dans les fociétés, &c qui ne font que des mots vuides de fens & d'ame pour les efprits folides, & pour les cceurs fenfibles. La Baronne étoit donc prefque affuréede fa vicfoire;elle ne doutoit point que Sélicourt ne s'expliquat avec plus de clarté, lorfqu'elle-même feroit moins circonfpecte : car elle s'accufoit de ne s'être point fait affez entendre. Ceft dans ces circonftances que la Marquife venoit lui annoncer qu'elles alloient être féparées pour quelques mois. Comment, dit Madame Darmilly, ma chere amie, vous partez pour la campagne , précifément lorfqu'on Pabandcmne! & d'oii vient donc, s'il vous plaït, ce projet fmgulier , — J'ai mes raifons, ma chere Baronne ; le féjour de la viüe me pefe...; il peut vous paroitre moins défagréable. — Affurément, je ne ferois pas la folie de quitter Paris au moment ou je touche peut-être a mon bonheur... Votre bonheur, interrompt avec vivacité Madame de Menneville qui fe troubloit a chaque motl — II eft attaché a la tendreffe d'un amant qui foit digne d'être mon époux; j'ai vu Sélicourt; il a toutes ces qualités a mes yeux. — II  3°2 SÊLIC017RT, vous aime! - II n'a pas eu befoin de me Ie dire. L'amour fe fait aifément deviner; mais je ne vous cacherai pas que je defirerois fort que I'amitié fut témoin de notre union prochaine... — Quoi' vous allez 1'époufer. Le Marquis de Menneville revenoit chercher fa femme: Avez-vous fait vos adieux k Madame la Baronne ? dit-il en s'adreflant a la Marquife ? Dans quel inftant il s'offroit k fa vue! fon défordre etoit affreux. Non, Monfieur, répondit-elle : nous n'irons pas a la campagne; j'ai réfléchi; la faifbn eft trop avancée. — Mais hier vous vouliez héter votre départ! — Hier , Monfieur... lait-on ce qu'on fouhaite ? Je vous prie de me ramener chez moi. Monfieur de Menneville & Madame Darmilly fe regardoient comme étonnes du difcours de la Marquife; enfin, ils fe féparerent; Ia Marquife demande k refter feule ; elle feint un violent mal de tete, & demeure livrée a fa cruelle incertitude. C'eft alors qu'elle éprouve combien Ie mal qui la confume a fait de progrès ; elle fent avec une efpece d;horreurd'ellememe, que l'amour s'eft emparé de fon  Nouvelle. 303 ame. Non, s'écrie-t-elle, il ne m'eii plus poffible de reprendre ma tranquillité ; je trahis mes devoirs dans le fond de mon cceur; j'aime... puis-je m'arrêter a cette idéé ? & qui me rend coupable ? un homme qui vient me prodiguer tous les ferments, & qui court me facrifïer a une autre, qui va Fépoufer... il ne 1'époufera point; je déeouvrirai tout a la Baronne ; elle faura que Sélicourt eft un perfide... Eh ! quelle eft mon injuftice ? n'eft-ce pas moi qui ai preffé le Chevalier de répondre aux fentiments de mon amie ?.. de mon amie !... elle ne 1'eft plus, c'eft 1'ennemie la plus barbare , la plus odieule... ah ! malheureufe ! qu'eft-ce que l'amour ? je n'ai plus de raifon; j'abhorre tout ce qui m'environne; je me hais moi-même... je n'aime que Sélicourt... O Ciel, punis-moi , prends ma vie; eh ! quel autre moyen de m'arracher a une paffion fi funefte, ft criminelle ? oui, la mort feule peut mé rendre mon repos, mon innocence ; je les ai perdus pour jamais! Madame de Menneville ne quittoit point fon appartement; le poifon d'une fombre mélancolie s'étoit répandu fur fes jours; fon mari n'en pouvoit péne-  3«>4 SÊLICOUR T, trer la caufe; il la furprenoit iouvent les yeux couverts de larmes; elle avoit défendu qu'on laiffat entrer Sélicourt, & a chaque moment, elle étoit tentée de donner des ordres oppofés. Elle fe reprochoit de n'êfre point partie pour la. campagne ; & li elle y eüt été , elle fut revenue le jour même a Paris. Cette contrariété d'idées & de projets 1'accabloit. Sélicourt, malgré tous les obftacles, trouvoit des moyens de lui écrire. Vingt fois elle relifoit fes lettres , accufoit le Chevalier, fe juftifioit, _ fe condamnoit k fes propres yeux; enfin, elle fe détermina k lui renvoyer ces dangereux écrits, qui étoient autant d'aliments d'un penchant malheureux , que rien ne pouvoit guérir. Elle y joignit ce billet : » Vous vous obftinez , Monfieur , a » me défobéir ; vous favez que nous » fommes convenus que vous ne me ver» riez pas, que jamais vous ne m'écri» riez. Quelle eft votre efpérance ? de » déchirer un cceur qui ne peut ni ne » doit être a vous. Contentez-vous d'ê» tre aimé de Madame Darmilly ; ha» tez-vous de fceller une tendreffe dont » elle ne fauroit douter, Vous ayez fuivi  Nouvelle. 305 » mes confeils avec une docilité qui me » fait croire que vous ne Ia démentiez » point dans ce que j'ofe vous prefcri» re. Adieu, Monfieur; épargnez-vous » Ia peine de chercher a tromper une » femme qui auroit quelque droit de » prétendre a votre eftime ". Sélicourt recutce billet avec une douleur égale a fon étonnement. II étoit bien loin de s'être attiré les reproches que lui faifoit la Marquife ; il crut entrevoir qu'il ne lui étoit pas aufiï indifférent qu'il 1'avoit craint; il s'imagina démêler quelques nuances de jaloufie dans fes plaintes mefurées, il brüloit d'avoir une entrevue avec elle : fa préfence lui étoit interdite. II apprend que Monfieur de Menneville avoit entrainé fa femme a un bal que donnoit une de fes parentes. Le Chevalier court a cette aflemblée, Sc s'introduit adroitement dans un cabinet oh Ia Marquife s'étoit retirée ; elle fuyoit le monde ; elle avoit öté fon mafque, Sc laiffoit voir une langueur féduifante qui lui prêtoit de nouveaux charmes; fon mari étoit forti, Sc ne devoit revenir qu'a la fin de la nuit; le hafard avoit voulu que Sélicourt feul  3°6 S Ê L I C O U R T , fut inftruit de cette circonflance : il en profita ; il court prendre un déguifement femblable a celui de Menneville ; il revient, & vole auprès de la Marquife. Madame, lui dit-il avec tout Pemportement de 1'amour , j'ai appréhendé de faire éclater des tranfports, qui ne doivent être connus que de vous. Le refpecf, vous le voyez, n'a pas moins de pouvoir fur moi que la tendreffe; de grace, ne refufez pqnnt de m'entendre ; je ne vous demande qu'un moment d'entretien ; & après cet inftant, s'il faut ne plus vous voir, s'il faux mourir, je vous obéirai. Madame de Menneville qui avoit reconnu la voix du Chevalier , s'étoit fentie comme arrêtée par mille impreffions différentes; elle n'a plus la force de fuir, •ni celle de lui ordonner de fe retirer. II pourfuit : Se flatter, Madame d'obtenir un regard de vos yeux , ce font, je 1'avoue, de ces faveurs dont peu de mortels font dignes, & que je mérite affurément moins que tout autre , quoique perfonne ne fache aimer comme moi; mais , Madame , bornez-vous a m'accabler de votre indifférence, a me haïr peut-être 7 fans chercher a me trou-  Nouvelle. 307 ver coupable de la baffefte la plus criminelle. J'ai vu Madame Darmilly ; je lui ai parlé avec les égards qui lui lont dus : mais je ne lui ai jamais dit que je Paimois... Vous ne 1'aimeriez pas, interrompt la Marquife toujours plus troublée ! Et quelle autre que vous, Madame, puis-je adorer, reprend vivement Sélicourt ? li vous le permettiez, il me feroit aifé de me juftifier. ~ Je n'ai pas befoin, Monfieur , de votre juftification; en quoi m'avez-vbus offenfée ? j'ai été la première a vous confeiller de vous attacher a la Baronne; elle vous aime, Monfieur..., & je ne faurois... La Marquife fe tait a ce mot. — Je vous entends , Madame , vous ne fauriez m'accorder le moindre fentiment; votre vertu vous défend-t-elle de m'eftimer & de me plaindre ? non , il eft inutile... Mais je m'appercois, Madame, qu'on nous examine ; on pourroit foupconner que je ne fuis pas un mari trop heureux; votre honneur m'eft mille fois plus cher que ma vie, que mon amour: qu'exigez-vous de plus ? je vous quitte ; daignez feulement fouftrir que j'aille une feule fois chez vous tomber a vos  308 SÊLICOURT, pieds; vous lirez dans mon cceur, & vous difpoferez de mon fort; j'attends mon arrêt. La Marquife ne put réfifter : el!e confentit a revoir Sélicourt, en 1'affurant cependant qu'après cette entrevue, il devoit pour jamais éviter jufqu'aux lieux oü ils pouvoient fe rencontrer. Le Chevalier promit tout; il fentoit le prix de la permiffion qu'on lui accordoit, & il ne s'occupa plus que du plaifir qu'il goüteroit a parler encore de fa tendreffe è Madame de Menneville. Que ce ménagement & ce refpect avoientrendu Sélicourt dangeureux pour la Marquife ! De retour chez elle , fon cceur fe livre è un tumulre de fentiments qu'elle avoit été contrainte de renfermer; elle ne voit d'abord que 1'amant le plus tendre , le plus délicat, & le plus attentif a conferver fa réputation. Ah ! s'écrie-t-elle, il n'y a que Sélicourt qui puiffe avoir une ardeur aufli vive & aufli pure ! avec quelle circonfpecfion il m'a parlé de fa tendreffe J comme il craignoit de me défobliger ! combien je lui fuis chere! qu'il m'a touchée ! je n'ai point de rivale ; c'efl moi, moi feule qu'il aime... Ne  Nouvelle. 