E S S A I D E LITTÉRATURE. ~ T O M E PREMIER.     E S S A I d e a L'ÜSAGE des DAMES. P A R A. H. DAMPMAiTIN, » ^ ^ Les lettres forment la jeunesfe & font le charme de tdge avancé. La prospérité en eft plus brillante , tadverfitè en regoit des confolations, & dans nos maifons, dans celles des autres, dans les vojages, dans lafolitude, en tout tems, en tout lieu, dies font la douceur de notre vie. C i c e b. o N. --*+>- ——. ^ Tome Premie a.. A AMSTERDAM, Chez GASPARI) HEINTZEN, ImprimeurEibraire, dans le Warmoesftraat, vis-è-vis le Vygendam. I 7 9 4-   AVERTISSEMENT DISTRIBUÉ EN FOR.ME DE PROSPECTUS. ^jLu moment ou la trompette de la guerre re~ tentit de tout es parts, oü VEurope entier e fe leve par un mouvement impétueux, les lettres restent abandonnées: Le foldat court aux armes, le politique s'enfonce dans les dèdales ohscurs des Cabinets, le commergant calcule avec inquiétude, les réfultats des évênemens, Vartiste reste oifif au fond de fon atelier, Vorateur gémit de ce que fa voix n'est plus écoutée ; en un mot tout homme, quelque foit fon rang, fa fortune, fa profes fon , regarde comme frivoles, les objets qui le détournent des grands intéréts préfens. Si Vorage pasfe avec rapidité, la lumiere n'ett reparattra que plus éclatante. La guerre, qui fe termine après de rapides explo[ions, laisfe dans les traces de fa marchs fanglante des germes de grandeur j mais /i pendant le cours de trop longues années , les fecous- fes violentes d'un foulévement général affligeaient *  li AVERTISSEMENT DISTRIBUÉ Vhumanité, elles briferaient les resforts des gouvernemens, éteindraient le feu du génie, & rayneneraient Vignorance des fiecles barbar es, dom la rouille profondément imprimée n'a pu s'effacer que par la lime du fems, par (Tincalculables travaux. Un jl trifte avenir, inévitable aux yeux de quelques Littérateurs, chimérique aux yeux de quelques autres, fixe Fattention de fhomme impartial & refiéchi: II ne tarde pas d fentir que la prudence prefcrit des folns peut-être fu~ perflus dans d''autres tems , mais rendus néces • fair es par les circonftances acluelles. 11 tfappartient fans êoute qu'aux meiïïeurs littérateurs de fauver des fureurs de Yorage les principes des beaux arts, les regies aufteres de la Poé/ie, les fources du beau, & furtout la fleur du bon goüt, fleur produit e par la nature, culüvée par Vart, flétrie par le moindre fouffle contraire; mais nous ferait-ü deffèndu, d'après notre amour, d'après notre refpeEt pour les lettres , de feconder, en ce qui peut dépendre de mus, eet te noble entreprife ? Non ;puisque quelque faible que foit un fecours, le fentiment qui Foffre lui donne toujours quelque valeur. Nous ófons donc mettre au jour un esfai, & nous le confacrons aux Dames non par une fade & puérile galanterie, mais d"après un mouvement de juflice; car qui pourrait douter qiia elles feules appartient le don . de policer les Na-  EN FORME DE PROSPECTUS. ui tions? Le féntiment est leurt arme, arme doucey puiffante, irré/ïftihle, qui touchant les cceurs frappe bien plus fürement que les traits lancés par Vesprit, que les coups port és par la raifon. Par elles la vertu, le bonheur habitent fur la terre; chez elles les talens trouvent des récompenfes propres a les approcher de la perfeStipn: Sans elles fcsprit s'éteindrait , Vimagination s'attiédirait: Tam qü'elles confervent leurs quaVit és- aimabks & attachantes, la raifon, l"humanité font refpe&ées ; aufitót qü'elles fe dénaturent, qü'elles fe dégradent; Vombre même de la vertu s'évanouit. t ■ Cet esfa'1 n'est poim fait pour les gens trés inftruits; ils y rctrouveraient tout ce qüils favent déja; on y chercherait inutilement des fecours élémentaires pour Venfance: A qui donc peut - il être utile ? Aux jeunes perfonnes , du moins nous nous plaifons a le croire, aux jeunes perfonnes jaloufes d'ajouter a leur éducation. Cefl trop fouventfaute de lef ons fuivies, que refie Mn du notre un fexe non moins fusgeptible de connaijfances utiles & agréables. Nous nous fommes propofés de défigner les diverfes branches de la Littérature, qui trés nombreufes & trés riches, prefcrivent la nécesftté iVun choix: Toutes font fertilifées par des fources ^ que nous indiquerons. Trop heureux, fi gr ace a nos ejforts, les le&eurs peuvent fans peine cueillir , prés des fruits dom ils défrerom * 2  Iv AVERTISSEMENT DÏSTRIBÜË EN &c. particulierement fe nourrir, ceux propres a faftsfaire ou leur curiofitè ou leur fantaifie. Nous avons divifê Venfemble en dijférentes par* ties liées entr" elles par l'analogie, autant que fios faibles mains ont pu fuivre ce fil également dificile ct faifir, & prompt a fe rompre. Si Vordre est le principe fondamental des ouvrages dida&iques, la féchereffe parait leur défaut le plus commun. Nous avons tdché de féy vit er par la variété des fujets, par quelques épifodes, par dïfférentes pieces de poéfie, & par plufieurs anecdotes, peu ou point connues. Quoiqü'éloïgnés d'une auftere févérité, nous ve nous écarterons jamais du refpeïï qüimpofent les principes facrés de la Réligion & de la Morale. La Table des Matieres placée ci la fin du fecond Volume , indique le plan que nous avons fuivi. Le leSteur peut indïjféremment, fuivre toute notre marche, ou bien détacher quelques parties. Dans nos autres entreprifes Littérair es, nous marchions toujours avec Vappui d'excellens profes: Dans celle-ci, privés d'un fi grand avantage, vis-a-vis d'ouvricrs qui n'entendent pas le francais , nous n'avons pu, malgré nos effbrts, éviter bien des erreurs. Qu'on ne fe hate pas de prononcer des arrêts féveres: Un auteur plein de fon fujet, Ut, fi fofe m'exprimer ainfi, plus avec l'imagination qüavec les yeux: Les négligences lui èchappen), tant dans Vouvrage que dans Terrata. ESSAI  E S S A I t> e LïTTÉSATüiE, dédié a M\ de B1ESVE de BRUXELLES. +*■ «+■»* • 4<; Jdok d'un caur tendre, &pa(Jïon dufage, jimitiè, que ton nom couronne eet ouvrage. Voltaire. *" —; mademoiselle Si nous vivions encore dans ces tems óü 1'ima-ina-, tion dégagée des entraves de la raifon, prenait un fi grand esfor, vivifiait les pafiïons , les vices, leï belles qualités, on chercherait avec empresfement fous quels trairs la vertu méme s'offrirait aux mortels. Biemot on la rencontré, ou du moins fa plus fidele image, non chez le fexe qui, même dans fes a&ons généreufes, conferve une teinte de férocité naturelle, mais chez celui par qui tout aime, par qui tout s'embellit; on recönnaitrait fes charmes tous A  a ESSAI de LITTÉRATURE, puisfans dans une jeune perfonne honnête & fenfible dont le maintien annoncerait la décence, la douceur, la bonté. En un mot elle ferait comme vous captivant tous les cceurs, marquant tous fes inftans par des bienfaits. Qui, plus que moi, doit rendre hommage k votre "bienveillance ? fur qui acquérerés-vous jamais des droits plus facrés? a quelques nouvelles disgraces que le deftin me condamne, la reconnaisfance, que vos bontés ont écrites en lettres' de feu au fond de mon coeur, ne s'éteindra jamais. Au moment oü 1'infortune s'appefantisfait fur ma tête, oü je fuyais ma patrie, arraché des bras d'un "bon pere, regréttant la plus vertueufe des meres, privé d'une tendre époufe, pleurant des enfans adorés, éloigné d'une incomparable amie, me regardant comme profcrit fur la terre, le défespoir paraisfait ctre a jamais mon feul partage. Pourfuivi par de funestes penfées, j'errais dans les bosquets de lacq, quand le ciel touché fans doute de mon état, m'ofTrit a votre vue. Mon abattement, mon extérieur plus que négligé, eusfent éloigné toute autre, mais ne firent qu'exciter votre intérêt. Vous daignates me faire appeler paï vos frères , vous devinates par un inftinét de fenfibilité , 1'excès de mes peines. Vous ne vous bornates point è m'accorder une ftérile pitié. Vous prites la réfolution de verfer, fur les plaies de mon cceur, un beaume falutaire. Par vos foins, j'acquis dans votr» pere un ami prés du quel j'ai pasfé des jours fi for-  ÉSSAI de LITTÉR ATURE. a tttnés combien de fois a la vue de fes procédés dé-. Heats, nobles & généreux^ je me fuis écrié: Qjfun ami véritable eft une douce chofe! II cherche vos befoins au fond de votre cccur. II vous épargne la pudeur De les lui découvrir vous mSme. (*) Pendant le calme trés court dont nous avons joui, vous m'avez montré le défir de vous inftruire, défir loüable que je me flattais de feconder & que d'aprés des circonflances contrariantes, je fuis réduit a vous confeiller de ne pas perdre de vue. Pour contribuer, autant qu'il fe trouve en mon pouvoir, au fuccès de vos desfeins. Je vais vous rappeler nos entretiens fur eet important fujet. H ne nous fut pas difficile de pofer pour premier principe, que quelques riches dons qu'un mortel reSoive de la nature, 1'étude lui est nécesfaire: elle feule 1'approche de la perfeffion, elle lui asfure h toutes les époques de fa vie, des resfources également utiles & agréables. , De fi brillants avantages nous charmérent fans nous eblouir. Peu de réflexions fuffirent pour nous faire fentir que la femme, appelée a remplir les douces les refpeétables fonclions de mère de familie, „e devait acquérir des connaisfances, que pour préfenter 4 fon é?mx un en»etien agrcable, que pour veilier X*) La Foncame. A a  4 ESSAI db LITTÉRATUR.E» i l'éducation de fes enfans. Vous vous promites dèslors d'éviter la paffion des lettres & des fciences qui, en vous détournant des devoirs domeftiques, vous expoferait a devenir le plus ridicule des êtres, une pédante. Ce n'est pas, difions-nous, du nombre , mais de la bonté des Leftures, que 1'on tire de grands avantages. Semblable au corps 1'efprit dépérit, s'il manque de nourriture , ou s'il fe furcharge d'alimens. C'est a un heureux choix, a une quantité modérée; que font dus Pembonpoint, la fraicheur, enfin touf les fignes de fanté. „ Les bons livres," difait Vivonne a Louis XIV, „ produifent fur mon éfprit le „ même efFet que, les fucculentes perdrix de votre „ majelté fur mes joues vermeilles.'' Nous réfolumes donc de ne prendre que peu de volumes parmi Peffrayante quantité des ouvrages imprimés. Mon expérience pouvant vous fervir dans le clioix a faire, je goutai le plaifir fi pur d'appercevoir une circonftance favorable, pour vous donner publiquement une faible marqué de ma profonde reconnaisfance.  R E L I G I O N, 5 FHEMIERE LECTUIE. . ^ h R E L I G I O N. premier fentiment de 1'homme placé au milieu d'objets variés , impofans, utiles, fut d'élever fes regards vers Pétre fuprème qui les avait créés, qui les régisfait avec un ordre fi merveilleux. La furprife , 1'admiration, firent bientót place a d'autres imprefiions; le méchant éprouva Peffroi; 1'infenfé douta; Pimpie blafphéma; le bon fut pénctré d'amour. Aimer la divinité, placer en elle fa confiance , ehercher dans fa bonté des fecotirs que la fagesfe humaine promet, mais n'accorde pas, tels font les mouvemens dJun caur pur & religieux Tels feront toujours les élans du votre. Ces jouisfances, qui jamais ne s'altérent, qui, loin de produire les trompeufes illuiions, & la fatiété que trainent après euxles preftige,s fallacieux d'un fiècle dépravé , acquiérent par Pexercice de nouveaux charmes; ces jouisfances fe trouvent dans Pattachement a fes femblables, dans la bienfaifance, dans Pobfervation fcrupulcufe de la juftice, dans le refpeét pour la vérité , dans i'obéisfance aux loix. Nous ne faurions douter que lorsque la ftlicité vient habiter parmi les hommes, elle ne cherche m les grandeurs, ui les richesfes; le ïlus fouvent elle les fuit pour fe fixer avec complaiA 3  6 ESSAI db LITTÉRATURE. fance prés des vertus filles chénes de la piété. Le mortel qu'anime une véritable piété répand le bonlieur & la paix autour de lui; févére pour foi, indulgent pour les autres, pardonnant a qui 1'ofiFenfe , excufant 1'imprudent, plaignant le méchant, compatisfant même au criminel, ami du malheureux,. confolateur de 1'affligé, père du pauvre, il parait une vivante image de la divmité dont fon ame est le plus beau fanétuaire. Ce phénomène ü doux, fi précieux , fi rare , j'ai pu 1'admirer des mon jeune age. ö Ma bonne mère! Vous avez fans cesfe oifert a mes yeux des facriüces en tout genre, des actes de courage, des aétions de "bienfaifance. Votre incpuifable femlbilité, votre touchante indulgence, pardonnerent a mes égaremens, ne me les firent fentir que par de vertueux & grands exemples hélas ! trop mal fuivis pour ne pas étre changés en des, reproches amers ; arraché de votre fein que mon abfence déchire, j'apprends par la privation a connaitre tout le prix du bien qui m'est xavi. Chaque jour augmente mes regréts ajoute a ma reconnaisfance , puisque c'est a vous, a vous feule , que je rapporte les confolations prèsque fur naturelles, qui, en interrompant la longue chaine de mes malheurs , diminuent de fa pefanteur. ö Ma niere! j'éprouve cette vérité fi fouvent fortie de votre bouche perfuafive: que s'il tombe quelques goutes' de miel dans le calice amer de la vie, c'est la Réligion qui les diftüle. ó Ma mère ! fi le ciel permet un jour Efpérance trop chère, ne fois pas  RÉLIGION. T illufoire! fi le del permet un jour Pour dé- dommagement d'anciennes fouffrances, d'incalculables épreuves, vous obtiendrez que je fuive avec vénération vos traces, que j'allége le poids de vos années, que je féme quelques fieurs fur les derniers momens d'une carrière dont le cours a été hérisfé d'épines déchirantes. Excufez, Mademoifelle, un épanchement dont mon cceur affaisfé avait befoin. L'aveu de mes erreurs fert d'ombre a vos vertus, tous vos jours feront embellis par une Rcligion que vous aimez, que vous refpe&ez. Je n'ai point oublié le noble defir qua vous m'avez montré tant de fois de voir accrues par vos propres foins les beureufes dispofitions accordées par la nature, cultivécs par de bons parens. Vous rejetteriez donc mes confeils, fi les premiers n'étaient pas confacrés a vous découvrir les fources dans les qu'elles il faut puifer la morale de notre Réligion. La iublime fimplicité de 1'evangile le met a la portée de 1'ame qui clierche Dieu, fa faintété parle, a mon cceur, difait J. Jaques. A la leéture habituelle de ce livre , joignez celle de la vie de Jefus-Christ par 1'abbé de St, Réal, celle de 1'imitation, (6) Nicole, 1'Abadie, Bonnet, (S3 C'eft avec bien dt Ia xérhé que Ton a dit que le livre de l'imitation était 1'ouvrage Ie plus précieux forti de U maïn des hommes, puisque 1'évangile venait de Dieu. Son autem n'eft pas conmi, mais on 1'attribue afTez généraleraent a Gerfon. Ce favant refpeftable était teliement embrafé de 1'amour de 1'humanité, «u'après avoir, dans la force de 1'age, doané des ouvrages aufli A 4  8 ESSAI de LITTÉRATURE. Fénélon, Bourdaloue, Mamllon, en méme tems qu'ils tous donneront des confeils, des piéceptes, despreuves, des confoiations, qu'ils vous ouvriront tous les tréfors de la Religion, vous fourniront des modèles d'un ftyle pur, d'une éloquence inimitable; vous les verez fouvent cités dans eet esfai & toujours avec cette fupériorité que leurs talens fublimes leur ont acquife. Tel est le caradtère de grandeur & de majefté que la Religion imprime aux fujets qu'elle fournit & aux auteurs dignes de les traiter, qua ces morceaux dans la profe , comme dans les vers planent impérieufement fur tous les autres ouvrages de génie. Combien Corneille est fublime dans Polieufte ! Athalie a mis le fceau a la reputation de Racine, & tout ce que Voltaire a fait de plus beau , palit devant ce chef dffiuvre. Sans fes odes facrées J. B. Rousfeau n'eut jamais eu le titre de grand. profonds qu'utiles, il confacra vlellefle a 1'éducation des enfans, & fe fit msïire uY'cole gratuite a Lyon. Quei fpedtacie touchant, quei trionphe pour Ia morale Evangelique, de voir ce viellard vdndrable connu dans toute I'Europe fous Ie titre de Dofteur trés clirétfen , donnaiit des lecons avec un zèle une affi— duité , une patience exemplaires & conlacrant tout fon revenu a i'acbat dei livres, * fhabillement de fes fils d'adoption!  ÉTUDE de la LANGUE FRANCAISE. 9 SECONDE LECTüiE. .4 . ^ h ÉTUDE DE LA LANGUE FRANCAISE. 'Vous favez combien il importe de pari er correo tement la langue dont on fait ufage, mais pour obtenir eet avantage, vous ne vous condamnerez pasa fécher d'ennui fur des grammaires C'est proprement a la leéture réflechie des meüleurs écrivains que vous devrez d'acquérir de la pureté, de la juftesfe dans vos expreflions. Je n'ai pas toute fois la fausfe idee de' vous éloigner de 1'étude de votre langue ; vous en pinferez les principes dans la grammaire générale de port Royal, ouvrage parfait depuis furtout que Duclos la. enrichi de notes: ces notes trés favantes, trés judi-, cieufes prouvent que les fautes contre la Jaiïgèe qui fe rencontrent dans les ouvrages de eet écrivain ne font pas la fuite de 1'ignorance , mais celle d'un efprit de fyftème pour le quei il montrait un attachement exceffif. Cherchez des lecons trés bonnes & trés peu fatigantes dans les remarques fur la langue Frangaife par Vaugelas, ainfi que dans celles par Bouhours. Confultez fouvent, ayez fans cesfe fur votre table, les fynonimes de Girard : ouvrage ingénieux » que 1'on prend toujours avec plaifir, que 1'on ne quitte jamais, fans en avoir retiré quelqu'avantage. A g  ïo ESSAI de LITTÉRATURE. Accordez une égale confiance aux fynonimes de Roubault. Les définitions de eet écrivain font fouvent d'une métaphyfique outrée, mais fes exemples font toujours d'un clioix précieux, d'un gotit exquis, c'est la morale pprtant en écharpe la ceinture devénus. Vóus ne lirez pas fans émotion le fynonime de gratitude & de reconnaisfance interprête exact, pur & fieuri da deux fentimens fublimes. Surtout, qu'en vos écrits, la langue rêverie, Dans vos plus grauds exces, vous fok toujours facrée „ c'est le principe de Boileau; Préfervez-vous neanmoins d'un culte fuperftitieux. Redoutez une crainte fervile. Celui qui n'oferait pas violer les moindres regies, qui ne fe permettrait aucune hardiesfe, glaceraitfon imagination, pénétrerait d'ennui fes lecteurs. „ Ce font deux chofe* „ trés diöerentes de bien écrire Si d'écrire gramma„ ticalement," dit Quintilien. Quand vous ne parleriez pas habituellement la langue Fran§aife , elle ne devrait pas moins beaucoup vous occuper, puisqu'elle est, pour ainfi dire, la langue univerfelle de 1'Europe: honneur depuis trop long-tems fon partage pour foupconner qu'il ne Jbit pas mérité. Bayle écrivait, il y a plus d'un fiècle: C*) j> tout le monde veut favoir parler fran„ cais, on regarde cela, comme une preuve de bonne „ éducation. On s'étpnne de 1'entêtement qu'on & (*) In 1684.  R-HÉTORIQUE. n P°ur cette lanSue i cependant on n'en revient point; „ il y a telle ville oü pour une école latine, on en P Peut bien compter dix ou douze Francaifes." Les grands hommes du fiécle de Louis XIV out fans doute contribué a faire fleurir la langue FranCaife, qui cependant doit une partie de fes fuccès a, des qualités qui lui font propres: la fimplicité , la clarté paraisfent fon parage, fa chasteté pousfée jusqu'au fcrupule, bannit toute équivoque; fa fagesfe répugne aux jeux de mots; fa conftruétion dn-eéte évite Pobscurité ; non , fans quelqu'inconvénient, car en fuyant, avec trop de fpin , les transpqfitions , eile tombe dans des confonances désagréables aux oredies délicates; mais fon caraétère vraiment unique vient de fa facilité a prendre tous les tons: fans phifionomie aarquée, elle fe montre, légere abondance, concife, profonde, fublime, felon la trempe d'efprit de celui qui s'en fert. RHÉTOR.IQUE. JBientót parvenue a vous exprimer avec exactitudc, avec précifion, vous vous occuperez de joindre a ces qualités de rigoureufe néceffité, celles d'agrément, telles que la force, Pélégance, Pharmonie, &c. La conduite tenue dans cette circonltance doit dtre le principe d'aprèslequel vous dirigerez vos travaux. Clasféz les objets que vous defireréz apprendre d'aprés leur dégré d'utüité; ceux qui ne procurent que du plaifir, viennent toujours asfés tot. Cet ordxe a été celui  li ESSAI de LITTÉRATURE. que les hommes ont fuivi dans le commencement des fociétés: nous y voyons les arts naitre du befoin & fe perfectionner a mefure que ce befoin s'est plus fortement fait fentir: la préférence, donnée au luxe dans quelque genre que ce foit, annonce les progrèsde la corruption. L'étude des lettres procure des plaifirs fans nombre a 1 homme du monde, dirige les pas de 1'homme médiocre, perfeétionne 1'homme de talent, mais queiquefois elle est dédaignée par 1'homme fupérieur , car le génie fier de fa force , pénétré de fon élévation, brifant les entraves, ne connait de regies, que celles qu'il s'impofe lui-même. Des hommes de fens étudient fes produftions, en distinguent les beautés, «n remarquent le faible & donnent enfuite deslecons. C'est fur les ouvrages du premier ordre , que font calculés des principes utiles , refpeétables pour le plus grand nombre des écrivains, mais fuperflus pour les étres privilégiés devant les quels tous les obilacles s'abaisfent. Les Profesfeurs, dans quelque genre que ce foit, ne viennent qu'après les grands 'talens; tout bel ouvrage loin donc de marcher a la fuite des préceptes, ou les précéde, ou les fait changer, ou les confirme. Le plus fouvent les traités fur un art paraisfent a Pinftant oü ils ne fauraient fervir d'après le dédin des fujets dont ils prétendent initruire. Le ilyle entortillé, le Néologisme, le ton empoulé distinguaient les nouveaux écrivains, lorsque Crevier donna fon eftimable Rhétorique. Cet ouvrage doit  kHÉTORlQUE. I3 être la bafe de 1'étude des lettres. Cependant de peur que fa froideur, que fa fécheresfe ne vous dégoutent, préparez-vous a 1'étudier par la leclure de la réthorique a 1'ufage des Demoifelles, refumé élégant, clair & facile, des connaisfances indispenfables en ce genre. Pasfez enfuite a la maniere de bien penfer dan* les ouvrages d'efprit. Bouhours y enfeigne a éviter „ PenfJure, Pobscurité, la recherche, le faux," il 7 prononce des jugemens trés eftimés & sy écarté rarement des préceptes qu'il donne. Boileau, furpris avec raifon, que Bouhours fon. ami u'eut tiré de fes ouvrages, aucuns des nombreux exemples qu'il rite, s'en plaignit; le Jéfuite pour réparer eet injufte oubli, fit paraitre fes penfées ingénieufes, efpèce de fupplément a la maniere de bien penfer, mais compofition trés faible. „ Cer„ tes, s'éci-ia le poè'te offenfé , il ne valait pas la „ peine de fe resfouvenir de moi pour me mettre en fi „ mauvaife compagnie." Peu d'amans au reste mëme dans les jours de la galanterie chevaleresque vouérent autant de pafiion, autant de conftance a leurs belles que Bouhours en avait voué a la langue Fransaife. Touchant a fa derniere heure, il fe tourne vers ceux qui Pentouraient, & prononce ces mots: je vais ou je vas mourir car 1'un & Pautre fe dit. Prétez une attention particuliere aux trópes de Dumarfais, chef-d'ceuvre de raifonnement & de goüt, dans le quei d'utiles le?ons fur des matieres trés feches préfentent, non feulement beaucoup de clarté,  14 ESS AI de LITTÉRATURE. mais encore beaucoup d'agrémënt. Des exemples bien choifis viennent a 1'appui des principes: les uns & les autres apprennent 1'ufage a faire, 1'abus a fuir des fens figurés. Ce tréfor long-tems négligé ne fauva fon auteur, ni de la mifere, ni de 1'oubli. Le Frangais étant de tous les peuples celui qui étudie le moins fa langue, honore peu ceux qui confacrent leurs travaux a la perfeétionner. Les perfonnes qui parient le mieux en France le font presque toujours par le feul ufage, fans aucune connaisfance Théorïque ; la négligence du mécanisme de la langue va fouvent jusqu'a 1'ignorance de la fignification des mots qui y ont rapport. Ce ne fut pas fans quelque confufion que Dumarfais re§ut dans le monde , le compliment de gens du plus haut rang qui prenaient fon excellent traité, pour Thistoire d'un peuple nommé Tropes. Dumarfais cher a un petit nombre de gens Iionnêtes, devant fon exiftence è un travail pénible, portait dans le commerce de la vie cette attachante na'iveté , appanage ordinaire du génie, il lógait a Paris tout prés du clocher de St. Nicolas du chardoneret: un de fes amis qui vint le voir dans un de fes inftans oü toutes les cloches émues. „ Pour honorer les morts, font mourir les vivants. (*) Lui demanda comment il pouvait travailler auprès de ce carillon infernal, le philofophe répondit: „je „ n'écoute pas." C'est Archimede occupé de quel- C*) Boilean.  MYTHOLOGIE, j3 ques profonds problémes dans fon cabinet, pendant que Syracufe est prife d'asfaut, & qui regoït le coup de la mort avant de favoir la ruïne de fa patrie. Les réflexions de Dubos fur la peinture & la poëfie guideront auffi vos pas. Vous y trouverez des vues neuves & profondes; vous y apprendrez a éviter bien des erreürs; vous vous y accoutumerez 4 penfer, mais ce ne fera pas fans quelques effbrts nécesfaires pour réparer 1'espece de confufion dans la quelle 1'auteur a laisfé des matériaux , précieux qu'un excellent esprit pouvait feul rasfembJer. Enfin pour dernier ouvrage claffique, VOus adopterez le cours de littérature de Batteux. Ce bon maitre donne des inftruétions diétées par une longue expérience, par de profondes études, par beaucoup de fagesfe. Bien des perfonnes lui xeprochent de la froideur; mais une imagination brülante fe plieraiteUe aux détails fouvent minutieux fans les quels on prétend en vain inftruire? Le génie, en fe glorifiant de fes fuccés, ne doit pas dédaigner le travailleur estimable qui, dans une carrière obscure, contribue a fa gloire, puisqu'il rend les esprits capables d'apprécier fes produftions. Mythologie. TJne connaisfance plus que fuperficieUe de la Mythologie est abfolument nécesfaire pour faifir le fens, le goüt, la finesfe des plus beaux moA-ceau5  i6 ESSAI de LITTÉRATURE. des poëtes & des profateurs tant anciens que modernes. Sans cette connaisfance, vous vous trouveriez arrétée a chaque pas. Boileau légiflateur du parnasfe Frangais, en préfcrivant aux poëtes 1'ufage de Ia fable, dans fon art poëtique, joint 1'exemple au précepte & déploye a notre imagination toute la richesfe de la mine dont il nous découvre les veines inépuifables; Ld, pour nous enchanter, tout eft mis en ufage, Tout prend un corps, une ame, un efprit, un vifage. Chaque vertil devient une divinité: Minerve eft la prudence & Venus la beauté. Ce n'eft plus la vapeur qui pro duit le tonnene, C'eft Jupiter armé pour ejfrayer la terre. Un ora^e terrible auxyeux des Matelots, C'eft Neptune en couroux qui gourmande les flots. Echo n'eft plus un fon qui dans l'air retentijfe, Ceft une Nimphe en pleurs qui fe plaint de narcijfe; jiinft dans eet amas de nobles fiffions, Le poëte s'êgaie en mille inventions, jiggrandit orne, élevc, embelit toutes chofes, Ut trouve fous fa main des fleurs toujours éclofes. Plus bas il revient encore k ce précepte. Mais dans une profane 5? riante peinture, De n'ofer de la fable employer lafigure, De ckajfer les Tritons de VEmpire dés eaux, D^oter d Pan fa flute, aux par ques leurs cifeauXf . C'eft d'un fcrupule vain, s'alarmer fottement, Et vouloir aux lecleursplaire fans agrément. Biet*  MYTHOLOGIE. ,7 Bicntöt ils defendront de peindre la prudence, De donner d Thémis ni bandeau, ni balance, Defigurer auxyeux la guerre au front d'airain, Et h tems qui s'enfuit un horloge d la main. , Je ne finirais pas de citer, mais tout en me fouaettant aux ordres de ce maitre de Part, j'ofe Hamer Pabus que de tout tems les poëtes médiocres ont fait de la fable & de fes aUégories. Je fouffre .& tout leéteur d'un goüt épuré , doit foufFrir de ces infipides répétitions qui remplisfent les vers de mots vagues, qui fubftituent, fi je puis m'exprimer ainfi, une enflure trompeufe a un embonpoint réel. Plufieurs compofitions des poëtes éphemeres dont on effacerait les épithétes, les comparaifons tirées de la fable ne préfenteraient plus que des fquelettes décharnés,' ou plutót s'évaporeraient comme une fumée légere; mais une po^fie vr.aim.ent forte, pleine d'idées,° embéllie par Pimagination, nourrie .par la philofophie rendue correcte par le goüt, tire des charmes infinis des r.chesfes de la Mythologie, richesfes dont Pemploi modere devient aufii avantageüx que la prodigalité en est funeste. L'étude de la fable est fi agréable, qu'elle fera Pour vous un délasfement des occupations plus féneufes. Voici les Wes oü vous powrez puifer ces connaisfances. Quoique Pluche ait mérité le reproche d'ëtre un peu fystematique dans Phistoire du ciel, la pre^te partie de eet ouvrage n'en est pas moins une mjthologze complette qui plait par un ftyle noble, B  18 ESSAI de LITTÉRATÜRE. élégant, harmonieux. De Phistoire du ciel pasfez k la mythologie, ou les fables expliquées par Phistoire, ouvragé auffi neuf que favant. Perfonne ne pousfa jamais plus loin que Banier le talent de débarrasfer Pérudition de fes rebutans entours, de débrouiller un cahos dans le quei les meilleurs esprits s'égarent. Cet estimable favant, après un travail conftant, après d'immenfes recherches, a fouvent été obligé lui-même d'appuyer fon fyftéme de conjeétnres plus ingénieufcs que vraies. Une fois familiarifée avec cette étude, délasfez - vous avec les lettres a Emilie de Mouftier. Rien de plus ingénieux, rien de plus galant; il cueille partout la fleur de la fable, & 1'ofFre a fon Emilie. On défirerait feulement voir disparaitre des négligences de ftyle & de verfification qui deparent ce cadre enchanteur. Le Diétionnaire de la Fable de Chompré doit étre toujours fons votre main. Les plus inftruits ont fouvent befoin de le confulter. TROISIEME LECTU1E. ••J ^yec quelqu'habileté, Mademoifelle, que foient exécutés les ouvrages deftinés a inftruire, ils éxigent une application bientót fatigante & de plus ils ne fuffifent pas pour former le goüt. On doit les regarder comme une préparation fans la qu'elle 1'efprit nejouit qu'imparfaitement des meilleures produétions;  LIVRESPROPRESaFORMERleGOUT. i9 vous ne recueillerez le fruit de vos premiers travaux, que du moment oü vous commencerez des leftures bien choifies. LlVRES PItOPR.ES A FORMER LE GOTJT. J e me fuis bien gardé de ranger parmi les manceu* vres lméraires Phomme qui, peu content de tracer ïes regies è fuivre, éleva lui-mëme un édifice dont toutes les parties font diitribuées avec goüt. Rollin fe- préfentant k la Fosterité avec fon traité des études, obtiendra non feulement des éloges comme écrivam, mais infpirera le refped, pour avoir peinc la vertu fous les traits les plus attachans. On est quelques fois étonné de lire avec un plaifir foutenu les longues réflexions de Rollin: bientöt on s'en rend raübn; ces réflexions font diftées par un excellent espnt, par une belle ame qui fe peint presque dans cliaque phrafe. Varier fes tons est incontestablement un des plus beaux, des plus rares avantages de Pesprit. Nul ne e posfeda jamais autant que Pécrivain dont le taient egalement riche & f0Uple réunit dans un ouvrage de peu d'étendue, les plaifanteries les plus fines, les raxfonnemens les plus forts, les moreeaux les plu eloquents. Les lettres provinciales feront les délkes des gens de goüt, lors même que le fouvenir des STeJ dCVbUS qU'eUeS a»^nt, fera enuéxement efface. Auffi jouisfent-dles du mérite d'avoir finguherement contribué a fixer la langue. B 2  ao ESS AI de LITTÉR ATURE. On gémit en apprenant que 1'auteur de ce chefd'ceuvre, que ce génie fi vaste, fi précoce, devint presque inutJe a fon fiècle par excès de vertu. Son imagination ardente, fon cceur aimant, transformérent fon amour pour la Religion , en un espece d'égaremenc qui altera fes facultés phyfiques & morales: lecon frappante! Eh! quei est homme que le précipice vu par Pasehal prés de fa chaife ne pénêtre pas de la faiblesfe, du vuide, des qualités dont Porgueil fe nourrit. Élavez un autel, placez y Télémaque; rendez de fréquents hommages a ce livre presque divin, préfent inappréciable fait a 1'humanité par le génie, par la vertu fous le nom de Fénélon. Fénélon , qui voyait dans le genre humain une feule famdle qu'il chérisfait plus que lui-même , qui s'efibrgait de répandre la joye chez le pauvre afin de lui faire oublier un inRant fes malheurs, qui recevait avec une politesfe empresfJe tous les étrangers fans fe permettre de tourner en ridicule leurs ufages, qui d'après les mouvemens de fon cceur , pratiquait la vraie tolérance bien diffirente de rhipocrite tolérance annoncée depuis avec tant de faste par les esprits novateurs, qui s'était propofé de faire a fa patrie le plus beau des préfents, un Roi bon, juste, éclairé, Fénélon infpirait une vénération répandue dans 1'Europe. Malborough portant la guerre en France veilla foigneufement a ce que les biens de .1'Archevêque de Cambrai fusfent ménagés. „ Gar„ dons^nous d'outrager ni dans fa perfonne ni dans fes  LIVRES PROPRES a FORMER le GOUT. ii „ posfefiiohs un mortel vertueux, dont la vie nous „ inftruit encora plus que les fublime< écrits, dont „ les bienfaits fe répandent fur fes plus cruels enne„ mis." Sur les dégrés les plus proches de Télémaque doit fe trouver le voyage de Cyrus par Ramfey. Collection préeieufe dans la qu'èlle les faits historiques lies entr'eux Par une fable trés morale, par un bon ftyle, tendent a murir Pentendement, a enrichir la mémoire, a former le cttüf. Son mérite pour avoir été presqu'entièremcnt écllpfé par la gloire de Télémaque n'en est pas moins réel. Prés du voyage de Cyrus vient fans nul doute Sethos. Ce Séthos qui n'a poiflt été recu avec Pempresfement au quei ;] avait de justes droits. Un mélange de fcience, de morale, d'histoire , de roman, pluta peu de perfonnes: celles qui prétendaient étudier, furent blesfées des jeux de Pimagination: celles qui cherchaient de Pamulement fe plaignireh't de trouver les chofes agréablès enveloppées des ronces de 1'érudition, mais lorsque vous voudrez réunir a de bonnes lecons une douce diflipation , vous fentirez le prix du fervice qu'a rendu '1'errasfon, en donmnt un livre aufli eftimable} vo ,s reviendrez a plufieurs de fes pasfages- vous ne vous lasferez jamais d'adm:rer le magnifique portrait de la Reine d'Esypte. Au pied de eet augustè monument vous mettrez les Etudes de la Nature. Cette mère commune, fille d'un être inéflable, incomrréhenilble, femble avoir ouvert toutes les richesfes de fon fein a Se. Pierre. Bj  as ESSAIde-LITTÉRATURE. Son génie y a puifé ces defcriptions fi vives , fi fraiches; ces lecons de vertu fi douces, fi pénétrantes. C'est un palais noble & fimple dans le genre du bel antique, il préfente un enfemble pittoresque , couronné par la ravisfknte épiibde de Paul & Virgiaiie, qui vous fera verfer bien des larmes d'attendrisfement. Son historiën Bernardin de Sl. Pierre est parvenu a Phonneur de paraPre le plus heureux imitateur de Fénélon pour le quei ü fe montre pénétré d'une vive, d'une refpeétueufe admiration. S£. Pierre, d'une taille avantageufe, ayant la tête ornée de cheveux blancs, porte empreint fur fes traits, dans fon accueil, dans fes discours le caractère qui distingue fes écrits. Le peu de fois que j'ai eu le bonheur d'étre admis prés de lui, m'ont pénétré de refpeét, d'attachement, de confiance. Témoin de la première leélure dont lui fit hommage Pauteur de Virginie Opéra , il me fut facilc de connaltre par fes obfervations, par fes remerciments, la juftesfe de fon «sprit, la pureté de fon goüt, la candeur de fon ame, Un fentiment femblable a celui de Sc. Pien-e animait le Chevalier de Florian, (è) quand il tenta dans Numa de fuivre un vol que fa modeftie lui fit presfentir devoir étre toujours trop élevé pour qu'U put 1'atteindre. Le foleil de fon vaste foyer, répand avec profufion fur fes planetes des rayons qui les éclai- (&) Sou épigraphe Ie prouve : Tu lengt fequett & ytjligia fempet tdora. Suis de loiu ton maltre, & adores toujours fes traces.  LTVRES PROPRES a FORMER le GOUT. 23 rent, qui les échaufFent; loin que' par cette munificence, fa lumiere foit affaiblie, elle en devient plus impofante, plus majeftueufe, puisqu'elle embellit les astres fecondaires par fa force bienfaifante, mais ne les égale pas a Pastre dont ils dépandent, dont ils empruntent tout leur éclat. De méme Télémaque , entouré du voyage de Cyrus, de Séthos, des Études de la Nature, de Numa, imprime plus de refpeft, plus d'admiration. L'honneur feul de fuivre fes traces devenant un titre recommandable, fes quatre imitateurs obtiennent des honneurs distribués d'après la diftance plus ou moins grande, oü chacun d'eux est resté, d'un modéle qui naturellement ne doit jamais trouver fon égal. Regardez comme un modéle d'esprit, d'agrément, la converfation du Maréchal d'Hoquincourt, & du pere Canaye. Le dialogue de ce morceau est rapide, naturel, parfaitement coupé; le caracière des deux interlocuteurs y est on ne faurait mieux obfervé. Le Maréchal y conferve le ton de franchife un peu brusque , qui fied bien a un ancien foldat : le Jéfuite employé Je patelinage qui réuiïit prés des grands. Enfin ce derniei vivement presfé échappe par un fubterfuge , resfource accoutumée de qmconque fe trouve abattu par des raifons victorieufes. Cette converfation peut pasfer pour le titre le plus connu de St. Evremont, titre dont il avait joui paifiblemeot, jusqu'a ce que Voltaire prétendit le lui enlever, pour le donner a Charlesval. „ Charles val, « dit-d, homme de goüt, vit avec peine fon ouB4  a4 ESSAI de LITTÉRATÜRE. }j vrage refroicli par la digréffion Théologique qui „ maintenant le termine & qui feule n'est pas de „ lui.» Si cette anecdote est regue, Vous pourrez mettre S'. Evremont a la têtë des beaux esprits qui, d'après ïeur amabilité, d'après la mode , d'après des circonitances heureufes, quelquefois d'après un Manége adroit, ufurpent une réputation bruyante pëndant leur vie , mais s'évanouisfant a leur mort, comme. ces phantomes, enfans d'une imaginat;on exaltée ou. effrayée, qui disparaisfent a la voix de la raifon. Sc. Evremont, par fon esprit vif & léger, par fon caraétère doux, enjoué, complaifant, fefait les délices de la fociété: forcé de fe retirer en Angleterre, il y fut recu avec tam de distinction, que rapellé dans fa patrie, il refufa cette grace, en écrivant a fon amie la célèbre Ninon, „je ne veux pasquitter „ des gens accoutumés a ma loupe." Son vrai motif était le défir de ne pas s'éloigner d'auprès de la belle Hortenfe. „ Mazarin, des amours Déejfe Tutèlairey (*) La vieillesfè n'eut pour lui aucun des inconvénients qui trop fouvent la rendent fachcufe. Sa gaité, croisfant chaque jour , paraisfait par fois trop libre dans les dernieres années de fa trés longue vie. Se trouvant, a prés de quatre-vingt-dix ans, dans un cercle nombreux, il voulut, felon fa coutume ordinaire, 1'égayer par des plaifanteries, une prude s'écria: „ allez-vous, C • ) Li Fontaine.  LIVRES PROPRES a FORMER le GOUT, a5 „ Monfieur, débiter des fottifes? des fottifes! reprit „ le fpirituel vieillard , malheureufement J'ai pasfé „ le tems d'en faire, j'en dis le moins poffible, mais „ j'en entends fouvent, & vous venez, Madame, de „ me prendre fur le fait." Voltaire, fi bon juge, quand le dépit ou Ia vanité «e Pégaraient pas, louait, avee transports, les talens du Duc de Nivernois dont les produétions font trop peu répandues. Les perfonnes qui chérisfent les lettres , font leurs délices des réflexions fur Horace , Despréaux, & Rousfeau. Ouvrage d'un ftyle parfait, dans lequel refPirent le bon goüt, la faine critique, la vraie philofophie, la plus aimable aménité. Le Duc de Nivernois femble avoir confervé dans fes ouvrages ce coloris brillant, cette politesfe noble, ceton a la fois"léger, facüe & décent, qualités dont on fe rappele d'avoir vu des traces chez quelques feigneurs agés, appelés de la vielle cour: féduifantes apparences aux qu'elles plufieurs comme le Maréchal de Birbri, le Duc Destisfac,la Maréchal de Brisfac joignaient une franchife, une bonté, une obligeance, vertus encore plus antiques que leurs manières. Procurez-vous les ceuvres de Palisfot. Parmi plufieurs trés bons ouvrages, vous y distinguerez les mémoires littéraires qu'un amour éclairé des lettres infpira k eet excellent appréciateur des talens. J'ai quelque tems héfité, fi j'admettrais dans ce lieu St. Foix, qui, je Pavoue, est entré par fois un peu cavalièrement dans le temple du goüt, mais fes iamiliarités heureufes, loin d'offenfer le Dieu, Pont «5  26 ESSAI de LITTÉRATURE. fait fourire. Gofitons les,.fans prétendre les im'iter, elles ne fauraient étre aimables, qu'infpirées par la nature. Ne forgons point notre talent: Nous ne ferions rien avec gr ace. ( * ) Les esfais fur Paris font une compofition neuve , étincélante d'esprit, agrëable par mille traits faillants par mille anecdotes piquantes. S'. Foix y plait par une Phyfionomie vraiment marquée. Le caraétóre de eet écrivain n'était pas moins prononce, que fon talent. Une aigreur que n'adoucirent jamais les graces, une vivacité que 1'expérience ne put modérer, une fusceptibilité que les moindres contradi&ions blesférent toujours, lui attirerent plufieurs rencontres faclieufes. Taut le monde fait la querelle qu'il eut avec un officier réduit a diner d'une tasfe de cafië, mais trop fier pour foaffrir qu'on lui fit fentir fa mifere. Quelques perfonnes lui attribuent une autre anecdote non moins finguliere. S'. Foix étant Mousquetaire fe trouvait un jour au parterre de POpéra. Le hazard avait placé devant lui un grand homme affublé d'une énorme perruque a trois marteaux. S'. Foix, ayant le ton turbulent licentieux commun aux militaires de fon tems, prit des cifeaux, coupa un marteau de la perruque, donna un coup furl'épaule du perfonnage &lui dit: „ voila, „ Monfieur, ce qui vient de tomber de votre coëf- C * D La rontaine.  LIVRES PROPRES a FORMER le GOUT. ,7 * fure» Je vous fuis, obligé , répartit, d'un ton tranquüle, 1'homme a la perruque, viel officier décoredes honneurs Müitaires, „ mms apprenez-moi „ ou vous logez , pour que je puisfe dans un lieu » plus propre que celui-ci vous témoigner ma fafe „ bm.»- Le lendemain matin,^. Foix re?oit de bonne heure la vifite annonce. Nos deux champions fe rendent au bois de Boulogne dans un profond fii lence. Le fort des armes est contraire au plus jeune, d tombe grievement blesfé; 1'inconnu s'approche, vifite avec intérét ia blesfure, y met le premier appared, enfuite, avant de fe retirer, prononce ce ieu de mots: „ rappor te z k mon amitié pour votre pere, „ le foin que j'ai pris de vous donner une lecon „ Afin qu'elle profite d'avantage, permettez que j'y „ joigne un préfent bon a garder toute votre vie » *. Foix, remis de la blesfure, ouvritle papier dans ie quei etaitle cadeau. II trouva le marteau de perruque qui, ajoute-t-on, ne quitta plus depuis fa p"oche. ^^^^^^^^^^^^^^^^^ QUATRIEME LECTURE. +■ ^ 4: X/'ingénieux esclave de Phrigie nous dit dans un de fes apologues que, comme Pare toujours tendu perdrait de fa ftrce, 1'esprit qui ne prendrait aucun repos uferait lui-mëme fes resforts. Entremelez dans vos études des délasfemens. Trop heureufe fi en cueil, lant les fleurs du plaifir, Vous rencontrez les fruits  a8 ESSAI db LITTÉR.ATURE. de rinftruétion. Quelques attraits d'aiüeurs qu'aient pour vous les foins d'une familie , vous en occuper uniquement prodinrait ittfenfiblement la laffitude. Les distraéhons font donc nécesfaires & pour Tesprit, & pour le caraétere; mais de leur cboix dépendent d'heureux, ou de triftes effets. En attirant artour de vous une fociété agréable, vous préviendrez les défordres aux quels tant d'époux fe iönt livrés pour avoir été chasfé de chez eux par 1'ennui. Vos enfans, loin de fuir le toit paternel, ne le quitteront qu'a regrét, y reviendront avec empresfement, rappelés par le doublé motif de la piété filiale & de la certitude d'y trouver des amufemens qu'ils n'auront pas befoin d'aller chercher ailleurs. 11 n'appartient ni a 1'opulence , ni au luxe de plaire, de fixer; c'est le talisman de la politesfe, de la complaifance, de 1'égalité, de 1'amabilité, ces belles qu&Ltés que vous avez revues de la nature, acquiérent de la perfeftion par la lecture des ouvrages d'agrémens. Adoptez avec confiance ceux que je vais mettre fous vos yeux. Dans peu vous donnerez asfez de juftesfe a votre goüt, pour augmenter leur petit nombre. LlVRIS DJA 5HÉMENT. s anas ou recueils d'anecdotes, de bons mots furent pendant trés long-tems a la mode, mais la frivolité, la confufion des matières les ont fait tomber dans Foubli. Le feul menagiana fur vit d'après  LIVRES d'A Gil É MENT. . 20 les foins du favant Ia Monnaie qui par une idéé asfez bifarre s'est donné la peine de faire, des remarques fur Jes aéhons, fur les discours d'un érudit couvert de ridicules aux yeux du public par Molière, contre le quei il avait lui-méme lancé une asfez jolie épigramme & dont malgré de penibles travaux, il ne reste digne d'étre retenu que fes dernieres paroles adresfées, fur 3e lit de mort, au Jéfuite Ayraut qui lui admini-, ftrait, avec autant de zèle que d'onction, les fecours* les confolations du christianisme. „ Je vois bien que „ fi 1'on a befoin d'une fage femme jour entrer dans „ ce monde, on n'a pas moins befoin d'un homme „ fage pour en fortir." Les mélanges fous le nom de Vigneul de Marville remplis de rdcits, de remarques critiques, de mots heureux, offrent une leéture amufante. Dargone , leur véritable auteur n'ofa lés avouer parceque la* vanité, Ia prédileétion pour fes écrits, dont aucun auteur ne faurait entièrement fe dépouiUer, eusfenc trop contrafté avec l'entier oubli de foi-même, avec la profonde humilité, premiers devoirs d'un chartteui. Ce n'est qu'en lifant les mémoires de Grammont que vous faurè'z de quei dégré de perfeftion font fusceptibles Pesprit, la plaifanterie, la gaité, guidés patIe bon goüt, par la véritable connaisfance de la fociété, par la plus délicate politesfe. II a fallu pour immortalifer Grammont, qu'Hamilton a la fois courtilan aimable, bel esprit fans pédanterie , écrivain Öegant, criat,pour ainfi dire, le héros qu'dcélébrait. Parau les compofitions extremement agréables dis-  3o ESSAI de LITTÉRATURE. tinjuez les ames rivales, fous une riante allégorie Moncrif y a caché une critique trés fine & trés juste des ufages, des mceurs de ion tems. Le même auteur a montré beaucoup de fagesfe, beaucoup de connaisfance des hommes dans fon esfai fur la néceffite, fur les moyens de plaire. Je ne parle ici d'un livre inutile a votre fexe, qu'afin qu'd puisfe le confeiller a ceux qu'il ne jugera pas k propos d'inftruire lui-même dans un art fon patrimoine. Rechcrchez le joli voyage de Chapelle & Bachaumont appelé par Voltaire même le plus parfait modéle de badinage , & dans le quei fe rencontrent des morceaux pleins de délicatesfe. Vous retiendrez facilement celui-ci. Sous ce berceau, qu'amour exprès Fit pour toucher quelqu'inhumaine, L'un de nous deux, unjour aufraix, Ajjis prés de cette fontaine, Le coeur percé de mille traits, D'une main qu'il portalt d peiney Grava ces vers fur un ciprès : „ Hilas! que l'on fera.it heureux ƒ Dans ce beau lieu digne d'envie, ?, Si toujours aimé de Silvie, ,, L'on pouvait, toujours amoureux, „ Avec elle pajfer fa vie. Le fi délicieux vers ne font pas dus a celui des deux compagnons de voyage, qui est parvenu a une plus grande réputation. Le fenfible Bachaumont les  LIVRES D'AG RÉ ME NT. 3I traca. Chapelle était bien plus propre k chanter les plaifirs de la table que ceux de 1'amour. II préférait le vin a tout. Cette boisfon fouvent 1'égarait le jettait dans des excès dont fes amis voulaient envain Ie faire rougir. Molière prétendit plus qu'aucun k 1'honneur de le comger. L'ayant un jour rencontré fur le foir il commenca fes fages confeils. Chapelle repréfente que la rue n'était pas un lieu convenable pour écouter avec fruit de fi bonnes lecons, propofe d'entrer dans un cabaret voifin. Molière y confent: on apporte du vm. Chapelle reconnait fes torts, proniet de ne Plus y retomber, deniande des regies de conduite pour 1'avenir. Molière fent fon espoir, fon zèle croitre a la vue de cette docilité exemplaire. Cependant la bouteille marche, fe vuide; une feconde Ia remplace; une troifieme fait; fi bien-qu'après deux heures de trés beaux ferinons, le prédicateur fe trouve complétement gris & 1'auditeur reste trés mal dispofé pour une converfion. Molière difait depuis • „ Dieu me préferve de prêcher jamais la fobriété k „ un ivrogne; je ne 1'y ramenerais pas, & je m'en „ écarterais moi-mëme." Le vin infpira quelquefois k Chapelle des mouvemens agréables. Rien de plus naturel que 1'impromptu, qu'a la fuite d'un repas, il adresfa k m^ü qui venait de lire une épigramme : Qu'avec plaifir de ton haut ftyk, Je te vois descendre au quatrain.  aa ESSAI de LITTÉRATURE. Et que je t'épargnai de bik, Et d'injures au genre humain, Quand, renverfant ta cruche d 1'huile, Je te mis k verre d la main ! Parny & quelques autres jolis esprits otit donné de* imitations du charmant voyage de Chapelle. Vous vous plairez beaucoup avec ces nouveaux venus, mais malgré toutes leurs graces, ils n'approchent pas de leur modéle. De même dans une familie citée par 1'inappréciable reunion des plus aimables, des plus réfpectables, des plus attachantes qualités, fe trouve un 5tre privilégié, comblé a tel point des faveurs de la nature que fa fupériorité loin d'être rivalifée fe fait unaniment reconnaitre. Adelle, le chantre harmonieux, dont 1'imagination riche, dont le cceur fenfible a célébré vos charmes, Vos vertus, prétendit orner de mêmes attraits celles qui vous font cheres; mais le voile, que par fes mains, ont tisfus, la fidélité, ja délkatesfe, le Dieu du miftere, la fenfible amitié & peut-être un fentiment plus tendre, ne faurait fasciner mes yeux: j'estime, j'admire vos compagnes, mais c'est a vous, a vous feule que mon ame rend un culte, comme a la plus parfaite image de la divinité. Profittez des Contes Moraux de Marmontel. Agréables fnvolités en apparénce, mais,dans le vrai, récits trés bien faits, lemés de confeils plus utües que ceux qui restent oubliés dans de gravcs Sc énorme» traités de morale. Les  LIVRES D'AGRÉMENT* 33 tes Contes Moraux font aimer Marmontel: on croit a chaque pas ïeconnaitre que fon caraétère est formé d un esprit agréable., d'un cceur fenfible, d'un ame Senereufe. Ses ennemzs les plus acharnés vaincus ^r u„e inaltérabIe patience> ^ ^ ^ veiilance, fe fom empresfés d'émousfer la pointe de eurs trans, de reconnaitre, qu'une immenfe littérat«re etait un de fes moindres avantages. Si Mar- TT rneimarche Pas 4 cóté des Premiers hommes de fon fiecle, il ne laisfe, entr'eux & lui, qu'un court intervalle. A mes yeux, c'est de tous les beaux «pms celui avec le quei d'après fes vertus fociales, on a^u avoir le plus de traits de resfetnblance Je rends avec d'autantplus d'empresfement hommage a ce refpeftable écrivain, qUC ma plume n'est pas 1 interprete de mon intérêt perfonnel di^CTde!%DiXmei'ie' ^—1-, d'une diébon, d'une phyfionomie différente* de ceux de f^r1' f°Ht e~:^lquesunsfont voluptueux, aimable, distingué, Four un goü exeeffif du plaifir, peut-étre trop on^u d'apré" eternelles liaifons avec une de ces femmes Par 1'abus du pouvoir de leurs charmes, deviennen juliement Pobjet de la haine publique, ce CheX jaloux d'obtenir les honneurs littéraires réunit les fuf* frages en faveur de fes loifirs. Le public gouta de nomb ux trans d'esprit, également fins, légers, tables, mah ce méme public ne vn pas, f^ „ne C  34 ESSAI de LITTÉRATURE. extréme furprife, les meilleurs principes de morale, lés plus presfans argumens, pour la Religion dévéloppés, par un homme dont les jours femblaient avoir été confacrés a facrifier aux graces, a faire voltiger les amours prés de la toile'tte des belles. Peu d'ouvrages vous intéresferont autant que les délasfemens d'un homme fenfible qui furent destinés particulièrement aux femmes: elles y rencontrent une morale également fage & modérée, une humanité réfpeélable , une bonté touchante, en un mot, une foule d'exemples de vertus. Permettes que j'en mette fous Vos yeux la préface, morceau d'une tournure aufli neuve que piquante, elle refpire une douce bienveillance qui ne fe dement pas un feul inftant dans tout le cours du livre. „ Un homme s'avife de vouloir enfcmencer un „ espace de terrein asfez étendu. Un ouragan con5, tinuel défolait la contrée, quelqu'un lui dit: mon „ ami, vous faites la une énorme fottife! ne voyez„ vous pas que le veut emportera vos graines? mon „ ami, rtpart Pautre, fans fe déconcerter : il fuffic „ que quelquesunes viennent a bien: je me croirai 11 tl-°P Payé de mon travail." Jcan jacques, que perfonne au monde ne refufera pour juge fur les objets qui touchent a la fenfibilité, appellait les ouvrages d'Arnauld de Baculard. „ Le „ langage d'un cceur vertueux." Ces mots répondent d'une manière viétorieufe aux épigrammes lancées avec profufion contre un homme trop loin  LIVRES D'A GRÉMENT, 35 des maurs de fon fiècle pour ne pas blesfer les yeux de 1'envie. Les ouvrages, que je viens de citer, voient leurs graces presque flétries, leurs agrémens en quelques forte effacésal'approche du temple de Gnide; tableau delalbaned'un desfein élégant & leger, d'un colorisfrais & brillant, qui ne poürrait qu'être altéré ou far les ornemens qu'une indiscrete main prétendraic y ajouter, ou par les draperies qu'une timide furveillance tenterait de jetter fur quelquesuns de fes voluptueus détails: quand 1'imagination fort de ces riantsbosquetsembelis par les plaifo, animés parl, dans les quels tout réfpire une aimable volupté 0n regrette long-tems un délire enchanteur Vous penferez d'abord que cette espèce de ioli poeme en profe est échappé du portefeuille de quei, quun de ces aimables épicuriens qui, couronnés de üeurs, confument leurs jours aux pieds de leurs maf. tresfes, parmi les jeux , les fpeétacles, les feftins, toujours livrés a une molle indolence: Erreur bien naturelle Quei ceil asfez percaut pour reconnattre fous des dehors auffi gracieux Montesquieu qui, dans d'autres ouvrages, déploye la pénétration de Paschal la orce de Bosfuet, Pélévauon de CorneiUe & presque leloquence de Jean Jacques, fi Pauftere Zénen eut paru dans athénes revêtu des riches & galants ha billemens que portait Aleibiade lorsque jeune, beau, fpmtuel, magnifique, il volaxt de conquêtes en con- C 2 -  36 ESSAI db LITTÉRATURE. Trainant tous les cceurs après lui. C*) Le fondateur du ftoïcisme, ainfi déguifé , n'eut pas e'té facilement deviné. Le Temple de Gnide vous donnera lieu d'obferver que le pasfage facile d'un genre a ceux qui lui font oppofés, n'appartient qu'a 1'homme fupérieur. L'homme médiocre reste circonscrit dans le même cercle ; il cherche inutilement cette diverfité fi fure de plaire & ne pouvant 1'atteindre, il la üéprécie afin de foulager fa rage. „ Corneille, dans le menteur, fe mon„ tra capable de s^abbaisfer quand il le voulait, & de „ descendre jusqu'aux plus fimples naïvetés de commi„ que oü il était encore inimitable." Raciue, qui rendait eet hommage a fon maitre, mérita de le partager, en étonnant en ravisfant Molière dans fes plaideurs. Jean Jacques avait bien analyfé le motif de la haine de fes ennemis. „Les phüofophes du jour, „ répétait-il fouvent, applaudiraient avec plaifir aux „ plus beaux ouvrages de morale, de politique fortis , de ma p'.ume, mais ils ne fauraieut me pardonner „ le devin du village, a cöté de 1'émile. Raeine.  du BEAU. 37 C1NQUIEME LECTÜR.E. D tr Beau. P • • A om jomr du beau, il faut favoir le bien . Vousu'obtiendrez, Mademoifelle, eet avantage, que' par la réunion de 1'Étude des principes & de la lecture des grands modèles. Un bon ouvrage daffique, fur eet important objet, a été long-tems defiré dans la langue Framjaife. Plufieurs écrivains 1'avaient en trepris, mais avaient échoué contre deux écueils oppofes egalement difficües a éviter. Une imaginatie* vive s'enflammant a la vue du beau n'en parle qu'avee une chaleur éxceffive : celui qui vient enfuite frappe du ridicule de ce ton exagére, fe propofe de ne jamais le pxendre. II discute, il analyfe, il rend iroid, presque rebutant, un fujet qui n'est bien traité que quand il plaït, que qua«d il intéresfe A travers tous ces ÓBftades, le pere André s'esr fraye une route belle, aeuve, & glorieufe. Son esfai fur le beau, également éloigné de la dé clamation & de la fécheresfe, offre d'excellens rai- ' fonnemens rendus avec clarté, avec élégance. Ce Moreeau joint a Pordre, h la fagesft, d'un ouvrage Ie ^ le goüt d'un ouvrage d'agrément. Quelques fragmens fur le beau tombés de la plume C 3  38 ESSAI de LITTÉRATURE. de Montesquieu, font excellents, malgré le peu d'importance que ce grand homme paraisfait y attacher. Ils fuffiraient pour faire connaitre un écrivain moins célèbre, tandis que le feul leéteur attentif les démèle parmi les richesfes dont ils font entourés. Immédiatement après les maitres aux quels vous devrez de connaitre le beau faites marcher les auteurs qui ont eu le bonheur de 1'exécuter fans le définir. Leur nombre fut toujours peu conliderable: a ceux que vous trouverez cités dans le cours de eet ouvrage, il faut en ajouter quelques uns dont 1'oubli fefait impardonnable. Exemples du Beau. ÉNÉLoN, dont le Télémaque vous aura ravi, a donné un autre exemple du beau , dans la lettre a 1'académie Frangaife fur 1'éloquence: Rien de plus pur, de plus élégant, rien en un mot de plus parfait. La pompe du ftyle n'est nulle part déployée avec autant de majeflé que dans le discours de Bosfuet fur rHistoire Univerfelle. L'ame éprouve une impreffion mêlée de refpeft, d'admiration, & d'effroi, en voyant les plus puisfans potentats pasfer comme des ombres légères & les fiècles s'accumuler avec rapidité. Les Roiaumes, les Empires fécroulent fur eux-mêmes. L'imagination frappée croit entendre le fiacas épouvantable caufé par la chute de ces masfes cnormes. Au milieu des fortes émotions que produi-  .EXEMPLES düBEAü. 39 feiu la multitude, la grandeur des images, la voix de 1'orateur, fe fait toujours entendre, "comme celle d'un étre fupérieur qui commande aux événemens & aux mor tels. Semblables aux taches que 1'oeil ébloui parvient difficJement & distinguer dans 1'astre embrafé du jour , les défauts du discours fur riiistoire univerielle ne fauraient étre appercus au milieu de 1'enthoufiasme qu'il produit d'abord; il faut laisfer pasfer ce premier mouvement d'admiration, avant que la fage réflexion fe permette quelques refpedueufes critiques. Donnez de 1'élévation a vos idéés dans les discours ou Jean Jacques (c) éloquent, fublime, frappe 1'esprit, commande 1'opinion, embrafe 1'imagination, touche' le cceur. Ce génie fupérieur, amant paffionné de Ia vertu, n'écrivait, que oe dont il était fortement pénétré; fon talent exiftait dans une ame de feu qui fouvent femblait s'élancer hors de la fphère des mortels. Les ouvrages que nous posfédons de eet homme a la fois fi grand, fi bifarre, ne font que de faibles remimsfences de ce qu'il avait enfanté. Dans fes momens de compofition, tel que la Pithye que les anciens repréfentaient agitée, fur le trépied facré., d'une fureur divine, Rousfeau était hors de lm, fes joues s'enflammaient, fe couvraient de lar- deC/aLDi\C°UrS Üu h quefti0n fi 'e «fMWiflfcment des fdenees & fes WMtm P*ffli 1» hommes & furroiigme des C 4  40 ESSAI db LITTÉRATURE. mes, devenu calme, il ne fe trouvait plus par malheur en état de transmettre fes mouvemens d'enthoufiasme. Le premier, dont il füt faifi, refta feul asfez profondement gravé dans fa mémoire pour qu'il le mit au jour; quoique fort au desfous , d'après fes rapports, de ceux éprouvés depuis, il vous apprendra la grandeur des pertes que nous avons fait. Ce morceau, échappé a la ruine de tant d'autres, est la fuperbe profopopée quand Fabricius , a l'aspeét de Rome dégradée au point d'être le féjour du luxe & de la corruption, s'écrie: „ Dieux! que font deve3, nus ces toits de chaumé & ces foyers rustiques, qu'habitaient jadis la moderation & la vertu? Qu'elle „ fplendeur funeste a fuccéde a la fnnplicité Romai- „ ne Quand Cinéas prit notre fénat pour „ une asfemblée de Rois, que vit Cinéas, de maje„ „ ftueux? Ah citoyens, il vit un fpectacle que ne „ donneront jamais vos richesfes, ni tous vos arts, „ le plus beau fpeétacle qui ait jamais paru fous le „ ciel 1'asfemblée de deux cent hommés vertueux „ dignes de commander a Rome, & de gouverner la „ terre. O fuceste, o terrible effet de nos mceurs corrompues; la lumiere de fon fiècle, 1'ami de 1'humanité, traina fa vie dans la douleur. Long-tems il ne put croire a 1'exiftence des méchans; expofé a des perfécutions, pour fuivi par la pauvreté, accablé de ibuffrances, ou 1'entendit s'écrier d'un accent fublime „ tout est bien dans la nature, 1'homme eft bpn, „ adorons 1'être fupréme, aimons nos femblables,"  OUVR. qui APPROCHENT du BEAU &c. 41 a la longue les injuftices, les outrages, furtout les Jiypocrites caresfes, ulcérérent fon cceur, troublerent fon imagination, il ne vit autour de lui que piéges que complots. Ses plaintes déchirantes retentirent de toute part, fon malheur fut fans bornes, il ne crut plus a la vertu, il courut chercher la bienveülance dans les yeux des animaux: un froisfement auffi pénible le jetta dans des inconfequences qui femblent justifier ce distique que Cailhava aurait voulu graver fur fa tombe, Jci repofe en paixfous ces riants ombrages,, Le plus fage des fous, & le plus fou desfages. ( ment, que vous avez fi indignement outragé par „ tant d'attentats contre 1'humanité , j'ordonnerais » que fur l'heure vous priffiez la place de cette « viébüne de votre barbarie dont je m'efforcerai i ,j 1'avenir de reparer les maux par les fecours d'un „ pasteur compatisfant , par les foins d'un pere >, tendre." (g) Quelques perfonnes fe plaindront peut être de ce que Mascaron , n'ait pas trouvé un rang au moins frés de Bosfuet, près de Fléchier. Une réputation brdlante, fantfionnée par M=. Sévigué, ne faurait plus faire illufion. Beaucoup d'idées communes, peu de neuves, quelques unes grandes, plufieurs gigantesques, des négligenccs de ftyle, des fautes de langue , voila ce que préfentent les discours de 1'Évêque de Tulle & voila ce que doivent foigneufement éviter les jeunes gens. Cet orateur s'est furpasfé dans 1'oraifon funèbre de Turenne, mais il y reste bien loin de Fléchier. Faites tourner a votre avantage ce concours; lifez en même tems ces deux ouvrages & comparez-les. Rien ne ferme plus le goüt, ne reélifie plus le lg) Chenier attribus ce trait i Fénélon; le drame, dont elle lui a foumi le fujet, cat fans contrcdit la nieilleure de fes pièces.  ORAISONS FüNEBRES. 59 jugement, que de voir de qu'elle maniere deux hommes a talent ont traité différemment le même fujet, & de chercher les beautés, les défauts de chacun. Cet exercice que vous ne renouvellerez jamais fans fruit, n'est pas moins utile, lorsque, comparant un écrivain a lui même, on tache de fe rendre raifon des changemens qui trop fouvent rendent les différentes éditions d'un ouvrage fi peu resfemblantes entr'elles. Je ne place pas parmi les orateurs facrés ces hommes qui, revêtus des habits eccléfiastiques, dédaignent, outragent journellement le cara&ère facerdotal, que rambition, que la vanité portent dans la chaire. Les uns font grimacer les graces du bel esprit avec les vérités fimples & auftéres de la Religion; d'autres, pour s'élever aux grandes places, s'atachent a dévélopper des vues politiques, a fe montrer aufli bons adminiftrateurs, que mauvais pasteurs. II s'en est même trouvé qui n'ont pas craint d'arborer d'une main facrilége les principes hardis, avancés pour faper les fondemens du culte au fervice du quei ils fe font folemnellement dévoués.  6b ESSAI de LITTÉRATURE. SEPTIEME LECTÜIE, ^—,—^—; h Éloquence du Barreau. T ' •aii-z/Es fucces de 1'éloquence Francaife quoique ]es plus éclatans dans la chaire ne parviennent pourtant l as a éclipfer entièrement ceux obtenus au palais de la juftice. Le barreau, fans avoir le caraélère de profonde fagesfe, qui distinguait 1'aréopage lors des plus beaux jours d'Athénes, fans déployer cette majeftueufe grandeur du Sénat de Rome, avant que les tréfors du monde entier fe foient accumulés pour porter la corruption dans fon fein, ce barreau avait toutefois un caraélère noble & impofant. Haute Magistrature. Tja Haute Magiftrature, refpeclable en France, par la dignité de fa conduite, ne fe bornait pas aux fonftions de juge : elle éxer?ait fouvent celles de proteélice des peuples: elle réprimait quelquefois les abus de 1'autorité : elle ouvrait les yeux des Rois quand d'inéptes ou de malveilhns ministres les égaraient. A la tète des Pariemens ont trés fouvent parü des hommes de la plus éminente vertu. Plufieurs occupent & occuperont toujours des places honorables dans les fastes de la France. Ni le laps du tems, ni les  HAUTE MAGISTRATURE. 