nu/ t  HISTOIRE D E GUZMAN D'ALFARAC HE. TOME PREMIER.     HISTOIRE D E G U Z M A N D'AL FA.RA C HE, NOUVELLÉMENT TRADUITE, & purgée des Moralités fuperflues. Par Monfuur L E SAGE. TOME PREMIER. ^ MAESTRI CHT, Chez Jean-EdmeDufour &Philipp» Roux, Imprimeurs-Libraires, aflbciés. M. DCC. L XXX VIL  / kokinklijke\ ( bibliotheek j  P R É F A C E DU T RAD UC TE UR, e s Auteurs Efpagnols metjMfltJjjtent Prefque toujours a la tête des produaions d'efpnt qu'ils donnent au Public, des fonnets ou des acroftiches, ou bien des éloges enprofe, quileur font adrefféspar leurs amis; ce qui d'ordinaire ne fait pas plus d'effet fur les Caftillans , que les obiigeantes Approbations de nos Livres en font fur les Francois. ; "°n a fuivi eet ufage, lorfqu'on a ïmprimé l'Hiftoire de Guzman d'Alfarache. Nous voyons au commencement de la première Partie, un long difcours a la louange de ce Roman & du célebre Mateo Alea iij  vj F R É F B e E. man, fon Auteur. Ce difcours eft d'un certain Alfonfe de Barros, qui s'efforce de faire concevoir une grande opinion de eet Ouvrage. II loue d'abord les Peintres qui gardent avec autant de foin dans leurs cabinets les portraits des infignes frippons, que ceux des hommes vertueux. II prétend que les premiers ne font pas moins propres que ceuxci a la corre&ion des mceurs, paree que fi les uns par leur vertu nous excitent a les imiter , les autres par leurs mauvaifes aclions nous inipirent de 1'horreur pour le vice. L'Êif toire de Gu^man d'Alfarac/ie, dit-il enfuite , parlant par enthoufiafme, eji admirablc par la vraifemblance dont elle ne fort jamais , & par la variété des bonheurs & des difgraces qui arrivent fucceflivement au Héros. II ajoute que Mateo Aleman mérite les titres d'excellent Hijlorien & de prudent Philofophe ,par les injlruclions politiques & morales quil cache en ha' bilePeintre fous des ombres & qu'en-  P R Ê F A C E. v\\ fin , 11 a mêlé Vutile & l'agréabh }felon le confeil d'Horace, A la tête de la feconde Partie, il yaunautre éloge d'Aleman, compofé par Louis de Valdès, Enfeigne de la Garde Efpagnole. Ce nouveau Panégyrifte nous apprend que ce fameux Auteur étoit des environs de Seville : qu'après avoir exercé pendant plus de vingt années la Charge de Contaior de refultas, fous le regne de Philippe II, il quitta la Cour, & fit entr'autres Ouvrages, 1'Hiftoire fabuleufe de fon Guzman.. Si 1'on en croit ce Valdès, lorfqu'elle parut pour la première fois en Efpagne r elle y fut recue fi favorablement, qu'on appella par excellence fon Auteur, le divin Efpa* gnol. II en a été fait depuis ce tempsia vingt-fix éditions. Elle a été tra* duite en Italien , en Francais, en Allemand , & elle n'a guere moins plu dans toutes ces Langues que dans la fienne. II ne faut pas s'en étonner : tous les Romans de cette efpece, a iv  y\i) P R É F A € E. pour peu qu'ils ayent de fel & de gayeté, ont ordinairement une approbation générale. D'oü vient cela ? C'eft que les faits qu'ils contiennent, font des tableaux de la vie civile , des portraits qui corrigent fans qu'on s'en appergoive , en offrant aux yeux des images, qui, paflant dans 1'ame, y font plus d'impreffion que n'en pourroient faire tous les préceptes de la morale. En un mot, ils inftruifent par 1'exemple; & injlruire ainjï, comme dit fi joliment Mr. Dacier (*) , e'e/l la fine fleur de la Philofophie. Véritablement, il y a dans 1'Hiftoire de Guzman d'Alfarache beaucoup d'inftru&ions de cette naturela. Tantót par la peinture fidelled'une aftion humaine, on vous avertit en vous divertilfant que vous ne fauïiez être trop en garde contre les femmes, & tantöt dans un carac- (*) Mr. Dacier, dans fes Remarques fur la Sa'tyre pe. du Livre ier. d'Horace,  P RÉ F A C E. x/ demi du monde perdant patience en lifant eet Ouvrage, demeurent dégoütés dun Livre qui deviendroit plus utile & plus amufant, fi, fans lui rien öter de ce qu'il a de folide , on pouvoit le dépouiller de fon air dogmatique.. Ceft ce que j'ai voulu efTayer après avoir été excité a ce travail par plufieurs perfonnes d'efprit, qui m'ont enfin déterminé k 1'entreprendre, en m'affurant que je ferois plaifir au Public de lui donner une traduclion de Guzman d'Alfarache „ purgée des moralités fuperflues. II' m'a fallu pour eet efFet abréger,, ou même retrancher , les écarts de morale qui font perdre de vue le Héros. M. Bremont auroit bien du nous les öter ; mais il aimoit trop lui-même le verbiage , pour pouvoir fe réfoudre a nous rendre ce fervice; car ce n'étoit pas un Tradu&eur alfez timide pour refpeéler ce qui lui auroit déplu dans fon original. Comme on Ie peut voir par fa Préface oü il s'apa vj  *tj P R È F A CE. plaudlt des changements qu'il a faits. Tai, dit-il, paffe le rabotfurplufïeurs ckofes , & ajouté de petites facons , qui, fans vanité, nont pas gdté l''ouvrage. Cerfefl pas une petite affaire, que a"un habit a l'Ejpagnole, en faire un a la Francoife , & fur-tout d'un habit vieux. II eft conftant que Ia différence des génies des deux Nations peut juftifier une grande partie des licences qu'il a prifes. Sa tradu&ion n'auroit pas été fupportable, ü elle eüt été littérale. Auffi ne 1'eft-elle point du tout; & au-lieu de ce qu'il a dit, il devoit plutöt dire qu'il a coupé en plein drap. Examinons en quoi confiftent ces petites facons qu'il fa fait fi bon gré d'avoir ajoutées a. fon original. Premiérement, il s'écarte prefque a tout moment du texte, pour y faire des fuppléments, qui font, a la vérité, quelquefois ü néceflaires, qu'il faut lui en tenir compte, quoiqu'il les faffe le plus fouvent d'une maniere trop diftufe.  P R Ê F A C E. Jx tere ridicule, vous vous voyez comme dans un miroir. Mais 1'Auteur devoit s'en tenir a ces lecons ingénieufes , que Perfe appelle parfaitement bien , une (*) regie qui trompe, & ne pas couper k tout moment le fil des aventures de fon Héros, pour ie jetter dans de longues déclamations contre les mceurs. D'óü il arrivé que la plupart des Leóteurs qui veulent fuivre rAventurier, voyant qu'il arrête k chaque pas, pour leur faire effiiyer un Sermon , 1'abandonnent comme un babillard qui les fatigue & les ennuye, malgré tout fon efprit & la vivacité de fes cenfures. II me femble qu'un pareil Précepteur de morale , quoiqu'en puilFe dire Alfonfe de Barros fon ami, n'eft pas un de ces habües Peintres qui cachent leurs lecons fous des ombres , & que ce n'eft point de cette facon qu'Horace veut qu'on mêle I'utileaveclagréable. Quidquidprss- O Falltre folcrs regula, Perfe, Sat. w a v  x P li É F A C E. cipies, efio brevis, dit ce grand Poète. Que vos difcours inftru&ifs foient courts; autrement on ne les retiendra point. Omne fupervacuum pleno de peclore manat. Tout ce qu'il y a de trop s'écoule. C'elt autant de bien perdu. Au - lieu qu'une inftru&ion laconique ne faifant que donner matiere a des réflexions, laiffe aux Lecteurs le fecret plaifir de les faire. Aleman a donc trop chargé de moralités fon Guzman d'Alfarache. Pour furcroit d'ennui, M. Bremont qui 1'a traduit, les a encore augmentées. Sur-tout dans les endroits qui regardent les gens de Juftice,il ne finit point. Quand il tient, par exemple, un Juge ou un Greffier, il ne les lache point, qu'il n'en ait dit tout le mal qu'on en peut penfer. Mais il faut le lui pardonner : on fait qu'il a fait fa traducl:ion dans les prifons d'Hollande. Un prifonnier s'égaye volontiers aux dépens de ces Meffieurs, cela le foulage. II n'eft donc pas étonnant que les trois quarts &  P R É F A C E. xv Clorinia, qu'il appelle le Comte de Palviano & Eléonore, il 1'a chargée de tant d'événements de fon invention, que ce n'ert plus 1'Ouvrage de 1'Auteur Efpagnol, c'eft le fien. Cependant cette Hiftoire, telle que Matéo 1'a écrite, toute fimple qu'elle eft, ne me paroit pas avoir befoin d'être plus compofée. Aufli 1'ai-je traduite prefque a la lettre , & 1'on jugera peut-être après qu'on 1'aura lue, que M. Bremont auroit pu fe pafler de 1'allonger. Ce n'eit pas que je faffe peu de cas des chofes qui y font ajoutées par ce Traducleur. Au contraire, j'avoue qu'elles font ingénieufement imaginées , & qu'il a répandu par-tout un goüt galant. Je dirai même encore afagloire, que fa tradu&ion en genéral, eft fort égayée & remplie d'expreffions fi heureufes , que ü j'euffe affefté de les éviter toutes, mes Le&eurs n'y auroient pas gagné. Je lui rends cette juftice, & je déclare que je me fuis moins attaché  xvj P R É F A C E. a parler autrement que lui, qu'a faire un Ouvrage oh les faits de Guzman fuffent détaillés tout de fuite , fans être interrompns par les dogmes éternels dans lefquels ils font noyés. C'eft cela que je me fuis propofé. Je n'ignore point qu'en retranchant toute la morale fuperflue de mon Auteur Efpagnol, je m'expofe a révolter les efprits finguliers, qui ne manqueront pas de me faire un crime d'avoir hafardé une fi grande opération. Jen connois entr'autres, quelques-uns, qui n'aiment rien dans Guzman d'Alfarache, que les moralités. Au-lieu que , prefque tous les Le&eurs les fautent, pour fuivre les aventures du Héros. Ils palfent eux les aventures, pour en venir aux dé* clamations. Vous avez beau combattre leur goüt, bien-loin de vouloir fe laifTer perfuader, ils ne vous font pas même 1'honneur de fe défier de leur fentiment. Encore ceuxci font-ils du moins de bonne foi, puifqu'ils difent ce qu'ils penfent. II  P R Ê F A C E. xii'j II eft vrai que Matéo eft quelquefois trop concis. S'il s etend prefque toujours plus qu'il ne faudroit lorf qu'il moralife, il rabat cela fur les aétions comiques qu'il raconte trop fuccin&ement. On diroit qu'il appréhende que fes Lefteurs ne lui fachent mauvais gré de chercher a les divertir. II revient vïte a fes réflexions férieuies. Le Copifte , pour éviter ce défaut, tombe dans un autre, en mettant beaucoup du fien dans les aventures comiques. Ce qui va fouvent fi loin , que le divin Efpagnol ny a que la moindre part. J'en veux donner un exemple. C'eft le tour que Fabia , Dame Romaine x joue a Guzman , quand il va lui parler la nuit de 1'amour que 1'Ambaffadeur d'Efpagne a pour elle. Mr. Bremont en a fait 1 epoufe du Comte Gabrieli des Uriins; & oubliant fa qualité de Traducleur, il a compofé 1'aventure a fa fantaifie. J'ai été plus fcrupuleuxque lui. J'ai copié Aleman dans eet endroit. Je crois que le Pu-  xiv P R Ê F A C E. blic n'y perdra point affez pour m'en faire un reproche. Je ne penfe pas non plus qu'il s'avife de me chicaner fur la fuppreffion de l'Hiltoire de Dom Louis de Caftro , & de Dom Rodrigue de Montalve. Comme Mr. Scarron 1'a tirée du Livre de Guzman d'Alfarache , & qu'il en a fait une de fes meilleures nouvelles , il me fiéroit mal d'être plus hardi que M. Bremont, qui, malgré les petites facons qu'il fait donner aux Ouvrages Efpagnols, n'a pas ofé courir le rifque de la comparaifon. A 1'égard de 1'Hiltoire de Daraxa, quoiqu'il ne 1'ait pas fidélement traduite, on ne laifle pas d'y reconnoïtre prefque par-tout fon modele , & même il 1'a fort embellie en l'augmentant de quelques incidents agréables que j'ai confervés ; mais pour me fervir de fes propres termes , j'ai paffé a mon tour le rabot fur fes additions. Pour 1'Hiftoire de Dorido & de  P R É F A C E. xvJj y en a d'autres qui vantent les tirades de morale, quoiqu'ils n'ayent jamais eu la patience de les lire. Mais qu'il me foit permis de repréfenter a ces Meffieurs, que je n'ai point fait pour eux ma Traduction. Qu'ils s'en tiennent a la première , qui, certainement a de quoi les contenter, & qu'ils fourTrent fans murmure que la mienne amufe toutes les autres perfonnes qui ne font pas de leur goüt, c'eft-a-dire, tous le refte du monde.   T A B L E DES CHAPITRES contenus au Tomé premier. LIVRE PREMIER. VjhApitre I. Avant-Propos. Page i CHAP. II. Quels furent les parents de Guzman , & partïculiêrement fon pere. 6 Chap. III. Guzman raconte comment Jon pere fit connoijfance avec une Dame, & ce qu'il en arriva. 14 CHAP. IV. Le pere de Guzman fe marie, & meurt pea de temps après fon mariage. Suites de cette mort. CHAP. V. Guzman quitte fa mere, & fort de Stville. Sa première aventure dans une Hótellerie. ^ 7 Chap. VI. Il rencontre un Anier & deux Ecclèfiajliques. De la converfation qu'ils turent enfemlle, & de quelle fagon f 'Anier & lui furent régalés dans une Hótellerie a Cantillana. 4j CHAP. VII. L'ffote vóle le manteau de Guiman , grande rumeur daus VHótellerie. 63  *x T A B L E CHAP. VIII. 11 arrivé un nouveau malheur a Guzman & a. £'Anier, yo Chap. IX. Hiftoirt d^imin, & de la belle Daraxa, L I V R E II. ChapitRE I. Guzman fe fait gargon d'un maitre d'Hótellerie. 208 CHAP. II. llfe dégoutedtfa condition,abandonne l'Hóte & l'Hótellerie , & fe rend a Madrid, ou il s'affocie avec des gueux. _ 231 CHAP. III. II s'engage aufervice d'un cuifinier. 23 (S CHAP. IV. Dufervice du cuiflnier, il repaffe au métier de Gueux , & voU un Apothicaire. 2 5 4 Ch ap. V. De la rencontre qu'il ft d'unJeune homme en allant a Tolede, & de ce qui fe paffa entr'eux. 265 Chap. VI. // arrivé a Tolede. II y fait le perfonnage d'un homme a bonne fortune. Détail de fes aventures galantes. 272 Chap. VII. Suite des galanteries de Guzman, & quelle en fut la fin. 292 CHAP. VIII. Guzmanprend unefauffe allar~ me, & fort brufquement de Tolede. Origine de ce Prover fa : A Malagon, dans cha-  DES CHAPITRES. xxj que maifon un Iarron, & dans celle de 1'Alcalde, le pere & le fik. 30l CHAP. IX. Guzman je priftnte pour fervir dans une Compagnie de nouvelles levées. Comment il ejl regu du Capitaine, & de quelle facon ils vivent enfemble. 3 Oo CHAP. X. GuzmanJ"erend avec U Compagnie a. Barcelone. II y joue un tour £ un Orfevre, & s'embarqut pour l'Italië. 321 LIVRE III. c vjHapitüE I. Guzman arrivéa Gents, prend la réfolution d''aller fe prèfenter devant fesparents. De quelle maniere ils le regoivent. ^ 3 1 Chap. II. Du parti qu'il prit en fortant dt Genes- 34! CHAP. III. Les Loix de la Gueufene. 349 t CHAP. IV. Del'aventuredefagre'able qui arriva au pauvre Guzman en gueufant dans la Ville de Rome pendant la Miridienne. ^6 CHAP. V. De fagréable vie que Guzman menoit avec fes Confrères. Relation du voyage qu'il fit a Gaète. Hifloire d'un Gueux qui mourut a Florence. 36J Chap. VI, De la eompajjion que Guzman fit  xxij TABLE.&c. a un Cardinal, quelle en fut la fu'tte. .375 CHAP. VII. II devient Page de fon Éminence ,6* fait mille efpiégleries, 383 Fin de la Table des Chapitres du Tome premier. HISTOIRE  Hl S TOI RE DE GUZMAN D'ALFARACHE, LIVRE l CHAPITRE i A V A N T-P R O P O S* IpWjuRiEux Leöeur, j'avoistant Ml^ ^patience de te conter mes ÊIÉBaventures, qu'il s^n eft peu » TT*5 *allu que je n'aye débuté par-lè. lans faire aucune mention de ma familie Ce que quelque pointilleux Dia'eéricien n auroit pasmanquédemereprocher N'al. lons pas f, vïte, ami Guzman, m'aaroit-il TomT?^Qïi$ • ^l voHSPlaït P^rladé. * A  2 HlSTOIRE finition, avant que d'en venir au défini. Apprenez-nous d'abord quelles gens furent vos parents ; enfuite vous nous entretiendrez k loifir de ces beaux faits dont vous avez une fi grande demangeaifon de parler. Hé bien, pour faire les chofes dansl'ordre , je vais donc mettre fur le tapis mes parents. Si je te racontoisleur hiftoire, je luis fur que tu la trouverois plus réjouiffante que la mienne; mais ne t'imagine pas que j'aille me donner carrière a leurs dépens, révéler tout ce que je fais d'eux. Qu'un autre batte, s'il veut, les cartes , & fe nourriffe de corps morts, comme la Hienne; pour moi, je prétends, par refpe£t pour la mémoire de mes parents, paffer fous filence les chofes qu'il ne me conviendroit pas de dire. Je veux même fairder fi bien, celles que je rapporterai, qu'on dife de moi: Béni foit C homme qui couvre ainfi les défauts de fes proches l Véritablement leur conduite n'a pas toujours été irréprochable, & quelquesunes de leurs adions, entr'autres, ont fait tant de bruit dans le monde, quej'entreprendrois en vain de les rendre blancs comme neige. Je démentirai feulement les glofes qui ont été faites fur le texte; car, Dieu merci', on aime aujourd'hui a com-  de Guzman d'Alfauache. ? menter. Tout homme qui fait un conté foit par malice, foit par vanité , y mêle ordinairement du fien, & toujours plus que moins. Telle eft la bonne nature de notre efprit. II faut qu'il ajoute des chofes de fon propre fonds , a celles qu'on attend de lui. Je veux t'en citer un exemple. J'ai connu h Madrid un Gentilhomme étranger qui aimoit les chevaux d'Efpagne. II en avoit deux fort beaux : un aubere, & un gris-pommelé. II auroit fouhaité de les emmener dans fa pafrie: mais il ne lui étoit pas permis, ni même poffible, è caufe qu'il étoit d'un pays trop éloigné ; il voulut du moins les emporter en peinture pour fa propre fatisfadion, & pour les montrer a fes amis. II chargea deux Peintres fameux d'en peindre chacun un, leur promettant, outre Ie prix dont ils conviendroient, de faire un préfent è celui qui s'en acquitteroit le mieux. L'un de ces grandsouvriers peignit I'aubere merveilleufement bien, & remplit le refte de fa toile de clairs & d'ombres. L'autre Peintre ne tira pas le gris-pommelé avec tant deperfeclion ; mais en récompenfe , il orna le haut de fon tableau d'arbres, de nuages ,d'admirables lointains, d'édifices ruines i&il peignit au bas une A ij  4 HlSTOIRE campagne, pleine d'arbriffeaux, de prairies & de ptécipices. On voyoit encore dans un endroit un tronc d'arbre d'oü pendoit un harnois de Cheval, & au pied une felle a la genette , fi bien repréfentée, que 1'art ne pouvoit aller plus loin. Quand le Gentilhomme vit ces deux lableaux, il fut avec raifon plus frappé de 1'aubere que de 1'autre; & commen^ant par payer celui-la, il donna fans marchander, ce que 1'ouvrier lui demanda, avec une bague par-defTus le marché. L'autre Peintre voyant 1'Etranger fi libéral, & croyant mériter encore mieux d etre récompenfé que fon confrère, mit fon ouvrage k un prix exceffif. Le Cavalier en fut furpris, & lui dit: Mon ami, vous n'y peniez pas. Pourquoi voulez-vous que j'achete plus cher votre tableau, qui, fans contredit, eft au-deffous de 1'autre ? Audeffous, répondit le Peintre ! A la bonne heure pour le cheval. Mon confrère' peut m'avoir furpafle en cela ; mais les feuls arbrifleaux & les ruines qui font dans mon tableau, valent autant que le fien. II n'étoit pas befoin , répondit le Gentilhomme, que vous fiffiez ces arbres & ces batiments ruinés; il n'y a que trop de tout cela dans mon pays. En un mot, je ne vous ai ordonné que de peindre mon cheval.  de Guzman d'Alfarache. $ La-deflus Ie Peintre lui voulut perfuader qu'un cheval tout feul n'auroit pu faire qu'un très-mauvais effet dans un ü grand tableau , au-lieu que les ornements dont il 1'avoit accompagné lui donnoient beaiicoup de reliëf. D'ailleurs, ajouta-t-il, je n'ai pas cru devoir laiffer le cheval fans felle & fans bride , & celles que j'ai faites font telles que je ne les troquerois pas confre d'autres toutes dor. Encore une fois, dit 1'étranger, jene vous ai demandé qu'un cheval, & je veux bien vous payer Ie vötre comme bon. A 1'égard de la felle & de Ia bnde, vous n'avez qu'è les vendre a qui vous voudrez. Ainfi 1'ouvrier, pour avoir plus fait qu'on n'avoit exigé de lui, ne fut pas payé de fa peine. Qu'il y a de Peintres femblables dans Ie monde I On ne leur demande fimplement qu un cheval, & ils veulent abfolument faire une felle & une bride. Encore une fois, les Commentaires font a Ia mode, & 1'on n'épargne perfonne. Juge, Ledeur, n 1 on a refpefté mes parents.  6 HlSTOIRE CHAPITRE II. Quels furent les parents de Guzman, & pariiculièremtnt fon pere. Me s aïeux & mon pereétoient originaires du Levant; mais je lesappellerai Génois, attendu que s'étant venus établ ir a Genes, ils y furent agrégés k la Nobleffe. Ils s'attacherent au négoce du change & du rechange, emploi ordinaire des Nobles de cette Ville. II eft vrai qu'ils s'eri acquitterent de fa^on, qu'ils furent bientöt décriés. On les accufa d'ufure. Ils prêloient, difoit-on, de 1'argent a gros intéréts fur de bonne argenterie pour un temps limité , paffe lequel, les gages, li 1'on n'avoit pas été exaft k les retirer , leur reftoient. Quelquefois même ils payoient de défaites les perfonnes qui venoient pour les reprendre dans le temps marqué , 8c 1'on étoit prefque toujours obligé de les appeller en Juftice pour les r'avoir. Mes parents s'entendirent plus d'unefois reprocher ces infamies; mais comme ils étoient prudents & pacifiques, ils alloient toujours leur train. Ils laiflbient parler les médifants. En efFet, quand on fait bien, pourquoi s'embarraffer du refte ? Mon pere fréquentoit les Eglifes, portoit un Ro-  de Guzman d'Alfarache. 7 faire de quinze dixaines , &dont les grains étoient plus gros que des noifettes. II falIoit le voir k la Meffe. Humblement profterné devant FAutel, les mains jointes &C les yeux tournés vers le Ciel, il pouffoic des foupirs avec tant d'ardeur, qu'il infpiroit de la dévotion ;\ tous ceux qui fetrouvoient autour de lui. N'eft-ce pas lui faire une horrible injuftice, que de croire fur de fi beaux dehors, qu'il étoit capable des vilains trafics dont on 1'accufoit? Ce n'eft point aux hommes, mais a Dieu feul qu'il appartient de juger du coeur d'un homme. J'avoue que fi pendant Ia nuit je voyois un Religieux armé d'une épée entrer par une fenêtre dans une maifon fufpeöe, je pourrois le foupfonner de n'avoir pas de bonnes intentions ; mais que 1'on taxe d'hypocrifie un homme en lui voyant faire des actions Chrétiennes, c'eft une malignité que je ne puis fouffrir. Quoique mon pere fe fut bien promls de méprifer tous les bruits qu'on faifoit courir de lui dans Genes, il n'en eut pourtant pas toujours la force. Pour les faire ceffer , ou du moins pour ne les plus entendre, il réfolut de s'éloigner de cette Ville. II eut encore , a la vérité, un autre fujet de prendre cette réfolution. II apprit que fon correfpondant a Seville A iv  8 HlSTOIRE venoit de faire banqueroute, & lui emportoit une fomme affez confidérable. A cette facheufe nouvelle, voulant courir après Je frippon, il s'embarqua fur le premier vaiffeau qui partit pour 1'Efpagne. Mais pour fon malheur, il rencontra des Corfaires d'Alger, qui Ie firent efdave avectou-, tes les perfonnes qui étoient avec lui. Le voila donc dans les fers, fort affligé d'avoir perdu la liberté, & de fe voir hors d'efpérance de rattraper fon argent. Dans fon défefpoir, il prit le Turban; &par des manieres infinuantes qui produifent partout un bon effet, ayant eu le bonheur de plaire a une riche Dame d'Alger, il 1'époufa. Cependant on apprit a Genes qu'il avoit été enlevé par des Pirates , & cette nouvelle parvint jufqu'aux oreillesde fon correfpondant a Seville. Ce voleur en eut d'autant plus de joie, qu'il crut le Génois cn efclavage pour toute fa vie. Ainfi fe regardant commedébarrafle d'un homme qui étoit fon principal créancier, & fe voyant de 1'argent de refte pour fatisfaire les autres, tant bien que mal, il ne tarda guere a s'accommoder avec eux. De forte qu'après avoir payé fes dettes, fuivant le tarif des banqueroutiers, il fe trouva plus enétat que jamais de reprendre fon premier train,  de Guzman d'Alfarache. 9 D'une autre part, mon pere fans ceffe occupé de la banqueroute de fon correfpondant, ne manquoit pas d'écrire en Efpagne toutes les fois qu'il en avoit occafion. II apprit un jour que fon débiteur avoit rajufté fes affaires, & qu'il étoit dans une plus belle paffe qu'auparavant. Cela réjouit un peu notre captif, qui fe flatta dès ce moment d'en tirer pied ou aile. II eft vrai qu'il avoit endoffé 1'habit Turc, & pris pour femme une Algérienne; mais rien ne lui paroiffoit plus aifé que de fortir de eet embarras. II commenca par perfuader a Ia Dame de faire de 1'argent comptant de tous fes effets, paree qu'il avoirenvre, lui dit-il, de fe mettre en état de commercer. A 1'égard des pierredes qu'élle pouvoit avoir, il n'étoit nullement en peine de les lui ravir, fans qu'elle eut Ie moindre foup?on de fon deffein.. Lorfqu'il eut rout difpofé pour faire fon coup de ce cöté-la, il ne fongea plus qu'è s'affurer de quelque Capitaine Chrctierr qui voulut bien par compaffion & pour quelque argent, le jetter fur les cótes d'Efpagne; & il fut affez heureux pour en rencontrer un. C'étoit un Anglois ,. homme très-pitoyable & fort pieux, comme ceux de fa nation le font pour la plupart. 17s prir ent enfemble de fi juftes mefures^ que. A v  JO HlSTOIRE mon pet-e étoit déja bien loin avec fon tréfor , avant que fa femme s'appercüt de fa fuite. Pour furcroit de bonheur, Ie yaifleau alloit k Malaga , d'oii il n'y a jufqu'a Seville que trois petites journées. Mon pere s'imaginoit tenir déja fon ban-~ queroutier, & cette imagination lui caufoit une joie qui devint parfaite quand il fut k terre. II fe réconcilia d'abord avec 1'Eglife, moins peut-être de peur d'être pu. ni de fa faute en 1'autre monde, que d'êrre obligé d'en faire pénitence en celui-ci. Dès qu'il fe vit hors d'une affaire fi importante , il s'occupa tout entier de celle de Seville, oü il ne manqua pas de fe rendre en diligence. On avoit eu nouvelle dans cette Ville qu'il avoit embraffé le Mahométifme; & fon correfpondant en étoit fi perfuadé, qu'il jouiflbit de fon argent fans avoir la moindre crainte d'être un jour contraint k le lui reftituer. Auflï c'eft une chofe plaifante k fe repréfenter , que la furprife oü il fut de voir le Génois un beau matin entrer chez lui d'un air Sc fous un habillement qui ne fentoit point 1'efclave. II crut pendant quelques moments que c'étoit un fantöme qui lui apparoiffoit fous Ia figure de fon principal créancier; mais ayant reconnu malgré lui que c'étoit mon pere en chair & en  de Guzman d'Alfarache. it os, il demeura bien fot. II fallut en venir aux éclairciflements. Alors le banqueroutier payant d'audace, convint qu'il étoit jufte de compter; mais ils avoient eu enfemble un fi grand commerce, que cela demandoit une longue difcuflion. J'ajouterai même, & je le puis hardiment, que dansce commerce, ils avoient fait l'un& 1'autre mille fripponneries dont eux feuls avoient connoiffance. Et comme les tours de pafle-pafie ne fe marquent pas fur les livres, mon fcélérat de correfpondant eut la hardiefle d'en nier les trois quarts, contre cette bonne foi que les voleurs fe gardent fi religieufement les uns aux autres. Que te dirai-je , enfin? Après bien des paperaffes lues & relues ; après une infinité de demandes & de réponfes accompagnées de reproches & d'injures réciproques, 1'accommodement fut, quele banqueroutier rendroit une partie, & que fon créancier ne perdroit pas tout. De 1'eau tombée on en remaffe ce qu'on peut, & certainement mon pere avoit agi fort prudemment de s'être fait guérir è Malaga de fa gale d'Alger. S'il n'eüt pas pris cette précaution , il ne tenoit rien. II n'auroit pas touché une blanque de fa dette. Un homme du caraöere de fon correfpondant auroit bien pu lui jouer quelque A vj:  12 HlSTOIRE mauvais tour a Seville. Peut-être eüt-il donné la moitié de fa dette aux bons Refcgieux de la fainte Inquifition, pour lui faire faire fon procés. On peut juger de la difpofirion ou il étoit a fon égard, par tous les bruits défavantageux qu'il répandit de lui clans cette Capitale de l'Andaloufie. Quelles fottifesne dit-il pas a tous les marchands du change, au fujet de deux miférables banqueroutes que le Génois avoit faites, & qui véritablement avoient été un peu frauduleufes! Mais les négociants en font-ils d'autres ? Et faut-il tant crier contre un malheureux commerc^int, qui, pour raccommoder fes affaires dérangées, arecours a une petite banqueroute ? Ce n'eft rien entre marchands. Ils ne font que fe le prêter, & fe le rendre les uns aux autres. Dans le fond, fi c'étoit un fi grand mal, la juffice ne prendroit- elle pas foin d'y remédier ? Sans doute. Nous la voyons bien quelquefois, tant elle eft févere, faire fouetter & envoyer des pauvres aux galeres pour moins de cinq ou fix réaux. Notre enragé de correfpondant ne fut pas fatisfait d'avoir diffamé mon pere en divulguantles deux banqueroutes; il poufla la malignité jufqu'a vouloir lui donner un ridicule dans Ie monde, en difant qu'il - avoit plus de foin de fa perfonne qu'une  re Guzman d'Alfarache. 13 vieille coquette, & que fon vifage étoit toujours couvert de rouge & de blanc. Je conviens que mon pere fe frifoit & fe p'arfumoit. II étoit idolatre de fes dents & de fes mains. Enfin, il s'aimoit; & ne haïflant pas les femmes, il ne négligeoit rien de tout ce qu'il croyoit devoir leur rendre fa perfonne agréable. II donna par-la beau jeu a notre correfpondant, qui lui fit d'abordquelque tort; mais fi-töt que mon pere fut un peu plus connu dans Seville, il fut effacer toutes les mauvaifes impreffions que la médifance avoit faites. II fe conduifit d'une maniere fi honnête, & affecla de montrer dans fes aöions tant de droiture & de bonne foi, qu'il gagna 1'eftime & 1'amitié des meilleurs marchands de cette Ville. II pouvoit bien avoir en tout la valeur de quarante mille livres, tant de ce qu'il avoit arraché des griffes de fon correfpondant, que de ce qu'il avoitapporté d'Alger. Ce qui n'étoit pas une petite fomme pour lui, qui favoit è merveille trancher du gros négociant. Perfonne a la bourfe ne faifoit autant de bruit que lui. Si bien qu'après quelques années, il fut en état d acheter une maifon è la Ville, & une autre è Ia campagne. II les meubla toutes deux magmfiquement, fur-tout fa rnaifon  14 HlSTOIRE de plaifanee, qui étoit a Saint-Jeau d'Alfarache, dont j'ai pris la Seigneurie. Mais comme il aimoit fort les plaifirs, cette mai» fon le ruina par les fréquentes occafions qu'elle lui fournit de faire de la dépenfe. Infenfiblement il négligea fes affaires, s'en repofa fur des commis ; &c pour foutenir la figure qu'il faifoit, il s'avifade jouer & de faire jouer chez lui de riches marchands qu'il engageoit au jeu , après les avoir régalés , & qui avoient toujours le malheur de perdre leur argent. CHAP1TRE III. Guzman racontc comment fon pere fit connolffance avec une Dame , & ce qu'il en arriva. Telle étoit la vie que menoit mon pere , lorfque fe trouvant un jour dans la place du change, avec plufieurs de fes confrères, il découvrit de loin un Baptême qui alloit a S. Sauveur, & qui paroiffoit être de perfonnes de condition. Tout le monde s'empreffa d'abord a le voir paffer, & eet empreffement venoit de ce qu'ondifoit tout bas que c'étoit un enfant de qualité qu'on portoit a 1'Eglife pour y être baptifé è petit bruit. Mon pere le fuivit comme les autres  de Guzman d'Alfarachë. ïy jufques dans S. Sauveur. il s'approcha des Fonts de Baptême, moins pour être fpectateur de la cérémonie qui fe préparoit, que pour obferver une Dame qu'un vieux Commandeurconduifoit, & qui ,felon toutes les apparences , devoit nommer 1'enfant avec ce Cavalier furanné. La Dame avoit la taille belle & très-bon air. Le Génois en fut frappé. Quoiqu'en négligé; elle avoit des graces qu'il admiroit; & comme elle fe découvrit un inftant, il vit un vifage qui acheva de le charmer. Auflï n'y avoit-il point k Seville de femme plus aimable. II eut toujours la vue attachée iur Ia Dame, qui s'en appercut avec plaifir; car les belles ne font pas fachées qu'un homme les regarde, quand il feroit de la ie du peuple. Elle examina de fon cöté Ie marchand avec beaucoup d'attention ; & ne le jugeant pas indigne d'être favorifé d un tendre regard, elle lui en lanca un qui fit fur lu! tout 1'effet quelle defiroit II en fut fi troublé, fi hors de lui-même," qu il ne favoit plus oü il en étoit. II n'oubha pas néanmoins , malgré le défordre oü il fe trouvoit, de la faire fuivre après Ia ceremonie, pour être informé de fa demeure & de fa condition. II apprit qu'elle étoit la Maïtreffe de ce Commandeur, qui la logeoitchez lui, & 1'emretenoit è grands  I'S HlSTOIRE fraix du bien des pauvres, je veuxdire des biens eceléfiaftiques qu'il retiroitde deux on trois gros bénéfices qu'il poffédoit. Mon pere fut d'autant plus fatisfait de cette heureufe découverte, qu'il étoit perfuadé qu'une pareille commere ne pouvoit pas être fort contente de fon vieux compere. Dans cette penfée, il chercha toutes les occafions de la revoir & de lui parler; mais il eut beau tous les matins courir les Eglifes dans 1'efpérance de la retrouver, il ne put jamais la rencontrer fans fon amoureux vieillard , qui ne pouvoit la perdre de vue. Toutes ces difficultés ne fervirent qu'a irriter les feux du nouveau Gatent, & qu'a lui aiguifer 1'efprit; II fit fi bien, a force de préfents, & encore plus de promefles, qu'il gagna une Duegne telle qu'il Ia lui falloit pour réuffir dans fon en» treprife. C'étoit une bonne vieille, qui entroit librement chez le Commandeur, k la faveur d'un Rofaire qu'elle avoit toujours a la main. Tout vieux routier qu'il étoit, il ne fe défioit nullementd'elle. Cette fauffe dévote, vrai fuppöt de Satan, mitle feu aux étoupes en parlant fans ceffe a la Dame de 1'amour & de la perfévérance du Génois, dont elle ne manquoit pas de lui exagérer le mérite. La Dame n'étoit pas tigrefie: elle prêta volontiers  de Guzman d'Alfarache. 17 1'oreille aux difcours de la vieille, & la chargea même de dire au nouvel Amant qu'il pouvoit tout efpérer. II eft conftant qu'elle penchoit plus de ce cöté-la que de 1'autre. Le Commandeur étoit un peribnnage fort dégoutant, incommodé de la gravelle & fouvent de la goutte; & le marchand paroiffoit un jeune gaillard alerte & vigoureux. II n'y avoit point k balancer entre eux pour une jolie femme. Mais comme Ia prudente Dame aimoit encore plus par interêt que par tendreffe de cceur, elle ne laiffa pas de fe trouver embarraflee. Elle faifoit trop bien fes affaires avec fon Vieillard, pour avoir envie de perdre fa pratique; & en même-temps fe voyant jour & nuit obfédée de ce jaloux, elle défefpéroit de pouvoir impunément entretenir un commerce fecret avec Ie Génois. < Cependant cette Dame & celui-ci convinrent de leurs faits par 1'entremife de Ia Duegne. Après quoi, fl ne fut plusqueftion que du moyen dont ils fe ferviroient pour avoir une entrevue & de 1'endroit oü ils 1'auroient. Mais rien n'eft impoffible k 1'amour. Dès que deux amants font d'accord, les montagnes même fe féparent pour leur ouyrir un paffage. La Dame qui étoit une maitreffe femme, imagina 1'expédient que je vais te rapporter. Elle propofa au bon  iS HlSTOIRE Commandeur de s'aller promener a Gelves, oh il avoit une maifon de plaifance, & d'y paffer la journée. C'étoit dans le beau temps. Le Galant furanné accepta la propofition, moins par complaifance, que paree qu'elle étoit fort de fon goüt. Ils avoient déja fait tous deux cette partie plus d'une fois , & le vieillard fe plaifoit infiniment a cette Campagne. L'Andalou» fie, fans contredit, eft le plus agréable pays de toute 1'Efpagne; & I'Andaloufie n'a point de quartier fi charmant, ni qu'on puiffe a\ plus jufte titre appeller le Paradis Terreftre, que Gelves & S. Jean d'Alfarache, qui font deux Villages voifins, que le Guadalquivir arrofe de fes eaux. Cette fameufe riviere fait tant de détours autour d'eux, qu'on diroit qu'elle s'en éloigne a regret. Auffi trouvez-vous la des jardins, des fleurs, des fruits, des boccages, des fontaines, des grottes, des cafcades, en un mot tout ce qui peut délicieufement flatter la vue, le goüt & 1'odorat. La partie faite, on en arrêta le jour; & quand il fut arrivé , on envoya de grand matin des Domeftiques k Gelves pour y préparer toutes chofes. Quelques heures après, le Commandeur & fa Mignonne fe mirent en chemin avec la Duegne, qui étoit de toutes les fêtes, 6c qui ne fut point    br Guzman d'Alfarache; 19 de trop k celle-la, tous trois montés fur de pacifiques mules, &c fuivis de deux valets. Lorfqu'ils furent a quatre ou cinq cents pas de la maifon de plaifance de mon pere, devant laquelle il falloit paffer, il prit tout-a-coup a la jeune Dame une colique de commande fi violente, qu'elle pria le vieillard d'ordonner qu'on fit halte-la, s'il ne vouloit la voir mourir; puis fe laiffant aller de deffus fa felle tout doucement a terre, comme une perfonne a demi-morte, elle demanda d'une voix foible qu'on la délacjït, en difant qu'elle n'en pouvoit plus. Le vieux foupirant, qui faifoit affez connoitre la vive douleur dont fon ame étoit faifie, ne favoit que dire ni encore moins que faire pourfecourir fa Maitreffe. Mais la vieille jouant alors fon röle, repréfenta d'un air prude a la Dame, que Ia bienféance ne permettoit pas de Ia foulager fur un grand chemin; outre que le lieu n'étoit pas commode pour cela : qu'il valoit beaucoup mieux qu'elle fe trainat comme elle pourroit ou fe laiffat porter jufqu'è la maifon qu'ils voyoient affez prés de-la, & qui, felon toutes les apparences, appartenoit a d'honnêtes gens : qu'ils ne refuferoient pas, s'ils étofent Chrétiens, de donner quelque fecours a une Dame qui en avoit fi grand befoin. Le Gom-  20 HlSTOIRE mandeur approuva 1'avis de la Duegne; & la bonne piece de malade dit la-defïiis, qu'on fit d'elle tout ce qu'on voudroit, mais qu'il ne lui étoit pas poffible, avec les cruelles douleurs qu'elle fentoit, de marcher jufques-lè. Auffi-tót les, deux valets la prirent entre leurs bras pour la porter, tandis que le vieillard affligé alloit devant pour parler aux perfonnes de cette maifon, & les engager par fes prieres a y recevoir fa Dame pour quelque heures. Je t'ai déja dit, ami Lefteur, que cette maifon étoit celle de mon pere. II y avoit dedans une vieille Gouvernante alaquelle il en avoit confié le foin, & qui en favoit pour le moins auffi long que lui. II n'eut pas befoin de lui donner d'amples inftructions fur ce qu'elle devoit faire pour le fervir. D'abord qu'elle entendit frapper k la porte, elle y courut; & feignant d'être étonnée de voir un homme qu'elle ne connoiffoit point, elle lui demanda , comme en tremb!ant,ce qu'il fouhaitoit. Jevoudrois, lui répondit le Cavalier, qu'une Dame que je conduis k Gelves, & qui vient de fe trouver mal k quelques pas d'ici, put, fans vous incommoder, fe repofer un moment chez vous, & que vous nous permiffiez de la foulager par quelque remede. S'il ne s'agit que de cela, reprit la Gou-  de Guzman d'Alfarache. ai vernante,vousaurez tout Iieu d'être content. II n'y a dans cette maifon que des gens de bien, & qui fe plaifent è exercer Ia chante. Comme elle achevoit ces paroles, la prétendue malade, que les deux valets apportoient, arriva. Vous Ia voyez s ecna douloureufement Ie Commandeur'. II vient de lui prendre tout-è I'heure une maudite colique dont elle eft prête a mourir Entrez Seigneur Cavalier entrez, Madame, dit la Gouvernante. Soyez tous deux les bien venus. Je fuis fachée feulement que mon maïtre ne foit pas ici pour vous recevoir. II n'épargneroit rien pour vous traiter de la maniere dont vous paroiffez mériter de 1'être; mais en fon abfence ,e vaisremplir, Ie mieux qu'il me lera poffible, les devoirs de 1'hofpitalité. La première chofe que fit la Gouvernante, fut de faire porter la malade dans une fort belle chambre, oïi ily avoit un magmfique lit, qui n'étoit qu'a demi-garm, èc quon avoit exprès mis en eet état pour oter au vieux jaloux tout fujet de ioup^onner le tour qu'on lui jouoit. Mais tout etant pret, draps parfumés, oreillers fins & couvertures de fatin piquées, on eut bientot préparé Ie lit, & couché dedans Ja Dame, qui ne cefibit de fe plaindre de I opmiatreté de fon mal. La Gouvernante  22 HlSTOIRE & la Duegne également difpofées a faire de bonnes ceuvres, commencerent, comme a 1'envi, a chaufFer des linges, que la malade pouflbit doucement vers fes pieds, a mefure qu'on les lui mettoit fur le ventre : fans quoi elle auroit été indubitablement incommodée de cette chaleur, puifque, malgré tout le foin qu'elle prenoit de s'en défendre, peu s'«n fallut qu'elle n'eut des vapeurs. On lui fit auffi avaler du vin chaud, dont elle fe feroit fort bien paffée: de forte que pour prévenir quelque autre remede qui auroit pu lui être encore plus défagréable, elle témoigna qu'elle fe fentoit foulagée, & que fi on la laiffoit en repos feulement un quart-d'heure, elle feroit entiérement guérie. Le bon vieillard fut bien-aife qu'elle eut envie de repofer. Cela lui parut une marqué certaine qu'elle fe portoit mieux. A infi pour lui donner la fatisfaöion qu'elle demandoit, il fortit de la chambre, dont il n'oublia pas de fermer la porte, recommandant aux domeftiques de ne point faire de bruit. La Duegne feule demeura par fon ordre auprès de la malade, comme une garde dont elle pourroit avoir affaire. Pour lui, il alla fe promener dans le jardin, en attendant 1'heureux moment de revoir fa chere Maïtreffe délivrée de fa colique.  de Guzman d'Alfarache. i3 II eft, je crois, inutiJe de te dire que mon pere pendant ce temps-la étoit dans cette maifon, oüjepuis t'affurer qu'il ne dormoit pas. II fe tenoit caché dans ua cabinet, d'oii après avoir entendu tout& appercu par une fenêtre Ie Commandeur dans le jardin, il fe gliffa dans la chambre de la jeune Dame par une petite porte que couvroit une tapifferie. La Duegne, de peur de furpnfe, fe mit en fentinelle d'un cote, tandis que de 1'autre la Gouvernante fuivant les ordres qu'elle avoit recus, obfervoit Ie vieux jaloux. Alors les deux amants croyant n'avoir rien è craindre eurent enfemble une tendre & vive converfation, qui dura deux bonnes heures, & a laquelle, ft je ne me trompe, je dois Ia naiflance. , Déja le foleil commencoit a fe faire fen« tir dans le jardin malgré 1'ombrage des bofquets & la fraicheur des eaux. Le vieux ga ant n'y pouvant plus réfifter, & avec cela plein d'impatience d'apprendre des nouvellesde fa Nymphe, prit le parti de regagner la maifon ; mais il y retourna d'un pas fi grave, que les deux furveillantes eurent tout Ie loifir d'en avertir le Génois qui fe renferma promptement dans le cabinet La Dame, que je puis déformais appeller ma mere, fit femblant d'être en-  M HistoirE core toute endormie, quand le vieillard entra dans fa chambre; & comme fi le bruit qu'il avoit fait en entrant l'eüt réveillée, elle fe plaignit de ce qu'il n'avoit pas la complaifance de la laiffer repofer un quart-d'heure. Comment un quartd'heure, s'écria-t-il! Par vos beaux yenx, ma mie, il y a plus de deux mortelles heures que vous dormez. Non, non, répliqua-t-elle, il n'y en a pas feulement une demie. II me femble que je ne fais que de m'endormir. Mais quelque temps qu'il y ait, ajouta-t-elle, je fens que je n'ai jamais eu plus befoin de repos. Peut-être difoit-elle la vérité, quoiqu'elle ne parlat ainfi que pour mentir. Elle prit pourlant un air gai, en affurant le Commandeur qu'elle fe portoit beaucoup mieux , graces aux remedes qu'on lui avoit donnés. Ce qui caufoit une joie infinie au bon homme. II propofa lui-même a fa fidelle Maïtreffe de paffer la journée en eet endroit, attendu que la chaleur étoit devenue trop grande pour qu'ils ofaflent fe remettre en chemin, & que d'ailleurs ils fe trouvoient dans une maifon plus jolie que celle oii ils avoient compté d'aller. La Dame fut affez complaifante pour y confentir, a condition toutefois que les perfonnes du logis 1'auroient pour agréable. La-deffus  de Guzman d'Alfarache. 25 La-deffus le vieux galant en demanda la permiffion a la Gouvernante, qui lui répondit qu'il pouvoit faire dans cette maifon tout ce qu'il jugeroit a propos: que fon maïtre , bien-loin de le trouver mauvais ,^n feroit ravi. Les voila doncréfolus de s'arrêter lè. Auffi töt ils envoyerentun de leurs valets k leur maifon de Gelves, avec ordre de dire aux autres domeftiques qui y étoient déja, de fe rendre auprès d'eux avec leurs provifions. Tandis que le Commandeur s'occupoit de ces foins, mon pere fortit de la maifon a la dérobée, monta vite k cheval, & piqua vers Seville , pour fe montrer feulement a la bourfe, & s'en re venir enfuite fouper & coucher a S. Jean d'Alfarache. Ce qu'il avoit coutume de faire prefque tous les foirs. Le temps lui parut un peu long ; mais outre qu'il devoif être affez content de fa journée, il hata fon retour, & arriva fur les fix heures k fa maifon de plaifance. Son rival furanné s'empreffa d'aller audevant de lui pour le prier d'excufer Ia liberté qu'il avoit prife. Grands compliments de part & d'autre, fur-tout decelle de mon pere, k qui les belles paroles ne coütoient rien , Sc qui, par fes manieres honnêtes & polies. er.leva tout-acoup le «oeur du vieiliard. Ce bon homme Ie conTome L 3  2.6 HlSTOIRE duifit lui-même a la Dame, qui venoit d'entrer dans le jardin, oü, li 1'on ne pouvoit pas encore fe promener, on n'étoit pas du moins fort incommodé duSoleil. Le rufé marchand la falua comme une perfonne qui lui auroit été inconnue; elle Ie recut avec tant de diffimulation, qu'on eut dit qu'elle ne 1'avoit vu de fa vie. En attendant Pheure de la promenade , ils entrerent tous trois dans un cabinet de verdure, oü il faifoit d'autant plus frais, qu'il étoit fur le bord de la riviere. Ils fe mirent a jouer a la Prime, & la Dame gagna; le Génois étant trop galant pour ne pas fe laifferperdre. Après le jeu, ils firent plufieurs tours d'allées , & le plailir de la promenade fut fuivi d'un bon fouper, quidurafi long temps, qu'ilsnefe leverent de table que pour s'en retourner par eau a Seville, dans une petite barque ornée de feuillages & de fleurs. Cette barque appartenoit a mon pere, qui 1'avoit fait ajufter ainfi pour fe rendre plus agréablement de fa maifon de campagne a Ia Ville. Ce qui lui arrivoitquelquefois. Pour comble de fatisfaöion , ils entendirent des concerts de mufique admirables, formés par des chanteurs & des joueurs d'inftriiments, qui defcendoient comme eux le Cuadalquivir dans un bateau qui fuivoit  de Guzman d'Alfarache. %7 le leur. Enfin, Ia Dame & fon vieux Galant, après s'étre fort réjouis, remercierent le marchand de Ia généreufe réception qu'il leur avoit faite. Le Commandeur particuliérementen étoit fi pénétre de reconnoiffance, qu'il s'imaginoit ne pouvoir affez le lui témoigner; & je crois qu il n'auroit jamais pu fe réfoudre a le qmtter, fans 1'efpérance qu'il avoit de Ie revoir Ie lendemain, tant il avoit concu d amitie pour lui dès ce jour-Ia. Cette amitié fut fi bien ménagée par Ia Dame & par Ie Génois, qu'elle ne finit qu avec Ia vie du Commandeur; lequel alaverrten'alla pas loin depuis ce tempsla. C etoit un corps ufé, un vieux pécheur qui avoit fait un ufage immodéré des plaifirs, fans s'embarraffer fi l'0n trouveroit cela bon dans ce monde, & fans craindre qu on le trouvat mauvais dans 1'autre J'avois deja quatre ans quand il mourut • maïs ,e n'etois pas fon feul héritierau logis. Le bon homme avoit eu d'autres enfants de quelques Maïtreffes qu'il avoit entreteniies avant ma mere, & nousétions tous chez lu, comme des pains de dixmes, chacundefafournée. Dans lefond, peutetre n etoit-il pas plus leur pere que Ie mier, Quoi qu'il en foit, commej'étois 'e plus jeune de mes freres, 6c que Ja f0i. Bij  28„ HlSTOIRE bleffe de mon age ne me permettoitpas de me fervir de mes mains aufli-bien qu'eux , j'aurois eu peu de part a 1'héritage du défunt, ü je n'avois pas eu dans ma mere une perfonne fort propre a fuppléer a ce défaut. Mais c'étoit une femme d'Andaloufie, c'eft tout dire. Elle n'avoit point attendu, pour faire fon paquet, que le vieillard fut mort. Dès qu'elle 1'avoit vu abandonné des Médecins, elle s'étoit faifie du plus beau & du meilleur, ne laiffant è mes co-héritiers que desguenilles.Etant maitreffe dans la maifon, & ayant les clefs de tout, il lui avoit été facile de divertir Jes efFets les plus précieux. Le jour qu'il mourut, on fit un ravage effroyable dans fa maifon. Dansle temps qu'il rendoitl'ame, on lui prit jufqu'aux draps de fon lit. Dans fes derniers moments, tout fut pillé & enlevé. II ne reftoit que les quatre murailles, lorfque les parents arriverent la gueule, comme on dit, enfarinée. Ils eurent beau regarder par-tout, ils virent bien qu'on les avoit prévenus, & il leur fallut encore par honneur faire les fraix desfunérailles. Elle furent, je 1'avoue , très-modeftes, &c 1'on n'y répandit point de larmes. On ne pleure pas les morts qui ne laiflent riep. C'eft aux héritiers feuls a paroïtre affiigés; ils font payés pour cela.  de Guzman d'Alfarache. 