LETTRES D'UN VIE1LLARD A UN JEUNE HOM ME QUl ENTRE DANS LE MONDE.   LETTRES D'UN VIE1LLARD A UN JEUNE HOMME QUl ENTRE DANS LE MONDE, A LA H A Y E , Et Je trouve a Paris, ChczBELIN, Libraire , rue Saint-Jacqucsy pres St-Yves.   PREF ACE. CEs Lettres font-elles imaginaires , ou ont-elles été véritablement écrites 3 St enfuke reeueillies par un Editeur ? Qu'importe ; fi clles renferment quelques vérités utiles , elles n'en méritent pas moins de voir le jour. Pourquoi, dira-t-on, en avoir amollï le ftyle & les idéés par des images langourcufes ? Paree qu'elles ne font pas deftinées a un feul ordre de Lecteurs, paree que la raifon doic  vlij P R É F A C E. fc préfenter aux hommes fou's toutes les formes, pour captivcr leur attention & les pénétrer de fa himiere. Eft: - ce un Roman que vous nous donnez , demandera-t-on a FEditeur ? Non , aflurément; s'il avoic eu ce pröjet, il auroit tracé des caraóteres , filé une intrigue, femé des événemens , ?mené des cataftrophes, Sc il n'a rien fait de tout ecla. Ceft donc un Livre de morale ? Quel mot vous prononcez ! Voulez-vous dégotiter la JeunelFe de lire un Ouvrage concu dans le deflèin de réformer fes fauiïès idéés , de  P R É F A C E. is lui infpirer de bons fentimens d elever fon ame, & de diriger fon efpnt vers des études qu'elle négligé ? Pourquoi , demandera -1 - on encore , y a-t-il (i peu de liaifon entre les fujets ? Pourquoi ne font-ils pas plus approfondis ? Pourquoi y a-t-il fouvent plus d'enflure que de naturel dans le ftyle, & quelquefois des incorrections ? Si 1'Editeur répondoit, que ce font les Lettres d'un Vieillard , qui n'avoit d'autre guide que fes afFections , d'autres "préten-  * P R É F A C E. tions que celle de produire quel* que bieri , on trouveroit cettc réponfe pitoyable : il fc gardera donc de la faire. Mais le fuccès , quel fera-t-ilr Qui peut Ie prévoir ? Tant d'Ouvrages médiocres ont été vantés Sc oubliés 1 Tant de bons fe font traïnés dans 1'obfcurité , & n'ont été relevés que p£lr urt hafard heureux ! Le monde littéraire eft divifé en partis oppofés ; 1'Ecrivain , qui ne tient a aucun d'eux, ne doit s'attendre qua lindirFérence de tous. II y a cependant quelques bons efprirs qm recoivent le plaifir , un-  I P R Ê F A C E. xj térêt , l'inftruction, de quelque part qu'ils viennent. Eh bien ! c'eft fous les aufpices de ceux-la. feuls que TEditeur de ces Lettres les fait paroïtre. C'eft leur fufFrage qu'il defire ; s'ily le lui refufent, il ne les accufera pas d'injuftice; il fentira qu'il s'eft trompé , 5c il ne publiera plus de Lettres, a moins qu'il n'en découvre , un jour , de pareilles aux Lettres Perfannes 3 ce qui malheureufement n'eft pas facile, depuis que leur Editeur a emporté fon fecret dans la tombe.  Fautes ejfentielles a corriger. Page n , Ggné 19 , devancer, lifei de- vance. rr Page 15, ligne 11, environnez , /{/«ï «*" vironnerez. ., rr Page 3ij ügne w, des Pencles , JjfaL, des Praxitelles. Po« 69 , 18, pour monter dans ks Sociétéf favantes, fifo pour entrer. P,«7? première, compter des idéés, lifk poac concevou des idees Pa^ 81 , 4 » W elle trouve' ^ auelle croit. . r Page %i , ligne 17, parcourerions, parcourrions. , A Pa£« in, première , de n en etre , üfa d'en être. . - Page \v , ligne 5 , je botncrai, 1 elle, exige que nous nous féparions \ » mais rien ne défunira nos ames , elles » font attachées 1'une a 1'autre pour la n vie \ prends , mon ami, ajouta-t-elle, » ces cheveux que j'ai fait enlacer, & qui » font une partie de moi-mème j accepte j> cette boé'te qui renferme 1'image de » celle qui voudroit être toujours fous » tes yeux comme dans ton cceur j re» gois aulfi ces eflences qu'elle a fou» vent refpirées; ah ! que ne peut-elle, » loin de toi, charmer tous tes fens! » C'étoit pour la première fois que je 1'entendois employer ce langage énergique, auquel fa douce retentie s'étoit jufqu'alors refufé ; je ne lui répondis qu'en la ferrant dans mes bras , & en faifant d'inutiles efforts pour y lailTer jufqu'au demier fouffle de ma vie. A 5  ï o Lettres Quand la reverrai-je , que ferai-je, commer.t exifterai je loiu d'elle ? Voila les feules idéés qui obfcurcirent mon imagination pendant toute ma route. Je ne veux pas , mon ami, donner a ce récit la longueur d'un roman , je ne vous arrête même fi long-tems fur cette première paffion de ma jeunelfe , que paree que je lui dois de n'en avoir pas éprouvé d'autres du même genre. Eh. ! qui aurois-je pü aimer , après avoir donné mon cceur a la femme la plus fenfible & la plus vertueufe ! Lorfque 1'a'me s'eft élevée vers un grand objet, elle ne peut plus redefcendre & s'attacher a d'autres j tout lui paroit indigne d'elle. Qu'il me fufhfe de vous dire que cette Beauté bienfaifante , touchée de mes regrets , de mes ennuis , fut afltz généreufe pour venir ranimer par fa préfence 1'être qui languilfoit loin d'elle. Combien , a fon afpe£fc, cette Ville,  d'un Vieillard. i i qui me paroilfoit , tantót une immenfe folitude , tantót un cahos bruyant & importun , m'orrrit de plaifirs nouveaux i alors les Speótacles ne furent plus pour moi de vaines illufions. Allions-nous au Théatre Francois ? Racine fembloit être mon interprête j je croyois reconnoïtre mes fentimens &c les voir pafler a travers fon doux langage. Etions-nous a 1'Opéra ? Mon imagination fe prètoit aux enchantemens j je croyois habiter le Palais d'Armide , ou errer dans les Champs Elifées au milieu des Ombres fortunées, Quelle différence , depuis que le coup le plus terrible eft venu me frapper le coeur ! Comme les grandes paifions gliffent delfus fans le ranimer .' Comme les fons de la mufique ne rappellen! plus que de douloureux & vains fouvenirs! Je ne m'arrêterai point, mon ami , fur le feul malheur que j'aie éprouvé j eh ! que font les autres en comparaifon de celui-la ! Perdre la vie A 6  1 Lettres n'eft rien , c'eft ceifer d 'être fenfible j maïs voir mourir a la fleur de lage , au milieu des graces de la jeunefte, de la force du fentimenc, ce que la nature avoit formé de plus parfait , de plus aimant, c'eft fe fentir arracher le cceur tout vivant; c'eft être condamné a trainer la mort dans le fentier de la vie. On n'ofe regarder a cóté de foi, dans la crainte de voir ce qu'il y a de plus affreux , après avoir vu ce qu'il y a de plus raviifant. Du moment oü j'ai été liyré a ce fupplice , je n'ai plus fait que languir & fouffrir ; je frémis de laifler aller mon efprit dans le pafte , par la crainte que j'ai qu'il ne s'atrête trop long-tems fur ce point fi douloureux de ma vie. Souvent je me fais des reproches de ce que le vulgaire appelleroit fans doute une longue foiblefle , auffi n'eft-ce qua vous que j'ofe la révéler. Ne foyez donc plus étonné , mon-ami, fi vous me  d'un Vieillard. i 3 trouvez fombre & rêveur , fi vous me voyez préférer la folitude au commerce des hommes ; je ne rencontrerai jamais parmi eux ce qui me manque. Jamais je n'entendrai forcir de leur bouche ce qui retentifloit jufqu'au fond de mon ame ; leurs plailirs , leurs chagrins ne me touchent point 5 tour cela eft fi loin de ce que j'ai éprouvé & de ce que je fens.... Vous êtes dans eet age oü 1'amour eft un befoin du coeur j li j'avois un fouhait a faire pour vous, ce feroit que vous puftiez échapper toute votre vie a cette paflion orageufe , qui nous brife prefque toujours contre 1'écueil de la douleur ou des regrets j mais je formerois un vceu fuperrlu : plus vous êtes honnête & pur , plus vous êtes deftiné a éprouver ce fentiment qui fait le charme ou le malheur de nos jours. Je ne vous confeillerai donc point de vous envelopper dans une froide indifférence j de vous tenir toujours en garde  14 Lettres concre les attraics d'un fexe , qui finira tot ou tatd par vous fubjuguer. Je vous conjure feulement d'obferver avec attention votre ennemi., de juger avant de lui rendre les armes, s'il eft digne d'ètre votre vainqueur. Ce n'eft pas tant 1'amour qui eft a craindre, que 1'objet qui le fait naitre. Lorfque vous aurez reconnu dans celle qui aura produit fur vous une vive impreffion , de 1'élévation , de la bonté , de la décence , cédez de bonne grace au penchant qui vous entraïnera vers elle. Mais fi vous voulez gouter long-tems un bonheur , dont on ne jouit qu'une fois dans fa vie , ne dégradez pas 1'objet de vos aftections 3 offiezlui un fentiment délicat, nourriflezvous du plaifir de le voir , de 1'entretenir d'une paflion qui caradérife la dignité de 1'homme. Montrez - vous tous les jours plus eftimable a fes yeux par de belles actions \ rendez votre  d'un Vieillard. i 5 Makrefle fiere de votre eonquête, & infpirez-lui la crainte de la perdre, fi elle ofoit defcendre du point d elévation oü vous 1'avez cru placée. N'exigez rien de ce qui eft étranger a fon fexe. Si elle poflede tout ce qui peut 1'ennoblir, tremblez qu'elle ne furpafte tous vos eftorts. Un jour viendra 011 tant de fenfibilité , tant de retenue , tant de vertu recevront leur prix 3 & alors, mon ami, vous perdrez beaucoup 1'un & 1'autre ; mais le fouvenir du pafte vous confolera de votre chüte préfente ; celle que vous aurez humiliée pourra encore reprendre quelques fentimens d'orgueil, en mefurant le tems qui aura précédé fa défaite. Ce fera alors a vous a être le vainqueur généreux , a lui fournir une excufe dans la noblefte de vos vertus , dans la conftance de votre amour, dans la délicatefte avec lacjuelle vous folliciterez ce qui ne pourra plus vous être refufé.  16 Lettres Mon ami, les lecons qne je vous donne fur un fujet , qui m'eft devenu étranger, ajoutent encore a mes regrets. Ah ! h" vous étiez alfez heureux pour trouver dans l'hymen ce bonheur dont je viens de vous offrir 1'image ; ft vos foibleffes pouvoient n'êcre que le plus doux des devoirs , de combien de repentir ne vous préferveriez-vous pas ! Comme tous vos jours feroient une chaïne continue de jouilfances ! Qu'il feroit doux pour celle qui auroit couronné vos defirs , de voir fans rougir croïtre les fruits de fon amour, de vous difputer le droit de les préferver des dangers qui environnent 1'enfance. Je n'ai pas eu le bonheur d'avouer que je fuffe pere j c'eft , j'ofe le dire , le feul remords que j'emporte dans la tombe. Mais qu'il eft douloureux ! combien il répand d'ennuis , de trifteffe fur la vieillefte d'un célibataire ! Garantiffez-vous de ce malheur , ou attendez - vous a.  d'un V'millard. \j mourir avec le regret de n'avoir pas acquitté une dette facrée envers la nature & la fociété. L e T T R E II. Je n'ai pas feulement été en proie a la paflion de 1'amour , j'ai aufïi été tourmenté de celle de la gloire j j'ai voulu être compté au nombre de ceux qui ont étendu la fphere de nos idéés ; j'ai pris le fentiment de 1'humanité pour du talent j les infpirations de 1'amour du bien public pour du génie. Le tems m'a détrompé. J'ai reconrm que pour intérefïer les hommes , il ne falioit pas les occuper de ce qui les touche le plus j qu'attaquer leurs préjugés , leurs inftitutions vicieufes , leur indiquer des moyens d'écartet une foule de manx qui défolent la fociété , c'étoit livrer laguerre ades opinions invétérées , qui  18 Lettres bravent la force des raifonnemens j femblable au chêne antique, dont les branches font a peine agitées par les vents. L'expérience m'a appris que la vétité qui ne vient pas de foi, importune , qu'elle eft repouftée avec dédain , qu'il en coüte trop a 1'orgueil des Grands de convenir qu'ils ont vécu long-te ms dans Terreur, ou qu'ils ont laiffé fubfifter des abus qu'ils auroient pu détruire. J'ai vécu avec les bermx génies du fiécle, leurs grandes conceptions m'ont enthoufiafmé ; en comparant les ailes que la nature leur avoit données a celles que j'avois recues , j'ai vü que j'étois condamné a rafer la terre , tandis qu'ils planeroient dans les cieux. J'ai laifte a Diderot le vuide immenfe de la Métaphyfique \ a d'Alembert, leshauteurs de la Géométrie ; a Buffon , le domaine de la Nature • a Voltaire , 1'empire des paflions; a Montefquieu, la Souveraineté univerfelle. J'ai refterré  d'un Vieillard. 19 mes idees fur quelques points de 1'ordre focial j de quoi m'ont fervi des années-de recueillemenc ? Pour une ou deux vériris que j'ai eu le bonheur de voir accueillies , mille autres ont été rejettées ou étouffées dès leur naiffance. En voyant fubfifter les mêmes afflictions , les mèmes calamités, j'ai pns le parti de gémir en filence, & de laiffer courir un torrent que mes foibles efforts ne pouvoient arrêter. J'ai renoncé aux honneurs Littéraires , paree que je me fuis appercu que ce ne feroit pas encore alfez que de les mériter. En confidérant ce qu'ils coütoient a acquérir , combien peu ils ajoutoient au bonheur de ceux qui les ont obtenus , j'ai fenti que 1'eftime privée des hommes avec lefquels on vit, valoit mieux que de beaux titres , qu'il n'eft pas toujours aifé de juftifier 5 qu'il en étoit de même dans la Littérature que  io Lettres dans le monde , ou plus on annonce de richeffes , plus les autres ont le droit d'exiger que vous foyez libéral. ' II eft fans doute heureux , mon ami, que les hommes de génie ne foient pas arrêtés par ces froides réflexions, qu'armés de la maffue d'Hercule ils livrent la guerre aux préjugés , aux injuftices, bravent les dangers pour acquérir ce qu'ils appellent une gloire immortelle. Nous jouilfons de leurs travaux. Les monftres qu'ils exrerminent ne délblent plus la fociété j mais qui d'entre eux peut fe flatter de trancher d'un feul coup les têtes renaiflantes de 1'hydre ? Plus occupé de votre bonheur que de votre renommee , je vous confeillerai toujours de cultiver les Lettres dans le iïlence. Les Mufes font les plus aimables compagnes que 1'homme puifte avoir; mais s'il ne goüte pas leurs faveurs dans le myftere , 1'envie les lui contefte , &c Ie met au rang de ces  d'un Vieillard. 2.1 avantageux ,.qui fe vantent de bonnes fortunes qu'ils n'ont jamais eues. Si vous avez recu de la nature ces vives infpirations , auxquelles on ne réfifte pas ; fi elle a placé fur votre front cette flamme de génie , qui brille malgré la modeftie qui voudroit en caclier Téclat; je vous plaiudrai, fans chercher a vous arrêter; mais, mon ami , en fuivant cette impulfion , que de dégouts n'éprouverez-vous pas ! Si vous voulez enrichir le Théatre de ces tableaux qui font iornement de la fcène Francoife , eufliez-vOus compofc un chef-d'cEuvre, comparable a ce que nos grands Maitres ont produit de plus parfait, vous languirez dans 1'attente 5 'des années entieres s'écouleront avant que votre ouvrage foit porté a ce Tribunal , qui s'eft érigé en arbitre des talens. S'il daigne vous ouvrir la barrière, Sc vous adopter au nombre de ceux qui lui fervent d'appui, avec quelle froide  21 Lettres indifterencc il accueillera vips demandes! Jufqu'i ce que le Public lui aic com- mandé, par fes fuffrages , de vous ho- norer , a peine confentira-t-il a vous protéger. Si, comme Molière, vous aviez une troupe d'Aóteurs a vos ordres , je vous dirois , ouvrez les faftes de 1'Hiftoire, choifilfez les grands perfonnages , faifilfez les traits vraiment dramatiques , pénécrez-vous de 1'énergie de votre fajet ; compofez , avec les couleurs de la Poéfie & du goüt, le tableau dont vous avez con§u le deffin , & vous pourrez compter 'fur une prompte célébtité ; mais dégrader fon génie jufqua le rendre 1'efclave du caprice, foumettre un talent créateur a celui d'une faulfe imitation , fe voir devancer par 1'intrigue de fes obfcurs rivaux , c'eft a quoi le vrai mérite a peine a s'abaifter. Vous me direz que ces obftacles n'ont point arrêté nos grands Tragi-  d'un Vieillard. " 15 ques j que Vpltaire a régné fur Ia fcène Francoife jufqu'i fa mort. Mon ami, avant de vous complaire dans cette objection, comparez vos forces a celles de eet Athlete ; & fi vous vous fentez capable de vaincre les mèmes difficultés, d'obtenir les mèmes triomphes , lancezvous hardiment dans la carrière, armez-vous de conftance, & vous verrez un jour les inftrumens de votre glcire s'humilier devant vous, & folliciter 1'honneur de vous fervir d'organes. Mais avant ce tems , préparezvons contre toutes les injuftices , toutes les noirceurs , tous les farcafmes de 1'ignorance & de 1'envie. Heureufement pour ceux qui fe dévouent aux travaux Littéraires, un voile leur dérobe les épines dont leur route eft femée j lorfqu'ils en reflentent les atteinues, un charme trompeur les attire , & a mefure qu'ils avancent , ils éprouvent de plus vives douleurs. Si Racine , Mon-  24 Lettres tefquieu , Volcaire , Roufleau , & tant d'autres que je ne vous nomme pas , ont efliiyé plus de contradictions, plus de chagrins , plus de perfécutions qu'ils n'ont recueilli d'honneurs & de plaifirs dans la carrière des Lettres, qui ofera fe flatter d'y trouver le bonheur? Si les Mufes ont préfidé a votre naiffance , fi elles ont répandu fur vous ce feu divin qui exalte nos penfées , rendez votre génie indépendant , en conipofant un Poëme qui honore votre Nation j nourriflez - le fan* ceftè de grandes idéés j fongez que le Poëte eft le rival des Dieux , que les élémens fe meuvent a fa voix ; que s'il ne fait pas ufage de tout fon pouvoir, il ne montre que de la foibleife. Voyez comme Homere & Müton déployent leurs forces y le ciel, la terre , les enfers font fous leur empire , ils ébranlent jufqu'au trone de 1'Eternel ! Mais ce n'eft pas affez que de produire de grands événemens,  d'un Vieillard. 15 nemens , que de faire mouvoir des machines impofantes , il faut que la verve d'un Poëte fok alfujettie a la fagefle , qu'une belle ordonnance regne dans fes créations, qu^elles foienr revêtues de cette magie de ftyle qui prête a la penfée les charmes de 1'harmonie. Comme un nouvel Orphée , allez répéter vos vers aux échos, aux forêts, & n'en foyez content que lorfque les objets dont vous vous environnez paroïtront fenfibles a. vos accens. Gardez-vous bien de hater le moment de votre célébrité ; cachez plutöt avec foin ce> fruit de vos veilles Sc de vos méditations, dans Ia crainte que les harpies ne viennent i Ie fouiller fous vos regards. Lorfque la mort aura fermé vos yeux , qu'il foit dépofé fur votre tombe, & vous ferve de monument, ou plutöt qu'il vous rende une nouvelle vie dans la mémoire des hommes. B  %6 Lettres Toutes les idéés fublimes fe font obfcurcies. Le tems eft pafté , ou un refpe& religieux couronnoit ceux qui confacroient leurs chants a la louange des Héros &c des Vertus. Le titre de Pocte avoit alors quelque chofe d'augufte. Celui qui nourritfoit, par fes vers , le courage des Guerriers, qui gravoit en ttaits ineffacables les adtions mémorables , n'étoit pas compté au nombre des êtres inutiles ; mais a mefure que le talent s'eft dégradé par la flatterie , il eft devenu méprifable aux yeux des hommes, la tyraunie a commandé des hymnes a fa louange , 6c 1'héroïfme les a dédaignées. Les Poëees n'ont plus été regardés que comme des chantres ferviles, que 1'efpoir des récompenfes infpiroit; ils n'ont pas tompris , qu'en fufpendant leur lyre dans des tems défaftreux , leur filence ajouteroit a la vénération qu'on leur porteroit , comme celui des Oracles.  d'un Vieillard. 27 C'eft ainfi que touc fe dégrade & fe confond ; que le talent qui demande le plus de courage , de vertu & de génie, eft devenu le partage de la foiblefte & de 1'indigence. Mon ami , n'imitons point les gens du monde, qui, en jettant les yeux fur quelques Ecrivains malheureux, prennent en pitié & les Sciences & les Savans. Rappellons - nous fans cefte ce que nous devons aux hommes qui ont agrandi nos idéés , qui nous ont initiés dans les myfteres de la nature , qui ont lutté contre le tems, & nous ont confervé , & les beaux monumens, & les fages ïnftitutions des génératiuns paftées. Ne foyons point ingrats envers ceux qui charmentnos loifirs, qui animent notre folitude , qui fortifient nctre courage, & nous élevent au-defïïis des maux dont la nature nous a environnés. B z  2 3 Lettres Soyons aflez généreux pour admirer le vol de ceux que nous ne' pouvons pas atte'mdre ; plus ils s'éleveront, plus ils découvriront de merveilles , qui nous refteroient a jamais inconnues j ils nous demandent fi peu pour prix de leurs efforts '. Ah! fi les hommes de génie, fi les véritables Savans vouloient s'envelopper dans la dignité de leurs talens , fe parer de leur modeftie , s'enrichir par leurs privations , ne fe communiquer qu'a ceux qui viendroient s'éclairer dans leurs afyles, mettre en pratique les lecons de défintcreuement , de fobriécé , d'humanité qu'ils favent fi bien nous donner , quels avantages n'auroient-ils pas fur nous! Comme ils nous forceroient a les honorer ! Mais au lieu de fe réunir en corps , de fe fecourir , ils fe fonr divifés. On les a vu comme des Gladiateurs , defcendre dans 1'arêne ,  d'un Vieillard. 