6i révolntions ne feront oublier un de Tliou, qui, par fa févérité, en impofait au point que Henri III excellent appréciateur du mérité , malgré fa faiblesfe perfonelle, difait: „ Paris ne fe ferait jamais révolté, „ fi Christophe de Thou avait été a la tête du Par,, lement;" Un du Harley ce chef d'un Parlement juste autant qu'intrépride de qui Völtaire a dit: Jl fe préfente au feize, il demande des fers, Du front dont il auralt condamné ces pervers. Un Matthieu Molé dont 1'ame fut celle d'un héros ; jugement prononcé par la plüpart de fes contemporains, confirmé par ce fameux coadjuteur, turbulent dans fa jeunesfe , confpirateur dans fon age mur, refpecbable dans fa vieillesfe, toujours dist'ingué par un esprit du premier ordre. Le long repentir du Cardinal de Rets n'a pas reparé les maux produits par les facbions qu'il avait fomentées étant jeune, & dans les qu'elles le Parlement de Paris entra pour beaucoup. Ce perfonnage extraordinaire prouva que, dès ce tems, le caracbèrs National avait perdu beaucoup de fon énergie. Ses projets annoncent bien plus d'inquiétude , que de grandeur. II ne put faire prendre a la fronde Pimpofante attitude de la ligue. Le goüt des arts, la paffion des plaifirs, 1'habitude des jouisfances de luxe ,' ont entièrement efta'ee les traits de force. Nos mceurs efféminées femblent avoir brifé le moule dans le quei la nature jettait ces re-  61 ESSAI de LITTÉRATURE. doutables ambitieux prés desquels les autres Princes paraijfaient peuples ces Guife Sortis dufang Lorrain fi fêcond en héros. Tandis que quelques chefs des pariemens imprimaient la vénération , les avocats généraux fefaient fleurbr 1'éloquence; les Talon , les Lamoignon, les Daguesfeau, émules des orateurs de la belle antiquité fe moutraient fermes foutiens des loix, défenfeurs confolateurs du peuple au bonheur du quei ils prenaient un intérêt fincere, bien différent de la trompeufe affecbation qui n'eft propre qu'a le plonger dans un abyme de fautes & de malheurs. Ces illustresjmagiftrats ont eu des fuccesfeurs dignes d'eux. Monclar, Séguier, Servan, & tant d'autres que Paris ainfi que les provinces ne cesfaient d'offrir aux hommages publics. Au desfus de tous fes noms réfervés a Pimmortalité planera celui de Malesherbes. Déja il retentit de toute part, & déibrmais il ne fera prononcé qu'aTec un refpedhieux attendrisfement. Les hommes fenfibles fe répéteront fans cesfe que dans ce fiècle de cbrruption a parti un mortel doué d'un beau génie, posfedant presque toutes les connaisfances, orné des plus précieufes qualités, attirant a lui les Cceurs par fon attachante bonté, par fon aimable fimpbcité. Lorsque la France, admirait dam eet homme vénérable les richesfes immenfes d'un esprit tour a tour (* ) Voltairc.  HAUTE MAGISTRATURE. 63 fi profond, fi lumineux, fi agréable, refpecbait les vernis de fon cqeyt gér>éreux & que rerfonellement je jomsfius du bonheur de le voir s'épancher dans le fein de Pamitié, certes 011 était loin de penfer qu'il dut «11 jour tant ajouter a fa gloire. L'abattement des hommes fenfibles, u'a Point ébranlé Malesherbes. Deployant la fermeté d'un Romain, il a volé au fecours de fon Roi, que toujours il refpeéta, que toujours il chérit. Appelé deux fois au confeij, la vertu y paria Par % bouche: Ce langage nouveau fut par malheur rejette. Le fage qui le tenait fe retira dll tumiüte d£S afiaires formant des voeux pour le bonheur de fa patne, mais redoutant d'après d'effrayans & nombreux pronosucs les orages prêts a éclatter. Louis devient-il malheureux? auffitót accourt près de lui fon ancien mimftre jaloux d'adoucir, de partager fes peines. Les jours de ce Prince font-ils menacés? le vertueux vieillard ft précrpite au devanc des coups ; fes tremblantes mains s'efforcent d'arracher le fer menacant; fon ame fe pénétré d'une ardeur furnaturelle; fon intrepide générofité étonnju branie; fes cris.... Cris fuperfius!... La terre ft couvre de deuil.... Des larmes de fang couleiu dQ nos yeux: La fource en reste a jamais intarisfable Louis, les peuples a Penvie jettent des fleurs fur ta tombe. Ils trouvent écrit au fond de leur cceur qu'alïis tout jeune fur un tróne éclatant, qu'asïaüli par les récherches du luxe, par les féducbions de la volupte, par les pieges de la flatterie, tu n'eus de  64 ESSAI de LITTÉRATURE. paffión que celle d'asfurer la félicité de tes fujets: tu es entré dès les premiers' jours de ton regne , tu as marché fans interruption, dans la plus difficile , dans la plus penible des routes, celle qui conduit a faire lé bien poür Pamour du bien, fans' faste, fans defir de louange. Tu étais univerfellement cité pour un Monarque bon' & jufte, mais tu n'as été reconnu poür un grand hömme qu'a 1'heure oü fe font déployées avec tant de majefté les qualités fublimes que la modeftie renfermait en toi même. Lorsque la mort approche devancée de fanglants. Affronts accompagnée des horreurs du fupplice, le courage est un faible fupport, fi la piété, li le repos d'une confcience fans reproche ne le fecondent. Dans tous les tems des guerriers asfez intrépides pour fe précipiter fur cent bouches de bronze, ont frémi a 1'aspeCt dé la hache fatalle que Louis a fixé aVéc une inaltérable férénité : Ils ne voyaient pas comme lui arriver 1'inftant oü la vertu est couronnée. A v o c a t s. IPélisfoii', dans trois' mémoires en faveur de Fouquet, fe montre presque 1'égal de Ciceron en éloquence, mais au desfus de lui d'après le noble motif qui 1'inipirait. Héros de Pamitié, il ofa, au prix de fa liberté, au péril de fes jours, braver le courroux du plus abfolu Monarque par la defenfe viVe & dolt» ftante de fon proteéteur opprimé. Un ministre disgracié, abandonué par' les courtifans outragé par les escla-  A V O C A T S. 6s ésclaves de fa faveur, tralü par ceux même qu'il avait comblé de fes bienfaits, trouva de 1'attachement, de la fidélité dans deux hommes de lettres, la Fontaine, Pélisfon, immortalifés depuis ce jour, autant par leur générofité, que par leurs ouvrages. Pélisfon put foutenir fon beau ftyle par Pintérêt de 1'événement fur le quei il éerivait, tandis que des Avocats peut étre plus habiles, plus éloquens, ne parviendront pas a la postérité. Que d'esprit perdu dans des mémoires relatifs a des débats particuliers, mémoires fur les qu'els ne fe font portés que les regards des plaideurs, & ceux de leurs jages. Si quelque caufe réunit des circonftances asfez piquantes pour exciter la curiofité du public,.les morceaux, qui y ont rapport, recherchés d'abord avec fureur tombent bientöt dans un injufte oubli. Aucun talent ue parvient a donner du Prix aux pieces d'un proces jugé. A mefure que 1'ouvrage perd de fa vogue, le nom de 1'auteur est moins confidéré, moins connu. Scarron même temporte aujourd'hui fur Patru. (*) . Quelques talens trés marqués ont furmonté cette indifference générale. On fe resfouviendra long-tems des grands & nobles moyens de Gerbier. Linniet a fait époque dans le barreau par fes plaidoyers, comme dans la république des lettres par fon ftyle piquant par fes paradoxes: mais autant les vertus s'élevent au desfus des qualités de Pesprit, autant Elie de (*) Piron. E  66 ESS AI de LITTÉRATURE. Beaumont furpasfe fes émules. L'amour de Phumanité infpirait fes penfées, fesactions: fon cceur traca les admirables mémoires qui deffendirent avec tant de force, avec tant de chaleur les infortunés. Le feul nom de Calas imprime du refpeél fur celui de Beaumont. Beaumont augmente la foule des hommes de mérite perfécutés par la fortune, négligés par ceux qui devraient les fecourir. Exemples affligeans, faits pour prouver que 1'ingratitude, quel'injuftice, triomphent trop fouvent dans les fociétés corrompues. Le Prince de B m'a fait Phonneur de me dire qu'étroitement lié avec ce célèbre Avocat , il courut prés de lui dés les premiers fymptomes de la maladie qui Penleva. Son cceur généreux & fenfible fut déchiré de Pétat de dénuement dans le quei il trouva le malade. Des fecours coniidérables furent ofTerts avec empresfement, mais refufés avec fermeté. Les priéres ne purent vaincre cette réfiftance obftinée, qu'autant que le Prince voulut bien fe prêter, a prendre une fuperbe boete, unique débris d'une fortune confidérable, épuifée pour fecourir plufieurs malheureux. Ce trait fait également honneur aux deux amis: il furprendra peu les perfonnes asfez heureufes, pour connaitre ce feigneur aimable, que fon age trés avancé n'empêche pas de conferver le naturel charmant, Pesprit léger, Pinaltérable douceur qui le placerent au rang des amis de Mmes. du Chatelet & de Boufiers, qui le firent rechercher par Voltaire, par Tresfan, qui le rendirent 1'ornement de la cour de  É L 0'Q UENCE GUERRIERE. 6> Lunéville. D'après un tel fuffrage j'avance, fans crainte d'être démenti, qu'Ëlie de Beaumont qui nefavait rien refufer a 1'honnête indigence difait avec bonté aux pauvres qu'il jugeait tombés dans la mifere par paresfe : „ Vous pouriez bien travailler pour gagner „ votre vie , je me leve a cinq heures du matin „ pour gagner la mienne." Vous vous formeriez de 1'éloquence une idéé bien indigne d'elle, fi vous la fuppofiez reflreinte aux genres que je viens de citer: Ce font a la vérité des domaines, qui, de tout tems, lui ont été plus particulièrement afFeétés, mais fon pouvoir parait glorieufement dans toutes les fituations imaginables, dès qu'il faut convaincre, ou toucher. Si 1'innocence opprimée fe rencontre jointe au courage, elle n'a befoin pour rendre fes deffenfes fublimes, que de fe livrer aux mouvemens de fon ame. Qu'elle fe garde bien d'avoir recours k 1'art dont les regies, dont les recherches ne ferviraient qu'a refroidir fon éleétrifante chaleur. Éloquence GüEE-RIERE. QÜAND la guerre s'allume, quand de toute part on court aux armes, les discours les mieux travaillés ne trouvent plus d'auditeurs. Le tems des hommes diferts est pasfé ; celui des hommes aétifs & courageux commence. Pourtant parmi le tumulte des camps, un général fait quelquefois entendre fa voix, E 2  68 ESSAI de LITTÉR ATURE. ffiais c'est avec un accent énergique & bref. Une apparente négligence lui fied mieiix qu'une fcrupuleufe régularité. L'éloquence guérriere doit par fa Franchife infpirer la confiancc , par fa force rapide fubjuguer les Volontés, par fon feu embrafer les coeurs. Desque 1'esprit y parait, elle reste fans effet. Le général ne peut avoir , ni ne doit chercher le tems de dévélopper fes moyens. Sacliez d'ailleurs que les harangues, a la tête des armees, ne confervent & cette heure qu'une ombre de Pinfluence dont elles jouisfaient dans Pantiquité. La foule énorme des combattans , les effroyables détonations des armes a feu ne permettent plus a aucune voix humaine de fe faire entendre: les discours, adresfés au foldat, lui parviennent écrits, deslors ils restent h fes yeux , fecs, décharnés, privés de cette véhémence fi nécesfaire pour émouvoir une clasfe d'hommes fur qui les fens ont bien plus d'empire que 1'intelligence & la raifon: Mais il est des occafions particulières oü uö général peut tirer un grand parti d'une éloquence ferme & laconique. Chevert dit a un grenadier: „ Marche a eet en„ droit, on te criera trois fois: qui vive? Tu ne „ répondras pas, on te couchera enjoue, ontirera, „ on te manquera, tu tueras la 'fentinelle, & je fuis „ a toi avec une brigade." La perfuafion de Chevert ne laisfe pas le tems au. foldat de douter, & la chofe arriva comme le général 1'avait prévue. L'éloquence bannie de la tête des armées, s'est  ÉLOQUENCE GUÉRRIERE. 69 jettée fur un genre qui femblait peu propre a 1'accueillir. Elle s'est montrée dans les ouvrages fur Part militaire. Le discours, qui précéde Pesfai de Ta&ique, fit un bruit étonnant. Voltaire, blesfé d'un titre fi contraire au fyftème philantropique , dont il avait la prétention d'être le fondateur, ou du moms 1'apötre, rejetta d'abord loin de lui le nouvel ouvrage. Bientót cédant a de presfantes follicitations, il le reprit, le dévora , & chanta en vers charmans fon jeune auteur Guibert. Ce Guibert, qui depuis s'esfaya avec honneur dans différentes branches de littérature, qui, entrainé par une imagination vive, par un esprit de fyftème, par une grande ambition , eft mort de regrêt de s'entendre traité de désorganifateur de la méme armée, a Piuftruétion de la qu'elle il avait, peu d'années avant fa faveur, confacré tant de tra» vaux, tant de veilles. Laisfac dans fon esprit militaire s'est montré riche de toutes les parties qui conftituent le grand orateur: fon ouvrage, prononcé dans les plus célèbres tribunes de 1'antiquité, eut fait naïtre des trausports d'admiration. De nos jours il reste peu connu. Qui peut penfer qu'un titre militaire revétit les élans d'une imagination abondante, les beautés d'un ftyle parfait, les mouvemens des plus nobles feminiens? * K 3  70 ESSAI de E ITT É RAT URE. HUITIEMEXECTUR.E» ü i-- Éloquence des Académies. fe propofer que de briller, ne préfenter de mérite que celui de la diétion, c'est avoir dépouillé l'éloquence de fon plus grand prix : C'est proftituer un beau nom, après avoir avili le talent fublime qu'il décore. Cette éloquence oifeufe, pour la qu'elle les anciens n'eurent que peu d'esüme, la tribune étant tombée dans le mépris du moment, oü le despotisme triompha, cette éloquence mérite fouvent beaucoup d'éloges chez les modernes. Les académies la recurent, & par la rendirent un fervice réel. Leurs asfemblées devinrent 1'afile du talent oratoire. Plufieurs discours des premiers académiciens Francais font estimables, furtout d'après le tems oü ils ont paru; je ne les crois néanmoins pas asfez faillans pour que vous preniez la peine de les chercher dans les immenfes colleétions au milieu des qu'elles ils font enfouis. Ceux de Fontenelle , plus dignes d'attention, font réunis féparement. Vous trouverez faciletnent le discours remarquable de Valincourt, destiné a montrer les dangers qui entourent la profelfion d'auteur, la moins honorable de toutes quand on 1'embrasfe fans talens & fouvent par malheur la moins honorée malgré 1'appui des plus grand talents.  ÉLOQUENCE des ACADÉMIES. 71 Racine, vivement affe&é de voir les orateurs modernes fi en arriere des orateurs d'Athènes, & de Rome, réfolut de prouver que le génie, qui fe nourrisfait des beautés de ces derniers, avait droit d'aspirer a les égaler. „ Et moi aufli, je fuis orateur, s'écria-t-il." Déslors la langue Frangaife compta un chef-d'ceuvre de plus. La grandeur des idéés, la beauté des images, la rapidité des mouvemens, la régularité du plan, la noblesfe des feutimeiis, la pureté 1'élégance 1'harmonie du ftyle placent le discours prononce a la réception de Thomas Corneille, au desfus de tout éloge, au desfus de tout blame. Louis XIV jugea bien que, dans les trophées élévés a fa gloire, par la flatterie des courtifans, par 1'imagination des poëtes, par 1'ivresfe de fes fujets, la postérité ne trouverait pas une plus impofante image de fon énorme puisfance que celle, ou il est repréfenté comme le Jupiter d'Homere envoyant la terreur parmi fes ennemis , leur donnant la paix d fa volonté, fans qu'ils puisfent s'écarter, d'un feul pas, du cercle étroit, qu'il lui plaifait de leur tracer. Aulfi ce Monarque trés heureux dans les mots propres a flatter 1'amour propre, dit a Racine: „Je ,, vous louerais d'avantage, li vous ne m'aviez pas tant loué." Apres plufieurs tentatives mieux accueillies par les hommes du monde que par les gens de lettres, Thomas fe montra dans 1'éloge de Mare Aurele, le premier orateur de fon tems. Ce tems, a la vérité, loin de favorifer l'éloquence, 1'étouffait par une affeclation d'esprit, par un ton de philofoplüe qui E4  jo. ESSAI de LITTÉRATURE. quand il ne jette pas dans des définitions féches, fubftitue aux grandes idéés, des idéés gigantesquesi Le nouvel orateur paya tribut au goüt du jour, il s'écarta de 1'unique fource du beau, de la nature, en adoptant un ton déclamatoire: En fe livrant aux froides fubtilités d'une fausfe métaphyfique dans les momens ou la paiTion feule aurait du 1'infpirer: Enfin en défigurant fes meilleurs morceaux, par quelques termes fcientifiques qui fouvent produifent de 1'obscurité, & font toujours contraires a 1'harmonie: Thomas nuifit lui-même a fa gloire. Plufieurs critiques descendirent dans 1'arène pour le combattre. Des hommes, elévés & muris dans les principes de la bonne littérature, ne purent les voir violés fans en marquer leur resfentiment. D'Olivet difait: „Je ne „ faurais fupporter ce Mr. Thomas, je ne le com,, prens pas même toujours." Coyer fit paraitre des disfertations trés fages, trés justes, dont il ne recueillit aucun honneur, car ayant imprudemment blesfé Voltaire, 1'impétueux viellard 1'acabla du poids de fon indignation. Quelques trans malins lancés de Ferney, précipitérent un écrivain estimable dans la fange des pédans ou il reftera, fans que jamais perfonne penfe peut étre a 1'en tirer. Thomas, quoique fort affeété des reproches qu'on lui adresfait, était trop éclairé pour ne pas fentir la juftesfe de plufieurs , il congut le généreux desfein de fluiver des écueils' contre les quels il avait échoué, ceux qui aspireraient a 1'honneur de le furpasfer. 6'on esfai fur les éloges eut produit une révolution  ÉLOQUENCE des ACADÉMIES. 73 littéraire, fi les jeunes orateurs fe fusfent nourris de fes excellens principes. Qui ne le lit, que pour fon amufenient, admire la réunion d'images brillantes, de recherches intéresfantes, de penfées fortes. L'auteur fait paraitre fur la fcéne tous les hommes qui ont acquis un nom par l'éloquence : II défïnit avec habileté leurs qualités; il attaque avec vigueur leurs fautes ; il loue avec chaleur leurs beautés; il offre enfin un grand nombre de préceptes de goüt, que l'on pourrait presqu'appeler la cenfure de fes propres écrits. Ce noble dévouement le dédomage avec ufure du crédit littéraire dont fes premières erreurs Pavaient fait décheoir. La modeftie n'ordonne pas de rejetter les hommages qui font didlés par le fentiment, & préfentés avec délicatesfe , vous confentirez donc a lire 1'esfai fur les femmes de Thomas.- Des tableaux énergiques vous frapperont; des obférvations profondes vous donneront a penfer; des réflexions fines vous étonneront: tout 1'enfemble vous charmera: quelques jugcs févères fe font recriés contre 1'excès des flatteries pjodiguées aux femmes, mais, gariet avec transport de ce fexe, 1'ornement de la terre, s'éxagérer fes perfeélions , c'est 1'aimable erreur des cceurs fenfibles ; elle devait nécesfairement fe rencontrer dans celui dont la fimplicité dont la vertu embelisfaient les talens. Les plaintes touchantes de Pamitié, les regrets expreffifs de mille gens honnétes, annoncerent la mort de eet ami de Phumanité; honneurs funebres rarement accordes & que n'avait point encore ob-  74 ESSAI de LITTÉRATURE. term la cendre d'aucun auteur de quelque réputation. La Harpe, jaloux de montrer au public que fon talent ne fe bornait pas a la fimple critique, que le titre de Bébé (*) de la littérature, lui avait été donné par Linguét avec plus de malignité que de juftice, vit avec plaifir des circonftances favorables de déployer de 1'éruditiou, du goüt, de la fenfibilité, il s'empresfa de louer Racine & Fénélon. Les hommes éclairés applaudirent avec d'autant plus d'empresfement , qu'ils furent ravis de trouver plufieurs traite rendus avec la perfecbion de ceux fortis de la plume de ces deux beaux génies. Les cceurs honnêtes mouillerent de quelques pleurs les tableaux touchans de vertus aimables. Vicq d'Afys, d'un talent plus auftère, a fouvent offert des modéles de goüt & de ftyle. Guibert fe développa avec noblesfe dans 1'éloge du vertueux chancelier 1'Hopital, de eet auftère défenfeur des véritables droits du peuple, de ceux du tróne, génie male & ferme, 1'ennemi des fiatteurs, 1'efTroi des méchants. Quand le discours de Guibert parut, les esprits étaient déja tourmentés par cette inquiétude politique dont les germes femés depuis long-tems demandaient a éclore, on applaudit donc , avec une espèce de transport, a cette épigraphe hardie: ce n'eft point aux esclaves d louer les grands hommes. (*) Nom du nain du Roi Stanislas.  ÉLOQUENCE D'ADMINISTRATION. 75 Lorsqu'un art donne des fignes de décadence dans quelques unes de fes branches, fans que le corps luimême foit proche de fa ruine, on peut étre certain, que la féve n'a fait que changer de cours, & que bientöt s'élancerönt de nouveaux jets. Éloquence d'Ajdministration. A Pinftant ou nous regréttions, comme presqu'entierement perdue l'éloquence de la chaire, ou nous ne tirions que 'de faibles resfources du barreau, Paris, les états particuliers, les asiémblées provinciales, devinrent autant de champs nouveaux dans lesquels ont été discutés avec force, avec clarté, lesrevenus du royaume, fes befoins, fes resfources, les moyens de protéger 1'agriculture, de rendre le commerce florisfant, de foutenir le crédit. Cette arène, dont nous ne voyons aucune tracé chez, les anciens, ouverte par la raifon par 1'humanité , oü le talent n'obtenait de couronne, que lorsqu'il fe rendait utile: Cette arène fut long-tems occupée par deux rivaux qui arrêterent plus particiüierement Pattention de PEurope, qui partagérent entr'eux les voeux de la France, Necker & Calonne. Necker, profondement inflruit des myftères de fcui ctat, cachant une grande ambition fous un extérieur fimple , posfédait des talens ; mais, égaré par un amour propre fans bornes, écrafé fous le poids d'entreprifes trop au desfus de fes forces, il languit maP gré tous fes efforts, oublié au fonds de fa retraite;  76 ESSAIdeLITTÉRATURE. fi fon nom est encore protioncé parmi les individus d'une nation dont il s'est vu 1'idole, nul figne d'attacbement ou d'eftime ne 1'accompagne. Sans le retour extravaguant qui le ramena au milieu d'un parti réfolu a le braver, a 1'humilier, peut-être, fes ennemis ne le condamneraient-ils qu'en fecret; fes amisl'idolatreraient-ils encore. Les hommes impartiaux balanceraient-ils a le placer parmi les défenfeurs , ou parmi les deftrufteurs du trone. A jamais flétri comme homme d'état, il conferve des partifans a titre d'écrivain. Son ftyle fouvent difius, pefant, portant presque partout cette teinte de pedanterie feul défaut reproché aux Génévois généralement fpirituels, inftruits, honnêtes, fe réléve quelquefois avec éclat, devient fublime , furtout, lorsqu'il prend le ton de la fenfibilité. Quelfuperbe, qnel intéresfant tableau que celui qui met fous nos yeux ces vénérables guérriers blanchis au fervice de la patrie, couverts d'honorables cicatrices jadis la terreur des ennemis, maintenant remplisfant le facré par vis, couchés fur le marbre, baisfant devant 1'Etre fuprême un front fur lequel la crainte, la honte, ne fe peignirent jamais. Calonne vif, brillant, magnifique, fait en un mot pour éblouir une nation dont il posféde au fuprême dégré les qualités aimables , fur de plaire a quiconque le voit un feul inftant , fe fefant chérir par tous ceux qui 1'approchent, congut de vastes projets aux quels fes ennemis ne lui permirent pas de mettre la derniere main. Génie du  ÉLOQUENCE D'ADMINISTRATPON. 77 premier ordre il fe placera parmi les plus grands écrivains Francais. On lui doit d'avoir fait revivrè la belle profe de Port Royal. Ses phrafes harmonieufes, toujours claires malgré leur longueur, font bien différentes de celles des profateurs du jour: Ces derniers, fi j'ofe m'exprimer ainfi , femblables aux gens que leur haleine Courte empêche de fournir une carrière de quelqu'étendue, deviennent obscurs, des qu'ils ne fe déterminent pas a prendre le ftyle fautillant, haché, fi fort a la mode, qui plait pendant peu d'inftans, mais qui bientöt refroidit, fatigue, excède. Malgré les éloges prodigués aux lettres, & quelque vantée que foit la gloire d'y réuffir, ce ne font néanmoins qüe des gens fans fortune, fans état, qui s'y livrent avec ardeur. Elles paraisfent frivoles aux yeux de qui defire, ou remplit de grandes pla'ces; Calonne est entièrement livré aux affaires dont il posféde 1'esprit au plus haut dégré, mais en lui reste tout entier, fans qu'il le cultive, le fonds d'une excellente littérature, qu'il a pris au collége de Mazarin oü dès fon enfance il parut un prodige. Deux de fes condisciples m'ont asfuré que , foit par présfentiment de bonheur, foit par la conviétion ièntie de fes talens, plufieurs fois il leur annonca fon élévation, qui paraisfait peu probable, puisqu'il devait le jour a un Préfident du Parlement de Douai, plus recommandable par fes éminentes vertus, que par fes ricliesfes, que par fon crédit. 9 '  73 ESSAI de LITTÉRATUR.E. NEUVIEME LECTURE. -i -fr.. P O E S I E. Quelque fublime que foit le beau dans l'éloquence, il n'y atteint pourtant pas le dégré de fupériorité réfervé a la poëfie. Celle-ci tire de fa noblesfe, de fa grandeur, de fa hardiesfe & jusque des régies rigoureufes qu'elle s'impofe, une énergie , une majefté qui fubjuguant les hommes , les a arrachés de la barbarie. Nous voyons dans 1'antiquité la plus re» culée les poetes, légiflateurs, orateurs, mmiftres des autels. Les premiers hommes qui parlérent a leurs femblables, le firent entrainés par un mouvement pasfioné : Pénétrés d'enthoufiasme ils dédaignerent le langage vulgaire , ils en voulurent un relevé , brillant, fonore, cadencé, mefuré. La poefie nacquit, fon pouvoir ne connut d'abord point de bornes. Par elle des vceux furent adresfés a la divinité; les hordes fauvages furent arrachées du fonds des forêts , les loix furent dicbées, les arts inventés, les cités baties; les peuples faifis d'éronnement, remplis de Teconnaisfance, frappés d'admiration pour de fi prodigieux effets que la crédulité groffisfait encore , s'empresferent de témoigner leurs divers fentimens, & crurent devoir, pour y parvenir , mettre en ufage les figures employees par ceux qui les transportaient  P O É S I E. ?9 en les inftruifant, & qui furent recues comme des faits réels, chez les généiations fuivantes, bientót incapables de déméler 1'origine, la caufe des primitives allégories. Un poëte rasfemble qüelques families vagabondes au milieu des bois & des Montagnes, il devient Ofphée dont les chants mélodieux charment les lions, les tigres, animent les arbres, les rochers. Les mêmes families entourent leurs cabanes d'une enceinte: ce font des murs qui s'elévent au fon de la lyre d'Amphion. Quelques barques informes parcourent heureufement les mers prochaines, elles le doivent k Triton qui par fa conque charme Neptune & Amphitrite; Arion échappe t-il a la mort, des Dauphins, attirés par fon luth ravisfant, le mettent a 1'abri de la fureur des eaux. Les fenfations vives, feules recherchées alors, deVinrent d'abfolue néceffité même dans les fujets les plus graves. La raifon toute nue eut vainement prétendu qu'on Pécoutat. Les légiflateurs fe firent poëtes. Licurgue écrivit fes loix en vers. Dracon, qui le croirait ? Dracon invoqua les mufes au moment oü. il traqa fon code de fang. Solon fit rougir les Athéniens de leurs erreurs, les replaca fur le chemin de la gloire, les ramena prés de la vertu par d'aimables chanfons. Sa vie entiere nous apprend de la fagesfe que Plus légère que le vent, Elle fuit d'un faux favant^  8o ESSAI dë LITTÉRATURE. Lafombre mélancolie Et fe fauve bien'fouvent Dans les bras de la folie. (*) Ariftote asfure qu'a 1'exemple des légiftateurs, les orateurs étaient poëtes' dans la tribune. Rien n'engageait k reeourir k la pfofe jugé'e tro'p froide trop languisfante, pour obtenir de grands fuccès, tandisque la poefie, les asfurait fans beaucoup dé peine d'après 1'extróme facilité de fon mécanisme, qui fe pliait aux difFérens befoins de la fociété. Une révolution dans les esprits devenait nécesfaire" poür rendre moins univerfel 1'ufage des vers, qui adopté par goüt, étoit rendu réfpeétable par le tems. Cette révolution fut 1'ouvrage des grand poetes. Homère, génie vaste & eréateur, reconnu pour le plus admirable des poetes, réclame avec raifon le titre de père de la profe. La difficulté de fuivre fon vol élevé, le défespoir d'atteindre fes beautés, le dégoüt que fes poemes immortels donnerent pour toüs ceux d'un rang inférieur, firent fentir le befoin de s'ouvrir une route moins escarpée , dont 1'idée paraisfait tellement hardie, que plufieurs fiècles s'écoulérent entre 1'époque oü le desfein en fut congu & celle de fon exécution; Phérécide de Scyros, Cadmus de Milet, les premiers profateurs, vécurent quatre fiècles après Homere. Tandis qu'Homére compte des miliers d'admira- teurs t*) Jean Baptiste Rousfeau.  P O É S I E. gr teurs fanatiques, empresfés de lui rendre un culte Religieus, & jaloux d'encenfer indifféremment fei traits fublimes, fes beautés ordinaires, fes inegalités, fon fommeil : Plus d'un zoyle s'efTorce de ronger * d'une dent acérée, les monumens qui lui font confacrés, pour leur en fubftituer de nouveaux dédies aux poetes d'une antiquité plus reeulée. Leurs fubtiles & captieufes propofitions ne fauraient plonger dans 1'oubli les faits nombreux qui prouvent, que dèsque fe firent entendre Plliade & POdisfée, la fupériorité de ces deux poemes fut reconnue. Alexandre les confervait dans une casfette d'or enrichie de pierreries, le meuble le plus magnifique trouvé dans les fastueufes dépouilles de Danus. Jugeons des poetes antérieurs a Homere d'après les poetes qui ont précédé les beaux tems de la poene Fraocaife: Si les compofitions des Ronfard, des Benferade, des Colletet, des Chapelain, & de tant d'autres, eusfent éprouvéle fort qu'elies méritaient, nous ne les connaitrions que de nom, nous les regretterions, nous les regarderions comme des mervedles, nous les loueiions, avec d'autant plus de feu , que' Penvie tire du foulagement a proportion qu'elle voit reculés les hommages qui lui font arrachés. Les fatyres de Bodeau éclaireraient a la vérité , fur plufieurs d'entre les mauvais poetes, mais égareraient Au- d'autres: Voiture y marche prés d'Horace, fegrais s'y voit pi-esque le rival de Théocrite, de Virgüe. Nous trouvons dans 1'Europe grosfiere Ie mème esprit que dans 1'antique Afie : les Druides des GauF  2a ESSAI de LITTÉRATURE. lois, les prétres dei Germains, diétaient leurs arrêts, prononcaient leurs oracles en vers. Ces vers regus, comme infpirés par la divinite, imprimaient un tel refpecl, que malgré la grande estime accordée au courage par des peuples guerriers, le plus vaillant Chevalier cédait a la voix du Barde. Reconnaisfés donc la poefie pour la mère des beaux arts. Tous ont pris naisfance dans fon fein, & font restés confondus avec elle, jusqu'a ce qu'en état de fe foutcnir par eux-mémes, ils ont adopté des fonctions différentes, ils ont füivi des régies particulieres. Dèslors le poete a perdu de fon influence, de fa conftdération, il s'en est plaint, mais a tort. Peut-il aspirer aux mêmes honneurs, que quand il diétait les loix, que quand il menait les foldats a la viétoire , que quand il annoncait la volonté des Dieux ? Cependant les poëtes vraiment fupérieurs voyent encore leurs fronts ceins de lauriers immortels. Privés de Phonneur d'exécuter des aétes mémorables de vertu, ils confervent Pavantage de les célébrer ; la gloire qu'ils répandent fur les heros , non feulement en fait naitre de nouveaux, mais réjaillit en grande partie fur eux-mêmes. Le fiècle de Louis XIV ne tire pas moins de luftre aux yeux de la poftérité des noms de Corneille, de Racine, de Molière, que de ceux de Condé, de Turenne, de Catinat. La médiocrité du Profateur trouve fouvent grace. L'intérét du fujet peut tenir lieu des beautés de ftyle. Un pasfage profond efface quelques fois', aux yeux de qui veut s'inftruire, des faiblesfes, des né-  P O É S I E. gÜgences d'expreffion, il n'en egt poifit aitifi dü poets qui tombe dans le mépris, fi d'un vol asfuré il ne plane dans les hautes régions : quiconque préténd parler aux hommes ce langage fublime, doit, ou frapper leur imagination ou toucher leur cceur, mais toujours flatter leur oreille, car point de poefie fans harmonie. D'après tant d'obftacles, les fuccès dans cette carrière font les plus glorieux, mais les plus rares. De peur de corrompre votre goüt, foyez extremement refervée dans le choix que vous allez faire parmi les poetes dont de tout tems la France s'est vue inondée. Boileau vous apprendra a discöi-ner des beautés' dont il donne le précepte, & 1'exemple. Vous ne fau-> riez le lire avec trop d'asfiduité, car on peut, avec raifon, lui appliquer ce qu'il a dit d'Homere. Adorezfes écrits, mais d'un amour fineer e; C'ejl avoir profité que de favoir s'y plairè* En étudiant ce grand maitre, vous aurez peine k croire que quelques critiques modernes Paient effacé d'entre les premiers poetes, pour le renvoyer parmi les fimples verfificateurs. Jugement extraordinaire, fuite d'un goüt dépravé, ou d'un esprit departi, & cependant adopté par Vokaire devenu vieux, qui fans aucun doute en connaisfait toute la fausfeté, mais qui fe laisfait entrainer foit par un exces de complaifance, foit par une attemte de jaloufie, deux feminiens fort au desfous de lui. J'ofe vous indiquer, après Part poetique de Boileau, la F 2  84 ESSAI de LITïÉRATURE. poetique de Marmontel, fans le fecours de la qu'elle vous ne pourriez pas avec fuccès culciver la poefie. Dans eet ouvrage dont 1'éxéeution annonce beaucoup de littérature, infinittient de fagesfe, & d'esprit, vouspuiferez des confeils tres utües, pour fuivre une route dans la qu'elle il est plus facile de fervir de gmde que de modéle. Ces deux légiflateurs du Parnasfe fe prêtent de mutuels fecours. Rasfemblez leurs principes, foumetez-vous a leurs loix qui portent fur la même bafe, qui tendent au même but, mais qui chez Marmontel font plus détaillées, plus claffiques , plus propres a foutenir des débutans; qui, chez Boileau plaifent, offrent autant d'agrément que d'inftrucbbn, élévent au fommet de l'art. Tous deux vous pénétreront d'une importante vérité, que ce n'est qu'avec une refpe&ueufe défiance, qu'il faut toucher la lyre poetique, car, quoique les vers, aimables enfans de 1'imagination, loin d'attendre , pour paraitre , qu'un pénible travail ait formé 1'esprit, fe trouvent furies levres de 1'enfant destiné par la nature a devenir grand poete; cependant 1'homme qui négligé de cultiver par 1'étude , par la faine critique, fes dispofitions, jette de tems a autre de brillantes étincelles, mais tombe bientót dans le bas, C'est cette confiance malheureufement auffi commune que déplacée, qui rend eet axiome incontestable. ■ „ Les rimeurs font nombreux & le potte eft rare (*) C') Li Ilarpe.  P O É S I E. g5 Si, favorifée de la nature, vous vous fentiez asfez d'élévation, asfez de feu pour aspirer a la palme glorieufe de Pépopée, cherchez 1'estimable traité du poeme épique de Bosfu , qui ne faurait fuppléer au génie, mais qui le dirige. Quelque fier que foit ce génie, qu'il fache que les grandes beautés font pardonner les fautes, mais ne les rendent pas un mérite: S'efforcer de les éviter est toujours un devoir de rigoureufe néceffité. L'Empire de la poefie généralement reconnu ne Pest pourtant pas au point que quelques hommes a talent ne 1'aient traité de chitnérique. La Motte jaloux d'avancer & de foutenir des opinions hafardées, attaqua, maltraita même la poefie: 11 ofa bien appeller eet art presque divin, une ingénieufe folie. Selon lui les plus grands poetes n'ont que le mérite de la difficulté vaincue ; Groffiere erreur renouvellée de Mallebranche & de Pafchal. On concoit que deux génics capables d'éléver leur profe au ton des objets les plus importans, les plus impofans, aient nié la réalité d'un mérite qu'ils ne voulatent, ou qu'ils ne pouvaient pas posféder. L'impoffibilité femble même plus probable, que Ie manque de volonté, lorsqu'on entend Pafchal avancer que la poefie ne confifie que dans ce qui précifement la tue dans les épithetes oifeufes de foleil, de fans pareil &c. & lorsqu'on apprend que Mallebrance défié par fes amis de faire de bons vers, leur envoya ce fingulier distique: II fait en ce beau jour, le plus beau ttms du monde Four aller d cheval, fur la terre, & fur l'onde. F 3  86 ESSAI de LITTÉR ATURE. Mais comment Lamotte, bel esprit, qui avait coiifumé la plus grande partie de fon tems a faire des vers recherchés malgré une foule de bluétes, de traits alambiqués, fe permet-il de nommer la poefie un travail puéril, fans aucun prix réel qui étouffe la nature, refroidit 1'imagination, & charge de chaines la raifon. La Faye, homme du monde, aimable, fpirituel, plein de goüt, animé d'une excellente verve, repousfa de fi fausfes asfertions par des ftances harmonieufes dans les qu'elles fes penfées font rendues avec une noblesfe, avec une énergie, que la profe ne faurait atteindre. II fuivit 1'exemple du Philofophe Grec marchant devant 1'adyerfaire qui lui niait l'exiftence du mouyement. De la contrainte rigoureufe t Oü l'esprit femble rejfëré, ƒ7 regoit cette force keureufe Qui l'éléve au plus haut dégré. Telle, dans fes canaux prejfée ulvec plus de force élancée, L'onde s'éléve dans les airs Et la regie qui femble auftère N'eft qw'un art plus certain de plaire. Jnféparable des beaux vers .  POÉME ÉPIQUE. 87 DIXIEME LECTURE, ri -*•»■ fc. POEME ÉPIQUE. Poeme Épique est univerfellement reconnu pour le plus grand effort de 1'esprit humain. Action grande; poefie harmönieufe; imagination abondante, merveilleux fublimc , eomparaifons variées, incidens nombreux, mais naturels, defcriptions riches, connaisfance des moeurs; fentimens élevés, paflions fortes ; épifodes faülantes qui donnant par fois au ton foutenu, une disfonnance favante & agréable, paroisfent prés du fujet principal, comme les nobles parvis pres de nos augustes temples; héros fur le quei tout 1'intérêt porte ; enfin plan vaste , fage & régulier ; font les parties dont la miraculeufe réunion forme le majeftueux enfemble de 1'Epopée. De tels obftacles rarement vaincus dans 1'antiquité, parurent long-tems infurmontables chez les modernes. Le lutrin est admirable dans fa conduite, dans fes beautés de détail, mais fon fujet frivole & plaifant s'oppofe k ce que dans une matiere auffi grave vous le regardiez comme un dédomagement des chütes de Scuderi, de Chapelain &c. Voltaire entreprit de donner un poeme épique a fa paüde, dans Page oü tout autre n'en eut pas même congu la première idée. Les perfonnes les plus éclairées, au jugement desqu'elles, il eut la fagesfe de foumettre fon travaü F4  83 ESSAI de LITTËRATURE. cherchérent a le détourner de cette difficile entreprifè, en lui difant : „ Les Francais n'ont pas la „ téte épique:" Leurs presfantes objecbións piqucrent fi fort le jeune poete, qu'emporté par un mouvement de vivacité, il jetta fon manufcrit dans le feu, Le préfident Hainault, qui, d'après quelques pasfages , fentait le prix infini de 1'ouvrage, fe hata de le ravir au danger: Auffi, difait-il, depuis en plaifantant: „ J'ai quelques droits k la reconnaisfance de „ 1'Europe, car elle ferait privée d'un trés beau „ poëme, fi je n'avais pas, pour 1'arracher des flatn„ mes, facrifié une fuperbe paire de manchettes a „ dentelles." Le nom de Voltaire rappele le fouvenir d'un homme étonnant qui, pendant foixante ans, fit les délices & fut 1'admiration de 1'Europe, qui, après avoir exercé dans la république des lettres une dicbature abfoltie, mourut fous le poids des honneurs que fa patrie reconnaisfante lui prodiguait avec une profufion disproportionnée a la faiblesfe de fon grand age. Dans le recueil immenfe de eet esprit fi fécond, tous les genres font traités avec plus ou moins de perfecbion, aucun fans agrément. Vous ne parcoureriez qu'avec danger une \ü vaste collecbion. Bornez-vous donc a vifiter quelques unes de fes branches. C'est d'après 1'univerfalité reconnuè des talens de Voltau-e , que quelqu'un projofa d'écrire au bas de la ftatue que les hommes de lettres lui éleverent par fouscription, & qui doit fe regarder comme un honneur au desfus de tous ceux qu'aucun mortel ait jamais regu:  POÉME ÉPIQUE. 89 Quand les arts fleurijfaient dans Athene, & dans Rome, II fallait pour chaque grand homjnt Cifeler un marbre nouveau: Ici l'artifte plus habile A fous fon magique cifeau, Fait revivre dans ce morceau. Sophocle, Tacite, & Virgüel Voltaire, comme Jean Jacques, ne compofait, que quand il était éxcité par un mouvement d'enthoufiasme. Rien de beau felon lui ne s'exécutait de fangfroid, 011 de propos délibéré; mais eet enthoufiasme qui naisfait dans le coeur de Rousfeau, partait de la téte de Voltaire; fouvent même fa chaleur était une chaleur faftice dans la qu'elle Part entrait pour bien plus que la nature. Ch .*. admirateur zelé de Voltaire, fouhaita connaitre eet homme unique, il lui écrivit, il accompagna fa lettre de vers; la plus jolie reponfe devint Porigine d'une correspondance fuivie : Bicntjt de presfantes follicitations le mettent dans le cas de fatisfaire fon défir le plus cher. II part, il arrivé a Fernei. Beaucoup d'esprit, une grande fortune, une place confidérable, étaient autant de titres qui asfuraient dans ce chateau une réception distinguée. Voltaire étudie fon nouvel höte , 1'entretient: avec intcrêt, le garde prés de lui jusqu'a minuit, fe montre gai, brillant, mais non fans fe plaindre de beaucoup fouffrir. Ch... était trop fatisfait, trop rempli ie ce qu'il avait vu, & entendu dans cette journée, F 5  90 ESSAI de LITTÉRATURE. Tour fe livrei- facilement au fommeil, a peine après deux heures d'agitation, fes yeux commencaient-üs a s'appefantir, Ia porte de fa chambre s'ouvre avec fracas: „ Mr. de Voltaire fe meurt, il veut vous „ voir, vous entretenir, levez-vous, ne perdez pas „ un feul inftant." Trés allarmé, il C0U1.t avec précipitation a 1'appartement du malade, le trouve fur fon lit entouré de fa Niece, du pere Adam, de plufieurs domeftiques tous Pair confterné, une lampe de ïïuit , répandant fa fombre lueur, ajoutait a Peffet de cette lugubre fcène. üne voix tremblante & faible fait entendre ces triftes paroles: „ Approchez; „ Socrate veut mourir dans les bras de Criton." Ch... prctend rasfurer , dit que le danger n'est peut-être pas trés presfant. „ Non, non, reprend „ le mourant, mon heure est proche: je rends gra„ ces a la fortune d'avoir , pour eet inftant fatal , „ conduit chez moi un témoin tel que vous." Se li-* vrant alors a un de ces épanchemens fouvent derniers élans des grandes ames, il prononce le discours le plus éloquent, le plus fublime, le plus pathétique. Ch... hors de lui ne peut retenir fon émotion, fond en larmes, baife la main du viellard qui fatisfait de eet attendi-isfement dit, du ton le plus ferme , le plus pofé: „ Voila qui est bien: que tout le monde. „ fe retire." Ch.... quoiqu'un peu furpris, fuit les autres fpectateurs, fans fe permettre d'odjeftion : Parvenu dans le falon, il s'adresfe a Mrae.Denis. „Daignez, Ma>, dame, me rendre raifon de ce dont je viensd'étro  POÉME ÉPIQUE. 91 „ tcmoin : Pardon, Monfieur, mille fois pardon, ii „ l'on a troublé votre fommeil, mais mon oncle dé„ firait compofer un discours attendrisfant par le quei ,, il prétend terminer une tragédie mife depuis quel„ ques jours fur le métier. De lémblables épreuvcs „ rénouvellées plufieurs fois fur nous, ne fauraient „ nous émouvoir, il fe voit dans la néceffité d'at„ tendre que quelqu'étranger vienne chez lui pour „ la première fois. C'est du reste une marqué de „ confiance qu'il n'accorde pas indifféremment; elle „ vous prouve fon estime pour votre coeur, fa con-r „ fiance dans votre goüt." L'excellente épitaphe, que voici, peint d'un feul trait Voltaire tout entier, fans rien diminuer de fon mérite littéraire. )) C'y git l'enfant gaté du Jiècle qu'il gata^ Le défir de placer fous vos yeux quelques traits d'un mortel dont 1'exiftence doit a jamais faire époque non feulement dans les annales du génie , mais encore dans Phistoire des gouvernemens, peut feul authorifer la digreffion que j'ai faite au milieu d'un fujet de Pintérêt du poeme épique. Un des meilleurs Rois, que la terre ait posfédé , vous invite, pour le moins autant que la célébrité de Pauteur, k lire la Henriade. D'heureux détails, de beaux vers, d'admirables portraits , mériteront vos éloges. Plufieurs morceaux fublimes vous pénértreront d'enthoufiasme. Quei magnifique tableau préfente le. feptieme chant ? Le poete femble pénétrer  92 ESSAI de LITTÉRATURE. dans le fanétuaire de la divinité. II annonce les plus augustes vérités, il développe les plus abftraits fyftémes de Philofophie, fans perdre un feul inftant de vue les beautés poetiques. Les graces conftruifirent, de leurs mains enchanteresfes, ce temple délicieux, ou couché parmi des fleurs, repofant dansle fein de la volupté, entouré des doux defirs, fe livrant aux aimables jeux, régne 1'amour: Hélas il cherche inutilement a étouffer la jaloufie , le repentir , la fureur ennemis acharnés que notre corruption fait naitre fous fes pas. Vos fincéres hommages feront fuivis de quelques plaintes. Vous chercherés envain k vous deflèndre d'une espèce de laffitude bien contraire a la vive émotion que doit produire le poeme épiqu». Un plan resféré, une chaleur point asfez foutenue , un mervedleux trop mesquin , des étres allégoriques mis en fcène fans étre revêtus d'aucune forme propre a les rendre vifibles pour nos fens, des acteurs fans mouvement, font les défauts qui étouffent une partie de 1'intérét. Jofeph mérite de grands éloges par quelques morcearx extrèmement beaux, & plus encore par fon refpectacle but moral , qui est de prouver que les plus hautes vertus ne font point incompatibles avec la jeunesfe : Le caractère de Jofeph offre de la noblesfe, de 1'élévation: Les autres caraétères paraisfent bien tracés, le plan est fage, la poefie élégante; plufieurs fituations intéresfent, mais Bitaubé, fon auteur, reste trop fouvent au desfous du fublime, pour s'éléver a d'autre titre, qu'a celui de poete estimablc.  POÉMES DE DIFFÉRENTS GENRES. 93 poemes de différents genres. Mo ins magnifiques, moins impofans que le poeme épique, mais accompagnant, mais ornant fa marche triomphale, s'avancent d'autres poëmes, les uns didaftiques, les uns defcriptifs, les uns badins, les uns fentimentaux; tous fusceptibles de beautés nombreufes, mais différentes: La confufion de ces beautés a produit de monftrueux effets. Les mouvemens pasfionnés fe montrent ridicules des qu'on les appercoit au milieu des préceptes : Les disfertations deviennen.t d'une fécheresfe infuportable, a 1'inftant oü elles fe mélent parmi les épanchemens du cceur. Quelques poetes asfez habiles, pour le renfermer dansle genre qu'ils entreprenaient, pour le manier avec habileté,ont mérité de réuffir. Le poeme de la peinture de Lemiere lui a valu le titre de poete, & de verificateur, bien plus que fes tragédies. On le lit de Ante avec plaifir; il n'est pas exempt de fautes , mais le fujet en est intéresfant, foit comme didaétique , foit comme defcriptif. II emprunte fouvent du latin de Pabbé de Marfy , mais toujours avec fuccès. Ce poeme étincelle de beaux morceaux, & de bons vers. Les difficultés font heureufement vaincues, & en général il est animé de 1'esprit poetique. Le poeme fur 1'établisfement de Pécole militaü-e par Marmontel, mérite les reproches de monotonie, de moyens petits, d'acbeurs inanimés, mais de fu-  94 ESSAI db LITTÉRATURE. perbes pasfages ont été , font & feront toujours applaudis. Le poeme des faifons, ouvrage plein de véritable philofophie, est écrit avec fraicheur, avec élégance; il vous donnera une avaritageufe idéé des talens de fon auteur, qui, quoique trés estimables, ne font pourtant pas, des qualités que posféde Sl. Lambert, la plus digne d'envie : Plus qu'aucun autre mortel il eut en fon pouvoir le don de plaire. Par un concours fingulier de circonftances, d a été rival, ■ & rival heureux des deux plus beaux génies de fon fiècle. Voltaire, J. J. Rousfeau le virent amant favorifé de celles qu'ils adoraient. Le poeme des jardins de 1'abbé de Lille fuffirait pour immortalifer fon auteur. Des defcriptions parfaites, des comparaifons nobles, des détails achevés, des épanchemens precieux de fenfibdité, n'empêchent jxwrtant pas le cceur de regretter que les beautés de 3a nature foient parées d'ornemens qui cachent la fimplicité, leur principal charme. Les jardins de de Lille ne conviennent qu'a 1'opulenee: Ils attristent le particulier peu riche ; ils le dégoutent de fon toit rustique, véritable afile de la paix. Le luxe des images répond au luxe de poefie fouvent porté trop loin. Redoutons autant Pexcès des richesfes qu'un entier dénuement. De toutes les fieurs cultivées par Dorat le poeme de la déclamation est peut-être la feule immortelle. Des vers eii général trés bien faits dévéloppent d'ex-  POÉMES DE DIFFÉRENTS GENRES. 95 cellents principes fur un art difficile & beaucoup plus important qu'on ne le croit communément. La déclamation ajoüte infiniment foit a la force, foit a la douceur des fentimens: 1'orateur facré lui doit 1'avantage de porter, la ferveur, la crainte, 1'espérance , le remords dans 1'ame de fes auditeurs: chez les nations libres le fort de 1'état dépend fouvent du débit oratoire qui repend bien plus de mouvement dans les asfemblées publiques, que la verité fecondée par la feule raifon. Des inflexions de voix habilement menagées peuvent conduire aux honneurs dans les republiques, mettre les armes a la main des citoyens, ou bien faire regner la paix. Dorat, d'après fon caracbère, d'après fes goüts, s'est attaché de préférence Èt confiderer fous de riants aspecbs Part dont il parie; Ses elForts heureux nous le montrent, quand il produit de délicieux plaifirs, quand il devient 1'ornement des fpecbacles: Ils nous apprennent auiïï a ne pas le négliger pour 1'ufage ordinaire de la vie. Rien d'aufïï précieux qu'un beau langage; dans la prospérité il nous rend aimable ; dans les disgraces il nous rend intéresfant. Même dans les dangers qui nous fiiivent en croupe, Le doux pari er ne nuit de rien. ( * ) J'ofe vous parler de Richardet dont le moindre mérite est celui d'une verfification pure & parfaite. II ofFre quelques tableaux qui font fourciller la rigide ( •} La Fontaine.  96 ESSAI de LITTÉRATURE, vertu, mais qui finisfent par la faire rire malgré elle. Ce poeme est plein de philantropie, de bonne philofophie, de vers heureux. Le cara&ère de Feragus vraiment original est trés bien foutenu. Cet ouvrage, imité de 1'italien, de 1'avis des connaisfeurs, furpasfe de beaucoup fon modéle. Dumourier s'était fiatté de rencontrer dans la gaité de Fortiguera quelque foulagement a une confomption qui le minait, & qui le conduifit au tombeau peu après 1'heureufe exécution de fon entreprife. (*) Rien encore n'a paru de plus aimable, de plus leger que 1'immortel, que Tinimitable pérroquet. Verven, fujet futile, rendu piquant par fon exécution, est un phénomène littéraire; furtout quand on le regarde comme 1'ouvrage d'un jeune homme qui, dans le fonds d'un collége, devina le ton fait pour plaire aux gens du goüt le plus déhcat. Ce joli petit poeme fit coucevoir de trés hautes espérances de Gresfet. L'attente du public ne s'est pas trouvée completement remplie, d'après bien des contrarietés qui glaeerent en partie une imagination bnllante. Rarement le fils d'un homme célèbre fort de 1'obscurité; foit que la nature refufe d'accorder fes dons a deux générations de fuite, foit d'après une erreur trés commune, quoique difficiie a dcfinir. Tout enfant fe fent de la répugnance a marcher dans la route frayée avec fuccès par fon père. La littérature Francaiié ofiie quelques exemples contraires a cette remar- ( * ) Mort en 1769.  POÉMES DE DIFFÉRENTS GENRES, marqué, néanmoins trop bien fondée pour qu'un petit nombre d'exceptions la détruife. Louis Racine injustement appellé le petit fils d'un grand homme, obtient les honneurs refervés aux excellens poetes des perfonnes qui aiment asfez finccrement les lettres, pour ne pas être dégoutées par la fécheresfe des fujets lorsqu'ils font bien traités. Ce poete estimable pour fes talens fit des vers d'aprèsune impulfion que rien ne put retenir. Boileau s'efforca vainement de 1'arrêter, en lui repréfentant avec force & a plufieurs reprifes, 1'impoffibüité de paraftre avec éclat après un pere auffi illuftre. Dans le poeme de la Religion, riche de fuperbes mórceaux, il combat avec force Lucrece qu'il traduit avec éloquence. Les vérités les plus faintes y font mifes dans tout leur jour. Enfin ce poeme & celui de la grace offrent peut-étre les plus frappans exemples de difficultés vaincues. Le fecond reste trés inférieur au premier; la faute en est plus au fonds qu'a la forme. Quei fpeéïacle révoltant n'eut pas offert le poete, fi, cédant a de pernicieux confeils, il eut prétendu rasfembler, dans le même groupe , la grace du christianisme & les graces du paganisme. Le poeme du bonheur éléverait Helvétius au fommet du parnasfe, fi de beaux vers, de brillantes de-, fcriptions, de brulans fentimens, n'étaient pas déparés par une roideur philofophique, par un esprit de fyftème, par une déclamation quelquefois outrée, défauts bien contraires au génie de la poéfie. Amour, tu n'exiftais plus dans Paris ; ton nom G  98 ESSAI de LITTÉRATURE. feul y était connu, & journellement profané, lorsque Bernard voulut t'asfujettir a des regies. L'art d'aimer : L'on ne réunira jamais deux chofes plus contradiétoires : quiconque employé Tart, n'aime point. Pour celui qui fait aimer, fon feul art est dans 1'excès de fa tendresfe ; tout autre lui reste étranger. Ovide , le premier , prétendit donner a Rome des lecons de eet art. Quelques tableaux voluptueux, de charmans détails renden t fon ouvrage bien cher aux hommes qui coulent leurs jours au fein des plaifirs. Bernard, gentil Bemard, après avoir agréablement célèbré Claudine, s'oecupa de faire renaitre chez les Francais le Chantre des tendres amours des Romains. Son petit pioeme, récité avec grace dans plufieurs fociétés , produifit beaucoup de fenfation. D'après de brillans éloges, le public le demanda avec inftance, le recut avec empresfement, le lut avec avidité; le grand jour diflïpa le charme. Les lefteurs, blesfés de voir leur attente trompée , moiitrérent trop de rigueur. On ne paria que de la faiblesfe du ftyle, de la négligence, de la fécheresfe du nouvel art d'aimer. On ne rendit pas juftice a plufieurs trés jolies & rrès riantes images. Eftagons fans balancer le titre fi faux de l'art d'aimer pour lui fubitituer le titre de l'art de féduire. Ce dernier art peut par malheur fleurir dans une fociété corrompue; dans tous les tems le même, il ne confifte que dans 1'habileté plus ou moins dangereufe de fiatter la vanité des femmes. Aufli des maximes  POÉMES DE DIFFÉRENTS GENÏIES. 99 galantes, des images voluptueufes, quelques confeils liazardés, peu d'idées neuves font le fonds de presque toutes les poélies érotiques. A quelque perfecbion qu'Ovide , que Bernard & leurs imitateurs, portasfent leur travail, un regard de la beauté inftruirait toujours bien mieux qu'eux. Ce qui me fit écrire fur les ceuvres de Bernard qu'une trés aimable (*) perfonne me préfentait: Ce livre m,ejlpeu nécesfaire: Vos yeux, adorable Glycere, Enfeignent l'art d,aimer mieux qu'Ovide £? Bernard; Mais, que je chérirais leur art, S'il pouvait nï'apprendre d vous plaire. ONZIEME LECTÜR.E. ——H-H- ■ l * ÜTusqu'au fièele de Louis XIV la poéfie est restée chez les Francais dans un trop grand état de faiblesfe, pour que Vous luifiés avec plaifir les productions les mieux accueilies au moment oü elles parurent.' Enfin Malherbe vint & le premier en France, Fit fentir dans fes vers une jufte cadence, D'un mot mis en fa place enfeigna lé pouvoir,' Et reduifit la mufe aux régies du devoir. (*) La Comtefle de P.... - G 2  ioo ESSAI de LITTÉRATÜRE. Par cefage ècrivaïn la langue rêparée NJoff~rit plus rien de rude a l'oreille épurée ; Lesplances avec grace apprirent a tomber, Et le vers fur le vers n'ofa plus enj amber. Tout reconnut fes loix & ce guide fidéle Aux auteurs de ce tems fert encor de modéle. C'est ainfi que Boileau annonce dans fon art poétique le réformateur de la poéfie Frangaife. On croirait voir le lever d'un astre nouveau qui vient éclairer le permesfe : Convenons toutefois, malgré le refpeft du au judicieux fatyrique, que fes éloges iönt un peu outrés , car Malherbe trés occupé de la partie mécanique de la verfification, de la pureté, de la langue, reste presque toujours dépourvu de la chaleur, de Penthoufiasme, qui caraclérifent le grand poete Lyrique. Quoique 1'extrème travail que lui coutaient fes vers les ait rendu peu nombreux, vous en trouver és néanmoins plufieurs dont la perte ne ferait d'aucune importance : Tous n'ont pasl'heureux naturel, la touche de fenfibilité des confolations adresfées a du Perner, fur la perte de fa fille, jeune perfonne enlevée a 1'amour de fes parens par une mort imprévue. .... Mais elle étoit du monde oü les plus belles chofes Ont le pire deftin, Et rofe elle a vccu ce que vivent les rofes, Uefpace d'un matin.  POÉMES DE DIFFÉRENTS GENRES. ior La mort afes rigueurs d mik autre pareilksf On a beau la prier. La cruellequ^elk est ft bouche les oreillesf Et nous laisfe crkr. Lepauvre en fa cabane oü k chaume le couvre Est fujet a fes loix, Et la garde qui veilk aux barrières du louvre , N'en défendpas nos Rots. Malherbe ne tarda pas a éprouver, par Iui-même, Ie peu de fecours qu'une grande douleur tire des confolations que les philofophes, que les poetes débittent avec une asfurance infpire'e bien plus par 1'orgueil que par la pitié. Quand 1'infortune pèfe fur eux, ils fe voyent ainfi que les autres mortels forcés d'attendre du foulagement du tems, ce grand confolateur des humains. Le fils de Malherbe, jeune homme de grande espérance, périt dans un duel: Rien ne peut calmer le défespoir du pere, il cherche Padverfaire de fon fils, il demande a le combatre; fes amis, arrivés a tems , pour 1'aréter , lui repréfentent de quelle témérité il deviendrait coupable , s'il fe mefurait avec un homme qui, plein de force , n'avait pas la moitié de fon %e. „ Hé! „ ne voyez-vous pas, répliqua le courageux viel„ lard, que je ne risque que cinquante contre „ cent." G 3  102 ESSAI de LITTÉRATURE. Ode. circonftance donne du luftre a Malherbe : II s'est appliqué , non fans quelque fuccès, au genre de poéfie le plus difficile, le plus fusceptiblc de beautés après le poeme épique, (/z) È 1'ode dont les Francais ont fi rarement atteint la marche rapide,le désordre impofaht, les élans impe'tueux & fublimes. Le nom de Rousfeau femble destiné a 1'immortalité. Plufieurs hommes a talent Pont potte, entte les quels fe distinguent J. Baptiste & J. Jacques, qui réclament tous deux le titre de grand. Sans admettre comme inconteftables les droits du premier, j'admire dans fes beaux morceaux une imagination fortó, une poéfie riche , un emhoufiasme brtillant. Seul parmi les Francais il s'éléve au ton de 1'ode, feul il fe montre par fois digne fuccesfeur des Pindare , des Horace, feul enfin il déploye toutes les beautés du genre Lyrique; mais une vie errante,des chagrins, des perfécutions, les atteintes de la mifere, fiétrirent fon génie. Prés de magnifiques ftrophes qui transportent, fe rencontrent des pieces dictees par une humeur atrabilaire, dans lesquelles le goüt est ausfi blesfé que la raifon. (//) J'ai ajouté icile mot épique, car 1'ode, dans Ja poéfie des anciens & des modernes, prehd le pas iramddiatement après, & Jcs autres poemes ne peuvent marcher qu'après 1'ode: Elle chante les dieux, les lidros (x les belles: Elle les chante dans un langage toujour! infpiré.  ODE. 103 Une inégalité ausfi marquée annonce le befoin d'im extrait fait avec discernement. Le littérateur, chargé de cette entreprife ausfi pénible qu'utile, retrancherait plufieurs morceaux qui méritent le fort prédit k 1'ode fur 1'immortalité. Voltaire, après 1'avoir entendue, dit a Rousfeau : „ Notre maitre, „je ne crois pas que cette ode arrivé jamais a fon „ adresfe." Mot piquant trop vivement fenti, qui fut 1'origine des longues & violentes querelles dans les qu'elles deux hommes faits pour s'estimer s'outragerent, fe calomnierent, & firent, au triomphe de leur nombreux jaloux, tomber fur eux mêmes la bonte dont chacun voulut couvrir fon ennemi. L'Emportement de Rousfeau, le defir général de flatter Voltaire, alors le coripliée de la république des lettres, donnérent naisfance a des critiques, a des fatyres, même a des injures. Pompignan écrafa tous ces énerguménes déchainés. Le nil a vu, fur fes vivages , De noirs habhans des deferts Jnfulter, par leurs cris fauvages, L'astre éclatant de iunivers. Cris impuisfins ! Fureurs bizarres I Fandisque ces monftres barbares Pousfaient d'infolentes clameurs, Le Dieu, pourfuivant fa carrière, Vrfait des torrens de lumiere Sur ces obfcurs blasphémateurs. Malgré des talens fupérieurs asfez prouvés par ce G 4  io4 ESSAI de LITTÉRATURE. feul pasfage, malgré des vertus portées au plus haut dégré, Pompignan n'a pu fe dérober aux affronts, aux humiliations les plus injustes , pour avoir attaqué imprudemment une fecbe puisfante. Lapbstérité, plus juste , honorera la mémoire de eet homme refpecbable. Déja font tombés dans 1'oubli des débats dont la caufe, dont les fuit.es ont tout au plus infpiré 1'intérét du moment; nonobftant 1'appui d'un grand homme C*), qui ne fe disfimulait pas combien le rendait injufte la nécesfité de fervir les pasfions d'un parti dont il était jaloux de «ster le chef; mais tant que la langue Francaife fubfiftera, tant que quelqu'étincele de goüt brillera , on citera , comme des morceaux d'une grande beauté, plufieurs de fes odes facrées. Beaucoup de perfonnes, faites pour les apprécier, pour les goüter , ne penfent pas a les lire & méme prononcent fur elles, d'après le farcasme trop connu de 'Voltaire: A chaque pas fe rencontrent par malheur des occafions de dire : Voila. de vos arrêts, Mesjïeurs les gens de goüt, L'ouvrage est peu de chofe,& le feul nom fait tout (t). L'amour des Francais pour leur Roi, amour dont, pendant plufieurs fiècles, ils ont tiré gloire aux yeux de 1'Europe comme d'une diftincbion flatteufe qu'aucun autre peuple ne pouvait leur disputer, eet amour asfura dans ce genre les fuccès du ChevalierLaures, chantant 1'enthoufiasme en faveur des Louis XV, confacré par les monumens publics. (') Voluire. ( f) firon,  SONNET. 105 A la fuite du poeme & de 1'ode le fonnet fe préfente avec asfurance. „ Un fonnet fans défaut vaut feul un long poeme." Mais ce fonnet me parait, de toutes les chimères, la moins réalifée , quoique , dès les premiers momens de la naisfance des lettres, les poetes s'en foient occupés avec une espèce de fureur, & que le public ait attaché une bien fmguliere importance a leurs efförts. Paris discutaférieufement afin de favoir le quei de deux médiocres fonnets méritait d'être préféré. Les mêmes perfonnages, qui, peu d'années auparavant, avaient bouleverfé la France par leurs faétions, embrasferent avec un enthoufiasme ridicule des querelles littéraires. La noblesfe, la pompe ne font pas des qualités asfez inbérentes au fonnet pour que le Francais [n'y ait pas parfois introduit la gaité qui lui est fi chere. Le fuccès de cette intreprife devient certain, quand un début grand & élevé conduit a une chute d'autant plus plaifante qu'elle est moins prévue. ücaron fe mit au-desfus de lui-métne, quand il compofa le charmant fonnet qui commence par ce vers: Superbes monumens de Vorgueil des humains, &c. Ce fut peut-être la feule circonftance dans la qu'elle 1'esprit de ce poete , guidé par le goüt, donna naisfance a une bonne plaifanterie. L'amitié, qui m'offre le fonnet fuivant, rehausfe beaucoup fa valeur a mes yeux; j'ofe pour tant croire G S  io6* ESSAI db LITTÉRA TURE. que les vótres ne le trouveront pas dépourvu de charmes. D'une tendre lueur laube dans fa carrière Colore lesforêts, les montagnes, les mers; Et bientót defesfeux embrafant l'univers\ Phébus donne lavie d la nature entier e. ® Le cipres vers le del port e fa tête altier e Son front audadeux balance dans les airs ; L'aigle s éleve, plane au-desfus des éclairs % Et fixe avec orgueil le Dieu de la lumiere. Des voiles tênébreux couvrent ce iour ferein: La foudrefend la me, elle éclate, foudain ' D'un fracas prolongé les poles retentisfent ; Touts'écroule...,&tandisque dans mon cabinet Les mursfont ébranlés, que les vitres frémisfent, D'une tremblante main jefinis mon fonnet. Par A. de G.... Fable. X ortés fur vous, relifés a toute heure le bon Pmimitable la Fontaine ; chés lui la fagesfe est ca~ caéö fous les plus riantes förmes, 1'esprit parait orné de fes plus grands attraits, de Pabondance,  FABLE. 