TABLEAU de la SOCIE'TÉ et des MOEURS, en FRANCE, en SUISSE, et en ALLEMAGNE. T 0 M E ii   TABLEAU DE LA SOCIETÉ et des MOEURS, enFRANCE, en SUISSE, et en ALLEMAGNE: A V E C Des Anecdotes rélatives k quelques Pehsonnages distingués. Par J. MOORE, M. D. TOME S ECO ND. Qaadrjgu petimus bene viyere. Quod petis, hic eft. Hor. Traduit de 1'Angloiï int la Troisièmb Edition Cor/igée. A LA H A T E, Chez PIERRE FREDERIC GOSSE Libraire de Ia Cour. M. DCC LXXXL   SOMMAIRE DES LETTRES contenues dans ce IL Volume. LETTRE L. p. i, Canverfation avee m e'tratiger au fujet de la Nation Angtoije. LËTTRE LI. p. M. Auhrge: h Francfort Tabtès-ffa te. — Femmes Franfoiftt. —„ Am, gloife:. — Allemande*. LETTRE Lil. p. 2r> CoIkWon: de tabkaux. Cab'mu ii * 3  turhfitës naturelles. •— Contrajls du caraUlre Franfois & du caraiïère Allemand trés remarquable dans Ia tenduite d« leurs poftillons. LETTRE LIII. p. a&. La Cour de Gaffel. LETTRE 1IV. p. 35. Le Landgrave. — Ses troupes. — ij Les Cffiziers HeJJois. -— Aïïion \ irillanu- du Marèchal Laudohn. — li Comédie Franfoijè. — Courtifans. LETTRE LV. p. 43. La Vtlle de Cajfel. — Palais. I Academie. — Co nade. — Ma- I gnifiqui cafcade A Wafenjl,.yn.  C vn ) LETTRE LVI. p. f3* C^J/A Brunfmck par Göt» üngue. _ £e Due régnant Brunfwick Wolfmbut tel. La Duéejfe. Le Duc Ferdinand- — Le Prime héréditaire & fa Princejfe. _ Le Prime Leop,ld '3 fa Smur. — Cliateau k phtifano* du Duc Ferdinand, LETTRE LV1I. p. S9. | La Ville de Brunfwick, fauvée par /e Prime Fréc/eric, — Académie di Brunfwick. — Wolfenbuttel. Saltzdthlen. ___ Mr. de WeflphtsUk. LETTRE LVIIT. p. tf7. La N.Heffe Allemande p ffiomée pouf ■ hs hals mafques. — Etiquette  ( Vin ) Le 'Prince Lévpold part pour Vien, ne, ce qui réveille la douleur de fa . me re occajionne'e par la mort d'un de i fis. i LETTRE LIX. p. 73- Zeil. .— La Reine de Danemarc. —. • Conduiit géttdrsufe de la Princeffe de Brunfwick. — Hanovre. •— Troupes Hanovriennes. — Zèle militaire d'un gros Génêral. — Hernhaufen. LETTRE LX. p. 82. Paffion d'une Dame de la Cour de Brunfwick pour la littérature. .—1 Le Feldmaréchal Sporken. — George II. LETTRE LXI. p. 90. Mort de la Reine de Danemare. —— Magdenbourg. t— Brandebourg.  C ix ) LETTRE LXII. p. 0g. Potfdam. —. Les troupes logé es dans des maifons particuliires & non dans des 'cafernes. ■—• La Bibliothc'que du Roi. — Sa garderobe. — PaJJion dominante du feu Rei. •LETTRE LXLLI. p. 108. Sans-Soi/ci. — Le cahinet de tableaux. Le goüt du Roi critiqm'par tin connoijjeur. — Le nouveau Palais. LETTRE LX IV. p. *ï£ Les grandes revues h Berlin. LETTRE LXV. p. 120. Difcipline PruJJienne. LETTRE LXVI. p. 13& Les troupes Pniffisnnes ne thangefö * 5  Cx> pjnt de garnifon. ■—- Effets de la difcipline fur le ctra&ere des OJjTsiers & des Joldats. — Réflexions. LETTRE LXVII. p. 133. Maner e de penfer d'un QfftcierPrufJlin fur la difcipline. .—. Hifloire d'un matelot -Anglois. LETTRE LXVIII. p. 141. Berlin. LETTRE LXIX. p. 149. %a Cour de la Reine. — MteursFran* foifes adupties a Berlin. —— Maria.' ges heureust,. LETTRE LXX. p. 155. Ltberte' de parler h Berlin. — Qge?" ques traits du caratlère du Roi. — Meejirs licentieufes.  Cxi > LETTRE LXXI. p. iSx, Lkence de /a prejje. LETTRE LXXII. p. 170. O economie du Roi de Pruffe. Taxts. — L'armée. — MotifsfiaguHen d'un tneurtre. — Une extcution. LETTRE LXXIII. p. i79. Voyage A Mecklenlourg-StréJits. Le Duc regnant & fa Sceur. — Le Duchide Mecktenbourg; Prepa* ratifs d'une fête a Sans-Souci. m LETTRE LXXIV.-p. 189. Rtprèfentaiions depiècts de théütre. —. Tragédie d (Edipe.' * 6  ( *n ) LETTRE LXXV. p. 198. Le Roi de Pruffe. —~ Sa converfatiou avec le Duc de H—. LETTRE LXXVI. p. 205. Ls Roi de Pruffe. LETTRE LXXVII. p. 2l6\ Milord Maréchal. — Le Prince Hé* réditaire de Pruffe. LETTRE LXXVIII. p. 222. La defèrtion difficile dan: les garnifons PnfJ&ennes..— Valet-de chambrt da Roi. • LETTRE LXXIX. p. 22!. Tabrique de porcelaine a Berlin. — Voyage h Drefden. — Cour Elèt7c°>  ( XIH ) rak. — Mufeum. — Galerie ie tableau*. LETTRE LXXX. p. 235. Malheurs de Drefden pendant la dernüre guerre. — Troupes Saxonnes. LETTRE LXXXI. p. 242. Prague. — De'votion de fes habitans. S'. Jean Népomucene. — Un prêtre Irlandcis. .— Emeute populaire. LETTRE LXXXII. p. 350, Tienne. — La Cour. LETTRE LXXXIII. p. 258. JLa ComteJJe Thtir.e. Son portraift —— Avantages dont les Anghis peu~ vent jouir a Vienne. Le Princs de Kautiits. * 7  C XIV ) LETTRE LXXXIV. p. 264. Portrait. — RéRexions fur les An~ glois, les Fra'tfois & les Allemans. LETTRE LXXXV. p. 274. Diner fur le fommet du M/nt Caltmberg. — Couvent de Religieux. — Galanterie devote. LETTRE LXXXVI. p. 279. Mxurs. — Affli&ion d'une Dame. —■ Indulgence de fon Epoux. LETTRE LXXXVII. p. 28$. Presbourg. — Maifon de campagne. Hongroife. h ETTR E LXXXVIII. p. 292, Le palais & les jardins iEflerhafi* — Les Hongrois.  ( XV ) LETTRE LXXXIX. p. 3oc. Reflexions fur le J°u. — Effen que produifent les richefjes fur des hommes indolens. Cara&ère des An- glois, des Allemans & des Fravgois.. •— Utilité du goöt puur f étude. LETTRE XC. p, 311. Fète de S'. Etienne. Cérémonie an- nuelle en tnémoire de la dèfaire des lures par Subiesky. Bal mafqué h Sehönbrnn. . LETTRE XCL p. Sip. L'Empereur. LETTRE XCII. p. ja8. Le Prince de Licht etijieyn. Pat* tie de chaffe.  C xvi ) LETTRE XCIII. p. 335- Armee Autrkhienne. Payfans de Bohime. Rèflexions. LETTRE XCÏV. p. 343- Manière de penfer d'un» Dame Autrichienne fur la Religion. LETTRE XC V. p. 3£o. Cu/te des Images cht% les Catboliquci Roimins. LETTRE XCVI. p. 356% Mani)"re de penfer des étrangers fur les divijions entre l'Angleterre & fel Colonies. Opiniens des Anglois a l'égard des étrangers. ——~ Avis Ó un Jeune voyageur.  ( XVII ) ERRATA. PaSe 47- Hgne 24. ordinairement, li/ez originairement. 49. ligne 25. obélifque, far laquel- le , li/ez obélifque , fur le- quel. —— 8(5. ligne 26. ce qui avoit obligea Ie Prince, lifez ce qui avoit obligé Ie Prince. ■ 87 ligne 24. attribuée, lifez attri- bué. -— 103 & 104. paffim. baraques, //fez caferne*.     TABLEAU de la SOCIÉTÉetdes MOEURS, en FRANCE, en SUrsSE, e* en ALLEMAGNE. a v e c Des Anecdotes rêlatives a quelques Perfonncges diflingués. . LETTRE L. Francfort fur h Mein. "|^\cpurs mon retour de Darmftadt, _|_^ le tems a ére' fi mauvais, que je r.e fuis prefque pas forti de la 1 rriaifoti. Mais, afin de fatisfaire a mes éngagemens, je vais vous rapporter le précis d'ime converfation que j'ai etie, il y;a peu de jours, avec un étranger' homme de lettres, dont j'ai fait la connoiffance, & que je fréquente affidurnent. II n'a jamais été en Anglcterre. lome II. a  C 2 ) maïs il en parlc nn pcu la langue, 1'eflteud parfaitement , & a ecudié plufieurs de nos meilleurs Auteurs. II dit qu'il a trouvé dans quelques livres Anglois une jufteffe de raifonnemont & une force d'expreffion, fupéneures a tout ce qu'il a vu aiileurs dans ce genre-, 1— que 1'hiftoire d'Angleterre offre des exemples de patriotifme , •& d'amour de la liberté, qui ne le cedent point a ceux que rapporto 1'hiftoire Grecque ou Romaine; —: qu'il n'eft pas poffible de furpaffer nos Poëtes pour la fublimité des penfées, & la connoiffance. du cosur humain; — & que, par rapport a la Philofophie, on convicnt affez généralement que la nation Angloife n'a point de rivale. Après cela il a remarqué les découvertes qu'ont fait les Anglois dans la Medecine & dans les autres arts; leur fupériorité dans la navigation, le commerce & les manufaftures; même il a parlé avantageufemcnt de quelques. uns de nos politiques. — Enfin il a conclu fon panégyrique en ajoutant: que toutes ces confidérations lui avoient .donné les plus hautcs idees de la na-  C s ) ïion Angloife , & 1'avoient enga-é dans fes voyages, a fe lier avec beau-' coup de nos compatriotes; mais il m'aavoué franchcment, que ces liaifons n ont point fervi a confirmer Ffdec qu'il s'étoit faite de la Nation en general. Comrae j'ai vü d'autres éfrangers 'Penfer de la méme manière, j'ai voultï rephquer a mon ami avec quelqu'étendue. Si vous a'viez vécü, -lui ai - fe öizy dans le période le plus brillant de la grandeur Romaine, & que, rencontrant par hazard un petit nombre de Romains dans la Grèce ou dans 1'Afie» vous euffiez jugé de cette fameufe Répubhque d'après la conduire & la con• verfation de ces voyageurs, les notions que vous vous feriez formées du peu- ' ple Rpmain, auroient été probablement tres dnTerentes de celles que vous en avoient donne les écrits de Titn Live deCEefar, de Cicéron , & de Virgile' Jareülement, ai-je ajoüté, les mfLs ff !a ^nduite du petit. nombre d'Anglois que vous avez vus dans 1'étranger , bien loin de vous avoïr donné une jufte idee du caradtère de toute la NaA 2  ( 4 ) tion,vous auront pent-étre trompé fur le caractère de ces individus eux-mêmes ; car j'ai connu plufieurs jeunes Anglois qui, e'loignés de 1'objet natu.rel de leur ambition, oiu mené une vie diffipe'e & frivole dans leurs voyages; maisqni, a leur retour, ont totalement ■cbangé de conduite , fe font livrés aux affaires avec 1'application la plusférieufe, & font devenus enfin des citoyens tres utiles a leur Patrie. J'ai fait rcmarquer enfuite k rnon ami, qu'indépendamment de cette confidération, on ne peut connoitre le véritable caradlère d'un peuple qu'en vi.vant au milieu de lui, & avec lui, pendant un tems afi'cz confide'rable. C'cft ce qui eft peut-être plus Eeceffaire par rapport a la Nation Angloife, que par rapport a toutes les autres; car nulle part ailleurs il n'y a autant de différence que chez nous, entre ceux quivoyagent , & ceux qui reftent dans le pays , tant a 1'égard de l'éducation & de la manière de penfer, qu'a 1'égard des vues qu'ils fe propofent. Ceux de la première datje font, ou d^s valétudiuaires 3 ou des jéuucs gens  (51 fortfe fra?chement de oudes nchesoififs, fans arnbition inca_. pables d'application , qui font & refont le tour de l'Europe, paree qu'ils ne iavent a quoi employer le tems chez eux. Ceux de Ta feconde claffe font des cadets de familie, qu'on éléve pour 1 armee, la marine, ]a robe", ou d'autres profcffions; ce font encore ceux qui aoccupent du commerce, des manufactures, ou de 1'agriculture; en dh mot tous ceux qui, n>étsnt ss ^ ^ ches cherchent k le devenir par leur induftrie, & par 1'exercice de leurs talcns. li n'y a en Enropé que les AnWötë qui ne qinttent point leur pays par°des motifs d'intérêt. On voic, touu au rooms, vmgt Franeois a Londres pour un Anglois a Paris. Prefquc tous ces Franeois voyagent pour gagner; & prefque tous les Anglois pour dépenier. ht ne fe tromperoit-on pas groffierement,fi onjugeoit du caractèredes Franeois, par celui de leurs joueursde violon, de leurs maitres a danfer,de leurs ' dentiltes, ou de leurs Valets-de-chamA 3  C 6 ) bre, qu'on rencontre en Angietcrre ou dans les autres parties de TEuropc?- Mon ami en convint; mais il ajoüta que, felon lui, nous n'avons aucun droit de nous plaindre, lorfque les étrangers règlent 1'opinion qu'ils fe forment denotre caraótère naiional, fur celui des Anglois les plus diftingue's par leur fortune, leur naiffance & la bonne e'ducation qu'ils ont reeue. Vous vous trompez, ai-je re'pondu; car les jeunes Anglois, dont vous parlez, font imbus dès 1'enfance de certaines idees , qui empêchent fouvent 1'éducation la plus fage de produire fon cffet. Qu'un enfant de haute naiffance foit e'leve' avec tout ce que les parcns, & les maitres les plus judicieux, peuvent y donner de foins & d'attention; — qu'on lui dife, qu'il n'y a que fes qualités perfonnelles' qui puiffent le rendre ve'ritablement refpeftable; —1 que les cireonftances accidentelies du rang & de la fortune ne le feront point eftimer par elles-mêmes; — que le favoir &. la vertu font les vrayes fources de la gloire & du bonheur; — que 1'oifiveté enfante le vice öc la mifère;  C 7 ) — que 1'application eft néceffaire pour acquérir des connoiffances, & que fans elles il ne fera rien dans le monde, malgré fa fortune & fon rang. Inculquez lui toutes ces lecons avec 1'éloquence la plus perfuafive; rendez-les lui fenfibles par des cxemples; infinuez les fous 1'enveloppe dc la fable & de 1'allégorie; •— vous verrez fouvent tous ces foins, qui devroient produire les plus heureux effets, devenir inutiles, par les manéges des domeftiques, & des fiatteurs. Ces derniers ne ceffent, dans tous leurs difcours & dans toute leur conduite , d'occuper 1'efprit du jeune Seigneur de la grande fortune dont il jouira un jour, & de Ia %ure briljante qu'il fera dans le monde, indépendamment de fes propres efforts. Ils lui infinuent clairement, s'ils ne le difent pas cn autant de termes, que 1'étude & 1'application ne conviennent qu'a ces étudians qu'on recoit gratu-tement dans les colleges; mais qu'un homme de naiffance, tel que lui, peut s'en paffer. üs lui parlcnt avec raeiffement des chiens des chaffeurs & des chevaux dc courfê A 4  ( 80 dc tel grand Seigneur ; des riclles -ii-~ vrees , des brijlans e'quipages de tel* autre; & combien leurs libe'ralités envers leurs domeftiques les font aimer & admircr. IIs difent h leur jeune maitre, que fa naiffance & fes biens le mettent a méme de furpaffer ces beaux modeles1 en toutes ces choïes, & de s'affurer ainfi une plus grande confidération. Detelies'fuggeftions, fouvent re'pe'te'es, ne fauroient manquer de ga er 1'efprit des jeunes gens , & de rendre inefficaces tous les foins que 1'on peut apporter a leur éducation. Suppofons qu'on plneat auprès du jeune Komme dont je parle des domeftiques d'un meilleur caractète , & qu'on prit toutes les mefures pofilbles pour lui infpirer d'autres fentimens • peut- il fortir de fa maifon, & fe répandre dans le monde fans s'appercevoir de fon importance, par les e'gards qu'on a pour lui ? Ses étourderies font qualifie'es de traits de courage; les fottifes qu'il dit font vante'es pour des bons mots; & s'il eft reprimande', ou puni par fon père ou par fon maitre, il y a dix contre un qu'il ne furvienne quelque eom-  ( 9 ) piaifant, pour lui dire qu'on 1'a traité avec la plus grande injufiice. Enfin le jeune Seigneur, nourri de cette manière dans 1'indolence & dans la vanité, fe laifie perfuader aifément que toute efpèee d'étude & d'application eft fuperflue par rapport a lui; qu'il ne doit chercher qu'a s'amufer jufques a 1'age heureux de vingt & un an, auquel la conlidération, les égards & tous les antres avantages lui appartiendront de droit. Mais le jeune homme, fans naiffan- 1 cc & fans biens, n'a pas au tour de lui de ces flatteurs qui viennent lui gater 1'efprit. Ne fe conduit-il pas convenablement , il voit d'abord des marqués de défapprobation fur tous les vifages. li rencontre tous les jours des gens qui lui difent fans compliment ni péripbrafe, les fautes qu'il a falies! • S'apercevant que perfonnc ne fe foucie de fes bouderies ni de fes caprices , il en conclud trés naturellemm que le meiileur parti aprendre, c'efl; de corriger fon humeur. — J| Tel marqué qu'on ne fera aucun cas de lui dans les iöciétés, s'il ne travaille & ne A5  C io ) réufïït a s'y rendre agréable. . II aime an'ffi bien que les riches & les grands 1'abondance , les égards & 1'admiration; mais il eft intimement convaincu qu'il ne poffédera jamais 1'ombre de tous ces avantages, qu'au moyen des qualités utilcs & honnêtcs qu'il pourra acquérir. La vérité de toutes ces maximes peut être prouvée démonftrativement au jeune homme de condition % mais 1'autre la fent parja propre expérience; & il y a une différence infinie entre ces deux fortes de perfuafions. II eft donc-très probable qu'a feizc ans , le rils d'un homme d'une fortune médiocre connoitra mieux le monde , & aura de plus juftes idéés de ce qu'on penfe de lui , que le fils d'un grand Seigneur, a un age beaucoup plus avancé; car on s'appercoit trés difficilement qu'on eft méprifé, auffi' longtems q i'on nous flatte. Bien loin donc d'être furpris de voir tant de Grands frivoles, foibles & ignorans, on doit être étonné d'cn renconcrer autant qui fe diftinguent par leur vertu, leur application & leur génie. Et &, en Angleterre,lenombre en eft,  (II) comme je le penfe , plus grand que dans aucun aatre pays, il faut 1'attribuer a 1'impartialité de nos écoles publiques, & a la manière, dont les enlans du plus haut rang y font traités par leurs camarades. Quelquefois la iacon de penfer jufte & male, qu'ils apprennent des autres Ecoliers , Jeur Jert d'antidote contre les notions fauffes & puériles , que des hommes foibles ou intéreffés chercheront a leur ipfpirer dans la fuite. : La naUire de la Conftitution Britanmque contribue auffi a formerparmi nos grands & nos riches un plus grand nombre dliommes a talens, qu'on n'en trouve dans tout autre pays ; paree qu elle ouvre un plus valte champ 3 Ijimbitionque tout autre gouvernement& eelt lambition qui infpire les' eöurts néeeffaires pour faire valoir les talens. _ Mais vous devez reconnoitre, ai-je ajputé, que ce feroit faire tort au caractere Anglois, que d enjugerparceux qui ont le plus de tertanons a 1'indolence , & ie m-0ins de motifs a 1'applicatiou. rr A <5  X 12 ) Mon ami ne fe tint point pour battu, & foutint encore qu'une haute naiffance donne a 1'arae de la dignite' & de 1'éle'vation. — Les diftinctions & les honneurs, ajoüta-t'il, font entrés dans les families par les talens bril lans , ou les grandes vertus de leurs chefs; — ne fuffit-il pas qu'un homme d'un nom illuftre fe préfente dans une compagnie, ou qu'on le nomme,' pour rappeller le fouvenir des qualités e'minentes & des grandes aftions de celui qui me'rita & acquit ces honneurs? — & cela ne doit-il pas étre pour celui qui les poffe'de aftuellement un aiguillon continuel a marcher fur les traces de fes ancêtres? En de'ge'ne'rant de leurs vertus, il s'attire doublcment les cenfures du monde, qui ne fauroit voir, fans indignation, le vice &l'indQlence en poffeffion des rëcompenfes, méritées par 1'adtivite' & la vertu. J'aurois pü lui difputer cette thèfe, que les honneurs & les titres font 'toujours les re'compenfes de la vertu ; & j'aurois pü m'appuyer d'une foule d'exemples centraires. Mais je fuis convenu que du moins cela arrivé fouvent  C n ) & que les honneurs, he'réditafres dansune familie, devroient toujours produire' & ont produit quelquefois 1'effet qu'il' fuppofoit; mais, tout cela pufe', j'ai continue' a foutenir a mon ami, qu'il feroit injufte envers les Anglois , en jugeant du caracrère national, par le caraftère, les. mceurs & le tour d'efprit de ceux qu'il a rencontre's dans les pays étrangers ; paree que probablement les trois quarts de ces voyageurs étoieht des hommes qui avoient fait fortune, fans pouvoir fe vanter de leur naiffance; de forte qu'ils avoient eti les plus fortes tentations a 1'indolence, & aucun de ces motifs a de vertueux efforts, dont les gens de haute naiffance fomanimés. Eneffet il eft aufli ordinaire en Angleterre, qu'il eft rare dans les autres pays;, que dans toutes les profeffions & dans toutes fortes de commerces, on faffe de grandes fortunes ; a la mort des pères ces biens paffènt a leurs enfans; ceux-ci, fans avoir regti une édiication convenable, veulent paffer pour gentilshommes, & parcourent 1 Europe fous le nom de Milords Anglois ; i!s jouent, achetent des tableaux A 7  ( 14 ) des ftatues mutile'es & des maitreffes. au grand étonnement de tous les fp'ectateurs : Et, fachant la tache qui fe trouve dans leur e'cuffon, ils fe croyent oblige's de Teflacer, & de réparer ce qui man que a leur généalogie, en fe jettant tête baifiée dans toutes fortes de folies & s'y plongeant même au-dela de ce qu'exige une Nobleffc héréditaire. Ici notre converfation prit fin , & mon ami me promit qu'il s'en ticndroit a 1'idée qu'il s'étoit faite de la Nation Angloife fur les ouvrages de Milton, de Locke, & de Newton; & fur les ponraits d'un Raleigh, d'un Hambden, & d'un Sidney. LETTRE LI. Francfort fur h Mein. Les Auberges doivent être comptées parmi les chofes remarquables de Francfort. II y en a deux en particulier , favoir 1'Empereur & la Maifon Rouge qui, pour la propreté, la com-  C 15 ) modlcé & le nombre des appartemens " furpaifent toutes celles que j'ai vues dans le continent, & vont de pair avec nos plus magnifiques auberges en Angleterre. Dans ces Auberges de Francfort comme dans toutes celles d'Allemagné & de Suiffe , il y a une table ordinaire , a Jaquelle les étrangers peuvent diner, & fouper. Elle eft nommée Table d'Höte , paree qu'effecfivement J bote de la maifön fe met au bout de la table &c découpe les viandes. On donne encore en France le même nom aux tables ordinaires, quoique 1'höte ne s'y aifeye plus, comme c'e'toit autrefois 1'uiage ; ufage qui fubfifte encore en Allemagne. On ne peut pas fe loger ici chez des particuliers, comme k Londres ; & ü n'y a point d'bótels garnis comme a Paris. C'eft pourquoi les étrangers arretent des appartemens a 1'Auberge, Pour tout le tems qu'ils comptent fe^ journer dans une Ville. Et les voyageurs de tout rang, au deffous de celui de Prince Souverain, ne fe font point de peine de ruanger quelquefois  Ci6 ) a table d'höte dans 1'Aubergc oü i's logent; & c'eft affez 1'ufage des étrangers des différens pays du continent de l*Európe. Mais la plupart de nos compatriotes, méprifant rceeonomie, & déteftant la compagnie d'étrangers, aiment mieux manger dans leur chambre qu'a table d'hóte, ou a quelque table particUHère qu'on puiffe les inviter. II feroit peu raifonnable de difputer a un Anglois, né-libre, le droit qu'il a de fuivre Ton goüt a eet égard. Cependant lorfque des gens veulent éyiter de' voir des étrangers , il me paroït qu'ils peuvent fe fatisfaire tout auffi bien dans leur propfe pays qu'ailleurs; & auffi longtems que ce goüt leur refte, je ne puis m'empêchcr de penfer qu'ils pourroient fort bien s'épargner les incommodités& les dépenfes des voyages. Je conviens, que ce n'eft pas dans les auberges que 1'on peut s'inftruire des mceurs & de la manière de penfer d'unc Nation , & que ce n'eft point aux ordinaires publics qu'on trouve la meilieure compagnie. Cependant un  C n y obfervateur, quiaime h étudier les caraclères, y troüvera quelqucfois a s'inftruire &■ a s'amufèr. Il y verra les habitans du pays fur un pied plus familier que partout ailleurs , & il entendra les remarqaes de voyageurs de tou* tes les fortes. Sans doute que le premier foin d'un voyageur doit être de lier connoiffance, & même que'que degre' d'intimite' , dans les meilleures maifons du lieu, oü il fe propofë de féjourner; — d'accepter les invitations qui lui feront faites, de la part de ces perfonnes, & de fe trouver dans leurs aflemblê'es; de les recevoir a fon tour dans fon appartement, fi cela fe-peut ; & de chercher a acque'rir de juftes idéés de leur gouvernement, de leurs ufages & de leur manière de penfer & de vivre. ■ Quiconque aime a étudier les< hommes, [étude qui, avec la permiffion des Philofophes qui lui préférent celle des quadrupèdes , des oifeaux & des infettes, eft aufiï un amufement pardonnable ] aimera a fe trouver de iemsen têms avec des gens de toute forte, & faute de mieux, il ne fe fera poino  e 18) de peine de prendre fa place a une ta-° ble d'Hóte. On dit qu'on trouve quclquefois des gens ducommuna ces ordinaires. Voila fans doute une objection de quelque poids; mais il ne faut pas oublier qu'il n'eft pas impoflïble que des hommes occupés du commerce aient dc 1'efpnt, & foient en e'tat de rendre compte de ce qui eft digne de remarque, tout aufil bien que s'ils avoient mené la vie oifive des gens du bon ton. II faudroit avoir une bien haute ide'e de fa propre grandeur, pour ne pas pouvoir fe foumettre, dans un pays e'tranger, amanger a la même table avec des perfonncs d'un rang inférieur; furtout lorfqu'on fe rencontrera en même tems avec fes égaux, ou même avec fes fupérieurs; car aux tables d'Hóte, toute étiquette a eet e'gard eft bannie, même en Allemagne.. Quoi de plus intéreffant pour 1'efprit, & quoi de plus digne d'occuper 1'attcntion des hommes les plus diftingués, que les variétés que les diverfes fltuations & les divers pays apportent dansles caraftères; que 1'étude en un  ( 19 ) mot de la nature humaine, dans fes diffe'rentes tormes & modifications. Ce n'eft pas dans les Cours, ni dans les palais , que 1'on peut cn acquerir une parfaite connoiffance. Le fcrutateur de la nature doit 1'obferver dans de plus humbles conditions; il doit fe mettre de niveau avec les hommes qu'il veut connoitre a fond. On remarque ge'néralcment, que ceux qui ont une vraye grandeur d'ame, ne he'fitent point de franchir les obftacles, & méprifent les formalite's, qui pourroient s'oppofer a 1'acquifition de cette connoiffance fi utile. Le plus fort de tous les argumens pour les tables d'Hóte, & qui devroit décider des hommes de tout rang a y manger, du moins quelquefois , c'eft que c'eft ici 1'ufage que les Dames elles-mêmesy mangent, lorfqu'elles font en voyage. J'y ai rencontré un jour deux des plus belles femmes que j'aie vü, depuis que je fuis dans ce pays, quï abonde en beautés •, & peut-être dois-je attribuer, jufques a un certain point, a cette circonftance ma partialité pour ces tables publiques.  ( 2o y Les Francoifes ont plus d'expreffion' darts la phyfionomie, que les Dames AUemandes; mais celles-ci ont 1'avantage de la beauté de la peau, & de la fraicheur du teint. Elles reffemblent plus aux Angloifes qu'aux Francoifes; & cependant elles font trés différentes des unes & des autres. Je ne fais comment m'y prendre pour vous" don-' ner une idéé des nuances d'expreffion, que je crois difcinguer dans les traits du beau fexe de ces trois pays. 'Une jolie Francoife, outre l'aifance dans les -manièrcs , a communément beaucoup de gaycté & de vivacité danste regard. — Etlc a Fair de vouloir faire connoiffance avec vous , & parolt s'attendre que vous . lui adrefferez la parole. Une femme Angloife a des manières moins libres, .& un inconnu, furtout s'il eft étranger, lui trouvera un air de mépris. Même dans les traits les plus aimables, on appereoit fouvent quelque Chole de repouifant-, ee qui fait , qu'attiré par' la beauté de nos Dames, on fe ient comme retenu, & on n'ofe les aborder auffi librement qu'on aborderoit-  les Dames Frangoifes ; ce qui pkue dautantplus la vanité, par 1'idée des difiicuités que Ton a a funnonter ■ Une beauté Allemande, f&ns avoir elégance de 1'une, ou la réferve de 1 autre , a généralement une phyfionomie plus douce que toutes les deux LETTRE Lil. Francfort fur h Mtin. II y a ici plufieurs perfonnes qui veulent .pater pour amateurs des beaux arts., &-oirne manque pas d'avortir les étrangers, qu'il y a a Francfort chez certains particuliers, des coüec' tions de tableaux qui valent bien la peine d'étre vus. Vous lavez que je ne fuis pas connoilleur; & quand je Ie förois, je ne voudrois pas perdre mon tems a vous laire la delcription, ou la cricique de ces colleOions; car rien è.mom avis ne doit etre plus inintelligible & plus ennuyeux pour lelccteur, que la cricique de tableaux qu'il n'a jamais vus. J3  C 22 ) rcmarquerai feulement que tous ces cabinets, étant ertimés & admire's de leurs proprie'taires , ce qui a été probablement le but de leur formation, ils ont fans doute des droits a la confidération de tout fpectateur in différent. — Un de ces cabinets en particulier doit avoir un trés grand mérite , vü la fomme prodigieufe qu'on en a offert au poffeffeur adtuei; cclui-ci la refulée comme étant au deffous de la valeur de fon cabinet, quoique cette fomme l'eüt mis tout d'un coup a fon aife, ce qu'il n'eft pas adtuellement a 'beaucóüp prés. Vous pouvez faire fond fur cette aneedote, puifque je la tiens de fa propre bouche. Les Cabinets d'hiftotre naturelle font ici encore plus a la mode, que ceux de tableaux. Outre les colledtions de ce genre qu'on trouve dans les Cours des Princes , plufieurs patticüliers ont, par toute i'Allemagne des Mujeums dans leurs maifons; & demander la permiffion de. les voir, eft le compliment le plus flatteur que des étrangers puiffent faire a leurs poffeffenrs. Cette politeffe couteroit peu, fi on permettoit a  C «3 ) I'e'tranger d'y jetter un limple coub dceil, & de s'en aller dès qu'il le iugcroit a propos. Mais voici lemalc elt que le propriétaire vous recoit lui-meme, & fait 1'hiftoire de chaque morceau de pierre de mine, de pétrificat,on ou bois foffile , & de chaque ammal rare ou monftrucux qui fe trouve dans fa colleftion. Comme cette . leeon ie donne gratis , mon doóteur s arroge le droit de la faire auffi longue quil lui plait; de forte que, demander la permiffion de voir le cabinet d'un particulier, eft une chofe de plus deconlequence qu'on ne s'imagine. Le Duc de H—s'eft mis lui-même dansun embarras, dont Je crois qu'il lui fera difficile de fe tirer. Ne fachant pas toute la peine que fe donnent ces Mcffieurs dans ces fortes d'oceafions il a temoigne' k deux ou trois de ces Ytrtuofis le de'fir de voir leurs cabinets. Je 1'accompagnai hier a fa premiere vifite. Notre homme s'évertua extraordinairement pour plaire au Duc Convaincu, difoit.il, que des gens d un rangaufli élevé que le fien, ne pouvoient manquer d'avoir du gout'pour  C H ) 1'hiftoire naturelle, il alloit fe faire un -plaifir d'expiiquer chaque morceau de fa colle&ion dans le plus grand détail. -.Pour eet effet il avoit arrangé les chofes de manière , qu'il put être libre -pendant toute la matinee; & i! avoit idonné des ordres expres que, perlonne -ne vint 1'interrompre. Auffi fe mit-il è differter fur tout, fi minutieufement, & fi longuement, que la curiofué de MUord en. fut pleinement raffafiée; il lui fit fi bien connoitre terres , enftaux agathes , pyrites , marcaffites , pétrifications , métaux, demi-métaux &c &c, que le Duc en a affez, je vous jure, pour le refte de fes jours. Cajfih rai commencé cette lettre a Francfort, ne m'attendant point a en partir fi promptement. Mais comme le jour approchoit, qu'on nous avoit promis de nous faire voir un autre cabinet de curiofités, j'ai trouvé que 1'impatience da Duc croiffoit de moment en moment.  C '»5 ) Deforte que nous avons fait faire nos excufes a deux ou trois curieux que nous devions encore vifiter; & aprè» avoir paffe une journefe avec Ia familie de Madame de Barkhaufe, & une autre avec celle de Mr. Gogel, & avoir dit adieu a la héte a nos autres connoiffances de Francfort, nous fommes partis Pour ici. Nous couchames la première nuk a Marbourg, & la feconde enwon a minuit nous arrivames a Caffel. Comme la terre étoit encore teute couverte de neige, les chemins mauvais & les poftes longues, nous fumes oblige's de mettre fix chevaux devant chaque chaife; au moyen de quoi elles n'avancèrent pas plus vite dans certains endroits que des carolfes mortuaires. Le Duc fupporta cette lenteur avec une patience merveilleufe, peniant aux cabinets de Francfort qu'il avoit fi heureufement efquivés. . Un efclave, échappé aux mines, n'eut pas temoigné plus de fatisfaction. Sa bonne humeur re'fifta au pblegme & a 1'obftination des poftillons Allemans, dont ^uconque n'a pas voyagé dans le fort Lome II. B  ( 26 ) de rhyver, & lorfquc les chemins font couverts de neige, ne peut fe faire d'idée. Le contrafte qu'il y a entrc le caractère des Frangois & celui des Alleraans, fe voit de la fagon la plus marque'e dans les poftillons des deux Nations. Ordinairement le poftillon Frangois rit & s'impatiente, chante & jure alternativement, pendant toute la route. S'agit'il de monter une colline, ou le mauvais chemin ne lui permet-il que d'aüer lentement, il fe mettra d'abord a faire claquer fon fouet pendant un quart d'heure, fans rime ni raifon; car il fait parfaitement bien que fes chevaux ne fauroient marcher plus vite, & il n'a pas la moindre intention de les y forcer. Tout ce bruit ne fignifie donc rien, & il ne faut 1'attribuer qu'a cette averfion pour le repos que tout Frangojs fuce avec le lait. Le poftillon AUemand, au contraire , rhène quatre chovaux avec toute la tranquillité poffiblc. II ne chante, ne s'imoatiente, ni ne rit.-, tout ce qu'il fait c'eft de iumer; — approche - t'il  C 27 ) d'un paffage étroit-, il fonne du cor pour avertir que des voiturcs n'entrenc par 1'autre excrémité, avant que la ilen' ne foit paf ée. Lui crie-t-on d'aller Plus vite, il fe tourne ; vous regarde en tace; ote la pipe de fa bouche, & dit gravement: Ta Mynhtcr; après quoi il continue du même pas qu'auparavant. Que le chemin foit bon ou mauvais; qu tl faiTe de la pluye, ou beau tems ; tout cela lui eft égal. Ii ne paroït pas fe foucier le moins da monde des gens muifible a leurs reproches, ou a leurs louanges. II ne s'occupe que d'un feul objet, & ne le psrd 'jamais de vue c eft.de traniporcer votre chaife & ce* qu el Ie contient d'une pofte a 1'autre , & cela de la manière qu'il croit la plus convenable a lui-même & a fes ehevaux. 'M ,a/Cu!e ldtc SP.'H ftmble avoir dan, 1 efpnt pendant tout le vov&sc « moins We K Pipene vienne a sieinJe ; car.alprs il fe fert de fon briquet Pour la railumer. H Le meüleur parti a prendre c'eft de commencer par [e laiflbr faire a Ie goüt particulier de celles qui les portent. On s'amufe a jouer aux cartes ou a caufer jufqu'a 1'heure du fouper. Pendant eet intervalle un Gentilhomme de la Cour porte dans fon chapeau autant de billets, qu'il y a d'hommes dans la compagnie. On les préfente aux Dames, & chacune d'elles tire un d? ces billets. On en préfente de femblables aux Cavaliers, & on les garde jufqu'a. ce que le jeu foit fini. Le Gentilhomme appelle alors Numéro Un; furquoi le couple qui a ce numéro s'avance, & le Cavalier conduit la Dame dans Ia falie a manger* s'aflïed a cóté d'elle, & doit 1'accompagner le refte de la foirée. Tous les autres numéros fe tirent de la même manière. Après le fouper chacun met fon mafque. On conduit la Princeffe dans la falie a danfer. Le refte fuit, chaque Dame étant conduite par fon Cavalier. La Princeffe s'avance avec le fien jufqu'au haut bout de la falie. Le couple fuivant s'arrête a une petite dif-.  ( SS > tance au deffous de fon Alteffe; le troïfiéme aorès le fecond jufqu'è ce que cette doublé file s'étende d'un bout de la falie a 1'autre. S'il y en a de furnuméraires ils doivent fe mettre de cöte'. Cet arrangement vous fait attendre une contredance; c'eft cependant d'un menuet qu'il s'agit. La mufique commence, & tous ces mafques, qui font vingt ou trence couples, danfent ce menuet a la fois. Après cette danfe, qui ne laiffe pas que d'ètre affez confufe, tout le monde s'affied, excepte' la Princefie, qui ordinairement danfe neuf ou dix minutes de fuite avec autant de difierens Cavaliers. Elle fe repofe enfuite, jufqu'a que le refte de. la compagnie ait' danfé des menuets ; après quoi commencent les contredanfes Francoifcs & Angloifes , qui continuent jufques a quatre ou cinq heures du matin. Son Alteffe eft une trés belle femme, pleine de graces dans fa figure & d'tm caractère vif & gay, Elle a da. penchant a 1'embonpoint, inconve'nient affez ordma;re en Allemagne ; mais qu'elle cherche a" prévenir en faifant beaucoup d'exercice.  ( S4 > Outre la compagnie qui foupe a la Cour, les falies éroient ordinairement xemplies de mafques de la ville, dont quelques-uns e'toient bifarrcment déguifés, & ne furent pas reconnus. Et quoique ceux qui e'toient venus de la Cour fuffent connus lorfqu'ils entrèrent dans la falie, il y en eüt beaucoup qui s'e'chappe'rent enfuite, changérent de mafque, -& revinrent pour s'amufer a touvmenter leurs amis, comme cela eft tTufage dans les mafquarades. • Les contredanfes font compofe'es' in» diffe'remment de tous ceux qui ont envie dc les danfer. Deux Filles, qui e'toient venues palier le Carnaval a Caffel dans 1'exercice de leur profefnon, & que plufieurs officiers conoiflbient trés bien , darife'rent toutes les fois qu'il y ètrt Bal mafque', dans la contredanfe que conduifoit la Princeffe. Le mafque fait difparoitrc toute étiquette , met tout le monde de niveau; & trés fjuvent, plus il cachelë vifage, mieux il slécouvre le caractère & les inclinations de celui qui le porte.  ( 35 ) LETTRE LIV. Le Landgrave de Heffe Caffel eft apres les Elecfeursde 1'Empire, un des' Plus grands Princes de 1'Allemagne & entre les Electeurs, il n'y a que ceux de Bohème,, de Bavière, de Saxe & d Hanovre qui foicnt plus riches , & plus puifians que lui. Son pays eft generalement montagneux; ces montagnes' lont couvertes d'une grande quantité ae bois, qlu font entremêle's de valléesfemles, & de champs. Les grands fubildes que la Cour de Heffe a recus de la Grande Bretagne dans les deux dernieres guerres , avec ce qui a été donne en tems de paix pour cultiver lamme de cette Puilfance, ont beaucoup contribué a fétat floriffant dans lequel fes finances font actuellement. Le Prince règnant quitta la Religion Proteftante il y a environ vingt ans & il embrafla publiouement la Religion Catbolique Romame, dans le tems que ie Landgrave fon père vivoit encore. B 6 .  C %6 ) Ce Prince en eüt beau coup dé ch agrirr; & fes. fujets, qui font tous Prot.eir.ans, en furent fort allarme's. Les Etats du Landgraviat furent af- femble's a une occafion fi importante; on prit les mefures néceffaires pour maintenir la religion & la conftitution du pays , contre • toutes les atteintes qu'on voudroit y porter dans la fuite. On règla que le Prince Héréditaire n'auroit aucune part a 1'éducation de fes enftns qui furent mis fous la tutelle de la Princeffe Marie d'Angleterre leur mère; mais qui vivoit alors féparée de fon époux. Le fils ainé devoit , lorfque fon père viendroit a fuccéder au Landgraviat, être mis en poffefiïon du Comté de Hanau; de.forte que le changement dé Religion du Prince n'a point été préjudieiable aux fujets. Et comme fa converfion n'a procuré a lui-mêir,e aucun avantage terreftre, ni pour 3'honneur, ni pour le profit; il eft a préfumer qu'attuellement les efpérances de fon Alteffe fe bornent aux récompeiïfes qu'elle peut attend^e dans 1'autre monde. - \ Ce Prince entreticnt cn tems de pais  C 37 ) une armée de feize mille hommes • eiIe eft difciplinée a la Pruffienne, & ie Landgrave lui-même a le rang de FeldMaréchal dans 1'armée du Roi de Pruffe. Le Prince aime a exercer fes troupes ; mats n'ayant pas, comme le Prince de Heffe Darmftadt, une maifon qui y foic propre, il prend ce divertilfement, lorfque Ie tems eft fort mauvais dans Ia falie k manger de fon palaisJ y ai vu fbuvent manceuvrer, avectoutela dextenté poflible , deux ou trois cens Hommes du premier bataiilon de fes gardes. Le Prince de Saxe Gotha, frère defeue la Pnnceffe de Galles, a Un régiment au fervice du Landgrave, & fait. fa refidence a Caffel. Le Général Scliven eft k la téte des affaires militaires; c'eft un homme qui a beaucoup de jufteffe dans 1'efprit & qui 1'a cultivé par la leéture & flexion. c J'ai le bonheur d'avoir formé des liaiföïis mtimes avec beaucoup d'autres Officiers au fervice du Landgrave. Les Allemans fe diftinguent par des manié! res ouvertes, & p3r une poUteffe fmB 7  ( 38 ) ehe, qualités qui naturellement banmflfent la réferve & infpirent la confiance. Et cc qui rend pour moi la focieté de ces Meffieurs plus agréable & plus inte'reffante encore, c'eft qu'ils aiment a rendre juftice a la bravoure des troupes Angloifes, avec lefquelles ils ont fervi. Ce n'eft qu'avec les plus grands éloges qu'ils nomment les Granby, Waldgrave & Kingsley; ils parient avec autant d'afie&ion que d'eftime de quelques Officiers, avec lefquels ils ont eu des liaifons plus étroites; entr'autres de Mr. Keith qui eft a&uellement a Vienne, & du Colonel John Maxwell, qu'ils exaltent,comme undes Officiers les plus braves & les plus adtifs qui aient fervi dans rarme'e des Alliés; & ils aiment a citer des exemples de 1'intre'pidite' e'tonnante des Grenadiers Anglois , qu'il a commandés. Outre ces Officiers qui font adhiellemcnt au fervice du Landgrave, il y a quelques autres perfonnes de marqué qui réfklent a Caffel. Je paffe quelquefois une après-dine'e avec le vieux Ge'néral Zaftrow, qui commandoit la garnifon de Schweidnitz , lorfque cette  ( 39 ) place fut furprife par le Général Autrichien Laudohn. Vous vous rappellerez peut-ëtre que cette importante place avoit e'té prife ftr les Prulfiens dans 1'année - i7c7 par !e Comte Nadafti. Le Roi de Pruffe la b:oqna dans 1'hirerde la même annee, & elle lui fut renduc au printems de 17.5 8, après que la moitié de la garmfon eiit pe'ri en de'fendant Ja place Dans 1'année 17 óf Laudohn la reprit prefqu'a la vue du Monarque Prufiïen par le plus brillant coup de main, qui peut-être fe foit jamais fait. L'armée du Rok de Pruffe, & celle de Laudohn étoient toutes les deux dans le voifinage de Schweidnitz il n'étoit pas poffible au dernier de tc nter unfiège dans les formes-, furveülë comme il étoit par un ennemi aufiï entreprenant. Mais ayant obfervé que le Roi s'e'toit éloigné de la ville a une plus grande diftance qu'a 1'ordinaire & fachant que plus de la moitié de la garnifon en avoit été retirée, il fe détermina a une entreprife qui fait autant d'honneur a fa hardieffe, qu'a fa faga-  C 4O cité; Ufi jour de grand matin, profitant de 1'avantage d'un épais brouillardj il fit approcher fon arme'e de Schweidnitz, en quatre divifions. On appliqua des échelles contre les remparts, & quelques Autrichien» e'toient déja dans la vitte, avant que les fentinelles eüifent rien remarqué. La garnifon s'e'tant enfin éveillée,. elle attaqua les ennemis avec fureur.. La conlufion fut angmente'e par un migazin a poudre qui fauta, & fit pe'rir beaucoup de monde des deux cötès. Le Gouverneur fütpris furies remparts Pépée a la main; & la ville fe rendit. Cet exploit ajouta a la réputation de. Laudohn , pendant que le pauvre ï'aftrow eut le fort ordinaire des maiheureux, favoir d'être calomnie' par des. hommes infenfibles & peu ge'néreux. II demanda d'ètre jugé par un Confeil de Guerre. Le Roi dit que cela n'étoit pas ne'ceifaire, puifqu'it ne 1'accufoit d'aucun crime; mais il ne lui donna plus de. commandement après ce malheur;  C 41 > J'ai entendu ce vieillard raoonter tous les détails de cette affaire; & ce qu'ü\ en- dit m'a été confirmé par des Ofïïciers bien inftruits, & entièrement dé-fintéreiTés. II eft arrivé ici depuis peu une troupe de Comédiens Frangois, ce qui fait. une nouvelle reffourcc pour la Cour». Ils refteront fix femaines ou deux mois.. Le Landgrave leur donne une certaine fomme , pour jouer pendant ce tems, deux fois la. fcmaine; c'eft a peu prés toute la recette qu'ils peuvent fe promettre; car les habitans de Caffel, qui font Calviniftes, ne paroiffent pas fort paffionnés pourles amulémens dramatiques. La falie du fpectacle eft propre, quoique petite. La galerie du fond, derrière laquelle il y a une chambre fort commode , eft pour le fervice de la. Cour. Toutes les fois que le Prince ou la Princeffe fe lèvent, foit entre les. adtes, ou pendant la repréfentation tous les fpectateurs du parquet, des loges & de la galerie fe lèvent pareillement, & reftent debout jufqu'a ce qu& leur Souyerain fe rafleye,  ( 42 ) Depuis 1'arrivée de ces Come'diens la Cour a été plus brillante qu'a 1'ordinaire, & il y a eu plus de jours de Gala. Hier il y en eftt un qui fut trés fplendide. J'y ai vü deux hommes , dont ni 1'un ni 1'autre n'étoit Heffois, fe laluer avec la plus grande politeffe, & une apparence de refpect. Peu de momens après, 1'un des deux me frappa fur 1'e'paule ; &, montrant 1'autte du doigt, il me dit a t'oreille : Gardez-vous , Mopfitur, de eet homme, c'ejl un grand coquin Après quelques minutes, 1'autre s'approcha de moi, difant: Croyez-vous, Monfieur, que vous p iurriez reconnoitre un fou, Jl je vous le montrois? — Le voith, ajouta-t'il en défignant la perfonne qui venoit de me parler a l'oreille. Ceux qui les eonnoiffent 1'un & 1'autrc m'ont dit depuis, que tous les deux avoient dit l'exafte vérité. Je vous ai rapporté ce petit trait, uniquement a caufe de fa fingularite', & pour vous montrer combien les mceurs de cette Cour font differentes  ( 43 ) de celles de S'. James ; ainfi que la maniere de penrcr des Courtifans les. uns par rapport aux autres. LETTRE LV. Ca/fel. La Ville de Caflel eft fitue'e fur la rivière de Fulde. II y a la vieille & Ia nouvelle ville. La premièie eft la plus grande & la plus irrégulière. La nouvelle ville eft bien batie, & vous comp'renez, fans qu'il foit befoin de le dire , que c'eft la que la Noblefle & les Officiers de la Cour ont leurs maifons. Les mes font belles ; mais on n'y eft pas incommode' par Ia foute. Outre le' vafte Palais qui eft dans la ville de Caflel, & que le Landgrave occupe pendant 1'hyver, il a plufieurs maifons de campagne & chateaux dansdifterentes parties de fes domaines. II y a aux portes de la ville un magnifique édifice, oü ce Prince paffe^ plus grande partie de 1'éce'. Les appartemens de ce palais font propres & com-  C44 ) modes; quelques uns font ornés de ftatues antiques d'un prix confidérable. Cependant aucune des falies n'eft affez fpacieufe, pour qu'on puiffe y exercer un certain nombre de foldats ; mais fon Alteffe fe donne quelquefois cette re'création fayorite fur le.toit du chdteau, qui eft fait en plate-forme. Autour du chateau il y a de beaux parcs & de magnifiques jardins, avec une orangerie trés bien fóurnie. II jr a auffi une menagerie qui renferme une colledtion nombreufe d'animaux rares. J'y ai vu une trés. belle lionne , qui venoit de perdre fon mdle; un e'léphant; trois beaux chameaux, dont 1'un étoit d'un blanc de lait, les autres gris, & d'une plus haute taille que 1'e'le'phant; une béte fauve d'Afrique qui eft un animal féroce & plein de feu, ayant la1 peau admirablement tigre'e; un renne trés grand; plufieurs le'opards; un ours & une grande varie'te' de finges. La collection d'oifeaux eft encore plus complette; la plupart font des Indes Orientales. Dar# le Mufaaum, qui eft dans la;  <4S") nouvelle ville, ilyaqUeIqueS ant. precieufes & d'aucres curioWs -cZ tr so-tres un S'. jean en Mofaïquel fait dapres un tableau de Raphel ' « ayant au deiious l'inrcHmi™ r,,,-* v f >r«-" IMAQINEM S. johannis EX ITALIA ADVENAM IN RARUM RARJE INDüSTKiiE MONCMENTÜMhanc collocari jussit Fre de'Ricrjs ii. Hasslb landgrav.a. m. d. cclxv. Mais j'ai appris qu'a Rome on a depuis peu de tems, porte' eet art de coPier les tableaux en Mofeïqae , a un beaucoup plus haut degré de perfection. * On a placé dans le veftibule Ie tronc d un laurier, & au deflüs cette infeription iur la murailie.  