. HISTOIRE DES MEMBRES D E L'ACADÉMIE FRANgOISE, Morts depuls 1700 jufqüen 1771. T O M £ PREMIER,  N. B. Ce Volume eft le premier des É'oges de M. d'Alembert , qui a paru en 177ij. Les perfonnes qui 1'oijt deja peuvent fe difpenfer de i'acheter de nouveau. Comme il forme le premier de 1'Histoire des Membres de l'Académie, on a cru devoir lui donner ce nouveau Frontifpice, afin de le rendre conforme aux cinq ïiouveaux Volumes.  HïSTOIRE DES MEMBRES D E L'ACADÉMIE FRANgOISE, Morts depuis 1700 jufqiien 1771 , Pour fervir defuiteauxÉLOGES imprimes et lus dans les seances publ1ques de cette Compagnie. Par M. cTAlembert , Secrétaire perpétuel de F Académie Francoife , & Membre des A 'ader/lies des Sciences de Fr,m:e , d'Angleterre , ée Praffé , de R'.ijfie , de Snede, de Portugal, de Bologne , de Turin , de Naples , de Cajjel, de Bofton , & de Norwcze. TOME PREMIER. M. DCC. LXXXVIf. 'Avec Approbation, & Privilege du Roi. A PARIS, Chez Moutard , Tmprimeur - Libraire de la Reine, de Madame, de Madame Comtefle d'Artois, & de I'Académie des Sciences, rue des Mathurins, Hotel d; Cluni.   A VE R TI SS EME N T. Les Membres de 1'Académie Fran^oife peuvent fe partager en deux clafles. Les uns n'ont été que de cette Académie , les autres ont été de plus ou de celle des Sciences, ou de celle des BellesLettres. On trouve PEloge des derniers dans les Mémoires de ces deux illuftres Compagnies ; £c par cette railon , nous 'n'avons pas cru devoir nous en occuper. Pouvions - nous d'ailleurs nous natter de mieux faire qüe les Auteurs de ces Eloges ? Et *aua ij  IV Av.ERTISSEMENT, rions-nous ofé, par exemple, entreprendre, après Fontenelle, 1'Eloge de M. d'Argenfon , fans parler des" autres ? Defpréaux, qui étoit en même temps de 1'Académie Fran$oife Sc de celle des Belles-Lettres , eft le feul qui nous ait paru mériter une exception. Cet illuftre Poéte occupe un rang fi diftingué dans nos fafles , que le Public auroit été furpris de 1? voir pafler fous filence, Quant aux Académiciens de k première clafTe , c'eft-a-dire , qui n ont-été que de 1'Académie Francoife, nous avons fait les Èloges de tous ceux qui font inorts depuis le commencement du fiecle, époque oü commence notre travail, jufqu'a la fin de 1'année 1771- Nous avons cru de voir cet hommage de pref'  AvÈRTÏSSEMENT. V rence a. ceux de nos Confrères qui n'en avoient point rec;u ailleurs > &: qui, fi nous pouvons employer ici une expreffion de Tacite, paucioribus lacrymis compofui futit, Nos Eloges font au nombre de foixante - quinze ; nous en avons déja publié quelques-uns, la plupart intéreflans par la célébrité de ceux qui en étoient 1'objet. Le Public ayant recu avec bonté ce premier efïai de notre travail , nous ofons lui préfenter aujourd'hui tous les autres Eloges que nous avons compofés, & pqur lefquels fon indulgence nous eft encoie plus néceflaire. Ces Eloges, ou, fi 1'on veut, ces Articles ( car il y en aplu s d'un qui ne mérite guere le nom d Éloge) , font difpof~c , ainfi a iij  VJ* AvERTISSEMENT. que ceux des autres Académies ~y luivant 1'ordre chronologique de la more des Académiciens. Nous avons même iiïféré dans cet ordre chronologique les Membres de PAcadémie des Sciences öc de celle des BellesLettres , qui ont été de PAcadémie Francoife ; mais nous nous fommes bornés a la date de leur naiflance, de leur réception & de leur mort , & nous avons renvoyé le Lecxeur a leurs Eloges inférés dans PHiftoire des deux autres Compagnies. Dans le Volume déja publié , nous avons taché de donner aux difFérens Eloges qu'il renferme , la variété de ton 6c de ftyle fi néceffaire a ce genre d'Ouvrage, pour en rompre la monotonie, Ik pour rendre en'même temps chaquè Eloge plus analogue, &s  AvERTISSEMENT. VI} fi nous ofons le dire , plus relfemblant a celui qui en étoit 1'objet. Cette variété étoit plus néceflaire encore dans ceux que nous publions aujourd'hui 6c qui font en bien plus grand nombre. Nous avons quelquefois emprunté le ftyle des différens Académiciens, qui, dans leurs Difcou'rs de receptiën , ont payé a leurs fuccefleurs le tribut de louanges ordinaires , ou qui ont fait dans leurs Ouvrages un Eloge particulier de queiques-uns de leurs Confrères. Quelquefois nous avons fait parler ceux meines dont nousavions.a entretenir nos Le&eurs ; enfin nous n'avons rien négligé pour foute nir &: intérefler 1'attention des Gens de Lettres, même dans les Articles les plus courts ; car il en eft plufieurs qui, par leur nature, ne comportoient que tréspeu d'étendue. a iv  X AvERTISSEMENT. Les Notes contiennenr. aufli quelquefois, mais très-raremenr, des détails purement grammatieaux, relatirs aux Ouvrages dont certains Académiciens fe font occupés. Ceux de nos Lecteurs que ces détails intéreflent peu, les pafleront s'ils le jugent a propos ; mais nous ne croyons pas qu'ils foient déplacés dans 1'Hiftoire de TAcadémie Francoife &: de fes travaux. Nous demandons p;race enfin pour quelques redites , courtes & peu nombreufes, que 1'étendue de cette Hiftoire peut rendre excufables, & qui concernent d'ailleurs des objets inté• re flans pour 1'Académie & pour les Lettres ; objets fur lefquels, par cette raifon , nous avons cru devoir inilfter, mais avec réferve,. quand IAcadémicien dont nous avions a parler nous en ofFroic  AVERTISSEMENT. Xj 1'occafion naturelle & prefque indifpenfable. II y a long - temps que nous avons prié ceux qui peuvent, comme parens ou co mme arms, s'intérefler a la .mémoire des Confrères que nous avons perdus , de nous fournir des détails fur ce qui les concerne. Cette priere a été rendue publique dans plufieurs Joumaux. Peu de perfonnes y ont eu égard, &: nous avons été prefque réduits a nos propres recherches pour le travail" que nous avons entrepris. Si la familie ou les amis des Académiciens défunts ne font pas c@nt.ens de nous , il n'a tenu qua eux de 1'être davantage. Nous avons du moins fait en forte de ne rien dire que de vrai ; & quoiqu'on ait révoqué en doute quelques-uns des faits que nous avons racontés, nous  xij Av er ti ssemknt; pouvons afïurer avec confiance, qu'ils n'ont été avancés que fur les meilleurs témoignages. Nous n'en dirons pas davan^ tage fur notre travail, quelque tenrés que nous en foyons ; 1'amour-propre d'un Ecrivain croic n'en avoir jamais aftez dit pour* recommander fes Productions a. la bienveillance de fon Le&eur ; mais la maniere la plus fure de fe le rendre favorable, eft de ne pas commencer par lui déplaire en parlant de foi trop longtemps. TOUSSAINT  'PRÉFA CEu> L'H istoire de 1'Académie Francoife .publiée par MM. Peliflon & d'Olivet, fe termine au commencement du fiecle ou nous vivons. Feu M. Duclos , que j'ai 1'honneur de remplacer dans le Secrétariat de la Compagnie , avoit entrepris de eontinuer cette Hiftoire. II regardoit ce travail comme attaché a la place quil occupoit : moins fcrupuleux^ ou moins zélés que lui, fes prédécefTeurs s'en étoient crus difpenfés ; mais M. Duclos , entre autres excellentes qualités , ayoit celle de chercher bien plutot a. (i) LuealaSéance publique duif a0üh77 aiij  vj P R É F A C E. étendre qu'a. abréger la liftc de fes devoirs. Je m'en fais un de fuccédcr a fon zele s 6c d'ambitionner au moins ce mérite , !c fcul qui foit en mon pouvoir. L'Académie ne fentira que trop d'ailleurs toute la perte qu'elle a faite en lui. Cette perte eft trop grande pour me permettre de m'occuper ici de celle que j'ai faite moimême ; je ne pourrois parler qu'avec douleur de 1'amitié qui nous unifïbit 1'un a Pautre ; mais en n'écoutant même que 1'intérêt des Lettres èc de cette Compagnie , je puis dire avec vérité que perfonne ne le regrette plus que moi, paree que perfonne n'a mieux fu que moi combien cet intérêt lui étoit cher. L'Ouvrage que je me propofe decontinuer , doitavoir deux objets ; le récit des faits généraux qui concernent 1'Académie , &  p R Ê F A C E. «i VElo« des Membres qu elk a 1°. T<- premier objet ottic ?T • d peu d-événemens. Ren e témoignage objet, 1 ti"6 ., • Jc variété offre plus de champ, <«, ^'nirérêt, mais «« pas lans feut. pour 1'H.ftorien. Ce» crésfans retour par ce Public ie ro^ab^quicommencecpaequ- fo„t inferits dans le grand livie a i /  viij P R £ F A C E. de la Poftéïité,a la place qu'ils méritent; & cette place n'eft pas toujours également favorable a leur mémoire. Pourquoi 1'Académie le diffimuleroit-elle ? Pourquoi même en craindroit-elle le reproche , comme ü chaque place vacante pouvoit toujours trouver a point nommé un mérite éminent pour la remplir, & comme fi les circonftances , qui fe trouvent quelquefois contraires aux intentions les plus louables, n'ous avoient toujours permis de fuivre dans nos éle&ions la voix publique & le voeu des Gens de Lettres ? L'Hiftorien de la Compagnie , obligé de parler de quelques Membres,qu'elle a plutót recus qu'adoptés , le trouve prefTé , pour ainfi dire , entre les Manes de fon Confrère, dont il doit ménager la cendre, Sc la vérité, plus refpectable que toutes les Académies.  P R É F A C E. ix D'ailleurs,il a fouvent a diftinguer . le Public vraiment éclairé, qui doit guider fa plume , d'avec cette multitude aveugle & bruyante , qui croit fixer les rangs paree qu'elle fe mêle de les donner, très-jaloufe néanmoins qu'on fe foumette aux arrêts fans appel qu'elle prétend avoir rendus', St toujours prête a accabler les réfradaires , finon par la force de fes raifons , au moins par celle de fes clameurs. II faut favoir la contredire fans trop paroïtre la combattre, & ménager fa vanité en déclinant fa jurifdiftion. M. Duclos a rendu compte dans une Séance publique, des principaux faits qui appartiennent a 1'Hiftoire de 1'Académie , depuis 1'année 1700 jufqua nos jours. Ce récit , femé de traits philofophiques £c piquans , tels qu'il favoit les répandre fur tout av  x P R É F A C E. ce qu'il écrivoic , a été écouté avec le plaifir que nous avions toujours arentenare , & que nous n'aurons plus. Quant a 1'Eloge des Académiciens morts depuis ce te époque, mon illuftre PrédécefTeur n'avoit fait encore que celui de M. de Fontenelle , qui après avoir fi bien loué les autres, méritoit de trouver dans M. Duclos un Panégyrifte plus éloquent que moi. Que ne m'a-til difpenfé de même d'avoir a louer un Defpréauxun Fénelon, un BofTuet , un Maffillon , un Montefquieu, & tant d'autres Académiciens célebres, que ce fiecle a vus dlfparoitre ? PuifTe au moins la Compagnie n'avoir de long - temps a pleurer d'autres pertes , qui feroient un nouveau malheur pour elle, & un nouvel écueil pour mói (i) ! (i) Ce malheureft arrivé le 30 Mai 1778, par la mort de M. de Yoltaire.  P R Ê F A C E. xj Pour eflayer Pindulgence du Public 3 je me bornc aujouid'hui a foumettre au jugement dc cette Aflcmblée quélques réflcxions générales , qui doivent , ce me iembie , précéder PHiftöire particuliere des Académiciens. Hés auront pour objet cette Compagnie, que peut - étre on a cherché jufqu'a préfent a jugcr fans la bien connoitre. II n'y a pas encore vingt ans que dans toutes les Aflcmblées publiques de ces Sociétés Littérairés, fi répandues dans nos Provinces, le'Directeur ouvroit réguliéremcnt la Séance par un Difcou'rs fur Xutilité des Académies. Ce fujet, auiTi rebattu que les declamations faftidieufes contre la Philofophie moderne, eft aujourd'hui ufé jufqu'au dégout, & Pon ne peut s'expofer a y revenir , fans rifque d'ennuyer Ie a vj  xïj P R Ê F A C E. Public. Ce n'efu pourtant pas que le Public foit unanimement convaincu de cette utilité des Académies , dont il ne veut plus qu'on lui parle. Elle trouve encore des contradicTxurs en alTcz grand nombre , fur-fout dans cette clafTe d'hommes , qui pour le moins inutiles a 1'Etat , n'y pardonnent d'inutilité que la leur. Ils favent néanmoins , a force de difcernement, mettre une diftin<£tion entre les Académies. Ils font a 1'Académie des Sciences la grace de croire qu'elle peut être utile; ils veulent bien même étendre cette grace jufqu'a 1'Académie des Belles-Lettres, en confidération des Recherches hiftoriques dont elle s'occupe ; mais ils fe dédommagent de cette indulgence fur 1'Académie Fran^oife. A quoi eft-elle bonne , diicnt-ils,aveccette fine fatisfaólion  P É É F A C E. xïïf que la fottife laifle échapper, quand elle croit avoir fait une queflion infidieufe ? Nous conviendrons fans peine qu'il eft plus néceflaire a 1'Etat d'avoir des Laboureurs &C des Soldats qu'une Académie Francoife. Mais nous demanderons d'abord , fi dans une Nation floriuante^, dont toute TEurope étudie le goüt & apprend la Langue , il n'eft pas utile qu'il y ait un Corps defhné a maintenir la pureté de la Langue & du goüt ? Nous demanderons, fi la perfe&ionde ces deux objets n'eft pas eflentielle aux agrémens de la fociété, dans une Nation dont la fociabilité fait le principal cara&ere , & qui a porté plus loin que toutes les autres le talent de jouir & Tart de vivre ? Quand 1'Académie Francoife fe borneroit a cet objet, quand elle ne feroit qu'une efpece de luxe  xïv P R É F A C E. littéraire, ce feroit au moins un luxe bien modefte , & fur-tout qui ne coute rien a 1'Etat; puiffionsnous en dire autant de tous les genres de luxe qu'on y tolere, ou même qui s'y croient protégés \ Mais portons nos vues plus loin, & voyons li cette Compagnie ne pourroit pas être dans 1'Etat quelquechofe de plus qu'un limple ornement. L'Académie Francoife eft 1'objet de 1'ambition , fecrete ou avouée, de prefque tous les Gens de Lettres , de ceux même qui ont fait contre elle des Epigrammes bonnes ou mauvaifes , Epigrammes dont elle feroit privée pour fon malheur , fi elle étoit moins recherchéc. Quelques Ecrivains , il eft vrai , affedent de méprifer cette diftinction , avec autant de fupériorité  P R É F A C E. xv que s'ils avoient droit d'y prétcndre ; on nc devineroit pas en les lifant, fur quoi ce mépris eft fondé: aulli perfonne n'eft-il la dupe de cette morgue d'emprunt, Sc li j'ofe m'exprimer ainli, de cette vanité rentree , qui pour ie confoler de 1'indifFérence qu'on lui montre , feint de repoufter ce qu'on ne penfc point a. lui ofFrir. Malgré ce faux dédain Sc cet orgueil de commande, 1'cmprcflément géneral des Gens de Lettres pour 1'Académie n'en eft ni moins réel, ni moins eftimable: & quel bien cette ambition ne peut-elle pas produire, entre les mains d'un Gouvernement éclairé ? Plus il attachera de prix aux honneurs Littéraires, Sc de conf dération a la Compagnie qui les difpenfc s plus la Couronne Académique deviendra une récompenfe flatteufe pour les Ecrir-  xvj P R É F A C E. vains diftingués, qui joiiidront au mérite des Ouvrages 1'honnêteté dans les mceurs 6c dans les écrits. Celui qui fe marie, dit Bacon , donne des ótagcs a la fortune; 1'Homme de Lettres qui ticnt ou qui afpire a 1'Académie , donne des ótages a la décence. Cette chaïne , d'autant plus puifTante qu'elle eft volontaire , le retiendra fans eftort dans les bornes qu'il feroit peut-être tenté defranchir. L'Ecrivain ifolé, 6c qui veut toujours 1'être , eft une efp'ece de célibataire , qui ayant moins a ménager, eft par-la plus fujet ou plus expofé aux écarts. L'autorité, il eft vrai, peut 1'obliger a. être fur fes gardes ; mais n'eft-il pas plus doux 6c plus sür d'y intéreflér 1'amour - propre ? S'il y avoit eu une Académie a Rome, 6c qu'elle y eüt été floriflante 6i honorée , Horace eüt été flatté,  P R É F A C E. xvij d'y être affis a coté du fage Virgile fon ami: que lui en eüt-il coüté pour y parvenir ? D'efFacer de fes Vers quelques obfcénités qui les déparenc; le Poëte n'auroit rien perdu, & le Citoyen auroit fait fon devoir. Par la même raifon, Lucrece , jaloux de 1'honneur d'appeler Ciceron fon confrère , neut confervé de fon Poëme que les morceaux fublimes oü il eft fi grand Peintre, & n'auroit fupprimé que ceux oü il donne en Vers profa'ïqucs des leconl d'athéifme, c'eft-a-dire , oü il fait des efrorts,aufTi coupables que foibles , pour öter un frein a la méchanceté puiflante , & une confolation a la vertu malheureufe. Ce point de vue fi intéreflant, n'eft pas le feul fous lequel 1'Académie puifte être envifagée. Nonfeulement tout Gouvernement fage a intérêt que fa Nation ait  xviij P R É F A C E. des mcEiirs; il a de plus intérêt qu'elle fok éclairée , paree que 1'ignorance Sc Terreur font également funeftes aux Souverains Sc aux Sujets, Sc ne peuvent être utiles qu'aux Tyrans. Mais parmi les vérités importantes , que les Gouvernemens ont befoin d'accréditer , il en eft qu'il leur importe de ne répandre que peu a peu, Sc comme par tranfpiration infenfible ; paree que le préjugé de la Nation, fouvent plus fort que Pautorité même , fe révolteroit contre ces vérités , fi ellcs fe montroient d'abord trop a. découvert. Qui auroit ofé,par exemple , au douzicme fiecie, heurjter de front, même avec l'apr)u) cus Souverains, les fuperftitio is enracinées fur les épreuves judicia-tres , fur les Croifades , fur la crainte d'obéir aux Monarques excommuniés ? Chaque fiecleade  P R É F A C E. xix même fes erreurs chéries, toujours contraires aux vrais intéréts des Peuples , fouvent même a. ceux de 1'autorité légitime ; & c'eft a la deftrudion lente & paifible de ces erreurs, que le Gouvernement peut employer avec fuccès les Sociétés Littéraires , fur-tout une Compagnie femblable a celle-ci, dont les produdions , faites pour être plus répandues, doivent être plus propres a fléchir & a diriger fes opinions vers le bien général de la Nation &L du Souverain. Un pareil Corps , également inftruit 6c fao-e, organe de la raifon par devoir , & de la prudence par état, ne fera entrer de lumiere dans les yeux des Peuples que ce qu'il en faudra pour les éclairer . peu a peu fans les Heffer; il fe gardera bien de jeter bhifquement la vérité au milieu de la multitude,qui la repouiTeroit avec  xx P R É F A C E. violence ; 11 levera doucemcnt & par degrés le voile qui la couvre. Réconciliée ainfi de jour en jour avec ceux qui auroient pu la craindre, elle fe verra infenfiblement conduite &c établie fur fon trone, fans qu'il en ait coüté de trouble & d'efForts pour 1'y placer; & la Nation, inftruite,, pour ainfi dire , a. petit bruit, & prefque avant de s'en être apperc_ue , fera également furprife & flattée de fes progrès. Si Louis le Gros , Prince éclairé pour fon temps , eüt inftitué une Académie telle que la nótre , fi 1'Abbé Suger Ion Miniftre eüt fenti, comme Richelieu, combien un femblable établifTement pouvoit influer fur 1'efprit national, les fuperfdtions dont nous venons d'accufer &C de plaindre leur malheureux fiecle auroient été , finon tout-a-coup anéanties , au moins minées fuc-  P R Ê F A C E. xxj ceffivcment & fans relache , & par conféquent, au grand avantage de la raifon ; du Monarque & du Royaumc , auroient difparu'un ou deux fiecfes plutöt. Jen fuis faché pour les détracteurs de Pefprit philofophique; mais quand il fera dirigé vers des objets fi utiles, tant pis pour ceux qu'il épouvanterpit encore. II ne pourroit, au contraire, trop dominer dans 1'Académie Francoife, pour feconder les vues fages &T indubitables du Gouvernement en faveur du progrès deslumieres. Ce feroit donc une grande illufion de croire , comme Pont prononcé des Littérateurs très-peu Académiques, que cette Compagnie doive être exclufivement compofée de Poëtes & d'Orateurs; & d'aiüeurs,oü trouver a la fois quarante grands Ecrivains contemporains, tant Orateurs que  sadj PRÉ FA CE Poëtes ? Ccft a-peu-près ce que toutes les Nations enfemble en ont produit depuis deux mille ans. Ces deux clafles d'hommes dont la Nature eft fi avare , dêvenues tout-a-coup aflez nombreufes pour peupler a elles iculcs une Académie, reflembleroient a ces deux Choeurs d'Opera, dont 1'un avoit pour titre, Troupe de Héros, & Pautre, Troupe d'Amans contens. L'Académie Francoife eft d'ailleurs journellement occupee d'un Dictionnaire , dont la perfe&ion exige la connoiflance approfondie d'un grand nombre d'objets , & beaucoup de precifion dans la manierc de les prefenter. Cette Compagnie a donc befoin d'ouvrir fes portes , nonfeulement aux Orateurs 5c aux Poëtes, mais aux bons Ecrivains dans tous les genres, Grammaire , Métaphvfique , Hiftoire, Beaux-  P R É F A C E. xxiij \rts, Erudition même & Sciences xacles. Je vais fans doute preker un efpece de blafphême Literaire ; mais j'oferai dire que lalebranche eüt peut-être été ieux placé a 1'Académie Fran>ife , qu'a celle des Sciences. II eft pas bien sur que Maleariclie fut un grand Philofophe ; ais il eft certain que fon ftyle Fre le meilleur modele de la ariiere dont les Ouvrages phifophiques doivent être écrits. 1'on ne cherche en lelifant qu'a ïitruire, on apprendra que nous yons tout en E)ieu; qu'il ya des -.its ■ tourbïllons ; que nous ne mines afFürés de Pexiftence des ,-ps que par la foi, ce qui fignifie , mme Pa dit un de fes Critiques, e li nous ne lifions pas la Bi■, nous ne pourrions affirmer il V a des Livres. Mais ce qu'on u-endra réellement dans les  xxij PRÉ FA C E Poëtes ? C'cft a-péu-près ce qi toutes les Nations enfemble < ont produit depuis deux mi ans. Ces deux claffes d'homn dont la Nature eft ft avare , dèv nues tout-a-coup aflez nombf fes pour peupler a elles fei une Académie, reflembleroi a ces deux Chceurs d'Opera, d 1'un avoit pour titre , Troupe Héros, &C 1'autre, Troupe d'Am contens. L'Académie Francoif d'ailleurs journellement occv d'un Dittionnaire , dont la fedion exige la connoiflance profondie d'un grand non d'objets , 6c beaucoup de pr fion dans la maniere de les fenter. Cette Compagnie a c befoin d'ouvrir fes portes , i feulement aux Orateurs 6c Poëtes, mais aux bons Ecri\ dans tous les genres, Gramm: Métaphyfique, Hiftoire, Bc  P R Ê F A C E. xxiij Arts, Erudition même & Sciences exacles. Je vais fans doute profércr un efpece de blafphême Littéraire ; mais j'oferai dire que Malebranche eüt peut-être été mieux placé a 1'Académie Francoife , qu'a. celle des Sciences. II n'eft pas bien sür que Malebranche füt un grand Philofophe ; mais il eft certain que fon ftyle offre le meilleur modele de la maniere dont les Ouvrages philofophiques doivent être écrits. Si I'on ne cherche en lelifant qu'a s'inftruire, on apprendra que nous voyons tout en Öieu; qu'il y a des petits - tourbillons ; que nous ne lommes aiïurés de 1'exiftence des corps que par ia foi, ce qui lignifie, comme Pa dit un de fes Critiques, que li nous ne lifions pas la Bible , nous ne pourrions affirmer qu'il y a des Livres. Mais ce qu'on apprendra réellement dans les  xxiv P R É F A C E. Ouvrages de Malebranche, c'efl i faire parler a la Philofophie le langage qui lui convient, le feul même qui foit digne d'clle, a être méthodique fans fécherefle, développé fans verbiage, intéreflant &c fenfible fans faufle chaleur, o-rand fans efFort, & noble fans ènflure. Cependant, fi au lieu d'un Poëtcou d'un Orateur médiocre, 1'Académie Francoife eüt adopté Malebranche , vingt Auteurs de Tragédies fifflées , d'Hiftoires ennuyeufes, Sc de Romans infipides, auroient crié a. rinjuftice , & déploré fur - tout , avec une éloquence vraiment touchante, le malheur de la Littérature, deuechée Scperdue par la Philofophie. De nos jours PAcadémie entend de même murmurer contre elle une horde de frondeursLittéraires qui fe croient deftinés a réparer les maux fans nombre que 1'ef- prit  P R É F A C E. xxv prit , felon cux , ne cefTe de faire au bon goüt ; fermement perfuadés que cette Compagnie devroitau moins payer leur zele, en les adoptant pour Membres, ils ' font d'autant plus étonnés de-fon peu d'empreiTement a-leur égard, que pour éviter plus süremcnt 1'abus de 1'efprit, i!s ont grand foin de n'en point mettre dans leurs Ouvragcs. Non-feulement 1'Académie a befoind'Ecrivains diftingués dans tous les genres de Littérature ; elle a befoin deplus, Sc toujours d'après les mêmes principes , de Membres diftingués par la naiffance &C par le rang , &L dont la Cour foit le féjour ordinaire &C naturel. La Compagnie doit renfermer des Académiciens de cette ■ clafle , non a fimple titrc d'ko* noraires , mais a. titrc vraiment honorablc d'Académiciens utiles, b  wm) E R É F A C E. neeeftaires- mênies a 1'objet priii* cipal de 1'Académie. En efFet, qucl eft cet ob.jet principal ? Qeft, comme nous 1'ayons 'déja, ditla • perfection.dü -gout & de laLan«uc Qu'eft-ce que le gout ? C'cft cn tout genre le fentimcnt délicat des convenanccs. Et qui doit micux avoir cc fentimcnt en partage, que les habitaris de la Cour , de ce pap fi décrié Sc ft cnvié tout-a-la-fois, oü les convenances font tout Sc le refte fi peu de chofe , oü le tad eft fi fin Sc fi exercé fur les deux traversdes plus oppofés au bon goüt, • 1'exac-ération Sc le ridicule l Qui doit en même temps mieux connoitre les fmefles de la Langue que des hommes qui obhgés de vivre continucllement les uns ■ avec les autres ,8c d'y vivre dans kréferve, Sc fouvent dans Ja défiance, fontforeës defubftituer  P R É F A C E. xxvi) a 1'énergie des fentimens la nobleffe des expreflïons ; qui ayant befoin de plaire fans fe livrer, 8c par conféqucnc de parler fans rien dire , doivent mettre dans lcur convcrfation un agrément qui fupplée au défaut d'intérêt , 6c couvrir par Pélégancc de la forme la frivolité du fond ? Frivolité dont on ne doit pas plus leur faire un reproehe , qu'on n'en feroit a quelqu'un de parler la Langue du pays qu'il habite, 8c d'en obferver les ufages. Cc feroit donc un préjugé également ofFenfant pour tous les Membres de cette Compagnie , de croire non-feülcrncnt qu'il y ait, mais qu;il puiffe y avoir ici deux clafFes d'Académiciens diftinelcs 6c féparées , celle des Gens de Lettres , 6c celle des Grands Seigneurs. Ces derniers fur-tout (ceft une juflice qu'ils defirent bij  xxviij P R É F A C E. depuis long-temps qu'on leur rende ) fe tiendroient fort blelTés de cette diftinction prétendue; ils regarderoient comme une efpece de ridicule dans PAcadémie Francoife la qualité Ühonoraires, qui dans les autres Académies peut avoir un fens raifonnable. En efFet, qu'eft-ce qu'un Honoraire dans une Académie ? C'eft un fimple amateur, qui ne fe piqué pas d'avoir approfondi 1'objct dont cette Académie s'occupe. On concoit donc que dans 1'Académie des Sciences, par exemple, & dans celle des Belles - Lettres, il peut y avoir des Honoraires , c'eft-adire , de fimples Amateurs de la Géomécrie , de la Phyfique, ou des matieres d'érudition, qui ne fe piquent d'ailleurs d'être ni Géometres, ni Phyficiens, ni Eru dies, & qui ne doivent pas même fe piquer de 1'être, paree que les  P R £ F A C E xxix places importantes qu'ils rempliffent, les objets inféreflans dont ils font occupés , ne leur permettent pas de donnet a 1'étude de ces Sciences prorondes le temps & Papplication qu'elle exige. Mais dans une Académie dont 1'objet eft le bon goüt, qui ne s'apprend point , &la parete du langage , qu'il feroit honteux a un Courtifan d'ignorcr , que fignineroit une cla'lTe de fimples Honoraires, c'eft-a-dire , de fimples Amateurs de la Langue & du bon goüt, qui ne fe piqueroient d'ailleurs ni d'avoir du goüt, ni de bien parler leur Langue ? Dans les autres Académies 3 des Honoraires pcuvent ti'être pas indifpenfables , mais peuventau moins n'être pas déplacés; dans 1'Académie Fran^oife,ils ne pourroient jouer qu'un ró'.e très-ciribarraflant pour leur amour-propre. Si 1'on eüt propofé b iij  xxx P R Ê F A C E. a Scipion & a Céfar , a ces hommes qui joignoient les talen-s de 1'efprit au génie de la guerre, d'etre Honoraires dans une Académie de la Langue Latine , dont Térence & Cicéron euffent été Membres ; Scipion & Céfar auroient cru qu'ou fe moquoit d'eux. L'égalité Académique , dont tous nos Confrères , fans exception, fe montrent fi jaloux , n'eft donc pas une fimple prérogative de, 1'Académie Francoife , mais un des fondemens eflentiels de fa conftitution , & qu'on ne pourroit ébranler fans anéantir 1'Académie. Auffi avons-nous vu dans la derniere; AfTemblée pubnque, le refpedtable Chef qui nous préfide encore aujourd'hui (i), cé- (i ) M. Ie Prince de Beauvau. Voyez le Difcours qu'il a prononcé a la réception de M. de Brécpigny, Ie 6 Juillet 1771.  'P R É F A C E: xxxj lébrer les avantages dc cette égalité préciculc , ayee unc noblclTc vraiment' clrgne dc la naiiTance , & avec un zelc p us digne encore , s'il eft poflible, de fon amour éclairé pour les Lettres, de 1'intérêt dont il a donné tant de preuves a cette Compagnie , U fur-tout de fes talcns Académiques, ft juftement couronnés , Méffieurs , par vos applaudiffemens. Quiconque fe fentira aulli digne que lui de porter ici le titre li ftatteur & fi noble de fimple Académicien, n'aura point 1'humiliante vanité d'en vouloir un autre. Croira-t-on pourtant qu'une égalité fi peu dangereuic, fi métaphyfique pour ainfi dire, &L dont les Lettres tirent une gloire fi modefte, ferve de prétextea la calomnie pourdécrier ceuxqui les cultivent? ou plutöt en fera - t - on furpris b iv  xxxij P R É F A C E. dans un temps, ou Pimbécille enyie, & la bafle intrigue digne de s'y joindre, font armcs de tout pour nuire aux vrais talens ? Aurons-nous le courage de rappeler ici , même pour la tourner en ridicule, cette imputation fi faftidieufement rebattue contre les Gens de Lettres, qu'ils prêchent Végalité des conditions? Faut-il donc un grand elfort de philofophie poar fentir, que dans Jafociété , & fur-tout dans un grand Ëtat, il eft indifpenfable qu'il y ait entre les rangs une diftindion marquée ; que fi la vertu & les talens ont feuls droit k nos vrais hommages, la fupériorité de la naiiTance &des dignités exigent notre déférence & nos égards; que plus lefage a d'intérêtd'être mis k fa place, plus il doit refpecter celle des autres ; & qü'enfiri , comme 1'a dit un Philofophe , le  P R Ê F A C E xxxiij moyen de n 'être pas écrafé par fes créanciers, eft d etre exad a payer fes dettes ? Et comment les Gcns de Lettres pourroient-ils envier ou méconnoïtrc les prérogatives ft légitimesdes autres Etats? Pourquoi cette profeftion , ft noble par le but qu'elle fe propofe d'inftruire & d'éclairer les hommes , fi indépendante par les rcftburces qu'elle trouve en ellemême, fi digne de confidération par la renommee qu'elle difpenfe & par 1'opinion qu'elle gouverne, difputeroit-elie aux différens ordres de la fociété les avantages qui leur font propres ? Quelle diftinclion plus précieufelesGens de Lettres peuvent-ils defirer, que de jouir avec fagefle de cette liberté noble & décente , dont le fage ne peut jamais confentir a fe priver, paree qu'il n'en abufe jamais, & que pour la conferver pure &L en-  xxxiv P R É F A C E. ticre, il préfere la retraite auxhon-: neurs, èc la médiocrité a. la fortune ? Ne ceflons donc point de réclamer contre un reproche., auffi odieux par le motif, que méprifable par 1'ineptie ; mais malgré notre réclamation , attendonsnous que cette abfurdité fera encore répétée plus d'une fois par ceux qui fe croyoient intérefles a 1'accréditer. Plus d'un fot important ne cciFera pas de 1'attribuer pour devife aux Gens de Lettres les plus eftimables, les plus difpofés , comme on 1'a dit ailleurs, a. refpecler ce quils doivent, en cftimant ce quils peuvent , aulfi pcrfuadés enfin de Pinégalité des rangs, que de celle des efprits.  AVER TI S SE MENT SUR LES È LO GES QUI SUIVENT. 1_jA continuation que nous' avons entreprife de l'Hiftoire de l'Académie Francoife 3 ne s'efl pas bornée aux Eloges qu'on va lire de quelques-uns de fes Membres. Nous en avons fait un tresgrand nombre d'autres 3 & fi grand que nous n'ofons prefque l'avouer (i); (i) Ils font au nombre de plus de foixante, fans y comprendre ceux qu'on donne ici.  ij AVERTISSEMENT. mals nous nous bornons aujourd'hui a publier ceux qui ont déja été fbu* mis au jugement du Public dans les Séances de l'Académie. L'approbation qu'ils ont eu le bonheur d'obtenir dans ces Séances} nous a déterminés a les faire paroitre. Puijfent-ils trouver aujourd'hui des Juges auffi favorables ! Nous avons fait fur ces Eloges beaucoup de notes, qu'il nous a paru a propos de fupprimer quant apréfent; dans le cas > trés" poffible , ou le texte ne réufjiroit pas , les notes feroientplus qu'inutiles. Si le Public recoit avec indulgence ce premier effai tde notre  AVERTISSEMENT. lij travaïl3 nous oferons lui en donner la fuite ; Jïnott elle reftera dans Vobfcurité 3 le feul partage qui puijfe alors lui convenir ; & elle y fera condamnée fans regret, pour éviter a i'Auteur une nouvelle difgrace. Tout ce que nous avons dit des Académiciens dont il eft queftion dans ce Volume, eft tiré 3 foit de leurs Ouvrages 3 foit de Mémoires imprimés ou manufcrits que nous avons confultés 3foit de leurs converfations 3 que nous avons recueillies nous-mêmes 3 ou que nous tenons de ceux qui ont le plus vécu dans leur Société. Nous avons fimplement appelé par leur nom la plupart de  Tv AVERTISSEMENT. ces Académiciens, BoJJuet 3 Maf fillon 3 Defpréaux 3 &c ; nous en avons ufé autrementpour quelques autres ; la célébritéplus ou moins grande de ceux dont nous avions a parler 3 l'ufage établi 3 le ton généralde chaque Eloge 3 enfin une forte de convenance 3 bien ou mal appercue 3 nous ontguidés dans ce partage. Si nous avons eu tort, la faute eft légere & la correclion factie. Un Vilume qui ne contient que des Eloges j court le rifque de paroitre bien monotone. JN'ayant que trop fenti cet inconvénient 3 nous avons tdché , fuivant nos foibles moyens, de varier le plus qu'il nous a étépoffible leftyle de ce Recueil,  AVERTISSEMENT. v &denepas loucrdumême ton. VAh. bé de Choïfy & Bojfuet, Fénelon & Defpréaux, La Motte & l'Abbéde Saint-Pierre. L'ejfentiel auroit .été de dpnner a chacun de ces morceaux le caraclere de ceux que nous avionsapeindre; mais cetoitla le plus dïfficïle. Aujjine nous flattons - nous pas d'y avoir réujji. Nous avons eu foin de marquer la date de chaque leclure} paree qu'il y a dans plufteurs^ de ces Eloges ( comme il eft aifé de s'en appercevoir) des chofes uniquement relatives au moment oü ils ont été lus. Nous avons aufti fait en quelques endroits unpetit nombre d'ad  vj AVERTISSEMENT.1 ditions, qui n'ont point été lues a VAcadémie. La Critique dira fans doute qu'il eüt mieux valu faire des retranchemens 3 & la Critique pourra bien avoir raifon. ÊLOGE  ÉLOGE DE JE AN-B APT IS TE MASSILLON, ÉVEQUE DE CLERMONT(i). «Fean-Baptiste Massillonnaquit a. Hieresen Provence, en 166$. II euc pour pere un citoyen pauvre de cette ( i ) Cet Elogc eft le premier que 1'Auteur ait lu dans les Séances publiques de 1'Académie Francoife. Avant cette leélure, qui fut faite le 4 Aoüt 1774, 1'Auteur adrefla a rAlfemblée le Difcours qui fuit: » MESSIEURS, ■>■> En me chargeant, il y a prés de deux ans , =' de contimier 1'Hiftoire de 1'Académie , j'ai » annoncé , comme la principale partie de mon =• Otjvrage , 1'Eloge des Membres que cette » Compagnie a perdus depuis 1'annéc 1700 juf«> qu'a nos jours. Ce travail eft affez avancé A  % É 1 O C ! petiteville.L'obfairitédefanaiiTancejquï releve tant Féclat de fon mérite perfonnel, doit être le premier trait de fon Éloge j Sc 1'on peut dire de lui comme de cet illuftre Romain qui ne devoit rien a fes aïeux : Videtur ex fe natus 3 il na été fils que de lui - même. Mais non-feulement fon humble origine honore infiniment fa perfonne; elle honore ■encore plus le Gouvernement éclairé , «• pour me faire craindre qu'il ne Ie foit trop > » mais fi je reTpe&e mes engagemens, je rcf» pecte encore plus mes Juges, & je me fou*» viendrai du précepte : Hdte^-vous lentement. » Je trouverai d'ailleurs dans 1 obfervation de cc » précepte un avantage très-précieux pour moi; m ce fera, MefTieurs, de pouvoir foumettre a » vos confeils , par des leclures publiques, ceux 53 de ces Éloges qui ine paroitront a(Tez intéref» fans par leur objet, pour vous faire fupporter *> la foiblene de 1'exécution. Yotre décifiou n m eclairera fur le ton que je dois prendre dans ii un genre d'écrire ou j'appréhende fort de » m'être trop 'égérement engagé, & j'ofe efpé*> rcr que ma docilité m'acquerra un droit égal a w votre indulgence Sc a vos lumicres. « Nous faifons aujourd'hui a nos Ledleurs Ia niême priere que nous faifions alors a nos Auditeurs. Nous profiterons dans une feconde Edition , fi elle a lieu , des obfervations qu'on voudra bien nous communiquer , quand elles nous paroitront didécs par la juftice & par le boa goüt.  be Massilion. 3 qui en 1'allant chercher au milieu du peuple pour le placer a la tére d'un des^ plus grands Diocèfes du Royaume, % brave le préjugé alTez commun même de nos jours , que la Providence n'a pas deftiné aux grandes places le génie qu'elle a fait naitre aux derniers rangs. Si les diftributeurs des dignités Ecclélïaftiquej n'avoient pas eu la fagefle, ou le courage , ou le bonheur d'oublier quelque-' fois cet apophtegme de la vanité hu* maine, le Clergé de France eüt été privé de la gloire dont il eft aujourd'hui ü flatté , de compter Féloquent Maflilloa parmi fes Evêques. Ses Humamtés finies, il entra dans 1'Oratoire a lage de dix-fept ans. Réfolu de confacrer fes travaux a FEo-Jife il préféra aux liens indifïblubles qu'il auroit pu prendre dans quelqu'im de ces Ordres Religieux fi multipliésparmi nous , les engagemens libres que Fon contraóte dans une Congrégation , a laquelle le grand Bofluet a donné ce' rare éloge, que toutle mondey obéit fan£ que perfonney commande. MafEllon conferva jufqu'a la fin de fa vie le plu? tendre & le plus précieux fouvenir des iscons. qu'ii aycat recues Sc des pri&>  4 É L O G E cipes qu'ii avoit puifés dans cette Société vraiment refpeótable, qui fansintrigue, fans ambition , aimant & cultivant les Lettres par le feul deiir d'être utile, s'eft Fait un nom diftingué dans les Sciences facrées Sc profanes j qui perfécurée quelquefois, Sc prefque toujours peu favorifée (i) de ceux même dont elle auroit pu efpérer 1'appui, a fait malgré ce fatal obftacle tout le bien qu'il lui étoit permis de faire , Sc n'a jamais nui a perfonne , même a fes ennemis ; enfin qui a fu dans tous les temps, ce qui la rend encore plus chere aux Sages, pratiquer la Religion fans petiteiïe , & la prêcher fans fanatifme. Les Supérieurs de Maffillon jugerent bientot par fes premiers eiTais , de 1'honneur qu'il devoit faire a leur Congrégation. Ils le deftinerent a la Chaire; mais ce ne fut que par obéhTance qu'il confentit a remplir leurs vues; lui feul ne prévoyoit pas la célébrité dont on le flattent, & dont fa foumiffion Sc fa modeftie alloient être récompenfées. II eft (i ) Il faut exceptcr ces derniers temps , oii 1'autorité Eccléfiaftirjue & Séculiere a rendu plus dc juftice a cette Congrégation.  ce Massiilon. 5 des talens pleins de confiance , qui réconnoiflent, comme pat inlHopt, 1'objet que la nature leur deftine ,.Sc qui s'en emparent avec vigueur; il en eft d'humbles& de timides, qui ont befoin d'être avertis de leurs forces , & qui par cette naïve ignorance d'eux - mêmes, n'en font que plus ïntéreflans , plus dignes qu'on les arrache a leur obfcurité modefte, pour les préfenter a Ia Renommée , & leur montrer la gloire qui les attend. Le jeune Mamllon fit d'abord tout ce qu'il put pour fe dérober a cette gloire. ÏJéja il avoit prononcé , par pure obéiffance , étant encore en Province , les Oraifons Funebres de M. de Villeroy Archevêque de Lyon , &c de M. de Villars Archevêque de Vienne : ces deux Difcours, qui n'étoient a la vérité que le coup d'efTai d'un jeune homme , mais d'un jeune homme qui annoncoit déja ce qu'il fut depuis, eurent le plus brillant fuccès. L'humble Orateur , effrayé de fa réputation naiffante , & craignant, comme il ledifoitj le Démon de l'orguéd, réfolut de lui échapper pour toujours, en fe VQuant a la retraite la plus profonde , & même A iij  ^ É 1 O G I h plus auftere. IJ alla s'enfevelir dans 1'Abbaye de Septfons, oü Ion fait la même Regie qua la Trappe , 8c il y prit 1'habit. Pendant fon Noviciat, le Cardinal de Noailles adre/Ta a 1'Abbé de Septfons , dont il refpe&oit la vertu , un Mandement qu'il venoit de publier. L'Abbé , plus religieux qu'éloquent , mais confervant encore, au moins pour faCommunauté, quelque refte d'amourpropre , vouloit faire au Prélat une réponfe digne du Mandement qu'il avoit re^u. II en chargea le Novice ex-Oratorien, & Maffillon le fervit avec autant de fuccès que de promptitude. Le Cardinal , étonné de recevoir de cette Thébaïde un ouvrage fi bien écrit, ne craipik point de bleïTer la vanité du pieux Abbé de Septfons, en lui demandant qui en étoit 1'Auteur. L'Abbé nomma 'MairilJon, & le Prélat lui répondit qu'il ne falloit pas qu'un fi grand talent, fuivant 1'exprefTion de 1'Ecriture, demeurat cachéfous le boijfeau. II exigea qu'on fit quitter 1'habit au jeune Novice, il lui fit reprendre celui de 1'Oratoire, Sc le placa dans le Séminaire de Saint Magloire i Paris , en 1'exhortant a cultiver 1'éloquence de laChaire,&enfe chargeant,  de Massiiion. 7 difoit-il, defaforcune y que les vccux du jeune Orateur bornoient a celle des Apótres, c'eft-a-dire, au néceflaire le plus étroit,& ala fimplicité laplus exemplaire. . Ses premiers Sermons produiiirent 1 effet que fes Supérieurs & le Cardinal de Noaill es avoient pré vu. A peine commenca-t-il a fe montrer dans les Eglifes de Paris, qu'il effaca prefque tous ceux qui brilloient alors 'dans cette carrière. Il avoit déclaré qui/ ne prêcjieroit pas comme eux , non par un fentirnent préfomptueux de fa fupériorité , mais par 1'idée , auffi jufte que réfléchie, qu'il s'étoit faite de 1'éloquence c'nrétienne. Il étoit perfuadé que fi le Miniftre de la parole divine fe dégrade en annonc,ant d'une maniere triviale des vérités com-. munes , il manque auffi fon but en croVant fubjuguer , par des raifonnemens profonds, des Auditeurs qui pour la plupart ne font guere a portée de le fuivre; que fi tous ceux qui 1'écoutent n'ont pas le bonheur d'ayoir des lumieres, tous ont un cceur oü le Prédicateur doit aller chercher fes armes; qu'il faut dans la Chaire montrer 1'homme a lui-même, moins pour le révolter paf A iv  * É L O G E 1'horreur du portrait, que pour 1'affliger par la reflemblance ; & qu'enfin , s'il eft quelquefois utile de 1'effrayer & de le troubler , il 1'eft encore plus de faire couler ces larmes douces , bien plus efficaces que celles du défefpoir. Tel fut le plan que Maffillon fe propofa, & qu'il remplit en homme 'qui 1'avoit concu, c'eft-a-dire,en homme fupérieur. U excelle dans lapartié de 1'Orateur, qui feul peut tenir lieu de toutes les autres , dans cette éloquence qui va droit i. Tanie, mais qui 1'agite fans la renverfer, qui ^ la confterne fans la flétrir, & qui lapénetre fans la déchirer. II va chercher au fond du cceur ces replis cachés oü les paffions s'enveloppent, ces fophifmes fecrets dont elles favent fi bien s'aider pour nous aveugler 8c nous féduire. Pour combattre & détruire ces fophifmes, il lui fuftitprefque de les développer -y mais il les développe avec une onótion fi aifeétueufe 8c fi tendre , qu'il fubjugue moins qu'il n'entraine , & ■qu'en nous offrant même lapeinturede nos vices, il fait encore nous attacher &: nous plaire. Sa diaion , toujours facile, élégante & pure , eft par-tout de cette fimphcité noble , fans laquelle il n'y a  DE MaSSILLON. Jl tu bon goüt , ni véritable cloquence \ fimplicité qui étant reünie dans Maffillon a 1'harmonie la plus féduifante Sc la plus douce, en emprunte encore des graces nouvelles ; & , ce qui met le comble au charme que fait éprouver ce ftyle enchanteur, on fent que tant de beautés ont coulé de fource , Sc none rien coüté a celui qui les a produites. II lui échappe même quelquefois , foit dans les exprelfions, foit dans les tours, foit dans la mélodie fi touchante de fon ftyle , des négligences qu'on peut appeler heureufes , paree qu'elles actievent' de faire difparoïtre non-feulement 1'empreinte , mais jufqu'au foupcon du travail. C'eft par cet abandon de lui-même que Maffillon fe faifoit autant d'amis que d'auditeurs; il favoit que plus un Orateur paroitoccupé d'enlever i'admiration , moins ceux qui 1'ecoutent font difpofés a 1'accorder, & que cette ambition eft 1'écueil de tant de Prédicateurs, qui chargés, fi on peut s'exprimer ainfi , des intéréts de Dieu même , veulent y meier les intéréts li minces de leur vanité. Maffillon penfoit au contraire , que c'eft un plailir bien vuide d'avoir affaire , fuivaut 1'expreffion de A y  IO E L O G E Montaigne, d'un regne long &c florhfant , jouit 33 avec éclat de tour ce que les hommes 33 admirent, de la grandeur de fes con33 quêtes, de 1'amour de fes peuples , de 33 Femme de fes ennemis, de la fagefle 33 de fes loix.... Mais , Sire , 1'Evan33 gile ne parle pas commë le monde. « L'auditoire de Verfailles, tout accoutumé qu'il étoit aux Bolfuets & aux Bourdaloue , ne 1'étoit pas a une éloquence tout a la fois fi fine & fi noble, auiïï excita-t-elle dans 1'aflemblée, malgré la gravité du lieu, un mouvement involontaire d'admiration. II ne manquoit a ce morceau , pour en rendre 1'impreflion plus touchante encore, que d'avoir été prononcé au milieu des malheurs qui fuivirent nos triomphes, &: lorfque le Monarque , qui pendant cinquante amiées n'avoit eu que des fuccès,nerépandoitplus que des larmes. Si jamais Louis XIV a entendu un exorde plus éloquent, c'eft peut-être celui d'un Religieux Milfionnaire, qui paroiflant pour la première fois devant lui, commen^a ainfi fon difcours: Sire, je neferai point de compliment a Fotre  C4 É r. o g e Majefléje n'en ai point trouvê dans l'Evangile. La vérité , même lorfqu'elle parle au nom de Dieu , doit fe contenter de frapper a la porte des Rois , & ne doit jamais la brifer. Maffillon , perfuadé de cette maxime , n'imita point quelques - uns de fes prédéceilëurs , qui foit pour déployer leur zele, foit pour le faire remarquer, avoient prêché la morale chrétienne dans le féjour du vice avec une dureté capable de la rendre odieufe , & d'expofer la Religion au rellentiment de 1'autorité orgneilleuie Sc oftenfée. Notre Orateur fur toujours ferme, mais toujours refpectueux, en annoncant a fon Souverain les volontés de celui qui juge les Rois ; il remplit la mefure de fon miniftere, mais il ne la paffia jamais; & le Monarque, qui auroit pu fortir de fa chapelle mécontent de la liberté de quelques autres Prédicateurs , ne fortit jamais des Sermons de Maffillon, que mécontent de luimême. C'eft ce que le Prince eut le courage de dire en propres termes a 1'Orateur; éloge le plus grand qu'il put lui donner , mais que tant d'autres , avant & depuis Maffillon, n'ont pas même  D E MASSIXtON. 15 defiré d'obtenir, plus jaloux de renvoyer des juges fatisfaits que des pécheurs convertis. Des fuccès fi multipliés & li éclatans eurent leur efFet ordinaire; ils firent a Mailillon des ennemis implacables, furtout parmi ceux qui fe regardoient comme fes rivaux, & qui voulant que la parole divine ne fut annoncée que par eux , fe croyoient apparemmenc difpenfés de prêcher d'exemple contre 1'envie. Leur relfource étoit de fermer la bouche, s'il étoit poffible, a un concurrent'fi redoutable; mais ils nvy pouvoient réuffir qu'en accufantfa doétrine ; & fur ce point délicat, Maffillon ne lahToit pas même de prétexte a leurs difpofitions charitables. II étoit a. la vérité membre dune Congrégation dont les opinions étoient alors fort attaquées; plufieurs de fes Confrères avoient été, par ce pieux motif, adroitement écartes de la Chaire de Verfailles. Mais les fentimens de Maffillon , expofés chaque jour a la critique d'une Cour attentive & fcrupuleufe, n'offroient pas même le nuage le plus léger aux yeux clairvoyans de la haine; 8c fon orthodoxie irréprochable étoit le défefpoir  tS É I O G s de fes ennemis. Déja 1'Eglife & la Na* rion le nommoient al'Epifcopat; 1'envie, prefque toujours aveugle fur fes vrais intéréts , auroit pu, avec une politique plus raffinée , envifager. cette dignité comme un honnête moyen d'enfouir les talens de Mailillon , en le reléguant a. cent lieues de Paris & de la Cour; elle ne porta pas fi loin fa dangereufe pénétration, & ne vit dans 1'Epifcopat qu'une récompenfe brillante dont il lui importoit de priver 1'Orateur qui en étoit digne. Elle fit pour y réulïir un dernier effort, & jouit du triftb avantage d'obtenir au moins un fuccès paffager; elle calomnia les mceurs de Maffillon , Sc trouva facilemenr , fuivant 1'ufage , des oreilles prêtes a 1'entendre , & des ames prêtes a croire. Le Souverain même, tant le menfonge eft habile a s'infinuer auprès des Monarques les plus juftes, fut, finon convaincu, au moins ébranlé ; & ce même Prince, qui avoit dit a Mailillon qu'il vouloit 1'entendre tous les deux ans 3 fembla craindre de donner a une autre Eglife 1'Oraceur qu'il s'étoit réfervé pour lui. Louis XIVmourut;&le Régent, qui iionoroit- les talens de Maffillon, &  DE MaSSILION. 17 qui méprifoit fes ennemis, le nomma a 1'Evêché de Clermont; il voulur. de plus que la Cour Fentendït encore une fois , & F engagea a prêcher un Carême devant le Roi, alors agé de neuf ans. Ces Sermons , compofés en moins de trois mois, font connus fous le nom de Petit Carême. C'eft peut-être , linon le chef-d'ccuvre , au moins le vrai modele de 1'éloquence de la Chaire. Les grands Sermons du même Orateur peuvent avoir plus de mouvement & de véhémence; 1'éloquence du Petit Carême eft plus infinuante & plus fenfible; erte. Elle a du moins eu la confoation de le voir dignemenr remplacé j M. le Duc de Nivernois a été fon fuccefleur.  ÉL O GE ■ DE DESPRÉAUX. N icous Boiieau Despréaux naquit le !"*• Novembre 16$ 6, de Gilles Boileau , Greffier de la Grand'Chambre,&: d'Anne deNielle la feccnde femme. Sa familie étoit noble , ancienne même , & connue dès le quatorziéme fiecle. Auffi difoit-il de 1'Evêque de Noyon Clermont-Tonnerre , aux yeux duquel la nobleffie étoit le premier de tous les mérites : 11 mejlimerou bien davantage , s'il favoic que je juis Gentilhomme. Une grande Ville & un petit Village , Paris & Cröne , fe difputent la gloire de 1'avoir vu naitxe , comme autrefois plufieurs Villes Grecques fe difputerent 1'homieur d'avoir été le berceau d'Homerequ'elles avoient die-  38 É t Q G E ou, laiiTé manquer de pain durant fa: vie. La Patrie deDefpréaux fera quelque jour 1'objet d'une importante controverfe d'érudition , & pourrabien, pour appliquer ici un Vers de notre Poëte, Aux Saumaifes futurs préparer des tortures. Déja Paris & Cróne citent chacun en leur faveur des autorités impofantes,que nous nous garderons bien de difcuter ici, de peur de commencer nous-mêmes a être un peu Saumaifes. Les hommes fupérieurs n'appartiennent en propre, ni a. la Ville , ni au Village, ni a la Nation qui s'en glorifle ; jetés au hafard & en petit nombre fur la furface de la terre, ils font rnoins 1'ornement que 1'exception de rindéfiniiTable efpece humaine , qui dans le refte de fes individus femble n'avoir été qu'ébauchée par la Nature, dont elle a recu tant d'activité avec tant d'impuilTance , &z des lumieres li courtes avec une curiofté li infatiable & fi préfomptueufe. Defpréaux fut dans fes premières années le contraire de ces 'petits prodiges de 1'enfance , qui fouvent dans l'age mür font a peine des hommes ordinaires ^ efprits nés avant terme, que la  de Despréaux. 39 Nature s'épuife a faire éclore& renonce a faire croitre , comme fi elle ne fe fentoit pas la force de les acliever. Cet homme , qui devoit jouer un fi grand role dans les Lettres, & y prendre un ton fi redoutable , paroiflbit dans fon enfance pefant & taciturne ; non de cette taciturnité d'obfervateur qui décele un fond de malice, mais de cette taciturnité ftérile qui n'annojice qu'une bonhommie infipide & fans caractere. Son pere difoit de lui, en le comparant a fes autres enfans: Pour celui-ci^ cejlun bon garcon ê[ui ne dira jamais 'ie mal de perfonne. On fent a quelle médiocrité fans reffource un pere croit fon fils condamné, quand il fe borne a. lui donner un éloge fi modefte. Tous les freres de Defpréaux marquoient des talens précoces, & fembloient promettre d'être de grands hommes ; lui feul ne promettoit rien , &c a tenu ce que promettoient fes freres. Par complaifance pour fa familie , il commenca par être Avocat. Lafécherelfe du Code & du Digefte le dégoüta bientöt de cette carrière} & ce fut une perte pour le Barreau. Plein des lumieres du bon goüt j il eut été Légiflateur fur  40 É l O G E ce grandThéatre, comme il 1'a été fur le Parnafie ; il eüt introduit la véritable éloquence dans un pays oü de nos jours même elle n'eft que trop fbuvent ïgnorée , & oü elle 1'étoit bien plus il y a cent ans; il eüt fait mainbafte fur-cette Rhétorique triviale,qui confifte a noyer un tas de fophifrr.es dans une nier de paroles oifeufes & de tigures ridicules. Defpréaux ne diffimuloit pas clans 1'occafion ce qu'il penfoit des déclamations dont le Palais eft fi fujet a retentir. Défendant un jour la caufe du bon goüt devant un grave Magiftrat, qui fe croyoit un auffi grand Juge en Littérature qu'en affaires ,& qui peut-être avoir plus de iaifcn qu'il ne penfoit, notre illuftre Poëte louoit Virgile de ne dire jamais rien de trop. Je r,e me ferois pas douté dit finement le Magiftrat, que ce fut ,a un fi grand merite .... Si grand 3 répondit Defpréaux , que c'eft celui qui manque a routes vos hi rangues. L'anecdote fuivante peut faire juger de fon goüt pour le métier de Jurifconfulte, auquel fes parens vouloient le contraindre. M. Dongois , fon beaufrere , Greffier du Parlement, 1'avoic pris chez lui pour le former au ftyle de  DE DeSPREAUX. 