107 de la facilité , de la finesfe, de la naïveté. Sa gloire croit chaque jour. C'est un fonds d'une inépuifable fertilité , qui préfente fans césfe de nou velles, moisfons, quand on a le bonheur de le cultiver. J'ai remarqué avec plaifir 1'impresfion qu'a faite fur vous la lecture des premières fables. Bientöt, vpus vous écrierez avec ce poete divin : „ L'apologue est un don qui vient des immortels: „ Ou fi c'est un préfent des hommes, ,, Qukonque nous Va fait même des autels." La Fontaine portait fi loin la bonhomie, qu'on eft peu furpris que des yeux grosfiers s'y foient laisfé tromper, que fa fervante ait dit a 1'Ecléfiastique qui, attiré par une maladie grave, lui parlait avec chaleur des devoirs du christianisme : „ Monfieur , „ ne tourmentez pas ce pauvre homme; il est plus béte que méchant." Mais comment les beaux esprits de fon tems ne lui rendirent ils pias plus de juftice ? Comment Boileau ne 1'a-t il pas p>lacé avec toute la diftinélion posfible dans fon art poétique ? Sans une disfertation fur la Joconde, nous ignorerions que 1'Aristarque Francais & le fabuliste par excellence ont été contemporains. Le feul génie pénétrant de Molière mit celui de la Fontaine a fa véritable hauteur. Un jour que , dans un diné , les plaifanteries. fur la Fontaine fe fuccédant avec rapidité étaient empreintes d'un fel trop acre , Molière dit comme infpiré : „ Trémousfez-vous, Mesfieurs, tant qu'il v vous plaira, le bon homme ira plus lpin que nous.",  io8 ESSAI de LITTÉRATURE. Envain quelques enyieux fe f0D{-fls efforcés de fletnr lecaraclére du bonkomm par le reproche d'une coupable indifférence. Sou éloignement pour une femme d'un caraftère plus que difficile, qu'ü alla pourtant chercher a trente lieues de Paris , fans pour cela la voir, parcequ'elle était au falut au moment de fon arrivée, ce qui 1'engagea è reprendre la vouure publique ; eet éloignement ne fauraït être admis contre lui. Perfonne de ruarié fans être dans le cas d'adresfer au public le mot d'un fage grec auquel fes amis reprochaient de ne pas vivre parfaitement uni avec une femme reconnue pour jeune, joke, douce, fpirituelle. „ Voyes ce foulier, „ il femble trés bien fait, le cuir en est moelleux, „ la coupe agréable, cependant ü me blesfe & moi „ feul je fais dans quei endroit." Quand même les écrits de la Fontaine ne respireraient pas partout une touchante fenfibüité, plufieurs de fes aéiions, qui portent 1'intéresfante empreinte de ce fentiment, fuffiraient k fon éloge. La mort enleve Mme. la Sabliere, il fort, le cceur navré,s'éloigne d'une maifon qui pendant plufieurs années avait été pour lui un afile ausfi doux que flateur, un ami court k fa rencontre. „ je vous ciierche de „ tous cótés pour vous oiïrir un apartement chez „ moi - J'y allais, repliqua la Fontaine." Quei mot! c'est au coeur h le fentir, non k Pesprit k Papprécier. Nul mortel ne recut en partage un génie ausfi véritablemgnt original que la Fontaine. II n'exifte  FABLE. 109 donc pas d'écrivain qui laisfe ausfi loin de lui fes imitateurs. La difïïculté femblait même devoir s'oppofer a ce qu'il en parut; mais plufieurs poetes diftingués ont psnfé avec raifon qu'il restait a cueilljr des lauriers honorables, quoique privés de la fraicheur, de 1'éclat de celui qui brille a jamais fur le front de la Fontaine. La Motte, ne mettant que trop d'esprit dans fes fables, les rendit précieufes. Vergier approche du naturel de la Fontaine; mais il est toujours faible. D'ardenne offre de 1'elégance, des tableaux riants, des lecons aimables , mais il manque de naïveté, la plus attachante de toutes les beautés. Aubert élégant, pur, fin, fans chaleur, devient fouvent trop fubtil. Richer toujours clair enfeignant une morale trés faine, n'a point asfez fait pour les hommes d'un goüt formé. Peu de fables pleines d'esprit échappées au Duc de Nivernois ont été recucillies avec foin; 1'age n'a point fané les graces de eet aimable ecrivain, les producbions de fa viellesfe femblent ornées des mêmes attraits que celles de fon jeune -ge; on peut lui adresfer fes propres paroles. „ Ha! s'il li1'avait que dix huit ans , „ // pourrait plaire plus long-tems ; „ Mals non pas plaire d'avantage." Jusqu'a cette heure les fables de Florian paraisfent le plus beau de fes titres littéraires. Poete aimable, facile, ingénieux, furpasfant tous les autres fabulistes, il femble promettre qu'ua court intervalle  Mo ESSAI de LITTÉR.AT URE. le féparera de la Fontaine ; eet intervalle, je Pa» voue, est encöre immenfe; mais pour la première fois nous entrevoyons la posfibilité que des travaux asfidus le fasfent franchir. Le tems qui feul déchire le voile que Penvie, même a Pinfcu desjuges, répand fur les ouvrages de leurs contemporains, montrera dans les Fables de Florian des fujets heureux , des graces naïves & fenfibles, des expresfions touchantes. „ Aidons nous mutueliement, „ La charge des malheurs en fera plus legére, „ Le bien que l'on fait d fonfrere „ Pour le mal que l'onfouffre est un foulagement." Le bon la Fontaine, prenant un esfor élevé , atteignit fouvent le plus haut fublime : dans aucun de fes morceaux juftement admirés ne ferait déplacé ce beau vers: „ Nuln'eut ofé mentir devant fes cheveux blancs.1' Qui peut, fans émotion, répéter eet élan a la fois plein de verité & de force: ....... O Providence „ Tu venges fouvent l'innoeence, Pourquoi ne la fauves tu pas ?J' Des poetes , moins répandus, mais non moins agréables ? ont heureufement manié Papologue. Celui que je dois a Pamitié vous en fera la preuve.  FABLE. m La r o s e. Une rofe , plantée au bord d'un clair ruisfeau, Admiraitfes attraits dans le cristal de l'eau. Que mon fort est heureux! dit-elle, Je fuis des rofes la plus belle, Cent papillons me font la cour. Et fi la men de l'amour Pasfait auprès de ce rivage , faurais furement l'avantage D'être préférée d mes foeurs , J'ai déjd vu plus d'une aurore, Et ma feuille conftrve encore Son éclat, fes vives couleurs. Le doux zéphir, avec fon ailef Me caresfe c? par un foupir Me donne une fraicheur nouvelle : Mon destin fera de mourir Sur lefein de quelque immortelle, Je fuis... Elle parlait cncor y Quand du même Zéphir le foufle un peu plus fort, Disper fe au loin fes feuilles éclatantes. Les fait voler dans l'eau, Et le Ruisfeau Entraine dans fon cours fes dépouilles flottantes. Le papillon s'envole <5? ce même miroir Qui répétaitfa couronne fleur ie, Hélas! ne lui laisfe plus voir Qu'une tige flétrie.  na ESSAI de L1TTÉRATURE. Profitez , dans votre printems, De la legon, jeune Henriette. Cette rofe est une coquêtte, Les papillons font les amans , Et l'onde est lümage du tems. C o n t e. 2CfE conté, privé d'un fens ausfi moral , que Ia fable, peut réunir bien plus de gaité, bien plus devariété; un bon conté procure a 1'esprit le plaifir le mieux fenti. Les grecs, les romains nWrent rien de comparable en ce genre aux excellentes produöions des Francais, dans lesqu'elles ie distinguent finesfe d'esprit, beautés naturelles, charmes vifs & brillans, imagination fertile enfantant fans cesfe des incidens toujours neufs quoique vraifemblables. Par malheur les poetes parfaits en ce genre, la Fontaine, Voltaire, Piron, fe font fouvent permis des fujets, des détails d'une liberté vraiment alarmante pour 1'innocence. On ne peut donc fans danger les mettre indifféremment dans toutes les mains. La Fontaine inftruit des reproches qui lui étaient de toutes parts adresfés de contribuer a Ia corruption des femmes dont les désordres trainent a leur fuite la ruine de toute fociété, crut y répondre par des vers que la faine raifon n'admettra jamais pour convainquans, auxquels lui-même attachait lans doute peu de valeur puisqu'il reconnut publiquement le fcandale caufé par fes contes : Ces vers s'adresfent au beau fexe. Irait-il,  CONTÉ. 113 ïraii-il, après tout, s'alarmer fans raifon t Pour un peu de plaifanterie ? Je craindrais bien plutot que la cajolerié Ne mit le feu dans la maifon. Chasfez les foupirans, belles, prenez mon livre i Je réponds de vöus corps pour corps. Voltaire a peut-être moins connü dans fes contes les resforts cachés du cceur humain, fi bien maniés par la Fontaine , mais une étude approfonjie de 1'esprit de fociété , des mceurs du jour, répand Un charme infini fur les aéteurs , fur les événemens, & fait naitre une foule de remarques piquantes. Piron, privé de la naïveté du premier , moins bbfervateur que le fecond, montre peut être plus de brillant qu'aucun des deux. Chaque conté fourmille de traits épigramatiques qui reveillent asfez le leéteur pour 1'empêcher de fouffrir de la longueur quelquefois extréme de fes recits & de Pinvraifemblance de nonibre des fituations qu'il décrit. Le principal mérite du conté eft celui de la narration; la rapidité des' détails & quelques traits naïfs , malins,óu plaifants , font pafdonner au fujet. En voici un qui réunit ces avantages, il a le mérite de la nouveauté , & je voudrais pouvoir puilér fouvent dans le portefeuille intéresfant ddnt ce petit échantillon n'est qu'une bluette. H  114 ESSAI de LITTÉRATURE. LA PUDEUR AR AB ESQ^U E. Vivons en paix avec tous les humains. Fronder leurs préjugés, c'est humeur ou fottife. Le proverbe a raifon; tel pays, telle guife. Forti dans les climats lointains Le fage verra fans furprife Un Caffre ojfrir fa femme d fes voifins, Toute la Chine en feu pour le pied d'une belle , A fes ablutions le Mufulman fidelle : II dira : tout est pour le mieux , • Chacun, dans ce monde bifare, Suit le chemin qu'ont tracé fes ayeux; De Vetranger, que je nomme Barbare, Ma facon d'être ojfusque aujji les yeux. Soyons juftes , vivons ; laijfons les autres vivre. Que nous annonce enfin ce prelude ennuyeux 7 Me diront mes le&eurs;" voulez-vous faire un livre ?" Nullement, mais fai lu celui du bon d'Arvieux Sur les ufages d'Arabie. H nous conté qu'un vent, ichapi par Malheur , 'Tpaffe pour une infamie , Pour une tdche d la plus belle vie. C'eft perdre d peu defrais le repos & l'honneur, J'en conviendrai, mais jusqu'd la folie Ces bonnes gens chérijfent la pudeur , Tandis qu'en nos cités par ton on la décrie. Voici lefa.it raportépar l'auteur: Prés de Fbrda, dans ces plaines ficondes Que les branches du nil inbibent de leurs ondes,  CONTÉ. II5 Une horde Arabesque avait fixé fon camp. Entre tous les guériers brillait le jeune Hircan. On vantait fa beauté, fa force , fon courage. Jamais le vil libertinage N'avait dégradé fon cceur pur. Jljoignait au feu du bel age La prudence de l'age mur. Pour lui s'ouvraient enfin de grandes deftinées, Lorsqu'un événement facheux , Un feul inftant, un inftant malheureux, Vint ternir tout Vêclat de cent belles journées. Le héros revenait d'un combat périlleux : Les vieillars l'attendaient raffemblês fous la tente Pour en écouter le récit. Cette aventure était intérejfante, Mais le jeune homme leur en fit Une peinture un peu trop éloquente. II entre en aclion, il s'élance, il pourfuit, II frappe d'eftoc & de taille, Croyant encore être au champ de batailfe, Etfi bien gefticule aux yeux des ajfiftans, Qu>un prifonnier s'echappe de fes flancs. Encore fi lafuite eut été plus discrete , Si le captif 'en tapinois Eut abandonné fa cachette, Mais le parfum & la trompette , Fefant cortege au discourtois , Surprénent deux fens d la fois : Hircan ne peut dijjimuler fa honte. Le eerde vénérable, en eet affreux moment. H 2  iio* ESSAI de LITTÉRATURE. Des exploits du guérier ne tient plus aucun cotnpte. h'un crie alla dans fon étonnement; Osmyn veut qu'on le chasfe; Ibrahim qu'on le tue,' Jfouf, fur fa barbe toufue, Verfe l'eau rofe d pleines mains. Hircan gémit fous un poids qui l'accable "Et fe dérobe au couroux des vieillards: Bientöt de fes konteux écarts . Tout le camp recoit la nouvelle: II eft déshonoré, per du, foreé defuir, Mais fa Zélim, fi tendre, fi fidéle ! Ilfaut bien avant de partir Pour la dernier e fois paraitre devant elle „.... Ha l pauvre Hircan,pauvre Hircan,qulastufait, ,, Lui dit fon amante éplorée , „ Te voila donc banni de la contrée „ Et moi livréc aux tourmens du regret: „Je ne connaitrai plus l''amour que par fes peines ; „ Un inftant a brifé nos chaines ; ,, Et la félicité que l'amour nous promit „ Qu'ajfuraient nos fermens, un foufle la dêtruit. Cêdons d nótrc deftinée; „ Recois ce doux baifer pour gage demafoi: „ Adieu., cher Hircan ,fouviens-toi ,, De ta Zélim abandonnée, „ Qy.i n'eüt voulu connaitre le bonheur , 3) Q#e Four £'c/l faire iproaver tous les charmes." Aces èfufions de cceur II ne répond que par des larmes,  C Q N T E. n? ïl en couvre la main qui lui remet fes armes , Mla'ferre, ilfuffoque, il fuit, Afon départ, la favorable nuit Prêtefon ombre & fon filence. Le voila déja loin des lieux de fa naijfance Enrólé parmi des vauriens, Détroujfant les paffans , pillant des caravanes Et dans les bras des jeunes Mufulmanes, I Oubliant quelquefois Zélim & fes fermens. Dans les erreurs d'une fi trifte vie, L'infortuné pajfa plus de vingt ans : Mais le dejir de revoir fa patrie, Ce vrai befoin de 1'homme, enfin le reporta Dans les campagnes de Vorda. Après cè long exil, il avait lieu de croirt Que de fon fatal accident Le tems aurait effiicé la mémoire: H ne peut s'en flatter pourtant :■ • II avance, il hêfite, il chemine en tremblant; Des compagnons de fa jeune fe II cherche d rencontrer les traits. II veut paraitre, il craint que fon afpeil ne blefe; IIvoit le camp, & n'ofe en approcher depris. Unfoir enfin qu'il refpirait lefrais, Toujours travaillé de fapeine, Non loin d'une antique fontaine Qu'ombrageaient d'amoureux palmiers, Deux femmes traiffaient des paniers. Et discutaient enfemble une époque incertaine H 3  M8 ESSAI de LITTÉRATURE. L'uns difait: „ Ce fait m'eft bien coma „ C'eft le mois oü ma fceur eft née." JJautre répondait: „.c'eft l'année „ Oü le pauvre Hircan s'eft per du ; On n'a point oublié fon énorme fottife ; ,, Du fait que vous citez, c'eft la date précife." Hircanprétait Poreille, il a tout entendu. „ Es-tu contente? o fortune ennemie / » S'ècria-t-il," fuis-je asfés confondu ? „ Adieu doncpour toujours, trop injuftepatrie, ,, Climats heureux, oü je recus lejour. „ Berceau de Mahomet, baumes de l'Arabie, Compagnons de ma gloire, <5? toi, ma douce amie, „ Ornement de ce beau féjour, „ Adieu, je vais finir ma vie ,, Dans les fables brulans de nos vaftes déferts: „ Qjfimporu au malheureux le coin de l'univers „ Qyi recevra fa trifte cendre, „ Du faipe du bonheur on mPaura vu descendre ; „ J'ai cueilli des lauriers, pojfêdê des tréforts, „ Et vu de grands fuccès couronner mes effbrts. „ V'amour forma pour moi le Hen le plus tendre; „ J'ai connu des grandeurs le charme décevent," Mais de ces biens dont l'ame eft enivrée Ah! qu'elle eft courte la durée! Autant en emporte le vent.  E P I T R E. n9 B0UZIEME LECTÜ1E. •4- un j.. s vers m'ont paru avoir tant de charmes pour vous que je me rendrais coupable d'une ridicule févérité, fi je prétendais vous bomer au petit nombre de poetes que je citerai :Mais c'est, fi j'ofe m'éxprimer ainfi, le commencement d'un cercle que vous. pourrez agrandir pourvu que vous portiez dans fon accroisfement beaucoup de circonfpeétion & que ce foit d'aprez la parfaite connaisfance des bons modèles que vous appréciez les différens dégrés de mérite de ceux que vous choifirez. É P I T R E. JPresque tous les poetes fe font exercés furl'épitre , pièce de poefie généralement agréable quoique trés commune ; elle permet les plus petits détails , des qu'on évite la basfesfe ; elle fouffïe la familiarité décente; elle fe prête aux discuslions dont on banit la pédanterie; elle s'éleve aux plus hauts fujets pourvu que le ton de déclamation en foit proscrit; elle parle le langage de la fenfibiïité moyénant que l'affeétation ne 1'approche yas. En un mot tout est de fon domaine, le feul air d'aprét lui répugne , il ferait évanouir la facilité , la fimplicité-, fes orneraens favoris & nécesfaires. H 4  i2o ESSAI de LITTÉRATURE. . Boileau me parait dans' fes épitres pms grand que. partout ailleurs , quoique quelques. perfonnes leur reprochent un manque total de philofophie , ainfi qu'une exceslive fiatterie pour Louis XIV. la vénté prescrit de reconnaitre que, jettés dans 1'excès contraire a celui des écrivains modernes, qui ont détruit la philofophie pour la remplacer par les errefirs de leur esprit & par les mouvem.ens de leur orgueil, les meilleurs esprits du dernier fiecle n'étoient nullement 'philofophes. Boüeau , a eet égard, resta au' niveau de fes contemporains qu'ü précédait en matiere de goüt ; les auteurs venus depuis n'ayant plus befoin d'autant de travaux , d'autant de tems pour perfectionner leur talens, ont pu s'appliquer d'avantage aux accroisfemens de leur raifon. Mais qu'y a-t-on gagné ? La permisfion de tout dire, de ne rien approfondir & de quitter le fentier étroit & fur de la fagesfe pour vaguer dans les plaines du paradoxe & du fophisme. Quant aux éloges prodigués a Louis XIV, quelques excesfifs qu'ils paraisfent a nos yeux, nous ne pourrions pas fans injuftice outrager par le reproche de fiatterie Boileau ,' qui, comme la Fontaine , comme Molière , comme Quinault, comme les plus grands écrivains des pays étrangers, comme tous les gens fuperieurs d'alors, adorait de bonne foi un Roi dont les fuccès, dont les qualités nobles & bnllantes, éblouisfaient 1'Europe. Nul homme fur la terre n'était asfez froid , pour fe défendre d'un mouvement d'ivresfe en approchant ce Prince.  É P I T R E. iai Boileau fut pèut-ê'tre moins que tout autre fubjugué par la graudeur de Louis XIV. quand il alait- a la cour, fa franchife ne pouvoit fe contraindre , ni devant Ié Roi, ni même devant Me. Maintenon. ausfi caufait-il de mielies alarmes a fon ami Racine qui réellement était courtifan , ce qu'après fa mort on exprima par un mot.plaifant. Les dépouiles mortelles de ce grand poete furent dépofées a port Royal des 'champs, quelqu'un dit: „ De fon „ vivant il ne fe fut jamais fait enterrer dans eet „ endroit." (/) Les épitres de Rousfeau pleines de ftns, de fagesfe , d'idées fortes , feraient admirables , ff leur belle poéfie fe foutenait partout. De la dureté, des longueurs, de Poblcurité déparent ces beaux morceaux. La feule épitre a Rollin merite des honneurs fupremes. Ne vous bomez pas a la lire , étudiez la, tachez que fes exeellens principes vous deviennent 'famdiers. Les épitres de Voltaire faciles, naturelles, variées font des modèles de - perfe&ion , toutes'les fois qu'elles ne roulent pas fur des matieres abfiraites, qu'elles n'attaquent pas les vérités les plus respectables, les plus facrées, qu'elles n'annoncent pas des paradoxes dont le poete malin riait fous cape , lé difant a lui même : „ Ils les croiront bonnement." Certes, d'après fes fréqyentes épreuves de 1'aveugle CO Cette mïifon regardée comme le foyer du JanCé'nisme étoit trop en bute au courroux de Louis XIV, Pourijue Racüie orac fc livrer ^ rattachement qu'il lui portait.  Isa ESSAI de LITTÉRATURE. crédulité de fes compatriotes par rapport a tout ce que fa fantaifie lui juggérait, il eut fort bieu pu leur donner 1'épithete de gens de robuste foi. Colardeau a répandu de la chaleur, de 1'harmonie, de la richesfe poétique, dans 1'épitre d'Eloïfe a Abeillard. Vous aurez peine a croire que ce fuperbe morceau qui femble puifé dans la Nature, & diébé par le fentiment , ne foit qu'une imitation de Pope. Un talent a la fois aimable & flexible, plus de délicatesfe que d'invention, plus de pureté que de feu, appelaient Colardeau a être imitateur, mais prenant malheureufement une fausfe route, ü confuma un tems trés long, il altéra une fanté délicate par d'asfidus travaux fur des ouvrages que perfonne ne faurait orner. Comment après avoir donné des preuves d'un goüt parfait d'une grande connaisfance des véritables beautés, ce poete concut-il le projet infenfé de mettre en vers le délicieux temple de Gnide, ainfi que la traduébion des nuits d'Young par le Tourneur. Traduébion immortelle qui, rasfemblant une foule de traits fublimes, qui fefant disparaitre de vaines déclamations , de nombreufes hyperboles; qui, préfentant un enfemble régulier a la place d'un véritable cahos, furpasfe de beaucoup fon fuperbe original. Champfort, Laharpe, Thomas, Lemiere , Barthe, Dorat, tous nos poetes modernes ont fait des épitres , parmi les qu'elles il en est de parfaites, de bonnes, de médiocres. Mettez au rang des premières celle de Rhullieres fur les disputes.  SATIRE. "3 Satire. JLf'esprit retire beaucoup d'utilité des Satires pourvu qu'il les prenne avec circonfpecbion, tant la ligne presqu'imperceptible, qui fépare les Satires des libellos, fe trouve promptement franclüe a moins d'une intention pure, & d'un tact trés juste. Les premières attaquent les talens, mais respeébent les perfonnes; les', feconds flétrisfent encore plus les mceurs que les écrits. Le libelliste encourt & merite la haine univerfelle; un esprit méchant, un cceur bas préparent le poifon que fa bouche distille. Quand au Satirique , toujours il fe rappele ce que Boileau difait pour fa défenfe au fujet de Chapelain qui comptait un grand nombre d'amis chauds. En bldmantfis écrits, ai-je d'un ftyle afreux Distilé fur fa vie un venin dangereux ? Ma mufe, en l'attaquant, charitable & discrete Saitde V'homme d'honneur diftinguer le poete. Ce but estimable est atteint toutes les fois que trop de chaleur n'emporte pas le fatirique ; c'est-adn-e, lorsqu'un esprit nécesfairement malin n'égare pas un cceur honnête: Les poetes les plus fatneux en ce genre chez les Francois ont mérité des éloges pour leur bonté ; leur caracbère n'en a pas moins été déchiré. Les hommes mettent a un fi haut prix leur esprit, qu'en les attaquant fur ce Ipoint,  i24 ESSAI de LITTÉRATURE. c'est les irriter , c'est exciter en eux le deur de la vengeance. Tout le monde fe piqué de reconnaitre les vertus comme les dons les plus précieux de la Nature; cependant qui vante fa probité, fon bon cceur, est écouté fans pcine , fans -furprife; qui parle avantageufement de fon esprit excite ou 1'indignation , ou le mépris. -t la cékbrc foire-de Delhi , difent les Indiens, trozs envoyés de Brama fe mêlèrent autrefois parmi l'immenfe concours des manhans. Vun de ces génies. annonca qu'il vendah la beauté, le fecond la feience , le troifieme l'esprit. Les deux premiers virent les achéteurs acourir en foute, le dernier repartit fans que perfonne eut mis les pieds dans fon magafin. Regnier nous dit ce que confirment tous ceua; qui vécurent avec lui: „ Et lefurnom de bon me va-t-on reprochant, „ D'autant que je n-'aipas Pesprit d'être méchant.,% Ses. Satires remplies de feu, de Naturel péchent trop fouvent par une grande négligence de ftyle, par une liberté presque cynique, fuites naturelles du tems oü il vivait. Le Pere de Boileau asfurait que fon fils Nicolas ne dirait de mal de perfonne, prédiction qui fous quelques raports s'est trouvée fidèlement accomplie. Cet homme , la terreur des mauvais écrivains, des poetes médiocres, était dans le commerce de la vie homme honnête, ami fincere; fa franchife, fa fim.  SATIRE. 125 plicité , fa probité ne fe démentirent jamais. La brusquerie qu'on lui reprochait écartait même tqute malice. Racine, qui par un asfemblage trés furprénant avait recu de la Nature autant] de cauftieité dans .l'esprit que de fenfibilité dans le ceeur, plaifantaït trés fouvent Boüeau. Celui-ci presque toujours s'embarasfait: Un jour même entièrement pousfé a bout, il s'écria: „ Vous m'acablez a toute „ heure par vos railleries; jouisfez de ce triomphe, „ j'y confens, mais fachez qu'il m'aflige." Racine ferra dans fes bras fon, ami, ne fe permit depuis aucun trait piquant contre lui & rendit au contraire fans cesfe hommage a fa bonté foit publiquement, foit dans fon intérieur. ' „ J'ai lu," écrivait ce bon & respecbable pere a fon fils ainé , pour lors en Hollande (£), „ vo. „ tre lettre a M'. Despréaux, il en fut trés'con„ tent & trouva que vous écriviez trés naturelïement. „ Je lui montrai 1'endroit oii vous dites que vous „ parliez fouvent de lui avec M. 1'ambasfadeur, & „ comme il eft fort bon homme, cela 1'attendrit beau„ coup & lui fit dire beaucoup de bien de M. 1'am„ basfadeur & de vous." Les Satires de Boileau fi travaillées, fi fages, fi régulieres, font généralement eftimées & recherchées. (A) Ce jeune homme, qui était nê avec un beau génie fort foigneurement cultivé , tréfor enfoui par une excesfive piété, d'après la qu'elle il fe dévoua i l'humilité, renonca h tous les avantages de la fociété, comme a des piéges dangereux.  ia6* ESSAI de LITTÉRATURE. Quelques perfonnalités, quelques fujets pas asfez importans diminuent un peu de leur grande valeur. Palisfot parait bon pere , bon époux , bon ami , k tous ceux qui ne fe laisfent pas prévenir par des ennemis acharnés a le calomnier. La Dunciade eft nn morceau parfait, plein d'imagination, de bonnes plaifanteries, offrant une foule d'idées neuves, de traits faillans exprime's avec une verfifieation digne des beaux jours de Louis XIV. Ausfi Voltaire trait a t-il toujours avec ménagement fon auteur : quand, cédant a de vivesperfécutions, illanqait une épigramme contre Palisfot, des lettres honnêtes venaient aulïïtót émousfer le piquant du trait. Ces lettres forjnent une correspondance intéresfante qui prouve a quei taux différent Voltaire mettait les hommes, lorsqu'il parlait d'après lui ou bien d'après 1'inftigation de ces créarures, fieres d'étayer leurs haines de 1'apui d'un grand nom. A la tête des fervices rendus par les Satires, plaCez fans balancer 1'anéantisfement de la poéfie burlesque, qui, quoique trés méprifable, parut fort longtems a la mode, & qui par fa basfesfe eut a jamais corompu le goüt & dégradé les esprits, fi Boileau ne l'eut foudroyée : II le fit avec tant de force , avec tant de perfévérance , que perfonne n'ofa plus 1'aimer qu'en fecret. Dèsque les yeux du public furent ouverts, on le vit abjurer fur le champ fon erreur. Les antichambres re§urent des falons tous les poemes burlesques, dignes d'un tel féjour. D'As-  SATIRE. tij fouci, ainfï que fes émules, après avoir été corn» blés d'applaudisfemens, furent témoins du dégoüt général, annonce certaine qu'un humiliant oubli attendait leurs écrits & leurs noms. Le feul Scaron échappera a la profcription générale , plus par la fingularité de fon caraélère , que par la valeur réelle de fes ouvrages, qui ne femblaient pas appelés 4 1'lionneur qu'ils viennent de recevoir d'une magnifique édition (*). Scaron homme fingulier, dont 1'inaltérable gaieté fe foutint au milieu de fouffrances cruelles & presque continuelles , avait, par un contraste frappant avec fa triste pofition, adopté le ton d'une joye bruyante & grosfiere. A plufieurs reprifes j'ai tenté de lire le Virgile travesti fans jamais achever cette entreprife. J'avoue cependant que dans cette baroque compofition il fe rencontre par fois des pasfages extrémement plaifans qui méritent même d'être recherchés. Boileau, dans les discusfions qui s'élevaient fouvent entre Racine & lui fur des questions de littérature , finisfait presque toujours par dire en riant: „ Comment voulez vous „ que j'adopte les arrêts d'un homme que j'ai fur,, pris plufieurs fois le Virgile travesti a la main." C*) Cette édition est donnés au public par Bastien.  i*8 ESSAI de LITTÉRATURÈ, É ï I G R. A M M E. D 'un trait détaché de la Satire fe formè PEpigramme que chérisfent les Francais fpirituels & malins, rarement méchants autant par légéreté que par fenfibilité. Aucun potte connu , qui n'ait payé tribut au goüt de fes compatriotes. Rousfeau remporterait le prix fur tous, fi Racine n'avait pas mis dans fes épigrammes 1'inimitable, la défespérante perfecbion qui fe retrouve dans fes autres ouvrages. L'Épigramme contre le bon homme Boyer peut fe regarder comme le vrai prototype de toutes. Certes on ne pouvait attaquer un poete ni plus mauvais ni plus fécolid. . „ Pour nouvelles académiques y „ écrivait Racine a fon fils, je vous dirai que le „ pauvre Mr. Boyer est mort agé de 83 a 84 ans. On prétend qu'il a fait plus de 20000 vers en fa „ vie ; je le crois, paree qu'il ne fefait pas autre „ chofe. Si c'était la mode de brüler les morts „ comme parmi les Romains, on aurait pu lui faire les mêmes funerailles, qu'a ce Casfius a qui il ne „ fallut d'autre bücher que fes propres ouvrages „ dont on fit un fort beau feu." Ce pauvre Mr. Boyer eut pourtant la préfomption de jouter fur la fcène contre Corneille & contre Racine ; préfomption , dont 011 ne fe rappele que par 1'épigramme de Racine contre la Judith la plus connue de toutes les pieces de Boyer. Une  ÉPIGRAMME. iap Une bonne épigramme fuppofe le respeét des mceurs, celui de la Religion, n'admet ni des jeux de mots obfcurs, ni des calambours infipides, ni des pointes frivoles : elle parait aclievée lorsque, comme Pépée a deux tranchans, le trait fait une doublé blesfure. Ce feul mérite fit remarquer Vér pigramme qui fut lancée contre une compagnie respeétable , a la fois 1'objet de 1'ambition, de 1'envie des hommes de lettres, & contre un favant estimable , qui, par de longs Voyages, par d'im.menfes travaux, par d'aimables vertus , fe rendit recommandable aux yeux de fes contemporains i comme a. ceux de la poftérité* Enfin dans la troupe immortelle, La Condamine (/) ent re aujourd,hui; 11 efifourd, c'eft tant mieux pour lui, Mais il n^eft pas muet & c'eft tant pis pour elle. ÏK.EZIEME LECTÜIEi H ^ h poéfiesj dont jusqu'a ce moment je vous ai parlé, font les plaifirs les plus' attrayans de Pesprit , mais quoique fouvent embelies par des épanchemens (/) Parmi les obligations dont' on est redevable a La Condamine, on compte la propagation de la falutaire inoculation, ü ce titre l'humanité lui doit des éioges , & la beauté un fourire. XI dilait en parlant des hommes enlevés par les petites veroles: Choifisfez ■ mais fachez que la nature les décime, ifc que l'art les ©illéfime^ * I  i3o ESSAI de LITTÉRATURE. de fenfibilité , elles n'ont pas ces charmes entrainans, partages de quelques autres poéfies, lesvraies déllces du cceur, par conféquent infiniment plus précieufes, puisque ce n'est que par le fentiment que notre exiftence devient heureufe. Disfipations bruyantes, bientöt vous lasfez; jouisfances du luxe, dans peu vous amenez le dégoüt; Dignités, Richesfes, 1'Expérience montre de quels venin la nature vous entoure ; defir de louanges, tu t'éteins mfenfiblement; foif de la réputation, fille la plus chéne de 1'amour propre, tu exübes plus Iong-tems, cependant 1'age te désféche. Befoin d'aimer, d'être aimé ; toi feul fubfifte en tous tems : Dans nos beaux jours tu es tel que la Reine des fleurs, qui par fes vives couleurs, qui par fes délicieux parfums, enivre tous nos fens, mais dont les épines caufent des douleurs d'autant plus cuifantes, que la rofe , qu'elles accompagnent, offrè plus de charmes. Dans le déclin des ans , tu deviens femblable a la modeste violette, elle ne procurfc k qui la cueille que de tranquiles émotions , mais ausfi elle n'est accompagnée ni de regrets, ni d'inquiétudes. Le viellard peut encore te rencontrer fur les bords d« fa tombe dont tu adoucis 1'horreur.  I D Y L E. 131 I D Y L E. elle qu'une Bergère au plus beau jour de fêtt De fuperbes rubis ne charge pas fa tête ; Et fans mèler d Por Péclat des diamants r Cueilk en un champ voifin fes plus beaux ornements ; Telle, aimable en fon air , ma» humbk en fon ftyle » Doit éclatcr fans pompe une élégante idyle. Elle répugne trop aux traits épigramatiques, aux ornemens recherchés , pour être trés fieureufement traitée chez les Francais. Sa naïve fimplicité femble fuir a 1'approche de mains qui la faneraient; cependant Racine, toujours fur d'emporter les palmes qu'il ambitione , a dans fon Idyle fur la paix'réuni de grandes images & de riantes peintures que le fujet pare d'un intérêt inéfacable dans tous les fiècles: dés que la discorde agite le flambeau de la guerre, 1'homme fenfible gémit & foupire après 1'aurore du beau jour oü les peuples a 1'envie iépettent: Charmante paix, délices de la terre , Filk du ciel, & mère des plaifirs , Tu reviens combler nos defirs ; Tu bamis la terreur & les triftes foupirs» Malheureux enfans de la guerre. Tu rends le fils dfa tremblante mere. Par toi la jeune êpoufe espen I 3  132 ESS AI de LITTÉRATU RE. D'être longtems unie d fon êpoux aimè. De ton retour le laboureur charmé Ne craint plus désormais qu'une main étrangere Moi/onne avant le temps le champ quil afemé. Berquin & Léonard fouvent agréables, intéresfans méme, montrent des talens dignes d'éloges, inférieurs néanmoins puisque ces poetes ne font qu'imitateurs dans leurs plus touchans pasfages. É G L O G U E. ISL/'É GioGüE, d'un ufage bien plus étendu que 1'idyle , fait varier d'avantage fes tons. Le dialogue , en ajoutant a fes beautés , augmente la difficulté de fon exécution qui reste trés imparfaite chez les modernes ; ils ont, fi j'ofe ni'exprüner ainiï, trop de luxe dans leur esprit, furtout dans leurs mceurs. Les bergers , tels qu'ils font réellement, blesferaient beaucoup ; parés , ils deviennent ridicules. Des dentelles choquent fur les houlettes; des chapeaux de paille répugnent placés au-desfus de vifages fardés; évitons donc foigneufement le mélange de la magnificence des cités, & de la fimple propreté des champs: mélange qui raménerait la triste & comune image du vice , confondant 1'opulence de la veille avec la mifère du, jour. Que le doux chalumeau ne cherche point a exécuter les difficultés du virtuofe, encore moins a faire entendre les fons écla-  É L E G I E. 133 tans de la trompette guériére, mais qu'il fredone da riantes Chanfonettes, Si je cherche chez Fontenelle des bergers, ce n'est pas fans quelque regret que j'y rencontre des bommes délicats , fpirituels. Pourquoi prétendre les revêtir de burre , les couronner de fleurs champêtres : Ils eusient fi bien réusfi fous Ie nom , fous 3'habit de courtifan : D'autres poëtes depuis, encore plus malheureux, ont pefament enrichi leurs 'perfonnages, de maniere qu'ils rappélent la grotesque prodigalité reprochée aux financiers de 1'autre fiecle. Elegie. 2C/'Élegie chante les plaifirs de 1'amour, plus fouvent fes peines , célèbre les douceurs du repos, les avantages de 1'obfcurité , mouille quelquefois des pleurs d'une. amante les rest.es d'un objet adoré; 1'homme indifférent lui reproche , comme une fatiguante monotomie , des répétitions fi délicieufes pour qui fait aimer. Jamais, le luth de La Fontaine ne rendit des fons ausfi harmonieux que lorsque monté par Pamitié par la reconnaisfance , il fit retentir au loin des plaintes fur les infortunes de Fouquet. Sans doute quelques poëtes chanteront les malheurs de mon ami, malheurs dont je vais crayonner une faible esquisfe, que j'entreprends en tremblant, que fouvent mes foupirs interrompront. I 3  134 ESSAIdeLITTÉRATURE. i O) Après une jeunesfe orageufe, après de frequents tributs payés aux plus violentes pasfions, Frédene D..... fixa fes vceux & fon inconliance fur Paimable , fur 1'intéresfante Pauline S...., dont la main fut accordée a fes ardentes prieres. Depuis ce jour il ne connut de plaifirs que les devoirs: du mariage fi doux quand ils font eiltrelasfés des jouisfances d'une tendresfe fans bornes, des épanchemens d'une confiante estime. L'ambition perdit tous fes attraits a fes yeux , il abandonna le jeu , tyran, qui regne avec tant de despotisme, qui chaque jour étendant fon pouvoir anéantit les autres pasfions, desféche la fenfibilité , & fubftitue la foif de Por a tous les penchans. De tout tems appartient è. 1'amour le pouvoir de changer, d'épurer un caraftère. Combien ce pouvoir acroit d'étendue, quand les flammes de 1'hymen, reünies aux flammes de Pamour, forment un feu vi' vifiant, qu'alimentent les vertus & que rendent éternels des gages précieux. Un fils vint combler les defirs de ce couple pasfioné. „ Nous fommes, maintenant trois," (dit la jeune époufe, a Pinftant oü le premier cri du nouveau né retentit dans fon cceur,) dès lors les cieux (m) Mon cceur a didté ce morcean l bientöt frappé de fes on» gueurs, de fes faiblesfes, de fes incorreélions, j'ai prétendu le recoucher; ma main a tremblc , comme prette de commettre un facri]ege, elle n'a pas eu Ia force cte facrifier aux regies du goüt un épanchement de fenfibiüté.  É L E G I E. 135 parurent ouverts devant eux. Fréderic fouvent aux genoux de la bonne mere, qui presfait contre fon fein leur ils , s'écriait: „ O ma bien „ aimée, je n'ai connu le bonheur que du moment „ ou mon fort fut uni au tien. Ce que j'avais pnS „ pour lui était un trouble paslager, une agitation „ fuivie de fatiété, de regrèts: Tandis que tes „ beaux yeux portent dans mon fein une joye pu„ re , une paix parfaite. Un feul de tes regards est mille fois préférable aux dernieres faveurs de „ ces femmes corrompues , dans les fers des qu'el„ les je tirais gloire de languir. Tous les jours, „ je les commence par penfer a toi; je les pasfe „ a chercher les moyens de te prouver combien „ tu m'es chere : Je les termine en formant des „ vceux pour que rien ne trouble ta félicité." Prés de deux ans s'étaient écoulés dans eet état de félicité : Armand avait quitté le lait de fa mere qui fe préparait a donner la vie k un nouveau fruit. Le tems préfent délicieux femblait annoncer un avenir enchanteur ; leurs biens prospéraient; leurs revneus fagement adminisirés les fefaient jouir d'une abondance qu'ils répandaient autour deux. Paris, la France, 1'Europe entiere , n'exiibaient plus pour les heureux habitans de ce coin de terre, oü 1'amour, oü la vertu fe plaifaient a vivre dans une union , hélas! bien rare. Tout a coup s^allume la torche de la révolution, elle .électtife les vasfeaux de Fréderic: le pafteur M  l%6 ESSAI de LITTÉR ATURE. homme fimple , abufé dans fon zèle, embrasfe avec ardeur les nouvelles opinions. Fréderic, d'après fa fierté naturelle au fang illufïre qui coule dans fes veines, abhorre les changemens. Un jour , a la fin d'un asfez long diné , le pasteur donne cours k fon zèle; le feigneur prétend le ramener. La discusfion devient une dispute. Quelques expresfions grosfieres échapent au premier; une injure.,.. La föudre ne produit pas d'effet plus prompt, plus terrible : Toute 1'émpétuofrté du caractère de Fréderic retenue depuis long-tems fe reveille, il s'élance, il frappe fon adverfaire > ■ Aux cris redoublés de 1'homme maltraité les païfans accourent, ils prétendent vanger la digriité des autels viplée dans la perfonne d'un de fes ministres. Celui-ci s'éleve au fömet de fes devoirs, conjure 1'orage, parvient k fuspendre le courroux de fes ouailles & revenant prés des deux époux, „ le „ peuple dit-il, ne s'appaife point; je vais trav'ail„ Ier avec conftance k le ramener d'un égarement „ dont je fuis la caufe involontaire. Daignez-vous „ éloigner : Dans peu de jours, nous irons tous vous ,, conjurer de rapporter par votre préfence le bonlieur dans ces lieux." La feule idéé de faiblesfe fait frémir 1'ame orgueilleufe de Fréderic , mais fa bien aimée le lui demande k genoux : peut-il réfifter a ce fpeélacle , lui, qui, pour préveuir qu'elle verfe une feule larme, répandrait jusqu'a la derniere goüte de fpn  ELEGIE. i37 lang. II eéde donc , il part, il emmène avec lui fes vrais tréfors, fa compagne fidéle & fon fils. La faifon rigoureufe , les ehemins dégradés retardent leur marche. La. nuit revêtue de la plus fombre obfcurité leur dérobe tous les objets; ils cherchent en vain a découvrir les tours élevées de 1'antique chateau prés du quei repofent les cendres des ayeux de Fréderic. Le cri du triste hibou fe fait tout a coup entendre & devient leur guide. Cette funeste voix vers la qu'elle ils s'avancent a pas lens les pénétré d'une horreur dont ils ne fauraient fe rendre raifon, encore moins fe défendre : Enfin on arrivé, on frappe long-rems, le vieux conciërge n'ouvre qu'aprés avoir reconnu la voix de fon maitre. A peine la jeune femme est-elle hors de voiture, la fatigue , la frayeur font fentir les douleurs de 1'enfantement; elle met au jour un être trop faible pour en foutenir 1'éclat; la mere, 1'enfant expirent a 1'heure même. Fréderic hors de lui , prétend rappeler fon époufe a la vie, il fe place fur Ik couche, il la ferre dans fes bras, il presfe de fes levres brülantes toutes les parties du corps glacé Par la mort. Aux premiers rayons du foleil, il appele fa fceur. ("fa fceur ! o fille, belle, intéresfante & vertueufe, prononcerai-je jamais votre nom, fans que mon fein s'agite , fans que mes fens foient vivement émus, fans que mon ame fe trouble ? Oubherai-je dans aucun tems que lorsque vos regards tombérent fur moi, je fentis un mouvement qui m'était inconnu j '5  138 ESSAI de LITTÉRATUR.E. Pour la première fois mon coeur palpita, 1'amour fit circuler dans mes veines un feu dévorant: Quoiqu'a peine forti de 1'enfance , la plus fincere , la plus impétueufe des pasfions me fubjugua: J'adorai vos charmes, je refpeétai vos vertus : Mon fentiment était noble , ardent, pur , digne en un mot de vous. Depuis , hélas!...«.. les ferpens de la calomnie, fifflant autour de vous, m'ont impitoyablement déchiré. Le ciel me voit,& m'entend; jamais ma langue indiscréte n'outragea la divinité fi longtems 1'objet de mon Idolatrie.) Fréderic , voyant approcher fa fixur avec tous les fignes de la douleur, lui dit: „ Calme ton „ inquiétude , ma fceur , ne t'allarme pas de la pa,, leur de ma bien aimée ; elle est faible ; réunis „ tes foins a ceux de fes femmes. Pare la de fes „ plus riches habillemens; je le veux, je 1'exige." 11 falut obéir. Cependant un regard fombre, une tranquilité affeftée annoncent quelque projet finistre. Les moindres armes font écartées avec foin. Des amis acourent, ils le presfent de permettre que les derniers devoirs foient rendus: „ Hé bien, 'fy confens; demain avant midimais jeprétends moi-mime enfevelir ces reft.es précieux. Tout autre mortel qui les touchera.it commétrait un facrilzge." Le convoi s'asfemble , on avertit Fréderic qu'il faut fe féparer de ce corps inaniiné. 11 le place dans le cercueil, le regarde avec avidité: 11 préfente un écrit a fa fceur en difant: Lis, je te  É L E G I E. iq9 ,, prie, ce peu de mots." A 1'inftant ou elle porte les yeux fur le papier , le malheureux fe frappe d'un fer arraché a une vielle armure, & foigneufement caché dans fon fein. II meurt étendu fur fa bien aimée qu'il arrofe toute entiere de fon lang. La même tombe réunit ces deux amans, ces deux époux parfaits; tombe privée d'ornemens, mais refpecbable , mais fublime dans fa fimplicité. Je comptais tous les ans 1'arrofer des pleurs de 1'amitié..... Ma main eut -gravé , fur la pierre grosfïere qui la couvre, la fin tragique des étres fenfibles qu'elle renferme ; monument, fur le quei fusfent venus de toutes parts jetter des fieurs, former des engagemens facrés, ceux que le véritable amour tient fous fon empire. Aucun autre main que la mienne ne rendrait des honneurs aux cendres de Fréderic & de Pauline, fi je posfédais les talens du poete aimable qui permet que jé mette fbus vos yeux des regrets exprimés avec autant d'élégance que de fenfibilité: Lefombre hiver enfin va disparahre, Le doux printems vient combler tous nos vceux; Mais le printems, hélas ! ne femble naitre Que pour les cceurs qui font vraiment heureux; Je ne vois plus la beauté quej'adore; Mon cceur flétri n'a plus droit au plaifir. Ah ! quei plaifir pourrais-je aimer encore, Lorsque je fuis obligé de lafuir?  140 ESSAI de LITTÉRATURE. D'unfouvenir, qu'aucun objet n'ejface, Mon cceur fenfible eft toujours captivê; Ce cceur demande d chaque inftant qui pajfe Le doux plaifir dont le fort l'a privé: O tems fat al, enporte fur ton aile Des jours affreux dont je hais la lenteur : Viens terminer ma carière cruelle Si tu ne peux me rendre d mon bonheur. Comment pouvoir remplacer la tendreffe Dont l*amour vrai comble des cceurs houreux. Jamais la gloire & fa brillante ivresfe N'eurent d'appas auffi délicieux: Le doux attrait d'une vaine mémoire D'un fon flaneur pourrait-il méblouir? Eh ! que me fait le laurier de la gloire Si je n>'ai plus un cceur d qui Vojfrir? En ce moment, mon ame folitaire N'a plus d'objet oüfixer fon defir: Elle s'égare & cherche d fe diftraire En fe plongeant au fein de Vavenir: Tel, quand la neige au loin blanchit les plaines, L'oifeau plaintif , n'ofant plus les rafer, uigite en Vair fes ailes incertaincs, Et dans fon vol ne fait oü repofer. Par C. de C...  POESIE LEGERE. m OÜATORZIEME LECTURE. — * Poé sie Legere. tr V ous adnnrerez la haute poéfie , quand elle porte jusqu'aiix pieds de la divinité les loüanges & les voeux des mortels: vous ferez attendrie par la poéfie fentimentale, qui revêtit de formes fi touchanres les agitations, les tourments des cceurs ivres d'amour, ou confumés de tristesfe; mais de même que 1'admiration trop foutenue lasfe, 1'attendrisfetnent trop prolongé épuife la ienfibilité. Cherchez des fecours contre la fatiguante monotonie dans la poéfie legere : elle fémera votre vie de nantes disfipations. Vous lui devrez les fenfations vives & agréables qui, fans effleurer Pame, remplisfent l'esprit d'un doux enjouement; ces attraits nous échapent quelquefois par leur délicatesfe, tandisque les femmes les favourent fans en perdre aucun: Auffi prèsque toutes les pieces fugitives font-elles des hommages offerts a votre fexe; dès-lors vous comprenez fans peine que les verfificateurs agréables doivent être plus nombreux que les grands poëtes chez un peuple aux yeux du quei l'art de plaire ainfi que celui d'amufer effagent tous les autres talens. Des connaisfeurs asfurent que les feuls poëtes vrai-  i4a ESSAI de LITTÉRATURE. ment agréables dans la langue Francaife parurent les premiers, que ce furent Chaulieu & Lafare. Ces voloptueux épicuriens ont acquis au milieu des plaifirs une réputation a la qu'elle ils n'aspiraient pas. La négligence de leurs vers prouve le peu d'efforts qu'ils leur coutaient, & le peu de prix qu'ils y attachaient. Heureux fans doute qui put, affis a 1'ombre des maroniers du temple, étre admis a des banquets oü régnaient tant de gaieté, tant de liberté, tant d'amabilité; mais , malheureux, qui fe verrait condamné a lire tous les vers fortis de ce féjour fi vanté. Pour tout lecbeur dont les jugemens ne font pas prononcés d'après le nom des auteurs, trois épitres de Chaulieu (h), quelques ftances de Lafare font des morceaux précieux. Si les autres pieces de ces deux amis, qui ne favaient pas corriger leürs ouvrages , étaient compofées de nos jours, elles n'ajouteraient pas a la réputation du moindre verfificateur, a moins que brillantes des mêmes idéés, elles ne fusfent écrites d'un ftyle plus pur & plus chatié. Je mets fous vos yeux les plus jolis vers de Chaulieu. Que d'aufli bons ne font-iis plus fréquents dans fes oeuvres? Nos plaifirs feraient accrus, & les prétentions du poete ne fembleraient plus extrèmes. («) Les trois dpitres ïl extraire du trés gros recueil de Chaulieu, font i°. ia goüte qui cominence: Le deftruReur impitoydble. ,2°. Plus fapproche du termt & moins je le redoute. 3°é J'ai vu de frès le jlyx, j'ai vu les huminides.  POESIES LEGERES. i43 Fontenai, lieu délicieux, Ou je vis d'abord la lumiere, Bientót au bout de ma carrière, Chez tbije joindrai mes ayeux. Mufes , qui dans ce licu ckampêtre ulvec foin me fites nourrir. Beaux arbres, qui m'avez vu naitre Bientót vous me verrez mourrir. Cependant du frais de votre ombre , II faut fagement profiter; Sans regret prêt d vous quitter Pour ce manoir terrible & fbmbre, Ou de ces arbres dont expres Pour un doux & plus long ufage, Mes mains ornerent ce bocage, Nul ne mefuivra qc'un cipres , Mais je vois revenir Lijètte, Qui, d'une coëffure de fieurs, -dvecfon teint d leurs couleurs Fait une nuance parfaite. Egayons ce refte de jour Que la bonté des dieux nous laisfe. Parions d Lifette d'amour, C'ejl k confeil de lafagefe. C'est ordinairement dans le feu de la jeunesfe que les pasfions font éclore le talent de la poéfie: Ce talent baisfe i mefure que le nombre des années augmente. II est chez la plupart des hommes plus que fur fon, déclin h 1'age oü Lafare fit fes premiers  i44 ESSAIdbLITTÉRATURË. vers (o), qui peuvent être rangés parmi les pint délicats que posféde la langue Frangaiiê; un fexagénaire , débutant au parnasfe , parut a Piron préfenter une trop piquante fituation, pour qu'il la laisfat échapper: Elle fe placa trés agréablement dans la bouche de Francaleu. Pavillon moins connu que Chaulieu réunit néanmoins asfez de délicatesfe & de naturel , pour que malgré fa négligence on puisfe quelquesfois dire avec raifon, que „ Les graces dulaient fes écrits.* Tandis que Chaulieu , Lafare & 1'aimable Courtin abbé chéri des neuf fceurs , obtenaient des fuccès dus en grande partie a la delicate finesfe avec la qu'elle ils avaient faifi l'esprit de fociété ; un homme riche des feuls dons de la nature reeevait des applaudisfemens ; le fameux maitre Adam de Nevers maniait tour a tour le Rabot & la plume. De fes mains fortirent des chanfons pleines de feu, de gaieté; mais des études négligées ne lui avaient pas permis de former fon gout; qualité , dont on recoit tout au plus le germe, mais que les réflexions, les objets de comparaifon portent feules a un haut dégré: aufli dans le recueil de Billaut les jolies cho^ fes font-elles chérement achetées pour de détefta- bles • (o) Ce font les vers adresfés h. Mme. de Caylusion kstrouvtf* dans 1'cndroit oü l'on parle de cette dame,  POÉSIE LÉGERE. 145 bics morceaux. Vous n'apprendrez pas fans quelque furprilè, que le poete Menuifier, au fond de fon attelier, avait deviné & mettait en acbion la fagesfe des philofophes les plus renommés de la Grece. Parmi les verfificateurs agréables dont les noms feuls rempliraient des volumes , fe dübingue un homme qui est parvenu aux plus grands honneursj par une route ordinairement peu connue des ambitie ux , En chahtant les faifons, les heures & les gr aces. Trahi tout a coup par le fort, il mürit f0n génie dans la disgrace & reparut avec éclat fur le théatre des affaires: La cour la plus profondément habde fe vit avec furprife forcée de refpecber, d'admirer Bernis. De vieux Cardinaux, blanchis dans les routes tortueufes d'une astucieufe politique furent fubjugnés par la fupériörité de celui qui, dans fa jeunesfe , comblé des dons de la nature, des faveurs de la fortune i élevé par les graces dans le fein des voluptés, reconnaisfait, célébrait aux pieds de Pompadour le pouvoir de 1'amour : C'eft un enfant mon maitre, II l'eft, Iris , du berger & du Rol, II eft fait comme vous, il penfc comme moi j II eft plus har di peut étre. Un homme d'esprit a dit que le Cardinal dè Bernis chantait fes vers fur un luth d'or. Certes il K  i4ö ESSAIdé littérature. était difficile de mieux rendre le caradère de poéfies trés jolies, mais dans les qu'elles une trop grande recherche empêche le naturel de paraitre : Eh quels ornemens peuvent dédommager de 1'abfence de cette première de toutes les beautés ? Vous 1'aurez trop connue , trop gófitée' dans la Fontaine pour ne pas la defirer & la chercher chez les autres poëtes. Le Chevalier de Bouflers, plus qu'aucun au'tre fatisfera vos voeux. Ses vers femblent, d'après leur facilité, infpirés par le plaifir & nés fans efforts; leur touche légere plait toujours: C'est celle d'un homme d'infiniment d'esprit, jamais celle d'un auteur a prétention. La gaieté des couplets, la finesfe des épigrammes, ne vous fixeront pas affez pour vous faire négliger Aline, modéle des graces naïwes. Barth, par fa maniere aimable, par fon enjouement, par fa riante fagesfe , ferait un modéle achevé, fi le gout des plaifirs ne 1'eut pas détourné du travail nécesfaire pour polir les ouvrages les mieux tracés. Le defir d'éviter un deffaut nous jette trop fouvent dans 1'excès oppofé. Delille, au desfus du reproche de négligence , recoit celui de cette perfedion vraiment admirable dans les entreprifes de longue haleine, mais privant les frivoles des ornemens qui leur appartienent. Le luxe de poéfie, racheté dans De Lile par des beautés réelles, devient parfois, dans k chantre des baifers , un ftyle précieux, un jargon de ruelle. Le  PO ÉS IE LEGERE. 14/ récueiï de fes ouvrages embelli de toutes les richesfes de la typographie, après avoir orné les plus beaux cabinets de la capitale, reste, a cette heure, relégué en province dans le boudoir de quelques femmes a prétention de bel esprit. Suite ordinaire de Pengoument, qui croit i-éparer une première erreur en en commettant une feconde. Trop de couronnes furent prodiguées h Dorat pendant qu'il vécut, trop de traits outrageants font dirigés contre fa mémoire depuis qu'il n'exifte plus. S'il ne peut être placé au nombre des grands poëtes, il reste fort au desfus des médiocres ; perfonne fans injuflice ne faurait lui refufer beaucoup d'esprit, furtout de charmans détails. Cet écrivain dut a fes qualités folides & aimables le bonheur de compter plus d'un ami véritable. Heureux, fi Dorat n'eut pas cru trouver quelque mérite dans le ton de fufifance, & de fatuité, difficile a foutenir dans la bouche d'un étourdi de dix luüt ans toujours infuportable dans des écrits. Souvent fon amour propre fut cruellement mortifié: Vous m'avez vous même conté la malice d'un homme qui le voyant chez un libraire vint demander fes ceuvres. Le poete fe pavanait de cette heureufe rencontre , mais, triste dénouement! L'acheteur paye les magnifiqaes volumes, tire une paire de cifeaux, découpe avec foin les estampes, les met dans fa poche , enfuite abandonnant profe, poéfie, laisfe le libraire ftupéfait & 1'auteur confondu. Quelque tems après ce dernier ne fut guéres K a  148 ESSAIdbLITTÉRATURË. moins mortifié par Piron. Des vers parus dans Ié mercure produifirent entre ces deux hommes d'esprit une petite discusfion. Dorat les trouvait exeelens: Piron les foutenait déteftables > furtout privés d'harmonie. Le fecond , bientót lasfé des faibles raifons de fon adverfaire, s'écria : „ M. vous êtes chau„ dronnier." La douceur, 1'honneteté de Dorat, n'ayant pu le fouftraire au courroux de Voltaire, un de fes amis fit pour fa défenfe cette égigramme; Péloge le plus flaneur qu'il ait jamais requ : Contre le bien aimé des gr aces Voltaire eft, dit-on, fort aigri: Cela fe doit: d'un vieux mari Ces belles d la fin font laffes. Pajfons lui fon emportement; L'époux, en de telles dis gr aces Peut-il pardonner d l'amant ? Parny , chantre d'Eléonore, a célébré avec autant de délicatesfe que de fenfibilité fes plaifirs, fes amours; fon ami Bonnard partage fes fuccès ; ils lui en devienent plus chers. Tous deux avaient pris pour modéle Desmahis, dont les vers legers, harmonieux, préfentent 1'image d'une douce vertu. La fenfibilité de ce poete , égalant fon talent, les traits les moins piquants de critique lui répugnaient. „ Encore une fatire," difait il, ,, a un de fes amis, & je romps avec „ vous." L'indignation pouvait feule lui faire eiwi*  P O Ë S I E LÉGERE. i49 ftger, cotnme posfible Ia rupture d'un engagement, qu'il remplisfait fi bien , que fon principe a eet égard devrait étre une régie obfervée par tous ceux qui aspirent aux bienfaits de Pamitié; „ lorsque „ mon ami rit, c'est a lui a m'apprendre le fujet „ de fa joye ; lorsqu'il pleure , c'est a moi a dót „ couvrir la caufe de fon chagrinlui même peignit fon cceur dans ces deux vers ; L'homme ne vit que dans autrui, Et n'exifte qu1 autant qu'il aime. Des milliers de poëtes légers, tous yartés & distiugués entr'eux par leur coupe, par leur touche , par leur coloris, préfentent de quoi former les groupes les plus féduifants; mais de même qu'un art infini, une extréme délicatesfe font nécesfaires pour rasfembler, pour clasfer les papülons enfans brillants & folatres de la nature , dont toute main grosfiere enleverait le duvet qui fait leur charme , d n'appartient peut étre qu'aux femmes de placer dans des cadres élégants tous les poëtes légers, Pour moi tout au plus appelé au bonheur de jouir de leurs agrémens, loin de les célébrer tous, je me borne a vous montrer la route qui vous conduira prés de leur charmante troupe : cette troupe nombrcufe admire au müicu d'elle un mortel qui comme Mufée dans les charaps. Elifées éleve fa tête au desfus de la foule. ' Quelqu'aimables talens que puisfent posféder les Bernis , les Pamy , ainfi que tous ceux qui ont K 3  t5ó ESSAI de LITTÉRATURE. mérité de marcher prés deux, ils ne prétendirent jamais répandre, dans leurs producbions, les agrémens des pieces fugitives de Voltaire. Dans elles & dans elles feules vous trouverez au fuprême dégré une charmante légéreté, une finesfe de penfer, un tact délicat, un féduifant coloris. Le parnasfe Francais fe glorifie de réclamer comme un de fes plus beaux ornemens Fréderic , le grand Fréderic, ce guerrier redoutable, ce Roi philofophe , eet homme étonant, „ Sachant vaincre d la fois, <2f chanter fes vitloires Se jouant pour ainfi dire de 1'épée & du fceptre, tous deux fi redoutables dans fes mains. II Ji'a pas dédaigné de mêler les lauriers dont fe couronne le poëte avec ceux qui ornent le front du vainqueur. Les ouvrages, que ce monarque a donné fous le nom de philofophe fans fouci , offrent des poéfies dont les penfées font fages , fortes & grandes : Plufieurs morceaux ont même de la grace, de la légéreté: Quelques duretés de ftyle , quelques fautcs de dicbion, reproches de peu de conféquance pour tout écrivain d'un mérite d'ailleurs bien reconnu, ne s'adresfent pas fans injuftice aux étrangers qui s'étTorcent en vain d'atteindre aux finesfes, aux délicatesfes d'une langue , posfédées par les perfonnes accoütumées, dès leur tendre enfance , a en faire ufage. La plupart des beaux esprits qui, fans balancer , traitent de mufe tudesque, la mufe de Fréderic, auraient de la peine a nous donner des vers plus jolis que ceux ci.  CHANSON. 151 Quelques vertus, plus de faiblejfes, Des grandeurs , & des petitesfes, Sont le bifarre compofé Du héros le plus avifé. II jette des traits de lumiere, Mais eet aflre dans fa carrière, Ne brille pas d'un feu conftam. L'esprit le plus profond s'éclipfe , liichelieu fit fon teflament, Ft Newton fon apocalypfe. QÜINZIEME JLECTU3LE, .4 , -H-H- 1" Chanson. ous avons en France, ditDiderot, une fou, le de chanfons préférables a toutes celles d'Ana, créon fans avoir jamais fait la réputation d'un , auteur. Les plus agréables font celles qui font , compofées par le plaifir, non par la vanité, dans , les qu'elles fe rêncontrent autant de délicatesfe , que de goüt, comme les deux fuivantes." „ Si j'avais la vivacité, „ Qui fait briller Coulange, „ Si je poffêdais la beauté „ Qui fait rêgner Fontange , Oufi j'ét ais ,%comme Conti, „ Des gr aces le modéle, K 4  I5i ESSAI db LITTÉRATUR4 „ Tout celaferait pour Créqui, ,, Duuil être infidèle. „ Vous n'avez pas , verte fougere , „ L'éclat des fleurs qui parent le printems,, „ Mais leur beauté ne dure guere, ■ »> Vous aimable en tout tems , ?, Vms prêtés des fecours charmans „ Aux doux plaifirs qu'on goute fur la terre , Vous fervez de Ut aux amans, ,, Aux buveurs vous fervez de verre." Loin d?adopter en entiec ce jugement , je le. trouve dépourvu de raifon. Jamais aucun chanfonier moderne n'a embelli fes produclions de la délicatesfe enchanteresfe que le génie aimable d?Anacréon atteignit fouvent. Cependant 1'impartialité ordonne de reconnaitre que les Francais ont, dans leurs chanfons, une grace inimitable. Quelques unes déT ployaint avec esprit tous les charmes de 1'amour, maintenant elles restent négligées: On ne chante que le libertinage , toutes les amantes font transformées en courtifanes ; les chanfons bachiques porterent longtems la joye dans les repas de nos bons ayeux: Alors la cordialité rasfemblait, 1'abondance régnait fans recherche, les amitiés fe cimentaient, les haines s'appaifaient, le verre en main , la franchife , la gaieté, la bonhomie, s'épanchaient dans un refrein. A préfent la yanité , Poifiveté réuhisfent, le luxe étalant fes richesfes, porte 1'ennui avec la magnificence & fait naitre Penvie. La contrainte generale  CHANSON. 153 piet fur les levres une gaieté factice, par laqu'elle lesconvives prétendent s'étourdir,ou bien elle appelIe la médifance, même la calomnie : chacun déchire avec fon plus proche voifin ceux qui fe trouvent a deux places plus loin. Des chanfons furent destinées a donner en riant d'utiles lecons, mais la méchanceté n'a pas tardé de s'en emparer au point de les rendre des armes extrêmement redoutables. Peu de chanfons louerent la beauté, l'esprit, les vertus, mais malheureux fur tous les points, nous ne favons plus offrir un encens dólicat: nos éloges rappellent la flaterie, par conféquent le manque de vérité. Cherchons donc en général les trés jolies chanfons, un demi fiècle avant le moment ou nous vivons, je dis en général, car fouvent de charmantes s'échappent dans les miliers de médiocres & de mauvaifes, dont Paris & les pro vinces nous inondeut fans mefure. De même au milieu des plus niauvaifes herbes, naisfent quelques fleurs des champs dont les attraits font rendus plus brillants par le contraste qu'ils font avec les objets désagréables qui les entourent. Dans un épanchement de fenfibilité mon intéresfant ami faint Paul traca cette touchante romance, . ï- D'une maitrejfe adorée. Je pleurt le changement. De mon ame déchirèe Je veux chanter le tourmenu K5  Ï54 ESSAI de LITTÉRATURE. Que ma voix tendre & plaintive L'inftruife de ma douleur , Que maflamme pure & vive Brak de nouveau fon cceur. Quand fur fa louche charmante Je dérobais un baifer , Dans les bras de Vinconftante Je reftais pour Vappaifer, Son regard, brillant de fiamme , Difait: je veux pardonner, Soudain un cri de mon ame Répondait: Je veux aimer. '3- Mon bonheur ne fut qu'un fonge , Zéphir est moins pajfager , Ma colere était menfonge , JEglé feule veut changer; Envainj'ai volé vers elle, Son cceur repouffah mon cceur t Et fa gaieté criminelle, Infultait d mon malheur. 4- jiinfij'ai vu l'inconflance Eclipfer mes plus beaux jours, Et la froide indifference Venir en glacer le coursi  IMPROMPTU. 155 Maintenant je hais la vie , Je ni'exile de fes lieux , Et vais pleurant mon amle, Expirer loin de fes yeux. Quoique parmi les pieces dérobées a un ami s'en rencontrent plus d'une que l'on eut bien fait de laisfer dans 1'oubli, reconnaisfons pourtant que presque toutes les chanfons de PAttaignant fon: charmantes, respirent la galanterie, la volupté; elles offrent ce velouté fieuri que fane la plus petite apparence de travail ou de prétention. Impromptu, JQ'es impromptus doivent réusfir pour peu qu'ils foient heureux; presque tous respirent peu d'inftans après leur naisfance , mais quelques uns font confervés avec foin. On fe rappélera toujours qu'a la cour de Seaux, Anacréon fembla renaïtre fous les traits de St. Aulaire: „ Qui , plus dgé , fit d'aujjij'olies c/io/ej." En effet quelque célébre que foitle poëte de Thcos par fon élégance, par fa molesfe, at-il produit rien de plus heureux que la réponfe faite par St. Aulaire plus que nonagénaire a Me. La Duchesfe du Maine qui lui demandait, en jouantj fon fecret.  ESSAI de LÏTTÉRATURE. CpJ La Divinité, qui s'amufe A me demander mon feeret, Sifétais Apollon, ne [erait pas ma mufe Elle ferait Thétis & le jour finir ait. L'imagination vive de Voltaire, ion grand ufage du monde, fon extréme confianee, donnaient, aux premiets traits qui partaient de fon esprit , un brillant que plus de correétion eut quelquefois obfcurci: Aufli fes impromptus fans nombre font-ils presque tous agréables. Je penfe que vous revérez avec plaifir celui que ce poëte célébre adresfa a Me. de Pompadour, venant de jouer le ïóle de Life dans la comédie de 1'enfant prodigue. Ainfi dqnc vous réunijfez Tous les arts , tous les gouts , tous tes talens de plaire; Pompadour , vous embellijfez La cour , le Parnasfe & cithere. Charme de tous les cceurs, trèfor d'un feul mortel, Qu'un fort fi beau foit ét er nel! Ojie ros jours précieux foient remplis par des fêtes l Qpe de nouveaux fuccès marquent ceux de Louis ! Soyez tous deux fans ennemis, .Et gardez tous deux vos conquêtes. Ce trés joli morceau peut fort bien avoir été préparé, foupcon, qui, fans doute mieux fondé dans 00 Cet impromptu fï connu est fans cesfe cicé, & de lui-même il fe ferait offert a vp.tre mémoiro, ii je ne l>vois pas mis fous vos yeux. • . . ■  ÏN5CRIPTIÜN,ÉPITAPHE. 