29 Les parents du Commandeur avoient pourtant compté fur une riche fucceflion. lis ne pouvoient comprendre comment un homme, qui avoit plus de quinze mille Jivres de rentes en bénéfkes, mouroitdans un etat fi miférable. Ils avoient vu fa maiion meublée d'une maniere convenable k ia quahte. Ils ne douterent point qu'on n eut volé fes effets. Ils GreM faire fur cela de grandes informations. Peine inutile! Ils eurent recours enfuite aux Monitoires qui furent affiches aux portes des Eghfes oü ils font encore. Les voleurs ont I'eftomac bon , ils ne rendent jamais ce qu'ils ont pris. Les excommunications ne les epouvantent point. Après tout, ma mere avoit une très-bonne raifon pour pofTeder fans inquiétude les nippes du Commandeur : car peu de temps avant quil mourut, il lui difoit quelquefois , quand il vifitoit fon coffre-fort ou fes bijoux, ou qu'il faifoit emplette de quelque beau meuble : Tcne{ , mon cher cceur " tout ceci vous appartient. Quand ces donations, qu'elle regardoit comme faites en bonne rorme, n'auroient pas été capables de lui mettre la confcience en repos, elle croyoit qu'une jolie femme, qui avoit pu fe refoiidre a paffer quelques années avec un vieillard dégoutant, méritoit bien d'en B ii;  3o HfSTOIRE être 1'héritiere. Auffi d'habiles Do£teurs qu'elle confulta fur ce point leverent tous fes fcrupules, en 1'affurant que c'étoit une chofe qui lui étoit due. CHAPITRE IV. Le pere de Guzman fe marie , 6* meurt pen de temps après fon mariage. Suites de cette mort. Ap rè s la mort du Commandeur, a qui Dieu faffemiféricorde, fa chafle veuve eut un galant, 6c moi un pere tout retrouvé dans la perfonne duGénois, qui devint a fon tour le patron de la cafe. Cette habile femme avoit eu 1'adreffe de leur perfuader a tous deux en particulier que j'étois leur fils, tantöt en difant a 1'un que j'étois fa vivante image, 6c tantot en difant k 1'autre que lui 6c moi nous nous reffemblions comme deux ceufs. Heureufement je ne pouvois manquer d'être d'un fang noble, foit que je duffe mon exiftence au Commandeur, foit que ie fiuTe de la facon du Génois. Pour du cöté maternel , je fuis d'une noblefle inconteftable. J'ai cent fois oui dire a ma mere que mon aïeule, qui toute fa vie s'étoit piquce  de Guzman d'Alfarache. 3r de chafteté comme elle ,• comptoit parmi fes alhés tant d'illuftres Seigneurs, qu'on auroit pu faire de fa familie un arbre généalogique auffi grand que celui de~la Maifon de Tolede. . Malgré tout cela, je ne voudrois pas jurer que ma difcrete mere n'eüt point un troifieme galant de race roturiere : une femme qui ne fe fait pas une affaire de tromper un homme, eft bien capable d'en tromper deux. Mais par inftinft ou fur Ia bonne foi de ma mere, j'ai toujours regarde le noble Génois comme le véritable auteur de ma naiffance. Je puis t'affurer que de fon cöté, mon pereou non, il nous aimoit ma mere & moi avec une extréme tendreffe. II le fit affez connoïtre par Ia refolntion hardie qu'il s'avifa de prendre • il refolut d'époufer cette Dame , que 1'on appelloit dans Seville Ia Commandeufe. II n ignoroit pas la réputation qu'elle avoit m qu il alloit fe faire montrer au doigt dans Ia Ville. Qu'importe ? c'étoit un homme qui favoit bien ce qu'il faifoit. Dès Ie temps qu'il lia connoiffance avec elle, fes affairescommencoienta fe gater,&cette galanterie ne fervit pas a les améliorer. La Dame qui étoit fort ménagere Sc encore plus fnpponne, avoit fi bien fu mettre k pront les faveurs qu'elle avoit accordées» B iv  31 HlSTOIÏE qu'elle poffédoitau moins dix mille bons ducats. Avec une fomme li conlidérable , mon pere fe fauva d'une nouvelle banqueroute, qu'il étoit fur le point de faire , & fe trouva plus en état que jamais de figurer parmi les gros négociants. II aimoit le fafle, 1'éclat & le bruit. C'étoit-la fa paffion dominante ; mais comme il ne pouvoit la fatisfaire long-temps fans retomber dans le même embarras d'oü 1'ar* gent de ma mere 1'avoit tiré, il arriva quelques années après fon mariage, qu'il fe vit obligé de faire fa derniere banqueroute. Je dis fa derniere ; car fe voyant alors fans reffource & dans 1'impuilTance d'entretenir fa familie fur un bon pied, il aima mieux fe laiffer mourir de ehagrin, que de furvivre a fa profpérité. La vie eut plus de charmes pour ma mere, qui foutint avec affez de fermeté Ie changement de notre fortune. Cependant la mort de mon pere 1'affligea vivemenf. Nos maifons n'étoient plus a nous : il avoit fallu les abandonner aux Créanciers. II ne nous reftoit de tous nos biens que quelques bijoux avec une grande quantité de.meubles affez beaux; ma mere en fit de 1'argent, &c prit le trifte parti de fe retirer dans unepetite maifon pour y vivre tranquillement. Ce n'eft pas qu'elle n'eütpa  de Guzman d'Alfarache. ,t rant^ fervée o„ ' ? ™ tOU'°Urs 6 bie" coniervee, que ce n'etou pas une conquêteè dedaigner; mais elle auroit été obWe de voit fe refoudre, après avoir vu toute fa qu elles emp,roiem 4 vue j, ;/ <™end„™ 'fon" o^aUC?"P d'efpri''& n>«fonoSe7eL«c'°a'r™eM danï fa J3 v  34 H I 5 T O I R E voient jamais enfemble le moindre démêlé. Pendant qu'elle s'attachoit a faconner ces jeunesgens, il arriva qu'elle eut ma mere par un coup de hafard ; elle ne manqua pas de leur en faire honneur a chacun en particulier , & de trouver que fa fille leur reffembloit a tous par quelque endroit: voila votre bouche, difoit-elle a celui-ci; voila vos yeux, difoit-elle è celui-la; vous ne fauriez défavouer eet enfant. Pour mieux le leur perfuader encore, lorfqu'elle tenoit ma mere entre fes bras, elle affec toit toujours de 1'appeller du nom du Cavalier qui étoit préfent; & fuppofé qu'il y en eut deux, ce qui n'étoit pas extraordinaire , elle l'app^lloit tout court Dona Marcella , qui étoit le nom propre de ma mere; il y auroit auffi de 1'injuftice a lui contefter le Dona, puifqu'on ne peut la foup?onner de n'être pas une fille de qualité. Mais pour t'apprendre quelque chofe de plus pofitiftouchant fa naiffance,tu fauras que ma grand'mere parmi fes galants, en avoit un qu'elle aimoit plus que tous les autres; & comme ce Seigneur étoit un Guzman, elle jugea qu'elle pouvoit en confeience faire dire qu'il importoit aux aventuriers de fe parer de noms de conféquence, fans quoi ils paffoient pour des miférables dans Jes pays etrangers, je me donnai Ie nom de Guzman que portoit ma mere, & qui. fans doute, étoit le plus honorable de no! tre maifon; j'y ajoutai Ia Seigneurie d'AIfaracne. Cela me fembla fort bien imagwe & me voila déja dans mon efprit luluftre Seigneur Guzman d'Alfarache. Ce Seigneur de fraïche date ne s'étant nus en chemin que 1'après-dmée, n'alla pas rort ioin le premier jour, quoiqu'il marchat auffi vite que fi on 1'eüt pour. > ou eut cr« ne pouvoir affez. tot s eloigner de Seville. EfFeöivement ie bornai ma journée a Ia Chapelie de SaintJ^azare, a une demi-lieue de cette Ville jvv vJ3 h$; 'ie m'affis ün Jes ^grés" ae 1 fcgiife, oïi remarquant que Ia nuit approchoit, je commencai è m'attriffer &  38 HlSTOIRE a fentir quelque inquiétude fur ce que je deviendrois. La-delïus il me vint une idee pieufe que je contentai: j'entrai dans la Chapelle oü je me mis a prier Dieu de m'infpirer. Ma priere fut fervente , mais courte , car on ne me donna pas le temps de la faire longue. L'heure de fermer 1'Eglife arriva ,1'on m'obligea defortir, & on me laiffa fur le perron oü je demeuraifort en peine de ma perfonne. Repréfente toi en efFet pour un moment a la porte de cette Chapelle un enfant de familie auffi chéri qu'un fils de marchand de Tolede, & nourri dans 1'abondance. Confidere que je ne favois oü aller, ni a quoi me déterminer. II n'y avoit la ni prés de-la aucune Hótellerie; jene voyois que de Peau claire qui couloit è quelques pas de moi: le mauvais commencement de voyage ! Pour comble de mifere, mon ventre m'avertiffoit qu'il étoit temps de fouper. Je connus alors la difFérence qu'il y a entre un homme qui a faim &c un homme raflafié : entre celui qui fe voit a une bonne table, & celui qui n'a pas un morceau de pain a manger. Ne fachant donc que faire, ni a quelle porte aller frapper, je me réfolus a paffer la nuit fur le perron, puifque la néceflité le vouloit ainji. Je m'y couche tout de mon long,  de Guzman d'Alfarache. 39 le nez Sc les yeux couverts de mon manteau, mais non fans appréhenlion d'être dévoré par les loups , que je m'imaginois quelquefois entendre autour de moi. Le fommeil pourtant vint fufpendre mes inquiétudes, Sc fe rendit li bien maitre de mes fens, que je ne me réveillaique deux heures après le lever du foleil; encore ne fut-ce qu'au bruit que firent avec des tambours plulieurs payfannes qui al» loient en chantant Sc en danfant apparemment a quelque fête. Je me levai promptement, n'ayant aucune peine a quitter mon gite, Sc trouvant en eet endroit divers chemins qui m'étoient également inconnus; je choilis le plus beau, en difant: PuifTe cette route, que je prends au hafard, me conduire tout droit au Temple de la fortune ! Je faifois comme eet ignorant Médecin de la Manche, qui portoit ordinairement un fac rempli d'ordonnahces, & qui, quand il étoit auprès d'un malade, en tiroit la première qui fe rencontroit fous fa main, & difoit: Dieu tela donne honne. Mes pieds faifoient 1'office de ma tête, & je les fuivois fans favoir oü ils me conduifoient. Je fis deux petites lieues cette matinee, ce n'étoit pas peu pour un garcon qui n'en avoit jamais tant fait; je croy ois déja être  4° Histoire arrivé aux Antipodes, & avoir découvert un nouveau monde, comme le fameux Chriftophe Colomb. Ce nouveau monde pourtant n'étoit rien autre chofe qu'un» mnerable taverne, oü j'entrai tout en iueur, couvert de pouffiere , fatigué & rnourant de faim. Je demandai d'abord k dmer on me dit qu'il n'y avoit que des ceufs frais. Des ceufs frais, m'écriai-je! Soit, je m'en contenterai; hatez-vous de men accommoder une demi-douzaine ; taites-m'en une omelette. L'höteffe qui etoit une effroyable vieille , fe mit k me confiderer avec attention. Elle vit bien que J etois un cadet de haut appetit; & je lui parus fineuf, qu'elle jugea qu'on pouvoit ïmpunement me fervir pour ceufs frais des demi poumns. Dans cette confiance , elle s approcha de moi, & me riant au nez; . 011 etes-vous, mon fïls, me dit-elle d'un air gai ? Je lui répondis que j'étois de Seville, & Je la prefTai de nouveau de m'aapreter les ceufs; mais avant que de faire ce que ;e lui difois, elle me paffa fa vilaine main fous le menton, en difant: Et oü va le petit badin de Seville ? En même temps elle voulut me baifer, mais je détournai la tête brufquement pour efquiver 1'accolade. Je ne fus pourtant pas afTez adroit pour 1'éviter entiérement: la vieille me fit fentir fon  de Guzman d'Alfarache. 41 haleine,& il me fembla qu'elle venoit de me communiquer fa vieilleffe & fes infïrmités; heureufement je n'avois que du vent dans l'eflomac, fans cela je lui aurois rendu des poires pour des prunes. Je lui dis que j'allois k la Cour, & je la priai de me donner promptement a manger. Alors elle me fit affeoir fur une efcabelle boiteufe devant une table de pierre, qu'elle couvrit d'une nappe, qui avoit tout Fair d'un écouvillon de four; enfuite elle me préfenta quelques grains de fel dans le cul d'un pot de terre caffé, & de 1'eau dans un vaifleau de la même matiere, oü fes poules buvoient ordinairement, avec un morceau de gateau auffi noir que la nappe. Après m'avoir fait attendre urubon quart d'heure, elle me fervit fur une aflierte plus noirequede 1'encre une omelette, ou pour mieux dire, un cataplafme d'ceufs. L'omeIette,l'atfiette, le pain, le pot, la faliere, le feL, la nappe & 1'höteffe, paroifibient de la même couleur. Mon cceur auroit dü fe foulever contre des chofes fi dégoütantes, mais outre que j'étois un voyageur tout neuf, il fajloit entendre le bruit que mes boyaux faifoient dans mon ventre creux; on eut dit qu'ils s'entre-mangeoient; cependant malgré lamalpropreté du couvert ik Ie mauvais afiaifonnement des ceufs, je  4* HlSTOIRE me jettai fur 1'omelette, comme un cochon fur le gland ; j'eus beau la fentir deux ou trois fois croquer fous mes dents, quoique cela dut medevenir fufpeci, je ne laiffai pas de paffer outre; néanmois, lorfque j'en fus aux derniers morceaux, il me fembla que cette omelette n'avoit pas tout-a-fait le même goüt que celles qu'on mangeoit chez ma mere. Ce que j'attribuai bonnement a la différence des climats, m'imaginant que les ceufs pouvoient n'avoir pas la même qualité dans tous les pays, comme fi j'euffe été a cinq cents lieues du mien. Enfin, quand j'eus expédié eet excellent méts, je me fentis tout autre que je n'étois auparavant, & je m'eftimois trop heureux d'avoir fait ce repas. Tantil eft vrai qu'a bon appetit il ne faut point de faufle. Le pain m'amufa plus long-temps que les ceufs, attendu qu'il étoit très-mauvais, & que pour 1'avaler, i! falloit, en dépit de moi, y aller lentement, ou bien j'aurois joué a m'étrangler,il n'y avoit pas de milieu, furtout 1'orfqu'après avoir mangé Ia croüte, ce que je fis d'abord, je voutus en venir a la mie, qui étoit encore toute en pare, j'en fortis pourtant a mon honneur; mais ce fut a Paide du vin, qui, dans ce quartier-la, eft délicieux. Je me levai de table d'abord que j'eus achevé de diner, je payai mon hötefle,  de Guzman d'Alfarache. 43 & me remis gayement en chemin. Mes pieds, qui avoient commencé a refufer le fervice en arrivant a l'hótellerie, reprirent une nouvelle vigueur. J'étois déja pour le moins a une bonne lieue de la taverne, Sc tout alloit bien jufques-la , quand la digeftion, qui fe faifoit, excita peu-a-peu dans mon eftomac un tumulte, qui fut fuivi de rapports dont je tirai un très-mauvais augure; je repaffai dans mon efprit la réliftance que mes dents avoient trouvée en broyant les ceufs, & je fis la-deffus des réflexions qui me mirent au fait; je ne doutai plus que je n'eufle mangé une omelette amphibie. Auffi , ne pouvant la porter plus loin, je fus obligé de m'arrêter pour me foulager, CHAPITRE VI. 11 rencontre un Anier & deux Ecclifiafiques. De la converfation qu'ils eurent enfemble, & de quelle fagon l'Anier & lui furent régalés dans une hótellerie a Cantillana. Je demeurai quelque temps appuyé contre une muraille qui fervoit d'enclos a une vigne; j'étois pale &c abattu des efforts  -44 HlSTOIRE que j'avois faits. II pafla par eet endroit un Anier avec plufieurs a*nes qui n'étoient point chargés; il s'arrêta pour me regarder; & touché de compaffion en me voyant dans 1'état oü j'étois, il me demanda ce que j'avois : je lui contai 1'accident qui venoit de m'arriver ; mais je ne lui eus pas fitót dit que je 1'imputois a certaine omelette que j'avois mangée dans la derniere hótellerie , qu'il fe mit a rire, mais a rire d'une fi grande force, que s'il ne fe fut pas tenu a deux mains au bat de fon ane, mon homme en feroit infailliblement defcendu la tête la première. Quand nous fommes affligés, nous n'aimons pas qu'on fe moque de notre affliction. Mon vifage qui étoit plus pa'.e que la mort, devint plus rouge que le feu : je regardai de travers ce maraud, & lui fis connoïtre par un petit air mécontent que fon procédé neme plaifoit point du tout; je ne fis par-la que Pexciter a continuer fes ris : alors jugeant que plus je "me facherois , plus il auroit envie de rire, je Ie Iaiffai s'en donner tout fon faoul; auffi-bien je n'avois ni épée ni baton pour en venir avec lui aux voies de fait, & je crois qu'a coups de poings, je n'aurois pasété le plus fort; cette confidération fut caufe que je filai doux, en quoi je marquai bien de la prudence. II  be Guzman d'Alfarache. 4<; eft d'un homme d'efprit, quelque offenfé qu'il foit, de nepas faire le brave pour s'en repentir; d'ailleurs, je voulois ménager 1'Anier a caufe de fes anes, dont je comptois bien que quelqu'un me porteroit jufqu'a la couchée, qui étoit encore affez loin de-la. Néanmoins , je ne pus m'empêcher de lui dire : Hé bien, mon ami, pourquoi tous ces éclats de rire ? Eft- ce que j'ai le nez de travers ? Pour toute réponie a ces paroles, le voila qui renouvelle fes ris immodérés. II plut pourtant a Dieu que cela finit. L'Anier n'en pouvant plus, reprit peu a peu fon férieux , & me dit tout eftoufflé : Mon petit Seigneur, je ne me moque point de votre aventure, elle eft affurément bien trifte pour vous; mais c'eft qu'en me la racontant, vous m'avez fait reffouvenir d'une autre qui vient d'arriver dans la même hótellerie a cette vieille forciere qui vous a fi mal traité. Deux foldats qu'elle a régalés comme vous, lui ont fait pay.er Ie tout enfemble; puifque nous allons le même chemin, ajouta-t-il, vous n'avez qu'a monter fur un de mes anes, & je vais a loifir vous conter cette hifioire. Je ne me le fis pas dire deux fois; je montai fur un de ces animaux, & me préparai k entendre ce que 1'Anier avoit a me dire de ces deux fol-  4$ HlSTOIRE dats, que j'avois affettivement vu entrer dans 1'hótellerie dans Ie temps que j'en fortois. Ces deux grivois, me dit-il, ont demandea 1'höteiïece qu'elle avoit a leur donner. Elle leur a répondu ainfi qu'a vous, qu'elle n'avoit que des ceufs; la-deflus ils ont ordonné qu'on leur fit une omelette, & la vieille leur en a peu de temps après apporté une; ils ont voulu la couper, 6c trouvant quelque chofe qui réfiftoit au couteau, ils 1'ont examinée attentivement; ils ont apper^u troispetitspaquets quireflembloient fort k trois têtes mal formées de pouflins, & dont les becs déja un peu fermes, ne permettoient nullement de douter de ce que c'étoit. Les foldats après avoir fait une fi belle découverte, fans en rien témoigner, ont couvert 1'omelette d'une affiette, 6c demandé k 1'höteffe fi elle n'avoit pas quelqu'autre chofe qu'ils puflent manger; elle leur a propofé deux rouelles d'une Alofe qu'elle venoit de faire griller; ils les ont acceptées & expédiées a la fauffe blanche; après cela, I'un des deux grivois s'étant approché d'un air doucereux de Ia vieille, comme pour compter avec elle, lui a appliqué fur le vifage 1'omelette qu'il tenoit dans fa main, & lui en a fi bien frotté les yeux 6c le nez, qu'elle s'elï mife k poufier    be Guzman d'Alfarache. 47 de grands cris. Alors, 1'autre foldat feignant de blamer fon camarade, & d'avoir pitié de cette malheureufefemme, a couru a elle, ious prétexte de la confoler, & lui a paffe fur fa face fes mains barbouillées de fuie; enfuite ils font fortis tous d'eux de Ia taverne en chargeant encore d'injures Ia vieille, qui n'a point recu d'eux d'autre payement. Je vous affure, pourfuivit 1'Anier , que c'étoit une chofe a voir que 1'höteffe en eet état, & les mines agréables qu'elle faifoit en pleurant & en criant. Le récit de cette ridicule aventure me conio a un peu de Ia mienne, & me fit oubher les ris de 1'Anier,qui ne manquapas de fe remettre k rire auffi-töt qu'il eut achevé de parler; fans cela, il n'auroit pas ete content de fa narration. Pendant ce temps-la, nous avancions toujours; nous rencontrames deux Eccléfiaftiques, qui nous ayant appercus de Ioin, nous attendoient pour profiter de la commodité des anes. Ces bons Prêtres, qui étoient fatigues, en avoient un très-grandbefoinpour ie rendre k Cacalla, oü ils alloient auffibien que 1'Anier. Ils eurent bientöt fait leur marché avec lui. Ils monterent chacunfurun ane, &nous continuames tous quatre notre chemln. Le maïtre des montures étoit encore  4$ HïSTOIRE trop occupé du plaifir qu'il avoit eu dans 1'hötellerie de la vieille, pour n'en plus parler. II ne puts'empêcher de dire qu'il y avoit dans cette hiftoirea rire pour lui pendant le refte de fes jours; &c moi, m'écnaiie en 1'interrompant brufquement , je me repentirai toute ma vie de n'avoir pas fait pis que ces foldats a cette vieille ernpoiionneufe; mais patience, elle n'eft pas encore morte, & tout fe paye a la fin. Les Ecclefiaftiques prirent garde a la vivacite avec laquelle je prononcai ces paroles, & furent curieux de favoir pourquoi je les ayois dites; 1'Anier qui ne demandoit pas mieux que de recommencer cette hiftoire, pour avoir une nouvelle occafion de rire, en fit p.rt a ces Meffieurs; & comme il etoit en train , il leur conta auffv la mienne, ce qui ne fut pas un petit fujet de mortification pour mo^ Les Eccléfiafliques defapprouverent tort la conduite de la vieille hötefTe, & ne biamerent pas moins mon reflentiment: Mon fils, me dit le plus agé des deux, vous etes ieune , un fang bouillant vous emporte 6c vous öte 1'ufage de la raifon; fachez que c'eft un auffi grand crime d'être fache d avoir manqué 1'occafion d'en commettre un que de 1'avoir commis en effet. Le Prê'tre ne borna point-la fa remontrance .  de Guzman d'Alfarache. 39 il me fit un Iongdifcours fur Ia colere & fur le defir de fe venger. II fembloit que ce fut un Sermon; je fuis perfuadé même que c'en étoit un, qu'il avoit prêché plus d'une fois , &C qu'il étoit bien-aife de répéter, pour s'en rafraichir la mémoire. II eft certain; que la plupart des chofes qu'il me débita étoient au-deflüs de ma portée &decelle de notre Anier, qui, toujours plein de fa vieille, rioit fous cape, pendant quele Prédicateur perdoit fon temps è me prêcher. Enfin, nous arrivames a Cantillana ; les deux Eccléfiaftiques mirent pied a terre , prirent congé de nous jufqu'au lendemain madn, Sc allerent Ioger chez un de leurs amis. Pour moi, je n'abandonnai point 1'Anier, qui me dit: Je vais vous menerdans une des meilleures hötelleries de cette Ville: Fhöte eft un excellent cuifinier, & 1'on cenousdonnera point-Ia des ceufs couvés: cette afliirance me fit. d'autant plus de plaifir, que mon eftomac avoit befoin d'un bon repas pour fe rétablir ; nous allames defcendre a la porte d'une maifon d'alTez belle apparence, Sc dont le maitre vint nous accabler de civilités: c'étoit bien Ie plusgrand frippon qu'il y eut peut être dans ces quartiers-la, Sc je ne fis que fauier, eomme on dit, de la poële a frire dans le Tortii I, C  HlSTOIRE feu; 1'Anier conduifit fes bêtes a 1'écurie oü il demeura quelque temps è pourvoir a leurs befoins, & moi je me couchai par terre comme un homme qui avoit les cuiffes rompues & la plantedes pieds enflée, pour avoir été trois ou quatre heures fur un êne fans étriers. Je me repofai dans cette fituation jufqu'a ce que 1'Anier , m'étant revenu joindre, me dit: Voulez-vous bien que nous foupions? j'ai réfolu de partir demain dès la pointe du jour pour arriver avant la nuit a Cacalla : je ferois bien-aife de me coucher de bonne heure: je lui répondis que je nedemandois pas mieux que de me mettre a table , pourvu qn'il voulüt bien m'aider ame relever, &même amarcher, attendu que je ne pouvois mefoutenir; il me rendit ce fervice avec une complaifance dont je lui fus très-bon gré. ^ Nous appellames 1'hóte , a qui nous dimes que nous avions envie de bien fouper. Meffeigneur , nous répondit le matois, il ne tiendra qu'a vous de faire bonne chere, vous n'avez qu'a parler, j'ai chezmoi d'excellentes provifions; fa réponfe fut fort de mon goüt, mais il avoit l'air fourbe, & paroiffoit hableur en diable; il n'importe, dis-je en moi-même, qu'il foit tout ce qu'il lui plaira, & qu'il nous ferve bien ; il faifoit aufli le plaifant & 1'homme de belle  m Guzman d'Alfarache. „ humeur. Souhaitez-vous, pourfuivit 2 que ,e vous préfente une 'partiede fa fr^ n ai pu fazreautrement, il me colli 1 anourrir dansce temps de TchteTp °P -pofer fifance a ce" m£*3^ «ouslepn^mes, fi fa freffureétoitapn 11' quelques momenis aprts ave<: je„ la rl'afj' m?n c0"W°n fe jetter fu. Ia lalade dont je ne me fouciois X 'e, 'onnmncai 4 manger de la freiW »'?vo« pas mauvaife mine; & ce o, 1 ^.«„Lja^ria^rdS C ij  „ H I S T O I R E ie m'y prenois, que bientót il n'y auroit SS rien dans le plat de viande, ouitta la Sé pour venir du moins me difputer fe delers morceaux , qui difparurent dans le moment; nous demandames encore de la freffure, le bourreau d'hote nous en anporta moins que la première fois, pourkriter notre appetit, & nous en faire Shaker davantage : en eftet, le:fecond plat ne nous amufa pas long-temps, 8c tut ftüvi d'un troiüeme. Tl n'en fut pas tout-a-fait de celui-ci comme des deux autres; étant alors a demixaffafié, j'y allois un peu V^^f^ &iepouvois rendre plus de juftice a a freffure; j e ne la trouvai plus fi bonne, &. je dis" 1'höte que s'il avoit quelqu'autre mets a nous fervir, je le priois de nous 1 apporter • il répondit que fi nous voulions de la cervelle du même veau, il nous en feroit dans un inftant un ragout exquis; 8c qu en attendant il nous donneroit une andouille S e des tripes&delafraifede la meme béte; ce qui, difoit-il, étoit un morceau très-friand; je n'en portal pas un jugement fifavorable lorfque j'en eus goute ; elle fentoit fi fort la paille pourne, que j en fis d'abord la grimace; je ne m'en^plaignis pourtant point: je me contcntai de lacher prife, & de laiffer fair. moncamarade,qui  de Guzman d'Alfarache. 55 mangeant toujours de la même force, dévora 1'andouille en moins de rien. Enfin , Ia cervelle arriva, j'efpérois qu'elle réveiljeroit mon appetit: elle étoit accommodée avec des ceufs, de maniere que c'étoit une efpece d'omelette ; ce que 1'indifcret Anier n'eüt pas fitöt remarqué, qu'il fit un éclat de rire, cela me chagrina; je m'imaginai que c'étoit pour me dégoüter de cette omeletteen me faifant fbuvenir de celle de Ia dinée: je lui reprochai fa malice, mais il n'en rabattit pas un ris; ce qui produifit une affez plaifante fcene : car 1'höte, crui ne favoit pourquoi 1'un rioit tant, ni pourquoi 1'autre fe fachoit, nous écoutoit en homme quifecroyoit intéreffé dans cette affaire; ne fe fentant pas Ia confcience nette fur la cervelle, non plus que fur 1'andouille Sc la freffure, il fe troubla comme un criminel a qui tout fait peur, Sc fon trouble redoubla quand il m'entendit dire en colerea 1'Anier, que s'il continuoit a fe moquer de moi, je jetterois la cervelle contre le mur. L'hóte palit a ces paroIes, iI lui fembla qu'on lui reprochoit fon crime; mais voulant paroitre ferme Sz réfolu, il affefta de nous envifager tous deux, & de nous dire d'un air de fureur en enfoncant fon bonnet : Vive Dieu ! ii ne faut point tant rire; je vous foutiens Sc C iij  54 HlSTQIRE vous foutiendrai toujours que c'eft une bonne cervelle de veau ; fi vous ne voulez pas m'en croire, je m'offre a vous leprouver partémoins, il y aplus decent perfonnes qui m'ont vu tuer le veau. Nous ne fümespaspeu furprismon compagnon & moi de eet emportement d'un homme a qui nous ne penfions point du tout; ce fut pour 1'Anier un fujet de rire fur nouveaux fraix , & pour le coup je ne pus m'empêcher de fuivre fon exemple, quoique d'ailleurs je n'en eufle aucune envie; nous achevames par-la de déconcerter notre höte , qui, ne doutant plus que kous n'euffions découvert la mêche, en devint plusfurieux ; il öta brufquementle plat de detTus la table, en nous difant : Allez rire &C manger ailleurs , je ne loge point de gens qui fe moquent de moi a ma barbe, vous n'avez qu'a me payer & fortir de ma maifon: après quoi, je vous permets de rire tant qu'il vous plaira.. Mon camarade qui fe fentoit de Pappetit, ne vit pas fans peine emporter le plat; il prit fon férieux, & dit k 1'höte d'un ton aigre-doux : Aqui en avez-vous, coufin? Qui vous demande votre age ? & qui vous appelle grofle tête ? Groffe tête ou non , repliqua 1'höte, je dis que c'eft une tête de veau bien fraiche §£ des meilleures: il pro-  oe Guzman d'Alfarache. yj nonga ces mots avec toutes les démonftration d'un homme qui fe préparoit k nous battre ; mais 1'Anier, qui le connoiflbit mieux que moi, & qui étoit bon pour lui, fe leva de table, & faifant k fon tour Ie rodomont : Par S. Jacques , s'écria-t-il, eft-ce qu'il y a quelque ordonnance qui regie de quoi 1'on doitrire dans cette hótellerie ? ou il 1'on a mis une taxe la-delfus } Je ne vous dis pas cela, répondit 1'höte d'un air radouci: je dis feulement que je ne fouffrirai pas qu'on me tourne en ridicule ehez moi, ni qu'on me fafTe pafter pour un homme qui traite mal fes hötes. Qui vous parle de mauvais traitement, reprit 1'Anier? Qui fonge a fe moquer de vous ? Remettez promptement fur la table cette cervelle , vous verrez que ce n'eft point de cela que nous rions. Croyez-moi, laiffez rire & pleurer les gens chez vous, fans y trouver k redire. t Ce difcours de I'Anier fit fon effet, le déIicieux ragout qui nous avoit été comme arraché des mains nous fut rendu, & nous voila tous d'accord. Mon compagnon reprit fa place, & continuant de parler a 1'höte: Apprenez, lui dit-il, que fi je me moquois de vous, je ne vous en cacherois pas lacaufe, tant je fuis franc; c'eft mon caraöere ;ce n'eft donc pas de vous que C iv  f6 HlSTOÏRE nous rions; c'eft de cette facon d'omelette que vous nous donnez-la, elle m'a fait fouvenir de certaine aventure que mon petit camarade que vous voyez a eue aujourd'hui dans une Taverne oü nous avons diné. Si 1'Anier en fut demeuré-la, j'en aurois été quitte k bon marcbé ; mais il me fallut avoir la patience d'efluyer pour la troifieme fois 1'hiftoire des deux foldats & la mienne, dont il fit impitoyablement le récit a notre höte dans des termes, & avec de fi grandes démonftrations de joie , qu'il fembloit fe baigner en eau-rofe en faifant cette narration. L'höte eut tout le loifir de reprendre fes «fprits pendant un fi long détail, & jugeant qu'il avoit pris Pallarme mal-a-propos, il s'avifa de jouer un autre perfonnage. II interrompoit a tout moment 1'Anier par des fainte Vierge ! Grand Dieu du Ceel! &C autres femblables exclamations dont toute la maifon rétentiffoit, & qu'il accompagnoit de grimaces hypocrites : Que Dieu puniffe, dit-il, quand 1'autre eut ceffé de parler , que Dieu punijfe toute perfonne qui fait mal fon devoirl Comme le uen étoit de voler & qu'il s'en acquittoit fort bien, il ne fe croyoit pas apparemment intéreffé dans cette imprécation. Après avoir achevé ces mots, il fe tui & fe promena queb>  de Guzman d'Alfarache. 57 ques moments dans la falie; puis tout-acoup reprenant la parole d'une voix tonnante : Comment efi-il pojjibk, s'écria-t-il, que la terre tïait pas encore englouti cette méchante^ vieille , & que fa maifon ne foit pas abymêe ? 11 n'y a pas un voyageur qui nefc plaigne de cette créature-la, & de ce qu'ellf. donne a manger. 11 nefort pas de che^ elle tenpaf ager qui ne la maudiffe, &ne fajfe ferment dene plus s'arrêter dans fa taverne. Si les Officiers dejuftjee qui par le devoir de leurs charges, font oblige's de mettre ordre a fes fripponneries, les fouffrent fans rien dire, ils favent bien pourquoi. O Gel!dans queltempsvivons-nousl Cet honnête homme en eet endroit pouffaun profond foupir, & garda lefilence, mais d'un air a nous perfiiader qu'il en penfoit encore plus qu'il n'en avoit dit. Je comptois qu'il ne nous étourdiroit plus de pareils difcours; je comptois fans mon hóte. II fe remit de plus belle fur Ia fripperie de la vieille, & fans exagération,. nous en eümes pour une grofTe demi heure. Après quoi, il finit en difant: Je rends un million de graces au Ciel de ne pas reffembler h cette maudite Höteffe, & d'être un homme de bien&d'honneur. Je vais tête levée par tout Ie mondu, fans craindre que qnet qu'un m'ofe faire Ie moindre reproche. Tout pauvreque je fuis, il ne fe fait point Cv  jg' HlSTOIRE de femblables tralies dans ma maifon» Toute chofe , Dieu merci, s'y vend pour ce qu'elle eft : un chat n'y paffe pas pour un lievre, ni une vieille brebis pour un Agneau. Que perfonne ne fonge a tromper les autres. C'eft s'abufer foi-même. Qui mal fait, mal trouvera. Heureufement pour 1'Anier & pour mol, 1'Höte manquant d'haleine fut obligé de s'arrêter-la; je failïs ce moment pour lui demander s'il n'avoit point de fruits; il répondit qu'il lui étoit arrivé depuis peu de très-bonnes olives : tandis qu'il nous en alla chercher, mon camarade acheva de dévorer la cervelle, j'avois fait peu d'honneur a ce ragout, ne 1'ayant pas trouvémeilleurque PAndouille; cela n'empêcha pas qu'il ne fut expédié comme tout le refte. Jamais loup affamé n'a mangé avec tant de fureur que 1'Anier; il ne pouvoit fe raffafter, il y avoit pour le moins une heure que nous étions a table, & 1'on eut dit a le voir, qu'il ne faifoit que de s'y mettre. Pour moi je m'accommodai fort bien des olives qui étoient excellentes, de même que le vin. A 1'égard du pain , quoiqu'affez méchant, il pouvoit paffe r pour bon en comparaifon de celui de la dinée. Tel fut notre fouper: comme nous de-  de Guzman d'Alfarache. j? vions partir de grand matin le jour fuivant, nous recommandames k notre Höte de nous préparer de bonne heure k déjeuner» Enfuite nous allames nous coucher fur de la vieille paille, après avoir étendu delTus quelques couvertures pour nous fervir de matelars. La fatigue de la journée & Ia quantité de vin que j'avois bu me procurerent un fommeil fi profond, que les puces, dont je fus la proie toute la nuit, n'eurent' pas Ie pouvoir de Ie troubler; je crois que ]| aurois dormi jufqu'au lendemain au foir fi 1'Anier ne m'eüt réveille au lever de lAurore pour m'avertir qu'il étoit temps de Jonger è notre départ. Je fus bientöt pret, je n'eus qu'a me fecouer & qu'a óter de mes cheveux les brins de paille dont ils étoient mêlés; j'avois tout 1'air d'un pelit monftre dans 1'état oü les puces m'avotent réduit. Elles m'avoient tellement dengure le vifage, qu'on m'auroit pu prendre pour un garcon qui avoit la rougeole; h dans ce moment-la j'eufle été tranfporté dans la place de Seville, je doute que quelqu un m'eüt reconnu.. Ce jour-la étoit un Dimanche, nous commencames par aller entendje Ia Mefie puis nous revmmes k 1'Hötellerie, oü mon gourmand de camarade n'oublia pas le déjeuner; ce fut Ie premier foin dont il s'emC vj  e Guzman d'Alfarache. -s Ai mulet; il n'étoit nullement tenté de me railler fur nos admirables repas; il Crd gnoit trop les reparties que j'auróis pTïui faire; ,J avoit mangé fa fois'plus que J de 1'andouille & de Ja cervelle; & pouTJe ragout du matin, il 1'avoit encore tout entier dans Ie ventre. Enfin, j'auróis eude quoi tnompher s'il fe fut aifé de voU,oir planter, mais il étoit bien éloigné d> S'il avoit fujet de réver défagréablement, ,e n'etois pas plus fatisfait des images qui venoient s'offrir a mon efprit. O m'a tiriSV"' «alhfureufc *n a tire de la maifon de ma mere? è peine a-ie m,s le pied dehors, que tout m'efi dl venu contraire; un ma'lneur n'a fi? qt pelTe lOU?her; ^ P0rted'une f'5»' a"S f°"Pef' Ie iendemain ai dme d'une omelette aux poufiins & 1 on m'a régalé Ie foir de divers^agS dl «niet travefl, en fa vore des puces : heureufement e n'en ai nen fenti; aujourd'hui iln'a tenu qu'a mo de faire aufli bonne chere; & qui V "ft on m a vole mon manteau; il ne me man«po. plus que d'aller en prifon tenir compagme au voleur, & ilFn>a ten^Greffiers que cela ne me foit arrivé.  yi H I S T O I R E Toutes les fois que je penfois a ce vol, je foupirois amérement, fon fouvenir m'affligeoit plus que tout le refte : en effet, j'avois bien raifon d'en être touché; 1'eftomac peut fe remettre d'unmauvais repas, une défagréable nuk eft réparée par une bonne; mais le moyen de réparer la perte d'un manteau, quand on a au'.n peu dargent que j'en avois; néanmoms, le mal étant fans remede, je me réfolus a prendre patience; j'avois oui dire que la vie de 1'homme étoit un melange de bonheur Sc de malheur, de plaifir Sc de peine; fi cela eft, difois-je, confole-toi, Guzman, tu es fur le point de trouver quelque bonne tortune, puifque tu n'as éprouve que des dileraces depuis ton départ de Seville. Plein d'une fi douce efpérance, je commencoisa reprendre courage, lorfque deux hommes qui avoient affez 1'air de ce qu ils étoient, Sc qui venoient derrière nous au srandtrotfur des mules, nous. ayant atteints, me confidérerent avec attention, comme des gens qui cherchoient quelqu'un qui me reffembloit;leur figure toute leule n'étoit que trop capable de me troubler; iamais la Ste. Hermandad, dont ils avoient 1'honneur d'être Membres, n'a peut-etre eu de confrères d'une mine plus effroyable. Je leur parus furpris, Sc menie un peu 1 ef&aye    de Guzman d'Alfarache. 7j effrayé de ce qu'ils me regardoient entre deux yeux: il ne leur en failut pas davantagepour fauter k terre; en même-temps i s vinrent fondre fur moi 1'un Sc 1'autre ils me jetterent k coups de poing de mon ane en-bas, puis me faififfant par un bras , 1 un des deux me dit d'un ton d'Archer- Ah' te voila frippon de voleur! nous te tenons enfin : Allons, petit miférab/e, rends eet argent; rends ces pierredes, ou bien nous te pendrons tout-a-l'heure k eet arbre que tu voisa deux pas d'ici. Aces mots, que!. que chofe quejepuffe dire pour ma déTenie, ils fe mirent k me houfpiller Sc k me fouffkter de maniere qu'un foufflet n'attendoit pas 1 autre. Le trop charitable Anier, touché de compafïion de me voir traiter fi cruellement. voulut reprefenter k ces furieux que fans doute ils fe méprenoient: il fut fort mal paye de fa remontrance ; ils lui tomberent fur Ie corps; Sc quand ils furent las de Ie battre, ils lui dirent qu'il étoit mon receeur, Sc 1 arreterent avec tous fes anes, en Hu demandant oii il avoit mis eet argent & ces pierreries : comme il ne pouvoit leur repondre autre chofe , finon qu'il ignoroit de quel argent Sc de quelles pierreries ils nous parloient, ce fut un nouvel orage de coups de baton qui creva fur lui. Je corflome I, p  74 Histoire felTe ici ma mauvaife inclination, je relTentis une maligne joie en voyant maltraiter ainll ce pauvre diable , a qui je portois guignon; je m'imaginois que c'étoit a lui que ije devois imputer la perte de mon manteau & notre horrible fouper. Après qu'ils nous eurent biert-étrillés, ils nous fouillerent exaclement; & ne trouvant pas ce qu'ils cherchoient, ils nous lierent les mains avec des cordes dans le delTein de nous mener en lefle a Seville , nous étions déja tous deux attachés comme des levriers, lorfque celui des Archers qui m'avoit lié les mains, dit avec furprife a fon compagnon : Hola , ho , camarade , nous faifons les chofes avec bien de la précipitation; je crois, Dieu me pardonne, que nous nous fommes trompés: le dröle que nous pourfuivions n'a point de pouce a la maingauche , & il ne manque pasun doigt a celui-ci; 1'autre Archer fur celas'avifacie tirer de fa poche leurs inftructicns, &de les lire a haute voix; le voleur après lequel i's couroient y étoit peint d'une facon qui ne s'accordoit point avec ma figurc-: outre qu'il y étoit marqué qu'il lui manquoitun pouce , il étoit dit qu'il avoit dix-neuf k yingt ans ,&descheveuxnoirs&longsqui lui tomboient fur le dos en queue de cheval , au-lieu qu'on ne pouvoit me domer  m Guzman d'Alfarache. 7t tout au plus qiIe quatorze am z, T pes; ils virent bien qu'il f q ,ies mien- Pleine de 7ng"^til°l '* r0"^ notre route; maisïffi^t:''"? ^ pourroisfaire dans une fembS 9 Ie >! quand nous ^7 * ™"'°^ IieueduvillagedelPedorn V qUWt de *»* jdgnimes nci5£«iSS53ffrsft" derniprp P-'aignirent fort • la . D ij  7<5 H I S T O I R E tout honnête homme de trois Saintes qui font en Efpagne , favoir Ia fainte Inquifition, la fainte Hermandad & la fainte Cruzada. Dieu préferve un innocent particuliérement de la fainte Hermandad : il y a encore quelque efpérance de juftice avec les deux autres ; mais tout ce que je puis dire de celle-la : Bienheureux font ceux qui ne tombent point entre fes mains. L'Eccléfiaftique qui m'avoit régalé d un Sermon le jour précédent, & quiiefentoit une grande démangeaifon de precher encore, fit adroitement rouler la converfation fur les plaifirs du monde, pour avoir occafion de nous dire qu'il n'y en a que de faux fur la terre, & que fi 1'on en vouloit trouver de véritables, il falloit les aller chercher au Ciel: que toutes les fêtes meme oü 1'on fe promettoit les plus grands plaifirs, étoient toujours accompagnes ou fuivis de quelques chagrins. Monfieur le Bachelier , ajouta-t-il, en s'adreflant a fon camarade, fouhaitez-vous que je vous raconte a ce propos une fable qui me femble diene d'être écoutée ? vous ne ferez pas f ache de la favoir. La voici: en même-temps il la débita dans ces ter mes, fans attendre la réponfe de fon compagnon. » Jupiter n'étant pascontentd'avoir creé » pour les hommes tout ce qui fe voit fur la  de Guzman d'AxfaracHi. "ff » terre, par un excès d'amour pour eux, » envoyadèslespremiers temps le Dieu du » plaifir rélider dans ce bas monde, unique» ment pour les réjouir. Mais les hommes-, » & encore plus les femmes, s'attachant at » ce nouveau Dieu qui les charmoitpar fes » attraits , réfolurent de ne connoitre que » lui pour leur Divinité : ils fe flatterent m qu'il avoit de quoi combler tous leurs » vceux: ainfi, croyantpouvoirfepaffer de » tous les autres Dieux du Ciel, ils com» mencerent a lesoubüer. Les Prieres,les » Sacrifices, les Victimes , tout ne fut plus » que pour le Dieu du plaifir. Jupiter, m comme le plus ofienfé , fut fi fenfible a » 1'ingratitude de fes créatures, qu'il crut » devoir fe venger d'elles : il affembla les » Immortels pour les confulter, de peur » qu'on ne 1'accufat de n'avoir écouté que »> fa colere. » Tous les Dieux en général blamerent » le procédé des hommes plus ou moins, » felon les fentiments que chacun avoit » pour eux. Les plus débonnaires repré» fenterent a Jupiter que les mortels n'é» toient que des mortels, c'eft-è-dire des » créatures ,foib!es, pleines de défauts, tic » defquelles on ne devoit attendre que de » 1'imprudence &del'indifcrétion: Que Ie » Maïtre des Dieux, bien-loin de voir leur D iij  7^ HlSTOIRE » foiblefTe d'un ceil irrité, il lui convenoit »> plutot d'en avoir pitié, & de leur pardon» ner, au-heu de fonger è les punir. Si nous » etions hommes comme eux , ajouterent» ils nous ne nous conduirions pas autre» ment, peut-être même ferions-nous pis. » Dailleurs, confidérez quel Dieu vous » leur avez donné ? Voyez de quelle forte » il en ufe avec eux , il ne les abandonne » point, il flatte leurs defirs , & a des ma« nieres raviffantes dont ils font enchantés. *> Vous, au contraire, vous ne vous mon» trez que de temps en temps , & prefque » toujours la foudre en main. En un mot » yous leseffrayez, & vous nedevezpas » etre étonné s'ils voüs aiment moins qu'ils » ne vous craignent: au refte, ils peuvent »> fe.cornger & rentrer en eux-mêmes, » quand on les aura férieufement avertis »> du tort que fait aux Immortels, & prin» cipalement è vous, 1'aveugle attache» ment qu'ils ont pour cette Divinité. » Lorfque les Dieux pacifiques eurent » fait cette remontrance a Jupiter , Momus » qm haifToit les hommes, lui en Voulut » faire un autre tout contraire; maisil Ia » commenca dans des termes fi libres, que » Ie Souverain des Cieux lui ferma la bouw che,en lui difant qu'il parleroit a fon tour. w D'autres Divinités qui n'étoient pas  dr Güzman d'Alfarache. 79 » mieux intentionnées pour Ie genre bu» main que Momus , voulurent perfuader » au fils de Saturne qu'il devoit déiruire les » hommes; que c'étoient des êtres inutües, » & dont les Dieux n'avoient pas befoin. »D'autres Immortels moins emportés, » croyantlui donnerunavis admirable, lui » confeillerent de réduire en poudre ces » coupahleshumains,&d'en créer d'autrës » plus parfaits, puifqué c'étoit une chofe » qu'il pouvoit faire d'un fouffle : alors » Apollon demanda permiffion de parler, » & dit avec eet air de douceur qu'on lui » attribue , ces paroles au pere des Dieux : » Jupiter, Divinité remplie d'amour &c~ » de bonté, tu es fi juftement irrité con» tre les hommes, que quelque vengeance » cruelle qu'il te prit envie d'en tirer, au» cun Habitant de 1'Olympe n'oferoits'opW P°{er, tta volonté : ü n'eft pas moins de » 1'intérêt de tous les Dieux engénéral que » du tien , que les Mortels ne payent pas »d'ingratitude les graces & les bienfaits » qu'ils recoivent de nous tous les jours. » Mais après tout, je ne puis m'empêcher » de te remontrer que fi tu fais périr les hu» mains, c'eft ton propre ouvrage que tu » détruit. Ce monde que tu as créé & em» belli de mille chofes admirables que tu y » as fait naitre, ne fera plus d'aucune utiD iv  8° HlSTOlRE » lité, nous ne quitterons pas le Ciel pour * aller 1'habiter. De détruire les hommes » pour en faire de nouveaux, cela ne te fera » point d'honneur; on dira que tu ne peux » qu'en deux fois rendre tes ceuvres parfai» tes: laiffe Ie genre humain tel qu'il eft , >*il y va de ta ^loire de Ie maintenir com» me tu las créé; je ne fais pas même s'il » feroit de 1'intérêt des Dieux que les hom»mes n'euffent aucune imperfection; s'ils » n'étoient pas foibles & pleins de mifere, » auroient-ils befoin de nous ? » Cependant, pourfuivit-il, ce font des »mgrats qu'il faut punir; ta leur as fait » préfent du Dieu du plaifir, & ils s'y font » trop attachés: hé bien,il n'y a qua Ie » leur arracher , leur ënvoyer a fa place y> le Dieu du déplaifir fon frere: ce fera les *> chatier par le même endroit qu'ils t'ont » ofFenfé; ils reconnoitront bientöt leur » faute, & tu les verras recourir a ta bonté, » pour la fupplier de leur pardonner leur * aveuglement; tu feras alors pleinement » vengé, & tu pourras leur faire grace ou »les abandonner a la tyrannie de leur nou» veile Divioité. Voila, grand Jupiter,ce » qui me femble convenir a ta gloire en »> cette occafion; mais le Maitre du Ciel & »> de la terre fait mieux que moi quelle * réfolution il doit prendre.  DE G«ZMAN D'ALFARACHE. %t » Apollon ceffa de parler , & Mornus >» qui avoit préparé un difcours que fa hai» ne pour les hommes lui avoit fuggéré, » voulut aggraver leur faute; il ne laiffa, » pa« toutefois d'être la dupe de fa mau» vaife volonté; tous les autres Immortels » qui connoiflbient fon averflon po»r les v humains, rejetterent fon avis, & furent » de celui d'ApolIon. Mercure, fuivant le » réiuitat de 1'Affemblée céleïte, fendit » Pair ai.fïï-töt, & defcendit fur la terre , » oü il trouva les hommes occupés, char~ » més, poffédés du Dieu du plaifir; mais » quand il fe mit en devoir d'exécuter Por» dre qu'il avoit de le leur enlever, ce fut » un foulevement général, tant du cöté des » femmes que de celui des hommes; on ne » vit jamais une telle fureur; ils fe r;.nge♦> rent tous autour de leur Divinité chérie, » en proteftant qu'ils mourroient tous plu»tot que de foufFrir qu'on la leur ötat. » Mercure remonta au Ciel en diligence^ » pour informer de ce défordre Jupiter , » dont Ia mauvaife humeur contre les hom» mes fut augmentée par cette nouvelle; » néanmoins Apollon qui les aimoit tou»jours, intercéda pour eux encore auprès » de lui, & fit fi bien qu'il Pempêcha de hn» eer Ia foudre fur ces malhenreux,. Mairre >\ de POlyrape, lui dit-il, ayez pitié de ce& D v  HlSTOlRE » foibles créatures: au-lieu de JaifTer tora» ber votre tonnerre fur cesinfenfés, per» mettez que je vouspropofe un moven de »>les rendre plus raifonnables; trompons» les par un tour dadreffe: arrachons-leur » le Dieu du plaifir fans qu'ils s'en apper» cqivent, en mettant a fa place & fous fa »figure le Dieu du déplaifir. » Le flratagême fut approuvé, & Apol»Ion voulut lui-même s'employer a le faire w réuffir. II defcendit fur la terre avec Ie» déplaifir déguifé; il trouva les femmes & »les hommes en armes auprès du plaifir » pour le défendre envers & contre tous. » II leur fafcina les yeux, & fit aifément »l'échange qu'il avoit deffein de faire: » après quoi, il retcurna vers les Immor» tels pour fife avec eux de Terreur oii il » venoitde jetter les humains, qui, depuis »ce temps-la, croyant avoir encore Je » Dieu du plaifir, facrifient a fon frere fans »le connoïtre ". Cette fable fut applaudie du Bachelier ; qui convint avec TEccléfiaftiqiie qui venoit de la conter, qu'effeclivement les plaifirs de la vie nous féduifent par de belles apparences fans avoir aucune réalité. Hélas ! difois-je en moi même pendant qu'ils raifonnoient Ia-deffns, cela n'efi que trop véritable. Quand je me (mi mis en tête de  de Guzman d'Aifarache. $3 voyager, je me formois une idee charmante de mon voyage; je me repaiffois Pefprit de mille agréables images dont je ne connois déja que trop la fauffeté. Après que les EccléliafHques eurent affez long-temps moralifé fur cette matiere, le Bachelier dit a fon compagnon : Pour égayer un peu 1'entretien, & nous défennuyer fur la route , je vais, fi vous voulez bien me le permettre, vous raconter une hifioire du temps de nos guerres avec les Maures. L'autre Eccléfiaftique parut curieux de 1'entendre, & autant qu'il m'en peut fouvenir , le Bachelier en fit le récit a-peu-près de cette maniere» CHAP1TRE IX. HIJloire dO^min & de la belfc Daraxa. Pendant que leurs Majeffés Carholsques Ferdinand & Ifabelle affiégeoient Baè'za, 1'on peut dire que les Maures donne* rent bien de 1'occupation aux Chrétiens r & qu'il fe fit de part & d'autre des aéHons de la derniere valeur. La Place,, avantageufement fituée & en bon état,- étoit détendue par une garnifon compofée des D vj  84 Histoire meilleures Troupes du Roi de Grenad*, Mahomet, furnommé El Chiqulto, c'eft.a-dire le très-petit, & avoit pour Gouverneur un homme fort expérimenté dans la guerre. Ifabelle a Jaën s'occupoit è faire pourvoir de munition 1'Armée des Chrétiens que Ferdinand commandoit en perfonne , & qui étoit partagée en deux corps, dont l'un faifoit le fiege, tandis que l'autre le foutenoit. Comme les Maures n'épargnoient rien pour rendre difficilela communication des deux Camps, il ne fe paffoit point de jour qu'il n'y eut quelque efcarmouche, qui devenoit toujours fanglante. II arriva dans une de ces occafions que les affiégés combattirent avec tant de fureur, qu'ils auroient entiérementdéfait les afliégeants, fi Ia chofe eut été pofTible; mais ceux-ci animés par la préfence & par 1'exemple de leur Roi, qui s'étoit mis de la partie, &c renforcés a tout moment par de nouveaux fécours, firent prendre enfin Ia fuite aux Infideles, & les pourfuivirent fi vivemenf, qu'ils entrerent pêle-mêle dans le Fauxbourg de Baëza. Le Gouverneur n'auroitpas manqué de profiter de Pardeur indifcrete des Chrétiens, s'il eut eu affez de monde pour faire alors une vigoureufe fortie; mais voyant  m Guzman d'Alfarache. %'étoit point encore attachée a démêler les mouvements de Dom Aionfe; ou fi elle y avoit fait quelque attention, elle s'étoit imaginée que la pitié , qui n'eft jamais fans tendrefie, le faifoit agir toute feule : outre cela , elle avoit Ie cceur prévenu pour un autre , elle ne pouvoit voir Zuniga que d'un ceil indifférent. Elle ne laiffa pas de répondre a la Reine: qu'elle n'oublieroit jamais les obligations qu'elle avoit a ce Cavalier, & que n'étant pas en état de le reconnoïtre autrement que par des vceux, elle fouhaitoit qu'il n'eüt pas le malheur d'être fait prifonnier ; ou que fi cette infortune lui arrivoit, il füt du moins aufli-bien traité qu'elle 1'étoit. La Reine curieufe d'entendre la réponfe que Dom Alonfe feroit a ce compliment, nevoulut point repliquer, pour lui donner lieude parler; mais ce jeune Seigneur , dont on admiroit tous les jours a Ia Cour les reparties brillantes, demeura comme embarraffé, foit que 1'amour dans ce moment 1'agitat avec trop de violence, foit qu'il füt gêné par la préfence de Ia Reine. II répondit feulement a Daraxa, que quelque difgrace qu'il püt éprouver, il fe croiroit trop heureux s'il pouvoitavoir I'honneur de fe dire fon Chevalier, & qu'il  .de gü2ma» d'Alfarache ii venoit avant fon déoart li, , corder cette grace T.i Prier de Iui ac' dans ce ^T ^ti^^^t ^re plaifir a Zuniga"g rw! ^ ^ trouver en elIe-iJ™ i ,xaPourroit Pourydonnr^ -e, répondit la bell^ Mada' reisde «fieaprendrep; rm;nV\?l!,Ve- un homme du mérite fSj ? Cheva!,er retourner a la chirZ ! a,,ffa Pas ^ belle Maure , S -rePréfen^' 4 Ja qu'el/epouvoï ^pncSU cas Palier : *«e croyoit avoir dè gr „de^hr ^ q»e cela lui ferviroit d'e^ r #at20nS; qu'elle engagero t p r ]/ n ?? p!lIS' t-iteravecplusdeJol«ur?