HISTOIRE D E G U Z M A N D'ALF ARAC HE. TOME SECOND.     HISTOIRE D E GÜZMAN D' AL FA RA C HE, NOUVELLE MENT TRADUITE, & purgée des Moralités fuperflues. Par Monfieur L E SAGE. TOME SECOND. A MAESTRI CHT, Chez Jean EdmeDufour &Philippe Roux, Imprimeurs-Libraires, aflbciés. M. DCC. LX XX VIL  / kohinkujke\ ( bibliotheek |  T A B L E DES CHAPITRES contenus au Tome fecond. SUITE DU L I VR E III. CH APITRE VIII. Gu{man continue de faire des tours de mains che^ le Cardi* nal, qui lui donne enfin fon congé. Page i GHAP. IX. II entre au fervice de SAmbaffa* deur d'Efpagne. Caraclere de ce Minijlre. Nouvelles efpiégleries de Gu^man. 10 CHAP. X. De la piece quefit Gii^man a un Capitaine & a un Avocat, qui vinrent un jour diner che[ tAmbaffadeur, fans y avoir étê invités. 21 ChAP. XI. ÜAmbaffadeurdevient amoureux d'une Dame Romaine : Gu^inan entreprend de fervir fon amour : Succès de eet te galante entreprife. 16 €hap. XII. De t 'aventure du cochon, & quelle en fut la fuite. 3 J LIVRE IV. CHAPITRE I. Gu{manprendla réfolution de fortir de Rome , & deparcou-  n TABLE rir toutc eitalie, pour y voir u *u*ii v a de plus curieux. g CHAP. II. Les amours de Dorldo & deCloC™?^»*^ coupes. 60 CHAP. UI Guynau quitte enfin le féjour de Rome U arnve a Sienne , & va defcendre cketfon amt Pompée , quilui a"d de mauvaifes nouvelles. gr CHAP. IV. Gutman , d qudques milles de Sienne rencontre Sayavedra , U prtnd a Jonfervice, & l'emmene avec lui d Florence. CH/^P' Y'r,Gulman P*roÜ d la Cour 'du Grand-Duc Une Dame devient amoureuje de lui. CHAP; VL W & ^ouement de ceVu belle mtngue. tig Chap Vil. Gilman prend le cheminde Bologne dans Vefpérance de rencontrer dans cette Vüle Mexandre Bentivoglio fon voleur, & de U fuivn e„ €HAP; Vm-G»Z™*f< «oyant norit pnjon , Je difpofe d partir pour Milan • mais unc occafion de gagner de Vargent lm fan diférerfon départ. j , ? CHAP. IX. Sayavedra , pour défennuyer Gutman fur la route , lui raconte 1'hiL* re de fa Vie,  DES C HA PIT R ES. vij L I V R E V. h apith e I. De tentreprife hardie queformerent Gu^man & Sayavedra dans la Fille de Milan. Tg6 Chap. II. Quel fut le fuccès decettefourbene. J CHAP. UÏ De la part que GuVnanfit°de ce vol afes affociés , & de la route atiil prit enjortant de Milan. CHAP. IV. De fon arrivée d Genes , & de la gracieufe rtcepdon que luifirent fesparents lorfqu ils apprirent qui U étoit. lx j ^hap. v. Guimandonneun grand repasd chap. vi. -Guijnan après avoir volèfes pare nis , setant embarqué pour repaffer en EfP'gnc, court rifque de pêrir, % a le malheur de perdrt Sayavedra. aj? L I V R E VI. C H 1 Guïman s'ow vers V> Sarragoffe. 11 fait connoiffance avec un jeune Veuve. 11 en devient amoureux. f rog,es tïfin de cette nouvelle paf/ion. z6i  viij T A B L E, &c. CHAP. II. Gu^man part pour Madrid, ou ïl s'engage dans une nouvelle galanterie, dom la fin ne fut pas fi agréable pour lui que le commtncemet. zy6 Chap. III. Gu{man recherche'lafille du Banquier, & tèpoufe. Suites de ce mariage, 319 CHAP. IV. Gu^man apres la mort de fa femme, veut embraffer Uitat Eccléfiaflique. II va pour eet effet étudier d Alcala de Henarès. Fruits de fes études. 331 CHAP. V. Guqman fe remarie d Alcala, & revient peu de temps après demeurer d Madrid avec fa nouvelle Epouje. 349 CHAP. VI. Gu^man & fa femme ayanl été chaffés de Madrid pour leurs bonne vie & moeurs , vont d Seville. Gu^man retrouve ld fa mere. Suites de eet te rencontre. 367 CHAP. VII. Gu^man , apres la fuite de fa, femme, demeure quelque temps avec fa mere. Par quelle rufe il devient enfuite Intendant d'une femme de qualité. 375 Fin de la Table des Chapitres du Tome fecond. HISTOIRE  HISTOIRE DE GUZMAN D'ALFARACHE, SUITE DU LIVRE III. CHAPITRE Vin. Gutman continue de faire des tours dé mains chet l' Cardinal, qui lui donne enfin fon congé. tagHpff- Peut di're que ce Cardinal ll¥(^)f et01t le meilIeur de tous les llllll *?aïtres Paffés > préknts & k ve1 mr- Q"e ne fit-il point pour me rendrehomme de bien? Commelesmenaces & les chatiments auroient pu m'épou. Tome 11, £ r  X HlSTOIRE vanter, &m'obIiger a prendre la fuite, II ne voulut pas les mettre en ufage pour me corriger, outre que la douceur de fon caradtere ne lui permettoit pas de les employer. C'étoit par des remontrances fans aigreur & par des bienfaits même qu'il tachoit de m'infpirer un peu de goüt pour la vertu. Si je faifoisune aftion louable, ce qui m'arrivoit très-rarement, il ne manquoit jamais de m'en bien récompenfer. Quand il étoit a table & qu'il s'imaginoit que j'avois envie de quelque morceau friand ,il étoit affez bon pour vouloirm'en faire part; mais il accompagnoit ordinairement de quelque petite raillerie cette marqué de bonté. Un jour entr'autres, en ma donnant lui-même un morceau de tourte: Guzman, me dit-il, recois ceci de ma main comme un tribut que je te paye pour entretenir entre nous la paix. L'exemple du Dominé Nicolao me faittrembler pour mes confïtures. Ceft de cette maniere qu'il fe familiarifoit avec fes domefliques, qui, charmés d'avoir un pareil Seigneur a fervir, fe feroient tous volontiers facrifiés pour lui. Si les Maitres qui traitent rudement leurs valets en font rarement aimés, en récompenfe les valets chériffenttottjours les Maitres qui les aiment, Peu de temps après 1'a-  £>E GüZMATÏ d'AlFARACHE. 3 venture des barils, on envoya de Genes è S. E. une grande caiffe de confitures bien boites. Monfeigneur prit d'autant plus de plaifir a ies voir, qu'elles lui venoient d'u*ie parente qm lui étoit trés-chere, & oui avoitcoutume de lui faire chaqué année un femblable préfent. Les confiture* étoient donc parfaitement belles; maisayantété mifes dans des boïtes peu foches, elles avoient pns enchemin un peu d'humidité ■ de forte qu'elles avoient befoin d'être ex! pofées au Soleil. . ciree*- Le Cardinal parut en peine de favoïr dans quel endroit on pcurroit les placer, pour qu'elles fuffent è couvert de mes niains. Chaque domeftique dit Ja-defTus fa penree,&dn'yen eut pas un aflez hardi pour vouW s'en cbarger & en répondre He ben, d,t fon Éminence en me voyant amver, carj'érois hors du palais penda" cette confultation, voici Guzmanqui va noust.erd'embarrasjmonami^o^W V ' "0l!S ne favons da"s q«el lieu nous devons mettre ces confitures è fecher S craim ternblement les rats. MonfeigneuJ ha repondis-je, il eft fort aifé d'emLher* que les rats n'y rouchent; vousn'ave* poi r & è moi. II eft vrai, reprit Ie Prélat en fo«A ij  4 H I S T O I R E riant, que c'eftun moyen für de les préferver des rats ; mais j'en voudrois trouver un autre , & je fuis d'avis de te les donner en garde a toi-même. Je te charge du foin de les expofer au foleil tous les jours, & tu m'en rendras compte. Tu vois dans quel état elles font.II faut que tu veillesfans ceffe a leur confervation , & que tu me lesremette telles que je te les confie, fous pei* ne de perdre mes bonnes graces. Ah! Monfeigneur , m'écriai-je a ces paroles, vous ne fongez pasa quelle épreuve vous voulez réduire le fragile Guzman ; (e vous répondrai bien des rats & de mes camarades les plus fins; mais je nepuisen confcience vous répondre de moi. Helas. je fuisunmalheureuxfils d'Eve;&fi je me vois dans un paradis de confitures, quelque maudit ferpent de conferve de Genes pourra me tenter. Encore paffe fi votre Éminence me difoit : Guzman, je veuxbien que tu manges de mes confitures , pourvu qu il ne paroiffe nullement qu'on y ait touche. A cette condition je les prendrois fous ma garde, &nous ferions fatisfaits l'un & 1'autre. J'y confens ,répondit le Cardinal, li tu és affez adroit pour cela , je te le pardonne ; mais je t'affure que tu feras chatie, fi Pon s'en appercoit. J'acceptai donc la commiffion a ce pnx-  de Guzman d'Alfarache. ; la. J'ouvris & j'étaiailes boïtes l'une apres 1 atitre dans la galerie qui étoit expofée au ioleil, & la beauté de ces confitures fit toute hmpreffion qu'elle devoit faire fur un f nand comme moi.Quelque en vie pour- tan.t„qUr i-'euffe d'en %0{lter> j'a«endis qu elles fuffent un peu plus feches. Ce q>ü etant arrivé quelques jours après, je ne penfai plus qu'au moyendepouvoir implt. nement efcamoter une parfie des plus beaux fruits, & voicicomments'y prit M 1 Entrepreneur. Je recouvris d'abord hs hoites que je renverfai doucement; pu s ayant Ure avec la pointe d'un couteaii 'es peuts cloux qiu tenoient les fonds, j:ótai des confitures de quatre boïtes feulement. fcniu.te je remplis de papier fort proprement les creux que j'avoisfaits, & remisles boitesdans leur premier état. Un foir tandis que Ie Prélat faifoit collation, car c'étoit un jour de jeune, je lui dis que je croyois les confitures affez feches pour être enfermees. II ne faut pas demander, me repartit-il avec un fouris, fi tu en as man«é une bonne partie.Du moins, Monfeigneur repartis-je, il n'y paroïtpas. C'eftce qué nous allons voir, répliqua-t-il. Que ?on m en apporte tout-a-l'heure quelques boïtes. Je menai auffi-tót trois de mes cama"des dans ma chambre ou elles étoient, A iij  6 HlSTOIRE je leur en donnai a chacun une a porter, & je me ehargeai de la quatrieme. Ces quatre boïtes étoient juftement celles qui m'avoient paffe par les mains. Je les préfentai a fon Éminence, en lui demandant s'il lui fembloit que je les euffe bien confervées. II les examina fort attentivement, & n'jr remarquant rien qui me trahit : Je ferai content de tes foins & de ta vigilance , me dit-il, fi toutes les autres ont étê refpectéeS comme celles-ci. Je fuis curieux de favoir cela. On fatisfit fa curiofité,il confidéra les boïtes auxquelles je n'avois pastouché ; & apres un long examen, il avoua que fi je lui avois volé des confitures, il n'y paroiffoit point du tout. La-deffus je courus k ma chambre, je mis dans un plat les fruits confits que j'avois dérobé, & revins les montrer au Prélat, en 1'affurant que je n'avois pas goüté de fes confitures, quelque envie que j'euffe eu d'en manger, ce qu'il étoit aifé de vérifier. Nouvelle furprife de la part du Cardinal & de tous fes domeftiques, qui ne me regardant plus que comme un faifeur de tours de paffe-paffe , furent encore plus qu'auparavant en garde contre moi. On nous faifoit étudier quatre heurês par jour. On nous enfeignoit la langue Latine & même la Grecque, & nous em^  r>e Guzman d'Alfarache. 7 ployons le refte du temps que nous avions a nous k lire des Livres d'aimifement, 8c k prendre des Iecons de mufique & de danfe. Mais mon divertiffement favori étoit Ie jeu. Quand il nous arrivoit de fortir, ce n etoit que pour courir chez un marchand de bignets que nous volions comme è 1'envi ou chez un pltiffier qui avoit 1'imprudence de nous faire crédit. Nous donnions auffi queiquefois aux Dames du voifmage de petits concerts accompagnés de rafraichifltments; mais nous fervions un maïtre dont le caraöere nous-obligeoit k bien prendre notre temps pour faire des galanteries. S'il en eut eu le moindre vent, il auroit pu faire maifon nette. Je paffois ainfi ma jeuneffe chez le Cardinal ou 1'on peut dire que je jouiffois d'un fort tres-agréable. Cependant, bien-loin d en etre fansfait, je m'imaginois êfre dans «n dur efclavage. J'étois même affez miférab e pour regretter vingt fois le jour Ia vielibrequej'avoismenée parmilesGueux J avois encore un autre fujet de m'ennuyer d etre Page; je me voyois venir de Ia barUe aumenton , & je mouroisd'envie de porter 1 epee. II ert temps, difois je, que jefongearaire fortune; mais au-lieu de penfer que je ne pouvois être tion. Tantöt il louoit la politeffe des Anglois, leur bonnefoi dans leur commerce,, & leur défintéreffement dans les fervices qu'ils rendoient aux Etrangers. Tantöt il s'étendoit fur leur fobriété & fur leur délir  d£ Guzman d'Alfaraqhe* 15 cateffe en fait de Religion. üne autre fois il les appelloit les premiers Peuples de la terre pour avoir de la conftance, & pour êtrefldeles, particuliérement a Ieurs Rois. Les Dames Angloifes n'étoit pas oubliées dans fes éloges. II difoit que toutes les femmes pouvoient paffer pour des Lucreces, & toutes les fllles pour des Veftales. Je ne' finirois point, fi je voulois répéter toutes les louanges qu'il prodiguoit aux perfonnesde fonpays. Enfin, il fatiguoit toute la compagnie de fes fots difcours,& principalement mon Maitre , qui n'y pouvant plustenir, me dit un foir en langue Caftillane que 1'Anglois n'entendoit pas: Ah, que ce fon rri ennuye l Ces paroles de rAmbaffadeur ne frapperent pas en vain les oreilles d'un Page qui n'étoit ni fot ni fourd. Je me tins pour dit qu'il falloit abfolument nous débarraffer d'un fi faftidieux perfonnage. Pour eet effet, je m'attachai a Ie fervir a table. Dès qu'il demandoita boire, ce qui lui arrivoit prefque a chaque moment, je lui verfois dans un grand verre & jufqu'aux bords d'un vin qui avoit de la force, & qui ne tarda guere a 1'étourdir. Si-tot que je m'en appercus a fes difcöurs, je liai avec un cordon de foie une de fes jambesa la chaife fur ïaquelle il étoit afiis, fans qu'aucun des  l6 H I S T O I R E Convives prït garde a mon afiion. A Ia fin du louper, 1'Ambaffadeur fe leva, & route la Compagnie fuivit fon exemple; mais quand mon Anglois vou-lut faire la même chof% il tomba ii rudement avec fa chaifer qu'il fe cafla- le nez §£ les machoires. Je défïs fubtilement le cordon en faifant femblant de 1'aider a fe relever, Néanmoins, malgré tout le vin qu'il avoit bu, il remarqua que tout le monde rioit a fes dépens; & fe doutant bien de la caufe de fa chüte r i! fortit fort en colere, & ne revint plus au. logis. Ce qui fit un extréme plaifir a fon Excellence. Nous étant ainli défait de eet écorni» ffeur, nous entreprimes mes camarades &c moi de chaffer auffi tous les autres; mais nous en trouvames quelques-uns qui nous donnerent bien de la peine. Entr'autres un certain Spadafïin Efpagnol, qui fe difoit Gentilhomme de Cordoue. II vint un jour faluer fon Excellence, dans le temps qu'elle alloit fe mettre a table pour diner, en lui difant qu'il étoit dans le befoin, & que la jiéceflité 1'obligoit a lui découvrir fa li» tuation. Mon Maitrecomprenant fort bien ce que cela lignifioir, tira de fa poche une bourfe oü il y avoit quelquespiftoles, & qu'il tui donna fans 1'ouvrir. Après quoi, il lui fit une inclination de tête, & lui tourna    pe Guzman d'Alfarache. 17 Ie dos; maisle Cordouan, bien-loin de Te retirer, Ie fuivit pas a pas en lui parlant des occalionspérilleufes oü ils'étoittrouvé, & fut affez effronté pour fe mettre a table auprès de lui. Ne vous offenfez pas de Ia liberté que je prends, dit-il è fon Excellence, quand je ne ferois pas un bon Gentilhomme , il fuffit d'être foldat pour mériter Phonneur de manger avec des Princes. D'ailleurs, ajouta-t-il, la table d'un Seigneur de votre caraöere doit être ouverte aux Officiers dont les fervices n'ont point encore été récompenfés. En achevant ces paroles, il fe jetta fur un plat avec avidité. II mangea comme un affamé qu'il étoit. Enfuite me regardant, car c'étoit moiquidevoit lefervir, ilmefit figne cinq ou fix fois de lui donner aboire. Malheureufement pour mon Gentilhomme, au-lieu d'obéir a fes fignes, je feignïs de me m'en appercevoir nullement. Et pendant ce temps-la, il ne buvoit point. S'il crut d'abord que je n'en ufois de la forte avec lui que par négligence ou par bêtife, il ne fut pas long-temps dans cette erreur; & voyant bien qu'il y avoit de la maiice dans mon fait : Page, me dit-il a haute voix, vous a-t-on ordonné de me laiffer mourir de foif ? La-deffus mon maitre qui n'avoit pas peu d'envie de rire de la fcene  l8 HlSTO IRE que je lui donnois, me fit figne de Ia tête de fervircet aventurier. Ce que je fis, Dieu fait de quelle facon. Je lui préfentai un verre des-plus petits, & je fus même affez cruel pour ne Ie remplir pas tout-a-fait. Dans je temps que je venois de lui donner a boire, & que je reportois la foucoupe fur Ie buffet, il entra dans la falie deux autres parafites que je connoiffois pour les avoir vus a la table de rAmbaffadeur. Dès qu'ils remarquerent que les places étoient prifes, ils s'attacherent è confidérer les convives, & particuliérement notre prétendu noble de Cordoue, & il me parut k I'air dont ils le regarderent, qu'ils avoient du mépris pour lui. Entrainé par un mouvement de curiofité, je m'approchai de ces, nouveaux perfonnages, & je leur demandai li ce Gentilhomme qu'ils fembloient examiner avec attention étoit de leur connciffance. Bon, me réponditl'un des deux, vous nous faites rire avec votre Gentilhomme. Apprenez que ce Galant qui occupe a cette table la place d'un honnête homme, &,que vouscroyez d'un fang noble , eft fils d'un pere qui m'a fouvent fait des bottines, & qui tient bouiique auprès de 1'Eglife Cathédrale de Cordoue. Si je le rencontre en mon chemin, dit 1'autre h fon tour, je pourrai bien lui dire deux mots. En-  de Guzman d'Alfarache. T9 parlant de cette maniere, ces fanfarons retroufferent fïérenient leurs mouftaches , releverent des plumes de coq qu'ils avoient fur leurs chapeaux, & gagnerent la cour oü ils s'arrêterent pour fe confulter fur le parti qu'ils prendroient. Je les y laiffai quelque temps; puis courant les rejoindre: Mefïieurs, leur dis-je, ce Gentilhomme que vous méprifez tant, affure que vous êies des gensderien. II vous trouve, dit-il, bien hardis d'ofer vous préfenter ici. Si vous voulez attendre qu'il ait diné, il viendra vous en dire davantage. II n'a qu'è venir , s'écrierent-ils tous deux enfemble! Nous lui apprendrons qui nous fommes. Les ayant animés 1'un & 1'autre eontre 1'Officier de Cordoue , je revins k celui-ci. Monfieur,lui dis-je al'oreille, mais d'un ton fi bas que tout le monde m'entendit, il y a dans la cour deux Gentilshommes qui feroient bien-aifes de vous entretenir un moment. Qu'ils prennent patience, me répondit-il, je ne quitterai point fon Excellence pendant qu'elle fera k table. Ils foutiennent, repris-je, que vous vous donnez fauffement pour un Cavalier de noble race, & que vous n'êtes que le fils d'un Cordonnier. Vive Dieu, s'écria-t-il d'un air furieux. Se peut-il qu'ily ait fur laterre des gens affez las de vivre, pour ofer tenir  2.0 HlSTOIRE de femblables difcours d'un homme tel qne moi ? Oii font ces faquins, pourfuivit-il en fe Ievant? Ou font-ils? Je veux pour Ie moins leur couper les oreilles. Vous n'avez, lui dis-je, qu'a me fuivre, je vais vous mettre aux mains avec eux. A ces mots, je le pris par Ie bras, & 1'emmenai hors de la falie, quoiqu'il n'eüt aucune envie d'en fortir. Auffi-töt 1'Ambafladeur & fa Compagnie coururent aux fenêtres qui ouvroienf fur la cour, pour voir de quelle facon ie termineroit la querelle que je venois de faire naitre entre ces trois faux braves. Mefïieurs, dis-je aux deux qui fe promenoient dans la cour, voici ce Gentilhomme dont Ie pere, fi 1'on veut vous en croire, eft un Cordonnier Cordouan. Qu'il rende graces, s'écrierent-ils au refpect que nous devons a eet Hotel, que nous regardons comme la maifon du Roi d'Efpagne. VoyantquerOfiicier de Cordoue étoitü' effrayé qu'il n'avoit pas même Ia force de leur répondre,je portai pour lui Ia parole:Meffieurs, leur dis-je, il va fortir tout-a-l'heure, fi vous le fouhaitez , & vous vuiderez votre difFérend dans la rue. Non, non , me répartirent-ils en fe retirant avec un peu de précipitation , nous nous recontrerons ailleurs. Leur retraite réveüla le courage de  de Guzman d'Alfarache. h mon Gentilhomme, qui les traita de poltrons. II forti un moment après-eux, mais il prit un chemin oppofé au leur. Une fi ridicule aventure divertit infiniment l'Ambaffadeur & fes Convives, qui fe remirent è table en difant mille chofes plaifantes aux dépens de nos trois Aventuriers. Après le diner, chacun prit fon parti & fe retira , pendant que fon Excellence entradans fon cabinet pour y faire la nette* CHAPITRE X. De la piece que fit Guzman a un Capitaine & d un Avocat qui vinrent un jour diner che^ £ Ambaffadeur, fans y avoir été invités. Ri e n ne faifoit plus de plaifir è mon Maitre, que de voir d'honnêtes gens a fa table. II y foufFroit même volontiers des parafites, pourvu qu'ils payaffent leur écot par quelques bons mots; mais il n'aimoit pas que ces derniers vinffent manger chez lui, lorfqu'il régaloit des perfonnes de conlidération. Cela étant, tu t'imagines bien qu'un jour qu'il donnoit a diner h l'AmbaffadeurdeFrance&aplufieursautreS  11 HlSTOIRE Seigneurs, il ne vit pas fans peine arriver deux Ecumeurs de table. C'étoit un Capitaine & un Avocat, qui ne manquoient pas de mérite chacun dans fa profeffion. Mais ils ne favoient parler que de leur métier; ce qui les rendoit 1'un & 1'autre fort ennuyeux. Notre Ambaffadeur n'étoit pas capable de leur faire un mauvais compliment. II fe contenta de prendre un air chagrin; ce qui me fit connoitre qu'il ne voyoit qu'a regret ces deux perfonnages. S'ils s'appercurent de la mauvaife humeur de fon Excellence, du moins ils n'en témoignerent rien. IUft vrai qu'ils avoienttrop bonne opinion deux mêmes pour s'en croire la caufe. Auffi, bien-loin de s'en aller après avoir falué PAmbaffadeur, ils demeurerent & fe mêlerent parmi les autres. Mon Maitre , dans 1'ame de qui je lifois, me regarda, & jen'eus pas befoin d'un fecond coup d'oeil pour deviner fa penfée. Je compris qu'il exigeoit de moi que je divertiffe la compagnie aux dépens du Capitaine & de 1'Avocat. J'en formai dans le moment la réfolution, & le moyen en fut bientót imaginé. II faut obferverque 1'Avocat, homme grave & froid, avoit une mouffache dontil paroiffoit idolatre. II n'ofoit rire de peur de lui faire perdre 1'cquilibre, & il la regar-  de Guzman d'Alfarache. 23 dok fouvent dans un petit miroir qu'il tiröit de fa poche avec fon mouchoir dont il faifoit femblant de fe fervir pour fe moucher. Ayant fait cette remarque, j'attendis que 1'on fut au fruit, paree que c'eft alors que la joie regne dans les repas. Comme en efFet, toute la Compagnie fe mit en train, & Ia conyerfation devint fi enjouée, que je ne pouvois avoir une occafion plus favorable d'exécuter ce que j'avois projetté. Je m'approchai du Capitaine, Sc lui dis a l'oreille quelque chofe qui le fit rire. 11 crut devoir me répondre fur Ie même ton, & il m'obligea de baiffer Ia tête pour 1'entendre. Je lui répliquai, il me répartit, & toujours' en nous entretenant tout bas. Enfin, quand je jugeaiqu'il en étoit temps, j'élevai Ia voix en chfant d'un air férieux, & comme fi c'eüt été une fuite de notre entretien : Je fuis votre valet, Seigneur Capitaine. Je n'en ferai nen, je vous jure. Le refpeft que j'ai pour M. 1'Avocat ne me permet pas de prendre une pareille liberté. Qu'y a-t-il donc, Guzman, s'écria mon MaurePMafoi, Monfeigneur, lui répondis-je, c'eft è Mr. Ie Capitaine a vous le dire. Cela lui convient beaucoup mieux qu'amoi. Ilvientde tirer fur la barbe de Mr. 1'Avocat, & il me preiTe de divertir la compagnie en adoptant les traits railleurs  14 HlSTOIRE qui lui font échappés. Mais encore, dit 1'Ambaffadeur de France; apprends-nous quelles font ces plaifanteries. Puifque vous me lecommandez, mon maitre & vous, repris-je, il faut que j'obéiffe a vos Excellences. Mr. le Capitaine en vent a la mouftache de Mr. 1'Avocat, Jequel, dit-il, a grand foin de la teindre tous les matins, afin qu'on ne s'appercoive pas qu'elle commence a blanchir, & ne dort jamaisque fur le dos, de peur de lui faire prendre un mauvais pli. En un mot, il y a un quart d'heure qu'il fait des railleries affez piquantes de Mr. le Doéteur en Droit, & qu'il me preffe de vous en divertir , en vous les difant, comme fi elles venoient de mon cru. Mais ce n'eft point a un garcon de ma forte a fe jouer a un perfonnage tel que Mr. 1'Avocat. Le Capitaine fe mit a rire en m'entendant parler dans ces termes, au-lieu de me démentir pour fe juftifier; Sc toute la compagnie fuivit fon exemple fans favoir li je mentois, ou li je difois la vérité. Le Docteur en Droit demeura quelques moments incertain de la maniere dont il devoit prendre la chofe; mais il ne put tenir contre les ris immodérés du Capitaine; & 1'apoftrophant d'un ton qui marquoit fa colere: Fanfaron , lui dit-il, vous avez bonne grace vraiment de vous moquer de mon age, vous  de Guzman d'Alfarache. ij vous qui vous vantez d'avoir été avec Charles- Quint au fiege de Tunis. Apprenez Monfieur le mauvais plaifant, quejene' fais point de comparaifon avec un homme de votre trempe. Tout beau, Mr. 1'Avocat, interrompit le Capitaine, en prenant fon feneux, vous oubliez devant quels Seigneurs nous fommes ici. Si je n'étois pas plus raifonnable que vous... Comment plus raifonnable, interrompit a fon tour le Dofteur en fe levant de table d'un air furieux! C'eft vous qui êtes le plus grand fou qu'il y ait au monde. Le Capitaine qui commencoit a perdre patience, n'auroit pas manqué de repliquer a 1'Avocat en lui jettant peut-être une aflïette au vifage fi les deux Excellences ne les euffentempêché d'en venir aux voies de fait. On appaifa donc peu-a-peu ces deux ennemis, & depms ce temps-lè nous ne les revimes plus. G eit de cette facon que j'écartai denotre Hotel ces deux parafites; ce qui fut trcsagreable a mon maitre. Tornt 11. 3  2(5 HlSTOIRE CHAP1TRE XI. VJmbaffadeur devient amoureux (Tune Dame Romaine : Guzman entreprend de fervir fon amour : Succes de cette galante entreprife. Je t'ai déja dit que le feul défaut de rAmbaffadeur étoit d'avoir le coeur un peu trop tendre, ou pour mieux dire, libertin. II avoit vu, je ne fais dans quelle occafion, la femme d'un Chevalier Romain , & il en étoit devenu paffionnément amoureux. II avoit déja mis a fes trouffes une vieille des plus ftylées a féduire les jeunes Dames; mais cette Agente , tout habile qu'elle étoit, n'avoit encore fait que des démarches inutiles; il en étoit au défefpoir. II m'ouvrit foncceur un jour, &me dit qu'il s'étonnoit de la réfiftance de Fabia , d'autant plus que cette Dame a la fleur de fon age fe voyoit pour mari un vieillard défagréable & plein d'infirmités. Lebut de cette confidence étoit de m'engager a me mêler de cette intrigue. Ce qui ne fut pas difKcüe a faire. Je me chargeai donc de 1'honorable emploi que mon maï-  be Guzman d'Alfarache. 27 tre me donna , & je lui f15 concevoir les plus flatreufes efpérances, en lui apprenant que j'étois en liaifon particuliere avec la Suivante de fa Dame. II m'embraffa de joie quand je lui eus dit cette circonftance, & il demeura perfuadé que nous ayant dans fes intéréts la Soubrette & moi, il obtiendroit tot ou tard par notre fecours 1'accompliffement de fes defirs. _ Dès le premier entretien que j'eus avec Nicoleta, c'étoit le nom de IaSuivante, je la dlfpofai a rendre fervice a mon Patron. Effeöivement elle n'épargna rien pour le bien mettre dans 1'efprit de fa maïtreffe, faififfant toutes lescccafions de le louer, & de parler au défavantage du mari. Néanmoins, après avoir perdu plufieurs jours a tenter la vertu deFabiapartous lesdifcours les plus capables de 1'ébranler , elle commencoit a défefpérer de la vaincre , lorfqu'un matin cette Dame prenant touta-coup un vifage riant, lui dit: Ma chere Nicoleta, il faut que je te découvre le fond de mon ame: c'elt trop diffimuler avec une fille auffi dévouée que tu 1'es a tous mes fentiments. Apprends que rAmbaffadeur d'Efpagne me paroit 1'homme du monde le plus digne d'être aimé d'une femme de quahté. Je ne puis plus long-temps le maltraiter. Mais tu me connois : tu fais que je B ij  ï8 HlST OIRE fuis efclave de ma réputation. Cherche quelque moyen de conciüer avec ma délicateffe le penchant que j'ai pour lui; & fi tu m'en trouves un qui me fatisfafle , je ne ferai plus difficulté de me rendre a la paflion de eet aimable Seigneur. Je te permets de ne rien célera Guzman, & même de me 1'amener, s'il efl poflïble , dès cette nuit. Tu 1'introduiras en fecret dans cette maifon, & jepourrai 1'entretenir impunément. Nicoleta, tranfportée de joie de voir fa Maitreffe dans la difpofition oü elle paroiffoit être , embrafla fes genoux, lui baifa les mains, &c fit devant elle mille folies qui marquoient fon ravifTement. Enfuite pour mieux 1'afFermir dans fa réfolution , elle fe mit a lui vanter les bonnes qualités de rAmbaffadeur, & elle finit en 1'afïurant que nous conduirions fiprudemment cette intrigue , qu'aucune perfonne dans Rome n'en auroit le moindre foupcon. Sur cette aflurance, Fabia dit a fa Suivante qu'elle s'abandonnoit entiérement a fon zele & a fon adreffe. Lè-deffus Nicoleta vint me trouver; & comme une fïlle que 1'excès de fa joie rendoit prefque folie, elle me jettales bras au col en s'écriant: Mon ami, mon cher ami, paye-moi 1'agréable nouvelle que j'ai a t'annoncer : ma Maïtreffe ne té&fie plus.  de Guzman d'Alfarache. ao Elle veilt rendre ton maïtre leplus heureur de tous les hommes. Je fus fi 3, rmé d'enl endre ces paroles, auXquelIes je °e nSl tendois nullement,. que ne Je ^ main, öc Ia menai comme en triomnhf» SrV'n„Y'a°ire *» ta maitre, ou nous commencames tous irois refu, de bon cojur, aprfa avoir fai',ï„e ! ,Sac?r;ainfiïl,ece,afeprat.^uel voumeparler cette nuit; & ilenfutS B iij  30 H ! 5 T O 1 RE des trois ou quatre autres fuivantes. Nous ne tirames pasle Patron & moi un fort bon aiigure de cela. Néanmoins nous ne perdimes point toute efpérance, & une nuit enfin , il arriva que laConfidente me dit paf une petite fenêtrebaffe, que dans quelques momentsellem'introduiroitdanslamaifon. II faut obferver que j'étois dans une ruelle toute remplie de boue, & oü j'aurois inutilementcherché a me mettre a couvert d'une groffe pluie qui tomboit, & qui per5a bientöt mes habits. 3e 1'efluyai pendant deuxheures avec une patience que je n'aurois pas eue, fi je n'euffe été la que pour mon compte. Mais j'avois pour mon maitre un zelea 1'épreuve de tout. J'étois donc mouillé comme un canard , lorfque je m'entendis appelier par Nicoleta. Je la joignis promptement, & elle me fit entrer par une petite porte qui fut refermée aufli doucementqu'elle avoit été ouverte. Guzman, me dit la Suivante , je vais avertir Fabia, qui va defcendre pour te parler. La voix de ma bien-aimée me valut un fagot pour me fécher. Je ne fentois plus que le plaifir de toucher a Fheureux inftant de voir la Dame dont 1'Ambafladeur étoit épris , & je goütois par avance la joie que j'aurois a rapporter a ce Seigneur ce qui fe feroit paffé entr'elle & moi. Fabia vint en etfet  de Guzman d'Alfarache. 31 peu de temps après avec fa foubrette, a qui elle dit : Nicoleta , tandis que je m'entretiendrai ici avec le Seigneur Guzman, remontez dans la chambre de mon mari • obfervez-le bien j & fi par hafard il s'avife de me demander, revenez vïte m'en donner avis. Jë ne dirai pas fi je trouvai Fabia belle ou laiae, car elle avoit jugé a propos de me recevoir fans lumiere ; de forte que nous etions dans une obfcurité qui ne nous permettoit pas feulement de nous difcemer Cette Dame baiffant la voix, commenca par s informer de 1'état de ma fanté, conijne fi elle y eut pris un fort grand intérêr. De mon cote, je fis la même chofe, mais J ajoutai a ce que je lui dis un beau compliment de ma facon, comme de Ia part de mon maitre que je lui peignis brCiIant d'amourpour elle; cependant, quoique mon difcours fut très-pathétique, elle }üt,k ce qu'il me fembla, fort peu d'attention, pui? que minterrompant dans 1'endroit le plus ProPre a 1'attendrir : Seigneur Guzman, me dit-e le, pardonnez, je vous prie , fi je ne vous ecoute pas de Ia maniere que vous le fouhaitenez; mais je tremble, & dans ia crainte qui trouble mes efprits, je m'imagme que mon époux a ici des efpions qui nous ecoutent. Marchez tout droit deB iv  31 H I 5 T O I R E vant vous, pourfuivit-elle en parlant encore plus bas, vous allez entrer dans une falie oü je vous conjure de m'attendre. Je vais faire un tour dans la maifon pour me raflurer. Je ne tarderai pas a venir vous rejoindre. Ne faites point de bruit. J'ajoutai foi a ces paroles de Fabia. Jé ro'avance a tatons, comme un Colin-Maillard; mais au-lieu de trouver une falie, je fens que je traverfe une cour dont le pavé eft fi fale &fi gliffant, qu'après avoir fait quelques pas , je tombe dans un tas de boue, d'oii voulant me relever, je vais donner fi rudement de Ia tête contre un mur que je rencontre devant moi, que ja demeurai prés d'un quart d'heure tout étourdi. Néanmoins, m'étant un peu remis de ce coup terrible, je cherchai le long du mur la prétendue falie dont on m'avoit parlé, & je crus enfin y entrer en paflant par une petite porte ouverte que je trouvai ïbus main. Autre erreur. Me vaila, s'il vous plait, dans une arriere-cour fort étroite, & qui n'avoit pas deux toifes de longueur. Pour comble de mifere, la pluie continuoit toujours de Ia même force; & tombant dans cette arriere-cour par deux gouttieres, elle 1'avoit inondée de facon, que je me fentisdans Peau jufqu'aux jarrets. Je reculai aufli-töt pour me tirer de-la en rega-  de Guzman d'Alfarache. 3, gnant la porte; mais elle n'étoit plus ouverte. Sou que Ie vent 1'eüt fermée , foit quequelqu'nnqui me fuivoit de prés ce qui eft plus vraHemblable, 1'eüt poulTée pour m enfermer dans ce marais. Je fus donc obl.ge de me réfoudre a paffer Ia nuit dans I'arnere-cour, oh quand je voulo s meIoigner d'une gouttiere qui m'incom! moclon, ,e me trouvois fous I'autre. Je ne faifois que ft„r Carybde pour tomber dans S a ,"Ult anffi cruelIe P°w ™i que celkdelacuye&dubemementl9 1 out defagreable pourtant qu'il m'étoit erlatete, fansqueje pnffe m'endéfendre, les reflexions que je faifois fur les fuites « ne %$W°h PeUt-être Ce"e ™re ne rn aflbgeoient pas moins que ma fituation préfente. Miférable G2Z*T Le ma'/fdeF J? °iS d°nCprisaU *ébu^"? ™Sj 3 13 nemane dans ia vente poui. }a premiere f • d avec toi la fable de Rome. Quelle réponfe c eft Nicoleta qui t'y a fait entrer, & mie tu as promis de 1'époufer. Si 1'on veuï &! Migera temr ta parole, tu fauteras le foffi B v  34 HlSTOIRE 11 vaut encore mieux que ce malheur t'arrive, que de te faire difloquer les os dans les fourments qu'on te feroit fouffrir pour te faire parler. Mais qui fait li 1'on fe contentera de te donner la queftion? Peut-être qu'on n'en fera pas a deux fois, & qu'on m'enterrera dans ce vilain cimetiere. Je dois tout craindre d'un mari Italien. Je fus agité de ces affreufes imaginations jufqu'a la pointe du jour. Alors je crus entendre que 1'on ouvroit doucement la porte de 1'arriere-cour, & je m'en réjouis d'abord dans la penfée que c'étoit la Soubrette ou fa MaiirefTe qui venoient par pitié me tirer de ma prifon ; mais c'efl; k quoi 1'une & I'autre fongeoient le moins. Véritablement la porte n'étoit plus fermée , & de quelque cöté que je tournalTe la vue, je n'appercevois perfonne. Je me retrouvai dans la cour que j'avois traverfée la nuit; & ayant ouvert une petite porte qui n'étoit que pouffée, je me vis dans la rue, ou plutöt dans la même ruelle oh la Soubrette m'avoit donné rendez vous. Je reconnus aulïi la fenêtre par oü elle m'avoit parlé; &c me repréfentant alors toute la lupercherie qu'on m'avoit faite , je remerciai le Ciel de n'avoir pas été plus maltraité. Jeretournai promptement vers notre Hotel; je gagnai mon appartement, ou  de Guzman d'Alfarache, jy m'étant mis nud comme la main , je me jettai fur mon lit, après m'être enveloppé dans mes couvertures, pour rappeller la chaleur que 1'humidité de mes habits m'avoit ötée. CHAPITRE XII. De taventure du cochon, & quült en fut la Juite. J'É tois dans une trop grande agitation pour prendre quelque repos; & ne pouvant dormir, je me mis a rêver a 1'aventure qui venoit de m'arriver. Je la regardai comme un trait de vengeance de Fabia. Je jugeai que cette Dame avoit de la vertu, & que pour le faire connoïtre a 1'AmbalFadeur, elle avoit jugé a propos de recevoir ainli fon Envoyé. Mais ce qui me mortifioit plus que tout le refte , c'eft que je voyois dans eet événement de quoi donner a tout le monde occafion de rire a mes dépens. J'étois auffi fort en peine de favoir de quelle facon je tournerois la chofe k mon Maïtre, quand il faudroit la lui conter ; car je ne doutois pas que tot ou tard elle ne vint k fa connoiflance. Lorfque je me fus un peu rechaufFé dans B vj  36 Histoire mes couvertures, je me revêtis d'un autre habit auffi propre que celui qui avoit été fi bien ajufté par la pluie, & je me mis en état de me préfenter devant rAmbaffadeur, comme s'il ne me fut rien arrivé. J'attendis qu'il me demandat; ce qu'il ne manqua pas de faire fur la fin de fon diner. II me fit entrer avec lui dans fon cabinet, oü il me dit: Pourquoi donc, Guzman, ne vous aije point vu ce matin ? Je croyois que vous me viendriez rendre compte de ce que vous avez fait cette nuit chez Fabia. II faut que vous ayezde mauvaifes nouvelles a m'apprendre. Monfeigneur, lui répondis-je, il eft vrai que je n'en ai pas de trop bonnes 3 vous annoncer. Je ne fais ce que je dois penfer de Fabia. J'ai paffe Ia nuit dans Ia rue, fans avoir entendu parler de cette Dame, ni même de fa Suivante. Plütau Ciel que vous n'eufliez jamais concu le deffein que vous avezformé.' D'ou vient, me repliqua-t-il ? vous vous découragez bien facilement. Peut-être quelque contre-temps n'aura pas permis a Fabia de faire ce qu'elle avoit réfolu, ni même è la Soubrette de vous en avertir. Quoi qu'il en foit, ne vous rebutez point, & retournez dès cette nuit au même endroit oii vous avezinutilement attendu Nicoleta. Je promis a mon Maitre de n'y pas man-  de Guzman d'Alfaracjte. ?r quer. Et je ^ fi q £ rmr&quunde-°osvaieöd,^virt Si^H ' S,"1^1™ »" bil'et de Ia part, me dit-il, d une Dame qui 1'avoit prié de me le faire tenir. C'étoit la Soubrette. Elle me mandoit qu'elle étoit fort furprife Z J eufle éghgé ?a Ia matinée d'e Hnfo"! Ma tïffe r1 £t01t Paffé 13 nuit entre fa Maitreffe & moi. que , aute, je n'avois qu'a 1'aller trouver v™ lefoir dans la ruelle derrière Ia „Jfoïde habia ' &. que Par Ia fenêtre baffe crue ie leZfr>?°US aUri0ns ^^mbiqe unJe petite converfation. Ce billet Mn;m, courage. Je me lendafotfiSï! foir dans la ruelle, qui, comme on 'a de' a recit de ce qui m'étoit arrivé. Elle me narut trein Ut °brerv.er^e pendant notre en^ metten, pour temr une contenance plusgï  3?? HlSTOIRE lante, 'j'avois le cou allongé, les jambes ouvertes, & c'étoit, comme tu vas Tentendre , me prêter au nouveau malheur que me préparoit ma mauvaife fbrtune. II y avoit a un des bouts de la ruelle une écurie d'oü il fortit tout-a-coup un cochon des plus gros , qu'on venoit d'en chafler a coups de baton. Cet animal irrité, ainli qu'un taureau furieux k qui 1'on a ouvert la barrière, enfila la venelle de mon cöté, & me palTant entre les jambes, m'enleva de terre, 6c m'emporta fur fon dos en grognant d'une maniere épouvantable. J'embraffai le cou de la bete; & me tenant k fes foies le mieux qu'il m'étqit poffible , de peur de me caffer unbras ou une jambe contre Ie mur, ou bien de tomber dans 1 a boue, j'efpérois me tirer d'afFaire affez heureufement; mais mon courfier trompa mon attente. Se fentant ferrer le col, il fecoua li rudement fa tête pour fe délivrer de ce qui 1'incommodoit, qu'il me jetta juftement dans 1'endroit de la ruelle le plus bourbeux. C'étoit a 1'entrée du cöté de la place Navonne. II y a toujours la du monde, il y en avoit alors plus qu'a 1'ordinaire. Quel fpe&acle, particuliérement pour la canaille, de me voir fortir de la ruelle couvert de boue depuis la tête jufqu'aux pieds! On entendit bientót dans la place descris    de Guzman d'Alfarache. 39 & des huées, & dans un moment je fus entouré d'une infinité de toute forte de gens qui commencerent a m'infulter par miüe mauvaifes plaifanteries, que je dévorai, tant j'étois accablé de honte &z de confufion. Je ne fongeois uniquement qu'a découvrir quelque maifon oü je puffe me cacher; & en ayant remarqué une qui parut m^offrir 1'afyle que je cherchois, je me hatai de m'y rendre. J'entrai dedans, & fermai brufquement la porte au nez des marauds qui me pourfuivoient. Ceux-ci auffitöt fe mirent a crier aux perfonnes du logis de me faire fortir; & 1'on eüt dit en les voyant fi ardentsa me perfécuter, que j'avois commis quelque crime digne d'un chatiment exemplaire. Pour comble d'infortune , le maitre de la maifon ou je m'étois fauvé, ne fetrouva pas difpofé a prendré mon parti contre une populace infolente. Comme c'étoit un vieux jaloux a qui tout faifoit ombrage, il alk s'imaginer que 1'état effroyable oü j'étois pouvoit être une rufe dont je me fervois pour m'introduire impunément chez lui , & faire un amoureux meflage. Cette ridicule vifion fut caufe qu'il vint fondre fur moi avec tous fes domefiiques, qui me mirent dehors a grands coups de poing, & de pied au cul, Me voila donc une feconde  4° H I S T O I R E fois livré a mes railleurs impitoyables, qus courant après moi a mefure que je m'éloignois d'eux, renouvetlerent leurs railieries & leurs injures. Je ne favois plus a quel Saint me vouer, lorfque le Gel, pour ma confolation, me fit rencontrer un jeune Efpagnol qui vint m'ofFrir fes fervices & ceux de trois ou quatre Italiens qui 1'accompagnoient. Avec ce fecours, dont j'avois grand befoin, je me dérobai a mes perfécuteurs; tandis que 1'Efpagnol & fes Compagnons les écartoient a coups de plat d'épee, je m'avancois a toutes jambes vers notre Hotel, méprifant les coups de dents que je recevois dansles nies de tous les pe* tits chiens qui fe mettoient a mes troufTes. J'arrivai pourtant au logis fain & fauf, a quelques meurtrifFures prés. J'eusle bonheur de parvenir jufqu a ma chambre fans avoir rencontré perfonne i mais j'eus beau fouiller dans toutes mes poches, je n'y trouvai point ma clef. Jejugeaiqu'entirant mon mouchoir pour m'eliuyer le vifage, je 1'avoislaifFétomber dans la maudite maifon oii je m'étois refugié li mal-a-propos. Ah, miférable, me dis-je alors a moimême ! Que te fert il d'être forti d'un affreux embarras, fi tu n'en peux cacher la connoifiance aux domeftiquesde 1'Ambaffadeur ? Si quelqu'un t'appercoit dans 1'é-  de Guzman d'Alfarache. 41 quipage ou tu es, il ira le dire aux autres, & voila des rifées fur ton compte pour plus de deux mois. Après avoir long-temps penfé a ce que je devois faire, je me déterminai a implorer 1'affiftance d'un de mes camarades, dont la chambre étoit voifine de la mienne, 8c qui, s'il n'étoit pas de mes amis, faifoit du moins femblant de 1'être. J'a'.lai frapper k fa porte. II ouvrit, & me voyant fi bien ajuflé, il fit, fans pouvoir s'en défendre, quelques éclats de rire, qu'il me fallut elliiyer patiemment. Mon ami, lui dis-je, quand vous ferez las de vous épanouir la rate, je vousprieraide m'aller chercherun ferrurier pour ouvrir ma chambre. J'y cours, me répondit-il; mais contente aupa» ravant ma curiolité. Conte-moi l'accident qui t'eft arrivé. Je te promets de garder le fecret. Pour me débarraffer d'un homme li curieux, je lui fis un détail oit il n'y avoit pas un mot de vrai. Après cela, je le preffai de me rendre le fervice que j'attendois de lui. Ce ne fut pas fans répugnance qu'il me laifla dans fa chambre , tant il appréhendoit que je ne gataffe fes meubles. II m'obligea même de lui jurer, tout fatigué que j'étois, que je ne m'en approcherois point, & que je demeurerois debout jufqu'a fon retour. Par bonheur pour moi, il revintaffez.  41 Histoire promptement avec un ferrurier qui ouvrit ma chambre, oü, fans perdre de temps, je changeai d'habit & de linge, après m'être bien Iave les mains & le vifage. A peine- eus-je changé de décoration, que, on me vint avertir quel'Ambaffadeur vouioit me parler. II favoit déja 1'hiftoire du cochon. II y a toujours dans lesgrandes manons des domeftiques, qui, pour faire leur cour è leurs maüres, vont leur rapporter tous ce que les autres ont fait. Mais U n avoit appris mon aventure que trésimparfaitement. Auffi me demanda-t-ild'abord dequelle facon Ja chofe s'étoit pafce n'étoit Poi"t "ne infulte que m eut fait faire le mari de Fabia. Je fus ravi qu il me donnat Jui-même une fi bell» occafion de compofer une fable. Je lui dis que deux grands laquais m'ayant vu parIer dans la ruelle è Nicoleta, s'étoient aviJes de me vouloir raiiler la-deflus. Que je leur avois répondu, & qu'infenfiblement nous en étions venus des paroles aux actions_: que felon toutes les apparences j'en aurois tué un, fi, heureufement pour lui, un cochon fortant de la ruelle avec furie, n'eüt ' paffe entre nous, & ne m'eüt fait tomber dans ia boue; & qu'enfin, m'étant relevé fur le champ pour continuer lecombat, j'avois vu mes ennemisprendre lachement la fuite.  de Guzman d'Alfarache. 4^ Monfeigneur fut la dupe de mon récit fanfaron. Mais fi je lui en donnai a garder ce foir-la, dès le lendemain matin en récompenfe il apprit la vérité. Je m'en appercus bienaudiner.il me lanca quelques traits railleurs fur mon combat contre les deux grands laquais, & m'appeüa le Paladin au cochon. J'aurois ri tout le premier de fes plaifanteries, s'ilme les eüt faites en particulier; mais c'étoit 4en préfence des autres domeftiques , qui tous étoient charmés de m'entendre ainli turlupiner par mon maitre, & qui jugeoient bien par-la que je ne ferois pas long-temps fon favori. Ce qu'il y eut encore de plus facheux pour moi, c'eft qu'un des amis de l'Ambaffadeur, & par conféquent un de mes ennemis , vint lui faire vifite peu de jours après, & dit a fon Excellence qu'il avoit quelque chofe de trés-important a lui communiquer. Mon maïtre demanda de quoi il s'agiffoit, & alors fon ami lui paria dans ces termes, ou du moins dans d'autres équivalents : » L'intérêt que je prends » a toutce qui vous regarde ne me permet » pas de vous laiffer ignorer un bruit qui fe » répand dans Rome , & qui bleffe votre » réputation.Guzman ,dont la conduite eft » fort mauvaife, paffe pour le miniftre de » vos plailirs. On ne s'entretient par-tout  44 Histoire » que de 1'aventure du cochon; &fiI»o„ en » veut crOIrela médifance, c'eft en ména- » geant pour vous les bonnes graces d une » Dame que Pofficieux GuzmS, a fervi de »JouetèlapopuIace'V Ces paro] firent toufe pi qu elles pouvoient faire fur 1'efprit d'un homme tel qlie mon maitr* *K<5? bien toutes les mefures quW perfonnTde fon carafiere avoit 4 garder, tam pour fon honneur que pour celui de fon Prince Dès cemoment,ilréfolutdefedéfairedemo1 II n en temoigna rien; mais qlI0i qu'iïaf ftflat de vivreavec moi comme a fonordl Le Carême, quiarriva dans ce temps-Iè ' lui fourmt unbeauprétexte pour co mm en', eer a executer Ie deffein qu'il avoit de me donner honnêtement mon congé. II nt dit qu il avo.tenvie de feretirerdu commerce des femme,, & de mener une vie K glee. Je t'avouerai même, ajouta-tS t£ ££f°1,ement épfis de Fabia La raifon m eft revenue. Je reconnois que j'ai e Plus grand tort du monde d'avJriené les yeux fur cette Dame. Son époux ei un des premiers Cavaliers de Rome, & jf ™  de Guzman d'Alfarachf. 4c reprocherai toute ma vie d'avoir voulu déshonorer fa Maifon. U U rne tint encore d'autres difcours tem hhbles que je feiguis de cJTp£t £n.Jefis pus : i'applaudi, è fa K t on, & contrefaifant è mon tour le nécheur qiu rentre en lui-même, je lui dis aue S:;s/uivreJon exe^,e-je s geai en effet de conduite. Je fis toutes les grimaces hypocrites dont je pus m'avifer pour perfuader aux domeftiques, & Dar t-cuhérementèmon Maïtre ' que'faSS -o-epour jamais aux iatng'ues Fin du trolfeme Livre.  HISTOIRE DE GU Z MAN D'ALFARACHE, L I V R E IV. iiiiiin. ■-■■iiiiiii ■■ CHAPITRE PREMIER. Guzman prend la rêfolution de fortir de Rome, & de parcourir toute tltalie, pour y voir ce qu'il y a de plus curieux. i^ggfjj E paffois prefque toutes les jourj^ilf^: nées dans ma chambre , oü je iï^JÉJlll m'occupois a lire de bonsLivres sgsriSgggif qU'on me prêtoit, & a recevoir quelques amis qui me venoient vifiter. Un jour le jeune Efpagnol, qui avoit ii géné-  de Guzman d'Alfarache. 47 reufement pris ma défenfe dans l'aventure du cochon, ine vint voir, pours'informer medit-il, de 1'etatde ma fanté. Tu neux bien croire, mon cher Lecïeur, que ie ne manquai pas de faire ungracieux accueil a un homme k qui ,'avois tant d'obligation Je lm fis mdle compliments fur le fervice qu i! m avoit rendu, & je I'affurai que i'étoistres-mortifié de n'avoir pu aller chez lui pour l'en remercier, ignorant fa demeure & fon nom. II me répondit modeftement qu il n avoit rien fait qui mérité tant de «connoiffance; & qu'étant Efpagnol & noble, ils etoit fait undevoir de courirau fecours d'un galant homme infulté paria canaille. ^ Je ne lui eus pas plutötentendu dire qu'il etoiidemon pays que je lui demandai d ns quel endroit d'Efpagne il avoit pris na ffance. Je fins, me dit-il, d'Andaloufie Tol t^l^^edra eft mo„' nom. Je reGOublai mes civilités, q«and J appnsqu il etoit d'une des plus iiluffres & des plus anciennes Families de notre Ville II avoit en effet 1'accent Andalous, & COnnoifloit auffi-bienque moi Seville. Cependant il etoit originaire de Valence , mais il avoit fes raifons pour ne le pas dire alors. Je lui offris mes fervices & le crédit de mon maitre, sii en avoit befoin. Ilmerendit  48 HlSTOIRE graces de ma bonne volonté, me dit que véritablement il avoit une affaire a la Chambre Apoftolique, & qu'il en efpéroit un heureux fuccès; mais que fi les perfonnes qui s'intérefToient pour lui n'agiffoient pas efHcacement, il auroit recours k moi. Comme il m'échappade dire dansla fuite de notre converfation que 1'on me trouvoit toujours au logis, & que je me promenois rarement, il en voulut favoir lacaufe. Je lui avouai de bonne foi que je n'ofois me montrer dans les rues depuis l'aventure du cochon, & que j'étois bien-aife du moins de donner le temps de 1'oublier, avant que de reparoïtre dans le monde. Ce qui lui parut d'un homme prudent & judicieux.il ne laiffa pas des'offrir a m'accompagneravec fes amis , fi quelque affaire indifpenfable m'obligeoit k fortir. Pénétré de fes offres obligeantes, je lui jettai les bras au cou, & 1'accablai de remerciments. De fon cöté, il re demeura point en refte de politeffe avec moi; & quoiqu'il approuvat la raifon qui me faifoit garder la chambre, il me dit qu'il me plaignoitfort d'être réduit amener une vie fi ennuyeufe: qu'il me confeilloit plutot de voyager, d'aller voir Venife, Bok> gne, Pife & Florence : que je trouverois dans ces Villes de quoi m'amufer agréablement, & qu'enfin je reviendrois a Rome, lorfque je le jugerois k propos. Je  de Guzman d'Alfaracbe. 41 Je fis connoitre è Sayavedra qu'il ne pouvoit nen me confeiller qui füfplus de mongout, & que je ne tarderois guere è fuivre fon confeil, pourvu que mon Maitre, fans la permiflion de qui je ne prétendo,s nen faire, y confentit. Alors mon Andalous nat.f de Valence, & fourbeen diable & demi, me fit une defcription charmante de toutes ces Villes, pour me donner encore plus d'envie de les voir. U m'en infpiraun fi grand defir, quedèsle lendemain matm en habillant l'AmbalTadeur ie lui dis:Jenefais, Monfeigneur, fi vo„s ap. prouverez un deffein que j'ai formé foïs votre bonplaifir. Je voudrois bienvovaaer par toute l'Italie. Je m'imagine que jelie ferois pomt mal de m'éloigner de Rome pour quelque temps. Son Excellence , è ces paroles, fentit un mouvement de joie qu elle ne put s'empêcher de IailTer paroïtre. Guzman, s'écria-t-elle, il ne pouvoit te vemr une meilleure penfée que celle-lè Vm mon ami, tu feras bien de difparoitre du moms pour quelques mois, cela ne fauroit produire qu'un bon effet pour nous deux : car ,e n'ignore pas les bruits qui courent a mon défavantage, fur-tout depuis ta derniere aventure. On nous accommode 1'un & I'autre de toutes pieces Un m en a donné charitablement avis. En lome ii, q  JO HlSTOIR.E un mot, nous fommes dans la nécelïité de nous féparer. J'ai quelquefois eu envie de te le dire; mais je n'en ai pas eu la force, & je luis ravi que tu prenne de toi-même le parti de voyager. Au refte,Guzman, pourfuivit ce bon Maitre, tu peut compter que je te mettrai en état de voir agréablement tous les pays oü tu voudras aller. Enfin., j'en uferai avec toi comme avecun Servi»eur que j'aime, & dont je ne me défais qu'a regret. Ainli me paria mon Ambaffadeur. Je lui rendis un million de graces des fentiments favorables qu'il venoit de me témoigner ; & je ne fus pas-fitöt hors de fon appartement , que je chargeai un de nos marmitons de m'aller chercher le Meffager de Sienne.Enfuite je me retirai dans ma chambre pour m'occuper des préparatifsde mon voyage. Déja je commencois.a ferrer proprement mes hardes dans trois cofFres qui me fervoient de garde-robe, Iorfque je recus une feconde vifite de Sayavedra, que je mettois au nombre de mes meilleurs amis. II fit paroitre quelque étonnement a la vue de mes efFets étalés dans ma chambre , & des cofFres ouverts devant moi. Comment donc, Seigneur Guzman , s'écria-t-il, eft-ce que vous vous difpoferiez a Fuivre le confeil que je vous ai donné ?  de Guzman d'Alfarache. „ Vous l'avez deyiné, lui répondis-je. Mort maitre aqui ,'ai parlé de mon deffein mi permis de Pexécuter. Cen efl faïr JeCs dans deux /ourspour Sienne, oü je mepro pofe de m arrêter quelque temps chez un rnarchand de mes amis] appelle Pon,p7e" Je ne le connois point perfonnellement • te ici, & qui m en temoigne par fes Ietrr^ nenfï STT^' *Ue ^ cheJa - fi"r b,e"-aife de me Poff^er chez hu. Alnfi ,'efpere que j'aurai du plaifir aSienne oü,evaisdèsaVurd'hui envovéï mes hardes a 1'adreffe de cePomp/e Sur nen etre point embarraffé fur fa route 5i Sayavedra paroiffoit attentif a ce q Je voir'rf015^1 n?r*oitpas moins S voir ranger mes nippes dans les cofFres. II remarquoitbienfur-tout oü je placois ce qne ; avoisde plusprécieux, kce*par vamte ,e n'etors pas féché qu'il regardS II nemanqua doncpas d'obferver dans quel endroit ,e ferrai une chaïne d'or avec ouelquesprerreriesAM^ tSff^"6 >avois amafféeschez ™„f?r?* 3deUr; "r >e ne m^0is Point autres i ^ ^ C°mme dans les autres, a rouer. J'avois confervé avec beaucoup de foin tous lespréfents quef avo1S recus. Heureux fi c'eüt été pour moi C ij  tl HlSTOIRE & non pour dcsvoleursquc j'euffe pris tant de peine. Je remplis les deux autres cofFres de ce que j'avois de plus commun; & après les avoir bien fermés, j'en laiflai fur une table les clcfs qui ctoient Hees enfcmble. Puis nous continuSmesó nous entreterir, jufqu'a ce qu'un laquais me vint dire que 1'on me demandoit en-bas. Comme ma chambre me parut alors trop-mal-propre pour y recevoir compagnie , jepriai mon nouvel ami de me permettre de le quitter pour un moment, & j'allai voir qui pouvoit être la perfonnequi vouloitme parler. C'étoit le meffager de Sienne que je ne me fouvenois plus d'avoir envoyé chercher. Je m'informaidujourde fon départ; & pour convenir avec lui de ce que jelui donnerois pour le port de mes hardes, je le fis monter dans ma chambre.Pendantce tempsla, Sayavedra fit fon coup. Ce frippon fe voyant feul, fe fervit d'un morceau decire qu'il avoit mis dans fes poches par précaution, prit les empreintesde mes clefs, & fe faiiit d'une lettre qu'il trouva fur la même table , & qu'il reconnut être de Pompée. Je montrai mes cofFres au meffager, qui les fouleva un peu pour pouvoir mieux juger de leur poids. Je lui donnai 1'argent qu'il me demanda pour les rendre a Sienne «hez le Seigneur Pompée , & il fe retiraen  i)e Guzman d'Alfarache. 53 me difant qu'il alloir chercher du monde pour 1'aider a emporter les cofFres, & qu'il partiroit dans troisheures.Un inftantaprès qu'il fut forti, mon ami 1'Efpagnol voulut prendre congé de moi, fousprétexte de me laifTer plus en liberté d'achever les apprêts de mon voyage. J'eus beau 1'alFurer qu'il nem'incommodoit point, & lui offrir même a déjeuner, il n'y eut pas moyen de le retenir, tant il avoit d'impatience de me quitter pour aller faire faire fes fauffes clefs.Du moins, lui dis-je, mon cher Compatriote, enfeignez-moi votre demeure. II feroit bien mal-honnête que je fortiffe de Rome fans vous rendre une vifite. La-deffus, après m'avoir répondu qu'il m'en dif •penfoit, il me fit entendred'un air myfté rieux qu'il logeoit chez une Dame, oüpour des raifons qu'un galant homme ne pouvoit dire, il falloit qu'il fe privat duplaifir de recevoir fes amis. N'ayant rien a repliquer acela, jene fis plus aucune inftancepour arrêter notreprétendu homme a bonnes fortunes, qui courut aufïï-töt vers fescamarades, pour concerter avec eux la maniere dont ils feprendroient pour s'emparer de mes cofFres. Ses camarades étoient quatre frippons, dont trois reconnoifFoient comme lui, pour chef un fameux voleur, nommé Alexandre BenC iij  54 Histoiïe tivogHo. Celui-ciconduifoit les entreprifes qu'ils formoient en commun. C'étoit lui qui diftribuoit les róles aux autres, & qui jouoit ordinairement le'premier; mais il cedadans cette piece Ie principal perfonnage a Sayavedra, lequel étant Efpagnol, lui parut plus propre qu'un autre a repréfenter un Caftillan. Ils s'habillerent donc tous quatre de la maniere qu'il lui plut, ayant des habits de toutes les facons pour déguifer les gens; & ils fe mirent le jour luivant en chemin pour Sienne, oü ils arriverent le lendemain. Sayavedra, liiivi de deux autres qui portoient des cafaques de livrée , alla loger dans la meilleure Hötellerie de Ia ville, fe difant Gentilhomme de rAmbaffadeur d'Efpagne. A Tégard d'Alexandre , qui étoit connu dans toute 1'Italie pour ce qu'il étoit, il n'ofa faire le troifieme Laquais. II jugea plus a propos de chercher un gitedans un endroitmoins fréquente avec le quatrieme Cavalier de fa fuite. Sayavedra parlant d'un ton de maitre, fe fit donner d'abord la plus belle chambre; puis s'étant un peu ajufté, il envoya un de fes gens dire au Seigneur Pompée que Dom Guzman, fon ami, venoit d'arri ver a Sienne par la pofte, & qu'il fe fentoit fi fatigué de fa traite, qu'il le prioit de 1'excufer s'il n'al-  de Guzman d^lfarache. lolt pas loger chez lui. Pompée, ravi d'apprendre 1'arrivée de Dom Guzman, abandonna tout pour aller trouver un homme auquel il étoit ii redevable. II vole a 1'Hötellene, & trouve dans une chambre bien eclairée un Cavalier couché furunlitde repos. Celui-ci le voyant entrer , fe leve avec emprelTement, & court a lui les bras otiverts, en lui difant :;Ah .' Seigneur Pompee, je me flatte que vous voudrez bien me pardonner la liberté que j'ai prife de vous adreffer mes cofFres. Cen'eft point-tè votre plus grande fante, lui répondit en fouriant Pompee, & je fuis véritablement faché comre vous de ce que vous n'êtes pas venu de.cendre chez moi. Rien n'eft plus poli, rephqua Ie faux Dom Guzman; mais je vous dira, pour me juftifier, que je fuis & las davoir fi long^temps couru la pofte que jen ajpu me réfoudre k vousincommo' der. j out au contraire , répartit le Marcnand, celadevoit vous engager a préférer ma maifon a une HóteÜerie.