309 puis-je répondre a cet amour fans bleffer mon devoir, fans manquer a 1'honneur, a Monfieur de Menneville? eh bien! 1'amitié nous unira; 1'amitié ne fauroit-elle tenir lieu des autres paffions!... L'amitié ! comme je cherche a me tromper! elt-ce-la le nom qu'il faut donner au malheureux penchant qui me dompte... qui me fera mourir? eh! mourons plutöt que d'y céder... J'ai promis au Chevalier de le revoir... je ne le verrai point... je ne le verrai point; non, ne montrons point ma foibleffe è fes yeux: contentons-nous... d'être coupable en fecret ; je le fuis fans doute, je ne m'aveugle pas ; mais épargnont-nous la honte de le paroitre; qu'il n'y ait que moi feule qui fache tout 1'excès de mon égarement, tout ce que je fouffre. Elle appelle aufïï-töt une de fes femmes , & fait donner è fa porte de nouveaux ordres qui banniffoient le Chevalier pour toujours. Sélicourt vole au rendez-vous; on veut le renvoyer, il infiif e , il prelfe ; enfin, il parvient a pénétrer jufqu'a 1'appartement de Madame de Menneville; elle fait quelques pas pour fuir; il ofe  3io S £ L 1 C O U R T, s'oppofer a fon paflage. — Non, Madame , vous ne me fuirez point; vous m'écouterez , pour la derniere fois, s'il le faut. Vous n'ignorez pas qu'hier j'ai fu m'immoler è tout ce qu'exigeoient ma délicatefle & votre réputation ; aujourd'hui qu'il m'eft permis de vous parler fans témoin , vous daignerez m'entendre. Je vous le répete, Madame: après cet entretien , vous ordonnerez de mon fort : il dépend entiérement de vous. Hélas! je ne vous ai pas encore dit a quel point je vous adorois. Cet amour, Madame, ne doit point vous offenfer; je ferai 1'amant le plus tendre, mais le plus refpedtueux; je ne vous demande aucun facrifice; je me bornerai a m'enivrer du plaifir d'aimer la femme la plus eftimable & la plus digne de mes hommages. Encore une fois, qui peut vous allarmer dans le commerce de fentiment que permettroit la vertu la plus févere ? fongez , Madame, que 1'amitié... — L'amitié, Monfieur, interrompt la Marquife en jettant un profond foupir! elle regarde attentivement le Chevalier. Pourquoi nous tromper ? Non, je ne dois vous voir ni vous entendre ; je trahis mon devoir, je manque a mon époux,  Nouvelle. 311 chaque inftant que je donne a une converfation dont 1'objet ne peut que me rendre coupable. Ah I je ne me cache pas ma faute; 9'en eft un affreufe de foutenir feulement votre préfence ; retirez-vous, Monfieur, retirez-vous; j'en ai trop entendu i Alors Madame de Menneville feleve 1 Sélicourt s'appercoit qu'elle eft en larmes. — Que vois-je? & c'eft moi qui fuis la caufe de fes pleurs! Oui, c'eft vous, Sélicourt, reprend la Marquife enretombant fur fon ftege, & ne contrajgnant plus fes tranfports; c'eft vous qui les faites répandre! — Ah 1 Madame... ah! charmante Menneville.' vous prendriez quelque intérêt aux tourments dont vous m'accablez! vous ne me haïriez pas! — Vous haïr!... je le devrois ; vous m'avez öté mon repos, ma tranquillité, ma vertu... dans ce moment ou ma foiblefie éclate, Sélicourt, ayez plus de courage, plus de générofité qu'une malheureufe femme qui n'eft plus a elle, qui a perdu la raifon,& qui voit tout 1'excès de fon égaremenr.' Le Chevalier étoit aux genoux de Ia Marquife; il les arrofoit de fes larmes : —- Vous n'êtes point coupable; vous  312 SÊLICOURT, n'aurez rien a vous reprocher; dites moi feulement que vous m'aimeriez, fi ie don de votre cceur étoit en votre difpofition. — Vous voulez donc jouir de votre triomphe!... & ces pleurs ne vous le difent-ils pas affez ?... Un inftant après, elle s'écrie avec emportement : Vous m'aimez ? — Si je vous aime! quelle expreflion peut rendre tout ce que vous m'avez infpiré ? — Puifque vous m'aimez, je puis tout attendre de vous ? — Tout, fans doute. Le facrifice de mes jours feroit encore peu, pour vous prouver ma tendreffe. — II ne faut point mourir; il faut peut-être faire plus... je fens, lorfque 1'on aime, que ce que j'exige eft cruel pour tous deux. Chevalier... foyez Pépoux de Madame Darmilly. — Que me propofez-vous ? — Le plus grand témoignnge que vous me puiffiez donner de votre amour ? elle eft mon amie ; elle m'a confié que vous lui étiez cher, & elle peut faire votre bonheur: faites le fien, Sélicourt, oubliez-moi, oubliez-moi... & ne me voyez plus.—Que j'aime la Baronne! que dans les bras d'une autre... non, Madame , je ne vous obéirai point; 1'amitié a donc des ^TOlts fr€n puiflants fur votre  Nouvelle. 313 •votre ame! — Elle en eut, & l'amour... que je fuis changée a mes propres yeux! mon deflein elf pris; ou vous clonnerez votre main a Madame Darmilly, ou nous nous voyons pour Ia derniere fois. Croyez-vous, pourfuit-elle , qu'il ne m'en coüte pas de vous impofer des loix femblables ? Sélicourt, n'arrêtezpoint vos regards fur ma douleur ; c'eft a vous de montrer de la fermeté; fouvenez vous que nous ne pouvons être Pun a Pautre... le mari de Mad. Darmilly... fera mon ami. A peine a-t-elle prononcé ces derniers mots, qu'elle quitte le Chevalier, qui fort accablé de fa fituation. Obéira-. t-il k Madame de Menneville ? époufera-t-il Ia Baronne ? de tout cöté il n'envifage que des chagrins réels : les peines du cceur font les premières & les plus fenfibles. 11 voyöit fouvent Madame Darmilly 3 mais il ne pouvoit fe réfoudre a la flatter de la moindre efpérance ; il penfoit qu'il y auroit eu de la lacheté k feindre des fentiments qu'il n'avoit pas. Peut-être l'amour venoit-il fe mêler k ce qui paroiflbit au Chevalier, le procédé d'une probité délicate. II eft fi peu de nos vertus dont la fource foit pure ! Com» Tornt Ui O  314 SÊLICOVR T , bien y en a-t-il qui ne font que des facrifices fecrets faits è nos paftions! La Baronne commencoit a craindre qu'elle ne fut pas autant aimée qu'elle avoit eu le malheur de le croire; elle ne pouvoit réfifter a des mouvements de jaloufie ; la préfence de Madame de Menneville lui étoit importune, & quelquefois 1'affligeoit; elle avoit des foupcons dont elle appréhendoit de fe rendre compte. Lorfque Sélicourt fe rencontroit dans fa fociété avec la Marquife , il échappoit a cette derniere, malgré fon extreme réferve, des fou- £irs & des regards qui auroient éclairé ladame Darmilly, fi elle eüt pu fe défier de fon amie. Ces deux femmes auroient voulu s'éviter , & il fembloit que la bizarrerie de leur deftinée s'obftinat a les rapprocher. Elles fe trouvent, un jour, feules : elles gardent un filence qui déceloit leur embarras; la Bdronne fut la première qui eut la force de parler, & bientöt la converfation a le Chevalier pour objet. Croyez-vous qu'il m'aime, dit Madame Darmilly, en regardant fixément 'Madame de Menneville ? je ne fais fi  Nouvelle. 315 mes foupcons ont quelque fondement: mais il me paroït diftrait, froid, embarraffé; lorfque je veux lui adrefler la parole, il me quitte brufquement; il fuit jufqu'a mes regards : cependantje mettrois toute ma félicité a recevoir fa main , a lui donner toute ma tendreffe ; il feroit Ie maitre abfolu de ma fortune, de mon cceur. Chaque mot qu'elle prononcoit étoient autant de traits mortels pour Madame de Menneville. Elle continue : Si j'avois une rivale!... quelle idéé: Dieu! ma chere amie! C'eft alors que la Marquife éprouve un défordre inconcevable. Je vous demande vos confeifs, pourfuit la Baronne; que faut-il que je faffe ? je ne le diflïmulerai point: fi je n'époufe pas Sélicourt, s'il en ai-, me une autre... qu'ai-je dit? il en aimeroit une autre!... c'en eft fait: je ne réponds pas de mon défefpoir; je fuis capable de tout... heureufe de perdre Ia vie! II vous eft donc bien cher, interrompt Madame de Menneville ? — Ah ! c'eft lui qui m'a fait connoitre 1'amour; jufqu'a ce moment fi funefte pour mon repos , j'avois été la maitrefle de ce cceur,,. qui n'eft plus a moi, qui eft  316 SÊLICOURT, rempli de la douleur la plus vive. Hélas 1 aurois-je cherché moi-même è me tromper ? Le Chevalier... il n'a pas ma tendreffe! Non, il eft incapable d'aimer comme j'aime! & je fens... Je n'y réfifterai point, s'il faut que je renonce a cet amour... Chere amie, ayez pitié de mon état; c'eft dans vos bras que je me jette , que je viens puifer des forces contre une foibleffe...; elle me coütera la vie ; plaignez-moi; raffurezmoi : dites-moi que le Chevalier me payera d'un retour... qui m'eft bien dü; écartez des preffentiments... peutêtre ils ne font que trop véritables! déterminez mon ame ; vous voyez mes agitations, mes tourments. La Marquife avoit la tête penchée fur une des mains de la Baronne. Quelle furprife, quel coup de lumiere foudroyant pour Madame Darmilly! elle retire cette main trempée de larmes : — Des pleurs !... qui les fait couler ? parlez... parlez.., ce trouble... Madame de Menneville éclate en fanglots : la Baronne reprend vivement: Seroit-il poffible ?... inftruifez-moi... — Oui... vous avez une rivale. — Une livale ! & qui ? qui ?,., oü eft - elle ?  Nouvelle. 317 oh eft-elle ?... j'irai... —• Ne cherchez pas plus loin... arrachez-lui la vie... elle eft devant vos yeux. Et aufti-töt la Marquife tombe fur un fiege, mourante & noyée dans un torrent de larmes. Madame Darmilly k fon tour eft terraflee fous le coup qui vient de la frapper : elle eft dans 1'anéantiflement, elle s'en releve avec un tranfport furieux: — Vous aimez Sélicourt 1 il vous aime !& c'eft mon amie qui me trahit! II eft impoflible d'exprimer la gradation des mouvements rapides qui fe fuccéderent dans fon ame; la voix expire fur fes levres; elle retombe, & perd entiérement connoiflance. Madame de Menneville, a ce fpectacle , reprend fes forces, & vole au fecours de Ia Baronne. II n'y a peut-être jamais eu d'exemple d'une lituation plus violente. Madame Darmilly que la Marquife tenoit en pleurant dans fon fein , r'ouvre les yeux, jette un cri d'effroi, & fe retirant en-arriere, repoufle avec indignation Madame de Menneville : elle 1'envifage avec horreur. Que ces traits ft chers au Chevalier font haïffables pour Ia Baronne! Elle fort de cette O 3  3 '8 SÊLICOURT, lethargie pour fe livrer aux excès du défefpoir : — Le voile eft donc déchiré ! j'ai une rivale 1 & c'eft vous , vous a qui j'ouvrois mon cceur 1... je me vengerai... je me vengerai. Eh bien 1 s'écrie la Marquife, en tombant aux pieds de Madame Darmilly, fatisfaites une vengeance trop jufte : mais que je fois la feule vief ime; je ne prétends point affoibür mes torts; je ne veux» paroitre innocente ni a vos regards, ni aux miens mêmes. Vous voyez la plus malheureufe des femmes. Je pourrois chercher è m'excufer, en vous difant que j'ai preffé le Chevalier de vous aimer, de recevoir le don de votre main, de me fuir, de ne plus m'aimer... — De ne plus vous aimer, cruelle ! II vous aime donc !... il vous aime donc! Daignez m'écouter, repart Madamede Menneville. — Je ne fuis point aimée ! & c'eft vous, perfide... — De grace... -— Je ne veux rien entendre. — Un mot... Je n'attendrai pas qu'une autre me puniffe; je faurai vous épargner ce foin. Je connois toutes mes fautes; je fais que je bleffe mon devoir, un engagement facré , 1'amitié; il faut les contenter tous trois... Oui, que le Che-  Nouvelle. 