«* pourroient tomher entree • Ures 9ui étoit charmé de vó?r Ia mai"S-  96 HlSTOIRE piniatroit a combattre les raifons de cette Princeffe, aima mieux garder le filence, comme fi par refpeft elle eut confenti a ce qu'on attendoit d'elle. Ce n'eft pas tout, reprit la Reine , pour achever fon ouvrage; quand une Dame chez les Chrétiens choiftt un Chevalier, elle a coutume de lui donner une marqué de fon choix, comme une écharpe , fon portrait, un mouchoir, un ruban, ou quelque autre femblable galanterie. C'étoit bien aufli la coutume des Maures, mais Daxara ne vouloit point s'engager fi avant. Néanmoins comme les defirs de la Reine étoient pour elle des Loix, elle fit préfent a Dom Alonfe d'un nceud de ruban qu'elle avoit fur fa tête d'un beau tiffu k la Morefque. Ce Chevalier le recutun genou k terre& en baifant la main qui le lui préfentoit; après quoi ,fuivant 1'ulage des amants de ce temps-la, il jura de ne jamais rien faire qui füt indigne de 1'honneur de fervir fa Dame. Enfuite de cette cérémonie , qui fit un extréme plaifir a la Reine , cette Princeffe dit k Zuniga qu'elle ne doutoit nullement qu'il ne fe fignalat bientöt par de glorieux faits d'armes; pour prouver qu'il méritoit bien la faveur dont il venoit d'être gratifié. II répondit que c'étoit a la fortune a lui en fournir les occafions, &c que  be Guzman d'Alfarache. 9f mie s'il ks manquoit ou qu'elles fuffent malheureufespour lui, ce ne feroit pas du moins par Ia faute de fon cceur Après qu'il eut parlé de cette forte, il remercia la Reine de toutes fes bontés puis s adreflant a Ia belle Maure, il la fUD! plia de vouloir bien fe fouvenir quelquesreus d un Chevalier qui mettoit toute fa gloire a fervir le Roi Catholique fon Maiire, & a fe rendre digne d'être eftimé d'elle A ces mots, il fe retira & partit pour 1'armee. r II apprit en arrivantque lesRois Ferdinand & Mahomet avoient eu enfemble une entreyue ; que Baèza venoit de capituler & qu il etoit dit par un article de la capil tulation que tous les prifonniers faits pendant le fiege feroient relachés de part & d autre Cette nouvelle affligeal'amoureux Uom Alonfe,qui dèsce moment-Ia fe crut pnve pour toujours de la vue de Ia belle Maure. Mais comme fi la Reine eut entrepns de faire Ie bonheur de ce Cavalier elle ne voulut point fe défaire de Daraxa * pour qui elle avoit concu une amitié fi forte, qu'elle ne pouvoit plus vivre fans cette aimable perfonne. Le Gouverneur Maure ion pere eut beau la demander avec de grandes ïnftances, cette Princeffe lui fit eenre dans des termes fi obligeants pour le Tome I, g  9g HlSTOIRE prier de la lui laifler , que, malgré la tendrefïe qu'il avoit pour fa fille, il ne put fe défendre de la lui abandonner , bien perfuadé qu'il n'auroit pas fujet de fe repentir de cette complaifance. Le Roi voyant la campagne finie, prit la réfolution d'aller paffer 1'hy ver a Seville. II manda fon deffein a la Reine , qui s'y rendit deux ou trois jours avant lui. Jamais la Cour de ce Monarque n'avoit été plus magnifique ; tous les Seigneurs k 1'envi fe mirent en dépenfe pour y faire une briljante figure.D. Alonfe fur-tout, qui en étoit un des plus riches, & dont 1'abfence avoit irrité Pamour , n'épargm nen pour avoir un train & un équipage digne du Chevalier de la belle Maure; nom qu'il s'étoit donné , & dontil fe faifoit honneur a la Cour, c!e même que du nceud de ruban qu'il avoit recu de cette Dame, & qu'il portoit a fon jupon avec un cordon d'or en forme d'Ordre. Ce qu'il y avoit de malheureuxpour lui, c'eft que tout cela étoit compté pour rien par Daraxa, qui le traitoit avec autant d'indifférence que les autres Seigneurs qui étoient aufii devenus fes amants; comme Dom Rodrigue de Padilla, Dom Juan de Urenna, & Dom Diegue de Caftro. Ce que Dom Alonfe ayoit par-deflus fes riyaux,  de Guzman d'Alfarache. 99 c'étoit la liberté de voir fa Maïtreffe, & de lui parler plus fouvent qu'eux , avantage dont il étoit redevable aux feules bontés de la Reine , qui, defirant avecardeur que fa belle Maure fe fït Chrétienne pour la maner enfuite dans fa Cour, & 1'y retenir avoit jetté les yeux fur lui comme fur le parti le plus avantageux pour elle. La Reine ayant donc deffein d'engager cette Dame a changer de religion, en cherchoit tous les moyens; elle lui dit un jour: Ma chere Daraxa, j'ai unecuriofité; jeferois bien-aife de vous voir vêtue a 1'Efpagnole,je m'imagine que eet habit vous fiéroit encore mieux que le vötre, je vous en donnerai un que j'ai porté moi-même; je crois que pour me faire plaifir vous voudrez bienl'effayer; cette Princeffe efpéroit par-la lui infpirer infenfiblement 1'envie d aller plus avant. Daraxa qui trouvoit Ihabillement des femmes Efpagnoles fort a fon gré, & qui ne cherchoit qu'a plaire a la Reine, confentit de bonne grace a lui donner cette fatisfaöion; elle enchanta Ferdinand U toute fa Cour, lorfqu'elle y parut fous ces nouveaux habits ; elle effaca un affez grand nombre de belles perfonnes qui en faifoient tout 1'ornement. Qu'elle caufa de jaloufies & d'infidélités! Mais plus les yeux des hommes lui furent fayoE ij  100 HlSTOIRE rabies, plus elle déplut aux femmes qui lui' trouverent autant de défauts qu'elle avoit de charmes. Quoiqu'elle n'jgnorat pas 1'envie qu'elle' leur caufoit, elle n'endevenoit pas plus vaine; au contraire, on eüt dit qu'elle en étoit mortifiée; elle négligeoit jufqu'a fa parure; la Reine quelquefois lui en failbit la guerre, & lui envoyoit tous les jours de nouveaux ajuftements pour l'obliger a prendre plus de foin de fa perfonne; elle s'en paroit une fois feulement par complaifance, après quoi elle n'y penfoit plus: ce qui étonnoit tout le monde, c'eft qu'elle étoit prefque toujours plongée dans une profonde mélancolie que rien ne pouvoit diffiper. Elle feplaifoit aêtrefeule, & le plusfouvent on la furprenoit toute en pleurs; ce qu'on nemanquoit pasd'aller rapporter è la Reine qui en étoit vivement aftligée : cependant cette Princeffe croyant qu'elle n'étoit trifte qu'a caufe qu'elle fe voyoit éloignée de fes parents, fe flattoit que cette trifteffe ne dureroit pas long-temps. D'un autre cöté, le Roi ,pour contribuer au divertiflement de fon illuftre prifonniere &C a celui de tant d'OfHciers qui 1'avoient ft bien fervi dans cette derniere campagne, fit une partie de courfe deTaureau & de j eux de Cdnas^aïlleurs appelles des Caroufels; ils les publia  de Guzman- d'Alfarache. ïoi pour avertir les Cavaliers, qui fouhaiteroient den être, de s'y préparer. II eft temps que je vousdife la caufe de Ia rnelancohe de la belle Maure; cette Dame aimoit un jeune Seigneur de Grenade qui defcendoitauffi bien qu'elle des Rois Maures , & dont Ia valeur avoit éclaté danspluiteurs occafions : pour les qualités perfonnelles, ,1 les|raffembIoit toutes; en in mor, c etoit Ie premier Cavalier de Ia Cour de Grenade; on 1'appelloit Ozmin: Daraxa & lui s aimoient dès leur plustendreenfance^ & leurs peres qui étoient intimes amis' avoient refolu de les unir enfemble pour reflerrer encore davantage les nceuds de leur amitie. A la veille de ces noces, dans e temps qu on n'attendoit plus pour les célebrer a Baeza qu'Ozmin qui étoit a Grenade, il amvaque Ferdinand fittout-è-coup inveftircette première place; ce qui fut execute avec tant de fecretfc de diligence quon nen eut pas le moindre foujcon i la Cour du Roi Mahomet. A cette nouvelle fi importante pour les Maures, Ozmin, pouffé par I'amour & par Ia gW, entreprit de fe jetter dans Baëza oiuletoitattendu;il fe mit a Ia tête de deux cents Cavahers t ,a p,upart de am.s ou de fes créatures, qui voulurent fuivre fafortune & fervir leur Roi. Ils renconE iij  lOl H I S T O I R K trerent en moins de trois heures deux par ris qu'ils battirent ; mais un troifieme compofé de fix cents hommes vint aune demilieue de la Ville leur tomber fur le corps, & les envelopper en leur criant de fe rendre, s'ils vouloient qu'on leur fit quartier. Ozmin, fans s'effrayer de Pinégalité du nombre , forma de fa troupe un efcadron , * au milieu duquel il mit fes bleffés; puis fondant fur les ennemis avec autant de vigueur que s'il n'eüt pas eu déja deux affaires affez vives , il tint pendant plus d'une heure la vicloire incertaine; déja même plus de la moitié du parti Chrétien étoit hors de combat, & le refte ébranlé alloit prendre la fuite , fans un nouveau fecours de deux cents hommes qui leur arriva fort a propos. Les chofes alors changerentde face, & Ozmin bleffé en trois endroits , ne fongea plus qu'a fauver le refte de fes Cavaliers en feretirant; ce qu'il fit en fi bon ordre & avec de volte faces fi heureufes, que les Chrétiens perdirent bientöt 1'envie de le pourfuivre. II entradans la Ville de Grenade avec cent dix hommes, dont douze feulement n'étoient pas bleffés. Ce combat paffa pour une des plus rudes rencontres qu'on eut jamais vues, & Ie nom d'Ozmin devint fameux parmi les tïoupes Chrétiennes. Ce Cavalier en arri-  de Guzman d'Alfarache, 103 yant chez lui, fut obligé de fe mettre au lit. LeRoi Mahometfon parent, charmé de la gloire qu'il s'étoit acquife par une fi belle aftion, lui donna mille louanges, & Phonora d'une viiite pour récompenfer fa valeur; mais ce quicombla de joiece jeune Maure, fut une lettre qu'il re?ut de fa chere Daraxa; elle lui mandoit qu'elle prenoit plus de part è fes bleffures qu'a 1'honneur qu'elles lui faifoient, qu'elle aimoit moins en lui le Héros que 1'Amant, &c qu'enfin elle leconjuroitde fe ménager davantage a 1'avenir ; elle accompagnoit cette lettre d'un grand mouchoir en broderie a lafacondes Maures, auquel elle avoit travaiüé elle même, & qui devoit être d'autant plus agréable afon Amant, que c'étoit la première faveur qu'elle lui eut faite. Le brave Ozmin avoit une impatience mortelle d'être guéri de fes bleffures & de faire une feconde tentativepour s'introduire dans Baëza; il ne pouvoit plus vivre fans fa future époufe, il falloit qu'il füt auprès d'elle, ou qu'il mourüt de langueur & de défefpoir. Le Gouverneur de cette place ayant été informé de fon deffein, trouva moyen de lui faire favoir qu'il ne luiconfeilloitpasde s'y prendreparla force des armes, les paffages étant trop bien gardés pour qu'il put paffer. Que fon avis , E iv  i04 H I S T O 1 R E étoit plutöt qu'il s'habillat a 1'Efpagnole, & qu'une nuit dont ils conviendroient entr'eux , il partit pour arriver le Iendemain a la pointe du jour auprès de Baë'za, oü il pourroit entrer a la faveur d'une fortie qui feroit faite exprès pour cela. Le Gouverneur fe fervoit d'un fidele domeftiquè d'Ozmin pour faire tenir des lettres a Gre-' nade, & pour en recevoir.Ce domeftiquè T nommé Orviedo, avoit été quatorze ans prifonnier chez les Chrétiens; il en avoitpris les manieres, & il en parloit fi bien la langue, qu'il pouvoit facilement pafler pour Efpagnol; ajoutez a cela que c'étoit un homme adroit, & qui favoit parfaitement les chemins. Sitöt qu'Ozmin fut en état d'exécuter fon projet, il fortit de Grenade la nuit qui lui fut marquée, fuivi feulement d'Orviedo, tous deux habillés a 1'Efpagnole; quoiqu'ils éuffent de très-bons chevaux, ils furent obligés de prendre tant de détours pouréviter les partis Chrétiens & lespaftages gardés, qu'ils ne purent arriver avant le jour auprès de Baè'za ; ils en étoient encore è une lieue quand I'aurore parut. A mefure qu'ils s'avancoient, ils voyoient s'élever de la pouffiere, & bientöt ils apper^urent les troupes Chrétiennes qui faifoient de to.us cotés de ü grands mouvements,  de Guzman d'Alfarache. 105 Qu'ils jugerent qu'il y auroit ce jour-li quelque aftion confidérable , comme en effet ce fut dans cette journée que Dom Alonfe enleva Ia belle Maure. Nos deux Grenadins entrerent dans un bois ou ils s'arrêterent, de peur de s'aller jetter dans quelque facheux embarras. Orviedo en homme de guerre accoutumé k trouver des expédients convenables aux conjonftures, dit a fon maitre : Seigneur, fi vous m'en voulez croire, vous demeurerez ici caché, pendant que feul & k pied j'irai reconnoïtre Ia difpofition des Chrétiens, & me coulerfi je puis dans Ia place, pour avertir le Gouverneur du lieu oii vous êtes: fi je ne viens pas vous rejoindre dans deux heures, ce fera une marqué certaine que je ferai entré dans Ia ville, & que tout fera préparé pour vous y recevoir. Ozmin approuva ce confeil, Orviedo attacha fon cheval a un arbre, & marcha vers Bae'za; fon maitre, malgré toute 1'impatience qui 1'agitoit, Pattendit plus de deux heures, après quoi s'imaginant qu'il étoit temps de s'approcher de la plaee, & que fuivant ce qu'Orviedo lui avoit dit, il trouveroit des gens qui feconderoient fes intentions, il pouffa fon cheval jufqu'a un quart de lieue de la Ville par le chemin Je plus courf. E v  106 HlSTOIRE II découvrit une rroupe de Cavaliers Maures qui venoient de fon cöté a bride abattue; il crut que c'étoit la fortie qu'on devoit faire pour 1'amour de lui; mais ces cavaliers le défabuferent afTez défagréablement; comme ils le prirent pour un Chrétien a fon habit a l'Andaloufe, ils tirerent fur lui; ils 1'auroient tué fans doute, fi par bonheurun Officier qui étoit a la tête de la troupe, & qu'il appella, ne 1'eüt reconnu a la voix ; s'ils furent étonnés de Ie voir, il ne le fut pas moins quand ils lui dirent que toute 1'Armée des Chrétiens commandée par Ferdinand en perfonne, étoit venue fondre fur deux ou trois mille hommes fortis de la place; qu'après un rude combat oii Ia plupart des Mores avoient péri, les ennemis en pourfuivant le refte jufqu'au Fauxbourg, y étoient entrés pêle-mêle , & s'en étoient emparés : enfin, qu'il ne falloit plus fe flatter d'entrer dans la ville; que c'étoit vouloir de gayeté de cceur être prifonnier, ou fe faire tuer. Ozmin, vivement touché de ce rapport , & plus encore de la néceflité oü il fe voyoit de fe fauver avec les autres, fit un corps de ces fuyards, qui étoient au nombre d'environ trois cents, & s'en retourna avec eux a Grenade, plus mortifié que la première fois de n'avoir pu réuflir dans fon enfreprife.  re Guzman d'Alfarache. 107 Ces triftes ncmvelles jetterent la terreur dans 1'ame du Roi Mahomet, qui jugeant bien que la garnifon de Baëza devoit être fort affoiblie après une pareille aftion , défefpéra de fecourir cette Place dont la prife lui parut pochaine. Ce qui lui cauloit d'autant plus u'inquiétude, qu'après cette Ville , il ne lui en reftoit plus qui fuffent capables de foutenirun liege,que Grenade , Ia Capitale de fon Royaume, & fa derniere reflburce. Toute la Cour Maure, a 1'exemple de fon Souverain, étoit dans la confternation. Pour Ozmin, il en penfa mourir de douleur; mais un jour après fon retour a Grenade , ayant appris que les Chrétiens qui étoient entrés avec les Maures dans le fauxbourg de Baëza, avoient été obligés de Pabandonner, il ne lui en fallut pas davantage pour ranimer fon efpérance, & Ie déterminer k fe remettre en campagne pour la troiiieme fois. Comme il fe difpo-' foit a partir, Orviedo, fon Ecuyer zélé , revint de cette ville chargé d'un paquet du Gouverneur pour Ie Roi, & d'une Lettre pour Ozmin, clans laquelle étoit tracé le malheur arrivé a Daraxa. La leclure de eet événement fut un coup de foudre pour eet amoureux Grenadin; il demeura d'abord immobile; & s'il reprit E vj  io8 H r s t o i r £ enfuite fes efprits, ce ne fut que pour fe hvrer h des fureurs qu'on ne peut exprirner; c'étoit des fangiots, des tranfports, des convulfions. Après des mouvements fi violents, il tombe dans un état oii il ne peut plus feplaindre, ni s'affliger; Ia fievrele prend, les forces lui manquent, oncroit a tout moment qu'il va mourir; mais 1'Amour, ce grand Médecinfi habile, fur-tout pour les maux qu'il a caufés lui-même, vient tout-a-coup Ie rappeller a Ia vie, en lui infpirant un deffein confolant & facile a exécuter; dès eet inffant, Ie malade changeant a vue d'ceil, commenca de fe mieux porter; il reprit fes forces & fe rétablit en peu de temps* Baëza s'étoit rendu : 1'on favoit que le Rot Catholique tenoit déja fa Cour a Seville , & qu'il y devoit paffer 1'hy ver avec la Reine.^ Ozmin ne doutant point que Daraxa ne füt auprès de cette Princeffe, réfolut d'al.'er a cette Ville avec Orviedo, tous deux déguifés en Cavaliers Andalous; outre qu'ils parloientl'un & l'autre fi bien la langue Caflillane, qu'il étoit mal-aifé de les reconnoïtre pour Maures, il étoit perfuadéque dans une Ville oü la confufion ne pouvoit manquer de régner, on ne prendroit feulement pas garde a eux ; il commumqua fon nouveau projet a fon cher  de Guzman d'Alfarache. roe? Orviedo , qui ne trouvoit jamais rien de difficile , & dont la belle paffion étoit de tenter des aventures; le Maitre & 1'Ecuyer fortirent donc fecretement une nuit de Grenade, montez furdeschevaux comparables pour 1'aüure Sc pour la viteffe aux plus fameux courfiers des Paladins, Sc munis d'une affez grande quantité de pierreries, fans parler de quelques bourfes d'or, dont ils n'avoient pas oublié de fe cbarger. Ils s'attendoienta faire quelque mauvaife rencontre en traverfant tous les quartiers des Chrétiens par oü ils devoient paffer, & ils ne furent pas trompés dans leur attente. Le lendemain k une Iieue de Loja, ils trouverent en leur chemin le GrandPrévót de 1'Armée avec fes Archers qui pourfuivoient des déferteurs; il examina nos deux Cavaliers , qui ne lui fembloient pas a la vérité avoir Pair de ce qu'il cherchoit; mais ils lui parurent trop bien montes pour des gens qui n'étoient pas richement vêtus , & il les arrêta pour leur demander d'oü ils venoient & oü ils alloienf. Orviedo répondit qu'ils étoient du quartier du Marquis d'Afforgas, & que quelques affaires les appelloient a Seville. Lèdeffus le Prévöt voulut voir leur congé; Sc comme ils n'en avoient point, il étoit dans la réfolution de les conduire au quartier  ITO H I S T O I R E dont ils fe difoient. Au défaut du congé, Ozmin tira d'un de fes doigts un fort beau diamant qu'il préfenta a Monfieur le Prévöt, qui, charmé du préfent, leur fit mille excufes de les avoir arrêtés, & voulut abfolument les accompagner jufqu'a Loja, pour leur montrer qu'il favoit vivre, & qu'il avoit un cceur très-reconnoifTant. Ils arriverent a Seville, fans avoir eu d'autre aventure que celle-la; ils allerent loger au Fauxbourg qui eft au-dela du Guadalquivir; mais quoique cequartier foit Ie plus écarté de Ia ville & Ie plus obfcur , il étoit alors fi plein de monde & d'équipages, qu'a peine y purent-ils trouver un logement ; & il ne faut pas s'en étonner, puifque c'étoit huit jours avant Ia courfe des Taureaux, dans le temps que chacun s'occupoit des préparatifs fuperbes qui fe faifoientpourcette fête.Nos Maures, pour être bien inftruits de tout ce qui fe pafïbit k la Cour, n'eurent qu'a écouter les domeftiques de divers Seigneurs dont leur Hótellerie étoit pleine, ainii que celles de la ville. Ces domeftiques en apprirent k Ozmin plus qu'il n'en auroit voulu favoir : ils lui dirent entr'autres chofes, que Dom Alonfe s'appelloit Ie Chevalier de la belle Maure; qu'elle avoit plufieurs autres Amants, mais  OE Guzman d'Alfarache, ui que celui-ci 1'emportoit fur tous fes rivaux; & que fi cette Dame , comme il y avoit touteapparence, embraffoit Ie Chrif. tianifme, le bruit couroit que Zuniga lepouferoit. Pour combiede tourments, ils prirent la peine de lui peindre ce cavalier avec des couleurs capables de défoler un galant délicat &c auffi paftionné que ce malheureux Maure; il eut befoin d'un confidenttel qu'Orviedo, pour 1'empêcher de retomber dans les fureurs qui avoient penfé Iuicaufer la mort. Cet adroit Ecuyer le ralTura peu a-peu, en lui repréfentant que fes allarmes offenfoient Daraxa , qui 1'aimoit trop pour ceffer de lui être fidelle; qu'au refte, il n'étoitpasfurprenant qu'une perfonne fi charmante eut infpiré de 1'amour dans une cour oü régnoit Ia galanterie. Orviedo acheva de calmer les agitations de fon Maitre en lui faifant faire réflexion, que la fêtequi fe préparoit lui fourniroit une belle occafion de juger par luimême du mérite de fes rivaux, comme de 1'attention que fa Maitrefle pouvoit avoir pour eux; & qu'enfuite il fe régleroit fur fes obfervatiofis. Ozmin fe rendit a fes raifons, & principalement a la derniere; il fe promit de bien obferver Daraxa; en même-temps pour montrer a cette Dame Ia différence qu'il y avoit de lui a fes rivaux,  Ui HlSTOIRE & faire éclater la force & fon adrefie aux yeux de la Cour Catholique, il réfolut de fe mettre de Ia courfe des Taureaux. II chargea fon Ecuyer du foin de faire préparer tout ce qui leur étoit néceffaire pour eet exercice inventé par les Maures, & pour Iequel, fans contredit, Ozmin étoit lepremier Cavalier de cette Nation. Le jour de la fête enfin arriva; jamais on n?a vu tant de magnificence, tout étoit en qrdre dès le matin, on ne voyoit que de riches meubles & de belles tapifferies dans les rues par oü Ferdinand & Ifabelle devoient paffer avec leur Cour pour aller a la grande Place deflinée aux jeux de cannes & aux courfes de Taureaux. II y avoit dans cette Place un nombre prodigieux de toutes fortes de perfonnes affifes fur des amphithéatres qui régnoient tout autour; & 1'on appercevoit de tous cötés aux fenêtres aux balcons une infinité de Dames & de Cavaliers habillésli fuperbement, que les fpeétateurs formoient un premier fpeclacle qui charmoit les yeux. Sur les trois heures après-midi, Ie Roi & la Reine fe rendirent a leur balcon , qui étoit orné magnifiquement; & dans un autre a cöté fe plaja la belle Maure avec plufieurs Dames & quelques vieux Seigneurs qui n'étant plus propres a ces courfes, en  be Guzman d'Alfarache. irj laiffoient k regret aux jeunes tout 1'honneur. On commenca fuivant Ia coutume par le combat des Taureaux; on en lacha d'abord un qui n'étoit pas des plus tem* bles, aufli fiit-il bientöt terraffé. Nos deux Maures étoient déja fur la place,: ils fe tenoient hors de la carrière parmi plufieurs autres perfonnes k cheval, pour voir comment les Chrétiens s'y prenoient. II ne faut pas demander fi Ozmin chercha des yeux fa Maitrefle , il la démêla facilement, & fa furprife fut extréme, quand il s'apper$ut qu'elle étoit vêtue a 1'Efpagnole , il en concut un malheureux préfage; cependant quoiqu'il ne Ia confidérat que de loin, il ne laiifa pas de remarquer qu'elle avoit un air trifte : en effet, elle s'intéreffoit fi peu k cette fête, qu'il lui avoit fallu un ordre exprès de la Reine pour 1'obliger a feparer; encore ne s'en étoit-elle acquittée qu'avec beaucoup de négligence; le coude appuyé fur le balcon ,& la tête fur fa main, elle promenoit indifféremment fa vue de toutes parts, ou pour mieux dire, elle ne voyoit rien, tant elle étoit occupée d'autres chofes. Quoique fa mélancolie füt fufceptible de différentes interprétations, Ozmin, par un refted'efpérance ,1'expliqua en fa faveur, & en fentit un fecret plaifir que les amants  114 HïSTOlRE délicats font feuls capables de fentir. Tandis qu'il obfervoit avec tant d'attention Daraxa, le grand bruit que fit le peuple en voyant lacher un fecond Taureau plus fort & plus méchant que le premier, déracha fes yeux & fon efprit du balcon qui les occupoit. II regarda dans la carrière, il vit que la bete donnoit bien de 1'exercice aux Cavaliers qui combattoient contre elle; comme il ne vouloit point montrer ce qu'il favoit faire qu'après la mort de ce fecond Taureau, ilfembloit, quoiqu'Orviedo & lui fulTent magnifïquement équipes, qu'ils n'eulTent pas defTein de fe mettre de la partie; ce qui ne manqua pas d'étonner les fpeclateurs qui étoient autour d'eux: Pourquoi, fe difoient-ils hautement les uns aux autres, ces deux Champions demeurent ilsainfi hors de la barrière ? Ne font-ils donc venus ici que pour voir les courfes ? N'oferoient-ils entrer ? Onr-ils peur de recevoir des coups de cornes! Ne portent-ils une lance que pour la prêter a quelque Cavalier plus digne qu'eux de s'en faire honneur ? Ces railleries fi ordinaires au peuple qui 11'épargne perfonne en pareille occafion, étoient entendues du Maitre & de 1'Ecuyer qui les méprifoient; ils n'étoient attentifs %u'è 1'iiTue de la courfe du Taureau qu'on  de Guzman d'Alfarache. i i 5 voyoit dans Ia carrière. Ce fier animal avoit déja mis hors.de combat deux Cavaliers; & devenu plus furieux par deux légeres bleffures que Don Alonfe lui 'avoit faite, il s'en vengea fur fon cheval qu'il jetta roide mort fur la place; mais alors Dom Rodrigue de Padilla, Pun des plus forts Cavaliers de latroupe, frappa fi rudement le Taureau, qu'iln'eutpas befoin d'un fecond coup pour 1'achever. On alloit en lancer un troifieme, quand le Seigneur More qui s'en apper^ut, fit figne a Orviedo de marcher & de faire ouvrir la barrière; ils avoient tous deux trop bonne mine pour qu'on leur refufat 1'entrée. Ils ne furent pas iitöt dans la carrière , que tout le monde eut lesyeux fur eux; il régna d'abord dans la place un filence applaudiffant, chacunprenoitplaifir a confidérer la richeffe de leurs armes, le goüt galant de leur équipage, & plus encore le grand air qu'ils avoient a cheval. Ozmin fur-tout s'attiroit les regards de Paffemblée par la grace & la nobleffe de fon maintien; ils avoient Pun & l'autre le vifage couvert d'un crépon bleu , pour marquer qu'ils ne vouloient pas être connus. L'Ecuyer portoit la lance de fon maitre d'un autre maniere que les Efpagnols, & Ozmin avoit a fon bras gauche Ie mouchoir brodé dont fa  Ïl6 HlSTÖÏRE maitreiïe lui avoit fait préfent, & qui n'étoit pas non plus une galanterie a 1'ufagé du pays ; ce qui faifoit juger que s'ils n'étoient pas étïangers, ils vouloient du moins le paroitre; mais on ne les fbupconnoit nullement d'être Maures. Ferdinand ne fut pas des derniers a jetter la vue fur eux, & il les fit remarquer è la Reine, qui ne prit pas moins de plaifir que lui è les regarder. Tous les Cavaliers qui étoient dans la carrière fe rangerent pour les laiffer paffer, & & concurent du maitre la plus avantageufe opinion. Daraxa feule ne prenoit point garde a ces deux nouveaux Champions, peut-être même n'auroit-elle pas arrêté fes regards fur eux, fi le vieux Dom Louis, Marquis de Padilla, pere de Dom Rodrigue, après lui avoir fait la guerre fur fon humeur fombre & rêveufe, ne 1'eüt pasobligée a tourner enfin la tête de leur cöté; elle eut d'abord un peud'émotion , fans favoir pourquoi , en appercevant les deux Grenadins; elle trouvoit en eux un air étranger qui lui donna la curiofité de demander è Dom Louis qui ils étoient. C'eft ce que j'ignore, Madame, lui répondit-il; le Roi même n'a pu Papprendre; cependant Ozmin s'étoit approché dü balcon de cette Dame ; elle attacha fa vue fur Ie mouchoir qu'il  iml Guzman d'Alfarache. n7 portoitau bras, & dans le moment elle fentit une palpitation de cceur qui lui dit bien des chofes. Néanmoins elle ne pouvoit croire encore que ce fut le même mouchoir ftoü bleffe, m que ce füt ce cher Amant lux-meme qui fe préfentoit a fes yeuxmais comme il s'arrêta devant le balcon & qu elle eut tout Ie loiiir de 1'examiner, fon coeurluiditquecenepouvoitêtreun autre. Elle alloit s abandonner è la joie quand ïe troifieme Taureau, qui, des fa fortie avoit caufe de grands défordres dans la carnere, vmt troubler des moments fi doux en s avancant du cóté d'Ozmin. Ce redoutable ammal etoit de Tarita; on ne fefou- venoitpointd'en avoir vu unfimonftrueux. II pouüoit des mugiffements qui répandpient Ia terreur dans Ia place; quoiqu"il "««Fsbejpiud'êtreanim é,onnelaiffó pas fuiyant 1'ufage de lui jetter des pieux ce qui ,mtoit tellement fa fureur, que* Dom Rodngue, Dom Alonfe & les autres Cavaliers n'ofoient fe préfenter devant luï avec cette intrépidité qu'ils avoient montree devant les deux autres. Cetteterrible béte couro'it donc vers Ozmin qu, ne fongeoitalors a rien moins qu'a fe mettre en dérenfe; mais averti du péril par Orviedo qUI lui donna promptemeit fa  I I 8 HlSTOIRE lance, & animé de la vue de ce qu'il aimoit, il fit fiérement face au Taureau, lui pafla fa lance entre le col & 1'épaule avec tant de vigueur, qu'il le clouaaterre, oüildemeura comme s'il eut été frappé de la foudre, avec plus de la moitié de la lance dans le corps; après quoi ce brave Champion jetta dans la carrière le tronc,on qui lui étoit refté dans la main, & fe retira. Une aftion fi hardie & fi vigoureufe excita Padmiration de la Cour & du peuple , la place retentit de cris de joie & d'acclamations, on n'entendit par-tout pendant un quart-d'heure que , vive Cavalier a Üè.charpe bleue , le plus fort & le plus courageux mortel de fon fiede. Tandis qu'on célébroit ainfi dans la place la valeur d'Ozmin , la timide Daraxa que la vue du Taureau avoit épouvantée pour fon Amant, étoit encore fi hors d'elle-même, qu'elle croyoit voir Fanimal en fureur; elle reprit pourtant peu-a-peu fes efprits au bruit des applaudiffements des Spe&ateurs. Elle chercha des yeux dans la carrière fon cher Maure, & ne 1'y découvrant point, fes fens furent faifis d'un nouveau trouble; elle demanda ce qu'il étoit devenu, on le lui montra déja bien loin hors de la barrière, & fuivi d'une foulede peuple, qui ne pouvoit fe laffer de voir un homme qui venoit de faire un fi beau coup de lance.  »e Guzman d'Alfarache. h9 ^ La nuit étant arrivée pendant ce tempsla, toute Ja place en un inftant parut éclairée d'une infinité de flambeaux qui faifoient une fort belle illumination; bientöt les jeux de Cannes commencerent; on vit approcher douze Quadrilles avec leurs trompettes, leurs fifres & leurs timbales; ellesavoient a leur fuite leursgensdelivrée, & douze valets chargés de faifceaux de Cannes. Leschevaux de main des Cavaliers avoient des caparacons de velours, chacun de la couleur de fa quadrille, brodés d'or & d'argent, & les armes de chaque chef étoient par-deffus; non-feulement ces deux métaux brilloient dans leurs équipages , mais les pierreries même n'y étoient point épargnées. Avant que d'entrer dans Ia place, ils fe mirent en marche de la maniere fuivante. Les Ecuyers de chaque Chef de quadrille alloient les premiers, &conduifoient les equipages; douze chevaux qui portoient a Parcon de devant les armes de ces Chevaliers dont les devifes, qui pendoient a l'ar^on de derrière, étoient a la tête des autres qui n'avoient que leurs caparacons avec des fonnettes d'argent qui faifoient grand bruit. Les gens de livrée marchoient après les chevaux; ils firent le tour de la place, & fortirent par une autre porte que  120 HlSTOIRE celle par oii ils étoient entrés, pour éviter la confufion. Les quadrilles conduites par leurs chefs cornmencerent enfuite leur entrée en deux files avec tant de grace & d'adreffe, que tous les fpe&ateurs en furent charmés; ce qui n'eft pas furprenant, puifque les Cavaliers les plus habiles pour ces fortes de jeux, font fans contredit ceux de Seville, de Cordoue, & de Xerès de la Frontera. On voit dans ces Villes jufqu'a des enfants de huit a dix ans manier des chevaux , & les pouffer d'une facon admirable. Lorfque les quadrilles eurent couru quatre fois par les quatre faces de Ia place, ils en fortirentpar la même porte que leurs équipages, & y revinrentbientöt avec leurs écus au bras, & les cannes ou rofeaux a la main. Elles cornmencerent leurs combats de douze contre douze, c'eft - a - dire quadrille contre quadrille. Quand elles avoient combattu un quart d'heure, il en venoit deux autres de deux cötés différents , lefquelles, fous prétexte de les fépaxer, faifoient entr'elles un nouveau combat. Tandis que cela fe paffoit, Ozmin & Orviedo s'étant démêlé de Ia foule du peuple qui les fuivoit, regagnerent promptement leur Hótellerie; & après s'y être défarmés  de Guzman d'Alfarache. tx» défarmés, ils revinrent dans la place oü 1'amoureux Ozmin traverfant la prefïe perca jufques fous le balcon de la belle Maure Comme il etoit fort fimplement vêtu, on ne* pouvoit, malgréfa bonne mine, le prendre pour un homme de grande importance. Daraxa qui fe doutoit bien qu'il ne manqueroit pas de paroitre encore devant elle lecherchoit par-tout des yeux; mais, quoi* qu il fut fort proche d'elle, & qu'il laregardat, elle ne les arrêtoit point fur lui. Elle tenoit un très-beau bouquet garni de rubans que Dom Alonfe lui avoit envoyé ce jour-la; ce bouquet lui échappa des mains par hafard , & tomba juftement aux pieds d Ozmin, qui s'empreffadeleramaffer; eet incident fut caufe que la Dame baiffa Ja vue, & qu'elle reconnut fon cherMaure • dès ce moment, elle ne détourna pas les yeux dedeffus lui. Comme quelques perfónnes du peuple dont il étoit environné vouoient de gayeté de cceurTobliger k rendre •e bouquet par force, Daraxa leur cria de le lui laiffer, & ajouta même qu'il étoit en lionnes mams: k ces mots qui terminerent e differendl, 1'heureux Ozmin devenu pofieffeur paifible d'une faveur qu'il croyoit plutot devoir k 1'amour qu'au hafard, l'attacha par galanterie k fon chapeau. Après cela nos deux amants commence* lome /c p  UZ HlSTOIRE rent a fe faire des fignes qui formoient un langage muet &c trés -commun entre les Maures; ce que les Efpagnols ont depuis ap. pris d'eux , auffi-bien qu'une infinité d'autres chofes qui font palier aujourd'hui notre Nation pour Ia plus galante de 1'Europe. Ozmin & fa maïtrelTe s'entretenoient donc de cette forte, fans que perfonne y prït garde, tous les Spe&ateurs étant trop attentifs aux combats des quadrilles pour faire une pareille remarque. D'ailleurs,qui pouvoit s'imaginer que la belle Maure , qui fe montroit fi peu fenlible aux foins des plus aimables Seigneurs de la Cour, eut trouvé dans la foule du peuple un objet digne de 1'occuper ? Mais des moments fi doux ne durerent que jufqu'ala fin des j eux de Cannes ;car dès qu'ils furent achevés, onlacha comme on fait ordinairement pour couronner la fête , le dernier Taureau qui n'étoit pas moins redoutable que celui qui avoit été tué par Ozmin. L'animal en entrant dans la carrière fit affez connoitre par fes mouvements qu'il vendroit bien cher fa vie. Dom Rodrigue de Padüla, Dom Juan de Caffro, Dom Alonfe & plufiéurs autres Cavaliers defcendirent de cheval a 1'envi pour combattre k pied la béte, qui fit bientöt fentir la dureté de fes cgrhes k deux ou trois d'entre eux. II  de Guzman d'Alfarache. ï2j y en eut même un qu'il fallut emporter & qui etoit a-demi-mort; cela railentit un peu 1 ardeur des autres. rifSï ' ru' °nve P°UVOit' fanS être un vémnrf , ^hreVah;r,errant> Prendre un fort grand plaifir a fe battre contre un Taureau dont la vue infpiroit de 1'effroi; il écumoit de rage, grattoit de fon pied la terre & regardoiten facechaque Champion, comme s il eut voulu en choifir un pourfe ietter fur ui Dom Alonfe, pouffé parfon amour, founaitoit neanmoins au péril de fa vie de faire quelque action d'éclat aux yeux de fa belle Maure. Dans cedefiein, pour être mieux remarque cl elle , il s'avanca vers fon balcon,& Ia, pendant qu'il attendoitque I'anim vint de fon cöté, il appercut Ozmin qui etoit tout feul en eet endroit, la peur en ayant ecarté le peuple qui étoit autour de lui auparavant. II n'avoit pas tenu k Daraxa que ce jeune Maure n'eüt aufii pris la fuiremais elle lui avoit vainement fait lirae de* échatud'. 7 du ™°insde m0nter fur »" echafaud : al ne s'etoit pas IailTé vaincre aux allarmes de cette Dame; Ie vainqueur du Taureau de Tarita auroit cru fe désho- norer s il eut paruen appréhender un autre. Zuniga confidera fortattentivement ce Cavalier ou plutot Ie bouquet qu'il avoit *urfon chapeau, & qu'il reconnut facile- Fi;  114 HlSTOIRE ment a la clarté des flambeaux dont toute Ja place étoit éclairée. Ilnefutpas peu furpris dece qu'il voyoit; &pour être encore plus aiTuré qu'il ne fe méprenoit point, il aborda Ozmin, qui ne lui fembla qu'un homme du commun : Mon ami, lui dit-il d'un air fier mêlé de chagrin, qui peut vous avoir donné ce bouquet ? Quoique le Maure jugeat bien de 1'intérêt que ce Cavalier qui lui parloity pouvoit prendre, il lui répondit fans s'émouvoir: il mevientdefort bonne part; mais je ne le dois qu'a la fortune. Je ne faisque tropd'oüil vous eftvenu, répliqua Dom Alonfe d'un ton de voix plus élevé, rendezle-moi tout-a-l'heure, il n'a point été fait pour vous. Je n'accorde rien par force , lui répartit Ozmin fans s'échauffer. Encore une fois, dit Zuniga, donnez-moi ce bouquet, ou je vous apprendrai, mon petit compagnon, a qui vous avez affaire. Je fuis faché, lui dit Ozmin avec quelque agitation , que nous foyons ici devant le Roi; li nous étions ailleurs je ne me contenterois pas de vous refufer le bouquet, je vous artacherois ce nceud de ruban que je vois a votre jupon. C'étoit ce même nceud dont la belle Maure avoit fait préfent a Dom Alonfe en le recevant pour ion Chevalier, & qu'Ozmin, qui 1'avoit envoyé a cette Dame, ne reconnoiffoit que trop; & ce Seigneur Maure voyant par-  de Guzman d'Alfarache. ii? la que fe Cavalier qui I„j par!oit de_ voit etre Ie plus redoutable de fes rivaux cetedecouvertelemettoitdansunefureu; quil n avoit pas peu de peine a retenir. oerdit ' enC°? Plm emP°rté q«e H perditpatzence en s'e»tendant rnenacerpar forr ryV^ "i T°^0it d'»"e eonditiorl folent eff0^deIafienne'ilIetraitad'in- ban4 V° entfeleS n0euds d« ™oans du bouquet un baton pointu qu'il avoit, & dont les Champions fe ferven pour „„ter les Taureaux il alloiten ever le bouquet & echapeau, fi l'adroit& vü goureux Ozmin ne lui eut pas en même -rups ote le Mton Qui pourroit expnmer Ia rage dont le fier Zumga fut faifi après avoir recu un pa! red affront aux yeux de fa maitreffé &Tevantle Roi même?II nefepoffédadu7: & fans avoir égard a ee qu'il devoft è la mais dans le moment qu'il fe prépai4 a fondre eomme un lion fur fon ennemi qui de foncötél'attendoit fansle craindT ,' le Taureau arriva fur eux, & les obhVea b en afe feparer. Cetanimal attaquaDom Alonfe,& le jetta d'un coup de corneè quare oucinq pas de lui bleffé cruellemeït a ia cuiffe; ce qui excitadans la place un cri generaldeterreur.Pourcombled'infortune, F iij  I2Ó HlSTOIRE la bete, plus en furie que jamais, ne s'atfachant qu'a ce Cavalier, fe difpofoit k relourner a la charge ; mais Ozmin par une générofité dignedesGuerriers dece tempsJa , ne balanca point a voler au fecours de fon rival, malgré ce qui venoit de fe pafTer entre eux.*Avec le même baton qu'il lui avoit arraché, il piqua rudement le Taureau , qui, tournant toute fa fureur contre lui, baiiTa la tête pour lui enfoncer fes cornes dansle corps. Le Maurefaifit eet inftant pour lui décharger fur le col un revers de ion épée dont il connoifToit la trempe, & lelie fut la force du coup, que l'arimal en romba roide mort fur la place, au grand éronnement de tous les fpectateurs. Ce que le Cavalier k Pécharpe bleue avoit fait, ne paffa plus que pour un petit exploiten comparaifon de celui ci, que le défavantage de combattre k pied rendoit plus glorieux; auffi les acclamations en durerent plus long-temps. Ozmin fe déroba par une prompte retraite a la curiofité des perfonnes qui chercherent k le connoïtre. Le Roi même eut beau demander a le voir, on fut obligé de lui dire qu'il venoit de difparöïtre, & qu'on ne favoit qui il étoit. Parions k préfent de Daraxa. Cette Daraxa attentive a la querelle des deux rivaux, avoit été fur le point den avertir leurs Ma-  de Guzman d'Alfarache; 117 jeftés pour en prévenirles fuites, au hafard de faire perdre la liberté k fon cher Maure ; mais la frayeur dont elle avoit été tout-acoup faifie en voyant le Taureau prêta fe jetter fur eux, lui avoit öté la parole & le fentiment. Cependant les nouvelles aqclamations qui fe faifoient entendre dans la place, Ja tirerent peu-a peu de eet état; c'eft ainfi que cette tendre Amante paffbit fucceftivementdelajoiealadouleur, & de la douleur k la joie. L'Amour n'en fait pas d'autres, il fe plait k faire fentir fespeines aux coeurs qu'il combie de plaifirs. Comme 1'aventure du bouquet étoit arrivée prefque fous les yeux de la Reine, cette Prineefte y avoit pris garde; & curieufe d'en favoir toutes les circonftances, elle en demanda des Je foir même Ie détail k la belle Maure & a Dona Eivira de PacUlla ; qui avoient été toutes deux 1'une auprès de l'autre pendant la fête. Daraxa, jugeant a propos de laifter parlerElvire, quoiqu'elle eut pu mieux qu'un autre rendre raifon de ce différend, dit qu'elle y avoit fait peud'attention. D. Elvire fut donc obligée de raconter ce qu'elle avoit vu & entendu; mais comme elle laiffoit plus k Ia P».eine a fouhaiter d'apprendre qu'elle ne lui en apprenoit, cette Princeffe efpérant que Dom Alonfe pourroit entiérement fatisfaire fa F iy  12.8 HlSTöIR'E curiofité, envoya chez lui le vieux Marquis d'Aftorgas, auffi-tot que Ia bleffure de ce jeune Seigneur lui permif. de voir du monde. Voici de quelle maniere le Marquis, hommede bonne humeur, s'acquitta de fa commiffion. Hé bien, Seigneur Chevalier fans peur, dit-il a Zuniga en entrant dans fa chambre , que penfez-vous de ces vilains animaux connus qui ont fi peu de refpect pour les beaux garcons? Vous m'avouerez qu'il ne fait pas bond'avoir affaire k eux. II y a long-temps, lui répondit en fouriant Dom Alonfe, que vous Ie favez auffi-bien que moi. Mais, reprit le Marquis d'un air férieux, ne me direz-vous point qui eft le vaillant homme qui vous afecouru fi k propos ? il eft étonnantque de tant de braves «u'on voit a la Ccur, aucun ne s:elt ffiöf!* tre affez de vos amis , pour vouloir lui difputer eet honneur. Cependant on affure que vous étiez prêt k vous battre contre un Cavalier fi généreux. Je fais mieux que perfonne ce que je lui dois', répondit Zuniga, & le peudefujet que je luiavoisdonné de me tirer d'un fi grand péril. Tout ce qui me fache, ajouta-t-il, c'eft que je ne le connois point; je fuis fi charmé de fa va3eur& du procédé qu'il a eu avec moi, que jene puis être content, que je n'ayetrouvé  de Guzman d'Alfarache. ,„ ****** ;«,„5si t„ xr& v voudro1it |''ftice;q„oi gJJS1" ^'^ homme &■ , . » c elt un grand Zuniga U SÏÏS **J* tourna auprès d?ll%t U$' *** c otuerontc, ne vouloit pas déee. f y  l50 H I S T O I R E lerun Cavalier qui fouhaitoit d'être incon-' nu Pour Daraxa, elle ne fut foupconnee d'aucune intelligence, & Ton rfattribua le trouble qu'elle avoit fait paroitre pendant les courfes qu'au feul malheur de Dom Alonfe. On crut, & 1'on trouva cela fort jnfte, qu'elle avoit la bonte de sintereffer pour unjeune Seigneur qui etoit fon Chevalier , & qui 1'aimoit eperduement Elle jouiffoit toute feule du fecret plaifir de favoir ce qui fe paffoit, mms ce plaifir etoit accompagné d'une inqniétude qui en corrompoit la douceur. Elle avoit entenduee qu'Ozmin avoit dit k fon nval au fuje du nceud de ruban : elle connöifloit la deiicateffe des Maures fur cette mattere, fi bien Welle fe reprochoit 1'imprudence qu el e 2voit eue de donner è Zuniga une chofe qui lui venoit d'une main fi chere; ^ «e pouvoit fe confoler d'avoir fait cette fcute, quoique fon coeur n'y tut eu aucune part. Elle ne pouvoit non plus écme _ö~0»mn * ïefachant oü il étoit logé; A falloit bien qu'elle attendit que eet amant trouvat m0yen de lui donner de fes nouveiles. Elle paffa quelques jours dans cette attente,, fi douce & fi cruelle tout enfemble; tantot Jenfant avec plaifir que fon ^urepou* Lit dans la même ville qu elle, & tantot dévqrée par des jmpatiences mortelles de  •de Guzman d'Alfarache. r5l ïe revoir: mais enfin, Ie temps amene tout. Jardms du Pa!a1S de Seville, & vous favez ce qu on appelk fe haut & Ie bas du Jardin; ce^font deux jardins Pun fur l'autre; celui den-hautfoutenu par des arcades, eft au mveau du premier étage, & „e peur que pour un parterre. Celui d'en^bas qui eft le plus grand n'étoit alors ouvert qu'aux hommes de Ia Cour, qui avoient la Jiberté dyentreracertaines üeues. Le haut a ! dm n etoit que pour les Dames qui s'y promenoient pour fe faire voir aux Seigneurs avec qui elles s'entretenoient quelquefo s df deffus Ia baluftrade qui regne a hXS d appui tout autour de ce jardin; maTc converfations „'étoient permifes^ue dans 1 abfence de leurs Majeftés; il falloit dans «n autre temps fe contente/du langde des df "ctae :P3S défen J" aux "ommes de la r ? ' meme Cn F^ncedu Roi & oe la Reme pourvu que le Cavalier qui chantoit eut la voix belle. On y faifoh a2ffi depetitSconcertsd'inftrumenfs,don 1'exf cuionetonordinairementraviiTante Uo foir Ia belle Maure fe promenoit avec D. ELvire fon amie ; elles n'eurent nas rent la voix d un homme, lequel, a ceor',1 %V Pamt, chantoit affez^réabSent F vj  Ij! HlSTOIRE pour mériter qu'on 1'écoutat. Elles fe cacherent derrière des orangers qui bordoient la baluftrade, & de-la fe trouvant vis-a-vis du perfonnage /'elles eurent tout le loifir de le confidérer. Elvire remarqua qu'il avoit fort bonne mine, & Daraxa reconnut que c'étoit Ozmin. Ce Cavalier afïïs fur un lit de gazon, & la tête appuyée négligemment contre un arbre, chantoit ces paroles en Caftillan: Voulez-vous me donner la mort, Impitoyable jaloufie, En troubljint nuit & jour le repos de tna vie ? Je faurai bien, fans vous, finirmon trifte fort. L'abfence n'eft que trop cruelle Pour un Amant bien enflaromé : Je mourrai de langueur li j'aime une infidelle, Ou je mourrai d'ennui quand je ferois aimé. Cet illuftre Maure avec toutes fes autres belles qualités, avoit celle de bien chanter; mais au-lieu de s'en faire honneur, il prenoit foin de la cacher. On ne fe piquoit pas feulement a la Cour de Grenade de par Ier bon Efpagnol. On y chantoit auffi en cette langue; il y avoit même des Maures qui compofoient des Vers Caftiüans que les Poëies Efpagnols admiroient. Ceux  ke Guzman d'Alfarache. 