(EU VRES COMPLETTES BE MADAME DE STAAL, T O M E PREMIER.   ffiUVRES COMPLETTES DE MADAME DE STAAL, Conunant fes Mémoires- & fes Cotnédiesi TOME PREMIER. A MAST RIC H T 3 Chez C a v e l i e r , Libraire. Et fe trouve a Paris, Chez BARROIS 1'amé, Libraire, rue du Hurepoix, prés le PontS. MicheL M. DCC. LXXXIIL,   MÉMOIRES DE MADAME DE STAAL, Ecrits par elle-méme. JE ne me flatte pas que les éVénemens de ma vie mériteht jamais Fattention de perfonne-j & fi je me donne la peine de les écrire , ce n'eft que pour m'amufer par Ie fouvenir des chofes qui ment intéreffee. II m'eft arrivé tout le contraire de ce qu'on voit dans les romans, ou 1'hcröïitó élevée comme une fimple bergère , fe trouve une illuftre princeflè. J'ai etc trai-, tée dans mon enfance en perfonne de diftinótion $ & par la fuite je découvris que je n'étois rien, & que rien dans le monde ne m'appartenoit. Mon ame Toms I. ^  i Mémoires n'ayant pas pris d'abord le pli que lui devoit donner la mauvaife fortune, a toujours réiïfté a 1'abaüTement & a. la fujétion ou je me fuis trouvée. C'efi: la 1'origine du malheur de ma vie. Mon pere fut obligé pour quelque affaire que je n'ai jamais fue, de quitter la France & de s etablir en Angleterre; ma mere étoit jeune & belle. Des directeurs lui firent fcrupule de vivre éloignée de fon mari, & elle 1'alla trouver j mais s'étant bientót déplue dans un climat étranger, elle revint en France grolTe de moi, dont elle accoucha a Paris. Dépourvue des moyens d'y fubfifter, elle chercha & trouva une retraite dans 1'abbaye de SaintSauveur d'Evreux en Normandie. Madame de la Rochefoucault, qui en étoit abbeffe, la re$ut fans penfion , a la follicitation de quelques amis j & lorfqu'il fallut me tirer de nourrice, elle confentit que ma mere m'allat chercher, &C m'amenat avec elle dans le couvent. Un peu avant ce temps-la, le toi  De Madame de Staal. 'f Louis XIV voulut s'attribuer la nomination des abbayes d'Urbaniftes j le Pape sy oppofa; 8c la conteftation trainant en longueur, les religieufes nommées a ces abbayes, forties pour en prendre poffefllon , ne voulurenc pas la plupart ren? trer dans leur maifon, & chercherent, •en attendant 1'éyénement, un afyle dans ■>. Ses empreffemens, quoique retenus par les bienféances convenables a fon état & a fon age, & par le refpeét qu'infpire le vrai défir de plaire, étoient trop marqués pour ne pas me bleffer. Aufli ne parvint-il qu a me donner un éloignement pour lui, que je n'aurois jamais fenti, s'il n'avoit jamais eu. aucun goüt pour moi. Un événement inopiné me rapprocha de mademoifelle de Silly*, toujours néceffaire au bonheur de ma vie. Madame fa mere vint a Rouen pour un procés } & 1'amena avec elle. Je fus charmée de la revoir , & plus encore de la propofition qu'elle me fit de me remmener a Silly, & d'y paffer quelque temps du confentement de madame fa mere, qui m'en témoigna un grand défir. Mon abbeffe & fa fceur, quoiqu'elles euffent une répugnance infi-  De Madame de Staal. 3 * nie i mon éloignement, y confentirent fans la moindre réfiftance, ravies de me procurer de la fatisfa&ion aux dépens de toute la leur. Je partis avec la plus grande joie du monde, dans la compagnie d'une amie que j'aimois toujours très-tendrement. Sa mere étoit froide , mais polie. Je m'accoutumai bientót avec elle. J'arrivai dans un affez beau chateau, un peu trifte 8c anirique, auffi-bien que le maïtre du logis, dont le commerce étoit fort fee. Je gagnai pourtant fes bonnes graces en affez; peu de temps, & celles de madame fa femme , qui n'étoit guere plus accefïible ; & ils me retinrent chez eux tani que j'y voulus bien refter. II ne venoit prefque perfonne dans cette maifon. Le vieux marquis de Silly n'aimoit pas la dépenfe, & la marquife trèsdévote ne fe foucioit guere de compagnie. Je n'y avois encore vu que quelques gentilshommes du voifinage, qui n'avoient point du tout attiré mon attention , lort Bv  j 4 Mémoires que Ie chevalier d'Herb..... y vint faire vifite. On le fit jouer une partie d'ombre, après laquelle il s'en alla, promertant de revenir & de faire quelque féjour. Je m'appercus que je défirois qu'il revint; j'en cherchai la raifon : je me dis que c'étoit un homme d'efprit & de bonne compagnie, qu'on devoit fouhaiter dans tui lieu fi folitaire} Sc puis examinant fur quoi j'avois fondé 1'opinion de fon efprit, Sc recherchant curieufement ce que je lui avois oni dire, je ne trouvai que gano 3 trois matadors & fans prendre. Quand il revint & paria davantage, eet efprit, que je lui avois fuppofé gratuitement „ difparut: il ne lui refta qu'un fon de voix agréable, qu'effectivement il avoit, & un peu plus 1'air du monde qu'aux gens que je voyois ordinairement. II venoit fouvent fans être invité, Sc reftoit long-temps fans qu'on fit efforr pour le retenir. D'oü nous jugeames mademoifelle de Silly & moi, qu'une de nous deux lui ayoit plu ; mais il n'étoit  Be Madame de Staal. ^ j pas aifé de difcerner fur qui tornooit fon choix. Je pariai pour elle, elle pour moi; & cela devint une affaire entre nous, de découvrir a qui appartenoit cette conquête. Elle étoit véritablement des plus minces; mais, dans la folitude, les objets fe bourfouflent, comme ce que I on met dans la machine du vuide. Cette conteftation ne formoit qu'une plaifanterie entre nous. Les remarques faites en conféquence, que nous nous rapporrions exadement, devenoient une occupation par notre défceuvrement. Cependant, quand j'appris qu'il s'étoit déclaré, 8c que ce n'étoit pas pour moi, je fentis un dépit que je ne connoiffois pas. II fut fuivi de mouvemens plus violens , qui me cauferent 1'efpece d'épouvante oü 1'on eft , lorfqu'on fe fent tomber dans un abïme dont on ne voit pas le fond. C etoit la jaloufie, avec tous fes appanages j & c'eft la feule attente que j'en aie jamais eue, quoique 1'acca* fion ne men ait pas manqué , dans des circonftances bien plus propres a la faire  3 6 Mémoires reffentir. Ce qui mettoit le comb-Ie a moiï défefpoir , étoit le peu de valeur de mon objet. Revenue du premier trouble, je fis des vers oü je difois : Je rougis de ma foiblefle , Encore plus de mon amant. C'étoit une plainte a 1'Amour, de m'avoir refufé fon bandeau. Ce défaut d'illufion me fut pourtant bien favorable ; car, s'il' n'empêcha pas la violence du mal, il en abrégea la durée. II ne me refta de cette aventure ridicule , que le fouvenir qu'on a d'une chofe finguliere. Je 1'aurois fupprimée, fi j'écrivois un ïoman. Je fais que 1'héroïne ne doit avoir qu'un goüt j qu'il doit être pour quelqu'un de parfait, & ne jamais finir : mais le vrai eft comme il peur, & n'a de mérite que d'être ce qu'il eft. Ses irrégularités font fouvent plus agréables, que la perpétuelle fymmétrie qu'on retrouve dansïous les ouvrages de 1'art. Après avoir paffé cinq ou fix mois a  De Madame de Staat. 37 Silly , il fallut retourner a mon couvent. On me fit promettre de revenir 1'année fuivante. La marquife de Silly men prefla d'autant plus, qu'elle comptoit que fon fils y viendrok pafTer 1'cté. Elle fouhaitoit de lui fournir quelque compagnie propre a lui faire fupporter le féjour de la campagne. II avoit été du nombre des prifonniers faits a la bataille d'Hochftet, & menés en Angleterre. L'air.de ce paysla lui ayant caufé une maladie de confomption , il avoit obtenu de revenir en France fur fa parole; & les médecins de Paris lui confeilloient d'aller en Normandie prendre fon air natal. M. de Silly avoit paffe fa vie dans le grand monde, & fur un pied agréable. On m'avoit tant parlé de lui, que j'avois grande curiofité de le connoitre. Je fus recue dans mon couvent avec une extréme joie. J'y vécus comme a mon ordinaire , avec mes amis, monfieur Brunei , mefdemoifelles d'Epinay , & monfieur de Rey qui me témoignok tou-  3 8 Mémoires jours beaucoup d'attachemenr. Je découvris pourtant, fur de légers indices, quelque diminution de fes feminiens. J'allois fouvent voir mefdemoifelles d'Epinay , chez qui il étoit prefque toujours. Comme elles demeuroient fort prés de mon couvent , je m'en retournois ordinairement a pied, & il ne manquoit pas de me donner la main pour me conduire jufques chez moi. II y avoit une grande place a paffer j & dans les commencemens de notre connoilfance , il prenoit fon chemin par les cötés de cette place : je vis alors qu'il la traverfoit paf le milieu; d'oü je jugeai que fon amour étoit au moins diminué de la différence de la diagonale, aux deux cótés du carré. J'atrendois avec impatience le temps de retourner a Silly, quoique mon empreffement pour cette ancienne amie füt un peu moins vif, depuis les fentimens pénibles que j'avois éprouvés a fon occafion. Enfin j'y allai quand la faifon en fut venue. On attendoit le fils de la maifon : tout y étoit  De Madame de Staal. déja rempli de lui. II arriva ; chactm fut le recevoir. J'y allai comme les autres , mais un peu moins vite y & quand je les joignis, il montoit déja le degré pour aller dans fon appartement. II fe retourna en donnant quelqu'ordre. Je fus frappée de 1'agrément de fa figure, & d'une certaine contenance noble qu'il avoit, tout-a-fair différente de ce que j'avois vu jufqu'alors. 11 ne fit nul accueil a. perfonne, & fe communiqua peu d'abord. Des livres qu'il avoit apportés faifoient fa compagnie. II fe tenoit dans fa chambre, ou s'alloit promener feul; & hors 1'heure des repas, on ne le voyoit guere. Cependant, quoiqu'il fe donnat peu la peine de parler, il parloit fi bien & avec tant de graces , que fon efprit paroiffoit fans qu'il fongeat a. le montrer. Ses charmes & fes dédains me piquerent vivement. Sa fceur, qui Favoit vu plus fociable, n'étoit guere moins bleffée que moi; c'étoit le fujet ordinaire de nos eniretiens. Un jour que nous nous prome-  '4° Mémoires nions dans un bois, oü nous croyons être feules, nous laiffames échapper contre lui tous les traits de notre reffentiment. II étoit affez prés de nous, fans que nous 1'euflions appercu; & comme il vit que nous parlions de lui, il s'arrêta pour nous entendre. Nous nous étions affifes j il fe cacha derrière quelques arbres, & ne perdit rien de notre converfation. Elle étoit animée de paffions diverfes : il la trouva digne de fon attention, & fentit que nous avions raifon de nous plaindre d'un mépris que nous ne méritions pas. II ne fe montra point: mais quand nous fümes de retour au chateau, il nous dit qu'il avoit entendu parler de lui; qu'on en avoit dit beaucoup de mal, & que ce n'étoit pas en riant. « On n'a pas envie de rire, » lui dis-je , quand on fe plaint de vous. Cette réponfe naïve lui plut. cc Je ne m'at» tendoispas, reprit-il en me regardant, de » trouver dans la vallée d'Auge ce que j'y » trouve Enfuite il nous avoua le plaifir qu'il avoit eu d'entendre tout notre entre-;  De Madame de Staal. '41 tien , quoiqu'il n'y fut pas épargné. Depuis ce moment la., il nous crut dignes du fien, & ne nous quitta plus. Les promenades , les lectures, tout fe faifoit en commun. Je paifois donc les jours entiers avec quelqu'un qui me plaifoitinfiniment, & a qui pourtant je ne fongeois point a plaire. II me parut impofïible qu'un homme accoutumé a vivre avec les plus aimables femmes , & a en être aimé, eüt eu la moindre attention pour moi, dépourvue de beauté & des agrémens que donne 1'ufs.ge du monde. Je fis des vers que je ne montrai pas , qui exprimoient bien cette difpofition de mon efprit; car après avoir fait fon portrait, je finiffois par dire : Hélasje l'aimerois, fi j'étois plus aimable. Cependant je goütois la joie de voir fans ceffe quelqu'un dont la feule préfence faifoit mon bonheur. J'en étois écoutée, même applaudie, & d'une fa^on fi délicate , qu'elle flattoit la vanité, fans rien  4* Mémoires coüter a la modeftie. Je n'ai vu perfonne; depuis que j'ai vu le monde, pofleder eet art au point que 1'avoit monfieur de Silly. II fembloit, & il étoit fi véritablement pénétré des chofes qui lui étoient agréables, qu'elles ne s'effacpienr jamais dc fon fouvenir. II en a fouvenc r.ippcllccs au mien, que je lui avois dites bien des atmées auparavant. C'étoit tellcmcut fair de la malfort de n'être occupé que de lui, que je pouvois fuivre le penclianr qui m> portoit, fans me diftinguer. II m'échappoit pourtant quelquefois dtrs traits Cl marqués, qu on ne pouvoit guere s'y méprendre. Entre autres, lui ayant donné une bourfe qu'on m'avoit envoyée de mon couvent, il jetta la fienne dans la main d'une femme de chambre de fa mere, qui n'étoit pas des moins emprelfées pour lui. Soit que je Voululfe avoir cette bourfe, ou la lui óter, je la faüis en 1'air avant qu'elle fut arrivée jufqu'a elle, en préfence de la marquife de Silly , femme des plus graves & des  De Madame de Staal. 4$ plus févéres. Le fentiment qui a gravé ces petits faits dans ma mémoire , m'en a confervé un fouvenir diftinct. J'étois plus jeune par mon peu d'expérience, que par le nombre de mes années. Mais je n'avois encore rien aimé: car cette première fantaifie que j'avois eue a quatorze ou quinze ans , n'étoit que 1'effet des idéés romanefques qui me faifoient défirer .'avoir une paflion , pour devenir, a ce qu'il me fembloit, un perfonnage plus important. L'accès de jaloufie que j'éprouvai enfuite , n'étoit que la confufion d'un orgueil humilié de tout point. Cela ne reffembloit en rien aux fentimens qui s'étoient alors emparés de moi. Je ne fais comment je ne fongeai pas a y réfifter. II me fembla qu'ils étoient fans danger, paree qu'ils feroient fans retour ; & je crus n'avoir rien a faire qu'a les bien cacher. La crainte de s'embarquer avec moi ou de me mettre en occafion de m'expliquer avec lui, rendoit monfieur de Silly  44 Mémoires attentif a ne me pas trouver feule. Je voulois bien déterminément ne lui rien dire ; cependant je fouhaitois avec paffion cette rencontre qu'il évitoit avec tant de foin. Lorfque j 'eus pénétré le motif de fa circonfpection, je défirai plus fortement encore d'avoir quelque entretien particulier avec lui, qui le rafiurat & lui fit connoïtre combien j'étois éloignée d'oublier ce que je me devois a moi-même. J'eus enfin cette fatisfadion un jour que nous allions faire notre promenade ordinaire. Mademoifelle de Silly étant incommodée, s'en difpenfa. La mere, qui ne fongeoit qu a 1'amufement de fon fils, me dit d'aller avec lui. II n'y eut pas moyen de reculer. Nous allames aifez loin dans une grande prairie. II marchoit fans rien dire , beaucoup plus embarrafie que moi. Ce petit triomphe me donna le courage de parler. Ce fut d'abord fur la beauté des champs; mais n'étant pas encore aifez loin des propos que je voulois éviter , de la terre je montai au ciel, & je me jettai  De Madame de Staal. 'jh tout au travers du fyftcme du monde. Je tins ferme dans cette haute région, jufqu'a ce que, de retour au chateau, nous eümes rejoint la compagnie. Monfieur de Silly, délivréd'inquiétude, s'étoitprêté de bonne grace a la converfation dont la matiere, quoique grave, avoit été traitée légérement. J'en retirai eet avantage, qu'il vit que je favois & me taire Sc parler. De plus, je göötai cette joie délicieufe, inconnue a ceux qui ne favent pas réfifter aux mouvemens de leur cceur. _ Depuis cela, monfieur de Silly ne m'évita plus. Je ne le fuyóis pas, & nous nous rencontrions fouvent. II paroifioit charmé de s'entretenir avec moi, & me faifoit fentir 1'eftime la plus flatteufe. II y joignoit un tendre intérêt a tout ce qui me regardoit. J'en trouvois la preuve dans de petits avis qu'il me donnoit volontiers. Le fuccès en étoit infaillible. Enfin je trouvois en lui tout ce que je pouvois défirer, hors 1'amour qu'il me fembloit que je ne défirois pas. II m'étoit  46 Mémoires commode d'aimer fans crainte & fans combat, a 1'abri de toute foibleffe, & fans autre foin que celui de dillimuler mes fentimens : mais c'eft, comme je 1'ai déja dit , ce que je faifois mal; & je ne puis douter qu'un homme aulli délié , &c autant dans le train de la galanterie que 1'étoit le marquis de Silly, ne connüt parfaitement, & peut-être mieux que moimème, ce que je penfois pour lui. II eft vrai qu'il ne m'a jamais lailfé voir qu'il s'en füt appercu, pas même lorfque , par la fuite , nous avons vécu avec une intime confiance. J'ai feulement fu de fa fceur long-temps après , qu'il avoit été tenté de s'attacher a moi j mais que, prévoyant ; bien que eet attachement ne feroit pas .] éternel, il avoit été retenupar 1'eftime que je lui avois infpirée, & par la pitié du rrifte fort qu'il me prépareroit. Auifi me I difoit-il quelquefois avec exclamation : Ah! que je haïrois quelqu'un qui feroit I aifez miférable pour vous tromper ! Mademoifelle D..., qui avoit demeuré 1  Be Madame de Staal. 47 dans le couvent de Sainc-Louis avec mademoifelle de Silly & moi, étoit alors dans une terre a une demi-lieue de notre chateau. Elle fut invitée a nous venir voir • elle y vint. Le long féjour qu'elle avoit fait en plufieurs cours d'Allemagne , 8c en Angleterre, donna matiere au marquis de Silly, qui en revenoit, de 1'entretenir. II parut fe plaire a fa converfation. On la retint, & elle fut quelques jours avec nous. Les agrémens de monfieur de Silly firent fur elle trcs-rapidement tout lefFesqu'ils étoient capables de faire. II n'étoit pas exempt de la coquetterie ordinaire aux gens agréables ; & quoique cette perfonne fut laide, 8c n'eüt que médiocrement d'efprit , il s'amufa de fa conquête, 8c ne négligea pas les moyens de fe i'afliirer. Moins circonfpeét a fon égard qu'au mien, il mettoit en ceuvre avec elle les rubriques communes de la galanterie. Je vis cela fi tranquillement, que j'ai peine encore i comprendre comment, ayant reffenti les horreurs de la jaloufie pour quelqu'un  48 Mémoires que je prifois fi peu , je pus alors en être exempte; fi ce n'eft que cette paffion tienne plus a la vanité qu'a Famour; & que , ne pouvant m'imaginer que j'euffe été pefée dans la balance qu'emportoit mademoifelle D..., ma gloire ne s'y trouvat point intérelfée. Cette affaire me parut fi peu férieufe, que la demoifelle étant retournée chez elle, & ayant réfifté aux invitations qu'on lui avoit faites de revenir, j'allai la chercher , & la ramenai avec moi; charmée d'effacer, par cette démarche , les indices que tant d'autres, moins mefurées, avoient pu donner de mes fentimens. D'ailleurs, j'étois raviedevoir le charme qui m'avoit féduite , produire le même effet de toutes parts. L'excufe de ne 1'avoir pas évité, étoit qu'il füt inévitable. II y a fi peu d'uniformité dans les effèts des paffions , qu'en même temps que je faifois ce perfonnage indifférent, j'étois bleflee de la moindre attention que monfieur de Silly donnoit a qui que ce füt. Je fus outrée de quelque chofe de plus férieux, qui  De Madame de Staal y« qui rouchoit précifément a ce que je m'éttifc réfervé, je veux dire, fon eftime Sc fa confiance. II recut beaucoup de lettres Sc de paquets, fur quoi il eut de grandes conférences avec fa mere Sc fa fceur. Je vis qu'il étoit queftion de quelque affaire importante pour lui, qu'il ne me difoit pas : cela me fit 1'effet d'un outrage ; je ne lui parlois plus; a peine répondois-je a ce qu'il me difoit. II remarqua mon mécontentement , fans en pénétrer la caufe ; Sc comme il avoit véritablement de 1'amitié pour moi, il voulut s'en éclaircir, & m'appaifer. II m'arrêta donc un jour, comme ij'allois entrer dans 1'appartement de Ia tmarquife de Silly; je traverfois fort vite ■ une falie dans laquelle il fe promenoit en rêvant; je feignis de ne le pas appercevoir: mais lui s'avancant a ma rencontre, me retint, me fit affeoir, Sc s'affit auprès de moi, me difant qu'il vouloit me parler. II me paria avec tant de grace , tant de ifentiment, répara fi bien le défaut de Tome I. q  ^ o Mémoires confiance qui m'avoit offenfée , parut fi touché de ma peine , fi flatté de fa caufe, que jamais je ne fus plus contente de lui, & plus confolée du pouvoir qu'il avoit pris fur moi. II étoit tel en effet, qu'il fembloit que fon ame réglt la miemie ; il n'étoit affecté d'aucun fentiment, qu'il ne s'en trouvat en moi un tout pareil. Sa gaité , fa trifteffe, fa tranquillité , fon inquiétude, toutes fes différentes difpofitions devenoient les miemies; non par aucun foin que j'euffe de m'y conformer, mais par un reflort fecret qui les rendoit femblables. Cette affaire, dont le myftere m'avoit caufé tant de trouble, obligea le marquis de Silly d'aller a la cour plutöt qu'il n'auroit fait, & peut-être plutót qu'il ne fouhaitoit; car quoiqu'il eüt la une maitreffe, & tout ce qui convient k un homme du bel air , il ne s'ennuyoit pas chez lui* II y voyoit ce qu'on ne voit pas dans le monde , des fentimens fans art, dont la vérité lui étoit d'autant mieux counue,  De Madame de Staal. «j t quon s'efforcoit de les lui cacher. II y goiïtoit auffi des entretiens folides , qui offroient a fon efprit de nouvelles 'connoiffances, & luidonnoient lieu de fentir fa facilité i les faifir , de quelque efpece qu'elles fuflènt. Ses idees étoient vives & nettes: fes expreffions nobles & limples, fakes les unes pour les autres, donnoient une efpece d'harmonie a fes difcours : on n'y voyoit point de tours recherchés, rien d'affeóté. II avoit trop d'efprit, pour fonger a le faire paroïtre. Un goüt dominant pour la guerre attachoit fes vues a tout ce qui s'y rapportoit: je crois, s'il m'eft permis de juger fur cette matiere, qu'il étoit doué des taiens les plus propres pour s'y diftinguer, & qu'il n'avoit pas moins la capacité que 1'air du commandement. L'ambition étoit le grand reffort des mou- vemens de fon ame, & peut-être en avoitelle altéré les vertus. Elle a caufé fes rorts, & fait fon malheur. II eft vrai qu'elle fembloit moins en lui un défir de ; s'élever, qu'un foin de fe mettre a fa place. Cij  5 i Mémoires Son départ, quoiqu'il ne dut pas être fans retour , me caufaune vive douleur, dont je fauvai aifez bien les apparences. Mademoifelle de Silly fondoit en larmes quand il nous dit adieu ; je dérobai les miemies a fes regards plus curieux qu'attendris : mais lorfqu'il eut difparu , je crus avoir celfé de vivre. Mes yeux accoutumés a le voir, ne regardoient plus rien. Je ne daignois parler , puifqu'il ne m'entendoit pas ; il me femble même que je ne penfois plus. Son image fixe rempliffoit uniquement mon efprit. Je fentois cependant que chaque inftant 1 eloignoit de moi, & ma peine prenoit le même accroilfement que la diftance qui nous féparoit. Quelques jours avant le départ de monfieur de Silly , j'avois recu cette lettre de 1'abbé de Ver qui s'étoit fait inviter a le venir voir, quoiqu'il ne füt connu, dans cette maifon que par la réputation de fe.s ouvrages.  De Madame de Staal. 5 3 Let t re de monfieur l'abbé de Ver.... a mademoifelle de L " Ja ttendois , mademoifelle , le » retour de monfieur Brunei, pour ré» pondre a la lettre que vous m'avez fair » 1'honneur de m écrire , & aux offres » obligeantes que j'y ai trouvées, & dans » celle de monfieur le marquis de Silly. » Mais apparemment que 1'enchanremenc » dure encore; & je n'efpere fon retour » qu'au commencement de la femaine » prochaine. S'ila autant d'emprefiement » que moi d'arriver au chatéau de Silly , » ce fera pour la fin de la femaine ; & » j'acheterois d'un plus long voyage, 1'hon» neur de vous voir, de rendre mes de» voirs a mademoifelle de Silly, & 1'efpé>» rance de parvenir i 1'amitié de monfieur » fon frere. Je ferai trop payé de ma » courfe, fi je puis jouir a mon aife de » fa converfation. Nous- autres pauvres » chroniqueurs, ferions bienheureux d'ar» trapper quelque chofe de la délicateffe Cfij  5 4 . Mémoires « de fes penfées , du tour fin & noble de » fes expreifions, & d'écrire comme il » parle ; cela foit dit entre nous : mais j> je vous avoue a cceur ouvert, que je » n'ai vu encore perfonne s'expliquer avec » tant d'efprit & de dignité. Un fi beau » naturel eft la mortification de 1'étude & « d'une pénible réflexion. Jouilfez bien « long-temps d'une fi douce fituation. Les » graces dont on dit que toute la perfonne » de mademoifelle de Silly eft environnée, » acheveront 1'enchantement fans que je » m'en mêle; & je ne fais s'il ne faudra » point les plus fortes conjurations pour « vous arracher d'un lieu fi charmant. » L'efpérance d'être fpectateur de votre » félicité , me fera pafier par-deflus eer» taine pudeur de philofophie, & 1'hon55 nête honte d'arriver dans une maifon 55 ou je ne fuis point connu. Votre mé55 rite, celui de mon compagnon de voyage , 55 me ferviront de paifeport : & il y en a 55 un trop éclatant dans l'un & dans 1'au» tre, pour qu'un pafiè-volant n'échappe  De Madame de Staal. j $ » pas a votre fuite. J'ai en 1'hönneur de » voir deux fois mademoifelle de Grieti. » Elle m'a dit qu'elle regrettoit a tout mo» ment votre abfence. Je 1'ai crue fans » peine; & je me fuis appercu qu'elle ne » foufFroit ma converfation, que par le » plaifir qu'elle avoit de me nommer votre » nom, & de le faire rentrer dans tout » ce qui faifoit le fujet de notre entre» tien. J'ai 1'honneur d etre avec bien du » refpect, mademoifelle, votre, &c. »>. Une lettre fi conforme a mes idees, me fit plaifir. Mais 1'arrivée de 1'abbé avec monfieur Brunei, après le départ du marquis de Silly, ne me fut que défagréable, me parut déplacée, & 11 etre qu'une équipée dont je craignis qu'on ne pénétrat le motif. Us furent une huitaine de jours a Silly. Le marquis n'y revint que long-temps après qu'ils en furent partis. Je ne fais pourquoi la joie que je dus avoir de fon retour , & les circonftances qui 1'accompagnerent, fe font échappées de C iv  5 C Mémoires mon fbuvenir, fi fidele a conferver rant d'autres minuties moins propres a fe retrouver. Je n'ai même que des idees confufes de ce qui fe paffa depuis ce retour. Je me fouviens feulement qu'il étoit plus fombre & plus rêveur qu'auparavant. II avoit des momens d'agitation & de trouble, qui fembloient défigner que de nouveaux fentimens s'étoient emparés de fon. cceur. J'eus quelque penlee d'y avoir part; mais 1'éclaircilfement fut a. ma confufion. Je 1'amenai a m'avouer qu'il aimoit, & je vis que ce n'étoit pas moi. Mais il ne vit pas la douleur que j'en reffentis. Sa fceur étoit dans fon entiere confidence; il pafloit les jours avec elle, 6c je ne les voyois prefque plus. Le féjour de Silly , oü j'avois pris un nouvel être; j'appelle ainfi les changemens que font en nous de nouveaux fentimens j ce féjour , dis-je, me devint pénible. J'y avois palfé une paxtie de 1'année dans une efpece d'enchantement. Le charme plus développé me jetta dans une profonde trif-  De Madame de Staal. 57 teffe. Je crus qu'en changeant de lieu, je mettrois quelque variété dans mes idéés, & plus de calme dans mon ame. L'hiver approchoitj mademoifelle de G... notre voifine retournoit a Rouen; je partis avec elle. Apparemment ce départ, que je regardois comme un foulagement, ne me caufa pas une douleur égale a celle que j'eus auparavant, lorfque je vispartir monfieur de Silly; car je n'en ai pas confervé le même fouvenir. II eft vrai qu'on eft ordinairement moins faché quand on part, que quand on voit partir. Peu de temps après que je fus de retour a mon couvent, je recus une lettre de monfieur de Silly. La joie, letonnement de voir de fon écriture, de recevoir une marqué de fon attention, me fit une telle impreffion , que la forme , le deffus de cette lettre eft refté fi nettement dans mon imagination, que la recherchant a 1'occa.fion de ce que j'écris, (car je 1'ai toujours» gardée , comme prefque toutes celles que j'ai eues de lui) je 1'ai diftinguée d'abord  5 8 Mémoires entre mille autres. Je luis tentée de k mettre ici, pour admirer comment je pus etre fi touchée d'une chofe fi peu tou- chante. Lettre. « J'ai voulu vous laifiêr le temps de faire 31 toutes les commifïions dont vous vous 33 étiez chargée, avant que de vous donner 33 les miennes. La principale & celle que ï' je fouhaite qui fafiê une partie de votre 33 attention, c'eft de revenir bientöt; fans 33 préjudice toutefois des plaifirs, des amu33 femens, ou des affaires qui pourront 33 vous occuper au lieu oü vous êtes. Au 33 refte, je vous fais mon compliment de 33 toutes vos dernieres conquêtes. Votre 33 modeftie, fans doute, vous avoir em33 pêchée de nous les mander; mais nous 33 en fommes inftruits. Adieu, mademoi3' felle. Si 1'inquiétude que nous avions >» pour vous, avoit pu vous fauver de la 3> fatigue , vous feriez arrivée a Rouen » faine & gailkrde. » Ce  De Madame de Staal. $y Je voudrois avoir Ia réponfe que je fis a cette lettre: elle ne difoit pas plus; mais il me femble qu'elle contenoit davanta^e & qu il y avoit, comme entre les lignes, ce qui n'étoit exprimé par aucun mot. II m'ecrivit encore pour quelques commiffions qu'il me donnoit. J'étois charmce d'avoir ces petites relations avec lui, jufqu'a ce que je pufTe le retrouver Iui-même. Je me flattois que ce feroit 1'été fuivant; il devoit être chez lui, & j'avois promis d'y retourner. En attendant, je m'amufai a compofer des contes & des romans , pour donner quelque effbr aux fentimens dont mon ame étoit remplie. J'y placois différens portraits du même original, que je peignois tantót de face , 8c tantót de profil. Je peignois auffi les perfonnes liées a mes aventures, & moi-même, en ce qui concerne mon caradere 8c mes fentimens, Ces vains écrits me tenoient lieu de confidens, dont 1'ufage m'a toujours paru humiliant 8c dangereux. Ceux-ci ont gardé C vj  6'o Memoires mon fecret: car ils n'ont jamais vu le jour 5 aufli n'en étoient-ils pas dignes. La fable étoit mal compofée. Le ftyle & les fentimens auroient peut-être mérité d'être employés fur un meilleur fonds. Ce qui ne s'eft pas joint a. 1'idée dont j'étois fi uniquement occupée, n'a lailfé aucune tracé dans ma mémoire. Je ne fais rien de ce que je fis jufqu'a 1'été fuivant, temps auquel je comptois de retourner a Silly. Mais les chofes changerent de face. Le vieux marquis , que j'avois lailfé déja aifez mal, mourut. Les difcuflïons d'affaires, les altercations domeftiques qui ne veulent point de témoins étrangers, empêcherent qu'on me propofat da revenir. J'en fus outrée; & pour me dépiquer, je liai une partie avec mademoifelle de la Ferté, niece d'un préfident au parlement de Rouen, pour aller avec elle chez fon pere , dans une terre qu'il avoit a trois ou quatre lieues de Silly. Je crus qu'étant la, le marquis & fa mere ne pourroient fe difpenfer de m'inviter a  De Madame de Staal. Ci venir chez eux. Je ne leur rhandai rien de mon voyage. II fe fit le plus agréablement du monde, en partie fur la riviere dans un bateau, oü nous étions fuivis d'un autre rempli de muficiens qui jouoient de divers inftrumens. Monfieur de la Ferté , quoique vieux, étoit gai & de bonne compagnie ; c'étoit un homme d'efprir, qui favoit beaucoup de chofes, de celles qu'on eft bien aife d'entendre. Un de fes freres, aobé, de fort bonne fociété; fafille jeune, johe, aimable; fon fils laid & prefque imbecille, compofoient toute notre troupe. La riviere fe détournant de notre route, nous montamesdans des carroffes qui nous avoient fuivis, & nous fümes coucher chez une ancienne amie que j'avois , dont la maifon fe trouvoit fur notre chemin. Le lendemain nous arrivames a Roeux; c'étoit la maifon de monfieur de la Ferté, ancien chateau d'une forme bifarre : il repréfentoit une R gorhique, ainfi que beaucoup d'autres chateaux en Normandie, la pre-   74 Mémoires force, que par notre foiblefie. Cependant,^ ne voulant rien outrer, je pris d'une amie, pour faire mon voyage, une dixaine de pifroles qu'elle hafarda de me prêter. C'étoit la même qui avoit palfé quelque temps avec moi a Silly. Elle étoit revenue demeurer a Saint-Louis. Madame de Grieu fut invitée par un de fes freres, qui avoit une terre en Normandie, de s'arrêter chez lui en allant a Paris, avec fa niece, fille de ce frere. II ne lui propofa point de m'y mener; ce qui 1'affligea fenfiblement. Mademoifelle du Tot, une de mes anciennes amies, d'un mérite rare, m'offrit une retraite chez fon oncle, monfieur du Rolet, avec qui elle demeuroit. J'y fus jufqu'au temps que madame de Grieu devoit fe rendre a. Paris. C'eft la que je commencai a fentir le changement de ma fortune. J'avois toujours vécu dans un lieu oü j'étois 1'objet principal; oü les plus petites chofes qui me concernoient faifoient des événemens. Je ne trouvois plus que de fimples attentions.  De Madame de Staal. j$ J'eus un jour la migraine; il n'en falloit pas davantage ci-devant pour occuper toute la maifon, depuis 1'abbefTe jufqu'aux fceurs : la, on fe contenta d'envoyer favoir fi je n'avois befoin de rien. Je n'oublierai jamais la furprife oü je fus de voir traiter fi légerement ce que j'avois vu célébrer jufqu'alors avec tant d'appareil. Je me jugeai par la tellement hors de ma fphere, que je ne favois plus oü me pofer. Je paffai fix femaines dans cette maifon , oü je recus pourtant toutes fortes de bons traitemens. Mademoifelle du Tot étoit une file de beaucoup d'efprit, & fi parfaitement raiI fonnable, qu'on avoit quelque honte de vivre avec elle, expofé a une critique jui dicieufe, qu'on ne lui pouvoit rendre. Son oncle, fils d'une madame de la CroiIfette, qui avoit été dame-d'honneur de la ducheffe de Longueville, avoit vécu dans ie monde, Sc en avoit confervé les manieres dans un agë fort avancé. Je fus d'autanr plus fenfible a 1'honnêteté qu'il Dij  13 ce qui vous regarde, m'a fait apprendre 33 avec plaifir le parti que vous avez pris. 3' Vous ferez peut-être furprife de trou33 ver une lettre de moi, toute remplie de 33 préceptes : ce n'eft pas trop mon ufage 33 que d'en doaner, encore moins d'en 33 écrire; mais vous êtes de mes amies& 33 il m'a femblé que je devois vous parler j3 fur ce pied-la. '3 Je crois que , dans les vues que vous » avez, le moins de féjour que vous pour33 rez faire dans une maifon garnie, few 33 le meilleur. Ce n'eft point la. oü je vou33 drois que vous fiffiez vos premières con33 noiifances. Div  8 o Mémoires » Ma morale vous paroitra févere; mais » il me femble qu a votre place je ne vou» drois aucun ajuftement. Votre age peut » vous faire tort, «Sc vous avez intérêt de » le cacher. Je voudrois, par la même « raifon, que vous fuiliez vun peu circohf» pecte fur le choix de vos amis & de vos ■>■> amies. Je voudrois auffi que vous fufliez » plus occupée de la réputation de votre 3' jugement, que de celle de votre efprit. » Servez-vous, je vous prie, des expreffions »? 'es plus fimples ; Sc fur-tout ne fakes » aucun ufage de celles qui font propres « aux fciences quoiqu'elles expriment » beaucoup mieöx, ne fuccombez point, » je vous prie, a la tentation de vous en » fervir. Enfin je voudrois que vous fuf« fiez occupée uniquement de vous établir » d'abord une réputation folide, fans cher» clier a plaire par les agrémens. Mais je » crains que ma derniere maxime ne foit » oppofée a la nature; 1'envie de plaire » pourroit bien être naturelle a votre fexe. » Sansrenverfer 1'ordre des chofes, nem-  De Madame de Staaf. 81 » ployez que le fimple pour plaire, & qu'il " n'y ait rien de recherché dans vos maj' nieres. » En voila affez , 8c peut - être trop. » Adieu , mademoifelle. Je vous prie j' d'être perfuadée que vous pouvez comp » ter véritablement fur moi ». Cette lettre fait connoïtre parfaitement 1'efpece de fentiment que monfieur de Silly avoit pour moi. Je fus fort touchée d'y trouver beaucoup d'amitié, & de véritable intérêt a ma conduite ; mais je fus bleffée d'y voir qu'il me foupconnoit de fonger a plaire , & qu'il prit pour un goüt général, ce qui n'étoit en moi que pour lui. Je fis réponfe, piquée. II penfa que fes avis m'avoient déplu , comme le marqué la lettre que je recus quelques jours après. La voici: Lettre. «Ma lettre a produit en vous 1'effec 33 que j'avois imaginé, 8c je n'ai pu memj3 pêcher de rire en la relifant. Le premier Dv  STr Mémoires j> mouvement des gens qui ontde I'efprir,; « 8c par conféquent de la vanité, c'eft, je » crois, de fentir les avis comme un air de 33 fupériorité qui bielfe. 33 Je ne fuis pas furpris que vous ayiez. 53 été fachée de 1'idée que j'ai eue que vous 33 pouviez fonger a. plaire, & vous vous 33 êtes la juftement récriée. 33 Après cela, il me fembleroit aifez vo33 lontiers, fans vous déplaire pourtant, »3 que les femmes y ont quelques difpolï33 tions. A parler férieufement, je ne 1'en33 tendois pas comme vous 1'avez penfé; je 33 voulois dire, par les agrémens de votre 33 efprit. Je fuis fur que vos converfations33 feront proportionnées aux gens que vous 33 verrez : mais quand ceux avec qui on a 33 accoutumé de vivre, ont de 1'efprit 8c 35 du favoir , on fe fait aifément une habi33 tude de fe fervir de certains termes. 33 Après tout, je fuis fort perfuadé que vous » n'avez pas befoin de confeils. Adieu, 3> mademoifelle. Comptez, je vous prie, 3> fur moi plus que fur perfonne. »  De Madame de Staal. S3 Madame de Grieu arriva a Paris avec fa niece quelques jours après moi. Elles rencontrerent en chemin la marquife de Silly , qui venoit s'y établir, & fe mit a Ia communauté de Miramion. Je fus avec madame de Grieu chez un de fes freres. Celui-la ne s'étoit pas grippé contre moi comme les autres. II avoit une maifon au Marais, oü nous demeurames jufqu'a ce que nous euffions trouvé un couvent. J'avois une fceur , qui étoit chez la duchelfe de la Ferté. Elle me vint voir dans cette maifon. Quelques années auparavant, elle avoit fait un voyage a Rouen pour faire connoiffance avec moi ; car, avant cela, nous ne nous étions jamais vues. Elle avoit alors été blelfée de la différence de nos fituations. La confidération dont je jouilfois, 1'efpece de refpeét qu'on me rendoit dans un lieu oü les maïtres m'étoienc foumis, lui déplurent: même les attentions qu'on avoit pour elle, ne lui rendant témoignage que de la complaifance qu'on avoit pour moi, augmentoient fon dépit. Dvj  §4 Mémoires Elle avoit un efprit naturel, fair du monde, &c une aifez jolie figure. Je la trouvai aimable : elle, du point de vue dont elle m'envifagea, ne put avoir que de leloignement pour moi. Mais lorfqu'elle me vit déchue de ma gloire, elle fe rapprocha, me témoigna beaucoup d'amitié, & me donna des nippes dont je commencois a être fort dépourvue. Nous rrouvames enfin un couvent; c'étoit la Préfentation, oü 1'on voulut bien nous recevoir avec de médiocres penfions , madame, mademoifelle de Grieu, &moi. II me reftoit précifément de quoi y payer un quartier, au bout duquel je ne voyois nulle relfource. Un peu avant qu'il finit, je tombai afièz malade pour efpérer de mourir. On ne meurt jamais a propos : je fus trompée dans mon attente. Lorfque j'étois dans la convalefcence, & prefque dans le défefpoir, ma fceur me vint voir, & m'annonca avec de grands tranfports de joie la fortune qu'elle croyoit que j'allois faire. Elle me dit qu'ajlant a  De Madame de Staal. t.f Verfailles avec madame la duchefiè de la Ferté , elle lui avoit conté le long Am chemin , qu'elle avoit une fceur cadette qui avoit été élevée finguliérement bien dans un couvent de province : elle lui dit que je favois tout ce qui fe peut favoir, & lui rit une enumération des fciences qu'elle prétendoit que je polfédois, dont elle eftropioit les noms. Ma fceur, qui ne favoit rien, n'avoit pas de peine a croire que je favois beaucoup. La duchefiè, qui n'en favoit pas plus qu'elle, adopta tout, & me crut un prodige: c'étoit la perfonne du monde qui s'engouoit le plus violemment. Elle arriva a Verfailles, 1'efprit frappé de cette prétendue merveille , qu'elle débita par-tout oü elle fut, principalement chez madame de Ventadour fa fceur, oü étoit le cardinal de Rohan. Elle s'échauffoit 1'imagination en parlant, & en difoit cent fois plus qu'on ne lui en avoit dit. On crut qu'il falloit s'aifurer d'un li grand tréfor. Aladame la Dauphine vivoit encore. On la croyoit grolfe y &c 1'on penfa que, fi elle  '8 i Mémoires elle rentra furieufe de ce que nous n'avions pas exécuté fes ordres. Ils avoïent été mal expliqués; mais ce n'étoit pas une repréfentation a lui faire. Elle avoit prétendu qu'on la vint trouyerj on ne l'avoit pas fait: c'étoit ma fortune manquée. J'écoutai dans un filence refpectueux, fes regrets, fes reproches, & tout ce que des fentimens impétueux, non retenus, font dire. Tout étant dit, elle fe calma, & ne fongea plus qu'au lendemain. Elle dit qu'elle me meneroit elle-même chez fa fceur, & m'y mena. Je trouvai une perfonne d'un caraélere tout différent du fien. La douceur & la férénité peintes fur fon vifage , annoncoient le calme de fon efprit, & 1'égalité de fon ame. Elle me recut avec toute forte de bonté & de politeffe; me paria de ma mere , qui avoit été gouvernante de fa fdle ; de 1'eftime qu'elle avoit pour elle j du bien qu'elle avoit oui dire de moi -y enfin du défir de me placer convenablement. Enfuite on me fit voir monfieur le duc de Bretagne, qui vivoit encore, & le Roi,  De Madame de Staal. 