157 d'autres circonftanccs, ■ a répandu une teinte de ridicule fur les impromptus faits a loifir. En voici un qui partit connne un éclair de la plume d'un de mes amis invité par une femme charmante a venir jouer a des jeux d'espriti Si mon ccsur vous eft nêcejfuire , Vjus pouvez toujours y compter ; Pour mon esprit je n'en ai guerz, Que quand il faut vous écouter , INSCRIP'TION, ÉPITAf HEi JC/e ftyle lapidaire demande une concifion a la qu'elle la langue Francaife fe prete difficüement. 'Nous voulons d'ailleurs y mettre trop d'esprit; Sc la plus qu'ailleurs l'esprit gate le fonds. Rien de plus fimple qüe les infcriptions des anciens & rien fouvent de plus fublime. Connais-toi toi même était 1'infeription du temple de Delphes. Sapho, brülante dans fes odes, traca ainfi 1'Épitaphe d'un pécheur. „ Menisque pere du pécheur Pelagon a „ fait pilacer fur le tombeau de fon fils , une nas„ fe & une rame , monumens de fa vie dure & pé„ nible." Sur le tombeau d'un héros on écrivit ces mots qui valent un poéme : Arrêtes , voyageur , tu foules les cendres d'un héros (q). {#) £ta Pintor Jiitotm cakas%  i53 ESSAI de LITTÉRATURE. Ce n'est pas qu'il n'y ait de bonnes épitaphes eil Francais, mais elles font Jen général trop diöufes & vifent trop k l'esprit. Voici une des meilleures, mife fur la tombe du Mal. de Rantzeau. Du corps du grand Rantzeau tu n'as qu'une des parts L'autre moitié refta dans les plaines de Mars. II difperfa partout fes membres 6? fa gloire , Tout abattu qu'il fut il demeura vainqueur , Son fatlgfut en cent lieux le prix de lavicioire, Et Mars ne lui laiffa rien d'entier que le cceur. Le Francais, qui rit, de tout, fait fouvent des épitaphes dans le genre épigrammatique, en voici une de cette efpèce. C'y git Grégoire: au monde en fevt cent trente il vint, Et rendit Vame en fept cent quatre vingt, Vous favez en deux mots tout ce qu'a fait Grégoire II ndquit, il mourut, c'eft toute fon hiftoire. Quand aux infcriptions, je Vais vous citer laplus belle que je connaisfe dans notre langue. Elle est de Piron: Un vilage de Bourgogne avait été dévoré par les flammes ; le préfident de Grasfins le fit rcbatir a fes frais; les habitans du beu firent graver fur le marbre ces vers qui leur fournit 1'immortel auteur de la métromanie: Laftamme d dévorè ces lieux, Grasfins les rétablit par fa munificenfe. Que le marbre d jamais attefte d tous les yeitx Le malheur, le bienfait & la reconnaiffancc.  MADRIGAL. Madrigal. Xa'e Madrigal, morceau trés court, qui doit contenir une penfée ingénieufe ou galante, fut pendant long-tems fi cher aux Francais qu'ils 1'employerent dans les fujets les plus férieux : La profè elle même en parut furchargée, défigurée. Une telle abondance amena fa chüte. Les madrigaux Frangais, d'abord 1'objet du mépris des étrangers, fatiguérent les hommes fenfés de la Nation, des qu'ils les virent hérisfés de pointes & remplis de fadeurs. C'étaient les Concetti Italiens qui avaient franchi les Alpes. Tout poete les dédaigne a cette heure: Peu des anciens fe confervent comme des modèles d'agrément, de délicatesfe. Tel que celui-ci écrit Sur le Collier d'un Chien d'une Jolie Femme. Je ne promets point de largesfe celui qui me trouvera, Qjfil me raméne d ma maitrejfe , Pour récompenfe il la verra. Plufieurs Madrigaux plaifans raprochent beaucoup de Pépigramme. Celui-ci de Patrix m'a toujours fait grand plaifir. Ilfongeais cette nuit que de mal confumé, Cote d cóte d'un pauvre on ni'avait inhumé. Et que n'enpouvant pas foufrir le voijinage, En mort de qualité je lui tins ce langage.  iöo ESSAI de LITTÉRATURË; Retire toi, coquin , va pourrir loin d'ici, XI ne t'appartient point de niapprocher ainjl. Coquin? ce me dit-il, d'une arrogance extréme, Va chercher les coquins ailleürs, coquin toi-méme, Ici tous font égaux, je ne te dois plus rien, Je fuis fur mon fumier , comme toi fur le tien. É n i g !m e. pr.it fe plait dans les difncultés d'autant que la vanité jouit, dèsqu'elle parvient a les furjnontef ; il aime les objets cóuverts de quelques mystércs, certaiü que 1'ignorarice admite dii moment oü' élle ne comprend pas: Un voile, jetté avec adresfe centuple la valeur réelle de la chbfe fur la qu'elle il est placé: Le vulgaire porte du respeél a ce qu'il ne voit pas ; 1'homme éclairé , fe flatte de recueillir de la gloire de ce que lui découvre fa perfpicacité. Dèslors le fuccès dé 1'Énigme inhérent au caraélere de 1'homme fe trouve dans tous les tems, dans tous les lieux. Prodigieux, chez les anciens, il occupa les plus graves perfonhages; il inflüa fur les destinées des états. A mefure que les lumieres ont pris de i'accroisfement, le resfort de 1'Énigme s'est trouvé moins etendu. Cependant elle occupe encore bien des oififs & fouvent elle offre de 1'ugrément, de Ja délicatesfe. En voici une trés jolie attribuée a J. J. Rousfeau: Enfant  L O G O G R I p H E. i6i Enfant de l'art, enfant de la nature, Sans prolonger les jours, j'empêcke de mourir^ Plus je fuis vrai, plus je fais d'impofture Et je deviens trop jeune d force de vitllir. (Portrait.) Logogriphe.1 X> e Logoriphe, fils de Pénigme, ausfi frivole que fa »ere, mais moins fimple , demande peut être plus dé fubtilité pour fa compofition, comme pour fa folution. Le fuivant, que je dois h un ami, intéresfera votre goüt & votre curiofïté. Jefixcfans frémir les horreurs du tripas: Si funlvers brifé s'icroulait fous mes pas , Je ven ais fes dibris d'un ceilfec & tranquile ; Le malheureux en moi cherche &trouve un azile: Jefus dans tous les tems Vidole des mortels ; Lesfages autrefois encenfaient mes autels ; Mais depuis, de mon nom dicorant leur manie, De beaux & faux esprits m'ont couvert d'infamie. Au milieu d'onzepieds, qui compofent mon corps, Le lecteur curieux trouvera , fans eforts, D'un infecle rampant lepricieux ouvrage; Le nom d'un faint evèque asfez grand petfonnage; Un lieu que Von ne peut abórder que par eau; Ce que^ le vin toujours laijfe au fond du tonneau; Une ville en Toscane; un bourg en Normandie; Une fleuve dont le cours ferpente en /talie; h  It5a ESSAI r>E LITTÉR ATURËé Ce que Cérés prodigue au tems de la molsfon, Un oifeau babillard ; un excellent poijfon; Ce qui, dans un pays, en guidant lajuftice, Entretient Vharmonie <5f condamne au fupplice; La fleur emblême heureux de l'aimable candeur, Le contraire de rude ; un nom cher d mon cceur; Un art iele; un pronom ; deux notes de mujique ; Enfin, quittant ce ftyle énigmatique A tout lecfeurje dirai,fians détour , Que les plaifirs, compagnons de l''amour, Et la gaieté , vrais charmes de la vie , Sont ma devifie & ma philofophie. Par A.... de G.... Charade. Td a Charade, énigme fur un mot , & la plupart du tems enfant du moment, s'est vue quelquefois omée des graces de la poéfie, des fons de la mufique. En voici une que Pamitié me fournit. Air: Mon enfant, fais comme ta mere. i. Nos ayeux fefaient des balades , Ils étaient plus galans que nous, Maintenant on fait des Charades Chaque fiècle améne fes goüts*  ÊPITHALAME. i63 On peut bien , par fois en faire une Notre esprit est toujours flatté j De lever la gaze importune, Qui nous cache la verité. Mon premier échut en partage Aux aigle? , comme aux Roltelets. Mon fecond, fans rendre plus fage , Amène fouvent les re gr ets. Pour mon tout, il eft Vappanage, De ce Dieu par vous embelli, Mais il n'en fait jamais ufage, Prés des dames qui font ici. Sans la crainte de vous fatiguer par des détails trop minutieux, je vous eusfe entretenu de plufieurs autres éspeces de poéfie; mais les diffërentes coupes qui les distinguent entr'elles font des formules de convenance que l'on apprend k connaitre fuccesfivement & fans efforts. ÊPITHALAME. Vous ne tarderez pas a favoir que l'Epithalame celébre les mariages. Par malheur de quelque es^ prit, de quelque imagination que foient doués les poëtes, ils ne fauraient revétir de traits intéresfans, neufs & piquans un fujet qui rebattu depuis tant de fiècles n'offre que les mêmes idees renfermées dans un cercle de peu d'étendue. Topjours 1'amour quittant fon bandeau , fe dépouillant de fes L a  16*4 ESSAI de LITTÉR-ATURE. ailes s'unit au Dieu d'hymen qui chasfe loin de lui 1'intérét, 1'humeur & 1'ennui : De eet heureux accord réiuitent nécesfairement les plus beaux effets, La raifon , la tendresfe , 1'estime, la conftance embelliront les jours des deux fortunés époux. Le tems, en respeétant les attraits de la femme, déployera les vertus du mari. Des enfans, images fidelles de leurs parents , nietrront le comble a la félicité; leur éducation occupera les années qui fuccédent a celles des plaiiirs bruyans. Enfin des petits enfants fans nombre répandront la joye fur les derniers momens de deux vies qui fe termineront fans inquiétudes, fans fouffrances, après que cent années fe feront écoulées. L'Anagramme , quelquefois heureufe & ingénieufe, n'eft pourtant jamais qu'une produélion forcée: On 1'employe foit pour tirer de 1'arrangement des lettres d'un mot, des mots différens, foit pour parvenir a ce que toutes les premières lettres des vers extraites & rasfemblées préfentent un mot propofé. La poéfie Frangaife jusqu'a Malherbe est restée dans un fi grand état de faiblesfe , que les morceaux , les mieux accueillis chez fes prédecesfeurs, vous plairaient trés peu. La joye licentieufe de Clément Marot n'a plus d'attraits: Vous ferez furprife qu'elle ait confervé de la vogue affez long-tems pour que plufieurs poëtes aient employé dans leurs écrits les expresfions Marotiques, jusqu'au moment oü Voltaire les fit tomber comme ridicules. Marot fut 1'imitateur de Vülon dont-il a dit:  POÉSIE LEGERE. 165 Peu de Fillons en bon favoir; Trop de Vlllons pour dccevoir. Cet éloge mérite d'autant plus d'égards que Boileau Pa confirmé. Villon fut le premier , dans ces fiècles gr os fiers, Debrouiller Part confus de nos vieux Romanciers. Rien néanmoins en général de plus faible , de plus languisfant, que les ouvrages de Villon. Ce poëte, trés mauvais fujet, eut asfez de gaieté pour compofer de petites pieces de vers au moment oü il fut condamné a perdre la vie. Dans fon grand testament fe rencontrent parfois des couplets agréables. Item, au Chapelain je laiffe Ma Chapelle d fimple tonfure , Chargèe d'une feehe mejfe (r) , Oü. il ne faut pas grand leciure , Réfigné lui eusfe ma cure , Mais point ne veux de charge d'ames ; De confeffer (ce dit') n'a cure (j), Si non chambrieres ), dont 1'héroïne pasfibnée,jaloufe, emportée, généreufe, a fervi, dit-on, de modéle pour Orosmane : Admirez Acomat miniftre habile, politique profond, chef de parti redoutable, guerrier intrépide. „ Quoi! tu crois , cher Osmin, que ma gloire paffee „ Flatte encor leur valeur & vit dans leur penfée ? „ Crois-tu qu'ils me fuivraient encore avec plaifir, „ Et qu'ils reconnaitraient la voix de leur Vifir." ( v) Les mceurs des Turcs font infiniment mieux obfervée dans Bajazet que dans Orosmane: je ïn'en rapporte k un ami qui i ift fans nulle jrévention les deux Pieces fur les lieux.  ir+ ESSAI db LITTÉRATURE. Rien ne marqué d'avantage le religieux respect d'un Turc pour Ie fang Ottoman; que ce que dit Acomat lui-méme en parlant de Bajazet & de Roxane réunis. „ Tout gardak devant eux un augujle fdence, „ Moi-même réjijlant d mon impatience, „ Et refpe&ant de loin leur fecret entretien , longtems, immobile, obfervé leur maintien; „ 'Aux pieds de Bajazet alors je fuis tombé, „Etfoudain d leurs yeux je me fuis dérobé." Berenice, fi touchante qu'on ne peut que répéter, a ceux qui la critiquent, la réponfe du grand Condé.- „Depuis trois ans anders, chaque jour je la vols, „Et crois toujours la voir pour la première fois." Mithridate ou 1'implacable ennemi de Rome enfante de fi grands projets. Attaquons dans leurs murs ces conquérans fi fiers, „ Qu'ils tremblent d leur tburpour leurspropres foyers, „ Annibal Pa prédit; croyons en ce grand homme , „Jamais on ne vaincra les Romains que dans Rome.,J Voltaire a célèbré Iphigenie avec tant d'esprit, tant dejuftesfe, tant de chaleur que je ne hazarderai pas d'une main indiscrete d'ajouter quelques  TRAGÉDIE. j75 fleurs a une fi charmante couronne: Vous y verrez Iphigénie touchant tous les cceurs, Achile foutenant fa grande renomme'e; le Roi des Rois fe fefant reconnaJtre lorsque presfé par le plus vaillant, le plus redoutables guerier, il répond : „ Seigneur, je ne rends point compte de mes dejfeins, „ Ma fille ignore encor mes ordres Souverains, „ Et quand il fera tems qu'elle en foit informée, Vms apprendrez fon fort, 'fen inftruirai Parmée." Phedre k la fois coupable, intéresfante , offre le plus terrible des tableaux. Jamais, jamais on ne cesfera de le regarder avec une admiration mêlee d'effroi, on voit dans quels crimes une pasfion désordonnée peut entrainer une ame fenfible , crimes que 1'affreux remord punit toujours. Qui peut entendre fans frémir ? Que fais-je? Ou ma raifon fe va-t-elle égarer? Moijaloufe ? & Théfée eft celui que fimplore l Mon époux eft vivant & moi je brule encore ! Pour qui? quei eft le cceur oü prétendent mes vceux? Chaque mot Jur mon front fait drejfer mes cheveux. Mes crimes déformais ont comblé la mefure. Je refpire u la fois Pincefte & Pimpofture. Mes homicides mains, promptes d me venger, Z>ans le fang innocent brulent de feplonger. Miferable ! Et je vis? Et je foutiens la vue, De ce facré foleil dont je fuis descendue$  176 ESSAI dë LITTÉRATURE. Esthef dut bien plutót a la faveur qu'a un vraï mérite fon pródigieux fuccès. Cependant plufieurs fois s'y rencontre 1'empreinte du grand maitre. Hélas ! fi jeune encore + „ Par quei crime ai-je pu mériter mon malheur? „Ma vie d peine d commencé d'éclore, „Je tomberai comme une fleur, ,j Qui na vu qu'une Aurore." Je n*ai point attendu jusqu'a cette heure pour épancher mes fentimens fur Athalie peut être le chef d'cètivre de l'esprit huniain. Vous y verrez avec étonnement pompe de fpeétacle t grandeur de fujet, intérêt de fuuation, majefté de fentimens, fublime dtxpreffion. » Celui qui met unfrein d tafureur desflotSj Sait auffi des méchans arrêter les complots. „ Soumis avec refpe& d fa volontéfainte, *» Je crains Dieu, cher Abner, & ri'aipoint d'autre crainte. Temple, renverfe toi, cédre, jette des flammes." Prés de ces impofantes images, vous cueillerez les fleurs les plus fraiches. Tel en un fecret vallon, Sur le bord d'une onde pure, Croit d l'abri de l'aquilon , Un jeune lys, l'amour de la nature. Loiri  TRAGEDIE. 177 Loin du monde élevê; de tous les dons des deux, Jl eft ortié dès fa naisfance, Et du méckant Vabord contagieux , N'altére point fon innocence. Vous ne laisferez pas échapper que le talent de Racine 1'appelait a tracer de plus nobles traits les peribnnages de femme que ceux d'homme. Hermione, Agrippine, Roxane, Clitemnestre, Phedre, AthaÜe, 1'emportent de beaucoup fur les héros; exceptez cependant de cet arrêt, Acomat le plus beau caraétere qui foit fur le théatre comme 1'éxpofition de Bajazet est la plus heureufe de toutes celles qui ont paru jusqu'a préfent. Racine portait dans fa vie privée rinnocence , la candeur d'un enfant. Gourvile dit que Tauteur d'Athalie ne lui parut jamais fi grand, que lorsque le venant prier a diner de la part du prince de Condé, il le trouva fefant la procesfion avec fes enfans & regut de lui cette réponfe : „ Ténioignez a fon altesfe combien je fuis flatté de 1'honneur qu'elle veut bien me faire, exprimez tous „ mes regrets ,mais ce matin ma femme a faitl'emplet„ te d'une carpe de quatre livres, ces pauvres enfans „ la mangeraient fans plaifir fi je fortais." Si vous ne redoutez pas d'éprouver la terreur una des premières pasfions tragiques, prenez Crébillon. Eloignez cependant la coupe d'Atrée dans la qu'elle un pere infortuné est prét a s'abreuver du fang fumant de fon fils. Cette coupe qu'aucun fpeöateur n'apper§oit fans fentij- fes cheveux fe héri,slér d'horM  178 ESS AI de LITTÉR ATURE. reur, déchirerait votre cceur compatisfant & fenfible. Eledre & plus encore Rhadamiste renferment de fréquentes mais fombres beautés. Quelques fcénes coupées d'après 1'antique, des morceaux de la plus grande énergie, des pasfions trés prononcées, s'y rencontrent, qualités estimables trop fouvent obfcurcies par des caraélères d'une force outrée qui va jusqu'a la rudesfe & par des vers durs. En un mot, 1'aspérité de cet homme célèbre lui fit négliger les regies du goüt. II eut, avec raifon, écrit a la tête du recueil de fes ceuvres : „ Mon palais tout ici n'a qu'un faste fauvage, „ La nature mar&tre en ces affreux climats, „ Ne produit au lieu d'or que dufer, desfoldats» Voltaire rappéllera votre attention. II acquérera de nouveaux titres k vos éloges. Voltaire (r) fit voir d 1'Europe étonnée que Vexiftence d'un génie univerfiel n'était pas une de ces chimères qui ne peuvent jamais fe réalifer. II s'empara du théatre moins grand que Corneille, moins fenfible que Racine, moins terrible que Crébillon , il fut en réunisfant de leurs diférentes beautés , en les rehausfant par la pompe du fpe&acle, fe créer un genre qui pendant long-tems d fait les délices de la Nation. Vous ferez pénétrée d'intérêt a la leflure d'CEdi- C*) Tiré de ma lettre fur les fpeclacles adresfec k Me. Ia Bne. «e N  TRAGÉDIE. i79 pe , de Brutus; d'Alzire, de la mort de Céfar, de Sémiramis, d'Adelaïde, de 1'Orphelin, de Mahomet & même de Tancrede. Rome fauvée vous paraitra peut être la preuve la plus marquée d'une grande fupériorité de talens. Le fcélérat, né peut conjurer la ruine de fa patrie , Pambitleux, deftiné k la fubjuguer font parfaitement peints : Ils font resfortir le citoyen vertueux qui la fauva. Ciceron prononce des discours dignes du plus éloquent des mortels. Le poete Francais s'est plu a tracer une image noble de 1'dlluftre Romain avec lequel il fe glorifiait d'avoir des traits de refiemblancc & dont les faiblesfes excufaient en partie les Hennes , également produites par une excesfive, par une puérile (y) vanité. Que de plaifirs, que d'attendrisfement vous préparent Zaïre & Mérope. Le cceur humain ne faurait concevoir un plus haut degré de fenfibilité. Les deux plus belles pasfions , 1'amour, la tendresfe maternelle, ont infpiré ces deux immortels ouvrages. Qu'elle amante, qu'elle mere! Le poete a également travaillé ces deux fuperbes tableaux, mais la nature imprime un fi grand caraélere aux fentimens d'une mere, que 1'amour le plus ardent ne faurait foutenir avec eux aucun parallele. Zaïre adorant (y~) Voltaire aimait beaucoup ï jouer la comédie mais quoi« qu'excénent jugej quoique donnant de trés bonnes lefons aux aéteurs , puisqu'il avait presque fbrnié le Kain , il jouait affez médiocrement, excepté le róle de Cicéron dans lequel il était fupérieur. M 2  ïSo ESSAI dé LITTÉRATURE. Orosmane attaché, mais n'entraine pas, comme Mérope, ne vivant que pourEgifte, lui facrifiant tout, & répondant a qui lui marqué de la furprife de ion entier oubli d'elle même. Je fuis mere & tu peux encor Pen êtonner ! BIX SEPTIEME LECTUR.E. -\ -H-H- -4» Suite de la Tragédie. C3orneiLle, Racine , Crébillon, Voltaire, n'ont pas feuls en France mérité la couronne Tragique. Rotrou le premier la recut. On ne fe lasfera jamais d'applaudir Venceslas. Cette piece d'une grande beauté rend fon auteur moins immortel que la noble générofité avec la qu'elle il reconnut hautement la fupériorité de Corneille fans écouter les mouvemens d'une jaloufie malheureufement tiop commune chez les écrivains , furtout chez les poëtes ; fans craindre le mécontentement d'un ministre tout puisfant :(TJe plus citoyen vertueux , il vit approcher la mort avec la fermeté d'un héros. Une maladie pestüentielle ravageait la ville de Dreux, dans la qu'elle Rotrou exercait les fondions de magiftrat. Ses amis le presferent de fuir le danger, de fe réfugier dans Paris. II rejeta leurs inftances en difant: „ Ma préfence feule maintient 1'ordre dans ce  SUITE de iia TRAGÉDIE. 181 „ pays défolé je ferais coupable, fi je 1'abandon„ nais." On croit entendre parler un magiftrat Romain aux plus beaux tems de la république. La gloire de Corneille aurait naturellement du réjaillir fur ceux qui portaient fon nom au lieu que par un effet injufte, 1'éclat des fuccès d'un frere anéantit presqu'entiérement le mérite de 1'autre. Trés certainement 1'auteur d'Anane, du Cte. d'Effex n'était pas un homme médiocre. Des éloges feront toujours accordés a la fagesfe de fes plans, a la pureté de fon ftyle ; a fon étude approfondie de la langue Francaife , fans que pourtant il föit permis de pardonner a fon manque de chaleur. Pierre, qui 1'aimait tendrement, ne put lui communiquer des étincelles du beau feu qui 1'embrafait & rejetta de fon cöté dc fages avis deftinez a faire disparaitre grand nombre d'expresfions affez communes alfez grosfieres pour déparer quelquefois des pasfages fublimes. Comme 1'aigle, qui d'un vol audacieux plane au desfus des nues, qui d'un ceil fixe contemple le foleil , ne s'abaisfe point a relever de terre 1'infecte que 1'induftrieufe & patiënte hirondelle recueille avec foin , le génie dans fa marche rapide, fouvent inégale , tantót laisfe au desfous de lui les plus hauts fommets, tantót tcjmbe au fond des abimes ; toujours méprife les régions moyennes dans les qu'elles l'es-7 prit ftudieux mais borné tache de fe foutenir, content de renoncer a la gloire de commander 1'admira. tipn , pourvu qu'il évite de funestes cluites. M 3  i8a ESS AI de LITTÉRAT URE. Si Corneille tenta fans fuccès de porter fon frere k la même hauteur que lui, Racine fut encore moins heureux dans 1'éleve qu'il entreprit de former. Nonobftant un esprit vif, un zèle affidu , une espece d'idolatrie pour la main qui le guidait, il ne faifit que les faiblesfes de fon maïtre. Cet imitateur languit toujours, traine le leöeur , le fpeftateur par un chemin d'autant plus pénible a fuivre , qu'il rappelle a chaque pas la fuperbe route qu'il prétend retracer. Moins de resfemblance avec Racine rcndrait Campiftron plus fuportable. On pardonnerait fa médiocrité en faveur de plufieurs traits touchans, de pasfages rendus avec correéïion, 'tandis que le fouvenir continuel de beautés du premier ordre devient une efpece de fuplice difficile a fupporter. Dut-on me taxer de blasphémer, je n'héfite point a rendre compte de mes fenfations, Campiftron m'a fait plus fouffrir que Pradon. Plufieurs poëtes, fans étre étonnés des lauriers cu«illis avant eux, fe font fenti pénétrés d'une noble émulation. Inés triomphe de la fenfibilité que l'on critiqua mais en pleurant, fuftlt pour faire 1'éloge de Lamotte. üne belle ame pouvait feule créer d'auffi touchantes fituations: Cet aimable écrivain fe trouve par hazard dans' un cercle oü n'étant pas connu, ^quelques perfonnes font la plus amére critique d'lnés: Le poete mal traité écoute en filer.ee jusqu'a Pheure du fpeétacle: Alors il fe léve & dit avec autant de calme que de douceur: „ Rendons nous, Mesfieurs, a la quatre  SUITE de 1/a TRAGÉDIE. i83 „ vingt quatrienie repréfentation de cette mauvaife „ Tragédie." Lafosfe, choifisfaiit une aétion vraiment tragique, Pa traitée avec force. De fuperbes fituations, de 3 caracteres bien prononcés préfenteraient le Manlius comme Pégal des chefs d'ceuvres dramatiques, fi le ftyle dont il est écrit approchait d'avantage de ceux de Racine , eu de Voltaire. Otowai a porté le même fujet fur la fcène Anglaife , fans s'aftreindre comme Lafosfe a revétir fes perfonnages de noms Romains; circonftance qui donne a fa piece , d'ailleurs trés inférieure , un naturel dont en général les poëtes Francais reftent un peu trop éloignés , tantót par fagesfe, tantöt par excès de parure , trop fouvent par timidité. Nos voifins , qui toujours attachent du prix a établir des contrastes avec nous, ont oublié que la be'le nature peut feule orner la Tragédie ; les basfes boufonneries, les dégoutantes horreurs habitent & dégradent leur théatre: Les fublimcs, les ravisfantes beautés fi fréquentes chez les Tragiques Anglais , parahTent comme des diamans au desfus de toute valeur jettés fans ordre parmi des pierres choquantes par leur formes irrégulieres , mcprifables par leurs fauffes couleurs. Guimont de Latouche a peint le fentiment par lequel font embellis nos plus beaux jours, par lequel font adoucies nos plus cruelles infortunes. Dans Iphigenie en Tauride, Pamitié transporte. LJame iortement entrainée, le cceur vivement ému ne laisfent pas a Pcsprit le calme nécesfaire pour qu'il M 4  184 ESSAI de LITTÉRATURE. fasfe les nombreufes critiques que mérite un poeta dont la carrière malheureufement trop courte n'a pas laisfé a fes talens le tems de fe raürir. Lanoue a regu de nombreux applaudisfemens dans Mahomet fecond , fi même on ne favait pas que Voltaire était auffi prodigue d'éloges vis-a-vis de fes amis , de fes protégés , que dur , qu'emporté, vis-avis de ceux qui 1'offenfaient foit inconfidérément , foit de propos délibéré, Mahomet fecond obtiendrait un rang parmi les plus belles tragédies. Les vers que voici asfez jolis quoiqu'un peu lestes doivent étre renvoyés avec tous ces brevets d'immortalité que le viellard de Ferney, distribuait a pleines mains pour. prix du moindre grain d'encens: Cet encens fut-il de la plus grosfiere espece ? Mon cher Lanoue, illuflre pere De Pinvkible Mahomet, Soyez le pere du cadet, Qui fans vous n'est point fait pour plaire. Votre fils fut un conquêrant, Le mien a Phonneur d'étre Apotre, Prétre, filou, dévot brigand, Fakes en Vaunwnier du votre. Jamais poëte n'approcha tant des harmonieux accens de Racine que 1'auteur de Didon piece fans contred;: un des plus beaux ornemens du Théatre Francais. Dubelloi a mérité des éloges , des honneurs de fa patrie reconnaisfante de voir graces a fes foins les héros Frangais occuper la fcène dc. tout  SUITE de la TRAGÉDIE. 185 lems abandonnée plutót par habitude que par rai-. fon aux héros de 1'antiquité. Les fentimens gênéreux , les vcrtus relevées compenfent avantageufement quelques défauts de ftyle. La candeur, 1'honnéteté la douce amitié étaient fes moindres qualités. II mourut riche de vertus & pauvre de biens. Ducis choifi pour remplacer Voltaire a 1'académie Frangaife s'est fous plufieurs rapports montré digne d'un tel honneur. Quoique fa force femble plutót rappeler le ton de Crebillon. J'ai vu avec plaifir couler vos pleurs, a la le&ure de la belle Briféis de Poinfinet de Sivri: Cet écrivain, après avoir parcouru une carrière littéraire qui fuffirait pour établir plufieurs réputations diftinguées, s'est a la honte de la fastueufe opulence de Paris vu pendant bien des années en but a toutes les rigueurs de la mauvaife fortune. Le talent malheureux n'excitait aucun intérêt, on le laisfait languir dans 1'opprobre dout l'on fortait a grans frais tant de méprifables objets. La vérfification durre de Gustave, de Fernand Cortés déparent tellemcnt ces deux pieces, que fans quelques fcènes vraiment tragiques , elles ne refteraient pas au théatre. Le róle énergique de Gustave fait trop resfortir les moyens des acteurs pour que plufieurs d'entr'eux ne s'efforcent pas de le conferver. La force des idéés, la nouveauté de quelques unes autorife peut être en partie la prétention de Piron qui difait : ,, Voltaire travaille en marqueterie, pour moi, je jette en bronze." Mais fon bronze reste M 5  i86 ESSA1 de LITTÉRATURE. raboteux, tandis que la Mme du travail eut pu lui acquérir un polj qui rehausferait infiniment fa folidité. Le premier pas de Laharpe vers la renommee fut d'un brillant dont 11 ferait difficile de trou, ver de fréquents exemples. Warvic enleva tous les, fuffrages. J. Jacques quitta plufieurs fois fa folitude pour mêler fes applaudisfemens a Ceux de tout Paris. Quand même Laharpe ne réunii-ait pas plufieurs autres titres honnorables, cette excéllente piece fufiirait pour lui faire remplir une place distinguée dans la république des lettres; Ariftarque févére , mais jufte,il défend avec chaleur le bon goüt. Les eftbrts de fes ennemis, ceux de fes rivaux, ne lui raviront jamais le droit de donner des lecons a ceux qui prétendent fixer les regards du public. Chamfort, esprit aimable , facile , n'a pas fans fuccès chausfé le cothurne; chez lui, la fenfibilité fupplée au manque d'élévation. Comment 1'auteur de Spartacus n'a-t-il pu depuis fe rapprocher de cette fuperbe compofition qui par moment fait revivre Corneüle. Qu'elle grandeur foutenue dans le héros de la piece ? Le Théatre ne préfente peut étre pas une fituation auffi frappante que celle oü Spartacus répare avec tant de noblesfe, 1'emportement dont il s'est rendu coupable visa-vis un de fes officiers. Le talent de Lemiere pour la poéfie s'est déclaré asfez tard, ü avait trente fix ans quand il donna fa première tragédie d'Hypermenestre; ce coup d'esfai eut un grand fuccès & reste au théatre. Tircé,  SUITE db la TRAGÉDIE. 187 /domende , Artaxerxe tombérent pour ne jamais fe relever. Guillaume Teil fut plus favorablement traité, l'esprit révolutionaire le porta aux nues; mais loin que le goüt du moment foit le feul mérite de cette piece, elle offi-e de grandes beautés. La veuve du Malabar, qui doit fon prodigieux fuccès au jeu fublime de Larive , n'est qu'une déclamation dialoguée: La poéfie parait a la fois dure, féclie , profaïque; plufieurs de fes vers font même cités par leur ridicule. Les ouvrages de Lemiere offrent tantót de fi beaux morceaux , tantót de fi mauvais que cette inëgalité ne peut guére s'attribuer qu'a un manque'de goüt. Ce poëte fort honnête liomme a vécu fans ïntrigues, fans manége, uniquement occupé de fes vers qu'il récitait fans cesfe avec une francliife d'amour propre vraiement plaifante. Les vers fur la perte de Do-' rat enlevé par la mort au moment oü paraisfait la yeuve du Malabar font 1'épanchement d'une belle ame , & d'un cceur fenfible. , Le plus grand reproelie mérité par Lemiere lui devient commun avec plufieurs de fes émules. Presque tous ont placé trop de confiance dans le fpectacle , erreur, que l'on peut présqu'imputer a Voltaire. Les fituations tliéatrales avaient trop réuffi a cet illustre poëte pour ne pas égarer une foule d'imitateurs. Ils ont fondé leurs pieces fur une partie que l'art ne doit jamais regarder que comme un accesfoire qui ne faurait étre employé trop fobrement.  188 ESSAI de L IT ï é R. A T U R E. Des marches militaires, des facrifices , des arcs de triomphe, des costumes extraordinaires ont été fubfiftués aux beaux vers, aux fortes pasfions, aux nobles fentimens. Des coups de théatre ont affranchi de la difficulté presqu'infurmontable de couronner une aclion grande d'une maniere digne d'elle. Le public s'est fouvent répandu en reproches en murmures contre plufieurs de nos derniers poetes tragiques, chez lesquels il a été vivement affecté de rencontrer tous les fignes de la décadence du goüt. Ces fignes, dont par malheur je ne faurais me disfimuler d'avoir été témoin, font, de l'esprit fans naturel, une verfification dure, un ftyle ampoulé, de fausfes beautés fubftituées aux véritables, de 1'obfcurité dans 1'cxpofition, du désordre dans le plan, de 1'invraifemblance dans la conduite , du Romanesque dans les incidents , des perfonnages parlant au lieu d'agir, des pasfions exagérées, de froides dis-, fertations politiques, des phrafes déclamatoires mifes a la place des expresfions fimples du fentiment enfin des maximes fans nombre. Le dernier de ces défauts est d'autant plus a redouter qu'éblouisfant le commun des fpeclateurs il fait obtenir des fuccès qui font la ruine totale de l'art. Les poëtes ne fauraient renoncer au doublé avantage de fatisfaire leur vanité en placant dans la bouche des acteurs tout ce qu'ils posfedent d'esprit, de philofophie & d'éviter de grandes difikul.  SUITE de la TRAGÉDIE. 189 tés en généralifant ce qui devrait être perfonnel, furtout paraitre infpiré par le cceur d'après les différentes pofitions. Si Lagrange Chancel n'occupe point de rang parmi les tragiques Francais ce n'est pas que plufieurs de fes pieces n'offreht des fujets d'éloges; mais le libelle étincellant d'affreufes beautés que ce poëte vomit contre le régent, les épigrammes avec les qu'elles il déchira fes parens, fes amis, fes bienfaiteurs flétrisfent trop fon nom pour qu'il puisfe rester infcrit dans les fastes de la république des lettres. Le public est fans doute animé par un fentiment de juste indignation puisqu'il 11e demande jamais des ouvrages au desfus de plufieurs' qui font journellement mis fous fes yeux. jugurtha fut recu avec enthoufiasme ; on concut les plus hautes espérances d'un jeune auteur qui n'avait pas atteint iëize ans; mais Lagrange ainfi que tous les prodiges que la nature laisfe toujours loin de la vigueur, de la fuavité des fruits qu'elle fertilife a pas lents, comme,fi de trop prompts efforts, lui prescrivaient du repos, Lagrange, dis-je , ne remplit pas ce que fon début prométtait: Cependant Athénais, Amafis, font des chefs d'ceuvres pour le plan, Ino & melicerte infpire , le plus tendre intérêt. Mais le feul mérite de ces pieces fe trouve dans la conduite, les caractères qu'elles préfentent font d'une faiblesfe inéxcufable , & leur ftyle recoit de nombreufes, de juftes critiques. On n'y retrouye pas les traits brülans de plufieurs pasfages des  igo ESSAI de LITTÉRATÜRË. pbilipiques. La méchanceté était Je véritable Apollon de Lagrange. Tragi Comêdie. Xa«a Tragédie a quëlquefóis descendu ' jusqu'a li Tragédie bourgeoife , mais cette dégradation est arrivée par différens dégrés. Plufieurs nuances fe distinguent dans 1'intervale qui fépare ces deux extrêmes : La plus remarquable est la Tragi Comêdie. La Tragi Comédie prend fes perfonnages chez les grands, chez les Princes,leur conferve le ton noble,' impofant, majeftueux de la Tragédie , mais elle n'éxige pas la même grandeur d'action , elle ne met pas en mouvement d'auffi fortes pasfions , elle n'enfanglante jamais la cataftrophe. Peu de Francais ont Cultivé cette fleur de littérature, ils ont laisfé ce foin aux Espagnols, aux Italiens qui Pont cueilü avec avidité, avec fuccès. Corneille , qui puifa chez les auteurs Espagnols fon goüt pour les compofitions théatralles adopta d'abord leur genre. Quelques pasfages fublimes y font déja reconnaitre le grand poëte. Le caraéhire de Don Carlos est fans nul doute le plus fiérement prononcé, le plus noblement foutenu de tous ceux , dont foit enrichie la fcène Francaife, mais ces beau* tés éparfes restent obfcurcies prés de celles des chefsd'oeuvres produits par ce génie parvenu a fa maturité. Molière s'esfaya dans le Tragi-comique, mais s'y  TRAGI COMÉDIE, 191 fentant peu propte, il reprit avec empresfement les admirables pinceaux destinés a rendre la nature avec une fi parfaite vérité. Quinaut voulut auffi fuivre cette route peu frayée, mais vous n'y reconnaitrez pas les touches tendres & délicates de fes opéras. L'ambitieux & 1'indiscrete de Destouches vous ofTrira des tableaux qui vous plairont toujours; vous y remarquerez la connaisfance de la cour , celle des courtifans; en un mot, vous conclurez de fa lecbure qui fi la tragédie offre les princes, les rois, les héros dans tout 1'appareil de la grandeur, la Tragicomédie préfente ces mêines princes , ces Rois dépoullés de toute pompe. Un fiomme d'esprit'pourait, je penfe , la rendre trés piquante, en y répandant une familiarité décente, en y fefUnt entrer ces anecdotes, ces mots heureux qui ont tant d'attraits, quand ils ont rapport a des gens trés connus. Ces vers me paraisfent bien caracbérifer l'ambitieux. C'est lui-même qui parle. Je me garderai bien d'appuyer fa faiblesfe, Et de prendre pour guide une froidc viellesfe, Qui ne reconnait plus fa magnanimité Et croit voir la vertu dans la timiditê. Non , ne nous livrons point d des frayeurs fi vaines; Lefang des Avalos bouillone dans mes veines ; Et mon cceur, échaujfé de fes nobles ar deur s , Ne peut fixerfes voeux qu>au faite des grandeurs.  192 ÈSSAI DE LITTËR.ATURË. O pouvoir t o grandeur ! feuls objets quej'envkj Soutiendrai-je fans vous ma déplorable vie; Chioique vous me coutiez , reveriez d Vinftant; Périsfant avec vous, jepérirai content. BIX HU1TIEME LECTURE* •4- 1 "H"» .... ■ ],. C O M É D I E. Comédie, blésfant a fa naisfance fans pudeur & fans tnénagement les particuliere, ne fut qu'un lil belle mis en aftion. Longtems blamée par les gens de bien , elle fe rendit enfin estimable, même refpeftable, quand elle frappa les vices, fans défigner les vicieux. L'amertume des traits que lancent les auteurs comiques annonce le dégré de fociabüité de leurs contemporains. La Comédie conferve fur la tragédie 1'avantage d'attaquer nos ridicules, nos défauts journaliers & devient par conféquent d'un bien plus fréquent ufage. Son rapport avec les mceurs du fiecle est tel que de même qu'elle contribue a les épurer, celles ci la forment. Le grand auteur comique doit donc également aux dons de la nature , aux faveurs de la fortune ; Molière parut comblé par rune & par 1'au tre. La nature lui donna ce génie obfervateur, cet esprit de réflexion qui le rendirent le feul phüofo- pbe  C O M É D I E. i93 phe de fon fieele. La fortune le placa a 1'unique époque oü la Comédie puisfe être parfaite, quand la fociété dépouillée de fa grosfiereté n'a point encore acquis trop de rafinement. Dans 1'enfance d'une Nation les caraéteres durs,' les mceurs fauvages fournisfent des tableaux choquans ou par leur rudesfe, ou paf leur manque de bienféance : D'un autre cöté la politesfe portée aii plus haut dégré ufe tous les traits caraétéfistiques & ne laisfe fubüfter aucune phifionomie morale alTez: prononcée pour paraitre avec fuccès fur le théatre. Ce point intermédiaire également éloigné du manque & de 1'excès de politesfe mérite d'être remarqué chez les Natións éclairées parceque de trés grands talens s'y font déployés. Vous le trouverez chez; les Grecs, lorsque Périclés fe faifit des Rênes du gouvernement d'Athènes; a- Rome , lorsqu'Au'guste rentra vainqueur d'Antoine ; en France, lorsqu'après les orages d'une minorité & les fleaux: d'une guerre civile , Louis XIV prétendit régner par lui-möme : c'est dans ce dernier tems que fleurit Molière. A l'esprit de faétion fuccédait le goüt des beaux arts, mais ce goüt ne fefant que d'éClore , la cour de France était encore trés éloignée de cette magnificence , de cette amabilité, de cette! galanterie, qui, depuis, fixerent fur elle les regards de 1'Europe empresféc de la prendre pour modéle de goüt. Uue imagination vive , une tête chaude, un cceur aimant, le talent de la poéfie, quelques connaisfanN  i9+ ESSAI de LITTÉRATURE. ces fuffifent au poëte tragique; le poëte comique doit y joindre 1'étiide approfondie des hommes & des ufages de la fociété : Dn jeune homme peut donc fans témérité entreprendre des tragédies, tandis qu'il concevrait un trompeur espoir s'il fe flattait de mettre au jour de bonnes comédies. La finesfe d'esprit, la juftesfe de raifonnement de Marmontel, n'ont jamais mieux paru que lorsque Voltaire le presfant de débuter par des comédies, loin d'être, malgré fa jeunesfe, ébloui d'un confeil donné par un fi grand maitre, il répondit: „ Comment voulez,, vous, Monfieur, que je tracé les portraits avant ,, de connaitre les viiages." La difficulté de furmonter de nombreux obflacles frappait certainement Boileau lorsqu'il répondit fans héfiter a Louis XIV qui lui demandait quei était le plus beau génie de. fon fiecle : „ Sire , c'est Molière. Je ne le croyais „ pas, répliqua le Roi en fouriant, mais vous vous „ y connaisfez mieux que moi. Le traité de Cailhava ne fuplée point aux talens naturels, encore moins aux méditations foutenues, mais celui qui fe fent doué de ces avantages ne cherchera pas lans fruit d'utiles appergus dans cet ouvrage bien penfé, élégament écrit. Nos rares fuccès dans la comédie prouvent asfez que l'esprit ne fuffit pas dans ce genre difficile. La légéreté Francaife femble s'oppofer a ce que 1'expérience produife les fruits qu'en retirent les autres Nations. Cherchez cependant avec confiance des plaifirs & des lecons de fagesfe chez le grand peintre  C O M É D I E. 195 de 1'humanité, chez Molière dont la fupériorité fut reconnue par les meilleurs esprits de fon fiecle & qui attend encore un fuccesfeur digne de lui. L'ceil pénétrant de ce grand-homine percait a travers des masques les plus artistement faits, les plus foigneufement mis. tes ridicules, les vices qu'il a frappés, reftent couverts d'un opprobre ineffagable ; il inftruit par fes critiques , il plait par la plus franche gaieté , par le dialogue le plus naturel, le plus rapide, par conféquent le plus parfait qui ait jamais paru. II étonne par fes tableaux pleins de vérité , il fe fait admirer par fa connaisfance approfondie du cceur humain: La jcunesfe, 1'age mur, la viellesfe, le ridicule , le vice, la vertu , fe préfentent fous les traits qui leur conviennent; chez lui point de ces fatigantes confufions, de ces finguliers déplacemens, défauts fi communs depuis. Les longueurs, les négligences du dépit amoureux ne peuvent entièrement noyer la fcène entre les deux amans, morceau de génie dans lequel fe trouve tellement empreint le cachet du talent, qu'on le revoit chaque jour avec plaifir. Les précieufes ridicules apprirent a la France qu'elle posfédait dans fon fein le pere de la comédie. „ Courage, Molière, voila du vrai comique," s'écria un vieillard plein d'esprit, de fens & de goüt. L'Ecole des femmes, & 1'école des maris recevraient des éloges égaux fi la répétition trop fréquente du même moyen dans la première de ces N 3  196 ESSAI de LITTÉRATURE. deux pieces, n'asfurait a la feconde une préféreneë méritée. Les femmes favantes plairont, inftruironr dans tous les tems. Les excesfives prétentions des femmes xesfortent infiniment prés de la fimplicité de Chrifale. „Et hors un gros Plutarque d mettre mes rabais, Vous devricz britier tout ce meuble inutile, h & laiJfer lafcience aux docieurs de la villeV Par uii coup dé makte le bon homme adresfe les repréfentations a fa belle fceur, jamais a fa femme. Pour peu qu'on connaisfe le caraétère des pédans, on ne fe lasfe pas d'admirer la marche naturelle de Trisfotin & de Vadius, qui, après s'étre encenfés par orgueü , s'outragent de bonne foi pour Pombre d'une contradiétion. Au desfus de ces modèles s'éleve de beaucoup Pavare : c'est lorsqu'il peignait Harpagon que Molière lifait dans les feuillets les plus cachés du livre de la nature. Quei trait caradéristique d'une paffion auffi basfe que dévorante , quand après avoir verifié par fes propres mains que La Fleche ne dérobe rien, Pas vare fe défie de fa propre vigilance & prend le langage d'une fausfe bonté, „ allons, rends moi fans „ te fouiller." Les Facheux resteront comme le modéle des pieces a tiroir, pieces dans les qu'elles l'esprit peut briller, mais oü Pintérêt ne faurait naïtre. Molière n'a jamais mieux prouvé qu'il josfédait au fuprême  C O M É D I E. i9? dégré l'art heureux de varier fes tons fans qu'aucun de ceux qu'il prenait lui parusfent étrangers. Le chaffeur, le joueur, restent étonnés d'entendre leurs expresfions techniques employées avec autant de juftesfe , de facilité, que d'apropos. Le fujet d'Amphitrion habilement pris de la fable a permis au poete de déployer le feu de fon imagination & de former une espece de recueil de jolies épigrammes. „ Mejjieurs, voukz vous bien fuivre mon fentiment, Ne vous embarquez nullement Dans ces douceurs congratulantes, „ C'est un mauvais embarquement, Et d'une & d'autrepart pour un tel compliment, Les phrafes Jont embarrasfantes. „ Sur telles affaires toujours , Le meilleur eft de ne rien dire." Le ftyle délicat, galant & fleuri ne fe trouve nulle part auffi agréablement employé que dans la fcène du Sicilien, oü devant les yeux d'un jaloux, fous le prétexte de peindre Ifidore, leFrangais vient 1'entretenir de fon amour. Le Mifantrope, le Tartuffe contribuent a la gloire nationale par la réunion de fi nombreufes & de fi grandes beautés , que 1'Europe entiere les admire. Ces deux chefs-d'ceuvres, comparés entr'eux depuis plus d'un fiecle, reftent en oppofition, fans que la N 3  i98 ESSAI de LITTÉHATURE. balance ait encore penché d'une maniere déterminée, Si le ftyle du premier offre plus de perfection, le but moral du fecond lui donne une toute autre importance: Corriger des hommes honnêtes fujets a 1'humeur, démasquer des fcélérats arborant les ornemens de la vertu, font deux objets qui ne fauraient être mis en balance. Alceste, cet homme d'un caracbere infiexible, d'une vertu auftère , foupire pour une coquette dont les faiblesfes blamables a fes yeux font plus dignes d'excufe que les vices de la Prude qui tente de Pattirer dans fes fers; il infpire 1'estime, le refpeft, lorsqu'on 1'entend exprimer fa violente indignation aux petits maitres -livrés a fa médifance. „Allons, ferme,pouffez, mes bon amis de cour, „ Fous n'en épargnez point, & chacun a fon tour. „ Cependant aucun d'eux d vos yeux ne fe montre, ■» QM'm ne vous v°Je en nate aller d fa rencontre, „ Lui préfenter la main & d'un baifer flatteur „ Appuyer les fermens d'être fon ferviteur■." Quelques ennemis du grand homme fe rendent chez le Duc de Montaufier , ils prétendent que i'auteur comique , peu content de tracer avec des traits ridicules fon caracbere géftéralement connu , avait en outre imité la licence d'Ariftophane en défïgnant fon costume ordinaire par ces mots: LViomme aux rubans vers. Le Duc va au fpeébacle', écoute avec attention, & dans un mouvement de la noble Fran-  C O M É D I E. joo chife qui diftinguait fes aft-ons & fes discours, ildit tout haut: „ Plut au ciel, qu'Alceite fut mon portait „ fideÜe." Suppofé que le dénouement du Tartuffe vous blesfe, vous ne vous lasferez pas d'applaudir la première fcène fans contredit la plus parfaite expofition de Comédie , qui préfente a chaque lecture de nouveaux charmes. Avec quei feu , quei esprit, quei naturel, la Dame Pernelle nous fait connaitre en un inftant les perfonnages qui paraitront dans le cours de la piece! Tous ces perfonnages font achevés. Le premier parait fous un aspect d'autant plus odieux , que fes trompeufes apparences fe trouvent oppofées aux qualités réelles d'un homme ferme & éclairé. Cléante, par fa male éloquence, par fa grande fagesfe, mériterait que fon nom fervit é. défigner la vertu, comme celui de Tartuffe fiétrira dans tous les tems le plus méprifable & le plus infame des vices. L'injufte & folie prévention d'Orgon est févérement punie par 1'ingratitude du ferpent réchauffé dans fon fein, ingratitude que rend plus poignante 1'incrédulité de Me. Pernelle. „Jufte retour, Monjïeur, des chofes d'ici bas, „ Vms ne vouliez point croire & Pon ne vous croit pas." Molière s'abaisfa par fois d'après la néceffité de foutenir des acteurs qui feraient tombés dans le denuemeut, fi leur chef, prenant pour guides fon génie & fon goüt, n'eut cherché qu'a plaire aux bons esprits fans penfer a la foule des fpeétateurs; mais N 4  ac-0 ESSAI de LITTÉRATURE. dans les farces, producbions, pour ainfi dii-e , arra-, chées au philofophe, fe rencontrent fans cesfe des traits admirables. Envain un géant confent-il a fe plier a la petitesfe des pigmées; fa haute ftature , pergant a chaque pas, découvre la contrainte qu'il s'impofe. Dans cefac ridicule ou Scapin s'enveloppe, „Je reconnais toujours l''auteur du Mifantrope." Sous la fimple apparence de gaieté le bourgeois gentilhomme attaque le ridicule de plufieurs états, donne la plus utile lecon a ceux que la vanité rend asfez aveugles pour qu'ils recherchent les perfonnes d'un rang plus élevé que le leur. Apprenons par. 1'exemple du bon Monfieur jourdain que le Grand qui admet prés de lui fon inférieur le fait fervir, ou a fes plaifirs, ou a fes intéréts : Cherchons donc le bonheur parmi nos égaux ; mais fi la 'fortune ne nous permet pas de vivre prés d'eux, préférons les clasfes que nos avances flatteront a celles qui croiraient-nous honorer en nous admettant. En un mot le bourgeois gentilhomme ferait un des plus beaux ornemens de Ja fcène fans cette charge outrée des mamamouchis qui déplait aux hommes fenfés & qui fcandalifa 1'Ambasfadeur Turc juftement indigné d'entendre la profanation des mats les plus facrés chez les Mahométans. bJ'appréhendez pas de jamais trop vous occuper de Molière ; les éloges que vous lui prodiguerez loin d'étre exceslïfs restcront toujours au desfous de. ceux  G O M É D I E. 201 gui lui font dus. Tandis que réunisfant les divers talens d'Ariftophane, de Ménandre, de Plaute , de Térence, il laisfe bien loin ces poëtes célèbres, un intervalle itnmenfe le fépare de 1'auteur moderne qui 1'approche le plus : Aucun moraliste , aucun auteur facré ne fit autant que lui pour les mceurs de fon fiecle. „ Oü est Molière ?» s'écriait Louis XIV , quand quelque objet, ou ridicule, ou peu décent, blesfait fes regards, cette exclamation devenue générale furvecut longtems au poëte; elle fit trés fouvent que des hommes, préts a fe donner en fpeélacle, rentrérent en eux-mcmes. Lorsque fes contemporains éclairés 1'admiraient, lorsque le célébre Boileau employait a fon éloge la' plume fi redoutée par les autres poetes & reconnoisfait pubbqucment fes grands talens, „ Rare & fameux esprit dont lafertile veins „ Tgnore en écrivant le travall & la peine, ,, Pour qui, tient Apollon tous fes tréfors ouverts, „ Et qui fait d quei coinfe marquent les bons vers ;J* Molière feul n'était pas fatisfait paree qu'il aPPercevait un but plus élevé, but invifible pour des yeux moins exercés que les fiens. Un ami le féücitait d'avoir le premier atteint le fublime de fon art: „ Ce que vous connaisfez, répliqua-t-il, n'est „ rien prés de ce que je prépare." Que de regrets doit nous caufer la perte d'un ouvrage fi favorablement annoncé ; tréfor inapréciable dont nous ne confervons aucune tracé d'après la mort prédoitée •N 5  503 ESSAI be LITTÊRATUR.E. qui enleva le feul homme capable de 1'exécuter. Ce ne fut qu'arrès ce cruel coup du fort que fa gloire parut a fa véritable hautcur. „ Avant qifun peu de terre obtenu par priere, „ Pour jamais dans la tombe eut enfermé Molière, „ Mille de fes leaux traits aujourd'hui fi vantés, „ Furent des fots esprits d nos yeux rebutés (*),'' La fupériorité du comique Francais parut en grande partie le fruit d'un travail auffi bien dirigé que confiant : II ne cesfa jamais d'étudier les hommes dans leurs ouvrages & dans leurs aétions. Entre ces mains tout profr/érait. Dés qu'une piece , foit ancienne, foit étrangere , foit même Frangaife , lui préiéntait une feène piquante mais mal rendue, il s'en emparait. ,, Je prens mon bien partout oü je le trouve."" Ce mot ne doit pas féduire les jeunes gens. Ce que ce grand homme exécutait trés heureufement fur les ouvrages des écrivains au desfous de lui, ne pourait avoir lieu fur les fiens. L'imprudent, qui d'une main profane arracherait, afin de s'en parer, quelques morceaux du Mifantrope ou du Tartuffe, fe verrait, tel que le geai revêtu des plumes du paon, rigoureufement puni de fa témérité. Les rencontres faillantes devenaient également le (*) Boileau.  C O M É D I E. ao3 partage de Molière , & fouvent de fort férieufes prétaient a fes fines obfervations un coté asfez plaifant pour deyenir des fituations du plus excellent comique. Racine, entrainé par une vivacité de jeune homme, s'était permis de railler amérement Mesfrs de Port Royal fes inftituteurs, par confequent les premiers mobiles de fa gloire : 1'ingratitude répugnait trop a fa belle ame, pour que de vifs repentirs ne fuivisfent pas de prés la faute commife. Un racomodement, 1'objet de fes ardents defirs, préfentait des difficultés que Boileau entreprit de furmonter. A cet eftet il fe rend chez L'ilr luftre Arnaud , & lui fait au nom de fon ami hommage de la tragédie de Phédre. Arnaud , chez qui 1'immenfe erudition & la profonde piété n'etouffaient pas un goüt exquis, admire la beauté de 1'enfemble , applaudit a la magnifieence des détads,loue la pureté de la morale , ne fe permet enfin que cette faine critique : „ pourquoi Hippolyte est-il amoureux?" Boücau , encouragé par de fi favorables dispofitions, demande & obtient d'amener le poëte repentant. Quelques jours après les deux amis arrivent chez Arnaud qu'ils trouvent entouré de perfonnes difiinguées foit par le rang, foit par le mérite. Racine, entrant avec la confufion d'un coupable , fe jette aux pieds d'Arnaud, celui-ci fur le champ imite cette aétion. Tous deux a genoux s'embrasfent, verfent des larmes aux qu'elles tous les fpectateurs mêlent les leurs. Molière, qui peutétre n'eut pas été moins attendri, s'ü fe fut trouvé témoin oculaire,  ao4 ESSAI de L IT T É R A T U RE. juge différeinment de cette rencontre dans fon cabi-. net ; elle lui fournit la charmante fcène entre Tartuffe & Orgon , dans la qu'elle fe peignent ces deux perfonnages avec une vérité non moins frapante qu'originale. Je me fuis efibrcé de vous montrer Molière dans toutes fes dimentions comme on fait étudier aux jeunes artistes les magnifiques proportions des débris d'Athènes. Ce grand modéle parfaitement apprécié en vous mettant a portee de diftinguer fans peine les qualités de fes fuccesfeurs tn'autorifera a ne vous parler d'eux que fuperficieilement. „ Qui ne prend pas plaifir aux pieces de (*) Re„ gnard n'est pas digne d'admirer celles de Molière." i Les Menechmes , le joueur feraient applaudis avec un bien vif empresfement, fi les perfonnages de ces comédies mettaient autant d'honnéteté dans leur conduite que d'esprit dans leurs discours. Le légataire préfence 1'indécent asfemblage de frippons qui avec beaucoup d'esprit & beaucoup de finesfe' ou tragent ce que les hommes ont de plus refpeéba"ble & de p4us facré , les loix de la nature, celles du fang , celles de la fociété; il dut fa naisfance a un • événement malheureufement vrai. Dans un chateau , non lom de Pertuis (t) vivait un gentühomme veuf, vieux , riche & fans enfans. Un neveu chéri était prés de lui, cultivait la fuc- (*) Voltaire. Ct3 Petite ville dc Provence.  C O M É D I É. ac§ ccsfioli que le boft homme promettait chaque jour j mais n'asfurait pas. Des craimes fuperftitieufes 1'engageaient a différer 1'heure de tester. Undimanche, après vépres , le feigneur Chatelain buvait avec fon neveu & avec fon meunier , un coup de fang Hé*, tendit mort. Le neveu fe défesperait, le meunier bon compagnon , resfemblant d'ailleurs au défunt, offrit de prendre fa place pendant peu d'heures qui fuffiraient pour faire le testament. La propofition fut acceptée : Le faux oncle en diétant fes volontés nc s'oublia pas: Je laisfe cn propriétê d mon bon meunier les moulins que jusqu'a ce jour il a tenu avec tant d'intelligence $? tant de probité. Quelques débats furVentos entre 1'héritier & le légatairc rendirent 1'avanture publique: Elle fefait grand bruit, quand .Re^ gnard vint en Provence & la mit a profït. Les descendans du meunier jouisfent encore des moulins dont les gros revenus les ont placé parmi les "ens confidérables. Regnard peut fe joindre aux exemples nombreux qm concourent a prouver que rarement le caraétere d'un auteur fe retrouve dans fes écrits. Celui, dont les fadlies excitent fi fouvent a rire , descendit au tombeau confumé par une mélancolie a la qu'elle il ne trouvait quelqu'adoucisfement que dans les excès de la table. Si Molière est le plus grand moraliste, fi Regnard peut étre regardé comme le pere de la gaieté ° De ftouche mérite le titre de poëte des hommes' honhêtes & fenfibles. Ses ouvrages bien congus, fa-  io6 ESSAÏ £>E LÏTTÉRATÜRË. gemeht conduits, éiégamment écrits, offrent des 3écohs' continuelles de vertu qui dédommagent d'un peu de froideur. Le glorieux jouira de 1'immortalité , quelque forcé que foit le pnncipal caraétere. Le disfipateur ferait trés estimé , fi la fenfibilité de Destouche ne i'avait empêché de donner au dénouement le faillant comique dont il était fusceptible, Le Philofophe marié est une piece parfaite dans la qu'elle 1'auteur fe préfente lui-möme fous un aspect bien beau , puisque la vérité elle-méme a tracé le tableau : Aucune comédie n'offre autant d'heureux contrastes; vous le remarquerez entre les deux fceurs, entre les deux amis , entre les deux vieillards ; le Marquis du Lauret, marchant feul, est un caraétere entièrement neuf fur le théatre, mais puifé dans le grand monde; un homme, qui, par fes Talens, par fes emplois, avait eu des relations avec les gens du plus haut rang , pouvait feul écrire: Quoiqu'il foit courtifan, quoiqu'il ne fiche rien , C'est unfage caché fous unjoyeux maintien. Dufresny, homme de plaifir, femble tenir du talent de Regnard & de celui de Destouche; mais il reste au desfous de tous deux. Ses plaifanteries ne portent pas le caraétere de franche gaieté & de force comique de celles de Regnard. Plus fin, peut être même plus fpirituel que Destouche, il manque de fa correétion , de fon élégance & de fa fagesfe. Si cependant il tut fouvent aufii parfaitement rencontré  C O M Ê D I £„ iof que dans l'esprit de contradicbon, on s'empresferait de hu donner parmi les autewfs eomiques une place fort au desfus de celle qui fait fon partage en cet inftant. Boisfi n'a pas felon moi recu les honneurs que devaient naturellement lui asfurer ks déhors trompeurs. Cette piece , bien écrite , fagement conduite, femée de traits de bon comique , attaque un vice trés commun & le plus afligeant pour 1'inténeur des families. Des mijliers c'Etres gémisfent fous de cruels tyrans dont il faut fippórter en filence le joupemble , parcequ'aimables, complaifans , recherchés dans la fociété , ils voyent tous les étrangers prêts a les foutenir de leurs fufrages,a traiter de caiommes des plaintes que laisfent échapper les viétimes de leur oppresfion. La noble & généreufe fenfibilité de Forlis plait, intéresfe beaucoup quand elle fe montre, prés des procédés polis, froids & durs du comte. Chez ce dernier le nouveau venu obtient des préférences. L'ami voit fes droits s'éclipfer s'e.anouir k mefure que le fentiment devient plus ancien c'est-a-dire plus respeétable. . La coquette caraétere parfanement desfmé, fe ibutient toujours ' elle termine fon röle & la piece par le trait le plus heureux. x ' Crqyez en fes confeils, venez , faivtz mes traces Fayez votre maifon & reprenez vos gr aces ; ' iïefojezplus ami, nefoyezplus amant,' i'oyu 1'homme da jour, & vousfenz charmant.  2o8 ÉSSAI de LI TT ÉR ATU RE. Le nouveau monde offre tant d'agrémens, tant dè vivacité d'esprit , que peu de perfonnes confentent a croire que le bon Pellegrin en foit 1'auteur. Le talent de cet homme refpedtable reprit fans doute alors le vol élevé de fes premières tentatives littcraires, vol abattu par une affreufe mifere. Le befoin reduifit ce poëte k la neceflité de multiplier fes productions. Quand crainte de ïr.ourir de faim ; Le matin Catholiquc & le foir idolatre , II dinait de l'autel $ foupait du théatre. Montfleuri crut dans 1'indecente piece de la femme juge & partie égaler Molière: Cette piece dut un fuccès prodigieux a fa vivacité d'intrigue qui fit pendant longtems pardonner les propos finguliers de Bernadille: Le grondeur le plus beau titre de Brueys & Palapirat ferait un chef-d'ceuvre fi les derniers aéles repondaient aux deux premiers. La plus choquante inégalité devient le réfultat nécesfaire de la réunion d'auteurs, qui loin de s'entraider fe contredifcnt, fe gênent. Les meilheurs écrivains n'ont jamais été que médiocres , en travaillant de fociété. Brueys & Palaprat réclamerent chacun en particulier les beautés du grondeur. Peu de perfonnes qui ne pronoricent en faveur du premier, en fachant que nous lui devons 1'heureux rétablisfement de 1'avocat Patelin. Cette farce jouée fous Charles VIII,(*) fut dès (*) En «435. fo0  C Ö M É D I E. ao9 fon origine charmante par fa naïveté , par fon esprit, par fon bon comique , mais eJJe blesfait toutes les' regies de conduite. Brueys en a formé une piece réguliere , de laquelle il s'est bien gardé d'oter les plaifameri.es de Blanchet, leurs graces n'ayant pas été flétries par trois fiècles. Le nom de Patelin défigne un caraétere auffi commun que méprifable, le teinturier de M. Guülaume, fes moutons, fon oie' font autant d'agréables proverbes. Vous croirez que le Dieu même de la Comédie ou plfltot que Molière diétait a Piron, quand il écnvit la Métromanie ; piece de génie produite par un élan furnaturel. Turcaret de Le Sage plaira toujours quoique les ri< dicules, que cette piece foudroye, aient disparu depuis longtems. Le bon goüt, la décence , 1'honnêteté , le favoir, fe rencontraient chez plufieurs des derniers' financiers. La coquette corrigèe, retnife au théatre avec beaucoup d'éclat par M>>- Comtat, Paétrice des graces , asfure la réputation de Lanoue. Le Comédiea auteur a montré dans cette piece un efprit trés vif, tres fin, un goüt pur, en un mot des talens dont fi n'a pu donner depuis de preuves approchantes. Le méckant, piece parfaitement verfifiée, pleine de traits faülants , ornée de portraits d'une grande vente, réclame a juste titre un rang parmi les meilleures comroiltions dramatiques: Quelques criti ques prétendent que Gresfet avait plütot fait «ne O  aio ESSAI de LITTÉR.ATUR.E. fatire dialoguée, un recueil de brillantes épigrammes qu'une bonne comédie. Nous n'en ferons pas moins trés longtems, felon toute apparence, fans rien vöir qui furpasfe cet ouvrage. Gresfet n'était pas appelé par la nature aux travaux du théatre. Sidneï, précurfeur du méchant, est une disfertation profonde revétue d'une belle poéfie , mais dans la 'qu'elle font foutenus des principes hardis, faits tout au plus pour trouver place dans un livre de philofophie, devenant ridicules, même dangereux expofés aux yeux du public , qui eut fagement fait d'adresfer a 1'auteur le mot d'un ancien : Mon ami, tu dis de bonnes chofes mal d propos. Je n'ai pa cru que les pieces épifodiques , c'esta-dire compofées de fcènes détachées, méritasfent d'être regardées comme un genre distinél. Ce font des comédies fusceptibles d'agrément, mais qui, comme nous 1'avons dit en parlant des facheux, la meilheure de toutes, reftent denuées d'intérêt. Plus d'heureux imitateurs de Molière ont paru pour les pieces appellées vulgairement d tiroir, que pour celles a grand caraétere. ^Bourfaut employé fouvent le plus excellent comique dans le mercure galant. Vous le trouverez toujours fpirituel, ingénieux, quelques fois même pathétique dans 1'Efope a la cour. Qui pourrait fans de vives émotions entendre la fable touchante, par le fecours de la qu'elle Rhodope est ramenée aux fentiments de la nature. Quoique nous posfedions plufieurs pieces k fcènes  comédie. aii flétac'hées, leur nombre n'est pourtant pas auffi coufidérable que l'on eut dü naturellement 1'attendre, d'après la facilité que les auteurs rencontrent daus leur travail, dès qu'ils ne restent plus astreints a la géne d'un plan. Les adieux de Mars de Le Franc, Momus fabuliste de Fufelier, Molière a la nouvelle falie de Laharpe, me femblent les plus agréables de ces legeres compofitions. Dans toutes les branches des beaux arts vous ne remarquerez que trop de talens agréables privés de la force nécesfaire pour fournir les grandes carrières; dès lors plus propres a perfeétionner les objets frivoles , au poli minitieux des quels fe plient difficüemenf les esprits fupérieurs. Fagan eut fans fuccès hazardé d'égaler Molière au moment ou fon génie enfantait de grandes pieces, mais lorsque ce même génie descend a de petits fujets, l'esprit de Fagan le joint, le dévance par fois. La pupile conferve a jamais fes agrémens par une finesfe qui n'anéantit ni la naïveté, ni la fenfibilité. Un naturel gai, léger, franc, fpirituel, aimable, diéïa le théatre de Collet; théatre qui vient répandre quelques rayons de joye fur les fétes, dans les qu'elles 1'habitant des fomptueufes cités cherche a grands frais la disfipation, qui fans cesfe femble le fuir. Ce même théatre contribue au bonheur des' tranquiles habitans de la campagne, charmés d'entremêler leurs paifibles travaux, leurs douces méditations, de rires qu'aucun fouvenir n'empêche de naitre,que la crainte de 1'avenir ne desféche pas. o 2  ii2 ESSAIdeLITTÉRATURE. Les pieces de Dorat fe réduifent a des cohverfations quelquefois fpirituelles, fouvent languisfantes , toujours préêieufès & alambiquéés. Les perfonnages fidélement calques fur le poëte couleur de Rofe , débitent de.jolis nens, ont de petites pasfions, disfertent fur des bagatelles, analyfent leurs penchans, & n'agisfent jamais. Quelques fcènes réellement gaies dans le célibataire permettent a l'esprit de fe repofer, foulagent de cette attention continuelle fans la qu'elle on ne faurait fuivre les fils déliés qu'employent les fubtils & fentimentaux métap>hificiens de la Feinte par amour ; gens aimables, mais pas le moins du monde propres a faire de 1'effet fur le théatre. La comédie des fausfes infidélkés ne pourait fans ■injuftice être conföndue parmi les müle & une comédies modernes dépourvues d'agrément, d'intérêt, & tisfues de lieux communs fans cesfe rebatus. Le cercle est un portrait a la fois, fi joli, fi fidele du ton de la fociété que 1'aimable Voifenoii dit avec esprit: Certainement Foinfi.net a plus d'une fois écouté aux portes. Cet écrivain, plus connu par la fimplicité de fon caraétere que par fes talens, jouit néanmoins de 1'honneur unique d'occuper le même jour les trois grands fpeétacles de Paris (z) circonftance flatteufe , qui prouve que le mot qui lui fut addresfé par Piron était injufte. Ces deux au- (z) On voyait en même tems, avec plaifir, au théatre Francais U cercle, a 1'opéra Ernelindc, k la Comédie Italiennc Tom Jones,  COMÉDIE. 