ESSAIS DANS LE GOUT DE C E U X DE MONTAGNE, COMPOSÊS m xys6.   E S S A I S dans le gout DE CEUX BE MONTAONEj C O MP O SÉ S, en i736, PAR tAuteur des Confidérations fur le Gouvernement de France. A AMSTERDAM. M. DCC. LXXXV.  ko''-'kl::k: BIBLIOTHEEK  AVERTIS SEMENT DE L'ÉDITEUR. CeuX qui ont lu les Conjiderations fur le Gouvernement de la France 3 par feu Monfieur le Marquis d'Argenfon, fur-tout de la feconde édition , qui na paru que 1'année derniere 1784, mais qui n'ayant point été vendue, eft entre les mains d'un petit nombre de perfonnes , font fürement impatiens de connoitre les autres Ouvrages de 1'Auteur , qui font reltés en Manufcrits & font confervés précieufement dans fa familie. En attendant que 1'on puifle imprimer les plus importans de ces Ouvrages , qui font des développemens du grand fyftême politique de F Auteur, voici un morceau que a  ij A VERTISSEMENT. Monfieur le Marquis d'Argenfon regardoit comme de bien moindre conféquence. II eft compofé de réflexions qu'il avoit faites avant d'entrer dans le Miniltere , tantót d'après fes leöures, tantot d'après fes converfations avec les gens de fon temps, dont la fociété lui étoit chere, & dont il croyoit que la fréquentation pouvoit lui être de quelque utilité. Ces penfées, concues dans le filence du cabinet, font mêlées de traits & d'anecdotes, dont la plupart paroitront neuves, n'ayant point été ( a ce que je crois ) impimées ailleurs. On y reconnoitra, fans doute , i'homme qui a vécu dans la bonne compagnie , & qui a été inftruit de ce que tout le monde ne favoit pas. II n'y a dans eet Ouvrage aucun fait qui ne vienne a 1'appui d'une  AVERTISSEMENT. iij réflexion, & qui n'en fok la preuve & 1'exemple. C'eft ainfi que devroient être faits tous les Livres auxquels on donne le titre de Penfées diverfes, ou quelque autre approcriant. Les faits de vroient toujours y venir a 1'appui des penfées, & les réflexions naitre des faits. Perfonne netoit plus capable que Monfieur leMarquisd'Argenfon, deconcevoir & d'exécuter un Ouvrage qui eüt ce genre de mérite. On n'aeu d'autre peine, en le rédigeant, que de réduire un plus gros volume en un d'une moindre étendue, d'adoucir les traits de quelques portraits qui pourroient encore aujourd'hui paroitre tracés avec trop de force, quoique de tous les perfonnages préfentés dans ce volume, ii n'y en ait plus un feul qui foit en vie. Au refte, on a précieufement a ij  iv AVERTISSEMENT. confervé le caraöere de franchife, le ton de vérité, 1'efpece de naïveté qui caraöénfent le ftyle & la facon de penfer de 1'Auteur. On le retrouveratoujoursPhilofophefenfé, ami fincere de l'humamté, Citoyen zélé, Sujet fidele du Prince fous lequel il a vécu; en un mot, on reconnoïtra dans eet Ouvrage découfu, ou il promene fes idees fur toutes fortes de matieres, 1'Auteur du Livre des Confidérations, ëCc. Cl réfléchi, fï méthodique, & qui peut être fi utile k ceux qui veulent connoïtre les vrais intéréts du Gouvernement, & les bons principes de toute Adminiftration. ESSAIS  ESSAIS DANS LE GOÜT DE C E U X DE MICHEL MONTAGNEj| COMPOSÊS EN z73e. <=—=. SjftP^ > J'aime Montagne, je le lis avec plaifir, non pas que je fois toujours de fon avis, mais paree qu'il me donne lieu de réfléchir & d'adopter une opinion ou femblable ou contraire g la fienne. Madame de Sévignë difoit que quand elle lifoir fes Eflais, elle s'irhaginoit qu'elle fe promenoit avec lui dans fon jardin, & qu'ils* caufoient enfemble. Je penfe de même, Sc je trouve que Montagne a fouvenc A  2 EJJais 1'air de jeter en avant quelques propoiitions, pourengager une petite difpute qui anime la converfation, öc la rende plus vive 8c plus intéreflante : c'eft alTurément la une bonne méthode pour attacher fon Lecteur. Je veux efTayer de la fuivre, de faire un Livre auffi découfu, auffi rempli de propofitions hafardées , problématiques, de paradoxes mêmes, que celui de eet Auteur. Je veux parler de tout ce qui tombera fous ma plume, ou viendra dans ma penfée; fauter de branche en branche, n'épuifer aucune matiere, 8c revenir a différentes reprifes fur les mêmes. Je veux que mon Livre puiiTe fe lire a batons rompus, comme il eft compofé, qu'on puifTe le prendre & le quitter a chaque page; mais qu'après 1'avoir ferme, on puille raifonner fur chaque article. Je m'eftimerai heureux, fi, au milieu de tout ce défordre réel ou apparent, on reconnoit en moi quelques-uns des avantages dont jouifToit Montagne. Je ne lui envie point fes plus grandes qualités , ni les traits de génie dont brille fon Ouvrage, ni 1'énergie de fon ftyle; mais j'ofe aifurer que je fuis, comme lui, ami zélé de la vérité, de 1'humanité & de la juftice ; franc 8c loyal dans mes dits, mes écrits 6c mes  dans le goüt de Montagne. j aclions ; que je juge mon Siècle avec impartialité & fans humeur, mon prochain avec bonté & indulgence, & moimême avec quelque ménagement ; car enfin il ne faut pas être plus méchant pour foi que pour les autres. AiJ  4 Ejfais Réflexions & obfervanons fakes d'après la leelure & l'expérience. Caracteres, Portraits, Anecdotes, &c. LA Morale nous dit comment il faut vivre avec les autres hommes : que de difcours, de fermons, de livres qui nous en enfeignent les principes ! Mais il y en a peu qui nous apprennent a vivre avec nous-mêmes, 6c pour nous feuls; c'eft que le Maitre 6c les lecons de cette Morale font dans notre propre coeur, 6c dépendent de notre caraftere. II y a des gens qui ont vécu foixante ans fans s'être jamais connus, paree qu'ils n'ont jamais pris la peine de s'étudier; car, pour peu qu'on veuille fe rechercher, on fe connok a merveille. Qu'on ne s'imagine pas que 1'amour-propre nous empêche de bien juger de nous ; tout au contraire, il nous éclaire fur nos défauts, êc nous engage même a nous corriger, paree que notre bonheur y eft intéreiTé : il nous empêche feulement den convenir devant les autres. Soyons de bonne foi, nous pouvons nous  dans h goüt de Montagne. 5 êtourdir fur nos défauts, mais nous ne pouvons nous les cacher tout-a-fait. L'imagination eft une qualité de 1'ame, non feulement brillante , mais heureufe, car elle fait plus fouvent notre bonheur, qu'elle ne nous tourmente; elle nous ofFre plus de plaifirs que de chagrins, 8c plus d'efpérances que de craintes. Les efprits lourds & pefans, qui ne s'afFectent de rien, végetent, paffent leur vie affez tranquillement, mais fans agrémens 8c fans délices, femblables aux animaux qui ne voient, ne fentent 8c ne goutent que ce qu'ils ont fous les yeux, fous la patte & fous la dent; mais l'imagination,. qui eft propre a 1'homme, nous tranfporte hors de nous-mêmes, nous fait gouter des plaifirs dans 1'avenir le plus éloigné 8c le plus incertain. Qu'on ne nous dife point qu'elle nous fait auffi envifager des malheurs, des peines 8c des accidens qui 11'arriverontpeut-être jamais. II eft rare que l'imagination nous conduife a ces terreurs paniques , a. moins qu'elle ne foit déréglée par des caufes phyfiques. L'homme malade voit des Aiij  6 Ejjais fantömes noirs, & a des idees triftes j 1'homme en fanté na que des rêves agréables, & 1'on eft plus fouvent en fanté qu'en maladie; notre état naturel eft de défirer, d'efpérer, de jouir. II eft vrai que cette imagination, qui nous amufe fi agréablement pour le moment, nous met dans le cas d eprouver de facheux retours. II n'y a perfonne qui ne veuille conferver fa vie, fa fanté & fon bien; mais l'imagination nous repréfente notre vie comme devant être trés - longue , notre fanté ferme & inaltérable, & notre fortune inépuifable : quand les deux dernieres de ces illufions ceflent avant la première, pn eft bien a. plaindre. # On ne peut bien juger que par comparaifon , & nous ne pouvons comparer les objets métaphyfiques ( c'eft-a-dire, ceux qui ne tombent pas fous nos fens ), qu'en nous repliant fur nous-mêmes, & en comparant les fentimens des autres avec les nótres. De la vient que le premier mouvement des honnêtes gens eft de croire tout le monde honnête; & celui des gens vicieux, de croire tout le monde  dans le gout de Montagne. 7 mal intentionné. II n'y a que 1'expérience & le grand ufage du monde, des hommes &: des affaires, qui puiflent nous ramener a une jufte facon de penfer a eet égard; encore les differentes conjonctures dans lefquelles on fe trouve, y apportent-elles fans cefle de grandes modifications. En général, la meilleure facon de juger des hommes, c'eft d'après leurs intéréts; aulïï la meilleure méthode pour les perfuader, eft-elle de leur faire voir 1'intérêt qu'ils ont a faire ce qu'on leur propofe. II n'eft pas fi aifé de les tromper qu'on le diroit, bien; & fi Fon veut y réuffir, il ne faut pas leur donner le temps de la réflexion. J'ai vu dans les (Euvres de Saint-Evremond un trait qui m'a paru également plaifant & naturel. » J'ai voulu, dit-il, " faire des Tragédies & des Comédies de » caraótere; mais je n'ai jamais pu réuffir » a mettre mes Héros dans d'autres fitua" tions que celles ou je me fuis trouvé " moi-même, ni a leur donner d'autres « caracleres que le mien propre ; j'avois » beau habiller mes perfonnages a la » Grecque, a la Romaine, a la Turque » ou a. la Francoife, &: leur donner des, " noras tires des Hiftoires de tous ces » pays-Ki; quand ma Piece étoit faite y A iv  8 Ejfais » je m'appercevois toujours que je n'avois « repréfenté que Saint-Evremond «. * -* *■ On efl perfuadé a la Chine, qu'il ny a qu'une feule fcience qui foit bonne a approfondir-, & qu'il faut 1'étudier toute fa vie; c'eft la Morale : il en réfulte, difent nos Relations , que toute la Chine eft peuplée de Philofophes. Je m'infcris en faux contre ces Relations; cela n'eft ni vrai ni poffible, & je plaindrois fort un peuple de Philofophes qui paiTeroit fa vie a étudier la Morale. Dès la première année de fes études, il fauroit tout ce qu'il doit favoir; & quand on s'obftine a. étudier une matiere que 1'on poiTede a fond, on finit par s'embrouiller & ne plus favoir ce que 1'on dit. Ce qu'il faut faire toute fa vie, ce n'eft pas d'étudier la Morale, c'eft dé la pratiquer ; on la pratique fort bien fans la favoir, quand Pn & laifTe conduite par ceux qui la favent; a plus forte raifón quand on eft pénétré de fes principes, qui font en petk nombre, mais reconnus généralement bons depuis fi long-temps , qu'il n'y a rien de plus foiide. Après cela, il faut les appliquer a  dans le goüt de Montagne. 9 chaque occafion, & les oppofer a. la fougue des paffions & aux petits intéréts qui veulent nous engager a y manquer. II y a des métiers de routine dont on peut dire, en parodiant un vers de Boileau : La pratique ejl aifée s & Van ejl difficile. C'eft toutle contraire en Morale, la connoiffance des principes eft fïmple & aifée; mais la pratique eft d'une difEculté que 1'on éprouve tous les jours. C'eft non feulement la vivacité de nos paffions, de notre cara£lere èc notre age , qui met des obftacles a la pratique de la bonne Morale , mais encore les circonftances dans lefquelleson fetrouve, & qu'on ne peut guere prévoir avant que d'y être. Cependant, a tout événement le Sage ejl préparé. II faut fur-tout, quand on eft jeune, réfléchir fur ce qu'on lit, fur ce qu'on voit, fe mettre a la place des gens dont on entend parler, ou que 1'on connoit perfonnellement, 6c fe demander a. foi-même : que ferois-je fl j'étois en pareille fituation ? C'eft-la. ce que Ton appelle étudier avec fruit les Livres d'Hiftoire & le grand Livre du Monde. Depuis plus de vingt ans je me fuis attaché a fuivre cette méthode, Sc il me femble que je m'en trouve bien. Sans ambition  io EJfais Sc fans aucun délir ardenc de changer ma pofition a&uelle, j'aime cependant a batir des chdteaux en Éfpagne; ils m'amufent Sc ne me tourmentent pas; ce font des rêves agréables qui ne me réveillent jamais en furfaut, Sc ne me donnent point le cauchemar. Mon ami, 1'Abbé de SaintPierre, rêve fans cefïe qu'il réforme 1'État; j'ai un peu plus de droit que lui pour faire de pareils rêves. II écrit fes fonges Sc les fait imprimer : je fuis tenté d ecrire auffi les miens; mais je réponds bien qu'ils ne verront pas le jour de mon vivant; premiérement, paree que je ne crois pas encore le monde bien difpofé a faire ufage de ce que j'imagine pour fon bien; fecondement, paree que 1'exemple de 1'Abbé de Saint-Pierre m'effraye. Avec les meilleurs intentions, il a ouvert plufieurs avis qui mériteroient d'être fuivis; mais il a attaqué de front les idéés généralement recues; il a propofé des moyens impraticables pour parvenir a des fins heureufes ; il a annoncé fes idéés d'un ton emphatique, Sc a cru que, pour être bien rendues , elles avoient befoin de mots nouveaux Sc d'une orthographe extraordinaire : tout cela a jeté du ridicule fur fes Écrits 8c fur fa perfonne; Sc ce  dans le gout de Montagne. n n'eft qu'en paffant pour un fou 8c un radoteur, qu'il s'eft dérobé a la haine de ceux qui étoient intéreflës a maintenir les abus qu'il vouloit détruire. On ne peut pas dire qu'a certains égards il ne méritat les reproches 8c même la dérifion; mais aflurément il étoit pofïible de tirer parti de fes idéés fur plufieurs objets, 8c de mettre a profit fon radotage. Bel exemple pour ceux qui voudroient encore publier des projets de réforme : mais doit-il effrayer tout-a-fait un bon Citoyen ? non! du moins ne m'empêchera-t-il pas de penfer 8c même d'écrire 3 au moins pour moi, ce que je crois qu'il y auroit de mieux a faire * Il y a des chimères qui élevent 1'ame 8c. portent 1'efprit a fe nourrir de grandes 8c belles idéés: quand on fe croit deftiné a. faire de grandes chofes , on ne fait aucune a£tion vile, on ne concoit aucuns projets bas, 8c dont on doive avoir honte en foi-même. Un jeune Officier qui prétend un jour commander des armées, cherche a fe rendre habile dans la Taólique; il étudie le grand Art de la guerre, 8c s'il  i z Ejfais ne devient pas Général, il réuffic du moins a bien commander une troupe ou un detachement. Un jeune Magiftrat qui fe croit afTez d'efprit & des talens naturels pour parvenir aux premières places, travaille férieufement a s'inftruire, èc cherche en même temps a fe rendre agréable a des Protecteurs puifTans; s'il ne parvient pas tout-a-fait au but qu'il fe propofe, il recueille du moins une partie du fruit de fes travaux & de fes efpérances. Le petit Clerc du Palais, qui a vu quelques Avocats célebres faire une grande fortune; le Frater qui a vu mourir le premier Chirurgien du Roi en laiilant trois millions de bien ; 1'Apprentif qui a vu la boutique de fon Maitre fi bien achalandée, qu'il s'y vendoit tous les ans pour cent mille francs de marchandifes : tous ces gens-la, font trop heureux s'ils ont la prétention, fouvent chimérique, d'en faire autant. Le délir de parvenir , la convi£tion même que 1'on parviendra, lenthoufiafme de fon état , font de puilTans relTbrts qui font faire de grandes chofes. II ne faut point fe lalfer; on doit efpérer, travailler fans ceiTe, & ne renoncer a mériter de nouvelles récompenfes, qu'après avoir ohtenu tout ce que 1'on peut défirer. li  dans le goüt de Montagne. 13 n'y a que les focs qui, après avoir fait de légers efforts, Sc avoir donné quelques foibles preuves de leurs talens, attendenc tranquillement au coin de leur feu la gloire Sc le prix de leurs fervices, 8c fe plaignent des injuftices qu'ils éprouvent. Quiconque n'a pas le courage d'en éprouver beaucoup, ne mérite pas d'en être enfin dédommagé par de brillans fuccès. Si 1'on n'a pas la noble émulation de s'élever au delfus de fes pareils, il faut fe borner aux vertus tranquilles 6c fociables, ménager le bien que 1'on a recu de fes peres, fi on ne veut pas 1'augmenter; fe faire aimer dans fa familie, eftimer dans fon quartier, Sc jouir des douceurs d'une fociécé bornée. L'homme jufte 6c fage regarde tout moyen de s'enrichir qui n'eft pas honnête, comme impoflible, Sc tout projet qu'il n'eft pas a portée de réalifer, comme une véritable folie; mais même dans ce dernier cas, on peut carefler des chimères 8c s'en amufèr, comme on lit des Romans , fans efpoir d'en devenir le héros, Sc des Relations de voyages, fans avoir  14 EJfaïs la moindre envie de s'embarquer & d'abandonner fa Patrie. C'eft ainfi que je me mets quelquefois a la place de ceux dont je lis 1'hiftoire ; je me repréfente les fituations ou ils fe font trouvés, 6c je me demande a. moi-même fi je m'en ferois tiré auffi heureufement ou auffi malheureufement qu'ils ont fait. Si j'étois Roi * dis -je quelquefois en moi-même, un tel Prince feroit-il mon modele ? Si j'étois Général d'armée, me conduirois-je comme tel ou tel de nos fameux Guerriers? Si j'étois Miniftre ou Magiftrat, adopteroisje les principes que paroiflent avoir fuivis certains de ces Meffieurs que je connois? Comme j'aime beaucoup a écrire ce que je penfe , fur - tout quand je préfume pouvoir me le rappeler avec fruit par la fuite, j'ai fait une infinité de notes fur mes le£tures, & d'après les converfations des gens qui ont joué ou jouent un grand role dans le monde, & avec qui j'ai été perfonnellement lié, je vais profiter de ces notes pour remplir ce volume-ci. J'ai fouvent cherché parmi les gens de ma connoiiTance quelqu'un qui put me fervir de modele, & je n'en ai jamais trouvé un parfait, & a. qui j'aye pu m'attacher uniquement. Plus j'ai connu les  dans le goüt de Montagne. 15 gens que je voulois imiter, plus je me fuis convaincu qu'ils s'écartoient, dans bien des points, du degré de perfedion auquel je voudrois parvenir. Enfin, j'ai fenti que je devois imiter Praxitelle, qui, voullnt taire de te Venus un véritable chefel oeuvre, ne s'en tint pas a une feule beauté. Quoiqu'il y eüt des filles charmantes dans Athenes, & qu'il eutPhryné ious les yeux, il choifit, entre un o-iiid nombre, ce que chacune d'elles avoit de plus parfait, & fit, de tant d'attraits réunis une Itatue qui a pafTé pour le plus bel ouvrage qui foit forti de la main des hommes. Au refte, quand même je trouverois des modeles capables de me fatisfaire &^ quand je ferois abfolument dans les memes circonftances qu'eux, je me garderois bien de les copier fervilement: 1'état de Copifte eft fubalterne & abjed' quelque beau que foit 1'original. L'imitation libre & noble eft feule digne d'un homme qui fe fent de 1 elévation & croit avoir du génie. La lecture des Vies des Hommes illuftres  16 ÉJfais de Plutarque eft, de toutes celles des' anciens Auteurs > la plus capable d'engager les jeunes gens a. faire des réflexions; aufli n'y manquent-ils prefque jamais; ils voudroient etre alternativement Ariftide, Lucullus, Scipion, Alcibiade ou Socrate; mais indépendamment de ce que ces idéés leur paffent bien vïte, ces perfonnages ont vécu dans des temps & dans des pays fi différens des nótres , qu'il n'y a pas beaucoup d'applications a faire de notre facon de penfer & d'agir a la leur. Les paralleles mêmes que Plutarque a voulu faire des Grecs aux Romains, ne font ni bien juftes ni bien utiles , paree qu'il y avoit dé ja de trop grandes différences entre les moeurs de ces deux Nations, & les circonftances oü ces Héros fe trouvoient. Cependant ily a encore a profiter, pour nous autres Francois du dix-huitieme fiecle, a confidérer ces gens morts il y a deux mille ans, a trois mille cinq cents lieues de nous. Si j'avois un modele a fuivre dans 1'Antiquité, ce feroit Julius Agricola., beaupere de Tacite. En fuppofant que fon gendre n'ait pas trop flatté fon portraiti ce grandHomme a donné 1'exemple dun particulier qui, après avoir fervi fa Patrie avec  dans le goüt de Montagne. 17 avec gloire, honnêteté & défintérefTement, autant qu'il lui fut poffible , fe voyant forcé de renoncer a la fatisfa&ion d'être utile au Public, fe dévoua a 1'exercice des vertus particulieres, fit le bonheur de fa familie & d'une fociété d'amis choifis , au milieu defquels il fe concentra, gémifTant, mais tout bas, paree qu'il étoit perfuadé que c'eft augmenter Jes maux de la Patrie que de crier trop haut contre ceux auxquels il ne dépend pas de nous de remédier. Mon rils, a qui j'ai communiqué ma fa^on de penfer fur Agricola, penfe différemment; il trouve dans 1'Hiftoire Ancienne d'autres perfonnages i prendre pour rr.oiele, & je 1'excufe, eu égard a fon age & a la pofition. II commence fa carrière, & la mienne eft peut-être déja avancée : il faut, pour fonger a la couchée, qu'on foit au moins a la dïnée. Je n'oublirai jamais quelques paflages de Tacite dans la vie d''Agricola , Ion beau-pere ; je vais les répéter après les avoir traduits, car je trouve qu'ils ne 1'ont pas encore été comme ils méritent de etre. » Agricola étant jeune, fe paffionna >» pour 1'Etude, peut-être plus qu'un B S  18 Ejjais ia homme deftiné a la guerre 6c aux affaires u publiques , ne devoic; mais fa mere » régla 1'eflor de fon inclination pour les » Sciences 8c les Lettres. Dans la fuite sj l'age 6c la réfiexion modérerent fon »> ardeur, 6c lui procurerent cette jufte » mefure de goüt pour la Philofophie, » qui convient a un hoinme d'Etat. « Les peuples qu'il étoit chargé de »> gouverner, ne remarquoient dans fa >5 conduite ni humeur, ni arrogance, ni » cupidité ; tout étoit chez lui modéré sj öc raifonnable, 6c ce qui eft infinimenc »j rare, fa bonté ne lui faifoit rien perdre >5 du refpe£t des peuples, ni fa févérité »5 rien de leur affecl.ion. Quoiqu'il fut »5 obligé d'augmenter les contributions, w afin de pourvoir a la fubfiftance de fon 53 armée , il les rendit fupportables par 53 une répartition égale 6c équitable, 6c 53 il arrêta les vexations , bien plus & 53 charge aux peuples que les impolitions »3 mêmes. 33 Etant de retour chez lui, après avoir 33 rempli les fon&ions les plus hono53 rables , il cherchoit a faire oublier 53 1'éclat de fon nom 6c de fes exploits, »3 par 1'extérieur le plus fimple 8c le plus » modefte. II s'exer9oit aux vertus privées,  dans le goüt de Montagne. 19 » au fein de fa familie 8c avec fes amis: " plufieurs, en voyant Agricola, cher» choient en lui 1'homme célebre, 8c v peu le devinoient d'abord. » Les affaires de 1'Empire étant dans p le plus mauvais état, la voix publique V appeloit Agricola au fecours de la » Patrie ; ces cris frappoient fans cefTe » les oreilles de 1'Empereur. Les uns lui » en faifoient part a titre de confeil ; ?> les autres les répétoient par malignité , » & dans la vüe d'irriter le Prince contre » un homme qu'ils avoient déja injufte» ment décrié. Ceft ainfi que les vertus « AAgncola concouroient également a « le combler de gloire 8c a précipiter w fa perte. » Agricola étoit tranquille fur le fort » qui 1'attendoit; il ne bravoit point la " puiffance de Domitien, 8c ne redoutoit " pas non plus tout le mal qu'il pouvoit »» lui faire; il ne gémiffoit que fur le fort « de la Patrie, encore étoit-ce en fecret. » Que 1'on apprenne, par fon exemple, » qu'il y a un genre d'héroïfme particu» lier pour ceux qui vivent fous 1'empire » des Tyrans : il confifte a ne point fe « précipiter mal k propos dans des dan» gers inutiles , mais a fe préparer a Bij  2 o EJfais « fupporter tous les accidens auxquels on » eft expofé fous les mauvais Princes. m Si la Poftérité veut favoir quelque 55 chofe de 1'extérieur & Agricola, fa taille »5 étoit plutöt réguliere qu'avantageufe; 55 fa phyfionomie infpiroit la confiance ; 53 fon air étoit plutöt affable 6c honnête, 33 qu'impofant; il fuffifoit de le regarder, 53 pour connoïtre que c'étoit un homme » de bien; 8c 1'on n'étoit point étonné 95 quand on découvroit que c'étoit un 53 grand Homme. Sa carrière ne fut 53 point fort longue, fi 1'on confïdere le »s cours ordinaire de la vie (il mourut a 53 cinquante-cinq ans ); mais en exami»5 nant 1'emploi qu'il fit de fes années, il j3 a vécu trés-long-temps. Honoré du >3 Confulat 6c revêtu de la robe triom55 phale, il ne pouvoit plus défirer aucun 55 honneur; fans être fort riche, il 1'étoit 55 affez pour foutenir fon rang. II conferva >3 jufqu'a fa mort fes vertus, fa gloire , 53 la tendreffe de fes parens 6c de fes amis, ss 1'eftime publique; enfin on peut dire m qu'il avoit heureufement gagné le port m a la veille des orages 6c des tempêtes  dans le goüt de Montagne. 21 Si j'ai été enthoufiafmé de la vie & Agricola, 6c fi j'ai fouhaité de le prendre pour mon modele, mon Als 1'a été tout autant de la vie de Pomponius Atticu's, que je lui ai fait lire dans Cornelius Nepos; il eft venu me dire que la conduite de ce fage Romain étoit celle qu'il vouloit imiter, 6c voici ce que je lui ai répondu: » Vous ne fentez pas encore, mon fils, » la difficulté qu'il y a a. vivre auffi heu» reufement que Pomponius Atticus, dans » des circonftances auffi critiques. Vous » ne concevez pas le danger de ne pren» dre aucun parti dans les gueres civiles. » Peut-on fe flatter de fe faire également « eftimer des deux fadions, d'avoir des M amis dans 1'une & dans 1'autre , de " rendre fervice a tous, & de n'être » fufped a perfonne ? II eft prefque im» polfible de jouer un tel röle , quand « on a un état dans le monde, 6c qu'on » prétend a quelque confidération. Ne »j fe meier de rien, eft tout ce que peuvent m faire des gens obfcurs 6c ignorés, en » remerciant le Ciel de leur peu de confé» quence; mais on force bien les autres » a s'expliquer; je croismême qu'il eft de » leur devoir de manifefter leur facon de " penfer, quand ils ont quelque emploi Biij  iz EJJ'ais » qui les y engage, 8c qu'ils peuvent >j contribuer a foutenir le bon parti ou 13 a réfifter au mauvais. Je fuis perfuadé »3 qu'on blama Atticus y qu'on Faccufa 33 d'indifFérence &C d'apathie; Lornelius 33 Nepos en dit quelque chofe : on pré33 tendit qu'il faifoit la cour aux Tyrans, >3 &L peut-être n'eut-on pas tout-a-fait »> tort; mais ce qui fauva Atticus 3 ce »3 fut la conftante égalité de fa philo33 fophie; elle ne fe démentit pas un feul 33 moment, & il ne lui échappa pas le 33 moindre mot, ni contre Sylla, ni pour '3 Brutus, ni contre Marc-Antoine; auffi »3 mourut-il a foixante-dix-fept ans, ami »3 d'Augufte, quoiqu'il eüt vu tranquille33 ment alfaffiner Céfar en plein Sénat: 33 il n'avoit eu aucune part a la conju»s ration, mais, d'un autre cöté, n'avoit 3j pas fait un pas pour venger Céfar (*). (*) Pomponius Atticus fit bien pis; Cicéron, fon intimc ami, qui lui a écrit tant de belles lettres, dontle frere était fon gendre, eft profcrit & aflafllné par les ordres d'Antoina. ï'ulvie, femme de ce Triumvir, fe fait apporter Ia têtc de Cicéron, arrache la langue qui avait prononcé les Philippiques , & par un raffinement de barbarie , la percc plufieurs fois avec fon aiguille de tête. Non feulemenc Pomponius Atticus n'en paroit pas révolté, mais, quelque temps après, Fulvie étant très-embarraffée dans fes affaires, ayant perdu fon époux , la protégé , lui reud des feryices eflentiels, & fc dcclare fon ancien ami.  dans le goüt de Montagne. 23 " Ah mon hls, c'eft pouflér 1'indiffé»> rence jufqu'au point de fe rendre cou»> pable! D'ailleurs ofez-vous vous fiatter »» d'être auffi aimable c^jl Atticus , pour » être également recheiché par tous les » partis? Ou il faut n'avoir abfolument » aucun tort, ou il faut avoir aflez d'agrém ment pour faire oublier qu'on a eu »3 quelques torts. Pour moi, j'avoue que >3 je ne me fens pas capable de me conn duire comme fit Pomponius Atticus. Si " j'avois le malheur de me trouver dans « un temps de trouble oü ma Patrie js feroit divifée entre deux partis, je crois » que je ne pourrois jamais m'empêcher 5j de me déclarer pour le meilleur; fur33 tout fi j'étois encore aflez fort, aflez 33 jeune & affèz riche pour lui être de 33 quelque utilité «, En lifant la vie de Lycurgue, parmi celles de Plutarque & 1'Hiftoire de Lacédémone , je ne peux m'empêcher de me rappeler une comparaifon linguliere, &l fans doute ridicule, que j'ai lue dans je ne fais quel livre 'y c'eft un parallele Biv  14 EJJals très-fuivl Sc très-plaifant, entre Lycurgue & Saint-Francois d'Affife. Les principes de ces deux Légiflateurs font, dit-on, les mêmes : les Lacédémoniens faifoient les trcis vceux comme les Capucins; favoir, i°. celui de pauvreté ou du moins de défappropriation y puifqu'ils mettoient tous leurs biens en commun, terres, denrées, batimens èc vêtemens: Tor & 1'argentleur étoient interdits ; s'il y en avoit a Lacédémone, il appartenoit a 1'Etat. z°. Quant au vceu d'obéilTance, il n'était nulle part mieux obfervé qu'a Sparte ; le foldat étoit retenu dans la difcipline la plus exacte; le peuple n'avoit aucune part au Gouvernement, il étoit mêlé de Monarchie &c d'Ariftocratie ; les Rois repréfentoient le Provincial & le Gardien , &c les Ephores le définitoire. 30. On eft un peu plus embarralTé a prouver que les Lacédémoniens faifoient vceu de chafteté; car on fait qu'ils avoient des ufages & des coutumes tout-k-fait contraires a ce voeu-la ; mais le principal objet des Inftituteurs d'Ordres , qui y ont aftreint leurs Religieux , &l celui de 1'Eglife Latine, qui y affujettit tous fes Prêtres , eft d'empêcher 1'hérédité , de concentrer ou plutót d'étendre dans la  dans le goüt de Montagne. 25 Société générale 1'intérêt, partagé ailleurs entre les families. Tel étoit 1'efprit de la Loi de Lycurgue, comme de celle de Saint Francois : on oublie, en entrant dans eet Ordre, fon pere & fa mere; on abjure les liens du fang ; on n'eft même attaché a aucune maifon en particulier; on eft cofmopolite, tant que le monde de Saint Francois peut s'étendre. L'efprit des inftitutions de lycurgue s'eft perdu, comme celui de la Regie du Saint: tout fe corrompt, & a ïa fin tout s'anéantit, & prefque toujours par les mêmes caufes. Les Lacédémoniens trouverent leur facon de vivre trop auftere ; ils envierent les douceurs de la vie dont jouiffoient leurs voifins, èc crurent que les ayant vaincus, ils devoient, comme eux, jouir de leurs richeffes. De même les Moines s'étant fait refpeder, admirer, confidérer, ont cru pouvoir profiter de cette confidération pour enrichir finon leurs perfonnes, au moins leurs Monafteres; les Mendians mêmes font devenus riches Sc propriétaires. La Philofophie, les Sciences & les Arts, qui entretiennent les commodités, avoient corrompu Athenes, & perdirenc ^-acédémone; de même les Cordeliers ont  ï6 EJfais ére admis dans 1'Univerfité de Paris, y ont brigué les honneurs du Doctorat : il n'y a plus eu moyen de concilier ces beaux titres avec la vie infiniment auftere qu'ils devaient mener , &. Pextrême pauvreté dont ils faifoient profelïion. Différentes réformes ont tenté en vain de ramener les Moines a leur première inftitution ; ils s'en font toujours écartés : enfin, ayaut perdu tout-a-fait les vertus de leur état , on peut prévoir qu'il n'y aura bientót pas plus de Moines qu'il exifte de Spartiates. * * -* Je viens de lire avec le plus grand plaifir, dans Plutarque , les deux vies Sc fes portraits &Ariftide & ÜAlabiade; ces deux illuftres Athéniens forment entre eux un parfait contrafte; mais leurs caracteres font également bons a étudier, 8c il eft même utile de les comparer, & de faire de leurs différens genres de mérite des applications au fiecle oü nous vivons. La gloire des armes ne fut point celle d'Arifiide : il fervit dans les armées d'abord comme fimple Soldat ou Officier fubalterne ; il s'y conduifit en brave,  dans le goüt de Montagne. ij comme dok faire tout bon Citoyen chargé pour fa part de défendre la Patrie; mais il n'ambitionna point la gloire du commandement, & fervit encore mieux fes Concitoyens, de fa tête que de fon bras. Toujours modefte, content deprouver fa capacité quand on le chargea de quelque chofe, ou qu'on le confulta fur quelque affaire , il cédoit 1'honneur du premier rang a qui vouloit le prendre ; cependant il ne put pas fi bien cacher fon mérite, qu'on ne lui rendït juftice. Efchille ayant placé dans une de fes Tragédies ce vers grec, II ne veut point paroïtre jufie , mais il veut l'être , tout le peuple fe retourna vers Arifhde, le reconnut a cetrait, & l'applaudit.L'eftime publique vint, pour ainfi dire , au devant de lui, &c le fuivit fans qu'il la recherchat. 11 eut un ennemi ardent & d'autant plus dangereux, que ce n'étoit pas un homme médiocre ; ce fut Thémiftocle : celui-ci s'étoit fait une regie de contredire tout ce qu'Ariftide propofoit, & Ariftide prit le parti de faire propofer par d'autres ce qu'il crut plus avantageux a la République. Malgré tout fon mérite, on fait qu'Ariftide ne put fe fauver de la rigueur de 1'Oftracifme, loifévere, introduite dans la  i 8 Efidis République d'Athenes dans le deffein d'y maintenir 1'égalité. Sa grande réputacion de juftice Sc de lumiere fit ombrage a fes Concitoyens; il fe laiffa exiler , en faifant des vceux pour qu'Athenes ne fe trouvat jamais dans le cas de le regretter. Ils ne furent point exaucés : on eut befoin d'Ariftide, on le rappela; &Z Thémiftocle, en grande politique, vint au devant de lui, Sc lui promit toutes fortes de déférences Sc de marqués d'attachement. Ariftide , de meilleure foi : » Commandez-moi, lui dit il, a laguerre ; « vous êtes grand Capitaine , je vous » obéirai en brave & fimple Officier. De « retour a. Athenes, chacun prendra dans » les délibérations le parti que lui fuggé« reront fes propres lumieres «. EfFectivement, 1'année fuivante , Thémiftocle concut un projet hardi, mais brillant, qui pouvoit réulfir , Sc toutefois n'étoit pas conforme aux regies de la juftice. Le peuple voulut confulter Ariftide ; il dit franchement ce qu'il en penfoit, Sc les Athéniens fe refuferent au projet de Thémiftocle : tant il eft vrai que le peuple, quand il a le temps de la réflexion, Sc qu'il eft de fang froid, fe conduit toujours par les moyens les plus juftes Sc les plus honnêtes.  dans le goüt de Montagne. 29 La vertu & la raifon d'Ariftide firent époque; & lorque les mceurs de la Grece furent totalement corrompues, on difoic, Les temps d'Ariftide 3 pour exprimer les fiecles des honnêtes gens. On difoit de même, fous le regne des Empereurs de Rome, Le fiecle de Caton, en parlant du temps oü ce Cenfeur défendoit les Loix & les mceurs antiques de la République Romaine; mais Caton étoit dur & auftere, & Ariftide doux & humain (*). Un autre Athénien, doué de qualités plus brillantes qu'Ariftide, jouit pendant fa vie, & même long-temps après fa mort, de la plus grande réputation ; c'eft Alcibiade, dont je vais extraire le portrait, comme j'ai fait celui d'Ariftide d'après Plutarque. _ (*) II ne paroït pas qu'Ariftide ait étudié la Philofophie , ni( fréqucnté les Philofophes; 1'Académie & le Lycée n'etoient pas même encore établis de fon temps; la Philofophie était chez lui naturelle & non acquife; fa juftice étoit fondée fur la juftelfe de fon efprit & la droiture de 1011 coeur. Depuis qu"Ariftide eft mort, il y a peut-être eu bien des gens qui, étant nés avec un cceur auffi droit & un efprit auffi jufte , ont akéré ces heureux dons , en voulant raifonner trop profondément fur la nature & la mefurc de leurs devoirs, & les comparaat avec celles de leurs Mtcrcts,  3 o EJfais AlcIBIADE donna, dès fon enfance, des preuvesde ce qu'il devoit être un jour, courageux, intrépide même, ambitieux, altier, dominant, mais fachant, dans les grandes occafïons, tempérer fes paflions par la politique; fpirituel, enjoué, plein de graces £c d'agrément , mais ayant 1'air d'être diffipé öc imprudent; d'une figure charmante, faite pour infpirer de 1'amour, & 1'infpirant en effet; paroiffant répondre a tous les goüts qu'il faifoit naïtre , mais étant dans le fond plutót maïtre de fes palfions qu'elles ne le maitrifoient. 11 faifoit fervir fon ardeur effrénée pour les plaifirs, a. fa gloire, a. fon ambition Sc a fes intéréts. Avide de biens, quoiqu'il füt riche d'ailleurs; généreux ; on le croyoit même diifipateur. II cultiva tous les Arts, & prit des BellesLettres juftement ce qu'il lui falloit pour être tout-a-fait aimable ; il étudia même la Philofophie : Socrate, le plus fage des hommes, fut fon maïtre, & fe plut li bien a lui donner des lecons, que dans un autre fens, Alcibiade fut le Maïtre de Socrate. II fut marié, & peu fidele a fon époufe ( Hypparette ) ; elle imita celles qui avoient fur Alcibiade des droits moins légitimes , 5c lui pardonna fa légéreté &Z  dans le goüt de Montagne. 31 fes erreurs, en faveur de fes agrémens. Tous les calens lui étoient naturels, comme les vertus 1'étoient a. Ariftide; auffi favoitil, dans le befoin, contrefaire tout ce qu'Ariftide pratiquoit de bonne foi. Des circonftances fingulieres le firent paffer a Lacédémone; Sc dans cette ville, rivale de fa Patrie, 6c dont les mceurs formoient un parfait contrafte avec celles des Athéniens, il parut, pendant quelque temps, être devenu un parfait Spartiate ; mais ce n'étoit qu'un renard revêtu de la peau du lion. II n'avoit métamorphofé que fon extérieur : il féduifit la femme du bon Roi Agis; Sc lom que les Spartiates le convertiffent, ce fut lui qui les corrompit. II pafta chez les Perfes, 6c parut fait pour vivre dans la Cour dun Roi defpote ; Courtifan fouple, il rampoit aux pieds du Maïtre ; hardi, hautain vis-a-vis des Satrapes,il leur prouvoit qu'il avoit autant Sc plus de droit qu'eux a la faveur Sc a tous les avantages qu'on peut acquérir dans une Monarchie. De retour dans fa Patrie, il éblouit fes Concitoyens par fa magnificence; mais il les enchanta par le goüt qu'il mit dans les fêtes qu'il leur donna. Les Athéniens étoient fufceptibles de tout pardonner en faveur des graces ;  32 Effa'is perfonne n'avoit cette reffource plus k la main qu'Alcibiade. Sa fin fut tragique; mais il prouva jufqu'a fa mort qu'il étoit intrépide : alfiégé dans fa maifon par les Perfes, criblé par leurs traits, il expira , £c ce fut la belle Timandre qui lui ferma les yeux 6c prit foin de fa fépulture. Après avoir lu ces portraits, 6c rapprochant nos yeux du Siècle 6c du pays oü nous vivons, nous ne pouvons nous diflimuler que nous avons encore des Alcibiades , mais que nous ne voyons plus d'Ariftides. Le feizieme Siècle en a produit, 8c ils ont été reconnus, paree que dans les temps de troubles 6c de guerres civiles, les gens qui ont autant de fermeté que de vertu, qui ont des principes, 5c qui font obligés de les défendre, fe montrent au grand jour; mais lorfque tout femble calme 6c en paix, la valeur s'endort , 6c la vertu héroïque n'éclate ni ne brille plus. Dans les pays ou il n'y a ni lions ni dragons, qui fait s'il y auroit des gens capables de les dompter; mais oü 1'on ne voit point de monftres, on eft accablé d'infedes 6c les nuées de ces petits animaux font plus dimciles a diffiper que les bêtes féroces a percer. Notre  dans le goüt de Montagne. 33 Notre Siècle eft fait pour produire des Alcibiades. Ce brillant modele a-t-il encore chez nous de parfaites copies? Si je ne me trompe, jen connois une parmi mes Contemporains ; puiffent mes arrierespetits-enfans 1'admirer & 1'aimer comme moi. * * * J'ai lu les Harangues de Démofthene avec tout le plaifir poffible, & fa vie avec peine. J'ai reconnu en lui 1'homme du plus grand talent, de la plus belle & de la plus vive éloquence; mais je me fuis appercu que les qualités de fon cceur ne répondoient point k celles de fon efprit. La première fois qu'il monta dans la Tribune aux harangues , ce fut pour plaider contre fes Tuteurs, & il ne réuffit pas, paree qu'il étala, dit-on, trop de railons accumulées les unes fur les autres , qu'il chargea fon plaidoyer de trop de figures oratoires, & qu'il les débita mal : pour moi je crois que fa caufe étoit mauvaife. Un jeune homme tel que Démofthene devoit trouver fes Juges difpofés a 1'entendre, quand il fe plaignoit qu'on avoit abufé de fi foibleffe pour lui enlever fon bien. II paroit que, loin de fe rebuter c  34 EJFais de ce mauvais fuccès, Démofthene Te donna des peines infinies pour le rendre plus habile 8c plus féduifant. Quelque temps après, n'étant point encore parvenu a débiter parfaitement, il compofoit du moins pour les autres; 6c dans une caufe oü 1'Aréopage fe trouva fort embarralfé, paree que les plaidoyers étoient d egale force, on découvrit que c'étoit Démofthene qui avoit fait i'un 8c 1'autre: il étoit ainfi Avocat pour 6c contre, Qu'elle opinion peut-on avoir du cceur d'un tel Orateur ! Enfin il fe trouva en état de s'oppofer a tout ce que propofoit Phocion, qui ne manquoit ni d'efprit ni d'éloquence, 8c dont les opinions étoient plus juftes 6c plus avantageufes aux Athéniens. Démofthene fe trouva encore plus de talent que lui; il 1'emporta, 6c fes fuccès furent caufe de la perte de fa Patrie : ne devoit-il pas fe reprocher un pareil triomphe ? Souvent, quand Démofthene manquoit de raifons, il fe tiroit d'affaire par une plaifanterie. Ce genre de reffource paroïtroit bien moins extraordinaire 6c moins difficile a employer aux Francois qu'a d'autres. 11 avoit confeillé la guerre ; quoique les Athéniens ne fuffent point en état de  dans le goüt de Montagne. 35 la faire, on la réfoluc. Obligé d'y marcher comme les autres, il fut le premier a lacher pied èc a s'enfuir. II avoit harangué en mauvais citoyen, il combattit en lache foldat. Cependant les Athéniens le rappelerent dans la Tribune aux harangues ; ils voulurent encore entendre ce divin Orateur. Peuple frivole, qui ne faifoit cas que du choix des mots & de la tournure des phrafes, fans s'embarrafler de 1'objet du difcours ! C'étoit pourtant du falut de la République dont il étoit queftion. Philippe étant mort, Démofthene foutint qu'on n'avoit rien a craindre de la part du jeune Alexandre; que ce n'étoit qu'un fot enfant (felon les expreffions de M. de Toureil ). Les beaux efprits d'Athenes fourirent & applaudirent: la fuite a fait voir a quel point ce jugement fur Alexandre étoit hafardé. Le Roi de Macédoine ruina Thebes, Sc ne pardonna a Athenes que par indulgence pour les A rts, les Lettres 8c la Philofophie ; mais il demanda qu'on lui livrat les Orateurs qui 1'avoient infulté. Démofthene étoit le plus coupable: il eut grand peur, fit ce qu'il put pour s'épargner le voyage; il inventa Sc déclama a merveille la Fable des Pafteurs, que les loups engagerent a livrer leurs C ij  3* Wah chiens : mais Démofthene n'étoit rien moins qu'un homme précieux a conferver pour fa Républicjue ; cependant il vint a bout d'engager les Compatriotes a payer plutot une lbmme coniidérable, que de 1'abandonner au ïefTentiment du Roi de Macédoine. Alexandre prit 1'argent des Athéniéns, leur lailïa leurOrateur, 8c rit un très-bon marché. Le Conquérant ayant pris Sardes fur le Roi de Perfe, y trouva la preuve que Démofthene étoit penfionnaire des enne- ^ mis de fa Patrie, en un mot, un frippon. 11 le fit favoir aux Athéniéns, qui n en hrent que rire; effe&ivement cela n'empêchoit pas que Démofthene ne füt Fhomme 4e la Grece qui. parlat le mieux; 6c les Athéniéns pardonnoient tout en faveur Ae 1'efprit 6c des talens. 11 devoit un jour plaider contre un certain Harpaius que 1'on vouloit faire jDannlr d'Athenes, 6c qui le méritoit biert; le coquin donna une belle coupe d'or a rOrateur. Le lendemain, Démofthene déclara qu'il avoit une fluxion fur les dents, 6c ne pouvoit parler : je le crois bien, dit Phocion, tu as dans ta gorge la coupe d'Harpalus, Cette repartie parut excellente, mais il n'en fut que cela.  dans le goüt de Montagne. 37 Quand on lit Démofthene, on en eft fi enthoufiafmé, qu'on ne s'avifepas de pefer Ja valeur de fes raifons; mais quand on lit 1'Hiftoire , on reconnoït leur foihleffe, en fe mettant a la place des Athéniéns. Phocion, au contraire, parloit raifon & toujours a propos. Hipéride difoit a Phocion : Quand feras-tu donc d'avis de faire la guerre? » Ce fera, lui répondit le fage » Athénien, quand les vieillards fauront » commander, &c les jeunes gens obéir; » quand les riches feront difpofés a con» tribuer de leurs biens, & les pauvres de " leurs bras; quand les Orateurs ne cher» cheront plus a faire briller leur efprit & " leurs talens aux dépens des véritables » intéréts de la République «. Voila des traits fublimes , & qui préfentent a la fois tous les maux 5c tous les remedes. Démofthene, au contraire, eommence une de fes harangues, en difant r« Athé» niens, 1'Oracle de Delphes adéclaré qu'il » y avoit un feul homme a Athenes qui » n'étoit point de 1'avis de tous les autres; » etes-vous curieux de connoitre cec » homme ? C'eft moi «. Voila afTurément une très-belle figure de rhétorique; mais enfulte Démofthene eft obligé de meïttre bien de 1'art & de la fubtilité, pour prouver C iij  3 8 Ejjais qu'i! araifond'êtred'un avis contraire a tous fes Concitoyens. Eh, comment les Athéniéns auroient-ils été aveuglés au point de faifir toujours le faux & jamais le vrai? II eft certain que Démofthene les trompoit. J'aime bien mieuxCicéron; tout refpire, dans fes plaidoyers, le fentiment, lequité & la juftefle d'efprit; fa logique eft nette & en même-temps preflante. On croit voir un honnête homme qui en défend d'autres ; &; rien ne nous prouve en efFet que Cicéron ait cherché a tromper les Romains , ni a. faire valoir de mauvaifes caufes. L'Orateur Romain avoit de grands défauts perfonnels ; il étoit foible dans le Confeil & dans le Gouvernement, 6c fe plioit au temps èc aux circonftances; mais il ne s'échauffoit pas du moins pour le mauvais parti, & il ne pouffoit point fa Patrie dans le précipice , s'il n'ofoit pas 1'empêcher d'y tomber. 11 étoit vain, 6c croyoit avoir fauvé Rome en découvrant la conjuration de Catilina; mais du moins , s'il fe vantoit trop d'un petit fervice, il n'avoit rien a fe reprocher. II faut bien accorder quelque chofe a l'humanité} ÖC lui paffer quelques foiblefles.  dans le goüt de Montagne. 39 J'ai lu la vie des deux Catons , avec 1'intention de chercher a deviner quel eft celui qui méritoit le mieux de faire pafTer en proverbe cette exprellion : // eft fage comme Caton; &c je crois que Caton d'Utique doit avoir la préférence fur fon aïeul. Pour en mieux juger, comparons leurs a&ions, eu égard d'ailleurs aux circonftances dans lefquels ils fe trouverent. Le Cenfeur étoit plus dur, & vivoit dans un temps oü il étoit moins néceffaire de 1'être; par conféquent fon auftérité pouvoit être foupconnée de tenir de 1'humeur. II fe fit d'abord quelque réputation comme Orateur ; mais c'eft paree qu'il mettoit dans fes plaidoyers de 1'acharnement contre fes Parties adverfes, & qu'il affichoit un zele exceffif pour la vertu & pour les Loix, & faifoit une critique amere de ceux qui s'en écartoient. II fut nommé Quefteur de 1'armée de Scipion 1'Africain, & fe refufoit a la moindre dépenfe que vouloit faire ce Général pour récompenfer fes foldats. Scipion lui ayant dit qu'il ne fe croyoit pas autant obligé a ménager les deniers, qu'a faire réuffir les grandes entreprifes dont il étoit chargé, obfervation très-jufte & très-vraie, Caton, de dépit, abandonna la Quefture & 1'armée. Civ  40 EJfai* Étant Préteur , ce fut un Juge d'üne intégrité parfaite , mais d'une févérité infupportable. Parvenu aux honneurs du Confulat, il fut envoyé en Efpagne, &L il fe vit bientöt environné d'ennemis, qu'il devoit peut-être a la roideur de fon caractere. Sentant bien alors qu'il falloit plier, il tira des tréfors de la République deux cents talens pour corrompre une partie des Efpagnols, & , les oppofant ainfi les uns aux autres , il vint a bout de les vaincre , fit rafer toutes les murailles de leurs villes, & recut a Rome les honneurs du triomphe. Dix ans après avoir été Conful, il brigua la Cenfure , 1'obtint, & jamais cette place ne fut exercée avec autant d'éclat & de rigueur que par Caton. II ne ménagea perfonne, Sénateurs, Chevaliers, hommes Confulaires même : il chaffa du Sénat tous ceux, de quelque naiffance qu'ils fuflent, qu'il trouva coupables. 11 fut exact, févere, incorruptible, infiexible, intrépide : il fe rendit redoutable aux infra&eurs des Loix; mais il ne rendit point leur exécution facile, ne les fit point chérir , & ne penfa jamais a récompenfer ceux qui s'y conformoient. II fit la guerre au luxe, non en publiant aucune Loi fomptuaire, mais en taxant  dans le goüt de Montagne. 41 les Citoyens fuivant la dépenfe qu'ils faifoient , fans avoir égard a 1'état réel de leur fortune. A la fin de fa Cenfure, on lui éleva une ftatue, & il recut le furnom de Cenfeur, qu'il porta tout le refte de fa vie; auffi conferva-t-il le goüt de cenfurer & de critiquer fes Concitoyens. II fe faifoit un devoir £c peut-être un plaifir de les accufer en plein Sénat : on le lui rendoit, on 1'accufoit a fon tour, & il arriva que lui-même fut plus d'une fois condamné a Tarnende. II étoit déja. vieux lorfque des Athéniéns vinrent a Rome, & y mirent 1'étude des Lettres & de la Philofophie Grecques a la mode. Caton ne pouvoit s'accommoder de ce nouveau genre d'étude ; il s'éleva contre „ 5c cria hautement que cette efpece de luxe d'efprit perdroit la République. II paffa en Afrique, &Z féjourna a Carthage, entre la feconde &l la troifieme guerre punique : il s'appercut que cette ancienne rivale de Rome étoit encore remplie d'une jeunefTe floriffante, que le pays étoit peuplé, riche &L commercant; enfin, que fi 1'on laifToit trop long-temps refpirer Carthage , elle pourroit encore faire trembler Rome , comme elle avoit fait du temps d'Annibal. Depuis ce moment, il opina fans cefle  4* Effais dans le Sénat, pour qu'on détruisit Carthage, 8c il fut la caufe de la troifieme guerre punique qui finic effedtivement par la ruine entière de cette ville. Caton ne mourut qu'a 1'age de quatre-vingt-dix ans, fans avoir jamais été malade, ni obligé de, recourir aux Médecins. II y a bien des chofes a dire contre ce Cenfeur auftere, des vices 6c des mceurs de fon pays ; il fe propofoit pour modele Curius Dentatus , Romain des premiers temps de la République, qui fut trois fois Conful, recut deux fois les honneurs du triomphe, mais revenoit toujours après fes viétoires reprendre fa charme, 6c vivre humblement dans fon champ. Ce fut ce Curius qui, recevant de certains Ambaffadeurs des ofFres confidérables d'or 6c d'argent, leur montra fa marmite remplie de raves 8c de légumes, en leur difant: Jugez » li un homme qui fe contente d'un tel » ordinaire, a befoin de vos richefïes «. Caton affec~toit de mener une vie auffi frugale; mais Curius , en vivant ainfi, ne faifoit qu'imiter fes compatriotes 6c fes contemporains, les Cincinnatus, les Fabricius 8c les Camilles; au lieu que Caton fe fingularifoit, 8c cherchoit a fe faire remarquer. II nous refte des fragmens des  dans le goüt de Montagne. 43 Ecrits de Caton ; la vanité, 1'afFedtation de fe lingularifer, 1'économie exceflive, 1'avarice même s'y manifeftent. II a fait des Livres fur la vie ruftique, dans lefquels il dit qu'il n'y a rien de li beau que d'augmenter fon patrimoine, Sc de s'enrichir; cuie les efclaves font des inftrumens de labourage, de culture, d'économie 8c de commerce, dont il faut fe fervir pour améliorer fon bien, 8c ne les ménager que dans cette vüe. Plutarque, quelque indulgent qu'il foit pour ceux dont il écrit la vie, n'a pu s'empêcher de fe récrier contre cette facon de penfer, 6c de la trouver injufte 6c inhumaine. On remarque que Caton , qui condamna tant de vices pendant le cours de fa rude Cenfure, ménagea ceux dont il étoit lui-même entiché, tels que 1'ufure, que 1'on prétend qu'il pratiqucit de la rnaniere la plus cruelle. Quand on la lui reprochoit, il répondoit, qu'il n'y avoit point de Loi qui la défendït précifément; cela pouvoit être alors : mais convenoitil z Caton de s'en tenir ftrictement aux termes de la Loi, pour diftinguer ce qui étoit jufte 6c convenable, d'avec ce qui ne 1'étoit pas? Caton le Cenfeur étoit donc intérelfé, avare, rempli de vanité,  44 Ejjais èc peut-être de jalouiie contre les per-' Tonnages grands & puiffans qu'il perfécutoit avec éclat. II étoit dur envers fes égaux, &c inhumain avec fes inférieurs; enfin fa fageffe étoit trifte & farouche, ce que Montagne dit, avec raifon , être un fot & ■ vilain ornement pour la Philofophie. Ce que 1'on appelle fes Difiiques 3 font très-fages & très-raifonnables; mais ils ne font furement pas de Caton le Cenfeur : voyons s'ils conviendroient mieux a fon petit-fils. Caton d'Utique vécut dans des temps plus malheureux que ceux de fon aïeul, & quoique fon fïecle n'eüt aucun défaut effentiel, il en fit la critique, bien plus en pratiquant les vertus, qu'en déclamant avec fureur contre les vices. Sa fageffe ne fut ni cynique, ni jaloufe, ni orgueilleufe. II ne courut point après les richefïes, mais fe fervit de celles qu'il avoit pour être généreux & libéral a propos. Également incapable d'une amitié aveugle, & d'une haine poufTée jufqu'a i'acfiamement, il aima fur-tout la Juftice &i la République. II étoit encore prefque enfant fous la tyrannie de Scylla ; & 1'on rapporte qu'il demandoit a tout le monde une épée pour percer le fein de eet oppreffeur de  dans le goüt de Montagne. 45 fa Patrie. Quarante ans après, il fe tua luimême, plutöt que d'obéir a Céfar. II fentit que, fur-tout dans une République, les dignités n'étoient pas de vains honneurs, mais de vraies charges, de 1'exercice defquelles on étoit comptable a la Patrie. II fut d'abord Quefteur, comme 1'avoit été fon aïeul, 6c il fe conduilit dans eet état en homme exact 8c honnête, mais non pas difficultueux,préférantfur toutle bonemploi a la rigide économie. Une vertu qui ne fe dement pas un feul inftant, ne peut manquer d'être connue; auffi jouit-il bientot de la réputation qu'il méritoit: mais on ne s'emprelToit pas d'avantage de 1'employer ; on craignoit fa facon de penfer, loin qu'on voulüt s'y conformer. Luimême ne fe preifoit pas de jouer un róle dans la République; mais voyant que le peuple étoit prés d'élire pour Tribun un mauvais Citoyen, 8c craignant les maux qui pouvoient s'enfuivre, il fe préfenta avec confiance 8c 1'emporta. En eflet, il fe trouva en état d'empêcher que, fous le prétexte de la conjuration de Catilina, on ne rappelat a Rome Pompée 8c fon armée, qui faifoit la guerre a Mithridate, 8c n'avoit point encore achevé de dompter ce fier ennemi des Romains. Si cette propofition eüt  4 Ëjfais réuiTijd'uncoté, le grandobjetdelaguerre d'Afie étoit manqué , faute d'y mettre la derniere main, &. de Pautre, Rome étoit affujettie par Pompée, au lieu d'être troublée par Catilina. Caton différa du moins la ruine de fa Patrie, en empêchant pour ce moment-la que Pompée ne vint a Rome avec toutes fes troupes. II penfa, dans cette occalion, être aflommé & alfaffiné par ceux qui vouloient prendre le mauvais parti, & c'étoient prefque tous les Citoyens Romains; la plupart n'en prévoyoient pas les conféquences. Le fang froid & la fermeté de Caton éclairerent enfin ces derniers, qui le fauverent des mains des autres. Pompée, inftruit de ce qui s'étoit palTé, revint k Rome, Sc fentit que Caton étoit un homme qu'il falloit abfolument ménager; il rechercha fon alliance, &L lui demanda fa niece en mariage pour fon fils : Caton le refufa. Je ne donnerai point, dit-il, d'otage a. Pompée contre la Patrie; quand fon parti fera le plus jufte, ce fera le mien. 11 tint parole: tant que Pompée, Céfar &C Craffus furent unis pour tyrannifer Rome, il fut ennemi de tous les trois. Pompée lui en faifoit faire fouvent des reproches ; il répondoit toujours, qu'il ne confultoit  dans le goüt de Montagne. 47 jamais dans fes aftions, ni Tamme ni la haine perfonnelle; qu'il n'avoit & qu'il n'auroit jamais devant les yeux que le bien de la République. Tous les partis s'appercevant également qu'il étoit impoflïble de Tattirer a eux, ils s'entendirent pour Texclure duConfulat; & eet homme, fait plus qu'aucun autre pour gouverner Rome; ne fut jamais a la tête des affaires. Je ne fais fi ce fut un grand mal pour Rome; probablement il n'auroit pu différer que de bien peu la perte de la République : mais, quoi qu'il en foit, a la honte des Faftes Confulaires, le nom du fecond Caton ne s'y trouve point inferit. Enfin, le temps que le Sage Caton avoit prévu arriva. Les tyrans de Rome fe réduifirent k deux, Céfar & Pompée ; ce dernier fut vaincu, & dès ce moment Caton prit fon parti, ou plutót, comme il le dit lui-même, il ne fuivit point Pompée, mais s'attacha aux débris de la République. Ce fut contre fon avis que Pompée livrala bataille de pharfale. Caton ne pouvoit défirer une aftion qui devoit donner a. Rome un Maïtre ou un autre. Elle fut livrée malgré lui, Céfar fut vainqueur, & dès-lors ennemi de Caton. L'on fait comment celui-ci fe retira a Utique,  48 Êffais & comment, voyant cette derniere place de 1'Afrique obligée de fe foumettre, il fe donna enfin la mort a lui-même , avec un fang froid 8c un héroïfme qui ont fait de fon fuicide le modele de tous ceux pafles, préfens Sc a venir. Ce qu'il y a principalement a confidérer dans la mort de Caton, c'eft de favoir s'il rit bien de quitter la vie. Un Chrétien ne peut pas mettre la chefe en queftion; mais des Auteurs Païens ont penfé que Caton devoit encore fe conferver pour la République. Pour moi, en me mettant a leur place, je penfe tout naturellement que Caton d'Utique prit un aflez bon parti. La liberté de fa Patrie étoit 1'objet de tous fes défirs 8c de toutes fes affèctions; c'étoit, fi 1'on veut, fa folie, car tout le monde en a une. II voyoit Ia liberté de Rome anéantie; en vivant plus long-temps, il n'auroit fürement vu que s'aggraver ce qu'il regardoit comme le malheur public. Céfar lui eüt pardonné , mais alors il auroit eu obligationa Céfar; & il en. 