29 mefurer leurs forces , fe combattre , fe terrafler, & attjrer le mépris de la multitude fur le vaincu , qui, tout renverfé qu'il étoit , auroit encore furpafté en forces les fpedlateurs qui ofoient infulter a fa défaite. L E T T R E III. Vo u s voulez , mon ami , que je vous guide dans le choix d'une profeffion. Comment pourrois-je vous diriger , moi dont les opinions font li oppofées a celles que vous avez recues ? Je ne vous engagerai point , comme le Précepteur d'Emi/e , a delcendre dans la clalfe des Artifans , paree que 1'homme , qui , par fes connoiffances , peut embralfer une profeflion plus relevée, ne doit pas leur difputer le falaire qui les nourrit. Puifqu'il leur eft impoffibie de s'élever aux Arts qui exigent des B 3  3 o Lettres études préliminaires, n'eft-ce pas une injuftice, une efpecé de vol , que d'ufurper les genres de travaux auxquels leur induftrie eft limitée ? Mais tous ceux qui demandent du génie font du reflort des hommes que la Nature en a doué , dans quelque rang que leur naiffance les ait placés. C'eft un préjugé abfurbe & barbare , de penfer que le métier de la guerre foit le feul qui convienue a la Noblefle, & qu'elle doive , ou refter oifive , ou répandre Ie fang. II fied fans doute a un Montmorency 3 a un èüEJlaïng 3 d'être a la tête des Armées, de conduire a la viéroire une JeunelTe courageufe. Mais heureufement 1'Etat n'a pas toujours des Ennemis a contenir , des Provinces a conquérir , des Alliés a défendre. Vingt ans de paix peuvent s'écouler avant que le Souverain re^oive une offenfe. Quel emploi fera de fon tems cette. multitude de Gentilshommes, qui n'ont point  d'un Vieillard. 3l de terres a faire valoir , point de Vaffaux a protéger ? Inutiles dans les Campagnes , a charge dans les Viües , ils promenetont leur oifiveté , foupircronc après le moment qui fait frémir le Laboureur ; leur efpqir fera dans le fléau le plus terrible de 1'humanité ! II y a des moyeus de fe montter vraiment noble dans les Arts & dans les Profeffions relevées. Un Gentilhomme , qui , après avoir étudié les regies du delliri , Tart de fondre les couieurs , ou celui de tailler le marbre, rendroit la vie aux grands hommes de TAntiquité , ne perdroit rien a mes yeux de fa Nobletfe. 11 fe montreroit encore plus eftimable , fi , a mefure que ce talent croitroir, il fe rendoir plus indépendant des caprices du luxe , & n'imprimoit 1'immortalité qu'aux fujets dienes de la recevoir. Le tems viendroit ou fon fe difputeroit 1'honneur de voir revivre fon B 4  3 2 Lettres image , ou de faire paffer a la poftérité les traits hiftoriques de fa familie , a 1'aide de fon pinceau. Sa tête , remplie d'aótions éclatantes & de faits héroïques , échaufreroit fon cceur j & lorfque le moment de lignaler fon courage arriveroit, on le verroit quitter les Arts, enfans de la Paix, pour courir aux armes , & préparer un jour de nouveaux fujets a. fes rivaux. II eft plus aifé de me'prifer les Arts que de les cultiyer avec fuccès ; d'arrêter fa penfée fur des a&ions vulgaires, que de lelever fur des faits éclatansj de s'endormir dans une ignorance dédaigneufe , que de fouiller fans ceflë dans les ïïecles paffes , pour y découvrir de nouveaux traits héroïques. Que d'obfcurs qualifiés fe croient au-deffus des Phidias, des Périclès, & imagineroient fe dégrader s'ils touchoient les inftrumens qui ont immortalifé ces grands hommes ! II en eft  d'un Vieillard. 3 3 plus d'un , qui, fier de defcendre dJun Spadaflin fanguinaire , rougiroir d'avoir eu Raphael pour ancetre. Certainemenc il n'y a que 1'ignorance & la barbarie , qui ayent pu enfanter une opinion auflï honteufe. C'eft a un préjugé femblable qu'eft dü réloignement que nous voyons a tant de Nobles pour la profelïion que fuivoit Hypocrate , pour celle qu'exercoient Cicéron , Hortenfius , qui tous deux ont été les chefs de cette fameufe République , la maitreffe du monde. Eh bien ! mon ami , laiftez les hommes vains fe complaire dans leur orgueilleufe nullicé • méprifez leur opinion , &c ayez le courage de fervir. l'humartké , foit par vos talens , foit par des vertus aétives. Songez qu'il n'eft permis a nul individu d'exifter en fociété fins concourir a fon bonheur , a fon harmonie. Que 1'oifiveté eft un long vol que 1'on fait a fes femblables; B 5  3 4 Lettres que jouir tranquillement de ce que nos ancêtres ont créé , fans rien ajouter pour nos defcendans , c'eft fe rendre coupable envers la poftérité , qui peut nous demander compte de notre féjour fur la terre. L'obfcur Campagnard qui a défriché un champ, defleché un marais , planté un verger , a plus fait pour 1'efpece humaine que ces inutiles confommateurs, qui ne favent qu'humiliet 1'indigence & dilfiper les fruits de 1'induftrie. Cet or avec lequel ils croyent tout payer , font-ce eux qui 1'ont été puifer dans les mines ? qui 1'ont épuré ? Ce que la fortune a verfé dans leurs mains , ils lont laiffé répandre j voila le mérite dont ils font fi fiers : ils n en ont pas plus a mes yeux que le vafe immobile qui laifle épancher 1'eau qu'une fource plus ou moins abondante verfe dans fon fein.  d'un Vieillard. 35 LETTRE IV. Vo„ s avez prevu , qu en merrant fous vos yeux les noms d'Hypocrate Sc de Cicéron , j'étois bien prés de vous confeiller d'embratfer la profeffion d'Avocat ou celle de Médecin , li vous ne vous fentez pas alfez de feu , alfez d'imagination pour être un jour placé dans la claife des ■ Artiftes célebres. Mais peut-être la robe de Do&eur ou de Jurifconfulte vous épouvante-t-elle ? Ne vous arrêtez point, mon ami, aux furfaces; voyez dans 1'état que vous voudrezchoifir ce qu'il a d'utile & de noble; acquérez toutes les connoilfances qui conduifent a y exceller , & foyez fur que tót ou tard le befoin invoquera vos lumieres, appellera vos foins, fous quelques coftumes que vous vous prcfentiez. Pourquoi le Médecin n'eft il * B 6  3 6 Lettres pas toujours auffi honoré qu'il devroit 1'être ? C'eft paree qu'il s'eft plus occupé d'avoir des malades que des moyens de les guérir , & qu'il a laifté entrevoir qu'ils lui étoient peut-être plus néceffaires qu'il ne pouvoit leur être urile. Une fois qu'il a eu la foibleffe de mettre un prix a fes ordonnances , tout homme , en lui donnant ce prix , s'eft cru quitte envers lui; comme s'il étoit en notre pouvoir de payer la fanté ou: la vie. Les Difciples d'Efculape n'ont plus été a nos yeux ces envoyés du ciel, • qui venoient calmer les douleurs de 1'humanité , & la délivrer de fes maux; on les a regardé comme de doctes mercenaites , qui vendoient la fcience , & plus fouvent Terreur. Lorfque 1'événement n'a pas répondu aux efpérances qu'ils avoient fait concevoir , on a oublié leurs fticiès \ & -le farcafme s'eft uni a 1'ingratirude pour dégrader un art fi précieux, toutes les fois que le  d'un Vieillard. 37 favoir & 1'expérience 1'accompagnenr. Quelle différence , s'il eut roujours été exercé par des hommes modeftes , défintérefles , fans ceffe occupés d'étudier la marche de la nature , de méditer fur fes reflources Sc fes befoins, qui s elevant au-deftus de tous les rangs, n'eulfent jamais vu que 1'homme dans le malade , Sc n'eulfent recu les dons de la reconnoilfance , que comme des offrandes que la foiblelfe apporte aux pieds d'une Divinité bienfaifante ! Telle eft 1'idée que je me plais a me former de ces premiers Médecins , que 1'Antiquité a divinifés. C'eft en le ramenant a fon illuftre origine , qu'il fera digne de vous de profefter un Art, dont 1'éclat s'obfcurcit de jour en jour par les doures , par les nouveautés que 1'efprit de fyftême répand fur lui. C'eft dans cette profeffion que la fageffe eft le premier inftrument , qu'il faut s'armer d'une jufte défiance , fe garder  38 Lettres d'affeoir fes opinions fur des événemens qui variant fans ceffe , paree qu'ils tiennent a des caufes cacliées ; qu'il fauc tout entendre , tour vérifier, ne rien adopcer avec un enthoufiafme infenfé , ne rien rejetter avec une incréduliré dédaigneufe. II refte encore ï 1'homme tant de vérités i découvrir ! Ce font des grains d'or cachés dans le fable , dans le limon , dans les profondeurs de Ia terre $ s'il veut s'en enrichir, il faut qu'il ait le courage de fe livrer a des recherches pénibles. J'ai connu un Médecin qui na fait que fe montrer a 1'humanité ; mais en difparoifTant, il a laiiTé de vifs regrets. La nature 1'avoit doué de tout ce qui conftitue un homme digne de profeffer fon art. 11 avoit étudié fous les plus grands Maitres , il paffoit fes jours a vérifier leurs préceptes. Attaché a un Höpital, il ne faifoit point fur Pindigence des épreuves dangereufes; mais  d'un Vieillard. }9 il redinoit fes idéés fur 1'expérience. Bien éloigné de s'enrichir des maux de fes femblables, il n'ambitionnoit point d'avoir un grand nombre de malades, il bornoit fes voeux a guérir le peu qui fe confioit a fes foins. Ses vifites n'avoient pour objet que de fuivre 1'effet de fes remedes; il examinoit avec foin tout ce qui entroit dans la compofition de fes ordonnances , tejettoit les plantes furannées, & celles dont 1'origine lui étoit fufpe&e j ce qu'il recevoit des riches il 1'employoit, en partie , a foulager les pauvres j il étoit eftimé des uns & béni par les autres. Bientót fa réputation s'accrut a un tel point, qu'il eut befoin de fe dérober aux importutunités des Grands, aux empreflemens exagérés des femmes qui vouioient 1'attirer dans la Capitale. II réfifta aux ofFres les plus féduifantes pour 1'amourpropre , & préféra d'exercer fes talens fur le point de la terre qu'il avoit  4^ lettres choifi, Ioin des illuftres rivaux , qui n auroient rien négligé pour obfcurcir fa célébrité. Jamais ie firvoir ne brilla fous une modeftie plus aimable ; jamais les fombres penfées d'un Médecin ne furent éclairées par une gaieté plus fine. Les graces de la Littérature adouciiïoient lapreté de 1'éiudirion. Souvenc les Poëces de nos jours , en lui enrendant réciter les plus beaux morceaux de leurs ouvrages , avoient peine a concevoir comment leurs vers gracieux avoient pu trouver place dans fa mémoire , a travers les aphorifmes dont elle étoit enrichie. Digne difciple d'Hyp ocrare , il fe faifoic honneur de marcher a la clarté des lumieres d'un fi grand Maitre. Sans cefle agité du defir de foulager les maux de ceux qui imploroient fes fecours , il ne s'occupa maMieureufement pas aflez de déraciner la maladie qui minoit fes jours. Plus il prévoyoit qu'il n'avoit pas  d'un Vieillard. 41 long-tems a être utile aux hommes , , plus il leur confacroit fon favoir; 1'ami qui veilloit fur lui, qui avoit chanté fes vertus , ne put lui furvivre. 11 fembla s'immoler fur fa tombe pour honorer fes cendres. Ah ! fi vous vous fentiez la force de fuivre un fi beau modele , je vous dirois : Ne perdez pas de tems , hatez-vous d'acquérir fes connoilfances précieufes , Sc qu'on vous voye un jour exercer fes vertus. Mais la nature n'a pas donné a tous les hommes 1'intrépidité néceffaire pour furmonter les dégoüts attachés a cette profeflion , Sc foutenir le continuel fpedacle des fouifrances. Elle ne les a pas tous doués de cette fage retenue , qui fait calculer les révolutions des maladies , &attendre avec patience le moment ou 1'art doit feconder des efforts impuiflans. Tous les hommes ne font pas capables d'oppofer la contenance  41 Lettres 'd'une fenfibilité éclairée aux gémiflemens d'un pere , qui femble vous redemander fon fils ; d'une époufe , donc 1'oeil vous accufe de n'avoir pas fauvé les jours de celui qui répandoit le bonheur autour d'elle ; de rrouver dans le bien qu'il renouvelle Ie dédommagement des erreurs inféparables de 1'humanité. Méditez fur ce que le defir detre unie a vos femblables peut vous faire cntreprendre ; & fi les longues études vous effrayent, fi votre imagination s'obfcurcit a 1'idée de voir des douleurs que vous ne pourrez pas toujours foulager , des maux qui ne peuvent finir qu'avec Ja mort , n'embraffez pas un état pour lequel la nature ne vous a pas formé , & confacrez-vous plutót a celui dont je vous entretiendrai dans la première Lettre que vous recevrez de moi.  d'un Vieillard. 43 LETTRE V. CjE feroit , mon ami, une bien belle profeffion que celle qui nauroit pour objet , que de fervir d'organe aux malheureux , que de faire entendre la juftification d'un accufé , de dénoncer aux Miniftres de la Loi les prévarications qui fe commettent dans les Tribunaux inférieurs , que de fe montter 1'appui du foible , de fe livrer s fous une armure paifible , a eer efpric de Chevalerie, qui animoit autrefois la bravoure & la vertu. Telle étoit 1'idée que je m'étois formé de 1'état d'Avocat, lorfque je 1'embraffai; mais ils fonr bien loin de nous ces tems oü il fuffifoit a un Orateur de monter a la Tribune pour y prendre la défenfe d'un innocent, & y récjamer  44 Lettres les droits d'un opprimé. Le chemin de la Juftice eft hériffë de formes , qui arrêrent a chaque pas leloquence. On eft parvenu a réduire 1'art de plaider en une efpece de taólique , oü la rufe fupplée a la force du droit; tanrót on attire fon ennemi dans des défilés d'oü il a peine a fortir , tantót on 1'épuife par des lenteurs , tantót on confume fes vivres, & on le réduit par famine. La valeur qui brüle du de/ir de combattre a force ouverte ne peut joindre fon adverfaire qui fuit dans les ténébres , & reparoït enfuite fur des hauteurs inacceffibles. La Juftice devroit être comme les machines , dont la perfedion réfide dans leur fimplicité ; mais tant d'individus ont intérêt a la compliquer : GrefHers, Procureurs, Secrétaires, que deviendriez-vous , fi un ordre invariable indiquoit le jour oü les affaires doivent 'fe plaider, fi elles étoient diftri-  d'un Vieillard. 45 buées avec une telle égalité } que le Plaideur neut a s'occuper que de préfenter fa demande ou fa défenfe , avec ordre & clarté; fi des titres éroient toujours examinés , difcutés en préfence des Parties, ou de leurs repréfentans , Sc fi les Magiftrats prononcpient leuts décifions au grand jour de 1'Audience? Ce font les lenteurs , les détouts , 1'afcendant du crédit, qui découragent le talent Sc la bonne foi. Mais malgré ces dégoüts attachés a la profeffion d'Avocat , celui qui y porte de l'équité , de la prudence , du courage & de 1'éloquence , peut encore s'y diftinguer & fe rendre utile a fes ccnciroyens. II n'eft pas nécgflaire qu'il commence par connoitre toutes les Loix, encore moins ce qu'ont penfé leurs interprêr ces; mais il eft bon qu'il fache dans quel ordre elles font rangées , quels font les oracles qu'il doit confulter lotfque fon miniftere exigera qu'il les in-  4 6 Lettres voque. C'eft en approfondiftant toutes les matieres qu'il aura fucceflivement a traiter , qu'il deviendra a fon tour une fource de lumieres pour les jeunes athlétès qui n'ont que du zele, que de 1'ardeur, & que fon expérience les guidera dans 1'arêne oü il ne pourra plus combattte. Un des grands avantages que vous aurez fur vos concurrens , c'eft celui d'être né avec alfez de fortune pour pouvoir ne retirer que de 1'honneur de votre travail. Comme eet état eft beau lorfqu'on lexerce avec un noble déiintéreffement, lorfque dédaignant 1'or du riche vous le forcez de vous devoir de la reconnoiflance toute fa vie , lorfque le pauvre trouve en vous des fecours & des lumieres ! C'eft ce que je me fuis inutilement eftorcé de perfuader il y a quelques années , au fils d'un liomme opulent, & qui avoit paru donner la préférence au Barreau , fur des  d'un Vieillard. 47 Charges de Magiftrature ou de Finances. Ce jeune homme ne manquoit pas d'efprit , il cachoir de la fineffe fous une apparente fimpüciré ; aucant fes parens avoient attaché d'importance aux dehors d'une faftueufe repréfentation , autant il paroiffoit méprifer les airs de la vanité & de 1'opulence. II affichoit même a eet égard une telle contradiótion entre leurs principes & les fiens, qu'il paroiffoit plus vouloir faire leur cenfure qu'acquérir 1'eftime publique. Je m'appercus bientöt qu'il avoit trompé mon efpérance , & que ce n'étoit pas a lui qu'étoit réfervé 1'honneur de protéger 1'indigence & la foib'eife. En vous indiquanr cette profellion , je ne dois pas cependant vous en diffimuler les contradiclions. Gardez-vous de penfer qu'il fufEfe d'avoir démontré le bon droit de votre cliënt, pout êtte iaffuré de le faire triompher. Vous défendrez des hommes, mais vous ferez  4§ Lettres aiüïï jugé par des hommes. Si nos plus célebres Avocats avoient, comme Catinat, quitté le Barreauala première caufe jufte qu'ils perdirent, il n'en eft pas un qui n'eut bientót abandonné la carrière dans laquelle ils fe font diftingués; mais pour une défaite , ils n'ont pas défefpéré de la juftice. La retraite Sc 1'étude font encore plus néceffaires a 1'Avocat qu'a 1'Homme de Lertre. S'il fe répand dans le monde , il multiplie fes relations, fes rapports\ Sc bientót mille confidérations affoibliftent fon zele. Moins il tient a la fociété , plus il eft a elle. Ses penfées font libres comme fes talens. Ses études doivent principalement fe diriger vers la légiflation des Empires, & en fuivre toutes les branches. C'eft dans 1'Hiftoire qu'il apprendra 1'origine des Ordonnances , les abus qui en font réfultés , les modifications que le tems y a rapportés. Il verra 1'édifice de la Légiflation s'élever, s'agrandir,  d'un Vuülard. 4$>, s'agrandir j fe charger de beautés & d'imperfeclions, a mefure que la vertu ou l'intérêt ont préfidé a fon développemenr. 11 regretrera qu'il n'ait pas toujours été conftruit fur un plan fimple , & tracé par 1'efprit de. juftice. Mais il'en étudiera les détours , il en approfondira les retranchemens, pour pouvoir fe diriger dans fes attaques & dans fes défen fes. Un Avocat eft le premier juge des affaires qu'il préfente aux Magiftrats , il ne doit leur demander que de confirmer ce qu'il a lui-même décidé au tribunal de fa confcience. Malheur a celui qui met fa gloire a fubtilifer ie fufrrage des Juges, & a leur faire rendre un Arrêt qu'il auroit honte de figner, s'il fiégoit parnri eux. , II eft fans doute des caufes oü il eft permis d'exciter la pitié , 1'indulgence,de faire agir tous les reftorts de 1'éloC  S a Lettrct quence pour émouvoir la fenfibilité, Sc défarmer la Juftice; mais c'eft lorfque le coup que 1'on détourne de deftiis la tête d'un accufé ne peut frapper un autre individu , Sc épargne feulemenc la foibleffe. Les fonctions d'un Avocat ne fe bornent pas feulement a parler : il eft des procés qui ne foutiennent pas le grand jour de 1'audience j ceux-la exigent un défenfeur qui fache attirer 1'attention publique, fur un jugement qui doit ètre prononcé dans le filence , Sc n'intérefle fouvent que des citoyens obfcurs. Plus les Juges ont d'éloignement pour les Mémoires , plus ceux qui les compofent doivent s'efforcer d'en rendre la leóture facile & attachante. Quoique Ia vérité, la clartc & la précifion forment le ptincipal mérite de ces ouvrages éphémeres, ileft fouvent nécelfaire d'y répandredela chaleur , de leloquence. II  d'un Vieillard. $ i n'eft pas permis d ene froid Sc languiffant, lorfque Ion défend 1'honneur ou la vie de fes femblables. LETTRE VI. Combien mes idéés doivent vous paroitre étranges, Sc que de confeils fuperflus je vous donne ! Appellé par votre naifTance, par votre fortune , a jouer un röle diftingué fur le théatre du monde , de quel avantage peut - ii être pour vous de fa voir ce qui conduit a la gloire, dans Ia route des arts ou des profeffions utiles ! Tandis que je m'occupe a vous tracer des devoirs qui ne feront jamais les vötres, une familie plus jaloufe de vous avancer dans le chemin des honneurs que dans celui des vertus, s'agite pour diriger fur vous les faveurs auxquelles 1'ambition attaché un fi grand prix. C 2  51 Lettres Combien je contrarierois fes vues , en vous infpirant de la fermeté , de la franchife , & la réfolution de ne rendre hommage qu'au mérite ! Voulez-vous feconder les projets de [vos proches ? attachez vos regards furies difpanfateurs des graces, montrez-vous fous des dehors brillans, prenez les formes les plus agréables , rendez - vous le maitre de vos afFeótions , renoncez a tous vos principes , n'adoprez que les fyftêmes qui font de mode \ que les afliduités ne vous coütent point, ne hazardez que des idéés légeres , ne les défendez qu'avec enjouement, étendez toutes vos connoiffances en furface , fachez parler de tout, & n'approfondilfez rien. Soyez le Chevalier de 1'inconfcquence , que tous ceux qui font en crédit trouvenc toujours en vous un appui, lorfqu'ils auront tort, & je vous réponds que vous ne tarderez pas a être un homme important. Si vous avez des dettes ,  d'un Vieïllard. 