Ï, E S * ÉGARE MENS DE J U L I HISTOIRE GALANTE, ,Mife au jour cPaprès les Mémoires cT.uns céhbre Courtifamie, T O M E PREMIE R. A LA HAYE, '€hei PIERRE DE HONDT, Imprimear* 'Libraire. M. DCC L XXXIK   : 3) A L /T • M A D A M E, Je m jamais été du nombre de ceux qui prétendent que c eit e motif & non le fervice qui ejge S reconnoiffance , ce fut toujOurs k, dernier qui détermina la rmenn Ceft donc avec raifon que vous reeardant comme le premier mobi& de 1'heureux changement qiu s'efl; fait dans ma fortune,. je vous préfente le détail de quelques ayen. Les oui ferment le tableau dune .vieaufliorageufequefenfuelle J'aurois bien voulu flrppnmer I equipéedemademoifelleMim^vo- tre prétendue niece , & de ion ru o-eilant; mais tout bien confidere , f ai penfé que votre réputation >  dans Ia regie des plaifirs publics, etoit trop bien écahlie chez les honv aêtes gens , pour qu'une femblable vérille put porter atteintè a la rx-ancr uillité dont on jouit chez vous.. C'eft a 1'ombre de vos fages précautions que fe rafiure la timide volupté. Le bon ordre & Ia décence avec lefquels vous gérez ? madame, fou~ nendront touiours 1'opinion avantageufe qu'on a généralement concue de vous. La profeffion a fes difficulte's y fans doure, & il n'a pas moins fallu. d'arc & de politique que vous en avez , pour la porter au point de perfe&ion oü vous 1'avez élevée. Vous fèule pouviez faire revenir Ie fiecle du faux préjugé dans lequel ü croupifToir. II n'étoit réfervé qu'a vous de détruire ce vieil abus ? par lequel il étoit enjoinr de rougir & de ne s'entretenir que myfténeufemenr de vos anciennes.  ts) .Ces tems de fër ont fait pla£e k des jours plus heureux. Votre nom répandu dans les cercles les plus; choilïs, n'y effarouche plus la bienféance : vous y avez adroitement fubftitué la faillie & 1'enjouement k ces délicateffes puériles dont on avoit la fottife de fe piquer. Vous rendez journeliementbrillante la converfation de ceux qui fans la pluie & le beau tems n'auroient rien a dire. Peut-on enfin aujourd'hui parohre k la mode & entendu dans fes plaifirs, fï onne pnblie les tenir de vous } Douée d'un mérite auflï généralement avoué, je fens le ridicule qu'on fe donne a ne pas vous confier aveuglément la conduite d'un commerce lihidineux. Les plus heureufes difpoiïtions fedoiventfoumettre aux talens fupérieurs qu'on vous reconnoit pour les cultiver. C'eft en fe formant fous vos yeux qu'on apprend a éviter. ces écoles li fréquea* A3  V (&) tes $L celles qui écoutent trop le plaifir. J'ai cru devoir, pour 1'acquk de ma reconnoiflance, vous juftifier fur la répugnance que j'ai témoignée a m'agréger k votre troupeau. Differente des filles de mon état, je n'aL jamais fu apprécier les avantages du détail.. J'ai penfé que vous ne trouverez pas mauvais que je rendiflè, mot par mot, la eonverfation dans laquelle vous démontrez fi clairement 1'idée abufive de certains cauftiques, qui ne préfentent jamais les chofes que dans le point de vue défavantageux.. Si je ne vous ai pas nommée, madame , n'en accufez que ma difcrétion, qui craignoit avec raifon que notre modeftie fe trouvat bleflëe d'un éloge fur lequeL renchériront toujours celles qui fe diront avec moi, de votre mérite, MADAME, Les très-bumbles Admiratrices»  LES ÈGAREMENS DE JU LI E- TOME PREMIER. j^^Vsi*I le détail de ma vïe ne fait pas $& *\l'éloge de ma vertu , on peut du \ï& 9H/moins s'affurer qu'il donne au jufte *ie tableau de mes défordres. On ne me reprochera jamais cette févérké farouche , qui j d'accord avec le préjugé , fait fï bien luftrer notre fexe: qu'on ne fe prépare point a plaindre des adorateurs re^butés : je neus jamais la cruauté d'en dé,fefpérer aucun ; mon cceur bon Sc généEilement compatifiant n'entreprit jamais de combattre les foibleffes de mon prochairu Pour trancber enfin, jamais la. vertu ne s'avifa de me choifir pour être le théatre de fes exploits ; & übre dès mon bas age , je m'accoutumai, comme toutes les fiiies*  ( 8 ) au jargon de la pudeur , fans pouvofr, comme quelques-unes, en connokre 1'effeu Un reproche que m'ont toujours fait mes parens , c'eft de n'avoir pu parvenir au moins a Tart de la jouer , talent néceffaire a la petite profefïion a laqueJle ils me deftinoient. Mon origine ne renferme que des circonftances ennuyeufes , dont je dois faire grace au lefteur: s'i\ me falloit accufer les iffus de germain que j'ai déeraffés par mes aliiances, il m'en coüteroit une énumération généalogique auffi étendue qumutile ; ainfi on me permettra de réunir toute ma familie en une vieille tante , dont 1'éducation que j'en recus feconda parfaitement chez moi les heureufes difpofitions de la nature. L'aveu de mes égaremens elt affez humiliant pour les auteurs-de mes jours , fi tant eft qu'üs foient fufceptibles de quelque honte , fans y joindre encore 1'afTront de les divulguer. Ma tante donc , que nous nommerons Daigremont , fut la fidelle agente de mespetites gentillenes, defquelles elle admira toujours les progrès avec les yeux d'une mere toute complaifante. Je reftai jufqua lage de douze ans en province , oü nous vécümes dans une honnête pauvreté 5 ne pouvant jufqu'alors faire , autrement, nous nous failions malgré nous  ( 9 ) eftimer , Jc fi notre conduite étoit réguliere , ce n'étoit affurément qua la grande dirproportion de notre age que nous en devions rapporter le mérite: j'étois trop jeuner 6c ma tante ne 1'étoit pas affez. La mauvaife éducation que je recus neut garde de me fermer au bien. Une vie ailez dure me laiffoit une avidité démefurée pour ces petites aifances qu'il eft permis a tout le monde de fe procurer quand on le peut : toute enfant que j etois , je ne voulois pas connokre d'autres volontés que les miennes : tout en moi faifoit preflentir un carac~tere difficile a manier. L'averfion pour le travail, 1'ennui des re* monrrances , 1'antipathie pour ma tante , 1'habitude du menfonge un goüt décidé pour la vanité , ne promettoientpas en moi d'heureufes fuites: cinq ou fix airs d'opéra , roujours en 1'honneur de 1'amour , fredonnés fans ceffe a mon oreille , faifoient ma principale étude j Sc quand je fus une fois parvenue a me les rendre famiiiers , ma tante concut un favorable augure des effais. de mon gofter , qu'eile fe garantit dès-lors fédu&eur. Mes yeux promettoient déja un minois que les agaceries font réuflir les quinze premiers jours •■, ainfi les minauderies, les jeux de mots y les oeuillades , les premiers principes de la coquetterie enfin  me furent réguhéremenr enfcignés : ce petir manege me plahoit fans en favoir la raifon: 1'uiliveté dans laqüelïe on avoit pris le parti de me laifTer , fervit a me faire nakre des defirs 5 celui qui me dominok le plus , étoit d'atteindre fage oü 1'on recoit 1'honneur d'être traitée de grand: fille: Sc pour y parvenir , je ne riégligeöis rien de ce qui femble en caraftérifer le titre. Dans les chariföns de ma bonne tante , 1'amour étoit toujours fêté a outrance : cette répétition continuelle d'hymnes a ia louange me donnoit grande envie de le con'' nokre \ mais aas momëres qucflions que je faifois a la Daigremont , elle ne me répondoit que le doigt fur la bouche Sc dun air myftérieux qui faifoit tout 1'effet néceffaire a fon deffein: qu'on juge combien ma curiofité fe tenoit fatisfaite de fon refus, il ne faifoit qu'augmenter en moi 1'envie de connokre ce qu'on vouloit me cacher, 8c je ne m'appliquai bientöt plus qu'a dérober le fecret qu'on vouloit me faire. Je deniandai quelques éclaiieiiL-mens a mes petites compagnes :. les unes me rirent au nez , n'en fachant pas plus que moi: d'autres élevées dans une vie religieufe rapportoient a ma demande les pieux difcours du. faint amour que travailloient a leur infuirer les ames dévotes dont elles recevoicnc  (II) les faintes inftru&ions \ cette derrière dé* finidon, toute inconnue qu'eile m'étok, ne fatisfaifoit point mon coeur\ une autre plus pénétrante que celle-ci ne put me rópondre pofitivement, mais me mit a portee de m'éclaircir par 1'hiftoirc qu'eile me fit de fa fceur ainée & d'un jeune hom me que dès-lors j'eus grande envie de connokre: je n'épargnai rien poury réuffir \ mais je m'appercus bienrót qu'il n'étoit point eer. amour qu'on me faifoit chanter j ce n'étoit qu'un de fes facrificateurs : nouvel embarras. Je n'abandonnai point mes recherches , 8t réfolue de les cpier , je ne différai que jufqu'au lendemain , oü, fans être appercue, j'entendis une converfation que je trouvai entiérement reffemblsnte a mes chanfons j j'eus beau regarder, je ne vis que deux perfonnes •■, je n'entrevoyois point 1'amour au fujet duquel je m'étois figuré une exiftence aufli palpable que fenfible. Cependant 1'entretien des deux jeunes gens s'animoit fu« rieufement \ je redoublai mon attention pour ne rien perdre de ce qui fe p?ffuit; le progrès de leur converfation conduiiok ■ma curiofité d'une aclion a une autre ^ mes yeuxdévoroient; Jc nom d'amant que j'entendis fi fouvent répéter, me parut fi joli, que je concus dès 1'inftant la néceflité de rn'en choifir un : que de baifers ! j'étois  *hchantee de 1 union Sc du parfait atcorél éoat ils étoient dans leurs geftes 8c dans Jeurs difcours: un air de fatisfaftion, une ardeur délicieufe•, Uneentierelibertédeuxmêmes , une complaifance réciproque -, Dieu, que ne vis-je point! que n'entendisje point! 8c que ne defirai-je même point alors , toute enfant qae j-ecois! ces momens me font encore récens; oui, tout palfa dans mon ame , je me fentis animée d'un feu dont ils brüloient: auffi intérefiee qu'eux 'A leur entretien , jen partageois les eiiets : cette aimable langueur, dont je ne connoiffois pas encore 1'ufage , me parut fi douce 8c fi nouvelle , que je ne favois oü j'en étois ; non , jamais mes yeux ni mes oreilles ne m'avoient rendu d'auffi agréables fervices : quoique je ne comprine pas bien préeifément certaines chofes que je voyois faire , je m'imaginois qu'eiles deToient être fort plaifantes, 8c j'aurois bien voulu être de la partie. Un affèz long efpace de tems les rendit enfin auffi tranquilles que j'étois émue j mais jugeant d'euxpar moi, leur ina&ion me devint une nouvelle fur-prife , 8c arriva cependant fort a propos pour me calmer, car j'étois furieufement agitée. Les impreffions que j'avois revues Tn'a•voient trop réjouie pour en demeurer la: je réiolus  réfolus bien de faire mon proflt des joh* fecrets que j'avois dérobcs : il ne me re£toit plus qua éclaircir une confufion d'idées , qui, pour trop m'interroger , ne me Jailloient pas le tems de me répondre k moi-même. Je revins a la maifon , t ii je comptai exa&ement les qjart-d'heures qui devoient m'amener celui ou jen devois rrf iórtir. Ah , que mes pouuées me c:::.<.vc:l a charge ! je les révoquai dès ce moraeat pour men choifir dorénavant a ma fantaü» fie , 8c je me préparai férieufement a m rien laifier échapper de ce qui pourroit me fatisfaire. Le nom d'amant, que j'avois entêndu fréquemment répéter , me vint è i'imagination 8c me pafia de-la au cceur : je rougis de n'en point avoir ; je voulus en attendant eflayer fi ce doux nom , dans le pref1 fant befoin ou j'étois, fiéroit bien a un petit chat que nous avions au logis, Sc pour me mettre en regie , je lui confiai fans racon les plus tendres feminiens , auxquels il ne répondit que par une mukiplické d'égratignures qui me mirent bientöt les mains tout en fang. Ma tante qui jufqu'alors m'avoit vu badiner comme on fak avec ces fortes d'animaux , ne fut jamais plus étonnée que de m'entendre , toute «graticnée que j'étois , parler tendreüe a Tome I. g  ( 14') fon chat, que , fans me gêner > je caraéterifois, fuivantmon tranfport, du nom d'arriarit j e!le en rit d'abord , mais a la fin die ne fut que penfer de cette idee , auffi folie quextraordinaire. Scme défendit cruellement tout commerce'avec le douxobjet de mes vceux , qu'eile congédia le plus durement du monde. Le héros de mes premiers foupirs alla donc courir les toits , & me laifla le refte du jour conftamrneöt affligée de fa perte , dont je fus bientót ccnfolée. Je retournai le lendemain a 1'école de mes plaifirs , oü mon intelligence fit un progrès incroyable; je m etudiai a gagner 1'amitié de mademoifelle Sophie ; c'étoit le nom de 1'aimable perfonne fur 1'exemple de laqueile je voulois travailler a me former j je lui donnai cccafion de me faire mille petites qucfiior.s , defquelles j'eus le bonheur de me tirer avec avantage ; certain air de malice , pour ne pas dire de libertinage , qu'eile remarqua dans mes yeux , la fit rencontrer mes idéés le plus a propos du monde. Je lui baifai les rriains , je promenai les miennes fur fa gorge, j'afTeöai même le pïaifk naturel que j y tröuvois \ mon filence , fecondé d'un fcurire malin , •femblcit travailler a démentir la limplicité de mon age ■■, tout en moi di&oit d'auires  ( i5 )' fermmens que ceux qu'on a cotitume de reffentir pour 1'enfance. Je reconnus a mon cour dans 1'agitation de Sophie, quelque chofe de femblable a la vivacité que lui avoit infpiré la veille le jeune homme avec lequel je i'avois vue :, je profkai de fon enjouement pour lui en parler ; je lui demancbi fi elle ferok bien-aife de 1'embralfer ; elle rougk ÖC me parut toute interdite : ne pouvant plus ignorer fon embarras, je crus faire des merveilles d'exagérer fon bonheur j muis la maniere dont je m'y pris pour la rauurer , acheva de la déconcerter : elle ne douta plus d'avoir été fiirprife j elle m'embrafla, me fit mille inftances pour lui en dire davantage ; elle n'eut pas de peine a me faire jafer \ je lui avouai tout, jufqu'a 1'extrême plaifir que j'avois pris a leur badinage. Soit que la fa9on dont je lui racontai la ciiofe échauffat fes idéés , fok qu'un gout particulier, de concert avec fon tempérament , 1'excitat a me careifer , je ne fus pas long-tems a. m'appercevoir de ce qui fe pafloit en elle. Ce petit tête-a-téte acheva de m'inftruire, Sc la feconde legon perfeélionna bientót 1 'ébauche de la première. Je voudrois bien raconter la chofe exactement, Sc ne rien laifler ignorer au lectfur 3 mais on eft li ridicule dans le liecle B a  ( É* > ou nous fommes, qu'il faut donner toue a deviner •■, on n'a jamais tant chatié 1'exprefïïon que depuis 1'eritiere corruption des moeurs. 1 out ce que je puis dire a la louange de nos plaifirs , c'efl que nous nous amufames le plus joliment du monde. Sophie faifoit une fort aimable brune , dont la tailie réguüérement prife , malgré 1'embonpoint, répondoit parfaitement a un de ces minois mutins auxquels on ne peut réfifter. Qui ne connoït ces attrayantes nrégularités , qui , a la faveur d'un je ne fais quoi , décident fouverainement ? Pour moi, qui n'étois encore qu'un enfant, ne connoilfant pas 1'avantage du folide, je trouvois cette aimable fille fuflifante aux ptémices de mes amufemens , qui ne tarderent pas a deiirer l'efientiel. En m'apprenant ce que c etoit que mour, elle m'en enfeignoit la douce ma^ nceuvre que je ne pouvois me laffer d'admirer: elle me fit une peinture fi touchante des particularités dont s'occupent deux cceurs épris , que je regardai dès-lors famour comme une néceffité a laquelle ra nature avoit affujetti fans doute le corps öc 1'ame \ car elle me vantoit autant les fentimens qu'il infpire , que le falaire qu'il exige •■, du raifonnement, nous paflions alternativement a 1'exécution : rien de plus  ( i7 ) amufant, quelgoürne pris-je point a m'inftruire ! queile conception ! gueile dociiité I quelle application a vérifier les beautés de la nature, quel art ne montrai-je point dèslors a les expofer avantageufement! tout en moi fe reiTbntit bientót de ces agitations qui précédent & fuivent 1'entiere fatisfa&ion des fens. Sophie ne pouvoit le lalfer de m'admirer ; fes yeux furpris du feu qui brilloit dans les miens, y puifoient encore une nouvelle ardeur dont elie n'étoit plus maitrefïe; tour m'étoit infenliblement devenu permis, &C ne s'oppofant que trèsfoiblement a mes petites fantailies , elle m'accordoit toujours ce qu'une molle réfiftance me défendoit d'apprendre. Je me trouvai a inon tour au(Ti complaifante qu'eile , St me prêtai le plus complaifamment du monde a ce qu'eile me térnoigna pouvoir 1'amufer. La variété de nos attitudes eüt formé un vrai tableau de volupté , oü la molleife feule travailloit a relever les couleurs. J'étois contente , je n'en favois pas davantage. Ce commencement étoit friand pour moi qui entrois nouvellement dans la route du plaifir. Après une demiheure d'occupation , il nous failut malgré nous cefTsr notre lafcif entretien : nous ne finimes qu'avec le defir de recommencer «n petit jeu qui avoit fi bien le fècret d& B * 7  c > . . nous amufèr. Sophie me fit jnrer fur ce qui fe venoit de pafier un fecret inviolabié , auquel elle attacha la promefle rcitéree de me procurer quelque chcfe de plus achcvé. Je la quittai dans 1'efpérance de la revoir bientót , ce qui m'étoit fort facile par la proximité de nos deux maifons t dont 1'accès nous étoit également libre. Ma tante ne demandoit pas mieux que Sophie me recherchat, cette liaifon faifoit honneur a mon age , qui étoit très-inférieur a celui de ma nouvelle compagne^ Nous vécümes enfemble deux mois , trèsfatisfaites Tune de 1'autre , &C nous nous Ünmes fidelement parole ; elle fit a fon amant une confidence entiere de toutes les nótres ; il fut auffi étonné que curieux de me voir, il ne fut pas difficile de le contenter : elle n'étoit point jaloufe de moi,. Sc m'ayant une'fois produit a leurs amou-. reux exeicices, fy fus réguliérement préTente 5 outre que je ne leur nuifois pas r pour les mettre a 1'abri du foupcon , je leur fervois encore a rappeller cette aftivité, qui fouvent fe ralentit dans le facile accompliffement de ce qu'on defire : nous afibciames tous trcis nos petits talens pour y mieux trouver notre cornpte} plus fobre eue Sophie , j'étois obligée de m'en tenir i de mmutieufes bagatelles, par rimpoffi-  ( *9 5 .„ , feilité de faire autrement ; jerois trop ieune , 8c 1'extréme difproportion veilla feule fidelement a la garde de mon bonheur: toute la bonne envie que ] eus dob< ferverles dernieres cérémonies me tut inutile ; les bons avis de Sophie , les inftances. démonftratives de fon amant , la bonne orace avec laquelle je me prêtsi, la diverJité de mes attitudes pour trouver la pk* propre a mon deffein, tout me fut inutile, 8c ie m'imaginai , tant j'étois enfant, trourer une fource de honte dans ce qui fait ordinairement honneur a notre fexe. Ce petit inconvénient, qui m avoit eau fe tant de douleur fans fuccès , donnon toujours ma iere a quelques plaifantenes , que je ne fupportois qu'avec confuhon. Je me plaicn:- 8c fur les remontrances que je ris qu'on prenoit trop peudepart a mon etnba-ras , il fut réfolu qu'on travailleroit ierieufement a me procurer mon peut neeeffake. Le manege ofiicieux auquel Us m'avoient ftylée m'avoit appris a defoet naturellemem. L'exemple me tenta de nouveau 5 j'elTuyai encore des efforts inutiles , pendant lefquels je me montrai une -patience héroïque > &C dont je ne recue.lhs ms nlus de fruit que des premiers. Un petit neveu de la maifon affez mal partage 4e la nature me paroiilbit bkn propre a  <20> reparer I inunlité de mes premières renratives ; mais malgré toutes mes agaceries 8c les occafions que Sophie 8c fon amant fufci terent, je ne pus jamais 1'amener cu je dehrois: uniquemeht occupé de merles, il ne fongeoit qua ces oifeaux j cette rivalité ne me fut pas heureufe , je ne penfai bientót plus qua fubftirtier a mon dénkheür de merles , quelqüe tempérament prémararé qui répondït au mien , 6c j'aurois infailiiblement réuffi dans mon projet, fi les arrangemens de ma tante n'euffent entiérement détruit les miens ; je neus cependant pas iieu de men plaindre , je ne perdis rien pour attendre; 8c fi ce moment fut reculé , ce ne fut qu'arec plus de plaifir que j'en rellentis 1'efFet. II eft inutile d'entrer dans le détail d'un nombre d'affaires affez mal en ordre qui précipiterent notre voyage pour Paris : peut-être éos fonds nop altérés ne nous auroient-fs plus permis d'entreprendre la route , fi notre féjour en province eüt été plus long. Ma bonne tante qui raifcnnoit afiez jufte fur ce qui tendoit a me faire valok un jour, prévoyoit fagement qu'il nc& qu'un Paris pour toutes fortes d'entreprifes : Ia fienne demandoit effeöivement un lieu oü le théit.e de la volupté put fournir 1'occafion d'cxpofer avantageufement ks  C « ) talens de fon éleve pour la coquettene: airtfi notre départ fut conclu & remis a trois jours \ il me fallut quitter Sophie dans un tems ou je commen^is a en ientir plus que jamais la douce néceflité \ nous fimes nos adieux, non fans beaucoup de regret , & je partis de la province de en^emportant encore ce que je n'avois pu y laiffer. . Le carrofTe oü ma tante avoit prectpitamment arrêté une place, étoit remph de facon a ne pas être a notre aife : d raLoit, de convention au bureau , qu'eile me tint fur fes genoux , ce qui étoit aiTez mcommode pour une route de quelques jours. J'avois paffé pour un enfant de huit ans , au fujet duquel on n'avoit pas fait de diiiiculré: ainli ce fut avee raifon qu en me préfentant je vis des vifages altérés qui ne me re9urent dans la voiture qu'avec cramte d'être embarraffés de ma perfonne. On pacifia cependant jufqu'a ce que les cahots euüent fecoué chacun dans fon affiette , aux dépens d'ime circulation de coudes 8c de têtes qui s'entrechoquoient a chaque fecouüe. Le hafard voulut que nous fuflior.s prés d'un de ces béats faits pour la qu:etude , qui ne fe prêtent qu a eux-meires : de force qua la première lieue, il pna avec onftion ma tante de le délivrer de la proxi-  (11) mité de fon fardeau, dont les feules apprOches Je jetteroient dans une inquiétude continuelle. Un jeune lieutenant d'infanterie qui étoit a notre gauche , moins douillet que le prélat, offrit galamment de me prendre de moiré fur fes genoux: la politeiTe ordinaire nous feifant craindre d'abufer de la fienne , nous le fit rcmercier de fon oflre , quelque bonne envie que j'eufiê de 1'accepter , Sc jufqua ia dinée j'achevai comme je pus la matinée aux dépens de mes feifes , qui fe trouvoient déja fort offenfées de 1'opiniatreté avec laquelle nous refufions de me mettre a mon aife: comme dans tout ceci j'étoislapartie fouffrante, Sc que je ne pouvois être a charge qu'a ceux. auprès de qui le hafard m'avoit piacée , je vis Ie refte de la compagnie fe difpofer par degrés a rompre ce filence commun a 1'affemblage de plufieurs inconnus ; on commenga a fe familiarifer. Je fus i'heureux fujet qu'on choifitpour entamer la converfation ; mon air fin Sc mes traits délicats en firent tous les frats , mais je n'étois pas fi enthoufiafmée des éioges qu'on me don-» noit , que je ne remarquafie bien le peu d'attention de quelques-uns qui jafbient a leur aife fans s'embarrafter de m'y mettre. Ma vanité piquée de n'être regardée que comme une poupée qu'on vante , fans  rfiouvemens particuiiers , me fit mëfure* ailez adroitement mes réponfes pour fubftituer aux fpe&ateurs d'autres idéés que celles qu'ils sétoient fi légérement faites a mon fujet 5 je réuffis ailez bien , du moins j'eus tout lieu de le croire, car a la dïnée, oü la converfation s'engagea géntralement, le jeune officier fufcica malicieufement a Ia compagnie toutc-s les occafions de me défefpérer , fi j'eufTe été auffi enfant que mon age 1'annoncoit} mais je ne m'efTarouchai point , je fis tête a tout, & rcncontrant quelques réponfes heureufes, mes oreilles recueillirent avec plaifir le fecret éloge qu'on faifoit de mes gentillefies furk'quelles chacun s'étendoit en me regardant avec ce faurire de fatisfa&Ion qui annonce le fuccès de 1'objet qui llnfpire: plus attentive aux efpiégleries de mon voüin qu'a celles de tout autre , je ne laiflbis rien échapper de ce qui pouvoit les occafionner ; ce petit commerce de contradidtion en apparence ne tendoit qu'a nous rapprocher en particulier , & quoiqu'en moi le défaut de trop grande jeuneffe ne fut pas propre a flatter fes idéés , il fe fit une raifbn en faveur de mes petites manieres qui travailloient prudemment a le raflürer fur fes craintes. Ma tante avoit toutes les peines du monde a contenir 1'excès de joie avec laquelle elle  ( 24 ) voyoit fi heureufement profpérer les pré«liminaires de fon projet, & fi elle n'ofoit s'attribuer en propre les complimens qu'on me faifoit, elle fe giorifioit du moins en fecret des progrès de fon éleve, au fujet de laquelle elle auroitvoiontiers dit, cefiVouvrage de mes mains. L'heure de pactir Venue , on nous annonca qu'il failoit promptement monter en voiture, ce qui fut exécuté fans retard ■■, chacun prit fa place, il n'y eut que moi qui troquai les genoux de ma tante contre ceux du militaire , fur lequel le mouvement du carrofiè m'arrangea bientót de fagon a produire chez moi un effet tout contraire a celui de nos voyageurs , que la fatigue endormit fubitement : j'avois beau faire femblant d'éloigner mon vifage du fien , nous les trouvions toujours collés 1'un fur 1'autre j plus la compagnie me paroifibit alfoupie , plus je me fentois éveillée. Mes jupes de concert avec les cahots me mirent bientót mal a mon aife fur des boutons d'habits que l'ofricieux lieutenant avoit la bonté de ranger le plus fouvent qu'il pouvoit mais le froifiement continuel du drap ne put me laifier long-tems dans cette ütuation : s'il 'n'eüt eu 1'attention de m'aider , il m'auroit néceiiairement fallu céder la partie : je me trouvai fort fatisfaite que fa complaifance lui  r *ï > lui fut auiTï utüe qu'a moi-même \ car sll me prétoit fes genoux pour m'affeoir, j'avois foin en revanche de lui tenir les mains auffi chaudes qu'on les peut fouhaiter en hiver. La nuit nous ayant tout-a-fait gagnés , nous ne fümes plus embarralfés: je ne fais pas pofitivement comme il s'y prit, mais les draperies ad'roitement rangées me mirent tout-a-fait a mon aife , 8c par je ne fais quelle précaution , je me trouvai hors d'état de gliifer comme auparavant \ ce qu'il y a de plus plaifant a fe figurer, c'elt que tout ceci fe pafibit a la muette, il fembloit que je dormois a la proportion qu'il rêvoit: li mes mains en rencontroient oü il ne devoit vraifemblablement pas y en avoir , mon prétendu fommeil me difpenfoit de la furprife , 8c m'autorifoit a mon gré fur les plus libres diftraétions. Cette ibirée fut felon moi la plus jolie de toutes les foirées. Qu'une ardeur long-tems prolongée laiffie d'agréables imperfedfions ! la voiture étant enfin arrêtée , on entendit chacun reprendre fes efprits par des bailiemens naturels, auxquels j'eus ibin d'en mêler de très-afiectés, 8c me r'habillant avec furprife, je d§mandai civilement a mon fauteuil fi je ne i'avois point incommodé : fon efprit vif 8c ^badin lui fournit a ce fujet milic piaifanteTomt l. C  ( i<5 ) t'ies qui ne pouvoient être entendues que de lui Sc de moi: plus il me témoigna d'attention, Sc plus je me glorifiai de ma conquête , les foins d'un uniforme me flattoient , Sc plus encore 1'attention qu'ils m'attiroient; car on me faifoit de plus en plus des politefles , dont j'avois en partie obligation k la lieutenance. Nous mirnes bientót notre amour en regie par 1'ufage ordinaire des fermens , dont on cimente la conftance Sc la fidélité : notre voyage qui dura quatre jours ne fut qu'une répétition continuelle de ces riens amufans qui ne fervent ordinairement qu'a. irriter nos defirs. Nous arrivames enfin dans Paris , dont le tumulte me furprit avec raifon : occupée a regarder les embarras, la quantité prodigieufe des carrofies, la circulation de 1'infanterie, Sc pour tout dire, ce cahos général , je ne pouvois croire qu'on put s'y reconnoitre pour achever de m'étonner, le hafard nous fit rencontrer un brillant Sc lefte équipage accompagné de deux jeunes cavaliers uniformes , qui tombant a coups de fouet fur notre humble voiture , crierent au cocher de fe ranger ; c'étoit madame la ducheffe de.... qui voloit a St Cloud dans une magnifique calèche a fix chevaux , précédée de deux pages Sc d'un coureur : j'en fus éblouie ,  ( 17 ) quoiqu'en eet inftant on eüt grand foin ds me dire que je ne voyois encore rien : chacun fe divertit amplement de ma fur* prife ; heureufement pour moi que le voyage tiroit a fa fin , car elle eüt donné matiere a de nouvelles plaifantenes dont on ne m'auroit süremenr pas fait de grace. Cet air de magnificence changea touta-coup mon penchant pour mon amant de campagne: je devins parjure; il m'avoit Daru le long du voyage gentil , amufant , aifé; mais dans Paris ce ne fut plus cela : rien ne fut plus prompt que i'impreffion que je recus en arrivant dans cette ville enchantée : ma petite vanité , auffi folie que ridicule , m'offroit une perfpeaiye des plus riantes , & me perfuadoit que je n'avois qu'a paroitre. Lorfque nous fümes defcendus de carrofie, chacun fe falua , & comme a 1'ordinaire tira de fon cöté ; le fidele militaire nous offrit fon bras pour nous couduire oü nous voulions loger , nous 1'acceptames en faveur de fon ordonnance ; le premier fiacre qui paffa fut arrêté , nous nous fimes conduire rue du Chantre , prés de 1'opéra , chez une amie de ma tante qui nous attendoit le même jour , fuivant 1'avis qu'eile en avoit recu a notre départ de... C x  C 2* ) Notre conducteur nous afïura de fes civiïftés , nous demandant Ja permiflion de venir nous rendre vifite , ce que nous acceptames promptement pour nous en débarraffèr , 6c dont il ne méfufa pas, car nous ne Je revimes plus. MademoifeJJe Chateau-Neuf, cetoit Ie nom de notre nouvelle hóteflè, n'étoit plus de cette première jeunefle , 8c quelques infirmités jointes a une douzaine de Juftres complets , n'ar-noncoienr pas queJqu'un de fort ragoütant: il m'en faliut cependant effuyer les tendres carefTes , Sc aprcs avoir perdu trois ou quatre fois refpiration dans fes convulfifs embnaTemens, que je ne pus jamais efquiver , je fus condamnée a eutendre une aufïi longue qu'ennuyeufe exhortation , dont je ne compris bien le fens, qu'au mot de fageffe qui y étoit continuellc-ment répété. Ce nouveau jargon qid dura les trois ou quatre premiers jours , n'étoit pas tout-afair de mon goüt, 6c en effet prenant a Ja lettre les nouveiles initruélions qu'on me donnoit , je me trouvois plus efFrayée que féduite par les lecons de mon nouveau Mentor , au fujet duquel j'eus bien lieu de me défabufer par la fuite. La bonne ChateauNeuf n'étoit rien moins que févere ; une longue expérience 6c un parfait ufage du  ( *9 ) monde lui avoit acquis une prudence ad-* mirable , dont elle vouloit me réferver les merveilleux effets comme a fa pupille. Ses avis, dont je ne connoiifois pas encore la folidité , ne rendoient qu'a me mettre a 1'abri des fubtilités auxquelles font expofées la jeuneiTe & la firnplicfté dans une ville aufli généralement corrompue. Nombre de fables furchargées me furent citées comme des exemples dont la Daigremont avoit foin de sépouvanter elle-même. Ce n'étoit que filles enlevées, violences affreufes , inhumanités épouvantables, fuites irréparables de débauches , infirmités honteufes , mifere inévitable , juftice informée , févérité des tribunaux , clöture ignominieufe : on ne cefibit de me repréfenter le danger évident oü nous livrent les compagnies lufpe&es , la nécemté de fe conduire que par gens éclairés , tous ces facheux accidens , me difoit-on , fuites des plaifirs les plus innocens , étoient d'autant moins faciles a éviter, qu'ils n'avoient bien fouvent que des commencemens gracieux & attrayans : on me répétoit continuellement 8c avec raifon , que la régularité des moeurs donnoit feule le prix a labeauté , qu'aujourd'hui 1'on regardoit 1'un comme 1'autre , &C qu'on n'avoit jamais fait tant de cas de la vertu que depuis 1'ac^ C3  ( 3o ) croifTement du vice : on me ciroit adroi* tement les avantages confidérables qu'avoient fouvent procuré une conduite réguliere. Qui ne s'y fut trompé ? je goutai d'aufTi bons confeils •■, un mélange de crainte 8c d'eltime mit un frein a la vivacité de mon tempérament ; je me contraignis de bonne foi •■, mais je ne fus pas long-tems la dupe de ma crédulité , je m'appercus bientót qu'on avoit des deffeins fur moi, 8c que la fagelTe qu'on me recommandoit tant, deviendroit conditionnelle , ainf. ^ue je 1'éprouvai dans la fuite. Treize mois entiers fe pafferent fans qu'il m'arrivat rien de nouveau , je m'ennuyois de compagnie avec mes deux vieilles, dont je recevois au refte toutes fortes de bons traitemens ; mais j'étois peu fatisfaite de me voir ignorée j plus j'allois en avant, 8c plus je reffentois 1'abfence de Sophie , a la compagnie de laquelle je n'avcis encore pu fubftituer perfonne: qu'on fe laffe de foi-même ! je 1'éprouvai bien. Depuis que j'étois fortie de je netois plus reconnoiilable : le changement d'air avoit fait en moi un efïèt tout-a-fait avantageux , 8c je puis dire «[u'a treize ans ma taille 8c mon embonpoint m'en auroient fait juger les feize accomplis. Les defirs chez moi n'avoient garde de démentir eet extérieur piéma-  ( 3i ) turé , je me fentois un goüt avide pour tout ce qui avoit rapport a la tendreffe, déja même on remarquoit en moi certaine langueur qui faifoit foupconner quelque fecret penchant; mais 1'extrême gêne dans laquelle on me tenoit , fans répondre de mon cceur , fervoit du moins a régler mes démarches : la Chateau-Neuf prêtant fes attentions pour moi , ne me perdoit jamais de vue : d'ailleurs les foins qu'eile fe donnoit pour me former a 1'ufage du monde, 6c me rendre les manieres aifées, lui avoient acquis certaine autorité fur moi, qui me réduifoit a une entiere foumiiTion. L'églife faint Honoré étoit la feule oü 1'on me menoit ordinairement les fêtes Sc dimanches entre onze heures Sc midi : j'étois vêtue affez proprement, & quoique je ne pulTe y rendre aucune des fleurettes qu'on débite aux jolies filles , je m'appercus bien , Sc avec fatisfaclion , qu'on me remarquoit je mis tout en ufage pour fixer 1'attention j'affe&ai même fouvent contre la Chateau-Neuf 1'air mécontent que caufent ordinairement les yeux d'une üirveillante importune : je ne tardai pas a m'appercevoir qu'on entroit dans mes vues, mes yeux s'étoient fait une douce étude d'interpréter ceux qu'il ne m'étoit pas permis d'ecouter, 8c mes oreilles privées  (•3* ) du plaifir d'entendre des douceurs , le remettoient a mon cceur du foin de les deviner. Entre plufieurs jeunes gens qui étoient aflïdus a ï'heure a Iaquelle nous neus rendions a 1'églife , j'en diftinguai un jour un è qui les autres me faifoient remarquer; du fnoins je le crus aux fignes qu'ils lui firent: tout en lui me parut aufli nouveau qu'intéreflant, 8c plus occupé a me regarder qu'a les entendre, il ne fe prêta pas long-tems a une converfation que des ris, aufli indécens qu'immodérés , me firent foupconner être très-fcandaleufe dans une églife : je crus avec raifon en être le fujet, 8t me figurant tout uniment ce que des libertins en regie penfent par-tout au fujet d'une jeune fille , je me vis toute la première dans le cas indifpenfable de rougïr de leur idée. Sieur Valerie, c'étoit le nom du dernier venu , n'avoit pas encore vingt ans , 8c joignoit a une taille avantageufe, l'air le plus noble , le vifage le plus gracieux qu'on put fouhaiter a quelqu'un dont on voudroit faire fon amant, tout parloit en fa faveur: pour trancher enfin un éloge oü je ne manquerois pas d'être fulpefte , je le trouvai tout-a-fait a mon goüt. Ce fut avec un plaifir inexprimable , que je le vis préoc-.  ( 33 ) tupé : j'y interprétai tout en ma faveur , Sc j'eus le bonheur de ne me pas tromper. Nos yeux fe rencontrerent •■, les miens qu'on accufa toujours d'indifcrétion , lui en apprirent plus qu'il n'efpéroit ; mon cceur interrogea le fien, Sc trop porté par lui-même a lécouter, il crut entendre 1'aveu le plus obligeant. Que de proteftations réciproques ! quelle fatisfaétion ! Nous ne pouvions nous parler, mais nos yeux nous vengeoient bien de notre filer.ce. Sieur Valerie, encouragé par fon heureux fuccès, ne négligea aucune occafion qui put favorifer notre commerce pantomime, dont 1'amour fe rendoit interpreie : il falloit être, j'en conviens , d'une étrange fobriété poui s'en tenir-la j mais enfin on nous fera ia grace de croire qu'il ne nous étoit pas poflible alors de faire autrement. Me voir a 1'églife, pafier fous mes fenêtres, repafl'er Sc m'admirer , voila la frugalité efpagnole , a iaquelle mon amant, quoique très-FrangoiSjfut obligéde s'afiujettir: tous convaincus que nous étions de notre mutuelle ardeur , nous n'en étions pas plus heureux , 1'amour a des droits auxquels nous ne demandions pas mieux que de nous foumettre 5 mais quelle apparence de pouvoir fe ménager une entrevue lorfqu'on ne peut feulement parvenir a fe ren-  ( 34 dre un billet. Le tems me détermina cependant a lui écrire :, je rifquai tout , & quoiqu'obfervée de fort pres, je lui tracai les quatre mots fuivans fur un papier que je lui jettai par la fenêtre. » Je ne vois rien de plus propre a au» torifer mon amour Sc ma démarche , » que la paffion que m'ont umoigné vos » affiduités. Jugez de mon état par le vö» tre : je fins bien quelle eft mon impru» dence , dc me livrer avec cette ouver» ture de cceur a quelqu'un dont je ne » puis juger que par 1'apparence :, je ne » m'amuferai point ici a vous peindre ma » tendreffe , 1'excès feul peut m'excufer. » Puiffe un tendre retour me ralTurer: » voyez , imaginez quelques moyens de » m'écrire: que je fache au moins de qui » je fuis occupée. Julie. L'accident qui arriva a ce malheureux billet me fit rire fur le champ , mais manqua me coüter après bien des larmes: ayant, comme j'ai dit , jetté cette lettre par la fenêtre , mon malheur voulut qu'un gros barbet qui fuivoit fon maitre pafTat dans le même tems qu'eile tomba. Sieur Valerie qui ne s'y attendoit pas , ne put être auffi prompt a la ramaffer que 1»  ( 35 ) chien , qui s'étant jetté delTus, ne voulut point lacher prife. Le tems n'étoit pas des plus propres , il fe vit bientót par 1'entremife du barbet, auffi crotté que 1'animal même , qui tenoit toujours bon: rien n'étoit plus plaifant que de voir un homme proprement mis lutter contre un opiniatre canard , qui par fes fecoufies réitérées diftribuoit a droite 8c a gauche les profits de fa laine. Quelques rieurs préfens a ce démêlé du chien , n'adoucirent pas fieur Valerie , qui déja outré de cette réfiftance 8c de 1'état oü il fe voyoit, chargea 1'animal avec autant de furie que s'il eüt été fon tival: le maitre , qui jufques-la ne s'étoit point montré , prit bientót parti , la querelle s'échauffa 8c ne finit que par un coup d'épée qu'il recut , la populace émue comme a 1'ordinaire , murmura de la chofe, fans remonfer au principe , 8c fieur Valerie fut je crois fort prudent de gagner le large •■, le quartier étoit en émeute, 8c j'eus la douleur d'entendre déclamer contre mon amant la Daigremont 8c la Chateau-Neuf, que le bruit avoit, comme tout le monde , attirées aux fenêtres. Cet accident imprévu 1'empêcha d'approcher du quartier de plus de quinze jours qui me parurent éternels , heureufeinent encore que le champ de bataille lüi  < l6) demeura; je n'ai rien dit de 1'agitation oir cette fcene m'avoit réduite , elle eft plus facik a reffentir qu'a exprimer. La violendrma paflion me porta prefque aux derniers expédiens, vingt fois je fus fur le point de quitter la maifon : je changeat totalement, on s'en apper§ut, 8l 1'on me foupgonna bientót quelque paffion dont on ne pouvoit vraifemblablement découvrir 1'objet. La Chateau-Neuf & la Daigremont fe confulterent apparemment fur le tort que m'alloit immanquablement faire les premières impreffions de 1'amour, auxquelles leur prudence exigoit qu'elles s'oppofaffent ; la jufte crainte qu'elles eurent de voir ma fanté altérée , jointe a 1'appréhenfion de me voir difpoféfde moi-même, les détermina a accélérer leur projet, 8l viftime de leur cupidité, il me fallut entrer malgré moi dans des vues qu'elles ne tarderenr pas a me découvrir. Quelque tems après leurs judicieufes réflexions on m'offrit, contre 1'ordinaire , de me mener promener au bois de Boulogoe , fitué a une demi-lieue de Paris 5 j'acceptai fort indirFéremment pour Iors une partie qui dans tout autre tems m'eüt fort réjouie 3 uniquement occupée de mon amour , les objets les plus rians 8c les plus gracieux fembloient s'attrifier avec moi  t 37 > moi de 1'abfence de mon amant; nous fbf~ tïmes donc a quatre heures après midi de notre maifon, 8c après avoir fait quatre pas , je ne fus jamais plus furprife que de voir un cocher fans livrée defcendre de fon fiege 8c nous ouvrir la portiere d'un carrolle , oü mes deux bonnes monterent fans facon après m'y avoir fait entrer: cétoit dans les grandes chaleurs , 8c la Chateau-Neuf prétextant le haut jour qui nous auroit fort incommodé , nous fit approuver fon idéé: je ne pouvois au jufte difïinguer quelle étoit notre voiture , qui , fans avoir rien de magninque , étoit des mieux étoflees •■, je demandai ingénuemeut 1ï c'étoit un carrbffe de remife : a quoi Ton ne me répondit que par un fourire dont je me méflai , fans cependant rien pénétrer de 1'aventure: nous arrivames infenfiblement au bois de Boulogne , oii nous defcendimes pour prendre le plaifir de la promenade. Une neure après nous être occupées a y confidérer ce qui méritoit le plus d'attention , nous entendimes quelque bruit vers la porte Mayot , dc laqueile nous ne nous étions pas fort éloignées 3 la Chateau-Neauf fe doutant de cc que ce pouvoit être, nous engagea a nous en -rapprocher. Le premier objet qui me Tome I. D  ( 38 ) frappa la vue fut un original qu'il ne me fallut que voir pour le haïr , fes manieres ridiculcs & fa mine équivoque pouvoient aiFurément juftifier le refte de mon antipathie , 8c je ne puis fans un vol manifefte m'empêcher de donner quelqu'idée d'une tournure auffi comique. M. Poupard, car c'étoit le nom du héros de la fête , étoit porteur d'une phyfionomie , qui , fi Fon veut, reflembioit alFez a un vifage , mais 1'arrangement de fes traits , qui a toute rigueur défignoit figure humaine , fembloit s'être chargé du foin d'annoncer le regret & la répugnance de la nature dans fon ouvrage. Qu'on s'imagine deux petits yeux écarlate , modeftement ménagés fous un front pointu, au basduquel une demi-douzaine de poil aurore en 1'orme de fourcils marquoient la place oü il auroit dü y en avoir ; plus bas un très-petit nez médiateur de deux grolFes joues bouffies , qui par leur jon&ion nê paroifibient jamais avoir été faites pour un vifage , facilitoit une ample liberté de cerveau , fous laquelle deux levres copieufes 8c triplement bordées formoient en voute une bouche négligemmentfendue jufqu'aux oreilles ; il eft vrai qu'on n'avoit rien a craindre de fa ganü-  ( 39 ) ture : le tout le terminoit par un menton parfait dans fon quarré , enluminé d'un nombre infini de bourgeons qui répondoient merveilleufement au refte. Cette tête , qui , comme on peut bien juger, n'étoit pas abfolument avantageufe, fe trouvoit placée fur un bloc dégrofli , qui n'étoit pas moins grotefque ; un habirriche a la vérité , mais peint liir fon moule » recevoit au moindre mouvement les nuances d'une perruque foupoudrée , dont 1'épaule gauche avoit foin de faire les honneurs aux dépens de la droite. Voüa en gros la copie d'un original dont 1'efprit &C les manieres n'étoient pas plus déliées , comme on verra dans la fuite. Je n'y aurois afiurément pas plus fait d'attention qu'a mille' autres, fi a notre première entrevue les politeffes outrées 8c afFedtueufes de la Chateau-Neuf ne m'euffent mife a même de 1'examiner , il me fallut peu de tems , Sc comme le feul objet étranger, il recueillit en propre toute mon attention. Je ne favois que penfer de cette connoiffance Sc de 1'afïabilité de mes douairières ; mais je compris infenfiblement ce dont il s'agilToit j je vis notre cocher 8t un domeftique recevoir refpeétueufement les ordres du pigmée: il ne m'en fallut pas D z  ( 40 ) 'davantage pour reconnokre la galanterie du carrofie , c'étoit un cadeau dans les formes: le fiacre fut renvoyé , la collation ordonnée , 8c la compagnie ayant enfilé une des allées du faois, on ne fongea plus qu'a prêter attention aux gentilleffes de M. Poupard , qui , attribuant a admiration mon immobilité, me fit