319 valier ne me voye jamais; fi je lui fuis chere... — Si voüs lui êtes chereI — J'exigerai abfolument qu'il vous porte des vceux , que je dois rejetter... — Votre générofité ! votre pitié ! de nouveaux outrages! Allez; laiffez-moi... laiffez-moi mourir! C'eft moi qui mourrai, interrompt la Marquife, en redoublant fes larmes : mais j'aurai rempli mes obligations; j'aurai fait votre bonheur... Un jour vous connoitrez votre amie. — Mon amie!... vous ne 1'êtes1 point; vous ne la fütes jamais : vous êtes mon bourreau... retirez - vous , cruelle... je ne fais... ma fureur... Ah ! quel monftre j'ai careffé dans mon fein ! Ces deux infortunées, dignes en effet de compaflion , fe fuyoient, fe rapprochoient, fe repouffoient avec horreur, gémiffoient, fondoient en larmes. Sélicourt entre, & eft frappé de ce tableau ; Madame Darmilly court a lui toute égarée : — C'eft vous, barbare, qui nous jettez dans ce défefpoir horrible , qui nous plongez a toutes deux le poignard dans le cceur; jouiflez de votre triomphe ; il eft complet: vous avez défuni... les amies les plus tendres ; O4  320 SÉLICOURT, vous avez fait pour toujours notre malheur , ma honte... vous me rendez coupable d'un emportement...; je n'ai plus d'amitié, de raifon , de vertu.. * nous méritions un autre fort! Le Chevalier comprit aifément que Madame Darmilly étoit informée de ce qu'il auroit voulu lui cacher ; il eft accablé fur-tout de la douleur de Madame de Menneville. Oui, dit-il, en montrant la Marquife , dès le premier moment quej'ai vu Madame, je 1'aiadorée, & cette paffion augmente tous les jours, je n'ignore point que tout s'oppofe a mon bonheur; le nceud fatal qui 1'enchaine, fa vertu, peut-être fon indifférence... Mon indifférence, s'écrie en pleurant Madame de Menneville ! Et, Madame > qu'avez-vous a vous reprocher , pourtuit le Chevalier ? vous m'avez ordonné de ne plus vous voir; vous ne m'avez parlé que de votre amie, des fentiments flatteurs dont elle m'honoroit; vous m'avez impofé Ia loi de répondre a fes bontés, de 1'engager k me donner fa main. Je ne me diffimule pas mes fautes , mes offenfes , interrompt la Marquife : j'ai manqué a mon époux, a mon amie,.. je ne faurois plus vivre;  Nouvelle. 321 adieu , ne nous voyons jamais. Et vous, continue-t-elle en regardant Madame Darmilly , ne me refufez pas votre eftime : vous m'accorderez du moins votre compaflïon ; vous favez ce que c'eft: qu'un cceur fenfible : vous devez juger de 1'excès de mes maux; ils font affreux ! & ce n'eft pas a vous a y mettre le comble. La Marquife fe retire avec précipitation ; Sélicourt veut la fuivre. — Demeurez , Monfieur , fongez que nous ne devons point nous revoir; j'attends cet efiört de votre probité; non... ne nous revoyons plus. Le Chevalier refle avec Madame Darmilly qui s'abandonnoit a la douleur la plus vive ; elle pouffoit des cris étouffés par les fanglots; elle arrofoit la terre de fes larmes. — Ah! Madames , ces pleurs achevent de me rendre le plus malheureux des hommes. Je ne vous ai point trompée ; j'ai pris plaifir a faire 1'éloge de vos charmes ; j'ai été un des premiers a vanter vos graces , votre efprit; j'ai été pénétré de reconnoiflance ... — De reconnoiflance , Monfieur ! ah! qu'efl-ce que la reconnaiflance pour tout ce que vous m'aviez  3^2 SÉ Lt COUR T , infpiré ? Je ne pouvois, reprend Sélicourt , vous donner que ce fentiment pour les bontés dont vous aviez deffein de me combler ; j'avois vu Madame de Menneville, & mon cceur n'étoit plus a" moi; cependant elle me preffoit de vous le confacrer ce cceur, de vokr ait-devant d'un engagement qui, dans toute autre occafion, eüt rempli tous mes defirs; je lui oppofois en vain ma tendreffe : elle demandoit que je Pimmolaffe a la votre, que je fuffe votre amant, votre époux... C'en eft affez , Monfieur , dit avec vivacité Madame Darmilly J — Mais, Madame, daignez... C'en eft affez! je vous ai trop retenu ! votre préfence m'eft importune, odieufe,... je vous détefte; je m'abhorre moimême. Sortez. LaBaronne, reftée feule, effuye mille affauts différents; combattue fucceflivement par la douleur, 1'amitié, l'amour ^ le défefpoir, tantöt elle condamnoit la Marquife, tantöt elle cherchoit a la juftifier. Un moment après, elle s'accufoit elle-même; quéfqtiefois elle formoit le projet de facrifier fa tendreffe : mais J'amoiir revenoit bientöt détruire ces réfolutions , & reprendre un empire plus abfolu,  Nouvelle. 323 _ Elle court chez Madame de Menneville , demeure quelque temps fans parler, enfuite d'une voix concentrée : — M'aimez vous? puis-je réclamer cette amitié qui nous unilfoit ? Vous ne devez pas douter de mon attachement, répond la Marquife frappée du ton Sc de 1'air égaré de fa rivale. Eh bien! reprend toujours plus agitée Madame Darmilly , Sc en courant ferrer dans fes bras Madame de Menneville avec fureur, ma vie Sc ma mort font dans vos mains; votre promelfe ne m'a point ralTurée; je viens exiger une preuve décifive. Vous fentez-vous capable de l'effortle plus grand, le plus généreux ? il faut abfolument immoler ï'amie, ou facrifier 1'amant.... Songez que je fuis dans un état... ou 1'on n'a rien a ménager. Je puis vous perdre , ajoute-t-elle d'une voix effrayante ; votre fort, votre honneur... C'elt votre générofité , votre humanité que j'implore; j'embralTe vos genoux. Elle tombe en pleurs aux pieds de Madame de Menneville qui s'emprelfoit de la relever. — Non, j'y demeurerai... j'y mourrai jufqu'au moment que vous m'aurez donné votre parole, de m'accorder la grace... ma chere Sc O 6  324 Sélicourt, unique amie , c'eft la vie que vous mé rendez, c'eft mon bonheur que je vous devrai. Eh bien! s'écrie la Marquife éperdue : que voulez-vous que je faffe ? parlez , attendez tout de moi... ne reftez point, ne reftez point dans cette lituation. La Baronne fe releve, fe rejette dans les bras de Madame de Menneville : — C'eft Ie triomphe de 1'amitié que je follicite , je le fens trop: mais... vous dites que vous êtes mon amie , votre honneur vous défend... vous ne pouvez fans une foibleffe impardonnable, difpofer de votre cceur... Vous aimez Sélicourt... Jé le comblerai de biens. La Marquife laiffe voir de 1'impatience : — Expliquez-vous donc, Madame. — O Ciel! je ne dois point compter fur votre pitié .' ce ton m'annonce... — Que je ferai ce que vous me deman- derez... pardonnez a mon trouble. II va augmenter; je ne me le cache point: ce que j'ai a vous prefcrire... eft terrible .' — Encore une fois, parlez, qu'exigez-vous ? La Baronne avec emportement : — Que vous me facrifiez... tout ; que vous adreffiez au Chevalier une lettre  Nouvelle] 325, que moi-même j'aurai diftée. — Vous' voulez... — Décidez-vous ; je vous "ai dit : ou ma vie, ou ma mort.... & ma vengeance peut-être... le temps preffe. C'en eft affez, répond la Marquife , en s'efforc;ant de rappeller fa fermeté. Elle fonne une de fes femmes: — Apportez - moi de 1'encre & du papier : retirez-vous.... ( & fe tournant vers la Baronne) vous ferez fatisfaite. La Marquife prend le papier: —AI- lons conduifez le poignard — Ce fera moi qui me percerai le cceur, dit la Baronne, en faifant quelques pas comme pour fortir. Madame de Menneville court après elle : — Ne fauriez-vous avoir un peu d'indulgence?... la plume eft dans mes mains; didtez. La Baronne, d'une voix incertaine,1 dicte ces mots entrecoupés de foupirs & de filence: » Je me fuis examiné,Chevalier, plus » ngoureufement que je n'avois fait juf» qu'ici: j'ai été effrayée de me troun ver auffi coupable! Vous ne devez pas » chercher a me rendre criminelle, Qc  3*0 SÉLICOURT, » le moindre retour ou je me lailTerois » entrainer pour voifs, feroit un cri» me... Dès ce moment, je rejette, j'é» touffe jufqu'a Ia plus foible étinceüe » d'une paffion que je n'envifage qu'a» vee horreur... Je bannis de mon cceur » jufqu'a votre image..." — Ecrire a Sélicourt que je 1'oublie • rai... que je 1'ai oublié! — Ma chere Marquife, ma deftinée eft attachée a cette lettre... pourfuivons. » Oui, la vertu a repris fur moi tout » fon afcendant...; je retourne a mes » devoirs : je n'ai plus a\ rougir a 1'af» peet d'un mari... mon ame eft libre... » (ici la Marquife poufte un profond fou» pir.) Je goüte le repos, la fécurité... » Je n'ai plus de reproches a me faire... » que mon eftime vous dédommage d'un » amour que je ne reftens plus aujour>> d'hui... — Que je ne reftens plus ! le croira-t-il? Plüt au Ciel.... trahirai-je ainfi la vérité ? —« Continuons, de grace. » Si ces fentiments peuvent vous fuf» fïre, vous m'en donnerez une preuve » dont je ferai éternellement reconnoif»> fante: vous épouferez Madame Dar-  Nouvelle. 