'coute moins a un homme fier de quitter la vie, que de baifer la main d'un Tyran qui lui fait grace. II paroit que Caton étoit Philofophe, de la Secte des Stoïciens , dont les principes  dans le goüt de Montagne. 49 principes ont été fouvent outrés jufques au ridicule; mais, étant bien entendus, font fublimês Sc excellens. Ceux des Épicuriens, auffi bien concus, tendent de même a rendre les hommes heureux Sc fages. Le Stoïque Caton ne craignoit donc ni la mort ni les douleurs ; tels étoient les dogmes de fa Secle : mais il devoit encore moins les chercher que les craindre; auffi ne fit-il rien dans fa vie qui tendit a lui procurer inutilement ni mal, ni chagrin, ni même de contradi&ion. Quand tout cela lui arriva, il lé fupporta avec courage Sc fang froid. II ne fe mêla des affaires de 1'État que quand il s'y crut appelé; Sc dès qu'il vit qu'il ne pouvoit plus fervir la Patrie, Sc que les douceurs de la vie privée lui feroient interdites, paree qu'il avoit joué un trop grand róie dans les affaires publiques i il abrégea fes jours. S'il eut quelque tori dans 1'efret, il n'en eut aucun dans les principes. Le contraire arrivé a la plupart des fuicides ; on fe tue prefque toujours pour de mauvaifes raifons, ou 1'on prend. mal fon temps pour fe tuer. C'eft un'elecon qu'il faut donner aux Anglois, Sc dont ils ont grand befoin. On doit les faire fouvenir qu'il y avoit autrefoh une D  5 o EJfais £oi dans la République de Marfeille, qui permettoit aux Citoyens de boire la cigué, mais feulement après avoir expofé leurs raifons aux Magiftrats, & après que ceuxci les auroient approuvées : moyennant ces précautions, on juge bien que rien n'étoit h* rare que de voir un fuicide a Marfeille. t Une derniere réflexion que m'oitre la vie des deux Caton, c'eft que leur facon de penfer philofophique les avoit conduits 1'un èc 1'autre a une indifférence pour leur familie , que je ne peux pas leur pardonner. On cite deux des traits bien finguliers dans ce genre, que je ne me permettrai pas de répéter ici; je me contenterai de dire que c'étoit par des motifs abfolument différens. Caton le Cenfeur, uniquement occupé de fon avarice , de fa vanité , &C d'un attachement bizarre aux Loix, confidéroit tout dans 1'ordre civil, & rien dans 1'ordre naturel & domeftique : chez fon petit-fils, au contraire, le bien de la République abforboit toutes les idéés, tous les fentimens: quoi qu'il en foit, ces deux grands Hommes étoient inexcufables de fe priver des deux plus grandes douceurs de la vie, 1'amour conjugal öc 1'amour paternel,  dans le goüt de Montagne. 51 Le défir mal entendu d'imiter les vertus de Curius Dentatus, autorifa la conduite de Caton le Cenfeur. L'exemple de Caton d'Utique parut a fon neveu Brutus une autorité fufnfante pour affaifiner Céfar en pleinSénat: il exécuta ce crime, ou, pour mieux dire, cette cruelle 8c ïnutile vengeance, avec des intentions auffi pures qu'étoient celles de fon oncle. II étoit, comme lui, ennemi de la tyrannie, fans 1'être du Tyran; la bafe de fon aclion étoit la juftice, le zele pour le maintien des Loix établies dans fa Patrie : mais tout cela étoit mal entendu, mal réo-Ié dans la tête de Brutus, 8c fut mal appliqué. II faut combattre les Tyrans naifTans, ies punir même, s'il eft poffible : mais il n'y a plus qu'un parti a prendre avec la tyrannie confirmée & inévitable ; c'eft celui de la ménager. Ceux qui ne connoiffent qu'imparfaitementl'Hiftoire Romaine, nerendenc pas affez de juftice a Lucullus. On a entendu parler de fa magnificence Sc de fon goüt pour la volupté; mais on oublie combien il rendit de fervices a fa Patrie, avant Di)  51 Wais que de fe livrer a tous les amufemens qui adoucirent 6c embellirent fa retraite. II cultiva avec fuccès les Belles-Lettres pendant fa jeunefTe, fut enfuite homme d'État, grand Capitaine, 6c fur la fin de fa vie, Philofophe. Ami de Sylla, il ne conc^ut peut-être pas affez d'horreur des cruautés de ce Di&ateur, mais du moins il n'en fut point complice. II fut fon Exécuteur teftamentaire , 6c Tuteur de fon fils , de préférence k Pompée. Après avoir paffé par tous les emplois de la République , capables de former les grands Hommes, tant au dedans qu'au dehors, il fut enfin Conful. Après fon Confulat, le Gouvernement de Cilicie étant venu bi vaquer , il avoit toutes fortes de raifons pour le demander; mais c'étoit une affaire délicate, 6c il eut eu peine a en venir a bout, s'il neut gagné Cethegus, Tribun du peuple. Pour eet effet, il fallut s'adrefTer a la courtifane Precia il en parut amoureux, 6c favoit bien que ce moyen, adroitement employé, étoit le plus fur pour réuffir auprès des femmes. II obtint ce qu'il voulut de 1'amant de fa maitreffe ; peu fcrupuleux fur les moyens de parvenir a fon but, il en profita auffi-tot.  dans le goüt de Montagne. 53 II pafTa en Afie, calma, par fa bonne conduite, lestroupesrebelles Scmutinées, les conduifit au combat contre Mithridate, & embarralfa fort ce redoutable ennemi des Romains. En même temps, il fe concilia 1'amitié des habitans des provinces conquifes; il arrêta les déprédations des Fermiers, qui étoient la plupart des Chevaliers Romains ; il les forca k joulager les peuples, ou du moins k mettre la perception des impóts en bonne regie. Cet afte de juftice & de modération lui fit beaucoup d'honneur. Ayant rempli glorieufement cette première commiffion, il fut encore envoyé, quelque temps apres, du cöté de 1'Afie, & fe conduifit avec la même prudence & le même défintérefTement. II trouva que le vrai moyen de vaincre Mitfiridate, étoit d'affamer fon armée qui étoit immenfe : ce moyen lui réuffit; ilafiiégeaAmafie, qui renfermoit les principales richefles de ce Roi. II vint a bout de conquérir cette capitale, & les troupes Romaines y firent un butin confidérable. II ne dépendit pas du Général que 1'armée ne mït autant d ordre dans le recouvrement de ces tréfors, qu'il lui en revenoit de profit; mais c'eft ce qu'il ne put obtenir de fes foldats, qui avoïent Diij  54 EJFais déja renonce a leur ancienne difcipline. Cependant il s'occupa du foin de pouffer plus loin fes conquêtes. Mithridate s'étoit retiré chez Tygranes, Roi d'Armenië, fon gendre; c'étoit la qu'il falloit le pourfuivre. Lucullus prit fes mefures pour diffiper les immenfes armées du beau-pere Sc du gendre , quoique la fienne leur fut infiniment inférieure. Ce fut en donnant les plus grandes preuves d'habileté dans 1'Art de la guerre, qu'il y parvint. II ofaformer le fiége de Tygranocerte , capitale du Royaume d'Arménie ; les approches en étoient défendues par une armée de prés de trois cent mille hommes : le Général Romain vint a bout de la diffiper, Sc fe tint affuré de la vidloire, auffi-tot qu'il eut jeté un coup-d'ceil rapide, mais militaire , fur la pofition que cette armée avoit prife. lis font a nous 3 s'écria-t-il, c'étoit un de ces jours que les Romains avoient marqués dans leurs Faftes, comme malheureux, paree qu'ils avoient été autrefois fignalés par des défaites: Je le ferai mettre parmi les jours heureux > ajoutat-Üa & il tint parole. Cent mille barbares périrent dans cette bataille, ou 1'on prétend qu'il n'y eut que cinq Romains de tuis, 6c cent de bleffés,  dans le goüt de Montagne. || La fuite de cetce vidoire fut la prife de Tygranocerte. Le Vainqueur marcha vers Artaxarte , ancienne capitale de 1'Arménie : il 1'eüt prife, car Mithridate 8c Tygranes fuyoient devant lui, 8c firent encore de vains elforts pour la fauver; mais le froid s'étant fait fentir, les foldats Romains , chargés de richeffes , déclarerenthautement qu'ils ne vouloient point s'expoferauxrigueurs d'uneguerred'hiver, pour obtenir un triomphe moins flatteuf pour eux que pour leur Général. Ce fut en vain que Lucullus leur donna 1'exemple de braver les fatigues comme les périls % il ne fut point fuivi, 8c fe vit forcé de laiffer fon armée dans f inadion, & dé renoncer a la gloire d'avoir terminé uné guerre fi bien commencée. Pendant ce temps, on intrigua a Rome contre lui, &c on lui nomma un fucceffeur. Pompée vint dans la belle faifon prendre le commandement de 1'armée Romaine, acheva facilement de dompter Tigranes, 8c forca Mithridate a fe donner la mort. Ce fut alors que Lucullus chercha a. fe confoler, en menant la vie la plus douce 8c la plus Voluptueufe, des dégoüts qu'il avoit eprouvés dans la carrière poli» tiqué 8c militaire qu'il venoit de parcoaxitv D iü  5 6 EJfais 11 fentit qu'il avoit acquis le droit de fe. repofer, Sc qu'il n'avoit rien de mieux a faire que de rendre fa retraite délicieufe; il avoit d'ailleurs eu des chagrins domeftiques. II avoit fuccelfivement époufé deux femmes, dont la mauvaife conduite lui avoit fait honte , 8c dont il avoit été obligé de fe féparer, quoique la feconde fut fceur de 1 auftere Caton. II s'appercut que 1'un 8c 1'autre fexe avoient, dans Rome , renoncé a toutes les loix de la vertu, de 1'honneur, Sc même de labienféance ; il me femble qu'il fe dit a. luimême : Occupons nous de notre plaifir perfonnel, puifque nous ne pouvons plus efpérer d'acquérir de la gloire; renoncons a 1'ambition d'obtenir 1'eftime d'un peuple qui ne mérite point la nötre. Si Lucullus, chargé des dépouilles de 1'Afie, eut encore eu 1'ambition de jouer un grand róle dans Rome, il s'y feroit fait un parti, eut embarralTé Céfar Sc Pompée; il feroit du moins entré dans le Triumvirat comme Craffus, Sc y eut joué un plus beau róle, ayant plus de mérite : mais il préféra de jouir de fes richeflès, H fe fit des habitations fuperbes Sc délicieufes, k la ville Sc a la campagne; U régaloit, avec la plus grande prpfulion.  dans le goüt de Montagne. 57 fes amis Sc ceux qu'il regardoit comme dignes d'être admis dans fa fociété. II étoit noble Sc généreux en vers les autres, mais fans vouloir en être importune ; il les aidoit de fa bourfe Sc de fon crédit, mais ne cherchoit point a fe faire des partifans, 8c n'exigeoit d'eux aucune efpece de reconnoifiance. II vit de fang froid les différentes fa&ions agiter Rome, ne prit parti pour aucune, Sc n'en fut point perfécuté. II avoit formé, en homme de goüt, des colledions de Livres , de ftatues , & d'autres curiofités; il cultivoit les Sciences Sc les Lettres ; enfin il ne fe refufoit a aucune fortede volupté, mais en déclarant Sc prouvant qu'il commandoit a toutes, 8c qu'aucune ne le maïtrifoit. Si Lucullus parut égoïfte, Sc le fut en erFet, ce fut après avoir été zélé Citoyen, bon Militaire , fuffifamment ambitieux, Sc même avide de gloire. II avoit reconnu que, dans certain pays, Sc dans certaines circonftances, quand on a payé a. fa Patrie fon contingent de fervices Sc de zele, il eft bien permis, Sc même il eft fage de ne. plus penfer qu'a. foi.  5 8 EJfais On ne lit point fans intérêt la Vie des deux Gracchus , foit dans Plutarque, foit dans 1'Hiftoire de la conjuration des Gracques, par 1'Abbé de Saint -Réal. Quand on eft bien jeune, on s'enthoufiafme aifément du mérite de ces deux jeunes Républicains; on admire leur audace; on applaudit a. leur zele, pour rétablir dans leur Patrie le bon ordre Sc 1'égalité. Bientót on s'imagine que fi 1'on fe trouvoit en pareille circonftance, on en feroit autant qu'eux, Sc que s'il y avoit de grands rifques a courir dans 1'exécution, il feroit du moins bien beau Sc bien glorieux de 1'entreprendre. Dans un age plus mür, on jttge les Gracques avec plus de fang froid Sc plus de juftice, Sc on ne les eftime que ce qu'ils valent; pour moi, j'avoue que je crois remarquer dans leur conduite plus d'ambition, de témérité Sc d'étourderie, que de véritable zele patriotique. Petitsfils, par leur mere, du grand Scipion, ils fe fignalerent d'abord a la guerre; Tiberius, 1'aïné, mérita des couronnes obfidionales, Sc fit des merveilles dans une bataille que le Conful, fous qui il fervoit en qualité de Quefteur, perdit par fon imprudence. Le jeune Quefteur fut chargé  dans le goüt de Montagne. 59 de faire la paix avec Pennemi vainqueur: il y réuffir. avec alfez d'adrefle , vu les circonftances facheufes oü fe trouvoit 1'armée Romaine; Sc s'il ne la fauva pas, il mit du moins fa propre réputation a couvert. Un pareil début échauffa 1'ambition de Païné des Gracques : il voulut voler rapidement a la gloire & a. la fortune; il trouva que les fonclions de Préteur ne lui offriroient pas des occafions alfez brillantes , qu'il attendroit trop long-temps pour parvenir au Confulat Sc. au commandement des armées; il crut trouver dans la place de Tribun du Peuple, des moyens nouveauxöc aifés de fe fignaler, en prenant le parti de la derniere clalfe des Citoyens, contre les plus riches Sc les plus puiiïans. II brigua dónc la place de Tribun, Sc 1'obtint fans peine; il en connoifïoit tous les avantages. Les Tribuns pouvoient également, pour Pintérêt du Public, s'oppofer aux Loix nouvelles, Sc folliciter Pexécution des anciennes. Ce fut la Loi Agraire qu'il entreprit de faire revivre. Cette Loi ordonnoit qu'aucun Citoyen ne polTéderoit plus de terre qu'il n'en pouvoit cultiver lui-même, Sc qu'il feroit obligé d'abandonner fon fuperflu a ceux  6o EJJais de fes Concitoyens dont le patrimoine étoit moins confidérable que le fien. Elle étoit excellente dans fon principe, & pour une République nailTante; mais elle ne pouvoit plus être a 1'ufage de Rome conquérante, qui avoit dé ja foumis de puilfans Royaumes , & porté fes armes victorieufes au milieu de 1'Afie &z fur toutes les cötes de 1'Afrique. Cependant le peuple , qui confidere moins la difficulté des moyens de détruire certains abus, que les avantages qu'il trouveroit a les voir réformer, applaudit a la propofition de Gracchus, qui auffitöt devint fon idole. En vain les Grands & les Riches voulurent-ils lui repréfenter dans quels embarras il alloit les jeter, il les rebuta, fuivit fa pointe ; &c comme on lui demandoit s'il prétendoit enlever, fans aucun dédommagement, a. ceux qui lui paroilfoient trop riches , les terres dont ils étoient propriétaires, il déclara qu'elles devoient leur être payées par le Tréfor public, & ce Tréfor n'étoit fondé que fur leurs propres richeiTes. Un autre Tribun s'oppofa a cette Loi; mais Gracchus 1'emporta avec tant de fupériorité, qu'il eut de la peine a. tirer fon Collegue des mains de la multitude qui vouloit le  dans le goüt de Montagne. 6t mettre en pieces. Gracchus fut nommé Triumvir avec fon beau-pere 8c fon frere, pour forcer tous les riches Citoyens d'abandonner leurs terres aux pauvres. L'on juge bien quel défordre auroit entraïné 1'exécution de eet arrangement, lorfque, par bonheur, Attale , Roi de Pergame , mourut, 6c inftitua le peuple Romain héritier de fon Royaume 8c de fes immenfes tréfors. Gracchus réclama auffi-tot, au nom du peuple, cette fucceffion; il prétendit que 1'argent devoit être diftribué entre les nouveaux polfelfeurs des terres, pour les mettre en état de les cultiver, & que le Royaume de Pergame devoit être adminiftré au nom &c au profit du Peuple Romain, fans que le Sénat y eut aucune part. Cette derniere propofition mit véritablement le Sénat hors de toute mefure: il fentit qu'il falloit abfolument fe défaire de Gracchus , fans quoi il détruiroit 1'Ariftocratie, &, a 1'aide du peuple 6c de la Démocratie , deviendroit bientêt lui-même le Maitre de Rome. La perte de Tiberius Gracchus fut donc réfolue, 6c fon fupplice exécuté d'une maniere bien finguliere; le Sénat en corps fut fon bourreau. Les Sénateurs partirent du  éz Ejpus Capitole, Sc traverfant la ville, fe rendirent a. 1'affemblée du Peuple, fuivis de leurs Cliens armés, Sc ayant eux-mêmes des cuiraffes Sc des épées fous leurs robes. On donnoit alors les fuffrages pour continuer Gracchus dans la place de Tribun, ou plutöt on devoit les donner ; 6c quoique prefque tous les Plébeïens le défïraffent, tous crioient a la fois; on ne pouvoit s'entendre ni prendre les voix en regie. Le Sénat fe préfente , le Peuple étonné fe partage, Sc le laiiïe approcher du Tribunal ou étoit Gracchus : il veut fuir; un nommé Satureius donne le fïgnal en frappant le premier, Sc le Tribun eft bientöt accablé de cent autres coups. Auffitöt après cette exécution, le Sénat fit arrêter cent des principaux amis de Tiberius, Sc déclara bannis de Rome un plus grand nombre qui s'étoient enfuis Sc cachés. Le Peuple effrayé, ne connoiffant pas fes forces, n'ofa feulement ramaffer les débris de fon idole brifée : on refufa au,frere Sc a la familie de Gracchus de lui donner les honneurs de la fépulture, 6c fon corps fut précipité dans le Tibre. Caïus Gracchus, cadet de Tiberius, faifoit, pendant ce temps-la, la guerre  dans le goüt de Montagne. 63 aux Numantins, a la fuite de fon oncle Scipion. Qui n'auroit cru que 1'exemple de fon frere aïné ne lui eut fervi de lecon, & ne 1'eüt empêche de faire le perfonnage, fouvent odieux, & prefque toujours inutile, de Réformateur de 1'État? Le contraire arriva cependant. Après le malheur de fon frere aïné, il fe tint quelque temps caché, s'occupa d'orner fon efprit, 6c de fe former a 1'éloquence, 6c y réuffit alfez bien, pour qu'étant de retour a Rome, 6c Tiberius Gracchus étant, pour ainfi dire, oublié , Caïus brillat au Barreau , 8c y foutïnt avec éclat des caufes intérelfantes, qu'il gagna avec un applaudilfement géjiéral. On Penvoya Quefteur en Afrique : il y rendit a fon Général d'importans fervices; car non feulement il adminiftra la caifte militaire avec intelligence 6c économie, mais encore, les troupes Romaines manquant, dans ce pays, de beaucoup de douceurs qu'elles ne pouvoient fe procurer elles-mêmes, il engagea Micipfa, Roi de Numidie, dont il avoit fait fon ami , a leur procurer tout ce qu'elles pouvoient défirer. II revint a Rome, après trois ans de Quefture, & on eut beau vouloir lui chercher chicane fur fon adminiftration 9 le vceu général des  64. EJJ'ais troupes le foutint. II eutalors la dangereufe ambition de vouloir être Tribun, comme avoit été fon frere. Au nom de Gracchus, le peuple fe rappela Tiberius, & malgré toutes les oppofitions &C les intrigues du Sénat, Caïus fut élu Tribun. Pendant quelque temps, il fe contenta de haranguer avec grace Sc éloquence ; il enchanta les Romains 6c alarma les Grands, qui ne fe tromperent pas en penfant qu'il feroit bientot éclater contre eux quelque orage. Le Sénat ayant jugé, Contre fon avis, deux caufes importantes, il s'en plaignit hautement, dc fit former une Compagnie de trois cents Chevaliers Romains, que 1'onappela le Contre-Sénat, paree qu'elle fe chargea de critiquer êv de réformer, fous 1'autorité du Peuple, les jugemens rendus par les trois cents Sénateurs, & de protéger ceux qui lui paroiffoient injuftement opprimés. Cet établiffement fit, avec raifon, trembler le Sénat, & procura a Caïus la plus grande confidération, d'autant plus qu'il fit plufieurs autres excellens établiffemens, tels que des greniers publics , des chemins , des ponts, des rues. II devint 1'idole du Peuple ; le Sénat ne trouva pas de meiüeur moyen que de lui oppofer un autre  dans le goüt de Montagne. 6$ autre Tribun qui parut encore plus zélé que lui; il s'appeloit Drums : mais Gracchus le démalqua, & pour enchérir touta-fait fur lui, il remit enfin fur le tapis le projet de la Loi Agraire, qui avoit été fi fatal a fon frere. Scipion, le fecond Africain, quoique coufin de Gracchus, étoit alors fon plus cruel adverfaire : il jouiffoit de toute la confidération, & de toute 1'eftime que pouvoit donner a un Romain 1'honneur d'avoir porté les derniers coups a Carthage, & de 1'avoir enfin détruite. Gracchus, fans être effrayé de tant de gloire, lui tint tête avec autant d'habileté que d'audace, aidé de Fulvius Flaccus, que la faveur de Gracchus éleva au Confulat Sur ces entrefaites, Scipion fut trouve mort dans fon lit; cette mort fubite fit naïtre quelques foupcons fur Gracchus &: fur fes amis , &: peut-être le Tribun ne prit-il pas aflez de foins pour les difiiper ; croyant n'avoir plus de rival auffi redoutable, il redoubla d'audace, & le Sénat fentit que ce fecond Tyran n'éroit pas moins dangereux que le premier , Sc qu'il étoit auffi néceffaire de couper cette feconde tête de 1'hydre, qu'il 1'avoit été d'abattre la première. Dans une grande E  66 EJfais* afTemblée du peuple Romain , Caïus Gracchus voulur faire détruire les bancs élevés pour les perfonnages Confulaires 6c les principaux Sénateurs; le Sénat mit auffi-töt fa tête a prix, 6c le peuple ne le foutint pas plus qu'il avoit autrefois défendu fon frere. Gracchus fit au Sénat des propofitions de paix; on ne 1'écouta que pour fe donner le temps de juger jufqu'a quel point il feroit foutenu. Dès qu'on reconnut qu'il ne le feroit pas , il fut pourfuivi, 6c le dernier des Gracques, fe voyant fans reffources, prit le parti de fe donner la mort. Le peuple Romain fe contenta de pleurer la perte de fon Héros, fans chercher a la venger. On éleva des ftatues aux deux freres , on leur confacra même des temples , 6c le Sénat fouriant amérement, laiffa rendre ces vains honneurs a leur mémoire. Les peuples font d'autant plus volontiers ingrats envers ceux qui cherchent a les tirer d'efclavage, qu'ils foup^onnent, la plupart du temps, que leurs prétendus libérateurs travaillent autant pour leurs propres avantages que pour ceux du Public; fouvent ils ne fe trompent pas. Les Gracques mêmes n'étoient point a 1'abri de ce foup^on ; mais un autre  dans le goüt de Montagne. €y moins facheux , que Ion peur. former contre eux, c'eft celui d'étourderie, d'imprudence 8c d'inconfldération. II me paroït qu'ils abuferent de leur efprit 5 de leurs talens, de leur zele; en fuppofant même qu'il fut fincere, ils en furent bien punis» Cependant leur exemple n'a point empêché qu environ dix-fept cents ans après leur mort, ils n'aient trouve des imitateurs ; tels furent au feizieme liecle le Comte Jean-Louis de Fiefque, Génois, 8c au dix-feptieme, le Cardinal de Retz! Jean-Louis de Fiesque, Comte de Lavagne, d'une des plus illuftres Maifons de Gênes, conlidéré par fa nailTance, fes nchefTes, les graces de fa ügure, 1'agrément de fon efprit, & n etant age que de vmgt-deux ans, fut affez imprudent pour vouloir imiter la conduite des Gracques, 8c finit aum malheureufement en 1547- L'Hiftoire de la révolution qu'il 'tenta de faire a Gênes, 8c dont il fut la ) victime, a été écrite en Italien, en 1Ó29, ttoar Auguftin Mafcardi, dans le goüt de kelle de Catilina, par Sallufte. On y a inféré, ia 1'imitation de eet Auteur, des Harangues E ij  68 Ejfais ou Difcours qu'on. fuppofe faits par les différens Conjurés, délibérans avec leur Chef fur la réuffite du complot qu'ils avoient formé* Le Cardinal de Retz , encore jeune, trouva ce morceau d'Hiftoire, en Italien , fi intéreffant, qu'il fe plut a le traduire; il 1'embellit même, & le travailla avec un foin qui prouve que le caradtere du Héros lui plaifoit, & qu'il eut été charmé de le prendre pour modele : le Cardinal femble encore en convenir en quelques endroits de fes Mémoires. Cependant,que pouvoit-il trouver | de flatteur dans cette relfemblance , &c a quoi pouvoit-il penfer que le conduiroit ti la prétention d'imiter le Comte de Fief- 1 que ? Cela feroit difficile a. concevoir, fi | 1'on ne favoit que les paflions ne raifonnent point, Sc que la plus grandepartie des démarches d'éclat font plutöt I'effet d'un caradtere fougueux, que les fuites d'aucun projet formé avec réflexion. Voici en deux mots le fujet de la conjuration de Fiefque. André Doria, après avoir été long-temps attaché au fervice de Francois premier, mécontent de ce Monarque , de fes Miniftres & de fes; Favoris , avoit abandonné le parti de la. France, & peut-être autant pour faire:  dans le goüt de Montagne. dépit a la Cour qu'il avoit trahie, que par un vrai zele patriotique, il avoit rendu a la ville de Gênes fon ancienne liberté, &: y avoit établi un Gouvernement Ariftocratique, dont il étoit vraiment 1'ame & le Chef. André Doria, vieux & refpedable par fes vidoires, n'étoit point perfonnellement en butte a la jaloufie de fes Concitoyens; mais il avoit un neven qu'il regardoit comme fon rils adoptif ; on le nommoit Jannetin Doria, jeune, vif & fier : c'étoit fur lui que portoit la haine de ceux qui croyoient que dans une République il devoit toujours y avoir une forte d'égalité entre tous les membres de 1'Ariftocratie. Le Comte de Fiefque affichoit ce principe, du moins en parlant avec fes amis, & les excirant a la révolte; car d'ailleurs , en public, il témoignoit toutes fortes de confidérations a Jannetin Doria, dont la fceur venoit d epoufer le beau-frere du Comte de Fiefque. Au moment que 1'on s'y attendoit le moins, Fiefque convoque fes amis chez lui, & leur découvre un pro jet de révolte, dans lequel il y avoit plus d'audace que de fageffe & de combinaifon. II avoit trouvé moyen d'acheter quatre galeres qui étoient dans le port même de. Gênes, E iii  7° EJJais 8c qu'il avoit armées, foi-difant en courfe, contre les Pirates Mahométans. II avoit gagné quelques foldats de la garnifon, 8c en fortant a minuit avec les Conjurés, il tenta de furprendre le Palais de la République ; mais il ne put en venir a. bout; ayant voulu tourner du cöté du port, 8c monter fur fes galeres, il n'eut pas plus tot mis lepiedfuruneplanche,qu'elle tourna; il tomba dans la vafe, 8c le poids de fes armes 1'ayant fait enfoncer, Ü fe noya, ou, pour mieux dire, fut étoufFé. Ses partifans ignorerent fa mort pendant quelques heures, 8c la révolte dura le refte de la nuit: les portes de la ville furent fermées; Jannetin Doria avoit été maffacré en voulant les défendre. Le vieux Doria s'étoit éloignéde Gênes, 8c le Sénat étoit pret a capituier avec le Comte de Fiefque, lorfqu'on s'appercut que ce Chef de la révolte n'exiftoit plus, Son nom, qui, pendant toute une nuit 8c une partie du jour fuivant, avoit fervi de mot de ralliement aux partifans de la liberté ou d'un nouvel efclavage, fut profcrit dès le lendemain. Le vieux André Doria revint pour mettre le dernier fceau a la condamnation de fon ennemi. II fit punir du dernier fupplice un de fes parenSj  dans le goüt de Montagne. 71 Jéröme de Fiefque, & bannir les autres des Etats de la République , jufqu'a la cinquieme génération. La branche principale vint s etablir en France Sc y former une Maifon confidérable, dont le dernier eft mort fans alliance en 1708. II y avoic eu, au treizieme fiecle, deux Papes de cette familie, 8c depuis, un grand nombre de Cardinaux. Les cadets de la Maifon de Fiefque font retournés a Gênes , oü ils exiftoient encore il n'y a pas long-temps. Ce futa lage de dix-fept ans que JeanFrancois-Paul de Gondi écrivit cette Hiftoire du Comte de Fiefque; mais il ne trouva pas auffi-tót Poccafion de faire éclater fon talent, ou plutöt fon goüt décidé pour Pintrigue; car ce ne fut qu'a Page de vingt-huit ans qu'il fut nommé Coadjuteur de 1'Archevêché de Paris, poffédé par Jean Francois de Gondi fon oncle. Louis XIV monta fur le tröne cette même année, 8c les troubles de la Fronde ne commencerent que cinq ans après, en 1648. Le Coadjuteur s'y fignala jufqu'en 1652, qu'il fut arrêté, mis en prilon , d'abord a Vincennes , enfuite dans la citadelle de Nantes, d'oü il fe fauva en 165 5. II erra pendant quelque temps dans différentes parties de 1'Europe, & ayant Eiv  7z EJfais fait fa paix avec la Cour en 1661, il fe démit de 1'Archevêché de Paris, ne conferva que 1'Abbaye de Saint-Denis, Sc vécut en homme fage, & revenu de toutes les erreurs ou 1'avoit entrainé 1'exemple des Gracques, de Catilina Sc du Comte de Fiefque. Cependant il fe plaifoit encore, fur fes vieux jours, a fe rappeler le bruit qu'il avoit fait dans fa jeuneüe. Comme il avoit une prodigieufe mémoire, il contoit avec fatisfaclion les détails de fa vie turbulente Sc agitée; il les a même écrits, Sc eet Ouvrage eft aflTez connu fous le nom de Mémoires du Cardinal de Retz. Je peux dire que c'eft pour moi un Ouvrage de familie, puifque ce font mes proches parens qui en ont confervé le manufcrit tel qu'il a été imprimé en iyiy.D'ailleurs, j'ofe aflurer que 11 ce manufcrit avoit été perdu, je 1'aurois retrouvé tout entier dans les entreriens de mon Oncle, M. de Caumartin, Évêque de Blois: ce Prélat, dont ia converfation m'a fait connoïtre le ton de celle des beaux efprits du (iecle de Louis XIV, avoit été, pour ainfi dire, élevé fur les genoux du Cardinal de Retz, qui avoit eu la permiffion, peu de temps avant fa mort, de lui réfigner 1'Abbaye de Buzay, que le Cardinal lui-même  dans le goüt de Montagne. 73 avoit obtenu étant enfant. Mon oncle Ta confervé jufqu'a fa mort. Mon grand-pere maternel, pere de 1'Evêque, étoit ami intime du Cardinal; ma grand'mere, qui a vécu très-long-temps, 1'avoit beaucoup connu; ainli j'ai de tous cötés des traditions excellentes fur ce fameux perfonnage , 8c je peux affurer, fans me tromper, que c'étoit un vrai brouillon, un intrigant fans motif 8c fans objet , faifant du bruit pour en faire, 8c très-mal adroit dans le choix de fes moyens, quoique d'ailleurs il eut bien des qualités brillantes. De tels gens font très-facheux a rencontrer, 8c très-dangereux a fuivre, quand ils fe nlêTent encore des affaires ; mais quand ils en font tout-a-fait retirés , ils font quelquefois charmans a entendre. Je vais écrire quelques traits du caractere du Cardinal de Retz 8c de fes aventures , moins d'après ce qui eft imprimé 8c entre les mains de tout le monde , que d'après mes connoiifances perfonnelles 8c mes propres réflexions. Le Cardinal de Retz eut pour Précepteur Monfieur Pincent, qui a été depuis béatifié, 8c fera fans doute bientot canonifé fous le nom de Saint-Vincent de Paule. S'il étoit vrai que ceux qui font  74 EJTais chargés de leducation des jeunes gens, influent fur leur caradere 6c leur conduite dans le monde, le Cardinal de Retz auroit dü être le Prélat le plus doux, le plus charitable, & le plus pieux; mais, ou il ne profita pas des lecons de fon bienheureux Précepteur, ou même il ne les écouta pas. Son pere 8c fa mere, au contraire, aimoient M. Vincent jufques a 1'adoration; 6c c'eft peut-être a caufe de cela que leur hls ne parut pas en faire grand cas. II n'arrive que trop fouvent, que les enfans fe piquent de faire tout le contraire de ce qu'ils ont vu pratiquer a leurs parens. Madame de Gondi eut part a tous les établiffemens charitables qui doivent immortalifer M. Vincent : les Enfans trouvés, les Sceurs grifes , les Miffionnaires de Saint Lazare. Qu'elle eut été heureufe de fe trouver la mere d'un Prélat refpedable & édifiant! mais fon fils ne lui donna pas cette fatisfadion, quoiqu'il fut promu aux premières dignités de 1'Eglife. Son mari, pere du Cardinal de Retz , après avoir été Général des GaSeres, étant devenu veuf, fe fit Pere de 1'Oratoire, Sc a été enterré dans 1'Églife du Séminaire Saint-Magloire, en i66x. Le fils auroit du commencer par ou le  dans le goüt de Montagne. 75 pere finit; mais il prit une route toute différente : quoiqu'il fut, al'agede treize ans, Chanoine de Notre-Dame, &c pourvu de deux Abbayes, il annonca en lortant du Collége, des inclinations tout-a-fait oppofées a 1'état auquel on le deftinoit ; & 1'on peut dire qu'il fit tout ce qu'il put pour manquer 1'Archevêché de Paris, qui étoit pour lui un héritage prefque affuré, ayant été rempli par fon grand-oncle &C fes deux propres oncles. Avant lage de dix-fept ans, il s'étoit déja battu trois fois en duel, il avoit eu deux ou trois galanteries d'éclat. Cependant fa familie s'obftina a. le faire Coadjuteur de fon oncle, & il fallut, nonobftant fa conduite & fes inclinations, qu'il reftat dans 1'état Eccléfiaftique, & qu'il y fit une grande fortune, pour ainli dire , malgré lui. Le jeune Abbé de Retz intrigua a la Cour ; & contre qui ? contre le Cardinal de Richelieu; &c pour quoi ? c'eft ce qu'il auroit été bien embaraffé a dire lui-même, car cela ne pouvoit le conduire a rien. Ce fut alors qu'il traduifit 1'Hiftoire de la conjuration de Fiefque : il montra eet Ouvrage a 1'Abbé de Boifrobert, & 1'accompagna fans doute de quelques réflexions qui firent comprendre a ce bel-  7 6 Ejfais efprit dévoué au Cardinal de Richelieu, que 1'Abbé de Retz avoit de grandes difpofitions a devenir faclieux & confpirateur. Boifrobert en avertit le premier Miniftre, qui dit tout haut, qu'il voyoit bien que le petit Abbé feroit un jour un dangereux efprit. Ce propos alarma M. de Gondi pere ; mais au contraire fon fils en fut enchanté; il trouvoit très-beau d'être, a fon age, traité d'homme dangereux par un premier Miniftre qui faifoit trembler la France 6c 1'Europe entiere. Pour foutenir le beau röle qu'il prétendoit déja jouer, il difputa la première place de la Licence en Sorbonne a 1'Abbé de la Mothe-Houdancourt, parent& protégé du Cardinal, &c 1'emporta. Richelieu, Provifeur 6c Reftaurateur de la Sorbonne, fut aulïi étonné que furieux; il menaca lesDodleurs qui avoient opiné contre fon Protégé : ils vinrent, tout tremblans, en informer 1'Abbé de Retz, qui leur répondit généreufement & fiérement, que plutöt que d'occafionner des tracalferies entre MM. de Sorbonne 6c leur Proteóteur, il fe défiftoit de la place, content de 1'avoir méritée. Une conduite auffi hautaine alarma la familie des Gondi. On envoya 1'Abbé  dans le goüt de Montagne. 77 I voyager en Italië; il fe fignala a Venife par | des galanteries; a Rome, paf des incartades, 8C revint bientót a Paris foutenir encore le röle, auffi dangereux qu'inutile, d'ennemi 6c de rival du Cardinal de Richelieu. Tantot il s'attachoit a des femmes qui déplaifoient au Cardinal ; tantöt il faifoit la cour a. fes MaïtreiTes , 8c les lui enlevoit même; enfin il entra dans une confpiration ou il ne s'agilToit de rien moins que d'affaffiner Richelieu. II paroit que ce projet n'efFrayoit point du tout le jeune Abbé ; il fe croyoit un petit Fiefque; il avoit le même age, de vingtdeux ans, qu'avoit fon modele lorfqu'il fut tué; mais par bonheur les confpirations de 1'Abbé Francois n'éclaterent pas li brufquement que celles du Comte Génois; il eut le bonheur de voir échouer tous fes projets, les uns après les autres, fans aucun accident ni péril de fa perfonne. A la fin, on lui fit fentir que ce qu'il pouvoit faire de plus mal-adroit, étoit de s'unir a des brouillons, avec lefquels il n'y avoit rien a gagner pour lui, 8c tout k perdre pour fa fortune. II comprit qu'il falloit jouer un autre perfonnage ; il fe rapprocha des dévots, fans le devenir, & des Eccléfiaftiques, en réputation de  78 Ejjais fainteté, avant que de mener une vie édifiante; ii entreprit de faire des converlions d'éclat, avant que de fe convertir lui-même, & il trouva, dans la portion du Clergé la plus eftimée, & qui tenoit le plus beau rang dans 1'Eglife, des difpofitions très-favorables pour le recevoir comme un enfant prodigue, fans attendre qu'il fut revenu de fes erreurs. Le bon M. Vincent lui même prit plaifir a croire que les inftructions qu'il lui avoit autrefois données, n'étoient pas des grains abfolument femés en terre ingrate : les dévots fe firent honneur de le compter parmi les leurs, &, fans le foumettre a de rudes épreuves, ils le porterent a la Coadjutorerie de 1'Archevêché de Paris. II falloit commencer par le réconcilier avec le Cardinal; on en vint a bout. On fit valoir en fa faveur, &c comme un acle de converfion de fa part, de ce qu'il n'étoit pas entré dans la conjuration de CinqMars. II n'en fallut pas davantage pour perfuader qu'il avoit renonce aux intrigues ; la fuite a bien fait voir qu'il n'en étoit pas encore corrigé. Tout fe difpofoit a lui procurer la Coadjutorerie de Paris, lorfque le Cardinal de Richelieu mourut. Louis XIII le fuivit  dans le goüt de Montagne. 79 de prés, 6c eut probablement fini 1'afFaire s'il avoit vécu. L'honneur en fut réfervé a Ia Reine Anne d'Autriche, qui commenca fa Régence par fe confier enriérement a des gens de la plus grande incapacité: ils lui firent commettre une faute de plus , en faifant affurer 1'Archevêché de Paris a un perfonnage auffi turbulent 6c aulïï dangereux que le futur Cardinal de Retz. Mazarin, qui vint bientöt a. bout de débufquer ces premiers Favoris de la Régente, n'eüt peut-être pas commis cette faute ; mais, après tout, le Cardinal de Retz lui fit plus de peur que de mal: la politique de ces deux perfonnages étoit bien différente ; 1'un 6c 1'autre péchoient peut-être également par le cceur ; ils n'avoientpas plusl'unque l'autrel'honneur & la vertu en recommandation : mais Mazarin avoit des vues, 6c les fuivoit; il ne perdoit jamais la tête; s'il n'étoit pas fort brave, au moins il n'étoit ni étourdi ni ihnconfidéré; s'il n'étoit pas grand, il étoit .jhabile 6c adroit. Le Cardinal de Retz ne ipouvoit être ni 1'un ni 1'autre; car on n'eft ïpas grand, quand on n'a pas de grandes ivues : 6c k quoi ferviroient 1'habileté 6c l'adreffe, lorfqu'on n'a pas d'objets détterminés?  8 o EjJ'ais L'Abbé de Retz étant Coadjuteur de Paris, fit une retraite a. Saint - Lazare, auprès de fon ancien Maïtre, M. Vincent. On croit bien que le Saint homme le prêcha de fon mieux: il fit femblant d'en profiter, 8c ce fut de fa part pure politique. II convient dans fes Mémoires, qu'il erriployoit le temps deftiné aux méditations, a réfléchir, non fur la maniere de vivre en bon Évêque, mais fur celle de tirer parti de fon caradere 6c de fa place, 6c de | faire le mal méthodiquement, avec fuite | 8c adreffe. J'ai connu bien des brouillons | comme lui , qui, quand ils avoient du | temps de refte, formoient des plans de conduite déteftables dans leur objet, mais excellens pour réuffir , s'ils avoient été | fuivis. Le Coadjuteur parut , pendant I quelque temps, fe conformer a fon plan: U il prêcha dans Paris, 6c mettoit dans fes U Sermons, que mon oncle m'a dit avoit II fouvent lus, de 1'efprit 8c de 1'érudition, | fuivant le goüt de fon Siècle, 8c même & un ton de piété 6c d'ondion, qu'il tenoit| fans doute de M. Vincent. Le peuple de | Paris fut enchanté de voir en chaire fon | Archevêque : il fit quelques autres fima-| grées, en rempliffant les fondions épifcopales en 1'abfence de fon oncle. Ayariti  dans le goüt de Montagne. 8ï Ayanc ainfï préparé le terrein, le Coadjuteur n'attendoit que 1'occafion d eclater, 8c de tirer parti de la prudence qu'il croyoit avoir mife dans fa conduite, 6c qu'il n'étoit pas capable de foutenir longtemps; mais les grandes occafions ne fe préfenterent qu'au bout de quatre ou cinq ans. En attendant, il eut quelques difputes touchant fon rang, en qualité d'Evêque diocéfain de Paris; il les foutint avec audace, 6c fit fentir au Cardinal Mazarin, qu'il n'étoit pas un ennemi a méprifer. D'un autre cöté, il eut été trop ener a gagner, car on vit bien que fes prétentions n'auroient pas été moindres que d'occuper la place du Cardinal. Cependant de grandes imprudences , commifes par la Reine Régente 8c fes Miniftres , échaufferent les efprits du Peuple de Paris: ce fut alors que le Coadjuteur joua tout fon jeu ; il gagnoit le Peuple par-deffous main, en lui faifant pafier des aumönes qui lui concilioient les pauvres, fans qu'il leur expliquat ce qu'il vouloit exiger d'eux. Tantot il alloit avertirla Reine des mauvaifes difpofitions du Peuple; tantot le Parlement, de celles de la Reine 6c de fon Miniftre. Le Coadjuteur fit ton'tes ces manoeuvres jufqu'a F  82 EJJhis la fameufe journée des barricades; alors il éclata : rien de fi curieux que les détails contenus dans fes Mémoires , fur ce commencement de la guerre de Paris, 8c ce qui s'enfuivit. La foibleffe de la Reine, 8c de la plupart de ceux 8c de celles qui 1'entouroient; le manége adroit, mais dénué de noblelfe 8c de bonne foi du Cardinal Mazarin ; le ridicule 8c 1'ineptie de plufieurs Membres du Parlement, 8c la turbulence inconfidérée du Peuple de Paris, y font peints des couleurs les plus vives 8c les plus vraies. Le Coadjuteur ne diffimule guere la méchanceté Sc la folie du perfonnage qu'il jouoit dans cette comédie , qui dura pendant les années 1648 8c 1649. Après une légere interruption, elle recommenca les années fuivantes 1650 8c 1651; 8c 1'on y voit le Coadjuteur plus brouillon, plus étourdi, plus inconfidéré encore que dans les années précédentes. Le récit de la fcene tout-a-fait étrange qui fe paifa dans la grande Salie du Palais, oü il devoit affamner M. le Prince , ou être aiTamné par lui, nous paroïtroit aujourd'hui apocryphe , fi elle n'avoit pas été vue, racontée 8c écrite par des gens de tous états qui en furent témoins; mais il  dans k goüt de Montagne. 83 femblera toujours inconcevable que ce fok le principal Acteur qui la raconte avec une franchife Sc une naïveté fans exemple. En 165 2, le Coadjuteur obtint ce Chapeau qui a fait toute la gloire de fa vie, mais qu'il auroit obtehu plus fïïrement Sc plus promptement , s'il eut tenu une conduite toute différente. II n'a pas été le feul dans le monde qui fe foit donné bien de la peine pour détruire une fortune affurée, Sc pour rendre problématiques les efpérances les mieux fondées. S'il ne perdit pas le Chapeau , qui ne pouvoit lui manquer, dès 1'inftant qu'il leut, tous les pas qu'il fit tendirent k lui faire perdre 1'eftime Sc la confidération publique, & a le priver du repos, qu'il ne retrouva que dix ans après, dans la plus grande retraite Sc l'inadion la plus profonde. J'ai dit, en commencant eet article, que MM. de Caumartin, mes parens, avoient eu quelque part k la publication des Mémoires du Cardinal de Retz; elle confiftoit a avoir confié a quelques perfonnes indifcretes la copie de ces Mémoires , qui avoient été trouvés chez les Religieufes de Commercy en Lorraine, ville oii le Cardinal de Retz avoit paflê F ij  84 EJJais quelques années de fa vie, & dont il étoit même Seigneur , non qu'elle dépendït d'aucun de les bénéfices, mais paree qu'elle faifoit partie de 1'héritage de fa mere, Marguerite de Silly de la Rochepot. Les bonnes Filles qui poifédoient ces Mémoires n'en connoilToient point du tout le mérite m les défauts; je creis même qu'elles ignoroient quelie étoit la Dame a qui ils étoient adreifés ; je ne le fais pas non plus : mais ce qu'il y a de fur, c'eft que ce fut au commencement de la Régence de M. le Duc d'Orléans, en 1717 , qüe parut la première édition furtive des Mémoires du Cardinal de Retz. Le Régent demanda a. mon pere, qui étoit encore Lieutenant de Police, quel effet ce Livre pouvoitproduire: » Aucun 53 qui doive vous inquiéter, Monfeigneur, » répondit M. d'Argenfon. La facon dont » le Cardinal de Retz parle de lui même, » la franchife avec laquelle il découvre » fon caraclere, avoue fes fautes, £c nous ij inftruit du mauvais fuccès qu'ont eu ï> fes démarches imprudentes, n'encou» ragera perfonne a 1'imiter; au contraire, » fes malheurs font une lecon pour les » brouillons &t les étourdis. On ne con11 coit pas pourquoi eet homme a laifié  dans le goh de Montagne. 85 » fa confeflion générale par écrit. Si on " 1'a fait imprimer dans 1'efpérance que » fa franchife lui vaudroit fon abfolution » de la part du Public, il la lui refufera » certainement «, Mon pere pouvoin avoir raifon de penfer ainfi fur 1'effec que feroient ces Mémoires : cependant ils en firent un tout contraire. L'air de fincérité qui regne dans eet Ouvrage, féduifit & enchanta. Quoique le ftyle n'en foit ni pur ni hrillant, on les lut avec avidité & plaifir; bien plus, il y eut des gens a qui le caraclere du Cardinal de Retz plut, au point qu'ils penferent férieufement a 1'imiter ; &c comme le Coadjuteur n'avoit point été dégoüté du perfonnage de frondeur & de brouillon , en lifant dans 1'Hiftoire la mauvaife fin qu'avoient faite les Gracques, Catilina, & le Comte de Fiefque; de même fes difgraces ne rebuterent point ceux qui voulurentle prendre pour modele, quoiqu'ils eulfent peut-être encore moins d'efprit & de talent que lui pour Pihtngue. On s'en appercut dès 1'année 1718 , & le Régent en paria encore a mon pere, devenualors Garde des Sceaux; on chercha un nouveau remede aux mauvais effets qu'avoient produits les Mémoires du F iij  26 Wais Cardinal de Retz. On imagina de faire imprimer les Mémoires de Joly, qui avoit été fon Secrétaire ; ils étoient encore dans la Bibliotheque de M. de Caumartin, qui eut de la répugnance a les rendre publics , .paree que le Cardinal y eft bien plus maltraité, qu'il ne fe maltraité lui-même; mais le Régent vouloit achever de décrier le Cardinal de Retz, le faire connoïtre pour ce qu'il étoit, & dégouter ceux qui voudroient 1'imiter. Les Memoires de Joly ne produiüïent point eet effet; écrits d'une facon moins attachante que ceux du Cardinal , ils révolterent contre leur Auteur; 1'on jugea que c'étoit un Serviteur ingrat & mal-honnête, qui décrioit celui dont il avoit long-temps mangé le pain; au lieu que la franchife du Cardinal avoit intéreffé pour lui. Enfin, quoi qu'on ait pu faire, les brouillons ont continué d'aimer le Cardinal de Retz, & de fuivre fa marche au rifque de tout ce qui peut leur en arriver; &: perfonne ne s'eft déclaré en faveur de M. Joly. *** ' A peu pres dans le même temps que le Cardinal de Retz s'occupoit fi inutilement  dans le goüt de Montagne. 87 & fi mal a propos d'intrigues, un grand Seigneur du Sang de Lorraine entreprenoit de foutenir la révolte d'un pays fur lequel fes ancêtres avoient eu effèótivement quelques droits; mais ce n'eft pas aflez que d'avoir des titres pour prétendre a. une grande poffeffion, il faut encore avoir les forces, les talens &z le bonheur néceffaires pour la recouvrer 6c s'y maintenir. Henri de Lorraine , Duc de Guife , petit-fils de Henri I" qui fut affaffiné a. Blois en 1 5 8 8, né avec 1'efprit vif, entreprenant, mais léger, fe trouvant a Rome en 1647, entendit parler de la révolte des Napolitains, 6c fe crut deftiné a en profiter ; il fe fouvenoit du róle que fes ancêtres avoient joué en France , fous les regnes de Francois Ier, de Henri II, 6c des enfans de ce dernier Monarque. II s'imagina qu'il lui feroit encore plus aifé de réuffir fur un plus petit théatre. Dans cette opinion, il réfolut de fe mettre a la tête des rebelles Napolitains, 6c obtint aifément 1'honneur de les commander, en attendant qu'il put les fecourir d'hommes 6c dargent qui lui manquoient. II ne pouvoit efpérer d'être appuyé par aucune Puiffance, fi ce n'eft par la France, encore étoit-ce plutót en haine des Efpagnols, F iv  88 Effais oc pour redoubler 1'embarras de ceux-ci, qu'elle pouvoit le protéger , que daas fidée d'en faire un puiiTant Souverain., On n'étoit pas faché d'éloigner un homme qui portoit ce grand nom de Guife, qui. foixante ans auparavant avoit ébranlé la couronne fur la tête du foible Henri III; mais on ne vouloit pas acheter chérement eet éloignement. Le Duc de Guife étoit comblé des dons de la nature; fa taille étoit haute & droite, fes traits réguliers, fa phyfionomie heureufe & prévenante ; il y avoit dans fa. contenance, dans fes démarches 6c dans fes difcours, une noblelfe & une grace qui le rendoient maitre de tous les cceurs; il avoit 1'efprit orné, finon par des études férieufes , au moins par beauccup de lecture ; il parloit plufieurs langues, & fur-tout , avec pureté 8c élégance , la Francoife &C 1'Italienne ; il étoit brave jufqu'a 1'intrépidité &t la tcmérité, aflèz favant dans 1'Art de la guerre , quoiqu'il n'eüt point encore commandé d'armée en chef, &C dans celui de la politique, quoiqu'il. n'eüt été chargé d'aucune négociation importante & difficile. II paroiffoit fait pour qu'on lui appliquat ce que 1'on avoit dit de fon grand-pere 6c de fom  dans le goüt de Montagne. 89 bifaïeul , que dans une grande Cour oü paroijjbient les Princes de Guife 3 le refte des Seigneurs ne fembloient auprès d'eux être que du peuple. Mais d'aiileurs il avoit des défauts qui ne font que trop communs a. ceux de Ion rang & de fa naiffance, II fe croyoit fi bien deftiné aux grandes chofes, qu'il les entreprenoit avec légéreté , les foutenoit avec plus de hauteur que de foins Sc d'attentions fuivis ; il s'appercevoit trop tard des fautes qu'il avoit faites, ne vouloit jamais en convenir, 8c cherchoit plutót a les cacher 8c a les défendre, qua les réparer. Jufqua lage de trente-deux ans qu'il palfa a Naples , 1'amour avoit fait le malheur de fa vie. Son pere, retiré en Tofcane , fuyant les perfécutions du Cardinal de Richelieu ( qui n'avoit garde de fouffrir en France un homme qu'il avoit été; queftion de faire Roi dans les États-Généraux de la Ligue), 1'avoit fait renoncer a 1'Archevêché de Reims, pour époufer,, en 1^39, une Princèfie de Gonzague, dont il s'étoit fait féparer, deux ans après,.. pour fe marier a. Bruxelles avec la Comtelfe de RolTut, veuve d'un Seigneur de la Maifon de Hennin. Ftant repalfé en France en 1643, après]  ' & 1'accommodement de la maifon telle « qu'elle eft. Item a mon neveu, Mon» fieur le Grand-Maitre , Chef de mes » armes , cent cinquante mille ducats » dor; ma belle coupe, prifée deux cent " mille écus ; cent pieces d'or, chacune " valant cinq cents écus; ma vaiffelle »3 d'or & cinq mille marcs en vaiiTelle » d'argent «. Item, tout mon patrimoine » au rils du Grand-Maïtre «. II fait des legs confidérables a fes autres neveux 6c k fa fceur ; dix mille francs aux quatre Ordres mendians, pour dire des MeiTes pour le falut de fon ame, & de quoi marier cent cinquante filles, en 1'honneur des cent cinquante Pfeaumes qui compofent le Pfeautier. Son enterrement fut le plus fomptueux qui ait été fait k aucun Prélat : fon cceur demeura aux Cé- Hij  116 Effais leftins de Lyon , 6c fon corps fut portéi Rouen, accompagné de onze mille Prêtres, douze cents Prélats 6c deux cents Gentilshommes, 8cc. Les Hiftoriens ajoutent au récit de ces obfeques un grand éloge de ce Cardinal premier Miniftre; ils difent que durant fon adminiftration, toutes fortes defélicités rendoient l'Etat bienheureux ; que jamais la France nefut fi populeufe 3 fiféconde , fi riche 3 fi cultivée 3 que fous fa prudente conduite; fi bien que tant qu'il vécut, la difcorde & la guerre furent bannies & por-tèes ailleurs. Cet éloge , qui eft bien dü au regne de Louis XII, 1'eft-il autant au miniftere du Cardinal d'Amboife ? Louis ne voulut point abfolument charger fes Peuples de nouveaux impöts, mais le Cardinal lui fit entreprendre des guerres difpendieufes; il lui propofa un^ moyen en apparence plus doux que 1'impót, mais dont on peut dire que les fuites font devenues bien funeftes ; ce fut la vente des Offices. On accufe généralement le Chancelier Duprat d'être 1'auteur de la vénalité des Charges : il eft vrai qu'il eft le premier qui ait mit cette vente en regie ; jnais le Cardinal d'Amboife a commencé a 1'introduire, 6c elle n'en étoit que plus  dans le goüt de Montagne. ny dangereufe avant d'être devenue générale & réguliere. Les abus pouvoient en être plus grands & plus profitables au Miniftre qui accordoit 1'agrément, £c par les mains de qui paiToit la finance. Le Cardinal d'Amboife perdit Ie Maréchal de Gié de la Maifon de Rohan, & 1'on convient affez généralement que ce fut par pure jaloufie du crédit ou de la faveur que celui-ci avoit pris fur 1'efprit du jeune Francois, héritier du tröne; trait de Courtifan & de Miniftre toujours odieux, quoiqu'aiTez ordinaire. D'Amboife pouvoit efpérer de vivre plus longtemps que fon Maïtre , car il étoit a peu pres du même age que Louis XII; mais le Monarque étoit d'une complexion bien plus foible. Le Cardinal n'ayant pu parvenir a gouverner 1'Eglife , continua k gouverner la France. 11 y a lieu de croire que fous un autre Roi, il eüt afKché moins de bonté & de vertu ; mais il falloit rendre eet hommage a celles de Louis XII, & paroitre feconder fes bonnes intentions; elles étoient pures dans le cceur èc dans le caradere de ce Pere du Peuple, & je les crois bien plus fufpedes dans fon Favori. Une des vertus de Louis XII étoit la reconnoiffance, &L il auroit été bien Hiij  ii 8 EJfa'is faché d'y manquer. II avoit de grandes obligations a d'Amboife : de la vinrent des ades multipliés de complaifance &C de déférence pour fes avis. Louis étoit économe & arrangé dans fes affaires, &C d'Amboife parut 1'être de même pour lui plaire. On accufoit Louis XII d'avarice ; mais on remarque que les graces , les penfions & les appointemens ordinaires ne fouffrirent jamais fous fon regne aucun retard. II n'étoit libéral que pour le Cardinal; mais celui-ci étoit affez adroit pour ne pas obtenir de graces éclatantes, & il faifoit, comme on dit, fes affaires a lafourdine. Flufieurs Miniftres ont été auffi fages, auffi adroits & auffi réfervés que d'Amboife ; aucun Roi n'a été auffi bon , auffi jufte , auffi bien intentionné que Louis XII. * * * Je peux me vanter d'avoir fait connoïtre le mérite de M. de Sully a beaucoup de gens qui n'apprécioient pas ce Miniftre d'Henri IV tout ce qu'il valoit. Ses Mémoires ont été écrits fous le titre d'Economies royaks, par quatre de fes Secrétaires qu'il avoit confervés après fa retraite , 8c  dans le goüt de Montagne,, 119 qui faifoient parti de fa nombreufe Cour. Quoique ces Mémoires contiennent d'excellentes cliofes, qui nous font bien fentir quelle part Sully a eu a la gloire & au bonheur du regne d'Henri IV, ils font mal écrits, incohérens, & chargés de calculs& de détails peu agréables. On eftime particuliérement une édition in-folio que 1'on appelle KV. Verts , paree qu'il y en a de cette couleur au titre de chaque volume ; mais cette édition n'eft recherchée que par rapport a quelques anecdotes fur des Maifons qui ont demandé qu'on les fupprimat dans les éditions poftérieures. J'ai engagé , au moins indiredf ement, un homme d'efprit, 6c qui écrit bien, a rédiger les Mémoires de Sully, & a les rendre plus agréables a lire (* ). Je fuis perfuadé que quand on connoitra mieux ce grand Homme, on fera faifi du même enthoufiafme que moi. J'en fuis devenu paffionné ; j'ai fait encadrer fon portrait, je 1'ai placé devant mon bureau , pour 1'avoir continuellement fous les yeux, 6c me rappeler fes traits , fes principes &c fa conduite. J'approuve la maniere noble (*) Les Memoires Je Sully, rédigés par 1'Abbé de ï'Edufe, ont paru en trois volumes w-40. en 1747. Hiv  ï io EJfa'is Sc fimple dont il a fait fa fortune par les meilleures voies. En fervant bien fon Maïtre , il devoit lui plaire ; en lui plaifant, il devoit obtenir des graces confidérables Sc aiTez lucratives : mais il n'a jamais fucé le fang du Peuple ; il n'a jamais rien recu des Etrangers pour trahir fon Prince Sc fa Patrie. Ün ne peut pas dire qu'un homme qui a ménagé a fon Roi trente-lix millions d'épargnes , après avoir foutenu tant de guerres extérieures &C intérieures, ait fait des déprédations en finances. J'aime jufqu'a fa retraite ; elle fut aufïï belle Sc auffi noble que les moyens par lefquels il parvint a la fortune. II avoit une Maifon nombreufe, vivoit en Prince dans fes terres Sc fes chateaux, étoit refpecf é de fes parens , Sc faifoit vivre fes anciens ferviteurs. Je ne vois rien dans tout cela que de trèslouable. II devoit figurer conformément aux titres qu'il avoit acquis après les avoir mérités : il fe rappeloit le bien qu'il avoit fait 3 Sc .auroit voulu en faire encore a 1'Etat; mais il ne s'en tourmentoit pas. Un Miniftre hors de place n'eft plus étourdi par le bourdonnement des flatteurs qui veulent 1'engager a accorder des graces injuftes, & il peut juger de fang froid Sc  dans le goh dt Montagne. m en paix la conduite de fes fucceffèurs, & des bons & des mauvais fuccès qu'ils éprouvent. II n'eft plus fur la fcene; mais s'il refte dans fa Patrie , le tbéatre n'eft pas fi loin de lui, qu'il ne puiiTe bien décider des talens des Acteurs. J'aime jufqu'a la maniere dont ( politiquement parlant) Sully entendoit fa Religion. II étoit Calvinifte , & fans doute de bonne foi; mais bien éloigné d'être ni fanatique ni rebelle, même après la mort de Henri IV, il refufa de fe mettre & la tête du Parti des Huguenots, dès qu'il fut queftion de révoltes. On n'exigea point de lui le facrifice de fon opinion en matiere de dogme; mais auffi il ne fit jamais fervir cette opinion de prétexte pour troubler le repos public ni même le fien. Son premier métier fut celui de Soldat & d'Ingénieur; &c les premières fciences qu'il étudia furent celles de la guerre, de 1'artillerie & des fortifications. II les apprit bien, & en les pratiquant il ne perdit jamais ce fang ffoid & eet efprit de combinaifon auffi néceffaires a la guerre que dans 1'adminiftration des Finances & dans la Politique. II fut fans doute long-temps fans foupconner qu'il étoit deftiné a être Miniftre d'Etat  jtzi EJpzis & Surintendant des Finances. Mais ne nous y trompons pas , les principes de la Politique n'ont pas befoin d'être étudiés long-temps; quand on a 1'efprit fait pour les grandes affaires , on a bientöt furpaffé fes Maïtres dans ce genre d'étude ; d'ailleurs on acheve de s'inftruire en pratiquant. Quant a 1'adminiftration des Finances, c'eft une affaire de calcul : il faut y arriver avec des vues , èc bientöt on parvient a favoir au jufte ce qu'il y a a gagner ou a perdre a les fuivre. On ne s'étonne point de la multiplicité de branches qu'il faut faire frudifier. Quand on a trouvé un point central, un principe vivifiant, c'eft 1'affaire des Commis de combiner leurs travaux avec les maximes du Miniftre ; mais il faut que celui-ci en ait de conftans &C d'invariables, & qu'il fe les foit faits avant d'entrer en place ; car il n'eft plus temps de tatonner, quand une fois on eft chargé de 1'adminiftration la plus importante. On a reproché a M. de Sully d'être dur; mais qui fait s'il 1'étoit par caradere, ou par une efpece de néceffité que lui impofoit celui de fon Maïtre Flenri IV? Ce Prince , le meilleur qui ait jamais été y étoit foible, fouvent amoureux »  dans le goüt de Montagne. 