Ünautreraifon encore , lui dit Sayavedra, a prévalu fur 1 envie que ,'avois d'aller loger chez vous: Je ne tais que paffer par Sienne. Dés demain ,e vais k Florence par ordre de rAmbaffadeur mon cher Maitre, m'acquitter dune commiffion dont il ma chargé. Je n ai pas cru de voir vous embarraffer de moi C iv  56 HlSTOIRE pour fi peu de temps; mais patience, ajoutat-il, avecun fourisgracieux, je reviendrai dans huitou dix jours,&je comptebiende faire quelque féjour dans votre maifon. Pompée ne laifTa pas de le preffer de venir fouper& coucher chez lui, quoiquece ne fut que pour une nuit; maisle faux Dom Guzman s'en défendit avec tant d'opiniaV treté, que le Marchand craignant de 1'importuner par trop d'inftances , le laiffa fe délaffer , en 1'affurant qu'il ne manqueroit pas de revenir le lendemain matin a 1'Hotellerie, pour être préfent afon départ, & lui fouhaiter un bon voyage. La-defFus Sayavedra dit touthaut a un de fes valets:. Tenez, Gradelin, voici les clefs de mes cofFres. Le Seigneur Pompée veut bien que j'envoye prendre quelques hardes & le linge dont je puis avoir befoin pendant huit jours. Apporte-moi, pourfuivit-il, ma robe-de-chambre que tu trouveras dans le plus grand cofFre.I} vaut mieux, interrompit Pompée, en s'enferrant de lui-même, il vaut bien mieux faire tranfporter ici vos cofFres, & vous en tirerez toutes les chofes qni vous font néceffaires. Vous avez raifon, lui dit le faux Guzman. Je ferai un paquet des hardes dont j'ai ablblument befoin. Je le mettraidans le pluspetit de mes cofFres. Je l'emparterai avec moi a Floren-  de Guzman d'Alfarache. 57 ce, & je vous renverrai les deux autres, que vous aurez la bonté de garder chez vous jufqu'a mon retour. ^ Le Marchand fortit enfuite de I'Hótellerie, & une denii-heure après, on y vit ar. river les trois cofFres ponés par les compagnons de Sayavedra, & par un valet d'écune. Ils étoient accompagnés d'un homme qui préfentaau faux Guzman, de la part de fon ami Pompée, une corbeiile de fruits excellents avec fixbouteilles d'un vin admirable. Ce préfent fut recu avec toutes les démonftrations de la plus vive reconnoiffance par Sayavedra, qui, après avoir fait une petite libéralité au domeftique du Marchand, Ie chargea de mille compliments pour fon maitre. A peine les cofFres furent-ils dans I'Hötellerie, qu'AIexandre Bentivoglio , qui favoit déja 1'heureux fuccès de Ia fourbe«e, s'y rendit. On fit 1'ouverture des deux dont on avoit les clefs, & 1'on crocheta 1 autre, qui renfermoit mon argent & mes bqoux, qu'ils partagerent, ou pour mieux dire, qu'AIexandre s'appropria. Car c'étoit un rodomontqueles autres craignoient,& qui leur faifoit telle part qu'il lui plaifoit des depouiiles volées. II fe contentade leur donner a chacun trente piftoles, & les plus mauvaifes nippes. Après quoi il remplit le C v  58 FTistoire petit cofFre de ce qu'il y avoit de meiileur, & fit mettre dans les autres de la paille & des pierres. Puis fans perdre de temps, il envoya un homme de la bande retenir des chevaux de pofte pour partir k la pointe du jour, & prendre la route de Florence. Ce qui fut exécuté de point en point par ces honnêtes gens, qui payerent 1'Höte en lui recommandant de faire reporter dans la matinee chez le Marchand, les deux cofFres qu'ils lailFoient dans 1'Hötellerie. Pendant que tout celafepaffoita Sienne, j'étois occupé a Rome k faire mes adieux k mes véritables amis, fans avoir le moindre preflentiment de cette fupercherie. 11 ne me reftoit plus rien k faire qu'a prendre congé de mon maitre. J'entrai dans fa chambre un matin d'un air trifte; & après lui avoir protefté que je n'oublierois jamais les bontés qu'il avoit eues pour moi, je me jettai k fes genoux, & baifant une de fes mains, je la baignai de mes larmes. 11 fut attendri de ma douleur, & me fit afFez connoïtre qu'il me perdoit k regret. Ce bon Seigneur m'exhorta a la vertu d'une maniere aufïi tendre que s'il eüt parlé a fon propre fils. II m'embrafTa même; & me pafFant au cou une chaine d'or qu'il portoit ordinairement, il me dit qu'il me Ia donnoit pour me reflbuvenir de lui toutes les  de Guzman d'Alearachê. j9 fóis que je Ia regarderois. II ajouta è cette marqué d'amitié une bourfe de cinquante piftoles avec un des meilleurs chevaux de fes écuries. Tous fes domeftiques a fon exemple fe montrerent fenfibles a mon eloignement. Dans Ie fond, bien-Ioin de les avoir jamais deffervis auprès de mon maitre, je leur avois fouvent rendu de. bons offices , & il n'y en avoit pas un qui ent fujet de fe plaindre de moi. ■ Je ne veux point paffer fous fdence un etrange événement qui arriva dans Rome Ia veillede mon départ, quoiqu'il n'ait aucun rapport avec mes aventures. l'Ambaf. fadeur achevoit de fouper, lorfque nous VJmes entrer dans Ia falie un Gentilhomme Napohtain , qm venoit fouvent è 1'Höteh II avoit 1'air d'un homme qui a 1'efprit un peu ti-oublé. Monfeigneur, dit-il è fon i-xcellence , je viens vous apprendre une nouvelle bien extraordinaire. On vient de me la dire, & vous m'en voyez encore tout emu. Je fuis fort curieux de Tentendre, repondit mon maitre. Alors je préfentai ün fiege au Napolitain, qui s'étant affis, paria de cette forte. ^**^& C vj  60 HlSTOlRE CHAPITRE II. Les amours de Dorido & de Clorinia, ou Hijloire des mains coupées. UN Cavalier de cette Vilie, nommé Dorido, jeune homme d'une illuffre naiffance, fort bien fait Sc plein de valeur, aimoit Clorinia, rille de feize a dix-fept ans, vertueufe, belle, & de bonne familie. Les parents de cette charmante perfonne 1 elevoient avec tant de févérité, qu'ils ne lui permettoient pas d'avoir des entretiens oii fa vertu put courir le moindre péril. Elle n'avoit pas même la liberté de fe montrer que très-rarement a fa jaloufie, tant on appréhendoitquefon extréme beauté, que les jeunes gens ne pouvoient voir impunément, ne caufat quelque malheur. Son pere ou fa mere, ou bien fon frere Valerio, attachés a fes pas, étoient témoins de toutes fes aöions. II y avoit déja plufieurs mois que Dorido 1'ayant appercue par hafard a fa jalou fie, en étoit devenu éperduement amouïeux; mais il ne lui avoit pas encore été poffible de le lui faire coanoitre que paa?  üe Guzman d'Alfarache. 6i des regardspaffionnés, qu'il ne manquoit pas de lancer toutes les fois qu'il paffoitdevant fa maifon. Si ces oeillades le plus fouvem n'étoient point remarquées de 1'objet aimé, du moins ellesl'étoient quelquefois; & quand cela arrivoit, elles faifoient un effet terrible. Clorinia fe contentoit d'abord de confidérer le Cavalier fans en être vue; mais bientöt, fans favoir pourquoi, elle eu t envie de fe laiiTer voir; & peu-a-peti repondanta fes mines, elle prit enfin de 11 amour de la même facon qu'elle en avoit donné, je veux dire en paroiflant a fa jaloufie. Dorido jugea bien qu'il avoit fait la conquete qu'd méditoit, & s'accommodaquelque temps,faute de mieux, du plaifirde fe croire aimé. Néanmoins fouhaitant de recueillir de fa vitfoire des fruits plus folides, il en chercha les moyens. 11 fit connoiffance avec Valerio, & fut fi bien gagner fon amitié, que Valerio ne pouvoit plus vivre fans lui. ïls étoient tous les jours enfemble, tantót chez 1'un, tantöt chez I'autre. Ce qui donnoit quelquefois k Dorido occafion de contempler k fon aife les charmes de fa Dame, & même de lui parler, mais jamais en particulier. Lesyeuxdecesdeuxamants etoient les feuls interprêtes de leurs mouvements fecrets.  62 HrsToiRF Cependant les chofes ne demeurerent pas toujours dans eet état. Clorinia découyrit fa paffion a fa Suivante Scintila, qui étoit une vieille rille qui avoit de 1'efprir, & qui voulant fervir fa maitrelTe, alla trouver Dorido, & lui dit: Beau Cavalier, il leroit inutüede vous déguifer avec moi. Je fais ce qui fe paffe dans votre cceur. II brüle pour Clorinia, & je me fuis appercue que vous n'aimez pas tout feul. Vous languiffez tous deux dans 1'attente d'un tête-atête. C'elt ce que je ne puis voir fans compaffion. Je ne ferai pas contente que je n'aye imaginé quelque expediënt pour vous procurer a 1'un & a I'autre la fatiffaction que vous defirez. Le Galant, ravi d'entendre ces paroles, remercia la Soubrette de fa bonne volonré , & 1'affura que .fi elle pouvoit en venir a bout, elle n'auroit pas affaire a un ingrat. Enfuite profïtant de 1'occalion , i! écrivit un billet très-paffionné, qu'il la conjura de remettre è 1'aimable foeur de Valere. Scintila retourna vers fa maïtreffe, ponr lui rendre compte de la démarche qu'elle avoit faite. Elle lui préfenta le billet de Dorido. Qorinia lagronda fort de s'en être chargée, & lui pardonna. II ne fut plus queftion quedefavoir oii les amants pourfoient avoir une entrey-ue. La Dame y  de Guzman d'Alfarache. 63 trouvoit tant de difiïcultés, qu'elley au roit renonce, fi la Suivante plus ingénieufe ne le fut avifée d'un moyen qu'elles approuverent toutes deux. Scintila couchoit dans une chambre baffe, auprès de laquelle il y en avoit une autre oii 1'on ferroit des meubles inutiles, & qui ne recevoit du jour que par une petite fenêtre grillée de deux barreaux de fer, entre lefquels on ne pouvoir tout au plus palier que la main. Cette fenêtre, qui étoit k hauteur d'homme, donnoit fur une ruelle, ou plutöt un cul-defac ou il ne demeuroit perfonne, & eet endroit paroiflbit fait exprès pour des Amants qui bornoient leur bonheur a desconverfations noöurnes. Sitöt que la vieille vit fa jeune maitreffe difpofée a s'entretenir avec Dorido par cette petite fenêtre, elle en avertit ce Cavalier , qui fe rendit dés la nuit prochaine fur les onze heures dans la ruelle. II s'approcha des barreaux, ou il trouva Scintila, qui 1'attendoit pour lui dire de prendre patience , jufqu'è ce que tous les domeftiques fuflent couchés. On ne Ie fit pas languir long-temps. Bientöt le moment qu'il deliroit arriva. Clorinia vint toute tremblante k Ia fenêtre, & fon Amant s'y préfenta tout interdif. Comme c'étoit pour la première fois qu'ils aimoient I'un & I'autre, ils fe  ^4 HlSTOlRË troublerent en fe voyant, & 1'excès de leur joie les empêcha d'abord de parler. Mais 1'Amour a plus d'un langage. La Dame paffa une de fes belles mains entre les barreaux; le Galant la faifrt avidement, & lui donna mille ardents baifers. Enfin, ces deux Amants rompirent peu-a-peu le filence, &£ fe répandirent en difcours paflionnés. Ils s'abandonnerent fi bien au plaifir d'être enfemble, que le jour les auroit furpris, .fi la vieille Suivante n'eüt interrompu leur entretien, pour les avertir qu'il étoit temps qu'ils fe féparaflent. Dorido avant que de feretirer, pria fa maittreffe de lui permettre de revenir la nuit prochaine a la même heure a la petite fenêtre. Ce que la Dame n'eut pas la force de lui refufer* Ils fe quitterent 1'un I'autre, également fatisfaits de leur converfation, & pleins d'impatience de ferevoir. Dorido fur-tout étoit dans une agitation qui ne lui permit pas de goüter aucun repos. Ou pour parler plus jufte,ilfouffritjufqu'au temps qu'il lui fallut retournera la ruelle. Vous vous imaginez bien qu'il ne fut pas parefleux a s'y rendre. De fon cöté, la Dame ne trouvant point d'obfiacle k fon delTein, parut k la petite fenêtre. Ils furent ce foir-Ia moins timides & moins embarrafies en fe faluant. Le Cavalier qui avoit de 1'efprit, dit mille  de Guzman d'Alfarache. 65 jolies chofes a fa Maitrefle, qui y répondit fort fpirituellement. Ils eurent un entretien de trois heures, entremêlé de careffes innocentes; de forte que la feconde entrevue eut autant de charmes pour eux que la première. La prudente Scintila fut encore obligée de les féparer. Ils 1'appellerent cent fois cruelle; fans fonger que fi elle troubloit leurs plaifirs, ce n'étoit que pour les rendre plus durables. Comme en effet, ils continuerent ces paffe-temps avec tant de bonheur & de fecret, que perfonne, fi vous en exceptezun feul homme 5c la vieille, ne favoit leur intelligence. Cet homme étoit un jeune Gentilhomme Romain, nommé Horace. II aimoit aufli Clorinia , pour 1'avoir vue a fa jaloufie. II lui avoit découvert fes fentiments par fes démonftrations; maiss'appercevantqu'elle .recevoit fort mal toutes les marqués qu'il lui donnoit de fon amour, il jugea qu'il devoit avoir un rival plus heureux que lui; & que fans doute c'étoit Dorido, puifqu'il le voyoit dans une fi étroite liaifón avec Valere. Pour éclaircir des foupcons fi bien fondés, il alla trouver Dorido , qui étoit de fes amis, &c lui paria dans ces termes: » Mon cher Dorido, je viens vous deman» der unegrace, que je vous conjure de ne » me point refufer. Le repos de ma vie en  66 H'istoire » dépend. Vous êtes fans cefTe avec Valere. » Vous^allez fort fouvent chez lui. J'ai » dans l'efprit que vous êtes touché de la » beauté de fa fceur. Si je ne me trompe » point dans rna conjeöure, daignez me le » déclarer. Vous êtes trop digne de pofTé» der le coeur de cette Dame, pour que »j'entreprenne de vous le difputer".. Vous êtes donc amoureux de Clorinia lui dit Dorido un peu troublé ? J'en fuis charmé, répondit Horace ; mais je me rends jiiftice, &c je conviens que vous méritez mieux que moi d'être fon époux. Parions fans flatterie, interrompit Dorido. Je me tiendrois afTurément fort honoré d'être le mari de Clorinia ; mais je vous avouerai de bonne foi que je n'ai pas deffein de le devenir. Eft-il poflibfe , s'écria brufquement Horace, que vous ne fongiez point è époufer cette Dame ? Ah ! mon ami, que mes intentions font dirférentes des vötres! Jen'afpirequ'a lier mon fortaufien. Vos vues doivent céder aux miennes. Sacrifiezmoi les folies efpérances que vous avezconcues. J'attends eet efFort de votre amitié & de votre vertu. Vous pourriez ajouter, dit Dorido, que je Ie dois a Ia familie de Clorinia. Oui, continua-t-il, je vous Iaifferai Ie champ libre, fi Ia fceur de Valere, flattée de votre recherche, confent qu'on  de Guzman d'Alfarache. éj vous donne fa main. Je vous débarrafferai d'un rival. Je ferai plus. Je veux parler ea votre faveur, & je vous affure qu'il ne tiendra pas a moi que vos fouhaits ne foient remplis. Horace fut fi content de ce difcours, qu'il en témoigna de la reconnoiffance a Dorido, fans penfer que fa promeffe n'étoit que conditionnelle, & qu'il devoit s'en défier. II ne fit la-deffus aucune réflexion. II demanda même a Dorido fes bons offices auprès de Clorinia. Celui-ci nelaiffa pas d'être touché de la franchife d'Horace; & fe fentant affez généreux pour préférer a fes plaifirs Ie bonheur d'un ami qui n'avoit que des vues pures, il réfolut de faire tout fon pofiïble pour fe détacher de cette Dame. Véritablement, dès la première fois qu'il la revit il lui tint ce difcours: Vous n'ignorez pas, Madame, que vous avez mis Horace au rang de vos conquêtes; mais je doute que vous fachiez jufqu'a quel point il vousaime. Apprenez qu'il vous adore, & que 1'honneur de vous époufer fait le plus cher de fes defirs. J'en fuis ravie, répondit Clorinia. Vous verrez par le peu d'attention que je ferai a fon amour, fi je prends plaifir a me voir d'autres amants que Dorido. Je connois, repüqua le Cavalier, tout le prix d'un fentiment fi glorieux  68 - HrsToiRE pour moi; mais je croirois abufer de vos bontés, fi je ne m'y oppofois en quelque faeon moi-même. Horace a du mérite, &c quand vous le connoitrez bien, vous ne ferez peut-être pas fachée que vos parents vous accordent afes vceux. Comment donc, s'écria la Dame, on di* roit a vous entendre que vous fouhaitez de me perdre! Serie*vous en effet bien-aife que je répondiffe a la tendreffe d'Horace ? Non vraiment, dit Dorido. Ce n'eft pointla ma penfée. J'ai voulu feulement vous faire entendre que fi vous vous fentiez quelque penchant pour Horace, & que vos parents approuvalTent fa recherche, mon coeur auroit beau murmurer, je m'immolerois au bonheur de mon rival, pour vous prouver que je fuisdévoué a toutes vos.volontés. Je doute fort, reprit-elle, que la victirne fut aufTï foumife que vous le dites; ou bien_ vos feux n'ont pas toute Ia violence quejecrois bonnement qu'ils ont. Mais, continua-t-elle, je ne prétends pas vous mettre a cette épreuve. Dorido fera Ie premier & le dernier de mes amants. C'eft fur quoi vous pouvez compter. Qu'Horace perfifte tant qu'il lui plaira dans les fentiments qu'il a pour moi, il n'en fera jamais plus avancé. Je veux bien vous 1'avouer : je me fuis appercue de fa paffion. II 1'a fait  'de Guzman d'Alfarache. 69 affez éclater devant ma jaloufie, & je vous jure que j'ai été fi mal affe&ée des marqués qu'il m'en a données, que j'ai concu pour fa perfonne une averiion qui va jufqu'è 1'horreur. Après ces demieresparoles, Dorido n'ofa plus parler d'Horace, dont il jugea bien qu'il feroit inutile de s'entretenir davantage avec Clorinia. II changea de difcours tout le refte du temps qu'ils furent enfemt>le: cette nuit fe confuma en proteftations mutuelles de s'aimer toujours. Le lendemain Dorido recut une vifite d'Horace: Hé bien, mon ami, lui dit d'abord ce dernier, avez-vous vu Clorinia? Vous-eft-il échappé quelque mot en ma faveur ? Comment 1'a-t-elle, recu ? Fort mal, répondit I'autre. Vous ne devez vous flatter d'aucune efpérance. Je lui ai vanté votre mérite & votre alliance. Je vous ai peint plus zmoureux que vous ne 1'êtes peut-être; 1'inhumaine m'a fermé Iabouche, en me difant que vous brülez en vain pour elle, & que jamais 1'hymenne vous unira tous deux. A ce difcours, Horace palit, & tomba dans une profonde rêverie, pendant laquelle Dorido entrant dans fa peine en véritable ami, lui repréfenta qu'il devoit plutöt fe défifier de fa pourfuite, que de  7° HlSTOIRE voiiloir contraindre une Dame a 1'aimer : qu'il y en avoit dans Rome d'autres auflï aimables que Clorinia, & qui lui rendroient plus de juftice. Au refte, mon cher Horace, ajouta-t-il, je ne penfe pas que vous ayez fujet de vous plaindre de moi. Je vous aurois cédé la foeur de Valere, fi j'euffe entrevu en elle le moindre goüt pour vous. Mon amitié vous auroit^ait ce facrifice. La votre refiifera-t-elle d'abandonner une conquête que vous n'êtes pas fur de m'enlever? Horace alors rompitle filence, & dita fon ami: Bien-loin d'avoir des reproches a vous faire, je dois vous tenir compte du fervice malheureux que vous m'avez rendu en parlant pour moi. Je conviens avec vous qu'il eft plus jufte que je renonce k une main que je ne puis obtenir, que vousk un co2ur que vous poflédez. Adieu, je n'épargnerai rien pour profiter du confeil que vous me donnez de m'attacher ailleurs. En acheyant ces paroles, il quitta Dorido d'un air a lui perfuader que, frappé de la force de fes raifons, il alloit tout mettre en ufage pour fecouer le joug d'une ingrate dont il étoit trop épris. Mais il avoit bien d'autres penfées. Dorido lui paroifibit un traitre: C'eft un ami faux, difoit-il en lui«ïeme. IJ n'a point fait mon éloge devant  de Guzman d'Alearache. 71 Clorinia. I! aura plutót fait un portrait défavantageux de moi ; ou dans fon entrenen avec elle, il n'aura pas été queftion de mon amour. Quoi qu'il en foit, poulTons notre pointe ; faifons demander Ja Dame en mariage par mon pere; il me fervira mieux qu'un rival. Horace prir donc la réfolution de découvrir fes fentiments a fon pere,qui les ayant approuvés, lui promitfon entremife, & fechargea du foinde parler au pere de Clorinia; ce qui ne manqua pas d'arriver bientöt. les deux vieiilards eurent une longue converfation fur cette affaire, & le réfultatfutqu'elle fe feroif, pourvu que la Dame,dont on ne vouloitpas contraindre les inclinations, n'eüt aucune répugnance pource mariage. Mais a la première propofition qu'on lui fit d'époufer Horace, elle témoigna tant d'averfion pource Cavalier, qu'on défefpéra de la voir jamais dans la difpofition que 1'on defiroit, èz fur cela tout fe rompit. C'efl ici qu'il faut déplorer le malheur des hommes qui fe laiffent dominer par 1'amour. Horace voyant fa paffion méprilee, fon rival triomphant, fentit tout-acoup changer fon amour en haine. II ne regarda plus Clorinia que comme un objet d'horreur; & ceffant d'écouter la raifon, ïl ne fongea qu'a trouver un moyen de fe  71 HlSTOIRE venger en même-temps & de la Dame & de fon amant. II les fit obferver tous deux par un fidele valet; & ayant découvert a quelle heure & dans quel endroit ils avoient prefque toutes les nuits des entretiens, il ne lui en fallut pas davantage pour concevoir le deflein le plus cruel & le plus horrible que puifle former un homme pofledé d'une fVreur infernale. Une nuit, prévenant Dorido , il fe rendit dans la ruelle, & s'approcha de Ia petite fenêtre, oii la fceur de Valere étoit déja. Elle le prit dans 1'obfcurité pour Ie Galant qu'elle attendoit, & lui adreffa quelques tendres paroles qui ne fervirent qu'a irriter le reflentiment d'Horace. Le traitre garda le lilence, de peur de fe trahir lui-même, &defa main gauche ayant faifi une de celles de Clorinia, que cette Dame dans fon erreur lui tendit entre les barreaux , il la coupa brufquement avec un couteau bien aiguifé, qu'il tenoit dans fa main droite. Après quoi il fortit promptement de la ruelle, & fe retira chez lui charmé d'avoir fait une fi belle opération. Repréfentez-vous le pitoyable fpecfacle dont furent frappés les proches de Clorinia , lorfqu'attirés par les cris dont Scintila rempliffoit toute la maifon, ils vinrent avec un flambeau & prefque nuds dans la chambre  de Guzman b'Alfarache. 7$ «hambre oü étoit 1'Amante infortunée de Dondo, étendue par terre, évanouie & noyée dans fon fang. Mais quand ils s'apperSurent qu'elle avoit une main coupée; le pere & la mere tomberent tous deux comme morts fur le planchet; & ce ne fut pas fans peine qu'ils reprirent leurs efprits a 1 aide de Valere & de deux domeftiques qui arnverent au bruit qu'ils avoient entendu. Le pere & la mere étant revenus a> eux, fe doutoient bien, de même que leur fils, qu'il y avoit la-dedans de la faute de Clorinia. Et c'eft ce qu'ils auroient pu favoir de Scintila, s'ils n'euffent pas jugé k propos de mettre eet éclairciftement è une autre fois. Ils crurent qu'ils ne devoient alors penfer qu'a fauver Clorinia, s'il étoit pofTible; Valere remonta dans fon appartement, oü il s'habillaala tóte pour aller chercher lui-même un habile Chirurgien de fes amis, pendant que le vieillard après avoir exhorté fes domeftiques agarder le fecret ft.r cette aventure, pour 1'honneur de la maifon, s efforcoit avec eux d'arrêter e fang de fa fille en enveloppant de linge Ie bras dont la main avoit été fi cruellement feparée. Valere fut bientöt habillé. I! fortit entra d'abord dans la ruelle, pour voir fi è Ia faveur d^une ianterne, qu'il faifoit por■lome II, D  74 HlSTOIRE ter devant lui par un valet, il ne trouveroit point la main coupée; mais Horace 1'avoitemportée avec lui, &l'onneremarquoit rien au bas de la petite fenêtre, qu'une raye que le lang avoit faite en coulant le long du mur. Le trifte frere de Clorinia en reffentit une nouvelle peine. En continuant fon chemin, il rencontra & reconnut Dorido, qui marchoit vers la ruelle en amant content. II Pappelle d'une voix foible, & lui dit: Ah! cher ami, oü allez-vous? on voit bien que vous ne favez pas la tragique fcene qui vient de fe paffer. O malheureufe Clorinia ! Jufte Ciel, s'écria Dorido ! Quel fujet de douleur lafortune vous a-t-elle donné ? Quel malheur eft-il arrivé chez vous? Un malheur, répondit Valere, que notre familie doit cacher a tout le genre humain. Mais je ne vous en ferai point un myftere. Je dois même vous 1'apprendre comme a un ami qui ne refufera point de fe joindre k moi pour découvrir raffaffin de ma fceur. Ces derniers mots troublerent etrangement Dorido, ou plutöt lui percerent le cceur. II demanda d'une voix baffe & tremblante de quoi il s'agiffoit. Valere le lui dit en peu de paroles, & le pria enfuite de 1'accompagner jufques chez le Chirurgien. Mais Dorido s'en défendit, en lui difant  de Guzman d'Alfarache. 7y d'un air qui marquoit bien la fureur qui commencoit a 1'agiter: Non non, Valeremployons mieux notre temps. II ne faut pas nous occuper tous deux d'une même chole quand nous en avons plufieurs h raire. Chargez-vous tout feu! du foin de conduire chez vous le Chirurgien, tandis que je vais chercber le barbare qui a pu commettre un crime qu'on ne peut entendre fans fremir. Si je Puis déterrer ce perfide H doit s'attendre a un chaïiment digne de ia trahifon. En un mot,ajouta-t-il, laiffez-moi vous venger. Je fens auffi vivement que vous-même 1'infortune de Clorinia. U-deffus, les deux amis fe féparerent. Dorido reprit Ie chemin de fa maifon en jurant quil ne confulteroit que fa colere dans la vengeance qu'il prétendoit tirer d Horace; car il ne pouvoit foupconner un autre d'avoir fait le coup. Auffi-tót qu'i" fut chez fi», J} S'enferma lims {on « tement, pour y pleurer en liberté la pïrte de fa maxtrefle : Ma chere Clorinia, s'écna-Ml I Mon rival, jaloux de vos bontés pour mo,, vous a trompé dans les ténebres de cette mm funefte. Vous 1'avez pris pour Dorido. Je fuis donc la caufe du malheur qui vous eft arrivé. C'eft moi qui ai troublé votre repos. Sans moi vous vivriez encore D ij  76 HlSïOIRE chez votre pere dans une parfaite tranquillité. C'eft moi qui vous affaftine. Mais votre mort fera bientót fuivie de la mienrfe. Dès le moment que j'aurai immolé Horace a vos cendres, je vous rejoindrai dans 1'éternelle nuit. La feule efpérance de vous faire ce facrifice, foutient ma vie. Que ne vous eft-il permis dans le fein de la mort de jouir de la jufte vengeance que je vous prépare. Que ne pouvez-vous voir iomber les deux mains facrileges de 1'impie qui a coupé une main innocente I Enfin, Dorido étoit encore dans les laranes & les gémiflements, quand le jour parut. II fortit & fe rendit en diligence chez Clorinia, oü il trouva tout le monde dans la confternation. Valere & fon pere fentirent a fa vue redoubler leur afiliflion. Les voila qui s'embraflent les uns les autres en fondant tous en pleurs. O Dorido, mon fils, dit le vieillard, ma fille eft entre la vie & Ia mort. Elleaperdu une fi grande quantité de fang, que celafeulfuffitpourterminer fes jours. Fut-il jamaisunpereplus malheureux que moi? Que penfez-vous de 1'horrible aftion qui a été commife? Quel homme peut en avoir été capable ? Et quelle punition pourra foulager notre douleur? Seigneur, lui répondit Dorido, fufpendons pour quelque temps nos regrets, &ne nous  de Guzman d'Alfarache: 77 occupons que d'une chofe qui nous importe a tous. Ilfaut que I'auteur du forfait périfle. Je me fuis chargé de fon dia1 timent: mais ayant que je le puniffe d'une manierè qui puiffe etonner Ia poftérité, il faut que je fois ce que je ne fuis point. Recevez-moi pour gendre. II vaut mieux pour votre honneur & pour le mien, qu'on dife que Uonnia a été vengée par fon époux, oue par un ami de fon pere. Accordez-moi donc votre rille, ajouta-t-il, pendant qu'elle refpire encore. Par-lè vous fauverez fa réputation, &c vous ne devrez point a un erranger Ia confolation que je vous auraï procurée. Le pere & le fils accepterent fort volontiers la propofition de Dorido. Elle leur parut tres-honorable pour eux, & très-néceflaire pour prévenir tous les bruits défavantageux qm pourroient fe répandre dans le. monde fur^cette aventure. Le bon-homme al a lui-meme annoncer cette nouvelle a Clorinia, qui, toute accablée qu'elle étoic de ton mal, répandit des larmes de joie • & tirant des forces de fa foibleffe, elle'dit avec tranfport que fi elle fe voyoit femme de Dorido, elle mourroit fatisfaite. Puis elle demanda fi ce Cavalier étoit chez elle, ö£ li iI on vouloit bien permettre qu'elïe lui parlSt un infiant. Comme elle n'avoit alors D iij  7$ H I 5 T O I R E preique point de fievre, on crut que 1'on pouvoit fans péril lui donner ce contentement; néanmoins, dès qu'il fe préfenta devant fon Iit, elle fut faifie d'une fi grande joie, qu'elle tomba en foiblefle. Cependant cela n'eut pas de fuite; on la fit revenir de fon évanouifiement. Le Chirurgien, pour prévenir une feconde défaillance, défendit aux amants de fe parler. Ils fe contenterent de s'exprimer par leurs regards tout ce qui fe paflbit dans leurs ames. Dorido remarquant que fa préfence fembloit foulager la malade, ne la quitta point de toute la journée. Le foir on fit venir un Prê* tré Sc un Notaire, & le mariage fe fit devant trois parents, qu'on avoit envoyé chercher pour en être témoins. On eut dit les deux jours fuivants que Clorinia fe portoit beaucoup mieux, Sc Ie Chirurgien même fe flattoit de 1'efpérance de 1'arracher a la mort;' mais il fe trompa dans fes obfervations. Le lendemain , il prit une fievre fi violente a Ia malade, qu'on déféfpéra de fa vie. Alors Dorido la comptant pour morte ne différa plus k Ia venger de la facon qu'il 1'avoit projetté. II alla chercher Horace, par-tout oü il jugea qu'il pourroit le trouver; &l'ayant rencon»é, il lui fit mille carefles; & comme s'il n'eüt rien fu de ce qui s'étoit paffé, il 1'in-  de Guzman d'Alfarache: 79 vita a venir fouper chez lui. Horace, qui avoit fait fort fecretement fon aftion barbare, & qui d'ailleurs n'enentendoit parler ni dans la Ville, ni dans le voifinage de Clorinia ,. s'imagina que Dorido pouvoit 1'ignorer encore. Ainfi ne le foupconnant d'aucun mau vais delTein,il eut 1'imprudence de fe rendre chez lui a 1'heure du fouper; ce qui lui étoit fouvent arrivé. Fis s'affirent tous deux a table, & commencerent a boire & a manger. Dorido avoit fait mettre des drogues alFoupilFantes dans le vin qu'on fervoit a Horace; de forte que ce Cavalier tomba bientöt dans une efpece de léthargie , pendant laquelle Dorido & deux valets qui lui étoient tout dévoués, lui lierent les pieds & les mains. Enfuite, ils lui palTerent une corde au cou; puis 1'attacherent par le milieu du corps a un pilier qui étoit dans Ia falie, après avoir bien ferme toutes les portes de la maifon. Lorfqu'il fut dans eet érat, ils lui frotterent Ie nez avec une pommedefenteur, &diffiperent fon affoupifFement. Quand le malheureux Horace fe vit li bien garotté qu'il ne pouvoit fe remuer, il nelui fut pas difficile de juger du péril qui le menacoit. H confelFa fon crime ; & croyant pouvoir fléchir fon rival, il infplora fa pitié &fa miféricorde dans lesterD iv  So HrsToiRE mes les plus forts que 1'amour de la vie lui put infpirer. Prieres inutiles JII avoit affaire a un ennemi inexorable, a un époux qui avoit fans ceffedevant les yeux fon époufe mourante. Dorido, bien-loin defe laiffer attendrir, coupa les deux mains de ce miférable, & le fit étrangler par fes valets, auxquelsil ordonna de porter a minuit lecadavre a 1'entrée de la ruelle avec fes deux mains pendues a fon cou. Pour lui, ne pouyant fe confoler de Ia pene de fa femme , il eft forti ce matin de Rome. On ne fait quelle route il a prife, & 1'on vient de m'affurer que Clorinia eft morte quelques heures après fon départ. Le Gentilhomme Napolitain acfieva de parler en eet endroit. Une hiftoire fi tragique toucha 1'Ambaffadeur & fa Compagnie, qui déplorerent le fort infortuné de cette Dame. Ils plaignirent auffi Dorido ; mais ils conclurent, après avoir fait bien des réflexions fur cette aventure, qu'il y avoit dans la conduite de ces deux Cavaliers un efpritde vengeance qui ne conyenoit guere a des Chrétiens. *  de Guzman d'Alfarache. 8t CHAPITRE III. Guzman. quitte enfin le féjour de Rowe' 11 arrivé d Sienne , & va defcendre cher fon ami Pompée , qui lui apprend de mauvaifes nouvtlles, Le lendemain de cette trifie cataftrophe, qui faifoit 1'entretien de tout Rome, je fortis de cette Villemonté comme un Prince, moins riche que je ne penfois, affeflant un air galant, & Ia tête rempüe d'idées qui me promettoientbeaucoup de plaifir. Je m'avancois vers Sienne, oii je m'imaginois mon ami Pompe'e dans Ia plus vive impatience de me Voir. En y arrivant, je demandai oü il demeuroit, & je me rendis tout droit chez lui. II étoit au logis. II me teem affez civilenient, Sz toutefois d'un air embarraffé. Seigneur Pompée , lui dis-je en 1'embraffant, vous voulez bien que Guzman votre ami vous témoigne 1'extrême joie qu'il a de vous voir, & de vous connoitre enfin perfonnellement.Mon homme ne put, fans palir, entendre prononcer mon nom. Qui ? D v  °2 HlSTOlRE vous, merépondit-ilavecfurprife, vous fenez ce même Guzman a qui j'ai mille & mille obligations ? Je frémis k ces mots, fansfavoir pourquoi; & j'en tirai un mauy ais augure. D'oii vient, repris- je avec émotion, d oü vient eet étonnement que vous f artes paroitre k ma vue ? C'eft ce que vous iaurez bientöt, repartit le Marchand. Je vois bien que j'ai été la dupe, & que vous etes véntablcment ce Guzman d'Aifarache que j'attendois. Je fus frappé de ces paroles comme d'un coup de fbudre, & je preffentisdans ce moment qu'il étoit arrivé quelque malheur a mes hardes. Impatient de 1'approfondir, jepriai Pompée de sexpliquer plus clairement. Hé bien, me dit-il, vous faurez quil a paffé par Sienne un Cavalier, foidifant Gentilhomme de 1'AmbalTadeur d Efpagne, venant de Rome avec deux valetsi, & allant a Florence par ordre de fon maitre. Ce Cavalier fe donnoit pour ce Guzman d'Aifarache qui m'arendu fervice dans une affaire que j'ai eue k Rome , & il avoit les clefs de vos cofFres. Je penfai tomber en convuliion, quand je 1'entendis parler de cette forte; & un détail circonftancié qu'il me fit de toute l'aventure acheva de me mettre au défefpoir. Je témoignai au Marchand que je fouhaitois de  de Guzman d'Alfarache/ 83 voir mes cofFres. Auflï-töt il me conduiiit a 1'appartement qu'il m'avoit fait préparer, & la me montrant mes deux grands cofFres: Voüè, me dit-il, ceux qu'ils n'ont point emportés. Mais ils les ont eus en leur pouvoir, airffi-bien que le troifieme. Je foupirai amérement en me fouvenant que mon or & mes bijoux étoient jultement dans celui qui me manquoir. Je ne IaifFai pas d'ouvrir les autres; & c'eüt été pour moi une grande confolation, fi les voleurs, fatisfaits d'avoir mon argent, n'euffent pas touchéè mes habits. Je les aurois, jecrois, reconnus pour honnêtes gens. II faut rendre cette juftice è Pompée: il ne fut pas moins affligé que moi, quand je lui appris qu'on m'avoit volé la valeur de deux mille écus. Après tout, fon affliétion pouvoit être 1'efFetde la crainte qu'il avoit que je ne 1'obligealFe a répondre des efFets volés, quelques bonnes 'raifons qu'il put alléguer pour fa juftification. Cependant c'efl ce qu'il ne devoit nullement appréhender. Au-lieu de penfer a 1'inquiéter la-deffus, j'afFeftois de lui cacher le chagrin qui me déyoroit. II me fembloit qu'un homme qui vouloit ttancher du peut Seigneur, ne devoit pas fe montrer fort fenfible a la perte de fes hardes. Néanmoins je 1'éfois mfiniment; & j'avois d'autant plus de fuD vj  84 HlSTOIRE jet de letre, que je n'avois point d!autre habit que celui dont j'étois revêtu, ni cPa-utre linge que deux chemifes qui étoient dans mon porte-manteau. Je me tourmentois vainement I'efprit pour deviner qui pouvoit avoir pris des empreintesou des modeles de mes clefs; je ne lavois fur qui je devois faire tomber mesfoupeons. Car pour Sayavedra, je I'eftimois trop pour me défier de lui. Ce n'étoit pourtant pas la faute de Pompée, li j'a> vois tant de peine a découvrir 1'auteur du larcin, puifqu'en me contant toute 1'hiltoire, lorfqu'il me fit le portrait du faux Guzman, il me dépeignit trait pour trait Sayavedra , fa taille , fes cheveux, fon air Sc fa voix. J'étois fi prévenu en fa faveur, que je me ferois fait un crime de le foupconner fur ces reffemblances. Je dirai plus. Quoiqu'il me fouvïnt que je 1'avois laiffé feu! dans ma chambre, le jour que le Meffager de Sienne y vint voir mes coffres, ma prévention pour Sayavedra futa 1'épreuve de ce fouvenir. Tandis que nous faifions, mon Höte Sc moi, desréflexions très-inutiles fur ce vol, il arriva undomeftique qui nous dit que le fouper étoit prêt. Non defcendïmes a 1'inftant dans une Salie oii 1'on avoit fervi, Sc sous nous mjmes a table fans appetit Sc  de Guzman d'Alfarache. d'un air affez trifte. Pompée s'appercevant que les morceaux me demeuroient dans ia boucbe, me dit: Seigneur Guzman , vos effets ne font pas fi bien perdus, qu'ils ne puiffent fe retrouver. J'ai fait mes diligents. J'ai mis aux trouffes de nos voleurs le Bargello, qui eft de mes amis, & je vous avoue que je compte fort fur lui. Ilreviendra ce foir oudemain. J'efpere qu'il nous apportera quelque bonne nouvelle. Je le fouhaite, lui répohdis-je; mais entre nous, je ne crois pas qu'il y ait beaucoup de fond a faire fur ces fortes de gens, fur-tout lorfqu'il s'agit de reftitution. Quoique la table fut couverte de méts délicats, & que nous euffions d'excellents vins, nous étions fi peu en humeur de boire & de manger, que nous eümes bientót foupé. Enfuite, comme je fis femblant d'être fati gue, mon Höte me recondmfit h mon appartement, oii un inftant après il me laiffa feu!. Ce qui me fit plailir, car fa converfation m'ennuyoit. Je paffai une partie de Ia nuit a me promener dans ma chambre en rêvant, & je ne me mis au lit que vers Ia pointe du jour. J'avois 1'efprit fi accablé des penfées différentes qui m'agitoient fuccefïïvement, que je m'endormis a la fin. Ce ne fut pas pour long-temps. ün grand bruit qui fe fit entendre fur 1'ef-  86 H I S T O I R E- calier, me réveilla prefque dans le mo. ment. J'entendis pluiieurs perfonnes qui crioient k la fois: Voici U volmr ! voici U voleur ! Je tirai les rideaux de mon lit, ne pouvant croire les paroles qui frappoient mes oreilles, & j'allois me lever pour favoir ce que j'en devois penfer, lorfque je vis entrer dans ma chambre la femme, les enfants & les domeftiques du Marchand, lefquels continuant de parler tous enfemble , me répéterent ce que j'avois entendu. Je priai la femme de m'expliquer ce que celafignifioit. Cela fignifie, me dit-elle, que le Bargello arrivera ici dans une heure avec un de vos voleurs, & qu'il a envoyé un de fes Archers devant pour en avertir Pompée , qui s'habille pour venir vous le préfenter. Mon Höte en efFet ne tarda guere a m'amener eet Archer, que j'interrogeai. II m'apprit que le voleur qui avoit été attrapé, étoit celui qui avoit joué le röle de Guzman. Cette nouvelle me rafraichit un peu le fang. Je commencai a me flatter que je pourrois recouvrer du moins une partie de mes effers, puifque nous tenions 1'auteur du vol. Mon Höte avoit aufiï cette penfée, & tou t le monde dans fa maifon étoit dans une joie inconcevable de eet heureux évé-  »e Guzman d'Alfarache. 87 nement. Je donnai a I'archer une piftole, pour être venu au grand galop me 1'annoneer; & je m'habillai k la hate, pour aller reconnoitre le frippon qu'il m'avoit repréfenté. Pompée de fon cöté fe difpofoit k m'accompagner, pour parler aux Juges en ma faveur. Dans le temps que nous raifonmons la-deffus, un valet du logis accourut pour nous dire que Ie Bargdlo achevalétoit a la porte, tandis que fes Archers menoient le voleur en prifon. Le Marchand envoya Ion domefhqueprier, de notre part, Monfieur le Prevötde vouloir bien mettre pied a terre, & monter è mon appartement. Le Bargdlo, fanfaron, s'il en fut jamais, y emra comme en triomphe. II nous conta d abord de quelle maniere intrépide ilavoit arreté le voleur; & fe perdant dans des digreffions qut faifoient peu d'honneur k fa modeftie, d m'impatienta. J'interrompis Ion recit hér01que, pour lui demander ce qu il m'nnportoit le plus de favoir, c'efta-dire des nouvelles de mon argent. Pour de 1 argent, me répondit-il d'un air froid, il n avoit fur lui que vingt-cinq piftoles, & al ne faut pas s'en étonner. Quoiqu'il ait fait Ie premier perfonnage dans cettepiece, il n eft pas le chef de fa bande. C'eft un cer*am Alexandre Bentivoglio, dont je n'ai que trop entendu parler, & qui pourra bien  83 HlSTOIRE un jour tomber fbus ma patte. Néanmolns^ pourfuivit-il, confolez vous. Nous avons en notre puiffancele miférable quieft caufe de votre malheur, &c que je vous promets de faire pendre.A ce difcours impertinent, j'eus de la peine a retenir ma colere. J'au> rois volontiers été le bourreau de Monfieur le Prévöt qui me parloit ainli , de 1'Archer pour ma piftole, &c du Marchand qui, par fon imprudence, m'avoit mis dans 1'embarras oü je me trouvois. J'enrsgeois de bon cceur. Le Bargdlo s'appercevant du peu de fatisfacfion que j'avois de fa courfe, au-lieu qu'il attendoit de moi quelque récompen* fe, fortit très-mécontent de ma Seigneurie, en difant a mon höte que s'il eüt cru que je favois fi mal reconnoitre ce que 1'on faifoit pour moi, il ne fe feroit pas donné tant de peirte. Après qu'il fut forti, Pompée demanda fon manteau, & me dit qu'il alloit folliciter les Juges. Pour moi, curieux de voir le voleur qui étoit en prifon, je m'y tranfportai; & ce.ne fut pas fans étonnement que je reconnus en lui Sayavedra, quelque portrait refTemblant qu'on m'eüt fait de ce frippon. Sitöt qu'il me vit, il vint fe jetter k mes pieds. II étoit plus pale que la mort. II me demanda pardon : Mon cher Seigneur Dom Guzman, me dit-il tout en pleurs,  i>E GtjZMAN d'Alfarache.' £9 jiyez pitié d'un malheureux qui fe répent de vous avoir trahi. II alloit continuer, car il avoit préparé une longue harangue pour m'attendrir; mais je ne lui laiffai pas Ie temps d'en dire davantage. Je 1'accablai de reproches, & toutefoisen les lui faifant, je fentois que ma colere s'affoiblifToit peu-apeu. Tous les mouvements d'indignation qui m'agitoient, firent place infenfiblementades fentiments de compaflion, dont j'aurois eu la foibleffe de donner des marqués, fi jen'eiuTe prislepartidem'éloigner brufquement d'un traïtre, qui auroit été tout au moins envoyé aux galeres, fi la Juftice a Sienne eüt eu alors des Miniftres un peu féveres. Les Juges de ce temps-Ia, tu vas le voir,; ami Lefteur, firent ce que mille autres avoient fait avant eux, & ce que dix mille autres ont fait après. Ils me députerent le jour fuivant un Greffier, pour me propofer de me rendre partie du voleur emprifonné. Je fisréponfeque je le voulois bien, pourvu qu'il me fit reftituer tout ce qui m'avoit été dérobé: autrement non; que je ne demandois point Ia mort du pécheur ; que ma bourfe; quand on le pendroit, n'en feroit pas en meilleur état; en un mot, que je ne fbuhaitois rien autre chofe que mon argent & mes hardes, &z que j'y renoncois, puif-  9° H I S T O I R E que le tout étoit en trop bonnes mainspour pue je puffe le rattraper. Le Greffier n'eut pas plutöt fait rapport aux Juges de ce que je lui avois dit, que conlidérant qu'il n'y avoit point d'autres efpeces a prétendre dans ce procés que celles dont on avoit trouvé le voleur nanti, ils fe contenterent de Ie condamner au carcan pour deux ou trois heures , & a un banniffement perpétuel du territoire de Sienne. Ces Magiftrats équitables difoient pour qu'on excufat un chatiment fi doux, que le coupable n'ayant aucune marqué de feu fur les épaules, c'étoit une preuve qu'il n'avoit jamais été trouvé en faute que cette fois-la , & qu'il méritoit par conféquent quelque indulgence. La bonne raifon pour faire grace a un voleur de profeffion ? Et n'eft-ce pas un jugement bien judicieux que de le bannir d'un pays oii il a volé? Celf comme fi on lui difoit: va-t-en, mon ami, on te permet d'aller voler ailleurs. Je ne favois point encore a quoi les Juges avoient condamné Sayavedra, & je dïnois chez Pompée, lorfqu'un domeftique du logis, qui avoit oui prononcer la Sentence, entra dans la falie tout effouffie , & d'un air aulTi content que s'il m'eüt apportémeseffets. De Ia joie, Seigneur Dom Guzman , s'écria-t-il, de la joie I Votre  de Guzman d'Alfarache. 91' larroneftcondamné aucarcan, & 1'on doit bientöt 1'y attacher. II ne tiendra qu'a vous de voir cette exécution. Dans ce moment j'aurois voulu que ce fot eüt été mon valet, & être dans un endroit oü j'euffe pu librement lui caffer les dents k coups de poing. Je n'ai de ma vie été fi tenté de battre un homme, que je le fus dans cette occafion. Cependant il me fallut dévorer mon chagrin , de même que le changement qui fe fit dès ce jour-la dans mon Höte. II paffa tout-a-coup d'une extrêmité k une autre; il ne me regarda plus que comme un étranger qui 1'incommodoit, & dont il auroit fouhaité d'être défait. Eli-il poffible, me diras-tu ? Quoi, ce Pompée k qui tu avois rendu fervice, & qui dans toutes fes lettres t'avoit paru fi pénétré de reconnoiffance, ce mêmePompée te paya d'ingratitude ? Sans doute. II prit un air glacé avec moi, & me fit affez voir qu'il m'auroit voulu déja bien loin. J'y contribuai peut-être en lui difant indifcretement que je ne retournerois point k Rome, ou du moins de long-temps. Ce qui lui faifant juger quej'allois luidevenirinutile , & que felon toutes les apparences, nous n'aurions plus de commerce enfemble , il ne fe foucia plus guere que je fuffe content ou mécontent de luL II me deman-  92 HlSTOïRE da même fans facon quand je me pf0. pofois de partir. Je lui répondis que ce feroit des Ie lendemain. II me repliqua froidement, qu'd étoit faché de mon départ , fans me faire aucune inftance pour Ie oifferer. Enfin, je crevois de dépit d avoir oblige de bonne grace un homme, qui, bien éloigné de m'offrir fa bourfe par reconnoiffance, ou pour compenfer ce qu'il m'avoit fait perdre, étoit affez ingrat pour compter tous les moments que je paffois dans fa maifon. Auffi Ia première chofe que je fis Ie jour fuivant, tut de prendre congé de lui d'une maniere qui lui marqua bien ce que je penfois de lm. . J CHAPITRE IV. Cuiman d quelaues milles de Sienne: rencontre Sayavedra , le prend d fon Jervice, & 1'emmene avec lui d Florence. I'avois tant d'envie de m'éloignerde f Menne, que je donnai d'abord des deux a mon cheyal. Si bien que je difparuscomme u„ lajr yeux de leus fait quelques milles, j'apoercus de    de Guzman d'Alfarache. 93 loin un homme a pied, qui me parut avoir toute la figure de mon frippon de Sayavedra. Comme en effet c'étoit lui, qui, pour obéir a la fentence qui le condamnoit a un banniflement, fe hatoit de fortir de 1'Etat de Sienne pour aller dans un autre exercer fes talents. Je ne pus me défendre d'un mouvement depitiéalavue de cemiférable; &mefouvenant moins de la trahifon qu'il m'avoit faite, que du fervice qu'il m'avoit rendu le jour de l'aventure du cochon , je n'eus pas laforce de ne vouloir pas lui parler. II m'avoit auffi reconnu; & Iorfque je paffai prés de lui, il vint tout-a-coup, le vifage baigné delarmes,m'embraffer la botte , enmedemandant mille pardons de fon ingratitude & de fa perfidie. II ajouta qu'il fouhaiteroit de toute fon ame, pour expier fa faute, me fervir en efclave toute fa vie; & que fi je voulois le prendre pour mon valet, je pouvois compter fur lë ferment qu'il me faifoit, d'être le ferviteur du monde leplus fidele.Après avoir fait mes réflexions fur ce qu'il me propofoit, il me femblaque je ne feroispoint fi mald'accepterfapropofition. Ne vas-tu pas encore me blamer, de m'être chargé d'un domeftique dont je connoiffois le caraöere , & qui m'ayant déja déyalifé, ne pouvoit manquer de recidive?  94 HlSTOIRE a la première occafion ? Je fais par ma propre expérience qu'on ne fe défait pas aifément de fes mauvaifes inclinations. Mais outre que dans la difette d'efpeces oii j'étois alors, j'avois peu dechofeaperdre, que Diable aurois-je fait d'un valet plein de probité ? Dans le métier que je prefTentois bien qu'il me faudroit bientöt faire , j'avois befoin d'un Vinuofo, & je le voyois tout trouvé dans ce garcon-la. Un habile homme doit favoir fe fervir de tout. Je prisjonc a mon fervice Sayavedra, & je me louai autant dans la fuite d'avoir renouéavec lui,que j'avois eu auparavant de regret de l'avoir connu. II me fit bien voir, lorfque nous arrivames a la couchée que je n'avois pas fait une mauvaife affaire en 1'attachant a moi. II fut toujours en mouvement pour ticher de me rendre par fes foins le gïte commode. J'admirois fon attention a pourvoir a mes befoins, & a prévenir tous mes defirs. En vérité, 1'ardeur de fon zele & fon bon efprit dont il me donnoit a tout moment des preuves , me confolerent de la perte de mes hardes. Le jour fuivant de grand matin, nous nous remimesen marche, 1'un acheval, & I'autre a pied, & nous nous rendïmes enfin k Florence, qu'on m'avoit peinte avec de fi belles couleurs, Cependant quelque éloge  de Guzman d'Alfarache. 95 qu'on m'en eütfair, elle me iurprit par Ia magnificence de fes édifkes. Sayavedra qui m'obfervoit, me dit en fouriant : II me femble que la vue de cette ville vous frappe agréablement. J'en fuis charmé, lui répondis-je. Elle me paroit admirable. Je ne croyois pas qu'il y eüt dansle monde une autre Rome. Oh 1 vraiment, reprit - il, vous n'en voyez que les dehors & la fituation, qui véritablement ont de quoi plaire aux yeux. Mais c'eft le dedans qu'il faut conlidérer. Les maifons des particuliers, qui pourroient paffer pourautant de palais, font ornées d'une infinité de beaux ouvrages d'Architefture. C'eft avec raifon qu'on appelle Florence la huitieme merveille du monde; puifque c'eft la fleur des fleurs & Ia fleur de toute 1'ltalie. La-deffus, Sayavedra s'étant mis en train de parler, me conta 1'Hiftoire de Florence depuis les guerres civiles de Catilina jufqu'a 1'état préfent oü elle fe trouvoit. Mon Ecuyer qui connoiffoit parfaitement cette ville pour y avoir demeuré quelque temps, me conduifit a une des plus fameufes Hötelleries, oü il lui plut de me faire paffer pour un Gentilhomme Efpagnol, nommé Dom Guzman, neveu de rAmbaffadeur d'Efpagne a Rome. II fit effrontément confidence a 1'Höte de ma  ^6 H i s t o i r e. cualité. Comme nous étions fans bagage» & que nous n'avions même qu'un cheval» ce!a péchoit un peu contre la vraifemblance. Mais mon valet, pour ramener la. chofe au vraifemblable, dit qu'ayant été obligés de partir a la hate, nous avions chargé une perfonne de nous envoyer nos ballots par le Meffager, qui devoit arriver inceffamment. Quoique 1'Hötellene fut pleine de Cavaliers d'importance, d me fit avoir une des plus belles chambres. II fit accroire a l'Höte que je venois a Florence de la part de 1'Ambaffadeur pour une affaire de conféquence, & que probablement j'y ferois un-affez long féjour. Ce qui réjouit fort Monfieur le Maitre, & fut caufe qu'il eüt avec moi des manieres très-refpeaueufes. Le prudent Sayavedra fut d'avis que nous achetaffions le lendemain un grand coffre que nous dirions être plein de nos meilleurs effets, & que nous remplinons enfuite de ce qu'il plairoit a la fortune de rous envoyer. J'approuvai fa penlee , &c je le chargeai du foin de cette emplete, Chapitiv  DE GtlZMAN D'ALFARACHE. 97 chapitre v. Guzman paroit d la Cour du Grand- Duc. Une Dame devient amoureufe de lui. (*) T A Grande Duchefle dans ce tempsJLj la venoit d'accoucher d'un Prince, ouplutöt de releverde fes couches; & il y avoit tous les jours au Palais quelque fête, ou toutes les perfonnes de diffinclion de 1'un & de I'autre fexe ne manquoient pas de fe trouver ; & chacun y étoit bien recu. Les Cavaliers qui logeoient dans mon H6tellerie, &qui tous étoient de la meilleure nobleffe du Pays, n'étant venus a Florence que pour avoir part a ces divertilFements, s'y montroient d'autant plus affidus , qu'ils faifoient par-la leur cour a leur Prince. Mon Höte me demanda le premier foir, fi je voulois être fervi en particulier ou manger avec ces Gentilshommes. Je répondis que j'aurois 1'honneur de fouper avec eux; (*) Les aventures de Guzman d la. Cour du GrandDuc font de Vinvention de Mr, Bremont, qui les a mi fes dansce Chapitre & dans le fuïvant, d la place de la defcriptlon & de ihiftoire ennuyeufe que ï'Auteur Efpagnoly fait de la Ville de Florence. J'ai era. devoir en ca endroit prèfirer le Copifle 4 VOrieinal. Tome II. e  C)8 HlSTOIRE & 1'heure en étant venue, j'entrai dans la falie ou ils fe difpofoient a fe mettre k table. J'y parus d'un air aifé, faifant 1'homme de condition, ce que je n'entendois pas trop mal; & après les avoir falués cavaliérement, j'allai m'afTeoir au haut bout fur une chaife qui m'y fut préfentée par Sayavedra , qui favoit merveilleufement fe prêter aux Lanis. Ce débutm'attira lesregards de tous ces Mefïieurs , qui fouhaitant d'apprendre qui j'étois, fe le demandoient les uns aux autres a 1'oreille fort inutilement. Ils avoient une grande impatience de m'entendre parler , pour découvrir par mon accent de quelle nation je pouvois être. J'avois la malice de les tenir dans 1'incertitude fur cela. Ils avoient beau par de petites honnêtetés vouloir me faire entrer en converfation avec eux, je leur répondois moins par des paroles que par des airs de tête & des mines pleines de politeffe. Néanmoins comme je ne pouvois me difpenfer de lacher quelques mots, je paffai pour Romain dans leur efprit. Mais ayant donné en Efpagnol un ordre a Sayavedra , je les remis en défaut. Un de ces Gentilshommes plus curieux que tous les autres, fe leva de table pour aller queftionner 1'Höte fur mon chapitre. Quelques inftants après, étant venu  de Guzman d'Alfarache. ien Itahen qu'un Romain naturel. Je re-1 pliquai a cela en Efpagnol que j'avois fait un affez long féjour è Rome. II me répartit en langue Caftillane qu'il 1'aimoit & ne parlojt point mal, que rarement les perfonnes de mon pays apprenoienta prononcer l'Italien fi parfaitemen*. Puis faifant tomber t entretien fur mon oncle 1'Ambaffadeur, il me dit qu'il le connoifibit peur avoir eu plus d une affaire a traiter avec lui; qu'il efhmoit & fouhaitoit d'avoir occafion de ie lui temoigner en maperfonne. U eut enhnte Ia bonté de m'inviter a fréquenter fa <-our, &de me dire mille chofes obligeanE ii;  101 HlSTOIRE tes, auxquelles je ne répondis que par des révérences jufqn'a terre. Ce ne fut pas tout*. La Grande-Ducheffe arriva dans ce moment. 3'eus 1'honneur de la faluer auffi , & de lui être préfenté par le Prince fon époux ,qui lui dit qui j'étois. En vérité, je me tirai de ce mauvais pas plus galamment, peut-être , que ne 1'auroit fait k ma place un véritable neveu de 1'Ambaffadeur d'E(pagne. . . Le bal alors commenca. Je me retirat auffi-töt a 1'écart, de peur d'embarraffer les danfeurs. Après trois ou quatre danfes, une Dame qui alloit danfer k fon tour, 8t k quile Duc avoit fait figne de me prendre, vint a moi. Je fis femblant de vouloir me difpenfer d'entrer en danfe, quoique j'en euffe grande envie. Je la priai de confidérer que je venois de defcendre de cheval, ainfi qu'elle le pouvoit voir k mon affreux négligé. Le Prince qui m'obfervoit, me cria pour finir la conteftation, que quand même j'aurois des bottes, ilne faudroitpas que je refufaffe de danfer avec une Dame fi ' aimable. A eet ordre précis , je ceffai de faire des facons. J'obéis, & je danfai avec tant de grace & de nobleffe, que je m'attirai les applaudiffements de toute 1'affemblée. La Grande-Ducheffe fur-tout, qui préféroit Terpiicore a toutes les autres  de Guzman d'Alfarache. 103 Mufes, fut fi contente de moi, qu'elle m'obligea de danfer plufieurs danfes nouvelles, dont je lui parus m'acquitter également bien. Ce qui m'agita terriblement, & me rendit fi gai, fi badin, que j'en contai a toutes les Dames. Je te dirai plus , ami Lecfeur, dufle-je paffer pour un fat dans ton efprit, que les Florentines qui font les femmesd'Italie qui fe connoiffent le mieux aux bonsairs, me trouverent très-agréable. II y avoit entr'autres trois jeunes perfonnes qui faifoient le plus bel ornement du bal. Je n'ai jamais vu de beautés pluspiquantes. Elles auroient fort embarraffé un honnêtehomme, qui eüteu a choifirentre elles. Je me ferois toutefois déterminé en faveur d'une brune, qui me faifoit pencher de fon cöté par un certain je ne fais quoi que les deux autres n avoient pas. Aufli je m'attachai particuliérement a danfer avec celle-la. Un des Gentilshommes qui m'ayoient ameffé au Palais, s'appercut que j'en voulois a cette brune; &c s'approchant de moi: Seigneur Dom Guzman, me dit-il, avec un fouris, vous ferez bien des jaloux, fi vous continuez. La Dame eft une riche veuve, qui a un grand nombre d'amants. Ce difcours flatta ma vanité, & m'infpira le deffein de tenter la conquête d'un cceur difputé par tant de rivaux. Je hafardai E iy  104 HlSTOlRE quelques douceurs , qui ne furent point mal recues; mais dans le temps que de favorables apparences m'excitoient a pouffer ma pointe, ilpritfantaiiie ala Grande-Ducheffe , qui n'avoit point encore danfé depuis qu'elle étoit relevée, de vouloir que j'euffe 1'honneur de danfer avec elle. Pour Ie coup, prévoyant les conféquences, je fis tout mon poffible pour m'en défendre. II fallut pourtant en paffer par-la. Le GrandDuc, quoiqu'il approuvatle refpeö que je faifois paroitre en cela pour la Princeffe, me témoigna par une inclination de tête qu'il defiroitque je Me ce qu'elle fouhai-. toit. II n'y eut plus moyen de reculer. Je danfai donc, & encore mieux que je n'avois fait. Ce qui donna tant de plaifir a la Ducheffe, qu'elle ne fe laffoit point de danfer avec moi. Le Prince fut obligé de la prier de fe ménager, de peur qu'un trop grand mouvemeut ne 1'incommodat. De forte que le bal finit la. Leurs A heffes fe retirerent. Je les accompagnai jufqu'a leur appartement avec les Seigneurs de leur Cour, & je revins enfuite d'un air empreffé dans la falie du bal, oü je trouvai ma belle brune qui étoit prête a fortir. Je favois li bien faire le paffionné , que j'eus la fatisfaöion de remarquer qu'elle ne me quittoit point fans regret, Si-  de Guzman d'Alfarache. toj tot que je me vis féparé d'elle, je repris le chemin de 1'Hötellerie avec nos Gentilshommes, qui me rejoignirent. J'étois fi occupé des honneurs que j'avois re$us ce foir-la, que je répondis affez mal auxcompliments que ces Mefïieurs me firent fur le talent que j'avois pour la danfe. Etant tous arrivés è 1'Hötellerie, nous primes congé fort poliment les uns des autres,,& chacun fe retira dans fa chambre. Lorfque je me vis dans Ia mienneavec Sayavedra: Mon ami, lui dis-je, Ia joie me fuffoque. J'étoufferois, fi je ne déchargeoismon coeur. En même temps je lui détaillai tout ce qui m'étoit arrivé au ba!, dont j'avois fait tout Ie plaifir. Les Jouanges infinies qui m'avoient été données par la Ducheffe, & 1'accuei! obligeant que le Duc m'avoit fait. Mon confident n'aimoit que Ie folide. II regardoit les applaudiffements comme de la fumée; mais 1'article de la veuve Ie frappa. Je vis briller dans fes yeux la joie que lui caufa eet endroit de mon récit. Paffe pour celui-la, me dit-il. Cela vous peut mener a quelque chofe, fi Vous favez bien profiter de 1'heureufe difpofition oii vos manieres ont mis cetta Dame a votre égard. Nous employames Sayavedra & moi plus de la moitié de Ia nuit a batir des chateaux la-deffus, & a déE v  106 HlSTOIRE libérer fur ce qu'il falloit faire pourcon-' duire cette aventure a une bonne fin. II fut arrêté dans notre confeil que nous acheterions dès le jour fuivant le grand coffre dont nousavions déja parlé,&c que je ferois la dépenfe de Phabit le plus propre que ma bourfe le pourroit permettre, pour foutenir a la Cour le perfonnage que j'avois commencé d'y jouer. Cette réfolution prife, je chargeai mon valet de fe mettre en campagne de trésgrand matin pour 1'exécuter. Après quoi , je 1'envoyai coucher. Pour moi, je ne pus fermer 1'ceil de toutle reffe de la nuit, & il étoit déja grand jour, lorfqu'a force de me bercer de chimère , je m'affoupis un peu. Mon fommeil ne dura paslong-temps. Sayavedra , qui revenoit de faire fes commiffions, entra dans ma chambre, & meréveilla. II étoit fuivi d'un Tailleur, chez lequel il avoit trouvé un habit tout fait, & qui n'avoit jamais été porté. Le Tailleur me dit que eet habit lui ayant été commandé par un j eune Seigneur qui avoi t tout-a-coup difparu de la Cour, après y avoir perdu au jeu une groffe fomme , lui étoit demeuré, & qu'il ne demandoit pas mieux que de s'en défaire a bon marché. Je me levai promptement pdur 1'efTayer; & par le plus grand bonheur du monde, quand on 1'au,-  de Guzman d'Alfarache. 