327 » milly; elle vous aime, & fa tendreffe » eft bien au-defius de celle que j'aurois » pu vous accorder ". — Vous ne Paimerez jamais autant que je 1'aime... il n'eft pas poftible... mon cceur... cruelle amie ! — Songez que vous me 1'avez promis, que mon bonheur... craignez. — Finiflbns donc cette lettre, s'écrie 1'infortunée Marquife. J'en mourrai, ajoute-t-elle d'une voix bafte & éteinte. » Hatez cette unionque je defire tant, » & qui vous eft ft avantageufe. II eft » décidé que je ne vous reverrai que fon » époux ". Madame de Menneville , en tracant ces derniers mots, tombe dans le fein de Madame Darmilly. Elle r'ouvre les yeux: — Je faurai me vaincre... je faurai me vaincre : êtesvous fatisfaite ? que peut-on faire davant ige ? — C'eft trop fans doute.' eh bien!.. n'envoyons point cette lettre Elle eft écrite, elle eft écrite; que Sélicöurt... Ne portez point vos regards fur les déchirements d'un cceur.... Si la raifon pouvoit me fubjuguer.... Je vous ai obligation de montrer une vertu... que /e n'ai point! non, je ne 1'ai point. Puif  328 SÊLICOURT, fent ces fentiments affecfés paffer dans mon ame ! Adieit... j'ai befoin de repos... J'ai tout fait pour vous... vous ne vous plaindrez plus de 1'amitié. La Baronne veut repliquer ; Madame de Menneville étoit difparue. Les premiers mouvements de Madame Darmilly font de faire parvenir la lettre a Sélicourt, comme fi elle étoit envoyée par la Marquife elle-même. Enfuite, elle réfléchit fur fa démarche extraordinaire , fur 1'irrégularité des moyens qu'elle employé; elle fe juge coupable d'une violence inexcufable ; elle frémit, 'reconnoilfant de la baffelfe dans fon procédé ; elle s'envifage avec uneefpece dehonte. Mais elle aimoit éperduement, &c bientöt tout s'efface, le crime même fe jultihe aux regards de l'amour; il ne voit que ce qui peut conduire a fon bonheur, & il ferme les yeux fur les facrifices que ce bonheur a coütés. Sélicourt défefpéré écrit plulieurs lettres a la Marquife : elles lui font toutes renvoyées, fans avoir été lues; elle elf inflexible, ferme fa porte a la Baronne comme au Chevalier, & elle preffe fon mari de 1'emmener k la campagne.  NOUVELLE. 320 Ceféjour flattoit fa trifteffe. Quoi de plus propre a nourrir des chagrins dont la fource eft dans le cceur ! L'afped de la campagne, 1'air qu'on y refpire porte avec foi une douceur intéreffante, qui fe répand fur les moindres fenfations, 6c nous fait aimer jufqu'a nos peines, fur-tout celles de l'amour; fon charme fe fortifie dans ces lieux folitaires, 6c fes larmes y font délicieufes. Madame de Menneville cherchoit les endroits les plus fombres, 8c la elle fe livroit a cette mélancolie, qui fait la volupté des ames fenfibles 6c tendres. _ Un jour, elle étoit aftife dansun cabinet de verdure, dont la fraicheur 5c la fituarion ifolée paroiflbient inviter è des réflexions de ce genre; elle s'écrie comme emportée par un mouvement qu'elle ne peut plus dominer : Cruel amour \ tu m'as rendue bien malheureu. fel quel eft aujourd'hui mon fort? me fuis-je aflez facrifiée? je ne puis oublier cet objet d'une paffion qui me pourfuit! En vain je m'attache a combattre un fouvenir... il m'eft impoftiblede Iedompter: je revois fans ceffe Sélicourt; je Ie vois, je I'enrends me jurer une tendreffe  33 SÊLICOURT, éternelle; je 1'ai immolé a 1'amitié... & que dis-je, quel étoit mon efpoir? oit m'auroit conduit cet attachement infenfé & coupable ? A faire mon bonheur, fans blelfer votre vertu, dit quelqu'un qui s'étoit précipité aux genoux de la Marquife; elle reconnoit Sélicourt! elle poufte un cri, & lui fait figne de fe re- tirer Je ne vous quitterai pas, je viens expirer ici, & vous parler pour la derniere fois d'un amour qui a pu vous affliger; hélas.' c'étoit 1'ardeur la plus pure , la plus refpecfueufe; je vous adorois comme ma divinité fuprême; oui, je vous refpecïois autant que je vous aimois. En difant ces mots, le Chevalier laiffoit couler fes larmes fur une des mains de Madame de Menneville, qu'il preffoit contre fa bouche. Et c'eft vous qui avez décidé mon fupplice , pourfuit-il I vous m'ordonniez d'époufer la Baronne ! vous avez mis a cette condition le bonheur feulement de vous voir! Etoitil en ma puiflance de vous obéir?... dans les bras d'une autre, lui jurer un amour... que je ne pourrai jamais fentir que pour vous! du moins, quand je ferai libre, tout entier h ce malheureux  Nouvelle. 331 amour, il me fera permis de le nourrir de ma douleur, de mes larmes éternelles, de vous adreffer mes foupirs.... Vous repréfentez - vous bien tous les tourments que j'éprouve depuis 1'inftant cruel que vous m'avez interdit votre préfence? vous m'avez facrifié a une amie! Ah ! Madame, quel cceur pouvoit vous aimer plus que le mien ? daignez donc me regarder, fi vous refufez de me répondre... me pardonnezvous de m'être introduit en ces lieux? II y a plus d'un mois que je parcours l'afyle que vous habitez; j'ai goüté quelque confolation a me trouver fi prés de vous; je vous ai vue plulieurs fois dans ces jardins; je me fuis contenté de vous adorer en fecret. Vingt fois j'ai été fur le point de me précipiter a vos genoux : la crainte de vous déplaire m'a retenu. Aujourd'hui 1'excès de mon amour m'a emporté... Je fuis venu vous dire, vous répéter que rien ne pourra diminuer cette tendreffe qui m'enflammera encore dans le tombeau, que vous ferez toujours la maïtreffe abfolue de mon ame, Mon deffein elt d'aller m'enfevelir dans une profonde folitude, d'y vivre feul, occupé, rempli de votre fouvenir. Je  332 SÊLICÓURTi vous Ie répete : je vous confacrerai mes loupirs, mes larmes; mon cceur jufqu'au dernier moment ne refpirera que pour vous, que pour vous feule. Ah! Sélicourt! Cette exclamation elt tout ce qui peut échapper au trouble dont Madame de Menneville eft faifie; elle garde enfuite le lilence : mais que ce filence étoit expreflïf! c'étoit l'amour le plus tendre réuni a la triftelfe Ia plus profonde. Elle reprend enfin la parole : — Chevalier, que voulez-vous? — Vous aimer, & mourir. — Mais ne fentez-vous pas ma fituation ? je dépends d'un mari; je dépends de 1'honneur... cette lettre... ce n'eft pas moi... j'ai promis a Madame Darmilly de ne vous voir que lié par des nceuds... hatez-vous de les former ces nceuds cruels... qu'ai-je dit? oui, c'eft moi qui vous en conjure, Sélicourt, j'ai befoin de m'armer contre moi-même, de m'oppofer tous les obftacles.... je ne fais point me parer a vos yeux d'une vertu... qu'afiurément je n'ai pas; je n'ajouterai point le menfonge a la foiblefle: apprenez qu'un malheureux penchant avoit prévenu le votre, que je n'avois  Nouvelle. 333 point aimé jufqu'au fatal moment qui vous a offert k ma vue; 1'eftime feule, ou plutót la chaïne du devoir, étoit tout ce qui m'attachoit a Monfieur de Menneyille. Hélas 1 vous m'avez fait connoitre combien des fentiments fondés iur la convenance & la raifon, tiennent peu contre les foibleffes du cceur. Je yous ai donc aimé, Chevalier, & peutetre en cet inftant... vous aimé-je plus que jamais. Après un tel aveu , vous devez concevoir quel eft le parti qui me refte k prendre; c'eft de fuccomber a mon chagrin plutót que de donner le moindre aliment è une paffion qui me rend cnminelle a mes propres yeux Je yous 1'ai dit, Sélicourt; fi je vous etois chere, ( & a cet endroit fes larmes redoublent) vous épouferiez la Baronne. Encore une fois Ie nom de fon man mettroit entre nous deux des obftacles... jepourrois vous voir, vous parler; 1'eftime L'eftime, Madame... « toujours mettre è ce prix la douceur de jouir de votre préfence! Que je vous promette d'époufer Madame Darmilly! tout mon cceur fe révolte a 1'idée feule..! & quand je vous le promettrois, aurois - je le pouvoir de tenir ma pro-  334 Sélicourt, mefle ? Donnez-moi donc , pour vous obéir, un cceur qui ne foit plus rem pi i de l'amour le plus pur, le plus paffionné, que je puiffe feulement me trainer a 1'autel... vous m'y verriez expirer... Madame de Menneville fe leve : — II faut nous féparer pour jamais, Chevalier , c'eft la derniere fois que nous nous fommes vus, adieu. — Quoi! vous me quitteriez ainfi, Madame... cruelle... — Vous le voulez... adieu pour toujours. Et auffi-töt la Marquife fe retire en pleurant, & prend le chemin du chateau.— Vous fuivez mes pas!... Sélicourt , ne me caufez-vous point affez de chagrin , m'expoferiez - vous?... -— C'eft affez, Madame. Eh bien, je me foumettrai k tout, j'épouferai... jemourrai... Elle ne m'entend point; je 1'ai perdu de vue : allons... ne plus revoir Madame de Menneville!... Je formerai ce fatal engagement; je me chargerai de cette chaïne fi odieufe; ma mort fuivra de prés... il n'importe , j'aurai rempli les ordres... de la maïtreffe de mon ame; elle jugera par mafoumiffion, de 1'excès de mon amour;  Nouvelle. 335 Revenu de fon trouble, Ie Chevalier ne fe trouva plus Ia même docilité. II envifagea le facrifice dans toute fon horreur, & préféra au plaifir de voir è cette condition la Marquife , tous les tourments que lui cauferoit fon abfence: — Je ferai privé de fa vue! ces yeux enchanteurs ne fe leveront plus fur les miens!... Je ne ferai pas obligé de me contraindre, de dévorer mes pleurs; je pourrai m'abandonner librement a toute ma trifteffe; elle me fera chere, cette trifteffe qui augmentera : j'en adorerai toujours 1'objet; les larmes qu'alors je verferai, auront pour moi quelque douceur , & que j'en aurois de cruelles k répandre, fi je m'enchaïnois... Madame de Menneville fera ma feule penfée, mon feul fentiment, tout ce qui m'animera... II court s'enfoncer dans une petite terre éloignée de Paris, & qui étoit une efpece de défert; il fuppofe, pour ne point allarmer fes parents, qu'une affaire d'honneur exigeoit cette retraite. La, livré k fa douleur, tout entier k fon amour, il Jaiffoit cou!er fes larmes fur un portrait de la Marquife qu'il avoit fans ceffe entre les mains. C'étoit  336 SÊLICOÜRT, le feul objet qui attachat fes regards; il n'avoit point d'autre entretien, ni d'autre confolation. La Baronne étoit bien plus malheureufe encore que Madame de Menneville; elle fe fentoit humiliée du reffort qu'elle avoit mis en oeuvre, pour s'emparer du cceur de Sélicourt; &C cette démarche honteufe lui avoit été inutile. Quelle mortification pour un fexe dont 1'amour-propre furpalfe quelquefois la tendreffe! Avoir été obligée de recourir a la pitié d'une rivale! chercher a fixer un amant par un artifice méprifable, & ne recueillir d'autre fruit que la convicfion k la fois cruelle & outrageante qu'on n'eft point aimée, & qu'une autre a la préférence, voila ou fe trouvoit réduite Madame Darmilly! Elle ne voyoit point le Chevalier, & n'en recevoit aucunes nouvelles. La Marquife étoit toujours a fa terre. Sélicourt s'enfeveliffoit encore davantage dans fa folitude. Le goüt de la retraite accompagne prefque toujours une paffion véritable, un amour pur eft une efpece de culte religieux; & il y a tant de douceur pour les cceurs fenfibles k fe détacher de tout ce qui les envi- ronne,  Nouvelle. 