123 accoutumé d'ailleurs a. chercher des expédiens & des reffources, tels qu'on peut les trouver au milieu des guerres civiles , & a récompenfer fes Partifans , en leur accordant le pillage des biens de fes ennemis. Si Sully 1'eut laiffé faire , il auroit gaté plus de befogne que celui-ci n'auroit fu en accommoder; mais il falloit bien que Sully fut négatif, puifque Henri IV étoit généreux, & qu'il falloit mettre des bornes a fa générofité. En fait de difpofitions de graces, il faut toujours que le Roi & le Miniftre s'entendent, pour paroitre difficiles 1'un ou 1'autre. En bonne regie, ce devroit être le Maïtre; mais quand il ne veut pas fe charger de ce röle , il faut bien que fon Miniftre le fafTè. Le moyen que 1'un & 1'autre y foient moins embarraffés, c'eft qu'ils conviennent entre eux de principes certains dont ils ne s'écartent jamais ; car fi une fois ils y manquent, on ne ceffe de les tourmenter pour les graces les plus injuftes, & on leur fait mauvais gré des refus les mieux motivés. Le caraclere de M. de Sully tenoit un peu de celui de Caton; mais il n'y a qu'a lire fes Mémoires, pour voir que fa fermeté Catonïenne étoit fondée fur le  124 EJfals véritable intérêt de 1'État, & qu'il n'y mettoitni humeur ni méchanceté.Il paroït même qu'il étoit fenfible , & plufieurs articles de fes Mémoires le prouvent inconteftablement. Nous avons lieu de croire que toutes fes anecdotes font vraies, paree qu'elles ne font démenties par aucun des Auteurs contemporains ; par conféquent nous devons également ajouter foi au détail dans lequel il entre fur luimême; en voici quelques traits: Ilcroyoit qu'il valoit mieux gagner 6c confoler les petits 6c le Peuple, que d'ufer de complaifance avec les Grands; il favoit que ceux-ci abufent prefque toujours des ménagemens que 1'on a pour eux, 6c que le fufrrage 6c les applaudiiTemens de ceuxla font le vrai fondement de la gloire 6c de la fatisfaclion d'un bon Miniftre. II avoit fort peu étudié avant 6c pendant quedura fa vie aétive, foit militaire, foit politique, II fe hik a lire après fa retraite ; mais ce fut moins, dit-il, pour orner fon efprit, que pour perfectionner fa raifon. II protégeoit & récompenfoit les Gens de Lettres; mais il avoit avec eux fort peu de fréquentations familieres. II écoutoit tou les confeils qu'on vouloit lui donner ; mais il n'en regardok aucuns comme  dans le goüt de Montagne. 125 des infpirations infaillibles; il ne les adoptoit qu'après y avoir mürement réfléchi: eh , comment, lui qui réfiftoit fi fouvent 8c , li fortement aux ordres de fon Maitre, fe i feroit-il foumis aveuglément a d'autres? II i mit le plus grand ordre dans fes affaires perfonnelles; il dit lui-même que 1'on doit juger de la facon dont un Miniftre coniduira celles de fon Maitre, par la facon ' dont il conduit les fiennes. En effet, quoiqu'un homme chargé de toutes les : affaires de 1'Etat, n'ait pas le temps de s'occuper des détails domeftiques, il peut toujours fe faire des principes pour la régie ide fes biens 6cde fa Maifon, comme pour les objets qui intéreffent fa Nation 6c fon Roi, 6c configner les uns a fon Intendant, comme les autres a fes premiers Commis. II n'y a que les petits efprits qui s'embariraffent des foins minutieux ; les grands génies adoptent des principes jultes 6c ilumineux, 8c fe conduifent toujours en :conféquence. La Nature 1'avoit doué d'une conftituirion forte 6c d'une excellente fanté; fon ;vifage étoit majeftueux, doux 8c agréable; il n'avoit pas même écrit fur fon front :cette févérité qui entroitdans fa conduite, :preuve qu'elle ne lui étoit pas bien na-  ïi6 EJfa'is turelle , Sc qu'il ne la devoit qu'aux cir-? conftances. II étoit fobre , dormoit peu , fupportoit toutes fortes de fatigues ; celles de la guerre 1'avoient accoutumé a celles du miniftere. La réputation de Sully n'a pas été , comme je Fai dit au commencement de eet article, d'abord auffi grande qu'elle méritoit de 1'être ; mais elle n'en fera que plus brillante Sc plus folide, quand , toutes les préventions particuiieres Scperfonnelles étant diffipées, on jugera de fon miniftere par les grands effets qu'il a produits. C'eft fous lui que les Finances ont commencé a être réglées, le commerce étendu , la population augmentée. # * Nous avons acluellement en France un premier Miniftre ( M. le Cardinal de Fleury ) qui poffede une partie des vertus de M. de Sully ; fes principales qualités paroiffent cependant n'être que dans un degré inférieur. Mais peut-être cette différence eft-elle uniquement due a celle de leur état, & des circonftances dans lefquelles ils fe font trouvés. L'un étoit  'dans le goüt de Montagne. ny Militaire, 1'autre eft Eccléfiaftique. Sully avoit vu de prés , & avoit éprouvé tous les malheurs de la guerre civile & des troubles intérieurs ; il avoit eu a rétablir par - tout 1'ordre & 1'économie ; celui-ci n'a qua maintenir 1'ordre déja fagement établi. Enfin Sully éprouvoit des contradidions de la part de fon Maitre, & fe croyant obligé d'y réfifter, il n'en étoit que plus attentif a n'oppofer que le bien public a 1'autorité, qui, a cela pres, doit être décifive. M. le Cardinal n'éprouve aucune oppofition, fi ce n'eft fur de miférables objets. Je fuis perfuadé qu'il réfifteroit a de plus fortes; & c'eft peut-être un malheur pour lui qu'il n'en ait pas eiTuyé de plus grandes. Sully fut le Miniftre de la Nation , paree qu'il 1'aimoit, qu'il fentoit qu'elle avoit befoin d'être foulagée, & qu'il falloit réparer fes pertes & la faire jouir du bonheur fous un bon Roi. Richelieu au contraire fut le Miniftre brillant & redouté d'un Roi dont il établit 1'autorité abfolue, paree qu'elle lui étoit confiée, &c réfidoit entre les mains. M. le Cardinal de Fleury eft a la fois le Miniftre du Roi & de la Nation : avec le temps, on lui rendra juftice comme a Sully. On lui refufe d'a-  ïiS EJfais voir un vafte génie ; mais nous fommes dans un temps oü 1'on peut fe paifer de ceux de cette trempe; du moins ne peuton lui refufer 1'efprit aimable, un grand ufage du monde 8c de la Cour, de 1'aménité, de la politeffe, même une galanterie décente, 8c qui ne contrarie aucun des caracteres graves dont il eft revêtu. Ses qualités miniftérielles font la jufteffe d'efprit, la folidité dans les vües & les intentions, la franchife 8c la bonne foi vis-avis des Etrangers ; une politique^ aflez adroite, mais qui n'eft point traïtreffe. 11 fait fe démêler des piéges que lui tendent les Courtifans, fans ufer de moyens perfides & machiavéliftes ; il a foin de ne hafarder aucune dépenfe mal a propos, mais fur-tout de ne point mettre la Nation en frais pour courir après des idéés chimériques: il met beaucoup de défintéreffement 6c de modération dans fes dépenfes perfonnelles; il évite le fafte, 8c trouve beau &c plus noble de fe mettre audeffus: fa conduite a eet égard eft 1'égide qu'il oppofe a ceux qui voudroient 1'engager a leur faire des graces extraordinaires, qui ne ferviroient qu'a nourrir leur luxe. Enfin ce Miniftre me femble fait pour augmenter le bonheur dont nous jouiiTons, fans  dans le goüt de Montagne. 129 ! fans lalrérer; & c'eft touc ce que nous : pouvons défirer; car la France eft a pré\ fent au point de pouvoir dire : Que les i Dieux ne mótent rien, ceft tout ce que je ' leur demande. Sous les yeux du Cardinal de Fleury ' s'eleve un nouveau Miniftre , dont il 1 n'eft pas encore aifé d'apprécier au jufte »le mérite & les talens, paree qu'il ne ; gouverne point en premier, & que travaillant dans le fecret avec un Supérieur, il eft difficile de démêler auquel des deux 1 on doit attribuer le fuccès de beaucoup 'd'affaires. II n'eft encore qu'au rang de ice qu'on appeloit, fous le Cardinal de Richelieu, les Sous-Miniftres. Mais s'il jen eft réduit a fervir les idéés d'autrui , jou tout au plus a les perfedionner , on ïpeut croire, vu 1'étendue de fes connoiflances, fon application au travail, la ifa^on dont il prend fon parti, dont il. :écoute èc dont il répond, que ce fera un ijiomme fupérieur, fi fon autorité augafmente au point de n'être gênée que par Ijcelk du Roi, qui, jufqu'a préfent, ne 'paroït pas fort embarraifante. II a le dé, I  130 EJfais partement des affaires étrangeres, quoiqu'il n'ait jamais été employé dans aucune ambaffade; mais il connolt le Monde par la Géographie 8c par 1'Hiftoire; les Cours de 1'Europe par des relations fur lefquelles il peut compter ; 8c en vérité , quand on n'eft pas d'une ignorance craffe, 8c qu'on a 1'efprit 6c le difcernement nécelfaire pour juger des hommes 6c pour apprécier leurs intéréts, même ceux du jour 6c du moment, on peut fe palier d'avoir beaucoup voyagé. Eh! quel eft le Miniftre des affaires étrangeres qui a pratiqué toutes les Cours ? Ceux qui ont été le plus employés , n'ont que de vieux Mémoires fur celles oü ils ont été anciennement. M. Chauvelin eft Magiftrat 6c Garde des Sceaux; 8c comme il a rempli les fonctions de la Magiftrature avec diftinction 8c application, il connoït bien les Loix 8c les Formes du Royaume; c'eft en cela qu'il eft très-utile a M. le Cardinal, qui n'a jamais été a portée de les étudier. II 1'éclaire fur ces objets ; 8c qui fait a quel point il le guide! M. le Chancelier d'Agueffeau, vertueux 6c favant, eft un peu obfcur, 6c fe décide difficilement. II faut un homme qui prenne fon parti promptement, mais réguliérement:  dans le goüt de Montagne. 131 communément parlant, les grands Magiftrats feroient de bons Miniftres ; ils travaillent, ils écoutent, ils décident ; ils faififïent le point de la difficulté 8c celui qui doit fixer leur opinion; ils connoiffent les principes 8c favent les appliquer : 8c un Miniftre a-t-il autre chofe a faire ? Note de l'Editcur. L'Auteur avoit fait les deux Articles précédens , comme tous les autres, cn 1736; mais n'étanc mort que vingt ans après , il a eu le temps, en les relifant, de faire des réflexions fondéesfurdesévénemenspoltérieursj elles fe trouvent , dans fon Manufcrit, fur une feuille a part, & 1'on ne fait pas précifément en quelle année clles ont été écrites; les voici: •» A la fin de 173 6, tous les éloges que je viens de faire de M. le Cardinal de Fleury 6c de M. Chauvelin, les efpérances que j'avois concues du bien qui devoit réfulter de leur accord, étoient vrais 6c juftes. J'écrivois, comme je fais encore aujourd'hui, pour moi feul, &c tout au plus pour mes enfans après ma mort, ce que je voyois, ce que je croyois, ce que je penfois, fans préjugé 8c fans intérêtde tromper perfonne. Le Cardinal venoit de fe combler de gloire , en concluant une paix qui procuroit au Roi la Lorraine, province d'une richeffe èc d'une reffource immenfe, fans qu'il en eut prefque rien couté a la  i32 EJTais France. Notre Militaire s'étoit diftingué ; nous avionseu des fuccès par-tout, quoique nos Généraux euffent fait quelquefois de grandes fautes. Le Royaume n'étoit épuifé ni d'hommes ni d'argent ; la France étoit calme au dedans, Sc gloneufe au dehors; mais les Courtifans jouerent un tour de leur métier au Garde des Sceaux, ou plutöt a M. le Cardinal , dont les fix dernieres années de fa longue vie fe font cruellement reffenties On lui perfuada que l'héritier défigné. de fa place 8c de fon autorité, fe laffoit d'attendre, bruloit du défir de pofTéder fon héntage, Sc étoit capable de lui donner des dégoüts, pour 1'obliger a le lui abandonner. Le Cardinal, qui peut-être, peu de jours avant que d'entrer dans le Miniftere , ne 1'ambitionnoit pas, craignit de le perdre dix ans après 1'avoir obtenu ; tant il eft vrai que 1'on s'accoutume aifément au pouvoir fuprême. II chercha a approfondir fi ce qu'on lui avoit dit étoit vrai; Sc je crois bien qu'on lui en donna quelques preuves : cela n'étoit pas fort facile; mais il oublia qu'il avoit plus de quatre - vingts ans„ qu'un fecond lui devenoit de jour en jour plus néceflaire , Sc que , fans eet appui, il alloit être le jouet des intrigues;  dans le goüt de Montagne. 135 que dans le courant même des affaires ordinaires, il n'auroit plus perfonne qui lui indiquat des expédiens, Sc dont il put faire ce que 1'on appelle fon bras droit, II s'imagina qu'il fe vengeoit d'un traitre, Sc il perdit un homme qui lui étoit néceffaire : il fit un coup d'éclat, qui prouvoit fon crédit fur 1'efprit du Roi; mais perfonne n'en doutoit. Le Roi n'avoit jamais eu avec M. Chauvelin une feule converfation tête a tête ; fa tournure même ne lui convenoit pas : mais les Courtifans, plus fins que le premier Miniftre, fentirent que, comme le Cardinal pouvoit tout obtenir du Roi, d'un autre coté , ils pourroient dorénavant tout obtenir du premier Miniftre, même ce qui étoit le plus contraire au bien de 1'Etat Sc a fes principes. L'Empereur Charles VI n'avoit fait de fi grands avantages a la France, que pour s'affurer de la garantie de cette Puiffance , pour fa Pragmatique San&ion, c'eft-a-dire, pour 1'Acle qui affuroit I'intégrité de fes Etats a fa fille aïnée. Le Cardinal 1'avoit promis, Sc la réputation de vertu Sc de bonne foi dont il avoit joui jufqu'alors , avoit tranquillifé 1'Empereur fur 1'effet de cette promeffe; auffi Charles VI mourutjl en 1740, dans la douce perfuafion que Iiii  134 EJTais fa fille & fon gendre hériteroient de toutes fes Couronnes , & que fi quelqu'un vouloit les troubler dans cette poffeffion , la France même les défenderoit. II n'y avoit que la Reine d'Efpagne qui n'étoit pas trop contente de n'avoir pas eu un établilTement en Italië pour fon fecond fils. Quelque injufte que fut cette prétention , il eut été poffible de la fatisfaire , fans entreprendre d'anéantir la nouvelle Maifon d'Autriche. Mais celui qui auroit pu arranger cette affaire en fage &i habile Politique , étoit exilé a Bourges. Des Négociateurs, ou plutot deslntrigans plus dano-ereux Sc moins délicats, troublerent la tete d'un premier Miniftre de 86 ans, & la ruine de la Maifon d'Autriche fut réfolue. On la lui fit regarder comme fi aifée , qu'il auroit eu a fe reprocher d'avoir manqué une auffi belle occafion d'effacer prefque jufqu'a la mémoire de la prétention de Charles-Quint a la Monarchie univerfelle. Le pauvre Cardinal en fut fi perfuadé, qu'il ne difputa plus que fur les grands frais dans lefquels cette entreprife jetteroit la France. 11 craignit qu'elle n'épuisat fes épargnes, & ne dérangeat fon fyftême d'économie. On lui fit entendre que la France en feroit peut-  dans le goüt de Montagne. 135 être quitte pour fe montrer feulement , ou du moins qu'il en couteroit peu d'hommes & peu dargent. II fe laiffa féduire ; il donna beaucoup plus qu'il ne vouloit, beaucoup moins qu'il ne falloit , &Z il mourut décrié aux yeux de toute 1'Europe, trahi par une partie de fes Alliés, haï par 1'autre, ayant manqué de fe concilier ceux dont il devoit le plus s'affurer, tels <}ue le Roi de Sardaigne. II lailfa la France dans la plus grande détreffe, & engagée dans une guerre par mer, fans avoir pris aucunes mefures pour 1'empêcher ni la foutenir. Solon difoit a Crefus, que nul ne pouvoit fe dire heureux avant fa mort; & ne pourroit-on pas dire également que 1'on n'eft jamais sur d'être jufqua la fin de fes jours, habile politique, fage, ni même vertueux » ? # * # Mon bon ami 1'Abbé de Saint-Pierre, qui a fait tant de pro jets tendant au bien public, n'a eu la fatisfadion d'en voir réuffir aucun. Ses fuccès fe font bornés k faire la fortune d'un feul mot; c'eft celui de bienfaifance. Mais ce mot eft - il auffi bien entendu qu'il a été adopté avec I iv  j 3 6 EJfü5 enthoufiafme ? Non : chacun interprete & pratique cette vertu a fa maniere. Au fond, bienfaifance veut autant dire que charité; mais cette vieille expreifion devote , dont on entend retentir les chaires de nos ParoiiTes , ne paroït plus faite pour nos gens du monde, qui prétendent n'avoir pas befoin de penfer a Dieu pour faire les plus belles actions. Ne dérangeons point ces Meffieurs dans leur fyftême de bienfaifance; s'ils en ont véritablement le défir, qu'ils fe fatisfaiTent. Je me fouviens d'avoir entendu une fois une dévote fort aigre fe plaindre a un Jéfuite, homme de beaucoup d'efprit , de ce que fa belle-fille étoit humaine & généreufe , mais n'avoit, difoit - elle , aucun mérite a fes bonnes actions, paree qu'elle ne les faifoit pas en vue de Dieu. Laiffe^ - la faire 3 Madame > laijj~e\ - la faire 3 dit le fin Jéfuite, elle gagnera le Paradis fans s'en douter. Oui, foyons bienfaifans, puifque nous rougilfons d'être charitables ; mais prenons garde de nous tromper fur la maniere dont il faut exercer la bienfaifance; réglons la nótre fuivant les temps, les Jieux & les circonftances. II y a des bienfaifances pour chaque état : celie des  dans le goüt de Montagne. 137 Rois ne reffemble a celle des particuliers que par le principe; mais elle eft bien plus étendue dans fes effets. Le particulier ne rend fervice aux hommes qu'un a un ; le Monarque , d'un feul trait de plume, fait le bonheur de plufieurs milliers. Les gens en place peuvent en faire, a proportion , chacun autant. Dans le premier moment, on ne doit confidérer que 1'état de fouffrance &z de mifere , ou le danger de celui que 1'on veut fecourir. Mais hors ces cas imprévus, il faut raifonner, pour ainfi dire, fa bienfaifance. 11 y a fur-tout des fervices que 1'on pourroit rendre, s'y croyant porté par la bienfaifance , & qui feroient bien mal entendus ; tels font ceux qui nuiroient plus a d'autres, qu'ils ne ferviroient a la perfonne que 1'on veut obliger. Conclulion: ce n'eft pas tout que de vouloir être bienfaifant, il faut favoir letre. * * #■ On a tort de blamer 1'amour propre en général; car premiérement on auroit beau le blamer, nous ne pouvons nous en débarafier entiérement. II faut abfolument s'aimer foi-même ; mais, comme  138 EJfais difoit un homme d'efprit de mes amis, il faut s'aimer en tout bien Sc en tout honneur, comme on aime une honnête fïlle qu'on veut époufer, 6c non comme une malheureufe créature qu'on cherche a débaucher. * * * Le but de la Philofophie a toujours été de faire le bonheur de 1'homme ; mais les différentes fe&es ont cherché a parvenir a ce but par différentes voies. Les Stoïciens prétendoient qu'il n'y avoit pour cela qua réfifter a tous les maux, a fe rendre infenfible a la mifere, a la douleur , au chagrin, aux inquiétudes. Ils pouvoient avoir raifon : en effet, quand on eft exempt de tous maux, le bonheur vient de lui-même ; mais qu'il eft difficile de s'en exempter , fur - tout quand on ne s'occupe pas de les prévenir , Sc qu'on les attend avec le fang froid Sc la fermeté Stoïque. Les Epicuriens , au contraire , cherchoient le bonheur Sc même les plaifirs; mais peut-être que plus on cherche le plaifir , Sc moins on le trouve. Ne foyons ni d'une fecte ni de 1'autre; écartons avec fageffe ce qui pourra nous occafionner  Dans le goüt de Montagne. 139 des maux; frayons le chemin au bonheur & aux plaifirs doux 6c tranquilles, dans lefquels il confifte véritablement ; mais ne nous tourmencons pas pour 1'appe- ler, & ne nous fatiguons point a. courir après la fortune 8c la volupté; ce font des oifeaux auxquels il ne faut que pré- parer leurs nids, 8c qui viennent d'eux- mêmes y pondre. Rendre heureux ce qui nous entoure , me paroït un excellent moyen de ménager notre bonheur perfonnel. # * * On fait que les Anglois font grands Calculateurs , grands Parieurs , Sc qu'ils veulent tout réduire a 1'analyfe 8c a la probabilité. Nous avons déja traduit en Francois, d'après eux, les probabilités fur la durée de la vie humaine, 1'analyfe des jeux de hafard, des calculs d'oii ils font réfulter des regies fur les moyens d'y gagner, auffi bien qu'aux loteries, pour ainfi dire, en dépit du fort. Un de mes amis, qui a été long-temps en Angleterre, a pouffé cette manie des calculs encore plus loin que les Anglois mêmes ; il met tout en problême, pour avoir le plaifir de le réfoudre ; il mefure 1'étendue  140 EJfais de fes plaifirs, de fes douleurs, de fon amitié Sc de fa haine. Quant a 1'amour, il convient que quand il eft vrai, il eft jncommenfurable. Non content de trouver de nouvelles regies concernant les jeux de hafard, il a entrepris de calculer quelle part il falloit affigner au hafard, 8c quelle a 1'habileté Sc a la conduite du Joueur dans les jeux de commerce, furtout au tri&rac Sc au piquet. Après m'être beaucoup amufé de fes recherches fur eet objet qu'il croit important, je me fuis enfin avifé de lui demander s'il calculeroit bien de même quelle part étoit due a. la fortune dans la vie des hommes qui avoient fait le plus de bruit dans le monde, eu égard, d'un cöté, aux circonftances dans lefquelles ils s'étoient trouvés, Sc de 1'autre, a leur mérite perfonnel. On peut leurappliquer, me répondit-il, les mêmes principes qu'aux Joueurs de piquet. Cette idéé me fit rire, je m'en amufai quelque temps en me promenant avec lui (car nous étions a la campagne); nous mïmes fur le tapis différens perfonnages qu'il connoiffoit auffi bien que moi. Etant revenu a la ville , je jetai fur le papier un grand nombre de traits de cette finguliere converfation , en voici quelques-uns.  dans le goüt de Montagne. 141 La fomme que 1'on joue ne fait rien, ni a 1'habileté du Joueur, ni aux hafards, qui peuvent déranger toutes fes mefures; il fuffit que le jeu 1'intérefie aiTez pour y donner toute Ion attention. De même ceux que la Nature a doués des plus grands talens, les emploient dans les lieux ou le fort les a fait naitre, conformément a leur état Sc aux circonftances dans lefcjuelles ils fe trouvent. Toute 1'habileté du Curé de village qui joue le mieux au piquet, ne le conduit qu a gagner quelques écus au bout de 1'année, même avec le fecours des as; tandis que celui qui joue contre de riches Financiers avec la même fupériorité, grolfit quelquefois fon revenu de plufïeurs milliers de louis. Le fïmple Moine, né avec de grandes difpofïtions pouri'intrigue, écarté fes rivaux, pare les coups de fes adverfaires, ne fait des démarches qua propos, & réuffit enfin : a quoi ? a devenir Supérieur, 6c a gouverner une Communauté, ou tout au plus une pro vince de Moines. C'eft en employant les mêmes moyens qu'un Courtifan devient Favori, premier Miniftre, Sc gouverne defpotiquement un grand Empire. Le Républicain qui veut fortir de 1'égalité , avoir tout credit fur fes compatriotes, Sc  i4* EJF*S devenir leur Maitre, luit la même route. Par-tout, enmatiered'ambition, d'intérêc 6c de galanterie, il ne s'agit, comme au jeu, que de fe conduire avec prudence , de ne point perdre la tête, 8c de tirer parti de tous les avantages que le fort peut nous préfenter. Mais comme on dit qu'il y a des Joueurs de piquet dont le talent eft de bien écarter, d'autres, dont la fupériorité confifte dans la maniere dont ils jouent les cartes, 8c enfin quelques-uns qui ne s'attachent qu'aux paris , lentant combien ils apportent de profit a la fin d'une partie ; de même il y a des ambitieux qui mettent tous leurs foins a écarter les obftacles pour parvenir a leur but; d'autres, quelque part qu'ils foient placés , cherchent a. tirer parti de leur pofition; 6c enfin quelques-uns veulent confolider leur fortune, 6c aflurer leur gloire, perfuadés qu'on n'a rien fait de bien, fi 1'on ne couronne 1'ceuvre par une fin brillante. Avec cela, on voit des parties gagnées contre toutes les regies, d'autres perdues, malgré tout 1'art des plus habiles Joueurs; de même il y a des événemens 8c des fortunes qui déroutent les plus fins Connoiffeurs; mais ce font de vrais phénomenes,  dans le goüt de Montagne. 143 & malgré ces exemples extraordinaires, il faut s'en tenir aux principes de conduite généralement recus & éprouvés. * * Le Cardinal Alberoni, qui vit encore en Italië (il n'eft mort qu'en 17 51), eft un de ces phénomenes dont je viens de parler, &: 1'on peut le comparer a. ce gros Joueur ( M. Wall) que nous connoilfons encore dans Paris, &qui a fait, dit-on, fa fortune avec une feule orange qu'on lui donna ; il la mk au jeu contre un écu, hafarda eet écu contre d'autres, & gagna infenfi- . blement une fomme confidérable. A force de hafarder heureufement, il eft parvenu k fonder une fortune de plufieurs millions. Alberoni mit, pour ainfi dire, encore moins au jeu, & a gagné davantage, du moins en dignités & en réputation. Fils d'un Jardinier, il fut d'abord fonneur de la cathédrale de Plaifance fa patrie. Son Eveque le prit en affedion, & lui avant reconnu de 1'intelligence & de 1'adivité , il le fit fon Secrétaire, & lui donna un ca- ; nonicat. II eut occafion de connoïtre, dans le Parmefan, le Duc de Vendöme, & de lui plaire par des baffefles dont un Prêtre  . i44 EJTa*s Icalien feul eft capable: le Duc fe Pattacha,J 1'amenaen France, 8c de la en Efpagne. Vendome ayant befoin d'un Agent sur 6c difcret auprès de la Princefte des Urfins, lui donna Alberoni. Cet Italien, aulfi fouple en apparence qu'audacieux en effèt, perfuada a la PrinceiTe qui gouvernoit abfolument 1'efprit de Philippe V, pendant que ce Monarque étoit veuf, qu'il falloit lui faire époufer en fecondes noces la Princefte de Parme. Ce mariage s'accomplit, 6c la difgrace de la Princefte des Urfins en fut la fuite. Alberoni fe chargeade conduire la nouvelleReine. Elle lui procura le chapeau de Cardinal; il devint fon premier Miniftre , 6c par conféquent celui du Roi fon époux. II déploya auffi-tót toute 1'étendue de fes vues, tant pour le dehors que pour le dedans de PEfpagne ; il rétablit 1'autorité du Roi dans le gouvernement , 6c s'en fervit pour corriger beaucoup d'abus, 6c commencer des établiflemens fort importans qui euftent mérité d'être fuivis. La population 6c le commerce de PEfpagne y étoient intéreftes. II réforma le Militaire, 8c le mit fur un pied plus utile 8c plus régulier. II n'avoit jamais été que Secrétaire d'un Général; mais il avoit vu les armées d'aflez prés, pour  dans le goüt de Montagne. 14 j pour juger de ce qui pouvoic y établir 1'ordre 6c la difcïpline; 8c c'eft-la de quoi doit s'occuper un Miniftre. Ses fon&ions font de remettre des troupes en bon état aux Généraux qui doivent les commander. Alberoni s occupa aufli heureuiement de 1'adminiftration 6c du réglement des Finances. Cet arrangement intérieur étoit néceffaire pour préparer 1'exécution des grandes vues qu'il avoit pour le dehors. Elles n'alloient pas moins qu'a rendre 1'Efpagne 1'arbitre de 1'Europe entiere, a lui afturer 1'Italie, 6c a occuper fi bien 1'Empereur, 1'Angleterre &c la Hollande ( que Yoa appeloit alors les PuiiTances Maritimes ) , qu'iis ne pourroient 1'en empêcher. Pour cet eftèt, il fit des alliances dans le Nord, & en contraóta avec le Turc même. Malheureufement les circonftances particulieres dans lefquelles fe trouvoit la France, lerendirentennemi du Duc d'Orléans Régent. II intrigua avec audace 6c habileté, pour aftiirer a Philippe V la couronne de Louis XIV, en cas que le jeune Roi Louis XV mourüt. Mais avec quelque prudence que tant de grandes entreprifes fuffènt concues 6c conduites, il y en avoit quelques-unes qui fe croifoient tellement, qu'elles ne pou- K  146 EJfais voient toutes réuffir. La paix fe fit entre la France Sc 1'Efpagne, Sc Alberoni en fut la viclime. II foutinr fa difgrace Sc les perfécutions qui en furent les premières fuites, en grand Homme : effeóbivement c'en eft un. II prouva qu'il étoit victime des circonftances , & non d'aucune faute de conduite qu'il eut commife. II avoit voulufervir fes Maitres, comme Richelieu avoit fervi le fien ; mais le temps, les lieux, le Maïtre même étoient bien différens. Alberoni, tranquille enfin a Rome, obtint la légation de la Romagne , Si. fit encore parler de lui en entreprenant une conquête pour le Pape, comme Souverain temporel ; ce fut celle de la petite République de Saint-Marin, village fitué a la vue de Rimini, fur une hauteur. Cette entreprife eut tout Pair de la parodie des comédies héroïques qu'Alberoni avoit jouées en Efpagne vingt ans auparavant. L'on doit du moins lui appliquer cette comparaifon, toujours tirée des Joueurs de piquet, qu'un Joueur ruiné , quoiqu'habile, fe conduit, en jouant au douze fous la fiche, comme il faifoit autrefois en jouant aux louis le point. Puifqu'il eft bien décidé que tout ce  dans le goüt de Montagne. ,147 que nous avons de. Livres imprimés fous le titre de Teflamens politiques , ne font que des Romans hiftoriques, un des plus beaux a faire feroit le teftament politique d'Alberoni (*). * * * Le Grand Condé étoit né avec des talens fi décidés pour la guerre, que par une forte d'impuifion naturelle, je dirois prefque d'inftinct, il choififfoit les meilleurs poftes, rangeoit fes troupes de la maniere la plus avantageufe , faifoit fou* tenir les différens corps de fon armée les uns par les autres, les faifoit attaquer avec vigueur , combattoit a leur tête avec courage, ne perdoit jamais fon fang froid au plus fort même de la mêlée, voyoit tout ce qui arrivoit, & faifilfoit fes avantages fuivant les incidens du combat, dont aucun ne lui échappoit. Ce Héros a la guerre n'a été a la Cour öc dans les affaires qu'un très-médiocre Politique. II ne favoit point prendre fon parti a. propos. La gloire qu'il avoit acquife en impofoit d'abord ; mais quand on avoit fondé fa capacité dans les confeils &L dans les intrigues, on (*) Note de l'Edheur. II a été fait, & même aflez bienu Kij  148 Ejfais le trouvoit bien inférieur a fa réputation. 11 n'avoit point 1'efprit de fuite 6c de réflexion; il commettoit des imprudences, avoit des foiblelTes, 6c fe rendoit même fouvent coupable d'injuftice. La guerre avoit endurci fon cceur, 6c ce fut aflez tard qu'il commenca a cultiver fon efprit. Si les avantages de ia naiflance ne 1'euiTent pas mis a. portée de commander des armées, n'étant encore qua la fleur de fon age; fi le fiecle dans lequel il a vécu n'eut pas été un temps de troubles 6c de guerres continuelles, mais pacilique comme le notre, fes talens pour la guerre euflfent été en pure perte, 6c M. le Prince de Condé n'eüt jamais porté le furnom de Grand. Condé, joué par le Cardinal de Mazarin 6c par les Efpagnols, dans les Etats de qui il avoit été obligé de fe retirer, revint en France après la paix des Pyrennées: il fe retrouva auffi grand guerrier, 8c 1'on vit qu'il n'avoit rien perdu de fon mérite militaire. II battit a Senef ces mêmes ennemis de la France, a la tête defquels il avoit combattu contre Turenne a la bataille des Dunes, ce qui prouve de plus en plus qu'il étoit né avec les talens qui font les grands Généraux; 6c non avec ceux qui leroient utiles aux  dans le goüt de Montagne. 149 ïlois dans leurs Confeils, 8c qui font néceiTaires aux Miniftres. * * * M. de Turenne, moins grand par fa naiiTance , 6c bien moins brillant a la guerre que le Prince de Condé , avoit peut-être au fond autant de mérite militaire. II le mit au grand jour, paree que fes talens ayant été reconnus, furent employés. II en avoit peut-être d'autres, que fon extréme modeftie 6c la réferve qui entroit dans fon cara&ere 1'empêchoient de développer; on 1'a cru capable d'être Chef de parti, paree qu'il n'a jamais voulu 1'être. Mais fi fa fupériorité militaire a été balancée par celle du Prince de Condé, les qualités de fon cceur ont toujours été reconnues pour être chez lui fort fupérieures a celles de fon rival. II portoit dans les confeils le même fang froid que dans les batailles, 6c ce Héros a. la guerre étoit un particulier doux 6c aimable dans la fociété. II ne fe convertit a la Religion Catholique , que lorfqu'il ne fut plus poffible de le foupconner d'avoir changé de Religion par ambition ou par intérêt. II fut également pleuré des foldats 6c des peuples; éloge qu'aucun Général n'avoit Kii}  I$ö Efiais mérité depuis les beaux fiecles de la République èc de 1'Empire Romain. # * M. le Duc de Vendöme étoit né , comme le Grand Condé, avec la fcience de la guerre, pour ainli dire, infufe; il avoit le même courage , le même fang froid au milieu des plus grands dangers , le même coup - d'ceil jufte & rapide ; mais ces avantages étoient balancés par de grands défauts. Je ne 1'ai point connu perfonnellement , mais j'ai eu occafion de parler de lui avec tant de Militaires qui avoient fait la guerre fous fes ordres, que je ne peux pas me tromper dans ce que je vais en dire. Après avoir fervi comme Volontaire fous le Grand Condé, comme Colonel èc Officier-Général fous le Maréchal de Luxembourg, on lui confia le commandement des armées au commencement de la guerre pour la fucceffion d'Efpagne. II fut envoyé en Italië en 1702, & pendant trois ou quatre campagnes ilfoutintlagloire des armes du Roi, & gagna quatre batailles , dont deux avant la défedion du Duc de Savoie, &deux après. Cependant il avoit affaire au fameux Prince Eugene, le plus favant Militaire de fon fiecle, qui pour-  dans le goüt de Montagne. 151 voyoit le mieux a tout, favoit le mieux I 1'art de faire fubfïfter une armée, 8c la conduifoit avec fageffe , fang froid 8c 1 réflexion , du cöté oü 1'on pouvoit en 1 tirer le plus grand parti. M. de Ven1 dome ne mettoit pas tant de profoni deur dans fes deffeins, ne faifoit pas tant de réflexions 8c de combinaifons pour : préparer fes opérations. II négligeoit i même trop les détails ; mais quand les i momens critiques 8c décififs étoient venus, i il fe relevoit, pour ainfi dire, fembloit ! appeler a lui tout fon génie 3 prenoit des | partis également fages 8c vigoureux, 8c ! montroit plus d'héroïfme 8c d'intelligence , que le Prince Eugene même n'en eüt eu ; peut-être en pareille circonftance. Les I foldats Francois, qu'il n'aflüjettiffoit pas a 1 une difcipline trop févere, 1'aimoient 8c ] avoient pris une telle confiance en lui, i qu'ils euiTent tout rifqué pour le tirer ] d'un mauvais pas, s'il s'y étoit embarqué. , Ils ne craignoientrien quand ils le voyoient I a. leur tête, 8c étoient perfuadés que mari cher au combat fous fes ordres, c'étoit 1 courir a la gloire. On croit généralement i qu'une perfide politique le fit rappeler du ! Piémont 8c pafler en Flandres, 8c qu on ne '-, lui donna pas le temps d'y réparer les fautes Kiv  15 i Ëffais qu'y avoit fakes le Maréchal de Villeroy. On 1'envoya en Efpagne, feul, fans armée, fans fecours d'aucune efpece; mais fon nom, fa réputation, 1'ancienne confiance des Francois qui avoient fervi fous lui quelques années auparavant, tinrent lieu de tout. II ramena dans Madrid Philippe V prefque entiérement chaffé de fes Etats; il pourfuivit les ennemis, les forca d'évacuer 1'Efpagne, &: de fe retirer en Portugal. Ce fut le fruit de la fameufe bataille de Villa-Viciofa en iyio.Comblé de gloire, qui fembloit toujours venir le chercher plutot qu'il ne courok après elle ; d'honneurs 3 au deffus defquels il fe croyoit &c étoit effeclivement; éc de richeffes, qu'il dépenfoit avec négligence & abandon; il mourut a Vinaros en Catalogne , d'une indigeftion, genre de mort qui paroïtra peu digne d'un des plus grands Guerriers &c des plus habiles Généraux de notre lïecle, mais qui d'ailleurs étoit affez bien affortie avec fa vie privée ; car il faut convenir que celle - ci faifoit un affez grand contrafte avec fa vie militaire. Son caradfere étoit doux, bienfaifant; il ne connoiffoit ni la haine, ni 1'envie, ni la vengeance; il fe piquoit de refïembler en cela a fon grand-pere Henri IV ; ü n'étoit ni haut, ni vain, ni faftueux, perfuadé  dans le goüt de Montagne. 153 qu'on ne pouvoit ni qu'on ne vouloit lui manquer. Effectivement , il n'a jamais été forcé a croire le contraire. II n'y avoit que les Princes du Sang qui pufTent lui difputer en France la fupériorité du rang ; auffi n'eut-il jamais de difficultés qu'avec eux; encore tout fe paffa-t-il noblement 8c de bonne grace. Tel étoit le Duc de Vendöme, confidéré fous l'afpeclle plus favorable.Voyonsle a préfent, d'après d'autres Mémoires peut-être auffi fideles, fous un jour moins avantageux. II étoit d'une taille ordinaire, d'un tempérament vigoureux; fa figure & fon air étoient nobles, & il avoit de la grace dans la parole 6c dans le maintièn, beaucoup d'efprit naturel, mais peu cultivé; il étoit d'une ignorance profonde, même dans le métier de la guerre, qu'il n'avoit point étudié, 6c fur lequel il n'avoit jamais réfléchi ; brave jufqu'a 1'intrépidité , hafardeux même quand il pouvoit furmonter fa pareffe, il réuffilfoit prefque toujours par ce que 1'on pouvoit appelIer un effet de fon étoile; il pofledoit la fcience du Monde 6c celle de la Cour, au même degré que celle de la guerre, c'eft-a-dire, par routine 6c fans aucuns principes; malgré cela , il plaifoit affez .généralement, quoiqu'i 1 ne fut Courtifan  Ejfais que du Roi feul, 8c fit fentir a. tout Ie refte qu'il étoit pètit-fils d'Henri IV, 8c qu'il ne devoit céder qu aux defcendans légitimes de ce Monarque. Ce genre de vanité plaifoit a Louis XIV, qui ayant, comme fon grand-pere, des enfans naturels , vouloit les égaler aux Princes même de fon fang. Le Duc de Vendome n'étoit poli qu'avec mefure, 8c réfervé avec ceux qu'il croyoit pouvoir lui temr tête ; mais il affectoit d'être familier Sc populaire avec les Officiers du dernier rang, les foldats , 8c ceux de fes domeftiques qu'il croyoit incapables d'abufer de fes bontés. Opiniatre Sc inacceifible aux confeils 8c aux repréfentations de ceux qui auroient attiré 1'attention de tout autre , il ne fe laiffoit gouverner que par ceux qui lui prodiguoient des louanges, 1'admiration Sc le refpecl. Dès qu'on s'appercut dans les armées qu'il commandoit, que c'étoit le moyen d'obtenir fa confiance , il trouva dans le militaire du. rang le plus diftingué , Sc même dans les i Officiers Généraux, des gens affez bas; pour le prendre par fon foible, dans 1'efr pérance qu'il les mettroit a portée de faire: j leur fortune. II portoit, fur-tout a la finn de fes jours, ie libertinage, la mal-pro- j preté Sc laparefle a un excès fi prodigieux^,j  dans le goüt de Montagne. 155 qu'il eft inconcevable que ces défauts ne lui aient pas fait plus de tort. Au milieu de la Cour de Louis XIV, tantöt galante, tantót devote, il ne fe cachoit pas de fe livrer aux plaifirs les plus fales & les plus coupables, & Louis XIV n'ofoit pas lui reprocher un genre de débauche, qui, dans tous les temps de fon regne , auroit perdu tout autre. On bravoit hautement dans la petite Cour d'Anet ce dont tout le monde eut rougi a. Verfailles. Ceux qui ont fervi fous lui dans fes campagnes d'Italie, m'ont allure qu'il avoit manqué plus de vingt fois les plus belles occafions de battre 1'ennemi, par pure pareffe , &c qu'il s'étoit mis autant de fois dans le rifque de faire écrafer fon armée, par fa négligence. Mais heuneufement ceux qui commandoient fur les ailes &z fur les derrières de fon armée, étoient plus attentifs & plus vigilans. II n'y a perfonne qui n'ait entendu parler de la fraicheur de M. de Vendóme, expreffion dont on fe fert encore pour delïgner une marche fake dans la plus grande chaleur du jour : elle ne vient que de ce que M. de Vendóme annoncoit toujours le foir , qu'il partiroit le lendemain 1 j„ ~_<_ 1 1 * • - t uv,o- uDiuig ncuic j mais que ie mo-  15 6 Ejffais ment indiqué étant arrivé, il reftoit Ci long - temps dans fon lit, qu'il ne fe mettoit jamais en marche qu'aux environs de midi , même dans les temps Sc les pays les plus chauds. Le plus grand avantage qu'il eut fur le Prince Eugene, c'étoit de dérouter tous les calculs de celui-ci , paree que luimême n'en faifoit aucuns. Comme il ne partoit jamais a jour ni a point nommés, aucun efpion ne pouvoit avertir du moment ou il fe mettoit en mouvement. Comme ilne tenoit point de Confeil avec fes Officiers Généraux, on ne favoit jamais ce qu'il vouloit faire ; il entroit en campagne fans plan fixe, Sc s'embarraffoit fort peu de ceux que la Cour lui indiquoit : 'ainfi 1'on pouvoit bien dire que fes deffeins étoient impénétrables. Son audace Sc fon coup-d'ceil dans les grandes opérations réparoient tout. II n'y eut que dans la campagne qu'il fit en -Flandres en 1708, ayant fous fes ordres le Duc de Bourgogne, héritier préfomptif de la couronne, que fon obftination a ne pas profiter des avantages qu'il pouvoit procurer aux troupes du Roi, lui fit perdreunebatailie, Sc tout le fruit d'une campagne qui eut pu être très-belle. L'armée  dans le goüt de Montagne. 157 Francoife étoit eampée a portée d'Oudenarde ; il étoit aifé de s'emparer de cette place, qui étoit encore mal fortifiée, 6c de couper aux ennemis toutes leurs fubfiftances; mais il falloit, pour cet effet , les prévenir avant qu'ils s'appercuffent qu'on pouvoit leur caufer un auffi grand dommage. On en avertit plufieurs fois M. de Vendóme; mais comme ces confeils ne lui venoient pas de ceux qui, par leur baifeife, avoient mérité fa confiance , il ne les fuivit pas, fans pourtant les combattre par aucunes raifons. Marlboroug, qui commandoit 1'armée ennemie , ne tarda pas a. s'appercevoir que M. de Vendóme n'avoit que ce mouvement a faire, èc qu'il falloit le contrarier. Mais il ne pouvoit s'approcher d'Oudenarde fans faire un detour confidérable , Sc il pouvoit être prévenu ; M. le Duc de Bourgogne alla encore lui-même en preffer M. de Vendóme; il ne put jamais rien prendre fur fa parelfe , ni 1'engager a quitter fon logis. Enfin M. de Biron , Lieutenant-Général, qui commandoit un corps de réferve, fit avertir que 1'ennemi approchoit, & vint lui-même confirmer cet avis. M. de Vendóme s'obftina longtemps a n'en vouloir rien croire. A la  ï 5 8 ' BJfais fin Biron courut a fon corps, & fe mie en défenfe le mieux qu'il lui fut poflible. Le Général le lui avoit feulement permis, s'il étoit vrai que 1'ennemi füt fi pres de le charger. Cet ordre étoit aflez imprudent; mais Biron fut forcé de 1'exécuter, car le combat s'engagea entre fes poftes avancés 6c 1'ennemi qui vint les reconnoitre. Marlboroug fit foutenir les premiers attaquans, 6c Biron renforca fes poftes. Enfin il fallut bien que M. de Vendóme marchat, Sc ce fut ainfi que s'engagea le combat d'Oudenarde. Malgré la valeur des troupes Francoifes, les efForts de la Maifon du Roi, Sc même la bravoure perfonnelle de M. le Duc de Bourgogne, le terrein ne nous étant point favorable, Sc n'ayant point du tout été choifi, ni les manoeuvres préparées, le fuccès ne nous fut point avantageux. On fut obligé de facrifier quelques troupes, pour favorifer la retraite de 1'armée qui fe fit fur Gand. M. le Duc de Bourgogne ne fit que traverfer cette ville, 8c fe retira avec la tête de 1'armée jufque derrière le canal de Bruges. M. de Vendóme, au contraire , S'arrêta a Gand, pour fe repofer des fatigues d'une journée oü il avoit donne plus de preuYes de bravoure que d'intel-  dans le goüt de Montagne. 159 j ligence. M. le Duc de Bourgogne, rendu ; dans fon quartier général, écrivit au Roi i ce qui s'étoit paffe, avec ménagementpour le Duc de Vendóme, qu'il favoit que le : Roi aimoit; & M. de Vendóme écrivit de | fon cóté , & affiira qu'il avoit gagné la bataiile, & que fi le fuccès n'avoit pas I été plus complet, ce n'étoit pas fa faute» ; Louis XIV feplutale croire, quoique 1'Europe & la France entiere fuffent bien inj formées du contraire. M. de Vendóme ne fut point perdu dans 1'efpritde fon Maïtre, comme il devoit 1'être; au contraire , le Roi en conclut, que M. le Duc de Bourgogne ne feroit jamais un grand Militaire, & qu'il étoit inutile de continuer a 1'enIvoyer a 1'armée. S'il n'en jugea que fur ice qui paffa avant & le jour de la bataiile Id'Oudenarde , ce grand Monarque fe trompa. Le fiége de Liffe, que les ennemis entreprirent 1'année fuivante, prouva ijbien quelle étoit la conféquence de la perte de cette bataiile. Cependant M. de Vendóme fut fhomme que 1'on envoya , 1'année fuivante, pour fauver 1'Efpagne, tk. dont la préfence feule valut une armée, :fcRii fit rentrer Philippe V dans fa capitale, ibattit 1'ennemi a Villa-Viciofa , & fit ijcoucher le jeune Roi fur le plus beau lit  i6o Wais qui ait jamais été dreiTé pour un Souverain, puifqu'il étoit compofé des drapeaux de fes ennemis; mais c'eft qu'il ne falloit qu'exciter 1'enthoufiafme des Efpagnols 8c des Francois qui étoient encore en Efpagne. Le nom de Vendóme fit cet eftèt?Sa réputation, bien ou injuftement méritée, effrayaStaremberg 8c Stanhope, 6c fon caradere hafardeux 6c fa bravoure déterminée firent le refte. Cependant fa fin fi brillante dans 1'Hiftoire, fut trifte 6c malheureufe dans la réalité. Après avoir paffé 1'année 1711a triompher des ennemis de Philippe V, il n'eut pas plus tót rec;u a Madrid tous les honneurs que ce Roi pouvoit accorder a fon Libérateur , le titre d'Alteife, la prééminence fur tous les Grands d'Efpagne, enfin les mêmes diftindions dont avoit joui autrefois le fameux Don Juan d'Autriche, qu'il s'ennuya de toutes ces grandeurs Efpagnoles, 6c laiflant la Cour a Madrid, 6c 1'arrnée fous la conduite de fes Lieutenans-Généraux, il fe retira dans un bourg de Catalogne , nommé Vinaros. La, entouré d'un petit cercle de complaifans 6c de débauchés, il fe livra tout a fon aife a tous les genres de voluptés qui lui étoient chers.Il fe gorgeade poiffon, qu'il aimoit  dans ïe goüt de Montagne. ï6i 1 a la Fureur, fut-il bon ou mauvais, bien I ou mal accommodé ; il but du vin épais^ j fumeux, capiteux , &l gagna enfin une | forte indigeftioii, ou plutót une maladie4 I fuited'indigeftionsrépétées, dontladiette &: 1'exercice auroient pu être le véritable remede. On le traita d'une facon tout-afait contraire a fon état, & bientöt il fe trouva fans reffource. Alors les plus hon-*nêtes d'entre fes Courtifans 1'abandonnerent; les autres fe mirent a. piller fes meubles & fes équipages; & 1'on prétend que quelques momens avant que d'expirer^ voyant fes derniers valets prêts a enlever & a fe partager fes couvertures, fes draps &c fes matelas, il leur demanda en grace de lui laiffer au moins rendre les derniers foupirs dans fon lit. II n'avoit que 5 8 ans quand il mourut. La Princeffe des Urfins* qui étoit alors toute-puiffante auprès du Roi d'Efpagne, fit ordonner qu'on porteroit fon corps dans le tombeau des Rois a 1'Efcurial. On lui fit , tant en France qu'en Efpagne, les plus fuperbes Oraifons funebres. Elles ont fervi a. tromper la Po£ cérité fur fon compte, èc aucun Hiftoriert que je fache, ne s'eft encore foucié de la iéfabufer. J'ai fouvent entendu conter par des  l6i EJfais témoins oculaires, des anecdotes fur la mal-propreté vraiment cynique de M. le Duc de Vendóme, fi fingulieres, que je les écrirois , fi elles n'écoient encore plus dégoütantes 8c révoltantes qu'elles ne font plaifantes 6c rifibles. C'eft: en applaudiffant a. ces faloperies, que le Cardinal Alberoni fit fa fortune : tant il eft vrai que 1'on y parvient par toutes fortes de moyens ; 6c les Prêtres 6c les Moines Italiens ne font rebutés par aucuns. Le Duc de Vendóme avoit un cadet qui poffédoit toutes les bonnes qualités 6c tous les défauts de fon frere, mais dans de moindres proportions. II en eft réfulté qu'il a acquis moins de gloire, 6c que fa mémoire fera moins révérée par la Poftérité. Mais dans ie monde 6c dans la fociété, on a fupporté M. le Grand-Prieur de Vendóme ; il a même été regardé, fur la fin , comme un aimable voluptueux , 6c eft mort a 1'age de 72 ans, entouré.de gens d'efprit, qui s'amufoient chez lui 8c avec lui, 6c l'ont regretté". Je 1'ai fouvent vu au Temple; j'ai eu pour amis des gens de fa fociété, 6c j'en connois encore quelques-uns qui paflent pour être de bonne compagnie; au lieu que fi M. le Duc de Vendóme eut vécu plus long-temps, 8c  dans te goüt de Montagne. 163 que la paix écant faite , fes talens, ou plutöt Ion bonheur a la guerre, fuflent devenus inutiles a 1'Etat, fon genre de vie 8c fa crapule revoltante auroient fini par le rendre méprifable a tous les honnêtes gens, Sc, quelque grand Seigneur Sc grand Général qu'il fut, perfonne n'eüt voulu vivre avec lui. Le Grand-Prieur fervit d'abord en Candie contre les Turcs, avec fon oncle le Duc.de Beaufort, li connu du temps de la Fronde, Sc qui, comme on fait, termina, par cette expédition, fa vie orageufe. C'étoit un bel apprentilfage pour un Chevalier de Malte. Cette campagne lui tint lieu de caravane : il étoit encore bien jeune quand il la fit; car il n'avoit que 17 ans, lorfqu'étant de retour en France, il fuivit Louis XIV a la conquête de la Hollande, Sc fe diftingua au palfage du Rhin Sc dans les campagnes fuivantes des deux guerres terminées par la paix de Nimegue Sc celle de Riswick. II fut bleffé a la bataiile de la Marfaille, fait Lieutenant-Général en 1693. II fervit avec fon frere, Sc quelquefois fous lui t mais feulement jufqu'en 1705. Ilmontroitla même bravoure que fon ainé, les mêmes talens pour la guerre, peut-être même en avoit- L ij  x 64 EJfais il davantage, car il étoit moins opiniatre Sc moins parefleux. Mais il ne commandoit pas en chef, par conféquent les fuccès de fon frere ne contribuerent point a fa gloire : mais qui fait a. quel point il y eut part, Sc, fi fes confeils euflent été iuivis , fi le Duc de Vendóme n'en eut pas obtenu davantage ? Le libertinage du Grand-Prieur n'étoit pas moins grand «uie celui de fon frere, quoiqu'a certains égards fes goüts fuflent un peu plus honnêtes. Ses plaifirs le firent manquer a fon devoir, Sc a fe trouver a la bataiile de Calfano en 1705. II fut difgracié, fe retira a Rome , Sc paflfa quelques années a. voyager en Italië. Le Roi voulut Ie priver de fes bénéfices; il les remit lui-même de bonne grace, Sc on lui conferva une penfion. Ayant été fait malheureufement prifonnier par les Impériaux, entraverfant le pays des Grifons, il ne put rentrer en France qu'en 1712, la même année que fon frere mourut en Efpagne. Qui fait fi la faute qu'il commit fix ou fept ans auparavant, ne lui épargna pas bien des chagrins Sc des embarras ? du moins ne fiit-il témoin ni de la cam pagne de 1708 oü fon frere fe conduifit li mal, ni de fa fin malheureufe a Vinaros.  dans le goüt de Montagne. i6j II lui furvécut pendant quinze ans, & fe trouva le dernier de la Maifon de Vendóme ; mais il avoit fait fes vceux dans 1'Ordre de Malte. Son frere avoit été marié a une Princeffe de Condé; mais content de n'être point ébloui par 1'honneur de cette alliance, il ne s'étoit nullement occupé du foin de donner des neveux au Grand Condé, ni de perpétuer la race illégitime d'Henri IV. Le Grand-Prieur, de fon coté, ne penfa qua jouir, en véritable Epicurien, de 1'augmentation de fa fortune. II fit cependant encore une fois treve a fes plaifirs en 1715 , pour voler au fecours de Malte, qui étoit menacée d'un fiége par les Turcs: il fut déclaré GénéraliHime des forces de fon Ordre. C'eft la feule fois qu'il ait eu ce beau titre, &z un commandement en chef. Malte ne fut point affiégée , & le Grand-Prieur revint dans fa délicieufe retraite du Temple, oü il n'eft mort qu'en 1717. II avoit, comme fon frere, de 1'efprit naturel, fans culture.; mais il en tiroit un meilleur parti, & faifoit quelquefois affaut de vers avec. 1'Abbé de Chaulieu & le Marquis de la Fare. Je n'ai pointconnu celui-ci, quimourut eni7i 2, mais j'ai quelque fois caufé avec 1'Abbé  166 Wais de Chaulieu, qui n'eft mort qu'en 17x0, a lage de 87 ans. Je 1'ai vu a la Cour de Madame la Duchefle du Maine , amoureux de Mademoifelle de Launay fa femme de chambre, a préfent Dame de compagnie de la Princefte, fous le nom de Baronne de Staal ( Elle n'eft morte qu'en 1750). L'Abbé de Chaulieu en étoit vivement épris, quoiqu'aveugle, Sc aflurément Madame de Staal étoit bien faite pour infpirer une pareille paffion ; car elle n'a jamais été ni jolie ni appétiflante, en récompenfe perfonne n'a plus d'efpnt qu'elle. Voltaire , que nous appehons autrefois Arouet, a été auffi de la fociété de M. le Grand-Prieur de Vendóme ; 6c dès-lors je 1'ai entendu appeler ce Prince ï'Alteife Chanfonniere, avec ce ton d'aifance qu'il a toujours pris avec les grands Seigneurs. Le Grand-Prieur fut long-temps amoureux de Mademoifelle Rochois, fameufe Adrice de 1'Opéra, & cet amour lui fit honneur, par comparaifon avec le genre de débauche qu'avoit adopté fon frere. De même , il paroifloit propre , en comparaifon de fon aïné; cependant il y avoit, fur-tout a la fin de fes jours , bien de la négligence dans fon ajuftement. II  dans le goüt de Montagne. 16j ! prenok beaucoup de tabac d'Efpagne , & j en avoit d'excellent ; fa feule tabatiere j étoit une poche doublée de peau , 8c defUnée a cet ufage: il y fouilloit a pleine l main, 8c fe barbouilloit le nez du tabac qu'il en tiroit. Une bonne partie tombok ] fur fon habit, qui en étoit toujours horI riblement chargé ; 8c on prétend que fes i valets de chambre faifoient d'alfez gros I profits a racler ce tabac de delfus fes | vêtemens ; ils le mettoient dans des boites . de plomb , & le vendoient comme fraï{ chement arrivé d'Elpagne. * Nous voyons a préfent en France } marcher a grands pas vers la plus briljante ' fortune , un homme qui, en entrant dans 3 le monde, avoit tout contre lui, mais I dont 1'étoile a furmonté tous les obftacles. I On peut lui appliquer cette devife faftueufe | qu'avoit prife fon grand - pere, M. Fou] quet, un écureuil grimpant fur un globe, avec ces mots latins: Qub non afcendei ? Ou ne montera-t-il pas ? Le Surintendant ij déchut bientöt de fa prétention : celui-ci s paroït être plus alfuré du fuccès de la I fienne; perfonne ne met plus de fuke Liv  IÓ8 EJfais èc d'aclivité clans tout ce qu'il entreprend, On fentira mieux tout le prix de fa conduite, ou plutot la force de fon étoile, quand on faura d'oü il eft parti. Son pere n'étoit que le fecond fils du Surintendant, Scn'entra dans le monde qu'après la difgrace de ce Miniftre. La haine que Colbert avoit infpirée a Louis XIV contre le nom de Fouquet, empêcha le Marquis de Belle-Me de parvenir a. rien. Cependant il trouva moyen d'époufer une fille de grande naiflance, qui, a la vérité, n'avoit aucun bien. Elle étoit de la Maifon de Lévis, fceur du Duc de ce nom. Sa familie fe brouilla avec elle a caufe de ce mariage, & fut long-temps fans vouloir la voir ; les nouveaux mariés allerent vivre auprès de 1'Evêque d'Agde, frere cadet du Surintendant difgracié. Ce Prélat fut d'une grande relfource a fa familie. Ce fut dans cette efpece de retraite que naquit le Comte de Belle-Ifle d'aujourd'hui, fon frere que 1'on appelle le Chevalier, & plufieurs foeurs. A la mort de 1'Evêque d'Agde, il fallut bien que M. & Mme de Belle-Ifle revinflent a Paris chez la bonne Madame Fouquet, veuve du Surintendant : elle vivoit encore, pratiquant toutes lortes d'ceuvres de charité, cuj la faifoient regarder comme une.  dans le goüt de Montagne. 