41 Ia procédure , dont Ia barbarie abfurde devoit paroitre bien rebutante a un jeune homme qui avoit lu Cicéron & Démofthène. Ce M. Dongois avoit un Arrêt a. dreirer dans une afraire importante. II Ie compofoit avec enthoufiafme en Ie diclant a Defpréaux , & le dictoit avec emphafe, bien fatisfait de la fublimité de fon ouvrage. Quand il eut fini , il dit a fon Scribe de lui en faire la leéture j & comme le Scribe ne répondoit pas, M. Dongois s'apperc.ut qu'il s'étoit endormi, & avoit a peine écrit quelques mots de ce chef-d'ceuvre. Outré d'indignation . le Grefrier renvoya Defpréaux a fon pere , en plaignant ce pere infortuné d'avoir un hls imbécille , & en 1'alfürant que ce jeune homme , fans émulation, fans relfort, &c prefoue fans inftinct, *2ê Jeroit qu'un fot tout le refie de fa vie. II palfa des épines de Ia Jurifprudence aux chicanes delaThéologie fcolafrique, dont la ténébreufe & puérile fubblité étoit moins faite encore pour un efprit tel que le hen. II lutta ainfi pendant quelqiies années contre laNature, frappant a toutes les portes qu'elle avoit fermées pour lui. II deviiK enfin ce  4i É i o g i qu'elle vouloit j il fut Poëte, & comme pour clémentir dès fes premiers elfais la prédiótion de fon pere, il débuta par etre Poëte fatyrique. Ce dangereux genre d'écrire par lequel il s'annoncja, produifit fon effet naturel. II déchaina contre 1'Auteur la foule des Ecrivains qu'il attaquoit , &c lui fit des amis, ou plutot des leéteurs, dans cette partie du public , pour le moins rrès-nombreufe , qui par une inconféquence dont le motif cruel eft au fond du cceur humain, aime a voir humilier ceux même qu'elle eftime le plus. Mais quelque faveur & quelque encouragement que promit a Defpréaux une difpofition fi générale & fi bénévole, il ne put éviter d'avoir auffi des cenfeurs clans la très-petite claife des hommes honnêtesou féveres, qui penfoient, comme il fa dit lui-même , que c'eft un mèchont métier que celui de méd.re. Du nombre de ces derniers étoit le Duc de Montaufier, qui fe piquoit d'une vertu inflexible & auftere. ll fe levoit tous les jours, difoit-il, dans l'intention di réprimer le Satyrique ; mais il ajoutoit, que dès qu'il avoit fait fa pr'ure du matin 3 il fentoit fa colere amortie. Defpréaux  de DeSPREAUX. ne crut pourtant pas devoir fe repofer fur l'efficacité de cecre prïere 3 pour lancer fes traits en füreté. II étoit pour lui de la plus grande importance de mettre dans fes intéréts un des premiers hommes de la Cour , dont le crédit é;oit d'autant plus redoutable, qu'il étoit appuyé fur cette confidération perfonnelle qui ne s'y joint pas toujours, paree qu'elle eft le fruit de Feftime publique, & que le crédit eft celui des places. En Poëte qui connoifloit le pouvoir des louanges, ou plutöt en Philofophe qui connoifloit les hommes , le Satyrique gliffa dans un de fes Ouvrages un mot d'éloge pour le Duc de Montaulier ; & toute la févérité du courtifan mifantrope échoua contre ce petit grain d'encens. II eft vrai que 1'encens étoit habilement préparé pour chatouiller la modeftie revéche du Caton rigide a qui Defpréaux avoit befoin de plaire. Les Vers oü il lui rendoit hommage étoient en trés - petit nombre , Sc en même temps très-flatteurs,fansnéanmoins avoir trop l'air de 1'adulation; Et plut au Ciel encor, pour couronner 1'Ouvrage , Que Montaufier voulüt m'accorder fon fufFrage ! C'eft a de tcls Lc&curs que j'offie nies écrits.  44 Eloge L'éloge n'étoit ni fade , ni exagéré j il pouvoit être entendu , fans rougir, par un homme qui affeófcoit d'abhorrer également la fatyre & les louanges j & ce fut pour avoir été renfermé dans cette jufte mefure , qu'il eut 1'effet dont le Poëte s'étoit flatté. Encouragé par ce premier fuccès , Defpréaux fe hata de porter le dernier coup a. l'auftérité chancelante de fondétradteur, en lui avouant, avec un air contrit , combien il fe fentoit humilié de n'avoir pas pour ami Is plus honnête homme de la Cour. Dès ce moment, le plus hönnête hommede Sa Cour devint le protecteur & 1'apologifte du plus cauftique de tous les Ecrivains. Cependant d'autres perfonnes d'une piété plus douce, & par-Ia difpofces a pardonner tout , excepté la Satyre , ne furent pas auffi faciles a convertir que 1'avoit été le Stoïcien de Verfailles, & le Poëte effuya plus d'un reproche de leur part, fur les traits dont le froch. in étoit percé dans fes Ouvrages; mais les Auteurs de ces remontrances étoientfans crédit a la Cour , & Defpréaux n'écouta point leurs fcrupules. 11 continuadonc de fe livrer au genre fatyrique \ mais heureufement pour fa  de Despréaux. 45 gloire, il ne s'y borna pas. II fentit que riioniieur de foudroyer de mauvais Ecrivains eft auffi mince que trifte; qu'un Auteur deftiné a 1'oubli entraïne avec lui fon Cenfeur dans la même tombe, quand le Cenfeur fe borne au foible mérite de 1'écrafer; qu'au contraire , tout Ouvrage vraiment digne de fon fuccès , eft afiuré de furvivre a la fatyre la plus ingénieufe & a la critique même la plus jufte , paree qu'il eft difficile de produire des beautés , & facilede remarquer des fautes ; qu'enfin , pour patfer a la poftérité , il ne faut pas fe contenter d'offrir quelques alimens éphémeres a. la malignité de fes contemporains , mais qu'il faut être , en Vers comme en Profe , 1'Ecrivain de tous les temps & de tous les lieux. Convaincu de ces maximes, dignes d'être méditées & fuivies par tous ies Gens de Lettres qui fe connoifTent en véritable gloire , & qui joignent 1'honnêteté aux talens, Defpréaux produifit ces Ouvrages , qui aliürent a jamais fa renommée. II fit fes belles Epüres, oü il a fu entremêler a des louanges finement exorimées, des préceptes de littérature &"de morale rendus avec la vérité la  4^ É L O G E plus frappante & la précifion la plus heu» reufe y fon Lutrïn , oü avec fi peu de rnatiere il a répandu tant de variété, de mouvement & de graces; enfin fon Art Poctïque j qui eft dans notre Langue le Code du bon goüt, comme celui d'Horace l'eft en Latin \ fupérieur même a celui d'Horace , non - feulement par 1'ordre, fi néceffaire 8c fi parfait, que le Poëte Francois a mis dans fon Ouvrage , & que le Poëte Latin femble avoir négligé dans le fien , mais fur-tout paree que Defpréaux a fu faire paffer dans fes Vers les beautés propres a chaque genre dont il donne les regies \ bien différent de ces Précepteurs arides, 8c pour ainfi dire morts , dont les lecons glacées ne feroient propres qu'a tuer le génie , fi le génie daignoit les entendre , & .qui font aux véritables Légiflateurs en Poéfie ce que les Scholaftiques font aux vrais Philofophes ; Artiftes , ou plutot Artifans malheureux, dont le fort eft de refroidir tout ce qu'ils touchent , Sc d'ufer tout ce qu'ils polifTent. Nous n'examinerons point fi 1'Auteur de ces chefs-d'ceuvre mérite le titre d'homme de génie , qu'il fe donnoit fims fagon a lui-mcme, 8< que dans ces  de Despréaux. 47 derniers temps quelques Ecrivains lui ont peut-être injuftement refufé : car n'eft-ce pas avoir droit a ce titre, que d'avoir fuexprimer en vers harmonieux» pleins de force & d elégance, les Oracles de la Raifon & du bon Goüt, & furtout d'avoir connu e Despréaüx. faire éclore tout ce qu'il cachoit, demandoit de foins & de culture. Je lui ai appris 3 difoit-il , a faire des vers difficilement. II avoit mieux fait encore, & peut-être plus qu'il ne croyoit; il lui avoit appris a faire difficilement des vers faciks ; car cette facilité, fi délicieufe pour 1'efprit & pour 1'oreille, eft un des principaux charmes que la leóture de Racine fait éprouver. Cependant il eft dans la Poéhe un autre mérite, qui n'a guere moins de prix que la févere & •correcte facilité du Difciple de Defpréaux j c'eft cette efpece d'abandon & de néghgence heureufe , qui femble faire naitre les vers librement, & pour ainfi dire d'eux-mêmes, fous Ia plume du Poëte, comme une belle fuite d'accords fous la main d'un Mu/icien qui prélude de génie. Ne feroit-ilpas facile, d apres ces principes , de comparer enfemble nos rrois plus grands Maitres en Poefie , Defpréaux, Racine & M. de Voltaire ? (Je nomme ce dernier, quoique viyant, (i) car pourquoi fe refufer au plaifir de voir d'avance un Grand (i) Cet Eloge a été lu a Ia Séance publique da. e-5 Aout i774. r ^ u" Cij  51 É L O G E Homme A la place que la poftérité lui deftine ?) Ne pourroit-on pas dire, pour exprimer les différences qui les caractérifent, que Defpréaux frappe & fabrique trés - lieureufement fes Vers j que Racine jette les Hens dans une efpece de moule parfait, qui décele la main de 1'Artilt'e fans en conferver 1'empreinte j & que M. de Voltaire, laiüant comme échapper des Vers qui coulent de fource , femble parler fans art & fans étude fa langue naturelle ? Ne pourroit-on pas obferver , qu'en lifant Defpréaux , on cpncltit & on fent le travail 5 que dans Racine , on le conclut fans le fentir, paree que fi d'un cöté la facilité continue en écarté 1'apparence , de 1'autre la perfection continue en rappelle fans cefTe 1'idée au Lecleur j qu'enfin dans M. de Voltaire, le travail ne peut ni fe fentir ni fe conclure , paree que les Vers moins foignés qui lui échappent par intervalles, lailfent croire que les beaux Vers qui précédent & qui fuivent n'ont pas coüté davantage au Pocte ? Enfin ne pourroit - on pas ajouter, en cherchant dans les chefsd'ceuvre des Beaüx-Arts un objet fen-> fible de comparaifon entre ces trojs  de Despréaux. 53 Grands Ecrivains, que la maniere de Defpréaux, correcte, ferme & nerveufë, eft aflez bien repréfentée par la belle Statue du Gladiateur ; celle dê Racine , auffi correcte, mais plus moëlleufe Sc plus arrondie , par la Vinus dc Médicis; Sc celle de M. de Voltaire , aifée, fvelte, & toujours noble, par 1''Apollon du Bslvedere ? ReVenons i Defpréaux. II fut fe prócurera la Cour une protection plus puiffante que celle du Duc de Möntaufier , celle de Louis XIV lui-même. II prodrgua au Monarque des Eloges d'autant plus flaneurs , qu'ils paroifloient dictés par la voix publique, Sc n'être que 1'expreffion vive & lincere de 1'ivrefle oü la Nation étoit de fon Roi. Pour donner encore plus de prix a. fon hommage , 1'habile Satyrique eut Fadrefle de mettre a profit la réputation de franchife qu'il s'étoit faite. Elle fervoit de pafleport a des louanges que le Poëte fembloit donner comme malgré lui \ la dehcatelfe du Prince , vraiiemblablement peu difficile , étoit ralfürée par la liberté avec laquelle fon Panégyrifte immoloit des Auteurs accrédités , qui a la vérité C üj  54 Éi o si n'étoient pas Rois; & Chapelain payoit pour Louis XIV. Defpréaux avoit fur-tout grande at~ tention, en louant tous ceux dont 1c crédit pouvoit ou 1'appuyer ou luinuire., de conferver toujours au Monarque laplace fans comparaifon la plus éminente j d fe félicitoit entr'autres, comme d'iuj grand trait de politique, d'avoir fu pla, cer_ dans^ fes Vers Monfieur, Frere du Roi, a cóté du Roi même , fans que la. délicateflê du Souverain put en êtr« blelfée, & d'avoir loué le Vainqueur de Cajfel plus foiblement que le Conquérant de Ia Flandre. Les Vers dont il s'applaudhToit fi fort étoient ceux-ci. tirés de 1'Epitre a M. de Lamoignon : Un bruit court que le Roi va tout réduire en poudre, Et dans Valenciennc eft entré comme un fbudre; Que Cambrai, des Francoisl'épouvantableécueü, A vu tomber enfin fes murs 6c fon orgueil ; Que devant Saint-Omer, Naffau par fa défaitc Pe Philippe vainqueur rend la gloire complette. Defpréaux faifoit remarquer a fes amis que les deux derniers Vers , deftinés a 1'Eloge &q Monfuur3 étoient d'un ton moins élevé que les quatre premiers., qui renfermoiem celui du Roi. Dans ces  DE D E S V 11 E A U X. $5 fix Vers, il ne paroillbit flatté que de faire obferver 1'art du Courtifan ; il pouvoit encore y faire fentir 1'art du Pocte dans la dégradation des teintes j il pouvoit fe faire un mérite du foiri qu'il avoit eu, après les deux Vers foudroyans qui ouvrent cette tirade, de commencer déja a bailfer un peu le ton dans les deux Vers du milieu, afin que le pafiage ne füt pas trop tranchant&tropbrufque de hjïerté des premiers Vers a la modefck des derniers. Nous ignorons fi perfonne avant nous a fait cette remarque; mais nous avons cru qu'il feroit encore plus utile de démêler dans ce morceau chérL de Defpréaux les finefles du goüt qu'il a paflèes fous filence, que celles de 1'adulation dont il a cru pouvoir fe parer. II avoit cependant 1'art, ou plutót le mérite, de faire pafier quelquefois, a la faveur de ce débordement de louanges, des legons utiles au Souverain qu'il célébroit. Louis XIV , jeune encore , & avide de renommee, qu'il prenoit pour la véritable gloire , fe préparoit a faire la guerre a la Hollande. Colbert, qui favoit combien la guerre la plus glorieufe eft funefte aux peuples, vouloit en détourner le Monarque. U engagea Civ  5 É L O G E Defpréaux a feconder des vues fi louables , en adreïlant a Louis XIV fa première Epïtre, oü il prouve que la vraie grandeur d'un Roi eft de rendre fes Sujets heureux, en les faifanc jcuir de tous les avantages de la paix. Tout le monde a reremi les beaux Vers de cette Epitre fur 1'Empereur Titus y Qui rendit dc fon jong I'Univers amoureux, Qu'on n'alla jamais voir fans revenir heureux, Qui foupiroir le foir, fi fa main fortanée N'avoit pai fes bienfaits fignalé la journée.- Le Roi fe fir redire ces Vers jufqu a trois fois , loua beaucoup 1'Epitre, & rit la guerre. Tant de foins pour plaire au Monarque, & fur-tout tant de talens, ne de•meurerent pas fans récompenfe. Defr préaux fur comblé des graces du Roi, admis a fa Cour ; & nommé , conjointement avec Racine , pour écrire 1'Hiftoire du Prince qu'il fe montroit li emprefté de célébrer. Les deux Poctes parurent s'occuper beaucoup de cet Ouvragej ils en lurent même au Roiplulieurs morceaux j mais ils s'abftinrent d'en rien donner au Public 5 perfuadés ,que 1'Hiftoire des Souverains , même  ©is Despréaux. 57 les plus clignes d'éloge , ne peut être écrite de leur vivant, fans que 1'Hiftorien courre le rifque , ou de fe décréditer par la flatterie , ou de fe compromettre par la vérité. Defpréaux ne s'étoit chargé qu'avec répugnance d'un travail li peu aiforti a fes talens 8c a. fon goüt. Quand je faifois } difoit-il, le métier de Satyrique , que j'entendois ajfe%_ bien , on m'accabloit d'injures & de me— naces • on me paye bien cher aujourd'hui pour faire le métier d'Hiftoriographe que je n'entends point du tout. Auffi la faveur dont il jouilfoit, bien loin de 1'éblouir, lui étoit quelquefois importune. II a dit fouvent que le premier fentiment que lui infpira la forum© qu'il avoit faite a la Cour , fut un fentiment de triftelfe. II croyoit trop acheter les bienfaits du Souverainpar Ia perte de fa liberté , bien fi précieux en effet , &que toutes les jouifiances de la vanité, ces jouilfances vuides 8c palfageres , ne peuvent remplacer auprès du Sage. Defpréaux cherchoit a recouvrer peu a peu cette liberté fi chere , a mefure que 1'age fembloit 1'y autorifer j & les dix ou douze dernieres années de fa vie, il celfa enfin tout-a-fait d'aller a la Cv  5§ É L O G E Cour. Qu'irois-je y faire difoit - il ? je nefais plus louer. II auroit pu cependant y trouver autant de matiere a fes Eloges que dans le temps oü il les avoit prodigués avec le moins de réferve. Ce n'étoit plus a la vér-ité les beaux jours de Louis le Grand ; des jours de défaftres Sc de larmes les avoient remplacés j&quelques années d'une guerre malheureufe faifoient oublier a la France même foixante années de viétoires, tant célébrées par Defpréaux & par cent autres. Mais 1'advernté , le vrai Sc 1'unique Maitre des Rois, avoit dé veloppé dansleMonarque des yertus qu'une profpérité conftante auroit étouffées; &Louis XlVvaincu de toutes parts , voulant aller combattre Sc périr a la tête de fa Noblelfe, pret a facrifier jufqu'a fon Petit -fils pour donner la paix a fes Peuples, déployant dans lesrevers une grandeur d'ame quin'étoit qu'a lui, &dont il nepartageoit la gloire ni avec fes Généraux ni avec fes Miniftres , n'étoit pas moins digne d'être chanté par Defpréaux , que Louis XIV fur les bords du Rhin , ordonnant ce dangereux palfage a une nombreufe armée qu'il animoit de fes regards diftant enfuite la paix a. Nimégue avec trop de  de Despréaux. 59. fierté , forcant enfin a fe réunir contre lui 1'Europe entiere irrirée de fes triomphes, & accablée du poids de fa gloire. Quoique Defpréaux ne fe reposat fur perfonne du foin de louer fes Ouvrages, il a plus d'une fois avoué, que dans tour ce qu'il avoit écrit, il reftoit un cöté foible , & comme il s'exprimoit luimême , le talon d'Achille , qu'aucun de fes ennemis n'avoit pu trouver ; il n'a jamais voulu s'expliquer davantage j & fes Commentateurs , car il en a déja. trois ou quatre , & qui ont bien le génie des Commentateurs, fe font épuilés en raifonnemens dignes d'eux , pour découvrir ce cöté foible. Des hommes plus faits pour juger Defpréaux , ont mieux rencontré ce talon d'Achille dans la partie du fentiment dont il paroit avoir été privé. C'étoit, qu'on nouspermette cette expreifion,une efpece de fens qui manquoit a cet illuftre Ecrivain. Car fi le Poëte doit avoir le taót sur & le gout févere pour connoitre ce qu'il doit faifir ou rejeter; fi 1'imagination, qui eft pour lui comme le fens de la vue , doit lui repréfenter vivement les objets, & les revêtir de ce coloris brillant dont il anime fes tableaux; la fenfibilité, efpece d'odo-. Cvj  ëO E l O G S rat d'une finelfe exquife , va chercher profondement dans la fubftance de tout ce qui s'offre a elle , ces émotions fugiüves, mais délicieufes , dont la douce impreflion ne fe fait fentir qu'aux feules ames dignes de 1'éprouver. On peut, il eft vrai, defirer ce dernier fens a Defpréaux ; mais il poifede li fupérieurement tous les autres, qu'a peine s'appercoit-on du fens qui lui manque. On le regrette même d'autant moins , que les matieres traitées par ce grand Poëte ne paroilfent pas 1'exiger» Je dis qu'elles ne paroiffèntpas L'exiger j&je me garde bien d'ajouter qu'elles en interdifent 1'ufage. La fenfibilité , ce préfent de la Nature, dirai-je précieux ou funefte , pourfuit fans celle , li 1'on peut parler ainfi, 'ceux qui ont le bonheur ou le malheur d'être nés pour en recevoir les imprefiïons profondes. Aulfi inféparable de leur exiftence que 1'air qu'ils refpirent, elle s'empare comme malgré eux de routes leurs produétions , elle les pénetre , elle y donne le mouvement & lavie, elle y répand fur-tout ce rendre •intérêt qui fait aimer 1'Auteur & jouir de fon ame encore plus que de fon génie. Veut-on connoitre par un exemple frappant la différence que le charme ou  de Despréaux. 61 k privacion du fenriment peur mettre dans deux Ouvrages ? La Fable de la Mort & du Bucheron a été mife en Vers par la Fontaine &par Defpréaux; qu'on les comparé enfemble. La fenfibilité refpire a chaque Vers dans la Fable de k Fontaine > chaque Vers de celle de Defpréaux femble liétri par la fécherelTe. Ce défaut de fenfibilité rendit abfolument nul pour notre grand Poëte le mérite fi touchant de Quinault , & fi bien fenti par notre fiecle, qui femble vouloir venger cet Auteur charmant du peu de juftice que lui ont rendu fes Contemporains ; trifte & tardiye récompenfe du talent oublié ou perféeuté durantfavie. Defpréaux entreprit „ conjointement avec Racine, un Opéra , dans lequel ils crurent effacer ce Poëte qu'ils méprifoient, & montrer la facilité d'un genre d'ouvrage , dont ils ne parloient qu'avec dédain : Defpréaux en fit le Prologue, que par malheur aucun Muficien ne put venir a bout de mettre en mufique ; Orphée même y auroit échoué. Notre Poëte ne kilTa pas de le faire paroitre avec une Préface , oü 1'on trouve , fur 1'expreffion muficale , des alfertions auffi étranges que celles ds  É L O G E Pafcal fur la Beauté poétique; grande lecon aux plus heureux génies , &de ne point forcer leur talent, & de fe taire fur ce qu'ils ignorent. Mais le trait le plus fmgulier de certe Préface , c'eft la phrafe par laquelle elle débute. On y lit, que Me/dames de Montefpan & de Thiange , lajfes des Ope'ras de M. Quinault, propoferent au Roi de cherckerun autre Poëte lyrique. Mefdames de Montefpan & de Thiange, lalfes des Opéras de M. Quinault ! c'eft-a-dire ennuyées d'J/cejtej dAtys, de Théfe'e , & de Proferpine; car pour leur honneur Armide n'exiftoit pas encore. C'eft bien ici le cas du Vers de la Metromanie : VoiU de vos arrêts, Meffieurs les gens dc goüt! L'efpece d'éloignement que Defpréaux montra toujours pour Quinaulr, tenoit a une caufe fecrete que le Satyrique ne put s'empêcher de lahTer entrevoir. Lorfqu'ils fe furent réconciliés , ouplutöt lorfque Defpréaux fe fut réconcilié avec Quinault, (car celui-ci fut toujours fans fiel) Quinault alloit le voir quelquefois \ &c Defpréaux difoit de lui avec une forte d'humeur naïve & plaifante: // ne s'ejl raccommodé avec moi  BE DeSPREAUX. 6$ que pour venir me parler de fes Vers 3 & il ne me parle jamais des miens. Defpréaux n'avoit pas la même plainte a faire de la Fontaine \ le Bon-homme (confervons-lui ce nom fi cher, cet aimable nom que Molière lui a donné ) le Bon-homme ne parloit jamais de fes Vers , lui feul en ignoroit le prix & le charme. Mais pourquoi Defpréaux ne 1'a-t-il jamais nommé dans les fiens ? Pourquoi même, dans fon Artpoétïque , oü il n'a pas dédaigné de parler du Madrigal & du Rondeau, n'a-t-il pas dir un mot de la Fable 3 comme s'il eüt craint d'avoir a louer 1'admirable Ecrivain qui parmi nous a créé ce genre , Sc 1'a créé tellement, qu'il y eft encore incomparable après les erforts de tant de Fabuliftes pour approcher de lui; Ecrivain dont la fimplicité naïve , fi fine Sc fi vraie tout enfemble , étoit bien faite pour être fentie & célébrée par un aulli excellent Juge que Defpréaux, par celui qui a dit fi bien : Rien n'eft beau que Ie vrai, le vrai feul eft aimable. Defpréaux prétendoit , dit-on, que la Fontaine n'avoit rien inventé; que fa na'iveté étoit celle de Rabelais Sc de  £4 É t O G E Maror. Il oublioit que Rabelais n'efï point naïfj que fon caractere eft une gaieté fouvent exceffive, & par-la tréséloignée de cette difpofition calme & douce que la naïveté fuppofe j il oublioit que la naïveté de Marot tient a fon vieux langage, celle de la Fontaine i fon ame j que fa langue même lui appartient fi uniquement, que foit avant, foit après lui , elle n'a été celle de perfonne ; que dans ce Poëte plus que dans aucun autre , on trouve , pour appliquer ici un Vers charmant de la Fontaine même, 'i I Cet heureux art Qui cache ce qu'il eft , & retremble au hai'ard ; qu'enfin parmi les Ecrivains célebres du fiecle de Louis XIV , fi la Fontaine n'eft pas levplus grand , il eft au moins le plus finguliérement original, le plus défefpérant pour le peuple imitateur , en un mot, fi on peut parler de la forte, celui que la Nature aura le plus depeine a refaire. Ceux qui ont reproché a Defpréaux d'avoir été injufte a 1'égard de Quinault Sc de la Fontaine , 1'ont encore accufé , mais avec beaucoup moins de raifon, de n'avoir pas rendu afiez de juftice a  de DesP'RÉAUX. 6"$ Molière. II feroit fuffifamment difculpé de cette imputation par la réponfe cja'il eut le courage de faire a Louis XIV, qui lui demandoit quel étoit 1'Ecrivain auquel il croyoit le plus de génie; Siret ceji Molière, répondit Defpréaux fans héfiter, & fans aucun retour d'amourproprefurlui-même, quoiqu'aiTurément il ne fut pas difpofë a céder légérement le tróne a fes Rivaux. On peut feulenient être étonné que dans la Saryre adrelfée a ce Grand Homme, il fe borne a lui demander oü il trouve la rïme. Il eüt mieux fait de lui demander oü il avoit trouve les chefs-d'oeuvre dont il avoit déja enrichi la fcene dans le temps oü cette Satyre fut écrite, VEcole des Maris Sc YEcole des Femmes; il eüt encore été plus digne de Defpréaux de prévoir & de démêler dans ces chefsd'ceuvre ceux qui devoient les fuivre Sc prefque les effacer , le Mifanthrope 3 les Femmes Savantes , 1* . vare , & furtour le Tartuffij cet Ouvrage üniqueau Tbéatre,d'uneutilité qui devroit réconcilier avec les Spedtacles les vérita'oles gens de bien, & auquel Louis XIV eut le courage, malgré les clameurs de 1'hypocrilie iutérerfée, d'accorder une  6*6" É L O B 5 protedion qui eft un des plus beau* traits de la vie de ce Monarque. Defpréaux prétendoit que chaque derniïïecie, & prefque chaque luftre , auroit befoin d'une Comédie nouvelle fur cet objet, Ci intéreflant pour 1'inftruction & la vindicte publique j en eftet iln'y auroit pas a craindre , li le Peintre étoit digne du fujet, que les portraits fe relfemblalTent, tant Fhypocrilie eft habile a changer de forme, audacieufe & entre» prenante quand elle fe croit protégée, fouple & inlïdieufe quand eile craint d'être reconnue , humble & rampante quand elle fe voit démafquée. Mais ii chaque fiecle abonde en Tartuffes , chaque fiecle n'a pas un Molière; il eft plus difficile a la Nature de produire en ce genre des Peintres quedesOriginaux. On pourroir être étonné , d'après ces réflexions, qu'un fujet de fatyre fi favorable & li fécond ait été négligé par Defpréaux , qui en a traité de bien moins importans. II y a quelque apparence que la fupériorité de la Comédie de Molière le détourna d'un travail li propre a exercer fa verve; on voit même qu'il rélifta fur ce point aux follicitations de fes amis. Un d'entr'eux, qui aimoit  D E DïSPRÉATJX. ëj la bonne chere , & qui fe piquoit de s'y connoitre , fachant qu'il travailloit a la Satyre du Fejlïn 3 lui repréfenta très-férieufement que ce n'étoit pas la un fujet fur lequel il dut plaifanter. ChoijTjjl^ plutot les hypocrïtes 3 lui difoit-il avec chaleur , vous aure% tous les honnêtes gens pour vous ; mais pour la bonne chere 3 croye\-moï 3 ne badine^ point la deJJ'us . Dans cette même Piece adreifée a Molière , fur la difficulté de trouver la rime , fi le fond n'eft pas affez digne de celui a qui elle étoit adrefTée , les dérails contiennent des le^ons dont 1'utilité doit faire oublier le peu d'intérêt du fujet. On y trouve fur-tout deux Vers bien remarquables. Defpréaux dit en parlant d'un bon Ecrivain , It toujours mécontent de ce qu'il vient de faire, il plaït a tout le monde £t ne fauroit fe plaite. Voila 3 lui répondit Molière, une d s plus grandes vérités que vous aye-{ jamais dites. Molière avoit bien raifon. L'Auteur le plus juftement applaudi furprendroit beaucoup & peut-être humilieroit fes Cenfeurs les plus acharnés , s'il faifoit lui-même la critique févere de fes Ouvrages. Combien dendroits foibles  £8 Eloge dont il eft le feul confident, & qui fonty pour d'autres yeux que les fiens, une efpece de myftere, foigneufement renfermé entre fon amour-propre & lui ? On ne doit jamais être plus docile pour fon Cenfeur, que lorfqu'il met le döigt fur ces plaies fecretes , & qu'on peut dire , // m'a devïné. Defpréaux écrivoir ordinairement fes Ouvrages en- Profe avant que de les mettre en Vers. On aflure que Racine en ufoit de même pour fes Tragédies. La nature du génie de ces deux grands Poëtes , formé d'une heureufe combinaifon de verve &c de fageife, les autorifoit a cette marche lente & mefurée. Mais ce ne feroir pas un confeil a donner a tous ceux qui écrivent en Vers. Combien en eft-il dont les produclions feroient.deftéehées clans leur germe par cette méthode , propre a faire avorter plus d'un Poëte ? Que celui dont le pas eft ferme &: für fans être tardif & pefant , fuive & acheve pas a pas fa route; que celui qui en modéranr fa marche la rendroit chancelante & puiillanime, s'élance dans la carrière en courant : la fage lentear de Raphaël eut énerve la vigueur du Tintoret, & le travail  de Despr é aux. 6*5} rapide de 1'Auteur des Métamorphofes eüt été mortel a YEnêide. Defpréaux , trop fupérieur &z trop vrai pour vouloir paroitre ce cju'il n'étoit pas, ne fe piquoit nuliement d'être Philöfophe, dans 1'acception même la plus innocente qu'on puilfe aujourd'hui donner a ce mot. Cependant on lui eft redevable d'une Plaifanterie , qui diétée par les feules lumieres du bon fens , n'a pas été moins utile a la vraie Philofophie, que fes autres Ouvrages 1'ont été au bon goüt. C'étoit un Arrêt buriefque rendu en faveur de 1'Univerfité, contre une Inconnue nommée la liaifon , qui cherchoit a s'introduire dans les Ecoles. .Cette Plaifanterie prévint 1'effet des démarches que les partifans de la vieille Phiiofophie fe préparoient a faire pour éternifer fon regne, démarches qui auroient peut^ètre eu le malheur d'être punies par le fuccès; &1' Arrêt buriefque empêcha un Arrêt ridicule. Les Magiftrats, heureufement pour eux , avoient alors k leur tête , dans le Premier Préfident de Lamoignon , un homme de beaucoup d'efprit, que le progrès des lumieres n'effrayoit pas ; ils fe fouvinrent, avec un remords falutaire , d'un  7© É t o c t autre Arrêt rrop réellement rendu cin* quante années auparavant, & pour lequel la qualification de ridicule feroit trop douce; Arrêt qui défendoit ,fous peine de la vie , de rien enfeigner de contraire aux Ouvrages approuve's ; & ces Ouvrages approuve's étoient ceux oü dominoit le Péripatétifme. Quelques loix de cette efpece auroient fuffi pour ramener le fiecle de Louis le Grand a celui de Louis le Jeune , & pour précipiter dans la barbarie cette multitude toujours prête a y retomber , fi on ne la foutient par de forres lifieres. On a imprimé 1' Arrêt buriefque avec les Variantes des différentes Editions j 6c- ces Variantes font très-remarquables. On y voit les fupprelfions que Defpréaux avoit été obligé de faire a cette Plaifanterie quand il la publia pour la première fois; tant il faut prendre de précautions avec les fottifes accréditées! A mefure que 1'Auteur fe fentit plus accrédité lui-même, & que cette Inconnue nommée la Raifon , dont il réclamoit les droits , craignit moins de fe conv promettre, il fut moins timide fur le* ménagemens; il fit difparoïtre peu a peu, dans les Editions fuccelfives de 1''Arrêt  de Despréaüx. Jt buriefque, les adouciflemens & les palliacifs. La raifon rit dans cette circonfrance, fi j'ofe employerune comparaifon qitr-ji'eft pas bien noble , mais qui n'en paroitra pas moins jufte , ce que font dans une Fable charmante & bien connue certains petits animaux, a 1'afpecjt du chat leur ennemi: Mettent le nez a l'air , monttent un peu la tête, Puis rentrent dans leurs nids a rats, Pui; reffbrtant font quatie pa?, Puis enfin fe mettent en quête. Si Defpréaux abandonnoit les Anciens fur la Philofophie , on fait avec quelle chaleur il a défendu leur caufe en mariere de Littérature & de goüt. Cette controverfe , afTez femblable a une difpute de Religion , par 1'aigreur & la haine qu'on y mit de part & d'autre , eft aujourd'hui rebattue jufqu'a 1'ennui, & nous n'avons garde de la renouveler dans cet Eloge. Nous nous bornerons a une feule réflexion. C'eft que Perrault & fes partifans , tout occupés d rendre bien ou mal a Defpréaux les ridicules qu'ils en recevoient, auroient peutetre trouvé fort aifément , avec un fens plus raflis &c plus de connoilfance des  7z É L O G E hommes, le moyen de ramener ou de calmer au moins leur adverfaire, Car fuppofons pour un moment que dans le fort de cette violente querelle , Perrault eüt dit a Defpréaux : >? Eiiripide eft fans jj doute un grand Poëte rragique ; mais, sj de bonne foi , votre ami Racine ne 35 Fa-t-il pas furpalfé ? Horace , Juvés> nal & Perfe, étoient des Satyriques s) du premier ordre ; mais vous , M. 35 Defpréaux, n'êtes-vous pas fupérieur 55 a chacun d'eux , puifque vous les 35 réuniflez tous trois ? Homere eft le 33 Prince des Poëtes ; mais donnez35 nous une traduéHon entiere de 1'Iliade, >3 femblable a quelques morceaux que 33 vous nous avez dé ja traduits; croyez35 vous que Fïliade Francoife düt alors 35 rien envier a fïliade Grecque ? « Ces queftions auroient vraifemblablement refroidi le zele religieux de Defpréaux pour les Anciens , qui fe feroit trouve aux prifes avec fon amour-propre; & li Perrault eüt ajouté : » Croyez-vous que 5) Louis le Grand ne foit pas fupé35 rieur a Augufte ? « la dévotion du Satyrique auroit pu fe changer en apoftafie. Quelque excelfive néanmoins que cette  de Despréaüx. 73 cette dévotion parut aux antagoniftes de Defpréaux, il convenoit lui-même qu'elle n'étoit rien auprès de celle de M. & de Mme. Dacier ; ceux-ci faifoient fans fcrupule des efpeces de Saintsde tous les grands Philofophes du Paganifme , & regardoient prefque Defpréaux comme un efprit fort ou un hérétique, paree qu'il étoit plus modéré dans fon culte: il n'eüt pas tenu a Madame Dacier que Sapho même , la fcandaleufe Saphö,ne füt canonifée comme les autres; & quand Defpréaux lui re* préfentoit modeftement que cette Sapho , fi digne des honneurs divins, avoit pouifé le déréglement des mceurs jufqu'a outrager la Nature & fon fexe par des paflions honteufes, Madame Dacier croyoit la bien défendre , en répondant froidement qu'elle avo':t eu des ennem s. Ennuyé quelquefois des rodomontadey érudites du mari & de la femme, fi pro» digues d'encens pour tout ce qui avoir 1'honneur d'être ancien , & de mépris pour tout ce qui avoit le malheur d'être moderne , Defpréaux leur difoit dans fes acces de franchife & d'impatience : Je n'ajpe'le gens d'efprit que ceux dont les penfées leur appartiennent & dont k  74 Eloge merite ne fe ïome pas d entend'e les penfées des autres, II ne faifoit pas plus de grace aux Traductions pefantes ou infipides de ces chefs-d'ceuvre de 1'Antiquité qu'il admiroit avec tant de raifon , ik que Dacier , qui prétendoit les adKlker aufli,avoit n cruellement défigurés dans notre Langue. Jaftement bleite de les voir ainfi traveftis&dégradés , Defpréaux applaudifloit a la comparaifon que faifoit Madame de la Fayette, d'un mauvais Traduóbeur avec un Valet fans efprit, qui porteurd'unmeflageintéreffant , répete de travers ce que fon Maïtre 1'a chargé de dire. Fontenelie, qui avoit des liaifons avec Perrault, & qui étoit perfuadé d'ailleurs que la Littérature devoit, comme la Philofophie, fecouer le joug de 1'autorité , 8c ne foufcrire que par convüjtStion a 1'admiration même de vingt fiecles, s'étoit déclaré contre 1'adoration aveugle de Pindare & d'Homere , avec une franchife & une liberté qui lui aliéna Defpréaux. Néanmoins ce même Fontenelie , toujours modéré clans fes opinions, avouoit fans peine qu« Perrault avoit été trop loin , Sc qu'il ne falloit pas 'foufcrire fans réferve a toutes fes  DE D -E S P R É A U X. 7 e aifertions. Auffi difoit-on de Fontenelie, qu'il avoit été le Patriarche d'une Seêle dont il n'étoit pas. Mais 1'inexorable Defpréaux , trop dévoué aux Anciens pour fouffrir qu'on fut feulement riède a leur égard , ne vit dans 1'ami de Perrault que leur ennemi déclaré 5 il le traira comme le voyageur traite la cigale qu'il rencontre parmi des fauterelles, & qu'il écrafe avec elles impitoyablement, par la feule raifon qu'elle a le malheur de fe trouver dans une compagnie qui lui déplait.LePocre harcela le Phiiofophe par desSatyreö, dont le Phiiofophe conferva le reifentiment jufqu'a la fin de fa vie, lors même que fa gloire n'avoit plus rien a craindre; car Fontenelie , qui par modération ou par prudence ne fe vengeoit jamais & fe plaignoit rarement, oublioit encore moins. II eft vrai que Defpréaux ne fut pas alfez jufte a. fon égard. Ce n'étoit pas encore a la vérité le Fontenelie de 1'Académie des Sciences , c'étoit même 1'Auteur de ces Lettres du Chevalier d'Her*** qu'il avoit écrites ctant encore a Rouen fa Patrie , Lettres oü 1'efprit femble avoir pris a tache d'outrager le bon goüt , & dont on a dit afiez plai? Dij  jS É L O G E famment qu'elles partageroient avec les autres Ouvrages de Fontenelie, comme des fiLles de Normandie • mais le pere de ces malheureufes Lettres étoit auffi celui des Mondes , de 1'HiJioirs des Oracles, &c fur-tout de Thétis & Pele'e , Opera dont Quinault embrafla 1'Auteur avec tendrefle en lui difant, vous fere% mon fuccejfcur.' Defpréaux pouvoit dumoins traiter Fontenelie auffi bien qu'il avoit fait Voiture, chez qui l'affeétation du bel-efprit fe montre a chaque ligne. II avoit auffi donné a Benferade quelques louanges prématurées, mais dont il fe repentit fur la fin de fa vie. II avoit même fait une Epigramme qu'il donnoit pour mauvaife , & il difoit que Dar fon teftament il en feroit un legs a Benferade. Mais en mettant Voiture a coté d'Horace dans une de fês Satyres , & en s'obftinant a 1'y laiiler , il a perfïfté dans fon erreur, fi on peut s'exprimer ainfi , jufqu'a 1'impénitence finale. Ferme & inébranlable dans fes affettions , comme il 1'avoit fait voir par le courage avec lequel il avoit combattu pour les Anciens , Defpréaux n'étoit guere moins déroué aux Ecrivains de  de Despréaux. 77 I'illuftre Société de Port-Royal, dont les Ouvrages ont tant contribué a rétablir parmi nous 1 etude & le goüt de la faine Antiquité. Le célebre Arnauld, leut Chef & prefque leur Oracle , avoit fur-tout la plus grande part a fes hommages. Néanmoins fon attachement pour ces Ecrivains, fi eftimables a tant d'égards , ne fut pas alfez aveugle pour lui faire prendre- part aux aflligeantes querelles oü ils avoient eu le malheur de perdre leur temps & leur repos. Il s'écrioit fouvent a 1'occafion des difputes fur la Grace _, dont toute la France retentilToit alors , que Dïeu efl grand & que les hommes font fous! II avouoit cependant, en'parlant de ces difputes, qu'entraïné parl'exemple de tantcl'hommes qui s'en occupoient fans y rien entendre , il avoit eu auffi la fantailie d'a.voir un avis fur ce fujet mais que cette fantailie , grace a la clarté de la matiere , n'avoit abouti qu'a d'inutiles efforts ; de forte , difoit-il, que métant quelquefois couché Janfenijie tïrant au Calvinijle 3j'étois tout étonné'de me réveiller Molinifle approchant du .Pelagien. Ilneflottapas longtemps dans cesvaines incertitudes:bientotilne s'endormitplus Diij  7^ É L O G E qu'mdilférént,& ne fe réveilla plus que raifonnable. Mais s'il n'étoit nullement difpofé a fe rendre le martyr des opinions d'Arnauld , il étoit encore plus éloigné de le défavouer pour ami. II en faifoit ouvertement profeffion , a la Cour même, fous les yeux du Monarque qui avoit éxilé & profcrit ce Docleur cëlebre. Un Courtifan lui difok, dans i'antichambre du Roi , que ce Prince faifoit chercher Arnauld par-tout pour le mettre a la Baftille : Le Roi 3 répondit-il, eft trop heureux il ne le trouycra pas. Ce Prince lui demandoit un jour : Qu'efi-ce qu'un Prédicateur qu'on nornme le Tourneux f On die que tout le monde y cour:. Sire, répondit-ii, Vwe Majefté n'igncre pas qu'on court toujours li la nouveauté'. C'eft un Prédicateur qui prêche l'Evangi/e. On fait combien le Tourneux , ami 8c difciple d'Arnauld , étoit attaché aux opinions de Port-Royal; & on peut croire que les Ennemis de cette Maifon , qui prétendoieut bien prêcher auffi 1'Evangile , ne furent pas gré a Defpréaux d'une réponfe, qui rendoit, felon eux , fi peu de juftice a leur zele. II portoit le coui-  de DespR-eaux. 79 raae jufqu a ofer afficher fon refpeét & fon attachement pour Arnauld , en prefence même des jéfuites, fï ïmplacablement déchamés contre tout ce qu portoit ce nom. U étoit cependant au li réservé que fon cara&ere pouvoit le permettre , a 1'égard de cette Sociéte vindkative , alors très-puiflante & trèsdanaereufe j mais il la ménageoit beaucoup plus qu'il ne 1'aimoit. 11 permettok même a fon averfion fecrete de s'exhaler a petit bruit par quelques traits contre des J éfuites fubaltenies & ïgnores; mais il avoit grand foin de conferver des liaifons avec les jéfuites les plus celebres , dc fur-tout qui avoient Ie plus de crédit: on jugebien que le P. de la Chaife étoit de ce nombre. On peut même voit par une lettre de Defpréaux a Racme (i) , toute la déférence que le Poëte Courtifan marquoit pour le redoutable Jéfuite; le foin qu'il eut d'aller lui lire fon bpitre lür VAmour de Die-Uj pour prévenir le mécontentement de la ■Societé qu'il avoit beu de craindre; la préaaution qu'il prk de fe faire acccm- (0 Cette Lettre ca imprjm-ie dans pluficuvs Recueüs. . . D IV  8o É t O G E pagner dans cette vifite par fon frere le Doóteur Boileau, comme garant de la pureté de fa Doctrine & de fes intennons -y les applaudifiemens que le Docteur & le Poëte donnerent a tout ce que difoit le Pere Confefleur; le fuffrage qu'ils en obtinrent en fiiveur de 1'Epitre qu'ils étoient venus foumettre a fes profoiide, lumieres; la profufion de fcience théoiogique que le Pere de la Chaife leur débita fur la différence de 1'amour effecüf&c de 1'amour affeclif,qu'il falloit, difoit-il, bien fe garder de confondre ; enfin les grands éclats de rire avec lefquels il entendit fi 1'on en croit Defpréaux, les derniers Vers de cette Epitre, oü 'cependant il n y a pas trop le mot pour rire. Mais le Poëte avoit un befoin fi effentid & fi preflant de fe concilier fon Juge , qu'il dut s'applaudir beaucoup de 1'avoir fait rire a fi bon marché. Parmi les Gens de Lettres de cette Société , que Defpréaux voyoit quelquefois , & qu'il appeloit fes amis, on doit fur-tout compter lePere Bouhours, qui dans un de les Livres 1'avoit loué Sc cité plufieurs fois. Mais comme il avoit en même temps loué 8c cité beaucoup d'Auteurs médiocres, Defpréaux  de Despréaux. 8t ne lui en avoit qu'une obligation trèslégère: Fous m'ave^ mis, lui difoit-il , en bien mauvaife compagnie. II y avoit néanmoins de temps en temps quelques nuages dans 1'amitié politique des Jéfuites & de Defpréaux. Bourdaloue fut piqué d'une Chanfon du Poëte j oü il fe croyoit compromis ; il échappa au Jéfuite de dire : Si Defpréaux me met dans fes Satyres, je le mettrai dam mes Sermons. II y a apparence que ce n'auroit pas été dans le Sermondu pardon des injures. Defpréaux penfa trouver chez les Jéfuites un ennemi bien plus terrible que Bourdaloue \ il fut accufé d'avoir compofé une Satyre oülaSociété entiere étoit maltrairée : cette Satyre, ouvrage forti de la poufliere de quelque Collége , fut attribuée a Defpréaux par le P. le Tellier, qui fe connohToit mieux en intrigue qu'en vers , mais qui , pour n'avoir point de goüt, n'en avoit pas moins de crédit. II-fut d'autant plus difficile a détromper, qu'il n'avoit nulle envie de 1'être , êc ne cberchoit qu'un prétexte pour perdre Defpréaux qu'il n'aimoit pas. Ce n'eft ni la première ni la feule fois qu'on a vu des hommes Dv  8l É L O G E plus redoutables par leur pouvoir que par leurs lumieres , employer ce moven lache & honteux pour nuire a des Ecrivains eftimables , en leur attribuant des Satyres qui auroient été meilleures, s'ils avoient pu s'avilir a les écrire, & s'ils euflent daigné employer conrre la mécbanceté puiffante 1'arme du ridicule, la feule qui foit aujourd'hui propre a 1'efFrayer. Une des raifons pour lefquelles Defpréaux eut beaucoup de peine a obtenir grace -ou juftice du Pere le Tellier, c'eft que ce Jéfuite , moins accommodant que le Perede la Chaife , n'avoit jamais pardonné au Poëte cette Epïtre fur ÏAmourde Dieu, ou fa Compagnie avoit eu la maladreffe de fe croire attaquée, comme fi le précepte d'aimer Dieu eüt été une Satyre contr'elle. Mais en fuppofanr, ce que Defpréaux a toujours nié , que les Jéfuites fulTent réellement I'objet de cet Ouvrage, ils pouvoient fans un grand effort de Chriftianifme pardonner une fi foible injure \ car cette Epïtre, prónée dans le temps par tous les ennemis de ces Peres, eft un des médiocres Ouvrages de 1'Auteur \ & fi en le compoïant il a prétendu faire voir, comme il  DE DESPRiAÜX. S3 le difoit, que les marieres de Religion peuvent être traitées en Vers auffi heureufement que les matieres profanes , cette aflertion , auffi douteufe qu'édifiante , refteroit encore a prouver. Defpréaux a dit quelque part qu'il fit cette Epirre pendant un Carême, pour s'exciter a la piété , même en compofant des Vers. On croiroit plutót qu'il s'eft impofé ce travail pour fe mortifier durant un fi faint temps ; car on eft bien tenté de regarder cette produétion comme un Ouvrage de pénitence. Les fréquenstraits de fatyre que Defpréaux s'étoit permis contre plufieurs Membres de 1'Académie Francoife, lui fermerent long-teinps 1'entrée de cette Compagnie , que fes rares talens auroient du lui ouvrir beaucoup plutot. Mais enfin le temps de la juftice arriva, &c il y fut recu a 1'age de quarante-huit ans le 3 Juillet 1684. II eft vrai que 1'équité feule ne détermina pas les fuffrages en fa faveur. La prote&ion dont le Monarque Thonoroit, fit taire le reffentiment que fes Epigrammes avoient du laifier au fond descceurs; &les Académiciens oftenfés fe montrerent en cette circonftance moins Auteurs que CourD vj  84 Eloge tifans (1). II ne dilllmula dans fon Difcours de réception , ni la furprife que lui caufoit un honneur li extraordinaire & li inefpéré, ni fa reconnoilTance pour le Monarque plus encore que pour fes Confrères. On croira fans peine qu'un tel Difcours ne fut pas extrêmement gouté de la Compagnie; mais, ce qui eft plus furprenant, il fit même affez. Feu de forrune auprès du Public, malgfé air de fatyre qu'on y refpiroit a travers les complimens d'ufage, & qui devoit lui concilier quelque faveur. Defpréaux , quoique d'une humeur brufque & lincere , portoit rarement dans la Société la caufticité dont 011 accufoit fes Ecrits; fa converfation étoit douce , & n'avoit, comme il le difoit lui-même , ni ongles ni griffes. Des actions de générolité bien connues, & les fecours qu'il a fouvent donnés a. des families indigentes, ont fait dire de lui qu'i/n'étoit cruel qu'en Vers. Néanmoins le défintéreflement qu'il a montré en plus d'une occafion n'a pu le mettre a 1'abri de 1'imputation d'avatice ; calomnie ordinaire a cette clafle d'hommes (1) Il n'eut pas une feule boule noire.  de DeSPRÉAUX. 85 qui favent perdre & qui ne favent pas donner , & qui ignorenr que le défaut d'économie , même avec un caraétere bienfaifant, eft une efpece de vol qu'on fait aux malheureux. Le refpeót de Defpréaux pour la Religion étoit pur &c lévere. S'il n'a pas fait contre les incrédules huit-cents Epigrammes , comme un pieux Verificateur de nos jours, il n'a du moins laifls échapper dans fes Vers aucune occafion de les rendre ridicules , fur-tout ceux qui incapables même d'une mauvaifeLogique, mettent al'incrédulité plus de prétention que de bonne foi, & dans lefquels, difoit-il, Terreur eft encore moins un malheur qu'une fottife. II a montré dans la pratique de la Religion un difcernement auffi éclairé que dans fon attachement pour la croyance de fes Per es. Simple & vrai dans cette pratique comme dans tout le refte de fes a&ions , il n'y porta jamais, ni hypocrifie, ni vain fcrupule. 11 fut toujours 1'Apologifte déclaré des Spedacles , quoique Louis XIV eüt ceüé d'y aller d'aliez bonne heure , & que Racine, auffi bon Courtifan que bon Chrétien , y eüt févérement renonce. Defpréaux écrivit  86" É L O G E merrie quelques pages pour la défenfe de la Comédie; matiere dont le pour êc le contre a tant produit de volumes , & fur laquelle on ne dira jamais rien de meilleur que le mot d'un Prédicateur célebre a une femme qui lui demandoit fi elle faifoit du mal en allant aux Spectacles : Madame, répondit-il , c'eft d vous a me le dire. Quoique Defpréaux ait conferTé a fa mort les fentimens de Chriftianifme dont il avoit été pénétré pendant fa vie, il finit fes jours en Poëte, & paria en Vers jufqu'a fon dernier moment; lorfqu'on lui demandoit ce qu'il penfoit de fon état, il répondoit par ce Vers de Malherbe : Jeiuis vaincu du temps, je cede a fesouirages. Un inftant avant d'expirer , il vit entrer nn de fes amis : bon jour & adieu , lui dit-il froidement, l'adieu fera bien long. Racine mourant lui avoit fait des adieux plus tendres : Je regarde comme un bonheur pour moi de mourir avant vous 3 lui avoit dit ce pere de familie , qui laifloit une femme & fix enfans. - Defpréaux mourut d'une hydropifie de poitrine ie i j Mars 1711, & donna  DE DESPRÉAUX. 87 par fon teftament prefque tout fon bien aux pauvres. Son convoi fut fuivi d'un grand nombre de perfonnes ; ce qui fit dire a une femme du peuple: // avoit donc bien des amis? on ajfüre cependant quil difoit du mal de tout le monde. Le reproche que lui faifoit cette femme eft celui dont on a le plus chargé fa mémoire, & qu'il avoit le plus effuyé de fon vivant. II a entrepris de fe difculper dans le Difcours qu'il a mis a la tête de fes Satyres, & qui a pour objet de juftifier la Satyre Littéraire. Mille échos ont répété 1'Apologie qu'il en a faite, & en même temps mille voix fe font élevées contre lui. C'eft une queftion fur laquelle il fera toujours impoffible d'accorder les Gens de Lettres , paree qu'on aura roujours affaire a la fois adeuxgenres d'amour-propreinconciliables, celui des Auteurs qui ne veut point être offenfé, & celui des Critiques de profelfion , d'autant plus empreffés a profiter de leurs avantages, que ce métier leur en ofrre de très-faciles. Car il ne faut pas fe le diifimuler ; la clafle des Ecrivains Satyriques trouvera toujours des motifs d'encouragement,  „88 É 1 O G ! bienpropres afavorifer lapropagation de1'efpece. II y a eu detouttemps uneligue fecrete & générale des Sots contre les Gens d'efprit, & de la médiocrité contre les talens fupérieurs; efpece de démembrement de la confédération fecrete 8c plus étendue des Pauvres contre les Riches, des Petits contre les Grands, 8c des Valets contre leurs Manres. Cette ligue des Sots eft compofée, dans fa plus grande partie, de poltrons qui n'ont pas fe courage de frapper, mais qui font toujours prêts d'applaudir a ceux dont la main plus hardie fans être plus forte ofera porter quelques coups perdus aux objets de 1'envie. La Satyre fera donc dans tous les temps le talent de ceux qui ne s'en trouveront point d'autre, paree qu'ingénieufe ou groffiere , gaie ou trifte j amere ou fine , elle fera toujours offenfante , 8c par conféquenr toujours lue, peut-être même fecrétement protégée. Un Ecrivain dont on exige fi peu , trouve a chaque inftant fa plume prêtea le fervir, & peut dire avec füreté en fe mettant a 1'ouvrage : le ftyle n'y fait rien, Pourvu qu'il foit méchant, il fera toujours bien,  DE DeSPREAUX. 89 Nous fommes donc fort éloignés de vouloir difputer avec aigreur, Sc cette reffource a la médiocrité, car il eft jufteque tout le monde vive (1), & ce léger plaifir au Public, car il eft jufte que tout 1 e monde s'amufe. Mais nous demanderons modeftement & fans amertume, fi dans les Pays oü la Prelfe n'eft pas libre , c'eft-adire , oü tous les rangs & tous les états ne font pas indifféiemment livrés a la cenfure Sc au ridicule, il eft plus jufte de laifler outrager unEcrivain eftimable qui honore fa Nation , qu'un homme puiflant qui 1'avilit; s'il eft nécefaire que la Critique, dont perfonne ne contefte 1'utilité , foit dure & offenfante pour être profitable ; fi même la Satyre n'eft pas plus propre a décourager 8c a étouffer les talens, que, la Critique a les éclairer & a les fortifier; fi douzebeaux Vers de XArt Poétique de Defpréaux ne font pas plus utiles aux progrès de 1'Art, que ceux oü les noms de Chape- (1) Nous fommes, comme I'on voit, plus indulgens que feu M. le Comte d'Argenfon , a qui 1'Abbé Desfontaines difoit pour s'excufer de fes Saryres périodiques, il faut que je vive. Je n'en voispas la nécejjité, lui répondit le Miniftre.  J>0 É t O G E kin & de Corin font tant répétés ; enfin fi le Public , même en s'amufani d'une Critique injurieufe, s'engage a en eftimer 1'Auteur , & fi le mépris n'eft pas beaucoup plus fouvent le revenu de la Satyre peur celui qui en fait profeiiion , que pour celui qui la fouffre & k dédaigne. Un Payfan , dit Bocalini, vint ofrrir a fon Seigneur quelques brins de paille, qu'il prétendoit avoir otés avec grand foin d'un boiffeau de bied. Le Seigneur fouftla fur la paille, & remercia ainfi le Payfan de la peine qu'il avoit prife. Defpréaux nous a fait connoitre lui-même. ce qu'il penfoit du métier de Saty ique, iorfqu'enparlant a fon Efprit. dans la Satyre IX, il dit de fes propres Vers : A peine quelquefois je me force a les lire, Pour plaire a quelque ami que charme la Saryre , Qui me flatte peut-être , & d'un fouris moqueur, Rit tout haut de 1'Ouvrage , & tout bas de 1'Auteur. Par ces derniers Vers il défignoit 1'Abbé Furetiere, li connu par fon caractere cauftique & mordant qui a fini par le déshonorer £cle perdre. Quand Defpréaux lut fa première Saryre a eet Abbé, il s'appercut qu'a chaque trait Furetiere  DE DESPR.ÉA.UX. 91 fourioir malignemenr , & laifloit voir une joie fecrete de la nuée d'ennemis qui alloit fondre fur 1'Auteur: Voila qui eft bon 3 difoit-il, mais cela fera du bruit. Cette perfide approbation fut bien remarquée par Defpréaux , & peut-être lui auroit fait brüler fes Satyres, s'il n'étoit prefque impoffible , malgré les réflexions & les exemples, d'échapper a fon caraétere & a fa deftince. D'ailleurs, quoique dans la claffe des Ecrivains Satyriques, il ait été un des moins injuftes , il s'en faut bien qu'il ait été exempt de 1'efpece de malverfation a laquelle cette Profeiiion eft expofée. II avoit toujours fous la mam ■, pour la plus grande commodité de la Satyre , quatre ou cinq noms différens , la plupart de même mefure & de même rime, & qu'il fubftituoit les uns aux autres dans fes Vers, felon qu'il étoit bien ou mal avec ceux qui les portoient; & par malheur la plupart de ceux qui pcrtoient ces noms, étoient des hommes très-eftimables. Le plus grand inconvénient que fes Satyres aient produit (fi néanmoins on peut appeler inconvénient ce quine fait reelièrnent de mal a perfonne), c'eft  92 É L O G E d'avoir donne 1'eflbr a un nombreux eflaim de miférables imitateurs , qui croyant avoir héritéde fon talent,n'ont pas même hérité de fon aiguillon, & qui tdehent , pour emprunter ici une heureufe exprelfion deMontagne, d'être pires qu'ils ne peuvent. Defpréaux , s'il revenoit parmi nous, rougiroit des Enfans nains & contrefaits qui ofent 1'appeler leur pere , & qui fe croienr defi^ cendus de lui paree qu'ils portent quelques méchans lambeaux de fa livrée. Nous avons vu des hommes qui verfifient comme Gacon , & qui jugent comme ils écrivent, s'ériger en Légiflateurs du Parnaife , ou même on ne les fouffriroit pas aux derniers rangs ; Sc on peut appliquer a ces infortunés Difciples, ou plutót a ces mauvais finges d'un Grand Homme, ce que Saint-Pavin a dit très-injuftement de leur Maitre: S'il n'eüc mal parlé de perfonne, On n'eüc jamais parlé de lui. Car il faut bien remarquer, entre Defpréaux & fes malheureux Succeffeurs, cette différence très-facheufe pour eux, qu'il a commencé par des Satyres, &c fini par des Ouvrages immortels y Sc  de Despréaux. 