2I3 teurs fe trouvent un jour, placés Pun prés de 1'autre dans 1'orchestre de.l'opéra. Poinfinet, flatt? du voifinage , veut en tirer parti: II dit a Piron, ».M*. je fuis Poinfinet, j'ai fait le cercle :" point deréponfe. II reprend ; „j'ai fait Ernelinde." Le filence continue. Sans fe décourager, il ajoute: ,, J'ai fait Tom-Jones :" Piron parait entièrement, fourd, mais une demi heure s'étant écoulée , il demande trés férieufement a Poinfinet, „ comment „ vous portez vous, Monfieur ? A merveille , repli„ que 1'autre," hé bien, pourfuit le malin vieillard , „ c'est ce que vous avez jamais fait de mieux ,, dans votre vie." Un homme, s'étant fait dans le monde une efpece de réputation par les calembourgs , devint le héros de toutes les brochures qui avaient rapport k ce mauvais genre. Un talent fi frivole, qui presque toujours dénote la fécheresfe ou le faux de Pimagination, cachait chez de Bievres beaucoup de connaisfances, infiniment d'esprit. II fe fentit lmmihé d'être restreint k un mérite , 1'objet de fes mépris intérieurs; ü prétendit montrer au public que les lauriers cueüis par le Bacha Bilboqu* n'è'taiënt pas les feuls aux quels il eut droit de prétendre Sa piece du SéduSteur fut recue avec furprife, avec plaifir. Cette piece, charmante fous plufieurs points de vue , prouve du goüt, de la finesfe , du tact de la connaisfance du monde. La gaieté 119 03  214 ESS AI de LIT TÉ RAT URE. pouvait gueres fe rencontrer dans un pareil fujet (00). De Bievres, après s'ëtre montré capable de produire des ouvrages estimables, fe crut autorifé dans fon goüt pour les calembourgs. Molé Ie rencontre un jour dans le foyer de la Comédie Francaife, & lui dit : ,, Je fflis défespéré , Monfieur, de ne pas ,, jouer famedi prochain le féduéteur amfi que vous „ le defirez, mais je me trouve trop enroué. Com- ment, repliqua de Bievres, en-Roué ! c'est préci„ fément ce qu'il faut pour bien entrer dans le „ róle." Pierre s'est fait estimer par Pècole des Peres: II ne pouvait appartenir qu'a une belle ame d'élever un monument en 1'lionneur des vertus domeftiques dans le tems même oü elles étaient le plus dédaignées. La réputation de Colin d'Harville croisfant chaque jour , il est imposfible de marquer a qu'elle hauteur s'arrêtera fon beau talent. Le préjugé a la mode, puifé dans nos moeurs, fert a prouver que fon auteur étoit grand poëte , homme de goüt, phüofophe obfervateur. La Chaus- {ea) Le SéJudleur i quoiqiie trés applaudi , quoique fouvent rejoué ,a recu , recoit encore de féveres critiques , dont Ia plus judi_ cieufe fut prononcée par un homme de la cour qui dit en ibrtant de la première repréTentation : „ Le Séducleur est un homme de bsaucoup d'esprit entouré de focs."  COMÉDIE. 215 fée n'a donc pas comme plufieurs de fes difciples embrasfé le genre larmoyant par ftérilité d'esprit : Le defir de produire une révolution théatrale le flatta, le féduifit, Pégara, & lui fit facrifier un honneur certain a une gloire imaginaire. Surprife de ne pas rencontrer parmi les noms des poëtes comiques ceux de Voltaire & de Palisfot, vous me reprocherez un oubli coupable; je me flatte de bien répondre a cette plainte fpécieufe. Voltaire, -favori de Mélpomene, fut traité avec tant de froideur par Thalie , que ce ferait une espece d'injuftice de s'arrëter fur des comédies dans lesqu'elles cet homme étonnant reste fi loin de luimême. Le feu de fon imagination, étincellant dans des récits, dans des contes, dans une foule de pieces détachées, s'éteint fur le théatre: Point de gaieté, point de naturel, un dialogue trainant, le mélange déplacé de boufoneries, de fituations larmoyantes de déclamations morales, difiinguent Nanine, l1 enfant prodigue, l'indiscret, pieces, dont un poëte médiocre eut pu s'emparer, fans blesfer la vraifemblance : Elles plairaient même asfez fi l'on perdait de vue la main qui les tragait, habituée è. faire de fi beaux préfents au public. Palisfot est né avec de grandes dispofitions pour la comédie, dispofitions, qui, cultivées par 1'étude, font devenues d'estimables talens. Une poéfie riche fait resfortir des fcènes dont plufieurs dignes de Molière, mais la vérité encore plus facrée que Pamitié prescrit de reconnaïtre que des perfonnalités O 4  si6 ESS AI de LITTÉR ATURE. déparent fes comédies. Peut être n'a-t-il pas pu frapper des ridicules trés répandus, fans blesfer des perfonnes qui méritaient des égards , dont quelques unes avaient droit a la confidération. J. Jacques fut outragé, 1'Europe parut indignée ; Stanislas marqua fon mécontentement, 1'olfenfé, déployant toute la grandeur de fon ame , fe couvrit des rayons de la gloire la plus pure. Ses lettres au Cte. de Tresfan a ce fujet pénétrent d'une attendrisfante admiration. BIX NEUVIEME LECTURE» — h Suite de u Cdmédib. pr.it de 1'homme ne peut jamais s'arrêter» parvenu au faite , il descend aufli-töt. A peine la France jouisfait des chefs-d'ceuvres de l'art drama tique , que parurent des fignes de décadence. Ces fignes d^abord rresqu'imperceptibles devinrent bientót auffi confidérablcs qu'afligeans. Le théatre Francais fut en proie aux Pradon (*). La vanité toujours mgénieufe a fe flatter chercha une raifbn qui put excufer fes mallieureufes entre- (*) Boileau.  SUITE de la COMÉDIE. 21? prifes, elle crut 1'avoir trouvée & 1'adopta avec empresfement. Selon elle, ce n'était pas le manque de génie, qui empêchait de bien traiter les pasfions , de bien jouer les ridicules, en un mot d'inftruire, de corriger les hommes, foit en les intéresfant, foit en les amufant; mais les caraéteres, véritablement grands , ou véritablement originaux , tout a fait épuifés, ne laisfaient aucune posfibilité de produire ni de bonnes tragédies, ni de bonnes comédies. De la conviction que les anciennes routes étaient devenues trop batues, 011 pasfa a 1'opinion qu'il falait en chercher de nouvelles. Marivaux, penfant que la multiplicité d'incidens inventés & conduits avec finesfe pouvait tenir lieu de comique, ne compofa que des pieces d'intrigue: Par un abus incroyable d'esprit, il fe plut a rendre vraifemblables les chofes les plus extraordinaires : Cet auteur femble aller lui-même au devant des difficultés, pour enfuite les dénouer. Les fausfes confidences, piece fans contredit fon chefd'oeuvre, doit étre regardée comme un véritable tour de force. Une veuve, jeune, jolie, fpirituelle, extrèmement fiche-, engagée avec un homme de qualité, regoit le matin a fon fervice le neveu de fon procureur, jeune homme qu'elle n'a jamais vu, dont elle n'a pas entendu prononcer le nom. Ce même jeune homme devient fon époux a cinq heures du foir. Événement inoui, mais amené par des gradations fi bien filées, quele jugeleplusféverenefaujrait blamerla femme : Pour comble d'habileté , 1'amant O 5  ai8 ESSAI de LITTÉRATÜRE. intéresfe par beaucoup de noblesfe. Un valet adroit est la feule machine qui met en mouvement & dirige les différens resforts. Son habileté force tous les perfonnages k le feconder, & tire parti d'un valet mais, d'une foubrette fa dupe, quoique trés fine, d'une mere acariatre, de Remi , bon homme par fois un peu brutal. La fenfibilité , la générofité de la veuve favorifent les desfeins de l'intriguant,desfeins fouvent retardés par la délicatesfe de celui qu'il fert avec tant de zèle. Peu d'aéteurs jouent bien le théatre de Marivaux, dont on ne parvient a faifir l'esprit, qu'autant qu'une étude profonde de la fcène fe trouve réunie avec une intelligence rare , avec une grande connaisfance du monde. Je n'oublierai jamais qu'aMetz Mme. de Nelle & Dupuis, aéteurs non feulement pleins de talens, mais fpirituels , aimables, m'ont procuré, en jouant les meilleures pieces de Marivaux, un plaifir que je n'ai retrouvé depuis nulle autre part, pas méme a Paris. De 1'aveu des connaisfeurs le Barbier de féville est aux pieces d'intrigue ce que la Métromanie est aux pieces de caraétere produites depuis Molière. Le critique fevere, 1'homme de moeurs, réclament contre le prodigieux fuccès du Mariage de Figaro, mais tant que l'esprit, tant que la gaieté conferveront des attraits, on recherchera avec empresfement une compofition tout a fait neuve, remplie de traits faillants , hardis & vrais; cette piece fuffit pour ranger Beaumarchais au nombre des écrivains furs  SUITE de la COMÉDIE. 219 de plaire par une aimable & piquante originalité. St. Foix, ne fe fentant pas 1'asfurance de fuivre les Molière , les Regnard , dédaignant de grosfir la foule des im'itateurs de Marivaux, dit: „Nous avons ,, d'excellentes comédies de caraétere, nous avons quelques bonnes pieces d'intrigue ; pourquoi n'ad,, mettrions nous pas au théatre un troifieme genre „de comédie dont les fujets moins étendus, plus „ unis, & toujours dans le gracieux, ne préfente„ raient uniquement que la fimple nature & le fen„ timent ? N'a-t-on pas toujours dit que la poéfie „ & la peinture étaient foeurs; & dans la peinture „ n'y a-t-il pas le payfage ?" Les payfages de St. Foix font d'une fraicheur, d'une délicatesfe charmantes. Jamais, jamais les graces ne fe montrérent aux mortels avec tant d'attraits , que dans la délicieufe comédie qui porte leur nom. LPOrach conferve une réputation méritée. Ckp.rm.ant réuifit également fur la fcène, st la toilette de la jolie femme, dans le cabinet d^. littérateur. Florian feul a ranimé St. Foix dont la touche élégante & légere ne faurait être le partage que d'un petit nombre d'esprits privilégiés. Heureux imitateur , il ajoute aux jolis traits de fon modéle une teinte touchante de fenfibilité. La Chausfée fema des germes qui, fe développant avec la rapidité , avec la fécondité des plantes voraces, produifirent une fe&e a la fois intolérante &  aao ESSAT de LITTÉRATURE. toute puisfante. Créateur de la comédie larmoyante , ü la porta au plus haut dégré de perfection dont elle foit füfceptible ; fes nombreux disciples ont fans fuccès tenté d'égaler Mélanide. Les bons juges ne partagerent pas 1'engouement général; ils s'élevérent contre l'innovation; ils prirent k témom les cendres des Molière , des Regnard ; ils prédirent dés la naisfance du Drame les effets faclieux qu'entrainerait ce genre faux qui bientót couvrit le théatre d'informes, de dégoutantes produétions également ennemies de la raifon & du goüt. Ui par hazard quelques uns de ces triftes avortons de l'esprit, échapant a une deftruétkm bien méritée , parviennent a la postérité, elle ne croira certainement pas qu'un peuple éclairé les ait recherchés. Plufieurs fpe&ateurs, ennuyés, impatientés d'entendre des fermons asfomants, ou d*étre témoins d'éTénemens tantót communs, tantót invraifemblables, s'écriérenr qu'ds voulaient rire a quelque prix que ce fut. Les Farces leur parurent préférables aux lugubres tragédies bourgeoifes. Pour les fatisfaire, Vadé inventa la comédie poisfarde. Ce genre a , dit on, le mérite de peindre la nature, cela fepeut; mais la nature y est fouvent fi basfe, qu'elle dégou' te au lieu de plaire,  FARCE. 221 Farce. comédie Poisfarde peut étre regardée comme 1'extréme de la Farce , qu'on n'avait pas cru pouvoir descendre au desfous du point oü 1'avait mife d'Ancourt. Cet auteur aéieur , malgré l'esprit, malgré la vivacité de fon dialogue, a fi mal choifi fes fujets, fe permet tant d'expresfions libres, prodigue tellement le jargon des payfans, qu'excepté le chevalier d la mode & les trois coujïnes, aucune de fes pieces ne plait a des fpeétateurs de quelque goüt. J'ai vu les parterres, les moins bien compofés, ne recevoir qu'avec répugnance le moulin de Javelle, la foire de Befons; farces, avec les qu'elles il ne faut pas confondre le mqri retrouvé, bluette remplie d'agrément & de bonne gaieté. Le port d l'anglais de Dautereau est d'un bien meilleur comique que tout ce que l'on doit a d'Ancourt. Cette piece , fure de plaire , fait regreter que le tems de 1'auteur partagé entre la peinture & le théatre ne lui ait pas permis de multiplier fes produélions fur le dernier. La gaieté grosfiere, bientót fatiguante dans les Farces, n'est pas le feul défaut que les bons esprits leur reprochent. Ils fe plaignent de n'y rencontrer aucune lecon, elles peuvent au contraire égarer. Sbngani, par exemple, fe montre trop brillament, pour que bien des gens n'esfayent pas de jouer le méme róle prés des bons Pourceaugnacs toujours nombreux  mi ESSAI de LITTËRATURE, dans les grandes villes. On verrait jouer longtems le Deuil, le Crispin Médetin, ouvrages d'Auteroche, & peut étre les meilleures de toutes les Farces; avant d'en retirer aucun fruit, ni pour l'esprit; ni pour le cmur. Une nation, qui ne s'attendrit qu'aux drames, qui ne cherche de la gaieté que dans les Farces ^ peut étre comparée aux hommes dont les fens blafés par 1'excès des jouisfances ne font réveillés que par des chofes dépravées. Cette nation, retournant fur fes pas, revient prèsqu'au méme point oü elle fe trouvait, avant d'avoir connu le beau. Jusqu'a la révolution produite par le menteur de Corneille, Paris n'avait vu repréfenter que des pieces déteftables & du plus mauvais comique, qui, bientót , méprifées par les perfonnes éclairées , conferverent toujours de nombreux partifans, car Jodelet Don Japhet de Scaron furent recms avec tranfport, & Molière fe vit réduit a proteger le MU fantrope, le Tartuffe avec le fagotier, avec la ridicule Comtesfe d'Escarbagnas: Quelques répandues que foient les lumieres, elles ne fauraient parvenir a tous les individus d'un grand peuple au fein du quei il reste une masfe plus ou moins grande dans 1'obfcurité.  PARODIES. «123 Parodies. 'honorés pas d'une place parmi les productions dramatiques les parodies qui le plus fouvent font des outrages faits a la raifon, a l'esprit, au goüt. Canevas grosfiers, facües a remplir, dans les quels fe place fans effort, comme fans mérite, la critique d'ouvrages fruits du travail & du talent; critiques que la jaloufie, que Penvie accuedlent avec empresfement, tandis qu'elles font 1'objet du mépris des hommes justes non feulement pour le motif qui les infpire , mais auffi pour leur exécution. Dans la plüpart un trait fin, une plaifanterie agréable s'achettent par des milliers de fades colibets, de déteftables railleries. II en est quelques unes cependant qui font des critiques trés fines & aux qu'elles les auteurs parodiés ont eux-mêmes applaudi de bon cceur : un goüt exercé vous les indiquera. VINGTIEME 3LECTU1LE. •4 iiinfii. I, Opéra. out ce qui peut flatter les fens, charmer l'esprit , enflammer 1'imagination, émouvoir le cceur, fe trouve rasfemblé a POpera. Les beaux aits s'em-  224 ESSAI de LITTÉRATURE. f>resfent d'orner ce fpectacle qui plait a tous les êges. Le jeune homme court y réalifer les fiétions dont il aime a s'enivrer; 1'homme fait vient y chercher des disfipations dans les qu'elles il remarque les efforts, les fuccès de 1'induftrie animée par le luxe; le' viellard s'y traine dans 1'espoir de ranimer fes facultés par les voluptueufes images des plaifirs qui firent le charme de fes belles années. Cette magie de fpeétacle , que l'on chercherait vainement hors de Paris , est le réfultat du parfait accord de la poéfie, de la mufique , de la danfe , des décorations. Par malheur les grands poëtes ont dédaigné un théatre fur le quei ils penfaient qu'on ne pouvait acquérir qu'une gloire nullement perfonelle, d'après la nécefiité de la partager avec plufieurs coopérateurs. Un feul s'est asfuré 1'immortalité par des Opéra aux quels la préfence des chceurs, le récitatif efpece de mélopée , donnent quelques caraéteres de ■ la tragédie des anciens. Quinaut, doux , fenfible , harmonieux , élégant ,■ met en aétion, fous les yeux des fpeétateurs, les plus riches allégories de la mythologie. Alceste , Thefée, Atys, Armide , offrent de 1'invention , de la noblesfe, de Pintérêt; qualités précieufes, que déparent des traits de faux brillant, des jeux de mots faits pour ternir les plus aimables pasfages. II n'en est pas moins , dans fes plus faibles Opéra, fouvent heureux imitateur" de Pindare, d'Anacréon. Pour fes morceaux achevés, on peut les extraire de 1'enfemble , fans rien dérober de leurs charmes; ils  OPÉRA. 225 Üs plaifent même aux plus froids partifans de 1'Qpéra. En effet, malgré de légères taches, exifte-t-il un cceur glacé que n'affe&ent délicieufement 1'amour, la volupté, parés des beautés de la poéfie, des accens mélodieux de la mufique,dcs graces de la danfe, des illufions des décorations. Quelque penchant qUe jé me fente pour mï aufiï charmant poëte que Quinaut, il m'est imposfible d'applaudir a Penthoufiasme de fes partifans. Ils n'ont. pas craint de placer ce chantre des tendres amours prés de Boileau : Quelques uns même ont réclamé pour lui un rang fupérieur. De telsarrêts, fondés, chez les verfificateurs médiocres, fur le défir de fe fouftraire aux loix rigoureufes qu'impofe k maïtre en Part d'tcrire, peu vent, chez les bons poëtes, avoir une vcaufe plus noble. Toute ame bonnette fe range avec empresfemcnt prés du malheureux qu'elle voit opprimer; ede releve fes belles , fes bonnes qualités, qui femblent tirer un nouveau luftre des eftbrts de Pinjufidce : Le zèle peut enfuite porter a déprécier 1'agresfeur. Söus ce rapport, Boileau eut des torts réels,traitant trop rigoureufement Quinaut : Cependant on peut, avec raifon, dire , pour la défenfe du premier , que lorsque fes fatires parurent, le fecond n'était encore connu que par des comédies déteftables, remplies d'amours Romanesques, écrites d'un ton doucereux, bien infipide pour les bons esprits. P  sa5 ESSAI de LITTÉRATüRE. Quelques tragédies ne 1'annoncaient pas plus avantageufement; mais lorsqu'après des esfais aufli mallieureux, ce poëte eut trouvé la route oü 1'appelait un talent marqué , fon perfécuteur lui rendit juftice, le loua, le reconnut méme comme le créateur d'un genre nouveau, genre , a la vérité fecondaire que des esprits efféminés ont feuls pu comparer a ceux de la Tragédie & de la Comédie. Je veux bien croire que le caraétere un peu fee de Boileau ne lui permit pas de mettre dans le racomodement autant d'aménité , qu'en apporta Quinaut, un des hommes des plus doux, des plus aimables de fon tems. Voltaire a donc pu dire , fans mériter pour cette fois le reproche d'une préférence exagerée depuis; „ que le Dieu du goüt, „ par un ordre expres, reconcilia le poëte des graj, ces avec le poëte de la raifon." Mais le févére critique , Em.brasfalt encor en grondant, Cet aimable & tendre lyrique , Qui lui pardonnalt en riant. Mais tout ce que je pourais vous dire de Quinaut, mais tout ce que pourait vous en dire un goüt plus épuré, un littérateur plus exercé, pMirait devant ce poëte des graces. Cette fleur de fentiment, d'esprit, de poéfie, qu'il offre aux ames délicates & fenfibles, peut' & doit étre refpirée par elles, mais ne faurait étre dépeinte & définie. Je  OPÉRA. 227 t'ais donc vous préfenter Quinaut, le faire parler lui-méme. Vous le verrez, tantöt tendre, pasfioné, tantót élégant, fublime. Goutons, dans ces aimables lieux , Les douceurs d'une paix charmante. Les fuperbes Géans , armés contre les Dieux, Ne nous donnent plus d'êpouvante ; Jlfont enfevelis fous la maffe pefante Des monts qu'ils entasfaientpour attaquer les deux. Nous avons vu tomber leur chef auiadeux Sous une Montagne bruiante. Jupiter est viSlorieux, Et tout cède d l'ejfort de fa main foudroyante. Goutons, dans ces aimables lieux, Les douceurs d'une paix charmante. C'est ainfi que Cérés ouvre la fcène de POpcra de Proferpine. Lifez-le, Mademoifelle; vous y verrez la tendresfe maternelle dans fa force, & vous partagerez la follicitude de Cérés. Dans Perfée, les caraderes font dans une oppolition parfaite ; la fable y déploye toute fa richesfe ; lifez le morceau fuivant, & vous croirez voir & en tendre Médufe méme. J'ai perdu la beauté qui me rendit fi vaine , Je n'ai plus ces cheveux fi beaux, Dont autrefois le Dieu des eaux Stntit lier fon cceur d'une fi douce chaine. P 2  aa8 ESS AI de LITTÉRAT U RE. PaUas , la Barbare Palias Fut jaloufe de mes appas ; Et me rendit ajfreufe, autant quzj'étais belle: Mais Vexcès étonnant de la diffbrmité, Dont me punit fa cruauté, Fera connaitre en dépit d'elle , Quei fut Pexcès de ma beauté. Je ne puls trop montrer fa vengeance cruelle; Ma tête est fiere encor d'avoir pour ornement Des ferpens dont le fiflement Excite une frayeur mortelle. Je porte Pépouvante & la mort en tous lieux ; Toutfe change en rocker d mon aspeèJ horrible: Les traits, quejupiter tance du haut des cieux, N'ont rien de fi terrible Qu'un regard de mes yeux. Les plus grands dieux du ciel, de la terre & de Ponde Dufoin defe v enger fe repofent fur moi: Si je perds la douceur d'être Pamour du monde, J'ai le plaifir nouveau d'en devenir Pejfroi. Ilis • est un Opéra érotique, c'est plutöt de la .galanterie , que de 1'amour; mais une galanterie fine & délicate ; le fentiment y perce toujours par quelqu'endroit, témoin le morceau fuivant. Ce fut dans ces valons, oü par mille dêtours, Jnacus prend plaifir d prolonger fon cours ; Ce fut, fur fon charmant rivage, Que fa fille volage Me promit de ni'aimer toujours,  OPÉRA. a?p Le Zéphir fut témoin; l'onde fut attentire, Quand la Nimphe jura de ne changer jamais , Mals le Zéphir léger 5f l'onde fugitive Ont emporté les fermens qu'elle afalts. Quinaut, comme La Fontaine , comme Molière, comme Boileau, a quantité de vers qui font fentence, maxime, ou proverbe. II faut cacher un grand desfein , Sous un fecret impénêtrable. On ne s'attend gueres a trouver cette maxime profonde de politique dans un Opera : Elle y est, cependant, & elle s'y trouve auffi bien placée, que bien dite, II est beau qu'un mortel jusques aux cleux s'élevc,, II est beau même d'en tomber. C'est ainfi que s'exprime le préfomptueux P-haëton, & lorsque Quinaut fit ces deux vers, il était, certes, loin de prévoir, qu'un fiecle après, i* fervirait d'épigraphe a 1'obélisque qui atteste les profondes connaisfances, le courage , & le malheur de 1'eftimable Pdatre du Rozier. Atys est un des meilleurs & de? plus beaux Opéra de Quinaut. Aufiï plufieurs muficiens fe font-ils disputé, après Lulli, 1'honneur de le mettre en mufique. Louis XiV, demandant a Me. de Montespan quei Opéra elle defirait qu'on donat a Fontainebleau, elle préféra Atys. Ce moP 3  fl3° ESSAI de LI TT ÉR. AT URE. narque, qui avait toujours l'esprit & le propos du moment, répondit par ce vers du méme Opéra: Atys est trop heureux. Quand a Armide, ce chef-d'ceuvre de la fcène Lyrique, il fuffit de le nommer; c'est le cachet de la gloire de Quinaut. Les Opéra de Lamotte , de Fontenelle, péchent par excès d'esprit. Le fameux Pelée met toujours des fentences recherchées, des maximes galantes a la place du fentiment. Roy, n'eut-il fait que le ballet des élémens, mériterait une place diftinguée parmi les poëtes Lyriques. Peu de vers auffi beaux, auffi harmonieux que ceux-ci : Les tems font arrivés: Cesfez, tri ste chaos ; Paraisfez, élémens .' Dieux , allez leur prescrirc Le mouvement & le repos ! Tenez .les renfermés chacun dans fon empire. Coulez, ondes, coulez ! volez, rapides feuxl Voile azurê des airs, embrasfez la nature \ Terre, enfante des fruit s, couvre toi de ver dure l Naijfez, mortelt, pour obéir aux Dieux! Danchet, dont l'esprit était plein de feu, le cceur ■plein de fenfibilité , a fouvent imprimé fur ces ouvrages le caraétere de deux fi belles qualités : tout le monde répete les vers que voici tirés du prologue des jeux féculaires au devant d'héfionne.  OPÉRA. a3i Pere desfaifons & des jours, Fais naitre en ces climats un jiecle mèmorable, Puijfe d fes ennemis ce peuple redoutable Etre d jamais heureux, & trlomphant toujours. Nous avons d nos loix ajfervi la victoire, Auffi loin que tes feux nous portons notre gloire, Fais dans tout Vunivers craindre notre pouvoir. Toi, qui vois tout ce qui refpire, Soleil, puiffe-tu ne rien voir Deji puiffant que cet empire. Tout ce rnorceau est traduit d'Horace. O anciens, anciens, combien nous vous négligeons! Nous vous dénigrons tout en vous imitant. Didon de Marmontel me parait un ipodèle de ftyle lyrique, qui fait regreter que fon auteur n'ait pas confacré k ce genre les pénibles efforts employés pour Pexécution de tragédies estimables fous quelques rapports, mais fi défectueufes fous tant d'autres, qu'elles reftent a jamais dans 1'oubli. Cajlor & Pollux, ouvrage presque 1'égal des plus beaux de Quinaut, fe fait chaque jour admirer par la grandeur du fujet, par 1'intérét des fituations, par la richesfe de la poéfie. Bernard, dont il est le chef-d'ceuvre, ufé par les excès de la table & des femmes, fut de bonne heure accablé des infirmités de la viellesfe. Tout jeune, il perdit entièrement la mémoire : Deux ans avant fa mort, quelques amis le conduifirent a une repréfentation de fon Opéra. On le vit d'abord dans une espece de ftupeur: Tout h ?4  M$è ESSAI de LITTÉRATUR.E. coup entrainé par un élan involon'taire, „ quei poëte „ cnfante de fi fuperbes cliofes ?J'Vécria-t-il au moment oü Larrivée, avec cette ame, avec cette chaleur qui caraéterifaient fon talent, rendit ce monologue : Préfent des Dieux, doux charme des humains , O divine amitié, viens pênétrer nos ames. Les cceurs éclairés de tes flammes , Avec des plaifus purs, liont que des jours féreins. Oest dans tes nceuds charmans que tout eft jouijfance^ Le tems ajoute encor un luftre 4 ta beauté , Et tu ferais la volupté, Si Vhomme avait encor fon innocence, CEdipe h Colonne a la majeftueufe, la fimple beauté d'Euripide. Opera Comique. JL'opëra ne fe fbutenant pas a fon haut dégré d'élévation , le dégout & 1'ennui produifirent des plaintes, forcerent les poëtes de'chercher un genre qui, moins grand, permit a l'esprit de paraitre dépouillé d'une foule d'ornemens difficiles a exécuter fans exageration ou fans basfesfe. L'Opéra Comique, peut être le plus aimable fruit de la gaieté Francaife , réunit tous les moyens d'ainufer tant qu'il fortit d'entre les mains des Piron, des Vadé , des Favart. Tombé, depuis ces aimables-poëtes, dans une espece de langueur, il femblait ne devoir plus  OPÉRA BOUFON. ' 233 reparaftré aux yeux du public, lorsque Piis & Barre Pont rappelé fur la fcène, Pont paré de nouveaux attraits. Leurs vaudevilles , parfaitement coupés , étincelans d'imagination, respirant la joye, prouvent que le bon esprit a pu pendant quelque tems fomeiller en France, mais que jamais il ne s'est éteiut. Opéra Boufon. TiA lethargie de 1'Opéra Comique fit éclore 1'Opéra Bouffon, enfant dénaturé, qui, s'éloignant a grands pas de fon aimable pere , s'approcha , fe confondit avec le triste drame ; alors honteux de porter un nom fi contraire a fon caraétere il prit le titre de comédie mélée d'arriettes, & ne connut plus de bornes a fes écarts. Figaro eut raifon d'asfurer: Ce que l'on ne peut pas dire, on le chante. Lorsqu'il avancait cette maxime trés juste , nous n'avions pas encore été témoins des exceffifs défordres, qui, depuis, nous ont tant affligés. Les talens de muficiens fupérieurs développent fous nos yeux les abfurdités des contes des Fées, emourées d'objets tantót ridicules, tantót fanglans. L'horreur, par fois, habite un théatre fur lequel les plaifirs devraient feuls fe prélènter fous des for,ines douces, riantés & champêtres.  234 ESSAI de LITTÉRATURE. VINGT ET UNIEME LECTURE, -5 — S- L o g i q u E. pure té de 1'expresfion, 1'élegance du ftyle, la connaisrance du beau , le talent d'apprécier la poéfie, le goüt des bons écrits, tous avantages inestimables , perdraient bientót de leur valeur, s'ils n'étaient attachés a un fond folide. La plus magnifique-diétion, vuide d'idées, paraitrait une pompeufe bagatelle condamnée a 1'oubli; l'art de penfer , appelé Logique , est done de toutes les études, la plus indispenfable , celle qui rend 1'homme propre a agir, a parler avec juftesfe; „ point de vraies „ connaisfances fans une bonne Logique." Les philofophes anciens, convaincus de la néceflité, de 1'importance de la Logique, s'y appliquérent avec ardeur , mais malheureufement ils fe frayerent une mauvaife route. Les modernes par préjugé s'obftinerent a fuivre les pas de ceux qui les avaient précédé. De la naquit une dialeétique barbare , qui, loin d'apprendre è bien raifonner, accoutuma les esprits a s'épuifer fur de vaines fubtilités, a négliger le vrai des chofes, a disputer pour des mots. Les fausfes connaisfances trainent a leur fuite de plus triftes effets que 1'ignorance, parceque 1'entêtement, la vanité s'empresfent de les foutenir. L'habitude donnant chaque jour de nouvelles forces aux erreurs, elles devienent d'autant plus difficiles  LOGIQUE. a35 a déraciner que presque tous les hommes imitateurs admirent leurs modèles , combattent les esprits créateurs comme dangereux. On éprouve donc plus de peine a ramener des hommes égarés, qu'a jetter dans des esprits incultes, les premières racines, ,} d'une découverte tout a fait neuve." II falait détruire un fyftème appuyé de toute 1'crudition de 1'école , défendu par la fureur pédantesque , avant d'établir une méthode qui apprit aux hommes l'art de penfer. Arnauld & Nicole, loin de s'effrayer k la vue de cette entreprife, pénétrés, d'un généreux courage , réfolurent de 1'exécuter en commun. De 1'union de deux génies de cette tfempe devaient nécesfairement réfulter de grands effets. Auffi parut-ii une Logique dans la qu'elle fe rencontrent tant d'ordre, tant de clarté, tant de raifon, qu'elle fera toujours comptée parmi les livres malheureufement trés rares, d'une utilité réelle. Les maïtres de logique s'empresfent de tirer leurs legons de cet ouvrage lumineux quand un mouvement d'orgueil ne les en détourne pas. La logique de Port Royal aurait atteint dans fon genre le plus haut point de perfeétion poffible , fi fes deux illuftres auteurs, afiranchis de toute contrainte, ayaient donné un esfort a leurs talens. Mais retenus par. la crainte d'offenfer les nombreux partifans des ffilogismes baroques, ils fe prétérent a traiter bien des objets au moins inutiles : Faire fentir avec adresfe qu'ils favaient juger des abfurdités tombées depuis dans le plus ju-  236 ESSAI de LITTERATOR E. fte mépris, leur parut un aéte asfez hardi: Aller jusqu'a les couvnr de ridicules eut été a leurs yeux une témérité. Du Marfais, né a une époque plus favorable, d'aü% leurs philofophe , fans état, fans parti, ne défirant rien, ne craignant perfonne , ne ménageant que la vérité , a donné des réflexions fur les opérations del'esprit: Dans un court espace fe trouve rasfemblé tout ce qu'on peut apprendre fur l'art de raifonner, point d'inutilités, point de longueurs. Cet excèlent livre est plein de cliofes: La raifon le diéta d'un bout a Pautre ; Pesprit de préjugé, & de fyftème » ne parait dans aucune de fes parties. métaphisique. Cl^UAND la logique, s'élevant des idéés particu-? Ueres, remonte aux fources des connaisfances univerfelles, on lui donne le nom de Métaphilique. Sous ce nom elle acquiert plus d'attraits pour les imaginations vives fans perdre de fon utilité pour les esprits froids; mais pendant lqngtems s'écartant du vrai, elle parcourut le pays des chimères. De captieufes fubtilités coiiduifirent par d'obfeurs fentiers a de choquants réfultjx;. Les lens esprits étaient dégoutés de cette fcience, quand un homme fupérieur Pembellit de toutes les resfources dJune riche imagination. .. Les recherches fur la vérité produifirent une gran-  MÉTAPHISIQUE. 237 de fenfatiqn* On les lut avec avidité, on fut frappé , ébloui, féduit, mais bientót on reconnut que cet ouvrage plaifait plus qu'il n'éclairait. Quelques rayons de lumiere, mille traits briUants ne fufnfaient pas pour diffiper d'épaisfes ténèbres. Malebranche n'eut donc que 1'honneur de tenter une révolution qu'il était réfervé a Loke d'exécuter. L'esfai fur 1'entendement humain a, pour ainfi dire, créé le monde intelleéiuel, la vérité s'est montrée aux mortels: a fon aspect fe font évanouis les préjugés, les erreurs qui, depuis tant de fiècles, fubjuguaient les opinions. L'ame, fes affeétions, fes idéés, font maintenant dévelopées avec autant de hardiesfe que de profondeur. Le plnlofophe (W) Anglais, dédaignant les fyftèmes qui 1'avaient précédé , fe conternpla longtems lui-méme fous tous les rapports phifiques & Moraux. Le réfultat de fes méditations fut d'indiquer la marche de la raifon, de préfenter aux liommes un miroir fidele dans lequel chacun peut appercevoir les resforts intérieurs qui dirigent fes facultés fpiritueiles. Condillac, admirateur éclairé de Loke, a cru que fon ouvrage, loué pour beaucoup de clarté & de Jnéthode, exigeait cependant une application étran- (M) J'ai placé parmi les livres Franc ais l'esfai fur 1'entendement humain parceque 1'cxcellente traduclion de Coste Ie rend pour ainfi dire un ouvrage original & que d-ailleurs il est pou? tout le monde d'une néceflité abfolue.  *33 ÈSSAI de LlTTÉRATÜRË. gere aux perfonnes qui n'ont pas Phabitude du travail. Le defir de rendre plus univerfels les avantages pródüits par l'esfai fur 1'entendement humain, a donné naisfance au traité des fenfations; en le dédiant a une femme, 1'auteur annonce de la facilité , de Pa* grément repandus fur des matieres abftiaites, obligation on ne peut mieux remplie: vous y formerez votre raifon ; vous y étendrez vos idéés, fans éprouver un feul inftant la fatigue ou 1'ennui. métaphisique du sentiment. C^uoique le Sentiment ne me paraisfe pas fusceptible d'être traité avec méthode comme l'esprit, comme la raifon , & que 1'analifer foit a mes yeux le moyen presque certain de 1'anéantir, je ne faurais méconnaitre que Poulli a presque vaincu cette difficulté. La théorie des fentimens agréables réunit a une fage philofophie , a une extréme finesfe de vues, des nuances imperceptibles pour le commun des hommes. Ce joli petit ouvrage peut s'appeler le cours de la Métaphifique du Sentiment; métaphifique, dans la qu'elle fe font perdus presque tous les beaux esprits de nos jours. A force de fubtilifer fur les effets de la fenfibilité, fur les exprefiions de la tendresfe , on est parvenu a ne plus connaitre aucun mouvement de la nature, a ne parler qu'un jargon auffi froid qu'inintelligible.  MORALE. 2o0 VINGT BEÜXIEME UECTURE. •4~" • Morale. -A.pe.es vous étre occupée des moyens de parvenir a 1'origine de nos connaisfances, de remonter a la fource de nos idees, de fuivre les progrès de notre entendement, vous defirerez fans doute pénétrer dans les replis du cceur; vous demanderez k étudier la morale; cette morale, dont 1'importance quoique réelle est peut étre plus vantée que fentie, fe divife en deux branches: La morale univerjelle, la mor ah locale. Morale Universele e. JLa Morale Univerfelle, qui nous apprend nos devoirs par rapport a I'humanité, n'a recu & ne recevra jamais aucun changement, aucune atteinte ; la nature elle même en grava les principes inperfcriptibles avec des caracberes inéfa9ables que tout homme lirait fans peine fi la plupart du tems les paffions ne les couvraient d'un nuage plus ou moins épais. Ces principes feraient bientót entièrement perdus, fans des fages qui parviennent jusqu'a eux en domptanc leurs penchans, en furmontant leurs faiblesfes, en méditant fur tous leurs mouvemens intérieurs. Le peu de feuillets qu'ils nous transmettent du livre  24o E S S Al dëLITTÉRATURE. de la nature deviennent des bienfaits commufiS 4 tous les peuples. L'habitant des poles, celui des regions tempérées, celui que le foleil brüfe de fès feux, font également appelés a fuir le mal, a faire le bien, par conféquent a fuivre la même morale. Une foule d'hommes célèbres chez les anciens, chez les modernes, vous oflriront avec eonfiance leurs fecours : Töus fe glorifient d'avoir porté la •clarté jusqu'au fond du cceur humain, de cet abyme dans lequel le feul Montaigne a pénétré fans s'égarer. Un esprit étendu, une imagination vive,- du bon fens, de la fihesfe, de la naïveté , furent des préfens de la nature qu'un pere éclairé perfeétiona par une excellente éducation. Montaigne , nourri dès fa plus tendre enfance parmi les beaux modèles de 1'antiquité , fe les rendit tous familiers. II s'identifia fi parfaitemeiit avec les principes des grands moraliftes, que, comme il le dit, Souvent fes critiques donnent une nazarde d Plutarque fur fon nés, & s'échaudent d injurier Sénéque en lui* Sa pasfion de connaitre les hommes le conduifit dans plufieurs contrées de 1'Europe ; fes progrès furent d'autant plus rapides, qu'il eut le discernejnent de faire fes remarques dans les inftans oü la gaieté laisfe percer des penchans que toute occupation c3.che au moins en partie. II mettait plus a pront les propos d'un-Feftin, que la gravité d'un confeil. Enfin retiré des affaires, revenu des plaifir s,  Morale universelle. 241 fos, cultivant les lettres, pratiquant la philofophie, compofa des esfais appelés avec raifon par le cal. du Perron le briviaire des konnêtes gens. ^ Ce livre, qui précéda 1'époque brillante de la littérature , répandit le premier dans 1'Europe le goüt de la langue Frangaife. Malgré fon vieux langage, il est encore aujourd'hui recherché avec empresfement: on pardonne au Ityle des esfais fa négligence, fon incorrcétion , en faveur de fa fimplicité, de fa hardiesfe, de fa vivacité. Parmi les différentes caufes du fuccès de Montaigne, remarquez-en, je vous prie , une digne felon moi d'éloges, quoique quelques Critiques aiént tenté de la dépréeier. Cette caufe n'est autre que la facilité avec la qu'elle il pasfe des fujets les plus importants, aux objets les plus minutieux, fouvent même a des détails presque bas. Une femblable familiarité enchante d'autant plus qu'elle ne fe rencontre nulle autre part. Tous les auteurs, occupés d'obtenir les applaudisfemens du public, paraisfent devant lui parés. Montaigne feul vient pour ainfi dire en déshabillé; il fe montrë tout entier, peint jusqu'aux moindres rides de fon vifage , jusqu'a la moindre fantaifie de fon esprit, & donne par la des lecons bien plus profitables, que ces grandes maximes qu'on ne parvient gueres a convertir pour fon ufage. Perfonne n'a mieux défini le caraétere des esfais que Montaigne lui-même. „Je fuis tantót fage, m tantót Hbertin , tantót menteur, chafie, impudique, q  34i ESSAI de LITTÉRATURE. „ puis libéral, prodigue , avare , & tout cela fclon „ que je me vire." Charron, contemporain , ami de Montaigne, óbtint le refpeft , la confidération, 1'attachement par des moeurs pures, par beaucoup de piété. Sa vertu portait un caraétere aimable, enjoué, dont fes écrits ne confervent aucune tracé. Le livre de la fagesfe, profondément & fortement penfé établisfant des vérités hardies , produifit a fa naisfance une fenfation presque fcandaleufe; les Théologiens, effarouchés, s'élevérent contre 1'auteur, paree qu'ils confondirent ce que difait le philofophe avec ce que penfait le prêtre. De nos jours perfonne qui ne life Montaigne , tandis qu'un petit nombre d'hommes ftudieux confultent Charron: Le premier, plein d'esprit, d'imagination, est vif, gai, aimable dans fon désordre; le fecond folide , réfléchi, reste froid, pefant, ennuyeux dans fa marche méthodique. C'est un excellent écolier, n'atteignant jamais la facilité de fon maitre. II fut plus aifé au Philofophe Gascon de léguer fes armoiries que fes graces. Ce dernier préfent eut été beaucoup meilleur pour le théologal de Condon, qui ne fe montra pas moins reconnaisfant de celui que lui fefait la vanité infpirée par 1'amitié. L'affranchisfemeut de toute géne, fi favorable h Montaigne 3 a été imité par le célèbre Bayle , le plus grand fceptique, le plus fubtile dialeéticien , le plus fort penfeur qui jamais ait paru. Si vous vous déterminez, uq jour a laiffer pénétrer des  MORALE UNIVERSELLE. 243 in-folio dans votre cabinet. Le premier pas doit appartenir au dictionaire hiftorique & cririque. Cet immenfe & fuperbe ouvrage , malgré fes inégalités, peut être regardé comme une mine fi riclie , fi abondante, que depuis prés d'un fiecle , les écrivains les plus renommés sy font formés, & 1'ont asfez peu épuifée pour que , fuivant toute apparence , elle fournisfe les matériaux pour élever encore des réputatibns. L'homme, femble s'être dit a lui-méme la Rochefoucault , loin d'être mu par différens resforts, dont la multiplicité compliquerait fes mouvemens, tire fes venchans , fes pasfions, fes vices , fes vertus , d'une feule & unique caufe. Si je découvre ce» fentiment fondamental & caraétériftique , plus d'ac* tion dans aucune contrée , dans aucun fiecle, dont il ne foit facile de démêler le vrai principe. Me voici parvenu a ce point important; je prononce fans héfiter que 1'amour propre est le mobüe univerfel de 1'liumanité. Ce fyftème annonce un génie pénétraut, plufieurs plnlofophes en 1'adoptant lui ont donné plus de développement; quelques uns, fans en altérer le fond, fe font bornés a fubftituer le mot d'intérêt a celui d'amour propre. Si l'esprit fyftématique avait permis d'admettre des exceptions, perfonne ne fe ferait élevé contre les nouveaux principes, mais en les rendant généraux & abfolus, on a fait qu'une importante vérité est tombée parmi les paradoxes enfans des esprits orgueilleux ou faux. Q2  M4 ESSAI de LIT TÉ RAT UR& La Rochefoucault, pour imprimer plus profonddmënt le principe qu'il prétendait établir , l'a préfenté fous différentes formes, qui,réunies, compofentle fameux recueil des maximes. Ces maximes, courtes, énergiques, offrent d'afligeantes vérités dont les cceurs honnêtes font douloureufement affecbés. Amitié, amour, piété filiale, tendresfe paternelle, fi par malheur, vous n'étiez que des illufions, celui qui vous diiliperait, mériterait le titre affreux de bourreau du genre humain. Je fuis loin d'attribuer h La Rochefoucault un attentat fi énorme, mais je lui reproche de produire deux effets funestes. II cmousfe la fenfibilité , il affaiblit 1'estime de foimême : C'est arrêter en même tems le cours des actions bienfaifantes, & celui des acbes de grandeur. Néammoins tout homme ün peu inftruit fait par cceur le livre des maximes parcequ'en le lifant, 11 sy voit, il fifache, & fes yeux irrités Penfent appercevoir une chimère vaine, II fait tout ce qu'il peut pour éviter cette eau, Mais quoi! le Canal en fi beau, Qu'il ne le quitte qu'avecpeine (*_). Pour tirer beaucoup de fruit de Montaigne, de Charron, de Bayle, de La Rochefoucault il faut avoir acquis des connaisfances préliminaires, il faut avoir fait des progrès dans l'art de penfer ; aufil ces quatre moralistes font-ils d'une utilité moins (*) La Fontaine.  MORALE UNIVERSELLE. 245 générale que Nicole , dont les esfais peuvent, a bon droit, pasfer pour un traité élémentaire de morale. Dans ce trés estimable ouvrage, les plus importantes vérités, les plus fages regies de conduite, font mifes k la portée de tout le monde. Les principes , d'après leur étonnante liaifon forment, une chaine non interrompue. Quiconque s'attache au premier chainon veut inutilement fe defténdre d'être entrainé jusqu'au dernier: On peut, fans nul danger , placer fa confiance dans un livre d'oü l'exa&e raifon a banm tout moyen de féduétion. Son auteur s'adresfe a l'esprit, jamais au cceur. Prouver était fon genre, émouvoir , éblouir font des resfources qui lui resterent inconnues. Nicole, encore plus recommandable par fes vertus, que par fes talents, portait dans le monde la fimplicité d'un enfant. Ses discours, fes aétions, étaient ambellis par d'aimables & touchantes naïvetés, qui fouvent décélent un génie fupérieur, mais qui toujours font la preuve d'une belle ame. L'attachante naïveté de Nicole parait entièrement perdue : Elle contraste même trop avec le ton du moment, imbu dès la plus tendre enfance , pour es. pérer de la revoir jamais:- On reste également éloigHé de la févérité antique \ Lamotte le Vayer fut le dernier qui s'en revétit; fa conduite, fes mceurs, fon mainuen, & jusqu'a fon habillement étrangers k fon fiecle , rappelaient les Zènon les Epictete. Les ouvrages de ce fage moraliste feraient entre vos mains, fi la bonté de fon ftyle repondait a la force Q a  246 ESSAI de LITTÉRATURE. de fon jugement, partout plein de raifon, mais lourd, favant, mais hérisfii d'énuütion. Le public laisfe 1'énorme recueil de fes écrits dans une espece d'oubli dont ont profité plufieurs des nouveaux philofophes | Ils penfent pouvoir, fans crainte d'étre accufé.de plagiat, s'approprier plufieurs raifonnemens les plus fermes. appuis de leurs paradoxes, d'après la prccaution de les y adopter par quelques alterations convenables a leur vue. Le refpecïable le Vayer est fans cesfe mis en avant comme un Apótre trés zèlé du pyrrhomisme, maisies écrivains, qui le préfentent fous cet aspect, oublient trop fouvent d'ajouter que fis doutes rêpandus fur toutes les connaisfances humaines ne s'êtendaient pas jusqu>aux virités révélées qu'il admit toujours avec vénéradon. Vous pourrez facilement augmenter le nombre des moralistes, & en former des groupes intéresfans. Au milieu des auteurs chez les quels vous cboifirez, ne négligez ni Maupertuis, ni Vauvenargues; 1'un trop maltraité, 1'autre trop encenfé par Voltaire. Malgré le peu d'ordrc, malgré le ton de tnftesfe, qui déparent l'esfai de philoibphie morale , tout leéteur impartial reconnaitra, dans le mépris dont Voltaire voulut couvrir cet ouvrage, le Chambellan piqué de la fupériorité de crédit du Préfident de 1'académie, qui, nonobftant les épigrammes, les fatires dirigées contre lui, mérite que fes écrits foient regardés comme des modèles qui peuvent apprendre d penJèr avec clarté, avec précifion (*). D'un autre cöté, (') ondillac.  MOCALE LOCALE. 247 le titre de Marquis, 1'état de Capitaine au Regiment du Roi, ont beaucoup infiué fur les éloges exceiïifs prodignés par le fage du Ferney a l'introdu&ion a la connaisfance de Pesprit humain. Les maximes, les réflexions qui forment le fonds de ce livre, annoncent un bon esprit, un jugement droit, une belle ame, mais il contient peu de chofes neuves, il rappelle mille penfées communes, il est écrit faiblement, par conféquent un fuccès brillant ne devait , ne pouvait étre fon partage, fi la prévention n'eut diélé 1'arrêt. A quelque étendue que vous portiez votre collection de grands moralistes, couronnez la par la Morale Univerfdk dont, a mon grand regrêt, 1'auteur m'est inconnu. Cette morale s'adresfe a 1'homme de tout état, de toute contrée, de tout age , fe transporte dans les politions différentes que produifent nos mceurs, nos ufages, nos vertus, nos vices: Elle donne des legons fages, fimples, daires, facües a fuivre. Diderot avait prescrit a fon époufe & a fa fille de relire chaque année la Morale Univerfelle. Morale Locale. >Si 1'homme fut refté dans fon état primitif, les mceurs fimples n'eusfent point été altérées , mais a mefure qu'il s'est civilifé, ü a contraélé des habitudes, des engagemens qui ont entrainé de nouveaux ufages : Ces ufages s'augmentent a mefure que la fociabilité fait des progrès. Le jeune homme , qui Q4  a4S ESSAI de LITTÉRATURE. débute dans le monde , marche fur des feux eaehi, fous une cendre trompzufe (ec) , livre a fes propres forces, il Terra fes premiers pas marqués par des disgraces. La prévoyance, la cireonfpection marcheront a la fuite de fes imFrudences, de fes malheurs mais il peut jusqu^a fon dernier rerme refter étranger a l'esprit de la fociété dont il fait partie. Heureux , cent fois heureux, , celui que Pceil vigilant d*Hïi pere, ou que le zèle éclairé d'üri ami, guide. Q«i ne jouit d'aucun de ces deux avantages, ne refte pourtant pas privé de toute resfource , plufieurs auteurs cclèbres ont employé des talens fupérieurs a peindre les mceurs de leurs fiècles. Ces maitres habdes fuffifent pour éclairer quiconque les confulte avec réflexion. On apprénd d'eux a connaitre, k pratiquer la Morale Locale qui fe propofe peur" but, d'orner 1'homme des qualités les plus propres a charmer, a rendre heureux ceux prés des quels il vit, fans lui cacher que 1'excès de ces mémes belles quaiités devient dangereux. Le premier, qui vous appelle , est ce Labruyere dont le pinceau hardi, réunisfant tant de vigueur, tant de vérité, a produit des portraits qui, dans tous les tems, paraitront des images fidefies, & qui, telles que les tableaux de van Dyk, conferveraient un mérite réel, quand même les objets, qu'ils repréfentent, n'«xisteraient plus. (cc) Per ignes fuppofitos cineri dolofo. H O » A C E.  MORALE LOCALE. 249 Vous ne vous bornerez certainement pas a une feule leéture des confidérations fur les mceurs du fiecle par Duclos, qui donnent des appercus heureux fur la fociété. Un ftyle quelquefois obfeur , affeété, n'empéche pas de remarquer des critiques iln.es, des maximes vraies. Vous reconnaitrez avec jatisfaétion un defir du bien, un refpect pour la vérité, qui firent dire a Louis XV : C'est l'ouvrage d'un honnzte homme. Vous ferez furtout étonnée d'y voir les orages de la France prédits avec autant de clarté que de précifion. L'auteur, fortement frappé des germes de fermentation femés dans toutes les tótes, alfure qu'ils cebteront un demi fiecle après 1'époque a la qu'elle il écrit (dd). Inutilement le livre des mceurs refpiret-il a chaque page 1'honnéteté, la probité ; quelques idéés, avancoureurs des innovations morales & rèligieufes, excitérent un cri général. On ne croyait pas encore qu'avant peu d'années, ce qui frappait en ce moment par trop de hardiesfe, paraitrait timide & iaiblc. Tousfaint, pour attacher les leéieurs, pour piquer leur curiofité , joignit 1'exemple au précepte : II mit, fi j'ofe m'exprimer ainfi , fes principes en action. Vous vous croirez tranfportée dans une galerie de tableaux, k la vérité de différents mérites, mais parmi les quels, les bons, les excellens, font les plus nombreux. Par malheur , quelques hommes puisfans {dd) Les cor.fi ddmions Air lc? n cours parrurent en 174c.  »5o ESSAI de LITTÉRATURE. crurent reconnaitre leurs portraits; dèslors s'éleverent des perfécutions contre un fage philantrope, qui avait prodigué fes efforts & fes veilles, pour établir que notre vie doit étre confacrée a chercher le bonheur dans Pexercice des vertus & plus particulierement dans des acles de bieufaifance. Montesquieu prétendit donner aux portvaits de la focicté un coloris neuf, qui, fans altérer la vérité, rcndit les- traits plus piquans ; il crut en outre que ces portraits, diftribués fur un fonds intéresfant, liés entr'eux par une chaine légérement Romanesque , feraient plus faillans, plus attachans; jamais plan ne fut auffi agréable , jamais exécution ne fut auffi parfaite. Les lettres Perfanes, étinceUantes d'esprit, pleines de critiques, fines & vraies, fe virent recues avec un empresfement fondé fur un mérite réel, non fur une mode pasfagere , par conféquent fait pour fe foutenir dans tous les tems. L'homme, que fa pofition , ou que fes goüts appellcnt dans le monde doit, par de fréquentes leftures, s'approprier cette charmante compofition. Les nombreux, les éclatans honneurs, prodigués aUx Perfans, attirerent fur leurs traces une foule d'étrangers, qui, presque tous, éohouérenr. La France parut inondée de Turcs, de Siamois, de Cabalistes, de Chinois, de Juifs. Les derniers ont feuls échap' pés Poubli; En effet, les lettres juives conferveront le nom de Dargens, parceque leur prolixité ne faurait asfez prévenir pour qu'on leur refufe de 1'imagination, de la philofophie, lurtout la réunion  MORALE LOCALE. 551 d'anecdotes agréables. Le goüt du public fpour cet ouvrage quoiqu'extrémement réfroidi pourait, je penfe , fe réveiller, fi un éditeur foigneux élaguait les longueurs dans les qu'elles l'esprit de 1'auteur est noyé, adoucisfait la teinte affeétée de hardiesIe prétendue philofophique, effacait les plaifanteries contre les prêtres, contre les moines, plaifanteries fans fel, fans agrément, rebutantes pour les leéteurs qui n'en font pas blesfés. Meyllan a fu peindre la fociété dont il fait les délices. Ses obfervations, tracées avec moins de force que celles de Labruyere, portant moins le caraétere de la finesfc, que celles de Duclos, font d'une leéture trés agréable; elles offrent beaucoup d'esprit, beaucoup de variété, & font trop vraies, pour ne pas être journellemcnt utües. Blanchet, modefte , melancolique & folitaire , ne connut point asfez les hommes pour que fes variétés morales & amufantes le placent prés des grands maitres que je viens de citer ; mais de même que vous vous plaifez a descendre fouvent de 1'opulence dans le fein de la riante médiocrité, vous confacrerez plufieurs de vos moments a la leéture d'un ouvrage plein d'érudition, écrit avec esprit, avec goüt, mais rarement agréable, & jamais brillant.  =52 ESSAI de LITTÉRATURE. VINGT TR.OISIEME 3LECTURE, !+" '■■■H-H- 1 , J.. V O Y A G E S. T JUï bonheur de notre vie dépend fi fouvent de la parfaite connaisfance des hommes, que nous ne devons négligeï aucun moyen de 1'acquérir: Arrêtez-vous, comme a un des plus certains , aux voyages entrepris dans un age asfez avancé , pour tér. ileclnr , pour faire des comparaifons , pour discuter les opinions, pour pefer les avantages, les désavantages , des diverfes coutumes. Les préjugés naïionaux , ceux de 1'éducation, les erreurs de la vanité, reftent inhérens a 1'homme cafanier. Si, dans les tems modernes , au milieu d'immenfes nations, les fieeles s'accumulent fans préfenter un grand légiflateur , tandis que , parmi les petites républiques de la Grece, ils fe font fuccedés presque fans intérruption , c'est que les anciens fages fuivaient une route bien différente de celle adoptée par les nouveau:?;. Lycurgue , Solon , Zaléucus, parcoururent la terre. Avant de donner des loix aux hommes ; ils connurent Peffet des paffions, les faiblesfes a ménager , les vices a punir, les vertus a récompenlér : Ausfi dresferent-ils des corps de légiflation dans les quels nous allons encore aujourd'hui puilér des le-  V O Y A G E S. 353 $ons, quoique la cUfférence des tems ait nécesfairement effacé leurs plus beaux traits. Maintenant les perfonnages , qui aspirent a la gloire de devenir légiflateurs, fortent peu de leurs cabinets, y créent des fyftèmes féduiïans, paf la mamere dont ils font expofés, mais, presque toujours, impraticables, d'après leur contradiction avec la nature humaine dont aucun pouvoir ne parvient a changer 1'esfencè. Des légiflateurs, qui prétendraient élever un gouvernement , d'après les feuls principes théoriques, fans 1'appui des obfervations pratiques , s'égareraient: Leurs erreurs rappèUeraient le colosfe énorme dont la téte d'or portait fur des pieds d'argile ; par fa chute inévitable fe trouveraient écrafés les ouvriers employés a fa conftruétion & ceux qui s'y feraient oppofés. Dans ce défaftre feraient enveloppés les mortels paifibles, levant au del des mains pures, pour demander la tranquüité publique & prêts a facrifier les jouisfances de 1'amour propre , celles de la richesfe, au bonheur de leurs compatriotes. L'intérêt de la fociété demande donc que les jeunes gens, deftinés aux grandes places, voyagent. Peut être ce même intérêt s'oppofe-t-il a ce que les femmes perdent dans de longues courfes le goüt des douces occupations qui font leur partage; mais, en renongant a exécuter des voyages, profit'ez des lumieres qu'ils ont répandu : Je ne doute pas que vous n'aimiez un genre qui, moins important qt,e celui de 1'hiitóire, moins frivole que celui du Ro-  254 ESSAI de LITTÉRATURE. man, tient de 1 "utilité de Pun & de Pagrcment dé 1'autre. Voyage s Généraux. "Vous vous fatisfèrez, en lifant le Voyageur Frangais dans lequel Laporte a réuni tous les moyens de plaire, pourvu que fes lecteurs ne fe livrent pas a des recherches, a des discullions, qui lui feraient peut être désavantageufes: Ce littérateur, ayant écrit fes voyages fans s'éloigner de fa patrie, ne montre pas une fcrupuleufe exaclitude, fi nous en croyons les pierfonnes mitruites. Prévot avait, avant Laporte, donné une volumineufe, une indigeste compilation que Laharpe vient de renfermer dans de juftes bornes, en retranchant les inutilités, en mettant Pordre a la place d'une extréme confufion. Voyages PartiCuliers. e vous bornez pas k ces recueils généraux, parceque fouvent des Voyages Particuliers préfentent plus d'inftruétion, plus d'agrément; portez cependant beaucoup de foin dans le choix que vous ferez, car de tous les hommes qui écrivent: aucun ne paye , autant que les voyageurs, tribut a la prévention éprouvée généralement en faveur du pays qui nous a vu naitre , de la pu-ofeffion que nous avons embrasfé : Pour devenir un modéle dans cet-  VOYAGES PARTICULIERS. 5;5 te intéresfame branche de littérature, il faudrait fe défendre de la vanité qui prend plaifir k répandre du merveilleux fur les objets, fur les événemens: n faudrait éviter les détails minutieus, tant fur les bagatelles qu'on voit, que fur les aventures particulieies: II faudrait enfin oublier pour un tems toutes fes relations fociales. Un tel Phénomene n'a point encore été rencontré , mais le progrès des lumieres' devant le préparer, les voyageurs modernes méritent d'être préférés. Quelques hommes , entreprenans , foutenus par leur patience, par leur courage, ont exécuté des voyages autour du monde, qui VOus préfenteront des fujets d'inftruétion, de plaifir, de furprife. Neus les devons k George Anfon , a Bougainville & a Cook. L'illuftre, 1'infortuné La Peyroufe aurait fans doute ajouté aux découvertes de fes prédecesfeurs, mais un deftin envieux 1'a enlevé au milieu de fes travaux aux favans, a fes amis, * la France qui doute encore de fon malheur. Le Voyage au Levant, par Tournefort, joint, k 1'avantage de bien peindre les Turcs, celui de recherches curieufes fur la Botanique. Ajoutez a cette leéture celle de Spon, de Volney, de Tott; vous aurez alors de cette partie du monde une connaisfance exaéte & fuffifante. Choifi a donné de fon voyage de Siam un journal trés recherché; vous y trouverez de la facilité, de 3a gaieté. Ne laisfez pas échapper plufieurs traits  I 255 E SS AI UK LITTÉRATURE. qui font connaitre leur auteur. Cet homme de beaucoup d'esprit, mais d'une inexcufable légéreté, remplit fa trés longue carrière d'inconféquences qui fö retrouvaier.t également dans fes écrits , dans fes aétions. Le publk ree ut, avec empresfement, avec furprife, de la même main , 1'hiftoire de 1'Eidife , des mémoires fcandaleux , fous le nom de la Comtesie Desbartes, la traduétion ds LUmitation ; il fut encore plus étonné de voir un horome qui s'ctait livré a d'indécens défordres, tantót rèvetu de 1'habitEccléfiaftique, tantót couvert des parures d'une femme, devenir tout a coup miflionaire , afficher la rage des converfions, fans donner le moindre figne de repentir de fes égaremens. Incapable de profondes études, Choifi n'a laisfé que des ouvrages trop futiles, pour que leur ftyle agréable pnisfe les foutenir. Prët a facrifier fes fentimens au defir de plaire, il n'obtint aucune confidération. Apprenons, par cet exemple, que 1'extrême faiblesfe peut nous faire reehercher dans la fociété , nous fauver de la haine, mais ne parvient jamais a infpirer l'amitié qui doit nécesfairement porter fur des vertus que le manque de caraétere bannit. Les lettres d'un cultivateur Amériquain , pleines de philantropie , vous feront aimer Tauteur & le pays qu'il décrit fi bien. Pagés, Schaw & Brusfe vous feront connaitre une grande partie de 1'Afrique, & par leur maniere de juger les différentes circonftances dans les qu'elles üs fe font trouvés, ils vous feront gouter un plaifir & une inftruction variée. Vail-  VOYAGES PARTICULIER.S. a5? Vaülanf, penetrant au fein de cette même Afrique, y déploye beaucoup d'énergie. Ses defcriptions, neuves, intéresfantes, font fouvent embellies par des traits de génie. II ferait difficile de peindre avec plus de graees que Savary. Ses lettres fur PEgypte , accueillies favorablement ont réfifté , aux attaques réitérées de critiques févéres. Des lettres fur les Francais & fur les Anglais que nous devons a Muralt, vous paraitront fans doute fuperficièlles'; mais un tón de franche liberté qui fied bien a un fuisfe les fit pendant longtems reebercher & les rend encore agréables a plufieurs lecbeurs. Vous vous plairez "a fuivre Regnard dans des régions qu'il dépouille de leur horreur naturelle , par Ia légéreté , par 1'agrément de fon ftyle. Sur les glacés du Nord refte a jamais écrit que trois Francais öfant les Braver (ee) s'arrêtérent enfin oü le monde leur manqua. Un Magiftrat, dont les pas furent marqués par Pamour éclairé de 1'humanité, a donné fur PItalie des lettres pleines de chaleur & de verve. Ces lettres, extrêmement attachantes, font loin d'être des modèles de ftyle. Leur ton , trop emphatique pour la profe , n'a pas 1'élévatiou foutenue de la poéfie. Des déclamations fréquentes, des écarts nombreux , des fentimens outrés, deviennent des défauts graves, mais pardonnés fans peine, quand on fe péné- («) Slpimus hic tandem uil de/uit orbis. R  258 ESSAI de LITTÉR AÏURE. tre de 1'idée , que chez Dupaty , ils n'ont pas été les fuites de la manie du bel esprit, mais les égaremens d'une imagination vive , les élans d'une ams de feu , les épanchemens d'un cceur fenfible. VINGT QUATRIEME 1LECTURE- "i J- Législation. ^D)es mceurs, des ufages , font nées les loix qui gouvernent les nations. Leur objet est d'entretenir 1'ordre, de défendre le faible de 1'oppresfion du Fort, de garantir a chacun la fureté de fes jours, de fes biens. Tant que les hommes reftérent rasfemblés en hordes fauvages, ils ne connurent que les loix naturelles , qui fe confondent avec les principes de la morale univerfelle. Devenus agriculteurs, ils fe donnerent des loix pofitives, claires, fimples & trans mifes par la tradition : Plus policés , ils ont fenti le befoin de loix civiles ou écrites qui s'accroisfent a mefure que les arts, que les connaisfances font des progrès; enfin corompus, ils compliquent tellemcnt les loix, qu'elles ne préfentent plus qu'un dédale affreux, dans lequel trop fouvent la bonne foi s'égare, le crime habile triomphe de la fimple innocence. Les fages Légiflateurs, en donnant des loix civiles,  LÉGISLATION. 