5 5 faites encore plus de dépenfes, & on vous fournira bientót les moyens de les payer.Comment fouffriroit-on qu'un jeune homme d'une fi belle efpérance fut arrêté dans fa courfe ? il joue avec tant de défmtérefTement;iI eft fi magnifique , fes fantaifies font d'un fi bon goüt , il eft propre a tout , il repréfentera noblement dans les Cours , il gagnera tous les cceurs : eh ! qu'importe que vous vous appliquiez a connoitre les intéréts des Princes , que vous méditiez fur les forces refpectives des Empires, que vos vues emb.raffent tout 1'univers , que vous découvriez les reffources du cominerce national, la caufe de fa langueur dans une partie du monde , les moyens de 1'étendre dans une autre , que vous ayez calculé ce qu'une adminiftration économique peut remettre fur 1'impót; avec toutes ces connoiffances vous ferez de bons Mémoires qu'on ne lira pas, & pendant que vous les rediC 5  5 4 Lettres gerez , nn rival fier de fon ignorance , foutenu du fentiment de fon imporrance , vous devancera , & obtiendra les places que vous elfayerez de mériter. Voila, mon ami, comme lesEtats fourJnillent d'hommes fans talent, & dépériffent par une longue fuite de fautes qui minent les fondemens d'un Empire. Pour être Colonel, Evêque, Ambafladeur, Adminiftrateur d'une Province, il »e faut qu'un grand nom , que de la fortune. Employer en intiigues Ie tems que 1'on confacreroit a s'inftruire des devoirs & jamais a leurs dignités. Lefüence du Peuple eft la lecon des Rois , a dit un Orateur moderne. L'indifférence des Citoyens privés pourroic être aufli la lecon des riches, qui ne  d'un yie'dlard. 69 font pas habitnellement de bonnes actions , des Magifttats qui n'en font pas i toujours de juftes, des Généraux qui 1 n'en font jamais de grandes, des hommes de Lettres qui ne produifent rien de beau ou d'utile. Nous métitons bien les mépris , les : hauteurs dont nous nous plaignons, par ] le peu de difcernement que nous meti tons dans nos hommages. Nos aveugles démonftrations derefpedt- femblent dire aux uns, peu importe par quels moyens vous arriverez a la fortune, & quel ufage vous ferez de votre opulence ; occupezvous toujours de devenir riches, & nous vous placerons au-delfus de nous. Aux autres, ne négligez rien pour monter aux grandes places , peur monter dans les fociétés favantes ; quel que foit votre peu de mérite ou de talens , nous aurons toujours pour vous- les mêmes égards s la même coniidérarion; & vous,  ?ö Lettres hom me modefte , qui êtes feulement fenfible, compatiirant, toujours difpofé i défendre 1'opprimé , a partager avec 1'indigent le peu de fruit que vous recueillez de vos travaux , contentez-vous de votre propre eftime j lorfque nous aurons befoin de vous, nous invoquerons votre zele , vos lumieres; Sc fi un jour, excédé de nos importunités , vous rejettez nos demandes, nous nous vengerons de vos froideurs par des injures & par des mépris. Mon ami, ne nous rendons jamais coupables d'une pareille injuftice , n'exagérons les égards envers aucun homme, dont les vertus ou les qualités nous foient inconnues. Tant qu'ils ne s'offriront a nos yeux, que fous les dehors de 1'opulenccou desdignités, n'ayons devant eux que la contenance de la fimple civilité; mais s'üs honorent leurs richeifes par 1'emploi qu'ils en font, s'ils juftiflent leur élévation par  d'un Vieillard. 71 des talens & une grande juftice , que nos hommages, que nos éloges, invitenc leurs femblables a. marcher fur leurs traces. L E T T R E IX. Cj'Esr une trés - bonne idéé, mon ami, que celle que vous avez de parcourir les Cours étrangeres; les voyages fortifient tout a-la-fois le corps & 1'efprit de 1'riomme; tous les climats lui font bons , il femble que la terre eft-ttere foit fon domaine. Mais en vous cloignant de la France, ne vous féparez pas de votre Patrie j n'oubliez pas que vous lui devez les connoiftances que vous acquerrez chez les Nations. Pour voyager utilement, il faut avoir fait de études préliminaires fur les fujets que Pon veut approfondir. Combien des voyageurs ne voient dans leurs longues  7* .' Lettres courfes , que des chemins, des villes % des êtres animés comme eux , & qu'ils n'entendeur pas ? Lorfqu'ils ont obfervé quelques monumens, remarqué quelques ufages , i!s croyent connoirre un Peuple, & fe permettent de le juger. Allez-vous chez 1'étranger pour- perfectionner vos connoilfances ? commencez par en acquérir de folides dans votre Patrie. Si c'eft dans 1'Hiftoire naturelle, dans la Phyfique , dans la Botanique , que vous defirez faire des progrès ; commencez par écudier ces Sciences , afin de ne pas reffembler a. ces ignorans qui vont viuter des Bibliotheques avant d'avoir appris a lire, & ne font frappés que du nombre des volumes, fur lef— quels ils arrétent des regards ftupides. Voulez-vous connoïtre les difterentes Adminiftrations , les Légiflations des Peuples , inftruifez-vous d'abord des principes de notre Gouvernement, de fes Loix , pour pouvoir obferver, com- parer ,  d'un Vieillard. parer, & compter des idéés d'amélioration. N'avez - vous en vue que de perfectionnervotre goüt pour les arts? étudiezen les regies afin de pouvoir juger de la correótion dudelfëin, & de la fagefle des | proportions \ mais fi vous avez le delïr de i connoïtre les mceurs des Peuples éloi] gnés , mettez - vous en état de parler leur langage ; ne vous flattez pas qu'ils changeront avec vous d'idiome & qu'ils conlerveront leurs penfées; tant qu'ils ne verront en vous que 1'étranger , & fur-tout que le Francois n'attendez d'eux ni confiance, ni épanchement, ni bonne foi. Que n'eft-il poffible , au lieu de charger 1'intelligence humaine de cette multitude de fons divets, qui ne fervent qu'aexprimerlesmêmes idéés, apeindre les mêmes images, a rendre les mêmes afFec~i:ions, de ramener tous les hommes a cette langue primitive, qui, femblable D  74 Lettres a un chêne, dont la cige feroit enfevelie, a produi: tanr de branches diverfes. Combien cette facilité de fe communiquet fes découvertes & même fes erreurs, d'une extrémité du globe a 1'autre , accélerroit les progrès de la raifon & du favoir ! comme elle rapprocheroit les membres de cette grande familie éparfe fur tous les points de 1'univers! comme elle rameneroit 1'accord & 1'harmonie parmi des êtres qui fe croient étrangers , paree qu'en défigurant 1'organe , dont la nature les avoit doué, ils ont le malheur de ne plus fe comprendre. La raifon nous force de renoncer a 1'efpoir d'une li heureufe révolution; chaque Peuple tient a fon langage , comme au climat qui Pa vu naitre; le jargon le plus pauvre, le plus dénué d'harmonie, paroït a celui qui 1'a toujours parlé, préférable aux langues les plus riches; de même que nous voyons le Lapon regretter fous le ciel de 1'Ita-  d'un Vieillard. 75 lie, & fous des portiques dorés fa hutte; obfcure, & 1'aprècé de fes frimars. Je vous recommanderai d'apprendre au moins 1'Allemand, avant que de diriger vos voyages vers le nord ! Vous pourrez avec cette feule langue parcourir toutes les villes de 1'Empire , & vous avancer jufques dans la Prufte ; la, vous mêlerez vos larmes a celles d'un Peuple qui vienr de perdre un Prince , fur lequel 1'Europe arrêtoit depuis long-tems des regards d'inquiétudej derefpeót & d'admiration , qui a réuni tant de couronnes fur fa tête ; qui s'eft montré dans le cours d'une longuepaix, digne des fucccs qu'il avoit obtenus pendant une guerre périlleufe; qui a fait voir ce qu'un feul homme peut pour fes États j qui y maintenoit 1'otdre par fa feule juftice, la difcipline par fa préfence, qui après avoir fait refpeder fes conquêtes jufqu'a fa mort, a laifté a fon fucceffeur les deux D z  7 8 Lettres grands moyens de les conferver , des troupes aguerries , & un tréfor imnienfe , groflï par fes économies. C'eft un point digne d'être éclairci, que de favoir s'il n'eut pas été d'une meilleure adminiftration de divifer eet immenfe dépot dans les fonds publiés des Etats étrangers, & de 1'y faire fructifier au profit des fiens , que de le confetver en mafte comme un fuperbe épouventail. Un Princequi parviendroit a foudoyer fes Troupes, a faire fleurir les Sciences , a encourager 1'induftrie aux dépens de fes rivaux , deviendroit ncceftairement le plus puilfant & le plus chéri des Souverains. Après avoir examiné ficePeuple, qui ri re fa principale force de celle de fonRoi, fe foucient cu décroit fous fon nouveau Monarque, entrez dans ce vafte Empire, göuverné par une femme rare , qui fera long-tems 1'orgueil de fon fexe; voyezlui imprimer le mouvement a une ma-  d'un Vieillard. -77 chine immenfe , dont elle confolide la bafe Sc perfe&ionne les reffbrts. Obfervez un Peuple encore brute dans plufieurs de fesparties,mais que les Sciences poliffenr, infenfiblement \ qui n'a point encore de vertus, maisauquel uneaveugle foumif-! fion tient lieu de valeur \ qui, dans un jour d'adion , ne recule point , patce qu'ila recu 1'ordre d'avancer. Examinez 1'influence du climat fur le moral de 1'homme ; quelles loix lont plus propres a mettre fes facultés en jeu; voyez ee que la nature fait peur lui & ce qu'elle a pit faire autrefois ; fi les arts dont il n'avoic nalle connoiffance ont ajouté a fon bonheur, par quelle reffóurce 1'autorité qui le domine pourvoit a fa fubhftance , contribue afon agrandiflemenr,a fa force. Etudiez fes fentimens intérieurs , & furprenez, s'il vous eft poflible, le fecret de fes aftedions ; approfondiffez 1'origine & les reftbrts de fes dernieres révolutions , Sc bientót vous prendrez D 3  7 8 Lettres d'une grande Spuveraine Ia jufte idee que j'en ai concue; vous ferez convaincu que les mains d'une Héroïne n'ont point été fouillées du fang du jeune Ivan. Que ce Prince captif eft mort viófcime d'un projet infenfé, & dont 1'Auteur a expié publiquement fon crime fur un échafaud, Vous reconnoirrez que ce qui pouvoit atriver de plus défaftreux pour Ja Ruffie , c'étoit de demeurer fous Ia domination d'un Empereur foible, capricieux , ftupide admirareur des vertus d'un Roi, devant lequel il fe dégradoit au lieu de 1'imiter , qui a mérité fes malheurs , paree qu'il n'a fu , ni les prévenir ni les fupporter. Ne quittez point ce vafte Empire fans avoir féjourné dans fes principales, Villes, fans avoir examiné fes Manufaclures, vifité fes Ports, fes Arfenaux, calculé fa richeffe numéraire, fes objets de Commerce. Rapprochez-vous de ceux qui cultivent les Scieuces, qui profeffent  d'un Vieillard. 79 la'Médecine & les Arts; exprimez-en le plus d'idées qui vous fera poffible , afin de juger fi 1'encouragement peut fupplcer a la liberté, & faire germer le génie fur un fol fi contraire a fon développement. Prenez enfuite le chemin de la Suède; & voyez ce que ce peuple , fi formidable fous les Héros qui 1'ont commandé,' regagne fous 1'empire de la fagefle. Comparez les effets d'une Légillation mobile a celle qui touche enfin a la ftabilité.' Lorfque vous aurez vifité la Suède & porté les regards d'un Naturalifte fur fes mines abondantes , & apprécié fes forces pour fe garantir de 1'invafion d'une Puiflance effrayanre , entrez dans le Dannemarck, voyez ce que fa Capitale offre d'intérelTant, & ne vous arrètez pas chez une Nation qui ne jette plus d'éclat,& femble s'engourdir au milieu des glacons. D 4  8o Lettres S'il pouvok me refter encore d'autre defir que celui d'achever paifiblement ma trifte carrière, avec quel plaifir je partagerois vos fatigues; nous parcourexions enfemble ce Royaume autrefois fi puiftanc, oü d'orgueilleufes prérentions ont répandu de fi grands défordres, quifemblable a un corps robufte, dont les membres jaloux de leurs forces réciproques, fe feroient énervés en luttant les uns contre les autres , n'auroit pu réfifter a des ennemis qui feroient venus fattaquer, auroientprofité de foncpuifenient pour le divifer , & s'approprier les parties qui leut convenoient. Nous examinerions rimpreftion qu'a produit fur ce Peuple, 1'effet de fes dilfenfions; s'il lui refte encore aflez d'énergie pour conferver le fouvenir de fes pertes & nourrir 1'efpoir de les réparer, ou s'il eft au contraire arrivé k un tel degré d'aftbibliftement, qu'il en ait encore d'autres a craindre.  d'un- V-udlard. 8 i Nous obferverions paf qu'elle fatalité ce fuperbe privilege qu'a une Nation de s'élire un Makre parmi ceux qu'elle trouve les plus dignes de la gouverne lui eft plus funefte que la néceffité d'obéir a celui que la nature lui préfente. Peut - ètre nous avancerions - nous jufqu'a eet Empire, jadis fi formidable, Sc que la barbarie a laifte tomber dans 1'impuiftance , ou le fanatifme & Hgnorance rampent fous la fierté d'un Defpote. La , nous gémirions plus d'une fois, en voyant les droits de 1'homme comptés pour rien, & la beauté dégradée dans la fervitude. Les malheureux l ils ignorent tout ce qu'ils perdent, en commandant a ce fexe, dontl'Empire eft fi doux! lis croyent jouir, ils nefónt qu'abufer : ils ravilfent a la foiblefte ce qui n'a de prix que lorfque c'eft le cceur qui le donne. Nous calculerions quelle peut être D 5  82 Lettres encore la durée de eet Empire , qui n'eft plus qu'une foible barrière confolidée par la politique des autres Nations , & qui fera un jour foumis a une puiflance étrangere , comme ces robuftes animanx, qui, malgré la force dont la nature les a doués, paffënt fous le joug d'une adreffe combinée. Ces barbares reconnoitront alors 1'afcendant des Sciences & des Arts qu'ils dédaignoient. Heuteufement pour eux 1'humanité éclairée , au lieu de fe venger de 1'affront qu'elle recoit dc fes vils ennemis, les forrifie par fes diffenfions, par de honteufes alliances. Avant de rentrer en France , nous parcourerions les différens états de ce grand corps , dominé par un chef redoutable. Nous verrions ce que 1'efpric de réforme a opéré; fi les changemens qu'un génie fier & indépendant a porté dans 1'Adminiftration de la Juftice , dans la difcipline Militaire , dans ie  d'un Vieillard. 8j Ordres Religieux, peuvent s'appliquer a une Nation fouvent trop attachée a fes anciens ufages. De retour dans notre Patrie , nous oublierions pres de nos amis , de nos proches , les fatigues d'un auffi long voyage ; & après nous ètre long-tems recueilli fur les objets qui auroient frappés nos yeux , agités nos efprits , nous nourririons le projet d'aller voir une nature plus riche, plus pittorefque , embellie pat les Arts. Douces idéés, vous n'ètes pour moi qu'un beau rêve! Je ne dois plus m'occupe« que d'un voyage ; qui me conduira fans doute a un éternel repos. D 6  $4 Lettres LETTRE x. Ah ! jeune homme, que m'apprenezvous ? Vous 1'avez rencontrée , ditesvous , la femme a laquelle eft attaché le bonheur de votre vie ! Ignorez-vous, mon ami, que vous habitez le pays des illufions ? Combien j'en ai vu de ces enchantereftes , qui ont regu pour premier don de la nature , 1'art de la féduftion ! Vous êtes jeune , libre , fenfible ; une fortune confidérable ajoute a 1'éclat de votre naiflance ) que faut-il de plus pour exciter le defir de yous enchainer ? Si vous vous fufliez montré fous un extérieur modefte a certe beauté dont vous admirez la fenlibilité; II votre origine lui eüt été inconnue, croyez vous qu'elle vous eüt diftingués qu'elle eüt daigné relever vos expreffions ? Avant qu'une feule eüt flatté fon oreille, dequel artn'auriez-vous pas  d un Vieillard. 85 eu befoin pour la réconcilier avec la modeftie de votre maintierij avec la retenue de vos paroles ? Je me rappelle encore Terreur oü j'ai été plongé. Une jeune Dame d'une ttès-haute naiflance, & dont la beauté avoit été pout elle une fource de chagrins domeftiques, defira s'éclairer de mes confeils. Ah ! mon ami ! qu'une femme parée des graces de lajeuneffe, qui a 1'accent du fentiment, qui raconte d'une voix touchante fes malheurs , qui feint de vouloir dérober les larmes dont fes yeux s'obfcurciflent, acquiert d'empire fur celui qui Técoute! Je ne pus me défendre d'une vive émotion ; tout m'intéreffoit dans fon récit: Taveu de fes fautes , qu'elle appelloit des imprudences 3 lui donnoit un air de candeur & de vérité , qui ajoutok i fes charmes ; elle eüt été moins aimable , fi elle eüt été plus patfaite. Le  86 Lettres chant de la fyrenne n'avoit pas plus de féduétion que les gémilfemens de fon cceur, fur la tyrannie de fon mari qui la privoit de la douceur d 'embraffer fes enfans , qui la condamnoit a vivre ifolée dans un Cloitre. J'emportai, en me féparant d'elle , tous fes chagrins dans mon ame ; je partageai toutes les injuftices qu'elle éprouvoir. L'intérêt que je paroiffois prendre a fes perfécutions , étoit, me répétoit - elle , le feul adoucüTement qu'elle avoit relfénti depuis long-tems. J'allois prefque tous les jours la voir, je paffois des heures entieres a fa grille ; fes mains qui s'allongeoient a travers les barreaux recutent mille fois 1'empreinte de mes levres. Je voyois en elle une douce victime de 1'amour 5 plus elle me parloir. avec énergie de 1'auteur de fes égaremens, plus je me fentois difpofé a les hu pardonner.  d'un Vieillard. 87 J'aurois voulu pouvoir rompre les liens qui contrarioient fon penchant, & en former d'autres qui légitimaffent fes vives affections. Je fus affez heureux pour rendrefa captivité moins refferrée: en lui apportant cette confolante' nouvelle , je n'exigeai de fa vive reconnoiffance que la permiffion d'en venir recevoir les pures témoignages. Le croitiez-vous ? le fouvenirde mes foins, de mes démarches , s'effaca avec le fentiment de fon oppreflion ; bientót celle qui paroiffoit fi impatiente de me voir , dont les aimables reproches m'avoient tant de fois pénétré , devint invifible pour moi. Je crus d'abord que c'étoit 1'objet de fon ancien amour qui la déroboit a mes yeux , & j'excufai fon ingratitude en confidération de fon puiffant motif; mais j'appris bientót qu'une nouvelle paffion avoit égaré fes fens ; qu'en croyant fervir 1'amour, je n'avok  5 s Lettres donné qu'un plus libre cours i des impreffions paiïageres. Combien je me reprochai ma erop foible créduliré ! II eft fi crue! de fentir le mépris remplacerl'eftime&l'intérêt ! Je meféparai pour jamais de eer être vil Sc trompeur; jen ai confervé long-tems , mais malgré moi, un douloureux fouvenir. Je ne veux point, mon ami, vous affliger par des comparaifons humiliantes ; je n'ai pour objet que de vous tenir en garde contre de fauftes apparences. Combien le commerce des femmes répandroit de douceurs fur 1'exiftence des hommes , fi la bonne foi pouvoir prendre chez elle Ia place de 1'efprit de conquêtes; fi-elles n'avoient en vue que d'être eftimées de ceux dont les fuffrages peuvent honorer la verru ; d'être aimées des hommes faits pour infpirer lefentiment de 1'amitié, Sc fi elles ne vouloient être adorées que de  d'un Vidllard. 8 9 celui-U feul , auquel elles deüreroient unir leur deftinée 1 Malheureufement elles font immodérées dans leurs projets de plaire. Dominer fur tout, donner leurs caprices pour des loix , récompenfer arbittairement, fe montrer féveres en raifon des defirs, les alimenter par la contradidion , fe jouer du refped & de 1'honnêce retenue , n'attacher d'importance qua des formes frivoles , fe laiffer impöfer par des airs avantageux j voila en général 1'efprit de ce 'fexe, qui tire fa force de notre foibleffe. Souvent des noirceurs, des perfidies le puniffent de fes torts , mais elles ne le corrigent pas ; fon fort eft de gémir de fes fautes & de les multiplier : le notre eft de les fouffrir & dadorer les coupables. En voila trop, mon ami, fur un fujet qui nous affeóte fi diverfement. Vous êtes dans l'age;oü le mouvement des  9° Lettres paflions eft mêlé de jouiflances & de regrets. Je fuis arrivé a celui oü le cceur nëprouve plus que le calme de I'amitié ; 8c fi la vótre me manque , je fens qu'il fe fermera a jamais pour ce fentiment, comme il s'eft déja fermé pour celui de 1'amour.  