LETTRES NEUCHATELOISES. AMSTERDAM. i 7 8 4-   LETTRES NEUCHATELOISES. PREMIÈRE LET T RE. Julianne C. ei Ja Tante a Boudevilliers. Ma chere Tante, J'ai bien regu votre chère lettre, par laquelle vous me marquez que vous Sc le cher oncle êtes toujours bien , de quoi Dieu foit loué ! Sc pour ce qui eft ds lacoufine Jeanne-Marie, ellefera, qu'on dit, bientöt époufe avec le coulin Abram; Sc j'en luis , je vous allure, fort aife, 1'ayant toujours aimée j Sc A z  ( 4 ) 11 ga ne fe fait qu'au printems , nous p.ourrions bien * nous deux la coufine Jeanne-Aimée aller danfer a fes noces j ce que je ferois de bien bon coeur. Et a préfent , ma chère tante , il faut que je vous raconte ce qui m'arriva avant-hier. Nous avions bien travaillé tout le jour autour de la robe de Mlle. de la Prife , de fagon que nous avons été prêtes de bonne heure , SC mes maitreffes m'ont envoyé la reporter ; Sc moi , comme je defcendois en bas le Neubourg, il y avoit beaucoup d'écombres **, & il palToit auffi un Monfieur qui avoit 1'air bien genti, qui avoit un joli habit. J'avois avec la robe encore un paquet fous mon bras, Sc en me retournant j'ai tout ga laiffé tomber, Sc je fuis auffi tombée ; il avoit plu Sc le chemin étoit gliffant: je ne me fuis rien faite de mal ; mais * Ma coufine & moi. ** Encombres,  ( 5 J la robe a été un pecit peu falie : je n'ofois pas retourner a la maifon, Sc je pieurois; car je n'ofois pas non plus aller vers la demoifelle avec fa robe falie , Sc j'avois bien fouci de mes maitreffes qui font déja fouvent affez gringes ; Sc il y avoit la des petits bouëbes * qui ne faifoient que fe moquer de moi. Mais j'eus encore de la chance : car le Monfieur , quand il m'eut aidé a ramafier toutes les bxiques , Voulut venir avec moi pour dire a mes maitrelfes que cc n'étoit pas ma faute. J'étois bien un peu honteufe ; mais j'avois pourtant moins fouci que fi j'étois allee toute feule. Et le Monfieur a bien dit a mes maitreffes que ce n'étoit pas ma faute \ en s'en allant il m'a donné un petit écu , pour me confoler, qu'U a dit ; Sc mes maitrelfes ont été tout étonnées qu'un fi beau Monfieur * Petits gar?ons. A 3  ( i ) eüt pris la peine de venir avec moi, 8c elles n'ont rien dit d'autre tout le foir. Et hier elles ont été bien plus fiirprifes; car le Monfieur eft revenu le foir pour demander fi on a bien pu nettoyer la robe : je lui ai dit qu'oui, Sc qu'auflï je n'avois pas tant craint la demoifelle, qui eft une fort bonne demoifelle, SC une des plus -genties de Neuchatel : voila , ma chère tante , ce que je voulois vous raconter. C'eft encore un bonheur avec un malheur \ car le Monfieur eft bien genti: mais je ne fais pas fon nom , ni s'il demeure a Neuchatel, ne fayant jamais vu ; Sc il fe peut bien que je ne le revoie jamais. Adieu ma chère tante. Saluez bien mon oncle & la coufine Jeanne-Marie Sc le coufin Abram. La coufine JeanneAimée fe porte bien •■, elle va toujours a fes journées j elle vous falue bien. Julianne C * * *.  ( 7 ) i^-^^^r^^^^ ^ seconde lettre. Henri Meyer a Godefroy Dorville , a Hambourg. Neuchatel ce Oftobre 178 . ; Je fuis arrivé ici, il y a trois jours, mon cher ami, a travers un pays tout couvert de vignobles , Sc par un afiez vilain chemin fort étroit Sc fort embarraffé par des vendangeurs Sc tout 1'attirail des vendanges. On dit que cela eft fort gai3 Sc je 1'aurois trouvé ainfi moi-même peut-être , fi le tems n'avoit été couvert, humide Sc froid ; de forte que je n'ai vu que des vendangeufes affez fales Sc a demi-gelées. Je n'aime pas trop a voir des femmes travailler a la campagne, fi ce n'eft tout au plus aux foins. Je trouve que c'eft A4  ( 8 ) dommagc des jolies Sc des jeunes; jfat pitié de celles qui ne font ni 1'un ni I'autre , de forte que le fentiment que j'éprouve n'eft jamais agréable •■, Sc I'autre jour dans mon carroffe je me trouvois 1'air d'un fot Sc d'un infolent, en paffant au milieu dc ces pauvres vendangeufes. Les raifins verfés 8c preffés dans des tonneaux ouverts, qu'on appelle gerks, Sc cahottés fur de petites voitures a quatre roues qu'on appelle chars, n'offrent pas non plus un afpeft bien ragoütant. II faut avouer aufll que je n'étois pas de bien bonne humeur \ je quittois des études qui m'amufoient, des camarades que j'aimois, pour venir au milieu de gens inconnus me vouer a. une occupation toute nouvelle pour moi, pour laquelle j'aurai peut-être un talent fort médiocre. Si je t'avois laiffé derrière moi, c'eut été bien pis \ mais depuis que tu nous  ( 9 ) as quittés, je ne me fentois plus d'attache bien forte. Je n'avois donc pas un vif regret, ni aucune grande crainte pour 1'avenir ; car 1'ami de mon père ne pouvoit pas me mal recevoir: mais feulement un peu de mauvaife humeur 8c de trifteffe. Je m'arrête a te peindre la difpofition oü j'étois, paree qu'elle eft encore la même. Monfieur M. m'a bien recu : je fuis affez bien logé : les apprentis 6c les commis mes camarades ne me plaifent ni ne me déplaifent: nous mangeons tous enfemble, excepté quand on m'invite chez mon patron , ce qui eft arrivé deux fois en quatre jours : tu vois que cela eft fort honnête; mais je m'yamufe aufli peu que je m'y ennuie. La ville me paroit'ra, je crois, afiez belle, quand elle fera moins embarrafiee, 8c les mes moins faies. II y a quelques belles maifons , fur-tout dans A 5  { ïo ) le fauxbourg 3 St quand les brouillards permettent au foleil de luire, le lac 8t les alpes déja toutes blanches de neige, offrent une belle vue j ce n'eft pourtant pas comme a Genève , a Laufanne , ou a Vevay. J'ai pris un maitre de violon , qui vient tous les jours de deux a trois: car on me permet de ne retournerau comptoir qu'a trois heures j c'eft bien alTez d'être aflls de huit heures a midi , & de trois a lept \ les jours de grand courier nous y reftons même plus long-tems. Les autres jours je prendrai quelques legons , foit de mufique , foit de deflln -7 car je fais affez danfer : & après foupé' je me propofe de lire •, car je voudrois bien ne pas perdre le fruit de l'éducation qu'on m'a donnée : je voudrois même entretenir un peu mon latin. On abeau dire que cela eft fort inutile pout un Négociant: il me femble que hors de  ( " ) fori comptoir un Négociant eft comme un autre homme , & qu'on met une grande différence entre ton père Sc Monfieur * * On eft fort content de mon écriture Sc de ma facilité a chiffrer. II me femble qu'on eft fort difpofé a tenir parole k mon oncle, pour le foin de me faire avancer, amant que poffible, dans la connoiffance du métier que j'apprends. II y a une grande difterence entre moi Sc les autres apprentis quant aux chofes auxquelles on nous emploic : fans être bien vain , j'ofe dire auffi qu'il y en a afiez quant a la manière dont on nous 3 élevés eux Sc moi. II n'y en a qu'un dont il me paroiffe que c'eft dommage de Ie voir occupé de chofes pour lefquelles il ne faut aucune intelügence Sc qui n'apprennent rien j il feroit fort naturel qu'il devint jaloux de moi: mais je tacherai de faire enforte , par toutes A 6  ( M ) fbrtes de prévenances , qu'il foit bien aife de m'avoir ici: cela me fera bien aifé. Les autres ne font que des poliifons. Une chofe dont je fais fort bon gré k mon oncle, c'eft la manière dont je fuis arrangé pour la dépenfe 8t pour mon argent. On paie pour moi trente louis de penfion, & demi-louis par mois de blanchiffage j on m'a donné dix louis pour mes menus plaifirs , dont on veut que je ne rende aucun compte , avec promeffe de m'en donner autant tous les quatre mois. Et quant k mes legons SC mes habits, mon oncle a promis de payer cette première année tous les comptes que je lui enverrai, fans trouver a redire k quoi que ce foit. II m'a écrit que d'après eet arrangement je pourrois me croire bien riche , 8c qu'il n'en étoit rien cependant; mais qu'il n'avoit pas voulu que je fufie gêné , ni que je couruffe rifque de faire des dettes ou  ( >3 ) d'einprunter, ou de faire un myftère de mes dépenfes , 8c qu'ainfi je n'avois qu'a aller mon chemin Sc ne me refufer rien de ce qui me feroit plaifir, après que j'y aurois un peu penfé. Si ma mère Sc mes autres tuteurs trouvent k redire a mes dépenfes, mon oncle les paiera, dit-il, de 1'argent deftiné a fes menus plaifirs a lui, Sc ne trouvera pas ce plaifirla des plus menus qu'il puiffe fe donner. Me voila grand Seigneur, mon ami 5 dix .louis dans ma poche , ma penlion largement payée, Sc une grande liberté pour les dépenfes dont je voudrai bien qu'on foit inltruit. Adieu cher Godefroy. Je t'écrirai dans unc quinzaine de jours. Aime ton ami comme il t'aime. H. Meyer* te?  ( H ) ^<============%^============^ TRO IS IE ME LETTRE. Henri Meyer a Godefioy Dorville. A Neuchatel ce Nov. 178 . , JE commence k trouver Neuchatel un peu plus joli. II a gelé : les rues font ■sèches : les Meffieurs , je veux dire les gens qu'on faiue refpe&ueufement dans les rues , & que j'entends nommer en paffant M. le Confeiiler, M. le Maire , M. le * * *, n'ont plus Pair aulfi foucieux Sc font un peu mieux habillés que pendant les vendanges. Je ne fais pourqtioi cela me fait plaifir ■■, car dans le fond rien n'eft fi égal. J'ai vu de jolies fervantes ou ouvrières dans les rues, Sc de petites demoifelles fort bien mifes Sc fort leftes ■■, il me femble que prefque tout le monde 3 Neuchatel a de ia grace  ( 15 ) 8c de la Iégéreté : je n'y vois pas d'auffi belles perfonnes qifa mais on y eft joli •■, les petites filles font un peu maigres & un peu brunes pour la plupart. On m'a dit que je verrois bien autre chofe au concert. II doit commencer le premier lundi de Décembre : je foufcrirai certainement : j'y verrai peut-être jouer la comédie par des Dames \ ce qui me paroïtra d'abord bien extraordinaire. II y a auffi des bals tous les quinze jours \ mais ils font compofés de quelques fociétés raffemblées, ÖCon ne regoit pas les commis & les apprentis des comptoirs dans les fociétés : en quoi on a bien raifon , a ce qu'il me femble •■, car ce feroit une cohue de poüffons. S'il y a quelques exceptions, cela n'empêche pas que la règle ne foit bonne} & fi 1'on ne fait aucune diftin£tion , perfonne n'a droit de fe plaindre ; c'eft ce que je dis a que!ques-uns de mes  ( 16 ) camarades, qui trouvent très-mauvais qu'on les exclue , quoiqu'en vérité ils ne foient point propres du tout a être regus en bonne compagnie. Pour moi, celam'eft affez égal; mais j'efpère qu'on me lailTera jouer au concert; Sc il eft déja arrangé entre mon camarade Monin qui joue de la bafle , M. Neufs Sc moi, que nous ferons un petit concert les dimanches : mon maitre de violon en fera il nous dirigera, Sc jouera de 1'Alte •■, ck il ne demande , dit-il, pour fon paiement qu'une bouteille de vin rouge : il aime un peu a boire, Sc fait bien-lui-même qu'il vaut mieux boire une bouteille cliez fon écolier que rifquer d'en boire plulieurs au cabaret, de s'y enivrer Sc de retourner en eet état chez fa femme. Ces Muficiens dégoüteroient prefque de la mufique; mais il faut tacher de ne prendre d'eux que leur art, Sc n'avoir aucune fociété  ( 17 ) avec eux. Je lis fort- bien la mufique y & je tire aflez de fon de mon violon ; mais je ne ferai jamais fort pour les grandes difficultés ni les grandes délicateffes. Une chofe m'a frappé ici. II y a deux ou trois noms que j'entends prononcer fans cefle. Mon cordonnier, mon perruquier, un petit gargon qui fait mes commiffions, un gros marchand , portent tous le même nom j c'eft auffi celui de deux tailleufes, avec qui le hafard m'a fait faire connouTance , d'un officier fort élégant qui demeure vis-avis de mon patron , & d'un miniftre que j'ai entendu prêcher ce matin: hier je rencontrai une belle Dame bien parée; je demandai fon nom , c'étort encore le même. II y a un autre nom qui eft commun a un macon , 3 un tonnelier , a un Confeiller d'Etat. J'ai demandé a mon patron fi tous ces gens-  ( i8 ) la étoient parens •■, il m'a répondu que oui en quelque forte : cela m'a fait plaifir. II eft fürement agréable de travailler pour fes parens, quand on eft pauvre, &: de donner a travailler a fes parens, quand on eft riche. II ne doit point y avoir entre ces gens-la la même hauteur, ni la même trifte humilité que j'ai vue ailleurs. II y a bien quelques families qui ne font pas fi nombreufes; mais quand on me nommoit les gens de ces familles-la, on me difoit prefque toujours : « c'eft » Madame une telle, fille de Monfieur » un tel » (d'une de ces nombreufes families: ) ou « c'eft Monfieur un tel, » beau-frère d'un tel » ( auffi d'une des nombreufes families :) de forte qu'il me femble que tous les Neuchatelois font parens ; 8c il n'eft pas bien étonnant qu'ils ne fafient pas de grandes facons les uns avec les autres, & s'habillent comme je les ai vus dans le tems des vendanges,  i*9 )) lorfque leurs gros fouliers, leurs bas de laine 8c leurs mouchoirs de foie autour du cou m'ont fi fort frappé. J'ai pourtant entendu parler de nobleffe : mais mon patron m'a dit un jour, a propos de la fierté de notre noblefle allemande , qu'il n'en étoit pas plus fier depuis deux ans qu'il avoit fes lettres , &C que , quoiqu'il mit de devant fon nom, il n'y attachoit rien, (c'eft fon expreffion que je n'ai pas bien entendue) Sc qu'il n'avoit pris le parti de changer fa fignature que pour faire plaifir a fa femme Sc k fes fceurs. Adieu , mon cher Godefroy , voila mon camarade favori qui vient me demander du thé : je cours chercher mon maitre Sc M. Neufs : nous ferons de la mufique. Je comptois que nous ne commencerions que dimanche prochain, 8c je fuis fort aife de commencer dès ce foir. Adieu, je t'embraiïe : écris-moi, je t'en prie. H. Meyer.  ( lo ) Luntli au foir a 8 heures. P. S. Si ces Meffieurs n 'étoient pas venus hier, je t'aurois parlé de la foire & des Armoureins : je voudrois que cette cérémonie fignifiat quelque chofe ■■, car elle a une folemnité qui m'a plu. Mais on n'a pas fu me dire jufqu'ici fon origine , ni ce qu'elle doit fignifier. J'ai bien travaillé ce foir : je tache de reconnoitre , en montrant toute la bonne volonté polfible, les bontés que 1'on a pour moi.  ( « ) QUATRIEME LETTRE. Henry Meyer a Godefroy Dorville. a Neuchatel ce Déc. 178 ,; Je te remercie, mon cher ami, de ta longue lettre j elle m'a fait le plus grand plaifir ... oui, je crois que c'eft le plus grand ; 8c fürement c'eft celui dont j'ai été le plus content.après coup, que j'aie eu depuis que je fuis ici. Tu dois trouver ces phrafes un peu embrouillées : il eft naturel qu'elles le foient, car mes penfées le font. II y a des chofes que je trouverois ridicule, Sc prefque mal, de te dire \ mais, d'un autre cöté, je ne voudrois pas qu'il y eüt la moindre fauffeté , ni même la moindre exagération dans ce que je te dis. Si une fois 1'on commence a man-,  ( 11 ) quer de fincérité , & cela fans une grande nécelfité, on ne fait plus, a ce qu'il me femble , oti 1'on s'arrêtera ; car il faut qu'il en ait peu coüté pour mentir, 8c chaque jour 1'habitude rendra cela plus facile. Et alors que deviendra 1'honneur, la confiance que l'on veut infpirer \ en un mot, tout ce que nous eftimons ? Voila prefque un fermon. Quand on n'eft pas trop content de foi a certains égards , on veut du moins 1'être a d'autres. Pour en revenir a ta lettre , je trouve que tu mènes une vie fort agréable. Excepté les caprices de ta belle-fceurj je n'y vois rien que je vouluüe changer. II faudra bien te garder de faire la cour a cette petite fille, toute riche qu'elle eft. Puifqu'elle relTemble a fa fceur pour la figure 8c le fon de voix, elle lui reffemblera , je penfe, en toutes chofes, quand elle ofera fe montrer  ( *3 ) ; comme elle eft •■, & tu ne ferois peut| être pas aufli endurant que ton frère. J'ai été lundi dernier au concert, 8C j grace a M. Neufs on m'a permis de i jouer : j'étois fi attentif a jouer ma s partie , que je n'ai rien vu de tout ce qui étoit dans la falie jufqu'a ce que j'aie entendu nommer Mlle. Marianne de la I Prife, dont, parle plus grandhafarddu \ monde, j'avois entendu faire 1'élogepeu j1 de jours après mon arrivée a Neuchatel. | Ce nom m'a fait je ne fais quelle efpèce i de plaifir; Sc je regardois de tous cötés ij pour voir a quel propos on 1'avoit pro< noncé , quand j'ai vu monter a 1'or: cheftre une jeune perfonne affez grande, I fort mince , trés - bien mife , quoique | fort fimplement. J'ai reconnu fa robe I pour être la même que j'avois relevée i un jour de deffus un pavé boueux Ie I plus délicatement qu'il m'avoit été pofi fible. C'eft une longue hiftoire que je  ( ^4 ) te raconterai peut-être quelque jour , 11 elle a des fuites \ ce qui, j'efpère , n'arrivera pas : fur - tout a préfent je 1'elpère. Mais pour revenir a Mlle. de la Prife qui monte a 1'orcheltre , quoiqu'il fut très-fimple qu'elle portat fon nom 8c qu'elle eüt mis la robe que je favois lui appartenir, je trouvois quelque chofe de fi fingulier a ce qu'elle vïnt chanter tout a cöté de moi , 8c que je dulfe 1'accompagner , que je la regardois marcher 8t s'arrêter, prendre fa mufique j je la regardois, dis-je, avec un air fi extraordinaire , a ce que 1'on m'a dit depuis, que je ne doute pas que ce ne fut cela qui la fit rougir; car je la vis rougir jufqu'aux yeux : elle laiffa tomber fa mufique , fans que j'eulfe 1'efprit de la relever; 8c quand il fut queftion de prendre mon violon, il fallut que mon voifin me tirat par la manche :  ( *5 ) manche : jamais je n'ai été fi fot , ni fi faché de 1'avoir été : je rougis toutes les fois que j'y penfe , & je t'aurois écrit le foir même mon chagrin , s'il n'eüt mieux valu employer une heure qui me refta entre Ie concert 8c le départ du courier, a aider nos Meflïeurs a expédier nos lettres. Mlle. de la Prife chante très-joliment: mais elle a peu de voix, & je fuis für qu'on ne 1'auroit point entendue a I'autre bout de la falie, quand même on y auroit fait moins de bruit. J'étois choqué qu'on ne 1'écoutat pas \ mais prefque bien aife de penfer qu'on 1'entendit fi peu. J'aurois bien voulu ofer lui donner la main pour la reconduire a fa place ; Sc fürement je 1'aurois fait, fans la confufion oü j'étois de ma diftraétion & de ma mal-adreffe. Je craignois de faire encore quelque fottife. Peut-être aurois-je fait un faux pas en defcendant B  ( ió ) le petit efcalier Sc 1'aurois-je fait tomber : je frémis quand j'y penfe. Certainement je fis trés - bien de refter a ma place. Les fymphonies que nous jouames, me remirent un peu j mais je n'écoutai plus aucune chanteufe. II me femble pourtant qu'il y en avoit une qui avoit la voix bien plus forte 2t bien plus belle que Mlle. de la Prifc j mais je ne fais pas qui elle eft, St ne 1'ai pas regardée. Adieu, mon ami, voila mon maitre de violon, & ce foir c'eft un grand courier ; de forte que je n'ajouterai plus rien a cette lettre. Puifqu'on me permet d'aller au concert le lundi, il faut bien travailler le jeudi: mais je m'arrangerai quelque récréation pour le vendredi , qui eft Ie feul jour de la femaine oü il n'arrive ni ne parte aucun courier. Je fuis déja tout accoutumé a Neuchatel & a la vie que j'y mène. H. Meyer.  ( >7 ) CINQUIEME LETTRE. Tulianne C . . a fa tante a Boudevilliersf 178.. Ma chere Tante, Vous allez être un peu furprife; mais je vous allure que ce n'eft pas ma faute: Sc je fuis füre que fans la Marie Beifon, qui a méchante langue , quoiqu'elle put bien fe taire , car fa feeur Sc elle ont toujours eu une petite conduite, tout cela ne feroit pas arrivé. Vous favez bien ce que je vous ai écrit de la robe de Mlle. Marianne de la Prife , qui tomba dans la bouë , 8c comment un Monfieur m'aida a la ramafier & voulut venir avec moi vers mes maitrelfes: & je vous ai dit aulfi qu'il m'avoit donné un petit écu , dont la Marie Befibn a B 2  ( i8 ) bien eu tant a dire ! 8c je vous ai auffi dit que le lendemain il vint demander fi on avoit bien pu nettoyer la robe , 8c on avoit fort bien pu la nettoyer ? 8>C mêmement mes maitrefles avoient fait un pH oti ga avoit été fali , que Mlle. de la Prife avoit trouvé qui alloit fort bien : car je lui avois raconté toute 1'hilroire , 8c elle n'avoit fait qu'en rire, 8c m'avoit demandé le nom du Monfieur ; mais je ne le favois pas. Et quand j'eus tout cela raconté au Monfieur , 8c comment Mlle. de la Prife étoit une bien bonne demoifelle, il me demanda d'oü j'étois, 8c combien je gagnois, 8c fi j'aimois ma profeffion. Et quand enfuite il voulut s'en aller, je fortis pour lui ouvrir la porte , &C en paflant il mit un gros écu dans ma main : je crois bien qu'il me ferra la main, ou qu'il m'embraffa. Et quand je rentrai dans la chambre, Tune de  ( *9 ) mes maitreffes 8c la Marie BelTon fe" mirent k me regarder , 8c je dis a la Marie : quave^-vous donc tant a me regarder ? 8c ma maitreffe me dit : & toi, pourquoi deviens-tu fi rouge ? & quel mal te fait-on en te regardantï Sc moi je dis : hé bien , a la garde l 8c je me mis k travailler , a moitié aife 8c a moitié fachée. Et le lendemain , comme nous étions en journée, je courus a fiére aube * chez la Jeanne-Aimée pour tout 9a lui dire , 8c nous jaublames**enfemble que j'achéterois de mes trois petits écus un mouchoir de gaze , 8c un pierrot * * * de gaze avec un grand fond , &C un ruban rouge pour mettre avec. Et le dimanche en allant k 1 eglife, je rencontrai le Monfieur, qui ne me * L'entre chien & loup. Moment de récréation pour les ouvrières. * * Nous arrangeames. * * *'Bonnet. B 3  ( 30 ) reconnut prefque pas, a caufe de ma coëffe 8c de mon mouchoir; c'eft qu'il ne m'avoit vue que des jours fur femaine. Et plufieurs jeunes Meflïeurs du comptoir de Monfieur .. . dirent que j'étois bien jolie , 8c ne dirent rien de la Marie BeiTon, qui étoit déja bien gringe , 8c que cela engringea encore plus; 8c tout le jour elle ne voulut plus me tutoyer, Sc ne m'appela plus que Mademoifelle. Mais c'a été bien pire le jeudi; car on m'avoit laiflëe toute feule a la maifon pour finir de 1'ouvrage : 8c a midi j'allai donner un tour fur la foire , 8c je m'arrêtai devant une boutique. oü ie Monfieur étoit entré un moment avant j 8c la Jeanne-Aimée 8c moi, nous mïmes a regarder des croix d'or que nous trouvions bien belles; &C le Monfieur qui vit 9a , nous en donna a chacune une : c'étoit a caufe de moi qu'il en donnoit une a la Jeanne-Aimée ; car il ne la  ( 3i ) connoiflbit pas; 8c la miemie étoit auffi un peu plus belle. Et je retournai vïte è la maifon, paree que je vis da loin une des demoifelles chez qui mes maitreffes étoient en journée, 8c je laiffai ma croix a la Jeanne-Aimée pour y mettre un ruban , 8c elle me la rapporta le foir. Et comme je 1'effayois a mon cou , ne voila-t-il pas que mes maitreffes reviennent plutöt que je ne croyois. Elles me tinrent un train terrible : elles dirent que j'étois une coureufe, 8C que je quittois mon ouvrage pour courir chez les Meffieurs, puifque j'attrapois de fi beaux préfens. Et la Marie Beffon, a la place d'y mettre le bien, y mit le mal tant qu'elle put: 8c une de mes maitreffes me dit tant, qu'il ne lui convenoit pas d'avoir une coureufe chez elle , qu'a la fin je lui dis que je m'en irois donc toutdc-fuitc •, 8c je fis mon paquet, 8c je m'en allai coucher avec la Jeanne-Aimée. B 4  ( 3* ) Et le lendemain j'ai loué une petite cham> bre chez un cordonnier, qui eft le coufin de la tante de la Jeanne-Aimée , Sc je fais mon ménage. Je fais affez travailler, Dieumerci, pour gagner ma vie ; Sc j'ai déja a faire deux jupes Sc trois mantelets pour les fervantes d'une des pratiques de mes maitreffes, qui difent que ce n'eft pas tant grand chofe que de recevoir des préfens d'un Monfieur ; 8c je connois auffi les filles de boutique d'une marchande de modes qui auront surement des déshabillés Sc des peguêches a faire ; car elles font bien jolies, Sc je fuis süre que les Meffieurs leur font de bien beaux préfens; Si fi je manquois d'argent pour acheter du bois 8c m'acheter un peu de chandelles , de beurre cuit, Scd'autres chofes ainfi, je rencontrerai bien encore une fois le Monfieur qui ne me laiffera pas manquer, comme c'eft a caufe de lui qu'il m'a fallu fortir  ( 33 ) de chez mes maitreffes. II pourroit bien auffi me venir voir ici; car il n'eft pas fier. Adieu ma chère tante : je vous falue bien ; faluez tout le monde chez vous de ma part. ƒ. C. . . ft SIXIEME LETTRE. Julienne C. . . a Henri Meyer. M O N S IE U R , Tespere que Monfieur excufera Ia liberté que je prends de lui écrire ces mots, puifque je n'ai pas pu Ie rencon:rer dans les rues pour lui parler, quand e fuis fortie pour cela, comme j'en ivois 1'intention 5 & puis je penfe aufil [ue Monfieur ne feroit peut-être pas »icn aife fi je prenois Ia hardieffe de ui parler le jour devant tout le monde ; B 5  ( 34 ) & le foir il ne conviendroit pas a une brave fille de courir toute feule par les rues. Mais j'aurois dit a Monfieur , comme quoi je fuis fortie de chez mes maitreffes, qui m'ont appelée une coureufe , 8c cela rien que pour la croix que Monfieur m'avoit donnée : ce n'eft pas que je demande rien a Monfieur 7 car je ne fuis pas dans la misère ; mais le bois eft bien cher , Sc 1'hiver fera encore bien long, Sc les fenêtres de ma chambre font fi mauvaifes que je nepuis prefque pas travailler du froid que j'ai aux mains. Le cordonnier chez qui je fuis, demeure tout au bas de la rue des Chavannes. J'ai Fhonneur d'être , Monfieur, votre trcs-humble Sc très-afte&ionnée fervante , Julianne C * * *.  ( 35 ) SEPTIEME LETTRE. Henri Meyer a Julianne C... JVL ADEM O IS ELLE, Apres ce qui s'eft paffé hier, dont vous êtes sürement encore plus fachée que moi, il eft bien clair qu'il ne vous convient pas de recevoir mes vifites : je vous confeille de tacher de vous remettre bien avec vos maïtrefiès \ vous pouvez les aflurer qu'elles n'entendront plus parler de moi. J'oubliai hier de vous donner le louis que je vous apportois pour acheter du bois , &c vous mieux arranger dans votre chambre , fuppofé que vous y reftiez ; mais je crois que vous n'y devez pas refter. J'ajoute un louis a celui que je vous deftinois , en vous priant inftamment pour 1'amour de B 6  ( 36 ) vous-même , de commencer par payer le mois entier de votre logement, Sc de retourner enfuite chez vos maitreffes, ou bien chez vos parens dans votre village. Je fuis, Mademoifelle , votre trèshumble ferviteur , H. Meyer, =f^ae=sK====K« HUITIEME LETTRE. Henri Meyer a Tuüanne C. . * Mademoiselle, Je crains qu'on ne vous ait vu fortif de chez moi , 5c j'en fuis très-faché pour 1'amour de vous, Sc auffi pour 1'amour de moi-même. II n'eft pas bien étonnant que je me fois laiffé toucher par vos larmes: cependant je me reproche beaucoup ma foibleffe ; &C en bien repenfant a votre conduite, je n'y vois  ( 37 ) pas des preuves d'une préférence fi grande qu'elle m'cxcufe a mes propres yeux. Je vous prie de ne plus venir ici : j'ai dit au domeftique qui vous a vu fortir, que fi vous reveniez, il ne falloit pas vous recevoir. Je fuis très-réfolu a n'aller plus chez vous, de forte que vous pouvez regarder notre connoiffance comme tout-a-fait finie. H. Meyer. — "J^5fóg==r—' 1» NEUVIEME LETTRE. Henri Meyer a Godefroy Dorville. A Neuchatel ce premier Janvier 178 . Je me fuis bien ennuyé aujourd'hui ? mon cher ami. Mon patron a eu Ia bonté de me faire inviter a un grand diné , oü 1'on a plus mangé que je n'ai ttt manger de ma yie , oü 1'on a gpüté  ( 3* ) 8c bu de vingt fortes de vins. Bien des gens fe font a demi-grifés, 8c n'en étoient pas plus gais : trois ou quatre jeunes Demoifelles chuchotoient entr'elles d'un air malin , trouvoient fort étrange que je leur parlaffe , 8t ne me répondoient prefque pas: toute leur bonne volonté étoit réfervée pour deux jeunes Officiers; les fourires 8c les éclats de rire étoient tous relatifs a quelque chofe qui s'étoit dit auparavant, Sc dont je n'avois pas la clé : je doutois même quelquefois que ces jolies rieufes s'entendiffent ellesmêmes ; car elles avoient plutöt fair de rire pour la bonne grace que par gaieté. II me femble qu'on ne rit guère ici; 8c je doute qu'on y pleure, fi ce n'eft auffi pour la bonne grace. Tu vois que je fuis de fort mauvaife humeur; mais c'eft que réellement je fuis excédé de toutes les minauderies que j'ai vues & de tout le vin de Neuchatel qui a  ( 39 ) paffé devant moi. C'eft une terrible chofe que ce vin ! Pendant fix femaines je n'ai pas vu deux perfonnes enfemble qui ne parlaflent de la vente ; il feroit trop long de t'expliquer ce que c'eft, Sc je t'ennuierois autant que 1'on m'a ennuyé. II fuffit de te dire que la moitié du pays trouve trop haut ce que I'autre trouve trop bas, felon l'intérêt que chacun peut y avoir •, Sc aujourd'hui on a difcuté la chofe a neuf, quoiqu'elle foit décidée depuis trois femaines. Pour moi, fi je fais mon métier de gagner de 1'argent, je tacherai de n'entretenir perfonne du vif defir que j'aurai d'y réufilr ; car c'eft un dégoutant entretien. Un feul moment du diner a été'rntéreftant pour moi ■■> mais d'une manière pénible. Une des jeunes Demoifelles a parlé de Mlle. de la Prife. Elle ne comprenoit pas comment, difoit-elle, avec fi peu de voix ,• on pouvoit s'avifcr de  ( 46 ) chanter au concert. Sa jolie figure , a dit un des jeunes hommes, compenfe tout. — Jolie figure ! a dit une des petites filles ; comme ga !... Mais a propos, il faut bien qu'elle foit jolie j car elle donne, dit-on, d'étranges diftradlions. Tu comprends combien j'étois a mon aife. Depuis ce momentje n'ai plus ouvert la bouche. Quand mes voifins, dans leur défosuvrement, m'ont adreffé quelques queüions , je leur ai répondu par le oui Sc le non le plus fee •■, Sc au moment oü on s'eft levé de table , j'ai couru chez moi pour exhaler avec toi ma mauvaife humeur. PuiiTent les autres jours de cette année ne relTembler en rien a ce premier! puhTent tous les tiens pendant cette année être doux , agréables, innocens ! Ce jour-ci a pour moi une folemnité lugubre. Je me fuis demandé ce que j'avois fait de 1'année qui  ( 4i ) finit; je me fuis comparé k ce que j'étois il y a un an, 8c il s'en faut bien que mes réflexions m'aient égayé. Je pleure ; je fuis inquiet: une nouvelle époque de ma vie a commencé : je ne fais comment je m'en tirerai, ni comment elle finira. Adieu, mon ami. H. Meyer. »> =^(g====^ DIXIEME LETTRE. Henri Meyer a Godefroy Dorville, A Neuchatel ce zo Janvier 178 . J'a i bien des chofes k te dire , mon cher Godefroy; 8c il y a un étrange cahos dans ma tête. D'abord il faut te dire qu'on m'apporta, il y a trois jours, deux billets pour le bal: 1'un me fut donné le matin , 8C I'autre le foir, fans que je fuffe a qui j'en avois 1'obligation.  ( 4* ) Au moment que 1'on m'apporta le fecond , j'étois avec celui de mes camarades, qui eft vraiment mon camarade Ö£ le feul qui le foit. Ah! je fuis bien aife^ m'écriai-je ; 'fen ai déja un, je vous donnerai celui-ci; & en même tems je le lui donnai. Cela ne fut pas plutót fait, que je fentis que c'étoit une étourderie : ces billets m'étoient deftinés a moi, 8c il étoit douteux que j'eulTe le droit d'en difpofer. Mais comment revenir en arrière ? comment dire a mon camarade, tranfporté d'aife, qu'il falloit me rendre le billet jufqu'a ce que j'euffe pris des informations ? jamais je ne 1'aurois pu ; & après tout, quel grand mal pouvoit-il réfulter de mon imprudence ? Mon camarade eft un joli garcon , fort hortnête & bien meilleur danfeur que moi. Je réfolus donc de prendre fur moi tous les inconvéniens de 1'affaire, 8c de les foutenir coura-  ( 43 ) geufement. La-delïus je fis deux ou trois «ntrechats , 8c je fortis de la maifon , de peur que mes doutes ne me reprilTent , Sc que mon ami ne s'en appercüt. Hier vendredi fut le jour attendu, redouté , defiré •■, 8c nous nous acheminons vers la falie, lui fort content 8c moi un peu mal a mon aife. L'afFaire du billet n'étoit pas la feule chofe qui me tint 1'efprit en fufpens: je penfois bien que Mlle. de la Prife feroit au bal, Sc je me demandois s'il falloit la faluer Sc de quel air \ li je devois lui parler , fi je pouvois la prier de danfer avec moi : le cceur me battoit ; j'avois fa figure Sc fa robe devant les yeux , Sc quand en efFet, en entrant dans la falie, je la vis affife fur un banc prés de la porte , a peine la vis-je plus diftinöement que je n'avois vu fon image. Mais je n'héfitai plus, Sc fans réfléchir, fans  ( 44 ) rien craindre , j'allai droit a elle , lui parlai du concert , de fon ariette , d'autres chofes encore 5 Sc fans m'embarraffer des grands yeux curieux 6c étonnés d'une de fes compagnes, je la priai de me faire 1'honneur de danfer avec moi la première contre-danfe. Elle me dit qu'elle étoit engagée : hé bien '. la feconde. — Je fuis engagée : la troifieme ? — Je fuis engagée. La quatrième 1 la cinquieme \ Je ne me lajferai point, lui dis-je en riant. Cela feroit bien éloigné, me répondit-elle ; il ejl déja tard , on va bientót commencer. Si le Comte Max , avec qui je dois danfer la première , ne vient pas avant quon commence , je la danferai avec vous, fi vous le voulei. Je la remerciai \ 6c dans le même moment une Dame vient a moi, 8c me dit: Ha, M. Meyer, vous ave\ requ mon billet?... O ui, Madame, lui dis-je ; j'ai bien des  ( 45 ) remerciemens a vous faire , j'ai mime recu deux billets, & j'en ai donné un a M.Monin.— Comment i? dit la Dame, un billet envoyépour vous {... ce n'étoit pas lintention , & cela n'eft pas dans Vordre. — J'ai bien craint, après coup, Madame , que je n'euffe eu tort , lui répondis-je ; mais il étoit trop tard , £c j'aurois mieux aimé ne point venir ici, quelque envie que j'en eujfe , que de reprendre le billet & de venir fans mon ami. Pour lui, il ne s'eft point douté du tout que j'eujfe commis une faute , & il eft venu avec moi dans la plus grande fécurité. — Oh bien , dit la Dame , il n'y a point de mal pour une fois. — Oui, ajoutai-je , Madame. Si on eft mécontent de nous, on ne nous invitera plus; mais fi on veut bien encore que ïun de nous revienne, je me flatte que ce ne fera pas fans I'autre. La-deffus elle m'a quitté, en jettant de loin fur  ( 46 ) mon camarade un regard d'examen 8C de prote&ion. Je tdcherai de danfer une contre-danfe avec votre ami , m'a dit Mlle. de la Prife, d'un air qui m'a enchanté ; Sc puis, voyant que 1'on s'arrangeoit pour la contre-danfe, 8c que le Comte Max n'étoit pas encore arrivé, elle m'a préfenté fa main avec une grace charmante , & nous avons pris notre place. Nous étions arrivés au haut de la contre-danfe, 8c nous allions commencer, quand Mlle. de la Prife s'eft écriée : ha , voila le Comte ! c'étoit lui en effet, &t il s'eft approché de nous d'un air chagrin Sc mortifié. Je fuis allé a lui. Je lui ai dit: M. le Comte , Mademoifelle ne m'a permis de danfer avec elle qua votre défaut. Elle trouvera bon , j'en fuis fur, que je vous rende votre place; & peutétre aura-t-clle la bonté de me dédommagen — Non Monfieur , a dit le  ( 47 ) | Comte, vous êtes trop honnête, cV cela rieft pas jufle : je fuis impardonnable | de m'êtrefait attendre. Je fuis bienpuni; I mais je l'ai mérité. Mlle. de la Prife a I paru également contente du Comte 8c de moi: elle lui a promis la quatrième | contre-danfe , & a moi, la cinquième I pour mon ami, & la fixième pour moi| même. J'étois bien content: jamais je j n'ai danfé avec tant de plaifir. La danfe i étoit pour moi, dans ce moment, une chofe toute nouvelle : je lui trouvai un , meaning *, un efprit, que je ne lui avois s jamais trouvé : j'aurois volontiers rendu grace a fon inventeur: je penfois qu'il devoit avoir eu de 1'ame, & une Demoifelle de la Prife avec qui danfer. C'étoient, fans doute, de jeunes falie* comme celle-ci qui ont donné 1'idée des Mufes. * Expreffion angloife qui n'a point d'équivaknt en francois.  ( 4* ) Mlle. de la Prife danfe gaiement , légérement 8c décemment. J'ai vu ici d'autres jeunes filles danfer avec encore plus de grace , & quelques-unes avec encore plus de perfedion \ mais point qui, a tout prendre, danfe auffi agréablement. On en peut dire autant de fa figure : il y en a de plus belles, de plus éclatantes, mais aucune qui plaife comme la fienne •■, il me femble, a voir comme on la regarde, que tous les hommes font de mon avis. Ce qui me furprend , c'eft 1'efpèce de confiance 8c même de gaieté qu'elle m'infpire. II me fembloit quelquefois a ce bal que nous étions d'anciennes connoiffances : je me demandois quelquefois fi nous ne nous étions point vus étant enfans; il me fembloit qu'elle penfoit les mêmes chofes que moi, 8c je m'attendois a ce qu'elle alloit dire. Tant que je ferois content de moi, jé voudrois avoir Mlle. de  ( 49 ) de la Prife pour témoin de toutes mes a&ions: mais quand j'en ferois mécontent, ma honte & mon chagrin feroient doublés, fi elle étoit au fait de ce que je me reproche. II y a certaines chofes dans ma conduite qui me déplaifoient afiez avant le bal, mais qui me déplaifent bien plus depuis. Je fouhaite qu'elle ! les ignore •■, je fouhaite fur-tout que fon ; idéé ne me quitte plus, & me préferve de rechüte. Ce feroit un joli ange tutéI laire , fur-tout fi on pouvoit 1'intérefler. J'ai fait connoiflance avec le Comte jMaximilien de R***. II eftAlfacien, proteftant, d'une familie ancienne & i illuftre. II eft ici avec fon frère, qui eft fon ainé , Sc qui fera fort riche. Hs ont un précepteur que je n'ai point encore vu. Tous deux font au fervice, |& déja fort avancés. Us font venus ici bourfinir leuréducation. Maisle Comte &V!ax , comme on 1'appelle , m'a dit C  ( SP ) qu'il n'avoit point trouvé, pour la littérature Sc les beaux arts , les fecours qu'on lui avoit fait efpérer. Mais , Monfieur le Comte, a dit un horame qui étoit aflls a cöté de nous 8c qui n'avoit pas paru nous écouter; comment a-t-on pu vous envoyer a Neuchdtel pour les chofes que vous avie\ envie Xapprendre ? Nous avons des talens ; mais pas les moindres lumières: nos femmes jouent joliment la comédie , mais elles n'ont jamais lu que celles qu'eües vouloient jouer: perfonne de nous ne fait Vorthographe : nos fermons font barlares : nos Avocats parient patois : nos édifices publics riont pas le fens commun : nos campagnes font abfurdes^... N'avei-vous pas vu de petits baffms £eau a cóté du lac ? Nous fommes encore plus légers , plus frivoles , plus ignorans que.... Dans ce moment Mlle. de la Prife eft venue avertir le Comte  ( 5i ) que fa contre-danfe alloit commencer: je me fuis levé pour le fuivre ; nous avons, tous les deux, falué notre cauftique informateur : fon fiel 8c fes exagérations m'ont fait rire. Pendant que le Comte Sc Mlle. de la Prife danfoient leur contre-danfe, la Dame qui m'avoit d'abord parlé s'eft approchée de moi, ma demandé d'oü j'étois , &c qui j'étois. J.'ai répondu que