133 qu'Ozmin venoit de chanter étoient de la compofition d'un Auteur Grenadin , & un Muficien de la même Nation en avoit fait 1'air. Daraxa ne manqua pas de s'appliquer cette chanfon; & voulant profiter de t'occafion pour y répondre, elle tira de fa poche des tablettes donf elle déchira une feuille, après avoir écrit deiuis les mots fuivants : Plus d'inquiétude pour le nceud de ruban; le don en a été fait fans la participation du cceur. Quand on aime comme Daraxa, on ne peut aimer qu'unefois en fa vie. N'en dóutei nullement; & fivousfouhaite^ d'en apprendre davantage, Laïdafe trouvera demain d neuf heures du matin d la porte du Palais. Elle roula doucement la feuille, & la jetta dans le jardin d'en-bas au travers des branches de 1'oranger, qui ne Ia cachoit pasfx bien, que le Seigneur Maure ne put la voir. II remarqua qu'elle venoit de laiffer tomber quelque chofe; ce qu'elle avoit fait fi adroitement que fon amie ne s'en étoit point appercue. II efl vrai qu'EIvire étoit fi attachée aregarder le Cavalier & k 1'entendre quelle ne fongeoit qu'a cela. I! n'eut pas' ütöt achevé de chanter fon air , qu'elle lui cna de recommencer pour Pamour des Dames. II auroit eu volontiers cette complai'ance, fi le Roi ne füt alors revenu de  134 HïSTOIRE la chafle ; mais le retour de ce Monarque obligea la belle Maure & fon amie a rentrer promptement dans le Palais, au grand regret de celle-ci, qui auroit bien voulu ne pas fitöt abandonner Ie terrein. D'abord que les Dames fe furent retirées, Ozmin , curieux de favoir ce que fa chere amante avoit jeité dans Ie jardin bas, alla au-deffous de 1'endroit ou il avoit remarqué qu'elle s'étoit mife pour l'écouter; 6c ayant trouvé le billet roulé, il ne s'arrêta pas plus long-temps dans le jardin, il en fortit avec la joie de n'y être pas venu pour rien, & avec 1'envie d'y revenir plus d'une fois. Le billet de Daraxa rendit la vie a ce tendre Maure, qui ne manqua pas le lendemain d'envoyer Orviedo a la porte du Palais. Cet écuyer y trouva Laïda, qui, pour n'être pas connue, s'étoit couverte d'une mante noire des plus épaifTes. Dès qu'elle 1'appercut, elle 1'aborda , & lui remit une lettre de la part de fa maitrefTe. Orviedo lui en donna une autre de la part d'Ozmin; & avant qu'il fe féparalTent, ils eurent enfemble une aifez longue converfation pour avoir de quoi faire chacun de fon cöté un rapport très-fatisfaifant. La lettre du Seigneur Maure ne contenoit que des plaintes, ik celle de Daraxa, que des protefiations  de Güzman d'Alfarache. 135 d'innocence & de fïdélité. Ils furent tous deux bientöt d'accord. II y a de la volupté dans les querelles amoureufes; mais il ne faut pas qu'elles durent long-temps. II eft bon encore qu'elles ne foient pas fréquentes, autrement elles peuvent produire de mauvais effets. Quelle confolation pour nos amants d'avoir trouvé moyen d'établir entr'eux un commerce de lettres, &defe voir même quelquefois. La belle Maure auroit bien voulu fe promener toute feule dans les jardinsdu Palais, pour épier 1'occafion de parler en liberté a Ozmin ; mais c'étoit trop rifquer. Ils fe feroient perdus l'un & l'autre, fi quelques perfonnes de la Cour les eut yus s'entretenir enfemble. D'ailleurs, Elvire, aquile Seigneur Maure avoit donnédansla vue, ne quittoit point fon amie, & ne ceffoit de lui parler du Cavalier a la belle voix. Elle lui propofa même dès le jour fuivartt d'aller dans les jardins, en lui difant qu'elles pourroient le rencontrer la. Notre complaifanteMaure, qui nedemandoit pas mieux, aceepta la propofition. Les voila toutes deux dans le jardin haut, d'oü elles n'eurent qu'a regarder dans le jardin bas, pour y démêler 1'homme qu'elles cherchoient. II venoit d'arriver, éi il étoit affis au même endroit que le jour  '36 HlSTOlRE précédent. Dona Elvire qui pouvoit paffer pour une des plus charmantes de la Cour ne fe contenta pas de fe montrer au Cavalier, elle obligea fon amie a fuivre fon exemple. Ozmin affeöa de paroitre furpns de leur vue, & fitfemblant de vouloir fe retirer par refpect; mais Elvire pour 1'arreter, lui adreffa la parole: il répondit, & infenfiblement ils sengagerent tous trdis dans un entretien qui fut vif, & cela fur le pied d'un inconnu avec deux Dames inconnues. Le Seigneur Maure fit remarquer dans cette occafion qu'il avoit beaucoup d'efpnt, & Dona Elvire n'y brilla pas moins. Ammée des mouvements d'une paffion naif. fante, elle difoit mille jolies chofes qu'elle n auroitpas dites de fangfroid, quoiqu'elle fut natureüement très-fpirituelle. Pour Daraxa, elle fe divertifToit k les écouter comme une fille qui avoit fon compte. Enfin , chacun étoit fort content, & les moments s'écouloientavec Ia rapidité dont ils paffentordmairement quand ils font agréables. S'il parut que Ie Cavalier ne les trouvou pas longs, les Dames de leur cöté rirent afiez connoitre qu'elles ne s'ennuyoient point avec lui, puifque Ie Roi venoit de rentrer dans Ie Palais, & qu'elles ne /ongeoient nuliement a fe retirer. II fal-  de Guzman d'Alfarache. i}7 lat que le Jardinier vint avertir Ozmin qu il etoit temps de fbrtir. Encore Elvire ayant * feparation vou!ut-elle s'affurer d une nouvelle entrevue, qui fut üxée au Keer ,0Ur qUe Ferdinand iroit * te Cette Dame, après cette converfation, demeura fi charmée d'Ozmin, qu'en le qmttant elle ne put s'empêcher de dire a Daraxa, qu elle n'avoit jamais vu de Ca vaher fi parfait. Toute autre que la belle Ma„re eut eté allarmée d'un aveu fi franc; ÏÏhS^SS ^l,e rire >tant elle comp- toit fur la fidéhtéde eet Amant. Cependam fon amie qui la croyoit la plus infenfible perfonne de fon fexe, loin de lui faire un myftere du gout qu'elle fe lentoit pour lxoconnu, lm en parloit a tout moment dans les termes les plus vifs. Oui, lui diioit-elle, ,e fuis touchée du mérite de ce Cavaher; maïs je voudrois bien favoir qui il eft, & pourquoi un homme fait comme lui ne fe montre point è la Cour. Je vous con;ure,machere Daraxa, dele lui demander vous-même , quand nous le reverrons Ozmin fut bientot informé de tout cela par fa Maitreffe, qui lui manda que lafituation ne Iaiffoit pas d'être déli- C?C* V^' ne devoit P°int ab»fer du penchant d Elvire , & encore moins trah r fa  IjS HlSTOIRE fidelle Daraxa. Qu'en amour tout faifoit de la peine, jufqu'aux plus légeres apparences; & qu'enfin, lorfqu'onpofledoit un cceur, on étoit bien-aife d'être 1'objet de tous fes defirs. 11 crut de bonne foi que fa Dame ne lui écrivoit ainfi que pour fe réjouir ; & dans cette opinion, il lui fit une réponfe badine. II poufta même la chofe plus loin. A la premiere entrevue, i! prodigua les douceurs a Dona Elvire, qui les recut fort bien a bon compte, ou plutöt qui les lui rendit avec ufure. La belle Maure, comme fon amie 1'en avoit priée, interrogea 1'inconnu fur fon pays, fur la naiffance 6c fur 1'état préfent de fa forrune.Il répondit, fans héfiter, qu'il étoit Arragonois, & qu'il fenommoit Dom Jayme Vrvés : qu'après avoir été pris par les Maures, & remis en libertépar la capitulation de Baëza, il attendoit que fa Familie lui envoyat Pargent dont il avoit befoin pour fe mettre en état de fe produire a la Cour. L'hifïoire étoit fimple & vraifemblable. Elvire n'en demanda pas davantage ; & s'étant toutefois informée s'il y avoit une Maifon de Vivés en Arragon , elle appritavec un extréme plaifir que c'en étoit une des plus nobles. Ce commerce galant de vint peu-a-peu très-incommode aux deux Amants Maures.  de Guzman d'Alfarache. 139 Dona Elvire s'enflamma tout de bon, öz fon amour les embarraflbit a mefure qu'il prenoit de nouvelles forces. Dès qu'Ozmin s'appergut que ce n'étoit plus un jeu, il changea de ton: il n'eut plus pour la Dame que des manieres honnêtes & polies; mais il avoit a faire a une fille qui séchauffoit d'elle-même. Daraxa, très-fatisfaite de la conduite de fon Amant, avoit pitié de fa rivale, & 1'auroit volontiersdéfabufée, fi elle n'eüt pas craint de lui donner de la jaloufieen faifant cette démarche. Ce qu'elle croyoit devoir plus appréhender dans la difpofition ou étoient ies chofes, que de bafarder une partie de fon bonheur. La printemps arriva pendant que tout cela fepnflbit, &c la Cour changea de face. Ferninand réfolut d'ouvrir la Campagne par le fiege de Grenade, & les Maures, qui s'y attendoient, fe préparoient k bien défendre une Place fi importante. 11 y avoit dedans une garnifon de quinze mille hommes des meilleures Troupes du Roi Mahomet; c'eft ce que n'ignoroit pas le Monarque Catholique. Auffi avoit-il prudemment fait folliciter, tant par fes Minifires que par 1'entremife du Pape, les autres Princes Chrétiens, pour qu'ils 1'aidaflenta exécuter une entreprife oü il s'agiflbit de chafler d'Efpagne tous les ïnfideles. Plu-'  Ï4° Histoire, fieurs Princes lui avoient promis du fecours; & quand il fut affuréque leurs troupes s'avancoient, il fe mit lui-même en marche avec le plus de diligence qu'il put, pour furprendre les Maures, & ne leur pas donner le loifir de fe fortifier davantage. Comme la Reine jugea bien qu'un iiege fi coniidérable demandoit beaucoup de temps, elle prit la réfolutiond'y accompagneer ie Roi, & de faire la campagne avec tor. Le brmt s'en étant répandu, nos deux amants en eurent d'autant plus de joie, quils efpérerent que dans la confufion oii ieroit 1 armee, ils pourroient avec 1'induftrie d'Orviedo, trouver jour k fe jetter dans Grenade; mais ils comptoient fans la fortune. La Reine la furveille de fon départ dit a Daraxa qu'elle ne feroit pas du voyage. Pour avoir moins d'embarras , ajouta cette Princeffe, je ne menerai avec moi que les femmes dont je ne puis abfolument me paffer. Je prétends laiffer mes Filles d'honneurs a Seville entre les mains de leurs parents oudeperfonnes de diffinaion k qui je lesrecommanderai. Pour vous, machere ftlle, vous tomberez en partage a Dom Louis de Padilla. J'ai fait choix de ce Seigneur, a caufe qu'il eff pere d'Elvire votre amie. Outre cela , je crois que vous ferez chez lui plus agréablement qu'ailleurs.  »e Guzman d'Alfarache. i4i Ozmin fut au défefpoir quand fa Maïtrefle lui manda eet ordre de la Reine II voyoit par- Va toutes fes mefures rompu'es, & ion efpnt flottant entre une infinité de penfees & de réfolutions différentes mie 1 Amour & la Gloire lui infpiroient tour-atour, etoit dans une étrange perplexité. Neanmoms la belle Maure écrivit a eet Amant des Lettres fi tendres &c fi paflïonnees, qu'enfin elle fixa fes irréfolution< Je ne vous rapporterai qu'une de fes Lettres de peur de vous ennuyer. La voici:. ' Votre Ecuyer m'afait dire que vous voulie? vous laiffer mourir de regret de n'être point d Grenade. Parte{, 0{min, parte{ : votre cceur / acnfie plus a la gloire qua £'Amour, jenevous ruims plus tjefais bien que votre dip art me coutera la vie; mais maplus grande peine fera de mourir pour un ingrat qui m'abandonne dans le temps que j'ai le plus befoin de lui. Je croyois vous être plus chere que toute chofe au monde. Quelle étoit mon erreur ! A qui doisje m en prendre? Efi~ce d moi pour vous avoir cru, ou bien d vous pour me favoir perfuadé » Si l amour que j'ai pour vous ne m'aveugle past votre vie eft d moi. Vous mel'ave^it cent fois vous me l'ave{juré. Pourquoi donc fans mon aveu voulei-vous difpofer de mon bien? Pourquoi fonge^vous d l'employer d ce qui ne regWdepas mon frvice ? Ah l 0{min, que vous  141 HlSTOIRE faye{ peu aimer ! Que vous êtes encore loin du terme ou f amour a fu mamener ? Onpeutacquérir de la gloirepar-tout, & fon trouveroie Ji on vouloit, des gens qui mettroient la leur d partager les peines d'une infortunée plutót qu'a fervir tous les Monarques de la terre. II ne fut pas pofïible a Pamoureux Grenadin de réfifter k la paffion de Daraxa. Quelque en vie qu'il eut de rendre fa valeur utile a fa Patrie; 6c PAmant dans cette conjonöure Pemporta fur le Hérós. La Cour partit donc pour 1'armée, & Ia belle Maure fe retira chez le Marquis de Padilia, qui la recut avec tous les honneursqu'il auroit pu faire a la Reine même. Dona Elvire qui aimoit tendrement fon amie, & qu'un intérêt encore plus vif que fon amitié obligeoit a fe réjouir d'avoir cette Dame pour fa compagne inféparable, étoit ravie de ce changement. Daraxa auroit été affez contente de fon fort, fi elle eut eu dans cette maifon un peu plus de liberté; mais on lui en donna beaucoup moins qu'elle n'en avoit eu a la Cour. Véritablement elle étoit chez Dom Louis comme une efclave. Premiérement, il ne falloit point qu'elle fe flattat, non plus qu'Elvire, de fortir jamais pour quelque r ai fon que ce put être. Tous leur paffe-temps fe bornoient k fe prorne-  de Guzman d'Alfarache. i4, "er lefoirdansuii jardin acertaine heure feglee; & comme fi cette promenade n'eüt pas ete ur, divertiffement affez ennuyeux pour elles, le vieux Marquis prerit a peine de-les accompagner toujours; ou fi Quelquefois il n'avoit pas Ie tempsde les faJguerde fa facheulecompagnie, Dom Rodngue fonfilsfechargeoitde ce foin-5 Elles ne gagnoient rien au chan*e. Ce n'eft pas tout. Les appartements de ces Dames £ avoient vue ^ fw k jardin, aucune fcnetrefur Ia rue. Ajoufez è cela ou'eïl"es ne voyo.nt perfonne de dehors, Si hom! mesn -mmeS;& des gens même de Ia le privilege de leur parler. Tous ces défagréments grient fort les honne etes que Domhuis faifoit" S ^ourtiian, il n en ufoit avec elle aJnfi P- refpecj & que pour K^ig! n-eme confidération qu'il avoit p!0l e fe Cette Dame n'en étoit pas Ia dupe - & o-r' jant toute efpérance d'avoir d2^ e de fon Amant, elle alloit s'abandonner 1 «ent, répondit Ia belle Maure, W  Ï44 HlSTOIRF. vous tenir votre lettre ? Une de mes femmes, repliquaElvire, a trouvé par hafard un homme de dehors qu'elle a gagné. II allure qu'il connoit parfaitement Vivés, & promet de lui remettre le billet en main propre. La tendre Amante d'Ozmin ne raanqua pas d'applaudir k cette réfolution. Elles compoferent toutes deux une Lettre de concert. La fille de Dom Louis Pécrivit, & la Dame Maure y ajouta ces mots en fa langue. Tout le bonheur des Amants confijle d Je voir. Tout leur malheur ejl £être Jiparés. Je languis dans l'attente de vos nouvelles. Je fuis morte fi je n'en regois au plutót. Elvire demanda ce que fignifioient ces paroles, & Daraxa lui répondit: Je mande a Dom Jayme que fa maïtreffe ne peut foutenir plus long-temps fon abfence , & va fuccomber a fes ennuis, s'il ne trouve moyen de les foulager. C'eft ainfi que deux bonnes amies en ufent ordinairement enfemble lorfqu'elles font rivales. La lettre fut fidélement rendue au Seigneur Maure, qui la lut avec d'autant plus de joie, qu'il avoit inutilement jufques-la employé 1'adrefle de fon Ecuyer pour découvrir ce qui fe pafibit chez Dom Louis: comme un bonheur , dit Ie Proverbe, ne vient jamais fans l'autre, il arriva deux jours après qu'Orviedo fe préfenta devant  de Guzman d'Alfarache. 145 lui fous un habit d'ouvrier. Ozmin eut d'abord de la peine a Ie reconnbifre, & !ui demanda Ia caufe de ce déguifemenr. C'eft ce que je vais vous apprendre, répondit 1'Ecuyer. Je me fuis ainfi travefti pour aller roder aux environs de Ia maifon du Marquis de Padilla, dans 1'efpérance de rencontrer une desfemmes Maures de Daraxa, ou de faire connoiffance avec quelque domefiique de Dom Louis. Je me fuis arrêté par hafard devant un endroit du jardin ou. des ouvriers s£occupent a réparer Ie mur. Le maitre Ma$on me voyant attentif a leur travail, s'eft mis a me confidérer. II m'a pris pour un homme de fon métier : Mon ami, m'a-t-il dit, j'ai befoin de Manoeuvres pour finir promptement eet ouvrage, voulez-vous me fervir? Je lui ai repondu que j'étois employé ailleurs, mais que j'avois un camarade qui ne cherchoit qu'a vi vre,& qui ne demanderoit pas mieux que de lui rendre fervice. Amenez-le-moi, a rephqué Ie maitre Macon; quand il ne fe' roit propre qu'a mener Ia brouette , il ne me fera pasinuti!e,&jeIepayeraibien.Ladeffus je 1'ai quitté, ajouta Orviedo en fou. nant, pour venir vous propofer ce bel emploi, que 1'amour fans doute vous offre Iui-même pour vous faire paffer le temps moins défagréablement que vous ne faites. Tome I, q  J4<$ HlSTOIRE Toute ridicule que parut une pareille idee au Seigneur Maure, il étoit trop amoureux pour la rejetter. II accepta le parti, s'habilla comme un Manoeuvre,& felaifTa conduire par fon Ecuyer, qui dit au maitre Macon. Stnor Maeftro de obra , voici mon camarade Ambroife, foldat malheureux, qui, après avoir été quatre ans prifonnier chez les Maures, fe voit réduit a travailler pour fubfifter. Le marché fut bientöt fait, & Ambroife arrêté pour commencer dèsle lendemain.Notre nouveau Manoeuvre pour montrer qu'il avoit le cceur a la befogne, fe rendit de grand matin auprès de fon Maitre , qui le mena dans le jardin, & lui metlant la brouette entre les mains, 1'inftruifit de ce qu'il avoit a faire. De la maniere que s'y prit Ambroife, il fembloit qu'il eut fait ce métier toute fa vie; auffi fon Maitre en fut fi content, qu'il lui donna des louanges, & 1'affura qu'il feroitun jour un fort bon puvrier. Perfonne ne paroiflbit encore dans ïa maifon; mais fur lesdix heures, notre Manoeuvre remarquaquelquesfemmesMaures «ux fenêtres de 1'appartement de Daraxa , & peu de temps après cette Dame elle-même , ainfi que D. Elvire. Dès ce moment, li trouva cette aventure toute réjouifTante; il fe fit par avance un plaifir de la furprife  be Guzman d'Alfarache. i47 ©ü feroient les Dames, lorfqu'en fe pro'menantdans Ie jardin, elles viendroient a Ie reconnoitre & a faire atfention è fon déguifement. II efpéroit même que fous cette forme, il pourroit quelquefois leur parler fans penl. U ne favoit pas quel homme c etoit que le Seigneur Dom Louis. Outre que Daraxa lui avoit été recommandee par Ia Reine d'une maniere qu'il auroit cru trahir la confiance que cette Princeffe avoit en lui, s'il n'eut pas veillé jour & nuit fur les aöions de cette Dame ■ ï n'ignoroit pas qu'elle avoit des Amants; jl Ia croyoit auffi fenfiblequ'une autre. Les femmes Maures en ce temps-Ia n'ayant pas ,a' «putation d'être ennemiesde 1'amour Mais il craignoit plus les entreprifes du dehors que la fenfibilité du dedans, les Cavaliers amoureux , que 1'objet aimé. II appréhendoit pnncipalement Dom Alonfe, qu'if regardoit comme Ie Galant favorifé. Quoiqu^nformé que ce jeune Seigneur n'étoit point encore en état de fortir, ni par consequent de fonger aux moyens d'entretenirla behe Maure,cela ne leraffuroit point. Un commerce de billets doux ne lui fembloit guere moins dangereux qu'une converfation. Pourfe mettre 1'efpriten repos la-deffus, il preffoit fans ceffelemaureMacon d achever fon ouvrage, de peur qy« G ij  14$ H l S T O I R E quelqu'un de fes manceuvres n'eüt la hardieffe de fe charger de quelque commiffion amoureufe : ce qui Tinquiétoit terriblement, & 1'cbligeoit a obferver tous les ouvriers. Sur la fin d'une journée , en les voyant travailler, il s'avifa de confidérer attentivejnent Ambroife , auquel il n'avoit point encore pris garde, & qui lui parui un garcon foridéübéré. Cet examen ne plutguere au jeune Maure, &le fitpaiirde crainte d'être découvert. Néanmoinsil en fut quitte pour la peur. Tout fufceptible que le vieillard étoit de foupcons & de défiances, il ne vit dans Ambroife qu'un manoeuvre, & ce faux macon, lorfquil en fut temps, fe retira avec les véritables, n'ayant eu d'autre bonheur dans toute fa journée que de voir paffer fa MaïtrefTe avec Dom Rodrigue qui étoit fon rival. Quelle patience il faut avoir quand on aime , quoique 1'amour foit la plus violente des paflions ! Ozmin ne 1'avoit déja que trop éprouvé. Aviffi,loin deferebuter ,il fetrouvoit affez bien payé de fa peine, puifqu'il avoit vu fa chfrre amante. Cela fuffifoit a un Maure comme a un Caftillan, pour s'eftimer heureux. La fortune lui fut bien plus favorable le jour fuivant. 11 reyint au travail avec une  de Guzman d'Alfarache. 149 nouvelle ardeur. II faifoit rouler la brouette d'une grande force ; & comme en chariant de la pierre, il étoit obligé quelquefois de palfer fous les fenêtres de Pappartement de Daraxa, il fe mit a chanter un air champêtre en langue Maure. Les Macons qui le regardoient comme un gaillard'qui avoit été long-temps prifonnier chez leslnfideles, ne furent pasfurpris qu'il eut reteini quelques-unes de leurs chanfons. Mais Laïda 1'entendit de fa chambre; Sc curieufede favoir qui pouvoit être l'homme qui chantoit fi bien une chanfon de fon pays, defcendit au jardin, oü elle reconnut d'abord le perfonnage. Elle fitfemblantdecueillir des fleurs pour fa maitreffe, ce qu'elle faifoit prefque tous les^ jours ; Sc le Grenadin s'étant appercu qu'elle i'obfervoit du coin de Foei!, la première fois qu'il paffa prés d'elle en pouffant fa brouette , il Iaifla tomber k fa vue une lettre^qu'il tenoittoute prête dans fon lein, fans s'arrêter ni regarder Laïda, qui courut Ia ramaffer auffi-tót, Sc te potter k Daraxa. Vous vous imaginez bien quelies furent te joie Sc lafurprife de cette Dame. Elle étoit encore au lit. Elle fe Ieva Sc s'habilla promptement pour jouir de fa fenêtre du plaifir de revoir un amant li cher. Elle fut touchée de 1'état miférable auquel il n'aG iij  ÏJO H I S T O 1 R £ volt pas honte de fe réduire pour lui marquer 1'excès de fon amour. Et toutefois il y avoit dans cette bizarre mafcarade un je nefaisquoi qui la raviffoit. Elle fit a fa lettre une réponfe qu'elle remit a 1'adroite Laïda, qui fut fi bien prendre fon temps , qu'elle la rendit fans que perfonne s'en appercut. Un commencement fi heureux donna du goüt au Seigneur Ambroife pour le métier de Macon. Effecfivement Daraxa fe tint prefque tout le jour afafenêtre pour le voir pafler & repafler; de forte qu'en allant&enrevenant, c'étoit toujours quelque petits fignes qui avoient mille charmes pour deux amants fi délicats. Les chofes demeurerent quelques jours dans cette fituation ; Dom Louis ne manquoit pas tous les foirs d'aller exciter par fa préfence les ouvriers a travailler, & il remarquoit qu'Ambroife étoit celui de tous qui s'épargnoit Ie moins. II concut de 1'afïection pour lui k caufe de cela; & croyant qu'il en ferok un bon valet, il _ s'approcha du maitre Macon pour lui demander qui lui avoit donné ce manoeuvre. Un Artifan de Ia Ville me Fa amené, répondit le maitre, & j'en fuis très-content. Sur ce témoignage, le Marquis tirant a part Ambroife auquel il n'avoit point encore parlé, Pinterrogea pour favoir  de Guzman d'Alfarache. 151 d'oii il étoit. Notre manoeuvre lui répondit de 1'air le plus groffier qu'il put affeéter, qu'il étoit Arragonois d'origine ; 6c lui fit une hiftoire qui ne démentoit point celle qu'Orviedo avoit déja faite au maitre Macon. Dom Louis y trouva beaucoup de vraifemblance, & il lui fembla même que ce garcon avoit prisl'accent de ce Pays-la. Qui étoit votre Patron k Grenade, lui demanda-t-il encore, & a quoi vous employoit-il? Seigneur, repartit Ambroife, j'y fervois un gros Marchand qui avoit un fort beau jardin, & j 'avois foin de fes fleurs. Vous favez donc cultiver les fleurs, s'écria le Marquis? J'en fuis ravi. J'ai befoin d'un homme pour les miennes, & il y a plus de trois mois que j'en fais chercher un, attendu que mon jardinier ne s'entend point k cela. Ainfi, mon ami, je vous donnerai de bons gages, fi vous voulez me fervir,&j'auraifoinde votre fortune,pourvu que vous foyez fidele, Sc que vous rempliffiez votre devoir avec exaftitude. Aces mots, notre feint Arragonois témoigna par des démonftrations plutöt que par desparoles, qu'il étoit très-fenfible aux bontés de ce Seigneur, & qu'il s'attacheroit a les mériter par fa bonne volontc. Cette affaire fut bientöt conclue, 6c Dom Louis dit a fon nouveau domeftique: Vous G iv  *5l HlSTOlRE n'avez qu'a quitter votre tablier,& prendre congé de votre maitre. Venez ici demain, & 1'on vous fournira tout ce qui fera n'éceffaire pour la culture de mes fleurs. Ambroife n'eft donc plus Macon ; il eft Jardinier du Marquis de Padiiia , qui ne le vit pas plutot arriver le jour fuivant, qu'il fe mit a lui prefcrire la conduite qu'il avoit a tenir pour demeurer long-temps dans fa maifon. II s'étendit particuliérement fur Ie refpeft infini qu'il lui recommandoit d'avoir pour les Dames, & fur le foin qu'il devoit prendre d'éviter tout commercê avec les femmes de fervice. II appuya d'auïant plus fur eet article, qu'il trouvoit cé garcon bien fait de fa perfonne, malgré les mauvais airs qu'il affecloit de fe donner. Le Patron, après toutes ces iecons, qui ne faifoient que trop connoïtre qu'il étoit terriblement Efpagnol fur le chapitre du beau-fexe, fit. travailler devant lui fon nouveau jardinier, pour juger de fa capacité, étant lui-même affez habile pour cela. Heureufement Ozmin avoit aimé les fleurs, &z il favoit aufli-bien les cultiver qu'un fleurifte de profeffion. Dom Louis n'eut pas befoin d'un long examen pour être perfuadé qu'il avoit fait une bonne acquifition. II s'en applaudit,& il en demeura ü occupé, qu'il ne put s'empêcher d'en par-  de Guzman d'Alfarachë. 153 Ier pendant le diner. II dit qu'il étoit charmé d'avoir enfin rencontré un Jardiniec pour fes fleurs, & que, Dieu merei, fon parterre feroit déformais bien entretenu. Rien n'eft plus plaifant ajouta-t-il: Je remarque parmi mes ouvriers un jeune gaillari qui menela brouette, je Ie queftionne ,& je découvre que ce Manoeuvre eft un garcon confommé dans I'art de cultiver les fleurs. Daraxa ne laifla pas tomber e 3 difcours; & ne doutant point que le aoi; ,\3au Jardi-. nier ne füt Ozmin , ello s'en réjouit, dans I'efpérance qu'elle auroit occafion de Ie voir plus fouvent & la liberté entiere de lui écrire. Après le diner, cette Dame mena dans fon appartement Elvire, £k fe mettant toutes deux a une fenêtre, elles cornmencerent h promener leurs regards fur le jardin. Ambroife étoit alors au milieu du grand parterre vis-a-vis d'elles. La belle Maure 1'ayant reconnu & voulant fe divertir, le montra du doigt a fon amie: Voila , lui dit-elle, le jardinier dont votre pere a tant vanté 1'habileté pendant que nous dïnions. Confiderez-le bien : votre cceur ne vous dit-il rien pour lui? Ne. fentez-vous point quelque émotion? Dona Elvire fit un éclat de rire a ces paroles , qui lui parurent échappées par pl< ifeftterie, Mais regardant eet homme a bon G v  IJ4 HlSTOIRE compte avec attention , elle foupconna !a vérité. Cependant la crainte de fe méprendre & d'apprêter k rire a fes dépens, Pempêcha de dire ce qu'elle penfoit, jufqu'a ce que Daraxa la preffant de lui répondre, & 1'appellant infenfible , confirma fes foup£on;. Ce fut alors du cöté d'Elvire un emportement de joie, une évaporation , qui marqua bien 1'excès de fon amour pour Dom Jayme. La prudente Maure fe fut bon gré de ne lui avoir pas fait plus longtemps un myftere de la métamorphofe de ce Cavalier: Ma chere Elvire, lui dit-elle, j'ai bien fait comme vous voyez , de vous prévenir. Hélas! fi par malheur Dom Jayme fe fut préfenté devant vous en préfence de Dom Louis ou de Dom Rodrigue, votre furprife nous auroit tous perdus. Mais maintenant que vous êtes préparée a fa vue, j'efpere que vous vous ménagerez de faoon, que vous ne gaterez point nos affaires. Dona Elvire le lui promit. Après quoi, ces deux Dames s'entretinrent du faux Ambroife. La fille de Dom Louis ne pouvoit affez admirer comment il étoit parvenu k tromper fon pere, le plus défiant de tous les hommes; & elle lui tenoit un grand compte de s'abaiffer pour Pamour d'elle a un fi Vil emploi. Si elle eut fu tout ce que fon  de Guzman d'Alfarache. 155 amie favoir. la-deffus, elle auroit bien rabattu de fa reconnoiffance. Dès ce moment, les plaifirs & les intrigues cornmencerent a régner depuis Ie matin jufqu'au foir entre ces deux Dames &z ce galant jardinier. Clarice & Laïda leurs confidentes étoient des filies d'efprit , qui les fervoient avec autant d'adrefle que de zele. Ambroife, de fon cöté, ménageoit fi adroitement les maitreffes, qu'elles étoient 1'une & l'autre très-contentes de lui. Jamais affaire n'a été mieux conduite. Elvire découvroit fon cceur k fon amie , & fon amie lui cachoit le fien avec toute la difiimulation que Ia conjonclure exigeoit d'elle. Ces Rivales avoient chacune fa cache dans le jardin. Les billets alloient & venoient. C'étoit une pofte galante , Sc parfaitement bien réglée. Quand ils en feroient demeurés Ia, n'auroient-ils pas eu lieu d'être contents d'une vie fi agréable ? Mais fi 1'Amour s'arrêtoit lorfqu'il efi en fi beau chemin, il cefferoit d'être 1'Amour. Les mêmes plaifirs 1'ennuyent, il en veut toujours de nouveaux. L'Efpagnole trop paffionnée voulut des entretiens", & fomma par un billet Dom Jayme de fe rendre a minuit aux fenêtres de la galerie d'en bas , dont Clarice s'étoit chargée d'avoir une clef. Quoique la belle Maure n'approuvat G v;  >5<$ HlSTOIRE guere ce rendez-vous noclurne, elle n'eut pas la force de s'y oppofer. Ambroife logeoit chez le jardinier au fond du jardin, dans une maifon dont la porte, par ordre de Dom Louis, fe fermoit a 1'entrée de la nuit, & ne s'ouvroit que Ie matin a 1'heure qu'il falloit aller au travail. Cette difficnlté n'embarraiTa point le Cavalier, qui eut bientöt fait une échelle de corde-s pour defrendre de fa chambre dans le jardin, Sc pour y monter. II fit réponfe aux Dames , Sc les aflura que dès la nuit prochaine, il fetrouveroit aulieu marqué. Avec quelle impatience n'attendirent eiles pas ce moment; Sc quand il futanivé, quelle fatisfacrion pour elles de pouvoir entretenir en liberté leur il quelqirune oü un homme tel que vous puifle manquer de s'avancer ?.Mais je veux que vous fbyez affez malheureux pour chercher en vain par-tour a vous établir avantageufement; Elvire aimera toujours mieux être avec vous dans i'état le plus obfcur, que de vivre avec un autre dans les grandeurs.. La Dame alloit eontinuer, Iorfqunm coup de moufquet fe fit entendre, & fut fuivi dans le momentele dix a douze autres dont toute la galerie retentit. Ce bruit terrible épouvanta ft fort Ia fille de Dom Louis, que, n'écoutant plus d'autre paftion que fa cramte , elle prk aufli-töt la fuite. Pourcomble d'infortune, fon pere qui 1'attendoit au pafTage, Iafaififfanttout-a-coup par le bras, lui dit: Ah ! miférable, c'eft donc ainfi que vous déshonorez 1'Üluftre fang de Padilla. A la voix & a 1'aclion du Marquis, Dona Elvire dont les efprits n'étoient déja que trop troublés de fa premiere frayeur, pouffa un cri, & tomba évanoine entre fes bras. Ce vieillard jugea bien qu'elle venoit de perdre le fentiment. II fit ouvrir la iamerne fourde pour regarder fa fille, quihuparur dan.? une fituation fi déplorable, qu'il en eutpkié.. II I'aimok; & öe ÏÏ^vmt. la coaftdéxer. fans. en-, être. men-  de Guzman d'Alfarache. i8j dri, il Ia laifla entre les mains de fon Ecuyer. • Mais plus ce pere fe fentoit touché de la voir en eet état, plus il avoit d'en vie de le venger du téméraire auteur de ce délordre. 11 ne refpiroit plus que la mort d'A mbroife, dont un moment auparavant il avoit admiré la fagefle. II affembla tous fes gens armés, retrouffa fa robe dechambre,fe fitmettre un cuiraffe par-deffus, un calque fur fon bonnet de nuit, pritune targue ala main gauche, & une longue piqué a la droite; & ce brave Capitaine en gantelets & en pantoufles, fit ouvrir la porte du jardin, éc défiler fa troupe trois a. trois. Les moufquetaires marchoient les premiers, & les halebardiers faifoient 1'arriere-garde. II fe mit a la queue de ceux-ci, & cette petite armée, compofée de foklats dignes de leur Général, alla chercher 1'ennemi. Elle fut renforcée dans fa marche par le jardinier, qui vint la joindre avec une rapiere au cöté, uneefcopette fur Pépaule, & deux piftolets a la ceinture. Ce domeftique affura qu'il avoit vu les ennemis qui étoient au nombre de deux ; & que s'il eut ofé tirer fans Pordre de fon maitre, il auroit déchargé fur eux fes armes k feu; Dom Louis, après avoir écouté- ce rapport qui 1'étonna, s'informa de quel cöté ces deus  184 Histoire hommes avoient tourné leurs pas, & fit marcher fur leurs traces. Que faifoit Ozmin pendant ce temps-la. Dès qu'il s'étoit appercu qu'EIvire avoit pns la fiute au bruit des coups de moufquetsqui avoient interrompu leur converfation, &qui pourtant n'avoient point été tires fur lui, il s'étoit promptement éloig?é.deia, Balerie Pour gagner un cabinet, ou il efpéroit vendre chérement fa vie, fï 1'on venoit i'y attaquer. Mais un homme qiu le ftuvoit de prés, 1'obligea de s'arrêter avant qu'il y arrivat, en lui difant: Seigneur Dom Jayme, vous avez befoin de fecours, recevez le mien. C'eft vous qu'on cherche. Acceptez fans retardement mes fervices, fi vousne voulezêtreaffaffiné par une troupe de valets qui viendront bientot fondre fur vous. Le Seigneur Maure, auffi furpris des'entendre nommer Dom Jayme, que de rencontrer la un inconnu fi obligeant, lui répondit : Je ne fais qui vous êtes, ni pourquoi vous vous intéreffez a ce qui me regarde ; mais qui que vous foyez, vous ne pouvez être qu'un Cavalier très-généreux. Je ne refuferai pas quelqu'une de vos armes, n'ayant qu'un poignard pour me défendre. C'eft toute 1'afliftance que je puis. recevoir de vous, fans abufer de votre bon*  de Guzman d'Alfarache. 185 ne volonté. Je ferois au déféfpoir qu'un fi brave homme expofat fa vie pour moi. Non, non, repliqua PInconnu, ne prétendez pas que je vous laiffe périr fans vous prêter mon fecours. J'ai deux bons piftolets. Prenez-en un, & fouffrezque jecombatte a voscötés; ou fi vous fouhairez que je me retire, il faut que vous veniez avec moi. Je crois, dit Ozmin, que ce dernier parti feroit le plus fage. C'eft faire un mauvais ufage de la valeur que de 1'employer contre la canaille. Mais comment fortir de ce jardin. J'en fais le moyen, répondit 1'inconnu : vous n'avez qu'a me fuivre. En même-temps ces deux Cavaliers cornmencerent a courir juftement vers 1'endroit ou 1'on avoit réparé le mur, contre lequel étoit dreffée une bonne & longue échelle. 11 y eut alors entr'eux une petite conteftation; chacun ne voulant monter que le dernier. Après quelques compliments que deux hommes fi courageux ne pouvoient manquer de fe faire fur cela, il fallut qu'OzminpafTat le premier, pour couronner le procédé noble de fon compagnon. Ils eurent tout le loifir cle monter impunément, attendu que la gendarmerie de Dom Louis avoit pris un chemin oppofé a 1'endroit ou ils étoient; &c ils retirerent 1'échelle pour empêcher ce Seigneur de re-  iB6 Histoire connoitre par oü Ie faux Ambroife lui étoit échappé. II y avoit encore une échelle de iI autre cöté de la muraille pour defcendre dans larueoö cinq è fix grands Laquais bien armés faifoient la garde, & fe tenoient prêts è fe jetter dans le jardin au premier fignal. Ozmin jugeant par-la qu'il n avoit pas obligation k un homme du commun , & fouhaitant de favoir qui c'étoit, le pria de le lui apprend're. Mais 1'inconnu lui répondit: C'eft ce que je vous dirai chez moi. Comme vous êtes étranger vous ne connoiffez pas bien Dom Louis! Vous ne faunez trop vous précautionner contre lui. Je vous offre ma maifon oü vous ierez a couvert de fon reffentiment & vous y demeurerez, s'il vous plait,'jufqu-a ce que nous ayons vu le parti que les Fadilla prendront dans cette affaire. Des manieres fi nobles & fi généreufes charmerent leSeigneur Maure,qui ne pouvantrefifter aux preffantes inftances que ce Cavalier lm fitd'accepterunlogementdans ia maifon, 1'y accompagna. Lorfqu'ils fe virent 1 un 1 autre aux flambeaux, ils fe regarderent avec une attention mêlée de furP"fe,commedeuxperfonnesquicroyoientie connoitre. Le Maitre du logis fut le premier qui débrouilia 1'idée confufe qu'il avoit des traits d'Ozmin ;& quand il fut  de Guzman d'Alfarache. 187 affuré qu'il ne fe méprenoit pas, il 1'embraffa avec tranfport, en lui difant : Quel bonheur pour moi de reneontrerun homme a qui jedoisla vie! Je ne me trompe point: c'eft vous qui m'avez fauvé de la fureur d'un taureau le jour des dernieres courfes. Seigneur, lui répondit le Maure en fouriant d'un air modefte, vous venezde bien payer ce fervice en me tirantd'un danger oit j'auróis infailliblement péri fans votre fecours. Non, non reprit Dom Alonfe de Zuniga n je fuis en refte de générofité avec vous. Dans le temps que vous vintes me dérober a une mort certaine, je ne vous avois pas donné fujet d'expofer vos jours pour conferver les miens. Ils pafferentle refte de la nuit a s'entretenir. Dom Alonfe qui s'imaginoit qu'Ozmin s'appelloit effeétivement Dom Jayme Vivès,& qu'il étoit amoureux de Dom Elvire, lui conta de quelle facon il avoit appris toutes fes affaires. Cela m'a donné envie, ajouta-t-il, de faire connoiffance avec vous. Et pour la commencer , je fuis entré cette nuit dans le jardin de Dom Louis. De plus, comme j'aime Daraxa, 1'intime amie de votre maïtreffe, j'ai penfé que notre liaifon deviendroit utile a nos amours. Quoique le Seigneur Maure eut de la ré-  iStf H 1 S T O I R E pugnance k cacher fes fentiments, il ne voitlut point detromper Zuniga. II Crut qu'il etoit de Ia prudence de paffer pour Dom Jayme. Apres un long entretien, Dom Alonfe conduifit fon höte k 1 appartement qu il lui avoit fait préparer, & 1'y iaiffa rc. pofer. Enfuite il fe retira dans l/fien pour en faire autant. Mais Ozmin ne pou vant dormir, envoya chercher Orviedo quand il fut grand pur, pour faire parta ce fidele Ecuyer del'aventurede Ia derniere nuit comme auffi pour lui ordonner de lui aDporter des habits plus propres que ceux d Ambroife a faire Ie perfonnagel Dom C'eft un malheur attaché aux grandes maifons oii ïly a un peuple de valets, que tout ce qu on y fait ne demeure pas Ion.. la ville 1 hiftoire du faux Ambroife. On la contoit clediverfes facons; mais toutes aux depensdeDona Elvire : ce qui mortifioit extremement Ozmin. Dom Alonfe&ce Cavalier devinrent en peu de jours les meilleurs amis du monde , tan ;iretrouvadefympathieentr'eux,ou pour niieux dire tant ils découvrirent 1'un dans 1 autre d'aimables quaütés. lis fouhaitoienttous deux ardemment d'être intormes de ce qui fe paffoit chez le Marquis  ©r Guzman d'Alfarache. i§q de Padilla. C'eft ce qu'ils ne pouvoientapprendre que de Clarice, dont ils ne recevoient aucunes nouvelles. Cette fiiivante étant connue de Dom Louis pour celle qui avoit toute la confiance de Dona Elvire, étoit plus obfervée que les autres. Cependant, elle eut 1'adreffe de tromper fes Argus, & de faire tenir a Dom Jayme chez Dom Alonfe une lettre qui contenoit un détail tel que ces deux Seigneurs pouvoient defirer. Clarice mandoit a Vivès que fon vieux Patron, au défefpoir que le faux Ambroife lui füt échappé, Ie faifoit chercher foi gneufement dans Seville par dixou douze hommes, qui jufques-la n'en avoient fait qu'une recherche inutüe. Qu'EIvire étoit fort malade, & que Daraxa avoit été aufïï très-indifpofée, tant elle avoit pris de part aux peines de fon amie. Enfin, que Dom Louis étoit fi honteux & fi chagrin de toute cette affaire, qu'il ne vouloit voir perfonne, & qu'il devoit inceffamment aller demeurer a la campagne, jufqu'ace que tous les bruits qui couroient a fa honte fuffent diffipés. La lettre de Clarice fut un nouveau fujet d'entretien pour les deux Cavaliers, & divertit particuliérement Dom Alonfe, qui n'aimant pas la maifon des Padilla, ne trouvoit dans cette aventure qu'un ridicule qui  IOO HlSTOlRE le réjouiflbit. Ozmin ayant une fi belle occafion de donner de fes nou velles a Daraxa, lui écrivit en langue Maure une longue lettre, qu'il lui fit tenir par Clarice. La Dame Maure, qui ne favoit ce qu'étoit devenu fon Amant, qui craignoit qu'il n'eüt été bleffé la nuit qu'on avoit tiré tant de coups de moufquets, fut ravie d'apprendre Ie fort d'une perfonne qui lui étoit fi chere, & depouvoir lui faire réponfe par la même voie. Quelques jours après, le vieux Marquis partit avec fa familie & fes domeftiques, pour fe rendre a une maifon de campagne qu'il avoit k une lieue de Seville. Ce départ auroit fort affligéle Seigneur Maure, è caufe de 1'éloignement de Clarice, dont 1'entremife lui étoit d'un fi grand fecours, fi Dom Alonfe pour Ten confoler, ne lui eut dit: Nous devons être bien-aiies que Dom Louis foit k la campagne. A un quart de lieue de fa maifon, j'en ai une aflez belle oü je vais quelquefois. II faut que nous y allions le plus fecretement qu'il nous fera pofiible. Nous aurons-la plus facilement que dans cette Ville des nouvelles de nos Dames. Nous pourrons même trouver 1'occ^fion de les voir & de leur parler. Vivès ne manqua pas d'applaudir a ce projet, dont ils cornmencerent 1'exécution  de Guzman d'Alfarache. 191 fon ami & lui des le lendemain avant Ie jour. Ils fortirent de Seville avec Orviedo & deux Laquais leulement. Sitöt qu'ils furent arrivés a ia maifon de campagne.de Dom Alonfe, ce jeune Seigneur chargea un payfan rufé de remettre en main propre k Clarice un billet, par Iequel cette filie étoit avertie que le jour fuivant elle rencontreroit dans le bois, qui n'étoit qua deux cents pas de Ia maifon dudit Marquis, deux je un es Bergers qui mouroient d'envie d'avoir avec elle une petite converfetion. Clarice, qu'onobfervoit moins kla campagne qu'a la ville, fut bientöt fe dérober du logis, pour courir au rendez-vous. Elle y trouva Dom Alonfe & Dom Jayme habillés en viliageois. Elle leur apprit que les Dames étoient toutes deux en bonne fanté, mais li gênées, qu'elles avoient a peine laliberté de fe promener dans le jardin. Cependant, ajouta-r-el!e, fi le Seigneur Dom Louis alloit demain, comme je n'en doute pas, k une ferme qu'il a è trois lieues d'ici, & ohl'appelle une affaire de conféquence, je pourroisbien vousménager une entrevue avec elles. Auffi-bien Dom Rodrigue vienttout-a-Pheure de partir pour Seville, d'oü il ne doit revenir que dans deux jours. Si les Cavaliers furent f hannes de la douce efpérance dont Clari-  491 HlSTOIRE ce les flatta; cette Soubrette ne fut pas moins contente des préfents qu'ils lui firent pour reconnoitre fa bonne volonté. Cette fille, après avoir pris congé d'eux, regagna promptement la maifon de fon maitre, & alla rendre compte aux Dames de 1'entretien qu'elle venoit d'avoir avec ces Seigneurs. Le lendemain matin, tout parut feconder les defirs des Amants. Le Marquis partit pour fa ferme, &c les Dames fe difpoferent a profiter d'une conjonclure fi favorable. Elless'habillerent en pay fannes, pour fe eonformer au déguifement des galants; puis elles fortirent de la maifon, fuivies de Clarice & de Laïda feulement. Elles furent bientöt dans le bois oii leurs bergers les attendoient, pour s'entretenir & fe promener avec elles. Ils cornmencerent de part & d'autre par laiffer éclater une grande joie de fe revoir. Enfuite fe regardant les uns les autres , traveftis comme ils étoient, ils fe mirent a rire & a plaifanter. Ces fortes de parties font ordinairement beaucoup de plaifir; mais elles finiflent mal quelquefois. Ces quatre perfonnes eurent d'abord une converfation générale, & d'autant plus agréable, qu'elles étoient avec ce qu'elles aimoient. Elles s'enfoncoient déja dans les a'lées  de Guzman d'Alfarache. 195 allées de ce bois en fe promenant, lorfqu'elles virent entre les arbres deux véritables payfans qui venoient de leur cöté. On jugea que c'étoient des habitants d'un Bourg voifin dont le Marquis étoit Seigneur , & on ne fe trompoit pas. Comme ces Villageois paflbient auprès des Dames , elles leur tournerent le dos , afin qu'ils ne viffent point leurs vifages; ce que Vivès & Zuniga s'aviferent aufli de faire pour la mêmeraifon; mais les payfans, au-lieu de continuer leur chemin , s'arrêterent tout court, & 1'un d'entre eux appliqua fur les bras & fur la tête de Dom Alonfe un fi furieuxcoup debêton, quece Cavalier en fut tout étourdi. Ozmin, au bruit dece coup, fe retourna aufïi-töt, & recut en mêmetempsde l'autre Villageois un pareil traitement ; avec cette différence, que Ie Maure par fon agilité détourna le coup qu'on lui vouloit porterfur Ia tête,&le fitglifTer finfes reins. Alors ce vigoureux Maure levant un gros baton qu'il avoit a Ia main, le laiffa romber d'une fi grande roideur fur le vifage de fon ennemi, qu'il lui abattit la moitié des machoires, & le coucha par terre fans fentiment. Après quoi il vola au fecours de fon ami, qui avoit bon befoin de fon afliftance, tant il étoit mal menépar fon adverfaire. Mais ce payfan fe garda Tome J. I  194 Histoire bien d'attendre un homme qui venoit de faire mordre Ia pouffiere k fon camarade, & s'enfuit vers le Bourg , qu'il ne manqua pas d'allarmer en y femant la nouvelle de la mort de ce Villageois, qui pourtant n'étoit que bleffé. Pendant ce combat, les Damesprirent très-prudemment la fuite, & retournerent a la maifon de Dom Louis, toutes effrayées & fort en peine de favoir quelle en feroit la fin. Leur inquiétude n'étoit pas mal fondée; car les Cavaliers qui auroient bien fait de fe retirer chez eux au plus vïte, denieurerent fi long-temps fur le champ de bataille k fe confulter fur ce qu'ils devoient faire, qu'ils donnerent le loifir a trois brayes du Bourg, de venir fondre fur eux 1'épée k la main. Un de ces vaillants marchoit le premier; il paroiffoit le plus confidérable des trois , comme le plus animé. II s'avancad'un air furieux vers Ozmin pour lui paffer fa rapiere au travers du corps; mais le Maure efquiva le coup adroitement, & frappa de fon baton le Spadaffin fi rudement fur la tête, qu'il 1'étendit fans vie fur la place. Puis s'étant brufquement faifi de 1'épée dont fon ennemi avoit fait un fi mauvais ufage, il fe difpofa de bonne gracea recevoir les deux autres braves, qui eurent affez de courage pourfe  be Guzman d'Alfarache. 19j préfenter devant lui. Ce nouveau combat rilt un peu plus long que les précédents, aitendu qu'Ozmin étant affailli par deux hommes a la fois, avoit affezd'occupation a parerles bottes qu'ils lui portoient. Ils Ie blefferent même légérement a la main. II eft vrai que de leur cöté ils étoient tous deux en Ie battant fort incommodés par Dom Alonfe, qui faifoit tomber fon baton tantöt fur Pun , & tantöt fur l'autre. II en donna un coup fi terrible fur le bras droit d'un de ces Spadaffins, qu'il lui fit voler fon épée k terre; ce qui rendit nos Cavaliers viclorieux. Leurs ennemis abandonneren! la partie dans le moment, & s'enfuirent vers le Bourg d'une grande vïtefle , tout bleffés qu'ils étoient. Les vainqueurs ne furent pas contents de les avoir fi mal traités, lis eurent 1'imprudence de les pourfuivre jufqu'al'entrée du Bourg, oh ils trouverent k qui parler. Tous les habitants ayant fu qu'on avoit tué un payfan dans le bois, s'étoient armés de longs batons ferrés & non ferrés, & de vieilles épées pour venger fa mort. Leur fureur augmenta lorfqu'ils virent arriver les deux Spadaffins fuyants, & qu'ils apprirent d'eux que le fils du Bailli venoit d'avoir le même fort que le Villageois. Les voila qui vont en foule au - devant des  iq6 Hïstoire meurfriers qu'ils environnent & chargent de toutes parts. Ozmin, fans s'efFrayer,loutient leur furie; plus il fe voit d'ennemis fur les bras , moins fa valeur en eft abatlue. II frappe a droite & a gauche; il renverfe tout ce qui lui réfifte, & modere un peu 1'ardeur des plus échauffés. Dom Alonfe , quoique bleffé , faifoit a fon exemple de vigoureux exploits avec 1'épée d'un des deux braves de laquelle il s'étoit faifi. Néanmoins cela ne 1'empêcha pas d'être pris, & bientöt après, fon ami a qui 1'on jettoit fans ceffe de longs batons entre les jambes, pour le faire tomber, ayant eu Ie malheur de faire la culbute , fut accablé de la multitude. Je vous laifTe a penfer fi dans la rage oü étoit cette canaille, elle auroitépargné ces deux Cavaliers infortunés, les voyant a fa merci. Mais il paffa par hafard alors deux Gentilshommes a cheval, qui alloient a Seville avec trois ou quatre Laquais, &c qui voulant favoir la caufe de cette émolion populaire, fendirent la prefle 1'épée a Ja main, & pénétrerent jufqu'aux deux prifonniers. Ils reconnurent Dom Alonfe, malgré le fang dont il avoit le vifage couvert, & malgré fon déguifement. Ilsl'arracherent, non fans beaucoup de peine, des mains Jes payfans; ce quiobligea ces  de Guzman d'Alfarache.' 