C A.6 ) QVJE PER OCTO PRINCIPUM 'CATTORTJ"VÏ iETATIS IN AM/ENIS INCLYTI CASSËL. VIRIDARII SPATIaM FLORUIT LATJRÜS ALT. CIRCITER LIV LAT. IV. PED. RHENANAD TEMPORA HEROTJM SERENISS. DOMUS HASSI/E COROKIS CINGENDA , SENIO , SED KON IMPROLIS, EMORTUA EST NE VERO TOTA PERIRET ARBOU APOLLINI SACRA TrUNCUM IN MUSEO SERVARI JUSSIT FRËDERICTJS II. H. L. A.'M. D. CCLXÏII. On montre auflï une e'pe'e, qui a été be'nie pat le Pape, & envoyée a un des Princes de cette maifon qui s'e'toit cioile'. Je ne faurois vous dirc combien d'in'.dèles ont pe'ri dans la torre fainte, au m -yen de cette arme facre'e. XUe a un a\v trés refpectable comme épée; cependant il ne paroi; pas qu'elle ai(ppcaucoup ïouifert daas ie fervice.  ( 47 ) Oa a conftruit depuis peu une colonnade de petits piliers è cöté da vieuk Palais-, pour lui rervir d'ornemait quoique le goüt d'archkecture en tah tres diners. Le voifinage de cet S fice gothique contribue a donner un •an-rnefquin ala forme de ces colonnes II eit venu è CaiPel il y a quelque tems u„ charlatan qui fe vantoit de pt! fieurs merveilles & cntr'autres de pouvoir avaler & digérer des pierres. CJn officier Heirois, feprornena^t devant lechdteau avec un gentilhomme Anglois qui fe trouvoit aiors a Caifcl, demandaa ce dernier ce qu'il penfoit de cette belle colonnade qu'on venoit de bétir? Elle eft trés belle fans doute, répondk 1'étrangèr; maïs fi on veut la conferver, il faut prendre garde que notre Charlatan n'en appro che avant fon déjeuner. Rien dans ie pays de Heffe n'eft plus digne do t'attcntion des voyageurs que le temple gothjque , & !a cafcade'de ' Wafenfteyn. n y avoit brdinairemeht dans eet endroit un vieux édïtice . dont les Princes fe feryoient, comme d'une mauon de ehafle. Cet edifice eft" (itué -au pied d'une hauce mpntagne, & il a  n (40 été augmenté & embelli én diftefens tems. Mais le grand-père du Landgrave aftuel , qui étoit un Prince dont le goüt égaloit la magnificence, a fait faire fur le penchant d'une montagne qui eft vis-a-vis de la maifon, une fnite de cataradtes & de cafcades artificielles, & d'autres fortes d'ouvrages hydrauhques , du plus grand & du meilleur goüt qu'il foit pofiïble d'imaginer. Les principales cafcLdes font au milieu, & de chaque cöté il y a des efcaliers de pierres noiratres , qu'on a tire'es d'un rocher qui eft a une diftance confidérable. Chacun de ces efcaliers a huk eens marches & s'étend du pied jufqu'au fommet de la montagne; & lorfqu'on fait jouer les eaux, elles forment, en coulant fur ces efcaliers, deux chaines de cafcades de moindre grandeur. Quand on monte on trou- 1 ve, a diftances égales , qua:re platc- j formes, ayant chacune un baüin fpa- I cieux ; on y voit aufiï. des grotten & 1 des cavernes ornées de coquillages, de ■ ftatucs de Naïades, & d'autres Divi- 1 nités des eaux. II y a cn particulier 1 'la grotte de Neptune & d'Amphitrite |, qu' I  ( 49 ) qui eft heureufement imaginée, & aü- mirablemenc exécutée. L'eau defcend du tommet de la montagne en differentes formes; ici en cafcades féparées, la en grandes nappes qui reiïcmblent a des miroirs de cryftal; ailleurs elle fe brife fur un rocber compote depierres énormes, que 1'art a arrangées pour cec effet. II y a auffi des jets d'eau de cinq a fix pouces ó> diamêtre & d'une hauteur confluérable. Tout cela doit faire un bel effet, vu d'en bas. Mais je n'ai pas joui de ce coup d'ceil; car il a gele continuellement depuis que nous fommes a Gaffel • & lorfque je fus voir «fafenfteyn, les champs étoient couverts de neige, ce qui rendit la raontée par les efcaiiers extremement difliciie; mais cette circonftance ne m'eropêcha point dc grimper jufqu'au tbmmet. . On a bati fur la partie la plus élevée dc la maftfcagae un temple gothique, iurmonté d'uu obélifque, fi,r faqoelre eit poiée uns ftatue coloffale, repréfeötant Herculeappuyé fur famaffue, dans 7m 1 nercuie tarneie. Ce CoJ-ome II. C  ( 5° ) lofle eft de ciüvre , & a trente pieds de haut. II y a dans la maffue un efcalier par lequcl un homme peut monter , pour jouir de la vue du pays , au moyen d'une fenêtre qui eft place'c au fommet de la maffue. Wafenftcyn eft en un mot un ouvragc magnifique & qui furpafle infiniment tout ce que j'ai vü dans ce genre. On m'a afluré qu'il n'a point fon pareil en Europe. II n'a point du tout 1'air d'un ouvrage moderne , mais rappelle plutót Ia magnificence Romaine. Dans peu de jours nous quitterons Caflel pour aller a Brunswick. Je ne fermerai point ma lettre jufqu'a ce que nous foyons arrivés a Gottingue , oü felon toute apparence nous ne refterons pas longtems. P. S. Hier lé Duc & moi avons pris congé de la Cour & dc nos amis, & nous étions partis ce matin de Caflel. Mais , ayant trouvé les chemins entièrement inondés par la Fulde qui s'eft enflée extraordinairement, nous avons été obligés de revenir. Ce contretems eft occafionné par un fort degel , que  nous avons depuis quelques jours & qui a fondu trop fubitement la glacé & les neiges. Nous ne pouvions plus paroitre è la Cour après avoir pris congé; mais nous avons diné a 1'une des tables avec es officiers ; nous en revenons dans i mltant; & ne pouvant fixer notre dé- part pour Gottingue, je faïs partir ma iettre ce foir. - Adieu. LETTRE L V I. Brunfwick. Dès que les chemins ont été paffables, nous avons qukté Caffe!; &nous iommes arrivés, non fans peine & fans nfque è Munden, qui eft fnué dans un Vallon, oula Fulde, fe foignant a une autre nvière, prend le nomde We- Cette ville paroit être expofée a des dangers par les inondations. A notre paffage, l'eau couvroit encore une par* Cs  C 5=) tïe confidè'rabJe du chernin, ainfi que les rues les plus proches de la rivière. Le même foir, nous avons continué notre route pour Gottingue, qui eft extrêmement propre & bien baüe , au milieu d'un trés beau pays. L'üniverfité, que George II y a fondée, jouit d'une grande réputation. Nous n'a* vons fait qu'un féjour tres court a Gottingue, & il y a environ un mois que nous fommes arrivés h Brunfwick. La Cour de Brunfwick attendoit depuis quelque tems le Duc de H—; auffi lui a-t'on fait la réception la plus gracieufe & la plus honorable. On a voulu 1'engager a prendre un appartement dans le Palais ; mais il n'a pas jugé a propos de profltcr de cette invitation; cependant, quoique nous foions la nuit dans notre logement, on peut dire que nous vivons a la Cour, puifque nous y dinons, que nous y paffons la feiree & que nous y foupons régulièrement, exccpté deux jours de la fe* maine, que nous dinons avec' le Prince Héréditaire & la Princeffe fon Epoufe, dans leurs appartemens.  C 53 ) La maifon de Brunfwick Wolfenbuttcl recoit du moins autant de luftre de quelques uns de fes Princes aétuellement vivans, que lui en donnent fon ancienneté, les Impératrices qu'ellc a donneesa 1'AIIemagne, & le tróne de la Grande Brecagne occupé par une de les branches cadettes. Le Duc règnant a un ton de converfation, des moeurs & un caraftère qui lui affureroient la réputation d'homrne de mérite & plein de fentimcnt, dans quelque rang qu'il fut né. La Ducheffe fon Epoufe eft la fceur favonte du Roi dc Pruffe. Elle eft Paffionnée pour 1'etude, & s'occupe en particulier de recherches métapbyfiquesqui heureufement ont confirmé fa foi' bien loin de 1'ébranler. * La réputation militaire & le caraftère public du Prince Ferdinand font connus dans toute 1'Europe. Dans la vie pnvée, il eft d'une politeffe ce'rémomeufe, fomptueux dans fa manière de vivre, attcntif a fa toilette jufques a la mmutie, aimant la variété & la magnitieence dans fon habillement. II n'a pas quitté la Cour de fon frère C 3  (54> depuis que le Duc de H— eft arrivé a Brunfwick; mais ordinairement il paffe 1'été a la campagne. Le Prince Héréditaire a fervi fous fon Oncle dans la dernière guerre, & il a commandé des décachemens de 1'armée avec des fuccès différens. II a toujours montré de 1'acüvité, du courage & de 1'ardeur pour la gloire; mais la fougue de la jeuneffe a été modérée chez lui par le tems, 1'étude & la réfiexion; & s'il paroiffoit de nouveau en campagne, il eft a croire qu'il fe diftingueroit autant par la prudence , la conduite & le jugement, qu'il s'eft déja diftingué par un caradtère vif & entreprenant. Le Roi de Pruffe lui a donné le rang de Lieutenant Général dans fon fervice, avec le commandement de la garnifon de Halberftadt. Je ne dis rien de la Princeffe fon Epoufe. Son caraclère ouvert & enjoué eft bien connu en Angleterre; & 1'ab fence n'a rien'diminué de fon amoui pour fa patrie. Le Prince Léopold eft un jeune homme tout-a-fait aimable. H paroit trés -attaché au Duc de H—, avec lequel  C 55 ) il vit fur un pied trés familier & amical. Sa Sceur, la Princeffe Augufte, fe fait aimer de tout le monde, par fon heureux caractère, & fes manières obligeantés. Ces illuftres performages dinent & ioupent toujours enfemble , excepte deux jours de la femaine, comme je l ai dejadit; ce qui, avec les Officiers de la Cour,. & les étrangers qu'on invite , fait une Compagnie de vingt ou trente perfonnes a table. L'affemblée eft plus nombreufc Ie foir. li y a une grande table pour jouerle Vingt-&-un ; la Ducheffe préféTe ce jeu, paree que plus de perfonnes peuvent s'y . amufer. Le Duc règnant & le Prince Ferdinand font toujours de cette partie. ; La p"nceffe Héréditaire fait une partie de Quadrille. Le Prince fon Epoux ne joue jamais. Le tout n'eft que pour ftrrir de paffe-tems. La mife de la Ducheffe en particulier eft toujours trés mediocre. II faut être bien malheurcux pour perdre ici plus de trente piftoles dans une foirée-, de forte que C 4  c 50 nous ne courrons pas rifque de deven?r joueurs a cette Cour. La Familie du Prince Héréditaire eccupe une des ailes du Palais. 11 a actuellement trois rils & autant de filles; tous ces enfans font beaux de rigure; ee qui eft ordinaire dans toutes les branches de la Maifon de Brunfwick. J' i accompagné , il y a quelques jours, le Prince Léopold & le Duc de H—, dans une vifite qu'ils ont faite au Prince Ferdinand, qui étoit alors a fa maifon de campagne, e'loigne'e d'environ fix miiles de Brunfwick. II paffe Ja plus grande partie de fon tems dans cette retraite. II aime le jardinage-, & il eft aciuellement occupé a arranger fon terrain dans ee qu'on nomme le goüt Anglois. Son Alteffe conduifit le Duc par tout le pare, & lui montra fes plans & fes ame'liorations. Le plus grand obftacie, & 1'obftacle infurmontabje qui s'oppofe a rembelliffement de ce lieu, c'eft que le ibl eft parfaiteraent horifontal, & par la peu fufceptible de variété. La maifon eft entourée d'un foffé, .& elle contient un grand nombre d'ap-  CS7 ) partemens. Les muraifes de toutes les chambres font couvertes d'eftampes, depuis le plafond jufques a environ deux pieds du plancher. II n'y a i peut être point de colledion fi complette d'eftampesencadrées dans aucune maifon de farticulier, ou dans aucun Palais du monde. Pendant que le Prince Ferdinand jouoit au bi Hard avec Ie Duc de H , j'ai continué d'examiner ces eftampes avec le Prince Léopold, & j'ai pu a peine men rappeller une feule tant foit peu bonne , fans la trouver • «ans cette colleCiion. Son Alteffe nous dit qu'il étoit élement difterie & difpendieux d'avoir^une bonne colection dctableaux, & que rien n écoit plus pitoyable que d'en avoir une mauvaife ; qu'a caufe de cela il avoit pris la réfolution d'orner fa maifon de ce qu'il pouvoit avoir furement de bon en fa forte; & qu'il avoit penfé qu'apres de beaux tableaux, il n'y avoit pas d'ornemens plus amufans que de belles eltampes. Mais ajouta-t'il avec un fourire , toutes mes chambres font apréicnt remplies, & j'ai regü dernièwment un renfort d'eftampes d'AngleC S  ( 5» ) terie, qui m'obligera a batir de nouveaux appartemens pour les placercar je fuis toujours ■ accouiumê a dor.' «er un pofte honorable aux Anglois. La compagnie avoit e'té invite'e poui un déjeuner; mais le repas fut un trè magnifique diner, fervi un peu plutö qu'a 1'ordinaire. II n'y eüt que fi perfonnes a table , mais affez de do meftiques pour en fervir trente. li Prince , qui eft toujours extrêmemer poli, fut particulièrement affable & gi dans cette occafion. II inftitua des fan* tés a la manière Angloife, & commer.' 9a par nommer lui-même le Génénl Conway. II nomma enfuite Sir H Clinton, & continua de cette manière a boire a la fanté de plufieurs An glois, toutes les fois que fon tour re venoit. Vous comprenez'quel plaifi; c/a été pourmoi, que d'avoir eü 1'oc» cafion d'obferver jufques a un certai} point la vie privée d'un perfonnage/ qui a joue' un rólc fi brillant fur le thédtre de 1'Europe. Comme ce Prince n'eft pas rentn dans le fervice Pruffien, & qu'il parot* s'etre borné aux arnufemens de la can*«  C 59 ) pagne & au commerce d'un petit nombre d'amis, on penfe qu'il ne s'engagera plus de nouveau dans les affaires pubüques; mais qu'il paffera le refte de fes jours a fe repofer, dans cette retraite, fur les lauriers qu'il a cueillis fi abondamrnent, dans Ia dernière guerre. LETTRE LVII. Brunfwick. La ville de Brunfwick éft fituée dans une plaine fur les rives de 1'Ocker Les maifons en général font vieilles mais on y a élevé depuis peu plufieurs nouveaux édifices, & ia ville s'embellir; tous les jours. Les fortifications ont éte' funeftes a beaucoup de villes d'AUemagne, ayant fervi a leur attirer Ja vengeance des ennemis, plutót qu'è les de'fendre. Voila pourquoi Caffel, & quelques autres villes, qui e'toient auparavant fortifiées font a pre'fent démantele'es. Cependant^ les fortifications de Brunfwick lui ont ete tres utiles dans la dernière guerC 6  C 60.) re. Elles ont fauvé la ville dn pïlfagel, & donné occafion au Prince Fréléric, qui eft adtuellement dans le fervice Prufiien , de faire un exploit, qui doit lui avoir caufe' plus de joye, que n'auroient fait vingt victoires. Ce fut dans Panne'e i7#t , peu après la bataille de Kirch-Denkern, lorfque le Prince Ferdinand couvrit Hanover, non en conduifant fon armee dans le pays & le défendant diredtement, comme 1'enneïrii paroiffoit s'y attendre & le fouhaitoit probablement; mais par une diverfion, en 'attaquant, avec de forts détachemens commandés par le Prince Héréditaire, leursmagafins dansle pays de Heffe, & détournant ainfi leur attention de Hanovre pour la diriger de ce cöté-la. Pendant que le Duc étoit campé a Willielmfthall , obfervant les mouvemens de 1'armée du Maréchal de Broglio, celui-ci trés fupérieur en nombre, détacha un corps de 20,000 hommes , commandé par le Prince Xavier de Saxe, qui prit poffeffion de Wolfenbutte!, & bientót apres inveftit Brunfwick.  c *j ) Le Prince Ferdinand, voufant fauver fa vüle natale, rifqua de détacher 5000 hommes de fon armee, toute petite qu'elle étoit; il en donna le commandement a fon neveu le Prince Fréde'ric, affifté du General Luckener avec ordrede haraffer les ennemis, & d'effayer de faire lever le fiège. Le jeune Pririce envoya pendant ia marche un foldat avec une lettre au Gouverneur; cette lettre enveloppoit une balie que le foldat devoit avaler, au cas qu'il fut pris par les ennemis. U ëut le bonheur d'ehtrer fain & fauf dans la ville; La lettre inftruifit le Commandant de la garnifon de 1'approche du Pnnce, ainfi que du jour & de Theure qu'il cfpéroit de fe trouver a une certaine place prés de la ville, requerrant qu il fevoriiat fon entree. Au milieu de la nuit indiquée )e Prince tomba fubitement fur la Cavalerie des ennemis. Celle-ci, ne fe doutant point de fon approche , étoit campee avec fécurité a la diftance d'un mij, le de Brunfwick. Elle fut dabord difperfée, & elle répandit teilemem 1'al-C 7  ( 62 ) larme parmi 1'infanterie , que celle ci fit pareillement retraite avec une perte confide'rable. Le jeune Prince entra de grand matin dans Brunfwick, au milieu des acclamations de fes concitoyens , qu'il venoit.de de'livrer des horreurs d'un fiér* ge. —- Le Prince Héréditaire, ayant détruit les magafins des Frangois dans le Pays de Heffe,-avoit été rappellé par fon Oncle avec ordre d'entreprendre la délivrancc de Erunfwick. Pendant qu'il avangoit avec toute la diligence poffible, & qu'il fe trouvoit déja a quelques lieues de la ville', il re§üt la nouvelle que le fiège étoit levé. En arrivant au Palais de fon Père, il trouva fon frère Frédéric a table, donnant a diner aux Officiers Frangois qui, la nuit précédente , avoient été faits prifonniers. L'Académie de Brunfwick a été renouvcllée, & la forme d'inftruótion améliorée par les foins & fous la proteclion du Prince Héréditaire. Adtuelleroent des Etbdians de différentes parties d'Allemagne viennent a cette Aca-  ( H ) démie ; & il y a auffi ordinairernent quelques jeunes Anglois qui y font envoyés pour leur éducation. Ceux d'entre ces derniers qui font deftinés a fetat militaire, ne trouveront nulle part tant d'avantages re'unis, .que dans 1'Académie de Brunfwick. Us y feront fous la protection d'une familie prévenue en faveur de la Nation Brittannique ; — toutes fortes de fciences y font enfeignées par des maitres d'une habileté reconnue; — les jeunes e'tudians y verront les devoirs militaires remplis avec exa&itude, & pourront obtenir par le crédit du Prince la permiffion d'affifter aux revues des troupes Pruffiennes a Magdebourg & a Berlin; — Ils feront peu expofés a devemr prodigues, dans une ville oü il ne verront point d'exemples de folies en ce genre ; — Ils y feront peu tentés a la diffipation , & point du tout a la débauche. J'ai paffe' dernièrement un jour a Wolfenbuttel , qui eft auffi une ville fortifiée, & autrefois la réfidence de la Maifon de Brunfwick. La Bibliothé* que paffe pour une des plus complettes  ( *4 ) d'Allettfagne , & poffède un grand nombre de manufcrits rares. On nous a montré quelques -lettres de Luther, &: d'autres pièces originales de la propre main de ce Réformateur. Après avoir diné avec le Colonel Riedefel, qui commande un régiment ■de cavalerie dans Wolfenbuttel, je fuis revenu par Saltsdahlen. C'eft 1'unique Palais, prefqu'entièrement bad en bois, que j'aie vü. II a cependant quelques appartemens qui font magnifques, & une grande galerie de tabieaux, dont quc!ques-uns font trouvés excellcns par les cortnoiffeurs. Je ne veux point empiéter fur les droits de ces Meffieurs, en préfumant de dire mon fentiment fur le mérite & les dé auts de ces tabieaux; quoique j'aie fouvent entendu des gens, tout auffi ignorans que moi, prononcer les décifions les plus dogmatiques fur eet intéreffant fujet. Contours , Attitudes, Draperies, Charge, Paffions , Manière , Groupe , Clairobfeur, Harmonie & Repos, font des termes qu'ils avoient continuellement a la bouche; la volubilité avec laquelle iis fe fuivoient, frappoit d'étonnement  C *5>) & d'admiration tous ceux qui ne s'appercevoient pas, que tout le goüt & toute la fcience de ces Connoiffeurs des beaux arts, fe bornoit a fe fervir avec profufion de ces meines termes. Convaincu de mon- ignorance dans les myftères de 1'art, je ne prononce rien fur les tabieaux. & je me contente de dire que la galerie qui les .contient eft une trés belle falie,'qui a deux eens pieds de long, cinquante de large, & quarante de haut. U y a auffi dans ce Palais un cabinet de porcelaine des Indes , contenant comme on nous a dit , fept ou huit mille pièces. Et dans un autre cabinet plus petit , on nous a montre' une collection dc fayence, qui n'a d'autre me'rite que d'avoir été peinte d'après des deffeins de Rapbaël. La campagne aux environs de Brunfwick eit agréable. Je füs trés charmé .de voir , prés de cette ville, quelques maifons de plaifance appartenantes a des particuliers, ce qui eft trés rare en Allemagne; car fi vous en exceptez les Villes & les Cours , vous pouvez y parcourir une grande étendue de pays,  ( 66 j fans voir d'autres habitations que des Chateaux de Princes, & des maifons de payfans. J'ai fait hier trés agre'ablement une route de quatorze milles, depuis Brunfwick jufqu'a la maifon de Mr. de Weftphalen. Ce gentilhomme a accompagné le Prince Ferdinand dans la dernière guerre , en qualité de fon Secrétaire privé; pofte qu'il a rempli parfaitement a la fatisfaction de ce Prince, dont il a confervé jufqu'a préfent 1'amitié & la confiance. Mr. de Weftphalen a écrit 1'hiftoire de ces campagnes mémorables , dans lefqnelles fon illuftre Maitre commandoit 1'armée des Aliiés, & confondit tous les deffeins des Frangois dans la Weftphalie. Quoiqu'il ait mis, il y a longtems, la dernière main a eet ouyrage, des raifons politiques en ont fait dilïérer jufques ici la publication. Cependant il paroitra un jour, & on dit que c'eft un chef-d'ceuvre. La chofe eft trés probable, vü la pénétration & la fagacité plus qu'ordinaires de 1'auteur, qui a été témoin des feènes qu'il décrit, & qui connoiffoit  ( 67 ) les intemions fecrettes du Prince; & il n'y a point de doute que les fccours de celui-ci, n'ayent contribué a la perfeótion de 1'ouvrage. LETTRE LVIIL Brunfwick* Nous avons eu dernièrement quelques bals ma(qués. — La Cour n'y va pas en proceffion comme a Caflel. ' Ceux qui veulent en étre, s'y rendent féparément, lorfqu'ils le jugent convenable. II y a dans la falie du bal une galerie pour leurs Altefles. Elles s'y mettent quelquefois fans mafque , & s'amufent è regarder les danfeurs. Mais ordinairement elles y vont mafquées, & fe mêlent avec la compagnie de la manière la plus aifée & la plus familière. Je ne m'étonnepas que les Allemans, & furtout ceux d'un rang élevé, fatigués qu'ils font de formalités & de cérémonies , gênés par 1'intervalle qutf  C 60 met la naiffance entre des perfonnes qui s'eftiment réciproquement, aiment ces fortes de fêtes. Je m'imagine qu'ils faififfent avec plaifir toutes les occafions de prendre le mafque & le domino, afin de goütèr les agrémêns d*une converfation familière &. d'un divertiffement fans contrainte. J'ai eü une fois I'honneur de diner avec le Duc de H— chez un officier Ge'né/al. Sa Sceur fit les honneurs de la table •, & le Duc ayant te'moigne' fa furprife de ne 1'avoir jamais rencontre'e a la Cour, on lui répondit que n'étant point noble , elle ne pouvoit pas y paroitre. Cependant les gens de la première diftinction, & le Duc règnant lüi-même, vont voir cette •Dame chez elle; & tous e'galement font fachez que 1'ufage de leur pays éloigne de la Cour une perfonne, dont ils eftiment fi fort le caractère. Le rang du Géne'ral dans 1'armëe'', fuffit pour lui donner les entrees , mais n'eft d'aucun fervice a fa föeu~; car cette e'tiquette eft obfervée a toute rigueur avec ceux qui font nés en A'Herna-gne ; cependant on s'en relacbeteiucoup k 1'égard des étrangers & furtout des  C's-9 y Anglois, qu'on fuppofe faire moins de cas de la naiffance & des titres, qu aucune autre nation. Les divertiikmens publics de tout ■ genre fontfufpendus pourqudque tems, la Cour e'cant actuellement trés p u ; nombreufe. — Le Duc Ferdinand eft ' retourué a Ia campagne. — Le Prince ■ Héréditaire partitil y a quelques jours pour Halbcrftadt , Sc il y reftera au • nloins un mois , afin de piéparer la garnifon, & en particulier fon propre régiment , pour les grandes revues qui fe feront bientót. Etre alerte a fes devoirs, & appliqué a cxcrcer les troupes, font des chofes indifpenfabies dans le iervise- Pjuffien. Sans cc'a ni l'eftime du Roi, ni les liens du fang n'afiureroient pas pour un moment a ce Prince Ia faveur de fon Oncle. Ce n'eft que par les talens perfonnels & fon application a lespcercer, que 1'on peut acquérir & conferver la bienveiiJance de ce Monarque, plein de ftrmeté & ddiicernerrient. La Princeffe Héréditaire a quitté Brunfwick pour aller a Zeil, oü- elle ïe-ltera, pendant 1'abfence de fon Epoux  ( 70 ) «uprès de fa Sceur la Reine de Dahemarc. Le jeune Prince Le'opold a quitté paleiilement la Cour, II va diredtement ó Vienne, & on penfe que c'eft pour ofFrir fes fervices a 1'Empereur. Si on lui fait des propofttions fortables , il entrera tout-a-fait dans le fervice Autrichien. Alors, en cas de guerre, il fe trouvera felon toute apparence oppofé a fes deux frères; circonftance a laquelle on ne fait pas beaucoup d'attention en AUemagne , oü des frères entrent dans différens fervices avee auffi peu de fcrupule, que chez nous dans des régimens différens. Ce jeune Prince & fa Saeur ont toujours été liés de 1'amitié la plus tendre; auffi la Princeffe n'a ceffé de répandre des larmes, depuis le départ de fon Frère. La Ducheffe fa mère fupporte cette féparation avec plus de tranquillité; cependant on appercoit affez que fon cceur y eft fenflble. Ce qui Paffecte, indépendamment de 1'abfence de fou fils, c'eit 1'idée qu'il entre dans un fervice , qui peut le mettre en oppofition  C 7i ) tvec le Roi de Pruffe; & j'ai remarqué que la Ducheile aime ce frère, autant qu'elle Tadmire. Je n'ai pas été furpris de 1'entendre parlerde Frédéric comme du plus grand homme vivart; mais elle le Joue'auffi du cóté du coeur, en quoi elle ne fe trouve pas de 1'avis de tout le monde. Cependant elle infifte particulièrement fur cette qualité, & 1'appellc le meilleur des hommes, le plus fidéle ami, & le plus tendre des fières. Comme fon opinion eft fondée fur fa propre expérience, elle a raifon fans doute de penfer ainfi; car, felon tout ce que j'ai entendu dire, le Roi lui a toujours témoigné la plus haute eftime & une tendreffe invariable. Ce départ du Prince Léopold a renouvellé dans le coeur de'la Ducheffe le fouvenir de Ja mort prématmée de deux de fes fifs. L'un mourut dans le camp des Ruffes, a la fin de la campagne de 1769, aiant fervr avec beaucoup de diftinótion comme volontaire; 1'autre fut toé dans une efcarmouche' vers la fin de la dernière guerre; ainnt regu une balie dans la gorge, il mou-  ('fi) rut quinze jours après de fa bleffure,* & fat beaueoup regretté par l'armée, qui s'étoit fait une haute idee du mérite naiffant de ce jeune Prince. Le matin du jour de fa mort, il ecrivit une lettre-a fa mère. Dans cette lettre H exprime fes- regres, d'être arrété ft tot dans la.carrière de-t'bonnéur, & il déplore de n'avoir pas perdu la vie dans quclqu'aftion roémorable qui eüt fauvé fon nom de 1'oubli, ou bien dans 1'exécution de quelqu'entreprife, digne du courage belliqueux de fa familie. U exprime cependant fa fatisfadtion, de ce que fa mémoire fera du motos chère a quelques amis, & de la certitude qu'il avoit dc ne jamais perdre fa place dans le coeur de fa mè-< rc, auffi longtems qu'elle exifteroit. »Il lui exprime enfuite la reconnoifiance qu'il avoit de tous fes foins & de' fa tendreffe , & il-finit par ces expreiïïonsque je vous rends autant que ma mémoire me le permet. — 'j'aurois lou-; haité que la Ducheffe eutvoulu les répéter ; mais ce ne fut qu'avec beaucoup de peine , &desyeux baignés de l&rmes, qu'elle put les prononcer une feu'e fois. — „ Ma  ( 73 ) „ iVïa vue s'éteint — mes yeiix fe ferment a la lumière — heureux d'èn avoir employé les derniers rayons a 'rendre mes devoirs a la plus tendre des mères. LETTRE L I X. Hanovreï Ie Duc de H—, s'étant propofé de faire , avant de quitter ce pays, fa cour a la Reine de Danemarc, a pré* féré d'y aller dans le tems que la Princeffe Héréditaire étoit chez fa Sceur. Je fai accompagné a Zeil, & le lettdemain de notre arrivée, je me fuis préfente' chez Ie Comte & la Comteffe Dean, poiir leur donner connoiffance del'arrivée du Duc &m'informerquand i! pourroit avoir l'honneur d'être préfente a la Reine. Ils font 1'un & 1'autre de la maifon de la Princeffe de Brunfwick, & dans le tems que j'étois a déjeuner avec eux, fon Alteffe Royale entra dans la chambre, & me Tome II. D  C 74 ) donna les informations que j'avois demand e'es. Avant le diner, 1c Duc & moi retournames au Chareau, oü nous reftames affez tard dans la nuk. Entre le diner & le fouper il y eüt un concert, & la Reine fembloit avoir plus de gayete', qu'on n'auroit pü s'y attendre. Zeil eft une petite ville qui n'a ni commerce , ni manufadtures; les maifons font vieilles & de peu d'apparence , cependant c'eft la réfidence des Cours fupérieures d'appel, pour tous les terrkoires de la Maifon Electorale de Brunfwick Lunenbourg; & c'eft ce qui fournit aux habitans leurs principaux moyens de fubfiftancc. Cette ville a eü beaucoup a fouffrir de la part de 1'arme'e Frangoife , au commencement de la dernière guerre; après quoi elle fut pille'e par repréfail3e pour l'infradtion prétendue du traité de Clofter-Seven. C'eft la que le Duc de Richelieu avoit fort Quartier Général, lorfque le Prince Ferdinand rafiembla les troupes, qui avoient été défarmées & difperfées, imtnédiatement après cette convention.  C 75 ) Le Cba-eau eft un grand & bel éé* fice, entouré d'un foffé, avec de bonnes fortifications. C'étoit autrefois la rélidence des Ducs de Zeil, & il a été réparé dernièrement par ordre du Roi d'Angleterre pour y recevoir 1'infortunée Mathilde, fa fceur. Les appartemens font fpacieux & commodes, & aujourd'hui proprement meublés. * I „uLeS 0fficiers de Ia Cour, les Dames d honneur de la Reine, & ]e refte de fa fuite ont un trés bon air, & confer* vent 1'attachement le plus refpeftueus pour leur Maitrefle. Nous ne fommes refiés que peu de jours a Zeil & nous les avons paffés a la Cour, oü tout paroit reglé fur le même pied que dans les autres petites Cours d'Allemagne Rien n'y manque pour adoucir le fort de la Reine, autant que les circonftances pcuvent le permettre; mais fa plus grande confolation eft la compagnie & la converfation de fa Seeur. On voifc quelqu'air de fatisfaction fur fon vifa-e suffi longtems que la Princeffe refte a* Zeil; mais on nous a dit que, du moiment de fon départ, la Reine retombe ' dans 1'affliótion Sc dans le décourageD 2  (7*) ment. C'eft ce que la Princeffe cherctie k prévenir, & pour eet effet elle confacre è fa Soeur tout le tems que lui laiffent fes devoirs envers fes cnfans. Bien différente de ces cceurs infenfibles qui faififfent avec empreffement le premier prétexte, pour rompre avec ceux qui ne peuvent plus leur être utiles , cette Princeffe , pleine d'humanité, a témoigné k fa Sceur plus d'attachement encore depuis fes infortunes , qu'elle n'en avoit jamais fait paroitre, lorfque la Reine fe uouvoit au plus haut point de fa profpérité. La jeuneffe, 1'air gracieux & les manières obligeantes de la Reine lui ont gagné dans ce pays tous les coeurs. Quoiqu'elle fut en parfaite fanté & qu'elle parut gaye, cependant comme j'étois convaincu que fa gayeté étoit empruntée, & 1'effet d'un violent effort fur elle-même, j'ai éprouvé une impreffion de mélancolie, que je n'ai pü vaincre, tout le tems que nous fommes reftés a Zeil. Nous fommes allés de Zeil k Hanovre &, le foir de notre ariïvée, nous EYpns eü le plaifir d'entendre exécute.r  Pm k Meffie de Hendel. Plufieurs pérfor> nes du beau monde de cette ville fe trouvoient a ce concert, & on nous y a lait faire connoiffance avec le vieux Feld-Maréchal Sporken , & d'autres gens de diftindion. Hanovre eft une ville propre,' agréable & floriffante. Llle reflèmble plus a une ville d'Angleterre, qu'aucunc autre que j'aie vue en Aliemagne; les mceurs & les coutumes Angloifes gagnent tous les jours parmi fes habitans. La liberté Brittanmque, a étendu jufques ici fes beurenfes influences. On n'y éprouve poir.c de Tyranme; & un air d'aifance & de latislacüon fe rcmarque fur le Vifagedes citoyens. La ville a des fortifications réguüères, & tous les ouvrages font en bon etat. Les troupes fe conduifent fasement & remplilfent bien leurs devoirs cfientiels, quoique la difcipline n'y foit pas auffi févère que dans d'autres partjes de 1'Allemagne. Le Maréchal Sporken, qui eft a la téte de 1'arme'e, elt un homme fort humain. II yeut que les ibldats foient rigoureufement punis pour de réritables crimes, par 3a D S  ( ?s ) fentcnce d'un Confeil dc guerre; mais jl ne permet pas aux Officiers de leur faire donnet des coups de canne pour des bagatelles. Le caprice dirige trop ibuvent ces fortes de punitions, & des hommes cruels s'en fervent, plutot pour fatisfaire cette difpofition diabolique, que par zèle pour la difcipline militaire. L'infanterie Hanovrienne n'eft pas d'auffi haute taille que dans d'autres troupes Allemandes , & cela paree qu'on ne force perfonne a prendre fer▼ice & que tous les foldats font autant de volontaires; au lieu que dans d'autres parties de 1'Allemagne, le Prince choifit les payfans les plus grands & les plus vigoureux, & les contraint a fe faire foldats. On convient qu'il n'y a point de troupes qui puiflent micux fe comporter dans 1'action que celles d'Hanovre; & il eft certain qu'il n'y a pas parmi elles autant de défertion qu'ahleurs. La feule raifon qu'on en puiffe donner c'eft qu'on ne force point les foldats au fervice , & qu'on les traite bien lorfqu'ils y font engagés. . Ce n'eft plus ici le ton, d'attacher  ( 79 ) autant d'importance qu'autrefois aux moindres petits détails dans les exercices. Les Officiers paroiffent généralement méprifer beaucoup de minuties qui, dans d'autres fervices , font re> gardées comme étant de la dernière conféquencc. On croiroit a peine , avcc quel férieux ridicule certaines gens traitent cette fnatiêre. Je me rappelle d'avoir vii h une ccrtaine parade , oh fe trouvoient le Souverain lui-même & un grand nombre d'Offïciers, qu'un Général trés replet fo'rtit brufquement de fa place, comme s'il avoit vü quelque chofe dc tout-a-fait extraordinaire. II s'avanga diredtement vers les rangs, du pas d'une oye qu'on chaffe. Je ne pouvois concevoir ce qui obligeoit fon Excel lence & un mouvement fi peu afforti a fon age & a fa corpulence. Pendant que les fpeétateurs fe tenoient fur les bonts des piéds pour voir cc qui réfulteroit de ce pbénomène, mon Général arriva aux rangs, & dans un mouvement de colèfe il arracha a un foldat fon chapeau, qui fans doute n'étoit pas retrouffé comme il faüt & farrangea è fa fantgiöc. Après D 4  avoir re'tabli ccttc grande faute contr.c. ia difcipline militaire, il revint auprès de fon Prince, de Fair d'un homme parfaitement content de lui-même. Deux jours, après notre arrive'e ici, j'ai ëte' me promener a Hernhaufen , par une magnifique avenue, qui eft auffi large & environ deux fois auffi longue que le mail de S'. James. Le chaV; teau n'a rien d'extraordinaire pour 1'extérieur; mais les jardins font auffi beau^ que peuvent être des jardins plante's dans le goüt Hollandois-, & fur un terrain parfaitement horifontal. L'Orangerie paffe pour une des plus belles de 1'Europe. On y voit auffi un théatre de. verdurë, fur lequcl on peut reprefenter des pièces lorfqu'il fait beau tems. II ya un amphithe'atre fpacieux de bancs de gazon pour les fpeciatcurs; un théatre dans le même goüt avec des rangées d'arbres en forme de coulijTes, & un grand nombre de berceaux & de cabinets, entourés dc hayes e'paiffes, dans lefquels les acteurs peuvent fe retirer & s'habiller. Ce thédtre doit faire un bel effet lorfqu'il eft illuminé, ce qui fe fait  ( '8x ) toujours lorfqu'on donne des bals mafqués. Les bofquets, les bereeaux , les labyrinthes paroiüent trés bien appropriés pour toutes les parties d'une telle fête. II y a dans ces jardins de grands re'fervoirs & des fontaines, & a 1'un des cóte's on trouve uncanal deplus d'un quart de mille de longucur. Comme on n'a pas fait jouer les caux depuis que. je fuis a Hanovre, je n'ai pü voir jufqu'ici le jet d'eau fi fameux. Sur le tout nous pafions ici notre tems trés agréablement. Nous avons diné deux fois chez le Baron de Lenth, qui eft directeur en chef des affaires de 1'Eiedorat, & c'eft chez lui que nous avons rencontre' la plupart des gens de qualite' de cette ville. je fuis tous les foirs dc la parde du Marechal Sporken au Whift, & je vis, pour la plupart du tems, avec la focie'té qui fe raffemble chez lui. Le Duc de H— ayant promis de fe trouver a Brunfwick a un jour limité, nous partirons demain pour cette ville; mais nous nous fommes engage's de retourner a Hanovre avant d'aller a Berlin. Ma première lettre fera donc da.D S  C 12 ) tee de BTunfwick, ou peut-être d'iei,. après que nous y ferons retournés. LETTRE LX. Hanovre. Nous fommes revenus dans cette vil.le il y a environ dix jours, après avoir refté une femaine a Brunfwick, oü il n'y a actuellement de la Cour, que le Duc & la Ducheffe, avec la jeune Princeffe leur fille. Dans toutes les Cours, lecaradlère du Souverain influe beaucoup fur le caractère & les mceurs des courtifans. Cette influence doit avoir plus de force encore dans les petites Cours d'Allemagne, oü les perfonnes qui les compofent font plu* reünies, &paffcnt la plus grande partie de leur tems enfemble. Le goüt de la Ducheffe de Brunfwick pour 1'étude, a mis la lecture a la mode, parmi les Dames de cette Cour; & la dernière . fois que j'eüs 1'honneur de voir fon Al- j telfe Royale, elle m'enrapportaun trait | Singulier»  C §3 ) t üne Dame, dont 1'éducation avoie eté négligée dans fon cnfance, & qui étoit parvenue a un age trés mür fans en avoir fenti 1'inconvénient, avoit obtenu par le crédit de quelques uns dc fes parens, une place a la Cour de Brunfwick. Elle n'y eut pas été longtems fans s'appercevoir que, dans 1'appartement de la Ducheife, la converfation rouloit fouvent fur des matières dont elle n'avoit pas Ia moindre connoiffance, & que les Dames qui avoient le plus de lefture, avoient auffi Ie plug de crédit auprès de fon Alteffe Royale. Elle fentit pour la première fois le défaut de fon éducation, & quoiqu'elle eut regardé jufques ici, cette forte de fcience qu'on acquiert par les üvres, comme étant au-deflous de fa qualité^ eHe réfolut cependant, puifque c'étoit" -ie ton de la cour, de fe livrer a 1'étude avec tantd'ardeur, qu'elle put égaler bientöt les Dames qu'on admiroit le plus. Elle communiqua cette réfolution h fa Ducheffe, & demanda en même tem3 que Son Altcfle voulut lui prèter un Hvre pour commentfer. La Ducheffe D même que celle.des laquais du Roi a Sfr. James. On fait au Palais les honneurs' aux étrangers de diftinftion avec beaucoup dc fomptuofité. Le premier repas, que j'aie vü, fut donné au Duc de H—, & le fecond au jeune Prince George de Heffe Darmftadt, qui eft arrivé iei depuis quelques jours avec le Prince Erncft & le Prince Charles de Mecklenbourg, beaufréres de la Reine d'Angleterre, & qui font tous les deux dans le fervice Hanovrien. Nous- paffons, comme la première fois , la plus grande partie de notre tems chez le Maréchal Sporken. Vous comprenez que la converfation d'un homme de fens, qui a fervi cinquante ans, & la plus grande partie de ce tems dans un grade élevé, qui l'a mis a portee de voir de prés quelques uns des plus ^grands perfonnages du fiècle, ne peut être qu'extrêmement intéreffante. J'ai un fingulier plaifir a entendre raconter par un tel homme plufieurs événemens de la dernière guerre, dont on aentendu des récits fouvent différens & quelquefois contradiéloires. Le Maxéchal met de 1'efprit & de la candeur D 7  C 8tf ) dans fes obfervations, & fa converfation eft franche & ouvcrte. En Ja guerre de 1741, il a fervi dansl'Armée des Alliés avec le feu Maréehal Daun, contre le Maréehal de Saxe, & il fait beaucoup d'anecdotes curieufes qui font connoïtre le caraftère de quelques uns des Généraux qui ont commandé les Armées dans cette époque mémc'rable. II a la plus haute opinion du génie militaire du Prince Fcrdinand , & il déclare, que de tous les Généraux fous lefquels il a fervi, ce Prince lui paroit avoir le plus de talens pour la conduite d'une armée. II dit que, comme le Prince Ferdinand a trés rarement tenu des Confeils de guerre, ou communiqué- de fes plans a fes Généraux au dela de ce qu'ils devoient exécuter, il leur étoit difficile d'avoir une jufte idéé de fa capacité,auffi bngtems qu'ils ne quittoient pas 1'armée que ce Prince commandoit immédiatement; mais que lui, Maréehal Sporken , avoit commandé quelquefois de forts détachemens , ce qui avoit obligea le Prince a s'ouvrir d'avantage, & avoit donne au Maréehal les plusfortes preuves de laprofondeur de fon  ( *7 5 génie. II admiroit par deffus tout fa,clarté de fes inltruclions par écrit; Elles e'toient, dit-il , toujours accompagnées de la defcription la plus exafte & la plus détaillée du pays qu'il falloit traverfer; il n'y avoit point fur la rou? te de village, de petit ruifi'eau, de creux, de bois ou de colline, qui ne fut décrite avec précifion -, les conjectures les plus judicieufcs fur les deffeins des ennemis s'y trouvoient jointes, avec des directions fur la manièred'agir dans toutes les différentes occurencespoffibles» En un mot le Maréehal Sporken paroiffoit convaincu que le fuccès des Alliés , durant la dernière guerre en Weftphalie , devoit en grande partie être attribué a la prévoyance, la prudence & la fagacité de leur Général. II penfoit cependant qu'un événement mémorable , qu'on a cité comme la plus forte preuve de toutes ces qualités, ne doit pas leur être autant attribuée, qu'alavaleurperfonnelle de quelques régimens, & a Ia bonne conduite de quelques Officiers fubalternes. Le Maréehal ajouta, que ce n'étoit aucun attachement particulier pour le Prince Fer-  c 88 y üinand, qui 1'engageoit a louei- fes talens militaires, puifqu'au lieu de pouvoir fe glorifier d'avoir quelque part a ramitie' de ce Héros, il y avoit eu au ' contraire quelque méfintcUigence entr'eux, a 1'occafion d'un incident pendant le fiège de Caflel, dont il me rapporta les circonftances; & cette brouillerie étoit de nature a ne pouvoir jamais être raccommodée. La manière de penfer noble & généreufe de ce vénérable vieillard entraine la conviction, & on ne peut lui refufer fon eftime. II eft refpe&é par des gens de tout ordre, & écouté comme un oracle. II y a dans la compagnie qui fe raffémble ordinairement chez le Maréehal , quelques perfonnes de fon ège, qui formoient les fociétés particulières de Gcorge Second, toutes les fois qu'il venoit vifiter fa Patrie. La mémoire de ce Prince eft ici en grande vénération. J'ai entendu raconter par fes contemporains , dont je viens de parler, mille petites anecdotes a fon fujet, qui prouvent tout a la fois les bonnes qualités du Roi, & leur propre gratitu.de. 11 paroit par tous ces récits,  (.89 ) qu'il étoit naturel lement d'un caractère trés ibciable, & qu'è Hanovre il dépouilloit entièremcnt cette repréfentation & cette réferve qu'il gardoit en Angleterre, vivantavec cette familiaritef& cette confiance que des Princes auront auffi bien que des payfans, avec ceux qu'ils aïment, & dont ils font aimés. Ce ne font pas feulement les amis perfonnels de ce Monarque qui parient de lui fur ce ton; dans ce pays les perfonnes de tout ordre penfent de même. Rien nefait plus d'honneura fon caractère & ne prouve mieux fon équité, que fa conduite envers fes fujets Allemans. II avoit fur cux une autorité fans hornes , & cependant il les a gouvernés avec autant de juftice & de modération que ceux dont les droits font garantis par la loi, & par une conftitution ombrageufe. Les deux voyages que j'ai faits a Hanovre ont confirmé 1'idée avantageufé, qu'on m'avoit donnée du caraótère AIIcmand. Un des plus grands défagrémens dans les voyages, c'eft qu'a peinc on a fait des connoiffances, a geinc  C 90 ) on a de'couvert leur mérite & gagné leur ammé, qu'on doit s'en féparer. Comme la faifon des revues Pruffiennes approche , nous avons pris congé de hos amis & nous allons retourner demain ^ a Brunfwick. Nous n'y refterons que peu de jours, pour arriver encore a temps a Potfdam. Je m'en vais quitter apréfent toutes les bonnes connoiiïances que j'ai faites depuis que je fuis venu a Hanovre. Lorfque nous y fommes arrivés la feconde fois, nous y avons trouvé Mr. F—, fils du Lord F—. II a été de toutes nos parties , & nous accompagnera a Brunfwick & a Potfdam. LETTRE L X I. Potfdam. A notre retour a Brunfwick, nous y trouvames la Princeffe Héréditaire, qui étoit revenue depuis peu dc jours de Zeil, ayant lahTé la Reine de Danemarc en parfaite fanté. La Princeffe fe trouvoit avec fes enfans a Antonct-  ( 9i ) tenruche, une maifon de Campagne peu e'loigrtée de Brunfwick. Elle invita lc Duc de H—, Mr. F—, & moi, a venir diner chez elle le jour avant notre départ pour Potfdam. Le matin de ce jour je füs me promener de trés bonne heure dans les jardins du Palais. — Le Duc de Brunfwick y e'toit. —■ II m'apprit qu'un exprès venoit d'apporter la nouvelle de la mort de la Reine de Danemarc. Peu de jours auparavant on avoit reeft avis qu'elle avoit été attaque'e d'une fièvre putride. —« Le Duc me dit que, hors fa familie» perfonne de la Cour ni de la Ville ne favoit les dernières nouvelles, & qu'il fouhaitoit que je n'en parlaflc point a la Princefiè , fachant qu'elle en feroit fortement affectée; mais que dés que la compagnie de la Princefiè. feroit fépare'c , il lui enverroit qudqu'un pour lui apprendre eet événement avec toutes fes circonftances. Lorfqne nous arrivames chez la Princeflë ,j nous la trouvames inquiéte au iujet de fa Sceur; •— cependant les avis , qu'elle avoit recus ce jour même par la pofte, 1'avoicnt un peu raifurée.  ( 9'i ) Elle nous montra fes lettres, qui contenoient une defcription des fymptomes de la maladie, & donnoient'quelqu'efpéran.du re'tabliflement de la Reine. Ne po jvant fupporter 1'idée de la mort de fa Sceur, elle prenoit toutes les expreffions dans le fens le plus favorable; & la compagnie re'pondoit a fes vceux , en la confirmant dans fa penfée. Cette fcène fut touchantc & pénibl'e pour moi, qui étois inftruit de la ve'rité. En retournant' le foir a Brunfwick, nous rencontrdmes la perfonne que le Duc avoit chargée de la commiflïon de communiquer a la Princeffe la more de fa Sceur. Nous foupames a la Cour, & primes congé de 1'Illultre Familie. La Ducheffe me donna une lettre pour fon fils le Prince Frédéric & Berlin, me difant qu'il ne manqueroit pas de mê procurer une bonne réception dans cette Capitale. Retournés a notre logement, nous y trouvames une trés nombreufe compagnie, & toute la maifon retentiffoit de mufique & de danfe. C'eft 1'ufage dans toute 1'Allcmagne que les bourgeois , lorfqu'ils fe marient, donnent leur re-  c n ) pas de noce dans une auberge. Comme il y avoit peu d'apparence que nous puffions palier cette nüit en dormant au heu de nous mettre au lit, nous ordonnames nos chevaux de pofte & nous fortimes de Brunfwick environ a trois heures du matin. Nous.arrivames faprès-midi a Magdebourg. Le pays eft partout parfaitement uni. Le Duché de Magdebounr produit de beau bétail, .& du bied en abondance, tous les quartiers qui ne font point marécageux, ni couverts de bois, étanttrès fertiles. Je n'ai point vu d'enclos dans cette partie de 1'Allemagne, ni dans aucune autre, excepté ceux qui entourent les jardins & les parcs des Princes. Le Roi de Pruffe a, comme Duc de Magdebourg, féance dans/la diète de 1 Empire. La Capitale, qui porte Ie meme nom que le Duché, eft une ville trés confidérable , bien batie & bien fortifiée. Elle a des manufattures de cottons & de toiles, de bas, de gans & de tabac; mais les principales font celles de foyes & de laines. Les draps d'Allemagne font en géné-  ( 94 ) Ta! tres inférieurs aux draps d'Aflgleterre & de France. Les Officiers Pruffiens aifurent cependant, que les draps d'un bleu foncé qu'on fabrique a Magdebourg & dans d'autres domaines du Roi de Pruffe, font quoique groffiers, d'un meilleur ufage, & ont raeiileure apparence après avoir été portés longtems, que les plus beaux draps fabriqués en France ou en Angleterre. Ce -qui eft certain, c'eft que les draps bleus de Pruffe font préférables a tous ceux qu'on fait en Allemagne. La ville de Magdebourg eft bien fituée pour le commerce, ayant parl'Elbe une communication faciie avec Hambourg, êc fe trouvant fur la route entre !a Haute & la Baffe Allemagne. Elle eft encore la plus forte place appartcnante a Sa Majeité Pruffienne, & elle y a fes principaux magafins, ainfi que fes fondcries. Cette ville eft, en tems de guerre, le dépot de tout ce que le Roi trouve néceffaire de mettre a 1'abri d'une attaque imprévue. Je m'intéreffe d'avantage k des lieux oü il eft arrivé quelqu'événement extraordinaire , quand ce feroit la teut  ( 9S ) leur mérite, qu'au pays le plus floriffant & a la plus belle ville, cm il ne s'eft jamais rien paffe' de mémorable. La vue de la fcène réveille 1'imagination, qui fe repréfente d'abord la forme & les traits des perfonnages, quoique nous ne les ayons jamais vus. Nous les entendons parler; nous les voyons agir; les pafiions font mifeg en mouvement, 1'efprit eft amufé; les maifons, les rivières, les champs fuppléent aux talens du poëte & de 1'hiitorien, & toute l'action fe retrace a 1'efprit avec une nouvelle énergie. En traverfant 1'Elbe auprès de cette vifie, je rappellai au Duc d'Hamilton la fcène d'horreur qu'y occafionna le Géneral Autrichien Tilly. Après avoir pris la ville d'affaut, il livra les citoyens , ^ fans diftindlion d'age ni de fexe , a la fureur & a la licence de fes foldats. Outre Ie maffacre général, ils y commirent des atrocités brutales , les plus déshonorantes pour 1'humanité. Nous^ contemplames avec la plus vive feniibilité cette partie de la rivière par laquelle fe fauvérent trois ou quatre eens habitans. De vingt mille cito*  C 96 ) yens, -il n'échappa que ce petit nombre. Cette terrible cataftrophe fournit mattere a rlotre converfation, pendant une grande partie de notre route. 11 n'eft pas befoin de faire des commentaires fur un événement de ce genre avec un homme dc fens , tel que le Duc. Le fimple récit fait naitre.-dans tout efprlt bien fait, les réflexions qui y aiibrtif- fent. . Le pays eft bien cultive, & tres tertile jufques a deux lieues au de-la de Magdebourg; après quoi il devient plus ftérile, & a quelques lieues de Brandebourg il eft auffi fee & fabionneux qiie les déferts d'Arabie. Brandebourg, qui donne fon nom a 1'Eledtorat, n'eft qu'une petite ville ; une rivière la partage en ancienne & nouvelle, & fépare encore le fort de toutes les deux. Le principal commerce fe fait par quelques fabriquans Franeois en draps , que le Roi a encouragés a s'établir dans cette ville. Le nombre total des habitans ne ra pas au dela de 150c. , „ Lorfqu'on entre dans une viue ou il y  ( 97 ) y a garnifon Prufficnne, on eft arrêté a la porte. L'Ofrjcier de la garde vous demande votre nom, d'oü vous venez, oh vous allez; & il e'crit votre re'ponfe. La même chofc fe fait dans les gar« nifons Frangoifes, mais non pas avec autant de cérémonie, ni avec le même degre' d'exadtitude. Dès que le Duc annonce fon ticre la garde fort ordinairement fous les armeS: On traite affez familièrement le titre de Milord en Allemagne, auffi bien qu'en France. Des gens qui n'y ont aucun droit fe 1'arrogent fouvent dans les pays étrangers, & on le donne a tout Anglois qui fait quelque figure. Mais en Allemagne, le titre de Due indique un Souverain, & eft plus refpeété que celui de Prince. Dans ce pays les fits d'un Duc font appellés Princes, quand il en auroit autant que le Vieux Priam. 'Nous fommes arrivés hier au foir a Potfdam ; & je vous prie d'obferver que j'ai faifi la première occafion pour vous communiquer cette importante nouvelle. Tomé II. E  C 98 ) LETTRE LXIT. Pot/dam. ' Le lendemain de notre arrivée, je me fuis préfente' chez le Comte deFinkenftein, pour favoir quel jour le Duc de H— fc moi, pourrions avoir 1'honneur d'être préfentés au Roi, & pour demander en même tems la permiffion d'affifter aux revues. Je fus tres furpris lorfque ce Miniftre me dit, que ■ pour eet effet je devois écrire une let- : tre a Sa Majefté , & que je pouvois être fur d'avoir le lendemain une réponfe. H me parut trés fingulicr d'avoir a écrire a un fi grand Prince, fur; une affaire de fi peu d'importance ; ..mais le Comte me dit que c'étoit 1'étiquette; de forte que je fis a 1'inftant ce qu'on exigeoit de moi. Le lendemain matin un laquais de la Cour vint k notre auberge , & donna, tine lettre cachetée a mon adreffe; elle étoit fignée de la mam du Roi, & portok, que comme la Cour fe tranfpor* tcroit bientót a Berlin, le Miniitre qui  C 99 ) Teroit Ia de fervice, feroit favoir au Duc de H • & a Mr. —, quand ils pourroient être préfentés, & qu'en attendant on les verroit avec plaifir affifter k toutes les revues. Le Soir nous fumes preTente's au, Pnnce & è la Princeife de Pruffe, qu{ refident conftamment a Potfdam. Le Prince eft grand, fort &en même tems bel homme. II a environ trente cinq ans La Princeffe eft de la maifon de Heffe Darmftadt, & reffemble beaucoup a fa Tante , que nous vimes a Carlf* ruhe. Nous avons eü 1'honneur de fouper deux fois avec leurs Alteffes, dans le peu de jours que nous fommes reftes a Potfdam. Le Prince & les Officiers ont été öctupés tous les matins a préparer les troupes pour les exercices. Hier le Roi a fait, pour la feconde fois, Ia re> vue de fept mille hommes. Le fils du Prince de Pruffe, qui eft un enfant de fix ou fept ans, y affifta è pied avec fon Precepteur , fans être accompagné d aucun Officier ni domeftique. Il fe mêla parmi les fpeftateurs, fans aucuae marqué de diftinclion, J'en témoigE 2  ( 100 ) nai ma furprife au Précepteur. En France, me répondit-il, il n'en feroit pas de même. Le Dauphin, h 1'êge de eet enfant, feroit mené aux revues dans un caroffe , efcorté de moufquetaires; mais ici le Roi & le Prince fouhaitent également que leur fucceffeur foit élevé durcment, & fans lui donner de trop grandes idees de fon importance. De telles penfées viendront encore affez tot, malgre' toutes les peines qu'on fe donne pour les prévenir. Les troupes furent range'es fur une ligne, le long des fommets de quelques collines. De la elles defcendirent fur un terrain fort inégal Sc raboteux , faifant feu par divifions, chemin faifant, jufqu'a la plaine, oü elles exécute'rent diffe'rentes évolutions. Mais comme nous partons dans peu pour Berlin , je remets a vous entretenir plus au long fur ce fujet, que nous ayonsvü les grandes manoeuvres de la garnifon de cette ville. Depuis que nous fommes ici, nous avons'paffe' prefque toutes nos matine'es en campagne avec les troupes. Le tems qui nous reftoit avant diner a été  (I«I) employé k voir les curiofités de la ville; Les maifóns font baties d'une belle pierre Manche; elles font prefque toutes neuves, & environ de la même hauteur. Les rues font droites & bien pavées, & il y a quelques édifices pubhes trés magnifiques ; de forte que Potfdam a tout ce qu'il faut pour faire une ville agréable, fi vous n'entendez par la que les rues, les murs & 1'apparence extérieure; mais fi vous attachez a ce mot des idéés plus étendues , fi vous y comprenez le fini, les ameublemens & d'autres commodités qu'on aime a trouver dans 1'intérieur des maifons , en ce cas Potfdam n'elt en vérité qu'une fort triffè ville. Le Roi ayant témpigné qu'il défiroit beaucoup 1'accroiiTement de Potfdam plufieurs perfonnes riches y ont bdti des maifons, en partie pour faire leur Cour a Sa Majefté , eh partie paree qu'elles penfoient, que ces maifons, en les louant, rapporteroient un bon interêt. Mais comme la ville ne s'étendoit pas affez vite au gré du Roi, Sa Majefté k fait batir plufieurs rues b. la fois, & a fes propres dépens. Cela E i  ( IOÏ ) a fait tomber d'abord le prix des maifons, '& ceux qui avoient bad les premières onttrouvé qu'ils avoient trés mal placé leur argcnt. Ordinairement les villes ne fe torment1 que par degrés, a mefure que le nombre des habitans augmente ; & a mefure que ceux-ci deviennent plus riches, ils en batiffent de plus grandes & de plus commodes. Mais ici c'eft tout le contraire ; on commence par conftruire les maifons , dans 1'efpoir que leur belle apparence amorcera lesvoyageurs, & attirera des habitans. Jufqu'apréfent cette force attraelive n'apas été confidérable. Peu de villes font auffi mal habitées que Potfdam, quoiqu'on loue les maifons a trés bon compte a des marchands & a des boutiquiers. En me promenant par la ville, je ne füs pas peu fiirpris de voir pendre, hors des fenêtres des plus jolies maifons, des ceinturons, des culottes & des habits, qu'on y avoit mis pour fècher. Et mon étonnement ne ceffa que lorfqu'on m'eüt appris que quiconque tient maifon a trois ou quatre foldats  C i°3 ) en qnartier chez lui, & qu'ordinairement ils font logés au premier étage, dans les chambres dont les fenêtres donnent fur la rue. Qn m'a dit qu'il en eft de même a Berlin. Le Roi préfère, pour les foldats, les logemens chez des bourgeois aux baraques. Cet exemple doit fermer la bouche a ceux denos militaires, qui voudroientqu'on en conftruifit chez nous , paree que fans cela, dilent-ils, 1'armée ne fauroit être bien difciplinée. Mais peut-on s'attendre, & feroit-il a fouhaiter , que FaJTiiée Angloifc fut foumife a une difcipline plus févère que 1'armée Pruf« fienne ? Je penfe quant k moi, qu'en Pruffe on loge les foldats dans des maifons plutót que dans des baraques , par des raifons diamétralement oppofées a celles qui produifent ie même effet en Angleterre. •— Le Parlement s'eft toujours déclaré pour cette méthode, afin d'entretenir une liaifon, & de cultiver des fentimens de bienveillance entre les foldats & leurs concitoyens; i[ ne vcutpas que les premiers feregardent comme faifant un corps a part, dont  C i.04 ) les intéréts font différens de ceux da peuple , & dont le devoir eft d'obéir implicitement a la Cóuronne en tout tems, & en toute occafion. Mais ici on penfe peut-être qu'il n'eft pas expédient, que de grands corps d'hommes armés foient logés enfemble dans des baraques, de peur que pendant la nuit ils ne faffent des complots contraires è la difcipline, ou dangereux pour le gouvernement. Cela ne fauroit arriver de jour, paree qu'alors les Officiers font préfens, & qu'on ne permet pas aux foldats de fe parler, même lorfqu'ils font fous les armes ; & entre deux gardes ils ont befoin de tout leur tems pour nettoyer leurs armes & leurs Jiabits, & pour les préparatifs de la garde prochaine. — Je fuppofe que ce font la en 'partie les raifons qui font préférer au Roi de Pruffe, de loger fes foldats dans des maifons particulières; car a tout autre égard il feroit plus commode, & plus afforti au génie de fon gouvernement de les mettre enfemble dans des baraques. Le Palais a Potfdam; ou ce qu'on jaorame le Chateau, eft un trés bel édi-  ( ) fiere, qui a de magnifiques jardins; Je ne vous fatiguerai point en vous en faifant la defcription; feulementce quime frappa comme une chofe extraordinaire dans un Palais , c'eft que le cabinet d'étude eft le plus beau de fes appartemens. Tous les ornemens y font d'argent maffif. Le pupitre k écrire,, les embelliflemens dc la table, & les armoires pour les livres, tout cela eft d'un grand goüt. Celui qui nous accompagnoit nous demanda fi nous e'tions curieux de voir la garderobe du Roi? ayant répondu affirmativement, il nous conduifit a la chambre oü font les habits de Sa Majefté. Cette chambre avoit un air bien différent de fa Bibliothéque. Toute lagarderobe confiftoit en deux habits bleus avec des paremens rouges, & encore la doublure de 1'un des 'habits étoit un peu déchirée; — deux veftes jaunes, fort barbouillées de tabac d'Efpagne; trois culottes jaunes; & un habit complet de velours bleu, brode' en argent3 pour les grandes occafions. Je penfai d'abord , que eet homme' avoit eü quelques vieux habits du Ro!\, E S  C 106 ) & qu'il les gardoit dans cette chambre pour amufer les e'trangers; mais on m'a affure', que ce que je viens de vousdire, avec deux habits d'uniforme qui fonta Sans-Souci, forme toute la garderobe du Roi de Pruffe. Notre conducteur nous dit qu'il ne 1'avoit jamais vue plus complette. Pour 1'habit de velours il étoit fait depuis dix ans, & cependant il avoit encore un air neuf; & en ve'rite' fi les tignes le me'nagent autant que Sa Majefté, il peut durer des fiècles. ■— Nous vimes dans la même chambre quelques étendards de la Cavalerie. II y en a deux ou trois qui, au lieu du petit drapeau quarré, ont des figures d'aigles d'argent cifclé au haut du baton. Dans la chambre de lit, oü le feu Roi eft mort, on aóté, au bas de la fenêtre qui donne fur lejardin, quatrc carreaux de vitre, qu'on a remplacés par une feule glacé. On nous dit que le plus grand plaifir de Sa Majefté, dans tout le cours de fa vie, avoit été de voir exercer fes troupes, & que cette pafiïon ne 1'avoit quitté qu'avee Ie dernier foupir. Lorfque fa dernière  ( 107 ) maladie ne tui permit plus de fortir de fa chambre, il fe mettoit a la fenêcre pour les voir de la, & enfin il fallut changer les fcnêtres comme je 1'ai dit, pour que fes regards mourans püllènt fe diriger plus commodément fur ce fpecfacle favori. S'affoibliffant de jour en jour par les progrès de la maladie, il ne pouvoit plus s'affeoir, mais étoit obligé de refter fur un lit de repos. Lorfqu'il fe trouvoit plus foible qu'k Fordinaire on levoit fa tête vers la fenêtre, & on remarquoit que la vue de foldats fous les armes opéroit fur lui comme un cordial, & ranimoit fes efprits. ■— Cependant ce cordial a force d'étre répété, perdit auffi fon efficace. :— Ses yeux fe ternirent; &ne'pouvant plus apperccvoir les foldats, lors méme qu'on lui levoit la tête, il expira. Perfonne fans doute n'a fenti fi prés de la mort, 1'influence de fa paffion dominante. E e  ( K>8 ) LETTRE LXIII. Potfdam. J'ai été deux ou trois fois a SansSouci, qui n'eft qu'a une petite diftance de Potfdam. Le Roi demeure conftamment au vieux Palais , excepté lorfque des gens de trés haute diftinction viennent paffer quelques jours chez lui. II les reeoit alors au nouveau Palais , & y refte lui-même pendant leur féjour. La - galerie contient une collection, eonfidéiable de tabieaux ; dont quelques uns font des originaux trés eftimés. Les plus précieux font de 1'Eeole Flamande. Des gens qui paffent pour connoiffeurs, & dont les prétentions ne font pas,' que je fache, fans fondement , foutiennent que le Roi n'a point de goüt en fait de peintures, ce qui paroit par la quantité de tabieaux médiocres qu'il achéte. Quoiqu'il en foit, il eft für que Sa Majefté ne s'emharrafie pas le moins du monde de l'op.inion de ces connoiffeurs; mais il a-  C iop > chéte, admire, & admire tout hautles morceaux qui lui paroiffent excellens fans faire attention a ce que d'autres en penfent. Qu'on dife que le tableaueft de Raphaël, du Guide, ou du Correge, tout cela lui eft égal. S'il n'y découvre rien de beau, il Ie dit & lui pre'fère fans facon 1'ouvrage de quelque peintre moderne, ou obfcur. Beaucoup de critiques en fait de peinture regardent cela comme un blafpheme, qui les fcandalife beaucoup plus que de véritables impiétés. Un? peintre & grand connoiffeur que le Roi avoit choqué, en rejettant quelques tabieaux qu'il avoit recommandés, & en achetant d'autres tabieaux, qu'il avoit depnfés, dit en parlant du Roi; eet homme croit fe connoitre en peintures paree qu'il fait jouer de la flute traver! fiere , qu'il a été loué par quelques poetes & par quelques pbilofophes & qu'il a gagné dix ou douze batailles • mais favoir bien fe battre, & fe connoitre en tabieaux font deux chofes trés différente», & c'eft ce.qu'ii éprouvera a fes dépens. Peu d'années après la dernière guer* E 7,  ( HO ) re, le Roi a commencé a batir le nouveau Palais de Sans-Souci , qui apréfent eft entièremcnt fini, &c fait un magnifique édifice. Les offices en font eloignées a une grande diftance, mais elles joignent au Palais par une doublé colonade, qui fait un grand effet. Les ftatues deftinées a orncr la fagade du Palais, femblent plutót 1'écrafer par leur multitudc. Elles font pour la plupart en groupes, & repréfentent quelque fable tiréc d'Ovide. Cet édifice a une coupole, qui eftterminée par une grande couronne que les trois graces foutiennent. Le Duc de H— remarqua, que trois grenadiers Pruflïens auroient mieux convenus. Aü rez de chauffée , il y a dans le milieu du batiment une grande falie, dont le pavé, les murs, & le plafond font de marbre. On la nomme la grotte, & les ornemens font affortis a ce nom. Cette falie ne peut être agréable que lorfqu'il fait excefiivementchaud. Elle feroit délicieufe en Italië. Le plafond de cette falie eft bas & en forme de voute; elle foutient une autre falie, qui a exaftement les mêrnes dimenfwns, & qui  (III) ii'en diffère que par Ja hauteur. Cette. feconde falie eft pareillement revêtue de beau marbre. Les autres appartemens font omes de riches meubles & de tabieaux, tous fort e'clatans. Beaucoup de gens les trouvent magnifiques; & il faut avoucr que la dorure n'y a pas e'te épargnée. Milord Mare'clial a fait batir vis-a-vis le vieux Palais de Sans-Souci, & irnme'diatement hors dos jardins, une maifon pour fa demcure. Vous connoiffez 1'aimable caractère de ce Seigneur. Peu de tems après notre arrivée, nous lui avons fait vifue, & depuis cetems nous avons diné plufieurs fois chez lui. Sur la fagade de fa maifon on lit 1'infcription fuivante. FrEDERICUS II NOBIS h^C OTIA FECIT. Cette maifon a un petit jardin, mais dont une porte communiqué avec les jardins de Sans-Souci, deforte que Milord en a la pleine jouiffance. Le Roi a pareillement une clef du petit jardin  ( na y de Milord , & paffe fouvent par la pour venir le voir. Nous partons demain pour Berlin. Adieu. LETTRE LXIV. Berlin. Lorfque nous arrivamés ici , tout étoit en mouvement pour les exercices on ne voyoit dans les rues que des foldats fous les armes, & des Officiers courant tantöt d'un cöté, tantót de 1'autre. La ville reffémbloit plus au cantonnement d'une grande armee, qu'a la Capitale d'un Royaume dans un tems de paix. La Cour elle - même reffémbloit au lever d'un Général en campagne •, a 1'exceptïon des Miniftres de Puiffances étrangères, & d'un petit nombre de voyageurs, tous les hommes e'toient en uniformes ; & pour les femmes, il n'y en avoit point. Le jour que nous fümes préfèntés au Roi, le Miniftre d'Anglecerre, accom-  C Ui ) pagna !e Duc de H—. Un fils du Prince dc Kaunitz, Sc quelques autres étrangers, furent préfentés, en même tems. Le Comte Reufe, Chambellan du Roi , nommoit chaque perfonne k Sa Majefté , a mefure qu'elle approchoit. Le Roi paria longtems avec. le Duc, & dit quelques mots aux autres perfonnes. Son air & fes manières font' pleins de vivacité. XI paroiffoit ce jourla de trés bonne humeur, & paria a tous fes Officiers d'un ton aifé, & avec une forte d'affabilité enjouéé. Da leur cóté ils fe préfentèient.devant leur, maitre avec une &ffiï~ar;ce militaire * dégagee de ces manières rampantes en ufage dans beaucoup -d'autres Cours ^ mais qui ne réufllroient pas dans celier ci. Le Roi fut trois jours a Berlin, avant que les revues commengaffent. K paffoit plufieurs heures de la matinée dans le pare , oü devoient fe trouver tous les jours quatie ou cinq mille hommes non pour être exercés, mais fimplement afin que le Roi püt voir 1'état de chaque corps particulier. L'exaótitude Sc 1'attention minutieufe avec lef-  ( "4 ) quelles il les examlne font prefqu'inercyables. Le Colonel du Régiment foumis a l'infpedtion, eft aux cótés de Sa Majefté, pour répondre a fes queftions, & pour entendre fes directions & fes remarques. ■ Au moyen de cette exactitude, le Roi de Pruffe ne connoit pas feulement 1'état de 1'armée en général, mais la force de chaque Régiment, jufqu'a quel point il eft difcipliné , & qu'elle figure il fait. Environ trente fix ou trente huit mille hommes ont été paffés en revue; c'étoit la carnifon de Berlin, avec les trou» pes de quelques villes & villages voifins. Cette armée fut trois matins de fuite en campagne, ' & chaque jour ce furent des manoeuvres différentes. Je ticherai de vous donner une idee du plan des dernières, que j'ai le plus fraichement dans 1'efprit. Dès le point du jour huit mille hommes fortirent de Berlin, fous le commandement d'un Officier - Général , & prirent poffeffion d'un village, fitué fur un terrain qui alloit en montaat, a la diftance de deux ou trois milles. Environ une heure après, le Roi lui-mê-  C"5 ) sne fe rendit a 1'armée, qui s'étoit affemblée aux portes de la ville. II la divifa en trois colonnes. Deux Généraux prirent le commandement de deux de ces divifions, & Sa Majefté conduifit la troifième. Elles marchèrent par trois chemins différens vers le village , dont le premier détachement avoit pris poffeffion. Toute la manoeuvre confifta dans 1'attaque & la. défenfe de ce village. Lorfque 1'armée approcha elle fut canonée du village ; mais on devoit füppofer qu'elle ne fonfitit pas beaucoup; le Général de chaque Colonne n'avancant qu'avec précaution, Sc faifant des circuits propres a la couvrir contre le canon des ennemis. A la fin les trois colonnes fe réunirent dans une grande plaine prés du village, mais protégées contre les batteries par une élévation du terrain. La le Roi rangea 1'armée fur deux lignes. Elle étoit parfaitement a 1'abri pendant cette opération; mais elle ne pouvoit s'avancer vers le village fans paffer par defius cette élévation, & fans s'expofer a toute i'artillerie de 1'ennemi. Ce  ( II*) mouvement devoit donc fe faire avee toute la ce'lérité- qui pouvoit s'accorder avec le bon ordre. L'aile droite de 1'armée commenca 1'attaque. Auffi-töt que le fignal fut donné, tous les tambours & tous i les fifres fe firent entendre a la fois. Les foldats marchérent d'un pas redoublé. Un train nombreux de groffe- artillerie, placé a certains ihtervalles, avanca avec une égale ce'lérité, gardant une même ligne avec le premier rang. Ort chargeoit & déchargeoit cbemin faifant avec une rapidité étonnante. Lorfque la ligne fe fut avancée affez prés du village, les foldats commencèrent è tirer de leurs fufils. II y eut en même tems une furieufe canonnade & une décharge demoufqueterie du cöté de 1'ennemi. Pendant 1'attaque le Roi fe tenoit entre la ligne avancée & le village. Lorfqu'on fut fort prés des paliffades, il s'ouvrit une nouvelle batterie du cóté du village. A un fignal du Roi la première ligne fe rompit, fe mit en défordre & fe retiravers la feconde ligne, qui s'ouvrit en différens endroits, & fe rcferma au même inftant que la première fut  C 117 ) paffee. La feconde ligne s'avanea enfuite pour 1'attaque comme avoit fait la première. Elle fut pareillement repouflee; on tenta une retraite, & toute cette aile commenca a fe retirer. AJprs un efcadron de cavalerie fortit du vnlage , & s'avanea pour inquiéter 1'arrnec dans la retraite; mais ce corps fut ; lm-menu- chargé & repouffé , par la cavyiene de 1'aile draite. Un corps de Houfards vjnt auffi pourfuivre les ennemis. Ceux-ci fe tournant de tems en tems 6c faifant leurs décharges repoufférent les Houfards, qui fti: rent a la fin mis en fuite par des détachemens de la Cavalerie. Ces diffcrentes manoeuvres durérent depuis cinq heures du matin, juiqu'è midi, que les troupes retournérent a Berlin. — je ne faurois vous expamer -le degré de perfeftion, dans lequel ces manoeuvres furent exécutées. Le Roi .lui-même loua les attaques de la Cavalerie. Je n'avois jamais vü tant de troupes réunics, & je n'avois pas cru qu'il füt poffible de charger en plein galop, & de garder en même tems les  rangs & les diftances avec autant d'exactitude. Suivant ce principe de phyfique, que la vitefle fait équilibre avec le Poids» on tache auffi de compenfer la légéreté des chevaux par Fimpétuofité de leurs mouvemens. Dans 1'armée Prufficnne on apprend aux houfards, non-feulement a haraffer par pelotons 1'ennemi dans fa retraite; mais même a attaquer la Cavalerie en corps. Le feu Général Seidlits, qui paffoit pour le meilleur Officier de Cavalerie qu'il y eut en Europe, dreffa les Dragons Pruffiens a un point étonnant de perfedtion, & on dit qu'il fit gagner la bataille de Rosbach ' par une feule attaque vigoureufe. Depuis ce tems le Roi de Pruffe a pris un foin particulier de fa Cavalerie. Apréfent elle eft habituée a charger en corps, & h bride abattue. Les Cuiraffiers font la fleur de 1'armée Pruffienne. Ils font habillés en chamois, & portent des demi cuiraffes de fer, qui couvrent tout le devant du corps, & qui font 4 1'épreuve des bali les de fufil- J'ai oublié de vous dire, qu'on -a-  ( ii9 ) roit fait tirer 1'infantcrie, pendant qu'felle étoit en marcbe pour attaquer Je village, & que c'eft aujourd'hui l'u, fage des troupes Pruffiennes. Le Roi, a ce qu'on m'a dit, penfe que cela anime le courage du foldat, & 1'empéche de réfléchir au danger de fa fituation. II y a plos de tambours dans les armées Pruffiennes, que dans les autres, & probablement par la même raifon que je viens d'alléguer. Le foir du jour des revues, il y eut un concert & un fouper chez le Prince Henri. La Reine y affifta, ainfi que les Frères du Roi, favoir le Prince Henri & le Prince Ferdinand avec les Princeffes leurs Epoufes; de plus Ie Prince & la Princeffe de Pruffe , le Prince Frédéric de Brunfwick & la Princeffe fon Epoufe, & une nombreufe Compagnie Je profitai de cette occafion pour remettre au Prince Frédéric la lettre dont fon Illuftre Mère m'avoit chargé, & je m'appereüs qu'elle 1'avoit inftruit d'avance de notre voyage è Berlin. Le Roi lui-même n'honora point la compagnie de fa préfence. II paroit  '( I20 ) rarement a des fêtes. Toutes fes heures qui ne font point deftinées aux alfaires, il les employé Éi lalefture, ou k voir un petit nombre de perlonnes, dont il fait cas. Adtuellement lé Prince Héréditaire de Brunfwick eft conftamment avec Sa Majefté, ,& cc choix ne fait pas moins d'honneur au dilccrneraent.du Roi, qu'au mérite du Pnn- c\q Palais du Prince Henri eft un des plus magnifiques édifices de Berlin. Ce Prince vit d'une manière trés iomptueufe. il entretient un nombreux domeftioue, compofé en grande partie de jeunes gens bienfaits, & richement habillés. Le repas qu'il donna a cette occafion fut extrêmement brillant. LETTRE LXV. Berlin. Le lendemain des revues, le Roi accompagné de fon Neveu le Pnnce de Pruffe, & du Prince Héréditaire de Brunfwick, partit pour Magdebourg,  C 121 ) otVil'ya un camp de 15000 hommes. II ira vifiter enfuite la Sile'fie, & les nouveaux domaines qu'il a acqüis eh Pologne; on ne Patten d pas de retour a Potfdam avant fix femaines au moins. Sa Majefté fait le même tour deux fois dans 1'année. 11 n'y a certainement point de Monarque dans 1'Euro3e, qui connoifle fi bien fon pays & es fujets. — Son abfence de Berlin fa donné que peu de relrkheaiix trou* >es du cóté des exercices, & aucun dü :óté de la difcipline. A peine les reues font elles finies, qu'on recommene a exercer prefque tous les matins lans le pare 1500 ou 2000 hommes e la garnifon de Berlin , outre ceux ui doivent fe trouver a la parade pour :s gardes ordinaires. Une revue , comme celle que j'ai (Tayé de vous décrire, eft fans con■edit un des plus beaux fpeétacles u'on puiffe voir; mais tout fpectateur ui a du fentiment le payera affez cher., 'il vient a réfiéchir fur les moyens par fquels on dreffe ces pauvres diables '-k n tel degré d'exactitude. L'exereice ruffien eft trés beau peur --ie •coUg) Tom II. F  < 122 ) cTceil général; mais dans le détail il eft revoltant. Quand le jeune payfan eft conduit au régiment, on le traite d'abord avee quelque douceur; ce n'eft que par des paroles qu'on lui apprend a marcher, a lever la tête, a tenir le fufil, & s'il manque dans fes premiers effais, il n'eft pas puni; — on veut le corriger par degrés de fa mal-adreffe & de fa timidité; — on ne veut pas le mortifier, ou le réduire au défefpoir, & on craint de lui faire fentir a la fois toutes les rigueurs de la difcipline. Lorfqu'il commence h fe familiarifer un peu avec fon nouvel état, on lui apprend l'exercice du fufil, d'abord feul, enfuite avec deux ou trois de fes eamarades. On ne s'en rapporte point pour cela a un caporal, ou k un fergent; c'eft le devoir d'un Officier fubalterne. Tous les matins, dans le pare de Berlin, onvoit les Licutenants des différens régimens exercer avec la plus grande afiiduité , tantöt un feul homme , tantót trois ou quatre a la fois ^ & alors fi le foldat no- . vice fe négligé, ou fait quelque faute, la canjic de rOfficier réveille fon atten-  C 123 ) tion & les coups fe repetent avec une nouvelle énergie, jufqu'a ce que mon homme fache manier le fufil en perfection. — On lui enfeigne a fe tenir ferme fous les armes, & immobile comme une ftatue; — On lui dit qu'il ne doic point remuer fes membres comme il lui plait, mais comme on Ie lui commande; — que parler, toulfer, tfrernuer, font des crimes impardonnables. Lorfque le pauvre garcon en fait afilz a 1'avis de fon maitre, on lui fait entendre, que fon habiletéétantbien connue, la plus petite faute fera punie a la rigueur. Quand il pafferoit tout fon tems, & mettroit toute fon attention a nettoyer fes armes, a avoir foin de fes habits, & a entretenir ce qu'il a appris de 1'exercice, il n'y atout au plus que poffibilité pour lui d'échapper au chatiment; & 1'infortuné foldat perd encore cette chance, s'il arrivé que fon Capitaine foit d'un caractère capricieux ou cruel. Les Officiers ne font pas fujets il eft vrai a des ehdtimens corporels , mais ils ne font pas moins obligés que les foldats , a une vigilacce & une aciivïüé fans relache. Les fubalternes ont prefFa  ( 124 3 que continuellement Ia garde, ou des recrues a exercer: le Capitaine fait que fi fa compagnie n'eft pas auffi parfaitement dreffée que les autres, -il fera cenfuré par fon Colonel, & n'aura point de promotion a attendre: Le Colonel perd fans retour la faveur du Roi, fi fon re'giment manque dans la moindre chofe:*le Ge'néral eft refponfable de 1'état de la brigade, ou de la garnifon dont il a le commandement. Le Roi ne fe contente point la dcffus du rapport du Général, mais veut tout examiner par lui-même; de forte que chaque individu dans 1'armée eft également fur fes gardes, depuis le Roi, jufqu'a la moindre fentinelle. Comme Sa Majefté , qui eft le principal reffort, & le premier mobile du tout, ne fe relache jamais, les facultés de chaque perfonne fubordonnée font entretenues dans un exercice eontinüel: & en voici la conféquence, c'eft que de toutes les armées qui exiftent, & peut étre de toutes celles qui ont jamais exifté, 1'armée Pruffienne eft la mieux dilciplinée, &c qu'elle eft toujours prête a fervir au premier fignal. D'autres Princes ont efia-  c y yd cTe pouffer la difcipline militaire m' même degre' de perfeétion , & s'y font d'abord appliqués avec une ardeur étonnante; mais le tems& de nouveauxobjets 1'ont ' bientót ralentie, en parta-" geant leur attention. Ils ont atbrs re-mis 1'exe'cution de leur plan a un Com-mandant en chef; celui-ci a un autre d'un grade inferieur, & ce premier relichement s'étant ainfi introduit, il fe répand bientót dans tout le fyftême; ■ mais la perfévérance du Roi de Pruffe' eft fans exemple, & c'eft peut-être le trait le plus remarquable dc fon carao-tére» Ge dègfé d'énergie dont un caraclère vigoureux eft capable dans quelqu'occafion trés- importante, le Roi de Pruffe 1'a foutenu pendant trente ans,. fans fe laiffer détourner un feul jour de fon plan, ni par le plaifir, ni par 1'indolence, ni par le dégout, ni par des contretemps; — II a obligé * la même perfévérance toutes les perfonnes qu'il a chargées de quelque pofte, autant que leurs talens & leurs forcès ont pu le Permettre. — Après eela je vous laiiie a juger de quélle manière un te!'  ( 120' ) ïrince doit être fervi, & ce qu'il efe en état d'entreprendre. LETTRE LXVI. Ber/iti, ïl ne fe peut point d'e'tat plus actif, & en même tems moins varie', que eelui d'un Officier Pruffien, en tems de paix. II a toujours les mêmes occupations 9 & refte toujours a la même pla«e. Ici les troupes ne changent point Ae garnifon comme en Angleterre. Les régimens qui ont été placés a Berlin, k. Magdebourg, a Schweidnitz &c, & ïa fin de la dernière guerre, y font en & felon les- occurrences: II croir auffi que cette -règle générale ne le priyer&-  C 130 5 pBiftt dü bénéfice des exceptions partieulières qui pourront fe rencontrer, & n'empêchera point les militaires du plus bas rang de fe diftinguer par leur génie, s'ils en ont. C'eft pourquoi, dès qu'il en appergoit quelqu'étineelle; dès que quelqu'Officier, ou mêrne foldat manifefte des talens peu ordinaires, ou une grande habileté, il ne manque point de 1'avancer & de le mettre a mème d'exercer fes talens ; pendant que ceux qui. n ont d autre merite que leur exactitude. & leur affiduité reftent ce qu'ils font, ou ne s'avancent que fort lentement., I/affiduité. feule ne peut conduire, dans le fervice Pruffien, a des grades qui demandent de plus grands talens. Pour ce qui regarde les foldats, la grande règle de la difcipline Pruffienn» e'eft de les réduire, hplufieurs egards, a 1'e'tat de fimples machines; de faire cnforte qu'ils n'ayent point de volonte' propre, mais feulement celle de leurs Officiers, que la terreur extréme qu'ils ont de ces Officiers étouffe toute crain-' fe.de Pennend, en un mot qu'ils avarn  e 131 > cent toujours lorfqu'on leur en donnS 1'ordre, fans penfer & réfle'chir plus que le fufil qu'ils portent fur 1'épaule. Lorfqu'on confidère jufqu'a quel point on a déja pouffé ce ïyftème, il feroit k louhaiter qu'il füt poflible de le pouffeE plus loin encore, & de priver ces pauvres malheureux de toute autre faculte' que celle d'entendre 1'ordre , & d'y obéir. J' ; L'e'ta£ ordinaire dés efclaves dans 1-Afie, ou celui auquel on a affujetti les bourgeois dans les pays gouverne's defpotiquement, eft un état de liberté en comparaifon de eet efclavage militaire. Les premiers ne font pas toujours fous les yeux de leurs tyrans; mais peuvent quekjuefois jouir affez : longtems de la vie fans contrainte & felon leur goüt; mais ici on n'accorde jamais de congé a tout foldat étranger,ni a ceux des natifs qu'on foupconne d'avoir quelqu'intention de déferter ; . & psr conféquent ils font toujours ibus les yeux de quelqu'un qui a le pouvoir, & trop fouvent la volonté de contrarier leurs moindres mouvemens, & leurs moindres défirs.  Depuis que dans toute 1'Europe,- ana-condarane' un fi grand nombre d'hommes a eet -etat de contrainte, il eft facheux que-, par la nature du fervice, «e malheureux fort .tombe d'ordinaire fur lepayfan fiutile, fi induftrieux; fur ces. hommes qui, lorfqu'une cruelle & abfurde politique ne les tourmente point, jpaflent leurs, jours dans lajoye, goütent les plaifirs les plus re'els fans éprouver ni fatiéte' ni remords-, & qui font peut-être de tous les mortels ceux qui jouiffent le plus véritablement de la vie. Ondétruitfans doute une plus grande pa&tie,de la fomme. du bonheur, en tirant Jes.hommes d'une fi heureufe fituation pour les. reduire a 1'e'tat mife'rable de foldat, que.fi on prenoit pour eet effet un beaucoup plus grand nombre de ces hommes inutiles, plonge's dans le luxe & la moleffe.,. Ce ne feroit pas fèane'anur le bonheur, mais changer ieulemcnt le genre de mifère. De telr les recrues ne feroient plus tourmente'es I que par les. caprices d'autrui, au lieu de 1'êt.re par, les leurs propres; lafatij;ue- des. exercices ne feroit que remr pïaser celie de., la mauvaife humeur  dü dégout; ils ne fouffrirofent p^S'pltis par les baguettes que par la goutte; enfin , au lieu de mourir d'ane indigeftion , oa d'une. attaque d'apoplexie,, ils feroient tués par un boulet de. canon.. LETTRE LX V I L Btrli»,. Au lieu de vous ennuyer par mes propres obfervations fur la nature de la difcipline Pruffienne, ou les principes qui en font la bafe„ je vous raconterai en fubftance une converfation que j'ai eue fur ce fujet avec un Officier Pruft nen, homme de me'rite. Nous promenant un jour dans le pare, nous vimes donner des coups de canne a un pauvre diable, dont tout le crime étoit de- n'avoir pns mis la baguette dans fon fufil auffi vite que les autres.. Je détournai.la vue avec indignation; 1'Ofócier s-'en appereüt, & ma dit: trouvez.-vuuv la. puni.ion trop fé-s Yèie .pqur la faute ? — ILn'y a poin's F 7  C 134 ) eu de faute commife lui dis-je; la baguette a gliffé par hazard des doigts du foldat, & il n'eft pas pofïible de penfer que eet homme ait eü intention de faire cette ope'ration importante moins vite que fes camarades.. Un foldat, me répondit mon Pruffien, doit regarder comme important tout ce que fon Officier lui ordonne de faire. 11 eft trés • probable que la faute a e'te' involontaire; mais il n'eft pas toujours poffible de diftinguer les fautes involontaires de celles qui arrivent par ne'gligence ; & pour que le foldat ne fe fiatte pas Ie moins du monde qu'on lui paffera celles-ci, on punit exactement toutes les fautes de quelque genre qu'elles foient ; & de la il réfulte que le foldat eft bien plus attentif & plus alerte, qu'il ne le feroit autrement. Je me fouviens, ajouta-t'il, qu'autrefois il e'toit trés ordinaire parmi les dragons d'avoir leurs chapeaux emporte's par le vent, les jours d'exercice. On ne pouvoit pa's foupconner aifure'ment qu'ils eüffent concerte' de pareils tours avec le vent; ■ cependant un Ge'néral que le retour frequent du même accident metcoit de-  C 135 ) mauvaife humeur ordonna de punir tous ceux a qui cela arriveroit; & depuis que eette ordonnance eft en vigueur le vent a emporté beaucoup moins de* chapeaux. Je lui rapportai alors un fait qui m'avoit paru encore plus extraordinaire. Un houfard, a la dernière revue, étoit tombé de cheval en courant au grand galop; il étoit fi brifé de fa chüte qu'il fallut le porter k 1'hópital; cependant on m'aifura, que dès qu'il feroit guéri, on ne le puniroit pas moins pour s'être laiffé. tomber de cheval. Or a dis-je k mon Officier, fi on peut fuppofer qu'un homme ne prenne pas garde a fon chapeau , on ne peut pas fuppofer de méme que ce houfard n'ait pas eü une ferme volonté de refter en felle ; car en tombanr, il couroit rifque de fe caffer le cou & de fe tuer; mais quand vous prétendriez encore, qu'il n'a pas eu toute 1'attention néceffaire pour fe bien tenir a cheval, il a été affez puni de fa ne'gligence par la chute .qu'il a faite, &. c'eft une cruauté que de lui. infliger une. autre. punition. Je a?ai rien a. opppfer a un raifonnemejit f^i  foÏÏdé, répliqns le Pruffien, frce n'éiï' que lé Ge'néral Seidlitz , le meifleüf Officier dc cavalerie qu'il y ait'eu dans lë mondé, eft 1'auteur de cette lei' qué tous trouvez cruelle ,. & qu'il eft cer^ tain que depuis qu'elle exifte, les lol-dats tombent moins fouvent de chevaF. Le R'ui penfb, continua le Pruffien, que la difcipline efti'ame d'une arme'e; que les individus de toutes les nations de 1'Europe font a peu prés' égaux póuf les qnalite's qu'on regarde comme néceffaires au foldat ; & "qu'entre deux armées compofées du même nombre cfhommss, les degre's de difcipline déterminenr la fupériórité. Son grand objct, en conféquence eft de potter fon armee au plus hant point de perfecrJcn dans cette ■ partie cffenuelre. Si on pouvoit y parvenir par des moyens plus doux, il n'y a pas de doute qu'il ne les pre'férat. Son caraftère n'eft pas mturellemcnt broei.' — La conduite qu'il tient en général a 1'ëgard des Officiers" de rang'le prouve affez. — Comme il voit que 1'efpoirde 1'avancement' & les fentimenS'd'honneur, fbnf . 