93 qui ne faifoit prefque que de naitre. On dit qü.'il falloit auffi me faire voir les beautés de Verfailles; 8c 1'on me traïna par-tout. Je penfai expirer de laffitude. Madame la duchefiè de la Ferté avoit déja tant parlé de moi, qu'on m'obfervoit comme un objet de curiofité; 6c mille gens venoienrme regarder, m'examiner, m'interroger. Elle voulut encore, pour achever ma journée, que je fufiè au fouper du Roi; 6c après m 'avoir démêlée dans la foule , elle me fit remarquer a monfieur le duc de Bourgogne, qu'elle entretint, pendant une partie du fouper, de mes talens 6c de mon favoit prétendu. Elle ne s'en tint pas la. Le lendemain, étant allee chez la duchefiè de Noailles, elle me manda d'y venir: j'arrive. Voila, dit-elle, madame, cette perfonne dont je vous ai entretenue, qui a un fi grand efprit, qui fait tant de chofes. Allons , mademoifelle , parlez. Madame , vous allez voir comme elle parle. Elle vit que j'héfitois arépondre, Sc penfa qu'il falloit m'aider, comme une  24 Mémoires chanteufe qui prélude, a qui 1'on indique Fair qu'on défire d'entendre. Parlez un peu de religion, me dit-elle; vous direz enfuite autre chofe. Je fus li confondue, que cela ne fe peut repréfenter, & que je ne puis même me fouvenir comment je m'en tiraL Ce fut fans doute en niant les talens qu'elle me fuppofoit, 8c, a ce qu'il me femble, pas tout-a-fait fi mal que je 1'aurois du. Cette fcène ridicule fut a. peu pres répétée dans d'autres maifons oü 1'on me mena. Je vis donc que j'allois être promenée comme un finge, ou quelqu'autre anima! qui fait des tours a la Foire. J'aurois voulu que la terre m'engloutit, plutöt que de continuer a jouer un pareil perfonnage. J'ai peut-être a me reprocher d'avoir été fi choquée des fcènes oü je me voyois expofée , que j'en aie moins fenti ce que je devois au motif de tant de bifarres démarches , qui n'étoit autre qu'un defir immodéré de me faire valoir. II y avoic déja trois ou quatre jours que  De Madame de Staal. r>j j'étois dans eet état violent, lorfque la duchefiè rentra le foir, fulminant contre madame de Ventadour, &c contre le cardinal de Rohan , de ce qu'ils ne concluoient rien fur ce qui me regardoit j paree qu'il falloit, pour me mettre i Jouarre, donner une penfion que perfonne ne vouloitpayer. Eh bien, dit-elle, s'adreffant a ma fceur, puifqu'ils font tant de facons, il n'y a qu'a les laiffer la. Je fuis une affez grande dame pour faire fa fortune, fans avoir befoin d'eux. Je la prendrai chez moi; elle y fera mieux que partout ailleurs. C'étoit tout ce que je craignois. Aulll je reftai fans mouvement, fans parole, ne pouvant me réfoudre de donner le moindre acquiefcement a cette propofition. Sa grande agitation 1'empêcha de remarquer mon immobilité. Ma fceur m'en fit de juftes reproches, quand nous fümes feules. Je lui avouai que 1'éloignement que j'avois pour cette fituation, & la crainte de rien dire qui m'engageat, avoient fufpendu toutes mes paroles.  9 6 Memoires Le dépit de madame de la Ferté contre fa fceur, la détermina a partir le lendemain ; & je me flattai que j'allois me retrouver dans mon couvent , ou j'avois tant d'impatience de me revöir : mais je n'étois pas encore au bout de mes .voyages. La ducheffe m'annonca qu'elle alloit a Seaux, & qu'elle vouloitm'y mener, pour me faire voir a. monfieur de Malelieu , très-capable de juger de ce que je valois. Ce me fut un furcroir de défolation, d'aller encore me produire fur un nouveau théatre. Avant qu'elle partït, 1'abbé de Verrot ^ fon parent & fon ami, qui fe trouva a Verfailles, lui vint rendre vifite. Elle lui fit donner un fauteuil, & me laiffa debout , comme elle faifoit volontiers lorfqu'il y avoit compagnie. Je ne pus me voir d'un air fi foumis devant quelqu'un qui m'avoit toujours rendu les plus profonds hommages. Je paifai dans un cabinet, oü je répandis quelques larmes que m'arrecha 1'humiliation de mon état. Nous  De Madame de Staal. 97 Nous fïïmes 1 'après-dmer a Seaux, oü madame la duchefiè de la Ferté, toujours remplie de fon objet, ne manqua pas de parler de moi avec excès. Madame la duchefiè du Maine, accoutumée a fes exagérations, & rarement attentive a ce qui ne fintérefie pas, 1 ecoura peu ou point. Cependant elle voulut a toute force me montrer a elle, &: 1'y fit confentir par complaifance. Mais madame la duchefiè du Maine ne s'arrêta guere a me confidérer. Madame de la Ferté, voyant que cette tentative n'avoit rien rendu, pria monfieur de Malefieu de me venir voir chez elle, & de m'entretenir. II y vint; fut long-, temps avec moi; traita diverfes matieres, fur lefquelles il me trouva aflez palfablement inftruite. L'envie d'obliger la duchefiè de la Ferté, la pente qu'il avoit aufli-bien qu'elle a 1'exagération, & peutetre la volonté de me fervir, lui firent confirmer toutes les merveilles qu'elle débitoit de moi. Ce fuffrage me mit en honneur dans une cour, oü les décifions Tome I. £  t) 8 Mémoires de monfieur de Malefieu avoient la même infailjibilité que celles de Pythagore parmi fes difciples. Les difputes les plus échauffces s'y terminoient, au moment que quelqu'un prononcoit, II Va dit. II dit donc que j'étois une perfonne rare \ on le crut. On me venoit voir; on m'écoutoit; on ne celfoit de m'admirer. Baron , fameux comédien, qui avoit quitté le théatre de Paris depuis prés de trente ans, jouoit alors la comédie a Seaux. II fe piquoit d'efprit ; il vint aufii examiner le mien \ & dans quelqu'une de fes vilites, il me dit d'un air ironique, qu'on joueroit le lendemain les Fcmmes favantes} & que fans doute j'y ferois. Je lui répondis de maniere a lui faire connoitre qu'il ne me joueroit pas. Quoique je fulfe aifez confidérée a Seaux , & qu'il y eut des fpeétacles & des divertilfemens chaque jour ; ce genre de vie, fi inaccoutumé a. mon corps & a mon efprit, m'étoit infoutenable. La duchelfe de la Ferté ne s'en appercevoit pas; car  De Madame de Staal. 95 elle me louoit continuellement, de ce que j'avois pris tout d'un coup le train du monde; que je veillois; que j'étois toujours prète a tout; que rien ne mincommodoit. II s'en falloit bien que je' fuffe, a eet égard, ce que je m'efforcois de paroïtre. J'étois née avec une fan té délicate , qui 1'étoit devenue encore plus par le trop grand foin qu'on avoit pris de la ménager. C'étoit un défaut de prévoyance dans les perfonnes qui m'avoient élevée d'une maniere li peu conforme a ma fortune; 8c c'eft auffi par oü j'en ai plus fenti le changement , & ce qui a fait le malheur le plus réel de ma vie. Madame la duchelfe de la Ferté retourna enfin a Paris, & me ramena dans mon couvent, a ma grande fatisfaction. Elle me fit mille carelfes en me quittant; m'alfura que, fi 1'on ne finiftbit pas incelfamment mon affaire, elle prendroit d'autres mefures; 8c que, de quelque facon que les chofes tournaffent, je ne ferois pas longtemps fans la revoir. Je fus ravie de me Eij  i oo Mémoires retrouver avec madame de Grieu «Sc fa niece , «Sc de leur raconter mes aventures. Mademoifelle de Grieu devenoit une perfonne aifez raifonnable pour s'attacher a elle. Je la regardois comme ma fille. Elle avoit été mife dans le couvent en fortant de nourrice, fur le pied d etre mon éléve, pour fatisfaire le goüt dominant que j'avois , dès mon enfance , d'inftruire «Sc de documenter quelqu'un. Je n'ai pas été en cela plus heureufe que Platon , qui ne put rrouver une bicoque pour y établir fes loix. Perfonne ne voulut écouter mes préceptes; pas même la jeune niece, qui s'infeóta de Ia jaloufie répandue contre moi dans fa familie, «Sc ne me pardon na 1'amitié de fes tantes, que lorfqu'elle fut en état de connoitre que je n'en étois pas indigne. Nous nous unimes par la fuite plus intimement que je ne 1'ai été avec perfonne. Mon couvent n'étoit pas loin de Miramion : j'y allois voir quelquefois la marquife de Silly. J'y trouvai un jour fon fils 3 qui ne faifoit que paflèr a Paris. J'eus  De Madame de Staal. tot une joie bien fenfible de cette rencontre inopinée. Tout ce qui avoit agité mon efprit depuis que je ne favois vu , ne 1'en avoit pas écarté. Cette idéé dominante y avoit toujours confervé fa place, & le pouvoir de m'affeéter plus qu'aucune autre. Elle s'y maintint fi cohftamment, qu'elle a garant! de toute autre féduction le temos de ma vie qui en étoit le plus fufceptible. L'entrevue fut courte & unique, la mere préfente. Ce que nous dhnes eft effacé. Peu de jours après mon retour , madame la-ducheffe de la Ferté, qui ne me perdoit pas de vue, m'envoya des chanfons qu'avoit faites monfieur de Malefieu, me manda de la charger d'une lettre pour lui fur ce fujet, qu'elle lui porteroit. J'écrivis donc je ne fais plus quoi; beaucoup de louanges apparemment. J'en recus la magnifique réponfe que voici: Lettre. «Madame la ducheffe de la Ferté 55 étant partie ce matin , mademoifelle , E iij  joi Mémoires }> fans que j'en fuife averti, j'ai manqué » 1'occafion de lui remettre entre les mains 3> le remercïment que je vous dois pout 5> 1'excellente lettre dont vous m'avez ho35 noré. J'avois fans doute grand befoin 33 de fon entremife, pour faire valoir ma 33 reconnoilfance; & au lieu que ce qu'elle 33 m'a rendit de votre part a un prix infini 33 par lui-même, & n'avoit que faire de 33 paffer par des mains capables de faire 33 valoir les chofes médiocres , j'avoue , 33 mademoifelle, que je me fuis privé d'un 3> grand fecours , en perdant 1'occafion de 33 fupplier madame la ducheife de la Ferté >3 de vous témoigner plus vivement que je 33 ne puis faire, combien je fuis fenfible 33 a Fhonneur que vous m'avez fait. Je ne 33 favois pas qu'elle vous eut envoyé les 33 chanfonnettes de Seaux. Je les eftimois, j> je vous jure, aflèz médiocrement: mais 33 s'il eft bien vrai, mademoifelle, qu'elles 33 vous aient paru , fur le papier, telles 3) que vous dites, je les tiens d'un ordre 33 fupérieur, &c ne fuis pas aifez ennemi de  De Madame de Staal. 103 >> moi-même, pour combattre un juge» ment fi fur & li décifif. » Vous m'avez fi bien perfuadé de la » précifion & de 1'infaillibilité de votre » jugement, qu'il ne m'eft pas poffible de » m'en écarter. Ainli, mademoifelle, par » la connoilfance que vous devez avoir de » vous-même , répondez, s'il vous plait, j> de ce que je dois penfer de votre mé» rite. Les génies fupérieurs, comme le » votre, ne peuvent fe méconnoitre. Ils » fe doivent la juftice qu'ils favent rendre 33 aux autres. Rien ne leur eft fi intime >3 que leur propre pénétration ; & le plus i> grand effort de leur modeftie ne doit 3> aller qu'a. remercier la première caufe , >3 eet auteur cternel des efprits , de les J3 avoir fi bien partagés. Vous lui devez, >' mademoifelle , plus de reconnoilTance 33 que perfonne. Pour moi, j'en dois une )3 infiniè a madame la duchefiè de la Ferté, 33 d'avoir bien voulu me décor.vnr un li 33 rare tréfor. Je m'eftimerois bien heuss reilx , s'il m'étoit permis d'en approcher E iv  104 Memoires » quelquefois \ &c fi je pouvois , une fois » en ma vie, vous marquer, par mes fer« vices, 1'eftime & le refpect fincere avec » lequel je fuis , mademoifelle , votre , » &c. Malesjeu. » A Seaux > le 50 raai 1710. Madame la duchefiè de la Ferté, fort contente du fuccès de ma lettre, vintbientöt après me chercher, pour me remener a Seaux voir quelque nouvelle fête. Comme elle ne m'avoit pas prévenue, elle trouva bon d'attendre X la porte du couvent le temps qu'il fallut pour mon ajuftement, & ne s'impatienta pas, malgré la facilité qu'elle y avoit y tant 1'affeclion qu'ellejme portoit étoit a toute épreuve. Elle m'accabla d'amitiés, quand elle me revit. Je fentois qu'elle en avcit véritablen\ent pour moi. J'aurois bien voulu pouvoir m'attacher a elle : mais fon genre de vie étoit trop oppofé a ma facon de penfer. II y avoit d'ailleurs des inconvéniens, qui m'auroient fait préférer toute autre maifon a la  De Madame de Staal. 105 fienne. Une certaine Louifon , aneiennement fa femme de chambre, qui s'y étoit rendue maïtrelfe, & n'auroit pu fupporter les diftinctions qu'on me deftinoit j ma propre fceur, qui par la fuite ne les eüt pas vues fans envie. Je voyois dans tout cela une fource inépuifable de tracafferies fi contraires a mon humeur , qu'il n'y avoit rien qui ne me parüt plus fupportable. Je pris donc une ferme réfolution, quelque chofe qui put arriver , de ne pas donner dans eet écueil; & j'eus grande attention de ne rien méler aux témoignages de ma reconnoilfance, qui portat de ce cóté-la. Cependant, comme je n'étois pas alors fans efpérance de faire quelque chofe, je me déterminai a emprunter un peu d'argent, pour continuer de payer ma penfion dans le couvent. Je le pris de monfieur Brunei, mon plus ancien ami, en attendant le dénouement qu'on me faifoit efpérer. J'ai lailfé le voyage de Seaux, qui neut Ev  io5 Mémoires rien de remarquable , que beaucoup de fêtes & de plaifirs, oü je n'étois guere en écat de prendre part. La duchefiè de la Ferté m'y menoit prefque toutes les fois qu'elle y alloit. J'y voyois toujours monfieur de Malefieu, qui continuoit de me marquer une grande eftime. La duchefiè me ramenoit a la Préfentation, quelquefois a des heures fort indues pour le couvent. L'abbelfe , madame de Riberolles, remplie de bonté , prenoit les, elefs3 &c venoit elle-même m'ouvrir la porte, pour empêcher les religieufes de rnurmurer. Les vues qu'on avoit eues du cóté de la duchefiè de Ventadour , s'évanouifToient, Le cardinal de Rohan, poiur éluder, avoit dit qu'il falloit examiner ma doctrine , comme un point capital. L'on fut que j'étois connue de monfieur de Fontenelle; & l'on s'informa a lui de mes opinions, II dit que tout ce qu'il favoit a eet égard, étoit que j'avois été élevée dans un couvent gouverné par les Jéfuites. Ce témoi-  De Madame de Staal. 107 gnage ne parut pas fuffifant. On chargea 1'abbé de Treffan , depuis archevêque de Rouen , de m'examiner fur le point dont il s'agiffbit. Cela s'exécuta dans la maifon de la ducheffe de la Ferté , a Paris , ou. nous nous rendimes de part & d'autre. C'étoit traiter 1'affaire gravement. L'examen fe pafla en plaifanteries, qui me conciiierent aifez la bienveillance de 1'examinateur, pour en tirer les plus favorables témoignages , qui pourtant n'aboutirent a rien. La ducheffe fe fortifioit dans le deffein de me prendre chez elle, & n'ofoit m'y retenir , de peur de déplaire a cette Louifon, a qui elle n'avoit point encore avoué fon intention. J'y couchai une nuk, je ne fais a quelle occafion. Plus je vis Ia tournure de la maifon , plus je craignis d'y être embarquée, & plus je me féiickai de 1'obftacle qui m'en défendoit 1'entrée. L'abbé de Vertot étoit alors a Paris, & me venoit voir de temps en temps a. mon couvent. Un jour que nous étions a. üu E vj  ioS Mémoires parloir, oü il y avoit plufieurs grilles féparees, je vis qu'il faluoit un homme qui étoit a une autre cle ces grilles. Je lui demandai qui c'étoit. II me dit: c'eft monfieur du Verney , ce fameus anatomifte. J'avois lu de fes ouvrages, & je témoignai a 1'abbé le cas que je faifois de lui. II lui fit lïgne d'avancer, & nous fit faire connoifiance. Du Verney, 1'homme du monde le plus vif, flatté de 1'eftime dont il me trouva prévenue pour lui, s'engoua extrêmement de moi. II étoit intime ami de madame de Vauvray, logée a coté du Jardin-royal, oü il demeuroit; il la voyoit continuellement, Sc ne. manqua pas de lui dire la découverte qu'il avoit faite dans fon voifinage, & de lui infpirer d'en faire ufage. Elle y confentit d'autant plus aifénient, qu'elle avoit peu de reffource dans »n quartier fi éloigné. II vint donc me prier, de fa part, d'aller diner chez elle y & me dit qu'elle enverroit le lendemain fon carrofte me chercher. Je favois bien que ce n'étoit pas f ufage de fe préfenter  De Madame de Staal. 105} de la forte; mais je n'étois pas en fituation d'y regarder de fi prés. II me falloit des connoiffances, & même des amis, ü j'en pouvois faire : cela étoit preffé; & je n'y pouvois mettre la lenteur de toutes ces petites formalités. Je fus donc diner chez madame de Vauvray; & j'y fus fort bien traitée. J'y trouvai une femme d'une phyfionomie finguliere, mais de beaucoup d'efprit; une belle maifon qu'elle avoit fait batir; un gros domeftique; bien des équipages; une table délicatement fervie; d'agréables promenades , tant de fon jardin, que de celui des Simples, dont elle avoit des clefs, &z qui communiquoit avec le hen. Tout cela me plut aifez, pour être bien-aife qu'elle m'invitat de venir fouvent chez elle, & d'y faire même de temps en ternps quelque féjour. Elle ne tarda pas en effet a me renvoyer chercher, & me retint plufieurs jours. Ma ducheffe étoit, je crois, a. Fontainebleau ; & moi libre. Madame de Vauvray voyok peu de monde, a caufe  11 o Mémoires de l'éloigtiement de fa maifon ; mais ce qu'elle voyoit, écoit de très-bonne compagnie. Ferran , fon neveu , qui avoit bien de Fefprit, y étoit fouvent; du Verney , tant qu'il en avoit le loiiir: enfin je m'y amufois fort, & j'y réufiiflbis aflez. Monfieur de Vauvray, quoique peu complaifant pour fa femme, m'y voyoit volontiers. Cependant, un jour qu'il avoit invité beaucoup de monde a diner, entr'autres les ducs de la Feuillade & de Rohan, 1'abbé de Bufly; madame de Vauvray, doutant qu'il convint de produire une perfonne inconnue dans cette compagnie, dit a fon mari que, comme je faifois maigre, & que la table feroit fervie en gras, je mangerois dans fa chambre, oü elle refteroir •avec moi. C'étoit me fauver le dégout autant qu'il étoit pofiible : je ne lailfai pas de le fentir, fans en faire femblant. Je 1'exhortai d'aller diner, & 1'afliirai que je favois manger feule : elle ne le voulut pas. Mais quand on fe mit a table, on demauda cü elle étoit: monfieur de Vauvray dit  De Madame de Staal m qu'elle avoir chez elle une perfonne qui n'étoit pas encore affez accoutumée air monde, avec qui elle dineroit. On 1'envoya prier de venir , avec fa compagnie. Le diner prit un air de gaieté, 8c un tour de converfation fort agréable. Je dis quelques mots, qui réuflirent fi bien , que route 1'attention fe tourna de mon cóté. Je ne la lailfai pas échapper; 8c ce petit rriomphe me fur d'autant plus fenfible, qu'il juftifioit le parti qu'on avoit pris de me produire, & me vengeoit du deffein contraire. On n'y héfita plus par la fuite; 8c l'on s'en fit, finon un honneur, du moins un plaifir. J'étois apparemment de bonne compagnie dans ce temps-la; & quoique je n'en retrouve plus de veftiges, je comprends que cela peut avoir été, J'avois trente ans de moins; & mon efprit , quoique toujours médiocre, étoit alors foutenu 8c mis en action par les motifs les plus preffans, reis que le défir de regagner la confidération, & même la fufafiftance, dont je me voyois dépourvue.  ui Mémoires J'ai eu 1'obligation a. madame de Vauvray, de m'avoir fait connoitre d'un aifez grand nombre de gens du monde, & de gens d'efprit. Elle me menoit dans plufieurs maifons; ce que bien d'autres qu'elle n'auroient peut-être pas voulu hafarder, pour quelqu'un d'aufii dénuée que je 1'étois, de tout ce qui fait valoir dans le monde : & la maniere dont elle me préfentoit, m'attiroit toutes fortes d'agrémens & de bonne volonté de la part des perfonnes chez qui elle me menoit. Un jour que 1'abbé de Saint - Pierre dïnoit chez elle , avec monfieur de Fontenelle, & que j'y étois, ils raifonnerent fur ma fituation, & fur les moyens de m'en procurer une avantageufe. Cet abbé, proteóteur du genre humain, imagina qu'il falloit me propofer a madame la Princeffe, pour me mettre auprès de mademoifelle de Clermonr, qu'elle avoit prife avec elle, & a qui il paroifioit qu'elle vouloit donner une éducation meilleure que ne 1'ont ordinairement les princeffes. II nous dit que 1'abbé  De Madame de Staal. 11 5 Couture étoit déja. chargé de l'inftruire de Fhiftoire, & de plufieurs chofes convenables a fon fexe & a fon rang: que je pourrois être propofée comme capable de fuivre de telles vues y & de 1'avancer dans les connoilfances qu'on vouloit lui fliire acquérir : qu'il falloit m'adreffer a monfieur de Malefien , que je voyois fouvent a. Seaux -y le prier d'en faire 1'ouverture a madame la Princefle, & de lui rendre bon témoignage de moi. Les petits féjours que je faifois chez madame de Vauvray , ne m'empêchoient pas d'être toujours aux ordres de madame la duchefiè de la Ferté. Je fuivois affez exaótement fa marche , pour me retrouver dans mon couvent, quand elle me venoit chercher. II n'étoit pas a propos qu'elle fut que j'en fortiffe pour d'autres que pour elle. Bientöt après le plan que nous avions fait, elle me mena a Seaux. Monfieur de Malefieu me vint voir comme a 1'ordinaire. Je lui parlai du befoin que j'avois  114 Mémoires d'une place, qui püt convenir a la facon dont j'avois vécu jufqu'alors, & lui dis mes vues au fujet de mademoifelle de Clermont, dans lefquelles il entra parfaitement, & me promit de me fervir de fon mieux, & le plus promptement qu'il lui feroit poifible. Une heure après cette converfation , il vint me retrouver, 8c me dit qu'en travaillant a mon affaire, il en avoit fait une autre, qu'il croyoit meilleure; qu'il avoit voulu m'appuyer, auprès de madame la Prmceffe, de la recommandation de madame la ducheffe du Maine; & que, lorfqu'il la lui avoit demandée , elle lui avoit dit : Mais, monfieur, fi cette fille a tant de mérite, pourquoi la donner a ma niece ? Ne vaudroit-il pas mieux la prendre pour moi? Qu'il avoit répondu qu'elle ne pouvoit jamais mieux faire; que j'étois propre a tout; & que je ferois fort utile a madame de Malefieu , fa femme , gouvernajite de mademoifelle du Maine , pour 1 1'aider dans les foins qu'elle prenoit de ]  De Madame de Staal. 11 j fon éducation. Que madame la duchefiè du Maine avoit répliqué : II faudra faire agréer cela a monfieur le duc du Maine , 8c que vous le fafiïez confentir a cette augmentation de dépenfe. II n'étoit donc pas queftion alors de la place qu'on me fit remplir depuis. Cette propofition rcpondoit tout-a-fait a mes vues, & j'en fus charmée. Je fis mille remercimens a monfieur de Malefieu. II me dit qu'il n'étoit plus queftion que d'en faire part a madame la ducheffe de la Ferté, a qui je n'avois encore rien dit. II ajouta que madame la ducheffe du Maine lui en parleroit elle-même, & que ce feroit une affaire finie. 'Elle le fit en effet: mais la duchefiè devint furieufe a cette propofition •, dit qu'elle ne fouffriroit pas qu'on lui ótat une perfonne qu'elle s'étoit deftinée pour faire la douceur de fa vie. Madame k ducheffe du Maine lui répondit qu'elle avoit cru, fur ce qu'on lui en avoit dit, qu'on cherchoit a, me  116 Mémoires placer; d'oü eiie avoit jugé qu'elle ne fongeoit pas a me garder auprès d'elle. Madame la ducheffe de la Ferté, après avoir répandu toutes fes plaintes, finit, en difant qu'elle ne me vouïoit pas malgré moi, mais qu'il falloir me faire expliquer. Voila ce que monfieur de Malefieu, qui me vint parler pour la troifieme fois dans cette journée, m'apprit, dont jedemeurai confternée. II me dit : Vous aurez une explication ce foir , voyez ce que vous direz. Dictez vous-même ma réponfe, monfieur, lui répondis-je : vous avez conduit toute cette affaire; je n'y veux fuivre que vos confeils. II fut d'avis que je diffe a, madame la ducheffe de la Ferté, que je lui devois tout, & la rendois maitreffe abfolue de mon fort. J'aurois mieux fait de lui avouer les raifons qui m'empêchoient d'être a elle, & de la prier de confentir a ce qui fe préfentoit pour moi. Cela eut été plus franc, plus conforme i mon inclination ; & j'aurois évité les grands inconvé-  De Madame de Staal. 117 mens dans lefquels ce ménagement me fit tomber: mais je crus devoir me laifler conduire. Madame de la Ferté vint enfin le foir dans fon appartement. Je Fattendois avec frayeur, prévoyant Forage que j'allois effuyer ; & plus peinée que de tout le refte, de me voir chargée de torts envers une perfonne qui m'avoit comblée d'amitié. Elle entra dans fa chambre , non point avec ces éclats qui lui étoient ordinaires , mais avec une froideur haute. Elle s'aflit tranquillement, & me dit : J'ai appris avec furprife , mademoifelle , que vous cherchiez a vous placer ; je croyois que vous comptiez fur moi. Si vous préférez d'être a une grande princefle, cela ne fe devoit pas négocier fans ma participation. Mais il faut favoir ce que vous penfez, & ce que vous voulez faire. Tout ce qui vous plaira, madame, lui répondis-je : Je fuis dans vos mains, je vous dois tout; vous difpoferez de moi a. votre gré. Eh bien! mademoifelle, reprit-elle, puifque  118 Mémoires j'en fuis la maitreffe, je ne vous céderai a perfonne; & j'aurai foin que vous foyez aifez bien avec moi, pour ne rien regretter. Elle me dit enfuite qu'elle alloit me faire accommoder un joli appartement dans fa maifon; que j'y vivrois aufli maitrelfe qu'elle; que je lui tiendrois compagnie quand elle y feroit; & que , lorfqu'elle iroit a la cour, elle me iailferoit un équipage a. Paris, pour faire tout ce qui me plairoit. J'aurois trouvé ce plan de vie agréable, fi je n'en avois pas confidéré le revers; li je n'avois pas fu que ma fceur, prife d'abord fur le pied d'une favorite , étoit devenue femme de chambre ; li je n'avois pas jugé que plus 1'entêtement pout moi étoit violent , moins il feroit durable, &z plus il exciteroit la jaloufie de cette troupe de femmes dont fa maifon étoit remplie. Car outre la Louifon qui étoit a. la tête , ma fceur , & en fous-ordre d'autres femmes de chambre, elle élevoit une jeune nlle , qu'elle avoit nommée Sylvine, belle comme  De Madame de Staal. i1 meftiques, mais tous les gens qui fourniffoient fa maifon, comme boucher, boulan-1 ger, &c. les mettoit autour d'une grande table, & jouoit avec eux une efpece de lanfquenet. Elle me difoit a 1'oreille: Je les triche \ mais c'eft; qu'ils me volent. Nous fümes une quinzaine de jours a la Ferté: c'eft un très-beau lieu. J'y avois mon intime amie, nous y faifions de belles promenades, & bonne chere , quoique la rapport au chemin : mais ce qui me 3) fache encore plus, mademoifelle, en lifant votre lettre , c'eft d'apprendre que w vous êtes encore dans votre couvent: « j'aurois cru, fur cela, madame la du33 cheffe de la Ferté partie pour quelque 33 voyage de long cours, fi je n'avois eu 33 1'honneur de la voir ici dans les premiers 33 jours de ce rnois. Je ne fais donc quelle 33 interprétation donner a la continuation 33 de votre clóture. Madame la ducheffe 3) de la Ferté me'fit 1'honneur, a Seaux, 33 de me parler de vous avec tant d'eftime, 33 & un fi grand défir de vous attacher a 33 elle j fur la propofition que je lui fis, de 33 la part de madame la ducheffe du Maine, 33 elle me témoigna avec des termes fi obli33 geans, a. quel poinr elle vous jugeoit né33 ceffaire a la conduite de fe* affaires, & 33 a fa propre fatisfaction , que je vous 33 avoue, mademoifelle, que je lui con33 feillai de fuivre fon inclination; 8c de 33 garder, pour elle-même, une perfonne » dont elle connoiffoit fi bien les rares  De Madame de Staal. 115 » qualités. Je n'avois donc garde d'ima» giner aujourd'hui que vos conditions ne » fulfent pas encore faices avec cette dame, » qui, certainement, a un goüt excellent » pour le mérite, & qui m'a paru en effet » liprévenuepourlevotre. Quandj'aurai » 1'honneur de la voir, je tacherai d'avoir » 1'explication de cette énigme. J'ai 1'hon» neurdctre, mademoifelle, très-refpec» tueulement, votre, &c. » Sur cette lettre de monfieur de Male fieu, je lui mandai, que j'avois fujet de croire que madame la ducheffe cle la Ferté ne fongeoit plus ï mkttachér a elle; que je pouvois me regarder comme libre a. eet égard, & proliter des bontés de madame la ducheffe du Maine, s'il y avoit encore lieu d'y prétendre. II montra cette lettre a la ducheffe de la Ferté, qui, outrée, me fit mander dans le moment par ma fceur , qu'elle ne vouloit plus enrendre parler de moi. Je fus au défefpoir qu'il la lui eüt fait voir, & m'eut attiré par-la F iij  jitf Mémoires toute fon indignation, que j'avois en erfee méritée. C'eft, a. ce qu'il me femble, 1'endroit le plus défectueux de ma vie : car quoique ma fceur, qui vraifemblablement ne me vouloit pas avec elle, m'eut exagéré les irréfolutions de la ducheffe, & fait entendre qu'elle ne fe détermineroit point a me mettre dans fa maifon, & me lailferoit toujours en 1'air ; je n'en devois pas -être affez perfuadée , pour Paflurer fi pcfitivemeiit a monfieur de Maleiieu. Cependant je lui récrivis, pour lui apprendre cette entiere rupture. Voici la réponfe qu'il me fit: Lettre. A Verfailles 3 le 24 janvier 1711. « J'ai lua madame la ducheffe du Maine v Ia derniere lettre que vous m'avez fait » 1'honneur de m'écrire. S. A. S. n'a pas 5> été peu furprife d'y apprendre que ma» dame la ducheffe de la Ferté vous a ren55 voyé votre parole par mademoifelle votre j' fceur. Elle m'ordoune, mademoifelle s  De Madame de Staal. 117 » de vous mander qu'au printemps pro» chain , c'eft-a-dire vers le temps qu'elle » ira s'établir a Seaux, elle exécutera le » projet qu'elle avoit formé ci-devant. » Elle aura cependant le loifir d'en parler » a madame la ducheffe de la Ferté, de >j la bouche de laquelle vous'voyez bien » qu'elle ne peut fe difpenfer d'apprendre » qu'on vous rend la liberté de fonger a 35 un nouvel engagement. C'eft un devoties D >' d'honnèteté, auquel madame la ducheffe » du Maine fe croit engagée. Je ferai rass vi, mademoifelle, quand Faffaire fera » conclue felon vos fbuhaits. Deux ou » trois mois de retard ne la feront pas j> manquer. Je fuis, mademoifelle , au3> dela de toute expreffion, votre, Sec. Cette lettre me donna affurance de mon fort, que je ne prévoyois pas alors être rel qu'il le fut. Je reftai cependant encore buit mois a la Préfentation. J'en fortois peu, craignant de recevoir des qrdres qui ne m'y trouvaffent pas, ou de rendre ma F iv  i z ? Mémoires conduite fufpecte. Je n'entendis parler de rien que quatre ou cinq mois après. II ne m'eft refté qu'un fouvenir confus de ce qui remplie ce remps-la. Je fais feulement que monfieur de Silly, informe par fa mere de ce qui me regardoit, m'écrivit, de 1'armée oü il étoit alors, cette lettre : Lettre. Au camp de Folieuj ce 17 aout. « J e croyois que vous me connoiiïiez n mieux que vous ne faites. Oü avez-vous » donc pris que les fituations fervent de 5' regies a mon eftime Sc a mon amitié? » Je fais trop bien que la fortune dépend » plus du hafard, ou des conjonctures, n que du mérite. Je fuis fort aife des efpé» rances que vous avez. Je le ferai encore « bien davautage, quand vous ferez pïacée y> comme je le délire. » C'eft un acheminement a tout que de » la confidération ; tachez, je vous prie, » d'en faire un prompt ufage. L'envie la 35 fuit de prés, dans un temps oü peu de  De Madame de Staal. il1) « gens s'en attirent. Je vous prie aufii de » chercher a plaire , d'être complaifante, » & de ne faire voir de votre efprit que ce » qui conviendra a ceux a qui vous parle» rez: fur-tout qu'on ne puiffe pas vous » imaginer capable de gouverner. Con■>■> tentez-vous de montrer un caraótere j> fage, avec des talens agréables. L'on >' aime bien mieux cela que de 1'efprit j le >' premier plait, & le dernier fe fait crain» dre. Je fuis fur que vous avez penfé tout » ce que je vous mande \ & je ne vous le >■> rcpete, que pour vous faire voir que je 33 penfe comme vous. 33 Mandez-moi plus particuliéremenc 33 de vos nouvelles, &z comptez fur 1'inté33 rêt que je prends a ce qui vous regarde, 33 Adieu, mademoifelle. Je ccmmencois a m'inquicter de n'entendre parler de rien , lorfque ma fceiu' m'apporta une lettre de madame la ducheffe de la Ferté , & celle-ci de monfieur de Malefieiu Fv  1}0 Mémoires Lettre. ct Enfin, mademoifelle, le temps eft » arrivé. Madame la ducheffe du Maine » m'ordonne de vous mander, de fa part, 35 que vous pouvez venir dans trois ou 33 quatre jours. Madame la ducheffe de la 33 Ferté lui paria derniérement fi bien de 33 vous , qu'elle Fa déterminée a ne pas >3 différer plus long-temps. Je me fais un 33 grand plaifir, mademoifelle, d'être bien33 tót a portée de vous rendre quelques pe» tits offices, & de vous témoigner en effet J3 que je fuis, au-delade toute expreffion, 33 votre très-humble, &c. >3 A Seaux 3 le 11 feptembre 1711. Je ne mets pas ici la lettre foudroyante que m'écrivit madame de la Ferté , quoique je 1'aie encore; paree qu'elle ne m'a paru digne, ni d'elle, ni de moi. Elle me marquoit de me rendre le lendemain matin a Seaux, pour qu'elle me préfentat ellemême a leurs alteffes férénilfimes. Ma  De Madame de Staal. 13 r fceur m'apprit, après m'avoir remis ces deux lettres, qu'une femme de chambre de madame la ducheffe du Maine s'étoit retirée \ qu'on avoit jugé que cette place feroit affez bonne pour moi, dont 1'éclat étoit paffé; que la duchefTe de la Ferté , y trouvant 1'occafion de fe venger, avoit appuyé la propofition , & fe faifoit un régal de me préfenter fur ce pied-la. Je vis ma perte dans eet événement; & je fentis que le caractere indélébile de femme de chambre ne laiffoit plus de retour a ma fortune. Cependanr il n'y avoit pas moyen de reculer. Je ne pouvois ni démentir les démarches que j'avois faites pour être a madame la ducheffe du Maine , ni infifter fur les conditions avec une perfonne comme elle. Je me voyois haïe de la ducheffe de ia Ferté, au tant que j'en avois été aimée, fans'appui, fans reffource, II fallut fubir le joug. Je me rendis donc a Seaux, aux ordrös de la ducheffe. Elle me mena comme era triomphe , & me préfenta a la princeffe , F vj  i j 2 Mémoires qui a peine jetta un regard fur moi. Eflë continua de me trainer , attachée a fon char , chez toutes les perfonnes a qui je devois être préfentée. Je la fuivois avec la contenance d'un captif vaincu. Ce cérémonialachevé, elle me dit que je n'avois plus befoin d'elle , & qu'elle ne vouloit avoir a 1'avenir aucune relation avec moi. Je reifentois encore plus la perte de fon amitié, que les effets de fon relfentiment. Je palfai ce premier jour dans un égarement d'efprit, qui ne m'en a lailfé aucun fouvenir diftinct. Je fais feulement que je fus étrangement furprife , en voyant la demeure qui m'étoit deftinée. C'étoit un entre-fcl fibas & fi fombre, que j'y marchois pliée & a tatons : on ne pouvoit y refpirer, faute d'air; ni s'y chauffer, faute de cheminée. Ce logement me parut fi infoutenable, que j'en voulus faire quelque repréfentation a monfieur de Malefieu. II ne m'écouta pas. A toutes les prévenances qu'il m'avoit faites, a toute feftime  De Madame de Staal. r$.f qu'il m'avoit témoignée , fucccdercnt les dédains qu'on a pour la valetaille. Je ne m'y expofai plus. Tous ceux qui m'avoient recherchée dans la maifon , m'abandonnerent de même, dès que j'y fus mife a fi bas prix. J'entrai en fondion. On me donna pour mon partage ce qui s'appelle, en termes de 1'art, les chemifes a batir. Je me trouvai fort embarralfée. Je n'avois jamais fait que les petits ouvrages dont on s'amufe dans les couvents, & je n'entendois rien aux autres. Je paflai la journée, tant a prendre les mefures, qu'a exécuter cette grande entreprife ) &c quand madame la ducheffe du Maine eut mis fa chemife, elle trouva dans le bras, ce qui devoit être au coude. Elle demanda qui avoit fait cette belle opération : on répondit que c'étoit moi. Elle dit, fans s'émouvoir, que je ne favois pas travailler , & qu'il falloit laiffer ce foin a une autre. Je me confolai du mauvais fucccs par fes fuites. II eft pourtant vrai que, de la meillaure  134 Mémoires foi du monde, j'avois fait tout le mieux qu'il m'avoit été poifible; mais, avec cette bonne volonté, je remplilfois mal mon miniftere. J'ai cent fois admiré la patience avec laquelle cette princelfe, quoique peu endurante, fupportoit mes balourdifes. La première fois que je 'lui donnai a boire, je verfai 1'eau fur elle, au lieu de la mettre dans le verre. Le défaut de ma vue extrernement baife, joint au trouble oü j'étois toujours en 1'approchant, me faifoit paroitre dépourvue de toute compréhenfion pour les chofes les plus fimples. Elle me dit un jour de lui apporter du rouge, & une petite talfe avec de 1'eau , qui étoit fur fa roilette; j'entrai dans fa chambre, oü je demeurai éperdue, fans favoir de quel cóté tourner. La princelfe de Guife y palfa par hafard, & furprife de me trouver clans eet égarement: Que faites-vous donc-la, me dit-elle ? Eh! madame , lui dis-je : du rouge, une talfe , une toilette; je ne vois rien de tout cela. Touchée de ma défoiation, elle me mie  De Madame de Staal. ijj en main ce que, fans fon fecours, j'aürois inutilement cherché. Je dirai encore quelques-unes de mes bévues plus fmgulieres, & qui fembloient renir de l'imbécillité. Madame la ducheffe du Maine érant a fa toilette, me demanda de la poudre; je pris la boete par le couvercle \ elle tomba, comme de raifon , 8c toute la poudre fe répandit fur la toilette , 8c fur la princeffe , qui me dit fort doucement: Quand vous prenez quelque chofe , il faut que ce foit par en bas. Je retins fi bien cette lecon, qu'a quelques jours de-la m'ayant demandé fa bourfe, je la pris par le fond; 8c je fus fort éton-» née de voir une centaine de louis, qui étoient dedans, couvrir le parquet: je ne favois plus par oü rien prendre. Je jettai encore , auffi fottement, un paquet de pierreries que je pris tout au beau milieu. On peut juger avec quel mépris mes compagnes, adroites & ftylées , regardoient mes inepties. Je fis ce que je pus pour gagner leurs  13 6 Mémoires bonnes graces. La bienféance me portoit a vivre avec elles; la nécefllté m'y contraignit. Le froid commencoit a fe faire fentir : il n'y avoit qu'une garde-robe commune pour fe chauffer. Je palfois donc une partie du jour dans leur entretien. J'y conformai le mien. Je leur difois ce que je croyois leur convenir. Mais, foit que je ne rencontralfe pas heureufement, foit que je ne paffe pas aifez naturellement leur ton, j'encourus leur averfion. Je n'en avois point pour elles , mais un peu de dégout: & j'aimai mieux me réduire a fupporter le froid , que 1'inconvénient de leurs humeurs, & Fennui de leur converfarion. Je me renfermai donc dans ma fpélonque, & trouvai ma confolation dans la leóture. Je n'avois pas 1'entiere jouilfance de ce réduit. La première femme de chambre , qui couchoit toutes les nuits chez madame la ducheffe du Maine, le partageoit le jour avec moi. Elle avoit fes heures pour dormir; des temps qu'elle vouloit paffer avec  De Madame de Staal. i 37 fon mari. Alors j'élifois mon domicile dans un bofquet; le froid ou la pluie ne me laüfoit d'autre afyle que les galeries. Mon habitation a Verfailles, oü nous paffions 1'hiver, étoit encore plus infoutenab!e. Le moindre rayon de lumiere n'y avoit jamais pénétré. Une compagne plus infociable que celle que j'avois 1'été a Seaux, y reftoit jour 8c nuit. Le défaut d'efpace obiigeoit fans celfe a difputer le terrein, & la fumée contraignoit de 1'abandonner. Les deux femmes de chambre avec lefquelles je logeois altemativement, étoient mal enfemble. On ne pouvoit fe concilier 1'une, fans aliéner 1'autr-e. Pour éviter la guerre civile, je m'expofois a la guerre étrangere, & changeois mes traités avec une inconftance réglée. fur le cours des faifons. J'aurois voulu tout accorder; mais le plus habile politique y eüt échoué. On peut prendre quelque afcendant fur des gens qui ont des vues faines, des intéréts connus, des paffions ordinaires: il n'en  i 3 8 Mémoires eft pas de même de ces forres d'efprits, dont les idees font a 1'envers, les mouvemens a contre-fens, &z les bas intéréts cachés dans la pouiïiere. Cependant ma fceur, affligée que je n'euffe pas une entiere approbation dans le corps des femmes de chambre , me donna avis qu'elles me rrouvoient froide & peu prévenante; que cela pafloit pour fi.erté & méprisy qu'il falloit faire ceffer ces bruits défavantageux. J'étois devenue fi docile , que je lui dis: Ehbien! que fautil faire? II faut, me dit-elle, rendre quelques vifites aux femmes étrangeres qui font dans la maifon, & leur faire beaucoup de politeffes. Allons , lui dis-je, quand vous voudrez. Elle , charmée de me trouver de fi heureufes difpofitions, me mena fur le champ dans une nombreufe aflemblée de ces perfonnes. Les unes jouoient y les autres regardoient jouer. Je m'afiis aüprès des défceuvrées, & choifis celle que je trouvai fous ma main, pour lui adrelfer mon bien-dire. Je me confondis  ï)e Madame de Staal. 