107 rolt fait exprès pour moi, il n'eiït pas été plus jufte pour ma taille. II ne fut plus quef tion que de favoir combien on le vouloit vendre. Nous nous accordames la-deffus après une difpute qui auroit été plus longue , fi le Tailleur n'avoit pas eu befoin d'argent, Sc moi une furieufe envie d'avoir eet habit, auquel je fis ajouter quelques paflements d'or a ma fantaifie. Ce qui acheva de le rendre magnifique & a la mode de Rome. Je n'eus pas plutöt payé Sc renvoyé le Tailleur, que mon Höte monta dans ma chambre, pour me dire qu'on m'avoit apporté de la part du Grand-Duc, pendant que je dormois, un régal de vin, de fruits 6c de confitures. Préfent que ce Prince avoit coutume de faire aux illuftres étrangers qui paflbient par fa Cour; mais qu'il n'avoit ofé troubler mon repos pour m'en donner avis. Je ne fus point faché de n'avoir pas vu le Gentilhomme, que le Duc avoit chargé de conduire ce préfent; il m'auroit fallu en payer le port; & dans le befoin que j'avois de tout mon argent pour me mettre en état de briller a la Cour , je ne pouvois trop le ménager. Je croyois donc qu'il ne m'encoüteroitrien pour cela. C'elr en quoi je me trompois. A peir.e 1'Höte eut-il fait apporter dans ma chamE vj  10% HlSTOïRE bre le vin & les frnits du Prince, qu'on vint m'annoncer le même Gentilhomme que S. A. m'avoit envoyé. II fallut effuyer fa harangue banale, qu'il finit en me difant que la DuchefTe fouhaitoit de me voir 1'après-dinée. Je fis fur cela de grands complimentsau Gentilhomme, que Sayavedra, en écuyerbien inftruit, attendoit a la porte pour lui glifier dans la main quelques écus. Je m'amufai enfuite a effayer ie rede de nos empiettes. Comme bas de foie, chapeau fin, ruban, fouliers propres, linge, gants & toutes les autres chofes néceffaires pour aflbrtir 1'habit. Voyant que rien ne me manquoit, je commencai par me rafer, peigner, décraffer & poudrer: Puis m'étant habillé en me regardant fans cefle dans un miroir,je me tournai vers mon confident, pour hal demander ce qu'il jugeoit qu'on put ajouter a mon ajuftement. II me répondit qu'il me trouvoit fi bien comme j'étois, qu'il feroit fort trompé, fi ce jour-Ia je ne faifois mourir de faloufie tous les galants & toutes les femmes d'amour. Je ne Iaiflai pas pourtant de me parer de ma belle chaine d'or, & d'attacher au bas avec un beau ruban un portrait en miniature de mon cher maitre, qu'il m'avoit aufli donné Ia veille.de mon départ, J'étois, comme un autre Narcifiea en?  de Guzman d'Alfarache. 109 chanté de moi-même. J'aurois déja voulu être au Palais, tant j'avois d'impatierjced'y montrer im figure. Je crois que j'y aurois été fans prendre aucunenourriture, fi Sayavedra ne m'eüt repréfenté qu'on ne devoit pas négliger le dedans: que le dehors en dépendoit, & qu'un eftomac bien bourré étoit plus propre qu'un vuide a donner au vifage un beau coloris. Quoique je n'eufle point d'appetit, car j'étois raffafié de ma parure, & 1'on auroit dit que mon ventre eüt été aufli rempli de vent que ma tête. Je .me laüTai perfuader :je mangeai quelques morceaux de ce que mon confident me fit apporter dans ma chambre. Encore eus-je ü grand'peurde me falir en mangeant, que ce ne fut pas fans inquiétude que j'achevai de diner. Je tatai des fruits du Duc, & bus quelques coups d'un verdet dont ce Prince les avoit accompagnés. Je trouvai ce vin exquis, & je jugeai qu'il devoit donner du brillant dans la converfation, quand On n'en avoit pris que modérément. Après ce petit repas, je me promenai en me quaprant dans ma chambre. Je confultai encore mon écuyer fur ma perfonne, & il m'afTura de nouveau que j'étois un Cavalier k peindre. Sur fon témoignage, confïrmé par moa amour-propre, je fortispour me rendre au Palais avec Sayavedra, qui, pour me faire  I IO H I S T O I R E plus d'honneur, avoit fait aulïï quelques achats pour lui aux dépens de ma bourfe , qui fe reffentoit furieufement des faignées qu'on venoit de lui faire. Je fus recu chez le Grand-Duc avec tous les honneurs qu'auroit pu prétendre mon oncle même rAmbaffadeur, s'il eut étéa ma place. Le Prince me fit d'abord des honnêtetés que je ne dus qu'a ma bonne mine & qu'è ma gentilleffe. Enfuite il mit notre Ambafladeur fur le tapis; & me dit des chofesdans 1'efpérance qu'a mon retour a Rome je les rapporterois a fon Excellence. C'étoit le Prince du monde ie plus politique. II ne parloit le plus fouvent que pour faire parler. Tantöt par des paroles flatteufes, &c tantöt par de petites contradicf ions, il tachoit de m'engager a raifonner fur des matieres délicates. II fe ftattoit qu'il pourroit nféchapper des chofes dont il tireroit quelques lumieres. Ce qui fans douteferoit arrivé, fi j'eufle été capable de trahir mon maitre, qui, par complaifance ou par facilité , m'avoit plus d'une fois entretenu des affaires les plus fecretes. Mais je me tenois fi bien fur mes gardes avec le Grand-Duc, qu'il eut beau meretenir auprès de lui deux heures, je ne lui lachai pas un mot indifcretement. I! ceffa enfin de me tater; &c changeant de difcours, de peur de m'infpi-  de Guzman d'Alfarache. m rer quelque défiance, il me dit d'aller voir laDucheffe qui m'attendoitimpatiemmento Je fus bien-aife qu'il ine congédiat pour rompre un entretien qui me fatiguoit, & je volai chez cette Princeffe, qui commencoit effectivement a s'impatienter de ce que je tardois tant k me rendre auprès d'elle. Pourquoi donc, me dit S. A. ,avez-vous été fi long-temps avec leGrand-Duc? Madame, lui répondis-je en faifant le difcret, il m'a fait plufieurs queftions fur les Cours de Rome Sc d'Efpagne. Cela nous a menés loin, Sc m'a empêché de venir plutöt recevoir vosordres. Je pris hier au foir, repliqua la Ducheffe, un fort grand plaifir k vous voir danfer, fur-tout vosdeuxdernieres danfes. J'ai envie de les apprendre, &C je veux que vous me les montriez. Je lui répondis que je ne demandois pas mieux que de lui rendre mes très-humbles fervices. Elle avoit tant de difpofition k la danfe, qu'en moins d'une heure, je la mis en état de les pouvoir danfer toutes deux au bal le lendemain au foir; & je lui promis, pour qu'elle fut plus füre de fes pas, que je viendrois 1'après-dinée lui donner encore une lecon. Elle fe faifoit par avance un plaifir extreme de la furprife générale qu'elle cauferoit en danfant ces nouvePes danfes , St elle me défendit d'en parler a perfonne»  III HlSTOIRE C'étoit un fort beau concert qui devoit faire ce jour-la le divertiffement de ia Cour; & je ne manquai pas d'y paroitre avec tout mon mérite, après avoir légérement foupé dans 1'Hötellerie. II n'eft pas , je crois , néceffaire de te dire qu'en entrant dans ia falie oü tout le monde étoit déja affemblé, je cherchai des yeux ma charmante veuve. J'eus peu de peine a la démêler. Sa parure riche & briljante , & plus encore fesdivins appas, la faifoient aiiément diflinguer. Je jurerois bien que j'avois un peu de partaux peines qu'elle s'étoit données pour s'ajufter, comme je nedoute pas que de fon cöté. en me voyant, elle ne fe fit honneur du foin que j'avois pris de m'adonifer. Je m'approchai d'elle avec un emprelTement qui ne lui déplut point. Nous voila tous deux a nous regarder,nous contempler, a nous admirer 1'un I'autre, & a nous lancer fans quartiers des traits de feu. C'étoit a qui en décocheroit davantage. Tqut cela alloit fort bien. Mais avec toutes ces tendres oeillades, je demeurois incertain de mon fort; & n'ayant pas beaucoup de temps a perdre, je crusdevoir m'expliquer plus clairement. J'en avois une belle occafion ce foir-la, puifque j'étois fi prés d'elle, que je pouvois lui parler fans être entendu de perfonne.  de Guzman d'Alfarache. irj Madame, lui dis-je tout bas d'une voix tremblante & paflionnée , a quel chatiment condamneriez-vous un téméraire qui oferoit vous aimer &C vous le dire ? La Dame ro'ugit un peu de cette queftion, & me répondit que ce téméraire pourroir. être tel qu'on n'auroit pas la force de fe réfoudre k le punir. Je fentis a cette réponfe un tranfport de joie fi vif, que je lui repartis d'un ton ranimé : Quelle contrainte, Madame, après ce que je viens d'entendre, de ne pouvoir me jetter k vos pieds! Plaignezmoi d'être obligé de facrifier le plaifir de vous marquer ma reconnoiffance au refpecF que je dois a L. A. Ma veuve jetta fur moi un regard languiffant, &c ne me dit rien. II eft vrai que c'étoit m'en dire plus que fi elle m'eüt tenu les difcours les plus touchants. Auffi j'en fus fi pénétré, fi tranfporté de plaifir, que ne pouvant plus parler moi-même, je gardai le filence pendant quelques moments, laiffant a mes foupirs faire 1'office de ma langue. Je n'étois pas encore bien revenu de ce raviffement qui m'ötoit 1'ufage de la parole,quand ma veuve me pouffant du coude, me dit d'un air effrayé : On nous obferve. La Grande-Ducheffe nous regarde avec une attention qui m'embarraffe. Eloignez-vous un peu de moi, je vous prie. Je me retirai  h4 HistoiSï auffi-tör, en difant que la Princeffe e'toit bien cruelle de venir troubler les plus doux infiants de ma vie. Je m'écartai donc de ma belle veuve, & m'avancai vers la Ducheffe, pour employer du moins a lui faire ma cour le temps qu'il m'étoit défendu d'être auprès de mon adorable brune. Je me gliffai derrière la chaife de S. A., d'ou, comme fi j'eulTe été jufques-la fort attentif au concert, jem'écriai: II faut avouer qu'on ne peut rien entendre de plus agréable. Dans le fond cela étoit'vrai. Le Grand-Duc fe piquoit d'avoir les plus habiles joueurs d'infiruments, & les plus belles voix d'Italie. II n'épargnoit rien pour fe contenter ladeflus. Mais c'eft de quoi je ne pouvois encore juger, & la Duchefle, qui Ie favoit bien, me dit en me regardant d'un air malieieux: Vous avez vraiment été fort occupé du concert, & vous en pouvez hardiment décider. On vous le pardonne, ajoutat-elle en fouriant. La Dame mérite bien qu'on préfere fes charmes a ceux de Ia mufique. S. A. remarquant qu'elle m'embarrafioit, changea de ton, & me demanda féneufement ce que je penfois des voix &z de la fymphonie. Alors je pris la liberté de dire mon fentiment; & fi je ne parlai pas en Maitre de I'art, du moins je fis connoïtre que je n'étois pas tout-a-fait ignorant en mufique. *  de Guzman d'Alfarache. 115 Le concert, au bout d'uneheure, fut interrompu par une magnifique collation qui fervit d'intermede. Je pris ce temps-la pour retourner auprès de ma Divinité, que je m'empreffai de fervir. Je lui donnois de tout ce qu'il y avoit de plus délicat, préférablement aux autres Dames, a qui je faifois peu d'attention. J'achevai par-la de mettre mes rivaux au défefpoir. Ils ne douterent plus que je ne fuiTePAmantfavorifé. Néanrr.oins, quelque dépit qu'il en euffent tout, il n'y en avoit point d'afTez hardis pour ofer méditer une vengeance dont ils étoient perfuadés que le Duc les feroit repentir. Pour moi, je m'inquiétois fi peu de tous leurs chagrins, que je ne fongeois uniquement qu'a faire de nouveaux progrès dans le coeur de maNymphe. Et il fembloit que 1'amour prit plaifir a m'en fournir des cccafions. Pendant que je faifois le galant auprès d'elle, j'appellai un Muficiena voix claire, lequel pallbit a deux pas de nous, favezvous, lui dis-je, les derniers airs qu'on a faits a Rome, & dont il y en a deux ou trois fur-tout qui fonr k la mode? Je les ai recus aujourd'hui, me répondit-il; mais je n'ai pas eu le loifir de les étudier. Alors les Dames me demanderent fi je les favois. Je leur dis qu'oui; & elles ne m'eurent pas  tl6 H I S T O I R E phitöt témoigné qu'elles fouhaitoient de les entendre, que, fans me faire prier comme un Muficien de profeffion, je me mis a les chanter a demi-voix, feignant de ne vouloir pas être oui de toutes les perfonnes qui étoient dans la falie. Dès que j'eus commencé, je fus entouré de Dames & de Cavaliers qui s'approcherent de moi. Mes fons frapperent même Poreille de la Ducheffe, qui s'étant informée de ce que cetoit, me fit appeller, & m'ordonna de chanter en donnant k ma voix toute 1'étendue qu'elle avoit. Je ne dois point oublier une circonftance affez plaifante. Cette Princeffe fit figne k ma veuve & a quelques autres femmes du meme rang de venir auprès d'elle, pour avoir part au plaifir que je me préparois a leur faire. Elle accoururent dans Ie moment; & S. A, par malice ou par bonté, les placa de facon que j'avois ma maitreffe en face. Après quoi, elle me dit tout bas en riant: Vous voyez que je paye d'avance la complaifance que vous avez pour moi. A ces mots, je lui fis une profonde inclination de tête, & de crainte qu'elle n'en dit davantage, je mehatai de chanter. Ami Guzman, me diras-tu, fi vous n'y prenez garde, vous allez encore vous louer. Oh pour cela oui. Puifque je te découvre  de Guzman d'Alfarache. 117 franchement mes mauvaifes qualités, tu dois me pardonner fi je ne te cache 'pas mes bonnes. On trouva ma voixfi belle, que tous mes auditeurs, depuisle premier'jufqu'au dernier, firentretentir la falie de leurs applaudiflements. Ce qui ne me furpriten aucune maniere. Un homme qui pafioit k Rome pour un beau chanteur, pouvoit-il déplairea Florence? Enfin, j'amufai 1'affemblée jufqu'a la fin du temps prefcrit a chaque fête , par un reglement qu'il y avoit la-deffus au Palais. Nous accompagnames, comme a 1'ordinaire, le Duc & la Duchefie jufqu'a leur appartement. Enfuite chacun prit fon parti. Je retournai dans la falie joindre ma Veuve, qui n'ayant pas voulu fe retirerfansme voir encore un moment, m'y attendoit de pied ferme. J'eus le temps de lui tenir quelques difcours flatteurs, qui furent payés de fa part avec ufure par des reparties qui redoubleren! mon ardeur. Je lui demandai la permiffion d'aller lui rendre mes devoirs chez elle. Ce qui fe fait k Florence, & cequi me fut accordé de la meilleure grace du monde. On me marqua même une heure pour cela. C'étoit me témoigner qu'elle agréoit ma recherche. Je ne pouvois reeë voir de cette Dame une plus grande faveur.  11 8 HlSTOIRE CHAPITRE VI. Suite & denouetnent de cette belle intrigue. Am o n retour chez moi, je fus obligé de faire confidence a mon confeiller Sayavedra de tout ce qui m'étoit arrivé ce jour-lav Ce que je fis jufqu'aux moindres particularités. Après m'avoir écóuté de toutes fes oreilles, il me dit: Cela va de mieux en mieux. Je ne crois pas que notre proie nous échappe. II faut douter de tout, lui répondis-je, mon ami. Quand je fongé k ma bonne fortune, quand j'en confidere tous les avantages, & que je me repréfente qu'en deux jours je fuis prefque parvenu au comble de mes voeux, je crains que la fortune ne flatte ma témérité, que pour s'en jouer & la confondre par quelque finiftre événement, II eft vrai, reprit mon confident, que les promelTes de 1'efpérance font fort fouvent trompeufes, mais elles s'accomplhTent auiTi quelquefois. Je paffai plus tranquillement cette nuit que la précédente; & le lendemain , d'abord que je fus levé, j'envoyai k ma belle  be Guzman d'Alfarache. 119 brune tout Je régal que j'avois recu d« Grand-Duc, a quelques fruits & une bouteille de vin prés, m'imaginant que je n'en pouvois faire un meilleur ufage. J'ajoutai a cela des gants & toutes fortes de rubans que Sayavedra choifit & acheta. Mon préfent fut agréablea Ia veuve, auffi-bien que le billet dont il étoit accompagné, & auquel on me rapporta qu'on feroit réponfe de vive voix fur Ie foir chez Ia Dame, oh i on comptoit de me voir. Malheureufement Iheure qu'on m'avoit donnée pour faire cette vifite, étoit a-peu-près la même ou , avois promis d'aller faire répéter a la Duchefle les deux danfes que je lui avois montrees. Pour concilier ces deux chofes je me rendis chez la Princelfe plutöt qu'on ne m y attendoit, efpérantque j'en fortiroisaflez a temps pour pouvoir me trouver a mon rendez-vous. Je me trompai dans mon calcul S. A., qui avoit k coeur d'apprenore parfaitement ces danfes, me les fit tant de fois danfer avec elle, qu'il ne me fut pas poffible de Ia quitter avant 1'heure du berger; laquelle fe palfant k mon grand regret, excitoit en moi les plus vifs mouvements d'impatience. La Duchelle s'en apper9ut, malgré tous les efforts que ,e faifois pour les lui cacher • Qu avez vous, me dit-elle? Vous avez  120 HlSTOIRE dans 1'efprit quelque chofe qui vous inquiete. Je vois bien ce que c'eft. Votre veuve vous fait paroitre notre répétition unpeu longue, n'eft-il pas vrai? J'avouai franchement que cela étoit véritable. Je dis de quoi il s'agiffoit, croyant 1'engager par eet aveu a m'accorder la liberté de me retirer. Ce qu'elle ne fit point. Au contraire, elle m'ordonna de demeurer. Mais elle envoya chercher ma veuve, fe chargeant de lui faire mes excufes, & de prendre toute la faute fur elle. Je rendis grace a S. A. dans les termes les plus forts; & reprenant ma belle humeur, je payai la bontéde cette Princeffe de mille plaifantes faillies qui la rejouirent. Enfin, mon aimable brune arriva, charmée de 1'honneur que lui faifoit la Grande-Ducheffe, qui lui dit qu'elle favoit fait venir, pour compenfer le plaifir dont elle 1'avoit privée en me retenant. Puis employant pour moi fes bons offices, elle fe répandit en difcours fi flatteurs fur mon compte, que j'en étois toutconfus. Nous commencames tous trois un petit bal, en attendant 1'heure du grand, laquelle ne fut pas fitöt arrivée, que nous nous rendimes dans la falie ou il fe donnoit; & tant qu'il dura, nous ne fimes que nous trémouffer mamaïtreffe & moi, pour faire notre Cour a S. A. qui fe plaifoit infiniment a nous voir danfer  de Guzman d'Alfarache. iai danfer enfemble. Dès ce foir-Ja „os amours furent connues de tout Ie mond" qui nous regarda comme deux amants bien affortis. Mes nvaux feuls en jugerent autrement. 'm J'allai rendre le lendemain la vifite que je n'avois pu faire la veiile a ma Veuve Je trouvai cette Dame avec deux autres de'fes amies, qu'elle avoit par bienféance affemblees chez elle, & qui connoilTant bien nos ientiments, nous bufferen t la liberté de nous entretemr tout bas 1'un & I'autre. J'appris cle la belle bouche de mon incomparable brune, que du premier moment qu'elle m avoit vu, elleavoit fenti pour moi ce qre f es autres amants tSchoient en vain de lui mfpirer. En un mot, il me fut permis de compter que j'étois tendrement aimé II n y avoit point ce jour-ia de fêteau Palai4- deYant honorer de leur préfence un manage important qui fe faifoit en ville Ma vrille en fut plus longue. Qu'il m>él chappa de difcours paflionnés! qu'on m'adreffa de paroles obligeantes! que nous &moSi!0ntentSi'Unde VmtT*' ma Veuve Je revins è mon Hótellerie affez tard J etojs toUt confit en amour, & fi piein de* bedes idees , qu'a peine pouvois-je parler  Ui HlSTOIRE dans une fi charmante ivreffe; mais voyant qu'il étoit de monintérêtde la difliper, ü me dit: Mon cher maitre, vous vous endormez un peu dans la profpérité de vos affaires amoureufes. Vous ne_ faites pas réflexion que nous fommes ici dans une ville de palTage. Vous pourrez rencontrer quelqu'ünqui reviendrade Rome, & qui vous reconnoitra. Vous courez rifque a chaque inftant d'être découvert. Croyezmoi,brufquez l'aventure. Sachez promptement de votre maitrefle jufqu'oii votre fortune peut aller, Sc ne perdez plus de temps a dier 1'amour. La prudence de mon conndent me fit rentrer cn moi-même, & m'obligea de retourner le jour fuivant chez ma Veuve., dans la réfolution de lui propofer de i'époufer. J'avois peur de gater tout par trop de précipitation; & ce ne fut qu'en tremblant que je la prelTai de hater mon bonheur. Cependant,bien-loin de fe réyolter contre le deiir impatient que je lui témoignois d'être fon époux, elle me dit franchement que fes intentions étant conformesaux miennes, elle n'avoit pas deffein de tirer les chofes en longueur. Voyez au plutöt mes parents,pourfuivit-elle, demandez leur agrément; & quand vous vous ferez acquitté de ce devoir, je ferai le refte.  de Guzman d'Alfarachü. ii} Tranfporté d'amour 6c de joie d'avoir fon aveu, qui étoit le principal, je me jettai a fes genoux; & lui prenant une main qui ne ierefufa point a mon tranfport, je la baiiai ayec ardeur. Enfuite je conjurai la Dame d'agréer, comme pour fceller fa promeffe, une petite bague que j'avois au doigt. C'étoit un affez joli diamant, fort bien monté. Elle 1'accepta en me Ie laiffant mettre a un de fes doigts,acondition que j'en recevrois d'elle unautre, qu'elle alla prendre dans ion cabinet, & qui étoit d'un plus grand pnx que Ie mien. On eut dit après cela que nous éuons déja mariés , tant nous devinmes familiers. Je ne fais pas même ü dès ce jour-la je ne me fuffe pas rendu maitre üu logis, fi j'euffe été plus hardi. Mais outre que je craignois de lui déplaire en faiiant paroitre de coupables deiirs, j'avois trop d'amour & trop de refpeft, pour être eapable d'une pareille témérité. Lorfqu'è mon retour de chez ma Veuve j'appns a Sayavedra le réfultat de mon der' nier entretien avec elle, & que je lui montrai Ie gage qu'elle m'avoit donné de fa paro e, il en pleura de joie. Courage, s'écriat-il, vous avezle vent enpoupe. Vousallez a toutes voiles. Vous entrerez bientót dans Ie port. Ne manquez pas dès demain de vifiter les parents de cette bonne Dame, F ij  114 HlSTOIRE Je fuis perfuadé qu'ils vous accorderont leur confentement. C'eft a quoi il n'étoit pas nécelTaire de m'exhorter. Ma maïtreffe m'avoit nommé les plus confidérables; & bien inftruit de leurs caraöeres, afin que je puffe me régler la-deffus. II y en avoit deux i vee qui j'avois déja fait connoiilance. Ils étoient a-peu-près de mon age. J'aurois bien répondu de 1'agrément de ceux-la. Je craignois feulement certains barbons graves &Z flegmatiques , gens qui ne faifant rien que par compas &c par mefures, voudroient me mener par un chemin fort long; ce qui ne vaudroit pas le diable pour moi, qui avois tant d'intérêt a finir promptement cette affaire. Je vis donc dès le matin les parents en queftion. Les deux jeunes me dirent fans facon qu'ils approuvoient fort ma recherche, fi elle étoit agréable a leur coufine. II n'en fut pas ainfi des oncles, qui me répondirent que la chofe regardoit toute la familie ; qu'ils s'affembleroient au premier jour, & que je ne tarderois guere i favoir ce qu'ils auroient réfolu. Rien n'étoit plus prudent, & je ne pouvois trouver ce procédé mauvais, quelque chagrin qu'il me caufat. Je rendis compte 1'après-dinée k ma Veuve de toutes ces vifites. Elle me dit q felle s'étoit bien attendue a la réponfe  de Guzman d'Alfarache; 'ïiy qui m'avoit étéfaite, &que nouspouvions toujours par provifion régler toutes les cérémonies de notre mariage, nouspromettantdele célébreravec toute la pompe convenable a desperfonnes de notre naiffance, & ne doutant nullement que L. A. ne nous nffent 1'honneur d'affifïer a nos noces. Au bout de trois jours , il vintchez moi deux desprincipauxparents de ma future, pour m'apprendre le réfultat de leur délibération touchant ma recherche. Ils me dirent qu'ils envifageoient Ie deffein que j'avois fur leur parente comme une chofe trèshonorable pour leur familie : qu'ils me pnoient toutefois de trouver bon qu'ils exigeatfent de moi, feulement pour agir avec plus de bienféance, que je fiiTe intervenir la-dedans Mr. 1'Ambaffadeur mon oncle : que S. E. n'avoit qu'a en écrire un mot au-Grand Duc, & une petite lettre de pohteffe k toute Ia familie, pour lui demander fon aveu. Je me fentis terriblement ému è ce difcours; & faifant tous mes eitorts pour leur cacher le trouble qui m'agitoit, je leur répondis avec une effronterie fans pareille, que s'il ne falloit que cela pour les contenter , ils feroient bientdt iatisfaits : que je leur promettois des lettres de 1 Ambaffadeur pour tous les parents *am en genéral qu'en particulier : qu'è 1'éF iij  IlfS HlSTOIRE gard du Grand-Duc, S. A. recevroit par la première pofte un paquet par lequel mon oncle, a qui j'avois déja mandé-mes intentions, la fupplieroit de les favorifer en m'accordant la-deflus fa protecfion. Ces Mefïieurs, très-contents de mes promeffes, prirent congé de moi en attendant qu'ils en viffent 1'effet. Me voila bien avec ces lettres Sc cette entremife de 1'Ambaffadeur. Je n'aurois eu qu'a le prier par une lettre de vouloir bien faire ma fortune en m'avonant pour fon neven; Dieu fait de quelle maniere S. E. m'eüt fait traiter a Florence par le Grand-Duc, & dans quels beaux termes il m'eüt recommandé a S. A. Auflt je ne fus nullement tenté de prendre ce parti. J'aimai beaucoup mieux, Sc c'étoit la feule reffource qui me reftoit, faire une derniere tentative auprès de ma maïtreffe, pour Pengager a m'époufer brufquement. Je courus donc chez elle, auffi-töt que fes vieux parents m'eurent quitté. Je 1'abordai d'un air trifte ; & après lui avoir conté ce qui s'étoit pafte entr'eux & moi, je lui dis que par-la je me voyoiscondamné a mourir d'impatience & d'ennui. Ce retardement, me dit ma Veuve, ne fera pas fi confidérable que vous vous 1'imaginez. Pardonnez-moi , Madame, m'écriai-je  de Guzman d'Alfarache.' '117 avec émotion. Je difpoferai facilement rAmbaffadeur a écrire en ma faveur au Grand-Duc & a vos parents.J'ofe vous affurer qu'il aura cette complaifance pour fon neveu. Mais vous le dirai-je, fon caraétere me fait trembler. C'eft un homme trop prudent & trop delicat, pour ne vouloir pas auparavant s'informerde votre familie &c de vous-même, Madame, permettezmoi de vous le dire, il aura peur que ce nefoit quelque fol amour de jeune hom me. Ces fortes d'informations demandem un temps qui me paroit infini, & cela me met au défefpoir. La-deffus, pour 1'attendrir, je lui exprimai ma douleur dans des termes dont je nepuis a préfent me fouvenir; car lorfque ie cceur parle & qu'un amant dit ce qu'il fent, il parle bien mieux que quand il ne fait qu'un récit de ce qu'il a fenti. Je me fouviens feulement que ma tendre Veuve fut touchée de la peintureque je lui fis des tourments qui me faifoit fouffrir par avance la longue attente qui me menacoif. La Dame, qui peut-être n'avoit pas moins d'impatience que moi de fe voir attachée au joug d'un hymen qui la flattoit, me dit pour me confoler, qu'elle ne dépendoit point abfolument de fes parents: que tout ce qu'elle en avoit fait n'étoit que par pure F iv  I2§ HlSTOïRE bienféance. Donnez-moi trois jours, ajouta-t-elle, pour gagner les parentsqui fefont montrés favorables ; & fi par malheur je les trouve tous contraires a mon delfein , nous ne laifferons pas de nous marier , en attendant qu'eux & Mr. PAmbaffadeur ayent fait a loifir leurs enquêtes. Pouvoisje entendre des paroles plus douces &c plus pofiti ves ? Tous mes fens en furent enchantés. Enfin , ma fenfibilité parut telle , qua • la Dame fe fentant elle-même dans un grand défordre, m'auroit volontiers fait grace des trois jours dont elle différoit ma félicité. Qui croiroit qu'un jour fi agréable pour moi, fut fuivi du plus malheureux de ma vie? Lelendemain m'étant levé pour aller a la Meffe è PAnnonciade, qui eft la plus belle Eglife de la Ville & le rendez-vous du beau monde, j'y rencontrai un jeune parent de la Veuve. C'étoit un de ceux qui n'étoient pas difïïcultueux. Je le faluai, & nous commencames infenfiblement k nous entretenir de mon mariage futur avec fa coufine. Au milieu de la converfation, un Pauvre que j'avois déja renvoyé deux fois fans Ie regarder, vint pour la troifieme me demander 1'aumöne. Préoccupé comme je Pétois d'un entretien qui m'intéreffoit, je m'impatientai; &c donnant aflez rudement  de Guzman d'Alfarache. 129 de mon gant fur le vifage de ce Mendiant importun : Vilain gueux, lui dis-je, ne veux-tu pas me laiffer en repos ? Ce pauvre, qui s'attendoit a un autre traitemenl de ma part, me répondit dans ces termes: » Monfieur Guzman, fi tout le monde vous » avoit recu de même lorfque vous étiez » mon camarade , vous ne trancheriez pas » tant du grand Seigneur aujourd'hui". A la tfoix de eet homme, dont j'entendis diftindtement les paroles, je jettaila vue fur n'i, & je le reconnus pour un pauvre qui avoit été un de mes plus chers confrères, dans le temps que j'étois a Rome dans la confrairie des Gueux. Je rougis, je palis dans le moment, Sclancai fur lui des regards oü ma rage étoit peinte. Bien-loin de craindre ma colere, il me rit au nez, me fit la grimace, & fe retira en me difant des injuresentre fes dents. Quelques Cavaliers qui étoient autour de nous, parmi lefquels il y avoit un de mes rivaux, ayant oui de quellefafon le pauvre m'avoit apoftrophé, & remarquant que j'en étois tout déconcerté, enfurent extrêmementfurpris.Mon rival, qui avoit plus d'intérêt que les autres a approfondir eet incident, fuivit le Gueux fans faire femblant de rien, & le joignit ü la porte de 1'Eglife, oü il s'étoit arrêté. II le prit en particulier; & après lui F v  130 HlSTOIRE avoir coulé dans Ia main quelque monnoie, il lui demanda s'iP^iie connoiffoit bien , pour m'avoir ofé dire ce qu'il m'avoit dit. Le pauvre, encore indigné contre moi, lui raconta 1'hifioire depuis mon entree dans Rome jufqu'a ma fortie de chez 1'Ambaifadeur d'Efpagne. Quel plaifir pour le Cavalier qui 1'écoutoit 1 C'étoit celui de mes rivaux qui étoit Ie plus en droit de prétendre a la main de ma veuve. Charmé d'avoir appris de fi belleschofes de moi, il fit encore quelque libéralité au pauvre, lui dit de le venir trouver 1'après-midi, pour prendre un habit qu'il lui vouloit donner,& lui confeüla enfuite de fe retirer, de crainte que je ne le maltraitaffe , pour me venger de 1'afFront qu'il m'avoit fait en pleine Eglife. Pour lui, il revint auprès du parent de la veuve; Sc le voyant feul, paree que dans Ie trouble oü étoient mes efprits, j'avois jugé a propos de le quitter, il 1'aborda; Sc brülant d'impatience de lui parler de moi, il ne put s'empêcher de lui faire part du détail dont ïe mendiant venoitde Ie régaler. Le parent fort éfourdi de cette nouvelle , fe contenta de lui dire qu'il ne pouvoit ajouter foi au récit du pauvre, qui, felon toutes les appa- jences, me prenoit pour un autre. Les deux Cavaliers fur cela fe fépare-  de Guzman d'Alfarache. 131 reilt, le parent avec quelque foupcon que je n'étois pas ce que je femblois être, & mon rival triomphant d'avoir fait une découverte qui devoit le débarraiTer du plus dangereux de fes compétiteurs. II étoit alors onze heures & demie , & par conféquent il y avoit beaucoup de monde chez S, A. qui étoit prés de fe mettre a table. Oa y vit bientöt arriver mon rival , qui fe mêlant parmi les courtifans qu'il jugea les plus jaloux de la faveur ou j'étois auprès de L. A., leur conta toute l'aventure d'un air myfiérieux, les priant de la tenir fecrete. Mais ce n'étoit que pour mieux les engager a la répandre. Ce qu'ils eurent eh effet li grand foin de faire, qu'en moins d'un quart d'heure, le Grand-Duc en fut informé. Ce Prince n'en fit que rire d'abord; & ayant appró que c'étoit un de mes rivaux qui faifoit courir ce bruit, il le regardacomme une fable inventée par un Amant jaloux & iroublé par fon défefpoir. Néanmoins, fuivant fa prudence ordinaire, il voulut éclaircir le fait. Après toutes les bontés que la Princeffe & lui avoient eues pour moi, il n'avoit garde de n'y pas prendre un fort grand intérêt. II ordonna qu'on lui amenat fecretement le Gueux qui difoit me connoitre, afin qu'il put 1'entendre lui-même. Pour lui obéir, on alla chercher le MenF vj  13* HlSTOlRE diant que Ie Duc, caché derrière un paravent , ouit fans en être vu. Quand ce Prince eut attentivement écouté Ia belle narration que Ie pauvre fit de mes aventures, il donna ordre qu'on le mït en prifon, &c qu'on Py traitat bien, avec défenfe de le laiffer parler a perfonne, jufqu'a ce qu'il eut approfondi cette affaire. Si pendant ce tempsla, je n'étois pas touta-fait tranquille, du moins je n'avois auCun foupcon de la nouvelle face que prenoit ma fortune. II eft vrai que le crue! événement du matin m'avoit très-mortifié ^ mais je comptois qu'en donnant quelque argent au Gueux, je Pobligerois a fortir de Ia ville, ou bien a fe taire. J'étois même retourné è PEglife après la Meffe, dans 1'efpérance de le rencontrer; & ne Payant plus retrouvé la, j'avois remis au Iendemain a ï'appaifer. Pour les paroles qui lui étoient échappées contre moi, j'avois réfolu de les tourner en raillerie, fi quelqu'un s'avifoit de m'en parler, & de les faire paffer pour une infolence qui m'avoit été dite par un miférable que j'avois un peu maltraité» En£n, je n'y fongeois déja prefque plus, & je me rëndis 1'après-dinée au Palais & mon heure ordinaire. Je me préfente pour voir le Duc; on me dit qu'il eft occupé dans fon cabinet. Je vais a 1'appartement de la Du-  ©e Guzman d'Alfarache. 133 chafle; j'apprends qu'elle eft un peu indifpofée, qu'elle ne verra perfonne ce jour-la, &que le foir i! n'y aura aucune fete. Tout cela me parut fi naturel, que je n'y fis aucune réflexion.' Et confolé d'avoir perdu mes pas du cöté de L. A. par 1'efpérance de paffer Ie rede du jour avec ma veuve, je vole chez elle. Je trouve a fa porte les laquais de fes vieuxparents. Je juge qu'il y a grande affemblée dans fa maifon, & que c'eft au fujetde notre mariage. Je n'y veux point entrer, de peur de troubler leur conférence. Je paffe oufre, & ne fachant que devenir, je retourne a mon Hötellerie. Fattendis-Ia deux heures Ia fin de ce confeil de familie. Après quoi j'envoyai mon confident chez ma maïtreffe pour lui en demanderleréfultat. On dit a Sayavedra qu'elle étoit fortie. II y retourna une heure après, & on lui dit qu'elle ne pouvoit parler a perfonne» Pour le coup, je tirai de Ia un fort maitvais augure. Je devins Ia proie du chagria & de 1'inquiétude. Mon écuyer s'efforcoil en vain de me confoler. Toutes les raifonS dont il fe fervoit pour me raftiirer 1'efprit, cédoientauxréflexions qu'unejuftecrainte m'tnfpiroit. Je me couchai ce foir-la fans fouper, & je me levsi Ie jour fuivant fans avoir pns un moment de repos. J'allois  13 4 HlSTOXRE envoyer chez ma Veuve pour favoir h quelle heure je pourrois 1'entretenir, lorfque mon Höte vint m'annoncer deux Cavaliers que je connoiffois, &qui fouhaitoient, dit-il, de me parler d'une affaire de la derniere conféquence. Je répondis qu'ils pouvoient entrer. Ces Mefïieurs fe préfenterent devant moi d'un air très-férieux, & I'tfh des deux m'adrefTant la parole, me dit:» Nous venons ici , comme » vosamis, vous avertir qu'il s'eft répandu » tant a Ia Cour que dans la ville , d'étran» » ges bruits de votre Seigneurie. Vous n'ê« » tes, dit-on , rien moins qu'un homme de » qualité. On vous accufe d'avoir joué a » Rome de très»vilains perfonnages. En un » mot, vous avez été domefïique de 1'Am» baffadeur dont vous voulez paffer pour » parent. Nous ignorons, pourftli vit-il, fi » le Grand-Duc efiinformé de tout ce qu'on » dit de vous ; mais nous vous confeillons » de ne point paroitre au Palais, que vous » n'ayez fait vos diligences pour avoir des » atteftations qui prouvent la fauffeté de » ces bruits qui vous déshoriorent ". Tandis que ce Cavalier me tenoit ce difcours mortifiant, j'étois dans un état pitoyable. Je penfai m'évanouir, & la voix me manqua, lorfque j'entrepris de faire mon apologie. Je répondis pourtant que  de Guzman d'Alfarache. 135 je n'aurois jamais cru que mes ennemis euffent pouffé fi !oin Ia calomnie: que je prendrois Ia pofte avant Ia fin de Ia journée, Sc que j'irois moi-même chercher a Rome plus de témoignages qu'il n'en falloit pour confondre la malice de mes envieux. Les deux Cavaliers applaudirent k ma réfolution, Sc fe retirerent, pour aller rapporter eet entretien au Duc. Car c'étoit par ordre de ce Prince qu'ils m'étoient venus voir, quoiqu'ds m'euiTent témoigné que c'étoit par amitié pour moi. Ils ne furent pas hors de ma chambre, que mon confident y entra. II lut fur mon vifage les affligeantes nouvelles que j'avois k lui apprendre; Sc il fut dans Ia derniere défolation , quand je lui contai mon malheur. Cependant, loin defe laiffer abattre comme moi k Ia mauvaife fortune, il fe roiditcontre elle; &s'armant d'une fermeté qui m'étonna : Mon maitre, me dit-il, c'eft k préfent qu'il faut montrer du courage. Devez-vous être furpris qu'en jouant un röle fi délicat aux yeux de tout le monde, il arrivé un contre-temps qui rende tnfte Ie dénouement de la Comédie? Pour moi, je m'y fuis bien attendu. Mais après tout, notre chüte n'eft pas fi grande, que nous ne puifïions nous relever. On nous laiffe Ia campagne Iibre, cela eft heureux. Profitons du temps. Sortons promptemenl  ï 3 ^ H I 5 T O I R E de 1'Etat de Florence, & allons faire ailleurs a loifir fur ce revers de fortune des réflexions qu'on pourroit nous faire faire ici plus défagréablement. Ces raifonnementsfenfés retirerent mon efprit de 1'accablement oü il étoit. Je penfai qu'en efFet j'étois moins malheureux q>;e je ne devois 1 etre. Je dis a Sayavedra que fes confeils étoient trop prudents pour ne les pas fuivre; &C que fi nous pouvions partir dans une heure par la pofte, nous ferions un coup de partie. La chofe eft trèspoffible, me répondit il: nous avons vendu votre cheval. Nous ne fommes point fans argent. II n'y a qu'a louer des chevaux & nous mettre en chemin. Repofez-vous fur moi dufoin de tout préparer pour notre départ: Hé bien, repris-je, mon ami, fais donc tout ce que tu jugeras a propos de faire. Hélas! ajoutai-je avec un profond foupir, je partirois content, fi je voyois encore une fois ma belle Veuve. Je m'attendois a trouver Sayavedra s'oppofer fortementa mon envie. Tout au contraire, il eut la complaifance de me dire qu'il me procureroit cette fatisfacfion, lorfque nous ferions prêts a monter a cheval. Dans le temps que je témoignois a mon confident que j'étois charmé d'avoir en lui un homme tout dévoué a mes volontés,  ©e Guzman d'Alfarache. 137 1'Höte monta pour me dire qu'une Demoifelle me demandoit. Je fus d'abord effrayé, car tout me faifoit peur dans la fituation oü j'étois. Cependant je me raiTuraien reconnoiiTant dans cette Demoifelle une Suivante de ma Veuve. Cette fille me remit un billet de fa MaitrefTe oü il n'y avoit que Ces mots: Je vous attends che^ ma coujinepour vous communiquer des chofes de la derniere importance. Adieu. Je dis a la Soubrette que je feroi; dans un moment chez la parente en quefiion; Sc quand elle fut fortie, me tournant vers Sayavedra: Voila , m'écriai-je, tout ce que je defirois. Je fais bien qu'il m'en coütera cher pourfcutenir la converfation d'une Dame que j'adore Sc que je vais quitter pour jamais. II n'importe. Je veux la voir, duffé-je en mourirdedouleur. Je chargeai donc de tout mon fidele Ecuyer, qui me dit: Soyez tranquille fur les opérations que je dois faire, Sc foyez afTuré que dans une heure Sc demie, tout au plus tard , je ferai avec des chevaux de pofte aux environs de la maifon oü vous allez. Les chofes ainfi réglées entre Sayavedra Sc moi, je me rendis a 1'endroit oü ma Veuve m'attendoit. Dans quel état s'ofFritelle a ma vue ? dans un déshabillé oü il y avoit plus de défordre que de négligence.  I}8 HlSTOIRE Elle étoit pale, défaite, Sc fes yeux paroiffoient encore humides des pleurs qu'elle avoit verfés. Enfin, il fembloit que ce fut une autre perfonne. De mon cöté, je n'étois pas moins changé qu'elle. Aulfi-töt que fa parente m'appercut, elle fortit d'un cabinet oii ces deux Dames s'entretenoient, & fe retira dans. la chambre, pour me laiffer en liberté avec ma Veuve, qui commenca par répandre des larmes en me regardant. Sayez-vous, me dit-elle, toutes les infamies qu'on fait courir de vous dans Florence ? Oui, Madame , lui répondis-je d'un air fort mortifié, les noires calomnies que mes ennemis veulent employer pour me perdre, font venues jufqu'a moi; & dans uneheure, je pars pour Rome, d'oii je ferai de retour dans cinq ou fix jours, avec des certihcats qui confbndront ces calomriiateurs. Ces paroles la confolerent un peu. Elle me conta tout ce que fes parents lui avoient dit de ce Gueux , les horribles difcours qu'il avoit tenus a toutes les perfonnes qui s'étoient avifées de 1'interroger, Sc elle finit par la curiofité que le Grand-Duc avoit eue d'entendre ce malheureux. Je laiffai parler Ia Dame, tant qu'il lui plut, fans 1'interrompre: car j'étois li troub!é de cette aventure, que je ne pouvois rien dire que de fort mal-a-propos, Je le vois  de Guzman d'Alfarache. 139 les épaules, je pouflbis de longs foupirs, en regardant le Ciel, &c je faifois mille démonltrations qui lui perfuadoient mieux la fauffeté de ces bruits, que toute leloquence humaine n'auroit pu faire. Ne'vous affligez point ainfi, fans modération, me dit-elle tendrement. Je vous ai aimé fans vous connoitre; Sc quand vous ne feriez pas ce que je crois que vous êtesje fens que je ne laiflerois pas de vous aimer encore. Je n'aurois peut-être pas remarqué dans un homme du commun les agrcments qui m'ont frappés en vous. L'orgueil de ma nailfance ne m'auroit pas du moins permis d'y attacher mes regards; mais puifqu'ils m'ont une fois fu toucher, ils ne peuvent plus perdre leur privilege. Enchanté d'un fentiment fi généreux , je tombai dans une défaillance qui fit craindre pour ma vie; & peu s'en fallut que ma rendre Veuve ne s'évanouït aufli. A peine eut-elle la force d'appeller fa coufine, qui fe trouvant embarraiTéeentrenous deux, fut obligée d'emprunter le fecours de la Suivante de ma maitreffe. Un inliant après que ces deux filles m'eurent fait reprendre mesefprits, on m'avertit que mon valet-de-chambre m'attendoit a la porte, & que les chevaux étoient prêts. Je compris alors ce que c'eft que d'aimer, & de quelle douleur on elf  Ï4° HlSTOIRE pénétré quand il faut fe détacher de 1'objer de fon amour. Jamais adieux n'ont été plus rouchants. Je fortis de chez la coufine de ma Veuve fi occupéde mon affliöion, que fans voir Sayavedra que je rencontrai a la porte , je paiTai devant lui fans rien dire. II me fuivit; & s'appercevant que je ne favois ce que je faifois dans Pétat oü ma paffion me réduifoit, il me paria, me fit un peu rentrer en moi-même,&meconduifitoü nos chevaux nous attendoient. Je fautai légérement en felle; & fans defferrer les dents, je courus la première pofte. A la feconde, mon Ecuyer me demanda pourquoi nous enfilions la route de Rome, & li j'avois envie d'y retourner. Je lui répondis que j'étois bien-aife & pour caufe, qu'on me crüt fur le chemin de cette Ville , & qua la troifieme pofte, nous nous arrêterions pour nous confulter fur ce que nous avions a faire.  de Guzman d'Alfarache. 141 CHAP1TRE VII. Guiman prend le chemin de Bologne dans tefpcrance de rencontrer dans cette VHI& Jlexandre Bentivoglio fon voleur, & de li pourfuivre en Juflice. T orsquenous fümesarrivés a IatroiJLj fieme pofte, nous y fitnes une paufe, pour prendre de la nourriture & du repos, deux chofes dont j'avois un extréme befoin, puifque depuis vingt-quatre heitres , je n'avois ni mangé ni dormi. Après cela, nous tinmes confeil mon confident & moi fur ce qu'il nous convenoit de faire. II me femble, dis-je a Sayavedra, que nous devons fans balancer aller a Bologne. J'ai un preffentiment que nous y rencontreronsAlexandre Bentivoglio; & fi je fuis affez heureux pour le trouver, je ne doufe point que par accommodement ou par la voie de juftice, je ne recouvre une bonne partie de mes effets. J'approuve votre idéé, me répondit mon confident. Louons des chevaux, & partons pour Bologne. Mais permettez-moi, s'il vous plait, de vous  142 HlSTOIRE repréfenter les périls oü je m'expofe en paroiffant dans cette Ville. Je crois, comme Vous, qu'AIexandrey eft; &' fi pour mon malheur il me voit, il voudra favoir ce qui m'amene a Bologne. S'il apprend que j'y fuis venu avec vous , il devinera votre deffein & prendrala fuite, ou bienilpourra me faire affaffiner. Ce n'eft pas tout, ajouta-t-il, je ne faurois vous rendre fervice dans cette affaire, fans courir rifque de me perdre, puifqu'il faudra que je me conftitue prifonnier; & quand une fois je ferai en prifon, je n'en fortirai jamais peutêtre fans une grace du Ciel toute particuliere. J'entrai dans les raifons de Sayavedra, & nous convïnmes qu'il ne fe montreroit point dans les rues de Bologne, qu'il fe tiendroit caché dans 1'Hötellerie oü nous ferions logés , & ne fe mêleroit nullement de mon procés, fuppofé que j'en euffe un. Aufli-bien je ne croyois pas avoir befoin de lui, pour faire condamner mon voleura me reftituer du moins une partiede mon bien. Mon confident, raffuré par cette condition , parut tout prêt a me fuivre. Nous nous mïmes auffi-töt en chemin fur des chevaux delouage, Sz le lendemain fur la fin du jour nous arri vames a Bologne. Nous defcendimes a une Hötellerie oü il y avoit  de Guzman d'Alfarache. 143 •quelques étrangers que différentes affaires avoient attirés dans cette ville. Je ioupai avec eux, & je me retirai de bonne heure clans une chambre affez propre que Sayavedra avoit eu foin de me faire préparer. Jedormispeu , n'étantoccupé que demon frippon d'Alexandre, & je me levai degrand matin, dans 1'intention de m'informer fi par hafard il n'étoit pas dans le pays. Je fortis donc tout feul, & je me promenai pendant un quart d'heure dans les rues. Comme je paffois devant Ia grande Eglife, jejettaila vuefur cinq ou fix jeunes gens qui.étoient è la porte, & j'en remarquai parmi eux, un dontl'habit me fit foupconner que le Cavalier qui I'avoit fur Ie corps pouvoit être 1'homme que je cherchois. Je me défiai d'abord du rapport de mes yeux; mais après un long examen, je reconnus, a n'en pouvoir douter, que eet habit étoit celui dont un Officier Napolitain m'avoit fait préfent, pour quelque fervice que je lui avois rendu auprès de 1'Ambaffadeur. Je me fentis alors fi tranfporté de rase de voir ce voleur paré de mes dépouilles que je fus tenté dans mon premier mouve' ment de le joindre & de lui paffer mon épée au travers du corps. Néanmoins, par bonheur pour lui, & peut- être encore plus pour moi, d vint une foule de réflexïons judi-  I44 HlSTOIRE cieufess'oppofer ama fureur. Doucement, me dis je a moi-même , ne fois pas ii violent. Laiffe vivre ce pendard. S'il vit, il pourra payer. Si tu Ie lires, ce fera toi qui payeras. D'ailleurs, ces jeunes gens qui font avec lui, ponrroient bien prendre fon parti; & quand cela n'arriveroit pas , fouviens-toi que c'eft un grand Spadaffin , avec qui tu n'aurois pas trop beau jeu. De demandeur que tu es, ne te rends pas défendeur. Ayant donc connu la folie que je voulois faire en m'expofant a perdre tout le fruit de mon voyage par mon emportement, je m'en retournai a PHötellerie, pour pricr mon Höte de me donner Ia connoiffance de quelque homme intelligent clans la procédure. II envoya chercher aufiitöt un folliciteur de procés qui demeuroit dans fon voifinage, & qui pour un homme de fon métier avoit bien de Phonneur & de la probité. Je demandai d'abord a ce folliciteurs'il connoifToit un certain Alexandre Bentivoglio, rils d'un Avocat. II me répondit qu'il n'y avoit perfonne dans le territoire de Bologne qui ne connüt le pere & le rils. N'êtes-vous pas, lui repliquai-jè,de leurs parents ou de leurs amis? Non , Dieu merci, me repartit-il avec précipitation ; quoiqu'ils foient d'une condition plus relevée que Ia mienne, je ferois bien fêché d'a- voir  de Guzman d'Alfarache. i45 voir des parents ou des amis de leur caractere. Après avoir fait ces deuxgueftions.ee me femble, affez prudemment, je racontai i hiftoire du vol de mes coffres. Le foliiciteur m'écouta d'un grand fang froid & comme un homme qui n'étoit point du tout iiupns de ce que je lui difois. II m'avoua meme que dans Bologne on étoit accoutume a entendre les exploits du Sieur Alexandre, qui n'en faifoit point d'autres, qm ne fuffent de la nature de celui dont ie venois de parler. Mais jenefais, contimia-t-ri, fi, quand vous aurez intenté im proces a votre voleur, vous en ferez plus avance. II a pour pere un terrible mortel qui s eft mis au-deffus des loix par Ia mé' chancete de fon efprit, & que tous les habitants de cette ville craignent comme Je teu. Je vous confeiilerois plutöt de faire parler fecretement a ce redoutable pere , qm peut-être aimera mieux en venir a un accommodement, que de fouftnr que cette affaire éclate. C'eft le inkleur moyen dont vous puiftiez vous fervir pour rattraper une partie de ceque vous ayez perdu Je répondis au folliciteur que ; etoisfortde fon avis, & qu'outre 1'aver! hpn que, avois pour les procés, je jugeois TcTu gagner0isPas r«d'cWe ° G  146 HlSTOIRE a pourfuivre un voleur,qui fe trouvoitfils d'un homme pareil a celui qu'il venoitde me dépeindre. Je le preiTai enfuite de fe charger de cette commiffion lui-même; & comme il témoignoit de la répugnance a fe mêler d'une affaire défagréable a 1'Avocat Bentivoglio, je lui promis une bonne récompenfe s'd pouvoit réufïir. II ne put tenir contre cette promeffe,&fur le champ il eut le courage d'aller chez le pere du Sieur Alexandre. Mon folliciteur ne tarda pas a revenir. II avoit Pair fi peu content, qu'il ne me fut pas difficile de deviner qu'il avoit perdu fa peine. Auffi me dit-il que le fuperbe Avo- ' cat Pavoit fort mal recu : qu'au-lieu de vouloir s'accommoder, il avoit pris au point d'honneur la propofition qu'on lui en avoit faite : qu'il s'en tenoit tellement offenfé, qu'il fembloit que je fuffe le voleur, & fon filsle volé; & qu'enfinil avoit vomi feux & flammes contre moi. Je me déterminai donc , puifqu'on m'y forcoit, a implorer le fecours de la Juftice. Le folliciteur me pria de 1'excufer s'il refufoitde m'être de quelque utilité dans cette affaire , attendu que le pere de ma partie Pavoit menacéde Penvoyer a PHöpitalavec toute fa familie , s'il apprenoit qu'il me rendit dire&ement pu indireft ement le moindre  de Guzman d'Alfarache. i47 fervice. Du moins, lui dis-je, enfeignezmoi le nom & la demeure de quelque bon Jurifconiidre. II balancoit a me faire ce plaifir, tant il craignoit les Bentivoglio; mats remarquant que je tirois de 1'argent de ma pochepour payer les pas qu'il avoit fait pour moi, il me nomma un Avocat tres-habile , honnête homme même, & de plus ennemi fecret de mes parties, en me fupphant de ne dire a perfonne qu'il me leut indiqué. J'allai trouver eet Avocat, k qui je fis auffi un detail du vol fait è Sienne. II prit la parole, lorfque j'eus achevé de parler Toute ia ville de Bologne, me dit-il, fait deja cette aventure. Alexandre eft revenu cnargé d'habits qu'il a fait ajufter k fa taille , & qu'il dit avoir gagné k Rome è un jeune Efpagnol. Perfonne n'ignore a quel jeu. Ne perdez pas de temps, ajouta-t-il poulfez vigoureufement cette affaire. Je ne doute pas qu'on ne vous rende juftice quelques mouvements que le pere Bentivoglio puiffe fe donner pour qu'on vous la retufe. Je dis a mon Avocat, que je Ie conjurois de prendre mes intéréts en main • que j avois oui vanter fes lumieres & fon mtegrite : que j'étois convaincu qu'il n oubheroitrien de tout ce qu'il falloit faire pour que je n'eulfepas lieu de me répentir Gij  I48 HlSTOIRE d'être venua Bologne. II me répondit qu'il y alloit travailler fort férieufement: que je n'avois qu'a faire un petittour en ville, & revenir chez lui dans trois heures. Je n'y manquai pas, & il me montra effecfivement une requête bien dreffée. Mon affaire y étoit expofée en beaux termes, & fi clairement, que j'en fus très-fatisfait. Nous allames tous deux Ia préfenter au Magiftratqu'onappelleüï Oydor delTorron, 1'Auditeur de la Tour. C'eft le Juge ou le Lieutenant-Criminel. Plus j'obfervois mon Avocat, & plus je m'appercevois qu'il s'y portoit de bonne grace, autantpour foutenir mon droit, que pour chagriner fon confrère Bentivoglio. Mais foit que celuici eut été averti de mon deflein par le folliciteur, foit qu'il fut grand ami de 1'Auditeur & du Greffier, je n'eus pas fitöt donné ma requête,qu'il en fut informé, & qu'il porta plainte contre moi devant le même Juge, difant que j'attaquois la réputation de fon rils, & diffamois fa maifon; & nonfeulement il prétendoitque je lui fiiTeréparationd'honneur; il demandoit encore que je fulTe condamnéaunepeine afflidive.Ce n'eft rien que cela, me dit mon Avocat; fi Bentivoglio n'a pas d'autre plat de fa fagon a nous fervir, nous devons peu le craindre, Nous ferons réponfe a fes plaintes, quand  de Guzman d'Alfarache. 149 1'Auditeur aura répondu k notre requête Ce que: ce Juge fit. De quelle maniere ' grand Dieu ! en ordonnant que dans trois jours, pour tout délai, je produirois mes preuves du vol dont j'accufois le Seigneur Alexandre Bentivoglio. Quand j'aurois envoyé un homme en pofte a Sienne, pour y lever les informations qm y avoient été faites, iln'auroir pu etre de retour a Bologne en li peu de temps. 1 Auditeur ne pouvoit 1'ignorer, puifque j'avois allégué dans ma requête que c etoit de Sienne que j'attendois mes plus tortes preuves. Mon Avocat pour poulTer ceJuge, lui remontra par une feconde requête qu'il étoit contre 1'ufage de prefcrire un temps au demandeur, & par-la du moins il elpero-it obtenir un terme plus raifonnable : il fut trompé dans fon attente. Ne ponvant plus après cela douter de la bonne mtelligence qui régnoit entre 1'Auditeur & 1'hommedebien a qui j'avois affaire, il me dit en rougiffant de honte de I'injuftice effroyable qu'on me faifoit dans fon pays : Je n'ai plus d'autre confeil k vous donner, que de vouséloigner de cette Ville; »l.n'y fait pas bon pour vous. Je ne vois que trop, par Ie tour malin qu'on vous a joue, que vous n'y feriez que perdre du temps, de Ia peine & de 1'argent. Encore G iij  150 HlSTOIRE ne fais-je, continua-t-il en branlant la tête, li vous en feriez quitte a fi bon marché. Vous êtes étranger; & 1'on croit ici que tout eft permis contre les perfonnes d'une autre nation que 1'Italienne. Cela n'eft pas poffible , m'écriai-je d'un ton qui ne découvroit que trop 1'agitation demon ame! Sommes-nous donc ici chez des Barbares? Encore parmi les Barbares, me répondit-il, onfuitlesloixnaturelles, au-lieu que dans ce pays-ci 1'on n'en connoit aucune. Je vous le répete encore, pourfuivit-il, mon avis eft que vous ne vousarrêtiez pas plus long-temps dans eet endroit du monde ou les principaux Officiers de Juftice font fi peu fcrupuleux, qu'il peuvent faire paffer un coupable pour un innocent, & traiter un innocent comme un coupable. Je promis a mon Avocat que dès le jour fuivant, je ne manquerois pas de faire ce qu'il me confeilloit. Je le remerciai des peines & des foins qu'il avoit bien voulu prendre pour moi, & je tirai ma bourfe pour le payer graffement. Mais il me déclara qu'il ne recevroit rien, Vous avez affez perdu, me dit-il; fi j'acceptois quelque argent de vous, je croirois mériter d'être confondu avec ceux dont vous avez fujet de vous plaindre. D'ailleurs, je veux qu'en quittant le féjour  de Guzman dAxfarache. iyi de Bologne, vous foyez perfuadé que fi les fnppons y fourmillent, il nelaiffepas d y avoir quelques honnêtes gens. Je m'en retournai chez moi plein d'eflime pour mon Avocat. Je trouvai Sayavedra qui n'étoit pas fans inquiétude. II craignoit qu'è Ia fin jene Ie facrifiafie pour ravoir mes effets. Véritablement je n'avois qu aleproduire en jufiice, je faifois ceffer les chicanes du vieux Bentivoglio. Je n'étois pas capable d'une pareille trahifon Je lui avois pardonnéla fienne , & il me fervoit avec un zeie qui ne me permettoit plus de mefouvenir dupaffé. Je lui dis que notre proces étoit fini, quoiqu'il n'eüt pas encore ete ,ugé, & que nous n'avions qu'a chercner fortune ailleurs : que je vouloi» partir pour Mdanle lendemain dès Ia pointe du jour: qu'il n'avoit qu'a retenir des chevaux de louage, & tout mettre en état pour notre deparf. A peine eus-je donné 1 Hotellene une troupe de fergents & de records , metier que le Diable auroit honte de fa,re. Ils vmrent è moi d'abord qu'ils mappercurent, & me faifnTant brufquejnent au co let, ils me conduifirent en prifon. J eus beau leur demander quel crime j avoiscommis pour être traité fi indignement ? Us ne me répondirent autre chofe, G iv  151 HlSTOIRE finon qu'on me le diroit en temps & Heu. On me le dit en effet; j'appris que c'étoit pour avoir été volé, & que je lerois bien beureux fi je ne fortois de prifon que pour aller aux galeres : que M. 1'Avocat Bentivoglio, pour punir 1'infolence que j'avois eue de me plaindrede fon fils& de préfenter deux requêtes, qu'on devoit regarder comme des libelles diffamatoires contre la Noblefle de fa race, & en particulier contre le Seigneur Alexandre , dont tout le monde connoiflbit les bonnes moeurs, avoit obtenu de la juftice de M. 1'Auditeur une permifiion de me faire arrêter,en attendant qu'on me fit fubir un chatiment convenable a ma témérité. C'efi ce que contenoit une longue feuilie de papier qu'on me fit lire, & que je ne lus pas fanslever cent fois les yeux & les mains auCiel, au grand plaifir de mes fergents & du géolier, qui étoient préfents & qui rioient fous cape , Dieu f-.it de quoi. Je fus la deux ou trois jours fans voir perfonne que le Conciërge, fes valets 6c fes fervantes, qui m'infultoient de gayeté de cceur, &fe faifoient un jeu de mes fouffrances. Ce lieu me parut un vrai tableau de 1'enfer. J'y ferois mort de faim, fi je n'eufle pas eu de 1'argent. On juge bien que je payois fort cher tout ce que j'étois obligé  de Guzman d'Alfarache. rjj< d'acheter pour vivre. Encore feiloit-il en rendre grace au géolier, qui, par un excès de bonte,, venoit me tenir compagnie, & manger les deux tiers de ce qu'on m'apportoit. Après quoi il me difoif effrontément, qu'il ne faifoit pas eet honneur aux autres prifonniers. Sayavedra, qui, pour les raifons que j'ai dites, n'ofoit paroitre en ville 6c folliciter pour moi, faifoit agir mon höte. Celui-ci, touché de compaflion de me voir fi injuflement perfécuté, alla trouvermon Avocat, pour 1'engager k ne me point abandonner k la mahce de mes ennemis. L'Avocat, homme charitable & généreux, indigné de la tyrannie qu'on exercoit au mépris des Loix fur un étranger fans appui, entreprit de me fervir encore, & de me tirer du moins des griffes de ces voleurs. II faut favoir de quelle facon il en vint a bout. Pour préyenir un jugement ignominieux qu'on étoit fur le point de rendre contre moi, il me confeilla de foufcrire k un accommodement qui me fut propofé de la part de mes parties, & que je n'ai garde ici de paffer fous filence. Ils me firent figner une déclaration en bonne forme comme je reconnoiffois le Seigneur Alexandre Bentivoglio pour un Gentilhomme plein d honneur, & d'une vieirréprochable: que G v  154 HlSTOIRE je lui demandois pardon de 1'avoir injultement accufé d'une mauvaife action. Ce que je confeflbis n'avoir fait qu'a la follicitation de fes ennemis. Enfin, que je n'avois aucun fujetde me plaindre de lui, & '. ue je le priois de m'accorder fon amitié. Voilé le beau tempérament qu'on /rouva pour accommoder les parties. Je n'eus pas plutot figné cette déclaration contre mon honneur & ma confcience, que je fusélargi, Quen'aurois-je pasécrit? que n'aurois-je pas fait pour fortir de prifon ? Ceux qui favent ce que c'eft que d'y être, m'excuferont bien d'avoir, pour rattraper ma liberté, reconnu un voleur pour honnête homme. J'aurois, je crois, fait le contraire s'il eut fallu. Je repris le chemin de 1'Hötellerie, ou Sayavedra étoit dans de mortelles allarmes. II ne favoit fi tous lesmouvements qu'un homme de bien comme mon Avocat pourroit fe donner & le bruit fcandaleux que mon emprifonnement faifoit dans la ville, feroient capables de me tirer du labyrinthe oü je me trouvois engagé. Ce cher confident fut d'autant plus ravi de me revoir libre, qu'il s'y attendoit moins. Tous les Mefïieurs qui logeoient dans 1'Hötellerie étoient prêts a fe mettre a table pour diner. Aufïitót qu'ils me virent arriver, ils vinrenï  dë Guzman d'Alfarache. 