337 ronne, è ne fe pénétrer que du fentiment qu, les domine, a fe remplir de cette feule xmpreffion! c'eft une volupté fi dehcieufe, de fe dire que 1'obiet que nous aimons eft notre unique penfée, de hu offnr jufqu'a nos peines ! Voila lesplaifirs que goutoit Ie Chevalier? II forrnoit des vceux continuels de refter attachéa Madamede Menneville, quoiqu il fut pnvé de toute efpérance. Des ames fmb es, incapabies de fentir Ia viyaczte de 1 amour, Ie charme de fes dé«catefles, ce qu'on appelle lesgensdu monde, trouveront cette faeon d'aimer romanefque : mais Ie petit nombre de ceux qlu fe plaifent a nourrir leur fenubilite reconnoitront les tranfports vrais & energmues d'une paffion que iorte, vit de fes privations. Un événement imprévu produit une fituation nouvelle. La fortune fembïe avoir voulu fe réconcilier avec Sélicourt : Monfieur de Menneville eft emporte par une maladie dansl'efpace de Jx femaines; il n'eft pas dans le tomöeau, que Ia Baronne court précipitamment auprès de la Marquife, qui jette un en en Ia revoyant : - Eh! dans lome II. p  333 S Ê L I C O V R T, quel moment, Madame !... que venezvous faire ici ? — Tomber a vos pieds, réclamer encore votre amitié, votre générofité , votre compaffion, ou recevoir la mort de vos mains!... que je fuis au comble du malheur, dans 1'humiliation la plus aviliffante, que je manque a tout, a la délicateffe, a la bienféance, a moi - même : mais ma chere Marquife, j'aime, j'aime plus que jamais, & avec fureurrvous voila maïtreffe de votre fort; le Chevalier... Cette image me déchire de mille fupplices... Jugez de mon état... s'il alloit devenir votre époux! je n'en doute point... il accourt, il fe précipite a vos pieds... vous ferez fon bonheur, & moi... -— Mais,Madame, elr-ce-la 1'inftant? Sélicourt feroit-il capable de m'offenfer k ce point ?... — Je n'en fuis que trop certaine : il va tomber k vos genoux... je connois l'amour... je dois appréhender... Le Chevalier fera empreffé de vous offsrir fes vceux... S'il vous époufe, je vousl'ai dit: vous me percez le cceur; vous m'entrainez dans le tombeau; jamais on n'aura éprouvéde mort plus affreufe; tous les coups... ce fera de vous que je les recevrai. Du moins.. #  N o t; r r i L e. 339 s^l refufe ma main , fi je fuis réduite k netre point aimée, k me voir dédaignee, a bruler fans efpérance, promet^z'm cruel, ma mort, qui bientöt terminera mes tourments. Je vous laifferai jouir en paix de votre bonheur; il s'augmentera des peines que tous deux vous m'aurez caufées; vous me refufez... jufqu'a votre compaffion.., & qui elf plus digne de pitié que moi? Tous les fupplices, je les éprouve J —■ II ne faut point, Madame, que vous enduriez ces tourments. Je connois un moyen infaillible de vous rendre a vous & k Madame de Menneville le repos & la liberté, de me procurer la fin de tant de combats, de chagrins, d'orages conti nuels. Sélicourt parcouroit k grands pas 1'appartement; un fpmbre égarement étoit P 4  344 SÉLICOURT, dans fes yeux; il ajoute avec une fureur ténébreufe : — II eft temps de m'affranchir d'une exiftence que j'abhorre ; c'eft a moi d'expirer. Et aufli-tót il tire fon épée; elle étoit fur fon fein ; Madame Darmilly s'écrie, vole a fon fecóurs, s'efforce de la détourner: —. II eft inutile, il eft inutile de m'arracher a ce deflein ; j'ai trop vécu ; vous ferez vengée... vous me plaindrez. La Baronne a enfin écarté 1'épée, & i'a rejettée loin du Chevalier : ce fpectacle lui a donné d'autres fentiments. Ce n'eft plus qu'une amante éperdue , effrayée, qui tremble pour la vie de ce qu'elle aime, & qui, a quelque prix que ce foit, vent Ia conferver : — Eh, malheureux! qu'alliez-vous faire ? ne favez-vous pas que vos jours... ils font les miens, ils font les miens... Hélas 1 vous aimez; vous fentez a quelles extrêmités nous emporte un amour fans efpérance, un amour rebuté, outragé... Vivez, Sélicourt, je ferai tout, je repouflerai mes larmes; du moins elles ne couleront pas en votre préfence. Je donnerai des loix a mon cceur; je Je briferai; c'eft Ia derniere fois que vous  N o v r e l l e. 345 aura été témoin d'un défordre... de ces revoltes honteufes; Ia raifon , le S e,ma^ d'efpérance... Ie manquedefperance.' H failt s'y reW dre Je reprendrai ma tranquillité, Lleur°%T POrUmerai PIl,S de »« tZrT l'' t'T'',e m accoutumerai a mon homble fituation ; vous m'allez^connoitre, vous jugerez... fije fais Et en difant ces mots, elle fondoxt en larmes; elle fonne, demande fon carroffe;- Chevalier, donnez-m0" la main. - Quoi, Madame 1... — Laiflez-vous conduire. La Baronne arréte a Ia porte de Madame de Menneville, ent^malgré li domeftiques, traverfe les appartement* t ff Penetre jufqu'a la chambre de Ia ■Marquife. Madame de Menneville avoit Ia tête appuyee fur un bras, & de fes grand! yeux noirs qu'une mortelie lanter rendoit encore plus intéreffante, °tom- fonde affli&on, & qui ajoutent < , heauté Quelle imageVw Ie CW lier ï Madame de Menneville laifTe écla^-4 furprife a 1'afpecf inattendu te v 5  346 SÊLICOURT, Sélicourt & de Madame Darmilly : elle ouvre la bouche pour leur parler; la Baronne la prévient : — J'ai forcé tous les obftacles. Vous m'allez trouver bien changée : c'eft moi qiii vous amene le Chevalier , qui viens vous preffer de faire fon bonheur , de lui donner votre main, quand la bienféance faute permis ; vout êtes étonnée ! Je me fuis confultée: j'ai vaincu... Je yaincrai une paffion trop malheureufe ; je n'en connois plus d'autre que celle de vous rappeller a la vie, & de vous voir heureux. Pardonnez a des irréfolutions... qui ne renaitront plus. II eft décidé que j'afpire a voir Sélicour, votre époux. Qu'il foit mon ami, que vous partagiez ces fentiments : je me croirai dédommagée des peines...; je n'en éprouverai plus , & je ne me remplirai que de votre félicité. Madame Darmilly prononcoit ces paroles d'un ton entrecoupé; il étoit aifé de faifir le trouble de fon ame fous le maïque de cette générofité apparente ; elle trompoit fon amie, le Chevalier; elle-même s'en impofoit. Eh ! que nous fommes le jouet des paffions! qu'un cceur plein de leurs tranfports trouve de dif«  Nouvelle. 347 ficulté a fïxer la nature de fes mouvementsi Rarement l'amour eft-il capable de facriner fes Intéréts: il tient trop a 1'orgueil pour affurer le bonheur d'autrui aux dépens du lien. Sélicourt s'étoit précipité aux genoux de Madame de Menneville ; il couvroit une de fes mains de baifers & de larmes. Oh ! ma divine bienfaictrice, modele des amies, difoit-il, en fe tournant vers Madame Darmilly , déterminez Madame a recevoir mes hommages... il n'y aura que vous deux au monde qui partagerez mes fentiments les plus vifs, les plus tendres... C'en eft affez, Monfieur , interrompt la Marquife ; elle s'adreffe a la Baronne : — Je n'abuferai point, Madame, de ce retour généreux , & je chercherai a vous imiter; croyez que mon ame ne le cédéra point a la votre. Ne nous aveuglons point: notre foibleffe mutuelle m'eft connue; je lis dans ce cceur que vous vous efforcez de me cacher; j'y furprends la vérité... Baronne , foyons finceres. Je ne défavouerai point que Monfieur a fu m'infpirer des fentiments qui ne s'éteindront qu'avec moi, que je Paime; j'ignore Ia dilfimulation; d'ailleurs, P 6  348 SÊLICOURT y j'ai fi peu de jours k vivre 1 Ofons donc parler avec franchife. L'une de nous ne peut être heureufe qu'en caufant le malheur éternel de 1'autre; je ne le cache pas i fi vous époufez Sélicourt , j'en mourrois fans doute; & fi j'étois affez infenfible a votre fituation pour accepter fa main r je fuis certaine que je vous, plongerois dans le tombeau. Notre arrêt eft donc prononcé.... Eft-ce la , Mon? fieur, ce que vous m'aviez promis ? Ie fpectacle de deux cceurs que vous déchirez, auroit-il pour vous des charmes ? J'aimois- a vous croire de la fenfibilité, de la nobleffe dans votre facon de penfer... Contentez - vous de nous avoir ravi un bien qui ne nous lera jamais rendu t d'avoir troublé notre tranquilliré.... Fuyez-nous , fuyez pour jamais ;. &.... laiffez-moi expirer. Sélicour & Madame Darmilly veulent. répondre r Que pouvez-vous me dire ?. Renoncons a nous voir, & puiffions-nous tous trois oublier...... Adieu y Monfieur. ( a Ia Baronne ) Eh bien ! Madame , ai-je rempli les devoirs de ramitié ?' Madame de Menneville auroit vouht sacher fes pleurs j. elle refufe d'enten-  Nouvelle. 