259 ne chërcheht qu'a feconder les loix naturelles, dont ils s'efforcent de faifir l'esprit & que toujours ils refpeétent. Les ambitieux travaillent au contraire a étouffer ces mêmes loix naturelles & parviennent quelquefois a les obfcurcir ; mais malgré tous leurs efforts, le code de la nature, quoique tacite, refte • a jamais immuable. Le potentat, affis fur le tróne, le Caraïbe, couché dans fa hutte, en reconnaisfent intérieurement l'exiftence & le pouvoir. Le code civil, fur le quei influent , les préjugés, le êïimat, même le hazard, fut-il gravé fur le marbre, fur 1'airain, cónferverait toujours le caraétere d'inftabilité attaché a tout ce qui fort de la main des hommes. Loin de vous livrer a une étude approfondie de la jurisprudence qui varie fans cesfe, qu'il vous fuffife de favoir que toute fociété doit être regardée comme un aifemblage plus 011 moins confidérable d'individus réunis pour vivre heureux & tranquiles. Paix, fureté, font le but du contrat focial, dont les bafes portent fur le facrifice, que chaque membre de 1'asfociation fait d'une partie de fon intérêt perfonel afin de contribuer a 1'intérét général. L'avantage de tout particulier fe rencontre dans fon obéisfance aux loix, puisque , qui les viole, perd non feulement tout droit a la fauvegarde publique, mais doit encore esfuyer des chatimens infligés fans diftinction de rang & de fortune. Dès qu'une feule tête peut impunément fe dérober au joug commun, elle le rompt a 1'inftant même ; fes débris écrafent R a  i6o ESSAI de LITTÉHATURE. les clasfes pauvres, toujours les plus nombreufes j fouvent les plus utües : Tant que le joug porte également , fa pefanteur est allégée par la certitude de trouver fon propre bonheur en coopérant a celui de fes concitoyens. Du principe des loix , vous pasferez a la nature des di&'erens gouvernemens, afin de mieux remplir vos devoirs vis-a-vis de celui fous 1'autorité du quei vous vivez. Mably , Moutesquieu feront vos maitres. La raifon , la morale ont diclé les entredens de Phocion, ouvrage admirable , vrai code des nations libres & des hommes iages. Les entretiens font variés de maniere a ce que 1'agréable fe trouve entremêlé avec 1'utile. Mably dut a la profondeur , a la juftesfe de fes raifonnemens un honneur bien grand. Plufieurs peuples envoyerent des députés dans fon cabinet, lui demander des confeils. II en donna aux Hollandais, aux Polonais, aux Araéricains. Les étrangers , attirés par la réputation de Mably, repartirent pleins de refpeér pour un fage plus auftère dans fa vie que dans fes écrits: Borné a mille écus de rente , il laisfa fa familie jour des biens qui lui revenaient, il rejetta les dignités Ecclefiaftiques, il dédaigna les offres des libraires enrichis de fes veilles: Digne d'éloges fous fes divers rapports, mais blamable quand il refufe de préfider a 1'éducation de Louis XVI. Un homme vertueux & bon citoyen , ne peut ; fans fe rendre coupable , négliger les fonétions dans les qu'elles il apper§oit la  LÉGISLATION. a6i poffibilité de fervir fa patrie. Les philofophes de la Grece fur les principes des quels, Mably prétendait modeier fa conduite, prefcrivent de travailler pour 1'avantage public. Epicure , le moins auftère dit: „Gardez-vous de toujours fuir 1'ambition , il est „ non feulement beau , mais de devoir , d'occuper ,,les premières places avec des lumierès, du coura„ ge, des vertus. Soyez donc ambitieux , fi vous „ avez ce qu'il faut pour fervir la république." Montesquieu jouit du titre glorieux de légiflateur univerfel, juftement acquis dans l'esprit des loix, flambeau allumé par le génie de la fagesfc , par 1'amour de 1'humanité, qui verfe la lumiere fur toutes les nations, éclaire les peuples, fixe les regards des fouverains, diïüpè les ténèbres dont fe couvrent les continuelles & criminelles entreprifes de 1'anarclne, du despotisme. Avec lui on a vü que fi la tolérahce, le cammerce , la juftice , font nécesfaires pour aflurer la profpérité de tout état, chacun doit admettre d'après fa forme particuliere, un principe fondamental d'oii dérivent fes loix. Tandis que 1'lionneur fait fleurir les monarclües, la vertu feule vivifie les républiques. Quand aux efclaves des despotes, ils refteut fubjugués par la crainte, indignes également du nom de fujet & du titre de citoyen. En vous orrrant ces maitres dans l'art diftlcile du gouvernement, je ne me'fuis point foumis a 1'ordre des tems, puisque l'esprit des loix précéda de p'ufieurs années les entretiens de Phocion ; mais R 3  2ö2 ESSAI de LITTÉRATURE. un fi grand intervalle fépare le génie de Montesquieu de celui de Mably , que , fi vous vous attachiez d'abord au premier, vous goutteriez difEcilement le fecond. Le fublime ne faurait fervir d'échelon , le fommet lui appartient. Parmi les honneurs juftement prodigués a Montesquieu placez pour les couronner tous, la confiance de Cathérine II & de Fréderic II au moment oü leurs fujets recurent de nouveaux codes de loi: Codes, que la poftérité regardera comme un des plus beaux rayons de la gloire immortelle dont fe font couverts ces deux fouverains, qui, peu contens d'égaler en génie, en habileté , en courage les plus grands hommes qu'ait produit la nature , ont eu la noble , la généreufe ambition d'augmenter le petit nombre des bienfaiteurs du genre humain. La Force de Rousfeau, mife toute emiere en action, pour enfanter le contrat focial, a produit un effet prodigieux. Dans ce trés court espace fe trouve réuni & resféré , tout ce que l'on peut dire de plus important, de plus hardi, de plus neuf, de plus vrai, fur les devoirs, fur les privileges, fur les asfujettisfemens de 1'homme civilifé ; mais de même qu'un fuc extrait des nourritures les plus fucculentes ne convient qu'a peu de temparamens vigoureux, ce n'est pas pour tous que J. Jacques s'enfonga dans de fi profondes méditations: Elles s'adresfent au feul esprit élevé, jufte, & réfléchi ; cependant la vanité les met entre toutes les mains. Le. contrat focial est un fragment précieux d'un  LÉGISLATION. 263 ouvrage immenfe, cotigu par 1'élan du plus vatte génie , abandonné par le mouvement du plus fenfible cceur: La méchanceté des hommes les fit voir a J. Jacques, indignes que le fage facrifie fes veilles pour asfurer leur bonheur : Que le contrat focial refte interdit a la foule des leéleurs! Trés peu de perfonnes faifisfent quelques parties de ce bel enfemble. Celles mêmes qui pénétrent fon fens caché en tirent de fausfes conclufions & s'égarent au point que croyant de bonne foi fuivre pas a pas la marche du citoyen de Généve, ils arrivent après bien des fatigues a des réfultats tout a fait contraires. Que d'hommes fe flattent , ou du moins fe vantent de compter parmi les difciples de J. Jacques, tandis qu'ils violent tout fes principes & rendent a fa mémoire des honneurs outrageants. Rousfeau, être fenfible, étre fublime, homme de la nature & de la vérité ! Souvent on t'élévera des fbatues, le contraél focial en main; mais elles feront indignes de toi, fi leurs fondemens, cimentés avec des fiots de fang, portent fur les lambeaux de ces livres facrés dont la majefté t'étonnait, dont la fainteté parlait a ton cceur & qui feuls adoucirent 1'amertume de tes derniers momens. Suppofé que le ciel te rendit a la lumiere & te montra dans tes écrits des arm es tournées contre Pnumanité , faifi d'horreur, de repentir & d'effroi, tu irais demander des fers aux despotes de 1'Afrique, & tu ne croirais pas encore asfez expier des crimes involontaires. Tant'de défaftres n'eusfent pas a plufieurs reprifes R 4  a64 ESSAI de L IT T É R AT URE. couvert de deuil la face de la terre, fi les légiflateurs, de tous les tems, de tous les lieux, fe fusfent pénétrés de Paxiome prononce par le tribun Oétavius dans fes débats avec le trop fameux Tiberius Gracchus : „ Les états fe détruifent toujours, quand on „ veut chasfer tous les abus, comme le corps humain „ ne faurait vivre , fi l'on voulait en tirer toutes „ les mauvaifes humeurs. La légiflation de la Pologne , celle de la Corfe, fixérent les regards de J. Jacques. Ses confeils, follicités avec empresfement, mais laisfés dans 1'eubli, ne fauraient être appréciés, comme fi 1'expérience eut appuyé leur bonté théorique : Si 1'expérience fe montre en toutes chofes le guide de 1'homme elle est 1'unique Pierre de touche des éloges, ou du blame, mérités par le légiflatéur. VINQT CINQUIEME EECTUREo Histoire Naturelle. IC/'homme, qui s'est étudié dans toutes les parties de Lm être , qui a cherché les moyens de juger fes femblables, qui a taché de connaitre tous lés nipports avec la fociété, qui s'efforce de bien remplir fes devoirs, ne tarde pas a porter des regards curieux fur les objets au milieu des quels il  HISTOIRE NATURELLE. 2<55 vit. L'abondance, avec la qu'elle fes befoins font fatisfaits, la magnificence avec la qu'elle, fes defirs font prévenus, frappent fes fens, fubjuguent fon imagination. S'il a regu pour partage' un ame fenfible & honnétte , ü aimera la nature , il s'occupera avec empresfement de fes beautés , il admirera fes richesfes , il fera touché de fes bienfaits: Enfin il étudiera fon hilloire ; cette hiftoire d'un intérét presfant, d'un attrait univerfel, préfente a chaque pas prés d'inftruétions importantes, de nouveaux fujets d'étonnement; peu contente de parler a l'esprit, c'est au cceur qu'elle communiqué les plus précieux mouvemens, en le remplisfant de vénération, de reconnaisfance pour 1'ordonnateur fuprême: Concevoir le desfein de 1'écrire , annonce beaucoup de courage; fe mettre au niveau de cette noble entrepnfe est la preuve d'une trés grande fupériorité de talens quf rarement a paru fur la terre, mais jamais avec autant d'éclat que dans un des plus beaux génies de notre fiecle. Buffon, conduit par une vive & forte imagination en promettant 1'Hiftoire de la Nature , en a fous plufieurs rapports produit le Roman; Roman, a la vérité dans le genre le plus noble. Son ftyle magmfique offre tantót le fublime de la poéfie ' épique , tantót déploye la majefté de l'éloquence , fouvent étincelle d'esprit, de traits faillans, fouvent anime les objets & conferve toujours une clarté unique: l'on peut appliquer a cet écrivain le mot du bon R5  266 ESSAI de LITTÉRATURE. La Fontaine, qui, ravi des beautés fublimes du Prophete Baruch , demandait dans fcn cnthoufiasme, a tous ceux qu'il rencontrait : „ Avez vous lü Ba„ ruch ?" répétons fans cesfe avez vous lü Buffon ? Précédez fa leéture par celle de fon éloge que nous devons a Condorcet. L'Hiftoire Naturelle prouve que le charme de la diclioii ne fuffit pas pour convaincre , puisque les fyftèmes, qui y font préfentés d'une maniere li f éduifante, ont acquis peu de partifans; mais fi Buffon ne parvient point a faire admettre comme des vérités fes hypothéfes hafdies , du moins atteint-il un but trés eftimable, celui de rendre 1'homme plus fenfible, plus vertueux, en le ramcnant au fentiment de fes relations avec tous les objets de la nature. Cette nature , par une prodigalité extraordinaire avait accordé a fon iljuftre chantre, les facultés phyfiques & morales portées au plus haut dégré. Son corps, fon esprit, fon ame , étaient de la même trempe. Une fi furprenante réunion produifit la décence de conduite qui le placa au desfus de fes contemporains; fes liaifons avec plufieurs gens de lettres ne 1'engagércnt jamais dans leurs nombreufes & honteufes querelles: Toujours il méprifa, il détefta les cabales, les menées fourdes & basfes aux quelles font dus les indignes fuccès dont la France a eu fi fouvent a rougir : II ne fut point emporté par la violente, par la fufceptible irafcibilité qui jettait Voltaire dans des écarts bien peu dignes de lui: Trop  HISTOIRE NATURELLE. 267 fage pour chercher de la célébrité dans une afFedtation, véritable fille de Porgueü,il fe garda d'imiter les fingularités de J. Jacques au génie du quei il payait un trés fincere tribut d'admiration. Mr. Rousfeau difait-il, commande d'une voix d la qu'elle rien ne réfifte, les ckofes que depuis longtems nous confeillons fans fuccès. Enfin affez grand pour ne pas fe livrer tout entier, au röle de favant, pour ne pas s'occuper uniquement de fa réputation; il fut homme de fociété, bon ami, bon pere , il vécut chéri des liens, honoré des hommages de fa patrie, eftimé par fes ennemis, admiré par 1'Europe entiere: II trouva le bonheur fur la terre , en étant adoré d'une femme ravisfante qui n'exiftait que pour fon époux. Nous devons a Mouftier une des meüleures épitaphes de ce grand homme. Ici repofe Bujfon, llfufflt que je le nomme, Tout l'éloge d'un grand homme. Est renfermé dans fon nom (jf). (ƒ) Joignez a 1'Hiftoire Naturelle de Buffon leJDicl-j'onaire ne Romar, ouvrage bien fait & d'une gxande utilité. Ayez foin da prenJre la derniere édition.  a68 ESSAI de LITTÉR ATURE. VIWGT S1X3IEME LECTURE. **■ , —m ^ Marche de l'esprit Humain. TT JLl est bon que vous réfléchiffiés fur la marche fuivie par l'esprit humain,- pour arriver au dégré, qui, quoique trés élevé , doit conduire a de plus hauts encore , fi les feconfies pclitiques n'arrêtent pas les progrès en tout genre. Les beaux arts, négligés, presqu'outragés, font prêts a fuir avec effroi, avec douleur, 1'Europe, féjour dans lequel üs fe plaifaient depuis deux fiècles, dans lequel ils avaient un temple décoré chaque jour de nouveaux ornemens, enrichi de nouvelles oflrandes, „ Les prêtres ne pouvaient fuffire auxfacrifices (*)." Dans peu d'inftants s'est ébranlé ce fuperbe monument. Ses mihiftfès tremblent d'étre bientót réduits a mouiilcr de leurs larmes Ia place oü il exifta, tant parait violente & génerale la crife a&uelle. S'étendrat-elle fur tout le monde littéraire ? Produirat-clle un fommeil pasfager , ou replongera-t-elle le genre humain dans fon ancienne ignorance ? Toute conjeéhire ne pourait qu'être hazardée. Me bdrnant a des vceux fmceres, pour que 1'avenir ne foit pas auffi funeste que femblent le prévoir des perfonnes , (*) Rsn'ne.  MARCHE de L'ESPRIT HUMAIN. 269 a qui 1'intérèt qu'elles y prennent groffit les objets, je vais me reporter avec vous a 1'époque oü les hommes, pousfés par 1'inquiétude , principale qualité de leur esfenee , quitterent la vie fauvage. A cette époque , les jouisfances de la nature ne parurent plus fuffifantes: Des jouisfances faétices furent crées, & ont été depuis journellement augmentées, mais toutes imparfaites, elles fubftituent a de vrais biens de trompeufes chimères, elles innondent la terre de crimes, enfans de 1'orgueil & de 1'intérét. Vous reconnaitrez la vérité du principe par lequel j'aflirme que les arts naisfent fuceeffivent, d'après leur utilité fentie. L'agriculture paraft d'abord fur la terre dont elle dirige la fécondiré , dont elle corrige la ftérdité ; toujours refpeétable , puisque par elle, les hommes fe nourisfent, font rendus laborieux s'attachent a leur patrie a leur familie , par confél quent deviennent honnéttes & bons. Prés de la Bienfaitnee du genre humain, ne tarde pas a fe placer fa plus cruelle ennemie: La guerre, inévitable d'après les paffions humaines. Longtems ce fleau terrible fut conduit par le feul courage , exécuté avec nnpétuofité , avec fureur , maintenant il parait foumis a des regies favantes aux qu'elles le fage même, malgré fon horreur pour les combats, fe voit forcé d'applaudir : Depuis les progrès de la tactique le fang coule a moins grands fiots. L'architeélure, l'a&o! nomie , la géométrie , toutes les connaisfances enfin viennent a la fuite les unes des autres; mais d'abord-  a?o ÈSSAI de LITTÉRATURE. informes elles jettent dans des erreurs, elles produifent une foule d'accidens & de maux. Quoique 1'intérét, puisfant éguillon, quoique 1'expérienee, grand maitre, fe foient réunis pour éclair er les nations; néammoins leurs progrès furent extrémement lents, pendant plufieurs fiècles. Tout-a-eoup ils font devenus rapides, prodigieux fans aucun motif apparent. Quelques écrivains prétendent expliquer ce phénomène d'après des révolutions produites dans l'esprit humain, foit par des événemens phyfiques, foit par des orages politiques. C'est appuyer un fait certain fur des caufes imaginaires, pendant qu'il en exifte une véritable, qui n'est autre que 1'ordre mis a la place du défordre. Le défordre rend les efforts fuperflus; tout le tems qu'il régne, les plus utiles découvertes fe perdent promptement: Les travaux des hommes les plus habiles ne tournent point a 1'avantage de ceux qui viennent enfuite. Les esprits aétifs, fe portant en avant fans laisfer derrière eux d'indications pour fuivre leurs pas, ne font que compliquer les fujets aux quels ils fe livrent. Suppofons amoucelés, confondus, les matériaux nécesfaires pour la conftruction d'un vaste batiment; 1'ouvrier, avant de rasfembler ce dont il aura befoin, perdra beaucoup de tems, & méme après des peines infinies, presque toujours il laisfera fa tache imparfaite, tantót par oubli, tantót par laiïitude; mais dés que 1'ordre parait, les vérités s'enchainent, les découvertes fe  ENCYCLOPÉDIE. 071 retrouvent a des pïaces marquées, devienneht ütiles, préfentent un dépot toujours ouvert, ou chacun peut librement convertir a fon ufage les richesfes acumulées par les foins de ceux qui Pont précédé. Alors feulemènt naisfent de véritables corps de connaisfances formés d'après des principes que découvrent le raifonnement & 1'expérience , que lient entr'eux 1'analogie. Qui prend en main le fil de Panalogie marche avec fuccès, fans que perfonne puisfe connaitre a quei point il fera arrêté: Quï le négligé , on qui le rompt, ne fait jamais rien. Encyclopédie. -A^près avoir pendant longtems profité des incalculables avantages procurés par les divers corps de connaisfance, le génie a congu , & exécuté le desfein de les réunir tous dans un feul. C'est un arbre immenfe dont les branches chargées de fruits, auiTi abondans que variés, s'étendent fur la furface de la terre. L'imprudent, 1'infenfé prétendront feuls dévorer tous fes fruits. Ils périront avant de Conibmmer leur téméraire entreprife. La mefure de 1'intelligence humaine, la briéveté de la vie, la foule d'engagemens qui fans cesfe arrachent 1'homme focial a lui-même, nous prescrivent de choifir quelques branches, du produit des qu'elles il faut nous nourrir uniquement,fans renoncer a jetter fur les autres des regards rapides, quand les circonftances le de-  272 ESS AI de LlTTËRATURE. inahderit: Nous le pouvons facilement en posfédant le tronc d'oü toutes partènt. Ce tronc énorme est 1'Encyclopedie. L'Encyclopedie noliobftaht de nombreux défauts, honore le fiecle qui 1'a vü naitre. Bacon, favant Anglais, en a cóncu le premier 1'idée , mais deux Francais ont recueilli la gloire de préfider a fon exécution. Diderot, réunisfan»; un esprit profoud , une paifion ardente pour les chofes éxtraordinaires , une érudition fuip-renante , fe fentit le courage dè commencer une entreprife a la vue de la qu'elle tout autre qu'un travailleur auffi infatigable fe fut fenti faifi de crainte. II connut bientót le befoin d'un premier aslbcié pour partager le foin de réunir toutes les parties confiées a divers artiltes, a divers favans. L'amitié fit accepter a d'Alembert un èmploi trés péliible , devenu bientót dangereux d'après les perfécutions élevées de toutes parts, Ces deux hommes, joignant a leurs eftimables talens, une forte volonté d'achever la tache qu'ils entreprenaient, auraient, fans les démêlés qu'ils furent forcés de foutenir , fans les obftacles qu'ils durent furmonter, prévenu, oü du moins adoüci des défauts reconnus depuis par eux-mémes avec bonne foi. Dans ce vafte gouffre font entasfés fans ordre les fciences, les arts , en un mot toutes les connaisfances humaines. Le choix des coopérateurs ne fut pas trés bien fait. Quelque fois ou céda a des confidérations p>articulieres; fouvent on fe vit forcé de préférer 1'écrivain travaillant fans honnoraires au'  ENCYCLOPEDIE. 273 au plus habilc qu'il eut fallu payer chérement. Des auteurs célèbres prétendirent fe fouftraire a la furveillance des éditeurs: ces éditcurs ne fe mirent pas non plus au deslus de tout reproche. Diderot, a qui Pon doit des articles trés difficiles & fort defirés Par le public, oublia trop fouvent que la fimplicité; que la précifion devaient être fes premières qualités. Dans les traités relatifs aux métiers les plus firaples, fe trouvent des defcrrptions pompeufes, des disgreffions, de grands mots, des tournures a prétention , furtout de cette obfcurité phüofophique qui le fit appeller le Lycophron de la littérature Cgg). Des traits d'affeétation, des épigrammes recherchées, feraient des torts amérement reprochés a d'Alembert, s'ils n'étaient pas effacés par la beauté du discours préliminaire. L'Encyclopedie a déja éprouvé d'lieureux chan-emens,peut être réparera-t-on k plufieurs reprifes oü même reconftruira-t-on tout k fait ce monument; mais a quelque point de magnificence qu'il foit porté, toujours fe trouvera digne de lui, 1'impofaiit & fuperbe périftile qui fut élevé lors de fa création. C'est la colonnade du louvre, qui, dans tous les fiècles, obtiendra les éloges des artiftes & des hommes de goüt. jgg) Lycophron poëte & graromairien gréc fut furnommé le' mhtame ; a caufe de 1'obfcurhé de fes ouvrages.  a?4 ESSAI de LITTÉRATURE. V1NGT SEPTIEME LECTURE. .4—; j.. L'É ducation. Is ordre n'est qu'apparent, fi en 1'établisfant, nous ne nous propofons pas d'atteindre un but vers lequel, il faut que tous nos pas foient dirigés, fans le perdre de vue , dans les travaux, dans les diftraétions qui paraisfent le plus s'en éloigner. Cette volonté déterminée & foutenue , devient la plus forte puisfance qui exifte ; elle franchit les diftances, elle furmonte les obftacles, elle diffipe les dangers. Les hommes qui la posfédent font feids capables de produire de grandes révolutions, d'exécuter d'incroyables entreprifes. Heureufement le petit nombre de ces hommes asfure le repos des états. Quoique votre fexe vous rende moins esfentielle la posfeffion d'un caracbere prononcé, il est cependant bon de vous accoutumer a mettre dans vos acbions une fuite fans la qu'elle vous couriez le risque de commetre des inconféquences & de tomber parmi des écueils, dont la réfiexion & la maturité même nous préfervent difncilement. Après vous être efforcée de bien clasfer vos idéés, vos connaisfances rappelez-vous qu'une femme ne doit entreprendre  L'É DUCATION. 275 des leétures, des études, qu'afin de fe rendre plus propre è veiller fur 1'éducation de ces enfans; cette tache refpeftable, d'une néceffité ftriété, est fouvent difficile a remplir, mais toujours les plus douces, les plus flatteufes jouisfances deviennent fa récompence. L'Éducation , bafe des vertus publiques , comme des vertus domeftiques, fut cultivée avec foin par les peuples éclairés de 1'antiquité ; ils fondérent fur elle la gloire des états, le bonheur des particuliers. Les barbares, incapables de fentir cette importante vérité, crurent qu'il fuffifait de transmettre a leurs enfans leur orgueil & leur courage. Les connaisfances femblaient devoir amolIir le caraétere ; déslors elles étaient k leurs yeux trés dangereufes. Longtems la noblesfe fe fit honneur de fon ignorance, préjugé que la vanité fit généralement adopter: Chaque membre de la fociétéj étant toujours empresfé d'imiter les ufages, les travers des clasfes au desfus de la fienne. A mefure que les connaisfances onrpris de 1'accroisfement * leur valeur a été mieux connue, elles font entrees en compenfation avec les autres avantages de richesfe, de naisfance. Déslors le defir de s'inftruire a fait fentir le befoin d'une bonne édu-, cation. Les fages s'en font occupés les premiers & n'ont pas tardé k entrainer la foule. Travailler pour 1'éducation est devenu un goüt général dans toute 1'Europe, une manie chez les Anglais, & une S 2  s76 ESSAI de LITTÉR AT URE. espece de fiireur en France. Perfonne qui ne ie foit cru en droit de préfemer des plans fur cet objet dont 1'importance est unanimement reconnue, mais que fi peu de perfonnes font propres a bien traiter. Du concours de tant d'esp-rits divers pnt refulté des découvertes heureufes : Du choc des opinions ont jailli des traits de lumiere ; cependant les bons effets reftent encore a defirer; la jeunesfe ne parait ni revêtue de plus belles formes, ni plus inftruite , ni plus mefurée ; prbblême , a la folution duquel vous parviendrez fans de grands efforts. Ce ne font point les legons, mais les exemples que fuivent les enfans. Corrigeons-nous de nos défauts , remplisfons ferupuleufemens nos dcvoirs ; ces deux principes renferment les vrais fondemens de 1'Éducation, fi vous defirez y ajouter des vues avantageufes & bien préfentées, vous le pourrez facilement. Cédant a Pimpulfion générale, écoutant un mouvement de zèle, oubliant ma faiblesfe, obéisfant peut étre, fans le favoir, a la vanité , je hazardai il y a douze ans un plan fimple, & facde (Jih) d'Éducation publique : Je portai plus particuliérement (A/0 Dans une brochure intitulde : Idéés fut quelques objets mitt- ttiiret adresfécs aux jeunes officiers; avec cette épigraphe: Pcrfuadezvous que la vertu est tout 6° que la vie n'est tien. 1'arue cn 1782, röirnprimée en 1788.'  L'É DUCATION. 2?? jnes vues fur les jeunes gens deftinés a parcourir comme moi la carrière militaire; mais du dévélop. pement de ces vues pourraieut naïtre de nombreux avantages pour toutes les clasfes de la fociété : Le refpeét, du a la vérité, me prefcrivit quelques remarques critiques fur les fomptueux colleges : Ausfitót s'élevererft avec colere des ad-verfaires trop fupérieurs en talens, en crédit, pour que je pusfe les combattre avec quelque égalité. L'extréme confiance , toujours ayeugle fur fes resfources, m'eut peut étre engagé dans une latte dangereufe, quand un ordre expres du miniftre m'impofa filence. Mes amis & moi nous cherchames en vain , non pas a faire révoquer la deffenfe, mais a décoavrir fur quei motif elle était fondée ; nos foins refterent infruétueux. Fleuri a compofé pour le choix des études un excellent morccau, auquel vous ne reprpeteez que d etjre trop court. Dans le traité fur PÉducation des filles, dans les Dialogues des morts de Fénélon, fe rencontrent des traces précieufes de ce talent fi refpeétable, que jamais les, cceurs honnétes ne fe lasferont de célèbrer. Le cours d'étude de. Condillac, fruit d'un travail prodigieux, d'une longue experience, & de fages méditations, mérite autant de confiance que d'eftime Les hommes inftruits reconnaisfent & admirent Ie' i^thapliyficien auffi profond que luminieux dans la S 3  2?8 ESSAI de LITTÉR.ATURE. clarté , 1'ordre & le ' développement des matieres. ia partie de l'luftoire parfaitement travaillée grave d'autant mieux les faits, que forgant a penfer, elle bannit la fcience parliere juftement prohibée par Montaigne. Des maitres dont 1'ambition fe borne a revêtir leurs éléves d'un coloris brillant, rejetent une méthode qui produit des avantages plutot intérieurs, qu'extérieurs par conféquent fert mal leur vanité , & ne féduit pas les parents. Beaucoup d'application & de foin font d'aflleurs le partage des inftituteurs affes fages pour s'attacher aux pas de Condillac ; Qu'üs aient le courage de fe mettre au juftc niveau de leurs utiles foncbions, dès lors les difbcultés s'applaniront, les progrès de l'esprit, furtout du jugement des jeunes gens, deviendront un fpecbacle auffi délicieux qu'intéresfant. Les jolies producbions de Me. Genlis réunisfent fouvent le doublé avantage d'éclairer les inftituteurs & d'amufer les éleves. Rangerai-je parmi les traités d'Éducation, cet ouvrage a jamais fameux que perfonne ne lit fans éprouver une révolution dans fes idéés, le livre de l'esprit qui rend immortel le nom d'Helvetius: Près de quelques paradoxes, de fondamentales vérités y font découvertes, la clarté y est répandue fur le» objets les plus obfeurs; fa hardiesfe étonne , fon ftyle entraine. Tous les fuffrages fe réuniraient en fa faveur, fi les ames fenfibles n'étaient pas blesfées  L'É DUCATION. 2?9 des injuftes, des impuisfans eflbrts employés pour détruire les délicieufes, les confolantes jouisfances de Pamitié. L'auteur du livre de l'esprit attaqua le fentiment fans lequel 1'homme voit fes plus beaux jours imparfaits, par lequel les plus cruelles infortunes font adoucies ; & cependant qui mieux que lui fut 1'infpirer , Péprouver, en remplir les devoirs avec exactitude, avec délicatesfe ? Tandis que depuis la mode du ton fentimental, mille beaux esprits fe mettent en avant comme des héros de Pamitié, dont ils ne font pas même dignes de prononcer le nom. D'oii réfulte une différence fi honorable pour Helvetius. Ce fage renfermait dans fon ame toutes les vertus; fon esprit cherchait inutilemenc a les combattre; elles infprraient fes defirs, elles animaient fes acbions, chez les enthoufiastes outrés de ces mémes vertus, trop fouvent elles fe rencontrent fur leurs livres, au bout de leurs plumes, fans appfocher de leur cceur. L'amour fit éclore le génie d'Helvetius, & fut Ja fource de fes talens- toujours ü crut trouver dans ce fentiment la caufe des belles acbions qui ft0norent 1'humanité, des crimes qui la flétrisfent. Jeune, éprouvant cette inquiétude, pronoftic d'une grande fenfibüité, Helvetius vit un jour fur la terrasfe des Thuileries un viellard entouré, caresfé par des femmes que de brillantes parures rendaient moins remarquables que leurs attraits. „ Quel est „ fécria-t-il, cet homme fi favorifé ? le célèbre FonS 4  ^8o ESSAI de LITTÉRATURE. „ tenelle, répondit fon Gouverneur, vous le voyezs „ la beauté s'empresfe de couronner le talent." Cé peu de mots enflammérent une ame de feu, éledriférent une imagination vive: Dès ce jour Helvétius foupira pour la gloire, la rechercha avec empreslément, puisqu'elle devenait k fes yeux 1'échelon qui devait 1'élever jusqu'aux objets de fon idolatrie, üne figure intéresfante, un cceur aimant, un esprit agréable préparérent fes fuccès, une complexion robuiïe, un caraétere ferme, une volonté forte, lui asfurérent le trés rare avantage de terminer avec honneur toutes les entrepfifes qu'il tentaune probité fcrupuleufe , une douceur inaltérable, une bienfaifance fans bornes, rendirent fa vie un cours de morale au desfus de fon excellent ouvrage. Par une contradictlon trés frappante Helvétius qui devait k la nature tant de fupériorité , refufe de le reconnaitre , il avance que tous les hommes nés parfaitement égaux quand au moral, ne préfentent dans' la fuite des dégrés fi différens d'intelligence , ne déployent des caraderes fi oppofés, que d'après 1'éducation qu'ils recoivent. Le defir de faire admettre ce fingulier paradoxe le jette dans des fubtilités peu dignes de lui : Après s'être élevé avec une force irréfiftible contre 1'abus des mots, fource empoifonnée de la qu'elle font découlés les plus cruels défaftres qui ont affligé la furface de Ia terre , qui défolent encore le genre humain, lui-méme s'enrend coupable. Dans Pespoir d'éluder les exemples nombreux devant les quels fes captieux raifonnemens  L'É D U C A T I O N. 281 tombent pulyérifés, vous le verrez donner une telle latitude a 1'éducation, que ce n'est plus qu'un phantome idéal dont font partie , la nourriture, Phabillement , 1'air , le moindre événement, le mot le plus indifférent. Presque tous les foins des peres, encore plus ceux des inftituteurs fout rendus vains, & fuperflus, par le concours de circonftances que la fagacitc que 1'expérience ne pré voient pas, que nul pouvoir ne peut ni prévenir , ni fuspendre. Autant il me parait injufte de tout rapporter a 1'éducation , autant ferait-il déplacé de méconuaitre fes grands effets: Elle modific , elle reclifie nos facultés phyfiques & intelleéluelles , mais elle ne paryient pas a les produire. Les foins , les travaux, les dépenfes, les mairres habiles échouent vis-a-vis du fujet dcpourvu demo>ens, dans le tems ou le génie furmonte fans fecours les difficukés, rompt les entraves employees pour le retarder dans fa courfe. Des disgraees de fortune, des rigueurs de parens, des perfceutions en tout genre devicnnent autant d'aiguillons présfans pour le mortel né avec des moyens fupérieurs : mais les êtres, ou privilégiés oü. maltraités , s'éloignant également des loix ordinaires de la nature, ce n'est pas pour eux mais fur les clasfes générales, c'cst-a-dire , moyennes, que doivent prononcer ceux qui prétendent juger la confiance méritée par 1'éducation. Les exp>ériences renouvellées chaque jour leur apprendront que fi nous avons recu le pouvoir' de bonifier, d'altérer, quelques qualités, celui d'en.créer, d'en anéantir, S5  28a ESSAI de LITTÉRATURE. ne nous appartient pas. Un homme, connu par fes talens, par fa haute fagesfe, par fes vertus, & qui jouit de 1'honneur d'avoir formé des éleves, modèlesachevés d'esprit, d'inftrucuon, d'amabilité , de douceur me dit un jour. „ Au moment oü les „ enfans me furent confiés, je les étudiai avec at„tention, je de'couvris, malgré leur grande jeu„ nesfe , le germe des qualités qu'ils posféderaient „ devenus hommes. Je tracai leur caraétere fur un „ papier que je remis aux parens. Cet écrit fe „ trouve contenir une prédiöion fidélement accom» plie." Par fois 1'éducation hate tellement la maturité que fe montrent des effets presque furnaturels; un des plus frappans fut le Duc Du Maine (t) , qui, né avec l'esprit brillant de fa mere , avec 1'élevation de fon pere, & guidé par Me. Maintenon, mit au jour a 1'age de fept ans un petit ouvrage compofé d'extraits hiftoriques , clairs & précis , de billets, trés jolis, trés fins, de maximes furprenantes par leur juftesfe, par leur fagesfe ; voici une des maximes, afin qu'd Vongte on connaisfie le Lion (f). „ Lorsque quelqu'un nous confie fon fecret il ne „ le faut dire a perfonne, mais nous pouvons con„ fier le notre k qui il nous plait; fi nous choifis- (') Fils de Louis XIV. & de Mme. de Montespan. Ct) Bayle.  L'É DUCATION. 283 ,, ibns mal nous faifons une imprudence; mais II s, nous difons le fecret d'un autre, nous faifons une infamie." Tu n'as pas dédaigné de porter tes regards fur les premières années de 1'homme, fier Thomas Raynal; ton male génie, qui femble créé pour parler aux maitres de la terre , fait fans s'avilir descendre aux moindres détails du moment oü ils intéresfent 1'humanité. Depuis longtems le tombeau de Voltaire parait furchargé d'ornements, de trophées, la tombe de J. Jacques est fans cesfe mouillée des pleurs de la reconnaisfance, la terre renferme les dépouilles de Buffon rentré dans le fein de la nature qui femble avoir travaillé plufieurs fiècles avant de former un chantrc digue d'elle,- Raynal, tu furvis a tes illuftres contemporains. Tu parats tel qu'un chéne vénérable , feul débris d'une antique forèt que le fer deftructeur des hommes a renverfé : Sa te te orgueilleufe laisfe loin au desfous d'elle les jeunes arbres qui 1'entourent : Son afpeél majeftueux fon feuillage rembruni fixent tous les regards impriment un religieux refpect. Infortuné viellard, dans qu'elles cruelles angoisfes fe termine ta carrière! Que de larmes te fait répandre la célébrité dont tu te glorifiais ! Cette voix éclatante qui ne fe fit entendre que dans le desfein de foulager les mortels, tu t'es cru forcé de la déployer pour retraéter aux yeux du monde entier tes principes. La don-  $34 ESSAI de LITTÉRATURE, leur, le poids des années 1'ont fans doute altéré : nous n'avons plus reconnu fes fons harmonieus. Enfin vous méditerez PEmile, la plus belle projuftion qu'au enfanté le génie de 1'homme, toutes les richesfes du ftyle y paraisfent rasfcmblées & confacrées au bonheur des hmnains. Mere de familie, vous puiferez d'utiles lecons dans ce fleuve fécond, parceque vous ferez trop fllge pour fuivre pas a pas fon cours qui tend a fe raprocher de la nature, autant qiie le permettent les düBbentes inftitutions des fociétés dont nous faifops partie. VINGT HÜITIEME EECTURE. •4- _ H lS TOlRE. 3C/'histoxre est a mes yeux 1'objet vers lequel doit fe tourner notre plus férieufe application : Toutes les autres connaisfances coucourent au progrès de celle-ci, qui par fon intérét presfant fut de tout tems cultivée, mais qui le fut trés imparfaitement tant que 1'ignorance couvrait la terre de fes ténébres. En effet les dons de la nature , les fecours de l'art, les lecons de la vertu , forment, par leur. réunion, le grand Hiftorien. Une imagination élevée, une mémoire étendue, des organes capables  HISTOIR-E. 2S5 3e foutenir les plus grands travaux, font pour lui des avantages d'abfolue néceffité : L'esprit de critique , la juftesfe de jugement, la force de raifon la véritable éfudition, la liaifon dès idéés, la noble fimplicité de ftyle, font des" qualités fans les qu'elles tout fuccès lui est refufé : L'impartialité, le refpeét religie x pour la vérité, 1'amour du genre humain, le désintéresfement, le courage d'attaquer 1'injuftice , de défendre Pinnocence, lui font remporter la paime que Clio promet a fes favoris. On n'apprccie bien un ouvrage , on ne jouit de toute fa bonté , qu'en s'approchant le plus poffible des parties, dont réfulte fon enfemble : Ne vous occupez donc de PHiftoire , qu'après vous être efforcée d'acquérir les connaisiances indispenfables pour Pécrire avec fuccès. Regardez Phiftoire comme une étude trés agréable, trés féduifante, mais fans nul doute celle qu'il y a le plus d'inconvénicus a trailer avec légéreté. C'est charger fa mémoire d'un inutile fardeau, c'est émousfer fon intelligence, c'est altérer Paétivité de fon imagination, c'est fouvent rendre fon jugement faux, que d'entasfer, fans choix, fans diftinétion, les faits fur les faits ; bien préparée pour parcourir ce champ immenfe, vous en rapporterez de grands avantages, tandis que l'esprit paresfeux on faux n'y recueille pour toute moisfon, que de groffieres erreurs, de ridicules préjugés, d'asfomantes préventions. Puis-je faire paraitre fous de plus heureux aufpices que fous les votres, quelques confeils fur Pé-  s8ö ËSSAI de LITTÊRATUR.ë, tude de 1'hiftoire deftinés a un jeune enfant qui m'est bien cher. Le cceur d'un petit nombre d'amis, voila fon unique espoir ; espoir, qui ferait réhausfé d'une trés grande valeur, fi j'obtenais que vous y joignifliez votre intérét.  E S S A I SUR L'ÉTUDE de L'HISTOIRE d É d i É a HTPPOLITE. Ne conjïdérer l'Hiftoire que comme un amas immenfe de faits qu'on tache de ranger par ordre de dates dans fa mémoire, c'eft ne fatisfaire qu'une vaine & puérile curiofité, qui décéle un petit esprit, ou fe charger d'une érudition infru&ueufe qui n'est propre qu'a faire un pédant. Que nous importe de connaitre les erreurs de nos peres, fi elles ne fervent pas d nous rendre plus fages? CONDILLAC. 1 " «-Ut***-» ■ 1 ü moment, mon cher Hyppolite, oü vous „ nacquites; votre mere, fiirmontant 1'état de fai„ blesie dans lequel 1'avaient jettée de cruelles fouf„ Trances de longues allarmes , vous remit entre j, mes mains; & d'une voix dont le touchant ac„ cent, retentira toujours k mon cceur, elle dit Re$evez ce malheureux enfant, mais en l'acceptant  288 ESSAI de LITTÉIIATURE. fongez que vous feul fur la terre, Jerez fon guldel & fon fupport. ,, Je vous pris dans mes bras ; je ,, vous arrofai de larmes ; je jurai fur ce que les „ hommes ont de plus facré , de vous aimer a 1'é„ gal de moi-même , de préfider a votre éducation, „ en un mot de remplir prés de vous tous les devoirs „ facrés de pere. „ Le premier de mes engagemens est le feul au„ quei jusqu'a cette heure j'ai pu fatisfaire. Jouet „ infortuné de mille funestes circonftances , il ne „ m'a pas été permis de vous prodiguer mes foins. „ Une familie estimable vous regut d'abord dans fon „ fein , vous adopta pour ainfi dire. De tendres pa- rens n'auraient. pu vous combler de plus de cares„ fes. Maintenant que j'ignore quand le fort nous „ réunira , un trifte abandon ferait votre partage , „ fi des amis auffi fenfibles que généreux que re,, fpeélables, ne vous avaient pris fous leur protec„ tion. Heureux enfant, vons intéreffez la beauté, „ & la vertu même ; benisfez votre deftinée ; vos ,, premiers regards fe portent fur des aétes de bon„ té , & vos premiers fentimens font infpirés par la „ reconnoisfance. ,, Quelqu'empresfée que foit ma tendresfe, elle ne peut vous offrir que des vceux; tout au plus des ,, avis. Les premiers fout finceres, ardens, con,, tinuels, mais fuperflus; les feconds ne fauraient „ être ni trés nombreux, ni trés ésfentiels d'après „ votre grande jeunesfe. „ L'ancé dans la feciété fans autre foutien que vous  H I S T O I R E. ag9 „ vous même, le mérite feul pourra vous y faire „ occuper une place honorable. Rendez-vous estima„ ble par vos vertus ; rerdez-vous utile par vos ta„ lens. ün cceur honnéte, un esprit éclairé, voila s, les premiers de tous les biens ; e.Torcez-vous de „les acquérir. Quand aux autres, s'en montrer „ digne est un titre qui presque toujours les obtient, ou qui du moins confole de leur privation „ S'il est vrai que les hommes tirent en grande „partie leurs vertus, leurs défauts du fang dont ils „ font formés, vous avez beaucoup a espérer , vous „avez beaucoup a redouter. Les auteurs de vos „jours ont chérement payé quelques fuccés paffa„ gers, ils ont fui 1'obfcurité , ils ont cherché 1'é„ clat, ils n'ont rencontré que le malheur. La „ beauté, l'esprit, les graces de votre mere ont „ fait trop d'impreffion fur ceux qui la connurent, „pour que vous n'entendiez pas fouvent fon éloge; „ mais une imagination ardente, un caraétere impé„ tueux, la précipitérent après une foule d'impru„ dences, dans un abyme de maux. „ Concu au milieu des plus violentes paffions com„ ment n'en porteriez-vous pas le germe dans vous „ même ? Cherchez a découvrir ce germe dange„ reux, prévenez fes progrès, dites-vous de bonne „ heure, répétez vous que fi la raifon perd fes droits, „ elle ne les recouvre qu'a 1'age od 1'ón n'est ca„ pable que de fe livrer a de ftériles regrèts. „Vous montrez, m'asfure-t-on, d'heureufes dispc„ fnions; il faut favoir les mettre en valeur. L'esprit T  sgo ESSAI de LITTÉR ATURE. ,, naturel fuffit quelque fois a 1'homme né dans l'o„ pulence; mais celui dont la fortune est a faire ne „ doit pas s'en contenter. Dans une terre négli„gée, la fécondité même devient dangereufe. C'est „ a un travail aflidu & bien dirigé , qu'il appar„ tient de produire la fertilité de même fans l*é-t „ tude , l'esprit conduit fouvent d'erreurs en erreurs „ aux plus grandes fautes, „ Les perfonnes éclairées qui daignent régler 1'em„ ploi de vos momens, vous en feront fans doute }, donner plufieurs a Thiftoire. Pour feconder leurs „ vceux a cet égard, je vous adresfe un esfai, fur ,, cette importante partie des connaisfances humai,, nes. S'il contribue a votre inftruétion , une de „ mes plus cheres espérances fera remplie. Alorsje „ m'écrierai : Je lui fuis utile, autant que la fortu„ ne le met a ma portée. Je gémis de n'en pas ,, faire d'avantage , mais je me trouve au desfus „ du déchirant reproche , de négliger mon de„ voir." L'étude de THiftoire est fous tous les rapports la plus inftructive: Elle procure a 1'homme d'une condition élevée des connoisfances fans les qu'elles il chercherait envain a fe bien conduire; elle apprend au particulier dans 1'aifance a chérir fa pofition , d'après les dangers fans nombre , qui entourent les grands & qui font des écueils contre les quels échouent fouvent les ambitieux, elle offre enfin au malheureux, que la fortune perfécute , des confolations en lui faifant eomparer fon fort a celui de tant de  HISTOIRE. aoi vicbimes dont les chutes, ont du leur paraftre d'autant plus terribles qu'elles étaient moins prévues, L'agrément de 1'Hiftoire égale fon utilité: Plaifir de 1'enfance, délice de la jeunesfe, occupation de Hge mur , confolation de la viellesfe, elle jouit de 1'avantage inapréciable de plaire k tous les ages; mais que dé perfonnes font incapables de cuéUHr dans ce champ fertile de fi beaux fruits. La plus part furtout dans leurs premières années entaslént faits fur faits, croyant que beaucoup retenir, c'est beaucoup favoir. Ces avides ledeurs forment deux clasfes. La première fe trouve compofée d'esprits légers & diffipés: Dans leur tête les chofes s'effacent encore plus facilement qu'elles n'y entrent. L'on peut comparer les livres qu'ils dévorent, aux vafes verfés fur un marbre trés poli. La liqueur s'écoule fans laisfer de traces de fon pasfage. La feconde clasfe peut être encore plus maltraitée que la première, puisque le faux favoir incommode bien d'avantage que la iimple ignorance , cette clasfe retient tout, mais fans choix fans discernement. Üne indigeste' érudition est femblable a ces plantes parafites, qui non feulement étouffent les bons grains, mais desféchent a la longue les terreins les plus gras. Pour éviter de grands inconvénients, pour ne pas perdre le tems toujours précieux, que 1'imprudente jeunesfe prodigue fouvent, fans prévoir combien elle le regrettera , nous nous occuperons moins de recueillir des faits en grand nombre, que de bienposféder ceux que nous diltinguerons : Nous tacherons ï 2  aga ESSAI de LIT T É R ATU RE. de remonter a la fource des événemens, nous chercherons leur caufe, nous nous efforcerons de déméler le caraétere des principaux aéteurs; nous travaillerons a bien favoir, non pas a beaucoup favoir ; enfin nous ne perdrons pas de vue 1'exemple frappant de tant d'liommes qui doivent tout a leur mémoire, rien k leurs réflexions & qui dès lors n'ont aucune propriété réelle. L'esprit de critique guidera nos pas; faute de le connaitre nos ancetres adoptérent avec une ftupide crédulité mille grofiieres erreurs, débitées par des écrivains également ignorans & importeurs. Le premier qui, le flambeau de la raifon en main , répandit une brillante clarté fur les antiques préjugés, mériterait, s'il était connu, de compter parmi les bienfaiteurs de 1'humanité ; mais par un fort fatal attaché a cette humanité, elle abufe toujours des plus belles découvertes. L'on a vu des auteurs, d'ailleurs jultement célèbres, employer les resfources de leur esprit a répandre des doutes fur les circonftances de l'hiftoire qui contrariaient quelques fyitèmes qu'ils voulaient établir. Dela un fcepticisme trés fouvent trompeur, car qui s'occupe de lire dans les replis du cceur humain, découvre bientót que fouvent les paflïons 1'égarent, 1'entrainent dans des démarches contraires a fes propres intéréts: Ce qui blesfe la vraifemblance peut pourtant fe trouver vrai, mais exige de la prudence, de la discuffion avant d'être adopté par un efprit fage.  HISTOIRE. 293 Nous éviterons dotic avec un foin égal trop de crédulité, comme trop de défiance. Nos premiers regards fe porteront fur 1'hiftoire fainte, fa fimplicité, fa fublimité nous pénétreront de refpect, d'admiration ; fentimens, qui chaque jour s'accroitront, furtout lorsque nous comparerons ce majeftueux édifice avec tous ceux élevés depuis, fa haute antiquité vient ajouter a fon luftre. Moïfe a la fois fage légiflateur, hiftorien fublime, écrivait onze cent ans avant Hérodote auffi célèbre par le nom de pere de 1'hiftoire que par fes grands talens qui transportérent de furprife & de ravisfement les Grecs affemblés aux jeux olimpiques. Héfiode, Homere, qui fleurisfaient quelques fiècles au paravant , ne font d'aucun fecours pour 1'hiftoire. Nous espérons dans d'autres circonftances, rendre hommage a ces deux poëtes, nous groflirons un jour la foule des admirateurs du chantre immortel d'Achile, mais ce jour n'efl: pas encore arrivé. Nous parcourons avec rapidité les tems fabuleux fatisfaits d'en avoir une idee fuffifante pour que ni les ficuons des poetes, ni les allégories des grands artffies ne nous foient étrangéres. Dans cet espace immenfe , une époque réclame notre attention particuliere. Le fiége de Troye, ville a jamais mémorable , fous les murs de la qu'elle, douze fiècles avant 1'Ere Chrétienne, combattaient des Héros dont les exploits fe transmettront aux générations les plus reculées. Achille , Agamemnon , Ajax, Ulisfe , Hector qui ne counait ces noms fameux ? Qui n'a pas T 3  294 ESSAIdbLITTÉIIATQRE. fenti fon ame embrafée au récit de leurs faits glorieux ? Qui n'a pas verfé des larmes fur le fort dTphigénie, fur celui d'Andromaque ? Toute ignorance a cet égard ferait inexcufable. Les belles & ingénieufes fables charmeront notre esprit, éléveront notre imagination, fans que nous les rangions parmi les dégrés de probabilité. La raifon regarde plütot Enée comme un exemple de piété envers les Dieux , de refpeét filial, comme le modéle d'un légiflateur, que comme le véritable Fondateur de Rome. Cette fixion , adoptée par un peuple fi fier, prouve que les peuples partagent la faiblesfe des particuliers fur Ie prix infini attaché a une illuftre origine; fi jamais état dut fe placer au desfus de ce tribut payé aux préjugés ce fut fans doute celui qui vit les autres ramper a fes pieds : Tout prouve cependant qu'il n'en fut point exemt. Virgile augmenta 1'éclat de ces juftes fuccès par 1'heureux choix de fon fujet. Ce fujet célébré par la poéfie fut encore illuftré par les historiens, forcés d'appeler des bords phrygiens fur ceux de 1'hesperie les ancetres des hommes dont ils voulaient captiver les fufirages. En nous inftruifant nous reconnaitrons le pouvoir du génie ; Homere , Virgile ont a la fois acquis & diftribué une gloire immortelle: Les plus grands fleures de la terre n'atteindront jamais la célébrité du foible fimois, du xante que le voyageur parvient difficilement a découvrir. Les anciens empires préfentent des annales trop  HISTOIR.E. 395 obfcures, trop incertaines, pour infpirer beaucoup d'intérêt. Le refpecbable Rollin a pris tant de peine pour faire disparaïtre cette fécheresfe que peut être fon talent ne s'es: jamais montré avec autant de charmes que dans 1'hiftoire ancienne. La fagesfe fi vantée de 1'Egypte attirera nos regards , mais nous parviendrons diffieilement a la concilier avec le despotisme qui de tout tems flétrit cette contrée, nous chercherons a découvrir des traces de génie dans ces fameufes pyramides fous le poids des qu'elles la terre femble gémir & peut étre elles ne nous offriront que le produit de cette infatigable patience , eonnue du feul esclave. Si nous reflons convaincus que les Egyptiens ont ufurpé leur grande réputation , nous penferons au contraire que celle des Phéniciens n'a pas atteint le dégré auquel elle avait droit de prétendre. Nous reconnaitrons ces hommes habiles pour les inventeurs du commerce ; dès lors que de droits ils ont acquis a la reconnaisfance de leurs femblables! Sans le commerce, la fociété privée d'induftrie languirait dans la barbarie, dans la pauvreté. Nous fuivrons avec intérêt les Phéniciens quand ils fondent une foule de colonies dont plufieurs font encore de nos jours des villes confidérables. Enfin nous nous plairons a Pétude des nobles entrepnfes qu'ils ont tenté pour acquérir des connaisfances aitronomiques & geographiques. La Grece nous appelle; qu'il nous femblera avantageufement employé le tems confacré a la connaisT 4  ïotf ESSAI de LITTÉRATURE. fance d'une contrée berceau des beaux arts! La peinture, Ia fculture, les lettres, l'éloquence, la poefie, la philofophie, ont nonfeulement piis naisfance chez le peuple le plu, aimable, le plus fpirituel de la terre, mais y ont acquis une perfeftion que l'on a depuis inutilement tenté de furpasfer. Par un enchainement qui femble commun a tout les états, la Grece, divifée d'abord en plufieurs petites monarchies, offre enfulte des Républiques triomphantes pendant quelques fiècles, enfin anéanties par un homme de génie. La foumiffion des Grecs place Philipe au rang des plus grands Rois : Sa gloire femble pourtant un peu obfcurcie par celle de fon fils. Alexandre le plus entreprenant des guerriers, le plus grand des conquérans, 1'homme le plus étonnant que la nature ait produite, doit fe ranger au nombre de ces pfiénoménes , qui caufent autant d'admiration que d'eftroi. Tous les genres de gloire fe réunirent fur fa téte. Protecteur des artiftes , des fa vans , des philofophes, il mérita de donner fon nom a un des quatre fiècles dont le génie s'honore. Hérodote, Thucidide , Xénophon, vous peindront les mceurs, les ufages, les Gouvernemens des Grecs, ainfi que les différentes révolutions qu'ils ont éprouvé. Hérodote (ii), plus poete qu'hiftorien prétendit O'O Heiodote eft traduit avec autant d'éYiftitude que d'élégance par L'aichcr.  HISTOIRE. a97 embellir fon ouvrage de merveilles, ornemens propres a l'éporée , mais funestes pour 1'hiftoire : De nombreufes, de riches fiétions valurent le nom de neuf mufes a fes neuf livres; nom , que les Grecs auraien: plutót regardé comme un reproche que comme un éloge, s'ils avaient eu autant de justesfe que de vivacité dans l'esprit. Thucidide (Jck~) , précis, éloquent, fe fit généralement admirer. Demofthènes copiait fans cesfe fes écrits cherchait a s'en bien pénétrer dans le desfein de transporter dans fes propres oraifons le nerf, le ftyle, la force de raifon, des recits, quelquefois mëme des harangues de cet hiftorien. J. Jacques préférait Thucidide a tous les autres anciens, fans fe diffimuler que par fois il est ferré jusqu'a 1'obfcurité ; mais le philofophe Génévois, enthoufiaste du vrai beau, rapportant le fublime des grands auteurs de 1'antiquité, a leur raprochement de Pétat de nature, avant que les inftitutions fociales n'eusfent, en le rolisfant, dépouülé l'esprit humain de fa vigueur primitive , admirait un ton fimple, appréciait une proibndeur de penfées qualités d'après les qu'elles il ne fe rencontre aucune de ces phrafes oifeufes & vuides d'idées fi communes chez les modernes. Xénophon (//) a continué Thucidide; fon ouvrage ne faurait être trop médité par ceux qui prétendent (kk) La traductton de Thucidide par d'Ablancourt eft encore Sa meilleure. (//) L'aic'uer a auffi trés bien réuffi en traduifant Xenoplion. T5  ao8 E S S A I de LITTÉRATUil E. écrire dans ce genre difficde , ils verront un philofophe lumineux, éloquent dans fes autres écrits, fe bomer dans 1'hiftoire a une précifion, a une pureté, a une clarté, fignes d'un goüt févére. Ses réflexions, fes pre'ceptes de morale , fes principes politiques , font renvoyés a la fameufe Cyropedie vrai modéle du Télémaque , & que Xénpphon a écrit non „ pour obtenir la confiance dtie a 1'hiftcrien , mais „ pour préfenter 1'imago d'un bon gouvernement (*>** Les hiftoires générales, quoique les plus rares & les plus estimables d'après les grands moyens qu'elles demandent pour leur exécution, plaifent & profitent cependant moins que les hiftoires particulieres foit d'un feul homme , foit d'une époque choifie. Ces dernieres n'exigent pas une attention fi foutenue par conféquent ne font pas autant fuje.ttes a fatiguer: Chez elles 1'intérèt resferré conferve toute fa chaleur. Le plus beau morceau détaché, qui nous foit parvenu des Grecs, est la mémorable retraite des dix, mille décritte par Xénophan, a la fois hifiorien & général. Les hommes de lettres lifent ce morceau comme un chef-d'ceuvre de diction, les favans le confultent fur plufieurs points, tandis que les militaires ne fe lasfent pas de 1'étudier, paree qu'il leur préfente toujours de nouveaux objets aufli furprenans qu'iniiruftifs. L'enthoufiasme public vous recommande ici par ma voix un monument asfez parfait, pour avoir, (*) Ciceron.  HISTOIRE. 299 nonobftant les flots tumultueux de la révolution Francaife , fixé tous les regards. Le voyage du jeune Anacharfis , véritable encyclopédie de la Grece , déploye une érudition immenfe, mais embellie de tous les attraits du ftyle fleuri. La nature prit plaifir a douer Barthelemi des qualités nécesfaires pour bien traiter le beau fujet qu'il entreprenait. L'extrème delicatesfe , le goüt exquis de cet illustre & respeélable favant, 1'appelaient également k décrire les créateurs des arts, les mortels les plus aimables & les plus fpirituels. On dirait que Théophraste a revu le jour, qu'il conferve dans Paris ce talent enchanteur qui fit les délices d'Athènes, & qui lui obtint la palme des mains de Platon. Les Grecs, pleins d'esprit & de courage, femblent pourtant n'avoir paru que pour précéder les hommes ■destinés a fubjuguer la terre. Dans une partie presqu'inconnue de 1'Europe fur le fommet d'une montague aride, prés d'un fleuve Bourbeux, un avanturier rasfemble quelques compagnons d'armes, enléve les troupeaux, les femmes de fes voifins, jette , au milieu du brigandage , les fondemens d'une bourgade, qui par dégrés, acquiert de la confiftance, qui s'épure de fes vices, qui nourrit les vertus, qui devient la maitresfe du monde , Rome, en un mot: Bien connaitre fon histoire, c'est posféder un grand avantage. Que les puisfances modernes paraisfent petites prés de ce colosfe politiques. Les ministres , les princes, les conquérans même perdent toute grandeur  Soo ESSAI de LITTÉlt ATU RE. eomparés a ces Romains, qui regardaient les plas puisfans Rois li fort au desfous d'eux ! De nos jours quelques peuples montrent de la vanité, mais le noble orgueil , qui diétait les décrets du fénat, n'exifte plus. 'Jamais, jamais ne reparaltra un état puifant de nouvelles forces dans fes revers. Vainement les Gaulois renverférent-ils les Hfurs de Rome, inondérent-ils la place du fang des vénérables patriciens • la République fe releva & parut plus brillante en fbrtant du milieu des ruines ; elle ne concut de Pinquiétude qu'au moment oü fa perte fut jurée par Annibal. Danger presfant fans doute la plus cclèbre époque de fon hiftoire : Ce fut acquérir une gloire inéfFa?able que de ne pas fuccomber fous les coups d'un guerrier prés du quei les autres généraux demeurent privés de luftre. Dans cette feconde guerre punique, les premières victoircs de Carthage annoncent comme inévitable la chüte de fa rivale. Cependant quoiqu'ébloui peut étre par de tels fuccès, tout homme qui réfleehit voit Rome triomphante du jour oü fes intrépides citoyens regoivent avec honneur 1'imprudent, le eotipable Varron, & loin de lui reprocher fes revers, fes fautes; le félicitént, le louent,lui rendent grace de n'avoir pas déféspéré du falut de la République. Le capitole atteignit un dégré de fplendeur qui ne fera jamais égalé , & qui donne aux fiècles a venir une legon ten-ible. Quei empire après cet exemple olera fe flatter de réfifter aux outrages du  II I S T O I R E. 3ot tems , furtout a la corruption des mceurs; c'eft cette corruption qui détruifit Rome, & non pas fes ennemis étrangers. Si les vertus anciennes éusfent confervé leur énergie, les armes des barbares lè feraient émousfées contre une barrière plus impénétrable qu'un mur d'airain. Privés de la liberté , les Romains par une fuite de leur caraétere fortement prononcé , portérent la dépravation a un excès qui fuiprend nos contemporains dégradés même dans leurs défordres. Tibere fortant du fénat s'écriait : „ O hommes faits pour „ 1'esclavage !" Nous verrons les descendans des Scipion, des Emile , baifer fervilement la main de monftres fanguimaires appelés a 1'empire, pour être les fléaux du genre humain. Sous Augufte, auffi méchant, mais plus habile que fes fuccesféurs, parait le fecond fiecle des beaux arts. Amis de la paix, ils embellirent Rome au moment oü les portes du temple de Janus furent fermées. Alors s'éleverent des monumens publics, dont la magnifique grandeur nous étonne ; des bibliothéques s'ouvrirent; les mailbus des particuliers opulents fe changerent en autant de palais. Les chefsd'ceuvres arrivérent de toutes parts, pour orner cette cité jardis de bois, bientót entièrement de marbre. De beaux esprits, richement récompenfés, célébrèrent a 1'envie les merveüies dont ils étoient témoins. Malgré leurs grands talents, le feint enthoufiasme , dont ils fe prétendaient animés, n'eit point partagé par la poftérité: Un fénateur, en-  Soa ESSAI de LITTÉRATÜRE. touré dès tableaux, des ftatues de la Gréce, coüché fur un lit de pourpre, mettant a contribution les pays les plus éloignés póur fournir fa table, comptant au tour de lui des milliers d'esclaves, inftruits dans tous les arts propfes a flatter la volupté, ennivrè des flatteries des poëtes : cet homme peutparaitre heureux, aux yeux du fybarite, mais devient un objet de mépris aux yeux de quiconque le compare a Cincinatus aflis fur un fiége de bois, prés d'un foyer domeftique qu'il ne quitte que pour marcher a la viétoire. Les ambasfadeurs des Rois ne pénétraient qu'avec refpeél fous d'humbles toits, dont n'approchaient ni la corruption , ni la crainte; tandis que les posfesfeurs des palais dorés voyaient leur félicité leur repos dépendre d'un regard du fouverain, fouvent même de celui d'un vil affranchi. La qu'elle des deux pofitions eft digne des defirs du fage? Le doute a cet égard n'est pas permis. Rome a compté plufieurs hiftoriens, non móins' célèbres que ceux de la Grece par leurs talens & qui par desfus ont eu 1'avantage de rapporter des événemens bien plus importans. Prés de ces majeftueufes révolutions de Rome, prés de ces guerres qui foumirent presque toute la terre , prés de ces déchiremens intérieurs dans les quels on vit des particuliers s'emparer de provinces plus vastes que les royaumes de nos jours, les débats, les mouvémens, les guerres de la Grece deviennent de futües objets : Des jeüx d'enfans , paraisfent agréables ,  H I S T O I R E. 303 & ingéaieux mais ne fauraient imprimer la fbrte émotion que produirait la lutte terrible de géans d'une vigueur , d'une nature presque furnaturelle. Polybe (m), quoique né dans la Grece, quoiqu'ayant écrit dans la langue de fa patrie , appartient néanmoins a Rome , oü il vécut dès fa tendre jeunesfe , oü il fut 1'ami des plus illuftres perfonnages qu'ait posfédé la République.' Citoycn, philofophe , homme d'étathabile Guerrier , Polybe a rempli fon hiftoire- d'exemples de vertu de discuffions de faine critique, de bons principes de gouvernement, d'excellentes lecons fur Part de la guerre. Nous regretterons de ne posféder que cinq des quarante livres qu'il avait compofé. Ce grand homme confidéré comme auteur , eut le défaut de tous ceux qui prétendent écrire fans fe confacrer entièrement aux lettres. Leurs idéés fouvent bonnes, leurs vues fouvent juftes ne font jamais parfaiteme.nt rendues. La beauté du ftyle, eft une qualité fi recherchée, qu'elle rehausfe toutes les autres, que fouvent méme elle fupplée a leur abfence ; auffi tandis que les hommes d'un gout trop rafiné goutaient peu Polybe, fe plaignaient de la pefanteur de fa narration, étaient fatigués de la longeur de fe« digreffions, croyaient affez le louer quand Os ne le laisfaient pas dans 1'oubli, Brutus le lifkit a (»«) Folard favant militaire, Ie premier matïre dans Ie qrand art de Ia guerre, du We. de Saxe, a donné fur Polybe des cormnenui. res trés eilmiés, qui font attachés a la traduftion de Thuiilier.  go4 ESSAI de LITTÉRATURE. la ville , le confultait a la guerre , en portait toujours fur lui un abrégé écrit de fa propre riraïfl. .L'ame forte du dernier des Romains prifait les penfées profondes plus que les formes agréables. Tite live (nii) femble avoir pris a tache d'éviter également les défauts & les bonnes qualités de Polybe: Autant il le furpasfe par la diftion autant il lui eft inférieur en esprit de critique , en fagesfe de raifonnement. Son ouvrage mériterait peut étre de recevoir au lieu du nom d'hiftoire, le titre du plus beau panégyrique qui ait jamais paru. Rome, depuis fa fondation, s'y montre, fous un aspeét avantageux. Ses rois ont été des princes étonnans, fes généraux des grands hommes, fes fénateurs des magiftrats éclairés, fes habitans des citoyens vertueux. Ses ennemis eurent en partage la cruauté, la lacheté, la perfidie , Annibal, le grand Annibal parait lui-même maltraité. L'orateur reconnaisfant a regrèt que le Héros de Carthage , joignait a un genie vafte des talens fupérieurs pour la guerre fe dédommage des éloges que la force de la vérité lui arrache, en effacant , ou du moins en obfcurcisfant les vertus dont était remplie l'ame d'un homme, qui jetta tant de terreur parmi les Romains qu'ils ne rougirent pas de pourfuivre les refl.es de fa vie, de folliciter fa mort avec autant d'acharnement que de basfesfe. (bjj) La traduftion de Tite live par Guerin, eft exafte même élégante, dans 1'c'diuon qu'en a donné Barboiu  H I S T O I R E. 2o5 Nous ne pardonnons pas a Tite Live d'avoir rasfemblé les contes inventés par la fuperftition, adrois par la crédulité ; contes abfurdes, groffiers, que le fage laisfe dans 1'oubli, lorsqu'il croit au delfous de lui de les combattre, Le bceuf qui parle , les pluies de fang, les nuées d'infectes, excitent la pitje de 1'auteur latin ; mais pourquoi rapporte -1 - il ces prétenclues merveilles, dès que fon indignation ne pouvait fe montrer qu'avee des ménagemens reconnus par les leéteurs inftruits & apphqués, mais échappant aux leéteurs oü ignorans oü peu réflécbis. Reconnaisfons a la louange de cet homme célèbre, que toujours il apprend a refpeéter la juftiee, a che> rir la vertu : Jamais les qualités eftimables de l'ame ne furent peintes avec d'auffi magnifiques couleurs. Rien de plus noble , de plus élégant, de plus nombreux que ce beau ftyle , qui chaque . fois qu'on le revoit, étale de nouveaux charmes. Les contemporains de Tite live s'appercevaient d'une certaine jpatavinité c'est-a-dire d'un accent de province, que quelques pédans modernes asfurent reconnaitre , mais que les gens de goüt conviennent avoir inutilement cherché, Tacite (bo) fidelle compagnon daiis le tumultedescités, dans la folitude la plus reculée , nous procurera J*l Gf™> h BléterifN d'Alembert. J. jaCquoS, n'empêchenr X,ci- üttfa"««ft«nf*ifc n'attende encore une tradudlion da  3o6 ESS AI de LITTÉR ATURE. d'heureux mcmens. C'eft a neus nourrir de ces grandes penfées, que tendront nos effoits; il put leur donner un hbre- esfor , étant placé par Ia fortune fous Trajan , „ le plus grand ami des droits & des „ libertés du genre humain qui fe foit jamais affis, a, fur le tróne." Dans les débris inappréciables qui nous reftent des rroductions de ce génie fupérieur, fe rencontrent les plus importants principes de morale & de politique , fouvent 1'éclair part & jette la clarté au fond des replis les plus cachés du cceur humain. Ses hiftoires fe trouvent encore 1'image fidelle de toutes les cours. Une ligne donne lieu a des heures de reflexicn. Si le vice fait horreur dans Tibere , dans iNéron , dans Mesfaline, „ dont l'ame flétrie par les débau,, ches ne coniérvait rien d'honnête," combien d'un autre cöté fe fait chérir la vertu fous la fimplicité d'Agricola ; „ vous 1'auriez crü facilement un homme bon, volontiers un grand homme (,*)•" Si notre esprit défire des modéles d'éloquence il les trouvera presqu'a chaque page; qu'il cherche entr'autres, le pasfage oü le jeune Hortalus, tombé dans la mifere, vient implorer la pitié du fénat rasfemblé chez 1'Empereur: Le malheureux entouré de quatre fils en bas &ge, jettant des regards atten» (*) Agri. vic. No. 44.  