15j tn'embraiTer , en me félicitant fur ma fortie de prifon. Ils me témoignerent la part qu'ils avoient prife a mon malheur. Pendant tout le repas , on ne s'entretint que de mes Juges, & chacun en fit un éloge digne d'eux. Pour moi, je n'en parlai qu'avee beaucoup de retenue, de peur de quelque nouvel accident. C H APITRE VIII. Guzman fe voyant hors de prifon, fe difpofe d panir pour Milan ; mais une occafion de gagner de Var gent lui fait diffêrer fon départ. J'ORDONNAi Paprès- dinée a Sayavedra d'aller louer des chevaux pour le lendemain. Nous partirons, lui dis-je, pour Milan, c'eft une chofe réfolue. Après ce qui vient de m'arriver, la ville de Bologne doit me déplaire encore davantage que celle de Florence. Tandis que mon écuyer alla exécuter mes ordres, je me rendis chez mon Avocat pour le remercier de ma déhvrance, &luioffrir ma bourfe; mais pouffant la générofité jufqu'au bout, il me dit qu'ilne medemandoit rien autrechofe, G vj  JI5Ö HlSTOIRE que d'être perfuadé qu'il étoit au défefpoir de ne m'avoir pu faire tirer raifon de mon voleur. Je répondis a mon Avocat que je ne lui avois pas moins d'obligation que s'il m'eüt fait reftituer tout ce qui m'avoit été pris. Je le quittai en lui faifant toutes les proteftations imaginables de fervice & d'amitié. Etant revenu a rHötellerie après cela, & me trouvant fort défceuvré, je m'amufai a voir jouer aux cartes trois de nos Mef« fieurs. Je m'aflis par hafard auprès de Purt d'entreeux, je m'attachai avoir fon jeu; & par un caprice affez ordinaire a 1'efprit humain, je fentis qu'infenfiblement je m'intéreffois plus pour lui que pour les deux autres. Quand il perdoit, je m'affligeois; & lorfqu'il gagnoit, j'avois une fecrete joie comme fi j'euffe été de moitié avec lui. La fortune balanca long-temps entre les trois joueurs. L'argent ne faifoit qu'aller & venir. Ils avoient devant eux chacun trente pifioles pour le moins, & je remarquai qu'ils jouoient rondement. Celui dont je voyois les cartes n'étoit pas le plus habile; auffi le malheur tomba-t-il fur lui quand ils vinrent a s'échauffer, & qu'il fe fit de grands coups. Je mourois d'envie de le confeiller, je favois parfaitement que cela ne fe devoit pas faire, & cependant j'eus  de Guzman d'Alfarache. 157 bien de la peine a m'en empêcher, fur-tout lorfque je ra'appercus qu'il jouoit de fon rede. Enfin, il perdit jufqu'au dernierfol. Après quoi fe levant, il dit aux deux autres joueurs qu'il alloit fortir pour chercher de Pargent, & qu'il leur demandoit fa revanche pour Paprès-fouper. C'étoit un jeune homme qui venoit d'arriver k Bologne pour s'y faire paffer Docïeur en Droit. Ses parents lui avoient donné pour eet effet une foixantaine de piftoles dont il fut décharge fans avoir le bonnet doctorat. L'un des deux Cavaliers qui avoient fi bien vuidéfes poches, étoit un de fes compagnons d'étude, Gentilhomme de Bologne, & fautre une maniere d'Officier Francois. Ce dernier qui étoit un peu plus agéque fes camarades, en favoit plus long qu'eux. Les Francois ne font pas manchots au jeu; mais ils rencontrent quelquefois des perfonnes d'une autre Nation qui les redreffent. Je me retirai dans ma chambre, d'autant plus faché d'avoir vu perdre mon Doéteur infieri,,que j'ailai m'imaginer que c'étoit Jnoi qui lui avois porté malheur. Prévenu de cette ridicule opinion, je me reprochois de m'être tenu conftamment prés de lui pendant tout Ie jeu, & je me regardois comme la caufe de fa ruine. Puis blamant ma fotte fenfibilité: Je fuis bien fou difois-  I 58 H I S T O I R E je, de metourmenter l'efprit li mal-a-propos. Mes propres affaires ne doivent-elles pas affez m'affliger? Faut-il que je m'occupedu chagrin des autres? Tandis que je faifois ces réflexions, j'entendis ce jeune homme entrer dans fa chambre, qui n'étoit féparée de la mienne que par une cloifon de fapin. II revenoit de la ville fans avoir pu trouver de 1'argent; & plus piqué contre les gens qui lui en avoient refufé , que contre ceux qui lui en avoient gagné: Quelle mifere, s'écrioit-il! Se peut-il que dans Bologne un honnête homme cherche en vain trente piftoles h emprunter ! Les Bolonnois ne font pas des Chrétiens; ce font des Turcs. Encore je ne fais fi les Turcs ne feroient pas affez humains pour me tirer de 1'embarras oii je fuis. En difant ces paroles, il pouiToit de gros foupirs, & fe promenoit en long & en large dans fa chambre. Enfuite fe mettant en fureur, il mugiffoit comme un taureau, donnoit de grands coups fur fa table , & chargeoit de malédicf ions tous les habitants de la Ville. Enfin, las de jurer & de tempêter, il fe jetta fur fon lit, oü, le prenant fur un ton plaintif, il renouvella fes lamentations. J'avois beau faire des efforts pour m'endurcir le cceur, je fentois malgré moi que j'étois fort touché de fon infortune. Dans  de Guzman d'Alfarache. i«* oe temps-la, mon confident arriva dans ma chambre, pour me dire qu'après avoir bien couru , il avoit eu le bonheur de trouver des chevaux de retour pour Milan. Parle bas, mon ami, lui dis-je a 1'oreille. Mon voifm eft fi affligé d'avoir perdu fon argent, qu'il me fait pitié. Je t'avouerai même que je fuis furieufement tentéde Ie venger. Eh! que feriez-vous pour y réuffir, me dit-il ? Je prendrois ce foir fa place, lui répondisje , & je m'embarquerois au jeu. C'eft Ie moyen de nous remettre en fond tout d'un coup , ou d'aller tout droit k 1'HöpitaI. Au bout du compte,l'argent qui nous refte ne fauroit nous mener bien loin. Trentepiftoles, que nous avons peut-être, font fi peu de chofe pour des voyageurs, qui ne vont point k pied & qui vivent noblement dans les Hötelleries, qu'il n'y a point, ce me femble, a balancer. II s'agit de faire deux repas par jour, ou de n'en faire qu'un, & de nous coucher fans fouper. Qu'en penfe-tu, Sayavedra ? J'attends ton confeil la-deffus. Ne me dis pas que je vais remplir la place d'un homme qui a joué de malheur, & que Ia mauvaife fortune eft contagieufe. Je ne fuis point un joueur fuperftitieux,& d'ailleurs, jepuis t'affurer que j'aurai affaire a des gens qui n'en favent pas plus que moi.  l6o H I S T O I R E Mon confident me répondit qu'il api prouveroit toujours ce que je jugerois a propos de faire. Mais qu'il me confeilloit,. puifque je voulois bien le confulter fur cela, de ne me fier que de la bonne forte au hafard, dont je connoiffois ie caprice , & de prendre des mefures pour me le rendre favorable. Eh! quelles mefures, lui dis-je, en feignant d'être neuf dans ce métier ? Bon, repliqua-t-il; ignorez-vous que Iorfqu'on joue pour gagner, on fe fert fans facon des moyens les plus fürs de s'emparer de 1'argent du prochain? Les honnêtes gensd'aujourd'hui ne s'en font pas le moindre fcrupule. Si vous m'en croyez, vous ne ferez pas plus fot que les autres; & jem'offrê a vous aider de mes petites lumieres. Sayavedra me ravit par ce difcours. J'étois bien-aife qu'il me préfentat fes fervices de lui-même. Car j'avois jufques-la gardé toujours avec lui le decorum de la maitrife. Ce qu'il faut nécefTairement faire avec les valets, fi vous voulez qu'ils vous fervent bien. Je dis è mon confident que je n'avois envie de jouer que pour gagner; & que s'il favoit quelque infaillible moyen de jouer toujours heureufement, il me feroit plaifir de me Papprendre : que s'il y avoit quelque mal a 1'employer, on devoit me le par-  de Guzman d'Alfarache. 161 donner dans le mauvais état oü fe trouvoient mes affaires. II fut charmé k fon tour de voir que je me prêtois defi bonne graceau defir qu'il avoit de m'endocfriner. /e ne veux, me dit-il, que vous donner feulement une leoon, pour vousmettre en état de rader ce foir tout 1'argent des autres joueurs. Je ferai dans les bonnes occafions une petite ronde, fous prétexte de moucher les chandelles ou de vous donner a boire. Je verrai d'un coup d'ceil les cartes de vos joueurs, & je vous ferai connoïtre, tout leur jeu , tantöt avec mes doigrs & les boutons de mon habit, & tantöt en tenant fur ma poitrine la main droite ou la gauche. Lorfque Sayavedra m'eut ainfi parlé, je demeurai d'accord avec lui que je ferois bien mal-adroit, li je perdois avec un pareil fecours. Nous convinmes donc entre nous de ce que fignifieroit chaque figne , & ilne tint qu'a mon pédagogue de s'appercevoir qu'il avoit en moi un fujet des plus difciplinables» A 1'heure du fouper, je me rendis dans la falie, oü les deux joueurs qui avoient gagné, étoient déja. Mon voifin le futur Avocat y arriva bientöt, & nous nous mimes tous a table. Pendant tout le repas, 1'écolier qui avoit perdu, quoiqu'il eut la mort au coeur, fit tous fes efforts pour  l6l HlSTOIRE paroïtre gai. II paria beaucoup, porta des brindes a tous les convives , & affecïa de faire Pagréable. Après le fouper, les deux Mefïieurs qui avoient joué avec lui, fe difpoferent a recommencer. On apporta des cartes; & comme on fe préparoit a tirer pour les places, monvoiiin dit: Mefïieurs, j'efpere que vous ne ferez pas difficulté de jouer trente piftoles fur ma parole. Je dois demain fans faute recevoir une fomme confidérable. A ces mots, le Francois fit la grimace,& nerépondit rien. L'autre joueur plus hardi déclara qu'il ne joueroit jamais fur Ia parole de perfonne : que c'étoit un ferment qu'il avoit fait, ayant remarqué plus d'une fois que cela lui portoit guignon. Hé bien, Mefïieurs, reprit 1'apprentif Avocat, je vous demande donc un moment de patience. Je cours chez un Marchand que je n'ai pas trouvé tantöt, & qui certainement me prêtera tout ce que je voudrai. Les joueurs lui répartirent qu'il pouvoit aller faire fes affaires, & revenir les joindre dans la falie, ou ils 1'attendroient jufqu'a minuit. Je prisalors la parole; & m'adreffant aux deux Cavaliers qui reftoient, je leur demandai s'ils vouloient que je fiffe le troilieme, jufqu'au retour de leur camarade: que je lui céderois volontiers la place,  de Guzman d'Alearache. 163 puifqu'ayant réiolu de partir le lendemain de grand matin , je ne pouvois leur tenir compagnie fort long-temps. Ces Mefïieurs qui fur ma phyfionomie jugerent aflez mal de mon adreffe au jeu, me répondirent avec joie que je leur ferois bien de Phonneur. Pendant qu'on mettoit les cartes en ordre, j'appellai Sayavedra, & lui dis de me donner quelque argent. Ilmejettafur la table d'un air négligé toutes nos efpeces, qui faifoient a peu prés une trentaine de piftoles, en me difant qu'il en iroit chercher, fi j'en fouhaitois davantage. Je lui fis réponfe que cela fuffifoit, & que j'irois me repofer, lorfque je Paurois perdu. Nous fumesbientöt en train. Sayavedra s'afiit fur une chaife auprès de la cheminée & fe tint-la par mon ordre pour être è portée de nous fervir. On fe ménagea d'abord comme cela fe pratique, & néanmoins trouvant occafion deux ou trois fois de faire de bons coups, fans tricherie, je ne négligeai point d'en profiter. Jegagnai toutau moins cent écus. C'eft toujours quelque chofe, dis-je en moi-même. Simalheureufement pour moi, le jeune homme qui eft forti, revient avec de 1'argent frais, du moins je n'aurai pas occupé fa place pour rien. Ces coups de bonheur piquerent ces deux Meftieurs, qui craignant que je ne les  1^4 Hïstoire quittaiTe, ainii que je les en menacois de temps en temps, pour mieux les échauffer, me propoferent de jouer plus gros jeu. Je leur dis que j'y confentois. Un moment après, comme il s'agiiToit d'un grand coup> j'apofirophai Sayavedra : Hola, gar^n, lui dis-je : n'es-tu donc ici que pour dormir? Donne-möi a boire. II fe leva de 1'air du monde le plus innocent, feignit d'être a moitié endormi,& en verfant du vin dans mon verre, les yeux a demi-fermés, il me fit par les fignes enlever quinze piftoles a mes deux joueurs. Voila mon fonds bien augmenté. Mais fuivant Ia politique ordinaire des Egrefins, je perdois quelquefois quand j'aurois fort bien pu gagner. Pour dire la vérité, avec mes feuls tours de main, je ferois venu a bout de ces Meffieurs, & je les aurois mis a fee, car ils n'étoient rien moins que de fins joueurs. Cependant il faut convenir que les fignes de Sayavedra mefaifoientbrufquer leur argent ; fur-tout quand ce n'étoit point a moi a battre les cartes. Cela étoit même moins. fufpecf. Ce garcon me fut d'un grand fecours pour vuider leur bourfe. Quand je me vis en poffeffion de toutes les piftoles qu'ils avoient étalées fur la table au commencementdu jeu, je leur dis.: Mefïieurs , il eft fort tard, & vous favez qu'il m'eft    de Guzman d'Alfarache. i6j permis de me retirer. Néanmoins, pour vous faire voir que je ne veux point emporter votre argent, & que je fuis beau joueur, remettons la partie a demain. Je ne partirai pas, quoique j'aye fait Jouer des chevaux pour eet effet. Rien n'étant plus capable de confoler des joueurs qui perdent, que 1'efpérance d'avoir leur revanche, ceux-ci ne me prefièrent plus de continuer le jeu. Nous nous féparames. Chacun prit le chemin de fa chambre, eux dans la crainte que je ne manquafle a ma parole, & moi dans la réfolution de la tenir. La joie d'avoir gagné un peu d'argent, & Pagitation oh le jeu avoit mis mes efprits, m'empêcherent allez long-temps de goüter la douceur du fommeil. Heureufement dans mon infomnie, je n'avois que d'agréables images. II n'en étoit pas de même de mon malheureux voiiin. II ne faifoit que de revenir de Ia ville, & encore fans argent. II n'avoit ofé paroitre dans Ia falie; & plein de honte & de rage, il s'étoit retiré dans fa chambre. Je 1'entendois foupirer amérement & fe tourner dans fon lit tantöt d'un cöté & tantöt de I'autre. J'étois ravi de 1'avoir vengé h mon profit; & ce qu'il y a de plaifant, c'eft que je ne le plaignois plus. Comme s'il eut été moins è plaindre, depuis que j'avois fon argent.  %66 HlSTOIRE Nous fommes touchés des malheurs que nous ne caufons pas, & infenfibles a ceux qui nous font utiles. Le jour fuivant mes deux joueurs eurent grand foin de s'informer des valets de 1'Hötellerie , li je n'étois point parti; & ils furent bien-aifes quand ils apprirent que j'avois effectivement différé mon départ. Ils avoient peur que je ne leuf échappaffe, & moi j'aurois été bien faché de les quitter fans avoir le refte de leur argent. Ils auroient fouhaité que nous nous fuiïïons remis au jeu dès lematin. Mais pour irriter leur envie, je ne me montrai dans la falie qu'a Pheure du diner. Je m'appercus bien a table de fimpatience qu'ils avoient d'en revenir aux prifes avec moi. Ce que je ne faifois pas femblantde remarquer. J'affectois même un air froid & indolent pour leur perfuader que c'étoit par pure complaifance que je voulois leur donner leur revanche. Si-tot qu'on eut diné, 1'on apporta des cartes. Alors mes deux champions, pour faire connoïtre qu'ils en vouloient découdre, tirerent de leurs poches de longues bourfes pleines de bonnes piftoles & de doublons d'Efpagne. Ils en j etterent des poignées fur la table, en me difant: Tenez, Seigneur Cavalier, voila ce que vous  de Guzman d'Alfarachê. 167 emporterez demain avec vous. Ils ne croyoient pas fi bien dire. Nous primes doncnos places, &nous commencames k jouer. J'avois deffein de perdre dans cette féance. Ainfi je n'eus pas befoin de Sayavedra. Je ne prétendois pas non plus qu'ils megagnaffent beaucoup. Je me ménageai de facon que je ne perdis pendant toute I'après - dinée qu'une quarantaine d'écus. L'Officier Francois me croyant en malheur, me propofa de jouer plus gros jeu; Non, lui dis-je, il y a long temps que nous jouons. Repofons-nous un peu. Nous ferons plus propres k paffer une partie de Ia nuit a cefaint exercice, & nous nous contenterons tous a la reprife de ce foir. L'efpérance qu'ils avoient de me traiter plus mal, ou pour mieux dire de me ruiner, leur fit prendre patience jufqu'après le fouper . De mon cöté, je n'avois pas une intention plus charitable que la leur; ce que je fis bien voir lorfqu'il fallut recommencer k battre Ia carte. La fortune me fut d'abord contraire; mais avec mon adreffe & Ie fecours de mon fidele Ecuyer, je 1'obligeai a fe déclarer pour moi. Ces Mefïieurs en furent donc pour leurs doublons, qui pafferent de leurs bourfes dans la mienne. Après quoi quittant le jeu pour s'en aller dans leurs chambres, ils me dirent que fi  l68 HlSTOIRE j'étois d'humeur a leur donner encore un jour, ils feroient avec moi le Iendemain une nouvelle féance. Je leur répondis que ïe ne demandois pas mieux , & qu'ils me trouveroient toujours difpofé a faire ce qu'ils defireroient. Je me retirai dans ma chambre avec mon confident qui ne fe pofTédoit pas de joie. II voulut me déshabiller. Je le repoufTai. II n'eft pas queftion de prendre du repos, lui dis-je; il eft trop tard pour me coucher entre deux draps. Je prétends partir d'ici dès que je le pourrai faire fans bruit. Sayavedra me répondit que je ne me fouvenois déja plus que je venois de promettre è ces Mefïieurs que je jouerois encore avec eux. Je n'ai point oublié, repris-je, que je leur ai fait cette promefle; mais je ne fuis point affez fot pour m'expofer a quelque nouveau malheur en la tenant. Ne concois-tu pas le danger qu'il y a pour moi a faire un long féjour dans cette ville. Si mes voleurs m'y ont fait emprifonner après s etre faifis de mon bien, que nedois-je pas craindre des honnêtes gens qui font en droit de m'accufer de les avoir fripponnés? Ne foyons pas infatiables. Nous avons plus de fix cents écus. Contentons-nous de cela; & fauvons-nous au plus vite. N'as-tu pas arrêté des chevaux? Sans doute, me répon- ditil:  de Guzman d'Alfaraghe. 169 dït-il: J'en ai payé la journée au maitre qui m'a dit qu'ils i'eroi ent prêts k Ia pointe' du jour. Tant mieux, lui repliquai-je. Nous ne faurions partir affez tot. Je ne croirai pas ma bourfe en füreté, quejenefoisa dix bonnes heues d'ici. Mon confident me quitta pour aller fe repofer quelques moments, fort fatisfait de nous voir chargés d un butin affez confidérable , & fe flattent de la douce efpérance d'y avoir quelque part. Ce n'eft pas qu'il füt fans inquiétude iur ce point, quand il fe rappelloit I'hiftoirede mes cofFres ; hiftoire qu'il jugeoit encore trop récente, pour que j'en euffe perdu Ie fouvenir. Dés qu'il entenditdubruitdansle logis & qu il crut les domeftiques éveillés, il revint dans ma chambre, oh il me trouva en état de partir. II eft vrai que je ne m'étois pas feuieinent jetté fur mon Iit, & que je m'étois agreablement occupé k compter mes efpeces; k mettre 1'or d'un cöté, 1'argent de 1 autre, & a ranger enfin promptementnos petits eftets. Je 1'envoyai payer notre Höte- 3,ui°r&u? ce!a fLlt ^it, nous fortimes de' Hotellerie, & gagnames promptement 1 endroit ou nos chevaux nous attendoient Jamais départ n'a été fi précipiré. A peine* avoit-on ouvert les portes de la ville, que nous etionsdéja dans Ia campagne. La belle Tomé II. Yi  f70 HlSTOIRE matinee ! Dans un autre temps j'en aurois admiré les charmes ; mais dans la fituation oii mon efprit étoit alors, la beauté du jour m'étoit trés - indifférente. Je ne fongeois qu'a tirer pays. Je m'imaginois que tous les levriers de la juftice devoient courir après moi, pour me ramener dans les prifons de Bologne, & m'obliger a reftituer 1'argent que j'avois efcamoté a mes deux joueurs. Je tournois la tête a tout moment pour voir fi quelqu'un ne nous fuivoit point; & quand j'appercevois quelque Cavalier qui venoit plus vite que nous, le coeur me battoit, je changeois de couleur, je ne me raffurois point qu'il ne füt paffé. Tant il eft vrai que tout crime porte avec lui fon chatiment. Je devins pourtant peu-a-peu plus tranquille; & lorfque nous eümes fait quatre lieues, je ne fentis plus aucune crainte. Alors rompant le filence que j'avois gardé jufques-la, auffi-bien quemoneompagnon: Sayavedra, lui dis-je, n'es-tu pas las de voyageren Chartreux ? Pour moi, je le fuis de rêver. Parions. Conte-moi quelque hiftoire qui me réveille & me réjouiffe. Seigneur Dom Guzman, me répondit-il, vous me permettrez de vous dire qu'il ne convient guere aux gens qui n'ont pas le fou, de tenir de joyeux propos. II n'appartiegt  »£ Guzman d'Alfarache. ijt qu'aceuxquiontdel'argentapleines mains, de faire de bons contes. Je t'entends, mon ami, hu rephquai-je en fotiriant. Je t'affure qu a la dinée nous ferons un compte enfemble, & j'efpere que tu feras content. Comme vous faififfez les chofes, répartit-il en riant. Je vousprotefte que ce n'eft pointJa ma penfée. Je fais bien qu'en vous fervant je n'ai fait que mon de voir, & queIe p aifir de vous avoir aidé a tirer les doublons de vos deux joueurs, me doit tenir beu de recompenfe. Le défintérefTement vrai ou faux que Sayavedra faifoit paroïtre, me plut infiniment, & mon deffein n etant pas de le frufter de la petite rétribution qu'il avoit méritée par fes fignes qui m avoit été fi utiles, je lui fis préfent deyingt piftoles, auffi-töt que nous fümes arrivés a une petite Hötellerie oü nous nous arretames pour diner. CHAPITRE IX. Sayavedra pour difennuyer Guiman fur U route, lui raconte thifloire de fa vie. Novs remontames a cheval, après avoir fait un affez bon repas , quoiqu'en en trant dans cette taverne, je me Hij  lyl HlSTOIRE fuffe attendu a faire très-mauvaife chere. Bien-loin degarderle filence, comme nous avions fait toute la matinee, nous commencames a nous entretenir de diverfes chofes. Je ne me fouviens point a propos de quoi, je demandai a Sayavedra comment il étoit devenu aventurier. Je me fouviens feulement qu'il me répondit, que pour fatisfaire macuriofité, i! falloit clonc qu'il me contat 1'hifioire defavie.Sur quoi je lui témoignai qu'il me feroit un fort grand plaifir de m'apprendre fes aventures. Alors fans vouloir s'en défendre, il en fit le récit dans ces termes: » (*) Je ne fuis point deSeville,quoique »> je vous aie dit a Rome que j'en étois. » Valence m'a vu naitre , Ville ou ily a » peut- être plus de frippons que dans aucun, » autre endroit d'Efpagne ; paree que c'eft w un Pays abondant en toutes chofes, Si. » qu'ordinairement les bons Pays produi» fent des hommes qui ne valent guere. » Mon pere n'étoit qu'un Bourgeois a la » vérité, mais de cette haute Bourgeoifie (*) J'ai retranché de FHifioire de Sayavedra les. Addïtions de Mr. Bremont, & entr'autres , l'Epifode du Picmontois , qui donna fa femme pour un chevai u un Officier Napolitain. Cette aventure n étant quune mauvaife copie de l'Hifloire de Madame de Frefne & du Capitaine Gendron.  M GüZ'MAN d'ALFAR'ACHE. 173 » qui feconfond avec Ia Nobleffe. Ayant » perdu fa femme qu'il aimoir tendremenr » il en euttantdedouleur, qu'il mourut » peu de temps après elle. « laiffa deux dis » avec peu de bien ; & ces deux rils, dont » je fiusle plus jeune, vendirent tous fes » ettets quds partagerent entr'eux égale» ment. Après cela mon frereaïné mede» manda quel parti je prétendois prendre. » Je Iui avouai que j'avois envie de voya» ger, & que c'éroit-la ma pafïïon domi: ^te-^^.'«ienneauffi, me dit mon >> rrere. Jai toujours pris plaifir a entendre » parler des Pays étrangers. Je fuis curieux » de voir de quelle facon vivent leshom» mes qui ne font pas nés en Efpaane; & ie » contenterai incetfamment ma curiofité » Entraines tous deux par la forcede notre » etoile ou plutot par nos mauvaifes incli» nations, nous partimes un beau matin de ^otTbrat'.CUn aveciII1PetitP^ Nous n'eümes pas fait une Iieue, que nion frere me dit: II me vient „ne penfée «ous allons nousabandonner k la fortune • ZLTpT^ q"eI,e f°ne dle ™»> trai era. Peut-etre nous trouverons-nous dans quelque embarras , oü notre plus grande peine fera d'être connus, & de voir nos vemables noms couverts d'infamie H iij  Ï74 HlSTOIRE Pour prévenir ce malheur, changeons-les. J'approuvai fon idéé, Sc nous voila tous deux a rêver aux noms que nous emprunterions. Mon frere prit celui de Mateo Lujan, & moi , comme je me fouvins d'avoir oui dire que la Maifon des Sayavedras étoit une des plus illultres de Seville , je r*adoptai, &C je réfolus»de me faire par-tout appelIer Sayavedra. J'interrompis en eet endroit mon confident: Eft-il poffible , lui dis-je , que tu n'ayes jamais vu cette ville r* Cependant tu m'en as parlé a Rome d'une ma* niere a me perfuader qu'il falloit que tu Ia conmiffes. Bon, répondit-il , j'ai vu tant' de gens qui y ont été , & j'en ai lu tant de> defcriptions, qu'il n'eft pas étonnant que j'en aie dans 1'efprit un tableau fidele. Nous étant donc tous deux parés de ces beaux noms, pourfuivit-il, nous ne fongeames plus qu'a nous déterminer fur Ia route que nous prendrions. J'avois déclaré que je voulois paffer en Italië, Sc mon frere m'avoit témoigné le même defir. Mais changeant tout-a-coup de fentiment, il lui prit fantaifie d'aller en France. La conteftation que nous eümes la-deffus devint fi vive, que nous trouvant entre deux chemins , dont 1'un conduifoit a Sarragoffe Sc I'autre a Barcelone, il enfila le premier, St moi Ie fecond, en nous fouhaitant 1'un a  df Guzman d'Alfarache. 175 I'autre toutes fortes de profpérités. Après cette féparation fraternelle, je me rendis a Bercelone ,pour m'embarquer furies galeres qu'un grand nombre de perfonnes y attendoient auffi dans Ie même deffein. Elles n'y arriverent qu'un mois après. Pendant tout ce temps-la,je m'habillai proprement, je cherchai les plus agréables compagnies, Ie jeune Seigneur Sayavedra étoit fort bien rega par-tout. I! jouoit, faifoit bonne chere, & ne refufoir pas quelquesunsdefes moments k 1'amour. Enfin, je me réjouis fi bien, que les galeres venues, mon Höte payé, mes provifions faites, je m'embarquai gaillardement avec fix piftoles de refte. Nous arrivames heureufement a Gênes, ou trouvant d'abord une felouque qui partoit pour Naples, je n'en voulus pas perdre la commodité. Nous eümes toujours le vent fi favorable, que le voyage fut très-court. Si d'un cöté j'étois bien-aife de me voir dans la ville du monde oü j'avois Ie plus fouhaité d'être, j'avois de I'autre, beaucoup dechagrin, quand je confidérois 1'état de ma bourfe, laquelle étoit auffi plate que celled'un Hermite. Naples, difois-je, eft fans doute le féjour de tous les plaifirs; maïs les plaifirs y coütent autant qu'ailIeurs. Quiconque eft fans argent a Naples, H iv  Tj6 HlSTÖIRE n'y peut faire qu'une très-fotte figure. Je jugeai bien qu'il falloit ufer d'induftrie. Je m'adreffai pour cela aux Maïtres du métier. Je leur fis connoitre 1'envie & le befoin que j'avois d'être leur confrère, Mon air de frippon lesprévintd'abord en mafaveur. Et après un petit examen qu'ils me firent fubir ,i!smetrouverent affez de difpofition a mériter 1'honneur d'entrer dans leut Corps. Je n'y fus pas fitöt aggrégé, qu'ils me firent commencer par fervir de fecond & de croupier au jeu. De leur propre aven, je m'en acquittai comme fi j'euflie eu des principes ; ce qui fut caufe que je ne tardaj guere a être employé a la filouterie- com» mune, c'eft-è-dire, è couper des bourfes, a crocheter des portes , a voler la nuit des manteaux; en un mot, è cents pareils exercices, qui ne font que FA, B, C de 1'école des filoux, èi qui élevent d'échelon en échelon un honnête homme è la potence. Mais, fans vanité, j'avois un efprit trop fupérieur pour m'en tenir a ces petits tours, 6c j'en fis deux ou trois qui pafferent pour des coups de maitre. II faut que je vous les rapporte. L'Hötel du Connétable eft le rendez-vous de toutes les perfonnes de qualité , qui s'y affemblent tous les foirs pour jouer. J'avois déja été une fois dans cette maifon a Fheure du jeu , & j'avois  de Guzman d'Alfarache. 177 obfervé toutes les chofes d'un oeil curieux. J'avois fur-tout pris garde qu'il y avoit fur chaque table de joueurs, deux gros flambeaux d'argent avec des bougies, & cette remarque me fit imaginer un expediënt pour m'emparer d'une paire de ces flambeaux. J^enachetai deuxd'étain a-peu-près de Ja même grandeur avec dx?ux bougies. Je mis le tout proprement dans mes poches, & un foir m'étant habillé de maniere que je pouvois paffer pour un garcon qui appartenoit a quelque Seigneur de 1'Affemblée, je me gliffai chez le Connétable. Je me podai a la pone d'une petite chambre ou il y avoit deux jeunes Cavaliers qui jouoient. Je m'appercus avec joie qu'il n'y avoit point-la de Pages du logis. Ils étoient tous difperfés dans les autres chambres, qui paroiffoient pleines de monde. H y avoit long-temps que mes deux joueurs étoient aux prifes-, & déja leurs bougies prefque toutes confumées, commencoient a en demander d'autres. Je faifis ce favorable inftant. Je tirai de mes poches mes flambeaux d'étain, j'y mis mes bougies , que j'allai allumer aux lampions dont 1'efcalier étoit éclairé. J'entrai refpedueufement dans la chambre des deux Cavaliers avec mes flambeaux a la main. Je les pofai hardiment fur la table, a la place des deux qui H v  I78 HlSTOIRE y étoient, & que j'emportai promptemenf fous mon manteau, après les avoir éteints. Je courus auffi-tót a toutes jambes au Greffe : je veux*dire chez notre Capitaine, qui étoit notre receleur ordinaire, un perfonnage grave, & qui paffoit pour un fort honnête homme dans la Ville. II nous fervoit de Protecteur & d'Avocat, quand il nous arrivoit d'être pris au trébuchet: & par reconnoiffance, nous lui donnions le cinquieme de tous les vols que nous faifions. Une autre fois je fis un tour encore plus effronté : je paffois dans une grande rue devant une maifon qui me parut devoir être la demeure de quelque homme opulent. Comme en effet, j'appris depuis que c'étoit celle d'un riche Notaire & Greffier. J'entrai dans cette maifon, dont la porte étoit ouverte. J'enfllai deux ou trois pieces de plein pied, fans rencontrer perfonne , & je vis dans la derniere fur une table, une robe de femme du plus beau velours de Gênes, & toute neuve. Je la mis fans facon fous mon manteau, & en deux fauts je regagnai le pavé. Malheureufement, je trouvai a la porte le maitre de la maifon, lequel me voyant fortir de chez lui avec quelque chofe de gros fous le bras , m'arrêta brufquement, &c me demanda d'iu»  de Guzman d'Alfarache. 179 ton de voix terrible ce que je portois fous mon manteau. Plus d'un autre, k ma place, eut été déferré. Moi, fans paroitre ému du contre-temps, jelui répondis que c'étoit la robe de velours de Madame, & que je la remportois pour en raccommoder le collet & démonter une manche. A la bonne heure, reprit-il, rapportez-la bientöt, car ma femme en aura befoin eet après-midi, pour aller rendre vifite k une Dame de condition de fes amies. Je lui répartis que je n'y manquerois pas, & en difant cela, je m'éloignai de lui comme un daim. Cette aventure fe répandit dans Ia ville, & dès le jour fuivant, j'entendis dire que le Notaire après m'avoir parlé, rentra chez lui, qu'il trouva fa femme & deux ou trois domeftiques, qui faifoient autant de bruit qu'on en fait dans une taverne; que la maitreffe crioit a pleine tête: Oii eft ma robe ? elle étoit ici tout-a-l'heure : vous me la payerez : que les domeftiques n'ayant vu entrer ni fortir perfonne de dehors, difoient qu'il falloit que le diable lui-même 1'eüt emportée; & qu'enfin le mari fit ceffer ce vacarme en leur apprenant ce que la robe étoit devenue. On ajoutoit a cela qu'il courut fur le champ chez tous les Huiifiers de Naples; qu'il leur dépeignit a-peu-près ma figure , 6c H vj  ï8o Histoïre qu'ils me eherchoient acfuellement avec tous leurs Archers. Pendant qu'ils faifoient des perquifitions inutiles, mon butin étoit en füreté chez notre Protecfeur, avec qui nous nous moquions du Notaire & des Sergents. Cependant ce tour que j'avois fait avec autarit de bonheur que de fubtilité, eut des fuites qui ne font pas 1'endroit de ma vie qui occupe le plus agréable-, ment ma mémoire. Les voici. Un jour me promenant hors de Ia ville dans un lieu oh coule un affez large ruif. feau, je vis fur les bords de très-beau linge, qu'une BlanchhTeufe venoit de laver & d'étendre fur 1'herbe. Les occafïons me tententc'eft mon foible. Je ne pus réfifter a l'enyie de m'approprier ce linge. Auffibien c'étoit une chofe dont j'avois alors grand befoin. Je n'attendois plus que le moment de pouvoir faire mon coup, fans que Ia Lavandiere s'en appercüt. Ce moment vint, & je Ie faifis fi preftemenf, qu'enlever ce qu'il y avoit de meilleur, & reprendre le chemin de Ia ville, cela fut fait en un clind'peil. Néanmoins, quoique Ia femme n'eut pas remarqué mon aclion, il arriva qu'elle jetta les yeux par hafard du cöté de fon linge. Etonnée d'y trouver les deux tiers pour le moins a redire, elle regarda de toutes parts; tk ne voyant que  de Guzman d'Alfarache. igs ooi aux environs elle jugea que je devo,* etre le voleur Lèj-deffiis elle abandonna toutle reffe de fon linge ,& fe mit k courir apres moi en criant: 4u voleur ! au voleur l d une voix qm faifoit retentir toute lacampagne Dans eet embarras, que pouvois-je faire ? Je la,tfai tomber doucemenf de defious mon manteau le paquet dont j'étois charge en m'imaginant que par-Ia, j 'appaiferp,s la blanchiffeufe, qui,' fatisfaite £ voir rattrapé fon linge, retourneroit fur fes pas. Maïs foit qu'elle crüt que j'en emportois encore , foit qu'elle eüt juré ma STv-i m,e P°l,rfuIvit iu^'a Ia porte de la Ville, ou la fentinelle m'arrêta, pour me demander ce que c'étoit. La Lavandiere arnva aulfi-töt, & me donna mille gourmades, en difant que j'étois un voleur qui avoit pris tout fon linge. On me fouilla par-tout & comme on trouva mon manteau & le deflbus de mon bras mouillés „oa n eut pas de peine k deviner que je m'étois defait du paquet , pour pouvoir nier que ieuffe vole mon accufatrice. II „e m'en iallut pas davantage pour mériter & obtemr un logement dans Ie Palais de la Jurtice Je fis favoir mon emprifonnement k notre Avocat, qui vint en diligence me £e Lieutenant-Cnminel. Ils eurent enfem»  I§1 HlSTOIRE ble un entretien, qui fut tel, que le Pro» tecfeur obtint que je ferois élargi dès ce jour-la. II m'apporta cette heureufe nouvelle , & je me difpofois a fortir. Déja Fordre étoit expédié,le Conciërge fatisfaitr & déja j'avois un pied hors de la prifon , lorfque par une malice du Diable , le Notaire qui me faifoit chercher & qui avoit affaire en ce lieu-la, fe préfenta devant moi. II m'envifage, il me reconnoit, il fe mer enfureur, il me donne un grand coup de poing dans 1'eftomac, & me fait rentrer dans la prifon, en criant au Géolier de fermer la porte, attendu , difoit-il, que j'étois un voleur, & qu'il vouloit m'écrouer. Notre Avocat, qui étoit préfent, n'épargna aucune fleur de réthorique pour appaifer le Notaire. II alla même jufqu'a lui offrir la valeur de la robe; mais ce maudit Notaire aimant mieux fe venger de moi que de recouvrer fon bien, fut inexorable, II me fit émoucher les épaules, 8c bannis du Royaume. Après cette petite mortification, que je fouffris affez patiemment, mon Capitaine, pour m'en confoler, me chargea d'une lettre de recommandation pour un chef de bandits fon ami, qui avoit une retraite dans les montagnes de la Romagne, oh je me rendis, ne pouvant faire mieux. C«  de Guzman d'Alfarache. 183 Chef n'eut pas plutöt lu ma lettre, qu'il me fit un accueil gracieux. II me préfenta aux Cavaliers de fa Compagnie. Je n'ai jamais vu des hommes fi farouches. II eft vrai que venant de quitter a Naples des camarades fort civilifés, il étoit impoflible que ces Montagnards ne me paruffent pas groffiers & fauvages. Néanmoins, comme on apprend a hurler avec lesloups, malgré ja terrible vie que ces bandits menoient, je ne laiffai pas de m'accoutumer a vivre avec eux. Nous f imes quelques bons coups, & je me vis en peu de temps le gouffet bien garni. Dès que je fus en fonds, il me prit envie d'abandonner ces honnêtes gens. Pour eet effet, je demandai congé a notre Chef pour deux mois, fous le prétexte d'une affaire que je lui dis avoir a Rome. If me permit de faire ce qu'il me plairoit, après m'avoir obligé de lui jurer que je le rejoindroisauboutdecetemps-la. Jelui fis a la vérité ce ferment, mais je 1'oubliai, fi-töt que je fus k Rome. Je m'étois mis dans 1'efprit que dans une fi belle Ville, je trouverois k chaque pas des occafions d'exercer mes talents. Cependant, lorfque j'y fus & que j'eus étudié le génie de feshabitants, ils me parurentfi déniaifés, que je perdis 1'efpérance d'y faire fortune. Je fis quelques coups de fi peu d'im-  I§4 HlSTOIRE portance , que vous me difpenferez pour mon honneur de vous les rapporter. Je vous dirai mêmequ'au dernier de ces miférables tours, je penfaiêtre pris fur le fait,. Ce qui fut caufe que je fortis brufquement de Rome. Je jugeai a propos de parcourir 1'Italie , pour la bien connoïtre , & je dépenfai tout mon argent en menant cette vie errante. Enfin, étant a Bologne, le hafard me fit faire connoiffance avec Alexandre Bentivoglio, qui me recut dans fa petite troupe. C'eft un garc;on fort fubtil, & né pour la profeftion dont il fe mêle. Sa coutume eft de fortir de temps en temps de fon Pays natal, pour aller tantöt dans une Ville, & tantöt dans une autre chercher des dupes quand il a fait quelque bon coup de filet, il retourne a.Bologne, comme fi de rien n'étoit, & il eft la fort en füreté. Je Pai accompagné dans quelques-unes de fes courfes, & je rravaillois a Rome fous fes ordres, le jour que je rencontrai votre Seigneurie perfèculée par la canaille. Je vous allai voir chez votre Ambaffadeur. Vous eutes Pimprudence d'étaler devant moi toutes vos nippes. & de me conter toutes vos affaires> j'en rendis compte au Capitaine Alexandre, qui fur mon rapport imagina Ie tour quenons vous jouames.- Cette aöion m'eft toujours préfente, pourfuivit-il; &.  de Guzman d'Aifarache. i$5 l'extrême regret que j'en ai fera éternellement nourri par les bontés que vous avez pour moi. Sayavedra finit fon hifioire en eet endroit. Après quoi fes diverfes aventures devinrent le fujet de nos entretiens fur la route jufqu'a^ Milan , oü nous arrivames tous deux gais & gaillards, avec une difpofition prochaine a nous emparer dubif a d'aujrui, Fin du qu&triemt Livre*  Hisi ö I R E HISTOIRE DE GUZMAN D'ALFARACHE, L I V R E V. CHAPITRE PREMIER. DeÜentreprife hardie que formerent Guzman & Sayavedra dans la Ville de Milan. pSgpa o us employames les troispre- S^W mierS ^ours * nous promener g^fi^l ldans les rues, en parcourant des 'TT ' yeux les difFérentes marchandi- ies dont les boutiques étoient parées, Fans fonger encore k mettre en oeuvre notre genie aventurier. C'étoit autant de bon temps pour les Bourgeois de la Ville,  de Guzman d'Alfarache. 187 Comme nous traverfions la place un matin, il vint un jeune homme affez bien vêtu , aborder Sayavedra qui marchoir derrière moi. J'allois toujours devant, & j'avois déja fait plus de cent pas, lorfque je m'en appercus. Je confidérai fort attentivement ce jeune dröle avec qui mon confident s'étoit arrêté,& je lui trouvai un air égrillard, qui me donna fort apenfer. Ho, ho! dis-je en moi-même, qui peut être ce garcon-la? 6c que peuvent-ils avoir tous deux a demêler enfemble ? C'eft ce qu'il m'importe de favoir. Mais comment puisje en être inftruit? Si j'appelle Sayavedra, pour lui demander de quoi ils s'entretiertnent, il ne manquera pas de compofer une fable, & je n'en ferai pas plus avancé. Que faut-il donc que je faffe? Me tenir en repos, leur laiffer le champ libre, ne témoigner aucune défiance a mon Ecuyer, 6c avoir toujours 1'ceil fur lui. Leur converfation dura plus d'un quart d'heure. Après quoi le jeune homme prit congé de mon confident, qui vint me rejoindre d'un air rêveur, qui ne m'ötra point le foupcon que j'avois déja. Je me préparois k entendre ce qu'il me diroit de cette rencontre qui m'inquiétoit; & toutefois, quelque envie que j'euffe de Ie faire parler la-delfus, il ne dit pas un mot, 6c demeura  iSS H I S- T O I K E p ongé dans fa rêverie. Je gardai auffi le filencefurcela,jufqu'a 1'après-dinée. Alors me vovant feul avec lui dans ma chambre & ne pouvant plus me contraindre : Mr' Sayavedra, lui dis-je en fouriant, peut-on lans vous paroifre indifcret, vous demander quel homme c'eft que ce jeune garcon avec qui vous étiez ce matin en fi grande conference? II me femble que je 1'ai vu è Rome. Ne fe nomme-t-il pas Mendoce> Non, Monfieur,merépondit-ih On I'appelle Agudera, & je puis vous affurer qu'ü juftifie bien fon nom; car c'eft un aigle dans les occafions oh il s'agit de jouer dë lagnffe. C'eft un bon compagnon, qui a de 1 efpnt, qui écrit a merveilles, qui poffede 1'Anthmétique, & fait faire enperfeöion des compres doublés & triples. II y a long-temps que nous nous connoilfons; INous avons voyagé enfemble & mangé de la vache enragée. II roule aduellemenï dans fa tete un deffein qui fera fa fortune, s 1! reuffit. II m'a propofé d'y entrer, 8c il m offre Ia moitié du profit. Je lui ai répondu que je ne voulois rien entreprendre, lans vous en avertir. Je lui ai dit même que vous aviez tant de bonté pour moi, que vous ne me refuferiez pas vos confeils dans une affaire de cette conféquence. Non, fans doure, lui dis-je :au contraire,  de Guzman d'Alfarache. 18a mon.enfant, je fuis difpofé a vous y rendre feryice a 1'un & k I'autre. Apprends-moi feulement de quoi il eft queiW Monfieur repm-iJ, Aguilera doit venir ici cette apres midi. Vous lui parlerez. II vousdécouvnra tout fon projet; & s'il y a quelque chofe a cornger dans fon plan , vous le perfectionnerez, Comme il achevoit ces paroles, on lui vint dire qu un jeune homme le demandoir. Nous ne cioutames point que ce ne fut Aguilera; car nous ne connoiffions perfonne a Milan. Sayavedra courut au-devantde iui.; 61 apres 1'avoir préparé a 1'entretien que nous alhons avoir enfemble, il me 1'amena. Nous nous falugmes de part & d'autre avec beaucoup de civilité. Cet Aguilera etoit un garcon d'affez bonne mine, & qui ine parut avoir de 1'efprit, II me confirma tout ce que m'avoit dit mon confident, & me detailla d'une maniere fort plaifante quelques exploits qu'il avoit fait avec lui m aPPrj5enfuite qu'étant venu k Milan dans lefperance d'y faire quelque grand coup, il avoit trouvé moyen de fe mettre au fervice d'un riche Banquier, chezlequel d demeuroit depuis fiX mois en qualité de commis: qu il avoit par fon exaclitude & la fidehte gagne Ia conhance de fon patron en attendant qu'il trouvat 1'occafion de le  19O HlSTOIRE voler :qu'il s'en préfentoit une fort belle: mais qu'il avoit befoin d'un fecond, pour en pouvoir profiter, & qu'en rencontrant Sayavedra, il 1'avoit regardé comme un homme tombé du Ciel pour cela, le connoiffantpour 1'avoir vu dans Paftion plus d'une fois. Je lui demandai fi fon deflein étoit d'une exécution bien diffkile. Pas trop, merépondit-il. Vous en allezjuger. Le Banquier a mis depuis peu dans fon coffre-fort une grande bourfe de chamois, ou il y a mille belles piftoles. Je les enleverai un Dimanche au matin, pendant que le Patron entendra la Meffe; j'irai joindre a la pofte Sayavedra, qui aura retenu deux chevaux. Nous partirons dans le moment, & nous piquerons fi vigoureufement nos mazettes, que nous ferons bien loin de Ia Ville , avant que le Banquier s'appercoive de la faignée que j'aurai faite a fon coffrefort. Après avoir écouté fort attentivement Aguilera, je lui dis que fon projet étoit diablement délicat: qu'un garcon , connu dans la Ville pour le commis de ce Banquier, pouvoit rencontrer quelqu'un, qui, furpris de le voir fur un cheval de pofte, & le foupconnant d'avoir fait quelque mauvais coup, ne manqueroit pas de courif chez fon Maitre, pour lui en donner avis :  de Guzman d'Alfarache. i9ï que le Banquier étant revenu de la MeiTe découvriroit peut être d'abord qu'on voitvoléique le bruit s'en répandroit a 1 mftant dans la ville , & qu'on fauroit bientot qu Aguilera auroit pris Ia pofte • que fur cela fon Patron feroit fuivre fes traces, par des gens bien montés, & k qui Ie voleur auroit de Ia peine h échapper. Je lui repréfentai encore d'autres inconvénients qm lui firent voir clairement que fon deffem étoit fort mal concu. II en demeura d-accord enfin, & cependant il me dit qu'il ne Iailferoit pas de 1'exécuter, puifqu'il ne pouvoit faire autrement: J'ai affaire, contmua-t-il, k un homme qui ne fort jamais de chez lui que les fêtes & les Dimanches pour aller k la Meffe, & qui revient une demi-heure après fe renfermer. II couche dans Ia chambre oii font fes papiers & fon argent, & il n'a point d'autre cabinet. Quand il feroit encore plus fédentaire & plus vigilant lui répliquai-je, on peut lui raviFfa bourfe de chamois, fans s'expofer au perd que vous voulez braver fi témérairement. Ma foi, Mefïieurs, fi vous n'en lavez pas davantage, vous n'êtes encore que des apprentifs dans votre métier Je veux vous montrer qu'un génie fuperieur a bien d autres lumieres que les vötres Je me charge, fi vous le fouhaitez, de la con  191 HlSTOIRE duite de cette entreprife, &fans vous envelopper dans le malheur que je puis éprouver;-fi la fortune m'efi contraire, je vous réponds des millespiftoles, pourvu qu'elles foient dans huit jours dans le coffre-forr, Sayavedra & fon ami fe prirent a rire a ce difcours, qui leur caufa autant de joie, que s'ilseuffentdéja euentreles mainslabourfe de chamois. Ils me remercierent de 1'offre que je leur faifois, &C me laifferent volontiers conduire ce projet d'importance; bien perfuadés , particuliérement Sayavedra , que je ne leur parlerois pas de cette forte, fi je n'étois pas comme affuré de 1'événement. Ne vous embarraffez de rien, leur dis-je, Mefïieurs: vous verrez qu'un homme qui a été Page cinq ou fix ans, en fait plus long qu'un bandit de la Romagne. Ils redoublerent leurs ris a ce trait railleur, qui regardoit Sayavedra. Enfuite je fis quelques queftions au fidele Gommis du Ban- clmer- , f. De quel moyen, lui dis-je, pretendiez- vous donc vous fervir pour tirer la bourfe du-coffre fort? Vous n'en avez pas la clef. Non, certainement, me répondit-il. Le Patron ne la confie a perfonne. II me la donne feulement quelquefois, lorfque je fuis avec lui dans fon cabinet, & que pendant qu'il écrit, quelqu'un vient demander le  de Guzman d'Alfarache. 193 fe payement d'une lettre de change. II me jette la clef pour prendre un fac dont il m 'indique le numero; & tandis que je compte l'argent, il a un oeil fur ce qu'il écrit, 6t I'autre fur ce que je fais.Cela étant, reprisje , il fera bien difKcile de prendre 1'empreinte de cette clef. Beaucoup moins que vous ne penfez, repartit Aguilera. J'ai, Dieu merci, la mainfubtile: je promets de vous apporter 1'empreinte de Ia clef du coffre-fort; & même, fi vous le jugezè propos ,celle de la clef d'une petite armoire oii mon Bourgeois ferre fes livres de compte, 6c l'argent qu'il employé a fes dépenfes ordinaires. A ces mots, qui me firent treffaillir de joie , je lui dis que s'il pouvoit prendre ces deux empreintes, nous ferions encore plus furs de notre fait. Je n'oubliai pas de m'informerde Ia difpofition du cabinet, de Ia maniere dont les facs étoient faits, des marqués qu'ils avoient; en un mot, de toutes les particularités tant du dedans que du dehors du coffre-fort. J'en fis un mémoire circonflancié , que Ie Commis me dicfa. Enfuite, je renvoyai Aguilera chez fon maïtre, en lui difant que je 1'inftruirois, quand il en feroit temps , du perfonnage qu'il auroit a jouer. Après fon départ, je dis a mon confident que je venois de mettre fon ami a une granTornt II. I  194 HlSTOUE de épreuve: que je doutois fort qu'il m'ap-i por lat les empreintes. Mais Sayavedra, qui avoit une haute opinion de fon induftrie , m'en fit un nouvel éloge , qui fut juftifié deux jours après. Aguilera me tint parole, & m'enfeigna oh je trouverois un ferrurier qui me feroit deuxfaulfes clefs, pour vu qu'il füt payé graffement. Je n'ai plus qu'une queftion k vous faire, dis-je a notre Commis; a quelle heure votre maïtre eft-il dans fa boutique ? car les Banquiers ont coutume d'en avoir une en Italië. Aguilera me répondit que fon Patron s'y tenoit ordinairement le matin depuis dixheures jufqu'a midi. C'eft affez, lui répliquai-je; retournez chez vous, &c retenez bien ce que je vais vous dire; Demain je ne manquerai pas d'aller fur les dix heures k Ia maifon du banquier. Faitesen forte que vous y foyezaufli, & ne perdez pas une parole de ce que je lui dirai, afin que vous en puifiiez rendre témoignage, s'il le faut. Tout étant ainfi réglé , je portai fur le champ mes empreintes a 1'honnête ferrurier , k qui Pon m'avoit dit de m'adrefler, & il fe trouva qu'en effet c'étoit un homme de bonne compofition. II me promit de faireinceffamment les cleuxclefspour deux piftoles, dont il en toucha une d'avance.  de Guzman d'Alfarache. i9? Comme je revenois de chez ce bon ouvrier ómon Hötellerie, j'appercus dans la boutique d un Marchand une efpece de caifette a bijoux fort propre. II me prit enviede la marchander; & après Pa voir bien examinee, je Pachetai.Sayavedra, quim'accompagndt, me parut un peu furpris de cette empktte. Je ne pus m'empêcher de rire de fon etonnement : Ami, lui dis-je, cette jolie caffette decuivre doré nefera pas inutdé a notre deffein. Je m'en doute bien me repondit-il en fouriant; vous ne 1 avez pas achetée comme un for. Vous favez I ufageque vous en ferez, & je m'en rapporte fort a votre Seigneurie. Je me rendis le lendemain fur les dix neuresalaboutiquedu Banquier. Aguilera y etoit avec deux ou trois Meflieurs oui étoient lè pour affaire. Je faluai en entrant le Maitre, & lui dis a haute & intelligible voix, que jevenois d'arriver h Milan dans I mtention de faire des emplettes pour un manage: que j'avois une fomme affez conhderable dargent, que j'érois bien-aife de mettre en fureté : qu'au-lieu de Ia laiffer dans mon Hötellerie oh il y avoit toute forte de gens, j'avois penfé que je ferois beaucoup mieux de Ia confier è un homme tel que lui, dont j'avois oui vanter Ia pro*ite :, ajoutai que j'avois un petit voyage I ij  iqS H i s t o i r e a faire a Venife, ce qui m'obligeroit a preijs dre chez lui une lettre de crédit. Le Banquier , avide de gain, me fit la-deffus mille offres de fervice, accompagnées de profondes révérences, & me demanda cqmbien j'avois d'afgent a dépofer chez lui. Je répondis que j'avois douze mille francs en or, & un fac rempli d'efpeces d'argent; que dans une heure je viendrois lui mettre tout cela entre les mains. II me repliqua que ce feroit quand il me plairoit : puis ayant tiré fon journal de 1'armoire ou étoient fes livresde compte, il me pria de lui dire mon nom. Je lui dis que je m'appellois Dom Juan Oforio ; il 1'écrivit auflitöt fur fon journal, avec la date du jour & du mois, de forte qu'il ne reftoit plus qu'a marquer la fomme & les efpeces, quand il les auroit recues, comptées & pefées. II faifoit ce Lani pour mieux m'engager a ne lui pas manquer de parole. Après cela, n'ayant plus rien qui m'arrêtatdans fa boutique, j'en fortis, en lui faifant des civilités qui furentbien réciproques, & en le priant a haute voix de ne point s'éloigner de fa maifon, attendu que j'allois re venir. Cette fcene finie, je retournai chez moi très-content d'avoir fi heureufement commencé cette intrigue. Sayavedra qui m'attendoit avec d'autant plus  de Guzman d'Alfarache. 197 d'impatience, qu'il y étoit plus intéreïfé, ne fut pas peu étonné 7 quand je lui appris ce que je venois de faire. Mais, Monfieur, me dit-il, oü prendrez-vous, s'il vous plait, ces douze mille francs en or que vous devezdansune heure porterace Banquier? Je fins en peine de favoir cela. C'eft ce qui ne doit point t'inquiéter, lui répondis-je, il les a déja. Je fais bien que je te parle -Hébreu ; j'ai mes raifons pour cela. Difpenfe-moi de t'en dire davantage préfentement, & m'apprends fi ton Aguilera compte parmi fes talents celui de contrefaire une écriture. Comment contrefaire, s'écria-t-il avec tranfport! II contrefait comme un Ange toutes fortes de caracïeres, c'eft fon fort. Plüt au Gel que j'euffefeulement le tiers de l'argent qu'il a touché fur les fauffes lettres de change qu'il a faites! S'il n'excelloit pas dans eet art, il feroit encore a Rome a 1'heure qu'il eft. Mais il a été obligé d'en décamper brufquement, de peur de tomber entre les mains d'uti brutal de Marchand, lequel ayant eu avis qu'il avoit contrefait fa fignature, vouloit le faire arrêter. Puifque cela eft ainfi, reprisje , notre entreprife réuftira infailliblement. ■ Le fond que Sayavedra faifoit fur mon jadreffe, ne lui permettoit pas de douter I iij  TC)S HlSTOIRE d'un fuccès dont je Taffurois, quoiqu'il ne comprit rien encore a" mon deffein. Ce qui le fachoit, c'eft que je ne lui donnois aucun röle a jouer dans cette comédie. II s'en p'aignit a moi, & me demanda s'il n'y feroit qu'un perfonnage muet. Oh quefï, lui dis-je, & je t'en deftine un, dont tu t'acquitterasa merveilles. En même-temps je tui ordonnai de mettre fous fon braslacaffette que j'avois achetée & remplie de balles de plomb. Outre cela , je le chargeai d'un fac oh il y avoit de l'argent. Ce fac étoit lié d'un ruban rouge, & taché d'encre au milieu, paree que, fuivant mon mémoire, il y en avoit un femblable dans le coffrefort. Nous fortïmes enfuite tous deux de ma chambre, comme pour aller portertout cela chez le Banquier. Quand nous f ümes dans la rue, je dis k mon Ecuyer : Entre un moment dans la cuifine , fous prétexte de demander a 1'Hóte a quelle heure nous dinerons , & ce qu'il nous prépare pour diner. En un mot, fais fi bien, que fa femme & lui remarquent & confiderent attentivement cette caffette. II nous importe fort qu'ils en foientfrappés 1'un & I'autre , enfuite tu reviendras me joindre ici. L'homme du monde le plus propre è s'acquitter d'une pareille commiffion, c'étoit Sayavedra. II alla dans Ia cuifine, ok.  de Guzman d'Alfarache. 199 faifant a 1'Höte les queftions que je Pavois chargé de faire, il lui montra fans affectations la caffette8cle fac, L'Höte & PHöteffe les regarderent avec de grands yeux: la caffette fur-tout parut fi jolie a la femme, qu'elle ne put s'empêcher de la prendre entre fes mains 8c de 1'examiner. L'Höte fit la même chofe è fon tour, & s'écria : Vive Dieu, qu'elle eft pefante! Elle doit 1'être, dit alors Sayavedra ; puifqu'elle eft toute pleine de pieces d'or , tant d'Efpagne que d'Italie. II y en a la-dedans, ajouta-t-il, pour plus de douze mille francs. Nous allons Iesdépofer avec ce fac chez un Banquier. Chez un Banquier, interrompit PHóte d'un air brufque! Quand il y en auroit pour cent mille écus, cette caffette & ce fac feroient auffi furement dans ma maifon que chez le plus riche Marchand de la Ville. L'Höteffe, auffi chatouilleufe que fon mari fur le point d'honneur, dit :Nous avons eu auffiquelquefois des dépots; &, grace a Dieu 8c a la Sainte Vierge, nous les avons fort bien gardés. Pen fuis perfuadé, reprit Sayavedra. Si vous n'étiez pas d'honnêtes gens, mon maïtre ne feroit pas venu loger chez vous avec tant d'argenr. Ne croyez donc pas qu'il ait mauvaife opinion de votre maifon. II eft fur le point de partir pour Venife, il a befoin d'unelettre I iv  lOO * HlSTOlRE de crédit pour cette Ville, & nousallons mettre en gage ces douze mille francs chez le Banquier qui la lui doit fournir. Cela change la thefe , repliqua 1'Höte appaifé. Je n'ai plus rien a dire. Eh , comment nommez-vous ce Banquier ? Jéröme Plati, répartit mon confident. Pefte , reprit 1'Höte , c'eft unCréfus; c'eft dommage qu'il foit Juif comme un chien. II vous fera bien payer ce dépot, fur ma parole. Si vous m'en eufiiez feulement dit un mot, je vous aurois enfeigné des gens plus raifonnables. II n'eft plus temps, dit Sayavedra ; mon maitre eft déja convenu de tout avec ce Banquier , il en faut paffer par-la, Mais je ne fonge pas, pourfuivit-il, que je m'amufe trop avec vous; mon Patron m'attend. Je ne fuis venu dans la cuifine, que pour m'informerfi nous aurionsle temps de faire notre affaire avant le diner. L'Höte me dit qu'il n'étoit pas néceffaire de nous preifer, & que nous trouverions toujours dans fa maifon de quoi faire bonne cherfc. Mon confident vint me rendre compte de eet entretien; puis nous allSmes tous deux nous promenerhorsdela ville. Nous regagnames enfuite 1'Hötellerie, oh Sayavedra par mon ordre entratoutdoucement, & alla remettre dans ma chambre Ia caffette & Ie fac. On n'étoit point encore è table ;  de Guzman d'Alfakache. 201 1'Höte, par confidération pour moi, avoit retardé le diner: & il firfervir dès qu'il fut mon arrivée. Après un long repas, je me retiraidansma chambre, ou 1'Höte, averti que je fouhaitois de lui parler, accourut, & me demanda ce qu'il y avoit pour mon fervice. Je me plains de vous, lui dis-je : avez-vous pu me croire capable de me défier d'un homme d'honneur comme vous } Pour vous faire connoitre 1'injuftice que vous m'avez faite, je vous conjure de me garder cette bourfe de cent piftoles, jufqu'a mon départ pour Venife. En achevant ces paroles, je tirai de ma poche une bourfe mufquée,,oh il y avoit cette fomme en doublés piftoles. ü fut fi fenfible a cette marqué de confiance, qu'il en parut tout tranfporté de joie. Sur la fin de ce jour-la, le Commis du Banquier fe déroba de chez fon maitre pour nous venir trouver : Hé bien, Aguilera j, lui dis-je, votre Patron n'a-t-il pas été fort furpris de ne m'avoir point revu depuis ce matin ? Vous n'en devezpas douter, répondit-d. Après vous avoir attendu jufqu'è une heure , il a commencé de craindre quevous ne revinftiez pas. Comme il ne peut ignorer la mauvaife réputation qu'il adans Milan,. il s'eft imaginé que quelqn'unaura été affez charitable pour vous en avertir, & je me I v  1P2 HlSTOIRE fuis appercu a fon air rêveur & chagrin , qu'il en étoit très-mortifié. Apprenez-moi encore, repris-je , fi les trois hommes que j'ai vu ce matin dans votre boutique, y font demeuréslong-temps après moi. Aguilera me répartit que non, & que du refie de la matinée il n'y étoit venu perfonne. Je fus ravi de favoir cette circonflance, 8e j'affurai mes aflbciés que dans trois ou quatre jours, tout au plus tard, on verroit le dénouement de cette piece. Le Commis, charmé de cette affurance, me donna le bon foir. Mais avant que de nous féparer, je lui défendis de revenir a 1'Hötellerie. Je lui en repréfentai les conféquences, Sc il fut arrêté entre nous que tous les jours a certaine heure, Aguilera fe trouveroit dans certain endroitoh Sayavedra lui donneroit fes infirucrions de ma part. J'eus mes fauffes clefs deux jours après. Notre Commis, qui en fut bientöt informé, dit a fon ami qu'il pourroit s'en fervir dès le Dimanche fuivant 1'après-dinée, tandis que fon Bourgeois s'amuferoit, felon fa coutume, k jouer aux échecs avec un de fes voifins. J'inftruifis alors Sayavedra de tout ce que je prétendois faire, ainfi que de tout ce qu'il avoit a dire au Commis; & le Samedi au foir je 1'envoyai au rendezvous, chargé des deux fauffes clefs avec la  de Guzman d'Alfarache. 