197 derniers a mettre au plutöt en füreté fon compagnon a qui ils en vouloient particuliérement. Cepenclant Zuniga* refufoit d'accompagner fes libérateurs, difant qu'il aimoit mieux demeurer avec fon ami, que de 1'abandonner. Mais les deux Gentilshommes lui repréfenterent qu'il étoit impoflible alors d'enlever ce Cavalier, que le Baillï tenoit enfermé chez lui, & faifoit garder par tous les habitants du Bourg qu'il excitoit a fervir fa vengeance: qu'il étoit plus a propos d'aller affembler tout ce qu'il pourroit trouver de gens de bonne volonté, 8e de revenir avec eux la nuit le tirer de prïfon. Dom Alonfe goüta eet avis, Sc s'afTura en fort peu de tempsde quarante perfonnes tant maitres que valets. Un fi hardi deffein auroit été fans doute exécuté, fi le Bailli ne 1'eüt pas prévu ; mais ce juge qui étoit un vieux routier , fe doutant bien de cette violence, eut promptement recours a la Juftice de Seville, qui lui envoya un fi grand nombre d'Archers Sc d'autres hommes armés, qu'il n'eutplus rien k craindre pour fa proie. * Les Dames n'étoient pas affez éloignées du lieu du combat pour en pouvoir ignorer long-temps les circonftances Sc 1'événement. Elles en furent informées parquel- 1 iij  19S Histoire ques domeftiques du Marquis, dont la puipart avoient été par curiofité au Boure oü als avoient appris foutce qui s'y étoit paffé. Dona Elvire en chafgea un d'aller dire au Bailli de prendre garde, s'i! ne vouloit s'en repentir , au trailement qu'il feroit au Cavalier qu'il retenoit chez lui. Cette recommandation ne fut pas inutile, on eut plus d egard qu'on n'auroit eu fans cela pour Dom Jayme, a qui 1'on donna de la part des Dames tout ce qui lui étoit néceftaire pour panfer deux ou trois légeres hleffures qu'il avoit recues. Si le Bailli yoyolt è regret traverfer par tlvire le deffein qu'il avoit de venger Ia ' mort de fon fils, en récompenfe dès le foir meme il eut la confolation d'apprendre qu* 3e Marquis entroit dans fon reffentimenf" En effet, Dom Louis en revenant de fa ferme fur la fin du jour, paffa par Ie Bourg , qu la plupart des habitants étoient encore fous les armes. II demanda pourquoi ils s étoient ainfi affemblés. On lui fit un détail de 1'aventure qui étoit arrivée ; & comme il fouhaita d'en favoir toutes les particulantes un des plus notables du Bourg pnt fa parole, & lui dit: Tout ce malheur ne yientque d'une méprife du fils de notre JiaiJh Ce jeune garcon étoit amoureux de ia fille de votre Conciërge, & avoit pour  de Guzman d'Alfaracöe.' 199 rival le fils d'un gros fermier des environs dece Bourg. Le fils du Bailli étoit fort débauché de fon naturel, & de plus très-yiqlent; s'étant appercu qu'on lui préféroit fon concurrent, jeune homme plus fage& plus riche que lui, 1'envoya menacer de fa part qu'il le feroit mourir fous le baton, s'il s'avifoit de paroitre auprès de chez vous, & de chercher 1'occafion de parler at fa maïtreffe. II le faifoit obferver; & fur 1'avis qu'on lui a donné ce matin, que deux hommes qui n'avoient point Pair Villageois, bien qu'ils fuffent habillés en payfans , s'étoient coulés dans le bois comme a la dérobée, il ne douta pas que ce ne fut le füs du Fermier avecun garcon de fa connoiffance dont il a coutume de fe faire accompagner quand il vient voir la fille de votre Conciërge, & que ces deux hommes ne fe fuffent traveftis de cette forte pour éviter les coups de baton. Dans cette erreur, il a chargé deux dröles des plus vigoureuxde ce Bourg d'aller dans le bois exécuter fon deffein; & pour les foutenir, illesa fuivis de prés avec deux braves de fes amisCe récit fit connoitre au Marquis de Padilla que le fils du Bailli avoit tout le tort, & que fes meurtriers ne 1'avoient tué qu'4 leur corps défendant; mais lorfque le même Notablequi venoit de parler, lui apprit 1 iv  2° H I S T O I R E que ces deux Cavaliers étoient Dom Alonfe de Zumga & le failx Ambroife Bailh tenoxt celui-ci en fa puiffance ^il r ! g rda cette aventure comme un moven que le Oei lux ofTroit de fe venger du ftöucteur de fa fille. IJ fit appeller L Bailli ceire afta re. II 1 affura de fa proteöion & ^ fa bourfe. IlL eonS ad aller dés le lendemain 4 Seville fe jet- !" " Pi MeffiCUrS de b Ju«ice avec tous les parents des morts & des blef- *K ce que le Bailli réfolut de faire Effec- tivement tl conduiiit k Ia ville le jour fui- vant fon pnfonnier efcorté des Archers & Quand Ie peuple de Seville Ie vit arriver lauver de fa fureur Ie malheureux Maure dom d demandoit a haute voix la mort! Outre cela Dom Louis «tourna dés le memejourèlavdle^hilcroyoitfapréfence necefliure pour engager les Ju2es è condamner un hommedoVilawkjSéh mal de fes bleffures, qu'a peine pouvoit- en o ?^ ' 0Utre *** n'avoit P« encore affez de gens pour entreprendre par  de Guzman d'Alfarache. iox la force de déliver fon ami. Ainfi , réduit k folliciter pour lui, il alloit fupplier chaque Juge de confidérer qu'on ne pouvoit fans injuftice öter la vie è un homme qui n'avoit fait que fe défendre contre des affaflins. Mais tous les Juges lui difoient qu'il devoit fe contenter qu'ils fïffent a fon égard les aveugles & les fourds: que le fang qui avoit été répandu demandoit juftice, & que s'il étoit lui-même k la place du prifonnier, ils ne pourroient le tirer d'affaire. La mort d'Ozmin paroiflbit donc inévitable & prochaine; cependant malgré toutes les mefures que Dom Louis pouvoit prendre pour la hater, elle futfufpendue par un incident auquel ce Seigneur ne s'étoit nullement attendu. II recut un Courier que la Reine lui dépêcha. Cette Princeffe lui mandoit la prife de la ville de Grenade, & lui ordonnoitdepartirinceffamment lui-même avec Daraxa; que le pere de cette Dame fouhaitoit pafïïonnément de la revoir; que ce Seigneur Maure étoit dans la réfolution de fe faire Chrétien, & qu'on efpéroit que fa -fille fe détermineroita fuivre fon exemple. II y avoit auffi un paquet pour Daraxa; mais le Marquis fe garda bien de le lui remettre. I! ne jugea pas k propos non plus de lui parler des nouvelles que le ften con? tenoit, de peur qu'impatiente de retourI v  %0Z HlSTOIRE - ner auprès de fes parents, elle ne 1'obligeat a partir dès le lendemain avec elle pour Grenade. II vouloit auparavant voir finir le procés de Dom Jayme par une fentence de mort, Sc affifter même k 1'exécution avant fon départ. Pour eet efFet, il redoubla fes efforts & fes follicitations, ou plutot il obféda fi bien les Juges, qu'ils condamnerent Ozmin deux jours après a avoir la tête tranchée fous le nom de Dom Jayme, Gentilhomme Arragonnois.. Zuniga fut averti des premiers de ce fcvere jugement. II trouva moyen de le faire favoir aux Dames par un billet, & de les affurer qu'il périroit lui & trois cents hommes qu'il avoit affemblés, plutöt que de fouffrir une pareille injufrice. Qui pourroit dire dans quelle afHidion ce billet plongea la belle Maure ? L'idée du traitement ignominieux qu'on préparoit a fon cher Ozmin lui troubla peu-a-peu 1'efprit. Elle entra dans un vif défefpoir, alla chercher Dom Louis, Si le rencontrant k fon retour du Palais oii il avoit paffe toute Ia matinée, elle lanca fur lui un regard furieux, Sc lui dit avec un tranfport qui marquoit bien le défordre de fon ame : Barbare , êtes-vous fatisfait de votre ouvrage } D'injuftes & laches Jugesn'ont pas eu honle de fervir votre reffentiment aux dépens  de Guzman d'Alfarache. 205 de Pinnocence. Mais ne croyez pas verfer impunément le fang du Cavalier que votre crédit opprime. C'eft mon Amant, c'eft mon époux, c'eft un parent du Roi de Grenade, & non un galant de votre fille; nn homme tel que lui n'eft pas fait pour elle. Votre tête me répondra de Ia fienne. II trouvera des vengeurs parmi fes parents ou parmi les miens; ou fi vous échappez a leurs coups, moi-même je vous percerai Ie cceur. A ces emportements, qui ne faifoient que trop connoitre 1'intérêt que Daraxa prenoit a la vie du prifonnier, Dom Louis demeura tout interdit. II ne favoit quelle réponfe faire a la Dame, tant il étoit plein de trouble & de confufion. II lui dit pourtant qu'elle avoit tort de ne 1'avoir pas plutöt averti de la qualité du faux Ambroife, contre lequel il ne défavouoit point qu'il eut follicité, s'imaginant qu'il avoit déshonoré fa maifon. La belle Maure alloit lui déclarer que ce n'étoit pas Ia faute d'Ozmin , fi Elvire avoit concu pour lui un foi amour ; mais dans ce moment un domeftique vint dire tout bas au Marquis qu'il y avoit k la porte des équipages & un grand nombre de Maures qui demandoient a parler k Daraxa. Dom Louis k cette nouvelle parut un peu embarrafie. II pria Ia Dame I vj  104 H I S T O I R £ de lui permettre de la quitter pour un inftant. Comme elle n'avoit point entendu ce que le domeftique avoit dit tout bas, & qu'elle vouloit tout favoir dans 1'inquiétude qui 1'agitoit, elle fuivit le Marquis & entra dans une falie, oü, par une jaloufie, elle appercut dans la rue des Maures de fa connoifTance, pour la plupart ferviteurs de fon pere. Leur vue enchanta d'abord fes ennuis, Ia joie s'empara de fon cceur, furtout quand un Officier de fon pere fe préfenta devant elle conduit par Dom Louis. L'Officier, après avoir rendu fes devoirs a cette Dame, lui annonca Ia prife de Ia Ville de Grenade, & la fin de la guerre. II lui apprit en mêrne-temps que fon pere ayant obtenu de leurs Majettés Catholiques la permiffion de la rappeller, il lui envoyoit un équipage & une fuite de gens convenable è une perfonne de fa naiffance. Qu'il ne doutoit pas qu'elle ne fut déja informée de tout cela par Ie courier que la Reine avoit dépêché au Marquis de Padilla, & par les lettres qu'elle devoit avoir recues. Ce fut un nouveau fujetde confufion pour ce Seigneur de fe voir obligé de faire des excufes a Daraxa de ne les lui avoir pas encore remifes. La joie de la belle Maure ne dura qu'autant de temps que 1'on en mit h lui dire des.  de Guzman d'Alfarache. 205 nouvelles de fon pere. Le fouvenir d'Ozinin, Sc du danger oü il fe trouvoit, vint bientöt renouveller fa dotdeur. Cette Amante affligée chargea rOfHcier & Orviedo dont il étoit accompagné, d'aller demander de fa partune audience publique aux Juges qui s'étoient affemblés de nouveau pour délibérer fur un avis qu'ils avoient eu. On leur étoit venu dire que la maifon de Dom Alonfe fe rempliflbit de Cavaliers, qui arrivoient de la campagne pour le feconder dans le deffein qu'il avoit de fauver fon ami. De forte que les Juges, pour prévenir cette entreprife, s'étoient déja comme réfolus a faire mourir le coupable cette nuit-la dans la prifon. Ils furent affez furpris de la demande de Daraxa. II n'y avoit pas d'exemple qu'une femme fe füt encore avifée de venir en cérémonie parler publiquement a des Juges, & ils ne favoient a quoi fe déterminer, Les plus vieux ne jugeoient point a propos qu'on écoutat la belle Maure; mais les jeunes étoient d'un avis contraire. Lacurioflté de favoir ce qu'elle avoit a leur dire, la confidération qu'ils avoient pour une Dame que la Reine aimoit, & plus que tout le refte, le plaifir de la voir. Ces trois chofes prévalurent; & 1'on décida que fur les fix heures du foir on lui domieroit audifince.  *o6 H i s t o r R E Daraxa, qui avoit craint qu'on ne la lui retu/at augurabiende ce qu'on la lui accordoit. Elle envoyaauffi-töt Orviedo avenir Dom Alonfe de Ia démarche qu'elle vouloit faire & Je prier de 1'accompagner au Palais, s il etoit en état de lui faire ce plaiür. Zuniga, charmé de I'honneur que lui tailoit fa chere Maure de le choilir pour fon ecuyer, n eut garde de le céder è un autre; & tout incommodéqu'il étoit, ilnefongea qu a fe preparer a cette cavalcade. I! n'eut pas a chercher bien loin les Cavaliers qu'il V youloit employer, puifqu'ils étoient chez lui pour Ia plupart, tous difpofésale fuivre par-tout oii il auroit envie de les conduire. II les mena fur les cinq heures a la maifon de Dom Louis, Iequel voyant a fa porte plus de deux cents Cavaliers qui venoient chercher Daraxa , dont il n'ignoroit pas Ie deflein, i! alla trouver cette Dame, &s'ofrrita 1'accompagner; mais elle Ie remercia, en lui difant, qu'elle étoit bien-aife de lui epargner la mortification de la voir folliciter pour un homme contre Iequel il s'étoit declare fi ouvertement, ou pour mieux dire, dont il étoit la partie. Le Marquis, piquéjufqu'au vif de ce refus, fe feroit volontiersoppofé a la réfolution dela Dame, ou du moins, l'auroitrendue inutile, s'il en eüteule temps & Iepou-  de Guzman d'Alfarache. 107 voir; mais il étoit trop tard pour y mettre obftacle. II fut donc obligé de dévorer fes chagrins, qui ne laiffoient pas d'être peints fur fon vifage, quelques efforts qu'il fit pour les cacher. Enfin , Daraxa fortit de chez ce Seigneur, fans s'embarraffer des déplaifirs dont il étoit la proie. Elle trouva Dom Alonfe, qui 1'attendoit a pied a la porte avec les plus confidérables Cavaliers de fa Troupe, pour lui faire compliment. Elles'efforcade leur montrerquelque joie, malgré la profonde trifteffe ou fon ame étoit enfevelie. Elle affura Dom Alonfe qu'elle n'oublieroit jamais 1'obligation qu'elle lui avoit. A quoi Zuniga répondit en homme amoureux & poli, qu'il ne pouvoit affez la remercier de ce qu'elle vouloit bien fe fervir de lui & de fes amis, pour la conduire au Palais oh elle alloit s'immortalifer par une acïion héroïque. Ce Cavalier, de même que les autres, croyoit pieufement que la belle Maure ne s'intéreffoit pour le prifonnier que par amitié pour Dom Elvire, de maniere qu'il admiroit la généroftté de cette démarche. Après cescompliments, on vit Daraxa monter a cheval avec fa grace ordinaire;. Dom Alonfe Sc ceux qui avoient mis pied a terre en iirent autant, Sc Ia cavalcade comaoenca auffi-töt a défiler. Quatre cents  ÏOS H I S T O ï R Waures bien montés& bien éqmpés mar S: & pQTï7' a^ant a'-S;e orr: £2 .°ffic er dont J« Parlé. La Dame *e«DomDiegodeCaflro; & toute Ia No- ordre. Quoiqu'on eut employé fort neu dl temps a préparer cette caJalcad? cela /r , , L,ePeuP'e, aufïi cuneux f)p voir paffer ia belie Maure que d'annrl/ ce qu'elle alioit faire auPaK d/pPrend,re üe tout ce qui pouvoit relever fa beauté dans une occafion fi importante. Toi les ipeöateurs en furent éblouis; mai cë qu es furprenoit davantage, c'étoit la grace^ DamS dC'ESnït0It "* La cavalcade étant arrivée è Ia Place qut eft devant Ie Paiais, Dom Alonfe rangea fes Cavaliers tout autour, & les WoS envoyerent recevoir Ia belle'Mau eT deux Huiffiers, qu, Ia conduifirent iufouï lonne1T rendoient»!ui «rem tous les bonneurs qluls aurQzent pu ^ ^ ^  be Guzman d'Alfarache. 209 Princeffe, & la menerent a" 1'audience. Dom Alonfe & tous les principaux Cavaliers qui avoient mis pied a terre en mêmetemps que Daraxa, la fuivirent,6c entrerent auffi dans la Salie oü les Juges étoient affemblés. Ce qui furprit un peu ceux-ci, & leurcaufa quelque inquiétude. Néanmoins faifant bonne contenance , ils parurent donner toute leur attention a la Dame Maure, qui charma tout le monde par Pair libre & majeftueux dont elle fe préfentadevant le tribunal de la Juftice. On lui avoit préparé un fauteuil avec un carreau & un tapis de pied. Elle s'affit; & après avoir attaché fa vue pendant quelques momen ts fur les Juges, elle éleva la voix, & fit entendre ces paroles. » Meffieurs, il n'y a qu'une raifon auffi » fortequecellequi m'amene ici,qui puiffe » juftifier la démarche que je fais. Je fais » les regies que labienféance prefcritaux » perfonnes de mon fexe ; mais il y a des » occafions oü 1'on doit paffer par-deffus » ces regies. Telle eft la conjondïure oü je » me trouve. Jeviens,Meffieurs, implorer » votre juftice contre vous-même.On pré»tend exécuter demain une fentence de » mort que vous avez rendue aujourd'hui » contre un homme qui a repouffé la force » par la force. Des affafiins vouloient lui  210 HlSTOlRE »öterlavie; ils'eft défendu; vo'ilk tous » fon crime. C'eft un fair conftant. J'en ai » moi-même été témoin , ainfi que Dona » Elvire, & deux femmes qui étoient avec » nous dans le bois. Quoi! deux payfans » viendront traïtreufement attaque^ par» derrière, & aflbmmer de coups de baton » deux Cavaliers qui ne fongent point a » eux, & il ne fera pas permis è ces Cava»liers de chercher a fe garantir par leur » courage du fort funefte qu'on leur prépa» re? Quand le fils du Bailli avec deux au» tres armés comme lui de longues épées, » eft venu fondre fur deux hommes qui n'a» voient que de fimples batons : quel cri» me ont commis ces derniers en fe mettant » en défenfe contre ces fcélérats ? Qui d'en» tre vous, Meffieurs, fe trouvant dans Ie » même danger, ne feroit pas tous fes ef» forts pour tuer fon ennemi, s'il ne voyoit » pas d'autre moyen de conferver fa vie ? » Mais pourquoi m'étendre la-deflus? vous » favez mieux que moi que c'eft une loi » naturelle. On dit que le fils du Bailli s'eft »> mépris. Eh ! qu'importe > Sa méprife ne »juftifie point fon aflion, & ne fauroit » rendre coupables les perfonnes qu'il a » voulu aiTaffiner. » Je ne vous en dirai pas davantage, «Meffieurs, de peur de vous ennuyer. J«  be Guzman d'Alfarache. 21 ï » vous apprendrai feulement ce qui m'obli» ge a m'intérefler pour votre prifonnier. » Ce n'eft pas un Gentilhomme d'Arragon, » ce n'eft pas Dom Jayme Vivès; c'eft le » brave Ozmin, dont le nom eft fi connu » parmi vos Troupes, & qui s'eft rendu ft » recommandable par un grand nombre » d'exploits éclatants. C'eft lui qui, le jour » des courfes, tua les deux derniersTau» reaux, & fauva la vie a Dom Alonfe de » Zuniga. Mais ce qui m'engage plus que »toutes fesgrandes qualités a vous venir » faire une remontrance en fa faveur, c'eft » qu'il eft mon époux, li j'ofe appeller de » ce nom un homme, qui, de 1'aveu de nos » parents, m'a donné fa foi, & a recu la » mienne. Délibérez préfentement, Mef» lieurs, avant que vous fafliez exécuter la » fentence que vous avez prononcée con» tre un Cavalier du Sang du Roi Maho» met, & que vous ne deviez pas condam» ner fi légérement". La belle Maure n'eut pas achevé de parler, qu'il s'éleva dans la Salie un bruit dont les Juges furent effrayés. Tout le monde difant a haute voix que le prifonnier étoit innocent, & qu'il falloit lerelacher. Alors le Chef de Ia Juftice fit faire filence. Puis adrefTant la parole a la Dame, il lui dit au nom de fa Compagnie : n Qu'ils pouvoient  211 HlSTOIRE » avoir été mal informés de cette affaire : » Qu'ils l'examineroient de nouveau , & » lui rendroient réponfe dès ce jour-la mê» me". Mais les afïiftants fe récrierent fur cela, & demanderent qu'on remit Air le champ le Cavalier en liberté, menagant d'aller enfoncer les portes de la prifon , fi 1'on refufoit de le faire. Le même Juge qui avoit parlé, répondit aux afïiftants, » qu'après un jugement rendu, il ne dépen» doit pas de fa Compagnie d'élargir ainfi » un prifonnier, & que tout ce qu'elle pou» voit, c'étoit de furfeoir 1'exécution de la » fentence, jufqu'a ce qu'on eut reen les «ordres de leurs Majeftés, è qui feules »> appartenoit le droit de détruire fon ou» vrage. La-deffus Daraxa pria les Juges » de^ lui permettre de voir Ozmin. Ce » qu'elle obtint d'eux fans peine, a condi» tion qu'il n'entreroit avec elle que quatre » perfonnes dans la prifon, & qu'elle pro» mettroit qu'il n'y feroit fait aucune vio»lence". La cavalcade prit le chemin de Ia prifon dansje même ordre qu'elle étoit venue au Palais, & la belle Maure choifitpour y entrer avec elle, Dom Alonfe, Dom Diego de Caftro, Orviedo & 1'Officier Maure. Conceyez, s'il eft poflible , 1'agréable furprife d'Ozmin , lorfqifil vit paroitre dans  öe Guzman d'Alfarache. 213 fa chambre Dom Alonfe & Daraxa, & qu'il fut ce que cette Dame venoit de faire pour lui. On ne pouvoit mefurer fa joie qu'a celle de fon Amante, dont le cceur nageoit, pour ainfi dire, dans un raviffement qu'elle faifoit briller dans fes yeux. Zuniga de fon cöté partageoit avec ces Amants le plaifir qu'ils avoient de fe revoir. 11 embraiToit fon ami avec des tranfports de tendreiTe, comme s'il n'eüt plus été fon rival. Son amour fe confondoit avec fon amitié. II ne laifTa pas pourtant en lui donnant des marqués de fon affecfion, de lui reprocher le peu de confiance qu'il avoit eu en lui, & de le menacer en fouriant d'être toute fa vie amoureux de la belle Maure, pour fe venger de la diflimulation dont il avoit payé fa franchife. Ce reproche lui attira des douceurs. Daraxa lui dit, qu'après Ozmin, ilferoittoujours 1'hommedu monde qui adroit le plus de part a fon eftime; & Ozmin 1'affura qu'après Daraxa, il n'aimeroit jamais perfonne tant que lui. Zuniga ne manqua pas de repliquer è ces difcours obl igeants. Enfuite il préfenta fon ami Dom Diegue au Seigneur Maure, comme un Cavalier dont le mérite égaloit Ia naiiTance ; & la-deiTus, il fe fit des compliments fur nouveaux fraix. D'oii paflant a la chofe Ia plus importante j e'eft-a-dire è Paffaire du  214 HlSTOïRE prifonnier, il futréfolu qu'on envoyeroit iur le champ demander fa grace a leurs Majeftés. On dépêcha Orviedo qui partit pour Grenade avec des lettres pour les parents d'Ozmin, & pour ceux de Daraxa. Orviedo rit une fi grande diligence qu'au bout de trois jours il fut de retour a Seville avec la grace de fon Maitre, & un ordre aux Magiftrats de faire a ce Seigneur tous les honneurs dus a la nobleffe de fon Sang, & dignesde 1'époux de la belle Maure. Auffi-tot que cette Dame appritqu'Ozmin étoit libre, elle fe rendit a la prifon avec un cortege encore plus nombreux que la première fois, & bien plus magnifique, attendu que les Cavaliers avoient eu un peu plus de temps pour s'y préparer. Tout ce qu'il y avoit d'hommes de diitin&ion dans la ville étoit de la cavalcade. Dom Rodrigue de Padilla s'y faifoit remarquer par fa magnificence.llvoulutenêtre. Ils'empreffa même de témoigner a Daraxa qu'il étoit ravi de eet événement, malgré le chagrin qu'en pouvoit avoir le vieux Marquis dont il n'approuvoit point la conduite; & quand il vit Ozmin, il lui fit toutes fortes d'honnêtetés. Ainli donc le Seigneur Maure fortit de prifon avec autant d'honneur & de joie, qu'il avoit eu de honte & de trifleffe en y  de Guzman d'Alfarache. 215 entrant. Le même peuple qui avoit demandéfa mort quelques jours auparavant, fuivoit la cavalcade en rempliffant 1'air d'acclamations, pour marquer jufqua quel point il étoit ravi de voir en liberté le fameux vainqueurdesTaureaux. LefeulDom Louis gardant fon reilen timent & fa fïerté, n'alla pas vifiter Ozmin, qu'il regardoit toujours comme un homme qui avoit défhonoré fa maifon par Péclat qu'avoit fait 1'amour de fa fille pour Dom Jayme. Mais ce qui tenoit encore plus au cceur du vieilIard, & ce qu'il ne pouvoit pardonner au faux Ambroife, c'étoit de Pavoir dupé, lui qui fe croyoit incapable d'être furpris. II s'attendoit bien qu'a la Cour on en feroit des railleries fur fon compte. Ce qui fut caufe qu'il feignit d'être malade, pour ne point accompagner la belle Maure a Grenade, & qu'il n'ofa paroitre è Seville qu'après fon départ. * Pour Elvire, outre qu'elle eut a eiTuyer toute la mauvaife humeur de fon pere, elle ne put fe confoler d'avoir été trompée par les deux perfonnes qu'elle avoit le plus aiméés, quoique dans le fonds elle dut moins leur imputer fon malheur qu'a ellemême. Le regret qu'elle en eutluicaufa une langueur qui termina bientöt fes triftes jours. Les chagrins de Dom Louis & ceux  2IÖ HlSTOIRE de fa fille n'empêcherent pas qu'on ne fit ,de gandes réjouifïances dans la maifon de Dom Alonfe, oii Ozmin & Daraxa allerent Ioger jufqu'au lendemain qu'ils prirent le chemin de Grenade avec Zuniga & Caftro, qui voulurent abfolument les accompagner pour affiffer k leurs noces. Elles furent d'une magnifïcence extraordinaire ; leurs Majeftés Catholiques les honorerent de leur préfence. I! y eut des tournois & des courfes oü les Maures & les Chrétiens montrerenta 1'envi leur courage & leur adrefTe. Enfin, les deux Epoux, pour mieux mériter que Ie Ciel répandit fes graces fur leur hyménée, embrafferent notre Religion, & devinrent la noble origine d'une des plus illuftres Maifons qu'il y ait aujourd'hui en Efpagne. L'Eccléfiaitique qui nous racontoit cette hiftoire, la finit en eet endroit. Après quoi fon compagnon & lui cornmencerent k s'entretenir des guerres de Grenade. Pendant ce temps-la, mon Anier voyant que nous étionsfur le point d'arriver k Cacalla, voulut avoir une converfation particuliere avec moi. Depuis nos dernieres aventures, il n'avoit pas dit un mot; mais comme nous approchions des portes de la ville, &c que nous allions nous féparerpour neplus nous rejoindre, il rompit le filence, 6c me demand a  de Guzman d'Alfarache. 117 manda trois écus, tant pour m'avoir voituré, que pour ma part de la dépenfe que nous avions faite a 1'hötellerie oü nous avions fi bien Coupé le foir précédent, öc déjeüné le matin. Ce fut une autre hiftoire pour moi que ces trois écus, que je le défiaï de me faire payer, n'en ayant pas Ceulement la moitié dans ma bourfe. Nous nous échauffames Cur cela tous deux de facon , que je m'armai de deuxcailloux, que je lui aurois fait voler a la tête, fi les Eccléfiaftiques, par pitié, ne m'euflent empêché de m e faire battre. Ils prirent connoiffance de notre différend, s'érigerent d'eux-mêmes en juges; & parties ouies, me condamnerent a donner a 1'Anier le quart de ce qu'il demandoit. J'obéis a cetarrêt, qui,tout favorable qu'il m'étoit, me mit fi bien & fee , qu'a peine me refta-t-il de quoi faire les fraixde monfouper & de mon gite dans une hótellerie oü j'allai loger après avoir pris congé des Eccléfiaftiques & du malheureux Anier, qui ne fut pas, je crois, trop bon gré de ma rencontre a fon étoile. Fin du premier Livre, Tornt h K  2l8 HlSTOlRE H I S T O I RE DE GUZMAN D'ALFARACHE, L I V R E I I. CHAPITRE I. Guzman fe fait gargon d'un Maitre a"Hótellerie. See^-^^iI E voici donc, Ami Le&eur, a |]^M0| douze lieues de Seville , dans jj^gig^l Ia meilleure Hótellerie de Ca- -"^"^ calla. L'on m'y donna bien k fouper pour le refte de mon argent, & l'on me fit coucher dans un bon lit. Cependant au-lieu de dorroir d'un fom*  re Guzman d'Alfarache. 219 ineil profond que les vapeurs des viandes & du vin me devoient procurer, j'eus une infomnie cruelle, & qui fut auffi longue que la nuit. L etat de mes affaires vints'offrir a mon efprit, & lui préfenter mille affligeantes images. Jufqu'ici, difois-je, j'ai bu, & j'ai mangé. Mais préfentement ce n'eft plus cela. On peut avec du pain fupporter toutes les afïlictions de la vie. II eft bon d'avoir un pere; il eft bon d'avoir une mere; mais il vaut encore mieux avoir de quoi manger. Je voyois déja la ncceffité avec fon vifage d'excommunié, & elle me faifoit peur. J'auróis volontiers pris le parti de n'aller pas plus avant, & de retourner a Seville , fi je n'euffe confidéré que 1'argent ne me manquoit pas moins pour réparer ma fottife, que pour la pouffer plus loin. Je ref» femblois a un pauvre chien étranger, qui, fe trouvant au milieu d'une rue, voit devant & derrière lui plufieurs dogues qui aboyent après lui. De plus, quelle honte ném'imaginois-je point que ce feroit pour moi de reparoïtre comme un miférable chez ma mere, après en être forti avec tant de réfolution ? La perte de mon manteau entroit auffi dans mes réflexions» II me fembloit qu elle donneroit un nouveau ridicule a mon retour, Cette derniere conft. Kij  2.20 HlSTOIRE dération acheva de m'öter 1'enviedereprendre la route de Seville. D'un autre cöté encore , il me fachöit fort de m'arrêter en fi beau chemin; & le point d'honneur enfin 1'emporta. Je me déterminai a pourfuivre mon voyage, en m'abandonnant a la Providence. Je me mis en fantaifie d'aller droit a Madrid, féjour ordinaire de nos Monarques, pour y voir un peu la Cour, que j'avois ouïdire être très-brillante par le grand nombre de Seigneurs qui la compofoient, & fur-tout par la préfence d'un jeune Roi nouvellement marié. Cela me paroiffoit mériter ma curiofité. II me vint même la-dcflus de belles idéés. Je batis des chateaux fur Ie fable. Je me flattai qu'un gargon de mon air & de ma figure feroit bientöt remarqué dans ce pays-la : qu'il s'y feroit des amis ,& ne manqueroit pas de bonnes fortunes. La tête échauffée de ces vifions flatteufes , j'avois peu d'envie de dormir, &C j'attendis le jour avec impatience pour partir. Mais a peine fut-fl venu , a peine eusje prisle chemin de Madrid, que toutes mes agréables chimères s'évanouirent. II ne me refta plus devant les yeux qu'une longue & pénible traite a faire. Je ne laiffai pas de me dire pour m'encourager: AUons, Seigneur Guzman, fon-  de Guzman d'Alfarache. m gez que vous êtes embarqué. Contre fortune, bon cceur, mon ami. Au-lieu d'avoir fur vos épaules un manteau qui ne feroit que vous embarraffer dans cette faifon, vous avez a la main un baton qui vous aide a marcher. Je paffai Ia journée entiere fans manger, & Ia nuit je m'étendis furl'herbe au pied d'un gros arbre qui me couvroit de fes feuillés. J'étois fi las, que je m'endormis dans eet endroit, & ne me réveiüai qu'au lever du foleil. Je fentis alors que j'auróis fort bien déjeüné fi j'eufie eu quelques provifions; mais n'ayant pas feulement un morceau de pain bis, il fallut me remettre en marche a jeun avec un appetit qui croiffoit de moment en moment. Vers Ie midi, ma faim devinttelle, que je ne pouvois plus avancer, tant j'étois foible. Mon ventre avoit beau crierfamine, mes jambes ne Ie portoient qu'a regret. Heureufement il pafTa prés de moi deux hommes qui avoient 1'air d'être de riches Marchands. Ils étoient montés fur des mules qui alloient Ie,grand pas. A cette vue , Ie courage me revint. Dieu foitloué, dis-je en moi-même, voici des Cavaliers qui ont bien la minede me défrayer aujourd'hui.Suivons-les; 1'efpérance de faire un bon repas a leurs dépens m'infpire une nouvelje vigueur, K üj  2i£ HlSTOTRE Effecïivement un diner étoit alors pour aioi une affaire trés-importante. Auffi je les fïiivis de fi prés, que j'arrivai en mêmetemps qu'eux a 1'bötellerie oü ilss'arrêterent. J'avois un vifage de défunt. Je me mis en devoir de leur rendre fervice. Je m'empreffai a tenir la bride de leurs mules, pendant qu'ils en defcendoient,& m'offris a porter dans leur chambre leurs valifes avee un grand fac oü étoient leurs vivres» Mais foit que mon emprefTement leur devint fufpect , foit qu'ils fuffent naturellement brufques ou défiants, dèsquejemis la main fur le fac, 1'un des deux me cria d'une ^voix a me faire trembler : A quartier, 1'ami, a quartier. A ces paroles terribles, je demeurai tout interdit. J'en concus pour mon eflomac un préfage funefte. Cela toutefois ne me rebuta point. Je marchai derrière eux jufqu'a leur chambre d'un air humble , & le chapeau a Ia main. Ils avoient, fnivant 1'ufage d'Efpagne, apporté avec eux de bonnes provifions. Je vis tirer du fac une épaulede mouton roti ,un morceau de jambon avec du pain 6c du vin. Ce qui ne faifoit qu'irriter 1'envie que j'avois de les fervir pour capter leur bienveillance. Je m'avancai, & pris un verre dans le deffein de Ie rincer; mais l'autre Marchand qui n'avoit point parlé, me 1'ar-  de Guzman d'Alfarache; 225 racha des mains, en me difant encore plus brufqüement que fon camarade : Non , non, laiffe-la ce verre. Nousn'avonspas befoin d'un ferviteur comme toi. O traïtres, dis-je alors! ennemis de Dieu & du genre humain! cceurs impitoyables! Je m'appercois que je me fuis vainement mis hors d'haleine pour vous fuivre jufqu'ici. Je m'obftinai pourtant è ne me pas éloigner d'eux. J'efpérai qu'ils pourroient devenir plus charitables, quand ils feroient bien faouls, & qu'ils me jetteroient par compaffion un os a ronger, un morceau de pain, enfin, quelque chofe k mettre fous la dent. Je me trompai. Rien ne vint. Ils mangerent fans daigner me regarder feulement. J'avois beau les dévorer des yeux , cela ne me raffafioit point. Pour comble d'afflicfion, je remarquai que ces inhumains renfermerent dans leur fac tous les reftes de leur diner,. jufqu'a un morceau de pain, avec quoi ils s'en allerent. Quelle barbariei Quel fpecfacle pour un homme que la faim réduifoit aux abois! J'allois expirer de douleur & d'inanition, lorfqu'il entra dans Ia même chambre un Religieus de St. Frangois. A cette vue , je ne concus pas une fort grande efpérance d'être foulagé. Quel fecours pouvois-je attendre d'un pauvre MoiK iy  2.14 HlSTOHE ne qui voyageoit a pied? D'un mendiant qui paroiffoit avoir befoin lui-même qu'on ïaffiftat ? II fuoit a groffes gouttes, & avoit 1'air d'être fort fatigué. Cependant il portoit une beface, qu'il pofa fur la table, & que je confidérai avec beaucoup d'attenlion. Jen aurois pris fur 1'Autel. Elle me fit venir Peau a la bouche, avant même que je fuffe ce qu'il y avoit dedans. Quand fa révérence en tira fa provifion , qui confiftoit en un affez grand pain blanc, avec un morceau de falé qui m'auroit fait envie, même chez ma mere. J'attachai mes regards defïbs, &demeurai la bouche ouverte de raviffement. J'auróis bien voulu être fon petit frere. Je croyois avoir dans la gorge chaque morceau qu'il avaloit. II jetta les yeux fur moi par hafard pendant qu'il mangeoit; & remarquant que j'avois un vifage parlant: Vive Dieu, s'écriat-il, animé d'une fainte ardeur, approche, mon enfant, je ne telaifferai pas languir dans la néceffité oit je te vois; quand jen'aurois qu'un morceau de pain, il feroit è toi. Tiens, mon fils , ajouta-t il, en me donnant la moitié de fon pain &de fa viande, prends un peu de nourriture; je ferois indigne de vivre , fi je ne te fecourois pas. O Providence qui fais fubfifter des bêtes dans lapierremême, ta bonté divinea foin  de GuzMAfr d'Alfarache. de tout! A ce beau trait de charité, je prodiguai les bénédictions a ce bon Pere, &z commencai a lui montrer qu'il n'avoit pas mal jugéde mon airaffamé. M'étantunpeu remis 1'eftomac , je rendis graces au Ciel d'une fi heureufe rencontre. Qu'il m'eüt été doux d'avoir une trentaine de lieues k faire avec ce Religieux. Mon fort eut été digne d'envie; mais pour mes péchés, il alloit a Seville, & nous nous quittames après le diner. II eft vrai qu'avant notre féparation, ilremit la main dans fa beface, & me donna encore la moitic d'un petit pain qui s'y trouva , pour partager avec moi, difoit-il, tout ce qu'il avoit. J'eus grand foin de ferrer dans ma proche cette derniere piece de pain, après avoir mangé la première avecle morceau de falé; puis ayant bu de belle eau fraicbe, comme j'en avois vu boire au charitable Cordelier, je repris gayement le chemin de Madrid. Je fis encore trois lieues ce jour-la , Sc Parrivai avec la nuit k Campanario , gros Village dë la CaftHle Nouvelle. Pentrai dans une Hótellerie, oü faute de mieux jefoupai du pain que j'avois dans ma poche, G'étoit la couchée des Muletiers de Truxillo : il en vint plufteurs ce foir-la ;• tous' les lits furent pour ceshonnêtes gens; 1'Hóte m'envoya gïter au grenier, oü je montai K v  *1 de, que tu m'en tienne un bon & fidele compte. Je promis de m'acquitter de ce digne emploi le mieux qu'il me feroit poffible. Après cette promeffe , me voila engagé d'une maniere ine pouvoir plus m'endédire. Quelque dure que fut la fervitudè pour moi ,qui étoisaccoutuméa me faire fervir, jenelaiffai pas d'abord d'être affez content de ma condition. II paffoit par-la peu de Cavaliers dans la journée; deforte que le plus fouvent je ne faifois que boire &z manger jufqu'è la nuit qui étoit le tempsoiilesMuletiers arrivoient. J'appris bientöt toutes les manoeuvres" qui fe font dans les Hotel leries. Comment avec de 1'eau bouillarite on fait eafler Porge d'un tiers, & de quelle fagon il faut qu'on la mefure, pour que 1'Hötelier y trouve fon compte. II ne fallut pas me montrer deux fois la revue des mangeoires, j'en favois öter un bon tiers de Porge des paffagers & des muletiers mêmes qui nous confioient le foin de leurs montures. Mais lorfqu'il nous venoit de ces jeunes Cavaliers diftingués par leurs K vj  ai8 Histoirje mouftaches& par leurs jarretieres,& qu'ils n'avoient point de valets, c'étoit a ceuxJa a qui nous en donnions a garder. Nous courions d'abord a eux pour les aider è defcendre. Ces Meffieurs, pour la plupart, faifant les gens d'importance , ne daignoient pas feulement entrer dans 1'écurie; ils fe contentoient de nous recomtnander leurs chevaux, ou leurs mules. Auffi cette recommandation étoit fi puiffante, que nous menions ces pauvres bêtes dans wn endroit oii il n'y avoit pas un brin de paille ni un grain d'orge. Nous les attachions au ratelier, ou nous les laiffions fort bien macher aVuide; quelquefois pourtant par pitié, nous leur donnions, un moment avant leur départ, une poignée d'orge pour leur faire la bonne bouche; encore les poules & les cochons du logis en mangeoientilsla moitié. La bourrique même quelquefois en attrapoit fa part. Voila de quelle maniere ces beaux Cavaliers qui s'en repofoient fur notre bonne foi, étoient fervis; & fi nous leur faifions bien payer ce que leurs bêtes n'avoienf point mangé, juge s'il leur en coütoit bonne pour leur propre dépenfe. Je triomphois quand c'étoit moi qui allois eompler avec eux; je leur difois : II y a tant de réaux &c tant de maravedis, &c j'ajoutois k  de Guzman d'Alfarache. 129 cela d'un air gracieux : Ykaga les buenprovecho : compliment ordinaire qu'on fait £ 2a fin des comptes, & qui me valoit toujours quelque chofe. Tu t'imagines bien que nous demandions k ces paffagers une fois plus qu'ils ne devoient, malgré les réglements de Police qu'il y avoit lè-defTus. C'étoit de quoi notre Maitre ne fe foucioit guere; quoiqu'ils fuffent affichés en divers endroits de la maifon, il fuffifoit de les avoir & d'en payer exnclement les droits a 1'Alcalde & au Greffier, pour être difpenfe de les obferver. Les habiles voyageurs qui n'ignoroient pas cette pratique , donnoient fans dire mot ce qu'on leur demandoit; mais ceux qui n'en étoient pas initruits, s'avifoient fouvent de faire du bruit, & devouloir compter avec I'Höte. Alors ils tomboient de fievre en chaud-mal; notre Maitre, en faifant un nouveau compte, augmentoit, de peurde fe méprendre, leprix de chaque chofe; & quand une fois il avoit taxé 1'écot a une certaine fomme, c'étoit une fentence fans appel, il falloit délier la bourfe. Malheur a un paffager qui, croyant tirer meilleur parti des Hoteliers d'Efpagne, les menace & fait le méchant avec eux. Comme ils font prefque tous Officiers de laSainte Hermandad, ils le font arrêter au  *3° Histoire premier Bourg ou VÜIage par oü il doif paffer; ils 1'accufent d'avoir eu deffein de brüler leur maifon, de les avoir frappés ou d'avoir violé leurs femmes ou leurs fille», & il eft trop heureux quand il peut fortir d'affaire en payant doublement fon écot, & en demandant pardon a fon Höte. Nous avions auffi dans notre Hótellerie de jolies fervantes; mais il étoit dangereux de s'y amufer. II étoit bon encore d'avoir 1'efprit préfent, quand on fortoit de cette maifon; car tout ce qu'on y pouvoit oubher, étoit autant de perdu. Que de fripponneries ! que d'infamies! que de méchancetés fe commettent dans ces lieuxla! L'on n'y craint nullement Dieu, & l'on s'y accommode avec les gens de Juftice. Dès qu'on eft Hotelier, il femble qu'on ait permiffion de toutfaire, & un pouvoir abfolu fur le bien ainfi que fur la perfonne de ceux qui font obligés de s'y arrêter»  de Guzman d'Alfarache. 13Y GHAPITRE II. // fe dêgouee de fa condition , abandonne L Hóte & ÜHótellerie, 6- fe rend « Madrid y oü U Ja{fotk ayec de& Gueux. Outr e que favois 1'efprirtrop volage pour aimer long-temps Ia même vie, ?e ne trouvois pas celle que je menois convenable a un homme qui n'étoit forti de la rmufon maternelle que pour voir le monde. De plus, un valetd'HötelIeriemeparoiffoit avi-deflous même d'un valer d'aveugle. aiIIeurs > !l paffoit tous les jours devant not« porte des garcons de ma taille & de mon age. Ils demandoient la paffade, puis ds continuoient leur chemin d'un air gau Gela me fit honteunjour. Comment, ditois-je, faudra-t-il donc que Ia crainte de manquer de pain me retienne ici toujours." pendant que ces jeunes gens, qui n'ont pas plus de force qui moi, s'expofent courageufement a fouffrir lafaim & la foif > J'ai peut-etre autant d'efprit qu'eux, &jene «tois pas avoir moins de cceur. Ces réfleauons m xnfpirerent du courage, & mo&~  13* HïSTOTRE trant les dents k Ia mauvaife fortune, je repris la route de Madrid, après avoir demandé mon congé k mon Maitre, qui me donna trois réaux pour les fervices que je lui avois rendus. Avec eet argent & le peu que j'avois reen de Ia libéralité des pafTagers, je ne laiflai pas d'avancer chemin jufqu'aux fameux pont d'Arcolis fur le Tage, d'oii je pourfuivis ma route en faifant comme les autres , je veuxdireentendant la main dans les Villages, & aux Cavaliers que je rencontrois; mais la récolte avoit été fi mauvaife cette année-la, que Ie monde faifoit peu de charités. Je vendis mon habit; de forte que j'étois dans un fort bel équipage quand j'arrivai a cette célebre Capitale de 1'Efpagne. Je n'avois plus que le haut de chaufles avec une chemife noire & déchirée, une paire de bas pleins de trous, & des fouliers qui avoient pour femelles la plante de mes pieds. J'avois plus 1'air d'un échappé des galeres, que d'un enfant de familie. AufiT «e fut inutilement que je cherchai a me mettre au fervice de quelque perfonne de qualité; ce qui étoit alors la plus haute fortune alaquelle je puffe afpirer. Avec un miférable habillement qui ne prévenoit point en ma faveur, j'avois la mine fi fripponne qu'il falloit être bien hardi pour fe réfoudre-  de Guzman d'Alfarache. 233 a me prendre. On ne pouvoit me regarder attenti vement fans dire en foi-même: Voila un dröle qui fera quelque bon coup dès qu'il en trouvera 1'occafion; enfin, voyant que ma figure étoit telle, qu'on ne vouloit de moi dans aucunemaifon , ni pour page, ni pourlaquais, 'pas même pour marmiton, je tournailesyeux versunetroupede gueux que j'appergus a la porte d'une Eglife. Je me mis a les confidérer; ils meparurent fi frais & fi gaillards, que je crus ne pouvoir mieux faire que de m'enröler dans leur compagnie. Je me joignis donc a eux, & ils me regurent comme un fujet dont 1'air & 1'équipage n'étoit pas indignes de leur fociété. Avant que d'arriver h Madrid , j'avois eu la précaution de laifler en chemin la honte comme une charge trop pefante pour un homme a pied. Si je n'euffe pas encore été défait de cette cruelle ennemie de la faim , je n'aurois pas manqué de la per« dre bientöt avec de fi honnêtes gens qui étoient tous des oifeaux de proie fort adroits. Je les fuivois par-tout & leur fervois d'afliftant, en attendant que j'eufTe affez d'expérience pour contribuer a faire bouillir leur marmite, qui ne fe renverfoit jamais. Ils avoient deux fois le jour une copieufe foupe dont j'étois fur de manger ma  *H H r s t o i R E part, pourvuque je me rendiffe poncluellement aux heures du diner & d«. fouper • autrement ferviteur au feilin, je n>autoi's plustrouvé que la terrine. iou1rè^e rePas» nou?nous divertiïïïons a jouer , j appns le quinze, le trente-un le qumola & I, ?rime avec miIIe ^ • «««. J'avois des difpofitions fi heureufes! que ,e profitors a vue d'oeil fous ces excellents maures Je fentois que mon efprit devenoit plus fubtil & p!u3 ruféde o r en our. Tout pent que j'étois, je voulusim? erceuxdemesconfreres,qui,depeurdi tre chaties comme vagabonds , alloient dans les marchés avec des cabas Lur s'offnr a potter les provifions que les bourgeoisy achetoient. Cette occupation me mais ,e m y accoutumai fi bien dans la fui*e, que je.ne trouvois point de fort ph,s doux quele mien. L'agïéable chofe ,T S,?Ue d avo" office & bénéfice, fans ttre obhge d employer Ie fil & Paiguille, le marteau & le villebrequin; de n'avoir ^P°u^u^erque d 'un cabas & d'un Peu d'mduftrie? La vie d'un Gueux eft un morceau fans os,un enchainement deplai- ml: Cmp 01 .exemPf de chag»ns. Que me parents étoient infenfés de fe donner Wt cfe peinespour vivre miférablement!  »e Guzman d'Alfarache. 23 ^ Danscombien d'embarras fe font-ils jettés pour foutenir leur commerce & leur réputation! O fot honneur du monde , tu n'es qu'un pefant fardeau pour les foux qui veulent fe charger de toi!. Je portois un jour dans mon cabas un quartier de mouton que venoit d'acheter un honnête Cordonnier qui marchoit devant moi; j'appercus a mes pieds dans Ia rue un papier que je ramaffai; c'étoient de vieux couplets de cbanfons, je me mis a les lire & a les chanter tout bas. Le Cordonnier furpris de m'entendre, me dit en fouriant: Comment donc, petit mal-peigné , tu fais lire ? Et encore mieux écrire, lui répondis-je. Eft-il poffible, repliqua-t-il d'un air férieux? Vive Dieu, mon ami, ü tu voulois m'apprendre a figner feulement mon nom, je te>payerois bien. Je lui demandai a quoi lui pourroit fervir fa fignature toute feule; & il me dit qu'ayant obtenu un emploi par le crédit d'un certain perfonnage qu'il me nomma, & dont il chauffoit pour rien toute Ia maifon, il étoit bien-aife, quand 1'occafion fe préfenteroit, de mettre fon nom, de n'avoir pas Ia honte d'être obligé de déclarer qu'il ne favoit pas figner. Aufli-töt que nous fumes arrivèVehez lui, on nous apporta par fon ordre du pa-  i3<5 Histoire pier & de 1'encre. Je commencai a tranener du Maitre Ecrivain, je montrai è mon ecoher a tenir ia plume, & hfi con. duifant la main, je lui fis tant de fois fermer les lettres qui compofoient fon nom qu il crut de,a pofTéder les éléments de 1'art d eenre. Après qu'il eut barbouillé cinq oufixfemlles de papier, il fet fi content de moi, qu il me fit eflayer une paire de feuhers neufs qui fembloient avoir été faitspour moi, & qu'il me laifla. Je pris enfuite congé de lui, en 1'afiurant que toutes les fe,s qu fi me faudroit des fouliers, je viendrois lm donner de nouvelles Iecóns pour perfectionner fon écriture. CHAPITRE Hf. 11 sengage au fervice d'un Cuifinier. J'étois fort fatisfaitde ce nouveau a fon m3rique c'étoit le même, qu'elle avoit fait rtblanchir, ou bien un neuf qu'elle avoit acheté en donnant avec le vieux quelques réaux de retour. La Dame approuva 1'invention , & je me chargeai du foin de la faire réuffir. En effet, dès le jour foivaiit, je portai le gobelet yolé dans un quartier  de Guzman d'Alfarache. 243 éloigné du notre, & le donnai a blanchir a un orfevre, qui m'affura qn'il feroit en peu de temps ce que je demandois, & de maniere que le gobelet paroitroit tout neuf. J'allai porter cette bonne nouvelle a ma Maitreffe : Madame, lui dis-je , j'ai eu le bonheur de trouver chez un orfevre un gobelet qui reffemble parfaitement a celui qu'on vous a pris. Mais le Marchand le vent vendre au dernier mot cinquante-fix réaux, tant pour lamatiere que pour Ia facon. La Patronne, impatiente d'avoir de quoi prévenir les coups qui la menacoient, me compta cette fomme fans balancer, & me donna même un demi-réa! pour ma peine. Je lui portai fur la fin du jour ledit gobelet, qui lui parut fi femblable k l'autre, qu'elle ne doutoit point, difoit-elle, que fon époux n'y füt trompé. L'argent qui me revintde cetteaventure me remit en état de jouer fur nouveau* fraix. C'étoit efFeéfivement une affez belle reffource pour un marmiton; mais, hélas! tous ces réaux allerent bientöt tomberdans le gouffre qui avoit englouti le produit de mes larcins précédents. Les gens avec qui je m'embarquois au jeu , en favoient plus long que moi,quoiquej'euffeappris parmi les gueux a filer la carte, a faire de fauffes coupes, & plufieurs autres tours defiloux.  144 H I S T O I R E II arrlva dans ce tempsla qu'il y eut un feftin a préparer, pour un Prince étranger qui étoit depuis peu a Madrid. C'étoit un diner. La veille du jour de ce repas, le cuifinier me mena de grand matin avec lui dans la cuifine, oü le pourvoyeur venoit de faire apporter les viandesdeftinées pour le feftin. Mon Maitre &c moi, pendant que nous étions feuls, nous commengames k mettre k part ce que nous jugions devoir nous appartenir pour nos menus droits. Nous remplïmes un grand fac de longes de veaux, de jambons, de langues de bceuf, & de toute forte de volailles, & nous le eachames dans un endroit oü il demeura toute la journée. Quand la nuit fut venue, il me le mit fur les épaules, & m'ordonna de le porter fecretement chez lui. Ce que je ne fis pas fans fuer a groffes gouttes, tant la charge étoit pefante. Je revins enfuite k la cuifine, oü il m'occupa jufqu'a minuit k plumer & a larder. Alors, me chargeant d'un fecond fac dans Iequel il y avoit quelques levraux , desfaifans & des perdrix, il me dit: Tiens , Guzman, emporte encore cela au logis, & va te repofer, mon ami. Tu diras ama femme que je ne fais quand je pourrai Palier trouver. Le menteur ? 