95 qu'au contraire ils ont commencé par de mauvais Ouvrages, 8c fini par des Satyres plus dcplorables encore ; conduits a la méchanceté par 1'impuiifance , c'eft le défefpoir de n'avoir pu fe donner d'exiftence par eux-mêmes qui les a ulcérés & déchainés contre 1'exiftence des autres. Nous n'ajouterons plus que deux mots, que nous devons a. Defpréaux lui-meme ; 1'uh doit raiTürer ceux qui font 1'objet de la Saryre, 8c 1'autre eft un conieil utile a ceux qui 1'exercenti Lorfqu'il avoit donné au Public un nouvel Ouvrage , &c qu'on venoit lui dire que les Cntiques en parloient fort mal: Tant mieux, difoit-il, les mauvais Ouvrages font ceux dont on ne parle pas, 11 fe reflouvenoit alors de ce mot d'un Phiiofophe ancien , que le génie feroit bien orgueilleux de fa gloire, s'il pouvoit entendre le concert harmonieux qui réfulte des clameurs de 1'envie. D'un autre cöté , lorfqu'on lui repréfentoit que s'il s'attachoit a la Satyre, il fe feroit des ennemis qui veilleroient fans cefte fur fes aétions , & ne chercheroient qu'a le décrier : Hé bien! répondoit-il, je ferai honnête homme 3 & je ne les craindrai point. II le fut, & donna  94 Eloge de Despréaux. par fon exemple cette grande lecon a tous les Auteurs de Satyres. Nous ne déciderons point fi la lecon a été fuivie par ceux a qui elle étoit fi néceffaire j nous inviterans feulement les Satyriques dont notre fiecle abonde, a faire la-detTus leur examen de confcience.  ÉL OGE DE L'ABBE DE S AINT-PIERRE- Cjharleï -Irenée-Castel de SaintPierre naquit en 1658 au Chateau de Saint-Pierre en Bafle-Normandie. Nous ne favons rien de fes premières études, & nous ny avons pas de regret; car la première aétion par laquelle il nous eft connu , eft un trait de générofité peu commun , plus intéreffant pour nous que les Prix qu'il remporta ou ne remporta point dans fes Claifes. Le Géomètre Varignon, qui depuis fe fit connoitre par fes Ouvrages Mathématiques, menoit alors une vie obfcure & pauvre dans la ville de Caê'n fa Patrie; il allöit fcuvent difputer a desThèfes au Collége de cette Ville , oü il avoit acquis la réputation , qu'il méprifa bien  96* É l o ge de l'AbbÉ dans la fuite , d'un fubtil & redoutable argumenrateur. L'Abbé de Saint-Pierre cjui étudioit dans ce même CdHSge , y connut Varignon, difputa beaucoup avec lui fur les queftions creufes qui étoient 1'unique &c malheureufe philofophie de ce temps-la, & goüta tellement fa fociété , qu'il réfolut de 1'emmener a Paris, oü ils devoient trouver Pun & Pautre plus de fecours & de lumieres. II prit une petite maifon au Fauxbourg Saint- Jacques , Sc y logea avec lui le Géomètre fon Compatriote. Mais comme ce Savant, abfolument fans fortune , avoit befoin d'une fubfiftance aifürée pour fe confacrer a fon étude favorite, PAbbé de Saint Pierre, malgré 1'extrême modicité de fon revenu , qui n'étoit que de 1800 livres, en détacha trois-cens qu'il donna a Varignon ; il fit plus, il ajouta infiniment a ce don par la maniere dont il 1'alfüra a fon ami. Je ne vous donne pas . lui dit-il j une penfion _, mais un contrat afin que vous ne foye^ pas dans ma dépendance j & que vous puiffie^ me quitter pour aller vivr.-- ailleurs qu md vous comme:iccre^a vous cnnuyerdemoi.L'Abbé de Saint-Pierre , qu'on accufe de n' avoir  de Saint-Pierre. 97 n'avoir pas été fort fenfible, mettoit au, moins, comme 1'on voit, dans 1'amitié êc dans les bienfaits une délicatelfe qui n'eft que trop rare, & qui feule a droit a Ia reconnoiffance du cceur , comme les bienfaits a celle des procédés. II avoit mieux encore que cette délicatelfe même , il avoit cette limplicité qui ne la cherche pas , & le mérite, fi peu ordinaire aux bienfaiteurs , de n'attacher aucun prix ni a fes dons , ni a la forme li noble qu'il favoit y mettre ; fa générolité envers fes amis étoit pour fon ame honnête un vrai befoin qu'il ne vouloit que fatisfaire ; & s'il paroiflbit les obliger avec une forte d'indiftérence , c'eft qu'avec eux il lui auroit été indifférent de recevoir ou de donner. Auffi goütoitil beaucoup, & aimoit-il a répéter ce trait charmant du bon la Fontaine , qui hors d'état par fon indigence de payer fes dettes , & preffé par fes créanciers, fe repofoit fans fcrupule fur la caution qu'un de fes amis avoit donnée pour lui, & difoit avec la bonhommie la plus naïve , nous pourrions ajouter la plus touchante : // a répondu pour moi 3 il faudra qu'ilpaye ; j'en ferois autant a. fa place. E  5>-3' Eloge de l'Abbé L^Abbé de Saint-Pierre & Varignon, enfermés dans leur folitude , & n'étant plus condamnés 8c réduits, comme dans leur Collége,al etude d'unePhilofopbie pire que 1'ignorance , renoncerent bientót au pitoyable jeu de 1'ergotifme fcolaftique , dès que leur efprit jufte 8c folide eut connu & goüté des alimens plus iubxtantiels ; ils étoient occupés chacun de leur cóté d'objetsintéreflans & utiles, Varignon de Géométrie, & l'Abbé de Saint-Pierre de Politique & de Morale. Fontenelie , leur compatriote & leur ami , alloit quelquefois palfer deux ou trois jours avec eux , &nous a peint luimême , plus de 40 ans après, les douceurs qu'il goütoit dans cette petite fociété , fi véritablement philofophique. » Nous nous ralfemblions , dit-il, avec 53 un extreme plaifir, jeunes, pleins de la j) première ardeur de favoir , fort unis , 3J 8c ce que, nous ne comptions peut-être 33 pas alors pour un alfez grand bien , 35, peu connus. (1) « C'eft ainfi, pour 1'obferver en paflant, que le fage Fontenelie , un des hommes qui a le plus (1) Voyez 1'Eloge de Varignon, par Fontenelie , Hift. de 1'Acad. »les S ciences 172.2.. ■  de Saint-Pierre. 99 josi de la célébrité littéraire , parloit a ibixante ans, & dans le temps de fa plus brillante réputation , du bonheur li peu envié d'être ignoré, & fe rappeloit la douce & pailible obfcurité de fa première jeunelfe,avec un regret,qui ne corrigera pourtant aucun Homme de Lettres de la dangereufe ambition de mériter la gloire Sc 1'envie. Quoique l'Abbé de Saint-Pierre eüt peu cultivé le talent d'écrire , la connoilfance profond# qu'il avoit de notre Hiftoire , Sc fur-tout 1'étude qu'il avoit faite de la Langue Francoife , moins a la vérité en Orateur & en homme de goüt qu'en Grammairien Phiiofophe , lui ouvrirent 1'entréedel'Académie (1). Comme il n'avoit pas même laprétention la plus légere a 1'éloquence , il auroit eu volontiers recoursa celle de quelqu'un de fes Confrères pour 1'aider dans fon Difcours de réception, cequi d'ailleurs n'étoit pas fans exemple ; mais il fe crut obligé par devoir de faire luimême ce Difcours, fans emprunter 1'efprit de perfonne. Fontenelie a qui il le montra , lui propofa d'en retrancher (OU fut reaile 3 Mars i6j;. Ei;  ioo Éloge de l'Abbé quelques phrafes trop négligées, & d'y mettre plus de ftyle Sc d'intétêt. Mon Difcours, lui dit l'Abbé de~Saint-Pierre, vous paroit donc bien médiocre ? Tant mieux il m'en reffemblera davantage ; Sc il n'y changea rien. On lui repréfenta qu'il devoit au moins y mettre plus de temps , car il n'y avoit confacré que quatre heures de travail. Ces fortes de Difcours r> répondit-il , ne mérïtent pas j pour l'utilité dont ils font a 1'Etat 4 plus de deux heures on 1'y fouffroit plutót qu'on ne 1'y recherchoit. S'appercevant un jour qu'il etoir de trop dans un de ces cercles brillans que nous appelons bonne compagnie , & qui ne le font pas toujours ; je fens j dit-il , que je vous énnuie & j'en fuis bien fdché'■; mais moi^jem'amufe fort d vous entendre & je vous prie de trouver bon que je continue. S'il mettoit peu.dans la fociété, ce (i) Dans la Lettre cjue nous avons imprimée lur Ia mort de la refpeclable Madame Geofrin,qui avoit fort connu TAbbé de Saint-Pierre, nous avons déja rapporté ce trait qu'elle aimoit a répéter, & dont elle avoit fait elle-même la regie E BoSSUET. I4J que des tableaux terminés ; ils n'en font que plus précieux pour ceux qui aiment a voir dans ces defleins heurtés & rapides les traits hardis d'une touche libre & fiere , & la première féve de 1'enthoufiafme créateur. Cette fécondité pleine de chaleur & de verve , qui dans la Chaire reflembloit a 1'infpiration , fubjuguoit & entrainoit ceux qui 1'écou-. toient. Un de ces hommes qui font parade de ne rien croire , voulut 1'entendre ou plutöt le braver ; trop orgüeilleux pour s'avouer vaincu , mais trop jufte pour ne pas rendre hommage a un Grand Homme: Voila 3 dit-il en fortant, le premier des Prédicateurs pour moi ; car cefl celui pour lequel je fens que je ferois conyerti ffi j' avols a l'être. Au milieu de fes triomphes oratoires, Boffuet fit avecdiftinótion fes premières armes comme Théologien , par la ré-: futation du Catéchifme de Paul Ferry 3 ' Miniftre Proteftant; cette réfutation , qui annoncoit aux Réformés un Adverfaire redoutable , recut dans 1'Eglife Catholique tout 1'accueil que fon dé-. Cenfeur pouvoit efpérer. Mais ce qui ne doit pas être oublié dans 1'Hiftoire d'une querelle théblogique , c'eft que  144 Éloge Bolluet & Ferry, qui étoient amis avant leur difpute, continuerent de 1'être après avoir écrit 1'un concre 1'autre ; rare & digne exempie a offrir aux Controverfiftes de toutes les Religions, mais qui fera plus loué qu'imité , & qui feroit même appelé fcandale par les Fanatiques , fi ie nom de celui qui a donné ce fcandale ne les forcoit au lilence. Les fuccès éclatans de Boffuet porterent bientöt fa réputation a ia Cour, oü fes Sermons furent applaudis avec tranfport. Louis XIV , meilleur Juge encore que fes courtifans , ne tarda pas a lui donner des marqués d'eftime plus diftinguées que de limples éloges. Quoique le nouvel Orateur de Verfailles y offrït un fpeétacle auffi nouveau par fa conduite que par fon éloquence , qu'il ne s'y montrat que dans la Chaire ou au pied des Autels , qu'il ne demandat aucune grace , qu'il fut enfin, comme le font prefque toujours les grands talens, fans manége & fans fouplelTe, la récompenfe qu'il méritoit fans la chercher vint le trouver dans la folitude oü il vivoit au milieu de la Cour. Le Roi le nomma a. l'Evêché de Condom. Boffuet , qui voyoit s'élever dans Bourdaloue un  BE BoSSUET. I45 nri fuccèfleur digne de lui, 8c formé fur fon modele, remit le Sceprre de 1'Elo quence Chrétienne aux mains de 1'illuftre rival a qui il avoit ouvert 8c tracé cette glorieufe carrière , &ne fut ni furpris ni jaloux de voir le Difciple s'y élancer plus loin que le Maitre. II fe livra bientöt a un autre genre , oü il n'eut ni fupérieur ni égal, celui des Oraifons Funebres. Toutes celles qu'il a prononcées, portent 1'empreinte de 1'ame forte 8c élevée qui les a produites ; routes retentilfent de ces vérités rerribles, que les Puiflans de ce monde ne fauroienr trop entendre, & qu'ils font fi malheureux & fi coupables d'oublier. C'eft la , pour employer fes propres exprefiions, qu'on voit tous les Dieux de la terre dégradés par les mains de la Mort , cS' abtmés dans l'Eternitéj comme les Fleuves demerr^nt fans nom & fans gloire mêlés dans l'Océan avec les Rivieres les plus inconnues. Si dans ces admirables Difcours 1'éloquence de 1'Orateur n'eft pas toujours égale, s'il paroit même s'égarer quelqueiois , il fe fait pardonner fes écarts par la hauteur immenfe a laquelle il s'éleve } on fent que fon génie a befoin de la plus grande liberté pour fe G  146" Éloge déployer dans toute fa vigueur, 8c que . les entraves d'un goüt févere , les détails d'une correétion minutieufe , & la fécherelfe d'une compoiition Itchée , ne feroient qu'énerver cette éloquence brülante 8c rapide. Son audacieufeindépendance, qui femble repoulfer toutes les cbaïnes , lui fait négliger quelquefois la noblelfe même des exprellïons ; heureufe négligence , puifqu'elle anime & précipite cette marche vigoureufe , oü il s'abandonne a toute la véhémence & 1'énergie de fon ame ; on croiroit que la Langue dont il fe fert n'a été créée que pour lui, qu'en parlant même celle des Sauvages il eüt forcé 1'admiration, & qu'il n'avoit befoin que d'un moyen , quel qu'il fut, pour faire palfer dans 1'ame de fes Auditeurs toute la _grandeur de fes idéés. Les Cenfeurs fcrupuleux 8c glacés, que tant de beautés lailferoient allez de fang-froid pour appercevoir quelques raches qui ne peuvent les déparer , méritent la réponfe queMilord Bolingbroke faifoit dans un autre fens aux détrafteurs du Duc de MarlboroughiCefoif un figrand homme y que j'ai oublié fes vices. Cet Orateur li .fublbne eft encore pathétique , mais  DE B O S S U E T. 147 fans en être moins grand ; car 1'élévation , peu compatible avec la finefiè, peut au contraire s'allier de la maniere la plus touchante a la fenfibilité , dont elle augmente 1'intérêt en ia rendant plus noble. BolTuet , dit un Ecrivain célebre , obtint le plus grand & le plus rare des fuccès , celui' de faire verfer des larmes a la Cour , dans 1'Oraifon Funebre de laDucheffe d'Orléans Henriette d'Angleterre; il fe troubla luimême &z fut interrompu par fes fanglots , lorfqu'il prononca ces paroles , fi foudroyantes a la fois & fi lamentables , que tout le monde fait par cceur, Sc qu'on ne craint jamais de trop répéter : O nuit défaftreufe 3 nuk effroyable 3 oil retentk tout-a-coup 3 comme un èclat dc lonnerre 3 cette accablante nouvelle 3 Madame fe meurt 3 Madame eft morte ! On trouve une fenfibilité plus douce, mais non moins fublime , dans les dernieres paroles de 1'Oraifon Funebre du Grand Condé. Ce fut par ce beau Difcours que Boffuet termina fa carrière oratoire j il finit par fon chef-d'ceuvre , comme auroient du faire beaucoup de Grands Hommes, moins fages ou moins heureux que lui. Prince3 dit-il en s'adrefG ij  148 Éloge fant au Héros que laFrance venoit de perdre, vous mettre^ fin d tous ces Difcours. Au lieu de déplorer la mort des autres 3 je veux déformais apprendre de vous d rendre la mienne fiainte j heureux 3 fi averti par ces cheveux blancs dit compte que je dois rendre de mon adminïflration 3 je réferve au troupeau que je dois nourrir de la parole de vie , les refies d'une voix qui tombe & d'une ardeut qui s'éteintl La réunion touchante que préfente ce tableau , d'un Grand Homme qui n'eft plus, & d'un autre Grand Homme qui va bientót difparoirre , pénetre 1'ame d'une mélancolie douce & profonde , en lui faifant envifager avec douleur Féclatfi vain & ft fugitir des talens & de la renommee, le malheur de la condition humaine , & celui de s'attacher a une vie fi trifte & fi courte. La réputation brillante que Bofluet s'étoit acquife, fit defirer a 1'Académie Francoife de pofleder un homme déja. fi célebre , & de qui elle compte aujourd'hui le nom parmi ceux dont elle s'honore le plus (1). Louis XIV lui confia dans le même temps une plaee (1) Il fut recu le 8 Juin 1671.  DE B O S S U E T. 149 bien plus importante. II jugea , lui dit le Monarque étonné de fon ardeur, Ji j'avois été pour Fénelon contre vous? Sire j répondit Bolfuet , j'aurois crié v'mgtfois plus haut. 11 connoifloit trop 1'empire de la Foi fur 1'elprit du Monarque , pour craindre que cette réponfe 1'offensat ; mais on a beau dans ces occafions être sur de la piété da Prince , il faut encore du courage pour ofer la mettre a une pareille épreuve. Bolfuet étoit convaincu , que la vraie  ■ió'ó" Éloge pierre de touche d'un amour fincere pour la Religion , n'eft pas toujours de déclamer avec violence contre fes ennemis, lorfqu'ils font fans appui & fans pouvoir , mais de réclame/ fes droits avec courage , lorfqu'ü eft dangereux de les rappeler a un Roi qui les oublie. II ne craignoit point de dire, que tout Miniftre de 1'Etre Suprème , qui, placé prés du Tróne , recule ou hélite dans ces circonftances redoutables , eft indigne du Dieu qu'il repréfente par fon caractere & qu'il outragepar fonfilence. II donna dans une autre occafion une preuve plus éclatante encore de fa grandeur d'ameEpifcopale, par la force avec laquelle il s'éleva contre des Moines auffi vils que coupables , qui dans la dédicace d'une Thefe avoienr eu la balfe impiété de mettre leur Roi a cóté de leur Dieu , de maniere 3 dit Madame de Sévigné , qu'on voyoit clairement que Dieu n'étoit que la copie. Bolfuet en porta fes plaintes au Monarque même li indignement célébré : la pieufe modeftie du Roi rougit du parallele , & il ordonna la fuppreifion de la Thefe. L'Lvêque de Meaux étoit néanmoins trop éclairé pour compromettre la Re-  DE BOSSUET. 16*7 ligion en outrant fon zele. II favoit, que fi la vérité ne doit pas redouter 1'approche du Tróne , elle ne doit auffi s'en approcher qu'avec cette fermeté prudente , qui prépare & af>üre fon mom* phe. Comme il avoit écrit avec beaucoup de force contre les Speófcacles, il fur un jour confulté fur ce cas de confcience par Louis XIV , qui n'avoit pas encore renonce a voir les cbefs-d'ceuvre du Théatre, & a qui peut-être ce délaifement li noble étoit néceffaire pour apprendre quelques-unes de ces vérités qu'on n'ofe pas toujours dire aux Rois. Sire , répondit Bolfuet au Monarque, il y a de grands exemples pour 3 & de fortes raifons contre. Si la réponfe n'étoit pas décifive , elle étoit du moins auffi adroite que noble. Ce Prélat avoit lui-même été au Théatre dans fa jeuneife , mais uniquement pour fe former a la déclamation ; c'étoit une lecon qu'il fe permettoit de prendre , pour s'enrichir , difoit-il , comme les Ifraélites, des dépouilles des Egyptiens ; mais il n'avoit ufé que rarement de ce dangereux moyen de s'inftruire , Sc depuis qu'il fut dans les Ordres , il y renonca pour toujours. II refufa même d'aller  lS8 Ê L O G E voir la Tragédie d'Efther a laquelle routes les perfonnes pieufes de la Cour briguoiemt 1'honneur & le plaifir d'affifter j il fut plus rigide encore que ces fpe&ateurs timorés Sc délicats, qui forr avides de ces dévots amufemens , fe trouvoient heureux de pouvoir en jouir fans fcrupule. Quoique 1'Evêque de Meaux , fidele a fes principes , osat dans les occafions importantes parler a Louis XIV avec une liberté qui faifoit trembler pour lui les Courtifans, l'infléxible Docteur Arnauld , faute de connoitre les hommes, êc fur-tout les Rois , accufoit le Prélat de ne pas avoir le courage de dire au Monarque les vérités qu'il avoir le plus befoin d'entendre. On croira fans doute qu'Arnauld vouloit parler des foibleifes de ce Prince , de fon goüt pour le lafte , Sc de fon amour pour la guerre : mais le Doóteur fe plaignoit feulement du peu de zele que Bolfuet montroit au Roi pour les intéréts des D/fcipks de Saint Auguftin ; c'eft ainlï qu'Arnauld appeloit les partifans de fa doctrine fur la lignature du FormulaireEmporté & comme fubjugué par fes opinions théoiogiques, il ne voyoit rien dans  DE BOSSUET. 169 dans 1'Univers audela des malheureufes difputes, trop nuifibles a. fon repos, Sc trop peu dignes de fon génie. Si les Dïfciples dc S. Auguftin n'étoient pas contens de la tiédeur de Boffuet pour les défendre , leurs ennemis 1'étoient encore moins de fa froideur 4 les perfécuter, Sc ce doublé mécontentement fait fon éloge. II n'ignoroit pas mème,qu'a 1'occafion de fa prétenclue indulgence pour les Secfateurs de Janfénius , 1'adroit Pere de la Chaife luï rendoit fourdement auprès du Pvoi tous les fervices charitables que le pateiinage infidieux peut rendre a la bonne foi fans intrigue, Sc qui négligé de fe renir fur fes gardes; mais pour cette fois au moins la malignité hypocrite Sc jaloufe rendic a la Cour fes biets en pure perte, Sc 1'afcendant du Prélat déconcerta le manége du Confetfeur. Le Jéfuite Maimbourg, Ecrivain fans conféquence, mais vil inftrument des ennemis de Bofluet, qui pour lui porter leurs coups fe cachoient derrière cet enfant perdu, avoit coutume de peindre, fous des noms empruntés, dans fes iourdes & ennuyeufes Hiftoires, ceux cpï étoient 1'objet de fes Satyres. II fit dans H  ijo Éloge fon Hiftoire du Luthéranifme le portrait imaginaire de Bolfuet, fous le nom du Cardinal Contarini, dont il expofoit la Théologie & la conduite accommodante en rermes qui indiquoient 1'Evêque de Meaux avec plus de clarté que de finelfe. Un portrait li relfemblant eut le fuccès dont il étoit digne; perfonne n'y reconnut Bolfuet; & Maimbourg, déja miférable Hiftorien, fut de phis un Calomniateur ridicule- Nous ne perdrons point de temps a repoutfer le menfonge déja réfuté plus d'une fois, fur le prétendumariage d'un Prélat fi auftère dans fes mceurs. Nous n'oppoferons a cette calomnie qu'une courte réponfe , qui fuffira au Lecteur impartial 8c Phiiofophe. Bolfuet étoit trop occupé de controverfes , rrop abforbé par fes fpécularions Théologiques, trop abfolument livré a fon cabinet, a 1'Eglife & a la guerre, pour être forcé d'avoir recours aux confolations que peuvent chercher dans une union mutuelle les ames tendres & paifibles. II avoit plus befoin de combats que de fociété domeftique, 8c de gloire que dattachemens.Loiu d'avoir recours a cet adoticif-;  CE BOSSTJET. §J$i fement des maux de la vie, il négligeoit jufqu'aux amufemens les plus fimples il fe promenoit peu, Sc ne faifoit jamais de vifites. Monjeigneur, lui dit un jour fon Jardinier, a qui il demandoit par diftraótion des nouvelles de fes arbres , fi je plantois des Saint- Augufiins & des Saint- Je'rómes j vous viendrit^ les voir, mais pour vos arbres vous ne vous en mette^ guère en peine. Accablé de travaux Sc de triomphes, 1'Evêque de Meaux exécuta après la mort du Grand Condé ce qu'il avoit annoncé en terminaiit 1'Oraifon funèbre de ce Prince. II fe livra fans réferve au foin Sc k l'inftruction du Diocèfe que la Providence avoit coiirié a fes foins, Sc dans le fein duquel il avoit réfolu de finirfes jours. Dégoüté du monde & de la gloire, il n'afpiroit plus, difoit-il, qu'i . être enterré au pied de fes Saints Prédéceffeurs. II ne monta plus en chaire que pour prêcher a fon Peuple cette même Religion, qui après avoir li long-temps effrayé par fa bouche les Souverains & les Grands de la terre , venoit confoler par cette même bouche la foiblelfe St 1'indigence. II defcendoit même jufqu'a faire le Catéchifme aux enfans, Sc fur-  ijl É L O G I tout aux pauvres, & ne fe croyoit pas dégradé par cette fonólion,fi digne d'un Evêque.C'étoit un fpectacle rare & rouchant,de voir le Grand Bofluet, tranfporté de la Chapelle de Verfailles dans une Eglife de Village , apprenant aux Payfans a fupporter leurs maux avec patience, raffemblant avec tendrefle leur jeune familie autour de lui , aimant i'innocence des enfans & la fimplicité des f>eres, & trouvant dans leur naïveté, dans eurs mouvemens , dans leurs aftections, cette vérité précieufe, qu'il avoit cherchée vainement a la Cour, & fi rarement rencontrée chez les hommes. Retiré dans fon cabinet dès qu'il pouvoit difpofer de quelquesinftans,il continuoit a y remplir les devoirs de Pafteur & de Pere j & fa porte étoit toujours ouverre aux malheureux qui cherchoient ou des inftructions, ou des confolations, ou des iecours 5 jamais ils ne furenr repoulfés par cette réponfe qu'un autre Prélat très-favant leur faifoit faire : Monfeigneur étudie. L'étude de 1'Evangile, que ce Prélat fi ftudicux auroir dü préférer è. toute autre , avoit appris a Bofluet, que 1'obligation de toutes les heures, pour celui qui doit annoacer aux hommes  CE BOSSUET. i75 le Dieu de bonté & de juftice , eft d'ouvrir fes bras a. ceux qui fouffrent , & d'eifuyer leurs larmes. Avec quelle fatisfadion 1'Evêque de Meaux n'eüt-il pas vu ces principes, fi éloquemment 8c ft dignement expofés dans la Lettre qu'un Prélat notre Confrère (1) écrivoit il y a quelques mois a fes Curés (z) fur le fléau qui défoloit alors la Province de Languedocj ouvrage didé par l'humanité la plus tendre, la bienfaifance la plus adive, 8c la Religion la plus éclairée ? Ce fut dans ces travaux de charitc paftorale que BolTuet termina fa vie, le iz Avril 1704, honoré des regrers de toute 1'Eglife , qui confervera une mémoire éternelle & chere de fa dodrine de fon éloquence,& de fon attachement pour Elle. Auffi a-t-elle fait de lui une efpece d'apothéofe, par le refped qu'elle témoigne pour fes Ouvrages , par le poids qu'elle donne a fon autorite dans les matieres de la Foi, par 1'hommage que tous les partis qui la divifent & la déchirent ont conftamment rendu au (ï) M. I'Archevêque dc Touloufe. CO Cet Eloge a été luie 1$ Mai 1775H lij  * 74 Éloge de Bossüet.' nom de 1'Evêque de Meaux : la Religion, dont il a été le plus courageux Défenfeur, femble avoir confirme par fon fuffrage 1'Eloge que la Bruyere ofa donner a ce Grand Homme en pleine Académie, lorlcpfen nommant Bolfuet dans fon Difcours de réception , il s'écria avec un tranfport que partagerenr fes Auditeurs : Parions d'avance le langage de la Poftérité, un Pere de l'Eglife.  ÉLOGE DE M. L'ABBÉ BE DANGEAU*. Louis de Courcillon de Dangeau naquit au mois de Janvier 164.$ ,' de Louis de Courcillon , Marquis de Dangeau , & de Charlotte des Noues, perite-fille du fameux du Pleffis-Mornay. 11 defcendoit d'une ancienne & illuftre Maifon; avantage dont le prix eft toujours très-réel, aux yeux même du Phiiofophe , qui regarde le rang & la naiffance comme un moyen de plus pour fhomme vertueux de faire du bien a fes femblables, öc qui chérit, dans les Grands dignes de leur nom, le pouvoir ft refpedabie & fi doux de protégèr (1) Lu le zy Fcvner 1776. H iv  176" Éloge de M. l'Abbé les foibles&de foulager lesmalheurèux. MaisM. l'Abbé deDangeau a pour nous un autre titre de noblefle qui lui eft propre,&qui doit particuliérement nous toucher , fon amour & fon dévouement pour les Lettres, fen zele pour les intéréts 8c pour la gloire de cette Compagnie, les preuves qu'il ne cefta de lui en donner , & dont notre reconnoiftance vondroit éternifer la mémoire. Nous n'avons loué jufqu'ici, dans ces Séances oü le Public veut bien nous écouter, que des Académiciens célebres par leurs talens Sc par leurs Ouvrages ; nous allons faire voir aujourd'hui, que nous ne leur accordons point, par un tribut exclufif d'éloges , une préférence qui feroit très-injufte : nos Confrères , de quelque état qu'ils foient , qui aiment 6c qui honorent 1'Académie , ont tous un égal droit a nos fentimens, Sc leur cendre un égal droit a nos hommages. Le nom du bifaïeul maternel de M. l'Abbé de Dangeau, du Pieffis Mornay, un des oracles du Calvinifme, annonce affiez que Farriere-petit-fils fut élevé dans les mêmes erreurs. Mais parvenu a Page de réfléchir , d'apprécier les idéés de fon enfance, & de juger fon éducation,  DE DANGEAU. I77 il fe fenr.it vivement tourmenté cles entraves que lui impofoit cette éducation malheureufe. Plein d'amour pour fon Roi, & d'attachement pour fa Religion , il defiroit ardemment que fa confcience lui permit de concilier ce qu'il fentoic pour 1'un avec ce qu'il croyoit devoir a ï'autre. L'Evêque de Meaux, Botfuet , en pofleffion de faire a 1'Eglife les plus brillantes conquêtes , vint au fecours de fes fcrupules , & fut affez heureux pour 1'en délivrer. M. de Dangean eut plulieurs conférences avec ce grand Prélat j il lut, avec autant d'attention que d'intérêt , fa fameufe Expcjïüon dc la Doctrine Catholique , qui avoit eu le rare' avantage de founiettre Turenne a la Foi , & d'ame» ner aux pieds du Saint Siége levainqueur de 1'Efpagne & de 1'Empire. Le jeune Profélyte , auffi docile que le grand Capitaine, demeura bientót perfuadé, malgré 1 eloquente fubtilité duMiniftre Claude, qu'il n'y avoit pour fon ame agitée d'afyle & de repos que dans le, fein de 1'Eglife Romainej il preifa ƒ011 abjuration , & fe fentit très-foulagé de n'avoir plus a craindre de déplaire ou a fon Dieu, ou a fon Souverain. Raflur? Hv  178 Éloge de M. l'Abbé déformais, & pour ce monde &c pour Ï'autre, il entra dans 1'état Eccléliaftique, tant par le deflr de mettre fa converlion hors de doute , que par celui de fe livrer entiérement a 1'ardeur qu'il avoit pour 1'étude. Uniquement occupé de fatisfaire cette pallion , qui n'étoit pas alors le défaut des perfonnes de fon rang ( & qui ne 1'eft guere plus aujourd'hui) il ne voulut jamais pofieder que des Bénéfices fimples , paree qu'en le difpenfant des pénibles & redoutablesfoncfions duMiniftere, ils lui permettoient de donner fans fcrupule tour fon temps aux Lettres. Demeuré ainfi tout-a-fait libre pour fe dévouer a ce qu'il aimoit , il n'éprouva , ni le chagrin d'en faire le facrifice, ni le remords de préférer fes goüts a fes devoirs. On ajoute , que dans la première ferveur de fon zele Catholique , févere obfervateur des loix de 1'Eglife , il avoit formé la réfolution édifiante & courageufe de fe borner a un feul Bénéfice ; mais nous fommes obligés de convenir qu'il fe relacha enfin de cette rigueur. II avouoir avec regret, que Je torrent de I'exemple 1'avoit entrainé ; qu'il avoit eédé fur-tout ala crainte, peut-être aflez  DE D A N G E A U. 175> pardonnable, d'encourir la haine de quelques hommes de fon état, donc L'avidité égaloit le crédit, & qui trouvant dans fa régularité leur condamnation , s'en offenfoient comme d'un trait de faryre. Louis XïV , qui loin de craindre Sc de repoiüfer le mérite , comme on 1'a reproché a plus d'un Prince , aimoit a* 1'attirer prés de fa perfonne , connut bientót tout celui de M. l'Abbé deDangeau , Sc fe 1'attacha en le nommant fon Leóbeur. Cette place , qui lui donnoit un acces facile auprès du Trbne , lui offroit des occafions fréquentes d'être utile aux Lettres , d'infpirer au Monarque une jufte eftirne pour ceux qui les cultivoient dans 1'obfcurité avec plus de fuccès que de fortune , Sc de leur obtenir des graces qu'ils méritoient fans les rechercher. M. l'Abbé de Dangeau favoit que le rble 6.'ami des Gens de Lettres eft un des plus nobles qu'un fujet puifte remplir auprès de fon Roi; qu'en mettant le Souverain a portée de connoitre & de favorifer la lumiere que les Lettres répandent, on le difpofe a profiter de cette lumiere pour lui même enfe la rendant propre Sc perfonnelle H vj  180 ÉiOGt ei M. l'Aebe cju'il devient alors plus digne d'entendre ces vérités importantes qui intérelfent le bonheur des hommes, &plus empreiTé d'en faire goüter les fruits i fes Peuples -y & qu'ainfi le courtifan eftimable, qui fe rgnd auprès du Prince 1'appui des Ecrivains diftingués & vertueux , peut être regardé comme Ie bienfaiteur de la Nation. Tel fut 1'u* fage, malheureufement trop peu commun , que fit M. l'Abbé de Dangeau, de la confiance que Louis XIV lui avoit accordée. II s'acquitta conftamment, dans la place qu'il occupoit auprès du Koi, du devoir fi honorable a tous deux, de faire connoitre les hommes illuftrès de la France, a celui dont la gloire étoit de les protéger. Un Prince de 1'Empire , amateur des Lettres , demandoit , dit-on, au célebre Leibnitz qui revenoir d'une Cour étrangere , s'il avoit eu avec le Souverain de certe Cour de fréquentes converfations: 11 ne m'a jamais park' , dit humblement le Phiiofophe : A qui parloit-il donc répondit le Prince ? Graces aux foins de M. l'Abbé de Dangeau, fecondés d'ailleurs par Colbert comme ils devoient rêtre, Louis XIV fut a 1'abri d'un tel  Be Dangeau. 181 reproche. II connut, il aima, il récompenfa Defpréaux & Racine , Bolfuet & Fénelon , Quinault & Molière. 11 négligea le feul la Fontaine, & paya par cet oubli le tribut a la Royauté. M. l'Abbé de Dangeau rendit encore aux Lettres un fervice plus lignalé , paree qu'il étoit plus courageux. Elles avoienr pour ennemis , a la Cour même de Louis XIV qui les aimoit, quelquesuns de ces hommes , que Defpréaux a crayonnés dans la Satyre fur la Noblejfe, fk qui dégradés par leurs balfelfes aux yeux même de leur Maitre , étoient irrirés de ne pouvoir trouver a leur tour dans les Gens de Lettres des flatteurs &' des efclaves. Apphqués a décrier fans relache, & de tout leur foible pouvoir, le mérite diftingué qui aimoit mieux les avoir pour détradeurs que pour Mécenes , ils avoient imaginé un genre d'accufation, bien fait pour réuflir chez une Nation légere & frivole; c'étoit d'imprimer a ceux qu'ils vouloient perdre , un nom de fede , qui fans autre examen les rendit odieux; & comme le parti Janfénifte étoit alors le plus réprouvé du Monarque , ils noircilfoient de ce nom les hommes a talens, lorf-  181 Éloge de M. l'Abbé qu'ils pouvoient le tenter avec quelque efpérance de fuccès. Mais par malheur ils crouvoienr en leurcheminM. l'Abbé de Dangeau , toujours prêt a rëpouifer leurs laches imputations , & a juitirier auprès du Prince les Littérateurs eftimables , que pourfuivoient la haine & le menfonge ; il prenoir leurs intéréts avec chaleur , fans même qu'ils eulfent réclamé fon appui; 8c plufieurs d'entre eux lui eurent a cet égard des obligations elfentielles , qu'il leur laiffa toujours ignorer. Ce nom de fecle 8c de parti , que les calomniateurs des Lettres employoient alors contre elles, a été depuis , comme 1'on fait, remplacé par d'autres, lorfqu'ils ont paru plus propres a 1'effet charitable qu'on vouloit pro. duire. Puiflent les Sages , qui enuieroient a 1'avenir de pareilles attaques , trouver auffi de pareils défenfeurs , & n'être pas réduits a. s'écrier: O Dangeau oü êtes-vous ! En travaillant pour les Gens de Lettres , M. l'Abbé de Dangeau , fans le favoir , travailloit auffi pour lui-même. II lui éroit en effet trés - important, quoiqu'il n'en eüt pas formé le pro jet, d'avoir dans cette clalfe d'homr.ies des  de Dangeau. 183 amis &c des partifans zélés , qui fulfent & qui ofaflent faire parler la vérité pour lui, comme il 1'avoic fair parler pour eux. Car 1'honnêteté févere de fa conduite lui avoit fait des ennemis redoutables dans le féjour orageux &: corrompu qu'il habitoit. La haine qu'on lui portoit avoit pour caufe un Ouvrage très-louable, mais très-dangereux, donr i! avoit eu le courage & la probité de fe charger j Ouvrage qui n'étoit a la vérité que manufcrit, mais qu'il compofoit tous les ans par ordre du Roi, & qu'il lui mettoit fous les yeux a la fin de chaque année. C'étoit un état de toutes les graces que le Prince accordoit a ceux qui 1'entouroient. Ce tableau , détaillé avec ia vérité la plus fcrupuleufe , étoit difpofé de la maniere la plus frappante & la plus claire pour faire voir a un coup d'ceil les déprédations & les abus. Le Monarque fut un peu étonné d'apprendre, qu'il y avoit tel homme a fa Cour qui avoit recu de lui prés de deux millions; on peut croire que ceux qui levoient ces fcandaleufes contributions fur le Prince, ou plurör fur 1'Etat, ne fnrent pas gré a M. l'Abbé de Dangeau d'avoir éclairé le Roi fur ce qu'ils avoient tant  1S4 ÉtOGE DE M. LABBE d'intérêt de cacher. Nous fupprimons les réflexions que préfente un fait fi affligeantrie moins intelligent de nos Lecteurs n'a pas befoin de nous pour éprouver la douleur de les faire ; Sc elles feroient d'ailleurs trop inutiles a 1'inrrépide avidité, qui n'y trouveroir qu'une morale faftidieufe , Sc bien peu faite pour elle. Le nom que M. l'Abbé de Dangeau s'étoit fait parmi les Gens de Lettres, & comme leur ami, Sc comme leur défenfeur, & fur-rout comme leur rival, lui ouvritavec diftinclion les portes de 1'Académie Francoife (1). Mais il ne crut (1) Ilfutrecu leié Févricr ié8ia Ia place de l'Abbé Cotin, fi vilipendé par Defpréaux. Lc Difcours de réception de M. l'Abbé de Dangeau ne fe trouve point dans les Harangues de 1'Académie. On y lit feulement la réponfe que lui fit l'Abbé Gallois, & dans laquelle, contre 1'ufage, il n'eft pas dif un mot du malheureux prédéceffeur de M. l'Abbé de Dangeau. Il eft a croire que le Direéleur en avoit laiïle le foin au Récipiendaire, & que celui - ci n'ofa imprimer un Eloge qu'il craignoit de voir commenté & parodié par le Public. Ce n'eft pas que l'Abbé Cotin fut auifi dépourvu de mérite que les Satyres de Defpréaux pourroient le faire penfer. On peut voir dans 1'Hiftoire de 1'Académie par M. l'Abbé d'Olivet ,1a juftice que lui arendue cet Acadé-  de Dangeau. 185 pas que ce fut alfez pour fon nom d'en charger la lifte , ni qu'il fut digne de lui d'y ufurper une place , qui après lui avoir été donnée ne cefsat point d'être vacante. 11 avoit fur fes devoirs en tout genre des principes féveres, qui adoptés ala rigueur, laüTeroient voir plus d'un vuide dans un auez grand nombre de Compagnies. 11 difoir, que ceux qui négligent de fe rendre utiles a une Société oü ils ont de lire d'être admis, relfemblent aux eftropiés 8c aux boiteux, qui dans la parabole de PEvangile rempliflent le feftin du Pere de Familie. M. l'Abbé de Dangeau fe conforma dans la pratique a. cette maxime ,• & fut a tous égards un excellent Académicien. II compofa fur la Grammaire plulieursTraités,pleins de cette métaphyiique nette & précife, qui décele un Grammairien Phiiofophe, 8c non un limple Grammairien de laits & de routine. Il s'occupa fur-tout trèslong-temps du foin déhcat&pénible de rnicien, d'ailleurs admirateur zelé de Defpréaux. Mais les farcafines de ce grand Poëte avoient jeté fur l'Abbé Cotin un vernis de ridicule & de mépris dont il ne lui a pas été pofllble de le relever, ni de fon vivant, ai après fa mort.  iS6 Éloge de M. l'Abbé faire l'énumération exacte des fons dë notre Langue , & d'ailigner a chacun une marqué particuliere & diftinótive. Pour faire fentir le prix de fon travail fur ce fujet , qu'on nous permette ici quelques réflexions , d'autant moins déplacées dans cet Eloge , qu'elles ont rapport a 1'un des principaux objets de cette Académie, a la philofophie de laGrammaire. La découverte la plus honorable peutêtre a 1'efprit humain, eft 1'invention de 1'Alphabet , c'eft-a-dire , des élémens dont 1'écriture eft formée. Qu'on fe rappelle 1'étonnement des Américains lorfqu'ils furent témoins pour la première, fois des effets merveilleux de Part d'écrire : qu'on fuppofe une Nation, d'ailleurs éclairée, mais privée de cet art fublime, & a qui Pon annonce que les Peuples d'un autre Pays ont le fecret de peindre leur penfée, & de converfer enfemble a des diftances énormes fans fe voir ni s'entendre ; cette Nation croira, ou qu'on lui débite une frble, ou qu'un autre Prométhée a dérobé ce tréfor aux Dieux pour en faire part aux hommes. En effet, cette découverte admirable, dontl'époque eft enfevelie dans  tde Dangeau. 187 la nuit des fiecles , fuppofe une longue fuite d'idées fines & profondes, qui n'a pu naitre & fe développer que dans la tête d'un Phiiofophe fupérieur; homme d'autant plus rare, que cette fuite d'idées , par la liaifon intime de toutes fes parties, a dü fe former dans fon efprit comme d'un feul jet, mais lent dc continu, & qu'elle a dü être par conféquent 1'ouvrage incroyable d'un feul, 8c non, comme la plupart des connoiffances humaines, le fruit des travaux fuccelfifs &c accumulés de plulieurs têtes penfantes. Le premier trait, ou plutót le premier inftinct de génie dans rlnventeur de 1'Alphabet , a été de foupconner , que les fons clémentaires de quelque langue que ce puhTe être, font en bien plus petit nombre qu'ils ne le paroilfent au premier coup d'ceil, & qu'il eft par conféquent polfible de les compter. La même fagacité qui lui avoit infpiré ce foupcon , lui a fait prendre la méthode la plus füre pour 1'approfondir êc le vérifier : il a décompofé les mots dans leurs moindres parties j il y a remarqué d'abord des parties très-fenfibles & très-diftinctes (qu'on a depuis nommées Syllabes ) 6c qui, fe pro-  188 Éloge de M. l'Abb£ noncantféparément&indépendamment les unes des autres, peuvent auilï être féparément analyfées } il a enfuite obfervé que ces Syllabes, dont le nombre paroit immenfe , & 1'eft en efTet, n'ont cependant pour élémens que deux efpeces de fons articulés, les uns (qu'on a dans la fuite appelés Voy elles) Sc qui fe forment par une fimple émiffion de la voix, fans avoir befoin d'être joints a aucun autre fon pour être entendus; les autres (qu'on a nommés Confonnes) Sc qui ne peuvent frapper 1'oreille, qu'autant qu'ils font aidés d'une Voyelle fur laquelle ils s'appuient. Eclairé par cette divifion fimple &lumineufe, notre Phiiofophe créareur a entrepris le dénombrement de ces deux efpèces de fons; la Nature, pour le conduire avec süreté dans ce labyrinthe, lui préfentoit un fil, qu'il n'a pu manquer de failiral a fans doute examiné, avec Pattention la plus fuivie, le progrès de la parole dans les enfans , qui ne proférant guère dans leurs premières années que des mots d'une ou de deux Syllabes, commencent par articuler les fons les plus fimples & les plus faciles , prononcent enfuite les plus forts & les plus rudes a mefure que leurs organes  be Dangeau 189 ie développent Sc s'arfermilfent, Sc par ce méchanifme naturel découvrent peu i peu tous les fons élémentaires a 1'Obfervateur intelligent qui fait écouter leur langage. C'eft donc vraifemblablement a 1'école de 1'Enfance j Sc en quelque forte fous fa dictée, que 1'Inventeur de 1'Alphabet a démêlé Sc fixé ces fons primitifs. Après les avoir ainfi comptés Sc clalfés, il les a enfin repréfentés par des lettres, qui en fe combinant enfemble, peignent aux yeux les Syllabes formées par la combinaifon de ces fons, Sc par conféquent les mots compofés de ces Syllabes. Si cette heureufe chaine de méditations Sc de recherches fécondes eft 1'ouvrage du génie, ceux qui 1'étendent & la perfecfionnent participent a la gloire du premier Auteur; & M. l'Abbé de Dangeau mérite parmi eux une place très-diftinguée. II a détaillé & caracférifé les fons de la Langue Francoife avec beaucoup plus de précifion que la foule des Grammairiens qui 1'avoient précédé ; il a fait voir, qu'aux cinq Voyelles connues , il falloit ajouter dix autres fons ufités dans notre Langue , Sc qui font auffi de véritables Voyelles, c'eft-a-dire, des fons fimples, qui pour êtreprononcé*  190 Éloge de M. l'Abbé n'ont pas befoin du fecours d'un autre fon j il a de même augmenté le nombre des Confonnes, c'eft-a-dire, des fons non Voyelles, qui devroient n'être exprimés que par une feule lettre; il rrouve enfin qu'en fupprimanr même de notre Alphabet quelques fons inutiles ou compofés qui s'y rencontrenr, nous aurions befoin de trente-quatre caracferes différens pour exprimer tous les fons primitifs dont la Langue Francoife fait ufage. Si dans cette difcuflion épineufe M. l'Abbé de Dangeau n'a pas encore tout vu , fi les recherches qu'il a faites fur ce point fondamental de la Grammaire , laiffenr quelque chofe i defirer, &c peut-être a corriger, il a du moins fort applani la route aux Phjlofophes venus après lui, qui par de nouvelles réflexions, dont les hennes font le germe &: comme le texte , ont achevé & completté fon travail. Le Catalogue raifonné des fons de la Langue, qui font en même temps les materiaux de la parole & de 1'écriture, avoit conduit M. l'Abbé de Dangeau a. 1'examen de 1'Otthographe Francoife, fi inconféquente & fi bizarre , &c qui ne cede en abfurdité qu'a 1'Qrthographe.  de Dangeait. 19» des Anglois. IIa propofé dans notre hianiere d'écrire un grand nombre de corxections très-bien fondées, & qui feront j adoptées un jour , quand le bon fens aura enfin fecoué le joug de ce tyran | qu'on nomme Yitfage ; tyran capricieux ]| Ck borné, mais fuperftitieufement main1 tenu,parles préjugés &par 1'habitude, 1 fur un tróne qu'on ne peut efpérer I d'abattre qu'en le minant fans effort & I avec lenteur. C'eft peut-être ce que M. '| l'Abbé de Dangeau n'a pas afiez fenti5 :| peut-être a-t-il retardé,par trop de chanI gemens précoces,une réforme qu'il fal( lok , fi 1'on peut parler ainfi , laifler ■ mürir par degrés inlenfibles. Un Phiiofophe tel que lui devoit fe fouvenir i en cette occafion, que c'eft faire a la I fois trop d'honneur & trop de bien aux ii abfurdités recues, de leur porter des I coups violens qui les forrifient au lieu ji de les détruire; 8c qu'il en eft de la raifon comme de la Nature, dont fou1 vent on trouble la marche en voulant I rrop 1'accélérer, Cet utile & laborieux Académicien I a de plus fort approfondi la théorie & ij les loix des Verbes, 8c principalement I les conjugaifons des Verbes irréguliers.  tyx Éloge de M. l'Abbh II étoit fi fatisfait de fon travail fur ce fujet, qu'il fe furprenoit quelquefois lui-même dans un enthoufiafme dont il rioit tout le premier. Quelqu'un lui racontoit un jour des nouvelles qui occu* poient fort les Politiques : il arrivera tout ce qu'il pourra, répondit en plaifantant M. l'Abbé de Dangeau, mais j'ai dans mon Portefeuille deux mille Fzrbes Francois bien conjugués. Il comÉparoit avec la même gaieté fa paifion pour la Grammaire , a celle d'un Enthoufiafte plus férieux que lui, & qui s'écrioit en foupirant: les Participes ne font pas connus en France ; femblable a cet Aftronome qui plaignoit le malheur de 1'Europe d'être infeclée de mauvaifes lunettes. Ceux qui feroient affez fimples pour prendre a la lettre & juger férieufement ces traits de M. l'Abbé de Dangeau , doivent fe fouvenir au moins que la plupart des Courtifans fes ennemis , qui fe moquoient de fes occupations , ne faifoient pas de leur temps un ufage auffi eftimable que lui. Les momens qu'ils confumoient a fe déchirer & a fe détruire les uns les aurres , auroient été mieux employés a 1'étude d'une Langue qu'ils ne rougilfoient pas d'ignorer , afleclant  »e Dangeau. 195 affectant même d'attacher a cette ignorance inexcufable une vanité qui la rendoit ridicule. M. l'Abbé de Dangeau n'avoit pas borné fes études a notre Langue, ni même a celles qu'on appelle favantes. II avoit voyagé dans fa jeunelfe , & s'étoit inftruit a fond de la plupart des Langues vivantes de 1'Europe. La connoiflance qu'il en avoit lui étoit fort utile dans fes travaux fur la Langue Francoife, a laquelle il rapporto't principalement fes méditations Grammaticales, &qui a des points de reflemblance Sc de rapport avec quelques-unes de ces Langues. II eft dans 1'étude de la Grammaire, comme dans celle du corps humain, une efpece & Anatomie compare'e, qui par 1'examen Sc pour ainfi dire par la diftection de certains tours , de cerraines expreffions , de certaines conftructions ulitées dans une Langue étrangere, peut éclairer le Phiiofophe fur certaines regies, certains ufages , certaines bizarreries même, foit réelles , foit apparentes, de la Langue particuliere qu'il s'eft propofé d'étudier Sc d'approfondir. M. l'Abbé de Dangeau étoit un excellent Anatomijle de la I  194 Éloge di M. l'Abbé Langue Francoife; il favoit y failir le méchanifme caché, que 1'obfervation lui monrroit plus a découverr dans les autres idiornes, & que des yeux guidés par 1'analogie luifaifoient appercevoir dans le nótre. Quoiqu'il füt principalement livré a 1'analyfe philofophique des Langues, il 1'interrompoit quelquefois pour d'autres travaux, lorfqu'il les croyoit utiles. On a de lui des Entredens fur la Religion , rédigés fous fes yeux 8c mis au jour par un Incrédule bel-Efprit, qu'il avoit ramené dans la bonne voie. Comme la piété dont Louis XIV" donnoit 1'exemple a fa Cour , étoit alors la vertu , réelle ou fimulée, de ceux qui approchoient ce Prince, les converfions d'hfprits-forts ou d'Hérétiques,étoient aufli5pour ceux qui avoient le bonheur d'y réuffir, un moyen sur d'augmenter leur crédit & leur fortiuie. CependantM. l'Abbé de Dangeau ne fut pas même renté de fe faire honneur auprès du Monarque, de la converfion, li remarquable en apparence , qu'il venoit d'opérer : le Néophite a qui il avoit a faire, femblable a rant d'autres prétendus Mécréans, qui le font iiniqiiement par air ou par légéreté, étoit  de Dangeau. 195 du nombre de ces impies, plus dignes de compaflïón que de colere, que Defpréaux caracténfoit fi bien , en difant que Dieu avoit en eux de /hts ennemis. Le nouveau converti, vaincu fans peine par Af. l'Abbé de Dangeau fur la vér itédu Chriltianifme, alla bientót, dans 1'impéruofité de fa croyance , plus loin que fon vainqueur même ne le vouloit, Sc lui laiifa voir autant de penchanr pour les idéés les plus fuperftitieufes,qu'il avoit d'abord afliché de mépris pour les dogmes les plus révérés. Hélas! difoit M. l'Abbé de Dangeau, en fe moquant de fa conquête, d peine ai-je eu prouvé d cet étourdi Fexiflence de Dieu 3 que je l'aivu tout prêt d croire au Bapteme des cloches. Outre les Entretiens fur la B.eligion dont nous venons de parler, notre Académicien a fait auifi quelques Opufcules Jur la Géographie & fur 1'HiJloire; routes ces producfions font marquées au coin de 1'efprifd'analyfe , de méthode Sc de clarté , qui faifoit le principal mérite de 1'Auteur. II a daigné même écrire fur le Elafon , qu'il faur bien fouffrir dans la lifte des connoifiances humaines, puifque la vanité Gothique lij  ïo lorfqu'il a ne1iv  ioo Éloge de M. l'Abbé gligé de vivre avec fes femblables. Jouif. iaat. de i'eftime & de la confiance de ce guil y avoit de plus grand dans le -Koyaume, perfonne n'éroir de meilleur conleii que lui dans les affaires les plus importantes. II gardoit inviolablement le iecrer des autres & le fien. Cependanr ion ame noble, délicate & honnête mnoroit ia chihmulation, & fa prudence ?toit trop eolairée pour reflemblerd la fineffe. Dcmx & facÜe dans la fociété , mais prelerant ia vérité d tout, il ne difputoit jamais que lorfqu'il falloit la défendre ; auffi le vif intérêt qu'il montroit aiors pour elle , avoit aux yeux du 3 nous eft pas permis de jouir du repos 33 avant le temps, fans nous être ac- quittés envers la Patrie , Sc fans avoir, 33 pour ainfi dire,obtenu notre congé de ■ 3, la Nature , qui .ne nous permet de ,3 refter inutiles qu'au moment oü elle 33 nous force a 1'être, La mort Sc 1'ad,> Yerfité, qui ne rompent que trop fou-  de M de Sacy. uij» vent tous les liens des hommes , fer>■> roient plus étroitement ceux qui 1'at» tachoient a fes amis. Sa fenfibilité » pour eux devenoit une efpece de Re» ligion, dès qu'ils étoient, ou enlevés » a fa tendrelfe , ou pourfuivis par le » malheur. 11 ne voyoit dans fes do» meftiques que des hommes dont 1'inj> fortune excufoit les fautes; il remn plilfoit ï leur égard le titre li cher Sc » li facré de Pere de familie , que les n Loix Romaines avoient donné aux » Maitres, pour les avertir de le mé» riter. La gloire, cette fumée que les » Sages même fe difputent , n'auroir j> pas été un bien pour lui, s'il n'en eüt fait part a. ceux qui étoient dignes >> d'y prétendre j & aucun de fes rivaux » ne fe plai'gnit jamais de 1'injuftice du-, 33 partage «> Tels furent Pline & M. de Sacy. Heureufe conformité de feminiens & de vertus , propre a faire lire 1'un Sc Ï'autre avec cet intérêt , qui de la perfonnede 1'Auteur fe répand fur fes Ouvrages ! • „ je fens que cela ne peut autrement 5> s'exprimer, qu'en répondant, paree » que c'étoit lui, paree que c'étoit moi.... „ Depuis le jour que je le perdis > je » ne fais que trainer languiflant, & les „ plaifirs même qui s'offrent amoi, « au lieu de me confoler, me redoublent » le regret de fa perte; nous étions a » moitié de tout, & il me femble que „ je lui en dérobe fa part» C'eft ainfi que le plus Phiiofophe des Ecnvains a exprimé ce qu'il fentoit pour fon ami. Au contraire , un celebre Phiiofophe de nos jours (2), trés-digne d'ailleurspar fes vertus d'infpirer & de fentir 1'amitié, a mieux fu la meDter que la connoïtre. Plus occupe d en developper le principe dans les ames vulgaires, que d'enpeindre les épanchemens dans les cceurs laits pour elle, il femble avoir voulu bannir de fa fpéculanon (1) Voyei dans Montagne le Chapitre de 1Awif«,LW.I.Chap. XXVII. (iS M. Helvétius , dans le iUvre de 1 hjpnt. Kvj  É i o e e Métaphyfique jufqu'a 1'ombre du fen* timent & de ia tendreife. II ne cherche, il ne voit dans 1'amitié que le même motif , qui, felon lui, fert de bafe a toutes nos acbions, le befoin mutuel & 1'intérêt.propte. En gémilfant fur 1'aridité de ce tableau, li douloureux pour lesames aimantes qu'ü délfeche & qu'il afflige, avouons pourtant, qu'a la honte de prefque tous les hommes, 1'Auteur n'a peut-être exprimé que tropnaïvement ce que 1'amitié eft pour eux, même lorfqu'ils en affichent toute la délicatelfe,. qu'on eft li loin d'afficher quand on a le bonheur de la fenrir. C'eft ce qui a fair dire a une femme d'efprit, en parlant de cet Ecrivain, qu'il ne s'étoit fait tant d'ennemis, que pour avoir dit k feer et de tout k monde. Moins rigoureux 8c moins trifte obfervateur du cceur humain, mais Jie fachant pas auffi, comme Montagne , faire verfer des larmes a ceux -qtii le lifent, M. de Sacy n'eft peut-être dans fon Ouvrage,ni alfeztendre pour les ames fenfibles, nialfezpenfeur pour les Philofophes. II offre plutöt le tableau paifible d'une affecfiondouce, que le tableau animé d'une affeétion vive, ou le tableau, réfléchi d'une affee-  deM.de Sacy. 11$ tion profonde. Cec Ouvrage néanmoins, malgré la vigueur ou la mollefle de touche qu'on y defire, eut un fuccès mérité, par la morale faine &c délicate qui en fait la bafe, par 1'élégance & la pureté du ftyle, & fur-tout par 1'honnêteté de cara&ere dont il porte 1'empreinte. On jugea que fi 1'Auteur s'étoit peint dans fon livre avec trop peu d'énergie, du moins il s'étoit peint au naturel; & ceux qui lurent M. de Sacy avec le moins d'intérêt, ne purent fe refufer a celui que fa perfonne étoit ft digne d'infpirer. C'eft que le premier mérite d'un Auteur eft d'être vrai; être éloquent n'eft que le fecond ; on fent que M. deSacy, quand il parle de 1'amitié & de la vertu , parle de ce qui le touche & de' ce qu'il aime; & tout Ecrivain qui' exprime avec fimplicité & vérité le fentiment honnête qui eft au fond de fon ame, n'a pas befoin d'éloquence pour faire partager ce fentiment a fes Lecbeurs. Notre Académicien , qui n'avoir ofé ou n'avoit voulu être que le Traducbeur de Pline , fembloit, dans les Ouvrages' qui lui appartenoient en propre, afpirer a fe montrer le rival deCicéron , quoiqu'en apparence beaucoup plus redou-  2-3° É i O G E table. II avoit déja donné , après 1'Orateur Romain, un Traité de l'Amitié ; il donna encote après lui un Traité de la Gloire; car on fait que Cicéron avoit fait un Ouvrage fur ce fujet : quoique fon livre foit perdu, il exiftoit encore du temps de Petrarque, qui en poffédoit un exemplaire, & qui le perdit par un malheur bien honorable a fa mémoire, pour 1'avoir mis en gage dans le befoin prelfant d'un Homme de Lettres, dont il ne pouvoit foulager 1'indigence que par ce facrifice. C'eft de tous les Ouvrages de Cicéron celui dont on doit le plus regretter la perte. Perfonne ne devoit parler plus éloquemment de la gloire que celui qui avoit tout fait pour elle, qu'elle dédommageoit &confoloit de tout, qui penfoit qu'aimer la gloire, c'eft avoir ledefirfi louable de fedévouer aux nobles travaux dont elle eft le prix, & qui plus lincere que tant de prétendus Sages-, ne joignoit pas a la paffion de 1'obtenir raffecbation de la dédaigner. M. de Sacy écrivit donc auffi fur Ia Gloire; mais il n'eut pas autant de Lecteurs que quand il avoit é crit fur l'Amitié. Son ame douce & modefte éroit plus faite pour conno'icre les befoins du fen-  deM. de Sacy. 23 i timent que ceux de 1'amour-propre, & le plaifir de vivre dans le cceur de fon ami, que celui d'exifter dans 1'opinion des autres. Cette ame honnête & pure mérita des amis parmi ceux même qui ne paroifibient pas devoir Fêtre. M. de Sacy avoir plaidé dans une affaire importante contre un Académicien diftingué , & avoit même révélé dans fes Mémoires des faits peu agréables pour fa Parrie adverfe. L'offenfé, qui connoiffoit les principes & les mceurs de M. de Sacy, fentit, que fi fon eftimable Agreffeur lui avoit porté des coups redoutables , c'étoit fans intention de le bleffer , a regret même , &c pour les feuls intérêrs de la perfonne qu'il s'étoit chargé de défendre ; auffi non-feulement 1'Académicien dont nous parions ne fut pas mauvais gré a ce vertueux Adverfaire de fes attaques & de fa franchife; mais quand M. de Sacy fe préfenta pous 1'Académie, celui contre lequel il avoit écrit fut un de fes plus ardens folliciteurs ; récomj^ejife rare, mais confolante, que le Ciel accorde quelquefois a la vertu, pour ne pas décpurager les hommes de la pratiquer.  