103 caffette oü il y avoit dix quadruples, trente écus Romains, & trois petits papiers, a la place des balles de plomb qui y étoient auparavant. A 1'égard du fac oü il y avoit de l'argent, je le gardai. Je ne 1'avoistaché d'encre & lié d'un ruban rouge, que pour le faire paroitre ainfi devant 1'Höte & FHöteffe, afin qu'ils puffent témoigner 1'avoir vu; comme je n'avois mis des balles de plomb dans la caffette que pour la rendre pefante, & faire croire a ces bonnes gens qu'elle devoit être pleine d'or. Dès que mon confident vit Aguilera, il hd dit: Tiens, mon ami, voici de quoi il s'agit: écoute-moi avec toute Pattention dont tu es capable, & retiensbien toutce que je vais te dire. Demain , lorfque tn auras ouvert le coffre-fort, tu prendras la bourfe de cbamois qui eft dedans, & tu la vuideras dans cette caffette; mais n'oublie pas d'öter quarante piftoles des mille qui y font, & de les remplacer par ces dix quadruples. Tu ne manqueras pas non plus d'y mettre ce petit papier, qui eft un bordereau de cette fomme, & qui déclare qu'elle appartient è Dom Juan Oforio, dont mon Maitre emprunte le nom dans cette affaire. Voila, continua-t-il, unfecond bordereau que tu fourreras dans le fac oü tu dis qu'il y a trois cents trente écus, & qui eft tachéd'enI vj  ZO4 HrSTOIRE cre&c lié avec un ruban rouge.Tu tireras eit même-temps de ce fac trente écus de ceux qui y font, pour y gliffer ces trenre écus Romains que tu vois. H ne me refte plus qua te recommander une chofe, qui n'eft pas la moins importante; c'eft d'ouvrir la petite armoire, oii ton Patron enferme feslivres de compte, & d'écrire fur fon Journal les paroles qui font tracées fur ce troilieme papier, bien entendu que tu les mettras après le nom de Dom Juan Oforio , que tu trouveras marqué deflbus, & bien entendu encore que tu employeras toute la dexterité de ta main a contrefairePécrirure du Sieur Jeröme Plati. Le Seigneur Dom Guzman mon Maïtre, ajouta-t-il, n'exige plus rien de toi qu'une petite chofe trèsaifée ; c'eii que Lundi, quand il ira fondre Ja cloche, tu fafTes le ferviteur zélé ,jufqu'av 1'accabler d'xnjures, & le frapper même pour rendre la fcene plus naturelle. Aguilera interrompit en eet endroit fon ami: Je comprends fort bien tout ce prof et, lui dit-il, & je vois bien que ttifers un Maitre Juré frippon. Tu. peux Paffurer que je ferai demain tout ce qu'il me prefcrit, & que je ne gaterai. pas fon ouvrage. Lèdeffus Sayavedra lui mit entre les mains la caffette oh étoient les trois papiers, les dix quadruples, & les trente écus Romains».  de Guzman d'Alfaracïtf. ïoj que le Commis emporta chez lui pour les y cacher, jufqu'a ce qu'il füt temps d'en faire 1'ufage que je fouhaitois. CHAPITRE 11. Quel fut le fucces de cette fourber'w. JE ne paffai pas le Dimanche fans inquiétude. Je craignois qu'il n'arrivat quelque contre temps, qui fit échouer notre entrepnfe ; mais mon confident ayant été le foir au rendez-vous, revint plein de joie m'annoncef que tout avoit été fait comme je le defirois, & qu'Aguilera fe préparoit k Bien jouer fon perfonnage le jour fuivant, Ce rapport rendit mon efprit plus tranquilIe, & me fit attendre plus patiemment rheure de paroitre devant le Banquier. Sitöt qu'elle fut venue, je me rendis chez lui; Ü étoit feul dans fa botitique» Après 1'avoir falué fortpoliment,, je lui dis que je le priois de me rendre ce que je lui avois apporté quelques jours auparavanf. II me demanda d'un air étonné, ce que je lui avois apporté. Eh .' parolen-, lui dis-je, «et or & eet argent que je vous ai confié» Quelor & quel argent, répondit-il? Oh,  4o5 HlSTOIRE oTi, repris-je, vous verrez que j'aurai rêvé cela; fur mon ame, celui-la n'eft pas mauvais. Celui-ci eft encore meilleur, répartit le Banquier, de vouloir que je rende ce qu'on ne m'a point donné. Ceffons, lui disje , s'il vous plait, ceffons de badiner; ce badinage n'eft pas de mongoüt. C'eft vousmême qui vous égayez, me dit-il. Je me fouviens bien que ces jours paffes vous vintes dans ma boutique, & qu'une heure après vous deviez mettre en dépot chez mot douze mille francs; mais vous m'avezmanqué de parole. C'eft vous, lui repliquai-je, qui manquez de mémoire. Je vous les ai mis entre les mains, & je ne fortirai pas d'ici que vous ne me les ayez rendus dans les mêmes efpecesqueje vous les ai livrés. Paffez votre chemin, s'écria-t-il, vos difcours commencenta m'impatienter. Je ne vous connois point, & je n'ai jamais eu rien qui fut a vous. Allez chercher votre argent ou vous Pavez porté. Comme de moment en moment nous le prenions le Banquier & moi fur un ton plus haut, tous les voifins prêtoient uneoreille attentive k notre conteftation , &C les paffants s'arrêtoient pour nous écouter, fe demandant lesuns aux autres le fujet de notre difpute. Pour les en inftruire, je me mis è crier a pleine tête : O traitre ! ö voleur ia-.  de Guzman d'Alfarache. 107 famelque la juftice de Dieu & celle des hommes s'uniffent pour te punir! Quand je t'ai confié mes piftoles & mes écus, tu m'as recu bien gracieufement , & aujourdTiui que je viens te prier de me les rendre, tu feins de ne fa voir qui je fuis, & tu prends le parti de nier effrontément le dépot. Fais-Ie tout-a-l'heure apporter fur cette table , 011 je te Parracherai de Pame. Le Banquier de fon cöté m'apoftrophoit dans des termes que je méritois; & des injures, infenfiblèment nous en vinmes aux voies de fait. II voulut me chaffer de fa boutique en me pouffant rudement par les épaules. Je le repouffai d'une fi grande force, que je le jettai par terre. Alors Aguilera vint fondre fur moi d'un air furieux, & me donna quelques gourmades, que je lui rendisde facon, que plufieurs fpedtateurs de notre combat furent obligés d'entrer dans la boutique pour nous féparer. Le Commis fe voyant retenu par des perfonnes qui 1'empêchoient de me rejoindre, fe débattoit entre leurs mains comme un poffédé; & moi les yeux étincelants de rage & la bouche écumante, je Ie défiois de m'approcher. II y avoit déja prés d'une heure que cela diiroit, lorfque le Bargdlo, par hafard, ou peut-être paree que quelqu'un Pavoit été avertir de ce qui fe paffoit, parut; & fen-j  *o8 H I S T O I R E dantla preffe, arriva dans la boutique. II demanda d'abord Ie fujet de notre difféi-end. Je voulus auffi-töt Ie lui conter, & le Banquier prit en même-temps la parole pour dire auffi.fes railbns. Le Bargdlo nous bt taire tous deux ; puis s'étant informé qui etoit le plaignant, il me dit de parler le premier, & qu'après cela il donneroit audience a mon adverfaire. A ces mots, un grand filence fuccéda au bruit. Tous les affiftants fe préparerent a m'écouter. II y a fix jours, dis-je au Bargello ,que je, vins dans cette boutique für les dix heitres du matin; je pnai le Seigneur Jeröme Plati de trouver bon que je remifle entre fes mains une ipirime^affez confidérable d'argent dont J 'étois chargé, & que je ne croy ois pas trop en fureté dans 1'Hötellerie oh je fuis logé. II me répondit avec beaucoup de politeffe* que je navois qu'a lui faire apporter 1'efpece, & qu'il lagarderoit auffi long-temps que je le jugerois a propos. Je retournai chez moi fur le champ, & je revins ici une heure après avec mon valet, qui portoit dans une caffette de cuivre doré millepidoles en or, tant d'Efpagne que d'Italie, avec Mn factaché d'encre & lié d'un ruban rouge ©h étoient en argenÊ trois cents tnente écus dont il y en avoit trente de Romains. Le lanquier compta & pefa les efpeces, qu'il  de Guzman d'Alfarache. 109 remit avec leurs bordereaux dans la caffette & le fac; puis il enferma le tout dans fon coffre-fort. Jufques la le Banquier n*ayant ofé mlnterrompre, quoique dans la fureur qui le dominoit il eüt été tenté vingt fois de Ie faire, il s'étoit contenté de lever les mains &c les yeux au Ciel, comme pour le prendre a témoin de mon impofture, & pour obéir au Bargello qui lui faifoit figne atout moment de me laiffer achever. Mais la patience lui échappa dans eet endroit: Voila, s ecria-t il, le plus impudent menteur qu'il y ait jamais eu fur la terre. S'il y a chez moi une caffette pareille a celle dont il vient de parler , je veux perdre la vie avec tout ce que j'ai au monde. Et moi, m'écriai je k mon tour, fi ce que je dis n*eft pas véritable, je confens que le Banquier jouiffe tranquillement de mon bien, & qu'on me coupe les oreilles en préfence de toutes les perfonnes qui nous écoutent, comme a un traitre, commea un voleur audacieux, qui ofe demander ce qui ne lui appartient pas. Au refte, pourfuivis-je , il eft bien aiféde découvrir la vérité. II ne faut qu'ouvrir le coffre-fort, & 1'on y trouvera ma caffette & le fac avec les bordereaux qui font connoitre que c'eft mon argent. Ordonnez, Seigneur Bargello, ordonnez tout- a-l'heure  110 HlSTOIRE que ma partie nous montre fes livres de compte, vous verrez ce qu'elle y a écrit elle-même Ie jour qu'elle a recu le dépot. Vous avez raifon, dit alors le Bargello. Les difcours font ici fuperflus. Allons, Seigneur Plati, s'il vous a donné des efpeces, cela doit être marqué fur vos livres. Sans doute , répondit Ie Banquier. Je ne crains pas que vous les voy iez; & s'il eft fait mention des douze mille francs en or que eet étranger afture avoir dépofé chez moi, je confefferai qu'il dit vrai, & que je fuis hmpofteur. En même-temps il dit a fon Commis de tirer de 1'armoire fon grand hvre de compte. Aguilera ne I'eut pas litot préfenté, que je m'écriai: Ah, fourbe! ce n'eft point celui-la qui rendra témoignage^de ta mauvaife foi, c'en eft un plus perit Si plus largs. Le Gommis dit k fon maitre : II veut dire apparemment votre Journal. Mon journal foit, répondit Ie Banquier ; apportez tous les livres qui font dans ma maifon. Enfin, Aguilera produifit le journal en me difant: Eft-ce celuici ? Je répondis qu'oui. Le Bargello le prit auffi-töt pour le feuilleter, & y trouvant ce que le Commis y avoit écrit par mon ordre, il Jut a haute voix les parolesfuivantes. Aujourd'hui 13 Fêvrier 1S8 e Güzman d'Alfarache. 219 En me promenant Ie lendemain dans les mes , ayant jetté les yeux par hafard dans Ia boutique d'un Quinquaillier, jeremarquai une chaïne de cuivre doré fort bien travaillée, & je la pris pour une chaine d'or pur. Je demandai au Marchand combienellepefoit. II me répondit en riant que tout ce qui reluifoit n'étoit pas or ; & que li ^ j'avois envie d'acheter cette chaïne, il m'en feroit trés-bon marché. Je fus tenré de 1'avoir. Je lui endonnai cequ'J voulut, Sc je 1'emportai. Sayavedra qui étoit avec moi, n'avoit pu s'empêcher de rire en me voyant faire cette emplette; & quand nous fumesfortis de la boutique, il me dit: Seigneur Dom Juan Oforio, vous avez bien Ia mme de faire payer cette chaïne a que!qu'un plus cher qu'elle ne vous a coüté, C'eft ce quipourra bien arriver, lui répondis-je, & dans ce Iouable deffein, je vais Ia porter chez un Orfevre, pour qu'il m'en faffe une d'or fin de la même grandeur 6c de Ia même facon. Je m'adreffai a un habile ouvner qu'on m'enfeigna. II m'en fit une fi femblable a Ia mienne , qu'on ne pouvoit les diftinguer 1'une de I'autre que par le fon, ^ Enfin, je partis de Milan avec ces deux bijoux, &c toutes les plumes que j'avois nrees de 1'aile du Sieur Jeróme Plati, Jedis K ij  2Ï.O HlSTOIRE dans 1'Hötellerie avant mon départ, que j'allois a Venife; mais au-lieu d'en prendre la route, j'enfilai fans bruit celle de Pavie. Je m'arrêtai quelque temps dans cette derniere Ville, pour y faire les préparatifs du voyage que j'avois réfolu de faire aGenes; fi jamais je me trouvois dans un état a pouvoir paroïtre devant mes parents fans les faire rougir. J'y voulois jouer le röle d'un jeune Abbé Efpagnol, revenant de Rome, Pour eet effet, j'achetai des étoffes fines, dont le plus fameux tailleur de Pavie me fit une foutane & un manteau long. Je me donnai des fouliers de maroquin noir a talons rouges, avec des bas de foie, 8c tout le refte d'un habillement de Prélat. J'ordonnai de plus a Sayavedra de fe pourvoir de deux grands coffres de bagage ; 8c lorfque tout fut prêt, je me mis en chemin dans une litiere conduite par un muletier, avec mon écuyer a cheval, un nouveau valet a pied, 8c un autre muletier qui menoit une mule chargée de ballots. Ce fut dans ce bel équipage que Genes revit ce même Guzman qu'elle avoit vu fix ou fept ans auparavant dans une ütuation bien miférable.  de Guzman b'Alfarache: in C H A P I T R E IV. De fon arrive'e d Genes, & de la gracïeufe récepdon que lui firent fes parents, lorfquils apprirent qui il étoit. Nous allames loger a la Croix Manche, qui dans ce temps-la étoit la meilleure Hötellerie de la Ville. II étoit déja nuit; & comme mon écuyer avoit pris les devants pour difpofer 1'Höte a receyoir chez lui un Abbé de la première qualité, je trouvai tout le monde en mouvement dans la maifon. Une partie des domeftiques étoit a la porte avec des flambeaux ; & leur maitre, après que Sayavedra m'eüt aidé a defcendre de ma litiere, me conduifit a la chambre d'honneurdulogis, de laquelle on fit fortir un Cavalier qui méritoit mieux que moi de Poccuper. L'Hötellerie étoit alors pleine de perfonnes de confidération, lefquelles ne furent pas peu curieufes de favoir qui j'étois, & mon nouveau valet, bien inftruit par Sayavedra, difoit a tous les gens qui le queftionnoient Iè-deffus, que je me noraK iij  HlSTOIRE mois Monfeigneur PAbbé Dom Jüan de Guzman , fils d'un noble Génois, marié a Seville.^ Je ne fortis point de ma chambre Ie premier jour. Je 1'employai h faire PAbbé d'importance, fatigué de fon voyage de Rome, &apréparer tout pour me montrer Ie Iendemain dans la Ville de Genes fous la forme d'un Prélat. Tandis que je m'occupois de cette décoration avec mon fidele écuyer, qui ne fachant point encore le motifde ce changement de figure, me dit: II faut, mon cher Maitre, que vous commenciez è vous défier de moi, puifque vous me faites un myftere du deffein que vous médilez préfentement. Non, luirépondisje, mon ami: Tu as toujours ma confiance. Si pendant notre féjour a Pavie j'ai fait faire ce nouvel habillement fans t'en dire la raifon, c'eft qu'il n'étoit pas encore temps de te 1'apprendre. Je puis a 1'heure qu'il eft fatisfaire ta curiofité. Bien-loin de vouloir te cacher le projet que je roule dans ma tête, je ne faurois 1'exécuter fans tonfecours; je vais t'en faire confidence. Jet'ai racontéa Milan comme mon pere, Noble Génois, époufa a Seville une Dame de Ia Maifon des Guzmans ,- dont j'ai pris Ie nom. Je t'ai même dit en gros 1'hiftoire de ma vie; mais je net'ai point parlé d'une aventure dont le fouveh'ir m'a fait former  de Guzman d'Alfarache. ut 1'entreprife que je vais te découvrir. II y a prés de fept ans que je partis de Tolede en bon équipage pour venir en Italië voir mes parents. Je ne ménageai pas mieux que toi mon argent fur la route; de forte que j'arrivai a Genesdans un état miférable. Gela ne m'empêcha pas de me préfenter devant quelques perfonnes de la familie, & entr'autres devant un de mes oncles, qui me rccut fort mal , ou plutöt me traitafi cruellement, que je jurai de m'en venger fi jamais Ia fortune m'en offroit 1'occafion. Jeprétends garder mon ferment, puifque je le puis aujourd'hui. Je veux voler mes parents; c'èft la feule vengeance que j'ai envie de tirer d'eux. Voilé dans quelle intention j'emprunte ce déguifement qui te furprend fi fort. Outre qu'il infpire du refpecf, il me femble plus propre qu'un autre a me rendre méconnoilfable è deux yeux qm ne m'ont vu qu'en paffant, quand Ie changemenrquis'eft fait en moi depuis cetempsla ne m'öteroit pas Ia crainte d'en être reconnu. Préparons-nous,cher Sayavedra, a jouer de bons tours dans ma familie. J'y fuis pouffé par un jufte relfentiment, & par 1'intérêt. Mon confident me répondit que je n'avois qu'è commander : qu'il fuivroit exadfement les inftrucfions que je lui donnerois.Nous concertamestous deux ceque K iv  "4 H I S T O I R E nous devions faire, & voici la conduite que je tins pour parvenir a mon but. Je me mis le lendemain, fecond jour de mon arrivée, en foutane Sc en manteau long ; Sc me regardant dans le miroir , je me parus a moi-même tout un autre homme. Sans vanité, je n'avoi* pas mauvaife mine. Quand je n'aurois pas eu le talent de bien faire toutes fortes deperfonnages, j'avois vu a Rome tant de beaux modeles d'Abbes de conféquence, que je n'euffe pu manquer de les copier. Pour moi, j'attrapois a merveilles leurs meilleurs airs: je favois me rengorger, prendre un maintien grave Sc fier, trouffer ma foutane & mon manteau de facon que je laiffois voir une jambe qui n'étoit pas mal faite, avee un bas de foie Sc un foulier mignon; porter mon chapeau d'une maniere auffi galante que modefte : envifager enfin les gens fans attacher fur eux mes regards, &adoucir ma voix en leur parlant. Je poffédois parfaitement tout cela par théorie, Sc je fortis pour aller montrer dans la ville que je Ie favois auffi bien pratiquer. Sayavedra mon Majordome me fuivoit avec mon laquais^tous deux fur deux lignes, Sc fort proprement vêtus. On me confidéroit avec de grands yeux comme on a coutume de rcgarder un étranger, Sc chacun me faifoit  üe Guzman d'AlfarAche. 225 de profondes révérences, ou pour mieux dire, a mon habit de foie; car on eft traité dans le monde iuivant ce qu'on y paroït. Que Ciceron fe préfente mal habillé, Ciceron paffera pour un Cuiftre. Je me promenai dans les rues pendant plus d'une heure, répondant aux politeffes refpeclueufes qu'on me faifoit en Abbé accoutumé a recevoir des honneurs. Après quoi, je retournai a 1'Hötellerie, ou 1'Höte me fit avervir que le diner étoit pret, öc demander fi j e trouverois bon que quelques perfonnes de qualité mangeaffent a ma table. Je répondis que cela me feroit plaifir. Un moment après, étant entré dans Ia falie ou je devois diner, je vis arriver quatre Cavaliers qui me faluerent avec refpeér. Je leur rendis le falut fort honnêtement; & remarquant qu'on avoit fervi, je m'affis a bon compte k la place d'honneur; enfuite je priai ces Mefïieurs de fe mettre a table. La converfation fut d'abord férieufe a caufe de moi. Je m'en appercus; & 1'égayant moi-même tout le premier, pour faire connoitre k ces Meffieurs que je n'étois pas fi Diable que j'étois noir, je fis deux ou trois petits contes badins, qui exciterent quelques perfonnes de la compagnie k fuivre mon exemple. Ces Gentils hommes s'amufoient ordhiaïK v  *f« HlSTOlRE rementa jouer 1'après-dïnée, & quelquefois encore 1'après-fouper. Ils jouoientaffez gros jeu, Si même en honnêies gens. Je paffois volontiers une heure a les regarder après cela je me retirois. Ils auroient bien fouhaité qu'il m>eüt pris fantaifie de jouer avec eux, me croyant plus riche Abbé, qu]habile joueur. Quoiqu'ils ne duffent point ignorer qu'il y a de grands filoux parmi les petits colets, je n'eus garde de fatiffaire ^fitöt leur envie, quelque penchant quej'y euffe. Au conrraire, je témoignai de Ia répugnance pour Ie jeu , & ce ne fut qu'après nous être un peu plus familiarifés enremble, que je me défendis mollement de faire une reprife. Lorfqu'ils me virent a moitié rendu, ils redoublerent leurs inffances, & je fis femblant de leur céder par complaifance pure. Je ne jouois pas longtemps, & je ne jouois que très-petit jeu, fans employer Sayavedra, ni même tout mon favoir faire. Ainfi ce que je perdois étoit peu de chofe, & je ne voulois rien embourfer de ce que je gagnois. Tantöt je le laiffois pour les cartes, & tantöt j'en faifois préfent aux gens de ces Meffieurs, ou jele donnois aux miens. Je m'acquis par cette conduite la réputation de Seigneur gcnéreux. Ce qui faifoit que, lorfqu'it m'arnvoit de me mettre au jeu, les paffe-volants  de Guzman d'Alfarache. 227 qui s'occupent a voir jouer dès aprèsdinées , pour recevoir quelques ducats, venoient tous fe placer derrière moi. Un jour ayant gagné environ quarante piftoles, j'en pris vingt-cinq dans ma main, & j'abandonnai le refte k ceux qui étoient autour de moi. Puis me tournant vers un Capitaine de galere, qui étoit du nombre de ces paffe-volants, je lui dis tout bas en lui gliffant fecretement dans la main l'argent que j'avois dans la mienne : Vous avez été trop long-temps en Efpagne pour ignorer qu'un Gentilhomme qui a vu le jeu & pris part a la fortune d'un joueur, nerefufe point la petite marqué de reconnoiffance qu'il lui veut donner. Vous en pourrez ufer de même avec moi en pareil cas. II parut un peu confusdemon adrion. Mais il y a dans la vie, comme on dit, des temps oii une piftole en vaut mille. Mon Officier étoit alors fi fee, que le plaifir qu'il eut defe voir tout-a-coup arrofer d'une pluie d'or, 1'emporta fur fa honte. Néanmoins, malgré fa mifere, je ne fais s'il füt plus fenfible au bienfait, qu'a la maniere dont je le lui fis. Je lui gagnai l'ame. II voulut me le témoigner par desdifcours que j'interrompis deux fois, pour lui parler de fes courfes. Je le priai même de me faire Phonneur de venir tous les jours diner & fouper avec moi; car il ne K vj  *2.8 Histoire rnangeoit pas ordinairement dans mon Hotellene , & en lequittant je lui demanaai (on amitié. Dans Je fond c'étoit un garcon de mérite, fort bien fait de fa perfonne, & d'un efprit agreable. Comme il étoit connu pour un ^honnete homme, il fréquentoit les ftobles, & faifoit la meilleure figureque pouvoient le lui permettre les appointements d'un Capitaine de galere, qui font bien _ modiques è Gênes. Avec cela it aimoit le jeu; & quoiqu'il y ftt très-malheureux, i! ne pouvoit fe défendre de s'v embarquer, quand il fe fentoit un écu dans fa poche. Cette paffion qui Je dominoit, etoit accompagnée d'un penchant pour les remmes, qui feul auroit fuffi pour Je ruiner sileutétériche. H fe nommoit Favello nom qu'une Dame qu'il avoit autrefois aimeeJui avoit donné, & qu'il confervoit pour fe fouvenir d'elle. II me conta luimeme quelques jours après cette hiftoire, qiie je ne pus entendre fans foupirer, & m attendnr en me rappeJJant mon intrigue de Florence. Les bonnes qualités de ce Capitaine ne furent pas toutefois Ja feule caufe deja petite galanterie, & de toutes les honnetetés que je lui fTs. U.faur que je te 1 avoue, Leöeur, quand je devrois gaïer dans ton efprit ce trait généreux. Je favois  de Guzman d'Alfarache. xif que les galeres devoient bientöt partir pour Barcelone, & dans 1'intention oü j'étois de profiter de cette occafion, pour repaffer en Efpagne, après avoir fripponné mes honnêtes parents, 1'amitié du Capitaine Favello m'étoit trop utile, pour négliger de 1'acquérir. Audi tu vois que je m'y pris afTez bien, puifque dès le premier jour j'en fis I'acquifition. EfFeclivementjle ïendemain a mon lever, il vint me rendre fes devoirs, Sc m'inviter a me promener fur 1'eau; ce que j'acceptai volontiers. Je me fis conduirel'après-dinée a fa gatere, oü je fus recu avec tous les honneurs qu'auroient pu attendre de lui le Pape ou le Doge de Gênes. Nous fortimes du port pour confidérer les belles maifons de plaifance qui font le long de la mer, Sc qui formentle plus charmant fpeftacle qui puiffe s'offrir a Ia vue. Notre Officier qui étoit Génois d'origine, & qui difoit librementce qu'il penfoit, ne fe contentoit pas de m'en nommer tous les propriétaires; il me faifoit d'eux des portraits fort malins. Parmi les perfonnes qu'il épargnoit le moins, il s'avifa de citer un de mes parents» Je me mis a rire : Tout beau, lui dis-je Monfieur le Capitaine, je vous demande quartier pour celui-la. Savez-vous bien que je fuis de fa familie. De fa familie?  13° HlSTOIRE s'ccria-t-il avec une furprife mêlee de confufion. Comment donc cela ? Je vais vous 1'apprendre , lui répondis-je. Mon pere etoit un noble Génois; une groffe banqueroutequ'on lui fit, 1'oblige.a de paffer en Efpagne. II alla s'établir a Seville oii il raccommoda fes affaires, en époufant une Dame de la Maifon des Guzmans, dont je porte le nom préférablement au fien, pour deuxraifons : la première, pour recueillir une fucceffion, qui fans cela pourroit m'échapper; & la feconde, paree qu'étant pour Ie moins autant fils de ma mere que de mon pere, j'ai cru pouvoirchoifir celui de leurs deux noms qui m'étoit le plus honorable. Vous vous imaginez, reprit Favello, que vous me parlez-la d'une chofe dont je n'ai aucune connoiffance. Pardonnez-moi, s'il vous plait. Je connois très-particuliérementdeux de vos coufins, qui m'ont plus d'une fois entretenu de Mr. votre pere. Ils m'ont dit que c'étoit un homme qui avoit beaucoup d'efprit: qu'il avoit été pris par un Corfaire d'Alger, & qu'après avoir recouvré fa liberté par 1'amour que concut pour lui une Algérienne, il étoit allé è Seville trouver fon correfpondant, & que il avoit donné dans la vue d'une Dame de qualité qu'il avoit époufé. Vous êtes donc fils de eet illuftre efclave ? A yotre fervice ,  de Guzman d'Alfarache. 13* lui répartis-je en riant encore. Savez-vous bien, reprit-il, que le Seigneur Dom Bertrand, frere ainé de votre pere, eft plein de vie? c'eft un bon vieillard qui ne marche aujourd'hui qu'avec un baton. II n'a jamais voulu fe marier, & c'eft un des Nobles de Gênes qui a le plus de bien. Vous m'apprenezceque j'ignorois, lui dis-je; carjene 1'ai point vu, & ma mere n'a jamais eu de commerce de lettres avec lui. Je m'étonne, ajouta-t-il, que vous ne vous foyez pas déja fait connoitre. Vos parents font affurément de grands Seigneurs dans ce Pays-ci; & je ne fais ce qui peut vous empêcher de les voir. Que voulez-vous que je faffe, lui répondis-je? Que j'aille décliner mon nom devant des gens qui ne me connoiffent point, & qui fe croiront en droit de donter de ce que leur dira un homme qui n'a que fa parole pour garant de fa fincérité. Non, non, je n'ai pas befoin d'euv, & je ne leur demande rien. Demeurons comme nous fommes. Quand même ils fauroient que je fuis dans cette ville, étant étranger , j'attendrois qu'ils fiffent la première démarche. Vous auriez raifon , dit notre Officier. Mais trouvez bon que dès demain matin je leur donne avis de votre arrivée. Je fuis perfuadé que je ne les en aurai pas plutöt informés, qu'ils fe feront  *3X H i s t o r r e un plaifir d'aller vous rendre ce qu'ils vous doivent. Je répartis au Capitaine: Vous etes homme d'efprit , & vous avez de la prudence. Je veux bien vous- laiffer faire ce que vous jugerez a propos. Souvenezvous feulement qu'il ne faut pas contraindre leurs inclinations. Je ne prétends me déclarer de leur familie, qu'autant qu'ils me paroitront en être contents. t Pendant que nous tenions de part & d'autre de pareils difcours, Favello me fit fervir une collation compofée des plus beaux fruits & des meilleures confitures. II 1'avoit fait préparer pour moi, & il y avoit affurément.employé une bonne partie des piftoles dont je lui avois fais préfent. Nous ne laiffames pas de continuer notre entretien. L'Officier, qui connoiffoit parfaitement mon oncle &mescoufins, me mit fi bien au fait, que je pouvois me vanter après cette converfation de favoir auffi bien les affaires de mes parents que les miennes. La nuit qui s'approchoit nous obligea de rentrer dans le port. Nous fortïmes de Iagalere,& j'emmenai le Capitaine k mon Hdtellerie oü nous foupames avec les Gentilshommes qui y étoient logés. Après ie repas, ces Meffieurs me propoferent de jouer, en me difant qu'ils avoient fur ie cceur les quarante piftoles  de Guzman d'Alfarache. 23 f que je leur avois gagnéesle jour précédent, & qu'il étoit jufte que je leur donnaffe leur revanche. J'y conlentis; & me 1'entant en train de gagner , je dis a Favello : Au moins, Monfieur le Capitaine, n'oubliez pas que nous fommes de moitié. II me répondit en fouriant, qu'il me croyoit li heureux en toutes chofes, qu'il s'applaudiffoit d'être affocié avec moi. La fortune en effët me favorifa depuislecommencement de la reprife jufqu'a la fin. Je gagnai cent piftoles, que je partageai avec notre Officier de galere. Ge qui lui fit cette fois-la d'autant plus de plaifir , qu'il n'en coütoit rien a fa fierté. C'eft ainfi que je le difpofois peu-apeu a ne pouvoir refufer de me rendre le fervice que j'attendois de lui. II ne manqua pas, comme il me Pavoit promis, d'aller le lendemain chez mes parents pour les informer de Parrivée de Mr. 1'Abbé Dom Guzman a Gênes. Tu peux bien t'imaginer qu'il leur fit un beau portrait de ma perfonne, & qu'il leur vanta mon mérite & ma générofité , puifque dès Paprès-midi, onles vit venir a mon Hotellerie en fraifes bien empefées, avec leurs manteaux de velours noir fur les épaules. Mon Majordome, que j'avois inftruit de tout ce qu'il devoit faire, les recut a la porte du logis, & les conduifit dans ma  234 H i s t o i R E chambre , oü je m'avaneai gravement mf 9" a I'entrée, en les faluant!vecTeat,cm,n. dexivihté II en parut d'aborddZ°Z &lamreenfantsd'unScnateurmorrd;puIs cmq a fi* ans, & frerede mon ™ Jg™ furvmtuntroifiemecoufin, filsd'me W puments & m offnrent leurs maifons leur crédit & leurs bourfes n^l ' FavelloleuravoitfahenSreq^ pas fait paffer dans leur efprit pour un Abbe fort opulent, ce qu'ils rernarn; ere" , dans ma chambre eut lé capable dè S donner de moi cette opinion. J'avoiVnégligemment étalé fur une table ma chaine d or pluheurs autres bijou*, & tout rl caffette de Milan toute ouverte, & dans Iaquelle de bons yeux pouvoient'apperce voir une parades piflofes^elleffi. Mon oncle, garcon & chef de Ia familie* cdu l/""1"; Cét0it P-ticuIi?rS f CeJl,I-]a que j'en voulois. II s'apnuvoit qui m avoit tant plu la première fois au La vue dece vieux fmge, plein de  de Guzman d'Alfarache. 235 malice , me fit frémir, comme Ia préfence d'un meurtrier rouvre les bleffures de 1'homme qu'il a tué. Je crus voir avec lui des efprits follets qui s'apprêtoient a me berner. Je ne laiffai pas pourrant, malgré la haine que je me fentois pour lui, de le recevoir encore mieux que mes coufins, qui fortant un moment après qu'il fut enfré, lui abandonnerent par relpecf la place. Le vieillard commenca par me témoigner la joie qu'il avoit de voir le fils d'un frere qui lui avoit toujours été cher; puis me confidérant depuis les pieds jufqu'a la tête, il me dit que je reffemblois beaucoup a mon pere, & qu'il étoit bien glorieux pour Ia familie d'avoir un rejetton fi propre k lui faire honneur. II fe plaignit enfuite de ce que je n'avois pas été prendre un logement chez lui , ou il y avoit des appartemenisplus convenables qu'une Hötellerie a un hommede mon caraétere &c de ma qualité. Je lui prodiguai la-deflus les remerciments accompagnés des plus vives démonftrations de fenfibilité. Après cela, je lui dis que mes coufins m'avoient offert auffi leurs maifons, ce que je n'avois eu garde d'accepter, ne voulant incommoder aucun de mes parents pour Ie peu de jours que j'avois a demeurer k Gênes, ou je n'étois venu que pour m'informer de 1'état de  Zj6 HlSTOIRE . notre familie, tant pour ma fatisfaftio» , que pour celle de ma mere qui m'en avoit . chargé. Ces derniers mots donnerent occafion au bon-homme Dom Bertrand de me demander des nouvelles de ma mere & de fes enfants. Je répondis que j'étois fon fils unique, & peu s'en fallut que par inadvertance^, il ne m'échappat de dire que j'avois deux peres ; mais je retinsma langue, & fis un trés-bel éloge de ma mere, compofé de contre-vérités. Mon oncle, impatient de me conter ce que je favois auffi-bien que lui, m'interrompit en me difant : Mon neveu, il faut que je vous détaille une aventure qui nous arriva il y a fix ou fept ans. II parut dans Gênes un petit frippon prefque nud. II couroit les rues en difant a tous ceux qui vouloient 1'entendre qu'il étoit fils de votre pere; & ce gueux qui avoit bien l'air de ce qu'il étoit, fe flattoit que quelqu'un de nos parents feroit affez crédule pour Ie croire fur fa parole, & affez bon pour avoir pitié de fa mifere. Je Ie cherchai dans 1'intention de nous venger tous du déshonneur qu'il nous faifoit, &c j'eus le bonheur de le rencontrer. Je l'attirai chez moi par desparolesdouces, &furtout par la promeffe que je lui fis de lui donner dès Ie Iendemain la connoiffance  de Guzman d'Alfarache. 1.37 d'un homme qui ne manqueroit pas de lui rendre fervice. Lorfqu'il fut dans ma-maifon, je le queftionnai, & je jugeai bien par fes réponfes que c'étoit un petit pendard. Audi paya-t-il le tout enfemble. Je m'appercus qu'il mouroit de faim ; je 1'envoyai coucher fans fouper, dans un magnifique appartement ou il fut berné toute la nuit par de grands diables mafqués, qui lui en donnerent de toutes les facons. En parlant de cette forte, ce méchant vieillard rioit de toute fa force , tandis qu'au fond de mon ame je fentois que ce récit & le plaifir qu'il prenoit a le faire me mettoient en fureur. Néanmoins je diffimulai; & riant du bout desdents, je lui dis que je trouvois cette aventure fort plaifante. Je fuis feulement faché d'une chofe, reprit mon oncle; c'eft qu'il difparut le matin, & qu'il court encore. Je voudrois avoir pouffé la vengeance plus loin, pour mieux punir ce miférable d'avoir ofé fe dire de nos parents. A ce fentiment Génois, je changeai de matiere, & un quart d'heure après , ce maudit barbonfe leva pour s'en aller. Je 1'accompagnai jufqu'a la porte de la rue en lui faifant tous les honneurs dus au frere ainé de mon pere.  238 HlSTOUE CHAPITRE V. Guzman donnt un grand repas d fes parents, & leur fait payzr leur écot. L'a p r es-d ï n é e je chargeai Sayavedra de chercher dans la Ville quatre bons cofFres de la même grandeur, & de les acheter. Pendant qu'il s'acquittoit de cette commiflion , Favello vint me voir , pour me rendre compte des entretiens qu'il avoit eus avec mes parents fur mon chapitre. II m'affura que toute la familie étoit charmée de ma perfonne, fur-tout le Seigneur Dom Bertrand mon oncle : Ce bon vieillard, pourfuivit-il, m'a dit qu'il lui fembloit avoir vu & entendu parler fon cher frere, tant il avoit trouvé de reffemblance entre votre pere & vous : qu'il vous voyoit a regret embraffer 1'Etat Eccléfiaflique, & qu'il vous propoferoit de quitter Ia foutane pour époufer une de fes nieces du coté de fa mere; qu'a la vérité, cette fille avoit peu de bien ; mais qu'il étoit danS la réfolution de lui en laiffer, paree qu'il avoit pour elle une amitié toute particuliere. Enfin, le Capitaine me protefta que mon oncle avoit concu pour moi beaucoup d'eftime & de  de Guzman d'Alfarache. 230 lendreffe. Cependant tout cela ne fit que blanchir contre mon reffentiment, & ne me detourna pas de mon deffein. J'allai rendre vifite le lendemai'n matin premierement a Dom Bertrand, qui, dans 11 entretien que nous eumes enfemble, me dit qu etant üls unique comme je 1'étois je deyotó plutöt fonger a foutenir mamaifon qu a me confacrer a un état qui lui öteroit une de fes plus belles branches. Je penfai lui1 repondre qu'ayant toujours gardé Ie celibat il avoit fait lui-même autam de iorf * lf./an^ que s'il eut pris le parti delEglife. Enfuite il me nomma la perfonne qu il avoit envie de me choifir pour femme. Pour 1'amufer, je fis femblant de n etre pas eloigné de faire ce qu'il defiroit: oc je finis ma vifite en Ie priant de venir Ie jour fuivant diner avec moi. U voulutd'aiord s en défendre, & s'excufer fur fon grand age, qui ne lui permettoitpas d'afïïfter a des banquets. Néanmoins, lorfque je lui eusrepréfenté qu'iln'y auroita ce repas que des parents & le Capitaine Favello 1 ami commun de toute la familie , il fe laiffa debaucher, & promit d'être de Ia partie pourmemarquer,dit-il,I'extrême confideration qu'il avoit pour un neveu que Ie Ciel lui envoyoit, Je vifitai après f ela me, coufins Pun après i'autre , & i!s  240 HlSTOIRE me donnerent auffi leur parole de venir chez moi. II ne fut plus queftion que de leur faire préparer un diner magnifique. Je m'adreffai pour eet effet a mon Höte, qui m'affuraque je pouvois me repoier fur lui du foin de régaler mes convives, & qu'il me répondoit d'un feftinoü 1'on verroitégalement régner 1'abondance & la délicatetfe. Mon Majordome qui arriva dans 1'Hötellerie, pendant que je parlois a 1'Höte, me dit qu'il avoit acheté quatre cofFres fort propres. Je les voulus voir. II me conduifit oii ils étoient, & j'en fus très-content. II me demanda ce que j'en prétendois faire. Je lui fis réponfe qu'il n'avoit qu'a me fuivre , & qu'il en feroit bientöt inftruit. Je lui ordonnai de prendre notre caffette fous fon bras, & je le menai a la boutique d'un des plus riches Orfevres de Gênes. Je propofai a ce Marchand de me prêter pour vingt-quatre heures des plats & des affiettes d'argent, moyennant un honnête profit, & en confignant entre fes mains des efpeces pour la valeur de 1'argenterie. L'Orfevre accepta la propofition. Nous convïnmes de la fomme qu'il vouloit pour le prêt; &choififfant la vaiffelle qu'il me plut d'avoir , j'en pris pour neuf a dix mille francs , que je comptai en bonnes piftoles è 1'Orfevre pour nantiffe- ment.  de Guzman d'Alfarache. 241 ment. Après quoi, je dis a Sayavedra d'aller chercher deux des cofFres qu'il fa voir, d'y faire mettre lui-même la vaifTelle, & de la faire porter au logis. Ce qui fut exécuté avec toute Ia diligence dont ce fidele écuyer étoit capable. Tous mes parents s'aflemblerent donc chez moi le lendemain fur le midi. Mon Höte, qui fe piquoit d'être un excellent traiteur, me fit connoitre qu'eftectivement il étoit confommé dans 1'art difficile de faire de bons ragouts. II nous en fervit de fi délicieux, que mes coufins & mon oncle même avouerent que de leur vie ils n'en avoient mangé de meilleurs. S'ds ne s'étoient pas attendus a faire fi bonne chere, ils furent encore bien plus furpris, quand ils virent un buffet fort paré d'argenterie, & qu'ils remarquerent que les plats & les afliettes étoient dumêmemétal. Ils ne purent s'empêcher de me dire qu'un voyageur jouoit gros jeu en portant avec lui Une pareille vaifTelle, & particulierement en Italië oh 1'on rencontroit des voleurs a chaque pas. Le bon-homme Dom Bertrand, è qui tout eet étalage d'argenterie avoit fait penfer la même chofe, appuya leur fentiment. C'eft votre faute, mon neveu , s'écria-t-il. Vous pouviez fort bien vous difpenfer de loger a 1'Hötellerie dans Tome II, L  241 HlSTOIRE une viüe oü vous avez des parents comme les vörres. Je conviens que c'eft Ia plus fameuf'e Hötellerie de Gênes; mais la meilleure du monde ne vaut rien. Vous êtes encore jeune, èkjeveux vous avertir en homme qui a de 1'expérience, que vous ne devez vous fier qu'a la bonté des ferrures & des cadenats de vos cofFres, paree que les Hötes, les Hötefles, leurs enfants ou leurs valets ont toujours deux ou trois clefs de chaque appartement. Si vous m'en croyez, continua-t-il, puifque vous refufez de prendre un logement chez moi, envoyez-y du moins dès aujourd'hui votre argenterie & vos bijoux. Ils feront en füretédans mon cabinet jufqu'a votre départ, y en eüt-il pour un million d'or. Jerendis gracesa mon oncle de fon obligeante inquiétude; & fcignant de méprifer la crainte d'être volé, je dis qu'en partant de Rome, je m'étois contenté de laiffer entre les mains de notre Ambadadeur ce que j'avois de plus précieux ; & qu'a 1'égard de 1'argenterie , quoiqn'eüe füt embarraffante pour un voyageur, je n'étois pas fiché de 1'avoir pour m'en défaire dans un befoin , l'argent étant d'une plus prompte défaite que les pierreries. Toute la familie parut fe payer de cette raifon; & comme je venois de nommer notre Ambaffadeur, mes    de Guzman d'Alfarache. i4j coufins commencerent è parler de ce Mimflre. Ils dirent qu'ils I'avoient vu , lorfqu'il avoit paffé parGênes pour fe re'ndreè Rome. Aiors, pour leur prouver que j'étois fort bien avec cette Excellence , je leur en fis voir Ie portrait dont elle m'avoit fait prefent. Ce qui leur perfuada qu'il falloit en effet que 1'Ambaffadeur eut beaucoup d efhme il aura cette fatisfadtion. Charmé de ce qu'il mordoit fi bien a fhameeon, je lui dis avec tranfportr En vérité, mon cher oncle , vous êtes trop> généreux, ocje dois appréhender d'abufer L v  3^0 HlSTOIRJ de vos bontés. Point de compliment, mon neveu, me répondit-il avec précipitation ; c'eft de bon coeur que je vous offre mes diamants. Pour vous Ie prouver, je vais tout-a-l'heure vous en chercher de beaux. Enachevantces paroles, il fe leva de table, alla dans fon cabinet, d'oh il revint avec unécrin qu'il me mit entre les mains, & dans lequel il y avoit pour fept a huit mille francs de pierreries. Mes trois coufins voyant que le bon-homme en ufoit de cette forte avec moi, ne voulurent pas fe montrer moins généreux que lui. Ils promirent tous de m'en prêter, & véritablement le lendemain matin ils m'en apporterent a mon Hötellerie a peu-près pour la même valeur. Le plus avare des trois ne vint que le dernier, & comme nous nous entretinmes affez long-temps, il fit tomber la converfation fur mon Benefice. II me dit que fi je me trouvois dans le cas de m'en défaire, & que je fuffe d'humeur a le réfigner a quelqu'un de fes enfants, préférablement a ceux de fes coufins, un préfent de mille piftoles accompagneroit fes remerciments. Je lui répondis que fon fils ainé étant le plus agé de mes neveux me fembloit Ie plus propre a pofféder mon Bénéfice ; mais que je n'étois pas homme a Ie vendre, & que Payant obtenu pour rien, je prétendois le donner  de Guzman d'Alfarache. 251 de la même facon. Je m'appercus que ma réponfe ne déplut pas au cotdin. Mon Majordome arriva dans ce moment. II avoit fous le bras une petite caffette oü étoit ma chaine d'or. Souhaitezvous, me dit-il, que j'aille oü vous m'avez ordonné d'aller? Tu devrois, lui répondisje, en être déja revenu. Souviens-toi feulement, ayant que tu t'adreffes a un orfevre, de t'informer dans fon voifinage fi c'eft un homme a qui 1'on puiffe fe fier. Si 1'on t'affure qu'oui, tu lui feras pefer ma chaïne, & tu reviendras me dire ce qu'elle pefe: quoique mon coufin 1'eüt déja vue, il eut envie de la confidérer encore; & il Fadmira tant pour Je travai! que pour la beauté de 1'or. Puis fe tournant vers Sayavedra: Monami,pourfuivit-iI,ditesa mon valet, que vous trouverez la-bas , qu'il vous mene chez mon orfevre, qui demeure k deux pas d'ici, & qui vous dira en confcience ce que cette chaïne vaut. Mon écuyer ne tarda pas a revenir. Je lui demandai combien 1'orfevre la prifoit. Six cents cinquante-cinq écus, me répondit Sayavedra. Hé bien , lui repliquai-je, tu n'as qu'a retourner chez lui pour le prier de me prêter iix cents écus fur ce gage, que je retirerai dans trois jours, en lui payant ce qu'il lui plaira pour 1'inrérêt. QuoiL vj  Ifl HlSTOlRE qu'honnête homme, dit mon coufin, il n'aura pas home de prendre trois pour cent pour trois jours comme pour fix mois, difant que c'eft la même chofe pour lui. Je fuis bien faché, continua-t il, de n'être pas a 1'heure qu'il eft en argent comptant; mais je connois un homme de bien qui fe contentera de deux pour cent. Cet homme de bien étoit lui-même, qui, malgré 1'efpérance d'avoir mon Bénéfice pour rien, étoit bien-aife de foufïler ce petit profit a Porfevre. Je ne laiffai pas de témoigner a ce bon coufin qu'il me feroit plaifir de fe charger de cette affaire. Ce n'eft pas, lui dis-je, que je manque d'efpeces, comme vous le pouvez voir. En même-temps je tirai de mes pcches deux grandes bourfes pleines de piftoles, que je lui montrai. C'eft uniquement par précaution que je mets ma chaïne en gage: on jouera gros jeu aux noces de mon ami le Colonel. Je n'aime point a me trouver court d'argent. Mon coufin m'affura que dans deux heures au plus tard les fix cents écus feroient chez moi. Alors prenant la caffette des mains de Sayavedra, je 1'ouvris un inftant, pour faire remarquer k mon parent que la chaïne y étoit; enfuite 1'ayant refermée, je la livrai a fon valet, qui m'apporta une heure après les fix cents  de Guzman d'Alfarache. 153 écus. Malheureufement pour Ie coufin, mon Majordome en rapportant de chez Porfevre la caflette fous fon manteau, en avoit adroitement tiré la chaine d'or, Sc mis I'autre a fa place. Le foir Favello vint fouper avec moi. II me dit qu'il étoit temps que je fhfe le coup que je méditois, & qu'il falloit que le lendemain j'allaffe coucher a fon bord, attendu que les galeres devoient partir le jour d'après au lever de 1'Aurore. Cela fuffit, lui. répondis-je. Mes affaires feront faites en moins de vingt-quatre heures, Sc je ne manquerai pas de me rendre a votre galere demain au foir. De votre cöté, envoyez, s'il vous plait, chercher mes cofFres vers la nuit par vos gens: mon départ en fera plus fecret. Le Capitaine me Ie promit, & prit congé de moi peu de temps après le repas, pour aller donner quelques ordres importants pour lui. Nous pafïames prefque toute la journée fuivante a tout difpofer pour notre embarquement. Nous fenimes nos meilleures hardes dans nos deux plus grands cofFres, Sc nous remplimes de guenilles les deux pareils a ceux que mon trèshonoré oncle confervoit précieufement dans fon cabinet. Un quart d'heure avant la nuit, quatre hommes qui fervoient dans la galere de Favello, vinrent de la part de eet  2J4 HlSTOIRE Officier enlever les deux grands cofTres. Nous laiflames les deux autres dans 1'Hötellerie pour le payement de 1'Höte, a qui je fis dire par mon Majordome de n'être point en peine de moi: que j'allois fouper ce foir-la chez un Colonel de mesamis, oü je pourrois jouer & paffer la nuit toute entiere. Nous gagnames enfin le port & la galere de notre Capitaine, lequel m'attendoit avec beaucoup d'inquiétude. II me demanda d'abord des nouvelles de mon affaire d'honneur. Je fuis content, lui répondis-je d'un air gai. Tout s'eft paffe comme je le defirois. J'en ai une extréme joie, me dit-il; car je vous avouerai que j'étois fort inquiet, 1'événement des entreprifes étant toujours incertain. Cet Officier m'avoit fait préparer une petite chambre , dans laquelle il me fit entrer , & oü je trouvai mes deux cofFres rangés avec une table couverte de méts délicats. Nous nous y affimes; & après avoir bien foupé, nous nous couchames pour prèndre quelque repos. Mais il nous fut impoffible de dormir. Les foins divers dont Favello étoit chargé agitoient fes efprits, & la crainte qui troubloit les miens ne me IahToit pas un moment de tranquillité. Je mourois de peur qu'un maudit vent contraire ne nous retint dans le port, Ö£ ne  de Guzman d'Alfarache. 255 donnat a mes parents tout le Ioifir d'être informés de ma fuite, & d'obtenir un ordre du Sénat pour me faire arrêter. Cependant mes allarmes furent vaines. A la pointe du jour, j'entendis un bruit qui m'annonca Ie départ des galeres. Je regardai par le trou de ma chambre, & j'appercüs avec plaifir toutes les chiourmes qui commencerent a ramer jufqu'a ce que nous fümes hors du port. Alors profitant du vent qui ne pouvoit être plus favorable qu'il 1'étoit, nous mimes a la voile, & fimes bien du chemin en peu de temps, CHAPITRE VI, Guzman après avoir volê fes parems , j'ctant embarquè pour repaffer en Efpa-gne , court rif que de périr, & a le malkeur de perdre Sayavedra. Nous avions déja doublé le Gap de Noli, quand le Capitaine vint m'apprendre cette nouvelle, & il me dit que fi le vent ne changeoit point de trois jours, nous ferions un agréable yoyage. Nous allames mouiller a Monaco; & Ie lendemain nous étant remis en mer avec un vent  2j6 Histoire qui nous flattoit, nous gagnames les Ifles d'Hierres oü nouspaffames la nuit. Le troifieme jour nous donnames fond vers Ie Chateau d*If a la vue de Marfeille, Sc Ie quatrieme, nous rendimes le bord a Rofes. Je me réjouiflbis d'une fi heureufe navigation, quand mon valet troubla ma joie, en venant m'apprendre que Sayavedra avoit le mal de mer, & fe fentoit trèsmalade. Je courus a lui fur le champ, & je Ie trouvai en effet attaqué d'une fievre affez violente. J'en fus fort affligé. Néanmoins, comme j'efpérois que nous ferions bientöt a" Barcelone , Sc que Ia il recevroit du foulagement, cette efpérance me confoloit. Le cinquieme jour fe montra bien différent des autres. II nous parut couvert; Sc pour furcroit de malheur, 1'air n'étoit agité que d'un foible vent. Nous comptions toutefois malgré cela d'aller en ramant coucher a Barcelone. Mais nous reconnümes notre erreur deux heures après. II furvint une bourrafque fi furieufe, que nous crümes tous notre perte inévitable. On s'efforca vainement de vouloir prendre terre; la rame devint inutile; il fallut abfolument faire canal cette-nuit-la. Qu'elle fut terrible pour nous ! Tantöt la mer élevoit fes flots jufqu'aux nues, & tantöt ouvrant fon fein, elle nous faifoit voir jufqu'au fond de fes abymes.  de Guzman d'Alfarache. 257 Qui pourroit peindre dans ces horreurs la confternation générale qui régnoit dans la galere, & les diverfes marqués d'épouvante que Popinion d'une mort prochaine faifoit éclater? Les uns invoquoient les Saints les plus honorés dans leur Pays; les autres faifoient des vceux; celui-ci k genoux adreffoit au Ciel de ferventes prieres, Sc celui-la confeffant k haute voix fes péohés, en demandoit pardon a Dieu. Quelques-uns, quoique la mort s'offrit k leurs yeux, s'informoient du pilote, fi notre malheur étoit inévitable. II leur répondit pour les raffurer, qu'il n'y avoit rien a craindre, Sc ils ajoutoient foi k ce menteur, comme un pere, qui, dans 1'excès de fon affli&ion, voit fon fils unique mourant, croit un Médécin qui lui dit qu'il n'en mourra pas. Pour moi, nouveau Jonas, j'étois enfeveli dans une profonde rêverie; 6c me croyant la caule de cette affreufe tempête, je me difois k moi-même: Miférable, te voila bien avancé d'avoir volé tes parents, & d'être chargé d'or. La nier va t'engloutir avec toutes tes richeffes. Tu le mérites bien. Et s'il faut plaindre quelqu'un, ce font ceux qui ont eu le malheur de s'embarquer avec un frippon que le Ciel veut punir. Ne pouvant faire autrement, je me réfi-  ij8 Histoirj gnai aux volontés célefles, & j'attendis patiemment la mort. Néanmoins le péril qui nous effrayoit tous, ne fut qu'une raufle allarme. Le temps changea fubitement, & fit fuccéder l'efpérance au défefpoir, Pallégrefle a la défolation. Cette nuit ne devint funetfe qu'au malheureux Sayavedra. Ce pauvre garoon dont Ie cerveau etoit deja troublé par une fievre dont la violence augmentoit de moment en moment, acheva de perdre la raifon, en entendant les cris & les larnentations que Ia crainte du naufra:>e excitoit dans Ia galere. II fe Ieva dans un tranfport qui lui prêta des forces pour fe perdre ; & montant du cote de la poupe, il fe précipita dans les flots; mon valet qui le gardoit n'ayant pu redder au fommeil. Un foldatqui étoit de garde entendit tombrr quelque chofe dans e TCr/11 en avertit auffi-föt le Pilote. Cela fit du bruit dans la galere, & chacun s'empreffant de favoir ce que c'étoit, on Ie decouvrit après un gros ouart d'heure de recherche. Lorfque j'appris eet accident, J en concus une fi vive douleur, qu'il n'eft pas pofiible d'être plus afïïigé. On n'a jamais pleuré plus améremer.t un frere, que je pleurai mon eher Sayavedra. Jen etois inconfolabie, & véritablement j'avois bien fujet de le regretter. La joie  de Guzman d'Alfarache. ajo. qu'eut tout le monde le lenrlemain matin de voir Ia mer aufli tranquille, qu'elle avoit été agitée le jour précédenr, ne fit pas fur moi toute 1'impreffion qu'elle auroit faite, fi Ia mort ne m'eüt point enlevé mon fidele Ecu y er. Nous entrames fur le midi dans le port de Barcelone. J'avois déja préparé Favel'o a nes'attendre pas que jefiffe un long féjour dans cette ville, lui ayant dit après la tempête, que j'avois fait voeu d'aller a NotreDame de Monferrat dès le moment que j'aurois mis pied a terre, & que de-la je me rendrois en Andaloufie auprès de ma mere. II n'ofa s'oppofer a un fi jufte devoir; &c d'ailleurs ne pouvant abandonner fon bord ce jour-la , il me dit triftement, quand je voulus prendre congé de lui, que, felon toutes les apparences, nous ne nous reverrions plus, a moins que je ne demeurafle le jour fuivant tout entier a Barcelone. En même-temps il me demanda oü je me propofois de loger. Je lui nommai une Hötellerie que je connoiffois; mais j'avois deffein d'en choifir une autre dansun quartier fort éloigné de celle la. Enfin, fenfible aux témoignages d'amitié que j'avois recus de lui, je 1'embraffai tendrement, & lui fis préfent d'une bague de cent piftoles, en le priant de la porter pour 1'amour de moi.  i6o HtSTOIRE II 1'accepta les larmes aux yeux, comme une preuve que c'étoit le dernier adieu que je lux difois, & de mon cöté me featant tropattendrir, je me hatai. de le quitter, pour lui épargner la peine de lire dans mes regards celle que me caufoit notre féparation. l Le premier foin dont je m'embarraffai en arnvant a 1'Hötellerie oh je fis porter mes cofFres , fut de mettre des gens en campagne pour me trouver trois bonnes mules. Je chargeai de cette commifiion deux hommes que 1'Höte connoifToit pour des perfonnes capables de s'en bien acquitter, & qui m'aflurerent que je ferois fervi fort: promptement. En efFet, quatre heures après, ils m'amenerent trois mules, qui me parurent telles que je les pouvois defirer. Tu peux bien penfer que je les payai tin peu cher. Mais c'efï de quoi je ne me fouciois guere dans la fituation ou je me voyois. Outre Ia valeurdevingt-cinq mille francs que je pouvois me vanter de pofféder,je venois encore d'hériter de quatre mille par la mort de mon compagnon de fortune. J'arrêtai auffi un muletier qui favoit bien les cbemins, & je partis le jour fuivant dès que les pones de la ville furent ouvertes. L'impatience que j'avois de m'écarter de Barcelone , me fembloit des  de Guzman d'Alfarache. 261 mieux fondées ; il y pouvoit arriver une felouque envoyée par mes parents , avec ordre de me faire pincer. Je n'avois pas tort d'ufer de diligence. J'ajoutai même k une crainte fi prudente laprécaution d'éviter les grandes routes, en difant a mes valets que ne voyageant que pour le plaifir de voyager, j'étois bien-aife de gagner au plutöt 1'Hebre, & de parcourir fes bords, pour voir les payfages charmants qui font le long de cette riviere, . . Fin du cinquleme Livre*  *6* ■ H l , S .T O I R E ^ HISTOIRE GUZMAN D'ALFARACHE, LIVRE VI. CHAPITRE PREMIER. Gu^nan tavance vers Sarragofe. llfahconnoijjance avec une jeune Veuve. U en deviem amoureux. Progrès & fin de cette nouvelle pajjion. ^jjSPS Em'é!oiSn03'sdoncdesgrands fffllfSI cbeminsPour Ja raifon que j'ai m« dlfe; & pouffant ma mule de , \ ^'entieren fentierversl'Hebre pour Ie cotoyer jufqu'a Sarragoffe, j'allois Vtlle de SarragoJ/i fontfifades dans l'original, que  de Guzman d'Alfarache. 263 avec autant de vïtcfle que de peur. Les deux autres mules fuivoient de prés la mienne, comme pour me faire voir que j'avois acheté trois bonnes bêtes. Je me rendis en trois jours auprès de cette riviere. Pour être affranchi de toute inquiétude ' mon efprit fembloit avoir attendu que jé i ude-la. Je commencai a mecroire a couvert de toute pourfuite, & a compter fur mes ncheffes, fans faire réflexion que je voyageois dans un Pays auffi fertile en voleurs que PItaüe. II eft vrai que mon valet & le muletier étoient armés de deux fufds dont je m'étois avifé de faire emplette a Barcelone. Outre cela, je portois fur moi mes pierreries fi bien cachées, qu'on ne pouvoit les appercevoir fans me' mettre tout nud. Je paffe fous filence, ami Lecteur, les aventures qui m'arriverentle long de PHebre, & que je ne juge pas dignes de t'être racontees, pour en venir a celle que la fortune me préparoit entre Oflera & Sarragoffe. La nuit me furprit dans un endroit oü il y a une belle Abbaye, que je pris pour un Chateau, & de laquelle je m'approchai dans 1 intention d'y demander un loge- je nai pas jugé d propos de les traduire. J'ai mieux aimefuivre celles que Mr. Bremont a imaginies pour les remplacer. r  2,6*4 HlSTOIRE ment; mais trouvant au bas un miférable village, je changeai de penfée. Nous nous arrêtames devant une chaumiere oii pendoit une enfeigne de cabaret. Tout étoit déja fermé dans cette excellente Hötellerie. Nous frappames rudement a la porte en criant qu'on nous ouvrït. Perfonne ne répondoit. II parut pourtant a la fin un Payfan a une fenêtre. C'étoit THote, qui m'ayant confidéré a la lueur d'une grande lampe qu'il avoit è Ia main, fe mit a rire en me difant: Allez, Seigneur Cavalier, ma maifon ne vous convient guere. Allez a 1'Abbaye. On vous y recevra bien, & vous y ferez mieux logé que chez moi. Après avoir répondu au payfan que je fuivrois fon confeil, je le priai de me conduire au couvent , dont j'ignorois le chemin; &C pour rendre ma priere efficace, je lui donnai une poignée de réaux. Le Monaftere étoit fur une éminence. Nous fümes prés d'une demi-heure a y monter par une route très rude. Ce qui ne laiffoit pas d'être pénibie pour des gens déja fatigués. Néanmoins, comme le bien eft toujours mêlé de mal, il n'y a pas non plus de mal qui ne foit accompagné de quelque bien. L'Höte m'apprit que cette Abbaye étoit un Couvent de filles, prefque toutes de qualité; que c'étoit un des plus  de Guzman d'Alfarache. 265 plus riches d'Efpagne, & qu'enfïn on y recevoitagréablement toutes les perfonnes de diftinétion qui paffoient par-lè. Je fentis, fans favoir pourquoi, que ce rapport me faifoit plaifir ; foit qu'il réveillat mon inclination naturelle pour lebeau-fexe, foit que j'euffe un preffentiment de ce qu'il devoit m'arriver. Quand nous fümes parvenus a la grande porte, nous fonnames & refonnames a plufieurs reprifes, avant qu'on nous fit connoitre du dedans qu'on r.ousentendoit.On vint toutefoisnous parler par le guichet, & nous demander ceque nous voulions. L'Höte que le portier connoiffoit, lui dit que nous cherchions un gite ; qu'il n'en avoit point a nous donner, bc que par conféquent il nous amenoit a 1'Abbaye, Le muletier ajouta par mon ordre a ces paroles, qu'il s'agiffoit de prêter un afyle jufqu'au jour a un Seigneur étranger qui s'étoit égaré en allant a Sarragoffe. Le portier répondit qu'après hüit heures , on fermoit la porte du Couvent, & qu'il en étoit plus de neuf : que néanmoins, quoique ce füt la regie, ilalloit, par la confidération qu'il avoit naturellement pour les perfonnes de qualité, irtformer Madame 1'Abbeffe de mon embarras, & qu'il feroit ce qu'elle lui ordonneroit.il Tomc II. M  2.66 HlSTOIRE fallut m'armer de patience & attendre a la porte la réponfe qu'on devoit m'apporter ; elle fut bien trifte pour moi. Le portier revint nous dire que Madame rAbbeiTe refufoit de recevoir a cette heure-la des Cavaliers qui lui étoient inconnus. Ce refus m'affligea. Je defcendis de ma mule. Je m'avancai vers le guichet; & parlant moimême au portier, je le conjurai, dans les termes les plus capables de le toucher, de retourner vers Madame 1'Abbeffe, Sc de lui dire de ma part que fi elle favoit le plaifir qu'elle me feroit en m'accordant une retraite pour cette nuit, elle cefferoit d'être inexorable. Le portier que je croyois avoir attendri, me répondit qu'il étoit inutile de m'obfliner a vouloir obtenirune chofe qu'elle ne permettroit point. Ne pouvant engager ce portier par mes prieres a faire ce que je fouhaitois, je luioffrisde l'argent qu'il méprifa, en me fermant le guichet au nez. Tant de dureté m'öta 1'efpérance de pouvoir loger dans ce Monaftere ; Sc cédant a la néceffité, je dis a mes valets de mener les trois mules chez le payfan; que pour moi, ayant que de m'enfermer dans cette vilaine taverne, j'avois envie de demeurer quelques heures dans 1'endroit oii j'étois, Sc ,d'ou j'entendois 1'Hebre couler avec un murmure qui fuf^ pendroit mes ennuis.  