159 en complimens, en louanges, en airs affectueux; enfin j'y mis, non pas tout ce qui étoit en moi, mais ce que j'avois été cher» cher bien loin. Cela réulfit mal; il fe trouva que cette perfonne dont j'avois fait mon pillier de manége, étoit dans la derniere claffe des efprits de eet ordre. Mon peu de difcernement devint un fujet de rifée. II eft vrai que ces phyfionomies-la me paroiifoient auili femblables que toutes celles d'un troupeau de moutons. Ma fceur me trama encore a Verfailles, chez les femmes du duc d'Anjou, que je croyois un peu plus huppées. Elles me demanderent fi j'avois bien des profits, combien de ceci, de cela y toutes chofes dont je ne favois rien , & dont l'ignorance me faifoit paroitre ftupide. Mais c'eft aifez , & trop parler de mon métier. II n'y avoit pas quinze jours que j'avois pris polfeflion de ma place, lorfque le marquis de Silly, qui la croyoit meilleure, m'écrivit cette lettre, pour m'en faire compliment :  140 Mémoires Lettre. » Qu o i qu'il y ait long-temps que je » n'ai entendii parler de vous, mademoi» felle, je m'intéreHe toujours véritable» ment a ce qui vous regarde. Je fuis ravi >' que vous foyez pour toujours avec ma- dame la ducheiTe du Maine. Je vous ai j' défiré la place que vous allez occuper, 33 dès que l'on m'a mande qu'il en étoit 33 queftion. Je fuis feulement faché de 33 penfer que vous ne pourrez plus venir 33 paffer quelque temps dans les lieux oü 33 j'habite aftèz fouvent. Je n'ai point ou33 blié le plaifir qu'il y a d'être avec vous; 33 & je fais par expérience que l'on trouve 33 difhcilement Mais je m'appercois 33 que je vous loue trop , & je ne veux 3' pas vous gater. Je crois cependant que 3' cette précaution eft inutile. Vous favez 33 bien préfentement tout ce que vous va33 lez. Adieu, mademoifelle. J'ai beau33 coup d'envie de vous voir ». Ce figne d'un fouvenir qui m'étoit toujours également cher, me donna toute la  De Madame de Staal. 141 fatisfaction dont mon ame étoit alors capable. Cependant une vie fi dure, fi dégoutante , fi différente de celle que j'avois menée, me jetta dans une trifteffe qui fut remarquée fur mon vifage. II n'y avoit que lui qui put me trahir : je ne parlois a perfonne. Madame la ducheffe du Maine s'en plaignit; & monfieur de Malefieu dit a Duverney de men avertir. II venoir quelquefois a Seaux , & m'y avoit vantée finguliérement. Sa paffion pour 1'anatomie lui perfuadant que cette fcience fondoit le vrai mérire; pour exagérer le mien , il avoir dit que j'étois la fille de France qui connoiffbit mieux le corps humain. La ducheffe de la Ferté , aufli attentive a me donner des ridicules, qu'elle avoit été foigneufe de me faire valoir, ne laiffa pas échapper ce trait de mon éloge. Duverney , pour remplir fa miffion, m'exhorta a fupporter le mal préfent, dans Fefpérance d'un plus heureux avenir. II me prédit que je ferois connue , eftimée & confidcrée; que je gagnerois la confiance  142. Mémoires de la princeffe, & que fes bontés en feroient des fuites infaillibles. Je n'y crus pas plus qu'aux almanachs. Je n'étois a. portee de rien, pas même de dire une parole. Madame la duchelfe du Maine ne m'en adreffoit aucune , & ne fembloit pas fe douter que je fulfe capable, ni d'entendre, ni de répondre. J'eus occafion de fentir combien j'étois ignorée , par une badinerie que je hafardai. Cette princeffe, quelques années. après qu'elle eut fait 1'acquilition de Seaux , avoit inftitué un ordre de la Mouche a miel, qui avoit fes loix , fes ftatuts , un nombre fixe de chevaliers & de chevalieres, qui s'élifoient en chapitre, avec grande cérémonie. Dès qu'il y avoit quelque place vacante, toutes les perfonnes de fa cour briguoient pour 1'obtenir. Le cas arriva fix ou fept mois après que je fus dans fa maifon. Grand nombre de prétendans fe préfenterent, entr'autres les comteffes de Braffac & d'Uzez, & le préfident de Romariet. Celui-ci 1'emporta, au préjudice  De Madame de Staat. 145 des dames, qui affecterent un grand reflentiment, 8c fe plaignirent que 1'élection n'avoit pas été juridique. Cela me fit imaginer de drelfer, en leur nom , une proteftation en termes de palais, 8c d'une écrirure de chicane, que j'envoyai par une voie inconnue au prcfident. Je ne confiai ce petit fecret a perfonne; & j'eus le diverriffèment de voir 1'inquiétude oü l'on étoit pour découvrir d'oü venoir cette piéce. On 1'attribua d'abord a monfieur de Malefieu , ou a 1'abbé Geneft; enfuite aux perfonnes intérefices: on fut qu'elles n'y avoient aucune part. Enfin les foupcons defcendirent jufqu'aux plus ineptes de la maifon, fans arriver jufqu'a moi, qui me contentai de jouir de 1'embarras oü l'on étoit, 8c d'en entendre parler fans cefie, pendant plus de quinze jours que cette inutile recherche occupa. Elle me donna lieu de faire ces vers, que 1'incertitude du fuccès m'empêcha de produire: N'accufez ni Geneft, ni le grand Malefieux; D'avoir part a 1'écrit qui vous met en cervelle.  144 Mémoires L'auteur que vous cherchez n'habite point les cieïtx. Quittez le télefcope , allumez la chandelle , Et fixez a vos pieds vos ïegards cuiieux: Alors, a la clarté d'une foible lumiere, Vous le découvrirez giffant dans la poufllere. L'humiliarion de mon érat teignoit de fa couleur jufqu'aux louanges qu'on me donnoir. J'en recus une de monfieur de Laflay , dont je fus outragée. Madame la ducheffe du Maine, en fe déshabillant, laiffa tomber quelques louis de fa poche. Je les ramaffai, & les remis fur fa todette. Votre altefle a des femmes bien fidelles, dit Laffay en me regardant. Je baiffai les yeux avec confufion, difant en moi-même: Dois-je être louée ainfi? Puis-jeen être contente ? Ce n'étoit-la que les petits cha„ erins attachés a ma condition, qui naif- & T, foient chaque jour fous mes pas. J en éprouvai un tout autrement fenfible, dans la perte que je fis d'un intime ami. Je recus cette lettre de 1'abbé de Vertot, au moment que j'attendois le moins une fi trifte nouvelle: Lettre.  De Madame de Staal. r^y Lettre. «Je fuis bien fiché d'être obligé de j' vous annoncer la perte que nous venons » de faire de feu monheur Brunei, votre » ami & le mien. Vous perdez , made>' moifelle, plus qu'un autre , paree qu'il » vous eftimoit plus que perfonne du » monde. Si des fentimens refpeófcueux >■> pouvoient remplacer ce que vous perdez « du cóté du mérite, je prendrois la liberté » de vous oifrir un attachement inviola5' ble. Monfieur de Fontenelle eft incon» folable. II n'eft point queftion de phi55 lofophie : la nature, le bon cceur, tout 35 a rentré dans fes droits. II eft vérita33 blement a plaindre : vous ne 1'étes pas 33 moins. Je fouhaite que cette auftere 33 raifon, dont je me plains quelquefois, >3 ne vous abandonne pas dans une fi trifte 33 occafion. J'ai 1'honneur d'être, &c 33 Monfieur Brunei eft mort a Rouen , 35 d'une pleuréfie ». ier. décembre. Ma douleur fut vive , autant qu'elle Tome I. Q  14 6 Mémoires étoit jufte. Je perdois un ancien ami, refpeétable par fon mérite , digne de mes fentimens par les fiens \ & j'avois eu le malheur d'offenfer fon amitié par le refroidiffement qu'il avoit remarqué dans la mienne. La fantailïe dont j'étois poffédée, la diltraction que me caufoient tant de nouveaux objets, avoient apporté un grand changement dans mon ame. II s'en étoit appercu dans un voyage qu'il fit a. Paris, depuis que j'y demeurois, & en avoit été juftement blefle. Je n'en vis rien , & ne fongeai pas a le ramener a moi. Mais une lettre qu'il m'écrivit peu de temps avant fa mort, m'apprit tous mes torts, & augmenta mes regrets de laperte que je faifois, d'autant plus grande, qu'il alloit s'établir a Paris, & qu'a mefure que la raifon me feroit revenue, j'aurois repris mes anciens fentimens. Je fus fenfiblement afiligée , & je le fuis encore, de me voir privée pour jamais d'un tel ami. II m'avoit prêté de 1'argent fans billet, lorfque j'avois cru en pouvoir prendre avec  1&e Madame de Staal. 147 fiireté de m'acquitter. Je n'avois fongé qu'a remplir ce devoir , depuis que j'avois quelque chofe; & heureufement je me trouvai cette petite fomme. J'allai chez monfieur de Fontenelle , pour le prier de la faire tenir aux héritiers. Je le trouvai dans une afflicrion qui me fit plaifir, paree qu'elle honoroit notre ami. II m'a dit, long-temps après, qu'il n'avoit jamais pu réparer cette perte; & non plus que lui, je n'ai trouvé perfonne d'un mérite fi complet. La vie trifte & pénible que je menois, occupoit fans ceffè mon efprit des moyens de m'en tirer. Je pafibis les jours &c les nuits dans ces réflexions. Le peu de gens qui s'intérefibient a moi, cherchoient aufii quelque dénouement a m'oftrir. On me propofa une place de gouvernante chez une princefle d'Allemagne, a des conditions utiles & honorabler. Je fus extrémement tentée de 1'accepter. Cependant ne voulant pas m'en fier a moi, j'en écrivis & 1'abbé de Vertot, le feul ami qui me reftat. Gij  !4'8 Mémoires * Sa fage réponfe , l'incertitude des promefles, les inconvéniens qu'il.me fit envifager, me déterminerent i refufer cette propofition. On m'en fit une plus finguliere peu après celle-ci. Une femme aimable, avec qui j'étois aflez liée , me vint voir un jour a Seaux, & me dit: Je fais que vous n'avez trouvé rien moins que ce que vous efpériez dans la fituation oü vous êtes j que vous vous y déplaifez infiniment, & que vous ne fongez qu'a en fortir: je viens vous en offrir une autre, II y a quelqu'un dans le monde pret a donner un fonds, afin que cela ne vous manque jamais , qui vous mette en état d'avoir un petit appartement dans Paris, & de quoi vivre commodé. ment, avec quelques domefciques pour vous fervir. On ne vous demande rien, ' que de trouver bon qu'il y air chez vous une porte qui communiqué dans une autre maifon, & que vous y laifliez pafler une dame qui fera de vos amies, & vous viendra voir fouvent. Je neus pas befoin cette  De Madame de Staal. 149 fois de confulter pour ma réponfe : elle fut, comme on peut croire, route des plus négatives. La dame infifta; je ne lui fis nulle queftion , ne jugeant pas a propos d'approfondir ce myftere. Tout ce que j'en pus juger , fut qu'il s'agifibit de gens qui ne plaignoient pas la dépenfe, pour mettre leur intelligence a couvert. Une troifieme propofition me fut faite par un des plus grands feigneurs du royaume. La princeffe fa femme, trèsfamiliere aufli-bien que lui dans notre cour, me témoigna le défir qu'il avoit de me voir, & me pria de recevoir fes vifites. Le canal par oü pafibit cette deinande, m'obligea de 1'agréer. Je le vis; il plaignir ma fituation, m'offrit de m'en tirer; me propofa un établiflement chez lui avec toutes fortes d'agrémens, & quelques foins pour 1'éducation de fes filles. Je fus tentée de nouveau, & confultai encore mon abbé. II me fit une réponfe aufli fenfée que la première : elle tendoit au refus. Le trop d'emprefTement que je fentis dans fes ofG iij  3 5° Memoires tres, me les rendit fufpedt.es, & me décida a ne les pas accepter. Ces ouverrures pour ma retraite, toujours refermées par les barrières que j'avois pofées autour de moi, ne fervoient qu'a. me faire fentir 1'impoflibilité d'échapper a mes malheurs. J'en éprouvai un nouveau qui me fut des plus fenfibles. II y avoit a. Seaux une madame de M. qu'on employoit a faire les rbles de confidentes dans les comédies. Elle m'avoit dès les premiers temps offert fa chambre, au lieu des bois oü je faifois ma réficlence. Le froid m'en avoit chafTée, comme la faim en chaffe les loups. J'avois d'aurant plus volontiers accepté cette offre, que je n'allois chez elle que lorfqu'elle n'y étoit pas. Cela me donna pourtant un air de liaifon avec cette femme. Elle avoit été fort belle. Son mari, croyant qu'elle 1'étoit encore, con« tinuoit d'en être extrêmement jaloux. Comme elle appréhendoit de vivre avec lui , elle pria madame la ducheffe du Maine, quand elle fut a Verfailles3 de 1'y  De Madame de Staal, i $ t mener, Sc de la loger a fon hotel. Elle paflbit la journée au chateau; & me demanda d'aller dans mon manoir, quand elle auroit quelque chofe a faire. J'y confentis, ne pouvant honnêrement lui refufer, a Verfailles, 1'hofpitalité qu'elle exercoit envers moi a Seaux. Un jour que j'étois dans 1'appartement de madame la ducheffe du Maine, elle me demanda la clef de 1'entre-fol; je la lui donnai, & j'y montai bientót après. Je fus furprife de 1'y trouver prenant dü café avec un officier Suiffe de nos courtifans. Je lui en fis des reproches en plaifantant; car je n'y c-ntendois pas fineffe, & je crois véritablement qu'il n'y en avoit point. Cependant ce mari jaloux 1'étant venu chercher, on lui dit qu'elle étoit chez moi: il y monta -y Sc trouvant Diesbach, il emmena fa femme tranfporté de colere, quoique ma compagne & moi fuffions avec elle. II la maltraita, a ce qu'elle prétendit, au point de la réduire a s'aller jetter dans un couvent. Malheureufement pour moi, elle choifir G iv  i ij i Memoires celui clou je forrois; & pour avoir droit d'y entrer, elle écrivit une lettre au miniftre, par laquelle elle accufoit fon mari, autrefois de la religion proteftante, de mettre fa foi en danger. Je ne favois rien de tout cela. Madame la ducheffe du Maine étant allee paffer quelques jours a 1'Arfenal, oü elle ne me menoit pas, je fus chez madame de Vauvray. Nous étions a table, lorfque je vis avec furprife entrer un valer de pied de notre livrée. II me dir, que fon alteffe féréniffime me mandoit de 1'aller trouver chez monfieur le premier préfident, oü elle étoit : c'étoit M. de Mefmes. J'y arrivai fans favoir de quoi il s'agiffoit. Je vis de toutes parts des vifages féveres. On me fit la lecture d'une lettre de monfieur de M. par laquelle il m'accufoit de conduire depuis longtemps une intrigue de fa femme avec monfieur Diesbach, qu'il avoit furpris dans ma chambre. Pour donner plus de force a fon accufation , il difoit: qu'ayant été élevée par la maréchale de la Ferté, (je ne Favois  De Madame de Staal. 153. jamais vue) il n'étoit pas furprenant que je fuffe propre a un tel miniftere. Je contai naïvement le fait tel qu'il étoit : j'affirmai, & cela étoit vrai, que c'étoit 1'unique fois que ces deux perfonnes fe fulfent rencontrées chez moi; que je n'avois eu nulle connoilfance, pas même le moindre foupcon, d'aucune liaifon entr'elles; qu'au furplus, je n'avois eu d'autre ' éducation que celle du couvenr, oü j'avois éfé depuis ma naiffance, jufqu'a mon entree chez fon alteife féréniffime. On ne fit pas grande attention a ma défenfe, & j'entendois qu'on fe difoit: on n'auroit pas cru cela d'elle. J'aurois encore moins cru effixyer jamais une pareille accufation. Après eet i-nterrogatoire , on me renvoya chez madame de Vauvray, oü j'eus le lendemain une humiliation qui n'étoit pas fi férieufe. Elle voulut que je tinffe, avec fon fils, 1'enfant d'un de fes domeftiques. Je parus fi ftupide au curé qui faifoit le baptême, qu'il me demandoit fi je pourrois bien figner mon nom. II eft vrai G v  i < 4 Mémoires que je n'avois pu lui dire de quelle paroiffe j'étois, ni répondre a rien de ce qu'il m'avoit demandé. Nous retournames a Verfailles, ou 1'af faire de madame de M. faifoit grand bruit. On avoit mis fon mari en prifon, fur la lettre qu'elle avoit écrite contre lui. Je me trouvois fort défagréablement impliquée dans cette affaire. J'en eus un chagrin d'autant plus violent, que j'étois peu connue dans le monde, & que c'étoit y mal débuter. Je recus dans mon accablement le coup de pied de 1'ane. Mademoifelle Nanette, une de mes compagnes, me dit obligeamment: Cette aventure eft trés - défagréable pour nous toutes ; on parle d'une femme de madame la ducheffe du Maine, & l'on fe voit confondue. Je me trouvois moi-méme fi confondue de vivre avec elle, que je n'aurois jamais penfé que ce malheur dut la regarder. Mon innocence & la vérité me foutinrent, au défaut d'autre protection, & diffiperent 1'jmprefïion recue contre moi. On  De Madame de Staal. j 5 5 me défendit de voir jamais madame de M. & j'y confentis de bon cceur. Sa vue m'auroit été aulïi odieufe que me le fur celle de Diesbach, dont je frémis la première fois que je le rencontrai, par le fouvenir des peines qu'il m'avoir attirées. Tant de maux redoublés; des incommodités fans nombre; des dégouts ajoutés a un état humiliant, également infourenables a. un corps & a un efprit délicat j une paffion chimérique, li l'on veut, qui ne me fournilfoit que des fentimens pénibles, me firent prendre la vie en horreur. Te défir de m'en délivrer parvinr a affoiblir routes les raifons contraires. L'opinion fe plie prefque toujours a ce qui favorife le fentiment; & l'on ne voit guere que ce que l'on veut voir. Je vins donc a penfer que je devois quitter la vie, qu'il me fembloit que je ne pouvois plus fupporter. Le fentiment qui habitoit au fond de mon cceur (& peut-être n'étoit-ce qu'une adrelfe de fa facon) voulut paroitre avant que de s'éteiadre, & m'infpira de donner, G vj  t 5 6 Mémoires par une lettre, connoiffance de mon deffein a. celui qui en étoit en partie la caufe. J'écrivis. Quand j'eus cédé jufques-la a ma folie, la raifon me revint. Je me réfolus de vivre. Je n'envoyai point la lettre ; je la gardai comme un témoignage contre moi-même des égaremens de mon efprit, & des exces oü l'on peut tomber quand on s'abandonne a. fes paffions. La voici: Lettre. « II y a cinq ans que je vous vis pour la » première fois. Vous me rraitates avec " une indifférence qui fembloit aller juf« qu'au mépris. Irritée contre vous, je •» cherchai vos défaurs -y & il arriva que " je découvris tout ce qu'il y a d'aimable « en vous. Je voulois vous haïr, & je " vous aimai. Je ne fongeai plus qu'a vous » cacher des fentimens, auxquels je com» pris bien que vous ne répondriez pas. m Cependant je ne pouvois fouffrir que » votre infenfibilité vous en dérobat la  De Madame de Staal. » connoiffance. Vos moindres attentions » me touchoient au dernier point; & je » voulois fi bien vous tenir compre de j> tout, que vos froideurs même trou» voient place dans ma reconnoiffance : » je les regardois comme un foin que vous 55 aviez, de m'arracher du cceur des efpé>3 rances inutiles Sc dangereufes. Vous 33 euffiez été jufqu'a la dureré avec moi, 35 fans rien faire qu'augmenter 1'eftime 53 que j'avois pour vous : eftime fi parfaite 33 & fi refpectueufe , qu'elle alloit jufqu'a 33 me faire condamner le deffein de vous 33 plaire , fans m'en öter le défir. Ni une 33 longue abfence, ni les changemens de 33 ma fortune, ni les fecours d'une raifon 35 exercée n'ont pu m'en diftraire. J'ai fait 33 plus : j'ai voulu voir; j'ai vu ce qu'on 35 difoir être de plus aimable. Que tout 53 cela m'a paru différent de vous! Per33 fonne ne vous reffemble; & rien aufli 33 ne reffemble a ce qu'on fent pour vous. 33 Je ne m'accoutume point a voir des gens >3 qui s'aiment j Sc je ne comprends pas  15 8 Mémoires » qu'on puiiTe aimer quelqu'un , quand 3' ce n'eft pas vous qu'on aime. Mais, 33 que penfez-vous, en ce moment, de 3> 1'aveu que je vous fais ? Pour moi, je 33 n'en ai point de home. Des fentimens 3> tels que les miens font en quelque ma3j niere refpecrables. Je ne cherche point 33 a vous toucher. J'ai voulu feulemenr 33 vous apprendre ce que je fuis pour vous, >3 &c vous faire favoir que j'ai réfolu de 33 mettre fin a mes peines. Je fens trop 33 que je vous appartiens, pour difpofer de 33 moi fans vous en rendre compte. J'at33 tends un mot de vous; & c'eft tout ce 33 que j'attends pour vous dire un éternei 33 adieu. 33 II y avoit quelques années que je n'avois vu monfieur de Silly, ni entendu prononcer fon npm. Quelqu'un par hafard 1'ayant nommé, j'en recus une telle impreiTion, que, voulant fortir un moment après du lieu oü j'étois, les forces me manquerenr, & je fus prête a tomber. Je me fuis éton-  De Madame de Staal. 1.55» née bien des fois qu'un fentiment privé de tout aliment, eüt confervé tant de force. Une ayenture a laquelle je ne devois prendre aucun intérêt, me fit fortir inopinément de la profonde obfcurité dans laquelle je vivois. Une jeune fille, nommée mademoifelle Teftart, excita la curiofité du public par un prérendu prodige qui fe pafibit chez elle. Tout le monde y alla. Monfieur de Fontenelle, engagé par monfieur le duc d'Orléans , fut auffi voir la merveille. On prétendit qu'il n'y avoit pas porré des yeux aflez philofophes : on en murmura \ & madame la ducheffe du Maine, qui ne s'avifoit guere de m'adreffer la parole, me dit: Vous devriez bien mander a monfieur de Fontenelle tout ce qu'on dit contre lui, fur mademoifelle Teftart. Je lui écrivis en effet, fans fonger a autre chofe qu'a m'attirer une réponfe qui put fervir a fon apologie. II fe trouva le même jour chez le marquis de Laffay, oü les gens qui y étoient lui firent plufieurs  i So Mémoires plaifauteries fur ce fujet; ne les trouvant pas bonnes, il leur dit: En voici de meilleures ; & leur montra ma lettre. Elle réufllt. C'étoit 1'affaire du jour: on en prit des copies, & elle courut tout Paris. Je ne m'en doutois pas; & je fus fort étonnée quelques jours après , qu'étant venu beaucoup de monde a Seaux pour voir jouer une comédie, chacun paria a madame la duchelfe du Maine de cette lettre. Elle ne fe fouvenoit plus de ce qu'elle m'avoit dit, & ne favoit de quoi il étoit queftion. Elle me demanda li c'étoit moi qui l'avois écrire : je lui dis que oui. Aufli-tót qu'elle m'eut parlé , tout ce qui compofoit la compagnie vint a moi; & pour lui faire fa cour, m'accabla de louanges : puis retournant a elle, on la félicitoit d'avoir quelqu'un dont elle pouvoit faire un ufage fi agréable. Jufques-la pourtant, elle n'y avoit pas fongé. Elle voulut voir la lettre, 8c me la demanda. Je n'en avois pas de copie; mais tous ceux qui étoient chez elle 1'avoient  De Madame de Staal. 16" i dans leur poche. Elle la lut, 1'approuva, & connuc qu'elle pouvoit me mettre en ceuvre plus qu'elle ne faifoir. Je voulus, comme les autres, avoir ma lettre, & pas 1'événement j'en fis cas. On y voit que c'eft moins 1'importance des chofes qui en fait le mérite , que Va-propos. La voila : Lettre de mademoifelle de L.... d monfieur de Fontenelle. « L'aventure de mademoifelle Teftart » fait moins de brtut, monfieur, que le » témoignage que vous en avez rendu. La » diverfité des jugemens qu'on en porte-, » m'oblige a vous en parler. On s'étonne, » & peut-être avec quelque raifon, que le » deftructeur des Oracles , que celui qui » a renverfc le trépied des Sibylles, fe foit » mis a genoux devant le lit de made» moifelle Teftart. On a beau dire que les » charmes, & non le charme de la de» moifelle , 1'y ont engagé : ni 1'un ni  ï C i Mémoires »> 1'autre ne valent rien pour un philofo» phe. Auffi chacun en caufe. Quoi! » difent les critiques, eet homme qui a » mis dans un fi beau jour des fuperche» ries faites a mille lieues loin, & plus de » deux mille ans avant lui, na pu décou» vrir une rufe tramée fous fes yeux? Les » partifans de 1'antiquité , animés d'un » vieux reiTentiment, viennent ala charge: » Vous verrez, difent-ils, qu'il veuten» core mettre les prodiges nouveaux au» delfus des anciens. Enfm les plus raffincs » prétendent qu'en bon Pyrrhonien, trou» vant tout incertain , vous croyez rout » poillble. D'un autre cöté, les dévots » paroilTent fort édifics des hommages que » vous avez rendus au diable : ils efperent » que cela pourra aller plus loin. Les » femmes aufii vous favent bon gré du peu » de défiance que vous avez montré contre » les artifices du fexe. Pour moi, monw fieur, jefufpends mon jugement jufqu'a » ce que je fois mieux éclaircie. Je remar» que feulement que 1'attention fmguliere  De Madame de Staal. \6*, n que l'on donne a vos moindres actions, » eft une preuve inconteftable de 1'eftime » que le public a pour vous; &: je trouve » même dans fa cenfure quelque chofe » d'alfez flatteur, pour ne pas craindre » que ce foit une indifcrétion de vous en » rendre compte. Si vous voulez payer » ma coniïance de la votre, je vous prois mets d'en faire un bon ufage. J'ai 1'hon» neur d'être , &c. » J'avoue que je fentis une fatisftction fort douce, de recueillir, d'une chofe faite fans deffein, &C qui ne m'avoit rien couté, ce que par un véritable travail je n'aurois peut-être jamais acquis : car je n'eus pas ieulement le premier applaudillement; Ia curiohté qu'on eut de me connokre , me procura des fociétés & des amis de diftinction. Mais rien ne me fit un plaifir fi fenfible, que cette lettre que je recus de monfieur de Silly :  I<$4 Memoires Lettre. AFribóurg, ce 10 décembre 171 j. «Votre lettre a monfieur de Fon»'tenelle fait autant de bruit que 1'aven» ture de mademoifelle Teftart. C'eft un » monument qui en aflure le fouvenir. » II va s'étendre parmi les nations les plus » barbares. Tous les Allemands qui font » ici veulent en avoir des copies. II eft » aflez mal a vous de me laiifer apprendre » par le public une chofe qui vous inté» relfe, & qui vous attire 1'approbation » de tous ceux dont on la défire. Traitez» moi déformais avec plus de confiance; » & ne me lailfez point apprendre par » d'autres ce qui me fera fenfible.. Ceci » vous y doit engager, puifque la décifion » du public confirme ce que je vous ai dit 3' bien des fois. Adieu , mademoifelle. » Souvenez-vous que je fuis ici. » Ce fuccès que j'eus dans le monde ayant réveille fon attention, il renoua commerce  De Madame de Staal. avec moi, d'autant plus volontiers, qu'étant retenu dans une ville d'Allemagne , oü il commandoit, & oü il fut trois ans, il fouhaitoit d'être inftruit par plufieurs voies de ce qui fe paifoit en France. II me témoigna le plaifir que je lui ferois de lui mander réguliérement toutes les nouvelles que je pourrois apprendre. J'y devins attentive, & je lui écrivis avec autant d'afliduité que de circonfpection. Je tachois cependant de rendre mes lettres agréables. Les fiennes devinrent a peu prés comme celles qu'on écrit a fes gens d'affaires: J'ai recu la votre d'un tel quantic-me. Continuez de m'apprendre ce qui fe paffe. Vous avez manqué de m'initruire fur telle chofe. Rien de plus. Malgré cela, 1'écriture, le cachet me tranfportoit. J'attendois avec la plus vive impatience le jour, l'heure de les recevoir : & je me fouviens d'une difpute que j'eus a Verfailles avec le facteur, qui m'apportoit une de fes lettres, & qui ne vouloit, ni prendre mon argent, ni me la donner; paree  166 Memoires que, non plus que moi, il n'avoit pas de monnoie. J'avois beau lui dire que je ne me fouciois pas qu'il me rendït rien, il vouloit s'en aller, &c me difoit froidement: Je reviendrai tantbt. C'étoit le matin. Eh! quoi, dit ma compagne, en s'éveillant au bruit que nous faifions, une lettre n'eft-elle pas auffi bonne a une heure qu'a 1'autre? Elle lacha généreufement quelques fois pour nous faire taire, & fe rendormir. Cette réputation fubite attira, comme j'ai dit, les curieux autour de moi: entr'autres , 1'abbé de Chaulieu, qui venoit quelquefois a. Seaux, & ne fe feroit jamais avifé de me parler, voulut m'entretenir. La même fortune, qui m'avoit fait valoir tout-a-coup, me foutint a 1'examen. Soit prévention de la parr des autres, ou deinde la mienne de conferver ce que le hafard m'avoit procuré, je ne me décréditai, a ce qu'il me femble, dans 1'efprit de perfonne. J'acquis, par la même occafion , un ami folide, qui ne s'eft jamais démenti  De Madame de Staal. \6j a mon égard. C'étoit monfieur de Valincourt, attaché au comte de Touloufe, connu par fon efprit, fon mérite & fes liaifons avec les gens illuftres du fiecle palfé. II fouhaitoit de me connoitre , &c me chercha a Fontainebleau ou nous allames; mais il n'étoit pas aifé de me découvrir fous le degré oü je faifois ma réfidence. Enfin étant venu un jour a Seaux, il fe trouva auprès de moi a la comédie, & nous liames quelques converfations oü il me parut prendre plaifir. II revint a la comédie, & j'eus foin de lui garder la même place. II fut touché de mon attention; & quelque temps après, me rrouvant a Verfailles , il m ecrivir pour me demander la permifiion de me venir voir. Je n'étois point farouche; j'y confentis de très-bonne grace. Dans le même temps, madame la duchefiè du Maine engagea monfieur le cardinai de Polignac , avec qui elle étoit en grande liaifon, de lui expliquer en francois fon anti-Lucrece, compofé en vers  i (5 8 Mémoires latins. Elle raffembloit tous les foirs dans fon cabinet un nombre de perfonnes choifies, pour 1'entendre. Monfieur de Valincourt en étoit , & venoit attendre chez moi 1'heure de ce dode rendez-vous. Les raiföns de m'y admettre n'avoient pu encore prévaloir fur celles qui m'excluoient de tout. J'avois demandé, quelque temps auparavanr d'affifter a la ledure qui fe fit a Seaux du premier livre de eet ouvrage, traduit par monfieur le duc du Maine; 8c j'eus le dégout d'en obtenir le confenterment a condition que je ne paroitrois point. Je ne m'avifai pas depuis de faire des propofitions indifcretes. L'c-ftime des gens qui commencoient a. me connoitre, me confoloit de 1'invincible dédain qu'ont les grands pour ceux dont la condition leur eft fi inférieure. Mais ce mépris, qui ne tombe que fur 1'étatdes autres, rejaillit quelquefois fur leur perfonne, fans que le fafte qui les environne les en puiffe garantir. Cette réflexion ne regarde pas madame Ja ducheffe du Maine, qui a toujours en plus  De Madame de Staal. 16 9 plus de confidération pour le mérite, que n'en ont les autres perfonnes de fon rang. La petite époque que j'ai marquée, fut pour moi le commencement d'une vie plus agréable a tous égards. L'altelfe féréniffime s'abaiffa a me parler, & s'y accoutuma. Elle fut contente de mes réponfes, compta mon fuffrage; je m'appercus même qu'elle le cherchoit, 8c que fouvent, quand elle parloit, fes yeux fe tournoient vers moi, 8c obfervoient mon attention. Je la lui donnois toute entiere, 8c fans effort; car perfonne n'a jamais parlé avec plus de juftelfe, de netteté 8c de rapidité, ni d'une maniere plus noble 8c plus naturelle. Son efprit n'emploie , ni tour , ni figure , ni rien de tout ce qui s'appelle invention. Frappé vivemenr des objets, il les rend comme la glacé d'un miroir les réfléchit, fans ajouter, fans omettre, fans rien changer. J'avois donc beaucoup de plaifir a 1'entendre; & depuis qu'elle y prit garde, elle m'en fut gré. L'élévation de fa familie étoit alors au Tome L H  lyo Mémoires plus haut point oü elle avoit pu la potter. Toujours occupée , depuis qu'elle avoit époufé monfieur le duc du Maine, a lui procurer, & a fes enfans, un rang égal au fien, de degrés en degrés ils étoient parvenus a tous les honneurs des princes du fan& \ & ils obtinrent, a la faveur des conjondures, ce fameux édit qui les appelloit, eux & leur poftérité, a la fücceflion a la couronne. La perte précipitée de tant de princes de la familie royale, avoit motivé & facilité ce projet, qui s'exécuta alors fans contradidion, & qui en fit tant naïtre par la fuite. Mais cette profpérité préfente, qui ne laiflöit pas appercevoir la chüte qu'elle préparoit, répandoit la joie dans fa cour. Le goüt de la Princeffe pour les plaifirs, étoit en plein elfor; &c l'on ne fongeoit qu'a. leur donner de nouveaux aflaifonnemens qui puflent les rendre plus piquans. On jouoit des comédies, ou l'on en répétoit tous les jours. On fongea auifi a mettre les nuits en ceuvre, pat des divertifiè-  De Madame de Staal. " Ï71 mens qui leur fufTent appropriés. C'eft ce qu'on appella les grandes Nuits. Leur conv mencement, comme de toutes chofes fut très-fimple. Madame la ducheffe du Maine, qui aimoit a veiller s paffoit fouvent toute la nuit a faire différentes parties de jeu. L'abbé de Vaubrun, un de^fes courtifans les plus enipreffés a lui plaire, imagina qu'il falloit, pendant une des nuits deftinées a. la veille, faire paroitre quelqu'un fous la forme de la Nuit enveloppée de fes crêpes, qui feroit un remerciment a la Princeffe de la préférence qu'elle lui accordoit fur le Jour ; que la déelfe auroit un fuivant qui chanteroit un bel air fur le même fujet. L'abbé me confia ce fecret, & m'engagea a compofer & a prononcer la harangue , reprcfentant la divinité nocturne. La furprife fit tout le mérite de ce petit divertiffement. II fut mal exécuté de ma part. La frayeur de parler en public me faifit; & je me fouvins trcs-peu de ce que j'avois a. dire. Cependant 1'idée en fut applaudie : & de-la vinHij  171 Mémoires rent les feces magnifiques données la nuit, pir différentes perfonnes, a madame la ducheffe du Maine. Je fis de mauvais vers pour quelques-unes, les plans de plufieurs autres , Sc fus confultée pour toutes. J'y repréfentai, j'y chantai; mais ma peur gatoit tout: & l'on jugea plus a propos de ne m'employer que pour le confeil, a. quoi je réuffis fi heureufement, que j'en acquis un grand reliëf. La derniere de ces fêtes fut toute de moi, & donnée fous mon nom, quoique je n'en fiffe pas les frais. C'étoit le bom goüt réfugié a Seaux, & préfidant aux diverfes occupations de la Princeffe. D'abord jl amenoit les graces , qui, en danfant, préparoient une toilette. D'autres chantoient des airs, dont les paroles convenoient au fujet. Cela faifoit le premier intermede. Le fecond , c'étoient les jeux perfonnifiés qui apportoient des tables a jouer, Sc difpofoient tout ce qu'il falloit pour le jeu ; le tout mêlé de danfes 8c de chants par les meilleurs aóteurs de 1'opéra,  De Madame de Staal. x-f* Enfin le dernier intermede , après les reprifes achevées, étoient les ris qui venoient dreiïer un théatre , fur lequel fut repréfentée une comédie en un acte , qu'on mobligea de faire, fautè de trouver aucun pocte (car on la voulut en vers) qui acceptat un pareil fujet. C'étoit la découverte que madame la duchefiè du Maine prétendoit faire du quarré magique , auquel elle s'appliquoit depuis quelque temps avec une ardeur incroyable. La piece fut jouée par elle, chacun repréfentant fcn propre perfonnage : ce qui la fit valoir malgré la féchereffe du fujet, & m'auroit fait valoir moi-même, fi des événemens férieux n'avoient tout-a-coup interrompu les divertifiemens, & effacé jufqu'a leur fouvenir. Cependant ce que j'avois gagné dans le monde, m'attira quelques retours des bonnes graces de la duchefiè de la Ferté. Mes premiers fuccès la piquerent; mais enfin le furrrage public ramena le fien, & c'eft par oü j'y fus plus fenfible. Le chaHiij  Mémoires grin d'être mal avec elle avoit tellement frappé mon imagination, que, tant que , dura fon reffentiment, je rêvois toutes les nuits , ou de nouveaux mécontentemens de fa part, ou mon raccommodement avec elle. II eft vrai que je ne regagnai pas fa tendreffe; mais je la voyois, & elle me traitoit avec bonté & familiérement. Ce fut depuis le retour de fes bonnes graces, qu'elle me dit un jour : Tiens, mon enfant, je ne vois que moi qui aie toujours raifon. Cette parole a fervi, plus qu'aucun précepte , a m'apprendre la défiance de foi-même , & je me la rappelle toutes les fois que je fuis tentée de croire que j'ai raifon. Je revis alors plus facilement ma fceur, dont la fociété m'étoit affez agréable, quoiqu'elle rre füt pas fans épines. Enfin tout alloit un peu mieux pour moi, lorfqu'arriva la fameufe époque qui cliangea totalement notre genre de vie. Le roi Louis XIV commencoit a dépérir depuis quelque temps. L'on n'en  De Madame de Staal. 175 vouloit rien dire, & l'on affedoit de n'en vouloir rien croire. Cependant madame la duchefTe du Maine, au milieu des divertiffemens & des plaifirs qui fembloient 1'occuper uniquement, toujours attentive a 1'aggrandiffement de la maifon dans laquelle elle étoit entrée , & a 1'afrerrriüTement de cette grandeur , fentit dans la conjondure préfente de quelle importance il étoit de favoir les difpofitions que le rot avoit faites. Eile preffa monfieur le duc du Maine d'engager madame de Maintenon , qui confervoit pour les princes Icgitimés 1'affedion d'une gouvernante, de difpofer le roi a leur donner connoiffance de fon teftament, afin qu'ils ptiffent pren; dre de juftes mefures en conféquence; &c peut-être même le porter a établir, de fon vivant, les moyens les plus propres a rendre leur éiévation ftable. Madame de Maintenon éludoit cette demarche, dans la crainte de dépiaire. Vaincue cependant par les follicitations du duc du Maine, elle ameiia ie roi a. confentir que ce prince H iv  iy€ Memoires & fon frere verroient le teftament; mais a condition qu'ils n'en révéleroient aucun article a. qui que ce füt. Ils penferent que eet inviolable fecret rendroit les connoiffances qu'ils auroient inutiles, & ils refuferent de s'inftruire. Ce fut une faute capitale, dont madame la duchelfe du Maine fentit toute 1 etendue. Pour tacher de la réparer, on alfembla un confeil oü étoit monfieur le premier préfident de Mefmes, meilieurs de Malelieu & de Valincourr, en préfence du duc & de la duchelfe du Maine & du comte de Touloufe. Ils jugerent que, ne pouvant revenir a ce qui avoit été refufé, il falloit au moins demander connoilfance de quelqu'article important. Les avis furent partagés fur le choix. Celui oü penchoit le comte de Touloufe 3 de favoir li le roi rappelloit le roi d'£fpagne a fa fucceflion , 1'emporta. On fut qu'il ne le rappelloit pas; ce qui affuroit infailliblement 1'autorité au duc d'Orléans; &c ce fut apparemment pour fe faire un mérite auprès de lui qu'on 1'en  De Madame de Staal. 