4e^moulsviuthians" pour-les cngager zm  ( I370 faire leur devoir, la feule punition qull leur inffige, excepté dans les cas de trahifon, eft de les priver de leurs emplois ; & dans quelques circonftances, il a ufè' de plus de douceur qu'on n'a coutume de le faire dans tout autre fervice. Quclques-uns- de fes Ge'nérau» ont laiffé prendre par furprife des villes de la plus grande importance; d'autres ont perdu desarmeVs entières; mais jamais les cris du peuple & le mauvais e'tat oü.de telles pertes avaient mis fes affaires, n'ont pü le pouffer a faire inourir aucun de ces malheuréux Ge'néraux- Et quand quclqu'un d'entr'eux a éte' fufpendu de fes fonótions pour quelque tems, ou déclare' par fentence d'un Confeil de guerre, incapable de commander, on a vu le Roi, bien loin d'aggraver la rigueur de: la fentence , me'nager 1'honneur du Ge'ne'ral condamne', par quelque claufe propre- a adoucir fa condamnation, & lui envoyer quelqu'un dc fa part pour le confoler. De funples foldats ne fauroient être retenus dans le devoir par un traitement doux. Des peines corporelles feW tères.&,in£ligées fur le champ font ab.-»~  ( x38 ) fbfument ne'ceffaires. N'en pas faire ufage, ou n'en faire qu'un ufage infufïïfant pour produire reffet qu'on doit en attendre, feroit une foiblelle. On punit quelquefois les foldats pour des fautes que toute leur attention n'a peutêtre pu pre'venir; paree que quoiqu'it foit impoffible d'affurer que tel hommeen particulier a pu e'viter telle faute, cependant l'expérience nous apprend qu'il s'en commet moms, quand on les punit toutes fans exceptiom Cela fuffit pour juftiner un u&ge que vous appellez cruauté-, mais qui au fond n'eft ■qu'une difcipline- falutaire; car il y a moins d'inconvénient dans une armee è punir inj'uftement un individu , qu'a laiffer la moindre négligence impunie. Ce peut être une bonne maxime en morale & dans le gouvernement civil , d'abfoudre dtx coupables plutót que de condamner un innocent; mais la difcipline militaire exige tout le contraire. Quand le Pruffien eut ceffé de parler, je lui dis: vous paroiffez négliger tous ces refforts qu'on croit ailleurs trés propres a diriger le foldat; vous ne «omptez pour rien 1'amour de la gloi-  C 139 ) re, ni 1'amour de la patrie. —- Vous " ne tirez parti que d'une feule paffion. — La crainte eft 1'unique inftrument que vous mettiez en ceuvre pour rendre vos foldats intrépides. — Ne nous arrêtons pas a 1'inftrument , me répondit le Pruffien, mais confidérons 1'effet. Je fuis convaincu , répliquai-je, que les foldats Anglois, avec une difcipline bien moins rigide que la vótre, S& , feulement foutcnus par leur courage naturel & anime's par 1'intérêt, que chez nous le peuple même prend aux. querelles de 1'état, font au moins e'gaux aux foldats de quelque nation que ce puiflë être. J'efpère, me dit-il, que 1'occafion d'en faire 1'e'preuve, ne fe préfentera pas fi tóf, car j'eftime votre nation, & je ferois fache' de voir nos troupes rangées en bataille contre les vötres ; mais jufqu'a ce que cela arrivé, votre affertion reftera douteufe. Les avantages que tvous avez remporte's dans la dernière guerre fur les Frangois, prouvent au contraire ce que j'avance; car les Frap-  ( r4° ) eois font plus relachés que nous fur Partiele de la difcipline. Je revins a ma première objection, k la cruaute' que je trouvois dans eet ufage de haraffer & de tourmenter fans relache ces pauvres malheureux; & je lui dis que les avantages de cette exceffive févérité, fuffent-ils auffi grands qu'il les repréfentoit, n'e'toient pas une raifon fuffii'ante pour renJre tant de milliers d'hommes mife'rables. Je ne fais pas s'ils font mife'rables, répliqua-t'il. — Quoi ? lui dis-je ? des hommes mal nourris, force's a un fervice trés dur, certains d'être févèrement punis pour les moindres fautes, & même pour les accidens qui leur ar» rivent, vous doutez qu'ils foient mife'rables ? — Ils ne le paroiffent pas, nae répondit-il; ils fupportent tout cela trés bien. — Ainfi, lui dis-je , vous tourmentez- des hommes fans remords<, paree qu'ils ont affez de force pour le fupporter. Je lui racontat alors 1'hiftoire d'un matelot Anglois, qu'on avoit condamné i. mort pour. un vol de grand chemia,-  (I««) I lorfqu'on lui tót fa fentence, il mrt 1 dans fa bouche un morceau de tabac I rcuié, qu'il macha tranquillemcnt pen] dant la lcéture. Coquin, lui dit le jul ge > piqué' de eet air d'indiffe'rence, ne ■ fais-tu pas que tu vas étre pendu dans I peu? Je 1'entends bien, re'pondit le ma- ■ telot, en crachant avec beaucoup de | tranquillite'. — Sais-tu oü tu iras quand 1 tu feras mort? continua le juge. C'eft I ce que je ne peux pas dire , re'pliqua jle'matelot. Eb bien, je vais te 1'apI prendre, lui cria le juge d'un ton de I voix effrayant; tu iras en enfer. Si ceI la eft, re'partit 1'homme imperturbable, i j'efpère, Milord , que j'aurai la force 1 néceffaire pour fupporter mon état. LETTRE L X V I I I. Berlin. Berlin eft fans contredit une des plus belles villes de 1'Europe. Les rues en font fort régulièrement baties -& d'une bonne largeur. Dans la nouvelle ville elles font tire'es au cordeau. On  C 142 ) compte que la me Frédéric a une lieue de longueur; d'autres rues, qui la coupent a angle droit, en ont la moitié. Bien des gens prétendent que Berfm a autant d'étendue que Paris. Vous comprenez que les Franeois ne font pas de eet avis, ni moi non plus; mais certainement Berlin n'approche pas de Paris pourlenumbre des habitans; il en contienttout au plus la cinquièmepartie. II y a un petit nombre de beaux édifices dans cette ville. Les autres maifons font propres; baties d'une belle pierre blanche & n'ont ordinairement qu'un étage, & jamais plus de deux. Ici, comne a Potfdam 1'intérieur ne •répond pas a 1'exténeur, & les foldats font pareillement logés au rez de chauffee, dans les chambres qui donnent fur la rue. Les principaux édificcs font le Palais du Roi, & celui du Prince Henri ; ils font 1'un & 1'autre magnifiques. L'arfenal qui eft un beau batiment forme un quarré; on nous a dit qu'il renferme apréfent de quoi armer 200,000 iiommes , & je fuis perfuadé que ce «'eft pas une exagération. JL'Eglife, bsttie nowellement pour  C 3 fes Catholiques Romains, furpaffe de beaucoup la plus belle des Eglifes de cette ville. Le Roi permet 1'exercice de toutes les Religions dans tous les Jieux de fa domination. 11 poufle même la délicateffe jufqu'a ne vouloir fe déclarer lui-même pour aucune d'eiles de peur d'offenfer par la les autfies. ' Sur la facade de 1'Opéra, qui eft un magnifique édifice, on lit cette infcription. FREDEEICUS REX , APOLLINI ET MUSIS. Un étranger, en remarquant les infcriptions & les ornemens des palais & des autres e'difices publics, la nouvelle manière de décorer les Eglifes , Ie grand nombre de Statues dc Mercure, d'Apoilon, de Minerve & de Cupidon» qu'on voit detouscóte's, pourroit croire facilement, que Ie Chriftianifme a été banni des Erats Pruflïens, & qu'on y a rétabli Jupiter & fa familie dans leurs anciens honneurs. Le nouveau Pont fur Ia Sprée eft décoré d'une ftatue équeftre de Guillau-  C ï"44 ) me, le grand Electeur, & on 1'adniire comme un trés bel ouvrage. — Dans le coin d'une des places eft la ftatue du Maréehal Schwerin. II eft repréfenté tenant d'une main le drapeau, dont voici 1'hiftoire. ■— A la bataille de Prague, le Maréehal, s'appercevant , que fes troupes e'toient fur le point de fair, arracha le drapeau des mains de 1'Enfeigne, & courut aux ennemis en criant: Que tous me fuivent, excepté les lèches. Les troupes , honteufes d'abandonner leur Général, retournérent au combat & décidérent la victoire; mais ce brave Général fut tué; il étoit agé de quatre-vingt quatre ans. .— Ne le croyez vous pas bien dédommagé par une fi glorieufe mort, des peines d'une fi longue vie ? Le Roi veut que les Eglifes de Berlin, au lieu d'être ornées d'images de Saints , & de Crucifix , le foient dc portraits des grands hommes qui ont été utiles a 1'Etat. Ceux des Maréchaux Schwerin , Keith , Winter feldt & quelques autres font déja placés dans Ia principale Eglife des Luthériens. Les fociétés que des Étrangers peur vent  C 145 ) rent fréquenter dans cette Capitale, ne font ni variées , ni étendues. Les Hauts-officiers Pruffiens, qui ne font pas obligés comme les fubalternes de donner tout leur tems aux devoirs de leur profeffion, ne fréquentent que leurs families, ou ne fe voyent qu'entr'eux. Indépendamment des autres raifons qui peuvent les y engager, on comprend que le Roi n'aimeroit pas qu'ils formaffent des liaifons intimes avec les Miniftres des autres Cours, ou avec des étrangers. Le Duc de H— a fuivi le Roi k Magdebourg, pour voir les revues qui devoient s'y faire , après quoi il a fait un tour jufqu'a Leipfic, avec deux Seigneurs Anglois. Mes Jiaifons avec le Duc de K—,&la lettre dont la Ducheffe de Brunfwick m'avoit chargé, m'ont procuré des invitations, que fans cela je n'aurois probablement point regües. Dernièrement j'ai paffé une journée a* une trés jolie campagne prés de Berlin, appartenante au Prince Ferdinand, Frère du Roi. La Princeffe fon Epoufe eft Sceur de la Princeffe de HefTeCaffel. ia Princeffe de PruiTe s'y Terne IL Q  C 14* ) trouva auffi, de meme que le Prince Frédéric de Brunfwick, avec la Princeffe fon Epoufe qui eft extrêmement jolie. J'ai quelquefois 1'honneur de fouper chez le Prince Frédéric , qui demeure conftamment a Berlin. II joint a 1'efprit & & la vuacité ordinaire dans cette familie , beaucoup de goüt pour la Poëfie; il a même compofé quelques pièces dramatiques en Frangois, qui ont été repréfentées fur un petit théatre que ce Prince a dans fon hótel, & par des fociétés partieulières a Berlin. — Pendant toute la femaine dernière, il y a eu une fuite continuelle de fêtes. La Princeffe de Pruffe a donné un déjeuner, dans un jardin du Pare, a une nombreufe compagnie, & on a danfé toute la matinée. Je n'ai vü a aucune de ces fêtes ces formalités & ces cérémonies dont on accufe les Allemans. Les perfonnes du plus haut rang fe conduifoient envers tout le monde, avec toute 1'aifance & 1'affabilité poffibles, & fe joignoient aux contredanlès fans obferver la moindre étiquette. Le Miniftre, Comte de Finkenfteyn.,  r C 147 ) a donrré un grand diner & bal, a l'oo cafion du mariage d'un de fes fils. Le Comte Reus, & quelques autres ©nt auffi donné des repas; mais il n'y a de föeiétés fixes que ehez les Miniftres étrangers qui réfident a Berlin. j'y a{ été introduit par M'. Harris, Envoyé extraordinaire de Sa Majefté Brittannique. II vit ici d'une manière qui fait egalement honneur a fa Patrie, & a lui-mème. Nous avons reeu beaucoup de politelles du Baron Van Swieten, Miniftre de la Cour de Vienne; c'eft un homme de beaucoup d'efprit & d'un grand fa'voir. Il eft fils du célébre médecin 1 dont les ouvrages font fi fort eftimés* idans toute I'Europe. II y a deux ou itrois Généraux qui fe trouvent affez fréquemmentchez ces Miniftres, &qui ■recoivent de tems en tems les étrangers chez eux. — A 1'exception de ceux que j'ai nommés, trés peu de :Serviteurs du Roi dc Pruffe ont des liaifons avec les étrangers qui viennent ia Berlin. J'ai eu le bonheur de faire connoiffance ici avec deux Frangois trés aimables, favoir le Marquis de Laval G a  (-i48 ) fils du Duc de ce nom, & le Comte de.Clermont, petit fils de ce Monfieur de Sc. Hilaire, dont le bras fut emporté par le même boulet qui tua le Maréchal de Turenne. Vous vous rappellez le fentiment que S'. Hilaire exprima a fon fils , qui pleuroit fa bleflure. — Magnanimité égale a celle du héros , qu'il préféroit fi hautement a lui - même .(*). Adieu. (*) Ecoutez, je vous prie , une chofe qui eft a mon fens fort belle, il me femble que je lis l'Hiftoire Romaine. Saint-Hilaire, Lieutenant Général de 1'Arlillerie, fit pritrr M.de Turenne qui alloit d'un autre cóté, de fe détourner un inftant, pour voir une batterie. —— Un coup de canon vient, & emporte le bras de Saint-Hilaire qui montroit cette batterie, & tue M. de Turenne; le fils de Scv Hilaire, fe jette a fon père, & fe met a crier & a pleurer. Taifez-vous, mon enfant, lui dit-il, voyez, en lui montrant M. de Turenne roide mort, voilé ce qu'il faut pleurer étemellement, voilé ce qui efl> irréparable. Et fans faire nulle attcntioa.  C 145 3 LETTRE LXIX. Berlin} Lorfque nous arrivdmes ici la première fois , la Reine étoit k MonBijou, un Paais peu confidérable qui eft aux portes de la Ville. Auffi longtems que Sa Majefté y eft reftée, elle a tenu Cercle deux fois la femaine; mais Elle vient de partir pour Shoenhaufen, un autre Paiais fitué a deux lieues de Berlin; Elle y paffe 1'été, &n'y tient Cercle qu'une fois la l'emaine. Les Princes , la Noblelfe, les Miniftres des Cours, & les étrangers, s'y rendent alors a cinq heures du foir. Sa Majefté, après avoir fait le tour de la falie, & avoir dit quelques mots a chacun , fur lui, fe met k crier & a pleurer cette grande perte. M. de la RochefoucauKi pleure lui-même, en admirant la nobleffc de ce femiment. Lettres de Madame de Sévienê. G l  ( *59 ) s'affied pour jouer. II ya une table pour la Reine, & chacune des Princeffes a la fienne; elles choififfent ellesmêmes leurs parties. Le refte de la 'compagnie s'approche pendant quelques minutes de ces tables de jeu, après quoi il n'y a plus de cérémonie; on va fe promener dans les jardins, ou Ton fait des parties de jeu dans les autres appartemens, fi on le juge a propos ; & & nuit tombante, on retourne a Berlin. Quelquefois Sa Majefté invite un grand nombre de perfonnes de la compagnie a fouper, & on refte alors jufqu'a minuit. La Cour de la Reine reffemble a toutes les autres Cours de 1'Europe ; au lieu que celle de Sans-Souci eft dans un goüt tout nouveau. On n'y recoit aucun étranger & abfolument perfonne, excepté ceux qui ont des affaires avec le Roi. Sa Majefté y travaille depuis le matin jufqu'au foir, & Elle pafie fes heures de relache dans la compagnie de deux ou trois hommes de lettres & d'un petit nombre d'Omciers, qui dinent tous les jours a fa table. — Lorfque les ferviteurs du Roi ou les Minif-  (^) tres étrangers ont avec-Sa Majefté des affaires qui ne peuvent point fe faire par lettres, ils fe rendenta Sans-Souci, & s'en retournent dès que cette affaire eft faite. Les afïèmblées chez la Reine a Shoenhaufen font les feuls amufemens réglés, que les Dames de qualité de Berlin ¥t pendant 1'été; mais on a fouvent occafion de rencontrer les Dames de la Cour chez les Miniftres étrangers, Les mceurs & le tour d'efprit Franeois fe remarquent trés peu chez les Officiers Pruffiens; mais les Dames de la Cour de Berlin ont plus 1'air de Dames Francoifes que dans aucune autre Cour que j'aie vue. Mademoifelle de Hartfeld, première. Dame d'Honneur de la Reine, joint a beaucoup d'efprit toüte 1'aifance & la politeffe qui diftinguent les Dames de la Cour de Verfailles. Le Roi ne paroit que trés rarement a la Cour de la Reine, ni quelque part que ce foit, oü des femmes font partie de 1'affemblée. Lorfqu'il veut fe diftraire, fes amufemens font de nature a ne pouvoir pas les y admettre. C'eft domG 4  magè, dis-je nn jour a une des Dames de la Cour, que le Roi n'aimc point les femmes. A fon age, me réponditelle, nous le dilpenfons volontiers de nous aimer, mais il eft mortifiant qu'il ne puiffe pas nous fouffrir. Malgré ce goüt du Roi , on ne peut pas dire qu'ici les Dames foient néglige'es par les hommes. En particulier plufieurs Dames mariées ont des adorateurs reconnus, qui les accompagnent dans toutes les occafions, qu'on invite avec elles a tous les repas , qui fe mettent a table k leurs cótés, & que ceux qui font les honneurs de la fête ont foin de faire jouer k la même table. Lorfqu'une Dame n'eft pas pourvue d'un tel cavalier, fon mari eft ordinaiment, auffi bien qu'elle, un peu embarralle'; iis paroiffcnt 1'un & 1'autre trés mal a leur aife, jufqu'a ce que le cavalier foit trouve'. II arriva ici dernièrement un malheur trés fërieux a un certain Gentilhomme; au lieu de témoigner de fintérêt pour lui & pour fon Epoufe, (caril étoit marié.) on plaignoit de la manière la plus tendre, une autre Dame, qu'on  croyoit intimément liée avec l*iafortia-ïnéen queftion: elle étoit difoit-on, Ia pius digne femme du monde, & d'une fenfibilité fi délicate, que fa fanté feroit probabiement fort dérangée par I'impreffion que ie malheur de ce Gentilhomme feroit fur fon efprit. Surpris qu'on ne parldt point du tout de fon Epoufe, je demandaifi cette Dame auffi ne feroit pas affectee du défaftre de? fonMari? — Onme répondit qu'elle avoit d'autres affaires , & que tout ce qui pouvoit arriver a 1'un, n'étoit d'aucune conféquence pour 1'autre. Je m'informai alors fi ces Epoux vivoient mai enfemble; j'appris, qu'au contraire, ils e'toient parfaitement d'accord; que le Mari avoit des liaifons intimes avec une autre femme (la méme Dame qu'on plaignoit fi fort), & la Femme pareillement avec un autre homme ; de forte que n'ayant rien a fe reprocher, ils vivoient en paix, ne s'inquiétant point 1'un de 1'autre, & ne s'occupant chacun que de la paffion, a laquelle il s'étoit livre. II ne faut dans ce pays ni beaucoup de peine ni beaucoup de dépenfé pour Q s  ( 154 ) obtenir un divorce, dès que les deuxparties y coufentent, & qu'il n'y a pas d'enfans ; II arrivé fouvent dans les compagnies, qu'une Dame fe trouve k table avec fon Mari aétuel & fon Mari prece'dent, & chacun fe comporte visa-vis de 1'autre de la manière la plus poiie, & la plus amicale. On m'a raconte' qu'un Mari, qui avoit ve'cü en défunion avec fa Femme, la perfuada de concourir avec lui pour obtenir un divorce, qu'effe£tivement ils jobtinrent bientót. — II e'poufa alors une autre femme, qu'il aimoit paffionne'ment, & avec laquelle il fe flattoit, felon 1'ufage, de jouir d'un bonheur fans fin. Cependant après le mariage, fa paffion fe calma plutót même qu'a 1'ordinaire, & dans peu de mois il devint 1'adorateur reconnu de fa première femme. II trouva alors mille charmes dans fa perfonne & dans fa converfation , qu'il n'avoit pas remarque'es auffi longtems que les nceuds dc I'hymen avoient fubiifté. II découvrit auffi que quelques unes de fes manières, qui autrefois lui avoient paru de'fagréables, e'toient re'ellement pleines de graces. II exprim»  C *$& ) dans Jes termes les plus pathétiques fes regrets de fon aveuglement paffé ; Ia Dame s'attendrit, & lui donna .bientót les marqués les moins équivoques de réconciliation; & on ne doutoit point, qu'il n'eüt réuffi de cette manière, a vivre en adultère. avec la même femme , qui avoit été fon Epoufe légitime. Prefque perfonne ne fe fcandalife icï de pareiiles hiftoires, car les jaloux y font méprifés & déteftes. Chacun eft fi occupé de fes propres affaires , qu'on s'embarraffe trés rarement de celles de fes voifms. Si dans la converfation on^ vient ii parler d'une liaifon intime entre deux perfonnes de différens fexes, ce n'eft que par hazard & comme d'une chofe trés indifférente; vous n'éntendrez pas un feul mot de blame, ni Ia; moindre réflexion maligne fur 1'une des. deux parties. La promenade la plus fréquentée a; Berlin eft au milieu d'une des principales rues. — Des deux cótés, le long; des maifons, il y a une .chauffée, &, entre les deux chauffées de belles allees de gravier, oü l'ó* fe promènefoissi G 6  C i5 des rangées de tilleuls; on y trouve des tentes , dans lefquelles 1'on vend des glacés, de la limonade & d'autres rafraichiffemens. La mufique des re'gimens joue ici pendant 1'été. C'eft le foir qu'il y a ordinairement fe plus de monde, & on fe promène fouvent affez tard dans, la nuiu ■" Nutte & campus, & aren 5 Juenefque fub noclem fufurri, Compofita repetantur hora. ( * ) £*) Paroiffez au charap de Mars, dans fes places publiques: jouiffez de ces doux entrctiens qui fe font le foir a demi voix, <&■ aux heures dont on eft convenu avec Jfeframis. Horace. TraduSion de 1'Abbé fe Batteax LETTRE LXX. Berlin. Rien ne rn'a plus furpris en arrivant  ( '57 ) k Berlin, que la liberté avec laqueile la plupart des gens parloient du gouvernement , & de la conduite du Roi. J'ai entendu difcuter ici des fujets de politique, & d'autres que j'aurois crü encore plus de'licats, avec tout auffi peu de cérémonie qu'on 1'auroit pü faire dans un caffe' de Londres» La même liberté fe remarque dans les boutiques des Libraires, oü 1'on vend ouvertement toutes fortes de livres. La brochure qui a paru dernièrement fur le partage de la Pologne, & dans laquelle le Roi eft fi peu ménagé, fe trouve ici fans la moindre difficulté, auffi bien que d'autres productions dans lefquelles on attaque les perfonnages les plus diftingués, avec toute ramertume de la fatyre. Un gouvernement foutenu par une armée de 180,000 hommes, peut méprifer fans danger quelques politiquesfpeculatifs , ainfi que la plume des fa» tyriques. Sa Majefté, fe réfervant 1© pouvoir de difpofer de la vie & des biens de fes fujets felon fa fageffe, leur laiffe la pleine liberté de critiquer fa  C 158 ) conduite, & d'en badiner autant qu'il leur plait. La grande ame de ee Monarque eft inaceffible aux honteux manéges des rapporteurs, par leiquels tant d'hommes méprifables réuffiffent a s'avancer dans d'autres Cours. Convaincu que la même perfidie, capabie de trahir une converfation véritable, peut tout auffi bien en inventer une fauffe, il ne prête point 1'oreille a ces petits contes maücieux de ce qui s'eft paffe dans des compagnies particulières , ou durant la joye des repas. Quiconque entreprendroit de lui raconter des anecdotes ae ce p.-nre, feroit chaffé de fa préfence avec ignominie. II méprife pareillement toute lettre anonyme , & tout avis au défavantage de quelqu'un, dès que celui qui le donne ne veut pas fe pr-fenter lui-même, pour foutenir fes afl'errions. Ce grand Prince eft fi peu foupconneux, & fi parfaitement exempt de crainte pour fa perfonne, qu'il n'a aucune garde quelconque a Sans-Souci. II ne s'y trouve pendant le jour qu'un Sergent d'ordonnance, 0u fimplement  ci59 y un caporal, pour porter des ordres ala Garnifon de Berlin, & il s'en retourne toujours le foir. Dans la maifon oü: le Roi paffe la nuit, il n'y a pas plus de flix ou douze perfonnes , y compris les domeftiques. Si vous vous rappellez que Sans-Souci eft une demeure folitaire, environ a une demi lieue de Potfdam; que la garnifon eft renfermee dans cette ville, & ne pourroit par confe'quent étre d'aucun ufage, fi on tentoit une entreprife fur la perfonne du Roi pendant la nuit; fi vous confiderez que celui qui fe couche ainfi fans défenfe, eft un Monarque defpotique, qui gouverne felon fes propres idees, fans fe foucier de la mauvaife humeur & du mecontentement d'aucun particulier, ni d'aucun corps, & qui par confe'quent ne peut manquer d'avoir des ennemis jurés, vous ferez obligez de convenir que toutes ces circonftances font de bien fortes preuves de fa magnanimite'. Quoique Berlin ne foit pas fortifie' , c'eft fans conrredit une ville trés guerlière. Lorfque tous les foldats de la garnifon s'y trouvent affemblés, leur  ( i6ó ) Jiombre fe monte a 30,000. Ils font en général fort tranquilies, & il y a ane affez bonne police dans la ville. Cependant certains délbrdres y règnent au plus haut de'gré. Les femmes publiques y font plus nombreufes que dans aucune autre rille de 1'Europc, a proporcion du nombre des habitans. Elles ie montrent aux fenêtres pendant le jour, agacent, appellent les paffans, les follicitent d'entrer chez elles, fans que le Magiftrat y mette le moindre empêchement. II femble qu'on penfe ici, que la paix & le bonheur de la fociété ne font point troublées par cette efpèce de libertinage; ou peut-être craint-on qu'cn voulant le réprimer, on n'occafionnat de plus grands maux. Voiia pourquoi il n'eft permis a perfonne d'inquiéter, ou de makraiter celles qui font ce beau tralie; & on fait tout auffi peu d'attention aux chalands qui fréquentent les chambres de ces Dames , que s'ils entroient dans quelqu'autre bontique. On prétend qu'il règne dans cette capitale une autre efpèce de débauche. ■— Je crois cependant qu'ü y a beau-  (1*1) coup d'exagération dans ce qu'on dit fin? ce revoltant fujet. Les bons bourgeois & les fabriquans ne fe voyent abfolument qu'entr eux ; fans aflècter les mceurs des courtifans & fans donner dans les débauches du petit peuple, ils confervent la décence, la fimplicité & 1'honnêteté du caractère Allemand, II n'y a point d'objet auquel le Roi de Pruffe fe foit appiiqué avec autant de zèle & fi peu de fuccès, qu'a introduire le commerce dans fes Etats. Tous fes efforts pour eet effet ont étd rendus inutiles par des impóts, des monopo* les, &; d'autres limitations peu judicietifes. Le commerce, comme les fauvages habitans de fair & des forêts, veut refter libre; dès qu'il eft circonfcrit & qu'on le géne, il languit, & meurt promptement. LETTRE LXXL Btrtitf. fe vous fuis, Monfieur, trés obligr  C 1*2 ) du poëme & des brochures que vous m'avez envoyées par . je Vous a- voue que je ne crois pas le premier un forc bon ouvrage; cependant je ne fuis pas furpris de la vogue qu'il a eue. Avec moins d'efprit encore, la malice & les perfonnalités dont il eft rempli n'auroient pas manque' de le faire goüter. La Nation Angloife a été de tout tems fort avide d'écrits politiques; mais ceux qui les recueillent ont été fervis depuis quelque tems avec tant de profuüon, qu'ils paroiffent a la fin s'en degouter. Aujourd'hui il faut de 1'efpnt & un peu de fatyre, pour procurer le débit, même d'une gazette. Le premier article n'eft pas toujours aux ordres de 1'auteur; il y fuppiée alors par le fecond, qui remplit tout auffi bien fon but. Je ne me fuis jamais plu k confidérer ou a découvrir les taches de la nature humaine; mais il s,'en trouve de fi remarquables , qu'on ne peut s'empêcher d'en être frappé. De ce nombre m ie plaifir que bien des gens trouvent a lire des libelles, dans lefquels eertams perfonnages font déchirés. Si le  c m) dèfagrément d'être maltraité dans des brochures ou des gazettes peut être mis au rang des adverfités, la vérité de cette maxime de la Rochefoucauld eft inconteftable : — Dans ïadverfiti de nos meilleurs amis , nous trouvons toujours quelque choje qui ne nous diplait pas. Les faifeurs de brochures de ce fiècle ont tourné a leur profit cette difpofition maligne, fi générale parmi les hommes. — Comme ces gens qui font venir fur 1'aréne des taureaux ou d'autres bêtes, pour amufer les fpeétateurs, en faifant de'chirer ces pauvres animaux par des chiens ; ces Meffieurs produifent chaque femaine quelques perfonnages pour être maltraités & mis en pièces dans les Gazettes, de la manière la plus cruelle. C'eft le goüt barbare de ceux qui pa» yent de tels amufemens, qui en maintient Pufage. Souvent a Londres, les auteurs de ces libelles n'ont pas plus de refientiment contre les individus qu'ils dechirent, que ces gens, qui a Paris &a Vienne procurent eet autre amufement non moins cruel, n'en ont con-  C 1*4 ) tre les animaux qu'ils expofent a la ü> reur des chiens. Quant aux e'erivains dont je parle, rarement connoiflent-ils les perfonnages dont ils attaquent le caracrère. II eft trés poftible que 1'Auteur des vers que vous m'avez envoye's, ne connoiffe pas d'avantage les Seigneurs contre lefquels il écrit avec tant d'amertume, que ne les connoit le tillérand quf a tiffé leurs mouchoirs. Le motif de 1'un & de 1'autrc étoit également de fe procurer leur pain quotidien; & ce qui a fait préférer au poëccreuu la fatyre a 1'éloge, c'eft uniquement qu'il favoit que la première feroit plus du goüt de fes chalands. Je me rappefle, qu'étant dans laboutique d'un libraire , il reent une lettre, renfermant un papier. Après y avoir jetté les yeux, il me le préfenta, diiant que c'étoit un portrait du Lord S—, & qu'il avoit intention de 1'inférer dans une feuille qu'il publioit. — Je m'imagine, ajouta-t'il, que cela fera bien reed; 1'auteur a le ftyle mordant, je vous en réponds ; aucun de mes gagiftes n'a d'arme fi affiiée, & ne por-  te des coups fi profonds que ce petit gladiateur. C'e'toit un libelle des plus fanglans contre le Seigneur en queftion , écrit avec toute la maüce & l'amertume d'un ennemi jure'. On notoit le pauvre Lord comme un prodige de fenfualite', & on lui attribuoit tous les vices & toutes les inclinations infames du cceur le plus corrompu. Cette production, dis-je, fera beaucoup moins nuifible, que 1'autcur fe le propofe. La violence de ce poifon lui fervira d'antidote. L'homme le plus avide de calomnie n'en pourra fouffrir une fi forte dofe, mais en fera révolte'. Quieonque n'eft pas deftitué de fens commun, verra clairement que toutes ces injures font diclées par la malice, & par un reffentiment perfonnel. Alors, répliqua le libraire, vos lec» ■teurs a fens commun, verront clairement ce qui n'eft pas ; car je fais trés certainement que Pauteur de eet écrit n'a jamais eu de liaifon, ni le moindie démélé avec Lord S—•, qu'il ne lui a jamais voulu le moindre mal, & qu'il ne défire rien moins que de diffamei  ( i66 ) ce Seigneur. Si vous en voulez la preuve, ajonta-t'il, en tirant un autre papier de fon bureau ; voici un autre portrait du même homme par le même auteur, & qui doit paroitre une femaine après le premier, pour rui fervir de re'ponfe. Ce fecond papier e'toit d'un bout a 1'autre un Eloge de Lord S—. L'honnête auteur après 1'avoir compare' a plufieurs grands hommes, & après avoir raffemble' une quantite' des fieurs lesplus brillantes dont Plutarque a orné fes he'ros, en forme une guirlande dont il ceint le front du he'ros Anglois, & il conclud par cette obfervation ; que comme Lord S— reflemble a ces grandi hommes par leurs vertus, il a été expofé comme eux aux traits les plus envenimés de la malice & de 1'envie* apanage ordinaire des grands talens. Comment arrive-t'il, dis-je au libraire, que Lord S— fe trouve ainfi diftingué de fes confrères , par les détractions & les éloges de votre fpirituel ami? Paree que ce Seigneur, répondit-il, eft chef d'un département trés étendu,  ( x67 ) & qu'il eft un dc ces caractères vigou» reux & décidés, qui ne manquent jamais de fe faire beaucoup d'amis& d'ennemis. Ses ennemis font charmés de .le voir maltraité, & on s'attend que fes amis liront avec plaifir fes louanges ; les indifférens acheteront le tout avec avidité, & je compte faire un bon pro! fit aux dépens de la Seigneurie. La ;meme chofe ne peut pas fe faire avec tous nos Milords. Mon cher Monfieur, ' continua-t'il, il y a des caractères fi mous, fi infipides, que perlbnne n'y prend intérét. II y a par exemple f » «et homme d'un rang fi élevé , d'un nam fi célébre; i'avois cru qu'on pourroit en faire quelque chofe : J'en chargeai mon Avocat pour & contre, & il me compofa deux trés jolies brochures; — mais comme j'alhois les envoyer a 1'imprimeur, je les montrai a un de mes amis, qui eft fin connoiffcur en ces fortes de chofes. — Ces brochures, me dit-il, font >bien écrites, mais elles ne payeront jjamais les frais de 1'impreffion. L'homme qui en eft le fujet eft d'un caractè-* •refi froid,. 11 traitable, fipoli, & fi  C 168 ) prudent, il s'eft fi peu écarté de la droite route pendant tout le cours de fa vie, qu'il n'a jamais obligé ni dèfobligé perl'onne. II n'a dans le monde ni ami, ni ennemi. Chacun dit, a la vérité, qu'il eft un trés honnête homme; mais s'il lui arrivoit de fe caffer le cou aujourd'hui, eet événement ne cauferoit ni plaifir, ni chagrin a qui que ce foit; on ne liroit pas d'avantage fon éloge ou fa fatyre, qu'on ne liroit la fatyre ou 1'éloge de fa Grand-mère. Je profïtai, je vous jure, de 1'avis , conclud le Libraire; de forte que ces brochures font reftées dans mon portefeuille. Quoique je m'amufaffe beaucoup des raifonnemens du Libraire , je n'en fus pas moins indigné contre le miférable auteur, qui s'étoit voué a un fi infame métier. Mais ceux qui, déteftant 1'écrivain , prennent plaifir a fes ouvrages ne méritent ils aucun blame? II eft trés probable que 1'auteur peut alléguer fes befoins pour rendre raifon de fa méchanceté ; mais le plaifir de fes lecreurs peut être attribué uniquement a cette malice, qui fe réjouit de voir le pro- cbain  ( -16*9 ) i chain diffamé. — La plupart de ceux qui fe re'crient contre la licence de la prefle, & qui de'clament contre l'injufbtice & la cruauté qu'il y a a de'chirer f. ainfi la réputation des particuliersonc |foin de fe faire apporter tous les majtins, avec leur déjeuner, les plus mordames produdtions de ce genre. S'ils vouloient fe priver du plaifir de les lire, le mal dont il fe plaignent ne manqeëroit pas de ceffer bientót. Mais n'eft-il pas ridicule, & n'y at'il pas de 1'ingratitade, a-affedter de 1'indignation contre ceux qui travaillent anous procurer les amufemens qui nous plaifent le pkis? Celui qui condamnele foir avec une feinte colère ce qui 1'a fi agréablement chatouillé le 'mdtin, In'eft-il pas auffi incönféquent & abfurde ;que le feroit un juge qui, après avoir féduitune fille, la puniroit enfuite d'aVoir fuccombé & la tentation. Vous retorquerez peut-être 1'argument contre moi-même, en me rappellant Tadmiration que j'ai témoignée jpour ces fameufes lettres, dans le{quelles la conduite dc certains perfonnages hiftingués a été fi habilement éplucliée, Toms II. II  ( 17© ) & leur caraclère fi cruellement maltraité'. Jc vous réponds que j'ai bien admire' 1'efprit & le génie qui brillent dans ces lettres, mais non les difpofilions dans lefquellcs elles ont été écrites. On fouffre quelquefois la malice en faveur des talens qui 1'accompagnent; mais lorfqu'elle fe préfente toute feule, ou, comme il arrivé fouvent, lorfqu'elle eft accompagnée de ftupidité, il n'y a point d'honnête homme qui ne la méprife, & ne la chaffe avec infamie. LETTRE LXXII. Berlin. L'Arméé Pruffienne fe monte apréfent, felon les informations que j'ai reeües, a 180,000 hommes. Suppoféque ce nombre foit exagéré, & qu'il faille en retrancher vingt, ou même trente mille, le reftant fera encore trés confidérable, & la dépenfe qu'exige une telle armee en tems de paix, paroit a  C 171 ) beaucoup de gens furpaffer les reffcurces du Roi de Pruffe. Quoique les revenus de ce Monarque aillent beaucoup au de-la de ce qu'on penfe communément, cependant les armées qu'il a entrecenues & qu'il continue a entretenir; le palais qu'il a bdti, & d'autres entreprifes difpendieuies qu'ii a exécutées ne prouvent pas tant la multicude de ces revenus, que 4a prudence avec laquelle ils ont été adminiftrés; beaucoup d'autres Princes en ont de plus confidérables; mais, femblables a des eaux qui coulent a travers des terrains incultes, & qui ne font croitre que de mauvaifes herbes, ils font diffipés fans goüt & fans magnificence, & ne fervent qu'au vain éclat d'une Cour, & de ceux qui la compofent. On n'a peut-être jamais foupconné, quels miraclcs peuvent opérer 1'ceconomie , & un ceil vigilant fur toutes les parties de 1'adminiftration, avant que le Roi de Pruffe 1'ait mis en évidence. II n'y a dans les Etats de Sa Majefté aucun de ces poftes qui enrichifllut les particuliers aux dépens du public; aucune de ces places dont les revenus H 2  ( 17- ) font grands, a proportion- qu'clles exigent peu d'application & de talens pour les remplir, & qui par la convicnnent fi bien a la Nobleffe. Ceux qui, a cette Cour , rempliiTent les emplois les plus lucratifs, peuvent s'attendre tout au plus a trouver dans leurs e'molumens dequoi vivre felon leur dignite', & peu de chofe a amaffcr pour leurs enfans. * Tout ce qui fert au luxe & aux commodite's de la vie eft charge' de fortes faxes. Quoique 1'argent foit beaucoup plus rare a Berlin qu'a Londres ou a Paris, un e'tranger trouvera qu'il n'en coüte guère plus dans ces deux dernières villes pour les dépenfes ordinaires, qu'il n'en coüte ici. Le Roi n'a négligé aucun moyen- poffible d'augmenter fes revenus. II a taxé jufques a la vanité de fes fujets, & depuis le commencement de fon règne cette fource fe'conde n'acefféde lui fournir de grands fecours. Les Allemans, dès qu'ils ont du bien, ne manquent pas d'acheter des titres , ou bien lino charge a la Cour; & quoique le Roi n'employe jamais des perfonnes dépourvues de ta-  ( 173 ) lens , il ne fe fait point fcrupute de permettre cette forte de trafic. Auffi ne vend il abfolument que le titre; car après le marcbé, 1'acque'reur n'a pas plus de droit aux fonétions du pofte , qu'il n'en avoit auparavant. II n'y a point de Roi dans 1'Europe, qui air. autant de Confeillers en titre, que fa Majefté Pruffienne , quoique ce foit celui de tous les Princes qui demande le moins des confeils. Les taxes en général font déterminées d'une manière invariable, mais on a trouve moyen de faire paycr aux grands terriens des contributions , aux» quelles de moindres propriétaires, ou d'autres citoyens ne font pas fujets. L'efprit du gouvernement n'eft pas fa» vorable aux grands Seigneurs , & on ne permet a perfonne d'opprimer le payfan. Comme c'eft des habitans de la campagne que fe font les foldats, on a foin de leur conferver ce qui eft la principale fource de la fan té & de la vigueur; & de tous les payfans de 1'Europe, les mieux nourris, font les payfans Pruffiens. L'armée eft prefqu'entièremént com» H 3  ( 174 ) pofée de re'gimens provinciavrx. Tous les pays foumis au Roi de Pruffe étant divife's en cereles & en cantons , on a leve', dans chacun d'eux, un ou deux, re'gimens, felon que le canton eft étendu & peuplé; on continue auffi a lesen recruter ; & chaque régiment en tems de paix eft mis en quartier prés du canton, qui lui fournit fes recrues. Quelque nombre de fils qu'un payfan puiffe avoir, ils font tous fujets a-étre enrölés a 1'exception d'un feul, qu'on laiffe au père pour 1'affifter dans fes travaux. Les autres portent une marqué dès leur enfance , pour montrer qu'ils font deftinés è être foldats, & prêts a fervir dès que 1'Etat en aura befoim Si un payfan n'a qu'un feul fils , il eft exempt du fervice, a moins qu'il n'ait le malheur d'être extraordinairement bien fait & robufte. Cependant le Roi t&che de ménager fes propres payfans, en tirant des autres pays autant de recrues qu'il peut. II a pour eet effet des Officiers a Hambourg, a Francfort, & dans d'autres villes libres d'Allemagne. J'en ai vü auffi a  c 175 y Neufchutel, & dans d'autres endroïtsprés defquels il y a des garnifons Fran9oifes , dont ils cherchent a débaucher les foldats, & a enlever les déferteurs. Les recrues faites de cette manière ne* quittent point leur régiment-, mais les foldats, nés Pruffiens, ont tous les anshuit ou neuf mois dc congé, pendant lequel ils retournent a la maifon paternelle, & reprennent les travaux de la campagne; ou bien ils cherchent a gagner leur vie de la manière , qui leur plait le plus. Cette méthode procure une grande épargne dans les dépenfes de 1'armée, & un grand gain a 1'Etat, par le travail de tant de bras. De tout cela il paroit, que 1'armée Pruffienne n'eft autre chofe qu'une milice permanente, qui n'eft raffemblée que deux ou trois mois dans 1'année, & qui après cela fe difperfe dans les champs, pour reprendre les travaux ordinaires. Je crois que ceci décide notre ancienne difpute fur la milice & les armées permanentes. Je m'attens donc qu'au retour de la pofte, vous reconnoïtrez ingénument que j'avois raifon; que tousH 4,  ( ï?ö- ) les argumens par lefquels vous vouliez prouver qu'on ne pouvoit compter fur la milice en cas de befoin e'toient fonde's fur de faux principes , & qu'au contraire ma penfe'e étoit jufte & repofoit fur de folides fondemens. Avant de fermer ma lettre, je veux vous communiquer un fait trés fingulier, dont je vais vous détailier les circonftances , non pas tant pour vous faire connoitre le earactère & la manière de penfer du commun peuple de cette ville, que pour vous apprendre un trait curieux dans 1'hiftoire de la nature humaine. J'alfiftai dernièrement avec IVF. F—, a 1'exécution d'un criminel condamné a mort pour avoir tué un enfant. Les motifs qui 1'y avoient engagé e'toient beaucoup plus extraordinaires que le forfait lui-même. II avoit été avec quelques-uns de fes camarades chez un prétendu difeur de bonne avanture, & 4'ayant indifpofé contre lui en témoignant du mépris pour fon art, le coquin lui prédifit pour fe venger, qu'il perdroit la vie fur un échafaud. Cette pré.diclion parut dans le moment.  