169 Sainte. Elle mourut, 8c laifTa d'abord M.;& Mme de Belle-Ifle 6c leurs enfans mal aleuraife. L'iflede Belle-Ifle, dont ilsportoientlenom, étoit la plus mauvaife terre du monde, rapportant peu, 6c étant , pour ainfi dire , féqueftrée entre les mains du Roi, qui y tenoit garnifon. Cependant M. de Belle-Ifle d'aujourd'hui a fu tirer un grand parti de fa poflefïion, ou, pour mieux dire, de fes prétentions fur cette ifle. En entrant dans le monde, il fut deftiné a la guerre, 6c il ne pouvoit alfurément pas commencer cette carrière avec les mêmes avantages que les gens de qualité ; mais il trouva alors des reflburces dans le nom de fa mere, 6c dans le crédit de fes pareus maternels. II obtint un régiment de Dragons , fervit dans 1'armée de Flandres, 6c fe trouva dans la ville de Lille affiégée par les ennemis, 8c défendue par le Maréchal de Boufflers. II s'attacha k ce Général, 6c réutfit a lui plaire. Bientöt il devint fon bras droit, 8c ayantété blefle, le Maréchal obtint pour lui le grade de Brigadier, de préférence a. d'autres qui le demandoient, entre autres, au Marquis deMaillebois, fils deM. Defmarets,Controleur-Général des Finances, 8c neveu de Colbert. Ce fut la première victoire que  i yo Effais la familie de Fouquet obtint fur celle de Colbert, depuis la difgrace du Surintendant. Enfin le Maréchal de BoufBers continuant de le protéger, il fut pourvu, même avant la mort de Louis XIV, de la place de Meftre de Camp Général des Dragons, qui faifoit 1'objet de 1'ambition des plus grands Seigneurs de la Cour. Le Roi étant mort, M. de Belle-Ifle s'eft conduit, pendanttout le cours de la Régence, avec une fuite Sc une adreffe inconcevables, ne perdant pas de vue un feulinftant 1'objet de fon ambition Sc de fa fortune. II ménagea tout le monde dans les temps de troubles Sc: de factions, fe rendit utile aux uns Sc aux autres. Je 1'ai vu faire fa cour a mon pere , Sc gagner fes entours. II ne fut point la dupe du fyftême de Law, Sc ne s'embarqua point comme tant d'autres , qui parurent d'abord en tirer des richeffes immenfes , Sc finirent par fe ruiner. Après la culbute de cet Aventurier Sc de fon fyftême, M. de Belle-Ifle recueillit le fruit de fa prudence. Pendant Ia petite guerre d'Efpagne de 1719, il afficha un grand zele pour le Régent, contre un Roi, petit-fils de Louis XIV, Sc ce zele lui valut d'être fait Maréchal de Camp Sc Gouverneur  dans le goüt de Montagne. 171 d'Hunirigue. II contribua a déterminer le Régent a donner le titre de premier Miniftre au Cardinal Dubois; mais la mort lui enleva bientöt ce perfonnage , qui d'ailleurs étoit incapable d'avoir pour lui de la reconnoiflance. M. le Blanc étoit Miniftre de la guerre, fans appui, fans confeil; M. de Belle-Ifle fe rendit maïtre de fon efprit 6c de fon département : la mort du Duc d'Orléans lui fit enfin éprouver un échec. Le Duc de Bourbon s'empara du premier Miniftere, fans que M. de Belle-Ifle put faifir 1'inftant 8c les moyens de 1'empêcher. M. le Blanc fut arrêté; on voulut lui faire fon proces; M. de Belle-Ifle même fut enfermé a la Baftille. L'année fuivante, il futexilé, 8c perfécuté pendant tout le Miniftere de M. le Duc, par des gens dont il eft a. préfent le meilleur ami. Mais enfin M. le Duc fut déplacé, 8c les ennemis de M. de Belle-Ifle enfermés 6c exilés a leur tour. Le Cardinal de Fleury vint en place ; il avoit été ami intime de la Duchefle de Lévis, tante de M. de Belle-Ifle, qui profita de cette ancienne liaifon pour gagner la confiance du nouveau premier Miniftre. II y réuffit. M. le Blanc reprit fa place, 8c M. de Belle-Ifle gontinua d'avoir tout  172 EJfais crédit dans le département de la guerre, jufqu'a la mort du Secrétaire d'Etat. II fentit que , ne pouvant pas avoir la même influence fous fon fuccelfeur, le meilleur f>arti qu'il put prendre, étoit de fervir k a guerre. II fut fait Lieutenant-Général, 6c Commandant de Metz 6c des Evêchés, 6c fit un grand étalage des arrangemens avantageux pour 1'état qu'il prenoit dans fon nouveau commandement. Au commencement de la guerre , il s'empara de Treves , qui eft une ville ouverte, fit fonner haut 1'utilité de cette conquête: celle de Philisbourg ne roula pas fur lui, quoiqu'il fervit bien k ce fiége. II a été nommé Chevalier des Ordres du Roi en 1735, 6c de ce moment le Cardinal a pris fes confeils pour la conclufion de la paix. Ce vieillard s'eft peut-être imaginé qu'il lui avoit 1'obligation d'avoir acquis la Lorraine, paree que M. de Belle-Ifle a infifté fur 1'importance de cette acquifition propofée par d'autres. Plaife au Ciel qu'après avoir applaudi a. un bon parti, il ne lui en fafle pas prendre par la fuite de plus mauvais. Quoi qu'il en foit, il y a toute apparence que la fortune de M. de Belle-Ifle n'en reftera pas oü elle en eft déja. Quoiqu'il n'ait, pour ainfi dire j  dans le goüt de Montagne. 173 rien fait que d'intriguer, on le croit trèscapable d'être un grand Général èc un grand Miniftre ; c'eft ce qu'il faudra voir. II eft grand Sc maigre ; fon tempérament a paru jufqu'a préfent délicat , fon eftomac foible, fa poitrine attaquée, depuis la bleftiire qu'il recut au fiége de Lille. II paroït obligé a de grands ménagemens de fanté, Sc les obferveeneffet, lorfque les circonftances ne le forcent pas a. y renoncer; mais dés qu'il fe fent animé par le défir d'acquérir de la gloire, Sc de faire réuffir un plan d'ambition ou d'intrigue, 1'adivité de fon ame lui fait trouver des forces que lui refufe la foibleffe de fon corps; il travaille continuellement, ne dort point, laffe les Secrétaires les plus infatigables, dictant a. plufieurs a la fois. Enfin il eft tout de feu, dévore tout Sc réfifte a. tout; il fait marcher a. la fois plufieurs intrigues, ne perd pas de vue un feul de fes fils, Sc a foin qu'aucun ne fe croife. Dans un fiecle oix 1'exacte probité, le mérite réel, Sc les vues fages Sc folides ne font pas les meilleures recommandations, un homme, qui fait ufer a la fois de foupleffe Sc de jadance, ne peut manquer de réuffir. La preuve  174 EJTais cependant que fes idéés ne font ni bien lumineufes ni réellement grandes, c'eft que fon ftyle eft foible 8c même plat, qu'il n'écrit ni purement ni fortement, 8c n'a pas même d'éloquence en parlant; mais il paroit toujours afluré du fuccès, il en répond fans héfiter, 8c il perfuade d'autant plus, qu'on croit qu'il n'y met point d'art. ïl fait encore mieux faire valoir ce qu'il a fait, que ce qu'il veut faire : quand on a fuivi fes avis, fi 1'on s'en trouve bien, on croit lui en avoir obligation; fi 1'on s'en trouve mal , on s'en prend k foi-même. Si M. de Belle-Ifle parvient a être chargé d'une grande adminiftration, il eft a craindre que fon goüt exceffif pour les détails 8c pour les projets de toute efpece, ne le porte k en adopter beaucoup dont il ne pourra fuivre 1'exécution en entier, 8c qu'il n'aura pas le temps de re&ifier. II aimera certainement les aventuriers , l'étant un peu lui-même, 8c ne diftinguera pas toujours ceux qui pourront lui être véritablement utiles d'avec les autres. M. de Belle-Ifle a époufé, en 1729 , une Demoifelle de la Maifon de Béthune, bien faite, aflez jolie , 8c telle qu'il la falloit a un homme comme lui; tantot  dans le goüt dt Montagne. 175 coquette avec beaucoup d'art, d'adrefle Sc de décence, tantót devote, toujours cajoleufe fans baffeffe, fpirituelle fans prétention : fon mari, qui connoït également fes vertus & fes défauts, affiche un grand attachement pour elle; 8c effectivement, n'ayant d'autre paffion que 1'ambition , il n'a d'autre Maïtreffe que fa femme qui feconde fes vues. La coquetterie de la femme &c 1'ambition du mari réuffiffent également, paree qu'ils partent de fource, & ne coutent rien a ceux qui les emploient. Le Chevalier de Belle-Ifle, frere du Comte , a, fuivant les gens qui les ont bien pratiqués 1'un & 1'autre , plus de vues, d etendue & de folidité dans les projets,que fon frere; maisilabien moins de liant, de foupleffe, &c de moyens de féduire & de perfuader ; il a peut - être plus de connoiffance de 1'art de la Guerre , de la Politique & de 1'Adminiftration , mais il ne fait pas auffi bien faire valoir ce qu'il fait & ce qu'il imagine. Leur ambition eft en commun, èc le Chevalier a la bonté de ne prendre dans les grands fuccès qu'une^part de cadet ; mais on prétend que toujours caché derrière fon aïné ? il lui eft d'une grande utilité, dt  fj6 Ejjais qu'il lui manquera beaucoup s'il meutt avant lui. Le Chevalier travaille aux Mémoires du Comte , redifie fes plans * prélïde a 1'arrangement des affaires domeftiques ; tout eft chez eux indïvis. Le Chevalier étant d'une meilleure fanté, fe livre plus aux plaifirs que 1'aïné ; mais il ne perd pas pour cela un inftant de vue la conduite de leur ambition 6c de leurs intrigues communes. La meilleure affaire que les deux freres aient faite , eft 1'échange de la miférable ifle de Belle-Ifle, contre le Comté de Gifors , celui de Vernon, 8c les forêts deLions 6c des Andelis. M. de Belle-Ifle a un fils 'aïné, né en 1731 ; s'il vit, il fera auffi grand Seigneur que 1'euffent été fon grand-pere 6c fon pere, fi M. Fouquet fut mort en place avec autant de pouvoir que le Cardinal Mazarin. * **• Ce que 1'on appelle vulgairement avoir de 1'efprit, c'eft avoir de la vivacité dans la penfée. L'on ne croit que trop fouvent fots 6c bornés ceux qui ont 1'efprit lent 4 un peu pefant, 6c qui n'ont pas 1'élocution brillante öc facile ; on fe trompe affuré- ment.  dans le goüt de Montagne. ment. Avoir de 1'efprit, c'eft avoir les idees juites, &c en faire un peu plus tót ou un peu plus tard des applications raifonnables. Etre bete, c'eft être incapable de jugement; 1'étourdi en porte de précipités, qui fè trouvent faux par manque d'attention & de réflexion. Partant de ces définitions , 1'liomme de beaucoup d'efprit a le coup-d'ceil également jufte &L rapide. L'homme de génie va plus loin encore; il s'éleve au deffus de ce qui eft foumis au jugement ordinaire des hommes ; il imagine, il devine, il crée toujours avec jufteffe, paree qu'il ne part jamais que d'une bafe certaine, &: cette bafe eft le fentiment & la raifon. II n'y a que les foux qui pointent a tout hafard & a tout événement. L'homme de génie faifit fur le champ une idéé, & la porte auffi loin qu'elle peut aller. L'homme de bon efprit prend fon parti, après y avoir bien réfléchi; mais il n'y a rien de pire que de balancer fans ceffe. Dans le courant des affaires ordinaires, il y a une certaine lenteur de décifion, dont 1'ufage eft admirable, en ce qu'elle femble mettre les gens médiocres au niveau des plus habiles. J'ai vu des Adminiftrateurs & des Miniftres, qui n'avoient M  i7* Eiïais que cette mefure de mérite, réuffir parfaitement pendant long - temps. Mais peut-être que s'ils setoient trouves dans des cas imprévus & très-difficiles , ils s'en feroient mal tirés. Ces geus-la doivent, en entrant en place , s'inculquer quelques principes bien éprouvés; Sc apres avoir confulté ceux qui font capables de leur en fournir, s'y tenir fermement, &C les reo-arder comme leur bouffble. Cependant Il faut s'attendre a être obligé de faire quelques exceptions; car il n'y a aucune regie générale qui n'en ait. Un homme vraiment lumineux les trouve tout d'un coup'; mais quelque efprit, quelque génie que 1'on ait, on n'eft jamais difpenfé d'avoir des principes. Lesmeilleurs, en fait d'adminiftratioii, font ceux qui ont été adoptés dans des Confeils, & qui y font confignés depuis long-temps, paree que c'eft le fruit des réflexions & de 1'expérience d'un plus grand nombre de gens, & que 1'intéret Sc les confidérations perfonnelles y entrent pour bien moins que dans les principes qui n'ont qu'un feul homme pour auteur. Mais chaque homme , en quelque place qu'il foit, doit fp faire des regies  dans le gout de Montagne. 179 \ perfonnelles pour fa propre conduite ; ; quant a ceux-la, il faut y réflechir dans ,j la folitude, Sc le plus für eft peut - être I de n'en délibérer avec perfonne. Non feulement il faut quelquefois s'é| carter des meilleurs principes, mais a la I longue il faut ou les abandonner tout-aI fait, ou du moins les modifier. II n'y a fi | bons meubles qui ne s'ufent; mais les j bons ménagersne jettent rien par la fenêI tre, qu'ils ne foient biens fürs qu'il n'y a I plus aucun parti a en tirer. II me fera aifé de donner des exemples 1 des différens genres d'efprit dont je viens I de parler, Sc des Miniftres dans lefquels £ je les ai reconnus. C'eft ce que je ferai | dans un moment. En attendant, raifonj nons encore fur la maniere dont les gens 1 en place devroient travailler pour fuffire 1 a la multitude des objets confiés a leurs I foins, dans un Royaume auffi étendu que I celui de France. Quand on a des occupations d'un genre | trop uniforme Sc monotone, il faut abfoi| lument fe diftraire, finon par de vrais amuj femens, du moins en variant fes travaux: i les Magiftrats s'occupent par intervalle, j1 fur-tout pendant leurs vacances, de litté[f rature, ou de leurs affaires domeftiques, Mij  iBo Ejjais batimens, jardins; les Miniftres, qui ont toute 1'année & tous les jours des affaires, mais de différens genres, fe délaffent en paffant d'un objet a un autre. Un détail qui fatigueroit feul, repofe de celui avec lequel il eft entremêlé. On pfétend que le Cardinal de Richelieu ne travailloit que fix heures par jour ; le refte de la journée étoit rempli par des audiences qui n'étoient pas toutes également férieufes & ennuyeufes, par les intrigues , £c enfin par les plaifirs, car le grand Cardinal s'en procuroit. J'imagine , qu'indépendamment de Marion de Lorme & de 1'Abbé de Bois-Robert, la compofition de fes Pieces de théatre, & fa rivalité avec Corneille , étoient de véritables diftraótions pour lui: eh comment eüt-il pu prendre autrement la chofe! L'Abbé de Longuerue, que j'ai beaucoup connu, & qui étoit fi favant, fe procuroit bien des diftractions au milieu de fa bibliotheque , fans cefïer de s'en occuper. II m'a dit vingt fois qu'il paffoit fans ceffe d'un Livre a un autre, qu'il varioit 1'objet de fes études, &L que c'étoit ainfi, qu'ayant beaucoup de mémoire & de la facilité pour mettre de 1'ordre dans fes connoiffances , il avoit infiniment  dans le goüt de Montagne. i8r apprisfans fe fatiguer. Cette facilité tournc en habitude ; infenfiblement on s'appercoit que 1'on en fait bien plus que les autres. On fe procure une efpece de confiance dans fes propres iumieres, qui engage a prononcer fur tout ce qui fe préfente ; &c lorfqu'on ne poulfe pas le ton décifif jufqu'a 1'impertinence & a la pedanterie, les autres s'accoutument a vous croire , reconnoiffent votre fupériorité , &: vous laiffent tenir le dé dans les converfations. On pardonne aux gens d'être érudits, lorfqu'ils ne font pas aflommans, & d'avoir des connoiffances trèsétendues, quand ils paroilfent ne prétendre qu'au talent de la mémoire, & non a la fupériorité de 1'efprit : mais l'homme a projets, qui les affiche, les annonce, qui dit tout naut qu'ils font fupérieurs a tout ce qui a été inventé jufqu'a lui, & veut s'attribuer 1'honneur des plus belles découvertes , eft communément regardé comme un Charlatan qui veut vendre fes drogues ; on ne les prend pas, & 1'on craindroit de s'empoifonner en y goütant. L'exacfitude minutieufe, la ponctualité font des vertus du fecond ordre ; mais il convient aux gens modeftes de s'y attacher. II y a même des cas ou, en nous M iij  i8z Ejfais en écartant, nous paroiffons infulter a ceux qui dépendent de nous; il femble que nous leur tendons des piéges , en les j obligeant a obferver des regies que nous ne iuivons pas nous-mêmes. Nous nous attirons leur haine, èc peut-être même doutent-ils de notre capacité ; car les ) pauvres gens , qui n'ont que le mérite de 1'affiduité au travail, croient qu'il eft j bien grand. Sans avoir une auffi haute opinion de l'exa&itude, croyons du moins qu'elle eft: de quelque prix. Louis XIV ne dédaignoit pas d'être pondtuelj jamais il n'a manqué d'une minute aux momens ! qu'il avoit affignés ; &, quelque grand ! qu'il fut, c'eft peut-être cette exacfitude perfonnelle qui lui donna le droit de fentir &c dë reprocher a. ceux qui le fer- | voient, le moindre défaut d'exactitude. J'ai fouvent entendu dire, que tout ce quon pouvoit faire foi-même, il ne falloit pas le laijj'er faire par autrui ; pour moi je penfe & je foutiens tout le contraire. Tout ce qu'on peut faire par autrui, ilfaut s'épargner la peine de le faire foi - même ; mais s'il ne faut pas tout faire, il ne faut rien dédaigner. Surveiller tout ce qui fe fait en notre nom, avoir des principes, les configner k ceux qui travaillent fous  dans le goüt de Montagne. 183 nous, prendre bien garde qu'ils ne s'en écartent, s'afturer de leur befogne, enfin favoir fe faire aider, c'eft a cela que 1'on reconnoit l'homme d'Etat, l'homme capable de grandes chofes. Savoir gouverner les caufes fecondes, & non être gouverné par elles, eft un art fublime. Que je ferois heureux de trouver des gens qui vouluffent & puflent penfer 8c écrire pour moi, dire tout ce que j'ai a dire , &i exécuter tout ce que je voudrois faire 1 Mais comme il y a exception Sc mefure a tout, il y a certaines chofes Sc certains cas ou 1'on a plus tót fait de fe fervir foi- même que de fe faire fervir : Dieu me préferve de donner ici un confeil de pareifeux; mon opinion eft fondée fur la raifon 6c 1'expérience. C'eft une bonne habitude a prendre que de travailler beaucoup ; une encore meilleure, eft celle de veiller fi bien a ce qui fe fait pour nous, que nous puilfions nous difpenfer de tant travailler; mais il faut avoir beaucoup travaillé d'abord, pour pouvoir faire travailler les autres. M iv  J 84 Ejfais O u 1, il n'y a que les Miniftres a grands talens qui favent bien prefcrire 5 leurs Commis ce que ceux-ci doivent faire. J'ai connu en France un Ambaffadeur, homme d'un grand mérite , qui eft devenu enfuite Miniftre d'un département important dans fon pays. Sous prétexte que fon écriture étoit mauvaife, il n'a jamais écrit une feule lettre de fa main : il ne faifoit que figner fon nom ; mais il expliquoit fes intentions a fes Secrétaires , fi clairement, que ces gens, qui d'ailleurs étoient intelligens, réduifoient aifément fes idéés en belles & bonnes phrafes. II raifonnoit avec eux, leur confioit fes motifs , les encourageoit a lui faire des objections, & a difputer même contre lui avec ménagement & refpect. Quand il les avoit éclairés, & qu'il croyoit les avoir convaincus , il les envoyoit écrire, & fes dépêches étoient toujours admirables, II eft certain que 1'on avance fouvent beaucoup plus les affaires politiques par les converfations, qu'au moyen des écritures. C'eft la grande différence qu'il y a entre les Miniftres & les Gens de Lettres. Ceux-ci travaillent mieux dans ia folitude & le recueillement, paree qu'ils ont a  aans le goüt de Montagne. 185 tirer parti des Livres ; mais les autres doivent vivre dans le grand monde, 8c converfer avec des hommes , paree qu'ils ont des hommes a gouverner, tandis que les autres n'ont que leurs idees Sc des phrafes a arranger. II faut qu'un Miniftre du premier ordre, dans une grande Cour, fache écouter avec patience, attention Sc douceur , répondre avec fang froid, Sc s'exprimer avec grace. Le Commis, au contraire , n'a proprement befoin que de bon fens pour entendre, Sc de ftyle pour écrire. C'eft ce qui fait qu'un Secrétaire ne peut jamais fuppléer parfaitement un Ambaffadeur , paree qu'il ne peut pas jouir des mêmes avantages a la Cour ou il réfide, connoïtre auffi bien le caradtere des perfonnes a qui il a affaire, leur parler Sc leur répondre fur le même ton. C'eft une grande queftion de favoir fi un bon Commis peut devenir un grand Miniftre. Cela dépend , a un certain point, des pays 8c des circonftances ; mais difficilement un pareil choix doit-il réuffir dans un Etat monarchique? II faut que les Miniftres connoiffent la Cour , 8c jouiftent, en arrivant en place , de quelque confidération ; qu'ils ne foient pas accoutumés a trembler devant les  iS6 Effais Courtifans, 8c qu'ils fachent éviter leurs piéges; car ces Meffieurs ne demandent pas mieux que de mettre le grapin fur les Miniftres, tantot en les féduifant, tantót en leseffrayant. D'ailleurs un bon Commis ne doit point avoir d'idées a. loi, mais favoir mettre en valeur celle de fon Miniftre ; celui-ci, au contraire, doit penfer en Chef, pour 1'avantage 8c 1'intérêt du Souverain 8c de 1'Etat. Un homme qui arrivé dans les grandes places , fans naiffance , ou fans avoir dé ja exercé des emplois importans, doit être bien embarraffé de fa contenance; car s'il eft ferme, on 1'accufe d'infolence, 8c on dit qu'il s'oublie; s'il conferve le ton de fon premier état, on le méprife, & on le traite comme s'il y étoit encore. D'un autre cóté, feroit-ce bien fait de remplir les places du miniftere par de grands Seigneurs 8c des Militaires ? Louis XIV ne le penfoit pas; au contraire, il croyoit de fon intérêt, que la grandeur de fes Miniftres ne tint abfolument qu'a fa confiance. Une autre raifon bien plus forte, c'eft que les grands Seigneurs 8c les Militaires n'ont prefque jamais, pendant leur jeuneffe, contradté 1'habitude du travail 8c des affaires , qu'ils.  dans le goüt de Montagne. 187 ignorent toutes les formes , Sc que la plupart des départemens exigent que 1'on en ait une parfaite connoiffance. Le vrai métier d'un Secrétaire d'Etat étant de mettre la forme aux décifions du Roi Sc de fon Confeil, les Miniftres doivent être formés a 1'adminiftration, puifqu'ils ne font vraiment que des Adminiftrateurs. Depuis quelque temps, les détails confiés a leurs foins font devenus immenfes ; rien ne fe fait fans eux, rien que par eux. II eft a fouhaiter que leurs connoiffances foient auffi étendues que leur pouvoir ; fi elles ne le font pas , les Miniftres font forcés de laiffer tout faire a des Commis, qui deviennent maitres des affaires , Sc par conféquent ceux de 1'Etat. C'eft par la connoiffance des formes, que les fubalternes font toujours venus a bout de dominer les principaux, Sc, pour me fervir d'une expreffion populaire, que les garfons font reftés les maitres de la boutique. Je vais dire franchement ce que je penfe des Miniftres que j'ai vu gouverner la France depuis trente ans, Sc de quelques-uns même plus anciens que je n'ai pas perfonnellement connus, mais fur lefquels j'ai eu d'aftèz bons Mémoires pour en parler favamment.  ï 88 EJfais Lorfque je fuisvenu aumonde (en 169 3), il y avoit déja quelques années que le Chancelier le Tellier, pere de M. de Louvois, étoit mort; M. Boucherat étoit revêtu de cette éminente dignité, qui eüt été bien au deffus de fa capacité, fi les temps euffent été plus difficiles : mais le pouvoir de Louis XIV étoit fi bien établi, les Pariemens étoient fi foumis, le droitde faire des remontrances avoit été fi reftreint, ou, pour mieux dire , fi bien oté aux Cours Supérieures, que 1'on avoit pu hardiment accorder cette place a un vieux Magiftrat agé de foixante - dix ans , 8c devenu prefque le Doyen du Confeil, en ne lui confiant d'autre foin que de pourvoir aux charges de Judicature, fur lefquelles 1'hérédité 6c la vénalité empêchoient qu'il n'y eüt grande difficulté, 6c de fcellertous les Ëdits 6c Déclarations, portant création d'impöts 6c de nouvelles charges que les Miniftres jugeoient a propos d'expédier. Auffi M. Boucherat remplit-il cette place très-pacifiquement jufqu'en 1694, qu'il mourut agé dequatrevingt-quatre ans. II ne laiffa que des filles, 6c eut pour fucceffeur M. de Ponchartrain , qui étoit, depuis 1Ó89, Contröleur-Général des Finances, 6c depuis 1690 ,  dans le goüt de Montagne. 189 Secrétaire d'Etatde la Marine & du département de Paris. Ce fut lui qui engagea, en 1697, mon pere a fe charger du foin de la Police de la capitale. M. de Pontchartrain prit la charge de Chancelier, comme une retraite; eflecfivement elle pouvoit être regardée ainfi dans ces temps defoumiffion. II fe trouva bienheureux que le Roi voulüt lui donner pour fucceifeur dans le Controle des Finances, M. de Chamillart, & dans fes départemens, M. de Ponchartrain fon fils. L'un & 1'autre n'étoient affurément pas capables de le remplacer dignement; mais enfin ils le débarrafferent des foins les plus importans , &c des détails les plus fatigans. II fallut pourtant bien qu'il continuat du moins a confeiller fon fils, qui ne lui donna pas toute la fatisfaclion qu'il devoit en efpérer, ce qui 1'engagea a. défirer, en 1714, une retraite totale. Louis XIV étoit déja vieux, & menacoit ruine , &L M. de Pontchartrain étoit précifément du même age. Dailleurs il voulut fagement éviter d'être forcé de porter au Parlement un Edit qui déclaroit les Princes légitimés habiles a fuccéder a. la Couronne. Ce fut M. Voifin qui fut chargé de cette opération, qui s'exécuta cependant avec la foumiffion que 1'on montra pour les  ic) o EJfais ordres de Louis XIV, jufqu'au moment de la mort de ce Monarque, qui arriva, comme tout le monde fait, au mois de Septembre 1715. M. Voiün, Chancelier a peu prés de la même force que M. Boucherat, mourut fort a propos au mois de Février 1717, Sc fut remplacé par M. d'Agueffeau. J'en parlerai dans un moment, ainfi que des autres Miniftres du préfent regne; en attendant, j'obferve encore , que des trois derniers Chanceliers de Louis XIV, M. de Pontchartrain étoit, fans contredit, le plus capable. II avoit été aflez long-temps Confeiller au Parlement de Paris, abandonné par fes parens les Philippeaux de la Vrilliere, dont la branche végétoit dans la place de Secrétaire d'Etat, Sc étoit cependant jaloufe des Philippeaux de Pontchartrain, qui defcendoient du premier, qui avoit rempli cette charge par la faveur de Maiïe de Médicis. M.de Pontchartrain fut enfuite, pendant vingt ans, premier Préfident du parlement de Bretagne. Non feulement il s'étoitfait eftimer dans cette Province, par fon équité Sc fes lumieres , mais il y avoit donné des preuves de fermeté , d'habileté Sc d'adrefle, en ménageant les têtes Bretonnes, de tout temps fi difficiles  dans le goüt de Montagne. 191 a conduire. L'on juge bien qu'il eut encore d'autres affaires, quand il fut Miniftre des Finances. Mais , encore une fois, il fut débarraffé, dès qu'il ne fut plus que Miniftre de la Juftice. Le métier de Chancelier étoit très-aifé de fon temps; le Chef de la Magiftrature, trop occupé de faire paffer des Edits burfaux 8c des créations de charges, n'avoit pas le temps de faire de fages régiemens; aulli, s'il n'avoit pas de peine, il n'avoit pas de gloire. Paffons au miniftere des Finances fous le feu Roi. Le grand Colbert étoit mort dès 1683, il avoit été remplacé par M. Pelletier, homme très-eftimable , 8c qui s'étoit parfaitement bien conduit dans toutes les places qu'il avoit remplies, mais qui n'étoit pas propre a celle des Finances, fur- tout dans les circonftances d'une guerre vive, qui recommenca prefque auflï-tot qu'il fut en place. Les reflources étoient difEciles &C néceffairement onéreufes; M. Pelletier employa celles qu'il imagina, & les partagea avec toute 1'équité 8c la juftice poffibles ; mais il ne put empêcher qu'elles ne fiffent un mal réel a 1'État. II ne trouva pas le moment de faire des arrangemens uüles, après avoir été  ï92 Ejfais forcé d'employer les moyens les plus facheux; Le Chancelier le Tellier , qui écoit encore en vie lorfque M. Pelletier fut mis en place, eut raifon de dire k Louis XIV, que ce nouveau Controleur* quoiqu'homme de bien 8c très-appliqué , n'étoit pas propre aux Finances : il en donna une faufle Sc mauvaife raifon, en ajoutant qu'il étoit trop doux, Louis XIV répliqua, que c'étoit juftement a caufe de cela qu'il le choifüToit : la réponfe étoit noble Sc belle ; mais le Roi Sc le Chancelier prenoient également le change fur les défauts de M. Pelletier. II y parut, lorfque M. de Pontchartrain lui eut fuecédé en 1690 ; celui-ci n'étoit pas doux, quoiqu'également équitable dans 1'application des moyens qu'il fut auffi forcé d'employer, fans doute k regret, Sc qui parurent d'autant plus cruels, qu'il fallut les multiplier, pour ainfi dire, k 1'infini: on cria, mais on obéit; car 1'autorité du Roi étoit conftamment Sc généralement établie. M. de Pontchartrain fut affez heureux pour fe débaraffer des Finances en 1690, Sc elles furent données a M. de Chamillart , que le Roi aimoit Sc eftimoit, Sc qui le méritoit k certains égards. Ce Miniftre, fans être ni bete ni  dans le goüt de Montagne. 193 ni vraiment incapable, étoit au deffous de fa place: mais qui n'eüt été au deffous dans ces temps malheureux? que pouvoit faire un Controleur Général, que répéter, augmenter les charges, les furcharges: c'eft ce que fit ce M. de Chamillard, qui fuccomba enfin fous le poids des affaires, fe retira du Miniftere en 1708 , Sc n'eft mort qu'en 1721.M. Defmarets, neveu de M. Colbert, prit alors fa place ; peut-être étoit-ce le meilleur choix que 1'on put faire : mais M, Colbert lui-même s'en fut-il bien tiré en 1708 , 1709 & années fuivantes? Non. II ne faut que lire Ie Mémoire que M. Defmarets remit a M. le Régent, pour fentir les difficultés qu'il eut a éprouver: ce Mémoire eft une trifte preuve des maux défolans qui amigeoient alors la France ; il expofe les conjonctures oü 1'on fe trouvoit, Sc il tire les larmes des yeux de tout bon Francois. M. Defmarets y dit quele Roi lui déclara qu'il connoifïoit 1'état de fes Finances ; qu'il ne lui demandoit pas 1'impoffible ; que s'il réuffiffoit, il lui rendroit un grand fervice ; Sc que s'il n'étoit pas heureux , il ne lui imputeroit pas les événemens. Rien de fi jufte; car c'eüt été vraiment demander rimpofïïble , que d'exiger le N  194 EJfaii rétabliffement des Finances en pareilles circonftances. M. Defmarets y fit de fon mieux; il refta en place jufqu'après la mort de Louis XIV, 6c ne mourut qu'en 1721, la même année que M. de Chamillard : il laiffa, entre autres, deux hydres a. cent têtes qu'il falloit abattre , les billets d'Etat 6c les billets de Monnoie. Nous verrons comment on en vint a. bout fous le regne fuivant. Le Miniftere des Affaires étrangeres, le plus important des départemens des Secrétaires d'Etat, avoit été confié, eni 679, a M. Colbert de Croiffy, frere du grand Colbert : il ne mourut qu'en 1690; fon fils, M. de Torcy, avoit eu la furvivance de fa charge 6c de fon département dès \ 1689; mais a la mort de fon pere, om le trouva encore trop jeune pour le remplacer dansun département fi important, quoiqu'il eut déja trente ans. On le mit: fous ladiredHon de M. Arnaud de Pomponne, qui avoit déja exercé cette charge: depuis 1671 jufqu'en 1679. On 1'avoit forcé alors de fe retirer , quoiqu'il na fut accufé d'autre chofe que de négligence ; car d'ailleurs c'étoit l'homme du monde le plus honnête 6c le plus: refpedable; mais il étoit de la familie I  dans le gout de Montagne. 19 5 des Arnaud, fufpecte de Janfénifme, & c'étoit alors un grand crime a la Cour. M. de Pomponne guida fon gendre pendant trois ans, après quoi celui ci fut en état de montrer ce qu'il étoit èc ce qu'il favoit faire. II a confervé fa place jufqu'a la mort de Louis XIV. Sa conduite, depuis cette époque, a été celle d'un vrai Philofophe, & doit fervir de modele aux anciens Miniftres. Pour moi, qui ne le fuis pas encore, mais qui pourrai le devenir un jour, je vais puifer dans la converfation de cet homme eftimable, des Principes de conduite, pour le temps oü je le deviendrai, Öt celui oü je ne le ferai plus. Si jamais on imprime les Mémoires qu'il ma fait la grace de me communiqué^, 011 y verra a découvert fon ame &c fa fa^on de penfer, 6c M. de Torcy fera regardé comme un Auteur claflique, propre a 1'inftruction d'unMiniftre des Affaires étrangeres, pour les temps préfens öt a venir. On y lira comme on doit fe conduire dans les circonftances les plus délicates. Celles oü s'eft trouvé M. de Torcy étoient aiTurément fort embarraflantes ; mais , au milieu des malheurs qui affiégeoient la vieillefle de Louis XIV, fon Nij  l$6 EJfais Miniftre des Finances étoit certainement le plus a plaindre. Le Miniftere de la Guerre avoit pafte, a la mort de M. de Louvois, en 1691, a M. de Barbezieux fon fils, qui le conferva pendant dix années. Ce Secrétaire d'Etat, qui avoit naturellement de 1'efprit, une grande aptitude au travail, une conception vive 6c prompte, 6c une grande habitude des détails auxquels fon pere 1'avoit formé de bonne heure, avoit auffi de grands défauts. II avoit été gaté dans fa jeuneffe par tout le monde, excepté par fon pere; libertin, diffipé , impertinent, 6c traitant quelquefois trop légérement le Militaire, qui, fuivant fon ufage, ne lui épargnoit pas jufqu'aux balie {les , quand il pouvoit obtenir des graces, 6c le plaignoit avec hauteur, dès qu'il n'avoit plus rien a efpérer. II fe livroit a fes Buieaux par néceffité, mais leur en impofoit toujours, paree que le fils de M.de Louvois, leur créateur, pour ainfi dire, ne pouvoit manquer de leur infpirer du refpect , de la vénération 6c même de 1'attachement. Louis XIV, qui connoiffoit tous les défauts de M. de Barbezieux, s'en plaignoit dans fon intérieur , le  dans le goüt de Montagne. 197 rabrouolt même quelquefois en particulier ; mais il lui lailfoit fa place, paree qu'il fentoit 1'importance de conferver, dans 1'adminiftration de la Guerre, 1'efprit Sc les principes de M. de Louvois. M. de Barbezieux n'entra jamais au Confeil d'Etat; 1'on prétend qu'il mourut s pour ainfi dire , de rage d'y voir fiéger M. de Chamillard, qu'il avoit fait attendre fo uvent dans 1'antichambre de fon pere Sc dans la fienne. Mais, felon toute apparence , 1'alliance ruineufe Sc mortelle que M. de Barbezieux voulut faire d'une vie libertine Sc dilfipée, avec le travail Sc les expéditions multipliées qu'exigerent les circonftances oü la France fe trouva , Louis XIV ayant accepté le teftament du Roi Charles II, Sc envoyé le Duc d'Anjou, fon petit-fils , en Efpagne, fut ce qui lui caufa la maladie dangereufe qui 1'entraïna en peu de jours au tombeau. M. Fagon, premier Médecin du Roi, la jugea mortelle dès le premier inftant qu'il Feut vu. II en fit part au Roi, qui en parut fort peu touché. M. de Barbezieux mourut le 5 Janvier 1701 , Sc le malheureux Chamillard fut auftï- tót chargé du département de la Guerre, par furcroit a celui des Finances. Je pourrois faire Niij  198 EJfais ici de grandes & juftes réflexions fur Pin compacibilité de ces deux déparremens, D'ailleursils ne pouvoient pas être plus mal a propos réunis que fur la tête de M. de Chamillard; mais cinquante ans de regne Sc de gloire avoient infpiré a Louis XIV la préfomption de croire qu'il pouvoit non feulement bien choifir fes Miniftres, mais encore les diriger Sc leur apprendre leur métier. II fe trompoit affurément. II dépendoit bien de lui de réunir fur la même tête les deux importans emplois de Colbert Sc de Louvois , mais il n'étoit pas en fa puifTance de fuppléer a leurs talens. Encore une fois, ce n'en: pas que M. de Chamillard fut un homme lans efprit, fans fageffe Sc fans mérite; il avoit donné de bonne heure des preuves d'une probité rare, qui ne s'eft jamais démentie. Mais fi le défaut de probité rend les plus grands talens inutiles Sc même dangereux, d'une autre cóté, cette grande vertu étant feule Sc ifolée, ne fupplée a aucun talent Sc a aucunes connoiffances. Enfin, au bout de fix a fept ans, la tête de M. de Chamillard fuccomba fous le poids d'un travail dont il s'acquittoit de fon mieux, mais dont il n'étoit pas capable, II renonca d'abord  dans le goüt de Montagne. 199 aux Finances, Sc bientöt après au département de la Guerre. Louis XIV, incorrigible fur 1'opinion d'être plus habile que tous fes Miniftres, lui donna pour fuccefleur M. Voilin, qui en favoit encore moins que M. de Chamillard. Ce ne furent pas les grandes preuves que ce Miniftre donna de fes talens dans le département de la Guerre, qui lui procurerent 1'éminente place de Chancelier, dont il fut revêtu en 1714; elle fut le prix de fa docilité pour les volontés abfolues de Louis XIV, qui, loin d'être inftruit par fes malheurs , s'en confoloit en croyant trouver des reftburces dans le choix qu'il faifoit de fes Miniftres. M. Voifin réunit jufqu'a la mort du feu Roi, 1'adminiftration de la Magiftrature Sc celle du Militaire ; foins bien différens dans leurs objets, qui ne doivent pas être confiés aux mêmes mains , mais dont les principes ne font pas auffi éloignés les uns des autres qu'on pourroit le croire d'abord. II y a des maximes communes a toute efpece d'adminiftration; qui ne les a pas, n'eft capable d'aucune. D'un autre cöté , il y en a de particulieres, fuivant le genre d'affaires que 1'on a a traiter, Sc fuivant les circonftances. N iv  ioo Ejfais M. de Seignelai avoit remplacé M. Colbert Ton pere, feulement dans le département de la Marine, avec les défauts auxquels doivent toujours craindre d'être expofés les enfans des Miniftres, lorfqu'ils deviennent Miniftres eux-mêmes, c'eft-a-dire , la fuffifance , la préfomption, Sc la légereté. II avoit pourtant des talens, Sc foutint la gloire de la Marine de France, créée en quelque facon par fon pere ; mais il s'écarta de 1'efprit dans lequel celui-ci 1'avoit formée : c'étoit en vue du commerce , pour le faire fleurir, pour 1'étendre, le favorifer Sc le protéger, que M. Colbert avoit engagé Louis XIV, a avoir des vaiflèaux. II étoit ControleurGénéral, Sc faifoit dépendre la Marine des Finances Sc du Commerce ; fon fils, avec de 1'efprit, de 1'ambition Sc de 1'audace, réduit au feul département de la mer , le faifit fous un point de vue tout différent; ïes Finances étoient paffées en d'autres mains; il s'étoit appercu combien Louis XIV étoit jaloux de la gloire des conquêtes , Sc de dominer dans 1'Europe. C'étoit en tirant parti de cette difpofition de 1'ame du Roi , que M. de Louvois s'étoit attiré la confiance du Monarque; ce fut avec le Miniftre 4e la Guerre que  dans le goüt de Montagne. 101 M- de Seignelai voulut rivalifer: iJ entreprit de rendre les armes de la France auffi redoutables par mer qu'elles 1'étoient par terre ; il bombarda Gênes, écrafa les Algériens, fit venir fur les vaifTeaux du Roi des AmbafTadeurs de Siam, & les promena dans Verfailles. L'année fuivante, il foudroya Tunis & Tripoli, donna des fêtes brillantes a. Louis XIV dans fon chateau de Sceaux; enfin il attaqua les Hollandois par mer, &c entreprit de rétablir JacquesII fur le tröne d'Angleterre, dont le Prince d'Orange fon gendre 1'avoit chaffé. En 1690, la derniere année de fa vie, il vit les flottes du Roi gagner deux batailles navalles dans la Manche. Enfin il mourut, &, a fa mort, Louis XIV fit fort fagement de réunir encore une fois le Miniftere de la Marine aux Finances : mais M. de Pontchartrain étoit trop embarraffé a trouver des reffources qui fauvaffent 1'un, pour pouvoir foutenir 1'autre. M. de Pontchartrain étant devenu Chancelier, laiffa le département de la Marine a fon fils, qu'il avoit marié a Mademoifelle de la Roche-FoucauddeRoye, morte en laiffant un fils unique , qu'on appelle actuellement le Comte de Maurepas. Je n'ofe faire le portrait de M. de  ioi EJfais Pontchartrain fils ; j'en laifle le foin a d'autres qui ont eu affaire a lui pendant qu'il étoit Miniftre, &Z qui le connoiflent encore (*). On affure qu'il a faitfentir tous les dangers de 1'hérédité dans les places de confiance &: d'adminiftration, tk. que le Public, loin de le regretter, fe crut heureux d'en être débaraffé a la mort de Louis XIV. Deux mots fuffiront fur le département & 1'hiftoire de Meffieurs Phelippeaux de la Vrilliere, de Chateau-Neuf, & de SaintFlorentin; c'eft ainfi qu'ont été furnommés les différens individus de cette familie de Secrétaires d'Etat, que 1'on pourroit comparer k la première race de nos Rois. II faut croire que Paul Phelippeaux de Pontchartrain avoit du mérite, ou du moins bien de 1'intrigue, puifqu'après avoir été, pendantdouze ou quinze ans, Commis de MM. de Revol & de Villeroy, il fut fait, en 1600, Secrétaire des commandemens de Marie de Medicis. Cette Reine prit affez de confiance en lui pour le faire Secrétaire d'Etat, auffi-tót qu'elle fut Régente. II mourut en 1621: fon fils aïné, qui étoit Confeiller au Parlement, (*) Il vivoit encore en 1736, & n'eft mort qu'en 1747.  dans le goüt de Montagne. 203 gendre du fameux Avocat-GénéralTalon, ne lui fuccéda pas ; mais fa place paffa a fon frere cadet Raymond Phelippeaux d'Herbaut, qui avoit été d'abord Greffier du Confeil Privé, enfuite Tréforier des Parties Cafuelles, & enfin de 1'Épargne. II mourut en 1629, dc fa Charge refta dans la branche cadette au préjudice de 1'ainée, qui n'y revint que quatre-vingts ans après. M. d'Herbaut fut remplacé par Louis Phelippeaux de la Vrilliere, qui fut, pendant foixante-deux ans, Secrétaire d'Etat fous les regnes de Louis XIII & de Louis XIV. Mais il fit fi peu de bruit a la Cour & dans 1'Etat, qu'on ignoreroit fon exiftence, fans la multitude d'Edits, Déclarations èc Lettres Patentes qui ont été fignés par lui, &: fi fon nom ne fe trouvoit pas dans la lifte des Secrétaires d'Etat. II hérita du fameux Particellid'Emery, fon beau-pere, qui, après avoir été le plus terrible partifan & le plus cruel exadeur du regne de Louis XIII, parvint, fous le Miniftere de Mazarin, a être Surintendant des Finances. Baltazar Phel ippeaux, qui étoit Confeiller - Clerc au Parlement, quitta 1'état eccléfiaftique, pour fuccéder a fon pere, & mourut en 1700; on 1'appeloit M. de Chateau-Neuf.  2.04 EJfais Son fils reprit le nom de la Vrilliere, & c'eft peut-être celui qui a le plus figné d'expéditions ; car, dès le comramencement de la Régence, M.le Duc d'Orléans voulant fe défaire de tous les Secrétaires d'Etat du temps de Louis XIV, il ne conferva que celui-la, paree qu'il lui parut être abfolument fans conféquence. L'adminiftration des affaires de tout genre fut confiée a. différens Confeils; mais tout ce qui devoit néceffairement être figné en commandement, paffoit fouslaplume de M. de la Vrilliere. II eft mort en 172 5. Son fils, qu'on appellele Comte de S. Florentin, 1'a remplacé; mais fon département a été réduit au même pied oü celui de fon pere étoit fous Louis XIV. La lifte des détails qui lui font confiés paroit aflez longue fur 1'Almanach Royal: au fond, rien d'important ne roule fur lui; il figne, il expédie comme ont fait fon pere Sc fon grand-pere. Si je n'étois pas füf de n'écrire que pour moi feul, je tremblerois a dire ce que je penfe des Miniftres du préfent regne. Quelques-uns vivent encore , Sc les autres tiennent a des families en faveur. D'un autre cóté , fi je n'écris pas dès a préfent ce que j'ai vu Sc fu par moi-  dans le goüt de Montagne. 205 même, des vérités importantes & inftruccives échapperonc peut-être a la Poftérité. Je vais donc m'expliquer avec la liberté d'un homme qui ne craint ni ne défire, ne fe paffionne ni pour ni contre, & parle a une Poftérité peut-être très-reculée. M. le Régent n'eut pas plus tót pris le gouvernement du Royaume, qu'il le pro-' pofa une forme d'adminiftration toute différente de celle de Louis XIV. Soit envie de faire du nouveau , tentation prefque inévitable après les changemens de regne, foit pour éviter le reproche qu'on avoit fait a Louis XIV Sc a fès Miniftres, d'être defpotiques Sc arbitraires, il confia chaque partie de 1'adminiftration a autant de Confeils, mit en pleine aclivité ceux qui avoient été déja formés fous le regne précédent, pour les Finances, le Commerce & les Affaires étrangeres, Sc" en créa d'autres pour la Guerre Sc la Ma-; rine ; il voulut même en faire un de confcience ou pour les Affaires Eccléfiaftiques ; mais celui-ci fouffrit de grandes difHcultés. Tous ces Confeils de détail étoient, fans préjudice, duConfeil-Général de Régence, dont ils pouvoient même être régardés comme des émanations, & de celui des Parties, qui a toujours été dirigé  ïo 3 EJfals par le Chancelier. J'ai déja dit que M. Voifin rempliffoit cette place a la mort de Louis XÏV; qu'il mourut en 1717, & fut remplacé par M. d'Aguefleau , qui eft encore revêtu de cette dignité. Si la piété 8c toutes les vertus qui en dérivent, la probité, 1'érudition, le goüt des Lettres, 6c beaucoup d'efprit, mais d'un genre différent de celui de 1'adminiftration , pouvoient faire un parfait Chancelier, M. d'Aguefteau le feroit certainement: mais il faut encore d'autres talens pour exercer une charge fi importante. Le Chancelier doit réunir tout ce qui conftitue le grand Magiftrat, 8c tout ce qui fait le grand Miniftre : il a continuellement affaire aux Gens de Robe ; il eft leur Chef, il doit entendre leur langage, connoitre leurs formes, 6c pofféder 1'art de conduire les Compagnies de toute efpece : il eft a la tete d'une très-difïicile a gouverner , le Confeil. D'un autre cöté, il eft Miniftre du Roi, doit foutenir fon autorité, mais avoir foin d'en concilier les A&es avec les formes , dont la négligence peut faire échouer les meilleures entreprifes , 6c les plus avantageufes au Roi 6c au Peuple. II doit fe faire confidérer 6c aimer, s'il eft  dans le goüt de Montagne. 207 poflible , de la Magiftrature; mais il ne doit pas la craindre : il doit la faire refpedler, mais n'en refpecter les Membres qu'autant qu'ils le méritent; ne pas héliter a reform er les jugemens injuftes, & a punir les Juges iniques & partiaux: mais il doit mettre conftamment au grand jour fes raifons, & les fautes qu'il eft forcé de réprimer; il doit bien diftinguer fur-tout les fautes d'ignorance &; de négligence , d'avec celles d'un genre plus grave. C omme tous les autres Miniftres, il doit quelquefois fe fervir du glaive tranchant de 1'autorité royale; mais aucun n'a plus Jbefoin que lui de prouver qu'il a parfaitement éclairé cette autorité. M. d'Aguefleau refpedte peut-être beaucoup trop la perfonne des Magiftrats ; il leur donne toujours gain de caufe ; &c depuis la malheureufe époque de la vénalité des charges, il s'en faut bien qu'ils méritent toujours ces égards. M.le Régent avoit fait fa cour au Parlement, dans un temps oü il croyoit en avoir befoin, en coniiant la première dignité du Royaume au Procureur-Général ; mais les Gens de Robe font fujets a prendre acte de tout ce qu'on leur accorde , & a former des prétentions nouvelles, pour obtenir  ao 8 EJfais encore davantage. Ils en viennent quel-' quefois a un tel excès , qu'il faut bien les arrêter 6c les réprimer, ne füt-ce que relativement a. la forme, quand on conviendroit qu'au fond ils ont raifon. C'eft a quoi M. d'Agueftèau n'eft nullementpropre; 6c ce fut ce qui obligea M. le Régent d'avoir recours a. mon pere dans des ,circonftances délicates 8c effentielles. Dailleurs , M. d'Aguefleau a un autre grand défaut ; c'eft celui de ne pas fe décider avec toute la promptitude néceflaire dans les grandes occafions.Lesfon£tions d'AvocatGénéral qu'il a remplies, 1'ont accoutumé a balancer les opinions ,&ane prendre fon parti que difficilement; il héfite même encore quand il 1'a pris , & femble s'en repentir; mais s'il étoit a temps de corriger fabefogne, il lagateroit plutot qu'il ne la perfectionneroit. Je 1'ai vu, pour fe décider, forcé d'appeler a fon fecours un de fes enfans, qui étoit alors jeune, &c peu capable de faire prendre a fon refpeótable pere le meilleur parti; aufli une Dame de fes amies, qui avoit beaucoup d'efprit, lui difoit-elle un jour: » Prenez y bien garde, M. le Chancelier, » entre vous, qui, quoique très-favant, » doutez de tout, 6c votre fils cadet qui « ne  dans le goüt de Montagne. io) • » ne doute de rien, vous ne viendrez i »> jamais a bout de faire de bonne befoI »j gne «. En effet, ce grand Magiftrat a I la confcience auffi délicate, que 1'efprit : timide, &c fe fait des fcrupules continuels. Mon pere étoit d'un caradtere trésdifférent, fachant prendre fon parti avec |: promptitude, &c fe tenir avec fermeté a I celui qu'il avoit pris. Le détail de la Police | de Paris, dont il avoit été chargé pendant j: vingt ans, 1'avoit accoutumé a cet efprit ! de détail, a cette fagacité qui lui faifoit i trouver tout d'un coup le point de la diflificulté &c les moyens de le réfoudre. II ' avoit des lumieres, une ancienne &: parl, faite connoiffance des Formes, & favoit lies faire prêter aux circonftances, a. la jinéceffité &t a. la plus grande utilité. II conInoiffoit le Parlement comme nos grands 'tGénéraux connoifïènt ceux contre qui ils : ont long-temps fait la guerre, comme le ! Duc de Vendóme pouvoit connoitre le 'Prince Eugene, Sc le Maréchal de Villars, :Marlboroug. II ne haïffoit pas perfonnelïlement ce Corps, il le refpecloit même; l\es Membres les plus confidérables étoient (fes alliés par fa femme, qui étoit de la ifamille de Caumartin, & par fa grandimere, niece du Chancelier de Chiverny. O  HO Ejfiais C'étoit a ces alliances qu'il devoit d'être entré dans la robe. Les fondtions du Lieutenant de Police font un mélange de magiftrature & d'adminiftration ; il faut même, pour bien faire cette place, réunir tous les talens d'un grand Politique, ÖC j'avoue, fans prévention , que mon pere les réüniffoit. II connoifToit auffi la Cour, & favoit ménager les gens de qualité, fans les offenfer ni les craindre ; il fe fervoit, pour cet effet, de 1'avantage de fa naiffance , öt fe faifoit un mérite de fa modeftie, tandis que la morgue préfidentale offufquoit ceux qui portoient un nom illuftre & diftingué dans notre Hiftoire. II étoit aimable dans la fociété, öc le moment d'après que fes fourcils & fa perruque noire avoient fait trembler la populace , les agrémens de fa converfation, & fa gaieté de bon ton apprenoient qu'il étoit fait pour vivre dans la bonne compagnie. On étoit perfuadé que 1'efpionnage, dont il avoit pouffé 1'art au dernier degré de perfe&ion, le mettoit dans le fecret de toutes les families ; mais il ufoit de ces connoiffances avec tant de difcrétion , qu'il ne troubloit le repos d'aucune , èc confervoit ces myfteres dans fon fein, pour n'en faire ufage qu'a propos pour le  dans le goüt de Montagne. 2.11 bien de PEtat Sc celui des particuliers ; même. Je fuis obligé de convenir que fes mceurs fecretes n étoient pas parfaitement pures, 8c je 1'ai vu de trop pres pour croire qu'il ait été dévot; mais il faifoit refpetter ; Ja décence Sc la Religion, Sc en donnoit ' 1'exemple en même temps qu'il en prefcrivoit la loi. Un tel homme étoit celui 1 qu'il falloit au Régent, pour fuppléer a la foibleffe de M. d'Aguefleau , dans un. moment oü 1'on fut obligé d'en impofer au Parlement. II fut Garde des Sceaux en 1718 , Sc leur procés-verbal de juftice de a cette année contient des preuves remarI quables, 8c j'ofe dire préoieufes , des ta~ l lens, de 1'efprit 8c de la fermeté d'ame 1 de mon pere. Tant qu'il crut que pour le bien Sc 1'avantage de 1'Etat il falloit foutenir le fyftême de Law, il établit 8c main! tint le crédit de la Banque; il acquitta 1 ainfi les dettes immenfes de 1'Etat, 8c le li rendit riche en lui fourniftant des tréfors i; réels , foit en efpeces , foit en idéés, ce qui eft .égal, pourvu que les dernieres | loient généralement adoptées (car, après fi tout, la richeffe même eft une affaire ) d'opinion ). Mon pere employa en bon j citoyen toutes les relfources que fes jlumieres Sc fon caraclere lui fournif- O;]  in Effais foient, pour procurer cette gloire a M. le Régent, 8t cet avantage a 1'Etat. Mais quand il reconnut évidemment que 1'abus que 1'on avoit fait des billets de banque étoit porté k fon comble, que c'étoit trahir la Nation que de vouloir leur procurer une confiance injufte 8c forcée, il renonca aux places qui le mettoient k la tête de ces opérations. Sa retraite acheva d'en montrer 1'illufion ; mais le mal étoit confommé, 8c le malade fans efpérance, avant qu'il 1'abandonnat: aulfi M. le Régent ne lui retira-t il ni fa confiance ni fes bontés. II furvécut encore pendant plus d'un an a fa retraite , 8c ne mourut point de chagrin; il avoit 1'ame trop élevée pour cela. II n'étoit nullement habitué a la geftion des Finances; mais l'homme d'Etat faifit tous les objets d'adminiftration en général, fait fe faire aider fur les détails qu'il ignore, 8c commander tout ce qu'il ne peut ou ne veut pas exécuter lui-même. Mon pere n'eft mort qu'en 1711. M. d'Aguefleau , qui avoit été rappelé en 1710, a été renvoyé a. Frefne en 1711, 8c la garde des Sceaux fut alors remife a M. Fleuriau d'Armenonville, 1'un de ces Chanceliers dontle mérité a confifté dans leur docilité a. fuivre les impreflions du |  dans le goüt de Montagne. nj Miniftere dominant, 6c a revêtir du grand Sceau 6c des marqués les plus refpecf ables de 1'autorité fouveraine, des réfolutions auxquelles ils n'ont eu aucune part. Enfin, après la difgrace de M. le Duc, on a fagement remis 1'adminiftration fuprême de la Juftice royale entre les mains de deux hommes également éclairés 6c équitables, quoique de caracteres bien différens. M. d'Aguefleau s'eft retrouvé a la tête du Confeil, 6c M. Chauvelin a eu les Sceaux. La Chancellerie ne fut point alfujettie aux Confeils , comme tous les autres départemens; mais la Finance n'en fut point exemptée. M. Defmarets fut totalement renvoyé; il n'y eut plus de ControleurGénéral: le Régent fut feul Ordonnateur, comme avoit été le Roi. On nomma M. le Maréchal de Villeroy Chef du Confeil des Finances, mais purement ad honores „ 6c M. le Duc de Noailles Préfident: celuici , quoiqu'il eüt beaucoup d'efprit 6c même autant d'acquit qu'un homme de la Cour, encore jeune , peut en avoir , ne pouvoit pas affurément conduire cette adminiftration importante, ni rien ente ndre aux détails fur lefquels il eüt été Oiij  ii4 EJJais néceffaire qu'il eüt eu la grande maln; il avoit même dans fon cara&ere un genre d'indécifion , d'héfitation perpétuelle , qui devoit fouvent I'empêcher de fairé le bien. Je ne fuis point convaincu de ce que j'ai ouï dire des défauts de fon cceur; peut-être ceux qui m'en ont parlé étoient-ils prévenus contre lui; mais il eft certain qu'avec beaucoup d'efprit 6c de talens, il ne pouvoit pas bien gouverner les Finances. Le Marquis d'Effiat, premier Ecuyer de M. le Duc d'Orléans , étoit Vice-Préfident de ce Confeil , & encore moins capable de travail que le Préfïdent; mais du moins ne faifoit-il pas tourner la tête a fes Secrétaires comme le premier. On avoit placé fous ces Meffieurs neuf Confeillers d'Etat, auxquels on avoit diftribué différentes partiesd'adminiftration; quelques-uns étoient trés - capables des détails qui leur étoient confiés, d'autres ne 1'étoient pas; mais quand ils auroient eu tous la même capacité 6c le même mérite , il ne pouvoit y avoir entre eux le concert néceffaire, paree qu'aucun d'eux ne dépendoit de 1'autre, 6c que par conféquent le Confeil n'agiffoit point par des principes uniformes 6c conftans. Je ne  dans le goüt de Montagne. 115 peux trop répéter a cette occafion, qu'autant les conléils font utiles quand ils font dirigés, 6c qu'après avoir été confultés , fur-tout quant auxarrangemens généraux, il eft réfulté de leurs avis des Loix fages, méditées 6c uniformes, autant font - ils dangereux, lorfqu'au lieu de leur laiffer le foin d'éclairer 1'autorité, on la leur abandonne toute entiere ; alors ils dégénerent en véritable petaudiere : on tracafte, on fe difpute , perfonne ne s'entend , 6c il n'en réfulte que défordre 6c qu'anarchie. Si 1'autorité arbitraire 6c abfolue dégénéré en defpotifme, les confeils auxquels on ne préfente aucune matiere^ préparée, 6c dont on ne regie pas les décifions, nuifent encore davantage au bien 8c a Futilité publique. Lorfqu'on eut fenti tout 1'abus des confeils établis par M. le Duc d'Orléans , 6c qu'on s'appercut qu'il falloit y renoncer , on leur donna une efpece d'Extrême-Onclion , en chargeant 1'Abbé de Saint-Pierre, qui les avoit approuvés d'abord , d'en faire 1'apologie. II s'en acquitta en compofant un Ouvrage qu'il intitula la Polyfinodle , ou lAvantage de la pluralité des Confeils, 6c y mit cette épigraphe tirée des proverbes de Salomon:  116 Ejjaïs Vbi multa conjilia^falus. II avoit raifon \ un certain point; mais il fut obligé de convenir lui-même , qu'il eft également néceffaire que quelqu'un foit chargé de préparer les queftions qui dóivent être foumifes aux Confeils , & que 1'autorité décide quand les affaires ont été mürement difcutées. Pour revenir aux Confeils des Finances en particulier, en 1717, on fit quelques changemens dans les Membres qui les compofoient; mais 1'on ne s'en trouva pas mieux. En 1718, mon pere en fut fait Préfident a la place du Duc de Noailles: celui-ci n'avoit pas fenti de quelle utilité le fyftême de Law, bien entendu, bien conduk, pouvoit être, pour libérer 1'Etat de fes dettes, & rétablir en même temps les Finances 8c le Commerce. Mon pere faifit cette idéé, mais il comprit en même temps qu'il étoit effentiel d'en diriger &c d'en borner les effets.