177 informa. Seconde faute , non moins préjudiciable aux intéréts de ces princes, que la première. C'étoit tourner imprudemment cette découverte a 1'avantage de celui qui en devoit profiter a leurs dépens. La néceffité de fe lier au duc d'Orléans étoit évidente. Madame la duchelfe du Maine la repréfenta. On n'y voulut point entendre, prétendant que cette liaifon déplairoit au roi. Le duc d'Orléans, qui n'étoit pas encore inftruit des arrangemens futurs, &c peu für de les renverfer avec la facilité qu'il y trouva , recherclioit Ie duc du Maine. II avoit même fongé a marier fa fille, mademoifelle de Valois, au prince de Dombes. Le duc de Brancas, un de fes favoris, m'en paria long-temps avant la cataftrophc , & me dit que je devois infpirer cette penfée a madame la ducheffe du Maine. Je ne manquai pas de lui rendre ce qui m'en avoit été dit, a quoi elle me parut faire peu d'attention. Des raifonsfourdes 1'avoient rendue froide a cette proHv  178 Memoires pofition , qui avoit été faite d'ailleurs a elie Sc au duc du Maine. Pas aifez convaincus 1'un & 1'autre de 1'autorité abfolue que le duc d'Orléans ne pouvoit manquer d'avoir , & plus frappés des perits inconvéniens que des grands avantages qui fe trouvoient dans cette alliance, ils la négligerent, ou du moins ils ne s'efForcerent pas aifez de la faire agréer au roi qui ne la goutoit pas. Le duc d'Orléans , rebuté Sc plus infTruit, tourna fes vues d'un autre cöté. II fongea a s'acquérir les grands du royaume. Prodigue de fa parole dont il ne faifoit aucun cas, il s'engagea a tout ce qu'ils pourroient fouhaiter quand il feroit le maitre. II gagna le parlement par des moyens femblables, employa mille intrigues fecretes pour s'y faire des créatures Sc des amis, qui lui furent fort utiles. Le premier préfident étoit, felon les apparences, tout dévoué'a la maifon du Maine. Elle en tira peu de fecours. C'étoit un grand courtifan Sc un homme médiocre}  De Madame de Staal. 179 d'un efprit & d'une fociété agréables, foible, timide , rempli de ces défauts qui aident a plaire, & empêchent de fervir. Le roi langnilfant tomba enhn dangereufement malade. Sa perte annoncoit tant de malheurs a monfieur le duc du Maine & a fa familie, qu'on ne penfa plus a autre chofe. Madame la duchelfe du Maine courut a Verfailles. La douleur & les inquiétudes fuccéderent a la joie <3c aux plaifirs qui 1'avoient fuivie jufqu'alors. Elle vit madame de Maintenon, la preffa d'éclaircir ce qu'il étoit fi important de favoir. Elle ne voulut s'ouvrir fur rien, ni entendre aux moyens qu'on lui propofa de fuggérer au roi, pour affermir ce qu'il avoit réglé en faveur des princes légitimés. Le foin de le ménager, la crainte de le perdre , firent alors difparoïtre tout autre intérêt aux yeux de fa favorite. II fe porta de lui-même, dans le cours de fa maladie, ' a donner au duc du Maine une diftinction, dont le duc-d'Orléans fut vivement piqué. II avoit auparavant ordonné la revue des H vj  18 o Mémoires troupes de fa maifon , & ne pouvant s'y trouver au jour marqué, il la fit faire au duc du Maine. Ce comble d'honneur fembla préfager fa ruïne, & fervit peutêtre a 1'accélérer. Ce prince enfin apprit du roi même, quelques jours avant fa mort, les difpofitions de fon teftament. C'étoit trop tard pour profiter de cette inftruction. Le duc du Maine ne put que repréfenter au roi les inconvéniens de ce qu'U faifoit pour lui, & le mécontentement qu'en auroit Ie duc d'Orléans, trop en état de relever fon crédir, pour être offenfé impunément. Le roi perfifta a laiffer les chofes comme elles étoient réglées par ce teftament. II établiffoit un confeir de régence s dont il nommoit les membres , & le duc d'Orléans pour chef. Tout s'y devoit décider a la pluralité des voix. II donnoit au confeil la tutelle du jeune roi, la furintendance de fon éducation , la garde de fa perfonne , & le commandement des troupes de fa maifon, au duc du Maine»  De Madame de Staal. i8x Cette autorite 1'auroit mis en état de fe foutenir, s'il avoit pu la conferver. Mais ne fait-on pas que les rois, quelqu'abfolus qu'ils foient, n'étendent pas leur puüTance au-dela du tombeau ? Las de leur obéir , on fe fouftrait volontiers a des loix fans appui, fortement ébranlées par les intéréts d'un nouveau maitre. Louis XIV étant mort le premier de feptembre, 1'aflemblée du parlement, oii la régence devoit être réglée, fe tint le lendemain matin au Palais. Elle fut donnée, malgré les difpofitions contraires, au duc d'Orléans, avec un confeil de régence, fans lequel il ne pourroit rien faire. Content de s'être afluré du principal, & troublé de ce fuccès inefpéré, il s'enferra dans Ie difcours qu'il tint a ce fujet, de maniere a lailfer toute 1'autorité au confeil. Un homme habile, dévoué aux intéréts du nouveau régent, & préfent a 1'alfemblée , fentit le tort qu'il fe faifoit, & lui fit adroitement pafier un billet, par lequel il lui marquoit qu'il étoit perdu,  IS i Mémoires s'il ne rompoit la féance. On la remie, fous quelque prétexte , a 1'après-diner. Le duc d'Orléans profita de eet intervalle, pour fe concerter avec fes amis. On lui prépara un difcours, oü il fit voir les inconvéniens de 1'autorité partagée, Sc la nécefiité de la laiffer réfider toute entiere dans fa perfonne , confentant néanmoins de ne prendre aucun parti dans les affaires d'état, qu'avec la délibération du confeil de regence, lequel devoit être formé a fon choix, & lui maïtre abfolu de la diftribution des graces. Tout cela paffa, Sc a cette occafion, il dit qu'il étoit ravi de fe voir lié pour le mal, Sc libre pour le bien. On régla dans la même féance, que le duc du Maine auroit la furintendance de 1'éducation du roi, mais fur de nouvelles repréfentations du duc d'Orléans, il fut décidé qu'on ne lui laifferoit pas le commandement des troupes de fa maifon. Quelques -uns des membres du parlement repréfenterent, qu'on ne pouvoit fe  De Madame de Staal. 185 difpenfer de donner au furintendant de Féducation du roi le commandement du guet, c'eft-a-dire de la garde qui fert chaque jour auprès de lui, fans quoi il n'en pourroit répondre. Ce point contefté fut encore refufé. Le duc du Maine demanda qu'il füt donc décharge , par 1'acte qui 1'établilfoit auprès du roi, de répondre de fa perfonne. II obtint d'abord eet article: mais enfuite on lui repréfenta qu'il feroit indecent que le parlement lui donnat une telle décharge, & il fe rendit. Dcpouillé de toute autorité , ce précieux dépot, qu'il ne cönferva pas long-temps, lui devenoit inutile. Le jeune roi féant dans fon lit de juftice , confirma, quelques jours après, tout ce qui avoit été fait au parlement. Madame la ducheife du Maine voulut être a Paris dans cette importante conjoncture. Elle s'y trouvoit fans habitation , n'en ayant pas eu d'autre jufqu'alors, que le logement du grand maitre de 1'artillerie, a 1'Arfenal, qu'on avoit abattu de puis peu pour le rebatir. Elle emprunta  184 Mémoires Fhótel de Mefmes du premier préfident \ Sc comme il n'y avoit pas affez de logement pour toute Fa fuite, elle me laifFa a Verfailles. Je lui fis témoigner le chasrin que j'avois de n'être point auprès d'elle dans les circonftances préfentes , Sc demander fi elle trouveroit bon , pour m'en rapprocher, que je cherchaffe quelqu'un dans le voifinage , qui voulüt me loger. Elle y confentit avec plaifir. Je m'adrefFai a cette compagne de couvent, qui m'avoit amenée a Paris, avec promeffe que fa maifon deviendroit la mienne, auffi-töt cjue fon mariage feroit fait. II1'étoit, Sc elle refufa de me donner afyle pour quelques jours. Le peu d'expérience que j'avois du monde, fit que fon procédé me furprit: j'ai bien appris depuis a ne me pas étonner fi aifément. Un frere de madame de Grieu, qui logeoit avec une de fes nieces dans ce quartier-la, m'offrit une chambre que j'acceptai. Je n'attendois rien de fa part. J 'eus ce mécompte a contrefens de Fautre, qu'il répara. Je n'y reftai que I A.  De Madame de Staal. 18 5 quelques jours, madame la ducheffe du Maine ayant trouvé a 1'hótel de Mefmes une efpece de caveau oü l'on me fourra. Les inquiétudes que lui caufoient les évêriemens préfens, lui avoient fait perdre le fommeil. La femme qui lui faifoit des contes pour 1'endormir , n'y pouvant fuffire, elle me propofa de lire la nuit auprès d'elle. Je pris avec joie cette pénible fonction, la regardant comme un moyen de gagner fa confiance, & de m'acquérir plus de confidération & d'agrément. Je ne fus pas trompée a eet égard , mais je trouvai une grande difproportion de mes forces a* eet onéreux exercice , qui fe renouvelloit toutes les nuits, fans interruption. La princeffe trouva que je lifois bien, & que je ne parlois point mal. Elle s'accoutuma a m'entretenir: toute remplie des affaires de fa maifon, c'étoit 1'unique objet de fes converfations nocturnes. Les fairs, les projets, les plaintes, les regrets, tout y entroit. Cette pleine confiance, quoique je puffe croire que ce füt moins abondance  18 6 Mémoires de cceur, qu'abondance d'idées, me toucha fenfiblement. Les fimples apparences de 1'efrime & de Tamme, fur-tout de la part des grands, ne manquent guere de nous féduire. Je pris un véritable attachement pour ma princeffe, & je me dévouai avec d'autant moins de réferve, au foin de lui plaire, qu'elle n'exigeoit rien de moi qui ne fut parfairement d'accord avec 1'eftime que je voulois d'elle. Nous ne demeurarnes pas long-temps a 1'hótel de Mefmes. Le roi fut d'abord a Vincennes; & peu après la cour s'établit a Paris. La furintendance de leducation , reftée a monfieur le duc du Maine, lui donnoit de droit fon logement aux Tuilleries. Madame la ducheffe du Maine y en eut un aufli, oü nous allames demeurer. II ne s'y trouva, pour fa fuifè, que deux grandes pieces , qui furent partagées a fes femmes. J'eus , felon ma deftinée , un petit recoin fans jour & fans feu que celui d'une antichambre commune: mais j'étois a Paris, oü j'avois toujours fouhaité de  De Madame de Staal. 187 vlvre , & malgré les inconvéniens de mon habitation , j'y voyois bonne compagnie. Depuis que j'ai été en fituation de recevoir mes amis plus commodément, je n'ai plus vu perfonne. J'étois jeune alors y & cela rend plus que tout ce qu'on peut acquérir, en perdant ce précieux avantage. L'abbé de Chaulieu , qui avoit pour moi une padion aüffi vive qu'on en peut avoir a quatre-vingt ans, me reprochoit un peu de coquetterie. Je 1'alfurois qu'elle ne tenoit qu'au befoin que j'avois de plaire, pour faire fupporter les rigueurs de mon logement. Si je n'en eulfe mis autant dans mes manieres , tout auroit déferté. Je lui donnai parole, & la lui ai tenue, que lorfque j'aurois une fenêtre & une cheminée, je renoncerois a 1'attention de me rendre agréable. Ce pauvre abbé, qui étoit aveugle, me prètoit, a fon choix , les charmes les plus propres a le féduire, & ne comptant plus fur les fiens, il tachoit de fe rendre aimable, a force de complaifance & d'atten-  18 8 Mémoires tion a prévenir tout ce que je pouvois défirer. II n'avpit rien perdu des agrémens de fon efprit, j'en donne pour preuve ces vers, qui font, je crois, les derniers qu'il ait faits. Le portrait ne me reffemble , ni dans le mal, ni dans le bien qu'il dit de moi; mais on y voit que fa nouvelle ardeur rendoit a fon imagination, ce que lage avoit du lui faire perdre. Launay, qui fouverainement, &e. Je célébre ta vidtoire, &c, (Voyej ces deux pieces a la fin des Mém.) L'abbé propofoit fouvent d'ajouter des préfens a 1'encens qu'il m offroit. Importunée un jour des vives inftances avec lefquelles il me prioit d'accepter mille piftoles : Je vous confeille, lui dis-je, en reconnoilfance de vos généreufes offres, de n'en pas faire de pareilles a bien des femmes, vous en trouveriez quelqu'une qui vous prendroit au mot. Oh! je fais bien, dit-il, a qui je m'adreife. Cette réponfe naïve me fit rire. II m'exhortoit  De Madame de Staal. 189 fouvent a la parure, & tachoit de me faire honte de 11'être pas mieux mife. Abbé, lui difois-je , je me trouve paree de tout ce qui me manque. N'ayant d'autre reffource que fes foins, il les redoubloir fans celfe. II m'écrivoit tous les matins, &: me venoit voir tous les jours, a moins que je ne 1'agréaffe pas. La lettre étoit pour favoir mes volonrés , & quand je préférois fon carroffe a fa perfonne, ihne 1'envoyoit fans murmure, 8c j'en difpofois fans facon. J'avois la puiifance defpotique fur toute fa maifon. On a rarement 1'autorité en main, fans en abufer : j'exercai la mienne, entr'autre occalion , pour un petit laquais, qui m'apportoit fes lettres. II vint un jour m'apprendre que fon maitre l'avoit chalfé. Je lui dis, fans mïnformer s'il avoit tort ou raifon : Retournez chez lui, 8c lui dites que vous y refterez, paree que tel eft mon plaifir. II le reprit avec foumiuion. Mon protégé n'honora pas ma protection; il fit tout du pis qu'il put} fans qu'on ofac lui rien dire.  ! po Mémoires Lorfque je voulois bien aller fouper au Temple chez lui, ou chez le grand-prieur, il y raffembloit, afes rifques & pcrils, les gens les plus agréables, & tous ceux que je pouvois fouhaiter. Enfin il ne fongeoit qu'a remplir ma vie de tous les amufemens dont elle étoit fufceptible , & il me fit connoitre qu'il n'y a rien de plus heureux que d'être aimé de quelqu'un qui ne compte plus fur foi, & ne prétend rien de vous. 41 Je voyois auffi prefque tous les jours monfieur de Valincourt, qui, fans prendre le ton galant, me témoignoit un véritable attachement. La grande eftime que j'avois pour lui, m'engageoit a lui donner beaucoup de préférences: quelques autres en étoient fouvent piqués, & les interprétoient felon leurs caprices, que je ne penfois pas devoir refpecter. Un de ceux-la étoit'R qui, en faifant le tour du monde , étoit venu jufqu'a moi, avec le jeu vrai ou faux d'une grande paflion. Tranfpprts, inquiétudes, jaloufies, repro-  De Madame de Staal. 191 ches, rien n'y rhanquoit; & tout étoit fi bien repréfenté, que la fcène en devenoit intéreirante. Sa converfation , & fur-tout fes lettres, meilleures qu'aucunes que j'aie vues en ce genre, m'amufoient infiniment. J'avouerai qu'on eft flatté d'être aimé avec perfévérance de gens qu'on n'airrie point, & qu'on ne trompe pas. J'avois encore d'autres compagniesagréables. Monfieur de Fontenelle , qui n'a jamais recherché que les habitans de fon quartier, me voyoit alors fort fouvent. Le duc de Brancas, dont 1'imagination vive <2t brillante produifoit tant de traits finguliers , me rendoit quelque hommage. J'avois adouci la férocité de Toureil, il ne me brufquoit pas. Plufieurs au tres, dont le fouvenir ne m'eft pas préfent, s'empreflbient a me voir. Le commerce & les complaifances de tant de gens d'efprit , de caraéteres différens, mettoient de la variété & de 1'agrément dans ma vie, fans y mêler aucune inquiétude; & j'aurois pu la goüter, fi elle n'avoit été traverfée  j p 2_ Mémoires par la fatigue de mes veilles, & par les harcéleries de mes compagnes jaloufes, qui, non contentes de m'arracher, par leurs niches , le peu de repos que j'attrapois le jour ou la nuit, me firent congédier 1'un après 1'autre, pour me fouftraire a leur critique, la plupart des gens que je voyois. En vain, me difoit-on, que c'eft acquiefcer au blame, & rendre des liaifons fufpeftes, que de les rompre, je favois que celles oü l'on doit renoncer, on n'y renonce pas, & que mille preuve d'indirférence n'eft auffi évidente que celle-la. Avant que de pafter a des chofes plus importantes , je reprends ce que j'ai lailfé en arriere fur monfieur de Silly. Il étoit revenu d'AUemagne fans m'en avertir, ni me donner aucun figne de vie. Je rencontrai a Verfailles, avant la mort du roi, un de fes gens que je connoiifois. Je lui demandai en quel pays étoit fon maïtre, dont je n'avois eu nulle nouvelle depuis long-temps. II me dit qu'il étoit revenu il y avoit quelques mois. Je vis qu'il me traitoit  De Madame de Staal. i c, j traitoit comme une vieille gazette , donc on n'a plus que faire. L'indignation que j'en concus le dégrada dans mon cceur; Sc les affaires qui furvinrent, jointes aux diftractions qui s'y mêlerent, 1'écarterent un peu de mon efprit. Enfin 1'eitime que je m'étois accordéefur le témoignage d'autrui, me dégoüta de tenir fi fortement a. quelqu'un qui ne tenoit point du tout a moi. Cependant les fentimens impériffables que j'avois pour lui ne firent que changer de forme, de leurs débris naquit Ja rendre Sc parfaite amitié que je lui confervai toujours, & qui ne me lailfa jamais donner a perfonne aucune préférence fur lui. II avoit pris une maifon a Paris, la marquife de Silly étoit fcrtie de fa communautc , & ils demeuroient enfemble. Invitée, ou point invitée, je ne m'en fouviens pas , je fus la voir; & je le vis. II vint aufii chez moi aux Tuileries, mais rarement. Ses liaifons avec le régent, & fon fanatifme de politique, lui faifoient craindre toute apparence de relation dans Tomé I. 1  Mémoires notre maifon. L'abbé de Chaulieu, a qui rien n'échappoit, le trouvant un jour avec moi, démêla d'abord ce que j'étois pour lui; fa grande fagacité, en fait de fentimens , lui fit reconnoitre les miens tout changés qu'ils étoient. II tira de cette connoiffance un nouveau & fingulier moyen de me plaire , en me propofant des parties dont il mit monfieur de Silly, pour me les rendre infiniment agréables. Je me fouviens entr'autres d'un diner qu'il nous donna , avec mademoifelle de Vauvray, dans la maifon du grand-prieur a Clichy , oü je me divertis extrêmement. Ma fenfibilité diminuée me laiffoit goüter les plaifirs fimples, tels que les fournit un beau jour, un lieu agréable , une excellente compagnie. Ma faveur, auprès de ma princeffe, prit un nouvel accroiffement des embarras qui lui furvinrent. Le duc d'Orléans, dans le temps qu'il avoit tout craint, avoit tout promis; il s'étoit engagé avec monfieur le Duc, bleiTé du rang & des préro-  De Madame de Staal. 195 gatives des princes légitimés, d'anéantir les titres qui les en mettoient en poflTeffion. Mais ne voulant pas fouffrir que cette affaire fut portee a 1'aflemblée du parlement , ni au lit de juftice qui devoit régler la régence , de peur d'y jetter des embarras préjudiciables a fes intéréts, il fit entendre a monfieur le Duc qu'il ne falloit foiiger dans ce moment qu'a établir 1'autorité de fon altelfe royale, qui, bien conftatée, le mettroit en état d'exécuter tout ce qu'il lui avoit promis. Monfieur le Duc confentit a ce délai} mais aufïi-tót qu'il vit la régence affermie entre les mains du duc d'Orléans, il le fomma .de fa parole, & voulut préfenter une rexjuête, par laquelle il demandoit au roi, qu'il lui plut tenir fon lit de juftice, pour révoquer 1'édit qui appelloit les princes légitimés , au défaur des princes légitimés, a la fucceiïion a la couronne j & la déclaration qui leur donnoit le titre, les rangs Sc honneurs de princes du fang. Le régent, qui gardoit encore des mé-  196" Mémoires nagemens avec le duc du Maine, tant par les égards politiques, que par ceux qu'il avoit pour madame d'Orléans , 1'avertit du deffein de monfieur le Duc , 1'affura qu'il ne s'y prêteroit pas. Cette princeffe en donna avis aux princes fes freres. Cependant, le comte d'Eu ayant atteint Page de quinze ans, ou, felon la prérogative des princes du fang , il devoit entrer au parlement, le duc d'Orléans craignit que ce nouvel acte d'un droit, dont monfieur le Duc réclamoit 1'abolifiement, ne fit éclater ce prince qu'il tachoit de contenir. II pria le duc du Maine de différer cette démarche , promit qu'on n'y perdroit rien, que le comte d'Eu ne feroit pas traité autrement que fon frere, 8c affura qu'il tiendroit compte de cette complaifance. Quoique le duc du Maine en vit le danger, il céda, comme on céde toujours, a celui qui eft le maitre. Le grand procés fur la fucceflion de monfieur- le Prince , que monfieur le Düc avoit perdu depuis peu contre madame la  De Madame de Staal. xyj ducheffe du Maine & les princeiTes fes fceurs, outre le reffentiment qu'il avoit allumé , laifïoit encore de grandes difcuffions pour le partage des biens de la maifon de Condé, entre lui 8c les princeiTes fes tantes. Dans le cours de cette affaire, il fut queftion d'un acte que monfieur le Duc devoit palfer avec le duc du Maine, oü celui-ci ayant pris, comme il avoir coutume de faire , la qualité de prince du fang, monfieur h Duc ne voulat figner Tacte qu'en marquant, par une proteftation qu'il lacha, que c'étoit fans approuver les qualités. Ce fut-la le premier fignal de la guerre entre les princes légitimés & les princes légitimés. Pour Tétouffer dans fon commencement, monfieur le duc du Maine crut qu'il falloit fe prêter a tout ce que défiroit monfieur le Duc fur leurs affaires d'intérêt; 8c il prefla madame la ducheffe du Maine d'accepter les propofitions dcfavantageufes qui lui étoient faites au fujet de fes partages. Quoiqu'elle y füt léfée de plus de Iiij  198 Mémoires moitié de fon bien , elle y confentit de bonne grace , pour faciliter un accommodemenr qu'on traitoit, avec monfieur le duc du Maine, fur les autres points. p II convint de retirer fa proteftation; confentit que les princes légirimés priffènt la qualité de princes du fang , excepté dans les acTes qu'ils paflèroient avec lui; promit de ne les point attaquer fans la permifiion du régent, & de n'exciter les ducs ni autres a les attaquer. Ce projet fut communiqué au duc d'Orléans, qui, fachant le confentement qu'il avoit donné d'avance aux pourfuites de monfieur le Duc contre les princes légitimés, fit fentir au duc du Maine qu'il ne devoit pas fe fier aux conditions de ce traité, & encore moins y facrifier de grands intéréts. Néanmoins ce prince ne pouvant croire que monfieur le Duc voulut tirer avantage d'une parole qu'il auroit donnée, & qu'il ne tiendroit pas, pafla outre, on drefia la tranfaction pour ce qui regardoit les partages de madame la duchefiè du Maine,  De Madame de Staal. 199 aux concliricms propnfées par monfieur le Duc : elle fut fignée & remife entre les mains de madame la Princefle. La proteftation de monfieur le Duc fur retirée, & il s'engagea a tous les articles dont on étoit convenu. Cette paix ne fut pas de longue durée. Üne ancienne fentence, produire a 1'occafion de quelques affaires de familie, ou fe trouva la qualité de prince du fang prife, avec monfieur le Duc, par monfieur le duc du Maine, réveilla la querelle qu'on ne cherchoit qu'a renouveller. Monfieur le Duc veut que cette fentence foit retirée , & déclare qu'il ne laiffera fubfïlter 1'édit de 1714 , & la déclaration de 1715, en faveur des princes légitimés , qu'autant qu'ils n'en feront nul ufage. S'ils dorment, dit madame la ducheffe, nous dormirons, s'ils fe réveillent, nous nous réveillerons. Madame la Princeffe craignant peut-ètre alors qu'on ne fongeat a revenir contre la tranfaction reftée entre fes mains, la fit homologuer au parlement. I iv  ioo Mémoires Monfieur le Duc voy ant que les princes légitimés ne fe départiroient pas d'euxmêmes des avantages dont ils jouilfoient, préfenta, conjointement avec le comte de Charolois & le prince de Conti, fa requête au roi, fuivant fon premier delfein. Les princes légitimés en préfenterent une de leur cóté, pour demander que 1'affaire füt renvoyée a la majorité du roi; comptant, par ce délai, de s'affermir dans leur polfelfion, & de trouver alors un tribunal plus favorable. Le régent parut d'abord goüter eet expediënt: mais 1'inftabilité de fes penfées ne lui permettant jamais de fe fixer a la première, toujours la meilleure qu'il eüt, il nomma des commiifaires pour juger ce grand proces; difant qu'on ne pouvoit laiifer li long-temps indécife une conteftation qui produifoit tant d'inconvéniens. II parut alors une multitude d'écrits imprimés pour établir ou réfuter les raifons de part & d'autre. La matiere n'y étoit qu'ébauchée ; mais elle fut traitée a  De Madame de Staal. 101 fond dans le grand mémoire des princes légitimés , qui fe fit fous les yeux de madame la ducheffe du Maine par le cardinal de Polignac, monfieur de Malefieu , & monfieur Davifart, avocat général du parlement de Touloufe, qui avoit été préfenté depuis peu a monfieur le duc du Maine , comme un homme de beaucoup d'efprit, & d'une capacité fupérieure dans les affaires. Madame la ducheffe du Maine contribua beaucoup elle-mëme a eet ouvrage , non-feulement par ce qu'elle tiroit de fes propres lumieres, mais encore par fes laborieufes recherches. La plus grande partie des nuits y étoit employée. Les immenfes volumes entaffés fur fon lit, comme des montagnes dont elle étoit accablée , la faifoient, difoit - elle, reffembler , toute proportion gardce, a Encelade abimé fous le mont Etna. J'affiftois a ce travail, & je feuilletois aufïï les vieilles chroniques & les jurifconfultes anciens & modernes, jufqu'a ce que 1'excès de fatigue difpofat la Iv  zo2 Mémoires princeffe a prendre quelque repos. Alors fuccédoit une lecture que je faifois pour 1'endormir. Puis j'allois de mon cóté chercher le fommeil, que je ne trouvois guere. Le défir d'enrichir eet ouvrage de tout ce qui pouvoit lui donner plus de poids , faifoit ramafler de toutes parts les exemples & les autorités favorables a la caufe. Mille gens obfeurs s'offroient a. ces recherches , & venoient apporter leurs minces découvertes, la plupart m'étoient renvoyés, OU avertis du moins de s'adrelfer a moi. Un enrr'autres, renommé par fon grand favoir , (c'étoit Boivin 1'amé , plus Hébreu que Francois, plus au fait des ufages des Chaldéens que de ceux de fon pays, qui ne connoiffbit d'autre cour que celle de Sémiramis) demanda d'être introduit a la notre avec fes antiques tréfors , peu utiles a 1'affaire dont il s'agiffbit. Des exemples tirés de la familie de Nemrod, n'euffent été guere concluans pour celle de Louis XIV. Cependant on lui donna jour, & on lui fit dire de venir chez moi.  De Madame de Staal. zo$ Lorfqu'il arriva, j'étois i la toilette de madame la duchefiè du Maine. On vint m'avertir. Elle me dit: Ne vous en allez pas, il n'y a qua le faire entrer , je le verrai. II entra chez elle, préoccupé qu'on le menoir chez une de fes femmes de chambre. Les lambris dorés, 1'appareil de fa toilette, la quantité de gens qui la fervoient, rien ne put le tirer de fa première penfée. II lui paria, 1'appella toujours mademoifelle , & fortit fans fe douter qu'il eut parlé a d'autre qu'a moi. Ce trafic d'érudition me mettoit en commerce avec des gens de route efpece. Un des plus tenaces , fut un abbé le Camus, introduit par une prétendue comteffe, réellement a 1'aumöne. Ils jouerent 1'un & 1'autre un röle dans norre grande piece, tout indignes qu'ils étoient, par leur platitude , d'y paroitre. Parmi ces favantaffes, un gentilhomme , ci-devant moine, fe fit préfenter, fes écrits en main, par la fufdite comtefle. Elle lui perfuada que, pour les faire valoir, il falloit me Ivj  204 Memoires donner un fouper chez lui. Je ne pus Péviter. J'y fus avec notre affamée comtelfe > qui ne fe polfédoit pas de fe voir fur le point de fouper. Je trouvai dans cette maifon une compagnie plus de 1'autre monde que de celui-ci. Sur le vifage du maitre du logis , riche Sc avare , étoit peinte la douleur qu'il avoit de nous donner a manger. La mienne n'étoit pas moindre : & mon ennui devint tel, que, ne fachant que faire, je me mis a attifer un affez mauvais feu. Je faifis avec de bonnes pincettes quelque chofe que ma vue inridelle me fit prendre pour un tifon hors de fa place, que je mis brufquement derrière une büche a demi allumée. C'étoit une chocolatiere fort noire pleine de chocolat. Je n'avois eu garde d'imaginer ce régal, auffi déplacé que le prétendu tifon. La liqueur, en fe répandant, éteignit le feu Sc la joie des convives, Sc jetta notre hóte dans la derniere confternation. Je lui dis, pour le confoler, qu'on fe paffoit bien de chocolat après fouper. Je crois qu'il  De Madame de Staal. 105 n'en aura fait de fa vie, pour ne pas retomber dans un li rrifte accident. Je fis encore, avec la comtelfe 8c l'abbé, une partie plus baroque que celle-ci. Ils me firent voir une autre intriguante, manie , a ce qu'ils prétendoient, des plus importans fecrets. Elle étoit amie d'un abbé de Verac , qui avoit écrit pour ou contre monfieur le Duc , 8c dont on pouvoit, felon eux, tirer de grandes lumieres. Madame la ducheffe du Maine , femblable a ces malades, qui, non contens de confulter d'habiles médecins, écoutent aufii les charlatans, recevoit tous ces avis, 8c rn'envoyoit a la découverte. Je ne tirai de la dame du Puy , c'eft ainfi qu'elle fe nom>moit, qu'une entiere perfuafion de 1'inutilité de fon commerce. Nos gens revinrent a la charge, & dirent qu'elle parleroit a table comme la Pythie fur le trépied. Toutes leurs intrigues rendoient a. attraper quelques franches lippees. Je fus condamnée a fouper avec cette troupe de brigands. On me mena  2.oS Mémoires clans un jeu de paume , lieu du feftin ; batiment a moitié détruit. Je parcourus de fombres détours, & traverfai des planchers tranfparens. Ces paffages fcabreux me donnerent des idees effrayantes. Je ne favois fi l'on me conduifoit au fabbat, fi j'allois trouver un coupe-gorge, ou pis encore. L'affëmblée, quand je 1'eus jointe, ne me raffura pas : elle me parur de gens propres a ces divers myfteres. Les chanfons dont s'égaya le repas, ne s'y accoidoient pas moins. Le vin qu'y but la dame du Puy , ne lui fit rien révéler de fes profonds myfteres. Elle reparut encore chez nous avec fes difcours ambigus, dont on n'eut jamais 1'éclairciffèment: c'étoit peutètre une efpionne. Quoiqu'il en foit, fon manege n'aboutit a rien. Je n'en fais mention, que paree qu'elle fut citée dans des pieces authentiques de notre grande affaire. Le mémoire fur celle des princes légitimés s'acheva. II étoit beau & bien écrit y mais le fuccès ne répondit pas aux peines  De Madame de Staal. 207 qu'il avoit coütées. Le procés fut j'ugé 8c perdu pour eux, rédir qui les appelloit a la fucceflion a la couronne révoqué, comme la déclaration qui leur donnoit le titre de princes du fang. On ne leur en laiffa que le rang, 8c les honneurs dont ils avoient précédemment joui en vertu de leurs anciens brevets. La prérogative de traverfer le parquet au parlement fut confervée, eu égard a la poifeflion, au duc du Maine 8c au comte de Touloufe, leur vie duranr, Par eet arrêr de 1717, on lailfoit fubfifter 1'ancienne déclaration qui donnoit, a eux 8c a leur poftérité, un rang intermédiaire au parlement. Le prince de Dombes fut privé du rang qu'il y avoit eu, apparemment pour vérifier la promelfe faite par le régent d'égaler le fort des deux freres. Quelle douleur pour madame la ducheffe du Maine, de voir 1'abaiifement de fa familie , la chüte de 1'édifice qu'elle avoit travaillé toute fa vie a élever, & le triomphe de ceux par qui il étoit renverfé l Dans un état fi violent} il eft comme im-  io8 Mémoires poffible de fe rcduire a 1'inadion. Madame la ducheffe du Maine, maltraitée en France, fongea a fe procurer de 1'appui auprès du roi d'Efpagne. La dévotion de ce prince, dirigé par un Jéfuite, lui fit naitre la penfée de former quelque relation avec ce diredeur. Elle me propofa de fonder, fur cette vue, le pere Tournemine, que j'avois vu autrefois en province, & qui lui faifoit de temps en temps fa cour. Je n'avois nul droit de repréfentation auprès de fon alteffe ; 1'aveugle obéiffance étoit mon feul partage. J'obéis donc , & je fus trouver le révérend pere. Je tui préfentai les idéés dont il s'agiffoit, avec autant de dextérité qu'il me fut poffible. II les faifit vivement, & me dit qu'il avoit un ami, homme de condition, étranger, qui, pour des affaires perfonneiles , étoit obligé d'aller en Efpagne, qu'on pouvoit prendre toute confiance en lui, & le charger desnégociations les plus délicates , qu'il étoit capable de s'en bien acquitter, que fi cette voie agréoit a madame la ducheffe du Maine, il me  De Madame de Staal. 209 lènvèrroit, Sc que je le lui préfentêrois; qu'il lui donneroit des lettres pour 1'Efpagne, & que fon alteffe férénifïïme pouvoit le charger de tout ce qu'elle jugeroit a propos de faire tenir en ce pays-la. Je rendis cette converfation a. madame la ducheffe du Maine. La propofition du pere lui plut, & je retournai 1'en avértir. II m'envoya fon homme : c'étoit le baron de ^vralef. II fut préfenté a la princeffe fur le pied d'un bel efprit qui fouhaitoit de lui faire voir des ouvrages de pociie de fa fac,on. En effet, il fe mèloit de faire des vers. Elle eut quelques entretiens particuliers avec lui, le chargea de fes inftructions , & lui recommanda expreffémenc de ne pas aller au-dela. Elle ne vouloit alors qu'engager k roi d'Efpagne a foutenir monfieur le duc du Maine, & fa familie opprimée. Le baron devoit voir le cardinal Albéroni, premier miniftrë, & preffentir jufqu'a. quel point il voudroit prendre les intéréts dont il s'agiffoit; Sc y affeótionner le roi fon maitre, par les  11 o Mémoires motifs de la proximiré du fang, 8c du refpeót pour les volontés du feu roi fon ayeul, enfreintes fans aucun ménagement. On convint de la maniere dont le baron rendroit compte de fa négociation. Je propofai que les lettres qu'il écriroit me fulfent adreffées, afin que madame la ducheffe du Maine y fut moins compromife. Elles ne devoient contenir que des nouvelles générales: mais on lui donna une encre blanche, pour écrire entre les lignes les matieres fecretes. J'eus la pareille , pour les réponfes que je fus chargée de lui faire. II dit, que pour plus de füreté , il me feroit tenirfes lettres par une femme qui demeuroit a Paris, & qui lui étoit entiérement dévouée. Toutes ces mefures prifes , lorfqu'on le croyoit déja parti, il vint me retrouver, 8c me dit qu'il avoit compté fur une fomme qui lui manquoit pour faire fon voyage , & me propofa de lui faire vendre quelques bijoux qu'il avoit. Je le dis a madame la ducheffe du Maine. Elle comprit  De Madame de Staal. 11 ï qu'il vouloit de 1'argent, & lui donna cent louis. II partit, & prit la route d'Italie , ou il prétendoit avoir quelques affaires préliminaires, & oü il devoit s'embarquer pour 1'Efpagne. Ce qui arriva de cette belle ambaffade , fe trouve a peu prés dans la déclaration que je fis fur ce fujet. J'obfervai de n'y rien mettre que de vrai; perfuadée que, lorfqu'on fe trouve dans la néceflité de s'écarter de la vérité, ; il faut néanmoins s'en tenir le plus prés qu'on peut. C'eft le parti le plus fur & le plus honnête. II y a moyen de répandre 1'ombre & la lumiere fur les faits qu'on expofe, de maniere que, fans en altérer le fond, on en change 1'apparence. C'eft • ce que je tachai de faire dans cette piece: elle fera en fon lieu. Ce n'eft pas la peine ' de traiter ici plus au long ce qu'elle détaille fuffifamment. Madame la ducheffe du Maine avoit 1'efprit trop agité , pour s'en tenir a cette fimple démarche , dont le but étoit d'engager le roi d'Efpagne a prendre, par voie  in Mémoires de négociation , la défenfe du duc du Maine, & a foutenir ce que le feu roi avoit fait en fa faveur. Plufieurs perfonnes de la haute nobleffe du royaume avoient prérendu que 1'afFaire des princes légitimés ne devoit pas etre décidée , fans que leur corps y intervint. Une proteftation fut dreffée a ce fujet, & fignée de beaucoup de gens confidérables. Cela difpofa madame la duchefiè du Maine a fe lier a quelques-uns d'eux. Elle fut qu'ils étoient la plupart mécontens du gouvernement, s'en plaignoient avec amertume , & fongeoient a remuer. Comme a la moindre lueur qui s'offre au milieu d'épaiffes ténébres, on s'avance pour la reconnoitre, elle rechercha ces gens-ci, entrevoyant confufément qu'elle en pourroit tirer parri. Deux des principaux, le C. de L. & le M. de P. lui furent amenés. Ils étoient en liaifon avec le prince de Cellamare, ambafladeur d'Efpagne , & prétendoient qu'on pouvoit tenter, par fon moyen, des chofes confidérables. Ils en-  De Madame de Staal. % \ < gagerent madame la ducheire du Maine a le voir dans une petite maifon qu'elle avoit a PArfenal. Elle s'y rendit peu accompagnée; 8cL... y conduifit la nuit 1'ambaffadeur, lui fervant de cocher. Cela fut répété une feconde fois, & point ignoré du régent, qui commencoit dès-lors a prendre ombrage de ces démarches furtives. Je me difpenfe d'expliquer leur plan, paree que je n'y ai jamais rien compris, & peut-être n'en avoient-ils point. Tout ce que j'en ai pu démêler, c'eft qu'on vouloit détourner le roi d'Efpagne d'accéder au traité de la quadruple alliance, rrop favorable au duc d'Orléans, & 1'engager a demander la tenue des états-généraux, pour borner 1'autorité du régent, & réprimer les abus de fon gouvernement. Madame la ducheife du Maine n'infiftoit que fur le premier article. Elle fit voir au prince de Cellamare les dangereufes conféquences de 1'acceffion du roi d'Efpagne. Ce fut le fujet principal de fes entretiens avec lui. Elle confia a ce miniftre un mémoire fort  a j 4 Mémoires bien fait, qu'elle avoit compote ellemême , uniquement fur cette matiete , & il le fit paffer avec fureté a fa cour. Mrs. de L. & de P. en firent plufieurs, aufli faux dans les faits que dans les raifonnemens. Ils avancoient comme certain tout ce qui leur pafibit par la tête, promettant 1'entremife & 1'appui de quantité de gensentiérement ignorans de leurs deffeins, que, fur de vaines conjectures , ils jugeoient propres a y entrer. Madame la duchefiè du Maine n'approuvoit pas leurs vifions, & s'y prètoit, non par foiblefie d'efprit, mais par le trouble de fon ame , qui la mettoit dans la néceflité d'agir, fans que fes mouvemens euifent un objet fixe. Le prince de Cellamare ayant approuyé le deflein de faire demander, par fon maitre, la tenue des états-généraux en France, voulut un modele des lettres que le roi d'Efpagne écriroit a ce fujet, 1'une au roi, 1'autre au parlement. Madame la duchefiè du Maine obligea monfieur de Malefieu a y travailler, avec le cardinal de Polignac,  De Madame de Staal. 11 j L'original de cette piece, écrite de la maiti de 1'ün 8c de 1'autre , devoit fans doute être jetté au feu. Le cardinal, prefTé de fe rendre a la meffe du roi, recommanda a madame la ducheffe du Maine de le bruler fur le champ. La copie venant d'être achevée, monfieur de Malefieu s'en faifit dans ce deffein : mais foit que la penfée lui vint de le conferver, foit qu'il 1'oubliat, il ne le retrouva plus quand il voulut le mettre en füreté. II fut fort troublé de cette perte, dont alors il ne témoigna rien; 8c l'on crut de part 8c d'autre que ce papier important n'exiftoit plus. Madame la ducheffe du Maine ne m'avoit rien dit fur cela. Elle me confioit beaucoup de chofes , 8c m'en cachoit plufieurs autres. Je n'allois pas au-devant de ces onéreufes confidences, dont je prévoyois fi bien les fuites, que je tachois quelquefois de les lui faire envifager. Mais lorfque je luidifois qu'elle fe feroit mettre en prifon, elle n'en faifoit que rire, fuivoit  116 Mémoires fes idéés, 8c ne craignoit que la réfiftance de monfieur le duc du Maine a s'y prèter. Cette faveur dans laquelle j'étois auprès d'elle, ne me garantit pas d'une bourafque qui faillit a m'en féparer tout-a-fait. Un foir que je me trouvai incommodée, je me mis fur mon lit, en attendant 1'heure d'aller faire ma veille. On vint m'appeller pour fon déshabiller. Je demandai fi elle avoit a faire de moi en ce qui regardoit mon miniftere particulier, comme pour écrire , chercher quelque livre , ou autre chofe commife a mes foins. On me dit que c'étoit pour fa toilette. Le peu de fonaion que j'y avois, me perfuada que je pouvois continuer de prendre un peu de repos. Son alteffe férénülïme me renvoya chercher, & me fit une réprimande très-féche fur la difpenfe que je in'étois donnée. Elle me dit qu'elle vouloit des femmes pour la fervir , 8c non pas pour faire une académie. Ce ton qu'ehe n'avoit pas encore pris avec moi, me piqua. Je lui dis que j'avois fi peu de talent pour le  De Madame de Staal. 