j'étois le fils d'un Marchand d'Augsbourg. D'un Négociant, m'a-t-elle dit. — Non Madame, ai-je repris, ( 8c j'ai fenti que je rougiflois) d'un Marchand. Je fais bien la différence. Mon oncle, frere de ma mere, efl un riche Négociant. La Dame vouloit apparemment être polie ; mais aflurément ce n'étoit pas 1'être que de montrer alTez de mépris pour ce qu'étoit mon père, pour fe croire obligée de le fuppofer ce qu'il □'étoit pas. Elle m'a demandé oü j'avois C 2  ( 5* ) appris le frangois. Je lui ai dit que c'étoit en France. Elle m'a demandé des détails fur la penfion de R. .. . j &C fur ce que je lui ai dit que j'avois pafle quelque tems a Genève chez un Miniftre , ami de mes parens, pour me faire inftruire Sc recevoir a la Communion; elle m'a parlé des Repréfentans SC des Négatifs. La fin de la contre-danfe nous a de nouveau interrompus, Sc j'en ai été bien aife : comment parler d'une chofe oü 1'on n'entend rien ? Après avoir danfé avec Mlle. de la Prife la fixième contre-danfe avec encore plus de plaifir que la première , paree que je ne prenois la place de perfonne , j'ai voulu m'en aller. J'étois content ; 8c il s'étoit paffé bien afiez de chofes dans ma tête pour un feul jour. Je me fuis pourtant arrêté pour faluer la Dame qui m'avoit parlé. Elle  ( te ) parloit avec d'autres affez vivement i j'ai entendu mon nom, le mot d'énergie, le mót d'amitié. Enfin, elle eft venue a moi avec une autre Dame, qui avoit 1'air fort grave 8c fort doux; öt elles ni'ont dit que je ferois regu au bal au{fi bien que mon ami. Je le fuis allé chercher auffi - tót. Nous avons beaucoup rêmercié ces Dames , 8c nous nous fommes retirés. Mlle. de la Prife danfoit alors avec le frère aïné du Comte Max. Adieu , mon ami. Quand j'appelle Monin mon ami , le mot ami fignifie toute autre chofe que quand je dis mon ami Godefroy Dorvilie. Monin eft un joli garcon que j'oblige , qui me rend la vie agréable , St qui mérite d'êtra diftingué de fes mauffades compagnons qui mettent tout leur plaifir a fe faire de petites niches, & cherchent bien moins a fe procurer des fuccès pour eux-mêmes que des mortifications pour C 3  ( 54 ) autrui. Dans leurs mauflades combats de finefle , 1'attrapé me paroit toujours sn peu moins fot que 1'attrapeur. H. Meyer. » —3S%£== ONZIEME LETTRE. Mlle. de la Prife a Mlle. de Kille. A Neuchatel ce Vo ici, ma chère Eugénie, 1'hiver qui recommence ; un fecond hiver de diflipation , d etourdiffement , que je pafferai fans amie , Sc vraifemblablement fans plaifir. II y-a un an que je te regrettois bien autant qu'aujourd'hui. Mais le monde que je nc connoilfois pas encore , me promettoit des compenfations, & il ne me les a pas données : je croyois entrevoir en lui des charmes qui fe font évanouïs dès que  ( 55 ) j'en ai fait partie moi-même. J'aurois pourtant befoin de m'amufer. Mon père n'a pu fe remettre de fa dernière attaque de goutte : ma mère eft mécontente de notre logement , de nos domeftiques , de tout ce qui 1'environne; elle s'eft brouillée avec la fceur de mon père , avec mes coufines. De part 8C d'autre les petits torts s'accumulent tous les jours , 8c femblent devenir plus graves chaque fois qu'on s'en plaint. C'eft la plus trifte chofe du monde. II a fallu vendre une petite campagne que nous avions au Val de Travers; 8c nos vignes d'Auvernier n'ont prefque rien produit, faute d'engrais 8c de culture. Mon père prend fon parti fur tout cela avec un courage admirable ; il m'a obligée a foufcrire au bal, a me faire deux robes neuves, 8c a reprendre mes maitres : il m'ordonne prefque aufli de me divertir 8c d'être gaie, 8c je lui C 4  ( 5* ) obéirai du mieux qu'il me fera poflible. La tendrefle de mon père & la liberté dont il veut que je jouhTe, font aifurément les feules chofes qui rendent ma lituation fupportable. Mais mon père eft ii foible ! fes jambes font toujours enflées j'tu ne le reconnoitrois prefque pas. Et toi, que fais-tu? paiferas-tu ton hiver a Marfeille ou a la campagne? fonge-t-on a te marier? as-tu appris a te palier de moi ? Pour moi, je ne fais que faire de mon cceur. Quand il m'arrive d'exp'rimer ce que je fens, ce que j'exige de moi, ou des autres, ce que je defire, ce que je penfe, perfonne ne m'entend; je n'intérefie perfonne. ^fvec toi tout avoit vie; Sc fans toi tout me femble mort. II faut que les autres n'aient pas le même befoin que moi :car fi on cherchoit un cceur, on trouveroit le mien. Ne crois pas cependaat  ( 57 ) que j'aie toujours autant de trifteffe Sc auffi peu de courage que dans eet inftant. Ma mère a renvoyé ce matin une ancienne fervante qui nous fervoit depuis dix ans : j'ai voulu t'écrire pour me diftraire , mais je n'aurai réuffi qua t'attrifter. Le concert ne commence que dans un mois, 8c les affemblées ne commenceront qu'après le nouvel an. Nous avons deux Comtes allemands qu'on dit être fort aimables. En attendant que nos fociétés commencent, je paffe mes foirées a ourler des ferviettes St a jouer au piquet avec mon père. II veut que je chante au concert: cela ne fera de mal ni de bien a perfonne ; car on ne m'entendra pas. Mais j'ai achevé de devenir eet été une fort paffable muficienne , 8c j'accompagne de la harpe auffi bien que du claveffn; mais je ne fais aufli qu'accompagner: quant aux C 5  ( 58 ) pièces, jamais je ne ferai aflez habile pour me fatisfaire. Mlle. **** fe marie dans quinze jours: tu as vu commencer fes 'amours ; elles ont été tièdes SC conftantes : je crois que ce mariage ira aflez bien •■, ils s'aimeront faute de rien aimer d'autre. Je vois quelquefois 1'ainée de mes coufines malgré la brouillerie •■, c'eft une bonne fille , gaie 8C fenfée ; mais fa fceur eft un petit efprit. Adieu , mon Eugénie ; je t'écrirai quelque jour une moins plate Sc moins trifte lettre. Marianne de la Prife.  ( 59 ) DOUZIEME LETTRE. Mlle. de la Prife a Mlle. de Ville. A Neuchatel ce Janvier 178 . Tu as pleuré , mon Eugénie , en lifant ma trifte lettre ? j'ai pleuré en I lifant la tienne de reconnoiffance Sr. 1 d'attendrifTement. C'eft une douce chofe I que la fympathie de deux cceurs qui 2' femblent faits 1'un pour I'autre. Si I nous vivions enfemble , nous n'aurions peut-étre befoin de rien de plus pour I être heureufes : je t'avoue qu'alors je 1 ferois fachée de te voir marier. A pré* fent, il y auroit aufti trop d'égoïfme a I vouloir que tu me reftaftes toute entière. Pour moi, il y a peu d'apparence I que je t'échappe de cette fagon-la. Tu I fais combien notre fortune eft délabrée. C 6  ( 6o ) . Malgré toute fon infouciarice pour luimême, mon père s'inquiète quelquefois fur mon fort: il m'a répété plufieurs fois qu'après fa mort, qui, dit - il, ne peut être éloignée, la penfion qui nous fait vivre venant a cefier , je n'aurai prefque rien. Pour ma mère, la rente que mon oncle a mife fur fa tête, fuffira a fon entretien , fur-tout fi elle veut aller vivre dans fon pays. Mais en voila aflez. Je me flatte que mon père fe trompe fur fon état : je n'ai aucune inquiétude fur ce qui me regarde. Je voulois feulement te dire que, dans ces circonftances 8c avec cette fortune, il eft rare qu'on fe marie. Les concerts ont commencé : j'ai chanté au premier \ je crois qu'on s'eft un peu moqué de moi a 1'occafion d'un peu d'embarras & de trouble que j'eus, je ne fais trop pourquoi: c'eft un aflemblage de fi petites chofes que je ne  ( 6r ) faurois comment te les raconter. Cha~ cune d'elles eft un rien , ou ne doit paroitre qu'un rien , quand même elle feroit quelque chofe. Adieu, ma chère Eugénie, je t ecrirai une plus longue lettre une autrefois. Marianne de la Prife. TRE1ZIEME LETTRE. Mlle. de la Prife a Mlle. de Ville. a Neuchatel ce Janv. 178 •» AL me femble que j'ai quelque chofe a te dire \ Sc quand je veux commencer, je ne vois plus rien qui vaille la peine d'être dit. Tous ces jours je me fuis arrangée pour t'écrire ; j'ai tenu ma plume pendant long-tems, & elle n'a pas tracé le moindre mot. Tous les  ( 6i ) faits font fi petits, que le récit m'en feroit ennuycux a moi-même ; & 1'impreflïon eft quelquefois fi forte , que je ne faurois la rendre : elle eft trop confufe auffi pour la bien rendre. Quelquefois il me femble qu'il ne m'eft rien arrivé ; que je n'ai rien a te dire; que rien n'a changé pour moi; que eet hiver a commencé comme I'autre ; qu'il y a , comme a 1'ordinaire , quelques jeunes étrangers a Neuchatel que je ne connois pas , dont je fais a peine le nom , avec qui je n'ai rien de commun. EnefFet, je fuis allée au concert, j'ai laifle tomber un papier de mufique ; j'ai aftez mal chanté; j'ai été a la première aiTemblée; j'y ai danfé avec tout le monde, entre autres deux Comtes alfaciens & deux jeunes apprentis de comptoir : qu'y a-t-il dans tout cela d'extraordinaire , ou dont je pufte te faire une hiftoire détaillée ? D'autrefois il me femble  ( 63 ) qu'il m'eft arrivé mille chofes •■, que fi tu avois la patience de m'écouter, j'aurois une immenfe hiftoire a te faire : il me femble que je fuis changée , que le monde eft changé , que j'ai d'autres efpérances 8c d'autres craintes , qui, excepté toi 8c mon père, me rendent indifférente fur tout ce qui m'a intéreffée jufqu'ici , Sc qui, en revanche , m'ont rendu intéreffantes des chofes que je ne regardois point ou que je faifois machinalement. J'entrevois des gens qui me protègent, d'autres qui me nuifent: c'eft un cahos, en un mot, que ma tête 8c mon cceur. Permets, ma chère Eugénie , que je n'en dife pas davantage jufqu'a ce qu'il fe foit un peu débrouillé Sc que je fois rentrée dans mon état ordinaire , fuppofé que j'y puiife rentrer. Ne te rien dire eüt été troppénible : t'en dire davantage, quand moi-même je n'en fais pas davantage,  ( 64 ) ae feroit pas polfible. Adieu donc \ je t'embraffe tendrement. Tout ce que je faurai de moi-même , tu le fauras. Aucune défiance, au moins, ne me fera taire :-la crainte de te paroitre puérile, ou de te donner quelqu'autre impreflion facheufe de moi, ne pourra m'empêcher de parler\ la peur de t'ennuyer eft la feule que je puiffe avoir. M. de la Prife. <$«=======W====='<*. QUATORXIEME LETTRE. Mlle. de la Prife a Mlle. de Ville. A Neuchatel ce Janv. 178 . . Tu le veux abfolument? hé bien a la bonne heure , tu le fauras! Je t'écrivis une lettre qui , après cela , me parut folie; j enécrivis une autre pour excufer cellé-la : il fe trouva qu'elle n'étoit pas  ( ) partie ; elle étoit cachetée \ j'avois ou~ blié de 1'envoyer a la pofte : dans ce tems-la je ne favois ce que je faifois : : je te 1'envoie fans 1'ouvrir, je ne veux pas la relire , je ne m'en fouviens pref] que pas, tu verras ce que j'en ai penfé. Tous tes détails, a toi, font charmans : tu n'aimeras , tu n'aimeras jamais 1'homme qu'on te deftine , c'eft-a^ dire, tu ne 1'aimeras jamais beaucoup. Si tu ne 1'époufe pas, tu pourras. en époufer un autre. Si tu 1'époufes, vous : aurez de la complaifance Pun pour 1'auli tre '■, vous vous ferez une fociété agréa(i ble, peut-être. Tu n'exigeras pas que I: tous fes regards foient pour toi, ni tous les tiens pour lui : tu ne te reprocheras q pas d'avoir regardé quelqu'autre chofe , i d'avoir penfé a quelqu'autre chofe, d'aI voir dit un mot qui put lui avoir fait de la peine un inftant: tu lui expliqueras .' ta penfée; elle aura été honnête, 8t  ( 66 ) tout fera bien. Tu feras plus pour lui que pour moi \ mais tu m'aimeras plus que lui. Nous nous entendrons mieux; nous nous fommes toujours entendues, & il y a eu entre nous une fympathie qui ne naitra point entre vous. Si cela te convient, époufe-le Eugénie. Penfes-y cependant : regarde autour de toi pour voir fi quelqu'autre n'obtiendroit pas de toi un autre fentiment. N'as-tu pas lu quelques romans ? 8c n'as-tu jamais partagé le fentiment de quelqu'héro'ïne ? Sache auflï fi ton époufeur ne t'aime pas autrement que tu ne 1'aimes. Dis-lui, par exemple , que tu as une amie qui t'aime chèrement, 8c que tu n'aimes perfonne amant qu'elle. Vois alors s'il rougit, s'il fe fache : alors ne 1'époufe pas. Si cela lui eft abfolument égal, ne 1'époufe pas non plus. Mais s'il te dit que c'eft a regret qu'il te tiendra éloignée de moi, 8c que vous vien-  ( 67 ) drez enfemble a Neuchatel pour me voir, ce fera un bon mari, Sc tu peux lepoufer. Je ne fais oü je prends tout ce que je te dis : car avant ce moment je n'y avois jamais penfé. Peut-être cela n'a-t-il pas lé fens commun. Je t'avoue que j'ai pourtant fort bonne opinion de mes obfervations . . . non pas obfervations ; mais , comment dirai-je ? de cette lumière que j'ai trouvée tout-acoup dans mon cceur qui fembloit luire expres pour éclairer le tien. Ne t'y ne pourtant pas : demandé Sc penfe. Non; ne demandé a perfonne : on ne t'entendra pas 5 interroge-toi bien toi-même. Adieu. M. de la Prife.  ( 6% ) QUINZIEME LETTRE "Ecrite avant la dou^ième, & contenue^ainfi que la fei^icme , dans la précédente. k Neuchatel ce 178 . Seroit-ce ün amant que cherchoit mon cceur? &c 1'aurois-je trouvé ? Ma chère Eugénie , combien je vois ta délicatefle alarmée ! je n'ai pas dit pruderie , admire mon honnêteté : car tes grands yeux , que je vois ouverts fur moi d'un air de furprife 8c de fcandale ne méritoient pas de fi grands ménagemens. J'irai mon train comme fi tu n'étois pas une perfonne fort délicate 8c fort prudente ; 8c toi tu iras ton train de t'indigner 8c de prêcher , fi tu veux : il ne faut nous gêner ni 1'une ni I'autre. Je vais te raconter bien exactement ce qui m'arrive.  ( 69 ) 11 y a quelque tems qu'une petite tailleufe laifla tomber dans la boue une robe qu'elle me rapportoit : un jeune étranger lui aida a la relever, accompagna jufque chez elle la petite perfonne , 1'excufa auprès de fes maitreffes & lui donna de 1'argent en la quittant. L'hiftoire m'en fut faite le lendemain ; elle me plüt: j'y voyois de la bonté 8C une forte de courage ; car la petite : fille, jolie a la vérité, eft fi mal-mife & a fi mauvaife facon, qu'un élégant un peu vain ne fe feroit pas foucié d'être vu avec elle dans les rues. Je demandai le nom du jeune homme; elle ne put pas me le dire , & je n'en entendis plus parler. L'autre jour étant au concert, mes voifines me montrèrent, de 1'amphithéatre oü nous étions, un jeune homme qui jouoit du violon a 1'orcheftre. Elles me dirent que c'étoit un jeune Allemand du comptoir de M... appelé  ( 70 ) Meyer. En paffant auprès de lui pour aller chanter, je le regardois attentivement •■, lui auffi me regarda : je vis qu'il reconnoiffoit ma robe. Moi, je reconnus la phyfionomie que devoit avoir celui qui 1'avoit relevée j & nous nous perdimes fi bien dans cette contemplation 1'un de I'autre, que je laiffai tomber ma mufïque 8c qu'il oublia fon violon, ne fachant plus, ni lui ni moi, de quoi il étoit queftion , ni ce que nous avions a faire. II rougit: je rougis auffi , mais je ne fais trop de quoi ; car je n'étois point honteufe du tout. On m'a plaifanté de la diftraétion du jeune homme : j'étois tentée de répondre que la mienne valoit bien la fienne , & j'ai vu qu'on ne s'en étoit point appergu. Apparemment 1'on croit qu'il faut qu'un jeune homme foit amoureux pendant quelques femaines avant que la belle paroifle être un peu fenfible. Je ne me  ( 7i ) tanterai pas d'avoir fuivi cette décente coutume; Sc s'il fe trouve que M.Meyer foit auffi épris de moi que je 1'ai cru, il pourra fe vanter quelque jour que je 1'ai été tout auffi-töt Sc tout autant que lui. Tu vois bien que je fuis tout autrement difpofée que la dernière fois que je t'écrivis ; 8c je t'avoue que je fuis , on ne peut pas plus , contente. Quoi qu'il puiffe m'arriver d'ailleurs, il me femble que, fi on m'aime beaucoup Sc que j'aime beaucoup, je ne faurois être malheureufe. Ma mère a beau gronder depuis ce jour-la , cela ne trouble pas ma joie. Mes amies ne me paroiffent plus mauflades : vois-tu, je dis , mes amies , mais c'eft par pure furabondance de bienveillance; car je n'ai d'amie que toi. Je te préfère a M. Meyer lui-même; 8c fi tu étois ici, & qu'il te plüt, je te le céderois. Ne va pas croire que nous nous foyons  ( 7* ) encore parlé \ je ne 1'ai pas même revu depuis le concert. Mais j'efpère qu'il viendra a la première aflemblée : nos Dames, fans que je les en prie , me feront bien la galanterie de 1'y inviter. Alors nous nous parierons fürement, duftai-je lui parler la première. Je me trouverai pres de la porte quand il entrera. Alors auffi fe décidera la queftion : favoir, li M. Meyer fera 1'ame de la vie entière de ton amie, ou li je n'aurai fait qu'un petit rêve agréable ; ce fera l'un ou I'autre , & quelques momens décideront lequel des deux. Adieu, mon Eugénie ! mon père eft plus content de moi que jamais 5 il me trouve charmante : il dit qu'il n'y a rien d'égal a fa fille, 8c qu'il ne la troqueroit pas contre les meilleures jambes du monde. Tu vois que ma folie eft du moins bonne a quelque chofe. Adieu. M. de la Prife,  ( 73 ) SEIZIEME LETTRE. A la même. a Neuchatel ce Janv. 178 . Je ne puis attendre ta réponfe. Ma dernière lettre étoit fi extraordinaire 8c fi folie qu'il faut que je t'en fafie 1'apologie. Ou bien je t'en ferai des excufes : car d'apologie, il n'y en a point a faire. Je fuis revenue a mon bon fens 5 mais j'en fuis prefque fachée: car ces quatre ou cinq jours de folie étoient charmans. Tout ce que je faifois m'amufoit : mon claveflin , ma harpe étoient toute autre chofe qu'une harpe Sc un claveflin ; ils avoient vie : je parlois, Sc on me répondoit par eux. Ma tête s'eft remife , Sc il ne m'eft refté qu'une curiofité alfez naturelle D  ( 74 ) de favoir fi M. Meyer eft auffi bon, auffi honnête qu'il en a Fair 5 s'il a du fensi s'ü eft aimable : c'eft ce que nous verrons & je te le dirai. Ne crains point que je falie ni que je dife de folie : tu fais bien que j'ai toujours eu des momensd'extravagance, 8c qu'il n en elt rien arrivé de bien facheux ; je crois que c'eft la grande liberté que m'a laiffe mon père, 8C auffi la grande liberte de fes difcours, qui m'ont empêché d'avoir la réferve & la timidité qui te fiéent fi bien. Adieu-, conferve-moi ton indulgence , & crois que je ne la mettrai pasa de trop grandes épreuves. M. de la Prife.  ( 75 ) DIX-SEPTTEME LETTRE. Tulianne Ca fa Tante a Boudevilliers. a Neuchated ce Janv. 178 .. Ma chere Tante, Je fuis rentree chez mes maitreffes, puifque vous me 1'avez confeillé, Sc le Monfieur auffi. C'eft M. Meyer qu'il s'appelle ; je fais a préfent fon nom : mais qu'eft-ce qu'il me fert de le favoir? il y eut hier cinq femaines que je ne 1'ai pas vu , 8c je voudrois ne l'avoir jamais rencontré ; mais je crois qu'il s'eft penfé . . . mais a quoi bon vous tout ga dire? toujours j'ai bien pleuré, 8c il y a quelque chofe qu'il m'a marqué fur fa lettre ( car il m'a écrit deux lettres) qui m'a fait penfer autant que j'y ai pu comprendre, que peut-être D 2  ( 7* ) bien la Marie Beffon lui a pu dire que je n'avois pas été une honnête fille ; &C pourtant, ma chère tante, je puis bien jurer que, fi ce n'étoit ce vilain maitre horloger chez qui j'ai fervi, 8c qui 'étoit pourtant un homme marié , il n'y auroit pas eu une plus brave fille que moi dans leValde Rus : car pour avoir quelquefois badiné avec les gargons a la veillée , ou pendant les foins, les autres filles en faifoient au tant que moi; 8C je ne fais pas fi un Monfieur penferoit pour ga qu'on n'auroit pas été une brave fille. Mais a la garde ! il ne fert de rien de pleurer 8c de fe lamenter quand il n'eft plus tems ; 8c fi j'ai encore a pleurer, ce fera affez tems quand j'en ferai füre. II a fallu que j'aie bien prié mes maitreffes ; mais c'eft auffi qu'elles ont beaucoup d'ouvrage a préfent, comme il y a des bals Sc des fociétés 8c des concerts, 8c peutêtre aufli des comédies, &C que fais-je  ( 77 ) bien peu ? ces Dames font toutes fortes pour fe divertir; Sc peut-être ne fontelies feulement pas auffi braves qu'une pauvre fille qu'on laiffe pleurer en faifant fon ouvrage , & qui n'a pas été k toutes leurs écoles Sc leurs penfions, Sc n'a pas appris a lire fur leurs beaux livres; 8c elles ont des bonnets, Sc des rubans, Sc des robes avec des garnitures de gaze , qu'il faut que nous travaillions toute la nuit Sc quelquefois les dimanches \ Sc tout 9a elles 1'ont quand elles veulent, de leur mère , ou de leur mari, fans que les jeunes Meffieurs le leur donnent; mais qu'eft-ce que tout ca y fait? fi la coufine Jeanne-Marie Sc le coufin Abram ne favent rien du Monfieur , ni que j'avois quitté mes maitreffes, il ne fert k rien a préfent de le leur conter. Je fuis, ma chère tante, celle qui efi votre très-humble nièce. Julianne C * * *. D 3  C 78 ) DIX-HUITIEME LETTRE. Henri Meyer a. Godefroy Dorville. A Neuchatel ce Janv. 178 . . Tu trouves le ftyle de mes lettres changé, mon cher Godefroy. Pourquoi ne pas me dire li c'eft en mal ou en bien ? mais il me femble que ce dok être en bien , quand j'aurois moi-même changé en mal: je ne fuis plus un enfant h cela eft vrai, j'ai prefque dit, cela n'eft que trop vrai •■, mais au bout du compte , puifque la vie s'avance , il faut bien avancer avec elle ! qu'on le veuille ou non , on change ; on s'inftruit; on devient refponfable de fes actions. L'infouciance fe perd ■■, la gaieté en fouffre : fi la fageffe 8c le bonheur vouloient prendre leur place , on  ( 79 ) n'auroit rien a regretter. Te fouvientil du Huron que nous lifions enfemble ? il eft dit que Mlle. de K., j'ai oublié le refte de fon nom, devint en deux ou trois jours une autre perfonne ; une perfonne , je ne comprenois pas alors ce que cela vouloit dire : a préfent je le comprends. Je fens bien qu'il faut que je paie moi - même 1'expérience que j'acquiers; mais je voudrois que d'autres ne la payaflënt pas. Cela eft pourtant difficile : car on ne fait rien tout feul,-8c il ne nous arrivé rien a nous feuls. Dans ma dernière lettre, je te rendis compte de 1'aflemblée oü je danfai avec Mlle. de la Prife. Je fus alors deux ou trois jours fans me foucier de fortir j je n'allois pas feulement me promener. Mais le mardi je fus prié a un diné chez mon patron ; il ne fut pas tout-afait aufli nombreux que celui du nouvel D 4  ( 8o ) an; il fi'y avoit que des hommes, 8c il y en avoit de tout age , 6c parmi eux quelques-uns qui me parurent fort aimables, ÖC fur-tout fort honnêtes 6c fort doux. On s'étoit levé de table, 8c on prenoit du café, quand le Monfieur cauftique du bal eft entré. On lui a reproché de n'être pas venu plutöt. Je vous fuis obligê , a-t-il répondu ; mais je ne mange prefque jamais hors de che\ moi, depuis que je connois parfaitement les vins de tous vos quartiers & le fromage de toutes vos montaghes. Enfuite il s'eft approché de quelques jeunes gens, parmi lefquels j'étois, 6c leur a demandé de quoi ils parloient avant qu'il entrat ? De quelques jeunes demoifelles , a répondu 1'un d'eux : nous parlions des plus jolles, & nous nous difputions. > Encore ? a-t-il inter- rompu , lefquelles avie^-vous nomméesl La-delfus ils en ont nommé plufieurs.  ( Sr ) Bon l a-t-il dit brufquement ; je m'y attendois. Vous ave\ commencé de préférence par les poupées, les marionnettes & les perroquets, 11 y en a une J'étois prés de la porte; je tenois mon chapeau ; je fuis forti : Rejle{, m'a-t-il crié; je ne la nommerai pas. Je n'ai pas fait femblant de 1'entendre , & je fuis defcendu 1'efcalier le plus vite que j'ai pu. Le vendredi fuivant, je m'étois arrangé pour paffer la foirée tout feul a lire 8c a écrire a mon oncle. Mais le Comte Max m'eft venu voir, fachant, m'a-t-il dit ,• que les vendredis étoient mes jours de loifir. II elf refté avec moi jufqu'a fept heures. II eft aimable &C inftruit : fon langage récrée mon oreille qui eft écorchée tous les jours par Faffreux allemand de Berne , de Bale 8c de Mulhoufe. J'ai un peu oublié ma langue : le Comte m'en a fait D 5  ( 8* ) des reproches; il me prêtera des livres allemands : il a paffe dix-huit mois a Leipfick. J'admire mon fens froid de parler fi long-tems du vendredi \ c'eft le dimancha qui fut intéreffant! Peut-être m'arrêtaije expres au vendredi par une certaine appréhenfion du dimanche. Ce fut un fi fingulier mélange d'heureufes & malheureufes rencontres , de peine & de plaifir ! je crois que je me conduifis bien , c'eft-a-dire , que je ne pouvois me conduire autrement. Tu crois que ce fera quelque grande hiftoire ? non ; tout celafe paffa dans un quart-d'heure. Mais ce qui avoit précédé, les circonftances ..... pour que tu faches ce que c'eft , il faut enfin te le raconter. Peutêtre devineras-tu ce que je ne te dirai pas •■, & fi tu ne devines qu'a moitié , il n'y aura pas grand mal. II avoit beaucoup plu au commen-  ( 83 > ment de la femaine ; les derniers jours il avoit beaucoup gelé : le dimanche matin il étoit tombé de la neige, Sc le tems s'étoit un peu radouci : mais Faprès - diné , le froid étant revenu , 1'eau qu'il y avoit eu dans les rues Sc la neige du matin étoient devenues un verglas, tel que je n'en ai jamais vu, 8C qui devenoit a chaque inftant plus dangereux, a mefure que 1'ajr du foir fe refroidiftbit. Nous revenions, Monin Sc moi, du Cret * oü nous étions allés faire un tour pour profiter d'un inftant de foleil qui nous avoit fcduit au'fortir de 1'églife. II nous falloit toute notre attemion pour ne nous pas laifter tomber- Juge de Fembarras Sc du danger de Mlle. de la Prife Sc de deux autres demoifelles que nous trouvames prés * Promenade fur une petite éminence a un demi-quart de lieue de la ville. Meyer oublie ici que fon ami ne connoit pas Neuchatel. D 6  ( U ) de la porte de la ville , allant le même, chemin que nous. Je m'arrêtai devant elles •■, je crois que je voulois les empêcher d'avancer, croyant voir déja Mlle. de la Prife fur le pavé , blelTée , meurtrie , quelque chofe de pis peut-être. Je ne fais ce que je leur dis pour les engager a