C 177 ) faire peu d'impreffion fur notre homme, mais enfuite elle lui revint fouvent a 1'efprit, & le tourmenta tous les jours d'avantage. A. la fin eette idéé 1'obféda ft fort, qu'elle ne lui laiffa pas un moment de repos, & que la vie lui devint infupportable. II fe feroit défait lui-même , s'il n'avoit été arrèté par ia penfée que Dieu ne pardonne point le fuicide, quoiqu'il foit difpofé a pardonner tous les autres crimes, dès que les pécheurs s'en repentent fincèrement. TI réfolut donc de commettre un meurtre, afin qu'/l put perdre la vie par les mains de lat juftice ; mais, mêlant la bienveillance a la cruauté, il réfléchit qu'en tuant un homme fait, il étoit polfible qu'il 'caufat la perte de fon ame. U fe détermina par conféquent a tuer un enfant „ quine pourroit avoir commis aueun péehé digne de 1'enfer, mais qui, étant mort dans 1'age d'innocence, iroit directement au Ciel. En conféquence de ces idéés, il tua effetaivement un des enfans de fon maitre, pour lequel il avoit toujours témoigné beaucoup d'attachement. ïelle fut 1'étrange ralli 5  C 17" ) föa que le malheureux en donna dans fon jugement; & de cette manière la prophètie faite au hazard fut, comme dans beaucoup d'autres cas, la caufe de fon accompliffement. L'exe'cution fe fit environ a deux milles de Berlin. Auffi-tót que le patiënt fut monte' fur 1'e'chafaud il óta fon habit & fa vefte ; — On abaiffa fa chemife jufqu'au deffoiis de fes e'paules ; — On lui tira fon bonnet par deffus les yeux;. — il fe mit a genoux, & le bourreau, au moyen d'un grand fabre, lui abattit la tête d'un feul coup. — C'e'toit le coup d'effai de ce bourreau; ■— il y avoit fur 1'e'chafaud deux de fes confrères, qui donnérent une preuve d'infenfibilite' plus revoltante que 1'exécution elle-même. — Pendant que la tête du criminel rouloit encore , & que le fang des artères jailliifoit du tronc > ces deux hommes, de 1'air du monde le plus gai, prirent la main de leur confrère, & le fë'licitérent de 1'a-dreffe & du fuccès avec lefquels il s'ét ttfjt acquitté de fa.fonétion,  C 179 )' LETTRE L X X I I L Berlin; Le Duc de H—, ayant te'moigne' qu'il défiroit de vifiter la Cour de Mecklenbourg Strelitz , je 1'y ai accompagnéd'a-bord après fon retour de Magdebourgr & de Leipfic. Comme la chaleur e'toit excefïive, le Duca penfe qu'il feroit plus agre'able de voyager de nuit; de forte que nous ne fommes partis qu'a fix 0111 fept heures du foir. La première mai~ ■ fon de pofte eft a quatre lieues d'Allemagne de Berlin. Mais comme la plusgrande partie du chemin eft dans un; grand bois, & que la nuit fut fort obfcure, les poftillons s'e'garérent. Danspeu de momens nous perdimes tout-a— fait la tête, & nous ne fümes plus de quel cóté tourner. Après beaucoup devains efforts pour retrouver le bon? chemin, nous crümes que le parti.1 le plus prudent feroit de dételer les i chevaux, & de. leur laiffer, paitrc1'herbe. dans les environs> pendanc q»ia H 6ü  ( i8'o ) sous dormirions dans la chaifè jufqu'au jour. Ce plan fut exactement fuivi ; auffi-tót que 1'aurore eut fait découvrir la route aux domeftiques, nous conti* nuames notre voyage par Oranienbourg & Seidniek jufqu'a Reinsburg, qui eft un magnifique chateau appartenant au Prince Henri de Pruffe. Les jardins font trés vaftes, & ce Prince qui a un bon goüt, & de la grandeur dans les idéés, les a beaucoup ornés & améliorés. Lorfque nous arrivames a la ville de Nouveau-Strélitz, on nous apprit que la Cour étoit a Brandebourg. Les Ducs faifoient autrefois leur réfidencea Vieux Strélitz; mais il y a environ cinquante ans que le Palais, avec fes magnifiques meubles, & tous les effets qu'il renferm-oit, fut réduit en cendres. L'ineendie fe manifefta pendant la nuit, & illtuftre familie eüt bien de la peine a fe fauver. Depuis ce tems on a bati un nouveau Falais a deux müles de 1'endroit oü étoit le premier, mais dans une fitua1uon beaucoup plus agréable, fur une  ( iSi ) éminence prés d'un beau lac; & la ville de Nouveau-Strélitz, s'eft formée peu-a-peu dans les environs. Après un court féjour a Strélitz-, nous partimes pour Nouveau Brandebourg, qui eft de quelques lieues plus au Nord, & a peu de diftance de la mer Baltique. Nous y arrivames le matin du troifième jour après notre départ de Berlin. Auffi-tót que le Chambellan de la Cour fut informé de 1'arrivée du Duc de H— , nous fümes invités a diner, & un caroffe de la Cour vint prendre Milord. Le Duc règnant de Mecklenbourg Strélitz n'eft pas marié, non plus que la Princeffe fa Soeur, qui vit avec lui. Ils font 1'un & 1'autre d'un teint plus brun que la Reine d'Angleterre , mais pas d'une taille auffi avantageufe; en général ils ont pour Textérieur peu de refïemblance avec Sa Majefté, fice n'eft pour 1'affabilité dans les manières. Le Duc eft aimé de fes fujets a caufe de fon caradtère plein d'humanité & de bienveillance , & ce caradtère paroft être propre a toute la familie. — Après le diné il y eut un concert d'inftru- a 2  ( 18a ) mens, & on joua aux cartes jufqu'au fouper. Tout le pays de Mecklenbourg a été, pendant plufieurs fiècles, fous le gouvernement d'un feul Prince. A la mort du Souverain en 1592, il fut partagé entre fes deux fils. Comme 1'ainé garda le Duché de Mecklenbourg Schwerin, qui eft le plus confidérable en étendue; le fecond eut pour fa part le Duché de Mecklenbourg Strélitz. Cette dernière branche s'éteignit dans 1'année 169$ , & le Duc Frédéric Guillaume, de la branche ainée, réclama 1'héritage du Duché de Strélitz ; mais Adolphe Frédéric, frère cadet de fon père, s'y oppofa, & le différent fut terminé en 1701 par un compromis entre les deux parties. On établit alors, dans les deux branches, le droit de primogéniture & la fucceffion en ligne directe; convention qui fut ratifiée par 1'Empereur. Ici le pays n'eft pas une plaine fabloneufe , comme autour de Berlin ; car le terroir devient meilleur a mefure qu'on s'éloignede cette dernière villeh & aux environs de Nouveau Brande-  ( 1*3 ) bourg il eft extrêmement fertile. A la vérité la partie méridionale du Duché de Mecklenbourg eft unie, fabloneufe «Sc ftérile; mais toute la partie feptentrionale eft agréablement diverfifiée par des collines, des prairies, des bois & par plufieurs beaux lacs, de quatre jufqu'a dix milles de longueur. Le pays produit abondamment du bied, du chanvre, du lin, d'excellens paturages pour de nombreux troupeaux de brebis, & une bonne race de chevaux. — Nouveau Brandebourg eft une ville trés propre, trés floriffante, & agréablement fituée. Ses habitans font un grand comme/ce en houblon, qui croit en abondance dans les environs. Ce pays qui paroit heureux par le Prince qui le gouverne & par d'autres circonftances , ne fauroit compter parmi fes avantages le voifinage d'un Monarque puiffant «Sc guerrier, comme le Roi de Pruffe. Pendant la dernière guerre les deux Duchés de Mecklenbourg ont extrêmement fouffert. Toutes les fois que les Ruffes «Sc les Autrichiens qui pillérent la Marche de Brandebourg, trouyoient quelque chofe de  ( i*4 ) bon aemporter, ils ne s'embarralïbicne pas fur quel territoire ils fe trouvoient. Lorfque le Roi de Pruffe lui-même fut réduit a l'extrémité, & qu'il fe vit oblige' de recourir a toutes fortes de moyens pour recruter fon arme'e, on employa tous les artifices poffibles pour de'baucher les fujets du Duc de Mecklenbourg, & pour les attirer dans le fervice Pruffien; ceux qui re'flftoient a Ia fedu£tion, e'toient a ce qu'on dit enleve's dc force. Aujourd'hui encore, lorfque des Officiers Pruffiens, qui ont befoin de rccrues, connoiffent dans le Mecklenbourg quelque payfan de bonne mine , ils n'épargnent rien pour le racoler. — On fait fouvent des plaintes fur ce fujet a Sa Majefté Pruffien-' ne, & ces griefs feront redreffés quand il plaira au Seigneur. Le fecond jour de notre arrivée, nous avons employé la matinee a voir tout ce qu'il y a da remarquable dans la ville, & nous avons encore diné a Ia Cour. La Compagnie fut plus nom'breufe que le jour précédent. Après Ie diner nous accompagnames le Prince & la Princefle a une affemblee en ville>  C 185) & nous revinmes enfüite fouper a la Cour. Pendant le fouper il y eut un concert d'inftrumens & de voix. Après avoir e'te' comblés de politeffes [ de la part de ce Prince & de la Princeffe fa Sceur, nous primes congé de leurs Alteffes, & quittdmes la ville le lendemain de grand matin. Nous fommes retournés par Vieux Strélitz qui n'eft pas dans un état auffi floriflant, ni fitué dans un auffi beau pays, que Nouveau Brandebourg. Tous les fujets de la Grande Bretagne qui pafferont par ce pays fe rappelleront naturellement, avec des fentimens de gratitude «Sc de vénération , le caractère d'une Princeffe, dont les vertus font 1'orne» ment du tróne d'Angleterre , «Sc qui, par fes manières aimables «Sc fa conduite pleine de fageffe «Sc de prudence, a réuni les fuffrages d'un peuple toujours divifé, & qu'il feroit impoffible d'amener a une même manière de penfer fur tout autre fujet. A notre retour a Berlin, je trouvai une lettre de Milord Maréehal qui m'apprenoit, que dans péu de jours le Roi devoit fe rendre a Potfdam; qu'on  C 1*6- ) étoit occupé a faire de grands préparatifs pour la réception de la Princeffe de Heffe & de la Ducheffe de Wurtemberg, qui étoient 1'une & 1'autre k Berlin, & qui viendroient voir le Roi a Sans-Souci; qu'elles feroient accompagnées par la Princeffe Amélie Sceur du Roi, & par fes deux Belles Sceurs ; qu'on préparoit pour toutes ces Princeffes des appartemens dans le nouveau Palais, oü Sa Majefté elle-même iroit réfider pendant le féjour de fes illuftres hótes. Milord ajoutoit que le célébre Le Kain, Sc une trcupe de Comédiens Frangois étoient déja arrivés, de même qu'une troupe d'acteurs Italiens & de chanteurs pour 1'Opéra ; que ces deux troupes repréfenteroient fur le thé&tre qui eft dans le palais; qu'a cette occafion il y auroit un grand concours de monde k Potfdam; que la plupart des logemens dans la ville étoient déja pris, & que dans la fuppofition que nous voudrions auffi nous y trou- ' ver , il avoit arrêté des appartemens pour nous. Le Duc fut trés charmé de ces attentions obligeantes de Milord Maréehal.  ( i»7 ) Je parlai enfuite a Mr. Harris fur ce fujet, & je m'informai s'il avoit deffein de fe rendre a Potfdam a cette occafion. II me dit que comme les Comédies, Ope'ras , & autres divertiffemens fe donneroient dans le palais , perfonne ne pourroit y affifter fans invitation expreffe; que ni lui, ni aucun miniftre étranger n'en avoient point reeue juf trêmc, ; Philoctète, Phorbas, & Jocafte elle* même. ■ Ne nous fions qu'a neus, Yoyons tout par nos yeux, Ce font la nos trépieds, nos oracIe^ nos Dieux. Et après, lorfque Jocafte prononce une autre tirade du même genre, & qui finit par ces vers : Nos Prêtres ne font pas ce qu'un vain peuple penfe; - Notre crédulité fait toute leur feience. J'e'tois afiïs h cöté de 1'Abbé Baftia* jni, & pendant que 1'adtricc récita ces : vers, le Roi fe leva, touffa & fourit a > 1'Eccle'ftaftique, avec des geftes trés extprefïïfs. Quoique ces paffages & quelques [autres, femblent au premier coup d'ceil jjdirigés contre le Clergé, la tragédie wlffidipe en général, venge cct ordre | du mépris qu'on affedte pour lui; car ftout ce qui fe dit au défavantage des Tome II. I  C 194 ) prêtres dans le cours dc la pièce eft réfuté par le dénouement. II paroit a la fin queToracle fi maltraité étoit véritable, & que 1'Hiérophante s'étoit conduit en honnëte homme & en homme vertueux. Voil^ pourquoi je fuis furpris que Voltaire ait pris 1'intrigue de fa pièce de la tragédie Grecque de ce nom, ce qui 1'a obligé, comme Balaam , de bénir ceux qu'il eut voulu maudire. — De fon cóté le Roi, s'il m'eft permis de le dire , n'auroit pu chorfir de pièce moins propre a fon but, s'il fe propofoit de tourner le clergé en ridicule. ?Pour moi j'ai connu tam d'Eccléfiaftiques vertueux , que je refpecterois 1'ordre entier pour 1'amour d'eux, Sc indépendamment de toute autre raifon; ce n'eft donc pas paree que Ia tragédie d'^Edipe lui rend jufticc, que cette pièce ne me plait point. Mais voici ce qui m'empêche de partager 1'admiration du Roi de Pruffe, Sc de beaucoup d'autres critiques refpectables pour la tragédie en queftiom — .La fable eft a mon avis trop horrible. — Le mariage d'QEdipc avec fa mère.  C 195 ) ^ & les enfans qui en font ne's offrent des idees fouverainement re'voltantes ; & les notions qu'on y donne de la pro» vidence & du gouvernement des Dieux t ne fauroient produire de bons effets fur les efprits. Se peut-il rien de plus injufte que cette pefte envoyee aux habitans de Thèbes, «Sc cette terrible vengeance exercée fur {Edipe, «Sc fur Jocafte pour des crimes involontaires , comme les Dieux ne pouvoient 1'ignorer. On ne peut s'empêcher d'approuver ces reproches qu'fEdipe leur: fait: Le voila donc rempli eet oracle exécrable, Dont ma crainte a preffe' 1'effet irévita* ble; Et je me vois enfin, par un mélange affrèux, Incefte, «Sc parricide, cSc pourtant ver* tueux. Miférable vertu, nom ftérile «Sc funefte, Toi par qui j'ai régie' des jours que je I détefte, I 9  () A mon noir afcendant tu n'as pü réfifter: Je tombais dans le pie'ge, en voulant 1'e'viter. Un Dieu plus fort que moi m'entra;noit vers le crime, Sous mes pas fugitifs il creufoit un a- bime; Et j'étais, malgre' moi, dans mon a- veuglement, D'un pouvoir inconnu 1'efclave & 1'in» ftrument, "Voila tous mes forfaits, je n'en con- nais point d'autres. Impitoyables Dieux, mes crimes font les vótrcs. Et vous m'en puniffez ......... II faut fuppofer cependant que Jocafte fetrompe, en difant dans les quatre derniers vers de la tragédie : Pfëtres, «5c vous Thébains, qui fütes mes fujets, Honorez mon buchcr, & fongez a jamais ,  C 197 3 Qu'au milieu des horreurs du deftin qui m'opprime, J'ai fait rougir les Dieux, qui m'ont force' au crime. Car quiconque eft capable de forcer au crime des ames innocentes & enfuite de les en punir, ne doit plus favoir rougir de quoique ce foit. On repréfente alternativement fur cë théatre une Tragédie Frangoife & un Opéra Italien; le Roi affifte a celui - cï auffi régulièrement qu'a 1'autre, & on remarque alors fur fa phyfionomie cette fenfibilité extréme pour la mufique, qui fait partie de fon caradtère. Je crois que ce Prince ne réuffiroit a rien moins qu'è diffimuler , fi jamais il vouloit eflayer cette forte d'hypocrifie. Ii y a tant d'expreffion dans fa phyfionomie, qu'elle le trahiroit a chaque inftant. Les foirs qu'il n'y a point de repréfentation, Le Roi donne un concert dans fon propre appartement; ii joue alors lui-même de la flute traverfiére, & on fait jufqu'a quel point il y exeelle, —Aucun étranger n'eft admis a ces concert». Adieu. I 3  (. 19» ) LETTRE LXIV. Potfdam. Loifque j'arrivai ici la première fois, •il n'y avoit rien que je défiraffe autant de voir que les exercices des troupes Pruffiennes •, mais les grandes manceu'Vrcs de Berlin ont pleinement fatisfait aia cnriofité. Les jardins du Palais font vis-a-vis des fenêtres de notre auberge, & a peine m'arrive-t'il d'en ap■procher pour jetter un coup d'ceil fur .la parade des gardes qui s'y fait tous les matins. — II y a quelques jours cependant que, me promenant de trés grand matin a une demi Iieue dc la ville, & voyant quelques foldats fous les armes dans un champ peu e'loigne' du chemin, je m'en approchai. J'admirois 1'activicé d'un officier qui e'toit a cheval, & que je pris pour le Major, paree qu'il commandoit; il entroit fouvent dans les rangs pour reprimander, ou inftruire les fimples foldats. En m'approchant de plus prés, je füs trés furpris de trouver que c'étoit le Roi  C 199 ) lui-même. I! avoit 1'e'pe'e mie h la main, & il continua encore a exercer ces troupes pendant une heure. II les faifoit tourner a droite & a gauche, marcher , former Ie bataillon quarre', tirer par divifions , & par pelotons , obfervant leurs moindres mouvemens avec la plus grande attention; -il fit mettre aux arrêts deux officiers du régiment du Prince de Pruffe, qui avoient fait quelque faute. — En un mot on 1'eüt pris pour un jeune Officier qui, par fon aftivité & fon exaclitude, vouloit fe faire diftinguer par fon ■Général. Je témoignai a un Officier ma furprife, de ce que le Roi ne prenoit point -quelque repos, & fur-tout de ce genre de travail qui 1'avoit fi fort occupé en •dernier lieu. Je ne puis comprendre, ajoutai-je, qu'il veuille fe donner tant de peine pour une poignée de foldats , venant d'exercer des armées entières. Aujourd'hui, répondit mon Officier, le Roi a voulu effayer quelques nouvelles évolutions; mais indépendamment de cela, il auroit pü trés bien affifter a ces pctits exercices ; il veut que dans I 4  ( 20O ) ces occafions les foldats déployent la même vigueur que s'ils alloient livrer bataille ; & pour cette raifon on ne fair jamais d'avance s'il y a'Mera. — Et quant au repos, ajouta-t'il, il en prend entre dix heures du foir & quatre heures du matin; le refte de fon tems eft confacre' au travail du corps ou de J'efprit, ou bien de 1'un & 1'autre a la fois ; • & eet exercice qu'il vient de prendre étoit felon toute apparence une heure de relache qu'il s'eft donnée, après en avoir employé trois a travailler dans fon cabinet. Ce que je vois & ce que j'entens dire toüs les jours de eet homme extraordinaire, ne fait qu'accroïtre mon étonnement. II réunit des qualités que j'avois cru être incompatibles. J'avois toujours penfé qu'un efprit qui s'arrête è de trés petits objets, étoit incapable d'en embraffer de grands. — Apréfent je fuis convaincu que le Roi de Pruffe fait une exception a cette régie; car rien n'eft au deffus de fon génie, & rien n'eft au deffous de fon attention. Je penfois autrefois qu'un caractère plein de vivacité n'étoit pa£ capable de  fu'vre le détail des affaires i Je vois a» préfent qu'un homme d'efprit peut s'affujcttir a une routine méthodique, avec la patience & la perfévérance du plus grand lourdaud. Depuis ma dernière lettre nous avons vü jouer les Italiens ; mais ni les tragédies, ni les opéras, ni aucune autre partie des fêtes qui fe donncnt a Sans-Souci, ne m'y attirent autant, que 1'occafion qu'elles nous donnent de voir le Roi. D'autres Princes n'ont d'importance que par le haut. rang qu'ils occupent, celui-ci donne de 1'importance a fon rang. Dans d'autres pays les voyageurs défirent de voir le Roi, paree qu'ils admirent fon Royaume; ici c'eft exaótement le contraire. — Que les palais, les villes; le pays &c 1'armée du Roi de Pruffe foient auffi beaux qu'on voudra, 1'intérêt'qu'on y prend vient principalemcnt de ce qu'ils appartiennent a Frédéric Second; a ce grand homme qui fans autre allié que 1'Angleterre , reponffa les forces combinées deTAutriche, dc la France, de la Ruïne, & de la Suède. Le Comte de Neffelrode, avec qui fe I 5  <( 202 } parlois fur ce fujpt, fe fcrvit d'une ex» preffion également jufte & fpirituelie : C'eft, dit-il, dans ('adverfité que brille notre Roi; lorfqu'il efl bien comprimé il a un reffort irrêftftible. . Le foir du jour que j'avois vu le Roi exercer fes troupes, je füs a Sans-Souci ; car je ne voudrois négliger aucune occafion de me trouver oü eft le Roi. J'aime a me tenir prés.de lui, a 1'entcndre parler, & a obferver fon attitude, fes mouvemens & fes actions les plus indifferentes. II fe montre toujours trés a'ffable envers le Duc de II— •. Un foir avant la repréfentation, le Duc & moi nous nous trouvames par hazard avec le Comte de Finkenftein, dans une Chambre attenante au grand appartement oü la compagnie étoit affemblée. Le Roi fe montra a 1'improvifte & entra d'abord en converfation avec le Duc. Sa Majefté fit plufieurs queftions rekEiyement a la Conftitution Brittannique.; elle demanda cntr'autrcs a quel 4ge un Pair pouvoit prendre féance auParlement. — Lorfque le Duc répon<& que c'étoit a vingt-&-un ans. II pajcitdc. li},, répliqua le Roi, que chez les  ( "03 ) Anglois les talens des Patriciens pour la légiflation font beaucoup plus précoces, qu'ils ne 1'e'toient chez les anciens Romains; puifqu'on ne leur permettoit 1'entre'e du fénat qu'a 1'age de quarante ans. II s'informa enfuite de la fante' du Lord Chatham , & témoigna beaucoup d'eftime pour les talens de ce Miniftre. 1— II me dcmanda fi j'avois recü des lettres par la dernière pofte, & fi elles renfermoient quelques nouvelles des affaires d'Amérique. — II nous dit que les lettres de Hollande difoient que les troupes Angloifes avoient été chaffées de Bofton, & que les Américains 'avoient pris poffeffion de cette place. Je dis a Sa Majefté que nos lettres nous apprenoient que 1'armée s'étoit retirée de Bolton, pour tenter ailleurs quelqu'entreprife plus importante. Le Roi fourit Cn difant: Si vous ne voulez pas convenir que cette retraite étoit une affaire de néceffité, vous avouerez du moins qu'elle étoit tout-h~ fait h propos. Le Roi dit encore, qu'il avoit es» I 6  ( 204 ) tendu que quelques officiers Anglois- avoient paffé dans le fervice Américain, & il nomma le Colonel Lec, qu'il avoit vu k fa Cour. II remarqua que rien n'e'toit plus difficile que de gouverner les hommes par la force, a une fi grande diftance ; que fi les Aine'ricains étoient battus (ce qui lui paroiffoit trés problématique) il feroit encore a-peu-près impoffible d'en tirer des revenus par des taxes ; — que fi nous avions deffein de nous réconcilier avec l'Amérique, quelques-unes de nos mefures étoient trop violentes; & que fi nous voulions les foumettre, elles e'toient trop douces. II Snit en difant: Enfin, Meffieurs , je ne comprtns pas ces chofes-la ; jt n\n point de cohnies : ' j'ifpère que vous vous tirerez bien de cette affaire, mais elle me par oh un , peu epineufe. — Après quoi il entra dans 1'appartement de la Princeffe, pour ïa conduire a la falie du fpectacle ; & de notre cóté nous joignimes la compagnie qui s'y étoit déja raffemblée. — On joua la. tragédie de Mahomet, c'efi & mon avis la plus belle des pièces  C 205 ) dramatiques de Voltaire, & celle qui fait le plus briller les talens de Le Kain. LETTRE LXXVI. Potfdam. Vous mc recommandez fi expreffément de ne rien omettre de tout ce qui regarde le Roi de Pruffe, que je crains ; de vous ennuyer a force d'étre long & minutieux fur ce chapitre. Je'veux cependant en courir le rifque plutót que de vous donner fujet de vous plain- hdre, de ce que je ne fatisfais point vo- kre curiofité, autant qu'il dépend de moi. Ne croyez pas que j'entreprenne de faire un portrait acheve' , de ce Monarque. C'eft la tache de peintres plus habiles que moi, qui ont vu ce Prince plus familièrement, «Sc qui font 'en e'tat de donner a leur ouvrage un coloiis digne de 1'original. J'effayerai de vous tracer fidèlement ceux de fes traits, que des coups d'ceil mo I 7  ( 20fj ) tnentanés m'ont permis de faifir. Et je vous rapporterai ce que m'ont apprisdes perfonnes qui ont fouvent paiïé avec lui ces heures, qu'il confacre a une converfation fans contrainte, & aux plaifirs de la table. La taille du Roi de Pruffe eft au-deffous de la moyenne, mais il eft bien fait & fingulièrement actif pour fon êge. Sa conftitution n'étoit pas naturellcmcnt robufte, mais il Pa fortifie'e par 1'exercice, & par une vie labörïeüfe. Son regard annonce de 1'efprit & de la pénétration. II a de beaux yeux bleus, & je trouve fur le tout fa phyfionomie agréable. Quclques-uns de ceux qui ont vu ce Prince ne penfent pas de même ; ceux qui ne le connoiffent que fur des portraits y font obligés. j'cn ai vu plufieurs, qui lui rcffcmblent un peu, & quclques-uns qui lui rcffcmblent beaucoup; mais tous e'galcment lui font tort. Ses traits s'animcnt de la facon la plus remarquable pendant qu'il parle. -— Et c'eft ee que le pinceau ne faur°it rendre. II eft un peu voute', & penche prefqué toujours lft tê^te d'un cóté.  ( "07 ) Le fon de fa voix dans la converfation eft le plus clair, & le plus agréable que j'aie jamais entendu. II parle beaucpup; mais ceux qui Pentendent font fichés qu'il ne parle pas davantage encore. Ses obfervations font toujours fpiritudles, trés fouvent juftes , & peu de perfonnes poiïédent le talent de la répartie dans un plus grand dcgré de perfcdtion. II ne varie prefque jamais fon habillement, qui confifte en un habitbleu, -doublé & relevé de rouge , avec une vefte & des culottes jaunes. II porte toujours des bottes , avec des gcnouillièrcs a la houfarde, qui lui refombent jufques a la cheville, & elles font fouvent plutöt brunes que noires. En Angleterre oe trouveroit fon chapeau d'une grandeur énorme, quoiqu'iL foit de la mefure ordinaire de ceux des cavaliers Pruflïens. II le porte prefque ' toujours de manière que 1'une des pointes de cöté, qui font fort larges, lui couvre le front & les yeux. Ses cheveux font noués en queue, & il n'a qu'une bouclé de chaque cöté* Conjme elies font trés négligemmscs;  ( 20S ) accommodées & trés inégalement poudrées, on peut comprendre que le frifeur doit ètre fort preffé dans 1'exercice de fes fonctions. II fe fert d'une tabatière d'or fort grande, dont le couvercle eft orné de diamans. II prend une quantite' exceffive de tabac d'Efpagne, dont on découvre les marqués fur fa vcfte & fes culottes, qui font encore tachées par les pattes de deux ou trois leVriers d'Italie, qu'il careffe fouvent. II s'habille le matin au moment qu'il: fe leve. Cette toilette ne dure que quelques minutes , & fert pour toute la journée. —■ On vous a dit fouvent que les heures du Roi de Pruffe, depuis quatre ou cinq du matin, jufqu'a dix heures du foir* font diftribuées me'thodiquement, & deftinées a certaines occupations , foit d'affaires, foit d'amufemens. Rien neft plus vrai; & pet arrangement n'a pas été autant interromgu pendant plufieurs années, qu'il Peft depuis que les Iüuftres perfonnages dont je vous ai parlé, font arrivés a Potsdam. Des gens, qui prétendent ayoir une  ( sop ) pénétration plus qu'ordinaire, affurent qu'un peut voir fur la phyfionomie du Roi qu'il eft mal a fon aife; «Sc ils foutiennent qu'on ne verra plus une pareille Compagnie a Sans-Souci,, durant le cours de fon règne. Toutes les affaires qu'on a arec le Roi, fe font par lettres. On ne peut rien demander ni propofer d'une autre manière. Cette loi eft fi invariable, a ce qu'on m'a affuré, que fi quelqu'un de fes Généraux veut feuiement avancer un cadet a la place d'enfeigne , il n'oferoit en faire la propofition que dans cette forme, quand il auroit journellement occafion de parler i Sa Majefté. ' Le moindre des fujets peut s'adreffer au Roi par lettre, «Sc étre affuré de recevoir une réponfe. Chaque matin fa première occupation eft d'examiner les papiers qui lui font adreffés. Un feul mot qu'il écrit a la marge indique fa réponfe, «Sc un de fes Secrétaires la fait enfuite dans les formes. — Cette méthode procure au Roi, le tems néceffaire pour réfléchir fur la juface «Sc la convenance de chaque demande, £c em-  ( 210 ) pêche qu'on ne parvienne a lui furprendre des promeffes • qu'il ne lui conviendroit pas de remplir. II fe met k table précifément k midi. Depuis peu il donne plus de tems k ce repas qu'autrefois. II eft d'ordinaire plus de trois heures avant qu'il quitte la Compagnie. II invite communement huit ou neuf de fes officiers pouT diner avec lui. Depuis que nous fommes arrivés a Potfdam , le Comte de Neffelrode & 1'Abbé Baltiani deux hommes de lettres font, outre les Officiers, les feuls convives qui aient mangé a la 'table du Roi, pendant qu'il vivoit k fon ordinaire dans le Vieux Palais de Sans-Souci; & ces deux Meffieürs e'toient alors prefque tous les jours a"vec Sa Majefté. Le Comte a quitté apréfent la Cour; mais 1'Abbé a un appartement dans le Palais. C'eft un Italien de naiffance; un homme d'efprit, & d'une trés agréable fociété. Le Roi aime que tous ceux qui font a fa table foient fur un pied d'égalité, & que la converfation foit parfaitement libre. La chofe, pour le dire en paf. fant, eft tout-a-fait impoffible. Cette  ( 311. ) ouverture de cceur qui a lieu entr'égaux, eft un plaifir qu'un Prince defpotique ne peut jamais goüter. Sa Majefté le ■ défire cependant, & chacun fait de fon mieux , pour la fatisfaire. A Kan de ces diners, le Roi éwnt de fort bonne humeur, dit a Baftiani: — Lorfque vous aurez obtenu la thiare, que votre piété-exemplaire ne peut manquer de vous procurer quelque jour, comment me recevrez-vous lorfque j'arriverai a Rome, pour rendre mes devoirs a fa Sainteté? -— Je donnerai mes ordres, répondit tout de fuite 1'Abbé, qu'on faffi entrer Paigle «oir, — qu'il me couvre de fes ai/es, •mais — qu'il m'épargne Jen bec & fes griffo*' Perfonne ne dit dans la converfation des chofes auffi fpirituelles que le Roi lui-même. On cite un grand nombre de fes bons mots. Je ne vous en rappor•terai qu'un feul, qui montre non feulement fon efprit, mais encore fa grandeur d'ame, paree'qu'il rend juftice au mérite d'un homme , qui lui a caufé plus de chagrin que qui que ce foitLorfque le Roi de Pruffe eut, il y a  ( *I2 ) quelques anne'es, une entrevue avec 1'Erapereur; ces deux Princes dinoient toujours enfemble & admettoient a leur table un certain nombre de leurs prin» cipaux officiers. Un jour que le Général Laudohn alloit fe mettre au bas de .la table, le Roi qui étoit au haut bout lui cria. Monfieur Laudohn, je vous en prie , placez-vous ici. J'aime i»fitiiment mieux vous avoir a mes cótés, qu'en face. Quoiqu'il foit impoffible que la franchife de 1'amitié, & les charmes d'une converfation fans réferve, fe trouvent dans une fociété oü la fortune de tous les convives dépend de la volonté d'un feul d'entr'eux; le Roi cherche cependant a mettre tout le monde a fon aifë, autant que la nature des chofes peut le permettre, & j'ai entendu dire, qu'il a fouffert quelquefois des répliques trés mordantes, de la meilleure grace du monde. II a lui-méme trop d'efprit, & ü en fait trop de cas dans les autres, pour en repetiffer les afiauts avec d'autres armes. II n'y a qu'un fot qui entreprenne de railler les autres, fans pouvoir fupporter lui-même la raillerie,  C «s ) & il n'y a qu'une ame bafie, qui vóu; lut fe venger en Roi des offenfes re- cües comme convive. ün peu avant les dernièrcs revues, ;'on vit un trait remarquable de la liber|té que 1'on peut prendre, avec ce PrinIce; & ce qui rcnd la chofe plus frapjpante, c'eft qu'elle ne fe paffa point k stable dans la gayeté d'un repas, mais fur le lieu méme ou fe de'ploye toute la [ rigueur militaire. - Deux régimens étoient en campagne. L'un étoit celui du Général ***. Cet Officier aime la fociété, & fréquente E beaucoup plus les Miniftres étrangers, qu'aucun autre au fervice Pruffien. — ;Xe Roi avoit eu felon toute apparence |quelquc fujet de chagrin. Pendant que le régiment en queftion marchoit fur tune ligne„ il dit au Général qui fe trouIvoit a fes cótés: Votre régiment iïefl hss aligni, Morfieur, ■— & cela n'eft was fürprenant; vous paffez tout voire Wtems a jouer aux cartes. Le Général Icria Halte / & a l'inftant le régiment Is'arrêta : fe tournant alors vers le Roi. 'Sire , ditle Général, il n'eft pas queft Mon de mes cartes j mais, ayez la bonti  C 214 ) de regarder Ji ce régiment n'eft pas a!igné. La ligne étoit exaóte, & le Roi fe détourna fans parler; il parut mécontent, non du Général, mais de luimême. — Cet officier plein de courage n'a jamais eu lieu, par la fuite, de croire que le Roi jeut été offenfé dè cette liberté. J'ai déja dit, qu'il eft abfolument impoffible k qui que. ce foit d'avoir un pofte au fervice du Roi de Pruffe , fans en remplir les devoirs. II eft lui-même aétif & affidu, & il veut abfolument que fes miniftres & fes ferviteurs le foyent autant que lui. Mais auffi il fe montre un maitre facile & équitable pour ceux qui connoiffant leurs devoirs, s'en acquittent avec exactitude. • Voici ce que me dit un Officier, qui a été longtems au prés -de Sa Majefté* «Sc qui eft aujou;d'liui un de fes aidede-camps: — Le Roi fait parfaitement tout ce qui. doit fe faire; & fes ferviteurs n'ont point a craindre que fon ignorance lui faffj donner des ordres ridieal.es ou abfurdes, ou que fes capnees les expofent a des mortifications.  c m ) Jamais aucun favori n'a pü gagner iemoindre afcendant fur ce Prince, dans tout ce qui fe rapporte- aux affaires. Perfonne n'a fcü mieux que lui difterie ner entre le mérite de ceux qui le fer. vent dans les départemens de 1'état , i «Se le mérite de ceux qui contribuent k; fes amufemesis. Quiconque remplit avec vigilance & fidéiité les devoirs de fon pofte, n'a rien a craindre, quand il auroit pour ennemi juré le bel efprit qui mange tous les jours a la table du Roi. _ Quoique le premier n'y foit peutêtre jamais invité-, fon mérite réel n'en eft pas moins connu, & juftement apprécié. Et fi jamais le fecond effayoit de profirer de la faveur du Roi pourfatisfaire fa baine ou fa malice, fon entreprife tourneroit k fa honte; il feroit rebuté avec dédain , & temal qu'il au-, roit voulu faire a fon ennemi, retomberoit fur lui-même.  ( 2-Iff) LETTRE LXÏVII. Potfdam. Les jours qu'il n'y a point de fête ptvblique a Sans-Souci, nous dinons ordinairement chez Milord Maréehal , qui voit toujours avec plaifir le Duc de H—, & qui rend de grands fervices a tous les Anglois qui fe trouvent ici, ou a Berlin. Outre les autres raifons que Milord peut avoir d'eftimer le Duc, il témoigne a celui-ci une affec-' tion particuliere , comme su premier Seigneur de fa patrie. Cela fe remarque en mille chofes; car avec les fentimens les plus nobles & le eceur Ie plus humain, ce vénérable vieillard a confervé quelques préjugés Ecoffois. II demanda une fois au Duc, s'il fe croyoit un Ecoffois. Trés certainement, répondit le Duc. En ce cas , dit Milord, vous vous trompez; car je puis vous aflurer, Sr. les mei lieu Jurifconfultes d'Anglererre feront de mon avis, que vous avez des droits mifiux fondés a tous ies privileges qui appartiennent  ■( •217 D tiennent a votre titre Anglois de Br—n; quoique je craigne qu'on ne vous en difpute encore quelques-uns. J'efpère, répondit le Duc, que la maifon des Pairs ne refui'era pas toujours de rc-ndre juftice a ma familie ; lorfqu'on examinera cette caufe a fond, jc me flatte qu'on m'accordera les privileges , refufés a mes ancétres fans aucune raifon valide. Mais en attendant pourquoi voulez-vous , Milord, vous montrer plus cruel que les Pairs, en ine refufant le droit d'être Ecoffois par ma naiffance. Paree que votre naiffance ne vous donne pas un tel droit, rèpliqua Ie Comte. Vous n'êtes réellement qu'un North-Briton, a moins que vous ne puiffiez prouver d'ètre ne' avant 1'Union. Mais moi, continua-t'H d'un air triomphant, jc fuis un ve'ritable Ecoffois, ajoutant peu après avec un foupir & d'un ton plaintif: „ & pref» „ que le feul qu'il y ait au monde. —■ „ Tous les Ecoffois de ma connoiffan„ ce font morts k pre'fent". Ce bon vieux Comte aimc prodigieufement a parler de fon pays, & des Tornt II. K  X 31" ) jours d'autrefois. Lorfque je lui fais des queftions au fujet du Roi de Pruffe, ou des pays dans lefquels il a longtems féjourne', comme 1'Efpagne & l'Italie, il re'pond en deux mots, & reVient d'abord a parler dcl'Ecoffe, qu'il paroit aimer encore par deffus toutes chofes. Pendant le diner, un de fes domeftiques, brave montagnard, amufe ordinairement la compagnie, en jouant de 3a corncmufe. J'ai remarqué, que ceux des Bretons du Nord, (pour m'en tenir a la diftindtion de Milord Maréehal) qui ont le plus de zèle pour les intéréts & 1'honneur de leur patrie, ont une affedtion fingulière , fi ce n'eft exclufive pour eet inftrument. Vous avouerez du moins que votre ami Lord E—n, ne dément pas mon obfervation, & vous conviendrez peut-étre , qu'il faut un haut degré de Patriotifme, ou ü'atnor Cahdonia, pour aimer la mélodie d'une cornemufe. Je fus voir Milord Maréehal, un après-midi , comme le Roi venoit de lequitter; car ce Prince fans aucune formalité ni avertifiément préalable ,  C 119 ) vient par les jardins faire vifite a fon ancien ami; fon attachement invariable pour Milord eft également fondé fur la confidération perfonnelle qu'il a pour lui, & fur fa haute eftime pour la mémoire de fon frère le Maréehal Keith. Un autre jour que je me trouvois chez le Comte, entrérent les Princeffes de Pruffe & de Heffe, avec le Prince Frédéric de Brunfwick pour prendre le caffé. Milord donna fes ordres pour eet effet, en y faifant ajouter quelques meions. II dit aux Princeffes, que fans doute elles ne voudroient pas s'arrêter chez un vieillard de quatrevingts ans, pour donner le tems de préparer une meilleure collation. — Favorifé de cette manière par le Monarque & les Princes, il n'eft pas befoin de vous dire combicn les courtifans recherchent fon amitié. Le Prince Héréditaire habite une maifon trés médiocre dans la ville de Potfdam. Ses revenus ne lui permettent pas de vivre avec la magnificence qu'on pourroit attendre de 1'héritier de la couronne-, — mais il montreun efprit d'hofpitalité bien plus honorable K 2  -( 220 ) qüe la magnificence & doublement méritoire chez lui, è caufe de la modicité de fes appointemens. -— Nous y foupons ordinairement deux ou trois fois la lemaine. , Ce Prince n'eft pas fouvent des fc~ ciéte's du Roi, & on croit qu'il n'eft pas en grande faveur auprès de fon oncle. On ne fait pas encore quels font fes talens comme Général; il étoit trop jeune dans la dernière guerre pour avoir un commandement. II a 1'efprit trés jufïe, & cultivé par 1'étude. II a appris jufques h un cerrain point la langue Angloife. Ce qui 1'a engagé h. fe donner cette peine, c'eft fon admiration pour plufieurs de nos auteurs, dont il avoit lu les ouvrages dans des tra'ductions Frangoifes & Allemandes, II »lit a préfent avec affez de facilité Ia profe Angloife, & depuis quelque tems il s'eft mis è étudier Shakefpear, dont il a déja lö deux ou trois pièces. Je pris la liberté de remarquer que le génie de Shakefpear ayant fuivj tous les labyrinthes, & pénétré jufques dans les replis les plus cachés du cceur huteaTri, fes penfécs ne pouvoient man»  C 221 ) quer de plaire a fon Alteffe Royale j mais que fon ftyle e'tant extrêmement hardi, figuré & plein d'aliuüons aux moeurs qui règnoient dans notre ifle, il y a deux fièclcs, les Anglois euxmêmes, qui ne s'étoient pas faii une étude particuliere de fes ouvrages, n'en fentoient pas toujours toute fenergie. J'ajoutai qu'il étoit impoffible de faire palier 1'ame de Shakefpear dans une traduótion ; & que pour gouter toutes les beautés de eet auteur dans 1'original, il falloit connoitre jurqu'aun certain point les mceurs & la langue Angloife; connoiffance a laquelie peu d'étrangers pouvoient parvenir, même après avoir demeuré longtems dans la capitale. Je comprends tout cela, me répondit le Prince, & cependant je veuxn'épargner aucune peine pour entendre un auteur fi fort admire' de fa nation ; quoique je ne réuffirai jamais a fentir toutes fes beautés, je ne doute point que je ne parvienne £ en connoitre affez pour me récompenfer de mon travail; j'en ai déja étudié quelques morcca-ux détachés, que je trouve fupéK 3  ( 22 2 ) rieurs k tout ce que j'ai ra dans les écrits des autres poëtes. Son Alteffe Royale s'occupe des détails militaires avec autant d'affiduité, que la plupart des officiers du même rang; car dans Ie Service Pruffien, la haute naiffance ne difpenfe d'aucun des devoirs de cette profeffion. II eft fort eftimé dans 1'armée', & confidéré comme un trés excellent Officier. II joint a la franchife du militaire, la candeur d'un Allemand; & il eft généralement aimé comme un Prince d'un bon naturel, affable & humain. LETTRE LX. XVIII. Potjdam, Je crains que les anecdotes & les converfations que je vous rapporte , ne vous paroiffent un peu ennuyantes. C'eft votre curiolité par rapport k certains perfonnages, qui m'engage a ces détails; car je cherche k vous mettre en état d'en juger par vous même. Mes-  ( 223 ) opinions ne feroient probablement pas exemptes d'erreur; au lieu que le récit que je vous fais de ce que j'ai vu & entendu, eft toujours dans 1'exacte vérité; & quand ces détails paroitroient minutieus & de petite importance, cependant comme les perfonnages s'y dépeignent en quelque forte eux-mêmes , un efprit comme le votre en tirera des idees plus juftes de leur caractère, que celle que je pourrois vous en donner. J'ai dit dans une précédente lettre, combien ii eft difficile de ddfcrtcr d'une garnifon Prufiienne, & qu'on veille £yec le plus grand foin a prévenir cette délertion. Rien ne fauroit vous le faire mieux comprendre, que ce qui eft arrivé il y a peu de jours. Deux foldats du régiment du Prince de Pruffe, franchirent les murailles pendant la nuit, dans 1'intention de déferter; mais , malheureufement pour eux, cette ville eft fituéc dans une efpèce de prcfqu'ifle que forme la rivière, & la langue de terre eft tellementgardée qu'il eft prefque abfolument impoflïble d'y paffer fans permiffion. -Ces deux hommes ne faK 4  (224 y voient pas nager, & fjs nVoient fe prefenter aux Paflages, paree qu'il eft défendu aux bateliers fous. les peines les plus fevères de conniver k la fuite d'aucun deferteur; & qu'au contraire il leur eft ordonné expreffément d'aider a les prendre; & pour les y encourager plus cfficaccment il y a une récompenfe pronnle pour de pareils fervices. _ Toutes ces circonftances n'étant pas Wees de la garnifon, & ny aylm Pas dapparence qu'aueun payfan eut Toum riiquer de recevoir ces déferteurs on fuppofa qu'ils fe tenoient caches dans les bleds. Conformément a cette fuppofition, on envoya trois jours de iuite des gens pour parcourir les champs «Stbattre les buiffons, comme * ils avoient été * la cbaife d'un fangher. Beaucoup d'officiers de ce régiment, & méme quelques-uns des principaux, coururent tous les jours a cheval pendant deux ou trois heures pour iaire les mem es recherches. A la fin ne trouvant point ce qu'ils cherchoient on eonclud que les déferteurs avoient trouve moycn de maniés,™ ,i>„„,„ a~ — ^ „ «nut UC  fbrtir de la prefqu'ifle; & on termina toute recherche comme étant déformais inutile. Le matin du quatrième jour ces deux malheureux vinrcnt fe pre'fenter a la garde, qui étoit k 1'une des portes. Voyant qu'il étoit impoffible de s'échapper, &c n'ofant entrer dans aueune maifon, la faim & la fatigue les contraignirent enfin k fe rendre. Avant de fermer ma lettre , je dois vous raconter une hiftoire touchante, qui eft arrivée dans la maifon du Roi, dans le tems qu'on courroit après ces deux déferteurs. Le premier Valet-de-chambre dc Sa Majffté étoit un homme trés confidéré. Ayant des occafions continuelles d'approcher de la perfonne du Roi, & lui ayant été agréable depuis plufieursannées , des gens du premier rang lui ténioignoient des égards. On m'a dit que fes qualités perfonnelles le faifoient aimer de fes connoiflances, Sc qu'il avoit accumulé un certain bien, par les émolumens de fa charge. II avoit b«ti une maifon prés de celle de  C 226 > Milord Maréehal, & il tenoit caroffe pour 1'ufage de fa maitreffe. Cet homme eut le malheur de déplaire au Roi, fans doute par quelque ne'gligence dans fon pofte, ou peut-étre par quelque chofe de pis : — je n'ai jamais pü en favoir exactement la raifon ; — Mais dans le tems que les Princeffes étoient au nouveau Palais, le Roi 1'avoit cenfuré dans des termes fort durs; & peu fatisfait des excufes de fon ferviteur, il lui dit qu'auffi-tót que fes hótes feroient partis, il éprouveroit les effets de fa difgrace. Lorfque les Princeffes furent parties pour Berlin, le Roi retourna au vieux Palais de Sans-Souci; & le lendemain, ayant fait venir un officier de fes gardes , il lui ordonna de conduire le Valet-de-chambre a Potfdam, & de le placer en qualité de tambour dans le premier régiment des gardes-i-pié. Le pauvre diable ttaha de fléchir fon maitre par des prières & des fupplications, mais fans fuccès. — II dit alors k 1'officier, qu'il avoit plufieurs chofes dans fa chambre, qu'il défiroft  ( 237' ■) de mettre en ordre avant de partir, & demanda quelque tems pour eet effet. L'officier y confentit de bon cceur; mais auffi-tót que le malheureux fut entre dans fon appartement, fe livrant a fon de'lefpoir, il faifit un piftolet qu'il avoit tenu prêt du moment que le Roi. 1'avoit menace', & fe brüla la cervelle. Le bruit du piftolet allarma le Roi & 1'Officicr. — lis entre'rent tous les deux dans la chambre, Sc trouve'rent le pauvre homme expirant. - Le Roi ne penfoit certainement point que fon Valet-de-chambre fe cafferoit la tête; & il eft trés probable qu'il ne 1'eüt pas laiffë longtems dans la fituation, a laquelle il 1'avoit condamné dans fon reffentiment; — il y acependant quelque chofe d'extrêmement dur a faire defcendre un homme d'un état d'aifance & de confidération, dans une condition fi differente. — Un tel ordre e'toit digne de la fureur d'un defpote qui ne connoit plus de frein, mais non d'un Monarque auffi grand &c auffi fage que le Roi de Pruffe. J'ai vu quelqu'un qui avoit éte' a SansSouci imme'diatement après ce trifte ér K 6  t flaS') vénement. — II me dit que ie Rbi parut fort touché. — S'il eut les fentimens qu'il devoit éprouver, il fut fans doute digne de compaffion ; il le fut d'avantage encore, s'il ne fentit rien ; car il n'y a^point de plus grand malheur pour fhomme que de manquer d'humanité. LETTRE L X X I X. Drefdsn. Je crois qu'en vous e'crivant de Berlin , j'ai négligé de vous dire, que lorfque je füs voir la fabrique dc porcelaine, j'cn trouvai qui me plüt fi fort, que j'en achetai une petite quantité dans le deffein de vous en faire un cadeau. Mais comme je crois qu'il vous eft fort indifférent de prendre votre thé dans la porcelaine dc la chine que vous avez , ou dans celle-ci, je vous perniets d'en faire un cadeau a votre tour a la Dame, que vous eftimez & que vous aimez le plus. Si après cela mon ■jsréiem-jie va pas dircftemen.t chez Ma-  C 229-) demoifelle 1—, je vous fup>' plie de me marqtier a qui vous 1'aurez envoyé. Lorfque le fadteur de Hambourg 1'aura embarqué, il vous en donnera avis. Je n'aurois pas crü que ces fabriques de porcelaine puflent parvenir au degre' de perfection qu'on leur a donné dans plufieurs endroits de 1'AUemagne; particulièrement h Brunfwick & a Berlin. Ce que je vous envoye égale, dit-on, la plus belle porcelaine de Saxe. Le jour que nous avons quitté Potfdam, nous dinames avec Milord Maréehal , qui prit congé du Duc de H—, avec une émotion qui marquoit également fa confidération pour ce Seigneur, & fon appréhenflon de ne le revoir jamais. Si j'aimois les defcriptions , 'notre voyage par le pays le plus beau & le plus fertile de 1'AUemagne, m'en fourniroit une belle occafion. Non feulement je pourrois vous parler des bois, des prairies, des rivières & des montagnes; des belles récoltes de grains, de lin, de tabac & de houblon; je pourrois de plus aainjer le payfage en y pla-  C 230 ) eant des troupeairx nombreux de bêtes a cornes , & de moutons, des haras •de chevaux, des fangliers & des cerfs; je pourrois y ajouter des marbres, des pierres piécieufes & des .mines de plomb, de cuivre, de fer & d'argent que la Saxe renferme dans fon fein ; j'aurois encore beaucoup a dire des belles porcelaines & des belles femmes qui abondent dans ce pays-, & qui toutes les. deux font faites de la plus fine argile d'Allemagne, & trés joliment tra■caillées: — mais il y a longtems que les defcriptions m'ennuyent; permettez moi donc, je vous prie, de vous tranfporter tout de fuite de Potfdam a Drefden. Ayant été préfentés k l'Electeur & a l'Electrice par Mr. Osborn , le Miniftre dAngleterre a cette Cour, nous eiimes 1'honneur de diner avec Leurs Alteffes le même jour. L'Electrice eft jeune, d'une taille avantageuie, bien faite & vive. — Nous fümes préfentés enfuite a l'Eleétrice Douairière, & a la Princeffe Elizabetb, Tante de l'Elefteur, a la Princeffe fa Seeur, & k fes trois Frères. L'Ainé des trois a perdu 1'ufagc de fes jambes;  ( 2S-I )' il eft affis dans une chaife qui a des roulettes , au moyen defquelles il fe fait tranfporter d'un endroit de la chambre a 1'autre. La Cour étoit nombreufe & magnffique. Le Soir on joua pendant deux heures. Le Duc de H— fut de la partie de 1'Electrice , & j'eus 1'honneur de jouer au Whift avec l'Elecirice Douairière, la Princeffe Elizabeth, & une des jeunes Princeffes. — Je n'ai jamais vu jouer gros jeu a aucune des Cours d'Allemagne. — Le jeu le plus fort dont j'aie été témoin, étoit a des bals mafqués , & lorfque le Souverain ne s'y trouvoit pas. Quoique Drefden ne foit pas une des plus grandes villes d'Allemagne, elle eft certainement une des plus agréables par fa fituation, par la magnificence de fes palais, & par la beauté & la commodité de fes maifons & de fes rues, Cette ville eft batie fur les deux bords de 1'Elbe, qui eft ici d'une largeur confidérable. Les magnifiques ponts qui joignent enfemble les deux cótés oppofés de la ville, ajoutent beaucoup a fa beauté.  