la grace de me pafler la main fous le menton en figne d'ajnitié , &C nous dit avec eet air grofliérement aifé : Hé bien , nous voila ; rions: il fait beau ; ma foi , vive le bois de Boulogne : je ne trouve point ii mon goüt d'aujjt jolis jardins dans Paris : cefi dommage quil ne foit pas fablé, quen dites-vous ? N'eji-ce pas que cela feroitplus joli ? Oui , monfieur , répondis-je ; comment diable, fe tournant vers la Chateau-Neuf , elle rc'pond avec efprit , dit-il i, ma foi , vive la faillie , c'eft Tame des partics , /'/ n'y a que cela qui me fait fouhaiter moi: 1)propos d'efprit , mon cocher vous a-t~il bien mené.? Hem , petite, e'tie{-vous bien-aife d'al Ier en carroffe ? Cejl bien le garfon le plus adroit, le plus intelligent ; il ne fait point comme on fait pour verfer: oh ! voila ce que / ai de bon moi, il me faut toujours ce quil yade meilleur. La con*  ( 4i ) verfation fe trouvant en défaut, ma tante crut qu'il étoit de Ia politeffe de tortiller un petit compliment a M. Poupard fur la bonté avec laquelle il nous avoit cédé fon carroife, a quoi il ne répondit que par un: Vous vous moquei, ah bon.... cefi une babiole ca... je voudrois , en ve'rhé, madame , vous être utile a quelque chofe.... oui... affhrément,je n'aipas de plus grand plaifir que de.... oh ! ca , parions de la petite, efi-ce qu'eile ne veut pas rire d'aujouriThui? Voye\-moi,mapoule,jefuis tout gat : comment me trouvei-vous ? Tout dröle , monfieur. Mais ,fave\-vous bien , continua-t-il, quelle efi admirable, fur mon honneur , elle en dit pen ; mais elle en dit de bonnes. L'adroite ChateauNeuf, préte a tirer parti de tont, trouva dans mon filence une ample matiere a faire mon étage ; c'erl, lui difoit-elle, qu'eile efl: toute étonnée de fe trouver en compagnie, elie ne parle a ame qui vive. Sa tante & moi i'élevons dans une moderne, une retenue... ah! c'éft... un tréfor dans un Paris, a quoi je remarquois que notre maltotier applaudiifoiten riant fous cape , & comme fe féücitant d'avance fur fon heureufe rencontre : oui, oui , difoit-il, je vois ca du premier coup d'ceil, & je l'ai infaillible: E>3  14) ca nefi pas encore for/né , je yeux....jc "yeux lui donner l'ufage du monde , & pour des manieres , fa ne fortira pas de mes mains que ce ne fok un bijou; mais il faut quelle me promette d'étre bien fage : il ne faut pas l'effaroucher ; dites, m'aimerei-vous , mignone ? oh ! je yeux la mener aux marionettes , aime-t-elle Polichinelle ? Votre goüt fera toujours le fien, monfieur , répondit la Daigremont: je ne favois trop fi je devois rire ou m'affliger de ce que j'entendois, j'avois en même tems tout a craindre Sc tout a efpérer. Je prévoyois bien ne me pouvoir échapper aux pourfuites de M. Poupard , il étoit trop bien fervi par la Chateau-Neuf 8c la Daigremont , c'étoit un homme puifiamment riche , dont les efpeces groffiérement diftribuécs , n'avoient pas moins^ de mérite j mais je ne pouvois digérer 1'affreufe idéé de lui donner le pas fur fieur Valerie, au fujet duquel je me trouvois dans un nouvel embarras. Devois-je le trompet , èc d'un autre cóté pouvois-je me réfoudre a lui faire 1'humiliant aveu des projets de ma tante ? Je prévoyois bien 1'avantage confidérable que je trouvois d'abord en me jettant dans la finance \ mais il ne pouvoit balancer les intéréts de moa  ( 43 ) cceur : ces réflexions me mirent dans une perplexité a laquelle je m'abandonnai fans m'en appercevoir : le reproche qu'on m'en fit me rappella a moi-même , je remis au lendemain a trouver les moyens de concilier 1'amour avec la fortune , &C forgant mon naturel, je parus plus libre le refte de la journée , j'oubliai pour le moment lieur Valerie , &C relachant un peu dè mon air fauvage , je m'apprivoifai avec 1'aimable M. Poupard, aux manieres duquel j'eus foin de conformer les miennes. Nous ne tardames guere a nous délivrer quelques mutuels coups de poing pour ébaucher la connoiiTance : je commengai a entrer de moitié dans toutes fes louanges afibmmantes , dont on lui rabattoit les oreilles : notre union fe manifefioit déja dans mille petits jeux, nos goüts travailloient a fe rapprocher en apparence •■, je m'appercevois enfin du progrès de mes yeux , auxquels mon adonis faifoit la cour a la faveur de fes bijoux. Tout jufques-la sétoit pafié a merveille, lorfque 1'eftet d'un malicieus hafard nous offrit un ailez plaifant ipe&acle , dont M. Poupard fit malheureufement pour lui tous les frais. Nous étions tous quatre ailis fur 1'herbe au pied dunbuilfonépais, en attendant 1'heurede  ( 44 ) Ia coliation , lorfqu'une biche indifcrette vint maihonnêtement brouter quelques feuilles du buiflbn dans lequel fa perruque étoit engagée ; le bruit le fit tourner iï précipitamment , qu'il laifla fon in-folio entre les dents de la biche , a laquelle le branchage en difputöit une partie : la béte épouvantée de la figure & du mouvement qu'il fit en fe retoirrnant , termina Ie differend par une derniere fecouffe qui la rendit makrefie du gros de la chevelure aux dépens de quelques boucles qui refierent au builfon : la frayeur ne 1'eut pas plutöt fait fuif , que nous nous mimes par ordre en devoir de courir a la conquête de cette nouvelle toifon. M. Poupard , tout bouffi de colere , fe mit a la tête fon chapeau fous le bras, fa canne levée, la ChateauNeuf , relevant fes juppes a deux mains , fuivoit courageufement 1'enfant de choeur, fur les pas duquel la Daigremont fe traïnoit , m'excitant a en faire de même. Le rapt devint en un moment une caufe commune. Nous devions faire un plaifant tableau : qu'on fe repréfente M. Poupard Sc les deux vieilles entrer tout a coup en partie de chafiê 8c courir le cerf dans le bois de Boulogne : heureufement pour eux que les cheveux prefqüavalés produilirent leur  ( 45 } SM efFet a la pauvre biche, qui, par des efForts incroyables, reftitua a M. Poupard les deux tiers de FacoëfFure en forme d'indigeftion : il la recueillit le plus proprement qu'il put, s'en revint a nous en peftant contre les gardes chaiFes qui ne retenoient pas leurs bêtes fauves, êtnous jura qu'il en écriroit en cour. Dans 1'ardeur de Fa courFe il ne s'étoit pas appercu d'une fréquente flagellation d'aube-épine , dont il avoit le vifage Sc les oreilles déchirées, la Chateau-Neuf Sc la Daigremont en étoient quittes pour des manchettes Sc coëfFes arrachées. Ces commencemens d'une amoureufe entrevue ne devoient pas être d'un bon augure, Sc 1'amour ne fe montroit guere propice a notre galant, la fuite acheva de le déconcerter. Pour monter a la chambre oü 1'on devoit fervir la collation, nous ne pouvions éviter de paiFer par la cuifiné , oü nous ne fümes pas plutót entrés, qu'il nous fallut par intervalle eiFuyer les éclats de rire de tous ceux qui s'y trouverent. Ce fut une nouvelle fcene a laquelle j'eus 1'entiere liberté de me réjouir par la confufion générale qui s'y répandit: le plus plaifant étoit les inutiles efForts que chacun faifoit pour fe juftifier. Le maitre fe mit a quereiler fa  ( 4* ) femme qui s'en prit a fa fille, la fille accufa le cuiiinier, qui chanta pouille aux fervantes, Sc les fervantes par ordre chargerent le marmiton. Pour couronner 1'ceuvre , M. Poupard appella fon laquais , qui, le voyant dans eet équipage , &C fa perruque a la main , éclata de rire comme les autres ; heureufement pour le pauvre garcon qu'au premier geile que celui-ci lui eut fait de fa canne, il fe crut en droit d'aller rire ailleurs. A peine fut-il forti, que nous vimes entrer le cocher, qui retrouffé jufqu'aux coudes, tenoit entre fes mains une grolie éponge dont il fe fervoit a laver fes chevaux : cette derniere circonftance, par effet du hafard, parut li plaifante, que chacun abandonna la place Sc nous lailTa dans 1'embarras d'appaifer 1'homme le plus outré que j'aie jamais vu; il n'étoit que comique , il devint affreux. Je fongeai feulemenr. a 1'adoucir ■■, il fe rendit a nos inftances , nous le conduisimes dans la chambre oü 1'on devoit nous fervir, & je pris moi-même la peine de bafhner la partie affligée. Mon attention fit des merveilles, elle acheva de me gagner fes bonnes graces; mon bon cceur lui plut; la part que je parus prendre a fon accident lui en fit oublier la douleur j il me promit de ne plus  (47 ) fonger a rien, 8c rappelia fon domem'que, auquel, en ma faveur , il accorda pleine indulgence. On fervit , enfin nous nous mimes a table : j'étois vraifemblablement placée auprès de M. Poupard qui mangeant comme quatre , avoit foin pour la forme de ne rien trouver de bon, 8c pour être en regie , il fe mit a fonder le vin, maudire les ragouts, 8c donner 1'auberge a tous les diables. Mille pardons , mefdames, nous dit-il: fi vous étesfi mal fervies, ce rCefi pas ma faute, le diable memporte , les cuifiniers aujourd'hui font fi rares ; je n"en trouve nulle part d'aufji bon que le mien. Alle\ , alle{ , je vous enferai tater. L'équivoque méritoit explication, mais nous n'y regardames pas de fi prés : nous avions plus d'une occupation. Nous commencions a en être aux petits fbins , 8c en tirions déja dans le minutieux détail de ce qui caraftérife une union future. Ce n'étoit plus quün convoi perpétuel de vivres dont M. Poupard furchargeoit mon afliette ; heureufement pour moi qu'un gros matin faifoit fecrettement fous table les honneurs de mon appétit; car il m'eüt entiérement été impofiible d'abforber fans un fecond la profulion du gibier qu'il me fervoit: il n'y avoit que les rafades  ( 48) qui m'embarraffaiTent j il m'eüt fouhaité Ie talent de fabler comme un Allemand, 8c c'étoit 1'offenfer que le refufer : le matirt ne pouvoit cependant être de notre écot. Mais bientót une ample effufion bachique le rendit plus traitable. II parut que la rapidité avec laquelle il avoit travaillé a établir ma fanté commencoit a altérer la fienne; & fe battant les deuxflancs comme pour abattre les morceaux Sc reprendre haleine: ca , dit-il, ne nousprejjbnspas, la table n'efl pas loue'e , fre'donnons une petite chanfon d'opéra ; je riai pas un grand volume de voix , mais on ma. toujours accufe' d'avoir du goüt : cela nefi pas étonnant: au rejle, j'ai demeure' deux ans entiers vis-a-vis Rameau , & feu mon pere étoit fort ami du grand Luli ; ainfi vous entende^ bien que pour peu qu'on ait d'intelligence, ca vient tout feul.On fai/it...oui,on faifit... d'ailleurs rien ne nous échappe a nous autres ; 8c après un prélude des mieux nourris , nous devinames qu'il écorchoit un paiTage de 1'opéra de Zaide...L'amour efl a craindre, 8c effeftivement nous le parut-il alors ; certains foupirs brufquement chevrotés en forme de hoquets nous firent mettre fur la défenlive, & bien nous en prit; car dèsla feconde  seconde mefure , bachus fit entrcr un ac-! compagnement de fa facon, oü chacun ent une affez vilaine partie. Son air fini , il y ent cefilon d'armes , nous eümes la iiberté de nous débarbouiller 5 & fans fe faire prièr, il nous orT'rit galamment de recommencer : cela ne lui ceütoit rien, difoit-il: nous 1'en difpcnfames , feignant de ne point abufer de fa bonté 5 la mufique 1'avoit altéré, il fallut qu'un petit verre de vin allat tenir compagnie aux autres, après quoi il lui vint en idee de faire chanter la Chareau-Neuf, qui s'en défendit fortement; mais les vraies louanges qu'il prétendoit en avoir recues, lui faifoient juger trop avantageufement de fa voix pour i'en tenir quitte : il lui perfuada qu'eile étoit muficienne Sc femme a talens : celle-ci eut beau lui jurer que non, il n'en voulut rien croire , & foutint qu'a. fon age on devoit favoir chanter : pour l'affermir dans fon opinion , j'eus.ia malice de lui faire figne qu'il ne fe trorvspok pas , & le poufiai en regardant la Daigremont a laquelle il n'avoit pas encore penfé: il n'en fallut pas davantage , il me Crut pieufement, & joua Ie férieux , en bégayant qu'on ne devoit pas fe faire prier encompagnie 5 la Daigremont eftayée enTome I. £  ( 5° ) couragea la Chateau-Neuf, qui, apres avoir arpenté les quatre coins 8c le milieu de fa chaife , convint de chanter aux conditions cependant qu'eile la feconderoit 8c tiendroit fa partie. Ce procédé radoucit M. Poupard , qui s'offrit a en être : on moucha , cracha , après quoi la ChateauNeuf & ma tante fe mirent a pfalmodier les anciens mirlitons, auxquels M. Poupard fit a 1'in-promptu une balTe d'oreille. Ce petit charivari ne laiflant pas de faire un concert affez comique, caufa pour une feconde fois la difgrace du pauvre Labrie, qui, au coin du buffet , crevoit tranquillementdansfa peau: certain couplet a boire vint le plus mal-a-propos du monde : 1 aifiette,'les verres & le vin fe trouverent en un inftant renverfés fur les genoux de ma tante , qui n'en devint que plus comique; de forte que les mirlitons fe trouverent arrofés d'une copieufe libation , ce qui ne manquapas de dérouter les accords. M. Poupard qui n'aimoit pas les plaifirs interrompus , ordonna férieufement de fe retirer i on travailla a remarier les voix , ÖC 1'on fe remit a chanter comme auparavant. On a raifon de dire qu'il n'y a que la première fois qui coüte j nos vieilles ne ie foent pas prier , elles acheverent leurs  < 51 } v A couplets & recurent mille comphmens da M. Poupard , qui trouva leurs mirlitons impayables. J'avois affurément tout a efpérer d'un homme qui mettoit a fi hautpnx la voix de ma tante. Mon tour vim , 8C après les petites cérémonies ordinaires, ]e chantai le roflignol d'Hypoiite & Ariae, qui ne put jamais balancer le charivari de nos vieilles. Ce morceau qu'on m'a toujours flattée de rendre paflablement , ne m'atdra qüune partie de fon attentionj fans furprife , il fembloit qu'il eüt entié-ement livré fon admiration a la ChateauNeuf 8C a la Daigremont, pour la refuier a toute autre chofe : Ceft drole , me dit-il, tLla fin de mon air , ceft gentil; mais.... mais, ce neftpas de laforce des mirlitons; on ne travaille plus comme cela aujourdhui ; avei-vous une de ces roulades qui yaille cette chüte de mirliton don don ? voilh ce qu'on appelle la pure nature , don don: c'eft admirable ; moi je donnerois cent rojjlgnols pour un mirliton. Ma bonne parente ne favoit oü mettre les mains d'aife: les allures ni les flons flons ne lui avoient jamais tant procuré de plaifir , &C je puis dire en toute süreté qu'on n'avoit depuis long-tems fi bien fêté fon mirliton. Nous allions infailliblement rivaE r  ( 52 } lifer , ii a fon tour le mien ne lui eüt faie perdre 1'équilibre. Je le lui chantai, 8t le ravis tout enfemble : a peine lëus-je fini, qu'il m'offrit de me préfenter a 1'opéra : cette babiole a fon avis étoit 1'infailiible efiai du mérite d'une adtrice. Le refte de la foiiée fe paffa en éloges infinis, qu'il ne pouvoit cc fier de répéter : je faifis ce moment pour rappeller encore Labrie , au fujet duquel il me faerifia fon reflêmiment, en jurant contre la canaille qui n'avoit point de goüt : quelques autres attentions me firent juger qu'il avoit le vin tendre , 8i que les plaifirs de la mufique ne lui faiibienr point négüger lesdevoirs de 1'amour qui étoit le fujet de notre partie : il étoit a tout, & fi fa galanterie n'avoit pas cette fineffe recherchée , du moins ne pouvoiton lui refufer la force de lëxprefiion. La nuit vint enfin précipiter notre retraite, on paya l'höte & nous montames en carrofie. Malheureufement pour M. Poupard nous étions quatre , je n'ai que faire d'expliquer pourquoi il eüt fouhaité que nous eufiions été cinq, cela fe devine affez , ainfi nous rentrames cn ville avec toute la modeftie & la continence imaginable. Qu'on ne hoche point la tête, je n'en ferois point la petite bouche; fur le pied de fincérité avec  lequel je me fws jufqu'ki annoncée, on peut m'en croire fur ma parole. M. Poupard , dont lëfprit ne pouvoit refter oifif, nous propofa une partie de pied de bceuf que 1'on accepta , 8c ce fut en vénté le feul jeu de main auquel nous nous amufames ; il trouva néanmoins Ie moment de m'aflurer d'un goüt décidé Sc d'un attachement inviolable , fi je voulois eflayer de 1'aimer , en jurant qu'il étoit flomme a me faire trouver toutes les douceurs imaginables dans un commerce dont il me laifièrok la makrefie de régler les articles : puis engageant généralement la converfation , il fe précipita rondement dans le détail de fes biens, éleva fon crédit, vanta fes chateaux , nomma fes terres 8c exagéra fon opulence. II faifoit nuk ; 8c j'avouerai franchement que mes oreilles fe trouverent aufli flattées de I'énumération de fes biens que mes yeux avoient été fcandahfés de fa figure b déja même je ne trouvois rien d'impoflible qu'une honnête compofition püt en lui corriger les iniquités de la nature. Quel exemple de foibleiTe' quelle dépravation de cceur! je Ie confefte ó ma honte , éblouie par 1'ambition 8c la fvanité, qu'il me juroit de fi bien fatisfaire, jje ne fongeai qu'a ma nouvelle grandeur,  ( 54 ) .,;, Que ne peut fur notre fexe cette avidité üe richcffes , quand 1'éducation ne nous di&e point nos devoirs! eet homme qüauparavant je trouvois unique dans fa laideur , me parut fupportable , quand mon imagination me 1'eut préfenté furchargé des avantages qu'il me promettoit: je craignis.... oui , je tremblai qu'il ne fe méprit lui-même a 1'aveu de fon penchant pour moi; je n'ofe Ie dire ; mais enfin il eft vraï que dans eet inftant j'aurois voulu ne le pas quitter fans 1'avoir mis dans le •cas de la reconnoifiance. Sieur Valerie oublié ne m'occupa plus auprès de lui, qu'autant de tems qu'il en falloït pour comparer fon infériorité. Ces laches réflexions a la vérité ne durerent pas longtems , je rendis bientót a mon cccur ce que la fortune , ou plutót 1'avarice , vouloit lui enlever , & fi je cédai par les fuites , je ne travaillai du moinspas a accélérer ma défaite ■ mon infidélité fut moins 1'ouvrage de mes propres fentimens , que lëfièt des pieges inévitables auxquels je fuccoinbai. Etant arrivés en ville , nous nous fimes defcendre pres du palais royal , & après une nouvelle répétition de ce qu'il nous avoit déja dit, il nous donna parole pour  ( 55 l n , le lendemain au foir : nous nous feparames très-fatisfaits les uns des autres, le cocher toucha , le carroffe difparut, 8C nous nous trouvames en un inftant a notre porte. , Dès que nous fümes montees, chacune de nous travailla a fe mettre a fon aife, & après quelques tours, la Daigremont & la Chateau-Neuf pafferent dans ma chambre pour affifter aux débris de ma toilette. Nous fïmes a nous trois un peut cercle triangulaire , oü 1'on obferya dabord ce moment de filence ordinaire a la préparation d'un difcours important. Ma tante qui s'étoit chargée de parler la première , omrit le fien par une reflexion morale, dont la fuite ne tarda guere a refoudre 1'équivoque. . Ma rille , me dit-elle , notre vie eft fi courte , & le tems de la jeunefie paffe fi. rapidement, qu'on s'expofe a des regrets auffi cuifans qu'inutiles, quand on a eu le malheur de n'en pas faire un bon ufage: vous voilaau printems de vos beaux jours r la pureté de vos mceurs qui en fait a prefent tout le prix , décidera par la fuite du bonheur ou du malheur dont ils feront finvis; nous avons fous les yeux mille facheux exemples de celles qui fe trouvent expofeea  a un inutile repentir, pour avoir inconftdérément accordé tout au feu de la jeuneiTe ; vous devez m'entendre , on trouve fouvent dans un age mür de paifibles reffources 8c exemptes de routes facheufes fuites. Je n'ai que faireje crois, de vous repréfenter 1'intérêt particulier que M. Poupard prend déja a ce qui vous regarde: ceft un galant homme , dont les procédés feront honnêtes, fi vos complaifances répondent auxfiennes, 8c fi, différant entiérement a fes avis, vous vous bornez a n'é couter que lui : je coriviendrai avec vous qu'il ne s'annonce pas d'abord, mais il eft de ceux qu'on gagne a connoitre. Votre' fort eft dans vos mains , ma chere enfant, continua-t-elle , fongez-y bien; les occafions ne ft retrouvent pas aufli facilement qu'elles fe perdent: les premiers momens du bel age ne furent jamais faits pour être écoutés, il faut fonger au folide: il eft ur tems pour fe fatisfaire ; il nous refte toujours a même d'en exciter. II eft dans Ia vie un état contraire a tous les autres: dans ceux-ci 1'age de maturité, oii généralement on moiflbnne, eft celui oü dans les premiers on ne trouve plus qua glaner Je n'avois plus a deviner: ce petit entrefien étoit clair, ma bonne tante, comme  ( 57 ) 1'on voir, ne faifoit pas languir l'a£tion. Entre les mains de qui le fort m'avoit-il abandonnée ? Le leéteur , que le commencement de ma vie a fi juftement prévenu contre moi , pourra-t-il en me chargeant de blame Sc de mépris , me refufer quelque pitié ? Mon tempérament, il eft vrai, ime décidoir pour le plaifir ; mais 1'on ne .veut me le défendre que pour me plongcr üdans Finfamie ! n'étois-je donc pas afFez r malheureufe d'avoir du penchanr pour le vice , fans qu'une pernicieufe éducation "me forcat , pour ainfi dire , d'en tirex parti dans le plus honteux commerce ? A peine entrée dans le monde , j'y recois fous les apparences de la vertu les impreflïons du libertinage ; ceux qui me frondent fans miféricorde , penfent-ils qu'il foit aifé a treize ans de fe vaincre dans un déréglement de pafTions prématurées, Sc de prévoir fagement les defFeins de ceux a qui i notre enfance nous a foumis ? Ceft de cette fource que découlerent par la fuite tous mes défordres. Qui put jamais réfifter au vice , après avoir eu le malheur d'y être inftruit? Nous ne fümes jamais que ce qu'on nous fit. Nos défauts plus ou moins grands fe manifeftent plutót chez les uns que chez les autres , Sc leur progrès dé-  ( 58 ) pendit toujours du peu de foin qu'on eut de nous en corriger. Je m'oublie , la morale mëmporte , fans fonger que je la décrédite : remontons a la Daigremont, qui me témoigna vivement la furprife que lui caufa mon lilence. Qu'on juge de ma légéreté; je ne fongeois déja plus aux aifances & au faftueux étalage qui m'avoit d'abord tant flattée : ces idéés d'opulence s'étoient aula-tut évanouies qu'elles avoient été concues. La Chateau-Neuf voyant que la Daigremont n'avoit pas Tart de me perfuader, fe mit de la partie , Sc réuflit d'autant mieux a me faire goüter fes raifons, qu'eile les expofa avec plus d'adrelTe St de chaleur: fans blamer la facon de penfer de ma tante , elle ne parut point défapprouver la mienne, qui jufques-la ne s'étoit déclarée que par mon filence ; elle me fit entendre que les circonftances pouvoient quelquefois faire tolérer ce qui par roiffoit fouvent condamnable ; qu'il étoit de certains arrangemens permis de fe faciliter , & que nos adtions prenoient différentes formes, fuivant les vues dont nous les dirigions \ qu'il étoit de la derniere firn» plicité de fe refufer a un honnête engage* ment, quand la prudence renféveüffoit  1 59; /.ll dans le fecretqu'on ne devoit ie revoltef que contre lëclat \ qu'on n'étoit point obligé , pour fe faire eiïimer, de s'enterrer & de faire divorce avec le monde; qu'il y avoit des ufages établis, quil falloit s'y conformer , que le vrai but de la fageffe étoit de nous éloigner des deux extrêmités \ que les agrémens de la jeunelTe 8t de la beauté , qui n'avoient qu'un tems, ne nous avoient fans doute été donnés que pour être employés ; qu'on devoit a ce fujet moins confulter les plaifirs que 1'intérêt, que c'étoit infailliblement fe perdre que de facrifier lëifentiel a la bagatelle j qu'on n'avoit garde de me confeiller rien | de criminel , mais qu'aufli il n'étoit pas ; d'un caradtere droit 8c_.reconnoiiTant de ; défefpérer un homme fur lequel on fe I fentoit quelque avantage , 8c que de part ! 5c d'autre on s'en trouvoit beaucoup mieux quand on vouloit sëntendre. Cette morale relachée , débitée avec un faux dehors de douceur Sc d'amitié , étoit beaucoup plus dangereufe. Je ne refufai point d'accorder les politeiTes ordinaires que 1'ufage du mende autorife , St ne me défiant point de moi, je me trouvai infenfiblement, 8c par gradation , oü elles me defiroient j une longue converfation nous rait tous relachée , debitee avec un taux dehors de  ( ö-o ) *r*accord , 8c ma tante me dit fpirituellement en fe retirant, que , faute de parler, on mouroit fans confefllon. L'entretien fini nous nous mimes au lit, oü il me fut impofïible de dormir; je n'avois jamais été fi agitée : livrée a une foule de réilexions toutes plus cruelles les unes que les autres, mon amant fe préfenta a mon imagination , mais furieux, mais outré , réclamant fes droits, 8c me reprochant déja mon infidélité. Hélas ! peu accoutumée aux remords , il me fembloit déja que tout m'accufoit. A ces agitations fuccéda une tendre langueur, oü mes foupirs me tinrent lieu du refte ; un léger fommeil m!y furprit, 8c 1'amour toujours préfent accepta le facrifice qu'il lui offirit. Mon premier foin le lendemain lê tourna vers fieur Valerie \ j'attendis conftamment a ma fenêtre 1'heureux moment qui devoit me 1'amener. II arriva enfin, 8c je lui jettai un billet , dans lequel je lui marquois qu'il trouveroit au-deifous de ma fenêtre une corde a laquelle il pouvoit attacher fa réponfe; je n'étois pas quitte des contretems. Quand le hafard contraire a nos mefures auroit pris a tache de nous déforienter, il n'auroit alTurément pas mieux réufli. Lefoir ayant inutilement cherché de la  (61> Ia corde, jj me tomba fous Ia main un paquet de mignonette que je déployai, 8c dont je ianfai pendre une partie, a laquelle furent bientót confiés les fecrets de nos amours 5 mais quand un moment après je vins a retirer ma dentelie , un malheureux clou 1'arrêta, 8c le premier effort que je fis , Ia partagea en deux, je n'en retirai qu un morceau , 8c 1'autre refta aux fenêtres du premier étage. Cet accident me rendit inconfolable ; j'étois aufïï curieufe de lire le billet qu'inquiete de ce qu'il alloit devenir le lendemain :. je me figurois déja un peuple de dcvores , qui , après 1'avoir lu f ailqient faintement travailler a me faire cndiabier; elle tenoient.ie premier, nous occupions le fecond, airul elles auroient bientót condu. Ces fortes de gens , qui acquierent toujours de pieulês lumierésfur les défauts du prochain , ne font jamais grace du zele reiigieux avec lequel Ja fefta le croit en droit de Jes publier. Je défefpérois de fortir d'ernbarras, lorfqü'a force dexammer■., ,3 mappercus que , ayant lort peu renre de ma dentelie , elle pouvoit bien c.n bas. n'ètre pas II haute qu'on n y put attcindre avec quelque chofe: airtfi toute en chemie que j'étois, je defcendis iefcalier en tremblant, armée d'un manlome I. p  che k balai , avec lequel j agitai de mon mieux le bout de la dentelie auquel etoit attaché le billet. Je m'en rendis enfin maitrelïe , non fans une alarme générale. Une vieille voifine , que le diable avoit fans doute clouée a fa fenêtre , ayant vu dans 1'obfcurité quelque mouvement & entendu quelque bruit a la porte , fe mit a ener au voleur : j'en friffonne encore , quand jy penfe; a une heure après minuit dans les rues, je crus être perdue , & ne m imagtnant pas qu'on criat après moi, je re.ientis autant de frayeur que j'en avois mfpfre, Veus cependant la préfence d efpnt de refermer la porte très-doucement, apres m'étre retirée, mais a peine étois-je au bas de l'efcalier,que j'entendis crier a leur tour la Chateau-Neuf & ma tante: quelnouyel embarras ! toutes deux éveillées par les premiers cris de leur voifine, elles avoient couru a la porte pour voir fi elle étoit bien fermée, & fayant trouvée ouverte , elles ne douterent plus que le voleur ne fut dans rappartement. Nouvelle confuhon par conféquent , de laquelle je profitai póur regaener mon lit, on eut recours a la lumiere, on chercha , on ne trouya rien , on fe recoucha & on fe rendormit. • J;aVois bienlieu de me féUater d avoir  ( iïr a fa prife , dont ilne fut féparéque par la G3  < 78 5 n ttiaturité de la toüe , qui lui refta aux grftfes. Je faifis 1'occafion de cette fcene pour jetter dans la ruelle de mon lit 1'habit de mon amant, &C jouant 1'embarras avec les autres pendant qu'il fe r'habilloit, j'appel•lai de mon cöté 1'impitoyable minet , qui -fut auffi fourd a mes inftances qu'a celles de la Daigremont. Malgré le défordre .qüavoit caufé eet accident , on fe recoucha fans lumiere , Sc pour faciliter 1'éva.fion du fieur Valerie , il fallut préfenter celle du chat , que je feignis vouloir mettre dehors. Nous devïnmes plus circonfpefts par la fuite , auffi lëxtrême gêne a laquelle nous nous affujetrimes ne contri• bua pas peu a accélérer 1'exécution du proiet que nous méditames. ' L'heureux jour auquel M. Poupard de.voit couronner fon ardeur arriva enfin. Après une infinité de préfens, je ne pus, fuivant lëxafte bienféance , lui refufer de m'acquitter : quelqu'effort qu'il fallut me faire , le devoir 1'emporta , & j'abandonnai a la reconnoiffance ce qui ne devroit jamais être réfervé qu'a 1'amour. On me pardonnera bien de pafier légérement fur 1'affreufe opération de mes charmes : il me fuffira de dire qu'après un prélude a'ïbrü a 1'aaion , la figure humaine difpa:  (79 )' , u , rut tout-a-fait, 8C me laiffa entre les bra* le plus cruel indéfini qu'ait jamais produit le caprice de la nature : je ne diftingua» plus qüune maffe étayée comme un crapaud fur quatre pattes: je nëntendis plus qu'une refpiration convulüve , dont le rale fembloit vouloir exaler 1'ame 5 je voulus envain me rappeller mon amant , pour tirer parti de la néceffité oü je me trouvois, la force de 1'imagination ne put jamais effacer 1'affreux portrait que j'avois devant moi • le poids m'accabla, mes yeux fe fermerent, 8c le miférable crut encore m avoir fait partager fes horribles tranfports. S'il eft vrai que lëxpiation du crime nous met a 1'abri du remords , je ne dus - jamais en reffentir a ce fujet; ma faut» portoit par elle-même une ngoureufe penitence , 8c je pouvois bien ne m'avouer coupable que des plaifirs de mon bour- reau. . n ■ vi* -ii^ II ne fut pas plutót fatisfaitqu il travaida a fe rajufter & a redoubler fes careffes 3 mais je n'y pus tenir: je m'arrachaid'entre f„s bras, la rage me tira les larmes des veux, je me devins affreufe a moi-meme, & déteftant jufqu'au fopha qui avoit recueilli eet odieux myftcre , je pafu-u vers mon Ut, oü j'eus tout lieu de réfléchir %  (80 > les differens mouvemens qui nous agiteflC dans une même opération ; je ne pouvois concevoir que 1'excès du plaifir avec lün devïnt le comble du dégout avec 1'autre; j'avois bien oui parler de quelque punition pour la débauche effrénée ; mais je ne pouvois m'en figurer de plus pénible que les approches de M. Poupard. Heureufement encore pour moi que mon amant avoit remédié aux premières difficultés , dont celui-ci n'auroit jamais pu endormir la douleur par le plaifir. Notre commerce fut établi, 8c il me fallut par les fuites vaincre ma répugnance : comme il ne s'étoit appercu de rien , il fe crut le premier heureux, ce dont je n'eus garde de le défabufer. Cette circonftance, j'ofe le dire , lui fit joindre lëftime a 1'amour. II me juroit tous les jours fa tendrefie avec autant de fincérité que j'apportois de précaution a lui cacher mon antipathie. Mes tantes me mettoient au fait de la folide galanterie , 8c 1'aventure de M. Poupard , qui étoit ma première , prenoit 1'admirable tour de celles par oü les autres finifiènt. Enfin il me donnoit avec tant de profufion, que fes libéralités le perdirent. Sieur Valerie fatisfait, tomba comme  ( 8i ) tous les amans dans une délicatefiê mal entendue, qui le porta a examiner fcrupu^leufement notre conduite. Les bijoux, l'opulence lui ouvrirent les yeux, il le douta de quelque chofe , & fans m'expofer fes foupcons , il réfolut de ne s'en rapporter qu'a lui-même : ayant enfin fu par gens attitrés les habitudes d'un homme qu'on lui dépeignit & alliira fe rendre réguliérement au logis a certaine heure , il 1'attendit lui-même dans notre allée , 8c fut amplement payé de fa curiofité. En efiet, quelle fut la furprife , quand a 1'heure indiquée il vit entrer St reconnut M. Poupard fon oncle , qui , felon toute apparence , n'avoit pas lieu d'être tranquille : le trouble réciproque fit jouer aux deux rivaux le lilence ordinaire aux premiers tranl]wrts de la jaloufie ; le plusoutré néanmoins étoit' le mieux inftruit , & que les tirconftances déterminerent a la retraite 5 bien que M. Poupard 'fut intrigué , il n'en étoit qu'aux foup^ons ; mais le premier éclaircilfement qu'il voulut tirer ne fervic Jqu'a les confirmer ; car je ne lui répóndis qu'avec un embarras dont il eut tout lieu de tirer de julles conféquences. Dès le même moment chacun travailla de fon cöté a venger fon amour ofienfé,  ( «O L'oncle, pour prévenir les fuites, écrivït k fon frere que fon neveu fe dérangeoit, 8t qu'il falloit le rappeller auprès de lui; le neveu, qui , dès le premier inftant, méditoit quelque coup fanglanta fon oncle, fetrouva bientótdcterminé parlesordres defon pere, qui lui écrivit de partir au plutót pour Amiens , oü il 1'attendoit: le projet fut dans 1'inftant conclu , 8t exécuté le lendemain. Sieur Valerie tenoit la cailfe de M. Poupard , dans laquelle il fe trouvoit pour lors foixante mille livres ; ne voyant point jour a tirer cette fomme de fon pere , il s'empara des deniers de fon oncle , fauf a lui d'avoir recours a fon pere pour le rem. bourfement. On s'imagine bien que cette fomme étoit deftinée pour fubvenir aux frais de notre fuite : fans aucune autre réflexion , il agit en conféquence , fe munit de 1'argent, acheta une chaife de pofte qu'il envoya nous attendre avec un domeftique a la première pofte : après avoir prisij toutes les mefures néceffaires, il fe rendicj a fon heure ordinaire chez moi, 8c mö: communiqua fon deifein. L'éclairciüement qu'il m'avoit demandéj quelque tems auparavant, au fujet de fort] oncle , lui avoit attiré de ma part les proteftacions-de 1'amour le plus vif; il fu|  ( h ) queftion de le prouver,, il me fit la propcH lition de le fiiivre , je confentis a tout, je pris mes bijoux 8c quelques uftenfiles aéceneires pour le voyage, Sc a trois heitres du matin j'abandonnai mon Ton a celui de mon amant , dont les précautions avoient été fi bien prifes, qu'il ne fe trouva rien de contraire a notre évafion. Nous fimes route vers Bordeaux, oü nous arrivames onze jours après notre depart. Comme fieur Valerie fe doutoit bien des pourfuites férieufes que feroit fon enragé d'oncle , il mafqua fi adroitement notre marche , qu'on ne put la découvrir. Laiffons nos deux vieilles fe défefpérer , l'oncle Sc le pere fe débattre fur le rembourfement de la caifle , Sc ne fongeons qu'aux plaifirs que nous prépara la jeunefiê Sc 1'amour. L'intervalle de tems que nous employames a notre voyage , nous ayant donné le tems de fatisfaire cette ardeur de tête-atête , qü'on recherche, fi avidement les premières fois qu'on fe voit libre, nous nous trouvames a notre arrivée dans la viile de Bordeaux un peu plus dcgagés de nousmêmes , Sc par confcquent plus a portée d'y varier les plaifirs; promenades, fpecla■cles, concerts, tous les amuièmens pu-  ( S4 ) blies firent une partie des nótres. La bonne tnine du fieur Valerie, quelque beauté jointe a ma grande jeunefie- , nous firent bientót remarquer. Le falie avec lequel nous nous annoncions intriguoit rurteufement les curieux: munie des bijoux de M. Poupard , je n'eus point de peine a maccoutumer aux attentions1 qu'ils me procurerent: nous vivions agréablement, les foixante mille livres foutenoient h rrierveille le bon pied fur lequel nous étions. Sieur Valerie avoit de lëfprit, du monde , des manieres ; je ne tardai pas a en profiter: mon extréme jeunefie me difpenfoit de cette aifance conibmmée que donne le long ufage de la bonne compagnie. On nëft point obligé a feize ans de débiter les fadaifes du jour dans le vrai goüt ; mais ma vivacité &i ma jolie figure , jointes a quelques faillies placées a propos , me prétoient des graces qui me tenoient lieu de tout. Je ne tardai guere a avoir des foupirans ; mon amour pour fieur Valerie ne put exclure en moi le plaifir de m'entendre débiter des douceurs : je ne connoifibis point Ie petit-maitre : cette erpece me parut dróle , je me fis a fon jargon, j'y applaudis ; je mamufai férieufement de ces riens qui tendent toujours a quelque  ( *5 ) que chofe , je me fis lutinef , j'agacai k mon tour , j'y pris plaifir , je commencai enfin a me faire foupconner; fieur Valerie s'en appercut, il m'en repréfenta les conféquences , me fit avec railbn entendre que nous avions plus de mefure a garder que perfonne \ que quelque innocente que fut ma conduite dans le fond , elle donnoit a penfer % que nous devions foigneufement éviter toutes les occafions dëclat; j'eus la fottife de me fcandalifer de fes remontrances: huit mois d'habitude m'avoient refroidie pour lui. Je lui répondis avec aigreur que je ne prétendois pas vivre en efclave : mon procédé lui fut fenfible \ il comprit aifément dès-lors le pernicieux effet du monde, quand on y entre un peu trop précipitamment, 8c n'écoutant que fon plaifir. Uniquement occupé a me plaire, il avoit toujours négligé de jne faire fentir par un jufte difcernement la difierence du, faux ou du vrai: nous parlions beaucoup , mais nous raifonn ons peu } i! fentit, mais trop tard , fa faute: i! n'en devint cependant que plus fenfible. Oui, il feinble que les hommes ne rallument leurs feux qu'a la froideur que nous leur faifons paroitre \ il fit tout ce qu'il put pour me ramener a moi-méme , 6c ir«e Tome I. H  ( 8* ) faire lefitïr la folidité de fes avjs 5 ma vanité gefcdarmée ne put plier, je lui montrai long-tems une indifFérence capable de le défefpérer; j'affeftai toutes les marqués d'une véritable intelligence avec quelquesüns des jeunes gens qui me faifoient la cour •■, & fans m'ernbarraffer de fes confeils , je crus faire Ie plus joli coup du monde , de travailler a nous perdre tous deux. Quel manque de réflexion ! Quelle fimplicité ! Les fonds diminuoient a vue d'ceil, la connoiffance de quelques femmes fufpeétes , qui fréquentoient au logis , le grand concours de jeunes gens qui s'y rafiembloient , le gracieux accueil qu'ils y recevoient, tout tramók notre perte : tous les jours nouveaux venus, le prétexte du jeu attiroit gens de toutes facons. Siéur Valerie fe défefpéroit inutilement; il fe hafarda encore a me repréfenter avec toute la douceur podible 1'excès de notre dépenfe, notre genre de vie , tout contraire a celui que nous nous étions propofé ; le rifque d'être découverts , les pourfuites de fes parens & des mieris, la nécefiité de céder a la force, le crue! état d'une féparation, la prudence qu'il y auroit a s'éloigner de certe ville , oü 1'on ne pouvoit plus fe défaire des importuns. Je goütai  < 87 ) . fes raifons , je trouvai qu'il penfoit jnfte mais jc ne pouvois approuver 1'idée de nous ennuyer de compagnie , loin de nos connohfances qui me tenoient a coeur , je ne fais pourquoi ni comment \ car j'aimois toujours fieur Valerie, mais enfin je commencai a m'appercevoir que j'en aurois pu aimer quelque autre, L'inutilité de cette derniere tentative le réduifit a une mélancolie, dont i! ne fut plus le maitre , il me foupconna de quelque attachement , devint jaloux , me déclara fes craintes, mëxpofa fa douleur , les larmes aux yeux, me fit reffouvenir qu'il avoit tout hafardé pour moi , négligé.fa fortune , trahi fon oncle, réduit fon pere au défefpoir, terni fa réputation, manqué peut-être a lëxacte probité \ qu'il m'avoit enfin tout facrifié , & que je lui refufois jufqu'au moyen de fe fauver de ia colere d'un pere , Sc de la févérité de la jufiice. Car enfin , ajouta-t-il , quelle couleur pourrai-je donner a votre enlevement ? Vos tantes ont fans doute informé contre moi, on me cherche , errant, fugitif, je n'ai plus d'afyle, peut-être a 1'inftant même n'eft-ilplus tems: vous n'ignorez pas 1'attachement inviolable que j'ai pour vous, qu'il n'eft pae en mon pouvoir de m'éloigner H %  («) feul, vous nën fauriez douter, je vous Ie répete , & vous avez la cruauté de me perdre en vous obftinant a refter ici , oü nous comme ncons a nëtre que trop connus. Ces juftes alarmec ne purent me ééterminer a rien , j'eus encore la dureté de lui dire , qu'il auroit dü prévenir ces aecidens avant de hafarder notre fuite 5 je lui fis valoir a mon tour les avantages que je lui avois facrifiés , ce coup le rendit furieux , il s'exhala en reproches , fe porta aux rureurs ordinaires aux amans outragés, ét me figmfia en fortant qu'il fauroit bien prendfe fon parti. Je ne m'en fentis point touchée , il me vint compagnie , je m'étourdis fur les prudentcs réflexions de fieur Valerie, que je ne commen9ai plus a regarder que comme un cenfeur incommode : il m'avoit attriftée , on m'amufa , il venoit de me faire envifager un facheux avenir , on ne m'occupa que d'un préfent agréabie , en un mot , on m'offrit des idéés toutes contraires a celles qu'il venoit de me faire preflêntir, 8c je dois avouer a ma confufion , que les fadeurs affommantes qu'on fubftitua a ce qu'il venoit de me dire de touchant, me le rendirent a charge. , Qui ne rougiroit des erreurs ou noufr  précipite un vicieux tempérament, quand la force de Ja raifon ne nous en lauve pas ! jëfïimois beaucoup fieur Valerie , mais je ne pouvois lui pardonner Ta prudence , qui, felon moi , ne tendoit qua la myfantropie : le plaifir faifoit ma loi , 6c j'eus la cruauté de défefpérer celui qui m'en avoit frayé la route : qu'une conduite auffi légere m'a coüté de regrets Sc de foupirs! que je payai cher le peu de déférence que j'avois témoigné a un homme qui en méritoit tant! qu'il fut bien vengé de mon ingraritude ! on ne tarda guere a s'appercevoir de notre refroidiftement , on chercha è en profiter , on n'eur pas de peine a y réuffir: quoique fieur Valerie n'eüt plus pour moi cette p'eing effuü'on de cceur avec laquelle il avoit ccmmencé a vivre avec moi, fes manieres furent toujours les mêmes a mon égard. Biea loin de profiter de mon lache procédé pour me réduire , i't ne chercha feulement point a m'humilier , il lui auroit été facile d&fe faifir de 1'argent qui nous reftoit, ÖC de m'abandonner au hafard de la mauvaife fortune , mais non: cette indigne trait n'étoit réfervé qu'a un monftre d'ingratitude, il fallut être moi, pour concevoir 1'infame projer que je ne rougis poini H3  ( 9o ) d'exécuter par la fuite. Je ne lui tins compte de rien , & nëtant plus occupée que de flatteufes idéés , je rejettai tout ce qui pouvoit m'en offrir de contraires. Le chevalier de Bellegrade , que je commencois a diftinguer parmi cette pe-piniere de fous, qui fréquentoient notre inaifon , faifoit pendant tout ce trouble de grands progrès fur mon cceur: il ne me dilbit jamais rien que d'obligeant , ne me parioit que de plaifirs , m'en vantoit le raffinement , me répétoit fans cellë les moyens de les rendre vifs & piquans....' Son étourderie me paroiiToit une ingénieufe vivacité , je prenois de fa part les louanges les plus fades pour le plus exaét difcemement de fon mérite, fon air guindé pour des manieres de cour , j'excufois enfin fa trop grande liberté fur le violent amour que je me flattois lui avoir infpiré. Mon aventurier démêla bientót mes fentimens: il étoit adroit, penetrant ; & avoit des vues qu'il ne tarda pas a rcmplir. La mélancolie du fieur Valerie ne fervoit plusqu'a relever lënjouement de Bellegrade qui ne me quitroit plus , chacun s'en appercevoit, & placoit toujours a propos quelques plaifanteries équivoques , dont je faifois tous les frais: loia 'de m'en offen-  ( 9i ) fer , ma contenance confirmoit de plus en plus les foup9ons de notre intelligence , car nous n'en étions qüaux petits foins; je n'avois encore mis le chevalier a aucune épreuve : une déclaration en forme de fa part, une réponfe favorable de la mienne, Sc puis c'eft tout) je me troüvai même fort piquée du peu dëmpreflement avec lequel il travailloit a me perfuader ce qu'il avoit voulu me faire entendre. L'aveu de fon amour m'avoit paru fi joli, que j'en avois tiré bon augure pour la preuvc. Ce n'étoit pourtant pas lëffentiel de fon projet ; il n'en vouloit qu'a une pleine confiance qui put favorifer fon lache defiein. Sieur Valerie qni de plus en plus fe confirmoit dans fa jaloufie ,n'eut plus lieu de douter de mon infidélité : tout parloit contre moi: Bellegrade m'obfédoir, fe trouvoit toujours de mon avis , me confeilloit au jeu , ne me parloit que myftérieufement , ne levoit jamais les yeux de defius moi , me donnoit la main par-tout, au fpe&acle , a la promenade , il redoubloit ouvertement fes affiduités j le parfait accord dont nous nous trouvions toujours , Sc plus encore 1'indifcrette attention 'que j'avois pour lui , ne laiffoit plus a douter de rien. Sieur Valerie outré , prit le parti de tenter.  ( 90 i'èloignement du chevalier par des voies afiez rudes : il afteéta de le contrarier , fit nakre tous les jours de nouvelles occafions de le chagriner; 1'animofité devint férkule , Sc fi tous deux euflenteu la même fa9011 de penfer , il y auroit lans doute eu de facheufes fuites. II faut être femme pour fentir au jufte quel violent efiët produifit en moi 1'incartade de fieur Valerie : Bellegrade me plailbit , mais je 1'aimai avec tranfporr , quand une fois je me fus repréfenté les moyens dont on s'étoit fervi pour m'interdire fa compagnie. Que de précautions exige notre vicieux tempérament! Ia jaloufie de Iün m'aveugla fur le mérite de 1'autre , il me fut impofiible de me parler du dernier ; plus je témoignai dëmprelïement a 1'attirer , plus fieur Valerie affeéra de s'y oppolèr , Sc prévoyant bien qu'il ne gagneroit rien fur moi, il prit le parti de le déterminer lui-même a ne plus remettre les pieds au logis ; en efFet quelque tems après il y eut une vive akercation entr'eux deux: fieur Valerie joignit Bellegrade , Sc lui témoigna durement le rifque qu'il couroit a 1'honorer davantage de les vifites : celui-ci ne jugea pas a propos d'autorifer fa polkefie a force ouverte; il convint de tout malgré lui, Sc agit, en conféquence.  ( 93 ) Le tour adroit dont il fe fervit aupres de moi pour colorer la néceïTité oü il étcit de mëviter, lui acquit encore plus mon eftirrié & ma confiance : m'ayant fait tenir un billet par lequel il me donnoit avis du lieu oü il m'attendoit le lendemain , pour me communiquer quelque chofe de conféquence , ilmëngagea a m'y rendre. Je n'y manquai pas ; lieur Valerie retenu pour 1'après-midi par quelques-uns de fes amis, me laiffa tout le loiiir de céder a mon impatience ; je me ris conduire au Chartron , oü m'attendoit Bellegrade \ il me recut avec autant de froidcur que je lui témoignai d'empreiTement j oui , dès ce moment je me livrai a mon inclination ; impatiente de favoir ce qu'il avoit a me dire, je ne pouvois lui donner le tems de sëxpliquer \ &C comme je lui exagérois le prix de la démarche que je faifois pour lui , il me répondit froidement que la feinte étoit inutile en pareüle occafion , qu'il étoit au fait de tout, mais qu'il n'avoit pas voulu renoncer a me voir pour toute fa vie , fans du moins laiffer a mes remords le foin de le venger du trifte état oü je le réduifois 5 qu'il étoit bien douloureux pour un homme rernpli de fentimens comme lui , de fe voir la dupe de fa  _ .. \ (94) bonne foi 5 quënfin j'avois toujours été maitrefte de régler fa conduite a mon egard , Sc qu'il avoit cru remarquer dans mes manieres une facon de penfer toute oppofée a celle que mon mari lui avoit voulu faire entendre. A ces quatre mots artiftemeiit prononcés, je ne me pofiedai plus de colere & de furprife 5 je le preffai de m'expliquer ce difcours , qui n'étoit pour moi quüne énigme perpétuelle ; après s'êtrefair beaucoup prier, ilfe rendit enfin, & me dit ce qui luit. Vous avez fans doute remarqué , madame , avec quelle opiniatreté votre mari s'eft depuis un tems acharné a nous témoigner fa mauvaife humeur: vous fütes témoin de la derniere fcene qui fe pafla , Sc en même tems 1'unique fujet de la modération que j'y fis paroitre ; non content de vouloir vous priver du commerce du monde , il veut fans doute encore affliger tout le genre humain ; il n'y a plus de biais , il veut s'afficher: il faut être décrané pour venir de but en blanc me faire 1'incartade qu'il me fit avant-hier; j'en fuis faché pour lui, mais ma foi, on nëlt pas toujours prudent , il s'y elt expofé, on ne s'eft jamais imaginé de rendre les inrentions de ik femme du ton dont il le prenoit, li je  ( 95 ) fle lui en eufle impofé, & fans quelque con- lidération pour vous ou. 7 madarne , après m'avoir gtofliérement fignifié ie peu de plaifir que lui feroient mes vifites a i'avenir , il a ajöuté que quelque bonté vous avoit empêcbé de rne dire vous-même ce dont je n'avois que trop dü m'appercevoir •, Fair d'aigreur 6c de (upériorité dont il a afiaifbnné fon compliment, m'a conduit a des vivacités dont je me repens a£tuellement, &c je n'ai pu me déterminer a partir fans vous avoir reproché de vive voix la conduite d'un pareil procédé. Quel fut mon étonnement! plus le rapport de Bellegrade me parut lincere , Sc plus l'a&ion de fieur Valerie me parut bafle : intérieurement fatisfaite de 1'ignominieufe le9on a laquelle il s'étoit expofé, je concus pour lui certain mépris qui tourna tout a 1'avantage du chevalier. Je ne le regardai plus que comme un traitre a qui tous les noms étoient permis, 8C dès 1'inftant je réfolus bien d'éprouver fi la vengeance étoit auffi douce que je 1'avois oui dire: je commencai par tout mettre en ufage pour défabufer le chevalier: proteftations , fermens , foupirs , larmes , je n'eus fans doute pas de peine a le détromper , mais il feignit toujours une inquié-  ( 9* ) tude fur laquelle tout ce que je lui avois dit ne pouvoit le raflurer: non , me dit-il, jö ne puis vous croire fi vous ne me donnez les dernieres preuves He ! que faut-il donc , lui dis-je a mon tour en 1'interrompant ? qui me forceroit a feindre ? qui me détermineroit a hafarder la démarche que je fais a votre premier avis ? non , je vois bien , quelques effbrts... Hé bien, je vous crois , me dit-il, mais il faut me venger : très-volontiers , lui dis-je , je vais des aujourd'hui fignifier a fieur Valerie mes dernieres intentions , fecondez-les , revenez demain comme a 1'ordinaire , 8c contentez-vous de 1'avoir humilié: je m'en donnerai bien de garde , reprit-il; je ne me réfoudrai jamais a fatiguer continuellement la vue d'un homme qui ne pourroit foutenir... vous devez m'entendre , madame.... vous vous en trouverez vous-même la victime. Non , il faut me priver de votre chere compagnie , il faut m'éloigner j ah ! je n'y confentirai jamais , chevalier , lui dis-je avec tranfport. II ne tient qu'a vous de me retenir, me répliqua-t-il, vos hontés feules décideront de mon fort. J'allois lui répondre , mais fon indifcrétion m'en empêcha , il m'embralfa avec tranfport, me repréfenta qu'il m'adoroit, que je le fouffrois 5  * «■ • x 071 ■ roufiróis , que nous nous trouvions fculs t que nous avions a nous venger, que les momens ne s'offroient que pouriêtre faifïs; je Ie crus de bonne foi: plus je lurordonnai de finir , plus mes regards lui défendirenr de m'obéir ; il me prit entre fes bras , me jctta fur un petit fit pratiqué d^es une alcove , dont le crépufcuie - faipbloit fait exprès pour lauvcr a la modeftie les opérations de 1'amour: les ioutiles eflbrts que je fis pour me retirer , fecónderenn bientót fon intention , mon émotion lui fit beau jeu : finiuez donc , criai-je ; je n'en ferai rien , me dit-iiles forces me manquerent; fon courage s'anirna, mes juppe's me trahirent, il enprofita, 8c rious rendit heureux. Que je me trouvai foulagée ! quand une fois on a psffi le premier pas, on n'eft plus obligé de faire compofer le plaifir avec la bienféance. Au contraire, ce n'eft plus que par les'' trahfports les plus vifs qu'on s'excufe fur une foiblenë.. Jc neus plus rien de caché pour Bellegrade: dès cette même journée je lui confiai 1'érat de nos affaires , mes aventures &C celles du fieur Valerie, au fujet duquel, je le dis a ma confufion, j'eus la.bafièire de ie mettre au fait \ je lui expliquai tout , .mon en* levement, la cailfe détournée, Je nom du Toriie. I. I  financier , je ne lui cachai rien , 5c paf conféquent portai moi-même les derniers coups au feul homme qui air jamais mérité la plus vive reconnoiflance. Nous convïnmes de notre heure pour ménager nos heuieux momens , pendant lefquels Belle-? grade jc%] tous les reflbrts imaginables pour gaghrjr entiérement ma confiance ; nous ne nous quittions jamais qu'après des fermens infinis de vivre 8c mourir eniemble. Je me rendis chez moi, oü je paffai le refte du jour a me féliciter de mon aventure , je m'applaudiirois fecrettement, je m'étois vengée, je m'étois en apparence afiurée le cceur d'un homme que je croyois aimer , Sc j'avois en même tems pris pour fieur Valerie certain mépris qui juftifioit en quelque facon 1'irrégularité de ma conduite. Comme il ne vit plus revenir le chevalier , il parut plus content, Sc nous vivions en afiez bonne intelligence ; le commerce fecrer que jëntretenois au Charr tron , me dédommageoit de tout , j'y paffois de bons momens, que la contrainte & le myftere rendoient plus chers j mais, hélas! je touchois au funefte. Un mois s'étoit paifiblement écoulé depuis notre premier rendez-vous, loriqüun jour le chevalier me montra myftérieufe-  ( 99 ) ment une Iettre par laquelle on lui dó?,; noit avis des mefures qu'on avoit prifes a Paris pour faire arrêtcr le pauvre fleur Valerie. Je crus lui faire ma cour de n'en point paroitre fachée , & il faifit ce moment d'indifterence pour me faire des ofïres } il me fit entendre qu'il ne tiendroit qua moi de prendre des arrangemenspour iie pas nous quitter, comme nous nous 1'étions déja promis. II me repréfènta adroitement le déibrdre infaillible qui fe trouveroit k lëxécution de la lettre de cachet, qu'immanquablement on fe faifiroit de mes bijoux Sc de 1'argent qui nous reftoit ; il ajouta qu'il y avoit peu de tems a perdre , 8c que 1'affaire ne pouvoit aller a trois jours. Cet avertiflement me parut férieux , je le priai de fouffrir que je lui apportafie 1'argent & les effets le furlendemain , qu'après nous prendrions nos mefures pour nous éloigner. Je lui demandai pour la forme s'il ne trouvoit pas a propos que j'avertifiê fieur Valerie ; gardezvous-en bien , me dit-il , outre que vous rompriez toutes nos mefures , vous lui rendriez un mauvais fervice , car la lettre de cachet n'a été obtenue qu'a la follicitation de fon pere , avec lequel il fera vraifemblablement bientót réconciiié. Je fuivis de I i  ( IOO ) ftSÈfc en point les avis de Bellegrade, je 'n'y'prévoyois rien de faux, le traitre naVoit pas der peine a m'abufer. Le lendemain je fis porter vingt-quatre mille livres en or , mes bijoux au Chartron , je m'en revins, les croyant bien enfüreté, 8cm'éloignai toujours politiquement de notre maifon oü j'attendois de moment a autre 1'exécution de la lettre de cachet, ce qui arriva plutöt que nous ne nous y attendions \ car vers le fix heures du foir quatre hommes monterent a notre appartement \ un exempt fit voir fes ordres, il fallut fe rendre; 1'événement ne fit cependant aucune émeute dans le quartier , on ne lui voulut pas donner le tems d'écrire fenlement un mot de lettre ; 8c des le lendemain on le conduifit a Paris: je ne fus pas plutöt inftruite de la cataftrophe par Rofe ma femme de chambre , qui étoit pour lors feule au iogis , que je me fis •mener chez lé chevalier , oü ma jufie impatience eut pleine carrière \ les portes étoient fermées, la maifon feule , il n'étoit pas poffible d'attendre ; il fallut retourner chez la perfonne d'oü j'étois fortie : ne fachant que faire pour exnofer mon embarras , je feignis d'être extrêmement ïncommodée , ce qui devint un honnête prétexte  ( 101 ) pour accepter un lit, car je ne pouvois me determiner a rerourner a notre appartement. Le lendemain matin mon premier foin fut. de retourner au Chartron pour y chercher mon cher chevalier; mais quel coup de foudre , les voifins m'atfiirerent qu il avoft pris la pofte la veille , Sc qu'on ne pouvoit m'en donner des nouvelle?. Quelle fituarion ! on ne meurt point de douleur, fans doute, puifque je n'expirai pas fur le champ ; mes yeux s'ouvrirent, maïs trop tard , je vis bien que 1'ingratitude 8c la perfidie du chevalier a mon egard vengeoient a 1'inftant même fieur Valerie de mon peu de reconnoiffance. Quels juftes reproches n'eus-je point a me faire ! toute la halfene de ma conduite fe joignit a ma mifere préfente , pour augmenter ma confufion; tout ce qui s'offroit a moi iembloit infulter a mon état. Cptte même maifon de Bellegrade que je regardois auparavant comme le temple de mes plaifirs, ne m'ofFroir plus que des idéés auffi affreufes que défefpérantes : livrée a mes remords , je ne voyois plus rien qui ne prononcat ma condamnation, tous les obj:ts pleuroient avec moi ; les larmes, les Ibnpirs , les fanglots me fuffoquerent, je me repréfentai fieur Valerie trahi, UIj  vré , pour ainfi dire ; il me femb'oit 1 entendre gémir demaperfidie , j'y iuccombai prefque , la pene de mon argent K de mes bijoux me devint ïnüpide.iQue faire que devenir ? il ne me irdtokplus de toures mes aifances qüun louis dans ma bourfe , & quelques nippes que je rravois pu détourner.. La fuite du traitre Bellegrade me donnoit une chere lecon , je démêlai , maïs trop tard , 1'artifice de fes menées : je me rappellai les prudente* réilexions de la Daigremont & la 'Chateau-Neuf, leurs fases avis, même au milieu du libemnage,le danger que 1'on couroit a sabandonnet a fes defirs. A ees cruelles réilexions fuccéderent de juftes mquietud s fur 1'avenir : 1'abyme de douleur ou j'étois plongée , ne me fourniiïoit cependant aucun moyen dën fortir ; je me determinai a retourner chez la Valcourt, c'étoit le nom de celie chez qvn j ayois pafle la nuit , 8c qui m'avoit recueilhe avec affeaion. Le Ubre acces quelle avoit eu au logis lui acquit ma confiance. L» aüleurs il ne me reftoit plus de choix fur le narti que j'avois a prendre dans la mauvaife fnuatlon de mes affaires h ainfi je me refolus a une ouverture de cceur lans re-  lm] ferve. Je lui contai tout , & hu peigms 1'aöion de Bellegrade des plus noires couleurs, je fis du mieux qu'il me fut pofiible pour m'excufer de mon ingratitude envers fieur Valerie , fur le mépris que fon rival avoit travaillé a m'en infpirer : la Valcourt me plaignit, entra dans mes peines, foupira avec moi, jura contre les aventuriers, & me confeilla de remédier promptement a mon malheur ; mais quelle apparence ! dénuée de tout ce qui pouvoit établir avantageufement un commerce galant, je n'y voyois aucune efpérance : toute jeune 8c jolie que j'étois , ce n'étoit plus madame Valerie dans cette opulence , ci-devant propre a trouver les plus gros partis^ on ne pouvoit plus mettre de prix aux préfens qu'on auroit voulu me faire par 1'efiimation de ceux qüauparavant on me voyoit.. Julie fimple & mal-aifée ne pouvoit plus s'attendre qu'a un bon jour , petite : quelle chüte pour moi, qui la veille auroit honorablement pu compofcr avec un millionnaire ! quelque flatteufe idéé que certaines filles de notre profeflion fe fafient du détail, je ne pouvois m'y mettre fans achever de me décréditer , & courir d'autres rifques. Les avis de mes vieiiles, au fujet de monfieur Poupard , s'étoient, comme par un,  ( io4 T eiïet de la providence , gravés dans men efprit, ils me revinrent en idéé; on a raifon de dire , il nous refte toujours quelques-uns des principes de lëducation; elles m'avoient ii fouvent répété qu'on étoit toujours a portée de reffentir des defirs, mais pas long-tems a même d'en infpirer , que les reiTources paifibles d'un age raifonnable me iemblerent alors préférables au clinquant de la jeuneffe. La grande difficulté étoit de reparoitre dans mon premier état après la perte de mes effets ; a force de donner la torture a mon imagination , je parvins au moyen d'en impofer fur le dérangement de mes affaires. On s'inquiete déja fans doute qu'avec fipeu d'expérience, a lage de dix-fept ans, j'aie pu parvenir a me voir en moins de deux jours aufli brillante qu'auparavant. La Valcourt qui s'étoit montrée fenfible a ma peine , Sc qui m'avoit témoigné une vive douleur , 1'avoit accompagnée d'offres de fervices que fon aifance lui permettoit d'effectuer. Eile ne fut pas peu furprife , lorfque je lui affurai qu'il ne tenoit qu'a elle de me remettre dans ma première aifance ; Sc croyant tout de bon que le chagrin m'avoit tourné la tête , elle ne confentit que par complaiiance a exécuter 1'expédient que j'avois a  ( io5 ) lui fournir: ma chere, lui dis-je , vous venez de m'oftïir votre bourlè , j'enaccepte une partie; il me faut facrifier quelques louis en /tras & en fimilord , voila d'abord l'unique,moyen de reproduire mes bijoux, qu'on foupconnera fans doute étre les mêmes \ il s'agit de les rencontrer parcils: vous me prêterez de quoi me fouterfir extérieurement , comme j'ai fait julqu'ici. Je ne tarderai guere , je crois , a être en état de reconnoitre vos bons fervices. Ce nëit pas tout ; vous m'avez fouvent parlé de M. Demery , ce riche négociant, c'efl: un homme mür : je me fuis appercue qu'il étoit paffionné , c'elt 1'intime de votre amant , 8c enfin celui fur lequel j'ai jettó mes vues pour réparer les défordres du rni'? férable Bellegrade. Fin du tomepremier.   I E S ÈGAREMENS DE J U L I E, HISTOIRE GALANTE, Mi/è au jour d'après les Mémoires d'une célebre Courtifanne. A LA HAYE, £hei PIERRE DE HONDT, ImprirrieurLibraire. M. DCC LXXXIV. TOME SECOND.   LES ÈGAREMENS DE J U LI E- TOME SECOND. fS^^^ï] Es hommes nous volent , ne L *. nous faifons point de fcrupuie J* W. de Je duper; je n'ai que faire de lir^aj&^É vous recommander ce qu'il lui faut faire entendre a mon fujet, vous fentez aufti de quelle conféquence il eft de lui taire 1'aventure du chevalier. La Valcourt qui m'avoit d'abord foup9onnée d'extravaguer , con9ut de moi une autre idéé; eJle admira mon projet, le trouva infaillible, me félicita d'avance fur 1'or que j'allois puifer dans la caiffe du négociant , 8c loua ma réfolution avec d'autant plus de chaJeur, qu'eile étoit dans Je cas oü j'allois me mettre. Nous fümes bientót d'accord fur 1'emprunt des deniers , elle m'aftura que rieu Al  ne me manqueroit j nous convinmes de tout ce qu'il falloit dire 8c faire , 8c de la conduite que j'aurois a tenir a 1'avenir avec un nombre dêcervelées , qui n etoient propres qu'a m eloigner des honnêtes gens; un heureux hafard me fit rencontrei chez un marchand juif tout ce que je fouhaitois en boucles d'oreilles, croix , bagues 8c tabatieres a-peu-près femblables aux miennes j j'eus encore occafion de reprendre courage • comme nous admirions mes riouvelles emplettes , Rofe vint me remettre une bague que ma pure négligence avoit fauyée du naufrage , c'étoit un diamant de cmq cents livres, qui me devmt cher alors 5 je retournai chez moi , oü il me fallut nécefiairement régler fur 1'air morne qu'y avoit répandu le départ du fieur Valerie. Quelque' fecrette qu'eüt été cette cataftrophe elle avoit toujours tranfpiré , on s'en entretint dans le quartier pendant quelques jours, après lefquels le tems fit fon effet ordinaire. Je gardai mon domeftique , qui coniifioit en une cuifmiere , une femme de chambre 8c un laquais: la Valcourt menvoya une partie de fa toiiette , une montre , 8C en moins de vingt-quatre heures tout fe refientit de mon premier être , a trente-iix mille livres prés, fur la perte defquels il me falloit encore dévorer mon chagrin. Mon premier foin fut de me mon-  ( 5 ) trer autant que la bienféance me Ie pcrmettoit: j'allai fouvent chez la Valcourt, je n 'oubliai rien de ce qui pouvoit annoncer une parfaite tranquillité ; comme il ne paroiffoit a mon train rien de changé , on me fit autant d'accueil qn'auparavant ; ce qui furprit étrangement , fut 1'abfence de Bellegrade, qui, felon toutes les juftes combinaifons , ne paroiilbit pas quadrer avec celle de 1'homme qui lui devoit être le plus a charge ; chacun raifonna différemment fur cette - aventure : comme on n'ignoroit pas la maniere dont Ie fleur Valerie avoit traité le chevalier , on foupconnoit que ce dernier avoit joué quelques refforrs pour 1'inquiéter. On conclut même qu'il n'avoit été arrêté que fur quelques dépo/ïtions de fon ennemi ; quelque peu fenfé que fut ce raifonnemjnt , il ne laiffa pas de paroitre jufte a quelqties-uns. Certaine animofité que je ne pus m'empêcher de témoigner -contre Bellegrade, confirma ces foupejon1' , .& acheva de détruire toutes les idéés d'intelligence auxquelles j'avois donné fujet; il m'eüt été bien doux de déclarer Bellegrade pour un frippon, mais mon honneur étoit • attaché au fien ; a peine eus-je goüté 1'idée qu'on s'étoit formée fur la détention de -lün, ÖC le départ de 1'autre , que j^entrai . adroitement dans tout ce qui po^vuk la A 3  (6 ] foutenir i je ne m'étois pas attenduc a eet heureux tour. Je fis fentir a la Valcourr de quelle conféquence il étoit de faire valoir cette opinion, quelque ridicule qu elle fut. L'abfence du Sr Valerie m'autonfa a un autre genre de vie , je devins plus réfervée, ma retenue en impola a tous ces fats qui cherchoient a m'en conter; ceux qui avoient été les premiers a ënvier le bonheur de belle°rade ne le crurent plus qu'imagmaire ; ïé tig recus chez moi aucun de ceux qui y fVcquentoient fi librement. L'éloignement du petit-maitre me concilia bientót la compagnie des honnêtes gens. M. Demery, dont Vafdéja paflê , ne tarda pas a me faire connoitre a fon air paffionne , que la Valcourt ne me deiTervoit pas. Je le voyois 'quelquefois chez elle , il m'y demanda un jour la permiffion de me rendre fes devoirs, e lui répondis , comme il étoit vrai , que ma vie folitaire m'avoit depius quelque tems interdit toute fociété, & que la retrai• te dans laquelle je vivois pour le prefent , r'offroit rien de gracieux a quiconque ne c'v voyoit pas réduit par la iituation de fes aferes • il n'en fallut pas davantage pour fengager a expofer le vif intérêt qu'ü y prenoit , il me dit les chofes du monde les plus obligeantes : cette converfation partiliere a laquelle avoit adrokement difparu  la Vaicourt , nous ayant menes jufqu a 1'heure de nous retirer , il m'offrit de me reconduire: je 1'acceptai 5 nous remontames en carroffe, &C m'ayant remife a mon appartement, il voulut prendre congé de moi, mais la politeile m'engagea a le retenir. Sa vilite fut courte , & prétextant la difcrétion, il fe retira plus que fatisfait du bon accueil qu'il avoit re9u. L'arrangement de mon appartement , quoique garni, n'avoit rien qui ne répondit a 1'extérieur aifé qu'on m'avoit toujours vu : je fis exaéfement part a la Vaicourt de mes progrès fur M. Demery , que je menai le plus adroitement du monde : li je lui avois plu dés le premier coup d'ceil, mon commerce acheva de 1'enflammer: il multiplia bientót fes vilites, admira le bon ordre qui s'obfervoit dans 1'intérieur de ma maifon, nos converfations s'animerent, je tirai parti de tout pour augmenter fon ardeur , jamais homme ne fut plus amoureux. Le hafard produifit a point quelque cholè d'affez propre a le faire entrer de plus prés dans le détail de mes affaires. Sieur Valerie renfermé par ordre de fon pere , & toujours occupé de moi, ignorant mes indignes menées avec Bellegrade , Sc par conféquent le vol de notre argent, avoit par ami fait charger le fleur Houblot, négociant a Hor-  (8) deaux , de s'informer de 1'état de mes af»faires, fi j'étois toujours a Bordeaux , quel genre de vie j'y menois : le fieur Houblot , intime de M. Demery , fachant qu'il fréquentoit au logis , lui communiqua la commiffion qu'il avoit reeue; celui-ci s'en chargea avec un fenfible plaifir , il m'en paria , Sc me mit conféquemment dans le cas de lui confier quelques particularités de mes aventures, Sc les juftes craintes oü j'étois que Sr Valerie ne fut de long-tems maïtre de difpofer de lui Sc de fon bien; ce qui ne pouvoit manquer de me jetter dans de nouveaux embarras. II m'aftiira qu'il ne devoit me refter ancune inquiétude du cöté de la fortune , qu'il connoiffoit gens qui fe croiroient trop heureux de pouvoir me rendre quelque fervice ; il me témoigna même qu'il n'étoit point a fa place d'inquiéter Sr Valerie dans la fituation oü il étoit pour lors : je voulus répondre aux ofTres obligeantes qu'il venoit de me faire ; mais il me pria inftamment qu'il ne füt plus queftion de rien: 1'intérêt que je témoignai prendre a 1'attention du Sr Valerie, lui fit un eftct qu'il ne put cacher ; il ne m'écouta qu'en rival, Sc je m'apper^us bien qu'il vouloit abfolument par fa générofité me faire oublier ce que je devois au fouvenir de celui que j'avois fi crugliement trahi. Le lende-  K9 ) , main il me conflrma amplement dans mos idéé , je vis arriver fur les dix heures du matin un porte-faix fuivi d un domeitique r qui .me remit un ballot a mon adrelfe ; me doutant de ce que ce pouvoit être , je me gsrdai bien de 1'ouvrir : M. Demery s etant rendu chez moi fur les deux heures après-midi, je jouai la furprife , les icrupules méme, 8t lui fignifiai qu'ignorant encore le contenu de fon envoi , je ne me réfoudrois jamais a l'accepter: les inftanccs réitérées iui furent d'une heureufe rcuource p&ur s'expliquer fur ia facon de penfer 3 il me pria, me follicita tant, que je me vis contrainte d'accepter ce qu'il m'avoit envové: je n'y eus pas plutót confenti, que me fermant la bouche fur les remerciemeni que je voulois lui faire , il fe retira, s'avouant trop fatisfait d'avoir fruftré quelqu'un du plaifir de m'obliger. A peine futil forti, que j'envoyai chercher la Vaicourt pour être témoin de 1'heureux effet de fes lbins : elle arriva , nous coupames la toile pour avoir plutöt fait, 8c nous y trouvames deux pieces düne magnifique étoffe , Sc lix mille francs en or: je ne pouvois revenir de ma furprife & pour la Vaicourt elle ne s'étonnoit point, la généroiité de M. Demery lui étoit connue pour égaler fes richeffes immenfes; elle me dit même que ce n'étoit  f 10 ) Ik qu'une efquiffe de fes largefles , que cetoit un homme a ménager ; je le penfois bien de meme , & me promis dès-lors detre fage en faveur de la fbrtune, qui nous empêcha toujourg de 1'être. M. Demery avoit palfé depuis fon préfent trois jours fans me venir voir, il fembloit que ia delicaceOè vouiüt éluder les julles témoig-nages de reconnoiiTance que je lui devois: je lui envoyai Laforeft , mon domeitique , pour le prier de fe rendre chez moi, ce qu'il ht iur le champ j mais comme il ne me fut jamais poffible de lui faire entendre combien J etois conlufe Sc pénétrée de fa facon d'agir,je pris le parti de le lui perfuader par Ia pleme confiance avec laquelle je lui ouvris mon cceur: j'avoisarrangé mon roman, dans ' lequel j'avois pris foin de fupprimer mon procédé envers Sr Valerie , & ma foiblelTe pour Bellegrade; il n'avoit été queftion dans notre premier entretien , que de mon enleyement, Sc du zele avec lequel je m'étois inconlidérément remife entre les mains de quelquün qui devoit m'engager fa foi. Je lui parlai alors du défefpoir de mes parens , de leur jufte pourfuite , du rifque d'en être déshéritée, des craintes oü j'étois de voir évanouir mes efpérances , aflurant que mes inquiétudes rouloient plus fur des principes d'honneur, que fur mon attachement pour  .. ( « ) Valerie , a qui je reprochois toujours intérieurement les malheurs auxquels il m'avoit expofée : mes larmes vinrent a propos appuyer 1'expofition de mes peines , elles en devinrent plus touchantes. M. Demery ne put tenir a mon récit fans en être vivement pénétré. II ne tiendra qu'a vous, mademoifelle , me dit- il, de rendre votre fort heureux, mais je crains que cette première inclination ne vous expofe a bien de chagrins. Vous rifquez tout , fi vous n'oubliez Sr Valerie. Ses parens peuvent vivre encore long-tems , il eft jeune & par conféquent léger, une feconde pafiïon peut facilement effacer les imprefiions d'une première ; on en voit tous les jours mille exemples , les jeunes gens ne fe piquent pas de conftance : je fentis bien oü il vouloit venir , & j'eus grand foin de le rafiurer indifferemrrrent fur fes craintes. Le trait étoit affez comique , les anicles de fes conventions précédoient fa déclaration ; il fe montroit clairement jaloux, fans que fon amour Ie fut autrement annoncé que par fes attentions 8c fes regards. II fallut enfin par la fuite me faire une raifon en fa faveur. Semblable a ceux qui aiment violemment, fon naturel badin 8c enjoué devint fombre, je me crus obligée de témoigner prendre intérêt a fes inquiétudes, je lui demandai ui}  (11) jour Ie fujet de la mélancolie dans laquelle il paroiflöit plongé depuis certains tems. Son embarras, quand je n'aurois pas été aü fait, m'en auroit bien éclaircie : il me regarda tendrement, baifta les yeux , 8c me laiifa deviner fans me répondre : mais en confcience ne devois-je pas 1'aider a me faire 1'aveu de fa paifion: aufli le conjuraije de me dire le fujet de fa trifteffe. Vous m'en preffez , me dit-il, mademoifelle , Sc c'eft le peu d'intelligence que vous avez a le pénétrer ; la réponfe étoit claire , mais la bienféance m'ordonnoit de la trouver obfcure , & 1'ayant prellé de nouveau de me réfoudre cette énigme , je vais , me répondit-il, vous obéir, mademoifelle , Sc m'expofer en même tems a vous déplaire: lbngez fur-tout que le plus fouvent nous ne fommes pas maïtres des différens mouvemens qui nous déterminent. J'ai recherché 1'honneur de votre compagnie fimplement fur le pied d'aimable fociété; je me fuis indifcrettement livré , je ne me fuis appe^u du danger que lorfqu'il n'étoit précifément plus tems de 1'éviter, je me croyois a 1'abri de ces mouvemens impétueux qüexcitent les pafiions les plus violentes , il n'en étoit rien ; c'eft affez vous faireconnoitre , mademoifelle, ia fttuation d'un'homme qui n'eft coupable' qu*  cue d avoir trop vivementrecu les impreffions de votre mériteje fais a quoi je dois m'attendre : vous m'avez forcé de parler, ainfi ne m'accufez point d'avoir marqué en abufant de votre confiance. On s'étonnera fans doute que M. Demery fe tint auflï exaétement dans les hornes de la foumilTion vis-a-vis une perfonne auffi jeune \ a quinze ou feize ans on n'infpire pas ordinairement le refpeft; mais enfin il aimoit , il étoit fur le retour , & n'ofoit avec raifon e/pérer ce qui pouvoit flatter fa délicatefle. Je ne répondis a 1'aveu de fa tendrefle, que comme a une galanterie dont il fe faifoit un jeu i j'ajoutai en riant , que pour me venger de fa plaifanterie , je ferois a 1'avenir tout mon poffible pour le mettre dans le cas de ne pas me tromper. Cet air de liberté avec lequel je I'écoutai , ne le rafiura point fur fes craintes ; il auroit fouhaité du fïlence, du tröuble , de 1'embarras j je lui fis cependant bien entendre que ma tranquillité apparente n'avoit rien qui dut altérer la fienne , il employa les exprefiions les plus fortes , pour me réitérer que fon fort étoit entre mes mains. La converfation s'engagea férieufement , le fentiment devint Ia bafe de notre rendre entreuen. J'exagérai les douTome II. B  ( i4 ) ceurs d'un agréable commerce foutenu par 1'eftime Sc 1'amour , je traitai ce dernier philofophiquement; & ayant méprifé les frivoles avantages qu'y procure la graade jeunefie, je métendis finement fur la folide prudence avec laquelle un age raifonnable y ménage les plaifirs : c'étoit le mettre a fon aife , il étoit dans le cas de la raifon. Cette converfation fenfée lui parut un phénomene dans une jeune perfonne a laquelle le goüt du monde 8c de fes pjaiiirs bruyans fembloit devoir infpirer d'autres fentimens : quoiqu'il n'ofat s'appliquer tout-a-fait le précis d'une li flarteufe diftin&ion , il connut bien qu'il y avoit quelque part; plus il admiroit ma théorie , & plus je maudiffois fecrettement ma cruelle expérience. Cette converfation ayant éte de jour a autre fuivie d'une infinité de femblables-, dont je faifois part a Vaicourt, qui, de fon cóté , me rendoit un fidele compte de létat de fon cceur, il en fallut venir a une explication formelle } me trouvant un jour plus gaie qu'a mon ordinaire , il en profitapour me reprocher amérement fon état, il me repréfenta la cruauté qu'il y avoit a 1'abandonner a lui -même, me pna, me prefia, me follicita de le laifier efpérer: eh , monfieur , lui répondis-je , d'un air languiflant, faut-il que vous ayiez moins de  ( 15 ) rorce que moi ? Que ne fuivez-vous mon exemple ! je fais me faire vioience : actuellement même il m'en coüte pour... mais fouffrez que je gémihe fur mon fort avant de fonger a vous plaindre ; un cceur fe foulage a s'épancher , tour m'eft interdit.... j'en rougis , un inftant vient de m'enJever le prix des violens efforts que je m'étois faits jufqu'ici: êtes-vous content, moniïeur , de m'avoir par 1'aveu de ma foiblcaerendue indigne de votre eftime , dans le tems que Sr Valerie... ? Voila donc le fruit de mes fages réflexions. M. Demery qui n'avoit ofé interpréter cesparoles a fon avantage , n'en eut pas plutöt compris le fens, qu'il tomba a mes genoux, 5c les arrofa de fes larmes: jamais homme ne fut plus tranfporté: la furprife , la joie , la reconnouTance lui firent prefque perdre les forces , dans 1'inftant même oü les amans doivent au contraire travaüler a les ranimer. La bienféance m'engagea a quitter Ia place , 6c a le laiffer feul réfiéchir fur 1'aventure a laquelle il s'attendoit le moins. "Quüne pareilie dédaration avoit bien en efFet de quoi flatter un homme qui déièfpéroit de tout! 1'obftination avec laquelle j'ayois toujours refufé fes offres depuis fon préfent, Ie confirma dans la haute idéé qu'il s étoit fake de ma régularité. II ne fut pas Bi  ( 16") plutöt forti, que, pour mieux colorer Ie violent effet du honteux aveu qu'il m avoit. arraché, je me fis mettre au Ktj & ayant accufé au chirurgien une fuffocation dejtomac, il jugea a propos de me tirer du fans. Cette feinte indüpofition eut tout le fuccès que j'en attendois fur le foir M. Demery vint voir fi je m'étois un peu ralfurée 5 rnais il fut bien effrayé lorfqüapres lui avoir fait ligne de ne point faire du bruit, Kofe lui eut appris mon mdiipolition ; quoiqU'au lit, j'étois fous les armes, je m'attendois bien a fa vifite, dans laquel'e je lui donnai tout lieu de fe faire Application de eet accident: il me prit la man, me demanda fi je me trouvois un peu foulagée , me pria de vouloir bien tournet les yeux de fon cöte h 1 air de laneueur & de confufion avec lequel je le reLdai, lui fir juger de la révokition qui s efoit faite en moi: ü s'accufa fecrettement de mon mal, & joignit aux fentimens damour & d'eftime qu'il avoit pour moi une t^ndre pitié qui lui arracha des larmes. Le tableau étoit touchant, )'y reprefentois une eune perfonne effrayée de fes fenr.mens , indi-née de fa foiblefle, & qui, yamcue par la force de fa paffion , rougiflbit de s'être trahie elle-même en lavouant: la vertu furprife , humüiée , fembloit en moi  gemir des égaremens du cceur, & ce dernier s'y montroit Ja viéiime des plus cuifans remords düne fage éducation. M. Demery de fon cóté laiflbit voir au travers de fon embarras un homme confufément fatisfait, reconnoiüant, pénétré , fenfible a la iïtuation dans laquelle il croyoit m'avoir réduite, peu fur cependant de fon triomphe, inquiet de l'événement, favourant toure la délicatelfe des apparences , fe promertant tour des fuites, fe félicitant du palTé, & qui même en recuëillant tout le fruit de mon défordre, fembloit fe reprocher d'en être la caufe. .Après m'avoir témoigné tous Jes regrets imaginahles d'avoir innocemment contribué a mon abattement, il n'oubJia rien pour m'en retirer • il jécidiva les droits inviolables que je rn'étois acquis fur fon cceur , 1'entiere déférence qu'il auroit éternellement pour moi , 1'aveugle foumiflion vers laquelle il avoit réfolu de fe conformer a mes volontés , quelles qu'elles puflent être ; je ne lui répondis qu'en lui ferrant la main & Jeyant Jes yeux au ciel. Qu'un liience auffi éloquent eut pour Jui de charmes , il fe retira cependant dans la crainte de trop m'émouvoir. Notre amour fut dès ce jour en regie , car enfin il ne reftoit plus qu'une petite B3  ( i8 ) formalité dont je ne devois vraifemblablement pas m'inquiéter. M. Demery devoit y jouer plus gros jeu, car malgré toutes mes belles réilexions fur 1'amour platomque , mes yeux n'annoncoient pas quartier. Dés ce moment il me fallut fouifrir qu'il1 cntrat dans le détail de mes affaires, 8c fatisfis fa générofité, a laquelhjenepouvois plus m'oppofer fans 1'affliger férieufement. Son attention ordinaire a prévenir tout ce qui pouvoit m'amufer , lui fit her une partie de campagne quelques jours apres mon indifpofition. La maifon étoit a hu , 8C par conféquent ne laiffoit rien a defirer: il y raffembla bonne compagnie , 8c la gaieté générale , de concert avec les agremens de la maifon, n'y offroit rien qui ne fut capable de charmer la plus noire melancolie : chacun pouvoit s'y fatisfaire , rout Y refpiroit le plaifir, chere délicieufe, excellens propos, bon goür, objets rians audedans , heureufè fituation au - dehors , pleine liberté de s'y repandre, fans êrre vue, facilité de s'y expliquer lans gêne , ce fut celle dont je me fervis pour ccnfirmer de vive voix, 8c inrelligiblement a M. Demery, ce dont il étoit déja bien certain. Le fecond jour de cette partie fut celui qu'il choifit pour effayer de couronner fon firdeur: c'étoit un vendredi; 8c j'eus lieu&  ( *9 ) juger que ce jour lui étoit funefte dans fès opérations, comme on verra bientót. Le foir chacun s'étant trouvé dans eet excès de joie , qui fait 1'ame des parties , on commenca un fouper des plus fenfuels qui fe putffë imaginer, les faillies s'animerent, on fe trouva en pointe : la converfation, enjouée par elle-même, ne roula que fur des fujets propres a la foutenir agréablement; les fantés fe réirérerent, Sc le deüert anima la liberté de fe faire reciproquement de ces petites applications myftérieufes , oü les hymnes en 1'honneur de 1'amour rencontrenr fi bien la penfée de ceux qui les chantent: après avoir enfin épuifé tout ce qui pouvoit aiguifer le plaifir de la table, on fe répandit, chacun felon fon goüt , au-dehors : la galanterie ne vouloit rien perdre de fes droits dans 1'obfcurité; M. Demery m'offrit la main, 6c me mena vers une fontaine, oü il m'engagea a plaindre la métamorphofe d'un Actéon changé en cerf pour avoir furtivement admiré Diane aux bains: la colere que je témoignai d'une chafteté auffi mal entendue, 1'enhardit dans fon entreprife ; il profita de ma dilpofition pour me faire avouer qu'il ne craindroir pas avec moi le même fort; la converfation n'ayant pas lailfé d'éehaufFer les idéés , nous jugeames a propos de nous retircr;  ( *o ) morl emotion me faifoit fan* doute péne*» trer la fuite; il me remit a mon appartement, 6c m'exhorta a ne point m'effrayer fi les vapeurs du fbmmeil me ramenoient a la fituation de Diane : je feignis de ne point pénétrer fon deiTein, 6c me couchai bien dilpofée de le recevoir; effe&ivement une demi-heure après m'être mife au lit, j'entendis ouvrir une porte de communica. tion que j'avois déja bien remarquée, 6c je diftinguai a la faveur de la lumiere M. Demery qui entr'ouvroit les rideaux de mon lit: jejouai l'aiToupifiement;. j'affectai d'être furprife en me réveillant; je me plaignois de fon procédé, je redoublai mes inftances pour qu'il fe retirat, mais il n'en fit rien , il fallut confentir a 1'entendre : jamais homme ne s'exprima plus paflionnément; la facon dont il s'y prit perfuada la bienféance, il m'exagéra la frivolité des fcrupules qu'on oppofe aux plaifirs, 6c fit difparoitre le préjugé comme une chimère entiérement fubordonnée aux gens fenfés. Que je me fentis foulagée pour lors! J'étois impatiente, 6c moins en état que jamais de prolonger les grimaces d'une vertu expirante. Que j'eufie pafie d'heureux momens , fi fa pratiqud eüt répondu a fa théorie! qu'il avoit d'art a émouvoir! avare «ature , w femble accorder un don que  pour en refufer un autre; trifte Sc humiliante épreuve a laquelle furent réduits mes defirs ! je me vis bientót pafier a la fachcufe impoflibilité de les fatisfaire : M. Demery, qui m'avoit dit de fi jolies chofes, me fit crueüernent éprouver qu'elles ne fervent qu'a nous difpofer aux effets. Le fentiment a fon mérite , j'en conviens; mais ce n'eft jamais que la nourriture du cceur, Sc je 1'abandonne volontiers a ces étres entiérement fpirituels Sc détachés de la matiere. L'am'our platonique ne fera jamais le mien. Qu'un homme eft fot 8c humilié lorfqu'il fe trouve autant d'impoflibilité a fe rendre heureux, qu'il z ..emoigné d'ardeur a le devenir! on pénetre furtivement jufqu'a mon lit, on m'approche , je me réveille adroitement, je témoigne de la furprife, de 1'embarras , de la crainte même. On me raflure , on s'annonce avec cette émotion qui précede entiérement le moment defiré: on me preffe, je réfifte: les plus tendres cxprefiions me garantment un amour éternel; je me trouble, on en profite; je me défends; on pourfuit, on m'embrafie, les plus brillantes apparences m'avertifient qu'il eft tems que mes forces diminuent; je fens qu'on s'enhardit; je gemis fur la méchanceté des hommes, on s'en excepte, on me perfuade j je me rends  c ( 22 ) enfin , fur Ja foi des fermens, n'oppofant plus que quelques précautions de bienvtoPf h Je maudis intérieurement le molnare deJai, & toutes les minauderies ordinair es qu un tyrannique ufage exige en parei] cas; impatiente d'crre au moment oü les tranfporo Jes plus vifs femblent excuferunefoiblcffe, je bégaie un gue vous ves cruei; maïs en vérité je ne vous reconnois pas la.... mais je vous dis que c'efi; Jnuuiedans I'inftanr même je connois notre malheur commun. On foupire, on serïraie, on me demande pardon , on a recours a des renources inutiles , on s'excufe , on cherche è fe raflurer, mais Ja honte ne donne jamais de force; j'en fuis pour mes fimagrées, & m'être rendue en pure perte. Un perit-maitre adroit fe feroit tiré de la par quelque fade plaifanterie, & prétextant un mérite trop court, il m'en auroit voulu faire tirer quelque induétion ayantageufe pour lui; mais après un Jong fflence iJ fè retira aufli pénétré que j'étoiï de mauvaife humeur, au moyen de quoi nous nous féparames tous deux fort mécontens , non fans que mon défefpoir meut encore jettée dans un autre embarras, car il me fallut, pour lui fauver une partie de fa confullon, rappeller tous  Jes heux communs dont on fe fert en pareil cas pour excufer ces fortes d'accid ns 5 mais j'avois beau prétexter le trop d'ardeur , certain age, quelquüfage de la vie n'annoncoient que trop un tempérament bien oppofé au mien: je confervai néanmoins aifez de préfence d'efprit ppur tourner la chofe en plaifanterie: je me félicitai de 1'aventure, je réparai mon défordre en ricannant un jen fuis bien-aife des plus faux, car en vérité 1'état oü m'avoit mife fa tentative , demandoit un plus heureux fuccès , quoique le cceur ne fut point de la partie, les fens étoient très-difpofés a faire les honneurs de 1'amour, huit mois s'étoient écoulés depuis le départ de fieur Valerie , Sc la fuite de Bellegrade, pendant Iefquels tous les amufemens imaginables ne m'avoient pas empêché de fentir qu'il me manquoit le plus efientiel a mon tempérament; auffi le fentiment dont M. Demery m'avoit fi fouvent fait 1'éloge, 8c fur lequel il prétendoit mefurer la force de fa paffion, ne me parut-il plus depuis qu'un faux brillant dont on doit avoir foin de fe défier. L'agitation oü m'avoit mife cette fcene m'avoit d'abord étourdie fur ce qui pouvoit blefier mon amour-propre: mais il me vint après dans léfprit que j'avois peut-être a  ( M ) partager fa confufion ; cette penfée m'ameua bientót a un examen de mes charmes, fur lefquels mon miroir eut lom de rafTurer ma vaniré: non contente encore de ma toilette , je fonnai Rofe ma femme de chambre, a qui j'ordonnai de préparer le bain, j'y defcendis moins pour me rafraichir , que pour me tranquülifer 1'eiprit: cétoit une petite falie ornée de grandes glacés propres a mon deffein , je m'examinai long-tems: je me plus, je me trouvai telle qu'il falloit être pour exciter des defirs , je le fentis au feu qu'allumoient en moi mes propres regards, je me parcourus avec autant de goüt que d'avidité, je ne pouvois concevoir 1'anéantiiTement de M. Demery; il ne me paroiffoit pas naturel. Cette vérification m'avoit infenfiblement remife dans 1'état oü il m'avoit laifiëe, je fortois de 1'eau , j'y rentrois dans une agitation.... une ardeur que je ne puis comparer qu'a ces momens critiques oü nous ne favons rien refufer: j'étois bien éloignée de foupconner ce que le hafard me réfervoit. Rofe étoit déja trois ou quatre fois entrée dans le cabinet fous difFé-. rens prétextes; mais d'un air inquiet qui rroubloit 1'heureule difpofition oü je mej trouvois: il falloit qu'il y eüt une étrange akération fur fon vifage, pour m'en être . appercue  ( *5 ) appercue dans un tems oü je n'étois occu> f>ée que de moi. Ses infiances pour me remettre au lit me fatiguerent \ je lui dis que je voulois être feule, Sc lui ordonnai de ne point venir que je ne fonnalfe ; elle ne^ fut pas plutöt dehors, que je pris la précaution de m'enfermer pour fatisfaire comme auparavant mon caprice. Rien ne méchappoit au moyen de la réflexion des glacés ; mon imagination échauftëe me xappella quelques-unes de ces circonftances qu'on n'oublie jamais; je me livrai a moi-même, je recherchai 1'attitude maiheureufe a laquelle avoit échoué 1'éloquence de M. Demery , tout m'y parut également voluptueux, 8c fait pour infpirer ; j'entrai dans un détail exaét de ces fecrettes beautés qui augmentent le prix de la jouifTance, je n'y trouvai rien qui ne répondit a ma figure: le foin que j'avois pris de guérir ma vanité, m'avoit infenfiblement réduite a la néceflité d'un autre remede ; déja même je travaillois a me fatisfaire , mes yeux chargés de plaifirs dévoroient ce qu'une fenfuelle complaifance leur expofoit : la douce langueur dans laquelle je rus plongée , n'étoit interrompue que par quelques-uns de ces treffaillemens qui rendent fi bien ce qu'on ne peut exprimer: ma refpiration préciTome II, C  ( ^ 5 . t piree me laiflbit a peine articuler ce que je defirois : ma bouche ne ceflbit de répéter avec palTïon le nom de Derval t, Derval, dont je n'ai pas encore eu 1'occafion de parler , étoit un jeune homme d'environ vingt-deux ans, qui chantoit la baute-contre a 1'opéra, qui étoit alors a Bordeaux ; il joignoit a une fort belle voix la plus jolie figure du monde, fon jeu no,ble &. aifé étoit rempli de graces, je 1'entendois 6t le voyois toujours avec un nouveau plaifir: comme je ne m'étois point gênée vis-a-vis de la Vaicourt fur 1'éloge de fon mérite, elle m'avoit agacée pluaieurs fois a fon fujet, 5c m'avoit même fait la niche de m'engager a un fouper auquel il étoit prié: cette occafion de le inieux connoitre m'avoit entiérement dérerminée pour lui; il y avoit réjoui, enchanté toute la compagnie , il avoit enfin fait les délices de cette partie ) c'étoit un feu , une vivacité, des faillies, une maniere de raconter qu'on ne trouve a perfonne, tirant parti de ces petits riens a la mode , avec lefquels tant d'autres n'ont que le talent d'ennuyer 5 il ne m'avoit pas moins fallu que 1'aventure de Bellegrade pour combattre le defrr que je me fenrois de le voir plus particuliérément; me méfiant de oioi-meme , j'avois foigneufement.  » 27 ) evite toutes les occafions de céder a mos goüt pour lui , je m'étois réduite a un commerce imaginatif, dont 1'expérience m'avoit engagé a me contenter. La diftofition föïèive oü j'étois au bain m'en rappeiloit 1'idée avec les tranfports les plus vifs: je lui parlois , je 1'appellois pour être témoin de mon ivreffe , je me plaignois de fon Indifférencc , je lui donnÖis tous les noms que la paflion di&e pour un objet aimé j pouvois-je le foupconner li prés de moi ? Derval au même infta'nt fort d'une armoire pratiquée dans le mur, fe jette a mes genoux, les erabrafie , me ferre entre fes bras , m ore tout moyen de crier en collant fa bouché fur mes levres , me demande pardon, fait de nouvelles fautes, fes yeux & fes maiiis trouvent de nouveaux avantages dans mes moindres' mouvemens , il en prorite , tout eft a lui. Qu'il- faut peu de tems a la volupté pour triompher de Ia confufïon! Son ardeur me fit bientót oublier 1'état dans lequel il m'avoit furprife , je ne fongeai plus qu'a en profiter; il venoit de découvrir ma foiblenë, que n'avoit-il point vu ? que n'avoit-il point entendu ? Le parti le plus fimple \ & 1'ünique qui me reftoir , étoit eelui de me rendre aux circonftances. Ma main , dont pour la forme je me ca- c %  (**) chois les yeux, ne m'avoit pas empeche de remarquer qu'il étoit dans un état impofanr. auquel il falloit tót ou rard mé rendre. Quelle contenance! il mc reprend entre fes bras, me porte fur un lit de repos ; je n'évite plus fes baifers, il s en appercoit, il les redouble , j'y réponds, bientót il triomphe, & me fait enfin goüter ces douceurs oü 1'ame femble fi bien partager le défordre des fens. _ Après avoir fatisfait cette première avidité du plaifir , je voulys favoir de Derval par quel événement il s'étoit trouvé ia \ il balanca quelque tems, biaifa, voulut. me donner a devinerj mais que pouvois-je imaginer ? Des domeftiques gagnésun coup d'étourdi; ce n'étoit rien moins-que tout cela. Rofe qui nous en avoit entendu faire 1'éloge, a la Vaicourt & a moi , s'étoit avifée de le remarquer , 8c en coflféquence de le trouver a fon goüt •, elle n'avoit pas jugé a propos de lui cacher long-tems fon inclination ; & connoiffant par expérience que, pour éviter la tentation, le moyen le plus fur étoit d'y fuccomber, elle avoit pris de juftes mefures pour n'avoir rien a defirer. Derval de fon cóté avoit faifi 1'occafion, outre que Rofe étoit d'une afiez jolie figure , il avoit avec raifon concu quelque efpérance d'une in-  i'i9 r frigue qui féi donnoit accès dans ma mair fon, car il avoit-autant pris de gpüt pour moi que je lui en avois inipiré ; ": afliijetti a des aftiduités & des complaifances pour Rofe , 8e c'éroit raifcnner jufte ; il fentoit bien qu'un homme peut impofer les cohditions les plus dures a une femme , quand une fois il 1'a réxfuite a Ia néceilité de ne pouvcir fe paffdr de lui. Elle 1'avoit introduit cette nuit, 8c avoit choifi le cabinet du bain, pour y être fans doute mieux fêtée ; effectivement, ce réduit voluptueux fembloit-il tour expres arrangé pour faire avanrage a la nature: oui, les forces s'y furpaffoient. On fe fouvient bien de la fituation dans laquelle m'avoit laiiTée M. Demery; c'étoit dans cette crile que j'avois fonné ma femme de chambre, qui n'avoit eu que le tems de fermer la porte fur Dervai, ne s'imaginant pas que je duffe venir prendre fa place : 1'ordre inattendu que je lui avois donné de préparer le bain , l'avoit jetrée dans un nouvel embarras : a peine avoitelle eu le tems d'y delcendre êc d'en ouvrir la porte , qu'eile m'avoit entendue dans le corridor qui y conduifoit. Elle n'avoit eu d'autre parti a prendre que de pouffer Derval dans une armoire vitrée ' jd'oü rien ne lui étoit échappé, 8c de la* C 3  quelle je 1'avois vue fortir avec autant de furprife que de confufion. De-la 1'inquié* tude & 1'extrême altération que j'avois remarquée fur le vifage de Rofe. Ce que m'avoit appris Derval me mit bien a mon aife , a quelques petits mouvemens de jaloufie prés, qui ne durerent qüautant de tems qu'il lui en fallut pour les diffiper. La rivaliré de Rofe n'avoit rien dans le fond d'offenfant: je pouvois me regarder comme le principal but de cette intrigue. J'avois joué dans cette fcene le röle le plus intéreffant 5 d'ailleurs le plaifir de tenir un objet aimé des mains d'une rivale, nous venge bien agréablement des momens quelle nous a dérobés; car enfin l'heureux événement qui m'avoit mis entre les bras de Derval , n'avoit été néceffité que par les mefures qu'eile avoit prifes elle-même pour le recevoir entre les fiens, ce dont je neus cependant pas lieu de m'appercevoir au ftyle vigoureux dont il m'exprima fon ardcur» Je ne fus pas plutöt ralTurée fur les fuites de mon aventure, que je jouis de 1'inquiétude de Rofe. Que j'y trouvois de charmes! je ne pouvois me réfoudre a quitter Derval, je ne me laflbis point de lui faire répéter ce qu'il m'avoit dit, j'y •trouvois un ordre , un arrangement iupé-  ( 3i )' rieur aux précautions les mieux concern, tées , mon fecret n'étoit fu que de celui qui avoit le plus d'intérêt a le cacher : point de tiers , point de confident; les moindres foupcons au fujet de Derval, s'ils euiTent été découverts, ne pouvoient porter que fur Rofe , qui n'auroit pu détr-uire les preuves d'un commerce particulier qu'eile entretenoit déja depuis quelque tems avec lui : tout contribuoit a notre tranquillité ; nous en profitames pour nous prouver un amour réciproque Sc trouver les moyens de nous afiurer dorénavant un bonheur que nous n'avions dü qüau hafard. II nous fallut cependant féparer après deux heures d'entretien , oïi nous n'avions fürement pas perdu notre tems ; il me réitéra fes careffes , 8c rentra dans fon armoire. Quelle différence de lui a M. Demery ! je puis dire a fa louange qu'après de très-fréquentes récidives , fa retraite fut encore des plus brillantes. J'ouvris la porte Sc fonnai Rofe, qui ne me fit pas attendre 5 jamais elle ne me parut plus diligente Sc plus mal-adroite : fon embarras me donnoit une nouvelle fatisfaétion , je ne pouvois me réfoudre a rentrer dans mon appartement 5 Sc jugeant bien qu'eile fouffroit avec peine le mpindre délai, je pouffai la malice jufqu'a ïui'jeprocher la rr^ai-  pföpretë du vitrage de 1'armoire en qüe£ rion , vers laquelle elle s'avanca avec empreflement au premier pas que je fis, fous prétexte de vouloir 1'éclaircir. Quelque befoin que j'eufle de me repofer, je ne pus me réfoudre a la laifier libre avec Derval: je me fis remettre au lit, je niaifai, je 1'occupai jufqu'au tems a peu prés auquel il m'avoit dit devoir fe retirer j ma jaloufie n'étoit cependant guere fondée après ce qui venoit de fe pafler; rarement fait-on plus d'une fois 1'impoffible : le fommeil m'ayant furprife , elle courut délivrer notre reclus , auquel elle témoigna tous les regrets imaginables, en peftant contre les importuns. Le mccontentement qu'il témoigna de eet accident, 1'expofa encore a efliiyer, avant de fortir , une bordée d'affommantes excufes qu'il ne recut qu'en homme qui s'embarraflbit peu C comme je prévis a 1'enjouement d'un chacun que le diner ne fe palferoit pas fans quelque épigramme , oïi il pourroit bien fe rencontrer quelques traits piquans pour lui, je témoignai pour lui de 1'inquiétude a fon fujet, SC me rendis a fon appartement  (34). que je me fis ouvrir. Rien de plus a propos que ma démarche pour fon état : qu'eile le foulagéa ! inquiet & humilié tout enfemble , il n'ofoit mc regarder , iréugifl fant de la mauvaife impreffion qu'il m'avoit laiflee: il s'en efiima d'autnnt plu^malheureux , qu'il m'afiura ne s'être jamais trouvé en pareil cas , a quoi je lui répondis que j'avois apparemment lé don d'opérer des prodiges ; il fèntit toute 1'amertnme de cette -plaifanrer-ie . & prenant le parti dn fi'ence , il ne la foüti'nt qu'eri homme qui connoit fon tort ; il n'y avoit eftectivement qu'une réparation folide qui put faire oublier le paffé ; mais mrilheureufement une faüte en entraine toujours une autre rarement les forces renaifient-; elles de 1'abattement, un fuccès dépend fouvent de la fécurité avec laquelle on entreprend : aufii je ne négligeai rien de ce qui pouvoit le confoler. Je lui repréfentai fêrieufement le tort qu'il me feroit en me jugeant capable de penter aufii communément que la plupart des femmes ; je lui rappeilai que mon attachement pour lui , fondé fur 1'eftime & fur la reconnoiflance, étoit trop détaché des fens, pour être fenfible a ce qui faifoit le fujet de fon chagrin , que le fentiment épuré fouffroit avec raifpn , quand on le vouloit fubordonner  ■a des. plaifirs greffiers qui lui étoient entiérement inférieurs; qu'avec les gens fenfés le tempérament n'étoit jamais 1'organe du cceur , qui ne fait confifter le vrai plaifir qu'en cette efiufion réciproque , cette intimité foüde que rien ne peut altérer ; que ce qui le chagrinoit tant, n'avoit après tout rien d'humiliant qu'avec des. femmes perdues, qui n'apprécient le mérite d'un hommé que par la nature de fa complexion. Ce raffinement de délicatefie que mon age 8c .ma figure n'avoient aflurément pas 1'art d'appuyer , ne laifia cependant pas de ,1e railurer 5 il me témoigna combien il étoit fenfible au foin que j'avois pris de prévenir fon embarras , me dit que malgré toute la juftefie de mon raifonnement, il falloit de 1'effronterie 8c de 1'habitude pour n'être pas déconcerté en pareille occafion, quoique cependant les eftets du trop d'ardeur fuflent clairement démontrés. Je convins avec lui du premier mouvement dont une vanité mal-entendue fe rend toujours maitrefie -7 mais je trouvai du ridicule è trairer fêrieufement de pareilles miferes , 8c lui établis 1'indifpenfable néceffité de régler, a cc fujet, fa facoh de penferfur celles des perfonnes qu'on fréquente. La converfation fut foutenue de ma part avee  un air de vérité 8c un fond de raifon , qui acheva de Ie tranquülifer : il s'habilla, nous defcendimes, on fervit, la compagnie d'ifpofée a nous agacer ne nous fit point grace , les propos s'égayerent a nos dépens, on nous fit toutes fortes de niches, 8c peu s'èn fallut que M. Demery ne fe déconcertat; mais il prit enfin le defius, Sc rappellant fa vivacité ordinaire , il' fê prêta au badinage qu'il aflaifonna lui-même des faillies les plus ipirituelles. La journée fe paffa avec toute la gaieté poflible , il ne fut queftion de rien entre lui 8c moi : le lendemain il me demanda fa revanche avec tant d'inftances, qu'il fallut me rendre, ce jour lui fut plus heureux que le précédent: mais quelle difterence de lui a Derval ! qu'un acvte de complaifance eft infipide ! j'eus cependant la politefie de lui en impofer par le manege ordinaire qui caraétérife 1'accomplifièment du defir ; foupirs, langueurs, tranlports , rien ne fut épargné , les apparences les plus flatteufes 1'aflurerent d'un goüt décidé , qui paria fuite m'afiura toute fa confiance. II y avoit déja huit jours que nous étiofis d la campagne , lorfqué quelques afiairès nous determinerent a'retournèr a la villc. ' Nous nous qui'ttames tous fatisfaits les uns 'des autres, avecprömefie de nous trouvér au  eu plutèt. On s'imagine bien que mon premier ibin a Bordeaux fut de chercher les moyens de voir Derval , avec lequel je ne pouvois prendre trop de précautions pour échapper a la vigilance de Rofe $ je pris le parti de lui écrire , Sc de lui repréfenter de quelle conféquence il étoit pour moi qu'il fe méfiat de ma femme-de-chambre , qui vraifemblablement ne le perdoit point de vue, me rc-mettant d'ailleurs a fa prudence fur les expédiens néceiTaires pour nous faci'iter quelque entrevue. J'eus Ie bonheur de rencontrer en lui un cara£tere entiérement oppofé a celui de Bellegrade 5 car il joignoit a un véritable attachement toute la probité poiTible : il ne négligea rien pour enfévelir notre commerce dans le fecret, il le rendit impénétrable , Sc ne fe démentit par aucune étourderie. II refufa même confcamment quelques légeres attentions de ma part, que mon aifance pouvoit me permettre , Sc dont la feule idéé parut le révolter. II feroit ennuyeux de détailler les mefures que nous primes pour jouir paifiblement Sc fans rifque: il me fuffit de dire que nous choififlions ordinairement pour le temple de nos délices, Ia maifon de quelques gens publics. pour rendre nos démarches moins fufpeéies. Heureux tems , que tu m'as caufé de regrets! Tome IL D  ( 3* ) 1'un me culrivoit 1'efpnt, 1'autre me cultivoit le cceur. Je n'en étois que plus amufante Sc plus vive , on ne favoit point s'ennuyer avec moi, un air de fatisfaction répandu fur toute ma perfonne annoncoit mon bonheur 8c ma tranquillité: _ M. Demery s'en croyoit feul 1'auteur, il fe rapportoit a lui-même cette gaieté continuelle , comme un effet des douceurs qu'il me procuroit; on fe perfuade aifément ce qui flatte 1'amour-propre , mes foins , mes careiTes , mes complaifances , tout en moi lui marquoit un cceur fincérement épris, auquel il fe livroit fans réferve. Je vois qu'on fulmine contre moi: quelle noirceur ! dit-on , quelle perfidie ! voila les femmes , on s'exhale en injures contre tout le fexe. Voila le difcours ordinaire des gens qui ne voient les chofes que d'un cöté. Etrange fimplicité ! revenez de votre erxeur, aveugles que vous êtes , faites a la raifon le facrifice de vos préjugés , & ne confondez pas la chofe avec le mot. II étoit queftion de rendre heureux M. Demery, voila le but, ce qui ne confiftoit que dans fon imaginarion : eet objet rempli, qu'at-on a me reprocher de 1'irrégularité de ma conduite ? Je dis plus , fon bonheur , foo bien-être dépendoit de mon infidélité, puifque c'eft a cette même infidélité que je  ( 39 ) . devois eet enjouement qui ne me quittoit point , & qui faifoit tout fon bonheur ; il en étoit d'autant plus flatté, qu'il tiroit de ma gaieté les conféquences les plus fatisfaifantes ; mon commerce avec Derval , entiérement ignoré , n'avoit rien qui put 1'inquiéter , il croyoit enfin me rendre lui feul telle qu'il me defiroir. Suppofant au contraire que j'eufTe combattu mon penchant pour remplir les prétendus devoirs de la fidélité , je n'aurois pu vraifemblablement rélifter è un ennüi, une mélancolie qui auroit bientót excité des foupcons que les proteftations les plus vives n'auroient pu détrgj^j/cejprincipe pofé, je conclus que la fijkate n eft qu'une vertu inutile , qu'eile cefle même d'étre vertu , quand loin de nous rendre heureux elle altere notre bonheur. Ce qu'on appelle bien , comme ce qu'on appelle mal , ceffe fouvent d'être 1'un ou 1'autre , ce qu'il nous paroit dans le premier point de vue. Les effets réfultans d'une action devroient feuls la caraöérifer; que de preuves convaincantes de ce que je viens d'avancer, M. Demery n'eut jamais de li beaux jours avec moi, que ceux que je pafiai avec Derval. Le moment de notre féparation vit bientót naitre fes inquiétudes. L'opéra ayant pris des arrangemens pour ToulouD 2  ( 40 ) fe , il fallut me réfoudre a léloigncment de mon amant , rien ne put farmer, il eut afiez de force pour refulèr les ofFres que je lui fis de le retenir. Que je payai cher 1'habitude que je m'étois faite de ne pouvoir me pafier de lui ! après m'avoir témoigné les plus fenfibles regrets , 8c réitéré les afiurances d'un prompt retour, il partit Sc me laiiTa dans un état encore bien plus difficile a feindre qu'a fupporter. II étoit cependant de conféquence de ne donner aucune prife fur moi de ce cöté par la moindre altération ; je ne parle point de la douceur de perdre un amant aimé , je ne cherche point a peindre ces fituations affligeantes , qu'on ne foulage que par la facliité qu'on a de s'y livrer , rien de plus ordinaire , mais comment exprimer ces difficuitueux efForts pour faire céder a un feint enjouement la triftefie la plus araere, comment rendre la violence qu'il faut fé faire continuellement pour parokre ce qu'on n'eft pas ? Qu'on ne nous reproche point 1'art de feindre , nous le payons fbuvent bien cher par les efForts qu'il nous en coüte. II fallut enfin les huit premiers jours me mettre a i'union des plaifans fur le compte de ceux qui avoient perdu leur Armide : oui, il me fallut afFedter une libené d'efprit fatyrique, dont je me fentois-  v 4i > intérieureraent Ie principal objet. Quel perfannage ! qu'il me parut dur a foutenir i j'avois en vérité grand foin que ce tems iè pafiat; je me fentis bien foulagée dès que je pus me livrer a mon chagrin. M. Demery ne tarda gtiere a fe refièntir de ma; mélancolie , il ne négligea rien pour en pénétrer le fujet j mais fes recherches furent inutiles, & cette douce fécurité, dans laquelle il avoit jufques-la vécu avec moi 3 fut bientót fuivie d'inquiétudes & de foupcons vagues qui n'aboutirent a rien. Sa générofité ne me laiffoir rien a defirer, chaque jour il ajoutoit a fes bienfaits, rien ne manquoit; que pouvoit-il penfer ? non, que 1'abfence de Derval m'eüt rendue inconfolable , mon défaut dominant ne fut jamais la conftance j mais enfin je fentois un vuide qui me changeoit totalement j on ne me trouvoitplus ce fond de gaieté auquel on s'étoit accoutumé, je m'avifois de raifonner fenfément; je ne rencontrois plus auffi heureufement ces petites folies qui font Ie fuccès de la plupart des jolies femmes : je n'affeaois plus de prendre le parti des ridicules a la mode , je n'avois plus de grace a médire , je fuivois indineremment le ton de la compagnie fans chercher a le donner ; ma converfation étoit devenue iafipide par une wuforrnité de fentimens3 P 3  oü il manquoit le fel de la conrranete ; je ne variois paraucun de ces caprices amufans qui rrre rendoient toujours nouvelle. Quelque fenfé que fut M. Demery , il aimoit ces petits talens dans sSamaitrefle. Un raifonnement folide n'avoit en moi de quoi lui plaire , qu'autant qu'il en tiroit avantage pour excufer fes foibleflès \ il s'appercut que je me livrois moins a fes careiTes, il en concut un vrai chagrin qu'il ne me témoigna qu'avec toute la timidité d'un homme qui craint d'avoir déplu \ il me réitéra fes inftances pour m'engager a lui ouvrir mon cceur \ il devint enfin malheureux: voila cependant les eflëts de ma fidélité. Vertu chimérique, que tu coütes cher a ceux qui te recherchent indiftinctement! tu n'es qu'un bien fugitif après lequel on court, Sc dont on prend le plus fouvent i'ombre pour la réalité. La lituation de M. Demery me fit mieux que jamais fentir la néceiïké de lui afibcier quelqu'un : je connus par les efForts inutiles que je m'étois faits, qu'il n'y avoit qu'une nouvelle intrigue qui put me remettre dans mon afiiette ordinaire 3 je me fis une' raifon en fa faveur , 8C me déterminai a diffiper fes foup?ons par ce qui fembloit feul les devoir confirmer. Cette réfölutión me rendit un air de férénité qui commenca a ré;  ( 43 ) tablir le calme clans fon efprit; il fe fit ' 1'application de mon changement, auquel il m'encouragea de plus en plus par tout ce que fon imagination lui put fuggérer d'amufant. Comme je nëtois point abiblument preffée fur le choix de celui que je voulois m'attacher , je ne m'occupai plus qu'a examiner exa&ement & fans prévention les difTérens caraöeres des jeunes gens qui faifoient partie de nos fbciétés -y je ne pouvois prendre trop de précautior^ Bellegarde m'avoit appris a me tenir en garde contre i les fcélérats: je m'étois accoutumée a ne regarder les bonnes qualités de Derval que ccmme un piege, duquel il falloit me défier , &. qui pourroit me jetter dans quelques nouvcaux malheurs. La perte de ce dernier m'avoit affligée pendsht fix femaines, après lefquelles j'avois réfléchi fur 1'abus qu'il y a a fe défefpérer ; j'y penfois quelquefois , mais fenfément 2>C fans frénéfie. On lia plufieurs parties de campagne , dans lefquelles on ne me donna pas le tems de m'ennuyer ; il n'y avoit que celle de M. Demery pour laquelle , toute gracieufe qu'eile étoit, j'avois pris un dégout que toute ma complaifance ne put diffimuler 3 auffi ne me preiToit-il plus d'y féjourner: mais m'ayant oui faire 1'éioge d'une jolie maifon a une.  ( 44 ) lïeue de Bordeaux , appartenant a untf madame du Bellois , qui y raiTembloit nombreufe compagnie , il me propofa de me faire faire connoiflance avec elle: la chofe ne fut différée qu'a la première occafion , que fit bientót naitre un de fes parens qui avoit pafte quelques jours a celle de M. Demery , oü il avoit été parfaitement bien recu : il demanda de la meilleure grace du monde, qu'il lui füt permis de faire fa cour a fa parente, en lui préfentant une perfonne qui ne pouvoit , difoit-il, que faire le plaifir des ibciétés les mieux choifies. Le furlendemain je me rendis chez un ami commun, oij 1'on favoit que devoit fè trouver madame du Bellois; on m'annonca comme réuniffant tous les talens qui forment une perfonne accomplie. Nous commengames ? felon 1'ufage, par nous lier étroitement, madame du Bellois & moi , fans nous connoitre 3 nous nous dépêchames de nous aimer fans trop favoir pourquoi, fauf a nous haïr après avec la même rapidité ; notre intimité fut fèellée par un médiateur, pendant lequel nos diftraétions continuelles fe chargerent du foin d'annoncer combien nous étions occupées 1'une de 1'autre: le jeu fini, nous ne nous quittames > bien entendu, qu'aux condidons de nous  ( 45 ) rèvoir & au plutöt; nous décicames que j'irois le lendemain diner chez elle , je n'eus garde d'y manquer 3 j'ai toujours fort aimé les nouvelles connoilTances. Le furlendemain elle vint diner chez moi, ce fut - la que nous ne pümes comprendre comment nous avions pu jufqu'alors nous palier 1'unede 1'autre. Quelques jours après nous parümes pour fa campagne , oü je reftai quelques jours , pendant une partie defquels M. Demery fut obligé de faire un voyage a Touloufe pour quelques affaires. J'eus tout lieu d'être fatisfaite, 8c de 1'accueil que j'y regus, & de la lituation du lieu. Je m'appliquai a y étudier mon monde, & je ne puis me dilpenler de donner quelqu'idée de ceux de notre fociété qui me parurent les plus remarquables. Je dois , par bienféance, commencer par la dame du logis, dont je vais analyfer les traits & le caraétere. Madame du Bellois, qui dix ans auparavant auroit encore pu palier pour fraiche , 8c a laquelle il ne reftoit plus qu'une extreme envie de le paroïtre , étoit une femme müre , qui, par un maintien conrinuellement méthodique, couroit encore après 1'adolefcence 5 quoiqu'elle fe confeülat régu'iérement avec fa toilette , pour: 1'emprunt d'tiiT certain extérieur, il étoit  ( 4* > défendu de s'en appercevoir, c'étoit Yèd* queue de la maifon \ on ne lui faifoit jamais mieux fa cour qu'en 1'aidant a déclamer contre les femmes platrées, c'étoit fon terme, foutenant envers 8c contre toutes les propriétés de 1'eau fraiche pour le teint. Sa figure en gros n'avoit rien de ridicule , un front ouvert, peu de fourcils , le nez petit, les joues remplies, la bouche grande 8c vermeille , quelques dents, le menton gracieux, la peau jaune, les cheveux chatains, la gorge flexible 8c les bras nerveux. Je fus peut-être la feule qui eut la malice de la-furprendre a vifage découvert: il ne falloit pas être mal-adroite, car il n'étoit jamais jour chez elle, qu'eile n'eüt peint fes fourcils, couché fes teintes, affuré fes dents, mis un corps 8c de fort grandes manchettes. A 1'égard de fes manieres, il falloit une complaifance a l'épreuve pour les trouver féduifantes \ c'étoit une groffe gaieté, une vivacité hruyante, des éclats de rire convulfifs, des minauderies enfantines, des regards étudiés, des délicateifes affeétées, &C mille autres petiteffes qu'on paffe tout au plus au printems d'une jolie figure. Son caraftere n'ayant rien de méchant dans le fond , ne favoit point pardonner ce qui peut bleffer fon «mour-propre, fociable d'ailleurs avec tau»  ( 47 ) Ceux qui lê chargeoient du Toin de 1'admirer, s'imaginant toujours rencontrer le plaifir dans le tumulte d'une compagnie nombreufe, elle rre négligeoit rien pour la raflèmbler: comme elle ne vouloit rien me laifiêr ignorer de fes arrangemens avec un certain M. Demelville, confeiller au parlement, qui nous attendoit depuis quelques jours è la campagne , elle m'y préfenta comme une perfonne d'autant plus accomplie , qu'il ne lui avoit fallu qu'une heure d'entretien pour connoitre tout le tranfcendant de mon mérite. Le robin , compofant fes graces , me dit d'un air pincé, qu'un pauvre reclus comme lui n'étoit plus a plaindre dans fa retraite, lorfqu'une aufii aimable perfonne vouloit bien fe charger du foin de 1'embellir -y que ne négligeant rien pour m'y amufer , il ie trouveroit trop heureux d'y pouvoir réufiir. Je lui répondis fur le même ton, en lui témoignanr 1'embarras oü je ferois infailliblement de loutenir 1'idée avantageufe qu'on lui avoit donnée de moi , que je le priois de fe prêter au badinage de fon amie. Celle-ci repartit avec dignité , que 1'éloge n'étoit jamais chez elle que 1'effet du difcernement. M. Demelville étoit un petit homme a manieres, enivré de luimême , dont le moindre défaut étoit celui  (4») de ne s'en croire aucun, d'autant moins aimable qu'il cherchoit plus a le faire, fe refpe&ant autant qu'il méprifoit les autres , ne s enoncant jamais que de concert avec la chevelure , guindé dans fes exprcffions , faifant le capable , di&ant fes décilions, interrogeant toujours, ne répondant jamais , piquant fans efprit, & jouant alternativement la pétulance du petit-maitre & la gravité du magiftrat. Ces petits talens réunis lui avoient acquis un defpotifme décidé fur le cceur de madame du Bellois, a laquelle il avoit la complaifance d'aider a manger un revenu alfez honnête que lui avoit lailTé depuis peu la mort de fon mari, homme fort a fon aife , qu'eile avoit époufé en fecondes noces. Deux de fes nieces, auxquelles elle ne pouvoit pardonner d'être plus jeunes qu'eile , fon coulin, un médecin profond dans la qualité de 1'eau chaude, un gafcon mod'efte, deux vieux militaires qui n'aimoient point le triörac , une fémi-dévote & un recollet, formoient notre compagnie, dont je ne ceiTai de captiver 1'attention. Les quatre premiers jours après lefquels la vanité fit avec raifon valoir fes droits, ma nouvelle amie s'appergut apparemment que mon mérite obfcurciiToit le fien 3 fon amour-propre ofienfé me rendit reipon- , feble  /•ut j ■ l 49 ) iabJe des emprenemens qu'on me témoignoit: les politefles de M. Demelville lui parurent autant de larcins que je faifois a fes charmes furannés ; elle m'avoit aimée de bonne foi, elle commenca a me haïr cordialement, ce que je ne pus lui réciproquer avec le même avantage, fes tracafferies n'ayant rien dans le fond que de riiible. J'eus même foin de remettre les chofes fur I'ancien pied , & lui reftituai, de concert avec la compagnie, le droit de primer a fon ordinaire 3 neus nous amufames beaucoup a la chaffe , a la pêche , a Ia promenade , je ne négligeai rien de ce qui pouvoit me débarraffer de M. Demelville , dont les fadeurs ne m'amufoient pas plus que fa bonne amie. Je me fervis de la liberté de la compagnie pour déboutonner notre recoilet, qui, quoique prédicateur, nc m'avoit pas fair detre toujours' cccupé du foin de paitre Jes agneaux du feigneur ; j'avois. obfervé certaine grclTe brebis réguhérement adherente a fes chaftes cotes, & j'en avcis tiré quelques conjeÖures. Mióvme Charon , c'étoit fon nom-, érojf une.bonne chrétienne d'environ trente-cinq ans, taiiiée a pref t, dont la gorge auroit pu duns 1'obfcurité faire prendiele ch?.nge,.'des yeux noirs obcmbres ffune psire de fourcils iignificatifs , Tome II. £  { 5° ) un nez comme un autre . la bouche fraïche, & un menton a deux rangs: ces appas, tous robuftes qu'ils étoient, comme on volt , pouvoient bien encore être de. reiTource au démon de la chair , pour faire niche a un féraphin. A Tégard de fes manieres, elles étoient édifiantes: fequeftrée du commerce de la fatyre , elle ne fembloit en faire grace qu'a charge de revanche , humaine au poiTible , bonne pate de femme, exafte a ces dehors de piété, par lefquels on réuflït fi bien a en impofer; tenoit-on quelques propos gaillards? madame Charon baiffoit les yeux, comme pour méditer avec plus de recueiK lement fur la nature du fiijet, après quoi fes regards furtifs ne s'élancoient fur fa révérence qu'avec les précautions d'un ceil qui craint de fe trahir. Les inquiétudes qu'eile avoit témoignées a mon fujet, lorfque je parlois au pere Ange , acheverent de me confirmer dans mes foupcons j j'avois hafiudé quelques plaifanteries avec lui, au fujet defquelles je dois ici lui rendre juftice , en dépit de tous les mauvais plaifans , 8c avouer de bonne foi que je ne lui trouvai pas abfolument toute Teffronterie , dont les méchans efprits prétendent que le froc eft 'éntiché. Coramé ie craignois avec jufte raifon que la grofie  ( 5i ) re : - at u- ec moi les bornes de la CQSVjlé ■ fi 'ft veoois a lachagriner, I pri de Ia mettre a fon aife de bfi tóté, cn lcngagcanr a être de nos promenades 6c de nos entretiens: il avoit la rt Utation d'avoii dc Iefprit \ mais fon ctat ne lui | ermertoh pas de s'ouvrir fur certaines matieres que j'aurois été bienaife de lui entendre traiter, 8c je ne me fentois pas d'humeur a acheter fa confiance. Tout bien confidéré , je ne trouvai la. perfonne qui put remplir mon prdjetce qui abrégea mon féjour a cette campagne, toute aimable qu'eile étoit. M. Demery revint de Tculoufe le douzieme jour de Ion départ; 8c avant de retourner en ville, je lui fis entendre qu'il feroit a propos d'engager madame du Bellois 8c M. Demelville a venir paffer a leur tour quelque tems a fa maifon , pour laquelle j'avois jufqu'alors montré tant de répugnance j il goüta avec plaifir ma propofition , 8c la fit accepter auffi - tót, ne vöulant point être en refte. Nous primes congé de la compagnie , nous nous en revinmes en ville, oü les autres ne tarderent guere a fe rendre. Je trouvai la Vaicourt fur le point de fon départ, au fujet duquel elle ne donna pas tous les éclaircifiemens qua E z  ( 52 ) je parus defirer; nous redoublames nos amitiés , je n'avois pas oublié fes fervices, je la regrettai comme une véritable amie pendant un jour entier, je lui recommandai encore le fecret fur mon aventure avec Bellegrade , elle me le promit & ne me le tint pas : ceft 1'ufage. Je fus encore trop heureufe que mon intrigue avec M. Demery n'cüt rien de contraire a fes vues; il en auroit été de méme qu'il en arriva par la fuite. Trois femaines après notre retour, nous partimes pour notre campagne, a laquelle nous emmenames madame du Bellois &£ M. Demelville : nous y paflames quelques jours avec tout 1'agrément imaginable : connoiiTant le caraófere de ia bonne dame, j'eus foin de faire les honneurs de la maifon par toutes les attentions les plus recherchées 6c les plus complaifantes imaginables; chacun fe prêta a mon deüein, & il ne fut queftion que d'elle. Pour fon ami M. Demelville , il étoit dans une continuelle admiration de ce qui s'ofFroit a la vue 3 c'étoit des peintures choifies , un ameublement d'un goüt exquis, des porcelaines d'une fineife achevée, une diftribution d'appartement unique , enfin tout ce que les reftburces de 1'art ofFrcnt de plus curieux a un homme en état de les bien payer.  11 y avoit deja huit jours que nous menions une vie toute délicieufe, lorfque le fouvenir de Derval vint m'affliger ; nos appétits fatisfaits, il nous nait toujours des defirs ; telle eft la conditiën humaine: je me rappeilai avec regret la privation de ces plaifirs vifs que m'avoit fait goüter fon ardeur. Je defcendis un jour a cinq heures du matin au bain fbrtuné , cü chaque circonftance fe retraca , Sc m'échautfa infrucrueufement 1'imagination ; je fongeai de nouveau a la nécelfité de fatisfaire mon tempérament fans pouvoir encore me déterminer a laifier tomber mon choix; les difficultés m'affligerent, Sc pour prévenir 1'abattement dans lequel je m'appercevois que me plongeoient ordinairement trop de réilexions a ce fujet, je pris une brochure gaillarde avec laquelle je defcendis au jardin dont une porte de derrière communiquoit a un petit bois qui s'étendoir jufqu'au grand chemin ; je m'y enfoncai, je lus, je me repofai, j'admirai la nature, j'écoutai le gazouiliement des oifeaux j'enviai la liberté de deux roffignols dégagés de toute bienféance, je philofophai lubnquement fur cette fermentation générale qui réduit le moindre infecfe a la nécelfité de fe reproduire par 1'appérit du plaifir qui eft naturel a tous les êtres. Qui E3  < 54 ) . peut, me difois-je a moi-même , avoir produit ces regies aufieres , ces principes de continence par lefquels il feroit honteux d'exiger indifïëremment du premier venu ce qui lui proeureroit du plaiiir a lui-même l ne feroit-ce point des voluptueux qui eulTent fenti que le plus ardent defir eft ordinairement enfant de la contrainte ? me dira-t-on que eet ufage tend au bien de la fociété ? Je le nie 5 car enfin cette fociété eft un tout compofé de plufieurs parties, qui trouveroient infailliblement leur compte au petit arrangement que je me figure. Ce qu'on dit du tempérament eft un befoin comme celui de boire Sc de manger. Bien d'autres que nous n'ont point cette politique: les Aufes, les Nazamones , les MaiTagettes Sc autres ne fe gênent point \ il n'y a chez eux de néceflaire a eet acte que le confentement des parties; ils ne regardent point comme brutale une aétion qui n'eft point revêtue des tbr malités duVecret 8c des bienféances: qu'avec raifon Montaigne dit que nous fommes bien brutes Rappeller brutale l'ope'ration qui nous fait. A ce raifonnement je voulus faire encore fuccéder ma leCture \ mais je n'eus pas les yeux defius mon livre , que j'entendis prés de moi refpirer quelqu'un qui femblok fe réveiller: un petit mouve-  ( 55 ) , ment de frayeur me fit retirer; mais qu'on fe raifure aifément quand on eft: amoureufe ! Je retournai tout doucement vers le feuillage d'oü j'avois entendu quelque bruit, & je ne fus pas peu furprife d'y trouver une jeune fille endormie, d'environ feize ans, dont la figure étoit aufii réguliere que jolie. Que de graces répandues fur toute fa perfonne, quoique fort fimplement mife ! je ne refientis point en vérité ce premier mouvement de jaloufie dont on nous accufe a 1'afpect de celles dont les agrémens égalent ou furpafient les nötres. Mon cceur fe décida pour elle: que de charmes ne trouve-t-on pas dans une belle peau, des couleurs vives, une bouche coupée par les graces, de belles dents, un menton gracieux, un nez proportionné, des fourcils deflinés 8c un honnête embonpoint ï Qu'on fe lahTe aifément prévenir par un extérieur avantageux ' Son ajuftement affez médiocre me rafltira fur 1'embarras oü j'étois de m'y prendre pour fatisfaire ma curiofité a fon fujet. Impatiente enfin de lui parler, je révcillai ma dormeulè, en lui repréfentant le danger qu'il y avoit a dormir dans ce bois, oü une jolie fiile ne pouvoit être en füreté ; elle me témoigna quelque furprife , rougit, me remercia, 8c me dit que la fatigue d'une lieue de chemio  , r( 56-:) I avoit engagée a fe repofer dans ce lieu oü elle s'étoit aifoupie. Je 1'interrogeai avec eet air de bonté qui déiigne plus d'intérêt que de curiolité $ Sc j'appris avec un raviffement inexprimable qu'eile devoit aller joindre une voiture qui la meneroit a Agen, chez une vieille dame, au fervice de laquelle elle devoit entrer , moins fur le pied de domeitique cependant, que pour lui tenir compagnie. Quelle découverte! avec quel emprefiemenr ne cherchai - je point a en profiter ! L'arrangement de fon difcours me fit entrevoir beaucoup de limplicité qui ne nuilit point a mes vues; car m'ayant nommé un nom qu'eile me dit être celui de la vieille dame , dont je n'avois jamais entendu parler, je lui en fis un portrait li difgracieux, qu'eile me parut s'en efTrayer: ce qu'il y avoit de comique a cette fcene, c'eft que nous nous trompions toutes deux pour mieux venir a notre but. Je lui expofai adroitement les avantages qu'eile pourroit trouver a mon fervice, li elle vouloit remplacer ma femme de chambre, qui effeétivement me tourmentoit depuis un mois pour avoir fon congé: je ne m'en tins pas la, j'ajoutai que je réglerois mes égards pour elle fur la régularité de fa conduite Sc de fon attachejnent pour moi j je m'appercus qu'ellg  ( 57 ) s'accoutumoit a me regarder , 8c je dé» mêlai bientót au travers de fon embarras , que je lui faifois autant d'impreffion qu'eile m'en avoit fait. Elle accepta ma propofition , que je jugeai lui être agréable par les promefies innnies qu'eile me fit de m etre entiérement dévouée. II fut d'autant moins quefh'on de fes gages, qu'eile rejetta ma propoiïtion a ce fujet, comme injurieufe a fon défmtéreiTement, fentant bien que ma rencontre, toute fatisfaifante qu'eile étoit pour mon caprice , n'avoit rien qui put fe:re trouver cenfé le choix d'une femme de chambre au milieu d'un bois; je neus garde de m'en vanter, bien moins encore de 1'arrêter tout de fuite a mon fervice 3 je pris le parti de 1'envoyer a Bordeaux, dont nous n'étions éloignés que de trois lieues 3 je lui donnai mon adreffe , 8c j'écrivis a ma cuiilniere un billet , dont je chargeai un payfan qui arriva avant elle. Je lui demandai fon nom, elle me dit qu'eile s'appelloit Cecile 3 je lui recommandai de dire chez moi que c'étoit IMlle Vaicourt qui me 1'avoit adreiTée : je le mandai de même dans le billet 3 ainfi tout fe pafTa comme je le defïrois: elle me répéta encore combien peu elle étoit au fait d'une toilette, 8c c'eft ce dont je ne m'embarrauois guere; je lui indiquai oü  ( 58 ) elle trouveroit un bateau pour defcendre la Garonne , je la quittai, & lui dis qu'elle me verroit bientót a Bordeaux. Qu'on ne s'impatiente point du détail qu'on a pu & qu'on pourra entendre furie compte de Cecile 3 elle jouera un róie affcz intéreifant pour qu'on s'occupe d'elie. Quel changement n'opere pas en nous Une fantailie fatisfaire ! avec quelle rapidité une imprelTïon n'en efface-t-elle pas chez neus une autre ! Je ne fongeai plus a Derval : uniquement occupée de Cecile , je né pouvois me laffer d'y fonger 3 je rentrai dans mon appartement, d'une humeur , d'une gaieté dont je ne m'étois de longtems trouvée ; jamais je n'eus tant d'efprit que ce jour-la. M'appercevant cependant le lendemain qu'on fe difpofoit a féjoumer encore du tems a la campagne , je pris de jufles mefures pour rompre celles de nos convives} une indilpofition de commande fonna le tocfin ; on appella un Hypocrate moderne', auquel je dis ce que je voulus: il raifonna comme il put, mais je lui dictai toujours a bon compte une ordonnance pour retourner en ville. Madame du Bellois devint infoutenable jufqu'au moment de notre départ par fes affiduités affommanres 3 M. Demelville fö contentoit d'hocher la tête myltérieufe-  ( 59 ) ment, ratfonnant quelquefois a perte de' vue fur- les fymptömes de mon mal , auquel il prétendoir fe parfaitemenr connoitre. J'eus tout lieu de rire intérieurement du trouble qui déconcertoit la partie. Je rappellai ma fanté avec autant de facilité que je 1'avois perdue, Sc madame du Bellois conclut en chemin que 1'air du lieü m'étoit contraire , ainfi qu'eile fajfcut remarqué dès le premier jour. Je ne fus pas plutót arrivée chez moi , qu'ayant tiré Rofe en particulier, je lui annoncai qu'eile pouvoit prendre fon parti: elle 1'accepta auflï-tÓt. Mes conjectures a fon égard fe trouverent véritables, elle ne pouvoit réfifter au defir de revoir Derval, Sc elle ne m'avoit demandé fon congé depuis un mois, que pour effayer de le rejoindre a Touloufe, ainfi que je l'appris par la fuite: je lui fis fon compte, lui payai fes gages, Sc dès le lendemain elle partit. Cecile s'approcha de moi avec tout 1'empreiTement poflible , chercha a fe rendre néceflaire , me demanda 1'état de ma fanté, me montra toute 1'adrcfie Sc la bonne grace poflible , tant qu'il ne fallut rien faire. On a raifon de dire que tout nous plak indiftinétement dans un objet aimé $ fon embarras pour me déshabiller me réjouit infiniment : une efpece de trembiement,  (6°) que j'attribuois a la crainte de ne pas réuflir , lui tenoit compte auprès de moi de ce qu'eile auroit voulu faire : elle ne m'en paroüroit que plus charmante. Quels yeux que ces yeux dont je n'ai rien dit! Je 1'ajuttai proprement, Sc recommandai a Nicole ma cuifiniere Sc a la Forêt, d'avoir quelque attention pour elle, feignant qu'eile m'eüt été recommandée. II n'étoit pas befoin de donner eet avis a mon laquais, elle ne pouvoit que lui plaire ; je Ia prévins fur tout ce qui pouvoit lui rendre la vie douce 8c gracieufe : je recueillois tout a mon aife le plaifir qu'il y a a en procurer a ce qu'on aime 3 car enfin , je 1'aimois véritablement. Je n'entreprendrai point de définir un attachement dans lequel on ne peut fe propofer aucun but; mais enfin c'cn étoit un, il rémpliflbtt dans mon cceur ce vuide dont je me plaignois fi fcuvent. Je ne fongcois déja prefque plus même aux arrangemens que je m'étois propofés 3 j'étois contente 8c fatisfaite , je lui faifois des petites confidences, je 1'éprouvois, j'efiayois fa facon de^ penfer 3 jaloufe de fecrets, je defirois qu'eile en eüt a me confier: lorfque j etO'? feule, je la faifois manger avec moi. M. Demery ne fut pas des derniers a m'en faire compliment; il lui trouva un air tant difiingué,  (p\) diftingué , 8c vit avec