TABLEAU de la SOCIETÉ et des MOEUR.S, en FRANCE, en SUISSE, et en ALLEMAGNE. T 0 M E I.   T A B L E A U DE LA SOCJÉTÉ et des MOEURS, enFRANCE, en SUISSE, et en ALLEMAGNE: A V E C Des Anecdotes rélatives k quelques PfiRSONNAGES DISTINGUÉS, Par J. MOORE, M. D. TOME PREMIER. Strenua nos exercet inertia.- navibusatau* Quadng.s pe[lmas bene viyere. Quod petis, h "c ert. HorI Traduit de 1'Anglois fnr la Tkoisièms Edition Corrigée. DCC. LX XXI,   AVERTISSEMENT, L'Ouvrage doat on donne la traduction au Public ayant paffe' en trés peu de tems par trois éditions, on peut croire que ce ne doit pas.être un Ouyrage d'un mérite médiocre; aufiï Mr. Moon ne s'eft pas contenté de donner un Titre intércffant a la relation de fes voya.ges;mais ila rempüce titre delamanière la plus fatisfaifante. Doué des talens requis dans un obfervateur, il a eu en tóéme tems toutes les occaüons déörables de voir de prés des pcrfonnes és  tont ordre & de tout rang. Accompagnant le Duc de Hamilton, il a été retér que cetre traduftion ne feroit pas moins favorablement acciu-ilüe que l'originai fi les talens du traductcur avoient égalé Ton zèle ; i! croit du moins avoir téüft I rcnJre fiJèlement toutes les pètffm * ft  ( VIII ) de 1'Auteur, & il s'eft attaché a les rendre dans la menie forme, autant que le génie de la langue Franeoife pouvoit le permettre. On a pris la liberté d'extraire qnelques pafrages du livre de Mr. le Profeffeur de Sauffure K intitulé: Voyagts ■Jans lis Aipes , precédés d'un EJJaifur J'Hiftom haturelle des tnviMmi de Gtttève. 4*. Terne Ie.r Ce volume, qui fait défirer avec impatience les fuivans ,contient principalement des obfervations Géologiques & Phyiiques fur cet■te partie de notre globe; mais l'Auteur les a entremêlées de ducriptions pitto•refques des .plus beaux afpeCts qu'of-  ( ix O frent ces montagnes, & d'obfervations far Ie caraótère & les moeurs de fes habitans; on a cru faire plaifir a beaucoup de le<3eurs en leur offrant, de cette dep. nière partie de 1'ouvrage de Mr. de Sauffure, ce qui peut e'claircir & de'velopper 1'agre'able rélation que Mr. Moore a donne'e de fon petit voyage auS Glaciers de Savoye, & autres parties /des Alpes. Ona eufoin, pour 1'ufage des leeteurs qui n'entendent point les langues favames, de donner de bonnes traductions des paffages latins, cite's par Mr* Moore dans le cours de fon ouvrage* 3  ( s ) I/Auteur vient dc publier un Tableau it la Sociétê & des Mmtrs en Ifafie i c'eft la fuite de Ton voyage, & par con-< féquent. la -continuation de 1'ouvrage qui vient d'être traduit; auiii fe propofe-t"on d'en donner bientöt la traduction, pour peu que celle-ci foit goütée dn public  E PIT RE DEDICATOIRE A MYLORD DOUGLAS, DUC de HAMILTON et BRAN DO N, MARQÜIS de DiOÜGLAS, &c. MVLORD DUC» L/Ufage m'autoriferoit fans doutc k tenir a vothe grandeur un laegage que vous n'avez jameis entend». * 4'  ( xii ) de ma part; cepenöant nc craignez rien de pareil. II eft au$ peu dans mon caradtère d'offrir 1'encens de la flatterie, qu'iü'eftpeu dans le vótre dele défirer. Je ne vous fais pas non plus cette dédicace dans le vain efpoir que 1'éclat de votrc Nom difpofera le Public a fermer les yeux fur les imperfections de mon Ouvrage. Les titres les plus brillans ne fauvent pas du mépris ceux qui les portent, dès que leur caradlère eft méprifable; comment donc couvri-» roient-ils les défauts & les fautes d'au-» trui ? Ce font, Mylord, les fèntimens d'une eftime & d'un attacbement ffite  ( xrn ) ckcs qui m'engagent a vous oftrir ce' Tableau de la Sociéte' & des Moeurs £ & d'aüleurs k qui le préfenterois-je plus convenablement ? qui mieux que vous pourra juger, fi les objets qu'il renferrne font copie's fidèlement d'après natu» re? * ~.jm On penfera pcut-ëtre que j'aurois montrer'pIus de prudence, en offrantcet ouvrage h un juge rnoins compétent; mais ce qui m'encourage, Mylord^ amettre votre Nom a la tête de ceseffais, quelqu'imparfaits qu'ils foient,'. c'eft !a ferme perfuafion oü je fris, quet perfonne ne fera plus difpofé a leur se>  £ XIV ) ♦order 1'indulgence dont ils ont un i| grand befuin. j'ai 1'honneur d'être avec un profond, iefpe£t & un affedtueux dévouement. De votre grandeur-,. Le trés-Obéiflant &.très radevable Serviteur. L'AUTEUR*.  SOMMAIRE DES LETTRES contenues dans ce I. Volume LETTRE % p. i-0 De la prffion du Jeu. LETTRE II. p. 8. Plan de conduite pendant le voya*e. —„ Correfpmdatice arrêtée. —- Domei* Jiiques. Maïtres. LETTRE III. p. I2, Marquis de F_. __ Cclife'e.—P0^ traits. LETTRE IV. p. Umrs Fraufdfes.  LETTRE V. p. 24. ■p^ris. Londres. ■— Opinions Fraai pifes. Marquis de F— & Lord M—, LETTRE VI. p. 28. Jjoyautd .^ngloife, Allemande, Tur* que y Fratifoife. .— Le Rot. ' Princes du fang. — Manière de penJèr fur ie Gouvernement. LETTRE VIL p. S^- Maniere ie pen/er des Franfois au fufei de la Conjiituïion Brittannique. LETTRE VIII. p. 4°* %es Roïs ie Frame onf ies ratjèrk pafitcuJieres è'aimer leurs fujets. Lts- trois £!t ittathérm dfMedi» és. — Henri IV. — Lffets mtw tiU de texercice 8 de Fm&im fir  ( XVII ) . le cvrps, fur Vefprit, & fur ïs> cceur. LETTRE IX. p. 47. Un Amant Franpis. LETTRE X. p. 'git ïmputations fan: fondement. — Amitiè*. ■— Voyageurs Angfois. L|TTRE XL p. ff-lï Prijugês des Ang/ois. — Converfgiion avec Mr. B—. — Réflexions», LETTRE XII. p. 66. Le Sièg.e de Calais, Tragédie. — Bon~ mot du Duc d'Ayen. — La RuJ/ie. — La Pruffe. ■— La France. — Statut de Louis XV.— Epigrammts.  C xvro; > LETTRE XIII. p. 73. Le Chevalier B— & fon Epoufe. —• Madame de M; fon portrait; —■ malheur qui lui arrivé. LETTRE XI V. p. 79. Condinon du commun peuple en Franee. .— Répugnance è Hamer le Rei. Pariemens Frangois. — Magiftrature toufnèe en ridicule dans Ijs Comédiss Frarguifes. — l'Oppofuion en jlngieterre. LETTRE X V p. 88» Duiois & Fanchon. LETTRE XVI, p. p8. Hes hommes tfagijjint pas toujours pafdes motijs d'iiitèrêl. — Un Elegant & »« wanas* — Souper chez ,V  ( XI* ) Marquis de F—. ,— Génêrcftê do Mr. B—. Geus qui ca kul ent. „ Gens qui ne calculent point.' LETTRE XVII. p. iotf. Goüts diffe'rens des Frangois & des Anglois par rapport a la Tragédie. Le Kain. — G ar riek. — Ccm .die Fravfoijè Comédis Itattentie, Car- fifj. — Repartie de Le Kain. LETTRE XVIII. p. 11S. Plaijirs & affaires. — Lyon. ,— Gtf» nève. LETTRE XIX. p. lai. Situatian de Geahe. ,— Mceurs. — Gouvernement. ,—. C/ergé. — [7/ Dd- votion Militaire. LETTRE XLIV. p. 33o. Réflexions fur Ia Hbertê de Ia prejfe. ■ Comparaifon entre les tnaux qui rifuitent de cette Hbertê & ceux qit'on èprouvent fous un gouvernement defpotique. LETTRE XLV. *p. 33g. Maycnce.  ( XXVI ) LETTRE XLVI. p. 340. Wrun&forf. Mauvaife volante des Lufhérievs pour les Cahinifles. ■ Ckant des Pfeaumes, ■ Tinter remens, Juifs. LETTRE XLVII. p. 349. 2dcsurs. DiJJinSiion de rangs. Theatrs. La langue Allemande. Tra'tneaux. LETTRE XLVIIL p. 35I. Nobles & Bourgeois.1— Vengeance d'un Marchand de Tabac. — C/ian.f de bataUle de Bergen,  C xxvn ) LETTRE XLIX. p. gtfff. Le Prince de Hejfe Darmjïadt. Difdpline Militaire Familie du Prince George, ERRATA. Page 6. Iigne 13. qui ]eur attire, lifez qui lui attire. 68. Iigne 25. refluer fe répandre, lifez refluer & fe répandre. ■ 88 dernière iigne. mon équipage toute ma fuite, lifez mon é- quipage & toute ma fuite. ' 99. lignes'17 & ^8- Pommes de grenade. lifez Ananas. ' 289 lignes 14 & 15. Ou voit au-de- la de ce beau fleuye les ferti-  £ XXVIII ) les plaines qui font de l?autre cóté. lifez on voit les fertK les plaines qui font de 1'autre cöté de ce beau fleuve. Page 336 lignes 25 & 2(5. Répéteroit-il a Patenötie? lifez Répéteroitil fon Patendtre l  TABLEAU d e l a SOCIÉTÉ et des MOEURSj en FRANCE, en SUISSE, et en ALLlMAGNE/ a v e c Dss Anecdotes rélatives a quelques Perfon. naga dijlingués. LETTRE I. Paris. J'avois efpéré qüe vous feriez de retour a Londres , avant notre départ. Je voulóis vous communiqué* de bouehe ce qui s'elt paffe entre votre Ami, & moi; mais puifque j'ai été trompe dans mon attente, je profite de la première occafion pour vous en faire le détail par lettre. Vous vous fpuvenez que vous me témoignates, il y a quelque tems , votre chagrin de la paffion de ce jeune homme pour le jeu, & votre inquiétuTome 1. A  ( ») fie au fujet de 1'embarras , oü des pcrtes récentes 1'avoient mis. Vous n'aurez pas oublié que vous l'engage&tes a prendre une ferme réfolution de renoncer pour toujours a ce dangereux amufement. Mais je dois vous informe; que, peu de femaines aprèsenavoir fait le voeu , il a repris les dez , & & plus perdu en une feule fois, que toutes les «récédentes. ;. Confus de fa foiblelfe, il vous a cacbé foigneufement fon malheur, & 5'eft attiré par la de plus grandes mortifications qu'il n'en avoit encore effuyées. a fa perfévérance, qu'a quelque. coup du fort, qui ne pourroit le favori'fé? •qu'aux dépcns d'autrui, & probablement de ceux qui n'avoient pas profité. de fon malheur. Mon fermon fut interrompu par R— fon inféparable. Notre ami, qui lui avoit déja communiqué fon plan de ré' forme , tacha. de 1'amener aux mêmes difpofitions; mais inutilement. R—fé moqua de fa propofition. „ Vous „ prenez trop tót 1'allarrhe. Une feu„ le veine de bonheur fuffit pour tout „ réparer. La crainte de fe ruiner n'eft „ qu'un épouvantail.' Le mot fait „ beaucöüp de bruit, mais la chofó „ peu de mal. Le pis qui en puiflb „ arriver, c'eft que vous vous trou„ viez dans le méme cas avec quel„ ques uns des perfonnages les plus „ diftingués du Royaume". II cita plufieurs exemples de gens qui vivoient auffi fplendidement que les plus riches, & qi,e cependant on difoit ruinés. ,• Voyez", dit Ml, M': „ Ch. F**, un homme abymé. Hé » bien ! cn cft-il moins aimé de fes: ' A 3  ( 6 ) „ amis, & confidérë de tout Ie mon» de"? „ Si Mr. F * * ", ai-je répondu a ce beau raifonnement, „ n'étoit imité que „ par des hommes qui Tégalent en ta„ lens & en génie, fon exemplc nui,, rok peu; mais ceux dont toutle mé„ rite dépend de leur fortune , doi„ vent bien fe garder de la rifquer aus„ fi témérairement, que celui dont la „ fortune a toujours été le moindre mérite; ne pouvant 1'imiter dans ce „ qui leur attire de fi juftes éloges, ils „ ce doivent pas le copier non plus „ dans ce qu'on lui reproche tout aufïï „ juftement; car"; ai-je ajouté, „ le „ feu, qui réduit un morceau de bois „ en eendres , peut fondre une gut„ née fans lui faire rien perdre de fa valeur intrinféque , quoique la „ refpeïïable empreinte ne s'y voye „ plus ". R— goüta peu eet argument & nous qu'uta bientöt: mais notre ami n'en parut que plus ferme dans fa réfolution, & m'aflura encore de fa perfévérance, le jour même de notre départ.  C 7 ) Cönnoiflant 1'intérêt que vous prenez au jeune homme, fit Ia haute, eftime qu'il a pour vous , j'ai cru devoir ne vous laiffer rien ignorer de tout ceci. Vous 1'apprendrez, j'en flus fur,. avec plaifir. Les commencemens feront le plus difficile. Les confolations & les encouragemens de 1'amitié ne peuvent jamais lui être plus utiles , que dans la fituation, oü il fe trouve actuellement. Je compte que vous le rejoindrez a Londres, auffi tót que vos affaires vous le permettront. Vous 1'engagerez fans peine a vous fuivre a la campagne. Séparé pour quelque tems de fes camarades & de leurs cotteries, la force de 1'habitude diminuera infenfiblement, &, confirmé par votre commerce, il y a peu d'apparence qu'il fuccombe de nouveau a la tenfation, & qu'il retour* ne jamais a fes anciennes erreurj,.  C 8 ) LETTRE II. Paris-. Je m'e'tois bien attendu, qu'auffi tót ma-lettre recue, vous feriez parti pour Londres. Rien ne donne plus d'adtivite' qu'un vif de'fir de faire le bien. II e'toit facile a pre'voir que yous faifiriez avec empreffement 1'occafion, que je vous fourniflöis, de fatisfaire yotre pasfion dominante. - J'apprcns avec joye la confiance qui s'ck e'tablie entre.vous & notre jeune Arai, & je fouhaite de tout mon cceur que rien nevienne interrompreune liaifon a tous égards fi avantageufc pour Jui, &. par la mémc fi agréable pour yous. Je ne doutois nulicment qu'il ne vous accompagnat trés volojnieis a la campagne; mais j'étois 'moins certain, qu'il n'accepteroit pas votre feconde propofition fi amicale. — Son refus eft la preuve qu'il fait fe plieraux circonftanccs ; & je fins convaincu qu'avec de tels fentimens, il fe conten-  C-9 tera de fes revenus adïuels t & vivra plus heufeux que lorfqu'il de'penfoit cinq fois autant. Vous me preffez fi fort de vous e'crire des diffe'rens endroits, oü je ferai quelque fe'jour, que je commence a, croire que vous le voulez trés férieufement. Auffi' vous pouvez compter fur mon obèifia'nce a vos ordres. Je fais que vous n'attendez pas de ma part des détails minutieux fur les Eglifes & les Palais. Le plaifir, que ces objets procurent au fpeótateur, ne fe retrouve point dans les defcriptions. qu'on en peut lire.' Je verrai plufieurs contrées qui 'char«' ment 1'ceil par leur afpeft, & il y én a . que je verrai une feconde fois a mon retour ; mais il" eft bien difficile d'en donner une idéé exacte fur le papier. Le pinceau y eft pluspropre que la plume. Le payfage échappe a l'efprit avant que la lecture foit achevéë. Lés mceurs, lés ufages, & le caractère des peuples que je vifiterai feront' les principaux- objets de la correfpondance que vous exigez de moi : j'y joindrai les réflexions que le fujet amé» A 5  c 10 5 nera, & je vous avertis que je ne me gênerai point fur leur e'tendue. Ma compofition recevra probahlement quelque teinte du pays d'oïi j'e'crirai mes lettres. Ne vous mettez donc pas de mauvaife humeur fi je vous rapporte des tours de chicane de Procureur, lorfque vous voudriez entendre parler de la politique d'un Premier - miniftre, & fi je vous raconte quelqu'intrigue amoureufe, lorfque vous attendrez des anecdotes fur un Général d'a'rmée. Si vous ne me permettez d'écrire fur tel fujet qu'il me plaira, je regarderai notre correfpondance comme une gêne, & dès lors elle vous amufera peu; au lieu que fi vous me laiffez parfaitement libre, ce fera pourmoi une occupation d'agrément, qui me tirera de ma pareffe, & me fournira un honnéte prétexte pour ne pas attendre la fin de certaines Pêtes, qu'on ne quitte d'ordinairequ'après quelques heures de fouris force's» & de baillemens trés naturels. Cependant combien degens du monde qui palTent journellement leur tems daas cette agréable occupation , paree que 1'heure du fommeil n'eft pas enco-  C ) re renue! — a lave'rite', que feroient» ils de mieux? . N'avez-vous jamais éprouve' cette fituation dont je parle? Sans plaifir oii 1'on eft, fans motif d'étre aiileurs, on refte dans un état d'apathie, jufqu'a ce que le mouvement de 1'afiemblée vous entraine a votre caroffe, & rendu chez foi a Ia réflexion , on trouve que 1'on a paffe les dernières heures dans un ftupide e'tourdiffement, 1'efprit & le cceur également vuides. Je vous remercie de m'avoir offert votre Dupont. Sachant le cas que vous en faites, & combien il eft adroit, & intelligent pour les fonótions de Valet de chambre, je comprens toute 1'éten* due du facrifice que vous vouliez me faire. Si dans une autre occafion je pourrois être affez indifcret pour ac« cepter votre offre , mon affeftion pour votre bon Jean m'en empêcheroit aciuellement. Dupont le vaut vingt fois fans doute pour le fervice; mais jen'oublie*» rai jamais 1'attachement de eet ancien domeftiqne, & je fuis fi accoutume' a lui, qu'un plus habile ferviteur me con»viendroit moins; je regarde fes défauts, A 6  xomme des avantages par rapport a moi, paree qu'ils m'ont appris a faire moi-même mille chofes, que plufieurs de nos amis ne peuvent exe'cuter que par les mains de leur laquais. Leurs propres mains ne leur fervent pas plus que fi elles e'toient paralytiqucs. Lc foir, ils de'pendcnt abfolument de leur domeftique pour fe déshabillci* & fe coucher-, & le matin, s'il a pris fantaifie k la Fleur d'aller dire le bon jour a fa maitreffe, Monfieur doit refter e'tendu dans fon lit, jufqu'a ce qu'une main fecourable Taide a en fortir. LETTRE I I I. Paris. Je fus, il y a quelques jours, a la Come'die Italienne. Pendant que je m'amufois de la naïveté inimitable de mon ami Carlin, le Marquis de F— , que vous avez vu a Londres , encra dans notre loge. II courut a moi avec toute la vivaeite' Ffangoife, & avec les plus grandes de'monftratiQns de joye 5?  C is ) d'eftime. II me fit mille queftions au fujet de fes amis d'Angleterre, & cela tput d'une haleine, fans attendre de re'ponfe (*). Mon' cher ami un tel* Ma chere amis une telle. La charmants celle-ci. La lelie celle-la. Comme je m'appercevois que nous incommodions la compagnie, & qu'jl e'toit peu apparent que le Marquis fêr roit de quelque tems plus 'tranquille, je lui propofai de fortir. II y confentit d'abord. — Vous avez raifon; 11 n'y a perfonm ici ; c'ejl un défert. ( remarquez que la falie e'toit pleine.) JèJuis vèitUf comme vous voyez, eti po/i/t Jon. Tout le monde ejl au Colyfee. —• Allons. Nous entrames dans lbn Vish-vis. II ordonna a fon cocher d'aller coinme tous les diables.. Les chevaux couroient tout ce. qu'ils pouvoient • mais la langue du Marquis couroit plus vite encore. . Etant arrive's , je lui propofai de (*) Ce qui fe trouvera imprimé en caraclere Italique, eft en Francois dans l'original, Jtfope du Traducleur. A7  C 14) monter ala galerie, d'ou nous pourrions voir la compagnie qui étoit en bas & caufer a notre aife. Boa , dit-il, nous 'nous nichsrons dans un coin pour criti* quer tout le monde, comme deux Diables-boiteux. La taille & le port majeftueux d'une Dame fixérent mon attention. Je demandai au Marquis, s'il ne la trouvoit pas trés belle, hk, la, dit-il froidement. ■— Nous jammes heureujement placés pour elle: c'ejï un tab/eau jait pour être vu de loin. J'admirai la blancheur de fon teint. — „ C'eft appa„ remfhent le goüt de fon amant d'au„ jourd'hui; &, s'il s'en préfente un • „ autre qui préfere la couleur puce, a „ 1'aide d'un peu d'eau cbaude, elle fi fera auffi fon aifaire "• J'obfervai enfuite deux Dames qui, dans leur parure, avoient un peu outré la mode. Leurs traits déceloient 1'approche de la cinquantaine, en dépit de tous les efforts de 1'art. Le Marquis, dès qu'il les appercut,. fe leva brufquement. Ah l parbleu, dit-il , ees deux mar ce aux dantiquitè Jont de mes parentes — excuft*~wi  C 15 ) pour deux minutes: ilfaut que je m'ap* pruche del/es, darts le desfein de les féliciter de leurs appas. „ De vieille» „ f'emmes", continua-t'il, qui ont la „ manie de paffer pour jeunes, font „ de toutes les cre'atures les plus vin„ dicatives, fion les négligé; & j'aides „ raifons particulières de refter dans „ les bonnes graces de celles-ci". —• II defcendit, & après avoir fait un tour avec ces Dames , il vint reprendre fa place. „ Je m'en fuis heureu„ fement débarraffé. Je leur ai dit que „ j'accompagnois un Milord, que j'au„ rai 1'honneur de leur préienter chez „ elles, & je les ai remifes entre les „ mains d'un jeune Officier, dont 1'a„ vancement dépend de leur êrédit a „ Ia cour; aufiï quitteroit-il plutót fon „ drapeau dans une action, que ces „ deux beautés furannées, jufqu'a ce qu'il leur plaife de donner le fignal „ de la retraite". Un jeune homme richement vétu entra dans la falie.. Ses airs avantag;eux, fa démarche bruyante, fon ton de voix haut & décifif, annongoient. l'honime d'importance. Le Marquis  $ i5 >. me dit, que c'étoit le Duc de —, qua je ne pouvois me difpenfer d etre préfenté chez; lui, fans quoi il n'y avoit pas moyen de vivre a Paris , ajo.utant_: il ejl un pen fat, infiaiment bête7 d'ailleurs le meilleur enfant du monde. Enfuite parut une belle femme, qui fembloit commander 1'admiration de toute l'affembtée. Elle tourna autour du Colife'e, environne'e d'un effaim de.. Petits-maitres, dont les. yeuxne la qujttoient point, & qui fembloient entrak nés par fon mouvement., comme des fatellites par le mouvement de leur Planète. Elle, de fon cöté, avoit un maintien trés affuré; 1'attentjon & les regards des fpectateurs ne 1'embarraffoient point. Eile fourioit a 1'un, faifoit des fignes de tête a 1'autre, levoit lesépaules è celui-ci, donnoit de petits.coups d'évantail a celui-la, éclatoit de rire a droite, chuchotoit a gauche, & faifoit mille autrés gentilleffes pareilles avec une aifance & une prefteffe furprenan-' tes.' Tout annongoit chez elle la plus., intime conviction,* que de toutes les perfonnes préfentes il n'y en avoit point oe..plus digne d"auentien; qu'étaier fes.  ( '7 ) appas, développer fes graces & lés airs écoit fon róle, comme admirer & s'extafier celui des affiftans. Cette dro'esfe- ia , dit le Marquis, eft jolie, & pour eet te raifen on croit qu'elle a de Pefprit: on a mfrne ttiché de répéter fes bons mots; mais ils ne font faits que pour fa bouehe. Elle ejl beaucoup plus vaine que fenfible, grand foutien pour fa vertu ! au rejie elle ejï dame de qualité, en faveur de quoi elle posfede un goiit de hardiesfe fi heureux, qu-'elle jouit du bénéfice de l'effronterie, fans être effrontée. Je fus furpris de voir ces traits de fatyre dirigés contre une auffi belle femme, & je foupgonnai, qu'ils pouvoienc .être dicte's par le reffentiment. J'allois badiner la deffus le Marquis, lorfqu'il fe leva tout d'un coup, difant: voilét Mof/fteur de — le meilleur de mes amis. II efl aimable, on ne peut pas 'plus. II a de l'efprit comme un démon. II faut que vous le connoiffiez. jillons defcendons. En même tems il m'entraine avec précipitation, me préfente k Monfieur de r— comme un philofophe  ( i8 ) Anglois , qui fe connoiffoit mieux en courfes de chevaux, que le grand Newton lui-même, & qui de plus n'avoit point d'averfion pour le Whift. Monfieur de — me regut a bras ouverts. II n,)us mena fouper chez lui, oü nous trouvames nombreufe compagnie. L'affemblée fut trés gaye. II s'y trouva des hommes trés fpirituels & des femmes trés aimablés, qui ne nous quittérent point. Elles participérent cunftamment a la converfation, lors meme qu'elle roula fur des fujets de littérature. Les dames Angloifes s'imaginent qu'il leur convient de garder le filence dans ces fortes d'occafions; les nótres n'eurent pas le méme fcrupule. Celles qui entendoient la matière difoient leur fentiment avec beaucoup de précifion , & infiniment plus de grace que les hommes. Celles qui n'y entendoient rien, badinoient fur leur igno'rance avec tant de gayeté & d'efprit, qu'on étoit foreé de convenir, qu'une femme peut fe. paffer de fcience, &. faire 1'agrément des fociétés. Après une délicieufe foirée, je fufs  ( *9 ) rentré chez moi, fans avoir la tête embarralfée par le vin, ni 1'efprit fatigué par le jeu. LETTRE IV. Paris. Voila un mois entier que nous fommes a Paris, c'eft-a-dire plus longtems que nous n'avions deffein d'y refter; & cependant notre de'part me paroit plus éloigne' que jamais. Le Marquis de F— a été mon fidéle compagnon. II eft aimé de tout le monde, & voit les meilleures fociétés. Ceux qu'il fe . charge d'introduire peuvent s'attendre a une favorable réception. II ne m'a pas été difficile de me difpenfer du jeu. Le Marquis entreprit de me faciliter cette difpenfe; & rien ne prouve mieux fon afcendant dans les cercles du grand monde, que d'avoir réuffi a y faire foüffrir un homme fans titre , & qui ne joue jamais. II eft aufii intimément lié avec quel-.  qnes-uns des hommes de lettres' les plus diftingués, dont il m'a procure' la connoiffance. Piufieurs de ceux , dont vous admirez les ouvrages, font recus chez la première noblelte, fur un pied tres honorable. Vous auriez peine a croire Tempire des gens de lettres fur un monde aufii frivole & auffi diffipé que celui de Paris. - Lcurs opinions ne décident-pas feulement du me'rite des ouvrages •, mais re'glent en quelque forte la maniere de penfer & de vivre des grands & du peuple, & par conféquent ne font pas fans influence fur le gouvernement. La même chofe a lieu-partout jufi ques a un certain point; mais, fi je neme trompe, nulle part, autant qu'a Paris. La raifonen eft, qu'ici les gens de lettres font corps au-moyen des Acade'mies, & font en même tems re'pandus dans les focie'te's particulières par 1'üfhge & le gout ge'ne'ral de la Nation; Les manières du beau monde ont de leur cöté de rinfluence, &une influence plus remarquable encore fur le caraftère des gens de lettres. Ceux-ci ©nt en géneral une politefTe. aifée. lis  ( 21 ) font également éloignés de la timidité embarraffée qu'on contracte dans la retraite , & de la morgue pe'dantefque d'un gradué, oti d'un dignitaire. Ici les pe'dans de Molière ne fe voyent plus qu'au théatrc. II y a aétuellement en France plufieurs Savans renommés, qui n'en font pas moins des hommes aimables & de bonne focie'te', nullement ergoteurs,.& a tous égards du bon ton autant que ceux qui n'ont point d'autre prétention que celle-la. En effet la politeffe & le favoir vfvre peuvent fe remarquer, en différèns degrés, dans tous les rangs, du uis le Grand-feigneur jufqu'a 1'artifari. 6eci eft un trait plus frappant, & plus diftinitif du caractère natióhal que c>;te vivadtéimpétuéufe, & cetie légéreté qtfon a reprochécs aux' habitanv tant anciens que moderne:; de ce pays. C'eft, fans doute, un phénomène fingulier,. de voir fi généralement répandue, cetcerpoliteffe qui, dans d'autre pays, femble appar'renir exclafivemenr" aux gens de conditiën. Ici l'h'ómme'ejK r*»*s eit 'honnete &' civil'é'avers ceux  ( 22 ) qui dépendent de lui, le riche envers le pauvre; II n'y a pas jufqu'au mendiant qui n'implore la charite' en homme comme il faut; & il peut être fur , que les refus qu'il effuyera ne feront point aggrave's par un ton dur & des jnanières me'prifantes. L'e'tranger a qui le langage du pays n'eft point du tout familier , dont 1'accent rude e'corche les oreilles Franeoifes, & qui ne peut, pour ainfi dire, ouvrir la bouche fans pècher contre la Grammaire & le ge'nie de la langue, n'en eft pas moins e'couté avec 1'attention la plus fe'rieufe. Vous ne verriez pas feulement fourire aux foléeifmes les plus ridicules, & aux plus plaifantes équivoques. J'ai peur, difois-je 1'aütre jour a quelqu'un, que la pbrafe dont je me fors ne foit pas frangoife. Monfieur, répondit-il, cette exprejjinn effeffivment n'eft pa: Frangoife , mais elle mérite bien de Fètre. La fingularite' la plus marquée, même en fait d'ajuftement, ne fauroit leur faire oublier les egards de la politeffe. Que quelqu'un paroüTe dans les pro-  C fi ) menades publiques, vêtu contre toutes les loix de la mode, qu'on fuppoie 11 importantes aux yeux des Frangois, il ne fera ni montré au doigt, ni moqué. On le laifTe paffër, comme fi on ne 1'avoit pas appergu; ce n'eft qu'enfuite qu'on fe retourne pour fatisfaire Ia curiofité qu'une fi étrange figure a excite'e. J'ai obferve' ce trait de délicateiTe jufques dans les rues, & de la part du bas peuple, ou plutót du petit peuple; car il y a effe&ivement peu de Parifiens qu'on puifle qualifier de ce premier nom. Ceci fouffre des exceptions , comme il en eft de toute remarque génerale fur les mceurs & le caractère d(une Nation. On entend parler quelquefois de MiJitaires qui ont maltraité les Poftillons & les Auhergiltes , de Seigneurs ou leurs Intendans qui oppriment Ie payfan; mais y a-t'il un pays au monde oü la même chofe n'aye" lieu plus ou moins? Si de tels abus font tolérés, c'eft la faute du Gouvernement. Voila un.fujet dont je n'ai pas encore parlé. Au refte le caractère na-  C '24 ) tïonal, & la nature du Gouvernement, font en France deux chofes to'talemen't différentes; mais ce dont je fuis intimement convaincu, c'eft qu'il'n'y a point de pays dans 1'Europe, óü la faveur du Maïtre, la haute naiffance, & i'état militaire donnent autant de privileges , & oü cependant ces privilèges occaüonnent moins de procédés brutaux & de mauvais traitemens envers les inférieurs. LETTRE V. Paris. t Un véritable Anglois , de quelque rang qu'il foit, ne peut voir fans indignation que, dans ce Royaume, tout fe rapporte aux riches & aux puifrans , & qu'on s'y embarraffe fi peu de ce qui pourroit contribuer a la comrrodité ou a 1'agrément des claffes inférieuïes. C'eft ce qui paroit en mille xhofes , & qui faute aux yeux dés qu'on met le pied dans Paris. • Ou iqu'un a obfervé > ö je ne me ^ trompe,  trompc , que les belles lanternes- qü! illuminent la ville de Londres toutes les nuits , & lés trotoirs qu'on a élevés dans toutes les rucs pour la commode té & la fureté des piétons, prouvent que le peuple eft aufti quelque chofe aux yeux du gouvernement. La ville de Paris eft au contraire mal éclairée. Point de banquettes excepté fur le Pont neiif/le Pont royal, &. les Quais qui fetrouvent entre deux. Danstoulcs autresquartiers, ceux qui vonta pied doivcnt fe tirer d'aflaire comme ils peutent, tantot.fe mectant a 1'abri d'un pilier, tantót fe 1'auvant dans une bouti'que, afin dene pas être écrafés par les carofTes qui rafent les maiibns dès qu'il plait au cocher, & difperfent les paflans comme le vent chalfe la p.ii.le. II faut avouer^.que la Monarchib (car les Frangois n'ai-ment point a l'entendre appelier Despotisme , & il eft trés inütile de difputer fur le .mot.) s'eft portee a un' degré de hauteur, qui fait difparoitre a fes yeux le gros de la Nation, & ne lui permet de s'occi.per que d'un pctit nombre d'individus, élevés a des portes émmens & qui par Tornt I, 13  ïh fe rapprochent dc la re'gion dc la Cour. Cette exprefiïon h Peuple, eft en France une efpèce d'injure. Un homme du peuple vcut dire un homme fans e'ducation & fans manières. D'un autre cótd un homme comme il faut n'eft pas ne'ceflairement un homme a fcntiment & a principes; mais fimplemcnt un homme de naiflance , ou era bon ton car on peut être homme comme il faut, quoiqu'abfolument de'pourvu de toutes les qualités qui font 1'ornement de la nature humaine. II eft inconteftable que le Gouvernement n'a point pourvu a la protectipn du peuple, ni même des rangs intermédiairs contre i'injuftice & 1'infolence des grands, qui font confidérés dans ce pays comme étant uri peu au-deffus de la Loi, quoique beaucoup au delfous du Monarque. Ce qui fupplée en quelque forte a ce • de'raut du Gouvernement, c'eft cette politeffe & cette douceur des mceurs Francoifes, ce Carattere gai & fociable de la Nation, cette conduite facile & affabie des naaitres envers leurs fervi-  C 27 5 tenrs. Voila cc qui rend Ia condition du Peuple en France meilleure que dans , plufleurs autres pays, & beaucoupplus fupportable que fi le caractère national reflembloit a celui des peuples quo j'ai en vue. J'ai été interrompu par Lord M—' qui eft arrivé hier au foir, & a diné aujourd'hui avec nous. J'ai fait inviter Ie Marquis de F— qui, par bonheur n'étant pas engagé, a été des notres. Vous favcz combicn il eft pénible dc fotitenir une converfation avec Lord M . Elle tombe d'abord, ou dégénéré en fQliloque. C'étoit dónc un grand bonheur pour moi d'avoir penis" au Marquis. Il fuc vif & gai comme a 1 ordinaire, adreffa prefque toujours Ia parole a Mitord, le têta fur toutes /bries de fujets,' fur Ie vin, les femrnes, les chevaux, la politique, la rcligion. t*i chanra des chanfons a boire, pour 1'engager du moins a faire chorus uveC B 2  C 28 ) lui. Tout fut inutile. II admira fon habit, fit 1'éloge de fon chicn, dit mille cbofes obligeantes pour les Anglois. Milord ne dit mot, & puis monta dans •fon caroffe pour aller a 1-Ope'ra. Ma fit, dit le Marquis, dès que notre homme fut debors , il a de grattds Galens pour k Jtletiee ,■ ct Müord-la. LETTRE'VI. Paris. Dans une de mes pre'cédentes lettres j'aiparlé de la politeffe Frangoife, comme d'un trait dift.ndtif du caradtère national. Un autre trait non moins frappant c'eft la Loyaufé, un amour & un attachement tout-a-fait extraordinaires pour la perfonne de leurs Princes. L'Anglois, quoiqu'il obferve d'un osil cruique les vertus de fon Roi, ne man.que jamais de leur rendre juftice fous le règne de fon fucccffeur. L'AUemand , qui garde un filerce refpeftueux iur les foibles de fon Prince,  C 29 •> s'extafiera fur fes talens, qu'il ne remarqueroit point dans un homme ordinaire. Ce n'eft qu'en tremblant que le Turc6fe lever les yeux fur fon Sultan. II Tenfifage comme un être fupérieur, au bon plaifir duquel le dcvoir 1'oblige a fe foumettre , comme il dok fe montrer foumis aux loix de la Nature,. & aux difpenfations de la Providence- Mais le Francois, qui eft perfuadé que fon Roi eft d'une même nature, &fujet aux mêmes foibleffes que le refte des hommes, qui fait 1'énume'ration defes folies & les déplore efl riant, luf eft néanmoins attaché par ön fentiment. auffi tendre que refpedtueux, par uneforte de prévention affectueufe, quelque foit fon caraclère perfonnel. Le Roi (*) eft un mot qui réveille. (*) Nous autres Anglois difons tH King pour k Roi; cependant ce ne font point du tout des termes équivalens. Le. ito'fait lui-même, & fait faire aux autres ee qui lui plait. TM King ne peut faire B 2  ( 30 ) flans Tcfprit du Francois des idees dc bienveillance, de gratimde & d'amour, auffi bien que de puiffance, de grandeur , & de féücite. Tous les Dimancbes ils courent en fou'e a Verfailles pour voir le Roi. lis le contemplent avec une cnriofué, qui n'eft jamais raflafiée, & fa vue leur procure autant de fatisfaftion la vingtième fois que la première. Ils 1'envifagent comme leur ami , quoiqu'ils n'en foient pas connus perfonnellement; comme leur proteCteur, quoiqu'ils ne courrent point de plus grand danget que de la part d'un Fxempt, ou d'une Lettre de Cachet; enfin comme leur bienfaiteur , pendant qu'ils ge'mifientfous le poids destaxes. Ils attachent une grande importance a fes aótions les plus indiffe'rentes; ils pallient & excufent fes foibleffes; ils imputent fes erreurs a fes miniftres ou a de mauvais confeillers, qui, difent- ce qui lui plait; mats il fait ce qui plait aux autres. Jsfote de l'Auteur.  ( 31 ) ils, lui en ont impofé dans des vues* criminelles , & ont e'garé la droiture de fes.intentions. Tout ce que le Roi a dit d'ingénieux eft répété par toute la France avec enthoufiafme. Les moindres chofes qui ont rapport au Monarque font événement. Le plusou lemoins d'appé'cit qu'il amontréadï-' ner, 1'babit qu'il porte, le cheval qu'il monte, ces petites circonliances font matière a converfation dans les fociétés ' de Paris, & fourniffent les fujets les plus intéreflans. pour la correfpondance des Parifiens avec leurs amis en Pro» vince. Le Roi a-t'il quelque légère indifpo* fition, tout Paris, toute la France eft en allarmes , comme fi on étoit menacé de^ quelque grande calamité. Avoir 1'air de prendre intérêt a tout autre fujet d'entretien, s'en occuper même lé-. gérement avant que celui la ait été mis fur le tapis & cntièrement épuifé, c'eft fe rendre coupable a leurs yeux d'unc indjfférence impardonnsble. Dans les revues, les plus belles manoeuvres ne font pas feulcjnent apperB 4  ( *a > 'cues des fpe&ateurs, qui fe trouveiit a portée de voir Ie Roi. Le cor.templer eft leur unique affaire. Avez-vaus vu le Roi? tenez. Ah! voi/a le Roi. Le Roi rit; apparemment qu'il eji content, j'en fuis charmé. Ah ! il tousjè. At'il tousféP oui parbleu, &f bien fort; j'en fuis au défejpoir. A1 a Meffe , c'eft encore le Roi & point du tout le Prétre qui eft 1'objct de 1'attention. On e'lève 1'hoftie ; mais les yeux de$ affiftans reftent fixe's fur leur Monarque bien-aimé. A peine leur attention peut-elle être partagée par les pièces de thëatre les plus applaudies, qui font bien plus de fenfatioU a Paris que les cérémonies de Religion. Un fourire du Roi leur fait oublier les pleurs d'Andromaque. Cet attachement excelfif ne fe borne point a la perfonne du Monarque, mais s'étend a toutes les branches de la familie royale. On eft généralement perfuadé que tous ceux qui la compofent, ont un droit héréditaire a tous les avantages, & a tous les genres de bonheur dont la nature humaine eft fufceptible. Si quelque caufe phyfique ou morale-  C 33 ) vient troubler cette parfaite féiicite' tout le monde y prend part. On en parlc comme fi 1'ordre naturel des chofes e'toit bouleverfé. Les plus petites adverfite's de ces aimables Princes, ou Princeffes ne font rien moins que de terribles cataftropbes, & des injufticea criantcs du fort. Ce fentiment paroit vrai. Ils ne raffecïent point par vue d'intérêt; du moins on peut 1'affurer de la généralité. du peuple , qui n'a aucun efpoir d'étre connu de fes Princes, bien loin d'en. efpe'rer aucune faveur perfonnelle. Ces préjugés nationaux ne fauroient leur permettre de goüter la doctrine. Philofophique; que les Rois ont étéétablis pour les peuples ;' qu'ils font. comptables a leurs fujets de leur mau-vaife adminiftration, ou d'un gouvernement injufte & tyrannique. Si quel-qu'un de leurs Rois les traitoit affez. mal pour occafionner une révolte. &.que la viétoire relUt aux infurgens, je doute qu'ils profitaifent de 1'exemple des Anglois pour réformer le Gouvernement, & hmiter le pouvoirde la Cou^ Xpme, Je m'imagine qu'ils fe contejhB<5  ( 34 ) teroicnt de mettre xm autre Prince de ia maifon de Bourbon fnr le tróne, rcvêtu de la même puiffance que fes prédéceffeurs. II promettroit de les gouverner plus e'quitablement, & eux , pleins de confiance en fa parole royale, mettroient bas les armes. Les Francois paroifTent.fi charme's & fi éblouis de 1'éclat de la Monarchie , qu'ils ne peuvent fouffrir la penfée d'y apporter lamoindre modification, quelques dan gors qu'ils ayent a craindre de cette même puiffance pour leurs biens, & pour leurs perfonnes. Ils confidérent le pouvoir du Roi, qui eft la fource de leur fervitude, comme leur propie pouvoir. Vous aurcz peine a fe croire •, mais c'eft un fait: ils en font fiers, ils s'enorgueilliflent même de ce que fon autorite' eft fans bornes. Ils vous difent, d'un air de triomphe , que le Roi a une armée de deux cent mille hommes en tems de paix. Un Francois eft vain des palais, des jardins, & des chevaux du Roi, comme un Anglois peut 1'être de fa propre maifon, de fón pare, & de fes équipages»  C 35) Si vous leur parlez des grandcs richeires répandues cn Angleterre, des fortunes immenfes qu'y font les particuliers, de 1'abondance dont jouiflent les rangs internie'diaires, de 1'aifance & de la fürete' du peuple; bien loin d'être bunailiés par la comparaifon, ils vous répondent que la Cour de France eft plus briljante que celle d'Angleterre , & que ie jyac d'Orléans & le Ermee de Condé ont de plus grands revenus qu'aucun Seigneur Anglois. Vantez leur la liberté des débats dans le Parlement, celle qu'on fe donne en parlant ou en e'crivant fur la conduite du Roi & les meiures du. Gouvernement, & Jes formalités qui doivent être oblervées avant qu'on puifle pumr ceux qui abufent Je plus audacieufement de cette liberté, ils s'indignent tk triompbent encore, en difantr c'eft. bien autrement chez nous. Si lcRoi de France avoit affaire a ces MefJieurs-la , il leur aj/pnndroit a vitree lis ieroientfort difpoiés a ajouter, que, parbleu ! !e Miniftre ne s'embarrafferoit point de formalités. ni de preuves, que de fimples foupcons lui fuffiroient vmr, B 6.  