accepter notre fecours : mais les deux qui m'étoient étrangères, commengoient a me refufer, quand Mlle. de la Prife a dit vivement : Mais! vous ctes folies; nous fommes trop heureufes! En même tems elle a pris Monin fous le bras, & m'a prié d'avoir foin de fes compagnes. Nous marchions fans rien dire , ne penfant qua ne pas tomber : nous avions fait cent pas peut-être, lorfque j'ai vu une jeune fille que j'ai connue par hafard , a qui de petits gargons jetoient des boules de neige pour la faire tomber. Elle m'a reconnu. Son  ( 85 ) air exprimoit toutes fortes d'embarras. C'étoit le vifage de la détreffe ; Sc réellement ne fachant ce qu'elle faifoit , entre la colère 8c la confufion, elle étoit dans un véritable danger ; elle auroit pu tomber contre une borne , contre le coin d'une maifon. C'eft la première fille a qui j'aie parlé a Neuchatel , Sc je lui avois donné du fecours dans une occafion beaucoup moins grave. Je ne conno'lflois pas alors Mlle. de la Prife. Falloit-il a préfent la dédaigner 8c la méconnoitre ? J'ai prié d'un ton abfolu les deux filles que je foutenois, 8c que j'ai appuyées contre Monin, de ne pas bougerde leur place; Sc allant aux deux petits gargons , j'ai donné a chacun d'eux un vigoureux foufflet; Sc voyant prés de-la in homme de bonne fagon , je 1'ai prié le plus honnêtement que j'ai pu, de conduire la fille oü elle vouloit aller. Après cela  ( 86 ) je fuis retourné a mes deux demoifelles, 8c nous avons repris notre marche. Après quelques inftans de filence , Tune des deux m'a dit: Vous connoijfei donc cette fille , Monfieur ? — Oui, Mademoifellc , ai-je répondu ; peu de jours après mon arrivée a Neuchatel Je n'ai pas continué ; je ne pouvois conter mon hiftoire jufqu'au bout : le commencement me faifoit plus d'honneur que la fin; c'eüt été un menfonge. Une autre chofe m'a arrêté. En commencant de répondre, j'avois regardé Mlle. de la Prife , autant que le verglas avoit pu me le permettre , 8c j'avois cru voir fon vifage très-rouge 8c fa phyfionomie altérée. De te dire tout ce qui fe palfa alors en moi, toute la peine , le regret, 1'efpoir, le plaifir, cela n'eft pas poiïible. Si je m'étois „..permis de m'en occuper dans eet inftant, les deux jeunes filles auroient bien  ( 87 ) mieux fait de marcher toutes feules. J'impofai filence a mon cceur \ je renvoyai, pour ainfi dire , a un autre tems a le fentir, a le queftionner, a jouir de ce qui s'y paffoit \ car le plaifir furpafibit la peine. Perfonne de nous n'ouvrit plus la bouche. Quand nous fümes devant la maifon oü étoit leur fociété , je faluai, fans parler , mes deux Dames : elles me remercièrent. Mlle. de la Prife ne paria pas, 8c fe contenta de faire une grande révérence a Monin. II faifoit déja obfcur fous cette porte : mais je m'imaginai qu'elle avoit 1'air ému. Dans le même moment arriva le Comte Max qui lui préfenta la main •■, il me reconnut comme je m'en allois. Oü alh\vous7. me cria-t-il. Che^ moi, lui disje. — Et quy fere^-vous chc\ vous ? — Dc la mufique. — Vous êtes laconique, me die - il en riant., mais cela ne fait  ( 88 ) rien. Je retournai donc chez moi: j'aurois voulu être feul , du moins une heure ou deux, mais cela ne fe pouvoit pas. Neufs Sc mon maitre arrivoient, Monin fit les honneurs de ma chambre, St après le goüté nous nous mirnes a faire de la mufique. Une demi-heure après le Comte entra : en nous priant de lui permettre de nous écouter. II n'aime pas le jeu. Une autrefois il apportera fa flüte. A neuf heures il m'obligca a aller fouper avec lui : je le voulus bien ; la troupe de mes camarades m'étoit infupportable. Le précepteur me paroit un homme de fens •■, mais il ne parle prefque pas Francois. Le frère aïné ne rentra qu'a onze heures ■■, il eft d'une figure brillante 8c extrêmement honnête. Voici une prodigieufe lettre. J'ai été lundi au concert ; Mlle. de la Prife n'y étoit pas. Mardi, je ne fuis forti que pour aller  ( «9 ) au comptoir, & je t'écris aujourd'hui mercredi pour demain. H. Meyer. DIX-NEUVIEME LETTRE. Henri Meyer a Godefroy Dorville. a Neuchatel ce Janv. 178 i Hi e r après diné le Comte Max vint me prendre pour me mener pro-, mener. II faifoit un tems fort doux. II n'y a pas beaucoup de choix ici. Nous allames du cöté du Cret, SC jufqu'au mail. Nous y trouvames Mlle. de la Prife avec une de fes coufines. Nous leur demandames la permiflion de nous promener avec elles; elle nous fut accordée. Après nous être un peu promenés , nous reprimes le chemin  ( 90 ) de la ville. On paria nonchalamment de toutes fortes de chofes. Le Comte fut fort aimable. Mlle. de la Prife étoit gaie. Sa coufine 8c moi nous ne dimes prefque rien. Mais j'étois content : j'écoutois avec plaifir; j'étois aflez paifible ; je fouhaitois qu'il ne nous arrivat rien d'extraordinaire cette fois-la. Et en eflët nous ne rencontrames perfonne, on ne nous aborda point. Mais comme nous approchions de la maifon de Mlle. de la Prife , il furvint une petite pluie qui augmenta a mefure que nous allions , de forte qu'il pleuvoit afiêz fort quand nous fümes chez elle. Elle nous pria fort honnêtement d'entrer , nous aflurant que fon père St fa mère nous recevroient avec plaifir. Nous montames: il n'y avoit pas grand'chofe a faire au comptoir ce jour - la , 8c j'avois travaillé la veille tout le foir fans aller au concert, paree que nos  ( 9i ) MefTieurs étoient furchargés d'ouvrage. Je crus donc pouvoir refter fi on nous en prioit. M. de la Prife eft un Officier retiré du fervice de France , vieilli par la goutte plus que par les années. II a 1'air d'avoir aimé tous les plaifirs , 8C d'aimer encore la fociété •, mais furtout d'aimer fa fille plus que chofe au monde. Elle lui reftemble. II a 1'air ouvert, franc ; un peu libre dans fes propos •■, il eft aimable 8c poli dans fes manières. On m'a dit que fa familie étoit une des plus anciennes du pays, 8c qu'il étoit né avec de la fortune ; mais qu'il avoit tout dépenfé. En le voyant on croit tout cela vrai. Je ne dirai rien de la mère. Elle n'a pas 1'air d'être la femme de fon mari, ni la mère de fa fille. Elle eft Francoife, 8t de je ne fais quelle province. Elle a été très-belle, 8c 1'eft encore. A fa  ( 9* ) manière elle nous a bien recus. On nous a donné du thé, des raifins, de petits gareaux. Ce petit repas , qui jufqu'ici m'avoit paru aflez mal entendu, m'a paru hier fort agréable. Je croyois être en familie avec M. de la Prife Sc Mlle. Marianne. Elle ne m'offroit rien que je n'acceptafle. Elle choififlbit des grappes pour le Comte Max 8t pour moi. Pour la première fois je n'étois plus un étranger a Neuchatel. La pluie ayant cefle 8t le goüté étant fini , nous avons paru vouloir nous retirer ; mais le père nous a propofé de faire un peu de mufique avec fa fille. Aufli-tót j'ai dit au Comte que j'irois prendre fa flüte Sc mon violon, Sc que je verrois au comptoir fi on pouvoit fe pafiër de moi, ce dont je ne doutois prefque pas. II a trouvé tout cela fort bon. Je fuis allé Sc revenu. Ce petit concert a été le plus agréa-  ( 93 ) ble du monde. Mlle. de la Prife accompagne très-bien; elle eft vraiment bonne muficienne ; & on ne peut pas avoir une meilleure embouchure que n'a le Comte Max. La flüte eft un inftrument touchant , 8c qui va au cceur plus qu'aucun autre. La foirée a été bien vïte paffée. Neuf heures approchoient. Madame de la Prife nous en avertit par une certaine inquiétude 8c le foin de tout ranger autour de nous. Son mari 1'a priée de nous laifler jouer; 8c puis, regardant la pendule , il nous a dit: MeJJieurs, quand j'étois riche , je ne favois pas laijfer les gens me quitter a neuf heures •■, je ne 1'ai pas même appris depuis que je ne le fuis plus \ fj fi vous voulei fouper avec nous , vous me fere\ plaifir. Madame de la Prife a dit : Encore fi vous vous étiei avifé de cela de meilleure heurel Et en même tems elle eft fortie de la chambre.  ( 94 ) Son mari appuyé fur fa canne 1'a fuivie, * & lui a crié de la porte : Ne vous inquiétei de rien , ma femme, cV ne nous faites pas fouper trop tard ; ils mangeront une omelette. Pour nous, nous n'avions accepté ni refufé; mais il étoit clair que nous reftions, Sc nous continuyons notre mufique. Mlle.de la Prife étoit, je crois, bien aife que nous ne parulfions pas écouter trop exadtement fa mère. Un quart-d'heure après on eft venu nous avertir, Sc nous fommes allés nous mettre a table. Le foupé étoit propre Sc fimple. II faut avouer que Madame de la Prife n'en faifoit pas trop mauffadement les honneurs. Sa fille étoit très-gaie : fon père paroiftoit enchanté d'elle ; Sc fürement fes convives ne 1'étoient pas moins. A dix heures, un parent Sc fa femme lont venus veiller. On a parlé de nou-  ( 9S ) velles, & on a^ raconté entr'autres le mariage d'une jeune perfonne du Paysde-Vaud , qui époufe un homme riche & trés - mauffade , tandis qu'elle eft paffionnément aimée d'un étranger fans fortune , mais plein de mérite 8c d'efprit. Et l'aime-t-elle ? a dit quelqu'un. On a dit qu'oui, autant qu'elle en étoit aimée. En ce cas-la., elle a grand tort, a dit M. de la Prife.— Mais c'eft un fort bon parti pour elle , a dit Madame , cette fille n'a rien ; que pouvoitelle faire de mieux ? — Mendier avec I'autre, a dit moitié entre fes dents MHe. de la Prife , qui ne s'étoit point mêlée de toute cette converfation. Mendier avec I'autre l a répété fa mère. Voilct un beau propos pour une jeune fille ! Je crois en vérité que tu es folie ! — Non, non; elle n'eft pas folie : elle a raifon , a dit le père. J'aime cela , moi'. c'eft ce que j'avois dans le cceur,  X f ) quand je t'époufai. — Oh bien , nous fimes-la une belle affaire '. — Pas abfolument mauvaife , dit le père , puifque cette fille en eft. nee. Alors Mlle. de la Prife, qui depuis un moment avoit la tête penchée fur fon afliette 8t fes deux mains devant fes yeux, s'eft gliffée le long d'un tabouret, qui étoit a moitié fous la table entr'elle Sc fon père, St fur lequel il avoit les deux jambes, Sr. s'eft trouvée a genoux auprès de lui, les mains de fon père dans les Hennes, fon vifage collé dellus, fes yeux les mouillant de larmes, 8t fa bouche les mangeant de baifers : nous 1'entendions fanglotter doucement. C'eft un tableau impoffible a rendre. M. de la Prife , fans rien dire a fa fille , 1'a relevée, 5c 1'a affife fur le tabouret devant lui, de manière qu'elle tournoit le dos a la table : i] tenoit une de fes mains; de I'autre elle  ( 97 ) elle efluyoit fes yeux. Perfonne ne parloit. Au bout de quelques momens elle eft allée vers la porte fans fe retourner, Sc elle eft fortie. Je me fuis levé pour fermer la porte qu'elle avoit laiffé ouverte. Tout le monde s'eft levé. Le Comte Max a pris fon chapeau , & moi le mien. Au moment que nous nous approchions de Madame de la Prife pour la faluer, fa fille eft rentrée. Elle avoit repris un air ferein. Tu devrois prier ces MeJJleurs d'être difcrets , lui a dit fa mère. Que penfera-t-on de toi dans le monde, fi on apprend ton proposl ma chère Maman , a dit fa fille ; fi nous li1 en parions plus, nous pouvons efpérer qu'il fera oublié. — Ne vous en flattei pas , Mademoifelle , a dit ie Comte , je crains de ne l'oublier de long-tems. Nous fommes fortis. Nous avons E  C 98 ) marché quelque tems fans parler. A la fin le Comte a dit: Si j'étois plus riche Mais c'eft prefquimpojfible j il nyfaut pas penfer : je tacherai de ny plus penfer un feul inftant. Mais vous?... a-t-il repris en me prenant la main. J'ai ferré la fienne ; je 1'ai embraiTé; & nous nous fommes ieparés. Bon foir, Godefroy : je nai p3S fermé 1'ceil la nuit dernière h je vais me coucher. H. Meyer.  ( 99 ) VINGTIEME LETTRE. Au même. Dimatiche pour Lundï. A Neuchatel ce Févr. 178 . JE t ecrivis rnercredi, Sc je t'envoyai jeudi ma lettre fans y rien ajouter. Nous travaillames beaucoup, 8c fort tard. Vendredi j'eus un fi grand mal de tête que je ne fortis point. Monin me tint compagnie ; il me Iut, 8C nous fimes de la mufique. C'eft un très-bon garcon.... A propos, il faut que je te dife quelque chofe qu'il me raconta ce foir-la. La veille , comme il entroit a Ia falie d'armes pour parler a quelqüun, il entendit prononcer mon nom a quelques jeunes gens. II n'entendit point ce E 2  ( ioo ) qu'ils difoient; mais il vit le Comte Max quitter fon maitre avec qui il faifoit des armes , Sc venir a eux. Je trouve très-mauvais, Meffieurs, leur dit-il, d[ue vous parlie\ de ce ton d'un jeune homme eftimable; & très-mauvais auffi que vous ofie\ en parler mal devant moi, que vous favei être fon ami. Quand Monin m'eut raconté cela, je fentis, pour la première fois, qu'il pouvoit y avoir du plaifir a être grand Seigneur. Je voudrois, Godefroy, qu'il me convint de prendre un pareil ton, & d'en impofer comme le Comte, quand il s'agiroit de prendre fon parti, celui de Mlle. de la Prife ou le tien. Mais aucun des trois n'aurez befoin que je vous défende, Qui eft-ce qui pourroit dire du mal de vous ? Samedi, c'étoit hier, le Comte vint me prendre pour faire vifite a M. Sc Madame de la Prife ; cela convenoit,  ( ïoi ) après le foupé que nous avions fair chez eux. Mais Monin m'avoit fait promettre de ne pas fortir de toute Ia journée, ni encore aujourd'hui: je fuis fort enrhumé, Sc il prétend que les rhumes négligés font longs 8c facheux cette année. Cet excellent garcon a travaillé hier deux heures de plus que de coutume pour faire ma befogne au comptoir. Le Comte eft donc allé feul faire fa vifite , 8c il m'en a rendu compte pendant la foirée qu'il eft venu pafier auprès de mon feu. II avoit trouvé M. de la Prife, qui, après quelques difcours d'ufage , tui a parlé de fa fille , 8c lui a dit, que malheureufement il n'étoit pas impoffible qu'après fa mort elle n'eüt befoin de quelque proteétion comme la fienne pour être placée a quelque Cour Allemande. J'ai été long-tems jeune , lui a-t-il dit ; j'ai beaucoup E 3  ( ioi ) dépenfé Sargent : mais la nature a fi bien dédommagè ma fille des folies que j'ai faites quant a. fa fortune, que dans^ le fond fon lot eft meilleur que celui de bien d'autres, & je ne la plains pas. Je n'ai, du moins, pas a me reprocher de l'avoir négligce un inftant depuis qu'elle eft au monde. Cela neft pas , a la vérité , bien étonnant : quel père négligeroit une pareille fille ? • Mais, M. le Comte , pour en revenir a ce que je vous difois d'abord, je puls vous ajfurer qu'elle eft aJfeT bien nee pour ne trouver aucune dijficulté quant a cela a fe placer, en quelque qualité que ce puijfe être , auprès de la plus grande Princejfe de VEurope. Mes ancetresfont venus dans ce pays avec Philibert de CUlons, qui en étoit fouverain: nous nous appellions ****. La branche cadette.pourfe diftinguer, s'eft appelée De la Prife : Mnée, qui poffédoit de  ( 103 ) grands biens en Bourgogne, s'eft éteinte. J'ai des preuves de tout cela plus claires que le jour. Je ne vous dis pas cela pour me vanter, mais pour que vous vous en fouvcnie\, ft quelque jour ma fille avoit befoin que vous la fiffie\ connoïtre. Alors vous pourriei vous inftruire par vos yeux de ce que j'ai l'honneur de vous dire. Ma fille eft affc\ aimable pour qu'on dut trouver du plaifir a lui être utile.... mais la voila quirentre, & comme ce difcours n'eft bas bien gai, vous voudrei bien que nous parlions d'autre chofe. Le Comte a la mémoire bonne, Sc je ne 1'ai pas mauvaife ; de forte que tu peux compter que tu as mot pour mot le difcours de M. de la Prife. II m'a donné a penfer; Sc fi notre foirée a été douce , paree que le Comte eft vraiment aimable , Sc qu'il a de 1'amitié pour moi, elle n'a point été gaie. Demain je ferai E 4  ( 104 ) aflez bien pour aller au concert. Mlle. Marianne y chantera pour obéir a fon père : je me mettrai bien prés d'elle pour la mieux entendre & la mieux accompagner. Adieu , mon trés - cher Godefroy. H. Meyer. VINGT-UNIEME LETTRE. Au même. A Neuchatel ce Fév. 178 . Comment te raconter tout ce que j'ai a te dire ? Me blameras - tu ? Me plaindras-tu ? ou bien Mlle. de la Prife frappera-t-elle feule ton imagination , & effacera-t-elle ton ami de devant tes yeux ? Mais pourquoi occuper ma tête de vaines conje&ures, quand a peine mes facultés fuffifent a ma fituation Sc  ( *°5 ) au foin de t'en inftruire ? Ah, Godefroi , que de chofes me font arrivées ! que de chofes j'ai fenties ! Pourrai-je te faire mon récit avec quelqu'ordre ? < Hier a trois heures je ne favois encore rien, Sc j'alJois gaiement a I'affemblée. J'entre. J'y cherche des yeux Mlle. de la Prife. Elle n'étoit pas encore dans la falie. Mais elle y vint un inftant après. J'allai a elle. Je la trouvai pale. Elle avoit un air grave , 8c une certaine folemnité que je ne lui avois point encore vue. Je fentis , en la faluant, que je paKffois, 8c je fus quelques inftans fans pouvoir parler. Je me remis pourtant, 8c lui demandai quelle feroit la contredanfe qu'elle me feroit la grace de danfer avec moi ? Elle me répondit qu'elle comptoit ne pas danfer; Sc cherchant des yeux le Comte Max , elle lui dit, quand il fe fut approché : Monfieur le Comte, j'ai a parler a Monfieur Meyer: E 5  ( io6 ) cela fera peut-être un peu long; & ton ponrroit trouver étrange que f eujfe tant de chofe a lui dire a lui feul Vous 'etes fon ami; vous me paroijfeX honnête & difcret : je ne penfe pas que vous foyeX tenté de vous moquer d'une jeune fille, qui, parpitié pour une autre, entretient un homme fur un chapitre qui devroit lui être étranger : je fuis bien füre que vous ne vous moquerei pas de moi. Voulei-vous bien renoncer, comme moi, ï la danfe pour ce foir? Vans quelques momens, nous nous affeyerons tous trois fur ce banc ; vous vous mettrei entre M. Meyer & moi; de cette facon , faurai Vair de parler a tous deux. Nous ferons fouvent inierrompus: il ne faudra pas avoir Vair d'en être fichés ; il faudra nous quitter quelquefois , quitter la converfation , & puis la reprendre. Je vous demandé pardon de ce préambule. 11 doit me donner un étrange air de  ( i°7 ) pedanterie. J'avoue que je fuis émue , il me paroït que j'ai une grande affaire a exécuter. Au rejle , il n'ejl pas bien étonnant qua mon dge... . mais laiffeXmoiparler quelques momens a mes amies. Je viendrai vous rejoindre quand on aura commencé a danfer. J'avois befoin qu'elle s'interrompit ; j'avois grand befoin de m'affeoir : mes jambes trembloient fous moi: j'étois plus mort que vif. Elle ne m'avoit pas regardé; elle avoit même détourné fes yeux de dclfus moi tout le tems qu'elle avoit parlé. Je m'appuyai fur le Comte. Nous fümes nous affeoir. Mais , me dit-il , devineivous ce qu'elle a a vous dire ? Pas précifément, lui répondis-je. Par pitié pour une autre ? reprit-il. Je me tus. Mlle. de la Prife revint s'affeoir a cöté de lui. Mais, Monfieur, lui dit-elle, je n'ai pas attendu votre réponfe; voule^-vous tien facrifer une partie de votre foirée, E 6  ( io8 ) qui devoit être gaie & amufante , a une hijloire affe\ trifte qui ne vous regarde pas ? Le Comte 1'affura qu'il feroit en tout tems a fes ordres. Et vous, me dit-elle , Monfieur, je ne vous ai point demandé fi vous trouvie\ bon que je me mêlajfe de vos affaires ? Je fis une inclination pour toute réponfe. Et confentei-vous auffi que le Comte foit injlruit de tout ce qui a pu vous arriver depuis que vous êtes a Neuchatel? J'aurois du vous le demander plutót. Je confens a tout ce qu'il vous plaira , Mademoifelle. — Eh bien , dit-elle, je vous dirai donc que deux maitreffes tailleufes, travaillant hier che\ ma mère avec une jeune ouvrière qu elles avoient amenée ; celle-ci , que j'avois vue tout le jour pdle , trifte & tremblante , me pria de ne pas fortir le foir, comme j'en avois le deffein, & de permettre qu'elle put meparlcr feule,fous prétexte de m'effaycr  ( iop ) des hablts dans ma chambre Ici nous fümes interrompus par plufieurs femmes. Mlle. de la Prife en fit affeoir une entr'elle &C le Comte. Imagine , li tu le peux , 1'état oü j'étois. On nous quitta enfin; Sf. Mlle. de la Prife , imaginant bien que nous n'avions pas perdu le fil de fes phrafes , reprit aufii-tót: j'y ai confenü ; & , quand nous avons été feules , elle m'a raconté, Monfieur, comment elle vous avoit rencontré, comment vous l'aviei fecourue , par quelle fatalité la connoijfance avoit continué ; Cf enfin , elle m'a dit, en verfant un torrent de larmes, qu'elle' étoit groffe , qu'elle nefavoit que devenir, ou. aller , comment pourvoir a fa fubfiftance, & a celle de fon enfant. Mlle. de la Prife s'eft tue. J'ai été long-tems fans pouvoir ouvrir la bouche: plufieurs fois j'ai eflayé , j'ai même commencé : a la fin j'ai pu me faire entendre. Vous  C HO ) a-t-elle dit, Mademoifelle , que je Veuffe féduite ? — Non , Monfieur.... Vous a-t-elle dit, Mademoifelle, quand Cf comment j'ai ceffé de la voir\ Oui, Monfieur , elle me 1'a dit: elle a même eu la bonne foi de me montrer vos iettres. Eh bien '. Mademoifelle, elle ne -fera pas abandonnée dans ce moment de misère , de honte Gr de malheur ; & fon enfant ne fera jamais abandonné, fi j'en fuis le père , fi j'ai lieu de le troire : il fera foigné , élevé ; j'aurai foin de fon fort tout le tems de ma vie. Mais a. préfent permette\ que je rsfpire. Je ne fuis pas même en état de vous remercier. Je vais prendre 1'air '■, je reviendrai dans un quart-d'heure. Ceci efl fi nouveau ! je fuis fi jeune \ il y a fi peu de tems que lesfemmes m'étoient étrangères& a préfent des intéréts fi vifs , fi différens, fe font combattus & fuccédés J Mais elle vous a dit que  ( III ) je ne Vavois pas féduite , & qu'd y a plus de deux mois que je ne 1'ai vue ? certainement il faut la fécounr En même tems je me fuis levé, 8c j'ai couru a la rue, oü j'ai paffé pres d'une heure, allant, venant, m'arrêtant comme un fou. Moi, Godefroi, une maitreffe groffe ! moi, bientöt père! A la fin, me fouvenant de ma promelfe , je fuis rentré. Mlle. de la Prife avoit 1'air plus doux 8C plus riant. Elle m'a prefie de prendre du thé , & a eu foin ellemême de m'en faire donner. Le Comte nous arejoints: nous nousfommes aflis. Eh bien , M. Meyer , que voulei-vous donc que je dife a la file ? Mademoifelle, lui ai-je répondu, promettei-lui, ou donnei-lui, fakes lui donner , veux-je dire, par quelque ancien domeftique de confiance , votre nourrijfe , ou votre gouvernante, faites-lui donner de grace, chaque mois, ou chaque femaine, u  ( III ) que vous jugere\ convenable. Je foufcrirai a tout. Trop heureux que ce foit vous \ . ... je ne vous aurois pas choifie peut-être; cependant, je me trouve heureux que ce foit vous, qui daign\e\ prendre ce foin. C'eft une forte de Hen, mais quofé-je dire ? c'eft du moins une obligation éternelle que vous m'aure\ impofée ; & vous ne pourre\ jamais repoujfer ma reconnoiffance , mon refpeci , mes fervices , mon dévouement. Je ne les repoufferai pas, m'a t-elle dit avec des accens enchanteurs; mais c'eft bien plus que je ne mérite. Je lui ai encore dit: Vous aure\ donc ce foin ? vous me le promette\ ? Cette fille ne fouffrira pas\ elle n'aura pas befoin de travailler plus qu'il ne lui convient ? elle n'aura point d'infulte , ni de reproche a fupporter ? ■— Soye\ tranquille, m'a-t-elle dit: je vous rendrai compte chaque fois que je vous verrai de ce que  ( "3 ) j'aurai fait j & je me ferai rentenier de mes foins & payer de mes avances. Elle fourioit en difant ces dernières paroles. II ne fera donc pas nécejfaire qu'il la revoie 1 a dit le Comte. Point nécejfaire du tout , a -1 - elle dit avec quelque précipitation. Je 1'ai regardée 5 elle 1'a vu ; elle a rougi. J'étois aflïs a cöté d'elle : je me fuis baiffé jufqu'a terre. QuaveX-vous laijfé tomber ? m'at-elle dit; que cherchei-vous1. Rien. J'ai baifé votre robe. Vous ites un ange, une divinité ! Alors je me fuis levé , 8c me fuis tenu debout a quelque diftance vis-a-vis d'eux. Mes larmes couloient; mais je ne m'en embarralfois pas, ÖC il n'y avoit qu'eux qui me viflent. Le Comte Max attendri 8c Mlle. de la Prife émue, ont parlé quelque tems de moi avec bienveillance. Cette hijloire finiffoit bien , difoient-ils: la fille étoit a plaindre, mais pas abfolument malheu-  ( "4 ) rtufe: Ils convinrent enfin de 1'aller trouver fur 1'heure même chez Mlle. de la Prife , oü elle travailloit encore. On m'ordonna de refter pour ne donner aucun foupgon , de danfe;r même fi je le pouvois. Je donnai ma bourfe au Comte , 8c je les vis partir. Ainfi finit cette étrange foirée. Samedi au foir. J'ai rencontré dans la rue le Cauftique. II m'a arrêté d'un air de bienveillance : Monfieur l'étrangerl m'a-t-il dit ; nousne fommes pas méchans ; mais nous fommes fins, cV nous nous en piquons : chacun fe hdte de foupgonner & de deviner de peur d'etre prévenu par quelqu'autre. Or comme nous ne connoijfons prefque pas les pajjïons , nous ne faurions dans certains cas foupconner qu'une intrigue... Soyei fur vos gardes. Cejl fi peu votre  ( "5 ) intention de faire foupconner une inmgue entre vous Ü la plus aimable fille de Neuchatel que je vous prie de ne pasmenajfurer Et il a paffé fon chemin. Je t'envoie la copie de ma lettre a mon oncle. Le Comte a trouvé le moyen de la faire lire a Mlle de la Prife , qui 1'a cachetée elle - même; 8t lui-même 1'a portée a la pofte. VINGT -DEUXIEME LETTRE. A Monfieur ....<* Francfort. è Neuchatel ce Févr. 178 . . ]VloN cher oncle, Une jeune ouvrière, que je n'ai pas féduite , dit être groife , 8c que je fuis le père de fon enfant: plufieurs circonftances, & fur - tout la perfonne  ( Iltf ) qu'elle a choifie pour cette confidence, me perfuadent qu'elle dit la vérité : j'ai de quoi fubvenir dans ce moment a fes befoins; Sc quant a 1'enfant, quelle que foit ma fortune , il ne manquera pas plus de pain que moi-même , tant que je vivrai. Mais fi je meurs avant d'être en age de faire un teftament, je vous prie , mon cher oncle , de regarder 1'enfant de Julianne C., dont Mlle. Marianne de la Prife vous dira qu'il eft le mien, comme êtant effe£tivement 1'enfant de votre neveu : je ne vous le recommande point; cela feroit fuperflu. J'ai 1'honneur d'être, Mon cher Oncle, Votre très-humble 8C très-obéiflant Serviteur, H. Meyer.  ( "7 ') VINGT - TROISIEME LETTRE. A Monfieur Henri Meyer. Francfort ce Févr. 178.. Faites partir la fille. Ne négligez rien pour qu'elle fafle le voyage sürement: j'en paierai les frais. Je veux qu'elle accouche ici. J'aurai foin d'elle. Mais le tout k condition qu'elle reparte d'abord après fes couches, 5c me laifle 1'enfant. Je ferai même quelque chofe pour elle , fi je fuis contens de fa conduite. Je fais qüa Neuchatel la manière dont on baptife un enfant conftate fon état: je ne veux pas que le votre foit élevé dans cette trifte connoiftance ; s'il 1'acquiert quelque jour, ce fera lorfqu'il aura lieu d'être aflez content de fon  ( "8 ) exiftence pour ne vous la pas reprocher, Sc lorfque vous vous ferez rendu aflez recommandable pour qu'il préfère fa naiflance , malgré la tache qui ï'accompagne, a toure autre naiflance , Sc qu'il vous choifit pour père , s'il pouvoit choifir. II ne tient qu'a vous , Henri, d oter a force de vertu , 1'opprobre de deflïis votre fils ou votre fille. Demandez-vous a vous-même fi vous y êtes obligé. Charles D. Ci-joint une lettre de change de 50 louis.  ( "9 ) VINGT-QUATRIEME LETTRE. A Monfieur Charles D...a Francfort. a Neuchatel ce Févr. 178 .. M ON TRES-CHER ONCLE , La fille eft partie. Que puis-je vous dire ? ce ne font pas des remerciemens que j'ai a vous faire. Veuille le clel vous bénir ! puifle mon enfant! . . .. il m'eft impoffible d'en dire davantage. H. Meyer. »>=====»■ ■■==»» VINGT-CINQUIEME LETTRE. Henri Meyer a Godefroy Dorville. a Neuchatel ce Mars 178. Je t'envoie la réponfe de mon oncle. La fille eft partie: je ne 1'ai pas vue; Mlle. de la Prife, le Comte, & une ancienne fervante de Mlle. de la Prife, ont eu foin de tout.  ( «o ) VINGT-SIXIEME LETTRE. Au même. a Neuchatel ce Mars 178 . D après la remarque de mon cauftique prote£teur, (je 1'appellerai déformais par fon nom Z * * *) le Comte Max a demandé a Mlle. de la Prife, comment elle vouloit que je me conduifuTe ? Comme auparavant, a-1 - elle répondu : ( Auparavant '. c'eft elle qui 1'a dit ) il faut quil vienne a Vaffemblée, au concert, peut-être fera-t-il invité au premier jour che\ une de mes parentes \ il verra bien alors lui - même ce qu'il y a a faire, ou plutót a éviter. Avant-hier, le Comte & moi nous étions auprès demon feu- Nous penfions a trop de chofes pour en dire aucune. Nous  ( I" ) Nous avions befoin de nous diftralre. Je lui ai propofé d'aller avec moi chez M. Z***: je lui devois cette attention pour la marqué d'intérêt qu'il m'avoit donnée ; intérêt bien fenfible , car il avoit pour objet Mlle. de la Prife , & 1'honnêteté de ma conduite : il n'y alloit de rien moins que de lui épargner d'éternels chagrins, & a moi d'éternels remords. Depuis ce jour-la, je ne palfe plus devant fa porte; je ne jne promène plus; j'évite au comptoir tout air de rêverie; j'y fais mon devoir plus attentivement que jamais: j'en fuis a Ia vérité récompenfé par mes efforts mêmes ; faire fon devoir avec attention produit un certain zèle qui eft la meilleure des diftra&ions poflibles, Mais revenons a notre vifite. Je dis au Comte que M. Z*** nous donneroit vraifemblablement, pêle-mêle avec des critiques un peu amères, des F  ( 111 ) notions curieufes Sc intéreflantes fur le pays, fon commerce , fon gouvernement Sc fes mceurs. Le Comte m'en crut, &C nous allames. Nous fümes en effet fort contens de toutes les informations que nous recümes. Un grain de caufticité rendoit les defcriptions piquantes 8c les récits intérefians ; 8c , quant a moi du moins , il falloit bien eet affaifonnement pour me rendre attentif. Je ne fuis pas alfez tranquille pour te rapporter ce que j'ai appris: mais je tacherai de te le garder dans ma mémoire. Je te dirai feulement ce que j'ai pu comprendre du caraétère des habitans du pays. Sociables , officieux , charitables, ingénieux , pleins de talens pour les arts d'induftrie, SC n'en ayant aucun pour les arts de génie ; le grand Sc le fimple leur font fi étrangers en toutes chofes, qu'ils ne le comprennent 8c ne le fentent même pas.  ( "3 ) Ne viendras-tu point me voir, fi tu viens a Strasbourg ? tes affaires a Francfort font-elles fi preffées ? ton tems eft-il fi précieux ? Adieu, mon cher Godefroy, aime toujours ton véritable ami, H. Meyer. »>===^g- = , ^ VINGT-SEPTIEME LETTRE. Au même. a Neuchatel ce Mars 178 .. J'ai été en effet invité chez la parente de Mlle. de la Prife. Toute la bonne compagnie de Neuchatel y étoit. Mlle. de la Prife faifoit les honneurs & 1'ornement de 1'affemblée. Sa contenance & fes manières me paroiffent changées : elle n'eft pas moins naturelle; mais elle n'eft plus fi gaie : je la trouve imF z  ( i>4 ) pofante ; il ya dans fon maintien une noble afturance : quelquefois je crois voir de la triftelfe dans fes yeux 5 mais elle eft tranquille , elle eft pofée : fes mouvemens font plus graves, comme fon air. II femble que 1'infouciance SC la vivacité aient fait place a un fentiment doux Sc férieux de fon mérite Sc de fon importance ... ah! je fouhaite de ne me pas tromper. II eft bien jufte , ce fentiment! qu'elle en jouïffe !... qu'elle en jouïffe ! .. . qu'il foit fa récompenfe ! .... Elle a préfervé une femme de 1'affreufe misère , du vice , peut-être de la mort; 8c un enfant de 1'opprobre , Sc peut-être auffi de la mort , ou d'une longue misère; 8c un jeune homme , qui fe croyoit honnête, que rien encore n'avoit dü corrompre, elle 1'a préfervé d'avoir fait les mêmes maux qüun fcélérat. Je n'ai pas joué avec Mlle. de la  ( H5 ) Prife : elle n'a pas joué non plus ce foir-la avec le Cómte Max. Lundi il n'y a pas eu de concert 5 on a joué la comédie. Je ne t'en dirai rien , finon qu'on a ici autant de talent pour le chant que pour la danfe, 6c que la grace y eft, je crois, plus commune que par - tout ailleurs. Au refte , la comédie 8c la manière dont on la joue m'ont expliqué le ton des femmes dans le monde. Tour-a-tour marquifes , foubrettes , villageoifes \ tour-a-tour criailleufes, ingénues, emphatiques; il n'eft pas étonnant qu'elles changent de ton vingt fois dans une heure. Hier a 1'aiTemblée elle a danfé avec tout le monde \ 8c moi avec toutes les femmes qui ont bien voulu danfer avec moi. J'ai pourtant danfé une contredanfe avec elle. J'avois le cceur tantót ferré , tantöt palpitant: quelle difféF 3  ( ti6 ) rence avec la première fois que je danfaf avec elle dans cette même falie ! cependant mon cceur la diftinguoit déja. M. Z * * * m'a falué au milieu de la foirée avec un air d'approbation \ Sc en fortant il a paffe devant moi, 5C m'a ferré la main. Les gens cauftiques ne font donc pas néceffairement méchans, ou du moins ils ne font pas méchans en tout. Mais qui pourroit être méchant en tout , fi ce n'eft le diable ? & encore le diable ? Quel bavar- dage ! Godefroy , j'attends impatiemment que tu m'écrives fi tu pourras venir me voir. Tu vcrrois Mlle. de la Prife, tu verrois le Comte Max, 8c ton meilleur ami te ferreroit dans fes bras. H. Meyer.  ( "7 ) VINGT-HUITJ.EME LETTRE. Mlle. de la Prife a Mlle. de Ville. a Neuchatel ce Mars 178.. Je ne me trompois pas \ il m'aime , cela eft bien sur \ il m'aime. II ne me 1'a pas dit: mais il me 1'auroit dit mille fois que je ne le faurois pas mieux. Cela n'a pas toujours été fi gai, mon Eugénie , que les premiers jours. J'ai eu du chagrin, de 1'embarras, quelque chofe qui reflembloit a de la jaloufiej j'ai du moins fenti ce que feroit la jaloufie.... Ah, Dieu! puifiai-je en être toujours préfervée ! j'aimerois encore mieux ne plus 1'aimer que d'avoir eet affreux fentiment a craindre. Heureufement je ne 1'ai pas éprouvé: car je n'ai point eu de doutes; feulement F 4  ( 1*8 ) j'aurois encore mieux aimé.. . . Mals" je ne veux point du tout me rappelér tout cela. Je fuis heureufe a préfent: je fuis bien-aife même du chagrin que j'ai eu \ j'aurois payé encore plus cher le contentement que j'ai, la place que j'occupe : car je fuis a préfent comme un ami, Sc comme le plus cher ami que 1'on puilfe avoir; je fuis au fait de fes affaires; j'agis pour lui: je fais fa penfée , 8c nous nous entendons fans nous parler. Nous faurions bien au milieu de mille étrangers, que c'eft moi qui fuis quelque chofe pour lui , & lui quelque chofe pour moi: c'eft 1'un a I'autre que nous demanderions des confeils ou des fecours ; donner, recevoir , feroit également agréable ; mais ce qui le feroit encore plus , ce feroit d'avoir tout en commun , peines, plaifirs, befoins . . . tout. Nous étions certainement nés 1'un pour I'autre : non  ( 1*9 ) pas peut-être pour vivre enfemble, c'eft ce que je ne puis favoir; mais pour nous aimer. Tu trouveras peut - être cette lettre encore plus folie que celle que je n'ofai t'envoyer : mais tu te tromperas. Elle n'eft point folie, 8c je fais bien ce que je dis. Adieu, chère Eugénie , je ne te le céderois plus. M. de la Prife. » =====s^gs=======f >» VINGT-NEUVIEME LETTRE. Henri Meyer a Mlle. de la Prife. M ADEMOISELLE, Oserai-je vous écrire? eft-ce a vous que je vais écrire ? fera-ce pour vous que j'aurai écrit? ou n'aurai-je fait qu'épancher Sc foulager mon cceur ? Vous m'aimez ! n'eft - il pas vrai que  ( i3° ) vous m'aimez ? fi vous ne m'aimez pas , j'accuferai le ciel de cruauté Sc même d'injuftice. Je ferois donc le jouet d'un fentiment trompeur: les rapports que je fens, la fympathie qui m'attache , qui m'a donné a vous du premier inftant que je vous ai entrevue ne feroient donc pas réels! & cependant, je les fens. Et vous, s'ils font réels, vous les fentez auffi! Peut-être votre rougeur , votre embarr-as au concert, quand vous vintes chanter prés de moi, lïgnifioit que vous les fentiez ! II me femble que je le mérite , que vous në devez pas être le prix d'une longue perfévérance, & que votre cceur devoit fe donner pour prix du mien, comme le mien fe donnoit.... Ah ! fi vous ne m'aimez pas, ne me Ie dites pas: trompez.moi, je vous en conjure, 8c pour vous-même \ car vous vous reprocheriez mon défefpoir. Pardonnez , Mademoifelle , ce délire. Si  ( W ) vous me trouvez préfomptueux , votre cceur ne m'entend donc pas •, il rte m'entendra jamais, Sc le mien eft perdu. Je ne pourrai jamais le donner a perfonne , Sc je ne demanderai celui de perfonne. Si jeune encore, j'aurai perdu même 1'efpérance du bonheur. Encore une fois n'en prononcez pas 1'arrêt. Que vous importe que je fois trompé ? de grace ne me détrompez pas. Je n'aurois peut - être jamais parlé , fi je n'euffe dü m'éloigner de vous. Content de vous voir , ou d'efpérer de vous voir \ d'imaginer chaque jour que cela étoit poflible ; peut-être le refpedt, la crainte de vous déplaire , fur - tout la crainte que votre réponfe nefitfuccéder le défefpoir a 1'incertitude, m'auroit empêché toujours, long-tems du moins, de rien demander , de rien dire. Mais je ne puis partir fans vous dire que je vous aime. Vous en douteriez peut-  ( tp ) être; & ne feroit-il pas poflible que ce doute vous tourmentat ? Mon ami Dorvitle, le plus ancien de mes amis, mon ami d'enfance St de jeunefle , eft malade a Strasbourg 3 il m'a demandé avec inftance. On m'a écrit. L'exprès vient d'arriver. Je pars demain avant le jour. Pourrai-je vous envoyer cette lettre ? feroit-il poflible d'avoir une réponfe ? le Comte Max m'avoit promis de venir ce foir : mais il eft tard. S'il pouvoit encore venir ! mais voudroit-il ? .... Ah ! le voici , je 1'entends: qu'il life ces caraétères a peine lifibles, qu'il vous les porte, qu'il trouve le moyen de vous les faire lire , ou bien qu'il fe taife , ce fera me refufer. Je ne tenterai aucune autre voie : je me regarderai comme un infenfé, comme un téméraire.Mais qu'il s'éloigne de moi, & me laifle en proie a ma triftelfe. H. Meyer.  ( iJ3 ) TRENTIEME LETTRE. Le Comte Max a Henri Meyer. Je fuis allé chez *** oü je favois qu'elle étoit. On quittoit le jeu -r elle étoit encore aflïfe. Je 1'ai priée tout haut de lire la lettre d'un de mes amis. Elle a lu. Je me fuis rapproché \ 8C elle a pris une carte, 8t m'a demandé un crayon : on 1'a regardoit; elle a d'abord defliné une fleur. Enfuite elle a écrit. Lifez la carte ; mais vous 1'avez déja lue. Heureux Meyer! que faitesvous pour nous attacher? ou plutot, par quel charme nous féduifez-vous ? Je vais a un foupé pour lequel je me fuis engagé , il y a long - tems. En fortant de table j'irai vous rejoindre, Sr. je refterai avec vous jufqu'a ce que  ( 134 ) vous parriez : fi je pouvois, je partirois avec vous: je ferois bien peut-être. M. de R**. Réponfe de Mlle. de la Prife. Si vous vous étiez trompé , Monfieur, je ferois fort embarralfée : mais pourtant je vous détromperois.