& les conféquences; il porta fur cet objet toute 1'attention dont il étoit capable ; il employa la fermeté de fon ame a vaincre les obftacles qu'oppofoient a 1'établiffement du nouveau fyftême, ceux qui n'étoient pas perfuadés de fon utilité : mais, hélas ! il ne  dans le goüt de Montagne. zij \ fut pas long-temps fans être forcé d'ufer ; des mêmes moyens, pourcolorer& pour i cacher 1'abus que le Régent fit de ces refI fources vraiment délicates a employer. M. le \bxxc d'Orléans avoit aflez de 1 lumieres, de fagacité, & même de nerf, j pour concevoir le mérite d'un grand plan, \ & identifier fa gloire avec le falut du j Royaume qu'il avoit a gouverner; mais S des paffions vives, & un genre de foiblefle 5 dans lequel elles entrainent les efprits les i plus éclairés , ie firent fortir des bornes I qu'il devoit fe prefcrire : elles tranfj formerent en poifon ce qui devoit être 1 un remede; mon pere le fentit, le remon| tra, le répéta, non au Public ( a qui un \ fageMiniftrediffimule toujourslemal qu'il i prévoit), mais au Maïtre, au Régent, i a celui qui feul pouvoit prévenir ce mal I & le réparer : eftorts inutiles, la Banque I fut difcréditée. Mon pere vit qu'il n'étoit i plus poflïble de la relever; enfin il abani donna, pour ainfi dire, 1'Étata fon mauvais | fort, content de n'avoir fait aucune for1 tune dans un temps de crife, pendant :] laquelle tant d'autres s'étoient enrichis I injuftement, ou s'étoient imprudemment I ruinés.Le 5 Janvier 1720, Law fut nommé I Contröleur-Général, ck. avant la fin de  a 18 Ejjais 1'année il fut obligé de s'enfuir précipi- | tamment Sc de quitter la France. M. Pelletier de la Houflaye, Chance- | lier de M. le Duc d'Orléans , fut nommé | Cohtroleur-Général afa place; mais il ne le fut guere plus d'un an. Au mois d'Avril 17x2, il futremplacé par M. Dodun, qui ne quitta qu'en 1716, lors de 1'exil de M. le Duc. Ces deux ControleursGénéraux n'étoient que d'une médiocre capacité : ce fut fous le premier que commenca la grande opération du Vifa, dont le véritable Auteur étoit M. Pelletier des Forts, Membre du Confeil des Finances pendant la Régence, Sc qui fut enfin Controleur - Général après M. Dodun. II avoit propofé d'examiner 1'origine des billets Sc de toutes les dettes a la charge de 1'Etat, d'avoir égard a celles dont 1'objet paroitroit parfaitement légitime , de les acquitter, mais d'annuller ceux 8c celles dont la réalité feroit fufpecte, ufuraire ou exceffive. Ce plan étoit bon en foi, & il eüt été a fouhaiter qu'il fut exécuté par des mains abfolumenr füres, &c avec une I fcrupuieufe exaclitude; mais le moindre abus ou la moindre fufpicion d'injuftice perdoit tout. Le fyftême de Lav parut préférable, comme plus expéditif & auffi I  dans te goüt de Montagne. 219 facile a contenir dans de juftes bornes: il 1 'étoit en effet; mais , comme je 1'ai dit il n'y a qu'un moment, on en abufa, &c ce ne fut qu'après qu'on y eut renoncé, qu'on revint fur fes pas, & qu'on reprit 1'idée du Vifa., dans un temps ou elle étoit encore d'une plus difficile exécution qu'elle ne Feut été d'abord : auffi ce fut une véritable fourmilliere d'abus & d'injuftices. M. Pelletier des Forts ne fut pas plus coupable de la mauvaife befogne qui fe fit alors, que mon pere ne 1'avoit été de tout le mal qu'avoit fait fur la fin le fyftême de Law; mais il y eut cette grande différence entre eux, que M. d'Argenfon n'abandonna 1'adminiftration des Finances, que quand il vitqu'elles étoient perdues malgré lui, & que M. des Forts prit le titre de Controfeur-Général, lorfque le V^ifa eut tout perdu. Malgré tout cela, une remarque importante a faire, c'eft que les Finances de France fe font rétablies en aflez peu de temps, malgré les cataftrophes de la Banque & du Vifa : tant il eft vrai qu'en matiere de Finances, le crédit public &C la circulation fe rétabliffent èc reprennent, pour ainfi dire, leur niveau, comme Peau de la mer après  HO EJfals de grands orages & de grandes tempêtes. i II n'y a que quelques fortunes particulieres qui font perduès fans reffource; vérité trifte 6c accablante pour bien des gens dans certains momens de crife, mais confolante pour 1'Etat. En 1726, M. Orry a remplacé M. Dodun : le caractere un peu brufque 8c dur en apparence de ce nouveau Miniftre des Finances, n'empêche pas qu'il ne foit jufte, même économe ; il entre a cet égard dans les vues de M. le Cardinal de Fleury, qui a d'ailleurs la prudence 8c Fadrefte de faire retomber fur lui ce qu'il y a de plus agréable dans 1'emploi de Miniftre des Finances. Le Miniftere des Affaires étrangeres fut, a la mort de LouisXIV, foumis a un Confeil auffi mal compofé que celui des Finances. Le Maréchal d'Uxelles en étoit Préfident, 6c n'avoit ni profonde connoiffance des affaires de ce genre, ni talens réels pour 1'adminiftration ; toute fa politique étoit celle d'un Courtifan , 6c , quoiqu'il fut Maréchal de France, fon talent pour la f guerre fe bornoit a 1'art d'en impofer I aux Militaires fubalternes, en les forcant j a la difcipline par beaucoup de févérité , [ 6c les éblouiffant d'ailleurs par le fafte 8c la | hauteur. Je n'ai pas bien connu fon cceur B  dans le goüt de Montagne. zix & fon caractere, dont on a dit beaucoup de mal; mais je me rappelle fa figure qui étoit fort extraordinaire : ce que je fais encore , c'eft qu'il faifoit trés - bonne chere. Les trois aftbciés qu'on lui donna dans le Confeil, furent 1'A bbé Deftrées, leMarquisdeCanillac, Sc le Comte deChiverny rils n'étoient pas beaucoup plus forts que lui; mais d'ailleurs les deux derniers étoientdes gens d'efprit: Chiverny avoit été Miniftre de France a Vienne, Sc Canillac étoit ami intime de Mylord Stairs, Am^ baffadeur d'Angleterre. Le Régent vouloit former des liaifons avec cette Puiffance, Sc changer fi complettement le fvftême politique, relativement a fes intéréts particuliers, que M. de Torcy lui étoit non feulement inutile, mais nuifible : auffi, quoique M. le Duc d'Orléans ne put s'empêcher de 1'eftimer, fe contenta-t-il de le laiffer dans le Confeil de Régence, Sc de lui donner la furintendance des Poftes, fans permettre qu'il entrat dans le Confeil des Affaires étrangeres; cependant ce Confeil n'avoit d'autre directeur ni guide que Pecquet, Secrétaire de ce Confeil, qui avoit été Commis de M. de Torcy. Les Miniftres étrangersne favoient a qui s'adrefler pour traiter les Affaires;  2zi EJJais fon fut obligé de commettre , pour les entendre , un homme qui n'étoit pas du Confeil des Arianes étrangeres, &C qui n'en a jamais été ; ce fut M. d'Armenonville , Conieiiler d'Etat ordinaire, qui avoit été Intendant des Finances , & qui avoit acheté la charge de Secrétaire d'Etat de M. de Torcy, mais a condition de n'en pas exercer les foncvtions. En 1718, on fit entrer 1'Abbé Dubois dans le Confeil des Affaires étrangeres ; en 1719, les charges de Secrétaire d'Etat ayant été rétabiies , on en créa une cinquieme pour cet Abbé, & on y attacha le département des Affaires étrangeres. Alors ce Confeil n'eut plus rien a. faire ; Dubois devint le feul organe & le feul inftrument de la politique du Régent, de fes liaifons avec les Cours de Londres & de Vienne, & de fes grandes tracafleries avec 1'Efpagne &c Alberoni. Ce fut fous ce Minillere que fut conclu le traité de la quadruple alliance, &c. Dubois, qui enfin dèvint Cardinal, étoit un de ces hommes dont on peut dire bien du mal en toute fureté de confcience, & dont cependant il y a quelqut bien a dire ; mais on n'ofe s'expliquer fur celui - ci qu'avec timidité, crainte d'ctre accufé  dans ie goüt de Montagne. i%$ de fe déclarer le partifan d'un mauvais fujet. Né dans le dernier ordre de la bourgeoifie de Brive en Limoufin , il s'étoit d'abord attaché au Pere le Tellier , [ Confeffeur du Roi, qui 1'avoit mis en : état de faire de bonnes études, enfuite a i un Curé de Saint-Euftache, auquel il eut 3 le bonheur de plaire , &Z. qui voulant placer dans 1'éducation du Duc de Chari tres, depuis Duc d'Orléans & Régent, un , homme incapable de lui fake ombrage, i procura cet honneur a. Dubois. II ne fut j d'abord que Sous-Précepteur fous un M. I de Saint-Laurent, dont enfin il prit la I place. II plut a fon Eleve en fiattant fes I palfions ; mais le vrai coup de partie que l| fit 1'Abbé Dubois, & qui commenca fa | fortune, ce fut de déterminer M. le Duc I d'Orléans aépoufer MUe de Blois, bikarde >! de Louis XIV, malgré la grande oppotifition &z la répugnance de Madame. ; Dans ces affaires délicates, les intrigans i fourds & obfcurs font ceux qu'on emploie 3 le plus utilement; auffi ce fut Dubois qui ; conclut cette grande affaire. Dubois , i continuant de fe rendre agréable , per \fas & nefas , a fon Eleve devenu fon I Maitre , ayant travaillé a lui procurer  H4 EJFals des vices plutöt que des vertus, jouit du plus grand crédit dès le commencement de la°Régence : ayanc d'ailleurs beaucoup d'efprit Sc de hardiefle , Sc n'étant retenu par aucunes confidérations capables d'arrêter les bons Citoyens, il fe mit a la tête d'une infinité d'intrigues, qui n'avoient pour objet que 1'intérêt particulier du Duc d'Orléans, Sc n'étoient point conformes a ceux du jeune Roi Sc de 1'Etat. Sa conduite étoit celle de ces ames viles, mais politiques, qui, quand elles trouvent des obftacles d'un coté, fe retournent de 1'autre. Il parloit naturellement très-bien, lorfqu'il n'étoit pas em~ barralfé ; mais quand il traitoit d'affaires avec des gens dont il n'étoit pas sur, il héiltoitScbégayoit, peut-être pour fe donner le temps de penfer a ce qu'il avoit a répondre : il mentoit beaucoup 6c étoit trèsfaux; mais il nedébitoitpas les menfonges avec autant d'effronterie qu'il les concevoit. Capable des plus grandes noirceurs, on venoit quelquefois a bout de 1'en convaincre ; alors il fe troubloit, rougiffoit, balbutioit, mais étoit toujours bien éloigné de fe corriger ni même de fe repentir: fes manieres Sc fes propos faifoient un parfait  darts le gout de Montagne. 115 parfait contrarie avec fon habit eccléfiaftïqueril juroit, blafphémoit, tenoit les difcours les plus libercins & les plus indécens contre la Religion. Ce qui doit lui être reproché plus que tout le refte, c'eft d'avoir perfuadé a fon Prince, qu'il n'y avoit dans le monde ni piété réelle, ni véritable probité, mais que tout le mérite confiftoit a parvenir a fes fins en cachant bien ion jeu. II avoit étendules principes de cette mauvaife éducation jufqu'a la Ducheffe de Berry, fille du Régent. Ce fut ce perfonnage que M. le Duc d'Orléans fit Secrétaire d'Etat au département des Affaires étrangeres, lorfqu'il fe vit obligé de rendre a ces charges leurs fonclions. Les liaifons du Régent avec les Anglois avoient été ménagées par 1'Abbé Dubois & Canillac , avec Stanhope &c Milord Stairs ; mais Dubois ayant attiré a lui le vrai fecret de cette affaire, il n'y eut plus que lui qui put la fuivre. II étoit certainement penfionnaire de 1'Angleterre , c'efta-dire, des ennemis de 1'Etat & de la Religion Catholique; mais comme c'étoit pour le Régent qu'il intriguoit, il ne craignoit pas d'être recherché par lui. ^En 1720, ce digne Eccléfiaftique eut 1'archevêché de Cambray, & 1'obtint avec  n6 EJfais des circonftances que , pour 1'honneur de la Religion , je n'ofe écrire ici. En 1711, il fut fait Cardinal, & en 1723 , déclaré premier Miniftre , lorfque M. le Régent fut obligé de remettre au Roi, du moins en apparence , le timon de 1'Etat. On peut bien croire que le Duc d'Orléans ne penfoit a faire qu'un Miniftre pofiiche, & comptoit Pêtre en effet. Cependant, qui fait fi Dubois ne feroit pas refté premier Miniftre, en cas que le Régent fut mort avant lui; mais le contraire arriva, 8t M. le Duc d'Orléans fut obligé de prendre lui-même ce titre. M. de Morville, fils de M. d'Armenonville, Garde des Sceaux, qui avoit la charge de Secrétaire d'Etat de la Marine, prit le département des Affaires étrangeres , ck. Pa confervé fous 1'autorité de M. le Duc de Bourbon , qui eut le titre de premier Miniftre après M. le Duc d'Orléans. Ce Prince n'avoit d'autre mérite qui le rendit propre a Cette place, que la grandeur de fa nai flance, & il fut gouverné , tout le monde fait par qui. M. de Morville n'avoit qu'un efprit médiocre, mais du bons fens & le jugement droit: il poffédoit un mérite du fecond ordre , que nous connoiffons ious le nom de bon Ecouteur ; il ne par-  dans te goüt de Montagne. 127 ïoit qu'a fon tour , & après s'être donné le temps d'y penfer ; alors ce qu'il difoit étoit toujours jufte &c réfléchi. On fortoit de les audiences, content d'avoir été bien entendu. II fe retira au mois d'Aoüt 1727 : fon pere remit les Sceaux en même temps, & ils ont été remplacés 1'un & 1'autre par M. Chauvelin, qui réunit les titres du pere £c du fils. Le pere mourut 1'année fuivante 1728 ; le fils n'eft mort qu'en 173 2. Le Confeil de Guerre, établi fous Ia Régence , eut pour Chef le Maréchal de Villars, déja fameux par des vicloires gagnées fur les ennemis, & qui avoient paru relever la gloire flétrie des armes de France. Ce Général avoit pour défaut d'être vain, préfomptueux, ou du moins d'en préfenter toutes les apparences; d'ailleurs il avoit de la grandeur d'ame , de 1'efprit, &: un talent très-décidé pour la o-uerre. Mais quelque brillans que foient ces avantages , ils ne fuffifent pas pour faire un bon Miniftre de ce département. Aufli le Régent, en le placant a la tête de ce Confeil, ne lui accorda-t-il qu'une repréfentation d'éclat, & non 1'adminiftration réelle. Le Maréchal fe flattoit qu'il auroit la diftribution de toutes les graces, Pij  ii8 EJJais mais on trouva bientöt le moyen de la lui bter ; on décida que cette diftribution feroit faite en plein Confeil. C'auroit été une lource de tracafleries épouvantables entre tous les Membres ; ils aimerent mieux ti availler chacun avec le Régent relativementauxdifférens Corps militaires fur lefquels ils étoient particuliérement chargés de veiller, 8c le laiffer prononcer: c'eft ce qu'ils firent, 8c le Régent fe trouva ainfi difpofer des graces avec autant d'autorité que 1'avoit fait Louis XIV. II ne refta aux Confeillers-Militaires que le foin de rédiger quelques Ordonnances 8c Régiemens de difcipline; encore, lorfqu'ils propofoient quelques nouvelles dépenfes, fe trouvoient-ils foumis a 1'examen 8c a. la critique des deux derniers Membres du Conlèil de Guerre , Gens de Robe, qui avoient dans leurs départemens la Finance de la guerre, les marchés, la diftribution des fonds, enfin la véritable befogne des précédens Miniftres de la Guerre, & la feule dont ceux-ci doivent être véritablement chargés. L'un étoit M. de SaintConteft, qui avoit été long-temps Intendant de provinces frontieres; 1'autre M. le Blanc,Maitredes Requêtes. LesTréforiers, les Commiftaires des Guerres, 6c les En-  dans le goüt de Montagne. 229 trepreneurs ne connoiffoient que ces deux Meffieurs; par conféquent toute la machine de la guerre rouloit fur eux; auffi M. le Blanc fe rendit-il bientöt le maitre du terrein , 8c auffi-töt qu'on rétablit les Secrétaires d'Etat, ce fut lui qui le fut. La Forme du Confeil de Guerre fubfifta pourtant encore pendant quelques années ; mais M. le Blanc ayant réuni tous les détails de M. de Saint-Conteft au fien, en fut 1'ame 8c le pivot. II eut le même crédit qu'avoient eu M. de Chamillard 8c même M. de Louvois. II n'étoit aflurément pas fans talens 8c fans adreffe pour fa conduite perfonnelle, 8c il avoit de grandes connoiffances des travaux du Bureau de la Guerre ; mais les détails de Finances 8c d'Adminiftration militaires devinrent très-délicats au milieu des embaf ras de Finances qu'avoient occafionnés le fyftême de Law 8c enfuite le Vifa. En 1723 , M. le Blanc fut déplacé , mis k la Baftille, 8c on voulut lui faire fon proces. On lui fubftitua dans le Miniftere de la Guerre M. de Breteuil , Intendant de Limoges, homme doux & fouple, mais d'une ignorance extréme : touc le monde fait qu'un fervice trèsPÜJ  130 EJfais eflentiel qu'il rendit au Cardinal Dubois, le mit en place ; il fe foutint fous M. le Duc, par les complaifances infinies qu'il eut pour les perfonnes en faveur. MM. de Belle-Ifle & de Seichelles, amis intimes Sc confeils de M. le Blanc, avoient auffi été mis a la Baftille , quelques mois après lui. L'orage continua de gronder contre eux pendant tout le Miniftere de M. le Duc; mais auffi-tót que ce Prince eut été envoyé a. Chantilly, tout changea. M. de Breteuil fe retiratout doucement; M. le Blanc revint en place, Sc la faótion de Belle-Ifle Sc de Seichelles fit a fon tour mettre a la Baftille Sc exiler les freres Paris, tout-puiffans fous M. le Duc. En 1718 , M. le Blanc mourut; M. Dangervilliers, Intendant de Paris, qui 1'avoit été long-temps de la province d'Alface, a pris fa place, Sc M. de Breteuil eft refté a 1'écart. M. d'Angervilliers, fils ou petit-fils d'un fameux partifan qui vivoit fous le Miniftere de M. Colbert, defcendu d'un Médecin Sc Botanifte celebre , a des talens , de 1'efprit, des défauts, Sc fur-tout des ridicules. Le Confeil de la Marine fut compofé comme celui de la Guerre, Sc eut le même fort; le Comte de Touloufe en  dans le goüt de Montagne. 231 étoit le Chef ad honores, le Maréchal d'Eftrées le Préfident, & il étoit mêlé de quelques Militaires marins &z d'anciens lntendans de Marine, qui avoient tous les détails. Un ancien premier Commis de M. de Pontchartrain , nommé la Chapelle, en étoit le Secrétaire. Comme la Marine étoit alors réduite a peu de chofes, ce Confeil paroiffoit peu important. Aufli-töt qu'on rétablit les Secrétaires d'Etat, M. d'Armenonville , qui avoit acheté la charge de M. de Torcy, eut les expéditions de ce département, 1'Abbé Dubois étant chargé des Affaires étrangeres, comme cinquieme Secrétaire d'Etat. M. de Maurepas reprit la charge des Pontchartrain fes grand-pere & pere; mais il n'avoit que les expéditions de la Maifon du Roi & de Paris, fous les yeux & les ordres de fon beau-pere la Vrilliere. Cela dura ainfi jufqu'en 172.2,, que Md'Armenonville devint Garde des Sceaux; alors M. de Morville fut Secrétaire d'Etat de la Marine. A la mort du Cardinal Dubois , en 1713 , il paffa aux Affaires étrangeres , & M. de Maurepas eut le département entier qu'avoit poffédé fon pere, avant-la mort de Louis XIV. Le Confeil de Marine avoit été fupprimé dès P iv  i3* EJJais ijii ; il languiffoit déja quelque temps auparavant. Le jeune Miniftre de la Marine eft bien plus aimable que n'étoit fon pere, mais encore moins inftruk; il fe plaït plutot a faire des plaifanteries , que 1'on peut appeller des mievreries de jeune Courtifan, que de vraies méchancetés & des noirceurs dont on affure que fon pere étoit capable. Mais il a connu de trop bonne heure les douceurs &c les avantages du Miniftere, & il ne paroit pas qu'il fache encore quels en font les devoirs &c les principes. II n'avoit encore que dixhuit ans, lorfque fes Commis lui ont dit: » Monfeigneur, amufez-vous, &laiffez» nous faire : fi vous voulez obliger quel» qu'un, faites-nous connoitre vos in» tentions, & nous trouverons les tour» nures convenables pour faire réuffir ce « qui vous plaira. D'ailleurs les Formes " & les Regies s'apprennent a mefure », que les affaires & les occafions fe pré>j fentent, &il vous en paffera aflez fous m les yeux, pour que vous foyez bientöt " plus habile que nous «. Cependant il faut convenir qu'on pafferoit toute une longue vie a travailler fans principes , que 1'on n'apprendroit jamais rien , & que 1'expérience eft bien plutöt le fruit des  dans le goüt de Montagne. 233 réflexions fur ce que 1'on a vu, que le réfultat d'une mukitude de faits auxquels on n'a pas donné toute 1'attention qu'ils méritent. On avoit formé, en 1716, un Confeil du dedans du Royaume. Le Duc d'Antin en étoit Préfident; on y avoit placé le Marquis de Beringhen 8c le Marquis de Brancas , avec quelques Confeillers d'Etat , Maïtres des Requêtes, 8c Confeillers'au Parlement; ce Confeil devoit avoir le même objet de travail que le Confeil des Dépêches a aujourd'hui. II 11e fubfifta que jufqu'au rétabliffement des Secrétaires d'Etat, c'eft - a - dire , tout au plus trois ans , après quoi M. de la Vrilliere reprit le foin des provin ces qui lui avoient autrefois appartenu. On confia le refte a MM. d'Armenonville 8c de Maurepas. Le Miniftre des Affaires étrangeres 8c celui de la Guerre n'en eurent point alors; ce n'a éte que par la fuite qu'on leur en a rendu. Enfin on joignit a tous ces Confeils, un de Commerce , dont on donna la préfidence au Maréchal de Villeroy, l'homme du monde a qui M. le Duc d'Orléans avoit le moins d'envie de confier des détails 8c de donner de la confidération. On lui  134 Efais affocia plufieurs Confeillers d'Etat 8c Maïtres des Requêtes, auxquels on diftribua le foin de différentes branches de commerce, en les chargeant non feule-r ment d'y veiller, mais de faire les Régiemens convenables pour les augmenter Sc les perfectionner. Rien de fi intéreffant pour 1'Etat, que le travail qui pouvoit réfulter d'un pareil Confeil; mais il falloit qu'il fut dirigé, qu'il y eüt une forte d'enfemble dans fes opérations : on devoit les faire toutes tendre a. un but unique, Sc c'eft ce qui manqua a. ce Confeil, comme a tous les autres. Lors de la difgrace du Maréchal de Viileroy, il a été tout-a-fait, anéanti, ou du moins refté deux ou trois ans fans exiftence. II a été enfin rétabli fous le titre de Confeil Royal de Commerce : le Roi y préfide comme au Con-r feil Royal des Finances, a celui des Depêches , Sc au Confeil d'Etat proprement dit. Les noms d'une partie des Miniftres Sc de quelques Confeillers d'Etat fe trouvent fur la lifte de ce Confeil ; le Controleur - Général des Finances Sc le Secrétaire d'Etat de la Marine en font des Membres effentiels. II y a un Bureau du Commerce plus rombreux, Sc établi pour préparer les afLires  dans le goüt de Montagne. 135 qui doivent s'y porter. On a rétabli les charges d'Intendans du Commerce , qui avoient été créés fous Louis XIV, Sc chaque ville commei^ante a toujours un Député a Paris. Tout cela préfente le tableau d'une belle Sc fage adminiftration ; mais elle n'eft , pour ainfi dire, que fur le papier; le Confeil Royal du Commerce ne s'affemble jamais, le Bureau rarement; leslntendans& lesDéputés du Commerce ne travaillent qu'avec le Controleur-Général feul, ne connoiflent que lui; les uns font fes Commis, les autres néceffairement fes Cliens : la Finance Sc le Commerce fe font, pour ainfi dire , identifiés en France , Sc roulent fur le même pivot. On doit conclure de la fuppreffion des Confeils établis fous la Régence, öc de 1'oifiveté dans laquelle 011 laiffe languir les Principaux d'entre les Confeils royaux qui décorent nos Almanacs, que 1'on ne fait point encore en France quel eft le parti que 1'on peut tirer des Confeils, en diftinguant bien ce qui doit être foumis a. leurs délibérations , d'avec ce qui doit être remis a la décifion journaliere des Miniftres de chaque département , Sc ce qu'ils doivent porter au Roi, d'avee  EJJals ce qu'ils peuvent décider perfonnellement dans leurs cabinets. Toutes les Ordonnances, les Régiemens généraux, ce qui fait Loi Sc établit des principes dans 1'adminiftration , devroit être délibéré dans les Confeils, y être difcuté, férieufement examiné, Sc enfin décidé autant qu'il convient a la conftitution d'une Monarchie oü tout Confeil doit n'être que confultatif. Toutes les queftions qui s'y portent, avant que d'y être agitées, doivent être clairement Sc nettement propofées, Sc c'eft au Miniftre a faire ces propofitions. Chacun deux doit être le rapporteur des affaires relatives a fon département, comme il en doit fuivre 1'exécution , lorfqu'elles font une fois réglées. Je ne parle pas des petites affaires particulieres dont on amufe a&uellement le tapis, dans les Confeils Royaux des Finances Sc des Depêches , lorfqu'on les affemble; mais des Régiemens généraux , pour lefquels feuls il faudroit affembler les Confeils auxquels le Roi affifte en perfonne. Les Miniftres ne fentent pas affez combien il leur eft important d'avoir des garants de ces fortes de Régiemens. En les prenant fur eux3 ils s'expofent a répondre de toutes les difficultés qu'ils fouffrent a  dans le goüt de Montagne. 237 1'enregiftrement ou a. Pexécution ; ils en font fouvent les victimes, &: fournilfent ainfi des occafions de les déplacer. Quant aux graces , les Confeils ne doivent connoïtre que les principes d'après lefquels les Miniftres les propofent; mais il eft bien important pour les Miniftres mêmes, que ces principes foient confignés quelque part; ce doit être leur bouciier pour les défendre des demandes injuftes : & combien n'eft-il pas important qu'ils s'en défendent. Pour une grace contre régie & raifon que le Miniftre acccrde a fes protégés perfonnels &c véritables, il eft obligé d'en accorder vingt aux protégés de fes propres protecleurs &c des perfonnes auxquelles il n'a rien a refufer ; alors, quand on le preffe, il ne fait que répondre. S'il refufe aux uns ce qu'il accorde aux autres, il fe fait des tracafièries abominables. Un homme fage, en entrant en place, doit s'arranger bien plus pour pouvoir refufer , fans fe faire beaucoup de tort , que pour pouvoir tout accorder k fa fantaifie; car il eft bien fur qu'il n'en viendra jamais a bout. Mais il faut refufer toujours fans humeur, & recevoir même avec douceur les demandes les plus déraifonnables, 6c fur-tout ne pas promettre ce  2.38 '1 EJfais que 1'on n'eft pas fur de pouvoir tenir : Hoe opus t hic labor. * * # Je viens, dansunlongarticle, detraiter un fujet bien important, d'établir par occallon de grandes maximes, 8c de faire des portraits fort intéreffans. J'ofe en garantir la jufteife 8c la reffemblance; car je n'ai parlé que d'après des connoilfances perfonnelles ou certaines : j'ai peint des hommes d'Etat, ou du moins des gens qui auroient du 1'être. Je vais a préfent m'occuper des principes de conduite que 1'on doit fuivre dans la vie privée 8c dans la fociété, toujours d'après mon expérience, 8c les exemples des perfonnes que j'ai le plus connues. Le plus parfait modele d'un grand Seigneur aimable, eft M. le Cardinal de Rohan; quoiqu'il n'ait au fond qu'un efprit médiocre, peu d'érudition 8c de leclure, qu'il n'ait jamais été chargé de grandes Adminiftrations, ni trairé de fuite d'importantes affaires, il a un avantage marqué fur ceux qui ont le plus adminiftré 8c négocié. II n'a ni la taille ni les traits d'un Prince fait pour commander les armées ;  dans le goüt de Montagne. 239 maisc'eft le plus beau Prélat du monde ; èc quand il étoit jeune, c'étoit un charmant Abbé de qualité. II a foutenu fes thefes en Sorbonne avec éclat & diftincfion : on lui faifoit fa lecon; mais il la retenoit avec facilité, 6c la débitoit avec grace. Ayant obtenu de bonne heure 1'Evêché de Strasbourg & le Chapeau de Cardinal , il a été chargé de quelques négociations, tant vis-a-vis des Princes Allemands, qu'au Conclave a Rome ; il s'en eft toujours tiré avec aifance 6c dignité : affurément fi quelqu'un a pu vérifier cette expreffion finguliere 6c proverbiale , que les Gens de qualité favent tout fans rien apprendre s c'eft lui. Sa politique a toujours été très-fouple; il s'eft accommodé aux temps, aux lieux, aux regnes & aux circonftances. Avec une pareille conduite, il auroit pu paroitre bas ; mais ilafu imprimer a toutes fes aéHons un caraéfere de nobleffe; de forteque les fots 1'applaudiffent, &les gens éclairés lui pardonnent. Ils'eft, fuivant les occafions, déclarépourla Bulle Unigenitus, ou a laiffé les Janféniftes penfer ce qu'ils vouloient. On 1'a fait entrer au Confeil de Régence a la fin de 1'adminiftration de M. le Duc  440 EJfais d'Orléans, pour aflurer au Cardinal Dubois le même rang dont les Cardinaux de Richelieu Sc Mazarin avoient joui dans le Confeil. On fentoit bien que Dubois n'étoit pas fait pour paffer fur une pareille planche , après quatre-vingts ans d'interruption. La naiflance de M. de Rohan, Sc les dignités dont il étoit revêtu, indépendamment du Cardinalat, 1'en rendoient fufceptible, mais il n'y fut que le précurfeur d'un premier Miniftre très-indigne de 1'être : après tout, que pouvoit perdre le Cardinal de Rohan a cette complaifance ? il s'acquitte des cérémonies d'églife auxquelles fa charge de GrandAumönier 1'oblige, de la maniere la plus convenable, fans trop affecterdedévotion, aulfi ne 1'accufe-t-on pas d'être hypocrite, 6c fans qu'on puifte lui reprocher d'indécence. II repréfente a Strasbourg Sc a Saverne mieux qu'aucun Prince d'Allemagne, 8c même que les Electeurs Eccléfiaftiques : fa cour Sc fon train font nombreux 6c brillans ; avec cela il conferve cet air de décence qu'ont les Membres diftingués du Clergé de France, 8c que ceux d'Allemagne 6c d'Italie n'obfervent pas : il eft galant; mais il trouve aflez d'occafions  dans le goüt de Montagne. 241 d'occafions de fatisfaire fon goüt pour le plaifir avec les grandes Princeffes, les belles Dames & les Chanoineffes a grani des preuves , pour ne pas encana'dler fa galanterie, &. n'être pas du moins accufé I de crapule. Le Cardinal,, en parlant quelquefois de lui - même , laiffe entendre : avec une forte de modeftie, qu'il doit avoir quelque reffemblance avec Louis - XIV , tant dans la figure que dans le ; caradere; en effet, Madame la Princeffe de Soubife , fa mere, étoit tres - belle : 1'on fait que Louis XIV en fut amou;reux, &: lepoque de ce penchantfe rap: proche de 1'année 1674, qui eft celle 1 de la naiffance du Cardinal de Rohan. ' S'il y a quelque vérité dans cette anecI dote, on peut ajouter, que rié d'un trèsgrand Prince, il eft poffible que de grands Princes lui doivent auffi le jour. Sa poiliteffe avec les particuliers qui viennent :1e voir, foit dans fon évêché, foit a la iCour ou a Paris, eft certainement plus 'd'habitude que de fentiment; mais elle :porte fi bien le mafque ou 1'empreinte de H'amitié & de 1'intérêt, que même perif uadé qu'elle n'eft pas fincere, on s'y laiffe tféduire. Dès que vous arrivez, il femble jqu'il ait mille chofes a vous dire, k vous Q  242 EJJais confier , Sc bientbt après il vous quitte pour courir a un autre ; mais pendant qu'il fait tout ce qui lui plait, il femble qu'il ne penfe qu'a vous laifTer le maitre chez lui, qu'il vous abandonne, paree qu'il craint de vous gêner Sc de vous importuner, tandis que ce feroit vous qui le gêneriez Sc 1'importuneriez en reftant davantage. En un mot, perfonne ne poffede mieux le talent de plaire, que le Cardinal de Rohan ; mais il n'appartient pas a tout le monde d'ufer des mêmes moyens que lui. 11 n'eft pas permis a tout le monde a'aller a Corinthe ; cet ancien adage peut s'appliquer a 1'ufage de plus d'une qualité aimable; il y ades gens qui peuvent en négliger quelqu'une, d'autres qui en doivent employer autant qu'ils en peuvent raffembler; encore ont-ils bien de la peine a réuffir, avec toutes les reifources que la Nature leur a fournies. Je reviendrai dans un moment a 1'art Sc aux moyens de plaire; mais je veux encore dire un mot de 1'exaclitude Sc de la ponclualité : c'eft un mérite du fecond ordre; il femble même n'appartenir qu'aux  dans le goüt de Montagne. 2.43 fubalternes; cependant il eft quelquefois de grand prix : j'avoue que je m'y fuis fcrupuleufement attaché, quoique j'aye un grand exemple domeftique de l'hat)itude contraire. Mon pere étoit le plus imponcluel de tous les hommes , il ne favoit jamais quelle heureil étoit; chargé d'une multitude de détails , la plupart très-importans, mais de différens genres, il les faifoit quand il pouvoit ou quand il vouloit, a batons rompus , & coupoit ou interrompoit fans ceffe 1'un par 1'autre ; mais fon génie , également fur &c aéHf, fuffifoit a tout; il retrouvoit toujours le bout de fes fils, quoiqu'il les rompit a tout moment, & faififlbit fucceflivement cent objets différens fans les confondrc J'ai admiré ce talent merveilleux, mais je ne m'en fuis jamais fenti capable. J'ai mis bien plus de méthode, d'ordre & de poncf ualité dans mon travail, tandis que mon frere a pris le parti d'imiter mon pere. Pour moi, j'ai cru qu'il pouvoit y avoir de la préfomption a fuivre cette route, quand la Nature même ne vous la frayoit pas. Encore une fois , lorfqu'on n'eft pas certain d'être au deffus d'un travail méthodique, & que cependant on veut s'y élever , on court rifque de fe Qij  i44- EJfais trouver bien au deflbus de fa befogne, de fe perdre, &: de fe déshc-norer. MoNCRIF, qui eft attaché a mon frere, eft venu me faire confide.nce du projet qu'il a de faire imprimer un Livre qu'il intitule: De la nécejjité & des moyens de plaire. >s Mon eher Moncrif, lui ai-je dit, rien n de fi aifé a traiter que le premier point » de ton difcours; tout le monde le fent, » tout le monde a le défir de plaire, mais » on fe trouve bien embarraffé fur les » moyens d'y parvenir : il eft même affez « difficile &c affez délicat d'indiquer les >j véritables ; ils dépendent d'un grand nombre de circonftances- qui les font » varier , pour ainfi dire, a 1'infini «. Ladeffus je fuis entré avec lui dans des détails dont j'ai depuis mis une partie par écrit. Après m'avoir bien écouté, » Mon« fieur m'a-t-il répondu humblement , « je ferai ufage des fages réflexions que » vous venez de me communiquer; mais »s le plan de mon Ouvrage n'eft pas toutm a-fait dirigé dans le même efprit que » vous me propofez. Ton Ouvrage eft»j donc déja. fait, lui ai-je répliqué? Oui, " Monfieur, on 1'imprime «. Eflèclivement, aflez peu de temps après, il me  ahns le goüt de Montagne. 145 1'a apporté tout imprimé, bien relié & en grand papier : je 1'ai lu , &: cette lecvture m'a fait fouvenir d'un mot d'un homme d'efprit de mes amis. Je me promenois avec lui dans une grande bibliotheque, & nous étions au milieu d'une multitude de Livres de Philofophie fpéculative, de Métaphyfique & de Morale : Voici3 me dit-if, des milliers de volumes ^ dont le plus grand nombre eft a fupprimer, & le refte a refondre : celui, de Moncrif eft d'autant plus dansle dernier cas, qu'il eft d'ailleurs très-froidement écrit; auffi eft-il ennuyeux , quox^e court: il finit par des contes de Fées, trop forts pour des enfans, & trop froids pour les autres. Moncrif a dit lui-même que le merveilleux ne pouvoit être agréable que par la maniere dont il étoit préfenté ; qu'autrement 1'invraifemblance rebute & ennuie. Ses contes font la meilleure preuve de cette vérité. La mere de Moncrif étoit veuve d'un Procureur nommé Paradis. C'étoit une femme d'efprit 3 qui fut en tirer parti pour fe foutenir, & élever deux fils que lui avoit laifles fon mari. Par la protection de mon frere, 1'un eft devenu Officier fubalterne , &; enfin Commandant d'une pe.tite Q H  Z$6 Wais place ; 1'aïné obtint les principales affections de fa mere , qui, pour 1'introduire dans le monde, fit les derniers efforts afin de le bien vêtir; elle 1'envoyoit aux fpectacles, dans les places deftinées aux plus honnêtes gens ,& ou il pouvoit faire d'utiles connoiffances. Moncrif, fuivant les confeils de fa mere, fit, entre autres, celle de mon frere &: la mienne. II s'en eft bien trouve; nos parens étoient en place : mon frere en fit fon Complaifant &: fon Secrétaire , fur le pied même le plus honnête. Quelques années après, il s'attacha a M. le Comte de Clermont, Prince du Sang, & eut le beau titre de Secrétaire de fes commandemens; il avoit même la feuille des bénéfices dépendans de ce Prince Abbé; mais il ne propofoit aucun fujet que de I'aveu de certaines Demoifelles de 1'Opéra. II fe brouilla dans cette petite Cour; mais mon frere 1'en a bien dédommagé, puifqu'il 1'a fait Ledeur de la Reine & Secrétaire général des Poftes. On prétend ou'il avoit appris a. faire des armes , & étoit même parvenu a fe faire recevoir Maïtre d'efcrime ; ce qui le fait croire, c'eft que Moncrif étant déja Ledeur de la Reine, & par conféquent a la Cour, tl fut queftion de fon age : on voulut  dans le goüt de Montagne. z^rj prouver qu'il étoit plus vieux qu'il ne paroiiToit 1'être , &c on allégua fa raception dans le Corps des Maïtres en fait d'armes. M. de Maurepas voulut s'en affurer , 8c ayant eu occafïon de lire la lifte des Membres de cette Communauté, qui demandoient le renouvellement de leurs priviléges, il trouva en effet le nom de Paradis a la tête. 11 demanda aux Syndics ce qu'étoit devenu ce Maïtre : la réponfe fut, que depuis long-temps il avoit difparu, & avoit fans doute renoncé au métier. Le Miniftre, qui, comme tout le monde fait, aime affez les petites malices , conta cette anecdote au Roi. D'après cela, Moncrif devoit avoir quatre vingts ans. Le Roi Louis XV, en ayant beaucoup ri, trouvant un jour Moncrif chez la Reine, lui dit : " Save% - vous , 55 Moncrif, qu'ily a des gens qui vous 55 donnent quatre-vingts ans ? Oui, Sire 3 55 répondit-il, mais je ne les prends pas «. Pour moi, je ne crois pas que Moncrif ait été Maïtre en fait d'armes; c'aurok plutöt été fon frere, a qui fa mere n'avoit pas trouvé d'autres talens pour fe produire dans la fociété , que celui-la, qui n'eft pas fort focial. Je reviens a Madame Paradis, Ave£ Qiv  248 Ejjals de 1'efprit, de Ja lecture, un ftyle agréable , 6c du manége , elle fe procura un affez joli revenu. Sur la fin du regne de Louis XIV , on mettoit dans les intrigues plus de prétention a 1'efprit, qu'on ne fait de nos jours; on éerivoit des billets galans , qui exigeoient des réponfes du même genre, 8c 1'on jugeoit de 1'ardeur du Cavalier, par 1'énergie des lettres qu'il faifoit remettre fecrétement; de même 1'amant calculoit fes efpérances d'après le ton de la réponfe : les brouilleries 8c les raccommodemens fe conduifoient de la même maniere. Madame Paradis fe confacra au genre épiftolaire; connue de plufieurs Dames de la galante Cour de Louis XIV, elle leur prêtoit fa plume pour faire d'agréables avances ou de tendres réponfes ,6c ce ne fut pas en pure perte pour fa fortune 8c 1'avancement de fes fils. II femble que Moncrif ait hérité du talent de fa mere. Mon frere ayant fait un voyage en Touraine , fit une connoiffance particuliere 6c intime avec une Demoifelle de cette Province. De retour a Paris , il en recut des lettres galantes, auxquelles , par honnêteté, il devoit des réponfes. II chargea Moncrif de les faire, 6c celui-ci s'en acquitta en digne fils de  dans le goüt de Montagne. 149 Madame Paradis, & lui épargna même la peine de les copier. Mais ce qu'il y a eu de plus plaifant a la fuite de cette correfpondance, c'eft: que mon frere étant devenu Miniftrè, & cette Demoifelle ayant pafte de 1'état de rille a celui de femme , elle eut occafion d'écrire, pour quelque affaire, a fon ancien amant, & fut bien étonnée de ne trouver dans les réponfes de mon frere nil'ancien ftyle de fes lettres, qu'elle avoit confervées , ni même fon écriture : elle put apprendre ainfi, que les Miniftres & ceux qui font deftinés a le devenir, ne font pas toujours par euxmêmes ce qui leur fait le plus d'honneur. Comme je le difois a Moncrif, il n'y a perfonne qui ne fente la néceffité de plaire, & qui n'en ait le défir plus ou moins vif; mais ce n'eft pas le tout que la bonne volonté, ilfaut encore les talens. Tout Acteur qui monte fur un théatre, y porte le défir d'être applaudi; cependant il y en a beaucoup qui fe font huer & fiffler. Pour réuffir, il faut deux efpeces de talens, ceux que nous tenons de la Nature & que nous ne pouvons nous donner, la taille, la figure, & le fon de voix agréable, 1'efprit naturel, facile, gai & aimable : quand on ne pofféde pas ces  150 Ejjais avantages, il faut fe procurer une amabilité factice ; elle ne vaut jamais celle véritable, &, pour ainfi dire, innée ; mais enfin elle Vaut mieux que rien ; elle eft étudiée, mais du moins faut-il fempêcher de fentir 1'étude; infenfiblement 1'habitude s'en forme, cc 1'on fe fait une douce 00cupation de perfe&ionner ces avantages acquis. L'envie de briller ne fauroit être trop mafquée; au contraire, ce qu'il faut qu'on remarque en vous ou qu'on vous fuppofe, c'eft l'envie de faire briller les autres. L'affe&ion , ou du moins 1'apparence de 1'affeclion, 1'admiration fentie ou jouée, la flatterie bien ménagée, ne manquent jamais leur coup. Quand on s'apperc_oit que quelque vice déplaït, il faut afficher la vertu oppofée. Cette oppofition eft pour 1'art de plaire dans la fociété, ce qu'eft le clair-obfcur dans la peinture : il faut briller par les contraftes; mais il eft nécelTaire d'empater fes couleurs , de conduire fes crayons avec délicatelfe, d'affecter la bonhommie, la fincérité, la complaifance & cependant 1'entremêler d'un peu de critique. Le caradere cauftique eft affreux &C déplaifant en lui-même; mais comme les  dans le goüt de Montagne. 251 habiles Médecins transforment les poifons en remedes, les gens de beaucoup d'efprit ménagent la critique 8c 1'ironie, de maniere a amufer les uns 8c a corriger les autres, fans commettre devéritables noirceurs: 8c qu'eft-ce que la Fable 8cla bonne Comédie, fi ce n'eft cela ? Convenons-en, on ne cherche a plaire aux autres que par amour-propre; mais il faut le voiler fi bien, qu'on ne s'en doute pas. Allons plus loin, difons qu'il ne faüt pas même paroïtre trop occupé des gens a. qui 1'on veut plaire; on les embarrafle, quand on les loue en face; fouvent ils préféreroient d'être critiqués, pourvu que ce ne foitqu'au point ou ils font aflurés de fe défendre. La fouplefte eft le plus grand reflort a employer, mais ce reftbrt n'agit bien que lorfqu'il eft caché; car on fe méfie des gens qu'on reconnoït pour fouples, on eft porté a croire qu'ils font faux & même traitres. Qn perfuade aifément a ceux qui font frappés de quelque arfliction , qu'on en eft touché foi-même , paree qu'on ne foupconne d'aucune vue intéréffée celui qui partage nos chagrins; mais rien de plus difficile que de perfuader aux perfonnes heureufes, 6c qui parviennent aux grandes  Effais places , qu'on fe réjouic fincérement Sc purement de leur bonne fortune: ils pen-' fent avec raifon que nous ne nous en foucirions guere, fi. notre perfonnel n'y entroit pour rien. On ne fait aucun gré de leur complaifance aux gens fubalternes ; on croit qu'elle eft au nombre de leurs obligations; c'eft même quelquefois leur gagnc-pain ; mais on la trouve d'un grand prix dans les gens qui nous font fupérieurs, pourvu qu'on ne la foupconne pas d'avoir fa fource dans la foiblefle ou i'ineptie. L'indulgence pour les fautes, qui n'eft fondée que fur 1'indifférence, humilie celui qui feprouve, Sc rend odieux celui qui 1'exerce. L'air dédaigneux, le ton méprifant fait haïr les grands Seigneurs ; mais l'air bas Sc rampant les fait méprifer, c'eft bien pis pour eux. La politefte noble eft le véritable talent qu'ils doivent ambitionner, Sc ils 1'ont fouvent; mais ce qui eft également rare Sc précieux dans tous les Etats, c'eft 1'égalité. Malheureufement on ne découvre le défaut contraire, qu'après un certain temps d'épreuves; on eft fouvent féduit Sc engagé dans de fortes liaifons , avant d'avoir  dans le goüt de Montagne. 2*5-3 reconnu que ceux avec qui on Jes a faites, en font indignes, paree qu'ils fe font I mis, pendant quelque temps , en frais pour vous plaire ; dès qu'ils le négligent y on reconnoït en eux des défauts & une humeur infupportable : les premiers jours I de la connoiifance ont été lumineux 3 les I derniers font ténébreux & même orageux ; n mais quand 1'engagement eft formé, on I pafte fa vie a en regretter les premiers émomensron les retrouve rarement, & il | faut bien fe confoler d'être attaché a une Iperfonne capricieufe & inégale, en fe Irappelant les inftans agréables qu'on a JpalTés avec elle, & jouilfant de 1'efpérance d'en retrouver encore quelques-uns. Ce qui m'a paru de plus raifonnable dans 1'Ouvrage de Moncrif, c'eft la réflexion par laquelle il le termine; la voici: II faut qu'un homme, en entrant dans le monde, s'attende a trouver deux Juges de chacune de fes actions, la raifon & 1'amour-propre, ou Fintérêt des autres. Le premier Juge eft toujours équitable &C impartial; Je fecond, févere & fouvent injufte; c'eft 1'enfantde la jaloufie, tachons de ne le pas agacer; c'eft le moyen de plaire & de réuffir dans le monde. Je viens de rapporter en trois pages  z54 Effais tout ce qu'il y a de bonnes maximes a tirer du Livre de Moncrif, De la nécejjité & des moyens de plaire, qui en a trois cents. J'ai fouvent entendu avancer cette mauvaife maxime, Qui neft pas grand ennemi, neft pas bon ami, c'eft - a - dire , fans doute, que qui n'eft pas capable de mettre dans les effets de fa haine Sc dans fes vengeances beaucoup d*ardeur, n'en mettra pas non plus lorfqu'il s'agira de fervir fes amis. Mais diftinguons entre les exces dans lefquels les paflïons peuvent nous entraïner, Sc les fuites d'une liaifon fage Sc réfléchie; 1'amitié ne doit être que de ce dernier genre ; ft elle devenoit paffion, elle cefteroit d'être auffi eftimable Sc auffi refpedable qu'elle 1'eft; elle auroit tous les dangers de 1'amour , qui fait faire autant de fautes que la haine Sc la vengeance. Dieu nous garde de trop aimer, auffi bien que de trop haïr; mais il faut bien aimer jufqua un certain point; le cceur de l'homme a befoin de ce fentiment, Sc il fait du bien a notre efprit, quand il ne 1'aveugle pas. Mais la haine Sc le défir de la vengeance ne peuvent  dans k goüt de Montagne. 255 jamais que nous tourmenter : on eft heureux^ de ne point haïr; mais en aimant fenfément, ne peut-on pas fervir ardemment fes amis , mettre de la vivacité , de la fuite, même de la tenacité dans les affaires qui les intéreffentPEh! faut-ildonc être cruel pour les uns, paree que 1'on eft tendre pour les autres, perfécuteur pour être ferviabie? Non; pour moi, je déclare que je fuis un foible ennemi, non feulement en force, mais en intention, quoique je fois ami très-zélé 8c très-effentiel. Si j'ai effuyé quelques reproches fur ma prétendue indifférence pour les o-ens avec qui je visie plushabituellement, trois d'entreeux en méritent bien davantage, 8c je ne les en eftime pas moins: leurs noms font bien connus dans le monde, puifque cefont, i°.M. de Fontenelle, z°. le Préfident de Montefquieu, 30. le Préfidenn Hainaut. Le premier eft atteint & convaincu d'une efpece d'apatie , peut-être blamable relativement aux autres, mais excellente pour fa propre confervation , puifque n'étant occupé que de lui, & fe trouvant affez aimable pour que les autres s'en occupent, il a ménagé fon tempérament frêle & délicat, a toujours pris fes aifes, 8c a pouffé fa carrière jufqu'a  15 6 EJfais 1'age de quatre-vingts ans, avec la douce efpérance de voir la révolution du fiecle entier. Chaque année lui vaut un nouveau degré de mérite, 6c ajoute a 1'intérêtqu'on prenda fon exiftence. On leregarde comme un de ces chef-d'ceuvresde 1'art, travaillés avec foin 6c délicateffe, qu'il faut prendre garde de détruire, paree qu'on n'en fait plus de pareils. II nous rappelle non feulement ce beau fiecle de Louis XIV, fi noble , fi grand, que quelques-uns d'entre nous ont vu finir, mais encore 1'efprit des Benferade, des Saint-Evremont 3 des Scudery , 6c le ton de 1'hotel de Rambouillet dont on peut croire qu'il a refpiré l'air fur le lieu meme. II la ce ton , mais adouci, perfedionné, mis a la portée de notreSiecle, moins obfeur, moins pédantefqueque celui des beaux-efprits qui fonderent 1'Académie, moins précieux que celui de Julie d'Angennes 5c de fa mere. Sa converfation eft infiniment agréable, femée de traits plus fins que frappans, &c d'anecdotes piquantes, fans être méchantes, paree qu'elles ne portent jamais que fur des objets littéraires ou galans, 6c des tracafleries de fociété. Tous fes Contes font courts, 6c par cela même plus faillans; tous finiflentparuntrait, conditionsnécef- faires  dans te goüt de Montagne. 257 1 faires aux bons contes. Les éloges qu'il proI nonce a 1'Académie des Sciences, font du i même ton que fa converfation, par coni féquent ils lont charmans ; mais je ne fais I fi la facon dont il les préfente eft celle [ qui devroit être employee : il s'attache ;| au perfonnel des Académiciens, cherche a les caraclérifer, a les peindre, entre a jufque dans les détails de leur vie privée; i & comme c'eft un Peintre agréable , on jadmire fes portraits : mais ne pouroit[ on pas reprocher a quelques - uns d'être i comme ces belles gravures que 1'on trouve ja la tête des Ouvrages de certains Héros ? I elles nous apprennent quelles étoient leurs Iphyfionomies, mais nous lailfent encore Ia défirer fur ce qu'ils ont fait. II me femble que 1'éloge d'un Acadéimicien ne devroit être que 1'extrait ou le j crayon de fes travaux académiques. On |peut objeder a cela, qu'il fe rencontre Iquelques Académiciens dont les travaux |& les talens ne fournifloient pas matiere I a un grand éloge; mais, d'un cóté , la jfécherefle, ou même le refus des éloges, |eft un moyen d'empêcher 1'Académie |d'admettre des fujets qui lui feroient peu id'honneur ; de 1'autre , on peut faire vailoir, en faveur de ceux qui n'y font admis R  258 EJjais que comme honoraires , la protection qu'ils ont accordée aux Sciences, les bienfaits qu'ils ont procurés aux Savans, Sc louer du moins leur zele. II faut convenir cependant que Fontenelle, en fauvant avec beaucoup d'art la féchereffe des matieres qui ont fait 1'objet du travail de ceux qu'il loue, dit du moins prefque toujours ce qu'il faut en dire. II eft a craindre que fes fuccefleurs 8c fes imitateurs ne trouvent plus court d'en parler fort peu; alors ils auront tout-a-fait manqué leur fujet. Je reviens au perfonnel de Fontenelle. On fait qu'il n'aime rien vivement ni fortement, mais on le lui pardonne, Sc on ne 1'en aime que mieux; car c'eft pour lui-même qu'on 1'aime, fans exiger de retour Sc fans s'en flatter. On pourroit dire de lui ce que Madame du Deffant dit de fon chat : » Je 1'aime a la folie , » paree que c'eft la plus aimable créature »> du monde ; mais je m'embarraffe peu m du degré de fentiment qu'il a pour moi: » je ferois au défefpoir de le perdre, paree s> que je fens que c'eft ménager Sc per« pétuer mes plaifirs , que d'employer | » tous mes foins a conferver 1'exiflence I » de mon chat «. Le Préfident de Momefquieu n'eft pas | ■  dans lé goüt de Montagne, 259" fi vieux que Fontenelle, Sc a bien autant d'efprit que lui; mais leurs genres ne fe reflemblent pas : il paroit que 1'on devroit exiger davantage du Préfident dans la fociété , paree qu'il eft plus vif, qu'il paroit plus aelif, même plus fufceptible d'enthoufiafme. Au fond, ces deux cceurs font de la même trempe: Montefquieu ne fe tourmente pour perfonne, il n'a point pour lui-même d'ambition; il lit, il voyage , il amafle des connoiftances, il écrit enfin , Sc le tout uniquement pour fon plaifir. Comme il a infiniment d'efprit, il fait un ufage charmant de ce qu'il fait, mais il met plus d'efprit dans fes Livres que dans fa converfation , paree qu'il ne cherche pas a briller Sc ne s'en donne pas la peine. II a confervé 1'accent Gafcon, qu'il tient de fon pays ( Bordeaux ), Sc trouve en quelque facon au deffous de lui de s'en corriger, II ne foigne point fon ftyle 3 qui eft bien plus fpirituel , Sc quelquefois même nerveux , qu'il n'eft pur ; il ne s'attache point a mettre de méthode Sc de fuite dans fes ouvrages; auffi font-ils plus brillans qu'inftructifs. II a concit de bonne heure du goüt pour un genre de philofophie hardie, qu'il a combiné avec R ij  %6q Ejjais Ia gaieté 6c la légerecé de 1'efprit Francois, & qui 'a rendu fes Lettres Perfanes un Ouvrage vraiment charmant. Mais li , d'un cöté , ce Livre a produit de 1'enthoufiafme, de 1'autre, il a occaiionné des plaintes affez bien fondées: il y a des traits d'un genre qu'un homme d'efprit peut aifément concevoir , mais qu'un homme fage ne doit jamais fe permettre de faire imprimer. Ce font cependant ceux-la qui ont vraiment fait la fortune du Livre & la gloire de 1'Auteur. II n'eüt pas été de 1'Académie, fans cet Ouvrage qui auroit dü 1'en exclure. M. le Cardinal de Fleury, fi fage d'ailleurs, a montré dans cette occafion une molleffe qui pourra avoir de grandes conféquences par la fuite. Le Préfident a quitté fa charge , pour que fa non - réfidence a Paris ne fut point un obftacle a ce qu'il füt recu a 1'Académie. II a pris pour prétexte qu'il alloit travailler a un grand Ouvrage fur les Loix. Le Préfident Hainaut, en quittant la fienne, en avoit donné la même raifon. On a plaifanté fur ces Meflieurs, en difant quils quittoient leur métier pour aller Vapprendre. Au Fait, Montefquieu vouloit voyager, pour faire des remarques philofophiques  dans le goüt de Montagne. 161 fur les hommes 8c les Nations. Déja connu par fes Lettres Perfanes , il a été recu avec enthoufiafme 8c empreJfement en Allemagne , en Angleterre , 8c même en Italië. Nous ne connoiifons pas toute 1'étendue de la récolte d'obfervations 8c de réflexions qu'il a faites dans ces différens pays ; il n'a encore publié , depuis fon retour, qu'un feule Ouvrage, imprimé en 1734, intitulé: Confdérations fur les caufes de la grandeur & de la décadence des Romains. II y paroit auffi fpirituel, plus lumineux 8c plus réfervé que dans les Lettres Perfanes, la matiere ne 1'engageant pas dans les mêmes écarts. On prétend qu'il fe prépare enfin a publier fon grand Ouvrage fur les Loix: jen connois déja quelques morceaux, qui, foutenus par la réputation de 1'Auteur, ne peuvent que 1'augmenter ; mais je crains bien que 1'enfemble n'y manque, 8c qu'il n'y ait plus de chapitres agréables a. lire, plus d'idées ingénieufes 8c féduifantes, que de véritables 8c utiles inftructions fur la facon dont on devroit rédiger les Loix 8c les entendre. C'eft pourtant la le Livre qu'il nous faudroit, 8c qui nous manque encore, quoiqu'on ait déja tant écrit fur cette matiere. R iij  ié% Ejfais Nous avons de bons Infticuts de Droic Civil Romain; nous en avons de paffabies du Droic Francois ; mais nous n'en avons abfolument point du Droit Public général èt univerfel. Nous n'avons point VEfprit des Loix 3 & je doute fort que mon ami le Préfident de Montefquieu nous en donne un qui puifïe fervir de guide & de bouffole a tous les Légiflateurs du monde. Je lui connois tout 1'efprit poffible; il a acquis les connoiffances les plus vaffes , tant dans fes voyages que dans fes retraites a la campagne; mais je prédis encore une fois qu'il ne nous donnera pas le Livre qui nous manque ,■ quoique 1'on doive trouver dans celui qu'il prepare , beaucoup d'idées profondes, de penfées neuves , d'images frappantes , de faillies d'efprit & de génie, & une multitude de faits curieux, dont 1'application fuppofe encore plus de goüt que d'étude. Je reviens au caractere qu'il porte dans ia fociété ; beaucoup de douceur, affez de gaieté, une égalité parfaite, un air de fimplicité & de bonhomie qui, vu la réputation qu'il s'eft déja faite, lui forme un mérite particulier. II a quelquefois des diftradions, & il lui échappe des traits de naïveté qui le font trouver plus aimables  dans le goüt de Montagne. 263 paree qu'ils contraftent avec 1'efprit qu'on luiconnoit. J'oubliois de parler de fon petit Poëme en profe dans le goüt grec, intitulé Le Temple de Gnide. Je ne fais fi la réputation que le Préfident s'étoit déja faite par les Lettres Perfanes , n'a pas contribué a faire prifer ce petit morceau plus qu'il ne mérite : il y a beaucoup d'efprit, quelquefois des graces 6c de la volupté, dont la touche en quelques endroits eft même un peuforte, & il y regne un ton d'obfervations philofophiques qui caraclérifent 1'Auteur , mais n'eft^ point du tout du genre. Fontenelle n'eüt pas fait fans doute les Confidérations fur les Romains; mais le Temple de Gnide eüt été mieux conftruit par lui que par Montefquieu. Je n'oppoferai point la galanterie du Préfident a celle de Fontenelle, paree que Montefquieu n'en a point; il ne fait que peu ou point de vers, mais 011 le trouve aimable dans la fociété, indépendamment de la galanterie 8c de lapoéfie. Fontenelle,. au contraire, a befoin de toutes ces reffources. L'efprit avec lequel il débite ce qui, dans la bouche de tout autre, feroit des fadeurs, 8c fes graces, font valoir fa Riv  2 64 Ejfais fcience Sc fon érudition , qui ne font peut-être pas bien profondes. Le Préfident Hainaut ne tiendra peutêtre pas au Temple de Mémoire une place auffi diftinguée que les deux autres; mais je trouve que dans la fociété il mérite la préférence fur eux : il eft moins vieux que Fontenelle , Sc moins gênant, paree qu'il exige bien moins de foins Sc de complaifance ; ,au contraire , il eft trèscomplaifant lui-même, Sc de la maniere laplusfimple,8d'on peut dire la plusnoble. Les ades de cette vertu ont l'air de ne lui rien couter; auffi y a-t-il des gens affez injuftes pour croire qu'il prodigue , fans fentiment Sc fans diftindion, les politeffes a tout le monde : mais ceux qui le connoiffent bien Sc le fuivent de prés, favent qu'il fait les nuancer, Sc qu'un jugement f ain Sc un grand ufage du monde préfident a la diftribution qu'il en fait. Son caradere, fur-tout quand il étoit jeune, paroiffoit fait pour réuffir auprès des Dames; car il avoit de 1'efprit, des graces, de la délicateffe Sc de la fineffe : il cultivoit avec fuccès la mufique, la poéfie Sc la littérature légere ; fa mufique n'étoit point favante , mais agréable; fa poélïe n'étoit point fublime: il a pourtant effayé de faire  dans le goüt de Montagne. 