de Guzman d'Alfarache. i6j II faifoit Ia plus belle nuit du monde. Je me promenai aux environs de la maifon en obfervant d'un oeil curieux tout ce que je difcernois a la faveur des étoiles,qui brilloient extraordinairement. Je fuivis un lentier en pente qui me conduifit fous un balcon qui avoit vue fur Ia riviere. Je m'affis au bord de 1'eau au pied d'un arbre visa-vis le balcon , que jeregardai attentivement, & que je m'imagïnai bien être de 1'appartement de PAbbeffe. J'appercus de la lumiere en-dedans, & bientöt unbruit confus de voix de femmes frappa mon oreille; puis tout-a coup un profond fdence fit tajre ce bruit, & ce filence un moment après fut a fon tour interrompit par une chanfon Efpagnole qu'une voix trèsdélicate chanta. Si Ia chanteufe donna du plaifir aux Dames qui I'avoient écoutée elle fut enrécompenfe fort applaudie. Une autre perfonne chanta enfuite un air Italien que je favois, & ne recut pas moins d'applaudiffements. II me pritalors unefi grande démangeaifon de faire retentir Pair de ma voix mélodieufe, que je n'y pus réfifter. Je n'avois pas même eu peu de peine a gagner fur mon impatience de laiffer finir la feconde chanteufe. Je fus tenté d'abord de chanter ce même air Italien que je venois d'entendre, & qui étoit un de ceux qui M ij  168 HlSTOIRE m'avoient fait le plus d'honneur a Florence au Concert du Grand-Duc. Cependant' j'eus la politeffe de n'en rien faire, pour épargner a la Dame le dépit & la honte de la comparaifon, Pour ne rien perdre au change, m'étant fouvenu d'un autre air qui avoit charmé la Grande-Ducheffe, je le choifis. Je me difpofai donc a furprendre ces bonnes Religieufes autant par la beauté de mon chant, que par la fingularité de Paventure. Je chantai; & fitöt que j'eus achevé, ce furent des cris de furprife mêlés d'admiration. Une porte vitree qui fermoit le balcon s'ouvrit a 1'inltanf, & je vis paroitre plufieurs Dames, qui s'emprefTerent a regarder de toutes parts, pour découvrir le perfonnage qui avoit chanté fi agréablement. Je ne fis pas femblant de les remarquer ; & après m'être arrêté un moment, je recommencai mon air. Dès que je 1'eus fini, me voila une feconde fois admiré des Dames, qui, dans 1'attente d'être régalées d'une nouvelle chanfon, fufpendirent les louanges pour me prêter fdence. Je m'en appercus bien; & pour irriter 1'envie qu'elles avoient que je chantaiTe encore, je fus affez malin pour me taire, fans bouger de ma place. Une Dame, plusimpatiente que les autres, m'adrefTa la parole, & me dit  de Guzman d'Alfarache. 260 qu'un air feul ne fuftifoit pas pour une Compagnie qui aimoit paffionnément les belles voix. Si c'eft peu pour tant de Dames, répondis-je en Italien , c'eft beaucoup pour un Pélerin, è qui 1'on a cruellement refufé 1'hofpitalité. _ Ma réponfe excita de grands éclats de fl1"?;» & dt connoitre aux Religieufes que j'étois 1'étranger qui avoit demandé a loger dans 1'Abbaye. Seigneur Cavalier, s'écria 1'une d'entr'elles, ne trouvez pas, s'il vous plait, mauvais qu'on en ait ufé de cette maniere avec votre Seigneurie. C'eft une loi établie dans ce Couvent, de n'y recevoiraucun homme inconnu après huit heures du foir, Mais en faveur de votre charmante voix, Madame 1'AbbeïTe veut bien paffer par-deffus la regie. Elle va donner ordre qu'on vous ouvre la porte, fi vous n'aimez mieux attendre le jour fur les bords de cette riviere a la faeon des Chevaliers errants. Je répondis a la perfonne qui venoif. de parler, que j'étois ravi d'apprendre que pourobtenir Ie couvert de Madame 1'AbbeiTe, i! falloit le demander en mufique. A ce petit trait de raillerie, les Religieufes recommencerent è rire, d'autant plus que leur Abbeffe étoit préfente, ou plutöt que c etoit k elle-même que je parlois. Elles jugerent par-la que j'étois ungaillard, & M iij  lyo HlSTOIRE cela ne leur déplut point. Comme elles fouhaitoient de voir de prés ma figure, qu'elles n'appercevoient que fort confufémentdans i'endroit oü j'étois affis, elles me prierent d'entrer chez elles, en me difant que Madame rAbbeffe vouloit fe réconciüer avec moi. A ces mots, pour leur témoigner que je ne demandois pas mieux que de m'introduire dans leur Monaftere, je me levai; &c après avoir falué refpeflueufement la compagnie en paffant devant le balcon, je regagnai la porte a grands pas. Je n'y fus pas iitöt arrivé, que le portier vint me Pou» vrir. II me dit de prendre la peine de le fuivre, & il me conduifit a un vafte parloir fort propre & bien éclairé. Je trouvai la Madame PAbbeffe , qui avoit auprès d'elle une Dame féculiere, toutes deux affifes fur des carreaux de damas violet, & fix a fept Religieufes qui fe tenoient debout derrière elles. Toutes ces Dames gardoient le fdence, & avoient un air férieux qui auroit déconcerté un autre que moi; mais j'avois fréquente la grille a Rome , & mon humeur convenoit aux Religieufes. Auffi je les abordai en plaifantant; & par quelques faillies réjouiffantes qui m'échapperent, je leur fis perdre leur fauiTe gravité, Je me plaignis d'une facon  de Guzman d'Alfarache. 171 fi divertiiTante de la regie qui défendoit d'ouvrir la nuit la porte du Monaftere aux pauyres étrangers, que je les mis en train de rire. Pendant ce temps-la,on dreffa une petite table, fur laquelle on fervit un gros morceau de paté de venaifon avec du vin Sc force confitures. Elles n'eurent pas befoin de me preffer de manger Sc de boire. Je m'en acquittai en voyageur qui mouroit de faim & de foif. Je ne laiflbis pas en me bourrant 1'effomac de dire a PAbbeiTe des galanteries, aufli-bien qu a la Dame féculiere, qui me paroiffoit toute jolie. Elle avoit un air de jeuneiTe & un enjouement qui la rendoient très-piquante. Quelques Religieufes remarquant que je la trouvois a mon gré, me demanderent fi leur Corrmunauté n'avoit pas raifon de s'applaudir de 1'acquifition qu'elle alloit faire d'une pareille Dame; ce qui m'infpira mille penfees badines, Sc toutes très-obligeantes pour elle. Je ne parlois qu'en Italien; & comme j'étois vêtu a 1'Italienne , je paffai fans peine dans leur efprit pour un homme de cette nation. Celles de ces Dames qui favoient cette langue, affèaoient, pour s'en faire honneur, de ne pas m'entretenir en Efpagnol. Quand elles virent que je ne mangeois plus, elles firent rouler Pentre* M iv  Ijl HlSTOIRE tien fur la mufique, & toutes enfemble me prierent de payer mon écot de quelque air nouveau d'Italie. J'y confentis de bonne grace; & peu a peu animé par les élogesqui m'étoient aiTurés a la fin de chaque couplet, il me prit une fi grande fureur de chanter, qu'une chanfon n'attendoit pas I'autre. De leur cöté les Dames, & particuliérement la féculiere, emportées par le plaifir de m'entendre, ne fongeoient a rien moins qu'a fe retirer, quoiqu'il füt déja plus de minuit. Je crois que Ie jour nous auroit furpris dans ce parloir, fi l'Abbeffe, pourgarder le decorum de la vie monaftique, n'eüt jugé a propos de mettre fin a un paffe-temps fi contraire au recueillement intérieur, en reprochant aux Religieufes qu'elles abufoient de ma complaifance : Ce Cavalier, leur dit-elle, doit être fatigué. D'ailleurs, il faut conferver quelque chofe pour demain. II ne partira pas, je penfe, fans que nous ayons la fatisfaclion de le revoir. C'étoit honnêtement me faire taire. Au fond de 1'ame, j'en fus ravi; & donnant le bon foira la compagnie, je joignis le portier qui m'attendoit a la porte du parloir, pour me conduire a Pappartement qui m'étoit deftiné. Je ne fus pas peu étonné en y entrant d'y trouver mes valets qu'on avoit eu foin d'em  de Guzman d'Alfarache. 273 voyer chercher avec mon bagage , & de régaler comme moi. J'appris même que mes trois mules n'avoient pas été oubliées, & que , grace a la belle voix de leur maitre , elles avoient dans les écuries du Couvent delalitiere jufqu'au ventre. La chambre ou je couchai occupa long-temps mes regards, elle me parut riche & modefte tout enfemble. II y avoit dans les ameublements, quoiqu*ilsfuiTentiimples, un air de grandeur qui faifoit méprifer le luxe; &C mon lit fembloit avoir été préparé pour J'Archevêque de Sarragoffe. M'étant mis entre deux draps des plus fins, je dis a mes gens qu'ils pouvoient aller fe repofer ou Ie portier les meneroit. Mais j'appellai auparavant le muletier, comme le moins fot, & je le chargeai de s'informer adroitement qui étoit cette Dame féculiere que j'avois vue avec Madame 1'Abbeffe. II s'acquitta bien de eet emploi: Monfieur, me dit-il, le lendemain matin a mon levé, j'ai parlé. ï un laquais de la perfonne que vous avez envie de connoitre, & il m'a conté fans facon toutes les affaires de cette Dame. C'eft une Veuve, m'a-t-il dit, très-riche, & d'une des plus nobles Families de Sarragoffe. Elle a plufieurs galants qui la recherchent , & entr'autres un neven de Madame 1'AbbefTe, un garcon de vingtM v  274 H ISTOIRE deux ans tout au plus, fait a peindre, 8c auffi beau que le jour. C'eft dommage que ce n'eft qu'une béte; fans cela, il conviendroit fort a ma maïtreffe, qui eft une femme d'efprit, & qui ne 1'aime guere, ou je fuis bien trompé. Cependant, Madame 1'Abbeffe qui chérit beaucoup ce benêt, voudroit que ce mariage fe fit. Voila, Monfieur, pourfuivit le muletier, ce que j'ai tiré du laquais y &c le portier de ce monaftere vient de me dire tout a-l'heure que cette jeune Veuve , qui n'arriva hier dans cette Abbaye qu'une heure ou deux avant vous, doit s'en retourner eet après* midi. Je pouifai un profond foupir en entendant prononcer le mot de Veuve. II me rappella le fouvenir de celle de Florence. Je crus d'abord que je foupirois encore pour elle ? mais a parler fincérement, je fentis bientöt que mon cceur moins occupé du paffé que du préfent, s'étoit rendu aux charmes de la Veuve de SarragoiTe. II n'y eut plus moyen d'en douter, lorfque je Ia revis au parloir oü 1'Abbeffe, après 1'Office, m'envoya prier de me rendre. J'y parus avec toute ma bonne humeur du foir précédent. Je n'y retrouvai pas toutes les Religieufes que j'y avois vues. II n'y en avoit alors que trois avec 1'Abbeffe , 6i Ie  de Guzman d'Alfarache. x-j^ bel objet de mon nouvel amour. La converfation ne tarda guere a devenir galante & badine ; elle s'échauffa, & 1'arrivée de quelques Dames des plus éveillées du Couvent ne la refroidit point. Ma Veuve, qui étoit très-fpirituelle , y mettoit beaucoup du fien , & Dieu fait fi j'applaudiffois a chaque trait d'efprit qui lui échappoit. Elle remarquoitbien que j'étois fort content de ce qu'elle difoit, & que je la diftinguois des autres perfonnes de la compagnie, comme de mon cöté je m'appercevois que cela lui faifoit quelque plaifir. Nous étions tous bien en train de rire, quand on vint dire a Madame 1'Abbeffe que Dom Antonio de Miras alloit paroitre au parloir. Ce qui combla de joie cette Dame; car c'étoit ce cher neveu qu'elle avoit envie que la belle Veuve époufat. II avoit été averti dès le foir précédent par fa bonne tante que Dona Lucia (ainfife nommoit la Dame féculiere) étoit dans cette Abbaye, & il n'avoit eu garde de négliger une occafion fi favorable de faire fa cour k une perfonne dont il fouhaitoit fort d'être 1'époux. Le portrait que mon muletier m'avoit fait de ce jeune Gentilhomme, n'étoit nullement flatté. Je n"ïu jamais vu de Cavalier fi beau. La femme Ia plus vaine de fa beauté fe feroit fait honneur d'aM vj  Ij6 HlSTOIRE voir fon vifage. Ajoutez a cela qu'il étoit parfaitement bien fait, & qu'il avoit tout 1'air d'un enfant de qualité. Son habillement,dont j'admirai la richeffe & Iegoüt, relevoit encore fa bonne mine. Je crois que je ferois mort de jaloufie en voyant fa figure, fi d'ailleurs je n'euffe pas été prévenu que c'étoit un fot. Mais cette penfée me foutint contre des avantages fi redoutables, & je fis une remarque qui acheva de me donner Ie courage de difputer a ce rival le coeur de Dona Lucia. Je m'appercus que cette Dame, bien-Ioin de témoigner quelque joie quand il arriva, Ie vit d'un ceil affez indifférent, & répondit avec beaucoup de froideur a fes civilités. Dom Antonio & moi nous nous regardames d'abord comme de jeunes coqs. Néanmoins voulant faire connoiflance avec lui, je 1'accablai d'honnêtetés, & je lui tins des difcours fi obligeants, que je Ie contraignis a s'humanifer avec moi. En moins d'une heure de temps nous devinmes fort bons amis. Lorfqu'il fallut diner, 1'Abbeffe fit dreffer deux tables dans le parloir , 1'une en-dehors pour fon neveu & pour moi, & I'autre en-dedans pour les Dames. Le repas qui pouvoit entrer en comparaifon avec ceux des plus grands Seigneurs, fut alfaifonné de bons mots &  de Guzman d'Alfarache. 177 de quelques contes qui égayerent fort la compagnie. Plus de la moitié de Paprès* dinée fe paffa encore très-agréablement. Enfin, je parlai, je chantai, je ris, je montrai que j'étois homme a tout faire. Aufïï les Religieufes, quoiqu'accoutumées a recevoir des vifites de Cavaliers, m'avouerent qu'elles n'en avoient jamais vu un qui les eut tant diverties. Cependant 1'heure de nous féparer approchoit. I! étoit temps que la belle Veuve partit pour s'en retourner k SarragofTe , fi elle y vouloit arriver avant la nuit. Elle prit congé de Madame 1'Abbeffe & de fes Religieufes, & monta dans fa litiere, qui 1'attendoit a la porte. Mon deflein étant d'accompagner cette Dame , j'avois fait préparer mon équipage. Je m'élancai promptement fur ma mule, qui ne faifoit pas une trop bonne figure auprès du courfier de Dom Antonio. Outre que ce jeune Gentilhomme avoit un des plus beaux chevaux d'Efpagne, il favoit bien le manier. II lui faifoit faire cent paflades de la meilleure grace du monde. J'étois furieufement mortifié de ne pouvoir 1'imiter avec ma mule pacifique & fans école. Je ne laiffai pas toutefois d'eflayer de la mettre fur les voltes, mais ce fut feulement pour réjouir les Dames qui nous obfervoient de leurs fenêtres.  li78 Histoire Nous nous emparÉmes, mon rival & moi, des deux cötés de la litiere, pour entretenir en chemin Dona Lucia. Nous commencames, 0u pour mieux dire , je commencai a lier converfation avec elle; car le jeune Miras y eut fi peu de part, que ce n'eft pas la peine d'en parler. II fe contenton de fe renir droit fur fon cheval en bandant le jarret comme un Académifte qu'il étoit, laiffant aux agréments de fa perfonne le loin de prévenir en fa faveur. Connoiffant Dom Antonio pour un petit gémè, j'aurois encore été plus fot que lui, h je n'euffe pas profité de cette connoiflan' ce. Lucie m'en offrit une occafion que je ne manquai pas de faifir; elle me demanda .1 je me propofois d'êtrelong-temps a Sarragoffe. Cela dépendra du plaifir que j'y aurai , hu répondis-je; fi quelque chofe que je defire arrivoit, j'y ferois un long lejour. J accompagnai ces paroles d'un fi tendre regard, qu'elle n'eut pas befoin pour m entendre que je m'expliquaffe plus clairement. Elle pénétra fi bien le fens de ma reponfe, qu'elle en rougit tout-a-coup, & je crus lire dans fes yeux qu'elle ne s'en trouvoit point offenfée. Je fus fort content de moi d'avoir hafardé cette déclaraJion, puifqu'elle ne lui étoit pas défagréable, Sc de 1'avoirfaite impunément devant  de Guzman d'Alfarache. 179 Miras, pour qui elle n'avoit été qu'une énigme. Je m'étonnois, fans en rien témoigner a Lucie, de voir une jeune & charmanteperfonne comme elle fur le grand chemin, a plus d'une lieue de Sarragoffe , ik. fans autre fuite qu'une duegne, un laquais &c un muletier. Je ne favois pas encore les privileges que lesveuves ont dans cePaysla, ou elles jouiffent d'une grande liberté. Cependant, Iorfqu'elles voyagent avec une fi foible efcorte, elles s'expofent a rencontrer ce qu'elles ne cherchent pas. Dona Lucia, quoiqu'accompagnée de deux Cavaliers & de fes gens, ne laiffa pas d'être effrayée d'une petite aventure qui nous arrivafur la route. Nous avions déja fait la moitié de notre chemin,quand nous appercumes devant nous un fuperbe courfier dont 1'allure étoit femblable è celle de Bayard ou de Bridedor, & qui s'avancant vers nous au petits galop, élevoit une fi épaiffe poufïiere autour de lui, que nous ne pümes d'abord bien difcerner le Cavalier qui le montoit; mais fitöt que nous pümes le remarquer, je m'imaginai voir Roland lefurieux, tantil avoit 1'air fier &c guerrier. Lorfqu'il fut a dixoudouze pas de nous, il s'arrêta pour me regarder. L'air étrange,  i8o Histoire de mon habit le frappa, Sc il me fembla plus furpris encore de 1'honneur que j'avois de parler a la belle veuve, que de la nouveauté de mon habillement. C'étoit un des foupirants de cette Dame, Sc celui de tous qui fe flattoit Ie plus de 1'obtenir. II comptoit que 1'opinion qu'il s'imaginoit que tout le monde avoit de fa bravoure le déferoit de fes rivaux. Nous voyant donc, moi d'un cöté Sc Dom Antonio de I'autre, il donna des éperons k fon cheval, Sc le pouffant avec fureur entre Mi ras Sc Lucie, il penfa renverfer en même-temps ce jeune Cavalier Sc la litiere. La Dame fut épouvantée de cette brutale aft ion; puis fe mettant en colere contre le Matamore, elle lui dit que le chemin étoit affez large pour le difpenfer de faire des extravagances pareilles , Sc d'infulter des perfonnes qui méritoient qu'il eut des égards pour elles. II fit des excufes a Lucie detrès-mauvaifegrace, ou plutot d'un ton railleur Sc plus infolent que 1'acfion même. Miras, piqué de Faffront recu, mit dans fon premier mouvement la main fur un de fes piflolets, Sc ne le tira pourtant pas da fourreau, foit qu'il craignit de manquer fon coup, foit que par un excès de refped pour fa maitreffe , il n'ofat en venir a un combat qui lui auroit fait grand'peur. J'eus pitié de  de Guzman d'Alfarache. 281 ce Cavalier, & je me fentis une tentation violente de prendre fon parti, jugeant que le Spadaffin, auquel il avoit affaire, n'étoit qu'un fanfaron. Néanmoinsje fisréflexion que je pouvois me tromper; & d'ailleurs, confidérant que la partie intéreffée ne fe foucioit guere de fe venger, je ne fus point affez fou pour époufer fa querelle, qui par conféquent n'eut aucune'fuite. Tout ce que je pus faire pour lui, fut de le prier de paffer de mon cöté, & de lui céder ma place, qu'il accepta volontiers fans s'embarraffer de paroitre lache aux yeux même de Lucie, en abandonnant par crainte le cöté qu'il occupoit. Le Cavalier qui faifoit tant le rodomont, fe nommoit Dom Luc de Ribera. II avoit appris que la belle Veuve étoit partie le foir précédent pour aller coucher au Monaftere dont j'ai parlé, & qu'elle en devoit revenir ce jour-la. 11 étoit forti de la ville, fachant bien qu'il la rencontreroit, dans 1'intention de la ramener, & de lui fervir d'efcorte. Dès que ce fier-a-bras vit que Dom Antonio quittoit fon pofte, au-lieu de fonger a le conferver, il s'en faifit brufquement ,& fe prépara d'un air vicforieux k s'entretenir avec la Dame, qui trompa fon attente; car pour Ie mortifier, elle ne répondit pas un mot a tout ce qu'il lui put  H r s t o i r £ dire. Elle ne daigna pas même le regarder une feule fois. Elleaffedïa d'avoir toujours Ja vue attachee fur Miras ou fur moi, & de ne parler qu a nous. C'eft ainfi que nous arrivé mes a SarragolTe, & que nous conduifimes JJona Lucia jufques chez elle. Cette Dame me remerciade 1'honneurque je lui avois fait, & me dit qu'elle efpéroit que cette Ville auroit affez de charmes pour m'arrêter du moins quelque temps. A 1'égard de fes deux autres conducteurs, elle fit moins de facon avec eux ; elle ne paya leurs peines que de deux révérences fort feches Je nedis nen a I'orgueilleux Dom Luc en me ieparant ae lui ; mais pour Dom Antonio, je hu ns mille honnêtetés, auxquelIes il fê «ontra fi fenfible , qu'il volt abfolument maccompagner jufqu'a \>Ange, fa. meufe Hotellene, que j'avois remarouée en entrant dans la Ville, &oü j'avois dit a mes genspalier defcendre avec mon bagage- U, Miras prit congé de moi dans des termes qui me perfuaderent que bien-loin de me foupeonner d'être fon rival, il me croyoit un de fes meilleurs amis. Je trouvai dans 1'Hötellerie mon valet & mon muletier, occupés a me faire préparerun appartementfort propre oh je foupai a mon petit couvert. L'Höte qui étoit un deces mauvais plaifants qui font remplis  de Guzman d'Alfarache. i8j de jeux de mots &c de quolibets, vint me faluer, 8c me tenir compagnie, s'imaginant que je ferois enchanté de fon entretien. II commenca par me conter tout ce qui fe paffoit dans la ville, dont il me vanta les privileges, fans oublier la hauteur avec laquelle les habitants les foutenoient. Je 1'écoutai d'autantplus patiemment, qu'en difant mille impertinences, il lui échappoit de temps en temps de bonnes chofes, d'excellents traits de fatyre; ce qui eft affez ordinaire aux babillards. II ceffa pourtant, lorfque j'eus foupé, de me fatiguer de fes difcours; il me fit la révérence, Sc voulut fe retirer. Attendez, lui dis-je, mon ami, je vous prie de mefaire venirdemainmatin un habile tailleur. Je veux lui donner de la befogne. En chargeant mon Höte de cette commiffion, c'étoit lui fournir une nouvelle matiere de parler. Auffi prit-iloccafion de-la de tomber fur les tailleurs, Sc de m'en dire tout Ie mal qu'on en dit ordinairement. Néanmoins , après les avoir déchirés engénéral, il finit en m'affurant qu'il en connoiffoit un qui avoit des moeurs, qui fe contentoit de fes facons, fans efcamoter le moindre morceau de drap, Sc qui me ferviroit bien. II me tint parole; il vint a mon lever fe préfenter de fa part un tailleur, qui me  2§4 H I $ T O I R E parut fort raifonnable & bien entendu. Je lui commandai un habit a 1'Efpagnole de la maniere que je le fouhaitois; il approuva fort mes idees !a-deffus, me dit en s'en allant qu'il lesfuivroit exadement, & que dans trois jours il m'apporteroit un habit des plus riches, & d'un govit fi galant, que tout le monde 1'admireroit. En attendant je me fervis de mon habit a 1'ltalienne que j'avois acheté a Florence, & qui me fit afiez d'honneur au 'Cofo, qui eft le Cours ou fe promenent a Sarragoffe toutes les perfonnes de diftinftion. Du moins je parus fans honte pai-mi les Amants de Dona Lucia; mais fitót que j'eus mon habit neuf, je les effacai tous par fon éclat & par le briilant de quelques-unes de mes pierreries, dont je m'avifai de me parer. On me regarda bientöt comme un homme amoureux de cette Dame, dont véritablement je m'attirai 1'attention. Soit que je 1'accompagnaffe a la promenade , foit que je palfaffe fous fon balcon , elle me diftinguoit de tous mes rivaux. L'orgueilleux Dom.Luc fouffroit impatiemment cette préférence, & les regards qu'il me lancoit étoient pleins de fureur.^ Je yivois avec les autres en aflez bonne intelligence, fur-toutavec Miras, qui ne me quittoit prefque point, & qui meprocuroit tous les plaifirs qu'il pouvoit,  de Guzman d'Alfarache. 285 en me faifant faire connoiffance avec les plus honnêtes gens de la ville. Je me voyois donc eftimé & honoré k SarragoiTe, 6c je n'étois guere moins bien avec Lucie, que je l'avois été avec ma veuve de Florence, lorfqu'un matin mon valet vint me dire qu'un Cavalier étoit k la porte de ma chambre, Sc demandoit a me parler. J'étois encore au lit; Sc m'imaginant que c'étoit quelque ami de Dom Antonio, je répondis qu'il pouvoit entrer. Je ne fus pas peu furpris quand j'appercus Ie perfonnage qui s'étoit fait annoncer: c'étoit un grand homme de fort mauvaife mine, Sc que je n'avois point encore vu. II portoit une mouflache retroutfée, un chapeau dont la forme haute & pointue touchoit prefque au plat-fond, avec une longue rapiere dont il affectoit de baifler Ia poignée par-devant , pour en relever Ia pointe par-derriere, en ferrant les épaules, & en marchant fi pefamment, que ma chambre trembloit k chaque pas que faifoit eet Olibrius. Tu crois fans doute qu'après une entrée fi fanfaronne , il m'adrefla quelque difcours orgueilleux, c'eft ce qui te trompe. II fe mita parcourir ma chambre d'un bout k I'autre fans dire mot, fe contentant de jetter fur moi des regards menacants. Je rr e  Histoire laffai enfin de fouffrirfes bravades muettes. Je me levai brufquement; &c m'étant faifi de^mes deux piftolets, je lui demandai ce qu'il avoit a me dire. Mon aclion, a ce qu'il me lembla, rabattit fa fierté. Connoiffez-vous, s'écria-t-il d'un air troublé, le vaillantiflime Dom Luc de Ribera, la' fleur des Chevaliers Arragonois ? Je répondis que je le connnoiflbis de vue; mais qu'il m'importoit peu de le connoitre ou non. Je yiens, reprit-il, en me préfentant un papier plié en forme de lettre, vous trouver de fa part. Ce billet vous dira le refte. Je pris le billet, d'un air affez tranquillej m'appercevant que le porteur étoit plus effrayé que moi, & 1'ayant ouvert, j'y lus ces paroles; Qui que vousfoyier^, Italien ou Efpagnol, vous êtes bien audacieux de venir dans ce Pays nous difputerle cceur de nos Dames. Cependant comme nous vous croyons ètranger, nous voulons.excufer une fi grande témérité, d condition que dans vingt- quatre heures vous fere^ hors de Sarragoffe. Que fi votre mauvais génie vous fait méprifer notre reffentiment, prépare^ vos armes pour vous défendre contre Dom Luc de Ribera, que perfonne jufqu'ici n'a pu vaincre, & dont ilfaut que vousfoyie^ vaïnqueur, pour parvenir d la poffeffion de Dona Lucia. Je ne fus point étonné de ce compliment.  de Guzman d'Alfarache. 287 J'avois preffenti en ouvrant Ie billet qu'étant de Dom Luc, il ne pouvoit contenir qu'un appel ou quelque chofe d'approchant. Monfieur, dis-je au porteur, dites au Cavalier qui vous envoye, qu'Italien ou Efpagnol, j'ai deuxpoignards a fon fervice : que je fuis pret a me battre contre lui en chemife, pour évitertoutefupercherie. Point de cottes de maille, les véritables braves nes'en fervent pas encombat fingulier. Que Dom Luc fe regie la-delTus, Sc qu'il fache que pour mériter Ie cceur de Lucie, je fuis homme a braver toute forte de perils. Voila quelle eft ma réponfe. Donnez-la-moi par écrit, répondit le porteur du billet. Je fuis bien-aife que le régulier Dom Luc foit affuré que j'ai fait mon meffage en Cavalier d'honneur. Pour contenter ce brave meffager, je pris la peine d'écrire ce que je venois de lui dire de vive voix. II emporta donc ma réponfe, en me promettant de revenir 1'après-midi avec un autre billet qui régleroit 1'heure Sc Ie lieu ducombat. Quand ce dröle m'eut quitté, je m'applaudis de m'être li bien tiré de cette fcene. Quoique je n'euffeguere d'envie de me battre, j'étois ravi d'avoir payé d'audace; & c'eft ainfi qu'il en faut ufer. II arnve quelquefois qu'on fait peur aux autres par une fauffe fermeté. Au pis aller,  288 HlSTOIR'E mes mules étoient prêtes, & je favois parfaitement faire des retraites. II eft vrai que j'aurois eu bien de la peine k m'éloigner de Dona Lucia; mais je ne Paimois point encore affez, pour balancer entr'elle &c la confervation de ma petite perfonne. Cette affaire ne laiffoit pas de me caufer quelque inquiétude, & j'en avois 1'efprit tout occupé, lorfque 1'Höte, fans que je m'en appercuffe, entra dans ma chambre, pour me demander fi je voulois diner; & voyant qu'après m'être mouché, je regardois dans mon mouchoir, il s'écria d'un ton dé voix/ort élevé: Ah, Monfieur, prenez garde avous! Je treffaillis a ces paroles, qui dans le trouble ou j'étois déja, ne manquerent pas de m'épouvanter. Je crus que c'étoit 1'impétueux Dom Luc qui venoit m'affaffiner, & tout-a-coup frappé de cette image, je parus fi effrayé, que 1'Höte ne put s'empêcher de rire de ma terreur panique. Ses ris me remirent un peu; & ne lui fachant pas trop bon gré d'une pareille furprife, je lui en fis des reproches; ce qui fut pour lui un nouveau fujet de fe réjouir a mes dépens. Eourquoi, me dit-il, avezvous regardé dans votre mouchoir, après vous*être mouché ? Cette adtion vous rend digne d'entrer dans la confrairie des Innocents ; & vous devez payer 1'amende, fui- vant  de Guzman d'Alfarache. 289 vantjes loix établies contre les fottes cöutumesdu monde. Alors faifant réflexion que 1'Höte étoit un original qui ne cherchoit qu'a fe divertir, j'entrai de bonne grace dans la plaifanterie, & lui demandai de combien étoit 1'amende. Elle eft arbitraire, me répondit-il; Sc fi vous voulez, il ne vous en coütera qu'une réale. Je la lui donnai fur le champ, j'en aurois volontiers payévingt, Sc n'avoirpas eu la frayeurque le bourreau m'avoit caufée. Oh cAlfarache. 193 voient dit. J'eus la patience de demeurer dans la rue jufqu'a minuif. Alors je ne fus que trop perfuadé que j'étois la dupe de cette aventure, tout déniaifé que je me croyois fur cette matiere. J'avouerai même a ma confufion que je ne pus fau ver ma bourfe de la lubtilité de ces Donizelles. Comme j'étois obligé, en retournant au logis, de paffer devant la maifon de ma belle Veuve, je ne pus me refufer le plaifir de jetter lesyeux furcecher domicilede ma Reine, & il me fembla voir a fa porte une figure d'homme. Je m'imaginai d'abord que c'étoit Dom Luc, paree que ce Cavalier avoit coutume de faire Ia ronde toutes les nuits dans eet endroit, & je ne fis pas cette remarque fans fentir une émotion mêlee de frayeur & de jaloufie. Néanmoins venant k me fouvenir qu'il étoit en pnfon, je me mis en tête que ce ne pouvoit être lui. Je me raflurai; & pouffé par un mouvement jaloux, je m'approchai de 1 objet qm le caufoit, & qui,. felon toutes les apparences, ayant encore plus de peur que moi, difparut a mon approche. Etant arrivé k la porte, j'entendis un bruit fourd de verrouil , qui me fit juger qu'on alloit 1 ouvrit, Je ne me trompai pas tout-a-fait dans ma conjeöure, puifqu'un ii^ftant apres, on I'entr'ouvrit de maniere öu'un N iij  *94 H i s t o i r k homme y pouvoit paffer. La curiolité d'approfondir cette affaire, oh je me croyois plus mtereffe que jenePétois, m'obligea de me ghffer fansbruit en-dedans. Je fentis auffi-tot une main qui me faifit pour me conduire, car nous étions dans une allee ou il ny avoit point de lumiere. Je compris bien quon fe méprenoit, & je n'en pus douter lorfqu'ayant été introduit dans une falie baffe, j'y fus brufquement réealé d une viveaccoladeaffaifonnée d'uneodeur de poivre, d'ail & de faffran, qui me fit connoitre que 1'amante emportée qui me prcdiguoit fes faveurs , devoit être une cmfimere. Cependant au milieu de fes tranfports, en rouchant mes habits & moq vifage, elle foupconna que je n'étois point 1 amant chén qu'elle artendoir. Pour expier (on erreur, elle lacha prife fubitement, & voulut prendre Ia fuite; mais je Ia retins par fa jupe. Elle fit tous fes efforts pourfedébarraffer de moi, je m'obdinai k es rendre inutiles; & dans cette efpc-ce de Jutte , nous tombames tous deux avec bruit. Ce qui réveilla deux laquais qui étoient couchés dans un cabinet affez prés de-la. Ils fe leverent k Ia haïe, s'armerent chacun d'une épée, croyant entendre des voleurs, & vinrent tout doucement avec une lampe dans la falie , ou ils  de Guzman d'Alfarache. 295 nous trouverent étendus fur le plancher. Ils me reconnurent dans Ie moment; & furpris de voir un Cavalier, qui afpiroit a Ia main de leur maïtreffe, pourfuivre.avec tant de fureür les bonnes graces d'une groffe jourmie de cuiiiniere qui ne les avoit jamais téntés , ils firent des éclats de rire qui me jetterent dans une étrange conütdon. Admire 1'infolence de cette créature : elle ofa m'accufer d'avoir eu dedeiu de lui faire violence, & dit que je m'étois caché dans la maifon pour eet effet. Au-lieu de m'amufer a me juftifier, jeramaffaipromptement mon chapeau qu'elle avoit fait fauter d'un coup de poing; & m'adreffant au laquaisqui tenoit Ia Iampe, je le priai de m'éclairer jufqu'a Ia porte de Ia rue. Ce qu'il fit avec des ris qui acheverent de me déféfperer. Je regagnai mon Hótellerie a grands pas, cruellement mortifié d'une fi honteufe & fi miférable aventure; nedoutant pas que Ie bruit ne s'en répandit dans Ia Ville dès le Iendemain , & que je ne deyinffe Ia fable de tous les habitants. Cette idéé qui m'affligeoit plus qu'on ne peut fe I'imaginer, me fit prendre la réfolution de" ne demeurer è Sarragoffe qu'autant de temps qu'il m'en faudroit pour me dipofer ó m'en éloigner. Mon équipage fut prêt a Ia pointe du jour, & mes mules, comme fi N iv  1^6 H i s i o i r e elles euffent partagé 1'impatience que j'avois de quitter un féjour ou je ne pouvois plus paroitre fans honte, fe mirent en chemin avec une ardeur qui me fit un extréme plaifir. CHAPITRE II. Guzman part pour Madrid, oü il s'en gage dans une nouvelle galanterie, dont la fin ne fut'pas fi agrèable pour lui que le commencement. Te pris Ia route de Madrid, & fix jours «7 après mon départ de Sarragoffe, j'arrivaia Alcala de Henarès, Ville dont la fituation eft charmante , & que la beauté de fes batimentsrend comparable aux plus floriffantes Capitales du monde. D'ailleurs, ce qui avoit beaucoup dè*charmes pour moi, c'eft que les Belles-Lettres fembloient y faire leur réfidence. Je m'y ferois établi certainement, fi je n'euffe pas eu la lotte envie de revoir Ie Pré de S. Jeröme, &c d'aller briller dans un endroit ou j'avois fait une figure fi miférable. Je ne m'arrêtai donc que huit jours i Alcala. Je pouffai jufqu'a Madrid. Cette céiebre Ville-vit arriver avec trois mules ,  de Guzman d'Alfarache. 297 dont deux étoient chargées de bons effets, ce même Guzman qui avoit porté Ie cabas dans ion enceinte. Je fus quelques moments en peine de favoir ou j'irois loger ; mais comme je me fouvinsd'uneHötelleriequi, de mon temps, étoit la plus fameufe de Ia grande rue de Tolede , j'y allai defcendre. J'y trouvai du changement. L'Hóte étoit mort, &fa veuve n'avoit pula foutenirfur le même pied. C'étoit pourtant unehabile femme, & qui avoit plus d'une corde a fon are. Je m'appercus bien de la décadence de cette maifon ; néanmoins les complaifances &c les attentions qu'on y avoit pour moi, qu'on croyoit un riche Seigneur, m'empêcherent de changer de logement. J'eusfoin dem'informerdemon Apothicaire aux trois facs. J'appris qu'il étoit parti pour le pays oü fes drogues avoient envoyé bien des malades. J'en eus une fe- ' crete joie, car il ne laiffoit pas de mecauièr un peu d'inquiétude, quoique je ne duffe pas craindre qu'on me reconnüt. II y avoit plus de dix ans que j'étois forti de Madrid ; & outre que ma perfonne n'étoit plus Ia même, pour ainfi dire , qui diable eut pu démêler Guzman fous les apparences fuperbes qui le déguifoient. Je me fis d'abord un plaifir d'étaler la magnificence de meshabits, &particuliérement de celui N v  2;8 HlSTOIRE que j'avois fait faire a Sarragoffe. Je les donnois tour-a-tour en fpeétacle, Ie matin dans les Eglifes , & le foir au Prado. Une nuit rentrant au Iogis pour me coucher, j'entendis, en traverfant un corridor qui conduifoit a ma chambre, une belle voix qui accompagnoit une harpe touchée délicatement. Je m'arrêtai pour écouter ce petit concert, qui fe faifoit dans un appartement fort proche du mien, & je fentis naitre en moi un defir violent de voir les perfonnes qui Pexécutoient. Mon Hötelfe chargée de deux affiettes, Pune de confitures , & I'autre de bifcuits , qu'elle portoit pour rafraïchir la chanteufe, arriva dans ce temps-la, & fatisfit ma curiofité. Elle me dit que c'étoit deuxDamesdeGuadalaxara qui étoient venues loger chez elle ce foir la même , & qu'un grand procés attiroit a Madrid. Je lui témoignai que je mourois d'envie de les entendre de plus prés, & que jeluiaurois une obügation dont je me fouviendrois toute ma vie, fi elle pouvoitobtenir de ces Dames que j'euffe 1'honneur de les faluer. Elle me repliqua qu'elle leur demanderoit pour moi cette permiflion , qu'elle n'ofoit me promettre , attendu que c'étoit une mere quimenoitune vieretirée avec fafille, qui étoit très-jolie, & qu'elle ne perdoit point de vue, A ces mots, je  de Guzman d'Alfarache. 299 redoublai mes prieres pour engager I'Hötefle a me procurer Ia fa veur que je fouhaitois. Elle m'affura qu'elle n'épargneroit rien pour cela. Sur cette affurance, je la Iaif. fai entrer dans 1'appartement de ces Dames, Sc j'attendis a la porte leur réponfe, qui fut qu'elles me prioient de les excufer, li elles refufoient a cette heure-la de recevoir Ia vifite d'un Cavalier qu'elles ne connoiffoient point. Je feignis d'être vivement affligé de ce refus, qui me piqua véritablement.Si bien que ma bonne Hötefle de fon cöté paroiffant touchée de ma peine, rentra chez les Dames , pour faire un dernier eftbrt, Sc revint enfin m'annoncer qu'elles vouloient bien m'accortler cette grace , pourvu que je ne fufle qu'un quart-d'heure dans leur chambre. Je ne demandois qu'a y être introduit , perfuadé que quand j'y ferois une fois entré, la condition du temps ne s'obferveroif pas. Je me préfentai donc d'un air d'homme d'importance, Sc d'abord m'adrefiant a la mere, je lui fis une révérence très-profonde. Je faluai enfuite la fille, Sc elles me re^urent toutes deux d'une maniere qui me fit connoïtre qu'elles fayoient parfaitement bien vivre. Elles étoient 1'une Sc I'autre fi proprement vêtues , pour des Dames qui venöient de faire un voyage* N vj  JOO HlSTOIRE que j'en fus fort étonné. La mere pouvoit paffer pour une belle femme. Tout ce que je trouvois a redire en elle, c'étoit un air fin &hardi. Pour la fille, elle avoit le vifage tendre & piquant tout enfemble, & c'étoit une perfonne de dix-fepta dix-h uit ans. Je remarquai dans leur chambre deux grands flambeaux d'argent fur une table, & deux magnifiquestoilettes préparées; j'y vis auffi trois cofFres de bagage avec un maitrovalet qui portoit la livrée, & qui pret k fervir fes Maitreffes , fe tenoit debout dans un coin, de Pair du monde le plus refpedueux. Je ne doutai point que ces Dames ne fufFent d'une des premières Maifons de Guadalaxara. Auffi je débutai par de trés-humbles excufes d#*la liberté que j'avois prife, & je leur dis pourla'juftifier que j'avois été fi charmé de leur concert, que je n'avois pu réfider a Penvie de leur en témoignerma fatisfadion. La mere répondit k mon compliment avec beaucoup d'efprit & de modedie; ce qui nous donna naturellement occafion de nous entretenir de mufique. Je leur fis affez comprendre par mes difcours que j'étois un peu Muficieti. Je les priai de recommencer leur concert; & pour mieux les y engager, je m'offris a y tenir ma partie. Les Dames, curieufes de m'entendre , s'y difpofereni. La mere  de Guzman d'Alfarache, 301 reprit fa harpe, & la fïile fe mit a chanter un air que je favois. Je fis en même-temps éclater ma voix, qui produifit le même effet qu'a Florence & qu'a I'Abbayeprès de Sarragoffe. Les Dames en parurenttranfportées de plaifir. Elles oublierent la condition du quart-d'heure, & minuit étoit déja fonné, que nous ne fongions point encore a nous féparer. La mere toutefois, pour obferver les regies de la bienféance , me repréfenta fort poliment qu'il étoit temps que je me retirade , en me difant qu'elles feroient ravies de pouvoir fouvent s'amufer ainfi avec moi, pendant le féjour qu'elles feroient a Madrid. Je pris donc congé d'elles en regardant la ftlle d'une maniere a lui perfuader que je n'avois pas vu fes charmes impunémenr. Ce qui n'étoit dans le fond que trop véritable , puifque de toute la nuit le fommeil ne put fermer ma paupiere. Le lendemain mon Hóteffe, que j'avois accoutumée a venirtous les matins prendre du chocolat avec moi, entra dans ma chambre d'un air riant, & me dit: Je fors de 1'appartement de vos voifines. 11 n'eft pas concevahle jufqu'è quel point vous leur avez plu. Outre qu'elles trouvent votre perfonne tout-a-fait aimable, elles font charmées de votre efprit badin & amufanü.  302 H I S T O I R E Pour peu que de votre cöté vous vous fentiez difpofé a pouffer votre pointe, je doute fort que vous foyez maltraité. La mere & la fille font également contentes de vous. J'avalai comme beau miel ces douces paroles ; & ravi d'avoir fait en fi peu de temps une fi vive imprefTion fur ces Dames, je répondis que je n'étois pas moins fatisfait d'elles; que la mere me paroiffoit encore très-ragoütante; mais que je ne voyois rien de comparable a la fille', dont j'entreprendrois volontiers la conquête , fi quelque femme d'efprit vouloit bien m'aider a réuffir dans cette entreprife. Je vous entends, reprit 1'HötelTe, vous fouhaitez que je vous y rende fervice. J'y confens. Par oü commencerons-nous cette affaire ? Je menerai ce foir les Dames a la promenade, lui répartis-je , & je leur ferai préparer quelque part une fuperbe collation. Mauvais début, s'écria ma confidente ;cela ré-volteroit Ia mere, qui, pénétrant d'abord votre deffein , romproit brufquement avec vous, & ne vous verroit de fa vie. Faifons mieux, pourfuivit-elle, après avoir rêvé quelques moments , il faut que cette fete fe donne fous mon nom. Je ferai apprêter une collation, fuivant vosordres , dans un jardin que j'ai fur les bords du Mancanarès, & j'y menerai les Dames pafier la foirée.  de Guzman d'Alfarache. 305 Vous viendreznousy furprendre, comme fi le hafard vous avoitamené la; &nous ferons plus librement dans eet endroit que dansaucun autre. J'applaudis h cette idéé, & mon Höteffe fe chargea du foin d'engager la mere dans cette partie de plaifir. Ma confidente fut fur le champ la propofer dans la chambre des Dames, ou elle demeura prés d'une heure : ce qui me fit juger qu'elle n'avoit pas peu de peine a les perfuader. En effet, m'étant revenu joindre , elle me dit que Ia mere avoit bien fait la difficultueufe. J'ai long-temps, ajoutat-elle, défefpéré de lui faire accepter la propofition. Néanmoins j'enfuis venue a bout. Nous avons conclu la partie. Tout ce que je vous demande, c'eft de vous conduire de facon, qu'il ne paroifle pas qu'elle ait été faite de concert avec vous. Quand vous viendrez au jardin, faites femblant d'être étonné de nous y rencontrer. En un mot, que votre arrivée femble un eftet du hafard. Je lui répondis qu'elle pouvoit compter que je ne gaterois rien. Nous primes enfuite toutes les mefures néceffaires pour rendre la fête agréable. Nous y reuffimes. Le repas fut d'un amant qui vouloit plaire , & les convives le recurent fans s'appercevoir du motif qui 1'avoit fait donner, ©u du moins fans ie  ?04 HlSTOlRE témoigner. Nousnous divertïmesparfaitement bien. Comme la mere n'avoit point Ja la harpe, nousnous contentames fa fille & moi de chanter tantöt enfemble, & tantöt tour-a-tour, en nous lancant 1'un a I'autre a la dérobée les plus douces oeillades. Les fiennes redoubloient mon amour, & les miennes le lui faifoient connoitre. La nuit infenfiblement nous furprit au jardin; & tandis que 1'Höteffe, pour me favorifer^ entretenoit la mere , je tenois des difcours paflionnés a la fille, qui ne les écoutoit pas lans plaifir. II fallut enfin retourner a Ja ville. Je conduifis les Dames jufques dans leur appartement, ou, pargrace fpéciale, on m'accorda encore une demi- heure d'entretien. Agrès quoi, je me retirai plus amoureux, ace qu'il me fembloit, de ma nouvelle maïtrefle , que de toutes fes dévancieres. Je fis tenir Ie jour fuivant a cette jeune perfonne par mon Höteffe un billet des plus tendres & des plus galants; mais on n'y fit pomt de réponfe; on crut que 1'avoir recu a 1'infu d'une mere, c'étoit une grande faveur pour moi. Je lui en écrivis un fecond que je lui gliffai dans la main le foir dans 1'appartement de ces Dames, qui furent encore régalées a mes dépens par l Hotelfe, & cette fois-la on me répondit,  de Guzman d'Alfarache. 305 fort taconiquement a la vérité, car il n'y avoit que deux lignes, qui ne fignifioient rien , Sc que je ne lailTai pourtant pas de trouver très-fpirituelles. C'eft ainfi qu'on me tenoit la dragee un peu haute pour irriter mes defirs; ou pour mieux dire, toute cette manoeuvre étoit 1'ouvrage de notre bonne HöteiTe, qui travaillant pour Sc contre dans cette intrigue, faifoit jouer des deux cötés a fon profit les perfonnages qu'il lui plaifoit. Je vivois cependant de jour en jour plus familiérement avec ma belle voifine, & je nefortois prefque plus, tant j'étois retenu au logis par 1'agrément de la voir prefque toute la journée. La mere alloit fouvent le matin folliciter, a ce qu'elle difoit, fon procés; Sc lorfquecela arrivoit, mon officieufe confidente venoit m'en avertir , m'introduifoit fans facon chez la fille, que j'entretenois a fa toilette; Sc de peur que la facilité d'avoir de pareilles converfations ne m'y rendit moins fenfible, elle les troubloit quelquefois en venant m'annoncer fauffement que la mere revenoit. Lorfque ma confidente jugea que j'étois fortementépris, elle me propofad'époufer Dona Helena de Melida; c'eft ainfi que fe nommoit la jeune perfonne que j'aimois; cette propofition ine tint en garde contre  3-o6 HlSTOlR E 1'Hütefle, dont je pénétrai alors Ie fyftême Hlle m ayoit fi fort vanté les biens & ]a nobleffe de cette Dame, que je ne pouvois railonnablement efpérer qu'on voulüt Ia iacnner a un homme que 1'on ne connoifloit point. Ma confidente me devint fufpede; & pour me débarraffer de fes importumtes fur ce point, je lui dis franchement que ,-avois pris ailleurs des enga ements <|ui ne pouvoient être rompus. Sitöt que J eus dedaré mes fentiments fur eet article les Dames changerent de conduite è mon egard. Elles avoient jufques-Ia refufé tous les prefents que 1'Hótefte leur avoit oiferts de ma part: elles fe mirent fur un autre pied. Elles réfolurent de plumer 1'oifeau , & eurent 1'adrefie de lui tirer de bonnes plumes de I'aile. II eft vrai qu'a mefure que je me montrois plus généreux, ma belle Helene devenoit moins réfervée; fi bien qu'après quelques entretiens familiers que J eus avec elle, ma paffion fe ralientit, & il n y eut plus entre nous qu'un commerce de politefte &c d'honnêteté. Un nou vel incident acheva de me guérir. Un matin je vis fortir de 1'Eglife des Domimcains, oii j'allois entendre la Mede , une Dame d'une taille majeftueufe & très-richement habillée. Je la pris pour une perfonne de qualité; & comme elle pafta prés  de Guzman d'Alfarache. 307 de moi, fijen'oiaila faluer, en récompenfe , je la regardai d'un air fi refpeftueux , que je m'attirai fon attenrion. Elle parcourutdesyeux toute ma perfonne, de quoi je me fentis fort honoré; en Efpagne , un regard qu'une femme fait tomber fur un homme étant une faveur. Je fus curieux d'apprendre qui elle étoit. Je la fuivis. Elle s'en appercut, & continua fon chemin d'un air toujours grave. II y avoit derrière elle deux fuivantes & un eftafier; ce qui me confirmoit dans Popinion que j'avois, qu'elle ne pouvoit être qu'une Dame de condition. Quand elle fut au milieu de la grande rue, elle s'arrêta devant une maifon parfaitement belle, & y entra. Je ne doutai point qu'elle ne fit fa demeure; & après quelques informations, je découvris que c'étoit la rille du Seigneur Dom Andrea, qui prenoit le Dom en qualité de Banquier de Ia Cour , & que cette jeune Dame avoit la réputation d'être fort vertueufe. Je fus occupé de cette rencontre tout Ie refte du jour, & je ne pus m'empêcher vers le foir d'aller paffer & repaffer devant les fenêtres du Banquier. Je ne pris pas une peine inutile. Je vis a loifir ce marchand, qui s'entretenoit avec fa fille fur un balcon. II me parut un homme de très-bonne mine. Pour la Dame, je ne puis te dire, fans fur-  308 H istoire faire, que c'étoit une beauté achevée. Elfe avoit feulement un air agréable & des mameresaifées, qui me prévenoient en faveur de fon efprit. Si j'en avois été touché Ie matin , ce fut bien autre chofe Ie foir. Je m'en retournai chez moi tout brülant d'amour pour elle, & réfolu de faire connoiffance avec fon pere dès le lendemain. Ce qui s'exécuta de Ia facon que je vais te le conter. Depuis mon arrivée a Madrid, j'avois eu foinde fairedémonterSc employer mes diamants d'une autre forte qu'ils n'étoient, de peur que fi par hafard mes parentss a vifoient d'en envoyer un état a leurs Correfpondants, je ne fuife arrêté. J'avois meme nfqué beaucoup en les montrant a i ouvner. Je portai pour dix a douze mille francs de pierreries au banquier, a qui je dis que j'en avois encore chez moi pour une lomme plus confidérable. II les regarda de tous fesyeux, & les eftima douze mille livres, qu'il s'offrit è me payer dans fix mois, li je voulois les lui lailfer trafiquer. Comme je n'avois pas d'autre intention que d'entrer en commerce avec lui, j'acceptai fon offre , & je refufai généreufement un billet qu'il fe mit en devoir de me fatre de la valeur des pierreries. Je iui dis que ,e favois trop bien quelle réputation il avoit dans le monde , pour lui demander  de Guzman d'Alfarache. 309 d'autres füretés que fa parole. Nous demeurames donc d'accord qu'il me compteroit dans trois mois fix mille francs , & fix mille autres trois mois après. IIfut fi charmé de ma franchife Sc de ma générofité , qu'il m'accabla de compliments. II nefe laffoit point de me remercier de la confianee que je lui témoignois, ni de me faire des protefiations de fervice. II me fit voir toute fa maifon, qui étoit richement meublée. J'y remarquai des équipages pour fa fille Sc pour lui, avec un grand nombre de domeftiques. Tous ces objets me jetterent de la poudre aux yeux , & je ne fis pas difficulté de croire que ce Banquier devoit être un des plus opulents de toute 1'Efpagne. Si tout ce qui frappoit ma vue me confirmoit dans cette penfée, fes difcours étoient encore plus capables de m'éblouir. A 1'entendre , il faifoit tous les jours des affaires de deux ou trois millioos: c'étoit 1'homme dont la Cour fe fervoit pour faire des remifes confidérables dans les Pays étrangers. II avoit fon entrée chez les MinifIres, auxquels il parloit quand il lui plaifoit. Les plus grands Seigneurs étoient de fes amis, & il n'y en avoit guere qui n'euffent befoin de lui. Tous ces difcours, qu'on appelle en France, gafconnades, n'étoient pas néan-  310 H I S T O I R E moins fans fondement. I! avoit autrefois été fur ce pied-lèavec les Gens de la Cour; maisaforce de leur avoir rendu fervice i! s'étoit fi bien miné , qu'il ne fe foutenoit plus que par fon induftrie , qui étoit relle, qu'tl ne laiffoit pas d'avoir encore quelque crédit. Mes diamants lui furent d'un grand fecours, il s'en fervit pour fe tirer d'un embarras oii il ie trouvoitfaute dargent, & il gagna deflus la moitié, ayant faifi 1'occahon de s'en défaire avantageufement au mariage d'une fille du Duc de Medina-Sydonia. Je fis donc un extreme plaifir a ce Banquier, fans le favoir. Comme je ne pouvois alors juger de fa fortune que fur les apparences, je m'eftimois trop heureux d'avoirliéconnoiffance avec lui. Jem'accufois même en fecret d'avoir une ambition démefurée , & de former un deflein téméraire en éleyant ma penfée jufqu'a fa fille unique,_qui me paroiflbit un parti disne d'un Prince. D'un autre cöté, Dom Andrea ne pouVOit revenir de la furprife qne mon procédé lui caufoit. Cela fut caufe qu'il chargea un homme de confiance de s'informer adroitement de mon Hötefle qui j'étois, & de quelle maniere je vivois a Madrid. On ne lui fit de moi que desrapports très-avantageux; car quoiqu'on ignorat ma naiffan-  de Guzman jd'Alfarache. 311 ce, on ne laiifoit pas de me croire un enfant de quaüté; & pour ma conduite, je ne donnois aucun fujet de penfer que j'euffe de mauvaifes mceurs. Sur les bons témoitmages qu'on lui rendit de moi, il fe mit en tête que j'étois 1'homme que le Ciel lui deffinoit pour gendre. II en paria a fa fille, qui lui dit que je l'avois fuivie dans Ia rue depuis PEglife des Dominicains jufqu'au logis; que je paflbis inceffamment devant leurs fenêtres; en un mot, que toutes mes aétions faifoient affez connoïtre que j'avois des vues fur elle. Le pere avoit trop d'expérience pour n'en être pas-auffi perfuadé; il •ne douta plus que la confiance que je lui avois marquée en lui abandonnant mes pierreries fans billet, ne füt un effet de 1'amour que j'avois pour fa fille. Ils s'en réjouirent tous deux, en conférerent enfemble; & me croyant plus riche qu'un Juif, ils réfolurent de meménager fi bien, qu'il ne me fut pas poffible de leur échapper. Conformément a cette déübération , le° Banquier vint me rendre vifite a rHotellerie. Je m'y étoisbien attendu, & j'avois mis en étalage dans ma chambre tous mes bijoux, qui firent fur lui beaucoup d'impreflion. II fut principalement frappé de ma chaine d'or ; il en admira le travail, & me dit que fi j'étois dans Ie deflein de Ia  311 HlSTOIRE vendre, il me feroit gagner defnis un tiers , de ce qu'elle m'avoit coüté. Je le pris au mot, & je la lui lachai comme j'avois fait mes pierreries, je veux dire fans billet; il en fut tranfporté de joie. II me fit mille careffes; & meregardant déja en beau-pere , il me donna des confeils pour tirer un gros intérêt de l'argent comptant que je pouvois avoir. Peu de jours après, il m'apporta la fomme qu'il m'avoit promife pour ma chaine ; ce qui augmenta la confiance que j'avois en lui, & m'obligea de reconnoitre fes peines par un préfent convenable a une jeune Dame que j'envoyai a fa fille, après qu'il me 1'eüt permis. Ce préfent n'ayant pas été mal recu d'elle, me rendit affez hardi pourofer luidécouvrirmesfentimentsa Pu lage du Pays, c'eft-a-dire par des mines, & il me fembla qu'elle ne les défapprouvoit point. A 1'égard du pere, avec qui je m'entretenois tous les jours, je ne lui parlois que de commerce, Sc cependant je me propofoisde profiterde la première occafion favorable que j'aurois de lui déclarer ma paffion, Ces nouvelles amours refroidirent fort les domeftiques. Mes voifines ne s'en appercurent que trop-töt pour elles. Les collations & les préfents cefferent. Je paffois les journées hors du logis; & quand j'y revenois  de Guzman b'Alfarache. 313 revenois Ie foir, je rentrois Ie plus fouvent dans ma chambre pour me coucher ; ou bien lorfque je n'évitoispas Ia converfation de ces Dames , j'avois avec elles des entretiens fi froids, qu'elles comprirent aifément que j'avois fecoué leur joug. Hélene éprouvant que fes bontés au-lieu d'avoir irrité mon ardeur, n'avoient fervi qu'a la rallentir, en pleura de dépit. Elle tint un grand confeil avec fa mere Sc 1'Hoteflé fur mon changement, qu'elle ne manquerent pas d'attribuer a un engagement nouveau, Sc le réfultat fut qu'elles mettroient k i'épreuve ma générofité; Sc que fi elles n'avoient pas lieu d'être contentes de moi, elles auroient recours a quelque artifice,pour fe venger demon inconftance. II fe préfenta bientöt une conjoncture propre a Pexécuiion de leur projet. Jl vint demeurer dans mon Hötellerie deux jeunes Seigneurs qui avoient de l'argent frais. Ils m'engagerent a jouer avec eux , & je leurgagnai en trois féances deux cents cinquante pifioles. Ce que les Dames n'eurent pas plutöt appris, qu'elles m'entraïnerentala promenade, fans que jepuffe m'en défendre. En revenant, nous pa dames devant la boutique d'un Marchand d'étoffes d'or Sc de foie. Notre Hötefle , qui étoit avec nous, m'y voulut faire enTvme II. O  314 HlSTOIRE trer malgré moi, & m'obliger a faire 1'emplete d'un habit pour Dona Helena, en me difant que j'avois affezgagné pour lui faire ce petit préfent. Je laiffai parler 1'Hötefle tant qu'il lui plut; & me moquant de fes inftances, je trompai 1'attente de ces Dames , qui avoient compté qu'elles feroient a nia bourfe une copieufe faignée, & cette acf ion acheva de leur perfuader que je n'étois plus dans leurs filets. J'avois un meilleur ufage a faire de mon argent. On venoitde batirdans le quartier une maifon, que j'avois vue plufieurs fois enpaffant, & qui m'avoit paru fort jolie. J'étois tenté de 1'acheter. Je confultai fur cela Dom André, qui approuva cette acquifition. II fe mêla même de cette affaire, & fut caufe que j'eus cette maifon a bon marché. Elle ne me coüta que trois mille ducats, que je payai devant lui en efpeces fonnantes, & d'un air auffi froid que fi j'euffe eu cent mille écus dans mon coffrefort. Tu peux bien t'imaginer que cela produifit un effet admirable chez mon futur beau-pere, qui étoit un homme fin. II crut pour Ie coup avoir rencontré le gendre qu'il lui falloit, & il ne fongea plus qu'a me faire tomber finement dans la naffe. Je fis meubler ma maifon affez proprement, & je me difpoiaj k 1'aller occuper. Le jour    de Guzman d'Alfasache. 5i5 que j'y devois coucher, jugeant que je ne pouvois me difpenfer honnêtement dedire adieu a mes voifïnes, je pris congé d'elles en Jeur faifant des compliments qu'elles recurentavec beaucoup de civilité, Scd'un air ii ga,, que j'en fus furpris. Je m'adreffai enfuite a 1'Höteffe , pour la remercier de toutes les attentions qu'elle avoit eues pour moi, & 1'affurerque je m'en fouviendro,s ,ufqu au dernier moment de ma vie. Ejle répondit a mes politeffes d'une mamere datteufe, & me pria le plus oblieeamment du monde de lui permetrre, en cuittant ia maifon, de me donner a diner. Connoiffant lHöteiTe pour une femme d'un affez mauvais caraöere, & voulant me feparer d'elle a 1'amiable, je n'ofailuirefuferlafansfaftion qu'elle me demandoit. Je dinai donc avec mon Höteffe, qui me fit fervir trois plats qu'elle favoit que J aimois paffionnément; mais elle m'en gardoit un autre qui n'étoit nuliement de mon gout. h me futa - £2 ^ " Sr'& flX Archers qui entrerènt dans la falie avec un décret de prife-decorps contre moi. A cette apparition qui me troubla extraordinairemenr, je nedoutai point que je ne fuffe perdu. Tous mes parents s'offnrent è ma mémoire, & je «n attendois k chaque indant k voir paroiO ij  Jl6 HlSTOIRE tre quelqu'un de leur part; car je ne croyois pas que d'autres perfonnes qu'eux pufTent avoir a Madrid aétion contre moi. Je me levai de table fans favoir ce que je faifois. Je voulus enfiler la porte, que je trouvai gardée par trois Archers. Je gagnai enfuite une fenêtre dans le deffein de me fauver par-la ; mais les trois autres Archers m'en empêcherent. L'Alguazil, qui étoit un des plus raifonnables de fes .Confrères, remarquantle défordre ou je me.trouvois, s'approcha de moi enfouriant, & me dit tout bas: Seigneur Cavalier, raflurez-vous. II ne faut point tant vous effrayer. L'affaire dont il s'agit n'eft qu'une bagatelle. Vous en fortirez avec honneur pour quelques piftoles. Tenez , ajouta-t-il en me donnant Ie décret,lifez: vous verrezque vous vous allarmez mal-a-propos. Ces paroles, qui me parurent d'un railleur , qui, bien inftruit de mes tours, fe divertiffoit a me faire prendre le change , ne diminuerent pas ma crainte. Je m'aflis d'un air tremtlant; & parcourant des yeux ce papier, j'y lus le nom de Dona Helena de Melida. Je refpirai un peu, & m'adreftant a 1'Alguazil: Quefignifie ceci, lui dis-je ; quoi I t'eft cette Dame qui me fait arrêter ? que lui ai-jedoncfait? Elle prétend , merépondit-il, en riant encore, que vous avez ob-  de Guzman d'Alfarache. 