d'un Vieillard. 9* LETTRE XI. J'Aurai donc vu un de ces beaux' fpedacles qui décorent Sc cara&érifent une Monarchie. Jamais la fouveraineté ne fe déploye avec plus d'éclat que dans le moment oü elle s'environne de tout ce qu'il y a de plus augufte , de plus éclairé dans fon empire, pour y traiter des intéréts de la nation. Le Monarque paroït alors comme le Chef vénérable d'une grande familie. 11 découvre a fon Peuple fes charges , fes relfources; il ne lui diffimule aucun de fes engagemens, & le conjure, au nom de 1'honneur , de concourir a 1'acquittement d'une dette facrée. II fait, pour-ainfi-dire, remife de fa puiffance, pour ne faire valoir que fa juftice. 11 repréfente a fes fujets , qu'ils font tous  51 Lettres freres, mais qu'ils ont partagé bien inégalement dans un vafte héritage ; que cependant les plus pauvres d'entre eux , gémiffent fous des charges accablantes , que celui qui a beaucoup , recoit fouvent encore davantage , tandis que le miférable n'eft pas même für de conferver le peu qui lui refte ; que Ia loi écrite dans le 'cceur de rous les hommes, répugne a cette iuégalité; que puifque la conftitution de 1'Etat exige des Ports, des Arfenaux, des Milices nombreufes , & tout 1'appareil d'une grande Puiftance , il faut que tous les individus qui exiftent fous cette conftitution , concoutent a fon foutien & a fa fplendeur ■ en raifon de leurs facultés & de 1'intérêt qu'ils ont a la maintenir. Mais dans un fiecle d'égoïfme, oü le mot de pattie eft un mot vuide de fens, oü tous les habitans d'un grand Royaume' cherchenta fe fouftraire au premier des  d'un Vieillard. 93 devoirs , oü chacun s'occupe de diffimuler fa véritable richeffe, pour échaper a 1'impóc & en rejetter le poids fur un individu moins riche que foi , il doic nécelfairement s'élever entre les .Sujets & 1'Adminiftration , une guerre d'efpionnage & de rufe, dont la Nation paye les frais, & qu'elle s'épargneroit li la bonne foi animoit tous fes membres. La richelfe la plus réelle , la plus immuable eft, fans doute , celle que 1'homme tire de la terre \ totite autre n'en eft que le figne repréfentatif. Mais tant de Sujets font riches fans propriétés apparentes \ q-ue faire porter toutes les charges d'un Etat fur les feules propriétés évidentes , c'eft rifquer d'accabler Ja clafle d'habitans la plus utile & la plus franche. S'il en étoit de la dentée du Cültivateur , comme des objets de luxe & d'agrément, peu importeroit que le prix s'en élevat au plus haut degré poffible-;  94 Lettres ce feroit a 1'opulence a calculer fes defirs fur fes facultés : malheureufement Ie fimple Journalier comme le grand Propriétaire, le pauvre comme le riche, font affiijettis par la plus impérieufe des Loix , i tirer leur fubfiftance du produit de la terre. Si ce produit chargé de l'impöc unique s'éleve tout-a-coup a u" prix auquel les facultés de 1'indigence ne puiffent atteindre , que deyiendront le Mercenaire ■ le vieillard infirme, 1'orphelin? Le pere de familie qui aura peine k payer 1'aliment qui entretient fes forces, fermera-t-il 1'oreille aux cris de fes enfans ? En fuppofant que le falaire du Journalier augmente en proportion de la valeur du bied, tous les indigens fontils Journaliers ? tous peuvent-ils offrir des bras au Fermier, au Propriétaire? routes les faifons font-elles celles du travail ? Ne foumettons point a des calculs la vie du miférable. II eft de  d'un Vieillard. 95 la fageffe du Gouvernement d'encourager 1'Agriculcure , paree que 1'abondance eft la grande caufe de la population ; mais le moyen le plus sur d'exciter Ie Cultivateur a perpétuer la richeffé des Campagnes , c'eft de lui afTurer la rentree de fes avances. Eft-il donc impoffible de concilier fes intéréts avec ceux du fimple confommateur? Faut-il pour que 1'un foit dans 1'abondance que 1'autte languiffe dans le befoin, & foit fans ceffe agité par la crainre de mourir de mifere? Eft-il impoffible d'animer tout a-la-fois 1'Agricultute & de préferver a jamais le Peuple de ces renchériffemens fubits , qui amenent le défefpoir & les féditions ? S'il exiftoit dans toutes les Généralités des magafins , placés a des diftances égales , oü tous les Fermiers , Propriétaires pourroient apporter leurs bleds a un prix fixé par chaque Adminiftration Provinciale , foit en dédudtion de leur  9 6 Lettres Taille, foit même pour en recevoir Ie montant, auroient-ils jamais a craindre le défaut de confommation , & ne s'enhardiroient-ils pas a faire des défrichemens ? D'un antre cóté, que d'avantage le Gouvernement ne retireroit - il pas de ces depóts? La faculté de connoitre 1'excédent ou rinfuffifance du principal objer de confommation. La facilité de faire ttanfporter cette denree de première néceffité d'un dépot dans un autre , en raifon du befoin de chaque Proviuce. Un moyen de plus de s'affurer de la perception de 1'Impót fans ufer de rigueur envers le Propriéraire , qui n'a fouvent que du bied a. offrir pour s'acquitter envers 1'Etat. Une relfource certaine contre 1'abus de 1'exportation ou de 1'importation. C'eft une idéé belle & fouverainement  d'un Vieillard. 97 ment jufte que celle d'affujettir, indiftindtement, tous les Propriétaires a 1'Inv pot tertitorial, paree que tous doivent au Gouvernement le droit de protection. Mais le fimple Rentier ne doit-il pas auffi contribuer de fes revenus aux charges de 1'Etat ? 11 confomme , dit-on , & fa confommation eft une fource des revenus du Roi : cela. eft vrai, mais le Propriétaire confomme auffi ; pourquoi faut-il qu'il foit le feul qui paye & fur fa propriété & fur fa confommation ? L'étranger intéreffé dans nos fonds , n'a-t-il pas une propriété en Ftance ? Pourquoi ne fubviendroit-il , ni par fa propriété , ni par fa confommation, aux charges d'un Etat qui 1'alimente dans fa patrie ? Tous ces affranchiftemens d'ïmpöc dans les créations de rente , détruifent 1'égalité, & rejettent fut une partie des propriétés le poids qui doit pefer fut toutes fans diftinclion. Plus on donne E %  94 Lettres d'afcendant a la richelfe pécuniaire fur celle de la terre , plus celle-ci, la feule digne de proteótion , fe dégrade. Le poffeffeur d'héritage qui ne voic que le travail, que les incenitudes , que les Impóts attachés a fes Domaines , cherche a les convertir en rente , pour vivre dans 1'aifance & 1'oifiveté. L'Etat perd un Cultivateur & acquiert un Rentier, ce qui fait une doublé perte pour lui. Monarques , Souverains , vous dont la grandeur , dont la puiffance réfide dans e nombre de vosSujers , évitez de faire propager dans vos Etats 1'oifiveté &r le célibat. Ce font les Habitans des Campagnes qui vous donnent des Soldats robuftes, qui vous fourniffent des Artifans vigoureux,qui repeuplent vos forêts, qui animent vos Campagnes, & font écouler dans les Villes les fources de la vie. Sans eux vous n'auriez plus de bras pour foutenir le Tröne oü vous êtes affis. Pourquoi faüt - il que ces auguftes  d'un Vieillard. <)$ affemblées ne foient jamais convoquées que clans des momens de crife , cV pour des beioins d'argent? 1'Etat n'a-t-il donc par d'autres befoins pourfaprofpérité? Le grand art de 1'adminiftration fe bomeroit-il a répartir des Impofuions ? & ne devroit-elle avoir recours aux lumieres des hommes inftruits, que pour porter les conrributions au plus haut degré poffible ? L'abolition de ces Coutumes bizarres, qui affujettiffent les Sujets d'un même Empire a des loix difFérentes , qui varient 1'époque de leur majorité , 1'ufage de leurs facultés , leurs droits dans une fucceffion commune ; qui grevent leurs propriétés de charges diverfes; ne mériteroit- elle pas une convocation des Députés de toutes les Provinces , pour réformer d'antiques abus , fortis de 1'ignorance & de la barbarie , & créer fur leurs ruines une Légiflation plus fage & plus uniforme ? E 2  100 Lettres II viendra un tems ou les Souverains ne craindront pas de compromettre leur dignité , d'aftbiblir leur puiflance , en appellant dans leur confeil tous ceux qui peuvent, après de 'longues méditations, propoler des réformes fages, des créarions utiles , rehaulTer le crédit national, en lui donnant pour bafe la juftice & la félicité publique.  d'un Vuiltard. 101 LETTRE XII. Q U e l fiecle , mon ami, que celui oü tous les hommes ne s'agüent que pour arriver a 1'opulence , oü le defir immodéré de s'enrichir abforbe toutes leurs penfées ! Que peut - on attendta d'une Nation , oü les dehors de la fortune font prédominer les fujets ? Le dégoüt pour les Sciences, pour les beaux Ars , pour les profeffions qui ne fout qu'utiles, ne doit-il pas y éteindre les talens, les vertus ? De quel courage, de quelle fageffe ne faut-il pas être doué, pour demeurer attaché a. 1'honneur, a la délicatelfe, au défintérelfement, lorfqu'on fe voit fans ceffe dépaffé par 1'intrigue , par la flatterie & la cupidité ! Qui pourra citer un homme éclairé , modefte , qu'on foit venu de nos jours chercher dans fa retraite , pour le décoE 3  102 Lettres rer de quelques diftincHons, pour metwe fes lumieres & fon patriotifme en acriviré ? . Q«'il fe réfigne a 1'oubli, a 1'obfcunté , sM ne va lui - même frapper a toutes les portes de la fortune , s'il n'importune de fa préfence les difpenfateurs des emplois , s'il ne fait proner fon mérite par de puiffans Proteéleurs. II faut qu'il commence par s'avilir pour s'élever. Tel bomme eft connu par de bons ouvrages, par des vues fages fur le Gouvernement , par des projets utiles \ eh bien il languitdans 1'obfcuriré, peut-être dans 1'indigence. Si vous accordez tout a 1'intrigue , ne vous plaignez donc plus qu'il ny ait que des in trigans ; fi vous comptez pour rien le véritable defir & la faculré de faire le bien, ne vous étonnez donc plus qu'il ait y fi peu d'hommes animés de ce beau fentimenr. Si les hommes de talens 'ne font  d'un Vieillard. 103 oiftingués qu'en raifon de leur fortune , trouvez bon qu'il s s'occupent plus d'accroitre leurs richeffes , que de cónfolider leur réputation par de bons 011vrages. Toutes les fois que 1'efprit de calcul s'étend chez un Peuple , il ne faut plus en rien efpérer de fublime. C'eft un limon qui trouble toutes les fources pures du génie & du patriotifme. Voyez ce que la paflion de 1'argent a opéré fur la Hollaitde. Quelle découverte , quels chef- d'ceuvres , quels actes d'héroifme font fortis de cette fameufeRépublique, depuis que tous les Sujets ont dirigé routes leurs penfées vers le trafic ! Intéreftés dans les' fonds publics de tous les Etats, ils rcdoutent toutes les Puiffances-, devenus les Commiffionnaires des autres Nations , ils font comme de timides ferviteuts , qui fupportent^ les hauteurs de leurs Maïtres, dans la crainte E 4  ie4 Lettres dën être congédiés & de perdre une parrie de leurs eacres. Pour qu'un Peuple ait de Pélevation y il faut qu'il ait plus le fentiment de fa force , que celui de fa ruheffe. Mille Navires épars fur ies Mers ne lui donneront que des alarmes ; mais une efcadre refpeótable par le nombre de fes vaiffeaux , par le courage de fes équipages , par 1'expéiience de fes chefs , exalte fes idéés & 1'enhardit a ne fouffrir aucune orfenfe. » Jettez les yeux fur ces Maifons de luxe , qui environnent Hambourg ; ce font autant de forts d'oü les Puiffances qui veulent en exprimer de Pargent, peuvent le dominer. Les approches d'une armée font frémir les Magiftrats , les riches Négocians de cette Ville , qui , par fon Commerce , fa population , auroit pu fe rendre redoutable. Mais au lieu de conftruire des Citadelles, qui  d'un Vieillard. 105 Ja miflênt a 1'abri de toute infulte , d'entretenir une Milice capable d'oppofer une longue réfiftance a des afliégeans; elle fe complait dans de beaux jacdins., dans des maifons de plaifances , oü les Commercans vont fe délaffer de leurs fatigues, & y accumulent toutes les commodités , toutes les recherches de. 1'opulence ; auffi n'y a-t-il point de facrifice qu'on ne foit difpofé a faire, pour fauver du pillage & des flammes ces retraites charmanres. On fe flatte d'arrêter toujours la marche d'un ennemi, en le chargeanc de préfensj mais peut-être la cupidité ne mettra-t-elle pas un jour de bornes a fes prétentions : il faudra tout perdre ou tout foufFrir d'une foldatefque animée par 1'efpoir d'un riche baart. Malheur a la Nation qui ne pofe pas les fondemens de fa conftitution fur le courage, fur 1'aniour de la Patrie, fur fon Commerce intérieur , fur 1'abon- £ 5  'l06 Lettres dance de fes produótions , fur fes pro pres Manufacftures. C'eft une grande erreur de penfer que la force d'un état fe tire de 1'abondance de fon numéraire ; que dans une guerre, 1'avantage doive toujours demeurer a celui des deux Peuples rivaux auquel il refte plus dargent. Un Peuple fier de fes priviléges, content des Loix qui le gouverneur, animé par 1'honneur, 11'a befoin que darmes & de pain, pour repoufler L'ennemi qui ofe menacer fes frontieres. Une Nation comme Ia Trance , qui peut avec fes foiêts & fes manufacrures entretenir fes VailTeaux ; qui n'a befoin que d'exploiter fes mines pour y trouver le fer, que d'encourager fes nitriers , pour avoir le falpêtre en abondance , dont le fol fournit a fes befoins & même a fon luxe; peut avec fes arfenaux , fes pons, fes forrereftes & fes feldats, braver tous lesdefteinis des Peu-  d'un Vieillard. 107 pies jaloux de fa richefTe & de fa puiffance : il ne fait pour la porcer au plus Haü't degré de fplendeur , que la convaincre de fa force , & donner a fes vertus tout leur effor. Pour les developper , je ne connois pas de plus sur moyen que d'éteindre cette ardeur de s'enrichir, qui fe communiqué parmi tous les ordres de Citoyens, & 1'on ne parviendra a ce point capital, qu'en abandonnant le riche a fon argent, en lui laiffant tout acquérir avec fon or , excepté les emplois , les grades , les diftinótions , la confidération publique. Lorfqu'on verra que pour obtenir ce qui flatte le plus 1'amour-propre des hommes , il faut avoir fait preuve de talent , d'utilité , de vertus patfiotiques , on fuivra une route différenre de celle qui ne conduit qu'a 1'argent. Un des vices de notre Nation , c'eft 1'éloignement qu'a la partie la plus éclairée nour les occupations vraiment E 6  IoS Lettres & conftamment uciles : une vanké ridicule la dirige vers deux ou trois profeflïons, que Ton eft convenu de regarder exclufivemenr comme honorables. Un bon Manufaéturier, un grand Cultivateur, un adroic Machinifte, font rangés, par un faux préjugé, dans la clafte des citoyens obfcurs. Le parvenu , le bourgeois opulent, dédaignent les entreprifes qui exigent de 1'indufttie. Moins on paye de tribut a la Société, plus il femble qu'on en foit honoré. II réfulte de cette bizarre opinion, que prefque toutes nos Manufaélures font adminiftrées par des hommes fans eftbr, & qu'elles font bien inférieures a celles de cette Nation voifine & rivale de Ia nótre. Chez elle, 1'opulence projette & exécute de grands établiftemens ; elle les confolide, elle les perfeétionne, & une fois qu'elle leur a donné le degré d'aótivité & de fplendeur, dont ils font fufceptibles, elle jouü de fon induftrie , de fa perfévé-  d'un Vieillard. 109 rance, & ne redoute ni oppreffion, ni injuftice. Veut-on tirer la Nation Francoife de cette inettie qui la dégrade, qui multiplie dans fon fein d'oififs rentiers, de vils agioteurs ? Qu'on encourage, qu'on honore 1'induftrie laborieufe ; que la feule claffe méprifée , foit celle qui eft inutile; que 1'on donfie la plus grande attention aux plaintes de ceux qui travaillent : que la pkis ptompte juftice leur fok rendue. Bientót nos papiers le difputeront a ceux de la Hollande , nos aciers a ceux de 1'Angletetre , nos laines a celles de 1'Efpagne , nos toiles a celles de 1'Inde ; nos mines feront exploitées , nos verreries perfeótionnées, les nitrieres artificielles fourniront le falpêtte avec une telle abondance que letranger au lieu d'échanger celui qu'il a été chercher au loin contre notre argent , feta ttop heureux de venir puifer dans nos Atfenaux, fon principal  ï 11 Lettres den'enêtre déccré ; combien de Maifons ilJuftres, combien de grands noms feroienr éclipfés & rentrés dans le néant; mais il eft une clafte d'hommes privilégiés , qui peut fe condamner avec orgueil, a finutilité ; trop heureux encore fi elle veut bien fe difpenfer de nuire.  d'un Vieillard. U J LETTRE XIII. Je i'avois donc prévu ce qui vous eft arrivé ; avez-vous donc cru , mon ami, qu'il fut fi facile de rencontrer des femmes qui fuftcnt aimer avec leur cceur. Elles-mêmes y font trompées •, leur imagination les égare. Douées d'une fenfibilité plus vive que la notre , les objets agréables les frappent plus rapi-. dement ; un goüt qui a long - tems les graces de celui de 1'enfance, les difpofe a s'y attacher avec une efpece de tranfport; mais bientót.cette impreffion s'efface, & fait place a une autre affedion :. on les accufe fouvent de fauffeté , de perfidie; c'eft la nature qui les a faites viyes , légeres , qu'il faut accufer. En général elles ont plus de bonne foi dans leur attachement que les hommes ; il nous arrivé plus fouvent de feindre un  114 Lettres fentiment que nous n'avons pas encore ou que nous n'avons plus. Nous mettons plus de faufleté dans notre attaque & dans notre retraite. L'homme qui n'eft plus aimé eft bien mal - adroit; s'il eft encore dans Pillufion; il s'attache a fon erreur, paree qu'elle lui eft chere; " eft trompé , paree qu'il veut 1'être , & lorfqu'il s'emporte , il y a long-tems qu'il avoit le droit d'être furieux. Vos regrets , mon ami, font fuperflus; imaginez-vous être' promené avec déhee dans un féjour enchanteur, mais dont vous n'étiez pas le propriétaire. Vous avez admirez de belles fleurs, des points - de - vues Pittorefque , un plan bien ordonné : eh bien ! il faut s'en éloigner comme d'une poffeffion qui vous eft étrangere. Nous n'avons pas Ie droit de réclamer tout ce qui eft beau dans la nature ; il ne fuffifoit pas de defirer qu'elle fut a vous, pour que cette femme vous appartinr. Si vous aviez pu  d'un Vieillard. 11 5 fuivre les confeils que je vous ai donnés, vous n'auriez pas laiffé faire a vos aftectionsunchemin fi rapide; mais la jeunefTe fait-elle calculer, apptécier , lorfqu'elle eft entraïnée par une première paffion ? L'objet qui Ta féduite ne lui préfente d'abord que des perfections ; le rems feul la ramene a la vériré & diflïpe fon illüfion : eh ! mon ami, comment n'aurois-je pas de 1'indulgence pour 1'égarement de votre age , lorfque je me rappelle que j'ai tant de fois été fur le point, malgré mon expérience, de tomber dans la même erreur ? II n'y a pas encore long-tems que je fus , pour-ainfidire, ébloui parun aftemblage de talens, de graces, qui formoient a mes yeux une efpece d'enchantement. Une circonftance particuliere me rapprocha d'une femme, qui habite un appartement décoré des peintures du meilleur goür. Quel fut mon étonnement, lorfqu'en faifant 1'éloge de la correétion du  *** lettres deflem , de Ia vérité des couleurs, du gracieux des fujets ; je la vis rougir, Se approuver ou contredire mes remarques avec 1'intelligence de 1'aïtifte qui ayoit ^ exécaté tour ce que j'admirois. J'avois peine a concevoir commenr un talent fi parfait, fe montroit dans une femme jeune , & que fa naiflance fembloit avoir dü détouruer d'un travail fi fuivi. Ma furprife redoubla bientót 3 lorfque dans une autre vifire je 1'ena tendis s'accompagner fur fa harpe, & exécurer une mufique expreffive, adaptée a des paroles infpirées par le goür; je me crus un inftant en préfence de Sapho; car c'étoic-elle , qui, comme cette trop fenfible amante , avoit compofé & la mufique & les paroles qu'elle chantoit. ' J'avoue, mon ami, que j'eus peine a me défendre contre tant de moyens de leducïion. Une modeftie apparente embelliffoit tous fes traits, & en fe confondant avec le fourire de la grace Sc  éL'un Vkillard. 