H I S T O I R E. 307 dris, tantót fur la ftatue du célèbre orateur Hortenfius fon ayeul, tantót fur celle d'Augufte, s'écria: „ Peres confcrits (*j , ceux dont tous voyez le „ notnbre & la jeunesfe , ce n'est pas de mon „ propre mouvement que je leur ai donné le „ jour, mais par 1'ordre du prince. Mes ancêtres ,, avaient fans doute mérité des descendans, quand ii a moi qui d'après les orages du tems, n'ai pu, » ni 1-ecevoir ni acquérir les jichesfes, 1'amour du „ peuple | l'éloquence , biens hériditaires dans ma „ maifon; j'eusfe été fatisfait de ma pauvreté pourvu t; qu'elle ne fut point dédionorante pour moi, point a „ charge aux autres. J'ai pris une époufe conformé„ ment a la volonté du prince. Voici la race, les „ rejettons de tant de confuls, de tant de di&a„ teurs: Ce n'eft pas par envie, mais afin d'exciter votre intérêt que je parle ainfi. Céfar, fous i, ton empire florisfant, ils parviendront aux hon„ neurs que tu leur donneras. Jusquesla, fauve dé „ la mifere les petits fils d'Hortenfius, les nourris„ fons du divin Auguste." Ce tableau émut le fénat , mais n'arracha qu'un dur reproche, quJune humiliante aumóne du cceur pétrifié de Tibere, „ en „ qui ce que l'on trouvait de plus étonnant, était „ que connaisfant le bien & la gloire fuite de la ,, clémence, il préférait le mal." Hortalus fe tüt Cf) Ann. Lib. II. No. 37. V 2  3o8 ESSAI de LITTÉRATURE. „ foit par crainte foit que parmi les rigueurs du „ fort, il confervat la noblesfe de fentimens de fes „ ayeux." Si notre cceur foupire après de toucliantes émotions, tranfrortons nous au retour d'Agrippine en Italië, après la mort de fon époux: „ L'hiver n'a„ yant point interrompu (f*) fa navigation , Agrip„ piue arriva a Corcyre , ifle fituée vis-a-vis des có- tes de la Calabre : Emportée dans fa douleur, ne „ fachant la fupporter , elle s'arrêta dans ce lieu „ quelques jours pour calmer fon ame. La nouvel- le de fon arrivée s'étant répandue, tous les amis „ de Germanicus, tous les militaires qui avoient „ fervi fous fes drapeaux, mème des milliers d'in„ connus, plufieurs penfant flaucr 1'Empereur, d*au„ tres entrainés par 1'exemple, fe précipitèrènt a „ Brindes. C'était le port le plus prés & le plus „ fur oü la flotte put aborder. Dès qu'on Papper„ cut de loin, non feulement le port, les cötes „ de la mer, mais les ffiurs, les toits, les cliamps, ,, auffi loin que la vue pouvait s'étendre , furent „ couverts d'une foule de gens en pleurs, fe de„ mandant entr'eux s'ils recevraient Agrippiue a „ fon débarquement, en filence ou bien avec quel„ ques acclamations. On n'était pas asfez certain de ,, ce qui convenait au tems préfent. Cependant la „ flotte s'avanca lentement, non avec la gaieté „ ordinaire des Rameurs, mais avec tous les fignes C) Ann, Lib. III. No. i.  H I S T O I R E. 3o9 „ de Ia triftesfe. Quand Agrippine fortit du vaism feau accompagnée de fes deux fils, tenant entre „ fes mains Purne fanebre, ayant les yeux fixés „ fur la terre; un gémisfement univerfel fe fit en-. „ tendre ; vous n'eufiiez pas diftingué les amis des „ étrangers, ni les plaintes des hommes de celles des „ femmes : Si ce n'est que ceux qui étaient accou„ rus exprimaient leur chagrin récent plus fortement „ que le cortege d'Agrippine affaisfé fous le poids „ d'une longue douleur." Si notre ame brüle de la noble ardeur de fuivre des traces glorieufes, portons nos regards fur ce Traféa, fur la perfonne du quei Néron voulut frapper la vertu méme,& qui après avoir avec honneur exercé toutes les magiftratures, dédaigna de deffendre fes jours: Entouré des perfonnages les plus ifiuftres, écoutant les discours des philofophes, il attendit Parrêt de fa mort avec le feul regret de n'en avoir pas pu éviter 1'infamie au fénat. L'arrivée du questeur qui portalt 1'ordre des confuls, jetta le défespoir dans cette asfemblée,la maifon retentit de plaintes, de gémisfemens; Traféa feul conferva fa fermeté demanda que fon exemple fut imité. „ S'avangant „ alors fous le (*) portique avec un aü- de joye „ provenant de ce qu'on venait de lui apprendre „ que fon gendre Helvidius était feulement exilé „ dTtalie, il rencontre le questeur, regpit le Séna„ tüs-Confulte ; étant enfuite pasfé dans fon appa;-- lf) Annal. Lib. XVI. No. 35. V 3  jio ESS AI de LITTÉR AT UR E. „ tement avec Helvidius & avec Demetrius, il fe fait ouvrir les veines des deux bras, ordonne „ d'introduire le questeur, répand de fon fang ,, fur la terre & dit, offrons eet hommage a Jupi„ ter libérateur. Regarde jeune homme , puisfent „ les dieux détourner de toi ce préfage: Au refte „ tu vis dans un tems oü l'on doit alfermir fon „ ame par des exemples de courage." Paroles mémorables que tout Francais doit fe répéter a chaque heure, tant que durera la crife violente qui ébranle fa patrie jusque dans fes fondemens. A la tête de tous les Romains qui nous ont transmis des morceaux d'hiftoire , Céfar (pp) fe diftingué. La nature fe plut tant a enrichir ce grand homme de fes dons, que l'on ne peut que 1'admirer fous tous les rapports, fans prononcer fous lequel il eft le plus étonnant. II écrivit comme il commanda, c'eft-a-dire , d'une maniere également glorieufe, fa noble fimplicité, fon élégante clarté , préfentent de bien grands attraits; le héros fait p-jrtout fixer fur lui 1'attention, fans jamais paraitre la rechercher; mais empruntons ici les paroles „de Ciceron, au desfous des qu'elles refteraient tous nos éloges: „ Les commentaires font fimples, vrais, „ beaux, & dépouillés de tout ornement oratoire , „ comme d'une vaine parure. Céfar infpire aux m„ fcnfés le défir de 1'imiter, mais il dégoute les hom„ mes fages d'écrire." {fp) La traduftion des commentaires par d'Ablancourt efl: encore la ïaeiüetire de toutes.  H I S T O I R E. 3„ Un nom trop fameux eft rarement bien foutenu. Auffi des louanges outrées, deviennent elles presque toujours la caufe des disgraces; elles éveillent, elles irritent les cceurs jaloux & envieux; elles enflamment les imaginations vives; elles préviennent trop favorablement même les esprits fages. Le mérite réel ne peut, quand il parait, fou, temr de comparaifon avec le mérite fait a plaifir pendant 1'abfence. Sallufte iqq) a franchi ce danger; quelques vantés que foient les ouvrages qui reftent de lui, ils ne nous paraitront pas moins des chefs-d'ceuvres accom phs. Jamais auteur ne réunit autant de force, de briéveté, d'élégance, de noblesfe. Ses penfées font profondes, fes harangues entrainantes, fes portrabs achevés, fes récits rapides. Nous ne fer0ns bles fés que d'une morale trop févere,qui ne permet pas a une femme Iionnéte de cultiver les arts, délasfemens agréables, doux & innocens des foins, des" chagrins inféparables de la vie fociale. Cette'morale n'exiftait que dans l'esprit de Sallufte, 1'homme le plus prodigue, le plus disfolu de fon tems; chasfé deux fois du fénat, il vécut & mourut couvert du mépris des gens de bien : Jufte chatiment de celui qui a le front asfez endurci pour couvrir fes vices des apparences de la vertu. Cf?) La trnduftion de d'OtrevWe, eft la pïus élégante müs celle de Beauzée le fait trés rechercher, par la réunlon d ou" fragments de Sallufte. u 'cs v4  5ia ESSAI de LITTÉR ATURE. Quinte Curce, bel esprit, ingénieux , fleuri , a répandu tant de brillant dans la vie d'Alexandre que plufieurs fa vans doutent fi cette vie n'eft pas plutót un Roman qu'une hiftoire; mais quelque nom que l'on juge a propos de donner a cet ouvrage , il mérite d'être trés recherché. Si nous ofions prononcer , nous dirions que Quinte Curce a non feulement refpecté la vérité , mais montré 1'impartialité dans fes récits, tandis qu'il n'a confulté que fon imagination pour les discours , pour les harangues. Vaugelas retoucha pendant trente ans fa traduélion de Quinte Curce „ tout homme qui veut bien écrire doit }, corriger fes ouvrages toute fa vie (*)•'' Plutarque , fi cher aux gens de goüt, appartient autant aux Grecs qu'aux Romains. Les écrits de co fage, au jugement des hommes célèbres du fiecle de Louis XIV , forment le recueil le plus précieux a conferver. Les vies des hommes illuftres répandürent en France un fentiment d'éléyation remarqué par plufieurs hiftoriens. C'eft connaitre parfaitement 1'hiftoire des hommes, que de bien posféder 1'hiftoire des ufages, des mceurs, du caraétere du Gouvernement des Romains , vous ne fauriez donc trop vous attacher a cette étude. Quoique Rollin n'ait pas auffi bien réusfi dans 1'hiftoire Romaine que dans 1'hiftoire ancienne, il y plait néanmoms par fon ftyle, il y intéresfe par fes réflexions. Son cpntinuateur Crevier, favant trés (*) Voltaire.  HISTOIRE. Si8 judicieux n'a malheureufement pas orné fes écrits d'un coloris féduifant. Vertor, hiftorien agréable & élégant, eaptive tous les fuffrages par fes révolutions Romaines, que jamais on ne fe lasfera de rechercher avec empresfement. Malgré les nombreux défauts de 1'hiftoire de la Rivalité de Carthage & de Rome , (rr) défauts fur les quels 1'amour propre d'auteur ne nous aveugle pas, nous penfons que les jeunes gens qui la liront avec attention , en retireront quelqu'avantage. Cet ouvrage fut entrepris pour leur éviter de nombreufes leétures. Nous aimons a croire que fans la révolution Franc, aife, ce travail asfez conlidérable aurait obtenu plus de juitice , mais a cette époque tous les esprits, éleélrifés par un enthoufiasme politique, ne fentaient aucun iritérét pour des événemens pasfés plus de vingt fiècles auparavant. Un petit nombre de perfonnes attachées aux lettres, ainfi qu'a 1'hiftoire, ont été nos feuls leéteurs, nous fommes reilés privés du fuurage des hommes indulgens, de la critique des juges féveres, qui fusfent devenus des cncouragemens peut être utiles. Ces différens ouvrages font des fecoursnécesfairespour vous élever jusqu'a la plus fuperbe compofition hiftorique, qui jamais ait paru & qui a été appelée a bon droit, l'Hifloire Romaine écrite d l'ufage. des Rois & des f>0Ce Jivre a dté imprint ï la fin de 1788, chez Mr. Treuttel a Suasbourg & fe trouve chez Onfroi me Sc. Victor a Paris V 5  3H ESSAI de LITTÉRATURE, Miniftres d'état. Le discours fur les caufes de la grandeur & de la décadence de 1'Empire Romain raettra fous vos yeux le tableau également impqfant & rapide d'un état longtems 1'effroi 1'admiration de la terre: Son fouvenir infpire encore du refpect. Montesquieu par fon éloquence s'elt montré digne de célèbrer les maitres du monde. Au moment ou s'abyme la république Romaine, détruite par fes piopres citoyens, pour avoir prétendu conolier l'esprit, de conquéte avec la liberté, fe forme des débris de c: colosfe un empire, qui fans loix, fans mceurs, fouvent tourmenté par des tyrans cruels oü imbécilles, attaqué par d'innombrables ennemis, fubfifta néanmoins plufieurs fiècles, tant était forte & redoutable fa masfe de puisfance. Auguste réunisfant, la plus grande autorité dont aucun monarque ait jamais joui, donna la paix a la terre. Dans un pauvre hameau d'une des moindres provinces de TEmpire Romain, nait obfcurément celui qui par fes diciples doit un jour régner fur cette fuperbe cité. Rome dont le dejlin dans la paix , dans la guerre, Est d'être en tous les tems maitresfe de la terre (*). Le Chnst choifit douze pécheurs ignorans , les remplit de fon esprit par fes discours, les pénétré de courage par fon dévouement au plus ignominieux fupplice. Les Apótres obéisfent aux ordres de leur maicre, renverfent Pempire de 1'xdolatrie , éléverft (*} Voltaire.  HISTOIRE. 315 un autel que les perfécutions des peuples, celles des fouverains, loin de renverfer ne font que rendre plus folide , & cela fans autres armes que la plus excellente morale. Les commencemens, les progrès, les orages, les triomphes de 1'Églifc , ne peuvent que nous intéresfer; cependant 1'étude de leur hiftoire confume un tems fi long, que celui qui ne fe deftine pas aux fonctions facerdotales, doit fe borner aux excellens discours fur 1'hiftoire Eccléfiaftique dans lesquels Fleuri fage, profond, éloquent a réuni 1'esfence de ce qui doit étre indispenfablement coiinu dans 1'hiftoire de 1'Églife. Les Deftruéteurs de 1'Empire Romain étaient trop groffiers pour transmettre leur hiftoire;. tout ce qui nous refte des fiècles d'ignorance est un amas d'impoftures, rasfemblées par quelques moiues, 011 fuperftieux imbécilles , ou fourbes hypocrites, qui dénaturaient les faits, étant uniquement occupés des moyens d'augmenter le pouvoir excesfif du clergé & de grosfir les richesfes de leurs couvents. Une longue période nous offre le plus effrayant cahos du milieu du quei s'élancent deux grands hommes Mahomet en Oriënt, Charlemagne en Occident. Le fils d'un des plus pauvres habitans d'une ville d'Arabie commence fa carrière au fervice des caravanes , qui depuis les tems les plus reculés entretiennent les relations entre la Mecque & Damas. De retour dans fa patrie une veuve trés riche lui croit asfez d'intelligence pour être a la tête de fon com-  3iö ESSAI de LITTÉR ATURE. merce. L'amour le rend bientót posfesfeur de la fortune confiée a fes foins. Alors fe déploye un projet concu par une anie forte, entretenu par une imagination ardente , calculé par la plus grande prévoyënce , médité longtems dans un profond filence , enfin exécuté avec autant d'habileté que ce courage. I1. ahomet, joignant la prudence au génie , ne donna 1'esfor a fa vaste auibition qu'a 1'age oü 1'homme bien organifé, peur tirér le plus grand parti de fes faeultés morales & phyfiques : A quarante ans le corps n'est point encore privé de fes forces, l'ame repcfee de la fougue des pasfions posféde encore teute fon énergie , l'esprit remplace avantageufement par 1'expérience ce qu'il a perdu du feu de la jeunesfe. Le conquérant Arabe rendit fes fuccès certains, en réunisfant fur fa tête tous les caraéteres qu'admirent, que refpeébent les mortels. Guerrier, légillateur, poëte, prophete, il vit les peuples tomber a fes pieds, adorer , bénir , la main qui les foumettait ; fes compatriotes fe montrèrent les premiers empresfés a lui rendre un culte: Circonftance, faite pour frapper d'étonnement 1'obfervateur attentif; quei homme fut celui qui fut éblouir les témoins de fes faibles commencemens, qui parvint a étouffer l'implacable jaloulie dont tout habitant d'une cité fe fent déchiré a balpee! du mérite, ou du bonheur d'un de fes concitoyens. La mort feule pouvait arrêter le cours de con-  H I S T O I R E, 3I? quêtes qui dans 1'espace de vingt ans s'étendirent depuis le détroit de Gibraltar jusqu'aux Indes. De ce grand Empire formé fi rapidement forti, rent trois pnisfantes Monarchies. Nous laisfons aux miniftres de la religion a juter le prophete, comme hiftoriens nous nous bornons" a admirer le grand homme. Un dernier trait achéve de le faire connaitre , il fentit la nécesfité du commerce, il s'occupa des moyens de le rendre fiorifant & de tourner a fon avantage la fuperftition des peuples. Tant que lui-méme avait exercé le commerce, il s'y était distingué , „ par fa bonne foi, (*) vertu fi „ bien reconnue dans toutes les aétions de fa vie „ civile, qu'elle lui mérita le furnom honorable d'É„ lamin, c'est-a-dire homme fur & fidéle :" Alors fes mceurs étoient pures & fon austérité rigoureufe: Parvenu au fommet de la puisfance & de la gloire, il fe montra toujours ausfi généreux que grand: Les citoyens de la Mecque qui Pont exilé, proscrit, condamné au dernier fuplice , font ils en danger, ausfitöt perdant la mémoire de vingt années d'outrages, d'injuftices, de perfécutions, ü écrit a Thémana leur redoutable ennemi: „ Confervez mon peuple & lais„ fez pasfer fes convois. „ Conquérant de 1'Arabie, „ il s'asfeyait fouvent a terre, allumait fon feu, & „ préparait de fes propres mains a manger a fes „ hótes. Maitre de tant de tréfors il les répandait {■) PSStOKt.  Si8 ESSAI de LITTÉRAÏURE. „ généreufement & ne gardait pour fa maifon que „ le fimple néceffaire." Cependant fon ambition rasfafiée on le vit fatisfaire la volüpté, fa feconde pafiion. ,, II difait fouvent que Dieu avait créc j, deux chofes pour le bonheur des humains , les femmes & les parfums." Charlemagne , fi fort au desfus de fon fiecle , fut un éclair qui répandit une lumiere éblouisfante mais trop rapide pour laisfer des traces 'durables, & pour ne pas étre au contraire fuivie de plus d'obfcurité. Les fils, qui dans cet obfcur dédale peuvent diriger nos pas incertains, font bien précieux: Saisfisfons donc avec empresfemeht 1'hiftoire du bas empire , ouvrage , qui quoique trés eftimé ne 1'est cependant pas autant qu'il le mérite, fon exécution ayant couté d'énormes travaux a fon auteur. Digne émule de Rollin, le Beau, d'après fa vafte érudition, d'après fon excellent jugement, que foutenait la plus inaltérable patience, est parvenu k tirer d'un cahos effrayant un monument régulier,dont 1'utilité parait rehausfée par 1'élégance des formes. L'esfai fur 1'hiftoire univerfelle nous conduira do puis Charlemagne jusqu'au milieu des époques les plus difficiles ; celles de ces époques qui font intérésfantes, font préfentées d'une maniere fublime; & les moins importantes s'y montrent fans fécheresfe. L'imagination,le jugement distinguent les histoires écrites par Voltaire. Leur ftyle offre de la grandeur , de féhergié, de 1'élégance , de la clarté. Les caraéteres restent parfaitement foutenus: Les descrip^  H I S T O I R E. 3Ip tions, peintureS achevées, font affez d'illufion pour changer les lecbeurs en fpecbateurs. Les croifades, que nous regardons cotomè des accès de détnence politique & religieufe, ont cependant prodiut quelques avantages qui n'auraient peut étre pas été obtenus par des opérations habiletneht combinées. Les croifés trouvèrent a Confïantinople un reste de goüt pour les arts, pour les lettres. A cette cour, quoique dégradée, fubfiftaient encore quei, ques étincelies des talens de Rome, étincelles bien faibles que chaque jour les disputes dialecbiques' & théologiques cteignaient; elles fuffirent néanmoins pour remplir d'étonnement des foldats étran-ers k toute fociabilité, dont plufieurs rapportêrent en Europe le goüt de 1'application. Des bibliotheques Parurent, elles auraient peu de valeur de nos joursdes favans fe formèrent, ils irfpireraient maintenant peu de refpecb, mais en revanche beaucoup d'ennui. Si nous ne partageons pas 1'enthoufiasme de leurs contemporains pour les érudits, n'ayons pas 1'injuftice de les méprifer puis qu'ils ont des droits k notre reconnaiffance. Sans eux nous ferions étran gers au gouvernement féodal, que BoulainviJliers favant fyftématique regardait comme Je chef-d'ceu vre de l'esprit humain & dont 1'illuflre Robertfon nous a donné un fuperbe tableau, qui fera pour nous le fujet d'intérelTantes études. Les femences prifes k Conflantinople germèrent avec tant de lenteur que leurs fruits ne parurent en fflatunté qu'après bien des années. Les blesfure»  S2o ESSAI de LITTÉRATURE. faites par les croifades s'étaient entièrement cicatrife'es, quand fieurit (ssy Laurent de Médicis, Véritable pere des lettres, qui asfura 1'innnortalité au nom de Médicis en le rendant celui du troifieme des beaux fiècles. Ce fiecle de renaisfance dut la plus grande partie de fonlulire a Frangois I. & a Léon X, princes g&lans, magnifiques & fpirituels : L'infiuence de ces deux illuftres contemporains fe trouve marquée par 1'éclat que de leur vivant jettèrent les beaux arts qui après eux rétrogradèrent. L'intelligence humaine fe couvrit d'une nouvelle obfcurité, moins épaisfe que celle qui Pavait précédée, mais dérobantpresqu'entiérement les rayons delumiere. Le bandeau ne parut entièrement levé que quand fe fut écoulé , un fiecle écrit dans 1'hiftoire en lettres de fang, d'après les guerres cruelles, d'après les querelles religieufes qui pendant fon cours défolèrent 1'Europe. Rapportons encore aux croifades 1'origine de la liberté des villes , dont les habitans fe rachetèrent de la fervitude, grace au dérangement de leurs feigneurs. Cet avantageux changement fut peu a peu imité par les campagnes presque toujours avec la proteétion des Rois, jaloux de renverfer le trop grand pouvoir des feigneurs particuliers. Plufieurs vasfaux failaient trembler leurs fouverains. Les peu- ples {st) La dcrniere croifade fut en 1290. Laurent de Médicis nacquit en 1448.  H I S T O I R E. 31I pies libres devenaient dans la balance impoids avan- tageux aux tdtes couronnées. Le peu d'intérêt qu'infpire Phistoire moderne, fut longtems attribuée a la médiocrité des historiens. Quelques fuccès brillants ne permettent plus d'adop- ter ce motif. Si malgré les travaux d'hommes du premier ordre, Phistoire de 1'Europe fe montre toüjours froide, le défaut est en elle même. Nos états couduits par de petites intrigues, n'ont pas Pimpolante attitude de ceux de 1'antiquité. Placés a cette heure dans une république oü re-fié 1'abondance, fruit & du commerce le plus étendu qui foit connu, & de la fagesfe d'un gouvernement estimé par ceux même qui ne Paiment pas; nous porterons une attention particuliere a fon histoire. Nous fuivrons depuis des fiècles reculés ces fiers Bataves auiés de Rome & non fes fujets: Tombés par unë fuite d'événemens extraordinaires fous le joug de PEspagne, bientót lasfés du despotisme, acquérantïa liberté par leur valeur, formant une puisfance confidérable par leur fagesfe , par leur induftrie , par leur économie; Deux grandes nations, de tout tems rivales, fixeront nos regards. L'une fiere de fon excellent gouvernement, acheté par des flots de fang, pleine de noblesfe, d'énergie, oftrequelques traits des Romains; autre fut Jong-tems le modele, ainfi que Pobjet de la jalonfie du reste de 1'Europe. La France féjour aimable , riche des dons de Ia nature, embelli par les chefs-d'ceuvres des beaux arts,X  322 ESSAI de LITTÉRATURE. temple du goüt, palais des lettres, habitée par un peuple a la vérité trop léger, mais plein de graces, d'esprit, de générofité, de fenfibilité,maintenant.... Reconnaiffons que 1'influence des Francais tant en littérature qu'en philofophie a été immenfe. Des hommes fupérieurs, fe diftinguant en même tems dans tous les genres, ont donné le nom de Louis XIV au quatrieme des beaux fiècles, peut-être au-deiïïis des trois qui 1'ont précédé, fièele dont la gloire fubfiftera a jamais. Lorsque parurent fur 1'étude de Phistoire, les lettres fi pleines de force républicaine, d'idées grandes & neuves, Bolyngbrocke leur auteur, malgré fa prévention nationale, reconnut pour 1'hiftoire la fupéïïorité des Francais fur les anglais; fupériorité que les derniers femblent avoir conquis a leur tour, grace aux Flocke, Hume, Robertfon, Fergusfon, Littleton, Goldfmith, Gibbon &c. Si nous négligions d'acquérir les moyens d'étudier ces auteurs dans leur langue , fi nous dédaignions de lire les traducbions estimables qu'en pofféde la littérature Frangaife, nous trouverions des connaiffances fuffifantes fur Phistoire d'Angleterre dans deux écrivains Francais. Rapin Thoyras, forti de la France pour caufe de Religion, a mérité & obtenu de grands fuccès par fon histoire d'Angleterre. Son ftyle, quoique froid, est bon, fa pénétration est digne d'éloge. Les anglais lui applaudirent avec d'autant plus d'empreifement, qu'il flattait leur haine invétérée contre les Francais. L'exil, aigriifant fon caracbere , cet auteur trempa fouvent fa plume dans un fiel trés amer.  H I S T O I R E. 323 II calomnia fa patrie qui plus juste Pestimait & le regTettait. Les Révolutions d'Angleterre, ornées par une belle imagination, par un ftyle noble, plaifent toujours, inftruifent même quand on les lit avec prudence. D'Orléans, homme trés doux, trés pieux, mais Jéfuite , cédait trop facüement a l'esprit de corps, abandonnait le caraétere impaffible d'historién pour fe revétir de ceux d'accufateur, de juge. Nous lui reprochons auffi d'avoir pris plufieurs fois le ton déclamatoire. Üne histoire de France est depuis longtems vainetoent défirée. Mézerai a de la force, de la chaleur, mais un ftyle bas & incorreét, mais un caraétere méchant qui perce a chaque pas, deviennent des défauts difficiles a pardonner. Daniël, homme de mérite, écrit languisfamment, manque de critique, obéit trop a des convenances pour toujours écouter la raifon, pour ne pas adoucir quelques vérités trop dures. Velli répandant le jour fur les tems les plus obscurs de la Monarchie Francaife, montre tant d'impartialité, tant de fagesfe, écrit fi naturellement que Ja France comptait fur une boune histoire, quand la mort enleva cet écrivain encore dans la force de Page. Villaret fon fuccesfeur fe montre bien fupérieur en beauté de ftyle, en chaleur d'imagination: Heureux, fi ces brillans avantages ne Peusfent emporté trop loin, ne lui eusfent fait quitter la fimplicité de Plustoire pour adopter Penthoufiasme de la poéfie: X a  3&4 ESS AI db LITTÉRATURE. Sans cesfe il négligea 3a concifion, qui feule prévieilt les écarts & les répétitions. Ces défauts communs dans fes premiers volumes n'ont point approché du regne de Charles VII, excellent morceau fous tous les points de vue. Garnier, troifieme continuateur, n'est point au desfoüs de fes prédéccsfeurs, tant pour le ftyle que pour 1'exactitude, il les furpasfe même en érudition. Mais quelques foient fes efforts, il ne peut prévenir une fatigante inégalité, fuite nécesfaire dti changement d'auteurs dont chacun porte une phyfionomie qui lui est propre & qui ne s'adapte jamais bien a un autre. Le manque d'une histoire de France bonne & complette, fe trouve en grande partie fuppléé par 1'abondance des histoires particulieres dont plufieurs ne fauraient étre trop louées. La Rivalité de la France & de 1'Angleterre rend immortel le nom de Gaillard, a la réputation du quei Phistoire de Francois I aurait mis le dernier fceau, fi en même tems Robertfon n'eut fixé tous les regards, par fon admirable histoire de Charles Quint. Duclos s'est attaché au regne de Louis XI, époque d'autant plus intéresfante, que l'on peut y rapporter la forme de presque tous les gouvernemens aétuels. Cet ouvrage, écrit d'une maniere piquante, débarrasfé des déclamations modernes, profondément penfé, ne confole pourtant pas de 1'erreur qui fit que Montesquieu jetta dans le feu une histoire de Louis XI qu'il venait d'achever. 11 n'appartenait qu'a 1'auteur del'osprit des loix, dé transmettre a la posté-  HISTOIRE. 3,5 rité les premiers coups portés au gouvernement féodal, les premiers germes du pouvoir abfolu des Rois. Si le caraétere connu de Duclos ne le mettait au desfus du foupgon de fiatterie , on héfiterait a prononcer fi ce n'est pas plutót un cceur bas qu'im esprit faux qui a terminé par ces mots, „ Enfin j, c'était un Roi," le pof trait du plus méchant, du plus fuperftitieux tyran, dont 1'habüeté ne confiftait que dans une honteufe fausfeté, dont les vues courtes n'embrasfaient que des plans resférés, dont les finesfes n'aboutirent quJa de petits fuccès qu'a de grandes fautes, Peréfixe, Par fon fiyle touchant, par fon ton de fenfibilité, émeut délicieufement & de plus fait trés bien connaitre Henri IV Prince adorable , refpeété pour de grandes vertus, cbéri par fes qualités aimables, même pour fes faiblesfes, dont aucun Francais ne prononce le nom fans attendrisfement: Nous. avons vu des hommes de toutes les clasfes de la fociété, lever des yeux pleins de larmes fur la ftatue du Pent neuf. La chute de ce monument de la reconnoisfance publique est peut étre 1'excès le plus frap^ pant, il prouve que les plus univerfelles opinions font détruites, que les plus doux fentiments font étouffés.. Louis XIV, faifant trembler 1'Europe, dausle tems de fa fplendeur, imprimant le refpecb dans fa veillesfe par fa fermeté au milieu des revers , distin, guant les grands hommes, encourageant le mérite , récompenfant généreufement, louant déficatement % posfédant en un mot, au fuprême- dégré, le talent de X3  326 ESSAI de LITTÉRATURE. repréfenter avec dignité fur le tróne: Quei fuperbe tableau! un pinceau vulgaire n'eut pu en tracer 1'esquisfe, celui de Voltaire accoutumé depuis longtems aux grands effets, ba non feulement entrepris, mais exécuté avec gloire. Plan vaste, ordonnance fage, diverfité agréable , images frappantes, coloris brillant, exécution parfaite, telles font les qualités qui fe rencontrent dans le fiècle de Louis XIV. Les mémoires particuliers font innombrables chez une nation qui les recherche avec empresfement d'après fes goüts , d'après fes défauts: L'auteur de mémoires particuliers, parlant beaucoup de lui,paye tribut a fa vanité , langant des épigrammes contre fes rivaux, il fatisfait fa malignité, louant fes bienfaiteurs, il goute les plaifirs qui fuivent la reconnaisfance. Le leéleur, avide d'anecdotes, de particularités négügées dans Phistoire, fatisfait a cet empresfement fans s'asfujettir a de longs travaux. Nous ne rasfemblerons d'abord que peu de ces mémoires; les circonltances nous en feront fucceffivement augmenter le nombre, mais avec modération, avec ordre, crainte de fléchir fous un énorme fardeau. . La naiveté, la vivacité de Joinville plaifent infiniment, on aime a s'entretenir avec un homme franc, fpirituel, brave,, honnête , digne ami d'un Roi refpecbable; nous apprendrons dans fes mémoires que Louis IX par 1'étendue de fon esprit, par p»élévation de fon ame, par la fenfibilité de fop, cceur, mérite un rang au milieu des grands hommes, tandis que fes vertus, que fa haute piété élévent fon  HISTOIRE. Sa7 nom prés de ceux honorés par la Religion. Les feiües croifades lui ont été reprochées avec amertume. II les entreprit, emporté par l'esprit de fon fiècle, non par faiblesfe , non par fuperftition. Qui peut le foupgonner de fes défauts, a la vue de fon intrépidité dans les combats, de fa fermeté contre les prétentions exagérées de la cour de Rome. En un mot „ il a été trés grand Roi, mais en faint; „ ü a été trés grand faint, mais en Roi". (tt) Nous reconnaitrons les mémoires de Comines pour un des plus beaux morceaux que posféde la langue Francaife. Leur ftyle, modele de naturel & d'agrément, couvre de fi nombreufes, de fi importantes vérités, de fi fortes lecons pour le gouvernement, que qui donne le nom de Bréviaire des honnétes gens aux esfais de Montaigne, peut appeler 1'ouvrage de Comines le Bréviaire des politiques. Sur Brantome, fi gai, fi léger, nous adopterons le jugement du fage Anquetill , de l'auteur de l'esprit de la ligue, ouvrage excellent, prés du quei fe place 1'intrigue du cabinet. „ Brantome fe trouve partout. „ Tout le monde veut 1'avoir lü, mais il faudrait „ le mettre entre les mains des princes, afin qu'ils „ y aprennent qu'ils ne peuvent fe cacher, qu'ils „ ont pour leurs courtifans une importance qui fait „ remarquer toutes leurs aétions, & que tot ou tard „ les plus fecretes font révélées a la postérité. itt) Mainbourg. x4  s2? ESSAI de LITTÉRATURE „ Cette rcflexion , qu'ils feraient en voyant que „ Brantome a ramasfé de petits faits, des mots *> échappés, des aftions prétendues indifférentes, qui „ devaient étre perdues & négligees, & qm cepen„ dant marquent le caraétere, les rendrait plus cir„ confpeéts. Quelque jugement qu'on porte de cet „ auteur , on le blamera toujours de n'avoir pas „ refpeété la bienféance dans fes écrits, & d'avoir, >* fouvent fait rougir la pudeur. On reconnait dans Brantome le caraétere des jeunes gens, qui appelés „ a la cour par leur naisfance y vivent fans préten„ tions & fans defirs. Ils s'amufcnt de tout, fi une „ aétion a un cóté plaifant, ils le faifisfent, fi elle „ n'en a pas, ils lui en prêtent." De Retz porte dans fes mémoires fon caraétere inquiet, brillant, impétueux , inégal. Des pasfagés fublimes resfortent d'autant plus que de trés faibles les entourent. A la fuite de projets dignes d'un grand homme d'Etat, viennent des mancevres d'un faétieux fubalterne. Les portraits fouvent admirables tiennent toujours de la paffion. Nous lirons donc les mémoires de Retz, non comme des modeles de goüt, non comme des archives de vérité, mais comme les élans d'une imagination trop vive pour fe foumettre aux regies de l'art, & asfez belle pour éblouir malgré des défauts. Puisons nos dernieres connaisfances fur Phistoire de France dans Pabrégé Chronologiquc de Hénaut, ouvrage qui ne trouve d'égal en fon genre, ni chez les anciens, ni chez les mqdernes: fa clarté ne nuit  HISTOIRE. 329 pas a fa briéveté, fa briéveté ne bannit pas l'éloquence, plufieurs phrafes font, pour la penfée, pour bexpreffion, dignes de Tacite: „ On fe croife contre j, les Albigeois, on leur fait une guerre fanglante. „ Innocent III fut 1'apkre, le comte de Touloufe y, la vicbime, & Simon de Montfort le chef." Des maux incalculables, caufés en grande partie par les obfervations fur Phistoire de France, ne nous ftront envifager qu'avec quelque répugnance cet ouvrage, plein de recherches favantes , d'événemens curieux, d'idées hardies. Longtems on le crut un code refpecbable de morale & de légiflation, la fagesfe de fon auteur femblait furpasfer fes connaisfances; mais depuis, de fatales expériences prouvent a quei point Mably s'est égaré. Ceux qui gémisfe.nt fous le poids de Pinfortune, détestent la mémoire d« tout homme foupconné d'avoir haté leurs peines, tandis que la postérité plus juste reconnaitra que le fevere Mably, bien différent des nouveaux phifofophes, iPécoutait ni Porgueil, ni Pintérét, ni 1'ambition , mais qu'il parlait de bonne foi. Ses fautes déslors excufables font celbs dans les qu'elles tombent nécesfairement les plus profonds penfeurs, quand ils ne pofent pas 1'expérience pour. fupport de leurs réflexions. Les Fransais ne fe font pas hornes a leur propre histoire; nous les avons vu traiter avec fuccés celle des anciens. Plufieurs époques modernes ont été trés bien décrites par eux. De Thou fe crut asfez de force pour entreprendr-e  33° ESSAI db LITTÉRATURE. Phistoire univerfelle d'un fiècle : Cette histoire f» est la première dans laquelle fe rencontrent la liberté, la raifon, 1'élocution des belles histoires des anciens, dont elle approche beaucoup fans pourtant les atteindre. L'illustre de Thou paffionné pour les lettres s'efforce d'encourager les auteurs. Ses pisfages les plus éloquents font ceux confacrés a 1'éloge des favans morts de fon tems. Choqué de la groffiéreté ou était encore plongée la langue Francaife, ce magiftrat a écrit en latin: Circonftance qui nous touchera peu d'après la traduftion qu'a fait paraitre Desfontaine, aidé de quelques hommes éclairés. La conjuration de Venife, véritable chef-d'ceuvre, place St. Réal prés de Salluste. D'auffi beaux portraits, d'auffi intéresfantes fituations, d'auin rapides récits n'ont jamais paru dans aucun livre Frangais. Remarquons le portrait de Renault. „ Quoique cet „ homme fut extrèmement pauvre, ü aimait plus „ la vertu que les richesfes; mais il aimait plus la „ gloire que la vertu, & faute de vues innocentes „ pour parvenir a cette gloire, Ü n'en est point de „ fi criminelles qu'il ne fut capable de prendre: il „ avait appris dans les écrits des anciens, cette in„ différence fi rare pour la vie & pour la mort, qui „ est le premier fondement de tous les desfeins ex„ traordinaires, & il regrettait toujours ces tems cé„ lèbres, oü le mérite des particuliers faifait la des- [uu) Les 138 livres de 1'hiftoire de de Thou contiennent depuis 1545 jusqu'en 1607.  HISTOIRE. 33i » tinée des états, & oü tous ceux qui en avaient „ ne manquaient jamais de moyens ni d'occaiions de m le faü-e paraitre. Le Marquis de Bedemar (chef „ de la conjuration) qui Pavak étudié k fond & qui ,, avait befoin d'un homme a qui il put confier en„ tierement la conduite de fon entreprife, lui dit, „ en la lui declarant, qu'il avait compté fur lui, „ dès la première penfée qu'il en a\rait eu. Renault „ fe tint plus obligé de cette asfurance, qu'd n'au„ rait fait de toutes les louanges imaginables: Page ,, avancé oü il était ne le détourna point de cet engagement ; moins ü avait a vivre , moins il „ avait a risquer. II ne crut pas pouvoir mieux employer quelques triftes années qui lui reftaient „ a pasfer, qu'endes hafardant pour rendre fon nom immortel." Rien n'exifte, de plus favant fur les gouvernemens, de plus profond en politique, de plus inftrucbif fur les coutumes des peuples, que Phistoire de la ligue de Cambrai. Dubos qui vit fes autres titres littéraires contestés, jouit de celui-ci avec le fuffrage de tout ce que PEurope posféde de plus célèbre. Au desfus de ces estimables produébions, brille du plus grand éclat, infpire le plus vif intérét , Phistoire de Charles XII, de cet homme extraordinaire dont les vertus pousfées a 1'excès produifïrent tantót des act.es d'héroïsme, tantót des acbes de démence. Voltaire, élecbrifé par ce beau fujet, fentit en le traitant les lbrces- de fon génie fe centupler. Le pubbc prit d'abord pour les jeux d'une imaginatiou  333 ESSAI de LITTÉRATURE. exaltée, des faits dont 1'authenticité a depuis été rigoureufement démontrce. Dans le filence de la folitude, dans le calme des pasfions, la raifon, 1'humanité nous font blamer le Don Qjudwtte da Nord. Cependant nous éprouvons un penchant irréfiftible , nous fentons que jamais mortel ne fut plus fait pour v -mipirer 1'cnthoufiasme, Un état immenfe, en frappant nos regards, nous etonnera & nous intéresfera comme le phénoméne le plus furprenant enfanté par le génie humain. Pendant bien des années les contrées, dont est formé le vaste empire de Rusfie , plongées dans 1'ignorance , cormurent peu les autres rarties de la terre, è qui « teur eóté elles restaient étrangeres. Lorsque fat'gué des entraves mifes par la cour de Rome aux fflariages des grands, Henri I Roi de France époufa Anne de Rusfie, les feigneurs Francais crurent que leur. nouvelle Reine arrivait des régions hyperborées. Les historiens traiterent cette union de fingularité qui fans doute ne reparai trait jamais. La religion, les préjugés, les mceurs, la fierté nationale, féparaient les Rusfes des autres peuples par une barrière qui femblait infurmontable. Pierre coneut le noble desfein de la renverfer ; il y parvmt par Pétendue de fon esprit, par la conftance de fon caraétere , par la fermeté de fön courage , furtout par fon exemple ; il franchit le premier les obftacles , il parcourut les pays policés, en fage , en obfervateur, bien plus en écolier ftudieux. Le» contradiétions, les fatigues, les dépenfes, ne firent  HISTOIRE. 313 qu'animer fa forte volonté. Pour fruit de fes tra-^ vaux, il vit fe former un Empire florisfant & redoutable ; des hommes nouveaux parurent remplacer les indigenes. Les germes des arts, des talents, des fciences, de la politesfe, furent transplantés dans le nord, ils y germérent d'autant plus facilement que la terre était neuve de même que fes habitans. L'Europe, pénêtrée d'admiration pour l'auteur de changemens fi importans, lui donna d'une voix unaninre le titre de grand, titre toujours mieux mérité par les progrès de la civilifation que par les aétes de valeur. Honorons-nous d'apprendre qu*un Frangais a recueillila gloire d'étre le compagnon, le confeil, 1'ami du Czar. La vérité historique ne peut féparer le nom de Pierre le Grand de celui du célèbre Fort. Pierre porta toujours dans fa conduite une rudesfe imprimée par 1'éducation, & que fes elforts ne parvinrent jamais a effacer entièrement. „ Je corrige „ les peuples, & je ne puis me corriger moi même", difait-il en foupirant. Ce grand homme ne fit que jetter les fondemens du fuperbe édifice, qu'il appartenait k un 'génie fupérieur au fien d'élever jusqu'a la hauteur qui eaufe tant d'admiration dans cet inftant. Catherine II par fon goüt éclairé pour lés arts, par fon encouragement continuel pour Pinduftrie, par fon refpeél pour la juftice, par fon amour pour 1'humanité , a fait prospérer, avec une vigueur prodigieufe, les femences rasfemblées par les foins de  334 ESSAI de LITTÉRATURE. Pierre; fous fa bienfaifante autorité Pétersbourgdevient le féjour des artistes, le rendez-vous des commercans, 1'affle des littérateurs, la retraite des philofophes, le foyer des grands hommes. L'histoire des autres états fera étüdiée mais moins approfondie. Nous envifagerons avec étonnement avec refpeét Colomb, presfentant par la force de fon génie, découvrant par fon courage un nouveau monde, auquel Améric Vespuce, moins grand mais plus heureux donna fon nom. Ce nouvel hémisphere a multiplié nos richesfes ainfi que nos jouisfances, avanirage trop ehérement payé par des crimes qui font fréinir Phumanité & par des fujets de corruption ajoutés aceux dont les moralistes fe plaignaient avant. Nous ne pasferons pas avec indifférence fur Martin Luther, fimple moine allemand, produifant une fecousfe dont les effets font encore resfentis & influent chaque jour fur les révolutions de 1'Europe. Nous marquerons 1'époque de trois découvertes qui ont changé la face de la terre, 1'imprimerie■,- la poudre a canon, la bousfole. Comme historiens nous les admirerons, comme philofophes peut être jugerons nous que les maux qu'elles ont produites, font en bien plus grand nombre, que les avantages vantés, plus par la vanité que par la fagesfe. Quelques réflexions termineront notre cours d'histoire: Deux hommes célèbres, Montesquieu, Helvétius ont attribué les bonnes, les mauvaifes qualités des peuples a des caufes diflerentes. Le premier au  HISTOIRE. climat, le fecond au gouvernement. L'expérience parle en faveur du dernier. Dans les lieux éclairés par les Socrate, par les Platon, oii fleurisfaient les Sophode, les Euripide, oü retentisfait la voix tonnante desEsclüne, des Démosthènes, végétent maintenant les plus vils, les plus ftupides des mortels. Dans cette Rome qui nourrisfait des citoyens fi grands, fi magnanimes, font aujourd'hui des hommes petits & faibles. La fiatterie , 1'intrigue ont remplacé les vertus Républicaines. Quei prix ne devons nous donc pas attacher a un bon gouvernement? Gardons nous bien cependant de rejetter entièrement 1'influence du climat, car s'il ne fuffit pas pour former un caracbere national, il contribue du moins a le modifier. Confidérant enfuite, fans prévention, les nombreux afteurs qui auront pasfé fous nos yeux avec tant de rapidité, & qui tous ont joué des röles fi différens, nous reconnaitrons que te n'est point a la fuite de 1'éclat que marche le bonheur. Ce bonheur univerfellement défiré, chérit la médiocrité. Sa posfeffion ne fut, n'est, ne fera jamais le partage ni de 1'avare, ni de 1'ambitieux, ni du méchant: On ne le rencontre que dans la pratique des vertus. C'est la oü nous nous efforcerons de 1'atteindre.  336" ESSAI dij LITTÉRATURE. VINGT NEUVIEME iLECTURE. 4- R o m a n Si ISLies Romans, délices trop ordinaires des jeunes gens, des femmes, des hommes oififs, exigent une fcrupuleufe attention dans le ehoix qu'on en fait, car presque toujours ce choix influe, plus oü moins, fur notre destinée ; par malheur le plus fouvent il est fait fans goüt, fans raifon. Ceux-qui fe livrent aux fietions de la plupart des auteurs Rotnanesques , pasfent leur vie dans les inquiétudcs , dans les erreurs, dans les ennuis, fuites funestes, mais inévitables, qui répandent le "dégoüt fur leur étar, fur leurs devoirs, méme fur leurs plaifirs ; ils fe conlüment en défirs , en fatigues, en regrêts, pour réalifer des chimères infenfées. Rien d'auffi cruel au monde que de vivre jnécontent de fa fituation , de foupirer pour celle d'un autre. Cette peine continuelle rend 1'homme a charge a lui mcme & a fes femblables. Hélas! les mceurs corrompues rendent en quelque facon les Romans nécesfaires. Sans eux une jeune perfonne resterait expofée a des dangers dont ils la préfervent en partie, après les avoir fait naitre. La feule lance d'Achille guérisfait les blesfures qu'elle faifait. Jettez donc des regards fur ces redoutables produètions, foudroyées par une foule d'ülustres mora- listesj  ROMANS. 33? Jistes, mais que ce foit toujours avec une craintc falutaire, furtoutavec une févere critique, afin de distinguer les herbes venimeufes des plantes bienfaifantes: Ces dernieres ne fon: k dédaigner, ni par leur nombre, ni par leur qualité. Les mceurs, les ufages de la fociété ne fe rencontrent parfaitement dépeints, que dans les Romans L'hiftorien, préfentant fes perfonnages fur tm théatre elevé, les peignant occupés de Portans, travaille i grands traits & tantot par mépris, tantót Par punllanimité, les dé-' tads mmutieux. Le Romancier fuit au contraire ft» afteurs hors de Ia fcene, tracé , avec légéreté, ^ehcatesfe exaétitude , leurs moindres fantaifies! C e t le vaiet de chambre fl «e heros. r L'homme formant le desfein de vivre dans le monde, gutde par le flambeau de 1'hiftoire , fans jamais recourir aux vives lumieres du Roman ral pelle ce favant, qui parfaitement inftruit de la Pl tion des grandes parties de la terre / desfous de lui les c-u-te, V ' les caites des lieux circonvoifinsLe voda tout a coup hors de firn cabinet, fon or— gueil fa confiance n'ont pas de barnes; le Ifcü Li c ou ietrouve Nankin est préfent k fon espï, le- efirayantes inégalités des Alpes, des Cordilieres TfvT; ^ trouMe a Ia vUe de tous les objet, nouveaux qui Pentou- moind r ^ k d6mêk* les finu°^és du moindie fentier, fi marche tout le j0Ur, il ne peil  338 ESSAI de LITTÉRATURE. atteindre St. Denis oü le conduit un enfant de dix ans, quoiqu'il n'ait fait cette courfe qu'une feule fois dans fa vie. L'hiftoire complete des Romans, leurs naisfance, leurs progrès, leurs inconvéniens, leurs avantages, leur nomenclature fournisfent des matériaux trop confidérables pour que j'entreprenne de les mettre en oeuvre. Cet immenfe travail est en grande partie rendu fuperfiu par la bibliotheque des Romans, ouvrage trés estimable pour fon plan, pour fon exécution, pour fon agrément, pour fon utilité. Je me bornerai donc a vous parler de quelques Romans furs de plaire , fans jamais être accompagnés de fuites facheufes. Vous prévoyez certainement d'avance que le feu trés vif, dont font animés les Francais, s'est de tout tems exhalé dans les Romans , mais avec des fuccès trés inégaux. . Le plus ancien Roman Francais que nous confervions , k Roman de la Rofe, parait dépourvu de plan, de conduite , d'invention : Vous ne le re • g-arderez que comme un amas de rimes incohérentes; fon fuccès devient la preuve certaine de la groffiéreté des hommes qui 1'applaudirent avec tranfport. Cueillir une rofe , forme 1'unique fonds fur lequel roule cette faible compofition. Des divinités allégoriques amenées fans motif, mifes en jeu fans art, arrêtent, ou favorifent 1'entreprife du jeune homme. . Quoique le Roman de la Rofe, commencé par Giiü-  ROMANS. 339 'laume Lauris, ait été perfeétionné & femi de traits heureux par Jean de Meun, dit Clopinel, bon écrivain pour le tems oü il vivait (vv). Nous ne le comprendrions pourtant. pas fans quelques heureux changemens de langue faits par Morat. Vous ferez auffi forcée de confulter les notes de Langlet, qui quoique la plupart fuperllues ou blamables deviennent parfois nécesfaires. Les Romans de Chevalerie n'offrent que géans, que nains, que combats épouvantables, qu'enchantemens: Des beautés, véritables êtres de raifon, n'y paraisfent que pour fé livrer a des paffions hors de nature, elles parcourent la terre montées fur un Palefroi & marchent fur les pas des chevaliers, fans rien perdre ni de leurs attraits ni de leurs vertus. En un mot le monftrueux tient lieu de merveüleux. A travers ce cahos on démêle 1'ignorance , la crédulité , mais la valeur, la franchife chez les hommes : La fuperftition, la licence de mceurs, mais la grandeur d'ame, la générofité chez les femmes. Les progrès faits dans les connaisfances, dans les beaux arts, dans la politesfe ont peut-étre été payé au desfus de leur valeur , d'après la perte des qualités du cceur. Plufieurs Romans chevaleresques retouchés avec foin, débarrasfés des longueurs qui entravaient ou qui obfcurcisfaient leur marche, vous plairont beau- (v1) Clopinel nacquit en 1280, mounit en 1364; Y a  34o ESSAI de LITTÉRATURE. coup; mais plus qu'aucun autre le joli petit Jean dé Saintré forti des mains de Tresfan, qui réunit en lui les connaisfances d'un bon militaire , les agrémens d'un homme aimable, le ftyle d'un écrivain élégant, les talens d'un bel efprit du premier ordre & la fagesfe d'un philofophe. Durfé, né avec beaucoup de délicatesfe d'esprit, avec une exquife fenfibilité , produifit une révolution dans les Romans dont il arracha les héros du tumulte des armes pour les plonger dans les langueurs de la bergerie. L'Aftrée pendant prés d'un fiecle effasa tous les autres écrits. Sous les 'noms, fous les. attributs des bergers, on fe plaifait a voir peintes avec grace les diverfes clasfes de la fociété ; mais le ton galant & fade , la longue ur démefurée de cet ouvrage font caufe qu'a cette heure perfonne ne le lit, Sylvandre débite de graves lecons de philofophie qui choquent tout a fait le caraétere des bergers de la nature. La Calprenede obtint un fuccès auffi prodigieux mais moins mérité. Ses Romans diffus & longs, fourmillent d'invraifemblances. Ils jouirent néanmoins affez longtems de la faveur publique ; cette faveur fut la honte du goüt Francais, d'autant qu'elle éblouit au point de jetter d'éftimables écrivains dans des travaux couverts d'un jufte mépris. Les Pharamond , les Casfandre, les Artamene, les Cléopatre , les Cyrus, volumineufes & indigestes eolleótions, font de bizarres asfemblages d'aventure»  SUITE des ROMANS. 34i choquatites, de fentimens outrés, de penfées gigantesques, d'expresfions ridicules, oü l'esprit, oü la raifon paraisfent également outragés. Vous ne tarderez pas a reconnaitre 1'abfurdité ] la fadeur , 1'invraifemblance des Romans fans nombre du dernier fiecle: Vous apprendrez avec étonnement, la quantité de leéteurs qu'ils ont obtenu, quantité progresfivement diminuée, enfin réduite a rien. TiENTIÈME JLECTUILE, "T- -H-H- —j.. Suite des Romans. otjtee des Romans des fiècles précédens, vous n'abandonnerez pas pour cela le genre en entier, puisqu'en réfléchisfant vous vous convaincrez , „ que le meilleur moven de juger des mceurs „ d'une nation est de connaitre les objets de fon „ amufement, de fa confidération." Auachez vous d'abord aux grands Romanciers de nos jours, qui laisfent bien loin d'eux leurs prédécesfeurs. La première place appartient a Robinfon Crufoé pui$ qu'un grand homme (*) a prononce : „ II (*) J. Jacques. Y 3  S42 ESSAI de LITTÉRATURE. „ fervira d'épreuve durant nos progrès a 1'état de „ notre jugement, & tant que notre goüt ne fera ,, pas gaté, fa leéture nous plaira toujours" Vous aimez infiniment & avec raifon ce fameux Don Quichotte (xx) qui furvit au ridicule qu'il a détruit. Cervantes jouit de la gloire bien rare de produire une révolution dans les mceurs de fon fiecle & de faire les délices de tous les ages, parceque fon admirable Roman réunit autant de vérités que de beautés. Le caraétere du héros est parfait. Que d'estimables qualités dont le mauvais emploi , dont Pexcès produifent la démence. N'esperez pas trouver nulle autre part la fimple , nafve & fpirituelle gaieté du bon Sancho. Montesquieu disfipait les nuages d'humeur un peu noire, par un chapitre pris au hazard dans Don Quichotte. Les aventures, mifes fous nos yeux par mille artiftes empresfés a les exécuter , ne me font a cette heure éprouver que peu d'émotion; mais je rencontre des plaifirs toujours mieux fentis, quand je lis les inimitables entretiens du chevalier & de fon fidelle écuyer. Gil Bias vous paraltra un cadre heureux au milieu du quei le Sage, fon auteur, a renfermé un tableau rapide, ingénieux & fidelle de la fociété. Toutes {xx) Robinfon , Don Quichotte compofés dans des Jangues étrangeres ne devraient pas naturel/ement fe trouver dans cet en. droit, mais ils font mis de fi bonne heure entre les mains des enfins , qu'on peut les regarder comme des ouvrages francais qui lefteront & jamais clafiïques.  SUITE des ROMANS. 343 les conditions, tous les caraéteres s'y reconnaisfent; chacun y peut chercher & démêler fes propres traits, les corriger enfuite , fans éprouver aucun mouvement, ou d'impatience, ou d'ennui, tant les coups de pinceau font accompagnés de délicatesfe & de graces. Après Gil-Blas vient le Diable Boiteux, compofition piquante, oü fous le vernis de la gaieté font détachés des traits percans contre les ï-idicules & contre les mceurs déprav.ées : Son fuccès fut fi prodigieux, que ce n'est point une hyperbole de dire qu'on fe Parracha au moment oü elle parut, puisque deux Seigneurs de la cour mu-ent 1'épée a la main pour décider qui aurait le dernier exemplaire de la première édition. Portez vos regards fur les mémoires d'un homme de qualité, fur Cleveland , Romans pleins de défauts & de beautés. Des longueurs, des réflexions triviales, des invraifemblances, ne fauraient en détacher le leéteur, parceque l'on y admire une imagination extrémement riche, un fuperbe coloris de ftyle, une intarisfable variété d'incidens. Les malheurs de Prévöt produifirent une mélancolie qui répand fur fes écrits la teinte de triftesfe dont font délicieufement émues les ames fenfibles. Cet auteur imprima a toutes fes aétions Ie caraétere original & fombre de fes écrits. Sa vie préfente un Roman plus terrible qu'aucun de ceux qu'il a compofé. A peine atteint-il la jeunesfe que fon fang, qui fermente violemment, le. livre tout entier a 1'amour. Surpris par fon pere -au müieu d'un excès, il n'écoute qu'un Y4  344 ESSAI de LITTÉRATURE. tranfport affi-eux , il le frappe, il lui donne la mort que cet homme refpecbable recoit en fuppliant le ciel de faire grace au parricide. Des remords déchn-ans plongèrent ce fils criminel dans un cloitre, dont bientót la fougue des paffions lui rendit le féjour infupportable. Prévöt courut enfuite donner dans toutes les parties de 1'Europe le fpeétacle fingulier de fes talens, de fa pauvreté, de fes inquiétudes, de fes écarts; rentré dans le fein de fa patrie, une viellesfe tranquiUe & aifée femblait devoir terminer la plus orageufe carrière, quand une attaque d'apoplexie le renverfe pendant qu'd fe promenait feul dans la forêt de Fontainebleau. Des pasfans le tranfportent au village le plus proche. Le juge, a 1'aspecb de ce corps fans mouvement, ordonne avec dureté au chirurgien de procéder fur le' champ a 1'ouverture. Le chirurgien ignorant obéit, enfonce avec force le fcalpel.... Un cri percent, arraché par la douleur , pénétré les alfiflans d'horreur, d'eftroi; ils voyent, mais hélas! trop tard que par un outrage fait a Pfiumanité, on vient d'immoler une viétime infortunée qui n'était qu'évanouie. Le ciel voulut il, par cette mort terrible , montrer qu'il n'avait pas oubbé dans fes décrets 1'asfasfin de fon pere ? Que de fois nous nous fommes tranfportés, mon ami & moi dans l'ijle de Ste. Héldne (yy). Nos (yy) Belle ér'Tod: dc Clcveland dans la qu'elle paratt pour la première fois le Frsncais Gelin, le caraclere le plus extraordinaire ,  SUITE des ROMANS. 345 cceurs palpitaient, nos yeux fe remplisfaicnt de ]armes ; nos fens, nos ames éprouvaient de ravisfantes fenfations, quand les fept amans, guidés par la pasfwn la plus tendre, la plus vive, la plus pure, vont a la face du ciel sTtmir a celles qifils adorent. A minuit, dans la faifon oü tout invite a la tendresfe ; 1'amour, le mystere les conduifent au fonds d'une prairie que la nature femble avoir préparé pour devenir 1'a retraite du bonheur. L'Her"be, entremêlée de fleurs, cxhale un délicieux parfum : L'air est rafraicni par un ruisfeau dont 1'agréable murmure iufpiré une dóuce langueur : Les fermens,les foupirs des couples fortunés interrompent le profond filence de la nuit : Aucun nua«e n'obfcurcit les richesfes du firmament déployées avec une majeftueufe profufion : La lune, dont les indifférens font indignes de jouir, envoyant ibn incertaine & vacillante lumiere a travers 1'épais feuihVe d'arbres trés élevés, répand une faible clarté , qui fans rien dérober des charmes de la beauté, fauve des alarmes a la pudeur. La fuprême volupté parait un inftant fur la terre, elle accourt a la voix de la timide innocence , qui feule peut la faire naicre parmi les mortels. Cette defcription , fur laquelle autrefois je portais fans cesfe d'avides regards, a cette heure je la le plus marqud qu'on ait jamais tracd & q„i parv;ert 1 infoirer «ne efpeee cfattacheaent, tout e» fe «ndant trés coupable. Y 5  340* ESS AI de LITTÉRATURE. repousfe loin de moi ; elle remettrait avec trop de force fous mes yeux que dans la chaine de mes malheurs fe rencontre le plus terrible dont le fort irrité puisfe frapper 1'homme, la perte de fon ami. De funeftes circonftances m'ont enlevé les fentimens de celui qui m'est fi cher. Je fuis donc condamné a des regrets fans fin , & d'autant plus amers que lui-méme n'est pas exempt de peines. „ Ah ! mon ,, cher C**** crois moi, quelques foient leurs ef„ forts, quelques foient les tiens propres, ton ami „ te fera toujours befoin." Vous dévorerez la nouvelle Héloïfe. Les faiblesfes de fes premières années pourront un inftant faire baisfer vos yeux, mais vous les reléverez , vous les arréterez avec complaifance fur les vertus de fon age fait. Témoin de fa mort, votre cceur faignera a la vue de la fcene la plus vraie, la pdus pathétique, la plus fublime , la plus déchirante , qui jamais ait été tracée. Malheur au mortel qui la fixerait fans étre profondément ému; tout fentiment honnête lui ferait étranger. J. Jacques, pafiionné pour une vertu tout a fait incompatible avec nos mceurs , outiait des maximes bonnes dans leur principe. „ Jamais fille chafte n'a lu de Romans; „ & j'ai mis a celui-ci un titre asfez décidé pour „ qu'en 1'ouvrant on fut a quoi s'en tenir. Celle „ qui, malgré ce titre , en ofera lire une page, „ est une fille perdue." Loin d'admettre ce paradoxe , je ne balance pas a dire que Julie forme  SUITE des ROMANS. 347 journellement des femmes accomplies, & que jamais aucune fille ne s'est corrompue a 1'école de cette divine prêcheufe. Pour voir les mceurs peintes avec vérité, les préjugés de toute efpece mis a leur jufte valeur , cherchez les délicieux Romans de Voltaire. Le lecteur enchanté, voit cet homme illuftre asfis a fes cötés, s'entretient avec lui, oublie l'auteur, croit dans fa charmante illufion jouir de la converfation du plus aimable , du plus facile des hommes. Ne prenez que plus tard & qu'avec circonfpeétion le païfan parvenu & Mariane, ouvrages écrits avec une recherche, avec une fübtüité féduifante, mais a redouter pour les jeunes gens qui n'ont pas le goüt formé. Les réflexions de Marivaux, trop nombreufes, tendent toutes a un but moral trés eftimable, plufieurs échappent par un excès de finesfe. Le jargon brillant, précieux, alambiqué de cet écrivain entraina presqu'autant d'admirateurs que de mauvais imitateurs. Ces derniers firent donner le nom de Marivaudage a leur ton maniéré, qui maintenant est presqu'oublié.  S48 ESSAI de LITTÉRATURE. TJLENTE & UNIEME ILECTURE. .4 . ^ H Suite des Romans. s Romans que je viens de citer, Romans pour ainfi dire univerfels, peignent presqu'également toutes les clasfes de la fociété, tandis que quelques uns, d'un effet plus reftreint, font confacrés a grouper agréablement les êtres qui s'attribuent par exclufion le titre de bonne compagnie. Ces jolis écrits n'oftrent que les attraits, enfans de l'art ou du luxe, & reitent éloignés des charmes de la nature. Ces charmes, feuls peres du vrai beau , ne fe retrouvent tous entiers dans aucun des ouvrages fortis d'entre les mains de 1'homme civilifé; mais feniblent pourtant moins défigurés dans les majeflueux monumens publics, que dans les élégantes & fomptueufes recherches d'un boudoir. L'artifte chez lequel vous verrez les Romans du grand monde exécutés avec le plus de perfeftion, portait un nom déja célèbre dans la République des lettres. Crebillon fils charmait tout Paris tandis que fon pere régnait fur la fcene. Jamais talens n'offrirent autant d'oppofition; les terribles pasfages d'Eleftre, d'Idomenée, forment le contraste le plus frappant, avec les riantes aventures du Sopha. Aucun écrivain ne posféda, autant que l'auteur  SUITE DES ROMANS. 34p des égaremens du Cceur & de l'esprit, l'art de nuancer les couleurs, de varier les fituations, enfin de crée'r des oppofitions furprenantes fans blesfer la vraifemblance. La nuit & le moment parait une producbion achevée, a qui la confidére pour la difficulté vaincue de conduire infenfiblement aux réfultats les moins probables. Ce n'est point un conté que l'on croit lire, mais une anecdote ausfi piquante que vraie. Crébillon posfédait une connaisfance du monde difficile a concevoir, d'après la vie que 1'avaient forcé de mener fon peu de fortune & fon goüt pour 1'étude. Me. La Duchesfe mere lui dit avec beaucoup de finesfe, fur une plaifanterie de Tanfaï: „ Monfieur, comment en avez-vous tant appris fur „les distracbions des Princesfes?" Les femmes, dont eet auteur ingénieux mettait au jour les travers, les ridicules, recherchaient pourtant fes gerits avec empresfement, circonftance exprimée par ce vers. Il les peint, les démasqué, & fait s''en faire aimér. Les confesfions du C». D** de Duclos ont été favorablement accueillies. Ce joli Roman parfemé de morceaux finis, dans lequel fe rencontrent un ou deux caracberes parfaits, manque pourtant felon moi de naturel, défaut commun a toutes les brochures dont la galanterie fait le fonds. Les héros en ce genre, en les fuppofant doués du talent décrire,  S5o ES5AI de LITTÉRATURE. ne confacreraient pas leurs loifirs a raconter leurs hauts faits: Le bel esprit, qui prétend les célèbrer , ne parle qu'inrparfaitement de ce qu'il connait d'après des rapports ou faux ou exagérés. Heureufement pour le repos des families, les aventures imaginaires forgées par Mesfieurs les auteurs font tellement éloignées du vrai, que jamais perfonne ne parvient a les réalifer. Admis prés des grands, conftamment appliqué a les étudier, Duclos traca d'eux des portraits animés , faillans , furtout fidelles, quoique peu vraifemblables, aux yeux de 1'homme répandu dans des cercles moins élevés. Ces portraits, rasfemblés dans les mceurs du dix huitieme fiecle, formeraient de cet ouvrage un modele au desfus de toute critique, fi de nombreux excès d'esprit ne devenaient autant de défauts contre le gotlt. Ou trouvera-t-on jamais un caraétere plus original, mieux formé d'après la connaisfance intime de la haute fociété que celui de Vergi. Ce perfonnage dont en fes jours d'éelat , confacrés a la vanité, femés de faux plaifirs , vides de vertueufes acbions, tout homme a rencontré bien des copies, ce perfonnage dis-je témoin d'une feene fcandaleufe, donnée par fa femme au public, en fait des excufes a fon amant. Ce dernier ne peut cacher fa furprife , fon erabaras. „ Parbleu, reprend Vergi, n'êtes-vous pas „1'amant de ma femme. Dans ce cas la qui vou„lez vous qui foit blesfé de fa conduite ? Sera-ce „moi?.... Au furplus je vous demande pardon,  SUITE des ROMANS. S5i ü fi je vous parle librement de votre maïtresfe ; „ mon desfein n'est pas de vous en dégouter." Peut- on rien imaginer de plus leste, & de plus marqué dans le genre d'un Aoué confommé? Duclos, par une prédileétion presque toujours aveugle chez les écrivains, citait Acajou, avec plus de complaifance , que les confesfions, que les moeürs; ce conté, a la vérité bien écrit, eft une bagatelle dont on n'a parlé que par rapport a la bizarrerie d'une ou deux fituations, par rapport a 1'espece de tour de force d'avoir fait un récit d'après des gravures i enfin par rapport au ton hardi & tranchant de la préface. Peu d'écrivains, par leur tournure, paraisfaient autant appelés au ton galant que Dorat a qui nous devons quelques jolis Romans. Les lettres d'une Chanoinesfe refpirent la plus fihcere tendresfe, brülent de la flamme la plus ardente. En descendant quelques dégrés au desfous de ces Romans relevés, vous rencontrerez une foule d'agréables produétions. Satisfait de vous indiquer quelques unes d'entr'elles, je laisferai une trés longue carrière ouverte a votre fagacité. Les mémoires de Cécile, par la Place, vousparaitront intéresfans, comment est-il forti de la plus faible plume un ouvrage dont 1'ordonnance est parfaite, dont les événemens paraisfent bien amenés? Les épifodes heureufes ne péchent jamais par trop de longueur, le ftyle plait d'autant plus qu'd fe montre toujours élégant, que fa fimplicité convient  352 ESSAI db LITTÉRATURE. aux grandes paffions : On en voif bannis avec föin, ces traits d'esprit fi contraires aux mouvemens qui partent du cceur. Ma mémoire ne me retrace pas de morceau auffi naturel, auffi neuf, auffi naïf, que la première lettre écrite a Cécile par fon amant tgé de dix fept ans. „ La préfence de Duclos (zzj m'embarasfait „ j'ai la rétölution de m'échapper de lui, auffitót „ que je le pourrai, pour vous aller vöir tout feul. „ Je ne fais fi j'aurai pourtant la force de vous dire „ combien je vous aime , & je prends le parti de „ vous 1'écrire pour vous prier, fi vous m'aimez „ auffi, de me 1'écrire de même, afin que perfonne „ ne le faehe." D'agréables écrivains ont obtenu les fuffrages publiés par des compofitions trés légères. Nul d'entr'eux ne vous charinera plus que Florian. Combien vous aimerez Eftelle & plus encore Galathée. Que d'attraits auront pour vous fes cbarmantes nou velles. Accordez , je vous en conjure , quelque préférence a Claudine pour laqu'elle mon cceur ne peut fe deffendre d'un mouvement de prédileétion. Dans presque tous les Romans il exifte un défaut trés grave, que j'ai beaucoup héfité d'attaquer d'après un fentiment intérieur difficile a furmonter. Le difciple conferve pour fon inftituteur du refpeci:, même après qu'il est forti de desfous fa férule. L'esclave {zz) Domeftique, qui avait accompagné le jeune homme dans Sa vifue.  