317 term d'elle par la force ce que fa vertu refufoit a vos defirs. Qu'entends-je, m'écriai-je avee une extréme furprife ! Hélene feroit-elle affez effrontée pour foutenir que je fuis coupable d'un pareit crime ? Pourquoi non, répartit 1'Alguazil ? Elle peut avoir fes raifonspour vous accufer de 1'avoir commis. II eft vrai qu'il faudra qu'elle le prouve ,& qu'il vous fera permis de vous défendre. Ce qu'il y a de ficheux pour vous, continua-t-il, c'ëfl: que le devoir de ma charge m'oblige k vous mener en prifon. Alors devenu un peu plus tranquille, je lus le décret d'un bout a I'autre ; & après avoir rêvé a ce que je devois faire, je me Ievai, je tiraiè part 1'AIguazil: Monfieur 1'Officier, lui dis-je : vous me paroiffez untrès-honnête homme. Confidérez, je vous prie , 1'injufte perfécution qu'on me fait. Je vousprotefte que bien Ioin d'avoir employé la violence pour parvenir aucomble de mes vceux, la belle Hélene a fait plus de la moitié du chemin. Si vous faviez combien d'argent j'ai dépenfé... Je n'en doute pas, interrompitil. Je ne connoisque trop cette Nymphe &fa fripponne de mere; elles demeurent depuis dix ans a Madrid, ou elles ne font pas d'autre métier que celui d'attraper les jeunes étrangers, Vous êtes le troifieme i O iij  3 iS HiSTOIRE qui elles font le tour dont vous vous plaignez ; &c entre nous , je ne crois pas que vous puiffiez vous tirer de leurs pattes, qu'aux dépens de votre bourfe. Je penfe comme vous, repris-je, qu'il n'y a pas d'autre moyen de terminer promptement & fans bruit cette affaire. Je vous conj ure, ajoutai-je en lui gliffant fecretement dans la main une bague de douze a quinze piftoles , de vous mêler de cetaccommodement. II mit Ia bague k fon doigt, & me répondit d'un ton d'Alguazil, qu'il alloit trouver ces Dames;& quefiellesrefufoientdefe dédfter de leur po'.-ruftte contre moi ,il lesmenaceroit de fon attention a leur conduite, ce qui ne manqueroit pas de les rendre rai« fonnables. En achevant ces mots, il me laiffa dans la falie avec fes Archers , qui faifant briller k mes yeux la pointe de leurs hallebardes, me tinrent en refpect jufqu'a fon retour. Si 1'Hötene que je regardois avec raifon comme 1'auteur de cette fourberie, eut été préfente, je me ferois un peu foulagé en 1'apoftrophant dans les termes qui lui convenoient; mais pour éviter mes reproches, elle avoit pris Ia fuite a Ia vue de ces limiers de Juftice. Je n'étois pas fans in- . quiétude en attendant Ie réfultat de la conférence qui fe tenoit dans 1'appartement de  de Guzman d'Alfarache. 319 mes parties. Je n'étois pas affez affuré de la fidélité de mon Procureur, pour le croire plus dans mes intéréts que dans ceux de ces créatures. Néanmoins il agit rondement dans cetteoccafion. II lesobligeade feccjntenter de cent piftoles, dont il y en eut vingtpour lui. Je bénis le Ciel d'en être quitte a fi bon marché. Je fortis de 1'Hötellerie , pour n'y jamais rentrer, & je me retirai dans ma maifon, fort fatisfait de voir que cette aventure n'avoit pas fait le moindre bruit, CHAP1TRE III. Guzman recherche la fille du Banquier, & Cèpoufe. Suites de ce mariage. Au s s i-t ö t que je fus débarrafle d'Hélene, de fa mere & de mon Höteffe, je m'abandonnai entiérement a mon nouvel amour. Je ne fongeai plus qu'a devenir gendre de Dom André, qui, de fon cöté, eraignant que je ne m'embarquaffe dans queïque commerce de galanterie, avoit autant d'impatience de me donner fa fille, que j'en avois de Pobtenir'. J'allai dès le lendemain chez ce Banquier , qui me retint a diner. Sur la fin du repas, ma future O iv  320 HlSTOIRE parut comme par hafard. Je me levai d'abord pour la faluer, & lui témoignerla furprife agréable que fort arrivéeme caufoit. Elle répondit d'un air modefie a mon compliment , & voulut en même-temps fe retirer. Son pere 1'arrêta: Eugénie, lui dit-il, demeurez avec nous. Ce convive eft de mes amis, & je fuis bien-aife de lelui faire cbnnoitre en vous permettant de vous entretenir avec lui. Je ne manquai pas de le remercier d'une fi grande faveur, dont je parus charmé, Sc a laquelle dans le fond j'étois encore plus fenfible que je ne le paroiffois. J'entrai donc en converfation avec Eugénie ; Sc pour comble de joie, Dom André, fousprétexte d'avoir quelques lettres a lire, fe retira dans un coin de la falie ou nous étions, pour nous laifler un peu plus libres. S'il en ufa de cette forte pour me faciliter un doux entretien, il ne favorifa pas un fot: car je profitai de 1'occafion, ne croyant pas en trouver jamais une meilleure pour me déclarer. Je mis en oeuvre tout mon génie, qui me fervit affez bien; Sc la Dame m'enchanta par la délicateffe de fon efprit. Pendant ce temps-lè, le pere faifant fort 1'occupé, me demandoit quelquefois pardon de me tenir fi mauvaife compagnie. Je lui rendois alors compliment pour compli-  de'Guzman d'Alfaracke. 311 ment; & allant toujours mon train, j'en contois a fa fille d'une voix baffe, comme fi j'euffe craint de Ie diftraire de fa lecfure. II y avoit déja prés de trois heures que cela duroit, quand le Banquier, jugeant a propos de finir notre converfation, vint nous joindre, &Eugénie, après m'avoir fait la révérence, difparut. J'étois fi plein d'eftime, ou plutöt fi amoureux de cette Dame, que je merépandis en louanges fur fon compte; & parlant de 1'abondance du coeur, je dis a Dom André qu'on ne pouvoit être plus touché que je 1'étois du mérite de fa fille. Ce vieux renard m'écouta fort attentivement. Enfuite pour m'exciter è m'expliquer plus clairement, il me tint de long difcours fur la néceflïté oh les gens de mon age étoient de fe marier pour éviter lesécueils qu'ils avoient icraindre, & fur 1'importance de bien choifir une femme r puifque c'étoit elle ordinairement qui faifoit le bonheur ou Ie malheur de fon époux. De-hl paffant aux fentiments favorables qu'il avoit con§us pour moi, il me dit que j'avois gagné fon cceur par mes manieres honnêtes, & par la confiance que j'avois eue en lui; & que je pouvois compter qu'il n'y avoit rien au monde qu'il ne fut capable de faire pour me le perfuader. Je ne demeurai pas court a des paO v  322 H I S T O I R E roles li propres a m'obliger de rompre Ie filence. Je lui découvris le fond de mon ame, & lui dis qu'il pouvoit me rendre le plus heureux des hommes en m'accordant Eugénie. II rêva ou fit femblant de rêver pendant quelques moments, pour me faire croire que je mettois fon amitié è une grande épreuve. Nous ne nous féparames pourtant pas, fans que je fuffe a quoi m'en tenir. II m'embraffa tendrement quand je Ie quittai, & me dit qu'il avoit eu certaines vues pour établir avantageufement fa filie; mais qu'il me les facrifioit, pour me marquer jufqu'a quel point il m'avoit pris en affeöion. A ces mots, je faifis une de fes mains, & je la baifai avec un tranfport qui lui témoigna mieux que tout ce que j'aurois pu lui dire la reconnoiffance dont j'étois pénétré. Depuis eet entretien, le Banquier ne m'appella plus que fon fils. II fe mêla de toutes mes affaires , m'avanca , pour aChever de meubler ma maifon, les premiers fix mille francs qu'il s'étoit engagé a me payer dans trois mois, & me fit avoir a bon marché quelques meubles magnifiques, qu'une perfonne qui avoit befoin d'argent fe trouva dans la néceffité de vendre. Enfin, je mangeois tous les jours avec mon beau-pere futur, Je voyois fa fille en toute liberté. Je  de Guzman d'Alfarache. 323 jouifibis de tous les privileges de gendre, fi vous en exceptez celui que la feule qualité d'époux me pouvoit donner. Une chofe me furprenoit, c'eft que dans les converfations que j'avois eues jufques-la avec Dom And ré, il ne m'avoit point du tout parlé de dot. Je voulus le fonder fur cela; Sc voici ce qu'il me dit: Ne vous attendez pas a recevoir beaucoup d'argent le jour de votre mariage. Vous ne toucherez que dix mille francs; mais vous pouvez faire fond fur cinquante mille après ma mort. Cette dot me fembla bien mince pour la fille d'un homme que je croyois ijien riche. Néanmoins faifant réflexiori que les Marchands n'aimoient point a fe défaidr de leurs efpeces, je m'en contentai. Je preffai Dom André de ne me pas Iaiffer languir plus long-temps dans 1'attente d'être réellement fon gendre, il fe rendit a mon impatience, Sc les nocesfurent célébrées avec éclat. Mon beau-pere me compta les dix mille francs qu'il m'avoit promis , Sc qui furent bientöt employés. Je fis préfent a mon époufe des pierreries que j'avois de refte. Je lui donnai des habits de Ia derniere magnificence, & je 1'emmenai dans ma maifon, oitnousfimesdesréjouiffances pendant quinze jours. Je pris des femmes Sc des valets pour la fervir. En un O vj  3M H I S T O I R E mof, je me mis en état de me ruiner en fort peu de temps, fi je ne trouvois moyen par mon induftrie de gagner autant que je dépenferois. Le Banquier, a" Ia vérité, me faifoit efpérer des monts d'or, pour peu que Ia fortune fecondSt les projets qu'il formoit. C'étoit un homme a grands deffeins, & fon gendre étoit auffi de ce caraöere-la. Nous ne nous propofions pas moins que de mettre en mouvement Ia Cour & la Ville, & de faire toutes les affaires du Royaume. Maiheureufement pour y réuïïir , nous comptions, rui fur ma bourfe, & moi fur Ia ffenne. Ce qui n'étoit que pure illufion, comme nous nous en appercumes, dès que nous fumes obligés de nous communiquer 1'un a I'autre 1'état de nos fonds, Nous nous défabufSmes tous deux fans en venir aux reproches, puifque nous n'avions rien a nous reprocher. Au contraire, Ia mutueUe confidence que nous nous f ïmes, rendit notre union encore plus étroite; & nous connoiffant pour ce que nous étions nous nous promïmes, a 1'exemple des voleurs, de nous être fideles. Notre fociété fit d'abord un très-grand bruit, par le foin que Dom André prenoit de dire d'un air mydérieux a tout le monde, qu'il avoit choifi pour gendre un homme qui avoit des richeffes immenfes. Cela tc  ce Guzman d'Alfarache. 315 répandit partout, & nousattirade lapratique. On venoit a nous préférablement k rous les autres Banquiers; & nous aurions par notre feul crédit augmenté de jour en jour Ia bonne opinion que Pon avoit de nos biens, fi nous nous fuffions bornés h vivre avec les Marchands. Nous aurions infailliblement fait une grofle fortune. Mais le foible étonnant que mon beau-pere avoit pour les perfonnes de qualité, nous empêchoit de nous enrichir. Ce qu'il venoit de recevoir d'une main, il ledonnoit de I'autre. II étoit fi entêté d'un Comte, d'un Marquis, d'un Chevalier de St. Jacques, qu'il ne pouvoit rien leur refufer, lorfqu'ils s'adreffoient a lui pour le prier de leur prêter de l'argent , pour peu qu'ils lui fiffent d'honnêtetés. Ce qu'ils ne manquoient pas alors de lui prodiguèr. Qu'un Miniftre en paffant 1'eüt regardé d'un air gracieux,il lui faifoit dès le lendemain des préfentsauffi confidérables qu'inutiles. II vouloit toujours fuivre les chimères que fon efprit enfantoit; & lorfqu'il m'arrivoit de lui en repréfenter Pextravagance, il fe metfoit k rire, fe moquoit de moi , comme fi je n'euffe pas eu le fens commun, & me traitoitd'homme neuf en matiere d'affairesdu grand monde. Cependant j avec toute fon expérience,  Histoire il diflipoit tont ce que nous avions de plus liquide, & nous étions réduits a nous fervir de toute fortede moyens, pour nous faire de'nouveaux fonds. Que ne mettionsnous point en oeuvre pour cela .'Nous nous mêlionsd'acheter & de vendre. Nous troquions , nous prêtions a gros intéréts. II n'y avoit aucun commerce que nous ne fidions. Outre ce que je favois déja , mon induftrie, que je raffinois tous les jours en 1'exercant, me fourniffoir de nowvelles idéés pour le bien de la fociété. J'avouerai pourtant qu'avec tout cela, je n'étois qu'un ignorant en comparaifon du beau-pere. Les profits que nous faifionsauroient fuffi pour nous entretenir agréablement, pour peu que nous euflions été capables d'ufer d'é* conomie, 61 nous n'aurions pas été obligés de faire de méchantes affaires, qu'avec toute notre adreffe nous avions quelquefois affez de peine a cacher. Mais nos dépenfes domediques étoient excefiives. Si Dom André aimoit le luxe & la bonne chere, fa fille le furpaffoit encore en cela. Elle ne > trouvoitrien de trop riche & de trop beau pour elle. Nous avions une table de Seigneur , une fois plus de domeftiques qu'il ne nous convenoit d'en avoir, & notre maifon ne défempliffoit point de parentes &d'amiesqu"il falloitrégaleragrands fraix.  de Guzman d'Alfarache. 327 Ce train de vie ne flattoit pas moins mon humeur que ceile de ma femme, & je m'en accommodai a merveilles tant que 1'état de nos afFaires fut floriffant. Je ne m'en laffai que deux ou trois années après notre mariage ; & lorfque je m'appercus que notre fortune commeneoit è prendre une nouvelle & vilaine face, tant par notre mauvaifeconduite, que par quelques coups de malheur qu'il nous fallut effuyer. Frappé du péril de nous voir bientóta fee, je voulus d'un air de douceur repréfenter ma crainte a Eugénie. Dieu fait de quelle facon elle me recut, Sc comme elle me traita. Je m'en plaignis a Dom André, qui lui fit des reproches Toute fa familie même m'appuya. Cependant mes plusdouces paroles , les remontrances de fon pere, Sc les prieres de fes parents ne fervirent qu'a 1'aigrir davantage contre moi. En un mot, elle me déclara qu'elle ne prétendoit point que 1'on fit la moindre réforme dans notre maifon. Après eet arrêt que le caracf ere de ma femme rendoit définitif, je pris fagement Je parti de ne plus la eontredire, & de m'armer d'une nouvelle patience. Je ne laiffois pas pourtant de voir avec «ne extréme douleur fondre ainfi mon argent d'Italie, Sc s'en aller au bruit du tambour^ce qui m'étoit venu au fon de la  318" H I S T O I R E flute. Je ne pouvois penfer aux fuires demon mariage, fans foupirer amérement de regret d'avoir été affez infenfé pour me marier. Quelquefois pour m'excufer d'avoir fait cette fottife, je me rappellois Ia figure brillante que faifoit Dom André lorfque je deyins fon gendre , & je me difois a moi-même:qui fe feroit jamais imaginé quetu trouverois ta ruinedansunétabliffement qui fembloit te répondre de Ia plus folide fortune ? Quand je remarquai qu'il n'y avoit plus d'efpérance de me fouten?f(en.co^e long-temps fur lemêmepied ou j'étois, je m'adreffai au beau-pere, pour lui demander confeil dans une conjoncfure fi délicate. Ceff dans cette occafion qu'il me fït voir qu'il étoit confommé dans toute forte de rubriques. Il s'agit ici, me dit-il , de faire ce que j'ai fait moi-même en pareil cas: il s'agit de fauver le bien qui vous rede aux dépens de celui du prochain. Alors, fans perdre de temps, il compofa des contrelettres, des tranfports , de faux contrats, & je ne fais combien d'autres. acles femblables, tous également dignes d'une récompenfe publique, fi fon rendoit juflice aux honnêtes gens qui en font ufage. 11 n'en demeura pas a ces prudentes precautions. Pour remettre en vigueur moa cré-  DE GüZMAN d'AlFARACHE. 329 dit, qui lui étoit néceffaire, il me fit acheter une rente de cinq cents ducats que fon frere poffédoit; quand je dis acheter,je veux dire en apparence, car nous n'avions pas, le beau-pere & moi, k nous deux la fomme d'argentque nous devions montrer au Notaire , afin qu'il put témoigner que la rente svoit été payée. II ne nous en coüta que cinquante écus d'intérêt, pour avoir cette fomme que nous empruntames pour un jour feulement, & cette vente fe fit par ce moyen> Bien entendu qu'en même-temps je remis au vendeur un écrit, par lequel je déclarois formellement que ladite rente defdits cinq cents ducats ne m'appartenoit point, & qu'elle étoit réellement a lui, a qui j'enabandonnois Ia jouiffance , comme une chofe k laquelle je n'avois aucune prétention. J'étois tres-content de ces tours de paffe-paffe, paree qu'ils m'étoient avantageux. De plus, je favois qu'on les faifoit fans fcrupule dans toutes les Villes marchandes, & les contre-lettres fur-tout me paroiffoient une belle invention pour le commerce. Grace k mon beau-pere, je me vis donc affuré de quelque chofe , en cas que la fortune me devïnt tout-a fait contraire; &c pouvant négocier de nouvel argent fur ces cinq cents ducats de rente, je continuaimon  33 Hïstoir e train ordinaire. Malheureufement iln'étoi pas poffibleque ce füt pour Iong-temps.Les gens qu'on trompe fe défabufent; Sc d'ailleurs ma femme dépenfant toujours plus que je ne gagnois, me réduifit enfin a la cruelle nécellifé de fuccomber fous le poids dont j'étois chargé. Dom André fut encore affez heureux pour fe tirer d'intrigue. Pour moi, jenepus éviter lesgrifFesd'un maudit Alguafil, qui m'arréta de la part de mes Créanciers, Sz me conduifit en prifon; mais ils furent bien fots, iorfque s'apprêtan* * fe (aifir de mes effets , ds apprirent qu'ils étoient a couvert. Peus pourtant la confcience allez bonne, pour ne vouloir pas qu'ils perdident tout; je leur donnai Ia djxieme partie de leur dü, Sc je m'engageai a leur payer le rede dans dix ans. C'efè ainfi que je me tirai de leurs mains. L'orgueilleufe Eugénieconcut unfi grand déplaifir de mon emprifonnement Scde ma banqueroute, dont elle s'imaginoit que toute Ia honte ne tomboit que fur elle, qu'il n'y eut pas moyen de Ia confoler. Elle en mourut de chagrin; & comme elle ne laifPa point d'enfants, je me trouvai dans 1'obügfon de rendre fa dot. Ce qui dans 1'état oü j'étois,nepouvoitque m'incommoder, ou plutötacheverde m'abymer. Audi, pour dire la vérité, les larmes que fa mort me fit  de, Guzman d'Alfarache. 331 répandre , ne furent pas Feffet du regrët d'avoir perdu ma femme. Je ne pleurois que l'argent qu'elle m'avoit dépenfé foliement , & celui que j'avois a remettre au beau-pere. Je ne manquai pas toutefois de faire Ie bon mari par bienféance, & j'ordonnai des f unérailles fi fuperbes, que mes Créanciers en murmurerent. Etant devenu veuf, je ne cefl'ai pas de vivre en bonne inteliigence avec Dom André. Véritablement notre fociété fe rompit, & je rendis a ce Banquier fes dix mille francs, lans avoir avec lui la moindre difpute. Outre que je n'aurois pasgagné è Ie chicaner, c'étoit un homme qui étoit le maitre de mes affaires, & dont j'avois encore befoin. Je fis donc fort docilement toutce qu'il exigea de moi, & il me fut fi bon gré de la conduite que j'avois tenue avec lui, qu'il en ufa de fon cöté parfaitement bien avec moi. CHAPITRE IV. Guzman après la mort de fa femme, veut embraffer ÜEtat Ecclêfiaflique. 11 va pour eet effet étudier d Alcala de Henarès. Fruits de fes études. Apres avoir rendu lesderniersdevoirs è ma femme, & fa dot a fon pere, je demeurai dans ma maifon , feul refte de  331 H r s t o i r e tous mes biens. Encore étoit-elle toute nue» a la réferve d'une chambre, que Dom Andre, par compaffion, avoit bien voulu me Jaiffer garniede quelques meubles de peu de valeur. La je m'occupois a faire des réflexions fur le palfé ,,& arêverauxmoyens de fubfifter a 1'avenir. Quefaut-il quejefafle, difois-je en moi. meme ? II n'y a pluspour moi d'Apothicaires, plus de Banquiers comme celui de MiJan, plus de parents qui veuillent me confier leurs pierreries. Que vais-je devenir ? Ou êtes-vous, Sayavedra, mon cherconfident ? Que ne pouvez-vous être témoin de mespeines.' vos confeils & votre adreffe me feroient ici d'un grand fecours. Je pourrois former avec vous quelque entreprife, qui me feroit fortir de mifere. Mais, hélas ! je vous ai perdti. Je ne dois plus compter fur votre adidance, & peut-être «n ce moment vous repentez - vous bien de me 1'avoir prêtée. Je m'attendris en m'occupant de cette derniere penfée. Jerentrai en moi-même'; & me fentant dégoüté du monde, je réfoius dele quitter. IIfaut, difois-je,que je me tourne du cöté de 1'Eglife. Je pourrai trouver dans eet afyle le folide bonheur que j'ai jufqu'ici cherché vainement. Que de frippons ont fait fortune en prenant ce parti»  de Guzman d'Aifarache. 333 Je veux effayer s'il ne me fera pas auffi favorable qu'a eux. Pourquoi non} Je puis devenir un bon Prédicateur; & la Chaire eft le chemin des Evêchés. Au pis-aller, avec le peu d'argent que je retirerai de la vente de ma maifon, je pourrai achete,r quelque Bénéfice de hafard; & fi je fuis affez malheureux pour ne rencontrer aucun Bénéficier qui veuille permuter avec moi, je ferai travailler, comme on dit, mes efpeces^ & fi 1'intérêt qui m'en reviendra ne me fuffit point pour mener une vie toute agréable, j'y faurai bien fuppléer en me faifant Chapeiain dans quelque riche Couvent de Religieufes. Quoique je fache plus de Latin qu'il n'en faut pour remplir une pareille place, je ne laifferai pasd'aller a Alcalafaire un cours de Philofophie& un autre de Théologie pour m'en rendre plus digne. Et fi la condition d'écolier me paroït trop pénible pour un homme de mon age, j'aurai recours aux bons Peres de Sf. Francois. Ce font les meilleures gens du monde. Quand ils m'auront entendu chanter, iis merecevront chez eux, quand je ne faurois pas lire. Tu vois, Leef eur mon ami, que les gens d'efprit ne manquent jamais de reffources. La belle refiburce, me répondras-tu !Embraffer Pfiat Eccléfiafiique, dans Ia feule  334 Histoirê vue de s'y procurer toutes les déledlations terreftres , c'eft n'avoir pas une vocation fort canonique. D'accord. Je ne prétends pas tenir tête aux Cafuiftes fur ce point. J'avoue que je conlultois moins les Canons que 1'ufage, ik que je ne fongeois a me faire Prêtre, que pour avoir le rede de ma vie toutes mes petites commodités. Je eommuniquai mon deffein a mon beaupere , en voulant lui perfuader que c'étoit 1'ouvrage de mille réflexions morales que j'avois faites fur 1'inftabilité des chofes d'ici-bas; ou plutöt, que c'étoit le Ciel qui me l'avoit infpiré. Comme ce Banquier ne valoit gucre mieux que moi, il applauuita ma réfolution, qu'il ne pouvoit affez louer, .difoit- il, quand je ne 1'auTois prife que pour me mettre a 1'abri de mes Créanciers. Je nepenfai plus qu'a vendre ma maifon. Ce qui fut bientöt fait. II fe préfenta un homme qui m'en donna prefque autant qu'elle m'avoit coüté, attendu que le quartier étoit devenu plus confidérable par la grande quantité de maifons qu'on y avoit baties depuis la mienne. Nous allames chez un Notaire qui dreffa le contrat, ik qui nous dit qu'il falloit, avant que de le figner, nous accommoder avec le Seigneur Cenfier pour les lods & ventes. Ce Seigneur étoit un vieux Confeiller du Confeil des  de Guzman d'Alfarache. ju Indes, & deplus, grand ufurier. Bien loin de «battre un maravedi feulement de fes droits, ,1 les fi, montrer trois fois plus haut qu,Ine devoit. Nous eümes beau lui reprefenter qu'il avoit affaire k des Chrétiens comme hu & non k des Maures, 1 w! reur fut obhgé d'en paffer par- Ik Zee Auffi totque,elaluieusvendue,jepor: tai 1 argent qu, m'en revint a Ia Banqii n « Pouvoit me rapporter que très-pWde chofe; mais outre qu'il étoit en fureté j'a! vois le droit de le retirer quand il me 'lat roit. Apres avoir ainfi plaid mes denfers je fis travadler k mon habiliement d"éco- her afpirant aux Ordres facrés, lequel con- ilZT "n maTaJOT% & "- foutane. Enfuite , ayant d,t adieu a Dom André & d'Aiecar ÏP? ar?k?iePar^POurIaVille d Alcala, ou j'amvai quelques jours avant 1ouverture des écoles. Je fus d'abord irré folu fur n-n logement. Je ne favois fi /e devois me mettre en penfion, ou bien lotir un appartement oh je ferois mon oX na,re J eto,s accoutumé a jouir d'une enlere hberté chez moi, è vivre è Jf™ taifie a manger ce qu'il me plaifoit d'avoir, fans m afliijettir a des heuresréglées comme ,1 faudroit que je Ie fiffe chez „ ' Maitre de penfion, ^ je éin^stVu-  336 H I S T O I R E perois avec des écoliers, dont la plupart pourroientêtre mes enfants, & oii 1'on me feroit mourir de faim pour mon argent. D'un autre cóté ,lorfque je venois a confidérer ce que c'étoit qu'un ménage de garcon : que j'y envifageois une fervante voleufe ou galante, ou adonnee au yin, & fouvent a ces trois chofes enfemble, fans parler des autres incommodités qui font attachées a la vie libre d'un jeune homme qui eft fon maïtre, ilme fembloit que je ferois mieux de me mettre dans une penfion. C'eft a quoi je me déterminai; mais ie choifis celle que je jugeai la plus convenable a un garcon de mon age, & qui vouloit fe confacrer a 1'Eglife. j Je ne fus pas long-temps fans faire des conBoiffances. J'eus le bonheur de renconirer des étudiants aufti vieux que moi. Je me fauxfilai avec eux; car j'aurois eu honte de me voir lié avec des écoliers fans barbe. Je commencai par m'appliquer a 1 etude de la Philofophie, & j'ofe dire que j y hs d'affezerands progrès. II eft vrai que je joicnis k d'heureufes difpofitions un traval opiniatre. Je paffai au bout de deux annees cour un des meilleurs fujets de notre Univerfité. Après avoir fait mon cours de Flulofophie, ie pris mes licences de Maitre-esArts Quoique j'euffe mérite la première ^ ^ place»  de Guzman d'Alfarache. m p>ce, jen'obtins que la feconde. On me fit cette wjulface en faveur du fils d'un de nos plus refpeclables Profeffeurs. Je ne nj en pla,gnis point: au contraire, j'étois plus fier d'entendre dire a tout le monde qu on m'avoit fait unpafte-droit, qUe jent 1 aurois eté, fi 1'on m'eüt rendu uftice Je m attacha, enfuite a la Théologie; & continuant d'etudieravec la même ardeur ie parvins a me faire un jeu de mes études. Je ientois que de ,our en jour je devenois plus favant, ou dumoins je me 1'imagS Quoique ,e me fifte un point d'honneur de ne pas manquer une le?on, & que je fuffe fort occupé de mes devoirs fcholaft ! ques, ,e ne laiifoispasd'avoir des mom nts 4 donner è mes plaifirs. Comme j'étois de! puis long-ternps accoutuméè la bonne chere,& que j en faifois une très-mauvaife dans ma penfion, je me réjouiffois deux oï trois fois la temame avec mon Höte & quelques anus que je régalois ; & par tous ces petits repas, je m'acquisla réputarion d homme nche & généreux. Ce qui do te parome un miracle , c'eft queqZendJnt ^sou quatre annéesque je vLsrcS tórte, ,e „ eus aucun commerce avec les fennnes, même les plus honnêtes. Je ne C 6 V °IS t0Ut" ksoc^°™  338 HlSTOIE E d'en connoitre. Je m'interdifois jufqu'a Ia curiofité de les regarder. Je n'avois pas tortde me tenirainfi en garde contre mon penchant pour le beau-fexe. Je favois par expérience , combien il étoit redoutable pour moi; j'eus donc la force, pendant prefque tout le cours de mes études, de m'éloigner de eet écueil: heureux fi je les euffe achevées, fans y aller échouer! J'étois fur le point de me faire paffer Bachelier en Théologie; & comme il falloit auparavant prendre les ordres facrés, ■qui ne fe donnoient qu'a des perfonnes qui poifédoient quelques Chapelles, ou autres titres, cela me jetta dans un grand embarras; cardepuisquej'étudiois a 1'Univerfité d'Alcala, j'avois mangé plus de la moitié de mon fonds; fi bienque ne fachant comment faire pour me tirer de-la, je fus obligé d'avoir recours au pere des expédients, c'eft-a-dire a Dom André. J'avois eu foin d'entretenir toujours avec lui uncommerce de lettres. Je lui avois exactement rendu compte de mes fuccès dans les Ecoles , Sc il m'en avoit témoigné beaucoup de joie. Je lui mandai donc quel obftacle s'oppofoita mondeflein, le priant de m'enfeigner le moyen dele lever. II me fit réponfe qu'il ne demandoitpas mieux que de m'obliger; qu'il me feroit un don de 1'héritage de ma  de Guzman d'Alfarache. 33^ femme en forme de fondation, & que dans Pafte, il feroit ftipulé, que je dirois chaque jour del'année une Meffe pour le repos de Pame de la défunte. Mais"qu'en mêmetemps je déclarerois par un écrit particulier, que ce bien n'étoit pas a moi, & que je le remettrois a Dom André, quand il le jugermt a propos. Une pareille contre-lettre faite pour une oeuvrepie, bien-loin de me fembler contrevenir aux décrets des faints Conciles, ne fouleva pas un moment contre elle ma confcience. Je conviensque je n etois pas un homme a y regarder de ft prés, non plus que mon beau-pere , qui n avoit peut-être fait de fa vie aucuneaffaire qm bleff^t moins que celle-la les Canons de 1 Eghfe. Quoi qu'il en foit, ne pouvant faire autrement, voilé par quelle porte je medifpofaitout de bon a entrer dans le Sancfuaire des Minidres de la Religion En attendant que je puffe recevoir les ordres , je commencai k m'écarter de toutes les compagnies; & pour vivre plus régulierement, k fréquenter les Lieux faints Unjourqu il faifoit untrès-beau temps pour la promenade, je fortis de la Ville pour ailer en pelennage a Sainte-Marie du Val agreable hermitage qui n'en eft éloigné que dun quart de lieue. Je rencontrai en chemin un grand concours de monde qui Pij '4  340 HlSTOIRE avoit entrepris comme moi ce petitvoyage par dévotion, & la Chapelle de la Sainte en étoit fi remplie , qu'en y arrivant je ne fus oii me placer pour faire ma priere. Une Dame qui n'étoit qu*a deux ou trois pasde moi, remarquant ma peine, fe retira promptement en-arriere , comme pour m'inviter par cette act ion a me mettre auprès d'elle. Je fus furpris & touché de cette honnêteté d'une femme qui m'étoit inconnue, & aqui je croyoisl'être. Malgré la gravité que j'affeflois , je ne pus me défendre d'attacher ma vue fur une perfonne fi polie , & je ne doutai point, a voir la propreté de fes habits, que ce ne füt une Dame hors du commun. Elle me cachoit avec foin fonvifage, ne 'me laiffant appercevoir qu'un eed, qui me lanca une ceillade, dont je fus percé juf- • qu'au fond du cceur. Je me gliffai tout ému 'derrière la belle; & voulant lui témoigner ma reconnoiffance par quelques paroles obligeantes, je lui dis tout bas : Que vos • politeffes font dangereufes ! Je crais que vous ne les craignez guere,.me répondit.elle fur le même ton. Je n'ofai lui repliquer, de peur d'être entendu de quelques femmesqui étoient autour d'elle, & qui "me paroiffbient de fa compagnie. Je les regardai toutes; & m'étant fur-tout appii-  de Guzman d'Alfarache. 341 qué a en coniidérer une qui fe cachoit moins que les autres, je la reconnus pour la veuve du Dotteur Gracia , ProfefTeur en Médecine, femme déja furannée, & qui tenoit des penfionnaires. Je favois qu'elle avoit trois filles, qu'on appelloit par excellences les trois Graces, è caufedu nom de leur pere , & qui véritablement paffoient pour des perfonnes charmantes. Je ne doutai point que la Dame a qui je venois de parler, ne füt une de ces trois illuftres foeurs ; & comme Ia renommée vantoit particuliérement Ia beauté de Painée , & aufli-bien que fon bon efprit, je fouhaitai que ce füt celle-Ia. Souhait que je ne pus former, fans craindre en même-temps pour mon ceeur. II faut tout dire : Avec la réputation d'être fort jolies, elles avoient celle de n'être pas des Vedales. Ce qui ne me furprenoit point, le Docteur Gracia ayant Iaiffé fes affaires dans un état qui avoit obligé fa Veuve a prendre des penfionnaires pour foutenir fa maifon. Si Ia médifance ne refpecle pas les filles élevéesavec févérité, comment pouvoit-elle épargner les trois Graces, qui étoient fans ceffe environnées de galants ? Elles avoient appris Ia mufique, & leur pere, homme de plaifir, s etoit plus attaché a les rendre propres a Ia focieté, qu'è les former a la vertu. P iij  34* HlSTOIRE J'étois parfaitementinffruitde toutcela; comme de leur cöté elles n'ignoroient pas qui j'étois. On leur avoit dit que je favois la mufique a fond , que l'argent ne me manquoit point,& que j'avois un penchant naturel a le dépenfer. Ces bonnes qualités, qu'elles aimoient fort dans un homme, leur donnerentenvie de meconnoitre&de m'engager a groflir le nombre de leurs penfionnaires. Elles m'en avoient adroitement fait faire la propofition , que j'avois rejettée, de peur de m'embarquer dans une nouvelle galanterie. J'avois même bien fait ferment d'éviter tous les pieges que 1'Amour me tendroit, & je ne croyois pas que dans le lieu faint oii je me trouvois, je violerois mon ferment. Néanmoins je fentiscertaine agitation quireflembloit fi fort aux premiers mouvements d'une paffion naiffante, que j'en fus allarmé; Guzman , me dis-je a moi-même , prends garde de faire ici une folie. Quel Dieu viens-tu adorer dans cette Eglife ? Ne laiffe pas furpren-, dre ton cceur. Veux-tu perdre le fruit de tant d'années d'étude ? Dansle temps que ma raifon fe révoltoit ainfi contre ma foibleflè, les Dames ayant fini leurs prieres, fe leverent pour fortir, Elles étoient au nombre de fept a huit perfonnes, toutes de la même compagnie»  de Guzman d'Alfarache. 343 Elles pafierent devant moi. Je me levai auffi-töt pour les faluer. Celle qui m'occupoit 1'efprit & qui étoit effeaivement Faïnée des trois ioeurs, fous prétexte de raj ufter fa mante, me fit voir adroitement fon vifage. J'en fus frappé vivement, & les regards dangereux qu'elle jetta en même-temps fur moi acheverent de me troubler. Peu s'en fallut, dans le défordre oü étoient mes efprits, que je ne la fuiviffe, entrainé par je ne fais quel charme qu'on ne peutconcevoirfion ne Fa éprouvé. Cependant un mouvement qui ne pouvoit venir que du Ciel, me retint tout-a-coup, Sc me donna la force de réfifter a un attrait fi puiflant. Je me repréfentaidans le moment le péril que je courois, &confidérail'abyme oü j'allois me précipiter. Je me rem is a genoux pour continuer ma priere, ou plutot pour la commencer: car j'avois été jufqu'a!orsfidiftrait,fiému, qu'il ne m'avoit pas été poffible de m'en bien acquitter. Je ne pus même détourner mon efprit de 1'image enchantereffequiFoccupoit; & plus agité qu'un vaiffeau qui fe trouve fans voiles & fansgouyernail au milieu de la mer, je cédois aux divers mouvements qui s'élevoient dans mon cceur. L'inquiétude qui me travailloit ne me permettant plus de demeurer dans la ChaP iv  344 Histoire pelie, j^en fortis, non pour marcherfur lés tracés de la beauté qui avoit fait tant d'impreffion fur moi; au contraire, je voulois la fuir; & craignant de la rencontrer fur le chemin de la Ville, je pris une autre route. Je tournai mes pas du cöté de la riviere , dans 1'efpérance qu'en me promenant le long de les bords, je perdrois infenfiblement le fouvenir de cette redoutable perfonne, dont toute ma philofophie ne pouvoit me détacher. Peut-être ferois-je rede» venu tranquille è force de réflexions, fi mon etoile ne m'eüt conduit a ma perte. Une voix que j'entendis h dix ou douze pas de moi, me fit tourner la tête du cöté qu'elle partoit, & la première chofe qui s'offrit al ma vue fut Dona Maria Gracia , cette même Dame dont j'évitois les charmes avec lant de foin. C'étoit elle qui chantoit, aflife fur Pherbe fleurie, tandis que fes fceurs & les autres Dames de Ia compagnie étendoient auprès d'elle une magnifique, collation. A ce fpecf acle, je ne fus plus maitre de moi. Je m'avancai vers elles en les faluant: Convenez, Mefdames, leur dis-je, que le deftin m'eft bien favorable aujourd'hui, puifqu'il veut que je vous rencontre par-tout; mais pour être parfaitement heureux, il faudroit que je fuffe de votre écot,  de Guzman d'Alfarache. 345 Dona Maria me répondit en fouriant, qu'il ne tiendroit qu'a moi d'en être. Qu'auffibien il étoit jufte que tant de bergères euffent du moins un berger pour les défendre des loups. Cette réponfe me ravit & m'engagea dans la converfation. Je m'approchai des Dames, j'ótai mon manteau, pour être plus a mon aife; & m'étant mis de Ia partie, je m'abandonnai a toute Ia gayeté de mon humeur. Animé de la préfence de la perfonne qui me charmoit, je brillat ' dans eet entretien. La mere & les filles me firent, comme a 1'envi, des honnêtetés. II me fembloit n'avoir jamais paffé des moments fi agréables. Je me répentois de ne m'être pas plutöt faufilé avec une familie fi charmante, & d'en avoir fui les occafions. Les autres Dames étoient auffi fort gracieufes; de forteque ce qu'il y avoit de plus aimable a Alcala fe trouvoit la raffemïdé. C'eft ce que je leur dis plus d'une fois. Elles m'en furent bon gré; & pour me montrer que je leur rendois juftice, elles fe difpoferent, après avoir fait collation ,k former un concert. Deux Dames prirent des guitarres qu'elles avoient fait apporter, & Dona Maria, avec quelques autres qui avoient de la voix, les accompagna. Une guitarre me fut enfuite préfentée , &c 1'on me pria de jouer quelques airs a danP v  346' Histoire £er; ce que je fis avec moins de plaifir que je n'en eus a voir les danfes légeres de ces Dames, qui paroiflbient a mes yeux dans cette prairie autant de Nymphes de Diane. L'ainée des trois foeurs étoit la danfeufe qui avoit le plus de part a mes regards. Elle avoit un air de noblefie 6i des graces qui la didinguoient de fes compagnes. Tu nef feras pas étonné qu'un homme qui prenoit feu aufiï facilement que moi, ne put réfifter a ces belles qualhés. Je devins fi amoureux de Dona Maria, que je ne voyois plus qu'elle. Lorfqu'elle eut celfé de danfer, je m'aflïs a fes pieds; & lui préfentant la guitarre que j'avois entre les mains, je la conjurai d'en jouer elle«même, & de chanter en même-temps. Ce qu'elle nerefufa point de faire, a condition que je 1'accompagnerois aufli. Elle avoit oui parler de ma voix, & elle mouroit d'envie de Pentendre. Comme je n'en avois pas moins de la fatiffaire, je fis auffi-tot retentir Ia prairie de cette voix touchante, que je ne faifois jamais éclater fans m'attirer desapplaudiffements. Toute la compagnie en fut fi contente , qu'elle ne pouvoit fe laffer de me le témoigner. Nous continuames a nous diverrir dè 'cette maniere, jufqu'a la nuit. Alors la Veuve dü Docfeur Gracia , fit fonner la    de Guzman d'Alfarache. 347 retraite-, & nous commencames a défiler tous vers la Ville, de facon que Dona Maria &c moi nous marchions les derniers, comme fi, déja d'intelligence tous deux, nous eufiïons affccfé de demeurer derrière pour nous entretenir en particulier. II eft inutile de dire que notre converfation roula fur 1'amour. Nous étions 1'un & I'autre trop en train de nous agacer, pour nous parler d'autre chofe que de tendreffe. Nous, nous fimes une déclaration réciproque de nos fentiments; & dès ce jour-la nous appercümes que nous étions faits 1'un pour I'autre. Comme les autres perfonnes de Ia compagnie n'avoient pas enfemble un entretien fi amufant que le notre, elles alloient plus vite que nous. Dona Maria vouiant les fuivre, fit par hafard ou autrement un faux pas, de forte qu'elle feroit tombée, fi je ne Peufle foutenue. Je Ia retins entre mes bras, & je fus affez hardi en Ia relevant pour lui dérober un baifer. Je n'eus pas fitöt pris cette liberté, que la crainte d'ayoir déplu par cette aftion, m'obligea d'en faire des excufesa la Dame, qui bien-loin de s'offenferde ma hardieffe, me dit fort fpirituellement que j'avois bien fait de me payer par mes propres mains du fervice que je lui avois renclu, & qu'elle auroit pu négliger de reconnoitre. P vj  34$ Histoire Quand nousfümes arrivés a la porte de la maifon des trois fceurs, leur mere me pria d'entrer. Ce que je fis fort volontiers. On m'y préfenta des rafraichiffements, 6c je m'y arrêtai jufqu'è ce que je jugeai que Ia bienféance exigeoit que jepriffe congé de la compagnie. Néanmoins, avant que je me retirade, je demandai è la Veuve Ia permifïion de Ia venir quelquefois affurer de mesrefpecls. Enfin, je quittaiDona Maria, J'étois fi tranfporté d'amour, & j'en avois Pefprit fi troublé, qu'au-lieu de m'en retourner chez moi, je pris Ie chemin de 1'Univerfité. Je ne reconnus mon erreur, que Iorfqu'étant arrivé a Ia porte, je me mis en devoir d'y frapper. Tuconcois bien que je ne dormis guere cette nuit, après avoir pafie la journée comme je te 1'ai raconté. . te f«s Ie jour fuivant aux écoles de 1'Univerfité, ou ma diftraöion fut telle, qu'en fortant je n'aurois pu dire de quelle matiereon y avoit traité. L'après-dïnée, fans pouvoir m'en défendre, jeme rendis chez Dona Maria, que j'écoutai plus attentivement que je n'avois fait mon Profeffeur le matin , & qui me détacha fi bien de 1'Univerfité, que je celfai bientöt d'y aller. Je renoncai aux Ordres que j'avois voulu prendre. Je changeai mon habillemenï  de Guzman d'Alfarache. 349 eecléfiaftique en un habit fécuüer des plus riches; & après avoir payé mon Höte, je me mis en penfion chez la Veuve du Docteiir Gracia; ou pour parler plus jufte , je m'abandonnai au Démon qui m'entrainoit, Tous les gens fenfés , & qui étoient dans mes intéréts, déplorerent mon aveuglement. Le Reef eur même eut la bonté de me faire une charitable remontrance Air le changement de ma conduite; mais tous fes difcours judicieux furent inutiles. II fallut que je fubiffe mon fort, qui étoit de m'abymer; ou bien le Ciel vouloit peut-être par-la dérober un mauvais fujet k 1'Eglife. CHAP1TRE V. Guzman fe remark d Alcala , & reviem peu de temps après demeurer d Madrid avec fa nouvelle Epoufe. Je vivois délicieufement chez mes noirvelles Höteffes. J'y faifois très-bonne chere; elles prévenoient mes defirs; elles ne cherchoient qu'k me plaire en toutes chofes. En un mot, j'étois le maïtre du iogis. Une vie fi voluptueufe dura trois mois, au bout defquels je parlai de mariage. Nous fümes bientöt d'accord fur les articles; & pour poufler la folie encore  350 H I S T O I R E» plus loin , je fis une grande dépenfe en ha« bits de noces, tant pour la mariée que pour fon prétendu. II fembloit que j'etiffe des écus a compter par boiffeaux. Cependant pour dire la vérité, je jouois de mon refte. Ma belle-mere , qui étoit une bonne femme des plus faciles a éblouir, voyant tout le fracas que je faifois, s'imagina que j'avois des biens confidérables, que la fortune de fes autres filles étoit affurée, & qu'un gendre tel que moi alloit améliorer les affaires de fa maifon. Comme il faut qu'un jeune homme s'occupe, elle me propofa de m'appliquer a la médecine, en me difant que c'étoit une profeffion très-lucrafive ; Sc que fi fon mari eut été plus laborieux, il auroit laifié fa Veuve & fes enfants fort a leur aife. Pour mieux m'engager a prendre ce parti, elle m'offrit tous les Livres Sc les Mémoires du Dofteur Gracia , ne doutant pas, difoit-elle, qu'avec ce fecours Sc 1'excellent efprit que j'avois, je ne devinffe en peu de temps unhabile Médecin. Pour lacontenter, j'eus lacomplaifance de m'affujettir pendant fix mois a étudier fous de fameux Profeffeurs en Médecine. Leurs lecons ne furent guere de mongoin. Auffi, m'ennuyant d'une étude fi défagréable, que je n'aimois point, Sc qui ne pouvoit me donner de quoi vivre que dans ma vieilleffe,  de Guzman d'Alfarache. 351 je m'en dégoütai. Je feignis d'avoir recu des lettres d'un de mes amis, qui me mandoit qu'il avoit occafion de me procurer a Madrid un emploi honorable, & ou je ne manquerois pas de m'enrichir en très-peu d'années. Je fis part de cette nouvelle a ma belle-mere, qui la croyant véritable, fut la première a me confeiller d'accepter eet emploi, malgré Ie regret qu'elle avoit de me perdre. L'averfion que je me fentois pour la Médecine , n'étoit pas la feule raifon que j'euf fe de quitter Alcala. J'en avois encore d'autres. Je me voyois fort courtd'argent, & j e n'étois pas bien-aife de montrer la corde dans une Ville oh j'avois jufqu'alors paffe pour un homme aifé. Outre cela, je te dirai que Dona Maria, depuis notre mariage , s'étoit avifé de renouer commerce avec certains écoliers dont elle n'avoit pas dédaignélatendreffeauparavant. Ce qui me déplaifoit d'autant plus, qu'elle ne pouvoit attendre de la reconnoiffance de ces galants que des ferenades & des boites de confitures. Je n'étois nullement fatisfait de ces viandes creufes. II me fembloit qu'un mari qui vouloit bien fermer les yeux fur les galanteries de fa femme, méritoit du moins que 1'abondance régnat dans fa maifon. Je me réfolus donc a m'éloigner d'un  351 Histoire féjour oh monépoufe avoit de fimauvaifes connoiflances, & d'aller nous étabür av Madrid, oü nous pouvions compter d'en faire de meilleures. ^ Nous étant préparés a ce voyage, nous dimes adieu a nos amis & a notre familie, & nous nous rendimes en bon équipage a Madrid , ville appellée a jnfte titre la reffource des malheureux. Je m'étois brouillé avec Ie Seigneur Dom André mon beaupere, k 1'occafion de mon ("econd mariage, que j'avois contradé contre fon avis. Nous avions rompu tout commerce enfemble. Je ne fongeois plus a lui; a 1'égard de mes créanciers, comme j'avois encore devant moi plus de deux ans, j'étois fort en repos de ce cöté-la. J'efpérois qu'avant qu'ils fuffent en droit de m'inquiéter, je ferois quelque bon coup de ma fagon, ou que la beauté de ma femme nous mettroit en état d'aller nous faire loin d'eux un folide établiffement. Un pauvre diable de Marchand d'Alicante fut le premier qui donna dans nos filets. Nous 1'avions rencontré fur notre route. II s'étoit joint k nous ; & pour fes péchés en voyant Dona Maria, il avoit concu pour elle un amour violent. Nous nous en appercümes bien, lorfqu'étant arrivés a Madrid , il nous entraina , pour  de Guzman d'Alfarache. 353 glnfi dire, dans fon auberge, oii il nous affura que nous ferions a nierveilles. L'Höteffe, nous dit-il, eft une des meilleures femmes du monde. Elle a des chambres de la derniere propreté; & il demeure a deux pas de chez. elle un fameux Rötiffeur qui nous fournira tout ce que nous voudrons avoir. II n'y eut pas moyen de tenir contre la vicacité de fes inlïances, qui nous déclaroient affez la bonté de fes intentions. Nous nous laiffames perfuader & conduire a fon auberge. Nous y fïïmes parfaitement bien recus par l'H6telTe, qui nous parut effectivement d'un très-bon caracfere, & fort amie du Marchand. Elle nous donna Ia plus belle chambre de fa maifon, &s'offrit civilement a nous rendre fervice clans toutes les occafions ou nous pourrions avoir befoin d'elle. Notre Compagnon de voyage nous pria de lui laiffer le foin de nous faire apprêter un bon fouper; & il s'en acquitta en homme riche, & qui avoit envie de plaire. II n'épargna rien pendant le repas pour gagner mes bonnes graces. II me fit plus d'honnêtetés qu'a ma femme, peut-être paree qu'il me croyoit plus oppofé qu'elle a fon deffein. Après le fouper, je demandai a compter, & 1'on me dit que tout étoit payé. J'en fus ravi; mais pour lui faire connoitre  JH Histoire que je (avois régaler aiiffi-bien que lui, je l'invitai a diner pour le lendemain. J'envoyai chercher le Traiteur ou Rótiffeur, car il étoit 1'un & I'autre, & je lui ordonnai de préparer un repas délicat pour trois perionnes. II eft vrai que je me promettois bien quele Marchand en feroit les fraix; & pour eet effet, auffi-töt que nous eumes diné, je fortis fous prétexte d'avoir une affaire deconféquencequi m'appelloitdans le quartier de la Cour , en le priant de m'excufer, & de vouloir bien tenir compagnie a mon époufe. C'étoit-la juftement ce qu'il fouhaitoit, & moi de même. Dona Maria, quoiqu'affez parée de fa beauté naturelle, avoit paffé toute la matinée k y ajouter tous les charmes qu'elle avoit pu emprunter de Fart. De forte qu'elle avoit un éclat dont il étoit tout ébloui. Elle lui propofa de jouer pour le défennuyer, & lui gagna cent beaux ducats qu'il voulut perdre "par galanterie. Cene fut-la quele commencement du branie : car devenant plus libéral a mefure qu'il prenoit plus d'amour, il fe jetfa dans une dépenfe effroyable. II fit préfent k ma femme de plufieurs habits magnifiques, & de quantité de bijoux. II la menoit tantöt a la promenade, tantöt aux fpedfacles, &: nous régaloit elle & moi tous les jours a  de Guzman d'Alfarache. 355 grands fraix. Je m'imagine, me diras-tu, que toutes fes générofités n'étoient pas en pureperte pour lui. Je le crois comme toi. Dona Maria étoit naturellement trop reconnoiffante pour les payer d'une parfaite ingratitude. Mais c'eft de quoi je ne me fouciois guere. L'époux d'une coquette , quand il eft dans Pindigence, & qu'il trouvé fon compte a laiffer fa femme coquetter, doit être complaifant. Les fots font les galants qui achetent cliérement de lui une chofe dont il eft faoul. Pour moi, je me revis en peu de temps par ma complaifance dans unegracieufefituation. Toutc*e qui nous chagrinoit mon époufe & moi, c'eft que notre Hótetfe faifoit femblant de ne fouffrir qu'è regret la bonne intelligence qu'elle voyoit entre ma femme & le Marchand. Qn ne lui avoit fait que de petits préfentspour la rendre traitable ; elle vouloit de plus grands proftts; cela fut caufe que nous délogeames. Nous louames une maifon toure entiere, poury vivre en pleine liberté, & nous la garnimes d'affez beaux meubles, dont le Segnor Diego,(c'eft aind que fe nommoit le Marchand,) eut Ia bonté de faire la dépenfe. O lajoyeufe vie que nous menions la-dedans! la bonne chere, Pamour & tous les plaifirs fembloient y faire leur féjour.  35^ HlSTOIRE Le Marchand ne pouvoit être plus fatiffait qu'il 1'étoit de fon fort, & nous n etionspas moins contents du notre. La concorde & la paix régnoient dans notre petit ménage , lorfqu'un jeune Seigneur Flamand, beau, bien fait & è grand équipage, vit ma femme a la Comédie avec Ie Segnor Diego , & la trouva fi aimable , qu'il eut envie de la connoitre. TI ne fouhaitoit pas moins de favoir qui étoit 1'homme qui 1'accompagnoit. La Dame lui paroifloit une perfonne de qualité, tant par fes habits que par fon airnoble, &le Marchand avoit une mine baffeavec un habillement qui ne donnoit pas uneidée avantageufe de facondition. II ne favoit que penfer de ce bifarre affemblage. II prit d'abord Diega pour un domeftique de Ia Dame ; mais Diego avoit avec elle un air familier, qui lui fit croire enfuite que c'étoit fon mari. Pour être informé de la vérité, il les fit fui* vre après la Comédie par un Iaquais qui avoit de 1'efprit, & ce Iaquais ayant tout découvert par fes perquifitions, lui en fit un fidele rapport. Le Gentilhomme Flamand, ravi d'avoir jetté les yeux fur une perfonne de bonne compofition , fe flatta de la fouffler au Négociant dont la figure étoit fi différente de Ia fienne. Pour y parvenir, il eut une fecrete con»  be Guzman d'Alfarache. 357 férence avec notre ancienne Hóteffe, qu'il mitdans fes intéréts par des préfents,& quï ne demandant pas mienx que d'être employee a de pareiHes affaires, promit de le bienfervir pour fon argent. Cette femme dont nous nous étions féparés a 1'amiable nous venoit voir quelquefois. Elle ménageoit notre connoiflance, 011 fi vous voulez celle de mon époufe, pour en profiter dans 1 occafion. Un jour, dans un entretien particuher qu'elle eut avec Dona Maria , elle lui fit un portrait flatteur du Flamand & Un paria de facon, qu'elle 1'engagea, fans que Diego en fut rien , è une promenade ou ce jeune Gentilhomme fe trouva comme par hafard. Outre qu'il étoit fait a peindre & beau par excellence, il avoit 1'efprit agreable & infinuant. Ma femme fe fentit d abord du goüt pour lui, & ne le laiffa pas long-tempslanguir. Les marqués de reconnoifiance de ce galant ne furent pas comme celle de Diego, des montres de dix a douze pidoles, ni des habirs de peu de valeur; ce furent des bourfes de centdoublons, des diamants de prix , de fuperbes tentures de tapifferies&dela vaiffelled'argent. Vive la Nobleffe : dès que nous vimes que ce Seigneur répandoitfur nous les richeffesit pleines mains, nous nous attachames a lui, & nous commencames a  358 HlSTOIRE négliger furieufement notre Bourgeois d'Alicante. Plus de complaifance , plus d'attention pour lui; Dona Maria en fa préfence même favorifoit fon rival. LeSegnor Diego ne manquoit pas de derte. C'étoit un de ces riches Marchands qui feregardent comme des gens de qualité. Ne pouvant fouffrir qu'on lui préférat quelqu'un , après tout ce qu'il avoit fait pour nous, il en murmura. Des murmures, il paffa aux reproches, Sc des reproches aux menaces. Ses emportements exciterent mon courroux. Je lui parlai en homme qui vouloit être maitre dans fa maifon. En un mot, je le maltraitai fort, Sc lui fis même comprendre que s'il m'échaufTóit encore les oreilles, je lui apprendrois a vi vre. Dans Ie fond , je ne lui devois rien. S'il avoit dépenfé beaucoup chez moi, on lui en avoit donné quittance. II ne s'étoit point attendu que je le prendrois fur un ton fi haut; Sc jugeant par-la qu'il avoit plutöt été ma dupe que moi la fienne , il prit le parti de fe retirer en ere vant de rage Sc de dépir, aulieu de rendre mille graces au Ciel de 1'avoir délivré d'une fi dangereufe fangfue. Le Gentilhomme Flamand, bien-loin de diminuer la dépenfe qu'il faifoit au logis , Paugmentoit de jour en jour. II nous accabloit de préfents. Auffi c'étoit une chofe a  de Guzman d'Alfarache. 3™ voir que les grands airs que nous nous donmons Javois trois Iaquais, ma femme deux fuivantes. Nous vivions comme f, la profpente dont nous jouidions eut du toujours dn rer Cependant nous n'étions pas forteloignes de fa fin. Notre galant s'avifa pour nos pechés & pour les fiens, de vanter fa bonne fortune a un Comte dé fes amis, jeune Seigneur de la Cour, & de IV niener chez nous. Celui-ci n'eut pas fitöt vu Dona Maria, qu'd devint rival du Fla™nd',P* encore pour cela. Elle avoit affez d efprit pour les accorder tous deux. Mais le Comte voulant affocrer a fes plaitas deux ou trois autres Petits-maïtres les introdinfit dans notre maifon, oü toute cette bnllante jeuneffe fe mit a faire un fracas de tous les diables :on n'entendoit au logis que nre & chanter nuit & jour: on ny faifoit que jouer & boire. Et comme ces jeunes gens n'étoient pas toujours bien en efpeces, ,ls empruntoient,ilsjdl!oient, & tout leur argent venoit fondre chez nous, fans que je m'appercuffe que notre fonds augmentSt de beaucoup , quoique nous tirafïions journellement un profiteer, tam de leurs débauches. Nous didipions le bien a mefure que nous le gagnions. f ne yiefi.agitee ne pouvoit manquer de nous attner quelque malheur. Deux de ces  360 HlSTOÏRE Petits-maitres, déja défunis par la jaloufie ; eurent au jeu une difpute, qu'ils poufferent jufqu'a mettre 1'épée a la main. Ils fe battirent; Sc avant qu'on put les féparer, il y en eut un qui fut bleffé mortellement. Les parents de ces jeunes Seigneurs , ayant appris que eet accident étoit arrivé dans ma maifon, qui leur parut une fource de défordres, m'envoyerent enlever de mon lit un beau matin par une groffe troupe d'Archers, qui me menerent en prifon , après avoir joué de la griffe chez moi, Sc rafflé mes meilleurs effets. Cette fubite irruption de la Juftice réveilla délagréablement ma femme, qui fe leva öc s'habilla promptement pour aller trouver le principal de mes Juges, perfonnage des plusgraves, & aufïi refpedfable par fon air prude, que par fon age avancé. Elle fe jetta les larmes aux yeux k fespieds, Sc implora fon appui par des paroles trèstouchantes. Le vieillard,malgré le froid des années, fut moins attendri par les difcours de la folliciteufe, qu'échauffé par les charmes de fa perfonne. II la releva ; Sc pour lui donner , difoit-il, une audience particuliere , il la fit entrer dans fon cabinet, ou tandis qu'aflife auprès de lui, elle racontoit fon affaire le plus k fon avantage qu'elle pouvoit. Le vieux Satyre, qui ne 1'écoutoit  de Guzman d'Alfarache. 30"» Pécoutoit point, lui effuyoit les pleurs avec un mouchoir d'une main, & lui paflbitl'autreen tremblant fur la gorge. Enfin, il conjöla mon époufe , en lui faifantefpérer que la trifte aventure arrivée chez elle, n'auroit aucune fêcheufe fuite , & fur le champ il envoya ordonnerde fa part au Conciërge de la prifon, de m'y faire un bon traitement, C'étoit un Magidrat d'une grande autorité, & qui dès ce moment-la auroit pu m'en faire fortir, s'il eut voulu; mais il avoit encore des audiences k donner k ma femme. Comme en effet, il lui dit en la quittant, qu'elle n'avoit qu'a le revenir voir Ie lendemain a la même heure Ce qu'elle fit. II 1'attendoit dans fon cabi'net ou elle Ie trouva , frifé, poudré, mufqué\ avecime barbe retrouffée. II promit dans cette feconde vifite que je ferois élargi Ie jour fuivant; & il fallut encore que ma femme pnt la peine de retourner chez lui pour recevoir de fa main 1'ordre de mon elargidement. Je m'eftimai fort heureux de me voir fi promptementhors de cette affaire, quoique ce fut aux dépens de la moitié de mes effets. Je me flattois qu'è 1'ombre dupuiffant proteöeur que Dona Maria venoit de ie faire, nous pournons impunément aller toi^ours notre train. Dès i'après-dinée, je Tornt il q ■'  362 HlSTOlRE me rendis a fon Hotel, oü je leremerciai de fes bontés. 11 me reeut d'un air honnête, & me témoigna que je lui ferois plaifir de le voir quelquefois, & de diner avec luk Je parus infiniment fenfible a eet honneur, & je. le fuppliai en prenant congé de lui, de nous continuer fa protection. 11 me proteffa que je pouvois compter la-deffus;& pour m'en donner une forte affurance, ilnous honora d'une vifite dès le foir même. Nous lui fimes une réception dontil eut tout lieu d'être content. Quand il auroit été le premier Miniftre de la Monarchie d'Efpagne , nous ne lui aurions pas marqué plus de refpecl. Comme il nous dit qu'il aimoit la mufique, nous fïmes mon époufe & moi un petit concert qui fut fort de fon gofit. Enfuite nous le régalames de quelques confitures., qui lui donnerentoccafion de nous en envoyer le lendemain une caifTe, dont on lui avoit fait préfent. Ce galant furanné s'accoutuma peu-apeu a venir tous les foirs dans une maifon oü il étoit fi bien recu. Ma préfence pourtant ne laiflbit pas de le gêner; & pour m'écarter, il me dit, un jour, qu'il m'avoit invité a diner chez lui, qu'il ne pouvoit plus fouffrir qu'un homme qui avoit de Tefprit comme j'en avois , paffat fa jeuneffe dans 1'oifiveté: qu'il avoit deffein de m'occuper  de Guzman d'Alfarache. 363 en me faifant avoir un emploi : qu'il en favoit un qui me convenoit, & oü je ferois bien mal-adroit fi je ne m'enrichiflbis pasen peu de temps. Je lui répondis que je n'étois oifif que malgré moi : qu'il m'obligeroit fenfiblements'ii me procuroit quelque occupation utile, & que je m'en acquitteroisde facon, qu'il n'auroit aucun reproche a me faire. Deux jours après, il vintaulogis, & me mit entre les ma'ins une commiüion toute prête d'Ofïïcier Receveur des Tailles du Roi, en me fignifiant qu'il falloit que dès le lendemain, pour tout délai , je partiffe pour me rendre au quartier de mon département. Quoique je n'aimaffe guere eet emploi, je I'acceptai, & j'en fis a mon bienfaicreur les mêmes remerciments que je lui aurois faits, s'il m'eüt élevé a un des premiers poftes du Royaume. Ma femme n'en étoit guere plus contente que moi. Néanmoins nous réfolumes dans notre confeil fecret, d'en tater un peu, & d'éprouver fi, pendant mon abfence, notre amoureux barbon feroit affez généreux pour réparerla pertedu Gentilhomme Flamand. Je m'éloignai donc de Dona Maria, laiffant le champ libre k fon vieil Adonis. J'arnve au beu de mon département. Je fuis Hiltalle dans mon emploi. Je me prépare Q n  364 HlSTOIRE a 1'exercer. Mais hélas! que nous trouvons de prés les chofes difFérentes de ce qu'elles paroiffent de loin ! Je connus bientöt que mon pofte n'étoit pas de ceux oh l'argent nous vient en dorrnant; & que pour y gagner feulement ma vie, je devois m'attendre a fuer fang & eau. Outre qu'en tourmentant les miférables & en faifant mille violences, on ne s'acquiert point 1'amitié du Public. En un mot, ce métier me déplut. Je ne fais fi je n'euffe pas mieux aimé celui de voleur de grands chemins. Auffi mepropofois-je, au bout des trois premiers mois, de demander qu'on me rappellat. Ils n'étoient pas encore expirés, que mon Patron m'écrivit lui-même de revenir a Madrid. Sa lettre me caufa plus de joie, que je n'en avois reffenti lorfqu'il m'avoit fi charitablement tiré de prifon. J'abandonnai de bon cceur mon pofte , & m'en retournai vers mon protecteur , fort curieux de favoir pourquoi il s'ennuyoit de mon abfence. Je commencai par Palier voir en arrivant. II fe mit d'abord a fe plaindre de Phumeur coquette de Dona Maria : Vous avez, me dit-il, une femme qui a un grand défaut. Elle n'aime que les jeunes gens. J'ai eu beau lui repréfenter que les fréquentes vifites qu'ils lui font, la perdront infailüblement. Jufqu'ici je n'ai pu Pengager k  de Guzman d'Alfarache. 