cfivoyer ces impërtinens raifonneurs k la Baftille , & les y tenir renferme's pendant des années. Ou peut-être diroient-ils encore en e'levant la voix, comme s'ils citoient un trait de courage & de magnanimité : ilferoit condammr ces drêles la aux galères pour la vie. LETTRE VIL "Paris. II eft prefque fuperflu d'obferver que tous les Francois fans exception ne penfent pas de même. On en trouve plufieurs qui ont les idees les plus juftesfur la nature & le but des gouvernemens, ainfi que fur les droirs de 1'humanite'- Leur admiration pour les écrits de Mo tefquk u en eft la preuve. On décoyvre le même efprit dans des ouvrages poitérieurs, ainfi que dans les difcours de leurs penfeurs & de leursphilofophes. Ce que i'ai avance' dans ma précédentc lettre n'en eft pas moins l'efpri.6  ( 37 ) de la Nation en général, & montre la vafte différence qu'il y a entre leur ma* nière de penfer fur ce fujet, & celle de leurs voiflns. J'ai entendu un Anglois expofer les avantages de la conftitution Britannique dans un cercle de bourgeois Fran9ois, &leur apprendre de quelle ma.-nière les gens de leur e'tat font mis a couvert de tout mauvais traiti-ment dc la part de la Cour & de la Nobleffe ; quele moindre boutiquier, que le pluspetit mercier, s'il fouffre quelqu'injuftice, fut-ce de la part d'un Pair du Royaume , peut en obtenir fatisfaction dans le moment même. Qsel effet penfez-vous que ce dif-' cours produifit fur les auditeurs? Vouscroyez qu'ils admirérent une (i belleconftitution, 6c fouhaitérenr ardemmentde la voir établie en France ? Point du tout. Ils firent caufe commune aveeles Grands, & paroiiToient humiliés de leur abaiffement. C'efl peu de chofe, dit 1'un, d'ftre noble chez vous; un* autre en fecouant la tëte .• ce n'eft pas naturel cela. Lorfque notre Orateur paria des taxes5 -B 7.  ( 3§ > difantl.que le Roi n'en peut impoferaucune de fa propre autorite', que leconfentement du Parlement y eft abfolument néceffaire, & fur-tout celui de la Chambre des Communes, de laquelle des gens de leur e'tat peuvent être membres, ils. difoient avec une certaine fatisfaction : cependant c'eft asjez beau cela. Mais lorfque le patriote Anglois, comptant plus cncore fur leur approbation, ajouta que le Roi même n'avoit pas le droit d'empiéter fur la liberté du moindre de fes fujets, que fi lui-mêmc ou quelqu'un de fes Miniftres 1'ofoit entreprendre, il exiftoit un Tribunal par devant lequel on pouvoit fe faire rendrejuftice-, DIABLE, s'écriérent-ils tous d'une voix. Ils s'oublioient euxmêmes & les droits du Peuple, pour s'identifier. avec le Roi, qui leur paroiflbit dans ce moment 'e plus maltraité des hommes. Etftn, dit 1'un d'entr'eux, tout ce que je puis vous di' re , Mo*ifleur, dejl que votre pauvre Roi eft fort a p/ai;dre. Leur follicitude pour le bonheur 3c la gloire de la Royauté, s'étend a toutes les têtes couronnées niais, a 1'é-  ( 29 ) gard de leurpropre Monarque, c'eft une paffion dominante & favorite qui ne les quitte qu'avec la vie.. A la bataille de Dettingue un foldat Francois, couvert de bleiïiires & prés d'expirer, demanda a un Officier Anglois, de quel cóté penchoit la victoire. Ayant appris que les Anglois Ka» voient déja remportée : mon pauvrs Roi, dit le mourant, quejcra-t'il? Quant a moi, mon cher ami, je foubaite du fond du cceur a fa Majefte'. toutes les prolpérités poffibles; cependant, s'il m'arrivé detémoigner de 1 'inquiétude fur ce fujet dans mes derniers momens , vous pourrez en conclure qu'il ne manque rien a ma parfaite fé1 ici té , a la votre & a celle de tousmes amis.* Adieu. P: S: Je n'ai pas vu le Marquis de-puis quelques jours. Dès notre pre» mière entrevue il m'avoit appris qu'il faifoit la cour a une jeune Dcmoifelle de condition, que le voeu de fa Mere étoit de le voir marié , & qu'il ne pouvoit rien lui refufer paree qu'elle  C 40 1 étoit le meilleur enfant du monde: qu'au refte la Demoïfëlle e'toit fort jolie, & qu'il en e'toit éperduement amoureux. Bepuis ce'a il m'a dit que les affaires étoient arrange'es , qu'il feroit dans peude jours le plus heureux des hommes, & qu'il auroit bientöt'l'honneur de me pre'fenter a fa fiancée. Je vous diraimon fentimént au fujet de la Demoifelle, aulïi-töt que je 1'aurai vue. Matsqu'elle foit aufiï belle qu'elle voudra, je fuis fache' qu'il penfe a fe marier fi jeune; car un Francois a vingt - cinq ans, n'eft pas encore tout a fait auffi' raffis qu'un Anglais a quinze. LETTRE VIII. Paris. II y a une difette abfolue dé nouvelles publiques , & je n'ai rien de particulier a vous mander par rapport a moi. Vous voulez cependant que je fatisfaffe a mes engagemens. Je prenis donc la plume, fans faroir pre'cife'ment ce que je vaiü ecrire; je la laiffe cou-  ( 4* ) rir, dans 1'efpérance que les fujets fe pre'fenteront chemin faifimt. Quoique 1'amour d'un Roi, uniquè-* ment paree qu'il eft Roi, foit de toutes les aftections la moins fenfe'e , eile doit indubitablement être envifagée comme méritoire par ceux qui en font les objets. II n'exifte aucun peuple, & il n'en a jamais exifte', qui ait autant de droits a la reconnoiffance & a 1'amour de fon Souverain, que les Francois. Sa joye les rend heureux, comme fa douleur les attrifte. ' Hls font fiers de fa puiffance , vains de fes perfections , indul-gens pour fes fautes. Ils renoncent. gayement k leur propre aifance pour fournir a fes profufions, & font difpofe's en tout tems a facrifier leur vie pour fa gloire. On diroit qu'un Roi, fans être nn, prodige d'amour propre & d'infenfibilite', ne pourroit fe défendre d'aimer de tels fujets , & refufer de confacrer une. partie de fon tems & de fes foins pour •tFavaillcr a leur bonheur. - Cependanti depuis Henri IV les Francois n'ont; point en de Monarque, qui ait mérité;  C40 an fi grand attachement, & le bon ïlenri eft de tous leurs Rois celui qu'ils ont le plus mal traite'. Des trois frères qui ont règne' imme'diatement avant lui, le premier fut un enfant cacochyme, auffi foible d'efprit que de corps; le fecond un monftre de fuperftition & de cruauté; & le troifième, après un de'but affez brillant, fouilla & fit oublier fa gloire par la honte de fa vieeffémineë & de fes de'bauches.. La fameufe Italienne, leur mère, qui les gouverna tous les trois , paroit avoir e'té entièrement éépourvue de tout fentiment d'bumanite', & de tout principe de confcience, 1'inte'rêt particulier & la plus perfide politique fu* rent fes feuls guides. Les Princes qui ont fuccédé a Henri IV, auffi bien que ceux qui l'ont pre'ée'de', font dans le tableau de rhiftoire comme des ombres , qui font fortir avec plus d'e'clat les vertus brillantes du Navarrois. Malgre' tous les motifs qui devroient engager les Rois de France a ainïer leur Peuple, & a procurer fon bonbeur, il peut s'e'couler des fiècles a--  C 43 ) vant que le Ciel lui donne un Prince animé de cette paffion au même degre'. Cc bel accord des grandes qualités, & des vertus aimables , eft un phénomène dans quelque nation que ce foit. II doit donc être infiniment plus rare encore, que eet accord fe rencontre précife'ment dans 1'individu deftmé au tröne. L'éducation de Henri fut bien différente de celle que les Rois regoivent ordinairement. Son caractère fe forma a 1'école de 1'adverfité, & fon ame fut fortifiée par des occafions continuelles d'cxercer fa prudence & Ion courage. C'eft en éprouvant lui - même tout ce que la Tyrannie peut faire fouffrir de rigueurs, & 1'infortune d'engoiffes, qu'il apprit a être humain. A« yant en fi fouvent belbin d'amis, il connut le prix de leur attachement , & fon coeur devint fufceptible d'amitié. Souvent les dangers & les obftacles développent des talens qui, fans cela, feroient demeurés cacbés & inutiles ; & ils contribuent a donncr de la force & del'énergie au caractère, en ee qu'ils .  ( 44: > vivifient ces étinceües de vertu, qti'une: vie tranquille & indolente eut laiffé: éteindre. Cèux , qu'on a accoutumé, dès leur première enfance , a tnuiver autour de foi toutes les chotes néceffaires a leurs befoins, qui ont peu d'ambition, & par coni¥quent auffi peu de mutifs a exercër leurs-facültes avec quelque vigueur, fentent orJinairement ces facukés décheoir & s'afibiblir.; par la même rai-fpn qu'un bomme , qui porteroit long-tems un bras en e'charpe, fentiroit cebras s-'engourdir & a la tin en perdroit. totaliïment 1'ufage. . Tout le monde eft perfüade' que les faculte's de 1'efprit, comme les nerfsdu corps, s'affoibliffent par 1'inaction, & fe forafient par 1'exercice. Pourquoi n'y auroit-il pas la même analogie entre le corps, & les qualités ducoeur ? Je penche a croire que la bienveillance, la pitie' & la reconnoiffance: doivent naturellement dégéne'rer en infenfibilite' & en indolence dans 1'ame,. qui n'a point été battue par les orages de 1'adverfité. On. eft peu fe»fible aux malheurs,  (45 ) qu'on n'a jamais éprouvés fbi-même; & qu'on s'imaginc ne devoir jamais éprouver. Auffi a-t'on remarque' que des perfonnes, a qui la fortune a été conftamment favorable, & qui ont véeu dans le luxe & les plaifirs des cours, deviennent fouvent d?une infenfibilite' étonnante aux maux d'autrui. Le caractère le plus froid, le plus incapable d'amitié,- le plus deftitué de reconnoifTance, & même d'affecuon naturelle que j'aye connu, e'toit celui d'ua homme dont la vie avoit été une fuite non interrompue d'événemens heureux. Cependant ces mêmes gens, dont tous les foins & toute la fenfibilité fe bornent a leur perfonne , fe croyent quelquefois la bienveillance & 1'humanité mémes, paree qu'ils auront été touchés des malheurs^ d'un héros de Roman., ou qu'ils auront verfé quelques larraes ftérilcs a la repréfentation d'une Tragédie; & fi avec cela il leur eft arrivé d'avoir contribué d'une guïnée a quelque bonne oeuvre, ou d'avoir donné. quelques fous pour fe déüvrcr d'un msndiant importun, ils fe perfuadent  ( 4* ) $0* ont atteint le plus haut degré poffible de bienveillance •, Ils ne foupeonnent point que cette vertu puifle aller au de la; auffi ne voudroient-ils pas fe donner la moindrcpeine, renoncer a une feule partie de plaifir, interrompre, de quelque manière que ce foit, leur indolente tranquillite' pour rendre lcplus important fervicea quelqu'un de leurs femblables; je ne dis pas a un ami ; de telles gens n'en fauroient avoir. Ce que je viens d'avancer fouffre plufleurs exceptions; mais en ge'néral ces hommes, qui ont e'te' expofe's aux traits d'une fortune ennemie, qui ont éprouve' eux-mêmes la l&che indiffe'rence des hommes, & fenti ce que fentent les malheureux, font doués de Ia plus véritable fymphatie , & partagent avec la fenfibilité la plus vive les miferes des infortune's. (*) No» ignara mali, miferU fuccurrere dijco. difoit la fameufe Didon, qui avoit éte* (.*) Ayant êpiwuvé nwi-mêrne des  C 47 ) •óbiigée de fuir fa patrie , au pieux Er nee, qui avoit été témoin dc la deftruction de la fienne. Didon & Enée ! comment ces perfonnages fe font-ils trouvés fur notre chemin ? J'aurois devine' tout auffi bien le fujet d'un Chapitre de Montaigne par fon titre. J'ai commencé, fi je ne mc trompe , par quelque chofe dd rélatif a la France; mais vous ne vous attendez pas fans doute que je revienne aujourd'hui a un fujet, dont je me fuis 11 fort e'loigné. Adieu. LETTRE IX. Paris. Je vous ai dit que mon ami F— étoit i fur le point de fe maricr. II eft venu me trouver, il n'y a qu'un inftant. Son bies*' ^'apprens 4 feco»«r les miféra»  'C 4-8 ) air étoit Tigai, que je ne pouvois m'attcndre qu'a quelqu'agréable nouvelle. Me voila au défefpoir mon chtr ami, ditil en éclatant de rire. Vous êtcs, lui Tépondis-je, 1'homme du monde qui fe détefpère le plus gayement. II m'apprit alors , que le vieux Marquis de p i ie père de fa maitreffe , etoit venu'faire viflte a fa mère; qu'après beaucoup d'excufes & de longues périphrafes, il lui avoit fait entendre , que certaines chofes, qui étoientfurvenues, l'ob!i°-eoit abfolument de renoncer a Thonneur dont il s'étoit flatté, d'être le beau-père de fon fils; qu'il la prioit de dire a celüi-ci, combien lui & toute fa familie étoient mortifiés de 1'incident qui mettoit obftacle a une alliance , dont ils s'étoient promis tant de fatisfadtion. F— ajouta encore, que fa nière avoittuché, mais fans fuccè* , de découvrir quel étoit 1'incident, qui avoit produit une révolution fi fubite. Le vieux Marquis s'étoit contente de l'affurer , que les détails en feroient auffi peuagréables que fuperflns ;. apres quoi il avoit pas congé, dans les ter-  C 49 ) mes les plus polis & les plus affedtueux, : que le langage Frangois lui avoit pu : fournir. F— me conta tout cela d'un air fi dégage' & fi content, que je ne favois trop qu'en penfer. Mon cher Marquis, dis-je, il eft fort heureux que je me fois trompe', car j'aurois juré que vous éticz amoureux de la Belle — ,, Vms avez rai fon mon ami, je Paimai iifiniment. — Comment inrlniment? & cependant vous étes fi gai au moment que vous allez la perdre. — Mais vous autres Anglois, dit-il, vous avez des idéés fi, bizarres: — aimer infi 'iment, cela veut dire aimer comme Mn aime. Tout le monde aime aitfiquand il ne Je hait pas. — Mais je vous conterai toute l'hijloire. „ Ma mère , qui eft la meilleure „ femme du monde, & que j'aime de L toute moname, m'avoit dit que ce ;.„ mariage la rendroit heureufe. —■ „ Tous mes oncles, tantes, coufins „ jufques a la dixième ge'ne'ration m'a„ voient dit la méme chofe. — J'en„ tendois de tous les cótes que la DeL moifelle, fon père, & toute fa paTome i. q  ( 5° ) r rente fouhaitoient cette alliance avec ^ 1'empreffement le plus obligeant. —1 La Demoifelle elle-même eft aflez jo' lie. Voici donc comme j'ai raifon' né.. On m'cngagera quelque jour a t me marier, pourquoi pas apréfent, „ auffi bien qu'alors ? pourquoi ne ferois-je pas une chofe agre'able a tant de gens, & qui ne de'plait en aucu„ ne fagon a moi méme? a la vérite', lui ai - je dit, cela eut e'te' cruel. II e'toit heureux cependant que votre cceur fe trouvat libre, & que vous n'ai.maffiez pas ailleurs. Vous vous trompez; mon ami; je préférois plufieurs femmes a la ■, demoifelle en queftion , & une en „ particulier, dont je ne dirai pas le „ nom, mais que j'aime"— Comme on aime , répondis-je en 1'interrompant. — Non parbleu! ajouta-t'il avccchaleur, comme .on «''aime pas. Tufte" eieW comment pouviez-vous penfer a en époufer une autre ? Cela n'empèche pas , dit le Marquis froidement ; je ne pouvöiS pas époufer cr!:c- que " jViime, putfqu'elle éto!t dëja mariée^ ',\ voi;a pourquoi elle ne s'eft pas op-  c $i j >, p~öfee a ce que je coritcnraffe rna mè„re, & mes parens dans cette occa„ fion ; car c'eft le mciilèur naturel ,, du monde ". C'eft ce qui paroft, lui dis-je; „ O t „ pour cela out, mon cher, elle ejl fa „ bonté même. Cependant je ne fuis „ pas fdcbé fur le tout, que Affaire „ le ioit rompue fans qu'il y ait de „ ma faute. Il eft poffible que cela fe „ renoue quelque jour; mais je n'aurai rien perdu ; pjrce qu'un-mariage . „ recuh ejï tonjours auum de Ka^„i t> Jur le r«t*»tir. " Après quoi ii fit la pirouette, en frédonuant, P*i '* m kmettrapas, Colin, ffii Voila le portrait d'un amant Franco». Aufli tót que F fut parti, ftg Pis fur le paoier toute cette ftène & je vous y laiffe fajre vos rerlexW Adieu. C a  ( M ) LETTRE X. Paris. Vous avez fouvent cntendu accufer les Francois d'étre peu fincères dans leurs proteftations-d'amitie'. Ce qui le fait penfcr k nos compatriotes, c'eft qu'il y a ici beaucoup plus de complaifance dans les moeurs qu en Angleterre. Cc que les Francois ne rc«ardent que comme de bonnes manieres paroat aux yeux des Anglois flatterie, fi ce n'eft même' baffe adulation. . Leur langage abonde en formules de complimens , qu'ils diftribuent avec une profufion, & une volubilite etonnantes; mais ces formules n'expriment rien de plus dans leur bouche , que cequeveut dire un Anglois, lorfquil met au bas de fa lettre: je fuis rotre tfès humble , & trés obéiflant femteur. Le Francois par 1'abondance dc complimens, dont il accable tout étranger , n'a d'autre intention que de lui temoigner une politeffe ordinaire; & 4 fup-  C 53 ) pofe que l'étranger ne s'attend a rien au de-la. Ces expreffions font bien comprifes par fes compatriotes. II s'imagine que tout le monde les entend de la même manière, & il n'a pas la moindre intention d'en impofer a qui que ce foit. Mais fi quelqu'un prend ces phrafts au pied de la lettre, & fe perfuade que ceux qui les prononcent font anime's d'une ve'ritable amitïé, ou fe font pris d'amour pour lui a la première vue, il fera fort trompé dans fon attente; furtout s'il efpère d'en recevoir des preuves tant foit peu fortes. 'Cependant cela même ne 1'autorife •point a taxer les Francois d'êcre peu fincères, ou infidèles en amitie'. Ce fentiment n'entre ici pour rien. • Ils ne fe propofe'rent jamais de lui faire penfer autre.chofe, finon qu'ils étoientdifpofés a le recevoir fur le pied de quelqu'un , avec qui on a fait connoiffance. — C'e'toit a fon maitre de langue a lui apprendre la valeur de leurs expreffions. A la ve'rite', fi les mêmes expreffions e'toient traduites «littéralement en AnC 3  ( 54) glois, & que des Anglois en fiffentuiage entr'cux, ia perïbnne, a qui el les • feroient adreiTées, auroit lieu de croire que celui qui s'en fert a pour lui une eftime toute particuliere, ou bien qti'il chcrcbe a le tromper: La raifon en eft, que les ufages de civilite' & de politefle I en Angleterre n'exigent pas un tel lan» gage. Une des principales caufes de ces I pre'juge's deTavantageux, que les peu- 1 pies des diffe'rens pays du monde I nourriffent trop fouvent les uns contre 1 les autres, c'eft. qu'ils n'ont pas fuffi- | famment égard aux différentes formules I & aux diflerens ufages que le hazard a I établis. Vous direz peut-être que cette pro- 1 fufion de complimens, uiitée chez les 1 Francois , eft précifé^ient la preuve » 1 qu'ils font moins fincères que leurs voi- 1 fins. Mais par la même règle il fau- 1 droit conclure que, chez toutes les na- | tions, les gens du peuple dont les dif- I cours font peu charg s de complimens, 1 ont auffi plus de refpeót pour la vérité, || & plus de fentimens, d'amitié, que les ■!  C 55 ) perfonnes d'un rang fupérieur. Et c'eft ce qu'on auroit, je penfe beaucoup de peine a prouver. Ces phrafes de politefle, qui fe font introduitcs dans toutes les langues font peut-être fuperflues , ou fi vous le voulez abfurdes; mais el les font fi bien établies, que les gens de la plus grande probite' font obligés dc s'en fervir, en Angleterre , tout auffi bien qu'en France; cependant avec cette différence, qu'il en faut moins dans le langage d'un pays, que dans celui d'un autre; mais elles nefont un figne d'amitié dans aucun, Les amis font des plantes qui ne croiflent que fort lentement dans tous les climats: heureux eft 1'homme qui peut en elever un petit nombre dans les lieux ou il a fixé fa demeure. Des voyageurs fe donnent rarement le tems d'en culuver dans ceuxoü ils paffent: s'il leur arrivé qu'on leur en pre'fente quelques fleurs , quoique batives & de peu de confiftance, ils doivert les recevoir avec gratitude , & ne pas en vouloir aux naturels du pays, de ce qu'ils garC 4  dent les meilleures pour leur propre ufage. , De tous les voyageurs, les jeunes Anglois du premier &' du fecond rang, font le moins en droit de fe plaindre de 1'accueil qu'ils rccoivent dans les pays e'trangers qu'ils vifitenf, car ceux d'entr'eux, qui témoignent le moindre de'fir d'en fréquenter les habitans, y font. admis beaucoup plus facilement que les voyageurs de quelqu'autre nation que ce foit. Mais la plupart de nos compatriotes n'en ont pas la moindre envie; ils paroiffent plutót éviter Jeur fociété, & n'acceptent toutes les invitations qui leur font faites qu'avec répugnance. C'eft 1'effet de plus d'une caufe, d'un préjugé général contre j tous les e'trangers , d'un caractère ti- 1 mide & réfervé & plus encore d'une 3 forte de pareffe, & d'une averfion décidée pour toute cérémonie & pour tou- 3 te contrainte. Outre qu'ils déteflent la I néceffité de parler une langue , que ] trés peu polfédent parfaitement. Voila pourquoi ils fe font fouvent ■ des fociétés ou des cotteries entr'eux} \  (57 > d'oü tout cérémonial, & toute gêne font bannis a tous égards. La ils fe confirment mutuellement dans tous leurs préjugés, & s'accordent a condamner, & a tourner en ridicule les ufages & les mceurs de tous les pays, excepté le leur. De cette manière on manque le but, & on perd le fruit de fes voyages; & plufieurs Anglois courent le monde, pendant quatre ou cinq ans , fans avoir vu prefque d'autre compagnie, que celle de leurs compatriotes. Aller en France & en ïtalié pour nc voir que des Anglois, & uniquement afin de pouvoir dire qu'on a été dans ces pays, eft une abfurdité qui ne peut être furpaffée » que par celle d'adopter avec enthoufiafme les modes •, les fottifes , les gouts & les moeurs de ces mémes pays, & de vouloir les tranfplanter en Angleterre, oü elles ne prendront jamais , & ou elles ont toujours mauvaife grace & un air d'affectation-, car nos compatriotes qui ont yoyagé, quelques bons imitateurs qu'ils foient, font -auffi différens d'un Francois, ou d'un Ttalien-, qu'un dogue. C 5  \ . C \»,. i Anglois différe d'un finge ou d'un renard; & fi ce 'grave & fimple animal prétendoit a 1'agilité de i'un, ou aux rufes de 1'autre , cercainement nous en ferions moins de cas. Je ne crois pa's cependant ce dernier extréme auffi commun que 1'autre. II eft beaucoup plus dans le caradtèrc Anglois de méprifer les e'trangers, que de les imiter. Un petit nombre d'exemples contraires ne vaut pas la peine qu'on faffe des exceptions. LETTRE XL Paris. B— que vous connoiffez eft depuis trois femasnes a Paris. Je ne puis concevoir comment il a pu y refter fi longtems; car il a trés mauvaife opinion des Francois, &eftimbu des plus forts pre'jugés contre leurs mosurs en général. Toute leur politefle n'eft a fes yeux qu'imperrinence & il ne regarde leurs civilités que comme des préludes k lui vuider les pochcs.  CS9 ) Nous avons été enfemble ce matin a Ia revue des gardes a pied. La foule étoit grande, & nous eümes beaucoup de pcine a pénétrer aflez avant, pour voir a notre aifè. Un vieux Officier de marqué s'adreifa a quelques perfonnes qui etoient devant nous , en dilarit: ces deux Meffieurs font des e'trangers. Au moment même ils s'e'cartérent & nous laiiférent palfer. Je dis a mon compagnon, ne trouvez-vous pas ceia trés obiigcant? oui, répondit-il, mais en même tems trés injufte. Nous retournames par les Boulevards. Une foule de bourgeois, en habits de féte, Vy étoient rendue pour fè divertir. Les jeunes danfoient des contrcdanlés," les vieux battoient la mefure , & applaudifToient aux danfeurs , tous eniémble dans 1'oubli du paffe', & fans penfer a 1'avenir, n'étoient occupés que du préfent. Voila, dis-je des gens qui paroillent fort heureux. Heureux f. s écria B . S'i.'s avoient Ie fens commun, ou s'ils étoient capables de réfléchir, ils feroient miférables. Pourquoi ce'a je vous prie? — S'il plaifoit au Mimftre, répondic il, ne pourroit-ü: C 6  < té, desmanières polies nefont pas non plus la preuve du contraire; & dés lors il faut avouer que celles-ci méritent a tous égards la préférence. Mais pour en revenir aux Francois ^ pourquoi un étranger, quand même il feroit perfuadé que toutes leurs affiduités & leurs attentions font indépendantes de toute eftime pour fa perfónne, & uniquement les fruits de leur vanité & de leur amour propre, ne profiteroit-il pas des avantages qu'elles lui offrent? Quand H fauroit a n'en point douter, que fon ami de Paris ne 1'accable de civilités que pour le convaincre de fon favoir vivre , & qu'il'flc le prévient en mille bagatelles que pour confirmer la'bonne opinfon qu'on a de lui, pourquoi feplaindroit-il d'une conduite qui lui procure tant d'agrémens, & trouveroit-il a redire a un principe dont les effets lui font fi favorables ? II feroit a fouhaiter, que les prédieateurs & les ,moraliftes puffent par la force de leur éloquence déraciner 1'égoïfme du coeur des 'hommes & les engager a aimer véritablement leur prochain comme eux-mêmss, Mais, ec  ( 66 ) attendant eet heureux événement, ne condamnons point ces formules & ces attent ions, d'oii nait une efpèce d'amitie' arcificielle qui, abien dese'gards, tient üeu dans la lociété d'une bienveillance véritable. Ceux qui veulent. joucr , & n'ont point d'argent comptant , doivent y fuppléer par des jettons. Je ne crois pas que, ni vous, ni moi, ayons jamais bcfoin de cette reffource dans notre commerce d'amitié. Nous. fommes affez pourvus d'or pur, pour nous cn paffen LETTRE XII. Parts. Lorfque je fus dernièrement avec B— au fpettacle, nous trouvames une foule prodigieufe devant la porte. Ce ne fut qu'avec beaucoup de peine que nous parvinmes a nous placer. On jouoit le Siège de Calais, un fujet National, qui devoit naturellement intéreffer & flatter les Francois.  ( 67 ) Vous ne fauriez croire combien cette pièce eft courue, & elle a réuffi a Verfailles autant qu'a Paris. II y a cependant un petit nombte de critiques, qui prétendent que la pièce ne vaut rien, & doit fon fuccès a la nature du fujet, plus qu'a la beauté de la verfification, que quelques-uns prononcent trés mauvaife. Lorfqu'elle fut jouée devant le Roi, on dit que Sa Majcfté, s'appercevant que le Duc d'Ayen, au lieu d'applaudir,^ témoignoit du mécontentement, lui dit: Vous ttapplaudujtz pas ? Vius tfètes pas bon Fratifois, Monjieur h Duc. A quoi le Duc répliqua : k Dieu ne plaift, Sire, que jene fusje pas meilleur Fravgois que les vers de la, pi;ce Le Francois, foumis a la Cour en tout autre cas ,. n'en refpeéte point les i arrèts en matière de goüt. II arrivé trés fouvent qu'une pièce de thédtre, jouée devant la familie Royale avec les Plus grands applaudiffemens, eft lïfflée a Paris. Dans tout ouvrage de génie les Parifiens réglent les jugemens des.  C 6-8 ) courtifans, & di&ent leurs de'cifions au' Monarque. II eft arrivé en d'autres pays de 1'Europe, qu'un Prince doué de talens fupérieurs, a été le réformateur, de fon peuple. Depuis le commencement de ce fiècle un grand Empire eft forti de fon état d'ignorance & de barbarie, a été civilifé par les arts de la paix, & inftruit dans 1'art de la guerre. Le puiffant génie de fon Souverain, a jetté ainfi les fondemens de fon état préfent de grandeur & de gloire. Un Royaume peu confidérable, avec moins de reffources & dans un- plus court efpace de tems, s'eft élevé au premier rang entre les Monarchies par les efforts étonnans , la perfévérance & la grandeur d'ame de fon Roi adtuel. L'amour de ce Prince pour les fciences & les arts a attiré quelques - uns des plus grands génies de 1'Europe dans fa Gapitale, d'oü les connoiffances & le goüt doivent naturellement refluer fe répandre de proche en proche fur tous les Etats de fa doraination.  C 69 ) Dans ces deux c'as, & d'antrcs en» core que j'aurois pu citer, c'eft du thróne que font partis les rayons qui ont e'clairé les fujets. Mais c'eft ce qui n'a jamais eu lieu en France. La c'eft le peuple qui e'pure les moeurs, forme les feminiens du Roi, & éelaire fon efprit, s'il n'eft pas entièrement ferme' a la lumière. Te'le'maque, & beaucoup d'autres ouvrages ont e'te' compofe's dans ce but. Les remontrances pre'fentées au Roi, lui offrent fouvent les plus beaux préceptes & les plus excellens avis , mais d'une manié re indirecte & avec toute la délicateffe imaginable. Le Théatre même fert quelquefois a faire connoitre au Monarque ce que penfe la Nation de fon gouvernement, & cela par la manière dont on applaud.it a certains paffages des pièces, qui s'y repreU-ntent. En lui attribuant des qualités qui lui font étrangères, ils tachent de lui infpirer le défir de les acquérir. C'eft en le cajolant qu'ils effayenr de le conduire a la vertu. Si on eonfidér. (bus ce point de vue la ftatue Eque rre que la ville de Paris 3 érigée a Louis XV,  < 70 ) ■eet hommage- peut avoir été fuggéré par un autre principe que la iktterie, a laquelle on 1'impute ordinairement. Böucbardon a commencé cette ftatue. II mourut lorfque 1'ouvrage étoit déja fort avancé, & le foin de 1'achever fut remis au fameux Pigal. Le cheval eft pofé fur un piédeftal fort élevé. II y a quatre figures aux angles, placées en manière de Cariatides. Elles repréfentent quatre vertus, la Force , la Juitice, la Prudence & 1'amour de la Paix. Tous les ornemens font en bronze. Les deux faces étroites du piédeftal font chargées de iauriers dorés & d'infcriptions. Sur le front, qui regarde les Thuilleries on lit: I.UD0VIC0 XV. OPT1MO PRINCIPI QUOD AT> SCALDUM, MOS AM, RHENUM> VICTOR PACfïM ARMIS PACE SUORUM ET EUROPA fhLlCITATEWE Q.U^S51VtT  C. 7i ) Les faccs larges, ou les cótés font orre's de trophe'es & de bas reliëfs. L'un repréfente Louis donnant la paix a 1'Europe. L'autre le repréfente dans un char de triomphe couronné par la Victoire , & conduit par la Renommee k un peuple qui fe foumet. Quand on fe rappelle que l'infcription & les emblêmes fe rapportent a ia gnerre qui fut terminée par la paix d'Aix-la-Chapel!e, & qu'elles infcriptions on met ordinairement fous les frames des Princes, on ne trouvera point de fiatterie outrée dans celle- ci, dont la morale eft; que l'smoLr de la Paix eft une des premières vertus des Ruis ; & peut-on leur prêche» une meilleure morale ? Les feuipteurs & les fatyriques admirent beaucoup plus le cheval que le ïtoi. Mais le plus grand défaut de eet ouvrage , c'eft que le groupe entier , ' quoique toutes les figures., foient degrand uk plus que naturelle, paroitpetit lans la place fi vafte, dont il occupe le centre. Les beaux efprics de Paris n'ont pas laiffé échappor une fi beiie occaum (fe  C'7" ) ■fatisfaire leur pcnchant a la Satyre. On a fait courir plufleurs Epigrammes. En voici deux; Bouchardoti eft un anima/; Et jw ouvrage fait pit'ü; 11 place les vices h cheval Et met les vertus a pied. Voilh mtre Roi comme il eft a Verfailles, Sans foi, fans loi & fans entrailhs. Toutes les deux font beaucoup trop fdrtes Elles attribuent a Louis XV" de la méchancete' & de la cruauté, qui ne font-pas dans fon caraftère. Voici en deux mots fon vrai portrait. C elt tm Prince naturëllement bon, & d une humeur facile, mais livre' a 1'indolence & plongé dans la fenfualite'. fai vu une autre infcription pour le même monument. Elle eft en Latin & trés courte; STATUA STATUJE' Vous pouvez comprendre que , fi ces  i 73 ) ces faifeurs d'Epigrammes étoient eonnus , ils 1'eroient kverement punis. Mais aucunc craintc ne fauroit crnpêcher les habitans de cette ville d'e'crire & de répandre de telles pafquinades , qui font fort du gout de la Nation. Je penfe a la vérité, qu'il y a plus d'efprit de vengeance, que de bonnc politique a vouloir réprimer de tels car-actères ; en les empêchant de fe foulager de cette facón, on pourroit les réduire a des extrémités plus dangereufes. Adieu. LETTRE XII L Parif. J'ai dïné hier chez le Chevalier B—<ï II y avoit un nombre égal d'hommes &c de femmes. C'eft 1'intime ami de F—. II a une maifon charmante , a queiqües lienes feulement de Paris, dont le Marquis fait autant d'ufage que le propriétaire. Le Chevalier a un revenu confidéra= Tomé I. D  C 74) ble dont il vit avec magnlficence, mais en même tems avec osconomie. II eft marié, depuis plufieurs années, avec fon Epoufe adtuelle qui eft une trés aimable femme. Ils ont tout ce qui peut rendre leur union heureufe, excepté des enfans. Ils tachent de s'en confoler, en Voyant journellement du monde. Et ce qui eft ici une fingularite', la fociété du mari eft auffi celle de la femme. Quoique F—- foit beaucoup plus jeune que ces époux, il eft le favori de tous les deux, & ils font taujours charmés quand il vient manger chez eux svec quelques-uns de fes amis. Le diner dont je parle avoit été propofé par Madame de M—. C'eft une Veuve , jeune & riche, & qu'on admire beaucoup ici. Je vais vous en crayonner quelques traits, car ne croyez pas que j'entreprenne de décrire 1'être le plus indéfiniffable qu'il y ait au monde, — une beauté Francoife. Madame de M— a quelqu'efprit , plus de beauté, plus encore de vivacité, & s'il y avoit un quatrième degre' de'comparaifon, j'y placerois fa vanité.  C 75 ) Elle rit fouvent, & elle a raifon, car fes dents font trés belles. Elle parle beaucoup & d'un ton haut & decifif, ce qui n'eft pas tout a fait auffi bien entendu , paree que fes fencimens n'ont rien d'admirable, & que fa voix eft un peu aigre. Son rang la fait recevoir - par-tout avec confidération. Elle plait aux hommes & en eft recherchée a caufc de fa beauté. Elle ne déplait point aux femmes probablement a caule dc fes défauts. On fbupgonne que F— eft aime' de cette Dame, de forte que, pour préyenir tout fcandale, eile a lbuhaité que je vinffela prendre chez elle, pourl'ac« compagner chez le Chevalier. Je la trouvai a fa toilette. Elle étoit en confultation avec un. Général,& i deux Abbés au fujet d'une nouvelle icoëffure, qu'elle venoit d'inventer. La :forme en étoit élégante & originale, i & après quelques petites correCtions i-elle fut approuvée par tout le Confeil. ';On exalta f importance de la décou' verte, & on prédilit, d'un ton d'oracle, qu'elle feroit fortune a Paris ; que dans ; peu de jours ce feroit la mode, & que D 2  ( 7« ) ■cela ne ponrroit manquer de faire un honneur immortel au génie de Madame de M—. v , , . Allons done , mes enfans h la gloire, dit-elle, en quittant fonmiroir avec uil tranfport de joie. Elle alloit commander fon caroffe, lors qu'un domeftique entra pour lui dire, que Madame I* Comtesfe avoit accepté fon invitation , & auroit Phonneur de diner avec elle. J'entreprendrois en vain de vous donnerune idee du changement fubit que ce meffage produifit dans les traits de Madame dc M—• Si elle avoit appris la mort de fon père, oude fon rils unique, eile n'auroit pas été plus confternée. EJl-il pojjible, dit-elle avec 1'accent du défefpoir, qu'on puisfe ètre fi hele ! — On rappella le Domeftique, on lui demanda encore exadtement la réponfe de Madame la Comteffe. — C'étoit pourtant cela; elle viendroit certainement. — Nouvelles exclamations de la part de Madame de M—• Eft-ce pour aujourd'hui que vous 1'aviez fait inviter ? lui dis je. Sans doute, répondit Madame de M—• Je ne pouvo-is plus differer. ~ Elle eft revenue  C 77 > de la Campagne, Dimanche dernier j. voila pourquoi je l'ai fait inviter, avec toute la politeiTe imaginable, de venir diner aujourd'hui avec moi; & cette odieufe femme accepte mon invitation avec une groffièreté, & une ignorance du monde, fans exemple. C'eft horrible en ve'rité, lui dis-je ,• qu'elle ait fi mal compris votre politeffe. N'eft-xl pas vrai ? dit Madame de M—; qui auroit pu s'attendre a un fi cruel retour de civilite'? —■ Elle eib liée avec quelques-unes de mes parentes en Province. — Immédiatement après fon arrive'e je lui ai porte' ma carte. Le lendemain elle eft venue me voin Mon fuifle e'toit averti que je ne fuis jamais au logis pour la Comteffe , & par confe'quent elle ne fut pas re§ue. — Cela ejl tout fimple & dansles régies. Cette femme a vingt ans. plus que moi, & nous devons être infupportables 1'une a 1'autre, Elle auroit du comprendre que mon invitation n'e'toit qu'une fimple politeffe: — la même politeiTe exigeoit de fa part un refus. De cette manière nous aunons pu nous vifiter 1'une 1'autre, diner & D 3  C 78 ) fouper enfemble, & refter fur 1e pied' le plus agréabk pendant tout le cours de notre vie. — Mais ce trait de groffièreté' doit mettre fin a notre liaifon.— He' bien! il n'y a point de remède. II faut que je me réfigne pour aujourd'hui. Adieu. Faites mes excufes a Madame B— , & inftruifez \k de eet affreux contre-tems. Après avoir fait compliment a Madame de M— fur ce malheur qu'elle méritoit fi peu, je me retirai & fus retrouver F—. Je lui appris le facheux accident qui nous privoit de la compagnie de cette Dame. II ne prit pas la chofe auffi tragiquement; Mais il jura, qu'il ne doutoit pas un inftant que la Comtefie n'eut aecepte' cette invitation par pure malice -,. car, felon lui, elle n'ignoroit pas la partie qui devoit avoir lieu chez le Chevalier B—, & felon toute apparence elle avoit faifi cette occafion de tourmenter Madame de M— qu'elle haïffoit; de forte, qu'a 1'exception de ce plaifir, le diner devoit être auffi de'fagre'able a la Comtefie, qu'a Madame de M—. J'ignore comment ces deux.  ( 79 ) amies auront paffe leur tems; mais nousnous Ibmmes extrêmement amufés chez le Chevalier. Le Marquis fit l'hiftoire du malheur arrivé a Madame de M—, & de 1'aimable tête a tête qu'il avoit occafionné. II raconta tout cela avec. tant de feu, & exprima fpn propre chagrin avec tant de bonne humeur, qu'il de'dommagea jufques a un eertain point la compagnie de 1'abfence de cette Dame. LETTRE XIV. Paris. J'ai obferve', dans une de mes préce'dentcs lettres, qu'en France la douceur des moeurs tempe're, jufques a un eertain point, la dureté du gouvernement ; & cependant la condition du peuple n'y eit point du tout heureufe. _ Quand on penfe aux reffburces prodigieufes de ce Royaume , aux avantages qu'il a par deffus tous les autres, eu égard au fol, au climat, a la fituation, ainfi qu'a 1'induftrie & a 1'heureux D 4  ( 8o ) cara&ère des habitans, on devroit naturellement s'attendre que le gros d'une telle nation jouiroit d'un état d'aifance, & qu'on y verrok auffi peu de pauvreté que dans aucun pays de 1'Europe» Je ne parle point de cette pauvreté idéale, fruit de 1'envie & de la cupidité, qui peut être fentie par les plus Tiches citoyens de Londres & d'Amfterdam ; ni de celle que le jeu, le luxe & la prodigalité enfantent dans les Capitales-, mais de cette pauvreté réelle qui exifte, lorfque la partie laborieufe d'une Nation ne fauroit fe procurer , par fon induftrie, de quoi fatisfaire convenablement aux befoins naturels. Les vices & les défordres des particuliers font naitre les deux premières efpèees de pauvreté-, mais la dernière doit être 1'effet d'un mauvais gouvernement. La pauvreté du premier genre fe voit beaucoup a Londres, oü il circule plus de richeffes que dans. aucune autre ville de 1'Europe; mais la campagne en Anglcterre fournit trés peu d'exemples d'une véritable indigence. C'eft précifément le contraire en ■France. Les plus pauvres habitans de  C 81 5 'aCapitale y-vivent mieux en général que le payfan le plus laborieux. Ceuxla employés par le luxe, ou profitant des folies des grands & des riches peuvent réuffir a s' affurer un entretien honnête, & quelquefois même a faire fortune; pendant que 1'habitant de la campagne nepeut, malgré tous fes travan* , fe procurer qu'une fubfiltanco modique & précaire. Pour fe former une jufte idéé de l'ö* pulence 'de 1'Angleterre, il faut parcourir les Provinces & voir, commentles Seigneurs, les Gentilshommes, &. particulièrement les fermiers & les payfans vivent en général. La magnificence des uns, & 1'abondance de toutes. chofes qu'on voit chez les autres, doivent étonner les étrangers, de quelque. pays qu'ils foient. Pour conferver une idéé favorable de1'opulence Franeoife il ne faut poinfr fortir de la Capitale, ou du moins ü faut fe borner a voir queiques villes.' commercantes, & n'entrer que rarement dans les chateaux, ou les cbauaières.. Ceux-la ne vous. offriroiem;:  ( 8a ) que du clinquant, dans celles-ci vous se verriez qu'une effrayante mifère. II peut arriver qu'une mauvaife récolte, ou quelque erreur dans 1'adminiftration occafionnent, dans certains 'tems, de la mifère & de la difette parmi le peuple. Mais que , dans un pays comme la France, le payfan foitréduit a unetelle pauvreté, pendant une longue fuite d'années, c'eft a mes yeux une preuve évidente d'un gouvernement inattentif, ou vicieux & injufte. Cependant les Francois fe plaignent peu de leur gouvernement , mais fouvent de ceux qui les gouvernent. Jamais ils ne s'enprendrontauRoi, mais toujours au Miniftre. Quoique 1'amour & 1'enthoufiafme, que ce peuple avoit autrefois pour Louis le bien-aimé, foient beaucoup affoiblis, ces feminiens ne font pas éteints. A la vérité , quelques-uns de fes courtifans, qu'on fuppofe .les miniftres de fes plaifirs, font déteftés. Le luxe & le fafte, (i imprudemment affichés. par famaitreffe , font en exécration, & onne craint pas dele témoigner pu-.  ( §3 ) bliquement. Mais lors-même que les Francois peuvent s'ouvrir en toute liberté, on ne les entend jamais blamer la conduite du Roi avec ces expreffions vébémentes, que 1'indignation dicteroit a d'autres peuples. Ils n'en parient qu'avecune efpèce de regret & de compaffion. — tiaturellement il eft bon, difent-ils. — Et quand ils remarquent fur fon vifage eet abattement & eet ennui, efiets ordinaires d'un coips ufé par la débauche, & d'un efprit incapable d'application, ils s'écrient: Mon Dteu, qu'il eft trifte ! — il eft malheureux (ui-même; — commem peut-U pen/er a nous autres? Je ne doute pas un inftant que Ie Roi, malgré tout le mécoctentement qui regne aujourd'hui en France, ne recouvrat tout d'un eoup 1'eftime, & 1'amour de fes fujets par cette opération fi fimple, de congédier fon Miniftre, avec quelques autres perfonnages ■qui ne font pas aimés du peuple. Une Lettrede cachet qui lesenverroiten exil, ou les enfermeroit a la Baftille, rendroit le peuple auffi content, que s'il s'étoir fait une révolution complette dans le. D i  ( 84) gouvernement; & la Nation ne demart-deroit pas d'autre (*) BUI oj Rights, que celui qui procéderoit de ce terrible inftrümént de Tyrannie. Dans 1'état oü les chofes font attuellement en France, il n'y exifte aucun Corps qu: ait," a proprement parler , des droks, ou des liberte's. Les Princes , la Nobleife & le Clergé ont, a la vérité, certains privilèges, qui les diftinguent plus ou moins des autres fujets ; mais pour des droks, ils n'en ont aucun: ou, ce qui revient au même , ils n'en ont point qui puiffent les protéger, ou qu'ils puiffent défcndre contre le Monarque, lorfque, dans fa fageffe , il juge a propos de les violer ou de les ane'antir. Un Frangois-vous dira, que les Parkmens ont le droit de faire des Re- ( * ) C'eft 1'ASe par lequel ont été éta* blies les Libertés Angloifes, Cet Afte fut loïtrié ou renouvellé en dernier licu , k la levolution qui placa Guillaume III & Ma* sie far le thiöne* m du- r.  ( *5 ) montrances ■ au Roi dans certaines oecafions. C'eft un glorieux privilège, j'en conviens; le Cönfeil de Bourgeoifie a Londres en jouit pareülement, & nous lavons tous a quoi cela fert. Le Parlement de Paris peut fans donte faire des Remontrances; auffi en at'il faites avec une force de raifonnement, & une e'nergie d'expreffion qui auroient fuffi pour procurer le redreflement de tous les griefs, fi 1'éïoquence e'toit capab-le de triompher du pouvoir arbitraire. Quelques-unes de ces Remontrances n'offrent pas feulement des traits de 1'éloquence la plus fublime, mais refpirent encore un efprit de liberté', qui feroit honneur a la Chambre des Communes. La re'fiftance, que les membres du Parlement de Paris ont oppofée a la volonte' du Roi, leur eft infiniment hbnorable. II n'y a point d'Ordre en France qui ait montre' d'avantage une manière de penfer jufte & male au 'fujet du gouvernement, êc qui ait lutté avec plus de yigueur contre le defpoüP» ■ D 7  C 85 ) me, que la Magiftrature. Auffi n'ai-je vü qu'avec beaucoup de furprife & d'indignation, qu'on ne négligé ici aucune occafion de tourner les perlbnnes de eet e'tat en ridicule. On ne les introduit dans les pièces de théatre que fous eet afpeCt; Cela doitplaire au Prince, dont ils ont cherché a limiter le pouvoir , ou a des courtifans bas & étourdis. Mais de telles plaifanteries ne devroient être envifagées qu'avec horreur par la Nation, en faveur de laquelle ce3 Magiftrats fe font fi géne'reufement facrifiés ; car leur oppofition a la Cour les expofoit k de grands dangers pour leur perfonne, & ne leur offroit aucun dédommagement. Graces au Ciel, dans notre Ifle il n'y a rien de pareil a craindre. Un Membre du Parlement Brittannique peut, en parfaite företé, donner 1'effor a fon .zèle patriotique. II peut, dans fes hajangues, invecbiver, pendant une heure ou deux, contre les Miniftres & les mefures du Gouvernement, frifer même la trahifon fans le moindre danger. Mais s'il n'a rien a craindre , il n'eft pas moins_ fur qu'il a'a rieo a efpérer.  C 87 ) L'oppofition étoit regardée ci - devant comme un moyen de s'avanccr; mais nous avons changé tout cela. Qu'on fe rappellc le nombrc de ceux qui, avec de trés médiocres talens, font parvenus a entrer dans les charges par le chcmin de 1'intrigue, & qu'on le compare avec le nombre de ceux qui ont emportë pour ainfi dire les premiers poftes par la force de leur génie & de leur éloquence;. fi après cela on a le courage de fe joindre aux affaillans, il faut qu'on foit animé d'un principe différent de celui de 1'intérêt, ou qu'on foit bien mauvais calculateur. La füreté, & même 1'exiftence du Parlement de Paris, dépendent abfolument du bon plaifir du Roi; ce Corps n'ayant d'autres armes que la juftice & la raifon, le fuccès de fes efforts étoit facile a prévoir. Les membres furent difgraciés ; le Parlement lui-même caffé. On regarda cette démarche comme violente, & les exilés comme des Martyrs. Le peuple fut d'abord confterné. Mais bientót revenu de fa furprife, il fe confola comme il le fait toujours dans les plus grandes calamités *— par des Vaudevilles.-  LETTRE XV. Paris. Mon ami F— vint me voir fi y a quelques jours, & auffi-tót qu'ileüt appris que je n'avois aucun engagement pour ce jour-la, il me perfuada d'aller a la campagne, pour diner tête a tête, & retourner avant 1'heure du fpeótacle. Lorfque notre voiture eüt fait quelques milles, nous vimes un jetine homme de trés bonne mine , habillé d'un vieux uniforme. II étoit affis fous un arbre a quelque diftance du chemin , & s'amufoit a jouer de fon violon. En approchant nous appergumes qu'il avoit une jambe de bois, dont les morceaux étoient a terre a cóté de lui. Que fais tu la, foldat? dit le Marquis. Je retourne a mon village, mon Officier! ■— Mais, mon pauvre ami, repliqua le Marquis, votre voyage fera furieufement long, fi vous n'avez pas d'autre voiture que celle-la, montrant les fragmens de la jambe de bois. J'atteni- mon équipage toute ma fuite^  C s9 ) dit le foldat; & je fuis fort trompé 11 dans ce moment je ne les vois pas, qui defcendent de la colline. Nous vimes une efpèce de charette tire'e par un feul cheval, II y avoit dedans une femme, & un payfan qui conduifoit. — Pendant qu'ils approchoient, le foldat nous raconta qu'il avoit e'té bleiïë en Corfe ; qu'on lui avoit coupe' la jambe; qu'avant de partir pour cette expédition, il avoit contradté un engagement mutuel avec une jeune fille du voifinage; que le mariage avoit été différe' jufqu'a fon retour; mais que 1'ayant vu revenir avec une jambe de bois, tous les parens de la promife s'y e'toient oppofe's. Sa mère, qui avoit toujours été dans, les intéréts du jeune homme étoit morte pendant fon abfence. La jeune fille lui étoit cependant demeurée fidéle; Elle 1'avoit recu a bras ouverts, & avoit confenti a quitter fes parens pour le fuivre a Par ris; Ils e'toient d'intention d'en repartir immédiatement pour le lieu de fa naiffance, ou. fon père vivoit encore. II ajouta que fur le chemin fa jambe de feois s'étoit cafle'e, ce qui avoit obligé.  ( 90 > fa maïtreffe de le quitter pour aller au plus prochain village chercher une charette qui püc le conduirc a Paris, oü il ne devoit refter qu'autant de tems qu'il en falloit pour lui faire une autre jambe. — C'eft un malheur bientot réparé, mon Officier ! — c? voici mon amie ! — La fille fauta de la charette, prit la main de fon amant, & lui dit avec le plus affectueux fourire — qu'elle avoit yu un charpentier admirable, qui av®it promis de lui faire une jambe qui ne fe cafferoit point, & qui feroit prête dès le lendemain; après quoi ils pourroient continuer leur route auffi - tót qu'ils voudroient. Le foldat répondit a fa maitreffe felon fes mérites. Elle paroiffoit avoir environ vingt ans; beaux traits, taille bien faite; —— une Brunette dont la phyfionomie annoncoit du fentiment & de la vivacité. Vous devez être fort fatiguée, ma cbère! dit le Marquis. On ne fe fatigue pa:, Monjieur, quand on travaille pour ce qu'on aime , répondit la jeune fille. Le foldat lui baifa la main de l'air  C 9i ) le plus galant & le plus tendre. Vou* voyez, dit le Marquis en fe tournant de mon cote', que quand une femme a donné fon coeur a fon ami, ce n'eft pas une jambe de plus ou de moins qui la fera changer. — Ce ne font pas. non plus fes jambes qui me font fait aimer, dit Fanchon. Quand elles y auroient eu quelque part, dit le Marquis, vous ne feriez pas la feule de votre goüt; mais, allms, continua-t'il, en s'adreffant a moi; — Cette fille eft tout-a-fait charmante; — fon amant a 1'air d'un honnête gargon; ils n'ont que trois jambes entr'eux, & nous en avons quatre; — fi vous ne vous y oppofez pas, ils auront notre voiture i. nous fuivrons a pied jufqu'au prochain; village, & nous verrons ce qu'on peut faire pour ces amans. — De ma vie je n'ai acquiefce' a une propoütion avec plus de plaifir. Le foldat commenca i faire des complimens pour entrer dans le vis-a-vis. Allons, allons, mon ami, dit le Marquis, je fuis un Colonel, il eft de votre devoir de m'obe'ir. Montez fans  ( 9* ) tant de facon, & votre maitreife vous fuivra. Entrons, mon bon Ami, dit la jeune fille , puilque ces Meffieurs veulent ab« folument nous faire eet honneur. TJne fille comme vous feroit honneur au plus beau carofle de France. Rien ne pourra me faire plus de plaifir que d'être a même de vous rendre heureufe, dit le Marquis. — Laisfez moi faire , mon Colonell dit le Soldat. Je fuis heureufe comme une Reine, dit Fanchon. Le carofle partit, & le Marquis & moi nous fuivimes. Voyez - vous, sombien nous fommes heureux a bon marchi nous autres Franfois, reprit le Marquis, ajoutant avec un fourire, /e bonheur, h ct qu'on m'a dit, eft plus cher en Angleterre. Mais, re'pondis-je combien cela durera-t'il avec ces pauvres gens ? — Ah ! pour Ie coup, dit-il, voilh une riflexion bien Angloife ! c'eft, par exemple, ce que je ne faurois vous dire; je fais tout auffi peu combien vous ou moi nous vivrons; mais on feroit bien fou, de fe chagriner pendant tout le cours de fa  C 93 ) vie, paree qu'on ignore combien le bon-* beur durera. Lorfque nous arriyames k 1'auberge que nous avions indiquée au cocher, nous y trouvames le Soldat & Fanchon. Après avoir ordonné quelques mets & du vin, comment, jp vous prie, dis-je au foldat, vous propofez vous d'entretenir votre femme , & vous même? — Quand on a trouvé moyen, réponditil, de vivre pendant cinq ans de la paye de foldat, on ne doit pas être embarraiTé le refte de fes jours. Je joue affez bien du vio'on, & il n'y a peutêtre point de village en France de la même e'tendue, oü il fe faffe autant de mariages , que dans celui que nous allons habiter. — Je ne manquerai donc pas d'être employé. — Et moi dit Fanchon, je fais faire des filets pour les cheveux, tricotter des bourles de foye & des bas. Outre cela, mon oncle a deux cent livres a moi entre fes mains, & quoiqu'il foit beau-frère du Bailli, & volontiers brutal, cependant je lui ferai payer jufqu'au dernier fou. Et moi, dit le foldat, j'ai quinze livres dans ma poche ; & de plus deux Louis  C 94 ) cherai, mon camarade, de vous trouver quelqu'occupation plus lucrative que de jouer du violon. En attendant,  C 96 ) Teftez ici jüV* « ^'[{ vie""e u? carofle, qui vous condu.ra ce ftnr a Paris-, mon domeftique aura fom de vous procurerun logement, & le pais hsbile Chirurgien pour les jambes de bois. Quand vous lerez bien équipes, que je vous voye^ avant votre départ. Adieu, mon brave garcon, aime bien ta Fanchon , elle paroït le .meriter. Adieu Fanchon; je ferai charme d apprendreque dans deus ans vous airniez Dubois comme vous 1'aimez aoréfent — En difant cela il ferra la niain a Dubois, falua Fanchon, me pouiTa dans la voitnre, & nous parti- m?'endant notre retour, il Te recria plufieurs fois, avec les plus grands e, loses fur, la beauté de Fanchon; ce qui me fit foupconner, qu'il avoit peutêtre des vues fur elle. Te connoiflbis aflez fon train de vie-, & e 1'avois vu depris peu fur le point d'épouferune femme, apres s etre arrangé, comme il difoit , avec une aUtpour éclaircir mes doutes, je le queftionnai, d'un ton badin, fur ce chapitre.  ( 97 ) Non mon ami, dit-il, je refpecterai toujours Fanchon. — Quoique je la trouve jolie au poffible, & de cette forte de beauté, qui me plait, je fuis cependant plus enchanté de fa confiance pour 1'honnête Dubois, que de tous fes autres charmes. En renoncant a 1'lionneur, elle auroit perdu fa plus grande beauté a mes yeux. Si elle avoit un mari bourru, jaloux , ou ufé, dont il s'agiroit de réparer les torts, ce feroit autre chofe. Mais fon cceur eft Hé a fon fidéle Dubois, qui me parojt un digne garcon, & qui, je n'en doutepoint, la rendra heureu"e. Si j'avois deffein de la tenter, ce feroit probablement en vain. La fidélïté qui a triomphé de l'abfènce & d*un boulet de canon, ne fe laifferoit pas vaincre par les airs , le clinquant & le jargon d'un Petit-maïtrc. Je fens quelque plaifir a le croire, & je fuis décidé an'en point faire 1'épreuve. F— ne parut jamais plus aimable a mes yeux. B— eft venu me voir, & a foupé avec moi ce même foir. J'étois trop plein de 1'avanture de Fauchon & de Tornt I. E  C 98 ) Dubois pour ne pas lui en faire part, ainfi que de toutes les particularite's dela conduite du Marquis. Votre ami F—,dit-il, eftunhonnête garcon. Faites enforte que nous dinions avec lui demain. A propos continua-t'il, après une petite paufe; cette familie de F—■ n'eft-elle pas ojiginaire d'Angletcrre ? II me femble que j'ai entendu nommer ce nom la dans le comte' d'York. Adieu. LETTRE XVI. Paris. Ce n'eft jamais fans peine que je vois des gens qui prétendent, que 1'hommeagit toujours par des motifs d'intérêt. On foupconne naturellement que ceux, qui penfent ainfi, jugent des autres par eux-mêmes; conclufion qui peut être auffi faüffe que le fyftême en queftion; car je 1'ai entendu foutenir par des hommes trés défmtérefTés ; peutêtre ne le faifoient-ils que par affedtation! Lorfqu'on les preffe, ils ne peu-  ( 99 ) vent fe de'fendre, qu'en changeant 1'acception ordinaire. des termes. Ceux , diiént-ils, qui font les aótions les plus généreufes, les font par un motif d'intérét, favoir par le plaiür qu'ils y trouvent; plaifir fi vif chez certaines gens , qu'ils ne fauroient voir des milerables, fans les affifter; & ils fe foulagent réellement eux-mêmes, en foulageant les malheureux. Tout cela eft vrai; mais qu'elle e'trange aifertion de foutenir, qu'on n'eft pas ge'néreux , paree qu'on ne peut s'empêcher de 1'être ! Deux hommes fe tenoient devant la boutique d'un fruitier dans la rue de S\ James. II y avoit quelques pommes de grenade fur la fenêtre. Une pauvre femme fe tenoit prés de la, aiant au fein un enfant, qui annoncoit fes befoins par fes cris. — Un de ces deux hommes.entre dans la boutique, donne une guinée pour une de ces pommes &Ma mange tranquillement; pendant qu'il refufe a cette pauvre femme un fou, qu'elle lui demande pour acheter un morceau de pain. Ce n'eft pas qu'il faffe cas d'un fou; mais il lui en coviE 2  C ioo ) teroit de le tirer de fa poche; au Üeu que la mifère de cette femme ne lui fait pas la moindre peine. — L'autre a pareillement une guinée dans fa bourfe -, il la donne a eet objet de charite', retourne enfuite au logis, & fe contente de partager un repas frugal avec fon époufe & fes enfans. Sans faire tort au goüt du premier , on peut croire que Tufage, que le fecond fit de fa guinée, lui- procura de plus agréables fenfations. Cependant on ne me convaincra jamais que fon motif étoit plus intéreffé, que celui de l'autre. Quelques jours après 1'avanturc que. ie vous ai racontée dernièrement, j'ai rencontré F— & B— a 1'Opéra. Ils avoient fait connoiffance chez moi^, deux jours auparavant, comme B 1'avoit fouhaité. Je vis avec plaifir qu'ils e'toient fi bien enfemble. Y— nóus pria de venir chez lui, pour caufer une heure ; nous y confentimes. Le Marquis nous dit alors que nous aurions le plaifir de voir Fanchon dans fes beaux atours, & Dubois avec fa  ( ioi ) jambe neuve. II avoit donné ordre h fon domeftique de les invitcr a fouper, avec deux ou trois de fes camarades. Pendant que !e Marquis parloit, fon carofle s'avar.ga devant la porte de l'Opéra. Une Dame trés connue y attendoit auffi fon équipage. B— parut tout-d'un-coup fe rappeller quelque chofe, & dit ; qu'il ne pouvoit être des nötres, aiant une affaire de quelqu'importance a règler au logis. Le Marquis fourit. — Lui ferra la main en difant; c1 eft apparemment qtselqu'affaire qui rtgarde la conftitution; Vivent les Anglois pour 1'amour patriotique. Lorfque nous arrivdmes chez le Marquis, les domeftiques & leurs conviés e'toient raffemblés dans le petit jardin, derrière 1'hótel; ils danfoient au clair de Lune, & Dubois jouoit de fon vioIon. Le Marquis le fit entrer avec Fanchon dans fon antichambre pour boire un coup. — Le cceur du bon garcon fè gonfla, en voyant fon bienfaiteur. II voulut, exprimer fa reconnoiifance ; E 3  ( roa ) mais la voix lui manqua, & il ne put articuler une feule parole Vous n'avez pas a faire a des iti« grais, Monfieur le-Colonel, dit Fanchon Mon mari, continua-t'elle, eft plus touché de votre bonté, qu'il ne 1'a été de la pene de fa jambe, & de la eruauté de mes parens. 1—1 Elle exprima alors, -avec le ton de la reconnoiffance & le langage de la nature , les obligations que fon mari & elle avoient au Marquis; & entr'autres elle paria de vingt Louis que, ce jour même, Dubois avoit.recü de fa part. Vous voulez , ma chère , dit le Marquis, faire un faint de moi indigne, & pour y mieux réuffir, vous racontez de faux miracles. — Je ne fais rien au monde des vingt Louis dont vous parlez. — Mais moi je le fais d'autant mieux, dit Dubois; car les voici. dans ma poche.— Le Marquis perfifta a dire qu'ils n'étoient pas de lui. Le Soldat déclara , qu'il étoit venu, vers une heure après midi, pour rendre fes devoirs a Monfieur de F—; que n'ayant pas eu le bonheur de le trouver, il s'en retouraoit, lorfque, dans la rue,, il rencon-  C 103- ) tre un Monfieur qui le regarde attentivement, 1'accofte, & lui demande s'il nc fe nommoit pas Dubois? S'il n'avoit pas perdu fa jambe-en Corfe? & lui fait plufieurs autres queftions. Sur quoi ayant reffi une réponfe affirmative, eet e'tranger lui avoit gliffe' vingt Louis dans la main, difant que cela 1'aideroit a fe mettre en ménage. Dubois tout étonné s'étoit écrié : Mon Dieu ! voilh encore Monfieur F—. A quoi 1'étranger avoit répondu : oui , c'eft ce qu'il vous envoye' par mes mains. Et tout de fuite il avoit enfilé une autre me, Sc Dubois ne 1'avort plus revü. La fingularité de cette petite avanture.nous furprit tous gfgalement. Après m'être informé plus particulièrement de la figure de eet e'tranger, je fus convaincu que cene pouvoit être que B—. Je me rappellai, qu'il avoit été affecté de 1'hiftoire de Dubois, lorfque je la lui avois racontée. Vous connoiffez B—. li n'eft pas du nombre de ceux chez qui de pareilles émotions demeurent ftériles; elles font toujours pour lui le principe de quelque bonne acE 4  ( 104 ) tion. — Ayant, par hazard, rencontré Dubois dans la rue, il lui avoit fait ce petit préfent, de la manière que je 1'ai dit-, & ayant appris que Dubois & Fanchon e'toient chez le Marquis , il n'avoit pas voulu y venir; afin d'éviter toute explication a ce fujet. Si notre ami E— étoit un homme charitable par fyftême & avec réflexion, il auroit confidéré que, comme notre foldat étoit déja pourvu, & de plus protégé par un homme généreux , il ■pouvoit fe difpenfer de fe mêler de cette affaire ; & il auroit probablement gardé fes vingt guinées pour quelqu'occafion plus prefiante. II y a des hommes (& ce font fans doute des hommes trés refpeCtables , & trés utiles) qui, dans les chofes les plus indifférentes, examinent le pour & le contre avant de fe décider. Dans ' toutes leurs actions ils font dirigés par la convenance, & par ce qui eft généralement regardé comme devoir. Ils péfent dans les balances les plus exactes, ce qu'une fimple connoiffance, un parentou unami peuvent attendre d'eux, & ils tachent d'y faüsfaire a la premie»  C T05 > re réquifition, comme ils acquitterofent une lettre de change. Ils calculent leur revenu & y proportionnent leur dépen» fe. Ec comme leur Pafteur leur dit, tous les Dimanches , qu'il y a un bon inte'rêt a attendre de 1'argent qu'on donnc aux pauvres, ils rifquent tous les ans une petite fomme dans ce fond. Leurs paffions & leurs affaires font toujours dans le meilleur ordre; Ils fournill'ent leur carrière fans être trouble's par les malheurs d'autrui, & lorfqu'ils arrivent au terme de leur pe'le'rinage ilsfont cnfevelis honorablement. II y a une autre efpèce d'hommes", qui ne calculent point; paree que c'eft: leur cceur qui les guide, & le coeur n'a jamais fa calculer- La raifon eft peu confaltée fur le choix de leurs connoiffances, & n'entre pour rien dans leurs amitie's, a moins qu'elle ne foit d'accordavec le fentiment. Ils font des actes de bénéficence, fans penfer que ce foit uo-devoir, & uniquement'par le plaifir qu'ilsy trouvent; peut-être les oublientils tout aufft-tót, comme ils ne fè fouviennent plus d'autres plaifirs loriqu'ils. font. pafTés,.  ( lotf ) Faire 1'aumóne eft auffi naturel a detels caractères que refpirer. Ils ne fe croyent pas plus eftimables, pour Tune de ces chofes que pour l'autre; le tout paroiffant 1'effêt de 1'inftindt plutot. que de la réflexion. Je ne contefte point que les hommes de la première de ces deux claffes ne foient les plus utiles a la focie'té; qu'ils ne conduifent leurs affaires avec plus de circonfpeótion ; qu'ils ne s'épargnent bien des défaftres & des embarras, que s'attirent les autres, qu'ils ne foient même, fi vous le voulez abfolument, les plus vertueux;' cependant quant a moi, .je ne puis m'empêcher de donner la préfe'rence a ceux de la feconde claffe, tous les amis que j'ai eu dans ma vie y ayant appartenus. LETTRE XVII. Paris. J'ai e'te' furpris de trouver les Francois , avec toute leur gayete' naturelle & leur lëge'reté, fi paffionnés pour la.  C 107 3 Tragédie; leurs pièces tragiques furtout étant dénuées d'éve'nemens, & ne confiftant pour ainfi dire qu'en longs dialogaes, & en difcours; ajoutez-y qu'elles ne s'éeartent jamais des loix les plus févères du code poëtique. Les perfonnes des deux fexes accourent en foule a ces repréfentations , "qu'elles préférent a toutes les autres, & y affiftent avec une gravité & une attention foutenues. On s'imagineroit qu'un amufement auffi férieux, auffi méthodique &- uniforme , feroit plus analogue au caradtère phlegmatique & penfif des Anglois; & cependant ceuxci aiment dans leurs tragédies beaucoup de fpeótacle, de bruit & d'événemens , ,& déteftent ces longs dialogues & difcours , quelque fublimes qu'en foient les penfées, & le langage. Ne diroit-on pas que fur eet artielë les deux nations ont changé de caractère? Peut-êtreferoit-üdifficile d'en rendre raifon d'une manière fatisfaifante, Je ne 1'entreprendrai point. Les Francois tranchent le noeud en difant qu'a Baris on a le goütplus fin qu'a Londres; D 6  ( ro* ) que de grands fentimens & de beaux vers peuvent amufer & cnchanter les habitans de la première de ces deux villes; pendant que ceux de la feconde peuvent a peine être tenus éveille'3 par des gardes, des trompettes , des proceffions, des batailles , & des meurtres. Quant a moi, j'admire beaucoup plus les tragédies Franeoifes a la ledture, qu'a la repréfentation. La déclamation pompeufe des acteurs Francois eft, ce me femble, tout-a-fait hors de la nature. L'air fier, les grands geftes, & ce qu'ils appelIcnt./a matiièrs mble de leur Le Kain fi vanté, me paroït,' a moi, un peu outrée. Le jeu de Garrick fi vrai, fi fimple, fi plein de dignité & d'énergie m'a dégoüté de toute autre manière que la fienne. Nous cherchons envain , fur notre théatre , comme fur tous les autres, eet are infini, mais caché , cette puiffance magique par laquelle il pouvoit fondre, glacer, épouvanter 1'ame, y ex citer au plus haut degré toutes les paffions qu'il vouloiïv  Ce qu'Horace difoit de la Nature; eft tout auffi applicable a eet adteur unique: (*) Juvdi, aut impellit ad tram, Aut ad humum mosrore gravi deducit & anvit. O Une des.plus grandes difficultés pour un aeïeur, c'eft de refter caché derrièragte peribnnage qu'il repréfente. Du moment que le fpedtateur 1'apercoit, toute 1'illufion s'évanouit, & le plaifir fait place au dégoèt. Dans Oedipe, Mahomet & Orofmane , j'ai toujours retrouvé Le Kain. Mais j'ai vu notre Rofcius Anglois repréfenter Hamlet, Lear , Richard III, fans me fouvenir qu'il y eüt un David Garrick dans le monde. La Nature n'eft point la règle felon (*) Elle nous porte, nous pouffe k la eolère. Elle nous retrécit 1'ame , nous. abat dans la douleur. Ttajuclion de PAbbé Batteux* Él  C no ) laquelle on doit juger du mérite des Acteurs tragiques Francois. Les fpeótateurs le melürent fur un modèle plus fublime. On diroit qu'une action & une élocution naturelles leur paroifTent incompatibles avec la dignité, & qu'ils penfent qu'un Héros doit annoncer fa grandeur d'ame, par des regards hautains , des geftes fiers & un fon de voix grave & fourd. Un dialogue familier, tel que celui de Hamlet avec Horatio, fon ancien camarade de collége, leur^aroit bas, & peu alforti au ton de la Tragédie. Si dans le monde.des moeurs fimplcs 13e font pas incompatibles avec le génie & les fentimens les plus élevés, je ne vois pas pourquoi un acteur qui repréfente un héros prendrojt toujours un extérieur guindé, qui probablement n'a été en ufage dans aucun tems, ni dans quelque rang que ce foit. Et bien loin que des moeurs fimples foient incompatibles avec la grandeur d'ame, elles fe font prefque toujours trouvées enfemble. Les Francois devroient naturellement pencher vers cette oginion. Deux de leurs plus grands.  ( na ) ' hommes , Henri IV, & le Maréchal de Turenne, en font la preuvc Combien ces deux hommes n'ont-ils pas furpaffé, en vrai me'rite, ce fier & faftueux Louis XIV, toujours affectant une grandeur qu'il ne poffe'da jamais, jufqu'a ce que 1'adverfitévint luiapprendre qu'il n'e'toit qu'un homme. Alors, renoncant au fafte & au fracas, il acquit la vraye dignité, & me'rita pour la première fois 1'admiration des hommes judicieux. Ses lettres, a Mr. de Torci, qu'on fait apre'fent avoir éte' écrites & compofées par lui même , en font la preuve; on y déeouvre un juge» ment folide & une grandeur d'ame, qu'il ne manifefta que rarement dans le période le plus élevé de ce qu'on nomme fa gloire; Et ce que Louis fut alors a Henri IV-, par rapport aux qualités eifentielles d'un Roi ou d'un Héros, Le Kain 1'eft a Garrick comme acteur. Le Théatre Francois pofféde actuellement plus d'une actrice pour Ie tra» giqüe, tqui peut le difputer a Miftrifs Yates ou a Miftrifs Barry. Leurs acteurs excellent pour le Co* anique. Le nombre de ceux qui, dans  C Ha ) ce genre, font beaucoup au deffus du médiocre a-été de tout tems plus confidérablc ici, qu'au Théatre Anglois. Le caractère national & les mceurs Frangoifes y font favorables; & d'ailkurs ce pays offre bien plus de reffources pour avoir des acteurs dans tous les genres. Toutes les villes commergantes, & il y en a beaucoup en France, ont leurs fpectacles a demeure. II en eft de même dans la plupart des villes frontières, oü il y a une garnifon de deux ou trois régimens. II y a auffi des troupesde Comédiens Frangois dans toutes les Cours du Nord, dans toutes les grandes villes d'Allemagne , & dans quelques - unes des Gours dTtalie. Ce font autant d'Académies oh 1'on éléve des acteurs pour le thé&tre de Paris. Je penfe que, pour le haut comique en particulier, leurs acteurs furpaffent les nötres. Ils ont plus généralèmént l'air de gens de fagon. J'ai remarqué précédemment, qu'il n'y a pas autant de différence entre les pangs, par rapport k 1'extérieur & aux maaières, en France qu'en Angleterre p  C 113 ) par conféquent il n'eft pas fi difficile a des Comédiens Francois de prendre le ton de la Nobleffe & des gens de facon, qu'a des Comédiens Anglois. Vous rencontrerez trés rarement en Angleterre un domeftique qui pourroit paflér pour un homme de qualité, auffi n'y en a-t'il que trés peu qui ayent monté fur le théatre. Mais il y a a Paris beaucoup de Valits de place, fi extrêmement polis, fi parfaitement au fait de toutes les petites étiquettes , des phrafes a la mode, des airs du beate monde, que fi on ajoutoit a tout cela de beaux habits & un brillant équipage, ils pafleroient dans plufieurs des cours de 1'Europe pour des Seigneurs, trés polis, — bien aimables, — tout h-fuit comme il jaut & avee infinment d'efprit. II n'y a que la Cour de France , oü ils n|en impoferoient pas , non plus qu'a ces Etrangers qui ont eu 1'occafion de voir, & affez de pénétration pour diftingucr cette politefle aifée & naturelle , qui eft propre a la Noblefle Fran?oife. II n'y a point d'acteur a Londres qui approche de Molê pour les róles de ge-  ( iM ) tït-martre de qualité , vif, fe'rniilant, plein de graces. A 1'égard des actrices, la fupériorité des Francois pour le haut Comique eft encore plus décidée. Dans le bas comique ils font inimitables. Je ne crois pas qu'il foit poflible de furpaffer Préville dans beaucoup de fes röles. Les petits Ope'ras Francois, qu'on donne a la Comédie Italienne , font exe'cutës beaucoup plus agre'ablement que les pièces du même genre a Londres. Leurs Ballets font pareillement plus beaux. Ils ont dans leur manière de les repre'fenter une gentillesfe, & une ligirttè , qui- font paroïtre nos chanteurs & nos danfeurs un peu groffiers & mauffades en comparaifon. On ne joue actuellement que trois fois par femaine des pièces Italiennes , & les Francois paroiffent en avoir beaucoup perdu le goüt. Carlin, eet Arlequin ce'le'bre, eft uniquement cc qui les foutient. Vous connoiffez fon admirable naïveti & fa force comique , qui font oublier 1'extravagance des Come'dies Italiennes. II fait tirer par fon  ( itg ) art les chofes du monde les plus agreables, d'un chaos d'abfurdités & d'impertinences. Une figure avant2geufe , la bonne grace, une belle voix, une mémoire fure, un jugement fain, tout cela eft requis dans un acteur: 11 faut qu'il y joigne encore néceffairement un cceur fenfible, & la faculté d'exprimer les paffions par le fon de la voix', & les traits du vifage. Ne paroit-il donc pas contraire a la raifon, de regarder comme peu honorable une profeffion, qui exige tant de qualités reünies; pendant qué beaucoup d'autres profeffions font regarde'es comme trés refpectables, quoiqu'on puiffe y réuffir fans avoir le fens commun. Ce préjugé cependant eft plus fort en France qu'en Angleterre. Dans une compagnie oü fe trouvoit Le Kain, quelqu'un raconta que le Roi venoit de faire une penfion a un vieux acteur. Un officier, fixant Le Kain, exprima fon indignation de la faveur accordée a de vils hiftrions, pendant que de braves militaires ne pouvoient rien obtenir. Eh Monfieur! repliqua facteur,  ( 116 ) tomptez-vous pour rien la Hbertê de me par Ier ainfi? LETTRE XVIII. Genese. J'ai eu tant d'embarras, la dernière femaine de notre féjour è Paris, qu'il m'a e'té abfolument impoffible de vous e'crire. Comme je fuis poflëdé de la manie de remettre toujours au lendemain, millepetites affaires fefont accumuiees, dans ces derniers huit jours, & ont été mal exécutées; elles auroient pu 1'être mieux & plus faeilement, fi je m'en étois occupé a mefure qu'elles fe préfentoient. J'ai toujours admiré, fans pouvoir les fuivre, ceux qui ont 1'heureux talent d'entremêler le travaü & 1'amufement. L'alternative des plaifirs & des affaires ajoute de 1'agrément a tous les deux; de même que le jour & la nuk font. bien plus agréables par leurs vi-  ( ii7 ) ciffitudes continuelles, que ne le feroit fix mois de fuite de 1'on & de l'autre. Celui qui veut fe munir contre 1'ennui & la fatigue ne doit donc jamais fe livrer tellement au plaifir, qu'il en négligé des occupations néceffaires; ni fe livrer au travail jufques a renoncer a tout amufement. 'Dés que je vis le Duc de H— difpofé a quitter Paris , je fis les arrangemens néceffaires pour notre départ, & peu de jours après nous nous mimes en route. Après avoir paffe'par Dij on, Chalon, Macon, & traverfé un pays trés agréable a voir, mais ennuyeux a décrire, nous arriv&mes le quatrième jour a Lyon. Animée par 1'induftrie, enrichie par le commerce, ornée de magnifiques édifices, fituée dans un pays fertile & au confluent de Ia Saone & du Rnöne, Lyon eft la plus belle ville de France après Paris. On lui donne deux cent mille habitans. Son thédtre paffe pour le plus beau du Royaume; & on trouve a Lyon tout le luxe de Paris, quoi-  ( u3 ) qu'avec moins de rafinement, & de goüt. On eft ge'ne'ralement dans 1'ide'e que les commercans ont des moeurs, & une converfation, qui leur font particulières. II eft trés eertain qu'il y a une différence marquée a eet égard entre les habitans de toutes nos villes commercantes, & ceux de Weftminfter. II ne me paroit pas qu'il en foit de même en France; j'ai cru voir au contraire une relfemblance étonnante entre les habitans de Lyon & les gens de Cour a Verfailles. II eft probable cependant qu'un Francois appercoit des nuances, li oü je n'en ai pu découvrir. Un étranger ne remarque point les accens différens avec lefquels un Anglois, un Ecoffois , & un Irlandois parient notre langue ; peut-être même n'appercevroit-il aucune diftindtion entre la manière de vivre & de fe préfenter des habitans de Briftol, & de ceux de (*) (*) Quartier de Londres, habité par première nobleffe.  