2j2 È L O G E Nous termiiierons 1'Eloge de M. de Sacy par un trait qui couronne tous ies autres. Quoique très-occupé dans fa profeiiion , il 1'exerca avec une noblelfe quicontribuaplusafaconlidération qua. fa fortune. u Tous ceux qui avoient 33 befoin de lui , devenoient fes amis, 33 dit M. de Montefquieufon fuccelfeur, ( car 1'homme vertueux mérita d'avoir pour Panégyrifte un Grand Homme ) : 33 il ne trouvoit prefque pour récom33 penfe a la fin de chaque jour, 3> que quelques bonnes aótions de plus; 33 & roujours moins riche > mais tou33 jours plus défintérelfé, il n'a tranfmis 3j. a fes enfans que 1'honneur d'avoir eu 33 un fi refpeótable Pere «. II mourut le 26" Octobre 1727, aga de foixante-tteize ans , chargé de travaux &c de vertus , lailfant a fes amis le plus cher fouvenir , aux Gens de Lettres le plus digne modele, aux Gens de bien les plus juftes regrets. Madame de Lambert, plus agée que lui de fept ans; «Sc dont 1'amitié fidele & pure avoit fait la douceur de fa vie , lui furvécut pour conferver & hónorer fa mémoire. Digne & trifte objet de fes pleurs, il n'en eut point a répaudre fur elle. Ainfi  d e M. de Sacy. 253, la Nature, qui avoit tant fait pour le bonheur de M. de Sacy, y mit le comble par une vieillefte heureufe & pailible , exempte de ce fentiment douloureux que laiftè au fond du cceur une perte éternelle & irréparable; fentiment dont Fimprellion eft d'autant plus profonde ,. que 1'ame trouve une efpece d'attrait a s'y livrer, & de douceur a. en goüter Famertume ; fentiment que fa triftefte mêrne rend en quelque rnaniere defi-j rable, puifqu'il nous fait regarder la. mort comme un bienfait de la Nature , non paree qu'elle met fin a des larmes qui nous font cheres, mais paree que ce malheur de l'humanité, fi c'eft un malheur que de celfer de fo.uffrir, nous eft cl u moins commiui avec ceux que nous avons tendrement aimés, & nous. laifte 1'efpoir confolant de les fuivre bientót dans cet afyle éternel & paifible, oü leur ombre nous a précédés , & ou leur voixnousappelle. Madame de Lamberr, qui furvécut encore fix années a M. de Sacy, entretint &i nourrit toujours ce fentiment cher a fon cceur. Elle y joignit un efpoir plus confolant encore, celui que la Divinité bienfaifante donne aux ames vertueufes,de fe réunir un joui  234 Ér-OGÊ DE M. DE S A C Y. pour n'avoir plus a pleurer leur fépararion 5 efpoir en efFer li propre a foulager les maux des cceurs fenfibles; efpoir dont la malheureufe humanité avoit un befoin fi preiTant, qu'elle a couru, pour ainfi dire, au devant de lui, avant que la bonté fuprême & éternelle voulüt bien le lui préfenter elle-même. Un fentiment profond & plein de vie , privé d'un objet chéri qu'il ne retrouvoit plus, & ne pouvant fupporter 1'idée accablante d etre anéanti pour jamais, a infpiré , intérelfé , écfairé la raifon \ poin lui faire embralfer avec tranfport cette attente précieufe d'une exiftence immortelle, dont le premier defir n'a pas dü naitre dans une tête froide & phiiofophe , mais dans un cceur qui avoit aimé.  (i) Luie 17 Avril 177;. ÉLOGE DE LA MOTTE W; -A.NTOINE HoUDART DE IA MoTTE naquit a Paris le 17 Janvier 1672. II fit fes premières études chez les Jéfuites, qui ont fi bien mérité de la Littérature par leurs ralens & par leur Ouvrages \ beureufe Société , fi elle avoit fu fe conrenter cle cette gloire! La Motte conferva toujours avec elle des liaifons, foitde reconnoilfance, foit depolitique 5 car alors les Jéfuires étoient redoutables, & la foudre , qu'ils onr défiée fi longtemps, dormoit encore. Après fes Humanités, il étudia, comme beaucoup d'aurres hommes célèbres, pour être Avocar, & s'en dégouta bientöt comme eux. Quelque eftime qu'il  136" Éloge eut pour une profeiiion fi noble & fi utile, la Lirtërature , en lui préfentant des objets plus analogues a fes talens , lui offroit encore une récompenfe plus flatteufe; 1'Ecrivain qui ne concentre pas dans 1'enceinte des Tribunaux, fon génie & fa renommée , & qui fait intéreifer par fes Ouvrages tous les fiecles & routes les Nations,eft eftimé , céiébré., cbéri même par-tout oü. il y a des hommes dignes d'être fes Lecteurs. Telle étoit la perfpeclive brillante qui avoit ébloui le jeune la Motte , déferteur du Barreau pour les Lettres.- Mais il n'avoit vu , dans fon enthotüiafme naiflant, que les lauriers qui fembloient 1'attendre : il ignoroit les écueils dont fa route alloit être femée , & il avoit befoin que 1'expérience i'en inftruisit • 1'expérience fut prompte & cruelle. Une Comédie, £on coup d'eflai, tomba , & tomba au Théatre ïtalien, qui n'étant alors qu'un Théatre de farce , ne laiffoit pas même a 1'Auteur infortuné la confolation de croire que les Specbateurs avoient été. difficiies. La difgrace ne pouvoit être plus mortifiante; elle affligea (i vivement 1'Ecrivain novice , qu'elle le fit renoncer pendant quelques mois au Théatre , aux  de ia Motte. 2.57 Lettres, & même aux hommes. II alla fe jeter a la Trappe, '&c fe crut penitent , paree qu'il étoit humilié. Cette vocation n'étoit que le fruit malheureux Sc avorré de 1'amour-propre mécontent ; auffi ne dura-t-elle que le temps néceffaire pour le calmer , & pour lui fairè reprendre de 1'efpoir Sc des forces. Ce Moine fi peu fait pour 1'être , & que le dépit avoit dónné au Cloitre pour quelques momens , fut bientót rejeté dans le monde, & ne nrouva que trop, dès qu'il s'y fut replonge , aquel point fa ferveur étoit refroidie. 11 fit le charmant Opera de l'Europe Galante. Campra, qui n'avoit fait encore que des Mefles & des Motets pour la Cathédrale de Paris , transfuge comme la Motte du facré au profane , mit cet Opera en mufique, & fut fi enivré , ou plutbt fi perverci par le fuccès, que 1'Eglife l laquelle il avoit jufqu'alors confacré fes talens , fe vit auffi obligée, non fans douleur , de 1'abandonner au Théatre. La Motte donna peu de temps après avec Deftouchesla Paftorale d IJJe'j qui n'eut pas moins d'applaudiifemens que YEuropè Galante. Cette Paftorale étoit .d'abprd en U'ois Actes: on lui confeilla  Éloge de la mettre encinq,pour lclever, difoit-on , a la dignité de grand Opera; mais le grand Opera ne gagna rien a cet honneur, ni 1'Auteur a la complaifance; il eüt beaucoup mieux fait d'abréger fon ouvrage, en fupprimant un Epifode difparate &mefquin (i), qui fait trainer Sc languir i'action principale , & qui retranché de la Piece comme il pourroit Sc devroit 1'être , lui tendroit tout 1'interêt dont le grand Opera avoit fait fi généreufement le facrifice. II fit depuis avec différens Muficiens plufieurs autres Operas(i),dont la plupart réuffirent ; quelques-uns furent moins heureux , mais par une raifon contraire a celle qui en a fait tomber beaucoup d'autres: les chütes de ia Motte a ce Théatre furent plutót la faute de (Dl Epifode de Pan & de Doris, dont la froide gaiete tranche avec le fujet de la Paftorale, a laquelle rl ne_ tient d'aiileurs en aucune maniere. On a lupprime, k Ia derniere reprife , quelques lcenes de cet Epifode. On auroit du les fupprimer toutes. fr (*)J eens toujours au pluriel Opcras, Sc non Opera , malgrc la décifion contraire du Dictionnaire de 1'Academie, qui fera vraifemblablement changee a la première édition; il me lemble que la prononciation cxice cette orthographe. °  de ea Motte. 239 la mufique que des paroles ; car ceuxmême qui ont le plus contefté a notre Académicien le talent de la Poéiie , lui ont accordé celui de ia Poëiie lyrique, foit que 1'équité les y forcat, foit qu'i s ne cruiTent pas lui faire un grand préfent. Le préfeut étoit néanmoins plus flatteur qu'ils ne penfoient. Defpréaux Sc Racine , en affecfant de méprifer ce genre de mérite , avoient elfayé vainement d'y atteindre , ou li 1'on veut, d'y defcendre ; 1'harmonie qui nous enchantedans leurs vers, étoit, li on ofe le dire , trop forte Sc trop nourrie , pour pouvoir être tranfportée dans des Ouvrages deftinés au chant; il ne faut a des vers de cette efpece que le degré d'harmonie néceflaire pour que la mélodie mulicale puilfe s'y joindre fans donner de la dureté a 1'enfemble, & fans en faire une efpece de charge qui affoibluTe 1'expreliion en 1'exagérant. LaPoéfie lyrique exige donc une certaine mollelTe dans les idéés, dans lesjimages, dans les expreflions, dans la mefure & la cadence des vers, dans leur rhythme & dans leur mélange; elle exige même dans 1'arrangement des fyllabes uwe heureufecombinaifon delongues Sc  ^4° Eloge de breves,nécelfaire pour que le criant ne ■foit pas forcé de s'aiTujettir a une marche trop lente outrop rapide. Auflile talent de Ja Poéfie lyrique, quoique très-inférieur fans doute a celui de la grande Poéfie , n'eft pas beaucoup plus commun, paree .qu'il fe forme de plufieurs qualités du iecond ordre , dont 1'aecord fe trouve rarementdans le Poëte au degré jufte, put que fes Vers foient chantans fans être trop fonores , & faciles fans être laches. La Motte eut IWantage de réunir ces qualités. II en eut un plus grand encore : c'eft d'avoir été a f'Opera le créateur de trois genres; celui du Ballet dans YEurope Galante, (car les Ballets de Quinault, li fupcrieur dans les Tragédies lyriques, étoient au delfous du médiocre ) ; celui de la Paftorale dans Jjfé, oü refpire cette fenfibilité douce & recueillie , fi propre a ce genre d'ouvrage; enfin , celui de la Comédie-Ballet, dans le Carnaval & la Folie. On peut, il eft vrai, critiquer cette derniere Pièce ; car le Carnaval y eft toujours de mauvaife humeur, & la Folie, dont la gaieté ie défefpen , y eft fuppofée rille du Dim des lUclieJJes, qui ne doit gtière engendrer  de la Motte. 24F engendrer qu'une folie trifte ; mais fi le fujet de 1'Öpéra prête a lacenfure, du moins les détails des Scènes font pleins de cette finefle ingénieufe, que 1'Auteur favoit mettre dans tous fes Ouvrages. On peut être étonné qu'après tant de fuccès au Théatre lyrique , la Motte , qui a tant écrit fur 1'Ode , fur le Poe'me épique, fur la Fable , fur la Tragédie , n'ait rien écrit fur 1'Opéra. Perfonne n'avoit plus de droit d'y donner des loix , &: comme Auteur fouvent couronné , & fur-tout comme créateur. Mais cette fupériorité même a été la caufe de fon filence. Dans les autres genres de Poéfie , fes fuccès furent trèsdifputés; a 1'Opéra ils n'ont point eu de contradicteurs ; & 1'Auteur n'a point été obligé de juftifier ou de réclamer les fuffrages par de fubtiles apologies. On ne plaide guere devant le Public que les caufes perdues, ou du moins équivoques ; & 1'on fe met peu en peine d'étayer fon droit par de froids préceptes , quand on fe fent en état de gagner fon procés par des exemples. Au milieu de ces triomphes accumulés, la Motte en defiraun autre. II donna un volume d'Odes, qui eurent d'abord L  i^i £ t o g e un grand nombre de Panégyriftes & quelques Cenfeurs, & qui bientót après eurent beaucoup de Cenfeurs , en confervant quelques Apologiftes. Elles étoienr pleines d'efprit &c de raifon y mais la raifon,& 1'efprit même,fontpour des Odes un léger ornement. Dans celles de la Motte les images étoient rares , le coloris foible , & 1'harmonie fouvenr néeligée. L'Auteur , fuffifammentaverti par fa propre conlcience , des qualités qui lui manquoient , quand même la critique n'auroitpas pris le foin officieux de 1'en faire fouvenir, difoit pour juftifier la dureté qu'on reprochoir a fes Vers , qu'un Poëte n'étoit pas une fiüte. Cette plaifanterie ( li même elle en mérite le nom) ne donnoit pas a fes Odes ce que fimagination &c Poreide y deliroient. Auffi furent-elles bientöt efifacées par celles du célebre RoutTeau , qui peut-être avec moins d'efprit que la Motte, avoit bien plus que lui le talent de la grande Poéfie , 1'art de mettre les vérités en images , 1'oreille fenfible Sc févere , enfin cet heureux choix de mots, fi elfentiel a la verfification , & fur-tout a celle de 1'Ode , dont 1'orgueil rejette encore plus ce qui eft  de la Motte, 243 commun dans les exprellïcns que dans les idéés. Néanmoins, quand les deux Rivaux follicirerent enfemble une place a 1'Académie , la Motte fut prefque unanimement préféré a Roullèau (1), paria raifon, très-elfentielle pour une Société Littéraire , qu'il avoit mérité des amis , 3c que Rouffeau n'en avoit pas un. Le caraétere dur & altier de ce Poëte repouifoir rous les Gens de Lettres fes Confrères , 3c la fupériorité de fon talent jie les lui ramenoit pas. Mais fi on étoit difpenfé de 1'aimer, on ne 1'étoit pas d'être jufte. Raftafié de couronnes fur la Scène lyrique, la Motte ofa fe produire fur un Théatre plus propre encore a tenter un Pob'te , mais aulfi plus redoutable 8c plus orageux; il donna aux Comédiens Francois la Tragédie des Machabées. Cependant, comme il avoit déja beaucoup de réputation , & par conféquent beaucoup d'ennemis ,prêts a fiftler 1'Ouvrage avanr de 1'avoir enrendu , 8c a le déchirer enfuite malgré le fuccès , il CO II fut reculc 8 Férricr 171 o, ala place de Thomas Corneille. Lij  zaa. Eloge prit un parti fort fage , celui cle garder d'abord l'anonyme; 1'envie , qui n'étoit point avertie , ni par conféquent fur fes gardes , applaudit d'abord avec la foule des fpe&ateurs, & peut-être leur donna le ton , dans 1'efpérauce de pouvoir oppofer un talent naiffant & ignoré aux talens qui étoient déja en poifeifion de 1'eftime publique; car 1'envie, bientöt lafte de tout ce que le Public encenfe , lui crée volontiers de nouvelles idoles , pour faire oublier, fi elle le peut, les anciennes ; a condition pourrant que les nouvelles idoles auront inceifammeiK leur tour pour être mutilées , & même, s'il eft poiftble , renverfées & détruites, Les Adverfaires les plus acharnés de la Motte , très-éloignés de foupconner le piége innocent qu'il leur rendoit , ttouvoient fa Tragédie fi bien écnte , qu'ils la croyoient un Ouvrage -pofihume de Racine ; 1'Auteur jouit eu fecret, pendant quelques femaines , du jugement exquis de ces grands connoiffeurs ; il rit mieux encore quand il fe vit bien afturédu fuccès ; il fir répandre foiirdement par quelques amis , qu'il étoit 1'Auteur des Machabées; & il eut ja fatisfacbion d'entendre tourner en  de i a Motte. 245 ridicule ceux qui lui attribuoienr cette Piece , & qui n'avoient pas 1'efprit de fentir a quelpoint d en étoit incapable. Enfin il fedéclara óuvertement, & goüta pour lors un plaifir nouveau , celui de voir fes ennemis changer de langage. Les plus fots déchirerent fans pudeur ce qu'ils avoient loué • les plus adroits fe turenr; leS plus modérés,croyant faire un grand effort de juftice , avouerenr que ï'Ouvrageavoit en effet quelque mérite , mais un mérite fort inférieur a celui qu'ony avoit voulu trouver. Le doc"te& pefant Dacier,grand ennemi de la Motte pour 1'amour des Anciens , qu'il n'a pourtant pas traités en ami dans fes Tradu&ions, étoit un de ceux qui avoient •le plus loué les Machabées , & le plus ■courageufement foutenu que la Motte ne pouvoit en être 1'Auteur. Eh bien ! lui dit quelqu'un, lorfque le fecrer fut dévoilé , cette Tragédie que vous avs^ tant exaltée eft pourtant de la Motte ; qu'en dites-vous a. pré/ent ? Eh ! mais, répondir Dacier , Urne femble qu'ily a quelque chofe. 11 difoit en ce moment mieux qu'il ne croyoit peut - être , & mieux fur-tout qu'il n'avoit dit dans le temps oü il donnoit tant d'éloges a. cet L iij  i46' Éloge Ouvrage. Car fi la Tragédie des Machabées eft en effet eftimable par quelques détails la langueur de la verfification , qu'on avoit fi ridkulement comparée a celle de Racine ,1a foiblefle de la marche, de la plupart des caracreres , & fur-tout des derniers Acbes , ont tellement ralenti les premiers applaudiflemens donnés a cette Piece, qu'elle a prefque entiérement difparude la Scène , oü elle s'étoit montrée d'abord avec tant d'avantage. II y eut , dans les repréfentations de cetteTragédie,une fingularité remarquable j le róle du jeune Machabée, a peine forti de 1'enfance , fut rempli avec fuccès par le fameux Baron , prefque feptuagénaire; la fupériorité du jeu de cet Acteur célebre fit prefque évanouir une fi étrange difparate; fes talens opéroient le même prodige dans le rble du Menteur, oü il plaiïbit encore a 75 ans -y &c lorfqu'il difoir a fon Valet : Ne vois-tu rien en moi tjui fente 1*E colier ? le Public , toujours tenté de rire a ce Vers , fe conrenoit par refpecb pour lui. Encouragé par le fuccès des Macho,.  de ia Motte. 247 bies , la Motte donna bientöt après la Tragédie de Romulus ; mais pour cette fois il étoit plus aguerri , & ofa fe montrer a découvert a la haine , qui n'en fut pas plus heureufe dans fes attaques. Romulus eut encore plus de fuccès , ou du moins plus de repréfentarions que les Machabées. Si cette Tragédie a peu réuÜi dans fes repriles, il faut en accufer le Bnuus de M. de Voltaire, qui Pa fait oublier , paree qu'avec un fujet a-peü-près du même genre, cette derniere Piece a bien plus de force , de grandeur & d'effet, Sc fur-tout cette magie de ftyle, qui charme également les Spectateurs & les Lecteurs (1). La fortune d'Inès de Caflro fut plus brillante encore que celle des Machabées & de R.omulus 5 mais de plus elie a été conftante & durable j car elle s'eft (i)Lorfque M. de Voltaire eut donne cette Tragédie de Brufus , qui d'abord eut p:u de fuccès , Fontenelie, qui en avoit fait une fur le même fujet quarante ans auparavant, lui confei la de renoncer a la Tragédie , a laquelle tl n'étoit pas propre. M. de Voltaire donna Zaïre 1'année fuivante. Lbr  24^ Éloge fouterme avec éclat jufqua nos jours. On a donné a cette Tragédie , Tune despl us intereflantes qui foit au Théatre, un éloge que peu de Pieces parrageront avec elle; c'eft que prefque rous ceux qui la virenr dans fa nouveauté, ne purent fe contenter de la voir une fois; effet bien naturel d'un Ouvrage fi touchant, oü ce que les Anciens ont appelé la pitié Tmgique, eft porté a fon comble , fans aucun mélange d'horreur qui rende ce fentiment cruel ou pénible. Dans Inès, 1'ame du Specfateur eft profondément contriftée ; mais la douleur qu'elle éprouve lui laiife une impreilion également forte & douce ; jamais elle n'eft déchirée avec cette vioience cjui fait détourner les yeux, & qui arrete ou quï feche les larmes. On reproche néanmoins a cette Pièce, ainfi qu'aux autres Tragédies du même Auteur , la foiblefle du ftyle & du coloris (1) 5 mais cette foiblefle fe faitprefque ( 1 ) La verfification lache & profaïque de cette Tragédie fit dire a une femme d'efprit que 1'Auteur avoit fait, comme M. Jourdain , de la profe fans le favoir. Une autre femme très-aimable fit fur cette Pièce des couplets fort plaifans:  de da Motte. 249 oublier par plufïeurs expreflions de fentiment , vraies, fimples &c pénétrantes (1) j par le foin que 1'Auteur a eu de faire toujours parler a fes Acteurs , finon le langage de 1'éloquence , au moins celui de leur fïtuation 5 par 1'art enfin d'attacher le Spectateur a la fituation même , fans qu'il ait le temps de penfer a. fe rendre difficile fur la maniere dont les détails en font rendus: fumfammenr préparé par le Poëte ,pour fuppléer de lui-même a toute la vivacité de 1'impfeflion qu'il n'en recoit pas, il luifuflitde fe fentir, fil'on peut parler ainfi, doucement entraïné vers 1'attendriflement & les larmes , & fon cceur acheve Ie relte. On s'imagine bien que le grand fuccès Ia Motte y répondit par un couplet très-gai &c tres-galant fur le même air, qu'il lui chantaau fornr du Spe&acle. (1) Nous ne citerons que ce Vers , entre plufieurs aucres : Ne défavouez point, Inès , que je vous aime, Et cette réponfe dlnès a fon Amant, Que me prometne , hélas! rle ma foible raifon , Moi qui ne puis faas trouble entendre votre noml Lv '  *5° É L O C Ë d'Inès produifit des critiques fans nombre. II eft toujours , comme 1'on fait, des Ecrivains prêts a prouver aux Auteurs applaudis , qu'ils ont eu tort de réuffir ; Ecrivains mécontens , pour I'ordinaire , de n'avoir pas eu' le même .tort, & prompts a s'en venger fur ceux de leurs Confrères qui n'onr pas auprès d'eux la trifte recommandation de partager leur infortune. Mais , ce qui devroit fembler étrange, li on ne connoiftbit pas tous les fecrets & toutes les reftburces de la malignité humaine , les mêmes Specbateurs qui avoient tant verfé de larmes a la Piece de la Motte , ne fe refuferent pas la fatisfacfcion d'accueillir auffi les fatyres qu'elle elTuya. Le Public s'en amufa un moment, comme d rit a Pourceaugnac , après avoir pleuré a Phédre. Car ce Public , ft avide du plaiiir qu'il vient chercher aux Specbacles , êc quelquefois entrainé dans le premier inftant par ce plaiiir , ne fonge plus, quand il eft de fang froid , qu'a fe difputer a lui-même , ou plutót a fe reprocher févérement 1'enthoixftafme qu'il avoit eu la limplieité de relfeiuir -y il fait gré au Cenfeur qui vient lui dire comme le Mifauthrope :  de la Motte. 151 Quoüvous ave^le front de trouver cela beau ? Sa vanité n'eft point offenfée de la méprife dont on lui fait honte, paree que cette méprife avoit pour objet une fupériorité de talent, qu'il eft plus content encore de nier que d'applaudir ; & il remercie intérieurement la fatyre , qui en frondant fes premiers éloges , vient, pour ainfi dire , lui rendre ce qu'il avoit payé. II eft vrai que les fatyres d'Inès eurent bientót le jufte fort qui eft fi ordinaire a cette malheureufe efpece d'Ecrits, mais qui ne dégoüteta ni d'en faire , ni d'en lire; elles fe précipiterent les unes fur les autres dans 1'oubli qui les attendoit , & laiflerent furnager la Piece, a peine effleurée de leurs traits ; le brancois , dit trés - bien l'Abbé Dubos , ne méprife pas tout ce dont il rit. Mais cette multitude bénévole , toujours fi clairvoyante fur les dangers de la vanité , n'étoit pas fachée que la Motte vit 1'éclat de fa gloire utilement tempéré par quelques momens falutaires de momfication;& les détraéteurs d'Inès faifoient a-peu-près la foncbion de ces Soldats Romains , qui en fuivant le char de triomphe de leur Général, chantoient L vj  'i)i Éloge contre lui des couplets fatyriques , que la populace étoit ravie d'entendre , même en criant , vive le Triomphateur. La Motte fe trouva un jour dans un Café , au milieu d'un elfaim de ces Bourdons lirtéraires , qui déchiroient fon Ouvrage , & ne connoilfoient point 1'Auteur. 11 les écouta tranquillement \ Sc après un long fdence , ailons donc dit-il a un ami qui 1'accompagnoir, ailons nous ennuyer d ia cinquantieme reprefentatïon de cette mauv.üfe Piece. Et dans une autre circonftance , oü quelqu'un lui parloit des nombreufes critiques qu'on avoit faites de fa Tragédie ; d ejl vrai , répondit-il, qu'on l'a heaucoup critique'e 3 mais en pleurant. Pour abréger la lifte des fuccès de notre Académicien, nous ne parierons point de quelques Comédies qui furent auffi très-bien recues, entr'autres le Magnifique , qui joué fupérieurement dans fa nouveauté par Dufrefne , plait encore aujourd'hui par la fineffe des détails & 1'agrément du ftyle. Malgré le déchainement que la Motte a elfuyé de la part de la critique , nous fommes forcés de négliger dans fon Eloge quelques parcelles, que nous aurions foin de re-  de ia Motte. 253 cueillir & peut-être d'enfler dans 1'éloge de beaucoup d'autres. Les Auteurs Dramatiques , dont la carrière eft une efpece de guerre continuelle , ne peuvent, non plus que les Généraux d'armée , efpérer une fortune inaltérable Sc fans revers. La Motte donna , trois ans après Inès , une Tragédie d'' (Edipe, qui neut que quatre ou cinq repréfentations. II fit ce même (Edipe en profe après 1'avoir mis en vers j Sc ce fut a cette occafion qu'il ofa rifquer fon fyftême , fi ingénieufement foutenu & ft vivement refuté , fur les Tragédies en profe. Ses principales raifons étoient» que des Tragédies écrites de laforte ferapprocheroient infiniment plus que les Tragédies en vers, dè la (impHcité &de la vérité de la Nature -y qu'un Auteur tragique, délivré de la contrainte de la verfification , feroit obiigé, pour dédommager les fpectateurs de la Poéfie dont il les auroit privés , de mettre dans fon Ouvrage plus de mouvement & de vie 5 qu'on ne lui permettroit plus une feule de ces Scènes languilfantes , qu'on elfuye & qu'on pardonne' par la feule crainte de rebuter les Ecrivains Dramatiques, fi  *54 Éloge on exigeoit deux qu'ils fuflent a chaque moment & fans relache interelfans & Ppëres rout-a-la-fois; qu'on avoit cru d'abord de la Comédie comme de la Tragédie, qu'elle ne pouvoit être qu'en vers j mais que Molière , par les chefsd'ceuvre Comiques qu'il avoit ofé écrire en profe , avoit forcé le Public a revenir d'une prévention fi contraire a fon propre plaiiir; qu'il en feroit de même de la Tragédie , fi quelqu'un avoit le courage de hafarder en ce genre des efforrs heureux : enfin , que la loi impofée aux Poëtes Tragiques d'écrire en vers , peut écarter de cette carrière des génies rares, qui ayant recu de la Nature dans un degré fupérieur le talent de la Tragédie , celui de difpofer le fujet avec art , de Tintriguer avec intérêt, de le conduire avec chaleur , n'auroient pas au même degré le talent de la verfification, ou même en feroient totalement privés. On répondoit a la Motte, que la Tragédie ne doit pas être la repréfentation exacte de la nature ; qu'une telle repréfentation exciteroit fouvent 1'horreur & le dégout , plutót que la fenfibilité & Pintérêt ; que le plaiiir du Speótateur confifte même en grande  DE l A MÓ' T t !. 15 5' partie a fentir qu'il n'allïÜe qua une repréfentation Sc non pas a la chofe même ; qu'il y a beaucoup moins d'inconvéniens a fe rapprocher davantage de la Nature dans la Comédie, paree qu'on n'y a point a. craindre , comme dans la Tragédie , 1'effet du fentiment pénible que produiroit une repréfentation rrop femblable a 1'objet ; que le charme de la verfification eft même un moyen de détromper le Spectateur, s'il étoit tenté de prendre l'a&ïon Théatrale pour la réalité ; que par cette douce magie le motion eft tempérée au point ou elle le doit être pour cefter d'être importune , & pour n etre plus qu'agréable ; que d'aiileurs 1'harmonie des Vers eft une des fources du plaiiir que le Spectateur goute ( ou qu'il efpere) a la repréfentation des Ouvrages Tragiques,& qu'il ne faut point lui bter; qu'enfin la liberté d'écrire en profe ne rendroit pas les Tragédies plus intéreffantes, mais contribueroit feulement a multiplier les Tragédies mauvaifes ou médiocres ; Sc qu'au lieu de gagner par cette hcence quelques bons Ouvrages, on inonderoit le Théatre d'une foule d'avortons indignes de 1'occuper.  *'5'S Éloge Telles étoient les raifons qu'on apportoit de part & d'autre y raifons d'après lefquelles prefque tous les Gens de Lettres ont prononcé en faveur des Vers , quoique tant de Verfïiicateurs ,qui dans leurs produdions rimées fe montrent fi bien nés pour la Profe, paroilfent intéreffés a lui donner la préférence.. La Motte, tenant d'une rnain fes mgénieufes Dilfertations contre les Tragédies en Vers,& n'ayant de Ï'autre que fonmalbeureux (Edipe en Profe pour appuyer par des exemples 1'étrange nouveauté qu'il propofoit, a eu le fort de ces Avocats, qui après avoir plaidé avec beaucoup d'art une affaire litigieufe, perdent leur procés par la foibleffe des Pieces juftificatives qu'ils produifent en leur faveur. La queftion, ainfi décidée par le fait, femble 1'avoir été fans appel; Sc le trifte fuccès de notre Académicien dans le genre qu'il ofoit hafarder, a entrainé la profcription du genre , qui dès ce moment a été regardé comme interdit a perpétuité pour fes Succeffeurs. II faut ajouter pourtant, que 1'arrêtrendu contre le projet de la Motte, fut fans préjudice des Epigrammes que 1'exécution valut encore a 1'Ecrivain. On le compara aa  de ia Motte. 257 Renard qui a la queue coupée , & qui confeille aux Renards fes confrères de fe débarralfer de la leur; & cette foule de Juges inexorables, auffi ardente pour les nouveautés , que févere pour ceux qui ofenr lui en offrir , voulut jonk tout-a-la-fois , dans fa juftice diftributive, du plaiiir de décrier en même temps le genre , la Piece & 1'Auteur. Si la Motte ne fut pas accueilli dans fes affertions fur les Tragédies en Profe, il le fut encore moins dans ce qu'il écrivit contre les Vers. Le vice dominant de fa nouvelle héréiie fur ce fujet, c'eft: d'avok cru que le mérite des penfées difpenfoit de celui de 1'harmonie; apeu-près comme fi 1'on prétendoit qu'il eft indifférent d'exécuter un air de mufique fur un inftrument faux ou fur un inftrument bien d'accord , & d'oublier la mefure en chantant, ou de 1'obferver avec fcrupule. La Motte femble avoir voulu apprécier la Poéfie, comme le Géometre mefure les corps,en les dépouillant de toutes les qualités fenfibles ; mais le Géometre qui en ufe ainfi fait fon métier , & le Poëte qui veut 1'imiter fait tout le contraire du fien. Aulli les fophifmes de cet mtrépide Novateur-,  É L O 6 t efpece de fourd qui nioit le fentiment de 1'oreille, norit dégoüté de la Verfification , ni les bons Poëtes , ni même les mauvais. Zénon nioit 1'exiftence du mouvement, Platon fe promena devant lui; Zénon continua de dogmatifer , & Platon de fe promener fans lui répondre. La Motte fut encore moins heureux dans fon Iliade, que dans fes Paradoxes anti-Poétiques. II écrivit, comme 1'on fait, contre Homère , mais ce ne fut pas fon plus grand tort ; ce fut de le traduire en Vers Franc.ois. II avoit attaqué le fujet, la marche & 1'enfemble de 1'Iliade avec beaucoup d'efprit, fouvent même avec beaucoup de raifon & de goüt ; il ne rendit pas aftez de juftice aux beautés fublimes qui alfürent a ce Poëme le fuffrage de tous les fiecles; il fut encore moins faire pafler ces beautés dans fa traduc«tion 5 il fubftitua un fquelette décharné au prétendu monftre qu'il avoit voulu combattre 5 il avoit fu faire rire le Public aux dépens de fes Adverfaires , il leur prêta le flanc en traveftilfant maladroitement 1'objet de leur culte, admirable en effet a tant d'égards; la diverfion puiftante qu'il leur facilita par cette faute, fit prefque oublier tous fes ayan-  de la Motte. 159 rages •, & riliade en Vers Francois confola Mdc. Dacier, que la réponfe de la Motte a fes critiques avoit rendue ridicule. Cette réponfe charmante , pleine de fel Sc de grace , otfroit par-tout le contralte le plus piquant avec les raifonnemens puériles , 1'enthoufiafme pédantefque, Sc les inveétives groffieres de cette femme favante , qui n'attaquoit fon Adverfaire qu'avec de 1'érudition Sc du fiel, & a qui il n'oppofoit que de la Logique &c de la gaieté. Alcibiade , avoit dit Madame Dacier , donna un grand fouffiet d un Rhéteur qui n'avoit point les Ouvrages d'Homère; queferoit-il aujourd'hui d un Rhéteur qui lui liroit l'Iliade de M. de la Motte ? Heureufement} répondit le paifible Phiiofophe , quand je récitai d Madame Dacier un des Chants de mok Iliade 3 elle ne fe fouvint pas de ce trait d'Hificire. II comparoit les injures dont elle 1'accabloitj d ces charmantes particules Grecques qui ne fgnifient rien3 mais qui ne laiffent pas 3 d ce qu'on dit 3 de foutenir & d'orner les vers d'Homère. 11 ajoutoit que ces injures avoient toute la fimplcite des temps hcr:ïques, & toute L'énergie de celle quefeprodiguent les Héros de 1'lLade, Auffi difoit-on que Madame  i6o Éloge Dacier traitoit fon Aclverfaire a Ia Grecque, Sc que fon Aclverfaire en ufoic avec elle a la francoife. Mais la Motte, fi attaché par gout a Ia Profe, auroir dü dans cette difpute s'en tenir a la fienne j il eut le malheur d'appeler a fon fecours cette Poéhe qu'il avoit tant décriée, Sc qui,comme par repréfai!les,i'abandonna plus que jamais dans ce moment critique. II reifembla a un Général habile, mais imprudent, qui faifant avec avantage une guerre favante de campemens Sc de manoeuvres, voudroit ajouter a fes fuccès celui d'une aóiion décifive en bataille rangée , Sc perdroir par fa défaite tout le fruit & tout 1'honneur de fa campagne. Ses Fables, qui parurent quelques années après fon Iliade , n'eifuyerent guere moins de critiques. On y a loué 1'invention des fujets , la juftelfe, Sc fouvent la finelTe de la moralité. On a prétendu que la Fontaine même n'avoit pas ce mérite autant que la Motte ; mais le grand, le vrai mérite d'une Fable, c'eft 1'art de la narrer Sc de 1'écrire , & voila oü la Fontaine eft inimitable. Dans fes Fables, les beautés femblent être échappées au Poëte fans qu'il y  de la Motte. 161 fonge, & prefque fans qu'il ie fache; dans celles de la Mcrte , ies beautés ( car pourquoi diffimuler qu'il s'y en, trouve de plus d'un genre ?) ont prefque toujours un airpenfe, qui décele ie foin «Sc la recherche. On peut juger de la différence des deux Ecrivains par celle même de leurs fautes, comme 1'obfervoit un Géometre (1) , qui malgré 1'anathême lancé par tant de Poëtes contre laGéométrie,prenoit quelquefois la liberté de raifonner avec fineife & avec juftelfe fur les Ouvrages de gout j toutes les fauies de la Fontaine diioit-il, font en ne'gligence , toutes celles de la Motte en affeclation. II eft pourtant arrivé a des hommes de beaucoup d'efprit de s'y méprendre. Un illuftre Ecrivain fit tomber dans ce piége toute la Société du Temple , en lui récitant une Fable, qu'il donna pour être de la Fontaine , & qui fut recue avec tranfport: Meffieurs , leur dit - il, quand ils furent bien las d'applaudir , la Fable efl de la Motte. Malgré les défauts de ce dernier, jetons un moment les yeux fur cette multitude de Fables, imprimées depuis (l) M, dc Mairan,  i-ëi Éloge quarante ans, & dont les Auteurs ont voulu fe glifier entre la Fontaine Sc lui ( car ils font tous alfez modeftes pour ne pas difputer la première place a la Fontaine): & fans óter a leurs Ouvrages ce qu'ils peuvent avoir d'eftimable, ofons demander au Public quel eft celui qui a déplacé la Motte. Ajoutons cependant que la pluparr de ces Ecrivains onr laiffé la Motte bien loin derrière eux, non dans leurs Fables, mais ce qui eft plus aifé, dans leurs Préfaces , fans compter la décifion irréfragable d'une nuée de Journaux en leur faveur. Nous ne parions ici que des Fabuliftes qui jufqu'a préfent fe font montrés au jour. II en eft un, que le Public defire ardemment d'y voir paroitrej les applaudilfemens qu'il a fi fouvent recus dans ies féances de 1'Académie , font le le gage de ceux que fes Lecteurs lui préparent. On peut, d'après une regie auffi siïre que facile , apprécier le mérite Poétique de la Motte. Veut-on favoir fi des Vers font bons ? qu'on fe demande fi on vou* droit les retenir quand on les a lus ; malheur a ceux qui ne foutiendroient pas Ia queftion! On fait par ccetu', même  be la Motte. 26"; fans les chanter, plufieurs morceaux des Opéras de notre Académicien; on cite avec éloge plufieurs de fes Fables, on en fait plufieurs Vers , quelques-uns même ont fait proverbe, 11 vaut mieux plaire que fervir; L'ennui naquit un jour de l'uniformitc ; La haine veille 6e 1'amitié s'endorr, & beaucoup d'autres que nous pourrions y joindre j on cite enfin quelques Stances de fes Odes, genre de Poéfie oü fans Roulfeau nous aurions fi peu a citer, &c tant a oublier. Concluons , que fi la Motte n'eft pas un grand Poëte, c'eft du moins un Poëte dont on a retenu des Vers j & demandons qu'on nous en dife un feul de tant de Rimeurs qui le décrient. On lui a reproclié fes paradoxes fur la Poéfie , fur les Tragédies en profe, fur 1'Ode, fur la Fable, fur le Poëme Epique. 11 étoit pourtant alfez naturel qu'il foutint ces paradoxes. II vouloir faire des Vers, & fentoit que la Nature ne 1'avoit pas fait Poëte j il vouloit faire des Odes, & fentoit qu'il avoit plus de Logique que de chaleur , plus de raifon que d'enthoufiafme; il vouloit faire des  x6± Éloge Tragédies, 8c fe voyoit a une diftance immenfe de Corneille & de Racine; enfin il vouloit faire des Fables , 8c fentoit que fon efprit, dont le caraótereétoit la finefle, eifayeroit en vain d'attraper la naïveté charmante de la Fontaine : que lui reftoit-il donc a faire ? De foutenir, avec tout 1'art dont il étoit capable, que 1'harmonie & les images n'étoient point nécelTaires a la Poéfie , la chaleur 8c 1'enthoufiafme a 1'Ode, la verfification a la Tragédie, 8c la naïveté a la Fable. La Motte s'eft fait une poétique d'après fes talens, comme tant de gens fe font une morale fuivant leurs intéréts. Ne croyons point a fes opinions j mais pardonnons-lui de les avoir foutenues : il n'eft guere d'Ecrivain qui n'ait cherché , comme lui , a rabaiffer le genre de mérite qu'il fentoit lui avoir été refufé par la Nature. Un Auteur peu correct. , 8c parefteux de repaffèr la lime fur fes produétions, fera 1'éloge de la néghgence du ftyle , il appellera facile une Poéfie lache & trainante j celui qui penfe peu mettra tout le mérite dans Ia diétion 5 celui qui écrit ou qui croit écrire avec chaleur, ( expreflion dont on abufe tant aujourd'hui)  de t a Motte. 26"5 d'hui) donnera le prix a cette chaleur vraie ou faulfe fur la raifon & la juftelfe j le Public lailfera 1'amour-propre de chaque Ecrivain faire fon plaid over, rira de leurs efforts , non de génie, mais de raifonnement,pour haulfer leur place, & finira par mettre chacun a la fienne. Si les Vers de la Motte ne font pas des chefs-d'ceuvre de Poéfie , fes écrits en Profe peuvent être regardés comme des modeles de ftyle. Ses Difcours Académiques obtinrent fur-tout les plus grands applaudilfemens. II eft vrai qu'ils en ont été redevables, non-feulement a leur mérite réel, mais a un autre talent de 1'Auteur, qu'il feroit injufte de palfer fous filence. Perfonne ne lifoir , ou plutót ne réciroir (car on fait qu'il étoit aveugle) d'une maniere plus féduifante & plus magique ; gliftant rapidement & a petit bruit fur les endroits foibles ; appuyant avec intelligence , quoique fans affedation , fur les trairs. les plus heureux j mettant enfin dans fa ledure cette efpece de ponduation délicate , qui fait fentir les différens genres de mérite par des infléxions aullï fines .que yariées j mais fur-tout évitant avec M  ï6"6" Éloge le plus grand foin cette emphafe qui révolte 1'Auditeur en voulant forcer fon fuffrage , & qui manque fon effet en cherchant a 1'augmenter. La Motte avoit un efprit fi propre a fe plier a tout, qu'il étoit même Théologien quand il le vouloit. II a fait jufqu'a des Mandemens d'Evêques , a qui, comme de raifon, il a bien gardé le fecret, «Sc qui ont encore eu plus de foin de le lui garder; mais fa touche «Sc fa maniere le déceloient malgré lui. Nous dirons ici en palfant, qu'd a été de même 1'Auteur tacite de plufieurs autres écrits que fes ennemis auroient déchirés, s'ils en avoient connu le véritable pere, mais dont le pere adoptif & putatif recevoit leurs précieux honw mages. La Motte auroit pu leur répondre, comme cette tête qu'un Artifte avoit faitpalfer au travers d'un tableau, «Sc que les fuprêmes Juges en peinture trouvoient très-peu relfemblante : MefJleurs j c'eft moi-meme. II racontoit a cette occafion, qu'un de ces malheureux Ecrivains, qui font tralie d'Eloges «Sc de Satyres, un de ces hommes condamnés a vivre des grolïiéretés périodiques qu'ils imprimoient contre lui >  be la Motte. xc7 avoit eu Ja mal-adroite équicé de louer beaucoup un écrit dont il ne le croyoit pas 1 Auteur j & que détrompé bientót dune mepnfe fi cruelle, il n'avoit pu s empecher de s'écrier avec Ia balïeile Ja plus naive : Ah ! fi je l'avoisfu plutót' exclamation qui a été renouvellée plus d une fois dans des cas femblables /par des hemmes dignes de la répéter. Ce malheureux genre de Ja Satyre dont notre Académicien avoit été tl fouvent 1'objet, eft prefque le feul oü jlne fe foit point exercé • Ja douceur & 1 honnetete de fon caraétère lui interdirent conftamment cette reflburce banale & oüieufe de la médiocrité jaloufe. II n auroit pourtant tenu qu'a Jui de fe Ja menager avec avantage. On peut voir, par la réponfe pleine de fel qu'il a faite a une critique très-injurieufe de fon Ballet des Arts, qu'il auroit très-bien reuih , s il 1 avoit voulu, dans ce aenre facne & méprifable. La critique"* laquelle il repondoit étoit de le Noble quidecne dans- la Littérature par fes deteftables rapfodies, & flécri ;par Ja la Julhce dans une affaire criminelle auroit eu tant de raifons de fe tenir dans le filence, fi 1'expérience ne prouMij  l6% ÉLÖfiï voit que 1'impudence eft le miferable afyle des Ecrivains les plus faits pour fe taire. La Motte , en lui mfligeant la punition qu'il méritoit, & en fe venaeant cette feule fois de fa vie , imita ?ur ce point le bon la Fontaine, qui ne fut comme lui méchant qu'un feul jour, pourfevenger de Lully. 11 fut meme plus modéré que la Fontame dont a colere momentanée, femblable a celle d'un enfant qui fe décharge fur tout ce qu'elle rencontre , avó^mele dans ia cuerede l'honnête& paifible Qmnault, dont il n'avoit point l fe plaindre. Les traits de la Motte, dirigés par une mam plus fage, ne percerent que le ieul malheuren* qui avoit eu la haffelle8c la fottife de 1'outrager ; tant d Adveifaires plus öu moins dignès de les coups , & qm jufqu'alors 1 avoient provoqué fans réponfe , appnrent en ce moment, que s'il les avoit epargnes, ce pas\ar impuüfance & durent Wreken k repréfaille étoit a craindrepour eux. Mais content de ce feul elfai de fes forces dans le genre fatyrique , il fit beaucoup mieux que d'y réuflir , il s'en abftmt. H rehtta même prefque toujours a la deman-  ■q e la Motte. ^ eeaifon fi naturelle de rêpouffer la rriucue II penfoit avec raifon , qu un Se nobJ eft' 1 arme la plus efticace qu'on puiireoppofer aux traits de enS; pour un ou deux Ecrivains celebres qui ont immolé avec fuccès leurs detiacSursHa riféepublique combienen eft i qui fe font dégradés en fe me% rantaveceux?Hfaut,ouque le.hon laifle bourdonner la guepe, o»f£™ la faire taire qu'en Fécrafant. Le Poete Gacon, dont on peut dire, en parodist deux Vers de Racine, Et ton nom paroïtra dans la race future , Aux plus vilsAmaiUeurs une cruelle.n,ure , harceloit notre patiënt Académicienpar de miférables Epigrammes , dans lepérance de le forcer a une réponfe qu'il ne pouvoir arracher ; las enfin de répandre fon fiel en pure perte , Fous n'y gagnere^ rien , dit-d a celui qu il pivoqloit:;, vais donner une Brochure qui aura pour titre , Rephqueau Cüence de M. de la Motte. On ne fera peut-être jamais a aucune Satyre une réponfe plus mortifiante, que celle de Fontenelie a un Auteur, qm ayant befoin de lui, venoit s'acculer humbleMnj  27« È L O G E ment de Pévoir outragé dans une Brochure : Monficur , lul dit le Phiiofophe , vous me l'apprene^ Cette réponfe en rappel e une autre du même Fontenelie a la Motte : celui-si jeune encore peu verfé dans la connoiifance des hommes & for-tont des hommes a talens, difoit au Phiiofophe , qu'il croyoit avoir pour amis tous les Gens' de Lettres. & cela étoit J répondit Fontenelie , ce feroit un terrible vréiuoé contre vous - mais vous leur fakes trop dhonneur & vous ne vous en fakes pas ajjei. Enfans a aime^-vous les uns les «a{«j,difoit Saint Jean aux Chrétiens qui malheureufement n'en ont rien fait j la Motte, quand il eut enfin reconnu par lui-même toute 1'injuftice de ia rivahte, répétoit fouvent aux Artiftes en tout genre, qui n'en ont rien fait non plus, cette fage & inutile maxime: & comme on a défini 1'hypocrifie un liommage que le vice rend l la vertu , il defimfloit Ja jaloufie un hommage mal-adroit que J'infériorité rend au merite. . Cependant fi la réputation dont il jouiiïoit lui avoit fait des jaloux , IV memte de fon caraótere lui avoit fait  t> e ia Motte. 271 aufiï titi grand nombre de partifans. Perlbr.ne'n'applaudiffoit plus fincérement ané hst aux fuccès de fes rivaux même ; perfonne n'encourageoit les talens naiflans avec plus de zele &c d'intérêc ; perfonne ne louoit avec une fatisfaction plus vraie les bons Ouvrages 9 s'il y remarquoit des fautes, ce n'étoir pas pour jouir de la gloire fi facile d'affliger la vanicé d'autrui; c étoit avec ce fentiment, fi ignoré des critiques, & fi rare même chez les fimples lecleurs , que quand il rencontroit des taches , il étoit faché de les trouver. Auffi difoiton de lui, que juftice & jujlejfe étoient fa devife.U montra bien ces deux qualités iorfqu'il approuva . comme Cenfeur , ia première Tragédie de M. de Voltaire; car il n'héfita point a dire dans fon approbation , que cet Ouvrage promettoit au Théatre un digne fuccejfeur de Corneille & de Racine. II n'a pas aflez vécu pour favoir a quel point il difoit vrai; mais il n'y en a que plus de mérite a avoir deviné fi jufte , & plus de no» bleffe a 1'avoir prédit. II s'en falloit bien qu'on usat avec lui des mêmes ménagemens qu'il fe prefcrivoit a 1'égard des autres; loin de M iv  dans une de fes Préfaces, fair gré a j' res amis de 1'avertir de fes fautes, 35 la vérité qu'il cherche ne lui échappe 33 pas. Plus elle eft mortifiante, plus 33 les hommesTbnr contens de la dire , 33 pourvu qu'ellle ne leur lailfe rien a. m craindre. Auffi prefque tout le » monde, ou par amitié , ou fous préi3 texte d'amitié, eft en poifeffion de me 33 faire effiiyer les chofes les plus dures 33 pour 1'amour-propre. Tour devient 33 Madame Dacier pour moi. C'eft un >3 fecours que je me fuis procuré, 33 pour me mettre en état de mieux 33 faire «. II oppofoir cette douceur inaltérable , non - feulement aux injures littéraires , mais aux plus cruels. outrages. Un jeune homme, a qui par mégarde il marcha fur le pied dans une foule, lui ayant donné un foufflet, Monfieur , lui-dit-il, vous alk\ être bienfaché, je fuis aveug/e. II fouffroit avec la même patience les infirmités doulou reufes dont il étoit accablé , 8c dans lefquelles il termina fa vie le i Décembre 17 31, en rempliftant fidéle-  b e la Motte. 27? ment tous fes devoirs, & en regardanc la mort comme le terme heureux de fes maux. Tandis que les prétendus amis de M. de la Motte lui faifoient fentir urt peu amérement toute la rigueur de leur zele pour la perfeftion de fes Ouvrages , il avoit auifi quelques amis vrais Sc honnêtes , qui favoient joindre a 1'intérêt qu'ils marquoient pour fa gloire, les égards qu'il méritoit &c qu'il ne demandoit pas. L'amitié dont il fut^ hé avec fontenelie eft digne fur-tout d'être propofée pour modele aux Gens de Lettres. Cette amitié ne fe démentit jamais , & fait 1'éloge de 1'un & de Ï'autre. Fontenelie a même dit plufieurs fois, que le'plus beau trait de fa vie étoit de n'avoir pas été jaloux de la Motte, lis s'éclairoient & fe dirigeoient muruellement, foit dans leurs Ouvrages , foit dans leur conduite j & ce fut par le confeil de la Motte que Fontenelie eut a la fois le courage Sc la prudence dè ne pas répondre a un Jéfuite , Cenfeur amer de fon Hijloire des Oracles. Le Critique , très-fin raifonneur , avoit prérendu , on ne fait pourquoi , que 1'Auteur de cette Hiftoire avoit porte M v  274 Éloge atteinte au Chriftianifme, en démon* trant que les prédictions du Paganifme étoient des impoftures: Fontenelie, bien tenté de terrafïer fon Adverfaire par la facilité qu'il y trouvoit, fut retenu par les avis prudens de la Motte ; cet ami lui fit craindre de s'aliéner par fa réponfe une Société qui s'appeloit Légion , quand on avoit affaire au dernier de fes membres. Perfuadé Sc retenu par ce fage confeil, Fontenelie fe contenta d'écrire a un Journalifte , qui le prefibit de répliquer , une Lettre oü il fait en deux lignes a fon Adverfaire une réponfe qui perdroir a être délayée dans plus de paroles.» Je laifferai mon » Cenfeur , dit-il , jouir en paix de » fon rriomphe ; je confens que le » diable ait été Prophete, puifque le » Jéfuite le veut, & qu'il croir cela » plus orthodoxe.« La convenance du caracbere, du genre d'efprit &c des principes , avoir formé entre nos deux Académiciens 1'inrime Sc fidelle liaifon qui fait tant d'honneur a leur mémoire. Mais peut-être feroitil affez intérelfant d'examiner en quoi ces deux hommes , fi femblables entre #ux a plufieurs égards , dirféroient a  BE LA M 0 T T t. 275 d'autres dans leurs écrits. Tous deux pleins de juftefte , de lumieres & de raifon, fe montrent par-tout fupérieurs aux préjugés , foit philofophiques, foir littéraires ; tous deux les combattent avec la timidité modeftedont le fage a toujours foin de fe couvrir en attaquant les opinions recues ; timidite que leurs ennemis appeloient douceur hypocrite, paree que la haine donne a la prudence le nom d'aftuce , & a la Éneire celui de faulfeté. Tous d'eux ont porté trop loin leur révolte décidée, quoique douce en apparence, contre les Dieux & les loix du Parnalfe ; mais la liberté des opinions de la Motte femble tenirplus intimement al'intérêt perfonnel qu'il avoit de les foutenir , & la. liberté des opinions de Fontenelie a 1'intérêt général , peut - être quelquefois mal entendu , qu'il prenoit au progrès de la raifon dans tous les genres. Tous deux ont mis dans leurs Ecrits cette méthode fi fatisfaifante, pour les efprits juftes , & cette hneue h piquante pour les Juges délicats: mais la finelfe de la Motte eft plus développée, celle de Fontenelie laitfe plus a deviner a fon Lecbeur. La Motte , fans M vj  276 Éloge jamais en trop dire , n'oublie rien de ce que fon fujet lui préfente , met habilement tout en ceuvre , & femble craindre de perdre par des réticences trop fubtiles quelqu'un de fes avantages j Fontenelie , fans jamais être obfcur » excepté pour ceux qui ne méritent pas même qu'on foit clair , fe ménage a la fois & le plaifir de fous-entendre, 8c celui d'efpérer qu'il fera pleinement entend u par ceux qui en font dignes. Tous deux peu fenfibles aux charmes de la Poéfie , «Sc a la magie de la verfification , ont cependant quelquefois été Poëtes a force d'efprit, mais la Motte un peu plus fouvent que Fontenelie, quoique la Motte eüt fréquemmeHt le doublé défaut de la foiblelfe «Sc de la dureté, & que Fontenelie eüt feulement celui de la foiblelfe; c'eft 3. &mourutlc8 Janvier 1715. ' Ci)Eloge de Fénelon, couronne par 1 Academie en 1771- r. (j) Depuis .la fefture publicme de cet Hoge,  iSó" Éloge ment, formeront un Eloge de Fénelon auffi fimple que lui. La fimplicité d'un tel hommage eft la feule maniere qui nous refte d'honorer fa mémoire, 8c peut-être celle qui toucheroit le plus fa cendre, ft elle pouvoit jouir de ce que nous fentons pour eöe.-| Fénelon a caradtérifé lui-même en peu de mors cette fimplicité qui le rendoit fi cher a tous les cceurs. » La fim« plicité, difoit-il, eft la droiture » d'une ame qui s'interdir tout retour » fur elle & fur fes aclions. Cette vertu » eft différente de la fincéritë, & la » furpaffë. On voit beaucoup de gens » qui font finceres fans être fimples. » Ufjfie veulent paffer que pour ce » qu'ils fonr, mais ils craignent fans » ceffè de paffer pour ce qu'ils ne font » pas. L'homme fimple n'affeóte ni la » vertu, ni la vérité même ; il n'eft » jamais occupé de lui, il femble avoir » perdu ce moi dont on eft fi jaloux «. Dans ce portrait, Fénelon fe peignoir quckjucs-uns des faics quon va lire ont été impnmes dans d autres Ouvrages , & par-ia font  DE FÉNELON, 287 lui-même fans le vouloir, II étoit bien mieux que modefte, car il ne fongeoit pas mêmea 1'être j il bi fuftïfoir, pour être aimé, de fe montrer tel qu'il étoit, & on pouvoit lui dire : 1'art n'eft pas fait pour toi, tu n'en as pas befoin. Voici quelques rraits de cette vertu fimple, humaine, & fur-tout indulgente , que 1'Archevêque de Cambrai favoir encore mieux pratiquer que définir. Un de fes Curés fe félicitoit en fa préfence d'avoir aboli les danfes de» Payfans les jours de Dimanches & de Fêtes. M. le Curéj lui dit Fénelon, ne danfons point ; mais permettons d ces pauvres gens de danfer; pourquoi les empccher d'oublier un moment combien ils font malheureux ? On a loué avec juftice le mot d'un homme de Lettres, en voyant fa bibliotheque détruite par un incendie: Je n'aurois guere profité de mes livres 3 'fije ne favois pas les perdre. Le mot de Fénelon, qui perdit auifi tous fes livres par un accident femblable , eft bien plus fimple & plus touchant. J'aime bien 'mieux _, dit-il, qu'ils foient brülés, que la chaumiere d'une pauvre familie. II alloit fouvent fe promeuer feul dc  283 É 1 O G ! a pied dans les environs de Cambraï, & dans fes vifites diocéfaines; il entroit dans les cabanes des Payfans, s'alféyoic auprès d'eux, les foulageoit & les confofoit. Les vieillards qui ont eu le bonbeur de le voir , parient encore de lui avec le relpecb le plus tendre. Voila., difent-ils, la chaife de bols ou notre ben Archevêque venoit s'affeoir au milieu de nous j nous ne le reverrons plus ! & ils répandent des larmes. II recueilloit dans fon palais les malheureux habitans des campagnes , que la guerre avoit obligés de fuif leurs demeures, les nourrhfoit, & les fervoit lui-même a table. II vit un jour un Payfan qui ne mangeoit point, & lui en demanda la raifon. He'las ! Monfeigneur 3 lui dit le Payfan , je n'ai pas eu le temps 3 en fuyant de ma cabane , d'emmener une vache qui nourrijfoit ma familie 3 les ennemis me l'auront enlevée3 & je n'en trouverai pas une auffi bonne. Fénelon, a la faveur de fon fauf-conduit, partit fur-le-champ, accompagné d'un feul Domeftique, trouva la vache, & la ramena lui-même au Payfan. Malheur a ceux a qui ce trait attendriffant ne paroitroit pas alfez noble pour être  t>E FÉNELON. 