plaifir que j'avois des égards pour elle: je découvris a n'en pouvoir douter qu'eile s'attaclroit a moi, il ne me refioit qua lui faire perdre certains embarras , certaines rougeurs aux moindres libertés que je me permettois devant elle: depuis cinq mois qu'eile étoic avec moi , je n'avois rien négügé pour 1'engager a me regarder plutót comme fa compagne que comme fa maitrefie. j'eus grand foin qu'eile ne me quittat pas dans quelques parties de campagne que nous fimes chez nos amis pendant le refie de la belle faifon, après laquelle nous nous confinèmes tout-a-fait en ville , oü nous ne négligeames rien a notre ordinaire pour bien pafiêr nctre tems: j'eus fpe&acie , concert, fociété choifie , pleine fatisfaction de la part de M. Demery, continuel enjouement de la mienne , tout contribüoit a nous faire rechercher, nous avions grand ■ lbin de varier nos amufemens. A ces foupers fins, dans lefquels le champagne fait les honneurs de la bagatelle, nous en faifions fiiccéder de plus féricux, dans lefquels quelques favans nous occupoienr plus urilement. Le goüt infini que j'avois pour ces converfations faifoit difparoirre Ia petite maitrefie: je d^vorois ces entretiens phiiofophiques, oü i'homme dépouilié qu Tome IL F  (6i) préjugé, approfondit Sc raifonne de bonnö foi. Je me plaifois a entendre démontrer ces vérités auxquelles la plupart ne fe refufent que par amour-propre; Sc en effet, qu'une chofe foit humiliante, eft-ce une taifoh pour qu'eile cefie d'être ce qu'eile -eft ? Le don Quichotte , d'une opinion -établie Sc autorifée par le tems, croit-ii •m'en démontrer la vérité, en me repré•fentant avec la Bruyere, combien il feroit affligeant de pouvoir la révoquer en doute ? qu'avec raifon on remarque que de toutes les opinions des hommes il n'y en a prefque point qui ne chatouillent leur vanité. Nos afiemblées fe trouverent pour quelque tems inrerrompues ; M. Demery fit un voyage d'un rriois, pendant lequel j'eus bien a me féliciter de mon bonheur. Après les adieux ordinaires Sc les inftances réitérées de précipiter fon retour , nous nous quittames. Je fortis rarement depuis , on vint me voir , on chercha a me défeniiuyer par les nouvelles du jour , les querelles, les tracaheries, enfin touces les miferes qui occupent les gens défceuvrés. M. Demelville , qui me connoiffoit affez peureufe , ayant beaucoup plaifanté fur mon veuvage , s'avifa de me faire un conté a fa fentaiiie , c'eft-a-dire , fort mauvais, dans lequel il fit entretenir un fylphe familier,  . . . ( H ) qm , depuis Iong-tems faifoit Ia cour k une dame de fa connoiffance : il me la nomina , attefta Ia chofe, 1'appuya de circonftances, ajouta qu'un amant difcret n'entrpjt jamais que Ia nuit 8c rar la cheminee, que c'étoit un fait: nous rimes beaucoup du commerce d'une mortelle avec un aenen , j'évaluai M. le fylphe d'une nature a ne pouvoir fatisfaire une dame que par Ie cceur : M. Demelville fourint Je contraire , & après un long verBiage , conclut que j'avois tout k craindre que la nuit fuivante il ne prit fantaifie k M. 1'habuant des airs de venir me défahufer. Je n etois afliirément pas peureufe au point de meffrayer de cette menace ; mais quand j'aurois encore été plus raffurée "il ne m auroit pas été poffible de tenir au petit événement qui m'effraya tout de bon. On peut dire que Ie hafard concilie quelquefois des circonftances bien propres a exercer i'imagination. Nous avions foupé tete-a-tête Cecile & rnoi, la plaifanterie du robin avoit donné lieu a un badina^e qui avoit duré toute la fóirée , il y avoit deja une heure que j'étois couchce , ne pouvant dormir: je réfléclnüois au conté qu- iylphe , lorfque j'entendis diflinétement trainer une porcelaine fur ma cheminee ; je fonnai mon laquais, j'appellaj F i  ( °4 ) Cecile , qui couchoit clans une petite chambre qui répondoit a la mienne : la tranquillité avec laquelle elle entendit e tintamarre qui fe faifoit par intervalle m'impatienta; )'étois furieufe d avoir peur toute feule. La Forét entra precipitamment avec de la lumiere , & courut a la cheminée , fur le rebord de laquelle il ap. percut une groffe fouris empêtrée dans un petit filet de foie, fur lequel etoit pofo une petite figure de porcelaine. La pnionniere tiroit après elle le filet & le magor r & fes efTorts redoublés pour s evader lai. foit le vacarme qui m'avoit fait une fi belle peur : ie crus que les éclars de rire ne firnroient plus. Cecile en pleuroit, &. j en aurois fi d'auffi bon cceur moi-meme , U ouelqu'autre y eüt été attrapé. Cette aveniure qui nous avoit mis d'une humeur cnarmante , me fit naltre une idee de laquelle j'effayai de tirer parti après avoir renvoye la Forêt , auquel j'ordonnai de laifler ue la lumiere. „ , ' Quoique je fufle entiérement rafluree , ie faifis cette occaflon pour faire coucher Cecile avec moi , ce dont j'avois depuis long-tems envie i quelques legers pretextes qu'eile m'apporta pour s'en difpcnfcr ne ^rLterer^ pour la punir de la tranquillité aveelaqueLc  ( 65 ) elle avoit vu ma frayeiir, j'étois abfolument refolue a 1'empêcher de dormir de la nuit : après quelques facons il fallut fe rendre : elle entra dans mon lit, oü je commencai par lui faire toutes fortes de niches je lagacai, je la lutinai, je fus cuneufe, je voulus qu'eile la fut: n'y a-t-il pas des momens oü 1'on eft folie ? Je me rappellai ceux que j'avois paftés avec Sophie , je delirai les retrouver avec elle mais rien ne me réuflït; 1'obftinatión avec laquelle elle fe tint retranchée, ne me laifta que fort peu d'avantage. II y avoit de quoi sintnguer d'une réfiftance auffi opiniatre • car enfin les jeunes filles font toutes les memes , Sc ceüe-ci n'afóit rien dans les yeux Sc fa phylïonomie qui ne démenrit toutes fes fimagrées h d'ailleurs 1'cccaJion dans une paiTade fupplée au goüt décide qu'on n'a pas pour une chofe ; ne vouJant cependant pas l'effaroucher , je finis mes tentatives avec d'autant plus de curipfite , que je 1'avois moins fatisfaite , bien refolue toutefois de la furprendre a propos: j en érois aux foupcons , fans trop favoir quel en devoit être I'objet h on a peine k simagmer qu'une fille comme une autre joit lotte è ce point la : il eft bien vrai que Cecile m'avoit dit n'avoir jamais été au couvent , ce qui ne laifTe pas que dé metF3  [66) , tre au fait une 'jeune, perfonne , & lm former le gÖüfim'endörmis enfin, bien perfuadée qu'eile n'en ferok pas ue menie , & c'eft oü je 1'attendois. Le tender main je badinai beaucoup fur fes diflicultes mal entendues ; elle fe defendk ailez mal, foupira , & me fortifia encore par fon emDarras dans le defiëin de me fatisfaire : ie favcis qu'eile étoit dormeufe, sunli ] eus la malice de 1'occuper tout le jour , me doutant bien qu'eile ne pourrok veiller une feconde nuit , ce qui arriva comme je 1 eivols prévu ; car 1'ayant encore obhgee die coucher avec moi, elle ne fut pas plutot au lit, qu'eile s'endcrmk j je voulus avant de m'approcher d'elle , donner a fes fens le tems de s'appefantir , maïs le fommeil trahit bienrör toutes fes précautions, ÖC nrëvint mes defirs. Comment rendre la lurPrife , le tranfport , 1'ivreiTe oü je me vis J&flej dans un inftant \ momens uniques , yous fütes les plus 6eaux.de ma vie : que „e durez-vous toujours ! Ah , Cecile! Cecile eit-ce a votre age qu'on a tant de firnplici'té ? je 1'entends enfin qu'eile s'agite j qu'eile fe retourne j fa refpiration precip'kée m'annonce fa tendre émotioa , elle s'approche de moi, me rencontre , m embraiTe ; fes mains libertines abandonnent leur pofte pour fe faifir dun bien différent*  fa bouche brü'ante fe colle fur mes levres $ je tremble qu'eile ne fe réveille , je demente immobile , quelques mouvemens imperceptibles lui facilitent fon deffein , ma main ne veut point être en refte 3 je cherche a figurer , je touche.... Mais ciel, quelle eft ma furprife ! la métamorphofe fa plus brillante m'apprend que je n'ai plus de femme de chambre. II eft des frayeurs dont on ne meurt point. Quelque bégueule eüt fonné en pareil cas 3 mais je m'en gardai bien , au contraire je m'afturai du phénomene , je fentis bien que le plus prudent étoit de tirer parti de la conjoncture, & voyant aux apparences que le jeu alloit devenir férieux , je pris patience 3 effectivement ne tarda-t-il pas a 1'être 3 car mademoifelle Cecile , qui n'avoit 1'autre nuit agi qu'en écolier, s'avifa de rêver en maitre. O rrois fois bénigne Morphée , que res pavors font précicux quand c'eft tour qui les verfe ! Pour juger des déhces oü je me vis plongée , qu'on fe reprefente la Stuation nouvelle oü je me trouvois alors , tout y étoit propre a difpofer au plaifir $iri goüt dccidé pour Cecile , une fenfteïte' curiofité que fes refus n'avoient qu'irrirés,' les propos libres que je lm avois tenus, faMémarche pour me fatisfaire, Sc enfin 1'heureufe -découverte , par laquelle  (M) je me voyois au comble de la volupté, qu'avec raifon quelques-uns remarquent que !a préparation du plaifir vaut tout le plaifir même ! Oui, je trouvai quelque chofe de fenfuellement amené dans la facon "dont je découvris une fi chere erreur ; je trouvai un raffinement de goüt inexprimable dans cette jouilTance dérobée , ces arrhes fecrettement recues d'un amant , en corfet Sc en tour de gorge. Quelle réjouiffante perfpective y que n'avois-je point a me promettre de 1'avenir , quelle facilité a me fatisfaire ! que de précautions , que de contraintes , que de gênes d'épargnées ! il n'étoit point queftion que d'engager Cecile a me découvrir fon fecret, Sc le plutót me paroiffoit le mieux. II étoit aifé de juger a quelques circonfiances combien il appréhendoit d'être découvert; mais auffi cette crainte , je n'en puis douter , étoit combattue par le penchantque je lui avois' infpiré. Hélas! il n'avoit pas affaire k un juge févere ; que n'aurois-je point pardonné pour lors a un fi cher coupable ! J'attendis avec dévotion qu'il .plüt a mademoifelle Cecile de rêver encore une fois ; mais inu.tilement , il fallut ma'gré moi m'en tenir è ce qui s'étoit paffé. Je m'a;iper?us même a quelques mouvemens qu'eile remédioft au défordre du fonge qu'eile venoit de  (69 ] , faire. Que la nuit rae parut longue ! il ne 'me fut pas poflible de fermer 1'ceil ; je ne fus jamais plus éveillée : je m'occupai de la maniere dont je m'y prendrois pour avancer le dénouemcr.t , je n'étois pas en état de fouffrir des longueurs , 8c je ne difïérai que jufqu au lendemain au foir , oü je témoignai, dès que nous ftimes couchés, avoir quelque foupcon a fon fujet : pour abréger même toutes les petites cérémonies , je feignis tout en badinant avoir recu quelqu'avis au fujet defquels je voulois abfolument m'éclaircir ; je lui parlai avec cette bonté, cette tendreffe engageante , propres a rafiurer ; je l'embraffai , je ne négligeai rien de ce qui pouvoit lammer , je m'appercus enfin que la timidité cédoit a 1'ardeur: elle voulut fe retirer , je 1'en empêchai, fes mefures devinrent inutiles & me laifierent bientót voir une fille des plus fingulieres qu'on ait jamais vu. J'aurois bien de la peine a raconter exactement & par ordre tout ce qui fe pafia dans eet infiant: ce fut une immobilitê intérefiante , qu'on ne peut peindre fans 1'altérer , beaucoup de pardons de fa part , d'avides regards de la mienne i je me fouviens feulement qu'ayant cru entendre quelque bruit a la porte , je ia fis  ( 7o ) promptement rentrer dans le lit; on craint le fcandaje , un coup de langue eft bientót donné. Qu'on déclame tant que 1'on voudra contre ce qu'on appelle novice : ils ne favent pas , dit-on , profiter de 1'occafion , ils font efluyer des longueurs inflnies, ils n epargnent aux femmes aucunes de ces avances fi pénübles, ils ne favent jamais deyiner le moment , il faut les mettre a même , encore n'ofent-ils ; j'en conviens , mais qu'on retrouve bien d'un cóté ce qu'on perd de 1'autre ; car enfin fi Cecile , que je nommerai dorénavant Vépry, eüt avec moi brufqué la chofe , je n'aurois point pafte par cette volupfueufe gradation qui me parut fi charmante. D'ailleurs on eft a fon aife avec un timide adoJefcent, on traite cavaliérement -y les articles ne roulent jamais que fur quelques leeons de difcrétion , on n'eft point obligé aux fcenes qu'exige un quelqu'un d'ufage. Moyennant quelques lieux communs jettés au_ hafard , avec les premiers, on en eft quitte ; mais avec ceux-ci , il faut fe rendre avec art, rougir a propos, ne refufer que pour animer , démentir des yeux ce qu'on prononce de la bouche , ne fe défendre qu'inudlement, s'irriter , plaindre, $ evanouir, faifir & jouer enfin tous le*  ( 7i ) ftiouvemens d'un combat intérieur ; encore le plus fouvent une tyrannique bienféance vous fait-elle acheter le droit de difpofer de vous. Je n'entre point dans le détail du fbüde , qui ne fait pas le moindre objet i on fait afiez la différence qu'il y a des uns aux autres. Monfieur Vépry ne s'étoit pas fait dirè deux fois de rentrer dans mon lit, oü je pfalmodiois a voix baffe un , je fuis perdue des moins effrayés : attehtive a ce qu'il ne iè déconcertat point, je n'écoutois fes excufes qu'avec certaines petites précautions routes propres a lui faire aggraver fa faute: point de mouvement qu'il ne lui fit avantage. Que je fuis malheureufè , lui dis-je , je vous ai trop aimé pour vous expofèr a ce que mériteroit un trait aufli hardi, Sc je prévois en même tems que votre iridifcrétion tót ou tard me perdia ; ce n'eft point a votre age qu'on fent les conféquences des chöfes. Si on vient a favoir.... il fallut pour me laiifer aflurer d'un fecrét inviolable, efTuyer un déluge de proteftations, pendant lefquellës Vépry me ferroit toujours de plus prés : ma main par bienféance eftayant de 1 eloigner , ne s'avifa-t-elle pas de rencontrer la branche de difcördé: la balie , comme on dit, cherche ie joueur, mais cela eft affreus , lui dis-je , comment  Trtcore... on n a jamais nen vu de pareu.. quelle eft votre idéé , &C tout en me rapprochant: ah ciel! vous me faites peur, quelle effronterie.... je n'aurois qu'a vous laifier... je vais appeller , que je fuis malheureufe , je ne fouffrirai jamais... vous abufez de ma facilité... & effeélivement ce n'étoit plus Cecile craintive , mais un lutin qui faifoit rage. II voit enfin mon trouble, il en profite , il m'embrafle & cherche fon pardon dans une mer de délices , oü nos ames échangées , confondues , partagent la même ivrefiê. Que n'êtes-vous durables, précieux momens , qui égalez les mortels aux Dieux ! On s'imagine bien qu'avant d'en venir a quelque éclaircilTement, nous accordames tout a notre première ardeur \ nos tranfports réitérés cimenterent notre amour; je me livrai fans réferve a fes carefles \ dèslors nous établimes entre nous cette liberté fi chere a deux cceurs faits 1'un pour Faütre, Après avoir ri quelque tems du róle qu'il devoit avoir eu tant de peine a foutenir pendant cinq mois , je voulus favoir a quel événement j'étois redevable du bonheur de 1'avoir rencontré dans ces bois fous fon déguifement: fur quoi il ne tarda pas de fa-: tisfaire ma curiofité ainfi qu'il fait. Je fuis le cinquieme enfant d'un bourgeois  geois^de Blaye , nommé Vépry,. auquel les ftefques de 1'aïné de fes fils ont fait prendre les manieres les plus dures pour fes autres garcons. Cet ainé , dont il étoit idotètre, difparut il a environ fix ans avec une fomme de deux mille livres que mon pere deflinoit vraifemblablement a quelque chofe de plus utile. II fit d'inutiles perqulfif tions , fit courir après fón fils 8c fon raviffeur tout enfemble ; mais n'ayantpu le rejoindre , il fut obligé d'abandonner fa pourfuite , fe contenta de jetter fa mauvaife humeur fur nous, ne pouvant faire mieux, Sc ayant été trop bon avec 1'un , il fe montra mal-a-propos rigide avec les autres quelques nouveaqx tours de mon frere * qu'il apprit par Ja fuite , le rendirent impraucable , il craignit avec raifon quelque chofe de plus férieux , 8c actuellement rtiertw il cherche a quelque prix que cefoic a s alTurer de lui. Tu vois, ma chere arme que de pareilles difpofitions n'étoient pas propres a lui fermer les yeux fur les moindres ecarts auxquels je me livrois : il y avoit déja du tems que la maifon m'étoit l charge, 8c que jeimaudifiois mon fort lorfque j'entendis parler a quelqu'un de mes camarades d'une certaine E/pagnoIe arnvée depuis quelques jours a Blaye 8c qui devoit pafier outre: je voüius la voir, Tome ii. q  ( 74 ) r m je, la vis, elle me plut: rien de plus fimple, je ne t'avois pas encore vue , je ne pouvois t'aimer. Je ra'informai foigneufement de 1 'étrangere , on me dit qu'eile s'appelloit dona Thereza , qu'eile n'étoit a Blaye que pour.fort peu de tems; je retournai faire a mes camarades 1'éloge de leur gout , j'afipciai mes louanges aux leurs ,. Sc il fut décidé entre nous que dona Thereza étoit la perfonne la plus appétüTante qu'on püt imaginer : notre petit confeil prétendit s'appercevoir qu'eile n'étoit pas cruelle, Sc ü fut arrété, a n'en pouvoir douter, qu'eile ne réfifteroit jamais a une couple de louis : quoique je fufle le plus jeune, je n'étois pas le moins amoureux , je regardai comme férieufe une concluiïon auffi puérile, je me repréfentai qu'il feroit aifé de jouir de dona Thereza; je n'avois pas le fol, il eft vrai, deux louis Sc moi ne nous étions jamais rencontrés enfemble 5 mais enfin je ne. laiftai pas de me déterminer a une tentative. II eft bon de remarquer que la dame n'étoit rien moins mi'une aventuriere > mais la femme d'un officier de marine qui alioit au-devant de fon mari j je n'entrai point la-dedans : uniquement occupé de mon projet, je brufque connoifiance avec un vieux vifage que j'avois remarqué parler quelqucfois a la dame , je lui communiqué, fans facon,  ( 75 ) trftrc* mondenein, & fais mes «ferts comme a quelqu'un tróp heureux de les faire accepter\ fans trop prendre garde a l'air dont on recoit ma propofirion, je fignifie qu'on air a me rendre répon/è Ie foir : j'étois dans la meilleure foi du monde, n'imaginant pas qu'on put me regarder comme un enfant, Sc faire des gorges chaudes d'une affaire que je traitois auffi fêrieufement. Mon début en bonne fortune ne devoit pas être brillant , comme tu vas voir $ quelque humiliante que foit 1'aventure, je ne me ferai pas grace de la moindre circonftance. Je rejoins ma vieiile foraere fur le foir , qui me dit qu'on confent , a tout pour Ie lendemain 5 que je n'ai qu'a me trouver a dix heures de nuit a la porte de la rue, qu'on m'introduira fecrettement a fa chambïe de la dame. Tour fier du fuccès, je rentre au logis pour rêver aux moyens de faire ma fomme ; je n'en trouve pas de plus prompt que d'emprunter des deniers de mon pere: je me faifis d'une Clef, je ne prends fidelement que ce dont jai befoin ; une fi heureufe réufiite me dit que Ie ciel fe déclare pour moi, je m'en fehcite, 1'heure arrivé enfin, je me trouve au rendez-vcus' ie Sratte 5 on m'ouvre, on m introduit en me recommandant le fitewe; j'entre fans lumiere, on me délivre G %  ( 7<5 ) de mon argent, on m'enferme, on reffort; une demi - heure après j'entendis enrrer quelqu'un, qui , de la meilleure grace du monde , prévinr mes careffes j le cceur me bat, je ne doute plus de mon bonheur , je réponds aux tranfports de ma Dulcinée ; fans trop me connoitre aux allures d'un tendron, je n'imagine rien de plus alerte : 1'idée remplie de dona Thereza , j'admire i'élafticité de fa gorge , je me figure des levres appétifiantes, je touche des cuifies d'un merveilleux embonpoint \ quelle fête pour un tempérament tour neuf! c'eft: bien dommage qu'au milieu d'une aufii agréable illu.lon je la vois entrer brufquement ellemême, qui, la lumiere a la main, me fait voir la méprife la plus dégoutante, je devins furieux & confus tout enfemble', trop beureux, fi j'en eufie été quitte a ii bon ïiiarché ; mais dona Thereza ne fe contenta pas d'augmenter ma confuSon par des ris redoublés: comme elle craignoit que cette hiitoire , toute comique qu'eile étoit pour lors, ne prit le lendemam un autre tour, elle envoya prudemment chercha mon pere, auquel elle raconta mon équipée, en lui faifant remettre les deux louis qu'on trouva encore au vieü objet de mes vceux , qui fut inhumainement mife a la porte , avec ordre de ne fe plus  < 77 ) prefenter dans la maifon ; celle - ci avoit effectivement rendu en plaifantant ma propofïtion a fa maitreiTe , qui lui ayant, fur le même ton , donné cette idee , voulut examiner après li elle n'en profiteroit pas. Quoique mon pere parut fe'rendre aux inftances que lui fit dona Thereza pour obtenir qu'il ne me maltraitat point, je fus bien dès-lors a qu®i m'en tenir , il me ramena au logis, oü il voulut s edaircir fur 1'eflêntiel : les deux louis lui tenoient a cceur. Je mentis le plus vraifemblablement que je pus, fans qu'il eüt la complaifance de me croire 3 il courut a fon argent, oü il trouva bientót de quoi lever fes doutes 3 j'effuyai toute la colere d'un pere qui n'eft pas d'humeur de payer fi cher les plailirs de fon fils. II me menaca de payer pour mon coquin de frere, & dès le lendernain on me conduifit a une efpece de prifon oü j'étois depuis quatre mois lorfque j'obtins d'une de mes fceurs les habits fous lefquels je me fuis enfin échappé, &C qui m'ont procuré 1'heureufe occafion d'entrer a ton fervice. Après avoir été fi peu chanceux dans une première intrigue, il ne faut pas s'étonner fi j'ai toujours craint quelque nouveau contre-tems , & fi ma timidité a retardé fi long - tems mon bonheur 3 je t'aimois, 8c tremblois avec raifon, G3  .... u* j qu'une fo's dé::, uvert, je ne recufle un congé dont la ieule idéé me défefpéroit. Voila mon hiftoire en deux mots , elle n'eft pas, comme tu yois, furchargée d'événemens \ la vieil'e dame d'Agcn , au fervice de laquelle j'allois entrer , n'étoit que de ma fa^on: a peu prés, lui répondis-je, comme le portrait que je fis pour t'en dégouter. Je ri'appris rien de plus pour lors de la familie de Vépry, dans laquelle j'avois déja entré fans le favoir, comme on verfa par la fuite. Nous convinmes de redoubler nos foins pour que rien ne tranfpirat de notre fecret, je m'obfervai même fur les égards que j'avois pour Cecile. Qu'en particulier je dédcmmageois bien-mon amant de la tendrefle que je n'ofois lui témoigner au dehors! II ne fe paffóit guere de foir que i'aju'fterhent de femme de chambre ne fuurnit matiere a quelque plaifanterie qui fe terminoit toujours au profit de notre ardeur: nous jouiffions enfin , nos plaifirs pour êtré tranquilles ne perdoient rien de leur vivacité, nous nous aimiohs fans nous alTujettir a toutes ces béatüles de 1'amour qu'on trouve ii nécefiaires aux tendres engagemëns 3 point de quere'les , point de tracafferies , point d'orage ; enfin , un calmc cjntinuel nous invitoit a favourer  . (,7S>) des douceurs inaltérables: une feule chofê nous inquiétoir, Sc nous auroir jertés dans 1'embarras, fans le grand événement qui fit en peu de tems changer de face a nos affaires : c'étoit le progrès confidérable qui fe faifoit remarquer a la taille de Cecile , & qu'on ne pouvoit cacher. Monfieur Demery revint enfin au bout d'un mois, comme il me 1'avoit promis , plus tendre &C plus complaifant que jamais. Pouvois-je me douter , hélas! que je fufte fur le point de le perdre pour toujours ! il m'avoua a fon retour qu'il me retrouvoit encore mieux qu'il ne m'avoit laïftee. On ne fauroit croire combien le plaifir nous embellit , quand notre tempérament nous y décide: toute ma petite perfonne refpiroit un air de férénité 8t de fatisfaction que je communiquois a tout ce qui m'approchoit: bonne avec mes domeftiques, tendre avec M. Demery, affable avec les amis , fociable avec les femmes , liante avec les cara&eres les plus oppofés, j'étois un vrai tréfor pour la fociété 5 il n'y avoit pas enfin jufqu'a mon miroir 8c ma coëiïure avec lefquels je ne fuife d'accord 3 les nuits Vépry avoit grand foin de me venger de la mal-adrefte de Cecile. Tems heureux , qu'êtes-vous devenus ? Tout pafte, &C c'eft foüvent au/  ( 80 ) fein du calme 8c de tranquillité que 1'on a plus a redouter le trouble 8c 1'orage. Un jour que j'attendois dans mon lit 1'heure du diner , 8c que je réfléchifibis fur quelque matiere férieufe qui avoit été agitée au fouper de la veille, la Forêt entra précipitamment 8c m'annonca le domeitique de M. Demery, qui m'apprit que fon maitre étoit a 1'agonie ; qu'il cédoit a une attaque d'apoplexie des plus violentes , 8c qu'on n'en elpéroit plus rien. Quel coup ! outre qu'il m'étoit cher , j'avois toujours différé certains arrangemens qu'il vouloit faire en ma faveur, 8c dont il n'étoit plus queftion de fe flatter. Je m'habille en diligence , je vole a fa maifon , je perce juf qu'a fon appartement, je m'approche de fon lit fans faire attention a ce que peut dire ou penfer une foule de parens réunis; a telle fin que de raifon , je lui parle , je cherche a me faire entendre , mais inutilement: je me jette dans un fauteuil avec tout le failitTement que caufe un pareil coup. On parle bas, on me regarde, on s'agite , en obfervant un mouvement de filence , après lequel un uniforme noir 8c blanc me repréfente , pieufement, 1'indécence qu'il y auroit a refter plus long-tems auprès d'un homme dont il étoit chargé de conduire 1'ame devant Dieu j qu'il n'at-  ( 8i ) tend qu'un moment de connoiflance pouf le concilier avec fon créateur , oeuvre pie a laquelle s'oppofoit formeilement ma préfence \ que d'aiileurs c'étoit au nom de la familie quil me prioit de me retirer. Jugeant bien qu'il auroit été inutile de vouloir m'obftiner a refter, je tournai le dos a mon harangueur, je defcendis fans répondre, 8t me fis ramener chez moi, oü j'attendis avec toute 1'impatience poffible des nouvelles de fon état j hélas! elr les ne furent pas heureufes; fur les huk heures du foir on vint m'annoncer qu'il n'étoit plus. Ce coup me fit plus d'impreflion que je n'aurois cru. Je me livrai entiérement a ma douleur, elle étoit d'autant plus jufte, que je 1'eftimois vraiment S que de complaifances. que de bontés, que d'attentions n'avoit-il pas eu pour moi! 8c le perdre fans le voir ! on ne connoit bien le prix des chofes que quand elles manquent. Cet événement apporta qu'altération dans mon caraaere : Vépry faifoit fon poftible pour me confoler, mais inutilemcnt 5 ma maifon devint ifolée , chacun tira de fon coté , nos fociétés difperfées chercherent a fe joindre ailleurs 3 mori genre de vie me parut lugubre Sc trifte i je regarde prefque ma döülèlft comme un exercice auquel on fuccombe plus- aifément  ( 8i ) quand on n'y eft pas fait. Chercher a me diftïper les premiers jours, c'étoit m'affligerpour quelqu'un d'odieux. Madame du Bellois, & quelques autres perfonnes, fachant que je ne me foutenois que par M. Demery, qu'on favoit n'avoir eu le tems de faire aucun arrangement, me regarderent comme déchue de mon état, Sc conféquemment quelqu'un a éviter: il eft vrai que je perdis beaucoup a cette mort imprévue : mais fa générofité avoit heureufement prévu une partie de mon malheur, car je me voyois prés de cinquante mille livres tant en argent qu'en bijoux. Ayant accordé les premiers jours a la douleur, je me rendis aux raifons de mon amant, -qui me devint d'une grande reffource pour charmer ma mélancolie: nous nous concertames fur les arrangemens que nous prendrione pour 1'avenir. Devenus libres Sc mairres de nous-mémes, par la mort de M. Demery, nous primes le parti de nous affranchir de cette gêne qui avoit auparavant fait notre félicité , avec d'autant plus de raifon , que fa taille commencoit a paroitre ridicule fous 1'ajuftement de femme. Rien ne nous attachoit plus a Bordeaux, le féjour même m'en étoit devenu infupportable ; ainiï nous réfolümes de nous en éioigner, Ayant oui pariet de  ( «3 ) Ia Provence comme d'un beau pay?, nous' nous déterminames a aller paffer quelques' tems a Marfeille 3 8c pour n'avoir aucunr confident de notre fecret, je me défis de. Nicole 8c de la Forêt, auxquels je donnar congé la veille de mon départ, pour lequel j'avois fait acheter une chaife de pofte a deux places: ces nouveaux arrangemens me difïiperent, je mis ordre a quelques affaires, 8c nous partimes tranquilles 8C dégagés de toutes inquiétudes. Nous paffames par Touioufe, oü nous féjournames pour voir 1'opéra. Je me gardai bien de décliner a Vépry le motif qui m'y amenoit. Je vis Derval, 8c quoiqu'occupée de ma nouvelle paiTlon , je fentis bien qu'il renouvelloit encore en moi des defirs auxquels j'eus cependant la force de ne point fuccomber: oui, je dis Ia force, car enfin il ne tenoit qu'a moi de les fatisfaire: rien n'étoit plus facile que de prétexter quelqu'aftaire en ville, 8c de me faire conduire chez Derval 3 8c je puis dire que c'eft la feule fois de ma vie que j'aie réfifté a la tentation ; peut-être la crainte de rencontrer Rofe ne contribua-t-el!e pas peu a me faire prendre le deffus. Nous partimes de Touioufe pour nous rendre a Montpellier, oü nous reftames huit jours entiers , pendant lefquels Vépry fe fit ha-  ( *4 ) biller pour arriver a Marfeille , oü nous" nous rendimes le dix - feptieme jour de notre départ de Bordeaux. Nous ne tardames pas a faire des connoilfances, on trouve en Provence , comme par - tout, des gens afFables 8c officieux , lorfqu'on paroit foi-même en état d'obliger. Madame Guillaume , honnête bourgeoife de Marfeille , chez laquelle nous louames un appartement des plus propres fur le cours , nous établit dans fa première vifite la néceiïité indifpenfable de s'amufer, St les reflburces du pays pour y parvenir: il fut queftion de notre bonne mine , de notre bon goüt dans nos ajuftemens , du tems qu'on pourroit fe flatter de nous poflëder, des ufages , des fociétés, des promenades , des agrémens qu'on fe faifoit un devoir de procurer aux étrangers : il fallut de-la pafler au détail de la familie. Nous apprimes que feu M. Guillaume étoit la perle des hommes, que c'étoit un aigle pour le commerce , quel jour & quelle année il avoit fait 1'achat de fa maifon , combien il 1'avoit payée , combien il avoit eu de fiiles &. de garcons , que c'étoit un bon chrétien, & Dieu yettille avoir fon ame, qu'il payoit comme cent, qu'il n'avoit jamais fait tort a perfonne, qu'il aimoit un peu  ( '*S ) i peu trop la baftide , qu'il avoit été fait marguillier de fa paroiffe , qu'il étoit fort bien avec fon curé, que Babet étoit fon enfant gaté , qu'eile avoit été marquée de Ia petite vérole , que c'étoit bien dommage , qu'eile grandiiToit beaucoup , que les enfans ne donnoient que du chagrin , qu'eile auroir bien voulu n'en jamais avoir, qu'on 1'avoit mariéc malgré elle, qu'eile n'étoit encore pour lors qu'une poupée , qu'eile n'étoit pas des plus mal, qu'on lui avoit encore fait depuis peu des propofitions , mais que tout étoit dit; qu'on fayoit bien ce qu'on' quittoit, mais qu'on ne favoit pas ce qu'on prenoit. Madame Guillaume eut enfin la politeffe de ne nous rien laiffer ignorer de ce qui la regardoit, après quoi elle nous demanda pardon de nous avoir trop fait parler, ajoutant qu'eile ne pouvoit fe lafiër d'entendre des étrangers. Nous lui rendimes le furlendemain fa vifite, dans laquelle il faliur encore fouffrir qu'eile nous rafraïchït la mémoire de fes affaires domefiiques: cette femme avoit Un efprit de détail qui ne laifiöit rien a defirer. On nous préfenta mademoifelle Babet, on nous fit defcendre mademoifelle Pérete, on fit faire ferviteur a M. Colin, on nous montra le chien, le chat, le perxoquet, ainfi dès ce jour-la nous fümesTome 11. H  ( §6 .) par cceur toute ia familie. Mefdemoifelles Guillaume braquoient fur nous une paire d'yeux provencaux , que la mere riöus protefta de la meilleure foi du monde être ceux du défunt. Force louanges de notre part, force révérences de la leur , & nous voila intimes. II fut décidé que nous pafferions la journée enfemble , Sc on ne fongea qü'a fe réjouir. II y avoit une heure que je remarquois 1'embarras oü étoit madame Guillaume pour nous amcner a propos les talens de fa petite familie , lorfque Toinon la fervante annonga lè maïtre de mufique de fes demoifelles ; il fallut par politeffe être indifcrets, Sc demander qu'il nous fut permis d'admirer , ce qu'on n'eut garde de neus refufer. II eft bon de favoir, pour 1'intelligence de la chofe, que M. Nicolo, Famphion de ces demoifelles , étoit un aveugle de naiffance qui touchoit 1'orgue a un convent de religieufes. Cet homme des plus volumineux qu'il en füt, étoit un anima! d'habitude , qui avoit abonné un fauteuil dans lequel je m'étois malheureufement placée , St qui étoit iitué a un de? bouts d'un claveftin que je n'aurois jamais foupconné de 1'être •, de forte que croyant a fon ordinaire fe mettre a fa place , il fe précipita fans fagon fur mes genoux j U  XM )•..• eft vrai qu'au premier cri que je jettai, il fe leva en me propofant excufe, & ie traina en tatonnant a 1'autre bout du claveflin, oü Vépry cédant aux laats de rire, ne put éviter qu'il ne lui patina: le vifage en croyant être a la touche. ' Madame Guillaume neus dit en levant les yeux au ciel , que c'étoit grand dommage qu'il eüt la vue baife , que c'étoit un bon muilcien. Le reftbuvenir de cette petite caraftrophe, fe joignant au comique de la 1ccon , de rinftrument 8c de la voix , nous ne pümes retenir quelques bouffees de rire qui s'échapperent malgré nous ; heureufement que M. Colin nous fournit un heureux prétexte \ car rien ne put 1'empêcher de nous mentrer ce qu'il favoit faire de la guinbarde. M. Nicolo ne fut pas plutöt forti, que nous vimes arriver le beau monde ; on engagea , après maintes révérences , une converfation des plus brillantes fur la pluie & le beau tems, après laquelle on décida qu'il falloit, peur neus amufer , faire une promenade en attendant le fouper. Kous eümes beau nous défendre , il en fallut tater jufqii'a 1'he'ure de la promenade , que neus primes congé de la compagnie, avec une ferme réfolution de ne plus partager a 1'avenir les plaifirs de madame Guillaume. Nous nous en revinmes H *  ( 88 ) au logis, oü le ridicule de ces bonnes gens nous égaya 3 c'étoit excellent jxiur une fois , nous en rïmes de bon cceur: quelle comparaifon de cette fociété a cclle que je quittois ! ce fut cependant a cette fociété gothique que je dus 1'occafïon de me faufiler par la fuite dans quelques compagnies plus choifics ; ce qui fut pour moi la fburce de bien des chagrins. Lorfque nous eümes une fois examiné ce qu'il y avoit de plus curieux a voir dans Marfeille Sc aux énvirons , nous nous trouvames vis-a-vis de nous-mêmes 8c défceuvrés , nous allames 'a Aix , nous revinmes a Marfeille , ce genre de vie me parut fi différent de celui de Bordeaux , que je rn énnuyai a périr 5 les reüburces du cóté de 1'efprir étpjeijt les plus minces avec Vér pry. II n'étoit pas tout- a- fait dans le même cas: outre qu'il n'avoit pas encore fait ufage de la vie , la nouveauté de fon état Sc de fa parure 1'occupoit agréablement, je n'épargnois rien pour relever fa bonne mine ; que faut-il de plus a un jeune homme de dix-fept ans qui n'a pas vu le monde ? II n'en étpit pas de meme de moi , j'avois joui , Sc de trop bonne heure : d'ailleurs, M. Demery m'avoit accoutumée a ne point me plier aux tems Sc aux circonftances. Jl me falloit des araufemens Sc réguliere-  ,( *9 ) , ment variés; un defir chez moi fuccéda toujours a un autre. Nous nous trcuvames enfin contraints de retourner chez rrradam'e Guillaume " ou nous trcuvames cette fois uné de fes coufines , de laquelle j'eus tout lieu d'être fatisfaire. C'étoit une femme d'env'iron trente ans , donr les manieres' aifées rtpondoient a un extérieur des plus avenans. L'accueil gracieux dont elle me prévint, m'ergagea d'abord a 1'aimer , & un mement de'converfation particuliere que j'eus avec elle , me fit avec raifon defirer l'avantage de la connoitre plus amplement. Deux ou trois quefiions de fa part me mirent a portée de lui témoigner combien je ferois fiartée de me dédommager avec elle de 1'erihui que ■m'infpiróit Ja Provence j elle me répondit obJigeamment qu'a Marfeille comme ailleurs je m'err.uycrcis tant que je me trouvcrois déplacée du cóté de la fociété ', qu'eile fentoit parfaitement que la compagnie de fa parente , qui d'ailleurs étoit une bonne femme , n'avoit rien de réjouifi'ant pour une perfonne qni avoit autant d'ufage du monde que je lui paroiiïbis en avoir x qu'eile fe trouveroit trop fiattée de pouvoir lui dérober quelques-uns des momens que je lui facrifiois. Son air affable & liant lui gagna tout-a-fait ma corrfiance , je lui téH3  ( 90 ) inoignai affe&ueufement combien mon penchant pour elle avoit devancé le fien pour moi, le plaifir que j'avois a le lui dire, & dès ce même moment elle me fit donner ma parole pour le jour fuivant. Je voulus que Vépry fe chargeat de la reconduire , Sc elle accepta la politeffe en femme qui fait fon monde. Le lendemain nous allames faire notre vifite chez madame Renaudé , ( c'étoit le nom de cette aimable perfonne , je ne vis rien chez elle qui n'achevat de confirmer Tidée avantageufe que je m'en étois fake. Dégagée de toutes les formalités d'un cérémonial incom mode, elle nousrecut avec cette politeffe aifée qui ne tient rien de la province \ quelques perfonnes de fa connoiffance arriverent peu de tems après , Sc j'eus tout lieu de juger a leur entretien , de fon bon goüt dans le choix de fes amis : on joua , On s'amufa , & on ne fe quitta que fort fatisfaits les uns des autres. Elle vint deux jours après chez moi, nous paffames la journée enfemble , & je ne négligeaifrien de ce qui pouvoit lui faire connoitre le goüt infini que j'avois pour elle , nous nous fréquentames réguliérement par Ia fuite 3 il fallut être des parties de baftide qu'on lioit affez fouvent, c'eft la mode en Provence j fa connoiffance enfin nous en  ( 9* ) procura beaucoup d'autres. Madame Renaudé étoit femme d'un capitaine de vaiffeau dont les abfences continuelles lui laiffoient la facilité d'avoir un ami; rien n'eft moins fcandaleux a Marfeille , la régularité de la conduite ne s'y établit que fur le plus ou le moins de changement qu'on obferve dans fes habitudes. M. Morand , avec lequel elle étoit pour lors arrangée , étoit un-homme d'un certain age , plus fait pour 1'amitié que pour 1'amour , 8c dont le caraétere droit & fincere ne fe démentoit jamais, aimant d'ailleurs le plaifir , plus jaloux cependant d'en procurer que d'en prendre , iimple dans fes manieres, ferviable , exact a fes affaires, réglé dans fes amufemens , ayant plus de bon fens que d'efprit, plaifant par lui-même , ne cherchant point a le paroitre, & c'eft ce qui lui donnoit fouvent le droit de faire valoir les chofes les plus fimples. Nous nous convinmes réciproquement, du moins eümes-nous tout lieu de le croire pendant le tems que nous nous fréquentames. L'intérêt qu'il prit a ce qui me regardoit le fit entrer librement dans le détail de mes affaires : après quelques mois de connoif fance,il découvrit que j'étois affez paflablement en argent, & par pur motif d'amitié, il me confeilla de leplacer: ne youlant point  ( 9i ) êu refte.fe charger lui-même d'une affaire dans laquelle fon confeil auroit pu le rendre fufpedl en cas d'événement , il m'adreffa a quelqu'un dont le crédit 8c Ja probité étoient pour lors établis, ij fe chargea de prendre lui-même toutes Jes précautions qu'exige la prudence en pareil cas. Je remis trente mille livres , pour lefquelles on me donna toutes les süretés néceffaires. II y avoit déja prés de fix mois que nous étions a Marfeille , cü nous paflions affez bien notre tems, lorfque madame Renaudé me propofa de faire connoiffance avec une certaine. MUe Beauval , établie depuis quelques années a Aix , originaire de la province de.... Sc qui féjournoit trois mois de I'année a Marfeille : quelque petit refroidifTement avoit interrompu leur commerce ; mais comme ce n'étoit qu'une mifere , elle réfolut de renouer en ma faveur. M. Morand amena adroitement les chofes : il ne faut pas plus de fac;on.pour réconcilier des femmes que pour les brouilJer. Madame Renaudé fit Jes premiers pas, Sc me prévint enfuitê fur la vifite de la perfonne en queftion qui ne pouvoit tarder. Le portrait avantageux qu'on m'en avoit fait n'avoit pas peu contribué au defïr que j'avois déja formé d'une nouvelle connoiffance j ce fut toujours mon foible. Je ne  ( 93 ) m'étois point annoncée être de la province de.... j'avois feulement dit y avoir demeuré 8c y connokre quelqu'un : un peu de curiofité pouvoit bien avoir eu parr a la démarche de madame Renaudé; quoi qu'il en fut, je me rendis exa&emem chez elle pour être préfente a la vifite qu'eile devoit recevoir. Effeclivement le fecond jour , comme nous fortimes de table , on annonca mademoifeile Beauval, qui caractérifa la fincérité de fon retour vers la Renaudé par tout ce que 1'amitié a de plus expreiTif •, on s'embraffa , on rit, on convint que les trois quarts de leur vie les femmes étoient folies : M. Morand appuya la chofe d'un férieux qui n'appartenoit qu'a lui, on le prit au collet, on le fouffletta , on le rendit enfin la victime de fa réflexion. Ce premier feu jetté, mademoifelle Beauval s'appercut de la meilleure grace du monde de fa difiractlon , 8c me fit d'obligeantes excufes fur fes folies: MdeRenaudé & M. Morand ajouterent au petit compliment qu'eile me fit tout ce qu'on pouvoit dire de plus gracieux a mon fujet. Après quelques propos vagues, il fut queftion du pays , des connoifiances que j'y avois, du tems que j'en étois fortie. Plus je fixai attentivement mademoifelle Beauval , plus fes traits §C le fon de fa voix me frappe-  (94) rent; je ne ctoutai plus, 8c bien perfuadée qu'eile ne me connoiffoit point, je 1'intriguai , je piaiiantal fur ce qu'eile ne vouloit fans doute pas me remettre 5 8c fur les infta;:ces qu'eile me fit de lui apprendre h qui elle avoit 1'honncur de parler, je lui fignifiai en m'approchant d'elle , que je ne la fatisferois point qu'eile ne m'eüt donné des nouvelles de Sophie : car mademoifelle Beauval n'étoit autre que cette Sophie que je quittai avec tant de regret en partant de... L'embarras dans lequel la jetterent les conditionsque j'attachois a 1'éclaircifiement qu'eile me demandoit , fut une nouvelle fcene pour ceux qui étoient préfens : ne doutant plus d'être connue, elle m'embrafia , me fêta de nouveau , réunit fur moi toute fon attention pour fe rappeller mes traits \ mais inutilement: quelques années écoulées depuis que je 1'avois quittée , m'avoient confidérablement changée, 8c il fallut abfolument pour lui rappeller les idéés , que je lui défignafie quelques particularités qui ne pouvoient être lues que d'elle 8c de moi: ce n'étoit plus cette' petite jolie enfant 8c mefquine comme elle Tavoir autrefois vue 3 enfin elle me reconnut, 8c faifie d'étonnement 8c de joie , elle avoua notre ancienne connoifiance par des, tranfports de la plus étroite amitié j  , . ( 95 ) aux careiTes réciproques que nous nous fïmes , madame Renaudé fe félicka de nous avoir rendues 1'une a 1'autrd , & nous lui en témoignames aufii notre reconnoiifance. Nous remimes au lendemain a nous éclaircir des aventures qui nous étoient arrivées depuis notre féparation, les jugeant, chacune de notre cöté^ de nature a netre pas rendues publiques. Après nous être livrées aux premiers mouvemens , nous nous joignimes a la compagnie, & ne nous quittames le foir qu'avec toute 1'impatience qu'on a de fe revoir quand on a beaucoup de chofes k s'apprendre. - Je ne manquai pas de me rendre le lendemain chez elle , comme nous en étions convenues , nous nous fimes encore de nouvelles amitiés, nous primes le chocolat , après quoi j'obtins qu'eile fatisfit la première ma curiofité , par 1'hifïoire fuivante qu'eile me fit en peu de mots. Vous jugez bien , ma chere Julie , me dit-elle , qu'au peu de précautions que nous prenions mon amant &. moi, je ne pouvois éviter les accidens attachés a un commerce aufii fréquent: en erfet fix mois après votre départ, je m'appercus, a n'en pouvoir douter , des progrès de nos têtes-a-têtes. II m'avoit toujours flattée jufques-la de m'époufer , mais follicité par 1'avidité de fes  ( 9<5 ) parens, qui lui firent efpérer un benefice il accepta la tonfure fans avoir égard a 1'état dans lequel il m'avoit réduite : il eft inutile de vous peindre le