C 119 ) Grofvenor-fquare, quoi que cela foit trés fenfibJe è un Anglois. Après un féjour trés court a Lyon, nous avons continué notre route pour Genève. Nous y avons paffe' ces trois dernières femaines, fans avo'ir encore Ia moindre envie d'en partir. II n'eft pas étonnant que je fouhaite de prolonger ici notre féjour; mais on ne s'attendroit pas que le Duc de H— fm du méme fentiment, & rien pourtant n'eft plus vrai. — Je ne connois point d'autre endroit dans le continent, oü nous pourrions efpérer d'être mieux. II y a ici mille occafions de s'inftruire; les amufemens y font en petit nombre* & d'un genre modéré; les heures s'écoulent doucement; fi le plaifir n'en précipite pas le cours, d'un autré cóte' il n'eft point retarde' par 1'ennui, ni troublë par le remords. . Quant a moi, je me fuis vu fi fouyent trompé dans mon attente, lorfque j'efpérois que le changement me réndroit plus heureux , qu'a 1'avenir, quand je me trouverai bien quelque part, ce ne fera pas fans de trés for-  C tao ) tesraifonsqueje ehercherai a être mieux ailleurs. Fai appris enfin par ma propre expérience [car qui cft-ce qui profite de 1'expérience d'autrui?] que la pnneipale fource du mécontentemcnt , c^eit qu'on eft plus occupé des biens qu on efpère , que de ceux qu'on poffède. Nous méprifons mille petites douceurs dont nous pourrions profiter en attendant. Notre fatisfattion eft troublee, nous laiffbns paffer le tems fans en ïouir, paree que nous efpérons un plaifir imaginaire & e'loigné, que peut-être nous' n'obtiendrons jamais , ou qui cbangera de nature, & ceffera d'etre un plaifir , quand nous 1'aurons ob- tenu. , , _ , C'eft ainfi que le Démon reufut a nous faire perdre également le bonheur de ce monde, & celui du monde a venir. II commence par nous faire facrifier les biens du ciel a ceux de la terre. Après quoi il nous fait négliger les plaifirs terreftres, qui font a notre portée, pour des plaifirs futurs, qui nous échapperont probablement. ^  C 121 ) : Tout ce que je voulois voüs dire, c'eft que nous refterons a Gcnève jufqu'a ce que nous en foions plus dcfgoütés, que nous ne Je fommes aftuellement. lettre xi x. Genève. La Situation de Genève eft, a plufieurs égards, auffi heureufe que le cosur de 1'homme peut Ja défirer, ou fon wnagïnation la concevoir. Le Rhóne , fortant avec impétuofité du plus beau Lac de toute 1'Europe, coule a travers la ville. Cellc-ci eft entourée de champs fertiles, & ornée' d'une manière qui répond aux richeiïès & au goüt de fes habitans. La longue chaïne de Montagnes appellée le Jura d'un cöté, & de l'autre les Alpes, les Glaciers de Savoye & Te Mont Blanc couvert de neiges éternelles, fervent de bordure au payfage le plus agréablement varié qu'il foit poffible de voir. Tornt I. 'f  C 122 ) Avec une fituatiön fi délicieufe , les Genèvois puiffent eneore d'une liberté qui ne dégénéré point en licence, & d'une füreté qu'ils ne font pas obligés d'acheter par les horreurs de la guerre. Le grand nombre d'hommes de lettres, nés a Genève, ou qui s'y font établis, les moeurs décentes , 1'état de profpérité, le caractère doux & hon-" nête des habitans, rendent cette ville un féjour trés agréable. II n'y a point de retraite qui convienne mieux a ceux qui,doués d'un tour d'efprit philofophique, contens de plaifirs modérés & tranquilles, fans attachement & fans raifonsde préférence pour d'autres lieux, veulent fortir du tourbillon du monde, pour vivre fur un théatre moins étendu & moins bruyant, & pendant le refte de leurs jours. (#) Ducere folicita jucunda oblivi» vitte. (*) Oublier tous les embarras de la ville Satyres d'Horace Liv. II. Sat: 6. Trad: de P'Abbé te Batteux. ■  ( I23 ) . Comme 1'éducation eft égslement bonne & peu coüteufe a Genève , les hommes & les femmes y Tont trés inftruits ; & je ne crois- pas qu'il fut poffible de trouver dans aucun autre endroit du monde autant de perfonnes de tout état & de toute profeffion, ayant 1'efprit auffi bien cultivé. II eft fort ordinaire de voir des artifans, dans les intervalles de leur travail, s'oceuper de la lecture des ouvrages de Locke, de Montefquieu, de Newton & d'autres productions de ce genre. Quan*je dis que la bonne éducation coüte peu a Genève, ce n'eft que pour les natifs & les citoyens; car aujourd'hui les e'trangers trouvent que tout y eft affez cher. II en eft de même dans tous les lieux que les Anglois fréquentent; quand les chofes n'y font pas fur ce pied a leur arrivée, ils favenc bien les y mettre. Le gouvernement démocratique de Genève donue a chaque citoyen une igrande idéé de fon importance; il voit qu'aucun membre de la République ne peut Ie maltraiter, ni même le négliger impunément. F 2  lm? II eft trés heureux dans tout gouvernement , que les hommes les plus puiffans dans 1'Etat aient quelque chofe a craindre des plus foibles. C'eft ce qui a lieu ici. Le plus petit citoyen de Genève jouit de certains droits , qui obligent les plus grands a le ménager. II le fait, & la connoiffance qu'il en a ïe porte a fe refpedter lui-même; fentimeht qui', contenu dans de juftes bornes, nous porte naturellenttmt a nous -rendre refp.dtables aux autres. On ne peut attèndre des hommes , qu'ils agiffent toujours par ui*efprit de patriotifme, fans aucun égard a leur intérêt particulier. La meilleure forme de gouvernement eft donc celle qui lie le mieux 1'avantage des individus au bien public. Une petite République y eft plus propre qu'une grande Monarchie. — -Dans celle-la des hommes qui joignent la vertu aux talens font -diftingués, & élevés aux poftes de con-fiance, par 1'admiration impartiale de leurs concitoyens. — Dans celle -ci c'eft le caprice du Prince qui difpofe des premières places, ou bien le caprice de fa makrelTe, ou de ceux d'entre  C 125 ) fes courtifans qui, approchant le plus prés de fa perfonne, font a portee d'éT pier les momens favorables & favent eri profiter pour eux-mêmes , ou pour leurs protégés. Montefquieu dit, que l'honneur produit dans une Monarchie les mêmes effets que la veriu ou le patriotifme dan3 une République. II faut fe fouvenir pourtant que eet honneur, felon 1'acception moderne du mot, eft ordinairement renfermé dans la grande & la petite nobleffe; au üeu que 1'amour pour la patrieeft un principe plus univerfel, & fe répand fur tous les membres' de 1'Etat répubücain. (_ Autant que j'en puis juger, un efprit d'indépendance & de liberté, tempéré par un fentiment de décence & d'amour de Tordre, anime de la manière laplus marquée les füjets de cette heureufe République. Avant de connokre les Genèvois, je les croyois un peuple fanatique, d'un caradtère fombre, & imociable, femblables aux Puritains d'Angleterre pendant les guerres civiles, & aux Prefbytériens d'Ecoffe fous les règnes de Charles II & de fon frère; mais je n'ai F 3  ( 125 ) pas tardé a m'appercevoir de mon er- idiir. ., II n'y a point, j'èfe le dire, de ville en Europe , oü le peuple foit plus éloigné, qu'a Genève, d'un efprit de fuperftition & d'enthoufiafme fanatique. ; Si Servet vivoit encore, il ne feroit pas , expofé a la plus petlte perfécution. Je fuis perfuadé que le Clergé adtuel a tout auffi peu 1'inclination que le pouvoir d'inquiéter qui que ce foit pour fes opinions. Le Pape même, s'il ch'oifiifoit cette.ville pour-fa retraite, y vivroit auffi tranquille que dans le Vati- . can-, il ne devroit s'en prendre qu'a ■< lui-même, s'il en étoit autrement. Les Miniflres de Genève font en général des hommes pleins de fens, favans .& modérés. Ils inculquent dans 1'efprit de leurs auditeurs les principes du Chriftianifme avec toutes les graces de 1'éloquence, & ils prouvent 1'efficace de leur dodtrine par leur conduite. Les perfonnes de tout état affiftent aux fermons & au culte public avec une régularité exemplaire. Le Dimanche eft obfervé avec bienféance, & avec le |j plus grand refpedt, durant les heures, j  ( 127 ) du fervice divin. Après ce tems recommencent les amufemens ordinaires. Les promenades publiqucs font remplies d'une foule de monde, dans Jeurs plus beaux habits. — Les différentes fociéte's, & ce qu'ils nomment cercks, s'aflemblent dans les maifons & les jardins des particuliers. — On y joue aux cartes , ou a la boule. lis ont auffi des parties de mufique fur le Lac. H y a ici une coutume ge'ne'rale , &, autant que je le fais, particulière a ce lieu. Les parens forment des fociéte's pour leurs enfans , & même pour ceux qui font encore en aflez bas ége. Ces fociéte's font compofées de dix, ou douze enfans du même fexe, & a peu prés du même agt, & du même état. Ils s'affembient, une fois la femaine, dans les maifons de leurs parens, qui régalent toura tour la compagnie de thé, caffé, bifcuits & fruits , & laiffent jouir enluite les jeunes gens de leur liberté. Ces liaifons fe confervent pendant toute la vie, quelques changemens qui arrivent dans Tétat ou les circonftances des individus ; & fi, par la fuite, F 4  ( 128 ) sïs fe formefit de novavelles & de plus agréables fociétés, ils ne quitteront jamais les premières; mais jufques a la fin de leurs jours, ils continueront a paffer tous les ans quelques foire'es avec les compagnons de leur jeuneffe , & leurs premiers amis. Les riches citoyens ont des campagnes aux portes de la ville , qu'ils habitent pendant la moitie' de 1'année. Ces maifons font propres, & quelques-unes magnifiques. Elles pofledent un genre de magnificence qui furpaffe tout ce dont les plus füperbes ch&teaux desplus grands Seigneurs puiffent fe vanter ; je veux parler de 1'üfpeét dont elles jouiffent prefque toutes également. -— Jardins & vignobles de la République ; — pays de Vaux; — Genève avec fon lac; — maifons de campagne fans nombre; — chateaux , petits clochers autour du lac;! — valïe'es de Savoye; cimes majeftueufes des Alpes; voila ce qu'on embraffe d'un même coup d'oeil. Ceux a qui leur fortune ou leurs occupations ne permettent point d'avoir une maifon de campagne, font fouvent  C T*9 >■ èss parties'de plaifir fur le lac. Hs> óïnent, & paffent la foirée, dans quelqu'un des villages des environs; la mu-fique & la danley font leurs am.ufemens.Quelquefois ils font des aifociations' de cinquantc ou foixante perfonnes. Us < achetent ou louent en commun un jar-din prés de la ville. La ils s'affemblent. les après-dinées pendant 1'été ; y boL« vent du caffé, de la limonade , & d'autres boillbns rafraiehiffantes; for&la converfation, jouent aux cartes ou a la boule. Ce dernier jeu eft bien dif---. farent de'celui qui porte le même nom en Angleterre; ici, au lieu d'un gazon horizontal & uni, ils choififient fouvent le terrain le plus raboteux & le plus inégal.' Celui qui joue, auu Iku de rouler fa boule , la jette de. manière qu'elle refte a f endroit ou el* Is eft tombée. Si la fituation eft bonne-, un autre vife direcbemcnt a la boa-"le de fon adverfaire pour la déloger mettre la fienne a la place. -Quelques.t Genèvois ont une dextérité étonnante a i ce jeu , qui eft.plus compliqué .&..plus-t intéreflant que le nótre. s Ils ne fe. retirent d'ordinaife que fariS ■ *"5  ( 13© ) que 1'obfcurité, & le fon du tambour fur les remparts les rappellent a la ville. Alors les portes fe ferment, & perfonne ne peut plus entrer, ni fortir. II n'eft permis a fofficier de la garde de les ouvrir que par 1'ordre des Syndics; & eet ordre ne peut s'obtenir que dans des conjondlures tout a fait extraordinaires. LETTRE XX. Genève. La douceur du climat, les beautés fublimes du local de Genève, & 1'agréable manière dë vivre de fes habitans, ne font pas, a mon avis , les plus grands attraits de ce üeu. Trois families Angloifes , dont la fociété feroit 1'agrément de tout pays, fe font établies fur la même colline, aux environs de cette ville. La maifon de Monfieur N— eft le temple de 1'hofpitalité, de la bonne humeur, & de l'amitié. Moaüeur U— que vous connoiffes  ( ui ) demeure k deux pas. II répond parfaitement au portrait que vous m'en aviez fait, plein de vivacite', de fens & de politeiTe. Je le crois plus heureux a préfeut que vous ne 1'avez jamais vu, ayant acquis depuis ce tems une e'poufe du plus grand mérite. Leur plus proche voifin eft Mr. L—, dont la familie offre le plus ravifiant tableau du bonheur domeftique. II a un goüt fin, beaucoup de bonté, & les manières les plus obligeantes. Ces trois families, qui vivent dans la plus grande cordialité avec les citoyens de Genève, avec leurs propres compatriotes, &entr'elles, font du coteau de Cologny 1'endroit le plus délicieux qu'il y ait peut-être aujourd'hui dans tout le monde. ' Les Anglois, qui demeurent dans Ia ville, viennent fouvent a Cologny, & y trouvent la meilleure compagnie" de Genève. On m'a dit, que nos jeunes compatriotes n'ont jamais été fur un pied plus agréable avec les citoyens de cette République, qu'actuellement. Ils en font redevables en grande partie a fefprie F 6  C 132 > liant de ces trois families , & au caractère fociable d'un Seigneur Anglois, quia réfide' ici avec fon épouic depuis plufieurs années. J'ai de'ja remarqué* que ceux, qui deaaeurent en ville, doivent revenir dc leurs parties de campagne avec le coucher du foleil, s'ils ne veulent pas trouver les portes ferme'es. Les Genèvois fe défrent extrêmement des ennemis de leur inde'pendance , tant exterieurs qu'inte'rieurs. Cette défiance leur a éte' tranfmife de géne'ration en .géne'ration, depuis 1'entreprife du Duc deSavoye, en 1602, qui vouiut furprendre la ville. Au «milieu d'une nuit obfcure , & dans un tems de paix , fon armee s'avanga jufques aux portes, & appliqua des echelles contre les remparts & les murailles. Après avoir tué la fcntinelle, plufieurs centaines de foldats Savoyards e'toient de'ja entre's dans la ville , & les autres les fuivoient, lorfqu'enfin ils furent de'couverts par une femmei qui donna 1'al arme. Les Genèvois faute'rent de leurs lits, 6'armejent de tout ce qui fe tsouva fous ■  leur main, attaquérent les ennemis a* vee le plus grand courage, en tue'rent plufieurs dans les rues, chafférent les autres par la porte, ou les culbutérent des remparts; & un petit nombre de prifonniers furent décapite's le lende* main fans autre forme de procés. Le jour de eet exploit mémorable eft célébré tous les ans a-Genève, comme un jour d'aétions de graces & de réjouiffance publiques. On le nomme le jour de 1'Efcalade.Le fervice divin fe fait dans toutes 'les Eglifes. Après le Sermon, les prédicateurs font le récit de toutes les circonftances d'un événement fi intéreffant, & repréfentent a leurs auditeurs combien ils doivent fc montrer recon-niilans onvers Ia Providence de Dieuqui, fécondant le courage de leurs aneérres, leur a conlèrvé d'une manière ft rrmarquable, leurs libertés civile Sc rcligicufo. lis leur rappellent toutesles bénedictions parclculières dont ils jouiiïcnt, les exhortent de la manière la plus pachétique de veiller a Ja conferTction de leur lilKrté , de demeurer fermement attachés.a leur religiün, '$è F 7  C 134 ) dc tranfmettre ces précieufes faveurs fans alte'ration a leur poftérite'. Le foir du jour de 1'Efcalade fe pafle en viütes, foupers, danfes , & toutes fortes de divertiffemens •, car les Fêtes des Genèvois font prefque toujours préce'de'es de 1'acquit des devoirs religieux. <— Ils obfervent en cela la maxime du Pfalmifte; — de fe réjouir avec tremblement. L'Etat entretient une garnifon de fix eens hommes , qui montent la garde tous les jours; mais ils ne font pas feuls chargés de la fureté de la République. Tous les citoyens de Genève font foldats. On les exerce tous les jours pendant deux mois de 1'été, dans leurs habits d'uniforme , & a la fin des exercices, les Syndics les paflent en revue. Comme ils ne recoivent point de paye, & que leurs officiers font leurs concitoyens, on ne peut pas s'attendrc qu'ils exécutent les manoeuvres & les évolutions, avec la même exactitude » que des foldats qui n'ont point d'autre occupation , & qui font foumis a toute la rigueur de la difcipline militaire.  ( 135 ) Cependant ils s'en acquittent fort bien aux yeux même de perfonnes impartiales, qui font toujours a la ve'rité en trés petit nombre; prefque tous les fpedtateurs étant ou leurs parens, ou leurs femmes, ou leurs enfans; de forte qu'on peut afiirmer hardiment, qu'il n'y a point de troupes dans le monde dont les exercices foient plus admirés par les fpectateurs. Un e'tranger médiocrement fenfible , qui fe rappelle ces liaifons , & qui obferve l'inquiétude,*la tendreffe, la joye qui fe lifent tour a tour fur le vifage, & dans la contenance des fpectateurs, aura bien de la peine a refter indifférent; ;— mais fympathifant avec ceux qui 1'entourent, il partagera naturellement ces douces émotions; & a la fin il verra la milice de Genève du même ceil, qu'un citoyen de la République. Genève, comme tout Etat libre, eft expofé a 1'efprit de faction, & 1'harmonie y eft fouvent interrompue par des querelles politiques. Sans entrer dans le détail des divifions qui la troublent actuellement, je vous dirai feulementen général, qu'on accufe une par-  < IS« ) tlé des citoyens du deffein de Faire paffer tout le pouvoir entre les mains d'un' petit nombre de families, & de changer ainfi le gouvernement en Ariftocratie. Ceux qui nourriffent ce foupeon s'oppofent a toutes les mefares qui, felon eux, tendent a cette fin; & ils fonr accufés a leur tour de deffeins fe'ditieux, par leurs adverfaires. II eft difficile a des e'trangers , qub paffent ici un eertain tems, d'obferver une ncutralité exaÉte. Les Anglois en' particulier font trés difpofés a prendre parti pour les uns ou pour les autres ; & comme le gouvernement n'a pas tdché jufques ici de les gagner, ils s'attachent géneralement a 1'oppofition. Me promenant aujourd'hui avec ua* jeune Seigneur, qui joint, a un goüt décidé pour 1'hiftoire naturelle, un zèle paffionné pour la liberté civile, nouspaffames devant le jardin, oü s'affemble un de ces cereks de partifans de la' Magiftrature. Je lui propofai d'entrer. Non, répondit Milord, avec indignation; je ne voudrois pas être un moment dans une telle fociété. Je regarde ces geus comme de* ennemis d»  ( 137 ) leurpatrie; & c'eft dans ce lieu, qu'on forge des armes contre la Liberté'. Les citoyens ont fouvent entr'eux des difputes trés vives fur Ia politique. Un tres digne vieillard, dans la maifon duquel j'ai fouvent été recu avec beaucoup d'hofpitalité, déclamant un jour avec chaleur contre certaines mefures du Confeil, dit, que tous ceux , qui en étoient les promoteurs, méritoient d'être punis de mort. S'il ne dépendoit que de moi, ajouta-t'il, je les ferois tous pendre a 1'inftant. Son frère, qui étoit de ce nombre, 1'interrompit en lui difant du ton d'un homme qui demande grace; Bon Dieu! mon cher frère ! vous ne poufferiez point jufques la votre reflentiment. Out asfurément t répliqua le patriote , & vous, mon tres cher frere, vous feriez Ie premier pendu, pour montrer mon impartialiti. LETTRE XXI. Genève. Quoique cette République ait joui  ( ijs ) depuis lofigtems d'une profonde paix, & qu'il n'y ait pas d'apparenee, qu'elle fe trouve engage'e bientöt dans de fanglantes querelles; les citoyens de Genève n'en font pas moins pafiionnés pour la pompe guerrière. Cela paroït dans ce qu'ils nomment leurs fêtes militaires, qui font leurs amufemens favoris; & ils ne négligent aucune occafion de fe les procurer. J'ai affifté dernièrement a une grande féte de ce genre, qui fut donne'e par le Roi des Arquebufiers, a 1'occafion de fon avénement a la dignite' royale. Ce rang fi envie' n'eft point tranfmis par droit héréditaire, on ne i'obtient point par éleótion ; mais on 1'acquiert par fon habileté & par fon mérite. Une guerre avec eet Etat doit , comme la guerre de Troyes, conflfter néceffairement dans un fiége. Voila pourquoi 1'adrefle & pointer le Canon, ou a tirer de 1'arquebufe, eft regardé iei comme étant de la plus grande importance. Pendant plufieurs mois de 1'année, un grand nombre de citoyens s'occupent prefqu'uniquement k.  C m ) tirer au blanc, qui eft placé a une diftance convenable. Chaque citoyen a le droit de faire , a trés peu de frais , 1'épreuve de fon adreffe dans ce genre; &, après un eertain nombre d'effais, le plus babile tireur eft déclaré Roi. II n'y avoit point eu de couronnement de cette forte depuis dix ans; feue Sa Majefté ayant occupé paifiblement le tröne pendant tout ce tems. Mais eet été, Monfieur Moïfe Maudrier furpaffa en habileté tous fes compétiteurs, & la couronne lui fut adjugée par la voix unanime de tous fes juges. Les Syndics le conduifirent depuis le cbamp de bataille jufques a fa maifon , au milieu des acclamations du peuple. Quelque tems après , le jour de fa fête, on forma un camp dans une plaine , hors des portes de la ville. La s'affemblérent toutes les forces de la République, la Cavalerie , comme 1'Infanterie; & on les divifa en deux corps d'armée. Elles devoient livrer bataille en 1'honne.ur de Sa Majefté, &  ( *4° ) les combattans avoient étudié auparavant leurs róles. Ce drame guerrier, trés ingénieux, avoit été compofé par un des' vénérables Pafteurs , dont on vante le génis militaire. Afin que les Dames, & les gens de diftinótion qui ne faifoient point partie de 1'armée, pufiènt voir a leur aife; & en parfaite füreté, on leur avoit préparé un grand amphithéatre de bancs , a une diftance convenable du champ de bataille. Toutes chofes étant prêtes , les Syndics, le Confeil, les e'trangers de diftincbion, avec les parens & les amis du Roi, s'afiemblérent devant le palais de Sa Majefté, qui eft une petite maifon, dans une rue étroite du quartier de la bafle ville- Du palais le Cortége fe mit en chemin, dans 1'ordre fuivant. Sa Majefté ouvroit la marche , accompagnée des deux plus anciens Syndics. Venoit enfuite le Duc de H— avee les deux autres Syndics.  C 141 ) Après eux marchoient Lord St—per ie Prince de Gallitzin ; Mr. Cl—ve* fils du Lord Cl-^-ve; Mr. Sc. L—, & plufieurs autres Seigneurs Anglois,'qui avoient été invités a la féte. Tls e'toient iuivis par le Confeil des Vingt-cinq.; & la marche étoit fermée par les parens, & les amis particuliers du Roi. Dans eet ordre ils traverférent la ville, précédés d'une bande demuficiens, quijouoient, comme vous pouvez penfer, les airs les plus guerriers qu'on put imaginer. < Lorfqu'ils arrivérent dans Ia plaine, oü les troupes e'toient rafiemblées, ils furent falués par les officiers; après avoir fait Ie tour des deux armées, le Roi& toutè la fuite prirent leurs places fur 1'amphithéatre, préparé pour eet effet. Les troupes avoient déjk fait paroitre leur impatience pendant quelque tems. Dès que le Roi fut affis, leur ardeur ne put pas être plus longtems pontenue. Les deux armées crièrent a leurs officiers de les conduire a la gloire. — Le fignal fut donné. — Elles s'avancé-  ( 142 ) rent pour 1'attaque avec intrépidite'. —• Ces braves guerriers , fachant qu'ils combattoient fous les yeux de leur Roi, des Syndics, de leurs femmes, de leurs enfans, de leurs mères & grand-mères, dédaignérent de penfer a la retraite. ^— lis effuyérent fans s'e'mouvoir le plus grand feu. — Ils fourioient au bruit du canon; & comme le cheval dans Job , au fon éclatant de la trompette , ils difoient; ha ! ha ! L'ingénieux auteur du drame guerrier avoit eu foin de le diverfifier par des épifodes amufans. Une des deux armées avoit placé une embufcade derrière quelques arbres. —* Elle réuffit a merveille quoique trés vifible pour les deux partis & pour tous les fpecbateurs. Un convoi de provifions qui s'avaneoit vers 1'une des deux armées, fut attaqué par un détachement de l'autre ; &, après une petite efcarmouche, la moitié des chariots fut enlevée par les affaillans; — L'autre moitié refta aux troupes pour lefquelles elles avoient été deftinées. Ua pont de bois fut attaqué avec vi'  i 143 ) gueur, 6c défendu avec non moins de courage; mais ala fin il fe rompit fous les piés des deux armées-, car dans 1'ardeur du combat, les combactans oubliérent fi ce pauvre pont étoit ami, ou ennemi. Je n'ai pu concevoir commentil fe trouvoit Ia, car il n'y avoit ni rivière, ni ruifieau, ni foffé dans toute la plaine. La Cavalerie des deux cótés fit des prodiges. — II étoit difficile de décider quel des Généraux fe diftinguoit le plus. Leurs habits étoient couverts de galons, car les loix fomptuaires étoient fufpendues pour ce jour, afin qu'il ne manquat rien a la magnificence du combat. Comme aucun de ces généreux Commandans n'avoit voulu confentir a fa défaite, le vénérable auteur du drame n'avoit pu rendre le dénouement auffi décifif & auffi touchant qu'il fe le propofoit. Pendant que la vittoire balancoit en. tre les deux armées, un meffager arriva de 1'Hótel de ville, pour annoncer que le diner étoit prêt. Cette nouvelle fe «fpandit d'abord parmi les com- i  X 144 ) battans, & produifit un effet femblable r celui qu'occafionnérent les Sabines, lorfqu'elles fe précipitérent entre leurs parens & leurs raviffeurs. — Les guerriers de Genève fe calmérent tous a la fois, & les deux armées fufpendirent leurs animofireS, a la vue de ce qu'ils aimoient également. — Ils jettérent bas leurs armes , fe donnérent la main & redevinrent amis. C'eft ainfi que finit la bataille. — Je ne fais quel effet ce récit produira fur vous; mais il m'a fi complettement fatigué, que j'ai perdu courage pour la defcription de la fête. II faudra donc la remettre a un autre courrier. LETTRE XXII. Geneve. Le même cortège, qui avoit accompagné le Roi au champ de bataille., le reconduifit a la Maifon de Ville, ou 1'on avoit préparé un feftin fomptueux. C'étoit exactement le revers d'une fête champêtre , puifque c'étoit dans  C 145 ) cctédifice & dans les rues voifines qu'on ( avoit dreffë des tables, & préparé le diner, pour plulieurs centaines d'officiers, & de foldats. Le Roi, les Syndics, la plupart des membres du Confeil, & tous les e'trangers, dinérent dans la grande falie. Les autres chambres, auffi bien que la cour extérieure, e'toient pareillement remplies de monde. On fit beaucoup plus de ravage au diner, qu'on n'en avoit fait a la bataille; &, a d'autres égards, ia fête fut prefq.u'aufli .guerrière. On avoit placé au milieu de 1'apparteraent des tymbales, fur lefquelles on jouoit, a cbaque fanté, des fanfares, qui e'toient répondues immédiatementpar les tambours & les trompettes qui e'toient debors , & par le canon du baftion. Lorfque le premier Syndic eüt annoncé qu'on alloit boire a la prolpérité de la République, toute la compagnie fe pva. Chacun tenoit fon épée nue d'une main, & fon verre bien rempii de l'autre. Après avoir bü, ils heurtérent leurs épées les uncs contre les autres. On Tome I. G  C M5 ) rie raanque jamais d'obferver la même cérémonie, dans tous les repas pubücs, lorfqu'on boit cette fanté. Cl ft un ancien ufage qui fignifie, que chacun eft prêt a fe battre pour la défenfe de la République. Après avoir été environ deux heures a table, cefut une nouvelle cérémonie, que j'attendois tout auffi peu, au milieu d'une fête. Une ccntaine de grenadiers, 1'épée a la main , maratheVelrt avec beaucoup de gravi'é au milieu de la falie; car les tables étant placées en forme de fer a cheval, il reltoit aifez de place pour cela. Ils demandèrent la permiffion d'inftituer une fan té ; ce qu'ayant obtenu , chaque grenadier tira , au même inftant, de fa poche un grand gobelet. On le remplit de vin; après quoi l'un des foldats büt, au nom de tous, a la fanté du Roi Mo'ife premier. Son exemple fut fuivi par fes camarades & par toute la compagnie; & d'abord le bruit des tambours , des trompettes & de 1'artillerie fe fit entendre. Lorfque les grenadiers eurent bü cette fanté, avec deux ou trois autres en-  ( 147 ) core, ils firent volte-face, & fortfren't de la falie avec la même gravité , qu'ils y é'.oient entrés; ils reprirent enfuite leurs pièces aux tables , qui etoient draflees dans la rue. Peu après un homme, bizarrement Tiabille, entra &-dittribua a la compagnie des feuillets imprimés , qu>- paroiÏÏoient fortis fraïchement de la prcfle. C'étoit une chanfon, qui avoit été compofée pour la fête. E4lc étoit remplie de gaycté, d'efprit & de fens. On y faifoit un détail j trés agréable , des avantages dont jouiflent les citoyens de Genève, & 0n les y exhortoit a 1'unanimité, a 1'indufttie & au patriotifme. Celui, qui 1'avoit apportée, la chanta , & la compagnie fit chorus avec lui. En fortant nous trouvames les fold tts & les officiers, pêle-méle, encore affis a table dans les rues. Ils étoient entourés de leurs femmes & de leurs enfans. Bientót après tous fe levèrent, & fepartageant en difFérentes compagnies ils fe rendirent aux remparts, dans les' champs & les jardins, oü ils fe diyei». G 2  ( 14» ) tirent pendant le refte de la foirée, a chanter, & a danfer. Quoique la première partic du fpectacle de cette journée ne fut pas une image fort jufte des manoeuvres milw taires, & que la feconde n'eüt pas 1'élégance d'une fête de Cour, le tout" enfemble offrit le tableau le plus animé, que j'aye jamais vü, d'une joye & d'une allégreffe, pleines de cordialité. Les habitans de toute une Ville , ou fi vous le voulez de tout un Etat, re'unis dans un même divertiflement, comme fi ce n'étoit qu'une feule familie-, voila fans doutc un fpeftacle qui n'eft rien moins qu'ordinaire. Si cette defcription ne vous donne que la moitié du plaifir que j'ai goüté a voir ce fpeftacle , vous ne vous plaindrez pas de la longueur de ces deux lettres.  ( 149 ) LETTRE XXIII. Genève. Plufieurs Citoyens de Genève badinent eux-mêmes de la petite armee de la République; ils difent, qu'il eft fouverainement ridicule a uné fi foible puiffance de prétendre, qu'elle put fe défendre elle-même. La feule penfée de réfifter a la France, ou a la Savoye, leur paroit abfurde. On diroit qu'ils fe plaifent a mortifler leurs compatriotes , lorfira'ik fej affurent, qu'en cas d'attaque, tous leurs eftbrts feroient vains, & que leur garmfbn ne pourroit pas foutenir dix jours de fiége. Ces politiques déclament contre les dépenfes que coüte 1'entretien des fortifications, &ils calculent Targent que perd 1'Etat, en tirant un fi grand nombre d'artifans de leurs profëffions, pour leur apprendre, trés inutilement, a manier les armes. Si j'écois membre de la République, jeperdrois patience avec ces raiionneurs G 3  C 150 ) mécontens, qui cherchent a réprimer le courage de leurs compatriotes, & a les priver des p'aifirs, qui les touchent le plus. Je fuis perfuadé que la garnifon, toute petite qu'elle eft, aidée'du zèle des habitans, & difciplinée autant que les circonftances le permettent , fuffiroit pour les fauver d'un coup-de-main, & les mettroit en état de défendre la ville contre les entreprifes d'un de leurs voifins, jufqu'a ce que les autres fuffent venus a leur fccours. Au refte les remparts font de trés a- & un ornement pour la ville. Les exercices & les revues de la mi* ' lice forment un fpectacle amufant pour les femmes & les enfans. Ils contribuent a la fanté & a 1'amufement des troupes elles-mêmes, & donnent aux citoyens la flatteufeidée de leur füreté, & de leur importance. Sur le tout, je fuis trés convaincu que ces fortifications, & cette milice procurent aux Genèvois plus de bonheur atous ces différens égards, qu'ils n'en pourroient acheter de tout 1'argent  C 15* ) qu'elles coutent, ^employé d'une autre manière. On n'en fauroit dire autant de la plupart des armées que les différens Etats du continent de l'Europe tiennent fur pied. Le nombre de ces troupes ne fait qu'affermir le Defpotifme du Prince, leur entretien eft une charge trés péfante pour le pays qui les ncurrit; & la manière de les dreffer, aulieu de procurer des émotions agréables, n'infpire que de 1'horreur. Les foldats, qui compofent ces armées, font miférables par la tyrannie qu'on exerce fur eux-, &, par celle qu'ils exercent eux-mêmes , ils contribuent a la mifère de leurs concitoyens. On dira qu'ils défendent la ïsation contre des ennemis étrangers. Hélas I un Conquérant occafionneroit-il plus de maux que de tels défenfeurs ? Lorfque celui qui fe dit mon Protedteur m'a dépouillé de ce qui m'appartenoit, & m'a ravi ma liberté, puis-je le remercier de bon cosur, lorfqu'il promet de me défendre contre tout autre brigand ? Le plus folide fondement He 1'indéG 4  ( w-) pendance de ce petit Etat, c'eft la jaloufie mutuelle de fes voifms. II n'a pas a craindre un malheur pareil a celuique la Pologne vient de fubir. Genève eft entre les Etats un atöme indiviüble. Elle eft cependant une efpèce de barrière , ou pofte-d'allarme , pour les Cantons SuilTes, particulièrement pour celui de Berne, qui n'aimeroit pas a la voir entre les mains du Roi de France , ou du Roi de Sardaigne. Ce n'eft pas un objet de convoitife pour le premier de ces Monarques; & il vaut mieux pour le fecond que la République conferve fon état pféfent de liberté, que fi elle retournoit fous fa domination; II n'en feroit pas plutót pofleiTeur, que les citoyens les plus opulcns fortiroient de Genève, & tranfportcroient leurs families & leurs Tichelles en Suiflé, en Hollande , ou en Angleterre. Le commerce & les manufac"tures difparoitroient avec 1'efprit d'indépendance; & cette Cité fi florilfante^iéclairée, fi heureufe devicndroit , comme les autref villes de la Savoye &. du Eié-  ( 153 ) mont, le fiége de l'oppreffion , de Ia fuperftition, & de la mifère. Genève, réduite acet état, ajouteroit peu de chole aux revenus du Roi; au lieu qu'actuellement les Payfans Savoyards des environs fréquentent régulièrement les marchés de Genève, & peuvent y vendre promtement toutes leurs denrées; ce qui donne plus de valeur au pays, & met le fermier, mal-, gré les fortes taxes , plus a fon aife que dans aucun autre quartier de la Sa» voye. Si un riche Marchand acquéroit d'un Seigneur pauvre un morceau de terre, s'il y batifioit une vafte maifon, y plantoit de beaux jardins, entretenoit un nombreux domeftique , dépenfoit une grande partie de fon revenu a bien recevoir fon monde, en achetant les provilions pour fa table & d'autres articles des fermiers du Seigneur; il eftclair • que ceux-ci s'enrichiroient, & feroient I en état dc payer des rentes plus confidérables; & le Seigneur en queftion agiroitindubitablement contre fes intéréts; fi , par chicane ou par violence, il ea«-  ( i54 ) treprenoit de dépofféder le propriétaire de la maifon & des jardins. . La République de Genève, dans fon état de liberté, eft exadtement au Roi de Sardaigne, ce que eet homme riche feroit au pauvre Seigneur. Je vois avec laplus vraye fatisfadtion, que la durée de ce petit temple de la Liberté, érigé par mes bons amis les Genèvois, ne dépend point de la juftice & de la modération des Puiffances voiflnes-, mais qu'il repofe fur une bafe plus folide, favoir leurs intéréts mutuels. LETTRE XXIV. Genèvti Je fuis revenu,depuis quelques jours, d'un voyage aux Glaciers de Savoye, au Valais , & autres parties des Alpes. Les chofes étonnantes que j'ai entendu dire de ces Glaciers avoient déja beaucoup excité ma curioiïté; maisl'air de fupériorité que prennent quelques-  C i5tf) uns dc ceux, qui ont fait cette tournee , a piqué d'avantage encore ma vanité. Dès qu'on parle de quelque chofe de curieux & de finguiier, ces voyageurs vous difent d'un air de mépris: Mon cher Monfieur! tout cela eft fort bien ; mais croyez m'en, cc n'eft rien auprès des O) Glaciers de Savoye. (o) II y a des auteurs qui diftinguent entre Glaciers ik Glaciéres, en parlant de ce phénomène des Alpes. Mr. J; A: de Luc dans fes Lettres fur quelques porties de la Suijfe &c a cherché a établir eette diftinftion; mais elle n'a point été' adoptie par Mr. ie Profefieur de Sauffure. J'ai cru devoir donner, dit-il, comme „ les habitans des Alpes , le nom de Gla„ cier k ces amas de glacés éternelles , qui fe forment & fe confei vent en plein „ air dans les vallées & fur les pentes de& hautes montagnes". ,, Le nom de Glaciére fervira , comme' tt il a toujours fait, k défigner ces cavités fouterraines, naturelies ou artificielles, „ qui confervent la giace, en la tenant i » 1'abri des rayons du foleil". Voyages: dansles Alpes. Tomeier §. 518, Mot e dm J-raduEieur. q &  ( Hfi ) Je me de'terminai enfin a ne pas les croire fur parole, & je trouvai quelques Mefficurs du même avis. Le Due de H—, Mr. U—. Mr. G— & Mr. K— fe joignirent a moi. Le 3 d'Aoüt, nous fortimes de Genève de grand matin. Nous de'jeuna» mes a la Bonne-Ville (£) dans le Duche' de Savoye; elle eftpetite, & fitue'e au pied du Mole, fur le bord de 1'Arve. Le fommet du Mole eft e'leve', a ce qu'on nous a dit, de 4600 pieds au deffus du Lac de Genève, qui eft a 1200 pieds au deffus du niveau de la Mer Méditerranee. A 1'égard de ces particularite's, j'en croirai les voyageurs en quefiion, quelques airs de fupériorite' qu'ils fe donnent. De la Bonne-Ville nous avons continue' notre route pour Clufe, par un (6) Elle eft éievée de 30 toifes au deffus du Lac de Genève. On compte de Genève & la Bonne-Ville cinq lieues. Elle eft la capitale du Faucigny. Pr: de SauJJure..  ■ C T51 ) cbeinin afTez bon, (c) & que la fingtrlarité & la variété des points de vue (c ) La route que 1'on fuit en allant 4 Clufe eft très-belle; c'eft pendant 1'efpace d'une lieue, une chaufTée reftiligne & horizontale; mais enfufte 1'Arve, en s'ap-. prochant des montagnes de la droite, force la route k paffVr fur les débris aceumulés au pied de ces montagnes. Cette partie de la route n'eft pas la moins agréable; elle eft ombragée par de beaux Noyers & d'autres grands arbres, & elle paffe dans un hameau caché. fous ces arbres, & entouré des plus belles prairies. Comme on domine la vallée on jouit de fon afpeÊr. On fait environ trois quarts de lieues fur le pied de cette montagne, & on redefcend enfuite dans la vallée horizontale, & on traverfe le grand village de Siongy. La demi-lieue qu'il refte a faire pour aller de Siongy k Clufe eft auffi trés agréable; on traverfe une petite plaine bien cultivée & bordée de grands arbres. Sur la gauche un chateau antique, bad fur le fommet d'un rocher ifolé dont Ia bafe eft couverte d'arbres, forme ur» payfage charmant & nès pittorefque. Pr: de Sauffure, G 7  ( 158 ) rendentextrémement agréable. A chaque pas les objets changent d'afpe6t, paree que le fentier va toujours en ferpentant, a caufe des finuofités des montagnes & des paffages entre les rochers, qui pendoient fur nos têtes de la manière la plus menagante. Les montagnes ferrent fi fort cette petite ville de Clufe (<0 que, lorfque je me tenois dans la principale rue, fes deux extrémite's me paroiffbient cxadtement fermees; '& dans les intervalles, oü des maifons e'toient tombe'es en mine, on eut dit, même a trés peu de diftance, que la montagne en avoit pris la place. Au fortir de Clufe nous trouvames cependant un bon chemin (e ) le long Qd) Elle eft élevée de 63 toifes au deffus du Lac de Genève, &n'aguère qu'une rue. On compte trois lieues de la Bonne Ville k Clufe. Pr: de SauJJure. ( e) La vallée que 1'on fuit en allant de Clufe a Sallenche eft trés fingulière & trés pittorefque. Comme cette vallée eft tortueufe, que fouvent les rochew  C 159 ) de 1'Arve, flanque' de chaque cóte'par de fort hautes collines, dont les cótés qui la bordent font taillés k pic £ une grande hauteur , & furplombent même quelquefois la route, le Voyageur étonné n'avance qu'avec une efpèce de crainte, «Si il doute s'il pourra trouver une iffue aa travers de ces rocbers. L'Arve, qui dans quelques endroits paroït avoir a peine affez de place pour elle feule, femble auffi vouloir lui difputer le chemin; elle vient fe jetter impétueufement contre lui, comme pour 1'empêcher de remonter a fa fource. Mais cette vallée n'offre pas feulement des tabieaux du genre terrible; on en voit d'infiniment doux & agréables; de belles fontaines, des cafcades, de petits réduits, fitués, ou au pied de quelque roe efcarpé, ou au bord de Ja rivière, tapiffés d'une belle verdure, & om- bragés par de beaux arbres. Les montagnes feules fuffiroient pour intérelfer le voyageur, par les afpeêts variés qu'elles lui préfentent; ici nues & efcarpées, la couvertes de forêts; ici terminées par des fommités prolongées horizontalement, li couronnées par des pyramides d'un»  ( i 6o ) oppofés fe re'pondent fi exattement, qu'on doit croire qu'elles ont été féparées 1'une de l'autre par quelque violente fecoulTe. Plus loin, un cöté du défilé eft un haut rocher coupé a pic , & fi parfaitement uni qu'on ne le prendroit point pour un ouvrage de la nature, m?is qu'on croiroit qu'il a été poli par Tart depuis le haut jufqu'en bas ; pendant que le coté oppofé eft de la plus riante verdure. Le paifage entre les montagnes s'ouvre a mefure qu'on avance, 6c de tous cótés le payfage préfente les afpects les plus variés. Avant d'entrer dans la ville de Sallenche, il faurtravprfer 1'Arve, qui eft beaucoup plus large dans cette faifon que dans 1'hyver. Les neiges fondues des Alpes viennent enfler fes eaux. Cette rivière a fa fource dans la val- hauteur étonn'ante; a chaque pas c'eft un nouveau tableau. Pr: de Saujjurt,  (1*1) Jee de Chamouni, Paroiffe d'Argentiéres. Elle eft bientèt groffie par les torrens qui fortent des Glaciers volfins, & va jetter fes eaux froides & fales dans le Rhóne, un peu au dcffous de Genève. Le contrafte entre ces deux rivières eft trés remarquable, Tune e'tant auffi pure & auffi limpide,- que-l'autre eft trouble & bourbeufc. Le Rhönc femble de'daigner de mêler fes eaux a celles de 1'Arve, & les tient d'abord féparées. A deux mille au deffous de leur jondtion on les diftingue encore ; jufqu'a ce qu'cnfin, ce'dant a la néceffité & aux loix iuflexibles qui les ont unies, elle fe corifóndent, &c achevent leurs cours dans le plus parfait accord. Nous paffames la nuit a Sallenche, (ƒ) & nos voitures ne pouvant plus (ƒ) Je loge ordinairement a Sallenche dans 1auberge qui eft £ 1'entrée de la ville, non que cette auberge foit de beaucoup meilleure que les autres; mais paree qu'il y a une gallerie d'ou 1'on voit le lVlont-Blanc en face, & paifaitement & dé.couyert.  C 1*2 ) sous fervir pendant le refte de notre voyage, nous les renvoyames a Genève, ordonnant a nos cochers de faire le tour par l'autre c6t! du Lac, & de venir nous rencontrer au Village de Martigny en Valais. A Sallenche nous fitnes accord avec Le fommet de cette montagne, caché pendant prefque toute la route par les hauteursdont on eft environné, commence a fe laifièr appercevoir d'ici, & paroit d'une hauteur qui étonne. Mais il n'étonne jamais plus que lorfque des nuages cachent Ia plu» grande partie de fon corps, & qu'il fe forrne dans ces nuages un vuide qui ne laiffe voir que fa cime. Alors il eft impoffible de comprendre que ce qu'on voit puifie être un objet terreftre; ceux qui le voyent de la pour Ia première fois, s'obftinent k croire que c'eft un de ces nuages blancs qui s'amoncèlent quelquefois k une grande hauteur par deffus les cimes des montagnes. 11 faut pour les défabufer, que les nuages fe diffipent, & laiffent a découvert la grande & foliëe baze , qui unit k la terre, cette cime qui fe perd dans les Cieux. Prof: de Saujfure.  ( ) nn muletier. II nous procura des mo» Iets pour nous conduite a travers les montagnes jufques a Martigny. II y a une bonne journée de chemin de Sallenche a Chamouni, non qu'il y ait entre ces deux endroits une fi grande diitance, mais a caufe des difficulte's & des embarras du chemin , & de la roideur des montées & des defcentes qui vous tourmentent alternativement (g)Quelques-unes de ces Montagnes font couvertes de fapins, de chênes y de hêtres & de noyers, qui font en- (g) La route de Sallenche a Chamou* ni étoit autrefois dangereufe , même k Cheval; on ne pouvoit la faire en füreté qu'a pied, ou fur des Muiets du pays. Mais la grande affluence des étrangers a engagé la province a faire élargir les che« mins, & k adoucir un peu les pentes les plus rapides. Depuis lors on peut faire cette route fur des Chatiots étroits & légers: les gens de Sallenche en tiennent de tout prêts pour les Dames & pour les Voyageurs , qui craignent de monter a Cheval. Prof: de Sauffure.  C ^4 ) tremêlés de pommiers, de pruniers , de céritiers & d'autres arbres fruitiers, de forte que pendsnt une bonne partie du matin nous avons été a 1'ombre. La fraicheur reftaurante de ces forêts, r/étoit pas la feule circonftance qui m'en plaifoit. Quelques endroits du chemin e'toient fi extrêmement efcarpés , que je m'attcndois toujours a voir tomber quelqu'un de nous. Je penfois donc avec fatisfadtion que ces arbres pourroient nous prote'ger, Sc nous empêcheroient du moins de rouIer longtems. ■ Mais après ces forêts il nous reftoit è traverfer plufieurs montagnes raboteufes, & oü il n'y avoit pas de chemin fraye'. Rien ne pouvoit nous raflurer, alors que la fagacite' de nos muiets. Quant a moi je fus bientót convaincu, qu'il e'toit beaucoup plus fur de s'en rapporter a leur prudence, qu'a la mienne ; car, auffi fouvent que plufieurs embarras fe pre'fentoient a la fois, '& que mon mulet & moi étions d'avis différent; fi, plus entêté que lui, je le forgois a fuivre mon idéé, je n'ai jamais manqué de m'en repentir; plu.-  C r6S ) it pas moins brillant, a l'exc..p(ion de fa perruque , qui e'toit b'anche I -comme du lait, ayant été lans doute fraichement poüdrée. J'eus de la peine a m'empêeher de fourire a ce ridicule fpedlacle, que ces ges contemploient avec autant de vénération, que s'ils e&ffênt vu les originaux eux-mêmes. En jettant les yeux fur le p!at-fund , je vis quelque chofe de plus extraordina;re encore. C'étoit le porrrait du Père Eternel, affis fur un image, & vêtu comme le Pape, lathiare en tête. Pon a abandonaée; paree qu'elle étoit trop pauvre. Trof: de Saujpure,  ( i»58 ) On doit être révolté de 1'extrême abfurdité de cette idéé, fi 1'on n'aime mieux en rire. Vers les fix heures du (oir nous amvan.es dans la vallée de Chamoumfj'), (j)En fortant d'un défilé étroit &fau-' vage. on toume a gauche & 1'on entre dans la vallée de Chamouni, dont 1 alpect' eft au contraire infinfrrlér)t doux & riant. Le fond de cette vallée en ferme de Derceau eft couvert de prairies, au mmeu defquelles paffe le chemin bordé de petites. paliffades. On. découvre iucccffi.'ement. ks différens Glaciers qui defcendent dans cette vallée. Ces Glaciers majeftueux, ■ féparésparde cran.de> fo/éts, conronrés par des roes de granit fl'-uite hauteur é- . tonnante , qui font tail'és en forme de grands obélirques, & entremê'és de nel-, ges & de glacés, préfentent un des plus grands &desplus fingüliérs fpj-aacles qu'il foit poffible d'imaginer. L'air pur & frais qu'on refpire, fi différent de i'air étouffé des vallées de Sallenche & de Servoz, la belle culture de la vallée , les jolis hameaux que 1'on rencontre k chaque pas, don-  ( %69 ) & nous trouvames des logemens dans I un petit village appellé Prieure'. (£) ; La Vallée de Chamouni a environ fix - 1-ieues de longueur, fur un mille Anglois de largeur. Elle eft renfermée de tous cötés par de trés hautes montagnes. Dun cóté de la vallée, entre les intervalles de ces montagnes, les grandes maflés de rieige & de glacé, ■ i • ■ donnent par un beau jour 1'idée d'un monde nouveau, d'une efpèce de Paradis terreftre, renfermé par une Divinité bienfaiiante dans 1'enceinte de ces montagnes. La route partout belle & facile, permet de ie livrer a Ja délicieufe rêverie & aux idees douces, vau'ées & nou velles qui fe préfentent en foule a 1'efprit. Prof: de Saujfure. (*) Le Prieuré. chef-üeu de la vallée de Chamouni eft un bourg, ou du moins un trés grand village, bad au bord de lArve; le fréquent abord des e'trangers a encouragé a y établir des auberges, ou 1 on eft aflez bien nourri & trés proprement logé. r Prof: de Souffure. loms I. PI  ( 17° ) qu'on appelle Glaciers, defcendent du Mont Blanc, qui en eft la fource. Du cóté oppofé aux Glaciers eft le Breven, Montagne dont le iommet eft de 5300 pieds plus élevé que la vallée. Plufieurs voyageurs, qui ont plus de curiofité & qui penfent moins a la fatigue que nous, prennent de cette montagne leur premier 'coup d'ceil des Glaciers. Comme il n'y a que cette étroite vallée entre deux, & que le iommet. du Breven domine tous les Glaciers, & tous les autres objets environnans, excepté le Mont Blanc, la vue qu'on a de ce Belveder fi avantageux doit êtro tout ce qu'on peut imaginer de plus magnifique. Nous nous détermindmes a commencer par Montanvert, d'oü nous pouvions aller a pied jufqu'aux Glaciers ,■ réfervant le Mont Breven pour un autre jour, fi 1'envie nous en venoit. Après nous être rafraichis mie heure a notre logement, Mr. K— & moi fümes nous promener dans la Vallée. Le Chapitre de Sallenche poflé'de la Seighéurie du Chamouni, & the un revenu de fes pauvres habitans; les pluS  ( m ) : bautes montagnes des Alpes, avec toui tes leurs neiges & leurs glacés, ne fhffilent point pour lesgarantir de la rapacite' & de 1'extorfion. La maifon du Prétre eft ïans comparailon-la meilleurc de toute la Vallée En la regardant, je demandai a un jeune garcon qui étoit a cóté de moi, fi le Prêtre étoit riche. O ui, Monfteur, horribkment, répondit-il, auffz mange-fii prefque tout notre b/é. Je lui demandai enfuite, fi les habitans dc Chamouni. ne voudroient pas en ■ être délivrés. Öüï, bien de celui- ci; mais il faut en avoir un autre. Je n'en vois pas la'necefiïté, lui disje. Remarquez bien que fi vous n'ayiez point de Prëtre, vous auriez plus : a manger. Le garcon parut étonné & ré- ■pondit enfuite avec beaucoup de naïveté! Ah! Mon fleur , d.,;;s ce pays-ci i les Prêtres font tout ai-Jfi nicesfaires •que le manger. II eft e'air que eet Eccléfiaftique in•ftruit foigneufement iés paroiffiecs dans II 2  ( 172 ) ies principes de la Relig;on. Je m'appergois que votre ame eft cn bonnes mains dit K—, en donnant un écu au gargon; mais voila quelque chofe pour le corps. Dans ma première lettre je tachcrai de vous faire connoitre les Glaciers. Dans ce moment nous allons nous coucher, & je vous fouhaite la bonne nuit. LETTRE XXV. Genève. Nous commencames d'alTez grand matin a gravir le Montanvert; de fon fommet on trouve un facile accès aux Glaciers de ce nom , «Sc a la vallée de glacé. De 1'auberge nos muiets nous conduifirent a travers la vallée, «Sc même aflez loin fur la montagne , qui a la fin devint fi roide, que nous fümes obligés de mettre pied a terre, «Sr de renvoyer nos montures. Le feul Mr. U , a qui la route étoit connue, & qui étoit  C 173 ) aceoutumé a ces ibrtes d'expéditions, ne fe fit pas confcience de garder la fienne, & de fe faire conduire jufqu'au fommet, pafTant fans crainte fur desrochers qui auroient intimidé les Chèvres & les Chamois. . Ce dernier animal, qu'on ne trouve que dans ces montagnes, réunit les qualités des chèvres & des bêtes fauves. On prétend qu'il furpafle en agilité tous les quadrupédes qui ont le même degre' de force. Après avoir monté pendant quatre heures, nous parvinmes enfin au fommet du Montanvert. Le tems e'toit extrémement beau, & tous les objets nobles & majeftueux , mais diffe'rens k quelques égards de ce que j'avois attendu. - La vallée de Chamouni avoit difparu : Le Mont Breven paroiffoit rapproché étonnament. Si je n'avois pas traverfe dans le moment la plaine qui fépare les deux montagnes, & qui a un mille de largeur,. j'aurois dit que leurs bafes fe touchoient, & que la diftance de leurs croupes n'avoit d'autre caule que ladiminutionde grandeur danstouH s  ( 174 ) tes les montagnes vers le fommet. A juger par le coup d'oei4 feulement , •j'aurois cru que de la place oü je me tenóis, il étoit poffibie de jetter une pierre fur le Breven. II y a derrière le Montanvert une cbaïne de montagnes, toutes convertes dc neiges , «Sc qui fe terminent en quatre pies diftincts ; leur hauteur eft trés confidérable, «Sc ils reffemblent a des pyramides étroites, ou a des clochers. On les appelle les Aiguilles^ & chacure a fou nom propre. Le Mont Blanc, entouré par le Montanvert , le Mont Breven, les Aiguilles «Sc d'autres Montagnes couvertes de neige, reffemble a un géant entre des pygmées. L'élévation que nous venions d'attcindre étoit autant de chemin fait pour arriver au haut de cette montagne. Je fus donc éga'ement furpris & mortifxé, qu'après avoir monté la hauteur de trois mille pieds, le Mont Bane parut encore auffi élevé que lorfque nous étions dans la vallée. (/) (/) La cimé du Mont-Blanc , élevée  ( 175 > En defcendant un peu de l'autre cóté du Montanvert, nous nous trouvames dans une plaine dont 1'afpeci a été trés bien comparé a celui qu'auroit une mer en tourmente , fi elle venoit a geler iubitement. C'eft ec qu'on nomme la ■ Vallée de glacé. Elle s'étend a plufieurs lieues derrière le Montanvert, & on 1'eftime 2300 pieds au deffus de ia vallée de Chamouni. De la cime la plus élevéede Montanvert nous avions fous les yeux les objets fuivans, dont quelques-uns fem- , bloient nous cacher la vue d'autrcs obr de 2446 toifes, oü 14676 pieds au deffus du niveau de la Méditerranée, eft la plus haute de toutes celles qui ont été mefulées avec quelqu'exactkude , non feule* ment en Europe, mais en Afie & en Afrique. Les Cordeliéres de 1'Amérique Méridionale font les feules montagnes conrrüeS, qui la fur paffe nï en hauteur. On dönne a 1'Etna iccco pieds au deffus de la mer , & au Pic de Ténétiffe 12420. Prof: de Saujfiiri. H4  ( i76- ) jets non moins inte'reiTans, la vallée de glacé, les Aiguilles, le Mont-Blanc & les montagnes de neige qui font au delTous, qui faifoient le plus beau contrarie avec le Breven, & les cöteaux couverts de verdure du cóté oppofé de Chamouni; ajouteza cela le foleildans toute fa fplendeur, montrant tous ces objets dans je jour le plus favorable. Le tout enfemblc forme un fpecbacle fublime, que j'effayerois envain de décrire; Mais il eft digne de 1'éloquence & du génie de celui qui a fi bien expofé tous ces fujets, & qui a donné tant de preuves de ce génie & de cette éloquence dans fes difcours en Parlement. Pendant que nous demeurions a eontempler ce fpedtacle, quelqu'un de la compagnie remarqua que, de la pointe d'une de ces Aiguilles, le coup d'oeil feroit encore plus magnifique, puifque la vue pourroit s'étendre par deffus le Breven, au dela de Genève, jufqu'au Jura, embraffer le pays de Valais, & encore d'autres montagnes & vallees. Voila 1'ambition du Duc de H— éveillée. II s'élance & court du cóté da 1'Aiguille duDru, la plus haute des qua-  C 177 5 i tre. Quoiqu'il bondit par deffus les glacés avec rélafticité d'un jeune chamois, il s'e'coula un tems affez confide'rable, avant qu'il put arriver au pied de 1'Aiguille ; car on eft fort troinpe' aux diftances dans ces pays de neiges. S'il parvient au fommet, dit Mr. G—, regardant derrière lui avec impatience, il foutiendra que nous n'avons rien vu; mais je m'en vais effayer de monter auffi haut que lui. Je n'aime pas a voir des gens au deffus de moi. En difant cela il s'e'lance après lui. Dans peu de tems nous les vfmes tous les deux grimper fur le rocher. Le Duc avoit atteint une hauteur confide'rable , lorfqu'il fut arrête toüt d'un coup par une partie du roe qui étoit abfolument impraticable; car fon impétuofité 1'avoit empêché de prendre le chemin le plus aifé: de forte que Mr. G— le dévanca. hk donc ils eurent le tems de prendre haleine & de fe calmer un peu, L'un étant réfolu de ne pas le laifler ff-irpaffer, l'autre ne crut pas eet exil S t  C 178 ) plóit digne dc lui, puifquei'honneur en' devoit étre partagé. Comme deux puiffances rivales, qui ont épuifé leurs forces en combats fans fruit, ils rctourne'rent, fatigués & trompe's dans leur attente, a la place d'oü ils e'toient partis. Après avoir bien djne' des provifions & du vin que nos guides nous avoient apporte's de 'Prieuré , nous deleendimes par une pente aife'e de la partie boifée de Montanvert * a la Vallée de glacé. On ne fe promène pas fans inconvénient fur cette mer gelée. Dans quelques endroits, les élévations que j'ai comparées a des vagues ont quarante ou cinqnante pieds de haut: cepëndant comme elles font raboteufes , & que la glacé eft-mêlee de neige, on peut marcher par deffus. Dans d'autres parties ces vagues font trés médiocres , & dans quelques endroits la furface eft tout-a-fait unie. Ce qui rend le paffage par cette vallée plus difficile & plus dangereux encore, ce font les fentes dans la glacé, qu'on peut rencontrer, quelque direct-ion qu'on tienne. Les crevaffes font  C 179 ) de quatre a fix pieds de largeur & d'une profondeur e'tonnante , püifqu'elles atteignenc jufques au fond d'une maffe de giace qui a piufieurs centaines de toifes d'épaiffeur. f» En y jettant une pierre, ou quelqu'autre fubftance folide , nous entendimes le bruit fourd qu'elle faifoit en defcendant; bruit qui reffembloit a celui de vagues éloignées fe brifant contre des rochers. Nps guides, enhardis par 1'habitude, fautoient par deffus ces fentes, fans aucun figne de crainte; & cependant ils C m ) L'épaiffeur ou la profondeur de ces amas de giace eft différente en différens lieux. Dans le Glacier des Bois a Chamouni, je 1'ai trouvée communément de 80 a ico pieds; mais on comprendque paitout ou il fe rencontre des creux 011 des enfoncemens, cette profondeur doit être beaucoup plus grande: on dit avoir trouvé des épaifleurs de glacé de plus de 100 toifes, & quoique je ne 1'aye pas vu, je n ai cependant point de peine k le croire. Prof: de Saujfm, H6  < i8o ) nous racontoient qu'ils avoient vu dè nouvelles crevaffes fe former pendant qu'ils fe promenoient fur la vallée. A la vérité, ils ajoutérent pour nous raffurer, que ce phénomène eft toujours précédé par un bruit trés fort & long, qui avertit de ce qui doit arriver. II eft clair cependant que eet avertiffement, quand il précéderoit toujours la nouvelle crevafie, feroit trés peu utile a ceux qui fb trouveroient déja au milieu de la vallée-, car ils ne fauroient de quel cóté courir& ils n'auroient pas le tems de fe fauver; 6c fi la glacé fi'ouvroit fous leurs pieds, ils fcroient perdus fans relfource. Mais aparemment ces accidens font rares; circonftance qui fait plus d'effet que tous les Taifonnemens. On fuppofe que la neigeSc la glacé , fondues en deffous par la chaleur de la terre , laiffent de grands vuides en forme de voutes. Ces arches naturelles foutiennent pendant longtems le poids énorme qui les couvre; car il y a une grande diftance du fond a la furfacc dc cette vallée. Mais la glacé d'en bas tontinuant a fe fondre, 6c la neige en  C rs'i 3 haut a s'épaifïir, les arches doivent céder enfin, ce qui produit le bruit & les crevaffes dont j'ai parle'. De plus 1'eau qui tonïbe de la iurface dans ces fentes, ou qui fe trouve par quelque eaufe que ce foit dans cette maffe énorme de neige doit, par 1'expanfion fubite que produit la congélation, occafionner de nou velles crevaffes a fa furface. Nous avions beaucoup entendu parler du ravage que faifbient les Avalanches. Elles fe forment par la neige que les vents chaflënt contre les pointes les plus hautes & les plus faillantes des rochers & des montagnes, oü elle fe durcit & s'attache quelquefois jufques a faire des maffes prodigieufes. Mais quand les fupports ne peuvent foutenir plus longtems un poids qui ne ceffe de s'accroitre, 1'Avalanche tombe tout d'un coup, emportant avec elle de grands morceaux détacbés du roe ou de la montagne; &, roulant d'une hauteur immenfe avec un bruit de tonnerre dans la vallée, elle enlève & entraine les arbres, les maifons, le héli 7  ( :8a ) taii & les hommes qui fe trouvent fur fon paifage. («) Ac veluti montis fax urn de ver- tice prceceps. Cum ruit avulfum vento, feu turbidus imber Prol uit, autamiis fohit fub lapfa vetujïas : Fertur in abruptum magno mons improbus acfu, Fxuitatque flo s Jilvas , ar- mosnta, virojque Involvens fecum. r^n) Comme dü haut d'un mont une roche roulante , Tombe par fa vieilleife, ou par les tourbillons , Ou par les fiers torrens, qui l'e'« lancf nt par bonds: En fe précipitant, elle enveloppe , & traïne Les pafteurs, les troupeaux, & la foreft hautaine. Enéid# Liv: XII. Traduclim de Ségraiu  C 183 ) La plupart de ceux qui ont fait ua voyage aux Glaciers ont vu, a ce qu'ils difent, une ou plufieurs de ces Avalanches, dans leur chute; & fe font fauve's par miracle. Tout comme ceux qui ont fait un feul voyage fftr mer, quand ce ne feroit que de Douvres a Galais, n'ont pas manqué d'eifuyer une tempête, & ont été fur le point de faire naufrage. Tout ce dont notre Compagnie peut fe vanter, c'eft que pendant la nuit que nous avons paffee a Chamouni, nous avons entendu fouvent un bruit femblable a un tonner-re éjoigné , qu'on nous a dit avoir eté produit par ia chüte de qiielques-unes de ces mêmes Avalanches, a la diftance de quelquesmilles. Kt dans nos courfes nous avons vu des arbres renverfés , & des morceaux de terre arrachés des flancs des montagnes, par deffus lefquelles on nous a dit que des Avalanches ont roulé, il y a deux ou trois ans. Voila les plus grands dangers que nous ayons courus. La Vallée a plufieurs lieues de longueur, & pas plus d'un quart de lieue  ( i84 > de Iarge. Elle fe divife en plufieurs branches , qui paffent derrière la chaine de montagnes dont j'ai fait mencion. C'eft comme un Amphithéatre de glacé qui eft borne' par des montagnes, dans lefquellSs on trouve des colonnes de cryftal, a ce qu'on nous a dit. Après nous être promcnés longtems dans la vallée, & avoir été raiTafiés de glacés, nous penfdmes a retourner a Prieuré. Nos guides nous firent defcendre par un chemin plus court & plus roide que celui par lequel nous avions monté; & après environ deux heures de marche, nous arrivames au pied de la montagne. La plupart des gens trouvent que, defcendre fi rapidement, fatigue plus les mufcles des jambes & des cuiffes, que de monter. Quant a moi, je n'en pouvois plus; & comme nous étions encore a deux milles de notre logement , ce fut avec le plus grand plaifir que j'appercüs nos muiets, qui nous attendoient patiemment pour nous conxiuire a notre chaumière. Y étant arrivés , nous nous raffembldmes dans une petite chambre, d'oü on ne voyoit ni vallées de glacés, ni rocbers de  criftal, ni montagnes couvertes de neiges; n'ayant fous les yeux que les plus modeftes objets, de la viande froide, du pain bis, & du mauvais vin, nous employames une heure avant de nous concher a caufer des exploits, & des nierveilles de la journée, On n'a pas encore de'cide' s'il y a plus de plaifir avoir ces fortesde merveilles , qu'as'en entretenir après les avoir vues. LETTRE XXVI. Genève. II y acinq ou fix Glaciers différens-, qui viennent tous fe terminer a 1'un des cötés de la vallée de Chamouni, dans 1'efpace d'environ cinq lieues. Ce font des amas prodigieux de neiges & de glacés, qui fe font formésdans les intervalles ou enfoncemens que laiffent entr'elles les montagnes ,qui bor¬ dent la vallée voifine du Mont-Blanc. La' neige qui tombe dans ces creux n'étant pas expofée aux rayons du foïeil, la chaleur de 1'été n'en peut fon-  ( i*6 ) dre qu'une certaine portion» Ces ma gafins de glacés ne fe rempliflent pas feulement par la neige qui y tombe directement du ciel, mais fur-tout par celle, qui durant l'hyver, defcenddes parties les plus élevées du Mont-Blanc. II en glilTe impercrpüblement de grandes couches, entraine'es par leur pefanteur, qui ne trouvant point de rélutance dans ces intervalles, continuent a s'etendre & forment comme dc lóngues racines irrégulières autour de toutes ces montagnes adjacentes. Cinq de ces racines entrent par cinq embouchures différentes dans la vallée de Chamouni, «Sc font nommées Glaciers , c'eft 1'un d'eux que nous avons vifité. Aótuellement leur furface eft de mille a deux mille pieds de hauteur au deffus de la vallée. Leur largeur dépend de celle qui fe trouvé entre les montagnes, dans lcfquelles elles fe forment. Je trouve que de la vallée elles ont un plus bel afpect, que du fommet des montagnes. Les rayons du folcil, dardant avea  C 187 ) plus ou moins de force fur les différentes parties de ces amas, felon qu'elles y font plus ou moïns expofe'es, fondent auffi la glacé inégalement, & lui dpnnent avec 1'aide d'un pen d'imagination, 1'apparence de colonnes, d'arches, de tours, de p/ramides, qui en quelques endroits. font tranfparentes. Vous conviendrez qu'un tel édifice de glacé, de la hauteur de deux mille pieds, & trois fois auffi large, illuminé en plein par le foleil, doit faire un trés fingulier morceau d'architecture. Notre compagnie ne monta que fur le Glacier de Montanvert, qui n'eft pas le pius élevé; & nous nous contenidmes de voir les autres de Ia vallée. Des voyageurs plus curkux fe donneront fürement la peine, d'examiner chacune d'elles plus particulièrement. (») (0) Plufieurs Naturaliftes ou Géogra» phes Suifies, Merian, Simli-r, Wottinqer. SCHEUCHZEH & autre*; ont écrit fur les Glaciers des Alpes. Mais peifortne n'a traité ce fujet 'avec p'us d'étendue & de profondeur que Mr. G. S. Gbuner,.  ( i«8 ) II y a des gens fi amoureux des Giseiers, que, non contens de leur étendue actuelle, ils prétendent qu'ils doirent croitre d'année en anne'e. Voici comme ils raifonnent fur ce fujet. L'exiftence actueile des Glaciers prouve évidemment, qu'a une certaine époque, il eft tombé plus de neige pendant 1'hyver, que la chaleur de 1'été n'en a pu diffoudre. Cette difproportion doit naturellement croitre chaque année, & par conféquent les Glaciers doivent croitre auffi; car une certaine quantité de neige & de glacé, demeurant dans fon état naturel pendant le cours d'un été, doit refroidir jufques a un eertain point 1'atmofphère dans fon ouvrage intitulé: Befchreibung der Eisgebirge der Schweizerlandes , imprimé k Berne en 17Ö0, en trois volumes in 8V. Ce même ouvrage a été traduit & abrégé par Mr. de Keraglio, qui 1'a réduit en un volume , imprimé k Paris en 1770, fous le titre d'Hiftoire Naturelle des Glaciers de SuiJJe. Prof: de SauJTure.  C 189 ) qui 1'cnvironne; cette giace augmentée encore par la neige d'un nouvel hyver, réfiftera plus a la chaleur d'un lëcond été, & mieux encore a celle d'un troifième, & ainfi de fuite. La conclufion de ce raifonnement eft j que les Glaciers doivent croitre annuellement d'un accroiflcment accéléré , jufques è la fin des fiècles. Pour cet¬ te raifön les auteurs de ce fyftême regrettent d'êtrc vcnus trop tót au monde-, car li leur naiffance avoit. été différée de neuf ou dix mille ans lèulement, dans quelle gloire n'auroient-ils pas vu les Gkciers. Le Mont-Blanc n'eft luimême qu'un pygmee, en comparaifon de ce qu'il fêra alors. Quelque probable que tout cela paroifle, on y a fait cependant des objedtions, cSc j'en fuis faehé; car, lorfqu'un fyftême n'eft pas tout-a-fait inconféquent , qu'il eft bitn conftruit, & qu'il offre de grandes idéés a Tefprit, il eft défo'aut de voir s'avancer un de ces exacts raifonneurs pour ren- verfer tout 1'édifice d'un trait de plume , comme Arlequin renverfe une maifon d'un coup de fa batte.  ( 19° ) Ces chicanneurs difent que les Glaciers, croiffant en e'tendue, doivent offrir plus de furface a 1'aCtion des rayons dufoleil; ce qui doit naturellement augmenter la fonte, & prévenir raccroiffsment prétendu. L'autre parti fe tire d'embarras en affirmant, que L'augmentation du frard, occalionne'e par la neige & la glacé de'ja forme'es., a plus de farce pour retarder leur difiblution, que n'en a l'augmentation de furface pour la hater; &. ils racontent, pour fortiflcr leur fyftême, que les plus vieux habitans de Chamouni fe fouviennent, d'avoir vu les Glaciers moins grands qu'ils m font actuellement; & qu'ils fe rappel!ent encore le tems, oüils pouvoienr aller de la valle'e de glacé a des endroits derrière les Montagnes par des gorges, que des collines de neige , qui ne peuvent pas avoir plus de cinquante ans, combient acbuellement. Je ne déciderai pas ,fi cette affertion des habitans de Chamouni eft un effet de leur affecbion pour les Glaciers, qu'ils peuvent envuager a préfent comme leurs meilleurs voilms , par les etrangers  C ui ) qu'ils attirent chez eux , ou de leur politefle pour les défenfeurs du fyftême dont je viens de parler-, ou bien fi elle eft fondée fur des obfervations. Mais moi-même j'ai entendu affirmcr le fait en queftion par plufieurs vicillards de Chamouni. Les chicanneurs, obligés d'abandonner leur première objeciion, eflayent enfuite de montrer que le fyftême de leurs adverfaires conduit a des abfurdités; car, difent-ils, fi les Glaciers doivent croitre en volume a 1'infini, tout le globe ne fera a la fin qu'une appendice du Mont-Blanc. Les défenfeurs de Paugmentation continuelle des Glaciers répondentque, puiique eet inconvém'ent n'a pas encore eu üeu, il n'eft pas belbin d'autre argument pour refuter 1'impie doctrine de eertains pbilofophes, qui foutiennênt que le monde a exifté de toute éternité. Et quant a 1'abfurdiré prétenduc ils nous aflurent que la fin du monde 1'era venue, longtems avant que eet événement puiflè arriver. De furte que les perfonnes craintives & d'une .conftitution délicate peuvent fe raflurer fur ce fujet.  C 192 ) Quant a moi, quoique je fouhaite toutes fortes de biens aux Glaciers, & atous les habitans de Chamouni, ayant paffe quelques jours trés agréablement avec eux, je ne prendrai point parti dans cette controverfe, dont je vous laiffe penfer tout ce que vous voudrez. (ƒ>) ■ LET- (p") Mr. le Proftffeu'- de Sauffnre, difcutela même controverfe ; & ap.ès avoir rapporté des obfervations qui piouyent 1'augmentaiion des Glaciers dans certaines places, & des obfervations qui prouvent leur diminution dans d'auues places, il conclud ainfi: „ II eft donc poffible qu'il y ait des „ compenfations, & que les glacés per„ dent en certains endroits, ce qu'elles „ gagnent en d'autres . ou que les pério„ des de leurs accroiffemens & de leurs décroiffemer.s foient beaucoup plus lon„ gues qu'on ne 1'imagine ". „ Ce ne fera qu'après avoir raffemblé M beaucoup de faits, & les avoir compa- rés avec une grande exaétirude pendant une longue fuite d'années,que 1'onpourt, ra décidet avec certitude, fi la maffe „ totale  ( 193 5 LETTRE XXVII. Genève. Lc niatïn du jour que nous fommes partis de Prieuré, j'obfervai une fille d'une phyfionomie fingulière, affife devant la porte d'une maifon. Lorfque je lui parlai, elle ne me fit point de réponfe; mais un aflèz vieux homme, qui avoit fervi dans les troupes du Roi de Sardaigne, & avec lequel j'avois fait connoiiTance du moment de notre arrivéc, ■m'apprit, que cette fille e'toit imbe'cile & qu'elle 1'avoit e'te' dès fa naiffance. II me mèna dans deux autres maifons du village, dans chacune del'quelles il y avoit une perfonnc dans la même trifte fituation; & il m'aflura que par toute la vallée, il n'y a prefque point de fa- „ totale des glacés augmente, diminueou „ demeure conftar.iment la même". N-ote du Tradufleur. Terne I. I  C 194 ) Rïttte de cinq ou fix enfans, dont il n'y en ait un parfaitement idiot. C'eft ce qui me fut confirme' par quelques autres habitans, a qui j'en parlai enfuite. On me dit en même tems que les parens, bien loin de conlidérer cela comme un malheur, le regardent comme un bon augure pour le refte de la familie, & point du tout comme un fort infortune' pour ces triftes objets , qu'ils chêriffent & foignent avec toute la tendreffe poffible. Je demandai a mon foldat, s'il en avoit quelqu'un dans fa propre familie ? Non, Mofijieur, répondit-il; aufji aije pasféune vie Hen dure. Ne croyez-vous donc pas ces pauvres créatures trés malheureufes ? Je vous demar.de pardon, Monjieur ; ils font tres heureux. Mais vous n'aimeriez pas avoir e'te' ne' vous même dans cct éta: ? Vous croyez donc, Morfieur, que ƒ' turois été bien attr,pê? Attrape'! certainement. Ne le croyez vous pas auffi ? Pour ce'a non, Monjieur; je n'aufêis jamais travailié.  < '95 ) Quiconque a éte' obligé pendant tou'te fa vie de manger fon pain a Ia fueur de fon vifage, regarde le travail comme le plus grand des maux, & une parfaite oifiveté comme le bonheur füprême. Si ce foldat avoit été élevé dans la fainéantife, & s'il avoit éprouvé 1'abattement & toutes les horreurs, qui accompagnent un luxe de moleife, il eüt fans doute penfé autrement. J'ai remarqué pendant ce voyage que dans quelques villages, & dans une ! étendue confidérable de pays, on voit ra peine quelqu'un qui ait fous le menton .«Sc au cou de ces Goitres, qu'on croit fi communs parmi les habitans des Alpes. A Prieuré, en particulier, je n'ai vu perfonne qui eüt cette incommodité; & après m'être informé avec foin, j'ai. appris qu'il y a beaucoup de paroiifes oü il n'y a pas un feul goitreux, & que dans d'autres endroits, a trés peu de diftance, prefque tous les hsbitans le font. Dans la vallée de Chamouni il n'y | qu'iin feul hameau, oü cette incommodité fuit ordinaire; mais on m'a dit I 2  ( 19* ) que dans le Valais , elle eft plus générale que par tout ailleurs. Comme cette maladie paroit être endémique, on ne peut 1'attribuer, comme on 1'a fait, a 1'eau de glacé ou de neige; car cette boiflbn eft commune a tous les habitans des Alpes, & de beaucoup d'autres montagnes. Si 1'eau eft réellement le véhicule de cette maladie, on doit Ja fuppofer imprégnée non feulement de glacé & de neige diffoutes, mais encore de quelque . fel, ou autre fubftance, ayant la propriété d'obftruer les glandes de la gorge. II faut fuppofer de plus, que cette fubftance nuifible ne fe trouve dans aücun autre lieu habité, que dans les Alpes. Après qu'un des habitans de Cha-f mouni eüt compté plufieurs paroiffes oü il y a des Goitres, & d'autres oü il n'y en a point, il conclud par me dire , que nous en verrions abondam- 'i ment chez les Valaifans. Lorfque je dis a mon homme que j'eftimois les ^gens de fon pays trés heureux de n'aVoir point cette défagréablemaladie, qui I  C 197 ) afflige leurs pauvres voifins. En revanche, dit le payfan , nous fommet accables d'impóts; & dans le Valais on ne paye rien. Vous avez le diable au corps, m'écnai-je. Si vous aviez a choifir prendnez vous les Goitres, pour être de'livre' des taxes? Trés volomiers, Monfieur; l'unvaut bien l'autre. (?) QjfM caufe efl, merite quirt illis Jupiter ambas, Iratas buccas iriflet. Vous voyez, mon ami, que ce n'eft pas feulem'ent dans les Cours & dans les Capitales que 1'homme eft mécontent de fon fort; les caufes font différentes en diffe'rens lieux; mais 1'elfet eft par tout le même. (r) (?) A quoi tient-il que Jupiter ne les conlonde? PI aut e dcns le Stycbus. (r) II eftfurprenant qUe, dans ce TaI 3  ( ip8 ) Le matin du fixième jour nous quitt&rnes Prieuré. Après avoir monté les Heaude hfociêtê& des moeurs, notre Auteur ne dife rien de ceux des habitans des Alpes, dont on a tant vanté la fimplicité, Phonnêteté & le bonheur. Peut-être n'en n'a-t'il pas été également frappé, ou n'a-t'il pas vu affez longtems ces montagnards pour eet effet. Mr. Le Prof: de Sffuffure promet d'en parler dans la fuite de fon ouvrage & voici ce qu'il en dit dans fa Préface. „ Le moral dans les Alpes, n'eft pa» moins intéreffant que le phyfique. Car, quoique 1'homme! foit au fond par tout le même, par tout le jouet des mêmes paffions, produites par les mêmes befoins;. cependant fi 1'on peut efpérer de trouver. quelque part en Europe, des hommes affez civilifés pour n'être pas féroces, & affez naturels pour n'être pas corrotnpus,. c'eft dans les Alpes, qu'il faut les chercher; dans ces hautes vallées, oü il n'y a ni Seigneurs, niriches, ni un abord fréquent d'étrangers. Ceux qui n'ont vu le Payfan que dans les environs des villes,, n'ont aucune idéé de i'Homme de la Nature. La, connoiffant des mattres, obli--  ( '99 ) montagnes qui ferment la vallée de Chamouni du cóté oppofé a celui par ge £ des refpeds aviliffans, e'crafé par le ïalte, corrompu & méprifé , même par des hommes avilis par la fervitude , il deVlent auffi abjeö que ceux qui le corrompent. Mais ceux des Alpes, ne voyant que leurs égaux, oublient qu'il exifte des hommes plus puiffans; leur ame s'ennobht & s'élève; les fervices qu'ils rendent, riiofpualité qu'ils exercent, n'ont rien de fervile ni de mercenaire; oq voit briller en eux des étincelles de cette noble fierté, campagne & gardienne de toutes les vertus. Combien de fois, arrivant a 1'entrée de la nuit dans des hameaux écartés oü il n'y avoit point d'hötellerie, je fuis allé heurter a la porte d'une cabane; & la, après quelques queftions fur les motifs de mon voyage , j'ai été recü avec une honnêteté, une cordialité, & un défintértflëment dont on auroit peine a trouver ailleursdes exemples. Et croiroit-on que, dans ces fauvages retraites, j'ai trouvé des penfeurs, des Hommes, qui par la feule force de leur raifon naturelle, fe font élevés fort au deffus des fuperftitions, dont s'abreuve avec tant d'avidité le petit peuple des villes ? " I 4  ( 200 ) lequel nous y étions entrés, & après plufieurs de'touxs dans un chemin trés rabotcux , nous fommes dcfcendus peu a peu dans un enfonccment du plus hideux afpeCt. II eft environné dc hauts rochcrs nuds & plcins d'afpérités, fans arbres ni verdurc quelconque; le fond n'eft pas moins ftérile & raboteux que les cótés. Cette défagréable vallée eft d'une longueur confidérable, mais trés étroite. Je m'imagine qu'elle auroit flatté 1'imagination de Salvator. II eüt été tenté d'en prendre quelque coin pour un tableau , qui, animé par un maiïacre, eüt fait un chef-d'ceuvre dans le genre horrible. Au forti r de la nous continuamcs notre route, quelquefois montant, & puis defcendant dans d'autres vallées, dont j'ai oublié le nom. Nous fümcs longtems a traverfer le Mont Noir, une trés haute colline, couverte de fapins, dont quelques-uns ont plus de cent pieds de hauteur. Je fus obligé de faire a pied la plus grande partie de ce chemin, qui eft pour le moins auffi roide qUe celui que. nous avions cupour venira Montanvert»  ( 20I ) Enfin nons arrivames au pafrage qui fépare le tcrritoire du Roi de Sardaigne de la République, qu'on nomme le Valais. Ce pas eft fermé par une vieille muraille trés épaiffe, oü i( y a une porte, mais fans gardes. Le défilé a plufieurs milles de longueur. Un petit nombre de payfans rangés fur les montagnes pourroient, fimplement en roulant des pierres , détruire toute une armee , fi elle tentoit d'entrer dans le pays par ce chemin. Après avoir paffe' ce défilé, le chemin continue le long d'une montagne trés haute & efcarpée; mais le fentier eft encore fi étroit, que deux perronnes ne peuvent marcher a cóté 1'une de l'autre, & tous les paffans font entièrement a la merci de ceux, qui pour« roient être poftés fur les hauteurs. , De notre chemin nous aurions pu parler a ceux qui habitent lés cótés de Ja montagne oppofée ;..mais je fuis perfuadé , que nous aurions du marcher pendant trois ou quatre heures avant de pouvoir les atteindre. II auroit d'abord faiiu defcendre par de longs détours jufques au fond du creux, cSi remonI 5  ( 202 ) ter enfuite par un fentier long & fatiguant, ce qui prendroit au moins le tems dont j'ai parlé. Partout oü il y a dans Ia montagne un morceau de terre tant foit peu fertile, & oü la pente eft moins roide qu'a 1'ordinaire, on eft prefque fur d'y trouver une maifon de payfan. Toutes ces maifons font baties du bois des beaux fapins qui croiffent aux environs. Leur tranfport, même a dc petitcs diftances, ne peut fe faire fans beaucoup de difficulte's & de dangers. Ces habitations font e'levées fur des piliers de bois, a deux ou trois pieds au deffus du terrein. Chacun de ces piliers eft couvert d'une pierre fort largc, pour fermer 1'cntre'e aux rats. Et en ve'rité la fituation de ces demcurcs eft fi aërienne, qu'elles paroiffent inaeccffibles non feulement aux rats, mais encore a tout animal fans ailes. Ce chemin nous conduifit enfin au fommet de Ia montagne; c'eft une efplanade qui, dans 1'efpace de plufieurs milles, eft toute couverte de fapins. Après 1'avoir traverfée, & avoir un peu commencé a defcendre, la vue du bas  C 203 ) Valais s'ouvrit devant nous. II n'eft pas polTible de rien imaginer de plus I pittorefque. C'eft un ovale qui a fepc lieues de long, & une lieue de large ; il eft de toutes parts environne' de montagnes d'une hauteur immenfe, dont les parties inférieures font couvertes des plus beaux paturages. La vallée elje-même eft de la plus grande fertilité, culrivéc avec un foin extréme «Sc partagée en prairies, en jardins & en vignobles. Le Rhöne la traverfe d'un bout a l'autre en ferpentant. Sion, la capitale du Valais, eft fituée a 1'une de fes extrêmités, & la ville dc Martigny al'autre; «Sc tout le milieu eft couvert de quantité de villages & de maifons détachées. Ce point de vue, que nous avions devant les yeux, faifoit un contrafte frappant «Sc bien agréable avec ceux que nous venions de quitter. La diftance de eet endroit a Martigny eft environ de fix milles. On delcend continuellement pour y arriver; ce qui fe fait fans la moindre difficulté, le chemin étant formé en zig- zag. Ce fut une promenade en comparaifon des fentiers efcarpés «Sc raboteux I 6  ( 204 ) que neus avions cus depu;s fi lorgt^ms"; auffi arrivames nous frais & diipjs a Martigny. LETTRE XXVIII. Genève. Pendant notre voyage dans les montagnes qui entourent le bas Valais , j'eus plufieurs fois envie d'entrer dans quelques cabanes , afin de voir par mes yeux la vie domeftique d'un peuple , dont RoufTeau a fait un fi agréable tableau. Si j'avois e'te' feul, ou fi je n'avois eu qu'un compagnon, j'aurois voulu cffayer de leur table, & j'aurois fait volontiers un facrifice momentane' de ma raifon aux Pe'nates de ces heureux Montagnards; car, felon Jean Jaques, (O c'eft le feul payement qu'ils veuil- (O La feule chofe fur laquelle je ne jouïffois pas de la liberté étoit Ja durée exeeffiye de» repas, j'étois bien le mattra  C 205 ) : lent recevoir. Mais notre compagnie étoit de beaucoup trop nombreuie;0 elJe eüt mis 1'hofpitalité de ces bonnes gens a une trop forte épreuve. Après nous être repofés une nuk k Martigny, nous attendimes avec quelqu'impatience nos voiture* , qui devoient nous y rencontrer. Nous parlions tous avec raviffement des beautés fublimes des montagnes que nous venions de quitter; ccpcndant perfonne ne fe plaignoit d'avoir a- faire le refte du de ne pas me mettre a table; mais ouand fy etois une fois, il y falloh refter une partie de la journée & boire d'autant . 