289 etre raconté (1 )-devant une Alfemblée fi refpeótable, Sc fi digne de 1'entendre ! La fimplicité de fa vertu obtint le triomphe le plus flatteur Sc le plus doux dans une occafion qui dut être bien chere a fon cceur. Ses ennemis (car a la honte de l'humanité Fénelon eut des ennemis ) avoient eu la déteftable adrelfe de placer auprès de lui un Eccléfiaftique de grande nahfance,qu'il croyoit n'être que fon Grand-Vicaire , Sc qui éroit fon efpion. Cet homme,qui avoit confenti a faire un métier fi vil & fi lache, eut le courage de s'en punir ; après avoir obfervé long-remps 1'ame douce Sc pure qu'il étoit chargé de noircir, il vint fe jeter aux pieds de Fénelon en fondant en larmes, avoua le róle indigne qu'on lui avoit fait jouer , & alla cacher dans la retraite fon défefpoir & fa honte. Ce Prélat, li indulgent pour les autres , n'exigeoit point qu'on le fut pour lui \ non-feulement il confentoit qu'on (1) Cet Eloge de Fénelon a été !u a la Séance publique du ij Aoüti774, & 1'a été encore a la Séance particuliere du 17 Mai 1777 ja laquelle 1'Empereur aflifta. N  icjo Éloge fe montrat févere a fon égard, 11 en étoit même reconnoilTant. Le Pere Séraphin , Capucin , Miilionnaire plus zélé qu'éloquent, prêchoit a Verfailles devant Louis XIV. L'Abbé de Fénelon, alors Aumbnier du Roi, étoit au Sermon, & s'endormir. Le Pere Séraphin X'appercut, & s'interrompant brufquement au milieu de fon difcours : Réveille^ , dit-il, cet Abbé qui dort} & qui apparemment n'eft ici que pour faire fa cour au Roi. Fénelon aimoit a raconter cette anecdote ) il louoit, avec la fatisfacbion la plus vraie, le Prédicateur qui «voit montré tant de liberté apoftolique, & le Roi qui 1'avoit approuvée par fon filence. A cette occahon, il racontoit encore qu'un jcur Louis XIV fut étonné de ne voir perfonne au Sermon, ou il avoit toujours remarqué la plus grande affluence de Courtifans, & ou Fénelon' fe trouvoit en ce moment prefque feul avec le Roi. Ce Prince en demanda la raifon au Major de fes Gardes. Sire , répondit le Major , j'avois fait dire que Votre Majefté n'iroit point au Serinon ; j'étois bien aife que vous connuftis^ par vous-même ceux qui y viennent pour Dieu, & ceux qui. n'y vienncnt que pour vous.  DE FÉNELON. X «f I Si Fénelon avoit donne a la Cour le mauvais exemple de dormir a un mauvais Sermon, il y donna dans une autre occalion une lecon de régularité bien rare. Lorfqu'il eut été nommé a 1'Archevêché de Cambrai, il remit fon Abbaye de Saint - Valery , pour ne pcs violer 3 difoit-il, la Loi de l'Egiife 3 qui défend de pojjeder plufieurs Bénefices. L'Archevêque de Reims le Tellier, que cette Loi n'effrayoit pas autant, mais que cet exemple effraya beaucoup, dit a. Fénelon : Vous alle% nous perdre. bon amour pour la vertu étoit fi tendre , & pour ainfi dire fi délicat, que rien de ce qui pouvoit lui porter les atteintes les plus légeres ne lui paroiffoit innocent. II blamoit Molière de 1'avoir repréfentée dans le Mifanthrope, avec une aullérité odieufe & ridicule. La critique pouvoit n'être pas jufte; mais le motif qui la dictoit nonore la candeur de fon ame. Cette critique eft même d'autant plus louable , qu'on ne peut 1'accufer d'avoir été intérelfée j car la vertu douce & indulgente de Fé^ nelon étoit bien éloignée de relfembler a la vertu fauvage & inflexible du Mifanthrope. Au contraire,Fénelon goutoit Nij  292 Éloge beaucoup le Tartuffe ; plus il aimoit Ia' vertu naïve & lincere , plus il en déteftoit le mafque , qu'il ie 'plaignoit de rencontrer fouvent a Verfailles, &c plus il applaudiffoit a ceux qui effayoient de 1'arracher. II ne faifoit pas, comme Baillet , un crime a Molière d'avoir ufurpé le droit des Miniftres du Seigneur3 pour reprendre les hypocrites ; Fénelon étoit perfuadé que ceux qui fe plaignent qu'on leur ufurpe ce droit, qui n'eft au fond que le droit de tout homme de bien, font pour 1'ordinaire peu empreffés d'en faire ufage, & craignent même fouvent qu'on ne 1'exerce a leur égard. II ofoit blamer Bourdaloue, dont il refpecboit d'ailleurs les talens & la vertu, d'avoir attaqué dans tui de fes Sermons,par une déclamation infipide, cette précieufe Comédie, ou le contrafte de la faulfe dévotion & de la piété fincere eft peint avec des couleurs li propres a faire détefter 1'une & refpecber Ï'autre. Bourdaloue 3 difoit - il avec candeur, n'ejl pas Tartuffe ; mais fes ennemis diront qu'il eft Jéfuite. Pendant la guerre de 1701, un jeune Prince de 1'armée des Alliés pafta quelque temps a Cambrai. Fénelon donna  DE F É N E l O N. 29 J quelques inftrudions a ce Prince, qui Fécoutoit avec vénérarion & avec tendrelfe. II lui recommanda fur-tout de ne jamais forcer fes Sujets a changer deReligion. ..NullePuiflance humaine, „ lui difoit-il, na droit fur la liberté „ du cceur. La violence ne perfuade „ pas; elle ne fait que des hypocrites. „ Donner de tels Profélytes a la Reh» gion , ce n'eft pas la protéger , c'eft „ la mettre en fervirude «. H tint a ce même Prince, fur 1'adminiftration de fes Etats, le langage que Mentor tint a Télémaque. Il lui rit voir les avantages qu'il pouvoit tirer de la forme du Gouvernement de fon pays. » Votre Sénat, „ lui dit-il , ne peut rien fans vous; „ n'êtes-vous pas aifez puiifant ? vous » ne pouvez rien fans lui j n'êtes-vous « pas heureux d'avoir les mains liées » pour le mal (1)? Tout Prince fage » doit fouhaiter de ne régner que par „ les Loix j fa juftice , fa gloire , fon » autorité même y font intérelfées. ,y Favorifez , écrivoit-il a un autre is Prince , le progrès des lumieres dans „ vos Etats. Plus une Nation eft éclairée, (1) Yoyez la Vie de fénelon par Ramfai. Nüj  *5>4 £ L O G 1 » plus elle fenr que fon véritable in» terêt eft d'obéir a des Loix juftes Sc » fages, & plus elle vit tranquille & » fidelie a 1'abri de ces Loix «. Durant la même guerre de 1701 , Fénelon, tombé dans la difgrace du Roi, & banni de fa préfence, recevoit des Généraux ennemis bien plus d'accueU que des nótres. Tandis qu'Eugene Sc Mailborong lui rendoient le "refpecb Sc fhommage dont il étoit digne , les Courtifans Frangois , qui fervoient a 1'armée de Flandre , évitoient de le voir; les plus vils croyoienr faire leur cour en le décriant, & les plus vertueux un grand effort de courage & de prudence tout-a-la-fois A en fe bornant a ne le pas louer. Le Duc de Bourgogne fon Eleve, le feul peut-être des habitans de Verfailies qui ne 1'eüt pas oublié, n'avoit pu , malgré fes inftances , obremr du Roi fon aïeul, la permiffion de voir un feul inftant (pendant la campagne de 1708, ou il commandoir 1'armée ) 1'homme de la rerre a qui il avoit le plus d'obligation, & pour lequel d étoit pénétré de la vénération la plus tendre. Délailfé fi cruellement dans faproprepatrie, 1'Archevêque deCam-  » E FÉNELON. ZJfJ brai pouvoit, en quelque forte , la regarder comme une terre étrangere , lorfque la France , déchirée depuis huit ans par une guerre malheureufe,acheva d'être défolée par le funefte hiverde 1709. Fénelon avoit dans fes greniers pour cent mille francs de grains y il les diftribua aux Solclats, qui fouvent minquoientde pain,& refufa d'en recevoir le prLx. Le Roi 3 dit-il, ne me doit rien; & dans les malheurs qui accablent le Peuple , je dois 3 comme Francais &■ comme F.vêque 3 rendre d 1'Etat ce que j'en ai recu. C'eft ainfi qu'il fe vengeoit de fa difgrace. Le charme le plus touchant de fes Ouvrages , eft ce fentiment de quiétude & de paix qu'il fait gouter a. fon Leéleur ; c'eft un ami qui s'approche de vous , & dont 1'ame fe répand dans la vótte y il tempere, il fufpend au moins pour un moment vos douleurs & vos peines ; on pardonne a l'humanité rant d'hommes qui la font haïr , en faveur de Fénelon qui la fait aimer. Le peu d'écrits qu'il a laiffés fur Ia Littérature, eft plein de gout, de finelfe & de lumieres. Nourri de la leóture des Anciens , il fait d'autant mieux les * Niv  1<)(j Ê L O G E admirer,qu'il ne lesadmire pas toujours J Dans les Auteurs qu'il cite pour modeles, les traits qui vont a 1'ame font ceux fur lefquels il aime a fe repofer ; il femble alors, li on peut parler ainfi, refpirer doucement 1'air natal , & fe retrouver au milieu de ce qu'il a de plus cher. Ses Dialogues fur 1'Eloquence , & fa Lettre a 1'Académie Frangoife fur le même objet, renferment les principes les plus fains fur 1'art d'émouvoir & de perfuader. II y parle de cet Art en Orateur & en Phiiofophe j des' Rhéteurs qui n'étoient ni 1'un ni Ï'autre , 1'attaquerent & ne le réfuterent pas -5 ils n'avoient étudié qu'Ariftote qu'ils n'entendoient guere , & il avoit étudié la Nature qui ne trompe jamais. Les mieux écrits de fes Ouvrages , s'ils ne font pas les mieux raifonnés, font peut-être ceux qu'il a fixirs fur le Quiétifme , c'eft-a-dire , fur cet amour défintérelfé qu'd exigeoit pour 1'Etre Suprème, mais que la Religion défavoue. Pardonnons a cette ame tendre & acbive d'avoir perdu tant de chaleur & d'éloquence fur un pareil fujet; il y parloit du plaiiir d'aimer. Je ne fais  DE FÉNELON. 297 pas, dit un célebre Ecrivain,fiFénelon. fut hérétique en afsürant que Dieu mérite d'être dimé pour lui-même ; mais je fais que Fénelon méritoit d'être aimé ainfi. II défendoic la mauvaife caufe avec un intérêt fi féduifant , que 1'inrrépide Bofluet fon Antagonifte, exercé alutter contre les Miniftres Proteftans les plus redoutables , avouoit que Fénelon lui avoit donné plus de peine que les Claude & les Bafnage; aufli difoit - il de 1'Archevêque de Cambrai, ce que le Roi d'Efpagne Philippe IV difoit de M. de Turenne : Voila. un homme qui m'afait paffer de bien mauvaifes nuits. II y paroiflbir quelquefois aux expreffions peu ménagées avec lefquelles Boffuet attaquoit fon paifible Adverfaire. Monfeigneur, lui répondoir F Archevêque de Cambrai, pourquoi me dites - vous des injures pour des raifons ? Aurie^ vous pris mes raifons pour des injures ? Cependant, quoique vicbime du zele de fon éloquent Antagonifte , il parloit toujours avec éloge des rares talens de ce Chryfoftome moderne ; &f lors même qu'on cherchoit a les rabaifler en fa préfence , foit par une aveugle prévention, foit par une bafle flatterie, N y  f5* £ 1 O G £ il en prenoit hautement la défenfe II eft vrai que fon illuftre rival lui rendoir la même juftice; car une femme de la Cour ayant demandé d 1'Evêque de Meaux, dans le fort de fa querelle Iheologique avec Fénelon , fi cet Archevêque avoit en effet autant d'efprit qu on le diloit: Ah! Madame, répondit Bofluet, den a dfaire trembler. Soumettant néanmoins cet efprit fuperieur aux décilions de 1'Eglife , nonfeulement d publia lui-même , comme tout le monde fait, la Bulle qui condamnoit fon Ouvrage des Maximes des Saints • mais il voulut laifter a fa Cathédrale un monument durable de fa foumiffion; il fit faire un Soleil, pór té par deux Anges , qui fouloient aux Pieds plufieurs livres, fur I'uu defquek etoirle titre du fien. II étoit alors exilé a Cambrai pour cette affaire du Quiétifme ; car un Evêque, comme tout le monde fait, eft appelé parmi nous exilé, lorfqu'il a ordre de refter dans fon Diocèfe. L'Archev>que de Cambrai , bien éloigné d adopter ce langage , & pénétré du 'lentiihent de fes devoirs , bénit 1'heüreufe faute qui 1'avoit enfin rendua fon  DE FÉNELON. Ëgiife, & regarda comme ün bienfair ce que d'autres auroient regardé comme un malheur. Sa difgrace a la Cour, qui avoit commencé par fes opinions myftiques , fut confommée fans retour par fon Roman de Télémaque, oii Louis XIV crut voir la fatyre indirecbe de fon Gouvernement ; ce qui fit dire que la grande héréfie de 1'Archevêque de Cambrai étoit en Politique, & non pas en Théologie. M. de Boze lui fuccéda dans 1'Académie Francoife ; Sc comme Louis XIV vivöit encore, ni Al.de Loze, ni M. Dacier qui le recut , n'oferen» faire 1'éloge du TÊémaque. II étoit fait d'avance par la voix publique, qui ne craint point les Rois, & qui les juge. On allure pourtant , ce qui feroit bien digne de 1'ame noble & vertueufe de Louis XIV, que ce Prince , fur la fin de fa vie , rendit enfin juftice a Fénelon , qu'il eut même avec lui un commerce de Lettres , & que quand il apprit fa mort, il le regretta. Peut-être les malheurs qu'il éprouva dans fes dernieres années avoient tempéré fes idéés de gloire & de conquête , & 1'avoient rendu plus digne d'entendre la Nvj  'joe Éloge vérité. Fénelon avoit prévu ces malheurs ; il exifte de lui une lettre manufcrite, adrelTée ou deftinée a Louis XIV, £c dans laquelle il prédit a ce Prince les revers affreux qui bientót après défolerent 8c humilierent fa vieillelfe. Cette lettre eft écrite avec Féloquence 8c la liberté d'un Miniftrede 1'Etre Suprème, qui plaide auprès de fon Roi la caufe des Peuples y 1'ame douce de Fénelon femble y avoir pris la vigueut de Boffuet, pour dire au Monarque les plus courageufes vérités. Nous ignorons ft cette lettre a été lue par Louis XIV ; .mais qu'elle étoit digne de 1'être! qu'elle Ie feroit d'être lue & méditée par tous les Rois! Ce fut quelques années après 1'avoir écrite, que Fénelon eut 1'Archevêché de Cambrai. Si le Prince a vu la lettre , 8c qu'il ait ainfi récompenfé 1'Auteur , c'eft le moment de fa vie ou il a été le plus grand. Mais fon mécontentement du Télémaque nous fait douteravecregret de ce trait d'héroifme, qu'd^ nous feroit fi doux de croire 8c de célébrer. La réputation du Télémaque, qui n'a jamais varié dans le refte de 1'Europe , a fouftert en France différentes révolu-  DE FÉNELON. JOf tions. Quand FOuvrage parut, la nouveauté du genre , Fintérêt du fujet , les graces du ftyle, <5c plus encore la critique indirecte , mais continuelle d'un Monarque qui n'étoit plus le Dieu de fes Sujets, enleverent tous les fuffrages. La corruption qu'amena la Regence, «5c qui rendit la Nation moins fenfible aux Ouvrages ou la vertu refpire , le parri violent qui s'éleva contre HomerdPdont le Télémaque paroiifoic l'imitAtion , enfin la monotonie qu'on crut y appercevoir dans la di&ion & dans les idéés, le firenr rabaifter affëz long-temps a la clafte des Ouvrages dont le feul mérite'eft d'inftruire agréablement la jeunefte. Ce Livre a fort augmenré de prix dans norre fiecle, qui plus éclairé que le précédent fur les vrais principes du bonheur des Etats , femble les renfermer dans ces deux mots, agriculture &c tolérance; il voudroit élevet des autels au Citoyen qui a tant recommandé la première , & a 1'Evcque qui a ranr pratiqué la feconde. 11 écrivir contre les Janféniftes 5 mais ce ne fut pas, comme 1'a débité la calomnie , pour faire fa cour au Pere le  ?02 Éloge Tellier; fon ame noble & franche étoit auffi incapable d'un tel motif, que fa candeur & fa probité de rechercher un rel homme ; Ta douceur feule de fon caracbere , & 1'idée qu'il s'étoit faite de la bonté fuprême, le rendoit peu favorabie a la docbrine des partifans du PereQuefnel, qu'il appeloit impitoyable Sc défefpérante > 8c pour les combattre, il écoutoit encore plus fon cceur que fa théologie. » Dieu, difoit-il, *^ft pour » eux que f Etre terrible , il n'^pour » moi que 1'Etre bon; je ne p((pme » réfoudre a en faire un tyran qui nous » ordonne de marcher en nous met» tant aux fets , 8c qui nous punit li » nous ne marchons pas Mais en profcrivant des principes qui lui paroiffoient ttop durs, il ne pouvoit fourtnr qu'on perfécutat ceux qui les foutenoient. Soyons d leur égard, difoit- il, ce quils ne veulent pas que Dieu foit d l'égard des hommes , pleins de miféricorde & d'indulgence. On lui repréfentoit que les Janféniltes étoient fes ennemis déclarés , & n'oublioient rien pour décrier fa doctine 8c fa perfonne. C'eft une raifon de plus , répondoit-il , pour les f oujfrir & leur pardonner.  de Fénelon. 305 Quoique la fenfibilité qui rendoit Fénelon fi aimable , foit empreinte dans tous fes Ouvrages , elle eft encore plus profonde & plus pénétrante dans tous ceux qu'il a faits pour le Duc de Bourgogne, ll femble au'en les écrivant il n'ait ceffé de fe répéter a luiméme : Ce que je vais dire d cet enfant fera le bonheur ou le malheur de vingt millions d'hommes. Ce fentiment refpectable.paroit fur-tout avoir dicFé fes Dialogues des Morts. Tous ont de la vie & de 1'intêrêt: mais ceux qu'il a particuliérement confacrés a 1'inftruction de fon Eleve , ont une énergie douce & tendre , que 1'importance de 1'objet infpire a 1'Écrivain , & lui fair rrouver au fond de fon cceur. Son pinceau prend même de la force quand il la croit néceftaire. Tel eft le caracbere de quelques Fables, ou il peint fon Difciple a lui-même fous des noms déguifés, &ou couvranr ce portrait peuflatreur du voile de 1'Apologue , il emploie , pour corriger le Prince5 ce même amour - propre qu'il éclaire fans révolter. Une autre obfervation qu'il ne faut pasornettre fur ces excellens Ouvrage*,  J 04 É L O G E c'eft que 1'Auteur y fait beaucoup moins parler la Religion que la Morale naturelle ; non par un principe d'indifférence pour cette Religion dont il étoit un fi digne Miniftre , mais par le motif le plus fage & le plus louable , celui de rendre , s'il le pouvoit , fes legons utiles a tous les jeunes Princes de la terre, en leur parlant un langage qu'ils fuftent tous a portée d'entendre ; langage que la Narure apprend a tous les cceurs , & qui d'accord avec toutes les Religions, eft indépendant de celle que les Loix de chaque Etat peuvent y avoir érablie. Les feules lecons ou fénelon montre le Chriftianifme a fon Eleve , font fes Direclions pourlaconfcïence d'un Roi: mais qu'il y rend le Chriftianifme refpecbable! Quel précieux ufage il fair en faire pour établir les principes de la félicité des Peuples , pour éclairer le jeune Prince fur 1'éf endue & la rigueur de fes devoirs ,\ pour 1'effrayer fur les fuites affreufes qu'entrameroit fa négligence a les remplir , enfin pour lui infpirer 1'horreur de la tyrannie & de 1'oppreflion, mais fur-tout de laperfécution & du Fanatifme ! C'eft la que 1'Inftituteur eft a la fois Prêtre Sc Citoyenj  de Fénelon. 305 deux'qualités d'autant plus relpeétables quand elles font unies, que par malheur elles ne font pas été toujours. Fénelon regrettoit beaucoup que Fufage de la Cour de France ne lui eüt pas permis de faire voyager fon Eleve. 3' Je 1'ai du moins fait .voyager , di33 foit-il, avec Mentor & Télémaque , " n'ayant pu mieux faire pour lui &c 33 avec lui. S'il voyageoit jamais, je de33 firerois que ce fut fans appareil. Moins 33 il auroit de cortége , plus la vérité =3 approcheroit de lui. II verrok ail33 leurs beaucoup mieux que chez lui 33 le bien & le mal , pour adopter 1'un 33 & pour éviter Ï'autre; & déhvré pour 33 quelques momeris de 1'embarras d'être 33 Prince, il goüteroit le plaifir d'être 33 homme « (1). N'oublions pas Ia ckconlfance la plus intéreifante peut-être de 1'éducation du (1) Cet aiticlc de !'E!oge de Fénelon a été luerr prelence dc 1'Empercur, qui voyageoit en France comme Fenclon defiroit qn'on fit voyao-Cr fon Eleve. Ce qu'on dit ici des vceux du Précepteur elt tres,vrai , & na point été imaginé, comme on pourroit fc croire , relativement au vova^e de ce Prince ; mais les Auditeurs en firenr aifci ment 1 application.  306" È i o g i Duc de Bourgogne , & qui fait Ie plus aimer fon digne Inftituteur. Quand f énelon avoit commis dans cette éducariort quelque faüté , même légere , (il étoit difficile qu'il en fit dartres) il veuoit s'accufer lui-mtme auprès du jeune Prince. Quelle autorité douce & puilfante il acquéroft fur fon Difciple par cefe refpedable fincérité! Que de verras il lui enfeigtipit a la fois ! L'habitude d'être fimple & vrai, même aux dépens de fon amour-propre , l'indulgencé pour les fautes d'autrui , la docihté pour reconnoitre & avouer les fiennes , le courage même de s'en accufer, la noble ambition de fe connoïtre , & 1'ambition plus noble encore de fe vaincre. Si tu veux, dit un Phiiofophe , faire entendre & aimer d ton fils la fevere vérité commence par la dire j lorfquelle eft fdcheufe pour toi^ mime. Pourrions-nous croire , fi les regiftres del'Académie Francoife ne 1'atteftoient, que le jour oü Fénelon fut élu par cette Compagnie , deux Académiciens ne rougirent pas de lui donner chacun une boule d'exclufion ? Heureufément pour eux, & fur - tout pour nous qui de-  be Fénelon. 3 07 vons être leurs Hiftoriens, ils feront a jamais inconnus , & la poftérité ignorera cet affligeant fecrer , dont la publieke nous forceroit de haïr leur mémoire. Quelqu'illuftres qu'ils euffent été par leur naiiTance , par leurs dignités , par leurs Ouvrages même, nous ne pourrions parler de leur rang ou de leurs talens qu'avec douleur; nous fentirions, en prenant la plume , notre cceur fe relferrer & fe flétrir , & peutêtre n'aurions la force de tracer que ces rrilbes mots : // donna une boule noire d Fénelon. On lit dans la Cathédrale de Cambrai une épitaphe bien longue & ,bien froidede ce vertueux Prélat. Oferionrnous en propofer une plus courte : Sous cette pierre repofe Fénelon }' pajj'ant , n'efface point par tes pleurs cette épitaphe , afin que d'autres la li/ent j &pleu~ rent comme toi!   ÉLOGE DE L'ABBÉ DE CHOISYo Francois-TimolÉon de Choist naquit a Paris le 16 Aoüt 1644;■ So» pere, Chancelier de Gafton Duc d Orïéans , fervit 1'Etat avec zele & avec fuccès dans quelques négociations importante* , dont il fut charge auprès des Cours Etrangeres. Mais ayant dedaigne, a fon retour en France , de faire la cour au Cardinal Mazann, alors toutpuilfant dans le Royaume, & fi peu fait pour 1'être, il eut le malheur honorable de déplaire a ce Mimftre, & de s en voir négligé , comme il devoit s y attendre. H avoit appris d'un Pohtiqne Phiiofophe, que les grandes places lont  $10 ÉlOGE de l'AeB É comme les rochers efcarpés, qu'il ny a que les aigles & les reptiles qui y paryiennent; &c la Nature ne 1'avoit fait ni aigle, ni reptile. Auffi, bien loin d'obtenu les graces ou plutót les diftincFions qu'il méntoit, il vir même s'évanouir une partie confidérable de fon patrimonie , par les injuftices öc les pertes qu'il effiiya dès qu'il fut fans crédit. L'Aieul paternel de l'Abbé de Choify s'étoit montré plus fin Courtifan. II avoit la réputation de jouer fupérieurement aux échecs; leMarquis d'0,5urinrendant des Finances, qui avoit auffi ia prétention d'être fort habile au même jeu, voulut effiayer fes forces contre ce redoutabie Adverfaire ; &: celui-ci eut non-feulement 1'adrelTe de fe lailfer gagner, mais 1'adreffie plus grande encore de paroitre fe bien défendre : le Miniftre, fier de fon fuccès, daio-na converfer au fortir du combat avec celui qu'il avoit eu tant de peine & fur-tout tant de gloire X vaincre; il lui trouva, ainfi qu'on le peut penfer , toute la capacité poffible pour les affaires, fe 1'attacha , 1'employa dans plulieurs intngues fecretes, & fit fa fortune& celle de fa familie j mais cette fortune,  DE ChOISY. 3II comme 011 vient de le dire , ne fut pas de longue durée, & la roideur du rils détruilit 1'ouvrage de la fouplelfe du pere. Madame de Choify , mere de notre Académicien, & arrière-petite-fille du Chancelier de 1'Hópital , étoit une femme de beaucoup d'efprit; Louis XIV Fhonoroit de fes bontés , &c elle en profita pour ofer lui dire un jour : Sire voule^ - vous devenir honnête homme ? Aye\ fouvent des converfations avec moi. Le Roi la crut, lui donna deux fois par femaine des Audiences réglées , & récompenfaen Roi, c'eft-a-dire, d'une penfion confidérable , les avis, fouvenr très-utiles, qu'il recevoit d'elle dans ces entretiens fecrets. Si les Princes ne payoient que les vérités qu'on leur dit, ils ne fe plaindroient pas fi fouvent du dérangement de leurs Finances. Madame de Choify fut fi reconnoiflanre de la faveur du Monarque , qu'elle recommanda toujours a fes enfans de préférer le Roi a tout autre Protecteur: Croyeypmoi, leitr d:foit-eile fouvent , il n'efl rien dc tel que le tronc de l'arbre. Cette legon pouvoit être bonne a la Cour d'un Souverain qui gouvernoit par lui-même;  '3i2 Éloge de l'Abbé elle ne 1'eüt pas été a celle de tan? d'autres Princes , qui, comme 1'a dir un Phiiofophe, ont eu bien peu de crédir auprès de leurs Miniftres. Cependant Madame de Choify, en confeillant a fes enfans de ne s'attacher réellement qu'au Roi, ne négligeoit pas de leur donner des avis falutaires pour fe rendre favorables les Courtifans les plus accrédités ; elle leur infpiroit pour les Grands Seigneurs le plus profond refpeót, en leur répérant tous les jours eer apophtegme de la vanité Gothique,qu'en .France on ne connoït de noblelfe que celle de 1'épée ; maxime que 1'orgueilleufe ignorance avoit confacrée chez nos abfurdes Aïeux, & qu'a la honte même de notre fiecle, qui prétend avoir fecoué tant de préjugés , on rrouveroit encore fecrétement , mais fortement établie dans plus d'une tête importante. C'étoit en conféquence de ce grand principe., que Madame de Choify exhortoit fes enfans d ne voir que des gens de qualité3 pour n'être point glorieux } difoit-elle, «Sc pour s'accoutumer de bonne heure d cette complaifance qui fait aimer de tout le monde; elle auroit du ajourer a ce confeil, celui de ne pas confondre auprès  DE CHOISY. 3I3 auprès des Grands les égards qu'on ne doit jamais leur refufer, avec 1'adulation qu'on ne doit a perfonne; mais il eft a préfumer que cette mere, li peu glorieufe, n'étoit pas fort délicate fur la diftinction de la déférence & de la haffeite ; diftincrion que les ames élevées fentent d'elles-mêmes, & qu'en vain on voudroit apprendre aux autres. Le jeune Abbé de Choify ( car fa familie avoit réfolu de bonne heure d'en faire un Prêtre ) profita li bien des confeils de fa mere, qu'il fe vantoit de n'avoir jamais vu un homme de robe , excepté fesparens, qu'il ne voyoit même que par bienféance, & en fe reprochant les momens qu'il leur donnoit: il paffoit fa vie ( nous empruntons ici fes propres paroles) ou dans fon cabinet avec fes livres , ou a la Cour avec fes amis , car il croyoit qu'on avoit des amis a la Cour. Mais quelque a plaindre qu'il fut dans fon erreur, il avoit tant de plaiiir a fe dire l'ami d'un Miniftre ou d'un Courtifan, & ce titre, quand 011 le lui donnoit , chatouilloit li agréablement fes oreilles, qu'il y auroit eu de la cruauté a troubler fon amourpropre dans cette chétive jouilfance, & O  314 Éloge pe l'Abbé a lui envier une fatisfaetion qui ne faifoit de mal a perfonne. Quoiqn'il menat dans le monde une vie aifez diffipée, il fe crut obligé, d'après la décifion de fa familie , de remplir fa vocation Eccléfiaftique , qui néanmoins ne paroilfoit pas fort clairement mdiquée, foit par fon goüt , foit par fa maniere de vivre &: de penfer. II fe mit donc fur les bancs de Sorbonne, & y fit avec diftin&ion les exercices ordinaires; l'Abbé ie Teilier, depuis Archevêque de Reims, fe trouvoir en licence dans le même temps, 8c yenoit argumenter a toutes les Tlièfes, oü par 1'opiniatreté de fon Ergotlfmc il ié rendoit la terreur du Soute-r nant, & fouvent même du Docteur qui préfidoit. L'Archevêque de Paris, Péréfixe , devoit préfider a une Thèfe de l'Abbé de Choify ; & ne voulant pas courir le rifque du cornbat avec le redoutable Abbé le Tellier , prévint le Soutenant qu'il n'ouvriroit pas la bouche , & le lailferoit fe défendre comme il pourroit. Le jeune Bachelier y confentit, fe battit a outrance contre 1'intrépide Argumentareur, lui difpura jufqu'a la force des poumons , cv jouit  DE CHOISY. 315 enfin de la gloire fi recherchés fur les bancs, non pas d'avoir raifon , (c'eft raremenr ce qu'on ambitionne dans cette guerre de mots Sc de chicane,) mais de réduire au filence fon orgueilleux Adverfaire. Sa rnere > dont il étoit adoré ( car fon efprit & fa rigure éroient également aimables) avoit cru augmenter les agrémens de cette figure , en lui donnant dans fon enfance des habits qui n'ctoient pas ceux de fon fexe , encore moins de fon état, Sc que la frivole indulgence de la Nation francoife 1'accoutuma trop a porter. L'efpece de gout qu'il conferva trop long-temps pour un traveftiment fi étrange Sc fi blamable , eft une trifte preuve du malheureux empire que confervent fur certains efprits les premières fottifes dont une mauvaife cducation les a infeótés. Nous épargnons la. - deftus un plus long détail a fa mémoire , 8c fur-tout a la grave Affemblée qui nous écoute (1); mais plus les écarts qu'il s'eft permis a ce fujet ont été publics, plus nous fommes obligés (1) Cet Eloge a été lu le i; Aout 1777. O ij  $\G Éloge de l'Abbé d'en effacer 1'impreffion affligeante , par un fait moins connu que fa faute, par 1'aveu confolant des regrets qu'il en rémoigna dans fes derniers momens. En écnvant cet endroit de fa vie, nous avons cru voir fon ombre confternée demander grace a. fon Hiltorien, & lui répéter ces paroles de repentir & de douleur , qu'il adrelfoit en mourant au fouverain Juge : Deiicïa juventutis mea & ignorantias meas ne memineris ; Ne vous reffbuven:^ point des égaremens modefte dans le ton de la voix aulli » bien que dans les paroles. Cela fait 3» un effet admirable; & fouvent quand » je ne dis mot, on croit que je ne yeux » pas parler ; au lieu que la bonne rai3» fon de mon blence eft une ignorapce 33 profonde, qu'il eft bon de cacher 33 aux yeux des autres «. On voit par  de Choisy. 335 ce modefte aveu, que du moins l'Abbé de Choify ne relièmbloit pas a tant d'hommes , qui toujours preifés de parler de ce qu'ils ignorent, ménteroient la réponfe qu'un Artifte Crec fit dans fon attelier aux raifonnemens riuicules d'un Amateur ; Prene^ garde que mes Eleves ne vous ent endent. La Vie de Saint-Louis fut fuivie d'une Traduction de Tlmitation de Jefus-Chnft, que 1'Auteur didia a la rieufe Madame de Maintenon, quoiqu'il eüt faitfanspiété, comme il 1'avoue lui-même , la Traduclion de ce pieux Ouvrage. La première édition eft remarquable par un verfet du Pfeaume 44 , placé au bas d'une Eftampe, oü Madame de Maintenon eft repréfentée aux pieds du Crucifix, qui femble lui adreifer les paroles de ce verfet: Audifuia & vide, £• inclina au-em tuam & oblivifcere domum Patris tui & coticupifcet Rex decorem tuum. Ecoute^ ma füle 3 voye^ & prete^ l'óreille ; oublie-^ la m üfon de votre pere s & votre beauté touchsra le cceur du Roi. Ce palfage a été retranché dans la feconde édition , a. caufe de la malignité du commentaire qu'on en avoit fait j il n'étoit pas diflicile de le  536 Éloge de l'Abbé prévoir j uri Courtifan moins emprelTé, mais plus fin , ne s'y feroit pas trompé, Sc n'auroit pas commis cette faute. II paroït que l'Abbé de Choify, peu fait par fa naiiTance pour vivre a la Cour, étoit plus flatté du plaiiir de s'y voir, qu'occupé du foin d'en étudier les habitans; ia vanité offufquoit fes lumieres, qui d'ailleurs peu étendues & peu acbives, même pour fes propres intéréts , n'avoient jamais un prelfant befoin de s'exercer. Voué, pour ainfi dire, aux Ouvrages de dévotion , depuis la Vie de SaintLouis, il donna un volume cVHifloires édifiantes 3 mais qu'il rendit en même temps les plus agréables qu'il lui fut polfible j il vouloit, difoit-il, par cet innocent artifice, engager les femmes de la Cour a préférer cette' leóture a celle des Contes de Fées , qui les occupoient tellement alors, que ÏOifieau bleu, fi on en croit l'Abbé de Choify, faifoit difparoitre les Ouvrages lesplus folides, Sc que Bourdaloue cédoit la place a Madame d'Aulnoy. Les Hifioires édifiantes de notre Académicien eurent le fuccès qu'il en avoit attendu, Sc 1'encouragerent a entre- • prendre  dé Choisy. 537 pTencke une autre Hiftoire plus édifiante encore , mais plus longue & plus férieufe, 1'Hiftoire de 1'Eglife, depuis la naiiTance du Chriftianifme jufqu'a la fin du regne de Louis XIV". II exécuta Sc termina même en onze volumes une entreprife fi laborieufe, fur-tout pour un Ecrivain tel que lui. Le plus grand mérite de cet Ouvrage, eft comme dans rous ceux de l'Abbé de Choify , 1'agrément Sc, la vivacité de la narration ; il n'y faut pas chercher la profondeur des recherches ni 1'exaétitude des faits ; auffi prétend-on que 1'Auteur difoit en riant, quand il eut fini fon dernier volume: J'ai achevé 3 grace, d Dieu l'Hiftoire de 1'Eglife ; je yaispréfentement me mettre d Tétudier. Cette producbion,tout-a-la-fois volumineufe & légere , fut la derniere qu'il donna au Public j car les Mémoires pour fervir a i'Hiftoire de Louis XIV', qu'il avoit auffi écrits dans fes momens de loifir, n'ont paru que depuis fa mort ^ ces Mémoires, quoique fort négligés pour le ftyle , font peut-être le plus agréable de fes Ouvrages. Louis XIV % fesMiniftres,fes Courtifans,y font peints d'une maniere d'autant plus piquante,  338 Éloge de l'Abbé que PAuteur ne paton pas avoir fongé a les peindre ; vraifemblabiement il ne s'eftpas douté des réflexionsintéreffantes que font naitre ies fairs qu'il raconte, & du portrait qu'on peut ie tracer, d'après ces faits , de ce Monarque fi flatté, mais alTez digne d'eftime pour mériter de ne pas 1'être, dont 1'efprit naturellement jufte & droit, & le cceur auffi noble que vertueux, pouvoient quelquefois être féduits par les préjugés de la grandeur & de la faüftè gloire , mais n'avoient pu être étouffés par ces préjugés funeftes ; qui récompenfoir & employoit le mérite dans ceux même qu'il n'aimoit pas ; qui écoutoit avec plaifir 1'adulation, & voyoitavec mépris les adulateurs. On accufe cependant l'Abbé de Choify , & ce feroit dommage fi 1'accufation étoit fondée, d'avoir été auffi peu véridique dans ces Mémoires que dans fes autres Ouvrages hiftoriques , & de les avoir remplis d'anecdotes fauffes ou tout au moins hafardées. Le goüt du Roman femble le pourfuivre lors même qu'il écrit ce qui s'eft paffé fous fes yeux. Mais ce Roman , fi een eft un, eft le meilleur 'de tous ceux qu'il a faits.  DE Cll O r S Y. 339 II mourut le i Odobre 1724, aTa£e de quatre-vingts ans révolus • peu de temps auparavant, il avoit fait encore les fondions de Diredeur a la réception de M. l'Abbé d'Olivet fon ancien ami, «Sc le Difcours plein de fenfibilité qu'il prononca en cette occafion , fut comparé par fes Confrères au chant du cygne. II avoit été plus aimé d'eux pendant fa vie, qu'il n'en fut regretté après fa mort; c'eft qu'étant Doven de 1'Académie lorfqu'il mourut, il eut malheureufement pour fuccefteur dans le Décanat un homme bien plus fait pour honorer ce titre , 1'illuftre Fontenelie , qm en a joui plus de trente années , & trop peu de temps encore au gré de nos vceux; digne Neftor d'une°Compagnie Littéraire, rendant les Lettres également refpedables par fes Ouvrages «Sc par fes mceurs; objet de 1'eftime de la Nation , «Sc connoiffant le prix de cette eftime; jouiffant enfin de cette cónfid'ératiori perfonnelle, qui ne s'accorde ni au rang , ni au génie même , mais a la vertu feule, «5c dont on don être d'autant plus jaloux, qu'on eft plus expofé pat fes talens ou par fes dignités au jugement de fes Contemporains. II Pij  340 Éloge de l'Abbé eüt été a. fouhaiter pour TAbbé de Choify, qu'il fe fut niontré auili digne de cet Eloge } mais avec des qualités aimables pour la Société , il lui manqua la plus eifentielie pour lui-même , Ia feule qui donne du prix a routes les autres , la dignité de fon état , fans laquelle les agrémens n'onr qu'un éclat frivole , & ne font guere qu'un défaur de plus. Toujours plongé dans les extrêmes, oü la décence, comme la vérité , ne fe trouvent jamais, il joignit a 1'amour de 1'étude trop de goüt pour les bagatelles , a 1'efpece de courage qui mene au bout du monde , les petiteifes de la coquetterie , & fut dans tous les momens entraïné par le plaiiir êc rourmenté par les remords. 11 avoit d'ailleurs le cceur bon, &c les mceurs douces, mais de cette douceur qui tient plus a la foiblelfe & a 1'amour du repos, qu'a un fond de bienveillance pour fes femblables. Graces d. Dieu, dit-il dans fes Mémoires ,je n'ai point d'ennemis ;&Ji je favois quelqu'un qui me voulüt du mal } j'irois tout-dt'heure lui faire tant d'honnêtete's tant d'amitiés qu'il deviendroit m m ami en de'pitde lui. Avec ce naturel facile, il na  DE C H O I s Y. 34* devoit pas en effet avoir d'ennemis , Sc n en eut pas. II fe fkttoit même d'avoir des amis; mais on n'en a point ,fi on ne fait 1'être ; & pour être digne & capable d'aimer , il faut avoir dans le caraftere une confiftance & une énergie dont l'Abbé de Choify ne fe piquoit pas. La véritable amitié, dit un Phiiofophe, eft un fentiment profond & durable, qui ne peut ni être gravé dans un cceur de fable, ni fe conferver dans une ame d'argile. La maniere de vivre de notre Académicien avoit été trop peu févere,pour quil putni defirer , ni efpérer les digmtésde 1'Eglife. Auffi fe confole-t-il dans fes Mémoires de 1'efpece d'oubli oü les Diftributeurs des graces eccléfiaftiques fembloienr 1'avoir laiffé. Dieu ne Pa pas permis j difoit-il , je me ferms perdu dans les grandes places ; & d'all~ leurs a la mort j'aurois eu un plus grand compte d rendre ; je naurai d répondre que de moi. Peut-être le fentiment religieux que l'Abbé de Choify expnme par ces paroles, étoit-il plus commando par les circonftances, qu infpiré par un vrai détachement des honneurs Sc des biens de ce monde : mais fa réfignation P iij  3A1 Éloge de l'Abbé de Choisy: eft au moins très-digne d'un Prêtre repentant & modefte ; heureux d'avoir accepte dans cette louable difpofition quelques mortifications paifao-eres , en expiation des fautes qu'il s'eft fi fouvent reprochées. Ne foyons pas plus fé-' veres a fon égard que la Bonté fuprême , qui lans doute aura recu de lui avec indulgence cette pénible expiation , en hu pardonnant même les regrets invoiontaires que pouvoit laiffer dans fon cceur un facnfice fi douloureux.  ÉLOGE D E M- BESTOUCHESCO- Phiiippe Nericault Destouches naquit a Tours en e68o , d'une familie honnête & confidérée dans cette Ville. Quoique nous ignorions le detail de fes premières années , nous avons lieu de'croire qu'elles furent très-orageufes , mais a la vérité par la faure de fes parens bien plus que par la fienne; c'eft un reproche que les parens ne fe font truere , quoiqüus i'aient plus d'une lois mérité. Ceux du jeune Deftouches vouloient qu'il fut homme de robe , & ia Nature ne le vouloit pas. Elle lui avoit donné pour le? Lettres des talens dont (i) Lu Ie 15 Aout 1776. P iv  344 É i o c ! elle prétendoit difpofer a fon gré, & dont fes parens exigeoient d'autant plus injuftement le facrifice, qu'ils ne devoient pas regarder le génie de leur ftls comme un préfent qu'il eüt recu d'eux. II aima mieux obéir a la Nature qua fes parens ; mais ne voulanr , ni braver avec fcandale 1'autorité refpectable dont ils abufoient, ni s'y ibumettre en efciave , il fe fauva en gémiuant de la maifon paternelle , qu'd auroit deiiré de ne quitter jamais. C'elt amfi qUe la tyrannie des peres a plus d'mie fois produit dans les families le même défordre que le defpotifme dans les Etats , en forcant les vidimes de 1'oppreilïon a rompre même les Hens chers & facrés qui les attachoient au pouvoir ^ Iégitime. M. Deftouches , echappé a fes perfécuteurs, mais déformais ^fans appui & fans afyle , fentit bientót tout le poids d'une liberté qui ne lui lailfoit aucune relfource. Preifé par le befoin de vivre , il fe jeta dans une Troupe de Comédiens de Province. Kon-feulement nous n'bélitons pas i rapporter ce trait bien pardonnable de fa jeunelfe; mais, ce qui pourra furpreudre, nous le rapportons pour faire  de M. Destouches 345 honneat a fa mémoire. Les fenamens élevés qu'il fit paroïtre dans une fituarion li trifte , jettent fur fa faure cet intérèt qu'infpire toujours une ame nobie qui lutte contre 1'inj Liftlce & le malheur. Lntramé par le fort dans une profeiiion qu'il voyoit condamnée févérément par des hommes refpecFés , & perfuadé que leur auftérité inrlexible ne lui fauroit aucun gré d'être a la fois Comédien & vertueux , il eut le courage d'avoir des mecurs , & d'oppofer au cruel arrêt lancé contre fon état, la décence exemplaire de fa vie , qnoiqu'ïl n'eut a efpérer d'autrerécompenfe d'une conduire honnête & fage que cette conduite même. La vertu n'a jamais plus de droit a nos hommages , que lorfqu'elle fe montre dans toute fa pureté fans oler même fe flatter d'obtenir un peu d'eftime, feul avantage dont le vice ne fait pas encore tout-a-fait privée. M. Deftouches ayant long-temps trainé de ville en ville fa douieur & fon infortune, fe trouvoit enfin a Soleure Directeur d'une Troupe de Comédiens, lorfque M. le Marquis de Payfietiix , Ambalfadeur de France en Sui'fe, eut occafion de le connoitre par Pv  ?4f? Éloge une Harangue que le jeune'AcFeur pro110115a devant lui a la tête de fes Camarades. Cette Harangue , pleine d'efprit & de finelfe , ne reftembloit point aux complimens infipides que les hommes en place font condamnés fi fouvent a entendre , &c qu'ils regardent comme une efpece de calamité attachée a la dignité de leur rang. M. le Marquis de Puyfieulx , exercé par fon état d'Ambaffadeur dans 1'art de démêler & d'apprécier les hommes, jugea que celui qui fa voit parler fi bien, étoit deftiné par la Nature a quelque chofe de mieux qua repréfenrer au fond de la Suifle des Comédies Frangoifes. II defira de converfer avec M. Deftouches , & le fonda fur différentes matieres j il vit que ce Comédien de campagne étoit un homme inftruit, éclairé , fupérieur a fa Harangue , & fur-tout a fa profeiiion : il lui demanda s'il quitteroit fans peine , pour des occupations plus férieufes & plus folides , un métier qu'il paroiiToit n'avoir embraiTé que malgré lui. M. Deftouches , comme 011 le peut croire, n'héfitapas fur la réponfe. L'Ambafiadeur fe f'attacha , & le forma aux négociations & aux affaires. Ce pro-  deM. Destöuches. 547 teeteur généreux fut bientót payé de fes foins, en voyant les progrès rapides que fit fon Difciple dans une fi excellente école ; Sc pat les bienfaits qu'il lui obtint de la Cour , il jouit du plaifir fi doux, de réparer a l'égard d'un homme eftimable & malheuteux les torts de fa familie Sc de la fortune. Dès le temps de fon féjour en Suifle , M. Deftouches commencoit a faire des Vers ; il exércoit même fa Müfe fur des objets , qui pour 1'ordinaire tentent peu les jeunes vêrfificateurs , fur des objets édifians , Sc foumettöit ces pródudions chrétiennes &c poériques au ja-' gement du redoutable Defpréaux. On ne fera peut-être pas faché de voir ici une des réponfes que lid faifoit fon Oracle , ne füt-ce que par la fmguiarité du ton de cette réponfe. » Si j'étois en » pirfaire fanté , Monfiéür , je ta» cherois, en répondarit fort au long ii a vos magnifiques complimens , de si vous faire voir que je fais rendre hy„ perboles pour hyperbofes , Sc qu'on » ne m'écrit pas impunément des let» tres auffi fpirituettès 8c aufii pohes » que la votre. Mais tröuvez bon que Pvj  34§ Éloge *> fans faire afiaut'd'efprit avec vons, » je me contenre de vous affürer que » j'ai trouvé dans votre Ouvrage des » fentimens de religion d'autant plus » eftimables que je les crois linceres, » & que vous me paroiifez écrire ce » que vous penfe^. ( C'eft un éloge que » le zele des dévots ne mérite pas tou» jours) Cependant , Monfteur, puif« que vous fouhaitez que je vous » écrive avec cette liberté fatyrique que » je me fuis acquife , foit a droit, foit ■» a tort , fur le Parnaife , comment » fouffrir qu'un auffi galant homme » que vous fade rimer terre avec co» lere ? Comment vous paffer deux hia» tus tels que vous vous les permettez ? « Comment! Mais je m'appercois » qu'au lieu des remerciemens que je » vous dois, je vais ici vous inoncier » de critiques. Le mieux eft donc de « finir , en vous encourageant dans le « bon deffein que vous avez de vous . » élever fur la montagne au doublé « fommet , & d'y cueillir les infail« libles lauriers qui vous attendent «. Les fautes que Defpréaux relevoit (avec une civilité f; pénible ) dans les Vers qu'il avoit recus, fembient prouver que  de M. Destouches. 349 le Poëte novice ne donnoit pas encore par fes premiers eflais de brillantes efpérances, Mais le Légiflateur du Parnafle n'en fut que plus habile a deviner , en lui annoncant fes fuccès futurs; fuppofé néanmoins que cet arbitre fevere parlat en cette circonftance comme M. Deftouches parloit fur la Religion , c'eft-a-dire , qu'il ecrivit ce qu'il penfoit. II devoit lui etre bien difficile d'obferver toujours une vérité rigoureufe dans ces jugemens de bienféance & de contrainre , ou il renoncoit un moment a la Satyre , fon élément naturel & favori , pour fe condamner , comme il le difoit lui - même , a la fadeur des Eloges. Quoi qu'il en foit, M. Deftouches ne tarda pas a vérifier cette prédiétion , ironique ou fmcere. Son talent conimenca a fe manifefter en Suifte , par une Comédie qui n'eut pas été indigne de naïtre chez une Nation plus fenfible aux plaifirs du Théatre. II donna le Curicux Impertinent, qui fut joué dans tout le pays , & recu avec tranfport ; maisil auroit été médiocrement glorieux de 1'enthoufiafme des Treize Cantons , fi leur fuffrage n'eüt été con-  3 5° Éloge firmé par 1'accueil rrès-favorable que Ia meme Comédie opruit bientöt après lur la Scène Francoife. 1 Néanmoins cette Piece , qui n'avoit recu que des applaudiifemens a Soleure & a Scbafouze , eut a Paris le fort toujours aifüré aux Ouvrages qui réuffiflent. Elle effuya plufieurs critioues , 8c ne parut pas mèmeindigne de quelques Epigrammes. LI en courur une entreautres , dont 1'Auteur eut la bonne-foi d avouer qu'il ne 1'avoit pas faite pour contredu-e la jufte approbation du Pubuc,mais feulement pour ne pas perdre un bon mot, qui méritoit de n'en etre un que pour lui, L'Epigramme contre le Cuncux Impertinent finiifoit par deux Vers , ou 1'on difoit de cette Comédie, Pour la voir ane fois, on n'eft que curieus , Mais .pi Ia verra deux , en rcmplira le titre. $ tous les faifeurs de Satyres avoient la même fincérité que celui-ci, de convemr qu'ils ont plus cherché a s'égayer aux dépens d'un talent avoué par euxmemes , gua faire une critique utile & jufte , ils n'eftuyeroient pas le reproche qu'on leur a fait li fouvent, de joindre lamauvaife foi a la balfefie, en  de M. Destouches. 351 déchirant ce qu'ils font forcés d'eftimer. La Littérature a fourni dans tous les temps plus d'un exemple de ces hommes vils, qui condarrmés a putrager en pure perte les Ecrivains diftingués , mentent non-feulement a 1'équité , quils ne fe piquent pas de cqnnoitte , mais au Public qui ies en paye par le mépris, &: a leur plahir qu'ils devroient au moins ménager , s'ils ne refpeótent ni la vérité ni leur confcience. M. Deftouches répondit a cetre Epigramme comme il devoir y répondre , c'eft-a-dire par un nouveau fuccès, celui de la Comédie de YIngrat. Ü étoit d'autant plus digne de traiter ce fujet, que malgré les anciennes duretés de ion pere", il n'avoit point oublié qu'il lui devoit le jour & 1'éducation ; il trouvoir au fond de fon cceur reconnoiffant & fenfible la jufte horreur que 1'ingratitude doit infpirer; & il en donna quelques années après la preuve la plus hono'rable pour lui, en envo'yant a ce pere , chargé d'une nombreufe familie , 40000 livres, qui étoient le produit de fon travail & de fes épargnes; action que lage d'br (s'il exifta jamais aüleurs que dans les Fables) auroit trouvée  35z Éloge route naturelle, mais qui par malheur eft devenue louabje dans un fiecle ou de pareils rraits font fi rares. Le prix qu'on eft forcé de mettre a certaines vertos-, qu'il faut bien appeler d'e ce nom paree que la corruption générale les a rendues peu communes, eft une fatyre de ia nature humaine , d'autant plus facheufe & plus humiliante, qu'on la fait fans y penfer, & en croyaht ne faire qu'un Eloge. Mais ce qui honore le pere encore plus que le fils , c'eft que le vieillard reconnut alors les larmes aux yeux fes injuftices, aveurare & prefque héroïque pour un pere agé qui a tort} il convint que M. Deftouches , en réfiftant a fes vues ryranniques &z bornées, avoit été plus fage que lui , & que cette heureufe réfiftance étoit la fource du bonheur & de la paix que les fuccès & les bienfaits de fon iils alloient répandre fur fes dernfers jours. Ce fils , plus heureux encore en ce moment que ion pere, fut confolé de toutes lespeines de fa jeuneflepar la douceur de cet aveu, Sc par la joie de s'en être rendu digne. Le Public, en rendant juftice aux détails de ia Comédie deïlngrat, trouva le'ïóie principal trop odieux j ce n'étoit  di M. Destoüches. 353 pas le vrai défaut de la Piece , cat le Tartuffe n'eft pas moins odieux que Yingrat, & le tableau que Molière en a tracé eft le chef-d'oeuvre du Théatre ; mais c'eft que l'hypocrhie , fi déteftable par le mafque dont elle fe couvre , eft en même temps ridicule par la tranfparence du mafque , 8c 1'eft ft bien , que dans fon pieux reftentiment contre ceux qui la dévoilent 8c qui 1'immolent, fon tourment fecret eft moins de fentir qu'on la hait, que de fentir qu'on la méprife j 1'Ingrat au contraire , qui ne penfepas même aêtreComédien comme le Tartuffe, repouftele rire pour n'exciter que Tindignation , 8c laiffe par conféquent peu de prife au Poëte comique , qui doit infpirer pour le vice encore plus de mépris que de haine. M. Deftouches fentit la vérité de ce principe , & ne s'en écarta plus dans toutes fes autres Pieces: 1'averhon que les méchans inipirent, difoit-il, peut flatter leur déteftable amour-propre, paree que cette averfion tient a la crainte ; le moyen le plus sur de les décourager, eft de les humilier par le ridicule. Ce vertueux Ecnvain craignoit feulement (& il le craindroit bien plus aujourd'hui ) que bientöt,  354 Éloge le vice ne fut pas même fufceptible d'humiliation, au milieu de tant d'hommes qui le montrent avec audace, ou qui le voient avec indifterence, Sc dont les uns ont perdu 1'habitude d'en rougir, les autres celle d'en être indignés, A Ia Comédie de Ylngrat fuccéda celle de YIrréfolu , qui fut d'abord affez froidement accueillie , mais qui corrigée depuis par 1'Auteur, écrite d'aüleurs avec foin , & foutenue par quelques lituations comiques, fe montre encore quelquefois au Théatre. Tout le monde en a retenu le dernier Vers, que dit YIrréfolu , après avoir enfin choifï pour femme une des deux perfonnes entre lefquelles il a balancé dans tout le cours de la Piece. j'aurois mieux fait, je crois , d'époufer Célimene. _ C'eft un de ces traits qu'on aime i citer, un de ces traits qui feuls valent tout un róle, & qui tout naturels qu'ils paroiflent, font bien plus rares dans nos Comédies modernes, que des Scènes entieres de jargon fans talent, & de perfifflage fans gaieté , applaudies par la multitude qui ne les entend pas , Sc fidlées par les gens de gout qui none  de M. Destouches. 355 que trop le malheur de les entendre. Le Médifant, qui fut mieux recu dans fa nouveauté que YIrréfolu , Sc par cette raifon honoré de plufieurs fatyres, s'eft auffi maintenu jufqu'a préfent fur la Scène. II eft vrai qu'une autre Comédie , dont le fujet eft a-peu-près le même , celle du Méchant, écrite avec tant de fupériorité , Sc 1'une de celles dont notreThéatre Comique peut encore fe faire honneur dans fa chute & dans fa difette , a rendu le Public plus froid fur le Médifant, qui depuis cette époque a reparu plus rarement & avec moins d'avantage ; mais enfin la plus moderne Sc la plus heureufe de ces deux Pieces n'a pas fait totalement oublier Ï'autre ; & ce n'eft pas pour cette derniere un petit éloge chez une Nation qui ne fe piqué pas toujours dans fes arrêts d'une juftice bien rigoureufe. M. Deftouches marchoit au Théatre Comique de fuccès en fuccès , lorfquil fe vit obligé de renoncer , du moins pour un temps , a ceux qu'il efpéroit encore. Le Régent, dont il avoit obtenu 1'amitié & 1'eftime, non par des baifefies de Courtifan , mais par fa probité Sc par fon intelligence dans les  '3 5^ É i o 6 ï affaires , 1'envoya en Angleterre en 1717 avec l'Abbé Dubois , depuis Cardinal & Miniftre ; il fut fix ans a Londres , ^ oü après la fortune inouie de l'Abbé Dubois , il refta feuf chargé des affaires de france. 11 s'en étoit fi bien acquitté , qu'a fon retour le Régent le combla d'éloges en préfence de toute la Cour,&: lui promit, ce furent fes propres term es , ae lui donner des preuves de fa fadsfaclion 3 qui l'étonneroient lui-même ainfi que le Royaume. Ce Prince , qui avec des mceurs & des principes peu féveres, avoir dans 1'efprit autant de juftelfe que d'élévation , étoit bien éloigné de foufcrire a 1'apophtegme li fouvent répéré par la fottife puiffante, que le talent des affaires eft incompatible avec celui d'Homme de Lettres; il avoit la fimplicité de croire que 1'tfprir étoit bon a tout, & que peut-être il ne falloir pas plus de génie pour réuflir dans une négociation, oü 1'on eft fouvent aidé par les circonftances , que pour faire un bon Ouvrage, oü le talent ne doit fes fuccès qu'a lui feul; il venoit d'être témoin qu'un Poëte Anglois, le célebre Prior, avoit, par les plus lages moyens, préparé cette paix d'Utrecht fi  ® e M. Destouches. 