265 une tragédie; elle eft foible, mais fans être ridicule ni ennuyeufe. Le refte de fes vers eft dans le genre de ceux de Fontenelle, ils font doux 6c fpirituels; fa profe eft coulante 8c facile, fon éloquence n'eft point male, ni dans le grand genre , quoiqu'il ait remporté des prix a 1'Académie Francoife, il y a déja plus de trente ans; il n'eft jamais ni fort,niélevé,ni fade, ni plat: il a été quelque temps Pere de 1'Oratoire, a pris dans cette Société le go at de I'étude, 6c y a acquis quelque érudition, mais fans aucune pédanterie.Onm'aaffuré qu'au Palais il étoit bon Juge, fans avoir une parfaite connoiffance des Loix , paree qu'il a 1'efprit droit 8c le jugement bon. ïl n'a jamais eu la morgue de la Magiftrature, ni le mauvais ton des Robins. il ne fe piqué ni de naiffance ni de titres illuftres, mais il eft affez riche pour n'avoir befoin de perfonne, 6c dans cette heureufe fituation, n'afEchant aucunes prétentions, il fe place fagement au deffous de 1'infolence 8c au deffus de la baffeffe. II y a d'affezgrandesDames qui lui ont pardonné le défautde nobleffe, de beauté, 8c même de vigueur. II s'eft toujours conduit, dans ces occafions, avecmodeftie, ne prétendant qua ce a quoi il pouvoit prétendre;  z6<5 EJJais on n'a jamais exigé de lui que ce qu'il pouvoit aifément faire. A l'age de cinquante ans , il a déclaré qu'il fe bornoit a être ftudieux St dévot; il a fait une confeffion générale des péchés de toute fa vie, 8c c'eft a cette occafion qu'il lacha ce rrait plaifant: On n'eft jamais ft riche que quand on déménage. Au refte, fa dévotion eft auffi exempte de fanatifme , de perfécution , d'aigreur & d'intrigue, que fes études de pédanterie. II s'occupe a rédiger un Abrégé chronologique de notre Hiftoire, qui aura le mérite de raflembler une Chronologie exacte, des tables bien faites, un fommaire de faits méthodiquement expofé, & de n'être cependant ni fee , ni aride, ni plat, ni ennuyeux. Non feulement on pourra y chercher & y trouver tout ce dont on aura befoin pour fixer dans fa tête les principales époques de notre Hiftoire , mais on pourra lire cet Abrégé d'un bout a 1'autre fans s'ennuyer, 1'Auteur ayant ménagé a fes Lecleurs fur cette longue route, pour ainii dire, des repos. Les faits les plus intéreflans y feront expofés avec clarté & précilion, &L des remarques particulieres détermineront a chaque grande époque, quelles étoient alors nos mceurs & nos principes. Enfin %  dans le goüt de Montagne. z6j ce Livre, excellent par lui-même, fervira de modele a un grand nombre d'autres Livres bons 6c utiles. II y a lieu de croire que bientbt toutes les différentes Hiftoires feront écrites fuivant la même méthode , &c que ce premier Ouvrage fera le germe d'un nouveau genre inftruclif. Je conviens cependant que la gloire littéraire du Préfident Hainaut n'égalera jamais celle de Fontenelle & de Montefquieu ; mais je crois que fon feul Ouvrage fera plus utile que tous les leurs , paree qu'il ouvrira une nouvelle carrière au progrès des Sciences, tandis que les autres ne produiront que de mauvais imitateurs, qui s'égareront en voulant marcher fur leurs traces. Au furplus , pour réduire en peu de mots le caractere du Préfident Hainaut, il eft fouple fans fourberie, doux fans fadeur, ferviable fans intérêt ni fans ambition, complaifant fans baffeffe , bon ami fans enthoufiafme ni prévention ; c'eft un modele dans la fociété , auffi parfait que fon Livre en eft un dans fon genre. Le goüt de la médifance eft fi bien fondé fur la malignité naturelle a la plu-  i68 EJfeus part des hommes, & furtout des femmes, que jamais ce vice ne ceffera d'être a la mode; la iégéreté de notre Nation fait même que la médifance doit être plus commune en France que nulle part ailleurs. Alais du moins nous abhorrons la calomnie, nous la regardons comme un des vices dont le principe eft le plus coupable, & les fuites peuvent être les plus funeftes. On fe défend d'être calomniateur autant que d'être meurtrier, & 1'on a raifon. Pour la médifance, quand elle eft bien débitée, c'eft un moyen de plaire dans la fociété; elle anime la converfation; on amufe les préfens, en médifant des abfens; on fait rire une compagnie des fottifes d'une autre. Mais il faut du moins que ce badinage foit léger, agréable, piquant; laiffons aux vieilles dévotes acariatres la mauvaife habitude de médire de leur prochain avec amertume, de reprocher avec aigreur auxjeunesperfonnes des défauts que du moins celles-ci compenfent par quelques agrémens, ou des fautes contre lefquelles les vieilles ne crient fi fort, que paree qu'elles ne peuvent plus les commettre. Pour médire agréablement, il faut favoir conter avec grace, & ce talent n'eft  dans le goüt de Montagne. 269 1 pas commun. On ajoute quelquefois de légeres circonftances aux conces , pour les rendre plus piquans ; mais il ne faut j pas qu'elles alongent 1'hiftoire & qu'elles ; appefantiffent la narration. Mêlez peu de ji réflexions a vos récits, n'en tirez aucune I conclufion , mais laiflêz faire a vos AuI diteurs les remarques malignes qu'il vous I feroit fouvent aifé de leur fuggérer ; elles 1! leur paroïtront d'autant meilleures, qu'ils croiront les avoir trouvées tout feuis. J'ai ! connu , dans ma jeunefle, d'excellens ! Conteurs; il me femble qu'ils font plus I rares aujourd'hui : je penle ainfi, peuti! être par anticipation, fur la manie ordi< naire aux vieillards, de croire que tout |: dégénéré. Mais, quoi qu'il en foit, je me f propofe de former un jour une lifte des I bons Conteurs de mon temps, & de les | cara&érifer chacun par quelqu'un de leurs meilleurs contes,que je me rappellerai aifément. Madame Cornuel comparoit les :; contes a ces matelotes , dont on dit que \ la fauce fait manger lepoijjon ; de même, I difoit-elle, les meilleures hiftoires font I les mieux contées. Nous en avons la : preuve dans ces fameux Contes de 1'Abbé I de Boifrobert, qui faifoient tant rire le j grand Cardinal de Richelieu : Douville,  2jo Ejjais frere de 1'Abbé s les a fait imprimer, &t rien ne paroit fi plat a la leclure; mais c'eft que nous n'avons plus le Conteur pour nous les faire goüter, &L que ce n'eft pas même lui qui les a écrits. L'homme de France que j'ai entendu le mieux conter, c'eft M. le Duc du Maine, fils légitimé du feu Roi; c'étoit d'ailleurs un Prince foibles & qui n'avoit que de médiocres talens : Madame, fa femme, qui fe piqué d'avoir un efprit fort fupérieur au fien , ne conté pas fi bien ; & leurs deux fils, M. le Prince de Dombes £t M. le Comte d'Eu, qui ne paflent pas d'ailleurs pour avoir grand génie, content a merveille. Oui, notre fiecle s'eft adouci fur une infinité d'articles ; on ne médit plus avec chagrin & humeur, on craint les conféquences; on eft devenu circonfpect, de peur que les fimples tracafferies ne dégénerent en affaires férieufes , Sc on les évite. Peut-être ( convenons-en tout bas) fommes nous devenus un peu poltrons ; mais quand on a le malheur de 1'être, le vrai moyen de ne le pas paroitre, c'eft d'éviter les affaires, & pour cet effet, il faut les voir venir de loin. Après tout, j'aime bien mieux vivre dans notre fiecle  dans le goüt de Montagne. mi que dans le précédent: on étoit alors aflürément brave &Z même hafardeux ; mais les gens même les plus fages n'étoient pas en fureté , paree qu'ils étoient entourés de querelleurs. A préfent la fociété eft plus füre; nous n'avons prefque jamais a craindre que de légeres tracafïeries, ou des plaifanteries que 1'on peut aifément fouftrir quand on fait y répondre. Nous nous dévorions autrefois comme des lions & des tigres ; a. préfent nous jouons les uns avec les autres, comme de petits chiens qui mordillent, ou de jolis chats dont les coups de griffes ae font jamais mortels. J'aime mieux la médifance des gens d'efprit, quand j'y devrois être pour quelque chofe, que la circonfpection des fots: rien de fi plat ni de fi ridicule que certains circonfpecls de ma connoiffance; ils font d'une fadeur a faire vomir ; de la fadeur nait 1'ennui, & 1'ennui eft la pefte de la fociété. La contenance eft une qualité purement extérieure, mais dont il y a des conféquences a tirer pour connoïtre le ca-  t~fi Ejffais radlere Sc les difpoiitions intérieures des perfonnes. Une contenance ferme Sc réglée fuppofe que 1'on conferve fon fang froid ; au contraire , la contenance embarraifée indique que 1'on eft troublé, Sc que la tête tourne. Auffi les experts en galanterie, tout comme ceux en politique, favent-ils bien ufer de la contenance Scdu décontenanccmtnt pour avancer leurs affaires. II feroit également malhonnête Sc maladrcit de trcubler la contenance des Dames en public : il y a des occafions fecretes oü 1'on ne doit pas avoir autant de ménagement pour elles. De même le Politique, dans les conférences particulieres, hafarde des propofitions brufques Sc inattendues, obferve 1'effet qu'elles font fur celui qui n'eft pas préparé a les recevoir, &C, d'après cet effet, il fuit fa pointe ou revient fur fes pas. Regie générale Sc certaine dans la fociété, l'homme aimable ne cherche a embarrafler perfonne, Sc s'arrange de maniere a n'être pas aifément embarraffé; car il n'y a que 1'embarras qui fait jouer aux gens d'efprit le röle des fots. Dès qu'on eft en place, ou qu'on a fait fortune, on a bientöt acquis cette morgue  dans le goüt de Montagne. 273 morgue 8C cet air d'importance que Ton ; eroit trop aifément être la marqué dif: tinctive 6c la preuve de la fupériorité. I Cependant, plus on eft parvenu haut, plus : on devroit être affable, fauf certaines ; occafions , oü il eft nécelTaire de montrer : qu'on fent ce que 1'on eft, 8c d'arrêter } ceux qui voudroient 1'oublier 8c manquer 1 a ce qu'ils doivent. J'ai lu quelque part, qu'il ne faut ja1 mais renvoyer l'air d'autorité , fi loin qu'on ne puiffe le retrouver dans 1'occaj fion, paree que fouvent l'air d'autorité eft néceffaire pour conftater 1'autorité i même. Ne frappez jamais de grands coups d'un air timide, fans quoi 1'effet en eft manqué; mais paroiffez plaindre ceux que I vous êtes forcé de punir ; paroiffez faché de refufer ceux dont vous rejetez les demandes, &; vous trouver heureux 6c fatisfait d'avoir pu accorder ou procurer lune grace. On me répondra que tout cela eft bientöt dit, mais très-délicat 6c tres difficile dans 1'exécution; j'en con- jviens; mais enfin c'eft a quoi il faut que | l'homme en place tende : Hic meta La- worum. Les grands bavards 6c les brouillons S  274 EJfais ont rarement de la contenance, ou du moins la perdent aifément. Les vrais fots n'en ont jamais ; mais les demi-fots en ont quelquefois , 6c alors c'eft un grand mérite pour eux, car elle cache une partie de leurs fottifes. Comme Ia contenance grave entraïne toujours quelque lenteur, elle donne le temps de réfléchir fur ce que 1'on a a faire & a dire ; 1'on fait moins de bévues, & 1'on dit moins d'inepties. La contenance avec les Supérieurs n'eft jamais embarraftante pour un honnête homme qui a été bien élevé : il a appris de bonne heure qu'il eft dangereux d'être infolent, mais qu'on eft toujours méprifable quand on eft bas. D'ailleurs , comme 1'honnête homme n'a rien a fe reprocher, il n'eft jamais embarrafle de répondre a ce qu'on lui demande ; & s'il a a demander , il dit fes raifons avec la confiance qu'infpire la vertu & le bon droit. II eft également néceflaire d'être court dans 1'expofé de fes raifons , Sc dans le narré de fes hiftoires & de fes contes : dans ceux-ci il faut fe hater d'arriver au trait, abréger les préambules, & ne dire que ce qu'il faut pour amener & faire fentir ce trait fi défiré. De même  dans le goüt de Montagne. 275 dans les demandes il ne faut dire des faits que ce qui eft abfolument néceifaire pour faire connoïtre 1'óbjët auquel on tend, 6c les raifons qui peuvent être déciiives 6c déterminantes pour celui a qui' 1'on parle, en élaguant d'ailleurs tous les acceftbires, 6c réduifant les prblogues a une ouverture. II eft plus difïïcile aux Supérieurs de fe conduire avec leurs inférieurs. Pour bien recevoir une follicitation, il faut favoir a qui 1'on parle 6c de quoi il s'agit, 6c c'eft ce qu'on ne fait pas toujours au premier abord : tant qu'on 1'ignore encore, il faut louvoyer, n'avoir l'air ni rebutant ni flatteur , écouter, ramener, s'il le faut, le folliciteur au fait, mais toujours doucement, éviter l'air de prévention contraire ; enfin ne promettre que ce qu'on eft fur de tenir, 6c ne faire efpérer que ce qui eft jufte 6c honnête. Dailleurs il faut nuancer fes politeffes avec cet art que 1'on ne peut acquérir que par un grand ufage du monde , 6c qui ne peut s'apprendre dans la poulfiere d'un cabinet. Les affaires fe font par les hommes 6c avec les hommes; mais, d'un cöté, ceux qui ont aftez vécu avec eux pour avoir acquis 1'art de contenter une nombreufe S ij  EJ/ais audience , ont fouvent mené une vie trop diffipée pour avoir profondément étudié le fonds des affaires dont ils font chargés ; de 1'autre , les gens qui ont pali fur les papiers, n'ont pas affez pratiqué le monde. De facon ou d'autre, il y a toujours quelques rifques a courir; mais les gens raifonnables le fentent bien, & s'arrangent la-deffus. * * * Il y a long-temps qu'on s'eft. appercu que les gens nés dans la grandeur font moins infolens que les parvenus ; mais ce que tout le monde n'a pas remarqué, c'eft que les plus grands Princes font naturellement trés-timides; accoutumés a fe croire au deffus de tout, la moindre idéé de fupériorité fur eux leur en impofe ; ils ne trouvent prefque jamais de plus grands Seigneurs qu'eux ; mais la réputation d'efprit, de fcience , de lumieres en tout genre, celle de la figure même leur en impofe. Par retour fur eux-mêmes, ils fentent qua certains égards ils font au deffous de quelques uns de leurs fujets Sc de leurs courrifans. Je connois des Princes qui feroient plus embarraffés de conyerfer  dans le goüt de Montagne. 277 avec un homme de 1'Académie, que celuici de les haranguer en public. La t'midiré de nos Princes fe manifefte par le dandtnage, le bégaiement, enfin le décontenancement. Ce feroit auffi inutilement que mal - a - propos que j'en citerois des exemples. La converfation eft la confolation Sc le dédommagement des gens fludieux Sc inftruits; elle délalfe des travaux du cabmet, Sc peut-être qu'en ufant alternativementde ces deux moyens de s'inftruire, 1'un devient auffi profitable que 1'autre. Cela eft vrai, fur-tout pour la jeuneffe, qui peut tirer autant de parti de la converfation des gens qui ont beaucoup vu, que des vieux Livres chargés de beaucoup de dodrine Sc de faits. Mais la converfation feule ne fuffit pas , paree que ce que 1'on y apprend eft toujours trop découfu ; comme la ledure feule fatigue, laffe & affomme, paree que la plupart des Livres fixent trop long-temps 1'attention fur le même objet. Je connois un Ordre religieux ( celui des Jéfuites), dont les principes font autant de problêmes blamés par les uns, admirés par les autres, mais dont il eft afturément forti une infinité de bons Auteurs. Cette Société n'admet, autant. S iij  z7S EJTais qu'elle le peut , que des gens qui aient d'heureufes difpofitions ; &c pendant le cours de leurs études, les jeunes Peres ont tous les jours quatre heures de converfation avec les anciens qui ont le plus de ïcience, d'expérience & de connoiflance du monde. Ainfi chez les Jéfuites on devient communicatif, ouvert & aimable , au lieu que dans les autres Ordres originairement fondés fur la vie éremitique, les journées fe paftent en partie a chanter les louanges de Dieu, en partie a. étudier dans la folitude, méditer dans la retraite, & écouter fes Maïtres en filence. Quand on a pris de bonne heure le goüt de s'inftruire dans la converfation, on eft charmé de fe trouver vis-a-vis des vieillards qui font capables de vous raconter ce qu'ils ont vu & fu de plus intéreflant; il y a une maniere d'en profiter, & d'éviter les redites, auxquelles ils ne font que trop fujets. II faut les queftionner fur les chofes qu'ils peuvent favoir, &c 1'on peut être très-afluré qu'ils les diront avec plaifir, en les promenant d epoques en époques & d'objets en objets , a différens jours , èc fous différens prétextes , pour ne les pas fatiguer : on eft für de lire dans leur mémoire , comme dans un  dans le goüt de Montagne. 279 Livre, tout ce qu'elle contient de curieux Sc d'intéreffant. C'eft ainfi que j'en ai ufé avec mon parent 1'Abbé de Choify, avec qui j'ai encore vécu pendant les dernieres années de fa vie (il eft mort en 1724, a lage de plus de quatre-vingts ans ). II faut que je convienne , malgré toute 1'amitié qu'il avoit pour moi, que ce n'étoit pas un homme fort eftimable : fon ame étoit foible, & il avoit bien plus 1'efprit de fociété que celui de conduite ; mais il parvint a être de 1'Académie, Sc a fe faire une forte de réputation dans cette Compagnie , paree qu'il parloit 6c écrivoit bien. Dailleurs il n'a paru ni digne d'être Evêque, ni d'être employé dans aucune affaire importante; il fe fentoit toujours de 1'éducation efféminée qu'il avoit recue; &n'étantplusdage a s'habiller en femme, il ne s'eft jamais trouvé capable de penfer en homme. Malgré tous fes défauts, lorfque je 1'ai connu , étant très-vieux, il étoit bien bon a entendre : fa mémoire étoit remplie d'anecdotes de la Cour , qu'il avoit fréquentée , quoiqu'il n'y eut jamais joué un grand rble, Sc de 1'Académie , au milieu de laquelle il avoit vécu pendant long - temps. II avoit affez de goüt pour bien juger de la valeur d'un S iv  180 Ejfais trait & d'un bon mot; aufli, dans le grand nombre de ceux qu'il avoit entendus, les meilleurs lui étoient reftés dans la tête, 6c c'étoient ceux-la qu'il répétoit fouvent, 6c que j'ai retenus d'après lui: j'en ai trouvé une partie écritedans les papiers que 1'Abbé m'a laiffés; car il me remit tous fes Ouvrages entre les mains, peu avant fa mort. J'en ai tiré ce qui m'a paru le plus intéreffant, 6c j'en ai formé trois gros volumes; mais n'ayant pu en refufer la eommunication a une Dame de la familie , curieufe de les lire, elle les garda long - temps, 8c les communiqua a 1'Abbé d'Olivet : celui-ci en tira un Ouvrage en deux petits volumes, qu'il a fait imprimer en Hollande , fous le titre de Mémoires pour fervir a l'Hiftoire de Louis XIV, par feu M. 1'Abbé de Choijy, de 1'Académie Francoife. II eft certain que ces deux volumes contiennent, s'il eft permis de s'exprimer ainfi, la fleur de mon Manufcrit. II refte cependant encore quelques traits que je peux mêler avec des réflexions fur les Ouvrages de 1'Auteur , qui, en me les donnant tous, n'a jamais manqué de me conter a quelle occafion il les avoit compofés. On ne voit qu'en abrégé dans fes Mémoires ce qu'il m'a plus d'une fois conté en  dans Ie goüt de Montagne. z8i détail: fa mere, étoit une femme d'efprit, mais, a ce que je crois, affez intrigante; elle avoit été dans le fecret de la conjuration de Saint-Mars, qui finit fi tragiquement pour ce jeune Seigneur & pour M. de Thou fon ami. Le fond de cette affaire étoit une véritabie intrigue de femmes ambitieufes & inconfidérées. La Princefïè Marie de Gonzague, qui depuis a été Reine de Pologne, étant amoureufe folie de M. de Saint-Mars (qui avoit déja. fait une affez belle fortune pour un homme dont la familie n'étoit que de petits Bourgeois de Paris), s'étoit mis en tête que le Grand Ecuyer, en fe liant avec les ennemis de 1'Etat, pouvoit faire trembler le Cardinal de Richelieu ( déja. malade ), & fe procurer 1'épée de Connétable. Affurément on n'imagineroit pas dans ce temps-ci de fe rendre néceffaire par de pareils moyens ; mais on les croyoit bons il y a cent ans. Madame de Choify étoit dans la confidence de cette folie intrigue, & la Princeflè Marie de Gonzague 1'avoit affurée qu'elle feroit fon mari Garde des Sceaux; mais le bon hommeM.de Choify, pere de 1'Abbé, ne fe doutoit pas que fa femme s'occupat fi fort de fa fortune. II étoit Intendant en Languedoc , & fut  181 Effais chargé d'arrêter a Montpellier M. de Saint- Mars, & de fe faifir de tous fes papiers. II le trouva occupé a en brüler une grande quantité, & c'étoient fürement ceux qui pouvoient fervir a le convaincre. M. de Choify , par pure bonté d'ame, le laiffa achever de bruler tout ce qu'ilvoulut." Vousavezraifon, Monfieur, 53 lui dit le Grand Ecuyer, d'avoir pour 55 moi cette complaifance ; vous feriez 53 bien faché de trouver ce que je viens 3> de brüler «.En effet, c'étoient des lettres de la Princeffe Marie , & peut-être de Madame de Choify leur confidente. II réfulta de cette brülure, que quoiqu'on eüt des preuves pour condamner M. de Saint-Mars, on n'en trouva aucune qui dévoilat 1'intrigue de ces Dames. L'Abbé m'a bien des fois répété ce dont il dit un petit mot dans fes Mémoires ; c'eft que c'étoit par un effet de la politique du Cardinal de Mazarin, que 1'on élevoit Monsieur. , frere de Louis XIV, de la maniere la plus efféminée, qui devoit le rendre pufillanime & méprifable, & qui nous paroïtroit de plus aujourd'hui étrange & ridicule au dernier point. Madame de Choify fe prêtoit a cette extravagance, par une fuite de fon goüt pour 1'intrigue,  dans le goüt de Montagne. 2.83 & elle fit prendre a fon fils la même habitude, pour faire fa cour a Monfieur. Quant a ce qui regarde ce Prince, on ne peut que haulfer les épaules, en voyant le Cardinal Mazarin adopter de fi pitoyables moyens : ils furent auffi inutiles que mal imaginés. Monfieur ne fut pas moins brave a la guerre, malgré cette mauvaife éducation , & s'il fe trouva toujours fort inférieur a Louis XIV, c'eft que la Nature 1'avoit fait tel. Au contraire, on avoit fait tout ce qu'on avoit pu pour rendre redoutable Gafton , frere de Louis XIII; mais ce n'a jamais été qu'un Prince trèsméprifable. L'Abbé de Choify conferva, tant qu'il put, cette impertinente habitude de s'habiller en femme, èc 1'on fait toutes les folies qu'il fit fous cet ajuftement. Undes manufcrits qu'il m'a killes contient fon hiftoire, fous le nom de la Comtelfe des Barres : elle n'eft pas encore imprimée, mais je croisqu'elle le fera; car la même perfonne qui a laiffé publier les Mémoires de 1'Abbé de Choify, a donné des copies de ce morceau-la. En le lifant, tout le monde le trouvera très-bien écrit, contenant des détails voluptueux & peu honnêtes, mais très-agréables a lire. En  184 Ejjais même temps , on croira cette hiftoire tout-a-fait invraifemblable; je puis pourtant bien certifier qu'elle eft très-véritable. Le vieux Abbé, long-temps après avoir écrit la vie de David, de Salomon, des Hiftoires édifiantes, celle de 1'Eglife, me contoit encore fes folies avec un plailïr indicible, & je regardois avec étonnement un homme dont la vie avoit été remplie par de fi étranges difparates. Un des plus longs morceaux des Manufcrits qui m'ont été volés, font les Mémoires pour la vie du Cardinal de Bouillon, dont 1'Abbé a été 1'ami intime, depuis fon enfance jufqu'a fa mort: je ne veux point répéter ici ce qui a été imprimé; mais on en doit conclure que le Cardinal de Bouillon étoit un Prélat d'une capacité très-médiocre, qui finit fes jours le plus platement du monde. Pour avoir voulu tenir tête a. Louis XIV & a fes Miniftres , il fe fit exiler, & priver des revenus de fes bénéfices. II fe fouvenoit que fes peres s'étoient fait acheter bien cher; mais ils avoient alors quelque chofe a vendre, c'étoit la principauté & la place forte de Sédan : ils en avoient été bien payés par de grandes terres &C des honneurs a la Cour; mais de 1'état de Princes  dans le goüt de Montagne. 285 indépendans , ils étoient tombés dans celui de Courtifans riches , illuftres & importans. Ils n'avoient plus de meilleur parti a prendre que de faire leur cour &c de plaire a Louis XIV, ou de rendre de grands fervices a 1'Etat, comme fit M. de Turenne, dont la confidération perfonnelle foutint le Cardinal de Bouillon , tant que cet oncle vécut. Après la mort de M. de Turenne, le Cardinal continua de commettre des fautes de conduite a la Cour, & a la fin il les paya. On trouve dans le morceau concernant le Cardinal de Bouillon , deux articles qui y font tout-a-fait étrangers, mais quicaradérifent affez bien deux Miniftres de Louis XIV; 1'un eft M. de Pomponne. L'Abbé prétend que Madame de Choify contribua a le faire Miniftre, paree qu'elle trouva moyen de faire voir au Roi les lettres qu'il lui écrivoit pendant qu'il étoit Ambaffadeur en Suede ; & on ajoute que le Roi les admira, & concut de la grande opinion de celui qui les écrivoit. II eft étonnant que Louis XIV ait eu befoin de recourir k des lettres particulieres d'un Ambaffadeur k une femme, pour juger de fa capacité ; mais fans doute que le Roi les regardoit comme plus vraies, plus  i26 EJJais naturelles, & moins étudiées que les dépêches que 1'Amdaffadeur lui adrefloit, ou au Miniftre des Affaires étrangeres. Madame de Choify étoit une vieille amie de M. de Pomponne, a laquelle il avoit l'air d'ouvrir fon cceur, fans lui découvrir cependant le fecret de 1'Etat. De la, Louis XIV conclut qu'il feroit un grand Miniftre ; ce n'étoit cependant qu'un homme fage &; honnête , mais médiocre en talens. Le hafard m'a fait tomber entre les mains toute fa correfpondance, tant miniftérielle que particuliere, pendant cinq ans qu'il a été en Suede ; je la conferve dans ma bibliotheque; je ne 1'ai pas trouvéè bien brillante, mais raifonnable. C'étoit avec M. de Lionne qu'il correfpondoit, &C celui-ci lui étoit bien fupérieur pour la maniere d'écrire. Rien n'eft ft beau , foit dit en paffant, que les réponfes de M. de Lionne au Comte d'Eftrades, Ambaffadeur en Hollande, qui ont été imprimées avec les dépêches de cet Ambaffadeur, en Hollande. C'eft-la le Livre que les gens qui fe deftinent a la politique, doivent lire pour fe former aux affaires &C aux négociations. On y voit avec quel artM. d'Eftrades conduifoit les Hollandois jufqu'au point ou il avoit ordre de les  dans le goüt de Montagne. 287 mener; peut-être n'étoit-ce pas toujours conformément a leurs intéréts; mais dans ce cas il leur faifoit avaler les pilules que M. de Lionne leur envoyoit toutes dorées. Le Miniftre 6c 1'Ambafladeur n'expliquoientpas toujours nettement dans leurs dépêches quels étoient leurs véritables deifeins; mais ils s'entendoient (pour me fervir d'une expreffion tout-a-fait pro verbiale ) comme larrons en foire. Une autre anecdote, confignée dans les Mémoires de 1'Abbé de Choify, concerne M. de Croiffi. On prétend qu'on accufoit mal-a-propos ce Miniftre de n'être pas capable de faire de trés-belles dépêches. Un de fes premiers Commis , nommé Bergeret , le donnoit, avec une faufle modeftie, les airs de s'en attribuer tout 1'honneur. L'Abbé aflure que rien n'étoit moins fondé. Ce n'eft ni la première ni la derniere fois que pareil accident eft arrivé a des Miniftres, dont la modeftie 6c la réferve ont donné beau jeu a. leurs fubordonnés. La prévention naturelle 8c fimple attribue tout aux Maïtres ; 1'efprit cauftique 8c malin, tout aux fubalternes. La raifon 6c la juftice partagent entre eux le mérite de ce qui eft bien fait: les feconds ont encore aflez d'avantages, car ils ne  1.88 Effhis répondent pas de ce qu'il y a de plus bla- mable St de plus dangereux (*). L'Abbé de Choify avoit 1'Abbaye de St. Seine en Bourgogne. Elle n'eft: pas bien confidérable, puifque, dans ce moment-ci, elle ne pafte guere fix mille livres de rente. Mais d'ailleurs il avoit le Prieuré de St. Lo en Normandie , qui eft très-bon, & il étoit Doyen de la Cathédrale de Bayeux , même avant que d'être dans les Ordres. Tout cela lui compofoit un revenu de quatorze mille livres de rente. II n'entra dans les Ordres que pendant fon voyage de Siam. On trouve dans le Journal de ce voyage, que le 7 Décembre 1685 , il recut les quatre Mineurs ; que le lendemain 8 , il fut Soudiacre; le 9 , Diacre, & le 10, Prêtre , le tout par les mains de 1'Evêque de Métellopolis ( in partibus ) , qui faifoit le voyage de Siam avec lui, fur le même vaifleau; au moyen de quoi il partit de (*) Bergeret eut 1'impudence de follicker la place vacante a 1'Acadcmie Francoife, par la mort de M. dc Cordemoi; il 1'obtint en '167; , & la remplit jufqu'a 1684, qu'il mourut, fans avoir jamais compofé aucun Ouvrage, pas même, a ce qu'on dir, fon difcours de réception , qui d'ailleurs eft fort médiocre. C'eft 1'Abbé de S. Pierrc qui 1'a remplacé. France  dans le goüt de Montagne. 189 France Clerc tonfuré^ & arriva Prêcre a. Siam. Le fecond morceau que j'ai trouvé dans les papiers de 1'Abbé de Choify, eft intitulé Mémoires de M. de Cofnac 3 dabord Eveque de Kalence 3 puis Archevêque d'Aix. C'étoit un homme de beaucoup d'efprit, qui a été toute fa vie grand difeur de bons mots , Sc faifeur de bons contes. Dans fa jeuneflé , il s'étoit mêié de beaucoup d'intrigues dans deux Cours de Princes, celle du Prince de Conti, frere du Grand Condé, 8c celle de Monfieur, frere de Louis XIV; il les quitta fucceffivement pour des tracafferies, dontl'origine 8c les motifs font bien détaillés dans ce morceau, que 1'Abbé d'Olivet a fait réimprimer preique tout entier, en 1'intitulant Livre feptieme des Mémoires pour fervir & rHifioire de Louis XIV. On ne peut pas peindre avec plus de vérité Sc de naïveté la Cour de ces deux Princes, que 1'Abbé de Choify 1'a fait dans ce morceau; par occafion , on y trouve des anecdotes piquantes & intéreffantes de la Cour même de Louis XIV. On peut compter fur leur vérité ; car quand même je n'en ferois pas afluré, elles portent d'ailleurs avec elles un air de franchife Sc de vraifemblance* T  2.90 Effais qui feul ne permettroit prefque pas d'en douter. Je n'ai que deux traits a ajouter a ce qui a été imprimé par les foins de 1'Abbé d'Olivet; 1'un concerne les foupcons que 1'on concut fur le genre de mort de Madame Henriette , première femme de M. le Duc d'Orléans. On fait que cette PrincelTe fe trouva mal a Saint-Cloud une foirée d'été, après avoir bu des liqueurs fraiches qui lui furent préfentées par un Officier de fa bouche ou de fon gobelet. Cette mort caufa une défolation générale ; les plus afïligés 8c ceux qui y prirentle plus de part, furent les Officiers de fa Maifon ; ils craignoient avec raifon de perdre leurs charges, qui, comme 011 fait, font dans la Maifon des Princeffes fur deux têtes , celle de la Princeffe même, &z celle du pourvu. Monfieur les raffura tous , en leur promettant que quand il fe remarieroit, ils occuperoient les mêmes places auprès de la nouvelle Ducheffe d'Orléans, qu'ils avoient eues auprès de la première. Les pauvres gens, en attendant 1'effet de cette promeffe, vécurent comme ils purent, fans appointemens &C fans nourriture , car ils n'en avoient pas confervé. Un feul fe retira a  dans le goüt de Montagne. 291 Paris, riche, Sc acheta une maifon oü il s'établit, & parut fort tranquille iur fon fort. Peu d années après, Monfieur, ayant époufé la Princeffe Palatine de Baviere, qui a été mere de M. le Duc d'Orléans Régent, &c eft morte pendant fa Régence, tint parole a tous les gens de la défunte, &: en préfenta lalifte a Madame, en difant qu'il n'en étoit mort aucun depuis leur première Maitre ffe. Cependant elle s'appercut qu'une feule place étoit vide &C a. remplir ; la Princefte en demandala raifon: Pour celui-la, Madame, répondit Monfieur , il fe porte bien , mais je compte qu'il ne vous fervira jamais : c'étoit un Chef d'office de la bouche ou du gobelet. Selon toute apparence , Madame n'ofa pas approfondir ce que cela vouloit dire. Je fuis certain de cette anecdote ; je connois encore des gens qui ont vu cet ancien Officier : ils m'ont dit fon nom, mais je 1'ai oublié. II ne parloit jamais le premier de la Cour de Monfieur ni de Madame ; & quoiqu'il demeurat a.Paris, il n'alloit jamais au Palais Royal, a Saint - Cloud, ni a Verlailles ; 1'on prétend même qu'il fe troubloit quand on nommoit devant lui fon ancienne Maïtreffe. Tij  C'eft 1'Abbé de Cofnac qui, étant trèsvieux Sc Archevêque d'Aix, appric que 1'on venoit de canonifer Saint Francois de Salles : » Quoi, s'écria-t-il, M. de » Geneve , mon ancien ami ? Je fuis 33 charmé de la fortune qu'il vient de 53 faire ; c'étoit un galant homme, un 55 aimable homme , &c même un honnête 35 homme, quoiqu'il trichat au piquet, >3 oü nous avons fouvent joué enfemble «. On peut bien croire que la compagnie fe mit arire. i» Mais, Monfeigneur, luidit>3 on , eft-il polfible qu'un Saint friponne 33 au jeu ? Ho , répliqua 1'Archevêque , 33 il difoit pour fes raifons , que ce qu'il 33 gagnoit étoit pour les pauvres «. J'ai encore trouvé dans les papiers de 1'Abbé de Choify, i °. deux petits Romans bien écrits, & qui n'ont jamais été imprimés; mais le fonds n'en eft pas bien intérelfant: 1'un eft de Chevalerie, 1'autre dans le goüt oriental: i°. 1'aventure d'un Abbé de Sa^e , qui fe convertit par un quiproquo. Un Directeur de Séminaire , homme d'une grande piété, écrivoit a un Abbé de Su^e, jadis libertin , mais depuis converti, qu'il iroit pafter les jours gras avec lui, pour employer en pieufes méditations , le temps que les gens du  dans le goüt de Montagne. 193 monde paffoient en divertiffemens profanes. La reffemblance de nom fit qu'un valet balourd porta cette lettrea 1'Abbé de Saze, qu'il trouva occupé a arranger, pour fon carnaval, non feulement des amufemens vils, mais même de véritables parties de débauche.L'Abbéouvrit la lettre, 8c en fut frappé comme d'un coup de foudre: fon premier mouvement fut d'être furieux ; le fecond, d'être agité , troublé ; enfin le dernier, de prendre la ferme réfolution de fe convertir. II alla fe confeffer, ce qu'il n'avoit pas fait depuis bien des années : le Confeffeur, après 1'avoir réprimandé, mais en même temps confolé , 1'encou ragea a dire la Meffe, ce qui ne lui étoit pas arrivé depuis long-temps , quoiqu'il fut Prêtre 8c poffédat de gros bénéfices; il la dit, 8c avec tant de componction, qu'il expira a. la fin du Sacrifice. L'Abbé de Choify a laiflé une petite hiftoire de Madame de Guercheville : la plupart des anecdotes qu'elle ren ferme font connues. Tout le monde fait que cette Dame étoit très-belle ; qu'Henri IV en fut fort amoureux ; qu'elle lui réfifta, 8c que le Roi prit tant d'eftime pour elle , qu'il la nomma Dame d'honneur de la Reine, en lui difant, que s'il avoit conna TH]  294 EJJais une plus honnece femme dans fon Royaume , il lui auroit donné la préférence : mais 1'Abbé m'a rapporté verbalement une circonftancede la vie de cette Dame, que je crois n'avoir pas vue ailleurs. Henri IV fachant que Madame de Guercheville étoit a la Roche-Guyon, réfolut de lui faire une vifite , & envoya un Gentilhomme pour la prévenir que la chafle 1'ayant conduit dans ce canton , il lui demandoit a fouper & a coucher dans fon chateau. La Dame répondit refpeetueufement qu'elle feroit de fon mieux pour que le Roi fut recu comme il devoit 1'être, Le Monarque enchanté arrivé , &: trouve au bas de 1'efcalier Madame de Guercheville parée, & précédée de tous les gens; elle le conduifit avec honneur dans la plus belle chambre. II vit , en paffant devant la porte de la cuifine, les préparatifs d'un grand fouper, & la Dame lui annonca qu'auffi-töt qu'il fe feroit repofé, on le ferviroit. Effe&ivement le fouper fe trouva prêt auffi-tot qu'il le demanda; mais , fur le point de fe mettre a table, il apprit que Madame de Guercheville avoit demandé fon cocke, 8c qu'elle étoit fortie de fon chateau. Etonné , affligé , il lui en fit demander la raifon ; elle lui fit  dans le goüt de Montagne. 2.95 faire cette réponfe : » Un Roi doit être » Maïtre dans tous les lieux oü il fe » trouve, 8c moi je fuis bien aife d'être j> libre dans ceux que j'habite «. Les anecdotesfur le Marquis d'Arquien, pere de la Reine de Pologne, époufe de Jean Sobieski, recueillies par 1 Abbé d'Olivet, ont été inférées dans les Mémoires pour fervir a l'Hiftoire de Louis XIV, 6c forment le huitieme Livre. J'ai trouvé enfuite dans les papiers de 1'Abbé un morceau qui n'a point été publié, fans doute paree que ceux qui ont copié les autres, ont cru celui-ci mal digéré; il 1'eft en effet, mais il n'en contient pas moins quelques idéés intéreffantes 6c des remarques curieufes. II paroït qu'en 1691, il s'étoit formé au Luxembourg une petite Académie , dont 1'objet étoit de s'occuper de ce qui ne fait point 1'objet du travail des trois Académies Royales, la Francoife, celleldes Belles-Lettres, 6c celle des Sciences, qui étoient déja établies, la première depuis plus de cinquante ans , 6c les deux autres depuis vingt ou trente. On étoit perfuadé alors que le Droit Public, la Politique, la Jurifprudence , la Théologie, 6c même la Philofophie morale n'étoient du reffort d'aucune de ces T iv  EJfais Académies. II paroit que c'étoit pour traiter ces matieres Sc pour examiner |Ies Livres-de ce genre, que la nouvelle Académie s étoit établie. Elle devoit s'affembier chez 1'Abbé de Choify au Luxembourg, feulement une fois par femaine , le Mardi, Sc ne devoit être compofée que de treize Académiciens , y compris le Maitre de la maifon, qui en étoit comme le Préfident. De ces treize, neuf ont été bien connus dans le monde Sc dans la Littérature; c'étoient les Abbés de Dangeau, de Choify3 Secrétaire perpétuel, Teftu s Kenaudot 3 Sc de Caumartin , Meflieurs d'Herbelot, Perrault,Fontenelle}SclePréfident Coufin. L'Abbé de Choify, Fontenelle, Perrault, 1'Abbé Teftu Sc 1'Abbé Renaudot étoient déja alors de 1'Académie 'Francoife ; les Abbés de Caumartin Sc Renaudot Sc le Préfident Coufin en furent par la fuite ; mais d'Herbelot n'a été que cle celle des Belles-Letttes. Jen'ai le Journal de ce qui fe pafta dans cette Académie particuliere, que pendant la feule année 1692 ; peut-être ne dura-t-elle pas plus long-temps. On faifoit prométtre aux Académiciens le fecret fur ce qui s'y diroit , paree que, comme on devoit y parler Politique, on pouvoit y faire des  dans le goüt de Montagne. 297 réflexions qui n'auroient pas été bonnes a divulguer. II en étoit de même des obfervations philofophiques 8c morales. Ces précautions étoient très-fages; 8c il y _a tout a parier que c'eft pour ne les avoir pas fcrupuleufement obfervéesque cette tentative n'a point eu de fuccès. Dans la grande quantité d'obfervations que cqntient ce Journal, un petit nombre m'a paru digne d'attention. L'Abbé Renaudot foutenoit, dès ce temps-la , que Varillas citoit dans fes Ouvrages des Manufcrits de la Bibliotheque du Roi, qui n'avoient jamais exifté. Un autre Académicien difoit qu'on trouvoit dans Clélie 8c dans d'autres Romans modernes, des portraits que Varillas avoit inférés tout entiers dans fon Hiftoire, 8c que Varijlas n'avoit pas rougi de voler a Scudery. Perrault y lut fon Poëme de la Création du Monde : il y eut des endroits fort applaudis, mais d'autres vivement critiqués; les Abbés dirent qu'il y avoit trop d'imagmation dans un Poëme fondé fur la Genefe, qu'il n'étoit pas permis de rendre Moïfe meilleur Phyficien qu'il ne devoit le paroitre d'après fon texte, 6c qu'on auroit dü fe garder fur-tout d'en faire un Difciple de Defcartes.  29 8 EJJais L'Abbé de Choify communiqua a 1'Affemblée la Traduction de 1'Imitation de Jéfus-Chrift, qu'il avoit entreprife. II confulta ces Meflieurs fur le titre même de ce Livre fi refpecté, qui, felon lui, n'étoit point jufte , car 1'Ouvrage ne traite point du tout de 1'Imitation de JéfusChrift , mais des Confolations intérieures que les ames Chrétiennes peuvent fe procurer. Quoiqu'on convïnt que 1'Abbé avoit raifon, on lui repréfenta qu'il falloit laiffer a ce Livre le titre fous lequel il étoit connu. Quelqu'un fe fouvint qu'au feizieme fiecle on avoit déja publié une Traduótion du Livre ,de 1'Imitation, fous le titre de Vinternelle Confolation , öt qu'elle n'avoit eu aucun fuccès , paree qu'on n'avoit point reconnu le Livre de 1'Imitation fous ce titre-la. Par la même raifon, on empêcha 1'Abbé de changer les titres de quelques chapitres, qui ne tenoient point du tout ce qu'ils promettoient. Enfin, on lui dit que s'il vouloit altérer les Traductions de 1'Imitation déja connues , il falloit du moins examiner fcrupuleufement le texte latin, comparer lesManufcrits entre eux, établir fes autorités, &zc. &c. L'Abbé répondit a fes Confrères , que tout cela  dans le goüt de Montagne. 299 feroit la mer a boire; il n'en fit rien , &C arrangea a fa fantaifie fa nouvelle Traduction. JY. B. Je ne peux me difpenfer de rapporter une anecdote finguliere fur cette Traduction de 1'Imitation par 1'Abbé de Choify. II la dédia a Madame de Maintenon, qui étoit déja alors tout a la fois dévote &c Maitrefle déclarée du Roi. Pour faire fa cour a cette Dame , 1'Abbé fit graver a la tête de fa Traduction une belle planche , ou 1'on voit Madame de Maintenon a genoux au pied du Crucifix , 6c au bas étoient gravées ces paroles tirées de David : Audi , filia, concupifcet Rex decorem tuum ; Ecoute\ , ma fille , le Roi fera épris de votre beauté. Cette application fcandalifa tout le monde. On obligea bien vite 1'Abbé de Choify a retrancher cette image des exemplaires de fon Livre, qui lui reftoient a débiter, après qu'il eut fait préfent feulement de quelques-uns. II n'a pas même voulu me procurer un exemplaire ou cette image fe trouve. Les Bibliomanes 1'acheteroient bien cher. Dans une diifertation, lue par M. d'Herbelot dans la petite Académie du Luxembourg, fur 1'origine du nom de Pape , £c 1'ufage qui s'eft établi dans  300 EJfais 1'Eglife Latine de le donner a 1'Evêque de Rome , exclufïvement a tout autre , je trouve , indépendamment de ce que tout le monde fait, que 1'on agita beaucoup , en 1630, fous le Pontificat d'Urbain VIII, quel titre on donneroit aux Cardinaux : on fut fur le point de les appeler Perfectijjime èc Votre Perfeclwn ; enfin celapaffa a Eminentijjime &c Éminence. II eft remarquable qu'Urbain VIII ordonna qu'on les traiteroit ainfi, fous peine d'excommunication. M. Camus, Eveque de Belley, qui, dans ce temps-la, prêchoit & faifoit des Romans dévots , hafardoit dans ces deux fortes d'Ouvrages des chofes fort fingulieres. II dit en chaire, que MM. les Cardinaux avoient abandonné aux Evêques le titre d'Illuftriffime & de Révérendiffime, comme ils donnoient a. leurs valets de chambre leurs vieux habits violets & leur linge fale. L'Abbé Renaudot lut une differtation fur les Géans, ou il y a des chofes trèscurieufes ; mais je crois en avoir vu ailleurs la plus grande partie. Je remarquerai feulement que cette dilfertation fut occafionnée par une lettre que le Préfident Coufin avoit fait inféier dans le Journal des Savans, dont il étoit alors 1'Auteur ;  dans le goüt de Montagne. 301 elle étoit d'un Curé de Laffay, au Diocefe d'Angers, qui difoit avoir trouvé dans fon jardin un fépulcre qui renfermoit un fquelette de dix-fept pieds deux pouces de long ; il offroit de le faire voir aux curieux. On fait affez que 1'on avoitnégligé dans 1'éducationdu Grand-Connétable de Montmorency , de lui apprendre a lire &c a écrire; cependant il portoit un Livre a. la Meffe , mais c'étoit par pure repréfentation. II fignoit des Patentes & des Pancartes fur la parole de fon Secrétaire qui les lui préfentoit, tk. c'étoit d'une facon affez lïnguliere : il faifoit de fuite une vingtaine de grands èc longs pieds de mouche, après quoi fon Secrétaire 1'arrêtoit & lui retenoit le bras en lui difant: Monfeigneur, en voila. affez. On montra a la Compagnie plulieurs fignatures de cette efpece. On rapporta a cette occalion, qu'un Eveque d'Angers , qui , k ce que je crois, s'appeloit Arnaud, étant devenu aveugle, avoit fait faire un fer a queue, fur lequel étoit gravé fon nom (Nicolas ); il s'en fervoit pour figner les démiffoirês, lettres & autres papiers , auxquels fa fignature étoit néceffaire. On remarqua auffi que cet ufage n'étoit point  302 "Ejtfais rare chez les Princes d'Italie, 8t que ce fer s'appeloit en Italien cachctto : on le connoit en Efpagne fous le nom de ftampi'lla ; il ferc pour les dépêches royales ; mais il ne contient aucun nom propre, car en Efpagne, tout fe figne 6c s'expédie par ces mots, Yo el Rey, Moi le Roi 3 6c cette formule a toujours lieu, quand même les expéditions feroient pour 1'ltalie ou les Pays-Bas. On ajouta, que 1'ufage de 1'Eftampille pouvoit être du plus grand danger, ne fïït-ce que paree qu'elle rendoit moins fur 6c'moins refpecfable le nom du Roi \ qu'il eft vrai qu'en France cette fignature eft prefque toujours fauffe, mais que du moins celle des Secrétaires d'Etat eft véritable ; que fi jamais celle-ci pouvoit être fufpectée, les malheureux fujets ne fauroient plus a qui s'en prendre, lorfqu'ils recevroient des ordres de 1'exécution defquels dépendroient leur fortune ou même leur vie. L'A bbé de Dangeau avanca dans une de ces conférences académiques , qu'a vrai dire, les Papes étoient les meilleurs gens du monde 6c les plus accommodans. Pie IV, par une Bulle de 15 64, accorda aux Bohémiens la Communion fous les deux efpeces. Ses fucceffeursont, a diverfesreprifes,  dans le goüt de Montagne. 303 canonifé les ufurpations des Princes féculiers furies terres 8c les poffeffions des Eccléfiaftiques; mais enfin, ajouta-t-il, on leur en demande tant, qu'il n'eft plus poffible qu'ils y confentent. Ils fe font refufés aux mariages des Prêtres 8c a ceux des Evêques , 8t cela ne pouvoit être autrement. Si on paffoit cet article, tous lesbénéfices a charge d'ames & autres deviendroient héréditaires; 8c le Clergé , petitement lfipendié, feroit tomber dans 1'aviliffement les dignités eccléfiaftiques, 8c enfin la Religion même. II paroit que 1'Académie du Luxembourg finit, paree qu'on y propofa des queftions trop délicates, &c que les Acadé • miciens s'étant partagés, & ayant vivement difputé fur ces objets, s'aigrirent les uns contre les autres, & enfin fe féparerent. J'oubliois de dire que j'ai remarqué dans ces Mémoires, que jamais les Miniftres d'Etat, même les premiers Miniftres , n'ont eu, a ce titre, de féance au Parlement, Sc qu'ils n'avoient jamais été regardés comme grands Officiers de la Couronne. Charles VI 8c Charles VIII ont été déclarés majeurs au Parlement , fans y paroitre en perfonne ; le premier fut  304 EJfals déckré tel par le Duc d'Anjou fon oncle, Sc le fecond par le fimple fait. L'Abbé de Choify m'alaiffé un Recueil de bons mots, dans lequel il y en a beaucoup de connus de tout le monde, mais d'autres plus rares, plus finguliers & plus piquans : je vais en donner un échantillon. Le Chevalier de la Ferté étoit jeune & fort étourdi; le Roi, qui avoit de la bonté pour fes parens, lui alfigna cinq cents écus fur fa caffette, en lui difant : » Jeune homme, je vous augmenterai » cette fomme tous les ans, a mefure » que vous deviendrez fage. Ah 1 Sire , » lui répondit le Chevalier, Votre Ma„ jefté ne fait pas a quoi Elle s'engage , » je la ruinerai «. Cependant, malgré cette gafconnade , le Chevalier continua a faire des folies ; en voici une affez plaifante. II fe trouva a Lyon dans une maifon de Négocians, oii 1'on jouoit au Pharaon; la banque étoit garnie de louis d'or èc d'écus effectifs : il fe mit a jouer fur fa parole & fa bonne mine, & hafarda tout d'un coup mille louis qu'il gagna ; il fit paroli, & perdit;il fe retira auffi-tót, en difant: « Parbleu,  dans te goüt de Montagne. 305 »s Parbleu, voila un coup impayable «; èc ne paya pas. M. Moreau, premier Médecin de Madame la Duchefle de Bourgogne, s'étanc un jour, je ne fais pourquoi, préfenré chez M. le Prince avec une épée, voulant plaifanter lui-même fur cet ajuftement, lui dit; » Monfeigneur, ne trou53 vez - vous pas que je relfemble aü 33 Capitan Spe^afirro de la Comédie 33 Italienne? On ne peut pas moins, lui 33 dit le Prince, Spezzaferro n'a jamais tué 3> perfonne cc. Le Marquis de Dangeau , que 1'Abbé de Choify a tant connu, 6c que j'ai connu moi - même, étoit en même temps un fameux Courtifan &z un des Beaux-Efprits de la Cour de Louis XIV. II fut recu de 1'Académie Francoife dès 1668 , & n'eft mort qu'en 1721. Ce n'eft qu'après la mort du Roi qu'il a ofé convenir, que pendant la jeunefle de ce Monarque, il étoit non feulement le confident de fes amours , mais qu'il lui prêtoit fa plume pour écrire des billets galans a Madame de la Valliere. Cette bonne Demoifelle fe donnoit des peines infinies pour y répondre de fon mieux, & étoit enfin obligée de faire corriger fes thêmes par le même Marquis  3o6 EJfais de Dangeau. II s'étoit auffi chargé de faire des vers pour le Roi; èc comme Ü--craignoit de les faire trop bons, ils firent peu d'honneur a ce Monarque , qui enfin renonca a la poéfie légitime ou adoptive. On dit qu'un jour Monfieur &c Madame ayant difpute enfemble fur une queftion galante, ils s'adreflerent 1'un Sc 1'autre au Marquis de Dangeau, qui fit pour chacun, en fecret, des vers fur ce fujet, & que le Roi, a qui ils furent montrés, jugea ceux de Madame les meilleurs. Tout le monde a entendu parler des Mémoires de ce Marquis de Dangeau ; c'eft un Journal manufcrit de la Cour, depuis 1686 jufqu'a 1720; je les ai lus tout entiers : il eft vrai qu'ils font chargés de beaucoup de détails minutieux; mais on y trouve auffi beaucoup d'anecdotes intéreflantes ; s'il ne les a pas écrits jour par jour , on ne peut douter qu'il ne les revït avec foin , &L il n'y auroit pas laiffe paffer des faits abfolument faux. On peut dire que fi ce n'eft pas la une vraie hiftoire de la Cour de France pendant trente-cinq ans, ce font du moins de bons matériaux pour la compofer. L'Abbé de Dangeau, frere du Marquis, & comme lui de 1'Académie Francoife ,  dans le goüt de Montagne. 307 : étoit intime ami de 1'Abbé de Choify, l En mourant un peu avant lui, il lui laiffa 1 trois ou quatre gros recueils de remarques i en tout genre, qui me font paffes avec les 1 papiers de 1'Abbé de Choify, Sc dans lef] quels il y a certainement d'excellentes I chofes; mais comme 1'écriture en eft jfort mauvaife, je doute fort que j'aye e jamais la fatisfacfion d'en tirer ce qu'il 3 peut y avoir de précieux. i ^ L'Abbé d'Aumont avoit loué une loge ja la Comédie, & y étoit entré en attenadant les Dames de fa compagnie, lorfque jle Maréchal d'Albret arriva. Le refpecb jqu'on avoit pour ce Seigneur , fit qu'on llui ouvrit la loge de 1'Abbé, qui fe vit lobligé de la céder au Maréchal. L'Abbé Èfe retira de mauvaife humeur, Sc grumeijlant entre fes dents ces paroles : » Voyez j» le beau Maréchal, il n'a jamais pris p que ma loge ! Cromwel envoya en France Milord Lockart avec le titre d'Ambaffadeur, Sc te Seigneur y fut recu avec tous les honneurs dus a ce titre. Un jour que le vieux ;Maréchal de Villeroy, Gouverneur de Louis XIV, caufoit avec cet Anglois , 1 lui demanda pourquoi Cromwel, au beu d'avoir pris le titre de Protedeur, Vij  3o8 EJfais ne s'étoit pas fait déclarer Roi. » Mon» fieur , lui répondit Lockart, nous aum tres Anglois , nous favons jufqu'oü n doivent s'étendre les prérogatives d'un « Roi, & nous les bornons ; mais nous » ignorons quelle peut être 1'étendue du 33 pouvoir d'un Protedfeur «. Lockart avoit raifon, il faut de nouveaux titres pour exercer un nouveau pouvoir. Dans le temps de ces converfions forcées dans nos provinces méridionales , que 1'on a appelées Dragonnadcs, le Maréchal de Telfé envoya un détachement de Dragons dans un village, pour en forcer les habitans a. fe convertir. Les i habitans effrayés, pour fe fouftraire au pillage dont ils étoient menacés , écrivirent promptement au Maréchal, qu'ils i étoient tous dans le deifein de faire abj.uration. Sur cette promelfe, M. de Telfé: envoya ordre au Capitaine de revenir avec: fon détachement. Celui-ci, défefpéré de: fe voir arracher une fi bonne proie, en: arrivant, dit a fon Général : '3 Monfei>3 gneur, ces marauts4a fe moquent de: 33 vous ; ils ne nous ont pas feulementi » donné le temps de les inftruire «. Grégoire XIII avoit la principale obligation de fon élévation fur le Trêne Pon-  dans le goüt de Montagne. 309 tifical, au Cardinal Borromée, qui ne lui avoit donné fa voix èt procuré celle de fes amis , que paree qu'il avoit cru reconnoitre en lui un caraótere fort défintéreflé. Mais fi-töt que ce Pape fut inftallé , il s'appliqua a. enrichir fa familie auxdépensdu patrimoine de Saint Pierre, ce qui obligea le Cardinal Borromée a lui dire un jour : " Saint Pere, fi j'avois cru » que vous euffiez tenu une telle con» duite étant Pape, vous n'auriez eu ni « ma voix ni celle de mes amis : Bon, " dit le Pape , eft-ce que le Saint-Efprit " ne le favoit pas ? L'Abbé de Boifrobert étant un jour, un matin, chez le Cardinal de Richelieu, difoit beaucoup de mal d'un Magiftrat du premier ordre, & lui donnoit des ridicules ; un petit valet de chambre s'avifa de lui dire : » M. 1'Abbé, prenez garde « a. ce que vous dites; je vous préviens » que j'en avertirai M*** a qui je fuis » fort attaché, paree qu'il eft de mes " parens : Mon ami, lui repartk 1'Abbé, »> rapportez a M*^* tout ce qu'il vous » plaira ; de mon cöté, je lui dirai que »j vous prétendez être de fes parens, &t » il fera plus faché contre vous que contre " moi «. Viij  3 io EJfais La Reine Chriftine paffant par je ne fais plus quelle ville de France, fut haranguée par un Conful qui étoit de la Religion Calvinifte ; il étoit éloquent, êc elle 1'écouta avec attention 8c plaifir ; » Mais, Monfieur, lui dit - elle, vous « navez point parlé de mon abdication 11 ni de ma converfion a la Foi Catho" lique : Madame, lui répliqua-t-il, j'ai » entrepris de faire votre éloge , 8c non »j pas votre hiltoire «, Philippe IV ayant perdu le Royaume de Portugal, la Catalogne, & quelques autres Provinces, s'avifa de prendre le furnorn de Grand; le Duc de Medina-Celi dit: Notre Maitre eft comme les trous, il s'agrandit a mefure qu'il perd. Madame B , d'une familie très-dif- tinguée dans la Magilfrature, avoit de 1'efprit, 8c entendoit trés-bien la plaifanterie. Se trouvant dans une fort nombreufe compagnie, on ofa lui dire que fon mari avoit l'air foible 8c fluet : ii Vraiment, répondit-elle, j'ai entendu ii dire a ma belle-mere, que MM. B » depuis plus de deux cents ans qu'ils " font connus dans le monde, ont touii jours été impuilTans de pere en fils «. Cette Dame cependant a fait un gar- /  dans le goüt de Montagne. 411 con qui eft accuellement le dernier de la familie. M. le Prince, étanc prêt a donner la bataiile de Nervinde contre les Impériaux , commandés par le Général de Mercy, excellent Militaire, après une rude canonnade, s'appercut que les ennemis faifoient une faufle manoeuvre : Ah! s'écria-t-il aufli-cot, Mercy eft fürement tué ; il donna fur les Alleman ds, & gagna la bataiile. Ce qu'il avoit conje&uré étoit vrai. Ce fut fur la tombe de ce Général que 1'on grava cette épitaphe fi honorable : Sifie Viator, Heroëm calcas : Arrête, Foyageur , tu foules aux pieds un Héros. M. le Prince étant en carroffe avec un ennuyeux qui vouloit lui faire écouter fes hiftoires ; Monfieur, lui dit-il, ou ne m'endormez pas , ou laiffez-moi dormir. Le même M. le Prince alloit fouvent chez les Miniftres, 6c avoit l'air de leur faire la cour: Que voulez-vous a ces gensla, lui dit le Comte de Grammont, eftce que vous voudriez devenir Prince du Sang ? M. de Turenne étant prés de donner une bataiile, chargea le jeune Duc de V iv  312 EJfais Choifeul, fils du Maréchal Dupleffis-Praflin, d'aller occuper un pofte qu'il lui indiqua: mais le jeune Officier négligeant de s'en aflurer, croyant n'avoir riena craindre de ce coté-la; » Monfieur, Monfieur, lui is dit le Général, je vous en prie, faites is ce que je vous dis ; c'eft pour avoir 53 négligé une femblable précaution , 33 que j'ai été battu a. Rhetel par M. le 33 Maréchal votre pere «. L'Abbé de Choify prétendoit favoir une anecdote fur la facon dont MM. de Cruffol-d'Uzez furent faits Ducs & Pairs en 15 7 2 , la même année que la SaintBarthelemi. Catherine de Médicis vouloit gagner, ou, pour mieux dire, tromper 1'Amiral de Coligni; elle lui oftfit la dignité de Duc & Pair; il la refufa, pour ne pas fe rendre fufpect au Parti Huguenot. Mais comme il étoit fort amoureux de la Comteffe d'Uzez, il demanda le Duché pour fon mari, &L il 1'obtint. Le nouveau Duc d'Uzez fut pourvu & recu, & peu de temps après, 1'Amiral fut maffacré. Le fecond volume que m'a laiffe 1'Abbé de Choify, contient les fix premiers livres de 1'Ouvrage imprimé fous le titre de Mémoires pour fervir a VHiftoire de Louis JCJV; mais a la fin de ce volume, j'ai  dans le goüt de Montagne. 