11 favoit bien qu'il devoit paffer la nuit a PHotel, oü fa préfence étoit né«  de Guzman d'Alfaracktë; 245 eeffaire, ayant des ordres a donner a tant d'antres cuifiniers qui travailloient fous fa direcfion. Mais il étoit un peu jaloux, quoique fa femme füt affez laide, & il ne parloit ainfi que pour la tenir en refpecï. II craignoit apparemment, qu'elle ne laiffat remplir fa place par quelque bon voifin.Office que l'on rend quelquefois aux Cuifiniers, comme aux autres maris abfents. Etant revenu dans notre maifon, j'étalai dans une galerie toutes nos viandes, que je pendis a des clous le long du mur. Ce quï formoit une tapifferie très-agréable a Ia vue. Après cela, je fongeai a prendre Ierepos dont j'avois befoin.. Ma Maïtreffe qui couchoit dans une falie baffe étoit déja au lit. Je montai dans mon appartement qui étoit un grenier oü il ne faifoit pas moins chaud la nuit que le jour, k caufe crue le foleil y donnoit depuis le matin jufqu'au foir. J'ötai ma chemife pour être plus fraïchement, & je m'étendis tout nud fur mon grabat oü je m'endormis. Mais mon fomhieil, quoique des plus profonds , fut diffipé une heure après par un bruit épouvantable de chats qui fe battoient k outrance, & il me femble que Ia galerie leur fervoit de champ de bataille. Cela m'inquiéta : Ce feroit bien le diable, dis-je en moi-même, fi ces animaux hargneux en vouloient a L iij  Histoire notre tapifierie ! II faut que j'aille voir de I «quoi il s'agit, & quel peut être Ie fujet de I leur différend. La-defius me voila debout; \ & fans perdre un temps fi cher a remettre I ma chemife, je m'empreflai a defcendre I dans la galerie ;mais è peine eus-je pofé le I pied fur mon échelle, car je n'avois pas I d'autre efcalier, que mes yeux furent frap- f pés d'une grande lumiere qui me furprit & | an'arrêta tout court. Jetournai la tête pour I découvrir la caufe de cette clarté; je vis une fi figure toute mie comme la mienne, & fi I noire que je m'imaginai que c'étoit le Dia- f ble. J'en treffaillis de peur. Ce fantöme | étoit ma Maitreife, qui,s'étant éveiüée au 1 bruit du combat des matous, venoit avec | xine lampe a Ia main au fecours de nos fai- | fans & de nos perdrix. Comme elle s'étoit 1 auffi couchée inpuris naiuralibus, elleavoir, | dans fon empreffement, négligé auffi-bien | que moi de prendre fa chemife. Nous | croyant 1'un l'autre endormis , cette pré- | caution nous avoit paru fuperflue. Nous I nousappergumes tous deux en même-temps. | Si je Ia prispour un démon, elle me prit de f fon cöté pour un lutin. Je poufTai un cri \ horrible. Elle y répondit par un autre de la même force , & s'enfuit dans fa chambre avec effroi. Je voulus a fon exemple rega- I gner mon galetas; mais je gliffai par mal-    de Guzman d'Alfarache. 147 heur le long de 1'échelle, & tombai dans la galerie fi rudement, que je me fis quelques meurtriffures. Je me relevai avec affez de peine, & cherchant a tatons un endroit oü je favois bien qu'il y avoit un petit fiifil, de la mêche d'AUemagne , des allumettes & plufieurs bouts de chandelles, j'en allumai un, avec quoi je parcourus Ia galerie, pour voir fi hs combattants n'y étoient point encore. Mais nos cris les avoient épouvantés &z mis en fuite. Nous voyant déiivrés de nos ennemis, j'examinai toutes les pieces de notre tapifferie Tune après l'autre; & en ayantfait un exaft examen, je trouvai que la bataille fanglante dont le bruit nous avoit réveille la patronne & moi, venoit de fe donner pour un Ievreau tout lardé , que les chats s'étoient difputés avec tant de rage, qu'il n'en refioit plus que les os. Cela fut caufe que je placai nos longes, nos faifans & nos perdrix de maniere que les croyant hors d'infulte, j'allaimerecoucher. Mais jene pus fermer 1'ceil. Outre que je me fentois incommodé de machüte, 1'image de ma Maitreffe s'offroit h mon efprit a chaque inftant. Je m'imaginois avoir encore devant les yeux fa peaubazanée. L'effroyable créature qu'une pareille femme toute nue! Enfin ,1e jour étant venu chafL iv  HlSTOïRE fer les ombres d'une ü défagréable nuit, & üevant etre par ordre de mon Maitre de Sran!?.matln a Ia «"fine, je me levai & mhabiliai pour m'y rendre. D'abord que j y tus arrivé le Cuifinier me demanda des nouvelles de fa femme & de fa maifon. Je lui dis que la Senora fe portoitamerveille 6c que tout étoit chez lüi en bon ordre. Je ne jugeai point a propos de lui parler du demelédesmatous, de peur qu'il ne savifat dem'imputer la trifte deftinée du levreau , 6c de punir ma négligence C etoit un beau tableau k voir que les preparatifsquife faifoient k I'Hótel pour regaler le Prince qu'on y attendoit, & les divers mquvements, tant des gens occupés dans la cuifine, que de ceux qui alloient & venoient. II n'y avoit qu'a demander tout ce qu on fouhaitoit, pour Pavoir; 6c c'eft ce que tout le monde faifoit fort librement. € etoit une diffipation de biens qu'on ne peut expnmer. Les provifions fondoienr pour amfi dire, a vue d'ceil. L'un difoit:' Lfonnez-moi du fucre pour les tourtes, & 1 autre cnoit: A moi pour les tourtes,'du fucre 1 Et ainfi du refte. II nefalloit feulement que changer un peu la facon de demander quelque chofe, pour 1'obtenir deux ou trois fois. Nous appellions ces grands repas des Jubilés, comme fi nous euflions  de Guzman d'Alfarache. 249 cru gagner des Indulgences en volant le Seigneur dont nous mangions Ie pain. II eft conftant que la riviere débordoit alors detouscötés, & que les poiffonsnageoient en grande eau. Pour moi, petit épervier j'attendois, pour jouer de lagrifte,.que les gros milans euffent leurs ferres pleines. Je iéntis pourtant tiiie fi forte démangeaifon dans les mains, que je ne pus me défendre de lesmettredans un panier d'céufs, & d'en glifler doucement dans ma poche une demidouzaine. Le malheur mefuivoit encorece jour-Ia. .Mon Maitre remarqua cette aftion; & s'avifant a mes dépens de vouloir faire Phonnête homme & Ie ferviteur zélé, pourjetter de la poudre aux yeux de plufieurs domeftiques qui étoient préfents, il vinta moi d^un air furieux , & me renverfa par terre d'un coup de pied. Je tómbai juftement du coté de la poche ou étoient mes ceufs, qui fe caflerent tous, & firent une omelette , qu'on vit bientöt couler le long dè ma jambe, & qui fournit h la compagnie une occafion de rire. Le cuifinier feul garda fon lérieux; & joignant a Paffront qu'il m'avqit fait les injures & les reproches, il me dit qu'il m'apprendroit a voler dans PHötel d'un Seigneur tel que celui qu'il fervoit. Dans Ia fureur oh j'étois contre ce L v  MO HlSTOIRE traitre de cuifinier, je fus tenté de lui répondre, que perfonne en effet ne pouvoit mieux m'enfeigner cela que lui: & que ces ceufs pourlefquelsil mechatioit, venoient des poules qu'il m'avoitfait porter dans fa maifon le foir précédent. Mais je retins ma langue, & par-la. j'évitai de nouveaux coups de pied , qui n'auroient pas manqué d'être le prix d'une réponfe fi caufiique. Belle legon pour toi, Lecleur, fi tu as le bonheur de t'en fouvenir, quand tu auras envie d; lacher quelque bon mot qui pourroit avoir de mauvaifes fuites. Malgré la confufion que me caufa ce trifte événement, je ne laiffai pas de fourrer dans mes chaufles deux perdrix, quatre cailles, & la moitié d'un faifan roti avec quelques ris de veau. Ce que je fis moins par intérêt que par gaillardife. Je ne voulois pas qu'on dit que j'avois été a la Cour fans avoir vu k Roi, ou bien a la noce, fans avoir baifé lamariée. Le banquetfini, comme nous nous en retournions le foir au logis mon Maitre & moi, il me dit: Guzman , mon ami, ne fois plus faché de ce qui s'eft paffé ce matin dans la cuifine. Oublie Ie coup que je t'ai donné. II m'importoit plus que tu ne penfes de te maltraiter. Je 1'ai du faire parpolitique. J'en étois mortifié dans Ie fond. Mais écoute, mon  de Güzman d'Alfarache. 151 enfant, pour te confoler de eet accident, je t'acheterai demain une paire de fouliers tout neufs, C'étoit une chofe dont j'avois un très-grand befoin. Auffi devins-je fi fenfible k cette promeffe, que je ne gardai plus aucun reffentiment contre lui. Cependant, il ne tint pas fa parole. Un incident défagréable pour moi, & que je vais te dire , me priva de ce préfent. Ma maitreffe, ce foir-la-, me fit trésmauvaife mine. Je jugeai que depuis 1'aventure de la nuit derniere, elle m'avoit pris en averfion, & je ne me trompois point dans mes foupcons; elle n'ofoit foutenir mesregards, &il me fembloit qu'elle avoit un air honteux. Mais je fuisfür qu'elle étoit moins piquée de ce que j'avois vu fes fecre ts appas, que du bel éloge que j'en pouvois faire. Quoi qu'il en fok, je m'allai coucher fans me mettre fort en peine de fes fentiments, &dans laréfolutionde vendre le jour fuivant le gibier &z le« ris de veart que j'avois efcamotés. Je me levai de ü bon matin, que mon maitre étoit encore au lit quand je fortis. Je courus aumarché,, comprant que j'auróis tout le loilir de jne défaire de mamarchandife,& de me trouver a 1'Hötel avant lui. Effe&ivement r auffi-töt que je fus arrivé dans la grande place, un vieiücuyer, que je maudistouL vj  IJl HlSTOIRE tes les fois que j'y penfe, fe préfenta pour acherer tout ce que j'avois a vendre. J'étois fi preffé que nous fümes bientöt d'accord. Je convins de lui donner pour üx réaux ce qu'il marchandoit, & je n'attendois que f argent pour partir de-la comme un Daim. Mais autant que j'avois d'impatience& de vivacité,autant levieilEcuyer montroit de flegme & de lenteur. II fallut d'abord qu'il mit fous fon bras un petit regiftre qu'il avoit a la main avec un grand chapelet dont il étoit entortillé, puis il öta fes gants craffeux pour les attacher è fa ceinture; enfuiteayant tiréfes lunettes, il paffa plus d'une demi-heure alesnettoyer, pour mieux voir la monnoie qu'il me donneroit. J'avois beau le prier de fe dépêeher, & lui dire qu'une affaire importante m'appelloit ailleurs , il étoit fourd a" ma priere. Combien employa-t-il de temps a délier fa bourfe, & quelles pieces en tira-t-il 1'une après l'autre? Des quarts, des demi-quarts de réal & même des maravedis; encore les miroit-il deux ou trois fois chacun, en me les comptant dans Ia main. Tout cela me faifoit mourir: Ah! vieux Roquentin, difois-je entre mes dents, chien délambin9 veux-tu donc me faire enrager ou m'amufer ici jufqu'a ce que mon maitre, qui dé-  de Guzman d'Alfahache. 153 ja fe défie de moi, & qui peut-être me cherche par-tout, vienne me furprendre ? C'eft ce que je n'avois pas tort d'appréhender. Le cuifinier m'avoit entendu !e matin fortir de chez lui, ma diligence lui avoit paru affez extraordinaire, & me foupconnant d'avoir en .tête quelque nouvelle efpiéglerie, il s'étoit levé & habillé a Ia hate pour fe mettre a mes trouffes. De forte qu'il fe trouva derrière moi dans le moment que Ie vieil Ecuyer après toutes fes lenteurs achevoit de me payer. Ho,ho! garcon, s'écria mon maitre en me faififfant la main & 1'argent, quel marché faites-vous donc ici ? A ces mots, je demeurai plus fot qu'un contrebandier qui fe voit pris fur Ie fait. Je ne répondis rien, j'eus même la patience d'effuyer un coup de pied au cul avec unmrllipn d'injures, & il ne fe retira qu'après mWoir interdit fa maifon & menacé de m'affommer fi j'avois la hardieffe de paffer jamais devant Ia porte de 1'Hótel. Mon marchand, pour fes péchés, demeura lè jufqu'è Ia fin de la fcene qui ne fut guere moins triffe pour lui que pour moi; car m'en prenant a ce vieux forcier du mauvais fuccès qu'avoit eu Ia vente de ma marchandife , je me iettai fur lui de rage, & lui arrachai mes perdrix & mes tailles, eh difant que je voulois avoir mon  M4 Histoire bien , & qu'il n'avoit qu'a courir après Ie frippon qui emportoit fon argent. Enmêmetemps je difparus aufFi promptement qu'un éclair pour aller vendre mon gibier dans un autre marché, laiflant dans celui-la mon flegmatique Ecuyer penfer ce qu'il lui plairoit de cette aventure, qu'il regarda peut-être comme un tour que le cuifinier & moi,. nous avions concerté tous deux. CHAPITRE IV. Du Jervice du Cuifinier il repajje au métier de gueux , 6- vole un Apothicaire. IL vant mieux pofleder un talent utile que des rkhefles , puifque Ia fortune n'eft qu'une inconftante qui nous donne aujourd'hui une chofe qu'elle nous ötera demain.. Pendant le cours de notre vie, elle nous rend femblables aux comédiens, qui paroiflent fans ceffe fous de nou velles figures. Qui m'eüt dit qu'après avoir fi bien fervi Ie cuifinier, il me chafferoit de chez lui pour une bagatelle? II eft vrai qH'ainfi va Ie monde, &c que les plus honnêtes gens rpour puis d'avoir rendu mille feryi.-  de Guzman d'Alfarache. ijy ces a de grands Seigneurs, font traités de la même maniere a la moindre faute qu'ils font.. Arrêté , Guzman , me dira quelqu'un, tu vas te perdre dans tes réflexions morales» Ou cela nous menera-t-il ? A mon cabas, lui répondrai-je auffi tot ; oui, mon ami, a mon cabas , Iequel, étant devenu pous. moi ce que 1'éloquence étoit pour Démofthenes, & les ftratagêmespour Ulyfle, m'empêcba de fentir vivement ma fituation préfente. Vive Ie cabas; il en eft de lui comme des bignets , il faut y revenir, quand on en a taté une fois. Pavouerai qu'en le reprenant je n'étois pas plus riche que lorfqu'il m'avoit Ibttement pris £antaifie de le quitter; car je n'avois pas mis en rente ce que j'avoisfripponné dans mon emploi de marmiton. Tout ce quim'étoit venu s'en étoit allé, a la réferve d'un habit qui valoit un peu mieux que celui que j'avois auparavant. Pour qu'on n'eüt point a me reprocheï que je ne retournois a mon premier métier que par pure fainéantife, avant que d'acheter un nouveau cabas, je crus devoir aller oftrir mes fervices è quelques cuifiniersqui étoient amis de mon maitre, & que je connoiflbis. S'ils les euftent acceptés, jWois achevé de me rendre favant  M6 HlSTOlRE dans leur art dont j'avois déja de bons principes , & pour Iequel je pouvois me vanter d avoir d'heureufes difpolitions; mais ils iavoient que j'aimois le jeu, & qu'il n'y avoit chez mes mahres rien de facré pour ma griffe, lorfqiie j'étois fans argent. Ainfi me voyant fans efpérance d'entrer dans les cuifines des grandes maifons, je repris mon premier métier. J'endoffai le cabas & recommencai a fervir le Bourgeois. Si je ne faifois pas fi bonne chere avec mes camarades qu'a 1'Hötel d'oh je venois d'être congedié, je redevenois en récompenfe indépendant & maitre de mes aftions; & cette forte de vie étoit fans doute préférable a 1 autre. Outre qu'étant naturellement affez fobre, je devois peu regretter une maifon ou regnoit Tintempérance. Nous avions dans la Place auprès de Sainte-Croix une habitation qui nous appartenoit en propre. C'étoit un petit corps de logis que nous avions acheté des deniers du Public. Nous tenions Iè nos juntes & nous y faifions nos feffins. Je me levois avec leSoleil. Je parcourois les boutiques, J allois chez les boulangers 5c chez les bouchers; je faifois ma récolte pour toute ia journée. Ceux de nos voifins qui n'avoient point de valets pour porter les proviüons qu'ils achetoient, prenoient plaifir  Ce Guzman d'Alfarache; iy7 è m'employer, & je les fervois avec une fidehte qui me mit en réputation dans les marches. C'étoit a qui m auroit & m'occuperoit. On donna dans ce temps-la des commiffions a quelques Officiers pour faire des !evées. Quand cela arrivé , le bruit s'en répand par-tout; Ie peuple ému s'aflemble par pelottons pour raifonner la defius, tk ü n'y a point de maifon oh il ne fe tie'nne un Confeil d'Etat. Dans le notre, eomme de raifon, l'on ne fut pas muet fur les d°ffemsde la Cour. Nous avions parmi nous des fpeculatifs dont les conjeöures n'étoient pas toujours éloignées de la vérité Le bon fens eft de toute condition. Quand nous etions tous raftemblés le foir, & que chacun rapportoit ce qu'il avoit vu ou entendu pendant la journée dans les principales maifons de la ville, nous nous entretemons de tout cela; & je t'affure que s'il y en avoit parmi nous qui difoientdesimoertmences, ft y en avoit d'autres qui fprmoient des raifonnements dont la jufteffe &c Ia fohdité fe trouvoient juftifiées dans Ia lmte par les événements. Je me fouviens que nous avions entr'autres un certain gueux qm avoit deux jambes de bois, & qui fetenoittout lè jour furun pont qu'il avoit choifi pour Ion pofte. Ce dröle-la raifon-  2j8 HlSTOIRE noit d'une maniere qui auroit étonné un Miniftre d'Etat. II fut décidé dans notre Confeil que les levées qu'on faifoit & dont on cachoit Ia deftination, devoient être pour 1'Italie. Ce qui fe trouva véritable, ainfi que je Ie dirai ci-après. La première fois que j'entendis parler de ces troupes, cela fit une fi forte impreflion fur monefprit,que je n'en pus dormir de toute la nuit. Pour comble de tourment, je me remis dans la tête mon voyage de Gênes. Me voila plus que jamais prefTé de 1'envie de voir mes parents, auprès de qui je ne doutois pas qu'une fortune brillante ne m'attendit, puifqu'ils étoient tous puiffamment riches, & quelques-uns même fans enfants. Jem'imaginoisfur-tout que ces derniers feroient charmés d'avoir un héritier de mon mérite. II eft vrai qu'a cette agréable penfée j'en faifois fuceéder de triftes. Pourrai-je bien, difois-je, avoir le front de m'aller préfenter devant de nobles Génois, fous un miférable habiïlement? Et quand je leur apprendrai que je fuis leur parent, ajouteront-ils foi a mes difcours ? je veux qu'il foient affez fimples pour le croire. Ils ne manqueront pas de me traiter de fourbe, d'impofteur , pour garderle decorum de leurs Excellences. Peutêtre même n'en ferois-je pas quitte a fibon  de Güzman d'Alfarache. marché.Mon pere, aqui le génie de faNation étoit bien connu, difoit fouvent qu'on ne devoit point fe fier aux Génois, quand il s'agiffoit de leur intérêt ou de leur réputation. Mais un moment après, je jugeois plus favorablement de mes parents. Ils me paroiflbient d'honnêtes gens comme feu mon pere, dont j'étois perfuadé que la mémoire leur étoit en trop grande vénération pour me refufer leur afliftance dans 1'état oü ils me verroient. Ils n'oferont dire, ajoutois-je, que je fuis un menteur; ils font trop prudents pour me traiter de ia forte, fans m'avoir auparavant interrogé fur les affaires de notre familie, & c'eft oü je les attends. Je leur en dirai des particularités qui leur feront bien connoitre qu'il n'y a qu'un fils de mon pere qui puifie les favoir. De plus, ces chofes particulieres font telles, qu'il ne feroit pas honorable pour eux que je Iesallaflerendrepubliques. Ce qui les obligera fans doute a me ménager. Je flottois de cette maniere entre Ia crainte & Pefpérance. Tantöt il me fembloü que je me flattois trop, & tantöt que je m'allarmoismal-a-propos. Je m'arrêtai a cette'dernierepenfée, a Iaquelle mon efpnt trouvoit le mieux fon compte, & vérifiant Ie proverbe qui dit: Si tu veux être  260 HlSTOIRE Pape , mets-roi le bien dans la tête, je réfolus de profiter de 1'occafion favorable que m'oftroient ces nouvelles levées, de faire Ie voyage d'Italie. Un jour que j'étois ara's prés d'une boutique dans mon pofte ordinaire, & que je rêvois aux plaifirs infinis que j'auróis a Gênes , j'entendis une voix qui me tira de ma rêverie en m'appellant deux ou trois fois. Jé jettai Iesyeuxde toutes parts pour voir qui favoit fi bien mon nom, & je remarquai que c?étoit un vénérable Apothicaire que j'avois déja fervi. II me fit figne d'aller a lui, j'y courus; mais deux de mes camarades qui en étoient plus proches, me prévinrent & s'emprefferent a lui faire agréer leurs fervices avant que j'arrivaffe. Cependant il les repoufla d'un air brufque en leur difant: Non, non, - tirez, Oifeaux de mauvais augure, ce n'eft pas viande pour vous, c'eft pour mon fidele Guzman. II ne croyoit pas fi bien dire; puis m'adreffant Ia parole, quand je fus auprès de lui : Ouvre ton cabas, ajouta-t-il. Je 1'ouvris, & aufti-töt il jetta trois facs d'argent qu'il tenoit enveloppés dans un coin de fon manteau. A quel Chaudronnier faut-il porter ce cuivre, lui dis-je alors avec un fouris ? Ce cuivre, répondit 1'Apothicaire en fouriant a fon tour ! Voyez ce Gueux, qui prend cela pour du cuivre. Aüons,l'a-  de Guzman d'Alfarache. z6j mi, continua-t-il, marchons, je fuis prefleix raur quej'aille payer un Marchand étranger qm m'a vendu des drogues. C'étoit bien la fon deffein; mais j'en formai unautre dès que j'eus entendus prononcer ces mots charmants: Ouvre ton cabas. La nouvelle de Ia naiffance d'un fils unique caufe moins de joie a un tendre pere que j e n'en reffentis a ces douces paredes, qui fe graverent en Iettres d'or dans mon coeur, fi Jon peut parler ainfi. Jere^ardai trois facs comme un préfent que Ia fortune me faifoit pour me mettre en état de jouer un beau röle è Gênes. Je croyois déja lestenir en ma poffeffion. Mon homme qui ne Ie defioir point de moi ayant fait pkIS d une epreuve de ma fïdelité-, prit les devants, & je commencai a Ie fuivre, feignant de temps en temps d'avoir befoin de m arrêter un inffant pour me repofer comme fi j'euffe trouvé Ia charge un peu troprorte, au-lieu que dans le fond je 1'aui-ois voulu encore plus pelante. Je mourois d envie de rencontrer une foule de peuple ou bien quelque détour qui me donnat moven de difparoitre fubitementaux yeux de lApothicaire, lorfque nous paffames juitement devant une maifon que je connoiflois, & qui avoit une porte de derniere nmai dedans avecprécipitation; &après  t6z HlSTOIRE favoir traverfée fans trouver perfonne fur mon paflage, j'enfilai deux ou trois rues en moins d'une minute, avec autant de légéreté que fi j'eufle eu des aïles aux pieds. Mais quand je jugeai que mon homme avoit perdu mes traces, je ne marchai plus qu'au petit pas, & d'un air tranquille en apparence , afin de ne donner aucun foupcon du coup que je venois de faire. J'allai de cette facon jufqu'a la porte la Vega, c'eft-a-dire de la plaine, d'oii faifant toujours bonne contenance, je gagnai le bord du Mancanarcs. De-la, traverfant !a maifon del Campo, je fis une bonne lieue au travers des buiffons & des ronces. A rentree de la nuit je me gliffai parmi des peupliers, & m'arrêtai dans un endroit des plus couvert, & fort voifin de la rivierc , pour penfer mürement au parti que j'avois ii prendre ; caril ne fuffit pas, difois-je, d'avoir bien commencé , il faut continuer & finir de même. De quoi me ferviroit d'avoir fait une fi bonne prife, fi je ne pouvois la coriferver? Si je venois a être pincé, je feroisobligé de rendre gorge, &c de perdre avec cela mes deux oreilles. Cherchons donc autour d'ici quelque lieu ou ma proie puiffe être en fureté. Après avoir rêvé long-temps h cela, je m'ayifai de faire un trou de deux pieds de  de Guzman d'Alfarache. 2,63 profondeur au fond de la riviere, & d'y mettre mon cabas avec mes trois facs de'dans. Puis Payant couvert de deux grofles pierres, fenfoncai tout auprès dans le fable un long baton, pour mieux me faire reconnoitre Pendroit qui receloit mon cher tréfor. Cette grande opération finie, je me couchai au pied d'un arbre, vis-a-vis de Ia bahfe, & j'y paffai Ia nuit, non fans inquiétude, quoique fort fatisfait de me voir fi bien dans mes affaires. Lejour étant venu, je me cachai dans un hallier ou j'eus la patience de demeurer jufques au foir. Alors la faim, qui chaflé Ie loup hors du bois , me fit fortir de mon gite pour aller acheter des vivres, rron dans les villages des environs oii 1'Apothicaire pouvoit avoir envoye des Alguazüs & des Archers pour me chercher, mais è Madrid même. Comme en effet c'étoit le plus fur. Indépendamment de mon magot, j'avois dans ma poche aflez d argent pour faire cette dépenfe. Je retournai donc le long du Mancanarès a Ia ville, d'oh je revins trois heures après par ie meme chemin avec un panier oh il y avoit des provifions pour huit jours. J'emplcyai en homme affaméla meilleure partiede; cette nuit è me bóurrer Peftomac de pain&deviande, & le refie è dormir. Le lendemain en me réveillant au lever  264 HlSTOIRE del'Aurore, je me fentis violemment agiter du defir curieux de favoir ce qu'il y avoit dans les trois facs. J'eus beau faire réflexion que c'étoit le diable qui me tentoit, & que je ne pouvois contenter ma curiofité fans m'expofer a être vu de quelqu'un , il n'y eut pas moyen d'y réfifter. J'étois comme cela. Je ne triomphois de mes tentations qu'en m'y abandonnant. II fallu pour mon repos me donner ce plaifir , qui fans doute étoit le plus grand que j'euffe eu depuis que j'étois au monde. Je ïn'approchai de la riviere, & après avoir regardé a droite & a gaucbe pour voir fi je n'appercevrois perfonne. Je tirai de Peau mon cabas, que j'emportai tout mouillé dans ma cage; & la, j'ouvris mes facs. II y avoit dedans deux mille cinq cents réaux; Ie tout en bon argent, a la réferve de trente piftoles d*or, que je trouvai enveloppées d'un petit linge dans un des facs. Je paffai la journée eutiere è compter & a recompter mes efpeces avec une extréme fatisfa&ion; & lorfque Ie nuit fut arrivée, je les remis dans mon cabas que j'allai reporter dans ion trou. , N'ayant pas deffein de faire un journal, je te dirai, Le&eur, qu'après avoir été caché de cette forte dans le bois du Pardo deux femaines entieres, je m'imaginai qu'il n'y  de Guzman d'Alfarache. ify n'y avoit plus rien a craindre pour moi & que tous les levriers de la Juftice s'étoient lafies de me pourfuivre. J'allai repécher mes facs, que je mis au fond demon panier fous de nouvellesprovifions que j'avois été encore acheter è Madrid. Pour mon cabas, je le laifTai dans Peau fous les deux pierres Je coupai enfuite deux Mtons, dont Pun me fervit è porter mon panier fur mon cou, «je fis de 1 autre une maniere de bourdon avecquoi, nouveau pélerin, je pris la route' de Tolede tout au travers des champs croyant devoir par précaution m'éloigner des grands chemins. 6 CHAPITRE V. JOe la rencontre qitd fit d'un jeune hom. meen allant a Tolede, & de ce qui fe pajja entr eux, J Jmarche de deux muts, je metrouvai le matm au milieu de Ia Sagra, prés d'un bois que fon appe Ie Aguqufyca, & «ui n'eft .qu è deux petites lieues dj ToIede.Vtrai dans ce bois, pour m'y repofer prefque ïo«! la ville ayant Ia mut. Je m'aftis a 1'ombre 1 om* M  7.66 HlSTOIRE d'un arbre fort touffu, & je commeneaï k rêver aux emplettes que je ferois. II m'eüt falki quatre fois plus d'argent que je n'en avois, pouracheter toutes les chofes que je me propofois d'avoir. II me feroit impofiible de dire toutes les vifions qui me pafferent par 1'efprit. Je ne craignois plus de paroitre comme un gueux devant mes parents, car je ne fongeois uniquement qu'a Genes, & je ne faifois tant d'achats que pour y briller par ma magnificence. En me repaiffant 1'imaginationde toutes ces chimères, je ne pus voir couler a mes pieds un ruifTeau d'une onde pure & nette, fans être tenté de me rafrakhir un peu. Avec cela , comme je commencois a me fentir de 1'appetit, je mis la main dans mon panier, & fétalai fur 1'herbe le refte de mes provilions pour déjeüner. A peine eus-je jnangé quelques morceaux, que j'entendis du bruit. Je tournai aufTi-töt la tête, & vis avec une frayeur mortelle un homme k quatre pas de moi, appuyé contre un arbre au pied duquel il étoit affts. Mais 1'ayant confidéré avec attention, je me raffurai. C'étoit un garcon a-peu-près de mon age. II paroiffoit fi neuf, qu'il avoit encore, comme on dit, le lait fur les levres. Quoiqu'il füt fort bien vêiu, & qu'il eut a cöté ue lui un gros paquet oü j'entrevoyoisdes  de Guzman d'Alfarache. 2 pent fouvent. J'avois en partant de Burgos » un habit & des hardes aufli propres que »> lesvötres. Je les vendis a la première ville » par oü je paflai, pour me débarraffer d'un » fardeau incommode, & je me couvris de » ees haillons pour faire peur ou du moins  de Guzman d'Alfarache. 271 » compaffionaux voleurs, qu'un richeha» billement auroit tentés. Si jen'euffepas » eu 1'efprit d'enufer ainfi, j'auróis étévolé » cent fois pour une, & je ferois a J'heure » qu'il eft fans argent. Comme j'ai deffein » dem'arrêteraTblede, & d'y faire même » un affez long féjour avant que de me renr » dre k Cordoue , j'ai befoin préfentement » d'un bon habit; & fi vous en avez un qui » me convienne, je fuis prêt k Pacheter ". LeToledan, brulant d'impatiencede faire affaire avec moi, la bouche encore pleine, étala fur Ie gazon un habit complet avec le manteau d'un bel & bon drap gris-mufc , qu'il accompagna de deux chemifes fines & d'une paire de bas de foie. J'effayai letout, qui fembloit avoir été fait pour moi. Le jeune homme ne ceffoit de me le dire, pour m'en donner plusd'envie. On eut dit qu'il appréhendoit que mon argent neluiéchappat, ou que je ne vinffe a changer de fentiment. Ce qu'il ne devoit pas craindre. 11 vouloit vendre; je voulois acheter; notre marché fut bientöt conclu. II me demanda cent réaux. Je les lui comptai. Enfuite, nous fimes un troc. II me donna pour mon panier un fac de cheval ou étoient quelques hardes, & dans Iequel je mis mon argentavec les deux chemifes & les bas de foie. Pour 1'habit, je le laiffai fur mon M iv  17* Histoire corps, & je pendis levieux a un arbreavec lout le refte de mesguenilles, comme un monument de ma gueuferie. Le Tolédan de fon cöté remplit Ie panier des nippes 6c des vivresquireftoient; car je les lui don« nai de bon cceur. Pendant que nous étions occupés de tous ces foins, le Soleil baiflbit infenfiblement. Enfin , 1'heure de notre fê« paration arriva. Nous nous embraffames avec mille démonftrations d'amitié; après quoi chacun continua fa route, tous deux; également fatisfaits de notre rencontre. Nous tournlmes même la tête Pun vers l'autre, après nous être quittés, pour nous dire encore adieu par fignes, &c nous foitr haiter un heureux voyage. CHAP1TRE VI. tl arrivé d Tolede. II y fait le ptrfonnage d'un homme d bonnts fortunes. Dètait de fes aventures galantes. IL étoit plus de neuf heures, lorfque j'entrai dans la célebre Ville de Tolede. Je me donnai deux coups de peigne, & furtout j'eus grand foin d'effuyer mes pieds poudreux, afin de pouvoir dire effronté-  DE GütMAN D'ALFARACHE. 173 ment que je venois d'arri ver en carrofie Je me fis enfeigner la meilleure Hótellerie ou j allat demander a fouper & k coucher en jeune homme qui paroifibit en état, & dans Ia difpofition de faire de la dépenfe. Voilé les gens qu'on aime dans ces fortes d endroits. On me donna une belle cham bre ou il y avoit un bon lit, Sc 1'on me fervit comme un Prince. Je foupai parfaitement bien , & dormis encore mieux. Le lendemain, après m'être fait donnés mon chocolat, afin que Pon crül par-la mie je n etois pas un homme du comnmn, J ordonnai qu'on envoyar chercher un Gnapeher, un Cordonnier & un FourbifJeur, pour avoir un chapeau, des fouliers une epee qui répondifient au refie de mon equipage. Mais Pefientiel étoit de faire venir un Tailleur pour déguifer autant qu il feroit pofiible 1'habit que j'avois achete; de peur que, fi par hafard je venois a renconter dans la rue quelques parents du jeune garcon qui me 1'avoit vendu, je ne donnaffes matiere k des foupcons dangereux pour moi. Comme en effet, je devois eramdre que eet habit ne fut reconnu Si que Ion ne m'accufat de Pavoir volé Sc peut-etre aflaffiné Ie jeune homme qui le portoit. La Juftice fur cela s'en feroi? mê*ee, Sc ft n en auroit pas fallu davantage M v  174 HlSTOIRE pour me perdre. Je demandai donc un tailleur. On m'en amena un qui me fervit a fouhait. En moins de quatre ou cinq heures , il déguifa fi bien 1'habit, en couvrant les manches de taffetas, en changeant les boutons, & en mettant un collet de velours au manteau, que le diable lui-même y auroit été trompé. Je contentai mon tailleur; & ravi de pouvoir fortir fans que mon habillement me f ït des affaires, j'aïlai vers le foir me promener au Zocodover, oü il y aordinairement de fort beau monde. Tout métamorphofé que j'étois, je ne laiffois pas d'appréhender de rencontrer quelqu'un de ma connoiffance. Cette crainte toutefbis ne m'empêcha pas de prendre plaifir a me voir agacer par de jolies Dames de moyenne vertu, qui me regardant comme un Jouvenceau qui n'avoit point encore été k Cythere , vouloient m'en montrer le chemin; maïs j'eus la force de me défendre contre leurs «eillades féduifantes. Ce qui m'étonna dans cette promenade, ce fut la propreté des Cavaliers. Mon habit , malgré la peine que mon tailleur s'étoit donnée pour Pajufter & 1'enjoliver, paroiffoit fi vilain en comparaifon des leurs, que je réfolus d'en avoir un autre. Dans le temps que je formois cette réfolu-  de Guzman d'Alfarache, 475 tion, un Gentilhomme monté fur une belle mule, traverfa Ie Zoco^w. L'habit qu'il portoit me charma. Je Ie trouvai d'un goüt li galant, que je me propofai den faire faire un femblable. Peu s'en fallut que dès Ie foir meme je n'envoyaffe chercher mon tailleur pour cela. Je gagnai pourtant fur mon inipatience d'attendre jufqu'au lendemain. II eft vr31 que fans pouvoir fermer 1'ceil d« toute Ia nuit, je ne fis que penter 3 la bonne mme que j'auróis fous eet habit nouveau. Neanmoins quelque envie que j'eufTe de men voir revêtu, des réflexions fenfées venoient Ia combattre, Iorfquc je fongeois a combien pourroit monter cette dépenfe _ He bien, Monfieur Guzman, me difoisje, vous prétendez donc vojs habiiler magnihquement, & damer Ie pion aux Galants de Tolede ! C'eft fort bien fait è vous Courage mon ami. Dépenfez vos réaux lans confiderer que vous avez joué gros jeu pour les gagner. Cela ne mérite pas votre attention. Vous voulez que votre argent s en aille, il s'en ira. Faites faire ce bel habit que vous avez dans la tête, & vous jet* tez dans Ie commerce des femmes : vous ferez bientot obligé de reprendre le cabas. Comptez Ia-deffus. Mais on ne rencontre pas tous les jours des Apothicaires qui fe ïament purger. ^ M v;  IJo HlSTOIRE Toutes ces réflexions ne firent que fe préfenter a mon efprit fans Ie frapper. II ne fut pas fitöt jour que j'envoyai chercher mon tailleur , a qui je dis mes intentions, après lui avoir dépeint fidé'.ement l'habit que j'avois vu; & il promit de m'en faire un tout pareil. II fe chargea du foin d'acheter tout ce qui étoit nécefiaire pour cela, m'affurant que je ferois fervi promptement;carje lui demandai fur-tout de Ia diligence, comme fi je n'eufle attendu que eet habit pour m'aller marier. II ne manqua pas de me 1'apporter au bout de deux jours. Jamais habit ne fut plus galant ni plus magnifique. L'or y brilloit de toutes partS. Quand je 1'eus fur le corps, je fus ébloui de ma bonne mine & de ma taille, qui étoit déja bien marquée, quoique j'euffe a peine quinze ans. Je crois que j'étois alors la vivante image de mon pere dans fa jeuneffe, ayant ainfi que lui le teint blanc & vermeil, & les cheveux d'un blond roux. Je me regardois fans ceffe dans le miroir; & bientot il meprit envie de fortir pour aller me faire admirer dans la ville. II falloit «tre auffi enchanté que je 1'étoisde ma figure pour fatisfaire mon tailleur fans le chicaner fur fon mémoire, que j'auróis pu en confeience réduire aux deux tiers; mais je m'imaginois qu'un habit de li bon goüt ne.  de Guzman d'Alfarache: ijf pouvoit trop fe payer. Mon Höteffe me voyant fi bien vêtu, me dit qu'il me manquoit tout au moins un laquais. J'en arrêtai fur le champ un qui avoit l'air d'un page,^ je le fis habiller de neuf, afin qu'ii parut plus digne d'un maitre tel que moi. Dès le premier Dimanche, je me rendis k la grande Eglife avec mon laquais, a qui j'avois donné des lecons fur Ja maniere dont il devoit me fuivre pour me faire honneur. J'y trouvai beaucoup d'hommes & de femmes du bel air; je fendisfiérement Ia preffe, & vifitai les Chapeües 1'une après l'autre ; ce qui fit penfer a.bien du monde que ce n'étoit pas fans deffein; & toutefois je n'en avois point d'autre que de me montrer. Je me placai entre les deux Chceurs, ayant obfervé que les principales Dames fe mettoient dans eet endroit. C'eft-la que je jouai le röle que j'avois ,vu faire a quelques jeunes foux de Madrid, & que j'avois répété vingt fois ce matin- Ik dans mon miroir. Je choifis d'abord une place d'oü je pouvois être examiné depuis les pieds jufqu'a la tête. Enfuite j'avancai leftomac,& me foutins fur une jambe, pem dant que je tendois l'autre avec tant de roldeur, qu'elle ne touchoit prefque point k terre. Affeclant avec cela de faire voir que } etois bien chaufle &c que j'avois des jarre-  178 HlSTOIRE tieres a la mode de ce temps-la, c'eft-a-dire è 1'AlIemande. Comme cette pofture me gênoit fort, j'étois obiigé d'en changer a tout moment, & je faifois diverfes grimaces aux Dames qui me regardoient. Je fouriois a 1'une, j'envifageois l'autre d'un air froid, j'avois des yeux languitfants pour celle-ci, & des yeux éblouis pour celle-la. Enfin, j'en fis tant que les femmes & les hommes, dont mon vifage inconnu attrra les regards, s'en étant appercus, cornmencerent a rire è mes dépens. Mais c'eft ce que je neus garde de remarquer, j'avois trop bonne opinion de moi, pour m'imaginer qu'on put trouverdu ridicule dans mes manieres. Cependant toutes les Dames ne fe moquerent point de mes airs extravagants; il y en eut même parmi elles qui en furent charmées; car fans vouloir offenfer les femmes en général, on peut dire qu'il y en a pour qui les hommes les plus impertinents femblent être faits. J'eus entr'autres le bonheur de plaire a deux jolies perfonnes qui ne purent fe défendre de me le témoigner. La paffion de 1'une fut 1'ouvrage de mes regards & de mes grimaces, mais pour les fentiments de l'autre, je ne les dus qu a mon étoile. La première de mes deux conquête* étoit une éveillée qui avoit 1'oejJ  de Guzman d'Alfarache. 179 frippon & le vifage piquant. Je la lorgnai en novice; ce qui ne lui déplut point, les femmes aimant beaucoup mieux les apprentifs que les maitres. Elle répondit k mes mines, & cela me fuffit pour me croire en droit de la fuivre après la Meffe pour favoir fa demeure. Elle marchoit fort lentement, comme pour m'avertir que ce feroit ma fautefi elle m'échappoit. J'allois derrière elle du même pas, en lui difant de temps en tempsdes chofesflatteufes, leplus fpirituellement que je le pouvois k mon age. Elle gardoit Ie filence, & fe contentoit de tourner quelquefois la tête pour me regarder d'une facon qui me perfuadoit qu'elle n'ofoit me rien dire a caufe de la Duegne dont elle étoit accompagnée. Nous arrivames auprès de Saint-Cyprien dans une petite rue dérournée oü elle demeuroit. Elle me £t en entrant chez elle un figne de tête, pour me témoigner qu'eb k ne trouvoit pas mauvaisque je 1'euffe fuivie, & elle n'oublia pas de me lancer une ceillade qui me remplit d'amour & de joie. Jeremarquai bien fa maifon, & mepropofants de venirdès ce jour-la même me préfenter devant fes fenêtres, je repris d'un pied léger le chemin de mon Hótellerie. Je fus a peine dans une autre rue, qu'une efpece de Soubrette couverte d'une  280 HlSTOIRE épaiffe mante, me dit en paffant prés de moi affez vite: Seigneur Cavalier, je vous prie de vouloir bien fuivre mes pas, j'ai k vous parler d'une affaire très-irfiportante. Je ne balancai point, je marchai fur fes talpns, & nous nous arrêtames tous deux k 1'entrée d'une porte cochere que nous rencontrames ouverte. La, voyant que perfonne ne pouvoit nous entendre, elle m'adreffa ce difcours Charmant inconnu , vous êtes fi bien fait & fi aimable, que vous ne ferez pas furpris fans doute quand je vous dirai qu'une femme de qualité qui vient de vous voir dans une Eglife, eft enchantée de votre air noble & galant. Elle voudroit avoir avec vous un entretien fecret. C'eft une Dame nouvellement mariée, & fibelle que.... Mais, ajouta-t-elle en s'interrompant elle-même , je ne vous en dirai pas davantage ; il faut vous Jaiffer le plaifir de la furprife que fa vue doit vous caufer. J'avalois tout cela doux comme lait, & je ne me poffédois pas, tant j'étois enivré de mon mérite. J'affeclai pourtant de me montrer modefte. Je répondisa cette intriguante que fa MaitrefTe me faifoit trop d honneur , que j'en étois confus, que je ne doutoïs pas que ce ne fut une Dame de la première yolée, & qu'eofih, j'avois une  de Guzman d'Alfarache. 281 grande impatience d'aller chez elle me letter a fes genoux pour la remercier de fes bontés. Seigneur, me repliqua la Confïdente, vous ne fauriez la voir dans fa maifon , ce feroit trop rifquer; elle a un mari des plus jaloux; mais enfeignez-moi ou vous logez, & je vous promets que dès demain matin vousaurez avec elle chez vous une converfation particuliere. Je parus très-fenfible è cette promefle, j'appris ma demeure a 1'officieufe Suivante, qui fur Ie champ me quitta d'un air empreffé, pour aller rejoindre fa maitreffe, qui 1'attendoit impatiemment, difoit-elle, pour favoir fi elle avoit des graces è rendre a 1'amour, ou des reproches a lui faire. Me voila donc oecupé de deux affaires, mais je crus devoir donner toute mon at. tention a la première; ce n'eft pas que Ia feconde ne me fit plaifir, elle flattoit infi. mmentma vanité. Qu'il eftagréable,difois-je, d'êtreunjoli homme! Apeine fuis je arrivé a Tolede, quej'enchante deux femmes, qui, felon toutes lesapparences, font des plus qualifiées. Que fera-ce donc fi je demeure long-temps dans cette ville ? J'y enflammerai toutes les Dames. Je retournai a mon Hótellerie 1'efprit tout plein de ces charmantes chimères, qui pourtant ne mempêcherent pas de bien diner, après  i8i HïSTOiRE quoi je me remis en campagne fitot que je le pus fans être incommodé du Soleil. Je volai vers Saint-Cyprien, je paffai & repaflai devant les jaloufies de la maifon oü j'avois vu entrer la Dame qui m'avoit regardé favorablement. Point de nouvelles, aucune femme ne fe montra; cependant je ne me rebutai point, je fis le pied de grue jufqu'au foir, 6c ma perfévérance fut enfin récompenfée : unepetitefenêtrebaffe s'entr'ouvrit, je m'en approchai, 6c dans une Nymphequi vint s'offrir a mes yeux comme a la dérobée, jereconnus ma Princeffe, qui me dit d'un air inquiet, qu'elle avoit pour voifins desgens fort médifants, qu'elle me prioit de ne plusparoitre dans la rue, & de me retirer pour quelque temps; que jerevinffe dans deux heures; qu'elle étoit feule au logis avec fes domeftiques, & que fi je voulois nous fouperions enfemble. Je fis le pamé a cette raviffante propofition , que j'acceptai en baifant tendrement une main de la belle. En même-temps je demandai qu'il me füt permis de faire apporter mon plat. Cela n'eft pas néceffaire , me répondit la Dame; mais comme les chofes que j'ai a vous donner pourroient n'être pas de votre goüt, vous ferez ce qu'il vous plaira. Dès que rious fümes convenus de nos  de Guzman d'Alfarache. i§* faits, je difparus, de peur de faire jafer les voifins, & d'abufer des bontés qu'on avoit pour moi. Je rejoignis mon page qui m'atlendoit par mon ordre au bout de la rue Je lui donnaide l'argent pour aller chez un traiteur faire préparer une poularde fine, deux perdreaux, une tourte de Iapins avec quatre bouteilles d'un vin délicieux du pain & des fruits excellents. Tout cela' futprêt & envoyé è neuf heures précifes chez la Dame , oh je me rendis en mêmeremps. Elle me recut d'un air gracieux, me prit par la main , 6c me conduifit dans une chambre aflez bien meublée. C'étoit-Ia qu'elle couchoit dans un lit de brocard jaune a fleurs d'argent,6c je remarquni que dans la ruelle tous un pavillon de taffetas couleur de rofe, il y avoit une cuve oh Ia Aenora febaignoit quelquefois. Je trouvai dans cette chambre une table dreffée un couvert propre avec un buffet paré de 'mes bouteilles & de mes fruits. Je confidérai avec plaifir ces préparatifs qui me promettoientquelqt.es heures agréables. J'auróis leulement fbuhaité que mon aimable Hötelte eut paru d'une humeur plus gaye Elle avoit beau s'efforeer de me faire bonne «une, Je m'appercevois qu'elle avoit quelque peine fecrete. Mon Infante, lui dis-je, fouffrez qUe  i$4 HlSTOIRE je m'informe du fujet de cette triftelTe qui eft peinte fur voiré vifage,& que vous vou» lez en vain me cacher. Bel Inconnu, me répondit-elle en foupirant, puifque je n'ai puempêcher ma douleur de fe découvrir a vos yeux, je vous avouerai qne je fuis mortifiée d'un contre-temps qui eft arrivé depuis tantöt. Mon frere de qui je dépends Sc que je croyois encore occupé k la Cour k lolliciter une Charge confidérable, eft de retour a Tolede depuis une heure; je vous en aurois fait avertir fi j'euffe fu votre demeure : néanmoins, ajouta-t-el!e, comme il eft allé fouper en ville chez une Dame dont il eft amoureux, je ne crois pas qu'il revienne au logis avant minuit. Nous aurons du moins la fatisfaclion de fouper & de nous entretenir enfemble; Sc ce qui doit achever de nous confoler, c'eft qu'it retournera dans deux jours a Madrid oit il demeurera trois mois. Je vous jure que fans cela je ferois inconfolable de fon arrivée; c'eft un homme des plus violents qu'il y ait au monde, & d'une délicatefle outrée en matiere d'honneur. Je ne puis vous dire jufqu'a quel point je fuis gênée quand il eft ici; mais nous en ferons, s'il plait k Dieu , bientot délivrés pour long-temps. Cette confidence modéra bien ma joie j le retour imprévud'un frere, Sc d'un frere  de Guzman d'Alfarache. i§e violent, ne préfenta pas k mon efprit une image riante. J'en tirai un très-mauvais augure; j'enrageois entre cuir & chair de n'avoir pas plutöt recu eet avis. Quoique je nefufle pas des plus poltrons, j'aimois mieux me battre dans une rue que dans une maifon, oii il falioit néceifairement fe dé fendre ou bien fe Iaiflercouper les oreilles Je crus toutefois, puifque le mal étoit fans remede, devoir marquer du courage & de la fermeié. Je priai la Dame de faire toujours fervir a bon compte, en lui difant d un air d'intrépidité, que fi fon frere venoit nous troubler, quelque parti qu'il voulut prendre , il auroit affaire a un eaillard qui lui feroit voir du pays. On appor ta Ies viandes, & nous nous affimes tous deux a table. Nous n'avions pas encore mis la main au plat, que nous entendïmes frapper rudement k la porte. O Ciel! s'écria la Dame en fe levant avec toutes les démonftranons d'une fille éperdue, voifi mon frere, que vais-je devenir? ; Tu crois peut-être que pour foutenir l'opinion^ de bravoure que ma fanraronnade pouvoit avoir donnée ala belle, je mepréparai a recevoir courageufementle perturbateur de nos plaifirs, comme je m'en etois fait fort. Tout au contraire, je fus fi ctourdi, fi effrayé de ce qu'il s'ayifoit de  2.86 HlSTOISE revenir fi-tot, que je ne fbngeai qu'a chercher un afyie contre fa fnreur. J'avois en vie de me mettre fous le lit; mais la fceur jugeant que je ferois mieux dans la cuve, m'y fit entrer, & me couvrit d'un tapij. Malheureufement pour mon habit doré , la cuve étoit fort fale & encore toute mouillée; de plus, je n'y étoispas trop a mon aife. On ouvrit la porte pendant ce temps-la a ce diable de frere , qui ne fut pas fi-töt dans la chambre, qu'étonné ou faifant femblant de 1'être, d'y trouver une table & un buffet fi bien garnis; il demeura quelques moments fans parler; puis tout-a- coup rompant lefilence : Que vois-je, ma fceur, dit il d'un air de maitre ? Pourquoi toutes cesviandes? Qui de nous deux fe marie aujourd'hui ? quelle nouveauté eft-ce donc que ceci ? Pour qui ce feftin ? Pour vous, répondit te tremblante fceur, je vous attendois. A d'autres, repliqua-t-il, eft-ce que vous avez coutume de me traiter fi magnifiquement? vous ne fauriez me faire accroire que c'eft pour célébrer mon retour de Madrid , puiique je vous ai dit tantót que je foupois en ville. Je conviensde ce la, mon frere, repartit la Dame; mais vous favez bien qu'il vous arrivé affez fouvent après m'avoir dit la même chofe,    t-E Guzman d'Alfarache. 287 ~tie venir me furprendre; & s'il vous en fouvient, vous vous êtes quelquefois mis en colere contre moi k caufe que vous n'avez pas trouvé votre fouper prêt. Je ne fuis pas iatistait de vos raifons, reprit Ie frere , & je crains fort que les médifances de 'nos voifins ne foient que trop bien fondées Pour une fille de qualité, vous n'avez point alTez de circonfpe&ion dans vos démarches. Ecoutez: vous connoiffez ma délicateffe fur la réputation, gardez-vous de faire quelque pas qui puifTe la bleffer; mais ajouta-t-d,foupons; je veux bien, pour ce ioir,penfer que vous n'avez pas eu de mauvaifes intentions. A ces mots, il fe mit k table; fa fceur s'y affit auffi, & lis cornmencerent tous deux a manger, k gruger mon pauvre fouper. Ce Matamore faifoit le grondeur en fe bourrant Peffomac k mes dépens. La Dame ne diloitpas une parole qu'il ne s'emporrêt. 11 juroir, il blafphêmoit; & quand elle ofoit Ie contredire, il fe débattoit comme un poffede, 1'accabloit d'injures, & fembloit vouioir 1'afTommer. Je levai doucement deux ou trois fois un coin du tapis qui me cachoit, pour voir la mine de ce méchant homme; mais 1'appréhenfion dont j'avois quii ne m'appercut, ne me permettoit guere de Ieconfidérer attentivement.  288 HlSTOI RE Le temps lui duroit moins a table qu'a moi dans la cuve. Je ne comprenois pas comment un homme li colere &z fi emporté pouvoit avoir tant de patience a manger. II Fut plus d'une heure a jouer des machoires, & cette heure me parut un fiecle. S'il mangeoit bien, il buvoit encore mieux. II vuida trois de mes bouteilles pendant le repas; & quand on eut deflervi, il fe fit apporter des pipes & du tabac pour expédier difoit-il, la quatrieme. Alors la Dame, pour me perfuader qu'elle ne demandoit pas mieux que de fe défaire de eet incomïftode, le pria d'aller filmer dans fa chambre & de la laiffer en liberté dans la fienne ; tinais il lui répondit brufquement qu'elle n'avoit qu'a fe retirer oü il lui plairoit, que pour lui, il prétendoit pafler la nuit dans 1'endroit ou il fe trouvroit. Ces terribles & dernieres paroles acheverent de me défoler. Jufques-la j'avois compté que eet abominable homme, lorfqu'il auroit bu & mangé tout fon faoul, s'en iroit dans fa chambre, & que je demeurerois dans celle de fa fceur a ronger les os qu'il auroit laiffés. J'efpérois du moins que la fin de la nuit feroit plusagréa* ble pour moi que le commencement; mais je ne pouvois plus me fiatter de cette efpérarjce^ La t^ame, comnie ^ elle eut partagé me  de Guzman d'Alfarache. 