11 faut favoir s'arrêter &prévenir l'exeès. Voila ce qu'il ne m'étoit guère pofiible dé Faire avec d'aufii déterminés buveurs que les Valaifans, des vins auffi violens que ceux du Pays, & fur des tables ou 1'on ne vit jamais d'eau. Comment fe réfóu' dre * j°uer fi fotteinent le fage & a facher i-de fi bonnes gens? Je m'enivrois donc ;. par reconnoiffance, & ne pouvant payer imon écot de ma bourfe, je Je payois de 1 ma raiJbn. ! Nouvelle Hél0ïfe.Ie. Partie. LettreX.XIII I 7  ( 20iS ) voyage fur un terrain urn. Nos chaifes arrivérenc le même matin, cc nous partimes par Vembouchure qui' conduk a Sc. Maurice. Cet énorme rempart de montagnes qui enceint le Valais de tous cótés eft ouvert de celui-ci, ce qui rend le pays acceffible aux habitans du Canton de Bcrne. Cette ouverture a i'apparence d'une vafte cc magnifique avenue; dc chaque cóté il y a, au üeu d'arbres, une rangée de hautes montagnes. Elle a quelques lieues de longueur. Le fol eft extrémement fertile & parfaitement uni. Cependant fi on craignoit une attaque, ce paiTage pourroit trés airément étre défendu par des battcries élevées de chaque cóté au pied des montagnes. De plus une riv.ère d'une profondeur conildérable traverfe ce paffage, tantót d'un cóté, tantót de l'autre , & en le croifant continuel ement elle femble interdire toute invafion ennemie. Le Valais comprend la vallée que j'ai décrite avec K-s montagnes qui 1'tnvi rnnent, & qui s'étcndent d'un coté jufques^u Lac de Genève, ienfcrmant  C a°7 ) deux ou trois villes & plufieurs villages. Ce pays eft gouverné par fes propres loix & par fes propres Magiftrats; II eft allié mais indépendant des Cantons Suiffes, ou de tout autre Puiffance. La Religion dominante eft la Catholique, & laforme du Gouvernement eft Démocratique. On diroit que ce eoin de terre a été formé pour fervir de dernier azyle a cette Divinité, fans 1'infjuence de laquelle tous les autres dons de la Nature font de peu de valeur. Si la main facrilège du de-fpotifme renverfoit les autels de la Liberté dans tous les autres pays de 1'Europe, iei un peuple plus heureux pourroir en conferver le vrai culte, & le partagcr avec les Provinccs Américaines. La petite ville de S'. Mauricc eft fituée au milieu de 1'ouverture, dont j'ai parlé, a quatre lieues dc Martigny, entre deux montagnes & au bord du Rhóne. C eft la clef de cette entree du. bas Valais. Ayant paffe un Pont pour entrer dans cette ville, qui féparcle pays des Valaiians du Canton de Berrie, nous avons continué notre route pour Beij  ( ao8 ) village remarquablc par fa fituation délicicufe , & par les mines dc fel qui font dans fes environs. Nous avons été les voir après notre diner. Nous fommes- entrés dans la plus grande faline par une galerie taillée dans le roe , d'une hauteur & d'une largeur fuffifante pour qu'un homme puiffe y marcher arfément. Si des voyageurs ont la curiofité- dc parcourir ces fombres demeurcs,.on les fournit de lampes ou de torches allumécs & on leur donne un habit de mineur pour les garantir de 1'humidité vifqueufe qui fuinte du rocher. En arrivant au réfervoir d'eau falée, qui eft aunquart de mille de profondeur, 1'odeur défagréable de 1'endroit me donna des naufées; je retournai auffi vite que je pus au grand air, laiffant mes compagnons pouffer leurs recherches auffi loin qu'ils voudroient. Ils reftérent longtems après moi. . Jene.déciderai point qnel p'aifir ils ont eu dans. ce fouterrain, mais rien de. plus trifte & de plus lugubre que leur fortic.Leurs habits falcs, leur torehes, leurs' yifages enfumés & liniftres me rappel-  ( 209 ) lérent une proceffion d'he're'tiques r rnarchant au bucher d'un Auto-da-Fe'. Après s'étre refaits a 1'aubcrge, & avoir repris leur phyfionomie ordinaire, ils rri'aiTurérent que les curiofite's qu'ils avoient vues dans ce petit voyage fouterrain, & particulièrement après ma fortie, furpaffoient encore tout ce que nous avions obfervé depuis notre de'part de Genève; & ils me confeillérent tous , avec un fe'rieux affefté, d'y retourner pour achever ma viüte. Le lendemain notre compagnie Te répara ; le Duc de H—t & Mr. G^— préférérent de retourner a Genève par Vevay & Laufane; Mr. U—, Mr. K—• «Sc moi, nous choifimes l'autre cóté du Lac. Nous leur abandonnames les voitures qui nc convenoient point a notre route, «Sc nous primes des chevaux. Nous quittames Bex de grand matin, «Sc nous paffames par Aigle, petite ville floriflante, dont les maifons font baties de marbre blanc , qu'on trouve dans les environs. Le marbre réveille dans mon efprit des idéés de mifère, auffi bien que de magnificen-»  C 210 ) «e. Je ne fai fi cela vient de ce qu'ons'en fert pour les tombeaux & les monumens, ou de ce que j'ai obfervé que les maifons , qui en font orne'es avec le plus de profufion, font fi fouvent habitées par des hommes chagrins & mécontens. Quoiqu'il en foit, les habitans d'Aigle e'toient trés propres a me gnérir de ce préjugé; car, quoique les plus petites maifons dans cette petite ville foient baties de marbre, je ö'ai vu de ma vie des gens moins foucieux , & plus fatisfaits. Un air d'aifance & de contentement ne règne pas fèulement ici, mais dans toute la Suiffe. Un pelt au delk d'Aigle nous traverfames le Rhóne en bateau. Cette Rivière eft plus large ici que lorfqu'elle fort du Lac de Genève. Auffi-tót que nous fümes arrivés a l'autre bord, nous nous retroiwames dans le pays des Valaifans, qui s'étend de ce cöu-ci jufques au Lac. Nous eümes un trés agréable chemin jufques a Sc. Gingouph, oü nous dinames, & refiames quelques heures pour.Iaifler repofer nos chevaux. Quoi-  C 211 ) que ce fut un jour de Dimanche, il y avoit une foire dans cette viile. II s'y e'toit rcndu' un fi grand concours de monde, du Valais, du Canton de Berne & de la Savoye, que nous eümes beaucoup de peine a trouver une chambre pour diner. L'babillement des jeunes Valaifannes eft tout-a-fait pittorefque. Un petit chapeau de foye, placé fur un cóté de la tête , & d'ou pcnd négligemment; une toufie de rubans , avec une jaquette trés avantageuie pour la taille, leur donnent un air d'élégance, & fiéent mieux qu'aucun habillement du commun peuple que j'aie vu dans d'autres pays. (O (O Je ne quitterai point les montagnes de Sc. Gingouph, dit Mr. le Prof: de Sauffure, fans rapporter un trait qui caractérife bien 1'inoocence des habitans de ces hautes vallées. Je rencontrai dans ces vaft.es folitudes , inhabiiées dans la faifon oü je les parcourois , un jeune homme & une jeune fille, qui firent avec moi une partie de la ioate. Je m'infor-  C 212 ) Un peu au dela de Se. Gingouph nous entrames dans le Duche' de Savoye. mai da motif de leur voyage ; j'appris &c d'eux, & de mon guide qui les connoiffoit, que le jeune homme étoit un garcon du Canton de Fribourg, qai étant allé pour une affaire dans le village de cette jeune fille, avoit pris du goüt pour elle, & 1'avoit demandée en mariage. La jeune fille, quoiqu'elle agréat le jeune homme, ne voulut cependant point 1'époufer, fans avoir pris des informations fur fa perfonoe & fur fa familie, & ne voulut même s'en rapporter qu'a elle, fur une chofe qui intéreffóit fi fortement fon bonheur; elle partit feule & a pied avec le jeune homme, pour aller a deux journées dela, au travers des montagnes, prendre elle-même chez lui les informations qu'elle défiroit. Quand je la rencontrai elle revenoit de fon voyage trés fatisfaite , & ramenoit avec elle le jeune homme , pour 1'époufer dés fon arrivée. Ce que je trouve de remarquable ce n'eft pas tant le courage de la fille, qui grande & foite, n'avoit furement rien a craindre de fon amant; mais c'eft la bonne foi de ces honoêtes montagnards. Car fi la fille mécon-  C 213 ) Le chemin eft coupe' dans un roe qui s'e'lève du Lac de Genève. II faut ie paffer avec précaution, étant extrémement étroit, & n'ayant point de haye pour empêcher !e voyageur de tomber d'une hauteur trés confldérable dans le Lac, dès que fon cheval feroit le moindre écart. Dans quelques endroits ce chemin fi étroit eft rendu plus dangereux eneore, par des morceaux de roes tombés des montagnes, & qui ont ga té & prefque ruïne- le fentier. 'La nous étions obligés de mettre pied § terre , «Sc de conduire avec la plus grande attention nos chevaux par deffus les débris du chemin, «Sc les morceaux de rochers. La vue de Meillerie me rappella les charmantes lettres des deux Amans dé Jean-Jacques. Ce fouvenir me remplit tentede 'ces informations, étoit revenue fans époufer le jeune homme, ce voyage en tête a tête, n'aürpit porté aucuné at■teinte a fa réputation.  C 2r4 > d'un agréable enthoufiafme. Je crierchai des yeux & je crus découvrir la petke efplanade, oü S'. Preux avec fon te'lefcope cherchoit l'habuation de fa chère Julie. Je lüivois fes pas lorfqu'il franchit le torrent glacé' pour reprendre une de fes lettres qu'emportoit un tourbillon. Je diftinguai la place oü les deux amans s'embarquèrent pour retourner a Clarens, après être revenus un foir vifiter ces mêmes rochers, & lorfque Sc. Preux déchire' par de tendres fouvenirs, & dans un accès de défcfpoi/ fut tente' de faifir fa maitreffe , devenue alors la femme d'un autre , & de la pre'cipiter avec lui dans les flots , pour y finir dans fes bras fa vie & fes longs tourmens. Toutes les circonftances de cette touchante hiftoire fe retracérent vtveinent a mon efprit. Je me fentis fur une efpèce de fol claffique, & j'éprouvai que 1'éloquence de eet écrivain inimitable m'intereffjit au payfageque j'avois devant les yeux, beaucoup plus que les beautés naturelles n'auroient pu Je 'aire. Après avoir quitté les jochers de  ( ) Meiilerie nous defcendimes dans une plaine fertile, prefque de niveau avec le Lac. Le chemin eft bordé de rangees d'arbres trés beaux & trés grands jufques a Evian , une p.-tite ville a?réab!e, renomm-ie pour fes eaux minéraJes. Nous y trouvamcs plufieurs de nos amis & amics de Genève , qui e'toient venu s'amufer dans cette charmante retraite, fous prétexte de prcodre les eaux. Nous partimes enfuite pour Tonen ■ville trés religieufe, a en juger par le nombre des Eglifes & des Monaitères qui s y ttouvent. On compte qu'il y a fix ou lept mille habitans, & fur lept pcrfonnes il y en a une au moins qui porte l'habir de quelqu'ordre monaili-que; de Ibrte je ne fus pas fort furpris de trouver dans ce;te ville toutes les marqués dc la pauyeté. Après avoir pourvu a notre fouper & a notre logenunt, nous fümcs vifiter le Convent des Chartrettx a RipailJe, qui eft a une petke diftancc de lonon. Ce fiSft ]a ou'nn rtur- rir. c,,,^,. prés un règne heureux, fe fit Urnute  ( 2ï5") & vécüt avec les Pères dans la piété & la mortification felon quelques - uns , dans la politique & la volupte' felon quelques autres. Ce qu'il y a de eertain c'eft que bientót il fut e'lü Pape par le Concile de Bale. Mais neuf ans après il fut obligé d'abdiquer cette dignité il ne le fit cependant qu'a des conditions trés honorables pour fa perfonne , & H fini't fes jours dans une grande réputation dé faintcté. Ce Prince n'auroit pu choifir dans toute 1'Europe une retraite plus agréable quecelle-la, qui fe trouvoit d'ailleurs dans fes propres domaines. Les Pères nous montrèrent avec la plus grande politefle leur bois, 'leurs jardins , leurs appartemens & une jolie chapelle toute nenve, a laquelle on venoit de mettre la dernière main. Ils nous conduifirent enfuite dans la chambre oü leur Souverain a vécu, & oü il eft mort. Ils parlèrent beaucoup de fon efprit, de fa bonté, & de fa fainteté. Nous les écoutames avec toutes les marqués poffibles d'acquiefcement &, rctournés a fótre auberge, nous ne fümes certainement pas a même de faire  C 217 ) •faire Hipail/e, mais les puces le firenc pour nous. Jamais perfonne n'en a été plus mordu que nous, pendant toute la nuit. Le lendcmain matin nous payames , fans rancune , un compte exorbitant. Nous réflêchimes que nous aliions lailfer notre hóte & fa familie en proye a une multitude de fangfues, un peu plus iniupportables que les puces. Nous arrivimes encore avant le dï-ner a Genève, aprés une tournee dans Jaquelle il s'offre une plus grande variété d'objets mtéreflans & fublimes a. la contemplation du voyageur, qu'on n'en pourroit trouver dans aucune autre partie du globe de la même éten■4ue. Je fuis &c. ■ LETTRE XXIX. Genhe. Je ne fuis pas du tout furpris que ■les queftions que vous me faites, dans .votre dernière lettre, regardent pref- Toms 1. K  ( 2lS ) qu'uniquement le philofoprie de Ferney. Cet homme extraordinaire a trouvé moyen d'infpirer plus de curiofité, & de fixer 1'attention de 1'Europe pendant uh plus long efpace de tems , qu'aucun autre- perfonnagc que ce fiècle ait produit; fans en excepter les Héros, ni les Monarques. La plus petite anecdote qui le regarde femble intéreffer tout le Public. Depuis mon féjour ici, j'ai en fou,vent occafion de m'entretenir avec Voltaire, &■ d'avantagc encore1 avec ceux ..qui, pendant plufieurs années, ont vécu familièrement avec lui; de forte que tout ce que je vous en dirai eft fondé fur mes propres obfervations, ou fur les obfervations de fes amis qui ont le plus de fincérité Sc de pénétration. II eft ici, comme par tout ailleurs , Tob jet de 1'admiration & de la haine ; Sc quelquefois. ces fentimens fe troul •vent réunis dans la mênie perfonnc. 'La première idéé qui fe foit préfentée a tous.ceux qui ont entrepris de; décrire la perfonne de Voltaire, :eft celle d'un fquelettc. Rien de plus jufte & 'on-n'a égard qu'a fon exceffive mad-  ( 2fp ) greur.; mais il ne faut pas oablier qus ce fquelctte, cevieiüard décli.mé , a'uu regard plus animé & plus vif, qu'on ne 1'a ordinairemerit dans la fleur de la . jcuneffe. I Je n'ai iP:nai's vu des yeux auffi nercans que ceux de Voltaire,' & \\ éou'rt la quatre-vlngtièmc année. Tout fón extérieur annonce le génie , un efbrit d obfervatipn & une extreme fenfibilite. ; Le matin il a un air d'inquiétude & . de mécontentement;-mais fa phyfionbmie s'éclaircït peu-a-peu ;& il paróit „gm Upres-dinée. Cependant il V ün air d ironie qui ne 1'abandonne jamais, | ^quon démêle toujours dans festraits, . foit qu'ils foient rians, ou refrognés. . . Quand Jé tems eft favörable il preiid 1 air en carofle'avec fa nièce, ou avee ; quelqu'un de' fes hótes , qui font/toujours en affez- grand nombre a Ferney .C^uclquefois il fe promène dans fon jardin ou, ff le tems ne lui permet pas, defortir, ü s'amufc dansles momens de loilir a jouer aux échecs avec ie pere Adam, ou a recevoir les vifites des étrangers qui fe 'fuccécient conti- K 2  ( 2iO ) nuellement a Ferney, oü ils épient le moment de le voir. Quelquefois il employé fon loifir a difter ou a écrire des lettres; car il entretient des correfpondances dans toute 1'Europe, au moyen defquellcs il eft inftruit d'abord jde tous les éve'nemens remarquables, & de toutes les nouveautés littéraires. La plus grande partie de fon tems eft confacrée a 1'étude, & foit qu'il life lui-même ou qu'il fe faffe lire , il a toujours la plume a la main, pour faire des remarques., ou.pour prendrenote .de ce qui 1'intéreffe. Son principal amufement eft de. comnofer. II n'y a point d'auteur travaillant pour vivre, point de jeune poëte avide de fe faire un nom, qui tienne la plume plus affiduëment, ou qui cherche davantage a faire parler de lui, que le riche & célébre Seigneur de Ferney. . il vit d'une manière trés hofpitaiiere, & il a foin d'entretenir toujours une trés bonne table. II a ordirrairenient deux ou trois perfonnes qui vienj .nent de Paris le vifuer , & qui pafTenti ..avcc lui un mois ou fix fcmaines. Lorf- f  ( 421 ) qu'ils s'en vont, leurs places font auffi tóe rempli.es , de manière qu'il y a k Ferney, une circulation cortinuelle: d'allans & de venans. Ces vifztes avec celles de Genève & la familie de Volta i re , forment une compagnie de douze ou quatorze perfonnes, qui dinent journcllement k fa table, foit qu'il y paioiife, ou qu'il n'y paroiffe pas. Car, quand il eft occupé a preparer un nouvel ouvrage pour la prefie, qu'il eft indifpofé ou de mauvaife humeur, il nc dinc pas avec la compagnie ; mais it vient la vifiter pendant quelques minutes, avant ou après te diner. Tous ceux qui viennent avec des recommandations de fes amis, font fürs tfetre recüs de lui, a moins qu'il ne foit réellement indifpofé. II.fe montre fouvent aux e'trangers qui font affemblés prefque tous les après-midi dans fon antichambre, quoiqu'ils n'ayent pas auprès de lui des recommandations particulières. Mais fouvent auffi ils font obtigés de s'en aller, fans que leur curiofité foit fatisfaite. Toutes les fois que cela arrivé, il eft fur d'être traité de fantafque & de  é m) boumf, & cn Mjt<& lui mille mauvaifes biftoifeS, qu'on inv'ente peut-être pjir vcngeaneé , paree qu'il n'eft pas d'h'ümeur a le laiffer voir comrrie 1'ours qu'on profnène a la foire. II'eft beaucoup moins furprènant qü'il fe rêfu'fé quelquefois a 1'empreffement des e'trangers , qu'il ne 1'eft qu'il s'y prête ft fouvent. 'Ce ne neut être de fa part qu'un j d'éfir d'obligér ; car Voltaire eft accoutume' depuis fiiongtcmS.a infpirer 1'admiration, qu'on ne peut pas fuppofer que 1'bommage de quelques e'trangers lbit capable dj le fitter infiniment. ,Sa. niècc', "Madame Denis , fait les honneurs de la table & entrctient la eprnpagnie , lorfque fon oncle ne peut oü ne veut pas paroïtre. C'eft une. femme d'un caraftère aimable, qui in-, fpirc la gaieté & tout le monde, & qui eft pleine de tendrcffe & d'attentions pour fon oncle. Le matin n'eft pas le tems favorable pour voir Voltaire. II ne peut fupporter qu'on lui falie perdre fes heures de travail. Cela feul foffit pour le mettre de mauvaife humeur; en outre le matin il eft fort plaintif, foit qü'il fouffre  ( 22J ) des infirmités de 1'age, foit qu'il a't quelqu'autre caufe de chagrin. Quelle qu'en foit la raifon il- eft moins optimiite alors, que le refte du jour; & c'eft probablement le matin qu'il aura dit: c'eft dommage que Ie qiAnquina fe trouwe en Amérique, & la filvre en nos climats. ■ Ceux qui font invités a fonper, ont une occafion de le voir dans le point. de vue le plus avantageux. II s'évcnuc aiors pour amufcr la compagnie ; il eft auffi' fertüe que jamais en bons mots;& s'il arrivé ó un autre de dire quelque chofe de fpirituel, il eh eft enchanté & y applaudit de tout-fon cceur. Sa gayeté augmente a mefure qu'il s*y livre. Quand il eft entoure' de fes amis & ariime' par la préfence. des femmes, il paroït jouir de la vie avec toute la fenfibilité du jeune age. Son génie fe débarraffc alors du poids de la vieilleffe & des infirmités & s'épanche cn plalfanteries fincs, en obfervations fpirituelles & en ironies délicates. II a un grand talent pour adapter fa ci nverfation aux perfonnes qu'il entretient. La première fois que le Duc de; K 4  C «4 > H— allalevoir, il fit tomber Ia bon* verfation fur 1'ancienne alliance de laFrance avec 1'Ecoffe. II rappella qu'un des ancêtres du Duc avoit accompagné Marie, Reine d'Ecoffe, dont il étoit alors Théritier, a ia Cour de France;. il paria des qualités béroïques de fes ayeux, les anciens Comtesdc Douglas; cie la grande réputation que quelquesuns de fes compatriotes vivans, avoient acquife dans les lettres ,. & il cita avec les plus grands éloges les noms de Hume & de Robei tfon. Plu de tems. après, il rceüt la vifite de daix gcmilshommes Ruffes , qui font maintenant a Genève. Voltaire leur paria beaucoup de leur Impératrice & de 1'état floriffant de leur pays. ,r Autrefois, leur dit-il, ., vos com,, patriotes e'toient conduits par des „ prétres ignorans , les arts vous é- toient inconnus, vos terres etoient „ défertes; mais aujourd'hui les arts „ fleurifil nt chez vous, & vos terres font cultivées ". Un des Ruffes répondit qu'il y avoit encore en Ruffie bien des terres ftériles : „ au moins, }> dit Voltaire, „ convenez que der-  „ nièrement votre pays a e'te' trés /er» ,, lik en lauriers ". Son averfion pour les Eccléfiaftiqueseft connue. Auffi ne leur épargne - t'il point ces farcafmes ufés depuis longtems & que fe font permis des gens, qui' n'avoient pas affez d'efprit pour rendre leurs railleries fupportables. La converfation ayant tourné fur ce fujet , queiqu'un dit : ótez 1'orgueil aux prêtrcs , que leur reftcra-t'il? Vouscomptez donc , Monfieur , la gourmandife puur rien, dit Voltaire. II fait beaucoup plus de cas de la poëtique de Marmontel, que des piè<. ces éc poëfie compofées par eet auteur. Il difoit a ce propos que Marmontel étoit comrne Mo'ife, qu'il conduilbit les autres a la terre promife, quoiqu'il ne lui fut pas permis d'y en! trer. Perfonne n'ignore les allufions indécentes de Voltaire a des paffages de : 1'Ècriture Sainte, & les efforts qu'il a S faits pour jetter du ridicule furies perfonnages les plus refpectables dont il y eft fait mention. Queiqu'un, qui bégayoit beaucoup, K S  ( aitf ) trbava moyen de s'introduire a Ferney. II n'avoit d'autre reeommandation que les éloges qu'il le donnoit a lui-même; lorfqu'iifüt ford, Voltaire dit que ce devoit être un avanturier, ou un Importeur. Les importeurs, dit Madame Denis, ne béga.yent jamais, Comment donc, repliqfta Völtaire , Mo'ife tie bégayoii-ilpas ? Vous avez beaucoup entendu parler de 1'animofite' qui a fubfifte' longtcms • entre Voltaire & le journalifte Fréron. Le premier fe promenoit un jour dans fon jardin avec un Citoyen dc Genève. BH crapaud vint a paffer fur leur chéixiin. Le Genèvois pour faire fa cour a'Voltaire, lui dit: voila un Fréron. ' Que vous a fait ce pauvre animal, " répondit le vieillard cauftique, pour ; le traiter ainfi " ? ^ II' cornparoit la nation Angloife a un muid de cette forte bierre qui leur fert de boiifon. „ L'écume, dit-il, eft au „ deffus, la lie eft au fond, mais le „ milieu eft excellent **. Un ami de Voltaire lui avoit recomlïiandé la lecture d'un fyftême de mé-, taphyfique, étayé par une fuite de raifórmeraens dans lefquets 1'anteor men-  C 227 ) troit beaucoup d'efprit, fans convainere fon ledeur & fans prouver autre chofe, que fon éloquence & fon talent pour les fophifmes. Cet ami lui demanda quelque tems après ce qu'il en penfoit. Les écrivains de méthaphyfique , répondit Voltaire , reffemblent aux dameurs de menuet, qui fe préientent habillés a leur avantage, font une couple de révérences , parcourent la chambre dans les plus belles attitudes, déployent toutes leurs graces, font dans un mouvement continuel fans avancer d'un pas, & finiffent par revemr a la méme place d'oü il font partis. r J'efpère que ceci vous fatisfera pour le préfent; dans ma première lettre vous aurez d'autres particularités touchant cet homme fingulier. En attendant je fuis &c. LETTRE XXX. Genïvs.- Voltaire eft un maïtre aimable. II K 6  C 2Ï8 ) eft affable , huraain & génércux eh-vers fes fermiers & envers tous ceux qui dépendent de lui. II aime a les voir profpérer, & s'intéreffe a leur bonheur particulier & domeftique avec 1'attention d'un Patriarche. II cncourage parmi eux 1'induftrie & les mcnufactures par tous les moyens imaginables. Ferney , qui n'étoit auparavant qu'un miférable village , eft devcnu , uniquement par fes foins & fa protection, une petite ville floriflante & dont les habitans font trés a leur aife. Ce qu'il roontre de mauvaife humeur dans quelques-uns de fes écrits, ne paroit dirigé que contre fes rivaux en belefprit, & contre ces auteurs contemporains , qui lui refufent fur le Parnalfe la. place diftinguée qu'il mérite par fes tal en s. S'il a fait des fatyres contre les autres , on en a fait beaucoup d'auffi anreres contre lui. II feroit difficile de décider qui a été 1'aggreffeur; mais il faut convenir que, lorfque fon orgueil n'a pas été bleiTéSc qu'il n'a pas eu fa gloire a défendre, il s'eft montré un homme dun bon,naturel; & dans quelques cir-  ( 2 29 ) cortftances particulières il a manifefté la plus vraye philantropie. Toute fa conduite envers la familie Calas , & les Sirvens ; ce qu'il a fait pour la peute niece de Corneille , & d'autrestraics que je pourrois y ajouter, en lont la preuve. „ !l l % f,e% %ens <3ui airent que tout cela n eft 1'eftet que de fa vanité; maispour m01 je penfe qu'un homme qui fe read Ie defenfeur de 1'innocence opprimee, qui s'attache a aüumer 1'indi/nation de les femblables contre des acte* d mjultice & de cruauté., & a fecourir le merite indigent, eft réellement bierlailant , quelque vanité qu'il tire de parenies actions. n eft fans conrredit un membre plus utile a la fociété cme le Cénobite le plus ruimble, qui borne toutes fes vues dans ce monde a faire fon propre falut. Les critiques que Voltaire a faites des ceuvres de Shakcfpear lui font peu d'honneur; elles ne prouvent que fon ignorancede 1'auteur, dont il condamne fi durement les ouvrages. Les irrégularités de Shakefpear, fon peu d egard pour les unités du drame, lautent K 7  C 230 5 aux yeux de tout le monde ; mais lespréjugés'nationaux de Voltaire, & la connoiifance imparfaite qu'il a de notre langue, lui font méconnoitre les plus grandes beautés du Poëte Anglois. Cependant fes rémarques , quoiqu'elles manquent fouvent de bonne foi & d'honnêteté, font pour la plupart trés fpiritüelles. Un foir que la converfation tomba fur le génie de Shakefpear , Voltaire s'arrêta longtems a prouver combien il eft contraire au goüt & au bon fens de faire entrer des-caradtères bas, & des dialogues familiers dans la Tragédie. II en cita plufieurs exemples dans des pièces Angloifes & même dans les plus töuchantes. Queiqu'un de la compagnie, grand admirateur de Shakefpear & voulant 1'excufer, remarqua que de tels caractères , quoique bas, font cependant dans la nature. Avec votre permtjjion, Morjieur, répondit Voltaire , mon c— ejl bien dans la nature, &\ crpendam je porte des culottes. ■ Voltaire avoit autrefois un petit théatre dans fa maifon, fur lequel fes atóis, qui venoxent le voir, repréfentoient.  ( 2ST ) des pièces dramatiques, & lui -rnéme prenoit orJiuairemcnt un des premiers röles; mais ce n'étoit pas la fon fort; la nature 1'ayant bien formé pour conl cévoir les lentimen;, d'un Héros, mais non pour en repiéfenter les actions. ■ M'. Cramer de Genève étoit quelque fois un des aóteurs; je l'ai fouvent vu repréfenter fur un théatre particulier dans cette ville, avec les applaudiflèmens les plus mérités. Des acteurs de profeffion n'auroient pu rendre avec plus de jugement & d'énergie les TÓksqu'il rempliffoit. La fameufe Clairon s'eft fait gloire' de monter fur le petit théatre de Voltaire, & d'y faire briller a la fois le .gei.ie du poéte, & fon propre talent. Ce font probablemcnt ces repréfentations de Ferney, auxquelles plufieurs habitans de Genève e'toient invités de tems en tems, qui leur ont donné du götit pour ces fortes d'amufemens, & qui ont engagé une troupe de comédiens Francois a venir jouer, tous les étës, dans le voifnrage. Comme les .Syndics & le Confeiï n'ont pas juge a propos de leur en don*.  C ) ner la permiffion, ils ont étevd un thé-4tre a Chatelaine, qui eft fur territoire de France, & feul cm ent a une lieue des remoarts dc Genève. On vient quelquefois de la Savoye & de la Suiffe'pour affifter a ces repréfentations; mais les fpectateurs fur lefquels ces Comédiens comptent le plus, font les Citoyens de Genève-, & on commencc a jouer a trois ou quatre heures après-midi , afin que ceux - ci puiffent rentrer dans la ville, avant que les portes fe ferment. J'ai été fouvent i ce thékre , dont les acteurs font alfez bons. Le Kain , qui eft aótuellement logé k Ferney, joue quelquefois , & Voltaire y affifte d'ordinaire , furtout lorfqu'on repréfente fes tragédies ; mais ce que j'y vais voir alors, c'eft particulièrement Voltaire lui-même. II fe place fur le tfeéatre & derrière la fcène, mais de manière a être vu du plus grand nombre des fpectateurs. II prend autant d'iritérêt a la repréfentation,que s'il s'agilfoitde lui-même dans la pièce- Tl paroit trés faehé quand les, acteurs font quelque faute; & quand  ( 2J1 ) ik jouent a fon gré, il fait éclatcr fa-, fatisfaction, tant de bouche, que pardes geiles expreflifs. Les malheurs imaginaires des hérosde la pièce lui arrachent des fignes d'une compaffion ve'ritable, & il vcrfe fouvent des pleurs en auffi grande abondance qu'une jeune fille, qui affifte pour Ia première fois a une tragédie. J'ai été fouvent affis tout prés de lui pendant toute la repréfentation, & je ne pouvois me laffer d'admirer une fi extréme fenfibilité dans un homme de quatre-vingts ans. .On diroit qu'un fi grand age devroit avoir émouffé en lui tout icntimcnt, & paniculièrement. ceux que peuvent exciter des drames,, qui lui ont été familiers dès fa jeunefle. J'aurois cru que, naturellcment, ces. pieces devroie-nt 1'aftecter moins encore, paree que lui-même en eft i'auteur. A la vérité il y a des gens qui. foutiennent que cette cirebnfiance, bien loin de diminuer fa fer.fibiiicé, en eft la véritabie caufe ; & ils produifent comme une preuve de leur affertion,, qu'il n'affii'te jamais a la reprël'enutiön.  (-2J4 ) que lorfqu'ort joue quel qu'une de fes p'ropres pièces. II eft naturel qu'il préïère fes tragédies a toutes les autres; mais je ne cbmprends pas que des malheurs, qu'il a inventés lui-même , foient plus propres par la a 1'e'mouvoir & a lui faire ülufion. Cependant ón diroit qu'il faut un eertain degre' d'illufion pour tirer des Jannes ; lorsqu'il laiffe couler les Hennes, il doit croire que les malheurs qu'il pleurc font réels ; il faut que 1'art avec lequel fes pièces fontcompofées, lui faffe oublier qu'il eft fur fon propre théatre. Au moment qu'il fe rappelle que le tout n'eft que fiction , fa fympathie & fes larmes dóivent cèffer. Je ferois bien aife de voir Voltaire affifter a la repréfentation d'une tragédie de Corneille ou de Racine, afin de voir s'il montreroit plus ou moins de fenfibilité, qu'a Ia repréfentation'de fes propres tragédies. Alors on feroit en état de décider la queftion , fi fa fympathie fe rapporte a la pièce, ou a 1'auteur. Heureux , fi cet homme extraordi-  (fefcs 3 fftWfc) cor.tent de fe livrer a fon génie poëtique, dont les- produótions; lui ont öcquis un nom immortel, fè fut abftc--ilu d'entrer dans'le champ épirieux dela controverfe. On regrettera toujours , qu'en attaquant les tyrans & les dppreffeurs du genre hnmain, en dérfiafquant ces ambitieux liypocrites qui ont perverti 1'efprit de' douceur & de bienveillance du Ghriftianifme , pour exercer fous fon noni leurs furenrs , il fe foit permis de diriger les traits de fa raillerie contre la Rieli'gion Chrétienne e'lle-méme. fa perfévérance dans ces attaquesn'a pas feülcment révolté les Chrétiens fincèr'irs, mais choqué jufqües aux in-crédules. Ceux-ci 1'accufcnt de fe piller lui-même, & de répéter jufques au dégout les mémes objett'ions dans fes différens ouvrages. Ils paroiffent auffi cnnuyés de fes farcafmes ufés; contre 1'Evangile , que du plus pist fermon compofé en fa faveur. Rien de plus oppofé que ce qu'on a dit de la conduite de Voltaire, lorfqu'il eft malade. J'ai beaucoup entendu parler dc fes remords & de la re-  () pentance qu'il témoigne, toutesles fois • qu'il a raifon de croire que fa fin approche. Si ces hiftoires e'toient vrayes , elles prouveroient que fon incrédulite' eft affectée, & qu'il eft Chïétien dans le cceur. Je vous avoue que je n'ai jamais pu ajouter foi a de tels rapports. J'ai bien vu des jeunes gens qui par vanite' fe font donnés pour mécréans, quoiqu'ils fuifent mê ne fuperftitieux dans la réalité; ccpendant je n'ai jamais pu com- . prcndre ce qu'un homme tel qae Voltaire , ou tout autre d'un efprit ordinaire, pourroit fe propoferpar une affedtaüon fi abfurde Prétendre méprifer ce qu'on révére dans le cceur, Se' traiter de purement humain ce qu'on croit avoir une origine cé'efte, elt fans contredit de toutes les. hypocnfies la plus impardonnable. J'ai pris quelque pcine pour vérifier les hiftoires dont je viens de parler; Sc ceux qui ont vécu avec le Philoibphe de Ferney dans la familiarité la plus intime , pendant plufieurs années , ra'ont affuré qu'elles font abfolument defiituées de fondement. lis m'ont  C «37 ) déclaré, que véritablement il fe mon-troit peu difpofé è quitter la vie, & faifoit ufage des moyens de confereer ia fanté ; mais qu'il ne paroiffoit craindre en aucune fatpon les fuites de la mort; que jamais, ni dans la fanté, ni dans la maladie, il n'avoit témoigne' le moindre regret de ces ouvrages contre lajReligion Chrédenne, qu'on hii attribue ; qu'au contraire il avoit pouffé l'aveuglement au point de ne pouvuir foutenir fans peine la penlée de mourir , avant que quelques uns de ces "fortes d'ouvrages, dont il s'occnpoit alors, fuffent aehevés. Rien fans doute n'eft capable de juftifier fa conduite; ccpendant, a en croire fes amis , elle me paroït plus conféquente, & fuppofer moins de méchanceté, que s'il avoit écric a la fois contre les opinions établies parmi les hommes, la conviction de fa confcienr ce & les infpirations de la Divinité; & eela uniquement pour être applaudi'par quelques efprits forts. Quelles qu'ayent été fes errenrs, je ne puis le foupeonner de tant d'nbürdité; je penfe au contraire, qu'auffi - tót  ( 238 ) qu!