313 trouve une converfation de 1'Abbé avec le Marquis de Canillac , fur 1'état de la Cour en 1720, que 1'Abbé d'Olivet n'a pas ofé publier. Le Marquis étoit un homme de beaucoup d'efprit, favorifé du Régent, qui 1'avoit mis du Confeil de Régence Sc de celui des Affaires étrangeres : il y a de bonnes anecdotes dans cette converfation: je n'en rapporterai qu'un très-petit nombre. Le Marquis de Canillac prétendoit que le Régent n'étoit point naturellemenc méchant, mais qu'il aimoit le fingulier Sc 1'extraordinaire ; qu'il étoit fyftématique, 8c que c'eft ce qui lui fit adopter le fyftême de Lav. Tout le monde convient que fi ce fyftême avoit été bien entendu Sc reflerré dans de juftes bornes, il fauvoit le Royaume : mais on le porta beaucoup trop loin; Law même n'avoit pas affez de tête ; il étoit, comme le Régent , fingulier Sc fyftématique, mais ne favoit pas arrêter fes idéés : quand il fut Controleur-Général, il fit fottifes fur fottifes. II fe croyoit adepte; Sc effectivement des gens dignes de foi, qui 1'ont connu a Venife, m'ont afluré qu'il avoit des fecrets immanquables pour gagner 1'argent qu'il vouloit au jeu. Mais il faut bien plus d'art pour enrichir un Etat qu'un particu-  3H EJfais lier. Le Régent dit une fois au Marquis de Canillac, que la Banque étant décriée , il falloit imaginer un nouveau crédit: >j Vous vous trompez, Monfeigneur, lui « réponditle Marquis; vous en aviez un, 33 vous 1'avez laifle échapper ; de votre >3 vie vous ne pourrez le retrouver «. J'ajouterai de moi-même, que quand le Régent mourut, le Peuple parut furieux 6c défcfpéré du tort que le grand nombre des billets de Banque avoit fait a plufieurs fortunes, il fallut redoubler la garde pour le conduire a Saint-Denis; mais lorfque les Parifiens eurent taté du Miniftere de M. le Duc 6c des freres Paris, ils convinrent qu'ils devoient encore regretter M. le Régent. Le troifieme volume des Manufcrits de 1'Abbé de Choify, contientl'Hiftoirede la prétendue Comteffe des Barres. Ce Livre fcandaleux n'a été imprimé qu'en partie : dans mon Manufcrit il eft porté a cinq livres , 6t 1'on n'en a imprimé que trois ; mais je ne veux pas m'étendre fur cet Ouvrage , qui ne fait pas honneur a mon parent 6c mon ancien ami. On juge bien que j'ai tous les Livres que 1'Abbé de Choify a faitimprimer, 6c qu'il m'en a fait préfent en beau papier  dam le goüt de Montagne. 31 ƒ 8c beau cara&ere. Je vais dire mon fentiment fur chacun en peu de mots, car ils font en grand nombre. L'Abbé de Choify ne fe mit a écrire qu'après qu'il eut celle tout-a-fait la vie ridicule 6c linguliere qu'il menoit; ce ne fut pas même immédiatement après. Etant rentré dans Paris 3 6c fous les habits de fon état, il fe trouva dans le cas des femmes qui ont été galantes 6c coquettes, 8c ont vieilli; elles ont a choifir d'être joueufes, intrigantes, beaux-efprits ou dévotes. L'Abbé de Choify fit tous ces différens róles 1'un après 1'autre. D'abord il joua 8c f>erdit prefque tout fon patrimoine; il ne ui refta que fes bénéfices. II poffédoit, entre autres , 1'abbaye de Saint - Seine; il s'y retira, 8c y fit connoiffance avec le fameux Buffy-Rabutin, exilé dans fes terres en Bourgogne, qui lui confeilla de renoncer au jeu 6c de faire des Livres. Buffy s'appercut que 1'Abbé avoit affez d'acquit 8c affez de ftyle pour compofer des Livres de dévotion , écrits d'une maniere agréable , 8c qui fe feroient lire par les gens du monde, que ces fortes d'Ouvrages ennuient ordinairement. L'Abbé de Choify profita de ce confeil; mais ce ne fut que quelques années après.  316 EJfais En attendant, il revint a Paris, 8t fe lia avec le Cardinal de Bouillon, qui, fur le point d'aller a Rome pour affifter au Conclave de 1(37(3, lui propofa de venir avec lui 8c d'être fon Conclavifte.Ily confentit, &: m'a fouvent conté des détails de ce Conclave, alfez finguliers, 8c qui prouvent que ces Cardinaux Italiens font de grands Maïtres en fait de petites intrigues. L'Abbé m'a affuré qu'une grande maladie qu'il eut en 1683 , le fit réfoudre a. fe convertir , 8c que depuis ce temps-la il étoit dévot de bonne foi. Ce fut a la fuite de cette maladie qu'il compofa, de concert avec 1'Abbé de Dangeau fon ami, un premier Ouvrage imprimé , qui reparut enfuite en 16 8 5. Ce font quatre Dialogues fur fimmortalité de 1'ame , 1'exiftence de Dieu, la Providence , &L la Religion. Je ne dirai rien de ce Livre, qui traite des matieres trés - férieufes ; j'avoue naturellement qu'il m'a ennuyé , quoiqu'il foit bien écrit. L'année fuivante 1686, il fit ce qu'on peut appeler fa derniere folie; ce fut fon voyage de Siam. Tout le monde connoït le Journal qu'il en a fait imprimer: dans quelques endroits il eft fee, mais fouvent il fe releve par des traits d'efprit 8c des détails fort agréables.  dans le goüt de Montagne. 317 En général, 1'époque de 1'arrivée des Siamois en France, 8c celle des Ambafladeurs Francois a Siam, peuvent fournir beaucoup de réflexions philofophiques; c'étoit une comédie politique , comme il y en a eu plufieurs de ce genre fous le regne de Louis XIV: elles nous paroiflent aujourd'hui bien ridicules; mais elles contribuerent a la gloire du Monarque 8c a celle de la Nation , inféparable de 1'autre. L'Abbé de Choify, a fon retour , amufa quelque temps la Cour 8c la Ville du récit de fon grand voyage : fa relation imprimée acheva de faire connoitre 1'Auteur, 8c lui ouvrit 1'entrée a 1'Aca • démie Francoife en 1687. J'ai remarqué, dans Ion Difcours de réception, deux traitSj dont le premier me paroit ridicule, 8c le fecond aflez beau. II dit que les nouveaux Académiciens doivent faire comme les Cardinaux qui reftent quelque temps la bouche fermée, jufqu'a ce que dans un confiftoire , le Pape la leur ouvre en cérémonie, c'eft-a-dire, leur permette de parler. Ce trait efb une preuve que dès-lors on n'étoit/ pas recu dans 1'Académie aufli-töt qu'on étoit élu. L'autre trait du difcours de 1'Abbé, c'eft qu'il y avoit, entre Louis XIV 8c 1'Aca-  318 EjJ'ais démie, un commerce qui les devoit conduire également a 1'immortalité. Louis XIV lui accordoit fa protection , & 1'Académie augmentoit la gloire. Pour parler de fuice des occalions ou 1'Abbé de Choify fïgura comme Académicien, dilons qu'en 1704, 1'Académie Francoife voulant faire a M. Bolfuet un honneur qu'elle a accordé a bien peu d'autres, le même jour que 1'Abbé, depuis Cardinal de Polignac, fut recu a 1'Académie a la place de 1'illuftre M. Bolfuet, Evêque de Meaux, indépendamment de 1'éloge qu'en firent fon fuccelfeur &z le Directeur , on chargea M. 1'Abbé de Choify d'en faire un éloge particulier : ce morceau remplit le relte de la féance. Le fujet étoit beau; mais je n'ai rien trouvé dans le Difcours de 1'Abbé de Choify, qui y répondït dignement. La derniere année de fa vie, 1'Abbé de Choify recut encore 1'Abbé d'Olivet: fon Difcours fut très-court & très-limple; le bonhomme étoit accablé; mais il voulut fe charger de cette corvée , paree que 1'Abbé d'Olivet étoit fon ami: je ne fais fi c'eft pour cela qu'il m'a dérobé fes Mémoires s Sc qu'il s'eft chargé de les faire imprimer en Hollande.  dans le goüt de Montagne. 319 Enfin, 1'année fuivante 1724, 1'Abbé de Choify mourut, & fon fucceffeur, M. Portail, premier Préfident , & M. de Valincourt, Directeur , le peignirent tel qu'il étoit dans les dernieres années de fa vie, aimable dans la fociété , d'un commerce facile, ayant les mceurs douces, des graces naturelles, 1'efprit infinuant Sc enjoué , officieux, ami fidele, brillant êc plein de faillies dans la converfation, quoiqu'il fut modefte, ne parlat jamais de lui-même, 8c parut s'oublier en faveur des autres : fa gaieté étoit douce 8c tranquille , &c les traits de fon vifage en portoient le caraétere. Quant a fon mérite , comme il a écrit en plus d'un genre, on 1'aloué principalement comme Hiftorien, 8c en effet c'eft fon plus beau cöté. En 1668 , il publia une Interprétation des Pfeaumes, oii les différences notables du texte Hebreu &c de la Vulgate étoient marquées ; elle étoit précédée d'une vie de David, dans laquelle il comparoit ce Monarque avec Louis XIV. Le Livre n'eut aucun fuccès ; mais la vie de David plut, tant a caufe qu'elle étoit bien écrite, que paree que c'étoit le ton a la mode de louer Louis XIV: auffi fut-elle réimprimée feule, &; fuivie peu après d'une  320 Ejffais Vie de Salomon, faite dans le même efprit de flatterie, 8c qui fut encore plus admirée, fur-tout le morceau oü il repréfente Salomon donnant audience aux Ambaffadeurs des Rois des Indes. Des Penfées Chrétiennes, qu'il fit inv primer en 1690, eurent peu de fuccès; ce qui ne 1'empêcha pas 3 en 1692, de donner la Traduction de 1'Imitation de Jéfus - Chrift , dont j'ai parlé. Corrigé par la critique qu'on fit de celle-ci, il fe borna a. écrire 1'Hiftoire , 8c , a mon avis, il y a parfaitement réuffi; car fi fon ftyle ne paroit pas toujours affez noble pour les fujets qu'il traite, au moins eftil agréable 8c pur, il fe fait lire avec fatiffadion. Les Livres de 1'Abbé de Choify, dont je confeille la ledure a mes amis, 8c fur-tout aux Dames de ma connoiffance , font, 10. deux ou trois volumes d'Hifioires de piétéO de morale, qu'il convient d'avoir fait en oppofition aux petits Contes de Fées, fi en vogue a la fin du fiecle dernier. II faut être bien hardi pour vouloir faire lutter ainfi 1'Hiftoire avec laFable, fi chere a l'imagination des femmes, 8c peut-être des hommes. Cependant il faut convenir que 1'Abbé de Choify y a fait de fon mieux, 8c a tranfporté le ftyle de Madame de  dans le goüt de Montagne. 311 de la Fayette Sc de Madame d'Aunoy, dans fes Hiftoires édifiantes SC morales. II y en a en tout vingt - une, Sc elles font finon toutes vraiment belles , au moins charmantes a lire ; il eft aifé de fe les procurer. Leur fuccès encouragea 1'Abbé a donner les Kies de Philippe de Valois 3 du Roi Jean, de Charles V3 de Charles VI', Sc enfin celle de Saint-Louis > en 1695. Elles furent très-applaudies a. la Cour: on les fit lire aux Enfans de France , comme étant infiniment propres a les inftruire. Effeclivement rien neft plus inftructif qu'une Hiftoire écrite dans des vues utiles, avec fageffe, & parfemées de réflexions morales , préfentées en peu de mots, Sc naiffant naturellement des faits. L'Abbé de Choify ne court point après le fingulier , Sc ne regarde pas comme des découvertes utiles Sc merveilleufes, des faits peut-être inconnus jufqu'a préfent, paree qu'ils ont été négligés , mais d'après lefquels il n'y a aucunes regies de conduite a fe prefcrire, Sc dont on ne peut rien conclure pour la connoiffance du cceur humain , ni même pour celle des mceurs des fiecles reculés, paree que , la plupart du temps, ce font des faits extraordinaires & ifolés, Sc que X  3ii EJfais la connoiffance des mceurs d'une nation ne peut réfuker que d'un grand nombre de faits réunis. Entin 1'Abbé de Choify entreprit fon Hiitoire de 1'Eglife, quoique celle de M. Tülemont Sc celle de M. de Fleury fuflent déjacommencées; mais ces trois Auteurs ne pouvoient guere fe rencontrer. M. de Tillemont avoit furchargé la fienne d'une érudition qui, d'un cbté, la rend trèseftimable, mais , d'un autre, fait qu'elle n'eft nullement propre pour les gens du monde ; d'ailleurs il n'y a traité que des fix premiers Siecles de 1'Eglife. Celle de 1'Abbé de Fleury avoit commencé a paroïtre dés 1691; mais il étoit aifé de voir que , quoiqu'elle fut excellente, Sc de 1'Auteur le plus fage Sc le plus méthodique , elle prenoit un tour tel qu'on n'en verrok pas fi-tbt la fin. Au contraire, celle de 1'Abbé de Choify étoit fi abrégée, qu'on pouvoit efpérer de la voir terminée; 8c effedivement s quoiqu'il eüt déja. plus de foixante ans lorfque le premier volume de fon Hiftoire de 1'Eglife parut en 1703, il en publia le dernier tome en 172 3, Sc il 1'a pouflee jufqu'a 1'année 1715. II s'en faut beaucoup que celle-ci foit furchargée d'érudition; au contraire, on a  dans le goüt de Montagne. 32^ accufé 1'Auteur de n'en avoir pas mis aflez , de n'avoir pas cité fes autorités, Sc d'avoir fait, a 1'occafion de 1'Hiftoire de 1'Eglife, Sc , pour ainfi dire , fous ce prétexte, celle de tous les pays du Monde Chrétien, depuis la naiffance de JéfusChrift. Mais il vouloit mettre 1'Hiftoire de 1'Eglife a la portée de tout le monde, Sc il a rempii fon objet; il n'a puifé que dans les meilleures fources, puifqu'il n'a mis que des faits généralement connus. II ne lui étoit pas poffible d'inftruire fes Leef eurs desprogrèsde la Religion Sc des débats qui fe font élevés a fon occafion, fans faire 1'hiftoire de tout le Monde Chrétien. ïl n'eft point entrédans le détail des controverfes, paree qu'il eüt immanquablement ennuyé; mais il n'a jamais manqué d'expliquer très-clairement en quoi confiftoient les Héréfies, a quelle occafion elles ont Commencé , qüels grands événemens elles ont produits, Sc quand elles ont fini. L'Abbé avoit des points trèsdélicats a traiter, tels que les Croifades, les Conciles de Conftance Sc de Bale , Sc les guerres de Religion en France; il s'en eft tiré avec beaucoup d'efprit Sc d adreffe. II n'y a que fon dernier volume oü 1'on peut appercevoir quelques traces de  3 24 Etfais radotage; mais, d'un autre cbté, ila employé beaucoup d'art pour parler du Janfénifme. II a fait entrer dans ce volume jufqu'a fon voyage a Siam. Enfin le réfultat eft , que 1'Hiftoire de 1'Eglife de 1'Abbé de Choify eft fuffifamment bonne, trèsaoréable, & peut-être la meilleure que les femmes puiflent lire. J'ai confeillé cette ledure a plufieurs Dames de ma connoiffance, qui m'en ont remercié, ainfi que de celle des Vies de cinq Rois de France, dont j'ai parlé ci-deffus. L'Abbé de Choify a encore compofé, en 170 6, la vie de Madame de Miramion : cette Dame étoit fa coufine-germaine; c'étoit une excellente raifon pour lui d'écrire cette Vie; mais le Public n'a pas la même raifon pour la lire. * * Je vois quelquefois M. le Cardinal de Polignac , & il m'infpire toujours les mêmes fentimens d'admiration & de refped. II me femble que c'eft le dernier des grands Prélats de 1'Eglife Gallicane, qui fafle profeflion d'éloquence, en latin comme en francois, &c dont 1'érudition foit très-étendue. 11 n'y a plus que lui qui, ayant pris place parmi les Honoraires dans  dans le goüt de Montagne. 315 1'Académie des Belles - Lettres, entende 8c parle le langage des Savans qui la compofent; il s'exprime fur les matieres d'érudition avec une grace 8c une noblefte qui lui font propres 8c particulieres ( On fe fouvient que M. Bolfuet, que le Cardinal de Polignac, encore Abbé, a remplacé a 1'Académie Francoife, en 1704, a été le dernier Prélat Francois qui eut un rang diftingué parmi les Théologiens 8c les Controverfiftes). La converfation du Cardinal eft également brillante 8c inftrudive; il fait de tout , 8c rend avec clarté 8c grace tout ce qu'il fait; il parle fur les Sciences 8c fur les objets d'érudition , comme Fontenelle a écrit fes Mondes, en mettant les matieres les plus abftraites 8c les plus arides a la portée des gens du monde 8c des femmes, 8c les rendant dans des termes avec lefquels la bonne compagnie eft accoutumée a traiter les objets de fes converfations les plus ordinaires. Perfonne ne conté avec plus de grace que lui, 8c il conté volontiers; mais les hiftoires les plus fimples ou les traits d'érudition qui paroïtroient les plus fades dans la bouche d'un autre, trouvent des graces dans la fienne, a 1'aide des charmes Xiij  3i6 Ejjais de fa figure &z d'une belle prononï ciation. L'age lui a fait perdre quelquesuns de ces derniers avantages ; mais il en conferve affez, fur-tout quand on fe rappelle dans combien de grandes occalions il a fait briller fes talens & fes graces naturelles. Mon oncle, 1'Evêque de Blois, qui étoit a peu prés fon contemporain , m'a fouvent parlé de fa jeuneffe. Jamais on n'a fait de cours d'Etudes avec plus d'éclat: non feulement fes thêmes & fes compofitions étoient excellens, mais il lui reftoit du temps & de la facilité pour aider fes camarades, ou plutbt faire leur devoir a leur place; fi bien qu'il eft arrivé, au Collége d'Harcourt ou il étudioit, que les quatre pieces qui remporterent les deux prix &: les deux accejfir., étoient également fon ouvrage. Etant en Philofophie au même Collége, il voulutfoutenirdans fes thefes publiques le fyftême de Defcartes, qui avoit alors bien de la peine a. s'établirril s'en tira a merveille, & confondit tous les partifans des vieilles opinions. Cependant les anciens Docteurs de 1'Univerfité ayant trouvé très-mauvais qu'il eut combattu Ariftote, &C n'ayant point voulu accorder de degrés a 1'ennemi du Précep^ teur d'Alexandre, il confentit a fouten ir  dans le goüt de Montagne. 317 une autre thefe,dans laquelle il chanta la Palinodie , & fit triompher a fon tour Ariffcote des Cartéflens mêmes. A peine fut-il recu Docfeur en Théologie , que le Cardinal de Bouillon le conduifit a Rome au Conclave de 1689 , ou le Pape Alexandre VIII fut élu. Dès que 1'Abbé de Polignac fut connu dans cette capitale du Monde Chrétien , qui étoit alors le centre de 1'érudition la plus profonde tk. de la politique la plus raffinée , il y fut généralement aimé &l eftimé. Les Cardinaux Francois & 1'Ambaffadeur de France jugerent que perfonne n'étoit plus propre que lui a faire entendre raifon au Pape, fur les articles de la fameufe affemblée du Clergé de France de 168 2. C'étoit une pilule difEcile a faire avaler a la Cour de Rome; cependant 1'efprit & 1'éloquence de 1'Abbé de Polignac en vinrent a bout : il fut chargé d'en porter lui-même la nouvelle en France, &c eut, a. cette occafion, une audience particuliere de Louis XIV, qui dit de lui, en Francois, ce que le Pape Alexandre VIII avoit dit en Italien : Ce jeune homme a l'art de perfuader tout ce qu'il veut; en paroiffant d'abord être de votre avis, il eft d'avis contraire, mais mene # fon but avec tant d'adrejje, qu'ilfink :ou ■ X iv  318 Ejfais jours par avoir raifon. II n'avoit pas encore mis la derniere main a cette grande affaire, lorfque la mort du Pape le rappela a Rome. II affifta encore au Conclave oü fut élu Innocent XII, èc revint en France 1'année fuivante 1691. Environ deux ans après , le Roi le nomma a 1'Ambaffade de Pologne, dans des circonftances fort délicates. Jean Sobieski fe mouroit: Louis XIV vouloit non feulement conferver du crédit en Pologne , mais même donner pour fueceffeur au Roi Jean, un Prince dévoué a la France. Le Prince de Conti s'étoit offert, &c Louis XIV avoit chargé trèsfecrétement 1'Abbé de Polignac de s'occuper du foin de le faire élire , malgré la Reine Douairière qui étoit Francoife, mais qui, comme de raifon, favorifait fes enfans, &. en dépit de toute cabale contraire. L'Abbé, tenant fes inftruéfions bien fecretes, étoit arrivé ala Cour de Sobieski, un an avant fa mort; il avoit enchanté tous les Polonois, par la facilité avec laquelle il parloit latin. On 1'auroit cru un Envoyé de la Cour d'Augufte, fi on ne leut entendu parler francois avec la Reine, qui fe laiffa féduire par fa %ure & fon efprit, mais qui ne pouvoit pas renoncer pour lui a. 1'intérêt de fa familie.  dans le goüt de Montagne. 32^ Sobieski mourut, & la Diete générale s aflembla pour lui choifir un fuccefleur. L'éloquence de 1'Abbé de Polignac, les f'romeffes &c les efpérances dont il leurra es Polonois, eurent d'abord tant de fuccès, qu'une bonne partie de la Nation, ayant a fa tête le Primat, proclama le Prince de Conti; mais dans le même moment, les fommes qu'avoit répandues 1'Eleóteur de Saxe , furent caufe qu'il y eut une doublé éledfion, dans laquelle ce Prince Allemand fut élu. L'un &L 1'autre prétendant a la couronne arriverent pour foutenir leur parti, & continuerent d'employer les moyens qui leur avoient d'abord réuffi; mais ceux de 1'Elecreur étoient plus effedtifs 6c plus folides. II avoit de 1'argent 8t même des troupes ; au contraire , le Prince de Conti , après avoir recu les honneurs de Roi a la Cour de France , aborda fur un feul vaiffeau Francois aDantzick, 6c yféjourna pendant fix femaines ; mais fans avoir d'autres moyens pour faire valoir la légitimité de fon élecfion , que Ia bonne mine &c 1'éloquence de 1'Abbé de Polignac. Ces reffources fe trouverent bientbt épuifées; le Prince de Conti 6c 1'Abbé même furent contraints de revenir en France.  330 EJfais Quoique 1'on fut trop jufte & trop éclairé a la Cour de Louis XIV, pour ne pas fentir que ce n'étoit pas la faute de 1'Ambaffadeur, fi fa miffion n'avoit pas eu un plus glorieux fuccès, il fut cependant exilé de la Cour pendant quatre ans. II employa ce temps utilement, pour augmenter la maffe de fes connoiffances, qui étoit déja fi grande. Enfin , en 1702 , il fut renvoyé a Rome en qualité d'Auditeur de R.ote. II y trouva de nouvelles occafions de briller 8c de fe faire admirer, Sc en fut récompenfé par la nomination du Roi Jacques d'Angleterre au Cardinalat. II étoit pret a en jouir, lorfqu'il fut rappelé a la Cour de France dans des circonftances très-critiques. En 1710, on 1'obligea de fe rendre avec le Maréchal d'Huxelles a Gertruidemberg, chargé de propofer aux ennemis de Louis XIV, de la part de ce Monarque même, de fe foumettre aux conditions les plus humiliantes pour faire ceffer la guerre. Malheureufement tout 1'efprit 8c toute l'éloquence du futur Cardinal y échouerent. Enfin, deux ans après , il fut nommé Plénipotentiaire au fameux Congrès d'Utrecht, 8c il faut remarquer qu'il étoit  dans le goüt de Montagne. 331 dès lors nommé a Rome Cardinal in petto; mais quoique tout le monde füt en Hollande qui il étoit, il ne portoit ni titre ni habits eccléfiaftiques; il étoit vêtu en féculier, Sc on 1 'appeloit M. le Comte de Polignac. Ce fut dans cet état Sc fous cet incognito, qu'il fuivit toutes les négociations d'Utrecht, jufqu'au moment de Ia fignature du traité ; mais alors il déclara qu'il ne lui étoit pas pollible de figner 1'exclufion du trone d'un Monarque a qui il devoit le Chapeau de Cardinal; il le retira, Sc vint jouir a la Cour de France des honneurs du Cardinalat. Le nouveau fyftême politique qui fut adopté après la mort de Louis XIV, le fit exiler dans fon Abbaye d'Anchin en Flandres. Ces bons Moines Flamands tremblerent en le voyant arriver dans leur monaftere; mais ils pleurerent Sc furent au défefpoir quand il les quitta, après la mort du Cardinal Dubois Sc du Régent. Ils n'étoient point capables de juger de fon mérite en qualité de belefprit, ni de rien entendre a fon érudition; mais ils 1'avoient trouve doux, aimable ; Sc loin de les piller, il avoit embelli leur églile Sc rétabli leur maifon. II fut obligé de retourner a Rome a la  332 EJfais mort de Clément XI, 6c il affifta aux Conclaves ou furent élus Innocent XIII, Benoït XIII 6c Clément XII. Pendant les deux premiers Pontificats, il a été chargé des affaires de France a Rome. Cette ville a toujours été le plus beau théatre de fa gloire : 1'on eüt dit que 1'ancienne grandeur Romainerentroit avec lui dans fa capitale De fon cöté, quand il en eft revenu, il a paru chargé des dépouilles de Rome, affujettie par fon efprit 6c fon éloquence; 6c 1'on peut dire, au pied de la lettre, qu'a fon dernier voyage, il a tranfporté une partie de 1'ancienne Rome jufque dans Paris, en placant dans fon hotel une collecfion de ftatues antiques 6c de monumens tirés des ruines du palais des premiers Empereurs. Encore une fois, je ne peux point voir le Cardinal de Polignac, fans me rappeler tout ce qu'il a fait 8c appris depuis plus de foixante ans; je refte, pour ainfi dire , en extafe vis-a-vis de lui, 8c en admiration de tout ce qu'il dit. On trouve que fon ton eft vieilli auffi bien que fa figure; il eft vrai que fon ton eft pafte de mode. Mais ne feroit-ce pas a caufe que nous avons abfolument perdu 1'habitude d'entendre parler de fcience 6c d'érudi-  dans le goiit de Montagne. 333 tion, que M. le Cardinal de Polignac commence a nous ennuyer ? car d'ailleurs perfonne ne traite ces matieres avec moins de pédanterie que lui : s'il cite, c'eft toujours a propos, paree que, comme il a une prodigieufe mémoire, elle lui fournit de quoi fbutenir la converfation fur tous les points , quelque matiere que 1'on traite. Pour moi , qui ai fait mes études , mais a qui il refte encore bien des chofes a. apprendre , j'avoue que je n'ai jamais pris de lecons plus agréables 1 que celles qu'il donne dans la conver- 1 fation. M'occupant du Cardinal de Polignac , j je viens de relire fon Difcours de réception I a 1'Académie Francoife en 1704. Rien 1 n'eft fi beau & fi noble; Sc cet immenfe j recueil, commencé depuis prés de cent I ans, ne préfente aucun Difcours égal k I celui-la : c'eft le plus parfait modele k i propofer a ceux qui ont une pareille tache I a remplir, en obfervant toujours que I 1'Académicien auquel on fuccede, Sc les I circonftances dans lefquelles fè trouve la France, lorfque 1'on parle, peuventinfiniI ment en augmenter les difficultés. VA bbé j de Polignac les éprouva, mais il s'en tira  334 EJP"* de facon a fe faire généralement applaudir. Je ne crois pas que 1'on fut déja alors dans 1'ufage de battre des mains dans la falie de 1'Académie ; mais li cela eüt été, on auroit entendu beau bruit. Le Cardinal de Polignac a un Eleve Sc un ami plus jeune que lui de trente ans, a qui 1'on ne peut pas reprocher par conféquent d'avoir un ton qui foit paffe de mode; c'eft M. 1'Abbé AcRothelin. II a auffi beaucoup d'efprit, de mémoire , St des connoiffances moins étendues que celles du Cardinal ; il a pafte plufieurs années a Rome avec lui, Sc a été deux fois fon Conclavifte. C'eft la qu'il a vu combien 1'érudition du Cardinal lui faifoit honneur: il a voulu marcher fur fes traces, Sc eft parvenu, comme lui, a être de 1'Académie Francoife , Sc Honoraire de celle des Infcriptions Sc Belles-Lettres. Mais fon éloquence n'eft ni fi naturelle, ni finoble que celle de fon Maitre. II a plus de vivacité dans la converfation , Sc Ia fienne pétille de plus de traits; il tire peut-être davantage de fon propre fonds, mais il ne fait pas fi bien employer ce qui vient des autres Sc eft le fruit de fes études. Le Cardinal a entrepris un grand Poëme  dans le goüt de Montagne. 335 latin, qu'il intitule Y Anti-Lucrece , 6c qui eft la réfutation du fyftême des Matéria-; liftes. II en récite des morceaux aux perfonnes qu'il croit capables d'en juger, & Son Éminence m'a fait 1'honneur de m'en faire entendre plufieurs. Ce font des tableaux & des defcriptions admirables. Pour peu que 1'on fache le latin &c que 1'on fe reffouvienne d'avoir lu les Auteurs du fiecle d'Augufte, on croit en faire une nouvelle leóture en écoutant ces morceaux-la. Mais un Poëme contre Lucrece, auffi long que 1'Ouvrage de cet Auteur même, &c divifé en neuf livres, demande la vie d'un homme pour être porté a. fa perfection. Le Cardinal 1'a commencé tard, &c il ne peut fe flatter de le voir achevé. On affure qu'il veut charger 1'Abbé de Rhotelin d'y mettre la derniere main : celui-ci, par vanité, ne refufera point ce travail, 6c fe fera honneur de mettre 1'Ouvrage de fon refpeclable ami en état de paroitre. Mais certainement il faudra pour cela qu'il foit aidé par quelque habile Profeffeur de 1'Univerfité ; il n'en viendroit jamais a bout tout feul. D'ailleurs, quand 1'Anti - Lucrece aura paru, il fera fans doute honneur aux talens du Cardinal} a  3j6 EJfais ceux de 1'Abbé, & même a ceux qui 1'auronc aidé a 1'achever. Mais qui eft-ce qui, dans le temps préfent, voudra lire en entier un Poëme latin tout philofophique, de cinq a fix mille vers ? A peine voudrat-on parcourir la tradudion que 1'on pourra en faire, foit en profe, fok en vers. Le grec eft déja totalement oublie; il eft a craindre que le latin ne le foit bientöt, & que le Cardinal de Polignac , 1'Abbé de Rothelin, & un certain M. le Beau, qui s'éleve dans 1'Univerfité , ne puiflent être appelés les derniers des Romains. Les Jéfuites mêmes commencent a négliger le latin ; ils trouvent mieux leur compte a écrire en francois; cela leur fait plus d'honneur &c de profit. La tisure du Cardinal &Z celle de 1'Abbé encore plus différentes que la tournure de leur efprit. Celle du premier eft belle & noble, èc annonce tout ce qu'il eft &c a été. Si on vouloit peindre d'idée un grand Prélat, un favant Cardinal, un fage & digne Ambafladeur, un fameux Orateur Romain, on faifiroit les traits du Cardinal de Polignac. Au contraire, 1'Abbé de Rothelin a la phyfionomie fine , fpintuelle, l'air d'avoir la poitrine délicate:  dans le goüt de Montagne. 337 fa figure eft agréable, mais tout-a-faic moderne ; celle du Cardinal eft a préfent une belle & précieufe antique. L'abbé de Rothelin s'eft attaché a deux ! genres de curiofité, qui tiennent égales ment a 1'érudition, les Médailles èc les I Livres. II a déja des premières une col' ledion confidérable de tout métal & de : toute forme. Ses Médailles dargent montent, a ce que 1'on m'a dit, a huit mille, i auxquelles il faut joindre trois cent ! Médaillons d'Empereurs , 6t quatre cent | de villes Grecques. Sa fuite de Médailles, en grand & petit bronze, eft de plus I de neuf mille. II a commencé cette colledion a Rome, fous les yeux du Cardinal J de Polignac. Son Éminence en ayant raffemblé de fon cöté, 1'Abbé efpere bien ; qu'il les lui laiftera, 6c fon cabinet deviendra ainfi un des plus beaux 8c des plus précieux qu'aucun particulier ait jamais poftëdé en France. L'Abbé ne fera point du tout infenfible a la poffelfion d'un fi (beau domaine littéraire ; car , quoiqu'il jfoit homme de qualité aflez riche , aimable & de bonne compagnie, on 1'accuie  33s EUais d'aimer les Médailles au point, que quand il en trouve uneal'écart, 8c que perfonne ne le regarde, il n'héfite point a mettre la main. delTus, a la faire pafler dans fa poche, 8c de la dans fon médailler. Hors de la, dit-on , il n'eft pas fripon , il n'eft que tracaffier. Le Cardinal n'a jamais été ni 1'un ni 1'autre, n'aimant ni la fatire ni même la médifance. Le fecond des goüts de 1'Abbé de Rothelin, eft celui des Livres. Sa bibliotheque commence a devenir tres - confidérable ; il la montre volontiers 8c avec fafte, 8c fait remarquer aux Curieux des Ouvrages imprimés, que lui feul poftede: il explique en quoi confifte leur mérite, leur rareté, ou les fingularités qui les diftinguent. Comme il parle communément a des gens bien moins favans que lui, on ajoute foi a tout ce qu'il dit, 8c on le félicitede pofleder de fi belles chofes, qui feront vendues bien cher après fa mort. Quelques gens fenfés trouvent qu'il y a du charlatanifme dans cette démonftration, 8c je fuis aflez de leur avis. 11 faut diftinguer dans le goüt des Livres, celui des belles éditions, des chefd'oeuvres de Typographie. Leur mérite faute aux yeux, 8c on ne peut fe refufer  dans le goüt de Montagne. 339 a leur donner place dans une riche bibliotheque, fur-touc quand on eft affuré que les édidons font auffi exades que belles. On concoit auffi que 1'on recherche les premiers Livres imprimés dans toutes les Langues, comme autant de monumens fervant a 1'Hiftoire des Arts & de 1'Imprimerie ; mais il me femble que le prix de \ tout le refte d'une bibliotheque doit confifter dans le mérite intrinfeque des Li■ vres , & dans 1'utilité dont ils peuvent \ être a leurs poffeffeurs. Les gens qui favent I beaucoup, ouveulentbeaucoup apprendre, doivent en avoir un grand nombre de tous I les genres; ceux qui n'ont point de fi hautes prétentions, doivent fe reftreindre aux Livres propres a leur état, 2c utiles pour leur amufement 2c leur inftrudion courante & journaliere. Vouloir aller plus loin , c'eft abus &c folie; cependant je crois m'appercevoir que cette folie gagne. L'Abbé de Rothelin 1'a infpirée au Comte ] de Hoym, Miniftre du Roi de Pologne , Eledeur de Saxe en France, a qui 1'on a perfuadé , que quoiqu'il ne fut pas favant, il devoit avoir les Livres les plus rares en tout genre d'érudition, & les faire maj gnifiquement relier. M. de Boze, Secré| taire perpétuel de 1'Académie des Belles- Y-ij  340 EJTais Lettres, s'eft auffi mis a avoir des Livres d'érudition; il a perfuadé & perfuadera a des ignorans bien riches de faire les mêmes acquifitions, fans qu'ils fachent en vérité pourquoi. Du moins, M. 1'Abbé de Rothelin & M. de Bozepeuvent-ils dire quel eft le genre de mérite qui les a engagés a rechercher tel ou tel Livre ? Les raifons en font quelquefois aflez frivoles, mais enfin ils les favent; au lieu que ceux a qui ces Livres palferont après eux, les payeront bien cher, par la feule raifon que le premier polfefleur en faifoit grand cas. II eft plaifant d'imaginer qu'il pourra venir un temps, ou des gens qui ne fauront pas un mot de Latin, mettront un prix exorbitant a des Livres écrits en cette Langue, qui ne feront nullement a leur ufage ; qu'ils donneront jufqu'a cent piftoles d'un Livre, paree que, fur un Catalogue connu, on 1'aura honoré de 1'épithete de Livre rare èt fingulier, &C paree que, dans une vente précédente, il aura déja été porté a un grand prix. Je trouvai un jour un de ces Bibliomanes qui venoit de payer fort cher un Livre rare. Apparemment, lui dis - je, Monfieur , que votre intention eft de faire  dans te goüt de Montagne. 341 réimprimer cet Ouvrage. Je mengarderai bien, me répondit-il, il cefleroit d'être rare, & n'auroit plus aucun prix: d'ailleurs je ne fais s'il en vaut la peine. Ah ! Monfieur , lui répliquai-je j s'il ne mérite pas d'être réimprimé, comment méritoit-il d'être acheté fi cher ? En parlant de M. 1'Abbé de Rothelin, je me fuis trouvé infenfiblement engagé a traiter de la manie des Livres. Je ne fais fi ce que je viens de dire ne ferapas par la fuite a 1'ufage de quelques-uns de mes amis, ou de certaines perfonnes auxquelles je dois le plus m'intéreffer; en tout cas , je 1'ai dit franchement, en fera fon profit qui voudra. J'ai encore fréquente, pendant plufieurs années , un homme bien moins aimable que le Cardinal de Polignac , mais renommé pour fon immenfe érudition, fondée fur fa mémoire, qui étoit, a vrai dire, étonnante; c'étoit 1'Abbé de Longuerue : il eft mort en 1732 , agé de plus de quatre-vingts ans. Dès fon enfance , il avoit paru un petit prodige. Y iij  342 EJfaïs Louis XIVj paffant par Charleville, patrie de 1'Abbé, avoit voulu le voir & 1'entendre. II paroiftbit tout favoir, a lage ou les autres enfans ont a peine idee de quelque chofe. Sa réputation s'eft foutenue jufqu'a la fin de fa vie; Sc étant venu d'affez bonne heure s'établir a Paris, il a été confulté, comme un Oracle, fur toutes fortes de matieres: cependant il ne paffoit pas pour un homme de beaucoup d'efprit; il n'a jamais été d'aucune Académie : il étoit accoutumé a ce qu'on lui fit de grands complimens fur fa mémoire. Je lui ai demandé une fois comment il faifoit pour arranger dans fa tête tout ce qui y étoit entré, le retenir, Sc être en état de le retrouver tout autant de fois qu'il en avoit befoin. Monfieur, me répondit-il, il n'y a pour cela qu'une méthode ; il faut d'abord apprendre dans fa jeuneffe les premiers élémens de toutes les Sciences, les premiers principes de toutes les Langues, & , pour ainfi dire , Xabc de toutes les connoiffances : quand on eft jeune, cela n'eft pas fort difficile, d'autant plus qu'il ne faut pas pénétrer bien avant, Sc que les notions ■fimples fuffifent : quand une fois elles font acquifes, tout ce qu'on lit fe cafe Sc fe place  dans Ie goüt de Montagne. 343 oü il doit être; infenfiblement lafomme des connoiffances acquifes devient infinie Sc parfaitement diftribuée. Ainfi, m'ajoutoit 1'Abbé de Longuerue, il y a environ cinquante ans que je n'étudie plus rien par méthode; mais je lis tantöt un Livre, tantot un autre, & de préférence ceux qui peuvent m'apprendre quelque chofe de nouveau, ou me rappeler ce qu'on ne peut trop s'inculquer dans la tête. C'eft ainfi que je fuis parvenu a poffeder la nomenclature de tous mes Livres , ma mémoire locale m'apprend fendroit de mon cabinet ou de mon appartement oü je peux les trouver; ainfi je fuis fur, en cas de befoin, de les indiquer a ceux que je charge de les aller chercher; ils me les apportent, Sc j'y trouve toujours la preuve de ce que j'ai avancé de mémoire. L'Abbé de Longuerueapourtantprouvé qu'il ne faut pas trop fe fier a fa mémoire.: il a voulu faire un tour de force, qui ne lui a pas tout-a-fait réuffi. En 1718 , on lui foutint qu'il n'y avoit rien de fi difiicile que de faire une defcription hiftorique de la France , qui ne fut ni longue ni feche, Sc il prétendit qu'il étoit en état de la faire de mémoire, fans confulter Yiv  344 Efais aucuns Livres, mais feulement a 1'aide de quelques Cartes qu'il auroit fous les yeux, &c qu'il fe rappelleroit parfaitement quelle étoit 1'origine èc 1'hiftoire de chaque province, de chaque ville, des principaux lieux & des principales Maiions du Royaume. En effet, il fe mir a dicler a 1'Abbé Alary, qui n'écoit alors qu'un petit garcon , fils de fon Apoticaire, trop heureux d'écrire fous lui; il fe mit, dis-je , a lui dicler la Defcription de la France, qui aparu en un gros volume in-folio en 1719. II en lut des fragmens en manufcrit & des feuilles imprimées a différentes perfonnes, qui ne purent fe laffer d'admirer comment de fi profondes recherches pouvoient avoir coulé de fource , & ne lui avoir couté aucune peine. Mais dès que quelques exemplaires entiers eurent été publiés, on s'appercut bien que ce n'étoit pas ainfi que fe faifoient les Ouvrages exacts i on y reconnut plufieurs erreurs notables, £t des opinions hardies èc hafardées, qui ne parurent pas aflez bien établies. L'Abbé fut obligé d'y faire faire un affez grand nombre de cartons, qui augmenterent beaucoup les frais de fon édition. II faut remarquer qu'on recherche les exemplaires dans lefquels ces  dans le goüt de Montagne. 34$ cartons n'ont point été mis, & Dieu fait pourquoi on a cette manie ; car la différence de ces exemplaires, c'eft que les uns font fautifs , 6c les autres corrigés. Avec tout cela , la Defcription de la France, par 1'Abbé de Longuerue, eft un Livre bon 6c utile; c'eft une Hiftoire de France par provinces, 6c par conféquent faite fur un plan fur lequel elle n'avoit point encore éré exécutée. On y trouve comment fe font formés tous les grands fïefs de la Couronne , quand 6c comment ils ont été affujettis a 1'autorité du Roi, 6c enfin réunis tous a fon domaine. L'Abbé de Longuerue avoit fait deux Hiftoires, 1'une du Cardinal de Richelieu, 1'autre du Cardinal Mazarin, avec deux tableaux de leurs minifteres. Ces deux morceaux font reftés en manufcrit. Ce qu'ils contenoient de plus curieux , ce font quelques aneedotes que 1'Abbé tenoit de gens qui avoient vécu avec ces Miniftres 6c travaillé avec eux. L'Abbé me les a fouvent répétées, & j'en ai écrit plufieurs: j'ai fait d'ailleurs d'autres notes d'après lui; car, en revenant des vifites que je faifois a. 1'Abbé, je trouvois toujours quelque chofe a retenir 6c a écrire. Voici quelques-unes de ces notes.  34 EJJais L'Abbé prétendoit que notre Langue n'avoit fait de véritables progrès que pendant cinquante années du dix - feptieme fiecle, depuis 1630 jufqu'en 1680. Ce fut pendant cet intervalle que fut établie 1'Académie Francoife, qui travailla d'abord fort utilement a purifier le langage. Ce qu'elle a perdu d'anciens termes ne doit pas, difoit 1'Abbé, être regretté , quoique quelques - uns foient expreffifs 8t naïfs , mais durs Sc mal - fonans ; ceux qu'on leur a fubftitués font plusdoux, &rendent aufii bien la penfée. Mais depuis 1680, époque que 1'on peut regarder comme la plus brillante du fiecle de Louis XIV, quels mots avons-nous ajoutés au Dictionnaire , finon quelques - uns empruntés des Arts , St qui font fouvent mal appliqués St pris dans un mauvais fens. L'Abbé croyoit que le ftyle n'avoit pas plus gagné depuis cette époque, que les mots • mais a cet égard, je ne crois pas qu'il eüt raifon. L'Hiftoire de Don Carlos , fi bien écrite par 1'Abbé de Saint-Réal, eft certainement romanefque. L'Abbé de Longuerue connoiftbit un Livre Efpagnol qui démontroit qu'elle étoit tout-a-fait fuppofée; cette opinion eft cependant  dans le goüt de Montgne. 347 fondée fur un paffage de 1'Hiftoire de M. de Thou. Mais autant cet Hiftoricn eft-il digne de foi fur tout ce qui s'eft paflé en France pendant le feizieme fiecle, puif. qu'il a été lui-même témoin d'une partie des affaires de ce temps-la, 6c que fon pere a joué un grand role dans les temps immédiatement précédens, autant eft-il mal informé de ce qui fe paftbit au dehors de la France, même de fon temps. II n'y avoit point alors de Gazettes, prefque point d'Ambaffadeurs réfidans dans les différentes Cours, qui entretinffent des correfpondances fuivies. M. de Thou n'étoit point en état d'éclaircir la vérité des bruits qui couroient dans le Royaume , fur-tout relativement aux Efpagnols, qui nous étoient toujours fufpecls , comme nos ennemis naturels. MM. de Bouillon avoient fait dreffer &c imprimer leur généalogie avec beaucoup de magnificence 6c de fafte. Ils en avoient déja fait diftribuer des exemplaires a la Cour, lorfqu'on vint a. en parler au fouper du Roi. Sire , dit M. le Prince de Condé , fi 1'on en croit cette généalogie, MM. de Bouillon font bien plus nobles que Nous; car ils fe font defcendre des premiers Ducs d'Aquitaine, qui étoient  348 Ejffais Souverains, tandis que legrand-pere d'Hugues-Capet n'étoit qu'un fimple particulier; mais, après tout, ajouta le Prince de Condé, ce n'eft pas a moi a leur dire ce que j'en penfe, je ne fuis que le cadet; c'eft vous, Sire, qui êtes 1'aïné. Cette réflexion ne tomba pas a terre. Dès le lendemain, le Roi s'étant fait repréfenter cette généalogie , la fupprima 6c en fit interdire le débit, ce qui mortifia beaucoup MM. de Bouillon. L'Abbé de Longuerue croyoit être fur que les Hollandois avoient offert, eni 672, a Louis XIV, pour 1'appaifer, de lui céder tout ce qui étoit en deca du Rhin, qu'on appelle Flandre Hollandoife 6t Brabant Hollandois, 8c de ne conferver que leur fept provinces exactement. Ce fut M. de Louvois 6c une vaine idéé de gloire qui porterent Louis XIV a ne pas s'en contenter. II eut grand tort, 6c mit mal-apropos a deux doigtsde fa perte la malheureufe République de Hollande, qu'il étoit de fon intérêt de conferver. En s'alfurant la barrière qu'on lui propofoit, le Roi prenoit a revers les dix provinces reftantes des Pays-Bas; il les joignoit a la France, 8c c'étoit, pour nous fervir d'une expreffion populaire, le plus bel arrondif-  dans le goüt de Montagne. 349 fement qu'ilpüt faire a fon pré. A ce propos , 1'Abbé difoit que la France n'avoit que trois acquifitions a faire, toutes trois attenantes a fes anciennes poffeffions, Sc que d'en vouloir faire davantage, étoit une folie. Ces trois acquifitions étoient, i°. les Pays-Bas, qu'on doit toujours fe flatter que la Maifon d'Autriche nous cédera quelque jour , pour arrondir ellemême fon pré d'un coté tout oppofé ; 29. Ia Savoie, que nous pouvons auffi efpérer d'obtenir de bonne grace , en augmentant les poffeffions du Duc, du cöté de 1'Italie , oü nous ne rifquons rien de lui en procurer , en le mettant d'ailleurs hors d'état de pénétrer dans le Royaume; 30. la Lorraine , que 1'Abbé étoit perfuadé que nous aurions quand nous voudrions. II ne comptoit pas Avignon parmi les acquifitions a faire; car, difoit-il, le Pape n'y eft pas plus le Maitre, que 1'Evêque de Strasbourg en Alface. D'ailleurs, 1'Abbé penfoit moins d'après lui que d'après de fagesPolitiques, que les acquifitions &: les poffeffions écartées ne nóus convenoient pas. II m'a dit qu'il avoit connu un homme qui avoit démontré a.M. Colbert, que c'étoit une folie pour la France  350 EJfais que d'avoir de grandes poiïefïïons en Amérique, 8c fur-tout dans les Indes Orientales; qu'il falloit laiiTer aux Anglois , qui n'ont, pour ainfi dire , qu'un pied a terre en Europe, faire des établiffemens dans le nouveau Mondè , 8c aux Hollandois , qui font a peu prés dans le même cas, 1'ambition de faire des conquêtes en Afie; qu'après tout, quand nous n'aurions ce que 1'on tire de ce pays-la que de la feconde main, nous n'en ferions pas fort appauvris, puifque la France trouveroit chez elle, non feulement toutes les denrées de première néceffité, mais encore les moyens d'employer tous les Arts qui entretiennent la bonne chere 8c le luxe, 8c font entrer tant d'argent dans le royaume. M. de Colbert, dit 1'Abbé, fe mit en grande colere contre celui qui lui paria avec cette franchife, 8c ne voulut jamais le revoir ; mais fe facher n'eft pas répondre. Le Cardinal de Richelieu n'étoit pas favant, 8c pouvoit bien fe paffer de 1'être; car il fuffit qu'un Miniftre protégé les Sciences, il n'eft pas obligé de poffeder ni de cultiver la plupart d'entre elles; mais, ce qui eft extraordinaire, c'eft que le Cardinal ne faifoit aucun cas de la Science 8c des  dans le goüt de Montagne. 451 Savans. II avoit étudié un peu de Théologie dans fa jeunelfe , paree qu'étant deftiné a 1'état eccléliaih'que , elle lui étoit néceffaire, & qu'alors , pour faire fortune dans 1'Eglife, il falloit pouvoir foutenir thefe contre les Calviniftes ; auffi le Cardinal avoit-il compofé ou du moins eu part a quelques Ouvrages de ce genre, qu'il a fait imprimer avec beaucoup de fafte &c de magnificence a Flmprimerie Royale. II a fait la dépenfe de faire fondre des caracteres Hébraïques, Caldaïques , Syriaques, Coptes & Arabes, pour faire une Polyglotte dans le goüt de celle qui a fait tant d'honneur au Cardinal Ximenès; mais il ne favoit abfolument que le Latin & Je Francois, a peine avoit il lu nos Auteurs profanes : il ignoroit 1'Hiftoire , ne favoit pas un mot des Antiquités , &c rien du tout en Phyfique ni en Mathématiques ; auffi n'a-t-il jamais récompenfé aucun de ceux qui s'appliquoient k ces Sciences. II laiffa mourir de faim André Duchene, qui a certainement été le meilleur Compilateur d'Hiftoire, qui ait vécu pendant le Minifrere, ou, fi 1'on veut, Je regne du Cardinal. Les Sciences exadtes èc celles de la Nature n'ont fait aucun progrès pendant  3 5 z EJJ'ais ce temps - la. II encourageoit les Arts l mais c'étoit pour les faire fervir a fon luxe. II a établi une Académie de Grammaire, d'Eloquence 8c de Poéfie, 8c a rendu en cela peut être un plus grand fervice a la Nation, qu'il n'avoit cru d'abord; mais c'eft paree qu'il aimoit les vers, 8c qu'il prétendoit en faire. 11 ne faut pour cela aucune étude 8c aucun acquit, mais feulement du génie : on conviendra que le Cardinal de Richelieu n'en manquoit pas , 8t il lui étoit fort aifé de fuppléer a 1'habitude de ce genre de compolition, puifqu'il avoit a la Cour des Poëtes qui ne demandoient pas mieux que de mettre la mefure Sc la rime a fes penfées. M. Colbert penfoit bien différemment: il ne favoit aflurément pas plus, 8c encore moins que le Cardinal; mais il avoit le zele d'encourager tous les Arts, toutes les Sciences, tous les talens; il les regardoit comme une fource de gloire pour fon Roi , 8c même de profit pour la France. Par bonheur, LouisXIV penfoit de même, 8c encore plus ignorant que fon Miniftre , il avoit plus de goüt 8c étoit plus difficile a tromper que Colbert. Quand les réputations des gens pouvoient aller jufqu'a lui, il ne manquoit pas de les récompenfer  dans le goüt de Montagne. 353 récompenfer fuivant leur mérite. M. Colbert ne pouvant pas juger par lui-même d'une infinité de chofes, choififfoit des guides fur 1'avis defquels il formoit fes jugemens ; mais fes üracles n'étoient pas toujours fürs & impartiaux : c'étoient, en matiere d'érudition, 1'Abbé Gallois, Chapelain pour la Poéfie, 6c Perrault pour tout ce qui étoit du re (fort des Sciences & des Arts. II remplaca Chapelain (qui mourut avant lui), par 1'Abbé Tallemant. J'ai entendu une fois 1'Abbé de Longuerue fe mettre en grande colere contre les Abrégés qui nous reftent des anciens Hiftoriens. Je ne puis pardonner, difoitil, a Juftin de nous avoir privés de la grande Hiftoire de Trogue Pompée. Paul Diacre nous a enlevé celle de Feftus ; peu s'en faut que Florus ne nous ait fait perdre celle de Tite Live, &L Cornelius Nepos les vies des Hommes illuftres de Plutarque. Je ne me rappelle pas qui étoit un homme de la compagnie, qui répondit fort fenfément a 1'Abbé de Longuerue ; Monfieur, il n'eft pas étonnant que les Abrégés nous foient reftés feuls, & que de grands Livres aient été perdus; avant 1'invention de 1'lmprimerie , ceux - ci Z  354 EJTais étoient fi chers a faire copier ou a acheter, que tout ce que pouvoit faire un homme dont le revenu étoit médiocre , c'étoit de fe procurer un Abrégé ; aujourd'hui même que les Livres ne font plus auffi chers , la fortune de la plupart des gens , 8c 1'emplacement de leurs appartemens ne leur permettent pas d'avoir des Ouvrages volumineux. Mais d'ailleurs n'eft-ce pas rendre le plus grand fervice ala plupart des Ledteurs, que de leur mettre entre les mains des Abrégés clairs, bien faits , méthodiques , qui contiennent les faits les plus intéreffans, 8c ne foient point fecs. II eft néceffaire que 1'Abréviateur cite fes autorités; alors on peut les confulter dans les grandes bibliotheques, ou tous les Ouvrages volumineux font dépofés. Mais fi 1'Abrégé eft reconnu pour être exact, il doit fuffire au commun des Lecteurs, 8c les grands Livres doivent être réfervés pour ceux qui ont intérêt de décider quelques queftions particulieres, qu'on ne peut bien approfondir qu'en recourant aux fources. L'AbbédeLonguerueabeaucoup connu 1'illuftre Fénélon, Archevêque de Cambrai. II m'a toujours foutenu qu'il avoit  dans le goüt de Montagne. 355 plus d'efprit que de fcience, & fur-tout qu'il etoit tres-foible Théologien. En voulant mettre de 1'efprit èc de la fubtilité dans fon fyftême de dévotion , il s'égara, & laiffa fe gliffer des erreurs dans fon Livre intitulé Les Maximes des Saints. M. Boifuet, fon rival fecret a la Cour , étoit bien plus favant, plus grand Théologien &c plus habile Controverfifte que lui; il profita de ce faux pas de M. de Fénélon, pour le perdre; le bon Archevêque de Gambrai, qui n'étoit point préparé a ce coup-la, prit le parti de s'y foumettre de bonne grace , & il fut privé du Chapeau de Cardinal qui lui étoit deftiné, Sc auquel onprétendmême qu'il étoit nommé in petto. En général, M. de Fénélon étoit plus doux & plus aimabledans la fociété, èc M. Bolfuet plus fort, plus favant, & même plus habile en ïntrigues. L'Abbé avoit encore vu M. le Cardinal de Vendóme, qui étoit Légat en France, le plus incapable èc le plus inepte de tous les Légats & de tous les Cardinaux. II avoit embrafle 1'état eccléfiaftique fort tard, & étant veuf: c'eft de lui que quelqu'un dit, en apprenant qu'il avoit été admis dans le facré Collége, que c'étoit Z ij  3 5Ó EJfais le premier Collége danslequel il fut jamais entré. Quand il hit Légat, il fallut lui apprendre ce cjue vouloit dire ce mot-la, quel étoit fon pouvoir &. fes fondfions ; mais on ne lui en apprit que ce que 1'on voulut. il fit enregiftrer fes Lettres au Parlement : le Procureur - Général y fit mettre toutes les reftrictions qu'il jugea a propos; il fut dit qu'il ne feroit rien que fous le bon plaifir du Roi, & que fa légation ne dureroit qu'autant que Sa Majelté le trouveroit convenable. Ce fut une planche faite pour tous les Légats a venir, qui font & feront a jamais obligés de fe foumettre a, ces claufes &. conditions. Ainli ce fut un trait de la politique de Louis XIV, de faire décorer du titre de Légat ce bon Cardinal, qui d'ailleurs ne fut nuilement a la charge du Clergé ; car, comme il étoit riche, il n'avoit befoin ni de groffes Abbayes, ni d'Archevêchés, ni d'Evêchés, qu'il n'étoit pas capable de gouverner. II n'entendoit pas le latin des parchemins & des papiers qu'on lui faifoit figner, & parloit francois comme Madame fa mere & M. de Beaufort fon frere, c'eft a-dire, le langage des halles; il difoit, fallions, je venions, 8c il  dans le goüt de Montagne. 357 ne put jamais haranguer le Roi, ni quand il recut la barrette, ni quand il eut audience comme Légat. M. le Comte de R*** étoit fameux a. la Cour pour fa bêtife. L'Abbé de Longuerue, qui l'avoit beaucoup connu, m en a conté une infinité de traits, indépendamment de ceux que tout le monde fait; tel que celui de n'avoir jamais pu deviner quelle étoit la capitale de 1'État de Vénife; èc d'avoir dit qu'il étoit bien étonné que le Roi dépenfat tant dargent pour faire venir de li loin des antiques, pendant qu'il y avoit tant d'habiles gens en France qui lui en feroient s'il vouloit. En voici un qui me paroit d'une naïveté, d'une franchife & d'une bonhommie refpecfablcs.Le jour que M.de R*** époufa Mademoifelle de*** qui étoit très-iaide, mais avoit beaucoup d'efprit: Madame , lui dit-il, vous n'êtes point jolie , & on dit que je n'ai point d'efpr' ; paffonsnous mutuellement nos défauts, & nous ferons le meilleur ménage du monde. Elle y confentit, & ils vécurent effectivement très-bien enfemble : il étoit grand, beau & bien fait, & il eft forti d'eux une norabreufe familie, qui figure a la Cour parmi" celles du plus haut rang. Z iij  358 Sffais Le Pere de 1'Abbé de Longuerue avoit fervi fous le Maréchal Fabert fon ami , & 1'Abbé l'avoit vu quelquefois , dans fa jeuneffe , commandant fur les frontieres de Champagne , qui étoit le pays de 1'Abbé. Fabert étoit afthmatique, & mourut d'une attaqued'afthme qui PétourFa une nuit. Le peuple de Sédan & des environs fut convaincu que le Diable lui avoit tordu le cou. Quelque ridicule & abiurde que foit cette opinion, elle étoit fondée fur 1'étonnante fortune qu'avoit faite le Maréchal, & fur les propos qu'il tenoit lui-même, non pas tout-a-fait en public, mais a fes amis & a fes confidens, qui le répétoient a d'autres. 11 croyoit fermement a 1'Aftrologie judiciaire, St affuroit que tout ce qui lui étoit arrivé , lui avoit été prédit. II étoit fils d'un Libraire de Metz , qui étoit cependant parvenu a la dignité de Maitre-Echevin, c'efl-a-dire, de Maire de la ville. Le Maréchal fervit d'abord comme limple foldat, 8c fe diffinguadans tant d'occafions périlleufes, qu'il s'acquit, parmi fes camarades, la réputation d'être dur, c'eft-a-dire , de fa voir charmer les boulets de canons & les balles de moufquet, &t de les empêcher de le toucher. Chaque acfion dont il fe tira  'dans le goüt de Montagne. 359 avec honneur 8c bonheur, lui valut un nouveau grade ; de forte qu'il fe trouva, a 1 age d'un peu plus de 40 ans, Capitaine aux Gardes 2c Officier - Général. II ne perdoir jamais la tête, dans quelque fituation que fe trouvat 1'armée , la troupe qu'il commandoit, 8c fa propre perfonne; il avoit toujours le coup-d'ceil jufte 8c fur, pour juger du parti qu'il falloit prendre, &C du remede qu'il falloit apporter au défordre. D'ailleurs il n'étoit pas capable de faire un plan de campagne, 8c fes vues n'étoient pas bien étendues; mais il venoit a bout de tout ce dont on le chargeoit. Probablement il y avoit de la politique dans la facon dont il laiffoit entrevoir qu'il favoit, par magie ou par aftrologie, tout ce qui devoit lui arriver, 6c qu'il étoit für de ne jamais périr a la guerre , ni même pendant la guerre; effectivement il mourut quelques années après la paix des Pyrénées. Lesfoldats eurent la preuve qu'il n'étoit pas dur, car au fiége de Turin il eut la cuiffe fracaffée : tous les Chirurgiens étoient d'avis de la lui couper; M. de Turenne, fous qui il fervoit, 1'exhortoit a fouffrir cette opéradon ; mais il Z iv  3 Sa Ejfazs répondit qu'il ne vouloit point mourir piece a piece , St que la mort 1'auroit tout d'un coup, ou ne 1'auroit point du tout : en même temps il fourioit,|St difoit qu'il étoit affuré de fe bien tirer de cette bleffure ; c'eft ce qui arriva. II n'a jamais gagné de bataiile rangée ; mais il a plufieurs fois fauvé les armées du Roi, qu'on avoit engagées dans de mauvais pas : ce fut lui qui prit Stenay en préfence de Louis XIV, qui fit ainfi , fous lui, fes premières armes St fa première campagne. Une autre conquête, non moins importante , fut celle du Chateau de Clermont en Argonne, capitale du petit pays du Clermontois; elle paffoit pour imprenable, St 1'on regarde encore fa prife comme un prodige. Auffi-tót qu'il 1 eut prife, il la fit rafer, St fit trés-bien, paree que c'étoit un pofte en avant, qui donnoit entrée aux ennemis dans la Champagne. Tout le monde fait que Fabert étoit le plus honnête homme du monde ; on a de lui des traits de défïntéreflément St de modeftie, dignes de 1'ancienne Rome. II n'étoit pas ignorant, St connoiffoit du moins les anciens H-iftoriens Grecs St Latins ; il pouvoit y avoir trouvé, que les grands Généraux de 1'antiquité 'ont quel-  dans le goüt de Montagne. 361 quefois fait accroire aux folciats , qu'ils avoient commerce avec les Dieux & les Démons. L'Abbé de Longuerue avoit connu un autre Maréchal bien moins eliimable que Fabert; c'étoit le Maréchal d'Albret de Mioffens. Ce n'étoit qu'en faifant la cour a la Reine Anne d'Autriche &L au Cardinal Mazarin, qu'il étoit parvenu A cette dignité , fans avoir fait d'ailleurs aucuns exploits a la guerre. II n'étoit iffu de la Maifon d'Albret que par batardife; mais fe trouvant comblé d'honneurs & de richeflès , il eut la prétention mal fondée d'en defcendre légitimement ; il fit compofer, par un certain Abbé, une généalogie , dont la fauffeté fe trouva fi aifée a. démontrer, qu'elle fut huée, pour ainfi dire, généralement. Ce Maréchal étoit grand faifeur de galimatias : quelques années avant fa mort, il s'avifa de devenir amoureux de Madame de Cornuel, qui a vécu fi vieille , & a qui on attribue tant de bons mots. II lui fit la cour fort long-temps ; mais enfin, voyant que fon affiduité ne le conduifoit a rien, il ceffa de la voir. La Dame, qui ne s'en foucioit guere, difoit en riant: >? En vérité , je fuis fachée qu'il m'ait  3 6z Ejfais p abandonnée , car je commencois & m 1'entendre «. Je ne connois guere de propos plus noble Sc plus digne du fiecle de Louis XIV, ou touc le monde fe piquoit d'être Courtifan, que celui que tint M. de Chamillart a M. de Beauvilliers, chargé, de la part du Roi , de lui dire qu'il eut a fe retirer dans fa terre de 1'Etang. Le Duc ayant pris une contenance trifte , débuta par 1'alfurer qu'il étoit au défefpoir d'avoir a lui annoncer une trifte nouvelle. « Quoi, Monfieur, lui répondit Chamil»> lart, le Roi eft-il malade? eft-il furvenu » dans la Familie Royale quelque facheux » événement ? Non , Monfieur. Cela •>■> étant, je fuis raffuré <■<.. Alors M. de Beauvilliers remplit fa mifiion , & M. de Chamillart fe retira tranquillement a 1'Etang, entre Saint-Cloud &L Verfailles : il furvécut a Louis XIV pendant fix ans, n'étant mort qu'en 1711. Le Pere Bouhours étoit aimable dans la fociété, parloit & écrivoit trés purement fa Langue; auffi ce qu'il a fait de mieux, ce font fes Remarques fur la Langue Francoife; d'ailleurs fon ftyle étoit froid a force d'être foigné: il n'avoit pas une grande érudition, Sc fon plus grand  dans le goüt de Montagne. 