117 du defir de plaire, elle leur donnoit un nouveau charme : une idee profonde fut la fauve-garde de mon cceur; je me rappellai 1'image de celle que j'avois adorée, & je me reprochai le fentiment qui ofoit le difputer a celui qui abforbe fi fouvent mes penfées. Les opinions qne j'ai depuis recueillies fur cette aimable féduótrice, m'ont appris que fes paflions avoient été toutes énergiques; mais qua fi elles lui avoient coütédes larmes, elles avoient excité bien des troubles, bien des ravages dans 1'ame de ceux qui en ont été 1'objet. J'ai recu , en échappanc au danger , le [prix de ma conftance. Puiffiez - vous un jour acquérir cette même force , & avoir pour rempart, non pas de fimples fouvenirs , non pas 1'image d'un bonheur paffé , mais une affeótion préfente & une félicité inalrérable.  i io Lettres que la mort a enlevé dans le fein d'une paix glorieufe, faire précéder le Code de Loix qu'il ptojettoit de donner a fon Peuple, d'une invitation preffante a tous les hommes inftruits, deguider fa juftice. Rendons-nous donc dignes d etre les conleils des Rois, de devenir les protecteurs des Nations , les appuis de nqs Priviléges, en approfondiffant les conftitutions des divers Etats. Maiheureufement, mon ami, vous trouverez peu de lumieres dans nos plus célebres Jurifconfultes. D'Aguelfeau lui* même.n'a jetté que de foibles idéés fur ces grandes queftions, qu'il étoit capable de traiter ; Montefquieu les a trop généralifées \ Jean-Jacques Rouffeau les a 'plus approfondies : mais fes opinions font celles d'un Républicain, qui indique plus ce qui doit être , que ce qui eft véritablement ; Robertfon , Filangheti, & les Publiciftes Allemands , vous  d'un Vieillard. 111 vous éclaireront dans la route que vous voulez fuivte. Je luis étonné qu'en formant eet ctabliflement} qui fait honneur au Prince , fous les aufpices duquel il s'eft confolidé , on n'ait pas fongé a créer une chaire de droit public. Auroit-on ctaint rindifférence des Auditeurs , pour les fujets qui touchent de plus prés a leur exiftence? Si 1'homme qui auroit pris fur lui de remplir une tache auffi importante que celle de remonter a 1'origine des Sociétés , de faire connoitre les diverfes conftitutions; ce qu'ont étéchez tous les Peuples le droit des gens & celui de la wuerre , les Traités qui uniftent les Puiffances de 1'Europe, n'avoit pas fu captiver 1'attention de ceux qui feroient venus pour 1'entendre, il n'auroit du en accuferque lui. Aucun de fes Collégues n'auroit eu a préfenter des idéés plus attachantes. F  111 Lettres En s'abftenant de touce cenfüre ame- re , il auroit loué tout ce qui eft véritablement louable chez la Nation la plus reculée; indiqué ce qui fe trouve de défectueux dans les Gouvernemens, Si fe feroit contenté, après avoir montré la plus ferme impartialité , de faire des vceux pour que la fagefte , la fuprême juftice & 1'amour de 1'humanité , faftent fortit du cceur de chaque Sujet ou de chaque Citoyen, ce fentiment fi doux : » Si jj j'avois a choifir une Patrie , je ne » voudrois pas d'autre Souverain que jj celui auquel je fuis tenu d'obéir , j> d'auttes Loix que celles qui me gouj> vernent, d'autres Magiftrats que ceux » qui veillent fur ma propriété , d'auj> tres Habitans que ceux avec lefquels » je vis. « C'eft de la force de ce fentiment que dérivent toutes les vertus patriotiques; c'eft par lui que tout Citoyen eft  d'un Vieillard. i-J pret a verfer fon fang pour la caufe commune ; qu'il offre fes bras, fa fortune dans les calamités publiques; qu'il travaille avec ardeur a des déeouvertes utiles; qu'il eft fier de la gloire de fon pays, & qu'il a honte de n'être pas compti au nombre de ceux qui 1'ont illuftré. Cer. tain de n'y donner le jour qua des êtres qui y feront heureux, il ne calcule point avec la nature, & agrandit autant qu'il dépend de lui fa poftérité. F i  114 Lettres LETTRE XV. Je vous écris , mon ami , dans un moment d'humeur. II femble que Pon prenne a tache d'obfcurcir la réputation des hommes les plus célebres. Je viens de parcourir les (Euvres du fameux Citoyen de Geneve. Un Editeur, un Libraire avides, ont recueilli, ont imprimé des épitres, des piéces de théatre indignes de voir le jour, & qu'ils font paroïtre a. 1'ombre d'un grand nom, au rifque de le ternir. Ne feroit-il donc pas poflible de prévenir un pareil abus, & d'empêcher qu'on n'offenfat ainfi les morts? Quoi ! paree qu'un Ecrivain n'aura pas eu 1'attention de brüler toutes les produólions de fa jeuneffe ou de fa décrépitude , patce que dans Pintimité de la confiance , il aura écrit avec la négligence qu'autorife 1'amitié , il fera per-  d'un Vieillard. i*Ü mis de faire honte a fa mémoire de tout ce qui fera forti de fa plume ? U ™e femble que c'eft violet les tombeaux de la maniere la plus repréhenfible. On s'étoit déja rendu coupable de eet attentat envers Montefquieu, dont on a révélé des fecrets domeftiques. Voltaire n'a pas été a 1'abri d'une femblable offenfe. On a compromis & fa gloire & la reconncuffance qu'il devoit a un Souvetam , en faifant fortir de fa tombe un libelle contre fon bienfaiteur 8c fon panégyrifte. La cupidité qui ne refpefte rien, femble encore être plus audacieufe a 1'égard des hommes de génie; elle attend avec impatience le moment oü la mort les aura mis fans défenfe , pour braver leur volonté, pour les expofer dans une nudité honteufe aux regards de leurs ennemis & de leurs admirateurs. Ces hommes fouvent fi humiliés, fi F 3  11 6 Lettres perfécutés de leur vivant, & qui cependant ont tant de droit a notre reconnoiiTance, ne trouvent point de défenfeur contre un pareil outrage. Je voudrois qu'après la mort de tout Ecri vain célebre, les chefs des compagnies favantes fulfent autorifés a s'emparer de leurs écrits littéraires , & qu a moins que 1'auteur neut manifefté le defïr qu'ils fuflent indiftinctement imprimés, il ne recufTent le jour de rimpreffion qu'après un jugement didté par le goüt ou 1'érudition. On fe plaint de la multitude des livres. Si le tems ne faifoit pas juftice de ces produdlions éphémeres que Ja médiocrité , que le befoin enfanrent , il faudroit des cités pour les contenir. Que le ciel nous préferve d'un barbare femblable a celui qui mït le feu a la fameufe bibliotheque d'Alexandrie; mais peut - être feroit - il a fouhaiter qu'un Souverain, ami des Arts &des Sciences,  d'un Vieillard. n? fupérieur a tous préjugés , a toutes ppinions re9ues , confiat chaque partie de la littérarure & des fciences a des hommes qui s'y feroient diftingués, pour en élaguer, fupprimer toutes les inutilités, toutes les erreurs, toutes les répétitions , & ne conferver que les chofes vraiment dignes d'être lues. Ce travail immenfe épargneroit bien de 1'ennui , bien des dcgoüts l Ia poftérité, 11 releveroit la réputation de bien des Ecrivains , & fauveroit du mépris beaucoup d'autres, qui ont eu 1'imprudence d'attacher leurs noms a de fauffes idéés ou a des puérilités lionteufes. Je voudrois cependant affranchir de cette cenfure de grands Ecrivains, tel que Racine , que Boileau, que La Fontaine, que Labtuyere, que Moutefquieu, que Buffon. Quelle main feroit affez hardie pour toucher a 1'ouvrage immortel de Fenelon , a 1'Emile de Rouffeau , F 4  128 Lettres aux belles Tragédies de Voitaire , l fes Contes charmans, d fes morceaux d'Hiftoire ? Une Iifte écrite de la main d'un Philofophe imprimeroit un faint refpeél pour les ouvrages des hommes, qui par la fierté de leur génie , font dignes d'être vus dans toutes leurs attitudes & dans tous leurs mouvemenr. Si un pareil tribunal étoit élevé , bien des hommes de Lettres préviendroient fes arrêts de leur vivant, & fe feroient juftice. On les verroit s'occupera réduire 1'édiriou de leurs ouvrages, en refferrer les idees, & leurcommuniquerla jufteffe & 1'originalité qui leur manquenr. Nos richeflès lirtéraires, après avoir acquis ce dernier degré de perfec"on , obtiendroient inconteftabiemenr la prééminence fur celles des autres Nations; & fi l'on portoit aQ joutle même efprit de juftice fur toutes les produ&ions de Ja Peinture & de la Sculpttire Francoife , 1'étranger qui au-  d'un Vieillard. 119 roit parcouru la Bibliotheque publique , obfervé le Mufeum de la Capitale, remporteroit dans fa Patrie une grande idee des lumieres & du génie des Francois. Hélas ! je ne fais pas atrèter mon imagination , lorfqu'elle fuit une idéé qui peut ajouter a la gloire de mon Pays. Tout me paroit poffible, lorfqu'il s'agit de fa profpérité ou de fa fplendeur; mais la réflcxion ne m'a pas plutöt ramené a la vérité, que je m'appercois que je me fuiségaré dans des chimères; qu'il n'apas été donné a une Nation vive & légere d'arriver a la perfection , & qu'il faut néceffairement qu'elle exifte au milieu de fes faux calculs, de fes abus, de fes inconféquences. F 5  rjo Lettres LETTRE XV L Je vous félicite , mon ami, fur le choix que Ion a fait de vous, en vous accordanc la préfidence dans un des diftricts d% votre Province. Ne vous diflimulez pas, cependant, que vous ne devez encore eet honneur qu'a votre nom & a 1'étendue de vos propriétés. Vous êtes trop jeune pour avoir mérité cette préférence par vos qualités perfonnelles; mais c'eft a vous a juftifier ce choix , & a prouver que fi vous fuffiez né dans 1'oblcurité & fans forrune , il eut été heureux de foupconner que vous poflediez 1'efprit d'ordre, de juftice , d'indulgence & d'humanité qui doivent caractérifer vos décifions. La place cjue vous allez occuper eft plus importante que vous ne 1'imaginez; vous ferez un des organes de votre Province , un des  dun Vieillard, 151 défenfeurs des privileges de Tes habitans, un des proteóteurs dn malheuren*. Si un jour, comme il y a Heu de 1'efpérer , la maffe de 1'impöt fe répartit fur toutes les Provinces, en raifon de leur étendue, de leur population , de la fertilité de leurs domaines , ce feta a vous d'allégerle fardeau dont la_ votre fera chargée, en portant la juftice & Péconomie dans la perception , en ouvrant a 1'agriculture des débouchés faciles pour 1'écoulement de fes productions, en multipliant les refTources de 1'induftrie ; enfin, en fourniffant a chaque contribuable le moyen de tirer de fon travail ou de fa propriété , fa fubfiftance & 1'acquittement de fa dette envers 1'Etat. _ La révolution qui vient de fe faire dans notre fyftême d'adminiftration,doir, avant dix ans, opérer le plus grand bien. En rapprochant les différens corps pour la caufe commune, il les unit, il les F 6  1 i1 Zeitres éfore a Ia dignicé de Citoyen. Chaque Dépiirc fent qu'il a Uue roitëön honorable i remplir j tous ceux qm !'om éla fe complaifent dans 1'idée de n'être plus comptés feulement dans 1'Etat que pouï des êtres paffifs. Le grand propriétaire retirera de la nobleffe de fes domaines une prééminence que le métier des armes avoit abforbé; le féjour des campagnes ne fera plus celui de 1'bumiliation & de 1 efclavage. S'il étoit poffible , au lieu de s'agitet dans de funeftes projets de guerre , que !a France s'occupat feulement de fonifier fes frontieres, d'achever fes ports, d'amalfer dans fes arfenaux , dans fes magaïins , tout ce qui êft néceffaire a 1'enrretien d'une Marine redoutable , d'exercer fes Matelots, fes Officiers fur des navires que le commerce dirigeroit dans toutes les Mers, d'excirer au travail le zele de fes Soldats par desencouragemens & unelégereaugmeia-  d'un Vieillard. i}5 tation de paye , combien elle deviendroic impofante au milieu d'une longue paix l ce feroic Ie fommeil du lion. Eh ! que nousimporte qu'une Nanon ambitieufe veuille dominer dans 1'Inde & épuife infenfiblement fa population, pour accroitre Ion numéraire ! qu'une autre fe divife fur les priviléges de fa conftitution ! que deux Empires immenfes fe combattent pour reculer leurs limites ! De quoi donc nous fervira la fageffe , fi elle ne nous préferve pas de nous mêler da.is toutes les quereltes qui naiffenr du délire ? Ecartons la foudre qui roule & gronde autour de nos demeures , au lieu de 1'actirer par des mouvemens infenfés. La France feroit aujourd'hui trop puiffante, fi, fe repofant fur fa force, elle n'eut eu d'autres alliés que fes propres fujets , & n'eut jamais pris part a des guerres étrangeres. Ne mettons pas notre honneur a donner la loi aux autres puiffances, mettons-le 4  r j 4 Lettres ne la jamais recevoir. A la première artaque, déployons de fi grandes forces , combinons - les avec tant de fagelfe , dirigeons-les avec tant de fuite, qu'aucun Peuple de 1'univers ne foit tenté de blefler notre fierté. Ce ne font pas les intentions pacifiques qui dégradent un Peuple; ce font fes imprudences , fes tentatives fans (acces. La longue paix dans laquelle les Cantons Suilfes favent fe maintenir, leur a - t - elle rien fait perdre du prix de leurs alliances ? Environnés de grandes puiflances, leur force défenfive imprime lerefpecta 1'efprit de conquêtes 3 8c apprend a 1'Eutope que la fobriété , que la modération , font les richeffes inaltérables d'un Peuple qui fait fe contenter de ce que la foiblelfe paye a fon courage, & de ce que la nature accorde a fon travail. Que fait pour le bonheur des Européens ce commerce de la Chine Sc de 1'lnde, dont nos rivaux fdnt fi  d'un VidUard. 135 jaloux ? qu'en rapportenc - ils dont nous ne puiffions nous pafler ou qu'il ne nous foit pofïïble d'acquérir en échange de nos produótions ? Si nous avions le bon efprit d'employer ce que nous coute nos armemens a boni fier nos manufa&ures \ ü un fentiment pattiotique étouffoit un vain luxe, & nous difpofoit a ne donner la préférence qu'aux objets les mieux fabriqués dans le fein de 1'Etat, combien 1'induftrie nationale feroit de ptogrès , & comme nous faurions réparer les défavantages de nos traités de commerce ! La rufe feroit déconcertée par notre fageffe. Le commerce, dit-on , eft le reftbrt d'une grande Nation : oui, fans doute y mais c'eft celui d'exportation , c'eft celui qui alimente nos manufaólures , qui emploie nos foieries , qui confomme nos laines , nos bleds , nos vins, & excite le Cultivateur a. faire de nouvelles] avances. ^  i} 6 Lettres Si 1'Angleterre n'en faifoit pas d'autre que celui des marchandifes qu'elle apporce de la Chine & de i'Inde, & qu'elle revend aux écrangers , fon numéraire pourroit devenir immenfe ; mais elle ne nourriroic que des habitans oififs, & que le tems rendroit un jour les plus miférables de la terre. C'eft par foncommerce d'exportationque fapopulation s'accroit,que toutes fes terres font cultivées , que fes charbons , que fes fers font extraits des mines , que fes ouvriers , que fes matelots laiffent a peine repofer leurs bras, & paftent du travail au plaifir. Si eet efprit d'aveuglement qui nak de la profpérité , ne nourriffbit pas dans fon fein le delir de la guerre, fa conftitution la rendroit trop heureufe. Mais 1'envie que nous portons a fa liberté fe diftipe , lorfque nous voyons les inconféquences de fon fyftême d'indépendance. Toutes les fois qu'une vaine  d'un Vieillard. IJ7 ambition lui fait ptendre les armes, la rigueur de nos milices na rien de comparable au defpotifme de fes preffes. Ses matelots femblent être les lllotes de Sparte ; on ne les compte plus pout des Citoyens , mais pour les efclaves de 1'atbitraire. Oui, mon ami, foyez-en sur, 1'exiftence de nos Adminiftrarions provinciales donnera un jour a la France la fupériorité fur la conftitution angloife , fi de faux calculs, fi de ridicules prétentions n'en contrarient pas le développement. Le refped pour la propriété des biens, conduira au refped de la propriété des perfonnes ; un fujet ne fera condamné que par une loi fage , de mème qu'il ne fera impofé qu'en vertu d'une délibération équitable ; & alors tout Francois fera véritablement Citoyen fous le plus puiffant des Monarques.  13 J Lettres LETTRE XVII. Q U e i l e idee 1'écranger qui, avant d'entrer dans Paris, feroit le tour de fon enceince, ne concevroic - il pas de notre Capicale, en voyant ces grands ffionunïens éievés a fes portes ! Ce doit être ici, fe diroit-i!, le féjour de 1'abondance , du Commerce & des Arts : mais quelle feroit enfinte fa furprife , fi , s'avancanr a travers ces Fauxbourgs obfcurs, habités par la mifere, il ne découvroit fur fon paffage que mannes, que langueur & pauvreré ! Que ce Peuple eft vain , s ecrieroit-il ! il met toute fón opulence au-dehors, & garde 1'indigence pour lui. Combien n eft-il pas a regretter, mon ami, que ces fommes immenfes , données a la décoration de Pextérieur de Paris, n'ayent pas été employees a fon utiliré;-que ces vaftes  d'un Vieillard. 13? édifices qui s'élevent comme des Palais, ne foient pas ou de grands Hofpices ou de fuperbes Manufaótures! Quen'eftil entré dans le plaifde 1'Adminiftration, de rejetter du centre de la Capitale & de portera fes extrémités toutes cesmaifons de meurtres d'oü découle le fang,qui corrompent 1'air & n'offrent que des objets de dégout ! Ne feroic-il pas pofiible d'affigner a chaque claffe de Manufacturiers un Fauxbourg différent, ck d'y établir un courant' d'air & d'eau , qui y entretïnt la falubriré & la netteté dont ils feroient fufceptibles ? L'émulation, 1'induftrie s'animeroient par le rapprochement des mêmes Arts. Les marchés publics, les magafins intérieurs , ne feroient plus que des enttepórs pour la confommation joutnaliere 5 les rues confacrées au commerce, ne feroient plus obftruées par les matieresnéceffaires a la main-d'ceuvre. Une grande Ville devroit être comme un Chateau, dont les  I4° tetaes diftributions font faites avec gence. Que diroic-on d'un Archkeóte, qui confondant les piéces de repréfentanon avec celles de néceffité , les falies de jeux avec celles du travail, obligeroic les Makres de traverfer des cuiftnes, des écunes pour arriver a un fallon magnifique , d'oü Ion ne découvriroit qu°e le défordre d'une baflè-cour ? La fociété s'eft formée fans plan ; les Villes anciennes fe font agrandies i mefure que la population s'y eft accrue. Les Attifans s'y font établis fuivant leurs efpérances. Le caprice a devancé le gout, 1'intérêr particulier a dominé le bien général; de-la s'eft créé eet aflemblage monftrueux , que Ia force de Ia propriété a long-tems maintenu contre le delk de la perfeótion. Pourquoi cettte Ville famenfe , a laquelle Alexandre donna fon „om , fut-elle fi l0„g - term 1'admiration de 1'Umvers? C'eft paree qu'ayant de h  d'un Vieillard. 141 bacir, il en choifit la pofition & en traca lui-même le plan j c'eft paree qu'il appella les Arts a la conftruótion de fes édifices, a 1'alignement de fes rues, a la commodité de fon Port, a la diftribution de fes eaux. Lorfqu'il eut élevé ce grand monument a fa gloire , les habitans dg toutes les parties du monde vinrent en foule jouir du féjour merveilleux que la main d'un Héros oftroit au commerce & a 1'indnftrie. J'ignore s'il feroit poftible de rendre Paris comparable a. cette Ville lüperbe , dont les feules ruines ont imprimé une fi longue vénération pour fon créateur. Mais tant qu'une PuhTance inrelligente 8c prédominante ne préfidera pas a fon embelliffement, on formera de belles Places, on élevera de grands Edifiees, 8c il n'y aura jamais de proportion ni d'accord entre toutes fes parties. La Capitale de la France offrira toujours a 1'ceil ce qu'il y a de plus impofant 8c  142, Lettres de plus hideux, des monumens qui fe détruifent avant d'être achevés , des avenues étroites & mal-faines, des paffages irréguliers, des places informes, des Temples gothiques , une riviere , dont le cours eft mal divifé, dont le lit laiffe voir tantót un fable aride ou des terres amoncelées, tantót une eau Ianguiftante Sc fangeufe. Peut-être le projet de rendre Paris acceffible aux navires , & d'y former un Port , étoit-il une chimère. Si ce 'projet pouvoit fe réalifer avec beaucoup dargent & de travail , 1'argent & le travail ne pourroient pas être mieux employés qu'a fon exécution. Les Matelots naittoient fur les bords de la Seine comme fur ceux de la Tamife , le Commerce maritime recevroit des fecours immenfes de nos riches Capitaliftes; la vue du retour des navires Sc de leurs chatgemens éle&riferoit les Parifiens, Sc les enhardiroit a faire des vcyages de  d'un Vieillard. 