349 dre davantage le Chevalier & Madame Darmilly, & les prefle abfolument de fe retirer. t La Baronne ramenoït Sélicourt qui etoit accablé de douleur. En ai-je affez fait, lui dit-elle ? vous devez être content : je yous ai conduit aux pieds de la Marquife; je me fuisréuniea vous, Pour 1'engager a vous rendre heureux; j'ai haté cette union... qui ne s'aceomplira point... Barbare ! Madame de Menneville n'a pas votre inhumanité; elle a pris la peine de pénétrer dans mon cceur; elle a lènti toute 1'horreur de ma fituation 1 ma rivale m'a plain» te ! & vous, cruel , vous ne balanciez pas... quand vous m'aflaflinez, quand yous me percez de tous les traits, vous êtes impatient de vous dérober a mes reproches, d'être éloigné de ma vue!.» Allez , je vous délivrerai bientöt d'un fpeétacle.... incapable de vous émouvoir. Avez-vous cru que je puffe trayailler i votre mariage, le fouhaiter , en concevoir feulement 1'idéeB... il faut que vous connoiffiez bien peu l'amour 1 Oui, perfide, oui, je vous conduirois a 1'autel, mais ce feroit pour vous y donner Ia mort a tous-deux, pour jouix;  35° SÉLICOURT, de vos derniers foupirs... pour tomber fous mille coups de poignard fur vos corps expirants... Je ne fais oii le défefpoir m'emporte.... retirez-vous, Monfieur, retirez-vous. Sélicourt lui adrefle quelques mots. — Je ne vous entends point, je ne veux point vous entendre... Abandonnez-moi a ma douleur... je voudrois anéantir la nature entiere; fortez, ou craignez un éclat... Je n'ai plus rien a ménager... rien ne m'arrête : ni honneur, ni vertu , ni refpeét du public, ni refpect de moi-même; que tout Funivers foit inftruit de mes foiblelfés, de tout ce que je fouffre, qu'il me cóndamne, qu'il me plaigne.... vous me quittez ! vous n'avez" donc rien a me dire... encore une fois, laiflez - moi ; ne me voyez plus; je vous abhorre : que j'oublie jufqu'a votre nom. Sélicourt fait de vains efforts pour calmer le trouble furieux de la Baronne : elle ne Pécoute point; on lui annonce un de fes parents, & le Chevalier eft contraint de fe retirer. Ces victimes de l'amour offroient Pimage la plus touchante des effets terribles des paftions, Sélicourt fembloit  Nouvelle. 351 prendre plaifir k réfléchir fur la fingularité des obftacles qui renaiflbient pour le combattre. Les infortunés goütent une efpece de fatisfaöion a s'envifager aucomble des revers; ils y attachenr, en quelque forte, de la vanité; & peutetre, eft-ce un dédommagement des maux qui accablent notre nature, que tout ferve d'aliment a 1'orgueil humain. Madame Darmilly invire par un billet Sélicourt a pafler chez elle; du plus loin qu'elle Pappercoit: — Vous me pardonnerez , Chevalier ; hélas 1 j'ai peine moi-même a m'excufer ; que l'amour entraïne un affreux bouleverfement d'idées & de conduite! que j'ai k rougir a votre vue, a mes propres regards ! Je vous Ie répete: j'en fuis confufe & humiliée; mais.... vous vous applaudirez avec moi d'un changement... Je me fuis décidée pour la vie ; oui, depuis deux jours, je me fuis bien interrogée; j'ai porté une clarté févere dans mon ame; Sélicourt, je fuis rendue a la raifon, & je puis répondre de moi pour 1'avenir. Non, je ne ferai plus en proie a cette ardeur impérieufe qui s'immoloit tout, qui nous expofoit tous trois k tant d'épreuyes cruel»  352 SÊLICOURT, les, tant de chagrins dévorants, qui m'avihflbit k mes yeux mêmes; l'amour a fait place k 1'amitié : mes fentiments aujourdTiui font purs, délicats, généreux. Ce n'eft plus pour moi que je vous aime, c'eft pour vous , pour vous feul; je ne conftdere, je ne reftens que votre bonheur. Allez, engagez la Marquife k précipiter un mariage... Je foutiendrai... je verrai ce fpecfacle... je le verrai d'un ceil fatisfait. La Baronne troublée , s'arrête a ce mot, & ce trouble n*a point été faifi par Sélicourt. II n'a les yeux fixés que fur cette union, 1'unique but de fes defirs; il veut cependant exprimer fa reconnoiflance a Madame Darmilly. Courez, lui dit-elle d'une voix tombante, chez Madame de Menneville; peignez-lui bien une réfolution invariable; rendez-lui un fidele compte de notre entretien; diteslui bien que j'ai remporté une vi&oire abfohie, que c'efl: moi qui la prefle a vous donner fa main,». Ne différez point... Adieu. Sélicourt s'eft retiré, Ia Baronne fuceombant k fes agitations , ordonne qu'on le rappelle : il n'étoit plus temps» Qu'on me laifles'écrie Madame Dar-  Nouvelle. 353 • milly ! O Dieu ! & c'eft moi qui enyoye le Chevalier a la Marquife, qui 1'excire a faire le ferment de ne point m'aimer, d'en aimer une autre, de 1'époufer! J'ai pu m'abufer ainfi, quand mon cceur eftdéchiré, qu'il brüle plus'^ que jamais!... Voila donc le fruit de cette viftoire dont je m'enorgueilliiToisL Ils ne s'épouferont point; non, Sélicourt... je ferai... j'irai... je mourrai. Malheureufe! il n'y a que la mort feule qui puiflë mettre fin a ces fouffrances éternelles, & elle ne viendra point aflez-rötl Un torrent de pleurs Ia fuffóque; elle ne fait è quel parti fe déterminer; elle veut voir Madame de Menneville, lui montrer tout le défordre de fon ame; elle forme le projet de quitter Paris pour toujours; elle fe promet de réunir tous fes efforts pour dompter, pour détruire une paffion, qui, jufqu'ici, ne lui a caufé que les plus violents chagrins. Qu'eft-ce qu'un cceur tyrannifé par l'amour? & qu'il lui eft difficile de retourner a la raifon & a Ia vertu ! La Marquife avoit prévenu Sélicourt: .elle le fait prier de fe rendre chez elle;  354 S Ê L I C O U R T, il ne doute point que le liijet de celte vifite ne foit le terme des irréfolittions d'un cceur fatigué de difputer; il eft plein de fa félicité prochaine; voila toute fon ame ouverte a Pefpoir, alla * joie ! II vole; a peine a-t-il paru, qu'il adreffe la parole a Madame de Menneville : elle Pinvite a s'aiTeoir, & lui demande la liberté de parler la première. — Comme , felon les apparences, ce fera le dernier entretien que nous aurons, il faut, Monfieur, que j'entre avec vous dans une explication détaillée: mon repos &c le votre en dépendent, ainfi que celui d'une malheureufe amie. Je n'ignore point la fituation de la Baronne, les chagrins que vous caufe une incertitude accablante; j'ai voulu décider le fort de 1'un & de 1'autre, & peut-être le mien, ajoute la Marquife avec un foupir. C'eft le motif qui m'a fait fouhaiter de vous voir... pour ne plus m'expofer a vos regards.... — Qu'entends-je, Madame? — De grace, Chevalier, daignez ne point m'interrompre. Vous êtes bien perfuadé, Chevalier,'  Nouvelle* 355 que je vous aime, que je ferois tout au monde pour vous donner le nom de mon époux, quand le temps prefcrit par la bienféance me fauroit permis; non, je ne rougis point de fentir l'amour le plus pur &z le plus mérité; & je prends plailïr même a vous Pavouer... La vertu n'avoit plus de reproches a m'oppofer... Que j'aurois été heureufe de contribuer a votre bonheur, puifque vous Pattachiez au foible avantage de recevoir ma main! Sélicourt, quelle ame eft auffi fenfible que la mienne ?... & c'eft cette fenfibilité qui détruit toutes nos efpérances, qui parle contre vous, contre moi, qui pour jamais nous fépare, nous interdit jufqu'è la douceur de nous voir. ..— Quel coup de foudre , Madame I feroitil poffible? — Ecoutez-moi, écoutezmoi... j'aime a vous le redire , puifque c'eft la derniere fois que je vous ouvrirai mon ceeur : affurément, je partage cette tendreffe qui devroit nous unir; vous n'en doutez point : mais, Chevalier, céderons-nous è ce malheureux penchant, quand il en coütera la vie a une infortunée... — Madame, fouffrez... — Sa mort... — Un mot, un feul mot ? Madame, & je me tais.  3 $(> SÊLICOURT, Au moment oü vos ordres m'ont rappellé auprès de vous, j'accourois a vospieds, & de la part même de la Baronne, oui, de fa part. Je Fai vue, Madame , nous avons eu une longue converfation oü fon ame s'eft développée; ce n'eft plus la même femme : c'eft une amie la plus généreufe, qui n'eft occupée que de mon bonheur, qui eft empreffée d'en voir arriver 1'inftant; fon impatience eft prefque égale a la mienne... — Et vous pouvez imaginer ?... — Vous la verrez, Madame, vous 1'entendrez.... — Non , Chevalier, il eft inutile de s'abufer: Madame Darmilly n'eft point guérie d'une paffion trop funefte , dont elle feroit Ia déplorable viefime, fi vous deveniez mon époux ; elle vous trompe, elle fe trompe... Croyez-moi : il m'appartient de juger de l'amour : de pareils facrifices ne font pas 1'ouvrage d'un inftant; je fuis defcendue dans fon cceur; j'y ai faifi tous les déchirements qu'elle éprouve. II feroit affreux d'entraïner une amie au tombeau , & notre mariage 1'y conduiroit infailliblement; nous ferions fes aflaflins. — Et qu'avez-vous donc réfolu, cruelle ? — De vous aimer toujours , ( eh i cet amour ne peut finir  N 0 U V E L L E. 35*r qu'avec ma vie, ) de ne point former d'autre engagement, puifque vous ne pouvez en être 1'objet, d'aller m'enfevelir dans une retraite... de mourir... Sélicourt, ne voyez point ma douleur, mes combats, mes larmes; ayez plus de fermeté que moi...; mais je n'irai point porter la mort dans le fein d'une amie. — Et votre amant, & 1'amant le plus tendre, le plus malheureux... — II aura ma générofité; la vertu nous commande cette épreuve fi cruelle, & vous ne voudriez pas féparer notre amour de la vertu. Chevalier... nous nous aimerons, & qui peut nous empêcher de nourrir cette ardeur danslefilence, de lui confacrer toutes nos penfées, toute notre ame?...pour moi, je fens que je fuis capable d'aimer ainfi. — Quoi! je renoncerois a vous être lié par des nceuds qui ajouteroient encore aceux de l'amour! — N'y penfons plus Chevalier , n'y penfons plus. — Du moins, il me fera permis de vous voir, de tomber a vos pieds, de vous adorer. — Eh ! oii ce foible dédommagement de nos peines nous conduiroit-il ? a les irriter, a gémir davantage fous le fardeau du joug que nous nous fommes  358 SÈL1C4URT, impofé... Non, Chevalier... non Sélicourt , ne nous voyons point; encore une fois notre cceur n'eft-il pas a nous? n'avons-nous pas la liberté de nous remplir de cette malheureufe tendreffe? — Mais votre préfence. — J'y fuis déterminée. — Quoi, pour jamais.... — Chevalier, le temps... peut-être la Baronne. .. depuis quand l'amour a-t-ü banni 1'efpérance. Je puis vous affurer que mon cceur ne changera point: vous y régnerez toujours. Des pleurs lui coupent la parole. Sélicourt fe précipite k fes genoux, verfe un torrent de larmes. — C'en eft affez, Chevalier, féparons-nous: fi j'ai la force de vivre encore... vous favez ce qui me retiendra k la vie. II eft impoflible d'exprimer toute Ia violence des divers mouvements qui agitent Madame de Menneville & le Chevalier; enfin, ils fe font quittés, accablés 1'un & i'autre de la plus vive douleur, & prêts d'expirer. Sélicourt ne peut foutenir plus long* temps cette horrible fituation : elle le déchire , & lui caufe une maladie qui, en peu de jours, 1'entraine aux portes du tombeau. Le hafard en inftruit Ma*  N O (j FELLE. 