chagrin avec lequel je me vis abandonnée : que ne tentai-je point auprès de mon infidele pour eflayer de le ramener ! maiynutilement. Prévoyant ne pouvoir plus long-tems cacher ma groffefie, je pris le parti de difparoïtre fans rien dire , Sc de me rendre a Paris chez une fage-femme, oü je fis mes couches. La petite fortune dont je jouis aétuellement, je ne la dois qu'aux cris pergans que m'arracha la douleur d'un accouchement des plus pénibles 3 ces mêmes cris toucherent & exciterent en même tems la curiofité d'un certain milord Dempton , Anglois, fort a fon aife , logé vis-a-vis les fenêtres de la fage-femme , & tourmenté d'une retention d'urine , a laqrlelle avoit. échoué tout 1'art de la faculté.Lafage femme qui n'avoit pas toute la difcrétion poffible , nous entretint 1'un de 1'autre ; je me fouvins d'un remede innocent, dont mon pere s'étoit fervi dans la même maladie que celle du milord , je lui en fis donner la recette •, le hafard ou les difpofitions feconderent 1'éloge que je lui avois fait faire de mon remede 3 car il eut un plein fuccès. Traniporté d'une guérifon auffi prompte , il  (97) il voulut me témoigner fa reconnoiffance ^ nous nous vïmes, je lui plus, 8c fans biaifèr, il débuta le fecond jour avec moi par un compliment auffi fimple qu'intelligible. Mademoifelle, me dit-il, fi j'avois. a vous offrir les agrémens d'une première jeuneiTe 8c d'une jolie figure, jaloux de vous plaire , j'attaquerois votre cceur dans toutes les regies de la galanterie. Je connois tout le pfix 8c la délicatefie d'un amour réciproque; mais il y auroit de la vanité a moi de prétendre vous infpirer d'autres fentimens que ceux de l'eftime : les amours s'eftarouchent lorfque c'eft la raifon qui veut les enchainer, celle-ci n'a de droit que fur 1'amitié; je vous demande la vötre 8c vous offre la mienne avec quelques revenus fuffifans a 1'état d'une perfonne raifonnable. Different des autres hommes, la petite cataftrophe a laquelle je dois, 8c le bonheur de vous connoitre, & la fanté que vous m'avez procurée , n'a rien qui puiffe me faire aucune impreflion; ne croyez pas non plus que je cherche a profiter de 1'embarras dans lequel ces petits accidens jettent ordinairement une jeune perfonne, les hommes font des fottifes, il eft jufte que les hommes,les réparent. Quelle que foit votre réponfe, a laquelle je vais vous laiffer réfléchir, ufez Torne II. I  t ps} librerrient du plaifir que j'aurois de vous obliger \ mes offres font finceres. Quelques précipitées que paruflent les propofitions de 1'Anglois, je les trouvai folides, fi elles n étoient pas aflaifonnées du fel de la galanterie: j'y voyois un cara&ere de vérité, préférable a 1'oftentation de nos aimables, qui, même en foupirant auprès d'une femme, ont 1'art d'appefantir le joug qu'ils lui impofentj, d'ailleurs fon extérieur, fans être propre a infpirer une pafiion, n'avoit rien de rebutant. Je me déterminai a accepter fes offres; il vint me voir le lendemain , & prévoyant bien la petite répugnance qu'a vingt ans on trouve a fe rendre d'abord, il me pria de me mettre au-defius de 1'ufage établi en pareil cas, ajoutant qu'il n'avoit jamais eftimé les chofes par les précautions étudiées qu'on prend pour les faire valoir. Je voulus lui témoigner quelque reconnoiffance des arrangemens avantageux qu'il faifoit en ma faveur; mais il me répliqua que je ne lui en devois abfolument aucune ; que fon bonheur étant attaché a mon bien-être , il n'avoit conféquemment aucun mérite a me le procurer. Nous reftames neuf mois a Paris, oü nous menions une vie honriête; nous nous réjouiffions fenfément: au bout de neuf mois il m'annon§a que  ( 99 ) fès affaires 1'appelloient a Londres. Je té» moignai du plaifir a 1'y fuivre, rien ne m'attachoit a Paris , mon enfant étoit mort au bout de huit jours, on avoit pour moi tous les égards poffibles, je me fis un plaifir de voir 1'Angleterre ■■, il fe montra fenfible a rempreffement avec lequel je me déterminai a quitter la France pour le fuivre , ce qu'il craignoit de me propofer. Kous difpofames tout pour notre départ, nous primes congé de nos connoiflances , 8c nous nous rendimes a Calais, oü nous nous embarquames. Ayant cependant auparavant raiionné avec moi fur Finftabilité des chofes 8c les dangers auxquels les plus honnêtes gens étoient quelquefois expofés dans fa patrie, il me remit entre les mains un porte-feuille qu'il me dit m'appartenir fi jamais quelque événement imprévu venoit a le féparer de moi. Quelque vague que fut ce difcours, fa précaution ne laifla pas de me frapper. Kous arrivames a Londres fans accident, nous y paflames trois ans dans une union parfaite. II s'éleva quelques troubles , plufieurs particuliers furent inquiétés , on fit même le procés a quelques-uns, d'autres prirent la fuite. Jamais milord Dempton ne m'entretint de rien qui füt relatif a ces événemens, jamais même il ne fatisfit mes queftions fur I i  ( 100 ) eet eiprit de parti qui fomentoit des divifions : foit qu'il fe méfiat de ma difcrétion, foit qu'il craignit de m'envelopper dans quelque malheur, il obferva devant moi un li'ence exaét fur cette matiere , s'enfermant des quatre heures entieres avec différens particuliers , que je remarquai fouvent prendre leurs précautions pour n'être point reconnus dans la maifon. II dilparut enfin un jour fans que depuis j'en aie entendu parler. Je reftai fix mois k Londres, oü je fis toutes les perquifitions imaginables , je ne pus rien apprendre de lui j j'ouvris mon porte-feuille qu'il m'avoit demandé huit jours auparavant, S£ qu'il m'avoit rendu cacheté ; j'y trouvai de quoi me faire un fort paffabie. Je revins en France , oü j'appris la mort de mon pere Si de ma mere , je retournai chez moi pour mettre ordre aux affaires; voyant que les chofes traineroient , je laifiai ma procuration k quelqu'un de confiance, qui me fait toucher quelques revenus, qui , joints a ceux que je me fuis faits des préfens du pauvre milord , me font pafier une vie gracieufe. Quelques autres circonfiances peu intéreflantes m'ont Conduite en Provence , oü la beauté du climat m'a fixée. Elle n'eut pas plutöt fait fon récit, qu'eile me fomma de fatisfaire  ( ipï ) , h mon tour fa curiofité fur ce qui me regardoit, il étoit jufte que j'eufiè la même complaifance. Je lui fis le détail de mes aventures, fans oublier celle de Bellegrade , qui me tenoit toujours au cceur ; je fupprimai quelques particularités fur le compte de Vépry, dont elle me fit 1'éloge comme d'un cavalier accompli. Après nous être beaucoup entretenues du paffé , elle me paria de fa fituation préfente , Sc me confia fous le fceau du fecret, qu'eile étoit a la veille de prendre un parti: ne doutant pas qu'eile n'eüt réfléchi a une affaire aufii férieufe, Sc qu'eile n'y rencontrat des avantages équivalens a la perte de fa liberté, je 1'en félicitai : elle ajouta que c'étoit moins une affaire de cceur que de convenance : que d'ailleurs c'étoit un jeune homme qui réuniflbit beaucoup de bonnes qualités, qui avoit un état, qui avoit fervi, qui étoit bien dans fes affaires, qu'il venoit fouvent lui faire la cour, Sc que je ferois charmée de le connoitre ; je ne doutai pas dès-lors que fon goüt ne réglat le mien. Nous plaifantames beaucoup fur Terreur dans laquelle il feroit effentiel de 1'entretenir , n'étant pas a fuppofer qu'il füt auffi facile que milord Dempton. J'envoyai chercher Vépry, auquel elle fit mille carefles, nous dinames , Sc vinmes pafler  lm) la journée chez madame Renaudé , oh nous nous donnames encore réciproquement des preuves du plaifir que nous avions de nous revoir. Pouvois-je , hélas! m'imaginer que cette rencontre m'expoferoit a tant de chagrins? Le lendemain j'envoyai Vépry chez la Beauval, vers les onze heures du matin , pour 1'engager a venir palier 1'après-midi chez moi : ce fut la que commenca un enchainemenr de circonfiances qui me menerent de la demiere furprife a la plus vive douleur. Une demi-heure après que Vépry fut forti, je le vis rentrer avec toute 1'émotion d'un homme a qui il vient d'arriver quelque chofe de fort extraordinaire: je viens de le rencontrer, me dit-il, c'elt lui j & qui, lui repartis-je ] Mon frere , me répondit-il, vient de partir pour Aix tout préfentement, je lui ai parlé comme il defcendoit de chez elle. Ne comprenant pas encore ce qu'il vouloit dire , je le fis expliquer plus clairement; il m'apprit enfin,que le prétendu de mademoifelle Beauval , M. Andricourt, n'étoit autre chofe que fon frere , qu'il venoit de le reconnoitre 6c 1'entretenir a la porte de la rue, qu'il ignoroit pourquoi il lui avoit recömmandé de n'en rien dire en haut; que ce ne pouvoit être fans doute que pour quel-  ( IQ3 ) que bon fujet. Vépry me réitéra fès inftances pour n'en point parler a mademoifelle Beauval: j'y confentis par complaifance , n'augurant cependant rien de bon de ce myfiere , 8c trouvant dès-lors, dans 1'éloge qu'eile m'en avoit fait, bien des chofes qui ne fe rapportoient pas a ce que m'en avoit conté Vépry a Bordeaux ; impatiente de Ie voir, je m'informai de la Beauval quel jour il avoit marqué pour fon retour ; elle me dit qu'eile 1'ignoroit, mais qu'il ne pouvoit pas tarder. Je me rendis exadtement chez elle les jours fuivans, efpérant toujours le voir arriver: inquiete fans trop favofr pourquoi , rien ne pouvoit m'amufer : le quatrieme jour on me forca de faire un quadrille , j'y confentis pour me diftiper : on tira les places, je me trouvai fituée de facon a tourner le dos a la porte. A peine Vépry venoit-il de iortir pour quelque affaire , que nous entendimes le bruit d'une voiture \ on fe mit a la fenêtre, on annonca que c'étoit M. Andricourt, je relpirai enfin ; la Beauval , d'un air fatisfait , alla au-devant, le prit par la main , 1'amena , me le préfenta comme un ami commun. Je qnittai les cartes, je me levai, me retournai 8c tombai évanouie dans mon fauteuil a la vue de Bellegrade; c'étoit lui-  ( 104 > même qui fe faifoit appelier Andricourt j qui fe trouvoit frere de Vépry , & qu'eile m'avoit dit être fur le point d'époufer. L'état dans lequel me réduilït fa préfence, m'empêcha de m'appercevoir de 1'eiTet que lui produifit la mienne. Fin du tornt fecond.  LES ÉGAREMENS DE J U L IE-, HISTOIRE GALANTE, Mife au jour daprès les Mémoires d'une célebre Courtifanne. T O M E T R ÖTs I E M E. A LA HAYE, C/zqPIERRE DE HONDT, ImprimeurLibraire. M.*DCC. LXXXIK   LES È GAREM ENS DE J U L I E- *> ^ — ••.==->{* T O M E TROISIE M E. 9ï±*±!><é Evenue de mon évarouiiïement, *ijrj£?» je me trouvai fur un lit entourée Wr^rtf: de la Renaudé , de la Beauval Sc de M. Morand. Les excufes de celui-ci me firent entrevoir Terreur dans laquelle on étoit fur la révolution qui m'étoit arrivée. Au premier mouvement que j'avois fait avec précipitation , pour me retourner a Tarrivée de M. Andricourt, ma robe embarralfée fous la chaife de M. Morand, n'avoit pas moins contribué a me faire retomber dans mon fauteuil , que le faifififement que m'avoit caufé la vue du malheureux Bellegrade : celui-ci ne jugea pas a propos d'attendre le retour de mes efprits, il lè contenta de témoigner , a ce A z  ( 4 ) qu'on me rapporta , combien il étoit au défefpoir d'être la caufe innocente de mon accident , & fe retira prudemment dans 1'incenitude du dénouemcnt de cette fcene. fa rre reparut chez la Beauval que le furlendemain , qu'eile 1'envoya chercher: empreffement auquel il jugea que je ne 1'avois point demafqué ; il comptoit toujours fur 1'impoffibilité oü j'étois de le faire fans me compromettre: je m'y ferois cependant déterminée , li dès le premier inlïant de réflexion , je n'avois rrouvé un moyen plus fur de me venger. Pour un homme délié il n'ufa guere de précaution. On s'étonne fans doute qu'après les confidenccs réciproques que nous nous étions faites , la Beauval & moi j'aie dirféré un irritant de la tirer d'erreur , Sc de lui apprendré la fcés iérareife de celui dont elle m'avok taat vanté le mérite ; rien de plus iK'nple , dira-t-on , d'un mot je perdois Bellegrade , êc je fervois mon amie : j'en eonviens -y mais je vou'ois porter dès coups plus fürs. Les femmes font quelquefois entêtées , la Beauval n'auroit peut-être pas voulu fe killer perlliader •■> d'ailleurs , Bellegrade avoit 1'ame afléz noire pour me faire , par quelque nóuveau trait , repentir de la jultice que je lui aurois rendue en 1'anftoncant pour un coquin 5 il en feroit né«  <5} ceffairement fuivi un éclat, du moins je Ie craignois , la divifion entre les deuxfreres auroit pu avoir des fuites \ Ie parti que je pris me parut plus fur pour moi, Sc plus. facheux pour mon traitre \ je n'accordai rien au premier mouvement, mais je raifonnai ma vengeance. Je me fis ramener chez moi , oü fans perdre de tems je mis la main a fceuvre. On fe fouvient bien fans doute , que dans le détail que Vépry m'avoit fait a Bordeaux de la colere de fon pere contre fon fils , dont il craignoit quelque fuite facheufe , il m'avoit appris qu'il cherchoit a s'en aflurer \ que , malgré toutes fes mefures , il n'avoit encore pu parvenir a le faire arrêter. Rien ne me parut plus facüe que de lui en procurer les moyens. J'écrivis une lettre anonyme au pere, dans laquelle je lui marquai que les baifeiTes de fon fils le déshonoroient j que s'il tardoit a profiter de 1'avis , il ne feroit peut-être plus a tems de prévenir la juftice , qui ne pourroit tót ou tard manquer a mettre ordre a fon brigandage , qu'il étoit aéfuellement a Marfeille fur le point d'abufer de la confiance de fort honnêtes gens , fous le nom d'Andricourt , quül avoit depuis peu fubflitué a celui de chevalier de Bellegrade ; qu'il n'étoit pas poflïble A3  ( 6 ) qu'un homme fans revenus fli talens fit une certaine dépenfe , a moins d'avoir rècourS a d'indignes refiburces. Je marquai exaéfement dans ma lettre fa demeure , Sc donfiai tous les renfeignemens propres a le bien déiigner au premier ordre qu'il y auroit de 1'arrêter \ ce qui ne fut différé qu'autant de tems qu'il en fallut pour le retour du courrier t, car le pere ayant fait fes diligences , les ordres fureht envoyés au commandant , qui le fit arréter auffilöt , 8c conduire au Chateau-d'If, petit fort , litué en mer , a une lieue de Marfeille. Rien ne pouvoit arriver de plus a propos poür favorifer mon dell'ein 6c empêcher tout éclairciirement, dans les circonltances dans lefque'les nous rous trouvions les 'deux fferes Sc moi. Pour me difpenfer de retourner chez la Beauval , oü j'aurois pu me retrouver vis-a-vis d'Andriccurt , je prétextai quelqu'indifpofition , iftndricourt de fon cöté évita foigneufemenc fon frere , auquel il avoit d'abord 'été obligé de donner quelques excufes pour fe difculper de venir au logis. Vépry a fon tout ayant remarqué ma froideur pour Andricourt, que je ne me fouciois pas de -voir , ne le preffa plus de venir, Sc ceüant fes infiances) lui -fitpenfer que j'avois laifie  ( 7 ) tranfpirer quelque chofe , de fbrte qu'il détermina la Beauval a retourner a Aix : celleci ne m'eiit pas plutöt appris le deflein oü elle étoit de quitter Marfeille , que je compris la polifiquè de fon préténdu , qui ne cherchoit qua nous éloigner les uns des autres. Tout s'étoit jufques-la paffe au gré de mes defirs : Bellegrade arrêté , fon mariage rompu , ne devois-je pas être contente ? falioit-il joindre encore a ce plaifir celui de lui faire fent'ir que je lui avois joué ce tour ? oui , fans doute : la vengeance ne voulut jamais chez nous rien perdre de fes droits. L'emprifonnement d'Andiicourt fit le bruit ordinaire a ces fortes de catajftrophes: on raifbnna beaucoup , on politiqua, chacun s'imagina favoir le vrai dé la chofe , la Beauval s'effr?ya , Vépry me témoigna fes inquiétudes\ 1'opulente apparence de fon frere lui donna a penfer ; il s'en ouvrit a moi , & ce fut alors que le plaifir de compléter ma vengeance fe déguifa fous celui de iaiTurer mon amant j je le fis reffouvenir qu'il m'avoit dit que ion pere cherchoit depuis leng-tems a le faire arrêter , j'affurai en perfonne bien inftruite , que ce n'étoit qu'a 1 inftigation du pere qu'il svoit été arrêté j j'ajoutai que j'éiois fure de mon fait, Je ne doiuois pas qu'il  (8) ne rapportat le tout a fon frere , Sc que celui-ci ne devinat le refte , ce qui ne manqua pas d'arriver. La première chofe qu'Andricourt lui demanda , fut un éclaircilfement précis fur ce qu'il m'avoit conté fur la mauvaife humeur de fon pere contre lui. Vépry ne lui eut pas plutöt fait le détail de ce qu'il m'avoit appris, que ne doutantplus que le coup ne partït de moi, il fulmina , menaca , me peignit a fon frere des plus noires couleurs : dans fon tranfport il écrivit a la Beauval pour la prévenir en fa faveur , Sc 1'engager a rompre tout commerce avec moi: Vépry fe chargea de lui remet-. tre la lettre , Sc lui apprit en même tems qu'il étoit frere d'Andricourt; ce fut-la l'origine d'une paffion qui m'a par la fuite coüté bien des larmes. La Beauval , fans examiner quelles pouvoient être les raifons qui m'avoient forcé au fdence avec elle fur le compte d'Andricourt , fans même entrer dans aucun éclairciffement , s'imagina que j'avois voulu la défobliger , Sc piquée que j'euffe fans fon aveu difpofé d'un homme fur lequel elle avoit des prétentions, elle déclama contre mon procédé , qu'eile foutint être odieux ; ce n'étoit pas qu'eile eüt du goüt pour Andricourt, il y parut blelTé par la fuite , mais ma démarche avoit bleifé fa.vanité : peut-être fut-elle ravie de trou-  ( 9 ) ver ce prétexte pour autorifer d'autres vues qu'eile ne tarda pas a remplir. Elle témoigna a Vépry prendre le plus vif intérêt au malheur de fon frere , 1'engagea a lui en venir donner des nouvelles le plus fouvent qu'il pourroit, lui fit entendre que 1'état oü elle fe trouvoit avoit befoin de confolation. La Beauval avoit dès lespremiers jours remarqué Vépry , Sc 1'avoit trouvé a fon goürj il n'eft pas dififcile de juger qu'en taehant de fe 1'approprier , elle fatisfaifoit les deux pafïions dominantes dans notre fexe, 1'amour Sc la vengeance. Pendant les huit premiers jours de trouble Sc de confufion qu'avoit excité Ia détention d'Andricourt , je n'avois vu rentrer fon frere qu'avec une mauvalfe humeur affectée , dont je li'avois pu m'empécher de lui marquer a la fin mon relfentiment avec quelqu'aigréur , ce qu'il m'avoit paru aftèz ma! recevoir ! il lui échappa même quelques paroles dures pour la première fois depuis que nous étions enfemble ; cét écart de fa part, joint a une abfehcè continueb le , m'intrigua \ je m'imaginai cependant n'en devoir accufer que le trop de naturel pour fon frere , auquel je ne connoiflbis que plus d'art qu'il n'en faut pour tourner lefprit. Je ne doutai point que fon defleia ne fut de me 1'enlever : mais je ne m en  ( io ) mis pas beaucoup en peine , bien perfuadée de le ranimer au premier coup d'ceil. J'allai comme a 1'ordinaire chez la Renaudé , oü la Beauval ne parohToit plus. M. Morand me dit un jour en entrant qu'il venoit de la rencontrer avec Vépry 5 on badina fur 1'infidélité des amans , fur leurs tracafleries : je n'y fis pour lors aucune attention ; je plaifantai comme les autres. Je ne fus cependant pas plutót chez moi , que je réfléchis a ce que j'avois oui dire dans Ia journée. Vépry ne rentra que fort tard , je trouvai que c'étoit bouder un peu longtems , je lui fis fentir qu'il étoit fort mal confeillé , 6c que fon train de vie commenCoit a me lafier. Le petit air avantageux dont il regut mon compliment, me fit foupconner certaines chofes dont je ne tardai pas a m'éclaircir. Je pris le lendemain de juftes mefures pour éclairer fa conduite , je fus le foir qu'il avoit paiTé la journée chez la Beauval , 8c j'appris que depuis 1'emprifonnement de fon frere , il ne 1'avoit pas quittée d'un inftant. Tant d'afiiduité me devint fufpeae , je me rappellai nombre de circonftances qui m'ouvrirent les yeux fur mon malheur. M. Morand 6c madame Renaudé m'en découvrirent bientót plus que je n'en aurois voulu favoir. Je ne doutai plus enfin de 1'infidélité de Vé-  t 11 5 . pry. Quels eftets ne produit pas en nous la jaiouiie ! la grande tranquillité dans laquelle nous avions véeu depuis Bordeaux , avoit émoufle le plaifir de nous aimer : point de gêne, point de myftere , notre paffion avoit palTé de la trop grande fécurité a la langueur , 8c notre commerce ne relTembloit plus qua une union légitime , affadie par le trop de facilité. D'amans vifs 8c paffionnés , nous étions devenus paifibles époux. Poffeffeurs d'un bien, on en ignore toujours le prix : mon amant a Marfeille ne me paroilfoit plus le même qu'a Bordeaux. Mais que ne devins-je point quand la jaloufie m'eut repréfenté le malheur de le perdre , & de le perdre infidele ! Je ne pus fans frémir le favoir dans les bras de la Beauval , je devins furieufe : 1'idée de me voir trahie fe joignant au fouvenir de ce que j'avois fait pour lui, m'arracha des larmes. Indécife fur le parti que j'avois a prendre , je formai vingt réfolutions fans pouvoir m'arrêter a aucune. Outre que la Beauval étoit aimable 8c infïnuante , elle avoit encore pour elle la nouveauté : ainfi il étoit inutile d'efpérerde le ramener^ quel érrange caprice eft le nótre ! moins je vis d'apparence a faire rentrer mon infidele en luimême , plus je reflentis mon amour s'augmenterpour lui. Sa jeunefie , fa limplicité,  (I*) fes graces , tout vint me parler en fa faveur. Trop prompte a 1'excufer , je n'imputai fa perfidie qu'a la Beauval, dont je connoiffois 1'empor-ternent , quand il s'agiffoit de fatisfaire fa paflïon. L'abattement dans lequel me jetterent ces facheufes r-éflexions, fut fuivi d'un accès de fievre aifez violenr, dans lequel j'éprouvai toute la dureté de Vépry : il ne fe contraignit pas un moment, Sc exact a fe rendre a fa nouvelle conquête , il m'abandonna a moi-même , fans avoir la complaifance de feindre la moindre inquiétude: j'en devins inconfolable •■, 8c comme je me préparois a lui en témoigner ma fenfibilité , on me remit de fa part la lettre fuivante. » II feroit inutile , madame , de tarder » plus long-tems a éclaircir les doutes que » vous avez formés a mon fujet. Vous con» cevez bien qu'après votre procédé envers » mon frere , il ne me convient pas de » demeurer plus long-tems avec vous} les » loix de la bienféance 8c de la nature 1'em» portent fur de frivoles engagemens, que 5> vous n'attendiez peut-êtrë vous-même i> que 1'occafion de rompre j le parri que >j je prends eft moins un effer de légéreté y) que de ma prudence. Mais dois-je m'ex» cufer de vous avoir évité fembarras de » me prévenir ? Pour ne point nous expo- fèr  *> Ier a des reproches inutiies, je vous énar» gnerai déformais la préfence de celui qui » fè dit , &c. Cette lettre que je recus a neuf heures du loir , fut pour moi un coup de fouejre : je n'avois pu me perfuader qu'il n'y eüt plus deretour: tout infidele que je Ie croyois', j'avois encore quelque confolation k le voir; maïs que devins-je a la leclure de ce billet qui m'annongoit que j'en allois être tcut-a' fait féparée ? Ne doutant point qu'il ne fut chez ma rivale , j'y envoyai le lendemain; maïs on me fit dire qu'eile étoit partie la veille a cinq heures du foir avec Vénry : comment pus-je furvivre a cette nouvei|p ' la révolunon qu'eile me fit au contraire , me caufa une fueur violente qui emporta ma fievre , les iarmes que je répandis en abondance me fouiagerent ; mais je tombai bientót dans un épuifemenr & une langtieur qui firent craindre quelque chofe de plus feneux. Madame Renaudé vint me voir 1 après-nudi, je lui appris i'odieufe nouvelle qui me déiefpéroit, je ne lui cachai rien de Ia maniere indigne dont Vépry en avoit aai avec moi. La douleur que je lui témo/Vnai letonna, elle ajouta qu'eile m'avoit fci pconne n'être point piquée d'une intrige qS; perfonne n'ignoroit 5 que la maniere ajfée lm tranquille dont. j "avois entendu cerTome III. g  ( x4 ) tains propos a ce fujet, lui avoit fait croire que je ne demandois pas mieux que de trouver 1'occaiion d'une rupture ; qu'ils s'étoient depuis quelque tems appergus d'un goüt décidé qu'ils avoient 1'un pour 1'autre , qu'ils avoient appris le matin mêmeledétailde cette intrigue , tel que je 1'ai rapporti plus haut, par le moyen du domeitique de la Beauval, auquel elle avoit donné congé. Tout ce que madame Renaudé me dit, me parut un fonge , &C quoiqu'elle n'ajoutat rien qui ne fut capable de calmer le défefpoir le plus vif, je ne pus prendre le deifus: uniquement occupée de ma douleur , je ne pouvois digérer 1'affreufe idéé d'être aufii cruellement trahic. Ce fut alors que je connus , mais trop tard , 1'imprudence qu'il y avoit eu a faire fentir a Andricourt que je m'étois vengée ; car enfin c'eft fur ce malheureux éclairciffement que chacun fe crur en droit de travailler a ma perte. Trois jours après être un peu remife de mon indifpofition , j'allai è Aix pour eftayer de revoir mon infidele , que je ne doutai point être fort tranquille avec la Beauval. J'appris en arrivant qu'ils étoient depuis deux jourS a la campagne , gr. qu'i's en revenoient le foir même. Ne voulant point hafarder une lettre qui auroit pu ne pas être exadtement rendue a fon  ( t5 ) adrefie , je m'adreffai a un dröle qui faifoit ordinairement les commiffions de I'auberge oü j'étois defcendue , je le chargeai d'obferver foignoufement aux environs du logis de la Beauval, un jeune homme que je lui dépeignis être tel que Vépry , de le fuivre dès qu'il 1'en verrok fortir , Sc de 1'engager a fe rendre a I'auberge , oü on 1'attendoit. II vint le foir, me dire , qu'il avoit vu fortir le jeune homme ; mais qu'il n'avoit pu lui parler , paree qu'il donnoit le bras a mademoifelle Beauval , avec laquelle il étoit rentré : je lui ordonnai de revenir le jour fuivant, Sc lui donnai un écu pour 1'engager è être exaét, je n'avois garde de foupconner le cruel embarras dans lequel je me plongeois moi-même. Vers les dix heures du foir j'entendis en bas quelqu'émeute , je fis monter une fervante , qui m'apprit qu'on avoit voulu afiaifiner un homme dans le quartier: cette nouvelle qui par eile-même n'avoit rien d'intérefiant pour moi, m'effraya cependant, je me couchai avec toute 1'impatience poifible d'être au moment de pouvoir joindre Vépry : avant le lendemain matin je demandai qu'on me fit monter mon commifiionnaire , on me dit qu'il étoit en prifon , Sc qu'il avoit été arrêté la nuit par la patrouille. Fachée de ce contre-tems, je pris le parti d'attendre jufqu'au foir,  C r6 ) rnais ne pouvant vers les deux heures rèfiC- ter a mon impatience , je defcendis en bas, oü je donnois déja ordre qu'on m'en trouvat un autre , lorfque je vis entrer le lieutenarit de la maréchauffée , fuivi de quatre hommes , qui , m'ayant demandé mon Bom , me hgnifia que j'euffe a Je fuivre. Quel moment ' plus faifie qu'effrayée je tombai de mon haut; la première réflexion cependant me raffura ; tout bien examiné , je me peifuadai que c'étoit quelque méprife , on me fit entrer dans une chaife S porteurs , qui m'attendoit a la porte , 8t Pon me conduifit en prifon. Quelque peu de fïi jet que j'eufle de m'alarmer , j'y pafTai le refle de ia journée dans un étatpitoyable. J'appris enfin le lendemain le fujet de ma déteiuion, ii n'étoit queftiorl tde rien moins que d'avoir attiré du monde pour faire un mauvais parti a Vépry : car c'étoit lui qui avoit été fort maltraité la veille, & effeétivement le diable 8c fes lieutenans n'avoient pu machiner rien de plus propre a me faire inquiéter, que les faclieufes conjoncfures dans lefqueües je me trcuvois alors. Le nommé Simoh , dont je m'étois fervi pour éj>ier Vépry , avoit un frere qui étoit foldat de galere \ i! étoit arrivé Ie même jour de Marfeille avec deux mauvais gamemens comme lui; mon écu avoit fervi  ( i7 ) a les faire enivrer , Sc au fortir de la taverne on avoit rencontré Vépry , fur lequel on étoit d'abord tombé fans trop favoir pourquoi. La patrouille étant arrivée au bruit de cette expédition , on avoit arrêté les deux freres ; Sc ce qui aggravoit le cas, les autres s'étoient fauvés avec le chapeau Sc 1'épée du blelTé. L'état dans lequel on 1'avoit rapporté chez la Beauval , lui fit naltre des foupcons qu'eile tourna bientót en certitude : fon domeitique 1'ayant aflurée avoir vu toute la journée roder autour de la maifon un gurcon dont on fe fervoit pour faire les commiflions a la croix de Makhe , qui étoit 1'enfeigne de mon auberge , elle y envoya faire quelques perquifitions qui ne Ja laifTerent plus clouter de rien: fans perdre de tems , elle me dénonca en juftice comme auteur de raifaflinat, qu'on avoit voulu exécuter, Sc c'étoit fur fa dépofition que j'avois été arrétée. Trifie néceflité que d'être réduite a fe juftifier de ce qui nous fait au contraire répandre des larmes ! oui, j'étois plus inquiete pour Vépry que pour moimême : quelles affreufes réflexions! cependant que n'eus-je point a faire , lorfque je me confidérai fans parens , fans amis , fans confolation , livrée aux horreurs d'une prifon , innocente a la vérité , mais expofée a 1'eflèt de quelques malicieufes apparences qui proB 3  ( 18 ) noncoient contre inoi, Sc fur lefquelles Ie tems & de longues informations pouv^enr feules me juftifier ? Car enfin , quoique dans la dépofition du nommé Simon, il ne fut cuefiion que de la coMttMÉto'r que je lui avoif Aonnée, Sc d'amener le jeune homme que je 1'avots chargé d'épier , il ne s'enfuivoit pas pour cela que je n'eufie pu a fon infü attirer pour faire le coup les deux autres qui avoient difparu , Sc qui malheureufement pour moi ne fe trouvoient plus ; je fubis plufieurs interrogaroires , Sc confrontée avec les deux prifonniers , j'éprouvai enfin toutes les horreurs auxquelles expofe ordinairement 1'état le plus malheu?eux de rous, qui, felon moi , eft celui des eriminels. Que de larmes ! que d'afTliétion f que de douleurs! d'autant plus difficiles a fupporter que j'y ayois moins jufqu'alors été exercée ! quelle affreufe réduétion poup une jeune perfonne qui avoit tcujorrs 'pui des avantages attachés a la vie d'une jolie femme ! Un malheur ne va jamais fans unautre ; deux jours après avoir été arrêtée M. Morand fe rendit promptement a Aix, pour me donner avis de quelques bruitS' fourds , qui avoient tranfpiré fur le compte» du banquier chez lequel j'avois placé mor* argent, il apprit mon avent-ure avec autant de furprife que de chagrin , Sc retouraa  ( 19 ) è Marfeille fans pouvoir me parler: il étoir encore tems de profiter de fon avis fi je 1'euffe pu recevoir , car la faillite n'arriva que cinq jours après , j'aurois pu prendre des précautions pour fauver mes deniers de cette malbeureufe banqueroute que j'appris auforr de mes chagrins, 8c qui, comme on peut bien le croire, ne contribua pas a les adoucir. II y avoit prés de trois mois que j'étois en prifon , oü je menois une vie languilfante , quoique beaucoup moins gênée que dans le commencement , lorfqu'on m'affura qu'un des deux coquins en queftion avoit été arrêté pour vol a Lambès : cette nouvelle me donna un rayon d'efpérance , je commencai a me flatter de me voir entiérement juftifiée : néanmoins les longueurs qu'il falloit effuyer encore , me firent faire une tentative que j'aurois hafardée bien plutöt , fi j'avois foupconné qu'eile düt fi bien réuflïr. Le fils du geolier , iibertin de profefïïon , que j'avois eu occafïon de voir que'queto;s, m'avoit femblé fe dépouiller en ma faveur de la férocité ordinaire aux gens de fon état: je profitai des difpofitiors dans Iefquelles il me parut; je luipeignisl'ennui auquel je fuccombois d'Hns la prifon , tel que malgré toute l'apparer.ce qu'il y avoit que j'en duffe bientót fortir , je compterois vo-  lontiers mille écus a qui faciliteroit mon évafion \ ce n'étoit guere prudemment raifonner de chercher a m'échapper au moment que je voyois approcher une cntiere jullification , que ma fuite fembloit de voir rendre douteufe : quoi qu'il en foit, je m'y déterminai. Je changeois a vue d'oeil, je ne refpirois qu'après un prompt rétablilTement Sc une entiere liberté : je m'imaginai d'ailleurs que la dépofition du criminel nouvellement arrêté , ne lailferoit plus de doute fur mon. compte , Sc ayant trouvé mon homme fenfible a mes offres , je pris de juftes mefures pour me faire promptement venir 1'ar-. gent dont j'étois conventie pour mon évafion. Heureufement pour moi que la veilïe de mon départ de Marfeille , n etant point füre du domeitique que je laifibis a la maifon , j'avois remis a M. Morand la meilleure partie de ce qui me reftoit en bijoux Sc en argent, au moyen de quoi je retrouvois une petite reilburce , dont j'aurois infdilliblement été privée , fi le tout eüt été chez moi, lorfque la jufiice s'y tranfporta. J'écrivis a M. Morand de vendre ce qui étoit entre fes mains, de m'en envoyer trois mille livres a Aix , Sc le refte a Avignon , oü je comptois me réfugier. Je n'eus pas plutót fait voir les efpeces a mon geolier , que de peur qu'il ne me prit envie de changer d'a-  (« ) vis , il accéléra , a mon grand contenrement, les moyens de me procurer ma liberté. Je neus pas befoin de lui recommander beaucoup les précautions néceffaires pour me faire gagner le large , il étoit luimême afiez intéreffé a ce qu'on ne me rejoignit pas. Et ayant fait par un tiers préparer une chaife de pofte qui m'attendoit aux portes de la ville , j'y montai déguifée en abbé , 8c n'en defcendis qu'a Avignon. J'y refpirai enfin , 6C la vue déiivrée de tous les objets finiftres qui m'environnoient depuis trois mois, je goütai le prix inefiimable de la liberté : je m'applaudis autant d'être échappée des mains de la juftice , que fi j'avois été dans le cas d'en craindre la févérité. Cette malheureufe cataftrophe me coüta cher ; je pris néanmoins mon parti, & me rendant a la néceflité des événemens, je tirai ma confolation de mon malheur même , qui m'apprit que les plus honnêtes gens n'étoient point a 1'abri des plus grandes infortunes ; je penfai qu'il auroit encore pu m'arriver pis. La dure fituation dans laquelle je m'étois trouvée réduite par 1'ingratitude d'un jeune homme que j'avois tant aimé , SC qui m'avoit tant d'obligations, m'avoit bien guéri le cceur ; je me trouvois entiérement détachée de Vépry , fenlible a fon acci-  <11) dent 3 j'en avois verfé des larmes au moment même qu'il falloit m'en juftifier; mais il m'étoit devenu tout-a-fait indifférent. Six jours après être arrivée , je recus pour cinq mille livres de lettres de change que m'adreffa M. Mcrand : c'étoit le produit de mes effets , Sc 1'unique refte de ma petite fortune , a laquelle il falloit encore faire une furieufe breche , car je ne pouvois me diïpenfer de pourvoir aux nouveaux befoins d'une garderobe : il n'étoit plus que£ tion de penfer a mes effets de Marfeille , Sc je ne voulois pas garder plus long-tems 1'uniforme fous lequel je m'étois expatriée , & qui m'avoit , dès le fecond jour de mon arrivée , jetté dans un embarras affez comique. Certaine vieille femme logée dans la maifon oü j'avois loué une chambre garnie , s'étant avifée de fe trouver mal dans ce monde, Sc fuppliant qu'on 1'aidat apaffer dansl'autre , monhöteffe , accompagnée de quelques comeres , vint me repréfenter la néceffité de remplir auprès dé la moribonde quelques fonétions de mon miniftere ; mais occupée de ma métamorphofe , Sc de la bonne figure que j'aurois a exhorter cette vieille ame au voyage qu'eile étoit fur le point d'entreprendre , j'eus 1'irnprudence de rire Sc de fermer la porte au nez de la troupe qu'un faint zele m'avoit  députee ; au lieu de chercher quelqu'un de plus complaifant que moi , on s'amufa a m'inveétiver , & a me chanter des litanies, dont il fallut que la pauvre agonifante s'accommodat faute de mieux. A peine fut-elle morte , qu'on clabauda de nouveau : de forte que , craignant quelque éclairoiflèment facheux , je quittai ma chambre fans mot dire , & m'en allai en louer une autre part. N'ayant pas long-tems a refter a Avignon , je ne me fis faire limplement que le nécelfaire ; outre que je ne voulois pas me charger d'effets , toujours embarralfans dans un voyage , j'avois a ménager mes fonds jufqu'a Paris, oü j'avois réfolu de me rendre , 5c oü je ferois plus a portee de trouver des refiburces , Si a même de faire des emplettes. M. Morand, que j'avois prié de me mander ce qui fe pafibit a Aix, m'écrivit que ma fuite avoit fait du bruir, 5i donnë lieu les premiers jours a des conjeclures défavantageufes : mais que les dépolitions de celui qu'on avoit arrêté en dernier lieu ne faifoient aucune mention de moi : j'aurois bien defiré attendre a Avignon la fin de cette affaire ; mais craignant qu'eile ne trainat encore du tems , je me déterminai a partir pour Paris , fous mon premier nom de Julie ; je me mis en route avec d'autant  ( M ) plus de confiance , que j'apprls trois jours avant mon départ , que le nommé Simon avoit été élargi. Une chaife me mena jufqu'a Lyon , oü je pris la diligence , dans laquelle il fe trouva fort bonne compagnie. Nous n'étions que lix, & notre voyage fe trouva au!7i inltructif qu'amufant , par les fréquentes difputes qui s'éleverent fur différe.ntes matieres, entre un nouvel échappé des bancs , encore hérilfé des termes de fécole , Sc un homme de fort bon fens, dont les opinions étoient d'autant plus féduifantes, qu'il les expofoit avec tout 1'art nécefiairê pour les faire recevoir. Nous fümes en cinq jours de tems rendus a Paris, fans autre accident que celui de la fatigue inévitable a gens-fort cahotés, auxquels on n'a pas laillë le tems de dormir. Delcendue de la diligence, je retirai ma malle , pris un fiacre Sc me fis mener rue des deux Écus , a 1'hótel de Carjgnan , que 1'on m'avoit indiqué. Le lendemain il ne fut pas plutöt jour , que j'allai faire des emplettes : je ne m'étois fait faire a Avignon rien que de fort fuccinct; mais je n'eus plus a Paris la même complaifance pour la modicité de ma bourfe; il fallut me fatisfaire fur tous les brinborions d'une femme a fantaifie j il ne me reftoit pourtant plus guere de mon état palfé qu'une grande, facllité a dépenfer ce qui  ( *5 ) qui auroït encore pu quelque tems fubvenir a mon néceflaire. Ilmefutenfifr^lTlbleda raifonner prudemment : Pair & le train da Paris m'infpiroient encore plus que jamais cette vanité , a laquelle je n'avois déja éï4 que trop accoutumée 5 j'employai ks ouvriers, j'oceupai les marchandes de mod-es j & fans m'cmbarraiFer de 1'avenir, faccordaj tout au préfent. Dégagée des premiers foms de ma parure , je me rendis un Mc dans la rue du Chantre , j'y achstai quelques fruits a une vieille femme , a laquelle je demandai fans afi^ctation le nom des locataires' qui occupoient la maifon que je lui déiignai , 2>c qui étoit celle oü j'avois demeuré avec la Qhiteau-Neuf. Pouvois-je mieux m'adreifer pour en entendre plus que je ne voulois ? La bonne femme étoit intaniiable: elle m'apprit, fans fe donner le tems de refplrer, les nom- de bonne heure; que li elle avoit voulu s'en tenir a un gros monfieur qui lui faifoit cent ruis " Tome III. Q  ( »6 ) plus de bien qu'eile ne méntoit, elle auroït été plus heureufe qu'une petite reine que 2V1. Poupard étoit un honnête homme , qu'eile le favoit bien, puifque fon mari étoit depuis douze ans frotteur dans la maifon ; mais que la petite coquine s'étoit faite enlever par fon neveu , qui l'avoit , comme c'eft la coutume, plantée la pour en ptendre une autre: que c'étoit bien fait} réflexion a laquelle il me fallut bon gré malgré applaudir ; que depuis ce tems-la l'oncle öf. le neveu ne pouvoient fe fouffrir. Je lui demandai, fans faire femblant de rien , quelques éclairciffemens fur ce neveu : elle me répondit que fieur Valerie, dont le pere étoit mort depuis deux ans , étoit fort riche , qu'il jouiffoit de fon bien, qu'il demeuroit rue du Colombier, fauxbourg St Germain , qu'il ne vouloit point fe marier , mais qu il avoit toujours quelque guenuche avec lui. Je remerciai ma gazette , la payai largement, & m'en revins chez moi refiechir a ce que je venois d'entendre. L'opulence de Sr Valerie m'infpira quelque retour pour lui! perfuadée qu'il m avoit fimplement oubliée , fans avoir appris ce que j'avois tant d'intérêt de lui cacher, c'eft-a-dire, la trahifon que j'avois concertee avec Bellegrade, je ne m'occupois plus que de la foible difficulté de débufquer une n-  ( *7 ) . vale , fur laquelle une ancienne paffion me promettoit de grands avantages. Mon projet n 'écouta plus de ménagement dans la parure , 8c je fubftituai au brillant qu'il ne m'étoit pas pofïible de répandre dans mon ajuflement, toute la finelïe 8c 1'élégance du goüt Ie plus recherché. Je pris de vaines mefures pour connoitre la maitreffe de lieur Valerie , fur Ie mérite de laquelle j'étois fort inquiete ; ma fruittere n'avoit pu rien découvrir,j'avois inutilement fait fuivre 8c fuivi plufieurs fois moimême dans un fiacre le carroife de fieur Valerie , toutes mes recherches avoient été inutiles. II ne me reftoit plus qu'un expédient dont j'ufai, 8c qui me donna de cruelles lumieres fur ce que je cherchois avec tant d'empreffement. Après m'être flattée des plus douces efpérances, un coup d'ceil les fit évanouir, 8c je me trouvai tout d'un coup dans le cas de ceux qui fe réveillent fur un beau fonge, Certains jours de la femaine font confacrés dans Paris aux différens théatres ; tout le beau monde eft exact a s'y réunir, 1'aéteur, la piece, le fpeétateur, tout contribue ces jours de choix a briljanter le fpeétacle , il eft du bel air d'y aftifter, c'eft 1'étiquette , ainfi je m'imaginai que j'y pourrois renconuer nos amans; la difficuké Ca  (i«) étoit de m'y préfenrer : mie femme feule fe fait trop remarquer , je n'avois point de connoifiance : j'engageai mon hótefié a me tenir compagnie; c'étoit un iundi, nous nous f imes mener aux i rancois: nous fümes obligées , faute d'autres places , de monter aux fecondes , cü une demi-heure après je recus le coup de la mort. Munie d'une lörgnette , j'examinai toutes les loges , diiüpée même par le brillant dont elles étoient remplies , j'en admirois le coup d'ceil, lorfque le bruit qu'on lit en ouvrant la troilieme des premières, qui faifoit face a la nótre , me tira de ma diftraction \ tout le cercle fixe déja une curieufe attention fur ce qui va paroitre. Quel moment ! je vois entrer Sr Valerie de cöté , dans 1'attitude d'un homme qui préfente la main a quelqu'un qui le fuit: je m'avance , je m'impatiente , mes regards avides cherchent, dévorent & tombent enfin fur la Vaicourt, qui d'un air triomphant fe prête a peine aux attentions qu'on a pour elle. Que la jaloufie nous rend injuftes! quel fujet avois-je de me plaindre ? mon procédé ne 1'avoit-il pas dégagé des fermens qu'il m'avoit fait de n'aimer jamais que moi ? Quen'eus-je cependant point en ce moment facrifiéama vengeance! Que la Vaicourt me parut odk-ufe! que ne m'en ccüta-t-il point  ( *9 ) pour être témoin de leur amour! rien n'échappe a la pénétration d'une rivale, le moindre mot, le moindre figne me pergoit le cceur ; c'en eft donc fait , me dis-je en moi-même , il n'eft plus pour moi d'efpoir, car il n'étoit pas douteux que la Vaicourt ne fe fut établie fur ma ruine , Sc qu'eile n'eüt pour y mieux réufTir informé Sr Valerie de mon intrigue avec Bellegrade , qu'eile ne Feut encore furchargée de particularités propres a me rendre odieufe : c'eft ce que me prouva bien la fuite ; elle abufa de mon fecret pour effacer les moindres impreftions qui auroient pu lui refter en ma faveur. Le fpeébcle fini, nous nous fimes remener chez nous, oü je feignis quelqu'indifpofition pour être feule , Sc me fouftraire aux ennuyeufes dilfertations de mon hötefte, qui me juroit avec une piété angélique, qu'on ne donneroit jamais a Phedre 1'abfo lunon de ion fcandaleux appétit pour Hypolite. Que ne devins-je point, lorfque revenue de cette frénéfie qui m'avoir tant agitée , je pus réfléchir paiïiblement fur ce qui venoit de fepaflêx! quelle trifte comparaifon de mon état a celui des deux objets qui me déchiroient le cceur ! hélas , ils font heureux , mecriai-je! Quelle fut ma douleur, lorfC3  (30) qu'ati fortir de. cette affemblée brillante, oü tout kifpiroit Ie plaifir, & réveilloit les p;;ffions , je me confidérai feule , abattue , dans un coin de ma chambre , pleurant fur mon infortune , regrettant le paffe , gémiffant fur le préfent , & n'efpérant plus rien de 1'avenir ! ces cruelles réilexions me jetterent jufqu'a deux heures après minuit dans une efpece d'anéantilfement , dont je ne fortis que pour me mettre au lit , oü mon imagination s'exerca encore de nouveau : la vanité , la jaloufie me repréfenterent Sr Valerie tel que je 1'avois trouvé la première fois; je ne pouvois conccvoir qu'il eüt pu me devénir indifferent a Bordeaux , il me parut charmant , & la Vaicourt dangereufe : ce n'étoit pas que je ne fentiffe ma fupériorité : !a préfomptiOn ne nous aveugla jam; i a notre déiavantage ; mais comment me préfenter a Sr Valerie ? comment efpérer de fallumer fes premiers feux , après 1'a' oir indlgnement facrifié ? je ne pouvois m'^ttendre qu'a en être méprifi'e. Ayant long-tems été incertaine fur le parti que je prendrois, je me déterminai a lui écrire. La conjedture étoit affez embarraffante , je ne lui avois point donné de mes nouveiles depuis notre féparation. M. Demery m'avoit vraifemblablement caché celles qui avoient été adreffées au lieurHon» bLc d«ns le commencement.  » Vous ferez fans doute furpris, mon» fieuï , que je vous faire relfouvenir de » quelqu'un que vous n'auriez pas düli fa» cilement oublier. Je ne fais li j'ai vrai» ment lieu de me plaindre de votre fiw lence. Que font devenus ces fermens réim térés , qui devoient être les garans de » votre conliance ? feroit-il bien vrai que... » mais non , je n'ai pu me perfuader cer» tains bruirs fur votre compte , qui font » vernis jufqu'a moi , quoiqu'au refte vous » ne.m'en feriez pas moins cher que vous » avez toujours été. Pour peu que.vous » vous intérefliez a ce qui me regarde » ne tardez pas a me défabufer , je trcm» bie que vous ne le puilTiez faire. JULIE. _ Jc lui envoyai cette lettre par un domeftique qui me la rapporta une demi-heure après recachetée. Je 1'quvris 8c y kis les quatre mots fuivans qu'il avoit écrits au dos en réponfè. « Je vous paffe , ma chere Julie , d'avoir x> joué cette tentative auprès de moi dans » la fotte idéé oü vous êtes que j'ignore ia » bafïèffe de votre conduite a mon égard : » je vous méprife trop pour en garder auw cun réffentimeot contre vous. II vous faut » des Bellegrade, profitez de leurs lecons.  (3*) » fi vous pouvez : pour vous convaincre » que je fuis bien informé , je vous aver» tis que vous n'êtes pas plus heureufe au » choix de vos amies , que de vos amans. Toute affligeante qu'étoit cette réponfe , a laquelle il n'avoit pas daigné mettre de fignature , j'y fus comme infenfible : je m'y attendois , je ne regardai plus qu'avec triftefie ces vains ajuftemens, fur lefquels j'avois fi bien fondé 1'efpérance de le ramener dans mes fers \ je tombai dans une mélancolie , dont au bout de quelque tems je m'appercus que les effets me priveroient des dernieres reffburces. Je me donnai quelquefois la trifte farisfadtion d'être a différens fpedtacles 1'envieux témoin de leur union , fans pouvoir m'y accoutumer. Je n'imaginois pour lors rien au-deffus du plaifir que j'avois eu a les braver a mon rour \ mais inutiles defirs ! il faut des occafions : les plus jolies filles ne font pas toujours celles qui les trouvent; une libertine a la mode fait la loi dans Paris, lorfque cent beautés raifonnables font obligées de la recevoir. Que j'enviai votre fort , femmes a talens, dont le mérite a le don de vous faire rechercher! Vous poffédez 1'aiman des cceurs. Craignant fêrieufement que 1'altération qui fe remarquoit déja fur mon vifage n'em-  .... ( 33) pirat , je mis tout en ufsge pour me difiiper; je fis quelques connoifiances, jejouar, je danfai , je courus les plaifirs, & effectivement le peu de tems que j'accordai a mes réilexions me rémit tout-a-fait 5 mais cene fut qu'un calrrie paifager que je payai bien cher après. Les deux excès du trop & du manque de réflexion , font queJquefois aufii dangereux 1'un que 1'autre. Je m'appercus comme par furprife , trois mois après metre bien amufée , que je n'avois plus d'argent : je commencois a me faire aux événemens , cela ne m'affligea pas autrement. Je n'y fongeai qu'autant de tems qu'il en fallut pour trouver les moyens de faire face a trois femaines de carnaval , qu'il étoit queftion d'achever honorablement. Je me défis de quelques effets, 8c allai mon train comme a 1'ordinaire 5 bien loin de tirer parti des compagnies dans lefquelles j'aurois pu trouver 1'occafion de quelqu'intrigue avantageufe, je me bornai a m'entendre dire que j'étois adorable , Sc n'écoutantque mon j)enchant pour les jeunes gens aimables , je négligcai toutes les reifources qui. pouvoient me rapprocher de mon premier dèffein : je ne m'étois jamais trouvée au ba! de 1'opéra, que je ne me fuflè appercue qu'on me remarq :at ; mais je manquois toujours ce qu'on appelle coup de maitre. Pour détet-  ( 34 ) miner Ie goüt, il faut que leje ne fais quoi feconde les imprefTions d'une jolie figure : c'eft le grand art de la coquetterie , auquel on ne parvient que par les avis , 1'ufage S>C 1'étude de foi-méme. II eft plus difficile qu'on ne penfe de faire entendre a un homme qui vous regarde voluptueufement, qu'on s'en appercoit, qu'on y prend plaifir , qu'il ne fe gêne pas , qu'il eft a même , qu'il ne voit encore rien , &C tout cela d'un coup d'cetl. Quelle confommation ne faut-il point pour manier avec graces tous ces petits riens, qui expofent, pour ainfi dire , dans les premiers appercus , ces beautés de détail , dont la plus grande partie échapperoit fans cela a la plus fubtile pénétration ! C'eft une petite impatience , figne de vivacité , qui précede un éclat de rire , dans lequel une belle denture releve 1'éclat d'une leyre vermeille j c'eft une main difiraite qu'on approche d'un fourcil , pour en laiffer remarquer la forme Sc la blancheur; c'eft une manqhette dont on montre le défordre pour expofer un beau bras , une gorge qu'on découvre a propos , pour en laiffer voir la rondeur & 1'élafticiré ; c'eft une efpece de Lux pas qui attire 1'attention fur un petit pied bien tourné , qu'on a grand foin de raifermir en relevant imperceptiblemeot  ( 35 ) tóie jupe qui cache une jambe fine Sc bie» Coupée : quelques légers mouvemens enfin pour développer un air noble Sc aifé. Tout ce manege exige beaucoup de graces Sc de naturel , que 1'on n'acquiert que par une longue habitude: une fois en place j'étois bien , mais je n'avois pas 1'art de me produire. La fin du carnaval amena enfin celle de mes nouveaux fonds, fans qu'il y eüt aucune apparence de changement dans ma fortune: mon hóteffè , a laquelle je n'avois point juf qu'alors donné dargent , me harcela : il fallut encore vendre , je perdis moitié, je fatisfis mes créanciers ; Sc m'appercevant qu'on me regardoit déja avec cette ccmpaf fion infultante qu'on a pour ceux qui font obligés de s'exécuter , je quittai 1'hötel Carignan , Sc j'allai , pour me dépayfer , loger rue Mazarine , oü je louai un petit cabinet au troifieme étage , chez une vieille femme qui m'apprêta a manger. Je me retirai tout d'un coup des compagnies avec lefquelles je m'étois ruinée inutilement. Outre que je ne pouvois plus faire la même dé* penfe , j'avois beaucoup retranché de mon ajuftement. Le nuuvel ordre que je mis dans ma conduite , l'unique fociété de la Remy , I c'étoit le nom de mon hötelfe) Sc mes ré-  (3e retirai en lui faifant tous les remerciemens que fa délicateffe vouloit éluder. Je ne me rois jufqu'alors attachée aux hommes que par amour ou par inrérêt; mais j'eus pour celui-ci un goüt d'eftime proportionné a la nobleffe de fon procédé : je^ penfois _ intérieurement qu'un homme d'un pareil caraétere devoit avoir de grandes qualités ; j'aurois defiré le connoïtre particuiiéremenr ; mais tous mes efForts pour le rejoindre jufqu'alors furent inutiles. Quelque detachement que j'eufTe pour la vie , je trouvai pourtant quelque confolatiou a recouvrer la fanté. Mon embonpoint revenoit a vue d'ceil, & me faifoit efpérer qu'après avoir payé ce petit tribut a la doüleur , je deviendrois telie que j'étois auparavanr. Croyant mes forces ïffez rétablies , je voulus me hafarder a forrir ; mais je neus pas fair dix pas , qu'il m'arriva un accident dont les fuites apporterent en moins d'un mois bien du changement dans ma lituation. Loin de prévenir l'effet d'un grand air qui m'rvoit furpris d'abord , je pounuivis mon chemin , Sc toutnant avec trop de précipitation le coin de la rue, je me trouvai ^mbarraiTée entre une borne & un carrofFe  ( 43 ) qui ferroit le mur de trop prés : je neuSf que le tems de crier 8c de reconnoitre Sr Valerie qui étoit dedans : la furprife 8c la peur me laifirent, le pied me gliifa , 8c je tombai fous la roue , plus morte que vive j le cocher arrêta heureufement fes chevaux, le monde s'amafia , on me retira de def fous le carroflè avec une petite contufion a la tête , 8c 1'on me porta pour me raffurer dans la boutique d'un épicier , qni étoit la plus proche : j'y fus bientót ail'aillie d'une infinité de bonnes gens , qui croyant me foulager , m'affaflinoient de queltions. Je diftinguai parmi ceux qui étoient autour de moi , une femme d'un certain age , aflèz bien mife , qui me regardoit avec toute 1'attention poiïible : elle me demanda oü je demeurois , 8c m'orTrit de me reconduire lorfque je ferois tout-a-fait remife. J'acceprai 1'offre qu'eile me faifoit d'autant plus volontiers , que je voulois me débarraifer des autres \ je lui dis que je ne demenrois qu'a quatre pas , 8c aysnt remercié les gens chez lefquels je m'étois repofée , nous nous acheminames vers mon logis. Comme je n'étois revenue de mon faiiiffement que les larmes aux yeux, cette dame, qui ne manquoit pas de pénétration , avoit tiré vaguement quelques conjeöures ; elle hafarda avec moi quelques queflions, auxquelles je  < 44 ) <• i r ■ ne répondis que par de profonds foupirs, qui ne diminuerent rien de fa curiofité. Quelque répugnance que jeune a laiffer monter ma condu&rice a mon miférable cabinet, il fallut m'y réfoudre : nous ne fümes pas plutót entrées, qu'il me prit une foiblefle \ on me mit au lit, St on me faigna pour prévenir les fuites du coup que je m'étois donné a la tête. Cette bonne dame fe prêta du meilleur cceur du monde a tout ce qui pouvoit me foulager. Etant tranquille dans mon lit, je me rappellai le fouvenir de ce tems , oü Sr Valerie a mes genoux , ne refpiroit, ne vivoit que par moi: je trouvai dans mon accident une inhumanité , un acharnement du fort, qui, non content de mon malheur , me trainoit encore fous fes coups , pour y être la victime de fon fafte ; cette réflexion me déchira le cceur. Je 1'ai bien mérité , me dis-je en moi-même , au travers des fanglots Sc des larmes , dans lefquels me furprit cette dame , qui venant de s'entretenir a mon fu;et avec la Remy s'approcha de mon lit , póur voir fi je repofois j elle en avoit tiré tous les éclairciüemens que celle-ci avoit pu lui donner: avant de s'en aller, elle me fit oiTre de fes fervices , m'exhorta a me tranquillifer, & m'aiTura qu'eile vouloit abfolument trouver 1'occafion de m'obiiger j.  ( 45 ) qu il falloit fe mettre au-deiïtis des chagrins, qu'on étoit toujours a tems de remédier a tout , quand on favoit être raifonnable. Elle me dit enfuite adieu , m'embralfa, 8c m'aifura qu'eile me viendroit voir le plutöt qu'eile pourroit. II efl inconcevable combien je me trouvai foulagée des obligeans difcours de cette honnête perfonne : quand le malheur eft au comble , les moindres changemens ne peuvenr qu'être favorables. C'eft d'ailleurs une grande coniblation pour les malheureux , de trouver des gens qui s'intéreiïènt a leur infjrtune. M.-i vieille traniporcée des difcours édirians de cette charitable dame , c'étoit (bn terme , la regardoit comme une prédeftinée , dont ie maintien 8c la phyfïonomie annoncoient de pieux fentimens. Nous ne nous entrerinmes le refte de la journée que de mon heureuie rencontre : il n'y avoit que 1'idée du Sr Valerie , qui me tourmentoit de nouveau. A peine étoit-il neuf héures fbnnées le lendemain , qu'on frapp^a a Ia porte ; la Remy ouvrit, 8c par un Dieu foit loué , 8c un grand iïgne de croix , m'annonga que c'étoit ma bonne amie ; ne fachant pas fon nom , ce fut celui qu'eile lui prêta. Vous voyez , me dit-elle, avec affeétion , que je fuis de parole , je n'ai eu que Je tems d'aller aux Auguftins, 8c  ( 4« ) je fuis venue tout de fuite pour vous trouver au iir j aux Auguftins, repartit la vieille! ' voyez cette chere dame de Dieu ! on ne va pas la qu'on n'y aitaffaire : nous nous f imes beaucoup d'amitié , elle m'apprir qu'eile fe nommoir Mont-Louis : pendant que la Remy étoit occupée a tracalièr , elle me dit qu'il falloit que nous euiTior.s une petite converfarion enfemble , qu'eile vouloit que je n'euile ren decachépour elle , que quand elle aimoit une fois elle aimoit bien ; qu'il . n'étoit queftion que de remédier adepetits nraiheurs. Comme en 1'écourant, j'avois le vifage rourné vers la porte , a laquelle elle avoit le dos oppofé , j'appercus un domeftique qui cherchoit a parler a quelqu'un : madame , lui dis-je , on vous dcmande } ce qu'ayanr entendu ce garcon , il me dit que fon mairre 1'envoyoit favoir des nouvelles de la perfonne qui éroit tombée la veille fous fon carroffe , Sc qu'il avoir ordre de lui remertre un paquet cachere, qu'en même tems il me préfenta: je 1'ouvris avec un battement de cceur , dont 1'effet fe remarqua aifément fur mon vifage: je me flattois d'une apparence de rerour; mais quelle étoir mon erreur ! je ne rrouvai que dix louis en or , enveloppés dans un papier fans un mor d'écrit : ce n'éroit qu'une a&e de pitié : s'étant fait informer de  , (47) moi dans Ia maifon par Ie même domeftttique qu'il m'avoit envoyé , il avoit appris que J'érois fort mal a mon aife , 8c fa générolité 1'avoit déterminé a me procurer ce fecours ; piquée de la facon dure , felon moi, dont il s'y prenoit pour me foulager: rendez a votre maitre fon argent , dis-je a celui qui me 1'avoit apporté , j'aurois trop a rougirde fes bienfaits. La vieille Remy voyant 1'argent s'en retoumer, ne favoit plus oü elle en étoit. Madame Mont-Louis me témoigna fa furprife , 8c me dit myfférieufement qu'il y avoit quelque chofe la-delfous; elle me conjura de ne rien lui cacher de mes affaires , m'affurant que ma confiance ne feroit point infruaueufe: elle m'offrit dèslors de 1'argent qu'eile me forca d'accepter, 8c m'arracha enfin par fes careffes une partie de mes aventures avec Sr Valerie : que cet aveu me coüta vis-a-vis d'une femme, dont 1'apparente régularité feulement infpiroit le goüt de la vertu ! le refus que je venois de faire en fa préfence me mettoit cependant plus a mon aife avec elle , 8c foulageoit un peu 1'humilité a laquelle m'avoit expofée la décoration demon indigence. Elle m'écouta avec bonté, me repréfenta le danger auquel on s'expofoit , quand on donnoittrop au feu de la jeuneüe, 8c qu'on négligeoit les avis des perfonnes prudente^  ( 4* ) & confommées dans 1'ufage du monde , me demanda de lui ahandonner entiérement le foin de ma conduite , me pria de la regarder comme une bonne mere qui vouloit réunir mes intéréts aux u'ens, me témoigna qu'eile feroit charméa de me voir chez elle profiter de fes confeils , qu'eile avoit deux nieces qui faifoient toute fa confoiation , qu'elles feroient charmées de partager avec moi fa tendreire ; que Mimi Sc Dorothée faifoient les délices de ceux qui les connoifibient; elle me repréfenta que i'endroit oü j'étois n'étoit point habitable : elle ajouta enfin nombre d'autres chofes qui me firent vraiement delirer de me lier plus étroitement avec elle ; jamais femme ne me parut plus fédiiifante , elle senoncoit avec une facilité, une douceur , qui infpiroit autant de vétiération que d'attachement: élle m'exhorta en me quittant a me rétablir promptementpar beaucoup de tranquillité Sc une bonne nourriture , pour être plutöt en étatde 1'aller voir. Je lui demandai fa demeure , qu'eile s'obfiina a me cacher, ne voulant point, me dit-elle , que jeparufie devant Mimi Sc Dorothée avant d'avoir recouvré ma fanté Sc mon embonpoint: au refie , elle me promit de venir réguliérement me voir en atten- dakt- • j u- Quoique je ne vifie encore rien de bien avantageufement  \ \9 ) "avantageufcment changé dans ma rbrrane . elle me parut toujours bien différente \ ce rayon d'efpérance que j'entrevoyois, moecupoit agréablement: plus d'idées noires , plus de trifteffe , je confidérois avec complaifance dans monmiroir i'effer procligieux que faifoit en moi la moindre lueur de fatisfaction. Ma vanité s'applaudiiibir iatêrieurement dü. re'fus que j'avois CcHiragewfement fah des dix louis de Sr Valerie. Je me fervis de 1'argent de madame MantLouis pour retirer le peu de nippes qui m etoit refté en gage , & fur lefquelles je ne comptois plus. Que le befoin nous fait fentir le prix des 'chofes ! je trouvai un plaifir tour nouveau a m'ajufier du peu que je poffédois , non fans réfléchir cependant combien j'avois autrefois dédaigné ce dont j'étois trop heureuMe faire mes beaux jours alors. Ma chere confolatrice m'étant vcnue voir , 8c m'ayant trouvée charmante fous un vernis de toilette, jugea que j'étois fuffiiammentrétablie , Sc fatisfit enfin mon impatier.ee, en me difant qu'eile m'attendroit a diner le leridemain: je ne me pöffédaiplus d'aiie, je lui demandai fon adreffe • mais elle me refufa encore en m'afiurant qu'eile m'enverroitim domeitique pour me conduire. J'avois un defir mexprimable de ConnouteMlles DoTomc III, E  ( 5° ) rothée Sc Mimi , au fujet defqüelles je né pouvois que penfer fort avantageufement, a en juger par la tante, dont elles étoient les éleves chéries. Je n'avois pas encore acheve de m habiller le lendemain , jour tant attendu, qua je vis entrer le domeitique en queftion , qui étoit une grafie javotte des plus mtrepides qu'il en parut: elle avoit ordre de prendre un fiacre , mais je m'y oppofai de peur d'être obligée de le payerpour faire fon profit , au moyen de quoi mademoifelle Javotte s'étant officieufement faifie d'un de mes bras, elle me mit dans L'indifpenfable néceflité de trotter vigoureufemenr apres. Elle me fit en chemifl un galimatias , auquel je ne fis pas grande attention , il n y eut que le refrain qui me donna a penfer; je ne pouvois concévoir a propos de quoi mademoifelle Javotte me prioit de ne pas oublier les fervantes. _ \ J'arrivai enfin fuffifamment fatiguee , ÖC montai au premier étage , oü elle me fit entrer dans une falle-bafle , afiez obfcure , dont elle m'ouvrit la porte. Ne vous impatientez pas, me dit-eile , en me quittant , madame ne tardera pas : je m'occupai en me repofant de la maniere décente Sc atfeaueufe dont J aborderois ces demoifelles, après quoi j'exammai la  (5r). chambre clans laquelle je reconnus deux' portes en forme d'armoire \ impatiente de ne voir arriver perfonne , je prêtai attentivementl'oreillea certains cris confus qui me paroiilbient venir de loin , 8c auxquels fe mêloient de grands éclars de rire : je tirai un favorable augure de la joie qui fe répandoit dans 1'intérieur de la maifon ; il y avoit déja même une demi-heure que j'attendois le moment de me joindre a la compagnie, lorfque j'entendis le bruit lourd de gens qui s'avancoient en co.urant nuds pieds ; je redoublai d'attention, 8c diftinguai bientót une voix de tonnerre qui crioit : Mimi, chienne de Mimi, veux-tu venir ici ? Une des deux portes s'ouvrit aufli-tót, 8c je vis en même tems fondre dans la falie un coloiTe nud en chemife , qui, tenant une poignée de verges a la main , propofoir la partie a une petite efFrontée , aufii nue , qui couroit devant lui , 8c dont les propos auroient fait rougir un hufiard. Tiens , lui dit-elle, en me montrant, voila du fruit nGuveau, puifque tu veuxfouetter , fouette. Cette fcene qui ne répondoit point a l'idée que je m'étois faite des nieces de madame Mont-Louis , ne lauTa pas de m'embarraffer ; j'aurois bien dévifagé mademoifelle Mimi, mais je craignois de faire trop beau jeu a mon fouetteur , auquel malgré 1'indéEi  ( 5* ) . cence qu'il me préfenta , je remontrai poliment que je n'étois pas de la maifon ; mais lacoquine de Mimi ayant fait fonner qu'onne venoit pas chez la.... pour faire la bé-* gueulc , détermina ce banciit a palier outre ; de forte que je me vis forcée d'aller au devant de ce que je voulois éviter , 8c m'étant jettée as ec autant de furie que d'adreffe , fur ce qui donnoit fujet a tant d'ordures, je leur prouvai que je ne cherchois point, comme ils le diibient , a me faire prier: nous étions aux prifes, lorfqu'heureufement pour moi les éclats de rire de la Mimi attirerent la prudente Mont - Louis qui entra précipitammenr , 8c mit ordre £ tout fans fe déconcerter. Qu'eft - ce que vous fakes ici, me dit-elle , je vous attendois en haut ? Elle fe facha contre Mimi , fit rentrer le libertin en peftant contre fes folies, fouffletta Javotte , qui ne m'avoit pas conduite a fa chambre , 6c m'y fit monter malgré toutes les inftances que je fis pour m'en aller. Plus embarraffée quelle , je ne favois que dire pour me plaindre de 1'incartade de la prétendue niece : il n'en falloit pas davantage pour me défabufer fur le compre de toute la familie , qui ne fe bornoit pas a mefdemoilëües Mimi 8c Dorothée. 11 ne m'étoit plus difficile de deviuer oü j'étois j  ( 53 ) ma chere confolatrice, la charkable dame, cette bonne ame , que nous avions regardé la Remy 8c moi comme une députée de la providence , n'étoit autre que la.... qui par le bon ordre avec lequel elle adminiftre les plaifirs publics , s'eft fait une réputation , 8c eft parvenue a fe faire toiérer , 8c a attirer chez elle les gens les plus diftingués. Je fuis au défefpoir , me dit-elie, de ce qui vient de fe paffer , quoiqu'au fond ce n'eft qu'une niaiferie , je gage que vous êtes bien fachée contre moi: allons , ma chere amie , il n'y faut plus penfer , je vous réponds qu'il ne vous arrivera plus rien de pareil; je prétends qu'on foit en süreté chez moi. Ah, madame , lui dis-je , oü fuis-je ! eft-ce la ce que je devois attendre des fages confeils que je vous ai entendu me donner? ma chere , me répondit-elle , je vous répéterai, ici comme chez vous , les difcours prudens que je vous y ai tenus. L'état dans lequel je vous ai vu , m'a engagée a vous infpirer une ferme réfolution d'en fortir promptement, 8c il ne tient qua vous ; la facheufeépreuve de la mifere dok bien faire re venir d'une forte délicatefiê qui ne mene a rien \ je ne vous ai point trompée quand je vous ai promis de remédier a vos malheurs , 8c de réunir vos intéréts aux miens j vous n'avez point de connoiflancc, 8c perE3  ( 54 ) driez beaucoup a vous annoncer vous-même. L'habitude de quelques inrrigues d'ailkurs doit vous faire vaincre certe répugnance que vous témoignez. Certaines gens' a préjugés fe torment de nos maifons une idéé roure differente de celle qu'ils en devroient avoir 5 tout y refpire le plaifir : que nous importe la cenfure ? rarement nous trouvons-nous avec ces attrabilaires qui dénigrent 8t traitent de honteux un commerce duquel eft banni toute inquiétude, 8c dont la volupté fait la bafe. Et qui ne s'en mêle au refte ? Je trouverois excefent, ajouta-t" elle, qu'on élevat des trophées a cette vertu li vantée , mais je voudrois qu'ils fufient folides. On fe déchaine contre le vice , mais on s'en rapproehe: on exalte la vertu , mais on 1'abandofine. Attendez qu'on vienne dans votre pauvre réduit vous fouten» contre les pieges du vice : puifqu'il faut trancher le mot, je crois que vous y refterez long-reins miférable. II ne feut qu'un peu raifonner pour voir jufqu'oü va la folie des hommes ; tout déchamés qu'ils fe montrent en général contre ia dépravarion des mceurs , ils ne laiffent échapper , chacun en particulier, aucune occafion de féduire 1'innocence 5 leur vanité va jufqu'a excufer intérieurement les défordres dans lefquels ils entrainent, 8c croient inéyitables par le  ( 55 J penchant irréfiftible qu'ils fe flattent dlnfpirer , tandis qu'ils fe réuniffent pour les fronder. Etrange opinion ! il faut être aufli fou qu'eux pour s'y foumettre. Au refte, vous ne devez pas me favoir mauvais gré de la petite rufe dont je me fuis fervie pour vous attrrer ici; mon nom vous auroiteffrayée , 8c a tort cependant; j'exerce ma profeflion avec autant d'honneur que de bonne foi: il n'y a que la maniere de fe diftinguer dans toutes fortes d'états: grace au ciel , perfonne ne fe plaint ; 8c pour peu que vous ne vouliez pas faire 1'innocente , vous ferez bientót auffi contente que je la fuis: croyez-moi , les plus courtes foliesfont les meilleures ; il n'eft rien tel que de marcher a la fortune par la voie du plaifir. Quelle fortune 1 8c quel plaifir , m ecriai-je en pleurant amérement .r ceft donc-la que fe termine ce bonheur apparent , dont je me repaifïois 1'imagination ! ce n'étoit afftzrément pas qu'une belle paftion pour la verru réglat en ce moment ma conduite : mais le penchant que j'avois toujours eu pour le libertinage , ne m'avoit jamais fainiliarifée avec la crapule : je n'avois jamais regardé qu'avec dégcüt 8c horreur un détail dans lequel on eft indifpenfablement expofé a des brutalhés qui déihenorent Si dégradent le plaifir,  (50) La *** ayant inutüement eflaye de me perfuader, me fit entrevoir quelques expédiens, moins révoltans pour me produire:elle me paria de quelques prariques fecrertes qui feroient charmées d'avoira faire a quelqu un de mon caradere \ mais ourre la difficulte qu'il y avoit a guérir 1'imaginarion de ces forres de gens , qui éroient toujours en garde conrre les faux dehors , elle me fit enrendre que ces arrangemens éroienr routa-fait contraires a fes intéréts j tel s'accommode , me dit-elle , d'un commerce fixe , Sc s'acoquine a une fille qui n'a plus befom de mon miniftere , Sc m'oublie facilement: j'eus d'autant moins de peine a la rafiurer fur fes craintes , qu'eile étoit avec moi en avance de cinq louis, donr routes mes déhcateffes n'auroienr pu lui garanrir la reftitution. Je touche enfin au moment oü je me trouvai dans le plus cruel embarras, 8c rencontrai en méme rems la fin de toutes mes peines. La *** ne fachant comment faire pour fournir une quarrieme princeffe a un foupé qu'eile s eroir engagée de pourvoir le foir méme , me folücira inftamment de 1 aider a tenir fa parole : fur le refus décide que j'en fis , elle me repréfenta que c'étoit des gens fenfés, Sc des plus a leur aife, avec lefquels tour fe paflbir décemmenr , qu'il n'étoit queftion que de fe réjouir honnéte-  ( 57 ) ment, qu'on fe hornoit au mot pour rire, J'eus beau lui expofer la répugnance invincible que j'avois a me prélënter dans une compagnie , oü ne connoiiTant perfonne , je ferois une fotte figure, oü d'aiileurs ma lituation ne m'infpireroit pas cet extérieur enjoué qui fait 1'ame des parties , il me fut impoflible de lui faire goüter mes raifons , 8c elle inliftoit de nouveau , lorfque je me trouvai frappée comme d'uncoup defoudre par ces quatre mots : va toujours devant , je va is arranger cela avec elle : ce fon de voix. qui ne m'étoit que trop connu pour m'y méprendre, m'effraya au point, que ne fachant ou me cacher , ot ne pouvant faire entendre a la *** de courir au-devant de celui que j'avois entendu , je me jettai fur la porte pour la fermer : mais de quoi fêrvit ma précaution ? le mouvement précipité que l avois rait, ayant agite une partie du rideau qui couvroit le vitrage de la porte , 1'homme qui étoit en dehors avoit diftingué le figne que je faifois a la *** de fortir pour lui parler : celle-qidont les vues étoient bien diiférentes des miennes , fe préfénta en faifant figne de la main , Sc fortit en fouriant pour enrrerenir celui dont 1'impatiente curiofité avoit déja manqué d'enfoncer la por-, te. Que devins-je pendant cette converfation particuliere ? dont quelques, mots  ( 58 ) échappés me perfuaderent de plus en plus que c'étoit un de ceux que j'avois le plus a craindre de rencontrer oü j'étois ? Après avoir inutilement examiné dans mon effroi s'il n'y avoit point quelqu'endroit par lequel je puffe m'échapper , je me jettai dans le lieu le plus obfcur de la chambre , le vifage enveloppé de mon mouchoir , pleurant d'avance fur la confufion a laquelle j'aüois , quoiqu'innocemment, me trouver expofée. Pour juger de 1'embarras dans lequel je me trouvois, il ne faut que favoir quel étoit 1'homme qu'un malicieux hafard avoit amené dans ce moment pour jouir de mon trouble. Pourra-t-on le croire , c'étoit M. Poupard ! oui, lui-même , qui étoit un de ceux que la *** s'étoit engagée de pourvoir. J'étois bien perfuadée qu'eile ne lui parloit pas de moi d'une maniere a diminuer fa curio/ité , & il n'y parut que trop ; car il entra malgré les faulTes inftances qu'eile lui réitéra de n'en rien faire , 8c s'approchant de moi, mit tout en ufage pour m'engager a retirer mon mouchoir, dont je m'obflinois a me cacher. Comment donc , mon bel ange , me dit-il, notre maman vient de me conter des prodiges , je n'en veux rien croire, moi ; elle m'alfure que vous ne voulez pas venir ce foir vous réjouir avec nous. Vous avez tort, nous fommes de  ( 59 ) bonnes gens , qui ne voulons répandre que du Champagne , vous n'avez rien a craindre, 6c plus on eft de fous , plus on rit. Comment ! eft-ce qu'avec un bras comme 9a on fait la fotte ? Ceft ne pas. favoir fon monde : 9a , oh, vous n'êtes pas fage 1 je veux vous apprendre , moi, a être raifonnable , elle a ma foi une vraie main a pêché mortel. Je n'avois jufques-la rien répondu , mais voyant que la *** s'étoit retirée politiquement, fans doute , je penfai qu'il étoit inutile d'attendre un tiers pour jouer notre reconnoiffance , 6c m'étant découvert le vifage : hé bien , lui dis-je, monfieur, vous le voulez , jcuifiez de mon trouble 6c de ma confuh'on ? Etes-vous (atisfait ? Vous êtes bien vengé du paffé. Quoi, s'écria-t-il, hé... hé , c'eft Julie ! que diable eft ceci ? Oh oh, vous voila donc, ma coqm'ne , qui m'avez joué ! eh ! monfieur , lui répondis-je", nc m'hurniliez pas davantage , ma fituation eft plus digne de pitié que de colere ! Jugez combien il m'en coüte pour paroitre devant vous , 8c dans un lieu oü je n'ai cependant été attirée que par furprife : on doit vous Favoir dit , 6c vous ne m'y auriez pas trouvée, fi j'eufie oféen fortir en plein jour. Soyez afiez généreux , monfieur , pour m'épargner les reproches que j'ai a me faire en vous voyant, je n'ai payé que trop cher les  | 6o ) égaremens auxquels on 'm'a livrée dans un tems oü je n'en connoiifois pas les conféquences. Monfieur Poupard n'avoit pas le cceur mauvais ; il ne put tenir aux marqués d'af* fliébon Sc de repentirque jelui donnai. Après une infinité de queftions , Sc de nouveaux témoignages de furprife: je fuis faché , me dit-il , mon enfant, que vous n'ayiez pas profité du bien que je voulois vous faire, vous auriez été plus heureufe avec moi qu'avee un étourdi, qui.... comme diable c'eft grandi , il y a ma foi quatre ans \ te voila bien avancée , pauvre fille. Je l'ai toujours bien dit, elle eft ma foi aufii jolie.... mais, mais... je fuis une ancienne connoifTance , moi, que tu connois bien , eft-ce que... pardi , tu ne me refufera pas... Je fais , monfieur , les égards que je vous dois, Sc la différence qu'il me convient de faire de vous a un autre. Mais ily auroit auffi de 1'inhumanité a vous de profiter de 1'état oü vous me voyez réduito; je vous regarde , monfieur, comme ayant des drois fur moi, puifque j'ai dès ma première jeunefte été remife entre vos mains par la cupidité d'une tante avec laquelle il m'étoit impoflïble de recevoir d'autres impreffions que celles du libertinage. Mais les tems font changés, plus formée Sc plus raifonnable que je n'étois alors, c'eft  ( *i ) Ceft a vous-même que j'ai recours , cc font ces mêmes droüs.que je réclame , & qui doivent me garantir aujourd'hui des pfcl ges qu'on me dreife pour achever de me perdre entiérernenr. Ces quatre mots, prononcés dun air pénétré , lui fjrent ftifpendre fon deftein , il ne m'avoit autrefois entendu raifonner qu'en enfant. Le tems n'avoit rien diminué de mes agrémens : au contraire , j'étois plus formée 5c plus piquante , Sc avois acquis par 1'ufage , ce qu'on appqlie Je bon ton , Sc des maaieres. Je remarquai bientót le progrés que je faifois fur lui , fes premiers feux fe rallumerent, & fe rendant a ma priere , il me témoigna combien il étoit fatisfait de ma fa9on de penfer , Sc ce qu'il avoit appris de la ***, ajoutant qu'eile lui avoit cité quelques circonftances a mon fujet, dont il feroit ravi que je lui nile un détail particulier : je lui expofai fans perdre de tems 1'embarras ou j'étois fur 1'argent qu'on m'avoit forcée.de prendre dans le befoin fous un nom emprunté , Sc les plus dures apparences : il me répondit , comme je m'y attendois bien, que c'étoit une babiole , que je ne m'en inquiétaffe pas. La *** ne fut pas plutót montée , qu'il la tira a part , la fatisfit Sc s'expikjua avec elle fur 1'intérêt qu'il prenoit a ce qui me regardoit, du moins j'eua 2 'ome III. p  ( 6*1 ) tout lieu de le penfer a la conduite qu on tint après avec moi; il donna quelques ordres , me dit adieu , & me confeilla d'attendre tranquillement jufqu'au foir , ajoutant qu'il viendroit me prendre pour me remener chez moi ; j'achevai de lui faire tourner la tête , en lui prenant les mains avec affeftion pour 1'engager a ne pas m'oublier. Outre que je voulois lui témoigner une entiere confiance , je n'étois point fachée que la ***ne doutat point que je ne le connufie de longue main : il ne fut plus queftion de vilaines propofitions ni de foupers , on me fit palT;r dans une petite chambre écartée , oü il n'y avoit qu'une feule porte 8c deux bonsverroux , avec lefquels je me garantis de toutes les poignées de verges du monde. Comme je n'avois encore rien voulu prendre , je me trouvai en état de faire honneur a un poulet que M. Poupard avoit donné ordre qu'on me fervir. Quiconque a rapidement paffe d un exces de triffeffe au comble de la joie , comprendra facilement quelle fatisfaftion je goütai après le départ de M. Poupard. Je ne pouvois m'imaginer que cette rencontre fütréelle , mes malheurs feroient donc hnis i m'écriaiie , en me voyant route feule ? heureux hafard ! qu en cet inftant tu pa-  ( *3 ) rois vouloir me dédommager des accidens facheux auxquels tu m'as expofée ? Quelle riante perfpeérive ! qui fe feroit imaginéque c'étoit daus un lieu fufpeft que je dsvois rétablir ma réputation dans i'efprit d'un homme qui n'avoit déja que trop fujet de me méprifer ? Je ne doutai plus qu'il ne revjnf a moi plus amoureux que jamais, quoiqu'111'eüt beaucoup été : j'étois encore plus süre de le mener ; ma feule inquiétude rouloit fur la petite home qu'il y avoit a paroitre forcée par la néceflité de retourner a lui; j'ignorois alors les heureufes nouvelles qui m'attendoient chez moi: ce jour devoit être pour moi un jour de fèlicité entiere. II n'attendit pas la fin. du jour pour me venir trouver , fon impatience me 1'amena deux heures avant que nous puffions fortir ; allons , me dit - il , embraüe-moi, faifons la paix •, car le diable veut que je t'aime toujours; je viens de quitter mes affaires pour me réjouir une couple d'heures. Je lui fis entendre que j'étois d'autant moins amufante alors, que j'étois beaucoup plus raifonnable qu'autrefois ; que d'ailleurs une longue habitude de traverfes m'avoit pour ainfi dire formé le cara&ere a la mélancolie & a la trifteire ; oh , oh, j'ai une bonne recette, me-dit-il, contre cette vermine-la; F a  ( *4 ) mais, mais voyons un peu ; conte-moi done tes fredaines: je me gardai bien de lui rien apprendre qui fe refientit de fon expreiïion, je lui fis feulemenr fhiftoire de M. Demery ; ajouranr que la mort me favoir enlevé, lorfque nous érions fur le point de nous unir par des nceuds indiiïblubies; je lui appris la ma'heureufe banqueroute que j'avois effuyée , je n'oubüai point les facheufes circonibmces qui m'avoient expofée aux recherches de la juftice , mon évafion de prifon , m: maladie , 8c enfin 1'accident qui m'étoit arrivé avec fon neveu dans les premiers jours de ma convale'fcence : j'eus foin a cet arricle d'appuyer fur le mépris que j'avois fait de fes offres , quels que fuliènt mss befoins , ceque je remafquai lui faire un plaifir infini : je r en fais bon gré , me dit-il , tu n'y perdras rien , c'eft un coquin : je IScfiai adroitement quelques larmes en gémilihnr fur les malheurs dans lefquels il m'avoit précipitée , &C que je me prorhis bien de ne lui pardonner jamais. Le jour étant enfin bailfé, il me propofa de nous retirer , nous de/cendimes 8c trouvames a trente pas un fiacre qui 1'attendoit; j'indiquai ma demeure , 8c il nous rendit dans la rue Mazarine : jem'appercus bien en chemin de 1'impatience dans laquelle étoit M. Poupard de reuouveller  ( 6Y) I'ancienne connoiffance: mais je fus inflexible , Sc 1'amenai par des refus ménagés au point de m'avouer qu'il étoit plus amoureux de moi qu'il n'avoit encore été : il n'étoit pas queftion de compofer avec lui, fa générofité n'avoit point de bornes ; mais il étoit eilëntiel de lui montrer de la délicatelfe, Sc d'irriter fes defirs. Nous arrivames chez moi, oü je fus charmée d'entendre la Remy me demander , avec onétion , des nouvelles de la chere madame Mont-Louis. Je la fis un peu jafer , elle vanta tous les foins charitables de cette honnête dame: outre le plaifir que nous avions a voir fa bonne foi Sc fon ingénuiré , je n'étois pas fachée que M. Poupard fe confirmat dans rout ce que je lui en avois raconté. Vous mériteriez , me dit-elle , après nous avoir bien vu rire de fes éloges , que je ne vous donnafie pas une lettre que j'ai retirée cet après midi de 1'hötel Carignan, oü elle étoit depuis un mois: je 1'ouvris avec afiez u'indifFérence ; mais quelle fut ma joie , quand j'en eus lu le contenu ! elle étoit de M. Morand , auquel j'avois en arrivant a Paris envoyé mon adreile pour m'inftruire de la fin de ma malheureufe affaire; mais il étoit queftion de bien autre chofe : il me mandoit que le banquier qui avoit manqué , avoit accommodé , Sc qu'il reparoiffoit F3  ( 66 ) moyennant la moitié de perte , dont les créanciers s'étoient farisfaits, que j'envoyaffe au plutöt ma procuration , &C qu'il fe chargeroit de me faire toucher mes quinze mille livres j qu'a 1'égard de i'affaire d'Aix , elle étoit entiérementfinie-que le frere dunommé Simon avoit été aufli élargi, que le voleur arrêté a Lambès avoit été pendu , que fon camarade avoit été envoyé aux galeres, après s'être fait pendre pour quelque filouterie ; que les dépolitions de 1'un Sc de 1'autre n'avoient fait aucune mention de moi, que la juftice s'étoit deffaifie des effets dont elle s'étoit emparée , que le tout étoit fous la garde de madame Guillaume : que fi-töt ma procuration recue , il chercheroit une occafion pour me le faire tenir. Dans mon premier tranfport je prefentai la lettre a M. Poupard, qui la lat comme moi, 8f trouva de quoi raifurer fes doutes fur la banqueroute a' laquelle il n'avoit pas trop ajouté foi. II fembloit que tout concourüt en ce jour pour me favorilèr , chaque circonftance faifoit une continuité de preuves des événemens que je lui avois contés, Sc dont une partie pouvoit paroitre adroitement fuppofée. Quel poids tout cela ne mc donna-t-il point auprès de lui ? quelle fatiffaftion d'ailleurs de ne point paroitre fans jelfources ! hélas, dis-je a la Remy , ces  ( «7 ) nouvelles un mois plutöt recues, m'auroient évité bien de la trifteile Si des larmes ; a quoi M. Poupard me dit a 1'oreille, quïl étoit ravi de ce perit retard , puifqu'il lui avoit procuré 1'occafion de me retrouver. Je le fis refTouvenir avec un fburis malicieux, que 1'heure de fa parrie s'approchoir, & que quelqu'un auffi galant que lui devoit fe piquer d'exaiïtirude avec les dames j il comprit bien mon petit reproche , Sc me jura qu'il étoit au défefpoir d'être engagé , mais que c'éroit bien pour la derniere fois; Sc prévoyant bien qu'en attendant mon argent , j'aurois quelques befoins a fatisfaire , il me jerta trenre louis fur la rabie , qu'il affe&a de me dire devant la Remy , que je lui remettrois a la renrrée de mes fonds: j'acceprai 1'argent fans hén'ter, il m'embrafia Sc fortit. Je le reconduilis 2c leclairai moimême : dès que M. Poupard fut parti, je me livrai toute enciere au plaifir de la reconnoiffance , &C montant avec précipitation chez notre voifin le foütaire , je crus qu'il éroit de mon devoir de lui faire part de mon bien-être , après Favoir trouvé fi efficacemenr fenfible a mon inforrune. L'emprelfement avec lequel je frappai a fa porte ne hu lailfant de réflexion que fur le befoin qu'on pouvoit avoir de lui, il m'ouvrit , Sc jne demanda avec étonnement ce qui m'é-.  ( 6% ) tok arrivé. Quoi que vous ayiez pu faire derniérement, monfieur , lui dis-je , pour éluder les remerciemens que j'avois a vous faire , je n'avois garde de me méprendte fur ce que vous paroilfiez vouloir ignorer. Vous avez goüté dans toute fa délicateiTe le plaifir d'obliger , laifiez-moi reflentir a mon tour celui de la plus vive reconnnoiffance , en vous communiquant les heureUfes nouvelles que je recois a 1'inftanr même. Vous m'avez rendu la vie par votre générofité : ayez .encore la fatisfaétion d'apprendre a quel point le fort me favotife .aujourd'hui ; Si après lui avoir détaillé les malheurs que j'avois éprouvés , & dont je voyois fi heureufement la fin , je lui préfëntai les trente louis de M. Poupard , dont je le priai avec toutes les inftances imaginables d'ufer librement. Heureux 8c doux moment que celui oü 1'on peut témoigner fa gratitude ! quelques elforts que je fifiè , il ne voulut jamais recevoir que les deux louis qui m'avoient été d'un fi grand fecours. Quel plaifir n'eus - je point a lui avouer combien il m'avoit foulagée ! Avec quel tranfoort ne lui déployai-je pas les replis d'un cceur fenfible ! Une ame anéantie , étouiTée par la miiere, ne fe développe jamais fi avantageufement que dans la profpérité.  ( 69 ) L'air fatisfait qu'il témoigna de l'heurenx changement qui fe faifoit dans ma fortune , m'annonca la part qu'il y prenoit; remarquant cependant au travers de fa joie qu'il me regardoit avec quelque furprife , je lui en demandai amicalement le fujet , ainfi que 1'explication des quatre mots qui lui étoient échappés en donnant 1'argent a la Remy ; il m'avoua que né , maiheureufefement pour lui , avec un cceur tendre Sc compatiirant, il n'avoit jamais pu en écouter les mouvemens fans être expofé aux traits les plus noirs ; oui, dit-il, mes bienfaits femblent porter un caraétere qui force a fóngratïtude la plus criante \ ne condamnsi pas ma furprife , la fituation oü je me trouve avec vous eft nouvelle pour moi. A Dieu ne plaife que j'aie jamais couru après 1'indigne plaifir de recevoir ces égards rampans qui déshonorent autant ceux qui obiigent , qu'ils humilient ceux qui font obiigés. Mais poufquoi fallut-il toujours que je fuffe la viétime de ma compafTion ! Cette réflexion qu'il fit en foupirant , me donna toutes les envies du monde d'en apprendre davantage : je le conjurai de contenter ma curiofité , qu'il eut la complaifance de fatisfaire par ce qui fuit. II m'eft inutile , mademoifelle , pour vous prouver ce que je viens de vous dire »  ( 70 ) d'entrer dans le détail d'une vie plus ennuyeufe qu'intéreffante , Sc dont les événemens m'ont avec raifon rebuté du commercedemes femblables. Quatre faits principaux fuffiront pour vous convaincre des jultes fujets de me plaindre de 1'ingratitude des hommes. De trenre (ix ans auxquels je fuis parvenu , j'en ai paifé huit dans les prifons , fans avoir été coupable d'autre crime , que celui de céder trop facilement aux mouvemens d'une compalfion bienfaifanre. Né avec quelque peu de bien , j'ai eu la .facilité de donner une partie de ma jeu•neffe a1 etude , j'y ai pris goür, Sc ne voulant point écouter , dans un age plus avancé , les follicitations de quelques parens qui defiroient que je priife un parti , connoiffant d'ailleurs tous les avantages d'une vie tranquille & indépendante , je ne trouvai point d'état qui me convint mieux que celui de n'en point avoir. Les avantages du barreau , des armes , du commerce & de la finance me furent inutilcment démontrés ; content du peu que je polfédois, je ne voulus point travailler a 1'augmenter , ni rifquer de le diminuer. Je me trouvai a vingt-quatre ans maitre de moi-même Sc •de mon bien , borné a un certain nombre U'arais, aimant le plaifir, mais haïlïant la  ( 7i ) débauche , eftimant d'aiJleurs avec tous les honnêtes gens , ce qui méritoit de 1 etre ; me foumettaht , quoiqu'a regret fouvent , aux opinions recues , 8c me formant Ie caraclere a la nécciTité de vivre avec tout le monde ; avec cette facon de penfer , je ne pouvois qu etre bien recu dans les compagnies oü je me préfentois, auiTi 1'étois-je. • Le hafard voulut que me trouvant un jour k une efpece d'aifemblée dans une maifon oü 1'on m'avoit introduit depuis peu , je remarquai deux perfonnes , dont 1'air 6c le maintien embarraiTé annoncoient qu'elles n'étoient pas a leur aife , 1'une qui pouvoit avoir dix-fept ans , étoit la fille 5 1'autre agée d'environ quarante-cinq, étoit la mere: c'étoit une vifite qu'elles faifoient ; ainfi une demi-heure après que je fus entré , elles fe retirerent comme on fedifpofoit a fe réjouir, 6c 1'on n'effaya de les retenir qu'avec un certain air tout propre a produire le contraire. Aufil-tót qu'elles eurent le dos tourné , on caufa , & tout en expofant leur fituation, on convint charitablement que leur compagnie ennuyoit , 8c qu'on étoit ravi d'en être défait. Je m'informai a une femme Jenfée qüi avoit hafardé un mot d'éloge a leur fujet , de leur nom 6c de leur lituation ; j'appris que c'étoit une fort honnéte familie , compofée de trois per-  ( 7* ) fonrtes , qui éprouvoient depuis quelque tems la dureté de la mifere 5 que le pere étoit un homme de probité qui avoit eilliyé beaucoup de malheurs , 8t qui en étoit enfin aux expédiens. Je fus fenliblement touché du chagrin que devoit avoir reffenti certe jeune perfonne d'être obligée de fe retirer d'une compagnie oü tout infpiroit la joie , pour aller s'aftliger avec fon pere 8C. ia mere. II eft. fi dur de porter a 18 ans 1'uniforme de la triftefie ! II ne m'en fallut pas davantage pour concevoir un grand plaifir a les foulager. J'imaginai enfin les moyens de leur faire tenir 600 livres, fans qu'ils dufient me foupgonner de cette attention. Quinze jours fe pafferent, après lefquels m'étant retrouvé avec la même perfonne qui m'avoit fait leur éloge , je remarquai qu'eile affedtoit de m'en parler & me tenoit certains propos qui me firent connoitre qu'eile étoit au fait des 600 liv. quelques précautions que je priiïe pour déguifer le plaifir que je refientois au détail qu'eile me faifoir du fecours donr leur avoir éré cet argent, elle me foupgonna, fit quelques perquifitions, 8c crur bientót n'avoir plus lieu de douter qu'il ne vint de moi. Elle s'en expliqua avec mad qu'eile afiura être süre de fon fait ; de forte que peu de jours après , quoi que je filfe pour m'eg  1 A>C A ] rn en defehdre , on voulut me remercier , il falfaat me rendre chez eux , cela me donna occaiion.de me gên.er moins fur quelques petites douceurs que je procurai de tems a autre..Cinq mais fe paüerent, pendant tófquels je fréquentai dans la maifon , fy trouvai la conduite édirknte. j'erKrnois mlle....... certain air de langueur que je lui trouvois , la rendoit plus intérefknte -. k pere s'étoit ouvert h moi fur certainjs reffources qui lm reftoient encore , la mere m'accablok d'amitiés, j'étois enfin regardè comme 1'ami de la maifon. ■ Un jour que j'allai comme a mon ordinaire faire ma vifite , je -reftai long-tems a attendre avanr qu'on m'ouvrit: mlle me parut toute déconcertée j Sc comme je lui demandois li eüe étoit feule, je me fenris pouifé par un jeune'homme , qui s'étant a mon arrivée caché derrière la porte , fe déroboit avec précipiration i je me retournai 5c eus le tems de le diftinguer. Qtiaique je n'eulfe oucune prétenrion fur mlie... Sc.que je ne lui cull'e même janais parté en conféquence , je ne iaiüai pas detre décontenané a mon tour ; je me mis a ia fenêtre fans mot dire , & vis mad.... qui sagitoit en bas avec k jeune homme en quëftion qu'eile venoit de rencontrer. k n» doutai pks que la mere ne sur cette intriJo/ne iii, q  •gue , dont on avoit mauvaife grace ere me faire un myftere. Les éloges qu'on m'avoir d'abord faits , me parurenr alors un peu hafardés ; mais ce fut bien autre chofe Je lendemain , Jorfque je vis entrer chez moi la mere -en pleurs , & qu'eile me dit que fa fille fe déclaroit enceinte de moi; j'eus d'autant plus lieu d'êrre furpris , que je ne lui avois jamais témoigné d'autres fen■timens que ceux que di&e l'eftime Sc ramitié. J'eus beau protefter a mad«~ que je n'avois de ma vie eu aucune particularité avec fa fille ; vainement je lui expliquai que j'avois furpris la veille un jeune homme enfermé avec elle , qui s'étoit myftérieufement enfui , Sc que c'étoit le même avec lequel je 1'avois vue de la fenêtre s'entretenirdans larue. Elle ne fe rendit a aucune de mes raifons , & me reprochant d'avoir fuborné fa fille , elle me déclara qu'eile alloit fe pourvoir contre moi, fi je ne voulois réparer fon honneur en 1'époufant. Dans Ja rage oü j'étois , je me moquai de^ fes menaces •, mais ayant confulté quelqu'un a ce fujet., on me confeilla d'en venir a un accommodemenr ; de forteque je fus encore trop heureux de m'en tirer avec hint mthe livres qu'il m'en coüta. Cette aventure fe répandit, & lorfqu'on fut les fecours que je leur avois procurés, on ne doutaplus de la  ( 75 ) réalité du fait. Quoique je nc couruiTc point après la réputation d'un homme qui entreprend de redreffer les torts de la fortune y encore étois-je moins fatisfait dëtre regardé comme un fcélérat qui avoit déshonoré une familie qu'on ne trouvoit déja que trop a plaindre. Peu de tems après je iiis que mlle.. avoit époufé celui dont on vouloit me donner 1'enfant ; tout cela s'étoit fait a la main pour tirer parti de ma facüité. Je regardai cela comme un petit malheur, dont je me confolai bientót: j'en fus quitte pour mon argent & quelques plaifanteries. Voila le premier trait. Quatre mois fe pafferent fans qu'il m'arrivat rien de nouveau : je m'amufai, je me livrai a mes amis 8c ademde \ un jour que j'étois occupé chez moi a lire, je vis entrer un homme que j'avois fréquenté , une connoiffance enfin dont 1'estérieur annoncoit un état bien différent de celui dans lequel je 1'avois vu quelque tems auparavant. Cet homme m'expofa fes befoins, m'exagérant la dureté de fes amis qui refufoient de 1'aider y & me pria en propres termes de lui racheter la vie par quelques fecours: il me fit une peinture fi touchante de la néceffité oü il étoit réduit, que je ne différai point k 1'aider. L'occaiion du plaifir m'en avoit fait une iimple connoiffanqe , fa mifere m'en fit Gi  un ami: je le goütai , je m'y livrai, Sc crus vainement qu'il m'avoir rendu un grand fervice en me procurant 1'avantage de 1'obiiger ; nous palfames fix mois enfemble , pendanr lefquels il rrouva avec moi roures les facilités qu'on peut delirer dans 1'adverliré \ ma bourfe lui fut toujours ouverre ,, je ne négligeai ni foin , ni prorettion pour lui procurer une place, qui, dans fa fitua-tion, lui étoit d'une grande reffource. Quelle. apparence pouvoir-it y avoir, qu'après tant d'obllgations , j'culfe quelque chofe a craindre de fa parr ? Ce fur cependanr ce monftre d'ingratitude , qui, fuppofant que j'avois. quekju'inteliigence fecrette avec des ennemis de 1'état, m'expofa a des recherches , dans le.fquelies le hafard manqua de me perdre. Cet homme, ou plutót ce frénétique , fe fit un mérite , pour s'accréditer dans fon pofte , de me dénoncer , quoique fon mcilleur ami, comme fufpeét \ je fus arrêté Sc conduit a la Bafiille , on le faifit de mes papiers , fur lefquels ce traitre avoit jetté le? yeux , Sc 1'on y trouva la lettre d'un ami qui avoit hafardé quelques plaifanteries.- Je f us enfin prifonnier pendant trois ans , après lefquels on me remit en liberté. Ce fecond trait me canfa tant de chagrin , que je réfolus de voyager pour me dilfiper. J'allai a Londres , oü deux mois.  . , ( 77 ) . après être arrivé , j'efTuyai un autre malheur, qui ne provint encore que de ma fenfibiiité. Me rerirant un foir un peu tard , j'entendis a quelques pas de moi les cris d'un homme qui fe mouroit \ mon premier mouvement me porta a m'approcher de lui ; mais comme je m'efforcois a le foulager , il me porta , en jurant contre les Francois , un coup de couteau dans la cuiife , dont la douleur me fit aulTitót lacher prife : ayant diltingué le bruit des gens qui accouroient , je ne doutai pas que ce ne fut quelques-uns de ceux qui veillent a la süreté publique , 8t réfléchhTant au danger que je courois fi on me trouvoit prés d'un homme qu'on auro.it pu me fbupconner d'afrafliner , je me rerirai promprement, Sc pourfuivis mon chemin malgré ma blefïure \ mais la parrouille ayant doublé le pas , me joignit bientót: 1'étatoü j'étois auroit confirmé de bien moindres foupcons: on s'affura de moi, 8c a la première confrontation , 1'enragé me chargea. II avoit effèctivement été maltraité par deux Francois , il lui falloit une vlétime de la narion , 8c il me donna la préférence , après avoir eliayé de m'óter Ia vie , en reconnoiflarce di foin que j'avois voulu prendre de lui conferver ia fienne. De forte que j'eus toi;-  ( 7* > , tes les peines1 du monde a fortir de cette* affaire sprès un an de prifon. De Londres je m'embs.rquai pour Bayonne • oü j'avois quelqu'affaires , & de-ia je paffik a Madrid , oü je trouvai mon ami dont la letttre m'avoit caufé tant de chagrins. On me procura tous les amufemens. poffibles, je lus préfenré dans d'honnêtes maifons, oü je me conduilis avec toute la ctrconfpection qu'un homme éprouvé peut avoir. Les petites lecons que j'avois eues a mon age me tenoient en garde contre tous les événemens ; je ne pus cependant éviter celui que le forr me préparoit encore. Mon ami m'ayant fair confidérer que la vie Bt 1'érat de garcon ne m'avoit jufqu'alors rien offert de forr agréable , que d'ailleurs j'étois en age de fonger a faire un. choix , fit tout fon pofiible pour m'engager après un an de féjour dans Madrid , a m'y étabür : il me propofa plufieurs partis r mais je trouvai des diffkultés par-tout. Je ne rencontrois qu'arrogance , fierté , inconduitö ; il n'y eut qu'une parente de fa femme , pauvre a la vérité , dans laquelle jecrus remarquer un vrai mérite , 8t dont ill fut le premier a me détourner par délicatGllè. Un procédé fi franc tourna tout-afeit a 1'avantage de Viétörina , c'étoit le nom de la jeune perfonne : on eut beau me  ( 79 ) reprêfenter qu'eile n'avoit que Ia figure 2t. beaucoup de douceur , je me crus fair pour la rendre heureufe. La vie trifte 8c retirée que je lui voyois mener chez mon ami r joinre a quelques duretés qu'eile ehuyoit fouvenr de fon époufè , me roucha. Moins Viclorina avoir lieu de s'arrendre a un parri , plus j'envifageai de plaifir a lui offrir la main. Différent- de ceux qui font acheter qüelques avantages a une fille par la facon aiTurée dont ils Jes offient, je les Jui propofai particuliérement, Sc avant d'en parler a mon ami, je m'annoncaf enfin auprèsd'elle comme un homme de fang-froid qui ciierche le vrai mérite au mépris des autres avantages j 1'amour n'entroit pour rien dans. men ehoix , 1'efiime feule le dirigeoir. Norre mariage fe conclut, je fis vendre le bien. que j'avois en France pour m'étabiir en, Êfpagne, Sc j'époufai Viétorina, qui fe contraignit deux ans entiers , après lefquels je reconnus 1'eiTet de quelques mauvais confeils : on prit un certain ton avec moi.. Quelque bonne envie que j'eufTe d'oublier ce que j'avois fait 7 on me forga d'en rappeller Ia mémoire ; le manteau de Ia dévotion couvrit le vice , on s'appuya de gensen état d$ me perdre : que m'arriva-t-il enfin ? J'avcis dans le commencement deno»tre union hafardé quelques opinions , fu|  ( So ) Iefquelles il eft de la derniere confeqnence de s'expliquer en Efpagne j on fe fervit de ce prétexte pour fe défaire de moi. Je me vis un jour a fix heures da matin arrêté SC conduit dans les prifons du faint office , oü j'ai eu le tems de m'exercer a la douleur pendant quatre ans que j'y ai été renferrné, au bout defquels on me remit un matin en lïberté , après m'avoir donné quelqu'argent 8c un ordre précis de ne plus reparoitre, fi je voulois n'être pas expofé a quelque chofe de pis. Je n'eus feulement pas le tems d'embrafl'er mon ami, je gagnai le premier port de mer , trop heureux encore de recouvrer la liberté que je n'efpérois plus. II n'étoit pas difficile de deviner qui avoit conduit cette indigne machination •, je revins en France , oü je me ferois vu réduit a la mendicité , fi dans les premiers tems de mon mariage on n'avoit voulu me faire ie rembourfement d'une miférable rente de trois cents livres quim'aide a trainer une vie odieufe , que je n'ai pas la force de m'arracher , mais dont je verrois fans regret approcher la fin, Jugez après cela, mademoifelle , fi j'ai raifon de ftiir les hommes 6c leur commerce ; je vous ai fupprimé nombre de particularités , qui fans être de la même conféquence , ne m'ont pas moins été chagrinantes ; vous êtes jufqu'ici la feule qui  c81 » . ne m'ayiez pas vendu le plaifir de l'óbl'.geF par les fuites les plus facheufcs. Le récitde ces malheurs me toucha d'autant plus, qu'il paroiffoit moins les avoir mérités. Je voulus entreprendre de lui donner quelque confolation , mais inutilement,. fes plaies étoient trop profondes pour lui' en procurer ficór la guérifon j il m ecoutaavec complaifance , il me repréfenta que ^ fait a la douleur , il trouvoit une efpece de foulagemenr a s'y livrer: j'obtins cependant de kat qu'il me fut permis de 1'entrerenir quelquefois , & de lui prouver combien j'étois différente de ceux qu'il avoit fi jufte fujer de dérefter. Je le quittai après ka avoir témoigné combien je prenois part a fes chagrins, &C defcendis chez ma vieillehóteife , dont la joi'e égaloit la mienne : nous foupames & je me eouchai, 1'imagination agréablement remplie de mon bonheur , ne regardant plus ces tems facheux que j'avois paffes , que comme un fonge propre a me faire fentir tout le prix de la vie heureufe que j'allois mener, Ce fut alors que je me fis une ferme réfolution de pen-, fer fêrieufement a 1'avenir. Que cette nuit fut délicieufe ! Quels agréables fonges t Que! gracieux réveil! Avec quel plaifir ne j-:ttai-je point les yeux fur ma miférable retraite que j'allois quitter ! fut eet appa.--  C Sr). teil néceffiteux , auquel j'allois fubftituer toutes les commodités d'une vie aifée Sc tranquille ! Ne doutant point que M. Poupard ne voulüt me meubler un appartement, mais voulant attendre un terme pour en choifir un a ma fantaifie , je me déterminai a retourner rue des deux Ecus a ma première demeure, jufqu'a ce que j'euffe trouve quelque chofe qui me convint. Je m'habillai r pris un fiacre 5c m'y fis mener : je reconnus au peu d'emprelTement qu'on témoigna a mon arrivée , qu'on ne fe foucioit guere de ma pratique ; mais je fis bientót changer de ton , en donnant a 1'hóteffe une teinture du contenu de la lettre qu elle m'avoit fait rendre la veille , & i'avertiflant que j'allois: faire mettre mes coffres a fon adrefiê r j'éblouis mes gens , toute Ia mailbn fut en 1'air. Cette même femme que ma détrefle avoit rendue fi revêche me donna toutes fortes de bénédiétions , & fe fit un plaifir de me mener elle-même chez un notaire pour pafier ma procuration. Je retournai chez la Remy , que je trouvai occupée a ranger le peu que j'avois a emporter. Je montai encore chez M. Gerbo , auquel je donnai mon adrelfe , en Ie priant d'agir Iibrenient avec moi, &c de me permettre d'en faire de même avec lui. Je ne pouvois me réfoudre:  .(«3) a le quitrer , & je diftinguai bien auffi quelque regret de fa part. Je ne fus pas plutót defcendue , qu'il entra un domeitique de M. Poupard, qui envoyoit favoir de mes nouvelles, & a quelle heure il pourroit me voir : je fis dire qu'il me trouveroit toute la journée a 1'hótel Catonan , rue des deux Ecus, oïi j'allai aufïïti t. J'emmenai avec moi la Kemy pour la faf sfaire &. me:tenir compagnie: cette bonne emme s'étoit attriftée avec moi: elle pleuroit de joie de me voir fi contente, elle ne m'avoit prefque jamais vue que languif•fante & abattue : il étoit bien jufte qu'eile participat a mon bien-être , ayant fi longtems partagé ma douleur. Je me reconnoiffois alors , je me retrouvois cette liberté d'efprit, cette gaieté de cceur, qui donne, pour ainfi dire , 1'eifor a toutes les facultés •de 1'ame. On m'avoit préparé mon ancienne chambre , oü j'entrai dans un état bien -different de celui dont j'en étois fortie ; je me rappellai les agitations que j'y avcis éprouvées.: ce féjour oü tous les objets fembloient autrefois pleurer avec moi, ne m'en offroit plus que de rians. Nous dinames la R.emy & rnoi: ma nouvelle hóteffe vint au deflert me faire quelques courbettes, que je recus afiez cavaliérement. Je me fis après le diner apportcr du papier 6t j tcri-  ( 84 ) Vis a M. Morand , auquel j'envoyai m» procuration , 8c que je priai d'adreiTer, a -lettre vue , mes coffres aj'hótel Carignan. II n'étoit pas plus de t-rois heures lorfque M. Poupard arriva. On le conduiiït a ma chambre , oü je hii 'fis fentir que je ne m'étois déterminée a venir fitót que pour le re-cevoir plus décemment. Je fis monter 1'höteffe pour lui demander le nom du notaire qui avoit pafie ma procuration : je favois •bien qu'eile ne s'en riendroir pas la , mais j'avois mes raifcns pour ralentir les progrès de M. Poupard , qui donnoit intérieurement la -caufèufe a tous les diables: heureufement pour lui qu'après avoir baillé deux heures entieres , elle fe rctira , de peur, nous dit-elle , de fe rendre indif-cretre. Elle n'eut pas plutöt les talons tournés, qu'il fe plaignit du défegrément qu'il y avoit a être obfédé , ajoutxnt qu'il 'falloit prendre un appartement dans lequel on put fe regarder comme chez foi: je lui repréfenrai, feignant d'iguorer fes vues, que mes moyens ne' me permettoient plus routes les commodités que je m'étois autrefois procurées; a quoi il me répondit, que ce n'étoit pas la mes affaires , qu'il avoit du goüt pour-ces fortes de chofes, & que je m'en ra^pOftaffi a lui : que fi le quartier cu paluis-royal n'avoit -rien qui me déplüt, il avoit  < g5 ) avoit en main ce qu'il me falloit; je le remerciai , en lui difant que je trouverois Toujours bien ce qu'il feroit. Ah ! voila parler, me dit-il, allons, pmbralTez-moi. Ca railbnnons j tu fais bien que je fuis ton ami \ qu'on ne manque de rien avec moi , mon amour eft folide \ la , m'aimeras-tu un peu J Voyons li.... 8c tout en parlant, une main larronelTe cherchoit a prendre des arrhes fur le marché que nous étions prêts de conclure. Je lui répondis que mon attachement pour lui feroit aulTi lincere que le plaifir que j'avois a 1'avouer \ que 1'heureux tour qu'il voyoit prendre a mes affaires , lui prouvoit bien qu'aucun motif d'intérêt ne me ramenoit a lui: j'ajoutai qu'il ne devoit attribuer la rélïftance que je paroilfois oppofer a les delirs , qu'a 1'impolfibilité oü. j'étois de les fatisfaire dans un lieu oü 1'on étoit continuellemcnt expofé a être furpris ou foupconné ; je le priai de me palfer mes répugnances a ce fujet 5 mais que je ne pouvois les vaincre : je lui fis lêntir qu'il ne convehoit qu'a des femmes perdues de braver les bienféances. II fè rendit a mes raifons , goüta mes délicatefies, & après m'avoir communiqué quelques arrangemens qu'il vouloit faire en ma faveur , il me quitta , en m'affurant qu il alloit tout mettre en ufage pour me faire Tome III. H  ( »ö ) fortir promptement d'un lieu auffi incommode. Quinze jours fe pafiérent , pendant lefquels il vint me voir réguliéremenr & me fit nombre des préfens : le fèizieme il me mena rue de Richelieu a la maifon qu'il m'avoit fait préparer, fans m'en avoir avertie. Ce fut pour moi une agréable furprife: rien de plus joli > tant pour la diftribution de 1'appartement que pour le bon goüt de 1'ameublement. Joignez a cela la vue fur le Palais-Royal, & la compagnie d'une fort aimable perfonne qui occupoit le corps dc logis faifant face au mien. Je lui témoignai par toutes fortes de careiTes combien j'éïois fenfible a fon attention , & effedtivement rien n'étoit plus galant. J'avois arrêté quelques jours auparavant un laquais & une cuifiniere , ainfi ma maifon fe trouva en peu de tems montée. J'aurois bien voulu y refter le jour même, mais il fallut retourfier a 1'hötel Carignan pour mettre ordre a quelques affaires. Je pris le lendemain pofleffion de mon nouveau domicile , M. Poupard y vint paffcr 1'après-midi, nous foupames tête a tête , &t il recueillit le fruit des foins qu'il s'étoit donnés pour affurer fes plaifirs. La Conjonéture étoit favorable pour lui , j'avois le cceur libre &; étois depuis long-tems  ( 87 ) réduite a une abftinence bien oppofee a mon tempérament: auffi ne me parut-il pas fi efFroyable que dans le tems oü j'étois entêtée de fon neveu , peu s'en fallut même que je ne le trouvaffe embelli. Je remarquai cependant avec plaifir que depuis que je 1'avois quitté , il s'étoit heureufement pour moi mis dans le goüt de furprendre fon monde , ce qui me mettoit a 1'abri de fes baifers réitérés. Le furlendemain de mon arrivée , j'allai faire ma vifite a madame Delêtre , c'étoit le nom de la dame qui tenoit 1'autre partie de la maifon , il y avoit bonne compagnie , 8c j'y fus recue avec toute la politeffe 8c 1'affection qu'on témoigne a quelqu'un avec qui on veut fe lier. J'y pafiai une partie de la journée avec tout 1'agrément poffible. Elle vint après chez moi } je ne lui fis pas moins d'accueil, 8c dans le même cas toutes deux nous parümes nous convenir. Madame Delêtre étoit une femme d'environ trente ans , fort jolie , mais fans efprit, qui vivoit avec le mar- quis de homme d'un certain age, dont la figure n'avoit aflurément rien de prévenant, :mais qui joignoit a un efprit vif 8c pénétrant de profondes Iumieres : plaifantant le premier fur les vains titres dont les hommes eherchent a fe décorer, il ne les H »  ( 88 ) apprécioit jamais que par leur mérite, qui felon lui, devoit feul donner un état. Nous devinmes en fort peu de tems amis:, madame Delêtre vint fouvent manger chez moi , j'en fis de même chez elle. Le marquis , vis-a-vis duquel j'étois a mon aife , me trouva quelqu'efprit 8c de 1'acquit % il me 1'avoua avec plaifir : M. Poupard étoit. comblé de me voir fi fêtée. Les déférences qu'on avoit pour moi , lui ouvroient de plus en plus les yeux fur mon mérite : il n'étoit jamais plus fatisfait que lorfqu'il me voyoit faire 1'ornement de cette compagnie , dans laquelle il ne me faifoit pas" tout-a-fait le même plaifir , quöiqu'on eüt cependant pour lui tous les égards poffibles. Un mois après avoir écrit a M. Morand mes cbffres arriverent: en m'envoyant mes fonds il m'en donna avis \ tout fe trouva en bon ordre , de forte quë je me vis bientót une garderobe des mieux étolfées. M. Poupard, dont le goüt pour moi augmentoit toujours , m'accabloit de préfens. Je fongeai pour lors a fatisfaire i'envie démefurée que j'avois eue quelques mois auparavant de braver ma rivale 8c fon amant. On m'avoit propofé plufieurs parties de fpedtacles , mais j'avois toujours différé pour rendre plus brillant 1'appareü dans lequel je voulois m'y préfenter. J'en*  (g9) gageai la compagnie a aller aux Italiens-; voir une nouvelle piece oü tout Paris couroit: nous retïnmes une loge , 8c ne négligeames rien , madame Delêtre 8c moi, pour y paroitre dans tout 1 eclat de femmes aifées 8c de bon goüt. Pouvois-je n"être pas mife a mon avantage ? La jaloufie 8c la vanité s'étoient cbargées du foin de ma parure. M. Poupard n'ayant pu être des nótres, le neveu du marquis me donna la main ; c'étoit juftement ce que je deiirois , fa figure , quoiqu'un peu équivoque „ étoit gracieufe : fon état, fa mile 8c fon maintien réuniiToient tout ce qu'il falloit pour un amant de montre : il en étoit déja aux petits foins avec moi, 8c ne pouvoit par conféquent manquer de me témoigner beaucoup d'attentions 8c d'emprefiemens* Je fis naitre quelque prétexte pour arriver tard afin d'être plus facilement remarquée , ce qui ne manqua pas de produire l'effe5: que j'en attendois. Tout étoit prefque plein » lorfque nous arrivames. L'ouverture de notre loge produifit l'ef> fet ordinaire fur les fpettateurs , dont le nouveau attire toujours 1'attention. Madame Delêtre entra précédée du marquis , 8c je fuivis le chevalier de Rifwic fon neveu , qui me donnoit la main. Nous rimes beaucoup de rien, par contenanee 3 nous nous par« H3  ( 9«0 lames fouvent fous 1'évèntail pour ne nous rien dire , c'eft 1'ufagé. Les femmes jetterent fur nous cet ceii critique & pénétrant f qui fournit toujours le mais objectif aux éloges des cavaliers : nous regardames k notre tour. Le marquis &C fón neveu reconnurent leurs amis 5 on fe falua , on fe fit des fignes , pendant lefquels je parcourus des yeux 1'a'iTemblée. Je ne découvris rien, &C penfois avoir déja perdu mon étalage , lorfqu'au fecond acte je vis entrer Sr Valerie dans la loge fituée vis-a-vis la nötre ; il tira a- part un horrime qui avoit falué le marquis j je ne doutai point que fa démarche ne füf un motif de curiofité ; ils rentrerent tous deux peu de tems après j je mis tout en ufage pour faire foupcónner de 1'intelHgence entre le chevalier Sc moi. La fatisfaction intérieure que je reffentois me prétoit un nouvel enjouement que je remarquai faire tout fon efFet fur Sr Valerie; mais ce fut bien autre chofe forfqu il eut entendu le marquis au fortir de notre loge me dire , en me prenanr le bras un momenr , mademoilèlle , ce ne %a pas'töujours le tour de Rifwic , il va donner la main a madame'Delêrre 5 pour vous, je vcuX , s'il vous plait, que vous me diliéz vorre fenriment fur ce que nous venon's d'enrendre , \'ous -fevez le cas que j'en fais. Ma vajuké trouva  ( 9i ) jaffurément bien de quoi fe flatter de ce que me ,difoit le marquis , il avoit la réputation d'avoir autant de fincérité que d'efprit. L'état brillant £t la compagnie choifie dans laquelle me vit Sr Valerie , joint a l'air galant dont j'avois eu foin de relever quelques agrémens naturels , produifirent leur effet dans fon ccetvr ; il fentit rallumer fes feux pour moi 5 il fe trouva , j'en fus convaincue par la fuite , dans la même fituation oü il m'avoit mife avec la Vaicourt. Nous revinmes fouper enfemble. M. Poupard qui nous attendoit avoit pris fes précautions pour nous procurer une chere délicate , nous paiTames une fort agréable foirée , je chantai , j'amufai, 8c nous nous quittames fort fatisfaits de notre journée , donr le fuccès m'occupa encore avec plaifir une partie de la nuit. La facilité de nous voir 8c de nous en*trerenir , nourrit cependant 1'amour du chevalier de Rifwic ; fa pafTion devinr une affaire férieufe qu'il rraira avec moi dans toutes les regies de 1'art. Le marquis fon oncle ne tarda guere a s'en appercevoir , &C faifir routes les occafions qui fe préfenrerent pour lui faire a ce fujet les lecong les plus humiliantes fur la facilité des jeunes gens le danger auquel s'expofe untg  ( 'O* ) femme qui leur donne quelqu'avantage fur • elle. Mon cher neveu , lui dit-il un jour. devant moi , vous y voila , j'en fuis bienaiie , vous payez a préfent les fottifes de vos pareils. Les aimables ont gaté le métier , vous êtes d'une jolie figure , vous pourriez amufèr une femme , mais on. n'ofe fe fier a vous ; mes petits mefiieurs , vous avez la réputarion .de devenir infolens8c heureux tout enfemble. Sans être bégueule , une femme ne veut point être. expofée a 1'injufte procédé d'un fat, qui la plupart du tems mefure Ces droits fur elle aux bontés qu'eile a eues pour lui. Je ne fais quel étoit pofitivement le but du marquis , mais fes propos ne reculoient point les affaires de fon neveu ; c'étoit un homme qui avoit vécu au-defius du préjugé , vis-a-vis duquel le mérite de gêner - les appétits étoit très-petit, ce n'étoit felon lui, que le talent des dupes ; maisil étoit extrêmement jaloux des dehors que les hommes s'impofent. Je ne voyois rien dans la morale au chevalier , qui ne tendit a Ie rendre tel que je le defirois pour m'y livrer \ j'eus cependant malgré tout cela la cruauté de le faire languir pendant trois femaines, après lefquelles je fis une pauvre épreuve de fon mérite , mais ert prenant toutes les précautions. imagina-*  (93) J , bles pour qu'on n'en put dans la mailon avoir le moindre foupcon 5 quelquefois même M. Poupard me reprochoir mes manieres feches a fon égard. II eft vrai que norre inrriguc ne dura pas long-tems r, j'aurois même peine a rendre compre de ce qui me détermina a lui accorder quelque chofe , il renconrra fans doute le moment , nous étions fur un canapé dans mon cabinet, occupés a arranger des découpures, il en tomba quelques-unes , je fis en voulant les ramaflc-r un- mouvement qui lui fit quelqu'avantage , il en profita 5 fes mains fe faiiirent de ce que je ne pouvois lui arracher ; une efpece d'indécifion fur le partl qué j'avois a prendre 1'enhardit, il alh en avant 5 il ne faut , on le fait bien , qu'un inftanr pour émouvoir, ü me promit beaucoup &Cne me tint riem Quand une fois on a permis a un homme d être impertinent , c'eft un pauvre fujet s'il ceffe de 1'être. Le fecond jour enfin je connus a n'en point dourer le foible de mon amoureux , SC j'en aurois éré fort embraraffée fi rrois femaines après Ü n'eüt été rappellé a fon régiment, oü il eut le malheur de fa faire tuer. Après avoir été plufieurs fois aux fpectacles , oü j'avois fans doute fait de nouveaux progrès dans le cceur de Sr Vale-.  ( 94 ) rie , avec lequel je n'avois pu parvenir è voir fa maitrelfe , je recus une lettre de lui, par laquelle il me fit toutes les offres imaginables , 8c me fpécifia les mauvais fervices que la Vaicourt m'avoit rendus auprès de lui, ajoutant qu'il étoit prêt de me la facrifier : qu'un feul mot favorable le metrroit au comble de fes vceux 8c me le rameneroit plus tendre que jamais ; que fon arrangement avec la Vaicourt étoit moins une affaire de cceur qu'une fantaiiie^ Je fus bien tentée de me venger de ma fauffe amie , rien n'étoit plus humiliant que cette lettre , c'étoit 1'anéantir que de la lui envoyer 3 mais devenue plus circonfpedte par 1'aventure de Marfeille , je ne rifquai point de détruire le bonheur dont je jouiffois , en voulant le couronner du plaifir de la vengeance : je me contentai de remercier poliment Sr Valerie , 8c de me faire un mérite de fa lettre auprès. de M. Poupard , a qui je la montrai :, les gros avantages qu'il m'offroit y étoient amplement détaillés. Je ne vis jamais homme plus tranfporté. La vengeance qu'il crut par-la tirer de fon neveu, jointe a 1'acte de fidélité qu'il trouvoit dans mon procédé , lui fit un plaifir inexprimable: ce traitm'acquit toute fa confiance , tl ne favoit comment me témoigner fon raviffement. Je  ( 95 ) rournai cependant ma réponfe a ion ne\ eu, d'une maniere a ne pas ie défelpê'i er; j'aurois bien été tentée d'en tirer pari i, mais je craignis trop de me voir jouée en voulant jouer les autres i le paffé me fit tenir fïir mes gardes. Ce facrifice me valut de nouveaux bienfairs de M. Poupard , qui re mit plus de bornes a fa générofiré. Après m'être fatisfaite du cöté de Ia Vaicourt 8c de Sr Valerie , il étoit bien jufte que je fongeaiTe , autant par devoir que par inclination , a quelque chofe de plus férieux. Depuis que j'avois quitté la Remy , j'avois plufieurs fois envoyé prier inutilement M. Gerbo de venir me voir 5 fans avoir jamais pu 1'y dérerminer. Je m'en érois même entretenue avec le marquis 8c madame Delêtre , comme d'un homme auffi fingulier , par fa fagon de penfer , qu a plaindre par les traits de perfidie qu'il avoit effuyés. Je n'avois jamais , en parlant de lui , diffimulé les obligations que je lui avois, fans détailler cependant de quelle nature elles étoient : j'avois fait naitre enfin 1'envie de le connoitre •, les difpofitions dans lefquelles je m'annoncois a fon égard , ne pouvoient afliirément que me faire honneur vis-a-vis de gens qui penfoient. Je pris donc le parti de me faire mener chez lui, bien réfblue  (96-) de n'écouter plus Jts raifbhs qu'il pourrort me donner, pour fe difpenfer de fe rendre è mes inffances. Mon deifein étoit de 1'emmener diner avec moi: auffi lui déclarai-je en entrant , 8c fans autre biais , que je 1'enlevois pour toute la journée , fans qu'il dut fonger feulement a s'en défendre : 8C fur les difncultés qu'il voulut d'abord faire , je lui fignifiai en riant, que j'allois faire du fcandale , que j'étois d'humeur a ne me payer d'aucune excUfe , qu'il étoit honteux Sc humiliant, pour une femme , de prier fi long-tems: que j'allois faire le lutin jufqu'a ce qu'il fut monté en carroiTe avec moi. Ce petit air réfolu le fit rire , il vit bien qu'il ne gagneroit rien , 8c fe détermina enfin a me fuivre , en me difant que, puifque je voulois abfolument m'ennuyer , il m'ennuyeroit donc. Nous def cendimes , je dis bon jour a la Remy , en 1'exhortant a fe confoler de ce que je lui enlevois fes voifins ; nous monrames dans ma voiture , en plaifantant toujours fur mon rapt, & nous nous f imes mener chez moi, oü on me rendit en arrivant un billet de M. Poupard, qui me mandoit la néceffité oü il fe trouvoit d'aller a Verfailles, au moyen de quoi je fus süre d'être feule :, je n'en fus pas fachée , me trouvant a portee de caufer plus librement avec mon con- vive,  (97) vive , devant lequel je témoignai cependant quelque regret, pour lui faire mieux fentir le plaifir qu'il étoit sur de faire a tous ceux qui s'intéreiibient a moi. II eft inutile de détailler tous les foins que je pris pour le bien recevoir , on fe 1'imagine afiez \ il trouva mon appartement aufii joli que commode : je plaifantaibeaucoup avec lui fur la différence qu'il y avoit de mon état adtuel, a celui dans lequel il m'avoit fecourue. Ce fouvenir m'arrachoit toujours des larmes de joie. Nous pariames jufqu'au diner de chofes indifférentes , du bonheur que j'avois eue de rencontrer dans ce corps de logis une fociété de gens aimables Sc diftingués. J'attendis la liberté du deffert , pour 1'engager a agir auffi librement avec moi que j'avois fait avec lui; mais ce fut inutilement. J'eus beau lui donner une idéé de mes aifances , lui reprocher combien fes refus étoient infultans pour moi , il fut toujours le même : je ne pus gagner autre chofe que de découvrir 1'envie qu'il avoit de quelques livres , que j'eus foin de lui envoyer a propos. A peine nous eut-on fervi le café , que madame Delêtre & le marquis entrerent fans fagon , a leur ordinaire. M. Gerbo , dont la mife étoit des plus minces , fe leva, témoignant quelque embarras vis-a-vis Tomé III. I  ( 9* ) du marquis, dont la magnificence feule annongok 1'état. Vous me furprenez en tête-a-tête , lui dis-je , eh bien ! ce n'eft encore rien que cela : telle que vous me voyez , j'ai plus effuyé de refus aujourd'hui que je n'ai fair en toute ma vie : vous ne favez pas ce qu'il en coüte pour apprivoifer les ours ; oui, il m'a fallu main-forte pour enlever monfieur de la folirude : cela ne m'éronne pas. Madame , répondk le marquis , le mérire de monfieur peut êrre tel que bien d'autres que vous ne feroient pas moins de démarches pour le pofféder , je vous avouerai même que la vötre juftifie entiérement mon opinion. II fera malheureux pour moi, monfieur , de ne pouvoir la foutenir, reprit M. Gerbo , avec autant de grace que de modeftie. Vous n'en êtes que trop capable , lui dis-je en me jettant a fon cou , qui peut en mieux répondre que moi ? Ah ! M. ie marquis , que ne lui dois-je point! Quels fentimens , quelle générofité , quelle ame ! Vous aimez le vrai mérire : qui peut fe flatter de 1'emporter fur lui ? je ne pus dans cet inftant me refufer le plai fir de détailler les circonftances dans lefquelles j'avois éprouvé fon bon cceur, fa délicatefie & la pureté de fes intentions, en me procurant des fecours dont il fe  (99 ] privoit lui-même. La franchife avec laquelle ma petite vanité fe facrifioit de fi bonne grace a la reconnoiffance , fit autant d'impreflion fur le marquis que ce que je lui racontois de mon bienfaiteur , dont 'le modefte embarras fe remarquoit afiez. Cette fcene , ou monfieur Geibo fe trouvoit fi avantageufement repréfenté , ne contribua pas peu a confirmer les idéés qu'on avoit déja de lui. Je n'avois jufquesla découvert chez lui que les quaütés du cceur r, mais le marquis découvrir bientót. celles de 1'efprit, auquel il ne manquoit ni pénétrarion ni lumiere : il le goüta des ce jour même au point de lui demander inftamment fon amitié r, j'infiftai avec lui pour 1'engager a regarder notre maifon comme la fienne ; mais il n'étoit pas encore tems. Quelques jours après cependanr le marquis 1'ayant rencontré , le forca de venir fouper avec lui chez madame Delêtre , oü il devoit juftement fe trouver une compagnie de gens d'un mérite diftingué 5 il en fit 1'admiration , Sc furpaffa de beaucoup les idéés avantageufes qu'on avoit donné a fon fujet: il fut queftion de marieres férieufes , dans lefquelles il fe montra aufii profond que jufte & net dans fes raifonnemens. Nous luifimes tant la guerre furie peu d'empreiTement avec lequel il répon1 2,  ( ioo ) doit a 1'envie que nous avions de le voir plus fréquemment, qu'il fe détermina enfin a abandonner fon quartier pour fe rapprocher du nötre. Je pris foin moi-même de lui faire trouver une chainbre commode , dans laquelle j'envoyai les livres qu'il m'avoit paru defirer : 1'hötefiê lui fit entendre , fans affedtation , qu'il en auroit la jouiffance ; ce qui le fit pafier par-defiiis les objedtions qu'il auroit pu lui former. La proximité nous procura plus lbuvent fa compagnie , quoiqu'il fe fit encore defirer. M. Poupard ne pouvoit manquer de penfer comme tout le monde a fon fujet, il parut aufii amufant a celui-ci, qu'éclairé Sc favant aux autres. Nous nous appergümes même que la fociété changeoit beaucoup fon caradtere, auquel la triftelfe feule? avoit apporté quelqu'altération. Je trouvois fa converfation fi inftrudtive &C fi intérefiante , que je ne pouvois me laffer de 1'entendre : je pafibis les journées avec lui fans m'en appercevoir; car j'avois enfin obtenu qu'il ne me quittat prelque point. II n'étoit pas poflible qu'un commerce aufii fréquent ne découvrit tót ou tard 1'homme fous le philofophe. Je m'appergus après un certain tems de quelque changement qui fe faifoit en lui. Lorfque nous étions enfemble , il évitoit mes yeux a  ( tot ) fon entretien fe reffentoit de fa diftraction; je lui en fis des reproches , il fe défendit afiez mal; 8c fur ce que je me plaignis un jour du peu de confiance qu'il avoit en moi , puifqu'il me cachoit quelque nouveau fujet de chagrin , il m'avoua fans détour , qu'il commencoit peut-être trop tard a voir le danger oü je 1'avois précipité-; mais qu'il fe croyoit dans le cas inévitable a tous ceux qui me fréquenteroient; que fon cceur enfin s'étoit oublié en donnant acces a d'autres fentimens qu'a ceux de la trifteife \ qu'il étoit étonnant que fe rendant juftice comme il faifoit , il n'eüt pas la force de fe garantir d'une pafiion dont il fentoit tout le ridicule ; comment , me dit-il , définir le cceur humain ? Comment donc foumettre fes appétits a cette raifon impérieufe , dont les lumieres nous éclairent fans avoir 1'art de nous décider ? Comment dans la jufte diftinction que je fais du mal réfultant pour moi d'une aétion , ne puiiüfr-je pas avoir la facilité d'étouffer un defir , un penchant , dont le combat intérieur équivaut le mal que je veux éviter ? Ma réponfe fut aufii iimple que fa déclaration : je ferois comblée , lui dis-je , que vous ne vous méprifiiez pas a 1'aveu que vous me faites. Je méprife avec vous 1'arc de feindre , fi néceifaire avec les autres I 3  ( 102 ) hommes : ma franchife ira julqu'è vous avouer , que 1'unique delir qui me reftoir, étoit de vous attacher a moi : que pouvoit-il m'arriver de plus heureux ? Ce n'eft ni palïion effrénée , ni effet du tempérament •■, quelque chofe de plus délicat me motive , c'eft un goüt fondé fur 1'eftime la plus fincere , 1'amitié la plus intime 8c la reconnoiffance la plus vive : li cette facon d'aimer n'a pas les mouvemens impétueux d'une ardeur déréglée , elle en eft dédommagée par une folidiré , un calme inaltérable 8c un difcernement réfléchi , qui eft un bien fiatteur pour celui qui 1'infpirc ; un penchant fondé fur les qualités du cceur Sc de 1'efprir, eft aulïi durable 8c fixe, qu'eft paffager celui que quelques agrémens ont fait naitre. M. Gerbo , pénétré du retour que je lui témoignois, ne me répondit que par ces aimables tranfporss qui ont toujours de li heureufes fuites; il fe jetta a mes genoux , je me gardai bien de 1'y fouffrir: 1'excès de fon bonheur lui rendit un air gracieux que je ne lui avois point encore trouvé : dégagés de ces ufagcs tyranniques qui exigent des longueurs Sc des cérémonies , auxquelles onnefefoumet que pour célébrer les apparences , nous nous embralTarnes , nous nous promimes un attachement invioiable ; jaloux  ( 103 ) de nous furpaiïer en délicateiTe, nous n'oubliames rien de ce qui pouvoit la caradtérifer ; en cherchant le fentiment , nous rencontrames enfin la volupté. Notre commerce , au moyen des fages précautions que nous primes , le trouva enféveli dans le lilence; le maintien réfervé qu'il obferva toujours avec moi, ne laifla jamais rien tranfpirer. Certain air férieux & auftere n'annoncoit chez lui que le goüt des fciences 8c de 1'étude ; M. Poupard s'accoutuma a le voir réguliérement chez moi, comme un de ces animaux domeftiques dont on fe fait habitude. Autant valoit-il, felon lui , qu'il m'amufat qu'un fapajou. Nous paffames cinq années entieres pendant lefquelles nous ne négligeames rien de ce qui pouvoit cacher notre intelligence. Nous fentimes même fur la fin tout le poids de cette gêne, de laquelle nous nous virrïes le plus heureufement du monde affranchis. M. Poupard devint volage comme tous les amans heureux ; il fe rendit amoureux d'une jeune perfonne qui avoit foliicité un début aux Frangois pour s'annoncer dans le monde ; j'en fus bientót informée , & je profitai de cette occafion pour rompre une intrigue qui ne pouvoit pas toujours durer. Je me voyois prés de cent mille livres da  ( i°4') fonds , c'étoit plus qu'il ne m'en faFoit 5 je penfai qu'en les placant en rente viagere , je ne ferois plus obligée de m'expofer aux fantaifies des hommes. Je communiquai mon projet a M. Gerbo , qui 1'approuva-,nous nous plaiiïons plus que jamais, il n'étoit pas douteux qu'il n'acceptat avec plaifir la propofition que je lui fis de vivre enfemble. Je plagai une partie de mon argent fur fa tête , pour qu'il fut a 1'abri des accidens :, je retranchai quelque chofe de mon train , & me regardai pour lors avec mon ami comme dans un port de tranquillité , duquel mes pafiions ne rifqueroient plus de m'arracher. Trois mois après notre arrangement , M. IJoupard vouiut me rendre fes bonnes graces, je le recus avec tous les égards & la politeffe qu'il méritoit •, mais je lui fis entendre que j'avois recu la main de M. Gerbo ; que pour quelques affaires de familie , nous tenions encore la chofe fecrette. II ne douta pas un inftant de la chofe , &C efFectivement ne manquoit-il pas a notre union qu'une cérémonie extérieure , qui n'alfortit malheureufement ni Ie caraétere , ni les fentimens: nous avons toujours continué de voir avec ia même fatisfaétion le marquis de.... 5c madame Delêtre, jufqu'a ce que quelques affaires les aient engagés a fe retirer dans  ( io5 ) une terre aux environs de Rouen. Nous avons vivement fenti leur perte , &C difficiles dans le choix de nos amis, nous avons eu beaucoup de peine a les remplacer. Qu'êtes-vous devenus , bouillans tranfports , appétits déréglés , auxquels je ne favois rien refufer \ Tems orageux d'une jeunefie inconfidérée, je vous ai employés a courir follement après un bonheur , dont je ne faififlbis jamais que 1'ombre. Je ne jouis vraiment que depuis ces jours paifibles & heureux, qu'un ami fi tendre &C fi raifonnable m'a appris a connoitre d'autres fentimens que ceux qu'infpire un amour impétueux. FIN.