14 j Jongs cours fur un élément qui leur eft inconnu. Mais avant de s'occuper de porter la régularité & 1'harmonie dans toutes les parties de cette grande Ville, avanc de ibnger a la rendre une des plus commercantes de 1'Univers , & d'y formerune pépiniere de Matelots, il faudroit en confolider les fondemens. Vous ignorez peut-être que le quart de fes habitans s'endort fur le plus grand des dangers, qu'a chaque inftant il eft menacé d'être englouti dans de profondes carrières. Quel feroit votre étonnement, fi vous traverfiez, comme j'ai ofé Ie faire, un des Fauxbourgs de Paris a la Iueur de quelques flambeaux , en fuivant une galletie fouterreine, dont la voute eft fans ceffe ébranlée par le poids des voitutes ? Vous comprendriez que 14 force de 1'habitude & de 1'intérêt peut feule retenir fur un fol auffi périlleux le tranquille habitant qui ne daigne pas  144 Lettres même s'informer du progrès des travaux que la prudence du Gouvernement dinge fous fa demeure chancelante. Si au lieu de retenir dans une longue oifiveté ces ptifonniers qui dépérilfent d'ennui & de mifere a la potte de Paris , on en formoit des atteliers, que 1'on conduiroit tous les matins a ces fouterreins & que Pon rameneroit tous les foirs a leur captivité , on rempliroit deux grands objets a-la-fois, celui d'employer a la sureté publique les mains qui ont porté le défordre dans la fociété, & celui de cotriger la parefle en Paffujettiffant au travail. En vous entretenant, mon ami, de fujets auffi graves, je vous donne la plus grande preuve de mon eftime. Si je ne connoiffois pas la trempe de votre efprit, oferois-je préfenter a Pimagination d'un jeune homme des idéés fi férieufes ? Je ne vous parlerois que de nos Speótacles, que de nos expofitions de tableaux, que  d'un Vieillard. 14.5 que de nos licées , que des chanteurs Italiens, qui s'erTorcent de nous réconcilïer avec leur mufique. Je bomerai mes confeils a vous préferver des féductions de ces Bacchantes, que 1'ivteue des plaifirs & la foif de 1 or agitent fans ceffe ; a vous garantir des piéges que la cupidité & la rufe de nos joueurs tendroient a. votre opulence. Mais , grace a la pureté de vcs affections , a la délicateffe de vos goüts, ces êtres fi dangereux pour les hommes de votre age , ne le font pas pour vous. D'autres dangers vous menacent, & ce font ceux dont une ame fenfible & confiante a le plus de peine a fe ptéferver. G  14-6 Lettres LETTRE XVIII. U e l exemple , mon ami , pour 1'ambition , que celui d'un Miniftre fugitif, forcé d'aller demander un afyle a une terre étrangere ! Je n'ai fait que 1'entrevoir, ce difpenfateur des gtaces & des faveurs de la fortune j il étoit alors dans tonte fa gloire. Combien il étoit loin de penfer que tous les ordres de la Nation fe réuniroienc un jour contre lui, que les malédidtions du Peuple le pourfuivroient & infulreroient a fon image ! Qu'il feroit aplaindre, s'il n'avoit pas a fe reprocher d'avoir didipé avec profufion 1'argent du malheureux , de s'être joué du défordre de nos Finances, d'avoir accumulé les charges de 1'Etat par de vaines dépenfes , par des emprunts onéreux , par des dons qui n'étoient point mérités!... C'eft une ter-  d'un Vieillard. 147 rible réflexion a faire que celle-ci : » Je >» confomme aujourd'hui dans Taifance, »j 1'argenc qui a été exprimé avec peine » du cultivaceur, de 1'obfcur habitanc » des Provinces. Ce qui avoic été ap» porté pour le foutien des charges de » 1'Etat, a cté détoutné en ma faveur j »> quel titre avois-je pour 1'obtenir ? Nul » aurre que le crédit de mes protecn teurs. Long - tems un village entier » arrofera la terre de fueurs , pour ac» quitter 1'engagement que la prodiga5> lité a fait contraéter envers moi. « Ne vaut-il pas mieux vivre de privations, que de trainer a fa fuite le poicls d'une pareille penfée ? Ah ! fi tous ceux qui ont ufurpé des conceffions , des penfions, des priviléges, étoient tenus de comparoicre devant un Tribunal d'équité avec leurs tittes , combien d'entre eux s'en retoumeroient humiliés , & ne montreroient plus de dédai.i a celui qui n'a jamais eu la baffeffe de foliiciter G 1  148 Lettres ce qu'il fentoic ne pas mériter ! A les en croire , il n'y a pas de facrifices que 1'Erat ne doive faire pour les maintenir dans leurs ufurpationsj il vaudroir mieux licenrier les Troupes , laiffer le Tröne fans éclat, rifquer de perdre le crédit national , charger les fujets d'impors, manquer aux engagemens les plus facrés, que de rien retrancher de ce qu'ils ont arraché par furprife. Heureufement une opinion auffi injufte , auffi infenfée, ne fera jamais adoptée par 1'homme d'Etat, dans les mains duquel les rênes de la Finance ont été remifes. Déja fon efprit d'ordre aparrouru toutes les branches de 1'Adminiftration , èV y a fait fuccéder une fao-e économie. Un mauvais miniftere eft un orage qui, paffant fur un vafte domaine , détruit les moilfons , brife les feps de la vigne floriffante , dégrade les plantations ; de fi grands défaftres laüTentquelque tems le Proptiétaire dans  d'un Vieillard. -49 la gène,& ne peuvent fe réparer que par de nouvelles avances; ma« fi 1 ordre , fi 1'intelligence les dingen: , e domaine devient plus produébf, & le malheur préfent fe eonveitic en.une profpérité qui n'eft pas éloignee. Voila fidée que je me plais i me former du miniftere paffé & du miniftere aftueL J'aime i croire que rous nos grand* établiffemens vont être portés au plus haut degté de perfedion & d'adivite i que nos villes frontieres vont être fortifiées , que nosColonies & nos poffeifions dans 1'lnde ne fetont plus fans défenfes,que norte Etat Militaire fera mis fur un pied refpedable; qu'on n ac cordera plus rien a 1'importunite ■ que tout 1'or qui fe perdoit dans des depenfes fupeiflues, feta employé a encourager 1'induftrie , que nous faurons profiter des projets d'invafionqui agitent les Puiffances de 1'Europe, pour garantir nos poffèffions de toute infulte J que les  150 Lettres fecours patriotiques ne manqueront ni a lx Marine ni aux forces de terre j que norre commerce énervé par 1'agiorage & d'injuftes privileges , fe relevera de fon abattement, & qu'enfin la France regaghera le degré de conftftance, d'od elle paroit déchue dans ce moment de fermentation générale. Eh! poutquoi, au lieu de nous livrer a de fi douces idéés, nous abandonnerions-nous a de funeftes preffentimens , a de vaines terreurs ? N'avons-nous pas pour nous Texpérience de nos fautes, de nos malheurs & de nos profpérités ? Si le fecret de notre détreffe a été indifcrettement révélé a 1'Europe , elle connoit auffi 1'étendue de nos reffources, & elle ignore encore ce que peuvent fur nous le reffentiment d'une injure, notre confiance dans les intentions bienfaifantes de notre Souverain , & le defir de remonter a ce point de gloire qui a honoré la Narion fous le» belles années du regne de Louis XIV.  d'un Vieillard. -51 LETTRE XIX. O U e l i e z, mon ami, ce que je vous ai die de ce Miniftie , pourfuivi dans fa fuite par les clameurs de la Nation-. 11 parolc aujourd'hui fous le titre d'accufé, & fait entendre fa voix pour fe juftifier. C'eft vraiment a un accufé que peut s'appliquer cette belle maxime , res ejl facra mifer. Tant qu'il patle dans fa caufe, toute prévention , toute animofité doivent difparoitre , &c faire place au filence. Eh! quel fujet mériteroit plus Pattention de tout un Peuple , qu'un Miniftre qui paroit devant lui pour fe difculper du reproche d'avoir envahi les richeffes confiées a leminence de fon emploi? Jamais 1'antiquité ne nous a offert une caufe d'un plus grand intérêt. Que de lumieres le Souverain & la Nation G 4  ly* Lettres pourroient en recueillir! Connoïtre Patrien état de fes Finances ; par quels moyens elles fe font altérées; pouvoir calculer les dépenfes dans lefquelles nous emralne une guerre maritime, lors même que llffue en eft glorieufe; feconvaincre que 1'ordre eft la première fource de 1 opuience & de la profpérité , être a mêine d etablir un plan invariable de repréfentatiun, de récompenfe , d'encouragement, d'après une jufte appréciation des revenus de 1'Etat. Voila comme on fait fortir la juftice du fein des défaftres, & comme on rec^uvre une conftirution robufte, après avoir eftuyé une crife périlleufe. L'erreur & i'obfcurité font dans les adminiftrations le pire des fléanx. C'eft d'après une connoiffance exaóte de fes forces & de fes facultés, qu'on fait ce qu'on eft capable de foutenir , d'enrreprendre , quels facrifices on doit faire pour revenir au point d'équilibre  d'un Vieillard. P 5 3 dont on a eu 1'imprudence de s'éloigner. Trop long - tems 1'état de nos Hnances & les opérations miniftérielles ont été un fecret pour la Nation. Le moment eft arrivé , oü le voile abaiffépar la politique , s'eft enfin déchiré j alors nous avons vu , & 1'immenfité de nos richeffes , & Ténormité de nos. pertes. BénifTons le malheur auquel nous devons une révolution fi importante. L'erreur nous a précipité dans la détrefle -, 1'expérience & la vérité nous releveront jufqu'au fein de 1'abondance. Nous devrions a la pofition de eet accufé une heuceufe révolusion, fi le vosu qu'il paroit former pour être admis a faire plaider fa caufe devant la Nation, étoit exaucé 5 c'eft en préfence de fes Concitoyens raffemblés qu'il eft beau, qu'il eft confolant de fe juftifier, d'enr G 5,  3,)4' Lettres rendre fortir de leurs bouches 1'arrêt qui nous rend 1'eftime publique. Tant qu'un homme déclare qu'il eft innocent , il ne doit être dégradé, ni. par des Hens, ni par une fituation humiliante , ni par une obfcure captivité, il peut prérendrea jufte titre aux égards que 1'humaniré doit au malheur. Eh! qui nous diftinguera donc des Nations barbares , & notre fiecle des fiecles de 1'iguorance , fi , fans refpect pour la dignité de 1'homme , nous commencons par enchainer 1'accufé comme une béte feroce , fi nous ne 1 ecoutons qu'avec la prévention de la vengeance, fi nous lui enlevons cette noble liberté, cette confiance qui fied fi bien a un Citoyen fixé fous la fauve - garde des Loix ? Ah ! loin de jetter la terreur dans 1'efprit de tout homme foupeonné,, invitons-le a venir démontrer fon innocence, s'il n'eft point coupable j promettons-lui füreté & proteétion. S'il eft  d'un Vieillard. I'S f criminel, il fe gardera bien de fe rendre a nos follicitations , mais auffi fa retraite fera fa honte 5 & en refufanr de fe faire juger, il aura prouvé qu'il s'eft jugé lui-même. En attendant que nous infpirions cette heureufe fécurité aux accufés fugirifs , il feroit bien a defirer que le Légiflateur adoptat ce que propofe 1'Auteur d'un Ouvrage , auquel 1'Académie Francoife vient de décerner le prix d'utilité (1). Si cette idéé recevoit la fanction de la Loi ,1e Miniftre retenu par la crainte de nos fonnes , loin de fa Patrie, n'auroit befoin , pour établir fa juftification, ( s'il eft exempt de tous reproches) que de préfenter un état bien circonftancié (1) Voyez le Chapitre intitulé , des Accufh fuguifs , dans les Obfervations fur la Sociéï & fur les moyens de ramener L'ordre & la flr curitt dans fon fin. G 6-  15 ^ Lettres des revenus publics, d'indiquer clairement lemploi des fommes dont il a difpofé , de prouver par un rcfultat évident qu'il n'a point abufé de fon pouvoir , ni de la confiance du Souverain, 11 feroit fi aifé de diftinguer les erreurs de fyftême d'avec les vices d'adminiftration , les fpéculations imprudentes d'avec les coupables profufions! Quel Miniftre, quel homme en place feroit a 1'abri des coups de la Juftice , s'il étoit comptable de fes faux calculs , de fes vaines idéés d'amélioration? C'eft fur la droiture de fes adtions , c'eft fur la pureté de fes intentions qu'il doit être jugé. Mais fi la foibleffe de 1'efprit humain mérite de 1'indulgence, la mau> vaife foi, les vils détours , la violation des propriétés , le facrifice des intéréts du Roi, 1'ardeur de s'enrichir , le projet de fe maintenir par d'injuftes faveurs , appellent fur la tête du coupabie la vengeance des Loix. \  d'un Vieillard. 157 Quelle belle & importante place que celle d'Adminiftrateur des Finances d'un Royaume rel que la France ! Que de Souverains font dans 1'impoffibilité de faire autant de bien que lui! C'eft lui qui féconde TAgriculture , qui vivifie les Arts , qui anime le Commerce » qui éleve les forces de 1'Empire. C'eft de lui que découlent les graces du Sou» verain. Il eft 1'organe des Artifans , des miférables qui fuccombent fous le poids d'une taxe inégale. Ah! celui qui a exercé ce grand emploi fans laifter d'heureufes ttaces de fon paftage , n'avoit ni humanité ni élévation ! II a donné une preuve certaine de fon impuilfance. Qu'il ne dife pas, pour fe juftifier , qu'il n'a point fait de mal j il en a fait beau» coup en ne faifant pas de bien pendant la durée de fon pouvoir. Si quelque chofe devoit le confoler de 1'avoir perdu , ce feroit d'être fuivi dans fa retraite par les regrets de la Nation „ de fe fen-  ï 58 Lettres tir fans ceffe rappellé par le vceu de la Capirale & des Provinces. Cette douce fatisfadtion, elle eft goutée par un Etranger , qui furvivra long-tems a fon Adminiftration , & par fes verrus , & par fes écrits , dont le repos n'a point éré de 1'oifiveté , & qui a fu prolonger le bien qu'il a fait par celui qu'il a taché d'infpirer a fes fuccefteurs.  d'un Vieillard. i$9 LETTRE XX. J'Abuse , mon ami, de votre attention , en la promenant fur des fujets divers , & qui n'ont aucun rapport entr'eux. Je vous entretiendrai aujourd'hui d'un projet qui vous paroitra peutêtre bifarre ; mais il eft le fruit de la lecture que je viens de faire d'un Mémoire fur ces enfans que 1'indigence ou la débauche dépofent dans 1'afyle de la charité. Je n'ai pu me défendre d'un fentiment de triftefte , en apprenant que fur cent de ces malheureufes créatures5. confiées a de pauvres mercenaires, il n'y en avoit pas dix qui arrivaftent vivantes au terme d'une année. L'Auteur de ce Mémoire adreffé aux Adminiftrateurs, attribue cette effroyable deftruótion a des caufes qui font frémir.  ï6"o Lettres II infifte pour que 1'on accorde une Prime de i z livres aux Nourrices qui conduiront 1 enfant qu'elles allaitent , a fix mois j une de 24 liv. pour celles qui le meneroient a. im-an j enfin une de 48 liv. a celles qui Péleveroienr jnfqu'a deux ans. Croyez-vous, mon ami , qu'un projet pareil , quand il devroit coüter 50000 liv. par an a 1'Etat , pourroit, chez une Nation qui parle fans ceffe d'humanité, eftuyer le moindre obftacle? Quant a moi, qui voudrois toujours voir 1'opulence frudtifier au profit du miférable , & la population s'étendre pour réparer les pertes qu'entraïnent la guerre , les voyages maritimes j les épidémies , & fur - tout le célibat qui s'eft communiqué de la ville aux campagnes , j'ai imaginé une nouvelle taxe. Ce feroit de mettre un certain nombre de ces enfans a la charge de nos Finan-  d'un Vidllard. ».»J ciers & des riches céhbataires. J'en dönnerois ,'uiqu'a cent k un Adminiftrateur des Poftes , k un Fermier - général , a un Régiffeur des Domaines , qui ne feroit pas marié. En fuppofant que Pentrecien & la nourriture de chaque enfant lui coüut i z liv- par mois, ce feroit .5000 liv. de prélevées tous les ans fur fon immenfe béncfice ; fa pofition feroit-elle donc bien malheureufe, & ne trouveroit-on pas encore beaucoup de gens auffi éclairés , auffi honnêtes que lui, qui offriroient de lui fuccéder a une pareille condition ? II feroit tenu de remplacer , pendant la durée de fon emploi , chaque enfant qui mourroit par d'autres tirés du même afyle , & j'accorderois des lettres de Nobleffe , ou 1'ordre de Patriotifme , que je créerois exprès, k celui de ces Financiers qui remettroit k 1'Etat cent enfans bien conftitués, parvenusa lage de dix ans.  16i Lettres II fera toujours aifé , lorfqu'on le voudra , de voiler 1'origine de ces infortunés, & de les fauver des effets d'un abfurde préjugé • mais en fuppofant que cela fut impoffible, le feroitH d'honorer leur nailfance de même qu'en Ruffie , d'en compofer des légions de Soldats , de Matelots , de les animer par une noble émulation ; & en difpofant leur adolefcence aux exercices militaires , a furpafler ceux qui les dédaignent ? Ils auroient pour étendard 1'image de la France ; ce feroit celle de leur mere. On récompenferoit leurs. fervices par des conceffions de terre, foit dans les parties du Royaume les moins cultivées , foit dans nos Colonies. Ceux d'entre eux qu'une foible conftitution, & que d'autres inclinations éloigneroient du métier de Ja guerre, ne feroient point contraints de porter les armes , ce feroit alfez pour eux d'avoir recu le jour fur une  d'un Vieillard. 16} terre libre , pour être a 1'abri de toute fervitude. L'Etat feroit payé de fes avances par 1'avantage d'avoir des Fa~ bricans ou des Journaliers de plus dans fes Atteliers ou dans fes Campagnes. J'ai connu , il y a quelques années, un Seigneur de Tetre qui avoit formé un établilfement, dont 1'utilité auroit été plus fenfible, fi 1'intérêt perfonnel n'en eur pas contrarié la perfe&ion. 11 avoit pris cinquante de ces enfans, qui femblent interroger la nature pour lui demander un pere j & a 1'aide du travail de ces petits journaliers, il a trouvé le moyen de convertir des friches en terres labourables, en immenfes potagers, en pépinieres, en allées d'arbres régulieres.' Quinze ans ont fuffi pour donner un afpeét charmant a un terrein fablonneux, qui n'offroit a la vue que 1'image de la ftétilité. Ces miférables créatures, que la reconnoiflance du Propriétaire auroit du retenir pour partager les ftuits  16'4 Lettres de leur induftrie, auroient fenti, fi leur éducation leur eüt permis de le connokre , la vérité de ce vers de Virgile,. fic vos non vobis meldficatis apes. L'ingratitude les a exilé du féjour oü ilsavoient produit 1'abandance; mais du moins elle ne leur a pas retiré 1'habitude du travail , ni la facuké d'aller offrir leurs bras a d'autres Gultivateurs. Si eet exemple étoit fuivi par d'autres Propriétaires, les Villages fe repeupleroient inlenfiblement, & il rendroit a la terre ce que 1'oifïvetc & le goüt de la domefticité lui enleve. Ce font li > mon ami, de ces idéés que les gens du monde , que les froids. raifonneurs appellent des rêves ; mais. ces rêves valent bien leur long fommeil fur tous les maux qu'ils ne daignent pas voir , bien loin de les foulager. Eh ! que leur imporre que mille enfans périlfent faute d'être furveillés, faute d'être confiés a des nour-  d'un Vieillard. 16$ rices qui leur donnent un bon lait ou des alimens qui puit! ent y fuppléer ? Que leut importe , que les campagnes fe dépeuplent par les maladies , dont les fruirs de la débauche infedent les Villages ? Pourvu qu'eux feuls vivent dans 1'abondance, tout n'ira-t-il pas toujours alfez bien ? Qu'il eft loinde cette cruelle indifférence , 1'homme fenfible , que 1'égoïfme n'a point endurci ! toutes les ca'lamités contriftent fon ame; il n'en eft point qui lui foient étrangeres. '11 s'agire , il fe tourmente pour les faire difparoïtre; & fi 1'aveugle fortune lui en a refufé la faculté , il s'efforce de couvrir fon impuifiancepar des confeils, par des projets, hélas! trop fouvent dédaignés j mais il a du moins foulagé fon cceur. Si 1'homme doit un jour être jugé fur fes intentions , il ne craindra pas de paroïtre au Tribunal de 1'équité fuptême, 35 Vous ne m'avez , dira t-il, accordé ni richeffes, ni pouvoir j je ne dois compte  ï 66 Lettres que des facultés que j'ai recues J'ai fait enteudre ma voix aux Puilfances de la terre: je n'ai rien demandé pour moij mais j'ai follicité pour le malheureux : mes prieres ont été rejettées , mes larmes font tombées fur la pierre infenfible. C'eft a vous, qui faites germer , iorfqu'il vous plak, le grain jetté fur la tetre , qu'il appartient de faire fructifier les paroles qui font forties d'un être qui n'a recu de vous qu'un cceur tendre & compariffant. »  d'un Vieillard. 