SUITE des ROMANS; 353 L'esclave , dont les fers fe brifent, ne fe dépouille pas a 1'inftant de toute crainte vis-a-vis de fon maitre. L'amour , longtems mon fouverain , fubjugue encore mes penfées, quoique je fois banni de fon empire dans lequel le miférable n'obtient que des rigueurs. Reftreignons le trop grand pouvoir de l'amour dans les Romans, ou du moins dépouillons le des attraits que l'art peut lui préter. Imprudens auteurs,' laiffez a elle même une pasfion déja fi dangereufe par fa nature; brifez les palettes fur lesquelles vous prenez des couleurs trop féduifantes. Les jeunes perfonnes, qui par malheur fixent vos trompeufes peintures, penfent pouvoir non feuletnefit s'engager dans l'amour fans crainte, mais elles fe perfuadent qu'elles doivent en faire leur première occupation. Valincourt, homme eftimé pour fes talens, refpecté pour fa grande fagesfe, chéri pour la'candeur de fon caraétere, a écrit (ada^ „ L'auteur „ d un Roman arrête la pasfion oü il veut dans „ fes perfonnages, mais il ne 1'arrête pas de même ,, dans ceux en qui ü 1'excite. On n'est pas maitre „ de fon cceur, comme celui qui fait un livre est „ maitre de fon imagination." Que les hommes a talens fe pénétrent de éette reflexion , qu'ils 1'adoptent pour regie de leur conduite. Dès lors la reconnaisfance des cceurs honnê- ,ÏaTml la/fiq"e dG h Mnc«ft«e Cleves, critique.rr.o. É D I É E A CÉCILE HENRIETTE. A quelque heure du jour que la mort vlenne, elle Ue trouvera toujours heureux. Etre heureux c'eft fe faire une bönne fortune dfoi-même, & la bonne fortune ce font les bonnes dispofitions de l'ame, lei hotis moUvemens & les bonnes aiïions. (Penfées de Marc Aurele, livre r, N°. dernier.J _rr_ Ü J'öse offrir I'histoire de Conftance & vous qui „ parures fUr terre au müieu deg ^ „ plaintes, des gémisfemens, qui fütes condamnée a. ü verfer dês pleurs fur Ia mémoire d'un pere que *> le f0rt crue] ravit k fes amis, k fes parens, k fon „ amante, a fa patrie dans 1'initant oü fón génie , „ oü fon courage 1'appelaient a jouer un grand role! „O ma chere Filleule , des crêpes lugubres environnèrent votre berceau ; le noir cyprès couvrit U de fon ombre vos premiers, pas:; De rigouréöi  35<5 ESSAI de LITTÉRATURE. „ préjugés exigent que le doux nom de mere ne' „ fotte jamais de votre bouche. Si la plus belle,. „ la plus vertueufe, la plus intéresfante des femmes „ peut un jour vous presfer contre fon cceur , la „ néceffité de renfcrmer en elle-même les mouve„ mens de fa tendresfe empolfonnera 1'heure tant ,j défirée & rendra bien imparfaite la jouisfance la plus préeieufe pour une belle ame. Puisque les „ fentimens touchans de la nature vous font refu„ fés, que Pamitié, que l'amour viennent adoucir „ vos regrets," L'amitie — de tout tems elle répandit fur vous „ fes bienfaits avec profufion. Des votre plus ten- dre enfance , des étres fenfibles & généreux ont „ veillé fur vos destinées, ont prévenu vos be„ foins ont rempli vos vceux. Celle qui fe „ joignit a mói, afin de vous donner un nom, fpiri„ tuelle & bonne par excellence, ne refpire que pour travailler a votre bonheur." „ L'amour fremisfez a fon feul nom. Cet }i amour impétueux arracha votre pere d'auprès „ d'une familie aimable & refpeétable, dont il faifait .„ Pornement & les délices. Pour fauver des perfé„ cutions a Pobjet de fon idolatrie, il cour ut dans „ les contrées les plus éloignées: bientót les inquié„ tudes cruelles, les foucis dévoransles ardeurs „ d'un climat de feu , enflammèrent fon fang, il „ mourut fans que des mains cheres lui rendisfent „ les derniers foins. Un domeftique fidelle nous apprit que. Ik bouche expirante avait prononcé le  CONSTANCE. i5J „ nom de fa bonne mere, le nom de fon adprable „ amante. Cendres de mon ami, vous repofez pri„ vées de tout honneur au fond d'affreux déferts. „ Le deftin jaloux n'a pas permis qu'il nous reftat „ aucun monument du plus aimable du plus fenfible „ des mortels. Ame céleste qui nous pénétrais d'un „ fi beau feu, ou tu ne conferves aucune relation „ avec les miférables habitans de cette.trifte terre, „ ou tu planes au desfus d'Henriette pour lui fervir „ de protedrice & de guide." „ Devoir a la fois cruel, impérieux Stflacré, dont „ le fouvcnir toujours préfent a ma mémoire me pé„ nêtre d'horreur: Le poignard, qui me déchirait, „je le plongeai tout entier dans le cceur de votre „ mere. Sans les voix impofantes & reünies de la „ religion, de la nature, lui défendant de vous pri ver „ de la lumiere, elle ne ferait plus. Depuis. ce jour „ fatal le chagrin la pourfuit en tous lieux : Ses „ traits, fa démarche, fes discours portent 1'empreinte profonde d'une douleur fans cesfe renaisfante. „ Cette vicbime infortunée de l'amour ne prétendL „ pourtant pas vous interdire une paffion dont elle „ a gouté les ravisfemens enchanteurs, mais fes dé-. » tendent a éloigner de vous la fource empoi„ fonnée dans la qu'elle depuis plufieurs années „ elle s'abreuve fans la tarir. „ On s'appiique a rendre Hippolyte doux, honnête, „ le nom d'Henriette habite fur fes levres depuis „ qu'elles ont pu balbutier quelques mots. Puisfe „ le ciel feconder nos desfeinsl Mais l'amour, tyraq 2 3  358 ESSAI de LITTÉRATURE. „ capricieux, Te plaft a divaguer. Le malheur s'an charnant fur vos pas fera peut être évanouir Pespoir „ dont nous nous bercons; que Conftance devienne alors votre modele : efforcez-vous de posféder fes qualités, fes vertus; comme elle confacrez tous vos momens a répandre le bonheur fur ceux qui „ vous approcheront; foyez ainfi qu'elle généralement chérie; enfin oppofez fa fermeté, fa patience aux perfécutions de la fortune." •4— £ 1- C'est pour aimer, c'est pour être aimées que la nature forma les femmes. Leurs attraits enflamment, leurs qualités estimables attachent , leurs faiblesfes font aimables, leurs défauts même intéresfent; mais les graces , mais la beauté, appanages de ce fexe enchanteur , deviendraient des biens de peu de valeur fans la fenfibilité qui feule rend les mortels heureux. Des organes délicats font la fource de ces douces, de ces fines fenfations aux qu'elles nous devons les prévenances qui font naïtre & combient tour a tour les défirs : Une fanté chancelante, d'asfujettisfantes incommodités, de nombreufes fouffrances produifent ce tendre & touchant intérêt que ne connaitrait jamais quiconque resterait étranger au malheur. Si 1'homme peut fe comparer au chéne orgueilleux, bravant 1'effort de la tempête ; la femme , rofeau pliant, craint moins de fe brifer. Celle, que de léjeres disgraces ébranlent, fupporte fouvent avec une  CONSTANCE. 559 admirable dévouement les plus grands maux, & devient la confolation, le guide de celui qui fe glorifiait d'étre fon protecbeur, fon foutien. Le burin de 1'historien, le flatnbeau du poete, le pinceau du peintre, le cifeau du ftatuaire furent dans tous les fiècles confacrés a rendre célèbres les charmes féduifans du beau fexe; inftrumens de notre bonheur, les femmes nous ont, arraché a la férocité; elles ont poli nos mceurs; elles font chaque jour triompher la bienfaifance : 1'umvers obéit a leur voix. Reconnaisfons, adorons des maitres qui gouvernent par le fentiment, & qui ne font porter que des chaines de fleurs. Parmi tant de fujets d'éloge s'éleve une qualité douce, attachante, fublime, commandant le refpecb , lïnaltérable patience. Par elle, une femme fans fe plaindre, fupporte la mifere, fouffre la contradicbion de tous fes goüts, traine fans murmurer une vie pendant laquelle le fort la condamne a, étoulfer fes penchans, a enfouir fes talens, a braver 1'injuftice, quelquefois même le mépris. Si voir d'un ceil ferein 1'infortune s'appefantir fur fa tête, fi conferver jusqu'au dernier foupir une égale & modeste fermeté est le plus haut dégré auquel le courage humain puisfe atteindre, je me crois fondé aregarder comme une héroïne mon amie Conftance. ••i * 1" Kandor négociant, étant devenu veuf trés jeune confacra fes foins & fa fortune a 1'éducation de z4  36b ESSAI bb LITTÉRATURE. deux fifles, les feuls 'fruits de fon manage. D'excelïens maïtres cultivérent d'lieureux naturels. Bientót Arabelle & Conftance fixèrent tous les regards: Des hommages leur furent offerts; elles les recurent avec réferve & les refufèrent avec modeftie: Chérir réfpefter leur bon pere, goüter entr'elles les douceurs de Pamitié, étaient leurs plaifits. On les entendait journellementfe féliciter d'un bonheur, a leurs yeux, auffi parfait qirinaltérable. Conftance atteignait fa vingt & unieme année fans que rien troublat la paix de fon camr : Ara belle , plus agée d'un an, connut a cette époque un jeune homme empresfé, aimable; l'amour filial, la tendresfe fraternelle ne fuffirent plus a fon cceur : Une paffion impcrieufe n'éteignit point des fentimens auffi reJpeétables, mais elle les plaga au fecond rang. Des promenades champêtres, quelques ledures, Ia danfe, la mufique, & furtout les doux épanchemens d'une confiance mutuelle, avaient jusqu'alors embelli les jours des deux fceurs : Ces plaifirs imiocens confervèrent leurs attraits pour Conftance, mais ils devinrent froids , infipides & fatigans pour Arabelle. Ün feu dévorant circulait dans fes veines, portait le trouble dans fes fens, confumait fon cceur: fon esprit travaillait enyain a déméler la caufe de cette douce & pénible inquiétude. Le jour , fans ccsfe agitée elle quittait fes campagnes, elle cherchait la folitude, mais bientót effrayée, elle venait prés de celles qu'elle avait évité; quelquefois elle repousfait les prévenances de fa fceur; plus fouyent elle en était  CONSTAN-C E.. 361 touchée ; on la voyait alors s'efforcer de partager une franche & naïve gaité, de prendre part a des jeux qui bientót lui devenaient infupportables. La nuit, le fommeil fuyait fes paupicres, ou s'il les fermait, ce n'était que pour peu d'inftans: Ce nepos apparent lui préfentait des fonges finistres qui pénétraient d'eifroi fon imagination ; 1'infortunée ne rencontrait que fatigues , que fouffrances dans ce préfent inappréciable , dans ce beaume falutaire que la nature d'une main bienfaifante répand fur nos blesfures. Conftance, pure dans fes penfées comme dans fes aétions, crut que cet état violent, étantla fuite d'une fecrete langueur, ferait bientót diffipé par des foins empresfés, par des amufemens de fon age. Elle pro diguait a fa fceur de folatres caresfes & fentait renaitre 1'espérance a la vue du plus léger fourire : Quelque foupirs mal étouffts ne tardaient pas a réveiller une inquiétude qui feule troublait le cours de fes belles destinées. Heureux les peres amis de leurs enfans, la conftance , 1'amitié font de plus fUr's garans de 1'honnêteté que la 'crainte. Le gouvernement paternel répugne a cette rigueur qui fait régner la contrainte &: 1'ennui, oü nous devrions chercher & rencontrer lés vrais plaifirs. Kandor, d'une probité févere, s'était dés fa pllfs tendre jeunesfe livré aux occupations du commerce avec plus de zèle & de bonne foi, que d'intelligence: Étranger aux douceurs de la fociété, éloigné Z5  36a ESSAI de LITTÉRATURE. des diffipations publiques, il vivait au milieu d'une immenie cité fans stétre jamais écarté des mceurs ftmples & antiques. Son cceur, qui ne connut qu'une feule fois l'amour, appartint tout entier a une époufe dont le feul fouvenir, lui faifait répandre des pleurs qui n'étaient arrêtés que par la vue de fes filles, vivantes images de leur mere: Üniquement occupé de leur bonheur, une tendresfe fans bornes, une entiere cpnfiance, devinrent fa récompenfe ; il apprit donc le fecret dJArabelle avant qu'elle méme cn fut bien certaine. Choifir les époux de fes enfans lui eut varu une imprudence: Employer 1'autorité, la feule idee de cet acbe de barbarie le révoltait: Oppofer les lumieres de 1'expérience aux pieges de féducbeurs, d'autant plus mépnfables qu'ils font plus dangereux, tel était 1'objet de fes vccux. II le crut rempli en apprenant que le jeune homme, qui avait plu, réunisfait les avantages d'une fortune confidérable, d'une familie estimée, d'une réputation fans tache. Ah ! qu'il est doux d'applaudir, aux premiers mouvemens d'un cceur honnéte, d'eneourager des aveux que la pudeur rend fi touchans. Arabelle fe bata d'inftruire fon amant qu'il pouvait, aspirant hautement a fa main, voir couronner des feux qu'elle croyait aulïï purs qu'ardens. Sir Thomas, privé de bonne heure de fesparens, avoit vu fon cnfance confiée a un oncle, garcon fans principes, fans mceurs & dont le cceur, desféché depuis Iongtems par un dur égoisme, était de 1'oubli des fentimens honnétes pasfé a leur mépris. Le jeune  p O N S T A N C E. S63 homme, buvant avec trop de facilité dans la coupe empoifonnée mife fans cesfe fous fes yeux, crut bientót que la vraie fagesfe prèscrivait de tout ramener a 1'intérêt perfonnel. L'amitié, l'amour, ne lui parurent que des fentimens chimériques dont chacun fe parait pour ajouter a fa fortune, ou pour fatisfaire a fes plaifirs. 11 fe promettait bien de ne jamais être dupe de la fenfibilité, lorsqu'Arabelle lui fit éprouver un mouvement inconnu qui le furprit, fans cependant renverfer fon fyftème. Ce fyftème I'avait conduit a cultiver les funestes talens de la féduétion, ils réulïïrent fans peine prés d'une jeune perfonne fimple, franche & bonne. L'aétive furveillance d'une mere a laquelle un pere fuplée bien rarement, ne pouvait fe rencontrer chez Kandor d'après 1'auftere honnêteté de fes mceurs. Sans d'affligeantes expériences, 1'homme de bien, ne pouvant foupconner les resfources du vice, oppofe a fes attaques de faibles deffenfes. Sir Thomas, admis chez Kandor, lui dit que trés épris de fa fille ainée, il ofait aspirer k fa main. ,, S'il m'était permis, ajouta-t-il, d'écouter la voix „ de mon cceur, les charmes d'Arabelle, fes vertus, „ feraient fa feule dot ; mais un véritable amour ,, me défend de fatisfaire mes défirs aux dépens du ,, bonheur de celle que je chéris. Le prix des objets de „ nécesfité, les fantaifies du luxe devenues des be„ foins , d'après 1'ufage, s'oppofent au désintéres„ fement. II me ferait trop cruel de voir mon époufe „ trainer fes jours dans de continuelles privatiöns.  S6"4 ESS AI eb LITTÉRATURE. „ Pour elle feule, je fafficite une aifance qui d'après „ mon état ne peut exiiter qu'autant que vous lui donnerez cinq mille gumées." Le vieillard, bercé depuis plufieurs jours de 1'idée flatteufe d'asfurer la félicité d*une de fes filles, fut cruellement dégu. Confervant néanmoins de la fermeté il répondit avec franchife & fans aucune altémm vifible. Après quelques phrafes honnêtes, d'ufage dans de telles rencontres, il témoigna combien il lui paraitrait heureux d'unir un enfant bien cher avec 1'homme qu'elle estünait; mais Je devoir lui prèscrivait de rejetter une propofitiqn a laquelle fine faurait accéder, fans fe ffiontrer injufte, dénaturé vis-a-vis de fa fille cadette; d'après ce refus, le jeune homme fe retira & prit un congé abfolu, Le bon pere trés affiigé inftruifit fa fille ainée des circonfiances de cette entrevue : 11 entra avec ingénuité dans les détails des motifs de fa conduite, Papprobation qu'il regut, le furprit agréablement. Cette approbation était moins un effort de raifon qu'un mouvement de fenfibilité. La pasfion, qui régnait despotiquement dans le cceur d'Arabelle, n'avait pas étoufie fa tendresfe pour Conftance, „ L'ingrat, s'écriat'elle fouvent, n'a pas connu le „ cceur qu'il déchire. Je prétends Peftacer entière,, ment de ma mémoire. Amour, tu m'as accablé „ de tes rigueurs. Amitié, tu me confoleras, je le „ défire, je 1'espère: Tu me parais ornée de tant „ d'attraits prés de ma tendre fceur." Hélas! Les cfïarts de la raifon combattant l'amour  CONSTANCE. 365 font encore plus pénibles que glorieux. La plaie d'Arabelle, extrèmement profonde, devint fi douloureufe que la familie préfenta bientót une fcene continuelle de deuil. Cette fille infortunée s'éjait fait illufion fur fon état quand elle forma le généreux desfein d'óublier fon amant; elle le voyait ingrat, mais elle le voyait aimable: A l'inftant même qü la raifon le condamnait , le cceur Pexcufait. Quelquefois elle croyait qu'un facrifiee impofé par les loix impérieufes coutait autant a cet homme infenfible qu'a elle même : Cette idéé parait le défespoir a fon comble: Les foufirances perfonnelles deviennent toujours légères, lorsqu'on les compare a celles qu'éprouve 1'objet aimé. Conftance allarmée de Pagitation de fa fceur j veillait jusqu'a fes moindres mouvemens, fouvent elle 1'arrofait de fes larmes, elle la presfait paf de douces & vives étreintes. La nuit, elle accourait avec empresfement dès que quelque bruit frappait fa vigilante oreille. „ Chere fceur, répétait „ elle fouvent, afléétueufement, tu as des peines & tu les caches a celle qui te chérit plus que fa vie. Penfes tu que je puisfe exifter fi tu restes mal„ heureufe? Parles, fais moi partager tes chagrins. Le ciel, touché de mes vceuxj permettra peut^ être que je les adoucisfe." Longtems Arabelle repousfa fes inftances, mais enfin un attendrislément involontaire ouvrit fort cceur. Tous fes fecrets s'épanchérent. Conftance ausfitót vole prés de fon pére, le reinercie de la furveillauce donnée a fes interets \  566 ÉSSAÏ de LITTÉRATURE. mais elle le iupplie avec la plus vive, avec la plus noble chaleur de ne pas écouter un mouvement de tendresle qui les rendrait tous malheureux: Son ame jeune, fenfible, pleine de feu, n'attachait quelque valeur aux biens de la fortune que d'après 1'espoif de les confacrer au fecours des objets qui lui étaient chers. Quelque foit le fort qui battende, 1'idée d'avoir contribué a ia félicité de fa fceur lui vaudra dans tous les tems plus de plaifir que la posfefiion de biens confidérables. En un mot cette fille généreufe plaida avec une éloquence fi pathétique pour renouer le mariage rompu, que fon pere la presfant contre fon fein, 1'arrofant de larmes de plaifir & d'attendrisfement, s'écria: ,, non, non, je ne ferai „ point asfez cruel pour confentir que tu t'immoles „ a 1'aveugle paffion de ta fceur. Le tems, la ré„ ftexion fuffiront pour ramener le calme parmi „ nous. D'ailleurs crois-moi, fes regrets, & leurs „ triftes effets t'apparaisfent fous des traits éxagerés „ par la délicatesfe r En leur accordant quelque pitié „ j'écoute plus la faiblesfe paternelle que le devoir „ qui me prescrit de blamer un tel aveuglement „ dónt je te défends de me parler a Pavenir.'' Cependant Arabelle, coniiante dans fon desfein; s'impofait de montrer un courage au desfus' de fes forces. Eflbrts vains & pénibles , fon cceur était brifé, fa fanté ne put réfifter a des combats fans cesfe rénaisfans. Conftance était incapable de foutenir plus long-tems le fpeftacle déchirant d'une fceur  CONSTANCE. 3Ö7 bien aimée s'avangant a pas lens vers un tombeau que la douleur creufait a fes picds. Amitié, don céleste, tu pénêtresde toutes les vertus l'ame qui devient ton fanebuaire. Par toi une fille, craintive & tremblante au moindre regard de fon pere , fe fentit asfez de courage pour braver une de fes défenfes. Conftance tombe aux pieds de fon pere, elle embrasfe fes genoux, & d'un accent timide & ferme, elle prononce ces mots: ,, Lais„ fez vous fléchir; ne rejettez pas les vceux de deux „ filles qui vous adorent; elles font également inté„ resfées a obtenir de vous une grace de la qu'elle „ dépend Ia vie de toutes deux." Quelque délicate , quelqu'intéresfante que fut la pofition de ces aimables enfans, jamais Conftance ïi'eut ébranlé le plan qu'un esprit de juftice tracait a fon père, fi des vues de commerce , d'un fuccès trés apparent n'eusfent préfenté a cet honnéte homme 1'espèce de certitude qu'il mettrait fa fille cadette dans Paifance; mais malgré cet espoir, il ne céda qu'après avoir repréfenté fortement, a Arabelle, les dangers de fe livrer a un amöur fi mal reconnu, louant enfuite Conftance de fon généreux dévouement, il lui fit fentir que la libéralité, fi refpecbable dans fon principe, pousfée trop loin, devenait dangereufe, même blamable , puisque 1'excès changeait toute vertu en défaut. Sir Thomas fut rappelé pour rendre le bonheur & la vie a fon amante. Le trait lancé fur lui par l'amour, avait trop légérement effleuré fon cceur dur  368 ESS AI dé LITTÉRATURE. & froid, pour que fa blesfure reftat longterm fair fe cicatrifer. L'image d'Arabelle était tellement effacée par fes liaifons avec d'autres femmes, peu fenfibles & peu délicates , qu'il ne revint qu'attiré par Tappas de 1'or : A la vue de ce métal tout' puisfant, les difficultés s'évanouirent. La douleur fit place k la joie. Le mariage fut célèbré avec pompe. Conftance facrifiant fa fortune éprouvait des mouvemens plus délicieux que ceux de fa fteur fauvée de 1'abattement, du défespoir pour s'uht avec 1'objet qu'elle adorait; Telles font les jouisfances compagnes de la vertu. Aux jours de nóce fuccédèrent quelques mois employés par les nouveaux époux pour leur établisfement a la Campagne. Ils défirèrent alors que leur fceur les vint voir. üne, presfante invitation fut acceptée avec empresfement, car la modeftie , qui caraétérife la véritable bienfaifance, n'empêche pasque le plus ravisfant plaifir dont Phomme vertueux puisfe jouir fur la terre, ne foit de devenir témoin d'un bonheur, 1'ouvrage de fes foins. L'interesfant tableau de deux époux livrés a des devoirs également doux & refpeébables, penétrés d'une tendresfeque 1'estime que 1'habitude renforccnt chaque jour; tendresfe, qui embellit les événemens les plus heureux,- qui adoucit les peines les plus cruelles : Ce tableau fe préfenta fous de riantes couleurs a Pimagination de notre jeune voyageufe, mais disparut peu après fon arrivée. Conftance ne tarda pas a connaitre que malgré fa fépu-  CONSTANC E. 369 réputation généralement établie d'honnéteté, fon beau frere était loin de posieder la rare, 1'inappréciable qualité de rendre heureux ceux qui nous approchent. Cet homme, qui, pendant le tems confacré ,a faire fa cour, s'était montré complaifant, recherché, généreux, dédaignait de foutenir un entretien fuivi, fe livrait a de fréquens emportemens , ne cédait jamais rien , pousfait a 1'excès la négligence dans fa parure , ne goutait jamais le plaifir de la bienfaifance; enfin, a 1'exemple de tant d'autres hommes, il femblait après fon mariage chercher les moyens d'infpirer le dégoüt avec la même ardeur qu'il avait auparavant cherché ceux de jdaire. Sa maxime favorite était qu'un mari doit étre maitre, & fa femme foumife pour que tout prospére. Conftance fut trés affeétée de disputes renaisfantes prèsqu'a toutes les heures & bien contraires k fa délicatesfe morale & phyfique; elle remarqua cependant, avec encore plus de plaifir que de furprife, le peu d'attention d'Arabelle aux défauts de fon époux. Cette dame était du petit nombre des excellentes perfonnes qui ont recu de la nature, pour unique paiïion, un befoin d'aimer duquel dépend leur exiftence, & qui fouvent les attaché a 1'objet que le hafard leur préfente , • aulfi fortement que fi le goüt & la réflexion avaient diété leur choix. Vous empöcheriez plutót le iér de fe joindre a 1'aimant quö vous ne rendriez une femme de ce caraétere 'indifférente pour fon mari Elle fupporte la froideur, les duretés : Ne croye^ Aa  370 ESSAI dè LITTÉRATURE. pourtant pas que ce fonds de tendresfë bannisfe l'aigreur, aü contraire il la produit. Arabelle né tarda pas a connaitre que fa patience n'égalait pas fon amour. Après avoir d'abord eédé fans murmure, elle fit bientót tète a 1'orage. Ses vivacités devinrent alors ausfi bruyantes que celles de fon époux : Dans leurs altercations, la maifon entiere retentisfait fans que perfonne put distinguer quelle voix dominait. Conftance défira d'abord qu'une féparation mit fin a des fcènes fi facheufes, mais bientót; comme 1'innocente perdrix renfermée avec des coqs turbulens. „ Ellefe confola. Ce font leurs mceurs, dit elle." (*) Une obfervation fouvent renoUvellée mit fin a fes tendres follieitudes. La veillée fe terminait dans un état de rupture ouverte; au déjeuné nulles traces de 1'orage , alors régnait le ton d'une parfaite intelligence, préfage trompeurpuisque les premières escarmouches fle tardaient pas a commencer. Le pasfage fubit & fréquent de la guerre a la paix, & de la paix a la guerre, peut oftrir quelques disfipations aux parties intéresfées; elles y rencontrent une resfource contre 1'infupportable lasfitude qu'entraine 1'oifiveté. Sans les querelles , fans les raccommodemens que de gens périraient d'ennui; mais en ce genre le röle de fpeélateur est trop pénible, pour qu'on puisfe le foutenir longtems: Con- (*) La Fontaine.  C O N S T A N C E. 371 ftance partit avec le cliagrin d'avoir vu fon attente trompée. Des adieux trés froids lui caufèrent une peine difficile a cacher, quoiqu'elle fut adoucie par 1'espoir d'un plus bel avenir. Les enfans de fa fceur captiveraient fes foins, feraient fa joye '• Nouvelle espérance bien cruellement trompée! Arabelle donna le jour a nn fils que fon extréme faiblesfe ne permit pas de conferver. La mere, accablée de cette perte, découvrant en outre que Viadilférence était le feul retour obtenu par fon inaltérable paffion , ne s'abreuva plus que de fes larmes: La doulcur ruina fa fanté. Après avoir langui quelque tems dans les fouffrances , elle périt; elle augmenta le nombre des viétimes du malheur, victimes intéresfantes qui commandent Ie refpeét, 1'attendrisfement des hommes honnëtes, tandis que les cceurs durs feignent de ne pas croire a leur exiftence. Sir Thomas fe fit gloire de fatisfaire avec une minutieufe exadtitude a 1'étiquette du deuil, & s'occupa peu après de trouver de folides confolatiöns dans une riche compagne. Si la reconnaisfance est pour les belles ames, un devoir cent fois plus doux qu'il n'est facré , elle parait un pefant fardeau aux caraéteres pervers. La préfence du bienfaiteur devient ou le premier des biens ou la plus cruelle des peines. D'après ce principe Sir Thomas chercha des prétextes pour rompre toute liaifon avec Conftance, dont la noble fusceptibilité feconda de,s vues qu'elle pénétrait, qu'elle méprifait, fatisfaite d'ètre délivrée Aa 2  37» ESS AI db LITTÉRATURE. des hypocrites honnêtetés d'une homme qui lui ittfpirait une invincible répugnance, depuis qu'elle at~ tribuait en grande partie a fes mauvais procédés la mort de fa fceur: Cette mort n'était que le funeste avant-coureur de grandes calamités. Les affaires du pere de Conftance prirent tout a coup une tournure allarmante. A Paspeét de fa ruine, cet homme vit fon courage s'évanouir ; fa fanté s'altéra ; fon cceur fut bourrelé. Le feul enfant, qui lui restait, réduit è. la mifere & par fa faute: Quelle image déchirante ! Plus de repos, les remords le banisfaient. La faiblesfe de céder a de généreufes prieres n'excufait pas, aux yeux d'un homme auffi ferme dans fes principes, la violation du plus faint des devoirs, de la juftice paternelle. Conftance réunisfant autant de tendresfe que de courage, regrettant de ne pouvoir pas s'approprier toutes les peines, employa pour réveiller une ame abattue, les facultés de la fienne. Ses foins de tout tems refpeétueux devinrent plus empresfés. Le calme, la gaieté même, régnèrent fur fon front: Les dépenfes de la maifon furent réglées avec une décente économie; les objets de luxe, de parure, de disfipation, restèrent profcrits; les facrifices en tout genre femblèrent des jouisfances. Le noble orgueil, le plaifir, 1'admiration dont le vieülard fe fentit pénétré en voyant fe dévélopper un caraétere fi beau, le firent triompher de Pinfortune & de la terreur. Les confeils de Conftance, s'étendant jusqu'aiix affaires de commerce, foutinrent  C O N S T A N C E. 375 pendant quelque tems une machine trop désorganifée pour jamais être rétablie. Enfin 1'heure fatale tant redoutée arriva. Kandor, tremblant tant que le danger Ie menagait, regut avec fermeté le coup au moment oü ü fut por té. „ Ma fille , dit-il a Conftance, a cette heu„ re les plaintes font fuperflues. Armons nous de „ courage. Les regrets d'un honnête homme ne „ font jamais deféspérans : Leurs traits les plus „ poignans font adoucis par une bonne confcien„ ce. J'ai pendant cinquante ans travaillé avec „ ardeur & fans relache : Le ciel n'a point récotnpenfé mes efforts par des richesfes, mais je lui „ dois la posfeffion d'un bien de toute autre valeur „ une réputation fans tache. Jamais ma main ne „ fe prêta a aucune fraude ; toujours le malheureux „ me trouva compatisfant; ma chüte ne coute rien ,, a ceux qui m'ont honoré de leur confiance; elle „ devient par la moins affreufe. Si 1'infortune nous „ affermit dans la route de 1'honnêteté on nous „ honorera. Pour votre intérêt, plus que pour le ,, mien,j'exige une cruelle, mais nécesfaire féparation. Si votre pere un jour vous rejoint, ce „ jour, le plus beau de fa vie , réparera tous fes „ ennuis; mais fi le fort rigoureux & inflexible lui ,, refufe cette confolation , rappellez-vous, ma fille , ,, que fa derniere actlon, dont vous futes témoin , „ fut le facrifice de fon bonheur perfonnel au vo„ tre, & que la derniere parole qu'il vous adresfa fut une exhortation a la vertu." Aa 3  374 ESSAI de LITTÉRATURE. Le faible espoir de fauver quelques débris de fon naufrage, avec le fecours de fes correfpondans, engagea 1'infortuné négociant a fe retirer en France. L'idée d'expofer fa fille aux déboires , aux humiliations que la pauvreté train e a fa fuite, furtout chez les étrangers, lui parut trop cruelle, pour ne pas repousfer les inftantes prieres de Conftance, heureufe par les foins qu'elle lui rendait, dés lors défespérée d'une féparation pire a fes yeux que le trépas. Des larmes furent fes feuls interprétes. Elle obéit fans murmure a 1'ordre de chercher un azile chez une tante, veuve qui devait a fon aifance a beaucoup d'ordre, furtout a une dévotion marquée de jouer quelque röle dans une ville de province. Madame Bragard était une de ces femmes, qui par de longues & fréquentes vifites a 1'églife, penfent acquérir le droit inconteftable de vanter leurs bonnes qualités, de déprécier celles de leur prochain, enfin de médire non feulement de toutes les perfonnes qu'elles connaisfent, mais encore de plufieurs dont le nom feul est malheureufement parvenu k leurs oreilles. Cette prétendue bonne femme n'avait dans aucun tems resfenti 1'effet des paflions. Étrangere a l'amour, a la tendresfe, aux plaifirs, aux peines de la fenfibilité , née avec une conftitution robufte, elle jouisfait a cinquante cinq ans de la fanté, de la force, de l'aigreur propres a la placer avec éclat dans tous les graves événemens du monde féminin. L'aétivité était a fes yeux faine & agréable; aufii fe montrait-elle toujours fort occu-  CQNSTANCE. 375 pée de fes propres affaires, trés fouvent de celles des autres, de préférence quand elle n'en était pas priée. Les clefs de fes armoires lui paraisfaient le véritable fceptre de fa domination ; fceptre, dont elle prétendait ne jamais fe desfaifir, trés réfolue de ne pas méme partager fon autorité avec aucun miniftre. Elle ne regardait donc pas 1'arrivée de fa niece comme un fecours pour la conduite de fon ménage ; elle ne fe promettait aucun plaifir de fon intéresfante converfation; elle n'attachait aucun prix a 1'excelleuce de fon caraétere ; elle ne prifait pas les agrémens de fa beauté. Pourquoi donc defiraitelje. fon arrivée ? C'est qu'elle attendait de cette réunion une jouisfance d'autant plus précieufe que chaque heure du jour la raménerait: Cette jouisfance, par malheur trop dans la nature, confifterait a répéter a toutes les perfonnes qui viendraient la voir : „ Que cette jeune Depioifelle eft heureufe „ d'avoir trouvé une auffi bonne amie une auffi „ généreufe protectrice !" Quelques pénibles que fusfent pour une ame délicate ces humilians discours, Conftance les fuportait avec calme. Ne voyant que les bienfaits de fa tante , elle la plaignait d'être privée du plaifir d'obliger par fenfibilité, & réduite a ne le faire que par oftentation ; d'autres circonftances ajo.utèrent a fes désagrémens. Me. Bragard était pénétrée d'un profond mépris ou plusót d'une infurmontable averfion pour les talens que Conftance avait cultivé. Les lettres, la Aa 4  376 ESSAI de LITTÉRATURE. mufique , fes amufemens dans de beaux jours , deviendraient, k ce qu'elle esperait, des resfources falutaires au moment oü les cliagrins s'accumulaient fur fa téte. Son pere s'était plü a lui faire trouver dans fon nouveau féjour,une barpe, de la mufique, ainfi qu'une bibliotheque peu nombreufe , mais parfaitement choifie. Ces objets, aux quels la tendre attention, qui les offrait, ajoutait un nouveau prix, loin d'apporter de confolans amufemens , devinrent la fource de nombreufes contrariétés. La Niece ne commencait jamais a-lire, ou k éxécuter quelque morceau fans esfuyer fur le champ de longues, de véhémentes invecbives que la tante vomisfait contre les femmes inftruites ou muficiennes. Me. Bragard croyait fermement que les feuls talens utiles, que les feuls vrais plaifirs fe rencontraient dans les jeux de la fociété. Lui reprocher comme un tort cette facon de penfer, ce ferait condamner 1'opinion adoptée dans les petites villes de province. Conftance fe préta aux goüts de fa tante : Son bon naturel lui infpirait toujours le défir de plaire a ceux prés de qui elle vivait. Dans cette occafion la reconnaisfance lui en faifait une loi; mais les cartes ayant peu d'attraits a fes yeux : D'ailleurs une foule d'inquiétudes 1'empêcliant de fixer fon attention, elle perdait presque toujours. Ce contretems ne tarda pas a blesfer bavarice de la vieille Dame. Un jour, trés piquée elle s'écria devant beaucoup de monde: „ Une jeune perfonne q chercherait envain a excufer fes diftracbipns,  C O N S T A N C E. 377 „ quand elle perd 1'argcnt de fa bienfaitrice." L'infbrtunée, qui recut ce fanglant affront, fe retira fondant en larmes. Une longue & pénible explication, apprit le foir a Conftance dans quei esclavage elle allait vivre & tui fit fentir toute la pefanteur d'un jong impofé par la.vanité, fentiment qui ne laisfait fubfifter aucun rapport entre fon cceur & celui de fa parente. Les deux parties convinrent d'une espece de treve dont les articles furent dictés par la tante. Conftance obtint de renoncer aux cartes fous la condition expresfe de ne laisfer paraitre d'autre livre que celui des offices & de ne jamais toucher fa harpe. Le fon d'un inftrument faifait éprouver a Me. Bragard une espece d'horreur femblable a celle que produifait fur fa niece la vue d'une table de jeu. Conftance paffa un tems affez long dans cet état mortifiant, moins affectie de fes peines perfonnelles qu'inquiette du fort de fon pere : Sure enfin qu'il ne confervait aucune espérance de revenir dans fa patrie , elle lui écrivit une lettre a la fois presfante & touchante. Un détail trés circonftancié de fes fouflïances précédait la demande de quitter. Me. Bragard : Des legons de mufique données a quelques jeunes dames lui offraient une exiftencc tranquile : Les talens dus aux bontés d'un pere rendraient probable le fuccès de fes vues. Cette requête, fondée fur la raifon, pleine de respect., respirant a chaque mot l'amour filial, attira une réponfe égaleAa 5  3?8 ESSAI de LITTÉRATURE. ment injufte & dure. Conftance fe foumit, fans hafarder de nouvelles repréfentations. Le hafard fit qu'un de mes amis me demanda s'il ferait poflible de trouver une femme aimable, vertueufe, ayant pasfé la première jeunesfe, & décidée par fon peu de fortune a yivre prés d'une dame trés riche & du plus excellent caraétere qui venait de perdre la vue. Je penfai auffitót a Conftance , chez qui fe rencontraient les quafités recherchées. Ma connaisfance avec elle datait de 1'époque du mariage de fa fceur. La grandeur de fa conduite m'avait fait rechercher fon amitié: Bientót féparés , forcés de vivre trés éloignés, 1'un de 1'autre, notre liaifon s'était entretenue par une corresrondance fuivie. Au moment ou je recevais la commiffion de mon ami, Conftance m'apprenait la mort de fon pere : A 1'intéresfante expreifion de fes regrets, elle ajoutait ne plus appercevoir de moyen propre a la fouftraire a une vie que je favais incompatible avec fon bonheur. Cette derniere phrafe me perfuada que mon plan ferait adopté avec empresfement. Je réfolus de jouir du doublé plaifir de revoir mon amie & de lui annoncer une nouvelle agréable.. Plufieurs années s'étaient éqoulées depuis notre féparation. Ces années n'avaient embelli ni la perfonne, ni le maintien de ma malheureufe amie. La vérité me prescrit d'avouer que 1'un & 1'autre m'offrirent une trés grande altération. Quelque parfai-  CONSTANCE. 579 te que Pon fuppofe une femme, beaucoup de fes agrémens disparaitraient, fi vous la confiniez dans un douloureux esclavage. Conftance parut a mes yeux femblable a une belle ftatue expofée depuis longtems aux injures du tems: La finesfe du poli s'efface aifément, mais Pexcellence des formes brave le courroux des élémens. Je fus d'abord furpris & peiné de 1'embaras des discours, de la gaucherie des manieres de mon amie, mais je ne tardai pas a reconnaitre que fi 1'extérieur avait perdu , l'ame confervait toute fa délicate fenfibilité; l'esprit offrait toujours de grandes resfources. Elle exprima avec énergie avec noblesfe combien ma démarche lui infpirait de reconnaisfance; elle mit dans fes remercimens cette espece d'excès, cette effufion de cordialité infpirée par le prix infini que le malheur honnête attaché aux plus légeres attentions de Pamitié. Je fentis redoubler mon défir de 1'obliger. Je rendis grace a la fortune de m'en avoir préfenté une occafion favorable, j'expofai mon projet qui fut renverfé par des obftacles que j'étais loin de prévoir. La première réponfe de Conftance fut un torrenc de larmes ; langage exprefiif, prés du quei tous les discours font bien froids; mais comme il eft du dcftin de 1'homme de ne pouvoir, fans de vives émotions, fupporter ni le comble du bien, ni Pexcès du mal, j'attribuai d'abord les larmes que je voyais répandre a un mouvement de joye produit par la facilité inattendue de s'arracher a une affreufe dé-  S3o ESSAI de LITTÉRATURE. pendance. Mon amie ne me laisfa pas longtems dans cette erreur; fortant de fa poche un porte-feuille , „ voda, dit-elle, la fource de mes larmes ; li„ fez ; vous verrez que condamnée k trainer mes „ jours dans 1'infortune, il ne m'eft pas permis de 3, profiter de vos foins généreux ; mais forcée d'y „ renoncer, je puis du moins les apprécier. Leur 9, fouvenir adoucira fouvent 1'amertume de mon „ fort. Veuille le ciel, que mon cceur ne foit ja„ mais affez flétri par la douleur pour ne pas fen„ tir, dans tous les tems, combien il est doux d'a„ voir un ami: Ce tréfor que 1'opulence, que la „ grandeur voudraient envain acquérir, que l'hom„ me heureux eft toujours incertam de posféder,je „ le trouve en vous. Les malheureux ne reftent „ jamais privés de toute confolation : Celle que je ,, recois de vous en cet inftant efface plufieurs an„ nées de peines, la providence.".... Des fanglots étouffèrent fa voix, j'ouviis avec empresfement le myftérieux po'-te-feuille: II ne contenait que deux lettres. La première de la main de mon amie étaii la demande faite a fon pere de chercher des resfources dans fes talens. J'eus lieu d'admirer cette aimable candeur, cette touchante confiance cette refpe&ueufe tendrefle, fignes cerrains d'une belle ame . que les étres corrompus cherchent a imiter, mais fans fuccès. La nature ne permet pas a 1'hypocrifie de s'égaler a fon plus bel ouvrage : Le vice ne préfentera jamais qu'une groffierc image de la vertu , quiconque s'y méprend, ou végéte dans  1 CONSTANCE. 381 une ftupide indifférence, ou chérit une erreur favorable a fes palfions. La feconde lettre m'affeébi beaucoup, j'y vis combien le pere & la fille avaient du fouffrir. Cet infortnné vieillard , ruiné , en proie a des infirmités', aggrava fes maux par une crainte k la vérité chimérique , mais le tourment le plus aftreux qui puisfe déchirer le cceur d'un pere. Sa mifere, celle de fon enfant chéri, ne parurent a fes yeux que les moins funestes fuites des avantages faits en fa veur du mariage d'Arabelle: II crut fa fille cadette au moment de fe jetter dans la proftitution, de chercher dans cette horrible resfource des fecours contre 1'indigence qu'elle était en droit de lui reprocher. A toute heure il fe repréfentait fa Conftance fi belle, fi intéresfante, augmentantle nombre de ces vicbitnes qu'abreuve le mépris, de ces esclaves de la brutabté condamnées a voir leurs plaifirs même fiétris par 1'oprobre , qui terminent bientót dans le défefpoir leur carrière, ou la traïnent au milieu de 1'infamie , qui préfentent le fpecbacle révoltant de créatures réunisfant tous les vices; qui cherchent inutüement k étouffer la voix des remords par des crimes fans cesfe renouvellés; enfin qui languisfent frappées de maladies auffi douloureufes que dégoutantes. Ce tableau acheva de troubler une raifon déja altérée par le chagrin. La lettre de Conftance parut au vieillard 1'accomplisfement de fes finiftres idéés : Elle le jetta dans un accès de phrénéfie pendant le-  sSa ESSAI de LITTÉRAT ÜRË. quei il fit fa réponfe. Cette réponfe était longue diftufe, incoherente , mais laisfait pourtant facilement difhnguer fon objet: „ Si fa fille ofait quitter la „ retraite ménagée par la prudence de fon pere, fi „ elle abandonnait fa bienfaitrice avant d'avoir recu „ un époux de fon choix, la malédiétion paterneÜe „ deviendrait fon partage ;?' malédiélion, clmtiment terrible & facré, dernier frein que le méchant ne rompt pas fans efiroi. Le pere, qui 1'employe, déchire fes propres entrailles, fes fouffrances réjaillisfent fur 1'enfant affez criminel pour mériter la plus redoutable marqué de courroux. Après avoir parcouru avec rapidité cet écrit, j'entrepris de confoler mon amie , de prouver que cette effufion d'un homme, asfurément honnéte, mais privé des facultés de fa raifon , ne pouvait 1'aflecter, encore moins s'oppofer a 1'exécution de mes vues. Qu'elle fut ma furprife quand j'entendis : „ Maintenant que mon pere est defcendu dans la „ tombe, vous traiterez peut être de fuperftition le „ poids que j'attache a fa trifte lettre, mais tant „ qu'il vécut, fes moindres ordres furent diétés par „ fa tendresfe. Quelque malheureufe que je fois je bénis fa mémoire, je respecte fes cendres que „ je n'offenferai jamais par aucun aéte de désobéis„ fance." Des pleurs inondaient fes joues, mais le ton dont elle s'exprimait n'en annoncait pas moins le ferme dévouement d'un martyr. Redoublant de zele, j'expofai avec feu les argumens que la raifon , que 1'expérience, que l'amitié  CONSTANCE. 383 in'infpirèrent pour détruire une fi pernicieufe réfolution, L'inutilité de mes efforts me fit bientót connaitre que les discours n'effacent point dans une belle ame les imprelïions du fentiment. Conftance s'était impofée 1'irrévocable loi d'obéir autant a la lettre qu'a l'esprit de la défenfe de fon pere. Elle femblait puifer, dans ce facrificea la piété filiale, une innocente joye, un refpeétable orgueil: Me propofant dés lors un aurre but je cesfai de presfer pour fon changement d'état; je tachai d'adoucir les inconveniens de la fituation a laquelle elle fe devouait. „ Sans doute , repliqua-t-ellé , toute Orpheline „ fauvée par la providence d'une ruine totale, mife „ a 1'abri de 1'infamie , doit fe louer de fa condi„ tion. Quand je porte mes regards fur cette foule » de jeunes perfonnes que le malheur a jettédansle „ désordre, & dont le déréglement est plus fouvent „ la fuite d'accidens facheux que de fautes réelles, „ je fuis préte a me reprocher les murmures qui „ m'échappent dans la folitude. Si cependant vous „ aviez fous les yeux une fidelle peinture de tout „ ce qu'il me faut fupporter, ha! votre cceur, „ m'est connu , il me plaindrait, il ne traiterait „ pas de criminel le mécontentement que je m'ef„ force envain d'étouffer. Alors cette viétime de 1'infortune entra dans le détail circonftancié de fcènes domeftiques répétées chaque jour avec des circonftances plus mortifiantes. Les contrariétés naisfaient fous fes pas; ede fe voyait  384 ESSAI de LITTÉRATURE. k toute heure expofée a ce raflnement de malice que les femmes feules favent employer. Tous les genres de vexation femblaient être inventés pour 1'harrasfer. Sa patience me pénétra d'une admiration que je cherchais a lui exprimer, quand, m'arrêtant & pousfant un profond foupir , elle dit : „ J'ai beaucoup fouffert ; mais que les maux éprou„ vés jusqu'a ce jour font faibles prés de celui qui „ me menaee & qui ne faurait être enfeveli dans „ un trop profond fecret." Je la presfai, je la conjurai de n'avoir rien de caché pour fon ami : Ce titre précieux ne m'appartiendrait plus dès que le moindre repli de fon cceur me ferait fermé. Sans une confiance aveugle , on peut fe parer des brillantes apparences de 1'amitié , mais l'ori*n'en posféde pas la réalité. „ Hé bien , vous le voulez, reprit elle , vous „ ferez fatisfait. II m'en couterait ■ trop de vous „ faire esfuyer un refus. Puisfe un humiliant aveu „ ne pas m'enlever cette amitié au nom de la„ quelle vous me presfez. Sachez que je crains de „ perdre tout fentiment d'humanité ; rien au mon„ de ne m'infpire plus d'intérêt Dans cet inftant „ même je rougis de ne pas être pénétrée de la „ reconnaisfance que devrait m'infpirer la marqué „ d'amitié que vous venez de me donner." Empresfé de 1'interrompre je la fuppliai de bannir cette fantaifie dénuée de tout fondement & le trifte elfet de fon imagination blesfée. Une forte exclamation, prononcée d'une voix fombre , fe fit en tendre.  CONSTANCE. 385 entendre. „ Hélas! Moti malheur n'est que trop „ certain: Exprimerai-je jamais bien les tourmens „ que j'endure..... II me femble que mon cceur fe change en pierre." Cette expresfion forcée, fi contraire a ce qü'elle m'avait dit peu d'inftans avant, le ton de voix, le geste qui 1'accompagnaient, glacèrent mes fens. Je ne devins que trop certain de ce que j'avais foupgonné d'après plufieurs indices fur les fuites facheufes entrainées pat tant de chagrins. Toutes les parties de fon Etre me parurent a la föis désorganifées. Son charmant vifagc, oü régnaient 01'dinairement la douceur, la délicatesfe animées par une phyfionomie cxpresfive, fe couvrit d'une paleur livide, voile lugubre qui altérait les traits, qui étouffait les graces. Ses yeux, dans lesquels brillait Pesprit, fe peignait la bienfaifance & qüi femblaient pleins d'un feu céleste, dont nul mortel n'eüt pu fecevoir des rayons fans émotion, maintenant fixes & mornes annongaient 1'égarement. Ses belles mains' livides & froides ne confervaient aucun figne de vie. Cette violente crife , devant laquelle les fecours de Part eusfent échoué, fut foulagée par les foins empresfis, par les marqués d'intérét que m'infpira la plus döuloureufè émotion que j'aye éprouvée de ma vie. L'arrivée de Me. Bragard niterrompit i'eritretien que nous venions de renouer. Cette véritable commere s'occupa beaucoup de moi, prétendit me faire les honneurs de chez elle d'une facon agréable & distinguée: Ses manieres préfentaient un compofé fi Bb  386" ESSAI De LITTÉRATURE. ridicule de grandeur affeétée, de basfesfe naturelle j qu'elle fut bien éloignée de réusfir dans fes projets. Mon averfion parvint a fon comble, quand cétté odieufe perfonne s'appercevant de ma triftesfe, prit a tache de la disfiper par Une foüle de grosfieres plaifanteries. Elle me demanda, avec un éclat de rirë forcé, fi je n'étais pas furpris du changement de fa niece, elle prétendit m'en expliqtier la caufe : elle le fit dans les termes d'une rebutante licence, tertóes que 1'honnêteté m'interdifait de rapporter» s'ils eusfent fouillé ma mémoire: A fon avis, le befoin impérieux d'un mari trainait è fa fuite les ravages dont j'étais témoin. Prenant tout-a-coup un air de fausfe tendresfe, elle dit avoir plufieurs amis a la Jamaïque, ce qui lui donnait 1'idée d'envoyer la pauvre fille chercherun meilleur deftin, furtout esfayer de 1'influence d'un climat plus chaud & par conféquent plus favorable pour la remettre de fon état de déla brem ent. A ces mots les jouës pales de Conftance fe cóuvrirent de rougeur, non de cette rougeur fuite aimable du plaifir, de 1'innocence, également douce pour qui 'l'éprouve, pour qui 1'excite, mais de cette rougeur forcée que le dépit, que la honte, que la pudeur blesfée produifent: Feu dévorant qui circule dans toutes les veines, fupplice cruel auquel les créatures honnêtes lont fouvent livrées par les méchans, qui jouisfent avec transport des peines dont un infernal inftinét leur fait deviner toute la rigueur. La Dame, fiere de fi bien atteindre a fon but rf  CONSTANCE. 387 voulut entièrement abattre fa vicbime, Les mortifiantes alluiions, les fanglantes railleries furent fi prodiguees que ma mallieureufe amie, prête a être fuffoquée par les fanglots, par les larmes qu'elle vdulait cacher, fe vit forcée de fe retirer. Peu d'inftans après elle reparut: Son air était trifté; mais ferme; fon regard était abattu, mais annoncait la réfignation. Je me hatai de terminer une ausfi désagréable vifite. Je m'éloignai, le cceur navré de douleur & repröchant a la fortune fon injuflice envers la plus intéresfanté des femmes. „ La nature, me difais-je, „ prit plaifir, a 1'enrichir de fes dons*. Sbn exté3, rieur femble pétri de la main des gfaces ; fon „ esprit devient celui de quiconque 1'approChe; fon „ cceur fe nourrit d'une aétive fenfibüité; fon ame „ est remplie d'une inépuifable bienfaifance." Dèsque le fort la condamne a languir dans une fituation óü fes qualités aimantes ne peuvent pas s'exercer; elle périra bientót, telle qu'une fleur arrachée des prairies émaillées pour Ótre transplantée parmi d'arides rochers! Elle tómbera fans avoir atteint le dégré de perfecbion dont elle était fusceptible, puisque fes facultés ne feront pas vivifiées par cette pasfion; premier préfent du ciel, qui, élevant 1'homme au desfus de lui-même, devient la fource des belles actions, comme celle des plaifirs: Oui$ c'est a l'amour qu'il appartient de rendre faciles les généreux facrifices. Ceux qu'il éleétrife prennent en horreur le vice, cherchent la volupté dans Pexercice des vertus; Pégoisme ne desféche point leur cceur. Deux JBb 2  888 ESSAI faE LITTÉR ATURÉ. vrais amans méritent donc & obtiehnent Pintérét de 1'homme honnête, tandis que le méchant regardè avec la rage de 1'envie üne union qui feule produit la félicité fur la terre; qui centuple la valeur des événemens heureux , qui rend légers les plus cruels revers. Sans doute nulle morteile ïveut autant de droits que Conftance a ces grands avantages. Infpirer, resfentir une pasfion vivc & pure eut été fon partage, fi les rigueurs de la fortune n'avaient étouffé de bonne heure de précieux germes. Le malheur qui ne faurait ébranler 1'amour, lorsqu'il est dans fa force, 1'empêche de naitre, en frappant la viétime avant qu'elle ait connu 1'objet destiné a 1'enflammer: tout empresfement intéresfé devient un outrage pour 1'infortunée réduite a défirer des confolations & non des hommages. Ne point adorer Conftance fut un devoir que m'impófa la générofité. Ce tribut, payé a la vénération dont me péuétraient fes hautes qualités, éxigea des efforts que les cceurs éperduement épris fauront évaluer. Quelques pénibles qu'ils aient été , j'en fuis bien récompenfé par les confolans fouvenirs qu'ils ont laisfé après eux. Mon imagination était profondèment enfevelie dans ces idéés, quand je recus une lettre de Conftance. La douleur produite fur moi par fa fituation n'avait point échappé a fa vigilante amitié: Elle fe hatait de me confoler ; elle s'accufait avec une touchante injuftice d'avoir exagéré fes peines, ainfi que les défauts de fa Tante; elle éprouvait déja des adoucisfemens dus a ma vifite; elle fe flattait  CONSTANCE. 380 que Pabfence ne la priverait pas de mes fages confeils; elle finisfait en me difanud'esperer qu'avant peu je trouverais dans mon écoliere une parfaits philofophe. Pendant deux ans j'avais reeu plufieurs lettres confolantes, quand le billet que voici me parvint: „ Je me prépare a un bien long voyage ; je défire„ rais vous charger de commisiions trés intéresfantes. „ Accordez-moi donc, s'il est posfible, de vous ren„ dre au lieu que j'habite. Comme ce fera la der„ niere fois que je jouirai du bonheur de vous voir dans ce monde, je ne doute pas que vous ne fa„ tisfasfiez a ma demande , & ne veniez recevoir „ les embrasfemens, les adieux de votre iincere „ reconnoisfante amie." Je penfai que Me. Bragard exécutait le projet de faire partir fa niece pour la Jamaïque ; une feule réflexion m'embarasfait: Comment Conftance m'appelait-elle, tandis que fon pasfage a Londres préfenterait tant de moyens de nous voir avec beaucoup plus de liberté, par conféquent avec beaucoup plus d'agrément, Je n'héfitai pourtant pas; j'obéis a une priere facrée a mes yeux : A peine j'arrivais au tcrme de mon voyage, que Phóte chez qui je mettais pied a terre, m'apprit que les jours de mon amie étaient trés en danger : Cette nouvelle, qu'il m'annonca avec une émotion, extraordinaire dans un homme de fon état, devenait felonlui une calamité pubUque. Les ricb.es & les pauvres craignaient égar lcment de perdre Conftance, aimable pour les preBb 3  390 ESS AI de LITTÉRATURE. miers, bienfaifante FPur les feconds. Sa vertu obtenait le refpeö; fa bonté infpirait Pattachemer.t; fa fimplicité défarmait benvie: I] exifte donc un dégré de perfecbion que les hommes les plus corrompus reconnaisfent, contre lequel la méchanceté n'ofe pas lancer fon fouffle empoifonné. Le véritable fens du billet me fut alors connu. Je cour as ausfitót. Mon inquiétude, mon chagrin quoiqu'extrémes ne me rendaient pas infenfible a la certitude que notre entrevue ne ferait point troublée par la Tante. Cette Dame, d'après un calcul digne d'elle, avait conclu que les malheureux devaient être abandonnés pour ceux que la fortune favorifait. Pendant que fa niece, minée par une langueur incurable, touchait aux porles de la mort; elle asfiftait a quelques lieues de la aux fêtes brillantes données r-our le mariage trés avantageux d'une de fes parentes. Prenant part a tous les plaifrrs, la première aux repas, la plus asfidue au jeu, prête a danfer fi quelqu'un eüt voulu 1'y engager, riante, complaifante, elle fe pavanait d'entendre a chaque minute répéter: „ L'excellente „ perfonne, que cette Me. Bragard!" Éloge banal, donné fans réflexion dans des fociétés dont tous les membres fe rasfemblent, fans défirer de fe bien connaitre. Lorsque j'entrai chez Conftance, un rayon de joye qui anima fes yeux, ne m'empêcha pas d'étre effrayé de fon état. Je la trouvai tellement.affaiblie qu'elle ne put fe foulever qu'avec. le fecours d'un bras étranger. Ayant ordonné a fa garde de fe retirer, eUe rasfembla le peu de forces qui lui reftaient,  CONSTANCE. 3gi parut un peu fortir dc fon abattement & m'adresfa avec autant de fang-frold que de raiibn un dbcours que le tems ne fauraït effacer de ma mémoire: „Ne ,, foyez point affcété d'un événement que vous ne „ croyez peut-étre pas ausfi prochain, mais que vous ,, conlidérerez, j'espere, avec une fatisfacbion réelle „ q' o que mélancolique, quand quelques réflexions „ auront éclairé votre amitié. Confident de mes ,, peines vous les avez fouvent partagées; mainte,,.nant foyez témoin du calme, du dévouement avec „ lequel je vois approcher leur terme. Mes plaintes „ fe font par fois épanchées dans votre fein; a „ cette heure je fens que nous accufons a tort la „ providence. Si j'eusfe vécu au milieu des déli„ ces, toujours entourée d'une familie chérie, il ne „ me ferait certainement pas posfible d'envifager la „ mort fous le point de vue confolant oü elle fe „ préfente a mes yeux. Puisfent d'indiserets mur„ mures être effacés par mon entiere foumisfion aux „ décrets du tres haut : Mon cceur , qui toujours ,, Padora, fe fent plus que jamais brülant d'amour „ pour lui. Je recois avec dévouement des foufiran„ qui fans doute asfurent ma félicité." „ Etre fuprême, j'attends tout de ta clémenc'e; „ daïgne m'approcher de toi; hate le moment qui „ m'enlévera de ce fejour d'afliicbon pour me con„ duire dans celui de la paix, oü je ferai, j'aime „ du moins a le penfer, réunie aux objets de ma „ plus tendre affecbion." „ J'ai peu d'affaires a régler fur la terre, je you» Bb 4  59- ESS AI de LITTÉRATURE. j, drais obtenir de votre complaifanee une faveur: « Je la demande en tremblant dans la crainte de „ me rendre importune. Cónfentiriez-vous a rem» plir les fonctions de mon executeur testamentaire? „ Toutes mes propriétés, ajouta-t'elle, avec un ten„ dre fourire, font renfermées dans cette petite „ chambre; elles ne vous cauferont donc pas beau„ coup d'em barras; mais il est une grace a laquelle „ mon cceur attaché le plus grand prix. Vous favez „ qu'un des amis de mon pere a fait transporter fon „ corps pres de Londres. Je mourrais heureufe, fi „ j'étais certaine d'étre après ma mort placée au„ prés de l'auteur de mes jours." Les tendres fouvenirs rapellés par le nom de ce pere tant aimé, 1'émurent au point qu'il me devint trés difiicile de bien distinguer des paroles entrecoupées par de fréquens, & longs foupirs. Je coïnpris néanmoins qu'elle s'efforc-ait d'appuyer fur quelques raifons de familie la demande que lui diétait fon refpect fijial, Je 1'interrompis par 1'asfurance du défir conftant d'exécuter avec zèle, avec ponétualité fes moindres ordres, mais je la fuppliai de ne point fe livrer a des idéés défespérées; fon mal confiftait en une grande faiblesfe qui n'ötait pas tout espoir de rétablisfement. Jettant tout-a-coup fur moi un regard rapide & per?ant, elle s'écria, „ Gardez-vous d'étre asfez „ cruel pour fouhaiter que mes jours foient prolon„ gés. Inutik fardeau de la Terre j'oceupe une place „ qui nefera bleu rsmplk que quand je Paurai quittée:''  CONSTANCE. Le ton a la fois ferme & pathétiqüe avec le quei fut prononcée cette citation de Shakefpéar, me déchira l'ame. Je chercliai inutilement a répondre, ma voix était éteinte; des pleurs s'échappèrent de mes yeux. Mon amié trés ému'e dé ïnoli trouble fe hata de me dire avec Paccent le plus affectueux : VööS „ êtes up. excellent homme, mais vous êtes trop M* „ ble: Eloignez-vous d'un fpeébacle que je m'attén-* dais k vous voir ibutenir avec plus dé fermeté» „ La philofophie ne ferait-elle donc, qu'une afmi ,, fans pouvoir, contre les faiblesfes du cceur? Moij, même je fens ma réfolution chancelante. Ce ferait ,, entreprendre au desfus de nos moyens qüe dé res„ ter plus longtems enfemble. Si demain je me" fens plus de courage, nous nous revérrons; au ,, contraire 1'entrée de ma chambre vous fera refU» „ fée, fi ah! NJen foyez point offenfé; 1'intérêt „ presfant de bun & de 1'autre prefcrira feul une fi g, douloureuie privation. Evitons de déchirans adieüX* „ Donnez-moi votre main, puisfai-je prés du Dieu „ qui bientót m'appellera veiller, a votre félicité." Presfant fa main glacée de mes levres bröhfitês, j'obéis , je fortis fans proférer une feule parole; je craignis de donner lieu a une fcene trop vive poüï 1'état de la malade dont 1'altcration, vifiblement ac* crue, menacait d'un danger prochain. Le lendemain matin elle m'envoya un billet tvacè d'une main fi tremblante, que je ne parvins a le lire qu'avec beaucoup de peine. II eontenait une priere  294 ESSAI de LITTÉRATURE. de ne plus penfer k la voir; loi cruelle! Fondée fur des motifs de tendresfe. Le foir... elle expira. Telle fut clans la trente feptieme année de fon agëi la fin d'une femme ausfi paffaite que malbeureufe. Les infortunes qui marqucrent presque tous les momens de fa vie, loin de réparidre quelqu'apreté fur fon caraétere, 1'avaiént au contraire adouci, perfeélionné. Je remplis avec un religieux refpeét fes dernieres völontés, II fallut m'armer de courage ; me rappeler fans cesfe mes engagemens pour réfifter aux inftantes prieres d'un peuple , qui ne voyait qu'avec défespoir, enlever les restes d'une perfonne dont la vie avait offert de fi beaux exemples, & dont les cendres attireraient fans doute les bénédicliöns du ciel fur le lieu oii elles feraient dépofées. Les larmes, les gémisfemens qui accompagnèrent nótre modeste convoi, le parèrent bien d'avantage que le fastueux appareil trainé par 1'orgueil jusque fur la tombe & qui par fa magnificence rend plus frappant le néant de 1'hommë. Dans 1'intérieur de ce fuperbe Catafalque, au milieu de ces hautes colomues, pafmi ces milliers de flambeaux la corruption s'élévé & perce malgré les parfums prodigués; des pleurs, fépandus paf politique, ou bien achetés au poids de for, couvrent mal la joye fecrette d'une foule de ftipendiaires employés aux obféques de celui, qui tant qu'il vécut, n'eut prés de fes femblables d'autre titre que la grandeur, que 1'opulence. La vertu feule excite de finceres regrets. A quei dégré doitelle être portee pour fe faire chérir dans la plif.  CÖTÏ5TANCE» g95 vreté ? Lé dëüil dé Conftance acquiért donc d'aütant plus de luftre qu'il était désintéresfé. „ Ombre chere & refpeétée, recois mes derniérs „ adieüx; tant qu'il me restera un fouffle de vie, „ je te conferverai le plus tendre fouvenir! Si du }i féjour oü tu jouis de la récompenfe due k tes j, vertus, fi du fein de la gloire & de la félicité, ,, tu jettes un regard fur la terre, ne dédaigne pai cetté esquisfe imparfaite dé tes vertus, de tes „ malheurs; & fi jamais ce faible écrit tombe entre j, les mains de quelqu'infortunée, fais que fa lec,, ture adoucisfe fes peines, la pénétré du noble en„ thoufiasme de fuivre ton exemple, furtout la pré„ pare a terminer fa carrière avec ta fermeté $ avec „ ton faint dévouement. Fin du premier Volume.   ERRATA. ERRATA. Lts fautes font beaucoup plus frèquejttes dans les premières feuilles , Vhabitude ayant journdlement ésfuré des progrès dans un iravail tout a fait nouveau. Le pronom lequel , laquelk eft dans le commencement fi fouvent écrit le quei , k 'qa"d que je me fuis borné d Vindiquer une feuk fois. T O M E I. page ligne fa-uns lifez a 3i du quei duquel o 10 toute fois toutefois 9 13 la l'a 26 15 taut tout 3o 5 neceffite néceffité 32 I7 de meme des mêmes 53 3 d'un d'une 3g I2 de commique du comique 40 28 ou on 42 ? préemnence préeminence 45 ï5 d'affleterie d'afféterie 48 IO donc donne go 1? polltique politique 54 4 leur fur ?4 16 Vicqd'afyes Vicq d'afy? 5a 27 poéfie profe Ioa 15 brullant brÜlant  ERRATA, m* Hg* fautes lijes 117 2 m Uk 122 jüggèrait fuggerait **5 lq trait at'il traita-t'il 325 18 creafures creatures 131 5 en dans *SS 22 reuneus revenus. 3 leversvoBf&cfinit doit comencer le premier couplet. le fecond. l84 18 invicible invincible H° 11 Pyrrhomisme Pyrrbonisme 23 *9 contrait contrat