357 defirée des Peuples, & fi long-temps retardée par les manoeuvres ou 1'inepde des Politiques j il favoit que Francois I, depuis quil avoit pris la réfolution li digne de lui d'employer pour fes Miniftres dans les Cours Etrangeres, des hommes favans &c éclairés, avoit conduit fes affaires avec beaucoup plus de fagelfe que dans les premières années de fon regne , ou il choifilfoit pour Ambalfadeurs les compagnons de fes plaifirs. Enfin M. le Duc d'Orléans, juftifié d'avance par les premiers fuccès de M. Deftouches , avoit peut - être penfé, que cet Obfervareur Phiiofophe, long-temps occupé a peindre fur la Scène 1'eipece humaine, & obligé, pour la vérité de fes tableaux, d'étudier alfiduemenr les hommes , en devoir être plus propre a un état ou la connoiflance des hommes eft la qualité la plus indifpenfable. M. Deftouches, plus content encore d'avoir bien fervi fa Patrie, que fiatté de la bonne opinion du Prince, attendit paifiblement 1'effet de fes promeffës, fans rien faire pour 1'accélérer j mais fes efpérances , s'il en avoit eu, s'évanouirent par la mort du Régent, qui arriva peu de temps après*  3 58 Éloge II vit difparoitre fans regrer toutes les apparences d'une fortune qu'il avoit fi bien méritée. II trouva, non pas 'une confolarion, (il n'en avoit aucun befoin) mais un dédommagement bien conforme a fon goüt, dans la pratique d'une Philofophie dont le fentiment lui étoit naturel, & ne 1'avoir jamais abandonné au milieu du tourbillon des affaires & des féductions de la faveur. 11 acheta auprès de Melun une petite Terre, oü il vécut fi tranquille & fi heureux, que le Gouvernement Pén ayant voulu tirer pour Penvoyer a Pétersbourg, avec le titre honorable de Miniftre de France ' auprès du Czar Pierre-le-Grand , il ne balanea pas a refufer cette place : mais il la refufa en véritable Sage , c'eft-a-dire, fans oftentation comme fans éfforr : il préféra le plaifir de cultiver fon jardin a I'honneur d'aller jouer a huit cents heues un róle important. Ce n'étoit pas en effet ce qui auroit dü le tenter dans ce vafte Empire ; c'étoit le fpecbacle vraiment rare qu'il offroit aiors a des yeux éclairés 5 la lumiere , qui par-ront ailleurs eft monrée des Sujets aux Monarques , defcendant en Ruffie du Monarque aux Sujets; ces Sujets, qu'une  de M. Destouches. 559 longue barbarie avoit avilis au point de s'en faire aimer, s'eftorcant de retenir fur leurs yeux le bandeau que le Souverain leur arrachoit; la fuperftition & 1'ignorance détruites chez cette Nation par la même force qui les a enracinées chez tant d'autres, parle defpotifme le plus abfolu & le plus févere j enfin, la naiiTance politique d'un grand Peuple, ignoré durant pluheurs fiecles , & defriné a fe venger bientbt, par une exifrence redoutable, de 1'oubli ou le refte de 1'Europe l'avoit laiiTé jufqu'alors. M. Deftouches pouvoit étudier ce Peuple en Phiiofophe; il fut plus Phiiofophe encore; il aima mieux fa liberté & fa retraite. . Cependant 1'envie, dont il avoit ft fouvent effuyé les trairs , ne vit pas fans un profond chagrin I'honneur que le Gouvernement avoit voulu lui faire. Le refus auroit dü la défarmer j mais la gloire même du refus 1'irrita. Elle fe déchaina contre M. Deftouches par une de ces pitoyables fatyres , fi répandues autrefois fous le nom de Brtvets dc Calotte, méprifées aujourd'hui au poinr de n'ofer plus même fe montrer, & regardées avec juftice comme les plus  360 . É L O G I miférables produdions de la méchanceté fans efprit & fans gout. On joignoita M. Deltouche s dans ce Brevet injurieux plufieurs Ecrivains illuftres, qu'on déchiroit avec le même fel & la même finelfe. Nous n'en citerons qu'un feul trait, par lequel on pourra juger de tous les autres; les Eloges Académiques de Fontenelie y étoient appelés, avec autant d'élégance que d'harmonie , des Panégyriques grottefques}mi-funebres cv ml-burlefques. Mais ce qu'il n'eft pas indifférent de remarquer , c'eft que des Vers fi déteftables, qu'on ne pourroit lire aujourd'hui qu'avec dégout, furent accueillis dans le premier moment avec 1'indulgence la plus favorable. Ils attaquoient des Hommes célebres & vivans, c'étoitla leur paffeporr. L'indulgence fur a la vérité très-paffagere, & la malignité des Ledeurs, dès que fa première faim, fi on peut parler de la forte, futfatisfaite, paya bjentót 1'Ouyrage du mépris qui lui étoit deftiné tót ou tard. Mais enfin le mérite avoit effuyé quelques injures, & c'eft un petit avis que Ia charité publique aime a lui voir donner de temps en temps, pour le faire fouvenir d'ctra rnodefte. Nous avons déja fait cette  de M. Destouches. j6"i cette réflexion dans 1'Eloge de la Motte, a 1'occafion des fatyres qu eflüva' la Tragédie d'Inès j réflexion qu'on ne fauroittrop répéter aux Gens de Lettres, pour les accoutumer a prendre en patience les petits maux attachés a leur état. Quoi qu'il en foit, 1'avis n'alla pas jufqu'a M. Deftouches; car ce Phiiofophe folitaire, renfermé dans fon hermitage champétre, ignóra jufqu'au titre de cette Satyre, dont il eüt été d'ailleurs bien confolé par 1'ineptie de la Satyre même. Cette incurie li fao-e de notre paifible Académicien,eft une utile lecon aux' hommes eftimabies que pourfoit la bafle envie ; qu'ils ignofent, comme lui, les traits perdus qu'elle lance contre eux; ou fi leur amour-propre inquiet & délicat s'en trouve légérement effleuré , qu'il fe tranfporre au moment très-prochain, oü ces trairs tombés a leurs pieds feront regardés avec dédain par la multitude même qui d'abord y avoir daigné fourire. On peut appliquer a ce léger inconvénient de la célebrité , ce que le bon la Fontaine a dit d'uu autre malheur : Quand on 1'ignore , ce n'eft rien, Quand oji le fait, c'eft peu de chofe. Q  5 j 2 , £ L O G E Ayant fa retraite philofophique , M. Deftouches avoit été recu a 1'Académie^). Ilenétoit d'aptant.plusdigne,que fes lauriers dramatiques, loin de ie flétrir fur fa tête au bout de quelques mois ( comme fur tant d'autres ) y avoient été affermis par le temps; que le .Parterre , alors moins indulgent, ne faifoit pas, comme aujourd'hui, grace a tout; qulpnfin les applaudilfemens n'étoient encore ni aux ordres, ni aux frais des Auteurs y &c 1'Académie , en adoptant M. Deltouches , ne fit que joindre fon furfrage a. celui des Juges vraiment éclakcs, qui eft a fes yeux la feule pierre de touche de 1'eftime publique, & qu'elle ne confond pas avec ces réputations de Société, de Journaux & de Province, faites pour languir & pour mourir dans le cercle étroit qui les a vues nakre. Le nouvel Académicien employa le loifir dont il jouiflbit dans fa folkude, a fortifier par de nouveaux Ouvrages les droits qu'il avoit acquis aux honneurs littéraires. Le premier fruit de ce loifir fut le PhUofophe marié, qui eut un fuccès prefque fans exemple. 11 en (i) Il fuccéda a Campiftron le 2.5 Aoitt 172.5.  de M. Destouches. $6$ avoit pris le fujet dans fa propre maifon. II s'étoit marié en Angleterre avec une perfonne aimable ; mais ce manage exigeoit alors ie fecret, & le fecret fut vioié. En accommodant ce fujet au Théatre, M. Deftouches y ajouta tout ce qui pouvoit le rendre piquant fur ia Scène ; 1'amende honorable faite a 1'Amour & au Mariage par un Phiiofophe , qui après avoir long-temps. bravé 1'un & Ï'autre, a fini par s'enchainer fecrétement a leur char ; la crainte qu'il a de rendre publique fa défaite , toute chere qu'elle eft a fon cceur ; les incarrades & les brufqueries d'un Traitant, oncle du Phiiofophe , qui n'approuve nullement 1'union contracbée par fon neveu, paree qu'elle dérange les vues financieres pour 1'établir avantageufement, 8c pour le rendre riche fans fe foucier de le rendre heureux ; enfin le róie , épifodique a la vérité, mais neuf & original, d'une. femme capricieufe & bizarre , qui néanmoins aime autant qu'une femme capricieufe peut aimer; role qui jette dans la Piece de 1'action & du mouvement, 8c y produit des Scènes gaies 8c théatrales. C'étoit encore dans fa familie que 1'Au-  364 Éloge teur avoit trouvé ce caracbere. II le deffina d'après tuiebelle-fceur qu'il avoir, & dont 1'humeur fantafque lui fournit les traits les plus plaifans de ce tableau ; mais il eut grand foin, comme on 1'imagine aifément, de garder le fecret a fon modele. Cette belle-fceur s'emprelfa d'affilter a la première repréfentation de la Piece , ne fe doutant pas de I'honneur qu'elle avoit d'en être un des principaux Perfonnages; le portrait étoit fi reiTemblant, qu'elle s'y reconnut avec indignation; elle en fit des reproches fanglans a fon beau-frere , qui fe défendit avec 1'embarras d'un coupable ; cette femme irritée fe vengea comme elle put, en exhalant aux yeux de ce perfide beau-frere toute la douleur qu'elle reflentoit d'avoir eu le malheur de s'allier a un Poëte; elle étouffa pourtant enfin, non la violence , mais 1'explofion de fa colere , par la crainte qu'on lui infpira , que le Poëte incorrigible ne trouvat dans cette colere même 1'heureufe matiere d'une nouvelle Scène comique , & ne lui fut ainfi redevable d'un fecond fuccès, auffi facheux pour elle que le premier. Quelques années après, M. Def-  ce M. Destouches. 3^5 touches donna le Glorïcux, qui regur, comme le Phiiofophe marié, les plus grands applaudiflemens, par le naturel & la variété des caraóteres, par leeonrrafte des fituations , par le comique noble & de bon gout qui anime toute la Piece , enfin par les fcenes touchantes que 1'Auteur a fu ménager aumiheu de ce comique , & qui loin d'y produire une bigarrure choquante , repandent fur 1'Ouvrage une forte de dignité que la gaieté du fond n'aftoibht pas. Aioutons , a la louange de M. Deftouches , que le Glorieux eft la première Comédie, ou lepathétique , qtiipafoit fi étranger a ce genre , ait ofé s'introduire avec fuccès. Molière , ce Icgiüateur du Théatre , femble avoir négligé cet avantage dans les Pieces même 011 il s'offroit a lui , dans le Tartuffe ^ par exemple, oü la fituation déchirante d'une fiimille honnête ,prête adevenir la victime d'un fcélérat , fournilfoit a. ce grand Peintre les fcenes les plus pleinc-s d'intérèt & d'éloquence. S'il fe refufa des fcenes fi dignes de fon génie ,, ce fut fans doute dans la crainte d>ffoibhr par un fentiment doux & tendre Ie fentiment profond de haine qu'il vouloit Qhj  36'6' Éloge aecumüler 8c c'oncenrref fur leprincipal perfonnage. M. Deftouches , qui dans le fujet du Gloneux n'avoir point a exciter cette pailion violente , faite pour étouffer routes les autres,'eut le mérite cle fentir tout le parti qu'il pouvoit tirer de ce fujet , pour y mêler 1'ihtérêt qui produit les larmes, avec les traits que le ridicule fait nai'tie. 11 a fu en effet alher & fondre fi heureufement dans fa Piecele pathétique &c le comique,que le Gloneux eft tout a la fois, & 1 epoque de ce nouveau genre, & le modele de 1'art 8c de latnefure que demande 1'alliage dangereux de deux fentimens fi difparates. Les Auteurs , d'tiilleurs trèseftimables , qui ont fuiyi & même agrandi la route frayée par M. Deftouches, au hen de fubordonner comme lui ï'intérêt a ia gaieté , fi effentielle a la vraie . Comédie , ont fubordonné au parhétique^qui joue dans leurs Pieces le pHncipal róle, le comique qui n'y joue que le fecond , &c qui ne peut guere le j°"?r. peut-étre tireroit-elle autant de gloire » des foibles efforts d'un Homme de 33 guerre en fa faveur , que des plus 33 favantes produ&ions d'un Théolo33 gien «. Nous appïiquerons cette ré-r flexion aux Ouvrages de M. Deftouches fur le même objet, en changeant feulement le mot d'Homme de guerre en celui de Poëte; deux efpeces de Miffionnaires qui ne font peut-être pas deftinés ,a faire beaucoup de Profélytès, mais qui peut-être auffi ne font que plus louables dans le defir qu'ils m ontrent d'en faire. Notré Académicien auroit pu dire comme Néreftan, lorfqu'il veut convertir Zaïre : Moins inftruit que fidelc-y Je ne fuis qu'un Soldat, & je n'ai que du zele; Mais l'Être plein de fageftè & de juftice, qui pour faire rriompher la vérité n'a pas befoin du foible fecours des  de M. Destouches. 375» hommes, a vu fans doute avec bonté le zele de cette ame pure & vertueufe; & nous aimons & nou? repréfenter M. Deftouches , s'avancant avec modeftie fous les drapeaux de 1'Evangile a la fuite des Boftuets, des Abbadies, 8c des autres redoutables Défenfeurs de la Foi, apportant après eux le denier de la veuve , 8c recevanr comme elle du fouverain Juge la récompenfe de fon dévouement & de fon hommage. Ce n'étoit pas feulement comme cles hommes abfurdes & impièS qu'il combattoit les ennemis du Chriftianifme ; il eftayok de leur porter des coups plus fenfibles , en refufant impitoyablement aux plus célebres d'entre eux, jufqu'aux talens même , dont ils fe font crus, difoit-il, fi bien partagés. II en attaquoit plufieurs fans ménagement fur des Ouvrages purement littéraires, ou 1'efprit, felon lui, faifoit une guerre continuelle au ton fens. II eft vrai que dans cette nuée d'Epigrammes, ou il fe montroit fi faché contre 1'abus de 1'efprit, il ne s'en permit pas aifez 1'ufage. Mais heureufement fes anciennes producFions payoient pour ces dernieres, 8c prouvoient que fi dans cette occafion il ne  38° Éloge fe monrra pas alfez riche, ce n'étoit pas faute de 1'être; bien différent de ces malheureux Ecrivains, ridicules par la vanité au fein même de 1'indigence, dont la prétention eft d'avoir évité 1'efpnt dans leurs Ouvrages, paree qu'ils n'ontpu le renconrrer, Sc de faire paffer leur profonde mifere pour économie ; efpece de Mendians qui fe vantent de la modeftie de leur parure. ^ Si la foi de notre Académicien étoit févere , fa dévotion n'étoit point farouche ; Sc la Mufe qui lui didboit fes Poélies édifiantes, favoit defcendre des Régions céleftes pour fe permettre des écarts innocens. Un pauvre Poëte de Province, qui vouloit fe faire des Próneurs illuftres, & qui n'y pouvoit parvenir en donnanr fous fon nom fes malheureux Vers , s'avifa de prendre celui d'une jeune femme , & d'adrelfer fous ce mafque des éloges rimés aux plus célebres Ecrivains. M. Deftouches étoit du nombre. Tous répondirent comme ils le devoienr a certe galanterie inattendue. Notre pieux Verfificateur ne fe montra pas plus indifférent que fes Confrères, & laiffa même échapper dans fa réponfe quelques traits de cec  de M. Destouches. 381 amour Mécaphyfique & Platonique , li commode pour réchauffer un Potte qui ne s'en permec point d'autre. Le Rimeur homme 8c femme fe fit bienrót connoitre, & éprouva de la part de ceux qui 1'avoient tant célébré, le fort du pauvre animal qui veut imiter le petit chien de la Fable. M. Deftouches, pris pour dupe comme les autres , ne fit que rire de fa méprife; il répondit par le filence, &fes autres par des Satyres. Ce fut au milieu de ces combats religieux & de ces délalfemens poétiques que notre Académicien termina fa carrière, le 4 Juillet 1754, a lage de foixante-quatorze ans. Quelques années après fa mort, le feu Roi, pour récompenfer dans fa familie fes travaux & fes vertus, voulut bien accorder a fes enfans la grace , alors très-diftinguée , &c devenue depuis trop commune , de faire imprimer au Louvre les CEuvres de leur pere. On trouve dans cette édition plufieurs Comédies, qui n'avoient point paru du vivant de 1'Auteur, & dont quelques-unes, comme la Faujfe Agnès 8c le fambour nocturne , ont été depuis jouées avec fuccès. Ce ne font guere a la vérité que deux farces, mais  3 8* Éloge pleines de mouvement 8c de gaieté , êc propres au moins a fatisfaire cette nombre ufe partie des Specrateurs, qui ne va cbercher au Théatre qu'un amufement fait pour la délalfer , 8c qui ne fe piqué pas de raffiner beaucoup fur fes plaifïrs, Le mérite de ces fortes de Pieces , quoique trés-inférieur a celui d'un Comique noble font , ainft que le Mifanthrope , le Tartuffe & YAvare 3 a- peu -prés les mêmes de Lisbonne a Paris, & de Paris 3. Pétersbourg; tous les Peuples y reconnoiftent les originauxque la Nature leur a mis fous les yeux ; au contraire , les Valets, de Regnard, les Gafcons & les Normands de Dufrefny, les Financiers de le Sage, les Provinciaux, les Payfans, les Bourgeois de Dancourt, font plus attachés au fol qui les a vus naitre , & moins faits pour être tranfplantés ail— leurs. Plus le Comique eft refterré & concentré dans un certain efpace , moins il produit de fenfation au dela, quelqu'effet qu'il puilfe avoir dans 1'enceinte de cet efpace même. Telle Piece de nos jours , conftamment applaudie fur le Théatre de la Capitale , écrite avec la plus rare élégance, pleine d'efprit, de R  3S£ Éloge finefle , de traits heureux , 8c de Vers qu'on a retenus , eft peu goutée & a peine entendue dans nos Provinces, paree que 1'Auteur y a peint les mceurs de Paris plus que celles de la Nation, celles du moment plus que celles de 1'année, & le jargon du jour plutót que celui dulendemain. Heureux qui fait, comme Molière, joindre a la vérité des caracreres la chaleur de 1'aóFion , a la peinture des fottifes locales le tableau des mceurs humaines , a la juftelfe du dialogue la plaifanterie la plus vive 8c la plus gaie ! Peintre fidele 8c intérelfianr, non-feulement de fa Nation , mais de routes les autres , non-feulement de fon fiecle , mais des fuivans , il pourra mettre fur fes tableaux 1'infcription qu'un Artifte Grec mertoit fur les hens, A la Pojiérité; 8c il n'aura pöint a craindre le mot de Fontenelie fur une mauvaife Ode qui avoit ce même titre: Cela n'ira pas d fon adrejfe.  ÉLOGE D'ESPRIT FLÉCHIER. ÉVÊQUE DE NISMES(i). i— mais a qui Dieu n'avoit pas donné le talent avec le zele y ils prioient Hercule Audifret de les gratifier de quelques Sermons, qu'ils débitoient en balbutiant , & que leurs ouailles peu reconnoilïantes appeloient les travaux d'Hercuk. 'm Fléchier, tant que fon oncle vécut , fut Membre de la Congrégation qui avoit un Chef fi digne de 1'être; elle étoit libre alors comme celle de 1'Oratoire, qui a dü principalement fes fuccès a cette liberté précieufe, le bien le plus néceifaire au génie , le feul que les perfécuteurs de cette Congrégation auroient dü lui envier , & le feul dont ils 1'aienr lailfée jouir. Les DocFrinaires profiterent pas long-temps du même avantage ; car après la mort d'Hercule Audifret, un autre Général, qui aimoir mieux commander a des efclaves que de gouverner des hommes libres, voulut aifervir* fes Confrères par de nouveaux Régiemens, auxquels Fléchier ne jugea pas a. propos de fe fbumettre. Ainfi la Doctrine Chrétienne , par la tyrannie de fon Chef, perdit fans retour Riij  3?o É t O G E un des hommes qui 1'auroient le plus illuftrée ; efret naturel du defpotifme qui a'tant étouffé de talens clans les Cloitres, & qui en a banni ou écarté tant d'autres. Mais plus Fléchier defiroit de fe facrifier a la Religion , plus il vouloit que fon facrifice eüt le mérite d'êtte toujours volontaire , & lui fut a tous les inftans uniquement prefent par fon cceur , fans être alfujetti , fuivant 1'expreffion de Bolfuet, a d'autre efprit que celui de 1'Eglife , a d'autres regies que les Canons , & a d'autres vceux folemnels que ceux du Baptême & du Sacerdoce. Devenu libre 3 mais fans fortune , & fans autre relfource que lui-même , Fléchier accourut a. Paris, ou les talens cachés dans les Provinces viennent, quand ils 1'ofent ou quand ils le peuvent, fe montrer & s'elfayer.Il embraifa d'abord le genre qu'il crut le plus pröpre a le faire connoïtre , s'il ne 1'étoit pas a 1'enrichir. 11 fut Poëte , & commenca par 1'être en vers Larins duns une defcription qu'il rit du fameux Caroufel donné par Fouis XIV \ fête auffi brillante que de bon gout, qui étonna 1'Europe prefqu'encore barbare, & annonca  de Fléchier. 391 la magnificence dont la Cour de Verfailles fut fi long-temps le modele.Cette defcription fit d'autant plus d'honneur au Poëte , qu'il étoit très-diflicile d'ex-* primer dans la Langue de 1'ancienne Rome un genre de divertiflement & de fpecFacle que 1'ancienne Rome n'avoit pas connu , & pour lequel Virgile 8c Ovide auroient été prefque obligés de créer une Larigue nouvelle. Auffi le fuccès de 1'Ouvrage fut-il très-grand, du moins auprès de cette clalfe de Littérateurs , qui croyent qu'on peut faire de bons vers dans une Langue morte, 8c que Defpréaux appeloit les finges modernes de laLatinite ancienne. Fléchier ft auffi quelques vers Francois , qu'on trouva plus médiocres , peut-être paree qu'on étoit plus en état de les juger; cependant ils furent regus avec une indulgence qui pouvoit même palferpour juftice , paree qu'alors on n'en lifoit guere de meilleurs ; Corneille vieillifibit , Defpréaux fe montroit a peine , 8c Racine n'exiftoit pas encore. Comme le jeune Poëte , malgré les talens qu'il annoncoit , étoit fans protecFeurs, sparee qu'il étoit fans manége & fans intrigue, il fut réduit a fe conR iv  391 Éloge finer dans une Paroilfe , oü cet homme deftiné a briller un jour par fon élóquence , fut chargé' de 1'obfcur emploi . de faire le Catéchifme aux enfans, & des exhortations familieres a quelques vieilles dévotes qui venoient dormir au lieu de 1'entendre. 11 fe dégoüta bientöt de cette. foncf ion, pour en prendre une plus faftidieufe encore , celle de Précepteur, très-refpecFable fans doute par fon objet , mais trop dégradée parmi nous, grace a la fottife des parens , & fouvent a la baifëife de ceux qui exercent en mercenaires une profeiiion fi noble. Fléchier en fentoit toute la dignité , paree qu'il en connoilfoit tous les devoirs; mais par cette raifon même il en fentoit auffi tout le poids , qui ne peut paroitre léger qu'a 1'ignorance préfomptueufe , indigne & incapable de le porter. Enfin, après avoir elfayé tant d'états différens , & tant de genres de rravaux auxquels il n'étoit pas propre, 1'impüffion opiniatre & irréliftible de la Nature le fit entrer dans la véritable carrière qui convenoit a. fon génie. II fe livra au miniftere de la Chaire, & s'y fir une réputation a laquelle il mit le comble par fesOraifons Funebres. Dans  de Fléchier. 593 les deux premières qu'il prononca (1) , la matiere éroit feche & ftérile ; néanr moins, fans avoir recours aux lieux communs de morale, le refrein éternel Sc 1'écueil ordinaire de ces fortes de Difcours , il fut intérelfer fon auditoire par des vérités utiles Sc touchantes, élégamment Sc noblement exprimées. Mais un fujet plus grand , plus digne de 1'exercer, étoit réfervé a fon éloquence. 11 fut chargé de 1'Oraifon Funebre de Turenne, & remplir de la maniere la plus dilHnguée tout ce que fon Héros Sc fes talens faifoient attendre de lui. II étoit difficile de louer dignemenr aux yeux dé la Nation cet homme déja loué d'une maniere ii rouchante par les gémiifemens de la France entiere , par le rrouble Sc 1'effroi des peuples qui fuyoient les campagnes dont il n'étoit plus ledéfenfeur, par le défefpoir des Soldats qui crioient a leurs Chefs cle les mener venger fa mort, par le refpecb des ennemis qui honoroient en lui le vainqueur humain & généreux , enfin par les regretsmême des Courtifansque (1) L'Oraifon Punebre de Madame de Mon- taufier , & celle de Madame d'Aiguillon. Rv  394 Éloge fa modeftie forcoit a lui pardonner fa gloire. Organe de la douleur publique , qui ralfaliée de pleurs nes'exprirrioitplus que par fon fdence , fléchier fur encore en tirer quelques accens, & faire couler de nouveau des larmes qu'elle croyoir raries.Ce fuccès fut d'autant plus flatteur, qu'il effaca celui qu'avoit obtenu Mafcaron Evêque de Tulle en traitant le mêmeTujet. Ceux qui,avoient entendu & applaudi ce dernier Orateur , ne croyoienr pas qu'on put legaler , & lui annoncoient déja la vicFoire fur fon rival. Bien préparés contre 1'admiration , ils allerent entendre Fléchier, & fe virent forcés d'avouer qu'il étoit vainqueur. Madame de Sévigné, qui étoit du nombre de ces convertis, «Sc qui dans fes Lettres parle avec tranfporr de 1'Ouvrage de Fléchier , ne fe doutoit pas que dans ces mêmes Lettres elle faifoit du Kéros de la france une Oraifon funebre plus éloquente encore, en peignant le deuil général de la Nation par ces détails ft vrais de la ccnfternation pubhque, par ces traits naïfs, mais pénétrans , qui tirent de leur fimplicité même le plus touchant intérêt, & qui expriment fans art & fans recherche la  de Fléchier. 2.95 protondeur & 1'abandon de la défolation univerfelle. Dans les Oraifons Funebres qui fuivirent celle de. ce Grand Homme , Fléchier n'avoit plus de Turenne a célébrer; mais reftime ou la févérité publique exigeoir prefqu'autant de lui que s'il avoit eu encore a louer des Turennes. Malgré cette redoutable difpolition dans fes Auditeurs , il eut le bonheur de foutenir une renommee qu'il éroit fi difficile de ne pas voir s'affoiblir. C'eft que dans tous ces Difcours', 1'Orateur , même en s'élevanr au deifus de fon fujet, ne paroit jamais en fortir ; c'eft qu'il fait fe garantir de 1'exagération , qui en voulant agrandir les petites chofes, les fait paroitre plus petites encore; c'eft fur-tout qu'il refpecf e toujours la vérité , fi fréquemment & fi fcandaleufement outragée dans ce genre d'ouvrages, & qu'on ne voit point chez lui le menfonge, qui aftiége les Grands pendant leur vie , venir ramper encore autour de leur tombe pour inf#cber leur cendre d'un vil encens, 8c pour célébrer leurs vertus devant un auditoire qui n'a connu que leurs vices. Fléchier s'indignoir en homme de bien d'un rel aviliflement Rv  396 Éloge de l'Art oratoire ; il a exprimé ce fen*3 timent d'une maniere fublime dans 1'Oraifon Funebre du Duc de Montaufier; c'eft-la qu'on trouve ce trait admirable , qu'auroient envié Démoftbene & Bolluet: » Oferois-je employer 33 le menfonge dans 1'éloge d'un homme 33 qui fut la vérité même ? Ce tombeau 33 s'ouvriroit , ces olFemens fe ranime33 roient pour me dire : Pourquoi viens33 ru mentir pour moi , qui ne mentis 33 jamais pour perfonne? " Ofons avouer cependant, avec .1'Auteur de 1'éloquent Ejfai fur les Eloges , que Fléchier ayant a louer 1'Inmtuteur d'un Dauphin, femble n'avoir pas alfez vu toute la dignité & tout 1'intérêt de fon fujet; qu'il a peint d'une touche trop foible la noble & dangereufe foncFion d'élever 1'Héritier d'un grand Royaume, la difticulté prefque infurmontable de lui monfrer le néant de fa grandeur dans une Cour faftueufe & rampante , de lui infpirer 1'horreur du vice dans leféjour de la féducFion , de le rendre en même temps fenfible a la gloire & fourd a la Hatterie , de le préferver également & de la foiblelfe qui encourage le menfonge , & de 1'excellive défiance qui repoulfe la  de Fléchier. 397 vérité, de lui développer enfin routes les rules de la pervcrfité humaine pour le tromper ou pour le corrompre , Sc de lui apprendre cependant a aimer fes femblables. II eft furprenant que Boffuet, qui avoit concouru avec Montaufier a cette éducation , Sc qui par la nature de fon génie étoit fi propre a tracer cette grande peinrure , Fait abandonnée a un autre pinceau que le fien. Entroit-il de la politique dans fon filence, & 1'éloquenr Bolfuet craignoit-il, ou de faire un portrait trop relfemblant de la Cour qu'il avoit a peindre* ou de refrer par un excès de prudence trop au delfous de fon fujet ? La réputation des Oraifons Funebres de Fléchier s'eft confervée jufqu'a nos jours ; on peut ajouter qu'elles en fonr dignes, fi 1'on fe fouvienr qu'elles onr été prononcées dans un temps, oü les véritables loix de 1'éloquence étoient encore bien peu connues. Le ftyle eft non-feulement pur Sc correcF , mais plein de douceur & d'élégance ; a la pureté de ladicFion , 1'Orateur joint une harmonie douce & facile , quoique pleine &: nombreufe ; harmonie que nos plus illuftres Ecrivains n'avoient  398 Éloge mife jufqu'alors que dans leurs Vers, Sc que perfonne n'avoit encore fu introduire dans la profe Francoife , a 1'exception de Balzac, chez qui même elle eft trop fouvent exagérée, emphatique, & prefque auffi enflée que fon ftyle. La Poéiie, a laquelle Fléchier s'étoit donné avant de fe montrer dans la Chaire, & par laquelle il *voit comme préludé a 1'éloquence, 1'avoit rendu très-ïenfible au charme qui réfulte de 1'heureux arrangement des paroles ; on fent en le lifant qu'il avoit commencé par être Poëte; rienfl'eft en effet plus utile a un Orateur pour fe former 1'oreille, que de faire des Vers bons ou mauvais , comme il eft utile aux jeunes gens de prendre quelques lecons de danfe pour acquérir une démarche noble & diftinguée. L'avantage qu'on ne fauroit refufer a Fléchier , d'avoir été pour nous le modele de 1'harmonie oratoire, doit lui faire pardonner les défauts qu'on peut reprocher d'ailleurs a fa maniere d'écrire. II n'eft prefque point d'Orateur qui n'ait une figure favorite , qu'il emploie par préférence, & dont ftjuvent il abufe3 1'antithefe eft la figure de Fléchier , Sc fouvent fon écueil; elle fe montre chez  »e Fléchier. jcjcj lui a chaque inftant, & prefque toujours dans les mots plus encore que dans les idéés; cette uniformitécontinuelle d'oppofitions , quelquefois frivoles 8c puénles, eit bien éloignée du langage de la douleur , qui s'abandonne dans fes mouvemens , & ne fonge poinr a compalFerfes expreffions. 11 réfulte de ces contraftes fymmétrifés & accumulés une monotonie , qui dans les Difcours donr nous parions fatigue enfin le lecteur, & qui finiroit par le glacer, fi elle n'étoit de temps en temps rompue 8c réchaufféepar quelques traits d'une fenfibilité touchante , dont la douce chaleur donne a toute la maife un léger fouffle de vie. Cette teinte de pathétique fe faifoit fentir encore davantage, quand Fléchier prononcpit ces Oraifonshmebres; fon aétion un peu trifte , 8c fa ■voix un peu foible & trainante , met■toient 1'Auditeur dans la difpofition convenable pour s'affliger avec lui; 1'ame fe fentoit lentement pénétrer par 1'exprellion fimple du fentiment, &'l'oreille par la molle cadence des périodes. • Auffi étoit-il quelquefois obligé de s'interrompre lui - même dans la Chaire , pour laifler un libre cours aux applau-  '4«0 Ê L O G E dilfemens ; non a ces éclats tumultueux dont retentilTent'nos SpecFaclesprofanes, mais i ce murmure univerfel & modefte , que 1'éloquence fait arracher jufque dans nos Temples a des Auditeurs vivement émus ; efpece d'explolion involontaire de 1'enthouiiafme public , que la fainteté même du lieu ne peut retenir&comprimer. Cet enthouhafme, il eft vrai, a diminué beaucoup , depuis que les Oraifons Funebres de Fléchier font réduites a n'avoir plus que des lecteurs. Mais malgré les défauts qu'on leur reproche, 1'Auteur femble avoir confervé dans ce genre difficile la feconde place que fon fiecle lui avoir donnée. On fera plus ou moins grand 1'intervalle entre Bolfuet &c lui, felon qu'on fera plus ou moins entrainé par 1'éloquence impétueufe de l'un,ou féduit par 1'harmonieufe élégance de Ï'autre. Mais il paroït au moins décidé que les autres Oracles de la Chaire , les Maffillons 8c les Bourdaloue , fi dirférens d'eux-mêmes dans leurs Oraifons Funebres & dans leurs Sermons, ne peuvent être placés dans cet intervalle. Peut-êtreoferions-nous ajouter qu'il aété rempli de nos jours , & que 1'Académie  de Fléchier. 401! j jouit de cette gloire dans un de fes j Membres (1) , fi nous ne favions qu'il eft dangereux de comparer tieublesdont i!c:oic témoin, c'étoit Pavantage fimefte que donnoient aux Réformés les Eccléhaftiques de fon Diocefe par leur ignorance Sc par leurs mceurs. 11 repréfentoit a fes Curés , qu'en vain 1'Arche du Seigneur étoit entre leurs mains , li elles étoient trop foibles pour la foutenir contre les efforts que faifoit 1'Hérélie pour la renverfer ; & il exhortoit en même temps les Chanoines de fa Carhédrale a fermer la bouche aux ennemis de 1'Eglife , par une régulariré dont malheureulement ils avoient perdu le gout & 1'habitude. 11 joignoit a fes difcours la preuve la plus frappante de la lincérité de fon zele, 1'unique preuve même qid mette le zele a 1'abri de la médifance , la pureté de fes mceurs & la fainteté de fa vie • bien différent de ces déclamateurs, fi ardens en apparence pour les dogmes de la Religion , mais fi relaehés en effet fur fes préceptes; &: qui trouvent plus court & plus fa-  de Fléchier. 411 cile de révolcer 8c d'endurcir les mécréans par leurs injures, que de les édifier 8c de les ramener par leurs exemples. 11 n'étoit pas moins attentif a détruire les fuperftitions , qui étoient pour les Proteftans un autre fujet de fcandale , 8c par conféquent de triomphe. 11 s'oppofa , malgré une Bulle du Pape , a. ï'établiifement d'une Confrairie de Pénirens Blancs, dont il appeloit les proceffions de pieufes mafcarades. II publia y fur une prétendue croix miraculeufe , une Lettre Paftorale très-éloquente,dans laquelle il s'éleve (ce font fes propres paroles ) contre ceux qui mettent _ leur confiance en du bois & en des prodiges menteurs, 8c menace de renverfer cette croix , fi 1'on continue de lui rendre un culte aveugle & fanatique. Si je vois ~-3 difoit-il, qulfraeï devienne idoldtre , je briferai leJ'erpent d'airain. La charité qu'il exercoit envers la partie de fon troupeau féparée de 1'Eglife , fe faifoit encore plus fentir a celle qui dans le fein de 1'Eglife même, avoit befoin de fon indulgence 8c de fes fecours. Une malheureufe fille , que des parens barbares avoient contrainte  4ii É t o g i a fe faire Religieufe , mais a qui Ja Nature donnoit le befoin d'aimer, avoit eu le malheur de fe permettre ce fentiment que lui interdifoit fon état, le malheur plus grand d'y fuccomber , & celui de ne pouvoir cacher a. fa Superieure les déplorables fuites de fa foiblelfe. Fléchier apprit que cette Supérieure 1'en avoit punie de la maniere la plus cruelle , en la faifant enfermer dans un cachot, ou couchée fur un peu de paille , réduite a un peu de pain qu'on lui donnoit a peine , elle attendoit & invoquoit la mort, comme le terme de fes maux. L'Evêque de Nifmes fe tranfporta dans le Couvent, & après beaucoup de réfiftance , fe fit ouvrir la porte du réduit affreux ou cette infortunée fe confumoit dans le défefpoir. Dès qu'elle apperc,ut fon Pafteur, elle lui tendit les bras, comme a un Libérateur que daignoit lui envoyer la miféricorde divine. Le Prélat , jetant fur la Supérieure un regard d'horreur & d'indignation, » Je devrois, lui dit-il, fi j> je n'écoutois que la juftice humaine , 3» vous faire mettre a la place de cette 35 malheureufe vicFime de vorre barba» rie • mais le Dieu de clémence dont  de Fléchier. « je fuis le Miniftre, m'ordonne d'u» fer, même envers vous, de 1'indul» gence que vous n'avez pas eue pour elle. Allez, & pour votre unique » pénitence , lifez tous les,jours dans » ï'Evangile le chapitre de la Femme » adultere «. II fit auffi-töt tirer la* Religieufe de cette horrible demeure, ordonna qu'on eüt d'elle les plus grands foins, & veilla févérement a. ce que fes ordres fulfent exécutés. Mais ces ordres charitables,quil'avoient arrachée a fes bourreaux, ne purent la rendre a la vie ; elle mourut après quelques mois de langueur , en béniffant le nom de fon vertueux Evêque, & en efpérant de la bonté fuprême le pardon que lui avoit refufé la cruauté monaftique. En même remps que 1'Evêque de Nifmes faifoit celfer, autant qu'il étoit en lui, les maux caufés par la méchanceté des hommes , il confoloit fes infortunés Diocéfains des afflicFions dont la Providence fe fervoit pour les eprouver. Remette^-vous entre les mains de Dieu 3 écrivoir-il a. une perfonne agée & infirme, Un'envoie de foujfrances a fes enfans que ce qu'ils en peuvent  ij.14 Éloge fuppcrter. Dans la difette de 1709, il réparidit des charirés immenfes ■ les Catholiques & les Proteftans y eurent une part égale , uniquement réglée fur ce quils fouftroient, &11011 fur ce qu'ils croyoient. 11 refufa d'employer a la conftruction ci'une Eglife des fonds deftinés ades aumónes: Quels Candques, difoit-il, vaknt les bénédiclio/is du pauvre , & quel fpeclacle plus digne des regards de Dieu, 'que les larmes des indigens ejfuyées par fes Miniftres! Quand on lui parloit de 1'excès de fon zele &c de fes charités, Sommes-nous Evêques pour rien , s'écrioit-il j On 1'a vu plus d'une fois, avec une fimplicité digne des premiers fiecles, aller a. pied dans les rues de Nifrnes , donnant 1'aumóne d'une main, & fa bénédidion de Ï'autre. Il croyoit devoir répondre, par ces aótes publics de bienfaifance Epifcopale,aux traits envénimés des Proteftans contre le fafte qu'ils reprochoient a 1'Eglife Romaine; mais il favoit auffi cacher cette même bienfaifance , quand elle tomboit fur des hommes que leur état forcoit a cacher leur mifere ; il joignoit alors a la promptitude & a 1'abondance des fecours qu'il leur don-  n e Fléchier. 415' ftoit, ces attentions délicates qui erri^ pêchent Faumóne d'être humiliante, mais que la piété même fe difpenfe d'avoir pour les malheureux,quand elle eft moins portée par fentiment que par devoir a foulager 1'mfortune, & que la bienfaifance eft plutót a fes yeux 1'obligation d'une ame religieufe, que le befoin d'une ame bonnête Sc le plaiiir d'une ame fenfible. Avec tant de talens & de verrus, on n'aura pas de peine a. croire que Fléchier étoit fans osgueil (1). Fils d'un pauvre (0 Nous nefaifons ici que répéter 1'éloge donné publiquerrient a Fléchier par ceux qui 1'avoient particuliérernent connu. Cet éloge néanmoins pourra fembler contredit par une de fes Lettres, dans laquelle , tr.1c.1nt lui-même fon portrait a la priere d'un ami, & faifant 1'avcu de quelquss dél.uits, il Ce donne naïvcraent des Soaangea affa Ion"'. Mais 011 fent a travers ces louanges , qu'il parle de lui avec (ïrnplicité , comme il auroit pané d'un autre, convenant de ce qu'il eft en eftct, & ne voulant ni s'en prévaloir, ni s'en glorifier ; véritablc modeftie des hommes a talens. L'opinion qu'il avoit de lui, bien diiFérente de tant de vanités hypocrites, ne fe laiifa voir que cette feule fois dans la confiance de 1'amitié, & fur-tout ne blcfla jamais perfonne. Auffi dit-il dans le portrait que nous citons, qu'il n'envie point la gloire des autres, & ne leur a jamais fait fouffrir les humiiiations que donne l'orgueil,  4.16 Éloge Fabriquant en chandelles , & parvenu a\ 1'Epifcopat, il n'avoit ni la fottife de cacher 1'obfcurité de fa naiiTance, ni la vanité plus raffinée qui auroit pu chercher dans cette obfcurité même urt titre de gloire, & mefurer avec une complaiiance fecrete la diftance entre le beu d'oü il étoit parti, & celui oü il s'étoit élevé. Un jour cependant il fortit i regret de fa fimplicité ordinaire, forcé de répondie a un Prélat Courtifan , qui n ayant que fes aïeux pour mérite, fe trouvoit déshonoré d'avoir en Fléchier un Confrère que Dieu avoit fait, éloquent , charitable & vertueux, mais n'avoit pas fait Gentiihomme ; il trouvoit fort étrange qu'on Feut tiré de. la boutique de fes parens pour le placer fur ie Siége Epifcopal, &c il eut la balTe ineptie de lui en killer voir fa furprife. Avec cette maniere de pen/er, lui répondit 1'Evêque de Nifmes, je crains que fi vous étie\ né ce que jé fuis , vous n'eüfile^ fait des chandelles. On raconte aulïi que le Maréchal de la Feuillade, ce flatteur intrépide (i) de (i) On fait tout ce qu'il fit pour 1'érection dc ia Status de la Place des Yi&oires.  6 E FticklER. JLl-f Louis XIV, qui fe dédommageoit de fes adulations auprès du Maitre par fes airs de hauteur avec ceux qu'il croyoit devoir les fouffrit, ofa direa Fléchier, qui n'étoit a fes yeux qu'un petit Bourgeois de Nifmes : Avoue^que votre pere feroit bien étonné de vous voir ce que vous hes Peut - êire moins étonné qu'il ne vous femble, répondit le Prélat, car ce n'ejl pas le fi;s de mon pere , c'eft moi qu'on a fait Evêque. II faut- pardonner ces reponfes a. la modeftie obhgée d'impofer (ilence a 1'orgueil. Car la vraie modeftie eft comme la vraie bravoure, qui jamais n'outrage perfonne, mais qui fait repouffer les oütrages, au moms quand celui qui les fait n'eft pas alfez vil pour ne mériter que le mépris. Fléchier , quelque temps avant de mourir , eut un fonge, qui fut pour lui un prelfentimenr de fa tin prochaine;, il ordonnafur le champ a un Sculpteur de faire le dellin très-modefte de fon tombeau \ car il craignoit que la reconnoilfance ou ia vanité ne voulut élever a. fa cendre un monument trop remarquable, Sc le forcer en quelque maniere après fa mort, au fafte qu'il avoit tanc  428 Eloge méprife durant fa vie. Le Sculpteur fit deux deflins; mais les neveux du Prélar empêcherent TArtifte de les lui préfenter , cherchant a écarter , s'il étoit poffible , de 1'efprit de leur oncle , une idéé aftligeante pour eux, fi elle ne 1'étoit pas pour lui. fléchier fe plaignit de ce délai, dont le Sculpteur ne put lui cacher la caufe. Mes neveux , répondit le Prélat, font peut-être ce quils doivent, mais faites ce que je vous ai demande. 11 examina les deux deifins, choifit celui qu'il devoit préférer , le plus fimple des deux, & dit a 1'Artifte : Niette^ la main d l'ceuvie s car le temps preffe. II mourut en effet peu de temps après , le 16 Février 1710, pleuré des Catholiques, regretté des Proteftans, & ayant toujours été pour fes Confrères un digne modele de zele & de charité , de fimplicité & d'éloquence. Son Oraifon Funebre , faite par un Orateur très-médiocre , ne fut pas même prononcée. II eür pourtant été jufte que celui qui avoit fi bien loué les autres, fut loué lui-même par une voix auili éloquente que la fienne ; & Turenne du fond de fon tombeau fembloit crier a tout le Clergé de France de payer fa dette,  de Fléchier. 429 que perfonne alors ne put oü ne voulur acquirter. Le feul Fénelon fit en deux mots 1'Eloge Funebre de 1'Evêque de Nifmes : Nous avons , dit-il , perdu notre Mattre. Ainfi le feul de tous les Confrères de Fléchier qui lui fut alors fupérieur (car Eolfuer n'exiftoit plus) fut le feul dont la modeftie rendit hommage aux talens de celui qui avoit imité fes vertus. L'Intendant Baville , peu femblable d'ailleurs a 1'un & a Ï'autre, fit pourtant auffi graver quelques lignes fur le tombeau de Fléchier; & les Proteftans même applaudirent a 1'épitaphe du Prélat qu'ils regardoient comme leur pere , quoique faite par le Ma-^ giftrat qu'ils appeloient leurperfécuteur?   ÉLOGE DE CREBILLON ('), ^Prosper Jolyot ee Crebillon naquit a Dijon le 13 Février 1674. La capitale de la Bourgogne oü il recut le jour , s'honore d'avoir vu naïtre un grand nombre d'hommes célebres dans Jes Lettres, parmi lefquels nous ne citerons que Bofluet, qui difpenfe de Hommer fes autres compatriotes, comme il difpenfe de nommer les Orateurs fes contemporains. Le jeune Crebillon fit fes études chez les Jéfuites, qui ont été de même les premiers inftituteurs de plufieurs Ecrivains diftingués: nous ne rappellerons ici que les trois plus illuftres, ce même Böfliiet qu'ils voulurent acquérir (1) Lu a la Séance publique du z; Aoüc 1778.  431 Éloge & qui leur échappa, le grand Corneille qui les aima toujours , & M. de Voltaire qui les aima long-temps. On fait trop combien 1'éducatión , telle qu'elle fublifte malheureufement parmi nous, eft peu propre a former de Grands Hommes , elle le feroit bien plus a étoutf er le génie dès fon berceau, fi la Nature, qui dans les contréés fauvages donne quelquefois la fécondité a la tetre malgré la barbarie des habitans, n'avoit pas auffi dans les efprits du premier ordre une énergie fupérieure aux plus mauvaifes lecons. On eft convenu cependant, foit par égard, foit par indulgence pour 1'amour-propre des Maitres, de leur accorder quelque part dans la gloire que leurs difciples ont fu mériter par eux-mêmes , Sc malgré 1'éducation quils ont recue. En ce cas , la Société des Jéfuites , quelque illuftrée qu'elle foit par les Hommes célebres qui lui ont appartéhu , auroit encore plus a fe glorifier de fes Eleves que de fes Membres. Une anecdote que M. l'Abbé d'Olivet a fouvent racontée , & qu'il favoit d'original, nous apprend que CrébilIon annonca dès le Collége les talens qui  be Crebillon. 43$ cjui devoient lui faire un nom, «Sc en même temps 1'amour qu'il a montré jufqu'a la fin de fes jours pour une vie indépendante, «Sc libre de toute efpece de contrainte. Les Jéfuites fesMaitres , qui s'occupoient avec zele ( car c'eft une juftice qu'il faut leur rendre ) de 1'éducation de la jeunefie confiée fi longtemps a leurs foins , n'oublioient pas dans cette éducation 1'avantage de leut Compagnie, toujours préfent a leurs yeux • efpece de fentiment patriotique dont nous n'aurons pas la dureté de leur faire unreproche. Dans cerre vue, ils s'étudioient a bien connoitre leurs Difciples, pour en tirer rout le parti poflible , relarivement aux difterens projets qu'ils pouvoient former fur eux. Ils avoient pour cet eftet dans chaque Collége un tegiftre fecret, fur lequel ils écrivoient le nom de chaque Ecolier, avec une note en Latin fur fes talens , fon efprit «Sc fon caraébere. Fontenelie , par exemple , qui avoit auili étudié chez eux dans la ville de Rouen , fa Patrie , avoit pour note: Adolef:ens omnibus numeris abfolutus 3 & inter Difcipulos princeps. Jeune homme accompli d tous égards 3 & le modele de T  434 Éloge fes Condifciples. La note de Crébillon n'étoit 'pas tout-a-fait fi honorable j elle portoit : l'uer ïngeniofus 3 fed infignis nebulo. Enfant piein d'efprit mais injigne vaurien. Nous n'aunons ofé rapporter une circonftance fi futde de 1'enrance de Crebillon , fi fa conduite dans tout le cours de fa vie avoit juitifié 1'épichète malhonnête dont on le gratifioit de fi bonne heure \ une relle épithète , appliquée par un Régent de Collége a un Ecolier plein d'efprit & de vivacité , ne fignifioit autre chofe que 1'impétuolité naturelle d'un enfant qui fe livroit avec ardeur aux plaifirs innocens de fon age, qui affichoit un dégout bTen excufable pour des études rebutantes & par ellesmêmes & par leur forme, qui montroit dès-lors un caracbere ferme & décidé , incapable de s'affujettir a -des regies minutieufes , enfin qui favoit peutêtre déja. démêler dans fes inftituteurs ces travers rrop fréquens , que la maladrefle des Maitres lailfe appercevoir a leurs Difciples. En effet ( &r c'eft une réflexion que ne font pas aflez ceux qui font chargés d'élever la jeunefle) les enfans , lorfquils paflent dans leurs mains,fortent immédiatement de celles  de Crebillon. 435 de la Nature , «5c n'ayant point encore la raifon gatée , comme dit la Fontaine , par les pféjugés de 1'éducation ou de la fociété, ont une fagacité bien plus penetrante & plus redourable qu'on ne croir pour fentir ce qui eft injufte ou ridicule j ils favent failir & apprécier 1'un Sc Ï'autre, avec une juftelfe de tact qui a plus d'une fois été le défefpoir^e leurs pédagogues , & qui leur a fait porter fur ces enfans des jugemens trop intéreffés pour être équitables.Tel étoit fans doute le jeune Crebillon , regardé par les Jéfuites comme un fléau de leur Collége. Sa familie, ancienne & illuftrée dans la Magiftrature du coté paternel «Sc maternel , defiroit de conferver cette illuftration , qui étoit pour elle un héritage précieux & refpecbé. En conféquence de ces vues , fon pere , Greflier en chef de la Chambre des Comptes de Dijon, le deftina a la robe , fans confulter ni la volonté de ce fils , ni la Nature qui fe plaït fi fouvent a contrarier les projets des peres, & qui malgré eux a fait les Defpréaux , les Molières «3c tant d'autres. Le jeune homme vouloit fe confacrer a la Littérature , fa vraie Sc fa Tij  436" Éloge feule vocation ; mais fes parens étoienr trop imbus de la vieille maxime qui profcrit impitoyablement chez tant de families le métier d'Homme de Lettres , maxime qu'on peut appeler 1'apophregme étetnel & banal de prefque tous les parens j ce n'eft pas, fi on les en croit , avoir un état dans la fociété, & comme ils le difent , être quelque chofe , que de chercher a s'aquitter envers fa Nation en 1'éclairant ou en 1'honorant pat fes Ouvrages. Vicbime de ce grand principe , Crébillon fit fon Droit a Paris , fut recu Avocar, dévora tout 1'ennui du fatras des Loix , & pafla enfuite dans 1'Etude d'un Procureur pour y apprendre les élémens de la chicane , auxquels on croira facilement qu'il prir encore moins de gout. II s'y dévoua cependant, ou plutbt il s'y foumit, avec toute la docilité qui peut accompagner une répugnance excellive. II fe dédommageoit de cette faftidieufe occupation en allant fouvent aux Spectacles. Le gout très-vif qu'il prit pour cet amufement, devint bientöt une paffion violente , & cette pafiion alla fi loin , qu'il ne put un jour la contenir en préfence de fon Procureur même, i  de Crebillon. 437 qui jufqu'alors il avoit caché foigneufement tout le plaiiir défendu quil goüroit avec rant d'avidité. Le Procureur , homme d'efprit, vit dans 1'éloquence avec laquelle Crebillon parloit des chefs-d'ceuvre de la Scène , le germe d'un talent fait pour briller un jour fur le Théatre; il ofa confeiller a fon Eleve de renoncer a la chicane , au Barr eau, a la Magiftrature même, de fwivre 1'impulfion de fon génie, & de favoir défobéir a fes parens pour illuftrer un jour le nom qu'ils portoient. A juger du caracFere de Crebillon par le genre de fon efprït j plein de vigueur & d'une forte d'audace , on croiroit que pour fe livrer a fon talent , il n' auroit pas eu befoin d'en être averti, ou du moins qu'il n'avoit befoin que de 1'être , comme Achille ratinftruit de fon fexe dès qu'on lui montra des armes. Mais les exhorta-' tions du Procureur feffrayerent d'abord plus qu'elles ne 1'encouragerent. Plein d'admirarion & de refpecb pour les Ecrivains immortels qui ont donné tant d'éclat a la Scène Francoife , <3r ne fe croyant pas même deftiné a les fuivre ans la Piece de Crébillon , 1'horreur du cinquieme Acbe n'eft abfolument que dégoutante & faas intérêt ; elle fe fait fentir tout-a-coup , & prefque lans être préparée , au moment oü Atrée préfente a Thiefte le fang de fon fils; & ce moment affreux, que rien ne répare &: n'adoucit, févolte avec raifon le fpectateur. Dans Gabrielle, 1'horreur eft af-  de Crébillon. 441 foiblie par l'intérêt qu'on prend aux deux Amans, par le fpecbacle,touchant, quoique terrible, des douleurs & des angohfes de Gabrielle, par le prolongement même de ce fpectacle, qui diminue la violence de 1'effet, en laiffant au fpecbateur le temps de fentir qu'il n'alfifte qu'a une repréfentation: voila pourquoi, li nous ofons ici hafarder notre avis, les femmes , qui fe rejettent au fond de leurs loges quand elles voyent la coupe fanglante d'Atrée tornber 8c fe répandre fur le Théatre, regardent au contraire, quoiqu'en frémiffant, 1'urne & 1'agonie de Gabrielle; femblables a ces enfans qui aiment a. entendre les contes dont on les effraye, & reviennent tout effrayés les écouter encore: fur la Scène un frémhfément fubit & inftantané n'eft que pénible quand la caufe en eft révoltante; mais dans une fituation terrible d'ailleurs, un frémiftement qui dtute 8c fe prolonge, peut faire éprouver une forte de plaiiir, 8c rendre par ce moyen la lituation moins affreufe. Quoi qu'il en foit, la Tragédie d'Atrée obtint les nlus grands éloges , 8c 1'eftime génerale qu'elle mérita mit le comble , nonTv  44z Éloge feulement au bonheur clu Poëte , mais a celui clu Procureur qui avoit donné Crébillon au Théatre. Quoiqn'il fur attaqué d'une maladie mortel le , il fe fit porter a la première repréfentation o'Atrée. II en feroit forti avec affliction , s'il eüt attendu le jugement des fpedateurs pour fixer le fien , car cette reoréfentation fut alfez frcidement recue ; le Parterre parut plus confterné qu'int'crelfé j il vit bailfèr la toile fans firlier ni applaudir , & s'écoula avec ce filence facheux qui n'annonce pas dans les Auditeurs le defirde 1'être une feconde fois. Maïs le Procureur jugea mieux que le Public , ou plutót jugea dès ce premier moment comme le Public devoit juger bienrót après. La Piece finie, il alla fur le Théatre chercher fon ami, qui encore très-incertain de fon fort , étoit ciéji prefque réfigné a fa chóre \ il embrafla Crébillon avec tranfport: Je meuns content, lui dit il , je vous ai fait Poëte , & je laijfe un homme d la Nation. L'horreur dont on avoit accufé la Tragédie d' - tree, fut adoucie par 1'Auteur , non fans quelque regret, dans Elecire qui fuivit d'aflez prés , öc dont  de Crébillon. 44*3 le fuccès fut auffi grand que mérité. On reprocha fourtanta cette Piece de Tembarras dans Texpon'tion, & un doublé amour qui y jette de la langueur , furtout clans ies premiers Acbes. Mais Tin— térêt du fujet , ia chaleur de Taction , des vers heureux & qui font reftés, le carattere d'blecbre deffiné d'un pinceau ferme & noble , enfin !a beauté fupérieure du róle de Palamede, enlevérenr tous les fuffrages, & impoferent hience aux Critique';. Après le fuccès d'Eleclrc, on auroit cru que la gloire Drarnatique de-Crébillcn étoit a fon cómble. C'étoit déja une cliöfe très-rare au Théatre de voir des triomphes fi rapides, qui ne fulfent pas au moins interrompus & comme tempérés par des chutes. Ce fut une chofe plus rare encore de voir les fuccès aller en augmentant, & le Poëte , femblable aux Dieux d'Homere , faire trois pas & arriver au terme. Crébillon avoit déja laiffé bien loin derrière lui tout Tenaim de Poëtes tragiques qui fe rraïnoient fur la Scène depuis Corneille & Racine :, il fe furpaffa lui-même dans lihadamifte , fon chef - d'ceuvre , & nous pouvons ajouter , un de ceux du T vj  444 Éloge Théatre Francois. Cette Piece eft d'un deffein fier & hardi, d'une touche originale 8c vigoureufe. Les caracFeres de Rhadamijle , de Zénobie 8c de Pharafmane , font tracés avec autant d'énergie que de chaleur; 1'acFion eft intéreffante &c animée , les fituations ftappantes 8c théatrales y le ftyle a d'ailleurs une forte de nöblefle fauvage , qui femble être la qualité propre de cette Tragédie, 8c la diftinguerde toutes les autres. Parmi plufieurs Scènes d'un grand effer, celle ou Zénobie déclaré en prelence de fon époux fon amour pour Arfame, eft une des plus belles qui foienr au Théatre. La fupériorité des trois derniers AcFes & même d'une parrie du fecond, fit pardonner la langueur du premier, 8c fur-rout 1'obfcurité d'une expofition auffi froide , plus compliquée 8c moins vraifemblable que celle de Rodogune, mais qui produir, ainfi que dans Rodogune , des beautés théatrales du premier ordre; tant il eft vrai, comme le prouvent cent auttes exemples , que le fuccès d'une Tragédie eft bien plus dans 1'effet fubit & momentané des fituations , que dans la préparation des incidens, ou même dans leur vraifemblance , & qu'au  de Crébillon. 