2S9 mes peines, effaya de Ie détourner de ia réfolution; & n'ayant pu en venirabout ni par fes prieres ni par fes pleurs, elle fortit en faifant toutes les grimaces d'une perfonne fort affligée. Elle ne fut pas hors de la chambre, qu'il fe mit è faire les aclions d'un homme ivre ou privé de jugement. Tantot il fe tenoit afïïs, & tantöt il fe promenoit Ia pipe a la bouche; enfuite il danfoit; puis prenant fon épée , il s'efcrimoit contre la muraille. Enfin, il fiffloit, il chantoit , il parloit tout feul, en jurant comme un Juif, en menagant d'exterminer tous ceux qui oferoient Ie regarder entre deux yeux. Après avoir employé la moitié de Ia nuit a faire ce que je viens de dire, il pofa par précaution fon épée nue avec deuxpiftolets auprès du lit, fur Iequel il fe jetta fans fe déshabiller, & s'étendit fur le dos tout de fon long. Dieu foit béni, dis-je alors en moi-méme, je crois quepours'endormir iln'a pas befoin qu'on le berce. II va bientot jouer des narines de Ia belle maniere. Je me trompai encore dans mon calcul. Son vin n'étoit pas de la nature des autres. Cetenragé, au-Iieu de s'abandonner au fommeil, ne fit pendant deux heures que s'affoupir & fe réveiller de momt.-ït en moment, en criant de toute fa force*: Tome, I, 1^  29O H I S T O I R E Qui va-la.? comme s'il eut entendu du bruit dans la chambre. Je n'en faifois pourtant point d'autre dans ma cuve que celui que je pouvois faire en levant le tapispour mieux entendre s'il dormoit; ce qui m'arrivoit affez fouvent dans 1'impatience oii j'étois de fortir de cette maudite maifon. Enfin, le Ciel eut pitié de moi. Ce Rodomont a la pointe du jour fe mit a ronfler. Alorsm'expofanta tout événement, je fortis de la cuve le plus adroitement qu'il me fut poflible. Je gagnai la porte de la chambre en marchant fur la pointe du pied, & mes fouliers k la main , je levai tout doucement le loquet. Puis ayant eu le bonheur detrouver la clef attachée k la porte de la rue, je prislelarge, & me fauvai vers mon Hótellerie, Tout lemonde y dormoit encore, & particuliérement mon page, qui, s'imaginant que je devois paffer la nuit dans les bras de 1'Amour , s'étoit couché tranquillement fans fe mettre en peine de moi. Je ne voulus réveiller perfonne, &remarquant que l'on ouvroit chez un patiffier du voifinage, j'entrai dans la boutique en difant au maitre qu'il voyoit en moi un Gentilhomme mourant de faim, & qu'il me feroit plaifir de me donner quelque chofe k manger. H me répondit qu'il y avoit dans fon four  De Guiman d'Alfarache, 191 des petits patés dignes d'être préfentés k 1 Archeveque de Tolede, & qu'ils feroient cuits dans un wftant. Je ne jirgeai point a propos de perdre une fi belle occafion de me refaire unpeu;& en attendant que l'on tirat les patés du four , je m'occupai 1'efpnt de ma cruelle aventure, h laquelle plus je penfois, & plus je m'eftimois heu- reUTX d,e" être (luitte è fl bon marché. Le patimer n'avoit pas eu tort de me vanter fa marchandife. Je trouvai fes pltes excellents, ou bien mon appetit leur preta un goüt exquis qu'ils n'avoient point. Quand je fortisde la boutique, il étoit jour dans mon Hótellerie ; jemcntai dans ma chambre, & me mis au lit oü je m'endormis protondement: après avoir été plus d'une heure agite du fouvenir du frere & de la fceur, & des róles différents qu'ils avoient joues rous deux. N ij  202 HlSTOIRE C H A P I T R E VII. Suite des galanteries de Guzman, & quelle en fut la fin. J'auróis fort bien dormi Ia grafie matinée, fi deuxDamesneme fuffent pasvenu demander a PHötellerie. II y en avoit une fi richement vêtue, que mon laquais, ébloui de la magnificence de fes habits, ne crut pas pouvoir fe difpenfer de venir trottbler mon repos. II me réveilla donc pour m'annoncer cette vifite. Je jugeai bien d'abord que c etoit la Soubrette a qui j'avois parlé le jour précédent, & qui pour me faire connoitre qu'elle aimoit a tenir fa parole, m'amenoit chez moi fa maitreffe. Je n'eus pas fitöt dit qu'on les fit entrer, que je vis paroitre une grande Dame fort bien faite & de très-bon air. A fa démarche noble & è fes manieres aifées, je m'imaginaique ce devoit être quelque Dame titrée. Elle s'avanca auffi-töt, &s'affit fur une chaife dans la ruelle de mon lit. Je me mis en mon féant, & tenant mon bonnet de nuit a la main, je lui fis cinq ou fix inclinations de tête trèwefpeÖueufes. En-  de Guzman d'Alfarache. 295 fuite je la priai de m'excufer fi je la recevois de cette ïbrte, en lui difant que j'aimois mieux pécher contre la bienféance, que de killer attendre a la porte une Dame de fon mérite & de fa qualité. Paffons la-deffus,me répondit-elle, & venons d'abord au fait. Contentez macuriofité : depuis quand êtes-vous a Tolede ? Quelle affaire vous y amene ? Y ferez vous long-temps? Ces queftions n'embarrafferent point du tout un homme qui favoit compofer fur le champ des fables; & je lui en fis de li belles fur ma naiffance & fur les vues de fortune que j'avois , qu'elle demeura perfuadée que j'étois un illufire Seigneur. Mais il m'échappa une vérité qui gata tous mes menfonges. Au-lieu de lui dire que j'étois a Tolede du moins pour trois ou quatre mois, je dis que j'y venois feulement pour me divertir quelques jours. Je m'appergus que cela ne produifoit pas un fort bon effet. Elle avoit apparemment formé fur moi quelque deffein que ces paroles déconcertoient; & me regardant comme un oifeau de paffage qu'elle alloit inceffamment perdre de vue, elle réfolut de m'arracher quelques plumes auparavant. Pour en venirabout, elle commenca par öter fa mante d'un air libre&gracieux, découvrant un vifage cPune beauté parfaite-, N üj  *94 Hjstoikb des mains plus Manches que Ia neige, avec une partie de fa gorge qui mecharma. Elle leva fa robe qui étoit du plus beau taftetas d'Italie, & fans affectation tira de fa poche un grand Rofaire deCorail ou étoient attachés quelques Reliquaires avec plufieurs croix d'or & autres bijoux. Elle fembloit n'avoir aucun deffein, & badinoit avec ce Rofaire en me parlant, comme fi elle n'eüt pas pris garde a ce qu'elle faifoit, lorfque tout-a-coup elle affecta une extréme furprife en le regardant; elle n'acheva pas un difcours qu'elle avoit commencé, & elle fe mit a fouiller dans fa poche avec une inquiétude qui augmentoit de moment en moment. Je lui demandai de quoi elle paroiffoit être en peine. Au-lieu de me répondre, ellene fit que chercher a terre devant, derrière & autour d'elle; puis appellant fa fuivante qui fe tenoit è Ia porte de Ia chambre: Marcie, lui dit-elle , ma chere Marcie , j'ai perdu la grande croix de mon Chapelet, cette grande croix que mon mari m'a donnée! Qiie je fuis malheureufe! II croira que j'en aurai fait préfent a quelqu'un. Madame, répondit la Soubrette, vous vous afïligez peut-être mal-a-propos. Que favez-vousfi elle n'eft point au logis ? Je crois même 1'avoir remarquée dans votre cabinet. C'eft de quoi je veux tout-a-  de Guzman d'Alfarache. 295 1'heure être éclaircie, reprit la Dame. Retournons fur nos pas. Je ne puis vivre dans cette incertitude. Je fis inutilement tous mes eftbrts pour Ia retenir en lui repréfentant qu'il y avoit de pareilles croix chez les Orfevres, & que, fi elle vouloit bieny confentir, je lui enacheteroisune. Elle rejetta mon offre, 8c me dit d'un air engageant: De grace, Seigneur Cavalier, ne vous oppofez pas au deffein que j'ai de m'en aller. Que je retrouve au logis ma croix ou qu'elle foitperdue, je ne manquerai pas de me rendre ici demain a la même heure. En achevant ces mots, elle fortit de ma chambre oii elle me laiffa fort content de fa fïgure, & fort affligé de fon départ précipité. II n'y eut plus moyen de dormir après cela, je ne fis que rêver k ma bonne fortune & au plaifir qu'elle me promettoit, jufqu'a ce qu'il füt temps de me lever pour diner. Alors m'étant habillé, je m'affis k une petite table fur laquelle on me fervit plus de méts que fix perfonnes n'en pouvoient manger. Au milieu du repas, je vis revenir Marcie, qui m'appritd'un air trifte que la croix d'or ne s'étoit point trouvée, Ce qu'il y a de chagrinant pour moi, ajouta t-elle, c'eft que ma Maitreffe m'accufe d'en être la caufe. Jel'ai, dit-elle, trop N iv  196 Hl STOIRE preffée ce matin pour 1'obliger k s'habiller vite pour venir ici. J'ai été par curiofité chez un Orfevre, pour voir s'il n'auroit point de croix d'or a-peu-près femblable, & par bonheur il m'en a montré une qui lui reffemble on ne peut pas davantage. Je compris ce que Marcie vouloit dire par-la; & tranchant auffi-tot du généreux , je lui dis que fi elle avoit le temps d'attendreque j'euffe dïné , j'irois avec elle chez 1'Orfevre acheter la croix qu'elle y avoit vue. Comme c'étoit juftement ce qu'elle de-r mandoit, elle me répondit qu'elle feroit toutce qu'il me plairoit; puis fe mettant a louer fa maitreffe, elle m'en dit tous les biens du monde. Après le repas, nous allames chez 1'Orfevre, oü je fis 1'emplette que je donnai k Ia Siuyante, en la priant de dire k fa Dame, qu'étant en quelque maniere la caufe de la perte qu'elle avoit faite , il étoit de mon devoir de Ia réparer. La Soubrette, ravie d'avoir fon compte ,difparut après m'avoir affuré qu'elle alloit bien faire valoir mon procédé galant, & que fa Maïtrelfe ne manqueroit pas Ie lendemain de m'en venir témoigner fa reconnoiffance. Lorfque Marcie fe fut éloignée de moi, il me prit envie de chercher 1'occafion de revoir la Dame dn quartier S. Cyprien;  ^ de Guzman d'Alfarache,, 297 quoique j'eufle tout lieu de m'iinagine*" que c etoit une fripponne, & fon frere un fpadaffin, j'aimois a me tromper moi-même ; & oubliant Ie tour qu'ils m'avoient joué , je retournai dans leur rue. J'appercusIaDameaune ja'oufie, & j'en fus bientot remarqué. Elle me fit figne du doi^t qu elle avoit quelqu'un avec elle, mais que je ne m'en allaffe point. Je demeurai, & peut-être un quart d'heure après, je Ia vis lortir de chez elle. Je la fuivis de loin. Elle ie rendit a la grande Eglife, y entra; & i ayant traverfée pour gagner la rue des Pa& de",è celle des Merciers, elle fe gbfla dans une boutique d'oii elle trappelte par figne. Je m'approchai d'elle, & la faiuai. Que la matoife joua bien fon perfonnage . Elle fondit tout-a-coup en pleurs de commande; & feplaignantau Ciel d'avoir un b mechant frere, elle me témoigna Ia vi ve douleur qu'elle avoit euepourl'amour de moi. Elle me jura cent & cent fois que ce n etoit pas fa faute s'il m'étoit arrivé une fi tnfte aventure. Elle me dit enfuite que pour me confoler de Ia mauvaife nuit que ,'avois paffee, elle m'en préparoit une meilleure. Que f0n frere alloit partir dans un moment pour la campagne, oh il feroit du moins deux jours, tic que je n'avois ce iqi.r-la qu a rctouxner chez elle. Enfin, elle H v  298 HlSTOIRE me paria de fagon qu'elle m'attendrit de nouveau. J'euslafoibleffede lui promettre que je merendroisa fa maifon d'abord que la nuit feroit venue. Comme Ia Dame étoit entrée dans cette boutique, elle n'en voulut pas fortir fans marchander quelques bagatelles a 1'ufage des femmes, & elle en acheta pour cent eïnquante réaux ; mais lorfqu'il fut queftion de payer, elle dit au Marchand : Vous voulez bien me laiffer emporrer cette marchandife, & me faire crédit jufqu'a demain. Je vous envoyerai de l'argent par ma femme-de-chambre. Le Marchand qui ne la connoiffoit point du tout, ou qui peut-être ne Ia connoiffoit que trop, refufa de fe fier ;ielle;furquoileSeigneurGuzman,prompt a faifir 1'occafion de faire plaifir aux Dames, dir au Marchand ; Mon ami , ne voyez-vous pas bien que Madame veut rire. Elle n'eft pas k cette fomme prés. Je porte fa bourfe, Scj'ai 1'honneur d'être fon intendant. En achevantces paroles, je tirai de ma poche de la meilteure grace du monde de beaux & bons écus, ck je fatisfis Ie Marchand. Après cela, nous nous féparamesla Dame & moi. Adieu, mon poulet, me dit-elle tendrement, fouvenez.vous que je vous attends a neuf heures du foir. Mais je vous dc'fends abfolnment de  de Guzman d'Alfarache. 299 faire préparer k fouper , je prétends vous régaler a mon tour. . Après un ennui mortel & de vives impatiences de ma part, 1'heure du rendez-vous étant arrivée , je pris le chemin de la maifon de cette Dame, au hafard d'y paffer une feconde nuit dans la cuve. Je m'approchai de la porte avec autant d'empreftement que je m'en étois éloigné le matin. Je fais le fignal dont nous fommesconvenus. Point de réponfe. Je recommence, je ne vois ni n'entends perfonne. J'en fuis furpris, & je m'imagine que le frere averti du delfein de fa fceur, n'eft point parti pour la campagne.Un moment après, croyant que j'avois mal fait Ie fignal qui étoit de frapper avec une pierre au-defious d'une fenêtre bafie, je redoublai mes coups, Sc c'étoit comme fi je les eufie donnés au Pont d'Alcantara. Je frappai même plufieurs fois a la porte. J'y prêtai 1'oreille, & n'entendant pas Ie moindre bruit dans la maifon, je demeurai dans Ia rue jufqu'a minuit, fans favoir ce que je devois penfer d'un filence fi extraordinaire. La patience enfin, commengoit k m'cchapper, Sc j'étois prêt k me retirer quand j'appergus une troupe de gens armés qui yenoient de mon cöté. Je gagnai par provifion le bout de la rue, & me mis k les obferN vj  300 Histoirê ver. lis s'arrêterent k la porte de ma Ny m» phe, y frapperent rudement; & comme on s'obftinoit dans la maifon a ne vouloir pas leur répondre, ils appliquerent fur la porte de fi grands coups de batons, qu'ils ï'auroient bientot mife en pieces, s'il n'eüt pas paru k une fenêtre une fervante qui leur demanda ce qu'ils fouhaitoient. Ouvrez, ouvrez, lui répondit un Alguazil, c'eft la Juftice. A ce mot terrible, je fentis quelque frayeur, & je fus tenté de prendre la fuite, ne fachant fi ce n'étoit pas moi que ces archers cherchoient. Lorfqu'on fe fent coupable, on ne voit pas ces gens-la fans émotion. Je me raffurai toutefois en faifant réflexion que j'avois bien la mine d'être la dupe de ma Princeffe Sc de fon prétendu frere, qui, felon toutes les apparences, s'étoient attirés par leur bonne conduite 1'attention de la Juftice. Je m'avancai même vers la maifon, dès que 1'Alguazil Sc fes archers y furent entrés , & me mêlant parmi les voifins qui étoient defcendus dans la rue pour voir les chofes de plus prés , j'en entendis un qui difoit aux autres: lis fe difent frere & fceur; mais ijs ne le font que du cöté d'Adam. C'eft un aventurier de Cordoue, qui depuis quelques mois tient ménage k Tolede avec une dröleffe de Seville aux dépens des jeunes fots qu'ils attrapent; mais pour leut  de Guzman d'Alfarache. 301 malheur, ces deux frippons fe font joués a un Greffier, qui, pour fe venger d'eux, leur fait le tour que vous voyez. . A ce difcours, tous les voifins fe mirent a nre ^aux dépens du Greffier, d'autant plus qu'ils leconnoifioient pourun homme nouvellement marié; mais quoiqu'ils fuffent bien aifes qu'on 1'eüt dupe, ils ne laiffoient pas d'applaudir a fa vengeance; tam A eft vrai que perfonne ne plaint les malhonnetes gens. On peut même dire que ce fut une comédie pour les témoins de cette aventure, quand ils virent 1'Alguazil & fes archers meneren prifon la Dame toute en defordre avec fon Galant bien lié Si garotte. Pour moi, malgré le fouvenirde la cuve, je pris peu de plaifir h voir cette miférable femme dansi'état oh elle fe trouvoit. Je fus le feul des fpectateurs qui en eut quejque pitié, quoique je fuffe celui qui devoit en avoir le moins. Ravi pourtant de n etre plus dans Perreur fur fon compte, je retournai a mon Hótellerie, affez fot encore pour me flatter que l'autre Dame etoit de meilleure fpi; mais je Pattendis inutilement le lendemain prefque toute la journée. Je ne revis pas même fa Suivante. De forte que ne pouvant plus douter que je ne fuffe auffi dupe de ce cöté-Ia, je me promis bien que déformais je ferojs en garde contre Ie beau-fexe.  }0Z H 1 s t o i r e CHAPITRE VIII. Guzman prend une fauffe allarme , & fort brufquement de Tolede. Autre aventure galante. Origine de ce Proverbe: A Malagon, dans chaque maifon un Larron , & dans celle de l'Alcalde Ie pere Sc le fils. Telle fut Ia fin de mes galanteries de Tolede; & pour furcroit d'infortune, je rencontrai en arrivant dans mon Hótellerie un Alguazil que l'on me dit être de Madrid, Sc l'on ajouta qu'il s'informoit de I'Höte avec beaucoup de foin d'un certain Quidam qu'il che-rchoit. Je n'appris point cela fans altération. Néanmoins tout troublé que j'étois, je tins une aflez bonne contenance; mais je fus agité toute la nuit d'une inquiétude qui ne me laifla prendre aucun repos. Je me levai de grand matin , & 1'efprit toujours occupé de ce maudit Alguazil , j'allai me promener au ZocoJover. Je n'eus pas fait Ie tour de la place, que j'entendis crier: Deux Mulei de retour pour Atlmagro,  de Guzman d'Alfarache, 303 J'employai plus de temps a écouter ce cri qu'a en profïter. Je me déterminai dans Ie moment k louer ces deux rmdes; comme fi j'euffe preflenti que je trouverois a Almagro une compagnie de foldats prêts k partir pour PItalie. Je parlai au crieur. Nous convinmes de prix. Après quci j'envoyai mon laquais payer mon Höte, & chercher mon bagage , qui confiftoit en une valife dans laquelle étoit mon habit d'homme k bonnes fbrtunes, avec du beau linge & le refte de mon argent. Auffi-tót qu'il fut venu me joindre, je tui donnai une des muJes, je montai fur l'autre; & charmé de trouver fi promptement Poccafion de fortir de Tolede dont le féjour ne pouvoit plus m'être agréable, je pris la route d'Orgaz, oh j'allai coucher ce jour-la. II y avoit dans 1'Hötellerie une jolie Servante, qui fembloit s'élever au-deftusde fa eondition par fon efprit & par des manieres gracieufes. Je liai converfation avec elle , & dans eet entretien je fentis naitre des defirs que je lui témoignai. Ce qui ne 1'efraroucha point. Elle eut même la bonté de me promettre qu'elle viendroit me trouver pendant la nuit. Mais, ma Mignonne, lui dis-je, neme trompez-vous point? Puis-je compter fur votre parole ? Sans doute , me répondit-elle. Vous êtes un trop joli Sei-  3°4 Histoue gneur, pour qu'on vous en faffe accroire. Vous verrez fi j'y manque. On me fit coucher dans une chambre baffe oh il j avoit de 1'orge , & dont j'eus foin de laiffer la porte ouverte, afin que la iervante y püt entrer k 1'heure qu'elle jugeroit la plus commode. Je m'endormis en attendant ma belle, quoiqu'on ne dorme guere ordinairement dans une fi agréable attente; mais^ 1'inquiétude que 1'huiffier m avoit caufée la nuit précédente, ne m'ayant pas permis de goüter Ia douceur du fommeil, j'avois encore plus d'envie de me repofer que de faire 1'amour. Cependant un petit bruit que j'entendis dans la chambre eut le pouvoir de me réveiller. Je ne doutai point que ce ne fut la fervante; & youlant la recevoir avec toute Ia reconnoiffance que fon exaöitude k tenir fa parole me fembloit mériter: Venez, lui disje tout bas. Approchez, mon aimable. Je vous attends avec impatience. On ne me répondit point. Je m'imaginai que Ia fripponne en ufoit ainfi pour mieux irriter mes defirs. Dans cette confiance, Iamoitiédu corps hors du lit, j'étendis mes bras pour la faifir. Je fientis fous ma main quelque chofe de douillet, mais d'un douillet qui révolta mon imagination. Comme en effet, c'étoit oretlle d'un ane, Iequel étant forti de 1'^  be Guzman d'Alfarache. 30j curie, avoit été attiré clans ma chambre par 1 odeur de 1'orge qui y étoit. L'animal qui, dans Ie temps que je Ie touchai, avoit la tete baiffée, Ia releva tout-è-coup pour mes pechés, & m'en donna fous le menton un coup qm m'ébranla les mÉchoires, & mit ma bouche toute en fang. Je me levai en jurant, & dans Pmtention de percer de mon epee les entrailies de cette mauditebête, qui, par bonheur pour elle, fut effrayéedu bruit que je fis, & prit auffi-töt la fuite. Je me recouchai en peftant contre 1'amour, & en renouveliant Ie ferment que j'avois deja fait, de me défier de fes pieges. Un moment avant le jour, je commencois a m'affoupir; mais le Muletier vint m avertir que le déjeuner étoit pret, & que 1 je voulois arriver ce jour-la de bonne Heure a Malagon, je n'avois point de temps a perdre. Je fus bientöt debout; & après avoir mangé quelques morceaux de ce qu'il pluifa 1 Höte de me fervir, je voulus monter iur ma mule, qui me lanca une ruade dont , aurois été peut-être eftropié toute ma vie, fi j'euffe refu Ie coup de plus loin: mais , etois fi prés de Ia quinteufe béte , que le ne put me faire un grand mal. Au diable toute forte de femelles, m ecriai-je dans Ie moment! Je fuis né pour en être maltraité. Pour divertir mes compagnons  306 HlSTOIRE de voyage, & me défennuyer moi-même, je leur contai en chemin toute 1'aventure de 1'zine. Ce qui fut un récit bien intéreffant pour le Muletier,qui nous dit après avoir ri tout fon faoul, que Luzia (c'étoit le nom de la Servante ) en avoit agi de meilleure foi avec lui: qu'elle lui avoit tenu campagnie une bonne partie de la nuit; & qu'enfin, il vouloit bien m'apprendre que les fervantes d'Hötelleries appartenoient de droit aux Muletiers, pour le bien qu'ils faifoient gagner aux Hötes en leur menant des paflagers. Nous arrivames fur le foir a Malagon, d'ou, gracesauCiel, je partisle lendemain fans que la fortune m'eüt joué quelque nouveau tour ; fi ce n'eft que je m'appercus, quand nous eümes fait trois ou quatre lieues, qu'on m'avoit volé une bouteille d'excellent vin. Vive Dieu, dis-je alors en riant: ce vol juftifie bien le proverbequi dit: A Malagon, dans chaque maifon un larton, & dans celle de Ü Alcalde le pere & le fils. La-deflus le Muletier me demanda fi je favois 1'origine de ce proverbe. Je répondis que non, & qu'il me feroit plaifir de me 1'apprendre. La voici, reprit il, s'il en faut croire un bon vieillard de qui je la tiens. En i236,DomFerdinand,fürnomméle Saint, Roi de Caftille & de Léon, ctant a  de Guzman d'Alfarache. 307 Benevente, eut avis un jour que les Chrétiens venoient d'entrer dans Cordoue, Sc qu'ils s'étoient déja rendus maitres du Fauxbourg qu'on appelle Axarquia; mais que les Maures a qui cette place appartenoit alors, Sc qui fe trouvoient fort fupérieurs en nombre, fe préparoient a les en chaffer. Ce Monarque zélé pour fa Religion, réfokrt de voler au fecours des Chrétiens. II manda fon deffein a Dom Alvar Perez de Caftro, qui étoit alors a Martos, & a Dom Ordogno Alvarez. Ces deux Seigneurs, des principaux de Caftille, fe rendirent en diligence auprès du Roi, qui fe mit aufïitöt en chemin avec eux. Comme il n'avoit que cent Cavaliers, il envoya ordre a tous fes vaffaux Sc è tous les gens de guerre qui pquvoient être dans les Villes, Bourgs & Villages de fa domination, de marcher vers Cordoue. Ses ordres auroient été fuivis d'une prompte exécution, fi le temps 1'eüt permis: mais on étoit alors dans le mois de Janvier, & les pluies avec la neige avoient par-tout groffi les ruiffeaux, & fait déborder les nvieres. De maniere que les troupes ne pouvant avancer, fe trouverent dans la neceffité de s'arrêter tantöt dans un endroit, Sc tantöt dans un autre. II en arriva un fi grand nombre a Mafagon, que l'on fut obligé de logerunfoldat  308 HlSTOIRE clans chaque maifon, & deux chez les Bourgeois les plus aifés. Le Commandeur de ces troupes & fon fils qui en étoit aufïi Officier , tomberent en partage a 1'Alcalde. Quoique le Bourg füt affez gros, il y avoit tant de monde, que les vivres devinrent d'autant plus chers que le temps continuoit d etre rude. Les foldats fe voyant hors d'état d'en acheter au prix qu'ils fe vendoient, cornmencerent a voler pour fubfifter. Tandis que ces chofes fe pafibient, un payfan de bonne humeur allant a Tolede, rencontra prés d'Orgaz une troupe de Cavaliers quj lui demanderent d'oü il étoit. II répondit qu'il étoit de Malagon. Sur quoi Pun des Cavaliers lui dit : Apprends-nous , mon ami, ce qu'il y a de nouveau k Malagon. Le payfan lui fit cette réponfe , qui depuis eft devenue unproverbe: A Malagon, dan* chaque maifon un larron, & dans alle de ÜAl' calde, le pere & le fils. C'eft donc mal-a-propos, pourfuivit le Muletier, qu'on explique ce proverbe au défavantage des Habitants de Malagon, puifqu'ils furent les volés & non pas les voleurs. On peut dire même k leur gloire, que depuis Madrid jufqu'a Seville, il n'y a point de gite, point d'Hötellerie oü l'on foit mieux traité & moins écorché qu'on Peft k Malagon. Au refte, je ne prétends  de Guzman d'Alfarache. 309 pas foutenir qu'il ne s'y fait point de fripponneries comme ailleurs. Mais je vous affure que ce ne font pas les plus mal-honnêtes gens de ce Pays. Comme le Muletier achevoit ces paroles, il paffa prés de nous un Anier de fa connoiffance , auquel nous demandames des nouvelles d'Almagro d'oii il venoit. II nous dit qu'il y avoit une compagnie de foldats nouvellement levés, & deüinés a ce qu'on croyoit,pour 1'Italie. Je treffailhs de joie a ce rapport, &pardonnai è Ia fortune tout ce qu'elle m'avoit fait fouffrir, en faveur de la belle occafion qu'elle m'offroit de contenter Ie defir violent que j'avois d'être è Genes. CHAP1TRE IX. Guzman fe pdfente pour fervir dans une Compagnie de nouvelles Levées. Comment il efl regu du Capitaiue, & de quelle facon ils vivent enfemble. Toute ma crainte étoit que 1'Anier n'eüt menti; mais je fus perfuadé en entrant dans Almagro qu'il avoit dit vrai. J'appercus un drapeau a la fenêtre d'une'  0ió Histoir £ maifon, oü je jiigeai que le Capitaine de* meuroit. J'allai defcendre a une Hótellerie tout auprès, & je ne fongeai qu'è me repofer jufqu'au lendemain matin. Alors m'étant paré de mon bel habit & de mon linge le plus fin , je me rendis a la première Eglife oü j'entendis la Mefle, 6c de-la chez le Capitaine, que je faluai d'un air a lui faire croire que je ne pouvois être qu'un jeune homme de qualité. Je lui dis que je venois exprès a Almagro pour y prendre parti dans fa Compagnie, ne refpirant que 1'honneur de fervir le Roi. Mon ajuftementne manqua pas de jetter de la poudre aux yeux de eet Officier, qui favoit fort bien vivre. II me recut le plus poliment du monde. II commenca par me témoigner la joie qu'il avoit de me voir dans la difpofition d'entrer de fi bonne heure dans la carrière de la gloire. Puis il me remercia"de la préférence que je donnois k fa Compagnie, qui fe trouvoit fort honorée de pofleder un Cavalier de noble race, comme il étoit aiféde connoitre que j'en étois un.Ce qui me fache,ajouta-t-il, c'eft que tous les emplois fontremplis; mais fi je ne puis vous en offrir un, du moins je pourrai partager Ie mien avec vous,& nous vivrons enfemble de même que fi vous ■étiez Capitaine comme moi.  de Guzman d'Alfarache. 31 f ^ Pour me prou ver que des difcours fi hortnetes n étoient pas des compliments en I air, 1 me rerint a diner, & me régala fort bien. II ne lailTa pas, fans faire femblant de nen, de chargerun de fes valets de s'informerdu mien, qui j'étois. Mon Page qui m avoit entendu dire plus d'une fois que je rne nommois Dom Juan de Guzman de Ia Maifon de Toral, affura que je portois ce nom avouant au refte qu'il n'en favoit pas davantage. Cela fut rapporté au Capitaine, qm Crut pieufement que j'étois un jeune cadet de cette illuftre race. De mon cotc, dès Ie jour fuivant, je lui donnai a manger dans mon Hótellerie, & je n'épargnai nen pour rendre Ie repas digne dün Cavalier qui auroit effecfivement été ce que mon valet avoit dit que j'étois. Je ne men tinspas ace diner. J'en donnai tant d autres au Capitaine & aux principaux Officiers de laGompagnie, que ce n'eft pas merveille s'ilsm'aimoient tous, & meregardoient comme un fujet qui faifoit honneur k leur Corps. Le Capitaine fur-tout avoit tant d attention pour moi, qUe j'en etois quelquefois tout honteux. II eft vrai que pour entretenir fon amitié, je lui er.voyois prefque tous les jours par mon Paee quelque petit préfent, qu'il vouloit bien recevoir pour me marquer fon affeaion.  312 HlSTOIRE Cependant ma bourfe, qui n'avoit pas comme la mer un flux & un reflux, fe défempliffoit k vue d'ceil fans fe remplir. J'avois déja diffipé plus de la moitié de mes réaux , tant en habits, en galanteries & en fraix de voyage, qu'en feliins & en préfents; fans compter ce que j'avois perdu en jouant avec les Officiers, dont la plupart iavoient encore mieux que moi fe rendre au jeu la fortunefavorable. J'étois pourtant affez en fonds pour foutenir'quelque temps Ie beau perfonnage que je faifois, lorfque le temps de nous mettre en marche arriva. Je fuivis la Compagnie en qualité de volontaire jufques fur la cöte ou elle avoit ordre de s'arrêter, en attendant que les galeres qui devoient la tranfporter en Itaiie avec d'autres Troupes, fuffent arrivées k Barcelone oü ellealloit s'embarquer. Mais il plut a Dieu que eet embarquement ne fe fit que trois mois après. Ce qui acheva de me ruiner; car voulant continuer de vivre avec le Capitaine & les autres Officiers, ainfi que j'avois commencé, je me trouvai bientot réduit k me fervir de mon corps de réferve. Je veux dire de mes trente piftoles d'or, auxquelles je n'avois point touché jufques-la, & que je dépenfai avecauffipeu de ménagement que mes réaux. Quand je me vis au bout de mes dernieres pieces, je vendis  de Guzman d'Alfarache. *£ Venclis mon bel habit, enfuite mon liL pms ,e me défis de mon valet, qui ?Ja T' cher fortune ailleurs; & n'aj*ant pl clt gent pour ,?uer jé cefTai de fréqSn e eI Ofteiers, quz nedevinerentquetronDien Les réflexions vinrent alors en fauU f* prefenter a 1'enfant prodigue. sfÊÈit Je. Je me repentois principalement d'avoir donnétant de granllsrepLau peeef A 'rCl "?# *Ue j'^toismal enef- me ^««oient Ie dos. Les fergen?sPQu?v^ nojent auparavant me renrlr* v 9 7V.W / °U,atS n ai»-oient pas  314 HlSTOIRE dédaigné ma compagnie, fi j'euffe voulu devenir leur camarade. Mais il étoit jufte, après avoir fait tant d'extravagances, que j'en fuffe fi bien puni. Si quelque chofe pouvoit me confoler dans un état fi malheureux, c'eft que pendant le cours de ma profpérité , je n'avois pas fait la moindre fripponnerie. Cela donnafort bonne opinion de mol a mon Capitaine , qui me croyant plus que jamais un garcon de naiffance, conferva toujours pour moi de 1'eftime malgré ma mifere. II avoit trop profité de ma mauvaife conduite , pour ne me la point pardonner dans le fond de fon ame. II me recevoitaffezbien quand je 1'allöis voir, fans faire femblant de prendre garde a la fituation de mes affaires. II ne laiffoitpas d'en être touché, & il neputs'empêcher de me dire, un jour que je lui parus plus trifte qu'a 1'ordinaire: Mon cher Guzman, il faudroit que je fuffe bien dur & bien ingrat, fi j'étois infenfible a vos peines, après tous les témoignages d'amitié que vous m'avez donnés. Maisapprenez que ma fortune n'eft guere meilleure que la votre, &que je fuis viyement aftligé de ne pouvoir vous marquerpar mes actions jufqu'oiiva pour vous ma bonne volonté. Tout ce que je puis vous offrir dans • e preffant befoin ou vous vous trouvez  de Guzman d'Alfarache. ,lf d etre fecouru , c'eft Un logement dans ml maifon, & la table de mes SrTs cariW J par néceffité de manger chez moï etanr" dans Pimpuiffance de recevoir me ' amTs Cette propofition, qu'il ne me fit DaJ fcns rougir, fut accompagnée dtiïntiï manieres obligeantes, quVjeI w£ II « fied è perfonne de faire le fier^ncó're nioins a un homme qui n'a pas Ie foi £ qui ne fan oh donner de Ia tête C'eft' t Cameleon qui ne fe nourrit om de Jen? «pelcpie chofe pour fo^CLe ^ mon cote, pour conferrer fon amitie & Pg»er Ie pain * a.dent-<'ue fe ; le lervir.Jeprevenois fes delirs. Comme «del„|rT".a"'ï' de dif"^i<»n qnê de  ^1$ HlSTÓIRE I! m'apprit donc qu'il étoit tellement a fee, que quelques bijoux qu'il avoit encore faifoient fon unique refiburce. Savezvous bien, ajouta-t-il, ce qui m'a réduita cette extrêmité? C'eft le temps que j'ai été obligé de confumer a folliciter mon emploi, & les préfents qu'il m'a fallu faire pour 1'obtenir. Oui, j'y renoncerois fi j'étois a recommencer, quelque envie qu'ait naturellement un Gentilhomme Efpagnol d'acquérir de la gloire par la voie des armes. Effeöivement, outre l'argent qu'il m'en a coüté pour cela, je ne puis y penfer encore fans une extréme confufion, combien ai-je pafte de journées le chapeau a la main, a prier , a flatter, a faire des révérences jufqu'a terre , a traverfer des cours , tantöt pour parler a celui-ci, & tantöt en accompagnant celui-la : enfin a valeter, è ramper,a faire mille bafleiïes.Mais le trait ie plus piquant & le plus fenfible pour moi, c'eft ce qui m'arriva la veille du jour auquel on m'avoit promis ma commifiion. Après plus de huit moisde follicitations& de démarches comme celles que je viens de vous dire, j'accompagnois le Miniftre dont j'avois befoin, & qui fortoitdu Palais. je le conduifis avec le plus profond refpeft jufqu'a fon carroffe. II monta dedans, & je me couvris par malheur un moir ent deyant  de Guzman d'Alfarache. 317 que Ie carroffe partïf. Le Miniftre s'en ap. percut. II me lanca un regard furieux, & me fit bien fentir que mon aöion lui avoit deplu, puifque ma commiffion ne me fut délzvrée que quatre mois après. Je courus même rifque d'être renvoyé aux Calendes Greeques, pour ma peine & pour mon argent. Dieu préferve, continua-t-il enlevant les yeux au Ciel! Dieu préferve tout honnete-homme d'avoir affaire aux perfonnes qui ont le pouvoir & Ia mauvaife volontetout enfemble! Dans quel aveuglement lont ces idolesde Cour, qui veulent qu'on les adore comme des divinités. Ils ontapparemment oublié qu'ils ne font que de miférables Comédiens qui jouent de beaux, roles, & qu'a la fin de la piece, c'eft-a-dire de leur vie, ils difparoitront aufii-bienoue nous. ^ Mon Capitaine m'artendrit par ce difcours, & je me fentis plus pénétré de fon malheur que du mien. Je lui témoignar oans les termes les plus forts que mon cceur & mon efprit me purent fournir, qu il n'y avoit rien que je ne fuffe capable d entreprendre pour le tirer del'embarras ou /e le voyois. En un mot, que j'expoferois volontiers ma vie pour fon fervice. It me remercia de ma bonne volontéi mais O iij  Jl8 HlSTOIRï quel fecours, pourfui vit-il en fouriant, puisje attendre de vous dans Ia iituation oh vous êtes ? Je verrai ce que je pourrai faire, lui répondis-je. Si je fuis jeune, en recompenfe, la nécefTité aiguife 1'efprit, & peut fuppléer è 1'expérience. Laiffez-moi feulement rêver aux moyens de vous faire paffer doucement la vie jufqu a notre embarquement. Le Capitaine fourit encore a ces paroles; & fans me répliquer, branla la tête, pour me marquer qu'il faifoit peu de fond fur des difcours qu'un zele indifcret m'infpiroit. S'il eut connu mes talents, il auroit mieux jugé de moi: maisjele forca» bientotè merendre juftice. Comme les Galeres tardoient a venir,' nous étions obligés de changer fouvent de quartier, 6c nous logions par étape dans les villages. A chaque logement, je donpois une douzaine de billets qui nous rap^ portoientpour le moins douze réaux chacun, & quelques-uns jufqu'a cinquante chez les riches laboureurs. Pour moi, j'avois mon entrée franche dans toutes les maifons fans Ioger dans aucune ; & il n'y en avoit point oü je'ne jouafle de Ia griffe. J'auróis, je crois, emporté de 1'eau du puits,plut6tque de fortir fans rien prendre. Par ce moyen , je relevai la marmite renverfée de mon Capitaine. II fe remit a  de Guzman d'Ai.farache. 319 tenir table " &c la fubtilité de mes mains lui fourniflbit abondamment de quoi faire grande cherea bon marché. Les poules, les chapons, les oies, les poulets & les pigeons tomboient dru comme grêle dans fa cuifine, & je ne le laiffois point manquer de jambons.. ' Si par hafard il arrivoit que le maitre d'une maifon me prif fur Ie fait, fi le vol n'étoit pas confidérable, on n'en faifoit cme rire, & s'il étoit de conféquence, j'en étois quitte pour être mené devant mon Capitaine, qui me reprenoit d'un air févere, & m'envoyoit en prifon dans une chambre, oit je recevoispar fonordrecent coups de fouet que je ne fentois point, quoique je les accompagnalTe de cris fi percants que toute Ia maifon enrétentilToit. II fembloit qu'on me mit en pieces, quoique l'on ne me touchat point du tout. Cela contentoit les perfonnes volées, & fauvoit 1'honneur de I'Officier. Quelquefois aufii les plaignants intercédoient eux-mêmes pour moi, & par pitié conjuroient le Capitaine de me pardonner ma faute. Du badinage on paffe au férieux. Après ces petits coups, j'en voulus faire de plus importants. Je choifis pour cela cinq ou fix déterminés de la compagnie, avec lefquels je me déguifai pour aller exploiter fur les O iv ■  320 Hjstoire grands chemins. Nous arrêtames quelques paffants qui nous donnerent leur bourfe avec une docilité qui nous épargna des crimes que leur réfiftance nous auroit pu faire commettre. Mais notre Capitaine ne fut pas fitöt informé d'une affaire fi délicate , qu'il en craignit les fuites, tant pour moi que pour lui. II me défendit ce jeu-la, & il fallut m'en tenirades plus innocents: comme a trouver des paffe-volants, quand il étoit queftion de pafler montre. C'eft ce que j'entendois a merveilles. Jefavoisfi bien faire changer de figure au même Soldat , foit par une barbe poftiche, foit par une emplatre fur 1'ceil f_ qu'il recevoit trois fois la paye, fans que l'on reconnutla fupercherie. Enfin, je devins ft utile au Capitaine, qu'il m'avoua que mon induftrielui valoit mieux toute feule que les revenantsbons de fa compagnie.  de Güzman d'Alfarache. 321 CHAPITRE VI. Guzman fe rend avec ia Compagnie d Bar* celonne. II y joueun tour d un Orfevre^ & s'embarque pour Cltalie. Les Galeres arriveren* enfin k Barcelon* ne. Dès que nous en eümesavis, nous nous y rendimes pour nous embarquer; mais le temps ne fe trouva point favorable pour cela , & nous fümes obligés de faire un affez long féjour daas cette Ville. Ce n'étoit pluslè ce paysdereffource oü l'on pouvoit avec un peu d'adreffe vivre graffement a bon marché. Je vis bientot mon Capitaine tomber dans une mélancolie dont je pénétrai facilement la caufe. Je devois bien connoitre fa maladie, puifque j'étois Ie Médecin qui 1'en avoit déja guéri. j Pour cette fois-Ia, je fentois mon habileté en défaut, ignorant la carte de Barcelonne, & le génie de fes Habitants. Je ne laiffaï pas k tout événement d'offrir mon fpécifique k mon malade, qui me dit Ia-déffus d'un air très-férieux, que nous n'avions plus affaire a des Payfans, 6c qu'il fallöit O v  312 HlSTOIRE aller la londe a la main. Les difficultés ne fïrent qu'irriter mon efprit, & il me vint une idéé que je réfolus de fuivre. J'ai déja dit que le Capitaine avoit des bijoux qu'il gardoit comme une poire pour la foif. Parmi ces bijoux, étoit unreliquaire d'or,garni de quelques pierreries, èkdontil parloit de fe défaire pour fublifter jufqu'a 1'embarquement. Je le priai de me montrerce bijou , & je lui demandai s'il avoit affezde con« jfiance en moi pour vouloirbien me le laiffer entre les mains pendant un jour ou deux; ajoutant que je le lui rendrois avec ufure. A ces mots, il prit un air gai, & me répondit en fouriant: Oh, oh, mon petit ami Guzman, méditeriez-vous par hafard quelqu'un de ces tours de pafTe-pafTe que vous favez li bien faire ? Vous n'avez feulement, repris-je, qu'a me donner le reliquaire, & tenez-vous gaillard. Si, malgré toutes les mefures que je pourrai prendre pour faire fürement le coup que j'ai dans la tête, j'ai le malheur d'avoir quelque démêlé avec la Juftice, du moins je vous promets de fauver votre honneur, & de porter toute 1'iniquité. Mon Capitaine fe rendit a cela. II m'abandonnale reliquaire, en me difant, qu'il fouhaitoit que je vinfle heureufement a kout de mon entreprife. Perfonne n'y avoit  de Guzman d'Alfarache, 3ij plus d'intérêtque lui, puifque tout le profït lui en devoit revenir. Je mis Ie bijou dans une bourfe que je cachai dans mon fein , & dont je paffai les cordons k une boutonniere de mon jupon. Après quoi j'entrai chezle premier Orfevre qu'on m'enfeigna, & qui, par bonheur pour moi, étoit connu dans la ville pour un infigne ufurier. Jelui demandai s'il vouloit acheter un beau reliquaire, & en même-temps je lui montrai celui que j'avois. Je m'appercus qu'il en fut très-content, quoiqu'ilaffeöatde ne Ie point paroitre. Je n'attendis pas qu'il me fit des queftions : je lui dis que j'étois foldat dans une compagnie de nouvelles leyées, laquelle devoit palTer en Italië: que j'avois mangé tout l'argent que je poffédois, & que n'en ayant plus, je me trouvois réduit k vendre ce bijou", pour n'être pas fans efpeces. Allez, pourfuivis-je , allez vous informer de mon Capitaine, des autres Officiers & des foldats même, qui je fuis. Ils vous apprendront que je me nomme Dom Juan de Guzman. Sur le rapport qu'ils vous feront de moi, vous verrez fi vous pouvez acheter mon reliquaire en füreté. Pendant que vous ferez vos informations, je vais vous attendre fur le Port oii une affaire m'appelle. L'Orfevre, qui ne vouloit pas laifler O yj  314 Histoïre échapper ce bijou, prit fon manteau, & courut fur le champ vers le quartier oü je lui dis que nous Iogions. II ne manqua pas d'interroger quelques Officiers & des foldats même , pour favoir ce que c etoit qu'un certain Dom Juan de Guzman qui fe difoit de leur compagnie. Les uns & les autres (car j'étois généralement aimé ) 1'affurerent que j'étois un jeune homme de qualité, qui avoit delfein de palfer avec eux en Italië , & qu'ils m'avoient vu faire une ftgure des plus brillantes. Enfin, ils lui rendirent un fi bon témoignage de moi, qu'il vint promptement me chercher fur le Port oü il n'eut garde de ne me pas trouver, puifque je n'étois la que pour 1'attendre & le fripponner. II me dit en m'abordant qu'il me prioit de lui faire voir encore le reliquaire , & qu'il 1'acheteroit. Je le veux bien, lui repondis-je; mais tirons nous un peu a 1'écart. Nous n'avons pas befoin qua, ïe monde s'afiëmble autour de nous. Je tirai le bijou de la bourfe, & le lui donnai a confidérer de nouveau. II leregarda de tous cötés; & après 1'avoir bien examiné, ilme demandaeeque j'en voulois. Je lui dis deux cents écus d'or, & ce n'étoit pas la moitié de ce qu'il valoit. Le vieil ufurier feignit d'être étonné de ce prix, & commenca de dire que 1'or n'étoit pas du  de Güzman d'Alfarache. 32^ plus fTn. Outre cela, il trouva degrands defauts dans le travail, comme dans les pierreries. Néanmoins il m'en offrit cent ecus. Je fis le furpris a mon tour. Ce n'eft pas affez, m'écriai-je ! c'eft fe moquer. Vous abufez de ma fituation. Mais quelque befoin que j'aie d'argent, je vous déclare que vous ne 1'aurez pas k moins de cent cinquante écus d'or. II fit pourtant fi bien encore que j'en rabattis trente; de forte que le marchéfut conclu k cent vingt. II me pria d'aller avec lui a fa boutiquepourles recevoir. Ce que je refufai de faire en lui difant que j'attendois un homme,& que je ne pouvois m'éloigner du port: qu'il n'avoit qu'a retourner chez lui chercher la fomme dont nous etionsconvenus, & qu'il meretrouveroit au meme heu oh il me laiftbit. L'Orfevre voyant que je m'obftinois k ne vouloirpas Iaccompagner, & craignant que Ia perionne qui devoit me venir joindre füt un de fes confrères auquel j'avois peut-être donne rendez-vous pour le même fujet courut au Iogis avec d'autant plus d'empreffement, qu'ilavoit plus d'en vie d'avoir Ie rehquaire. J'appercus bientöt ce vieux frippon qui revenoit tout effoufflé. II portoit dans un petjt fac les cent vingt écus d'or qu'il me  316 HlSTOIRE compta dans la main. Je lui demandai Ie petit fac dans Iequel je remis Por , 6c lui offris k la place la bourfe oü avoit été Ie bijou; mais faifantfemblant de ne pouvoir défaire les cordons que j'avois expres bien attachés, jetirai, comme par impatience d'un étui qu'il avoit a fa ceinture, un couteau pour les couper. Quoique cette acfion le furprit un peu, il étoit li éloigné d'en pénétrer la caufe, qu'il reprit le chemin de fa maifon , très-fatisfait d'avoir profité d'une bonne occafion, 6c nefedoutant nullement du piege que je lui avois tendu. Je le laiffai faire quelques pas. Puis je fis ligne a un de mes camarades qui ne valoit pas mieux que moi, & que j'avois pofte dans un endroit avec ordre d'accourir quand je 1'appellerois. Je le chargeai des écus d'or que je lui dis de porter k notre Capitaine. Enfuite courant après mon Orfevre que je n'avois pas perdu de vue, je Patteignis dans un Carrefour, oü ily avoit par hafard une troupe de Soldats alTemblés, & le montrant du doigt, je me mis a crier : Au voleur , Seigneurs Soldats, au voleur. Pour 1'amour de Dien , arrêtez ce vieux frippon qui m'a volé. Ne le laiffez point échapper. Les Soldats, dont il y en" avoit quelques-unsde notre compagnie, arrêterent auffi-töt 1'Orfevre, en lui dematf;  be Guzman d'Alfarache. 327 dant pourquoi il me dormoit fujet de me plaindre ainfi de lui. II fut d'abord fi troublé, fi^ faifi de crainte & d'étonnement, qu'il n'eut pas la force de prononcer une parole. D'ailleurs, quand il auroit parlé, cela eut été inutile, la voix de fon accufateur eut étouffé la fienne. On n'entendoit que moi, je criois fans cefTe; & pour faire plus d'impreffion fur les Soldats, je me jettai a genoux devant eux en implorant leurs fecours avec de fauffes Iarmes. Mes Seigneurs, leur difois-je , vous voyez dans ce vieux fcélérat le plus grand hypocrite qu'il y ait en Efpagne. J'étois tout-a-l'heure avec lui fur Ie port. II a remarqué une bourfe dans mon fein, il m'a demandé ce qu'il y avoit dedans. C'eft, lui ai-je répondu , un reliquaire que mon Capitaine, mon maitre, a oublié ce matin fur je chevet de fon lit, & que j'ai pris pour le lui rendre. Ce voleur que vous tenez m'a pné d'un air honnête de le lui montrer, en me difant qu'il étoit Orfevre, & qu'il fe connoiffoit en bijoux. J'ai contenté fa cunofité. Après quoi il m'a propofé de lui vendre ce reliquaire. Cela ne fe peut pas ; lm ai-je dit, puifqu'il eft a mon maitre. En meme-temps je 1'ai remis dans ma bourfe qui etoit attachée a mon jupon. La-delTus mon voleur en m'amufant de paroles a ti«  $1% HlSTOlRE fé de 1 'étui qu'il porte è fa ceinture un cou* teau dont il s'eft fervi pour couper les cordons dont vous pouvez encore voir les bouts. Donnez-vous,s'il vous plait,la peine de Ie fouiller, & vous lui trouverez la bourfe avec le bijou dont il n'a pas eu le loilir de fe défaire, tant je 1'ai fuivi de prés. Les Soldats le fouillerent auffi-töt, ils tirerent la bourfe Sc le reliquaire qu'il avoit mis dans fon fein; Sc appercevant qu'en effet les cordons avoient été coupés, ils demeurerent convaincus que 1'orfevre étoit un frippon. II avoit beau protefter 8c jurer que je luiavois vendu ce bijou, ils refuferent de le croire , ne pouvant fe perfuader qu'un vieil orfevre eut été capable d'acheter d'un jeune foldat un reliquaire £ riche, fans le foupconner de 1'avoir dérobé. Encore une fois, Seigneurs Soldats, s'écria 1'accufé, j'ai payé le reliquaire a ce Jeune homme, a telles enfeignes qu'il doit avoir aduel'ement fur lui cent vingt écus d'or que je lui ai comptés dans Ia main. Vous n'avez qu'& le fouiller a fon lour, vous lui trouverez ces pieces d'or qu'il vientde recevoir de moi il n'y a qu'un moment. Les foldats, pour le contenter, fe mirent a me vifiter par-tout; Sc voyant que je n'avois point d'argent, ils cornmencerent a Paccabler d'injures Sc même a Ie    de Guzman d'Alfarache. 329 battre.Néanmoins, commeilneceffoitdeles prier de nous mener 1'un & l'autre devant ie Juge, ils nous y conduifirent tous deux. La, je rapportai 1'afFaire de la même facon que je Pavois contée aux grivois, lefquels ayant été interrogés par le Juge, en dirent plus qu'il n'en falioit pour faire croire que 1'orfevre m'avoit effeétivement pris de force Ie reliquaire. D'ailleurs, ce bourgeois étant connu pour un homme fort intéreffé & très-peu fcrupuleux, on n'étoit que trop difpofé k Ie croire coupable. Le Magiftrat toutefois voulant avoir quelque confidération pour fa familie qui étoit des meilleures de la Bourgeoifie, fe contenta de lui faire une forte réprimande,& me remit le bijou entre les mains avec ordre de le reporter a mon maitre; ce qui fut exécuté fur Ie champ. Le Capitaine, quand je lui fis Ie récit de cette aventure, rendit grace au Ciel dans le fond de fon ame de ce qu'elle avoit eu une fi heureufe fin. II avoit craint, avec beaucoup de raifon, que je nemetirafie plus mal d'une affaire fi fcabreufe : & ma hardieflelefittrembler. Quoiqu'il eütfeul profitédela fripponnerie, ilréfolut de fe défaire du frippon; il eut peur que je ne le perdifië a la fin par quelques-uns de mes tours. II attendoit avec impatic-oce le jour de notre embarquemenr.  