ü fera convaincu des vérités du Chriftianilme , il avoucra fans détour fes fentimens, dans quelque -fituation .qu'il fe trouve, & fans varicr jufques .a fon dernier moment. '■ LETTRE X X X I. Geneve. . Pour fatisfaire a .votre defir, je vous jdirai librement mon avis . au fujet.d^u -deifein, oü.eft le Lord M—, do Lire élever fes deux fils a Cenève. . L'ainé, fi je nè me trompe , n'a que neuf ans , & tont ce qu'ils ont appris c'eft de lire paffablement en Anglois. ..Milord eft dans 1'ide'e que lorfqu'ils fauront parfaitemcnt le Franguis, o,n pourra leur enfeigner le Latin au mo. yen de la première de ces langues, & leur donner toutes les autres inftructlons qu'on jugera convenables. ' J'ai examiné les objections de Milord contre les Ecoles publiques d'An-gleterre , & après avoir pefé mürement - le pour & le contre, je perfifte a nen-  C 239 ) Tor, qtt'un fujet de Ja Grande Brcjagne qui eft appeJié a y vivre, doit auffi y être élevé, Ce, qu'a mon avis, Qn doit fe propofer principalement dans 1'é.ducation dun jpune Seigneur de notre Pays, c'eft d'en faire un Anglois; & ceft a quoi il n'eft guère poffible . de .bien re'uffir qu'en AngJeterre. Ce n'eft que dans fa Patrie qu'il pourra acquérir ces fentimens, & ce.tour d'efprit qui lui en feront préférer le gouvernement atout autre, & qui lui feront goücer les moeurs , les amufemens & la ma. mère de vivre qui y règnent. Ce n'eft , 9üe daBS & Patrie qu'il pourra acquérir . ce cara&ère, qui diftingue 1'Anglois de toutes les autres Nations de 1'Europc, ï & qui, une fois acquis, demeure inefrfacable, quelques modifications en bien ; ou en mal qu'on y puiile ajouter. 1 S'il étoit poffible de prouver que ce ^caractère n'eft pas le plus aimablc, il -ne s'enfuivroit point qu'il n'eit pas'le 1 plus utile. II fiiffit que ce foit celui ..dont on fait le plus de cas en Angle-terre; car je tiens pour eertain, que i'eftime de ,nos comnatriotes r-ft- do .•beaucoup plus d';importancc paurnous,  C 240') b que celle de tout le refte du genre hu■main-, & en effet fans la première, cm ne jouit que trés rarement de l'autre. On penfe qu'en faifant élever debonpe heure fes enfans dans les Pays étrangers, on préviendra cbcz eux les méiugés ridicules des Anglois. II fe oeut que cela foit; mais ne prendrontils pas d'autres préjugés , peut-etre tout auffi ridicules & qui leur feront beaucoup plus nirifibles? Les premiers ï,p peuvent pas être fujets a beaucoup arinconvéniens ; les fcconds peuvent faire le malheur de ces jebriés gens loriou ils feront de retour dans leur Patrie, en les rendant défagréables a leurs comoatriotes pour toujours. jl eft vrai que les moeurs Franeoifes font adoptées dans.prefque tous les Pays de 1'Europe : Elles règnent dans | toute 1'Allemagne & dans les Cours du Nord Elles s'introdüifent mais plus lentement en Efpagne, & dans les Etats dTtalie. — H n'en eft pas amf, en An^leterre. Les moeurs Angloiles font univerfelles dans les Provinces, prevalent dans la Capitale, & peuyenr te trouver fans altération jufques a la Coöf. * Dans  ( -24' ) •Dans tous les pays que j'ai nommés, Ie gros du peuple ne voit qu'avec peine cette prefércnce que 1'on donne a des moeurs étrangères. Mais auffi danstous ces pays on n'a aucun égard a ce que penfe le peuple; au lieu qu'en Angleterre il importe de luipiaire, &plus un homme eft d'un rang élevé/ moins il peut fe paffer de fon eftime. De plus en Angleterre ce n'eft pas feulement le petit peuple qui eft prévenu contre les moeurs Francoifes, c'eft toute la Nation. L'Anglois qui n'eft pas imbu des préjugés ordinaires, qui rend juftice a tous égards aux talens & aux hornes qualités de fes voifins, qui approuve les moeurs Francoifes dans les Francois, celui-la même ne peut Ües fouffrir dans fes compatriotes. 11 'les fupportera peut-étre dans fon tailleur , fon perruquier , fon valet de fchambre, fon cuifiaier; mais jamais .dans fon ami. Je.puis. a peine me rappeller un feul :exemple d'un Anglois de qualité, qui ait affiche', dans fon ajuftement oudans •la manierede vivre, une préférence déSidee pour les moeurs Francoifes , lome I. L  ( 242 ) fans perdre dans 1'cftime de fes corrfpatriotes. Cette remarque s'applique aux mceurs étrangères en général, qui toutes font Frarcoifes jufques a un eertain point. Les petites différences , qui peuvent s'y trouver, ne font point reraarquées par les Anglois. Les Citoyens de Genève ont, pour la manière de penfer, beaucoup plus de rapport avec nous, qu'avec nos voifins. Cependant un Genèvois palfera généralement a Londres pour un Francais. Un jeune Anglois, s'il refte fix ou fopt annees a Genève, faas y vivre avec fes parens, paroitra toute fa vie un erpèce de Francois aux yeux des habitans de 1'Angleterre; Et c'eft la un inconvénient qu'on doit éviter avec le plus grand foin. Les objections de Milord contre les Ecoles publiques peuvent s'appliquer a celles de tous les Pays; mais, je ne crains pas de le dire, elles ne m'ont; jamais paru affez fortes pour l'empor-; ter fur les avantages qui accompagnent cette force d'éducation, furtout de la  C 243 ) manière dont elle eft dirigée dans les Ecoles publiques d'Angleterre. J'ai remarqué dans "des garcons Qui ont recu une éducation publique un caraftère vigoureux & male, qu'on ne trouve point au même degré , dans ceux du meme ége qui ont été élcvés dans la maifon paternelle. Quoique, dans les Ecoles dont ie parle , on prenne foin de tous les EcoHers en général, cependant chaque gar- ne°nferi0H'!ige' daM milIe ^Ces de pemcr & d agir pour lui-même; & ra reputation parmi fes camarades dépend uniqüement de fa propre conduite. Cela exerce & fortifie les facultés de fon ame; elle acquiert une fermeté & une refo'imon, bien différentes de cette indecifion & de cette imbécillité qu'on remarque dans ceux, qui ont été lontems accoutumés a ne pcnfer que d'afe?ours.aUtreSj &èfereP°fer leurs Les premières impreffions qui fe eravent dans fefprit & dans le cceur & qm forment le caraótère, ne chan-ent jamais. Les objets qui nous occult L 2  C 244 ) font diiïérens dans les différens êges de la vie; c'eft ce qu'on prend quelquefois pour un changement dans le caractère, qui cependant refte toujours le même. Celui qui dans fa jeuneffe eft rëfervé, trompeur, cruel ou'avare, ne deviendra-jamais dans la fuite franc, fincère, tendre ou généreux. C'eft encore dans les Ecoles publiques qu'un jeune homme eft le plus a même d'acque'rir les fentimens qui difpofent le cosur a 1'amitie', & en banniffent 1'égoïfme; & cela par des moyens beaucoup plus efTicaces que les préceptes, favoir par fes propres obfervations. Remarquant que le courage, la genéroflte', la reconnoiffance lui procurent 1'eftime & les applaudiffemens de fes camarades, il cultive ces vertus, en lui-même, & recherche 1'amitié de ceux qui les polfédent. — Obfervant que la lacheté, 1'ingratitude & la perfidie font déteftées , il travaille a déraciner de fon cosur ces vices odieux, & fuit ceux qui les manifeftent dans le moindre degré- Ces motifs feront mille fois plus  f topreffión fur lui, que n'auroient pu ïaire les louanges ou les cenfures de fes Parens , ou de fon gouverneur. Les avertiifemens de ces derniers perdent leur efficace a force d'être répetés; ou bien le jeune homme s'iHiagine que leurs maximes ne font anphcables qu'a 1'enfance, ou aux moeurs du bon vieux tems. Mais dans 1'Ecole U eprouveque fa réputationde'pend, de ia manière la plus directe, des idees que fes camarades fe forment de lui. Dans les Ecoles publiques de tous les pays de 1'Europe, excepte' l'An^leterre , on a tant d'égards è la naiffance des jeunes gens, que 1'émulation, ce puilfant aiguillon de la diligence, en eft prefqu'entièrement émouffëe. Les Ecohers d'un rang inférieur font rabaiffés par 1 infolence de leurs camarades titres , fans qu'il leur foit permis de s'en venger ; ce qui produit les plus mauvais effets fur tous les deux, en rendant les uns plus infolens encore, & les autres plus abjects. Cette partialité n'exilte point dans les Ecoles publiques d'Angleterre, qui Par cette raifon font fingulièrement utiL 3  ( 246" > les a des jeuncs gens d'une haute narffance, ou qui jouiront d'une grande fortune. Ils font naturellement difpofés a fe faire de fauffes idees de leur importance ; mais dans les Ecoles dont je parle ils apprendront a s'en corriger, & leur vrai mérite y fera mieux apprécié, qu'il ne peutl'être ordinairement dans la maifon paternelle. Le jeune Pair apprendra de fes maitres, & mieux encore de fes camarades , la plus utile de toutes les legons; favoir que ce qui peut feul lui affurer de la confidération & de 1'eftime, ce font fes qualités perfonnelles; paree qu'elles feules peuvent le rendre eftimable, ou même le fauver du mépris. II verra le maitre donner fans facon les étrivières a un lourdaut de naiffanae , tout auffi bien qu'au fils d'un tailleur; & fes camarades des chiquenaudes au poltron le plus riche, comme au plus pauvre. II trouvera que 1'application, le génie & le courage font les vrayes fources de la fupériorité & des applaudiffemens, hors de 1'Ecole aufii bien que dedans. Le principe fi a&if de. 1'émulation-,  ( 247 ) Jorfqu'on lui laifle toute fa liberté comme dans les principales ecoles d'Angleterre, produit des effets différens, mais toujours bons. Si un garcon Eb voit inférieur a fes compagnons en mérite littéraire, il tachera de le furpaffer en intrépidité, ou dans quelqu'autre qualité louable. S'il eft condamné a etpe puni pour avoir négligé fa leeon, il effayera du moins de fe faire eftimer par fa fermeté a fouffrir fon chatiment. La nonchalance & 1'mdolence qu'on ne voit que trop fouvent chez notre jeune Noblefie, ne doit point être imputée a leur éducation dans des Ecoles publiques; elles font trés propres au contraire a corriger ces vices ; elles y réuffiffent quelquefois, & donnent h 1'ame une énergie qu'elle ne perd plus. Mais ces malheureux vices viennent a la fuite des. déibrdres que ces jeunes gens fe permettent lorfque , devenus leurs propres maitres, iis fe livrent a tous les plaifirs que le luxe peut offrir, & que leur fortune leur permet de fe procurer. Tout bien confidéré, je fuis abfoluM  C M« ) ■ ment d'avïs, que la première édtication d'un Anglois, pendant laquelle 1'ame reeoit les imprefiïons les plus durables, doit fe donner en Angleterre. Cependant fi des raifbns particulières s'y oppofbient, & s'il y avoit quelque néceffité d'élever les jeunes gens hors du Pays, Genève devroit être préfére' a tout autre lieu. Ou bien fi I'édücation d'un Anglois avoit été négligée, de manière qu'il eüt atteint fa dix-fept ou dix-huitième année fans avoir 1'efprit fort cultivé, je ne connois aucun autre endroit oü il füt mieux a portee de réparer le tems perdu. II y trouveroit des hommes diftingués dans toutes les branches de la littérature pour 1'aider dans fes études, & dont la plupart font tout a la fois des hommes de génie & des hommes aimables dans la fociété. II aura journellement oecafion de fe trouver dans la compagnie de gens d'efprit, qui s'occupent de littérature & en font k fujet de leurs converfations. Dans de telles fociétés un jeune homme fentira la néceffité de cu'tiver fon efprit jufques a un eertain point,  C 249 ) Cc qui lui donnera peu- i. peu le gout de 1'étude, & ce goüt lui reftera pendant toute fa vie. On peut compter encore parmi les avantages qu'on trouve a Genève, qu'il y^a peu de diffipation, & prefque point d'amufemens que ceux qui nailfent des beautés naturelles du pays & de la fréquentation de gens, dont la converfation eft toujours inftruCtivepour un jeune homme. P. S. Un Seigneur Anglois & fort époufe, ayant pris la réfolution d'élever leur rils a Genève, 1'y ont accompagné, & y font reftés avec lui pendant fix ou fept ans; par la ils ont prévenu les inconvéniens dont J'ai parle' plus haut. Tous les membres de cette familie fe font fait adorer de tout le monde par leur hofpitalité, leur générofité & leur béneficence. Je les ai vu quitter Genève. Leur voiture pouvoit a peine percer la foule qui s'étoit affemblée dans les rues. Un grand nombre d'indigens , qu'ils avoient affifté en fecret, incapables d'obéir plus longtems aux ordres de leurs bienfaiteurs, térnoigL 5  ( 25° ) nérent a haute voix leur reconnoiffance. Le jeune Lord füt obligé de fe faire voir a chaque inftanc a fes amis & a fes camarades, qui entouroient le carofle pour lui dire adieu, & qui exprimoient leur chagrin de fon de'part & leurs vceux pour fa profpe'rite'. A ce fpccbacle les parens répandoient des larmes de joye; cette familie a emporté avec elle 1'amour de la plupart des Citoyens, & 1'eftime de tous. LETTRE XXXI 7. Genève. Le Suïcide eft trés fréquent a Genève •, les gens les plus agés aflurent qu'il cn a été ainfi d'aufli loin qu'ils fe fouviennent. Et il y a üeu de croire que ces triftes événemc-ns arrivent plus fouvent ici, a proportion du nombre des habitans , qu'en Angleterre, ou dans aucun autre pays de 1'Europe. Le nombre d'exemples qu'il y en a eu, depuis que je fuis ici, eft éton-  C 251 ) nant. Deux des plus re'cens font remarquables par les circonftances particülièrès qui les ont accompagnées. Le fils d'un des plus riches & des plus refpecbables citoyens de la République fut pris tout-a-coup d'un accès de défefpoir dont il eft impoffible de rendre raifon. Le jeune homme parjiffoit avoir tous les motifs du monde d'être content de fon fort. II étoit bien fait, & dans la vigueur de la jeuneffe, mané k une époufe du plus excellent caraótère, qui lui avoit apporté beaucoup de bien, & qui l'avoit rendu père d'un bel enfant. Au milieu de toutes ces bénédiftions, entouré de tout ce qui peut attacher 1'homme k la vie, il la trouva infupportable; & fans auc.ine caufe connuc de chagrin, il prit la réfolution de fe détruire. Après avoir paffe' quelques heures avec fa mère, qui eft une trés digne femme, avec fon époufe & fon enfant, il les quitte, paroifiant de trés bonne humeur, paffe dans une autre chambre, applique la bouche d'un fufil k fon front, lache la détente avec le pied , & fe brulc la ccrvelle, prefqu'a cóte' L 6  C 252 ) de la compagnie qu'il venoit de quitter, & qui n'en avoit pas le moindre fbupcon. Le fecond exemple eft celui d'un forgeron, qui ayant pris la même réfolution, & n'ayant pas fous la main d'inftrument propre a 1'exécuter, chargea un vieux canon de fufil de deux balles, & mettant un des bouts dans le feu de fa forge, attacba aux foufflets un cordon, par lequel il pouvoit les faire jouer d'une certaine diftance. S'e'tant mis a genoux & ayant place' fa tête devant la bouche du canon, il fit aller les foufflets au moyen du cordon. Le feu s'alluma; il refta avec ure fermeté ëtonnante dans la même pofition, jufqu'a ce que le bout du canon qui e'toit dans le feu fut affez e'chauffe' pour allumer la poudre, dont 1'explofion lui fit pafier les deux balles par la tête. Quoique je fois afiure' que tout cela eft arrivé' comme je viens de vous le dire; il y a dans ces circonftances quelque chofe de fi extraordinaire & de prefqu'incroyable , que je ne vous les aurois pas rapporte'es, fi elles n'étoient connues & attefte'es par les hajritaos  de Genève, & par tous les Anglois qui y font actuellement. II feroit intérelfant de rechercher pourquoi le fuicide eft plus fréquent en Angleterre & a Genève, que partout ailleurs. II paroit effectivement trés extraordinaire, que les hommes aient plus de penchant a fe tuer dans les lieux, oü les biens de la vie font le mieux affurés. II faut fans doute qu'il exifte quelque caufe particulière & puiffante d'un effet, en apparence fi contradictoire. Avant d'être venu ici, je penfois que les fuicides, fi fréquens parmi nous, e'toient occafionnés par 1'inconftance d'un climat orageux qui, couvrant le ciel de nuages, répand en même tems, une fotnbre mélancolie dans 1'efprit de nos compatriotes. Les étrangers ajoutent une autre caufe a celle-la ♦ favoir 1'ufage que nous faifons de charbon , au lieu de bois , pour notre chauffage. Ces caufes réunies me fatisfaifoient jufques a un eertain point. Mais ni 1'une ni l'autre ne peut rendre raifoi du même effet i Genève, puifque 1'oa L 7  ( 254 ) n'y fait pas ufage dc charbon, & que le climat y eft exactcment le même que dans la Suiffe, la Savoye & les Provinces de France qui font voifines, & oü cependant les cxemples de Suicide font ccrtainement plus rares. Sans entreprendre de de'cider qu'ellcs font les caufes éloigne'es de ce fatal penchant, il me paroit incontcftable qu'aucun raifonnement ne pent contribuer a le pre'venir , a moins qu'il ne foit fonde' fur 1'immortalité de 1'ame, & un e'tat futur. Quel effet les argumens ordinaires pourroicnt-ils avoir fur un homme, qui ne croiroit pas cette doctrine fi importante ? On peut lui dire que, comme il ne tient pas la vie de lui-même, il n'a pas non plus le droit de fe 1'óter ; qu'il eft une fentinelle place'e a fon pofte & qui doit y refter jufqu'a ce qu'on la relève. Que fignifiera tout cela pour un homme, perfuadé qu'on ne lui demandera aucun compte de fon attentat, ou de fa défertion ? Si vous effayez d'intéreffer la vanité d'un tel homme en ajoutant, qu'il y a plus de vrat courage a braver les  C *$5) maux de la vie, qu'è s'y fouftraire; il tirera fa re'ponfe de 1'hütoire Romaine, & il vous demandera, fi Caton, Caffius & Brutus e'toient des poltrons? Le grand Légiflateur des Jnifs paroit avoir compris, qu'aucune loi, qu'aucun raifonnement contre le fuicide, ne fauroit avoir de 1'effieace fiir 1'efprit d'un peuple, a qui l'immortalité dei'ame feroit inconnue; & comme il n'a pas cru nécellaire d'en inftruire le peuple Hébreu ( pour les raifonsque Warburton a développées, dans fon traité de la MiJJion Diziitie de Mo"fe~)., il a cru fuperflu en même tems de lui donner une loi expreffe contre ce crime. Ces philofophes par conféquent, qui ont employé tous leurs efforts pour effacer cette perfuafion de 1'efprit des hommes, ont par la ouvert la porte au fuicide, auffi bien qu'a d'autres crimes. Car quiconque raifonne fur ce fujet, fans fe fonder fur la doctrine d'un état futur, verra bientóttous fes argumens renverfés. II faut reconnoitre pourtant que dans beaucoup dé cas le fenüment décide la  c 255) queftion, fans qu'il foit befoin d'avoir recours au raifonnement. La nature ne s'eft pas entièrement repofée, a 1'égard de cet important objet, fur la raifon humaine, fi fujette a s'égarer; mais elle a grave' dans notre ame un amour de la vie, & une horreur de la mort, que les plus grands malheurs ne fauroient vaincre que trés rarement. Mais il y a une certaine maladie qui affecte quelquefois le corps, & qui communiqué enfuite a 1'cfprit fa funefte influence, & y répand une fombre horreur, par laquelle la vie devient abfolument infupportable. Dans cet affreux état , toute idéé agréable s'évanouit, toutes les fources de confolation font empoifonnées. Fortune, honneurs , amis , familie, rien n'eft capable de procurer au malheureux la moindre fatisfadtion. L'efpérance, cette dernière reffource, 1'abandonne. Le défefpoir s'empare de lui. Alors tout raifonnement eft inutile. La Religion elle-même parle envain. La mort s'offre au malheureux comme la feule reffource  ( *57 ) qui lui refte, pcrfuadé qu'elle pourra finir , & non pas augmenter fa mifère. Je fuis &c. P. S. Ne m'écrivez point que vous n'ayez recu d» mes nouvelles-, car je penfe que nous aurons quitté Genève, avant que votre lettre puille y arriver. LETTRE XXXIII. Laufatint. Comme le Duc de H-— défire de vifiter quelques-unes des Cours d'Allemagne, nous avons dit adieu a nos amis de Genève-, &c nous avons pris notre route par Laufanne. Il eft plus avantageux en Allemagne, que partouc ailleurs, d'accompagner un homme de naiffance & d'un haut rang. On en eft mieux" regn partout; & 1'on n'a pas t)efoin de lettres de recommandation. J'ai rencontré ici mon ami Brydo-  C 25S ) Me (*). Sa compagnie & fa converfation ont retardé notre départ, en nors offrant les principaux objets qu'on doit fe propofer dans fes voyages, favoir 1 amufement & l'inftruclion. II accompagne le Marquis de Lindfey. C'eft un jeune homme vif & animé. Un de ees caraclères faciles , infouclatis , fi fort .aimés de leurs amis , & fi peu attentifs a ce que penfe d'eux'le refte des hommes. Depuis que vous m'avez fommé de Ja promeffe que je vous avois faitè de vous écrire régulièrement, vous dcvez vous attendre a recevoir des Jettres datees de trois ou quatre différens endroits. Cela arrivera toutes Jes fois que nous refterons trop peu dans une vil-Ie pourtrouver le tems d'écrire, ou que je n'y trouverai pas affez de chofes rcmarquables pour remplir des lettres auffi longues, que vous les exigés. (*~\ A nfsn. A,-. \T O' • 1 A/T i I * uu v"ydgc en dicne & a fviaitne, traduit en Francois par M<- Demeunier.  ( 259 > La route de Genève a Laufanne paffe ie long du Lac par une contre'e délicieufe, remplie de vignobles, qui prodnifent ce vin de ia cête fi fort eftime' parmi nous. Toutes les petites villes qu'on rencontre , Nyon, Rolle , & Morges , font agre'ablement fituées, .proprement baties, & habite'es par un peuple content & qui profpère. Laufanne eft la capitale de ce charmant pays. II appartenoit autrefois au Dhcs de Savoye , mais apréfent il eft fujet du Canton de Berne. Quelque mortifiant que cela foit pour le premier pofleffèur, c'eft fans contredit un grand bonheur pour les habitans du Pays de Vaud, qui font mieux a tous égards, qu'aucun des fujets du Roi de Sardaigne. Cette ville eft fituée prés du Lac, & environ a dix lieues de Genève. Comme la nobleffe du pays & de quelques autres parties dc la Suiffe, & les families de plufieurs officiers retirés du fervice font ici leur réfidence, on trouve plus d'aifance, de gayeté ( peut être auffi de politefle ) dans les fociéte's de Laufanne, que dans celles de Genève.  C atfo ) Da moins voitè ce que croit & allure cette noblefle, qui fe regarde comme trés fupérieure aux citoyens de Genève. Ceux-ci, a leur tour , parient beaucoup de la pauvreté, de la frivolité & de 1'ignoranee de cette même nobleffe; & ils ne font pas difficulté de la regarder comme inférieure , par rapport a toutes les qualités effenticlles, a leurs ouvriers fi éclairés. Vevay. La route entre Laufanne & Vevay eft trés montagneufe; mais ces montagnes fbnt cukivées jufques au haut & couvertes de vignobles. — C'eft ce que leur roideur eut rendu impraticable, fi, de place en place, les propriétaires n'avoient bad des-murs de pierre, les uns au deffus des autres. Ces murs foutiennent le fol, & forment de petites terraffes, du pied des Collines jufques a leur fommet. ,On parvient a ces fommets par des efcaliers étroits , & fouvent les payfans, avant d'arriver  ( aSi ) •au terrain qu'ils doivent cultiver, ont I grimperplus haut qu'un magon, qu'on , employé a réparer Ja pointe d'un cloIjher. • Ce pays de montagnes eft fujet a des torrcns qui, lorfqu'ils font un peu violens, détruifent a la fois les vignes, le.fol, & les murailles. Ces dégats ne font point perdre courage aux habitans ; fans fe livrer a la douleur bruyante des Francois, ni au fombre défelpoïr des Anglois, ils ne s'occupent que des moyens les plus efficaces pour réparer le dommage- Dès que 1'orage eft paffé, ils travaillent, avec une patience & une perfévérance admirables, a rebatir les murailles, a porter de la terre & des clayes au fommet de la colline , & a répandre du nouvel engrais, partout oü Ie vieux a été emporté. ■ Dans les lieirx, oü la propriété eft bien aflurée , & oü J'on permet aux hommes de jquir des fruits de leurs travaux , ils fe montrent capables d'efforts ipconnus dans ces pays, oü Ie defpotifme rend tout précaire , & oü  ( 252 ) un tyran moiffbnne ce que fes efclaves ont feme'. Cette partie du Pays de Vaud eft habitée par les defcendans de ces malheurcux peuples, qu'une perfecution abiurde & eruel'e a chaffe's des Vallées de Pie'mont, & de la Savoye. Je ne dirai pas que 1'iniquité des pères perfë'cuteurs a e'te' vifite'e fur leurs enfans; mais les fuuffrances & la conftance des perfëcutë's femblent avoir e'te' récompenfe'cs par 1'heureufe fituation, dans laquelle fe trouvent leurs ' enfans, de la troifième, & de la quatxième géne'ration. Vevay eft une jolie petite ville, qui a entre trois & quatre mille habitans. • Elle eft agréablement fituée dans une; plaine prés de 1'extre'mité du Lac , oü il recoit le Rhóne. Les collines qui font derrière la ville, quoiqu'extréme- I ment hautes , font entièrement culti- I vées de la même manière que celles ij qu'on trouve fur la route de Laufanne. lerai dans ma première lettre. Eiv attendant je fuis &.C LETTRE XXXV. Berne< Berne eft une ville re'gulière & bien batie; elle a quelqu'air de magnificence. Les maifons font belles, baties de pierre blanche , & affez uniformes , particulièrement dans la principale rue, ou elles font exactement de la même hauteur. II y a des deux cöte's de cette rue, le long des maifons, des arcades fous lefquelles on peut. marcher & qui font tres commodes dans des tems de pluye. Un petit bras de 1'Aar a e'té de'tourné dans cette rue ; comme il eft renferme' dans un caflal étroit, & qui a beaucoup de pente, il coule avec une grande rapidité. Sans être un objet défagréab'e en lui-même , il eft trés utile pour la propreté de la rue. Une autre ciicontance contribue a rendre cette ville une des plus propres -  (271 ) de 1'Europe. On fait travailler les criminels a enlever les immondices desrucs & des promenades publiques. Les plus coupables font enchainés a des chariots, & ceux qui ont été condam, nés pour dc moindres délits, font employés a balayer la pouffière dans le ruiffcau, &a jetter les grofies ordures dans les chariots ou broucttes , que leurs compagnons plus criminels font obligés ■ da trainer, oude pouffer. Ces malheureux ont des colliers de fer attachés autour de leur cou , atf'moyen d'une efpèce decrochet affez long, par lequel les gardes qui les commandent peuvent les faifir, dés qu'ils commettent la n-.oindre faute , ou qu'ils font mine de vouloir fe mutiner. Des perfonnes des deux fexes font condamnécs a ce travail pour un eertain nombre de mois ou d'annt'es, ou même pour la vie, felon Ia nature dc leurs crimes. Cette forte de punition produit fellec qui lui eft commun avec les autres, (avoir de détourner du crime; mais elle a encore, dit-on, cet avantrge de plus, qu'elle oblige le criminel M 4  C 272 ) de réparer, par fon travail, le dommage qu'il a fair a la communauté. Je foupgonne, cependant, que cet avantage eft contrebaiancé par un mauyais effet, en ce qu'on accoutume le peuple a voir fouffrir fes femblables, ce qui doit peu-a-peu endurcir le cceur des fpectateurs, & les rendre moins fufceptibles de compaffion & de pitié ; & ce font la peut être , de tous les fentimens, ceux qui ont la plus heuïcufe influence fur la nature humaine , & qui en font le plus bel ornement., Juvenal dit, ' moiïjjima corda Humana generi dare je naturafate- tur.,t Qua lachrymas de dit: Jiac nojlriparsoptima fenjms. (*) (*) La Nature, en, nous donnant des' Jarmes, prouve bien qu'elle nous créa. fenfibles; & c'eft la le plus exquis de tous nos fentimens. Juvenal Sat: XV. Traduclion deMr. Dujaulx.  ( 273 ) On a obfervé que partout, oü des cxécutions & des chatimens publiés font fréquens, 1c commun peuple devient plus infenfible & plus cruel, que dans des lieux oü de tels fpeétacles font rares. Pendant que j'étois a Genève, oü il fe fait peu d'exécutions, un jeune homme fut condamne' a être pendu pour meurtre; & je me fouviens que, plufieurs jours avant & après, on voyoit un air d'inquie'tude & do trifteffe re'pandu dans toutes les fociéte's. Les e'difices publiés-font magnifiques a Berne, comme 1'Hopital, le Magazin a bied, le Corps de garde, 1'Arfenal, & les Eglifes. On vient d'achever un joli batiment, deftiné.a des amufemens publics, comme des bals, des concerts, & des repréfentations théatrales. II y a auffi des appartcmens pour des fociéte's; & des affemblées particulières. La Nobleffe en a fait fes fraix par foufcription; & il n'y a que des fociéte's de cet ordre qui peuvent s'y affembler. On ne permet que trés raremerjt la M 5  c 274 y Comédiea Berne, & on n'a pas encore joué fur ce nouveau Théatre. .La. promenade prés de la grande Eglifc étoit autrefois la feule promenade publique. On l'admiroit beaucoup a caufe de la belle vue dont on y jouit, & de la fingularité de fa fituation; d'un cóté elle eft de niveau avec les rues, & de l'autre élevée perpendiculairement de quelques centaines de pieds nu-deffus d'elies; mais il ya aujourd'hui une autre promenade publique, è une petite diftance de la ville, on 1'a faiteder* nièrement fur un terrain fort élevé le long dc L'Aar. G'elt la plus magnifi* que que j'aye vue , auprès de quelque ville que ce foit. La vue s'étend fur la rivière, la ville de Berne, le pays qui eft au-dela , & les Glaciers de Suiffe. J'ai été voir la Bibliothéquc; outreles livres , il y a un petit nombre d'antiquités & d'autres curiofités. La petite figure d'un Prêtre, répandant du vin entre les corncs d'un taurcau, n'elt précieufe que paree qu'elle éclaircit un paffage de Virgile, & qu'Addiffon en a fait mentioa..  ( 2?T) Cette Bibliothéque a e'te' aiigmentée depuis peu d'une collection de livres Anglois, tous magnifiquement relie's. C'cit un préfent d'un de nos compatriotes. Quoiqu'il ait jugé a propos de cacher fon nom , il a fait connoitrc affez clairement fes principes politique»par la nature de cette collection. J'y ai vu les Oeuvres de Milton & particulièrcment fes e'crits en profe; Algernoa Sidney fur le Gouvernement ; les Oeuvres de Locke ; les Mémoires de Ludlow ; la Traduétion de Tacite par Gordon; Les Oeuvres d'Addiffon &particulièrement le Vreeholder; les Oeuvres de Marvel, de Steele &c. Ce font les plus belles éditions , & le tout cnlemble peut valoir deux eens livres fterlirgs. Lé mème donateur a fait un femblable pré-ent a la Bibliothéque publique de Genève. 11 m'arriva d'ouvrir L'ffomère de 1'édition de Glafgow, que je vis ici. J'y trouvai fur une fèüïffè, non imprimée , une efpèce de dédieaee en latin, a ireiTée a Pafcal Paoli, Généraf des Corfes, & fignee Janies Bom-e/A Je conjecture que Mr. Bofwell avoiï: M 6-  C af*' ) efïvoyé ce bel excmplaire en préfew kfon ami le Général, & que , lorique ce Chef infortuné füc obligé d'abandonncr fa patrie, ce livre eft tombé, avec fes autres effets, entre les mains de fofflcier Suifl'e au fervice de France , qui en a fait préfent a cette Bibliothéque. Les B?rnois vantent fi fort les trophées que renferme leur arfenal, ainfi que le nombre, le bon état & 1'arrangement des armes. qui s'y trouvent , que je n'aurois pü me difpenfer de les voir , quand je 1'aurois voulu. Rien ne m'y a autant intérefie que les figures de ces braves Suiffes qui, les premiers, ont levé 1'étendart contre Ia Tyrannic, & en particulier celle de Guiilaume Teil. 11 eft repréfente' butant a la pomme qui eft pofée fur la tête de fon fils. L'émotion que j'éprouvai a ce fpeclacle n'étoit point feffet de la repréfentation, mais de 1'objet repréfente'; car, dans ce moment, j'aurois vü avec indifférence la plus belle ftatue de Casfar Augufte, qui ■ait jamais été faite. II n'y a certainement point de per-  C 277 ) Tonnages qui ayent plus de droits a 1'admiration & a la reconnoiffance de la pofterite, que ceux qui ont délivré leur patrie de 1'infolence & de 1'oppreflïon des tyrans. Que les circonftances de 1'hilroire dc Teil foient vrayes ou fabuleufes; ces hommes (quels qu'ils foient) qui ont reVeillé le courage de ce peuple, & 1'ont engagé a fecouer le joug Autr'ichien , méritent d'être regarde's comme de vrais patriotes, & ont été certainement animés par ce principe, fi cher a tout cceur généreux, 1'amour dc la Libertéi Addiflbn obfervé , qu'il n'y a pas grand plaifir a voir des Arfenaux, fimplement comme des magafins de guerre. Cependant ce fpectacle ne manque point d'intérêt, en ce qu'il donne quelqn'idée de la force d'un Etat, & qu'il rappelle a 1'efprit les principales circonftances de fon hiftoire. On a expofé dans celui-ci les armes prifes fur les Bourguignons, dans les différentes batailles , qui ont procure' la. liberté de la Suiffe. On y voit auffi la repréfentation du Général Bernois, qui conquit le Pays de Vaud fur CharM 7  C 278 ) les III , Duc dc Savoye , en 1536". Ec s'iis n'ont point a montrer des trophées dc plusfraiche date, je fulsperfuadé que c'eft paree qu'ils font trop pauvres 6e. trop rages pour penfer a étendre leur domination; & paree que les puiffances voifines ont enfin compris, qae les Suiffés par la nature du Pays, & leur valeur pcrfonnelle, font auffi peu ful'ceptibles d'être conquis ,que difpofés, par leurs principes politiques, a entreprendre des coiiquêtes. LETTRE X. X X V I. Eerntï Qüoique les treize Cantons Suifies foient autant de Ré;xibliques , unies enfemble par un méme lien; ils d'fférent cependant beaucoup 1'un de l'autre , par rapport a la forme du Gouvernemenr, auffi bien que par rapport a la Re'igion. La Ri.iigion CathoHque R'omaine e'tant favi) , Me a la M. narchie, on croiJfoit natureliernent, qu'admife daas une  ( 279.) République, elle devfoit y favorifer',. & y introduire le gouvernement Ariftocratique. Cependant ceux des Cantons, oü le gouvernement eft leplus Démocratiquc, font dc cette Rcligion. Et 1'Ariftocratie la plus parfaite fi? trouve e'tablie dansle Canton de Berne, qui eft 1'roteftant. C'eft auffi le Canton le pms puiffant; on le compte en e'tendue de Pays , & en nombre d'habitans , a peu prés é« gal a tous les autres enfemble. Les Nobles de Berne paffent pour extrêmement hauts & fiers. Ils aflectent de tenir les bourgeois a une grande diftance; & ce n'eft qu'avec peine que leurs époufes & leurs filles s'abaiffent, jufques a vouloir fe trouver avec des families de Négocians a des bals, des allemblées, & d'autres divertiffemens , qui exigent la réunion de beaucoup de perfonncs ; auffi les bals de la Nobleffe perdent en agrément ce qu'ils confervent en dignité, & on m'a dit qu'on s'y ennuye trés fouvent. Les Nobles font en poffeilïon de toute la puiffance du gouvernement, & rcmpiifl'ent tous les poftes honorables  ( 2io ) de 1'Ctat. Sans cette reilource ils torn* beroient bicntót dans la pauvreté', le commercc leur étant interdit; mais par le grand nombre d'emplois qu'ils peuvent remplir, & auxquels font attachées des penfions trés confidérables, les families , qui ont le moins de biens, font en état de vivre honorablemcnt. Tout ce Canton, ainfi que le Pay3 conquis , eft partagé en Bailliages , qui forment des établiflemens lucratifs & honorables pour les principales families de Berne. Le Baiili eft Gouverneur & Juge de fon diftrict, & il a un magnifique chateau pour fa demeure. On appelle a lui de toutes les Cours fubalterncs; & on peut appcller de fa décifion, au Confeil de Berne. Les Nobles de Berne, quoique nés Juges, ne font pas toujours inftruits dans les Loix. C'eft pourquoi on a jugéa propos d'établir un eertain nombre de perfonnes, qui ont étudié la Jurifprudence, pour leur fervir d'Affeffeurs. Mais, comme la Nobleile a la pré'e'an* ce fur la Magiftrature, s'il arrivé que le Juge & les Affeffeurs ne s'accordent point, & que le premier demeure at-  ( 2*1 ) taché a fon avis malgré les remontrances des autres, la fentence doit être; formee felon la volonte' du Juge. Ce pofte ne refte. entre les mains dela même perfonne que pendant fix ans. On m'a dit que dans quelques-uns de ces Bailliages, le Bailli peut vivre d'u-ne manière conforme a fon état, & cependant amaffer, pendant ces fix années, deux ou trois mille livres fterlings, fans extorfion, ni rapine. Après avoir rempli un Bailliage, la loine défend point d'étre nommé pour un autre. Le pouvoir exécutif du gouvernement, avec tous les emplois lucratifs& honorables, fe tfouvant ainfi entre les mains de la Nobleffe, on pourroit croire que les rangs intermédiaires, & le petit peuple , feroient panvrès • & opprimés. Cependant il en eft tout, autrement; car les Bourgeois paroiflent jouir généralement de tous les biens: & de toutes les commodités de la vie; & le Payfan eft riche dans tout le Canton. Les Suifies ne fe plaignent pas d'avoir leurs Nobles pour Juges, & de  les voir en poffeffion des grandes charges du gouvernement. ils regardent la Nobleflé comme ayant fur eux une fupériorité naturelle, & ils penfent que ces premières families doivent vivre dans une certaine fplendeur. Mais le pouvoir de taxer direclement le peuple eftun autre article, qui doit être traite' avec toutes les précautions , & toute la pruience irnaginables. C'eft une caufe commune, & la conduite des Nobles a eet égard eft furveillée avec la plus jaloufe attention; auffi ont-ils le plus grand foin de n'uferde ce pouvoir' qu'avec modération. Et de peur qu'ils ne 1'oublicnt, il y a dans 1'Arfenal lifte infeription Allemande, trés propre kles en faire fouvenir ; cette infeription porte, que c'eft a 1'infolence & a la rapacité des- grands , que la Suiffe eft redevable de fa Liberté. Un peuple qui a toujours les armesa la main, & qui eft lui même toute la force militaire du Pays , n'eft pjinten danger d'être opprimé & provoqué* par des taxes. II y a des gens qui penfent, que c'eft une mauvaife polidque chez-les  C 283 ) Sniiïes , dc permettre a un fi grand" nombre d'habitans le fervice mercenaire dans les différentes armées de l'Europe. D'autres penfent, que c'eft une reffource trés utile , & moins nuifible aux Cantons, qu'elle ne le feroit dans tout autre pays. Ceux qui foutiennent ce dernier fentiment 1'appuyent des raifons iuivantes; que toutes les parties de la Suiife, fufceptibles de culture, font deja cuttivées, autant qu'elles peuvent 1'ëtre ;. qu'en confervant un nombre de bras fuffifant pour entrctenir les terres dans. cet état, & pour faire aller toutes les manufaftures, il refte encore un furplus d'habitans , dont on forme les troupes pour le fervice étranger. ils ajoutent que ces troupes ne s'engagcnt que pour un eertain nombre d'annees, après lefquelles la plupart de ces militaires retournent dans leur patrie avec 1'argent qu'ils ont gagné; & , felon la eonvention, toutes ces troupes peuvent étre redemandées par 1'etat, dés que la. néceffité le requiert. Par ce moyen , les Suifles ont fur pied r.ne armée nombreufe & bien difciplinée, qui cnrichit.  