445 Théatre, comme 1'a très-bien dit M. de Voltaire, il vaut mieux frapper fort que de frapper jufte . Ce fujet de Rhadamifte avoit infiniment plu a Crébillon; le róle de Pharafmane , implacable ennemi de 1'arrogance & de 1'ambition Romaine, donnoit lieu a 1'Auteur de déployer dans route fa force la haine vive & profonde dont il étoit pénétré lui-même pour ces Tyrans del'Univers ; car c'étoit le nom , peut-être bien mérité , qu'il donnoit toujours aux Romains, dont les Annales réveillent tant d'idées de gloire, & dont la gloire a tant fait de malheureux. II regardoit , difoit-il , comme un des plus grands fléaux qui euffent défolé l'humanité , les conquêtes de cette Nation infolente ëc cruelle , & les chaines dont elle avoit accablé tant de peuples. Alfez peu prelfé de parler fur tout aurre fujet, il étoit toujours éloquenr fur cette matiere. II ne pardonnoit pas a 1'Auteur de Mithridate d'avoir exprimé trop foiblement, felon lui, la haine violente que ce Prince portoit aux Romains. Ce défaut de force qu'il reprochoit a Racine , le rendoit injufte a 1'égard de ce grand Poëte, qu'il fe contentoit d'appelet le  44<5" É t o g 1 ■ p/w elegant de nos Ecrivains!. II exprima dans le röle de Pharafthane 1'averfiort dn Prince & la fienhe propre pour la Narion Rom'aine , avec toute la vigueur d'une ame Pere & indépendante, que le defpotifme & 1'oppreihon révoltoient; & les c"oniïóiiTeürs jugerent que fi Racine favoit peindre 1'amour , Crébillon favoit peindre la haine. Néanmoins, ce Rhadamifte qui venoit d'obtenir du Public une faveur fi diftinguée , ne put même obtenir grace du févere Defpréaux cjui vivóit en ore. II s'exprima fur cette Piece avec p'us de dureté qu'il n'avoit fait dans fes Satyres fur les produdions les plus méprifables a fes yeux. J'a trop ve'cu , s'écriolt-il avec la plus violente humeur; d quels Vijigots je laiffe en proie la S.ene Francoife ! Les Boyers & l s Pradons que nous avons tant haffoués , étoient des aigles auprès de c ux-ci. La comparaifon étoit auffi injurieufe qu'injufte. Ma s ie mérite de la verhfication , le premier de rous aux yeux de Defpréaux , étoit, il faut 1'avouer , le ebté foible de la nouvelle Tragédie. D'ailleursce Juge urexorable , encore plein du fouvjnir des hommes de génie avec lefquels il avoic  de Crébileon. 447 vécu , des Molières, des Racines & des Corneilles , ne voyoit qu'avec dédain leurs fuccelieurs. La Motte n'étoit a les yeux qu'un bel-efprit fans talent, Rouffeau qu'un verfiticateur fans idéés, & Crébillon qu'un Poëre barbare ; le mérite de Fontenelie, étoit perdu pour lui , & 1'Auteur de la fienriade n'écrivoit pas encore. Defpréaux eüt fait volontiers a la générarion lirtéraire aaifTante, le même compliment que le vieux & impoli Neftor fait aux Princes Grecs dans 1'lliade : » je vous confeiile de 3> m'écouter, car j'ai 1 rcqnefité autrej3 fois des hommes qui valoient mieux » que.vous «. Enfin, ce qui ajoutoit encore a 1'inflexible rigueur de ies Arrêts, le Satyrique étoit alors accablé d'infirmirés, & attaqué de la maladie dont il mourut peu de temps après ; 1'humeur que lui donnoit fa firuation rejailhlfoitlür les Ouvrages qui avoient le malheur de romber entre fes mains; on ne devoit pas artendre de Defpréaux vieux & mlla.de , 1'équité que Defpréaux , jeune & plein de fanté, n'avoit pas toujours euepour les Poëtes fes Confrères ; 8c 1'Auteur cYElctlre n'étoit pas fait pour être mieux traité que 1'Auteur  448 É L O Qu'un Poëte & la Cour eft de bien mince aloi, il quitta, fans retour comme fans regret, un féjour 11 peu fait pour lui, en prenant déformais pour fa devife , ne t'attends qu'a toi feul. Réduit a Tunique relfource que lui promettoient fes talens, il fe flattoit de pouvoir obrenir encore de nouvelles couronnes , Sc donner a Rhadamifte des SuccelTeurs dignes de 1'être. Mais il y a pour tous les Ecrivains, & fur-tout pour les Auteurs Dramatiques', un moment oü leur fuccès eft au plus haut point que la nature de leur génie leur permet d'atteindre , une efpece de midi jufqu'oü leur gloire s'éleve, Sc au dela duquel elle ne fait plus que décliner. C'eft ce qui eft arrivé a Crébillon comme a rous les autres Poëtes Tragiques, li on en excepte 1'Auteur de Ph.dre & d'Athalie qui a fini par fes deuxj chefs-d'ceuvre. Rhadamifte fut fuivi de Xercès Sc de Sémiramïs, qui eurent 1'un & Ï'autre rrès-peu de fuccès. Outre les défautsparticuliers a chacuue de ces Tragédies, on reprochoit a Crébillon d'être monotone dans fes fujets §c dans fa maniere, Sc de ne pouvoir  45° Éloge fortir de cette horreur Tragique qu'on avoit tolérée , ou même applaudie dans fes premières Pieces, mais dont on étoit fatigué Sc rebuté dans les dernieres. II crut répöndre a ces critiques en donnant Pyrrhus-, dont le fujet, la marche, le ftyle & le ton étoient plus alfortis & la délicatelTe, ou, comme il le prétendoit, a la foiblelfe. des Specbateurs. Perfonne ne mouroit dans cette Piece ; 1'Auteur s'étoit fait cette violence : mais comme il ne fe trouvoit dans* toute fa force , & pour ainfi dire , a fon aife, que fur une Scène enfanglantée, il n'avoit travaillé, difoit-il, qu'avec une forte de dégoüt a cette cmlrede Tragédie, qu'il ne put même achever qu'au bour de cinq ans. La Piece recut néanmoins plus d'accueil, que cetaccouchementlaborieux Sc forcé ne fembloit le permettre. Mais 1'accueil fut palfager, Sc 1'Ouvrage a difparu de delfus la Scène, comme un Collatéral éloigné, intrus dans une fucceffion qui ne lui appartient pas, eft obligé de renoncer au partage qu'il prétendoit faire avec les Héritiers légitimes. Nous ne devons pas oublier de dire que dans 1'intervalle entre Xercès Sc  de CrÉBILI. on. 451 Sémiramis, Crébillon avoir commencé une Tragédie de Cromwel3 oü.il donnoit Feflor le plus intrépide aux fentimens de liberté qui étoient gravés fi profondément dans fon cceur. il en hit a fes amis quelques Scènes, oü 1'averfion Angloife pour le pouvoir abfolu étoit peinte avec tant d'énergie , qu'il recut une défenfe de continuer fa Piece. II étoit bien éloigné de confacrer 1'attentat d'un fujet , dont le fanatifme odieux , fe couvrant de 1'égide des Loix, ofa priver du tróne & de la viê un Monarque vertueux & digne d'un meilleur fort; mais 1'Auteur avoit fait de Cromwel un fcélérat plein de grandeur; & l'admimftration attentive qui veille parmi nous fur 1'efprit national , craignit que 1'admiration pour le criminel ne diminuat 1'horreur du crime, que Ia peinture d'un peuple libre ne fit des imprellions trop vives fur une Nation gouvernée par d'autres Loix , & que la haine pour le defpotifme n'aifoiblit le refpecf pour 1'autorité. On connou quelques Vers de cette Tragédie , que les amis de 1'Auteur lui ont fouvent entendu dire , & oü 1'ufurpateur étaloit avec la plus infolente audace fes  45*' É L O G I maximes anft-monarchiques. Ces Vers, quoique placés dans la bouche d'un rebelle , & par conféquent peu propres a ébranler de fideles Sujets , pénétrés de ce qu'ils doivent au pouvoir légitime, parurent néanmoins trop mal ionnans pour être enrendus fur le Théatre d'une Nation qui fe fait tant d'honneur d'aimer fes Souverains ; &c Crébillon fe foumit a cet arrêt avec une docilité d'autant plus louable, que s'il déteftoit 1'autorité arbitraire , il refpecboit & ehérilToit celle de fon Roi. II a tracé lui-même ce doublé fentiment dans un exemplaire qu'il avoit du fameux livre qui a pour titre : Vindki& contra tyrannos _, réclamation contre les tyrans (i), Ouvrage donr 1'objet eft de frxer les droits reciproques des Rois & des Peuples. Dans cet exemplaire que nous avons vu, Crébillon a fouligné avec foin les paftages fur la haine du defpotifme , fur le droit que la tyrannie donne aux opprimés de la braver & de 1'anéantir , &c en même temps fur 1'obéiftance 8c 1'amour que les Peuples doivent a une (i) L'Autcuide cet Ouvrage eft Huóert Languet. Voye^ le Dici. de Mareri.  de Crébillon. 45j' autorité fage & modérée, fondée fur Ia Juftice & fur les Loix. Ainfi, toujours fier & libre, & en même temps toujours Francois & fidele, Crébillon fut également fe garanrir & des fureurs de la révolte, 8c des bafieftes de 1'efclavage. Revenons a fes travaux Dramatiques. La Tragédie de Pyrrhus en fut prefque le terme, foit que cette Tragedie, fi contraire a. fon goüt, eüt épuifé fon ; génie en le fariguant, comme ces plantes étrangeres qui tranfportées dans nos climats délfechent le terrein oü 1'oa s'efforce de les faire naitre , foir que 1'Auteur fe voyant après tant de fuccès plus chargé de lauriers que de forrune, füt enfin dégoüté de ce Théatre oü il avoit brille fi long-remps. II renonca même prefque enriérement au commerce des hommes, non par humeur ou par mifanthropie , mais par amour pour cette liberté qu'il regardoit comme le feul bien qui lui reftar. Ce caractere indépendant le rendoit incapable de fe prêter aux inutilités ordinaires de la Société, qu'on y décore du nom de bienféances 6c de devoirs ; il lui étoit plus impoftible encore de fe plier a ces aifiduités fi néceflaires auprès des  454 Éloge hommes puilfans,pour s'afsürer ce qu'on nomme des Protecleurs , Mécenes orguedleux des talens médiocres qui les rechercheur , & fecrets ennemis des talens diftingués qui les négligent. Crébillon s'enfonca dans une retraite ignorée , oü il fe réduifit a une vie fimple , frugale & prefque dure , enrouré d'animaux dont 1'attachement le confoloitde i'injuftice des hommes, ou plutöt Ten dédommageoit fans qu'il eüt befoin de s'en confoler ; car il fembloit même fentir a peine cette injuftice, tant il étoit loin de s'en plaindre. Soit apathie, foit équité, il ne s'étoit jamais pris qu'a lui feul des difgraces qu'il avoit elfuyées au Théatre. Après la première repréfentation de Xercès 3 qui, comme nous 1'avons dit, ne fut pas heureufe, il avoit demandé aux Comédiens leurs róles , & les avoit je.tés au feu en leurpréfence : Je me fuis trompéleur dit-il, le Public m'a édairé. Malgré le grand nombre de fes fuccès, il n'avoit pu obtenir, dans le temps le plus briliant de fa gloire , une place a. 1'Académie francoife ; les cabales lirtéraires les plus oppofées étoient réu-  de Crébillon. 45 j nies contre lui, paree que les chefs & les fuppörs de ces cabales voyoient dans Crébillon un homme qui menacoit de les faire bientöt oubher rous par i eclat de fa renommee. 11 faut convenir aulli quil avoit un peu irnté par fa faute famour-propre de ceux qui jouilfoient alors , a tort ou a droit, de quelque réputation dans les Lettres ; il s'étoit permis contre eux une fatyre ingénieufe & piquante, qu'il eut pourtant la modération ou la prudence de ne jamais faire imprimer- fes Détracbeurs y étoient délignés d'une maniere plaifante,par des noms d'animaux qui les caracbérifoient avec une vérité alfez frappante pour leur déplaire; 1'flh éroit la Taupe, Ï'autre le Singe, celui-la le Chameau, celui-ei le Renard. Ce fut la feule fatyre que Crébillon fe permit dans toute fa vie^ il faut la pardonner au premier mouvement d'un talent opprimé , qui éprouvant 1'injuftice, s'irrite d'abord contre elle, fe venge un moment, fe repent bientöt de cette foiblelfe, &c n'oppofe plus a fes ennemis que le travail, les fuccès & le filence. Crébillon étoit bien éloigné de donner fur ce poinr aux Poëtes fes Confrères un mauvais  45 lorfqu'on s'avifa enfin de penfer qu'il exiftoit , & de lui rendre juftice. II entra a 1'Académie (i), & il obtint des graces de la Cour. Mais quelque bien (i) Uy fut kch Ic 17 Septembre 173?, a Ia, place dc M. de la Faye.  de Crébillon. 459 piacées que fuflenr ces récompenfes, il ne faut pas fe. preiTer d'en faire honneur a Téquité de fes Contemporains. Cette même haine , qui i'avoit fruftré des diitinftions littéraires dans le temps oü il en étoit le plus digne, auroit alors voulu 1'en accabler, li elle avoit pu, pour humiher un autre Ecrivain , dont la gloire méritoit depuis longtemps toute 1'atrention de 1'envie. L'Auteur & (Edipe de Brutus Sc de Zaïre, avoit pris un elfor effrayai.it pour ceux qui croyant alors tenir le fceptre de la Littérature, n'étoient pas difpofés l le voir entre les mains d'un autre. Ils allerent chereher au fond de fa retraite Je vieux & délailfé Crébillon , qui muet Sc folitaire depuis trente années ; ne pouvoit plus être redoutable pour eux, mais qu'ils fe flattoient d'oppofer, comme une efpece de fantóme,a 1'Ecrivain iiluftre par lequel ils fe voyoient éclipfés ; a-peu-près , fi nous ofons comparer les petites chofes aux grandes, comme autrefois les Ligueurs allerent nrer un vieux Cardinal de fobfcurité ou il vivoit , pour lui donner le vain titre de Roi en régnanr fous fon nom, Sc pour enlever la couronne au disne Vi;  460 Éloge Souverain qu'ils forcerent de la conquérir. Les Partifans de Crébillon le proclamerenc de même comme le vrai Sc feul héritier du fceptre de Corneille êc de Racine, & le placerenr de leur autorité fur le tröne de ces deux Grands Hommes. Ils firent plus; ils fixerent a ces rrois Auteurs leur partage, & pour ainli dire leur domaine Dramatique ; Sc comme le moyen le plus sür d'accréditer une opinion auprès de la frivolité Francoife, eftd'inventer quelque phrafe que tous les fots puilfent répéter en croyant dire quelque chofe, la cabale imagina & fit paifer cette formule : Corneille grand, Racine tendre, Crébillon tragique 3 comme fi Corneille & Racine n'avoient été Tragiques ni 1'un ni i'autre. II ne reftoit plus de place pour Un quatrieme, eüt-il été grand, tmdre Sc tragique tout-a-la-fois ; les juftes admirateurs de M. de Voltaire trouvoient en lui ces trois qualités ; mais ils le difoienr tout bas Sc a petit bruir; la faclion contraire leur impofoit filence , par le ton qu'elle donnoit alors a toutes les Sociétés ; &: tel Ecrivain qui eüt ofé, nous ne dirons pas préférer 1'Auteur de Mahomet i celui  DE CRÈBlLEON. 46*1 d'Atrée, mais feulement les placet fur la même ligne, eüt été sür de fe voir décrié par cette faótion redoutable , & par les échos qu'elle avoit a fes ordres. Ces Jnges éclairés & fuprêmes, auffi pteins de confiance que s'ils eulfent été juftes, ne fe contenterent pas de faire revivre la gloire de Crébillon, & reverdir fes anciens lauriers; ils voulurent qu'il y en ajoutat de nouveaux, pour flétrir , ainfi qu'ils 1'efpéroient, ceux de fon Concurrent; & ils crurent, comme dans 1'Énéïde, mettre un nouvel Entelle aux prifes avec un nouveau Darès. Ils preflerent le Poëte relfufcité d'achever fa Tragédie de Catilïna , qu'il avoit commencée depuis trente ans, dont il avoit lu des morceaux a quelques amis, & dont on parloit comme d'une mer veille Dramatique. Le Public, qui depuis fi long-temps enrendoit louer cette Piece,&ne la voyoit jamais, quoiqu'on la lui promït toujours, s'écrioit quelquefois avec Cicéron: Jufqu'a quand abufere^-vous de notre patience Catilina ? EnSn , 1'accueil que Crébillon recevoit de toutes'parts, les follicitations de Paris & de Verfailles, les prieres de 1'Académie, les ordres même du Viij  Éloge Roi, tout le détermina a finir & a donner fa Tragédie 5 mais 1'événement fit voir qu'il eüt mieux fait de continuer a écouter fa pareife , que de céder a les amis & a fes pröneurs. Cette produéfion , peu digne de 1'Auteur de Rhadamifte, & qui n'a jamais reparu depuis fa nouveauté, eut cependant une forte de fuccès momentané , ou plutöt un alfez grand nombre de reprcfentations fans aucune eftime j elle fut redevable de cette indnlgence a 1'intérêt qu'on avoit fu infpirer au Public pour la vieiilelfe de 1'Auteur , & fur-tout a k Ligue nombreufe & puilfanre , déchainée contre celui qu'elle vouloit immoler. M. de Voltaire , fans fe rabaifler & vexer fon rival par des fatyres mdignes de 1'un 8c de Ï'autre, prir un .moyen aulli noble qu'efficace , pour mettre les vrais connoifleurs a portée de décider la querelle. II entreprit de traiter la plupart des fujets oü Crébillon avoit échoué, & quelques-uns de ceux même oü il avoit été le plus heureux. II ne craignit point que le Public équb table lui reprochat d'avoir imité Sophocle , qui avec 1'applaudilfement des Athéniens ofa lutter contre le vieux  de Crebillon. 4^3 Efchyle, & qui vit enfuite Euripide traiter avec fuccès les merries fujets que tui; Comme la vérité eft la bafe de nos Eloges, & que notre premier devoir eft d'être juftes , pourquoi craindrionsnous d'avouer , dans 1'Eloge même de Crébillon, que la nouvelle Sémiramis pleinement vicborieufe après les plus rudes attaques, eft aujourd'hui regardée comme une de nos plus belles Tragédies; cniOrefe, long-temps déchiré par la Satyre, partage maintenantavecElecïre les honneurs de la Scène , & lui enj leve ceux de la leef ure; qu'enfin Catilina a difparu devant Rome Sauvée > qu'on croit entendre dans ce bel Ouvrage le même Cicéron qüi tonnoit pour la Parrie dans la T ribune aux Haran-* gues, & que Céfar s'y montre avec cette fupériorité d'ame &c de génie qui devoir bientbt lui ibumettre les vainqueurs de 1'Univers ? Pourquoi craindrions-nous même d'être démentis par les Juges refpeétables qui nous écourent , en fixant, d'après leur propre fuffrage , le rang que ces deux Aureurs tragiques doivent obtenir, ou plutot qu'ils ont déja irrévocablement obrenu? N'eft-ce pas en eftet dans la Viv  4^4 Éloge carrière Dramarique que les rangs font Ie plus nettement décidés., puiique le Public, aifemblé tous les jours au Théatre , y prouonce fes arrêts en corps, a haute voix , fans équivoque Sc fans appel ? Celui des deux Ecrivains dont les Pieces font le plus fouvent repréfentées, attireut le plus de Specbateurs , ont le plus de mouvement & d'effet , fecoivent le plus d'applaudiftemens , Sc 'font couler le plus de larmes, celui-U eft fans contredit refté mahre du champ de bataiile. La mort de 1'un & de Ï'autre a fait taire 1'amitié & la haine , Sc nelaifteplus parler que la juftice; ce. n'eft ni dans des Sociétés , ni dans des Brochures qu'on peut apprendre a juger ces deux athletes, c'eft dans la Salie du Specbacle que leur place eft fixée pour jamais; Sc sii pouvoit y avoir encore quelque conteftation fur ce fujet, on peut la terminer en deux mots, venei & voyei. Sans inhfter fur ce parallele , nous aimons mieux, pour la «dofte de Crébillon , & pour celle de fon ïlluftre vainqueur, rappeler aux Gens de Lettres un trait de M, de Voltaire , bien digne de leur être propofé pour exemple. Dans fon difcours de réception i  be Crebillon.. iggfe FAcadémie , il avoit bien mieux loué Crébillon que n'avoienr fait tous fes. partifans; c'étoit a Céfar qu'il appartenbit de célébrer dignement Pompée.. » Le Théatre ,. avoit-il dit dans ce beau; «Difcours. , eft menacé , je 1'avoue,, » d'une chute prochaine; mais au moins »je vois parmi vous, Meflieurs , ce gé» me qui m'a fervi de ma'irre quand » j'aifait quelques pas dans la carrière; » je le regarde avec une fatisfadion 55 mêlee de douleur, comme on voif 35 fur les ruines de fa Patrie un Héros. 33 qui 1'a défendue ".. Nous ajouterons a. ce bel éloge le trait honnête & fage de' Crébillon lui-même , qui demande par M. de Voltaire pour Cenfeur de la Tragédie èTQrèJlè±&t enlaiuirendant: J'ai été content du fuccès de mon Elecirex je fouhaite que lefrere vous faffe autant d'honneur que la fozur m'en a fait. Tels. étoient les vtais fentimens réciproques, de deux hommes qu'une cabale odieufe cherchoit a défunir ;. elle n'auroit dü les approcher , pour emprunter ici une belle expreifion- de Bolfuet , qu'afira d'apprendre de 1'un d'eux toute 1'eftime que mériroit Ï'autre.. Heureux les Arts, adit. un Ancien ,.fi les Ardfes feu Is a% Vv  466 È i o g i jugeoient! Celui qui a dit ce mot, oublioit toute Pinjuftice des petits intéréts & des pallïons fecretes. Ces hommes fi maladroitement emprelfés a déifier 1'Auteur de Rhadamifte pour écrafer celui de Zaïre, auroient bien fait de fe rappeler & de s'appliquer les deux vers li connus de notre f abulifte Phiiofophe : Rien n'eft fi dangereux qu'un ignorant ami, Mieux vaudroit un fage ennemi; Ils auroient du fe fouvenir,qu'il eft dans le Temple de la Renommee littéraire des places marquées pour tous les talens, & tot ou tard occupées par ceux qui méritent de les remplir; que cette Renommée fait une juftice , tantót prompte , tantöt tardive , mais toujours infaillible & févere , des Protégés & des Protecbeurs , des Auteurs & des Juges , des Eloges & des Satyresj qu'enfin rien n'eft plus contraire au véritable intérêt des Lettres, que de femer la difcorde entre des hommes faits pour s'aimer pour fe foutenir , pour s'encourager mutuellement , pour fe rendre par-la refpecbables a cette populace nombreufe , de tous les états,  de Crébillon. 467 eanemie cachée de la gloire des talens , & dont la fottife eft li contente de les voir a fon niveau, quand ils ont le malheur defe dégraderpar leurs querelles. Crébillon étoit li peu rlatté de 1'ardeur indifcrette de fes amis , qu'il s'oppofoit même , autant qu'il le pouvoit, a tous les moyens qu'ils vouloient prendre pour lui aflurer des fuccès. Un d'eux lui demandant des billets pour la première repréfentation de Catilina : Vtus fiive^ bien, lui dit-il, que je ne veux pas qu'ily ait perfonne dans le Parterre qui fe croie obligé d ni'applaudir. Auffi, lui répondir fon ami, ce n'eft pas pour vous faire applaudir que je vous demande ces billets ; foye^ sur que ceux a qui je les donnerai feront les premiers d fiffler la Piece fi elle le mérite. En ce cas-ld répondit Crébillon , vous en aure^. Nous n'avons dit qu'un mot de fon entrée dans 1'Académie. Son nom elf rrop diftingué dans notre lifte , pour que nous pallïons légérement fur cette réception. Elle fut d'ailleurs remarquable par une fingularité qui n'avoit point encore eu d'exemple \ il fit fon remerciment .en Vers : & cette nouVvj  Éloge veauré fut d'autant plus goütée que le Public étoit depuis long-temps fatigué de 1'uniformité de ces Harangues. Cependant, foit timidité , foit parede , le nouvel Académicien ne porta pas 1'innovation auffi loin qu'il 1'auroit pu , & que fa réputatien , fon age & le vceu unanime de fes Auditeurs 1'y autorifoient. II conferva dans fon Difcours le fond, déja fi ufé, de tous ceux dont nos Aifemblées avoient tant de fois retenti , & ne fit que répéter en Vers , plus énergiques qu'élégans, les Complimens d'ufage qu'on entendoit depuis fi long-temps en profe. On a eifayé depuis d'affranchir nos remercimens Académiques des entraves que nos prédéceifeurs y avoient mifes, &c des bornes étroites oü ces Difcours étoient circonfcrits. M. de Voltaire, dont nous avons tant de fois parlé dans. cet Eloge , & fi bien fair pour donner en tout i'exemple, a le premier prononcé a: fa Réception un Difcours utile , un Difcours iiuéreffimt fur les progrès de la Littérature & du goüt; il a ofé , avec le fuccès qu'il devoit en attendre, ce que les Defpréaux & les Racines auroient düofer il y a prés- d'un fiecle.:,  de Crebillon. 4^9 & la plupart de fes fucceifeurs fe font fait un honneur & un devoir de 1'imiter, en traitant des fujets dont la Philofophie & les Lettres pulfent tirer quelque. avantage. Pour óter a. ces Difcours le refte de monotonie qu'on leur reproche, ayons enfin le courage de les: délivrer des vieilles formules y a la. grande fatisfaclion des Récipiendaires,. & plus encore des Auditeurs & des. Leóteurs. La jufte reconnoilfance que nous devons aux anciens bienfaiteurs de: cette Compagnie, eft bien mieux gravée: dans nos cceurs qu'elle ne peut être aujourd'hui exprimée dalis nos Harangues;, elle ne devroit plus être répétée a ce Public difticile & dédaigneux, que doit. a la fin rebuter 1'exprefilon trop rebattue des fentimens les plus louables. Une autre circonftance du Difcours. de Crébillon , c'eft qu'au moment oii it pronon^a ce Vers: Aucun fie! n'a jamais empoifonné ma plume,. Ie Public, par des applaudilfemens réirérés , conhrma le témoignage qu ilfe rendoit a. lui-même. Car ce Public „ qui'voit avec quelque fatisfacrion déchirer les hommes célebres, leur fait gré'  47° É L O G É de ne point répondre , paree qu'ail plaiiir fecret qu'il a de les voir outragés fans repoulfer 1'outrage, fe joint la juftice non moins fecrete qu'il leur rend d'être au delfos de la Satyre; aufti , quand la Satyre eft oubliée, ce qui ne manque pas d'arriver bientót , il n'y a plus qu'une voix pour louer leur modération & leur ftlence j on leur tient compte a. la fois , & d'avoir connu leur force en fe montrant infenfibles aux injures, & de n'avoir voulu troubler ni le plaiiir de ceux qui les difenr, ni le plaiiir de ceux qui s'en amufent. Les faveurs de la Cour, dans le temps même oü Crébillon en étoit comblé , n'avoient point énervé fon ame. Jaloux de juftilier ces faveurs par de nouveaux fuccès , il entreprit une Tragédie du Triumvirat, oü il crut pouvoir rranfporter , avec quelques changemens légers , plufieurs morceaux de cette ancienne Tragédie de Cromwel, qui lui étoit fi chere , & qu'il avoit étouffée malgré lui. II ofa, dans une Alfemblée publique, lire a 1'Académie quelquesuns de ces morceaux, dont la force , êc fur-tout la hardielfe , frapperenr vivement tout i'auditoire. L'effet fut fi  DE C R. É B I 1 L © N. 47 ï général & fi violent, que 1'Auteur recut ordre , non pas de fiipprimer cette Piece , comme celle de Cromwel, mais d'en adoucir les traits qui pouvoient alarmer la prudente circonfpecbion du Gouvernement. Contrarie dans fon travail , mais non rebuté , Crébillon affoiblit & gata fa Piece par obéifiance; mais il eut pourtant le courage de la finir, quoique fon age de plus de quatre-vingts ans lui permit & peut-être lui ordonnat le repos. Un grand intérêt 1'excitoit d'ailleurs a rerminer cet Ouvrage. Il avoit a. cceur de réparer I'honneur de Cicéron, qu'il fe reprochoit d'avoir dégradé dans fa Tragédie de Catilina , en le faifant trop petit & trop foible. La Piece fur jouée , mais non pas avec le fuccès de 1' (Edipe a Colone , que le premier des Tragiques Grecs avoit compofé a-peu-près au même age; & Crébillon ne put pas dire avec Corneille: Tel Sophocle a cent ans charmoh encore Athenes, Tel bouillonnoit er.cor fon vieux fang dans fes veines 5 le moment de la faveur ou de 1'indulgence étoit paffe; on ne vit plus dans le Triumvirat que la vieillelfe de 1'Aut  471 É I O G. E reur ; les fiftlets refpecberent fa Tragédie » mais la foule n'y vint pas j 1'Ouvrage difparut après quelques repréfentations , & 1'Auteur ne penfa plus. qu'a finir en paix le refte de fes jours. Nous avons déja dit que la mémoire de Crébillon étoit furprenante : elle le "fut jufqu'a la fin de fa vie. II n'écrivoit jamais fes Pieces qu'au moment ou il falloit les faire repréfenter; 8c déja plus que feptuagénaire, il récira par cceur aux Comédiens fa Tragédie de Catilina. Quand il difoit quelque Scène a fes amis, & qu'on faifoit une critique qui lui paroifioit jufte, il réformoit 1'endroit critiqué, & il oublioit totalement fa première facon, pour ne fe fouvenir que de la derniere. Sa mémoire , aux ordres, pour ainfi dire , de fon goüt, ne confervoit que ce qu'd croyoit devoir retenir. En général, il étoit bien plus docile aux critiques, que ne 1'ont été tant d'Auteurs qui auroient eu fi grand befoin de 1'être. Ayant récité dans une affemblée de Gens de Lettres une Tragédie qu'il venoit de faire, 8c les Auditeurs 1'ayant trouvée mauvaife; il n'en fera plus queftion.3 leur dit-il, vous aye\prononcéfonartU;  de Crèbilion. 473 & dès ce moment il oubiia tout-a-fait 1'Ouvrage. Quoiquil eut dans 1'efprit plus de force que de gaieté , il favoit plaifanter quelquefois. Dans le temps oü il ne fongeoit pas encore a finir fonCatilina, dont il n'avoit fait que les deux premiers Aótes , il tomba férieufement malade 3 ces deux Acbes lui furent demandés par fon Médecin, qui défefpéroit de le guérir, 8c qui craignoit apparemment {>our fes honoraires. L'Auteur mourant ui répondit par ce Vers de Rhadamifte : Ah ! doit on hérirer de ceux qu'on aflafllne t Pendant qu'il achevoit ce Catilina li attendu, il en dit un jour une Scène entiere devant un jeune homme , qui lui en répéta fur le champ plufieurs tirades : Monfteur 3 lui dit Crébillon , 72e ferit\-vous point le Chartreux qui a fait mes Pieces ? Il rioit ainfi tout le premier du bruit qu'avoient fait courir quelques mauvais Plaifans , qu'avoient daigné croire quelques imbécilles, & même que des gens d'efprit n'étoient pas fachés de répéter 3 car il faut bien lailfer le moins qu'on peut les bons Ouvrages a leurs Auteurs : on prétendoit  474 Éloge que les Tragédies de Crébillon avoient pour pere un Chartreux , de fi noires fïroducbions n'ayant pu naïtre que dans a celluie d'un trifte & inorne Solitaire; mais que le Moine étoit mort en traVaillant au Catilina , &c que cette mort fatale avoit entrainé la Piece dans la" même tombe. Dans les premières années oü Crébillon fe livra au Théatre, il devint amoureux, & fe maria fans 1'aveu de fes parens. Sonpere étoitdéjatrès-irrité, comme le Balivèau de la Métromanie, de ce que le jeune homme avoit préj féré la gloire d'Ecrivain célebre a 1'importance de Magiftrat médiocre. Mais fon fils lui parut tout-a-fait déshonoré, lorfqu'il le vit entrer dans une familie qui n'étoit ni opulente , ni noble , quoique d'ailleurs honnête & vertueufe; il déshérita ce fils ingrat & rebelle. Cependant , quelques années après, la réputation brillante dont Crébillon commencoit a jouir , parvint aux oreilles de ce pere,jufqix'alors inexorable j l'amour-propre du vieillard fe fentit flatté \ il commenca a. croire que fon fils avoit pris en effet un parti trèsfage j il le rétablit dans fes droits, &  Se Crébiilon. 47j la vanité répara les torts de la Nature. Crébillon,après la mort de fon pere,alla recueillir la fucceffion rrès-modique qu'il lui avoit lailTée ; mais grace a fon incurie pour fes intéréts, les frais de Juftice dévorerent une partie de cette fucceffion, & le fyftcmc acheva le refte. II trouva des fecours dans les bienfaits de quelques hommes opulens , dont 1'amour-propre eut la prétention de l'en>~ richir ; mais bientöt ils fe laiferent de combler de biens un homme qui ne vouloit être ni leur complaifant, ni leur protégé ; Crébillon redevint bientót libre & pauvre \ & quoique dans le temps de fon opulence paftagere il "eüt aimé la dépenfe jufqu'aux fuperfluités & aux fantaifies, il n'eut aucune peine a fe plier au genre de vie qu'exigeoir fa nouvelle fituation. II pafta fans effort, comme autrefois Alcibiade, du luxe de la Perfe a 1'auftérité d'un Spartiate \ & ( ce qu'Alcibiade fans doute n'éprouvoir pas) il fe trouva encore plus heureux dans le fecond érat, qu'il ne favoit été dans le premier. II avoit lailfé un fils que la mort vient d'enlever aux Lettres, & qui, comme fon pere, s'eft rendu célebre par fes  4j6 Éloge Ecrits', mais clans un genre très-oppofé. Le pere avoit peint du coloris le. plus noir, les crimes & la méchanceté des hommes y le fils , dans des Romans plein, d'efprit , & dicbés pat unê ccnnoilfance profonde de tous les replis hcnteux du cceur humain, a tracé du Ïinceau ie plus- délicat & le plus vrai, es raftnemens,les nuances, & jufqu'aux graces de nos vices; cette légéreté féduifanre qui rend les Francois ce qu'on appelle aimables & ce qui ne fignifie pas dignes d'être aïmés ; cette acFivité inquiete qui leur fait éprouver 1'ennui jufqu'au fein du plaifir même; cette perverfité de principes , déguifée & comme adoucie par le mafque des bienféances j enfin, nos mceurs tout-a-la-fois corrompues & frivoles , ou 1'excès de la dépravation fe joint a. 1'excès du ridicule. Crébillon mourut le 17 Juin 1761, agé de quatre-vingtdiuit ans, après une maladie a laquelle il réfifta long-temps par un tempérament très-robufte; car il conferva toute fa force jufqu'a la derniere vieillefie , malgré le peu de foin qu'il avoit eu de la ménager, ou peut-être même a caufe des rudes,  t>E CrÉbili. o^n. 477 épreuves qu'il lui avoit fait fubir. Le Gouvernement, qui lui avoit accordé une protecbion fi éclatante, voulut un moment lui faire élever un maufolée (i); hommage qu'on n'avoit rendu ni a Corneille , ni a. Racine , encore moins a Molière , dont les Manes obtinrent a peine, comme 1'on fait, les honneurs funebres, & n'en furent même redevables qu'au grand Roi qui avoit fait jouer le Tartuffe; augufte & digne Protecbeur du Grand Homme vivant, & du Grand Homme qui n'étoit plus! Le maufolée de Crébillon fe réduifit au projet j la mort du Poëte ayant bientót (iQuelques perfonnes ayant paru douter de ce fait, nous leur répondrons par la Lettre fuivante , dont nous avons fous les yeux 1'origina!, & qui fut écrite a M. Crébillon fils après la mort de fon pere , par le Direcieu: général des Batimens. « Le Roi vient d'accorder, Monfieur , a =3 la mémoire de feu M. de Crébillon votre pere, =3 une marqué bien fignalée du cas que Sa Ma=3 jeftéafait des rares talens de ce gran.i homme; => Elle m'a ordonné de faire faire un tombeau =3 dans 1'Eglife oü il a été inhumé , qui tranf53 mette a la Poitérité la plus reculée 1'eftime =3 particuliere dont 1'honoroit fon Roi. Je vous 33 apprends avec plaifir ce glorieux événement » qui va lui donner une nouvelle vie. «  47? ^ É L O G ï refroidi la chaleur facbice & palTagere que fa vieillelfe avoit vue naitre.Si jamais le projet fe réalife, 1'Académie verra ce monument avec intérêt j & comme confacré a la mémoire d'un de fes plus iiluftres Membres, & comme le précurfeur indubïtable d'un autre monument , plus précieux encore pour elle, que déja les Etrangers demandent a la Nation , dont ils fe préparent a lui donner bientöt 1'exemple (i), & dont en ce moment, Meffieurs , nous ne pouvons offrir a vos regards qu'une foible & douloureufe image (z). Oferons-nous, en finilfant cet Eloge , hafarder quelques réflexions , telles que nous 'les permettent nos foibles lumieres, fur le caracbere que Crébillon a donné a fes Pieces, & fur le parallele qu'on peut faire de cet Ecriyain avec nos principaux Poëtes Tragiques ? Un (i) L'Impératrice de Ruflïe, qui vient d'ache,ier la Bibliotheque de M. de Voltaire, fè propofe; de la placer dans une efpece de Panthéon unixjuement deftiné a cet objet, & d'y ériger un monument a ce Grand Homme. (z) Le bufte de M. de Voltaire , donné a 1'Académie par 1'Auteur de ces Eloges , étoip expofé aiix yeux de laflemblée,  de Crébillon. 479 de nos plus célebres Confrères, 1'Auteur du beau Pocme des Saifons , dans les notes pleines de goüt & de Philofophie qu'il a jointes a fon excellent Ouvrage , a remarqué avec grande raifon , quoi qu'en air dit le bas-peuple des Critiques , que les deux illuftres fondateurs de la'Tragédie parmi nous, fembloient s'être plus attachés a peindre les Hommes que les Nations; que Racine n'en avoit peint qu'une feule , les Juifs , Sc Corneille que deux, les Romains & les Efpagnols j queM. de Voltaire feul avoit peint tous les Peuples, Grecs, Romains, Francois, Efpagnols, Américains , Chinois & Arabes. Crébillon n'oftre le tableau d'aucune Nation particuliere ; il femble s'être Jivré tout entier a tracer celui de Thomme , Sc a le rracer du cóté qui n'eft pas le plus beau fans doute, mais qui eft peut-être au Théatre un des plus fiappans. II a montré la perverfité humaine clans toute fon atrocité j c'eft un fiere qui aifaihne lè fils de fon frere , & qui lui en fait boire le fang ; c'eft un rils qui égorge fa merej c'eft un pere qui tue fon fils, L'Auteur a cru remplir par ce moyen un des deux grands objets que les Grecj  4"So Éloge regardoient comme le but de la Tragédie , la terreur; il a même ofé porter cette terreur jufqu'au fentiment le plus pénible, bien sur, & prefque affligé, de refter encore au dellous des Tragiques Grecs, dont certains Ouvrages faifoient, dit-on , avorter les femmes enceintes. Ce but général &c unique des Pieces de Crébillon leur donne un ton de couleur fombre , par lequel elles fe reffemblent toutes. Cette reftemblance qu'on reproche* a. fes Ouvrages, on la reprocbe auffi, quoique dans un autre genre, a ceux de Racine j mais, ce me femble , avec beaucoup moins de juftice. Car Ci ce. Poëte admirable paroit quelquefois femblable a lui - même , c'eft tout au plus dans fes Perfonnages fubalternes, dans ceux qui font fur le fecond plan du rableau, & nullement dans fes premiers róles , dans ceux qu'il préfeute fur le devant de la toile. Aricie, Junie, Atalide , peuvent avoir quelques traits communs j mais les caracberes d'Acomat , de Eurrhus, d'Agrippine, de Mithridate, de Phédre, de joad &c d'Athalie , ont des traits auffi différens que fupérieurement tracés. Quoi quil en foit, ce défaut réel ou  de Crébillon. 4S1 ou prérendu de Racine, n'eft ceiui ni de Corneille , ni de 1'Aureur de Zaïre j aucune des Tragédies de ces deux Grands Hommes n'a cet air de familie qu'il eft fi diftïcile a un Auteur d'éviter dans fes producfions. Au contraire, les Tragédies de Crébillon, déja femblables entre elles par le genre du coloris, le font encore par les moyens que 1'Auteur emploie pour produire des fituations rhéatrales j les rcconnoijfances fur - tout font un de ceux dont il fait le plus fréquent ufage; mais rendonslui du moins la juftice d'avouer qu'il eu a fait 1'ufage le plus heureux ; la reconnoilfance d'Atrée, celle d'Elecbre, & fur-tout celle de Rhadamifte, font du plus grand effet au Théatre , & en même temps auffi différentes entre elles que des reconnoiflances peuvent 1'être. La multiplication de ce reflbrt dramatique dans les Tragédies de Crébillon, & en même temps la maniere fupérieure dont il Ta mis en ceuvre , & les fuccès conftans qu'il en a recueillis, ont prefque abfolument fruftré d'une fi grande reflburce les Poëtes fes fucceffeurs, dont la ftérilité auroit été trop keureufe d'y avoir recours, par la fa-  481 Éloge cilité que ce moyen leur préfenre pour procluire quelques effens momentanés. Concluons de ces obfervarions , que fi Crébillon eft quelquefois noir jufqu'a 1'horreur , il n'eft pas du moins ce que rant d'autres ont été depuis, noir Sc froid ; dernier degré de la médiocrité Dramatique , & la plus trifte preuve qu'un Poëte tragique puifle donner de la nüllité de talent la plus incurable, On peut comparer les malheureufes producbions de cette efpece , a ces jours affligeans de 1'hiver , ou un brouillard épais, joint a une gelée pénétrante, femble a la fois engourdir Sc contrifter rous les êtres vivans. LesPieces de Crébillon reffemblent au contraire a ces payfages d'une horreur majeftueufe, enrremêlés de torrens Sc de rochers, ou la Narure préfentant un front terrible nous occupe de penfées triftes, mais grandes , dont le voyageur prcfere 1'impreiTion vive Sc profonde a 1'iniipide fpectacle d'un payfage omé , mais monotone. Tel eft 1'effet que les Tragédies de Crébillon produifenr, Sc qui n'eft point détruit par les défauts renrochés a fes Pieces, un amoür quelquefois languilfant Sc bourgeois , une expofitioi^  de Crébillon. 485 fouvent froide & embrouillée , une marche compliquée & traïnante dans les premiers Acfes; défauts quidéparent auffi quelques-unes des belles Pieces de Corneille , & qui pourtant ne 1'empêcherónt pas d'être immoreel. Mais il eft de plus un autre objet a confidcrer dans les Pieces de Théatre, pour fixer a tous égards le jugement qu'on en doit porter ; la Critique, après les avoir jugces a la repréfentation , doit encore en apprécier le ftyle : car c'eft par le ftyle feul qu'un Pocte,applaudi au Spectacie, réuffit encore a la lecture j & c'eft pour avoir rrop négligé cet avantage, que tant d'Ecrivains Dramatiques n'ont eu qu'une exiftence précaire & fugitive. Ra~ cine eft a cet égard le modele de rous les Auteurs Tragiques , par le charme de fon coloris & de fon harmonie ; par une correcHon févere. qui ne fait rien perdre a. la verfification de fon aimable facilité ; par le mérite de la difliculté toujours vaincue, & dont la tracé ne s'appercoit jamais j par une propriété d'expreffion, qu'on croiroit réfervée a 1'exaclitude de la Profe ; enfin par cefte élégance continue , qui ne lailfe voir ni enflure , ni négligence. La place que Xij  484 Eloge nous donnons ici z cet inimitable Ecrlyain, eft celle que M.de Voltaire même lui a tant de fois affignée. Nous ajouterofls quil la lui difpute fouvent, par 1 'éclat 8c la richefle de fon pinceau; par une fenfibilité, qui fans être celle de Racine , eft auffi vraie, & quelquefois plus pénérrante; par cette Philofophie pleine d'ame & d'intérêt, quil a le premier fait paroirre fur la Scène avec tant d'avantage, & qu'il y fait parler avec tant d'éloquence ; enfin par une poéfie qui femble toujours couler de fource , & qui n'auroit befoin que d'être partout égalementfoignée,pour obtenirou partager le prix de la verfification Dramatique. Corneille, fi admirable par les traits fublimes de fes Pieces, par ces Vers de génie qui étonnoient Racine lui-même , fupérieur peut-être a tout quand il eft vraiment Corneille, ne 1'eft pas toujoiirs , même dans fes bons Ouvrages, 8c 1'eft trop peu dans les autres ; il tombe 8c fe précipite dès que le Dieu qui 1'infpire femble fe repofer &: 1'abandonner. Crébillon n'a guere que des Vers heureux , mais des Vers qu'on, retient malgré foi , des Vers d'un ca* ra&ere aullï fier qu'originalj des Vers  bs Crébillon. 48$ 'enfin qui n'appartiennent qu'a lui, & dont Tapreté male exprime , pour ainfi dire , la phyfionomie de 1'Auteur. Si les détails de la verfification ne fouftfent pas chez lui 1'examen rigoureux , fi la lecbure de fes Pieces eft raboteufe Sc pénible , 1'énergie de fes caracFeres, Sc le coloris vigoureux de fes tableaux, produiront toujours un grand effet au Théatre , ou fon fiecle femble lui avoir donné une place que la poftérité lui confervera, Sc ou il fera toujours nommé parmi nos meilleurs Poëtes Tragiques. Affurons lui donc cette place honorable, en avouant qu'il en eft encore de plus clevées ; Sc appliquons ici les beaux Vers d'Horace fur la fuperiorité d'Homere , qui n'a point fait oublier les autres grands Poëtes; Non fi priores Mxonïits teret Sedes Homerus , Pindarlcx latent, Cci & que toutes chofes ne foient tressi bien réglées dans fon Royaume. Cesi pendant j'y vois régner un défordre ss horrible , dont je ne puis m'empêcher si d'avertir Votre Majefté. Quel eft x donc, Rofe, dit le Roi, cet horrible si défordre? C'eft, Sire, reprit M. Rofe, » que je vois des Confeillers , des Préfiss dens, & autres Gens de longue robe , » dont la véritable Profeffion n'eft pas ss de haranguer, mais b:en de rendre s-> juftice au tiers & au quart, venir vous si faire des Harangues fur vos conquêtes , 11 tandis qu'on laiffe muets , en fi beau. 11 fujet de parler, ceux qui font une ss Profeffion particuliere de l'Eloquence. si Le bon ordre ne voudroit-il pas que is chacun fit fon métier , & que MM. de si l'Académie Francoife , chargés paf si leur inftitution , de cultiver le précieux is don de la parole , vinffent vous rendre »> leurs devoirs en ces jours de cérémonie, j> oü Votre Majefté veur bien écouter Xv  49© Éloge » les applaudiiTeraenSj & les cantiques >■> de joie de fes Peuples}.... Je trouve, » Roje , dit le Roi, que vous ave\ rai» fon. ; il faut faire ceffer un fi grand » fcanuale, & qu'a 1''avenir V'Académie » hrancmfc xienne me harangüef comme j> le Parlement & les autres Compagnies 53 fupérieures. Avertiffe^-en l'Académie , 33 & je donnerai ordre qu'elle foit recue 33 comme elle le merite. UAcalémicien 33 qui étoit alors Directeur, continue 33 Chartes Perrault, alla, fuivi de route 33 la Compagnie en corps, haranguer 33 le Roi a Saint-Germain, a la fuite 33 du Parlemenr , de la Chambre des 33 Compres &: de la Cour des Aides. 33 tlie fut recue comme ces Compagnies. 35 Le Grand-Maïtre des Cérémonies 3« alla la prendre dans la falie des Am55 bafladeurs, ou elle s'éroir alfemblée , 33 & la mena jufqu'a la chambre du 33 Roi, oü le Secrétaire d'Erat de la as Maifon du Roi la trouva, & la pré33 fenta a Sa Majefté qui 1'attendoit. >3 La Harangue plur extrêmement, & le 33 Roi tén oigna ce la jo 'e d'avoir appelé 33 1'Acad émie a cette cérémonie. Llle a n continué depuis a s'acquitter de cë 33 devoir dans routes les occafions qui n fe font préfentées «.  i>u Président R o s e. 491 Cet honneur de haranguer le Roi comme les Cours Souveraines, eft d'autant plus précieux a la Compagnie , qu'elle eft la feule Académie qui en jouilfe. Auffi 1'a-t-elle préféré a routes les graces que les autres Corps Littéraires ont acceptées. Elle s'eft contentce d'un fimple droit de préfence trèsmodique, & n'eft jamais plus fatisfaite que lorfqu'un grand nombre d'Académiciens vient le partager (1). Colbert, quiainftitué ce droit, vouloit Ie rendre beaucoup plus confldérable; le Préfident Rofe, n'étant pas encore Merribre de la Compagnie, & par confequcne trèsexcufable d'ignorer 1'efprit dont elle étoit animée , appnyoit auprès du Roi, par un mouvement jIê zele, les vues libérales du MiniitreTX'Académie s'y oppofa ; elle penfa , dit encore Charles Perrault, „ que cetterétribution,devenue » plus forte , pourroit être regardée » comme une efpece de benefice, que Ceft par ce motif que 1'Académie a de- ' rnan-*.é il y aqaelques annét s des vacancc,-|ujjfe n'avoit pas ruparivant , & qu'elle a obterrues. tabfence d'un. grand nombre d'Aeadémiciens pendanr lei rrnis de Septemb: e & d'Ocrobre, ren'doit les Airemblées trop peu nombrcufes. X vj  491 Eloge » les Grands de la Cour feroient avoir » a leurs Aumóniers , aux Précepteurs » de leurs enfans, Sc mëme a leurs » Valets-de-chambre « 3 & 1'Académie, comme bien d'autres Républiques plus confidérables , fe feroit pe-rdue par les richelfes. Égalité, déjlntérejfement Sc liberté ces rrois mots font écrits dans le cceur de tous les Gens de Lettres qui la compofent, Sc de tous ceux qui font dignes d'y afpirer. Ce font ces fentimens fi nobles que Fontenelie exprimoit dans une Harangue qu'il fit a un Miniftre des Finances ala tête de la Compagnie: 33 Vous ne recevrez point, lui dit-il, 33 de compliment plus défintérelfé que 33 celui de 1'Académie Francoife ; s'il 3» nous arrivé de demander des graces, 33 nous n'en derfïandons que de fi lé33 geres & de fi anciennes , que nous ne 3> courons prefque pas le rifque d'un 33 refus «. Utile avertüfement pour nous , de n'en jamais defirer de plus grandes. Le Préfident Rofe , qui avoit rendu a 1'Académie le fervice important dont nous avons parlé , en recut de la Compagnie même la récompenfe la plus flatteufe. Elle le nomma le 1 z Décembre  OU PRÉSIDENT R ÖSE. 49jT 16*7 5 , d la place de Conrart , qui erf étoit, comme lui, un des Bienfaiteurs,> puifque fa maifon en avoit été le berceau. Cependant 1'Académie, en adoptant le Préfident Rofe, ne fit pas feulement une acf e de reconnoilfance > elle fit encore un bon choix ; & notre Académicien le prouva par 1'éloquence 8c la» dignité avec laquelle il harangua plufieurs fois le Roi a la tête de la Compagnie, ïl étoit bien jufte qu'elle eüt fouvent la fatisfacbion de voir cet honneur déféré par le fort a celui qui favoit obtenu pour elle. Habitant de la Cour, Ie Préfident Rofe devoit en connoitre 1'efprit 8c le ftyle. On Ta pourtant accufé, a la vérité fans aucune preuve , d'avoir écrit au nom du Roi, comme Secrétaire du Cabinet , une lettre peu convenable. Elle étoit adrelfée au Duc de la Rochefoucault, que le Roi avoit fait Grand5 Maitre de fa'Garde-Robe. » Je me >■> réjouis comme votre ami lui difoit le >■> ■ Roi, du pref ent que je vous ai fait » comme votre Maitre «. Des perfonnes qui avoient approché Louis XIV, & que nous avons connues, nous ont paru perfuadées qu'il avoit lui-même di&é.  494 Eloge cette lettre. II croyoit fans doute compenfer avec ufure par la qualité dAmi, qu'il vouloit bien prendre avec un Sujet Grand Seigneur , celle de Maitre 3 dont il le faifoit fouvenir \ & les Courtifans de ce Prince étoient d'ailleurs pénétrés pour lui d'un fentiment de yénérarion fi profonde , que de pareilles exprellions ne pouvoient les offenfer de fa part : ils devoient être bien plus fiattés de fe croire les Amis de leur Souverain, qu'humiliés de s'enrendre rappeler une dépendance dont ils fe trouvoient honorés \ &z la vanité étoit en eux plus chatouilleufe que 1'orgueil. Loin que le Préfident Rofe mérite le reproche d'avoir compofé cette lettre, on allure qu'il perfuada au Roi de ne la pas envoyer; mais il s'y prit, dit-on, avec la plus heureufe adrelfe. II n'eut garde de faire fentir au Maitre, que fon amïtié n'avoit pas eu le tacb alfez délicat, ni la main alfez légere ; il fut au contraire le flatter habilement & fans affeótation , en lui demandant par forme de doute, fi dans ce compliment , d'ailleurs plein de b ohté 3 il n'y avoit pas trop d'efprir & de finelfe, & fi la Majefté du Trbne n'exigeoit pas  du Président Rose. 49$ un tour plus grave Sc plus fimple. Le Roi approuva eer avis , & fupprima, par un principe de bon gout, la lettre que peut-être il auroit dü fupprimer par un autre motif. Ce Courtifan fin & délié , qui par fon cara&ere fouple Sc fon efprit aimable, plaifoit beaucoup a Louis XIV , n'ufa jamais de la faveur que pour obliger tous ceux qui en avoient befoin. II favoit fur-tout, ce qu'on ne fait guere a la Cour, défendre fes amis accufés Sc abfens; mais il joignoit au courage de les défendre, Tart néceflaire pour ne fe point compromettre , Sc il en donna la preuve dans une occafion délicate. Voici de quelle maniere M. l'Abbé d'Olivet, dans une lettre a M. le Préfident Bouhier, raconte cette anecdote curie ufe. » Vittorio Siri, que vous connoifiez j> par fon Mercurio Sc par fes Memorie n recondue, demeuroir fur la .fin de 33 fes jours a Chaillor, oüil vivoit d'une 33 penfion confidérable que le Cardinal 33- Mazarin lui avoit fait donner. Sa 33 maifon étoit le rendez-vous des Po33 litiques, Sc fur-tout des Miniftres 33 Ltrangers, qui ne manquoient guere  '49^ É i o g é » de s'arrêter chez lui au retour dg » Verfailles , les jours qu'ils y alloient » pour leur audience. Un jour, plu*> fieurs de ces Miniftres s'y trouvant » affemblés, 1'un d'eux mit la conver» fation fur la campagne de Flandre , n dont il paroilfoit renvoyer toute la » gloire a M. de Louvois. Vittorio,qui » haïlfoit ce Miniftre, interrompit « 1'éloge; & avec fon jargon 3 qui n'étoit « ni Italien, ni Fraucois , Monfu 3 lui » dit-il , vous nous fakes ici de votre »> Monfu Louvet 3 il pki Grand Homme » qui fok dans l'Europe ; contente^-vous « de nous le donner per il piu grand jj Commis 3 & ft vous y ajoute^ quelque 33 chofe 3 per il piu grand brutal. Vous 33 jugez bien, Monfteur, que dès le 33 lendemain M. de Louvois fut inftruit, 33 & ne manqua pas de fe plaindre au 33 Roi. Ce grand Prince, qui eut touj3 jours pour maxime, que sattaquer w a ceux qu'il honoroit de fa confiance, y> c'éroit lui manquer de refpecF a lui30 même, répondit qu'il chatieroit Fin»3 folence de l'Abbé Siri. Rofe, dont 33 le Roi fe fervoit pour écrire fes letties 33 parriculieres, étoit en ce moment dans ?> Ie cabinet de Sa Majefté; il entendi*  du Président Rosé. ±fp ?> ce qui fe difoit. Quand le Miniftre » fe fut retiré , il fupplie le Roi de » vouloir bien fufpendre fa jufte colere » jufqu'au fbir : il va promptement a. » Chaillot; il fe met au fait; il revient j> au coucher du Roi , &c lui avant » demande un moment d'audience , 3> Sire, lui dit-il, le fait eft d-peu-prés 33 tel qu'on l'a rendu d Votre Majefté. « Vous fave% que mon ami Siri a une *> méchante langue,& fe met en colere 33 aifément; mais il devient fou & furieuX 33 lorfqu'il croit qu'on bleftfe la gloire de 33 Votre Majefté. On s'eft avifé, en 33 pref en ce de tous les Etrangers qui 33 étoient che^ lui , de louer M. de LouJ3 vois , comme ft la campagne n'avoit »3 roulé que fur ce Miniflre. On l'a voulu 33 faire admirer d tous ces' Etrangers 3 33 comme le plus Grand Hommt de l'Eu~ 33 rope. Alors la tête a toutné d mon 33 pauvre ami; ila dit que M. de Louvois >■> pouvoit être un grand Commis , & rien 33 autre chofe ; qu'il étoit aifé de réuffir 33 dans fon métier, lorf qu'avec tout Var33 gent du Royaume , on n'avoit qu'a 33 exécuter des projets auffi fagement Sr formés, & des ordres auffi prudemment » donnés que ceux de Votre Majefté,.-.