Ön voit, dans une grande place, entre l'ancienne'& la nouvelle ville, une ftatue équeftre du Roi Augufte. Le travail en eft trés médiocre; cependant notre conducteur nous pria de I'admirer beaucoup, paree qu'elle avoit été faite par un fimple ferrurier. Difpenfez m'en, lui dis-je; quand ce feroit un ouvrage de Michel-Ange , il me feroit impoffible de 1'admirer. Peu de Princes dans 1'Europe font logés auffi magnifiquement que 1'Electeur de Saxe. On a donné plufieurs defcriptions du Palais & du Muftum. — Ce dernier fut commencé par 1'Electeur Augufte, & conferve encore le nom de la chambre verte , quoiqu'il confifte aujourd'hui en plufieurs appartemens, tous peints en verd, k 1'imitation de la première falie. Je ne vous ferai point 1'énumération du nombre prodigieux de curiofités , tant naturelles qu'artificielles que ce Mufeum renferme. Quelques-unes de ces dernières n'ont d'autre fingularité, que d'étre invifibles aux yeux de 1'homme. De ce nombre eft un noyau de cérife, fur lequel on peut, k 1'aide d'un mi-  ( 233 ) crofcope diftinguer une centainc de vi* fages. Ces fortes de bagatelles montrent fans doutc le travail, la patience & 1'attention minutieufc de l'ouvrier; mais, a mon avis, elles ne fauroienü faire honneur a la fageffc de ceux, qui ont employé les talens -d un habilc artifte a de fi petites chofes. Qu'on admire a 1'aide des microfcopes, les petits objets de la nature qui font fi merveilleux mais ce qui eft invifible ii 1'ceil nud des hommes , ne fauroit être un travail convenable pour leurs mains. On admire beaucoup un ouvrage du jouaillier Dinglinger; eet ouvrage repréfente la célébration du jour de naiffance du Grand Mogol. L'Empereur affis fur fon tróne,» les officfers de fa Cour & fes gardes , avec un grand nombre d'éléphans, font tous repreïentés fur une table d'environ trois pieds en quarré. Dinglinger a travaillé pendant dix ans a eet ouvrage, affifté de quelques ouvriefs. Vous penferez comme moi, que c'étoit laiffer trop longtems au fervice du Grand Mogol un artifte auffi ingénieux. La feule lifte de ce qu'il y a de cu*  C 234 ) rieux & de précieux dans ce Mufeum , prendroit plus d'efpace que la plus longue de mes lettres. Je pafferai donc toutes ces belles chofes fous filence, excepté 1'hiftoire du Prophéte Jonas, dont il y auroit de 1'impiété a 11e pas parler.^ Le vaiffeau , la baleine , le prophéte, & le rivage de la mer, tout ceja eft repréfenté en perlcs; mais la mer & les rochers font d'une forte de pierre. Je ne vois pas pourquoi on a cru devoir cnanger de matière dans cette compofition; car il y a furement autant de difference d'un prophéte a une baleine , que d'une baleine a un rocher. Si les deux premiers objets ont pu ecre repreientes par une méme mattere, je ne penfe pas qu'il valut la peine d'en choifir une autre pour repréfcnter ce troifième objet. La galerie de tabieaux eft trés eftimée. 11 faudroit plufieurs volumes , & plus de connoiffances en fait de F<-uuure que je ne crois en avoir, pour apprécier le mérite de chacune de fes Pièces. Les plus précieux de fes tabieaux font de Raphaël, du Corrège, de Rubens. II y en a peu des deux  ( 235') ['premiers maitrcsj mais un nombre con* tfidérable du dernicr. La force & 1'exprcffion du pinceau de ce grand artifte, t la vivacite' de fon coloris, & la fertilité [de fon imagination, me'ritent les plus ■ grands éloges. Cependant on ne peut 1 s'empêcher de regretter qu'il ait aimé ü fort 1'embonpoint dans les femmes. Cette forte de nature. que fon pays lui avoit offert dans fa jeuneffe, s'étoit tellement emparée de fon imagination, que de plus beaux modèles, qu'il étudia enfuite en Italië, ne fürent pas capables de 1'effacer de fon efprit. Quelques-unes de fes figures de femmes, qu'on voit dans cette galerie , font fi fort dans le goüt Flamand, & fi charge'es de graiffe qu'on fue a les yoir,. dans le tems chaud qu'il fait. II y a encore dans le Mufeum du Palais une colleétion d'eftampes trés complette, qui tracé les progrès de 1'art depuis fon origine, jufqu'au tems préfent.  LETTRE L X X X. Drefdeti. C'eft chez moi un axiome, qu'une ville fortifiée ne doit avoir ni palais , ni faux-bourgs: Comme la ville de Drcfden eft pourvue de tous les deux, ii auroit été heufeux pour fes habitans dans la dernière guerre, qu'elle eüt été entièrement dépourvue de fortifications. Lorfqu'en x1S6, le Roi de Pruffe jugea a propos d'envahir la Saxe , il fe rendit maitre de Drefden. II en refta paifible pbflfe'ffeur jufqu'en 1758; mais ap-ès la baftwilfe de Hochkircben, le Maréehal Daun menaca de 1'affièger. Le Général Pruffien Sehmettau , c'ommenga fa défenl'e par brüler une partie des faux-bourgs. Les Saxons & les Autrichiens fe récrièrent fur ce procédé, & Daun menaca de rendre la perfonne du Gouverneur refponfable d'une aCtion fi défefpérée. Le Comte Sehmettau n'eüt aucun égard a ces clameurs, ni a ces menaces, & ne parut attentif qu a fuiyrc les ordres du Roi fon Mai-  ( 237 ) trc. II fit favoir au Maréehal Daun; que les autres faux-bourgs fubiroient le fort de ceux qui avoient été détruits, s'il perfiftoit a attaquer la ville. Mais ie Roi ayant bientót paru lui-même, les Autrichiens fe retirérent dans la Bohème. Les habitans de Drefden & de toute la Saxe fe trouvèrent alors dans Ia plus déplorable fituation, & leurs malheurs ne firent que croitre a proportion des fuccès de leurs amis & de leurs alliés; car toutes les fois que les Autrichiens & les Ruffes levoient des contributions dans les domaines du Roi de Pruffe, par repréfaille on en exigcoit de pareilles des miférables Saxons. Le fort d'un peuple dok êrre bien trifte, lorfqu'il eft réduit a fe réjouir des fuccès de fes enremis. En 1759 , après la terrible bataille de Cunerfdorf, prés de Francfort fur 1'Oder, le Roi de Pruffe fe voyant dans la ne'ceffité de réparer la perte qu'il venoit ie fouffrir, rappella la garnifon Pruffienne de Drefden, & alors la ville tomba entre les mains des Impériaux. Ce ne fut pas le terme dc fes calami-  C 238 ) lés. Le Roi de Pruffe trompa I le Maréehal Daun par un coup de maitre; car, paroiffant diriger famarche vers la Siléfie, il fe détourna fubitement & menaca Drefden, que le Maiéchal Daun avoit abandonné, convaineu que le Roi étoit allé fecourir Schweidnits. Pendant que les Autrichiens faifoient des marches forcées vers la Siléfie, le Roi attaqua Drefden, que le Maréehal Macquire défendit vigoureufement. Le Roi fit tous les effbrts poffibles pour prendre la ville, avant que le Comte Dsun ptit venir a fon fecours; & les malheureux citoyens eurent a fouffrir une cannonade & un bombardement continuels. La chofe pouvoit peut-être fe juilifier par les loix de la guerre , auffi longtems qu'il y avoit lieu d'efpérer que Ia ville feroit obligée a fe rendre- -— Mais les ennemis du Roi de Pruffe, affurent qu'on continua le bombardement , qu'on réduifit en cendres des Eglifes, des beaux édifiCes , & méme des rues entières, après le retour du Maréehal Daun, & lorfque cette vengeance ne pouvoic fervir qu'a ruhier des partie uliers, fans con*  ( 2J9 ) tribuer le moins du monde k la reddition de la ville, ou fans être d'aucun ufage pour la caufe publique. Beaucoup de maifons font encore dans le trifte état, oü elles ont été ré. duites; mais les habitans les rebatiffent , peu-a- peu, & probablement toutes les rues qui ont été détruites feront rétablies avant gu'il y ait une nouvelle guerre en Allemagne. En voyant ces travaux , je penfai qu'il feroit fort heureux pour les propriécaires des maifons fi on vouloit leur permettre de renverfer les fortifications , qui conviennent mieux a d'autres villes qui font fur les frontières. La belle fabrique de porcelaine fouffrit beaucoup par le bombardement des Pruffiens. I 'Eledteur a une collection complette des plus belles pièces qui en fontforties, depuis les premiers effais qu'on a faits de ces beaux ouvrages , jufques a la perfection oü on les a conduits aujourd'hui. Cette collection, indépendamment de la beauté des morceaux qui la compofent, eft véritablement curicufe , paree qu'on peut y fuivre les progrès de 1'art.  . < H° ) Nous faifbns notre promenade da matin dans les jardins du feu Comte Bruhl,. qui font fitue's fur les rives ë- leve'es de 1 Elbe. On ne peut rien imaginer de plus délicicux, que la vue qu'on a d'une haute terraffe dans ces jardins. La magnifique maifon du Comte eft a pre'fent dépouille'e de beaucoup de fes plus beaux ornemeös. La belle colledtion de tabieaux a e'te' ,vendue a lTmpe'ratrice de Ruffie, pour 150,000 roubles. La Bibliothèque , qui eft dans le jardin, a deux cent vingt pieds de long. Je ne fais pas s'il falloit un fi grand batiment pour contenir les livres de ce Seigneur; mais il n'eüt pas été trop grand fans doute pour fa garderobe , fi ce qu'on en dit eft vrai. On rapporte que le Comte avoit au moins trois eens habits complets de différentes fortes; II avoit un doublé de chacun d'eux, paree qu'il changeoit toujours d'habit après le diner, & qu'il ne vouloit point, qu'on s'appergüt'de ce changement. Un gros livre renfermoit les deffeins de tous ces habits, ainfi que de la canne & de la tabatière qui affortiffoient k cbacun; & tous les matins  C 241 ) ntótins le Valct-de-chambre de fon-Ex» I cellence lui préientoit ce livre, pour qu'elle put ctioifir Thabillement qu'elle f vouloit mettre ce jour-la. Ce Miniftre fut accule d'avoir amaffé une fortune immenfe; cependant le contraire eft I vrai; fa maifon & fes jardins-appardennent aujourd'hui a PElecteur. Les troupes Saxones ont trés bon air. Les foldats font d'une jolie figure & bien faits. Ils ne fe tiennent pas . non plus que leurs officiers, fidroits, & ne font pas fi roides dans leurs manières que les Pruffiens. Etant accoutumé depuis quelque tems a voir ces derniers , Ia différente me frappa au premier coup d'ceil. L'Uniforme des gardes eft rouge relevé de jaune ; celui des autres re'gimens eft relevé de blanc. Dans Pété les foldats ne portent que des veftes, même lorfqu'ils montent la garde ; ils ont toujours un air propre. Les fergents ont , outre leurs autres armes, un grand piftolet, qui ne les embarraffe en aucune facon par la manière dont il eft attaché a leur cóté gauche. La mufique des gardes Saxo* Tomé II. L  C 242 ) nes eft la plus nombreufe, & la meilleure que j'aie vue. Je n'attens point de vos nouvelles avant notre arrivée a Vienne; Nous partons demain pour Prague, & felon toute apparence je vous e'crirai pendant notre féjour dans cette ville. LETTRE LXXXI. Prague. Quoique la Bohème ne foit pas h beaucoup prés un pays auffi beau, ni aufli fertile que la Saxe, elle nc mérite pas cependant. le tableau défavant2geux que quelques voyageurs en ont fait. J'y ai trouvé des endroits charmans , & trés agréablement variés par des objets champêtres. Prague, la capitale de la Bohème , eft fituée dans un vallon que des collines environnent de tous les cótés. Celles qui font les plus prochcs de la ville, &qui la commandent, ontétérenfermées dans les fortifications. C'eft une trés grande ville. On appercoitenco-  C 243 ) tc quelques traces de fon ancienne fplen» deur,mais beaucoup plus de marqués de fa décadence actuelle; on retrouve ordinairement cel!es-ci dsns les lieuxqm furent autrefois la réfidenc-e du Souvcraku Toutes les maifons tant foit peu magnifiques font vieiiles -, & il n'eft pas du tout probable qu'on en batiffe de nouvelles dans ce goüt: car les Nobles de Bohème, qui font en état de faire une tclle dépenfe, demeurent a Vienne , & il n'y a point dans Prague affez de commerce , ni de manufaétures , pour mettre les marchands a même de batir de belles maifons. Quelque déchue que foit cette ville en richeffes & en magnificence, la piéte' de fes habitans, s'eft foutenue; & il n'eft pas poffible qu'elle ait jamais été plus fervente. Je ne me rappelle pas d'avoir vu dans aucün autre endroit 'autant d'extérieur de dévotion. — Les coins des rues, les édifices publics font ornés dc crucifix, d'images de la vierge de toutes les tailles & -de toutes les facons , de ftatues de faints 'de tout pays, de toute condition, de tout ége <& de tout fexe. — Par toute la ville L 2  ( 244 ) ©n voit des gens a genonx devant ces ftatues, mais particulièrement fur le grand pont du Moldaw, oü il y a beaucoup de paffage. Les ftatues des faints y font en fi grande profufion des deux cótés, qu'on y marche comme entre deux range'es de -foldats lbus les armes. Les voyageurs, 61 particulièrement ceux qui viennent de Berlin , doivent être frappés de la dëvotion du peuple de Prague, & furtout de la ferveur de ceux qui rendent leurs hommages aux Saints qui font fur le Pont. Je vis quelques-uns de ces de'vots qui, non contens de s'agcnouiller, fe profternoient & baifoient la terre. J'en vis d'autres qui faifoient leurs prières avec tant d'ardeur que , quand ces Saints auroient été de bronze , ils auroient dü fe montrer plus fenfibles aux vceux de leurs cliens, qu'ils ne paroiffoient le faire. Un de ces Saints a lui feul plus de dévots que tous les autres enfemble. Je crois qu'on le nomme S'. Jean Népomucène. Comme je ne connois pas beaucoup ces Meffieurs, je n'avois jamais eutendu parler de celui- ci; mais  ( 145 ) il jouit d'une grande réputation i Pra-, gue. Un Tyran barbare ayant fait jetter ce Saint par deffus un pont, il pé. rit dans fa chutc, & on prétend que eet événement 1 ui adonné une affection toute particuliere pour les ponts. L'effet eft un peu différent, de ce que nattirelle: ment la caufe auroit dü faire attendre. j Quoiqu'il en foit, ici le peuple eft per; fuadé qu'il en arriva ainfi de.S'. Jeah \ Népomucène, & ce qui ne permet pas d"en douter, c'eft qu'il eft aujourd'hui |le faint tutélaire des ponts. Prefque pous ceux de la Bohème lui font déf'diés. Il^eft auffi réputé par deffus [ tous les autres Saints, pour guèrir les |'femmes de la ftérélité, — Je ne me j fuis pas informé fur quel fondement Ipa lui attribue cette vertu. [ On remarque avec chagriii que les Iriehes font plus négligens dans leurs |acl;cs de religion, que les pauvres, & que la piété ne fe trouve ordinairement qu'avee 1'indigence. Lorfque nous nous arrêtions dans quelque ville ou village., qui portoit des marqués dc -grande pauvrcté, nous obfervions un* L s  ( 245 ) de'votion extraordinaire dans fes habitans. On diroit que 1'efpe'rance a plus d'efficaee fur le cceur humain que la réconnoiffance , puifque ceux qui devroient fentir le plus de celle-ci, font précifement ceux qui cn te'moignent le moins. Nous avons trouve' a Prague une connoiffance a laquelle nous ne nous attendions pas. Comme le Duc & moi parlions enfemble dans la rue , nous fumes entendus d'un prétre, quiappartient & un collége de cette ville. If s'arrêta, & après nous avoir regardé fixement pendant quelque tems , il s'approcha enfin & nous paria en ces termes : Vous favez , je m'affure > ss que je fuis auffi un Irlandois ". Cet abord ailé produifit d'abord entre nous une foue d'intimi.e'. Je lui demandai, comment il favoit fi promptement que nous e'tions Irlandois. Ne viens-je pas de vous entendre parler Anglois , mon cher? répliqua le bon prêtrc. Ce'-, toit en effet un honnête homme, fort; obligeant, le meilleur & le plus amufane  C 247 ) Che'rori que nous pouvions avoir k Prague. Après avoir vü les appartemens du Palais, on nous montra la fenètre de la fecrétairerie, par laquelle trois Seigneurs furent jettés, dans 1'année io~i8. C'écou fans doute un moven d'expulfion un peu violent, mais a'uquel on ne recourut frlon toute apparence, qu'après en avoir effayé vainement de plus doux. Le grand bat de 1'hiftoire eft de donner des lecons & des excmples a la poftenté; je crois donc qu'il ne feroit pas mal-a-propos de rappeller cette avanture a vos amis qui font dans le mrniftère, pour les engager a fe rctirer tranquillement avant que ceux de 1'oppoiition ayent rccours a des mefures violentes. En effet on a obfervé, que les ennemis d'un homme en place qui chancéle, ont beaucoup plus d'activité que fes amis; & que ceux-ci font trés fujets a battre en retraite , lorfque les chofes en font venues a 1'extrémité. , Cependant fi un cas pareil étoit prés d arriver en Angletcrre, il eft a efpércr qu'Apollon (felon fa louable cou- h 4  ( 248 ) tume lorfque fes amis fe trouvoient en danger) interviendroit en faveur da Mmiftre, & le fauveroit en 1'enveloppant d'un nuage; car, dans la difeue actuelle d'efprit & dé gayeté, quel dommage qu'un coup défefpéré nous privdt d'un homme fi dütingué a 1'un «Sc a 1'autre égard. Nous nous fommes promenés-fur les hauteurs d'oü les Pruffiens effayérent d'emporter la ville, immédiatement après la défaite du Prince Charles de Lorraine , «Sc du Comte Braun. Le bombardement de Prague eft plus aifé a juftifier que celui de Drefden; L'armée, qui s'étoit retiree dans la ville, ètant dans Pabattement fi naturel après la perte d'une bataille, «Sc peu préparee pour un fiège, ou pouvoit efpérer que la confufion par plufieurs miütaires. Tls bllmoïent furtout fon entreprife dé:efpérée fur Kolin, lorfque laiffant la moitié de fon armee pour continuer le blocus de Prague, il marcha avec guèreplus de trente mille hommes pour attaquer une armee, au moins une fois plus nombreufe, qui étoit fortement retrancbée, &z commandée par un des plus habiles Généraux du fiècle. II eft après tout plus que probabfe, que le Roi avoit de trés bonnes raifons pour fe conduire ainfi. Mais comme 1'entreprife manqua , & que 1'on peut dater de cette époque la décadence des affaires Pruffiennes, on a bldmé hautement une aclion qu'on eut exaltée jufqu'aux nues , fi elle avoit réuflï. Si Annibal eut été battu a Cannes , les hiftoriens auroient trouvé une foufe de raifons qui auroient dü lempêcher de donner la bataille, & ils auroient ta*ché de prouver qu'il n'étoit qu'im ignorant dans Tart de la guerre, & que quant a fes vidtoires précédentes, il ne les avoit gagnées que par hazard. Adieu, mon bon ami, je vous fouthaite un heureux fuccès dans toutes  vos entreprifes, pour que vous ne per~ diez pas votre réputation d'homms prudent. LETTRE L X X X I *. Vierwt. En arrivant k Vienne, les poftillons vous ménent diredement a la Douane, oü votre bagage doit fubir la plus exacte recherche, fans que de belles paroles, ni de bon argent puiffent vous en garantir. Comme il ne fut point trouve' de contrebande dans le nótre, on le porta d'abord a notre logement, exccpté nos livres; on les retint pour les examiner a loifir, & ils ne nous ont été rendus que quelque tems après. L'Impératrice a donné des ordres rigoureux, pour qu'aucun livre contraire a la piété ou aux mceurs n'cntre dans fes Etats, ou fe répande parmi fes fujets ; & Mahomet lui-même oferoit plutót fe montrer publiquement a Vienne , qu'aucune produétion de ce genre. Malheurealement pour nous ]e Che-  C *5i ) valier Robert Keith eft parti depuis peu pour 1'Angleterre , «5c ne reviendra que dans quelques mois. Nous avons lieu de regretter I'abfence d'un fi digne & fi aimable homme. Mais tous les fervices que nous aurions pü attendre de lui comme Miniftre , nous les avons regüs de Monsr. Erneft fon Secrétaire , qui nous a introduit chez le Comte de Dégenfeld, Envoyé de Leurs Hautes Puiifances. Ce Seigneur nous a fourni une lifte des vifites que nous devions faire, & il a eu la politelfe d'accömpagner le Duc de H— dans cette longue courfe. Le premier jour que nous nous préfentames chez le Prince de Kaunits, il nous invita a diner, & nous y trouvdmes une trés nombreufe compagnie , dont plufieurs perfonnes , comme je 1'appris enfuite, avoient été prévenues en notre faveur, par les lettres polies «Sc obligeantes que le Baron de Swieten avoit écrites de Berlin. 1 Quelques-unes des principales families font actuellement a la campagne. Cette circonftance nous feroit plus déL 6  C 252 ) favantageufé, fans la politeffe & Tnofpitalité du Comte & de la Comtcffe Th une, qui ont tous les foirs une trés agréable fociété chez eux, ou chez la Comteffe de Walftein leur Sceur; le Vicomte de Laval, Frère du Marquis que j'ai eu 1'honneur de connoitre a Berlin, eft de cette fociété. Le Vieomte a voyagé dans le Nord jufques a Pétersbourg, & il eft dans le deffein de faire le tour de Wtalie, avant de retourncr en France. La' ville de Vienne , proprement dite , n'eft pas d'une fort grande étendue; & elle ne fauroit être aggrandie a caufedes fortifications qui la bornent. Cette ville eft trés peuplée, & contient 3 ce qu'on penfe plus de ieptan te mille habitans. Prefque toutes les racs font e'troites , &, les maifons fort hautes. Quclques-uns des édifices publiés & des palais font magnifiques , mais ils ne paroiffent pas a leur avantage par le peu de largeur des rues. Les principaux de ces édifices font le Palais Impérial, la Bibliothéque & le Mufeum, ies PsJais des Princes. de Lichtcnftein*  ( 253 ) ie Palais Engène, «Sc quelques autres, que vous me difpenfez de nommer & de de'crire. II y a peu d'apparence que "Vienne foit de nouveau expofe'e aux malheurs d'un fiège. Cependant, au cas que cela arrivé, on a pris une précaution qui pre'viendra la. ne'ceffite' de détruire les faux-bourgs. On ne permet de baur des maifons hors de la ville qu'a une diftance de trois eens toifes du glacis; de forte qu'il y a tout au tour de la ville une plaine de la largeur de fix eens pas, ce qui outre 1'avantage dont j'ai' parle', produit un trés agréable effet. Au-dela de cette plaine font les fauxbourgs; ils forment une ville trés étendue «Sc magnifique, d'une forme irre'gulièrement circulaire, environnant une vafte plaine donc la ville de Vienne, proprement dite, forme le centre. On dit que ces fuperbes faux-bourgs «Sc la ville contiennent enfemble plus de trois cent mille habitans; cependant les premiers ne font pas, a proportion de leur étendue , auffi peuple's que la dernière. La raifon en eft que plufieurs maifons des faux-bourgs ont de forfc h 1  C 254 ) grands jardins, & que beaucoup' dé families n'y paffen: que les mois d'été, & demeurent dans la ville pendant 1'hyver. Le Baron de Breteuil, Ambaffadeur de France, demeure apréfent dans les faux-bourgs. Le Duc & moi avons diné chez lui, il y a quelques jours. Ce Seigneur, attaché au Duc de Choifeul, avoit été défigné Amballadeur a Ia Cour de Vienne, & alloit partir de Paris en cette qualité, lorfque ce Miniftre fut congédié par Louis XV; & le Baron de Breteuil fut envoyé a Naples. Mais fa premie^ commiffion lui a été rendue depuis que Louis XVI eft monté fur le tróne. Cct Ambafladeur eft un homme a talens, & peu fait pour une place, qui ne lui donneroit pas occafion de les exercer. Environ une femaine après notre arrivée a Vienne, nous eümes 1'honneur d'ètre préfentés a 1'Empereur. Le Comte de Dégenfeldt nous accompagna au Palais entre dix & onze heures du matin. Après avoir refté quelques minutes dans une antichambre, on nous eonduifit dans 1'appartement de 1'Ena-  ( =55 ) pereur que nous y trouvames feul. Son abord eft affable & aifé; il a beaucoup de fimplicité & en même tems de graces dans fes manières. Le même matin nou s nous rendimes a Schonbrun; c'eft un chdteau qui eft a une lieue de Vienne ; 1'Impératrice y fait aftuellement fa re'fidence. J'étois fort curieux de voir ia ce'le'bre Marie The'reTc, dont le fort a intéreffé 1'Europe pendant tant d'années. Sa grandeur d'ame dans les adverfués de fa jeuneffe , & fa modération dans la profpérité, lui ont affure' une eftime univerfelle. Nous la vimes feule lorfque nous lui fümes pre'fcnte's. Elle paria quelque tems au Duc de H— avec beaucoup de gayeté, & d'aifance; & elle fe montra, envers toutes les autres perfonnes, affable avec dignité. Cette Princeffe n'a confervé que peu de reftes de cette beauté' qui la diftinguoit dans fa jeuneffe; mais fa pbyfionomie annonce de ia bienveillance & de la fe'rénitè. J'avois fouvent entendu parler de 1'e'tiquette cére'monieufe de la Cour Impériale, mais j'ai trouve' exaótemeiy: 1'oppofé de ce qu'on m'avoit dit.  C 256- ) Un je,une Anglois, a peïne agé de quatorze ans, que le Duc de H— a pris fous fa protettion, nous accompagne dans notre voyage. Le Prince de Kaunits, ayant vü ce jeune homme, voulut qu'il fut auffi préfente' a 1'Empereur & a 1'impératrice; & Leurs Majeftés le reeürent de la manièrè la plus gracieufe. Je vous rapporte cette circonftance pour vous prouver combien a la Cour de Vienne, on eft au deffus des petiteffes du cérémonial , & combien 1'étiquette eft changée depuis 1'accefiion de la Maifon de Lorraine. Deux ou trois jours après nous avons été préfentés aux deux Archiducheffesnon mariées, a leur Sceur la Princeffe de Saxe-Tefchen , ainfi qu'è la Princeffe de Modene. Cette dernière Princeffe, & fon Epoux , Frère de 1'Empereur, font arrivés depuis peu de Milan, pour faire vifite a 1'Impératrice. Tous les membres de la familie Impériale font beaux de figure , & ont beaucoup de reffemblance entr'eux. Ilsont tous un beau teint, avec de grands yeux bleus, & on voit a quelques-uns-,  C *ó*7 ) particulièrement a 1'Archiduc , la groffe lèvrc qui a fi longtems cara&érifé la Maifon d'Autriche. La Reine de France n'eft la plus belle de la familie, que parcequ'elle eft la plus jeune. II y a des gens qui pretendent que la Princeffe de Saxe-Tefchen 1'emporte encore fur fa Sceur. Une des Archiducheffes non mariées, qui paffoit autrefois pour la plus belle, a beaucoup fouffert par la petite vérole. — Une Dame de la Cour me dit; qu'auffi-tót que cette Princeffe connut fa maladie, elle demanda un miroir, & qu'avec une plaifanterie fans affeótation, elle dit adieu aux attraits qu'on avoit vantès fi fouvent, & qu'elle ne comptoit plus revoir, qu'avec de grands cbangemens. Ce que la petite vérole a diminué de la beauté de cette Princeffe , ne lui a rien fait perdre de fa gayeté. Tout le monde la dit d'un caractère extrêmement aimable. . Lorfque le Roi de Pruffe vit la' dèfaite de fon armée a Cunerfdorf, après avoir écrit a la Reine qu'il étoit fur de la viétoire ; ou lorfque ces Monarques dont parle 1'hi.ftoire , fureuë  C *s* ) renverfés de leur tróne & réduits a un etat de dépendance ou de captivité , il leur falluc fans doute une grande force d efpm pour fupporter ces cruels revers de fortune; mais peutvétre une jeune beauté, admirée par une moitié du genre humaiq & enviée par 1'autre, a-t'elle beioin de plus de force d'efprit encore , r*)ur fupporter avec tranquillité la perte de fes charmes. — Si pareil accident étui- arrivé a ces beautés furaöpees fans autre mérite que leur vifage, que nous yoyms tous les jours fècher Jur pied , & fe conrumer en regrets de ne pouvoir conferver les fleurs du prmtems au milieu des gUccs de lhiver, elles n'y euffent probablement pas furvecu , & fe feroient épargnées wen des années de mépris & de mauvai'e humeur. LETTRE LXXXIIT. Vienne. Je n'ai jamais paffe' mon tems plus agreablement que depuis que nous fom-  ( 259 ) mes a Vienne. Les amufemens ne s'y fuivent pas d'affez prés pour abforber tout le tems d'un homme qui aime a s'occuper, & cependant il y en a affez pour fatisfaire, quiconque n'a pas 1'efprit entièrementvuide & dépendant des objets exte'rieurs. — Nous dinons en ville deux ou trois fois la femaine. Nous voyons fouvent jouer, mais jamais gros jeu. '— On ne joue pas du tout chez la Comteffe Tbune, oü nous paffons ordinairement la foire'e. f— Tout s'y borne a la converfation. J'ofe dire, que vous aurez de la peine a imaginer, comment une compagnie mêlée & quelquefois affez nombreufe, peut pafier tous les foirs plufieurs heures a faire Ja converfation; & furtout fi j'ajuute que cette converfation ne fe partage pas toujours en parties & en tête h têtes , mais qu'elle eft fouvent générale. Vous y foupconnerez des paufes qui, après avoir dure' quelque tems , fe prolongent encore par la répugnance que chacun a de parler le premier après un long filence ; ou bien vous penferez que quelquefois plufieurs perfonnes paiient enfemble »  ( 2<5o ) enforte qu'il n'eft pas poffible de rie» cntendre diftinctement ; ou peut - être encore vous vous repreTenterez la Dame du logis fe donnant la torture, pour foutenir par des remarques triviales fur Ie tems ou la politique, une converfation prête d'expirer a tout moment. Cependant il n'arrive rien de pareil. La Comteffe poffède plus que perfonne 1'art d'amufer une compagnie, & de faire enforte que 1'on s'amufe mutuellement. Elle joint a beaucoup d'efprit, & a une grande connoiffance du monde, le cosur le plus défintéreffe. Elle decouv-re la première les bonnes qualités de fes amis, & elle eft ia dernière h voir leurs défauts. Un de fes plus grands plaifirs,eft de détruire les préventions qui exiftent entre fes connoiffances, & defortifier leurs liaiions. Elle a une fource ine'puifable de bonne humeur, qu'elle fait manier avec tant d'adreffe, qu'elle plait également aux gens gais, & a ceux qui ne le font pas. Je ne connois perfonne qui ait autant d'amis, & qui témoignc a chacun autant d'amitiés. Elle s'en forme jour-  ( iSi ) neüement de nouveaux, fans permcttre que les anciens y percienc. Elie a voulu que le bonheur habirar. Ta maifon, & c'eft elle-même qui le procure —• On n'eft pas obligé de s'ennuyér un moment dans la fociéé qui s'affemble chez elle. — On fe retire quand on veut. — Ceux qui y ont été une fois admis , peuvent entrer öl fbi ti" fans qu'on y faffe plus d'attention , qu'aux mouches qui volent par la chambre. Toute ombre de contrainte eft bannie. — Y allez-vous tous lesfoirs, vous étes toujours regü avec la méme bonté ; reftez-vous un mois entier fans venir, on vous fait le mème vifage que ii vous y aviez été tous les foirs. Les Anglois qui s'arrêtent a Vienne, ont des ubligations particulières a cette familie, non-;eulement pour la récep* tion gracieufe qui leur eft faite, mais auffi pour les occafions qu'ils y trouvent de faire connoiffance avec les gens les plus confidérabes de la ville. Je crois qu'il n'y a point de ville en Europe, oü un jeune Seigneur qui a achevé fes études puiffe paffer une année plus avantageufement; s'il eft bien  ( 2^2 ) recommandé, il peut voir, fans gêne, des gens de qualité, & il aura occafion de fe perfedtionaer par la converfation d'hommes de fens, & de femmes de mérite. II n'y a point de capitale oü il verra moins d'exemples de jeu ou de débauche. — II pourra apprendre a pafier fon tems agréablement , fans courir de fête en féte. — II goutera peu a-peu 1'agrément d'une converfation fenfée, & parviendra enfin au bonheur d'être fatisfait de plaifirs raifonnables & modérés. C'eft a la politeffe de la Comteffe Thune, & a la recommandation du Baron de S wieten, que je fuis redevable des agrëmens que je goüte chez le Prince de Kaunits. II réfide adtuellement k Laxenberg, un joli village a dix milles de Vienne, oü il y a un petit chdteau & un vafte pare, appartenants a la familie Impériale. Le Prince de Kaunits a bdti depuis peu un hótel dans ce village, Sc il y vit fur un pied également généreux & magnifique. 11 n'eft a voir le matin que pour des gens d'affaires; mais il a toujours une aflèz nombreufe compag-  C 36-3 ) nie k diner, & quandté de gens de Ia ville, viennent paffer la foirée a Laxenberg ; 1'Empereur lui-mème eft affez fouvent du nombre, Ce Miniftre a été en faveur auprès de ITmpératrice depuis beauctup d'années. fi fótt fon Plenipotenciaire au Traité d'Aix-ia-Cbapelle, & depuis il a toujours été de fon confeindü cabinet. Aujourd'hui il eft Miniftre pour les affaires étrangères, & il paffe pour avoir plus de crédit que perfonne auprès de fa Souveraine. C'eft fans doute un homme de favoir & de génie, & un ferviteur fidéle. Les affaires de cette Cour ont beaucoup profpéré ibus fon adminiltration. Ses amis lui font fort attachés , & il montre beaucoup de difcernement pour déeouvrir & pour employer des gens a talens. C'eft 1'ami & le patron dü Baron de Swietcn. On prétend que c'eft le Prince de Kaunits qui a forme le projet dc 1'alliance avec la France, & qui 1'anëgociée; cependant il a toujours été prévenu en faveur des Anglois. — II a quelques fingularités ; mais comm'elles ne touchent point au  fond du carattère, il eft inutile d'en faire mention. LETTRE iXXXI'V. Vienne. J'ai recü par la dernière pofte votre lettre , dans laquelle vous me marquez, que votre ami C— parle de partir bientöc pour Vienne. Comme rien n'eft fi ennuyeux que la compagnie d'un homme toujours ennuyé de lui-même, votre nouvelle m'effrayeroit, fi je n'étois pas parfaitement für que quelque tems que C— arrivé, fon iéjour ne pourra être que fort court. L'e'te' avant mon de'part de Londrc-s, C— vim me trouver a mon logement. — Je n'e'tois refte' en ville que paree que je n'avois point d'occupation d'ailleurs. — C— m'affura que Ia ville. e'toit unde'fert; — qu'il e'toit honteux d'étre vü dans les rues; — que tout le monde étoit a Brighthelmftone. — Je confentis donc a y aller avec lui; mais a peiney avions nous été quelques jours  C 2*5 ) r jours qu'il mc dit: II n'y a pcrfonno ici qui m'intéreiïe, & puifque rien ne vous y arrête, accompagnez - moi je \ vous iupplie a Tunbridge. — Nous ! nous y rendimes, & a ma grande fatisfaction j'y trouvai la familie de Mr. N s. — C— fit affez bonne mine pendant quatre jours; —— i! bailla joliment le cinquième; & au fixième je erüs qu'il fe de'mettoit la machoire. -— S'appercevant que je me plaifois dans eet endroit, & que je n'avois point d'oreilles pour le quitter, il prétexta enfin une lettre de Londres qui 1'obligeoit de s'y rendre inccffamment j & il parr.it. Je reftai trois femaines a Tunbridge» 1— A mon retour en ville j'appris que C— avoit loue', pour 1'e'te', une jolie maifon meuble'e dans Yorkshire; qu'il y avoit déja paffe' une femame, ayanc engagé une bonne amic a 1'y accompagner. — II avoit dit en par tan t, qu'on ne devoit pas attendre Ibn retour avant la rentrée du Parlement. Quoique je fuffe perfuadé qu'il ne pourroit refter ft longtems dans un même endroit , je füs cependant un peu furpris de le v-oit Tomé ÏL M  C i66 ) entrer dans ma chambre, deux jours après qu'on m'eut fait'cette hiftoire. — II me dit qu'il étoit tout-a-fait dégoüté de fa maifon, & d'avantage encore de fa compagne: — que de plus il lui avoit pris une forte envie d'aller a Paris; vous favez ajouta-t'il, que c'eft le plus charmant endroit du monde, particulièrement en été; on n'y a pas la manie d'aller courir la campagne comme font nos élégans d'Angleterre , mais on refte enfemble dans la Capitale, comme il appartient a des gens fenfés. II me propofa en conféquence de faire nos malles, de prendre la pofte, de traverfer la mer & d'aller paffer deux mois a Paris. Me trouvant peu difpofé a le fuivre, il écnvit une excufe a la Demoifelle qu'il avoit lafffée dans Yorkshire y joignit, un billet de banque, & le lendemain il partit tout feul. Je n'entendis pas parler de lui pendant fix femaines ; mais me trouvant alors a Bath, je vis entrer mon ami C—. Pardi, me cria-t'il , que vous avcz eu raifon de refter. Paris eft devenu d'un ennui infupportable; je n'y ai pü tenir  C 267 ) •que dix jours. Comme j'avoïs cntends parler beaucoup de la Hollande , j'ai fait une excurfion jufqu'a Amfterdam ; mais je vous dirai entr'amis que je ne m'y fuis pas moins ennuyé qu'a Paris; a•yant, deux jours après mon arrivée , trouve' un vaiffcau Anglois prèt a partir, j'ai penfe' que ce feroit un meurtre de laiffer échapper une fi belle occafion. — Je fis donc porter mon bagage a bord. — Nous eümes un défagréablc paffage : Cependant je fuis arrivé fain & fauf a Harwich, il y a quelques jours. — Après cela vous voyez, qu'aucas queC—- arrivé, nous n'avons pas lieu decraindre, qu'il nous incommode longtems. Les étrangers prétendent que nous autres Anglois avons plus de ce caractère inquiet , qu'aucun autre peuple d'Europe. 11 fiut que votre ville de Londre's foit un tri/ie féjour.— Je demandaï a celui qui me fit cette queftion, pourquoi il penfoit ainfi ? — Paree que , répondit-il , tous vos jeunes gens que je vois en France , s^ennuyent a la mort* — Mais, lui dis-je, il y a beaucoup M a  ( 268 ) Se Frangois k Londres. — Af fit ré* ment, re'pliqua-t'il avec une politeffe impertinente , cela fait une différcnce. On accuie notre climat d'ètre la eaufe de eet ennui. Si je ne me trompe, j'ai indique' préce'demment quelques raifons qui contredifent cette opinion, & apre'fent je commence a foupgonner, que la richeffe exceffive de certains individus, & le ton de la fociété dans notre capitale, font les feules caufes- qui rendent cette maladie plus forte chez nous que chez nos voiiins. Elle ne fe trouve point chez le petit peuple d'Angleterre; non plus que parmi les gens de tout rang qui s'occupent, foit qu'ils fe propofent pour objet la fortune, la fcience, ou la gloire. Mais on voit plus en Angleterre qu'ailleurs des jeunes gens qui entrent en poffeffion de grands biens, avant que leur goüt foit ■fixé a un objet qui puiffe leur fervir de rcffource & d'occupation pendant la vie. Quand un jeune homme s'eft fait une habitude de 1'application, ou quand il -a acquis du goüt pour les 'ciences, ou t'eft paffionné pour la gloire, -les ri-  C 25o ) cheffcs qui pourroient dans la fuite lui tomber en partage, ne fauroient toujours détruire des inclinations & des paffions déjè formées; 1'ambition furtout donne a 1'ameune e'nergie, & exige des efforts fi contenus, que celui qui eft anime' de cette paffion ne doit craindre ni la lafiuude, ni 1'ennui; les richelies ne parvicndront jamais a endormir fon aftivité, ni les plaifirs a 1'e'nerver. II n'elt donc pas queftion de ces fortes de jeunes gens. Mais quand 1'argent préce'de, avec une pleine liberté' d'en difpofer; quand tous les plaifirs fe trouvent a portee d'une ame fans ambition, elle me'prife trop fouvent d'autres objets; elle négligé tout ce qui pourroit l'éclairer ou la perfectionner, & même ce qui pourroit 1'amufer & rempiir les momens ennuyeux de la vie. Dans eette fituation un jeune homme eft enclin a donner dans les excès; rarement attend-il le retour naturel des défirs dans quelque chofe que ce foit. !— 11 eft blafé par de trop fréquentes jouiflances. — Demain il ne fe fouciera plus de ce qu'il défire aujourd'huij. M 3  ( %7° ) '-*■ il fe paffionne pour tout ce quiporte le nom de plaifir, auffi longtems. qu'il en eft e'loigne' ; eft-il a portée d'en jouir, il y devient indifférent, ou s'en dégoüte. — II effaye de diffiper les défagrémens de 1'indolence par 1'agitation qui accompagne le jeu .' tous les . amufemens perdent leur pointe, &ne fervent qu'a accroitrelalangueur, qu'ils e'toient deftinés a prévenir. Les caprices, la mauvaife humeur, 5c 1'ennui eroiffent avec 1'age: — Souvent la fcène change , mais 1'hommedont je parle continue a repréfenter le. même perfonnage chagrin & mécontent, jufqu'a ce que la toile tombe, ou que dans fon impatience il la faffe tomber lui-même, avant la fin naturelle de la pièce. Tout cela, dira-t'on, n'arrive-t'il pas en France & en Allemagne ? — Oui fans doute; mais pas fi fouvent qu'en Angleterre, par les raifons- que j'ai alléguées. En France il n'y a qu'un trés petit nombre de jeunes gens, qui foient poffeffeurs de grands biens, dont ils puiffent difpofer a leur gré. Ils a'ont pas les moyens de contenter tous.:  ( p ) leurs de'firs, & de fatisfaire tous leurs caprices. Au lieu de paffer leur tems dans des cotteries ou dans des tavernes avec des gens de leur age, la plupart des jeunes Seigneurs- de France , paffent leurs foirées dans quelque familie particuliere, ou dans des focie'te's de perfonnes des deux fexes, dont on leur a accordée 1'entre'e. Les bienféances qu'on doit obferver dans de telles compagnies , re'priment naturellemcnt la pe'tulance de ces jeunes gens, & les indécences qu'ils font enclins a fe permettre ; les amufemens & les plaifirs irnocens qu'ils y goütent, ne font pas fuivis de la fatiéte', de la langueur & des remords, qu'on éprouve fouvent au fortir d'une table de jeu, ou d'un fouper licencieux de taverne. Rien n'influe plus heureufement fur 1'humeur , le caractère & les mceurs d'un jeune homme, que de fe trouver fouvent dans la compagnie de perfonnes auxquelles ils doit du refpect. Outre ce qu'il peut profiter de leur converfation, il s'accoutumc a renoncer a lui-même, & doit fe refufor beaucoup M 4  ( 272- ) de petites fatisfafiions qui conduifcnt a l'-indolence & a 1'abattement. ^ En France 'les jeunes gens de qualite', qui n'ont que peu d'ambition, point de goüt pour 1'étude, ni aucun de ces talens dont 1'exercice tient lieu d'amufemens, réuffiffent cependant a chafier 1'ennui par des efforts d'un autre genre, par une efpèce d'activité qui leur eft particulière. Ils appercoivent de trés bonne heure la nécefftté abfolue de plaire; ce fentiment influe fur toute leur conduite, & contribue beaucoup a foFmer leur caractère. Ils fe montrent attentifs & obligeans pour tout le monde , & ils s'attachent particulièrement a acque'rir & a cultiver 1'amitié de ceux qui peuvent contribuer a leur avancement; enfin ils jouiftbnt de la vie, paree qu'il n'eft pas toujours en leur pouvoir d'antieiper fur la jouiflance, & ils ne fauroient éteindre leurs dëfirs par ia fatiété. Les plus libertins d'entr'eux n'ont pas même 1'idée de la licence fans bornes de nos tavernes, dont la malheureufe habitude rend toute autre forte de foeiéte infupportable.  ( 273 5 En Allemagne il y a peu d'homrnes qui jouifient d'une fortune confide'rable & indépendante. Les petits Princes qui abforbent les richefles du pays ont auffi, a ce que je foupconne, leurs difflculte's pour paffer leur vie avec quelque fatisfaction. Quant a leurs frères cadets & a la nobleffe mitoyenne , ils entrent au fervice & font affujettis aux atcentions fans relache de la vie militaire , & a la rigueur de fa difcipline ; ce qui doit former des caractères trés différens a beaucoup d'égards de ceux des Seigneurs Anglois ou Frangois. Je n'ai pas encore fait mention de la caufe qui contribue peut-être plus que toutes les autres , a rendre la ville de Londres un triftefêjour, comme difent les étrangers. ]e veux parler de 1'ufage oü font les hommes de fe former des fociétés , d'oü ils excluent cette moitié du genre humain , fi propre k adoucir les amertumes de la vie, & a en rendre les agrémens plus vifs, & plus piquans. M 5  C 274 ) LETTRE LXXXV. Vienne. Le Baron de Bréteuil nous invita «iernièrement a diner fur Ie fommet du Calenberg , une trés haute montagne dans le voiünage de cette ville. Des caroffes & des voitures ordinaires n'y fauroient monter; mais, arrivés aupied de la montagne, nous y trouvames des cabriolets d'une conftrudtion fingulièJe, & qui font deftinés a ces fortes de parties. L'Ambaffadenr les avoit ordonnés pour nous conduire au fommet de la montagne, oü il.y a un convent de réligieax. De ce convent on décou1120 deux payfages trés différens; d'un cöté on ne voit qu'une chaine de montagrtes incultes; de 1'autre cóté on jouit dct coup d'ceil de Ia ville, des fauxfeaurgs & des environs de Vienne, sin.fi que de plufieurs branches du Daaobe, qui coulent a travers de riches campagnes jufqu'a perte de vue. .La table étoit couverte dans un champ,, pres (fe convent t & a Tembre de emenc pour la claiTe de  ( 2f8ï ) cftoyens qui en a ordinairement le moins f — Peut-être que l'üfagé dont je viens de parler eft a-peu-près équivalent a une telle loi. — Quant aux payfans-, on ne s?en embarraflé guère, & dans plufieurs parties des Etats de 1'Empereur, ils font dans un efclavage parfait, & dépendent abfolument de leurs Seigneurs. Un autre article fur lequel on a totalement changé d'idée depuis le tems de Milady Montagüe , c'eft 1'habillement; & fi celui des Dames eft également abfurde, du moins il n'eft plus fi fingulier; car ces Dames, comme celles de toute 1'Europe , ont adopté les modes de Paris. C'eft furtout la figure qui diftlngue aujourd'hui les Dames Autrichiennes, de leurs Grands - mères; car fi quelqu'une de ces dernières vivoit encore, elle feroit tout auffi belle que du tems de Milady Monrague; le tems n'auroit pü rien ajouter a une laidewr qui, felon notre Angloife, étoit extreme il y a foixante ans. Je n'ai pas encore recherché par quel moyen on a remédié a ce défagrément; il eft certain que ce  C 282 ) moyen, quel qu'il foit, a été trés efficaee; car aujourd'hui les belles femmes font trés ordinaires h la Cour de Vienne. Cela étant, on doit naturellement penfer qu'il y a aujourd'hui plus de galanterie a Vienne qu'autrefois. Mais quelle que foit 1'inclination des Dames a eet égard , elles font obligées d'y apportcr une circonfpection toute particulière , rien n'étant plus odieux aux yeux de 1'fmpératrice, que ces fortes d'mtrigues. Cette Princeffe paroit non feulement exiger que la vertu des Dames de fa Cour foit intadte, mais ce qui eft plus difficile, qu'elle ne foit pas meme foupconnée ; & lorfqu'il court quelqu'hiftoire fcandaleufe fur le compte de quelqu'une d'elles , Sa Majefté ne manque jamais de témoigner par fes manières d'agir,' qu'elle n'en eft que trop bien informée. Pour ce qui regarde les Stus-mariages dont parle Milady Montagüe,. je ne crois pas qu'ils foient aótuellement fort communs, du moins tels qu'elle les a décrits. Cependant il n'eft pas rare a ■Vienne, de voir des femmes mariées  C 28? ) faire profeffion du plus haut dcgre' d'amitié & d'attachement pour des hommes qui ne font pas leurs époux, & vivre. avec eux dans une grande intimite' , fans que cela faffe tort d leur réputation , & fans que les perfonnes mé> me de leur fexe les foupgonnent de s'être écartées du devoir. Un foir qu'il y avoit nombrcufe compagnie chez la Comteffe Thnne, je remarquai une Dame, qui étoit extrémement affligée, & je demandai a fon iatime amiequi s'y trouvoit pareillement, fi elle favoit la caufe de cette affliftion? •— Oui fans doute, me répondit-elle; Mr. de •, qu'elle aime tendrement auroit dü être ici il y a un mois •, & hier au foir elle a regü une lettre de fa part, dans laquelle il lui marqué qu'il fe paffera bien encore un mois, avant qu'il puifie fe rendre k Vienne. De grace, lui répliquai-je , 1'époux de votre amie fait-il cette violente paffion qu'elle a pour Mr. de ? — Oui, ooi il le fait, & il partage fon afrliction avec toute la tendreffe poffible; il fait tout ce qu'on peut attendre du mari le plus affedtionné pour confoler & diftrar-  C a84 ) re fa femme. II lui affure que fon *. mour s'ufera par ie tems; mais elle répond qu'elle n'ofe 1'efpérer paree qu'elle fent eet amour s'accroitre de jour en jour. — Mais au fond, continua la Dame, cela lui fait bien de la peine, paree que malheureufement il aime fa femme d la folie ; & fa femme qui efi la meilleure cre'ature du monde, plaint infiniment fon pauvre mari ; car elle a beaucoup d'amiiii & d'eflime pour lui-; mais elle ne fauroit fe a'faire de cette malheureufe paf/ion pour Monfteur de ■ . Qu'une femme foit fenfible a un défaftre de cette nature, c'eft ce que je comprends facilement, mais je vous avoue, que je füs e'tonné de voir celleci paroitre en public dans tout 1'appareil de 1'afflidtion, comme une jeune veuve qui eft fiére de fes crêpes. Ici les amies de la Dame la plaignirent de cette paffion, comme d'un malheur : en Angleterre ces malheurs , fi je ne me trompe, font généralement regardés comme des crimes.  C 285 > LETTRE LXXXVIL Presbourg. Le Vicnmte de Laval m'ayant propofe' de faire avec lui une petite courfe dans la Hongrie , j'y confentis trés volontiers, & nous fommes arrive's hier matin dans cette ville. Presbourg, la Capitale de la haute Hongrie , a comme Vienne des fauxbourgs p'us magnifiques que la ville. LesEtats du Royaume tiennent ici leurs affemblées, & c'eft dans la Cathédrale de Presbourg que les Rois font couronne's. C'eft ici que fe réfugia 1'Impe'ratrice règnante lorfque, 1'Electeur de Bavière ayant e' e' de'clare' Empcreur a Prague, cette Princeffe füt abandonne'e de fes allie's; & lorfque la France avoit projette' fa ruine. La magnanimite' de Marie Thérèle, J'amitie'géne'reufe de la Grande Bretagne, & 1c courage de fes fujets de Hongrie , rétablirent peu-è-peu fes affaires, & ont éleve' fa  ( 286 ) familie e 1'e'tat de fplendeur dont elie jouit maintenant dans 1'Europe. Quel politique eut pü prévoir en I74r, que dans un petit nombre d'années i'Impératrice feroit étroitement alliée k la France, «Sc qu'une de fes 151les occuperoitle tröne de ce Royaume? — Un difeur de bonne avanture de Bofton , entreprendroit-il de prédire que Monsr. Hancock, ou fon fils demandera quelque jour en mariage une Princeffe d'Angleterre; il feroit cependant téme'raire de jurer, que la chofe n'arrivera point. Monsr. de Laval & moi fommes monte's ce matin au chateau; c'eft un grand édifice gothique , dont la forme eft quarrée, ayant une tour a chaque coin. On conferve ici les regalia de la Hongrie, qui confiftent dans la Couronne «Sc dans le fceptre de S'. Etienne, fon premier Roi. Le coffre qui les renferme a fept ferrures, dont les clefs font confiés a la garde d'autant de Seigneurs Hongrois. Le petit peuple ne reconnoit pour Souverain légitime, que celui qui a été conronné avec le Diadême du  C 287 3 Roi Etienne ; & ils font imbus de 1'idée que le' bonheur de la Nation dépend de la confervation de cette couronne; voila pourquoi on la tranlporte dans un lieu fur, a 1'approche du moindre danger. Les Turcs, inftruits de la force de ce préjugé, ont tente' plus d'une fois, a cc qu'on dit, d'enlever ce Palladium. — II paroit que le fort de la Hongrie eft aujourd'hui è-peu prés fixé, de forte qu'indépendamment du cas que les Hongrois font de cette couronne, comme d'une relique trés ancienne, il eft affez indifférent pour eux qu'elle refte dans ce chateau, ou qu'elle fe trouve dans le Palais Impérial a Vienne. Selon la conftitution de la Hongrie, ce Royaume eft encore électif. Ce n'eft pas \z un objet de difpute. — Tout ce qu'on prétend c'eft que toutes les fois que le tröne fe trouve vacant, 011 élife 1'héritier de la Maifon d'Autriche pour le remplir. Le Prince Albert de Saxe , qui a époufé une des Archiducheffes, réfide ordinairement dans le chateau de Prefbourg. Comme Mr. de Laval & moi  ( aS-3 ) entrions dans une des chambres, nous Times Leurs Alcefles k la fcnêtre. Etant en frac & en bottes, nous recula-> mes a 1'inftant, &z pardmes. II n'y avoit que peu de jours que Mr. de Laval avoit vu le Prince & la Princeffe a Schönbrun, & il les y croyoit encore. ;— La Princeffe eut la politeffe d'envoyer après nous un Laquais, avec ordre dc nous conduire dans tous les appartemens du chateau ; elle-même paffa dans une autre chambre, pour que nous püffions voir celle qu'elle venoit de quiuer. Toutes les Princeffes de la Maifon d'Autrichefe diftingucnt par une politeffe attentive & obligeante , ce qui eft d'autant plus remarv|Uab1e que ceux qui fréquentent beaucoup les Cours acquièrent ordinairement une politeffe qui ■n'eft rien moins qu-'obligeante. L'e'clat & les honneurs d'une Cour, font trés propres a inlpircr la vanite' & 1'orgueiU ils ont de plus une tendance toute particulière a tourner la tète d'une femme. Les Dam«s de la Cour en général, mais fur-tqut celies qui fe rendent coupables •d'adulation, ne manquent point de fé donner  C 289 ) donner un ridicule'par leurs airs d'arrogance, & fe font haïr & méprifcr de tous ceux qui les connoiffent. La vue qu'on a de ce chateau, s'é- tend fur les vaftes & fertiles plaines de la Hongrie. Après avoir diné a 1'auberge & avoir bü a grand marché d'excellent Tockay, nous fümes voir unè campagne a quatre mille de Presbourg, & qui appartient a un Seigneur Hongrois.. La maifon eft dans une fituation délicieufe , — feulement les jardins font un peu trop méthodiquement arrangés; ma.is le pare «Sc les champs qui Tenvironnent dont l'art s'eft moins occupé, oflrent une profufion de beautés naturelles. — En nous promenant dans ce pare, nous avan$ames dans un petit bois trés retire', «Sc nous appereümes un vénérable vieillard a longue barbe, qui fembloit nous inviter de la main a entrer dans un hermitage qui fe trouvoit-lè. Le Vicomte, impatient de faire connoiffance avec un homme qui fembloit fi accueillant, medevanca pour 1'accofter; lorfqu'il füt prés de lui, il s'arrêta d'un air de furprife; après quoi il Tomé IL N  C 290 ) feva lepiedavec colère, &ck mon grand étonnement il en donna un vigoureux coup au pauvre hermite. Je ne me rappelle pas d'avoir jamais été plus indigne'; je fits confondu en même tems d'une adtion fi indigne en elle-même, & fi incompatible avec le caractère de Monsr. de Laval; — Cependant je la lui pardonnai bientót, lorfque j'eüs de'couvert que ce ve'nérable perfonnage n'e'toit pas 1'honnéte homme que j'avois fuppofe', mais un franc impofteur, fait de bois peint, & habillé en hermite pour attraper les paffans. II y avoit au-deffus de la porte une infcfiption prife d'Horace. —■ (*) Odi profatium vulgus. Au dedans de la porte on lifoit: (t) Ducunt volentes fata, nohnttt trahunt. ( * ) Loin d'ici, profanes. (t) Le deftin conduit ceux qui fe fou-  Et quelqu'autre part dans 1'hermi* tage: (*) Omties eodem cogimur: omnium Verfatur urna , ferius ocius, Sirs exitura , 6? nos in eetemum Exi/ium impojitura Cymba. II y avoit auffi plufieurs infcriptions tirées de Cice'ron , en faveur de Tim» mortalite' de 1'ame ; je fuis fóché de ne les avoir pas notées. — Nous fommes revenus ici ce foir, & demain nous allons voir le chateau du Prince Efterhafi. mettent a fes de'crets; il trame ceux qui voudroient y réfifter. Sénéque Ep't: 107. Traduction de la Grange. (*) Nous allons tous au même terme. Le fort de tous tant que nous fommes s'a" gite dans 1'urne fatale, pour en fortir tot ou tard, & nous faire pafier dans ]a barque, & de-la dans un exil qui ne finira point. Horace. Traduaion de 1'Abbé Ie Batteux. N 3  C 292 ) Um 1 '■■■ii iiiilanw'mi ■"• ■ ■'■ «ut-, , ié » LETTRE L X X X Y I II, Vienne. Après avoir traverfé un pays trés fertile, nous fommes arrivés au Palais d'Efterhafi, Ia réfidence du Prince de ce nom. II eft, en rang , Ie premier Seigneur de la Nobleffe de Hongrie, & c'eft de tous les fujets des Princes de 1'Europe le plus magnifique. II a des ^gardes qui font h fa folde ; ce font tous de beaux hommes, & richement vêtus a la manière Hongroife. Le palais eft un batiment fuperbe, qui n'eft achevé que depuis peu; il eft fitué prés d'un beau lac. Les appartemens font également vaftes & commodes; & les ameublemens furpaffent a-peu-près tout ce que j'ai vü de plus riche & de plus fomptueux dans les palais des Rois. Dans 1'appartement particulier du Prince, il y a de beaux ouvrages d'horlogerie; un entr'autres repréfente un oifeau, qui fiflie un air a toutes les heures. Tout prés du chateau eft le théatre  C 293 ) pourl'Opéra, & pour d'autres repréfentations dramatiques; & dans les jardins i! y a une grande falie trés commode pour les mafquarades & les bals. Pas loin de \k on trouve un autre thé'Étre , conftruit expreliëment pour y faire jouer des marionettes. La falie eft plus grande & plus commode que la plupart des théatres de Province , & j'ofe dire qu'on n'en a jamais conftruit de fi belle pour de tels acteurs. Nous aurions fort fouhaite' de les voir repréfenter, car ils paffent pour les meilleurs comédiens de Hongrie. Nous eümes la curiofite' dé jetter un coup d'ceil derrière la toile, & nous vimes des Rois & des Empereurs, des Chrétiens & des Mahométans , tous rangés paifiblement les uns a cöté des autres. —• J'obfervai dans un coin le Roi Salomon eh tête a tête trés fufpect avec la Reine de Séba. Dans le jardin on voit parmi d'autres curiofités, une maifon de bois montée lur des roues. Elle contient une chambre avec une table, des chaifes, un miroir, une cheminée. II y a auffl des cabinets qui renferment plufieurs N 3  C 294 ) meubles néceffaires. — Le Prince re* coit quelquefois douze perfonnes dans cette voiture, qui toutes font afiifes a table fort a 1'aife, & toute la compagnie peut de cette manière faire un tour dans les. a'lées du jardin, & dans beaucoup d'endroits du pare, qui font auffi unis qu'un bcuiingrin. Six ou huit chevaux fuffifent pour trainer cette voiture, avec fa charge. Le rrince Efterbafi, ayant appris que Mr. de Laval e'toit dans les jardins, nous fit inviter a la repre'fentation d'un Opéra qui devoit avoir lieu ce même foir. Mais comme nous n'avions point d'habits pour une telle fête, nous ne pümes profiter de cette obligeante invitation. — Le Prince nous envoya enfuite une voiture avec laquelle nous parcourumes les jardins & le pare. Ils font d'une vafte étendue & parfaitement beaux; les arbres, les fontaines , les allées , les bois , les collines «Sc les vallées s'y trouvent pêle-méle dans un défordre charmant. — Lifez la defcription que fait 1'Ariofte des jardins d'Aline dans fon ifle enchantée , «Sc vous aurez une idéé du pare d'Efterha-  fi, qui eft habite' par la méme forte d'animaux. ( * ) Tra Ie purpuree roft et branehi Che tepid aura frefchi ognora ferba, Sicuri fi vedean lepri e conigli: E cervi con Ia front e aha e fuperba , Senza temer che alcun Ii uccida o pigli, Pafcono , & fianfi ruminando Per ba: E Sahan daim e capri fnelli e deflri Che fotto ïh ccpia in quei luoghi campeflri. (*) A travers le pourpre des rofes & la bl?ncheur des lys, dont.un douxzéphyr entretientla fraïcheur, on voyoit ou courir, ou ruminer fur 1'épais gazon, & le lapin & le üèvre, & le ceif au front fup^rbe , fans craindre ni la «mort, ni la capriviié. Le daim timide & le rapids chev reuil .bondiffoient de tous'cóté* ence charmant féjour. N 4  C se?*) ' Mr. de Laval étoit en extafe de la beauté4u jardins d'Efterhafi. Je lui deroandfPj au miiieu de fon raviffement, comment-il les trouvoit en comparaifon de ceux de Verfailles ? Ah , Pm-bleu ! Monfieur, répondit-M , Vt-rfaiUes a été fait expres pour nén-e comparë et rien. — n avoua cependant fans difficulté, qu'après la France il n'avoit point vü de pays auffi beau que celui-ci. Après nous étre promenés pendant plufieurs heures , nous retournames a notre auberge; nous y trouvames un Jaquais du Prince Efterhafi , qui n0Us apportoitun panier contenant deux bouteilles de Tockay, deux de Champagne & autant de vieux Hochheim. Nous regrettames trés fincèrement de ne pouvoir faire notre cour a un Prince fi magnifique , & le remercier en perfonne de tant de politeffes. Nous trouvames a 1'auberge une troupe d'acteurs Italiens, qui s'habilloient poup 1'Opéra. On faifoit de grands préparatifs pour la réception de 1 Itnpératrice & de toute fa Cour, qui devoient fe rendre a Efterhafi, pour y  C 297 5 paffer quelques jours. La familie Impériale & plufieurs Seigneurs & Dames feront logés dans le ehateau, & cependant il n'y a pas un coin de cette vafte auberge, qui ne foit arrété pour les perfonnes , qui font invitées a cette fëte. On vit a trés bon marche' dans la Hongrie. Le Pays eft extrêmement fertite, & produit dans quelques endroits le meilleur vin de toute 1'Europe. II eft cmbelli par des Lacs , par le Danube qui y fait plufieurs détours, & par un grand nombre dc petites rivières qui fe jettent dans ce beau fleuve. On élève dans les bois de la Hongrie, une race de chevaux les plus vifs & les plus robuftes qu'on puiffe voir, a proportion dc leur taille. On les a trouvés trés utiles pour le fervice militaire, Sc les houfards, ou dragons légers de 1'armée Autriehienne n'en montent pas d'autres. Les Hongrois font fingulièrement beaux & bienfaits- Ce qui les flatte encore c'eft leur habillement qui eft, eomme vous favez, national & fied trè« biem N S  C 298 ) Milady Montagüe affirme que les femmes Hongroifes font plus belles que les Autrichiennes. Pour moi , je penfe au fujet des femmes, comme Mr. de Laval penfe au fujet de Verfailles: c'eft a dire qu'elles ne doivent être compare'es a aucune autre chofe, ni même 1'une avec 1'autre. C'eft pourquoi , fans rien de'cider fur la beauté rélative de celles-ci, je me contente de rcmarquer en général, que partout 011 les hommes font beaux & bienfaits, il en doit être a-peu-près de même des femmes , vu que les parens apportent ordinairement les mêmes foins a la formation de tous les deux. Je puis vous affurer, en preuve de ce fyftême, qu'en Hongrie j'ai vu autant de belles femmes que de beaux hommes; & de toutes les Dames de la Cour de Vienne, la plus jolie a mon avis eft une Hongroife. De tous les fujets de 1'Impératrice, il n'y en a pas qui payent moins de taxes , & qui jouiffent d'autant de privileges que les Hongrois. Ils en font en partie redevab'es a la reconnoiifance de cette Princeffe, pour la fidélité & 1'attachement qu'ils lui térnoigne'rent  C 290 ) dans fes adverfués. Mais, quand méme ce fentiment ne feroit pas auffi profondément grave' dans le cceur de leur Souveraine, elle a des raifons de politi■que pour continuer a fes fujets Hongrois les mêmes exemptions & les mémes pri.vilèges. Rien ne feroit plus dangereux que de me'contenter les habitans d'un pays qui touche k celui d'un ennemi invé"te'ré. — D'un autre córe rien ne feroit plus agre'able aux Turcs, que de voir les cceurs des Hongrois perdre leur affection pour la Maifon d'Autriche. J'ai trouve' tant d'agrémens dans ce pays, & dans la compagnie de Mr. de Laval, que j'aurois volontiers pouffé plus loin notre courfe; mais Mr. de Laval eft obligé de partir pour Chambéry, afin d'y faire fa Cour au Comte d'Artois; ce Prince doit s'y rendre pour aller au-devant de fa future Epoufe, la Princeffe de Savoye. C'eft la raifon pour laquelle nous fommes retournés par le plus court chemin d'Efterhaü k Vienne. N 6  Lettre lxxxix. Vienne. Voila donc le fort de notre pauvre '•— de'cide' fans retour; il doit trouver apre'fent qu'être ruiné n'eft pas une chofe auffi indifférente qu'il fe 1'imaginoit, II lui fera difficile de fe tirer de fa fituation aftuelle, & je ne vois pas comment il pourra la fupporter. Accoutume' a 1'abondance & au luxe, continent pourra-t'il fe faire aux inconvéniens de la pauvreté? Frivole & fans application depuis fon enfance , quel effort eft-il capable de faire? — Sa gayeté, fa jolie figure, & fon humeur facile le faifoient bien recevoir de tout Je monde. — Ha e'té particulièrement •accueilli chez quelques-uns de nos gens en place, auffi longtems qu'il n'a Tien exigé de leur amitïé; il faudra voir s'ils en agiront de même a fon égard, apre'fent que leur proteclion eft devenue fon unique reffource. Et je crois qu'il eft tout auffi avantageux gour lui que 1'épreuve fe faffe aujour-  d'hui, que cinq ou fix années plus tard. II y a longtems qu'on a preVu cette cataftrophe. —• Elle devoit arriver néceffairement tót ou tard, "car notre ami n'avoit ni prudence, ni plan, ni objet dans fon jeu. ■— L'habitude feule Py faifoit perfe've'rer. Perfonne ne fut moins poffe'de' de 1'amour des richeffes; fes de'penfes, excepté celles du jeu, ont toujours été au deffous de fes revenus; ce qu'il ne faifoit pas par avarice, mais uniquement par goüt — Combien de fois ne lui avons nous pas vu perdre des fommes immenfes avec des perfonnes qui n'auroient pu lui en payer la moitié, s'il les avoit gagnées; & a quelques-unes defquelles il avoit prêté 1'argent néceffaire pour jouer contre lui ? II y a plufieurs jeunes gens riches Sc infoucians , qui jouent dans le même goüt, & par les mêmcs motifs que notre malheureux ami. — Qu'en réfulte-t'il ? — L'argent circule pendant quelque tems entr'eux , mais k la fin il refte entre les mains de gens d'un tout autre 'cara&ère ? — Je ne dis pas que  ( 302 ) les joueurs heureux que nous avons eonnus, aient corrige' la fortune par des friponneries. Je fuis pleinement perfuadé que les faux joueurs font plus rares dans les cotteries de Londres , que partout ailleurs. — Mettant de cöte' les tours de mains, & toute efpèce de filouterie, on ne fauroit douter que parmi une multitude de riches étourdis, il ne fe trouve un petit nombre d'hommes circonfpe&s, froids «Sc rufe's, qui ont 1'art de cacher leurs vues Sc leur prudence fous une gayete' & ure e'tourderie apparente; — fachant fe pofféder, ils pouflent leur pointe, auffi longtems que la fortune leur eft favorable, mais ils plient les voiles,, dès qu'elle vient a changer : — ils ont calculéles ehances, «Sc entendent parfaitement tous les jeux qui demandent du jugement. De tels hommes n'ont-ils pas toujours la probabilité du gain en leur faveur ? ■— Ne font-ils pas prefqu'auffi fürs de gagner, que s'ils avoient pipe' les dès, ou arrangé les cartes ? — Je fais que vous êtes fort lié avec des perfonnes du caractère dont je parle, «Sc je vous ai entendu dire , que, quelque boa»  ( 3^3 ) heur qu'ils aycnt eu au jeu, vous étiezpleinement convaincu qu'ils n'ont jamais joué qu'honnétement. Auffi je ne les accufe pas de s'ètre procuré aucun autre avantage que ceux dont j'ai parle; mais j'en appelle a votre propre expérience, ■— penfez-y bien, ■— ik je fuis fort trompé fi vous ne trouvez pas, que la plupart de ceux qui ont beaucoup gagné au jeu, & qui ont confervé leur fortune, étoient des hommes d'un caractère froid, circonfpect, fin & intéreffé. Si quelques-uns de ces joueurs heureux étoient rigoureufement examinés, fi on recherchoit exaclement par quels moyens ils ont accumulé de fi groifes fommes, pendant que tant d'autres fc font ruines, ou ont perdu fi confidérablement, ils pourroient fe fervir de la même réponfe que fit la femme de Concini Maréehal d'Ancre; lorfqu'on lui demanda de quel charme elle s'étoit fervi pour fafciner 1'efprit de la Reine ? ■—De l'afctndant, rëpliqua-t'elle, qu» des ejprits fupirieurs ont tuujuurs juf des ejprits foibles. — Quelle foibleffe «n effet que celle d'un. homme qui,  ( 304 ) joulffant d'un bien aflure', rifque de le perdre pour courir la chance de doubler ou de tripier fes revenus; car 1'accroiifement de bonheur qui pourroit réfulter d'un accroilfement de fortune , fera toujours mille fois au-deffous de la mifère, qu'il e'prouveroit par la perte de fon bien. Cette feule confide'ration devroit fuffire pour e'loigner tout homme raifonnable d'une conduite qui renferme tant de foibleife & d'abfurdité ; mais il y a d'autres raifons qui ajoutent du poids a cette confidération. — Je veux parler des pernicieux effets que 1'habitude du jeu produit quelquefois fur les difpofitions du cceur éi le caractère en ge'ne'ral de ceux qui s'y font livrés. Elle de'truit chez eux toute ide'e d'ceconomie, abforbe tout leur tems , pervertit leurs principes & endurcit leur coeur, jufqu'a leur faire contempler la ruine de leurs amis, & partager leurs de'pouilles, avec une infenfibilité cruelle Les exemples contraires que vous & tnoi connoiffons, prouvent uniquement combien ies principes de 1'honneur & de la probite' font enracinés dans eer-  C 305 > tains individus; ce font des exceptïons a la règle générale; mais on ne fauroit les alléguer en preuve contre les effets ordinaires du jeu. Si des hommes riches & d'un certain rang fe livroient au jeu par quelque principe raifonné , il y auroit plus d'apparence qu'on réuflït a les en détourner par le raifonnement; mais la plupart commencent k jouer, fans aucun deffein ou plan fixe d'augmenter leur bien; mais uniquement paree qu'ils envifagent le jeu comme un amufement convenable a des gens de facon , ou peut-être comme un moyen de montrer leur générofité & .le peu de cas qu'ils font de 1'argent. Je ne voudrois pas affirmer que quelques-uns de ces gens dont je parle n'ayent pris pour admiration, la furprife qu'on témoigne lorfqu'un joueur a perdu une fomme confidérable, &que cette méprife ne leur ait pas donné 1'idée de fe faire admirer a leur tour. Cherchant enfuite a regagner ce qu'ils avoient fi follement perdu , 1'habitude s'eft formée peu-apeu, & eft devenu enfuite leur unique reffburce contre eet ennui auquel font expofés des hommes nés riches, cSc qui  C 305 ) n'ont pas acquis de bonne heure le talent de s'amufer en s'occupant. QuelJes que foient les difpofitions naturelles de ceux qui n'ont point de fortune, ils trouvent toujours des occupations indifpenfables qui ne leur permettent nas de fe livrer a 1'indolcnce. La plupart des hommes, foupirant après cette indépendance, dont le prix n'eft méconnu que par ceux qui 1'ont toujours poifédée, trouvent fouvent dans les efforts, ne'eeffaires pour fe la procurer , une occupation agréable; ce qui joint aux autres devoirs de la fociété, fufnt pour remplir leur tems & les garantir de 1'oifiveté & de fes funeftes fuites. Ce genre de travail étant inutile, & ne convenant point a des gens quijoignent les richeffes i la naiffance, ils doivent indifpenfablement y fuppléer par quelqu'autre reffource. Or je n'en connois point de plus efficace, & de plus convenable que le goüt des lettres Sc ï amour des fciences; c'eft pourquoi je les envifage comme plus efientielles au bonheur des gens riches & de condition, qu'au bonheur de eeux qui fe trouvent dans une fituation bornée.  ( S°7 ) La route de-la fcience n'eft pas fans doute la plus fure, ni la plus courte pour arriver a 1'indépendance ; mais ceux qui font déja en poffeffion de celle-ci, ne peuvent fe paffer de la première pour leur apprendre k jouir de cette indépendance avec dignité & avee fatisfaction, & pour prévenir que les dons de la fortune ne deviennent entre leurs mains des fourccs de mifère, au lieu d'être des fources de bonheur. Ont-ils de Pambition , la culture des lettres, en ornant leur efprit & en perfectionnant leurs talens, facilitera leurs projets, & les rendra plus capables de remplir les poftes élevés auxquels ils afpirent. Cette paffion n'a-t'elle aucun empire fur eux, ils font d'autant plus a portee de fe livrer aux fciences, & de s'en faire une reffource contre 1'ennui d'une vie retirée, & fans oceupation. ■— Quodfi non hic tantus fruelus ofienderetur, & fi ex hts fiudiis deleclatio fo/a peteretur , tarnen, ut opinor, hane animi remijfiontm humamfjimam & liberalijfimam judicaretis (*). (*) Quand mêaifj les lettres ne pro-  Je crois eet amour des lettres , confidéré comme amufement, plus néceffaire a la plupart des Anglois, qu'aux Allemans ni aux Frangois. — Il faut peu de variété aux Allemans. Ils foutiennent toujours avec patience, & fouvent avec plaifir, une vie uniforme & languiffante. Quelquefois on leur voit au milieu du dégout une égalité d'ame qui étonne. — Quoique les Frangois ne paffent point pour patiens, cependant ce font de tous les hommes ceux qui fe découragent le moins. Les affaires publiques , qui troublent le repos de tant de dignes citoyens de Londres , n'inquiétent jamais un Frangois. Si les troupes du Roi ont 1'avantage dans la guerre, il s'en réjouit de tout fon cceur^ font-elles battues il fe moque des Généraux & les chanfonne. Si fa duiroient pas de fi grands fruits , & k n'y chercher que du plaifir: au moins re leur reruiera-t'on pas, je crois, d'être 1'amaiement le plus doux & le plus honnête. Cicéron Traduftion de TAbbé d'Oliyet,  ( fop ) maftreffe eft facile il ce'lébre fa bonté, & exalte fon goüt; — fait-elle la cruelle, il rit de fa folie dans les bras d'une autre. Aucun peuple n'eft fi paffionné pour les amufemens, & n'eft fi aifément amufé que les Franeois; on diroit que c'eft 1'unique but qu'ils fe propofent, & ils ont 1'art de trouver le plaifir dans mille fources , ou d'autres peuples ne fe font jamais avifés de le chercher. M'amufer n'importe comment, Fait toute ma philofophie. Je crois ne perdre aucun moment Hors le moment oü je m'ennuye; Et je tiens ma t&che finie, Pourvu qu'ainfi tout doucement; Je me défaffe de la vie. Je ne me rappelle pas dans quel poëte j'ai trouvé ces vers; ils font naturels & aifés, & expriment fort bien la conduite & la manière de penfer de la nation Francoife. Les Anglois qui fe font appliqués aux lettres, n'ont pa's fait moins de progrès dans toutes les branches des fcien-  C Jio ) ces qu'aucun de leurs voifins. Mais ceux de nos compatriotes qui cherchent d'autres amufemens que la littérature, ne Font certainement pas fait avec autant de fuccès que les Frangois. Ceuxci s'occupent agréablement de mille chofes qui paroiffent frivoles & infipides aux premiers. Les Anglois voyent les objets par un milieu plus fombre. Ils fonc moins fenfibles que leurs voifins aux douceurs de la vie, & beaucoup plus qu'eux a fes amertumes, qui trop fouvent les jettent dans le défefpoir. Les divertiffemens qui ont re'uffi d'abord a animer leurs efprits , perdent bientót cette efficace par leur répétition; la langueur & 1'abattement oü ils retombent, deviennent la fource de rëfolutions défefpérées & d'habitudes aviliffantes. Voila pourquoi un homme riche, qui eft parvenu a fe faire un amufement de 1'étude , a fait par la une acquifition plus importante pour fon bonheur, que s'il avoit doublé fa fortune. Je fuis prefque convaincu, qu'un goüt de ce genre eft 1'unique chofe qui puiffe procurer au pofleneur d'une fortune confi-  C 311 ) dérable, une vie inde'pendante & agréa* ble. A quelque branche des fciences qu'il s'attache, fa curiofité fera toujours tenue en haleine. — Une variété' inépuifable d'objets intéreflans lui fera offerte, — fon efprit fe remplira d'idées; lors même que fon ambidon fera éteinte , il y trouvera'un remède contre 1'ennui ; «Sc (toutes les autres chofes égales) perlbnne ne fera mieux a même de paffer agréablement la vie , autant que 1'incertitude des chofes humaines le permet. LETTRE XC. Vienne, Vous me témoignez un gout fi décidé pour les anecdotes , «Sc vous me preltez fi fort de m'érendre fur les mceurs & les caractères , que je crains de vous avoir déplü par la longue épitre que je vous ai écrite en dernier lieu fur un fujet fi différent. Mais je vous ai averti dès le commencement de notre correfpondance, comme vous d*«  < SI2 ) vez vous le rappeller, que je me réfervois le privilège de faire autant de di~ greffions qu'il me plairoit, & que je parlerois fouvent dans mes lettres de ce que j-ai penfe', auffi bien que de ce que j'ai vü. Dans la préfente il ne fera queftion que de ce dernier article. Je commencerai par la rélation du fpeótacle qui eut lieu, peu après notre arrivée a Vienne. Ce fut la fête de S'. Etienne , k 1'occafion de laquelle 1'Empereur dine en public, avec tous les Chevaliers. II étoit au haut bout de la table; fon Frère «Sc fon beau Frère étoient affis k fes cótés, «Sc après eux les autres Chevaliers felon leur rang d'ancienneté. Les Archiducheffes avec quelques Dames de la Cour, vinrent dans unbalcon de la falie pour voir la cérémonie. L'Empereur «Sc tous les Chevaliers portoient 1'habit de 1'ordre. Les gardes Hongroifes, 1'épée nue a la main, entouroient la table. L'honneur de fervir 1'Empereur k cette féte, appartient exclufivement aux Hongrois. ' Lorfque Sa Majefté demanda a boire , un Seigneur Hongrois verfa  C 3 r 3 ) fa-une goutte de vin dans une coupe & en gpüta; il en remplir. enfuite une autre coupe qu'il preTenta, un gerou en terre. L'Empereur four.it plus d'une fois a ce Seigneur pendant la cérémonie, & toute- la conduite de ce Prince fembloit exprimer qu'il regardoit cette attitude de foumiffion comme trés déplacée d'homme a homme, & qu'il ne fouftroit toute cette momerie que par égard pour un ancien ufage. II y eut une foule de fpedtateurs a cette fête, & nous eümes bien de la peine a obtenir la permiffion d'y affifter; cependant tout ce qu'il y avoit a voir fe bornoit a quelques hommes bien habillés, affis a une table deiicatement fervie, & mangeant d'affez bon appé* tit. Depuis la féte de S'. Etienne, nous avons vü celle qu'on célébre annuellement en mémoire de la défaite de Parjnèe des Turcs , & de la délivrance de Vienne, par Jean Sobiesky, Roi de Po«logne. La familie Impériale & la nobleffe des deux fexes, mare ha en pror ceffion poflr aller entendre la Meffe h. 1'Eglife de Sc. Etienne. • On avoit élevé Tornt II. O  C 314 ) pour eet effet dans le milieu de la rue , qui conduit du Palais Impérial è cette Eglife, une efpèce d'eftrade, qui étoit bordée des deux cótés par une file de foldats des gardes; les fenêtres & les toits des maifons étoient remplis de fpectateurs. — Le Duc de H— fic. moi trouvames une trés bonne place, a une fenêtre de 1'hötel de 1'Ambaffadeur de Venife. Cette cérémonie eut été trop fatigante pour lTmpératrice; auffi ne 1'honorat'elle point de fa préfence; mais 1'Empereur , 1'Archiduc, les ArchiducheffeS, & toute la nobleffe y affifiérent. Ils furent fuivis par une quantité prodigieufe d'Evêques, deprêtres & de moines; & une bande nombreufe de muficiens fe faifoit entendre le long du chemin. Comme c'eft un jour de réjouiffance, on penfe que les habillemens les plus riches & les plus gais expriment le mieux la pieufe reconnoiffance, conve* nable a une telle occafion. Les Dames furtout étalérent leur dévotion de la manière la plus brillante. Cependant leur ame n'étoit pas occupée de penfécs réligieufes jufques a oublier leurs  C 315 ) amis qui fe trouvoient aux fenétres; elles ne leur épargnoient, chemin faifant, ni de gracieux fourires, ni des fignes de tête. Le lendemain la fattiille Impériale dina en public, & il y eüt beaucoup de fpectateurs; je ne füs pas de ce nombre, quoique perfonne ne fouhaite de meilleur cceur a cette augufte Familie la jouiffance de tous les agrémens de la vie. Je ne comprends pas par quel motif la Familie Royale de France, & celle d'autres pays font dans I'ufage de manger en public. II n'eft pas poffible qu'on fe foit imaginé que de voir ces Princes & ces Princelfes macher & avaler leurs alimens, foit un fujet d'admiration pour les fpeclateurs. On pourroit-être perfuadé qu'ils font en état de s'acquitter de ces fonctions , fans que la chofe fütattfftée par unenuée de témoins. S'ils ont deffein de procurer -un amufement a leurs fujets, ils ont pour eet effet mille autres moyens plus 'efficaces ; car, quelqu'intérefiant que puifle être le róle d'aéteur a un repas, celui de fpeótateur eft certainement ua O 2  ( 316- ) des plus infipides qu'on puifle imaginer. Le mérae foir il y eut a Schönbrun, un grand bal mafque', qui fut plus géne'ralement amufatft. — On avoit diftribué mille billets pour ce bal. — Des dragons e'toient poftes Ie long du chemin depuis Vienne, pour tenir les caroffes dans leurs rangs & pre'venir la confufion. — Les principaux appartemens de ce magnifique Palais, étoient ouverts pour recevoir la compagnie. — II y avoit dans trois grandes falies , au rez de chauffée, des tables fur levquelles on avoit fervi une collation qui confiftoit en volailles , jambons, confitures, avec des ananas & toutes fortes de fruits ; le vieux vin de Rhin, le Champagne & d'autres vins diftingués, y couloient en abondance. Au bout de la grande»fal!e a manger , il y avoit un flège élevé pour 1'Impératrice, & pour quelques Dames de fa fuite; 1'Archiduc, les Archiducheffes, la Princeffe de Modène , & quelques autres perfonnes de la première iSiobleffe, au nombre de vingt & quatre, danférent un grand ballet. Les dan-  ( 317 ) feurs, hommes & femmes, étoient ha; billés en taffetas blanc, avec des rubans violets accompaenés d'une quantité prodigieufe de diamans. • Ce ballet fut danfé trois fois a difFérens intervalles. — Ceux quil'avoient déja vü paffoient dans la galerie & dans d'autres appartemens , pour faire place a de nouveaux fpectateurs. Dans le jardin, vis-a-vis des fenêtres du palais, on avoit conftruit, fur unterrain élevé, une charpente qui repréfentoit un grand & magnifique temple. II étoit illuminé par un nombre incroyable de lampions, qui brülérent pendant toute la nuit. Cette illumination fit un trés bel effet, vue de Vienne & d'autres endroits encore plus éloignés. L'Empereur fe mêla parmi la compa" gnie, fans cérémonie & fans aucune diftinction, ne prenant d'autre part a la fête quecelle de fpectateur. II caufoit, au milieu de la falie, avec la plus grande familiarité avec un Seigneur Anglois, fans remarquer qu'on alloit commencer le troifième ballet, lorfque le maitre de cérémonie vint lui parler a 1'oreille. —- L'Empereur, prenant 1'Anglois par O 3  ( 3x8 ) ebras, dit: AUons Mdifieur, cntious thaffe — ilfaut fe retirer ; & il paffa immédiatemcnt dans une autre chambre, pour faire place a d'autres qui n'avoient pas encore vü cette danfe. Cettefêtö magniilque futdonnée pour 1'Archiduc & la. Princeffe de Modène fon Epoufe, qui re'fident ordinairement a Milan. — L'Impératrice , entourée ainfi de fa familie , paroiffoit fatisfaite & heureufe ; — Elle fembloit partager la joye & le plaifir de 1'affemblée. — Cette Princeffe eft tendrement aimée de fes enfans; elle ne 1'eft pas moins de tous fes fujets, qu'elle envifage auffi comme fes enfans, plus que ne font ordinairement les Souverains. On fe trompe lorfqu'on fe perfuade que beaucoup de dévotion rend 1'humeur chagrine: II faut convenir fansdotite qu'elle ne re'uffit pas toujours a adoucir 1'auftérité naturelle & certaines perfonnes; mais dans un caractère doux & bienfaifant, une vraye pie'te' fortifie Sc rend aótives toutes les bonnes difpofitions qu'elle y trouve. J'en ai vü mille exemples, & je penfe que Sa Majefté Impériale en augmente le nombre.  ( 319 ) LETTRE XCI. Vienne. L'Empereur eft de moyenne taille, bien fait & beau de vifage. II reffemble beaucoup a fa Sceur, Ia Reine de France, & c'eft a mon avis, faire Té* loge de fon air. — Ce n'eft qu'après 1'avoir vü, que j'ai pü croire qu'il fut poffible a un perfonnage d'un rang auffi e'Ieve', de mettre tous ceux avec lcfqucls il parle li fort a leur aife. Ses manières , ainfi que je 1'ai déja dit plus d'une fois, font affables, obligeantes, & n'ont rien de cét air fier & dédaigneux qu'une haute naiffance fait prendre quelquefois. Ceux qui ont 1'honneur de fe trouver dans la compagnie de ce Prince , bien loin d'être repouffés par fa hauteur, doivent au contraire veiller fur eux-mêmes pour fe gardcr dc prendre un ton de familiarité quine conviendroitpas vis-a-vis d'un tel perfonnage, quand même il auroit la condefcendancc de le permettre. L'Empereur eft régie dans fa maniè0 4  C 320 ) re de vivre, modéré dans fes plaifirs, ferme dans fes plans, & aftif dans les affaires. II a beaucoup d'affeiftion pour fon armée, & il aime que les foldats jouiffent non feul'ement du néceffaire, mais encore des agrémens qui s'accordent avec leur fituation. II a fans doute de l'ceconomie, & de'penfe trés peu d'argent pour une vaine pompe , pour des maitreffes ou pour des favoris; & je ne crois pas que ce foit fur de meilleurs fondemens que fes ennemis le taxent d'avarice. . Je ne.puis m'empêcher de regarder 1'ceconomie comme une des qualités les plus indifpcnfables dans un Prince. La libéralité, pouffée mëme au-dela de ce que permet la prudence, peut étre regardée dans un particulier comme une fortede grandeur d'ame, paree que fon bien eft, a tous égards, le fien ; & ilne fait de tort qu'a lui-mêmeen le diffipant. II fait que quand il 1'aura perdu , perfonne ne le dédommagera de fa folie. — Il paroit avoir pris la réfolution de fe foumettre a une pauvreté future, plutót que de renoncer au bonfleur actuel de fe montrer libéral, «Sc de  ( 321 ) donner aux autres plus que fes'moyeus ne le permettent. II n'en eft pas ainfi d'un Prince. —Ce qu'il diflïpe n'eft pas a lui, mais eft 1'argent du public. — II fait que la pompe & la fplendeur de fa Cour ne feront pas diminue'es, & que fes fujets feuls fouffriront de fa prodigalité. Voila pourquoi, lorfqu'un Roi a donné de groffes fommes d'argent a quelque particulier, on peut bien juger par les motifs du don & par d'autres circonftances, fi eet argent a e'te' donné a propos ; mais cette action ne fauroit être qualifie'e de générofité. La générofité, envifagée comme vertu, confifte en ce qu'un homme fe privé lui-même de quelque chofe pour 1'amour de celui qu'il veut obliger. II n'y a point de générofité a donner k 1'un ce que 1'on eft fur de recevoir le moment après d'un autre. Les aótions des Rois qu'on qualifie de ce beau nom, ne confiftent fouvent qu'a tranfporter k des fujets oififs le fruit des travaux de leurs fujets laborieux. J'ai entendu des muficiens & des afteurs célébrer la noble générofité d'un Prince a leur égard, O S  ( 322 ) penrJant que ce même Prince avoit auprès de fa perfonne des hommes doués de talens utiles & d'un mérite réel, qui manquoient de pain. — L'Empereur n'a certainement point cette forte de générofité. Son habit ordinaire (& le feul que je lui aye vü porter, excepté a la fête des Clieyaliers de S*. Etienne) eft un fimple habit d'uniforme blanc, relevé de rouge. Lorfqu'il va a Laxenbcrg, Schönbrun, & d'autres endroits prés de Vienne, il n'a qu'une chaife ouverte a deux chevaux, & un feul domeftique derrière lui, fans aucune autre fuite. '— II permet trés rarement a la ga'rde de fortir lorfqu'il paffe. — Perfonne n'a jamais eü une difpofition plus décidée a s'inftruire. — Ce Prince aime a s'entretenir avec des gens d'efprit, Aufiï-tót qu'il entend parler d'un homme qui fe diftingue par quelque talent, de quelque nation, ou de quélquerang qu'il foit, il cherche a levoir, &, dirigeant Ia converfation fur 1'objet qui fait la réputation de eet homme, II ie procuré toutes les lumières qu'il lui eft poffible d'en tirer. De tous les mo-  C 323 ) yens d'acquérir des connoiffances c'eft lans doute le plus efficace, & il n'y en a point de plus convenable pour celui ii qui des occupations indifpenfables ne permettent pas de confacrer beaucoup de tems a Pétude. L'Empereur paroït être convaincu, que la vanite' & 1'ignorance de beaucoup de Princes ne doivent fouvent être attribuées qu'aux formalite's Sc aux e'tiquettcs de Cour, qui les privent de 1'avantage, dont jouit le refte des hommes, de fe voir fans contrainte, & de s'e'clairer mutuellement: II penfe, qu'a. moins qu'un Roi, ne fache mettre de cóte' fes gardes & toute la pompe qui 1'environne, & ne fre'quente certaines fociéte's fur un pied d'e'galite', il lui fera trés difficile de connoitre ni le monde, ni lui-même. Un foir que, chez la Comteffe de Walfteyn, la converfation tomba fur ce fujet , 1'Empereur cita quelques exemples finguliers & rifibles des inconvéniens de 1'étiquette a une certainc Cour. Quelqu'un fit mention des moyens efficaces que Sa Majefté' avoit mis en ufage pour bannir de la Cour de O 6  ( SM ) Vienne tout inconvénient de cette fhi te. quoi ce Prince répliqua: il ie roit dür, fans doute que, paree que j'ai le malheur d'étre Empereur, je füffe privé des plaifirs de la fociété qui font fi fort de mon goüt. Toutes les grimaces & la repréfentation, auxquelles on accoutume les Princes dès le berceau, ne m'ont pas rendu affez vain, pour me faire croire que je fois fupérieur aux autres hommes dans les qualités effentielles; & fi j'avois Ia moindre difpofition a penfer de cette manière, rien ne feroit plus propre a m'en guérir que ma méthode de voir des fociétés, oü j'ai tous les jours occafion de fentir combien je fuis inférieur en talens a ceux que j'y rencontre. Quei plaifir poürrois-je avoir a me donner des airs de fupériorité, lorfque je fuis convaincu que cette fupériorité n'exifte pas. Voilé pourquoi je cherche aplaire, «Sc a jouir, comme le refte des hommes , autant que les embarras de ma fituation me le permettent, des agrémens de la fociété, perfuadé que c'eft le feul moyen de m'éclairer «Sc de me rendre heureux.  ( §25 ) Un tel langage eft affez ordinaire a de pauvres philofophes •, mais je penfe qu'on 1'a trés rarement entendu dans la bouche des Princes , & qu'il eft plus rare encore de voir ces derniers fe conduire en conféquence. Peu de jours après on tira un feu d'artifice au Prater. C'eft un vafte pare , plante' d'arbres & entouré par le Danube, fur lequel il y a un pont de bois. Comme il n'eft pas permis a des voitures de paffer ce pont, il faut fortir de fon caroffe & marcher. A 1'un des cóte's du pont, il y a un fentier etröit, fe'pare' par une baluftrade. Beaucoup de gens eürent 1'imprudence de prendre ce fentier, dont 1'entrée eft fort large, mais la fortie difficile. Le paffage fut donc bientót bouché; on ne pouvoit avancer qu'a pas de limagon, de la manière du monde la plus gêne'e & la plus défagre'able ; pendant que ceux qui avoient pris le milieu du pont marchoient a leur aife fans s'embarraffer, non plus que les riches dans le voyage de la vie, de l'incommodité que fouffroient leurs compagnons. ■ Quelques-uns de ces derniers, qui e'-? O i  ( 326 ) toient de petite ftature, & qui avoient beaucoup d'adreffe, réuffirent a fe gliffer fous la baluftrade, & a entrer dans le grand chemin ; mais ceux qui e'toient gros & de haute taille furent oblige's de fe foumettre a leur fort. -7— Un Anglois, qui avoit été chez laComteffe de Walfteyn , lorfque 1'Empereur tint le difcours que j'ai rapporté plus haut, fe trouva parmi ces derniers. Ce Prince venant a paffer & remarquant comment les petits fe tiroient d'affaire , pendant que 1'Anglois étoit forcé de refter dans une fituation fort défagréable , il lui cria : Ah! Monjieur, je vous ai annonaè combien il eji incommode d'être trop grand. — Aprejent vous devez être de mon avis; — mais comme je ne puis rien faire pour vous foulager, je nous recommande d St. George. II y a des gens qui, ayant entendu parler de 1'affabilité peu commune de 1'Empereur, & de fon mépris pour cette pompe & cette repréfentation, dont le commun des hommes fait tant de cas, prétendent que tout cela n'eft que pure affeótation. Mais fi on peut taxer d'affectation des difcours & une condui-  ( 3*7 ) te toujours uniformes, je ne fais continent on pourra parvenir a connoitre le fond du caraötère de qui que ce foit. A la ve'rite' ceux qui ont un goüt de'cidé pour certaines chofes, font trés porte's. a foupconner d'affectation ceux qui ont un goüt différent du leur. Je ne me rappelle pas de vous avoir jamais dit, que notre ami R— qui aime fa bouteille par deffus tout, & qui a pour vous la plus haute eftime, m'a fait connoitre un trait de votre caractère, dont je n'ai jamais eü le moindre foupgon. Un jour après le diner, lorfque quelques bouteilles de bon vin eürent réchauffé fon amitié & ouvert fon coeur, il fe hut dans la tète de faire 1'énumération de vos bonnes qualités , 6z il conclud le cataloguc , en difant que vous n'étiez pas un buveur d'eau. — Je favois ce qu'emportoit cette exprefïion, dans la botiche de R—. Je témoignai donc mon étonnement, & je lui dis que de ma vie je ne vous avois vü boire plus de trois ou quatre verres. — Ni moi non plus, répondit - il; mais croyez m/en, c'eft un trop hon-  ( 3*8 ) nête garcon pour ne pas aimer le bon vin; & je fuis perfuadé que fa fobrie'ce' n'eft autre chofe qu'affectation. LETTRE XCII. Vienne. Je fuis revenu dernièrement du chdteau du Prince de Lichtenftein a Felberg en Autriche, oü j'ai paffe' quelques jours trés agréablement. La familie de Lichtenftein eft une des premières du pays pour 1'ancienneté, les richeffes & les dignités. Ce Prince, outre fes terres en Autriche $ a des biens confidérables dans-ia "Bohème, la Moravie & dans cette partie de la Siléfie, qui appartient a 1'fmpératrice. II a comme le Prince Efterhafi, des gardes du corps qui font a fa folde. — Je crois que ce font les feuls fujets en Europe, qui ayent confervé cette diftindtion. Felberg eft un beau chateau antique, environ a quarante milles de Vienne. Les appartemens font vaftes, commodes  C 329 ) & meïiblés avec la magnifieence ordinaire aux Nobles de ce pays. Nous y trouvames, outre le Prince & la Princeffe, le Comte de Degenfeldt & fon Epoufe, qui eft une Dame de beaucoup de mérite, Mr. M—1 Officier Anglois, & un autre de nos compatriotes. Nous fümes a tous égards magnifiquement traités , mais furtout par rapport au nombre de domeftiques. Quelques Seigneurs Autrichiens pouffent eet artiéle de luxe a un point que les meilleures maifons d'Angleterre auroient peine a foutenir; car chez nous 1'entretien d'un feul laquais coüte autant que celui de quatre a Vienne. Le lendemain de notre arrivée on nous fervit a chacun fon déjeuner dans fa chambre, comme c'eft 1'ufage. Nous partimes enfuite pour une autre campagne appartenante a ce Prince, éloignée d'environ fix milles, & oü il avoit deffein de procurer au Duc le plaifir de la chafle. La Ducheffe , la Comteffe de Degenfeldt, le Duc & le Capitaine M— étoient dans un caroffe; le Prince, le Comte & moi dans un autre ; Les deux jeunes Princes avec leur  C 33° ) gouverneur, & le jeune Anglois dans un trorfième; & une nombreufe fuite a cheval. Comme a notre arrivée, le jour étoit déja fort avancé, je penfai que la chaffe commenceroit d'abord. — Mais tout fe fait ici avec beaucoup d'ordrc & de méthode, & on jugea a propos de diner auparavant. Après y avoir employé un tems convenable , je fuppofai quê les hommes alloient immédiatement fe mettre en train, qultcant les Dames jufques a leur retour. •— Ici encore je füs trompé dans mon attente. ■ Les Dames devoient nous accompagner k cette partie. — Mais comme il falloit de toute néceffité traverfer un grand bois fort épais, on nous donna au lieu de caroifes , d'autres voitures d'une conftruction particulière & trés commode, dont j'ai oublie' lenom. Elles font en forme de bancs avec des fiéges rembourrés; fix ou fept perfonnes peuvent s'y mettre, les unes derrière les autres. Elles font tirées par quatre chevaux , gliffent comme des traineaux, & paffent par de petits fentiers & des chemins non frayés, ce  C 331 ) que ne pourroient .faire des voitures a roues. Après avoir traverfé le bois de cette manière, nous trouvames affez loin au dcla une grande plaine ouverte , dans laqueile il y avoit des enclos circulaires d'arbres & de taillis, a de grandes difrances les uns des autres. — Cette chaffe nous avoit jufqu'ici trés peu fatigués», car nous avions fait tout le chemin en caroffes, ou fur des traineaux, encore plus doux que des caroffës. En un mot, depuis le de'jeüner, nous avions e'té complettement paffifs , excepté le tems que nous avions éte' h table pour diner. Arrive's dans cette grande plaine , on me dit que la chaffe alloit bientót com meneer. Je m'attendois qu'après une fl longue inaftion , nous allions avoir quelqu'exercice violent, & je commencai a craindre que les Dames ne fe fatiguaffent trop. Mais ne voilat'il pas que les domeftiques du Prince fe mirent a arranger quelques chaifes a porteur a une petite diftance de 1'un de ces halliers, dont j'ai parle plus haut. La Princeffe, la Gomteffe & le relte de  C 332 ) la compagnie prirent leurs places-, & lorfque chacun fut aflis, on m'afiüra que la chaffe commengoit. Je vous avoue que ma curiofité e'toit monte'c afon comble; je brülai d'impatience de voir la fin d'une chaffe qui avoit commence' d'une manière fi différente de toutes les idéés que j'avois de ce divertiffement. Lorfque je me perdois dans mes conjectures, je vis a une grande diftance une longue ligne d'hommes qui s'avangoient vers le petit bois, auprès duquel nous étions affis, En approchant, cette ligne forma peu-apeu un fegment de cercle, dont Ie hallier étoit le centre. Je m'appergüs que c'étoient des payfans avec leurs femmes & leurs enfans ;s'avangant de cette manière, ils faifoient lever le gibier,qui naturellement fe réfugioit dans le buiffon; après quoi les payfans, y étant entrés avec impétuofité du cóté oppofé a celui oü la compagnie s'étoit poftée, chafiérent le gibier du buiffon, & alors commenga le maffacre. On avoit pourvu chaque perfonne de la compagnie d'un fufil, &ilyen.avoit beaucoup d'autres qu'on tenoit  ( 333 ) prêts, tout chargés. Les doraeftiques étoient occupés a recharger les fufils auffi-töt qu'on les avoit tirés; de forte qu'on ne ceffa dc tirer, auffi longtems qu'il fortit du gibier du petit bois. —i Le Prince ne manqua preiqu'aucun coup. — II tua lui-même une trentaine de perdrix, quelques faifans' & trois lièvres. Au commencement de la chaffe, je fïïs fort furpris de voir un domeftique remettre un fufil a la Princeffe, qui a« vee beaucoup de fang froid & fans fe lever de fon fiège coucha en joue une perdrix , & 1'abattit dans le moment. Elle tua, avec la même facilité une douzaine de perdrix, dans une vingtaine de coups. Les exploits du refte de la compagnie n'eiirent rien de remarquable. J'appris alors, ce que j'avois ignoré jufqu'è ce moment, que tirer des armes a feu eft un amufement affez ordinaire aux Dames Allemandes; & il eft bien apparent que c'eft par égard pour la délicateffe du beau fexe que les robuftes Germains ont rendu le divertiffement de. la chaffe fi peu fatigant.  C 524 ) 'La compagnie s'avanca enfuite vers les autres buiffons, d'oü il fortit pareillement quelque gibier, qu'on tua de la même manière. — Le lendemain le Prince nous conduifit encore a une autre campagne, 'oü il y a un beau pare ouvert, rempli de daims, de chevreuils, «Sc de cerfs, dont quelques-uns font d'une grandeur extraordinaire. II y a auffi un grand nombre de fangliers fauvages; le Duc de H— en tua un, avec la permiffion du Prince. II n'eft pas poffible de furpaffer Ia politeffe «Sc la fomptuofite', avec lefquel-. les la compagnie fut traite'e pendant le fe'jour qu'elle fit a Felberg. La Princeffe eft une femme trés aimable «Sc de beaucoup d'efprit; elle éleve fes enfans «Sc conduit fes affaires avec tout 1'ordre «Sc toute la prudence poffibles. Cette familie va retourner apre'fent a Vienne, ainfi que le refte de la Nobleffe, qui font demeure's jufqu'a ce moment a leurs campagnes. La familie de Monfieur «Sc Madame de Pergen a éte' ici depuis quelque tems. Cette Dame eft amie intime de la Comteffe Thune; & prefque tous ceux qui forment la fo-  ( 335 ) ciéte' de cette dernière , s'affemblent deux fois la femaine chez Madame de Pergen. Elle eft rivale de la Comteffe en bon fens & en beaucoup d'autres qualités, & partage avec elle, fans jaloufie, 1'eftime de ceux qui compofent la bonne compagnie deN Vienne. Le ton agre'able de la fociété' dans cette ville, & le grand nombre de perfonnes de mérite avec lefquelles je fuis lié, ne me font penfer qu'avec beaucoup de peine a la quitter ; mais le Duc de H— a deffein de paffer 1'hyver en Italië, fans quoi il feroit obligé de temet» tre ce voyage d'une année entière, ou de fe foumettre au défagrément de voyager, dans ce climat c-haud, pendant les mois d'été; ce qu'on fait trés bien d'éviter, dès que la chofe eft pofnble. LETTRE X C I I I. Vienne. Je n'ai pas encore parle' de 1'armée Autrichienne, craignant de vous avoir raffafié de détails militaires dans mes  ( 33* ) lettres de Berlin , dont j'avois le fujét continuellement devant les yeux. Mais 1'Empereur n'a que peu de troupes en j garnifon a Vienne. — Elles ont trés bon air, & 1'armée en général eft mieux habillée qu'aucune de celles que j'ai j vues. Aulieu d'habits k longues bafques , i'uniforme eft un pourpoint court de drap blanc, avec la vefte & les culottes de même, & chaque foldat a un iürtout de gros drap gris, qu'il porte lorfqu'il fait un tems froid & pluvieux. -Lorfqu'il fait beau, il roule cette capote en un petit paquet, qui 1'embarraffe peu .ou point dans fa marche. Ils ont, au lieu de fouliers, des botincs; &, au lieu de chapeaux, ils portent des bonnets d'un cuir trés épais, avec une plaque de cuivre au-devant qui eft ordinairement levée, mais qu'ils peu. vent abaiffer au befoin, pour que le foleil n'incommode point leurs yeux. A 1'exception d'un petit nombre de Hongrois qui font la garde dans le palais , il n'y a pas, dans le Service Autrichien, de troupes ayant une paye extraordinaire & des privileges exclu- fifs,  ( S 3" 7 ) flfs, fous le nom de gardes du corps; La garnifon de Vienne eft forme'e par des re'gimens ordinaires, qui font tour a tour 1'office de gardes. Le danger de ces fortes d'établiffemens ne paroit-il pas avec e'vidence, par 1'infolence des Gardes Praetoriennes a Rome, fi fouvent redoutables a leurs maïtres, par les fre'quens foulè<= vemens des Janiffaires a Conftantinople, & par les re'volutions dont les gar« des Ruffes a Petersbourg ont éte' 1'inftrument. Ces exemples peuvent avoir engage' le gouvernement Autrichien a fe de'partir d'un fyftéme,, qui n'aboutit qu'a rendre certains régimens moins utilcs ■& plus dangereux , que le refte de 1'arme'e. On compte 1'arme'e Autrichienne a beaucoup au-dela de deux cent mille hommes; & on croit que jamais elle n'a eu un auffi grand nombre d'cxcellens officiers qu'actuellement:; de forte qu'en cas de guerre avec le Roi de Pruffe , les deux puiffanccs .feroient plus e'gales que jamais. . II feroit malheureux pour la Cour d'Autriche fi unc telle guerre vcnoit a s'allumer a -fté-_ Tomé II. P  C 33S ) fent; car il y a une efpèce de révolte* parmi les payfans de Bohème, qui donné beaucoup d'inquiétude , &"par laquelle plufieurs particuliers ont foufferfi de grandes pertes. Un Sejgneijt lu premier rang a eü fa maifon, avec tous fes meubles, brüléc jufques aux fondemens, ainfi que quelques grands batimens extérieurs prés de fon chateau. II y a des gens qui fouticnnent que ces excès ne doivent être attribués qu'a la méchanceté du peuplc. D'autres foutiennent que les payfans de Bohème ont été durement opprimés par leurs Seigneurs, cc qui a réduit ces pauvres .gens au défefpoir. Quoiqu'il en foit, il me paroit inconteftable, qu'il feroit beaucoup plus avantageux pour les Seigneurs , auffi bien que pour les payfans, que ceux-ci nc füffent pas ferfs, mais libres. Aótuellement ils payent leur redevance, en travaillant un certain nombre de jours dans la femaine pour leurs maitres; & ils s'entreticnncnt eux-mê•mes &Jeur familie en travaillant les :autres jours pour leur propre comnte. •Vous croirez fans peine , qu'ils ion: #lus d'quvrage en un jour poureux-  ( 339 ) roémes, qu'en deux pour le compte de leurs Seigneurs. II en réfulte de 1« part des maitres de la mauvaife humeur & des coups, ainfi que du reffentiment & des révoltes de la part des payfans. Si les terres en Bohème étoient affermées a des hommes libres, moyennant une redevance honnête, la liberté & la propriété exciteroicnt un efprit d'induftrie dans ce pcuple indolent. Alors ils travailleroient tous les jours de bon cceur & avec joye, & je fuis convaincuque les revenus des proprictaire3 s'accroitroient jonrnellement. Les payfans dc leur cótédcmeureroient attachés ala glèbeautant par goüt, qu'ils lefont a préfent par nécefiité. — Ne voyonsnous pas en Angleterre des families demeurer pendant plufieurs générations dans les terres des mémes Seigneurs quoique lepropriétaire ait le privilege de' changer de fermier , & que le fermier ait Ie droit de changer de maitre. a 1'expiration de chaque bail ? Dans prefque tous les pays de 1'Eu* rope, excepté 1'Angleterre, les habitans font bornés de manière ou d'autre P s *  •a la fituatioü dans laquelle ils font nés. •Le défaut total d'éducation oblige le plus grand nombre a gagner leur fubfi■ftance par le travail des mains. Des préjugés nationaux empêchent d'autres de s'élever au-deffus de 1'état de leurs parens , quelle que foit la fublimité de 3eur génie ou 1'étendue de leurs connoiffances. Mais dans notre ifle, la porte de la fcience & par conféquent lc chemin de 1'ambition , font ouverts a tout individu. Même jufques dans les villages les plus reculés, les plus pauvres habitans recotvent quelque degré d'éducation. Ce degré d'éducation peut demcurer inutile a nonante neuf perfonnes fur cent; & parmi le petit nombre de ceux qui en profitent, il y en a peu, je Tavouc, qui fe diftinguent d'une fagon remarquable; la raifon en eft que les grands génies font partout & en tout tems trés rares. — II faut convenir fans doute que la plus grande partie -des habitans d'un même pays & d'un même climat naiffent avec a-peu-près ies mêmes talens naturels & que c'eft |e -plus eu le moins d'éducation, &  C 54* ) d'autres moyens de fe perfcc~tionncr> qui forment peu-a-peu toute la différence qu'on appercoit cntr'eux dans la> fuifje de leur vie; cependant je ne fau-rois croire, avöc ILIvetius , que le génie foit cntièrcmcnt 1'ouvrage de 1'édu-* oation. Je fuis parfaitement convaincu quela Nature produit cominuellement, cheztcus les pcuples, quelques individus d'une organifation plus-délicate , ayantla plus grande aptitude pour toutes fortes de fciences, & dont 1'efprit eft capable d'embraffer & de lier enfemble un plus grand nombre d'idées-, que ne fauroient le faire des hommes ordinair es quelques peines qu'ils puiffent fe donner. Cette fupériorité naturelle eft cequ'on nommc dit génie. Partout oü ii< y en a, il ne faut que peu de culture pour lc manifefter; cependant il er* faut nécefïairement une certaine mefure. S'il fe trouve dc ce génie chez des-'payfans de Ruffle, dc la Polognc, &, d'autres parties de 1'Alli.magne, il ne. fc manifefte pas. faute de cette culture * P 3  C 3*» > ciï paree qu'il eft étouffé par un étaï d'öppreffion. Mais cette e'ducation qui eft générale en Angleterrc, quelque peu eonfidérable qu'elle foit, fuffit pour réveiller , animcr & enfiammer le feu d'un génie extraordinaire , que la Nature, cette mère impartiale, place indifférernment dans 1'ame d'un payfan, ou da"s celle d'un Prince. La probabilité qu'il s'éleve dans un pays des hommes diiïingués & vraiment grands, ne doit donc pas être calculée par le nombre de fes habitans ; mais par le nombre de ceux d'entr'eux qui rec,pi-vent la culture néceffaire pour développer leurs facultés. Suppofé qu'un Royaume contienne huit millions d'habitans, & un autre trois fois autant,on peut doncs'attendre, felon les réflexions que je viens de faire, a voir s'élever beaucoup plus de génies originaux, & d'hommes diftingués dans les arts & les fciences, dans le premier de ces Royaumes que dans le fecond. En Angleterre par exemple prefque tous les natifs peuvent entrer dans ce calcul; mais dans les autres pays  C 343 ) dont j'ai parle', les payfans, qui for-! ment la plus nombreuie cialTe , doivent abfolument ê;re compcés pour rien. LETTRE X C I V. Vienne. On voit a Vienne un zèle plus vif & plus général pour la Religion que dans aucune autre ville d'Allemagne-, je n'cntreprendrai pas de décider, fi on doit 1'aitribucr a 1'exemple de Plmpératricc, ou a quelqu'autre caufe : Auffi remarque-t'on ici plus d'apparcnces dc fatisfatTtion & dc bonheur que dans des lieux, oü les impreffions religieufes font plus foibles & moins étendues. II eft affez probable que 1'une de ces chofes eft une conféquence de 1'autre. L'Irréligion & le feepneifme , outre leur pernicieufè influence fur lesmceurs & la deftinée future des hommes, altérent jufques a leur bonheur tempore!, en détruifant ces efpérances qui, dans plufieurs adverfités, font notre u-' nique confolation. Quelque fupérioriP 4  C ?44 ) 'té que puiflènt s'attribuer ces efprits-, q&i tournent en ridicule ce que leurs. concitoyens regardent comme facré , des doutes eruels qui s'élevent dans leur ame I'emportent fouvent fur leur vantte'. L'incertitude fur les objets Jes plus intéreifans-, ou une ferme pcrfuafion de 1'ane'antiffement, font des ^holes e'galement infupportables pour la plupart des hommes, qui tót ou tard afpirent aux glorieufes récompenfes que la religion promet aux croyans. » Tout ce qu'on peut dire, c'eft qu'un petit nombre de philoföphes a foutenu fans peine 1'idée de I'anéantiffement ; mais jamais cette idee ne fauroit êtreune fource de fatisfaftion ou de plaifir. Des gens fort fenfibles ne fauroient la fupporter longtems; leur de'fir ardent: d'immortalité renverfe tous les fyftémcs. qu'une fauffe philofaphie avoit voululeur faire adopter; ils ne fauroient fe contenter d'une doctrine, qui arrache du cceur une efpe'rance profonde'ment enracmée, qui dëtruit tous ces Hens. d'humanité , d'affection , d'amitié & d'amour, que ces hommes fe font plu aforaier, &. qu'ils croycnt devoir d.u-  C 34o )' rer éterneüement. Puifque la fenfibi'fï— té;é]oigne lc cceur du fcepticifme &. 1'inclinc a la dévotion, il faut naturel-lement s'attendre è trouver plus decette dévotion chez les femmes quechez- les hommes. Peu de perfonnesde ce fcxe délicat ont pü fe familiarifer-. avec 1'idée d'un affreux néant; & le petit nombre de celles qui ont eü cette' force philofophique, n'ont pas été les • femmes les plus aimables. Ce-n'eft pas le cas d'aucune des Da- « mes que je connois a Vienne, maisplufieurs d'cntr'clles ont leurs pctites fuperftitions pour lefquelles 1'Eglifc" Romaine oftre tant d'aliment. II y a > peu de jours qu'étanfchez une Dame , il m'arriva de prendre un livre qui é~ toit fur fa table; — Une petite eftam-pe, repréfentant la Vierge Marie, im- • primée fur du parchemin, gliffa d'cn-tre les fcuilles; fous la rigure de la^ Vierge il y avoit une infcription, que je traduis littéralement: „ Préfent de a fa meilleure' ,y amie — —, en témoignage de„ 1'cftimc & de 1'attachement les plus '; wfincères; je-la pric que toutes les:-  C 34O ~rr fois qu'elle contemplera cette figure „ de la bienheureufe Vierge, elle joi9, gne un fentiment de tendreffe pour „ fon amie abfente, aux mouvemens de „ reconnoiffance & d'adoration qu'el„ le e'prouvera pour la Mère du Sau„ veur". La Dame m'apprit que c'e'toit 1'ufage entre d'intimes amics de s'envoyer de tels pre'fens 1'une a 1'autre, lorfqu'elles doivent fe fe'parer, & lorfqu'il y a peu d'apparence qu'elles fe reyerront de longtems. II y a quelque chofe de fort tendre & de fort touchant è lier ainfi 1'amitié a des fentimens religieux, & a tacher de pre'fervcr la première des effets du tems & de 1'abfence par cette efpèce de confe'cration. — Cette infcription me rappel la certaines liaifons que j'ai dans ma patrie, & ce fouvenir m'affecta au-dela de toute expreffion. Je remarquai dans la maifon de cette Dame un autre beau tableau de la Vierge, ornè' d'unrichecadre, & d'un rideau de foye pour le prèferver de la pouffière-, J'obfervai qu'elle ne le regardoit jamais fans un air de yénération &  ( 347 ) d'amoiir, & qu'en paflant devant ce tableau lorfque le rideau étoit ouvert, elle ne manquoit jamais de faire une petite révérence. — Elle me dit que ce tableau avoit été longtems clans fa familie, qui en avoit toujours fait beaucoup de cas; moi & ma mère continua-t'cüe, nous fommes redevables de plufieurs des événemens hcureux de notre vie a la protection de la Ste. Vierge. Cette Dame paroilioit difpolée a penfer que la bienveillance de la Vierge pour elle étoit entretenue par les bons offices de ce même tableau. Elle déclara que fa confiance en la bonté & en la protection de la Vierge, e'toit fa plus douce confolation dans cette vie; que dans routes fes affliótions elle pouvoit ouvrir librement fon coeur a cette Prote&rice, & qu'elle n'avoit jamais manqué de fe trouver foulagée par de telles efftifions. . Je lui fis remarquer que des Protcftans pieux trouvoient la même confolation auprès du Tout-Puiffant. Voila, dir-elle, ce que je ne faurois comprendre. Dieu le père eft fi grand «Sc fl terrible , qu'une vive crainte le P 6  < 348 ) joignant è ma vénération, toutes mcsidéés fe troublent, lorfque je veux me préfenter devant lui; mais la bienneureufe Vierge eft d'un caraótère & doux, fi plein de condefcendance & de compaffion, que j'ofe m'adreffer a elle avec plus de confknce. Je fais, continua-t'elle que le devoirm'oblige d'adorer le Cre'ateur de 1'Univers, & je le fais felon mon pouvoir;. mais je ne puis me défaire d'une certaine frayeur dans mon culre, & même dans celui que je rends è mon Sauveur; roais la Vierge Marie e'tant de mon fexe, elle en connoit la foibleffe &. la. fragilité, &. jc puis m'ouvrir a elk avec une liberté que je n'oferois prendre avec aucune des perfonnes de la. Trés Sainte Trinité. Regardez fapkyftmsmie, ajouta-t'elle, en montrant le tableau, — mm Dien, qu'elle ejldou* te, qu'elle ejl gracieufe ! Cette manière de penfer , quelque contraire qu'elle foit aux principes des' jProteftans & aux maximes de la philo-föphie-, eft affortie a la nature du coeur ïuraain. — Vojtaire dit, que 1'hom-. Xfc. a. touiours. été encljn a, faire. JDim.  ( 349 ) afon image; cette Dame fe formoit 1'idée de la Ste. Vierge fur la repréfentation du peintre, auffi bien crue fur ce que les Evangéliftes en rapportent; & fa religion établiffant la mère du Sauveur comme un objet de culte, elle dirigeoit naturcllement fa dévotion vers une protectrice, avec laquelle elle croyoit avoir plus dc conformité, & a quielle fuppofoit une puiffance iüffifante pour la protéger dans cette vie, & hip procurer le paradis dans 1'autre. Quelques proteftans zélés feront' pcut-étre choqués des idéés théologiqucs de cette Dame ; cependant, comme a d'autres égards elle eft une femmed'un excellent caraftère, & qu'elle obferve les préceptes de la morale Chré-» tienne comme fi fon credo avoit été réformé par Luther, & revu enfuite par Calvin, il faut efpérer que les proteftans dont je parle ne me regarderont /pas comme outrant la charité, fi je fuppofe que les erreurs de fpéculation de • cette Dame pourront lui être pardon^ns'es, % .7,  C 350 ) LETTRE XCV. Viemie. La préférence que 1'on donne, dans les pays catboliques , a un Saint audeflus de 1'autre, a quelquefois fa fource dans un rapport fuppofé entre le cara&ère de ces Saints & celui de leurs de'vots. Les hommes attendent le plus de faveurs & de fupport de la part de ceux avec qui ils ont le p'us de rcflemblance, & ils admirent naiurcllement dans les autres, les qualicés qu'ils eftiment le plus en eux-mêmcs. Un Frangois, Officier de Dragons, fe trouvant a Rome, fut voir la fameufe ftatue de Moïfe par Michc! Ange. II y a des gens qui prétendent, que le fculpteur a donné a ce chef-d'ceuvre toute la dignité dont la figure humaine eft fufceptible; il a taché de donner a fa ftatue unc contenance digne du grand Légifiateur des Juifs , & de 1'ami de Dieu i qui avoit converfé avec lui face a face. L'Officier favoit 1'hilioire de Moïfe, mais il ne fit aucune atcention  ( 35* ) aux circonftances dont je viens de parler; il admira beaucoup plus le Conducteur des Juifs par une de fes aclions dans laqueile il s'écoit conduit en homme de courage, comme il auroit fait lui même. — Vtilh qui eft terrible ! voi/a qui eft fub.'ime! s'e'cria-t'il en rcgardant la ftatue & après une petite paufe, il ajouta: on voit la un droit qui a donné des coups de baton en jon tems, & qui a tui fon henvne. II n'y a pas de doute que les crucifix, les ïtatues & les tabieaux des Saints, dont les Eglifes Catholiques font remplies, n'aient pour but de re'veiller une dévotion languiflante, & d'exciter dans 1'ame des fentimens de gratr.ude & de vénération pour les perfonnes que ces images repréfentent; cependant on ne fauroit nier que la plupart des hommes étant d'un efprit borné , ils ne foient fort enclins a oublier les originaux, & i adorer les figures infenfibies qu'ils ont devant les yeux, & aux pieds defquelles ils fe profteimnt. De forte, qu'indépendamment des vues qu'on s'eft propofées en établiffant le culte des images, & indépendamment des effets é  que prodnifent ces images fur des Catholiques raifonnables & fenfés, il eft inconteftable qu'eïles font fouvent les objets d'une idolatrie auffi complette , que celle qu'on a jamais pratiquée a Athe'nes ou a Rome, devant les ftatuesde Jupiter, ou d'Apollon. Quel autre motif conduiroit cette foule de gens de tous les pays catholiques de 1'Europe a la chapelle de Notre Dame de Lorette. Toutes les ftatues de la Vierge ne font-el les pas également propres a rappeller fa mémoire, & chacun ne peut-il pas 1'adorer avec • autant de de'votion dans fa propre paroifie, que dans eet endroit de Vftalie. '— II faut donc que les pélerins fe pcrfüadent qu'il y a quelque vertu Divine dans la ftatue qu'on y conferve; qu'elle a quelque connoiffance des peinesqu'ils fe font donne'es, & des de'fagré- mens auxquels ils fe font expofés par de longs voyages entrepris uniquement pour s'agenouiller devant cette image , pre'fe'rablement a toutes les autres. C'eft fans doute ce penchant de 1'efprit humain qui engagea la Divüiité  C 553') défcndre aux JuiTs de faire des images taülées , ni aucune reffembfance des. cre'atures. II n'y avoit pas d'autre moyen de mimir ce peuple fuperftitieux^ contre 1'idolatrie; & cependant ni ce commandement fi pofitif, ni le zèlc «Sr les remontrances de leurs juges Sc de leurs prophétes ne' pürcnr les empécher. de faire des idoles, Sc de les fervir partout oü ils cn trouvoient. Les ftatues Sc les tabieaux qui ont éte'longtems dans une même familie, font ordinairement confervés avec le plusgrand foin; fouvent les propriétaires ont la même forte d'attachement pour eux, que les Payens en avoient pour leurs, Dieux Pénates. — On les confidère comme des Divinite's domeftiques «Sc tutelaires, fur la proteftion defquelles la familie fe repofe. Arrive-t'il a cette familie une fuite d'événemcns malheureux, on commence a foupconner que ces- images ont perdu leur influence. Cette manière de penfer eft pareillement fort ancienne. Suetone nous rapporto que la flotte d' Augufte ayant e'te' difperfée par une tempête, «Sc beaucoup defes vaiffeaux fubmerges , 1'EmpereuL",  C 354 ) ordonna que la ftatue de Neptune ne feroit pas pbrte'e en proceffion avec celIe des autres Dieux. Augufte penibit fans doute que le Dieu des mers nc vonloit ou ne pouvoit prote'ger fes vaiffcaux, & que dans 1'un & 1'autre cas il étoit indigne de toute marqué publique de diftinclion. La vraye doctrine de 1'Eglife Romaine n'autorife certainement aucune des fuperftitions dont je viens de parler, & dans lefquelles ne tombent pour 1'ordinaire que des gens crédules & fans lettres parmi le petit pcupie. Cependant on en trouve quelquefois des exemples dans les perfonnes d'un rang plus élevé. — Un Frangois d'un certain e'tat avoit une petite image du Sauveur fur la croix, dont la fculpture e'toit trés belle; il voulut la vendre a un Anglois de ma connoiffance. Après s'étre étendu fur la beauté du travail, ft ajoutoitque pendant longtemsil avoit eu beaucoup de dévotion pour ce crucifix, qu'il lui avoit adreffé inftamment fes prières, & qu'il s'étoit attendu en retour a quelque protection & a quelques faveurs; cependant, continua-t'il,  ( 355 ) an lieu de cela j'ai été dernièrement trés malheureux; tous mes billets que j'ai eü dans la lotterie n'ont rien tiré; j'ai été fortement intércffé dans la charge d'un vaiflèau revenant des Indes Occidentales , jc 1'ai recommandé a mon Chrift avec la plus grande ardeur dans mes prières, & de peur de manquer de confiance je n'ai point fait aflurer mes marchandifes; & malgré tout eela le vaiffeau a fait naufrage, la cargaifon a été entièrement perdue, il n'y a eü dc fauvé que 1'équipage , dont je r.e m'embarraflbis pas. Enfin, Mon~ fieur, s'écria-t'il avec un ton d'indignation mêlé de regret, & cn levant les épanles jufques par deffus les oreilles: Enfin Mpnfieur, mon Chrifi tn'a man-, qué ; & je le vends. Heureux les Chrétiens de toutes les communions, s'ils pouvoient s'en tenir aux préceptes fi clairs, fi raifonnables & fi utiles de la Religion Chrétic-nne, rejettant toutes les fuperftitions qui détruifent fa beauté originclle, & qui corrompent fa pureté.  C 356- ) LETTRE X C V I. Vitrine. P-artout oü nous avons été depuisnotre départ d'Angleterre, nous avons trouyéque nos difputes avec les colonies faüoicnt le principal fujet des conrecfations ; & ce fujet fe traite de jour en jour avec plus de chaleur. Aélueliement les gens du continent attcndent les nouvelles d'Amérique avec autantd impatience que les Anglois ; mais avee cette différence que les premiers, penfent tous de la même manière: Tousfont des vceux pour la profpérité des Américains, & fe réjouiffent de chaque echec que recoit notre armée.' II n'eft pas furprenant qus.les Franeois voyent avec plaifir des brouilleries, qui embarrafï'ent & affoibiilfent 1'Angleterre, & qui pourroient leur rendre leS' avantages que nous avons acquis dans la. dernière guerre; mais on ne voit pas auffi clairement le.s raifons qui fontprendre parti aux autres nations contre  C 357 5 i'Angleterre, & qui les rendent fi favorables aux Américains. Je pardonnerois cette manière de penfer, & je m'y joindrois méme, autant que mon attachement a Thonneur «Sc la félicite' de ma patrie pourroit me le permettre, fi ei le avoit pour principe 1'amour de la liberté, & un généreux préjugé en faveur d'un peuple repouffant l'opprefTion, & fe battant pour 1'indépendance. — Mais ce n'eft pas ici le tas, — Ceux qui n'ont aucun avantage è attendre de 14 révolte de 1'Amérique; ceux qui n'ont pas l'ide'e d'une liberté civile, & qui même feroient faehés de la voir établie dans leur pays-; ceux qui ne favent rien de cette affaire, finon qu'elle eft ruineufc pour I'Angleterre; tous époufent le parti des Américains , non par amour pour eux, mais évidemment paf averfion pour nous. Lorfque je m'appeieüs la première fois de cette difpofition des pcuples a notre égard, je crus devoir 1'imputer a la fupériorité que les Anglois attribuent a leur pays «Sc a leurs compatriotes par deffus tout le refte du monde; mais ce préjugé nous eft commun avec  C S5« ) les autres Nations , qui toutes nonrriffent cette opinion avantageule par rapport k elles-mêmes. — Elle prévauc certainement en France a un trés baut degré — La France eft le plus beau pays du monde; Les Frangois font lc peuple le plus fpirituel & le plus aimable;ils excellent dans tous les arts de la paix & de la guerre; Paris eft 1'éco-Ie de la politeffe, le centre du favoir, du génie &du goüt; voilé le credo univerfei; a peinc trouverez-vous fur ce fujet un fceptique ou un incrédule dans toute la Nation. La fatisfaction qu'on témoigne des malheurs dc 1'Angleterre ne peut donc procéder de cette caufe , puifqu'elle a lieu dans tous les autres pays. Elle peut a la vérite' être attribuée jufques a un certain point a 1'envie 6c a Ia jaloufie qu'excitent les richeffes ëc la puiffance de la Nation Angloife; mais d'avantage encpre, je penfe, au peu dc foin que nous avons de nous faire aimer des étrangers, & de nous faire pardonner notre profpérite. Les Frangois , qui font peut-être de tous les peuples le plus vain de lis ayantages, ont certaios  C 359 ) égards pour la ienfibiHté & 1'amour pro pre de leurs voifins. Un Frangois cherchera :i leur faire avouer la fupériorité de fon pays, en faifant 1'éloge de tout ce qui eft bon en Angleterre. Mais nous autres Anglois nous faifons le panegyrique de notre pays en déprimant & en décriant tous les autres. — En Italië on périt de cbaleur; les auberges y font mife'rables, & tout le pays fourmille de nloines & de vermine. En France il n'y a qu'efclavage & fatuité; la mufique y eft exécrable^ony cuit la viande en charpie, & on n'y trouve point de bière forte. — En Allemagne, plufieurs Princes n'ont pas plus derevenus qu'un Seigneur Anglois , on fe fert de poêles pour cbauffer les chambres , on y mange du furcrout & on y parle Allemand. — On fait fouvenir les Danois & les Suédois, qu'ils font trop éloignés de 1'équateur & on lance des traits fins fur les inconvéniens d'un climat froid. — Je crois que fur toutes chofes il feroit prudent de ne pas toucher ce dernier article; vu qu'il y a tant de miférables pays qui pourroient prendre le pas fur 1'Angle-  terre, s'il étoit jamais d'étiquette dc règler les rangs felon les climats. Mais eette confidération ne nous ar* rête point ; lorfque nous fommes de mauvaife humeur , nous n'épargnons pas nos meilleurs amis, ni nos plus proches voifins, lors mëme que nous avons le plus befoin de leurs fécours, & que les autres peuples femblent a•yoir confpiré notre ruine. Quoiqu'il en foit, ce ne font pas uniquement des intéréts politiques qui font nakre lafatisfaétion générale que témoigne 1'Europe entière a 1'idée que 1'Angleterre va perdre fes colonies. 11 ■eft inutile de le difiïmuler. -Cette fatisfaftion eft occafionnée en grande partie par le caraCtère réfervé -des Anglois vis-a-vis des étrangers; par eet orgueil qui les attaché fi fort a leurs préjugés &. a leurs caprices •, par leur indifféren•ce pour 1'eftime des autres, & le mépris qu'ils font paroïtre ouvertement pour des ufages & des opinions différents des leurs. Voila des chofes qui ne fe pardonrient pas aifément, & qui ne font point eompenfées par aucune- fupériorité de génie,  ( 3*i ) génie, de courage , ou d'intégrité. Ces mèmes caufes font que les étrangers qui font riches, & qui peuvent i/épenfer leurs revenus hors de leur pays, préférent pour eet effet la France a 1'Angleterre. II y a peu de différence entre Londres & Paris par rapport au climat. Les amufemens d'hiver font plus magnifiques dans notre capitale; & peut-être y trouvc-t'on toutes les commodités de la vie & tout ce qui tient au luxe, dans un plus grand degré de perfedtion que dans la capitale de la France. Pendant -les mois d'été, la campagne en Angleterre furpaffe celle des autres pays, paree que nous entendons mieux ragriculture, & que nos jardins font plantés dans un meilleur goüt. A tous ces agrémens fe joignent les avantages de la liberté; & cependant peu ou point d'étrangers fe fixent en Anglererre, excepté ceux qui viennent pour y gagner leur pain; tous les riches, après avoir paffe' quelques femaines è Londres , vont manger leur revenu a Paris. Tout intérêt mis a part, la vanité des Frangois eft fiattée de voir leur fc>. Tornt II. O  13 ff 2) eiécé préférée a celte de tous les autrespeuples , & en particulier a celle de leurs fiers rivaux. — Laiifons les jouir de eet avantage; qu'ils attirent dans leur capitale tout ce qu'il y a de gens oififs, frivoles & éfféminés dans 1'Europc; — mais, au nom de Dieu, quevous & vos amis dans le Parlement trouvent quelque moyen pour prévenir qu'ils ne s'attachent les cceurs de nos ïnduftrieux Americains. Un tel événement auroit de funeftes conréquences pour 1'Angleterre , & probablcrnent pour 1'Amérique elle-mê-mo. Mais il y a fi peu de rapport entre le caractère des Frangois & celui de ïïos-frères du nouveau monde, que je ne crois pas qu'aucune Alliance entr'eux, fi el'e venoita fe former, fcroitde longue durée. Vous penfercz peut-être par le contenu de cette lettre que le peuple de Vienne eft particulièrement indifpofé eontre les Anglois. Mais vous voustromperiez; car quoique les habitans de cette ville penchent en général pour les Américains , je n'ai vu nulle autre garuraiter cette. controverfe avec autant  ( 3ö"3 ) de modération. Comme on demandblé" a 1'Empereur, quel parti il époufoit, il rëpondit fort adroitement: Je fuis par metier royalifle. Je voudroi» que ceux de nos compatriotes qui, felon ce que vous me di» tes, poullent trop loin leur zèle pour les Améncains , vouluffent fe reflbuvenir , qu'ils font par naiffance Anglois. En voulant fermer ma lettre je recois la vótre, par laquelle vous m'apprenezque votre jeune ami partira dans peu pour faire le tour ordinaire de 1'Europe- ^ Je faifirai une autre occafion pour lui écrire fur le fujet que vous Ibuhaitez, je dois me borner abtuellement: aux avis fuivans. J'efpère qu'il n'oubliera jamais que' la vertu ör. le bon fens fe trouvent en tout pays, & qu'un des grands buts des* voyages eft. de córriger Ion efprit des prejueés vuigaires-; — il doit pour eet eSet fe former des liaüons. & des fociéiés avec les habitans des pays par" lefquels il pafft-ra , qu'il paroiffe di* Hioins fatisfait pen lam Ie féjour qu'il yv fera, c'eft le moyen Ie plus fur de-reftr  C 3«4 ) dre fes hötes fatisfaits de lui, & de remplir lui-même les diffe'rentes vues qu'il fe propofe en vifitant leur pays. i On a vü des Anglois qui, pendant leurs voyages, révoltoient les étrangers par la préférence qu'ils donnoient nautement a 1'Angleterre fur tous les pays du monde, & tournoient en ridicule les mceurs, les ufages, & les opinions de toutes les autres nations v mais qui, de retour dans leur patrie, ont d'abord affecté de prendre des mceurs étrangères, & ont continué pendant le refte de leurs jours a témoigner le plus grand mépris pour tout ce qui eft Anglois. —- J'efpère que votre jeune ami %ura ïom d'évitcr une aflèctation fi dépravée & fi ridicule; J'ofe dire que le goüt de 1'étude qu'il 8 pris i> 1'univerfité ne diminuera point, dans le voyage qu'il fera; & qu'un enthoufiafine frivole pour la mufique, on quelqu'autre paffion de ce genre ne le détournera" point des études, ni d'auguii autre effort pour acquérir les quaIjtés males qui conviennent a un Seigneur Anglois. Comme il fait cas de la eonfiance de  ( 3'<% ) fès amis, de fa propre réputation, & de la tranquillité de fon ame, il doit prendre garde qu'aucun exemple ne i'engage a s'adonner au jeu. En fe préfervant de cette paffion, il confervera cette indépendance dont il eft en poffeffion, & travaillera en même tems a s'en procurer une autre, en confervant 1'habitude d'étudier, jufqu'a ce que les fciences foient devenues fes pjus chers amufemens. Différent de tant de malheureux qui ont toujours beiöin du fecours d'autruipour tuer le tems, cetour d'efprit ajoutera a fon bonheur, en même tems qu'il le rendra plus utile a la fociété & qu'il 1'en fera moins dépendre. Si vous le jugez apropos, vous pouvez remettre ce Sermon au jeune voyageur, en 1'accompagnant de mes vceux. Nous avons différé de plufieurs femaines notre départ, uniquement par notre répugnance a quitter une ville, oü nous avons trouve tant d'agrémens; mais nous voila enfin déterminés a commencer notre voyage d'Italie. —1 Nous prenons ra route par les Duché» de Stirie & de Carinthie, qui eft plus courte que celle par le Tirol. — Cora-  ( $66 ) me lé tems que nous refterons encore a Vienne, fera uniquement employé aux préparatifs de notre voyage, & a prendre congé de nos amis, vous n'aurez poinc de nos nouvelles avant notre arrivée a Venifé. — En attendant je fuis, &Ci FIN