C 2?4 ) véritablement 1'état, bien loin dc lm' être a charge-, avantage dont ne jouit aucun autre penple. Cette poütique eft encore fonde'e fur1 une autre raifon, qu'on ne dit pas tout haut; mais que je crois une des principales. Le Confeil craint psut-être que la jeune NoblelTe , reftant dans le pays, & n'ayantque peu d'objots dont elle put s'occuper, ne forméc des cabales , & ne fit naitre des troubles dans 1'Etat, ou n'excitat, par oifiveté ou par ambition, des foulèvcmens parmi les payfans. Les loix, il eft vrai, font trés févères contre les crimes d'état, & on en fait fubir fans difficulte la rigueur a des criminels ordinaires ; mais il ne feroit peut-être pas fi aifé, &. même il pourroit être dangereux de punirun jeune Noble, qui auroit pris leparti du peuple. La prndence paroit donc exiger, qu'on laiffe la plus grande partie de cette jeuneffe exhaler la fougue & 3'inqviiétude, naturelles a fon age , dans la |5!"vice e'tranger. Le gouvernement préféreroit, felon toute apparence, deiaiffer. partir les Officiers & de garder  C 225 ) les foldats ; mais c'eft ce qu'on ne pourroit faire, fans óter aux Officiers les moyens de parvenir dans le fervice a ces grades éleve's, qui font le principal motif pour lequel ils quittent 4eur patrie. Après avoir fervi un eertain nombre •d'anr.ées , ils retournent prefque tous en Süiife; les uns paree qu'ils font las du genre de vie qu'ils ont men é; les autres pour entrer dans 1'héritage de teuts pères, & beaucoup avec des penfions des Princes qu'ils ont fervi. La fougue de la jeuneffe eft paffee. Ils ambitionnent dans leur propre pays les poftes auxquels ils ont droit par leur naiffanee, & qu'ils preferent alors a 1'e'clat des grades militaires. Ils veulent contribuer au maintien des loix, & du gouvernement, qu'ils trouvent fi favorables a leurs families; ou bien ils défirent de paffer, fur leurs terfes, Ie refte de leurs jours dans 1'aifance & -dans la retraite. Voici une circonftance qui me paroit trés remarquable. Ne croiroit-on pas que les Officiers Suilfes, qui re•>viennent du fervice e'tranger &c particu-  ( aStf ) ïièrement de celui de France, apporteroient avec eux dans leurs montagnes le luxe & les frivolités de cette nation, & en infetteroient leurs compatriotes; mais non, ils dépofent les mceurs e'. trangères' avec leur uniforme; & reprennent immédiatement la manière de vivre fimple & frugale, qui caracbérife leur pays. LETTRE XXXVII. Comme j'ai parcourn la Suiffe dans un précédent voyage, nous nous fommes déterminés a nepas nous écarter de la route, qui conduit directement a Strasbourg. Conformément a cette réfolution , après avoir quitté Berne, nous fommes paffés par Soleure, la Capitale du Canton de ce nom. Soleure eft une jo'.ie petite ville, fituée fur la rivière d'Aar. Les maifons font bien L-ades & avec goüt; les moindres ont u air de pror-reté. Le commun peuple y paroit plus a fon aife, &  C 287 ) plus content, que dans aucun autre pays Catholique, que j'aye vu. L'au■ Jerge, ou nous avons logé, reffemble beaucoup è une auberge Angloife. L Ambafhdeur de France auprès des ■.Cantons réfide dans cette Ville. Une des Eglifes de Soleure eft le plus m% gflquc eaifice moderne, qu'il y ait eh L;Arfenal eft pourvu d'armcs a pre» portion du nombre des habjtans de ce 'vAw-°n; ,& °n 7 voit' corame dans Urlena! de Berne, des trophées & des^monumens de la valcur dc leurs ancetres. Au milieu de Ia Salie il y a ■treize figures d'hommes armés de pied ■en cap, repréfentans les treize Cantons. Le Pays entre Solcure & Bale eft Deau quoique montagneux ; peut-être eit-ce la principale raifon de fa beauté a cauie des points de vue fi variés qUe ces fortes de pays préfentent. Nous eumes plus de loifir de contempler ces beaux payfeges que nous n'en foubaiüons, 1'eflieu de notre voiture 5'étant rompu, a quelques nulles avant d'arnver a Bale.  'C 28s ) 'C'étoit le tems fi gai des vendan-ges. On voyoit de tous cótés une 'multitude de payfans & de payfanncs de tout age , occupés a cueillir & a emportcr le raifin; ce qui rendit notre promenade agréable & amufante. Ce tems eft dans tous les pays celui de la •joye & des fétes; il approche le plus de ces defcriptions exagérées que les anciens poëtcs ont fakes du bonheur cbampêtre. Peut-être n'y a-t-il pas autant d'exagération dans ces tableaux, que de changement dans nos mceurs. Si on 'laiffoit le payfan jöuir du fruit de fes travaux, ne méncroit-il pas une vie plus agréable que les hommes de tout autre état ? En dépit de la mifère & de 1'oppreffion, il règne en France, dans le tems des vendanges, un heureux enthoufiafme, une agréable folie, un ouhli parfait de tout fouci. La mufique, la danie, & 1'allégrefle animent tous les villages. Et faas les haillons &' les vifages décharnés des gens de la campagne en France, on crokoit, a les voir d rs le tems des vendanges, quj leur état eft aufti digne d'envie, que celui dont jouiflbient autrcfois les bergers ;  e 289.) I -bergers d'Arcadie, felon les Poëtes. Les payfans dc la Suiflè ne fe livrent pas a une joye auffi vive, ni auffi bru:. Tante; jouilfant de la fanté, de la liberté & de 1'abondance, ce'bonheur [ ne leur infpire qu'une fatisfaction calme, une gayeté douce & tranquille. Arrivés a Bale, nous-fümes lo?er aux Trois Rois. Cette Auberge eft, | par fa fituation au bord du Rhin, la ■ -plus agréable qu'on puiife imaginer. , -Des fenêtres d'une grande falie èman, ger, on voit au dela de ce beau fleu! ve , les fcrtiles plaines qui font de l'autre cóté. I Je fors dans le moment de cette fai; :1e oü nous avons foupé. Nous étions ■une douzaine a table. J'étois a cóté d'un fortaimable homme de Strasbourg, avec iequel j'ai beaucoup caufé. II a, voit pour compagnon de voyage un marchand d'Amfterdam a face lar & on lui apprendroit a être moins dé.vot une autre fois. L'ingénieux inventeur des tambours* n'a fans doute jamais foupgonné qu'ils pourroient devenir un fignal de dëVotion; Mais les progrès- des modernes dans 1'art militaire font tout-a-fait étonnans. Et, après ce que je viens de dire , il ne faut pas de'fefpérer de voir des régimens entiers dreffés de manière, a manger, boire, & faire d'autres fonctions animales, tous a la fois , au commandemcnt de 1'Officier , de la même manière qu'ils chargent & déchargent leurs fufils.  ( 33° ) LETTRE XLIV. Manheim. Ayant laiflë des ordres a Genève, de nous expe'dier toutes nos lettres d'une certaine date a Manheim , & cellss qui viendroient après a Francfort fur le Mein, j'ai eu ie bonheur de recevoir les vótres hier au foir. Je fuis auffi indigné que vous pouvez 1'être contre ceux qui cherchent a troubler la paix des families, en publiant des fatyres caloranieufes ; & je fuis mortifie' qu'on ait attaqué fi injuftement le Lord —. Cependant je verrois avec beaucoup de peine que, pour prévenir de tels incor.véniens, on reftreignit le moins du monde la liberté de la preffe. Je fuis tous les jours plus cönvaincu que les productions qui en font le fruit, fans en excepter les Gazettes les plus licentieufes, ont répandu par toute la Grande Bretagne, avec beaucoup de fottifes & d'impcrtinences , cette haute eftime qu'on y a pour la conftitution, un fentiment plus vif des  CSV ) droits des fujets & en ge'néral plus dc lumières, qu'on n'en trouve chez aucune autre nation. Une loi, telle que votre ami la propofe , mettreit fans doute les individus a couvert des inl'ultes dont je parle; mais elle les priveroit en même tems d'un des grands moyens de dëïendre leur innocence , & de de'couvrir les injuftices plus effentielles qu'on pourroit leur faire. Le citoyen de la Grande Bretagne perdroit le droit qu'il a de fe plaindre publiquement a fes compatriotes, lorfqu'il fe trouve opprime' par 1'abus des Loix, ou par 1'iniquite' des gens en place. On a vü les hommes les plus intègres, le'fe's de la manière la plus indigne & la plus cruelle par des gens revêtus de poftes e'levés, & prote'ge's par le miniftère. Les premiers n'avoient de reffource, que d'en appeller au jugement d'un. public impartial; & ils l'ont fait avec fuccès. Chacun peut imaginer aifément les différentcs fortes d'injuftices & de violences auxquelles les pauvres, ou des hommes peu de'fians & fans protecteurs, font cxpofés en de'pit des loix, ou peut-être k 1'ai-  ( 332 ) de des loix, de la part des riches, ou' d'hommes infidieux èc p'tiiflsfhs Combien de mé .-hans, qui peuvent bien réuffir a étouffer leur confcience & a éluder la loi, mais qui tremblent a 1'idée de voir leurs iniquités rendues publiques ; & rien ne peut mieux réprimer 1 infolence qui accompagne ordinairement le pouvoir, que ce privilège d'expofer des griefs particuliers au tribunal du public. De cette manière la caufe des particuliers devient une caufe publique, & 1'indignation générale qu'elle excite eft tout-a-la-fois, la punition la plus redoutable pour lés opprcffeurs, & une des plus fortes barrières pour la défenfe de ceux qui pourroient êtreopprimés. _ C'eft encore le moyen le plus expéditif & le plus efficace de donner 1'allarme a toute la nation, lorfque le gouvernement fait de grandes fautes, ouqu'il manifeite quelque defféin contraire a la conftitution. On découvre ainfi & on prévient plufieurs maux, qui fans cela n'eüffent'été connus, que lorfqu'il n'y auroit plus* eu de remède. Cette liberté je 1'avoue-'.  < 333 ) enfante mille extravagances , & me foule de cenfeurs dont la méchanceté fait tout le mérite; mais elle en produit auffi d'un caractère différent, de la part defquels les Miniitres regoivent Jes avis les plus utiles, qui eufiem été perdus , fi ces publications anonvm.es n'avoient pas été permifl-s. Les défordres pafiagers & particuliers , qui réfultent de la liberté pubisque, ont été fort exagérés par certaines gens , & reprélèntes comme 1'emportant fur tous les avantages d'un gouvernement Iibre. Mais fi ces gers avoient occafion de voir de prés Jes maux qui réfultent d'un gouvernement abfolu, ils s'appereevroient bientót de Jeur erreur. Le plus grand mal que puiffe pro.duire la licence qui accompagne la li« bené civile, c'eit que la condtme abfurde, ridicule, impertinente de quelques-uns de fes défenfeurs, réels ou fimuiés, pourroit dégoüter de la liber_té ellc-même; de même qu'un homme pourroit fe dégoüter de la lbciété de fon meillcur ami, s'il étoit toujours accompagne d'un chien hargneux, qui  C 334 ) fie feroit continuellement que montrer les dents & aboyer. Mais pour fentir combien il y auroit de foiblelfe dans une telle conduite, il n'y a qu'a fe rappeller que la licence n'a jamais e'te' poulfée plus loin en Angleterre, que depuis quelques anne'es; or quels font ces grands maux qui en ont réfulté? Plufieurs perfonnages refpectables ont été maltraités dans des papiers publics. Quelques écrivains audacieux ont échappé la punition qu'ils méritoient. II y a eu des vitres caffées; les caroffes de quelques membres du Parlement ont été couverts de boue par la- canaille. Qu'eft tout cela en comparaifon de la rigueur continuelle du joug defpotique ? la on eft obligé de veiller avec une circonfpection inquiéte & pénible fur toutes fes actions; on n'ofe dire fon fentiment fur les événemens les plus ordinaires; on eraint de nourrir parmi fes domeftiques des efpions du gouvernement; on fe défie de fes parens, & de fes plus intimes liaifons -, on eft expofé en tout tems a 1'oppreffion des hommes puiffans & è 1'infolence de leurs favoris. A mon  ( 335 ) avis, il n'ya point de défordre, point de confufion qui foit autant a redouter que la régularité auitère, & la policé fi vantée de ces gouvernemens arbitraire», oü les cceurs font ftrrés par la crainte, oü 1'on n'ofe fe montrer dans fon mi caractère; oü 1'efprit, namrellement libre, doit ramper devant 1 efclave titre'; oü le génie doit réprimcr fes élans, & |es facrifier aux idoles du pouvoir; oü 1'ame humaine enfin, toujours dans les chaines, fe refufe a tout effort généreux. LETTRE X L V. Mayence. _ Nous avons quitté Manheim il y a cinq ou fix jours. Comme dans cette partie de TAllemagne , les chemias font parfaitement bons, & que le pays eft une plaine continue, 'on y voyage trés commodément. Depuis Bale jufques a prés de Mayence, la route de la pofte n'offre ni montée ni defcente;  < 33-6 ) e'tendue de terrain confidérable pour être parfaitement horizontale. ;Le grand nombre de Reiigieux & de Moines de toutes couleurs, qu'on rencontre en aoprochant de cette ville., nous anprit que nous arrivions dans un Etat Eeclélialtique -, & la corpulence, ainfi que la face vermeille de ces Pè-res, prouvoient fuffifamment, que ce n'eft pas en vain qu'ils dcmeuient fur les rives fertiles du Rhin. ■Quelques-bons Chrétiens" qu'ils puiffent être, plufieurs d'entr'eux ont bien 1'air de rendre quelquefois leurs hommages a Bacchus, cet ancien Dieu des Payens , fans être dirige's dans leur culte comme les foldats de Manheim le font a la parade. Nous vimes un de ces reiigieux qui paroiffoit avoir quitté 1'autel dans le moment. H marchoit de 1'air du monde le plus infouciant, fans obferver la direction en Iigne droite, & fans remarquer s'il alloit a droite ou a gauche. II marmottoit quelque chofe chemin failant. —■ Répéteroit-ii fa Patenótre? dis-je au Duc. Je crois plutót, répondit, celui-ci,  lui-ci, que dans ce moment Horace eft fon bréviaire. (*) Qjfo*»*> Baede, rapit tui Plenum ? Qua nemora, aut quos agor in Jpecus Velox meute nova? A Mayence le pays des deux cótéS du Rhin, commence a devenir montagneux & irrégulier, ce qui fait que les mes du fleuve font bien expofées au foleil. C'eft ici que croit le vin de Rhin le plus excellent, & une trés petite partie feulement de ces riches cóteaux eft d'une valeur confidérable. II y a une fuite de Villages bien peuplés depuis Mayence, par Baccaracli, juf- (?) 0a. fu,s-je emporté, Bacchus, par a divmué dont tu me remplis ? Dans quelles forêfs, dans quels autres fuis - je conduit tout-a-coop par le nouve'l Efput qui me domine? Traduflion de 1'Abbé le Batteux. Tomé I. p  X 33 qués a Coblentz, oü le Rhin recoit la Mofelle. On dit que le nom de Baccafach vient d'un autel de Bacchus (BaccM ara~) qu'on fuppofe avoir été érigé par les Romains , en reconnoiffance de la quantité & de la qualité du vin que produifent les environs. Un peu avant d'arriver a Mayence nous paffames devant La Favorite, un beau palais appartenant a 1'Eledteur, & bati au confluent du Rhin & du Mcin. Mayence eft agréablementfituée, batiefur unplan régulier, & richement pourvue d'Eglifes. La Cathédrale eft un lugubre édifice. Elle a ce qu'ils nomment un tréfor. II confifte en un grand nombre de bijoux groffiers, quelques reliques, & une immenfe garderobe d'habits facerdotaux. II y a une garnifon dans cette capitale; mais on ne voit pas aux officiers cet air avantageux qu'ils ont ordinairement. I's paroiflent fentir qu'ils ont le Clergé pour Maitre, & Je m'imagine que cette circonftancc les humilie un peu. Les rues fourmiüent d'EccléfiafU-  * 330 ) ques; quelques-uns ont de beaux ca- bre de domefhques. J>ai rema , auffi beaucoup d'Abbés petits-maitres; onvottd'abordque ce font euxquifon Je beau monde, & qui donnent le tori dans cette ville. Quoiqu'il faille convenir que dans cet E eftorat le Clergé ne s'eftpo ™ juitice , & reconnoitre que le peuple v paroit auffi fort a fon aife. 0n y voit France, & mème que dans le Palati- riLr°adr°is vo!ontiers voir une Couf Eccléfiaftique ; mais Ie Duc de H— qui ne paroit pas fort épris de cuelqué Cour que ce foit, dit que celles dece genie doivent etrc encore plus trifies, «plus ennuyeufes que les autres. II rntl fC Pas/PPare« qu'il veuilleparoitre a celle de Mayence. En ce cas Jans autre ceremonie. P 2  < 34° ^ LETTRE X L V L Francfort fur h Mm. Nous fommes ici depuis trois femaines. Pour bien juger du caraftère & des mceurs des habitans d'une ville, il faut avoir ve'cu famiiièrement avec enx, & cela pendant un tems aifez confidérable ; mais il n'eft pas beföin d'auffi longues obfervations pour avoir une idéé de la nature de fon gouvernement. Les funeftes effets du defpotifme, ou les bénignes influences de la liberté & du commerce, fautent aux yeux du voyageur le plus inattentif. Les rues de Francfort font fpatieufes & bien pavées; les maifons belles, propres & commodes; les boutiques bien fournies. L'habillement, le nombre , i'air & les manières des habitans montrent affez, fans qu'il foit beföin d'autres informations, qu'ils ne font point fous le joug d'un petit defpote, dont le fafte les appauvriffe, & dont les caprices les obligent a obTcrvcr leurs mom-  C 341 ) Sf! aH^S' & leurs ^matches les plus mdifférentes. • Les maifons font batics en briques • maïs cequi Jeur donne une PlnX J apparcnce, c'eft qu'elle. font "cou^ d une cfpecede platte rouge. On n'en fait ufage que depuis peu ,& on eroit que cela rendra les e'dificés plus durables. Lcsfagadeideplufieutsdespus belles maifons font ornées de bas relieS enplatre blanc, pouF imiter le marbre Le contrafte du rouge & du blanc eft trop fort, &neplaic point a ceux Qu aiment lafimplicité. Mais les aZZ en general ont beaucoup de goüt pur toutcequiadel'eclat^nfaldema! Se'eubïïr Cn ^ d'habil]CmMS * Francfort eft une Ville Impériale £ & ;ili°Vernt0ire eft très Pcu étenoü.; Lgtatg~^fcs P-rres ,VPTTS ,CS Rdigions y font ^'re'es Reli^ion t61'^"68 reIlriótions; mais la i ?« ïï Lu1thenenne eft la dominante, & lts Magiftrats font de cette communion. La principale Eglife eft entre les P 3  ( 3-4» ) mains des Catholiques Romains; mais il ne leur eft pas permis d'avoir des proceffions publiques dans les rues. Toutes les cérémonies de leur Religion fe font dans les maifons des particuliers , ou dans 1'intérieur de 1'Eglife. II y a une Chapelle, oü 1'on conduit 1'Empereur immédiatement après fon élection, pour être couronné par 1'Electeur de Mayence. Les Juifs ont une Synagogue dans cette ville ; mais on n'a jamais permis aux Calviniftes d'avoir un Temple fur le territoire de Francfort. Ils font leurs dévotions a Boekenheim dans le Comté de Hanau, oü ils ont bdti une Eglife. Cela eft dur; & il paroit, au premier abord un peu extraordinaire que Martin Luther fe montre plus tolérant pour fon ancien ennemi Monfeigneur Pierre, & même pour Judas Ifcarioth , que pour fon co-réformateur Jean Calvin. Quoique Francfort paffe pour une belle ville, & que fon enfemble ait un air de magnificence, il n'y a cependant point d'édifices qui foient dignes d'attention, On s'attend néanmoins que  ( 34S ) tous les e'trangers irontvifiter la Maifon de Ville, & la Salie oüfe fait 1'éleciion de 1'Empereur. Ce feroit encore montrer bien peu de curiofite' que de ne pas demander a voir la Bulle d'or qu'on y conferve avec le plus grand föin. II en conté un ducat; & c'eft bien payer la pertniffion de jetter un coup d'oeil fur un vieux rnanufcrit, qu'a peine un* perfonne fur cent peut lire , & qUQ moins encore peuvent comprendre. - Un de nos compatriotes, qui s'étoit promis plus de plaifir pour fon argent fe plaignic haiuement de cette exaclion; Et ayant entendu un Allemand raconter combien tout eft cher en Angleterre il lui répondit: — 11 „y a rien ^ Angieterre de ft cher, que votre buUe a or a brancfort. Je ne dois pas oublier de faire mention d'un ufage trés fingulier , dont J ai cherché en vain l'origine. Tous les jours a midi, deux femmes paroident fur la galerie du grand clocher, avec des trompettes, dont eiles jouent quelques airs graves. Cette mufique eft accompagnée d'une pfalmodie vocale, P 4  ( 344 ) exécutée par cinq hommes, qui pourcet effet paroiffent toujours avec cescbux femmes. • Le peuple de Francfort a une paffion de'cide'e pour le chant des Pfeaumes. II y a un grand nombre d'hommes & de gargons qui n'ont pas d'autre proféffion. Ils font paye's par quelques families pour chanter deux ou trois fois la femaine le matin, avant que les Chefs de la familie foient leve's. Dès qu'il meurt une perfönne tant foit peu aife'e, une bande de ces chantres s'affemble devant la maifon & chante tous les jours pendant une heure, jufqu'a 1'enterrement. La même bande accompagne les funérailles, chantant des hymnes le long du chemin. Les Funérailles fe font ici avec beau-coup de pompe. — Un homme vêtu de noir, & portant un Crucifix au bout d'une longue perche, conduit le cortège. Après lui marchent plufieurs hommes habillés de la même manière, & qu'on loue pour cet effet ; chacun d'cux porte un citron dans la main: Enfuite viennent les chantres, qui pré-  C 345" ) cedent le mort; & enfin les parens &t les amis, dans des caroffes de deuil, ferment la marche. Le crucifix eft porte' de cette manière a toutes les funérailles, foit qu'on cnterre un CatholiqueRomain, un Lutlierien, ou un Calvinifte. J'en fus, trés fürpris par rapport aux perfonncs des deux dernières communions. J'aurois cru que les Calviniftes en particulier auroientpüdigérer peut-étre les citrons,. mais jamais le Crucifix. II y a beaucoup de Calviniftes dans cette ville; Ils pafient pour .les habitans les plus induftrieux, & font oertainement les plus riches. Peut-être en font-ils en partie redevabies a une circonftance, que quelques-uns d'eux regardent comme trés dure ; favoir leur exclufion de toute participation au gouvernement de la ville. Beaucoup de. families Calviniftes defcendent des Proteftans Frangois , qui abandosnèrent leur patrie a la révocation de 1'Edit de Nantes. Plufieurs villagés prés de Francfort,., font entièrement peuplés de RéfugiéSt Frangois; qui s'établirent en foule dans P5  C S4* ) ces quartiers. Leurs defcendans parient la langue de leur ancienne Patrie dans leur domeftique , & ont confervé plufieurs ufages de leurs ancêtres julqu'a ce jour. Deux ou trois families d'origine Anjloife demeurent actuellement a Francfort. Leurs pères fe font d'abord réfugiés en Hollande pendant leS perfécutions du règne de Marie; &, chaffés enfuite de la Hollande par les cruautés du Duc d'Albe, ils ont trouvé enfin, dans cette ville libre & impériale, un afile pour eux-mémes, & pour leur poftérité. Le nombre des Juifs de Francfort eft prodigieux, quand on confidère a quelle gêne on les affujettit. - Ils font obligés de vivre dans une même rue, qui eft murée a 1'une de fes extrémités; a l'autre extrémité il y a une grande porte, qu'on ferme régulièrement a une certaine heure du foir, après laquelle les Juifs n'ofent plus paroitre hors de leur quartier, mais doivent refter claquemurés & entafles les uns fur les autres jufqu'au matin; Comme la rue eft étroite, 1'efpace deftine' k chaque fa-  ( 347 ) mille petit, que les enfans d'Abraham n'ont jamais paffe' pour propres, & qu'ils font trés prolifiques, vous comprenez que le Quartier des Juifs, n'eft pas celui de la ville oü 1'on refpire le mcilleur air. Je ne crois pas qu'ils ayent pü être beaucoup plus mal logés dans le pays d'Egypte. Ils ont offert plufieurs fois des fomnies confidérables aux Magiltrats de Francfort, pour avoir la liberté de bdtir une feconde rue, & de fe mettre auffi plus au large; mais jufques icion a rejetté toutes leurs propofitions. Lorfqu'il y a quelqu'incendie dans la ville, les Juifs font obligés de porter leau, & en reconnoiffance les Magiltrats leur permettent d'avoir des Ju^s de leur Nation, pour décider les différensqui furviennent entr'eux; mats fi 1 une des parties refufe de fe foumettre a la decifion de ces juges, elle peut en appel Ier au Magiftrat. Le eommerce qu'ils font doit leur procurer de bien grands avantages pour leur faire fupporter de te4s inconveniens. Pendant le jour ils ont (a !iberte d'aiier par toute la rille; prmièP 6  c 34* r ge dont ils profitent avec autant d'afTfduité que d'induftrie. Ils vous attaquent dans les rues, fe tiennent a la porte de votre logement , fe glifient même dans votre chambre, pour vous offrir tout ce dont vous pouvez avoir beföin Et s'il vous arrivé de paffer devant 1'entrée de leur rue, ils vous demandent votre chalandife, avec autant de violence & de clameurs que nos bateliers de la Tamife. J'ai été deux fois a leur Synagogue: Leur culte n'a rien d'impofant, mais ils y apportent une apparence de zèle & de ferveur. J'ai vü une de leurs principales cérémonies adminiftrée a deux enfans. II eft impoffible de ne pas compatir au fort de ces pauvres créatures, initiées d'une faeon fi cruelle dans une communion, qui eut jadis le malheur d'être méprifée par les Payens, & qui eft aujourd'hui en exécration a tout Chrétien dévot.  C 349 ) LETTRE XLVII. Francfort fur k Mein. Vous.ferez furpris que nous reftions H longtems dans -une ville oü ii n'y a point de Cour, & très peu de ces amufëmens, qui attirent & qui retien. «ent les e'trangers. II eft vqrai ^ dant que le Due de H- paroit aimer beaucoup Francfort; & pour ma part je me fuis lié ici avec des gens de mérite, de 1'amitie' defquels je fais beau. coup de cas, & J(, ne ne'gligerai aucuae occafion de la cuitiver! II y a dans cette ville deux föciétes, lune de Nobles , & rautre * Bourgeois. La première eft compofe'e de quelques families de diffeYentes Dar! ties de 1'Allemagne , qui ont choTfi Francfort pour leur re'fidence, & d-i ri fe FrL°?re d-e dt°yenS de Fiancfortmeme, mais qui fe font fait ennoblir. Les autres Citoyens qui fréquentent les e'trangers, ont fait fortune par le commerce . & quelques uns s'en occupent encore! 1 * P 7  C J5° ) " Un jour de chaque femaine, les Nobles' ont une affemble'e publique. On y prend du thé-, on y fait la converfation, & on y joue aux cartes depuis fix neures du foir jufqu'a dix. Les autres jours la même compagnie fe raffemble tour a tour dans les maifons particulières, & on y paffe la foirée de la même fagon. Aucune des families Bourgeoifes n'eft invitée a ces parties, mais elles ont entr'elles de pareilles affemblées , & il y a beaucoup de maifons de cet ordre dont les maitres font les honneurs de leur table d'une manière trés généreufe a leurs amis, & aux e'trangers qu'ils connoiffent. Les gentilshommes qui réfidenta Francfort , & ceux de tout rang & de touc pays qui paffent par cette ville, acceptent avec plaifir les invitations a diner de la part des bourgeois; mais aucune Allemande de condition ne s'abaifferoit jufques la. Tandis que leurs pères, leurs maris, leurs frères, vont diner trés agréablement a des tables bourgeoifes , elles aiment mieux manger feules chez elles; & certainement ayec raifc-n , fi elles P^férent a la-  C S5i ) bonne chère, une diéte trés économique. La diftinction des rangs eft obfervée en Allemagne, avec toute la précifion fcrupuleufe que mérite une chofe de cette importance. II y a a Francfort un concert public, foutenu par les foufcnptions des habitans. On pourroit croire que les foufcripteurs prennent leurs places, fuiyant 1'ordre dans lequel ils entrent, & que les premiers arrivés ont la liberté de choifir. U n'en eft rien. — Les deux premiers rangs font réfervés aux femmes de qualité; & les femmes & filles des bourgeois font obligées de fe contenter des places de derrière , a quelqu'heure qu elles foient venues, & quelle que foit leur foufcription. Après tout cela n'eft pas encore fi mal que dans une aflemblée de nobles, oü il n'eft pas permis aux repréfentans du peuple de s'affeoir , même dans la galerie quelque cher qu'ils ayent payé le droit de féance au Parlement. Depuis notre arrivée on a ouvert le théatre; une troupe de'Comédiens Al-  ( 35* ) • lemans y jouera pendant tout fhyver. J'ai èté a la première repréfentation. Avant fa pièce, on a donné une efpèce de prologue allègorique, qui devoit être un compliment aux Magiftrats de Francfort". Ce prologue a été exécuté par trois perfonnages avec leurs attribttts ordinaires , favoir la Juftice, la Sageffe, & 1'Abondance. Cette dernièrc étoit tres bien repréfentée par une femme fort grande & puiffante, & de plus enceinte. U faut efpérer pour 1'amour des bons habitans de Francfort, que les deux premières font mieux repréfentées dans 1'hötel de ville, qu'elles le furent fur le théatre. Le prologue a été terminé par une longue harangue , que prononga 1'Apollonj'ofe dire leplus Lourd, qui ait jamais été vü au ciel ou fur la terre. On a joué enfuite notre George Barnwel.: Le Traduéteur Allemand y a fait de grands chaiigemens. Barnwel eft repréfente' .comme un jeune homme imprudent; mais il n'affaffine pas fon oncle, comme dans la pièce Angloife , & ne fe rend coupable d'au-  C 353 ) cim crime Capital. C'eft pourquoi le Traducteur, au üeu de le pendre, le marie a la fin de Ia pièce. La plupart des Tragédies & des Comédies qu'on repréfente fur le théatre Allemand font traduites de 1'Anglois ou du Frangois; car il n'y a pas fort longtems que 1'Allemagne fi fertile en Auteurs Théologiens , Jurifconfultes , Médecins, Chymiftes &c.— n'avoit produit que peu de Poëtes (*) Jam nova progenies ctelo di» mittitur. a//o9 & la mufe Allemande eft aujourd'hui admirée par toute 1'Europe. Des hommes de génie en fentent & en louent les beautés, méme dans des traductions, ce qui eft une forte preuve de 1'énergie de 1'original. JJ n'eft cependant pas fort encourageant pour la Poëfie de cette Nation en général , & la Dramati- (*) Apréfent une nouvelle race defeend du ciel.  que en particulier, que la langue Francoife ait prévalu dans toutes les cours, & qu'on y repréfente les pièces écrites en cette langue pre'férablement aux pièces Allemandes. La langue naturelle du Pays eft regarde'e comme un langage vulgaire & de Province, & la Frangoife comme celle qui convient uniquement aux gens de faeon. Les Enfans des families les plus diftinguées apprennent cette dernière langue avant celle du pays , qu'on leur laiffe ignorer auffi longtems qu'il eft poffible, pour ne point g&ter leur prononciation Frangoife. J'ai vu des gens qui regardoient cette ignorance comme une perfettion, & qui s'en vantoient; qooiqu'elle ne fut pas auffi complette, qu'ils vouloient le faire croire. Plufieurs perfonnes,. qui entendent parfaitement la langue Allemande, m'ont affuré qu'elle eft nerveufe, abondante , & fingulièrement propre pour la Poëfie. La vérité de cette affertion eft prouvée par les ouvrages de plufieurs Auteurs modernes qui ont tache' de détruire le préjugé fi peu natu-  ( 355 ) rel de leurs compatriotes, & de remefc* tre en honneur le langage de leurs Ancêtres. Mais que peuvent les efforts du bon fens, du gout & du génie contre la mode, & 1'influence des Cours. On doit compter parmi les amufemens d'hyver de cette ville, les parties en traineau. Elles ne peuvent avoir lieu que lorfqu'il gêle, & qu'il y a une quantité fuffifante de neige dans les rues. J'ai eu 1'occafion de voir dernièrement une partie brillante dans ce genre ; quelques jeunes gentilshommes la donnoient a un nombre égal de Dames. Un traineau eft un bae fait en forme de cheval, de lion, de cygne, de griffon, de licorne, ou autre figure pareille. Ces bacs ne font-point montés fur des roues, mais fur des efpèces de patins 9 afin de pouvoir gliffer fur 'la neige. Ils font dorés , ou ornés de manières différentes , felon la fantaifie du propriétaire. D'un cóté il y a une perche, a laquelle eft attaché un drapeau qui flotte fur la tête de ceux quifont dans le traineau. La Dame enveioppée de fourrures eft alfife dans le  ( 356 ) bac, & le conducteur fc ticnt derriè-re fur un banc, approprie' pour cet effet. Le tout eft tiré par deux chevaux, qui font conduits par un poftillon, ou par celui qui fe tient derrière le traineau. Les chevaux font charge's d'ornemens, &.ils ont des grélots pendus aux harnois qui les couvrent. II y avoit une trentaine de traineaux, & chacun e'toit accompagne' de deux ou trois doraeftiques a cheval portant des flambeaux; car ce divertiffemcnt commenca a nuit tombante. Un traineau fe chargea de conduire les autres, qui fuivoient, fur une Iigne, aune certaine diftance 1'un de l'autre; & ils parcoururent ainfi, pendant deux ou trois beures, les principales rues & les places de Francfort. Les chevaux vont d'un bon trot; lè mouvement du traineau eft doux & agréable. Les grélots , les drapeaux & les flambeaux donnent de 1'éclat & de la gayeté a cc fpeCtacle, qui paroiffoit faire beaucoup de plaifir aux acteurs, & qui étoit admiré des fpectateurs. Peu de jours après , comme nous-  C 257 ) nous préparions a partir" pour Hanau eu traineau, Mr. S—, frère du Lord b~, arriva a notre auberge. Quoiqu'il ëiit voyage' pendant deux jours & deux nuits, fans s'êcre couche', il fe trouva fi peu fatigué qu'il voulut être de notre partie. Hanau n'eft éloigne'e de Francfort que de quelques lieues, Nous éprouvames combien le mouvement du traineau eft doux & aifé- & je puis vous aiTurer que dans des tems de neige & de gele'e , e'eft la" manière de voyager Ia plus agréable qu'il f0it poffible d'imaginer. Le Prince Héréditaire de Heffe CaiTel réfide a Hanau. En entrant dans Ia ville nous rencontntmes la Princeffe qui eft Sceur du Roi de Danemarc. Elle faifoit auffi une promenade on' traineau avec les Dames de fa Cour. Outrc les troupes de Hanau, il y a dans cette ville deux régimens Hanovriens. Le Prince Héréditaire n'eft pas trop b;en avec le Landgrave fon pèrc Cependant il vit ici dans un état d'independance ; & il jouit des revenus dece Comté, qui lui eft garand par les Rois d Angleterre, de Pruffe & de Da-  C 35' ) flcmarc-, mals il n'y a aucun commerce entre cette petite cour, & celle de ■Heffe-Caffel. Après diner nous fommes retourne's a Francfort. Le Duc a engagé Mr. S— d'y refter plus longtems, qu'il fe 1'e'toit propofé. C'eft un jeune homme plein de fens, de courage & d'ambition. Son grand-père, le vieux Duc de D— voudroit le faire entrer dans les ordres , lui promettant une rente de 2000 livres fterlings, ce qui eft la dot ordinaire de la familie. Vous avouerez que peu de cadets pourroient réfifter a une fi forte tentation; mais la Nature paroit avoir deltine' ce jeune Seigneur a un autre genre de vie. Je crois qu'il préfe'reroit le commandement d'un régiment, de Dragons a 1'Archevêché de Cantorbery. LETTRE X L V I I I. Francfort fur le Mei». H y a ici des Nobles qui ne négligent aucune occafion de, faire remar-  C 359 ) quer la différence effentielle qui exifte & la diftinction qu'il convient de faire entre leurs families, & celles des Bourgeois. Les premiers foutiennent que quoique ces derniers ayentacquis, par Je commerce ou par quelqu'autre profeffion tout auffi ignofale, de grandes nchefles, qui les mettent en état de vivre avec une magnificence au. deffus de leur rang; cependant ils confervent toujours dans leurs fentimens & dans leurs manières, quelque chofe qui fe fent de la baffeffe de leur extraction, & qu'on ne rok point chez la yraye Nobleffë. -H ne paroit pas que le Duc de H— foit affez avancé dans 1'étude de la Nature pour appercevoir cette diftinction II voit les fociéte's des Bourgeois tout auffi volontiers que celles des Nobles • II dine chez les uns, & prend le café chez les autres, avec la plus grande impartialité; & s'amufe également bien chez tous les deux. Les deux families que nous fréquentons le plus font celles de Mons: Barkhauf», & de Mons: Gogel. Le premier, qui elt un des principaux Magi-  ( 3*o ) ftrats eft un homme de favoir & de •mérite. Son Epoure eft d'une familie noble dans- le Duohé de Brunfwick. C'eft une femme d'un fens admirabie & trés inftruite. Elle connoit beaueoup la littérature Angloile & Ia Francoife. Elle parle cette dernière langue comme fi elle étoit née en France -, & quoi qu'elle ne puiflè foutenir une converfation en Anglois qu'avec peine , elle entend & goüte quelques uns de nos meilleurs Auteurs. Monfieur -Gogel a voyage' dans la ■ plus grande partie de 1'Europe ■, & connoit également les hommes & les livres. II a fait une fortune confidérable par le commerce. II vit bien, & recoit trés gracieufement fon monde. > Nous trouvons dans ces deux maifons la meilleure compagnie des deux fociétés de Francfort, & nous y paffons alternativement nos après-dinées, lorfqu'il n'y a point d'affemblée publique Et comme le degel vient de fondre la neige, nous faifons fouvent le matin des courfes dans les environs de cette ville, qui font trés beaux. Un jour que nous nous promenions  ( 3*1 ) h cheval le long des rfves du TVTein, pres du village de Heix, qui eft fur le territöire de l'Eleéteur de Mayence, nous remarquames un édifice, qui paroilfoit étre le chateau d'un Prince , ou du moins d'un Evéqne. Comme il fhrpaffoit en magnificence tous jes e'difrèës modernes que nous avions vüs en Allemagne, nous fumcs furpris de n'en avoir point entendu parler. Nous nous approchames, & en y entrant, nous trouvimes que les appartcmens, quoiqu'ils ne fuffent pas diftribués avec le meilleur goüt poflïble, répondoient cependant pour la dépcnfe, a ce qu'anncneoit 1'exte'rieur. Les ouvriers qui travailloient aux appartemens nous apprirer.t, que ce Palais appartenoit a un Marchand de Tabac de Francfort, oü il tenoit encore boutique; & qu'il avoit accumulé une fortune immenfe a -fabriqucr & a vendre du tabac en poudre. Prés de la maifon il y a un autre grand édifice, deftiné a la fabrique. II contient un grand nombre de chambres pour les ouvriers, & des caves v utées; elles font deftinées a conferver Tomé I. O  C 362 ) les diffé'refitcs fortes de tabac, jufqu'a. ce qu'on les envoye a Francfort pour la confommation de la ville, ou qu'on les cmbarque Fur le Mein pour l'étranger. Le propriétaire nous apprit que dans les deux édifices il y a exactement trois eens chambres , dont le plus grand nombre fe trouve dans la maifon deftinée pour fa demeure. Nous ne voulions point embarraffèr notre homme par des queftions difficiles, fans quoi nous lui aurions demande quel ufage il pre'tendoit faire d'un fi grand nombre de chambres , qui pourroient fervir de barraques a deux ou trois mille foldats. On nous dit a Francfort que ce marcband, qui n'eft pas ne' dans cette ville , mais qui s'y étoit établi depuis plufieurs années, aroit demandé au Magiürat la permiffion d'acheter un eertain terrain pour y batir -une maifon &c —\ (ce qu'aucun citoyen ne peut faire fans le confentement du Confeil). Sa demande lui étant refufée, il avoit acheté un morceau de terre fur le territöire de Mayence, qui avoifine celui de Francfort, &.fur les bord* du Mein; &oom-  ( 3*3 ) rhe fl a été trés piqué de ce re