359 dame Darmilly la première; elle vole chez le Chevalier : — C'elt moi qui vous donne Ia mort : mais je réparerai tout; Sélicourt, vous revivrez. Elle n'a que le temps de proféref ces paroles , & fe hate de fe rendre auprès de la Marquife : — Savez-vous... le Chevalier fe meurt... — O Ciel, que m'apprenez-vous ? — Venez vite avec moi; ne différons point; il s'agit de le rappeller è la vie. Chevalier, s'écrie la Baronne a peine entrée dans Pappartement, voici Madame de Menneville que je vous amene ; revenez au jour. Sélicourt ne peut que jetter un profond foupir fuivi d'un regard qu'il attaché fur la Marquife , & que ce regard dit de chofes a fa malheureufe amante I II n'a que la force de balbutier ces mots d'une voix éteinte : Vous voyez, Madame, a quel point je vous ai obéi i je me refufois jufqu'a la confoiation de yous apprendre mon état. Chevalier, interrompt Madame Darmilly , ne parions plus de chagrins : ils font finis; ne fongez qu'a vous rétablir... vous. v ferez fon époux. La Marquife veut repliquer. La Ba-  360 SÊLICOURT, ronne continue : Oui, Madame..'. oui, mon amie, c'eft trop abufer de votre générofité; j'ai caufé les tourments de tous deux; il faut s'efforcer d'atteindre a la'nobleffe de vos procédés, & je m'en fens capable. L'amitié triomphe; foyez enfin heureux ; je vais moi-même hater votre manage , &C fixer 1'inftant. Je préviens la cérémonie; (elle prend la main de Madame de Menneville , & la met dans celle du Chevalier.) C'eft moi qui vous engage 1'un a 1'autre, & qui vous conjure de ferrer ces nceuds; qu'ils vous lient au plutöt. Seroit-il poffible, s'écrient a la fois les deux amants? Ne craignez plus de honteux retours, reprend Madame Darmilly ; ma paffion déformais fera 1'amitié la plus délintéreffée. Madame de Menneville ne revenoït point de fa furprife; elle doutoit encore des fentiments de fon amie. Sélicourt fit bientöt efpérer que la fanté lui feroit rendue; fes premiers moments font pour aller fe jetter aux pieds de la Marquife & dela Baronne, pour renouveller a 1'une fes ferments de l'amour le plus tendre, & pour affurer 1'autre des tranfports les plus vifs de l'amitié & de la reconnoiffance. Madame  N O U FELLE. 361 Madame Darmilly accourt cher Madame de Menneville : — Tout eft pret & par mes foins. Demain vous épouferez Sélicourt, demain ... je my trouverai. Quoi, dit la Marquife, ma chere vous êtes-vous bien examinée ? vous fupporteriez ce fpeéïacle ! — J'ai fait toutes les réflexions; je fuis füre de mon cceur. oui, j'en fuis füre. Adieu, des affaires m'appellent... demain nous nous reverrons. Madame de Menneville a toujours des foupcons qu'elle ne peut diffiper : elle ne fauroit fe perfuader que fon amie" eft parvenue & fe vaincre jufqu'a ce point; des preffentiments affreux empoifonnent la douleur d'une journée li attendue : elle eft arrivée; Sélicourt eft impatient de pofféder tout ce qu'il aimoit. On ne voit point venir la Baronne , comme elle 1'avoit promis: nouvelles allarmes de Madame de Menneville ; elle defireroit qu'on fufpendit la cérémonie; le Chevalier redouble fes inftances; l'amour Pemporte; les deux amants font unis; & Sélicourt ne voit & ne fent que 1'ivreffe d'une paffion qui a furmonté tous les obftacles. L'époufe du Chevalier a des regrets encore a former j elle étoit véritableTome II, o  3ÓS SÊLICOURT, ment attachée a la Baronne, qui n'avoit point paru ; fon amie, toujours plus allarmée, envoyoit favoir quelle raifon avoit pu les priver de fa préfence , lorfqu'on leur remet de la part de Madame Darmilly cette lettre accablante: » J'ai tout vu. C'en eft fait: Sélicourt » a recu votre main , mon malheur eft •»> décidé ; j'ai perdu toute efpérance. »> Frémiffez 1'un & 1'autre en apprenant » les dangers qui vous ont menacés, » & les affVeux excès auxquels j'ai été » fur le point de m'abandonner. On ne »> fauroit donc revenir de 1'égarement » des paflions ! Vous ne 1'ignorez pas : j> j'ai mis tout en ufage , tout tenté, s> pour me fubjuguer, m'anéantir. II y .» a eu des moments oh je me fuis aveu» glée fur ma foibleffe; je vous ai fait »> croire , j'ai cru que j'en triomphois. » J'ai tremblé pour les jours du Che» valier ; je me fuis oubliée , & je » n'ai envifagé que fa fituation. Mes » yeux ne fefontouverts fur moi-même » que lorfqu'il auroit fallu les fermer »» pour jamais. Avec quelle horreur aiv> je contemplé 1'abyme ou je me fuis" »» précipitée ! J'ai eu affez de force pour » ne plus m'expofer a vos regards...  Nouvelle. 363 » Non , vous ne verrez plus votre view time. Triomphez, cruels, jouiffez de v ma douleur: elle eft au comble. Vous » voila donc unis 1 Ah .' perfide amie , » que tu m'es odieufe ! Sens-tu tous les' >> tourments qui me déchirent? Toi qui » avois lu dans mon cceur, qui fais ce » que c'eft que l'amour, qui as recu » dans ton fein mes larmes, mesfureurs » les tranfports d'une jaloufie trop vi» fible, mon ame, mon ame prête a » s'exhaler, poüvois-tu penfer qu'il füt » poffible de fubjuguer un amour auffi » impérieux ? eft-il quelques remedes » pour de pareilles bleffures ? Hélas ! » tu devois être convaincue qu'elles ne » fe guérrffent jamais. Sélicourt, tu m'es » toujours plus cher; mon dernier fou» pir fera encore plein de toi. Avant » de quitter Paris, j'ai voulu afiifter au » fpeftacle de mon infortune : mêlée » dans la foule, je me fuis trainée a 1'E» güfe. Tous mes regards fe font atta» chés fur vous deux ; mille orages dif» férents ont bouleverfé mon ame; j'ai » été frappée de tous les coups; j'ai » concu tous les projets. Enfin, vous h avez prononcé ce ferment... qui me » fait mourir de mille morts. Mon prè» mier mouvement a été de m'élancef q *  364 SÉLICOURT, » a 1'autel, de vous percer a tous deux » le fein, & de m'immoler fur vos corps »» expirants: il faut croire que le Ciel » m'a fecourue ; je me fuis trouvée chez » moi, expirante fous 1'excès du dé» fefpoir, & je vis encore! Adieu, c'eft » la derniere fois que je troublerai vo» tre bonheur. Qu'ai-je dit? vous êtes » donc heureux! & moi, je fuis la plus » foible, la plus criminelle, la plus mal» heureufe des femmes I Ne cherchez » point a vous inftruire de mon fort; » j'ai pris de sures précautions pour éle» ver entre nous une barrière infur» montable: ah 1 puiffé-je vous oublier 1 » puiffé-je vous oublier! Qu'eft-ce que » le cceur humain ? Et que l'amour eft » une fource de maux !... Mais a qui » parlé-je de mes malheurs, de mes » tourments ! Je cours m'enfevelir dans » la retraite la plus obfcure, que per» fonne ne découvrira; non, il n'eft » point de tombeau, de gouffre affez » profond pour m'engloutir: eh ! je ne » m'y cacherai point a moi-même ! t> Quand ce cceur ceffera-t-il d'exifter ? Eh bien! s'écrie la Marquife, m'étoisje trompée ? voila ce que j'ai craint! j'ai donc fait le malheur d'une amie! Ah! Sélicourt, Sélicourt! je vous ai  Nouvelle; 365 tont facrifïé. Pouvois-je me dilfimuler qu'il étoit impoffible que Ia Baronne eüt vaincu ce fentiment dont je connois trop Fempire ? devois-je ajouter foi a ce changement qui a pu vous abufer ? étoit-ce a moi de croire qu'on impofoit des loix a fon cceur ? Hélas l ai-je été^ maitrelfe de commander au mien ? Sélicourt, 1'image de cette infortunée me pourfuivra par-tout. Je ne fuis donc pas faite pour jouir du bonheur ! Employons tous les moyens ; tachons de découvrir les lieux oü cette malheureufe femme s'efï retirée. Oui, ce coup affreux empoifonnera ma félicité pour toujours! Ils hrent des perquifitions inutiles; plulieurs années s'écoulerent. La Marquife adorée de fon mari, traïnoit une fanté languilfante; fon amour augmenté par la nailfance de deux enfants, ne la confoloit point; elle revoyoit tou}our<; Madame Darmilly , 1'accablant de reproches, 1'accufant de fa miférable deftirée , mourante , dans le tombeau : cette funefte idéé Ia fuivoit jufques dans le fommeil; elle s'entretenoit avec fon époux du chagrin qui la confumoit. Sélicourt lui-même partageoit cette fom- q 3  3*>6 SÊLICOURT, bre mélancolie; ils donnoient des larmes au fouvenir de Ia Baronne. On leur annonce une Dame de Province, dont le nom leur étoit inconnu. Elle entre: Madame Darmilly, s'écrient a Ia fois Sélicourt & fa femme Oui, votre amie, votre amie véritable , qui vient rougir devant vous de fes égarements honteux , vous en demander pardon, vous montrer un repentir fincere. II n'y a plus a fe tromper fur la nature de mes fentiments ; ce font ceux de l'amitié la plus pure: la caufe de ma guérifon eft trop au-deffus de la foibleffe humaine pour douter de la réuftïte. La Marquife ne pouvoit fe détacher des bras de la Baronne : — C'eft vous j ma chere amie, c'eft vous ! Elle lui apprend en pleurant tout ce que fon abfence lui avoit fait fouffrir. Sélicourt n'étoit pas moins empreiTé d'exprimer a Madame Darmilly fa joie de Ia revoir. Mes amis, leiir dit-elle, je vous dois le détail des divers événements qui m'ont ramenée a cette tranquilliré dont je jouis : vous admirerez par quels chemins j'y fuis arrivée. Epargnez-moi la peine de vous rappeller une lettre qui eft un monument  NO V V E L L E. 367 du délire de mon cceur & de ma raifon. N'alpirant qu'a ceffer de vivre, & n'ayant pas la force de me donner la mort, après avoir fait des arrangements néceffaires, je me hatai de quitter Paris ; j'errai fous un autre nom que le mien, de Province en Province; je changeois de lieu fans changer de cceur ; je retrouvois fans ceffe mon