217 le fervice, qu'elle ne pouvoit jamais plus mal rencontrer en ce genre. Ma réponfe 1'irrita; & ce qu'elle me dit, dont je ne me fouviens plus , me donna lieu de difparoitre. Elle ne m'envoya point chercher la nuit a. 1'heure accoutumée ; & je 1'employai aux préparatifs de mon départ, bien réfolue de quitter. Excédée de fatigues, rebutée de tracalTeries, je n'étois foutenue que par la confidération dont je jouiiïbis auprès d'elle : dès qu'elle me manquoit, le refte devenoit infoutenable. J'avois pris depuis peu une fille a moi feule , & fur mon compte, celle qui nous fervoit en commun étant une fource perpétuelle de dilfenttons. La mienne, nommée Rondel, étoit extrêmement raifonnable. Je lui dis ce qui s'étoit paiTé, & de difpofer mon déménagement.' Cependant, ne voulant pas faire une telle démarche fans confeil & fans 1'approbation de mes amis, j'allai a la pointe du jour chez monfieur de Valincourt, dont la prudence & les bons offices m'étoient un appui nécefTome I. K  21 8 Mémoires faire clans cette conjoncTure. II fentit, comme moi, que je ne devois point me lailTer maltraiter, & approuva le delfein oü j'étois de me retirer dans un couvent. II eft vrai que je n'avois pas le moyen d'y fubfifter long-temps , mais je me flattai que lui & mes autres amis me trouveroient une fituation plus fupportable que celle que j'abandonnois. Pour donner une forme convenable a. ma retraite , je fus dans la même matinée chez madame de Chambonnas, dame ' d'honneur de madame la ducheffe du Maine. Je lui dis que je n'avois été foutenue dans la vie pénible que je menois, que par les bontés de fon alteffe férénifiime, & que m'en voyant privée, je ne pouvois plus fupporter le poids de mes peines, que je la priois de faire agréer a madame la ducheffe du Maine, que je me retiraffè pour me mettre dans un couvent. Mon delfein étoit de ne me pas remontrer. Mais la dame d'honneur me dit qu'on ne fe retiroit pas de la forte, qu'il falloit que  De Madame de Staal. 119 je retournaffe aux Tuileries; (elle n'y logeoit pas) qu'elle parleroit a fon altelTe féréniffime, Sc me rendroit fa réponfe. Je retournai donc au gïte, pour agir correctement, & je penfai que je ne ferois pas mal d'écrire au cardinal de Polignac, qui me témoignoit de l'efhme Sc de 1'amitié, pour lui rendre compre de ma réfolution, Sc des motifs qui me 1'avoient fait prendre. Ma lettre envoyée, j'attendis pailiblement le réfultat. Sur le foir, madame de Chambonnas me manda de 1'aller trouver dans le cabinet de fon altelfe, oü elle m'attendoit. On l'avoit chargée de m'appaifer, Sc de me retenir. Elle s'y prie mal. Son talent n'étoit pas grand pour les négociations. Elle fe connoiffoit auffi peu en gens, qu'en aftaires. Au lieu d'adoucir, par des témoignages d'eftime & de confidération , un efprit bleifé du mépris, elle ne fit que me repréfenter mon impuiffance & ma mifere, comme pour juftifier 1'infulte que j'avois recue. Vous avez apparemment compté, dit-elle pour me confondre} qu'on vous Kij  izo Mémoires donneroit une penfion : vous n'en aurez pas. Je lui répondis que je n'avois compté fur rien. De quoi vivrez-vous , repritelle ? C'eft mon affaire , lui dis-je , madame , je n'en embarrafferai perfonne : mais quoiqu'il puiffe m'arriver , je ne m'expoferai pas davantage a. des dégoüts que je ne mérite point, & que je ne fais pas fouffirir. Après plufieurs propos auflï peu amiables, elle me quitta, & fut rendre compte du mauvais fuccès de fa miflion. Madame 1? ducheffe du Maine ne voulant pas que je la quittaffe , foit par une répugnance générale a fe défaire de ce qu'elle a, foit que, ne me connoiffant pas affez, elle craignit pour les fecrets qu'elle m'avoit confïés, elle donna le foin de me ramener a une main plus adroite que celle de madame de Chambonnas. Le cardinal de Polignac fans doute lui montra la lettre que je lui avois écrite, & lui fit fentir que , li elle vouloit me conferver , ce ne pouvoit être que par les bons traitemens, & en me mettant fur  De Madame de Staal. ut un autre pied dans fa maifon. II vint pendant que la compagnie foupoit, me trouver dans ma chambre , me dit qu'il vouloit que , fur 1'heure , je vinffe avec lui chez madame la ducheffe du Maine, qui étoit feule; qu'il exigeoit que je lui fiffe quelque excufe; qu'il me répondoit que, non - feulement je ferois parfaitement bien recue , mais que, dans peu de temps , elle me tireroit de la place oü j'étois auprès d'elle., & me donneroit une fituatión plus agréable, qu'il ne lui convenoit pas d'y paroitre forcée pour me retenir, que cette bienféance 1'obligeoit a. différer les graces qu'elle avoit deffein de me faire , dont lui-même fe rendroit garant. Sur la foi de ce rraité, je crus pouvoir me rembarquer. Je fuivis Ie cardinal, qui me prit par la main, & me mena chez la Princeffe. Je me jettai a fes pieds; elle me relevaaufli-töt, & m'embraffa : faveur qu'elle ne m'avoit jamais faite , que je compris être une des conditions que 1'habile négociateur avoit ftipulée. II y eut Kiij  212 Mémoires peu de difcours de part & d'autre, mais aiTez affedueux , & je rentrai dans ma forme ordinaire. Le dégout de pareilles aventures, joint a la déplaifance de mon état, me fit écouter quelques propofitions d'établilfement. Une femme qui s'intérefibit a moi, me dit qu'elle connoiflc.it particuliérement un homme dans les affaires, lequel, aidé de protedions , pourroit faire un niarché avantageux , dont je déterminerois la reconnoiflance. J'en parlai a monfieur de Valincourt. II vit eet homme, qui vouloit, avec des papiers dont il ne tiroit rien , acheter une charge de receveur général des finances qui lui vaudroir vingt mille livres de rente. II offroit de m'époufer , ou de me donner quarante mille francs, li fon affaire réufliffbit. Quoiqu'elle füt difficile, monfieur de Valincourt 1'entreprit, pour affurer ma fortune qu'il avoit fort a. cceur. II employa le crédit de fon maïtre, le comte de Touloufe, auprès du duc de Noailles, alors -chef du  De Madame de Staal. n$ confeil de finances, pour obtenir ce qu'on demandoit. Je vis 1'homme dont il étoit queftion , afin de réfoudre le meilleur ufage que je pourrois faire de fes propofitions. II me parut de tout point fort audefibus du médiocre , fi ce n'eft en fait d'économie. II étoit veuf & avoit un enfant. Je ne fais a propos de quoi il me dit qu'il ne faifoit pas le carême , paree que fon fils étoit trop délicat pour faire maigre. Ce trait me fit juger de 1'aifance de fa maifon: ce qui, joint a la difconvenance que je trouvois d'ailleurs entre lui & moi, me décida a préférer fon argent a fa perfonne, après avoirexaminé, avec monfieur de Valincourt, toutes les délicatefies de la confeience & de 1'honneur a eet égard: il en confulta même monfieur le chancelier , qu'il avoit déja. fait entrer dans cette affaire, pour s'y appuyer de fon autorité. Le duc de Noailles s'y rendit facilement, pour plaire au comte de Touloufe, & lui écrivit une lettre, par laquelle il lui K iv  214 Mémoires accordoit fa demande en faveur de notre homme. II ne reftoit plus que les formalités pour confommer 1'affaire j & je la tenois faite, lorfque le premier préfident fit demander un rendez-vous a la ducheffe du Maine, en pleine nuit, pour lui apprendre , en grand fecret, que le duc de Noailles alloit être dépoffédé de fa place des finances, & remplacé par monfieur d'Argenfon , qui auroit auffi les fceaux qu'on ótoit au chancelier. Elle me fit ap.peller dès qu'elle fut rentree, & me fit part de ce myftere fans favoir 1'intérêt que j'y devois prendre, dont elle ne s'appercut pas. Je ne pouvois pourrant, dans la conjoncture préfente, rien apprendre de plus funefle pour moi , que cette nouvelle. Malgré toutes les raifons que j'avois d'en donner connoiffance a. monfieur de Valincourt, je gardai fidélement le fecrer. II éclata bientót par 1'événement très-imprévu de la part du public, & mon affaire fut manquée fans retour. C/auroit été bien pis, fi elle m'eüt entrainée a me man-  De Madame de Staal. n$ quer a moi-même. Monfieur de Valincourt, plus fiché que je ne 1'étois de voir que mon étoile eüt renverfé deux miniftres a la fois, au rifque d'en abattre un troifieme, fit des tentatives auprès du nouveau garde des fceaux, aufii de fes amis , pour procurer a 1'homme que nous avions en main, un emploi confidérable dont on put encore tirer parti. On lui en donna des efpérances, qui furent totalement anéanties par les événemens oü peu a peu je me trouvai enveloppée. Voila ce qu'il m'en avoit écrit quelque temps auparavant. Lettre. «Je vous envoie le refte des épitres de » Séneque , & le traité des bienfaits, rra» duits par Malherbe. Je vous prie de les » garder & d'en augmenter votre biblio» theqne. Si je n'avois encore efpérance 35 en monfieur le G. D. S. & en monfieur 33 Paris, a. qui j'ai écrit ce matin, ce pré>3 fent auroit aflez Pair de celui que MafK v  x 16 Mémoires « finifle fit a Sophonisbe, en lui mandant » que , puifqu'il étoit aflez malheureux 33 pour ne la pouvoir tirer de fervitude, 33 il lui envoyoit le feul moyen qu'elle put j3 avoir de s'en délivrer. 33 Lorfqu'il n'étoit encore queftion de rien, madame la duchefiè du Maine, plus tranquille qu'elle ne 1'avoit été depuis long-temps, fit un voyage a Seaux, oü je ne pus la fuivre. Les peines & les chagrins avoient miné ma fanté, qui fe dérangea tout-a-fait. Je reftai a Paris dans une maifon qu'on avoit louée pour mademoifelle du Maine, auprès des Tuileries, oü elle n'avoit pas de logement. On m'avoit donné la. une chambre , oü j'allois quelquefois me repofer 1'après-diner a 1'abri de mes turbulentes compagnes. Dès que je pus me trainer, je fus retrouver madame la duchefiè du Maine a Seaux, vers la fin de fon voyage, qui ne fut que d'un mois ou fix femaiues. Je m'appercus, par cette abfence, que le lien  De Madame de Staal. ity le plus fort qu'on ait avec les princes, c'eft celui de 1'habitude, encore fe rompt-il aifément, mais il reprend de même. Je fus d'abord comme étrangere : enfin je rentrai dans les bonnes graces, & dans le fil des petites intrigues que mon éloignement m'avoir fait perdre. Nous retournames aux Tuileries; & ce fut dans ce temps-la que madame la ducheffe du Maine, follicitée par le marquis de Pompadour de voir l'abbé Brigaut & d'entendre la leéture qu'il lui vouloit faire d'un ouvrage intitulé, Réponfe aux titres de Fits-moris j y confentit. Cet abbé s'en difoit 1'auteur. C'étoit le détail de Fintrigue d'un Cordelier allé en Efpagne, pour y caufer, a. ce qu'on prétendoit, une grande révolution en faveur de monfieur le duc d'Orléans \ lequel foupconna fort injuttement le cardinal de Polignac d'avoir fair ce libelle. L'abbé Brigaut étoit 1'homme de confiance de monfieur de Pompadour. II en paria a madame la ducheffe du Maine, comme de quelqu'un capable de grandes K vj  iz8 Memoires affaires, & d'une füreté a toute éprenve. Sur ce témoignage, elle ne craignit point de lui laiffèr voir fes difpofitions, & de 1'entretenir des vues qu'on avoit. Cet homme cherchoit a s'intriguer, foit par 1'efpérance de fe tirer d'un état indigent, foit par goüt ou par oifiveté. II s'étoit déja mêlé des affaires du Prétendant. Ce nouvel obiet lui parut plus intéreffant, & il s'y livra fans avoir fondé fon courage & fon favoir-faire, qui manquerent a la première épreuve. Le régent défiroit paflionnément alors d'affurer le traité de la quadruple alliance., fabri qué en Angleterre par l'abbé Dubois. Le duc du Maine, a. la première propofition qui en fut faire au confeil de régence, oppofa toutes les raifons contraires. Le duc d'Orléans, outré contre lui, dit en fo-rtant du confeil f Monfieur du Maine s'eft enfin démafqué. Son avis ne prévalut pas. Néanmoins il demeura chargé de la haine du régent, qui, d'ailleurs informé des relations que madame la duchefiè du  De Madame de Staal. zzp Maine entretenoir avec tant de gens qui lui étoient fulpects, prenoit contre elle de grandes défiances. La crainte des embarras qu'on pouvoit lui fufciter, jointe a fon averfion pour le duc du Maine , qu'il croyoit ou feignoit de croire participant des mouvemens qu'on fe donnoit, le fit fonger a tirer le roi d'entre fes mains. L'entreprife étoit hafardeufe. Le teftament du feu roi fe trouvoit autorifé en ce point par 1'arrêt du parlement qui avoit déféré la régence au duc d'Orléans, & par le lit de juftice qui l'avoit confirmé. II fembloit dangereux pour lui d'infirmer ces aótes. Les foupcons auxqnels il avoit été en bute, le devoient rendre encore plus circonfpeét a changer les mefures prifes pour la garde & fureté de la perfonne du roi. Cependant, encouragé par le garde des fceaux d'Argenfon , & par l'abbé Dubois, 1'un ferme , 1'autre violent, il franchit toutes ces diflicultés. Pour autorifer fon projet, il 1'expofa art confeil de régence. Perfonne ne le contre-  13 o Mémoires dit, que le maréchal de Villeroi. II avoit embraffé la profeffion d'honnête homme , & la foutenoit affez dignement. Pour montrer qu'il n'avoir point adhéré a la dégradation du duc du Maine, il chercha, auffi-tót après, un prétexte pour lui écrire & remplir fa lettre de tous les titres dont ce prince venoit d'être dépouillé. Monfieur & madame la ducheffe du Maine furent avertis qu'un grand orage les menacoit. L'allarme fut grande; on fe tint fur fes gardes. Enfin ne voyant rien paroïtre , on fe raffura; & fi bien , que madame la ducheffe du Maine, a. 1'occafion de la faint Louis , fa fête , alla fouper & coucher a 1'Arfenal, lieu ordinaire de fes parties de plaifirs. La, elle apprit de grand matin , que tout fe préparoit pour un lit de juftice que le roi alloit tenir ce jour même aux Tuileries. Elle y revint a grand'hate. Je ne favois pas fuivie a. 1'Arfenal. J'appris en même remps fon retour, & cette étrange nouvelle. Je ne pus la voir dans les premiers momens. Elle les  De Madame de Staal. 251 employa a conférer, fur les chofes préfentes, avec monfieur le duc du Maine & le comte de Touloufe. Le parlement, felon 1'ordre qu'il en avoit, fe rendit aux Tuileries toutes invefties de troupes. La plupart des magiftrats montrerent une aflez trifte contenance, mais aucun ne donna figne de vigueur. Tout fe palfa au gré du régent. Le parti que prirent le duc du Maine & le comte de Touloufe, de fe rerirer de 1'aiTemblée, quand ils virent qu'il étoit queftion d'eux, donna une entiere facilité d'exécuter ce qu'on avoit réfolu uniquement contre le duc du Maine. On lui bta , fur des prétextes frivoles, la garde de la perfonne du roi, & la furintendance de fon éducation , qui fut donnée a monfieur le Duc fur la demande qu'il en fit par une requête. Et fur une autre requête des ducs , 011 abolit tous aótes en faveur des princes légitimés & de leurs enfans. On rétablit tout de fuite le feul comte de Touloufe dans la jouifiance de fes rangs & hon-  131 Mémoires neurs, aux termes de 1'arrêt de 1717, allé- guant les fervices que 1'état avoit recus de lui, & la fatisfaótion qu'on avoit de fa conduite. Toutes ces chofes s'exécuterent fans la moindre réfiftance d'aucun cóté. Cependant le parlement fit une proteftation contre ce qui s'étoit pafle' au lit de juftice 5 mais elle ne parur pas. L'on a heu de s'étonner de ce que monfieur le duc du Maine ne tenta rien pour fe maintenir dans une place qu'il occupoit a fi bon titre. Monfieur le Duc s'en mit aufli-tbt en poffeffion, & on lui céda le même jour les logemens que le duc & la duchefiè du Maine avoient aux Tuileries. Ils allerent fe réfugier a 1'hótel de Touloufe. L'horreur de cette fuite, ce déménagement précipité, & plus encore 1'événement qui y donnoit lieu, me frapperenr 1'efprit d'une maniere que je n'ai éprouvce en aucune autre occafion. Madame la duchefiè du Maine m'envoya a Seaux pour faire la revue de fes papiers, & pour brüler tout ce  De Madame de Staal. 233 qui pourroit être repréhenfible. Je m'en acquittai fi heureufement, que, lorfqu'ils furent faifis quelque temps après, on n'y trouva rien a redire. Je revins le foir a. 1'hótel de Touloufe , & je paifai la nuit entiere auprès de madame la ducheffe du Maine. Son état ne peut fe dépeindre : c'étoit un accablement femblable a 1'enriere privation de la vie, ou comme un fommeil léthargique dont on ne'fort que par des mouvemens convulfifs. Nous partimes tous le lendemain pour aller a Seaux , oü nous reftames atterrés. J'admire comme on fe rend perfonnel tout ce qui regarde ceux auxquels on s'eft entiérement dévoué. Je fus trois jours & trois nuits fans prendre le moindre repos. Mes propres malheurs ne m'ont jamais touchée fi fenfiblement. Outre les maux préfens, il reftoit mille fujets d'inquiétude. Le mal apprend a connoitre la crainte. Les lettres d'Efpagne, que je recevois de temps en temps de notre baron, pouvoient être interceptées, nos pratiques fourdes  234 Mémoires découvertes. Chacun y étoit pour fa rade; mais le plus agité étoit monfieur de Malefieu. Ce modele de lettres du roi d'Efpagne , qu'il avoit perdu, le jetta dans un trouble qu'il ne put cacher. II imagina que quelqu'un s'en étoit faifi pout le produire au régent. Cependant il ne celfoit d'en faire recherche. II me demanda un jour fi je n'avois point quelque connoiffance d'un papier écrit de fa main & de celle du cardinal de Polignac , plein de ratures, qu'on lui avoit pris: il ne m'expliqua pas ce que contenoit cette piece, "& comme on m'en avoit fait myftere, je ne favois ce qu'il vouloit dire. Je 1'afiitrai que je n'avois vu ni oui parler d'aucun papier tel qu'il me dépeignoit celui-la. Madame la ducheffe du Maine, après avoir été quelque temps dans eet état, qui fufpend toute idéé & interdit tout mouvement , commenca a fe ranimer, & revint enfin a ello-même. N'ofant plus voir les gens fufpeóts, curieufe cependant de favoir oü ils en étoient, elle m'envoya fe-  De Madame de Staal. 235 cretement a Paris pour entretenir le comte de L. Je paffai trois heures tête-a-tête avec lui. II m'étala toutes les chimères imaginables; me fit voir, comme le principal fondement de leurs deffeins, la ligue du Nord dont on parloit alors , & le rétabliffement du Prétendant en Angleterre, qui ruineroit le plus ferme appui du duc d'Orléans. II n'y eut jamais d'idées plus vaftes & moins fuivies. Notre longue converfation finit par des affurances réciproques de ne prononcer pour rien le nom Pun de 1'autre, en cas de prifon & d'interrogatoire. Ce point de vue nous étoit familier, & faifoit du moins le lointain du tableau. En retournant a. Seaux toute feule , & par une nuit très-noire, je verfai au milieu du chemin, oü je reftai plus de deux heures, partie dans un foffé, le refte dans un moulin. Du temps qu'on faifoit cas des préfages, celui-ci n'auroit pas été méprifé. Je rendis a fon alteffe le meilleur compte  2 36 Mémoires qu'il me fur poffible du fatras qui m'avoit éré débité. Ce fut un effort de mémoire; car la raifon ni 1'enchahiement des chofes n'aidoient point dans ce récit. Elle ne laiffoit pas d'y entrevoir des efpérances, & de s'y prendre comme on fait aux brins de paille qui flottent fur 1'eau quand on fe noie. Madame la ducheffe du Maine ayant paffe environ deux mois a Seaux dans une ïnaction pénible, eut envie de retourner a Paris. Elle n'y avoit plus d'habitation. La néceflité d'en chercher une , fut la raifon ou le prétexte du féjour qu'elle fit dans cette maifon qu'occupoit la princeffe fa fille. Le défir d'être plus a portée de favoir ce qui fe pafibit, y eut fans doute la meilleure part. Les gens liés dintérêt avec elle, pouffoient toujours leur pointe, fans s'appercevoir qu'elle étoit trop émouffée pour faire aucun effet. Ils fabriquoient des écrits fans fin, & n'attendoient qu'une occafion pour les faire pafier en Efpagne. Mon-  De Madame de Staal. ifj fieur de Pompadour en ayant fait un qui lui fembloit triomphant, voulut le communiquer a madame la ducheffe du Manie. La promelfe que le duc du Maine avoit exigé d'elle, de ne voir aucune des perfonnes en foupcon de cabaler, lui fit refufer le rendez-vous que demandoit le marquis. II infifta fur la néceffité de eet entretien, fur 1'impoflibilité de trouver des mains affez füres pour lui remettre 1'écrit dont il s'agiffoit. Elle confentit enfin qu'il lui en fit lui-mêrne la lecTure, après avoir pris toutes fortes de précautions pour empêcher que cette entrevue ne fut découverte. Loin d'approuver ce mémoire, elle le jugea pernicieux , pria avec inftance monfieur de Pompadour de ne le pas envoyer. II parut céder a fes raifons & a fes défirs. Elle m'envoyoit quelquefois lui porter des lettres , que j'avois fok de lui faire brüler devant moi. Madame de Pompadour difoit toujours, en fe déplorant: Nous avons les ouvrages les plus décififs & les plus utiles; mais rien  2 2.8 Mémoires ne pafTe. Son mari & elle crurent avoir trouve 1'occafion du monde la plus favorable pour tout envoyer en Efpagne ; c'étoit l'abbé Portocarrero , jeune homme de vingt-deux ans, qui s'y en retournoit. II avoit une chaife a doublé fond oü les papiers furent mis, & parurent a nos gens parfaitement en füreté. Le comte de L. en donna avis a madame la duchefiè du Maine, par un billet qu'il lui éerivit. Cette princefle , qui s'étoit fortement oppofée a ce dangereux envoi, pré vit dans le moment quelles en feroient les fuites. On tacha vainement de la raflurer fur la grande prudence & difcrétion de 1'homme a qui l'on s'étoit confié. II eft vrai qu'il n'y eut pas de fa faute dans la découverte qu'on fit des papiers qu'il portoit. Tout le monde a fu que le fecrétaire de 1'ambafiadeur d'Efpagne , pour s'excufer d'un rendez-vous manqué avec une fille de la communauté de la Eillon, lui dit qu'il ayoit eu tant de dépêches a faire a caufe du départ de l'abbé Portocarrero , qu'il  De Madame de Staal. 259 s'étoit trouvé dans rimpoffibilité d'aller chez elle, comme ils en étoient convenus. Cette fille en rendit compte a fa fupérieure, qui, étant fort en relation avec le régent, lui donna eet avis qu'elle crut ne lui pas être indifférent. II expédia aufïï-tót des ordres pour faire arrêter l'abbé fur la route, & faifir les papiers qu'il portoit. On 1'atteignit a Poitiers, & après s'être emparé de ce qu'on vouloit avoir, on lui laiffa continuer fon voyage. II dépêcha fur le champ un courrier au prince de Cellamare , pour 1'inftuire de ce qui étoit arrivé , & ce courrier fut d'une telle diligence, qu'il devanca de beaucoup celui qui portoit la même nouvelle au régent, lequel arriva la nuit. Ce prince en avoitpaffé une partie a table, en compagnie agréable, & n'eut pas grande envie d'employer le refte a 1'examen d'une affaire peu réjouiffante. On prétend même qu'il fut confeillé de différer 1'ouverture du paquet, par une perfonne qui étoit avec lui, peu foucieufe d'affaires d'état.  240 Mémoires Quoiqu'il en foit, 1'ambaffadeur eut feize heures pour prendre fes mefures avanr qu'il fut arrêté, ce qui rend inexcufable fa négligence a fe défaire des papiers qui commettoient les perfonnes liées avec lui. II fit avertir le comte de L..., envoya cent louis a l'abbé Brigaut, & lui manda i de partir fecrétement & fans délai. Cet abbé connoiflbit aifez particuliérement le chevalier de Menil; il fut le trouver, & lui dit qu'il alloit faire un voyage peut-être long, & qu'il le prioit de fe charger d'une calfette dans laquelle étoit fon teftament & quelques papiers de familie qu'il lui remir. Le chevalier favoit que l'abbé Brigaut s'étoit donné autrefois de grands mouvemens pour les intéréts du chevalier de Saint-Georges, il crut qu'il s'agifibit des mèmes affaires, &c ne lui fit nulle queftion. L'abbé, après ce peu de difcours, le quitta pour partir, & le lendemain matin fa fervante apporta au chevalier de Menil un gros paquet de papiers cachetés , qu'elle lui dit que fon maitre 1'avoit chargée en partant  De Madame de Staal. 241 partant de lui remettre. II le prit, comme il avoit fait la caifette, fans y entendre aucune finefiè. L'après-diner du même jour, 9 dé-; cembre 171 3 , le chevalier de Gavaudun, un des premiers gentilshommes de notre maifon , entra dans ma chambre : monfieur de Valincourt étoit avec moi, il nous dit: Voici une grande nouvelle ; 1'hótel de 1'ambalfadeur d'Efpagne eft invefti, & fon quartier eft rempli de troupes : on ne fait encore de quoi il s'agit. Je fus faifie d'effroi, je tachai pourtant de ne montrer que de la furprife de eet événement devant monfieur de Valincourt, qui ignoroic la part que nous y prenions. Gavaudun etoit au fait, il nous quitta, ne voulant que m'apprendre ce qui étoit arrivé. Monfieur de Valincourt refta long-temps avec moi a raifonner fur cette aventure, dont il étoit fort étonné. Je ne fais comment il ne s'appercut pas de mon trouble, que j'avois grande peine a cacher. J'efiiiyai enfuite une vifite de l'abbé de Chaulieu, Tome I. L  1j±z Mémoires qui me tint dans la même contrainte. L'ambaiTadeur arrêté , & les conjeótures a. tort & a travers fur ce fujet, firent encore toute la converfation. Madame la duchefTe du Maine, de fon coté, n'avoit pas moins de peine a faire bonne contenance au milieu du monde qui étcit chez elle.- Tout ce qui arrivoit, débitoit la nouvelle, ajoutoit quelques circonftances , & ne parloit d'autre chofe. Elle n'ofoit fe fouftraire a ce monde importun, de peur qu'on ne lui trouvat fair affaire. Elle me fit pourtant appeller un moment dans fa garde-robe, & me demanda fi je n'avois rien afppris de particulier. Je lui dis que je ne favois que le bruit public , dont j'étois trés - allarmée. Elle 1'étoit grandement aufii, quoiqu'elle ne vit pas encore ou cela tendoit. Elle m'envoya faire quelques perquifitions, dont je ne rapportai aucun éclairciffèmenr. Enfin nous apprimes que les papiers que portoit l'abbé Portocarrero avoient été pris \ &c que ceux de l'ambaffadeur,  De Madame de Staal. 24 j arrèté a cette occafion , étoient pareille. ment failis. C'eft alors que nous nous vhnes piongés clans 1'abime, dont il n'y avoit pas moyen de fe tirer. Le lendemain on fut que les marquis de Pompadour Sc de Saint-Geniés étoient a la baftille. Deux jours après, madame la ducheffe du Maine jouant au biribi, comme afon ordinaire, (elle n'avoit garde de rien changer dans fa fagon de vivre) un monfieur de Chatillon , qui tenoit la banque, homme froid , qui ne s'avifoit jamais de parler , dit: Vraiment, il y a une nouvelle fort plaifante : on a arrèté & mis a la baftille, pour cette affaire de 1'ambaffadeur d'Efpagne, un certain abbé Bri... bri... II ne pouvoit retrouver fon nom. Ceux qui le favoient, n'avoient pas envie de 1'aider. Enfin il acheva, Sc ajouta : Ce qui en fait le plaifant, c'eft qu'il a tout dit; Sc voila bien des gens fort embarraffés. Alors il éclate de rire pour la première fois de fa vie. Madame la ducheffe du Maine, qui n'en avoit pas la moindre envie , dit ; Lij  144 Mémoires Oui, cela eft fort plaifant. Oh ! cela eft a faire mourir de rire , reprit-il. Figurez-vous ces gens qui croyoient leur affaire bien fecrete , en voila un qui dit plus qu'on ne lui en demande, & nomme chacun par fon nom. ' Ce dernier trait jetta notre Princeffe dans la plus cruelle inquiétude & la moins attendue, car le comte de L... lui avoit fait dire que l'abbé étoit évadé, & les mefures fi bien prifes a eet égard, qu'il n'y avoit rien a craindre. Elle foutint jufqu'au bout la pénible converfation de monfieur de Chatillon, fans donner aucun figne des divers mouvemens dont elle fut agitée. Elle m'en fit le récit la nuit, quand je me retrouvai avec elle, & me montra fes frayeurs, que je ne pus difliper , trop perfuadée moi - même du trifte fort qu'elle alloit fubir. On arrêtoit tous les jours quelqu'un; & nous ne faifions qu'attendre notre tour. Le chevalier de Menil fut mis aufli a la baftille. L'abbé Brigaut, comme je 1'ai dit, l'avoit chargé de fa caflette & de fes  De Madame de Staat. ±45 papiers. Le chevalier ne fe doutoit de rien alors : mais quand il apprir qu'on avoit arrèté le priiace de Cellamare pour affaires d'état; comme il favoit que l'abbé étoit en relation avec lui, il jugea , par fon départ précipité , qu'il pouvoit être entré dans la même affaire, & fe trouva fort embarraffé de ce qu'il avoit recu de eet abbé. II n'ignoroit pas la rigueur des ordonnances a ce fujet; mais il aima mieux s'y expofer, que de manquer a quelqu'un qui, fans être fon inrime ami, s'étoit iié a lui. II crut cependant devoir s'éclaircir de la nature du dépot dont on l'avoit chargé. II ouvrit adroitement la caffette, & n'y trouva , comme l'abbé lui avoit dit, que fon teftament & des papiers auffi indifférens. 11 la referma, fans qu'il y parut, & ettfuite décacheta le rouleau de papiers , oü étoient tous les projets, mémoires , & tout ce qui s'étoit écrit fur cette affaire d'Efpagne , dont il n'avoit eu aucune connoiffance jufqu'a ce moment. II neut pas le loifir de lire tant de pieces L iij  'X^6 Mémoires diverfes ; fnais il en vit aflèz , en les parcourant, pour juger qu'il n'y avoit rien ni contre le roi, ni contre 1'état: & voyanr les noms de beaucoup de gens de diftinction qui alloient être impliqués dans cette affaire, li ce témoignage contre eux n'étoir fouftrair, il prit le parti de jetter tous les papiers au feu. II y avoit plufieurs intrigues diftinótes de la notre, qui, fans fe communiquer entr'elles, aboutiffoient toutes a 1'Efpagne, & trairoient féparément avec 1'ambalfadeur. Le comte d'Aydie & Magni, qui, au premier bruit, s'enfuirent en Efpagne, avoient leur cabale particuliere. Le duc de Richelieu, mis long-remps après les autres a la baftille , avoit la fienne. D'autres grands du royaume furent auffi foupconnés d'avoir fait des partis. Les indices ou les preuves de toutes ces chofes fe trouvoient dans le mémorial de l'abbé Brigaut. Le prince de Cellamare l'avoit mis au fait de tout, ou peu s'en falloit. Le lendemain de 1'incendie qu'avoit fait  De Madame de Staal. 247 Ie chevalier de Menil, l'abbé Dubois, dont il étoit fort connu, & qui favoit fes liaifons avec l'abbé Brigaut, 1'envoya chercher , & s'informa de ce qu'il auroit pu en apprendre fur 1'affaire en queftion. Le chevalier de Menil 1'aifura qu'il ne lui en avoit jamais parlé, & lui avoua qu'il avoit mis entre fes mains une caffette fermée, laquelle ne contenoit, a ce qu'il lui avoit dit, que des papiers concernant fes propres affaires. On envoya vite chercher la caffette, oü tout fe trouva felon 1'expofé. Cependant l'abbé Brigaut, que 1'ambaffadeur avoit preffé de partir, cheminoit lentement fur un cheval de louage, vêtu en cavalier. II atteignit en trois jours a Montargis, oü des gens que le duc d'Orléans avoit envoyés de tous cótés pour 1'arrêter , fe faifirent de lui, le trouvant trèsreflemblant a la defcription qu'ils avoient de fa figure. II fe défendit d'abord d'être celui qu'on cherchoit; mais plufieurs lettres qu'on trouva fur lui, adreifées a l'abbé Brigaut, dont il n'avoit pas eu foin de fe Liv  248 Mémoires défaire , furent une conviction a laquelle il ne put rien oppofer. On le ramena par le même chemin a la baftille, plus promptement qu'il n'avoit été a Montargis. La frayeur le faifit en y en trant, & il fe montra difpofé a dire tout ce qu'on voudroit favoir de lui. Meffieurs d'Argenfon & le Blanc, commis a 1'examen de toute cette affaire, vinrent bientót 1'interroger, & pour entamer la converfation, ils lui dirent que fa fervante étoit a la baftille, & que Ie chevalier de Menil leur avoit remis ce qu'il lui avoit confié. Eh bien, dit-il, puifque vous avez ces papiers-la, vous favez tout, car il n'y a rien qui n'y foit. Cet aveu, qui fe rapportoit fi peu a ce qu'ils avoient trouvé dans la caffette, leur fit voir que le chevalier n'avoit fait qu'une confeffion tronquée. Monfieur le Blanc lènvoya chercher, & lui dit la déclaration de l'abbé Brigaut. Monfieur de Menil l'affura hardiment qu'il n'avoit aucun autre papier de l'abbé;  De Madame de Staal. 249 & dit que , pour s'en cgnvaincre , on n'avoit qu'a. envoyer fur le champ vifiter fa maifon. Après avoir perfifté quelque temps fur cette négative, fe voyant feul avec monfieur le Blanc : (les gens qui 1'accompagnoient s'étoient retirés) Jevais, monfieur , lui dit-il, vous parler , non comme a un miniftre d'état& a mon juge, mais comme a un galant homme, qui fait cas des fentimens d'honneur. Ce petit avant-propos achevé, il conta naïvement, fans rien déguifer, ce qu'il avoit fait, & les raifons qui 1'y avoient déterminé. Monfieur le Blanc, touche de fa confiance, lui dit qu'il ne pouvoit pas, fans trahit fon miniftere , garder le fecret qu'il venöit de lui confier; mais qu'il feroit valoir fa fran* chife, & tacheroit d'excufer fa conduite auorès du régent. Monfieur le Blanc le retint chez lui , fut fur le champ au Palais-royal, fit en effet tout ce qu'il put pour pallier 1'action du chevalier de Menil, & feroir parvenu a appaifer le duc d'Orléans fur fon compte „ Lv  15° Mémoires fi l'abbé Dubois, piqué perfonnellement d'avoir été trompé , n'avoit jetté feu Sc fiamme pour le faire mettre a la baftille. II y fut conduit le même jour, nonobftant les bons offices de monfieur le Blanc, Sc les follicirations de Nocé fon ami, un des favoris du régent, qui offrit de le garder chez lui. Un marquis de Menil, d'une autre familie, alla trouver le duc d'Orléans, pour 1'affurer qu'il n'étoit ni parent, ni ami du chevalier. Tant pis pour vous, monfieur, répondit le régent: le chevalier de Menil eft un très-galant homme. Je n'avois jamais oui parler du chevalier de Menil, quand j'appris fon aventure Sc fa prifon : on donnoit de grands éloges a fon procédé généreux. J'entendis dire tant de bien de lui a cette occafion , que cela me prévint extrêmemcnren fa faveur, Le régent, pour autorifer Sc juftifier fa conduite violente, avoit fait imprimer & répandre deux lettres du prince de Celiamare au cardinal Albéioni, prifes dans  De Madame de Staal. 2 51 le paquet que portoit l'abbé Portocarrero, avec les autres écrits envoyés a. cette éminence par l'ambalfadeur, il y avoit a la tête de eet imprimé : « Afin que le public foit inftruit fur » quels fondemens fa majefté a pris la ré» folution, le 9 du préfent mois, de ren3' voyer le prince de Cellamare, ambafia» deur du roi d'Efpagne, 8c d'ordonner v qu'un gentilhomme ordinaire de fa mai>■> fon 1'accompagne jufqu'a la frontiere » d'Efpagne, on a fait imprimer les copies » des deux lettres de eet ambaifadeur a » monfieur le cardinal Albéroni, des pre» mier 8c deux du préfent mois, fignées » par ledit ambaifadeur, 8c entiérement » écrites de fa main , & fans chiffre ». A la fuite de ces deux lettres, on avoit ajouté eet avertilfement: cc Lorfque le fervice dn roi, 8c les prév cautions nécelfaires pour la füreté & le >•> repos de 1'état, permettront de publier 53 les projets, manifeftes & mémoires cot» tés dans ces deux lettres, on verra toutes t vj  51 Memoires » les circonftances de la déteftable conjura» tion tramée par le dit ambaffadeur, pour » faire une révolution dans le royaume. » Malgré cette promeffe, on ne manifefta rien de plus: mais ce foin d'envenimer laffaire & de la rendre odieufe, la rigueur déja exercée fur la plupart des prétendus coupables, annoncoient le traitement qu'on préparoit aux perfonnes principales qui y étoient entrées, on en avoit d'ailleurs plufieurs notions. Madame la ducheffe du Maine fut pofitivement avertie, par plus d'une voie, qu'on fongeoit a 1'arrêter. .Elle m'entretenoit fouvent les nuits , & me difoit, qu'en quelque lieu qu'on la conduisit, elle demanderoit que j'allaffe avec elle. Je le fouhaitois pailionnément. Nous croyions alors qu'eu égard a fon rang , on la mettroit dans quelque maifon royale, avec une fuite convenable. II n'étoit pas poffible d'imaginer la dureté du traitement qu'elle effuya. Cette idéé de prifon ne 1'effrayoit pas trop, & même elle en plaiiantoit avec moi, faifant des projets pour  De Madame de Staal. 253 rendre fa retraite , finon agréable, du moins facile a fupporter. J'étois dans cette trifte attente, lorfqu'un foir, plus fatiguée qu'a 1'ordinaire, je me jettai fur un lit de repos dans ma chambre, & m'endormis. Au fort de mon fommeil, je me fentis tirée par le bras: j'ouvris les yeux a moitié , & au travers de 1'obfcurité , j'entrevis une femme mal mife, que je ne reconnus point. Elle me dit que fa maitreffe m'envoyoit donner avis, que madame la ducheffe du Maine alloit être arrêtée cette nuit, qu'elle le favoit par une voie fi füre, qu'on n'en pouvoit douter. Ce difcours me réveilla rout-i-fait, je lui fis plufieurs queftions fur des particularités qu'elle ignoroit. Je n'en tirai rien de plus : je fus feulement qu'elle étoit envoyée par la marquife de Lambert, a qui j'étois fort attachée , & qui 1'étoit infiniment aux intéréts de madame la ducheffe du Maine , quoiqu'elle ne füt pas dans fa confidence fur cette affaire. Je fus aufli-tot trouver la Princeffe, &c  154 Mémoires lui dis 1'avis que j'avois recu. Il ne faifoit que confirmer avec plus de précifion ceux qui lui étoient venus d'ailleurs. Elle en fit part aux gens les plus familiers auprès d'elle, & les plus initiés a fes myfteres, & les retint pour palfer la nuit dans fa chambre , en attendant le moment de cette cataftrophe, dont elle étoit fi peu troublée, qu'elle fit beaucoup de plaifanteries tirées du fujet, oü chacun fe prèta, & cette nuit d'allarmes fe palfa fort gaiment. Je pris un livre que je trouvai fous ma main x pour lui infinuer de dormir, c'étoit les Décades de Machiavel} marquées au chapitre des Conjurations. Je le lui montrai. Elle me dit en éclatant de rire : Otez vite eet indice contre nous; ce feroit un des plus forts. L'attente fut vaine pour ce moment. Le jour vint, Sc s'avanca, fans qu'on entendit parler de rien. Des mefures qu'il fallut encore prendre, obligerent le régent a remettre , de quelques jours , 1'exécution de fon delfein. Cependant madame  De Madame de Staal. 25^ ia duchefiè du Maine , perfuadée qu'il y perfiftoir, fongea a faire un mémoire, qu'elle vouloit laiffer a. madame la Princelfe fa mere, pour 1'engager a. demander, auffi-tót qu'elle feroit arrctée, qu'on lui fit fon proces; fachant bien qu'il n'y avoit rien eude criminel dans fa conduite, & que 1'examen juridique qu'on en feroit obligeroit le régent a. la remettre en liberté. Quatre ou cinq jours s'étoient écoulés affez tranquillement, lorfqu'apfes avoir paffé une partie de la nuit a faire eet écrit & a m'en entretenir , elle s'endormit fur les. fix heures du matin, & je me retirai. Je commencois a m'affoupir, quand j'entendis ouvrir ma porte , oh. je laiflois la clef. Je crus que madame la ducheffe du Maine me renvoyoit chercher. Je dis a moitié éveillée : Qui eft-ce ? Une voix inconnue me répondit: C'eft de la part du roi. Je me doutai d'abord de ce qu'il me vouloir. On me dit tout de fuite aifez incivilement de me lever: j'obéis fans réplique. C'étoit le 29 décembre; le jour ne paroiiToit pas  2 5 <» Mémoires encore. Les gens qui étoient entrés dans ma chambre, y étoient venus fans lumiere: ils en allerent chercher; & je vis un officier des gardes, & deux moufquetaires. L'offi- i cier me lut un ordre qu'il avoit, de me garder a vue : cependant je continuai de me lever. Je demandai ma femme de I chambre, qui logeoit un peu plus loin ; on ne voulut pas la lailfer venir. Toute la maifon étoit pleine de gardes & de moufquetaires, & l'on ne pouvoit aborder d'aucun cóté. Elle tenta inutilément le paflage, &c fut toujours repouffee. J'étois dans une horrible inquiétude de ce qui fe paflbit chez madame la ducheffe du Maine, que je ne cloutois pas qu'on n'arrêtat en même temps. Mais je jugeois bien qu'on ne m'en voudroit dire aucunes i nouvelles. Je fus depuis que le duc de \ Bethune, capitaine des gardes de quartier , accompagné de monfieur de laBillarderie , lieutenant des gardes du corps, lui avoient porté 1'ordre du roi pour la conduire en prifon, auquel elle fe foumit fans réfiftance  De Madame de Staal. 