*  49^ Éloge » Ah ! il eft fi agé, dit le Roi, qu'il » ne faut pas lui faire de la peine «. Notre Courtifan Phiiofophe ( fi ces deux mots peuvent aller enfemble ) aimoit a raconter cette hiftoire , que M. l'Abbé d'Olivet termine eny apphquant 1'exclamation de Perrin Dandin daas les Plaiicurs : Ce qae c'eft qu'a propos toucher Ia paiïïon ! Nous dirons avec plus de gravité,& furtout dejuftice, qu on doit pardonner ces petites foiblelfes de Pamour-propre a un Prince que la flatterie attaquoit,pour ainfi dire , de toutes parts, & qui eft bien excufable de n'avoir pu s'en défendre. Que ceux qui voudroient- le juger la-deftus avec rigueur, fe mettenr un moment a fa place, & conviennent de bonne foi qu'ils n'auroient pas été moins foibles que lui. Bien convaincus de 1'indulgence qu'il mérire fur ce fujet, nous nous permettrons d'ajouter a 1'anecdote précédente , ce que le Préfident Rofe y ajoutoit en la raconfant; que de tous les éloges qui ne celferent pendant cinquante années de pleuyoir fur Louis XIV, aucun, ne 1'avoir flatté davantage que celui qu'il  du Président R o s e. 49^ recut de Madame Deshoulieres, dans une Ode fur la prife de Mons , ou celebrant cette conquête & M. de Louvois , elle difoit en alfez mauvais Vers: Utile & glorieux ouvrage De ce Miniftre attif, infatigable , fage , Que le plus grand des Rois de fa main a formé, Que ni difficulté ni péril ne rebute-, Et qui , foit qu'il confeille , ou bien qu'il exécute, De 1'efprit de Louis eft toujours animé. C'étoit en effet , comme 1'on fait, la prétention du Monarque, que d'avoir forméLouvois; & le Pr. Rofe , qui avoit vu de prés Louis XIV,dans tous les fens polfibles de ce mot, avouöit a 1'oreille de fes amis , que le Roi lui avoit toujours paru perfuadé des obligations qu'un li célebre Difciple avoit a fes lumieres. II eft vrai que ce Maitre, li utile a Louvois , ne fut pas aufti heureux a former CharrMard:' mais ce qui peut en quelque forte excufer le Prince, c'eft qu'il s'étoit donné, par fes propres lumieres, le Miniftre habile, 8c qu'il fe laifta donner par d'autres le Miniftre incapable -, il avoit choili Louvois , & ne fit que nommer Chamillard. Encore une fois, pardonnons a un Monarque fi  föfr Éloge long-temps heureux, d'avoir eu quelque prévention en fa faveur. Souvenonsnous que les Souverains font hommes, êc qu'un Souverain puilfant, long-temps accablé d'éloges , doit être plus homme qu'un autre. Aimé du Roi, confidéré ala Cour, & plein d'amour pour les Lettres, on ne fera point 'étonné'que le Préfident Rofe ait été en liaifori intime avec les Ecrivains les plus célebres de fon temps. II étoit fur-touE fort ami de Molière, avec lequel il eut pourtant une querelle atfez plaifante. Dans le Médecin malgré lui, Sganarelle , comme tout le monde fait, chante un couplet a fa bouteille y le Préfident Rofe fe trouvant avec Molière dans une compagnie nombreufe , Taccufa, d'un air fort férieux , d'avoir été plagiaire en s'appropriant cette Chanfon, & de n'en.avoir pas fait honneuraqui elle appartenoit. Molière foutint qu'elle étoit de lui: Rofe repliqua qu'elle étoit traduite d'un Epigramme latine , imitée même de 1'Anthologie grecque ; Molière le défia de produire cette Epigramme ; Rofe la lui dit fur le champ, telle qu'il fayoie  du President Ros e. 501 faite (1). La latinité avoit afïez le goüt antique pour en impofer aux plus fins Connoilfeurs en ce genrej Ménage & la Monnoie y euifent été trompés ; auffi Molière refta confondu; &c fon ami, après avoir joui un moment de fon embarras, s'avoua enfin pour 1'Auteur de la Ghaufon. Notre Académicien portoit quelquefois ce genre de gaieté , dans les objets qui pouvoient Tintéreffer le plus, & favoit même 1'y porter alfez a propos pour en tirer avantage. II avoit marié fa fille a un grave Magiftrat, qui venoir quelquefois lui faire de longues plaintes de 1'humeur frivole & dépenlïere de fa femme. Ennuyé de ces remontrances (1) Voici le Couplet & la Traduftion. Qu'ils foat doux , Quam dulces , Bouteille jolie , Amphora arruena., Qu'ils font doux Quam dulces Vos petits glougloux ! Sünt tux vocet .' jSrfais mon fort feroit bien Dum fundis merum in ca' des jiloux , lices, Si vous éticz toujours Utinam femper ejfe} remplie ; plena ! Ali! Bouteille 'nu mie, Ah ! cara mia Lagena f pourquoi vous vuidez- ftKita curjaces ? ' yous ?  50Z Éloge faftidieufes , le Préfident Rofe dit un jour a fon Gendre : AJfure^ bien ma fille, que fi elle vous donne encore fujet de vous plaïndfe 3 elle fera déshéritée. Depuis ce moment, le mari ne fe plaignit plus. II mourut le 6 Janvier 1701 , agé de quatre-vingt-dix ans. L'accès que fa place lui donnoit auprès du Roi, lui étoit fur-tout. agréable par les moyens qu'il lui fourniilbir d'obliger fes Confrères , 8c d'infpirer pour eux au Monarque de juftes fentimens de bienveillance & d'eftime } éloge que fes pareils n'ont pas toujours mérité. On peut lui reprocher cependant d'avoir, par amitié pour Defpréaux & Racine, retardé 1'entrée cle fontenelie a. 1'Académie Francoife. On trouve la-deftus un paffage curieux dans une lettre alfez peu connue, ou Racine écrit a Defpréaux (1): « Je fuis comme vous tout confolé de 5» la réception de Fontenelie. M. Rofe » eft faché, dit-il, de voir 1'Académie 3) aller de mal en pis «. Cet homme, (1) Cette lettre eft écrite du camp devant Mons le 3 Avril 1691. On peut la voir dans le Recueil des lettres de Racine , publiées par fon  du Président R o s e. 503 qui devoit faire aller 1'Académie de 'mal en pis , occupe aujourd'hui dans notre lifte une place que le Préfident Rofe,quoiqu'eftimable d'ailleurs,feroit très-heureux de partager. On peut dire cependant, a ia décharge de notre Académicien, mais non pas de fon Confeil, que dévoué , comme il i'étoit, aux opinions des deux Ecrivains illuftres qui étoient alors les oracles de la littérarure , il étoit bien difficile que dans cette occafion il ne fut pas injufte fans le vouloir & fans le croire. Fontenelie racontoit qu'il avoit efluyé , grace au Pr. Rofe & a fes amis, quatre refus fucceffifs , quoiqu'il eüt pour Concurrens des hommes peu dignes de lui être préférés. Je l'ai fouvent dit ajoutoit-il, a des Candidats qui fe plaignoient d'avoir été plufieurs fois éconduits ; mais j'ai eu beau me citer pour exemple , je n'ai jamais confoléperfonne.  DlAL O GUE  Dï ALOGUE ENTRE DESCARTES E T CHRISTINE- REINE DE SUEDE, Aux Chamïs Élysées(i). Ch ristin e. ^k. H ! vous voila , mon cher Defcartes ? Que je fuis ravie de vous revoir après une li lengue abfence ! CeDialogue aété lu a. 1'Académie Francoife !e Jeudi 7 Mars 1771 , en préfence de S. M. lc Roi de Suede. L'Êloge qu'on y trouvera de few M. de Volraire , & la Note que nous y avons jointe a I'honneur de ce Grand Homme,nous ont fiit penfer que ce Morceaune paroitroit pas déj lacé a la fuite des Eloges qu'on vient de lire. Y  506 DlALOGUE entre DeSCARTES Descartes. - Depais prés d'un liecle que nous fommes ici tous deux , il n'a tenu qu'a vous de m'y retrouver beaucoup plutót. Mais je ne fuis pas furpris que vous m'ayez lailfé a 1'écart. Vous favez que fur laterre même, les Princes Sc les Philofophes ne vivent pas beaucoup enfemble j s'ils fe recherchenr quelquefois , c'eft par le fentiment palfager d'un befoin réciproque, les Princes pour s'inftruire, les Philofophes pour être protégés , les uns Sc les autres pour être célebres ; car chez les Rois , & même chez les Sages, la vanité fe taic rarement. Mais quand une fois on eft arrivé dans le trifte Sc paifible féjour ou nous fommes , Rois Sc Philofophes n*ónt plus rien a prérendre , a efpérer , ni a craindre les uns des autres; ils fe tiennent donc chacun de leur cbtéj cela eft dans 1'ord're. Christin e. Quelque froideur que vous me falïiez paroitre, Sc quelque indirférence que vous me reprochiez a votre égard , j'ai toujours confervé pour vous des feu-  ET CHRISTINE 507 tiniens de reconnoilfance & d'eftime j "& ces fentimens viennent d'être réveillés par des nouvelles cjue j'ai a vous aoprendre , & qui pourront vous in— térefler. Descartes. Des nouvelles qui m'intérelferont ! Cela fera difhcile. Depuis que je fuis ici , j'ai fouvent entendu les mört's converfer entre eux ^ iIs débitoient ce qui s'eft palfé fur la terte depuis que je fat quittee ; j'ai tant appris de fottifes que je fuis dégoüté de nouvelles. D'ailleurs comment voulez-vous que je me fouciede ce qui fe palfe la haut depuis que je n'y fuis plus ? J'y prenois bien peu de part quand j'y étois, C'étoit pourtant une grande époque , celle de la fameule guerre de trente ans , & des célebres négociations qui font fuivie ; on faifoit alors les plus grandes & les plus belles acbiöns; on s'égorgeoit & on fe trompoit d'un bout de 1'Europe a Ï'autre j c'étoit, a ce qu'on dit , le temps des grands Princes, des grands Généraux & des grands Miniftres 5 je ne prenois part ui a leurs illuftres malfacres, ni a. leurs tij  50S DlALOGUE 5NTRE DeSCARTES auguftes fecrets, & je médkois paifiblement dans ma iclitude. C h r i s t I n E. Vous n'en faifïez pas mieux ; un Sage comme vous auroit pu être beaucoup plus utile au monde. Au lieu d'être enfermé dans votre poêle au fond de la Nord-Hollande , oecupé de Géo. métrie, de Phylique , 8c quelquefois , foit dit entre nous , d'une Métaphyfique alfez creufe, vous auriez bien mieux fait d'aller dans les Armées 8c dans les Cours , & d'y perfuader aux hommes d'y vivre en paix, Descartes. Py aurois vraiment été bien recu! Perfuader aux hommes de ne pas s'égorger , fur-tout quand ils ne favent pas pourquoi ils s'égorgent! Quand on eft réduit a. prouver des chofes fi claires, c'eft perdre fa peine que de 1'enrreprendre. Je me fouviens de ce qui arriva , pendant la guerre de Vefpafien 8c de Vitellius , a uncertain Phiiofophe dont parle Tacite ; il s'avanca entre les deux armées, qui étoient en préfence,  et Christin e. 505» & voulut , par une bellerdéclamation contre la guerre , leur perfuader de mettre bas les armes, & de s en aller chacune de leur coté. Le Phiiofophe fut baffoué & roué de coups, & 011 le battit mieux que jamais. Christin e. On allure que vous feriez aujourd'hui plus content de 1'efpece humaine. Tous les morrs qui viennent ici depuis quelque temps, & les Philofophes meme qui nous arnvent , conviennent que les efprits s'éclairent , & que la raifon fait des progrès. . De scartes. Si elle en fait, c'eft, je crois, bien infenfiblement. 11 eft inconcevable avec quelle lenteur les Narions en corps cheminent vers lebien& vers le vrai. Jettez les yeux fur l'Hiftoire du Monde, depuis la deftruftion de 1'Empire Romain jufqu'a la renailfance des Lettres en Europe; vous ferez effrayee du degré d'abrutiftement ou le genie humain a laivui pendant douze fiecles. Yü;  510 DjAEOGTJE ENTRE DescARTES CHR I s T I n E. Les Peuples cheminent lentement, ii eft vrai 5 mais enfin ils cheminent, & ils arnvent tót ou tard. La raifon peut fe comparer a une montre ; on ne voit point marcher 1'aiguiile, elle marche cependant, & ce rf eft qu'au bout de quelque temps qU'on s'appercoit du chemin qu'elle a fait; elle s'arrête a ia verite quelquefois, mais il y a tou7°"riS T Jedans de la montre un reifort qu il fuffit de mettre en aétion pour donner du mouvement a l'aiguille. Deskartes. A k bonne heure ; tout ce que je iais ceft que de mon temps 1'aiguille nallon guere ; le reftbrt même , s'il y en avoir un, étoit fi relaché que ie 1'ai crudemut pour jamais, tant j'ai elfuyé de contradicfions & de traverfes pour avoir voulu enfeigner aux hommes quelques ventés de pure fpéculation £ta "ep°UVoient troubIer la paix des' C H R I s T I N E. Ce temps de dégoüt & de difgrace eit pafte pour vous j on vous rend enfin  et Christin e. 511. juftice; on vous rend même les honneurs qui vous font dus. Descartes. On m'a tourmenté pendant que je pouvois y être fenfible ; on me rend des honneurs quand ils ne peuvent plus me toucher ; la perfécution a été pour ma perfonne , & les hommages font pour mes Manes. 11 faut avouer que rout cela eft arrangé le mieux du monde pour ma plus grande fatisfacFion. Chris t i n e. Heureufement pour i'honneur du genre humain, on ne traite pas toujours avec la même injuftice ies hommes dont les talens illuftrent leur Patrie. Je viens d'apprendre qu'en France même , &z dans le moment ou je vous parle, une Société conudérable de Gens de Lettres éleve une Statue au plus célebre Ecrivain de la Nation (1); on ajoute , que des perfor.nes refpecFables par leur rang & par leurs lumieres,-tant én France que dans les Pays Etrangers , (1) Voyci la notï a la fin de ce Dialogue. Yiv  5 I 2 DlAtOGÜE entue1 DlSCARTES fonta cette louable entreprife I'honneur 0 y concourir. Descartes. Cela eft vrai; mais favez-vous ce que j apprends de mon cóté ? On dit qu'il ie trouve en même temps des hommes qui voudroient bien décrier cet acf e de pamotifme, par une raifon qu'ils n'ofent a la venté dire tout haut ; c'eft que 1 homme de génie qui eft 1'obiet de ce monument , aura la fatisfaéhon de levoir & d'enjouir. Ces difpenfateurs equitables de la gloire demandent pourquoi on n'érige pas plutót des Statues a ^orneille, a Racine & a Molière; & dsle demandenr, paree que Cornei'lle Racine & Molière font morts • ils n'auroient eu garde de fiire la q'uefnon du vivant de ces Grands Hommes, dontle premier eft mort pauvre , le fecmd dans la difgrace , Sc le troifieme preique fans fepukure. C h r I.s t I n e. ' °J1 pourroit, ce me femble , repré-' ienter 1'Envie, égorgeantld'.uhe main un Oeme vivant, & de Ï'autre offrant de 1 encens a un Génie qui n'eft plus. Mais  et Christin e. 513 laifiqns4a ces hommes fi zélés pour honorer le mérite , i condition qu'il n'en faura rien ; & ne parions que de ce qui vous concerne.Si 1'on a euletort de vous avoir oublié long-temps , ü femble qu'on veuille aujourd'hui réparer cet oubli d'une maniere éclatante. Savez-vous qu'on vous éleve a&uellement un Maufolée ? Descartes. TJn Maufolée, a moi ! La France me fait beaucoup d'honneur : mais il me femble que fi elle m'en jugeoit digne , elle auroit pu ne pas attendre cent vingt ans après ma mort. C hr 1 s tin e. Vous faites vous-même bien de I'honneur a la France, mon cher Phiiofophe , en croyant que c'eft elle qui penfe a vous élever un monument. Elle y fongerabientöt fans doute, & il s'en offre une belle occafion;car on reconftruit a&uellement avec la plus grande magnificence 1'Eglife ou vos cendres ont été apportées (1), & (1) Sainte Génevieve, Yv  514 DlALOGUE ENTRE DeSCARTES il me femble qu'un monument a I'honneur de Defcartes décoreroit bien aura at cette Eglife , que de belles orp-ues ou une belle forinerie (1). Mais en atrendant, on vous érige un Maufolée a Stockolm , dans le pays oü vous avez été mourir (1). C'eft a un jeune Prince, qui regne aujourd'hui fur la Suede, que vous avez cette obligation. Je n'ai point eu, comme vous favez, Tambition de me donner un héritier ; mais que j aurois été emprelfée d'en avoir , fi j'avois pu efpérer que le Ciel m'accordat un tel Prince pour fils! Je m'intérelfe vivementa lui par tout ce que j'entends le Comte d'Angiviller, Directeur ffénéTal des Batirnens, a taclie d'acquitterladette^de la Trance, par la Statue en pied qu'il a fait faire a Belcartes , & qu'on a vue en 1777 au Sallon ia Louvre. Mais on cherchera toujours a Sajnte Génevieve le Maufolée de ce Phiiofophe, comme -«n cherchera a Ssint Etienne-du-Mont ceux de Racine & de Pafcal , a Saint Roch celui de Pierre Corneille, a Saint Eulkclie celui de la fontaine, & dans vingt autres Egüfes celui de lant d'autres hommes chers aux Lettres Si 3 ia Patrie. (1) Ce Manfolée a été en effet crigé dans 1 Egl!fe de S. Olof a Stpckoim , parordre dn Rei oe Sucde.  et Christin e. 515 dire de fes lumieres , de fes connoiffances, de fa modeftie , ou plutót, & ce qui vaut bien mieux encore , de fa. fimplicité ; car la modeftie eft quelquefois hypocrite , & la fimplicité ne F eft jamais. Descartes. Je ne puis pas dire que je voudrois voir ici ce Prince pour le remercier. J'efpere même, pour le bonheur de la Suede, qu'il ne viendra nous trouver de long-temps. Mais je voudrois du moins que ma Nation m'acquittat un peu envers lui. Je fais qu'elle eft légere & frivole; mais au fond elle eft fenhble & honnête : & ft elle n'a rien fait pour moi , ce fera m'en dédommager en quelque forte, que de fe montrer reconnoiftante des honneurs que les Etrangers me rendent. Je n'ai ni la yamtc d'être ébloui de ces honneurs , ni 1'orgueil de les dédaigner ;une ombre ale bonheur oule malheur de voir les chofes comme elles font. Mais quand je n'aurois rendu d'autre fervice aux Philofophes , que d'ouvrir la carrière d'oü ils tirent les matériaux du grand éclifice de la raifon, j'aurois , ce me femble , Yvj  '5 1 £ DfALOGUE entre DeSCARTES quelque droit a.u fouvenir de la poftcritè. F ■ •' • ■ Christine. Quant a moi, je pai tage bien vivement les obligations 'que vous & la France avez en ce moment a la Suede : car le Maufolée qu'on vous y éleve eft une dette que j'avois un. peu contracf ée en vers vous. D E s C A r t E s. II eft vrai, foit dit fans vous en faire de reproche, qu'après avoir alfez bien traité ma perfonne , vous avez un peu négligé ma cendre. J'étois mort dans votre Palais, d'une fluxion de poitrine que j'avois gagnée a me lever pendant trois mois , en hiver , a cinq heures du matin , pour aller vous donner des lecbns. On dit que vous me regrertates quelques jours;'que vous parlates même de me faire conftruire un tombeau magnifique ; mais que bientót tous n'y penfates plus. La plupart des Princes font comme les enfans • ils carelfent vivement, 8c oublient vïte. C h r i s t ine. J'anrois certainemeift (fait quelque  » et Christin e. 517 chofe pour votre mémoire , fi je n'eulfe pas abdiqué la Couronne bientót après. Descartes. Et pourquoi 1'avez-vous abdiquée ? II me femble que vous auriez beaucoup mieux fait de refter fur le Tróne de Suede, d'y travailler au bonheur de vos Peuples, d'y protéger les Sciences & la Philofophie, que d'aller trainer une vie inutile au milieu de ces Italiens qui vous traitoient alfez mal. Avouez que 1'envie de paroïtre finguliere , &c pour tout dire , un peu de vanité, vous a portée a cette abdication ; vous auriez penfé autrement, fivous eulliez été plus pénétrée du fentiment &c de 1'amour de la véritable gloire , qui eft ft différent de la vanité. Christin r. Je ne voudrois pas répondre que la vanité ne fut entrée dans mon projet; car elle fe gliife par-tout, & elle eft faite pour tout gater. Mais j'avois pour abdiquer un motif plus puiftant, Sc qui paroïtrapeu furprenant a un Phiiofophe, les dégoüts&l'ennui du Tróne. J'avoue cependant que j'aurois dü fupporter ces  5 i 8 DlALOGUE entre DeSCARTES icgbüts & cet ennui , par la fatisfaction fi douce de remplir les devoirs confolans que le Tróne impofe. Heureufement ce Tróne va être occupé par un Prince qui réparera tous mes torrs, qui fenrira comme mói le poids de la Couronne,.mais qui faura la porter. Descartes. Vous aviez,ce me femble, un intérêt particulier de ne pas priver les Gens de Lettres de 1'afyle & de 1'appui qu'ils rrouvoienr auprès de votre Tróne ; car aflurément ils n'ont pas été ingrats a votre égard. Christin e. II eft vrai, & je ne puis me le diftlmuler , que fi la poftérité a confervé pour moi quelque eftime , je la dois au peu que j'ai fait pour les Lettres. On s'en fouvient beaucoup plus , que de quelques autres acbions, qui pourroienr cependant tenir unê place dans mon Hiftoire ; par exemple , de 1'influence que j'ai eue dans le Traité de Weftphalie. Vous pouvez vous rappeler en eftet qu'a 1'occafion de ce fameux Traité vous fites des Vers en mon honneur.  et Christin e. 519 Descartes. Oui, je me fouviens que je fis d'affez mauvais Vers , & dont même on a pris la peine fort inutile de fe moquer depuis ma mort , comme fi ma philofophie y avoit mis quelque prétention, Sc comme "fi tous les rimeurs de mon temps,qui fecroyoient Poëtes , avoient fait de meilleurs Vers que moi, a 1'exception de Corneille. Quoi qu'il en foit, mes Vers font oubliés , comme 1'obligation qu'on vous a d'avoir contribué au grand Traité qui pacifia 1'Europe, Sc qui alfüra 1'Erat de 1'Empire. Christin e. J'avoue qu'on ne m'en fait aucun gré, & a parler franchement on n'eft pas injufte. Ce Traité étoit plus 1'ouvrage de mes Miniftres que le mien. II n'en eft pas de même de la protecbion que j'ai eu le bonheur d'accorder aux Lettres & a la Philofophie ; c'eft une gloire que je ne partage avec perfonne ; & la reconnoilfance que tant d'Ecrivains célebres m'en ont témoignée,m'a fait pardonner plus d'un écart que je me reproche.  5 2.0 DlALOGUE ENTRE DeSCARTES De S c a R te s. Vous n'êtes pas la feule qui ayez éprouvé 1'effet de leur reconnoilfance ; ils ont aulïi prefque fait oublier les profcriptions d'Augufte, & les-fautes de Francois Premier. Tot ou tar.d les hommes qui penfent Sc qui e,crivent gouvernent 1'opinion ; & 1'opinion, comme vous favez , gouverne le monde. Christin e. Ne dites pas cela trop haur : car on reprocheroit aux Gens de Lettres, a ces hommes qui penfent & qui écrivent 3 de n'être bons qu'a gater les Princes. Descarte s. Le reproche feroit fort injufte. Les Princes qu'on a loués d'avoir aimé les Lettres , Augufte & Francois Premier entre autres , font devenus meilleurs êc plus fages , du moment ou ils ont commence a les aimer. Cela feul prouvèroit, s'il étoit nécelfaire , combien les Princes ont intérêt d'être éclairés , 8c pour leurs Peuples Sc pour eux-mêmes,  ET Cl) RISTIN E. 5 2 I ClIRI STINE. Mais croyez-vous qu'il en foit des Sujets comme des Spuverains ; que les Nations aient f toujours befoin d'être init'ruites, & qu il ne foit pas utile de tenir le Peuple dans i'ignorahce , &c même de le tromper quelquefois ? Descartes. C'eft une grande queftion (i),& qui demanderoit une difcuflion auift longue qu'inutile pour nous ; car qu'importet-il aux morts de favoir s'il eft bon de tromper les vivans ? Pour moi je ne fais s'il peut y avoir des erreurs utiles y mais s'il y en avoit, je crois qu'elles tiendroient la place de vérités plus utiles (1) L'Académie des Sciences de Pruflë, pat ordre du grand Roi fon Protecteur, vient de propofer peur fujet d'un de fes Prix : S'il peut etre utile de tromper le Peuple ? Sujet bien digne d'exercer les Philofophes , fous les yeux & fous les aufpices d'un Prince cjui connolt égalementSc le prix des lumieres, & 1'influence de 1'opinion fur le bonheur des hommes. Peut-être faut-il ,t pour bien traiter cette queftion, diftinguer entre les erreurs pajfag'eres du peuple , & les erreurs permanentes. II fe peut que les premières ayent été quelquefois utiles; mais les fecondes peuvent-elles jamais 1'être ?  522 DlALOGUE ENTRE DeSCARTESj&C. encore. II eft vrai cependant, que pour combattre utilement& sürement Terreur Sc Tignorance , il faut raremenc les beurter de fronr.'Un Phiiofophe , apparemment mécontent de fes contemporains , difoit Tautre jour ici, que s'il revenoit fur la rerre, & qu'il eut la maift pleine de vérité?, il ne Touvriroit pas pour les en lailfer fortir. Mon confrère , lui dis-je, vous avez tort Sc raifon; il ne faut ni tenir la main fermée , ni Touvrir tout a. la fois; il faut ouvrir les doigrs Tun après Tautre ; la vérité .s'en échappe peu-a-peu , fans faire courir aucun rifque a céux qui la tiennent, Sz qui la laillènt échapper.  5*3 NOTE Sur la Statue de M. de Voltaire dont il ejlparle dans le Dialogue précédent. En 1770, une Société très-conndérable de Gens de Lettres forma le projet d'élever une Statue a 1'Auteur de la Henriade & de rant d'autres Ouvrages immortels ; hommage que ce Grand Homme méritoit de recevoir de fon vivanr. Cette Statue lui fut en effet érigée avec cette infcription : A M. de Voltaire , par les Gens de Lettres fes Compatriotes & fes Contemporains (a). (a) On peut la voir chez M. d'Hornoy, Confeiller au Parlement, neven c!e M. de Voltaire. C'eft 1'ouvrage du célebre Pigalle. La tcte eft pleine d'emhoufiafme, & 1'attitude de nobleflé , de mouvement & d'expremon. il feroit a fouhaiter que 1'Artifte , trop attaché a 1'idée de repréfenter un vieillard , n'eüt pas fait du corps une efpece de fquclette, qu; les connoifTeurs regardent a la vérité comme un chef-d'oeuvre de fculpture , mais qui paroit peu agréable au commun des fpeétateurs.  '524 Note sur la Statue Ceux qui avoient formé le projet de ce monument, defirerent que le Roi de PruiTe, fi refpecbé de tous ceux qui cultivent les Lettres , fi digne appréciateur des rares talens de cet illuftre Eerivain, fi célebre enfin lui-même par fon génie, par fes viófcoires Sc par fes Ouvrages , voulüt bien permettre que fon augufte nom fut a la tête des Soufcripteurs. Un Homme de Lettres, qui a recu de ce Grand Prince les marqués de bonté les plus fignalées , eut I'honneur de lm écrire a ce fujet , & voici la réponfe qu'il en recut. Que ne peut-elle être gravée au bas de la Statue de M. de Voltaire ! Elle feroit encore plus honorable pour lui que la Statue même. A Sans-Souci j le 28 Juillet 1770. » Le plus beau monument de Vol3> taire, eft celui qu'il s'eft érigé lui33 même, fes Ouvrages; ils fubfifteront 33 plus long-temps que la Bafilique de 33 Saint-Pierre, le Louvre , Sc tous ces 33 batimens que la vanité confrère a 33 1'éternité. On ne pariera plus Fran33 cois, que Voltaire fera encore traduit J3 dans la Langue qui lui aura fuccédé.  de M. de Voltaire. 52.5 s> Cependant , rempli du plaiiir que » m'ont fait fes productions fi variées, » & chacune li parfaite en fon genre, j> je ne pourrois , fans ingratitude, me » refufer a la propolition que vous me » faites , de contribuer au monument >■> que lui érige la reconnoilfance pu» blique. Vous n'avez qu'a m'informer » de ce qu'on exige de ma parr, je ne » refuferai rien pour cette ftatue (a), » plus glorieufe pour ceux qui 1'élevent >■> que pour Voltaire même. On dira » que dans ce dix-huitieme fiecle > ou 5» tant de Gens de Lettres fe déchiroient 3> par envie, il s'en eft trouvé d'aftez 33 noblès, d'atfez généreux, pour rendre ' 33 juftice a un homme doué de génie & » de talens fupérieurs a tous les fiecles; » que nous avons mérité de polféder 3» Voltaire Sc la Poftérité la plus recülée >3 nous enviera encore cet avantage. 33 Piftinguer les Hommes célebres , 33 rendre juftice au mérite , c'eft encou- (j) Celui a qui la lettre étoit adrefTée répondit a cette offre du Roi: « Votre Majefté defire de 33 favoir ce que nous demandons pour ce niö»3 nuraent. Un écu, Sire, 8c votre nom «. Ce Prince a donné une ibmrae confidérable,  52*6' Note sur la Statue » rager les talens & les vertus ; c'eft » la feule récompenfe des belles ames ; » elle eft bien due a tous ceux qui cul» tivent fupérieurement les Lettres ; » elles adoucilfent les mceurs les plus » férpces, elles répandent leur charme » fur tout le cours de la vie, elles rendent » notre exiftence fupportable , & la » mort moins affreufe. Conrinuez donc, » Meflieurs, de protéger & de célé» brer ceux qui s'y appliquenr, & qui » ont le bonheur en france d'y réuflir. 53 Ce fera ce que vous pourrez faire de » plus glorieux pour votre Nation « (a). L'Académie Francoife,ayant entendu la lecbure de cette lettre, arrêta d'une voix unanime, qu'elle feroit inférée dans fes Regiftres , comme un monument également honorable pour M. de Volraire & pour la Littérature Francoife. (i) On ne fe permet pas de 'tranfcrire ici ce Cjue ia lettre contenoit de trop flatteurpour celui a qui elle étoit adreifée. On fe contentera de rap. porter la réponfe qu'il y fit. « Quant a moi, 33 Sire , a qui Votre Majefté a la bonté de parler 33 aufli de Statue, je n'ai pas 1'impertinente va33 nité de croire mériter jamais un pareil monu33 ment; je ne veux qu'une pierre fur ma tombe, 33 avec ces mots : le Grand Frédéric l'honora de » fes bontés&de fes bienfaits«.  db m. de y°LTAiRE' 527 Toute 1'Etirope eft aujourd'hui inftruite de 1'hommage que cette Compagnie vient de rendre au rare Génie qu'elle a perdu, en propofant fon Eloge, avec un Prix doublé, pour le fujet du prochain Concours de Poélie. La mort de M. de Voltaire a été honorée des plus fenfibles regrets par le même Prince qui lui a marqué tant d'eftime pendant fa vie. » Quelle perte » irréparable pour les Lettres, a écrir „ ce Monarque () M. de Fonceraagne, alors Chancelicr. Zij  53^ Discours troifieme (a) pour aller cherchèr la fanté dans fa patne. Ils ne pourroieut donc vous parler ici que de leurs regrets , auxquels j'ajouterai les miens , d'être chargé de les remplacer. C'eft aux fonc tions du Secrétariat, que j'ai remplies, ( ou pour mieux dire exercées) pendant le Concours, que je dois aujourd'hui, Meflieurs, I'honneur de parler au nom de 1'Académie. N'attendez pourtant pas de moi cette formule ufée , fouvent plus hypocrite que modefte , que la Compagnie pouvoit faire un meilleur choix ; mais ne croyez pas non plus que ce foir la vanité qui m'interdife cet aveu. L'Académie defirant de vous faire un expofé fimple &c naïf*, d'après lequel vous puifliez la juger, n'a fans doute voulu qu'un Interprete fidele , & non un Interprete éloquent; 1'auftere vérité , a laquelle un Géometre eft affervi par état , me rendoir peut-être plus propre qu'aucunde mes Confrères a remplir les intentions de la Compagnie. Telle a fans doute été le motif tle fon choix ; & heureufement ou O) M. Duelos, alors Secrétaire.  sur lesPrix. 533 malheureufement pour moi, j'ai tout ce qu'il faut pour y répondre. Depuis plufieurs années, Melfieurs, 1'Académie a cru devoir renoncer , au moins pour un temps , aux fujets de morale qu'elle propofoit pour le Prix d'Eloquence; ils avoient 1'inconvénient d'offrir trop de matiere a une Pvhétorique triviale , & a d'infipides déclamations. Le parti que nous avons pris, & dont les autres Sociétés Littéraires ont fuivi 1'exemple, de propofer au Concours les Eloges des Hommes illuif res qui ont honoré la Patrie, a paru obtenir votre approbation , & même être pour vous un objet intéreflant; vous nous 1'avez prouvé par un empreffement plus marqué pour allifter au jugement de ces Prix. Plus d'une fois 1'Académie, en voyant votre affluencei a dü fe dire a elle-même ce que difoit Cicéron au Préteur Fannius, qui préfidoit au jugement d'une caufe célebre: Quanta multitudo homïnum ad hoe judicium j vides ; qua fa omnium expeclatio, ut fevera judicia fiant } intelligis [a). (a) Vous voyei quellefoule s'cmpreffe d'affifler au jugement de cette caufe ; vous voye^ Z üj  554 Discours (Je demande pardon aux Dames de parler latin devant elles , & dans 1'Académie Francoife ; mais Cicéron auroit trop a perdre en parlant Francois par ma bouche.) Une aurre preuve du prix que vous attachez , Meflieurs , aux couronnes remportées dans ce nouveau genre de Concours, c'eft qifelles font devemies co qu'elles étoient rarement aiurefois, un ntre peur devenir Ju L'Académie a taché , Meflieurs , je dirois prefque affecFé , de prendre les fujers de fes Eloges dans tous ies états & dans tous les talens, depuis le Guerrier jufqu'au Phiiofophe, depuis le Monarque jufqu'au fimple Homme de Eettres. Elle a cru remplir en cela les vceux de la Nation. Elle a plus fait encore, & toujours d'après ies vues avec queLle confiance elle atteni de vous un arrit jujle&fivcre. Cic. Pro Rofe. Ameriuo. (<0 M. Thomas.  sur les Prix. 5 3 J dont vous lui avez paruanimés. Parmi lesCitoyens refpeclables que nous avons expofés a la vénération publique, d en eft plufieurs, qui n'ont pas trouvé clans leurs Contemporains toute la juftice qu'ils avoient droit d'en attendre: nous nous fommes crus obligés d'acquitter envers ces Hommes Uluftres la dette de leur fiecle, & de confbier , ou peutêtre même d'appaifer leurs Manes, en accumulant fur leur tombeau les honneurs qu'auroient mérités leurs perfonnes. C'eft par cette raifon que^ nous avons propofé pour fujet , tantót un fimple Chef d'Efcadre (a) , qui avoit mieux mérité & moins obtenu de la Patrie qu'une foule de Généraux, dédommagés par les faveurs de la Cour de leurs malheurs a la guerre; ranrot le Reftaurateur de la Philofophie {b\, prefque ignoré parmi nous de fon vivant , & perfécuté , jufqucs dans les marais de la Hollande, par des Controverfiftes abfurdes & barbares ; enfin, ce Molière , que Defpréaux , fi mtérelfé a ne pas laiüer un ufurpateur clans O) Dugué-Troain. (i) Defcartes. Ziv  5i6 Discovrs Ja première place, avoit le courage de placer a la tête des Ecrivains de génie du dernier fiecle; cet homme, que les Académiciens nos prédécefleurs, foit raiion, foitpréjugé, n'oferent admettre parmi eux , mais a qui leurs Succelfeurs devoient d autant plus d'hommages , que le fort n'avoit pas permis de lui en ■rendre plutót. Si par malheur pour nous ion nom manque a notre lifte, ce nom aura du moins I'honneur de fe trouver parmi nos Eloges , entre ceux de Charles le Sage & de Fénelon. _ A ce dernier nom , Meflieurs , jene lais quel mouvement me faifit; le portrait du Bienfaiteur de l'humanité dont vous allez entendre FEW (a) eft expofé a vos regards {b), &&ces regards le loueront mieux que tout ce que nous pourrions y ajouter ; malheur a qui ne s'attendriroit pas en le voyant! Que ne peut-il entendre tout ce que vos cceurs hu diront, & que ne nous'eftil permis de laifler faire fon Eloge a vos applaudiffemens, a vos larmes , a O) Le fujet du Prix d'Eloquence étoit 1'Elozc de Feuelon. ö (&) Le Portrait de FéneIon,apparrenant a 1'Aca«lemie, etoit expofé dans la Salie d'afTemblée.  sur les Prix. 537 votre filence même, plus éloquent en cette occafion que tous nos Difcours ï Puiifent au moins les héritiers de fon nom & de fes vertus (a) , préfens a cette Alfemblée , recueillir 1'expreffion rouchante de vos fentimens pour fa mémoire ! Victime de la perfécution pendant fa vie , n'ayant trouvé , oferons-nous le dire , que chez nos ennemis, les hommages que la Cour & la Nation lui devoient , la mort & le temps qui font taire enfin la calomnie & la haine , ont rendu a Fénelon fa place ; fon nom eft devenu fi cher a la France, que nous avons craint de nous voir enlever par une autre Académie I'honneur de célébrer un fi refpecFable Confrère y nous nous fommes hatés de propofer aux ralens & a 1'émulation de nos Orateurs une matiere fi digne1 de les exercer. On va, Meflieurs, vous faire la lecture du Difcours qui a remporté le prix d'une voix unanime. II a paru le mériter par la maniere intéreffante dont 1'Auteur a vu fon fujet, par la vérité avec laquelle il a caractérifé la perfonne (a) M M. de Fénelon étoient a la Séance, Z v  5 3 S Discours 6 les Ouvrages de Fénelon, & fur-tout par un ftyle tout-a-la-fois élégant & noble , ëc par une fagelfe de goüt, d'antant plus digne d'être couronnée, qu'elle devienr de jour en jour plus rare, & que 1'Académie fe croit plus obligée a la maintenir. L'Auteur eft M. de la Harpe , qui a déja remporté deux prix d'Eloquence & un Prix de Poélie , & donr plufieurs autres Ouvrages ont été honotés des fuffrages du Public. Le Difcours qui a pour devife, Antiqua. homo vircute acfide, a obtenu 1'acceilit, & on vous en lira-quelques morceaux. L'Auteur , M. l'Abbé Maury , annonce des talens qui mérirént d'être encouragés. II penfe avec fineffe, quelquefois avec profondeur, & ordinairement avec juftelfe; Fétude des bons modeles , les réfTexions,& Fufage d'écrire, acheveront de donner a fon ftyle la facilité , la rondeur & la prédfion qu'on peut encore ydefirer (a). IJn troifieme Difcours, O) M. l'Abbé Maury a rempli ies efpérances qu'on avoit concues de fes talens. SonPanégyrique de Saint Louis, prononcé cn 1771 devant 1'Académie Francoife, celui de Saint Auguftin , prononcé devan: ('AfTemblée duCIergé , fes Réf.cxions fur les Sermons de Bojfuet, enfin fon  SUR LES V' K f X . qui a pour dievife ce mot fi connu de béneion : J'aime mieux ma familie que moi-mcme , Sec. a paru merker que TAcadémie en fit une inencion honorable. Ce Difcours renferme quelques morceaux d'une beauté male Sc vraie ; mais il eft 11 finguliérement inégal, qu'on le croiroit de deux mains dtfrerentes. L'Auteur femble d'ailleurs avoir oublié quelquefois, qu'il eft des matieres délicates auxqueiles on ne doit toucher qu'avec beaucoup cle circonlpection Sc de fagefle. C'eft un point que 1'Académie ne fauroit troprecommander a ceux qui concourer.t aux Pn::, fur tout dans un moment critique pour les Lettres , ou le talent a tant d'ennemis fecrets qui 1'attendent, pour ainfi dire , au palfage des déhlés , Sc qui, comme on fa déja dit dans une autre circonftance , fe piquenr. fur-tout d'entendre finelfe , mais non pas d'entendre raifon. Permettez-moi , Melfieurs , de revenir encore un moment a lJ énelon ; Difcours fur l'Eloquence dc la Chaire , Ouvrage plein d'une faine Litrératuré, l'oat mis au nombre de nos bons Ecrivains. Zv • .'• -  54° Discours vous me pardonnerez aifément d'avoir peine a le quirter. Quelque admirarion que doive mfpirer fon illuftre antagonifte le grand Bolfuet, & quoiqu'il fe foit alfüre 1'immortalité par des Ecrits vraiment fublimes , il reftera peut-être a nos derniers neveux encore plus d'Ouvrages de 1'intéreffant Archevêque de Cambrai, que de Téloquent Evêque de Meaux; non par 1'effet d'une fupériorité de talens, fur laquelle nous n'avons garde de prononcer entre ces deux Grands Hommes , mais par cette raifon feule , digne d'être méditée par des Philofophes, que Fénelon, préférant, comme il le difoit lui-même , le genre humain a tout , écrivit plus de chofes utiles a tous les fiecles & a tous les heux; tandis que Boffuet, plus Théolcjgien , & par-la plus concentré dans un feul objet, fut obligé , foit par les circonftances , foit par fon ardeur naturellede fe dévouer prefque entiérement a des querelles de controverfe. Or vous favez, Meflieurs, que ces malheureufes queielles , attachées a la deftinée des SecFes qui les ont feit naitre , font englouties tót ou tard avec elles dans ce ■fleuve de 1'oubli, oü fe perdent enfin  sur les Prix. 541 les unes & les autres. Grande lecon pour tous les Ecrivains ( dont la Nature avare a fait raremenr des Boffiiets) de fonger moins a étonner la génération préfente , qu'a intérefler les générations a venir! Ne pourroit-on pas ajouter , fi 1'on ofoit comparer enfemble deux Poëtes & deux Evêques, que Fénelon fut a quelques égards par rapport a BolFuet, ce que Quinault fut par rapport a Defpréaux ? Le redoutable Théologien , Sc le févere Satyrique, feroient peut-être étonnés de voir notre fiecle placer avec eux fur la même ligne le Phiiofophe fenfible , & le charmant Poëte Lyrique , qu'ils ont écrafés de leur vivant. Mais 1'équitable poftérité , devant laquelle les petits intéréts difparoilfent, juge avec le même fang-froid Sc les talens &c les paflions des hommes j elle honore le génie de 1'Ecrivain, & plaint 1'homme d'avoir été injufte. Elle fe plak même a. rapprocher en quelque forte les talens les plus difparates, & les génies les plus oppofés ; Sc fi elle pouvoit former quelque jour une galerie de tableaux & une bibliotheque , j'imagine que 1'on verrok dans la première  542 Discours Fénelon feryir de pendant a Èofluet, Quinault a Defpréaux , Bourdaloue a Pafcal} & dans la feconde le Télémaque a cóté de \'Hiftoire üniv erf elle 3 YArt Poétique entre Atïs & Armide , & les Lettres Provincia 'es pour dernier rome aux Sermons du Jéfuite. Mais je crains, Meflieurs, & je m'en appercois un peu tard , d'abufer trop long-temps du privilege de parler au nom de 1'Académie ; j'oublie infenfibiement que ce n'eft pas aujourd'hui fon jour , mais celui des combattans qu'elle doit couronner , & dont je me reproche de retarder le triomphe. Avant la leclure du Prix de Poéfie. 11 me refte , Meflieurs , a vous parler du Prix de Poéfie , & du jugement que 1'Académie a porté. Elle a propofé durant prés de cent ans , pour fujet de' ce Prix, 1'Eloge d'un Monarque,dont le nom réveille des idéés de grandeur, quia, nous ofons le dire, afluré fa gloire enprotégeant les Lettres, cc qui fur-tout, par les graces diftinguées dont il a honoré cette Compagnie , méritoir qu'elle s'pccupat long-temps du foin de célébrer fa mémoire. Mais après  sur les Prix. 545 avoir pleinement fatisfait a un fentiment li jufte , elle a enfin reconnu , que le plus digne éloge d'un grand Roi, fon véritable éloge a perpétuité", eft l'Hiftoire de fa vie ; & perfuadée d'ailleurs que les Poëtes font une Nation indépendante, qui ne vit que de fa liberté ( au rifque d'en abufer quelquefois), elle a lailfé au choix des Auteurs le fujet, le genre du Poëme , & la mefure des Vers. II eft vrai qu'elle a vu de remps en remps cette liberté dégénérer en négligence *, elle l'a entre autres éprouvé cette année ; elle en fait 1'aveu avec regret; une feule piece , que vous aiiez entendre a réuni fes fuffrages. L'Aureur eft le même M. de la Harpe , qui vient de recevoir pour la troifieme fois le prix d'Eloquence , & qui déja couronné dans une autre occafion comme Poëte , a la gloire prefque fans exemple, de remporter aujourd'hui les deux couronnes a la fois. II avoit pour la Poéfie prés de quatre-vingt concurrens; & a. cette occafion 1'Académie croit devoir tui éclaircifiement au Public. Les Auteurs peuvent etre alfurés, quoiqu'on vienne d'imprimer leconrraire (1), que (1) Un des Concurrens a imprime que fa Fisce n'avoit point été lue , paree qu'au bout  544 Discours toutes les Pieces envoyées au concours ayant le terme prefcrit, font lues avec 1'impartialité la plus exacbe , foit en entier , foit au moins fort au dela de ce qui eft néceflaire pour s'alfürer de 1'impoffibilité de les couronner. Mais on ne doit pas s'attendre, qu'après quinzeou vingt Séances, les juges fe rappellent en détail une foule d'Ouvrages différens, la plupart condamnés fans retour dès la première lecbure, & qui en fe précipitant par une chute rapide les uns fur les autres , s'entrainent mutuellement dans 1'oubli. L'Académie promet aux Concurrens la juftice , mais non pas cet effort de mémoire. Au refte , quoique la Piece de M. de la Harpe ait unanimement obtenu 1'avantage fur celles de fes Concurrens, 1'Académie reconnoir avec plaifir qu'il y a, dans plufieurs de ces Pieces, de la facilité & des Vers heureux. Mais elle auroir defiré moins de monotonie dans5 les unes , moins d'incorrecFion dans les autres; ici plus de juftelfe & de propriété dans 1'expreflion , la des idéés moins incohérentes ou moins communes ; par - rout plus d'imao-es & dun mois quelques'Académiciens ne s'en fouvcnoientplus.  sur. les Prix. 545 d'harmonie ; en général, une exécunon moins foible, & plus au niveau des fujecs intérelfans ou piquans que plufieurs Auteurs onr choilis; enfin , dans routes les Pieces, une marche moins rrainante , plus foutenue & plus décidée. C'eft - la fur-tout, Mellieurs , & nous 1'obfervons depuis long-temps, le défaut prefque général des Ouvrages de Poéfie qu'on nous préfente pour le concours. Souvent le début eft heureux , quelquefois biillant ; mais 1'Auteur s'égare & s'épuife bientót, faute d'avoir devant les yeux deux mots qu'il ne devroit jamais perdre de vue, D'qü viens-je , & oü vais-je ? Aucun genre de Poéfie n'eft affranchi de cette regie. L'Ode même (1'Académie en attefte nos Maïtres & nos modeles en ce genre), 1'Ode, malgré la fierté qui la caracbérife, eft d'autant plus aftreinte a une marche ferme & prononcée , que cette marche doit être plus rapide & plus impétueufe ; car que diroit-on de quelqu'un, qui courroit a perte d'haleine pöur n'arriver nulle part ? Un Poëte eft femblable a un homme qui marche fur une corde tendue ; cette comparaifon ne doit blelfer perfonne, elle  54^ Dis'eouas eft d'Horace ; elle femble n'exprimer que le mérite de la difticulté vaincue j mais peut-être exprime-t-elle encore 1'obligation de ne s'écarter ni a droite ni a gaucbe , fous peine d'une chute malheureufe. Le Verfificateur novice , qui chancele a tout moment fur fa corde , lache ou rendue, dira que le Profiteur parle bien a fon aife; mais le Profateur lui répondra par ce Yers fi connu: II fe tue Primer; cjue n'ècrit-il en profe ? On fe plaint que la Poéfie eft décréditée parmi nous, & on en accufe a tort 8c a travers ce fiecle phiiofophe, ainfi nommé en éloge par les uns, 8c en dénigrement par les autres. II femble cependant qu'on n'a jamais rendu plus de juftice a ces Grands Hemmes du dernier fiecle , de qui notre Poéfie a recu prefque en même temps la naiffance 8c la perfeótion. Accufera-ton le Public d'être injufte envers ceux des Poëtes vivans , qui niarchent fur les traces de ces Grands Malrres»? Cependant , parmi ceux qui m'ccoutent, il en eft plufieurs qui ont été honorés , Meflieurs , de vos fuffrages les plus diftingués , Sc que ces  sur les Prix. 547 fuffrages , toujours faits pour dicber Ie notre, nous ont donnés pour confrères , ou nous délignent pour le devenir. II en eft même, qui aux avantages du rang Sc de la naiiTance ont fu joindre ce talent aimable , & qui en ont fouvent fait jouir cette Alfemblée. Mais n'aurois-je pas, Meliïeurs, a efluyer vos reproches, li je gardois le filence fur celui que tous nos Poëïös,' Sc ceux même qui ne le font pas ? jommeront avec moi par acclarcution ; qui a fu réunir en lui feul le Taffe Sc 1'Ariofte, Virgile & Catulle ; que nous allons tous les jours admirer au Théarre) qui fait parler avec une égale vérité , le fentiment, 1'imagination , Ia gaité , &par-tout la Philofophie ; dont les Vers toujours faciles, quelque caracbere qu'ils prennent, femblent, fi je puis m'exprimer de la forte, plutbt des Vers nés que des Vers faits ,Sc,ce qui eft le plus grand éloge d'un Poëte , font a tout moment dans notre bouche; cet homme enfin , dont il ne nous manque ici que la préfence , pour vous' voir, Meflieurs , payer de vos applaudiflemens redoublés le plaiiir qu'il vous a donné tant de fois 3 Sc confondre  548 Discours ceux qui vous accufent de ne pas rendre aux Poëtes vraiment dignes de ce nom tout 1'hommage qu'ils méritent, Je dirai plus, Meflieurs; norre liecle , tout phiiofophe qu'il eft , ou plutót pafte qu'il eft phiiofophe , rend peut-être aux Grands Poctes qui nous ont précédés un hommage encore plus éclairé que n'a fait leur liecle même 5 il femble furtout , que le mérite de Racine , de ce modele de la verfification Francoife, n'a jamais été ni fi vivement fenti, ni fi finementapprécié. Le progrès des lumieres , Sc par conféquent du gout , fait que Fart en tout genre eft mieux connu; 8c plus Fart fera connu , plus les talens diftingués y gagneronr d'eftime. Mais auftiplus ontraitera avec févéritéles Poëtes médiocres. Lailfons-les s'en confoler en criant qu'on en veut a la Poéfie, lorfqu'on la plaint au contraire d'être dégradée & livrée au profane. II feroit très-injufte de donner ce nom a ceux des Concurrens , donr les eftorts, moins heureux dans cette circonftance', annoncenr des talens pour qui la gloire n'eft que différée; ils reliront leurs Ouvrages dans le filence de 1'amour-propre; ils reconnoitront que 1'Acadé-  sur. les Prix. 54* mie a été jufte j ils mériteront qu'elle le foit de nouveau a leur égard , mais avec plus de fatisfaction pour eux & pour elle; &c pleins de cette louable conhance qu'infpire le fentiment de fes forces , ds imiteront un grand Prince de nos jours , qui après avoir perdu une bataille , écrivoit , nous ferons mieux une autre fois, &a tenu parole. A1 egard de ceux qui paroilfent deftinés a combattre toujours & a ne vaincre jamais, 1'Académie s'attend a leurs plaintes, fans efpoir de les faire ceifer. Cette clalfe de verlificateurs eft pour elle une pepiniere affürée d ennemis , que le concours au Prix de Poéfie lui entretient conftamment , &c qu'elle voit rranquillemenr fe perpétuer. Elle_ ne leur enviera point la tnfte confolation a laquelle plufieurs ont recours , celle de ■faire louer leurs Ouvrages dans quelque magafin périodique d'Eloges &c de fatyres également eftimables. Ils ne devroient pourtant pas ignorer , que la voix publique , plus forte que tous les bourdonnemens de la médiocrité ou del'envie,faitapprécier & les Ouvrages, & les Próneurs, & les Zoïles ; que tel Auteur , plus célébré dans vingt Jour-  5$o Discours sur les Prix. naux que celui de la Renriade, appelle en vain la Renommee , tandis que tel autre , en butte a un retour regie d'injures , yrépond par des fuccès réitérés; en un mot., que tout Ecrivain fe fait a lui-même fa place , fans qu'il foit au pouvoir de tout autre que de lui feul de le faire monter ou defcendre. Note furlendroït de ce Difcours ou. ilefl parlé de Molière, page 534. L'Académie vient de rendre ( en 1778 ) un nouvcl hommage a ce Grand Homme , en placant (on Bufte dans la Salie oti font les Portraits des Académiciens. Elle a voulu , par cette efpece d'adoption poftume de Molière, fe dédommager , quoique foiblemenc , du malheur qu'elle a eu ( fans en être coupable) de n'avoir pu le pofféder durant fa vie. Ce bufte, qui eft un chef-d'ceuyrc de M. Houdon , ainfi que celui de M. de Voltaire , a été donné al'Académie par 1'Auteur de eer Ouvrage. Entre plufieurs Infcriptions, propofées par différens Académiciens, la Compagnie a choiii celie-ci, J. B. P OC Q V E L IN £ E M O Z I ER E. Rien ue nunque i fa gloire , il manquoit i h nötre.  DISCOURS Lu a V'Académie le 25 Aoüt 1772, d l'ouverture de la Séance (1). MESSIEURS, Ij es Prix que 1'Académie propofe tous les ans , font un des objets qui 1'intérelfent le plus. Ils excitent 1'émulation des jeunes Littérateurs; ils ont commencé la réputation de plufieurs d'entre eux, <3c leur ont fait fentir les premiers aiguillons de la gloire, de cet appat fi nécelfaire au génie , 6c trop fouvent fon unique récompenfe. Ils ont même ouvert aux plus diftingués des Vainqueurs, les portes de 1'Académie, & ont été pour eux, fi je puis parler ainfi , une efpece A'ovation _, qui les a menés aux honneurs du triomphe. (1) L'Auteur étoit alors Secrétaire de 1'Académie.  551 Discours Enfin , Meflieurs , ce qui eft plus touchant encore pour cette Compagnie, les:Prix qu'elle diitribue ont fervi plus d'ui fois a confoler & a ranimer les talens, opprimés par 1'intrigue, & déchirés par la fatyre. Les Couronnes Académiques, accumulées fur la tête d'un Ecrivain digne de les porter, font la plus noble réponfe qu'il puifle oppofer a fes méprifables ennemis , & feroient rougir 1'envie , fi 1'envie étoit digne de rougir. 1 L'Académie éprouve donc le regret le plus fenfible, lorfqu'elle fe voitprivée de la fatisfacbion de diftribuer ces Couronnes fi précieufes pour elle. Amie de tous les Gens de Lettres , qui onr tant d'intérêt d'être unis, elle voudroit n'en contrifter aucun, quoiqu'elle ne puifle éviter, malheureufement pour elle, d'en mortifier tous les ans un grand nombre, foit qu'elle donne, foit qu'elle remette le Prix ; elle voudroir au moins ne pas affliger ceux des Concurrens , dont les Pieces lui annoncent des talens vraiment faits pour 1'intérefter. Mais ce n'eft pas feulemenr aux Gens de Lettres fes Concitoyens, qu'elle doit compte de fes jugemens; elle en doit répondre a ce Public  sur in Prix. 5 c 3 Public qui a les yeux fur elle, qui peut-êrre ne feroir pas faché d'avoir des lecons a lui donner, Sc qui 1'avernt de temps en temps d'être auffi difficiie que lui. On a plus d'une fois reprocbé a. 1'Académie d'érre trop indulgente , rarement d'être trop févere. Mais févere ou indulgente, fuivant que les circonftances lui onr paru 1'exiger, fes vues ont toujours été droites , & fes intentions pures. Elle penfe qu'un Corps Littéraire, qui propofe des récompenfes a 1'émulation des Gens de Lettres , doit avoir des alternatives d'indulgence Sc . de févériré, néceffaires pour donner aux vrais talens toute 1'énergie donr ils font capables. L'indulgence prévient en eux le dégout, Sc la févérité prévient le fommeil. C'eft d'après ces motifs que 1'Académie s'eft crue obligée de fufpendre le Prix de Poéfie qu'elle devoit diftribuer cette année , & de le remettre a 1'année prochaine. Le Concours de 1'année derniere , quoique très-nombreux, étoit affez foible y elle avoit eu foin d'en avertir les Concurrens ; ellej les avoit exhortés a de nouveaux efforts,' Sc leur avoit même indiqué en généraj A a  554 Dicours les cléfaucs les plus eflentiels qu'elle avoit remarqués dans les meilieare's Pieces (a). Cet avis n'a pas produit tout 1'effet qu'elle devoit naturelle-ment en attendre. Le Concours de cette année , auffi nombreux que celui de 1'année derniere , a paru plus foible encore. Deux Pieces feules, parmi le grand nombre , ont furnagé dans le nau-* frage général. La première , dontl'objet eft également intéreftant pour un Poëte & pour un Phiiofophe, & qui a pour devife : Quomodb obfcuratum eftaurumS a paru fupérieure a routes les autres, par la régularité de fa marche, par la fagefte avec laquelle elle eft écrite , &c par quelques beaux morceaux qu'elle renferme ; mais 1'Académie , dont j-e ne fuis ici que Tlnterprete, auroit dehré que 1'Auteur eut mis dans fon Ouvrage > plus de mouvement & de coloris, & fe fut élevé davantage a la dignité & a 1'intérct de fon fujet. La feconde, qui a pour devife: Ét mihi dulces ïgnofcentji quidpeccavero ftultus, emicij a paru mériter qu'on en fit mention, paree qu'elle contient des traits ia) Yoyez le Difcours précédent.  sur les Prix*. 555 de fenfibilité & quelques Vers heureux , quoiqu'elle ait d'ailleurs peu de plan & de méthode , & qu'elle foit dans fa plus grande partie langiulfante & négligée. •'-'{ . La Compagnie a juge , par la lecture de ces deux Pieces, & fur-tout de la première , que les Auteurs étoient capables de faire beaucoup mieux, pour leur gloire & pour fa propre fatisfacbon, Ce proverbe , tantbt vrai, tantót faux , comme beaucoup d'autres, que U mieux efll'cnnemï du bien, eft 1'axiome iavori de la paretfe. 11 eft pour le bien un ennemi beaucoup plus a craindre, fur-tout chez les Ecrivains qui paroilfent oftnr a la Littérature les plus grandes efpérances ; c'eft la facilité dangereufe de faire fans peine mieux que les autres, en reftant inférieurs a eux-mêmes. La fufpenlion du Prix, pour des Ecrivains de ce mérite, eft de la part de TAcadémie la marqué & le fceau de I'eftime qu'ils lui ont infpirée. Elle aime mieux leur différer de quelques mois les lauriers qui les attendent, & leur olfrir des lauriers durables, que de leur en donner , qui a peine mis fur leur tête, feroient expofés a fe flétrir. Pour Aaij  55^ * Discours les amener au degré de perfeótion dont e e yoiten eux le germe & fannonce elle leur rappellera ces Vers de Defpréaux , qu'on ne fauroit trop répéter a tous ceux qid ont je taI ^& £ etre le malheur d'écrire : « Faites choix d'un Cenfeur folide & falutaire » Que Ia raifon conduife & ic favoir éc)aire ' * Et dont le crayon sür d'abord aifie cherchet *l endroit ' ala charge de remettre a ladite Chambre les hult exemplaires prefcrits par L'artkle CVlll du Reglement de 17x3. A Paris , ce 19 Décembre 177S.A. M. Lottin 1' ame 3 Syndïc*