trouble , mon malheureux amour, mon défefpoir; je portois par-tout une image qui me perfécutoit. Je m'arrêtai dans plulieurs Couvents : mais 1'inftant heureux n'étoit pas encore venu , oh je devois connoitre la vraie fource des confolations , & de la paix de 1'ame. Je fais quelque féjour dans une petite ville diftante a deux ou trois journées de Grenoble, & qui renferme peu de monde; je ne fais ce qui peut m'y retenir; j'y prends une maifon écartée qui eft une efpece de folitude. IA, je vivois éloignée de toute fociété , ne converfant qu'avec une de mes femmes qui m'eft reftée attachée; elle étoit la confidente de mes peines; elle recevoit mes larmes. Un vieux militaire renommé 4>ar fa probité & fa bienfaifance , recherche les occafions de me voir : je vou4oisle repouffer par cette politeffe froide Q 4  368 SÉLICOURT, & mefurée qui écarté les liaifons; il ne fe rebuta point; il m'a avoué depuis, qu'il avoit entrevu que j'étois dévorée d'un profond chagrin , & qu'il avoit jugé que fes vifites & fes confeils pourroient m'être de quelque utilité. Que vous dirai-je ? Sinville, c'eft le nom de mon bienfaifteur, entra par degrés dans ma confiance : je lui montrai 1'étrange agitation de mon ame; je lui fis part de toutes mes foiblefles, de toutes mes inquiétudes, de ma défolation. II daigna m'écouter avec bonté , mêla fes pleurs aux miens, gémit de mes fouffrances. Après avoir épuifé, fi je puis parler ainfi , mon attendriffement, cet homme refpeöable me préfenta d'abord le fecours de la raifon ; il donna de la vigueur a mon efprit ; il éleva mes idéés. Je commencai è eflayer ma penfée; appuyée de fes réflexions, je jettai un coup d'ceil fur tout ce qui m'environnoit: je vis que tout étoit ou trompeur ou trompé; que nous nous égarions bien loin hors de nous-mêmes, pour aller chercher un bonheur qui étoit en nous; que tout paflbit, tout fe diffipoit comme ces nuages colorés qui s'évaporent a 1'inftant qu'ils nous font Ülufion. Mes yeux enfin détournés de  Nouvelle. 360 la terre, fe leverent peu-è-peu vers le ciel; c'étoit-la que m'attendoit mon philofophe chrétien : il me parle avec autant de fentiment que de folidité , de 1'Auteur fuprême de notre être ; il me conduit par le cceur aux vérités de la religion, m'en expofe les conféquences utiles, les reffources innombrables, me la fait refpefler, me la fait aimer. Oui, mes amis, j'ai connu que Dieu feul méritoit^ d'éternelles affections, qu'il devoit être 1'unique objet auquel fe rapportent nos plailirs, nos peines; il elf auffi notre unique confolateur : je «e Pai que trop éprouvé. Voilé donc votre rival, pourfuit la Baronne , en s'adreffant k Sélicourt! i! Pa emporté , & ne m'a laiffé pour vous que des fentiments dont je n'ai plus k rougir. La Marquife, continue Madame Darmilly avec un fourire agréable, n'en fera point jaloufe. Mais il faut que vous connoiffiez mon guide; nous avons quitté enfemble notre retraite, Sc nous y retournerons. J'ai voulu vous informer d'un changement li heureux , ayant tou jours été perfuadée, que, malgré mes erreurs, vous preniez quelque intérêt au fort d'une infortunée , plus digne de compaffion que de haine.  37° SÊLICOURT, La Marquife embraffe encore la Baronne : — Ne parions plus, ma chere amie, de nos malheurs, de nos fautes paffées ; j'ai eu'aufli des reproches a me faire : je devois, d'après moi-même, fentir combien il eft difficile de fe vaincre , quand une puiffance fupérieure ne vient pas fe joindre a nos foibles efforts... Ne parions que du plaifir de nous être retrouvées, de reflerrer les nceuds d'une amitié qui s'efl toujours fait entendre au fond de mon cceur. Elles fe renouvellent leurs careffes. Sélicourt ne fe laffoit point d'entendre Madame Darmilly ; fon efprit avoit acquis une force de raifonnement qui ne lui déroboit rien des graces de la converfation. Elle leur amene Sinville qui fut bientöt de leur fociété. La dévotion de cet honnête homme ne fe montroit point fous cet air d'auflérité & de rudefle , qui fouvent effarouche plus qu'il n'infpire la confiance; & un des premiers attributs de la vraie piété, eft d'appeller 1'humanité timide au-devant d'elle, de rendre la Religion aimable ; & fi 1'on peut le dire, de lui faire abaifler fans effroi la majefté de fes regards fur le fpecfacle des foibleffes de la terre.  Nouvelle. 371 Sinvllle favoit prêter a la vertu des charmes qu'elle n'emprunte point de la fageffe mondaine ; la férénité de fon ame refpiroit comme un beau jour fur fon vifage, & en applaniffoit lesrides; toujours pret a ouvrir fon fein aux plaintes de 1'infortune , fa bienfaifance étoit fans fafte , comme fa piété étoit fans orgueil^U n'imaginoit pas que perfonne put lui être inférieur en aucun genre de mérite. Son penchant le conduifoit autant que fon devoir; d'ailleurs, il avoit cette gayeté intéreffante que n'ont ooint les gens du monde, & qui eft un des fignes les moins équivoques d'une confcience irréprochable : quiconque le voyoit étoit forcé de 1'eftimer, & même de 1'aimer. Des qualités fi effentielles le rendoient, chaque jour , plus cher a Sélicourt & a la Marquife. II en fit d'heureux profélytes : ils fe pénétrerent des vrais principes de Ia fécilité, & de la vertu : ils fentirent que la Religion peut feule donner quelque confiflance a cette ombre volage, que nous appellons Ia vie, & qui échappe toujours a notre pourfuite , lorfqu'un fecours furnaturel ne vient pas nous appuyer. Ils connurent que la vertu humaine n'efl qu'un  372 SÊLICOURT, fimulacre menreur qui nous en impofe, qu'il eft rare qu'elle ne tire point fes forces de 1'orgueil ou de la vanité, qu'elle eft incapable par elle-même d'atteindre h ce degré de perfe&ion oü la Religion 1'éleve 6c 1'affermit, qu'on ne fauroit féparer cet or de fon alliage , fi la fageffe mondaine ne Ie foumet a une épreuve fupérieure aux recherches de la nature. Les deux époux dürent aux entretiens touchants de Sinville, la connoiffance de ce doux repos, de cet état paifible du cceur , volupté délicate ft peu fentie dans le tumulte des paffions; devenus encore plus éclairés 6c plus vertueux, ils s'en aimerent davantage. Ils inviterent Sinville, ainfi que la Baronne , a refter è Paris, 6c a ne former qu'une feule maifon. Madame Darmilly auroit bien fouhaité ne pas fe féparer de fes anciens amis : mais Sinville eut la fermeté de rejetter la propofition. II prétendoit que le féjour de Paris corrompoit le fentiment, 6c dénaturoit 1'efprit : ( c'eft fon expreflion ) qu'on y refpiroit, en quelque forte , avec Pair , la frivolité , 6c une dépravation de mceurs qui entraine prefque toujours celles des idéés. II ajoutoitque, pour être vertueux, il faut trouver le temps ds  Nouvelle. 373 s'entretenir avec foi-même , & qu'il n'y a que la folitude qui puiffe aggrandir 1'ame , & étendre nos lumieres. II penfoit que la fociété fait éclore infiniment plus de maux , qu'elle ne produit de biens & d'avantages. Combien d'hommes, obfervoit-il, font confondus avec la multitude uniforme de la capitale, & ont a.peine une exiftence , qui auroient conleryé leurs traits particuliers, & joui de Ia dignité attachée a notre être, des privileges de 1'homme, s'ils avoient eu le courage de ne pas abandonner la Pro-, vince! Rarement le caracfere d'imitation ne détruit - H pas totalement Ie caraftere propre; du moins il l'affoiblrt, & le détériore beaucoup. Ce qu'il prête eft bien au-deflbus de ce qu'il öte: c'eft a cette forte d'acquifition qu'on peut dire que Ie gain n'eft pas comparable a la perte. Ce que' nous appellons la politefle fociale , eft bien différent de cette politefle pleine de candeur, & qui n'eft autre cbofe qu'un inftinct heureux de bienfaifance, & un épanchement d'humanité. Cet accord établi de faire circuler par un échange continuel & d'accréditer Ie menfonge effronté, & la perfidie ténébreufe : voila tout ce qui a réfulté de cette manie de s'attrouper,  374 SÊLICOURT, d'agir, de penfer, pour ainfi dire, enfemble. De-la, plus de douceur, j'en conviens, plus d'affabilité dans les apparences, dans les manieres; mais qui a donné le coup mortel a la vérité, Sc a la nature ? qui oppofe des barrières au génie , Sc lui fait prendre une phyfionomie monotone Sc triviale, Sc une démarche timide Sc languiflante ? qui rompt tous les nceuds de l'amitié ? qui éteint les flammes du pur amour ? qui détruit le charme que le mariage devroit avoir ? qui de nos grands arbres enfin ne fait plus que de petits arbrifteaux rabougris; la fociété; c'efl: d'elle que nous viennent la plupart de nos vices , de nos chagrins , de nos malheurs. Je n'entends pas par 1'éloignement de cette fociété, une retraite abfolue , un détachement entier de tout ce qui nous environne : je veux du choix , de 1'économie , de la fobriété dans nos liaifons, & que nous foyons la première perfonne avec laquelle nous vivions Sc nous converfions. Je me range du fentiment de (*) cet Angloisjudicieux, qui (*) Cet Angloïs judicieux. M. Sterne , connu par plulieurs ouvrages oü 1'on diftingue ce ton original, une des premières qualités de 1'écrivain qui s'acquiert une réputation durable.  Nouvelle. 375 compare nos Francois, livrés au tourbillon du monde, k ces médailles altérées ^par un frottement continuel , & oü 1'on ne fauroit plus rien déchiffrer, Tels étoient a-peu-près les entretiens' de notre fage, qui brüloit de retourner dans fa folitüde. Cependant il confentit a une forte d'accommodement : il promit k Sélicourt & a fa femme de revenir, tous les ans, avec Madame Darmilly , paiTer quelques mois auprès d'eux. II leur tint parole, & cette union fe fortina toujours dans la pratique des vertus, & dans les douceurs d'un pur attacnement. -Fin du Tornt ftcond,  ( 376 ) T A B L E DU T O ME SEC O ND. IVancy, page * Batilde, 92Anne-Bell, 181 -sélicourt, 177 Fin di la Table.