257 & avec une grande tranquillité. La Billarderie demanda a la femme qui étoit coucliée dans la chambre de madame la duchelfe du Maine, fi elle n'étoit pas la demoifelle de L. .. . Elle dit bien fort que non , n'enviant pas pour lors le traitement qu'on me defbinoit. Je reftai feule avec mes trois gardes , depuis fept heures du matin, jufqu'a onze, fans rien favoir de ce qui fe paflbir. Je demandai a, 1'un d'eux , avec qui je ne laiffbis pas de m'entretenir affez légérement, fi je ne fuivrois pas madame , en cas qu'on la transférat en quelque lieu. Il m'affura qu'on ne lui refuferoit rien de ce qu'elle demanderoit. Cette efpérance me tranquillifa, mais je n'en jouis pas longtemps: car un autre garde vint dire au mien que la Princeffe étoit partie, & qu'ils pouvoient me laiffer avec un feul moufquetaire : ce qu'ils firent. La nouvelle de ce départ, dont je n'étois point , me ferra le coeur. Ce fut la première émotion que j'éprouvai: j'étois fi  2- 5 8 Mémoires préparée a tout le refte, que je n'en avois fenti aucun trouble. Je ne pus favoir ou l'on conduifoit madame la ducheffe du Maine, on me dit feulement qu'elle coucheroit ce jour-la a Effone , d'oü je jugeai fauffement qu'elle feroit gardée a Fontainebleau. J'aurois été bien plus affligée , fi j'avois fu alors qu'on la menoit en Bourgogne, gouvernement de monfieur le Duc, pour la mettre dans la citadelle de Dijon , qu'elle alloit dans des carroffes de louage, & n'avoit pour toute fuite que deux femmes de chambre. On lui envoya peu après , i la follicitation de madame la Princeffe , mademoifelle Desforges, parente de monfieur de Malefieu, attachée depuis long - temps a elle , fans aucun ntre. C'étoit fe voir étrangement réduite, pour une Princeffe toujours environnée de monde, &c qui fe croit feule quand elle n'eft pas dans la preffe. Le capitaine des gardes la quitta a Effone ; & monfieur de la Billarderie, avec les détachemens des gardes du corps  LH Madame de Staal. 259 & des moufquetaires , 1'amena a Dijon , oü il refta quelque temps auprès d'elle. II fut extrêmement touché du malheur de cette princeffe, & ne fongea qu'a adoucir par fes foins & par fes fervices, les horreurs de fa captivité. Monfieur le duc du Maine fut arrèté a Seaux, oü il étoit refté pendant le féjour que madame la ducheffe du Maine avoit fait a Paris. On le conduifit dans la citadelle de Dourlens, en Picardie, oü il fut gardé par un officier nommé Favencourt, qui le traita avec toute 1'impoliteffe & la dureté d'un véritable geolier. Monfieur de Malefieu, refté a Seaux avec monfieur le duc du Maine , y fut pris: on faifit fes papiers en fa préfence, & l'on trouva dans fon écritoire, fous le repli du contrat de mariage de fon fils , 1'original de cette lettre du roi d'Efpagne au roi de France, dont il avoit fait tant de perquifitions , 8c tant déploré la perte. Aufli - tot qu'il 1'appercut, ilfejettadeflus, & la déchira, mais monfieur Trudaine , qui faifoit la  i6"o Mémoires vifite de fes papiers, en reprit les morceaux, qui furent bien confervés , & on le mena a la baftille. Mefiieurs Davifard & Bar je ton , qui avoient travaillé aux mémoires fur les rangs des Princes légitimés, & n'étoient point entrés dans 1'affaire préfente, fe trouverent enveloppés dans la difgrace commune a tout ce qui étoit particuliérement attaché a la maifon du Maine. Le fils de monfieur de Malefieu , lieutenant général d'artillerie , & le chevalier de Gavaudun, furent pris a Paris, chez madame la duchefiè du Maine , en même temps qu'elle. Sa fille d'honneur , mademoifelle de Montauban , quoiqu'elle n'eut pas grande part a fa confiance , eut le même fort. Deux valets de chambre de la princeffe, quatre de fes valets de pied, deux frotteufes de fon appartement, toutes ces perfonnes, prifes d'un coup de filet, furent amenées le même jour a la baftille. On fit 1'honneur a l'abbé le Camus & a cette comteffe ruinée, de les y mettreaufii y mais, je crois,  De Madame de Staal. z6i un peu plus tard. On y fit venir peu après, du fond de fa province , le vieux marquis de Boifdavis , gentilhomme de Poitou , pour une lettre qu'il avoit écrite au duc du , Maine, remplie d'offres de fervices & d'aflurances de dévouement a fes intéréts, qu'on trouva dans les papiers de ce prince. Le cardinal de Polignac fut exilé a Anchin , une de fes abbayes en Flandres ; le prince de Dombes, & le comte d'Eu fon frere , envoyés a la ville d'Eu en Normandie , terre de monfieur le duc du Maine. La princeffe , fa fille, fut mife , par madame la Princeffe , au couvent de la Vifitation de Chaillot : toute cette maifon fut ainfi difperfée. Renfermée dans ma chambre , tête a ] tête avec un moufquetaire mal-informé , je ne pus rien apprendre de toutes ces chofes. Je crois qu'il auroit dit volontiers'; ce qu'il auroit fu ; car il s'offrit a me rendre tous les fervices que je voudrois exiger de lui. Je n'en voulus recevoir aucun, tant par défaut de confiance, que  2 6 z Mémoires pour ne pas lui donner , dans une conjono rure fi délicate, quelque droit ama reconnoiflance. J'avois cependant une caffette remplie de papiers non-fufpects par rapport aux affaires d'état, mais qui me regardoientperfonnellement, dont j'aurois bien voulu me débarrafler. Je crus, route réflexion faite, qu'il valoit mieux qu'elle tombat entre les mains des miniftres qu'en celles d'un moufquetaire. Heureufement celui-ci fut relayé par un autre , dans le temps qu'il commencoit de prendre trop d'intérêt a. mes malheurs. Celui qui vint a fa place , ne me parut pas fi compatiffant ■) il m'exhorta feulement a faire un léger repas, me faifant prefque enrendre que ce pourroit être le dernier : je ne favois quelle exécution fi brufque il m'annongoit, n'ayant nulle notion de ce qu'on Vouloit faire de moi. L'après-diner , meffieurs Fagon & Parifot, maitres des requêtes , vinrent prendre mes papiers. Je leur dis qu'ils y trouveroient quelques lettres galantes,  De Madame de Staal. 165 qu'il était bon de les avertir qu'elles étoient d'un homme de quatre-vingt ans , quóiqu'écrites d'une main écoliere, paree qu'il étoit aveugle : c'étoit l'abbé de Chaulieu , & le fecrétaire, fon petit laquais, qui ne favoit mot d'ortographe. Ces melfieurs examinerent mes livres oü ils ne trouverent rien a reprendre; fouillerent par-tout, jufquesfous mes matelas, & ne virent point cette calfette que j'avois défiré de fouftraire. Ils voulurent vifiter un corfre dont ma femme de chambre avoit la clef, cela les obligea de la faire venir , Sc on la laiifa enfuite avec moi; ce qui me fur d'une grande confolation. Une heure ou deux après , un officier des moufquetaires me vint dire que je me difpofaife a partir , fans m'apprendre oü l'on alloit me mener. Je lui demandai Ci la fille qui me fervöit ne viendroit pas avec moi. II me dit qu'il n'avoit nul ordre fur cela, Sc ne pouvoit le permettre fans favoir la volonté du régent. Je le priai inftamment de m'obtenir cette grace, qui  i ^4 Mémoires feroit la feule que je demanderois. II m'affura qu'elle me feroit accordée , & que cette fille me fuivroit de fort pres. II emmena fon moufquetaire , me renferma dans ma chambre feule avec elle , & me dit, que dans une demi-heure on viendroit me chercher. Cette pauvre Rondel, quoiqu'il n'y eüt qu'un an qu'elle fut auprès de moi, & qu'on lui eüt officieufement confeillé de ne me pas fuivre , m'affura que , quelque chofe quipütarriver, elle ne me quitteroit point. J'eus lieu d'être auflï contente de fon bon fens que de fon affection. La caffette pleine de mes papiers, qui m'étoit reftée , m'inquiétoit , quoiqu'il n'y eüt que des bagatelles; & j'eus 1'imprudence de lui dire de les jetter au feu quand je ferois partie , &c qu'elle fe trouveroit feule dans ma chambre. Je lui donnai la clef: elle n'eut le loifir de me faire aucune objection , car on vint auflitot me prendre , &c l'on me mit dans un carroffe avec trois moufquetaires. II  De Madame de Staal. 26"$ II étoit fept heures du foir , je me doutai alors que la route ne feroit pas longue &: qu'on me menoit a la Baftille : j'y arrivai en effet. On me fit defcendre au bout d'un petit pont, oü le gouverneur me vint prendre. Après que je fus entree, l'on me tint quelque temps derrière une porte, paree qu'il arrivoit quelqu'un des nótres qu'on ne vouloit pas me laifier voir: je ne comprenois rien a toutes ces rubriques. Ceux-ci placés dans leurs niches, le gouverneur vint me chercher, 8c me mena dans la mienne. Je paffai encore des ponts oü l'on entendoit des bruits de chaïnes, dont 1'harmonie eft défagréable. Enfin j'arrivai dans une grande chambre ou il n'y avoit que les quatre murailles fort fales, 8c toutes charbonnées par le défceuvrement de mes prédéceffeurs. Elle étoit fi dégarnie de meubles, qu'on allachercher une petite chaife de paille pour m'affeoir, deux pierres pour foutenir uti fagot qu'on alluma, & on attacha proprement un petit bout de chandelle au Tome I. M.  xGG Mémoires rnur pour m'éclairer. Toutes ces commo- dités m'ayant été procurées, le gouverneur fe retira, &c j'entendis refermer fur moi cinq ou fix ferrures, & le doublé de ver- roux. Me voila donc feule vis-a-vis de mon fagot, incertaine fi j'aurois cette fille qui devoit m'être une fociété & un grand fecours, plus en peine encore du parti qu'elle auroit pris fur 1'ordre non réfléchi que je lui avois donné, dont je vis alors toutes les conféquences. Je palfai environ une heurg dans cette inquiétude , & ce fut la plus pénible de toutes celles qui s'écouJerent pendant ma prifon. Enfin je vis reparoïtre le gouverneur qui m'amenoit mademoifelle Rondel. Elle lui demanda, d'un air fort délibéré, fi nous coucherions fur le plancher. II lui répondit fur un ton guoguenard affez déplacé, & nous laiffa. Dès que je fus feule avec elle , je lui demandai qu'étoient devenus mes papiers. Elle me dit qu'elle avoit ouvert la calfette; & que 1'en ayanr  De Madame de Staal. i£j trouvée toute pleine, fans que je lui en eulfe défigné aucun dont il fallut principalementfe défaire, elle avoit jugé qu'elle n'auroit jamais Ie loifir de tout bruler, 8c moins encore le moyen d'empêcher que les cendres ne dépofaflent contre elle 8c contre moi, qu'au furplus, elle avoit penfé qu'après la vifite faite dans ma chambre, on n'y reviendroit pas, qu'elle avoit donc pris le parti de refermer la caffètte, 8c de la remettre dans 1'endroit obfcur qui favoit dérobée aux premières recherches. Elle me rendit ma clef. Je louai fa prudence, qui avoit réparé une étourderie de ma part, dont les fuites pouvoient être facheufes. Nous nous entretenions paifiblement, lorfque nous entendimes rouvrir nos portes avec fracas: cela ne fe peut faire autrement. On nous fit paffer dans une chambre vis-a-vis de Ia notre, fans nous en rendre raifon. On ne s'explique point en ce lieu-la, 8c tous les gens qui vous abordent ont une phyfionomie fi ref Mij  268 Mémoires ferrée , qu'on ne s'avife pas de leur faire la moindre queftion. Nous fumes barricadées dans cette chambre aufïi foigneufement que nous 1'avions été dans 1'autre. A peine y étions-nous renfermées, que je fus frappée d'un bruit qui me fembla tout-a-fait inoui. J'écoutai affez long - temps, pour démêler ce que ce pouvoit être. N'y comprenant rien, 8c voyant qu'il continuoit fans interruption, je demandai a. Rondel ce qu'elle en penfoit. Elle ne favoit que répondre \ mais s'appercevant que j'en étois inquiete, elle me dit que cela venoit de 1'Arfenal dont nous n'étions pas loin, que c'étoit peutctre quelque machine pour préparer le falpctre. Je 1'affurai qu'elle fe trompoit, que ce bruit étoit plus ptès qu'elle ne eroyoit, 8c très-extraordinaire. Rien pourtant de plus commun : je découvris par la fuite que cette machine, que j'avois apparemment crue deftinée a nous mettre en pouffiere, n'étoit autre que le tourne-broche que nous entendions; d'autant mieux que  De Madame de Staal. iGy la chambre oü l'on venoit de nous transférer, étoit au-delfus de la cuifine. La nuit s'avancoit, Sc nous ne voyions ni lit, ni fouper. On vint nous retirèr de cette chambre oü je me dcplaifois fort, n'étant pas fortie de mon erreur fur le bruit qui continuoit toujours. Nous retournames dans la première. J'y trouvai un petit lit aifez propre , un fauteuil, deux chaifes, une table , une jatte, un pot-a-l'eau, & une efpece de grabat pour coucher Rondel. Elle le trouva mauifade & s'en plaignit. On lui dit que c'étoient les lits du roi, Sc qu'il falloit s'en contenter. Point de réplique : on s'en va 3 l'on nous renferme. • Ce fimple nécelTaire, quand on a craint de ne l'avoir pas, caufe plus de joie que n'en peut donner la plus fomptueufe magnificence a ceux qui ne ma^quent de rien. J'étois donc fort aife de me voir un lit, je n'aurois pas été fachée d'avoir auffi un fouper. II étoit onze heures du foir, Sc rien ne paroilfoit. Je me fouvins M iij  270 Mémoires alors de 1'exhortation de mon moufquetaire pour me faire diner, & je crus qu'inftruit des us & coutumes du lieu, il favoit qu'on n'y foupoit pas. La faim, qui chafle le loup hors du bois, me prelfoit, mais je ne voyois point d'ilfue. Enfin le fouper arriva, mais fort tard. Les embarras du jour avoient caufé ce dérangement; & je ne fus pas moins furprife le lendemain de le voir arriver a fix heures du foir, que je l'avois été ce jour-la de 1'attendxe fi long-temps. Je foupai, je me couchai, 1'accablement m'auroit fait dormir , fi la petite cloche, que la fentinelle fonne a tous les #quarts d'heure , pour faire voir qu'elle ne dort pas, n'avoit interrompu mon fommeil chaque fois. Je trouvai cette regie cruelle , d'éveiller a tous momens de pauvres prifonniers, pour les aflurer qu'on veille , non pas a leur fureté, mais a leur captivité; & c'eft a quoi j'eus plus de peine a m'accoutumer. Monfieur de Launay, gouverneur de  De Madame de Staal. 1711 notre chateau, venoit d'être inftallé dans fa place, quand nous y arrivames. Son prédécelfeur , monfieur de Bernaville, étoit mort la veille. Celui-ci étoit fort parent Sc fon éleve , qu'il avoit parfaitement faconné a toutes les pratiques de la geole. II vint me voir le lendemain de mon entrée. Comme j'avois remarqué qu'il affectoit le ton plaifant, je le pris" avec lui; il me trouva toute apprivoifée. Je lui demandai des livres & des carrés a jouer : il m'envoya quelques romes dépareillés de Cle'opatre, Je m'en aidai en attendant mieux; & je jouai au piquet avec Rondel. Elle me racontoit tout ce qu'elle avoit vu & oui dire le jour qu'on nous avoit arrêtées, avant qu'elle fvit renfermée avec moi. Quand elle avoit touc dit, je lui faifois recommencer, «Sc lui demandois fans fin ce qu'elle ne pouvoit favoir. J'étois curieufe principalement d'apprendre quels étoient tous les compagnons de notre infortune. Elle me dit tous ceux qu'elle avoit vu arrêter en mêmeM iv  27z Mémoires temps que moi a notre petit hotel da Maine : il nous en reftoit bien d'autres a eonnoitre. Nous aurons, dit-elle, une belle occafion de les découvrir, dimanche a la chapelle; & je vous promets que je ïemarquerai bien tout. Nous ne favions pas alors qu'on ne s'embarralfe guere de faire pratiquer aux prifonniers les devoirs de la religion. Ce fut une diftindion qu'on m'accorda, de me faire entendre la melfe les fêtes & les dimanches. Mais je n'y gagnai rien pour les découvertes que j'en attendois , on me cacha fous un pavillon, oü je ne pouvois rien voir, ni etre vue de perfonne. On prend tant de précautions pour qu'un prifonnier n'en puiffe appercevoir un autre , que le gouverneur me dit, qu'il ne pouvoit fe difpenfer de faire mertre du papier a mes fenêtres qui donnoient fur la cour intérieure du chateau. Je lui repréfentai, que c'étoit une peine inutile pour une aveugle comme moi. II avoit remarqué qu'en effet je ne voyois guere 5  De Madame de Staal. 273 & fe rendit, fans fonger que je me fervirois des yeux de ma compagne : c'eft ce que je fis. Elle paifoit la plus grande partie du jour a regarder au travers des vïtres, - placée de fagon qu'on ne la pouvoit voir , & que rien cependant ne lui échappoit. Meflieurs d'Argenfon & le Blanc, chargés de notre affaire , venoient interroger les prifonniers. Nous les voyions paffer la cour , & fe rendre dans une falie audeflbus de ma chambre. Le feu qu'on y allumoitlorfqu'ils devoient venir, rendoit de la fumée chez moi, & me donnoit d'avance un indice de leur arrivée. II n'y a point d'obfervateurs plus attentifs que des gens en prifon. Le grand loifir, le peu de diftraction, le vif intérêt les livrent tout entiers a eet exercice : rien qu'ils ne faffènt pour découvrir la plus petite chofe. Nos juges venoient fouvent accompagnés de l'abbé Dubois; & pour lors on rroyoit voir Minos, Eaque &c Rhadamante. Nous obfervions celui qu'on menoit fubir leur interrogatoire , oü l'abbé Mv M  274 Mémoires ne fe trouvoit pas. Je me proiternois fur mon plancher, pour tacher d'en attrapper quelques mots : cela étoit pourtant impoffible, aucun fon articulé n'arrivoit jufqu'a nous, on pouvoit tout au plus entendre un murmure confus, des éclats de voix, & difcerner la chaleur ou la tranquillité du colloque. Malgré 1'infuflifance de pareilles découvertes, nous nous y portions toujours avec la même ardeur. Cependanr j'attendois avec inquiétude le moment oü la fcène me feroit perfonnelle. Je préparois des réponfes a tout ce que j'imaginois qu'on me pourroit dire; j'en avois ralfemblé de quoi faire un volume. Aucune ne me fervit; & j'aurois pu dire , quand on m'interrogea: J'avois réponfe a tour, hormis a Qui va lal Ce ne fur pas fitót que mon tour vintj bien d'autres pafferent avant moi. Quand monfieur le marquis de Boifdavis fut appellé, ils lui demanderent en quels lieux, Sc comment il avoit formé de fi étroites liaifons avec le duc du Maine, Je ne 1'ai  De Madame de Staal. 275 jamals vu, leur dit—il, non plus que fon altelTè royale. Comment donc, reprit le miniftre, vous êtes-vous abfolument dévoué aux intéréts de ce prince, au préjudice du régent ? Comme on s'affectionne fans favoir pourquoi, répondit Boifdavis pour un joueur plutót que pour 1'autre. Ils n'en tirerent rien de plus, quoiqu'on eüt fait venir a grands frais , du fond de fa province, tous les papiers de fa maifon. Le peu de précautions que j'avois prifes en partant, toute occupée d'autre chofe que de ce qui pouvoit m'être nécelfaire, fit qu'au bout de quelques jours je me trouvai manquant de tout. Je n'avois que la cornette qui étoit fur ma tête, & pas plus de chemifes qu'une héroïne de roman enlevée, fans avoir, comme elle, la caffette aux pierredes. Je ne trouvai de reffource que dans rindufhie de la pauvre Rondel, qui fit la leflive de tout mon linge dans une jatte a laver les mains. Je me coëffai, pendant cette expédition, d'un mouchoir blanc qui m'étoit refté. Ce fut Mvj  1-7 S Mémoires dans eet extréme négligé que je recus la première vifite du lieutenant de roi de notre chateau. II n'y a point de fituation oü une femme ne fente le déplaifir de fe préfenter avec défavantage a quelqu'un qui ne 1'a jamais vue. Ce lieutenant de roi, nommé monfieur de Maifonrouge, tout nouvellement dans cette place , ci-devant capitaine-major de cavalerie, n'avoit jamais vu que fon régiment y c'étoit un bon Sc franc militaire, plein de vertus naturelles, qu'un peu de brufquerie Sc de rufticité accompagnoient €c ne défiguroient pas. II n'avoit d'abord voulu voir ni mademoifelle de Montaubanj ni moi; difant au gouverneur, quand il lui propofa de nous rendre vifite : Que voulez-vous que j'aille dire a ces peronnelles, qui ne feront que crier & pleurer ? II 1'affura que nous n'étions poinr fi défolées j il fe réfolut a nous voir. II vint donc chez moi; & pour me tenir un difcours confolant, il me dit que je ne devois pas m'inquiéter de ma fituation j que fi  De Madame de Staal. 177 madame la ducheffe du Maine avoir eu des torts , je n'en ferois jamais refponfable; qu'on m'excuferoit fur la néceflicé 011 j'avois été de lui obéir. Un tel propos me fut fufpeéfc, & je ne doutai prefque point que eet homme, que je ne connoiffois pas alors, ne vint me tendre un piége. Je lui dis que je ne fondois point ma fécurité fur ce qui m'étoit perfonnel; mais qu'étant perfuadée qu'on ne trouveroit rien contre madame la ducheffe du Maine, je ne pouvois appréhender que fes frutes rejailliifent fur moi; que fi elle en eüt fait oü j'euffe participé , je ne me croirois pas difculpée par des commandemens auxquels on ne doit jamais fe foumettre; Etonné d'entendre raifonner fi tranquillement quelqu'un qu'il avoit cru trouver dans les excès du défefpoir , il fe prit d'affeótion pour moi dès ce premier moment, & s'accoutuma a me voir très-fouvent. Au fort de la difette oü je me voyois de toutes chofes , Ie gouverneur vint chez moi, fiüvi d'un ballot de toutes mes nip-  2-7 8 Mémoires pes, avec une bourfe pleine dor. Je n'aurois fu d'oü venok eet utile fecours, fi je n'avois reconnu la bourfe que j'avois faite & donnée autrefois a monfieur de Valincourt. C'étoit lui qui, fans craindre de m'avouer dans un temps ou mes amis n'ofoient me connoitre, & qui plus obligé que perfonne a garder des mefures par rapport a fon maitre, alla d'abord demander aux minilbes, non-feulement de me rendre ce fervice, mais encore la liberté de m'envoyer toutes les femaines une feuille de papier ouverte , contenant plufieurs demandes fur les chofes dont je pouvois avoir befoin. Elle avoit une grande marge, fur laquelle, fuivant la permifiion qu'il m'en avoit obtenue, je répondois par monofyllabesachaque article, enpréfence du gouverneur, qui me 1'apportoit & la lui renvoyoit. Cet heureux fecours ne me manqua point, depuis le moment qu'il fut accordé, jufqu'a celui oü je fus remife en liberté; & monfieur de Valincourt ne fe rebuta pas d'entrer dans les plus petits /  De Madame de Staal. 17$ détails de tout ce qui m'étoit néceflaire ou fimplement agréable, fans oublier même ce qui regardoit ma femme de chambre. II ne négligea pas non plus de faire retirer &z mettre chez lui mes meubles, qui auroient été perdus dans cette maifon de louage, rendue aufli-tót après qu'on nous y eüt arrêtés. Des attentions fi fuivies en des chofes fi peu éclatantes, porroient le caraébere d'une vraie amitié, dont le foin a&if me rendoir tout ce que j'aurois pu attendre de moi-même en pleine liberté. Soulagée ainfi des plus grandes peines de mon état, j'en aurois goüté le repos, s'il n'eüt été troublé par une funefte penfée qui m'afliégeoit continuellement. Quelques jours avant que je fufte a la baftille, l'abbé de Chauheu m'avoit conté, a 1'occafion de tous les gens qu'on y mettoit, des hiftoires effrayantes de ce* qui s'y paffoit; entr'autres, celle d'une femme de condition , a qui autrefois on y avoit donné la queftion , fans lui faire fon procés; & fi rudement, qu'elle en étoit de»  2 8 o Mémoires meurée eftropiée toute fa vie. II préten* doit que ce moyen y étoit fouvent employé fans aucune formalité, & que 1'exécution s'en faifoit par les valets de la maifon. Cette opinion, qu'il m'avoit mife dans 1'efprit , avoit de quoi m'allarmer ; je paffo.is pour inftruite du fecretde i'affaire; j'étois fans doute fuppofée aufïi foible que les femmes ont coutume de 1'être, d'ailleurs un perfonnage peu important. II y avoit toute apparence que , fi l'on tentoit cette voie, le choix tomberoit fur moi. Frappée de cette idéé, j'avois tin extréme défir d'en éclaircir les fondemens; mais je ne favois comment m'y prendre. Je hafardai, un jour que j'étois avec notre lieutenant de roi, d'amener la converfation fur plufieurs chofes que j'avois oui dire qui fe faifoient a la baftille; il les traira la plupart de contes puériles. Enfin baiffant le ton , comme on fait ordinairement quand on eft embarraffé , je lui dis qu'on prétendoit qu'on y donnoit quelquefois la queftion fans forme de procés.  De Madame de Staal. 281 II ne me répondit rien. Nous nous promenions dans ma chambre pendant eet entretien \ il rit encore un tour, & s'en alla affez brufquement. Je demeurai toute éperdue , & plus perfuadée que jamais du finiftre traitement qu'on me deftinoit. Je crus que notre homme en étoit informé, & que cette connoiffance lui avoit fermé la bouche, ne voulant ni prévariquer dans fon miniftere, ni avancer , par la prévoyance , le mal que je devois fubir. Je continuai de me promener a grands pas, faifant fur ce fujet de profondes réflexions. Je n'avois a cceur que de bien faire, 8c je ne me fouciois, ni de fouffrir, ni de mourir; mais je craignois ce que peut, contre les réfolutions les plus fortes, 1'excès de la douleur , & je n'ofois me répondre de moi, dans un cas oü je n'avois pas ma propre expérience pour garanr. J'en appellai d'étrangeres a mon fecours. Pourquoi ne ferois-je pas, me difois-je, ce que d'autres ont fait ? On fouffre des opérations affreufes, pour fauver fa vie. Que  2 S z Mémoires fait la douleur ? elle arrache des cris, Sc ne peut vous forcer d'articuler des paroles. Après eet examen , je me tranquillifai, & j'efpérai de moi, foutenue par de puiffans motifs, ce qui n'étoit pas au-delfus des forces de la nature. Je m'appercus par la fuite que notre lieutenant étoit fourd d'une oreille ; Sc me relfouvenant que j'avois adreffé mon interrogation de ce mauvais cóté , je ris de la vaine frayeur que fon apparente circonfpeétion m'avoit caufée. Je n'en étois pas encore délivrée, lorfque je fus appellée pour être interrogée par nos commuTaires. Je pris la précaution de mettre un peu de rouge que j'avois dans ma poche , quoique je ne m'en fervilfe jamais, pour dérober, autant qu'il me feroit poffible, 1'altération de mon vifage propre a me décéler. II y avoit déja trois femaines que j'étois en prifon, quand ces meffieurs me parierent. Le garde des fceaux, avec fon air févere, me dit de m'alfeoir, enfuite d'óter nlon gand. J'ótai  De Madame de Staal. 2.83 celui de la main gauche, ne fachant de quoi il s'agiflbit. II me dit de 1 'bter de la droite, &c de la lever. Je fis tout ce qu'il j voulut, bien réfolue de ne lui dire que ce i qui me plairoit. II me demanda en quels lieux & de quelle maniere j'avois paffe ma vie. Je i lui dis que j'avois été en couvent depuis I ma naiflance, jufqu'a ce que je fuffè chez madame la ducheffe du Maine : mon hiftoire fut courte. Enfuite il me dit que cette princeffe avoit une grande confiance' en moi. Je répondis que mon fexe, & la place que j'occupois auprès d'elle , ne i comportoient pas cette grande confiance. ) On me répliqua que j'étois une partie des nuits avec madame la ducheffe du Maine; & l'on s'informa a quoi fe paflbit ce tempsla. Je dis que c'étoit a faire une leélure | pour 1'endormir. Monfieur le Blanc dit j qu'il n'étoit pas vraifemblable que cette I Ie&ure ne füt fouvent interrompue : j'en convins. Et par quels propos, reprit-il? i C'étoit ordinai&hent, lui dis-je, fur le  2 §4 Mémoires fujet de la lêctufè. Madame la ducheffe du Maine , reprit encore monfieur Ie Blanc, a 1'efprit trop vif, pour traiter long-temps la même matiere, fins y en meier d'autres. Auflï faifoir-elle, répondis-je ; Sc fes difcours étoient fi divers , qu'il ne me feroit pas poffible de m'en fouvenir. On ajouta : Vous étiez fecréraire de madame la ducheffe du Maine. Je dis que je n'en avois jamais porté le titre, ni exercé la fonction ; qua la vérité , je prenois foin de fes livres, Sc que je me mêlois de petites difcuflions qui avoient rapport a eet emploi. On m'allégua que j'avois fouvent écrit au bibliothécaire de la bibliotheque du roi. Je dis que madame la ducheffe du Maine, dans le temps qu'elle faifoit des écrits fur fon affaire des rangs , ayant eu befoin de plufieurs livres qu'elle faifoit demander a la bibliotheque , elle m'avoit chargée de ce foin. Après cela, il me fut dit qu'on avoit en main beaucoup de lettres que j'avois écrites a un abb?T J'héfitai quel-  De Madame de Staal. 285 ques momens a répondre, ne pouvant me remettre ce que c'étoit que ces lettres. Enfin , rappellanr mon fouvenir , je dis 1 qu'apparemment elles étoient écrites a un abbé le Camus , qui avoit offert fes fervices a madame la ducheffe du Maine, pour écrire fur la conteftation des rangs; 1 que 1'incapacité du perfonnage l'avoit ré» ■ duite a n'accepter de fa part que des re- ■ cherches qui avoient rapport a la matiere dont il s'agifibit; qu'elle lui avoit dit de me les communiquer , & que cette commiffion avoit fourni, pendant un temps, nouvelle occafion chaque jour a l'abbé le Camus de m'écrire, pour m'envoyer fes . remarques; que madame la ducheffe du Maine, touchée de fes foins, tout inutiles qu'ils étoient , m'avoit ordonné de lui 1 témoigner, de fois a autre, qu'elle lui en : étoit obligée. Les lettres même, ajoutai-je, . font foi qu'il n'étoit pas queftion d'autre I chofe. On m'objecta qu'il y étoit fait menI pon de la conjlitution. Je répondis que je ne m'en fouvenois pas; que je ne m'étois  i86" Mémoires jamais occupée de matieres que je n'entendois point, & qui étoient fi peu de ma compétence. On me dit enfuite qu'on avoit trouvé un papier déchiré dans la chambre de madame la duchefiè du Maine, le jour qu'on 1'avoit arrêtée, & qu'il falloit que ce fut moi qui 1'eut déchiré. Cela n'étoit pas; je 1'affirmai. Puis l'on me demanda fi elle avoit fu qu'elle düt être arrêtée. Je dis qu'il en avoit couru des bruits qui avoient été jufqu'a elle; mais qu'il ne m'avoit pas paru qu'elle y eüt fait grande attention. Je croyois toujours qu'on m'alloit dire des chofes plus embarraflantes , & que c'étoit pour me dépayfer qu'on m'entretenoit de ces bagatelles : j'y fus trompée. On ne me dit pout lors rien de plus important. Monfieur le Blanc fortir, pour faire avertir quelqu'autre prifonnier qu'ils vouloient voir. Monfieur d'Argenfon, feul avec moi, me demanda fort gracieufement fi j'étois bien traitée, & me fit Voir  De Madame de Staal. 287 que c'étoit fon intention; d'oü je jugeai que je lui avois été recommandée de bonne part. En effet, la marquife de Lambert avoit témoigné a. une perfonne qui avoit .beaucoup de crédit fut lui, de fes amies a elle , tout l'intérêt qu'elle prenoit a moi. Je fus affez contente de la facon dont je m'étois tirée de cette première occafion , fans paroitre embarraffée, ni intimidée, n'ayant dit que ce que je voulois dire, & ne m'étant prefque pas écartée du vrai, dans lequel il me femble que 1'efprit, forcé a quelque détour, rentre aufïi naturellement, que le corps qui circule, ratrappe la ligne droite. Je crus pouvoir me répondre que je foutiendrois bien mon rble jufqu'au bout. Comme il n'y avoit que ma conduite qui put dépendre de moi, & que d'ailleurs je favois que les princes fe tirent toujours d'affaire, je ceffai de m'agiter. Je fus pourtant extrêmement touchée , quand j'appris que madame la ducheffe du Maine étoit renfermée dans  288 Mémoires la citadelle de Dijon ; mais hors quelques circonftances affligeantes que je découvrois de temps en temps, ma vie étoit douce & tranquille : j'y trouvois même plus de liberté que je n'en avois perdu. II eft vrai qu'en prifon, l'on ne fait pas fa volonté ; mais aufli l'on n'y fait pas celle d'au trui: c'eft au moins la moitié de gagné. L'éloignemenr de toutes fortes d'objets y écarté les défirs , ou 1'impolïibilité d'en fatisfaire aucun les étouffe dès leur naiffance. II n'en eft pas de même dans la fervitude; tout s'y offre & fe refufe en même-temps a nos fouhaits. La encore on eft exempt des affujettiffemens, des devoirs , des égards de la fociété ; & , a tout prendre , c'eft peut-être le lieu oü l'on eft le plus libre : il me fembla du moins alors que ce paradoxe pouvoit fe foutenir par des raifons affez plaufibles. Je ne fentis point en prifon 1'ennui, qu'on y redoute principalement; ce fentiment , fi c'en eft un , & que ce ne foit pas plutbt leur entiere privation , incom- patible  De Madame de Staal. 289 patible avec les troubles & les mquietud.es qui s'emparerent de moi dans les premiers temps , ne put d'abord me faifm Je m'en garantis, quand je fus plus calme , par les occupations que je me fis, & par tous les amufemens qui fe préfenterent a moi, que j'avois foin de recueillir. Ce n'eft pas 1'importance des chofes qui nous les rend précieufes ; c'eft le befoin que nous en avons. Je fus étonnée du parti que je tirai d'une chatte, que j'avois demandée fimplèment dans 1'intention de me délivrer des fouris dont j'étois perfécutée ; cette chatte étoit pleine ; elle fit fes petits chats , &c ceux-ei en firent d'autres. J'eus le loifir d'en voir plufieurs générations : cette jolie familie faifoit des jeux 8c des danfes devant moi, dont je me divertiftbis fort bien, quoique je n'aie jamais aimé aucune forte de béte. Je pris aufli un goüt, qui m'étoit tout nouveau , pour le jeu & pour 1'ouvrage : toutes ces chofes mifes a leur place , me délalfoient des lectures férieufes dont je Tomé I, jsj-  Mémoires faifois ma principale occupation. Cette expérience m'apprit que ce qui rend les divertiifemens les plus vifs , infipides pour les gens dont la vie en eft uniquement remplie, c'eft qu'ils perdent leur véritable fondion , qui eft de repofer le corps ou I'efprit fatigué du travail. Elle m'a fait penfer aufll que chaque état a fes plaifirs , même celui de la vieillefle & de 1'infirmité. II n'y en a point qui faffe naitre tant de befoins ; leur foulagement a plus de délices, que la jouilfance des biens qu'une efpece de néceilité n'a pas précédée. Cette réflexion eft propre a diminuer la crainte des fituations facheufes ou l'on peut tomber. On les envifage , comme on fait 1'habitation de la zóne torride, qui femble infoutenable , paree qu'on ne confidere que 1'exceffive chaleur qu'il y doit faire, fans fonger aux vents & aux pluies qui la temperent. II y avoit plus de trois mois que j'étois dans cette paifible demeure, lorfque, fur la fin du carême, le gouverneur me de-.  De Madame de Staal. manda fi je voulois faire mes paques. Je m'informai s'il me feroit permis d'avoir un confelfeur a mon choix ; on me dit que non, qu'il falloit fe contenter du chapelain de la maifon, ou ne fe point confeffer. Tous les officiers m'en étoient rellement fufpedTs, que je fus tentée de remettre ce devoir a un temps plus opportun. Cependant, joignant a Ia néceffité de le remplir , des réflexions fur la mauvaife grace de s'en difp'enfer; craignant même que le régent, qui entroit dans les moindres détails de notre conduite , n'en tirat des inductions facheufes, je me déterminai, a tout rifque , de faire cette confeflion. Comme j'avois diverfes chofes a i rappeller dans mon fouvenir quipouvoient l fe confondre, je demandai au gouverneur idu papier pour les mettre en ordre & ne Hes pas oublier 5 il me dit qu'il ne laiffoit ; rien écrire chez lui qu'il n'en fit la leéture ; :qu'il me donneroit, a cette condition, ce que je lui demandois. Cette médiante plaifanterie ne fervit qua me convaincre Nij  2 c, % Mémoires de fon exceltive défknce, que j'avois éprouvée auparavant, lorfque 1'ayant prié jufqu'a me mettre a genoux devant lui, d'écrire lui - même un billet a madame de Grieu, que je di&erois , pour la tirer de 1'horrible inquiétude oü elle étoit de mon fort, il avoit été inflexible a toutes mes inftances, craignant un fens caché fous les chofes fimples qu'il auroit écrites de fa propre main. Je m'en fiai donc a ma mémoire de 1'exaótitude de ma confeflion. Jamais foup9011 ne fut plus injufte que j'avois eu de notre chapelain; je trouvai en lui le meilleur homme du monde , fimple 8c compatiffant; plus difpofé a plaindre mes malheurs quame reprendrede mesfautes. Je fus fort aife d'avoir rencontré fi heureufement, 8c furmonté la vaine frayeur qui vouloit 1'emporter fur un précepte 8c fur une bienféance indifpenfable. La bonne foi, inféparable de mes actions , 8c la volonté que j'ai toujours eue de ne rien faire que le mieux qu'il m'eft  De Madame de Staal. 193 poffible , me rappellerent clans cetté conjondture a la dévotion ; tout le tracas des intrigues politiques , les paffions qui s'y meient, & la diffipation du monde, m'avoient infiniment diftraite; ce nouveau fecours fixa la tranquillité dont je jouiifois déji: auffi vis-je fans émotion bien des chofes qui auroient du me troubler. Le comte de L...., au grand étonnement de tout le monde, qui le regardoit comme un des principaux chefs de 1'entreprife, étoit demeuré en liberté ; je ne doutois pas qu'il n'eüt été arrèté en même temps que nous, & je demandois fouvent a Rondel, qui ne le connoiifoit point, li elle ne voyoit pas un grand homme fee avec une mentonniere noire, qu'il portoit depuis que , pour fruit de la guerre , il avoit eu Ia machoire fracalfée. Enfin elle le vit arriver dans le temps dont je parle , s ecna: Ah ! voila 1'homme a la mentonniere. J'avois plus traité avec lui qu'avec aucun autre ; 8c quoique je me fiafie aux parolés que nous nous étions données, j'auN iij  25H Mémoires rois mieux aimé le favoir bien loin que fi pres. La prife du comte de L fervit de moyen pour embarralfer le marquis de Pompadour , qu'on vouloit abfolument faire parler, & qui, jufques-la, s'étoit obftiné a fe taire. On lui produifit, fur le pied d'aveux faits par le comte , des chofes qu'il n'avoit dites qu'a lui, lefquelles fans doute avoient été ou fimplement conjeóturées , ou révélées par quelques confidens indifcrets a qui monfieur de L .... pouvoit les avoir dites avant que d'être arrêré; car, depuis qu'il le fut, on ne put rien tirer de lui. Cependant monfieur de Pompadour, qui n'étoit pas ferré a glacé, menacé d'une confrontation avec le comte, chancela dans fes réponfes. Nos miniftres le voyant ébranlé, dreflerent une nouvelle batterie pour 1'atterrer. Maifonrouge, lieutenant de roi , s'étoit fort attaché a. lui. Monfieur le Blanc le prit un jour en particulier , & lui dit en grande confidence , qu'il s'intérefibit a M. de Pompadour, &  De Madame de Staal. 