167 LETTRE XX E jF'A 1 lu , mon ami, avec grand plaifir les Mémoires qne vous m'avez envoyés. Un des défauts de nos Hiftoriens, c'eft d'écrire pluröt 1'Hiftoire des Rois que celle des Nations. Ils ne voyenc jamais que le Souverain ; c'eft lui feul qu'ils peignent pendant le cours d'un regne. La Légiflation , le progrès des Sciences, les Mceurs , le caradere du Peuple , femblent n'être que de foibles acceflbires. Quant ils nous ont décrit ce qu'a fait, ce qu'a penfé rel Monarque , ils croyent n nis avoir tracé Thiftoire de fa domination , & comme plufieurs n'ont fait, n'ont penfé rien de grand, leurs tableaux font fans effet, & ne laiftent aucune tracé dans les efprits. Quelle diftance de 1'Hiftoire ancienne a 1'Hiftoire moderne 1 Dans la première,  168 Lettres mille perfonnages intérelfent par des traics caradétiftiques, par de grands mouvemens , par des efforts généreux; on y voic de belles maftes s'élever , s'agrandir majeftuenfement , & conferver de la dignité jufques dans leur chüte. L'autre ne nous préfente qu'une longue galerie de figures, fouvent uniformes & prefqu'ifolées, qui femblent fe montrer un inflant a la poftérité, & fe plonger triftement dans Toubli. & Cependanc , il n y a pas eu de plus grands événemens dans 1'antiquité que dans les demiers fieclesj ce ne font pas les objets qui ont manqué, ce font les Peintres. Sans doute les Républiques puiflantes prêtent davantage a la magie de 1'Hiftoire que les Monarchies-, mais la République Romaine n'exiftoit plus fous Tacite ; & eet homme , d'un génie fier , ne nous en a pas moins laiffé un modele de 1'hiftoire de fon tems. On n'y voit pas feulement le caradere des Empereüw.  cTun Vieillard. \6$ Empereurs. Rome, femblable a un lion terraffé, nous ofFre encore de la majefté dans fes fers. Si un Ecrivain , doué d'un talent comparable a celui de Tacite , eut faic 1'Hiftoire des premiers fiecles de notre Monarchie , eut décrit les regnes de Charlemagne, de Louis XI, de Henri IV , de Louis XIII, que de grands ca,raóteres, prefqu'effacés par le tems, reffortiroient aujourd'hui, & lutteroient contre ce que 1'Antiquité nous offre de plus impofant ! Nous connoitrions ce qu'a été la Nation Francoife depuis fon origine jufqu'a nos jours , & notfs connoiffons a peine fes Souverains. On nous a donné pour une Hiftoire de France , ce qui n'eft qu'une fuite des Succeffeursde Pharamond. Vous y chercherez envain ces beaux développemens dans Ie genre de celui qui couronne 1'Hiftoire de Chailes-Quint }• vous n'y vertez point ces gradations fi pleines H  170 Lettres & fi bien ménagées , qui préfentent a 1'oeil 1'enfemble & la marche d'une Nation puiffante, & font faifir les cau- fes de fon agrandiffement ou de fa dé- cadence. Des Ectivains philofophes , tel que PHiftorien du Commerce dans les Indes , nous ont a la vérité donné de grands appercus , mais les objets qu'ils nous ont préfenté fe perdent dans 1'immenfité, & 1'on regrette, après les avoir médités , que tant d'idées fublimes n'amenent que de fi foibles réfultats. Celui-la feroit vraiment PHiftorien de la Nation , qui, après être remonté au tems ou , enfevelie dans fes forêts, dirigée par fes Druides, elle eft tout-acoup fortie de fes marais pour fe livrer a 1'efprit de conquêtes , nous développeroit fon fyftême de Gouvernement, fes principes de Légillation , fes Privileges , 1'accroiffement de 1'autorité de fes Chefs, 1'influence de fon efprit  d'un Vieillard. \-}\ onerrier, les diverfes opinions qui 1'ont agitée , fa tendance a la liberté toujours comprimée par fon refpect , & fon amour pour fes Souverains , les révolutions qu'ont opéré fur fon caraótere , le commerce , 1'efpoir des dienités , & comme elle a été infenfiblement amenée , tantöt par la terreur, tantót par des opinions religieufes , enfuite par 1'éclat d'une grande repréfentation , a. une foumiffion quelquefois éclairée , & plus fouvent aveugle ou habituelle. Cet Hiftorien ajouteroit un grand prix a fon Ouvrage , fi , après avoir compfcfé avec les couleurs de la vérité ce grand tableau, & avoir captivé 1'attention du Peuple , des Légillateurs & du Souverain , par 1'afcendant de fon génie , il ttacoit un plan d'Adminiftration, conforme a la fuprême équité & au caraótere nutional. Seroit - il donc impolfible d'amener un Peuple doux 'H i  171 Lettres & éclairé , a Ia juftice , a Phumanité , en lui démontranc que tous fes malheurs , que toutes fes humiliations ne font provenus que de 1'abus qu'il a fait de fes forces 5 que fa mifere n'a été que le fruit de fes faux préjugés , que fes diflenfions intérieutes n'ont eu pour caufe que 1'oubli des vertus primitives ? Mais de quelle utilité pourroit être un pareil Ouvrage , s'il n'étoit fortifié d'un nouveau plan d'éducation nationale ? Mon ami , 1'ignorance produit autant de maux que tous les vices enfemble. Elle abandonne 1'homme fan* contrc-poids a toutes les paffions, a tous les funeftes exemples. A mefure que le code religieux perd de fon afcendant fur les efprits , il eft de la fageftè des Gouvernemens d'y fuppléer par des principes puifés dans 1'équité naturelle. Des générations s'anéantiftent , avant qu'on fente toute 1'importance de cette  d'un Vieillard. 17 j vérité. Les dogmes fublimes du Chnftianifme auroient fans doute fuffi pour diriger les fociétés i la vertu J les Légiflateurs n'ont rien prefcrit de comparable a ces beaux préceptes du Livre faint. Malheureufement cette fource pure s'eft ttoublée par le mélange des idéés humaines ; 1'augufte fimpliciré de fa morale a été défigurée par des infti^. tutions vicieufes ; en voulant trop exioer de notre foibletfe , on a fini par n'en rien obtenir. Les hommes font trop attachés au préfent, pour trouver le dédommagement de leurs ptivations actuelles dans 1'efpoir d'un bel avenir. II faut les rendre heureux fur la rerre , pour qu'ils attendent avec patience les plaifirs du ciel. C'eft en uniffant la chaine de la félicité .qu'ils fentent , a celle qui leur eft promife , qu'on poutra les contenir dans les limites de la juftice , & les faire concourir a 1'harmonie de la Société, dont ils ne trouH 3  174 Lettres bleront plus les accords. Jeune homme , en lifant cette Lettre , fouvenezvous qu'elle eft d'un Vieillard , refpectez les épanchemens de fon cceur. Les idéés faulfes ou vraies qu'il vous communiqué , fortent d'un long filence & d'une méditation profonde. Inftrnit par 1'expétience , il laifte couler Terreur fous fes yeux, & ne tente point den arrêter le cours, fa foiblefte Tavertit de refter tranquillement fur les bords; c'eft déja beaucoup de n'être pas entrainé par le torrent, & de conté mpler fes ravages fans en être la proie.  d'un Vieillard. 175 LETTRE XXII. C^Ue font donc devenus, mon ami , tous ces grands projets de voyage 5c d'inftrudion , qui fembloient devoir vous porter aux extrémités du monde ? J'apprends que vous languilfez dans une campagne , oü les charmes de la mufique , oü les attraits de la beauté vous captivent. La challe , les bals , les comédies partagent tous vos momens, ainfi vous voila de niveau avec le plus modefte des patvenus. II ne vous manque plus que de vous croire beaucoup de mérite, paree que vous excellez dans ces amufemens. Eft-ce donc-la ce que je devois attendre de vous ? Faut il que je regrette de vous avoir entretenu de chofes ferieufes, d'avoir cherché a élever votre ame au-delfus des idéés vulgaires ? Si vous ne voulez pas vous H 4  xl6 Lettres diftinguer par de grandes vertus , n'adoprez pas du moins les frivolités de la muhitude. Puifque vous ne vous fentez pas la force d'être le Socrate de votre ficclc, foycz-en du moins 1'Alcibiade. 11 faut être bien mediocre pour fe contenrer des travers de notre jeunelTe légere & folatre. J aimerois mieux cent foi* vous voir fixc dans nn Chateau , n ayant pour focictc que d'obfcurs camp.jgnards ; pour' occuparions , que les foius dc l'agriculcure • pour délaffemens, que les danfes villageoifes , que d'apprendre vos fuccès dans les cercles de la Capitale , ou dans vos., fociétés formées par 1'oifiveté & Pa~ mour du plaifir. La , mon ami , il ne fe trouve ni Héros , ni Philofophes, pi Citoyens. La raifon s'y décompofe en légéreté, en étourderie , & s'évapore fans avoir rien produit d'utile. On s'y habitué a rire de la fagelfe, a méprifer le favoir, a dédaigner les ver-  d'un Vieillard. 177 tus modeftes > a humilisr les vrais talens , a n'attacher d'importance qu'a de faux dehors , qua des airs d'opulence. Le Magiftrar y corrompt fon équité , le Militaire y borne fes études de tactique a 1'art de féduire. On s'accoutume a perdre fes jouts dans le néant d'une vie monotone, on ne recueill* aucun de ces fentimens qui fuivent les bonnes aótions , on commence par fe paffer de fon approbation , en fe contentant de celle des autres, & 1'on finit par perdre même celle des fots , qui fe laffent de vous admirer , & vont porter leur infipide encens a d'auttes qui valent encore moins. Jugez s'il m'eft pofïible de prévoir de fang-froid cette dégradation pour un jeune homme que j'ai cru digne de ma confiance , a qui j'ai révéié mes fecrettes penfées! Ah ! mon ami, que n'ai-je la force de Mentor 3 pour vous arracher du féjour des illufions, & vous conduire a 1'ifle H 5  178 Lettres efcarpée de la vériré ! De-la vous découvririez la nullité des êtres qui vous charmenrj vous prendriez des conceptions élevées j vous y acquéreriez cette véritable nobleffe , fi fupérieure a celle que nous avons créée , pour nous difpenfer d'en avoir une réelle j vous vous éleveriez a cette indépendance , a cette fublimité de penfées , qui cara&érifent 1'homme & le conftituent le premier des êtres. Li , vous fauriez apprécier vos femblables , démêler lés injuflices de nos conventions j &c devenu prefque legal du Créateur, vous replaceriez , du moins par la penfée, tous les individus qui furchargent la terre, dans 1'ordre oü leurs facultés les appellent. Semblable aux anciens Initiés , vous auriez pitié des erreurs de la multitude , des prétentions de 1'ignorance , & veus compareriez la plupart de nos grands politiques a des aveugles, qui difputent fur les effets de la lumiere ,  d'un Vieillard. 179 & veulent fervic de guides aux clairvoyans. Mais peut-être vous paroit-il plus doux de vous enfevelir dar.s une inaction morale , & de fuivre la pente des plaifirs des fens. Si c'eft-la le plan de vie que vous préférez , onbliez tout ce que je vous ai écrit , arrachez de votre cceur toutes les femences de vertus que j'ai taché d'y faire germer, elles ne ferviroient qua vous donner des remords, Endurciffez votte ame, afin d'arriver a une infenfibilité abfolue fur tous les maux de vos femblables Ah ! feriez-vous capable d'un pareil effort ! Bon jeune homme, n'achevez pas de dcfoler ma vieillelTe! J'avois repris, en vous voyant, en m'entretenant avec vous , le fentiment de la vie. Je me plaifois a croire que vous juftifieriez par de bonnes actions les faveurs de la fortune y par des vertus héroïques, le hafard de votre .naiflance. Je me difois, 1'honnête paaH 6  1S0 Lettres vreté ne s'offrira point a fa vue , fans qu'il ne la fcuüage. Plus ardent a fe montrer bienfaifant , que fes femblables ne le font a folliciter les honneurs } ilira vifiter les afyles de 1'indigence, il épargnera a de bons peres de familie la home de venir implorer fes lecours , il les encouragera au travail par des dons , par des avances fagement ménagées. Tant qu'il n'aura point d'enfans il fera le pere des orphelins , & il ne les abandonnera pas, lors même qu'il aura rempli le vceu de la Nature. Telle étoit 1'idée que je m'étois formée de mon jeune Difciple. 11 tient encore a lui de ne me pas tromper dans mon efpérance. Hélas ! mon ami , les jours s'écoulent fi vite! Ceux oü 1'on a pu faire du bien ne reviennent plus 3 & ce font les feuls qu'il faille regretter.  d'un Vieillard. 18 i LETTRE XXIII. CjOmbien j'éprouverois de douceur a tarir les larmes d'une bonne mere, qui depuis quinze années n'a point vu fon fils, & qui, dans 1'égarement de fa douleur , s'adreffe a moi, qui fuis fans fottune , fans crédit , pour rapprocher d'elle 1'objet de fa tendreffe ! » Une » familie , m'écrit-elle , plus ambitieufe u qu'éclairée , avoit placé mon fils dans » 1'état Eccléfiaftique , fans confulter n fon penchant. Ce jeune homme , vou» lant fe fonftraire au joug qu'on lui » avoit impofé, paffa dans la Nouvelle» Angleterre j par reconnoiffance pour » cette terre hofpitaliere, il a pris les » armes contre fes oppreffeurs , il s'eft » fignalé par des aétes de courage 5 n qui lui ont mérité 1'eftime de tous » fes Chefs. Lorfque cette guetre dé-  i$z Lettres » plorable a ceffé d'immoler les agens« de Ia ryrannie & du patriotifme, il » s'eft trouvé trop heureux qu'un brave » & généreux habitant confentk a parj) tager avec lui 1'aifance d'une campa» gne agréable , & eüt aflez de con» fiance dans fa probiré pour 1'admet» tre au fein d'une familie , dont une » fille, jeune Sc aimable , faifoit 1'or» nemenr. Quoiqu'il n'eut point de n fortune , & que très-peu d'efpérance , » il eut le bonheur d'obtenir la préfé» rence fut tous fes rivaux. La nature » n'a pas tardé a couronner fes vceux , » il eft aujourd'hui pere de trois en» fans. Maintenant que fes affeclions » font plus calrnes , il tcurne des re» gards vers fon ancienne Patrie. II n'a « point oublié qu'il y a laiffé une mere » dont il a toujours été chéri; il en» tend fa voix qui Pappelle, & n'a rien » de plus a cceur que de venir lui pré» fenter les fruits de fon amour; mais  d'un Vieillard. iS} » comment s'expofer au reffentiment »> d'une familie , qui ne voit en lui » qu'un fugitif, qu'un ttanfgtefteur de » la Loi, qui accableroit d'humiliation » & 1'époufe Sc les enfans , qui peutjj être parviendroit a faire rompre les 35 doux liens qui les uniftent , Sc les 53 renverroir, ifolés , chargés d'oppro55 bre, dans cette vafte contrée ou ils 33 ont re5U le. jour.... 35 Ah ! Monfieur , s'il vous étoit pof33 fible de prévenir d'auffi grands mal33 heurs ! II me refte encore des débris » d'une grande fortune , un domaine 33 aftez vafte pour recueillïr cette pofté» rité fi précieufe a mon ccEur. Hélas ! 33 je le fens , le plaifir de la voir croitre 33 Sc s'élever fous mes yeux, feroit le bonheur des jours qui me reftent ! 33 mais fi je fuis condamnée a en demeu35 rer féparée, ou a la voir flétrie par nos 33 loix , je ne me fens plus le courage 35 de fupporter les infirmités de la vieil-  184 Lettres » leffe, & je ne demande qu'a mourir. » Voila, mon ami, de ces calamités qui ne font point de la nature; elles font 1'ouvrage des hommes. En s'écartant de la première loi, combien ils fe font créés,d'entraves , au lieu de fe diriger vers une indépendance éclairée , ils ont comprimé les plus purs fentimens dans des formes que la raifon défavoue. Si quelqu'un d'entre eux veut enfuite revenir au point d'oü ils ont en le malheur de s'éloigner , il faut qu'il ait le courage d'aller conquérir 1'ufage de fes facultés fous une autre hémifphere. Heureufement une révolution longtems defirée fe prépare. Les enfans d'une même Patrie vont être rappellés dans le fein d'une mere commune. La grande faute qui a terni le regne du plus magnifique des Monarques, rouche au moment d'être effacée. Les defcendans de ceux qu'une aveugle intolérance avoit banni de 1'Etat comme des criminels,  d'un Vieillard. 185 viendront dans peu entourer le Tróne de Louis XVI & bénir fa puiffance; ils s'eftbrceront d'étouffer ces idéés injuftes , que le fanatifme a faic germer dans de foibles efprits. La voix de la fageffe qui crie depuis fi long-tems, ne fe fera donc point fait inutilement entendre. J'avois ofé prédire eet événement fi honorable pour notre Miniftere, lorfque j'ai vu la parrie éclairée de la Nation attacher une fi grande importance aux évenemens publiés. Depuis quelque tems le Francois femble avoir voulu fe réintégrer dans 1'eftime de 1'Europe ; ce n eft plus avec de jolies piéces de vers, avec des Romans que Ton obtient fon fuffrage. L'empire des enchanreurs eft pafte, il a fait place a celui de la raifon. C'eft maintenant fur les objets d'utilité publique que fe porte toute notre attention; nos grands Ecrivains n'ont plus a redouter notre indifterence, lorfqu'ils nous  18 6 Lettres entretiennent des inconvéniens ou de» avantages qui peuvenr réfulter des compagnies de commerce, lorfqu'ils nous expofent la fituation de nos Colonies * lorfqu'ils nous occupent des moyens de multiplier nos produdtions , d'accroïtre notre numéraire , de parvenir a 1'extinction de la dette nationale. Peut - être eft - il a craindre qu'une gravité de penfées fi fubite , en nous faifant perdre la grace , 1'enjouement qui nous caradtérifoient, ne nous mene a cette morofité, a cette défiance foupconneufe qui flétriroient nos plus douces affections. Le Francois a été fi longtems heureux par 1'amour qu'il porte a fes maitres , que ce feroit un grand malheur pout lui, s'il venoit a fe détacher d'un fentiment qui feul dédommage de la liberté. Tant que 1'homme obéit a une autorité qu'il chérit , il femble netreconduit que par fon cceur, il feit fon Souverain comme fa maurelTe j  d'un Vieillard. 187 & loin de vouloir brifer fa chaine., il ne redoute que 1'indépendance. C'eft dans les vices & dans 1'inftabilité de nos Loix fondamentales qu'il faut chercher la caufe de tous les troubles, de toutes les diflenfions, de toutes les injuftices qui ont agité notre Empire. Peut-être n'eft-il pas éloigné, le moment oü une clarté falutaite répandue fur tous les efprits, leur découvrira le terme oü leurs prétentions réciproques doivent s'arrêter , & le but auquel devroient tendre leurs intéréts trop long - tems divifés.  1 S 8 Lettres LETTRE XXIV. -Auriez-vous , mon ami, le malheur de partager ce préjugé, dans lequel fe complaifent tant d'hommes de votre claffe , Sc de croire que les Sciences ne font" bonnes a cultiver que pour les Savans ? Urne femble queparmi les guerriers, Xenophon , qui hous a fi bien décrit Ja Retraite des dix milles; que Céfar qui nous a fait connohreles mceurs des Peuples qu'il a fubjugués , n'ont rien perdu pour avoir manié la plume avec autant de grace & de force que la lance , & que leur réputation de bons Ecrivains va de pair avec celle de grands Capi^ taines. Vauban a plus illuftté fon nom pat fes écrits que par fes fiéges; Ia plupart des Villes qu'il a prifes ont été refti-  d'un Vieillard. j 8 «> tuée: a 1'ennemi; mais fes plans d'attaque & de défenfe notis font reftés. Piufieurs de nos Généraux feroient a jamais oubliés, s'ils n'euffent fu petpétuer leur mémoire par des écrits qui leur furvivent. La correfpondance du Héros du Nord avec 1'Auteur de la Henriade , fes Mémoires de Brandebourg , font des monumens plus durables que le fouvenir de fes Victoires. Croyez-vous que de tous les Chanceliers il y en ait un qui paffera plus loin dans la poftériré que le Chancelier Bacon, '8c après lui que les Chanceliers de 1'Höpital & d'Aguelfeau ? Les Préfidens de Thou & de Monrefquieu feront encore pleins de vie , lorfque leurs fuccefféurs n'offriront aux yeux qu'une miférable poufliere , mêlée a celle du plaideur qu'ils dédaignent. C'eft aux ouvrages de ces grandsMagiftratsqu'eftdue cette glorieufe exiftence, fur laquelle le  15>o Lettres tems n'a point de prife. Celui qui a le malheur de méprifer les Sciences, ne fe doute pas même du point oü elles peuvent nous conduire. Qui auroit foupconné que Newton eut fixé par le rapport de la Terre avec le Ciel , la date des évenemens que nous a tranfmis 1'Hiftoire ? Qui peut prévoir le degré de fupériorité que nous donnera fur tous les liécles paffés la Chymie , qui femble nous inirier dans les myfteres de la nature, 1'Anatomie comparée, quiéclaircit la caufe des différences érablies dans le rêgne animal j la Phyfique expérimentale, qui nous a familiarifé avec la foudre , qui a déja élevé 1'homme audelfus de fa fphere, & lui a fait conquérir la région que 1'aigle parcoure de fon vol rapide ? Suivez la chaine des tems , vous verrez que c'eft par leurs progtès dans la  d'un Vieillard. 19 1 Philofophie , dans la Morale, dans les beaux-Arts, que les hommes célebres ont attaché leur exiftence a l'immortalité , Sc ont imprimé une véritable nobleffe a leur nom. Que de Peuples , que de Cités, que d'Empires a dévoré 1'immenfité des fiécles ! Sur eet amas de débris vous voyez quelques flgures antiques , 8c d'autres plus modernes , qui femblent converfer avec le genre-hursain , 1'éclairer de leurs confeils , lui découvrir le paffe , & jetter des fleurs fur 1'avenir. C'eft en raifon de la fageffe de leurs préceptes , de la vérité de leur narration , de la grace Sc de 1'utilité de leurs difcours, que nous nous empreffons autour d'elles , & que nous leur rendons des hommages. Si nous les abandonnons , leurs traits s'effacent, elles vacillent fur leurs bafes , & finiflent en s'écroulant par fe perdre au miliea des décombres de 1'antiquité. Si vous aviez 1'ambitioa de vous furvivre, de--  19i Lettres chapper a cette deftru&ion qui menacs tous les êtres, vous putifieriez certe partie de vous - même qui fe confond avec la- matiere , lorfque la méditation , 1'ardeur du travail, 1'amour de la gloire , en la dégageant de fon enveloppe , ne la convertit pas en une flamme brillante Sc durable. L'idée de ne pouvoir être confervé dans la penfée des générations futures, que par de grandes actions , que par des découverres utiles , que par des écrits du premier ordre , eft fans doure effrayante pour celui que ce defir anime \ mais elle conduit a de plus grands effbrts; elle confole des injuftices préfentes ; elle foutient le favant dans fa pauvreté r elle lui donne la force de repoufter 1'humiliation. Il dit au fond de fon cceur, en voyant le riche qui le dédaigne : » Ces courfiers dont tu es fi >» fier, t'emportent vers le néant, & la » bafe de ma renommée repofera fur ■> ta  dun Vieillard. 