365 leur rompre en viftere. C'eft une petite incorrigible. Je nevous ai rappellé, pourfuivit-il, que pour vous informer de fon indifcrétion, & vous avertirde prendre garde a fa conduite , de peur qu'il ne fe paffe encore cnez vous une fcene pareille k celle que vousfavez. On ne trouve pas toujours des pmteftions puiffantes & défintéreffées. J'entendis bien ce que cela fignifioit, & je" promis au Vieillard d'employer tout le pouyoir que j'avois fur ma femme, pour 1 obhger de vivre avec plus de retenue. Apres avoir fait cette promeffe, qui réjouit un peu le bon-homme, je me rendis chez moi, fort aff,iré qu€ mon époufe, de fon cote, m'en alloit bien conter. Je i'excufois par avance d'avoir fait quelques infidélités au protecf eur, qui avoit un vrai vifage de vieux, & qui étoit encore plus vieux qu'il ne le paroiffoit. Effecfivement, k peine eus-je rapporté è ma femme ce qu'il venoit de me dire, qu'elle fe déchaina contre lui le traitant d'infême avare, & difant qu'elle n ayoit recu de lui depuis mon départ que des préfents frivoles. J'entraidansle reffentimentqu'elle avoit de 1 avance de ce vilain jaloux , & je Iaiffai venir dans ma maifon plus dejeunesgens qu il n en venoit auparavant. Ce que notre Q «j  366 HlSTOIRE Magiftrat ayant remarqué, ilme reprocha aigrement que je lui avois manqué de parole; & comme s'il ent fait ma fortune , il me dit que je reconnoifibis bien mal les bienfaits dont il m'avoit comblé. Jefeignis de vouloir m'excufer , mais je n'en fis ni plus ni moins. II me paria une feconde fois , fe plaignant que pour pouvoir entretenir ma femme en particulier, il étoit obligé de vecir chez moi a des heures qui le dérangeoient. Je perdis a la fin patience; & pour nous défaire d'un homme fi incommode, je lui fis dire deuxou trois fois qu'il n'y avoit perfonne au logis , quoiqu'il fut bien que nous y étions. Dès qu'il s'appercut que nous cherchions a nous affranchir de fa tyrannie, fon amour fe eonvertit en haine , & ce Juge pafiionnédans fa fureur , nous fit condamner a fortir de Madrid dans trois jours, fous peine d'être enfermés pour le refte de notre vie. II s'imaginoit qu'il nous réduiroit paria fans doute a implorer fa miféricorde, &c a faire ce qu'il lui plairoit. II fe trompa. Dès que cette injufte fentence nous fut fignifiée, nous devinames aifément qui 1'avoit fait rendre, & nous primes la réfolution d'y obéir. Ma femme aimant mieux aller jufqu'au bout du monde, que d'avoir jamais affaire a ce vieux forcier; & moi  de Guzman d'Alfarache. 367 voyant approcher le temps que mes eréanciers attendoient peut-être avec impatience pour me faire remettre en prifon. CHAPITRE VI. Guzman & fa femme ayant été chafjes de Madrid pour leurs bonne vie & mceurs , vont d Seville. Gufman re~ trouvé ld fa Mere. Suites de cette rencontre. Nous nous défïmesdès le premier jour de nos meubles & de tout ce qui auroit pu nous embarraffer dans un voyage. Le fecond jour, nous louames quatre mules , dont nous avions befoin , pour nous voiturer & pour poner notre bagage, & le troifieme d'affez bon matin, nous partimes fans regret d'une Ville oü, pour peu que nous euffions encore demeuré , nous aurions été obligés de vendre nos marchandifes au rabais. Nous primes le chemin de Seville , autant pour fatisfaire le defir que j'avois de revoir ma Patrie, que pour contenter DonaMaria,qui,furles merveiliesqu'eHesm'en avoit oui raconter, fouhaitoit ardemment Q iv  368 HlST OIRE d'en juger par fespropres yeux. Je lui avois dit, entr'autres chofes, qu'on voyoit inceffamment arriver du Pérou a Seville un grand nombre de Marchands chargés d'or, d'argent & de pierreries. Elle brüloit d'inipatience d'eflayer fes regards fur cesriches mortels, & de remplir fes coffres de leurs dépouilles. Cependant quelque bon deffein que nous euffions fur eux , nous n'allions qu'è petites journées, de peur de nous fatiguer. J'avois un fecret plaifir a confidérer les Pays par ou j'avois paffé, quoiqu'ils me rappellaffent le fouvenir des triftes aventures de ma première jeuneffe. Je reconnus Ie cabaret oh j'avois été garcon d'écurie; & a la vue de Cantillana, je m'imaginai fentir encore ces excellents ragouts de mulet dont on m'y avoit autrefois régalé. Je me fouvins auffi, a quelques lieues de-Ia, des coups de baton que j'avois recus de deux Archers de la Sainte-Hermandad. Je ciinai dans cette charmante taverne ou Pon mangeoit des poulets en omelette, & Je récit que je fis de cette hiffoire a ma femme , la divertit infiniment. Enfin, je m'arrêtai a eet hermitage, qui m'avoit fervi de gite la première nuit de ma fortie de Seville ; & tranfporté d'une joie fi tendre qu'elle m'arrachoit des pleurs, j'apoftrophai le Saint dans ces termes: „ O grand Sain|  de Guzman d'Alfarache. jfy ♦» Lazare ! quand je m'éloignai des deerés » de yotre Chapelle, j'avois Ia larme è » 1 eed, j etois a pied, miférable, & vous » me revoyez aujourd'hui content, bien » ne fond & bien monté ". ' J.1 ét°ir m,it q«and nous arrivaroes a Ia Vii Ie. Nous defcendimes è Ja première Hotellene que nous rencontrames en entrant. Mous y fftmes fort mal; mais le lendemain m etant leve pour aller chercher un logement plus commode, j'en trouvai un dans le quarner de St. Barthelemi, & j'y fis auffi. tot porter mes hardes. Jedemandai enfuite dans la Ville des nouvelles de ma mere & perfonne ne put m'en dire. Ce qui mé fit croirequ'elle n'étoit plus au monde. Prévenu de cette opinion, qui m'affligeoit, je m enretournai chez moi bien tridement Neanmoins j'étois dans 1'erreur. La bonne femme vivoit encore, & demeuroit è Seville même. Ce fut Dona Maria qui fit cette decouverte deux mois après, & voici comment. Elle avoit fait connoiffance avec quelques jolies Damesde fon humeur. Elle leur paria parhafard de ma mere, & elle fut fort etonnée d'apprendre qu'elle logeoit dans notre voifinage avec une jeune & belle perfonne, qui paffoit pour fa fille. Bon fan* ne peut mentir. Je ne fus pas fi-tot le domicde de ma mere, que j'y volai. Je la Q v  370 HlSTOIRE vis, je Ia reconnus, Sc nous nous embraffa- mes de part Sc d'autre avec une véritable affecfion. Nous nöus contames réciproquement Sz en peu de mots, ce qui nous étoit arrivé depuis notre féparation. Chacun pourtant de fon coté en difant que ce qu'il jugeoit a propos de dire. Elle voulut,parexemp!e, mefaire entendre qu'elle avoit élevé par pure charité la fille qu'elle avoit auprès d'elle, 1'ayant prife en amitié dès fa plus tendre enfance. Je feignis de la croire pieufement fur fa parole, quoique je me doutaffe bien qu'en fe chargeant d'un fi pénible foin, elle avoit eu des vues qu'elle n'ofoit m'avouer. Après un affez long entretien fur les affaires de la familie, j'allai rejoindre Dona Maria, pour la lui amener. Elles s'embrafferent toutes deux a plufieurs reprifes Si avec des témoignages d'amitié que j'admirois dans une belle-mere & dans une bru. Pour célébrer notre réunion, ma mere nous donna chez elle quelques repas, que nous lui rendimes chez nous a notre tour, Comme j'avois befoin d'une vieille routiere telle qu'elle étoit, pour enfeigner k ma femme les manieres coquettes des Damesde Seville, ou la galanterie avoit des ufages différents de ceux d'Alcala Sc de Ma«kid, je lui propofai de yenir demeuree  de Guzman d'Alfarache. 371 avec nous, en lui repréfentant qu'elle y feroit plus agréablement Sc plus a fon aife qu'elle n'étoit. Elle me fit comprendre par fa réponfe qu'elle ne pouvoit fe réfoudre a quitter fa fille d'adoption, Sc que d'ailleurs elle appréhendoit de ne pouvoir s'accorder long-temps avec mon époufe. Je levai le premier obfiacle en confentant de recevoir auffi. chez moi la perfonne dont elle ne pouvoit fe féparer. Vous n'y penfez pas, mon fils, me dit ma mere. Vous connoiffezencore bien peu les femmes.Croyezvous que deux créatures auffi vives que Petronille Sc Dona Maria, puiffent vivre fenlement un mois enfemble, fans fe brouiller, Sc même fans mettre le feu de la difcorde dans toute la maifon ? • Je ne laiffai pas toutefois de vaincre la répugnance que ma mere avoit a m'accorder la fatisfaftion que je lui demandois. II eft vrai que je ne I'obtins d'elle que fur 1'affurance que je lui donnai, qu'elle trouveroit toujours dans ma femme une fille foumife a fes volontés. Encore vint-elle toute feule loger avec nous, aimant mieux que Petronille demeurat.chezelle,que des'expofer en 1'amenant h faire naïfre des divifionsdans la familie. Au commencement, comme on dit, tout eft beau. De 1'un Sc de 'autre cöté, c'étoit a qui feroit paroitre Q vj  37^ HlSTOIRE plus de complaifance. Si !a belle-fille avoit toutes les attentions du monde pour Ia belle-mere, la belle-merecherchoit a prévenir les defirs de la belle-fille. Elles ne fe parloient toutes deux qu'avec douceur; & fi leur bonneintelfigence eut duré,il feroit tombé fur nous une pluie d'or. Mais malbeureufement au bout de trois mois, tout changea de face au logis. Ces mêmes Dames qui s'étoient fi bien accordées jufquesIk , commencerent k tenir une autre conduite. Ma mere voulut gouverner defpotiquement. Ma femme ne le put fouffrir. Elles fe brouillerent, & leur brouillerie alla fi loin, que la paix fut bannie de la maifon. Elles difputoient& fequerelloient a chaque moment du jour. Quelquefois, croyant rétablir entr'elles 1'union , je m'érigeois en arbitre de leurs différends, &l prenois le parti de celle qui avoir raifbn. Alors I'autre, quelque tort qu'elle eut, me fachant très-mauvais gré de Ja condamner, m'apoflrophoit d'une maniere qui faifoit peu d'honneur k 1'arbitrage. Une chofe encore contribuoit è entretenir leurs diffentions. Les vaifleaux qu'on attendoit des Indes n'arrivoient point» L'argent devenoit rare, & par conféquent les profits de galanterie ne pouvoient être que fort médiocres. II falloit néanmoins  de Guzman d'Alfarache. 373 qu'on fit toujours la même dépenfe dans notre ménage , Dona Maria n'étant pas d'humeur a entendre parler d'économie. J'étois même obligé, pour Ia contenter, de lui acheter des habits tous les jours. Nos fonds diminuoient k vue d'ceil, & nos chagrins augmentoient. Nous avions compte fur les Marchands du Pérou qui ne venoient pas, & ce n'étoit que dans 1'efpérance de difpoferde leurs piaftres, que nous avions pris un fi haut vol. Ma femme, a qui j'avois donné une grande idéé de 1'opulence & de la générofité de ces Négociants , n'en pouvoit détacher fon efprit; & dans Fimpatience qu'elle avoit de les voir arriver, elle me reprochoit leur retardement, comme fi j'en euffe été la caufe. Tout retomboit fur moi. Pour comble de bonheur, je fis connoif* fance avec un Italien , Capitaine d'une galere Napolitaine. Ii avoit eu ordre de la Cour de fe rendre k Malaga, pour tranfporter 1'Evêque de cette Ville a Naples; & n'ayant pas trouvé ce Prélat prêt k s'embarquer, il venoit en attendant a Seville chercher des Marchands qui euffent des marchandifes de conféquence a faire paffer en Italië, ainfi que cela fe pratique. Je Ie rencontrai par hafard dès le fecond jour de fon arnvée chez un Négociant; & comme  374 H I- S T O I R E il ne parloit qu'Italien, faute de ne pouvoïr s'expliquer en Efpagnol, qu'il entendoit pourtant, jeleurfervis de truchement dans Pentretien qu'ils eurent enfemble. L'Officier fut ravi de voir un homme qui parloit fa langue aufli-bien que lui, Sc il fe faufila fi bien avec moi, qu'il ne voulut plus me quitter. II avoit de Pefprit, 6c il étoit très-agréable de fa perfonne. Je le menai chez moi, Si le préfentai a ma femme,. qui ne manqua pas de Ie charmer. II nous fit de petits préfents, Sc nous en aurions recu de lui de plus confidérables, s'il eüt eu plus de temps a demeurer a Seville; mais il n'ofa y faire un plus long féjour , dans la crainte de faire attendre 1'Evêque de Malaga , &. de fe gater dans Pefprit du premier Minidre. Ce n'étoit pas lans peine qu'il fe voyoit obligé de s'éloigner de Dona Maria ; Sc je doute qu'il eüt pu s'y réfoudre, s'il n'eüt pas trouvé moyen de concilier fon amour avec fon devoir, en engageant ma chafte époufe a m'abandonner pour le fuivre en Italië. Ce qu'il fit fort bien fans truchement. Après tout, je crois qu'il ne lui fut pas difficile de la déterminer è faire cette démarche. Outre que ma femme étoit plus que jamais mécontente de ma mere, Sc qu'elle m'avoit pris en ayerfion, pour lui  de Guzman d'Alfarache. 375 avoir le plus fouvent donné le tort dans leurs démêlés, elle aimoit le changement. Jefuisperfuadéque le Capitaine qui 1'enleva ne tarda guere a s'en appercevoir. Quoi qu'il en foit, au-Iieu de courir après elle ,&c de fongera la rattraper, ce que j'aurois pu faire en allant a Malaga, oii je ferois arrivé avant qu'il eüt mis k la voile pour retourner en Italië, je fis pont d'or a mon ennemi. Bien fou qui court après fa femme qui 1'a quitté.^ J'aurois plutöt remercié le Ciel de m'avoir délivré de la mienne, fi, pour me rendre fans doute fenfible k fon éloignement, elle n'eüt pas emporté avec elle tout ce qu'il y avoit de meilleur au logis. En quoi le Capitaine 1'avoit honnêtement aidée, fans que j'y euife pris garde. Je n'en avois pas eu le moindre foupgon. C H A P I T R E VII. Guzman , apres la fuite de fa femme , demeure quelque temps avec fa mere. Par quellc rufe il devient enfuite Intendant d'une femme de qualité. J'e u s la prudence de tenir cette affaire fecrete, pour éviter la"honte d'un éclat, fans parler des lardons que les railleurs  376 MlSTOIRE m'diirolent donnés. Je vendis le refte de mon bien, qui confiftoit en quelques meubles Sc en quelques hardes que ma femme n'avoit pas daigné emporter, Sc j'employai l'argent qui m'en revint a me divertir avec mes amis. Ma mere s'accommoda le plus long-temps qu'il lui fut poflible de la vie qu e je menois. Puis s'en étant enfin laffée , elle fe retira dans la maifon ou elle avoit laifle Pétronille , en me difant qu'elle vivroit \h plus en repos, Sc dans Ie fond cette fille étoit plus propre que moi a fervir d'appui è fa vieilleffe. Je ne m'oppofai pas au deffein de ma mere, & nous nous féparames tous deux fans nous brouiller; Tu ne feras pas furpris fi en dépenfant toujours fans rien gagner, je me trouvai bientöt réduit a mon premier état; mais lu t'étonnerois fi je te difois qu'en me revoyant gueux, je fentis un chagrin mortel de n^avoir plus rien. Tu aurois raifon. Cela feroit indigne d'un aventurier , qui, dans quelque mauvaife fituation oü le mette Ia fortune, doit toujours trouver desreffources dans fon génie. Auffi Ie mien ne m'abandonna-t-il pas. J'appris un jour qu'il y avoit dans Seville une riche veuve, dont le mari éroit mort dans les Indes Gouverneur d'une Ville , oh il avoit amaffé de grands biens, dont elle jouiffoit en Andaloufie;  de Guzman d'Alfarache. 377 tftie cette Dame qui vivoit dans une haute dévotion n'avoit point d'enfants, & que fes héritiers étoient tous des perfonnes de confidération ; quelle avoit befoin d'un Intendant ou homme d'affaires, & qu'elle en faifoit actuellement chercher un qui eut de la probité , n'ignorant pas que ces fortes de places n'étoient pas toujours remphes par d'honnêtes gens. Ce pofte tenfa ma cupidité, & je réfolus de ne nen épargner pour 1'obtenir, comptant ma fortune faite, fi j'avois le honneur de foccuper. Après m'être bien tourmenté^ 1'efprit pour inventer quelque rufe qm put m'y faire parvenir, je m'arrêtai è celle que je vais te conter. Je découvris que cette Dame avoit pour directeur un vieux Pere de 1'Ordre de St. Dominque. On me dit qu'elle ne faifoit pas la moindre chofe, fans avoir auparavant confulté ce bon Religieux, qui avoit un empire abfolu fur fes volontés. Cela me fit fonger aux moyens de furprendre Peftime de fa révérence , Sc c'étoit en effet une voie fure pour arriver a mon but. Voici donc comme je m'y pris. Ma mere m'avoit donné une bourfe affez propre. J'y mis huit piftoles & vingt écus d'or. J'y ajoutai une bague de peu de valeur, un cachet d'or Sc un dez d argent, dont ma mere avoit fait préfent a  37& HlSTOIRE ma femme, le jour qu'elles s'étoient vues pour la première fois. Après quoi, j'ötai mon épée , & pris un habit fimple & modefte. J'allai dans eet état au Couvent des Dominicains, oii je demandai a parler au Révérend Pere dont je viens de faire mention. C'étoit un grand Préoicateur &c un faint homme, qui avoit fait plufieurs converfions. On crut que je venois le trouver fur fa réputation, pour me mettre au nombre de fes pénitents. On me conduifit a fa chambre. J'y entrai d'un air hypocrite; & adrelfant la parole au Religieux fans ofer attacher fur hu ma vue, je lui dis d'une voix foible & douce : Mon trés-Révérend Pere, je viens de ramalfer dans la rue cette bourfe, qui paroït pleine de pieces d'or ou dargent. Quoique je ne fois qu'un pauvre homme, je fais bien qu'il ne m'eft pas permis de la retenir. C'eft pourquoi j'ai pris la liberté de vous demander de la remettre , telle que je 1'ai trouvée, entre les mains de votre Révérence, pour qu'elle en difpofe comme il lui plaira.. Le bon Pere, a ces mots, ouvrit de grands yeux pour me confidérer. depuis les pieds jufqu'a la tête, &c auffi charmé de mon aöion , qu'elle lui auroit paru condamnable s'il en eüt pu pénétrer le motif, il loua d'autant plus la délicatefle de ma    de Guzman d'Altarache. 379 föïïfcience, qu'elle étoit plus rare dans les hommes indigents. 11 ne pouvoit affez m'admirer;& fefentantenmême-tempsuneenvie de me rendre fervice, pour récompenfer ma vertu , il me fit des quefiions fur mon état & fur mes talents, afin qu'il put favoir de quoi j'étois' capable. Mon Révérend Pere, lui dis-je, il y a quelque temps que je fuis è Seville ou je ne fuis point occupé. J'ai quitté la recette des Tailles de Madrid ou j'ai été employé, & ou j'ai mieux aimé mettre du mien que de me réfoudre a perfécuter les pauvres gens. De Receveur des Tailles, je me fuis fait Intendant d'un grand Seigneur, dont les affaires étoient fort dérangées. Néanmoins, avec Paide de Dieu, je ferois venu a bout de les rétablir, s'il ne les eüt pas gatées, è mefure que je les raccommodois, Enfin, après Favoir fervi pendant quatre années avec tout le zeleck toute la fidélité que je lui de vois, je fuis fortis de chez lui plus gueuxqueje n'y étois entré, & fans avoir été payé de mes gages. Le Révérend Pere m'écouta jufqu'au bout avec une extréme attention; & furpris d'entendre parler en fi bons termes un homme dont 1'habillement ne prévenoit point en faveur de fon éducation, il me demanda fi j'avois étudié. Je lui répondis que  HrsToiitE j'avois fait toutes mes études, dans Pintention d'être Prêtre ; mais qu après avoir bien rédéchi fur un deffein qui demandoit tant de vernis que je n'avois pas, je m'étois determiné al'abandonner. Ilfutcurieux de m'interroger fur des matieres théologiques, pour voir jufqu'oii pouvoit s'étendre ma capacité; & comme j'avois la mémoire encore toute pleine des Iegons de mes Profeffeurs de Théologie, je lui répondisd'une mamere qui Pétonna. J'eus avec lui un entretien de deuxheures il parut fi content de moi, qu'il me témoigna que j'avois gagné fonamitié : Allez, me dit-il enfuite, en me congédiant, je dois demain Dimanche prêcher dans notre Eglife. J'y publierai la bourfe que vous avez trouvée. Revenez ici Mardi: j'efpere que j'aurai quelque bonne place k vous offrir. Après avoir quitté fa Révérence, je me rendis chez ma mere : J'ai perdu, lui disje ,-la bourfe que vous m'aviez donnée, & dans laquelle font votre bague, votre cachet & le dez d'argent de Dona Maria, ayec huit pidoles & vingt écus d'or qui faifoient tout mon bien. Heureufement elle eft tombée entre les mains d'un Pere Dominicain, qui doit la publier au Sermon qu'il fera demain dans fon Eglife. II faut, sift vous plait, que vous Palliez rédamer,  de Guzman d'Alfarache. 3Si comme une chofe qui vous appirrient: je ne veux pas paroitre devant ce Religieux, pour certaines raifons que je vous dirai dans Ia fuite. J'ajoutai è ce difcours quelques inftruftions, avec quoi Ia bonne femme ne manqua pas le jour fuivant de fe rendre al'Eglife des Peres de S. Dominique, Elleentendit le Moine prêcher. II employa Ja plus grande partie de fon Sermon a Iouer 1 aftion que j'avois faite. II ne pouvoit, difoit-d , trouver des termes affez forts pour faire Péloge d'un pauvre homme, qui, fans avoir égard a fa mifere , n'avoit pas voulu retemr un bien qui n'étoit pas a lui.. Enfin, Ie Prédicateur s'étendit beaucoup Ia-deffus, & paria d'une faeon fi pathétique , qu'il fit fondre en pleurs fon auditoire- Toute Paffemblée, touchée de mon indigenceen faveur de ma vertu , m'auroit volontiers fait part de fes richefiès. II y eut meme des perfonnes qui porterent au Pere après fon Sermon de l'argent pour moi. Ma mere fe fit connoïtre a lui pour la maitreffe de Ia bourfe, en fpécifiant ce qu'il y avoit dedans; & lorfque Ie Religieux la lui eut rendue, elle 1'ouvrit devant lui, pour en tirer deux piftoles qu'elle lui mit dans Ja main, en le priant de les donner, comme une marqué de fa reconnoiffance , è HhpjiJiete homme qui avoit fi bien obfervé les  382 HlSTOÏRE Commandements de Dieu. Ce ne fut pas tout encore: pour fuivre exaétement mes inftruclions, elle remit une pidole a fa Révérence, pour faire dire des Meffes pour les ames du Purgatoire. Ma bourfe ayant donc ainfi paffé fans péril par deux mains étrangeres , revint entre les miennes, comme elle en étoit fortie, a trois piftoles prés. Le Mardi ne fut pas fitöt arrivé, que je retournai vers le Dominicain , qui me recut avec toutes les marqués d'une véritable afteöion : Mon fils, me dit-il, une bonne Vieille k qui la bourfe que vous favez appartient, eft venue ici pour la réclamer, & je la lui ai rendue. Voici deux piftoles dont elle m'a chargé de vous faire préfent de fa part. Je témoignai au Religieux que je me faifois un fcrupule de les accepter, attendu que je n'avois fait que mon devoir en ne gardant pas le bien d'autrui, &quejene méritois aucune récompenfe pour cela. Alors le Pere me dit que je pouffois trop loin mamorale , & il m'obligea de prendre les deux piftoles. Ce que je fis feulement par obéiffance. 1 Enfuite ce bon Dominicain m'apprit qu'il avoit une autre nouvelle k m'annoncer. II fe préfente , me dit-il , un pofte qui me paroït vous convenir, II s'agit d'oceu-  de Guzman d'Alfarache. 383 per une place d'Intendant chez une Dame des plus confidérables de Seville. Vous ferezheureux dans cette maifon, &vousy gagnerez du pain pour le rede de vos jours, fi vous remplifiez fidélement votre emploi , comme /e n'en doute pas. J'ai corcu pour vous tant d'efiime, que je n'ai pas héfité a vous fervir de répondant. A des paroles fi fiatteufes pour un frippon, je me proffernai aux piedsde fa Révérence. J'embraflai fes genoux avec un tranfport qui lui fit affez connoitre qu'il me faifoit un grand plaifir de me procurer une pareille place. II m'aida aufli-töt a me relever, & m'afliira qu'ii jne protégeroit toute fa vie. Puis il me chargea d'une lettre pour la veuve en queftion, en me difant qu'il s etoit entretenu de moi avec cette Dame, & 1'avoit préparée a me bien recevoir. J'allai dès ce jour-la lui rendre chez elle mes premiers hommages, & il ne me fut pas difficile de m'appercevoir par 1'accueil qu'elle me fit, que le Religieux lui avoit dit des merveilles de moi. Elle me recut moins comme un garcon qui fe préfentoit pour etre fon domeftique, que comme une perfonne de mérite, a qui, par eftime, elle auroit donné chez elle un logement. Le Révérend Pere avoit auffi pris foin de régler mes gages & mes profits avec elle. Cepen-  384 HlSTOIRE dant, dans la crainte que ce reglement ne me fatisfit pas, elle eut la bonté de me demander fi i'en étois content. Je répondis d'un air modefte qu'on ne pouvoit Pêtre davantage , & que je ferois tout mon poffiblepour qu'elle le füt autant de mes fervices. Ma perfonne & ma converfation lui plurent infiniment,& elle me témoigna de 1'impatience de me voir chargé du foin de fes affaires, qui avoient, difoit-elle, grand befoin d'être mifes en ordre. Quoique rien ne m'empêchat de demeurer dans fa maifon dès ce moment-la, je ne laiffai pas, pour me faire encore plus defirer, de demander deux jours, & le troifieme, enfin, j'y fis porter un coffre oü étoient toutes mes hardes, qui confiftoient en deux habits affez propres, & en quelques nippes. On me donna un bel appartement, & je remarquai avec plaifir que tous les autres Domeftiques me regardoient comme un Intendant que Madame prétendoit qu'on refpecf at. On me confia tous les papiers, & je m'appliquai avec tant d'ardeur au travail, que je fis plus de befogne enquinze jours, qu'on n'en attendoit de moi dans un an. Ma maitreffe, ravie d'avoir fait 1'acquifition d'un homme d'affaires fi expéditif, nevoyoitpas le Dominicain, qu'elle ne lui en fit de nouveaux remerciments. Ce qui  de Guzman d'Alfarache. 38$ qui caufoit une extréme joie a cebon Religieux, qui fe remettoita me louer, & qui mecroyoit effecfivement un garcon integre & vertueux, tant iï eft vrai qu'un faint homme eft facile a tromper. J'étois fouvent obligé d'aller demander a la Dame deséclairciffementsfurdes chofes dont je ne pouvois être inftruit que par elle-même, & cela nous engageoit tous deux dans de longs entretiens. II falloit me voir alors ckm'entendre parler. J'étois tout fucre & tout miei.Je joignois a Pair du monde le plus refpecfueux des manieres pleines de "douceur; & quand fon propre intérêt me forcoit a la contredire, cc qui arrivoit quelquefois, je lui rendoismes contradiclions agréables par les tours fiatteurs & dehcats dont je favois les affaifonner. II me fembloitque de jour en jour elle p'renoit plus de goüt a ma converfation. D'abord il y avoit des heures régléespour nous entretenir de fes affaires domeftiques, & c'étoit ordinairement le matin, tandis qu''elle etoit è fa toilette ,& le foir après fon fouper. Elle ne s'en tint pas-la: 'elle fe mit ïur le pied de venir 1'après-dïnée dans mon cabinet, tantöt fous un prétexte , tantöt fous un autre, & d'y paffer des heures entieres a me parler de toute autre chofe que dece qui concernoitl'adminiftrationde fes Tome II, r  386 HlSTOIRE revenus. Elle en fit tant qu'a Ia fin je conmis les bonnes intentions qu'elle avoit pour moi. Je feignis long-temps de ne les pas pénétrer; mais quand ces fortes de Veuves s'abaiffent jufqu'a jetter les yeux fur quelqu'un de leurs domeftiques, elles en ont rarement le démenti. Elle fit les trois quarts & demi du chemin, & me dit pour excufer fa foibleffe, que fon deffein étoit de m'époufer fecretement. Je m'abandonnai a ma bonne fortune , & certainement j'en aurois tiré de grands avantages, fi j'euffe eu affez de prudence pour la conferver. C H A P I T R E VIII. Pour quoi Guzman perd tout-d-coup tarnitiè de fa Mahreffe ; & pour quelie raifon il ejl condamné aux galeres.. Quand j'ai nagéen grande eau , j'ai toujours eu le malheurde m'y noyer. Dès que je me vis aimé de ma maitreffe, & confidéré des Domeftiques, comme celui qui faifoit la pluie &le beau temps, je commengai a jouer un autre röle dars la maifon. Je tranchai du maitre abfolu, J'ache-  ra Guzman d'Alfarache. 3S7 tal de riches habits. Je prodiguai l'argent; & pour comble d'extravagance, je pris un fous-irdendant, que je chargeai de tout 1 embarras des affaires. Madame n'étoit pas Plus prudente; & confultant moins fa railon que fon amour, elle approuvoit au-lieu oe bJamer ma conduite indifcrete. II n'en étoit pas de même de fes parentscomme als la connoiffoient pour une Veuvefragde, &qu'ils vifoient a fafucceffion, ils obfervo1ent exacfement fes démarches & les imennes. lis ne m'avoient pas déia «garde de trop bon oeil, lorfqu^ils m'avoient vu entrer k fon fervice. ils s'étoient debes de mon air dévot, & ils furent fort allarmes , quand ils apprirent des gens du Iog,s que , y taillois & rognois k ma fan- ïfn rku- £t Penfer d'étranges choles. Ils ne favoient qui j'étois; & ne me croyantpasmarié, ils mouroient de peur place du defuntGouverneur, fi ce n'étoit pas une affaire dé,a fake. Cette crainte leur paroiffoit d autant mieux fondée, que leur parente avoit, quelques années auparavant, comrafté un mariage clandeftinavec Do^A^redéCe?rS^ui'Parbo»^ur pour les heritiersdela Dame, étoit mort peu de temps après. J'inquiétois donc ces Meffieurs, qu, tinrent entr'eux plufieu»  388 HlSTO. IRE confeils pour délibérer fur les moyens les plus prompts & les plus efficaces de me faire quitter la partie. Ils y auroientnéanmoins perdu leur peine, fi je ne me fufle pas détruit moi-même dans Pefprit de ma Maitreffe, de la facon que je vais te le dire* Le commerce que j'avois avec elle devenoit moins vif de jour en jour de mon cöté, pour deux raifons; Ia première , c'eft que je poffédois fans crainte & fans defirs; & la feconde , c'eftquelaDame n'étoit pas bien ragoütante. Pour furcroit de malheur pour elle , il arriva que je trouvai une de fes fuivantes très-jolie. C'étoit une fille de feize a dix-fept ans , faite a peindre, vive & coquette. Je ne fais qui de nous deux fit les avances, car nous nous fentïmes touta-coup de Pinclination 1'un pour I'autre, & nous nous Ie témoignames en même-temps. Un homme a qui l'argent ne coütoit rien a répandre, & qui dominoit dans la maifon , n'étoit pas pour une foubrette une conquête a méprifer. Elle m'écouta, & nous primes fi bien nos mefures, que nous trompames tous les yeux. II y avoit pourtant d'autres femmes au logis. Mais il n'eft pas poffible que la plus fecrete intelligence' ne fe découvre tót ou tard. Célie, c'étoit le nom de la fuivante , commenca a fe parer de bijoux , & h montrer de l'argent.  de Guzman d'Alfarache. 389 Ses compagnes, par jaloufie, en avertirent leur Maïtreife, qui leur ordonna de vedler fur cette fille, & de ne rien négliger pour apprendre la caufe d'une nouveauté qui lui étoit fufpecle. La veuve fut bien fervie; on m epia, on m'éclaira de fi prés , qu'on s'appercut que j'avois avec Célie des entretiens nocfurnes. Quel coup de poignard pour la patronne! Elle fut d'autant plus fenfibleè cette nouvelle, qu'elle étoit plus prévenue en faveur de ma fidélité. Elle ne pouvoit me croire capable de cette perfidie , & elle voulut favoir la vérité avant que de faire éclater fa vengeance. Je couchois dans une chambre qui communiquoit k lafienne par un cabinet ou il y avoit une petite porte couverte d'une tapifierie. Ce que j'ignorois, c'eft qu'il y avoit auffi une ouverture pratiquée dans le mur de ce cabinet, laquellerépondoitauchevet de mon ht; de forte qu'il étoit aiféd'entendre par-la tous les difcours que je pouvois tenir dans ma chambre, & particuliérement quand j'étois couché. Cette fatale ouverture fut caufe de ma perte. La veuve vint une nuit k eet endroit, d'ou prêtant une oredie attentive a la converfation que J avois alors avec Célie, elle entendit diftinclement que nOusfaifions fon élogedans ws termes bien mortifiants pour elle. QuoiR iij  39° Histoiri! que nous en difions ordinairement béalicoupdemal, ilnenousétoit encore jamais arrivé d'en dire autant que ce foir-la. II fembloit que k diable s'en mêiat pour nos péchés. Nous fimes un févere examen des défauts que chacun de nous avoit remarqués en elk; en un mot, nous la tournames en ridicule depuis la tête jufqu'aux pieds. Tu t'imagines bkn la rage dont elle fut faifie , lorfqu'elk ouit que 1'on faifoil de li beaux portraits de fa perfonne. Fat fu depuis que dans fon premier mouvement, elle avoit été tentée d'entrer dans ma chambre, pour venir décharger fur nous fa fureur; mais qu'après y avoir fait réfkxion, elk avoit mieux aimé fe retirer, pour fe confulter fur le parti qu'elle devoit prendre, que de faire rire è fes dépens tous fes autres domeftiques en leur donnant une femblabk icene. Elk employa Ie refte de cette trifte nuit a méditer fa vengeance. II ne fut pas fttöt jour, qu'elle envoya chercher fon plus proche parent, pour lui dire que j'étois un parfait frippon :que je n'étois pas content de la voler, de la pilkr, & de mettre fes affaires en défordre : que j'ajoutois k 1'infidelle régie de fes biens 1'audacieufe infolence de déshonorer fa maifon .-enfin, qu'elle me livroit au jufte reflentiment qu'il devoit  de Guzman d'Alfarache. 391 avoir de mes fripponneries, & qu'il n'avoit qu'a me faire fubir la rigueur des Loix. Elle ne pouvoit charger de cette commiffion un homme plus propre a 1'exécuter, que ce parent, qui, devant être un jour fon legataire univerfel, avoit plus d'intérêt que perfonne a m'écarter de la teftatrice. Auffi fut-il charmé d'en trouver une ff belle occafion; & il fe hata d'en profiter, de peur que la Dame ne vint a changer de fentiment. II la connoiffoit & voyoit clairement qu'elle n'agiffbit ainfi que par un dépit jaloux. II ufa d'une fi grande diligence , qu'il obtint en moinsde deux heures un décret de prife de corps contre moi. De mamere que je n'étois pas encore levé, qu'un Alguazil & fix Archers vinrent me pincer dans ma chambre, & me trainerent en prifon.. Je crus pour Ie coup que c'étoit une marqué de fouvenir que me donnoient mes L3r!"tS de Gênes * ou mes Créanciers de Madrid. Je n'appris que deux heures après le fujet de mon emprifonnement. Je n'en fus d^abord guere affligé. Je me mis dans Jetpritque ma maitrefle m'aimoit trop, pour youloir m'abandonner a ia févérité desLoix, & j'attendoisè tout moment qua 1 on m'anncmcat de fa part que, n'étant plus irruee contre moi, elie venoit d'obtênir R iv  39l HlSTOIRE des Juges mon élargiffemenr. Alnfi je portois fans impatience & fanschagrin des fers que 1'Amottf , a ce qu'il me fembloit, fe préparoit è brifer; &c je me regardois moins comme un Intendant emprifonné pour fes mauvaifes oeuvres, que comme un Amant dont on puniffoit Pbfidélité. Cependant, je me dattois d'une faufie efpérance. On me fit rendre compte de mon adminiftration, qui avoit duré deux ans. Ce fut alors que les douleurs commence* rent a me prendre. Ladifiipation que ja* vois faite des biens de la Veuve, defquels j'avois difpofé, comme s'ils euffent été a moi, laiflbit un fi grand vuide entre la recette & la dépenfe, que j'aurois défié tous les Intendants des grandes raaifons de le rem'plir. J'eus beau travailler d'efprit, inventer des emplois de deniers, faire des parties d'Apothicaire; tout compté, tout rabattu , je me trouvai court de quatre mille écus. Pour achever de m'abymer, 1'honnête homme ,~fur qui je me repofois du foin des affaires de la Dame , pendant que je ne fongeois qu'a mes plaifirs, ne me vit pas plutöt entre les mains de la Juftice, que, pour fe dérober au même fort, qu'il ne méritoit pas moins que moi, il difparut avec tout l'argent comptant qu'il put emporter. Me voila refponfable de fa condui-  de Guzman d'Alfarache. ?9, te, & chargé de toute i'iniquité. Comment pouvois-jeimpunément me tirer de™ ?e b,en ni ; & la partie > * / avois affaire étoit fi puiffante, que ie ne de vois pas me flatter de fortir de prifon que pour aller fervirle Roi fur Cr' J etois f, perfuadé de cela ou de quelque chofe d'approchant, que je fis Je in " mllement de femme. J'avois déja paffé deux portes, & j'étois fur le point d'erSr bor4n"iere-' l9W"* ^ horme, qui y eto,t, me reconnut. Je por' tois fous ma robe un poignard que je Sai pour ui faire peur; mais I cria. bn ac ou rut a fon fecours, & 1'on m'enferma cUs un cachot noir, d'ou je ne fortis oue pour e reconduitauxgaleres, aquoi jeVu/con damne feulement pour toute ma vie > ■ CHAPITRE IX. Guiman eft mené au Port Ste. Mark avec d autres lionnêtes gens comme lui. Ses ave* tures en chemin & fur Us gakr^ T A ch/me comP°fée de vingt-fix jeuJU nes Foreats tous revêtus du collier de l ord. e, etant prete a marcher , nous parR v  394 H is r o i r e times de Seville, pour nous rendre au Port Ste. Marie oü étoient alors les galeres» Nous étions divifés en quatre bandes, tous enchainés les uns aux autres; & notre conducteur, efcörté de vingtgardes, nous menoit a petites journéés. La première, nous allames coucher k Cabegas, Viltageéloigné de Seville de trois lieues. Le le.««temain dès la pointe du jour, nous étant remisen marche, nous rencontrames un jeune garcon qui chaflbit des petits cochons devant lui. Ce pauvre malheureux, au-lieu de faireprendre k fes bêtes une autre route pour nous éviter, eut 1'imprudence de les faire paffer entre nos bandes ; de forte que nous lui en enlevames la moitié. II eut beau s'en plaindre k notre condufteur, & le prier d'interpofer fon autorité, pour nous obligera les rendre,le conducïeur qui fe promettoit bien d'en manger fa part, fit la fourde oreille a fes prieres.. Nous continuames notre chemin en nous applaudiffant du beau coup que nous venions de faire. Nous en eümes autant de joie, que fi notre liberté y eüt été attachée. Lorfque nous fumes arrivés k une Hötellerie oü nous nous arrêtames pour diner, je fis préfent de mon cochon au conduc seur, qui 1'accepta volontiers, en me té-  de Guzman d'Alfarache. 395 moignant qu'il m'en favoit bon gr/ II demanda auffi töt a 1'Höte & è 1'Höteffe silsaccommoderoient bien ce gibier- ces bonnes gens lui firent connoïtre par 'leur réponfe qu'il ne pouvoit s'adrefTer a de plus mauvais traiteurs. Sur quoi prenant la parole , je lui dis que s'il vouloit me faire détacher de Ia chaïne, pour une heure de temps feulement, je lui fervirois de cuifimer, & que j'étois perfuadé qu'ii feroit content de mon favoir-faire. II ne balanca point a me mettre en état de le lui montrfr» * 're .,UI Préparai un repas dont ii fut tres-fatisfait. Ce qui 1'engagea pendant le voyage a me traiter plus doucement que fes autres. ^ Je fis un autre tour de mon métier dans cette Hotellerie oh il y avoit deux Marchands qui dinoient. Nous voyant Ik tous pele-meleavec eux, ilsavoient une furieuI ln<ïuietude Pour leurs hardes. Un des deux fur-tout ne perdoit point de vue les hennes, & avoit mis fous la table fa valife » lur Iaquelie il appuyoit fes pieds. Je me fentis tente de fripponner celui -la. Je me ghffai fubtilement fous fa chaife, & fendant avec un coüteau bien tranchant fa valile, j en tirai deuxpaquers, que je four» rai dans mon haut de chaufles, & dont je chargeai adroiteraent un de mes camaraR vj  396 H I S T O I R E des, nommé Soto , avec lequel j'avois fait connoiflance dans la prifon. Lorfque Ia chaine fut hors de 1'Hötellerie , & qu'elle eut fait un quart de lieue, je dis a Soto de me donner les paquets, pour voir de quelie efpece étoit notre butin, & pour le partagef entre nous fraternellement. Soto me répondit qu'il ne favoit de quoi je lui parlois. Je crus d'abord qu'il vouloit rire; mais c'ed a quoi il ne penfoit nullement. II perfifta confiamment a nier qu'il eüt recu quelque chofe de moi. Je pris mon lérieux. Je lui reprochai fon ingratitude & fa mauvaife foi. II fe moqua de mes reproches & de mes menaces, & demeura toujours a bon compte faifi des paquets. Son procédé me piqua. Je réfolus de m'en venger, de déclarer la chofe au conducteur, aimant mieux qu'il profitat du larcin que Soto je ne manquai pas, en arrivant a la couchée, d'exécuter ma réfolution. Je n'eus pas fitöt conté le fait au conducteur , qu'il fit appeller Soto , pour lui demander les deux paquets. Le forcat lui répondit effrontément qu'il ne les avoit pas , & qu'il falloit que je fuffe un grand fburbe, pour 1'accufer de les avoir. Ah l vous ne voulez donc pas les rendre de bonne grace , s'écria le conduöeur ! Hé bien , mon ami, nous allons en ufer avec vous  DE GüZMAN D'ALFARACHE. 397 comme vous le méritez. En même-temps il ordonna aux gardes de lui donner la queftion avec des cordes. Soto paiit de frayeur a eet ordre cruel; & eraignaut pour fa peau, il avoua lachement quë les paquets étoient cachés dans le ventre de fon cochon; car il en avoit aufïi attrapé un. Véritablement on les y trouva ; & quand on les eut défaits, on vit plufieurs chapeIets &c braceletsde corail garnis d'or, & bien travaillés. Notre conduöeur en homme qui entendoit parfaitement fon métier t les ferra fans facon dans fes poches, en me promettant une récompenfe, que j'attends encore aujourd'hui. Ce qui prouve bien que ces fortes de gens profitent des mauvaifes aclions des voleurs, fans avoir part a leur chatiment. Depuis ce jour-la, Soto & moi, nous nous ju-ram es une haineimmortelle. Nous pourfuivimes notre route, & a notre arrivée au Port Sainte-Marie , nous trouvames qu'on y efpalmoit'fix galeres pour les envoyer en courfe. On nous laiffa repofer pendant quelques jours dans la prifon , après quoi nous fiimes partagés en fix bandes. Je fus alfez malheureux pour être de celle dont étoit Soto, & par conféquent condamné a vivre avec lui dans Ia même galere. On nous y fit entrer,. On me placa  39^ Histoiri au milieu vis-a-visie grand mats; &cequf me caufa unvéritable chagrin, c'eft que Soto fut mis au banc du patron, de maniere qu d etoit fort prés de moi. On nous donna deux chemifes avec 1'habit du Roi, deux calecons de toile, une camifolle rouge, un bonnet de Ia même couleur & un capof. Apres cela, Ie Barbier vint nous rafer le menton & fa tête. fe ne perdis pas mes cheveux fans regret; quoiqu'ilsfuifent d'un blond qui tiroit fur le roux, ils ne laiffoient pas d etre affer beaux. Me voila donc forpt dans les formes, & il y avoit afturément long-temps que je méritois bien de 1'être. Comme Ie Comité eft un Officier qui a un grand pouvoir fur les galériens, &qui ï exerce ordinairement avec beaucoup de brutahté, je crus que je ferois une bonne affaire, fi je pouvois gagner fon amitié; il couchoit & mangeoit auprès de moi. J'éïois a portee de lui rendre de petits fervices, & je ne manquois pas une occafion. } allois le fervir è table, faire fon fit, nettoyer fes habits. J'étois toujours le premier a counr au-devant de fes befoins, & a lui marquer mon zele. Tant depeines & tant de foins ne demetirerent pas fans récompenfe. Je m'appergus bientót qu'il me regardoitd'un oal défamré de eet air terrible qui fait trembler une chiourme. Ce qui me  de Guzman d'Alfarache. 599 parut une grace toute particuliere. Auffi pour m'en rendre encore plus digne, je redoublai mon attention a lui plaire,& j'y réuffis fi bien, qu'il ne voulut plus employer d'autres que moi afon fervice. Pour m'y attacher encore davantage, il me fit óter de mon banc pour me charger de faire fon petit ménage, & fur-tout de lui apprêter a manger, étant trés-content de quelques ragouts que je lui avois déja faits. Je fus un peu fier de eet honneur , & j'avois fujet d'en être bien-aife, attendu que par eet heureux changement, je devenois exempt de toute foncfion de forcaf. Notre galere eut ordre d'aller a Cadix prendre des mats, des antennes, du goudron& autres chofes femblables. Quoique je ne fuffe pas obligé de me mettre a la rame , cependant je fis comme les autres pour ne pas augmenter leur jalbufie, qui n'étoit déja que trop grande de me voir aimé du Comité. D'ailleurs, puifque j'étois eondamné & eet exercice, il me fembloit que je devois m'y accoummer. Je ramai donc toute la journée. Mais le foir en arrivant, je me fentis fi fatigué d'un travail fi pénible & fi nouveau pour moi, qu'après avoir couché mon maitre, je m'étendis fur mon capot, ou je m'endormis. Mon fommeil fut fi profond , que deux de mes ca>  400 Histoirï nwadesrne volerem fans que je meréveiliaile. ils „,e pnrent quelques écus que i'ar ois coufus a ma camifolle. Je m'en apperW* a mon reveil. J'en portai d'abord ma Plawte au Comité, qui me les fit red W a bons coups decerceau. Enfuite il me conJeilla, pour m'affranchir de i'inquiémde que la garde de mon tréfor me cauferoit de employer en marchandifes , fur lef. quellesje pourroisgagner en les revendant. Je fiuvis fon confeil; & continuant a faire tous mes efforts pour contenter un maïtre qui avoit tant de bonté pour moi, ie puis dire que je menoisune vie heureufe quoique je fuffe aux galeres. 4 Sur ces entrefaites, un jeune Seigneur parent de notre Capitaine & Chevalier de I Ordre de S. Jacques, ayant defiein de commeneer fes cara vanes, vint avec fon bagage occuper une place dans notre galere II avoit fuJVant la coutume de ce temps-la une chame d'or au cou. On lui en vola un öeaujour dix-huit chainons. On foupeonna de ce larcin premiérement fes valets, qu'on voulut adroitement engager è le confeffer ; c* lorfqu on vit que par douceur on n'y pouvoit réuffir, on fit jouer le cerceau. Le Capitaine, qui connoidbit fes propres vaJets pour des frippons capables d'avoir fait le coup, les fit traiter comme ceux de fon  de Guzman d'Alfarache. 401 parent. Tout cela fut inutile. Les chainons ne fe retrouverent point. Sur quoi le Capitaine lui dit: Mon neveu, il faut que vous vous faffiez fervir par un forcat, qui ait foin de faire votre chambre, & qui foit refponfable de vos hardes. S'il vient a perdre la moindre4chofe, il fera roué de coups. Le Chevalier témoigna qu'il feroit bienaife d 'en avoir un qui fut propre a le fervir. II ne s'agilfoit plus que de favoir lequel des forcats auroit eet honneur. Plufieurs perfonnes de la galere lui vanterent mon adreffe & mon efprit; de forte qu'il fouhaita que je fuffe auprès de lui. La-deflus Ie Capitaine fit venir Ie Comité, & lui demanda s'il étoit content de moi. Le Comité ne fachant pourquoi on lui faifoit cette queftion, s'étendit fur mon mérite, & me loua tant, que Ie Chevalier dès ce momentla fe réfolutii me choifir. On me fit appeller. Je plusa ce Seigneur, qui m'arrêtant pour fon fervice, m'enleva au Comité, dont je fus bien regretté. Me voici donc devenu Valer-de-chambre d'un Chevalier de S. Jacques. Pour me rendre plus libre & me mettre plus en état de le fervir commodément, il obtint du Capitaine que je n'aurois que 1'anneau au pied. On me donna par comptefes hardes, fes bijoux &c fa vaifielle d'argent. On m'en  4°* H l S T O I R E chargea en me recommandant pour mon propre intérêt d'être fidele & vigilant. Je rangeai auffi-töt les efiets de mon nouveau maitre, de faeon que d'un coupd'ceil je les voyois tous. II fut fait très-exprefies défenfes a fes valets d'entrer fans ma permiffion dans fa chambre, lorfqu'il n'y feroit pas. Ce qui me difpenfoit d'avoir toute Pattention dont j'aurois eu befoin pour veiller fur ces gaiilards, qui valoient bien des forcats pour faire des tours de mains. ^ Je m'attachai k étudier 1'humeur & le génie du Chevalier, & je ne tardai guere k m en faire aimer, & même eftimer, tout galenen que j'étois. II fe plaifoit è m'entretenir, & je lui paroiffois homme de bon confeiï. II meconfultoitquelquefois fur fes affaires les plus importantes. Comme il arnva un jour qu'il avoit Pair fofnbre &z reveur:Mon ami, me dit-il, un de mes oncles m'a écrit une lettre qui me chagrine & m'embarraffe. II fouhaite que je me marie. II m'en preffe, fi je veux hériter de tous fes biens. C'efi un garoon qui a yieilh dans 1'oifiveté de la Cour, fans avoir jamais pu fe réfoudre a fubir le joug auquel il veut me lier. Je ne fais quelle réponfe faire, pour m'excufer honnêtement. Je ne me fens aucun penchant pour le mariage. Monfieur, hu dis-je en plaifantant, fi j'é-  be Guzman d'Alfarache. 4oj toiii k votre place , je lui manderois que je ne demande pas mieux que de me marier pourvu que ce foit avec une de fes filles* Mon maitre fit un éclat de rire k ce trait plaifant, & me dit qu'il s'en ferviroit pour le debarrafler des importunités de fon oncle. CHAPITREX & dernier. Guzman fe trouve dans la ptuscruttte fuuation on d ft foit jamais trouvé; mais le Ciel jinit tout-A-coup fes peines & lui Jait recouvrer U libertê^ J'étois trés-content de mon fort auprès de ce jeune Chevalier, qui faifoit fi bonne chere, que des redes de fa table, j'avois «le quoi bien régaler une partie de mes camarades. J'en aurois fur-tout fait part è !>oto, malgré ce qui s'étoit paffé entre nous, 11 ce mauvais homme, quel'envie tenoit toujours armé contre moi, n'eüt pris fom de nourrir ma haine par les difcours médifants qu'il tenoit de moi, tant aux valets de mon Maïtre qu'a ceux du Capitaine. Ces domeftiques qui ne m'aimoient guere ni les uns ni les autres, 1'é-  4°4 Histoue coutoient avec plaifir, & ne manquoient pasd al er rapporter k leurs patrons toutle mal qu ils lui entendoient dire de moi; &c entr'autres chofes que je guetfois 1'occafion de faire un bon coup, & que tot ou tard le Chevalier me connoitroit pour un fnppom Quoique tous ces rapports duiTent être f-utpeös dans de pareilies bouches, ils ne laiiTerent pas de faire quelque impreflion fur 1 efprit de mon Maitre. Je m'en appercus bien. Ce Seigneur feignoiten vain d'ayoir toujours uneentiereconfïance en moi. Je remarquois qu'il prenoit garde, contre la coutume, è mes aclions, & n'étoit pas eloigne de me croire capablede juftifierles medifances de Soto. De mon cöté, fans faire femblantde pénétrer les foupcons inlufles que ce maiheureux avoit infpirés, je epntwuoü a fervir avec beaucoup de fidéhte, ayant fans cefie lesyeuxouverts. pour eviterles piegesque mesennemis me pourroient tendre. Cependant, avec toute ma» vigilance, je fus la dupe delamalicede Soto. A 1'indigation de ce fcélérat, un valet du Chevalier fe faifit fubtilement dune affiette d'argent, & la cacha fous mon ht entre deux ais, de facon qu'on ne Ia voyoit point. Je m'appercus d'abord quede me manquoit. Je le dis a mon  de Guzman d'Alfarache. 405 Maitre d'un air qui devoit bien lui nerfuader qu elle m'avoit été prife. Néanmoins on ne-me crut pas. On fbuiüa par-tout Sc on découvnt enfin ou elle étoit. Alors le Capitaine jugeant que j'étois le voleur malgre ce que je pouvois allégüer pour ma derenfe , me condamna a cinquante coups de late. Mon maitre fut touché de la douleurque je fis paroitre quand j'entendis prononcercet arrêt; Sc s'oppofant a 1'exécution, d obtint magrace, a condition que sil mamvoit une feconde fois de perdre quelque chofe, je payerois le tout enlemble. L Co.mme je vis par cette aventure que J avois des ennemis fecrets, qui travailJoient fourdement h ma perte, & que j'aurois bien de la peine k me garantir d'une nouve le furprife, je fuppüai très-humblement le Capnaine & mon Maitre de donner mon emploi k un autre. Le Chevalier exphqua mal ma priere. II s'imacina que je ne voulois quitter fon fervice, que pour me remettre k celui du Comité. II m'en ittt mauvais gré, & me refufa, pour me Jnortifier ce que je demandois. II tallut donc me determiner k continuer de le fervir , & k me tenir nuit Sc jour fur mes gardes. Ce que je fis pendant quelque temps avec tant de bonheur,que je mis en défaur  40Ö HlSTOIRE Padreffe des traïtres conjurés contre moi. Mais il n'étoit pas pofïible que je fuile toujours affez heureux pour parer leurs coups fourrés. Un foir mon maitre étant revenu de la Ville, voulut fe déshahiller. Je lui donnaifon bonnet & fa robe-de-cbambre; & tandis que je portois d'une chambre k un autre fon épée, fes gants & fon chapeau , on m'efcamota le cordon. Je ne fais comment fe dt un tour fi fubtil, & je n'ai jamaispu le concevoir. Cependant c'eft un fait. Le lendemain lorfque je pris Ie chapeau pour le nettoyer, je le trouvai fans cordon. A cette vue, je devins plus pale que Ia mort. Je cherchai par-tout. Peine inutile. Je reconnus qu'il y avoit dans la galere des filoux plus fins que moi. Que faire a cela ? Et comment fauver ma peau des coups qui la menaeoient ? Je crus qu'il n'y avoit pour moi point d'autre parti a prendre, que celui d'implorer la miféricorde du Chevalier. Je m'imaginai, qu'au-lieude me faire éprouver le rude chatiment qui m'avoit été promis, il entreroit dans ma peine, & auroit encore la bonté de demandergrace pour moi. C'étoit une faufi fe efpérance dont je me flattois. Quand je contai a mon maitre le nouveau malheur qui m'étoit arrivé, j'eus beau lui parler d'une maniere pathétique, & Iuirepréfen-  de Guzman d'Alfarache. 40? ter la malignitéde mes ennemis, domi'affurois que la perte ducordonétoit 1'ouvrage , il ne fit que me nre au nez : Monfieur Gilman, me dit-il d'un air moqueur je fius perfuadé que vous êtes un ga?Con P]e n dmtegrité, quoique vous n'ayVpas touta-fait cette reputation-la dans Ia galere & qu on m'ait dit que j'étois bien hardi d'avoir tant deconfiance en vous. Encore une fois ,evouscroisuntrès-honnêtehomme, & je fuis faché de vous dire que fi vous ne retrouvez pas mon cordon .WerezE 2??* dC bönne niairon- C'eft fur qy0i vouspouvez compter, malgré les affulances que vous me donnez de votre fidélité Telle fut la réponfe du Chevalier Le Capitaine,hommedesplusviolents,arriva dans ce moment-Ja. Dès qu'il fut de quoi t»reur,&mefit battre fi cruellement,que LartT111"'1 ^ lr PIace ^emi-mort[Te barbare m auroit fans don te fait öter la vie s ft n eut pascraint d'être obligé, comme c eft la coutume en pareil cas, de'me reZ placera fes dépens par un autre homme ou de payer la taxe ordinaire d'un forcat! loulC°lb,edemifere' >e fechadédela poupe, &envoyéau dernier banc de la  408 HlSTOIRE proue. C'eft 1'endroit de la galere le plus incommode,& oü il y a le plus atravailler. Ajoutez a cela que le Comité eut ordre de ne me point ménager, fous peine de déplaire k la Cour. Je crois bien qu'au fond de fon ame, ce bon Officier me plaignoit; & quoiqu'on lui eüt fort recommandé de me traiter avec une extreme rigueur, il me laiffa en repos pendant plus d'un mois , me voyant hors d'état de rendre le moindre fervice. Je repris, enfin , peu-a-peu mes forces. Déja même je commencois a faire, fur la mer oü nous étions alors, la rude fonclion de rameur, lorfque le Ciel, fatisfait des peines que j'avois injuflement fouffertes, eut pitié de moi, & voulutme tirer de Paffreufe fituation oh je me trouvois. C'eft ce que je vais te raconter en peu de mots: Soto , qui méditoit un grand deffein qu'il ne pouvoit exécuter fans Ie fecours d'un homme qui füt dans le pofte oü j'étois, c'eft-a-dire auprès de la proue, eut envie de fe réconcilier avec moi. II fe fervit pour eet effet de Pentremife d'un Turc, qui avoit la liberté d'aller d'un bout a I'autre de la galere. Soto me croyoit avec raifon fort irrité contre le Capitaine, & ne doutoit point que je n'aimafle autant qu'un autre a me voir libre. II me fit prier par le Turc  de Guzman d'Alfarache. 409 Turc d'oublier le paffe , & dé lui rendre mon amitié qu'il confeffoit avoir juftement perdue. Je témoignai ne demander pas mieux que de renouer avec lui. Sur quoi le Turc me paria dans ces termes: » Soto m'a chargé de vous communi» quer le projet qu'il a courageufement » torme pour nous délivrer tous. Quand » nous ferons auprès de Ia cöte de Barbarie, » ou nous allons, & dont nous ne fommes » pas fort éloignés; nousdevonségorger » premiérement le Capitaine, enfuite les » autres Officiers & les Soldats, en criant : » Libtrtishbtni. Les Forcats fe fouleveront » auffi -tót. Nous nous rendrons maïtres de » ia galere, & nous trouverons un afyle » chez les Turcs. ïl y a plus de deux mois, » pourfuivit-d, que nous nous préparonsa » executer notre entreprife. Nous avons » desarmescachées. Toutes nos mefures » font pnfes, & nous fommes un grand » nombre de gens, tant Turcs que Chré» tiens, qui avons réfolu de nousfauver, ou » de penr tous enfemble. On n'exiee de » vous qu'une chofe, c'éft de mettre lefeu » aux poudres, fi par malheur vous remar» quez que nous ne foyons pas les»plus »■ fprts. Tel eft notre complot. Après ïe » cnatiment inhumain que-Ie Capitaine » vous a fait fouffrir, nous avons cru que lome /ƒ, £ 1  410 HlSTOIRE » vous ne refuferiez pas de vous joindre » & nous ". Je répondis au Turc qu'on avoif eu raifon de préfumer qu'il n'y avoit rien que je ne fuife capable de faire pour me venger dn Capitaine, & qu'il pouvoit affurerdema part tous les conjurés , que je ferois ce qu'ils attendoient de moi. J'avois cependant une autre penfée. Lorfque je vis approcher lajournéedel'exécution du projet, je dis un matin a un Soldat, qui vint par hafard auprès de moi, d'aller dire au Capitaine que j'avois un fecret de la derniere conféquence a lui révéler. Mais, ajoutaije , dites-lui qu'il m'envoye chercher touta-l'heure :que la chofe prefle, & qu'il y va même de fa vie. Le Capitaine recut 1'avis que je lui faifois donner comme un artifice dont je me fervois pour regagner fes bonnes graces, & tacher de rentrer au fervice de fon neven ; & s'il voulnt bien m'enlendre, ce ne fut que pour me faire encore maltraiter, fi ce que j'avois a lui dire ne méritoit point qu'il m'écoutat. II me fit donc appeller, & je lui découvris tout. Je lui indiquai 1'endroit oh étoient les armes, & hu nommai les principaux auteurs ducomplot , a Ia tête defquels je n'oubüai pas de placer mon bon ami Soto, a qui je me croyois redevable des coups de late qui  de Guzman d'Alfarache. 411 m'avoient été donnés avec fi peu de juftice. Le Capitaine, après avoir oui mon rapport , qu'il ne jugea pas indigne de fon attention, fit mettre fous les armes fort prudemment tous les foldats le long de la galere. S'étant par ce moyen rendu maitre desconjurés, il commenea par faire vifiter les endroits ou je lui avois dit que leurs armes étoient cachées. II les y trouva; & ne pouvant plus douter de la vérité de la conjuration, il ordonna qu'on fe faifit des Chefs , a qui les tourments firent tout avouer. Soto fut mis en quatre quartiers par quatre galeres, aufii-bien qu*un de fes camarades. On décima les autres , dont deux furent pendus, & on coupa le nez a\ tout Ie rede. Soto avant fa mort confeffa que c'étoit lui qui avoit confeillé de cacher 1'affiette, & volé le cordon du Chevalier. Lorfque les conjurés eurent étépunis, le Capitaine fit 1'éloge de mon zele & de ma fidélité. II ne pouvoit affez admirer le généreux fentiment qui m'avoit fait facrifier le plaifir de Ia vengeance au fervice du Roi. Enfuite il me demanda publiquement pardon de fon injuftice ; & m'ayant luimême öté mes fers, il me dit que j'étois ïibre, & que je fortirois de Ia galere'auflitót qu'il auroit regu de la Cour une réponfe a la lettre qu'il y alioit écrire pour en  4Hisr. be Guzman d'Alfar; obtenir ma Jiberté. II écrivit effeftivement en ma faveur, & ffi figner fa lettre tous les Officiers, qui furent bien-aifes de me marquer par-ü qu'ils fentoient vivement l obhgation qu'ils m'avoient. Je rendis mille & mille graces au Ciel de 1'occaÜOn qu d m'avoit donnée de me tirer de letat deplorable on je m'étois réduit par ma mauvaife conduite, & je lui promis fonnable6"11" ^ menerois une vie PllIS «»Telles font, Lecfeur, mon cher ami, les aventures qui me font arrivées jufqu'è préfent. Sd m'en arrivé d'autres dans la luite, tu peux compter que je ne manquerai pas de t'en faire part. Fin du fixieme & de'rnier Liyr^