295 qu'il étoit au défefpoir du mauvais tour que prenoit fon affaire; qu'on alloit lui faire fon procés, & qu'il auroit la tête tranchée , a moins qu'il ne prévint fon malheur par un fmcere aveu de tout ce qui s'étoit paffé , dont on vouloit i'entiere déclaration écrite de fa main; que monfieur le duc d'Orléans auroit befoin d'une telle piéce, pour juftifier fes démarches , & que c'étoit le feul moyen d'empêcher qu'il n'abandonnat a la rigueur des loix les perfonnes comprifes dans cette affaire. Monfieur le Blanc fit fentir au lieutenant de roi, qu'il ne lui confioit des chofes d'un fi profond fecret, qu'afin qu'il tachat d'engager le marquis de Pompadour a prendre le feul partiqui pouvoit le fauver. Ayant ainfi ému le bon cceur de Maifonrouge , fans craindre que les mouvemens en fuffent redreffés par Ia fineffe de fes lumieres , il fe promit le fuccès d'une négociation oü il avoit fi bien trompé 1'ambafladeur. Lepauyrelieutenant, encore touteffrayé N iv  196" Mémoires de ce qu'il venoit d'entendre, cour/ut chez monfieur de Pompadour, a qui il ne laiffa rien ignorer de cette confidence, dont on s'étoit gardé de lui recommander le fecret. Le marquis prit 1'épouvante , & fe réfolut atoutce qu'on vouloit de lui. II fit une confeffion générale , fans rien déguifer , ni omettre. II fit plus : quand on commence a gliffer, on ne s'arrête qu'au bas de la pente. II avoit écrit que, lorfqu'il traitoit de 1'affaire préfente avec madame la ducheffe du Maine , elle rompoit la converfation dès que monfieur le duc du Maine paroiffoit. Monfieur le garde des fceaux , bleffé de ce qui tendoit k juitifier ce prince, dit a monfieur de Pompadour , que ce n'étoit point 1'apologie du duc du Maine qu'on lui demandoit, & qu'il falloit rayer eet article. II le raya, & ne fit point fentir k monfieur d'Argenfon, que c'étoit prévariquer dans fon miniftere de ne pas recevoir également ce qui étoit k charge & a décharge. Monfieur le duc d'Orléans, qui avoit  De Madame de Staal. ipj traité avec tant de rigueur des gens li conlidérables, & fait un fi grand éclat dans le monde fur des fondemens aifez légers, ne fongeoit qu'a colorer fa conduite aux yeux du public. II étoit ravi d'avoir en maiii 1'écrit qu'on avoit arraché au marquis de Pompadour, & fe flattoit que la crainte ou 1'ennui lui fourniroit de pareilles pieces de chacun de nous. II auroit, difoit il, donné un miilion de celles que le chevalier de Menil avoit jettées au feu. On accorda a monfieur de Pompadour,. pour récompenfe de fa lincérité, non la liberté qu'on lui avoit fait efpérer, mais. le divertilfement de la promenade fur ie bafiion , oü on le menoit tous les jours, J'eus peu de remps après la même faveur 3 fans favoir ancunementméritée. Onétendit cette grace a plufieurs des nótres, qu'on promenoit bien accompagnés fur les tours du chateau, les uns après les autres. J'avois par diftinótion La derniere heure pour ma promenade; & notre lieutenant, qui s'afN Y  xyS Mémoires feóiionnoit a moi de plus en plus, s'étoit réfervé de m'y conduire. II m'annonca le dernier jour d'avril, en venant me prendre , que monfieur le Blanc avoit apporté 1'ordre de faire cefler toutes nos promenades le premier de mai. La fingulariré du jour défigné pour nous renfermer, après nous avoir fait effuyer toutes les intempéries de 1'air, me furprit, Sc me perfuada qu'on avoit voulu nous tourmenter a titre de plaifir. Le lieutenant de roi m'expliqua que nos profonds politiques avoient penfé que , dans un temps ou tout le monde fe promene les paflans, Sc principalement ceux qui s'intérefleroient a quelques-uns de nous, viendroient les lorgner; qu'on pourroit leur faire des fignes & en recevoir d'eux, Sc que cela feroir d'une dangereufe conféquence. Hélas ! monfieur, lui dis-je, on auroit beau me lorgner de prés, comme de loin , je n'en verrois rien. Quand eet accident m'elt arrivé , il a toujours fallu m'en avertir. Eh ! oü feroit ici l'avertif-  De Madame de Staal. zyy leur ? En tenant ces propos , nous nous acheminions vers le jardin du baliion, oü je dis en entrant, comme Phedre : Soleil, je te viens voir pour la derniere foiy. II arriva peu après un accident qui auroit pu me caufer plus de chagrin , que je n'en eus de cette privation. Je vis un beau matin (il y avoit alors quatre mois que nous étions en prifon) fortir de notre chateau trois perfonnes de celles qui avoient été prifes en même temps que moi: c'étoit mademoifelle de Montauban, monfieur de Malefieu Ie fils, & monfieur Barjeron. Le gouverneur, qui fe douta que je m'en ferois appercue , ne crut pas. m'en devoir faire myftere ; & perfuadé que je ferois défefpérée de voir la délivrance des autres fans la mienne , il chereha des raifons pour me faire prendre eet événement en bonne part. Après m'avoir exhortée a ne me pas afiliger, il me dit que c'étoit une marqué qu'on me mettroit ent liberté. Je répondis a la première partie de fon difcours , que j'étois fort éloienée. Nvj  3 oo Mémoires de me faire un furcroït de peine, de Ia ceflation du malheur de mes compagnons d'infortune ; que c'étoit plutót un foulagement de n'avoir plus a m'inquiéter pour eux. Quant a ce qui regardoit fes pronoftics, je lui fis voir que je ne prenois point le change y & qu'il étoit vifible qu'après le triage qu'on venoit de faire, ceux qu'on avoit retenus le feroient pour long-temps. Je ne fais fi ce fur pour nous confoler de cette aventure, qu'on nous rendit la promenade. J'eus une faveur particuliere dont je fus plus touchée. Notre lieutenant demanda a monfieur le Blanc la permiflion de me donner de 1'encre & du papier , fimplement pour le barbouiller de mes idéés. II y confentit, a condition que les feuilles feroient cotées, & que je les rendrois par compte. Cela m'alfujettir dans le choix des matieres que j'aurois pu traiter. J'en pris une fort grave, pour qu'on n'y trouvat rien a redire : ce fut des rérlexions morales fur quelques paflages.  De Madame de Staal. 301 de VEccléfiaJle. Des diftraótions qui me furvinrent, m'empêcherent de continuer eet écrit. M. de Maifonrouge débarraffé , par la fortie de quelques-uns des nótres, d'une partie de fes foins, les redoubla a. mon égard. II prenoit, fans s'en appercevoir, le plus grand attachement que jamais perfonne ait eu pour moi. C'eft le feul homme dont j'aie cru être véritablement aimée , quoiqu'il me foit arrivé, comme a route femme, d'en trouver plufieurs qui m'aient marqué des fentimens. Celui -ei ne me difoit pas un mot des liens; & je crois m'en être appercue long-temps avant lui. II étoit tellement occupé de moi, qu'il ne parloit d'autre chofe. J 'étois 1'unique fujet de fon entretien avec tous les prifonniers aqui il rendoit vifite; & il croyoit bonnement que c'étoient eux qui ne faifoient que lui parler de moi. II revenok me voir , tout ravi de 1'eftime prétendue que je leur avois infpirée. Cela eft étonnant, me difok-il3 a quel point on vous admire,,  3 02 Mémoires 6c combien ici tout le monde sintérefle a vous: on men parle fans ceffe, & je ne puis aller nulle part, que je nemende vos louanges. Cela devint vrai par la fuite , quand on eut remarqué le plaifir extreme qu'il y prenoit. La dépendance a fait ruitte la flatterie; les captifs 1'emploient auprès de leurs géoliers, comme les fujets envers leurs fouverains. Le foible de Maifonrouge découvert, les gens fous fes ordres fongerent a le gagner paria. : les uns m'envoyoient des rafraichiflemens ; les autres, des livres amufans; cbacun, felon ce qu'il avoit en main, m'offroit une efpece d'hommage qui paffoit toujours par lui. Le chevalier de Menil s'aida d'un rêve qu'il avoit fait ou feint, pour faire fa cour a ce maïtre. II lui dit un jour, (ceci avoit précédé quelqu'une des chofes que j'ai racontées de fuite pour n'en pas rompre le fil) il lui dit donc qu'il avoit rêvé la nuit précédente, qu'on lui avoit fait fon procés, (c'eft bien un rêve de prifonnier) 6c  De Madame de Staal. 30j qu'il avoit été condamné a demeurer a perpétuité a la baftille , mais en fociété avec moi, qui n'en devois non plus jamais fortir; que cette circonftance 1'avoit confolé de ce jugement rigoureux. Cela parut a Maifonrouge flatteur pour moi, de la part de quelqu'un qui ne m'avoit jamais vue; 8c 1'idée de me tenir toujours fous fa garde, ne lui déplut pas. II vint auffitot me régaler de ce récit. Je ne fais pourquoi j'y fis plus d'attention , qu'aux chofes pareilles qu'il avoir coutume de me dire. Quelques jours après, il atla voir de Menil , qui avoit pris médecine ; 8c dans fa converfation , ayant parlé de vers, il lui dit: Vous en devriez faire pour divertir votre voifine. Son logement étoit vis-avis du mien. Eh ! commen:, lui dit-il ? je n'ai ni papier, ni plume. Qu'a cela ne tienne , lui dit le lieutenant: voila un crayon 8c du papier; écrivez. II écrivit des vers faits a la hate , fur un chiffon que Maifonrouge m'apporta , charmé de me procurer ce nouveau divertiflement;  J 04 Mémoires Sc pour le rendre plus complet, il me dit: Répondez en même ftyle, je vous donnerai ce qu'il vous faudra. Ce commencement d'aventure me plut extrêmement; je fus le meilleur gré du monde au lieutenant de roi de fa complaifance. Je répondis donc en vers demi-Marotiques, comme étoient ceux que j'avois recus. A ma réponfe , en fuccéda une autre le lendemain, a laquelle on me fit encore répliquer. Maifonrouge ne voyant rien dans ce badinage qui put intérefler ni le roi, ni 1'état, Sc s'appercevant que j'y prenois grand plaifir , nous exhorta de continuer, Sc nous en fümes ravis. Notre poéfie, toute informe qu'elle étoit, me gênant un peu , j'infinuai que la profe , comme plus facile, feroir plus agréable. Le lieutenant y confentit, avec la même bonté d'ame; Sc tous les jours il m'apportoit une lettre ouverte, Sc reportoit ma réponfe. Nous mêlions de temps en temps quelques vers a la profe : le tout ne con-' tenoit que de pures badineries.  De Madame de Staal. joj II faut être ou avoir été en prifon, pour connoitre le prix d'un pareil amufemenr. Nos vers étoient des plus mauvais qui fe falfent; je les mettrai pourtant a la fuite de ceci, avec une partie des lettres, pour conferver tout l'hiftorique de cette bizarre aventure. Ce commerce d'invifibles devenoit galant de plus en plus; je m'y prêtois fans fagon öc fans inquiétude : cependant de Menil étoit fort curieux de m'entrevoir; il le marquoit de temps en temps dans fes lettres. Je lui foutenois que c'étoit le fin de notre aventure, de ne nous être jamais vus; qu'en perdant eet avantage, elle deviendroit commune , moins piquante, Sc notre commerce plus contraint. Malgré ces fages avis, il redoubloit fes inftances auprès du lieutenant, pour obtenir une entrevue. Enfin il nous montra 1'un a 1'autre , en nous placant chacun fur le pas de notre porte. Nous demeurames aifez interdits : (peut-être de ce qu'il nous falloit réciproquement rabattre de nos idéés)  3 o 6 Mémoires nous ne nous dïmes rien ; celle étoit Ia | convention; & un moment après, nous I difparümes. Les lettres qui fuivirent cette I apparition , fe reflèntirent du tort qu'elle I nous avoit fait: je m'en appercus. Cela I fournit quelques nouvelles plaifanteries : nous avions épuifé tout ce qui fe pouvoit tirer de notre première fituation. Les prifonniers ne font pas gens a fe rebuter aifément. Le chevalier, croyant trouver plus de reflburce dans un entretien que dans cette fimple entrevue, dit au lieutenant de roi, que la faveur qu'il nous avoit faire étoit trop légere ; que ce n'étoit pas la fe voir; que, pour faire connoiffance , il falloir fe parler; «Sr enfin en arracha cette derniere condefcendance. Le lieutenant 1'amena un foir chez moi: j'étois couchée; & pour ne pas gêner la converfation, il le laiffa au chevet de mon lit, «Sc s'amufa , a quelques pas de-la , a. entretenir mademoifelle Rondel. Nouvel embarras fe jetta entre nous. Le chevalier, comme Tonquin d'Armorique, qui,  De Madame de Staal. -07 quand il eut trouvé fa mie, ne favoit bonnement que lui dire, ne fut auifi de quoi me parler. Nous tinmes pourtant quelques propos communs : nous n'eumes pas lieu detre plus contens 1'un de 1'autre, en avancant chemin, que nous ne 1'avions été de la première démarche. Maifonrouge s'appercevant que notre converfation ne faifoit que trainer, la vint relever: elle fe foutint un peu mieux avec lui. Le tout enfemble fut fi court, que véritablement nous n'avions guere eu que le loifir de nous reconnoitre. Nous en demeurames la. Pour lors nous nous écrivions toujours 5 mais ce palfe-temps commencoit a perdre la grace de la nouveauté; & le peu que nous nous étions vus, lui ótoit 1'aifance & la familiarité qui en faifoient le principal agrément, fans rien mettre encore a la place. J'employai, pour le fufpendre , un prétexte qui fe préfenta : je mandai au chevalier de Menil que j'allois me mettre en  }0% Mémoires retraite, pour me préparer a la fête; (c'étoit celle de la Pentecóte, que mon retour a la dévotion me donnoit envie de bien célébrer) & je trouvai que 1'écriture étoit une grande diftraction pour des reclus. Le tumulte du monde n'en donne peut-être pas tant a ceux qui font tout au travers. Le chevalier de Menil prit les raifons de ma retraite pour bonnes, & ne traverfa point mon delfein, foit qu'il en refpectat les motifs, foit qu'il füt a bout d'écritures : pour moi, qui m'en croyois lalfe, ren fentis bientót la privation. Le vuide qu'elle mettoit a la place d'un amufement que les circonftances avoient rendu affez vif, me fit voir que j'y tenois bien plus que je ne l'avois imaginé. Je me fentis extrêmement piquée du peu de réfiftance qui avoit été faite a ma propofition; & ce fentiment, difproportionné a fa caufe, m'en fit craindre un plus férieux. Cette appréhenfion, jointe amon dépit, m'aida  De Madame de Staal. $09 a foutenir la gageure. Le fidele Maifonrouge me reftoit plus aflidu, plus attaché, & moins avancé que jamais. C'eft le fort d'une ardeur trop fidelle 8c trop pure , de trouver toujours des ingrats. II me fit une efpece de déclaration aifez ingénieufe & point méditée. Madame de Réal, la plus intime de mes amies , (c'étoit mademoifelle de Grieu, mariée peu avant ma prifon ) le venoit voir fouvent, pour apprendre de mes nouvelles. II me dit un jour, fortant d'avec elle, qu'elle lui avoit demandé s'il avoit quelque foin de moi, 8c qu'il lui avoit répondu : Eh comment n'en aurois-je pas foin , madame ? tout le monde dit que j'en fuis amoureux. Plüt a dieu, monfieur, répondit-elle ! La naïveté de ce fouhait me fit rire, fans que je marqualfe d'attention au fond de la chofe, dont il ne s'expliqua jamais plus clairement: mais toute fa conduite en faifoit preuve. Une attention fans relache \ une complaifance fans hornes; un foin perpétuel de me  -1 o Mémoires fatisfaire , fans aucun égard pour luimême; plus de défir de me contenter, que de me plaire; tellement a moi, qu'il fembloit n'être plus a lui. Je n'ai vu dans le monde, ni même dans les romans, des fentimensauffi parfaits qu'étoient les fiens; fentimens qui ne fe font jamais démentis, Sc d'autant plus admirables, qu'ils n'étoient point 1'ouvrage des raffinemens de 1'efprit, mais de la fimple nature , qui fembloit avoir voulu faire un cceur oü il n'y eüt rien a reprendre. La probité, 1'honneur, toutes les vertus qui font 1'honnête-homme, lui étoient également naturelles; & fon efprit, ni délié, ni orné, étoit véritablement droit & fenfé. Les fêtes qui avoient donné lieu a ma prétendue retraite étant paffées, j'en fortis. Notre lieutenant, pour m'en dédommager , amena le lendemain matin le chevalier de Menil dans ma chambre; Sc nous primes du thé enfemble , avec un certain air de liberté- II le remir dans la fienne quelques momens après: mais le cheva-  De Madame de Staal. 311 Her j en fortant de chez moi, laifTa tomber adroitement un billet. La gouvernante Rondel s'en appercut, le ramaffa, 8c, route joyeufe, vint me le donner ; elle étoit ravie de tout ce qui pouvoit me divertir. J'y trouvai ces paroles énigmatiques: Billet. « L e fage légiflateur, qui reconnoit » avoir établi une loi trop dure, doit en » avouer la modification. Le fujet foumis » attend eet aveu , avant que de fe per» mettre la moindre tranfgreffion. Savoir n fi cette loi demeurera éteinte pour tou" jours, ou fi ce ne fera que pour un >' temps: en ce dernier cas, la tranquil33 lité du peuple ne fouffre point de fuf33 penfion ". Cette continuation de notre aventure, fous une nouvelle forme, me plut, 8c m'entraina dans une démarche plus importante que celle qui 1'avoit précédée. Je  J11 Mémoires répondis a ce billet : je ne me fouviens plus en quels termes; mais cela vouloit dire: Parlez, on vous écoute. Et cette réponfe fut rendue furtivement. Menil, encouragé par le confentement que je paroiffois donner a fes delfeins, les poufla plus loin ; il hafarda de s'introduire dans ma chambre fans conducfeur. L'appartement du lieutenant étoit audelfus du mien , oü il entroit a toute heure ; 8c pour plus de facilité, il laiffoit la clef a ma porte. Menil ayant, de force 8c d'adrefle, ouvert la fienne, il ne lui fut pas difficile d entrer chez moi; il prit 1'heure oü le lieutenant de roi alloit fouper au gouvernement: c'étoit un corps de logis féparé du notre par deux cours, oü le gouverneur demeuroit. A cette vuennopinée, je fus frappée du plus grand étonnement: la crainte , 1'inquiétude mêlées a la joie de ce que hafardoit, pour me voir, quelqu'un qui commencoit a me plaire, mirent une extreme confufion dans mes fentimens: le plus  De Madame de Staal. 3 13 pius agréable prit Ie defTus , écarca les autres, & j'écoutai ce qu'on vouloit m'apprendre; c'étoit la découverte d'un attachement férieux, voilé jufqu'alors fous les badinages qui avoient pu palfer jufqu'a moi. Pour donner quelque fondement a ces grands fentimens , dont je voulois douter , on alléguoit une ancienne eftime que ma réputation avoit fait naitre. Touc ce qui tend a. nous perfuader de notre propre mérite, paroit du moins vraifemblable : je n'examinai pas ceci a la rigueur. Difpofée a croire que le chevalier de Menil me jugeoit digne d'être aimée , 8c m'aimoit, je me laiifai aller a cette perfuafion. Toute occupée de ce qu'il me difoit, a" peine pris-je garde a mes réponfes; fongeant moins a lui cacher, ou a* lui montrer mes fentimens , qu'a me convaincre des fiens. Le pays que nous habitions , abrége beaucoup les formalités. Par-tout ailleurs j'euife été long-temps fans vouloir écouter , plus long-temps encore a. répondre; Tomc I. O  314 Mémoires mais dans un lieu oü, parvenus a fe voir, on ne fait pas fi l'on fe reverra jamais, on dit en une heure ce que, hprs de-la , on jfeüt pas dit peut-étre dans le cours des années; $c non-feulement on y patle, mais on y penfe tout autrement qu'on ne feroit ailleurs, Cette converfation fi remplie ne fut pourtant pas longue. Nous étions avertis de 1'entrée de nos maitres dans la cour du chateau, par un coup de piqué que donnoit la fentinelle ; il fut le fignal pour jious féparer. Le lieutenant de roi vint, comme a fon ordinaire, me donner le jbpn foit en rentrant chez lui, & fermer bien & duement mes portes, dont les clefs, ainli que toutes les autres, reftoient Ia nuit dans fa chambre. Comme il n'étoit t?n aucune défiance, il ne remarqua pas 1'air occupé que j'avois, ou 1'attribua a la eaufe générale. Quand je me vis feule, je me livrai 3 des rérlexions fans fin fur ce qui venoit de fe pafler : je refialfai toute la conver-  De Madame de Staal. 315 fation , pefai chaque mot, interprétai les mines & les airs, commentai les fens fufpendus ; & je tirai du tout des conféquences a perte de vue. Arrivée au point ou les objets fe troublent &c fe confondent par leur éloignement Sc leur multiplicité , je revenois fur mes pas; & je trouvois , dans la bifarrerie de notre connoiffance , dans fes fuites fingulieres, tous les préfages d'un engagement qui pouvoit aller loin. Je n'en voulois pas prendre dont je puffe me repentir ; & malgré le penchant qui déja m'entramoit, aidée de 1'avantage du lieu, je pris la réfolution de rompre ce commerce devenu dangereux. J'écrivis, dans eet efprit, une lettre au chevalier de Menil, oü je lui marquois que je m'étois prêtée volontiers a tout ce qui ne m'avoit paru qu'une pure badinerie; mais qu'après s'être expliqué fur un autre ron avec moi, je ne pouvois plus avoir de relation avec lui, fans démentie la conduite de toute ma vie , & les principes fur lefquels je favois établie •, que je  '5 i cT Mémoires ne voulois pas ajoitter aux malheurs oü la fortune m'avoit enveloppée, ceux oü 1'imprudence pourroit me précipiter, d'autant plus fenfibles que le reproche m'en appartiendroit uniquement. II n'y avoit peut-être pas un mot de ce que je dis-la. dans ma lettre; mais c'en étoit a peu pres le fens. Elle donnoit un congé abfolu, de maniere pourtant a ne le point faire accepter : auifi ne le fut-il pas. J'eus une réponfe toute pleine de réfolution de furmonter la miemie. Menil ne s'en tint pas a 1'écriture \ il revint! comme il avoit fait la veille. Je voulus le renvoyer ; il s'obftina a refter , employa toutes les proteftations d'un attachement fans bornes & fans fin, tel que je ne pourrois jamais le défapprouver, ni me repentir d'y répondre. J'infiftai toujours fur Ia ferme réfolution de ne me jamais embarquer dans un commerce dangereux : je dis que, plus il vouloit me perfuader de la vérité de fes fentimens, plus- il m'appreuoit. a les craindre, & mé contraignoit a  De Madame de Staal. 317 ne les pas écouter: tout ce qui fe peut dire fans changer de ton , fut dit de part & d'autre, quoiqu'en abrégé. Je finis en prlant très-férieufement monfieur de Menil de ne plus tenter de me voir, &c de renoncer a toute relation directe avec moi, ne voulant point courir les rifques que notre fituation ajouteroit aux dangers propres de ces fortes de liaifons. II me quitta avec toutes les apparences d'une extreme douleur , foumife néanmoins a mon expreffe volonté. J'étois fort -contente d'une fi belle défenfe de ma part qui ne laiflbit pas de me couter beaucoup: je perdois 1'amufement de ma folitude, & toutes les reffources que me préfentoient des fentimens propres a m'occuper. II n'y avoit plus moyen de revenir a ce commerce frivole, dépourvu alors de toutes fes graces, & d'ailleurs épuifé. Mais Alenil ne fut pas fi facile a conduire que je favois penfé. II m'écrivit qu'il ne pouvoit foutenir le parti que je l'avois forcé de prendre; qu'il Oiij  3 18 Mémoires avoit fait mille réflexions, 8c trouvé des moyens d'affurer fon repos , fans troubler 1 le mien; qu'il me demandoit, pour toute grace, qu'il put me voir 8c me communiquer fes delTeins ; qu'il fe flattoit que j'en ferois contente; & qu'enfin , quelque füt, après eet entrerien , ma décifion, il s'y f foumettroit fans réferve. J'entrevis ce que Menil me vouloit dire; je crus qu'il falloit 1'entendre : de plus, j'avois grande envie dele revoir, Jeconfentis donc a cette nouvelle entrevue. II vint: je le recus d'un air alfez trifte & un peu | embarraffé. Eh bien! monfieur, lui dis-je, | que voulez-vous me dire encore ? II de- 1 meura quelque temps fans répondre, comme pour mettre de 1'ordre dans des penfées confufes. Enfin prenant la parole: Vous avez pu croire, dit-il, tant que je n'ai fait que vous débiter des fariboles, que je ne fongeois qu'a charmer 1'ennui de ma folitude: il eft pourtant vrai que dès-lors je penfois a former avec vous une liaifon qui püt devenir plus intime. Vous  De Mddame de Staal. $ i <) avez du remarquer dans la multitude de mes queftions, un extreme défir de démêler votre caractere, vos goüts, vos fentimens , & de parvenir de plus en plus a vous connoïtre au travers de tout ce qui vous déroboit a mes regards. Notre ami, ajouta-t-il, vous a conté un rêve dont je lui fis part; je favois fait tout éveillé : c'étoit le produit des réflexions que je faifois fans ceffè fur 1'heureux fort de quelqu'un qui paffèroit fa vie, en quelque lieu que ce füt, avec une perfonne telle que vous. Si, lorfque je ne vous connoiflbis que par le témoignage d'autrui, j'ai pu penfer de la forte; jugez ce qu'une connoiffance plus directe de tout ce qui fe trouve en vous, a dü ajouter a 1'idéé que je m'étois faite du bonlieur d'en devenir inféparable. C'eft: donc cette parfaite félicité que je fonge i m'alfurer, fi mes vceux vous font agréables. Vous vous êtes allarmée mal-i-propos de 1'offre que je vous en ai faite. Je ne 1'eufle pas hafardée, fi mes intentions avoient été moins dignes de Oiv  3 2 o Mémoires vous. Je n'ai pas cru cependant, continua-t-il, qu'elles duifent paroïtre dans mes premiers difcours. II m'a femblé convenable de connoirre les fentimens que je pouvois vous infpirer , avant que de vous montrer toute 1'étendue des miens; & je ne m'en ferois pas encore expliqué, fi j'avois pu fupporter cette privation de tout commerce avec vous , a laquelle je me voyois fi abfolument condamné. J'avois écouté avec étonnement & fans interruption, ce long difcours du chevalier de Menil. Je lui dis, lorfqu'il celfa de parler, que je ne pouvois qu'être fenfiblement touchée de ce qu'il penfoit pour moi, ni mieux le reconnoitre qu'en n'y adhérant pas; que je devois lui apprendre, s'il 1'ignoroit, combien mon état en tout fens étoit difproportionné au fien ; que je n'avois ni nom, ni bien , & ne poffédois pour tout avantage qu'un titre humiliant & ineffacable; que s'il étoit au fait de ma miférable fortune, j'y devois porter touta fon attention , & lui ftire envifager le  De Madame de Staal. 521 blame qu'il encourroit, dont je ne voulois être ni la caufe, ni 1'occafion. II me dit qu'il connoiflbit parfaitement 1'état de ma fortune, & n'avoit de peine a cct égard que de ne m'en pouvoir oftrir une meilleurö que la fienne ; que 1'opinion du monde ne Fembarraflbit pas davantage; qu'il étoit fur de 1'approbation des gens raifonnables, 8c ne croyoit pas qu'on dut facrifier fon bonheur au jugement pervers de la multirude infenfée; qu'il ne me déclaroit point fes vues fans les avoir bien examinées, 8c fans s'être entiérement affermi dans la réfolution qu'il avoit prife; que je ne devois pas craindre qu'elle put changer , puifqu'elle avoit devancé la paflion qui s'étoit jointe a la parfaite eftime qu'il avoit pour: moi; que cette paflion le rendroit infiniment malheureux , fi je ne confentois pas a le voir autant qu'il feroit poflible, jufqu'a ce que, dégagé de fes chaines, il püc exécuter fes defleins. Je le conjurai de faire de nouvelles téflexions fur des chofes fi importantes 8c Ov  311 Memoires fi remplies d'inconvéniens; 8c je tui dis que, il après y avoir fuififamment penfé, il perfiftoit a vouloir s'attacher pour jamais a moi, je me croirois permis de vivre avec lui, autant que notre fituation le comporroit, perfuadée qu'il conferveroit tous les égards dus a 1'eftime qu'il me témoignoit. II me jura que fon refpect & fa foumiflion feroient toujours le principal témoignage 'de 1'attachement qui le dévouoit a moi pour toute fa vie. Ces conventions faites, nous nous féparames. Je demeurai le cceur & 1'ame fi remplis, qu'il n'y avoit d'adtion ni dans 1'un ni dans 1'autre : je ne pouvois penfer, ni même fentir que confufément. Ce cahos enfin fe débrouilla; je démêlai que j'étois vivement touchée des fentimens qu'on venoit de me montrer. Je vis un libérateur qui venoit brifer les chaines de ma fervitude, m'aifranchir de cette captivité plus contraire a ma facon d'être que celle que je fubiflbis alors, t3<: combler mon bonheur, en aifociant ma vie a la üenne*  De Madame de Staal. 325 Ce n'eft qu'a titre de fouverain bien j que les objets ont droit de nous paflionner: ils ne s'emparent de toute notre ame , qu'en s'ofFrant a nous fous eet afpect. Je crus l'avoir trouvé, ce bien par excellence que nos délïrs pourfuivent fans cefle, & n'attrapent jamais. Je ne favois pas alors qu'il n'exifte point dans le monde; jepenfar qu'il devoit réfider dans une union conltanie & bien alfortie. Séduite par cette flatteufe illufion, je me lailfai furprendre par une paflion plus vive que celle que j'avois infpirée. Je ne mis nul obftacle a fes progrès; & loin de m'en allarmer, j'en: faifois la mefure du bonheur que je me promettois. II faudroit partir du point oir j'étois, ralfembler les diverfes circonftances de ma fituation actuelle & précédente , pour concevoir comraent je lailfai prendre tant d'empire fur moi a des fentimens qu'il femble que je devois aifément maitrifer. Le lendemain de cette converfation % je regus une lettre du chevalier de MenU, Ovj  324 ' Mémoires plus remplie que jamais de tout ce qui pouvoit me toucher & me ralfurer. Nous nous vïmes, comme par hafard, chez le lieutenant de roi qui étoit incommodé. Nous lui avions fait demander féparément la permiffion de 1'aller voir, & la grace de nous faire conduire chez lui. Menil y alla le premier : je fis enfuire propofer ma vifite; elle fut aufii-töt acceptée. Maifonrouge, qui ne foupconnoit rien de notre intelligence, fut ravi de cette rencontre. Elle me caufa une joie fi fenfible , que le moment en eft refté dans mon fouvenir, comme im des plus agréables de ma vie. Le fecret de notre liaifon , dérobé au témoin intérefte qui en avoit formé les premiers nceuds, ajoutoit encore je ne fais quoi de piquant aux charmes que nous goütames a nous voir. II dura peu ; car rien ne dure, fur-tout en ce pays-la : 1'inquiétude n'y laiiïè prendre confiftance a aucune chofe. Nous trouvames moyen 'de nous revoir les jours fuivans. I,es intentions, les proteftations me  De Madame de Staal. jjj furent réitérées; je les agréai & lailfai voir mes fentimens, dont on me témoigna une entiere fatisfaétion: je n'en avois pas moins a ne les plus cacher. Nous convinmes de nous voir aurant que nous le pourrions fans imprudence, & de nous écrire aulli fouvent qu'il nous feroit poffible. La chere Rondel nous prêta fon miniftere , pour donner 8c recevoir nos lettres, obferver les mómens propres a nous voir, & nous garantir des furprifes. Elle avoit aifez bonne opinion de moi, pout croire que je ne formois une telle liaifon qua bon titre \ 8c ne s'y feroit pas prêtée, li, par ce que je lui lailfai entrevoir, elle n'avoit eu tout lieu d'en juger favorablemenr. Le chevalier de Menil avoit vu, auffibien que moi, que Maifonrouge m'aimois avec paffion. Nous fentions combien il étoit important de lui cacher notre correfpondance, qu'il ne gouvernoit plus. Les lettres plus intérelfantes que nous nous écrivions, nous avoient dégoütés de celles  316 Mémoires qui paflbient par fes mains. II remarqua notre négligence a eet égard , & m'en fit des reproches. J'en écrivis encore quel- ques-unes pour écarter fes foupcons, & colorer la cefiation apparente de nos écri- tures. Ce genre de lettres, devenu infoutenable, tomba tout-a-fait. Nous nous écrivions, & nous attrapions des momens de converfation. J'en rapporterai une que je n'ai pu oublier, dans laquelle, témoignant a monfieur de Menil mille craintes, mille inquiétudes de m'être livrée a mes fentimens fur des apparences peut-être incertaines, il m'oifrit d'appuyer, d'un engagement par écrit, les afiurances qu'il m'avoit données de fes intentions. Hélas ! lui disje , a quoi cela feroit-il bon ? Si vous confervez votre attachement pour moi, vous fuivrez les réfolutions qu'il vous a fait prendre : fi vous veniez a le perdre , voudrois-je oppofer vos paroles a vos fentimens , & vivre avec vous fans que vous fuiliez de plein gré tout a moi ?  De Madame de Staal. Je croyois, en parlant de la forte, fuppofer 1'impoflible. La convenance entre nous me fembloir fi parfaite, qu'elle me rappella 1'idée de ces ames créées doublés, qui fe cherchent toujours, fe retrouvenc rarement, 8c dont 1'heureufe rencontre fait la fuprême félicité. Je lui fis part de cette penfée , qu'il adopta comme le véritable caracrere de notre liaifon. Je faifois alors 1'elfai d'un bonheur qui m'étoit inconnu. J'avois auparavant aimé, fans être aimée ; ou l'on m'avoit aimée , fans me plaire. Je n'avois pas encore éprouvé Ie charme d'un attachement réciproque , qui me paroifibit devoir être inaltérable. Le caraétere du chevalier de Menil, fa réputation , fa conduite mefurée, fon age déja aflez éloigné de celui oü l'on s'engage fans favoir ce qu'on veut ni ce qu'on fair, me répondoient de fa confiance & de la fidélité de fes paroles. Je n'avois d'inquiétudes que celles qui nailfolent fous nos pas , dans un terrein fi propre a les profhiire, & a leur donner un continue! ac-  318 Mémoires croilfement. Nous en avions de cette efpece a chaque inftant; le moindre bruit nous menacoit d'événemens redoutables \ 1'air un peu plus fombre d'un maitre jaloux, (car il le devenoit, fans favoir combieu il le devoit être) nous préfageoit tout ce qu'il y a de plus funefte. L'arrangement que nous avions pris, de nous voir , avoit perfifté jufqu'a ce qu'on transférat le duc de Richelieu d'une tour, oü d'abord on l'avoit mis, dans un appartement au-delfus de celui du chevalier de Menil. La proximité d'un homme fi alerte , obligea de prendre de plus grandes prccautions. Le lieutenant de roi crut devoir mieux ferrer les clefs qu'il avoit coutunie de lailfer a. ma porte, devant laquelle les habitans du quartier paflbient potir aller a leur promenade. Quoiqu'ils fulfent toujours bien accompagnés, on ne vouloit pas lailfer fous leurs yeux eet objet de fcandale. i Le lecteur (li jamais lecteur y a de ce manufcrit) aimeroit mieux favoir pour-  De Madame de Staal. 329 quoi le duc de Richelieu fut mis a la baftille , <5t le détail de fon affaire, que les minuties qui me regardent; mais je n'en fus pas affez inflruite pour en rendre compte. Je fais feulement que, comme nous & fans notre participation , il avoit pris des liaifons avec 1'Efpagne \ Sc que, malgré les traitemens les plus durs, les interrogatoires longs & fréquens qu'il fubit, Sc toutes les adreffes qu'on employa pour le furprendre , jufqu'a des lettres contrefaites de la part d'une princeffe qui s'intéreffoit a lui, on ne put fe rendre maitre de fon fecret; & qu'enfin, par des intrigues de cour ou 1'amour eut beaucoup de part, il obtint fon élargiffement, Sc en attendant de grands adoucilfemens a. fa captivité. Ce logement plus commode qui lui fut donné, Sc la liberté d'en fortir pour fe promener, amenerent la réforme qui nous défola. Elle s'obfervoit lorfque les miniftres devoient paroitre ; mais ce n'étoit qu'un jour en paffant 5 Sc ce jour même  3 3 o Mémoires nous étoit bien difficile a pafler. II n'y a point d'habitude qui fe contracte fi aifément que celle de voir quelqu'un qu'on aime ; ni rien qui devienne li nécelfaire, pour peu qu'on en ait 1'habitude. Je commengai donc a éprouver les traverfes qui fuivent les pallions , & en rendent 1'exercice fi pénible. J'en avois déja eu quelqu'une par les fan tailles de Menil, qui, contre toute raifon, fe fachoir de temps en temps des complaifances que je ne pouvois me difpenfer d'avoir pour notre lieucenant. J'en retranchois pourtant tout ce qui m'étoit pofiible : je lui avois révoqué la permilfion de venir chez moi le foir après fon fouper , fous prétexte que je voulois dormir de meilleure heure. II ne réfiftoit a rien de ce que je voulois; encore falloit-il de mon cóté céder quelquefois a ce qu'il fouhaitoit. Un jour qu'il m'avoit apporté fa chalfe, & foupoit avec moi, Menil, qui avoit le fecret d'ouvrir fa porte, vint écouter a la mienne. II prétendit que j'avois été  De Madame de Staal. 331 fort gaie , & que j'avois parlé de lui avec une légereté offenfante. Mais ce qui lui déplur encore davantage , c'eft qu'en fortant de table , comme il faifoit extremement chaud, nous nous mimes a la fenêtre. Le lieutenant me propofa de chanter: jè commencai une fcène de 1'opéra A'Iphigénie. Le duc de Richelieu, auiÏÏ a fa fenêtre , clianta ce qu'Orefte répond dans cette fcène, convenable a notre lituation. Maifonrouge, qui penfa que cela m'amufoit, & qui peut-être vouloit faire diverfion , nous laiifa achever toute la fcène. Elle ne divertit nullement le chevalier de Menil. Le lendemam il me fit des queftions dans fes lettres fur la converfation du fouper, que je ne favois pas qu'il eut écoutée. Je ne me fouvenois plus qu'il y eut été fait mention de lui; &c je ne lui en dis rien. Cela lui parut un myftere, dont il fut fi outrément faché, qu'il vouloit que je me brouillafie avec Maifonrouge. Cependant je lui fis fi bien com~  3 3* Mémoires prendre les grands inconvéniens qui eh naïtroient, qu'il s'appaifa. Nous ne fümes pas long-remps fans trouver moyen de nous rapprocher. La réforme fe relacha, comme elle fe relache toujours. Nous reprimes a peu pres notre train de vie ordinaire. Cette petite abfence , adoucie par de fréquentes lettres, ne fervit qu'a donner plus de prix a la fatisfaction de nous revoir. Nous en jouïmes quelques jours afiez paifïblement. L'humeur fombre du lieutenant nous perfuada qu'il s'en doutoit, & fermoit les yeux. Cette opinion nous rendit moins eirconü pecrs. Après avoir été imprudens , nous devïnmes téméraires. Nous prolongions nos entretiens; & nous fümes plufieurs fois en danger d'être furpris. Enfin un foir, Menil voulant fe retirer crainte d'accident, je le retins indifcrétement. Un moment après, & plutót qua 1'ordinaire, les portes-clefs , qui avoient depuis quek que temps des foupcons contre nous, vin-  De Madame de Staal. 333 rent donner le dernier tour de main a. nos portes , 8c emporterent nos clefs, avec toutes les autres, chez le lieutenant de roi. Je ne faurois repréfenter le faififlement oü je fus, quand j'entendis qu'on nous cnfermoit. Quel parti prendre dans une conjoncture fi facheufe ? Tout ce que je voyois nettement, c'eft: qu'il ne falloit pas que le chevalier de Menil demeutat enfermé dans ma chambre. Qu'il eüt été chez moi dans la journée, ce n'étoit que 1'infraction d'une loi ou coutume locale; mais qu'il y paflat la nuit, c'étoit un fcandale par tout pays. Eh! comment 1'en faire fortir ? Les portes étoient barricadées de facon a. ne pouvoir rien tenter de ce cbtéla; les fenêtres n'étoient pas plus acceffibles : il ne me reftoit d'autres refiburces qu'en la miféricorde du pauvre Maifonrouge , griévement offenfé dans 1'occafion préfente. Enfin je m'armai de tout le courage que requéroit une néceflité fi preffante; & j'attendis a ma fenêtre fon retour de chez le gouverneur oü il foupoit.  j 3 4 Mémoires Aufli-tot qu'il entra dans la cour , je 1'appellai, & lui dis que je le priois de venir me donner le bon foir. II couruc chez lui rechercher ma clef, & vint chez moi tranfportc de joie de cette faveur inaccoutumée. Je m'avancai vers lui: fon rival, un peu a 1'écart, ne s'offritpas d'abord a fa vue. Je lui dis, avec l'air du monde le plus embarralfé: Vous avez appris a mon voilin le chemin de mon appartement ; il 1'a pris indifcrétement fans vous: on eft: venu nous enfermer; vous ne voudriez pas le lailfer ici; délivrez-m'en, je vous conjure. Au premier mot que je proférai, il appercut le chevalier de Menil , & changea de vifage. L'air gai qu'il avoit en entrant, prit tout-a-coup la teinture la plus fombre, & il nous dit d'un ton fort fee s Que c'étoit le jetter dans un grand embarras ; qu'il ne pouvoit aller chercher les clefs de la chambre de monfieur Menil, redefcendre Sc 1'ouvrir, fans que fes gens Sc ceux de la maifon s'en apperculfent, Sc ne formaffent des foup-  De Madame dé Staal. 3 ?, j coas auflï défavantageux pour lui que pour moi. Je convins qu'il avoit raifon de fe plaindre de notre imprudence ; j'avouai mon tort; je promis de n'y plus retomber; j'implorai fon amitié, comme mon unique relfource. II me quitta fans rien dire de plus; fut chercher les clefs, vint reprendre Menil, plus déconcerté qu'aucun de nous, le renferma chez lui, &; ne rentra point chez moi. Cette expédition faite, je me trouvai fort fbulagée, quoiqu'il me reftit de grands fujets de peine. La jufte indignation d'un homme a qui j'avois tant d'obligations, que j'expofois , pour fuivre mes fantaifies, au reproche de trahir fon miniftere par de honteufes complaifances ; mes fupercheries envers quelqu'un qui s'étoit livrc a moi fans réferve ; Improhe Amor, quii nou monaüa petHora cogisï enfin ce cruel tyran gémiflbit lui-même au fond de mon cceur de ma féparation d'avec 1'objet qu'il m'avoit rendu fi cher. Je ne pouvois douter que le lieutenant,  Memoires intéreifé a ma garde par 1'honneur 8c par la jaloufie, n'y veillat d'affez prés pour rendre inutile tout ce que nous aurions pu tenter. Ce mauvais fuccés m'avoir entiérement dégoütée des pas hafardeux : je me bornai au commerce de lettres, qui étoit facile, 8c devint plus fréquent. Maifonrouge me vit comme a 1'ordinaire, &neme paria point de ce qui s'étoit palfé. II me trouva trifte , 8c ne m'en demanda pas la caufe , qu'il ne favoit que trop. J'avois quelquefois 1'injuftice de le haïr, 8c peut-étre s'en appercevoit-il, fans que cela changeat rien a fa conduite, remplie de foins pour mon fervice, 8c de prévenance pour tout ce que je pouvois fouhaiter. II me procura des nouvelles de madame de Grieu, 8c des autres perfonnes qui m'étoient cheres, & me donnoit toutes les petites libertés compatibles avec fon devoir 8c les bienféances. Dans les momens oü la raifon me revenoit, elle me ramenoit a lui, toujours accompagnée du fentiment de reconnoilfance que je lui devois. Cependant  De Madame de Staal. $ j,-, Cependant Menil, qui ne mettoit pas au jeu tant que moi, cherchoit fans relache les moyens de renouer la partie. II gagna par argent, par promefles, je ne fais comment, un des porte-clefs: ce fonc les gens qui fervent les prifonniers , leur . portent a manger & toutes les chofes dont ils ont befoin; les clefs des chambres font . entre leurs mains le long du jour. Celui-ei donc, en fortant de la mienne, ne fit que femblant de la fermer , & Menil y entra pendant que le lieutenant dinoit chez le gouverneur. Je fus effrayée de le voir; je voulus le renvoyer. II me raffura, me dit que les moyens qu'il avoit pris étoient fans aucun nfque. Je le crus, paree que j'avois fort envie de le croire. La joie de le revoir fit difparoïtré les fages réflexions qui m'interdifoientdes entrevues fi périlleufes. Celle-ci fut des plus courtes, & nous ne les réïtérames qu'avec de grandes précautions. Je ne voulus plus m'expofer d l'heure du foir qui m'avoit été fi fatale, & nous conduisïmes notre folie (car c'ea Torne I. p  2 j 8 Mémoires étoit une grande de nous revoir) auffi rai- I fonnablement qu'il étoit poffible. Mais li ij nous nous yoyions peu, nous nous écri- I vions fans celfe : le grand loifir dont nous I jouiffions, ne pouvoit être rempli d'une | occupation plus intérelfante. Les premières lettres que nous nous | écrivïmes dans ce nouyeau genre de com-1 merce, ne m'ont point été rendues. Le I chevalier de Menil, plus timide alors, les I brüla. Plus aguerri par la fuite, ou plus foigneux de les conferver, il omit eet acte de prudence, 6c me rendit ce qui lui en étoit refté , quand j'eus lieu de les lui redemander. Je dirai en fon temps ce qui les fauva du feu, oü elles étoient juftement deftinées, & me les fit garder. Les petits faits qu'elles contiennent font le tilfu de cette aventure; elles font les a&es originaux qui en atteftent la vérité, «Sc les fources oü j'ai retrouvé une partie des chofes qui m'étoient échappées; elles tiendront lieu de nos converfations, toujours troublées par la crainte, abrégées  De Madame de Staal. j 39 par la prudence , plus courres & moins fuivies que nos entretiens par écrit, & prefque entiérement efFacées de mon fouvenir. Notre défceuvrement produifit une multitude innombrable de ces lettres: la paflion a laquelle j'avois cru pouvoir me livrer fans orfenfer ni la raifon, ni la vertu, s'y trouve exprimée fans aucune réferve ; je parlois a quelqu'un a qui je me regardois comme déja. unie par les plus facrés Hens, n'attendant, pour rendre eet engagement indilfoluble & authentique, que la fin de notre captivité. Je faifois, dans ces commencemens de notre Haifon, L'elfai d'un bonheur parfait, fans y prévoir la moindre atteinte , lorfqu'un jour, que nous nous croyions plus en füreté que jamais, paree que le lieute.nant de roi étoit allé diner a Vincennes chez le marquis du Chatelet, fon ami 8c fon ancien colonel, monfieur le Blanc vint a la baftille dire au gouverneur, qu'il avoit befoin de quelque édaircüTement fur une Pij  3 4<5 Mémoires déclaration qu'on avoit fait faire au chevalier de Menil, & qu'il falloit dans ce moment lui en parler. Le gouverneur, qui étoit a table, quitta fon diner , 8c courut fi rapidement, que Menil, qui étoit chez moi quand nous appercumes qu'il alloit chez lui, n'eut pas le loifir d'y rentrer. Le gouverneur ne le trouva point: mais Menil le fuivit d'affez prés pour effuyer tout le feu de fa colere , dont les éclats rejaillirent fur moi. Après cette première décharge qui fut violente, il exécuta la commifiion du miniftre , & lui porta la réponfe, fans lui rien dire de 1'accident furvenu, dont on fe feroit pris a fon défaut de vigilance. Mais aufii-tót que monfieur le Blanc fut parti, il fit transférer le chevalier de Menil dans une tour, & le logea dans une efpece de cachot fort éloigné de mon appartement. La rigueur de ce traitement 8c le mauvais air d'un déménagement fi précipité, m'accablerent d'afïliction : je me livrai, contre mon ordinaire , aux larmes & au  Be Madame de Staal. ?4r défefpoir. Jamais fentiment fi douloureux n'avoit pénétré dans mon ame : je la fentois comme féparée d'elle-même , fans efpoir de réunion. Je fuppofois Menil auffi affligé que moi: fa peine ne doubloit pas feulement la miemie, elle la rendoit fans mefure. 