193 »» ta cendre; le monde entier fauta que » je luis, & ignorera même que tu as » été i>. J'ai cru, mon ami, devoft autrefois vous arrêter dans des vertus privées, paree que votre jeunefle me fembloit agitée de defirs impétueux ; mais depuis que je vous vois vous endormir dans i'oifiveté , & ne vous réveiller que pour des aótions vulgaires, je voudrois pouvoir vous ranimer par un fentiment que je ne peux plus partager. Trop long-tems j'ai lailfé engourdir mes facultés dans une paffion frivole ; 1'amour ma ter.u lieu de toutes les affections , a abfotbé tous mes defirs ; que m'eft - il refté de ma foibleffe ? De triftes fouvenirs, un long dégout pour la vie , une froide infenfibilité pour les objets préfens. Mon exiftence ne fera pas plus marquée que celle de la plaintive colombe } dont les gémiflemens appellent le vautour. Ah I I  Ï94 ' Lettres fi n'ayant rien fait de beau, rien de grand , je réulfiftöis du moins a vous infpirer le defir de prédominer vos comtemporains par d'éclatans fuccès, je me confolerois de ne m'être que trainé fur la terre , je me comparerois a 1'étincelle cachée fous la cendre , dont le feu obfcur a communiqué la lumiere a un flambeau refplendiflant de clatté. La conquête d'une vérité nouvelle , lorfqu'elle eft utile , ne donne point de regret, & fait plus d'honneur a. celui qui peut s'en gloriher qu'une victoire : livrez - vous a certe noble ambition , vous avez fous vos mains les inftrumens de vos victoites. Vous n'avez befoin que de vos yeux, que de votre intelligence, que de votre efprit de calcul, pour acquérir une grande renommée. Votre gloire fera fans partage ; vous n'aurez a craindre ni intrigue ni trahifon ; le favant fe ptotége lui - même; fa force eft dans  d'un Vieillard. 19 f, fes lumieres , Sc fes envieux font téduits a s'humilier devant fon chefd'ceuvre. Combien . il refte encore de pas a faire avant d'arriver a la perfeótion dansles Arts ! Combien d'inventions font effacées de la mémoire des hommes , Sc que le génie peut renouveller ! Lifez Polybe , & voyez ce que les anciens favoient faire avec le fecours de leurs machines ; rien ne réfiftoit a leurs efforts -, ils décoroient la Capitale du monde des beaux monumens qu'ils favoient tranfporter de la Grece Sc de 1'Egypte. Se trouveroit-il dans routes nos Académies un homme comparable a Archimede? Qu'étoit donc cette antiquité, fi malgté les connoiffances qu'elle nous a tranfmifes ; fi malgré les découvertes que nous ne devons qu au hafard; fi malgré les encouragemens des Sociétée favantes, elle étoit fi fupérieure & I 2.  iy 6 Lettres nous ! Ah ! mon ami, il eft plus aifé de la calomnier que de la fupaffer. La nuit a fuccédé au plus beau jour, & le jour qui a fuivi les ténébres n'a pas encore diflipé toutes leurs ombres.  d'un Vieillard. *h LETTRE XXV. IT DERNIER I. j\ü E s voeux vont donc être exaucés. Votre familie, en vous donnant une aimable compagne, difpofée a I'honnêtete par de fages confeils & de bons exemples, préferve votre jeuneffe des piéges qu'on lui tendoit de toutes parts. II n'eft plus queftion maintenant de courir des hafards pour atteindre a une vaine renommee. Vous n'avez pas le droit de jouer votre deftinée ; elle n'eft plus a vous. Non , vous ne vous appartenez plus aujourd'hui; vous êtes a 1'époufe dont Ie bonheur vous eft confié. Un jour vous ferez encore aux enfans qui feront les fruits d'une union fi douce. Je devrois ajouter bien des confeils a ceux que je vous ai donnés. Mais un amant heu1 i  JpS Lettres reux peut - il lire ailleurs que dans les yeux de celle qui Penflamme ? peut-il écouter d'autres fons que ceux qui fortent d'une bouche qu'il admire ? Vous voulez que je fois le témoin de votre bonheur , que votre maifon fort la miemie \ cette offre eft digne de votre cceur, mais des Hens refpedtables vous fixent dans la Capitale , de juftes efpcrances ne vous permettent pas de vous éloigner du centrè des faveurs. Moi, je n'ai befoin que de me rapprocher du foleil, & de m'enfoncer dans la folitude. Un ancien ami que j'ai ttop long-tems négligé, & a qui de grandes injuftices rendent ma préfence plus néceffaire qu'a vous , me conjure de venir partaget fa petite habitation, fituée dans les environs de Montpellier: je ne me refuférai point a fes inftances. J'emporte avec moi mes livres , mes inflrumens de Mathématiques, ma petite colleétioa  d'un Vieillard. 199 d'Hiftoire Naturelle , & le peu de fortune qui fait 1'appui de ma vieilleffe. Si j'ai le bonheur de ne pa-s furvivre i mon ami, vous apprendrez de lui que je ne ferai plus j fi , au conrraire , je Tuis deftiné a tui rendre les derniers devoirs, la main de 1'indinerence me fermera les yeux, & vous n'aurez point de regrer a donner a ma mort. Tant que j'ai craint pont vous, ou les écarts de la jeuneffe ou les dangers d'une vie trop agitée , j'ai defiré pouvoir vous fervir de guide. Maintenant qu'il dépend de vous de couler des jours tranquilles , de payer les tributs que vous devez a la Nature , a la Patrie , 3 la Société , je ne veux plus fonger qu'a me ptéparer un paffage facile de lexiftence animée , a celle qui me fixera dans un calme éternel. O ! mon ami, que n'ai-je fait plus de bien fur la terre Pourquoi ai-je raccourci mes jours par 1 4  i0® Letties tant de loifir ? Que n'ai - je nourri ma raifon par plus d etude Sc fortifié mon ame concre les charmes de 1'affection ? Ne devois-je pas plutot penfer que j'étois au milieu d'êtres périlfables, que les hommes font nés avec des inclinations vicieufes, avec des penchans contraires aux inftirutions fociales? Pourquoi ai-je tant gémi fur des maux qui tiennent a la nature? Autant valoit-il m'affliger de ce qu'il exifte des tempêtes & des volcans ; maft prefqu'infenlibles aux grands mouvemens de la nature, nous ne fommes affecfés que des petits; Sc c'eft bien-la ce qui démontre notre foiblefte. Nous fommes des atomes fur la terre , Sc le dérangement d'un fétu nous bouleverfe. De doux plai/irs vont s'offrir a votre cceur; des follicitudes, peut-être des pertes affreufes, vous font aufli deftinées. Jouiftéz , mon ami, de ce qu'il y a de  d'un Vieillard* ïoi charmant dans la vie , & fortifiez-vous contre tout ce qu'elle amene de défaftreux. La triftefte des jours d'hiver n'empêche pas que 1'on ne goüte les délices du printems. C'eft en traverfant une longue fuite de faifons , tantót riantes, tantot orageufes, qu'on arrivé au tetme de la vie. La fageffê confifte a fe garantir autant qu'il dépend de foi des effets de ces changemens inévitables s ou a s'endurcir contre ces impreffions facheufes. Le Philofophe prend ce dernier parti, paree ejue c'eft encore le plus sur. Les gens foibles 1'accufent d'infenfibilité , & il fe rie de leur jugement. La nature a organifé 1'homme de maniere a le rendre le plus intelligent & le plus fouffrant des animaux. S'il eut été plus fort , il eut acquis moins de moyens de fe défendre; s'il eut été plus infenfible a la douleur , fes aftections euftent été plus rares ik moins vives p I 5  Lettres s'il eut été vêtu comme les animaux , SI n'auroit point bati de cabanes; s'il eut eu un autre a-plomb , fes regards attachés a la terre n'auroient point cherché dans les cieux la caufe de fes jouiffances & de fes miferes. Ne nous dillimulons pas cju'en rece» vant de la nature une grande difpofition a fouffrir, 1'homme y a beaucoup ajouté par les befoins qu'il s'eft créés , par les inftitutions qu'il a formées , par les différences qu'il a établies parmi des «tres femblables ; qu'il a même affeóté 'de renverfer 1'ordre naturel, en placans fouvent 1'individu fpirituel au-deffous de celui qui n'eft que ftupide ; en obli^eant le fort d'obéir au foible, le fage a I'infenfë; en exigeant du refpeét de la part de 1'homme bien conformé > envers celui qui choque par fa difforimité. Faut-il s'étonner/fi en ajoutant nos,  d'un Vieillard. zo 5 imperfedions moralesaux imperfedions phyfiques , il y a ran: d'hommes mé-contens de la vie ? Pas une commodite n'a été inventée , qu'elle ne foit funefte a la plupart d'entr'eux. Le bien-être d'un feul provient du travail de mille autres qui s'épuifent pour lui. Cos voitures qui difperfent & écrafent ceux qui fe fervent; de leurs jambes , ne conduifent fouvent qu'un Voluptueux chez une Courtifane , qu'une Danfeufe a 1'Opéra , qu'un Ufurier a la Boutfe. Pour qu'un Europeen ferve fur fa table des mets plus délicats , mieux allaifonnés , combien de malheureux gémilTent dans Pefclavagej combien de Matelots font engloutis dans les Mers \ combien de fang n'ai pas verfé dans les Indes le farouche Portugais & 1'avide Hollandois ! Eft-ce la. nature qui abrége les jours d'un Praticien fédentaire , qui allume le fang d'ura Courtifanambitieux?Sinous avons atcird M  *°4 lettres fur nos têtes plus de maux que la nature n'en avoit affemblés , plaignons - nous donc plus de nous que d'elle. Si nos invafions n'avoient eu pour objet que de jouird'un plus beau climat ; fi nous n'avions voulu difputer aux habitans du Gange que leuts fruits délicieux 8c la fraïcheur de leurs ombrages , on concevroit que 1'homme qui s'eft vu fixé fous un Ciel nébuleux , fur une Terre qui ne rend qu'au travail , ait voulu difputer 1'abondance &c la pure té de 1'aftre qui nous éclaiie , a des hommes heureux dans 1'oifiveté ; mais c'eft en chériflant le lieu qui nous a vu naïtre } c'eft en voulant être réunis aux cendres de nos ancêtres, que nous envoyons Ia défolation dans ces contrées éloignées. Les émigrations des habitans du Nord qui fe répandirent autrefois dans 1'Italie, étoient plus conféquentes que celles qui donneni aujourd'hui le mouvement  d'un Vieillard. 205 a 1'Europe. Le fentiment du mal-aife & le defir d'être mieux , dirigeoient ces premiers conquérans. Nous, c'eft une vaine mollefte , c'eft une indigne cupidité, ce font des befoins faétices qui nous arment contte de paifibles pofteffeurs d'un antique héritage. L'Europe n'a pas été plutót éclairée £ qu'elle eft devenue un fléau pour toutes les autres parties de 1'Univers. A peine a-t-ellepénétré dansl'Amérique, qu'elle a converti en un monceau de cendres & un vafte fépulcre , fes Cités , fes Temples & fa population. Elle enleve a 1'Afrique fes habitans , pour les foumettre au plus vil efclavage. Que de guerres n'a -1 - elle pas allumé dans 1'Afie, & n'y entretient-elle pas encore ! La Chine ne s'eft maintenue dans fon état de ftabilité, qu'en lui oppofant une barrière qui 1'empêche de pénétrer dans fon fein.  £o£ Lettres Le commerce, qui auroit du n'être qu'un point de communication entre des Nauons éloignées , n'avoir pour objet que de faire participer tous les hommes a des dons que la nature fembloit n'avoir réfervé que pour quelques-uns d'entr'eux , eft un foyer de jaloufie , qui ne permet pas a 1'ami de 1'humanité d'efpérer que ce beau plan cVune paix perpétuelle, puiffe jamais s'établir entre les Puiffances de 1'Europe. S'il eft poflïble de pofer des limites invariables aux Empires, il ne 1'eft pas d'en mettre a la cupidité des hommes. C'eft en confidérant ces vices monf» trueux inhérens aux Etats civilifés, qu'onfe détache infenfiblement de toutes affeóbions , qu'on ne tient a aucune partie du globe, & que 1'on fe fépare fans tegret de 1'efpece humaine. Eh ! qui pourroit donc nous attachet a. une exifjence qui paroit étrangere au bonheur.'  d'un Vieillard. zoy J'ai bien vu des grands , des riches , des hommes célebres, je n'en ai jamais rencontré qui fuffent contens de leur fort , quoique parvenus a un point d'élevation, d'opulence ou de renommée qui ait paffe leurs premiers defirs.. Qu'eftce qui ejl heureux dans ce monde , difoit un Philofophe moderne , ft ce n'eft quelque miférable ? Sublime naiveté l Oui, c'eft prefque dans la mifere &c dans la ftupidité , que fe trouve le fentiment du bien-être. Savoir jouir de peu & ne rien envier, voila la félicité, Ne point s'humilier de fon ignorance l & laiffer aux autres le foin d'agrandir la fphere des connciffances humaines , voila la Philofophie. C'eft celle des fots, me répondrez-vous ; hélas ! mon ami c'eft celle du riche , qui, fe bercant dans 1'oifiveté , femblable aux Souverains du monde , voit toutes les fociétés favantes toutes les clalfes d'Artiftes , tous les  ioS Lettres ordres laborieux s'agiter , fe confumes dans le travail , pour fubvenir a fes goüts & fatisfaire fes befoins. II difpenfe les honneurs , les récompenfes a celui cjui conttibue le plus a fes jouilfances. II dit froidement au Chymifte qui décompofe & recompofe fous fes yeux les principes des fubftances, que réfultet-il pour moi de cette fcience, me rendra-t-elle a la jeunefie ? A 1'Aftronome , qui calcule en fa préfence les révolutions céleftes , cette connoilfance me préfervera-t-elle de quelque calamité ? Aux Antiquaires, qui cherchent a conftater des faits hiftoriques; que m'importe le palfé, je n'aime que le préfent. Au Poëte qui a monté fa lyre fur des criants héroïques; ces grands hommes que vous exaltés avoient-ilsplusd'argent que moi ? Au Naturalifte qui étale fous fes regards le regne minéral; écartez de moi ces matieres qui n'ont pas 1'éclat de 1 or ,  d'un Vieillard. io<) & qui ne peuvent même entrer dans la conftruction de mon Palais. Ricties de la certe , pourquoi fuis-je tenté de vous haïr, en voyant votre air fuperbe ? L'envie n'a point cependant pénétté dans mon cceur; mais je vous regarde comme des ufurpateurs ; vous tuez tout avec votre opulence. II n'y a pas jufqu'a vos dons , jufqu a vos encouragemens, qui ne foient empoifonnés , paree que vous ne favez ni les placer ni les modérer. Un engouemenc ridicule vous entraine a la prodigalité ; &C vous ramenea une infenfibilité cruelle fur les befoins du pauvre. Qu'il vouS( feroit aifé de vous téconcilier avec 1'honnête indigence ! Mettez votre fafte dan*f une bienfaifance éclairée \ ne confommez pas a vous feul 1'aliment de plufieurs families. Avant de protéger, faites-vous diriger par des hommes de gout \ ou plutot ne protégez pas, mais échangez  'iö* Lettres feulement avec 1'air d egalité vptïe argent contre les produ&ions du talent ou de 1'indultrie. Ceflez de vous ctoire fupérieurs a des hommes qui ont défarmé le tonnerre ; qui ont fauvé une partie de Pefpece humaine, d'une maJadie contagieufe; qui ont raccourci les cfiftances qui féparoient les habitans de la Terre ; qui ont éteints les feux de rinquifition , qui ont rendu les tyrans ü odieux, que le plus cruel d'entr'eux n'ofe le paroitre. Hélas ! mon ami, ou m'emporte un Vain zele ? Voici encore un de mes égaremens. Quelle Lettre pour un jeune époux qui ne connoït dans ce moment rien au - deflus du lir de 1'hyménée ! qui s'enivre du plaifirde voir la beauté, 1'innocence fe défendre avec grace contre de vifs tranfports, accroïtre par de douces larmes , le feu d'un amour ardent j paffer d'une aimable réfiftance  dun Vieillard. *« & un délicieux abandon ,. Sc partager fon raviffement!... Combien la modeftie ajoute de prix au bonheur que vous goutez! L'opulence ne peut payer que les faveurs du vice; que font-elles en comparaifon de ces baifers auffi purs que le fentiment qui vous les donne! Savourez longtems cette heureufe penfée ; & lorfque le tems aura ramené le calme dans vos fens, rappellez-vous que vous avez encore un ami, dites - vous quelquefois , ce bon Vieillard me chériffoit comme il auroit chéri fon fils; il ne s'eft éloigné de moi , que patce qu'il ne pouvoit rien ajouter a mon bonheut, mais s'il me furvient quelques peines , quelques défafttes , il oublieta le poids de fes années , il reviendra , finon m'ofFiir des confolations , du moins mêler fes latmes aux miennes. Ah ! mon ami, fi je ne dois être rappellé vers vous que par votre malheur , puiffions-nous demeurer a jamais féparés 1'un de 1'autre.  **» lettres d'un Vieillard. Jeneprévois pas qne je vous écrive de long-tems ; mais fi vous comptez mon bonheur pour quelque chofe, vous réjouirez fouvent ma vieillefle par 1'image de votre félicité. F I K,  TABLE DES MATIERES Contenues dans ce Volume. IjEttre première. Réflexions fur le néant de la vie 3 fur celui des honneurs de la célébrité; caufe du fentiment de mélancolie dont l'Auteur de ces Lettres eft qffeclé. Let. II. pag. 17. Aveu de l'Auteur fur le deftr qu'il a eu d'acquérir de la reputation dans la Littérature, Les contradictions qu'on e'prouve dans cette carrière. Confeils pour y trouver le bonheur & la, paix. Let. III. pag. 29. Sur le choix d'une profeffion convenable a un jeune homme bien né. Réflexions fur le préjugé qui fixe la Noblejfe dans le métier des ar mes. Moyens de fe diftingwer dans les Arts 3 fans fe dégrader. Let. IV. pag. 3 y. De la profejjion de Médecin, Portrait d'un Médecin que la. mort a trop tót enlevé a l'humanité. Let. V. pag. 43. Delaprofejjiond'Avocat. Ses dégoüts, fes entraves 3 fes devoirs. Portrait d'un jeune homme qui pouvoit y acquérir de la conftdération. Let. VI. pag. 51. Véritable moyen de parvenir aux honneurs & aux grands emplois.  ii4 T A B L E Let. VII. pag. 60. Suite des affections & des malheurs que l''Auteur a e'prouve's. Let. VIII. pag, ój. Sur L'envie & fur la juftice que les hommes devroient exercer dans la Socie'té. Let. IX. pag. 71. Des voyages , des connoijjances qui doivent les précéder. De la Prujje } de la RuJJie 3 & de quelques Etats du Nord. Let. X. pag. 84. Avertijfement de 1'Auteur ■fur la nouvelle pafion qu'éprouve fon Difciple. Portrait d'une jeune Dame , qui cache une ame vile fous les dehors de la fenfihilité. Let. XI. pag. 91. Réflexions fur l'AJfemblée des Notables ; des moyens de répartir plus également l'impot. Danger de le faire port er feulement furies terres. Let. XII. pag, iei. De la dégradation des individus & des Etats , produite par le defir immodéré d'acquérir un grand numéraire. Let. XIII. pag. 113. Sur le caraclere des femmes. Portrait d'une jeune Dame, qui réuniffoit tous les moyens de féduclion. Let. XIV. pag. 118. De l'étude du Droit public , trop négügée parmi nous ; des Auteurs qui en ont traité. Let. XV. pag. 124. Sur la licence des Editeurs envers les Auteurs céle'bres , dont on déshonore la mémoire 3 en publiant  DES MATIERES. xif après leur mort ce qu'ils avoient jugé indigne de voir U jour. Let. XVI. pag. 130, Des AJfemblées Provinciales > de leurs avantages généraux & particuliers. Let. XVII. pag. 138. Sur la magnificence extérieure de Paris ;faujfe idéé que concevroit de cette Ville l'Etranger qui feroit le tour de fon enceinte 3 avant de pénétrer dans fon intérieur. Let. XVIII. pag. 146. Lettre fur un Miniflre difgracié. Remords que doivent éprouver ceux qui ont eu part d fes bienfaits, s'ils n'ont rien mérité de l'Etat. Let. XIX. pag. 151. Sur le même fujet. Du refpecl dü a. un accufé. Idéé du pouvoir d'un Miniftre des Finances. Ce qui peut le confoler dans fa difgrace. Let. XX. pag. 1/9. Projet pour la confervation des enfans , que la mifere ou la débauche viennent dépofer dans les afyles de charité. Let. XXI. pag. 167. Réflexions fur 1'Hiftoire & fur la maniere de l'écrire , pour en rendre la leclure plus utile & plus attachante. Let. XXII. pag. 17/. Reproches véhémens de l'Auteur d fon Difciple , fur fa vie ejféminée, & fur l'abandon de fes pro~ jets.  ii6 TABLE DES MATIERES. Let. XXIII. pag. 181. De la contradiclion qui Je rencontre entre nos Inftitutions & le vceu de la Nature. Du rappel des Protejfans. Let. XXIV. pag. 188. Sur les Sciences , fur leur utilite'; & de la fupe'riorite' des Anciens dans les Arts. Let. XXV & dcrniere, pag. 197. Derniers confeils de l'Auteur a fon Difciple. Dijlinclion des maux qui proviennent de la nature & des hommes. Jc'm de la Table des Matieres.