363 défaut, c'eft qu'il manquoit de goüt ; cependant fa fureur étoit de faire des Ouvrages fur le goüt même ; tels font fa Maniere de juger les Ouvrages d'efprit, & fes Penfées ingénieufes. 11 s'eft trompé fur beaucoup d'articles dans le premier de ces Ouvrages, & a mis bien des penfées faulfes & mauvaifes dans le fecond; mais ces Livres feroient utiles & bons a connoïtre , quand ils n'auroient produit que 1 excellente critique, intitulée Sentimens de Cléante, & dont Barbier d'Aucourt eft 1'Auteur. Ce n'eft pas la première fois qu'il eft arrivé que les critiques de certains Livres aient été trouvées plus utiles que 1'Ouvrage même , paree qu'elles donnent des regies de goüt. Ainfi un Journal réellement bien fait feroit de Ia plus grande utilité , paree que non feulement il nous feroit connoïtre les bons Livres , &Z. ceux que nous devons lire en entier, mais encore quels font les défauts des autres, & par oü ils péchent. L'Abbé de Longuerue a laiffé un Difciple, que je vois très-fouvent, tk. qui même eft fort de mes amis ; c'eft 1'Abbé Alary : comme il ne lira pas ce que je vais écrire , je vais parler de lui très-naturellèment. II s'eft mis a 1'abri du mérite de  364 EJTais 1'Abbé Je Longuerue, auprès de qui il a paffe toute fa jeunefle, &c a laiffe croire, que, comme a un autre Elifée, cet Elie moderne lui avoit, pour ainfi dire, légué fon manteau , fon efprit & fa mémoire. II s'en faut pourtant bien qu'il en fache autant que fon Maïtre. II a été recu de 1'Académie Francoife dès 172.3 , honneur que 1'Abbé de Longuerue avoit dédaigné. Dans la première enfance de Monfieur le Dauphin, 1'Abbé Alary fut nommé Inftituteur de ce Prince, c'eft.-a-dire qu'il fut chargé de lui apprendre a lire, lorfque ce Royal Enfant étoit encore entre les mains des femmes. Cependant, quand M. le Dauphin a pafte entre les mains des hommes, 1'Abbé Alary n'eft point entré dans féducation férieufe de cet Héritier de la couronne ; je crois que quelques foupcons d'ambidon & d'intrigue lui ont fait tort. L'Abbé avoit formé un petit établiflement,dont 1'hiftoire, déja inconnue a bien des gens, fera bientöt oubliée de tout le monde; elle mérite pourtant que je 1'écrive. C'étoit une efpece de Club a 1'Angloife, ou de Société politique parfaitement libre , compofée de gens qui aimoient a raifonner fur ce qui fe paffoit, pouvoient  dans le gout de Montagne. 365 fe réunir 8c dire leur avis fans crainte d et re compromis , paree qu'ils fe connoiffoient tous les uns les autres , 8c favoient avec qui 8c devant qui ils parloient. Cette Société s'appeloit XEntre-fol, paree que le lieu oü elle s'affembloit étoit un entrefol, dans lequellogecit 1'Abbé Alary. On y trouvoit toutes fortes de commodités, bons fiéges, bon feu en hiver , 8c en été des fenêtres ouvertes fur un joli jardin. On n'y dïnoit ni on n'y foupoit , mais on y pouvoit prendre du thé en hiver, 8c en été de la limonade 8c des liqueurs fraiches ; en tout temps on y trouvoit les Gazettes de France, de Hollande , 8c même les Papiers Anglois. En un mot, c'étoit un café d'honnêtes gens. J'y allois réguliérement, 8c j'y ai vu des perfonnes très-confidérables qui avoient rempli les premiers emplois au dedans 8t au dehors du Royaume : M. de Torcy y venoit même quelquefois. Cette coterie , qui paroiffoit fi eftimable 8c fi refpecfable , finit d'une facon a laquelle elle ne devoit pas s'attendre. Les Cours de Madrid 8c de Londres eurent enfemble quelques différens : Milord Chefterfield , Ambaffadeur d'Angleterre, qui trouva le  3 6 6 EJfais Cardinal de Fleury récalcitrant aux raifons de fa Cour , s'imagina que 1'on pouvoit faire entendre a la Nation ce que fon ne pouvoit faire comprendre au Miniftre. Ayant appris qu'il exiftoit un Club politique dans le quartier du Luxembourg, chez 1'Abbé Alary, il fit demander audience a 1'Entre-fol, y vint 8c plaida la caufe des Anglois contre les Efpagnols devant les affiftans , qui, comme on peut bien le croire, applaudirent a fon éloquence, mais ne déciderent rien. Le Cardinal, étant informé de cette aventure, fir défendre, de la part du Roi, a 1'Entre-fol de s'aflembler, Sc depuis ce temps, 1'Abbé Alary n'a plus reparu a la Cour. D'ailleurs il a vécu tres - tranquillement chez lui, étant très-aifidu aux féances de 1'Académie Francoife, fans pourtant compofer aucun Ouvrage. 11 poflède le Prieuré de Gournay-fur-Marne, a quelques lieues de Paris: ce bénéfice eft d'un aflez bon revenu, Sc la maifon priorale eft dans une pofition charmante. L'Abbé y mene une vie heureufe 8c même voluptueufe en tout bien Sc en tout honneur; il y recoit des femmes aimables & de bonne compagnie , dont il eft le complaifant, 8c qui , quand il  dans le goüt de Montagne. 367 fera bien vieux, voudront bien être les Hennes. A mon avis, fa facort de vivre eft digne d'envie. La diftracfion habituelle eft véritablement la preuve de la folie, ou au moins de 1 etourderie. Comment fe peut il donc qu'il y ait des gens qui fe font honneur d'être diftraits , Sc qui croient fe donner par-la un air d'importance & de capacité? Au heu de faire attention a 1'affaire dont on leur parle, ils veulent paroïtre occupés de toute autre chofe. En vérité , cela eft pitoyable. Le feul prétexte que ces gensla puiflent avoir, c'eft que leur prétendue diftraclion les empêche de répondre fur le champ aux queftions qui les embarraffent; mais c'eft aux dépens de leur réputation. J'aime bien mieux ceux qui écoutent attentivement, réfléchiflent quelque temps , & répondent enfuite avec lenteur & pofément. C'étoit 1'ancienne méthode des gens qui traitoient d'importantes affaires; mais elle n'eft plus k la mode; la naïveté Francoife ne s'en accommode pas , &c la multiplicité des affaires qu'ont nos Miniftres, ne leur donne pas le temps  3 68 EJfeus d'ufer de ces moyens lents de répondre & propos. Ce n'eft plus qu'en Efpagne oü la gravité nationale permet qu'on parle & qu'on écrive avec poids & mëfure, Sc qu'on puifte pefer a (oifir ce qu'on veut dire 8t mettre fur le papier. J'ai connu un Ambaffadeur d'Efpagne en France , qui, importuné des queftions qu'on lui faifoit fans cefte , & auxquelles on vouloit le forcer de répondre fur le champ, 8c trouvant même que nos jeunes Seigneurs lachoient quelquefois des chofes déplacées, qu'il fe feroit cru obligé de relever , s'il eüt paru les entendre, prit fon parti de fe déclarer fourd, 8d paifa quatre ou cinq ans a Paris & a Verfailles, difant a tout le monde qu'il avoit 1'oreille extrêmement dure. Moyennant cela, il pouvoit diffimuler bien des chofes, 8c il faifoit répéter deux ou trois fois les queftions qu'on lui faifoit, Sc fe donnoit le temps de méditer fa réponfe. Enfin, quand il eut pris fon audience de congé , on s'appercut qu'il avoit 1'oreille très-fine, 8c fa rufe fut découverte auffi-tot qu'il neut plus befoin de s'en fervir. J'ai connu une femme d'un certain age, que la lenteur de fes paroles, le ton traïnant, mais l'air de dignité avec lefquels elle  dans te goüt de Montagne. 369 elle prononcoit des chofes affez communes , avoient fait paffer pour une femme de beaucoup d'efprit. On s'imaginoit que tout ce qu'elle difoit étoit autant d'apophtegmes Sc de fentences. * * *■ Ce que 1'on exige a préfent des Maïtres Sc même des Maïtreffes de maifon, c'eft de n'avoir point l'air d'être trop occupés du foin de faire les honneurs de chez eux. Rien ne paroït plus ridicule que de voir la Dame du logis s'agiter , fe tourmenter , donner fes clefs pour aller chercher différentes chofes qu'elle a fous fa garde particuliere, Sc qu'elle ne donne qu'avec mefure Sc pour les grandes occafions; enfuite de preffer, a table , les gens de manger de ce qu elle croit bon , comme s'ils n'étoient pas tous les jours a portée de faire auffi bonne chere. Ces manieres font fi bourgeoifes, fi provinciales Sc fi campagnardes, qu'elles font même a préfent bannies des bonnes maifons bourgeoifes de Paris , des provinces Sc des chateaux. 11 faut que tout ait l'air ft bien monté dans une maifon , que le Maïtre ou la Maitrefle n'aient qu'un A a  37° EJfais figne a faire ou un mot a dire pour que rien ne manque, & que tout le monde foit bien fervi. Mais fi, dans le courant de la journée , on ne paroit s'inquiéter de rien, il faut qu'une Maïtreife de maifon fe réferve des momens, oü étant au milieu de fes domeftiques feuls, fansaucuns témoins étrangers , elle compte de la dépenfede laveille, & donne fes ordres pour celle du jour & du lendemain; il faut qu'elle fache ce que tout coute & ce que tout devient. Dans les maifons dont les Maïtres font trop grands pour s'occuper de ces foins, il faut qu'un Intendant für & fidele s'en charge ; mais que, comme dans un fpe&acle bien monté, les machines 5c les décorations foient fi bien préparées, qu'au moment de la repréfentation tout paroiffe être 1'effet d'un coup de baguette. Je connois une maifon affez bourgeoife (*), mais dont les Maïtres font riches & aifés, oü 1'ordre ordinaire des chofes eft renverfé. Communément c'eft la femme qui fe charge de la dépenfe journaliere ; la c'eft tout le contraire : la Maïtrefle de la maifon fe piqué de bel-efprit, & un (*) Celle de Madame Geoffrin.  dans le goüt de Montagne. 371 des grands moyens qu'elle emploie pour fe faire une brillante reputation , eft de donner réguliérement certains jours a diner, d'autres a fouper, a ceux 6c celles qui ont la reputation d'avoir le plus d'efprit 6c de connoilfances. La fortune de fon mari peut furore a cette dépenfe, 8c le bonhomme s'y prête de bonne grace , 8c aime autant que fa femme ait ce goütla qu'un autre. Mais quoiqu'il ne paroifte prendre aucun intérêt aux dillèrtations qui fe font en fa préfence, qu'il ne fafte pas une queftion 8c ne dife pas un mot, je fais de bonne part qu'il s'en amufe. Que lavons-nous s'il ne les écoute pas même avec un efprit critique; ce qu'il y a de fur, c'eft que cet homme, qui ne dit mot, ou ne parle que pour .fervir a table , de la facon la plus honnête, mais la plus fimple , qui n'a l'air d'être dans la maifon que comme un complaifant de Madame, 6c de n'y rien ordonner, pafte toutes fes matinees a. régler la dépenfe, a. ordonner les repas, a. en drefter les menus : il gronde févérement les valets quand ils ont manqué a quelque chole, leur prefcrit des loix préciles 6c exacfes pour 1'avenir ; fes gens tremblent devant lui; il prend même la liberté de gronder Aa ij  37* Wals fa femme , lorfque , par fa faute , Ia dépenfe eft trop for-te, ou que la chere n'eft pas aflez bonne. II n'y a rien qu'un Obfervateur Philofophe ne mette a profit, &c 1'étude de ces petits intérieurs de ménage eft tout auffi profitable pour lui qu une autre. * Après m'être promené dans ce volume fur tant de matieres & d'objets différens , je vais pariet de 1'amour 6c des femmes : mais je ne m'arrêterai pas long-temps fur ces objets; car je fuis du fentiment de Madame de Cornuel, qui difoit qu'on ne pouvoit pas être longtemps amoureux fans faire beaucoup de fottifes, ni parler long-temps de 1'amour, fans en dire. II eft difficile a tout age d'infpirer une pallion férieufe ; mais il aifé de faire concevoir a la plupart des femmes des goüts paflagers ; tout y contribue , tout y fert : une belle figure, l'air de force &Z de vigueur, les graces , 1'efprit, ou la reputation même d'en avoir, la foupleife, & fouvent auffi le ton décidé 8c les manieres légeres, des idéés d'ambition, Sc  dans le goüt de Montagne. 373 enfin des vues d'intérêt; avec tant de reffources , il eft bien difficile que chacun ne trouve pas moyen dans le monde de iatis faire fes gouts pendant le cours de fa jeuneife ; mais dans 1'age mür, il faut abfolument fe fixer. Si 1'on ne peut renoncer a toute efpece de galanterie, il faut fe ménager de bonne heufe une douce habitude de vivre avec quelquun qu'on foit accoutumé a aimer & a eftimer, fans quoi 1'on tombe dans la plus trifte apathie , ou dans laplus infupportable a,,i tation. L'habitude dont je parle n'en eft que plus douce & plus folide , quand elle eft fondée fur d'anciennes liaifons de cceur ; mais cette circonftance n'eft pas fi abfolument néeeflaire , qu'on ne puifte s'en paffer. II eft certain que les foins d'une femme font toujours plus agréables a un vieillard, que ceux d'un parent èt d'un ami de fon fexe ; il femble que ce foit le vceu de la Nature, que les deux fexes vivent & meurent unis enfemble. L'on s'aveugle fur une habitude formée; & comme on ne s'appercoit pas que fa Maitreffe vieillit & devient moins jolie, on ne s'appercoit pas non plus que fes goüts deviennent les nótres, & que notre raifon A a iij  374 W*** ] s'aflervit a la fienne , quoique quelquefois bien moins éclairée. On lui facrifie infenfiblement fa fortune, & c'eft une fuite néceflaire de 1'abandon qu'on lui a fait de fa raifon. On pafte fouvent aux femmes leurs infidélités , paree qu'on les ignore, & què la confiance aveugle eft une fuite néceffaire de la féducTion; mais fi, par malheur, on s'en appercoit, il eft impoflible qu'un homme , fincérement attaché a. une femme , ne foit pas fufceptible de jaloufie. Cette jaloufie, au refte , prend la teinte du caracfere de celui qui la recoit. L'homme doux s'afflige , tombe malade & meurt, fi un retour ou un repentir , auquel il eft toujours difpofé a ajouter foi, ne le confole : l'homme vif éclate Sc tempête ; on ne fait oii fa rage peut le conduire dans les premiers momens ; mais auffi ces furieux font ceux qu'on appaife le plus aifément, fouvent pour les tromper encore. L'intérêt pécuniaire ne doit jamais être la bafe d'une liaifon amoureufe ; il la rend honteufe ou du moins fufpedte, Yargent, dit Montagne , étant fource de futterie. Mais quand une tendre union eft  dans le goüt de Montagne. 375 bien formée, les intéréts, comme les fentimens , deviennent communs , tout fe confond Sc s'identifie, Sc il n'y a plus qu'une fortune pour deux amans linceres. S'ils font également honnêtes Sc incapables d'en abufer, cela eft: jufte Sc naturel ; mais bien fouvent la complaifance de 1'un lui fait trop partager les malheurs ou les erreurs de 1'autre. L'amour ne devroit jamais fe meier d'affaires ; il ne devroit vivre que de plaifirs : mais comment réfifter aux follicitations d'un objet aimé , s'il n'eft pas affez fage Sc affez courageux pour ne pas fe meier des foins qu'il ne devroit pas partager? La Dame a toujours pour prétexte 1'intérêt qu'elle prend a. la gloire, aux avantages de toute efpece , Sc au bonheur de fon amant ; Sc comment réfifter a. une femme aimable qui combat avec de pareils armes. II y a pour les femmes deux efpeces de réputation : la première eft pure Sc fans tache, c'eft la véritable & la feule, chrétiennement parlant; elle appartient a ces femmes réellement attachées a leurs devoirs, Sc qui n'y ont jamais manqué , foit qu'elles aient eu le bonheur d'aimer A a iv  37^ EJJais leurs maris, & que ceux-ci aient répondu a. leurs fentimens ; foit que, par effort de vertu, elles foient reftées ridelles a un époux qu'elles n'aimoient pas, ou qui ne les aimoit pas. II y a une autre reputation que la Religion ne veut point connoïtre , que la Morale délicate, quoiquepurement humaine, n'admet pas même, mais que le monde, plus indulgent, veut bien quelquefois prendre pour bonne ; celle fondee fur le bon choix des amans , ou, pour mieux dire, d'un amant, car la multiplicité eft toujours malhonnête. On elf li difpofé a penfer que chacun aime fon femblable , que 1'on juge du caractere des hommes & des femmes, par ceux &C celles de leurs fexes avec qui ils fe lient; a plus forre raifon , par les perfonnes pour lefquclles ils concoivent un atrachement férieux. Tel homme d'elprit a fait la gloire de fa Maitreffe (fans compoferpour elle des Madrigaux ), mais en lailfant éclater la paifion qu'elle lui avoit infpirée; telle femme de mérite a créé ou rétabli la confidération de cel ui qu'elle a adoptépour fon Chevalier. Après tout , il eft plus dangereux de chercher ce genre de réput-ation, que de s'en paffer; il arrivé plus  dans le goüt de Montagne. 377 fouvent qu'on fe perd en faifant un mauvais choix, qu'on ne s'illuftre en en faifant un bon. Si Je Public eft indulgent pour les attacliemens des particuliers , a. plus forte raifon 1'eft-il pour ceux des Rois Sc des Gens en place, quand il croit qu'ils font de bonne foi, Sc qu'il ne foupconne dans ces intrigues ni ambition ni vil intérêt. La France entiere applaudit a 1'amour de Charles VII pour Agnès Sorel, paree qu'elle avoit eu le courage de dire a ce Prince, que s'il ne recouvroit pas fon royaume , il n'étoit pas digne d'elle. Les Parifiens applaudirent a 1'amour- d'Henri IV pour la belle Gabrielle, Sc chantoient avec plaifir les cbanfons que ce Prince faifoit pour elle, paree qu'ils trouverent cette Dame jolie, douce, Sc qu'il s'imaginerent qu'elle ne lui infpiroit que des fentimens de douceur Sc de bonté. Jamais femme n'a aimé plus franchement un homme, que Madame de la Valliere n'aima Louis XIV. Elle ne le quitta que pour Dieu ; Sc tout gonflé de vanité qu'étoit ce Monarque, il ne put fe plaindre de cette rivalité ,M'autant plus que i'EtreSuprême n'eut que les reftes du cceur de fa  378 EJfais Maitreffe , Sc ne le polTéda peut - être jamais tout entier. On m'a conté , fur Madame de la Valliere, une anecdote que je ne me rappelle pas d'avoir vue imprimée. Madame de la Valliere étoit fi modefte Sc li peu ambitieufe, qu'elle n'avoit jamais dit au Roi qu'elle eüt un frere; a plus forte raifon n'avoit - elle rien demandé pour lui. II étoit encore jeune, Sc avoit fait fa première campagne parmi les Cadets de la Maifon du Roi. Louis XIV, faifant fa revue, s'appercut que fa MaitrelTe fourioit amicalement a un jeune homme , qui, de fon coté, l'avoit faluée d'un air de connoiffance. Le foir même, le Monarque demanda , d'un ton févere Sc irrité, quel étoit ce jeune homme. Elle fe troubla d'abord, puis enfin répondit que c'étoit fon frere. Le Roi s'en étant affuré, fit des graces difhnguées a ce jeune Gentilhomme, qui fut pere du premier Duc de la Valliere, dont la veuve Sc le fils vivent encore. L'intrigue du Roi avec Madame de Montefpan, n'étoit pas faite pour être auffi approuvée que celle de Madame de la Valliere; cependant la Nation ne s'en  dans le goüt de Montagne. 379 plaignit pas, paree qu'on crüt que c'étoit cet amour qui procuroit au Public de belles fêtes 6c des fpecfacles pompeux. On chantoit alors: Ah ! cjuelle eft charmante Notre aimable Cour j Sous la même tente On voit tour a tour La gloire Sc 1'amour. Conquête brillante Et Fête galante Marqucnt chaque jour. Au contraire , le Public n'a point vu fans dégout 8c fans déplaifance, les amours du Roi 6c de Madame de Maintenon , quoiqu'elles fuffent beaucoup plus décentes, 6c même qu'un mariage fecret les eüt rendues légitimes.On a trouvé qu'un amour con^u en vieillelfe de part 6c d'autre 3 offroit un fpectacle laid 6c ridicule. Dailleurs elle voulut fe mêler des affaires du Gouvernement; 6c ce fut lorfqu'elle s'en mêla le plus, que les affaires aiierent en décadence, 6c que Louis XIV commenca a éprouver des difgraces : on s'en prit a elle. Lorfque feu M. le Duc d'Orléans, qui  380 Effais a été Régent, devint amoureux de Mademoifelle de Sery , cet amour ne fut point critiqué. Madame la Ducheile d'Orléans, fille naturelle du Roi, avoit quelque beauté , mais elle n'étoit point aimable ; Mademoifelle de Sery , au contraire , 1'étoit beaucoup. Elle eut un rils, & 1'on prédit que ce feroit un jour un Comte de Dunois. C'eft celui que nous voyons encore a Paris fous le titre de Chevalier d'Orléans , Grand - Prieur de France. II n'a pas tenu tout ce que 1'on attendoit de lui; cependant il a de 1'efprit, & eft aimable a bien des égards. Par la fuite, le Régent tomba dans un fi grand déréglement de mceurs, que le Public en fut révolté. II falloit qu'il eut bien d'autres qualités brillantes & eftimables, pour qu'on lui paffat ce défaut; mais on étoit fi difpofé a 1'indulgence a fon égard, qu'on approuvoitdu moins fon amour pour Madame de Parabere, paree qu'on croyoit qu'elle 1'aimoit de bonne foi, & qu'il 1'aimoit lui-même, quoiqu'il lui fit cent infidélités. En général, on aime la décence extérieure ; & les Princes & les grands Seigneurs doivent ne rien faire qui révolte le Public : mais foit a raifon *  'dans le goüt de Montagne. 381 foit a torc, il n'eft que trop vrai qua la longue, ce Public s'accoutume a tout. Malheur a. ceux qui caufent les premiers de grands fcandales ; 'ils en font les vietimes : le Public en fait juftice & les punk, ou du moins les hue, les fiftle 8c les méprife. Mais quand le nombre de ceux qu'il auroit a punir s'augmente a un certain point, on fent que les fifflets ne fufrifent plus pour les mauvaifes pieces , mais qu'il n'y a plus affez de verges pour ceux qui méritent le fouet : on prend le parti de les tolérer, de ne plus rien dire, & le pis qu'il y a, c'eft qu'on prend quelquefois le parti de les imiter Sc d'en faire autant. II faut convenir que la tentation de pécher eft bien forte, quand on eft fur de 1'impunité , Sc qu'on met les gens bien a leur aife, quand on les fauve du reproche 8c du ridicule. * Je reviens avec plaifir a 1'objet favori de mes réflexions, paree que c'eft celui de mon goüt & de mes amufemens chéris , 1'étude & la lecture. II y a deux fortes d'étude èc de travail de cabinet; 1'une tient a 1'état 5c aux fonctions que 1'on eft  3 8 z Ejfais obligé de remplir ; ainfi le Magiftrat doit étudier les principes généraux de la Jurifprudence , &c donner fa principale attention aux affaires foumifes a fa décifion. II faut que 1'Adminiftrateur, de quelque genre que foit 1'adminiftration dont il eft chargé, étudie les principes de 1'objet confié a fes foins , & en fafle 1'application a mefure que 1'occafion s'en préfente. Le fimple pere de familie même eft obligé de travailler a ce qui peut conferver ou augmenter fa fortune , de régir fon bien, de compter avec luimême &c avec les autres. Ce font-la des études & des travaux néceffaires; il n'eft pas permis de les négliger. Mais il y a un autre genre d'étude , qui eft de pur agrément, libre dans fon objet, & qui peut fervir de délaftement aux travaux du premier genre. II y a même des gens aflez heureux pour n'avoir a s'occuper que de ces études-la. Les Dames fiir-tout, fi elles ont le bonheur de fe plaire a la leclure, ne peuvent trop s'y livrer; en y mettant un peu d'ordre & choififlant leurs Livres , elles y trouveront des reffources infinies contre 1'ennui, éc une fource abondante d'inftrucfions. La vie, pour une perfonne qui veut  dans le goüt de Montagne. 383 être honnete & aimable, eft une étude continuelle. On s'inftruit dans la fociété, en vivant Sc converfant avec ceux dont les propos & les exemples font bons a entendre & a imiter; on apprend a faifïr & a éviterles ridicules de certainsperfonnages que 1'on ne rencontre que trop fouvent, mais avec qui il ne faut former aucune liaifon. Mais cette étude de la fociété ne peut pas remplirtous les momens de la vie ; elle éprouve fouvent des interruptions forcées, plus longues qu'on nevoudroit; c'eft alors qu'il faut fe livrer a 1'étude dans la folitude , c'eft-a-dire, a la ledure : mais il faut favoir lire de maniere a en faire fon profit; car les ledures fans méthode, fans choix & fans goüt, font en pure perte pour Ia culture de 1'efprit; elles fervent tout au plus a remplir quelques momens de vide & d'ennui exceïfifs; & quand on lit ainfi, quoiqu'on ait beaucoup de mémoire, on n'apprend rien &c on ne retient rien. Pour moi, voici quelle eft ma méthode pour lire avec fruit des Livres de tous genres, étrangers a mon état. Premiérement, je me rappelle les premières notions de toutes les Sciences que j'ai recues dans ma jeuneffe ; enfuite je vois fur laquelle  384 Eff ais de ces Sciences je veux prendre des eon* noiffances plus étendues ; je ne les cherche pas dans les Livres Didactiques , dans les Traités faits préciiément pour apprendre, de pareilles lectures formeroient une étude trop approfondie, trop applicante, & ne pourroient certainement pas délaffer des gens qui quitteroient pour elles d'autres études férieufes; mais je recherche les Livres qui contiennent 1'Hiftoire de chaque Science, les progrès qu'elle a faits dans les différens fiecles, St la fuite raifonnée des Auteurs & des Artiftes auxquels elle doit fes progrès. Je fuis perfuadé qu'avec cette feule étude hiftorique des Sciences &z des Arts, un homme du monde peut apprendre tout ce qu'il en veut favoir, St qu'on feroit une fort bonne Encyclopédie en réuniffant 1'Hiftoire de chaque Science St de chaque Art, St montrant comment les unes dérivent des autres, Sc les relations qu'elles ont enfemble. Mon ufage, pour les Livres dont le fujet me paroit intéreffant , eft d'en faire une première lecfure , après laquelle j'affeois mon jugement général fur 1'Ouvrage ; enfuite, fi je trouve qu'il en vaut la peine, j'en fais une feconde, la plume a la mam ; j'extrais  dans le goüt de Montagne. 38$ j'extrais ce qu'il contient de meilleur 8C qui me paroit le plus neuf s 8c je critiquè les principales erreurs danslefquelles 1'Auteur peut être tombé. Telle eft ma méthode pour les Livres de Sciences 8c d'Hiftoire; quant a. ceux de fïmple Littérature, Poélies, Romans, Facéties, 8cc. genre d'öuvrage qu'il ne faut pas abfolument s'interdire ( car il feit encore de derniere reftburce contre 1'ennui & 1'uniformité des Livres plus férieux), je ne les extrais pas; mais je me contente, après les avoir lus, d'écrire en peu de mots ce que je penfe de chacun, afin d'éviter k ceux tentés de les lire après moi, la peine de s'embarquer avec un Auteur qui ne pourroit ni les amufer ni les intéreffer. II y a des Livres d'un genre aflez frivole, dans lefquels je trouve quelquefois des traits dignes d'être mis a part; c'eft ce que fais. Quoique la récolte foit peu abondante, du moins elle eft précieufe. Rien, a mon avis, de fi iniupportable, que la leef ure fuivie d'un recueil de vers; ils ne peuvent ie lire que fort a. batons rompus; cependant en les reprenant & les quittant fouvent, on les lit tout entiers, 8c quelquefois on y trouve de très-jolies chofes. Bb  3 8 6 EJfais Je ne fais d'autre maniere de juger des Pieces de théatre, que d'après 1'imprelfion qu'elles m'ont faite, 8c je me garde bien d'examiner fi elles font conformes aux regies: amon avis, il n'y a qu'uneattention a faire; c'eft de voir s'il y a une forte de vraifemblance dans les intrigues Sedans les caradteres; fi les premières font intéreffantes 8c les derniers piquans , alors je trouve la Piece bonne. Si elle eft bien écrite en vers ou en profe, c'eft un avantage de plus; mais ce n'eft jamais la Ie vrai mérite de 1'Ouvrage. Les remarques que j'ai faites fur mes lectures , compofent déja plufieurs gros volumes : ils ne feront pas inutiles a mon fils, s'il veut jamais former le Catalogue raifonné de fa bibliotheque. Qui n'a jamais lu 8c ne lit jamais, eft certainement un ignorant, fujet a dire des abfurdités , qui font qu'on fe moque de lui; 1'ufage du monde Sc les converfations même des gens d'efprit ne mettent point un pareil homme a 1'abri du ridicule : mais auffi qui n'a fait que lire St étudier, St n'a jamais fréquenté le monde Sc la bonne compagnie, devient un pédant lourd Sc impoli, Sc dit auffi des abfurdités dans un autre genre; car comme tout le  dans le goüt de Montagne. 387 monde n'apprend pas tout fans les Livres, de même les Livres ne fuppléent pas a 1'ufage du monde. L'Abbé de Longuerue, dont j'ai tant vanté la mémoire &c 1'érudition, étoit lui-même pédant & impoli; 1'on allure que Hugues Grotius , un des plus favans hommes du commencement du dernier fiecle, & qui fut Ambaffadeur en France il y a environ cent ans, étoit le plus mauvais Ambaffadeur du monde. Comme il ne connoiffoit point nos ufages, il ne comprenoit rien a ce qui fe paffoit a la Cour : il ne fréquentoit que des pédans de 1'Univerfité, qui ne lui apprenoient aucunes bonnes nouvelles, &C ne pouvoient l'inftruire de la maniere dont il devoit fe conduite auprès des Rois, des Reines , des Princes &c des Miniftres. II puifoit fes nouvelles dans les plus mauvaifes fources; mais il les écrivoit aux Etats-Généraux en beau latin, car il ne favoit écrire ni en francois ni même en hollandois : on fe moqüoit de lui èc de fa femme a la Cour de France , & perfonne ne lifoit fon Ouvrage, qui a été depuis fi admiré, paree qu'il contient d'excellentes regies de Droit Naturel & de Droit Public ; cependant ce grand Ouvrage n'apprendra jamais comment il Bbij  3 88 JSJah faut fe comporter dans une nëgoeiation. Au contraire, les Lettres du Préfident Jeannin , qui étoit un homme doux 8C infinuant; celles du Cardinal d'Offat , homme fage , & qui faifoit toujours triompher la raifon, fans rompre en vifiere a perfonne; enfin celles du Comte d'Eftrades , dont les dépêches font fi belles , fi fages &C fi noblement écrites , font les vrais modeles qu'il faut fe propofer; ou plutöt il ne faut s'en propofer aucun, mais fe faire un ftyle a foi, conforme au caractere dont on eft revêtu , au ton de la Cour qui vous envoie, & & celui de la Cour ou vous êtes envoyé. II faut bien fe garder d'affecter de 1'efprit dans les dépêches, mais avoir 1'attention d'expofer a fa Cour les faits avec la plus grande clarté. Quant aux Mémoires que 1'on adrefte a la Cour avec laquelle on a a traiter, il y a quelquefois des raifons pour Jes rendre plus obfcurs & plus entortillés. J'ai toujours remarqué que les Gens de Robe, employés dans les Affaires Étrangeres , devenoient plus aimables & plus polis, & qu'au contraire, dans les Intendances, ils contraófoient unton lourd 8c impoli; la raifon en eft aifée a deviner. L'Ambaffadeur cherche a fe faire aimer, £t  dans le goüt de Montagne. 389 rintendant prétend fe faire craindre : 1'un a befoin d'être Courtifan 6c a deux Cours différentes a contenter , 1'autre exerce le defpotifme d'une feule Cour fur fes fujets. Mais je m'écarte trop de 1'objet que je m'étois propofé : je voulois dire qu'il faut préférer 1'ufage du monde a 1'étude, pour faire des Livres également utiles 6c agréables. C'eft ainfi qu'ont réufïi S. Evremont & Fontenelle. Le dernier m'avouoit 1'autre jour, qu'il ne lifoit plus : «II y a » long-temps que j'ai rempli mon ma» gafin, difoit-il; a préfent je débite ma » marchandife «. Mais pour arriver a ce point-la, il faut trois chofes ; étüdier 6c lire avec méthode, avoir de la mémoire, Sc enfin avoir de 1'efprit & 1'ufage du monde. Cependant on nous dit que Bayle n'avoit point cet ufage; mais il avoit tant de connoiffances &C tant d'efprit, qu'on ne s'appercoit point, en le lifant, de ce qui lui manquoit. Oh! que cet homme-1^ devoit s'amufer en compofant fon Dictionnaire 6c fes Nouvelles de la République des Lettres ! il paftbit d'objets en objets, 8c jugeoit de tous avec liberté, fupériorlté 6c aifance. Son Journal eft le meilleur qui ait été 6c fera peut-être jamais fait. Tous les Livres y font B b iij  390 JEJfais extraits, approfondis 6c jugés de main de Maitre. Si nous pouvons encore efpérer d'avoir un pareil Journal, ce doit être 1'Ouvrage d'une Société bien compofée êc dirigée par un Protecleur éclairé ; qui 1'établiroit , rendroit un grand fervice aux Sciences 6c aux Lettres; il rameneroit tous les Auteurs a la bonne voie , leur apprendroit comment il faut traiter des fujets que 1'on manque la plupart du temps , 6c leur montreroit les défauts de leurs compofitions, auffi bien que ceux de leurs ftyles. Nos Académies ne feroient pas trop bonnes pour fe charger de ce travail, chacune dans leur genre ; car une feule Compagnie n'y fuffiroit pas; encore faudroit-il abandonner au Mercure 6c aux petits Critiques hebdomadaires les Poélies, la Littérature légere, 6c les Romans. On trouvera peutêtre quelques jours dans mes papiers un plan raifonné de cette réformation des Journaux , 8c des réflexions fur 1'utilité extréme dont ils pourroient être pour compofer 1'Hiftoire du progrès de nos connoiffances , la plus intéreftante de toutes celles que 1'on peut écrire. J'ai une bibliotheque aflez nombreufe, mais je 1'ai toute compofée de Livres a  dans le goh de Montagne. 391 mon ufage; c'eft un luxe déplacé 6c blamable a un certain point, que d'avoir plus de Livres que 1'on n'en peut lire ou confulter ; cependant c'eft le plus beau, le plus noble, 6c par conféquent le plus excufable de tous les luxes ; j'avoue que ft je pouvois en avoir un , ce feroit celui-la. Mais du moins faut-il favoir a. quoi peuvent fervir aux autres les Livres dont on ne fe fert pas foi-même, 8c il eft abfurde 6c ridicule d'en pofleder qui n'ont d'autre mérite que d'être rares ou introuvables. Quant aux Livres dont le mérite ne confifte que dans la beauté del'édition 6c la magniricence des reliures c'eft encore un luxe; mais on peut le pardonner a ceux qui font aflez riches pour ne pas manquer d'acquérir un bon Livre , dans 1'efpérance d'en avoir un beau ; autrement ce feroit imiter cet homme, qui s'étant ruiné en cadres , fe trouva trop pauvre pour acheter des tableaux. Quand une bibliotheque eft bornée , il faut qu'on reconnoifle a fa compofition quel eft 1'état du propriétaire ; il feroit ridicule qu'on ne trouvat que des Poéfies 6c des Romans dans celle d'un Magiftrat, Sc qu'on n'appercut dans celle d'un MiliBb iv  39* EJpu* taire, ni Polybe, ni les Commentaires de Céfar. Les études férieufes demandent a n'être point troublées par les foins domeftiques préfens, ni les inquiétudes pour favenir ; c'eft a. caufe de cela que 1'état monaftique eft le plus propre a 1'étude , paree que ceux qui s'y confacrent font toujours fürs de ne manquer de rien, ni dans le moment même, ni dans le cas oü ils deviendroient incapables de travailler. De la il faut conclure que fi 1'on détruit jamais lesMoines , 1'érudition & 1'enfeignement y perdront beaucoup. On répond a cela, qu'il y a bien des Ordres de Moines qui n'étudient ni ne travaillent; a quoi il faut répliquer, qu'on devroit chercher a les rendre utiles, plutot que de les anéantiiv C'eft une grande douceur pour un homme qui lit & qui étudie , d'avoir quelqu'un avec qui il puifte raifonner fur ce qu'il a lu, Scire tuum nihil eft 3 nifi te fcire hoe fciat alter, dit un Poëte Latin ; mais il faut choifir ceux avec qui 1'on veut raifonner de ce que 1'on fait & de ce qu'on vient de lire; car fi, par malheur, on tombe entre les mains d'un de ces bavards, épilogueurs , difputeurs éternels , qui ne font que trop aomrnuns dans le  dans le goüt de Montagne. 393 monde, ilvaudroit mieux n'avoir jamais entamé de converfation de fa vie, que de s'être adrefle a ces gens-la. Si on s'adrefle a une bete, on n'a guere plus de fatisfaction. Dans ces cas malheureux, il faut garder pour foi ce que 1'on a appris. Les études forcées fatiguent, ennuient; au contraire, celles qui font libres & volontaires fe font fans que , pour ainfi dire, on s'en appercoive. Je connois une femme qui ayant été long-temps en liaifon trèsintime avec un homme, lui écrivoit prefquetous les jours, même quand ils étoient dans la même ville, lui rendoit compte de fes journées, de fes leftures , de fes penfées mêmes les plus fecretes. Le Monfieur mourut, & les héritiers eurent le bon procédé de rendre a la Dame toutes fes Lettres. La Dame, étant fort de mes amies, eut aflez de confiance en moi pour me les laifler lire & me permettre de les emporter. Je les lus avec tout le plaifir imaginable : elles étoient pleines d'efprit, de réflexions & de penfées également fines & juftes, & elles étoient rangées par ordre de date. Je les alfemblaij t\. j'en fis quatre volumes in-4.0.; après cela étant retourné chez elle, je lui fis répéter ce qu'elle m'avoit dit plufieurs fois, qu'elle  394 EJais ne concevoit pas comment on pouvoit avoir la patience de faire un Livre. Eh bien! lui dis-je alors, Madame, apprenez que vous en avez fait un auffi gros öc meilleur que ceux que nous eftimons le plus, & je vous 1'apporte. Auffi-tot je lui remis fes quatre volumes in-4?'. Voila, lui dis-je, qui vaut mieux que les Lettres de Madame de Sévigné, & peutêtre même que les Eftais de Montagne. Elle recut ce compliment avec modeftie , & fut du moins obligée de convenir, que 1'on peut faire des Livres fans s'en appercevoir. Je lui rendis fes quatre volumes ; mais comme je fuis grand extrayeur & notateur, j'en ai copié la valeur d'un volume que je conferve précieufement. Montagne avoit appris le latin fans Maïtre, du moins fans Rudiment, par habitude &C par routine. J'ai vu encore le temps que 1'on obligeoit les Ecoliers, au Collége des Jéfuites, a. parler latin aux cuiftres & aux valets de Collége , pour demander leurs befoins les plus ordi'naires. Le latin, que 1'on débitoit dans ces occafions , étoit fürement mauvais; c'eft ce qu'on appeloit latin de cuifine : mais enfin, tel qu'il étoit, il faifoit contrader  dans le gout de Montagne. 395 1'habitude de parler cette Langue. On a depuis renoncé a cet ufage , & 1'on a prétendu qu'il ne fervoit qua accoutumer les enfans a faire des folécifmes. J'ai pourtant vu que cette habitude étoit utile a ceux qui, voyageant en Allemagne , en Hongrie , en Bohème , en Pologne , avoient befoin d'avoir recours au latin pour fe faire entendre. L'habitude qu'ils avoient contractie dans leur enfance , faifoit qu'ils fe tiroient d'affaire; tandis que ceux qui fortent du Collége aujourd'hui ne le peuvent pas, quoiqu'ils aient fait des verlions, des thêmes, des vers latins, & qu'ils aient même remporté des prix. Quant au grec , il eft fort inutile de chercher a le parler ; on peut même fe paffer aujourd'hui de traduire des Livres dans cette Langue morte, puifqu'ils le font prefque tous. Mais il faudroit du moins favoir lire le grec, connoïtre les premiers élémens de fa Grammaire , 5c fur-tout pofleder les Racines Grecques , fur lefquelles MM. de Port - Pvoyal ont fait un fi bon Livre. On ne peut pas croire combien la connoiffance des Racines Grecques eft utile pour apprendte 1'étymologie de la plupart des termes d'Arts 8c de Sciences. Si notre Langue,  3 9 5 Ejffais dans fa première fimplicité barbare, ne dérive pas du grec , au moins faut - il convenir que les deux tiers des mots dont nous ufons aujourd'hui, en viennent de la première ou de la feconde main. Ilyades Livres didadtiques li ennuyeux êc li défagréables, quoique tres - exacts , que 1'on pourroit, a jufte titre, les appeler des remedes contre 1'étude, comme on dit que les femmes vieilles 8c laides font des remedes contre 1'amour. II faut tacher de fauver aux jeunes gens 1'ennui de ces Livres-la, 8c y en fubftituer d'autres qui infpirent la curiolité 8c 1'intérêt. Infpirer 1'intérêt eft le grand art de tout Auteur qui fait un Livre. Ce doit être le but 8c 1'objet de celui qui écrit fur les Sciences, de 1'Hiftorien, du Romancier, de 1'Auteur de Comédies. Mais ce n'eft pas tout que d'infpirer 1'intérêt, il faut le ioutenir jufqu'a la fin de 1'Ouvrage : Hoe Opus t hic labor eft. Des gens a qui j'ai communiqué mes extraits tk. mes remarques fur différentes matieres, m'ont reproché que je n'avois pas un ftyle a moi ; a quoi je répond : Qu'importe, fi j'ai le ftyle de la chofe dont je m'occupe ; c'eft principalement a ce ftyle qu'il faut s'attacher. II faut obferver ,  dans le goüt de Montagne. 397 en écrivant fur toutes fortes de fujets, ce qu'obfervent les Auteurs de Comédies, faire tenir a chaque perfonnage le langage - qui lui convienr ; mais que les expremons foient toujours claires 8c les penfées juftes, voila. Teftentiel. II ne faut pas ctoire que ce foit l'imagination qui mene les idéés loin ; au contraire, c'eft le jugement, paree que celui-ci s'éleve ou approfondit toujours fur une ligne droite, allant de conféquence en conféquence ; au Jieu que l'imagination va par bonds 8c par fauts, 8c s'égare, faute de s'attacher a aucun objet fixe. II y a deux manieres de cultiver fa mémoire ; 1'une en apprenant par cceur de grands morceaux de poéfies , des harangues entieres, des pages de chiffres ; avec ce genre de mémoire la., on fait des tours de force merveilleux, mais peu utiles. J'appelle 1'autre genre de mémoire , par jugement. Par elle, on retient le fens Sc 1'ordre des chofes ; li ce n'eft pas la la vraie mémoire, c'eft fürement la bonne; c'eft celle moyennant laquelle on s'inftruit le mieux. Elle s'applique auffi bien a ce que 1'on a vu qu'a ce que 1'on a lu , Sc elle fatigue bien moins que la première ,  398 Effals car on rctient tout fans s'en appercevóir y Sc , pour ainfi dire , fans le vouloir. Les grands génies n'ont pas befoin de lire pour concevoir de grandes 8c belles idees, Sc pour forrner des projets Sc des plans non feulement brillans , mais quelquefois très-bons Sc très-utiles. Cependant la lecture leur fert encore beaucoup , pour rectifier leurs idéés, Sc pour leur montrer, par 1'exemple de ceux qui en ont eu de pareilles, a quels inconvéniens on s'expofe en les fuivant avec trop d'ardeur Sc de précipitation. II y a longtemps que 1'on a dit que 1'Hiftoire étoit une expérience anticipée, Sc cette expérience eft du moins néceflaire a ceux que leurs idéés pourroient emporter, Sc qui concevroient de trop vaftes projets. Le ftyle épiftolaire eft celui qui eft le plus néceffaire aux femmes. Celles qui ont de la difpofition a bien écrire dans ce genre, n'ont pas befoin de fe donner de la peine pour y réuffir. II faut même qu'elles évitent de perdre ce tour aifé Sc naturel un peu mou, mais tantbt fpirituel, tantót voluptueux, qui eft vraiment le ftyle des femmes. Comme il ne faut pas qu'une Dame ait l'air ni le ton trop  dans le goüt de Montagne. 399 hardi, qu'elle ait le regard trop élevé ni le nez au vent, il ne faut pas non plus que fes idees Sc fes expreffions foient audacieufes, ni fon ftyle ce que 1'on appelle ambitieux ; il faut qu'elle ait l'air d'écrire toujours rapidement, Sc qu'elle ne furcharge point fes phrafes. Je ne concois pas qu'il y ait des femmes qui, après avoir fait quelques Ouvrages , ou du moins quelques Lettres, les aient donnés a corriger a quelques confidens ou confidentes qu'elles croyoient capables de mieux écrire qu'elles. Ou il faut abandonner a fes Secrétaires la befogne toute entiere a faire, ou revoir foi-même fa propre befogne , Sc après 1'avoir dégroflie du premier jet, y revenir, la rectifier, Sc y mettre la derniere main, fans quoi 1'on s'expofe a donner au Public un Ouvrage d'un ftyle bigarré, Sc que 1'on voit évidemment être de deux mains trés - différentes. Le ftyle de Voiture, qui a eu autrefois quelque réputation , eft a préfent, avec raifon, bien décrié; c'eft un plaifant qui a quelque efprit , mais fans noblelfe ni jufteffe. Balzac au contraire, dont le ftyle eft également hors de mode, avoit de la noblefte dans les idéés Sc dans les expref-  4oo EJTaiS fions. Les gens qui favent tirer parti de tour, pourroientencoreprofiter, dans Balzac , de quelques penfées 8c de quelques tournures de phrafes. Mais, encore une fois, la meilleure regie pour le ftyle, eft de le conformer a 1'objet que 1'on doit traiter. J'ai lu avec plaifir les Lettres d'un célebre Intendant du dernier regne, que 1'on nommoit Monfieur de Bagnojs. On les donnoit comme le vrai modele d'une correfpondance d'affaires, St fon avoit raifon. Elles étoient courtes fans fécherefte, claires 8t folides. Un ftupide fubakerne devoit entendre les ordres qu'il donnoit, 6c s'y conformer; 8t le meilleur fecond, homme d'efprit, ne pouvoit manquer de les admirer 8t de fe rendre aux raifons qui y étoient énoncées; car il ne donnoit jamais un ordre qu'il ne dit pourquoi. Je reviens a la mémoire, pour parler de ceux qui n'en ont point du tout. II y a des gens qui font obligés, pour aider le peu qu'ils en ont, de fe faire des agenda de tout ce qu'ils doivent exécuten Un certain Intendant de Tours, qui vivoit au commencement de ce fiecle, étoit fameux pour fes agenda ; on les lui déroboit quand on pouvoit les attraper, 6c  dam le goüt de Montagne. 401 & on les lifoit en arriere de lui pour en rire. On trouva un jour écrit fur 1'un d'eux : » J'ai pris la réfolution de me faire 13 dorénavant la barbe moi-même, paree 33 que mes gens font des bourreaux qui 33 m'écorchent «. Un peu plus bas, il y avoit : « Je ne veux plus jurer par la » mordieu , cette expreffion n'eft pas 33 convenable pour un Magiftrat & un 33 Intendant; il vaut mieux dire morbleu «. Ce n'eft pourtant point M. *** qui eft 1'Auteur du trait le plus fort en ce genre, mais un homme qui alloit fouvent de Paris a Lyon, &L qui écrivit: 33 Me fouvenir de 33 me marier, en paftant par Nevers «. Malgré tout le mal que je viens de dire des agenda, je m'en fers quelquefois , 5c" je trouve qu'ils font fort utiles. Ce n'eft pas cjue je manque de mémoire, mais je n'ai pas celle qui fait que 1'on fe fouvient, a point nommé, de tout ce que 1'on a a faire dans une journée. Ce genre de mémoire-la eft même fort rare ; 1''agenda y fupplée; mais je me garde bien d'y écrire mes réfolutions 6c mes regies de conduite. Je connois un homme forc favant, fort appliqué , qui fait de trésbonnes recherches, 6c les rédige a merveille, la plume alamain; mais le pauvre Cc  4oi JZJJais homme n'a ni efprit ni mémoire, &C je fais de lui un trait unique. Un homme de qualité voulut avoir fa o-énéalogie ; il s'adreffa a l'homme dont je parle , fachant qu'il eft favant, exact, & qu'il aime a travailler dans ce genre-la, M. B*** lui rendit avec plaifir ce fervice : il feuilleta les Hiftoriens, les Généalogiftes, fit des extraits Sc des copies d'anciens titres; enfin , après fix femaines de travail, il donna tous les éclairciffemens qu'on lui avöit demandés. Deux ans après, un homme de la même Maifon, d'une autre branche peu éloignée de la première, ignorant qui eft-ce qui avoit fait la généalogie de fon coufin, pria M. B*** de lui en faire auffi une. Le bonhomme fe mit auffi-tot a travailler , & trouva les mêmes preuves , mais fans fe rappeller autre chofe, finon qu'il avoit eu occafion de voir les mêmes titres, fans favoir ni quand ni pourquoi. A la fin, les deux coufins s'étant communiqué leur généalogie , ils les trouverent conformes, fe nommerent refpecfivement leur Auteur : c'étoit le même. J'ai lu , dans un éloge de 1'Abbé de Louvois, qu'il avoit été élevé fuivant les intentions de fon pere, qui étoit alors  dans le goüt de Montagne. 403 tout-puiffant, 6c n'avoit rien négligé pour en faire un habile homme. Les perfonnes les plus favantes avoient imaginé exprès des méthodes pour lui apprendre tout en peu de temps. 11 étoit nourri, dit fon Panégyrifte, d'élixir 6c de quinteffence de Sciences en tout genre; de même que les gens très-riches, délicats , 6c qui font la meilleure chere, fe nourriffent de confommés, de jus 6c d'effences de viandes, 6c de fucs des meilleurs fruits. La comparaifon eft bonne 6c belle ; mais comme il faut de bons eftomacs a ceux qui ufent de cette cuifine recherchée, pour digérer tous ces alimens reduits en fi petit volume, de même il faut une tête bien organifée pour retenir les principes de toutes les Sciences, réduits en abrégé. Mais auffi celui a qui cette première éducation a réuffi, n'a plus de peine a fe donner, pendant le refte de fa vie , pour devenir le plus favant homme du monde : tout 1'inftruit, tout augmente la mafte de fes connoiffances, 6c fe place fur les bafes établies dans fa tête; il ne peut pas avoir une converfation ni ouvrir un Livre, qu'il n'en tire quelque nouveau profit. C'eft peut être ainfi que les gens de la Cour paroiffent C c ij  4o4 EJJais favoir 8t favent ( vraiment ) tout, fans ( paroitre) avo/r jamais rien appris. Les Anglois n'ont point de ftyle , 8c encore moins de méthode ; mais ils ont des penfées fortes Sc hardies: accoutumés a fe mettre au deffus des préjugés en matiere de politique Sc de gouvernement, ils portent la même audace fur toutes fortes d'objets. Leurs plaifanteries ne font ni douces ni ménagées ; leur fatire eft violente, mais quelquefois fort plaifante. Nous connoiflbns déja le Docleur Swift, un de leurs Auteurs les plus ingénieux St les plus piquans. II a été affez bien traduit en francois; Sc en général, il eft plus aifé de rendre les plaifanteries Angloifes en d'autres Langues, que de traduire, par exemple, les plaifanteries Italiennes en francois , 8c les nbtres en toute autre Langue, paree que les facéties Angloifes portent fur les chofes, 8c que les perfonnes y font peintes reffemblantes 8c avec des traits de force ; au lieu que les Italiens jouent fur le mot, 8c que les Francois ne font que s'amufer autour de 1'objet dont ils veulent fe moquer ; ils badinent avec 8c s'en jouent comme le chat fait de la fouris: par conféquent, ces plaifanteries font  dans le goüt de Montagne. 405 bien plus difficiles a rendre 8c a ïaifir. Rien de plus agréable a lire, 8c de mieux fait, que les Feuilles du Speetateur , qui font d'Adiftbn. Si les Anglois en avoient beaucoup comme cela, nous ne pourrions trop nous empreifer a les connoitre : mais je prévois qu'on nous traduira bien des mauvaifes copies de ce premier 8c excellent Auteur Anglois ; que de la s'établira chez nous un nouveau goüt de littérature; que les Francois , qui ne favent jamais s'arrêter dans les effets de leur enthouliafme, s'angliciferont, 8c que nous perdrons de nos graces en acquérant quelque chofe de la hardieffe de leurs idees, 6c de leur liberté de penfer 8c d'écrire. Voltaire a déj& dit, que quand on penfoit fortement, on s'exprimoit fortement auffi : cela eft vrai; mais on peut aifément outrer la force des penfées , 8c devenir également dur 8c rebutant dans les idéés 8c dans le ftyle. * * Voltaire, que j'ai toujours fréquenté depuis le temps que nous avons été enfemble au Collége, que j'aime perfonnellement, Scquej'eftime, a beaucoup  40 G Ejjais d'égards, eft non feulement un grand & harmonieux Verfificateur, mais, ( ce que tout le monde ne fait pas commme moi), c'eft un grand Penfeur. Le féjour de 1'Angleterre lui a élevé 1'ame, & a renforcé fes idéés : il eft capable de les mettre au jour avec courage, ayant dans 1'efprit le même nerf qu'ont eu quelques Auteurs qui ont ofé publier ce qu'on n'avoit pas ofé écrire avant eux; d'ailleurs il a des graces dans le ftyle, pour exprimer 5c faire gouter certaines idéés qui révolteroient étant rendues par d'autres. La trompette héroïque qu'il a embouchée dans la Henriade, eft devenue mufette agréable dans quelquesunes de fes Piecesfugitives. II n'eft pas égal, mais il fait varier fes tons; peut-être que la partie du Poëte qui lui manque, eft l'imagination : mais il eft bien difficile aujourd'hui d'en avoir; il y a tant de gens qui en ont eu , que qui voudroit faire du tout-a-fait neuf, ne créeroit que des monftres ridicules ou épouvantables. II y a deux parties dans une Tragédie; celle de 1'intrigue, & celle des détails & de la verfification. Voltaire ne triomphe pas dans la première, mais il eft fupérieur dans la feconde ; & la preuve que c'eft la principale, c'eft la différence du fuccès  dans le goüt de Montagne. 407 de fes Pieces de théatre & de celles de cjuelqu.es autres Auteurs-, tels que la Grange Chancel, qui excelledans ie Roman de fes Tragédies, mais qui ies écrit pitoyablement. Voltaire, dansles détails, n'eft ni auffi grand que Corneille, ni auffi tendre, auffi aimable que Racine, peutêtre n'eft-il pas même auffi fort que Crébillon ; mais les traits d'efprit, les vers charmans font li fréquens dans fes Pieces, que le Spedateur ou le Ledeur n'a pas le temps d'examiner li 1'on pourroit faire mieux. La profe de Voltaire vaut bien fes vers , & il parle auffi bien qu'il écrit : rien de li clair que fes phralès, elles font coupées fans être feches; nulle période, nulle figure de Rhétorique qui ne foit naturelle ; tous fes adjedifs conviennent a leurs fubftantifs; enfin fa profe eft un modele que fes Contemporains cherchent déja a imiter fans vouloir encore en convenir. Son Hiftoire de Charles XII peut bien avoir des défauts , confidérée comme Hiftoire; fes Lettres Philofophiques contiennent des critiques & des penfées hardies, qui certainement ne font pas toujours juftes; mais fon ftyle eft toujours admirable. Voltaire n'a que quarante ans; s'ilparvientala vieil-  40 8 Ejfeis leffe, il écrira encore beaucoup, & fera des Ouvrages fur lefquels il y aura füremenr bien a dire pour öc contre. Plaife au Ciel que la magie de fon ftyle n'accrédite pas de fauffes opinions & des idéés dangereufes; qu'il ne déshonore pas ce ftyle charmant en profe & en vers, en le faifant fervir a des Ouvrages dont les fujets foient indignes & du Peintre & du coloris; que ce grand Ecrivain ne produife pas une foule de mauvais Copiftes; &c qu'il ne devienne pas le Chef d'une Secte a qui il arrivera , comme a bien d'autres , que les fectateurs fe tromperont fur les intentions de leur Patriarche! J'ai fouvent entendu reprocher aux Acteurs de notre Théatre Francois, qu'ils chantoient; a mon avis , ce reproche eft mal - fondé. Eh ! qu'eft - ce que la déclamation , fur-tout celle des vers , finon un chant? II n'y a pas de mal a chanter des vers ou une profe foutenue, cadencée, & qui doit être harmonieufe ; mais il faut chanter jufte , &c conformément au vrai fens des paroles : je ne parle pas des petites Comédies en profe ; elles  dans le goüt de Montagne. 409 elles doivent être débitées du ton de la converfation. Mais comme on ne parle pas dans le monde en vers, 8c fur-tout en vers rimés, füt-on Roi, Princeiïe ou Général d'armée; il faut déclamer les vers tragiques d'un ton foutenu 8c cadencé. Les Orateurs Romains prononcoient leurs Difcours dans la tribune aux Harangues, ; avec un accompagnement de rlüte qui régloit 8c moduloit leur ton. De même I les fcenes en mufique ne doivent être qu'une belle déclamation notée, 8c mieux foutenue par 1'accompagnement toujours afforti 8c relatif au fens des paroles 8c a\ ! la lituation oü 1'on fuppofe que fe trouvent les Acteurs en fcene. Jufqu'aux fymphonies qu'exécute 1'orcheftre, doivent avoir un fujet, ce qu'on appelle (je crois) un motif, lignirier 8c indiquer quelque 1 chofe. Autre attention néceifaire; il faut : que la mufique d'une fcene, écrite en francois, foitfaite pour des paroles écrites I en cette Langue; fans quoi elle s'écarte du 1 fens 8c de 1'objet; Lully, quoiqu'Etranger, ; a eu grande attention a lè concerter pour ; cela avec 1'Auteur des paroles de fes ,! Opéra, (Quinault); 8c c'eit peut-être a :i caufe de cela qu'il y a des fcenes de leurs 1 Drames, qui, étant bien rendues 8c bien Dd  4>io EJfais, &c. chantées, nous intéreftènt fi fort. Deftouches 8t Campra ont eu la même attention ; il paroit que Rameau, nouveau Compofiteur, fi elfimable, fi favant & fi agréable d'ailleurs, la négligé, & il a tort; il gate & dénature ce Spectacle. Notre Mufique fe fent encore du Siècle de Louis XIV; elle eft noble, exprefiive, pariante; ne la dénaturons pas, ou bien toute réflexion faicp, faites-en, Melfieurs, tout cè qu'il vous plaira. Après tout, c'eft bien la peine de difputer, de diflerter fur une matiere oii tout doit fe décider d'après 1'effetSc la fenfation; c'eft bien le cas de dire qu'il ne faut pas difputer des goüts. Je viens de déclarer quel eft le mien fur la Mufique, 8c fur-tout fur les fcenes lyriques ; mais que chacun en juge a fa guife , 8c éprouve les fenfations qu'il trouvera les plus agréables. C'eft tout au plus aux gens de 1'art a difcuter les principes d'oii réfultent les fenfations; il fuffit au commun des hommes de les éprouver* FIN,  ERRATA. Page 96, ligne 17, il fentit, life^ il reconnut. p. 100, 1. 3, mais avoic, life% il avoit, &c. P. ijl, 1. , fort facile, life% fort difficile. P. 179, I. i, a ceux-la, life^ a celles-la. f. % 18, Pelletier des Forts, life^ le Pelletier dans tout tarticle. P. if5, Préfident Hainaut, life% par-tout Hénault. P. 181, M. de Saint-Mars, ///q; Cinqmars. P. 313, M.itlkürYftifeidansl'artick, 1'Abbé Fleury.