33° Hxstoire, &c. Ce jour fi defiré de 1 ui arri va peu de temps après. Les galeres fortirent du Port de Barcelonne, & nous trartfporterent heureufement a Genes. Nous n'eümes pas plutöt mis pied k terre, que mon Capitaine me dit en particulier : Mon cher Guzman , nous voici enfin dans le Pays oü vous avez tant fouhaité d'être ; car je lui avois fait confidence du deffein que j'avois d'aller voir mes parents; il faut, s'il vousplaïr, que nous nous féparions. J'appréhende comme tous les diables vos petits coups de main. Ils pourroient un jour me porter malheur. Adieu, mon ami, pourfuivit-il en me mettant dans Ia main une piftole, je fuis faché de n'être pas en état de mieux reconnoïtre vos fervices. En achevant ces paroIes il s'éloignade moi, me laiffant fi étourdi du compliment qu'il venoit de me faire, que jene pus lui direun feul mot. Mais que lui aurois je dit ? Falloit-il luirepréfenter tous les périls que j'avois affronté pour lui? I! ne les ignoroit pas. C'étoit même k caufe de cela qu'il me chaflbit. Je ne devois pas etre fi furpris de fon procédé. J'avois le deftin que les méchants ont d'ordinaire. On fe fert d'eux tant qu'ils font utiles, comme des viperes & des fcorpions, on en tire Ia fubftance pour en compofer des remedes, & l'on en jette le refte. Fin du fecond Livre,  HISTOIRE DE GUZMAN D'ALFARACHE, LIVRE III. CHAPITRE I. Guiman arrivé a. Genes, prend la réfolu-1 tion d'allerfe pré/enter devant fes parents» De quelle maniere ils le regoivent. \\~^M u SS.*"T ° T 3ue i'eus quitté mon I "|AJ| Capitaine , ou pour mieux diiyg||g|re quand je vis qu'il m'abon77 donnoit, je ne fongeai qu'a me confoler de ce malheur. Rien n'étoit plus propre a me le faire oublier, que  33* Histoire de penfer qu'enfin j'étois k Genes, après avoir fi long-temps fouhaité de m y voir. J'allai d'abord faire un tour dans Ia ville oü je demandai des nouvelles de mes parents. J'appris qu'ils étoient hauts & puiffants Seigneurs, & des plus riches de la République. Cela me caufa bien de la joie, & me fit juger que je recevröis d'eux de grands fecours, lorfqu'ils fauroient que j'étois un extrait de leur noble familie. En attendant que je fuffe en état de les aller faluer chez eux, je jugeai k propos de chercher une petite hótellerie oü je puffe yivreè peu de fraix. Ma pifiole ne pouvoit me mener bien loin. Encore fallut-il en employer une partie en fouliers dont j'avois un extréme befoin. Mon habit étoit déja bien. ufé, auffi-bien que mes bas & mon chapeau. Tout mon équipage commencoit a menacer mine.Tant mieux, difois-je; mes parents ne fouffriront pas que je demeure comme je fuis, ils ne voudront pas que je leur faffe déshonneur. Ne perdons point de temps, hatons-nous de nous faire connoitre, pour fortir promptement de mifere. Me voila donc a chercher mes parents, & k demander le chemin de leur maifon, en me vantant publiquement d'être de leur  de Guzman d'Alfarache. 333 "familie; ce qui leur fut bientot rapporti par des gens qui ne les aimoient guere, Sc qui jugeanr que la vue d'un jeune homme fi mal équipé ne leur feroit pas grand plaifir, s'étoient emprefies a leur porter cette agréable nouvelle. Mes généreux parents en furent au défefpoir. II leur fembloit que ma pauvreté les couvroit d'infamie; Sc je ne voudrois pas jurer que s'ils euflent pu fans fe commettre me faire poignarder, ils n'y auroientpasmanqué. Outre qu'ils n'eulTent fait en cela que fuivre 1'ufage de ce pays-lè. Mais comme on s'entretenoitdéja de moi dans toute la ville, & que l'on s'y fouvenoit encore de mon pere, fd'on m'eüt vu tout-a-coup difparoitre, on n'en auroit pas demandé la caufe. Ne fois pas fcandalifé, Lecteur, de la mauvaife opinionque j'ai de mes parents. Je m'imagine qua leur place tu ne ferois pas autrement qu'eux. Suppofe-toi pour un moment auffi riche qu'ils Pétoient, Sc me dis de quelle facon tu recevrois un gueux, qui tout-a-coup tombé des nues viendroit te faluer au milieu d'une rue en te difant : Bonjour, mon oncle, je fuis fils de votre' frere ou de votre mere. Tu trouverois cela bien mortifianr. J'eus 1'imprudence de me préfenter publiquement devant eux. Aufii je n'en abordai pas un qui ne me trai-  334 Hisioire tat d'impofteur & de frippon. Ils accompagnerent même de menaces ces deux épithetes.^ Croyez-nous, me dirent-ils, ne vous arrêtez point a Gênes, de peur d'y patTer fort mal votre temps. J'avois beau nommer mon pere, & protefter qu'il avoit tenu fon rang parmi les nobles Génois; tous fes mauvais parents Pavoient oublié. _ Je rencontrai pourtant un foir certain vieillard qui, fans fe découvrir, m'aborda d'un air doux &honnête: Mon fils, me ditil, n'eft-ce pas vous qui avez fujet de vous plaindre de quelques perfonnes titrées qui ne veulent pas vous reconnoitre pour un homme de leur fang ? Je répondis que oui, & je lui dis qui étoit mon pere. Vous me parlez, reprit le vieillard,d'un Noble que j'ai vu autrefois. Heft conftantqu'il a dans cette ville des parents qui font des gens confidérables. Je vous dirai même que je connois un banquier qui doit avoir été des amis de votre pere, & qui demain, car il eft trop tard aujourd'hui , vous mettra au fait de toute votre familie. En attendant que je vous mene chez lui, continua t-il, venez loger dans ma maifon; je fuis indigné de 1'accueil que vos coufins vous ont fait. Ils devoient plutöt vous recevoir avec aftection. Mais fuivez-moi, & comptez qwe le banquier vous vengera bien de leur dureté.  be Guzman d'Alfarachè. 33j J'acceptai Poffre que ce bon vieillard me" taifoit de me donner un logement, en rendant grace au Ciel d'avoir fait une fi heumife rencontre. Je n'avois garde de me déher d un pareil perfonnage. II avoit 1'air grave & débonnaire, fa tête chauve & fa barbe blanche rendoient fa mine vénérable. II s'appuyoit fur un Mton, & portoit une longue robe; je le regardois comme un autre S. Paul. Lorfque nous fümes dans ia maifon qui me parut un Hotel magnifique, il vint un valet qui voulut lui öter fa robe; mais le vieillard ne Ja quitta point par un excès de politeffe, & renvoya le vaIet, apreslui avoir dit quelques parolès ItaIiennes ,qui furent pour moi de PHébreu Enniite il me fit entrer dans une falie oh pendant une heure entiere, il m'entretint des affaires d'Efpagne. Puis venant infenfiblement k celles de ma familie, il me fit force quefiions, particuliérement fur ma mere, & je n'y répondis point en fot. L'entretien commencoit k m'ennuyer, quand le valet revint. Ils eurent encore enfemble unepetite converfationen Italien, k laquelle je ne compris rien non plus qu*a Ia première. Maïs immédiatement après, Ie bon homme s adreffant k moi, me dit en Efpagnol : Je fuppofe que vous avez foupé il eft temps de s'aller coucher, vous devez  336 Histo ire avoir befoin de repos. Nous nous reverronsdemain. Puis feretournant versie domeftique : Antonio-Maria, pourfuivit-il, conduifez ce Gentilhomme au plus bel appartement de ma maifon. J'avois plus d'envie de manger que de dormir , ou plutöt je mourois de faim; ayant par malheur diné ce jour-Ia fort fobrement a mon auberge, pour mieux ménager ma piftole qui tiroit a fa fin. Néanmoins de peur d'abufer des bontés d'un höte qui paroifibit fi difpofé a me rendre fervice, je fuivis fon valet, comme fi j'euffeeu le ventre plein. Ce domeftique me fit d'abord traverfer une enfilade de fept a huit pieces pavées d'albatre, & toutes plus propres les unes que les autres. De-ló nous entrames dans une galerie pour aller gagner une trés belle chambre oii il y avoit un lit fort riche oc bien garni avec une tapifferie magnifique. Vous voyez votre chambre, me dit Antonio-Maria, & Ie lit qui vous efi defiiné. II n'y couche jamais que des Princes ou des parents de mon maitre. Ce valet, après m'avoir laiffé confidérer un peu Ia richefle des ameublements, s'offrit k me déshabiller, mais je m'en défendis pour caufe. Outre que je n'étois pas bien-aife qu'il vit unechemife toute dé'.hi- ree,"  de Guzman d'Alfarache. 337 ree, mon habit avoit befoin d'une main plus intéreffée que la fienne a me 1'örer dehcatement. Cependant foit par malice loit qiul crut que je ne m'oppofois k fa » bonne volonté que par politeffe, il revint k Ia charge; & fe mettant en de voir de me fervir malgré moi, il me prit & me tira fi brufquementune manche, quefï je n'euffe pas eu la précaution de Ia tenir de l'autre mam, il me 1'auroit fans doute arrachée Alors le pnant d'un air chagrinde me Iaifleren repos, j'allois tout de bon me fêcher contre lui, s'il ne fefüt point arrêté pour prevemrma colere. Je me retirai dans la nielle, ou m étant promptement défait de mes guenilles qui ne tenoient qu'a deux lacets, je me fourrai vïte dans Ie lit, dont je ientis que lesdraps étoient propres & parfumes. Après quoi, je dis au valet qu'il pouvoit emporter la chandelle. Je n ai garde, me repondit-il; ce feroit le moven de vous faire paffer une très-mauvaife nuit. II ie cache dans cette chambre , dont Ie plafond eft fort élevé, de grandes chauves-fouris qui font affez communes dans cepa7s.ci,& dont vousferiez incommodé fi vousdemeuriez fans lumiere, Ajoufez k cela, pourfuiviMl, qu'il revient dans les principales maifons de cetïe Ville certains efprits mal-faifants, donton feroit infailfilome L # p  33§ HlSTOJRE blement tourmenté, ii l'on négligeoit d'avoir dans les chambres des chandelles allnmées, dont ces lutins, a ce qu'on dit, fuyent la clarté. II me faifoit tous ces contes d'un air ingénu, & je les écoutois avec toute la crédulité d'un enfant, au-lieu de me défier de eet Antonio-Maria dont la mine fourbe me devoit être fufpecle. II ne fut pas fitöt hors de ma chambre, que je me levai pour aller fermer la porte aux verroux, moins dans la crainte d'être volé, que dans 1'efpérance d'empêcher paria les efprits de m'y venir perfé.cuter. Après cela, me croyant en füreté, je me recouchai, & me mis a faire des réflexions fur les bontés du refpectable vieillard chez qui je me trouvois. Bien-loin de le foupconner de quelque mauvais deffein ,ce que je n'aurois pasmanquéde faire fi j'euffe eu un peu plus d'expérience, je merepréfentai qu'il falloit que ce füt quelqu'un de mes plus proches parents, Iequel n'avoit pas voulu fe faire connoitre ce foir-la , pour me furprendre plus agréablement le lendemain matin. Je gagerois bien , difois-je, qua mon réveil, je verrai venir un Tailleur qui meprendra la mefure d'un habit. Je puis compter que ï'aurai bientot toutes mes petites commodités. Je n'ai pas perdu ma peine d'avoir paffe la mer pour venir en italie. Ceti  de Guzman d'Alfarache. 333 ainfï qu'en me bercant des plus agréables penfées, je livrai peu-a-peu mes fens au lommeil le plus profond. Quoi qu'Antonio-Maria m'eüt dit que les efprits mal-faifants étoient ennemis de la lumiere , ma chandelle allumée ne put me garantir des perfécutions de quatre iïgures de Diables qui entrerent dans ma chambre. Je n'entendis pas d'abord le bruit quefïrent ces Démons; mais leur intention n'étant pas de refpeaer mon repos ils s'approcherent de mon lit, tirerent les rideaux, me faifirent tous quatre, deux par les mams, deux par les pieds, & m'enleverent. Je me réveillai enfin, & me voyant fufpendu en 1'air entre les griffes de ces quatre Diables , je demeurai tellement epouvanté, qu'on peut dire que j'étois plus mort que vif. Ils avoient la forme fous Iaquelle on repréfente un Démon • de grandes queues, des mafqnes effroyables Jfc descornes k la tête. Je r/erdis 1'ufage de Ia voix. A peine me refloit-il quelque fentiment. J en eus pourtant encore affez pour anvoquer quelques Saints dont les noms fe preienterentèmonefprit. Mais quand j'auróis récité des Oraifons, c'eüt été autant de bien perdu. Je n'aurois pu chaffer ces .Lutins. Les exorcifmesmême ?uroient été mutiles. J'avois affaire a des Diables bapPij  34© HlSTOIRE tifés. Ils me mirent dans une de mes couvertures, en prirent chacun un coin, & cornmencerent a me berner avec tant de vigueur , qu'ils me langoient jufqu'au plafond, contre Iequel je m'imaginois a tout moment que j'allois me calTer la tête ou quelqu'un de mes bras. J'en fus quitte toutefois pour des contufions&: des meurtriffures. Ils cefferent enfin, de me faire voltiger, foit parfatigue, foit qu'ils fentiffent que ma peur étoit laxative. Ils me coucherent tout rompu. Puis m'ayant recouvert, ils éteignirent la lumiere, & s'en retournerent par oii ils étoient venus. Je demeurai dans ce pitoyable état jufqu'au lever du foleil, & la frayeur dont j'avois été faifi m'agitoit encore , lorfque je fis un effort pour me lever dans Ie deffein de fortir au plus vite d'une maifon oü l'on rempliffoitfi mal les devoirsde 1'bofpitalité. Mais je ne me levai ni ne m'habillai point fans reflentir de vives douleurs, dont je ne pouvois me rappeller la caufe, fans donner mille malédicfionsau vieillard qui m'avoit fait traiter fi cruellement, Ce n'étoit plus pour moi ce perfonnage fi digne de vénération , eet homme de bien que je m'applaudiflbis d'avoir rencontré. C'étoit alors un vieux forcier, damné dès ce monde.    de Guzman d'Alfarache. 341 Avant que de fortir de la chambre , je fus curieux de favoir par oh les efprits mahns y étoient entrés. J'examinai d'abord la porte, & la trouvant au même état cm je 1'avois laiffée en me couchant, c'efta-direferméeauxverrdux, je ne pouvois croire raifonnablement qu'ils fe fuffent introduits par-la. Mais ayant levé une tapiflene, j appercus une grande fenêtre qu'elle couvroit, & qui donnoit fur le corridor, t-lle etoit meme encore ouverte, les lutins ne s etant pas mis fort en peine de la fermer. Je ne fis point de bruit, de peur que les battusne payaffent encore I'amende;& je n afpirois qu'è me tirer de ce maudit'en ulcere T- r -°me' 16 me connois en; grene. Non, non mon ami, repartit 1'au- rouröe. II n a poInt de mal véritable Je fais bien de quelle facon il s'eft fait venir c fit» ulcere. J'en ai déja vu de femb? . Wes, & e connois Jes herbes dont eet im-  de Guzman d'Alfarache. 379 A ces mots, le Chirurgien qui avoit été ma dupe, en fut tout honteux; mais s'imaginant qu'il y alloit de fon honneur de perfifter dans fon fentiment, il ne fe rendit point a celui de fon camarade. Ce qui fit naitre entr'eux une difpute qui feroit devenue très-vive, fi le plus habile des deux n'eüteu 1'adrefle de la terminer en priant fon confrère de vouloir examiner de nouveau ma jambe. Faites-y, lui dit-il, plus d'attention; vous ne douterez plus de la fripponnerie. Trés-volontiers, répondit l'autre Chirurgien, je vais y regarder de plusprès; & fi je trouve en effet 1'ukere tel que vous le dites, j'en demeurerai d'accord de bonne foi. Ce n'eft pas affez, repliqua le premier; en reconnoiflant votre erreur, il faut encore que vous conveniez que je mérite d'avoir un tiers plus que vous. Cela n'eft pas jufte, s'écria fon compagnon. Ne vous applaudiflez pas tant d'une pareille découverte. Je la pouvois faire aufli-bien que vous; &tje prétends que nous partagions également Phonoraire que fon Éminence nous donnera. Ils s'échaufferent tous deux la-deflus; & plutöt que de céder l'«n a l'autre , ils refolurent de déclarer tout au Cardinal. Quand je vis qu'ils s'arrêtoient a cette réfolution, je ne balancai point a prendre  3 Sc» Histöire la mienne : j'entrai brufquement dans la chambre ou ,Is étoient: je me jettai a leurs Pieds; & pleurant k chaudes Iarmes, car | avois un talent tout particulier pour cela je leur adreffai ces paroles : „Mes chers » Seigneurs, ayezpitié de votre femblable. » Je luis un homme comme vos Sei^neu» Vous favez qu'aujourd'hui les ri- » ches font f, durs, que les pauvres , pour » les attendnr, font obligés de fe couvrir » Ie corps de playes, & de fe martyrifer. »> Encore nous arrive-t-il fouvent de nous ») mettre fans fruit dans un état de fouffran» ce; ou du moins pour une miférable au»> monequinousenrevient. Au refte que » gagnerez-vous k découvrir ma trompe» ne? vous perdrez la récompenfe qui » vous a ete promife, & qui ne peut vous » echapper, fi vous voulez que nousaeif» fionstous trois de concert. Vouspouvez» hardiment vous fier k moi. La crainte du * SatimLCnt VOUS réP°nd de ma difcrétion. Mes Chirurgiens, après aVoir fait leurs reflexions, fe déterminerent k profiter de loccaiion qui fe préfentoit d'attraper 1'argent du Cardinal. Dès que nos fifties furent d accord, nous repaffames dans la chambre de Ion Éminence, oh ces deux Meffieurs m ayant fait affeoir fur Ie lit, recommencerent a confiderer ma jambe, lis y mirent  de Guzman d'Alfarache. des emptèrres avec les drogues qu'ils «.gerent les plus propres è 1'entretenir dans 1'état ou elle étoit. Ils la banderent enfuite I envelopperent d'une ferviette , puis voyant revenir Ie Cardinal dans ce moment-lè, ilsme prirent entre leurs bras comme fi ,'euiTe été véritablement incomniode, & me recoucherent. Son Éminence inquiete & très-impatiente d'apprendre des nouvelles de mon ulcere, qui lui avoit paru fort dangereux, en demanda d'un air empreffe Monfeigneur, lui ditgravement un des Chirurgiens, ce pauvre garcon eft dans une fttuation déplorable. 11 a déja Ia gangrene k Ia jambe; nous efpérons pourtant le tirer d'affaire, s'il plaït a Dieu. Mais ft nous faudra du temps pour en venir k bout. II eft bien heureux, dit alors l'autre Chirurgien , d'être torhbé aujourd'hui entre nos mains. Un jour plus tard il étoit mort ;& c eft fans doute pour lui fauver Ia vie que le Ciel laenvoyé a la porte de votre Éminence. Ce rapport fit plaifir k Monfeigneur ,qui leur dit quilspouvoient employer toutle tempsqu'ils voudroient, pour vu qu'ils me gueriffent. II les pria de nouveau de ne rien neghgerpoury réuffir, pendant que de fon «ote il auroit foin que je fuffe bien traité dans fa maifon. Ils lui promirent derépon-  3 §2 HlSTOIRE dre a la confiance qu'il avoit en eux, & 1'aflurerent qu'ils ne manqueroient pas de me venir voir 1'un & l'autre deux fois le jour , attendu qu'il leur faudroit, difoientils,raifonner enfemble fur chaque obfervation qu'ils pourroient faire fur mon mal. Ils fe retirerent après avoir parlé de cette forte. Ce qui me rendit 1'efprit plus tranquille; car jufqu'a ce moment je m'étois toujours défié de ces deux bourreaux. J'avois craint qu'ils ne découvriffent ma fourberie, quoiqu'ils paruffent en vouloir être les complices. Les frippons me firent garder la chambre pendant trois mois,que jetrouvai plus longs que trois fiecles, tant il efl difHcile de perdre I'habitude de jouer & de gueufer, J'avois beau être couché & nourri comme Monfeigneur même, tout cela ne m'empêchoit point de m^nnuyer d'être renfermé. Enfin, je preflai, je tourmentai fi fort mes Chirurgiens pour les obliger a finir cette comédie, qu'ils céderent a mes importunités. Ils cefferent d'entretenir 1'ulcere; & quand ils virent ma jambe dans fon état naturel, ils en avertirent le bon Cardinal, qui admira une fi belle cure, & renvoya ces Charlatans après les avoir auflibien payés que s'ils 1'euffent mérité. Son Éminence pendant le cours de ma faufle nialadie, m'étoit venu vifiter fort fouvent.  Gutman d'Alfarache. Ja vorsen plöfieurs entretiensaveccefLt ptéiat, QU1 m;ayant trouvé lln;;ocre j 2 ne. rour m en donner une marqué éclafan te, il voulut m'attaeher è fon Lvicé memettreau nombre de fes Pa 411' C H A P I T R E VIL mille efpiégleries. JVfp V°lci don5 tout-è-coup devenu que la mam,ou pour'mieux dire L jarfl lffc*« prés, ce foit Ia même chofe ïï" perfonnes (mi entroient n , ? ■ ,e>  384 HlSTOIRE debout deux heures entieres en atrendant les ordres qu'on me voudroit donner. Toujours prêt a fuivre les carrofTes la nuit comme le jour, ou bien a fervir a table cka dévorer des yeux tous les plats que je voyois deffus. En un mot, il falloit que je fufTe dans une attention continuelle a rendre toutes fortes de fervices, Sc cela depuis le premier jour de Janvier jufqu'au dernier de Décembre. Ah,miférableefclave! mediras-tu. Quel profit tirois-tu de tant de peines pendant 1'année? hélas! te répondrai-je, j'étois . valet de tout le monde. On me donnoit un habit, mais c'étoit moins pour m'en couvrir que pour faire honneur a mon maitre. Je ne gagnois que de la galle Sc des rhumes avec quelques bouts de bougies que je dérobois Sc vendois a des Savetiers. Encore avois-je befoin d'une grande adreffe pour faire impunément|ces petits larcins. Malheur a nous fi nous étions pris fur le fait! Nousétions fürs d'avoir les étrivieres. Outre .les morceaux de cire que nous détaehions desflambeaux, nous mettions quelquefois la main fur des friandifes que nous mangions a la dérobée. Mais ces fortes de tours demandoient une fubtilité que tous mes camarades n'avoient pas; & je me fouviens qu'un jour il arriva un accident'défa- gréable  de Guzman d'Alfarache. 38j gréable a un Page des moins déniaifés. Le fot en deffervant s'avifa d'efcamoter quelques rayons de miel, qu'il envoloppa dans fon mouchoir k Ia hdte, & fourra dans fa poche. Comme il faifoit alors une cbaleur «ceffijre Ie miel fefondit, & commenfa de couler le long de la jambe du Page. Le ha ard voulut que Ie Cardinal S'enLper! eut; & fo doutant bien de ce que c'étoit ie prit k rire de toute fa force. Enfuite s adreffant k ce nigaud: Page, lui dit-i ie vojs fortir du fang de votreS jambe q el e bleffure y avez-vous ? A cette queffion tous les convives qui étoient en affez grand nombre, etterent les yeux for 2 jambe du voleur, ainfi que Jautres do7 &qi]eS.de fon Éminence, & le pauvre diable de Page eut Ia confufion de reTar! quer que fon crime étoit découvert. Tron heureux s'il en eut été quitte pour Ia honte d effuyer toutes les rifées qu'il exci a maS il.paya bien plus cher fe? rayons dónTle miel fut pour lui fort amer La plupart de fes Confrères étoient auffi neufs que hu quand je fus recu parmi eux & comme ,e ne pouvois mWcher de fuivre mes andennes habitudes, fe m'oCCU pois a les redreffer. Je leur vofo s c^ S «T? d%meilleur' 9"elque foin S pnffentdefegarantirdem4es grïffes? Ce  386 HlSTOIRE quilesdégourdit en peu de temps. Monfeigneur avoit dans un cabinet voifin de fa chambre une grande cahTe de bois blanc remplie de toute forte de confitures feches, qu'il aimoit beaucoup. II y avoit entr'autres chofes de Ia Bergamotte d'Aranjuez, des pruneaux de Genes, des meions de Grenade, des citrons de Seville, des oranges de Plaffentia, des limons de Murcie , des concombres de Valence, des pommes d'amour de Tolede, des pêches d'Arragon, & des racines de Malaga. En un mot, tout ce qu'il y a de plus exquis & de plus vanté en fait de confitures fe trouvoit dans cette bienheureufe caiffe, qui me faifoit venir 1'eau a la bouche toutes les fois que fon Éminence m'en donnoit la clef pour en tirer ce qu'il defiroit. Mais ce qui me fachoit fort, c'eft qu'elle affecloit toujours d'être prcfente, comme fi mafïdélité lui eut été fufpefte. Je fus piqué de fa défiance, qui ne manqua pas d'irriter I'envie que j'avois déja de tater de ces beaux fruits confits. Enfin, la tentation devint telle, que n'y pouvant plus réfifter, je ne fongeai plus qu'au moyen de me fatisfaire. La caiffe large d'uneailne & longuede deux ékdemie avoit une ferrure au milieu. Je m'avifai de ine fervir d'un Mton plat pour lever un coin du couvercle; puis fourrant d'autres  de Guzman d'Alfarache; 3J7 bitons plus gros de diftance en diftance juf. qu'a la ferrure. Je fis de cette maniere au coin par Iequel j'avois commencé une ouverture affez grande pour y paffer mon pent bras; mais comme je ne pouvois choifir que par-tout oii ma main s'étendoit, j'eus linduftne d'attacher un crochet au bout d un baton pour attirer a moi les fruits Jes plus eloignés. C'eft ainfi que je merendis maitre de Ia caiffe fans en avoir Ia clef. . quoiqu'iï y eut dedans une grande q'uantite de fruits, j'employai fi fouvent mes batons,qu'il y parut. Le Cardinal appercut par-ci par-Ièdescreuxqui lui donnerent bien a penfer; & un jour entr'autres qu'il eut enyie de goüter d'un très-beau citVon de Seville qu'il avoit remarqué Ia veille ne 1 y trouvant plus, il en fut fort étonné! il appella fes principaux Officiers : il leur dit d'un air irrité, qu'il vouloit favoir Iequel de fes domefiiques avoit eu Pinfolence d ouvrir fa caiffe, & de toucher a des tcuifs qu ft confervoit avec tant de foin, II crtargea le Major domo, qui étoit un Prêtre ievere&mélancolique, de faire une exaéfe recherche de 1'auteur d'un coup fi hardi. Le Majordome fit tomber fes foupcons ïur les Pages. II nous ordonna de nousaffembler dans une falie pour nous foui Ier tous lunapres l'autre; mais il eutbe£u y'fiter R ij  3 8 8 Histoire ïios poches, & nous faire des menaces, il n'en fut pas plus avancé. J'avois mangé & déja digéré le citron. Cette affaire enfin s'affonpit; on n'en paria plus. Cependant Monfeigneur ne ï'oublia point, & moi de mon cöté je me tins fur mes gardes. Je n'ofai pendant quelques jours retourner a la caiffe, pas même la regarder. Cela ne laiffoit pas de me faire de la peine. J'avois pris goüt aux confitures; & loin d'y renoncer, je n'attendois que 1'occafion d'en pouvoir dérober encore impunément. Je crus qu'elle s'ofïroit une après-dinée que mon Maitre jouoit avec d'autres Cardinaux. Je m'imaginai que, tandis qu'ils feroit occupé du jeu, j'auróis tout le loifir de faire ce que je defirois. Dans cette confiance, j'allai chercher mes ©utils que j'avois bien cachés, & je me gliffai dans le cabinet fans que perfonne m'appercüt. J'avois déja levé le couvercle & fourré mon bras dans la caiffe, lorfque Monfeigneur, attiré par un befoin preffant, vint dans la chambre oii il couchoit, & n'y rencontrant aucun Page, il prit lui-même un pot de chambre qui étoit fous fon lit. Je 1'entendis; & voulant aufïi-töt retirer mon bras, j'agis avec tant de trouble & de précipitation que je fis fauter en Pair un de mes batons, & tomber le couvercle fur mon  de Guzman d'Alfarache. 389 bras. De maniere que je clemeurai pris comme un moineau au trébuchet. Le Cardinal ayant oui le bruit de la chüte du baton, trembla pour fes confitures. II entra dans le cabinet, & me trouvant dans 1'état oü j'étois : Ah ! ah ! mon ami Guzman, s'écriat-il, c'eft donc vous qui volez mes fruits? Les grimaces que je faifois, & Ie chagrin que j'avois de me voir furpris, lui donnerent une fi grande envie de rire, qu'il ne put s'empêcher d'éclater. II appella même les autres Cardinaux pour les faire jouir de ma confufion. Ils quitterent le jeu, accouV rurent a fa voix; & après qu'ils fe furent bien épanoui Ia rate a mes dépens, ils le prierent de me pardonner pour cette fois en lui difant que je n'y retournerois plus! Mais mon maitre fut inexorable. II accorda' leulement a leurs prieres, qu'au-lieu de vint-quatre coups defouet que je lui femblois bien mériter, je n'en recevrois que la moitié. II en fallutpaflerpar-la, & Ie Dominé Nicolao, mon ennemi mortel, ayant été chargé de me les donner dans lbn appartement, s'acquitta de fi bon cceur de cette commiffion, que je m'en fentois encore quinze jours après. Mais s'il fatisfit en cela fa haine, je te protefte que je contentai bientot mon reffentiment, Voici de quelle maniere. Nous R iij  390 HlSTOIRE étions alors dans le temps des coufins, & il y en avoit cette année a Rome une prodigieufe quantité. Le Majordome qui aimoit fes aifes, fe plaignant un jour devant moi de ces maudites bêtes, dit qu'il en étoit fort incommodé dane fa chambre. Sur cela je pris la parole :Seigneur, lui dis-je, il ne tiendra qu'a vous d'en être délivré pour toujours. Nous avons en Efpagne un fecret infaillible pour nous garantir de 1'incom-s modité de ces animaux-la. Je vous Penfei» gnerai, fi vous le fouhaitez. Vous me ferez plaifir, répondit Nicolao, de m'apprendre ce qu'il faut faire pour cela. Vous n'avez, repris-je froidement, qu'a mettre au chevet de votre lit un gros paquet de perfil trempé dans du vinaigre. Ils ne 1'auront pas fitöt fenti qu'ils viendront fe jetter deffus, & un moment après ils tomberont tous roides morts. II me crut, & dès Ia première nuit il voulut faire Pexpérience de mon fecret. Mais il ne fit par-la qu'irriter les coufins , qui 1'aflaillirent plus cruellement qu'a 1'ordinaire. Ils penferent lui manger le nez & lui arracher les yeux. II fe donna mille foufflets en voulant tuer ces petites bêtes, a meiure qu'il les fentoit fur fon vifage. Enfin, il combattit contre elles jufqu'au jour dont la clartélui fit connoitre qu'il n'étoit pas forti  de Guzman d'Alfarache. 391 viöorieux de fon combat ,& que fes ennemis,qu'il croyoit avoir écrafés, lui étoient prefque tous échappés. Je ne manquai pas de 1'aller voir le matin dans fon appartement , & je jugeai bien k fes yeux bouffis que les coufins 1'avoient tourmenté. II me 1'avoua d'abord, en me difant que mon fecret ne valoit rien. Je feignis d'être étonné. II faut donc, lui répondis-je, que vous n'ayez pas Iaiffé affez long-temps le perfil dans le vinaigre , ou que le vinaigre dont vous vous êtes fervi n'ait point de force; car je vous aüure qu'en portant tous les foirsdansma chambre un bouquetde perfil bien trempé dans le vinaigre, j'en ai chaffié les coufins qui y venoieat auparavant en très-grand nombre. Le Majordome fut affez fot pour me croire encore. II mit une botte de perfil dans Ie vinaigre le plus fort qu'il put trouver. II 1'y laiffa tremper pendant fix heures entieres. Puis il en parfema non-feulement fon lit, mais toute fa chambre même. Auffi Dieu fait ce qu'il en arriva. Je crois que tous les coufins du voifinageyinrent fondre fur le miférable pour le ^dévorer. Ils le défigurerent tellement qu'il avoit Pair d'un Lépreux. II m'auroit volontiers affommé le jour fuivant s'il m'eüt rencontré. Mais fon Éminence, pour prévenir tout accident, nous ayant fait apR iv  39* Histoirepeller tous deux, lui défendit de me mal* traiter, & mefit une légere remontrance en homme qui avoit plus d'envie de rire du tour que j'avois joué, que de m'en faire un erime. Pourquoi, me dit ce bon Prélat, avez-vous fait cette piece au Dominé Nicolao? Monfeigneur, lui répondis-je ; Pourquoi, lorfqu'il n'avoit ordre que de me donner douze coups de fouet pour les confitures, m'en a-t-il appliqué plus de vingt pour fon compte ? Pai vengé mes meurtriffures par lesfiennes.. Cela fe paffa de cette facon. Cependan^ depuis Paventure de la caiffe, je n'étoisplus de la chambre des Pages. On n'avoit pas borné au fouet mon chatiment; on m'avoit de plus fait paffer au quartier du Chambellan, pour y fervir parmi les laquais en attendant qu'on me rappellat a mon premier pofte. Le Chambellan pouvoit paffer pour un bon homme plein d'honneur & de bonne foi, mais il étoit un peu trop fcrupuleux & même un peu vifionnaire. II avoit aux environs de notre Hotel des parentes, qui étoient de très-honnêtes filles, & ft pauvres, qu'il leur envoyoit tous les jours les deux tiers de fa portion pour les aider a fubfifter. II alloit auffi quelquefois diner ou fouper avec elles. Ce qui donnoit fouvent occafton aux Officiers du logis, & par-  de Guzman d'Alfarache. 393 ticuliérement au Majorclome, de le railler devant fon Éminence pour Ia divertir. Un foir Ie Chambellan étant revenu de ehez fes parentes un peu indifpofé, fe retira dans fon appartement, & fe coucha. Le Cardinal ne le voyant point paroïtre au fouper, demanda de fes nouvelles : Monfeigneur, lui dit un de fes Officiers, il ne fe porte pastropbien. Auffi-tötfon Éminence voulut favoir quel mal il pouvoit avoir; & pour en être inltruit, il ordonna è un de fes Gentilshommes de Palier voir fur Ie champ. L'Officiers'acquitta de fa commiffion fort exaclement, & vint dire que Pindifpofition du malade étoit fi légere, qu'il n'avoit befoin que de repos pour fe rétablir. Cela fe paffa de cette forte; mais le Secretaire Nicolao, toujours prêt a faire quelque piece au bon Chambellan, ayant appris Ie lendemain matin qu'il fe portoit beaucoup mieux, & qu'il dormoit, eutlamaliced'introduire doucement dans fa chambre, par le mmiftere d'un Laquais qu'il gagna, un de nos Pages déguifé en femme. Le Page , a qui l'on avoit bien fait fa lecon , fe coula' dans la ruelle du lit oh il fe cacha derrière une tapifferie. Le Secretaire fortit enfuite pour fe rendre auprès du Cardinal, qui lui demanda des nouvelles du malade. Monfeigneur y lui répondit Nicolao, l'on m'a R y  394 Histoire dit qu'il a paffe la nuit affez mal, mais qu'il eft mieux préfentement. S. E. qui aimoit tous fes domeftiques, comme un pere aime fes enfants, pris fur ce rapport la charitable réfolution d'aller vifiter notre Chambellan, que l'on ne manqua pas de réveiller pour 1'avertir de Phonneur que fon maitre lui vouloit faire. Monfeigneur fe rendit donc a la chambre du malade, & s'affit fur une chaife auprès de fon lit; mais a peine fut-il affis, qu'on vit tout-a-coup fortir de la ruelle le Page traveffi, Iequel contrefaifant a merveilie une femme embarraffée, & qui cherche a s'enfuir, fe fauva en difant: Ah bon Dieu, je fuis perdue ! Que va penfer de moi fon Éminence ? Le Cardinal qui n'avoit point été préparé a cette fcene, & qui croyoit fon Chambellan un faint perfonnage , parut extrêmement furpris de cette vue; mais quel que fut fon étonnement, il n'approchoit point encore de celui du fcrupuleux Chambellan, qui, comme frappé d'une horrible vifion, s'écria que c'étoit affurément le diable qui étoit venu pour le temer. Cela lui caufa une fi grande agitation , que dans le trouble ou étoient fes efprits, peu s'en fallut qu'il ne fortit de fon lit tout en chemife devant Monfeigneur, & ne prit la fuite. Comme tous les  de Guzman d'Alfarache.' 39f domeftiques qui étoient préfents s'entendoient avec le Secretaire, ils ne purenr sempecher de rire; ce qui fit juger au Cardinal que c etoit un tour qu'on jouoit au Chambellan S. E. eut pitié de ce pauvre l\°?tt\e,? ,&/e donna Ia P^ne elle même de le defabufer. Après quoi, elle fe retira. ; 1 out cela venoit de fe paffer lorfquej'arrivai.Je re venois de faire une commiffion dont j avois ete chargé dès le grand niatim Je trouvai le Chambellan fort trifte. Je le pnai de m'apprendrele fujet de fa trifteffe 11 me conta Paventure, en me difant qu'il ne doutoit point que le Dominé Nicolao nen fut 1 auteur. Je voudrois, mon cher Guzman, a,outa-t-il, je voudrois, pour un de mes yeux, en tirer vengeance & faire quelque bon tour au Secretaire ; mais j'ai befoin pour cela de tes confeils. Un maitre e/piegle, comme toi, trouvera bientot quelque mahcequi vaudra bien la fienne. Effec- T™? ''Ui réP°ndis-ie > fi j'étois è votre place, Ie Secretaire n'iroit point au Pape en demander 1 abfolution , je lui en ferois bien faire pemtence. Mais foneez qu'il eft mon fupeneur & qu'il ne me convient pas de me meier des affaires des Officiers qui. font au-deffus de moi. Si Pon m'a pardonnér 5 Piece,W ai faite au Dominé Nicolao. c eft qu on a conlidéré qu'il eft naturel de R vj  39<$ HlSTOIRE fe venger foi-même , & que d'ailleurs il m'avoit traité trop rudement. J'eus beau repréfenter au Chambellao, irrité que je n'ofois époufer fa querelle de peur de m'en repentir, il n'y eut pas moyen de m'en défendre. Ses prieres, 1'amitié que j'avoispour lui, la haine que je fentois pour Nicolao, Sc enfin mon penchant a faire Ie mal, me déterminerent a fervirfon reffentiment. Hé bien, lui dis-je, repofez-vous fur moi. Je me charge de vous rendre le petit fervice que vous attendez de mes talents. De mon cöté j'exige de vous que vous viviez avec le Secretaire comme fi vousne le foupeonniez^ nullement de I'efpiéglerie qu'il vous a faite. Le Chambellan, tout fimple qu'il étoit, jouafi bien fon röle, que tous les Domeftiquesy furent trompés.On crut qu'il ne fe fouvenoit plus d'une fcene qui avoit été fi défagréable pour lui.. Cependant je me préparois fecretement a lui tenirparole ; j'achetai de la poixréfine , du maftic & de Péncens. Je réduifis le tout en poudre, & le mis dans un papier que je ferrai dans ma poche pourl'employer quand j'en trouverois Poccafion. Elle s'offrit peu de temps après telle que je Ia pouvois defirer. Un jour que la pofte partoit pourl'Efpagne,& que M.leSecretaire étoit fortoccupéj je me rendis le matina foa  de Guzman d'Alfarache. 3-97 quartier, & j'entrai dans fa garde-robe oü etoit fon valet. Jacques , lui dis-je , mon cher ami Jacques, j'ai la-bas du pain &un morceau de jambon grille; il ne faudroit avec cela qu'une bouteille de bon vin pour bien déjeuner. Si tu peux me la fournir, tu feras mon compagnon , autrement j'en vais chercher un autre. Seigneur Guzman, me répondit auffi-tot Jacques , vous avez trouvé votre homme, je fais bien oü aller prendre une bouteille d'excellent vin, vous n'avez qu'a m'attendre ici, je ferai k vous dans un moment. A ces mots il difparut, & me laiffa maitre de Ia garde-robe. Alors cherchant des yeux Ie haut de chaufes de Nicolao, car je favois que ce Secretaire n'en mettoit pas Ie matin , & n'avoit fur fa chemife qu'une robe de chambre légere pour écrire plus a fon aife;. cherchant dis-je, des yeux fon haut de chauffes, je lappercus fur une chaife. Je le pris, jele retournai; & après en avoir parfemé toute la doublure de la poudre dont j'ai parlé, je Je remis a fa place, de maniere qu'il ne fembloit pas qu'on y eüt touché. Jacques ne tarda guere è revenir avec du vin; mais dansje temps que nous nous difpofions k dejeuner, fon maitre Pappella pour 1'aider k s'habiller, & Ie retint dans fa chambre, de lortequejefus obligêd'aller vuiderfahou,  39^ H I S T O I R E teille avec un autre que lui, en atteftdant que j'eufle Ie plaifir de voir ma poudre opérer. Elle fit Ion effet au diner du Cardinal oü il y avoit un grand nombre de convives. Nous étions alors dans la Canicule, & il faifoit une chaleur très-favorable a mon deffein. Le Dominé Nicolao étoit dans la falie avec les autres Officiers. Je remarquai bientot a fon aftion qu'il fentoit dans fon haut de chaufles une démangeaifonoü, par refpeö, il n'ofoit porter la main. II ne favoit quelle contenance tenir; & par malheur pour lui, a mefure qu'il s'agitoit, il augmentoitfon tourment. La poudre s'attachant au poil & a la peau, 1'incommodok a un point, qu'il lui fembloit fentir mille pointes d'aiguilles. Ce n'eft pas tout: Le Cardinal ayant quelque ordre a lui donner, Pappella; & pendant qu'il lui parloit k Poreille, S. E. fe boucha le nez tout-a-coup en difant: Qu'avez-vous donc fur vous, DominêVNicolao ? Vous puez 1'encens & la poix réfine. Le Secretaire rougit a ces paroles, & s'éloigna de Monfeigneur, qui s'appercevant que prefque tous mes camarades que le Chambellan avoit mis au fait, s'entretenoient tout bas les uns les autres en riant, me foupconna d'avoir fait quelque nouveau tour. Corome j'étois affez prés ds  de Guzman d'Alfarache. 39* lui, & que je gardois mon férieux: Guzman> me dit-il, quel fujet vos confrères ont-ils donc de rire? C'eft, lui répondis-je, que M. le Secretaire s'eft avifé aujourd'bui de fe purger avec de la Térébentine. Le Cardinal a cette réponfe éclata de rire, & toute la table fuivit fon exemple. Nicolao jugea bien par-la qu'on lui avoit fait quelque malice; & ne pouvant foutenir les ris moqueurs dont toute la falie retentiffoit a fes dépens, il s'enfuit avec une précipitation qui redoubla le plaifir de la compagnie. Quand il fut forti, Monfeigneur, impatient de favoir quelle piece avoit été faite au Secretaire, s'adreffa au Chambellan qui ne lui en cacha aucune circonftance. Cette derniere aventure acheva de me faire paffer dans le Palais pour un homme bien redoutable. Enfin, après deux mois d'exil, on m e rappella. Jeretournai a la chambre des Pages oh l'on me rétablit dans mes premières fonftions. Je m'en acquittai avec autant d'effronterie que s'il ne me fut rien arrivé. Ce qui me fait fouvenir de la Fable de Ia honte, de Pair & de Peau qui voyageoient de compagnie. En fe féparant ils fe demanderent ou ils pourroient fe revoir. L'air dit: On me trouve toujours fur le fommet des montagnes. Moi, dit Peau, on me rencon:  40O H I S T O I R E tre a coup fur dans les entrailles de la terre. Oh ! pour moi, dit a fon tour la honte, quand une fois on m'a perdue, on ne peut plus me retrouver. Rien n'eft ft vrai: je n'étois plus capable d'avoir honte de commettre une mauvaife aftion; je ne me fentois honteux que d'être pris fur le fait. Enfin , j'étois fi enclin a la fripponnerie, que je me ferois , je crois, laiffé tomber du haut duChateau St. Ange , fi j'euffe vu en-bas quelque chofe k prendre. Comme le bon Cardinal aimoit les confitu res, & particuliérement celles qui venoientdesCanaries dans des barils,il enfaifoit acheter affez fouvent^ & lorfque les barils étoient vuides, ils appartenoient au premier domeftique qui s'en faififtoit. J'en avois un qui m'étoit venu de cette maniere & dans Iequel je ferrois des mouchoirs , des cartes, des dez & autres effets d'un pauvre Page. On avertit un jour Monfeigneur qu'it étoit fraïchement arrivé k un Marchand douze petits barils de ces fortes de confitures. Son Éminence chargea fon Ma jordome de les aller acheter pour elle. J'entendis donner eet ordre, & jedis auffi-töten moimême ril y aura bien du malheur fi je ne me rends pas maitre de quelqu'un de ces barils. Je me retirai dans ma chambre pour rêver en liberté aux moyens d'en venir èt  de Guzman d'Alfarache; 401 bout, & je m'arrêtai è celui-ci. Je vuidai promptement Ie baril oü étoient mes guenilles; puis 1'ayant rempü de terre & de paille, j'ymis le fond, ainfi quelescerceaux , & le refermai fi proprement, que Pon eut ditqu'il étoit tout neuf. Après quoi j'allai attendre dans Ia cour ceux qu'on devoit apporter. Je ne tardai guere a les voir arriver avec Ie Majordome qui les conduitoit, 6c qui nous commanda de les porter dans le cabinet oüS. E. avoit coutume d'enfermer fes confitures. Chacun de mes camarades fe chargea d'un baril. Jaffeftai d'être le dernier è prendre le mien pour marcher après tous les autres; j'avois mes raifons pour cela, II falloit paffer devant ma chambre; de forte que ne me voyant fuivi de perfonne, j'entrai dedans, & changeant de baril en un clin d'ceil, jeportai celui oü il n'y avoit que de Ia terre & de la paille, & le mis effrontément avec les autres en préfence de Monfeigneur que le plaifir de les voir avoit attiré la. Quand ce Prélat les eut regardés , il m'envifagea d!un air railleur, & me dit : Hé bien , Guzman, que penfes-tu de ces barils ? On ne peut y fourrer les bras,& les coms me paroiffent ici des infirumentsfort tnutiles. Au défaut des coins, lui répondis-jefroidement, on peut eroployer les  HlSTOIRE ongles, & la main fait quelquefois Poffice du bras. Oh ! je te défie , répliqua S. E., de défaire ces barils, cela n'eft pasfi aifé qu'un couvercle de caiffe a lever. D'accord , lui répartis-je; mais, de grace, Monfeigneur, ne me déftez de rien; car le diable pourroit me fuggérer 1'envie de vousdétromper. Ah! volontiers , mon enfant, s'écria le Cardinal, je te permets de voler, fi tu le peux, de ces confitures, & je te donne huit jours pour en imaginer le moyen. Si tu es affez subtil pour y réuffir, non-feulement je te laifferai les fruits que tu m'aurasdérobés, mais je t'en promets encore autant; è condition que de ton cöté tu te foumettras a quelque chatiment, fi ton génie eft obligé de céder a la difficulté de 1'entrer prife. Cela eft jufte, lui dis-je , Monfeigneur^ & je tope a 1'alternative. Oui, fi je n'ai pas fait mon coup dans vingt-quatre heures, car je ne demande pas huit jours pour fi peu de chofe, je veux bien fouffrir la peine qu'il plaira au Dominé Nicolao d'ordonner; vous jugez bien qu'après 1'affaire des coufins Sz celle de la térébentine, je ne puis avoir en lui un Juge trop doux. Le Cardinal fourit a ces derniers mots , & enfin, il fut arrêté que le jourfuivant je ferois puni 011 récompenfé»  de Guzman d'Alfarache. 403 Quelles précautionsS. E. neprit-ellepas pour mettre fes barils è couvert de mes griffes! Outre qu'elle avoit la clefdu cabinet ou ils étoient, il fit faire Ia garde a Ia porte par ceux de fes domeftiques qui avoient Ie plus de part a fa confiance. Le lendemain a fon diner, ce bon Prélat attacha fa vue fur moi, & me trouvant un peu rêveur, il me dit avec un fouris : Guzman, je devinebien le fujet deta rêverie. Tu fonge triftement que tu recevras bientot cent coups de fouet du bras vigoureux du SeigneurNicolao. C'eft a quoi je ne penfe nullement, lui répondis-je; les confitures font déja entre mes mains. Monfeigneur, perfuadé que perfonne n'étoit^enrré dans le cabinet, ni ne pouvoit avoir touché aux barils, admiroitmon effronterie. II me railla fur les étrivieres qui m^étoient, difoit-i!, juftement dues. Je Ie laiffai s'égayer tant qu'il voulut; & quand je vis qu'on fe difpofoit a fervir les fruits , je me dérobai fubtilement de la falie pour merendrea ma chambre, oiiétant arrivé, je tirai de mon baril des confitures dont je remplis un baffin que j'avois pris au buffet dans cette intention, & que je me hatai de porter fur la table devant fon Éminence. Elle fut étrangement furprife de voir ces confitures. A peine pouvoit-elle croire fes  4O4 H I S T O I R E. yeux. Tenez, dit-elle au Chambellan en lui confiant la clef du cabinet,allez compter les barils, & les examinez bien; il faut qu'il y en ait quelqu'un dedéfait.LeChambellan qui les avoit rangés lui-même, les ayant trouvés bien fermés, revint & aflura qu'ils étoient tous en bon état. Ah! voici Penclouüre, dit alors le Cardinal. Mon pauvre Guzman, j'ai découvert ta fineffe.Tu auras fans doute été acheter ces fruits confits chez le même Marchand qui m'a vendu mes barils; & tu prétendsme faire accroire que tu me les a volés. Oh ! non pas, s'il vousplait, Monfieur Guzman : il faut que vous ayez 1'adreffe d'ouvrir ou d'efcamoter quelqu'un de mes barils, & d'en öter des confitures; yoila notre gageure, qu'il vousen fouvienne; vous ferez chatié. Allons, Dominé Nicolao , pourfuivit-il, faififlez-vous de ce téméraire, & le puniflez comme vous le jugerez a propos. Doucement, Monfeigneur, reprisje a ces dernieres paroles; je conviens que je fuis digne de punition fi les confitures que je viens de fervir fur votre table ne font pas partiesdecelleque V. E. fit acheter hier ; mais convenez auffi que j'ai gagné, fi je vous prouve le contraire en vous faifant voir que j'ai dans ma chambre acf uellement un des douze barils qui ont été apportés dans ce Ealais.  de Guzman d'Alfarache. 405 Prenez garde a ce que vous avancez; Page, interrompit le Chambellan, il y a douze barils dans le cabinet de Monfeigneur , je viens de les compter & recompter. Cela fepeut, dis-je au Chambellan ; mais vous favez que le loup mange les brebiscomptées. Le Prélat, impatient d'apprendre la vérité du fait, acheva promptement de diner pour aller au cabinet ou il fe rendit avec tous fes convives de ce jour-la, lefquels a mon air affuré jugeoient que la chofe pourroit bien ne pas tourner h ma confufion. S. E. elle-même compta les barils , & trouyant qu'il y en avoit douze: Guzman , me dit-elle, tu vois qu'il n'en manque pas un , & qu'ils font tous tels que je les ai fait acheter. Monfeigneur, lui répondis-je, il y en a la douze afTurément, mais ils ne font pas tous pleins de confitures. Le Cardinal perdant patience, vouloit les faire ouvrir. Non, non, m'écriai-je, il faut que je vous épargne cette peine. En difant ces mots, je montrai le baril que j'avois rernpli de terre &de paille; & pendant qu'on ledéfoncoir, je courus dans ma chambre, d'oii je revins avec l'autre qui étoit è demi plein de confitures , & je racontai de quelle facon je Pavois efcamoté. Toutes les perfonnes qui étoient préfeh-  406 HlSTOIRE, &c. tes louerent fort ma fubtilité, & rirentbïerj de 1'aventure. Monfeigneur, comme faparole 1'y obligeoit, me fit donner un fecond baril, que j'abandonnai a mes camarades , pour témoigner que ce que j'en faifois n'étoit que pour divertir mon Maitre. Dans le fond , S. E, peu contente de mes tours de main Sc du mauvais exemple que je donnois a toute fa maifon , m'auroit indubitablement chaffé, li elle n'eüt pas conlidéré que c'étoit m'expofer a faire quelque coup qui me perdroit entiérement. Ainii ce charitable Prélat ayant pitié de moi, me gardoit chez lui malgré tous mes défauts, pour m'öter les occafions de commettre des acfions plus criminelles. Fin dn Tornt premier.