0 Les incommodités corporelles qu'il alloit éprouver dans cette affreufe demeure , jointes aux tourmens de fon ame, me faifoient craindre pour fa fanté, & même pour fi vie; car 1'efprit hors de lui-même ne s'arrête fur rien. L'incertitude de toutes ces chofes, dont je ne pourrois vraifemblablement m'éclaircir^ mettoit le comble a tant de maux. . Maifonrouge, abfent ce jour - Ld , me 1 lailToit fans aucune confolation. Malgré itous mes torts d fon égard, jattendois i encore tout de lui; & je ne me trompai ■ qu'en ce qu'il furpalfa de beaucoup ce que ij'en efpérois. II vint chez moi le foir, dès : qu'il fut de retour: le gouverneur l'avoit -déja informé de ce qui s'étoit pafTé. Le Piij  2 42 Mémoires tendre intérêt qu'il prit a 1'état ou j'étois, ne laiffa naitre dans fon cceur ni dépit, ni relfentiment de mes offenfes; ou il le furmonta fi bien , que je n'en vis aucun indice. II s'afïligea avec moi du malheur qui m'éroir arrivé , & m'aflura qu'il fe prêteroit de tout fon cceur a tout ce qui pourroit fervir a ma confolation. Senfiblement touchée de trouver de fi favorables difpofitions en quelqu'un de qui je les avois fi peu méritées , je ne lui diffimulai pas mes fentimens ; je crus les pouvoir répandre dans le fein d'un fi parfait ami. II me fembla que, quelqu'amertume qu'il y put trouver, elle feroit adoucie par les témoignages de mon eftime & de ma confiance; & que loin de lui faire une bleflure nouvelle, en lui avouant ce qu'il n'ignoroit pas, c'étoit apporter a celles qu'il avoit recues , le feul remede qui fut en mes mains. Je me déterminai donc a un franc aveu : je dis a monfieur de Maifonrouge, que je devois au foin qu'il avoit pris de me fournir des diftracHons  T>e Madame de Staal. 343 dans mes malheurs, ma connoiffance avec le chevalier de Menil; que j'avois cru, comme lui, n'en faire qu'un fimple amufement; que 1'habitude 8c le défaut d'occupation m'avoient peu-a-peu attachée a ce qui n'avoit fair d'abord que me divertir; qu'on m'avoit montré des fentimens dont je m etois laiïfée toucher; & qu'enfin j'en avois pris qui m'avoient conduite dans tous les écarts qu'il m'avoit vu faire; que je le priois de me les pardonner. Je me tus: il demeura quelque temps comme abimé dans la confufion de fes propres fentimens; 1'attendriffement que lui caufoient les marqués de ma confiance & de mon repentir paroiffoit fur fon vifage : enfin faifant effort pour s'expliquer: Ma chere amie , me dit-il, (c'eft ainfi qu'il m'appelloit) vous favez que je fuis tout a. vous; je vais vous en donner des preuve» indubitables; mais il faut que vous me difiez quels font vos engagemens avec monfieur de Menil: s'il a deffein de rendre votre fort plus heureux, puifque le P iv  3 44 Mémoires mien n'eft pas digne de vous être offert, je me prêterai fans réferve a tout ce qui pourra contribner a votre bonheur, & ! même a votre fimple fatisfaction : fi le chevalier de Menil n'a d'autre vue que i de vous plaire, il ne feroit digne ni de 1 vous, ni de moi, que vous entretinffiez, par mon miniftere, aucun commerce avec \ lui \ & pour 1'amour de vous-même, il ne | faudroit fonger qu'a, vous en détacher. I Dès que le chevalier de Menil, lui dis-je, U a voulu quitter le ton de plaifanterie par | oü nous avions commencé , j'ai refufé de f 1'entendre, & m'y fuis obftinée, jufqu'a | ce qu'il m'ait fait voir 1'intention qu'il j avoit d'unir fa fortune a la mienne : je f lui en ai préfenté tous les inconvéniens; I & ce n'a été qu'après m'être convaincue 8 qu'il en avoit véritablement formé le def- | fein, que j'ai confenti de lier ce commerce I avec lui j toute autre marqué de fon atta- 9 chement ne m'eüt jamais réfolue a démen- I tir la conduite que j'ai toujours tenue : il I eft vrai que je n'ai pas cru m'en écarter, I  De Madame de Staal. 34$ en répondant a des fentimens qui s'accordent avec la vertu, & qui ne pouvoient me permettre de 1'oublier. Mais pourquoi me cacher , reprit Maifonrouge , a moi qu'on nomme votre tuteur , (des gens de mes amis lui donnoient ce nom) a. moi qui défire votre bien fi paffionnément, des vues qui s'y rapportoient ? Doutiez-vous que je ne les favorifalfe de tout mon pouvoir ? Ne m'imputez point, lui dis-je, ce myftere qui m'a tant coüté : on Fa exigé fi abfolument de moi, qu'a peine oferois-je encore vous le révéler , fi ce que je dois a votre amitié & a mon honneur dans Ia conjonóture préfente ne m'y obligeoit indifpenfablement. Le chevalier de Menil n'a pas dü croire , reprit Maifonrouge , que je blamerois fes delfeins , ni craindre que je pulfe les traverfer : mais n'en parions plus j voyons ce que j'ai a faire, pour vous tirer de la peine oü vous êtes. Je fuis outrée , lui dis-je , contre votre gouverneur , de Péclat qu'il a fait. Les prifonniers font tout yeux , tout oreilles; P v  «46" Mémoires ils ont beau être renfermés, ils découvrent tout ce qui le palle; ils fe croient intéreffés au moindre mouvement qu'ils appercoivent, & le fuivent jufqu'au bout. Ne doutez donc pas que la tranflation précipitée du chevalier de Menil ne foit fue ici de tout le monde , 8c mal interprétée fur mon compte. Faites fentir, je vous prie, au gouverneur , combien j'ai fujet de me plaindre, qu'il m'ait affublée d'une hiltoire qui, n'étant pas approfondie, peut me faire beaucoup de tort: dites-lui que je fouhaite de lui parler moi-même , 8c engagez-le a. me venir voir. J'y vais fur le champ, me dit Maifonrouge; je verrai aulfi le chevalier de Menil, 8c je vous rendrai bon compte de ce qui le regarde : ne vous afïligez point, & comptez abfolument fur moi. II me quitta, & je retombai dans 1'accablement dont la nécellité de lui parler m'avoit fait fortir. Tous les maux que je fentois, tous ceux que je craignoi,s me ferroient de fi prés s  De Madame de Staal. ?4? que je ne pouvois refpirer. La pauvre Rondel faifoit ce qu'elle pouvoit pour me confoler par de fages difcours & par de • vainesefpérances; mais je n'entendois rien que le bruit conftts des paffions dont j'étois agitée. Je paffai une nuit cruelle : 1'horreur des ténebres femble donner une nouvelle force aux objets qui nous tourmentent. Dès que le jour fe fit entrevoir, je me donnai le foulagement (fi c'en étoit un) d'écrire une lettre a Menil, que je ne pouvois lui faire tenir : je lui en écrivis encore une autre dans ce trifte état- il ne les eut toutes deux que long-temps après. Je ne rèvis le lieutenant que le lendemain : ïi m'apprit que le chevalier de Menil , aigri de 1'indigne traitement qu'il avoit recu, s'en étoit expliqué très-vivement avec le gouverneur, & l'avoit extrêmement irrité contre lui. Maifonrouge me dit cette facheufé nouvelle , avec tout 1'adouciflement qu'il y put mettre. Je fentis les peines que cela préparoit a Pvj ft-  3 48 Mémoires Menil. Le lieutenant me conta que monfieur le Blanc, dans le moment de notre cataftrophe, avoit apporté une permiftion de mettre le chevalier de Menil en fociété avec le duc de Richelieu , (de qui l'on vouloit defferrer les liens) & de les faire diner 1'un & 1'autre chez le gouverneur, alternativement avec la bande des marquis de Pompadour & de Boifdavis qui avoit fon jour pour y aller; que le gouverneur, fans s'en expliquer avec le miniftre, avoit réfolu de ne point donner cette liberté a monfieur de Menil. Je fus extrêmement fachée de le voir privé d'un adoucilfement a fa captivité , fi propre a difïiper fa trifteffe préfente. Je conjurai le lieutenant de mettre tout en oeuvre, pour le raccommoder avec le gouverneur ; afin qu'au moins il put jouir des faveurs du miniftre, Sc ne pas effuyer de nouveaux dégoüts. II me promit d'y travailler de tout fon pouvoir , & le fit enfin avec ■ fuccès. II m'inftruifit des chagrins de monfieur de Menil, de f état de fa fanté, de tout ce  De Madame de Staal. 349 qui le concernoit, avec toute 1'exactitude que je pouvois défirer; m'apprit ce qu'il avoit dit au gouverneur fur mon compte j me dit que je le verrois, & que je ferois bien de lui marquer mon jufte reffentiment, fans oublier les ménagemens néceifaires avec gens de qui l'on dépend. II vint en effet; & je lui dis, qu'après tant de marqués de confidération que j'avois recues de fa part, je n'avois pas dü m'attendre que , fans égard au préjudice qu'il portoit a ma réputation , il eüt manifefté avec tant d'éclat une irrégularité de conduite de ma part, qui n'étoit telle que par rapport au lieu que j'habitois: que depuis que je vivois dans Ie monde , j'avois regu indifféremment les gens qui me venoient voir, hommes ou femmes, fans donner ombre de fcandale; que depuis que j'étois chez lui, ma femme de chambre, renfermée avec moi, affuroit la bienféance des vifites que j'avois pu recevoir; que la chofe de foi étant innocente, je n'avois pas mérité qu'elle prft„  3 5 o Mémoires par le bruit qu'on en avoit fait, une tournure équivoque. J'eus beau lui vouloir faire comprendre qu'une faute , en tant que prifonniere, n'en étoit point une felon les loix & les ufages ordinaires de la fociété j il ne connoiffoit de regies que celles de la géole , & ne voulut jamais admettre cette diftinótionj il me foutint toujours qu'après une licence fi criminelle , je devois lui favoir gré de ne m'avoir pas traitée plus févérement. J'entendis qu'il vouloit dire qu'il auroit du me mettre au cachot: c'eft une menace fi ordinaire en ce lieula, qu'on la fait a un chien qui aboye. Après de femblables propos, nous nous féparames médiocrement fatisfaits 1'un de 1'autre, & nous vécumes affez froidement enfemble. II m'avoit ren du beaucoup de foins dans les commencemens y mais le bruit ayarit couru , même au palais-royal, qu'il vouloit époufer mademoifelle de Montauban , a quoi il ne fongeoit pas, il s'éloigna de fes captives; & depuis que j'avois recennu que c'étoit un ours qu'on  De Madame de Staal. $ez ne pouvoit apprivoifer, je l'avois fort nésligé. Le lieutenant de roi redoubloit fes attentions a me plaire. Non content de tout ce qu'il avoit déja fait, cherchant a me donner une nouvelle confolation, il me fit écrire une lettre par le chevalier de Menil, & me 1'apporta : je fus furprife d'une aclion fi finguliere de la part d'un homme paffionné & jaloux. Je me ferois contentée, lui dis-je, de favoir des nouvelles de monfieur de Menil par le compte que vous m'en rendez : il n'étoit pas nécelfaire d'aller au-dela. Non, dit—il, vous ferez plus raffurée par ces rémoignages de fa propre main, que par ce que vous ne tiendriez que de moi : faites-lui réponfe , je la lui rendrai, Sc je vous promets de vous procurer cette fatisfaótion, tant que votre féparation durera. II me dit enfuite qu'il travailloit au raccommodement du chevalier de Menil avec le gouverneur; que cela étoit en bon train, & qu'il ef-  j 51 Mémoires péroit que bientót il jouiroit de la fociété qu'on lui avoit deltinée. Toutes ces chofes me mirent de la douceur dans 1'ame : j'avois fenti beaucoup de joie de revoir 1'écriture de Menil, dont j'étois privée depuis plufieurs jours : je n'en eus pas moins de lui écrire une lettre qui put aller jufqu'a lui: j'en avois écrit quelques autres, pour amufer ma douleur, qui m'étoient reftéesentre les mains: celles-ci, d'un ftyle plus contrahit, devoient avoir un plus heureux fort: je n'y pouvois dire ce que je penfois, mais c'étoit toujours lui parler. Notre généreux ami revint la chercher: je la lui donnai route ouverte, comrne étoit celle qu'il m'avoit rendue : eet effort de fa complaifance devoit être ménagé, de ma part, avec difcrétion : auflï j'attendis toujours de fon propre mouvement Ain fervice qui lui coutoit li cher. II m'a avoué depuis que chaque fois qu'il prenoit ou rendoit nos lettres, il s'enfoncoit  De Madame de Staal. 353 un poignard dans le cceur : il n'en fut pas moins exact a fuivre 1'ordre qu'il avoit établi pour notre commerce. II m'apportoit une lettre, il m'en demandoit la réponfe le lendemain, & le jour fuivant il m'en rapportoit une autre. Cependant, monfieur de Menil, reconcilié avec le gouverneur, fait en pofleflion des prérogatives qui lui avoient été accordées par la cour: il alloit diner au gouvernement avec le duc de Richelieu, de deux jours 1'un, & paffbit une partie de la journée dans 1'appartement de eet agréable camarade : il n'y pouvoit aller fans pafler devant ma porte. Cette facilité de me donner de fes nouvelles, plus intimes que celles qui paffoient par une main étrangere, le tenta : il lacha un billet, auquel il me prioit avec inftance de répondre par la même voie : j'y fentis une grande répugnance, moins encore par 1'averfion que j'avois prife des tentatives hafardeufes, que par le caractere de trahifon que portoit envers un fi digne ami ce commerce  354 Mémoires furtif. Je cédai toutefois, entraïnée par cette avililfr.nte paflion, qui dégrade en nous toutes les vertus, & qui devroit nous être odieufe autant qu'elle nous rend mé- prifables. II eft vrai que d'abord j'ufai rarement de ces nouveaux moyens qui m'étoient offerts; puis je m'y accoutumai par la fuite. II m'arriva quelquefois de rencontrer Menil , lorfqu'il alloit ou revenoit de chez le duc de Richelieu : cela faifoit un événement dans ma vie. Le oauvre Maifonrouge , nous ménagea quelques-unes de ces rencontres, qui, quoique briéves, nous paroilfoienr d'un grand prix : je ne jouis pas long-temps de eet avantage : une réparation qu'il fallut faire dans mon appartement , m'obligea de le quitter : on m'en offrit un qui m'auroit confervé les mêmes facilités : la crainte d'en abufer, plus encore que 1'appréhenfion d'un bruit incompatible avec le fommeil, me le fit refufer. On me prêta le logement du capitaine de la compagnie de nos gardes,  De Madame de Staal. 3 oü je ne pouvois plus avoir de relation avec le chevalier de Menil. Tous nos conforts jouiflbienr, depuis quelque temps, d'une efpece de liberté, formant des fociétés féparées les unes des autres, dans lefquelles ils vivoienr. On me confeilla de deminder la même fiveur; je ne le voulus point: il me fembloit que le meilleur rble que j'euffe a jouer, c'étoit celui d'une entiere inaóïion. Je pouvois tout au plus me réfoudre a recevoir des graces de la main qui me renoit aux fers; mais je trouvois de la baffeffe a les requcrir, & de la honte a paroitre aifez ennuyée de moi, pour chercher une compagnie indifférente , que je prévoyois qui me feroit en effet plus a charge qu'agréable. Tout ce que je pus faire pour déférer en quelque forte aux avis qu'on me donnoit, fut d'écrire a monfieur le Blanc la lettre que voici:  35* Mémoires Lettre. «Monseigneur, » C e n'eft ni 1'impatience ni Tennui » qui me forcent a vous importuner : ce « qui m'y détermine, eft la jufte appré» henfion qu'une perfonne aufli obfcure « que moi ne foit totalement oubliée. 33 Cette crainte eft d'autant mieux fon33 dée, qu'il eft peu vraifemblable que les 33 motifs de ma détention en rappellent le ja fouvenir; je me flatte qu'ils font aufli 33 peu remarquabies que ma perfonne : 8c 33 dans cette opinion, j'ai trouvé quelque 33 efpece de néceflité de vous remettre en 33 mémoire, que j'ai été amenée a la baf3> rille a la fin de 1'année 171 8 , & que j'y 33 fuis encore. Quand je faurai, monfei33 gneur, que vous vous en fouvenez, je 33 me repoferai du refte fur votre équité 33 & fur votre humeur bienfaifante ; con33 tente, en quelqu'état que je fois, d'obéir 3> aux loix qu'on m'impofe, & de révérer  L?e Madame de Staal. ^7 , » le pouvoir fouverain par une foumïffion « volontaire a fes ordres. J'ai 1'honneur » d'être avec un profond refpeót, mon«feigneur, votre très-humble & très» obéiffante fervante. » Ce \G aoüt 1719. Cette lettre ne produifit aucun effet; c'étoit mon intenrion. Mais les perfécutions de la marquife de Pompadour auprès des miniftres , pour augmenter la compagnie de fon mari, obtinrent que j'y ferois admife. J'allois donc, avec lui & .le marquis de Boifdavis , diner chez le gouverneur, le jour marqué pour nous. Ils trouverent bon que ma compagne mangeat avec eux, pour que je ne fuffe pas feule de femme dans une fociété d'hommes. On me propofa de tenir la table le jour que 1'autre troupe de captifs alloit au gouvernement : j'aimai mieux , pour éviter l'éternelle réfidence que nos gens défceuvrés auroient faite chez moi, établir nos repas ce jour-la chez monfieur de Pom-  3 5 3 Mémoires paclour. Le duc de Riclielieu avoit alors obtenu fa liberté par le facrifice d'uae belle vidtime , qui > a ce qu'on préten- do;t, s'étoit volontairement immolée a ce prix. On avoit, depuis fon départ, affocié le chevalier de Menil avec le marquis de S.ünt-Genies, & Davifard, un des miniftres de notre cour. Celui-ci me fit dire qu'il défiroit paflionnément d'avoir un moment d'entretien avec moi. Je ne doutai point qu'il n'eüt des chofes trés - importantes a me communiquer, dont la connoiffance pourroit régler la fuite de mes démarches. Cependant je ne voulus pas tenter la complaifance du lieutenant de roi dans une occafion qui compromettoit fon devoir, que je refpectois en ce qui étoit effentiel, autant qu'il le faifoit lui-même: je cherchai des voies de fupercherie, toujours permifes aux gens privés des droits naturels de la fociété. Le marquis de Saint-Genies logeoit dans  De Madame de Staal. 359 la mème tour que le marquis de Pompadour. Je penfai que Davifard, feignant d'aller chez Saint-Genies, qu'il lui étoit permis de voir, monteroit a 1'étage audefliis chez monfieur de Pompadour, oü je me trouverois, comme j'avois coutume de faire: il n'étoit queftion que de prendre bien fon temps, & de prévenir mes aflbciés, afin qu'ils prêtaflent la main a. ce rendez-vous. Je communiquai donc a mefiieurs de Pompadour & de Boifdavis 1'entrevue que je méditois , 8c je leur fis fète de tout ce que j'allois apprendre, 8c des avis utiles a. tout le parti que j'en pouvois recueillir. Le marquis de Pompadour, ravi de me fervir dans une fi importante occafion , dévoroit d'avance 1'abondante récolte que nous allions faire. Je fis pafler ce projet a Davifard : 1'exécution en étoit attendue avec une égale impatience de part 8c d'autre \ mais il falloit prendre un jour oü 1'un de nos maitres füt en campagne, 8c 1'autre fi occupé, que nous n'en eufiions rien a craindrg.  3 6"o Mémoires Ce jour arriva : nous pofames en fentinelle, a. toutes les lucarnes du degré, ce que nous avions de domeftiques, pour nous avertir a la moindre allarme. Toutes nos mefures li bien prifes, nous fimes avertir Davifard, qui attendoit le moment chez Saint-Genies. II monta auffi-tót chez le marquis de Pompadour , qui, dès qu'il le vit paroitre, fe retira avec monfieur de Boifdavis dans un coin de la chambre , iugeant que des chofes d'une fi grande conféquence ne fe pouvoient dire devant des témoins. Davifard après avoir töurnë la tète de tous cótés pour voir s'il ne pouyoit être entendu , s'avanca , & me dit: Mademoifelle de L..., neuf mois de célibat, cela eft bien dur! Lh! monfieur , lui dis-je , frappée du plus grand étonnement, eft-ce donc la ce que vous étiez fi prefle de me dire ? Ce début m'ayant effrayée, j'appellai nos difcrets confidens, & leur dis qu'ils pouvoient fe rapprochei &c prendre part a notre converfarion. Jls raifonnerent fur les chofes prëfentes, def- quelles  De Madame de Staal. 5Si quelles notre petit magiftrar n'étoit pas mieux informé que nous. Voyant Ie mince profit qu'il y avoit a faire de ce périlleux entretien , je le terminal promptement, honteufe de me 1'être ménagé avec tant de foin, Cequimetöit arrivé, long-temps auparavant , auroit dü me déniaifer. J'eus quelque incommodité, pour laquelle 011 me fit voir monfieur Herment, médecin de Ia baftille. Le lieutenant de roi me le préfenta dans le jardin oü nous nous promenions. Quoique je fufie alors fous la plus étroite garde , comme notre lieutenant fe relachoit volontiers en ma faveur, au moindre prétexte qui 1'y autorifoit; il ne faut point de tiers dans les entretiens qü'on a avec fon médecin , dit - il, en s'eloignant de nous. Je continuai mon chemin, & m'éloignai encore plus. Mon fieur Herment voyant qu'on ne pouvoit plus nous obferver , me dit en me ferrant la main & baiffant la voix : Vous avez des amis, &c de bons amis, capables de tout Tomé It Q  Mémoires pour vous-, j'en ai vu un qui s'intérefle bien particuliérement k ce qui vous re- garae Vous a-t-il chargé de quelque chofe pour moi, lui dis-je en 1'interrompant ? Oui, reprit-il : il connoit ma difcrétion \ je fais la vótre. II m'a dit de vous demander ce qui pourroit vous faire plaifir , ce qui pourroit vous être utile j fi vous n'auriez pas befoin d'un couvrepied. Eh! qui eft, dis-je , eet ami en peine de favoir fi on a ici les pieds chaiids? C'eft, me répondit-il, monfieur Bignon , confeiller d'état. Rendez-lui graces de ma part, repris-je, & dites-lui, monfieur, que ce qui 1'inquiete eft alfurément le moindre des inconvéniens oü je fuis expofée. Je ne prétextai point de maladie, pouf me procurer des yifites d'un homme fi circonfped. II y en avoit dans notre chateau de plus traitables j mais comme je n'étois nullement tentée d'intriguer au dehors, je ne les techerchai pas. Le comte de L..,. s'aida du chuur-  De Madame de Staal. 3 ^3 gien , qui faifoit aufli la fonction d'apbthicaire ; il établit , pour avoir öccafion de le voir fouvent, qu'il lui falloit deux lavemens par jour. Le régent, qui entroit dans les demiers détails de ce qui nous concernoit, examinant les mémoires de notre pharmacie avec fes miniftres , l'abbé Dubois fe récria fur cette quantite' de lavemens. Le duc d'Orléans lui dit: Abbé, puifqu'ils n'ont que ce divertiffement la, ne leur ótons pas. L ... en effet n'en avoit guere d'autresj on le tenoit plus refferré qu'aucun de nous , dans le temps même qu'on accorda du relachement a tous les autres prifonniers. II eft vrai que, depuis qu'il fut a la baftille, il fe conduifit héroïquement; qu'il foutint de longs & fréquens interrogatoires, avec autant de courage que de dextérité dans fes réponfes. Mais on avoit prétendu, peut-être fauflèmenr , qu'il avoit uféd'adreffe avant que d'être arrèté j qu'il avoit employé de fauffes confkdences, pour éviter fa détention. Quoi  2 ^4 Mémoires qu'il en foit , il foutint jufqu'a la fin de fa prifon , oü il fut retenu long-temps après les autres, la conduite ferme qu'il avoit prife en y entrant. Je continuois toujours le commerce de lettres avec le chevalier de Menil, par le lieutenant de roi; j'en avois quelquefois de plus franches, par fon valer, que Menil avoit gagné. J'étois uniquement occupée de lui; & la compagnie, qui m'obfédoit, m'étoit fouvent infupportable , fur - tout dans des momens de chagrin dont je ne pouvois me rendre maitreffe ; j'en eus un très-vif du deflein que le chevalier de Menil me montra de mettre a fonds perdu un rembourfement qu'on lui avoit fait j cette vue me parut tout oppofée a ce qui faifoit 1'objet 8c le foutien de notre liaifon, J'en pris des foupcons de fa bonne foi, qui n'avoient eu encore nulle entrée' dans mon efprit; je les lui témoignai vivement dans quelques lettres , & comme il ne vouloit pas encore me perdre , il prit le parti de me raflurer, en changeant  De Madame de Staal. 36*5 fon projet , & me faifant de nouvelles proteftations de la droiture & de la fermeté de fes intentions: je le crus. Eh ! que ne croit-on pas , quand on a bien envie de croire ? II confirma mon opinion ,' parl'acquifition qu'il fit d'une petite terre , au lieu du fonds perdu auquel il avoit d'abord incliné. Je rentrai dans la pleine confiance, & n'eus plus de rourmens que de la durée de notre féparation , dont j'étois encore plus piquée par le facile accès qu'avoient auprès de moi des gens que je voyois d'un ceil indifférent: ils ne me regardoient pas de même, & ce m'étoit un furcroit dimpatience. Si un jardinier, comme la dit un bon auteur, eft un homme pour des reclufes; une femme , quelle qu'elle puifie être , eft une déefie pour des prifonniers. Les nótres, en effet, me rendoient une efpèce de culte; mais leurs veeux emprelfés «Sc leur encens, étoient fouvent prêts a me fuffoquer. Pendant ce temps-la, Davifard, homme Qiij  3 6" 6 Mémoires vif & pétulant, mobile de corps & d'efprit , plus incapable de refter en un lieu , que de fe multiplier pour en occuper plufieurs a. la fois, tomba malade affez férieufement; on le dit, Sc peut-être 1'exagéra-t-on au régent : il répugnoit aux chofes violentes, & n'avoit pas envie que fes prifonniers lui fiffent le tour de mourir en prifon. Pour éviter eet accident , on mit Davifard en liberté. N'eft-ce pas un godan , dit - il, en terme gafcon , quand il vit la lettre de cachet? Non, dit le gouverneur qui la lui portoit; c'eft rout de bon. Bas Sc culotte, vite , vite , dit-il, en fe jettant hors de fon lit: fon habillement, fon décamper , fa guérifon , tout fut fait en un moment. Ce départ donna occafion a madame de Pompadour , attentive a foulager les ennuis de fon mari, de demander qu'on augmentat la fociété de monfieur de Pompadour , des débris de celle de monfieur Davifard , qui avoit pour compagnons le marquis deSaint-Genies Sc le chevalier de  De Madame de Staal. 3 67 Menil; & que les deux bandes reünies n'en fiflent plus qu'une , qui allat toua les jours manger chez le gouverneur, & vécüt enfemble ; elle 1'obtint, & lorfque je m'y attendois le moins, je vis entrer, fans précaution, Menil dans ma chambre. Je fus furprife & effrayée ; il me ralfura en m'apprenant eer heureux événement, qui me combla de joie , malgré la trifteife oü j'étois de la mort de ma fceur, donc les circonftances m'avoient mis beaucoup d'amertume dans le cceur : il faut avotier, a la honte de la nature, que fa voix ne fe fait guere entendre , quand quelque paflion parle en même temps qu'elle. Meflieurs de Pompadour & de Boifdavis vinrent, un moment après, me faire compliment fur 1'augmentation de notre compagnie. Le lieutenant de roi étoit allé diner ce jour-la a Vincennes: en entrant, il vint chez moi, ne fachant point ce qui avoit été accordé au chevalier de Menil. Au moment qu'il le vit dans ma chambre en fi bonne compagnie, avec toutes les appaQ iv  368 Mémoires rences dudrokd'y être, il demeura comme quelqu'un frappé de la foudre , fans parole & fans mouvement \ je fus touché de fa peine, 8c m'avancant vers lui, je lui racontai que madame de Pompadour avoit obtenu qu'on nous mi t tous enfemble: il avoit fu qu'elle le demandoit, mais il ne croyoit pas que cela fut fi prés d'arriver y il nous dit , d'un ton aifez forcé, que cela étoit convenable , & qu'il nous en félicitoit y il ne put prononcer une parole de plus, & refta fur un fiége oè il s'étoit mis , véritablement comme un homme pétrifié. La gaieré de 1'aifemblée achevoit de le confondre : ne pouvant fouténit une fituation fi pénible, il nous quitta. Les relations que j'avois eues jufquesla avec le chevalier de Menil, quelque douloureufes qu'elles fuifent a Maifonrouge , éroient adoucies par la fatisfacrion d'y fignaler fon attachement pour moi, 8c de régir lui-même notre commerce. La dépendance qui en réfukok, 1'entiere cou-  De Madame de Staal. 569 noifiance de nos démarches , qui fixoit fes inquiétudes , étoient des dédommagemens perdus par cette réunion : il n'avoit plus rien a attendre , que la reconnoilfance d'anciens fervices devenus inutiles. II vint le lendemain matin chez moi dans un temps oü j'étois feule , changé 8c accablé de trifteife. Ma chere amie, me dit -il, vous voila heureufe. Je 1'ai fouhaité ; j'en fuis content: mais votre bonheur me coüte cher. Vivez en paix avec quelqu'un qui vous aime 8c vous plait; n'exigez pas que j'en fois témoin. Tant que j'ai pu vous être utile , j'ai furmonté mes répugnances par d'incroyables efforts: je le ferois encore , fi cela vous étoit boa a quelque chofe. Vous n'avez plus befoin de moi; trouvez bon que je ne vienne plus chez vous, que lorfque la bienféance , oit quelques fervices que je pourrois encore vous rendre, m'y obligeront. Pourquoï m'abandonner, mon cher ami y lid dis-je ? Croyez-vous qu'il y eüt rien qui put me dédommager de la perte que je ferois en Qv  3 7 o Mémoires vous perdant ? J'aime mieux renoncer a tous autres commerces, s'ils font incompatibles avec le vótre. Non, dit - il , je ne veux vous priver de rien ; je me fuis facrifié fans réferve a votre bonheur : puilTe celui qui le doit faire , vous être aufli fidele & aufli devotie que moi. J'iniiftai fortement, & je gagnai qu'il ne cefleroit pas de me voir; je lui promis defouftraire a fes yeux les objets propres a les blefler ; j'eus foin en effet qu'il ne rencontrat pas le chevalier de Menil chez moi, quand il y venoit: c'étoit rarement. II ne s'y préfentoit que lorfqu'il avoit des nouvelles de dehors a m'apprendre , ou quelque chofe a me dire de la part de mes amis , qui venoient le voir affez fouvent : du refte, je le voyois chaque jour chez le gouverneur, oü nous paflions tous une partie de la journée. Nous y allions diner; & après le diner, je jouois une reprife d'hombre avec meffieurs de Pompadour & de Boifdavis , & Menil me confeillojt. La partie, quelque-;  De Madame de Staal. 371 fois, fe rangeoit autrement. Quand elle étoit finie , nous retournions chez nous. Le chevalier de Menil me fuivoit d'alfez prés. La compagnie fe raffembloit chez moi, avant le fouper que nous retournions faire chez le gouverneur , après lequel chacun s'alloit coucher. Le matin jerevoyois Menil, & nous ne nous quittions guere. Je ne déhrois plus d'autre liberté que celle dont je jouiifois: il ne me fembloit pas qu'il y eüt d'autre monde que 1'enceinte de nos murs. C'eft le feul temps heureuxque j'aiepalfé en ma vie. Aurois-je cru que le bonheur m'attendoit la, & que par-tout ailleursje ne le trouverois jamais ? J'aimois quelqu'un dont je me croyoïs parfaitement aimée. Je m'abandonnois fans crainte a des fentimens dont 1'objet me paroiffoit raifonnable, 8c le but aifuré. J'euife plutót appréhendé la chüte du ciel, qu'aucun changement dans le cceur du chevalier de Menil. J'étois dans la même Qvj  De Madame de Staal. '373" Menil me tint parole. II me quittoit quelquefois aflez brufquement , au travers d'un entretien fort tendre; je ne lui en demandois pas la raifon , & me gardois de le retenir. Ses égards me touchoient bien plus que n'euifent fait les tranfports les plus paffionnés. Je goütois donc cette douce paix qui conftitue le vrai bonheui. II ne me manquoit que 1'entiere füreté den jouir toujours; ce que je ne révoquois pas en doute. Les réparations de mon appartement étant finies, j'y retournai, & je fongeai a le meubler. Je crus que c'étoit affez d'avoir paffé un hiver dans une grande chambre fans tapilferie : le fecond approchoit. Monfieur de Maifonrouge, encore plus attentif a mes commodités , depuis qu'il ne fe mêloitplus de mes amufemens , demanda aux gens d'affaires de monfieur Ie duc du Maine, des meubles convenables pour mon logement. Ils en prêterent.; Sc je pris grand plaifir a m'arranger dans eet ancien gite réformé. Je fus finguliére-  374 Mémoires ment touchée de trouver un rebord a. Ia nouvelle cheminée qu'on y avoit faite, & d'y pouvoir pofer un livre, ou une tabatiere; commodité que je n'avois pas ci-devant. II faut avoir manqué de rour, pour fentir la valeur de chaque chofe. Notre fociété prit part a mon changement de demeure. L'on fe raifembloit plus facilement chez moi, & fi continuellement, que j'en étois fi fouvent excédée & de fi mauvaife humeur , que Menil m'en faifoit de féveres réprimandes, fans égard pour la caufe, qui méritoit beaucoup d'indulgence de fa part. II étoit revenu habiter notre quartier, il y avoit déja long-temps. La facilité de nous voir, la longneur de nos entretiens nous donnoit lieu d'y mêler des chofes indifférentes. II me montroit, pour me divertir , des lettres aifez ridicules, qu'il recevoit, par des voies détournées, d'une de fes parentes, qui, de fon aveu , étoit plus folie que fes lettres : elle demeuroit prés de chez lui en Anjou. Je faifois peu  De Madame de Staal. j-r^ «{'attention a ce qu'il m'en difoit, n'imaginant pas que j'euffe jamais rien a démêler avec une telle perfonne. Quoique, dans 1'efpece de liberté oü nous étions, la communication au dehors nous füt encore interdite , les nouvelles extorquées par chacun de nous, & rapportées en commun , comme la proie des brigands, nous fervoient de pature au fond de notre antre. On ralfembloit fur-tout avec avidité celles qui promettoient notre prochaine délivrance. Je faifois mine, par bonneur , de la défirer comme les autres , quoiqu'au fond de mon cceur j'en fuffe fort éloignée. Madame la ducheffe du Maine , qui avoit été d'abord menée dans la citadelle de Dijon, quand elle apprit qu'on la conduifoit dans le gouvernement de monfieur le Duc, dit, comme Io : Aux fureurs de Junon , Jupiter m'abandonne. Elle y paffa cinq mois, au milieu de toutes les incommodités qu'elle avoit ignorées jufqu'alors. Ne pouvaut plus les fuppor-  jyó' Mémoires ter , elle engagea madame la Princefle de lui obtenir , par fes follicitations, un. changement de demeure. Elle fe flattent qu'en même temps on la rapprocheroit ; mais elle n'eut que le choix d'aller dans Ja citadelle de Chalons , un peu plus éloignée, ou de refter dans celle oü elle étoit. II y avoit matiere a délibérer : elle avoit établi en ce lieu des correfpondances utiles, par des perfbnnes qui, a leurs rifques & périls, s'étoient entiérement dévouées a elle. Une princefle ornée de grandes qualités, accablée de grands malheurs, eft un objet frappant, capable deremuerles ames les moins fenfibles. Elle pouvoit retrouver par-tout des gens animés du même zele , par les mêmes motifs: mais pour fe faire connoïtre, il leur falloit des conjonctures qui ne fe rencontrent pas toujours; &, pour fervir, des moyens qui ne. font pas également en toutes mains. Malgré ces confidérations, le défir ft naturel de changer une fituation pénible, même contre  De Madame de Staal. 377 une qui ne vaut pas mieux, 8c qui peut êrre pire ; 1'envie d'aller , quand on eft retenu \ 1'occafion de revoir les gens qui devoient la conduire , déterminerent madame la ducheffe du Maine a accepter Chalons. Les ordres furent donnés d'y faire un batiment pour la loger. La Billarderie, qui avoit commandé les troupes dont elle fut accompagnée dans fon premier voyage, eut ordre de i'aller trouver avec un détachement des gardes du corps , pour la transférer dans cette nouvelle prifon, oü il refta quelques jours auprès d'elle. La confiance donr elle rhonoraaufli-tót qu'elle reconnut la bonté de fon caraftere, jointe a. tout ce qui pouvoit 1'attacher a elle, 1'y dévoua entiérement. Ses fentimens, cachés fous le plus pro fond refpett, lui étoient peut-être inconnus a. lui-même; mais la retenue ne leur donnoit que plusd'acfivité. Elle recut de lui tous les fervices qu'un honnête homme, chargé de fa garde, pouvoit lui rendre. II les accompagnoit de  'j 7 S Mémoires toutes les complaifances propres a déguifer la févérité de fa commiflion, dont il n'entama jamais le fond, quoiqu'il en altérat fouvent la forme. Arrivée a Chalons, elle eut le trifte fpectacle d'y voir édifier fa prifon ; ce qui lui étoit déja arrivé dans la ciradelle de Dijon, dont le logement étoit infoutenable. Celui qu'on y fit conftruire fous fes yeux, fe trouva encore plus impraticable, non-feulement par 1'humidité des platres neufs, mais par fa fituation; & elle n'y logea point. Je crois qu'elle n'habira point non plus celui qu'elle vit batir a. Chalons, oü elle ne demeura pas long-temps. Je n'ai fu ces chofes qu'après fon retour 8c le mien; mais je les place ici, pour être a peu prés dans leur lieu. Quoiqu'elle eüt foutenu fa captivité avec courage 8c que, pour en fupporter 1'ennui, elle fe füt prêtée a tous les amufemens que pouvoient fournir des lieux fi arides de plaifirs; les incommodités 8c les inquiétudes, qu'elle ne put écarter, alté-  De Madame de Staal. 379 terent fa fanté. Elle difoit, a 1'occafion de fes triftes divertilfeinens , fi différens de ceux auxquels elle étoit accoutumée : Que monfieur le duc d'Orléans juge de mes peines par mes plaifirs. Quelque obfervée qu'elle füt, elle avoit trouvé moyen d'établir des correfpondances, par lefquelles elle étoit a peu prés informée de tout ce qui fe palfoit, & même des bruits qui couroient; Sc c'étoit, pour 1'ordinaire , un nouveau tourment. Les nouvelles , dont les prifonniers font fi affamés, leur fervent de poifon: ils en apprennent une partie, ignorent 1'autre, font & défont mille fyftêmesfur ces connoilfances imparfaites, d'oü naiflent autant de chimères & d'inquiétudes qui les dévorent. Leur état le plus doux, felon 1'expérience que j'en ai faite , eft celui oü rien ne tranfpire jufqu'a eux. Le bruit qui courut qu'on vouloit mettre monfieur de Malefieu a la conciergerie, lui faire fon procés, & traiter fon aftaire a. la rigueur, parvint a madame la duchefiè  !jj 8 o Mémoires du Maine , & lui caufa les plus vives allarmes. II tut dit enfuite qu'il feroit confiné aux ifles Sainte-Marguerite. On avoit piece en main contre lui, & peu de bonne volonté pour fa perfonne; ce qui le mettoit plus en rifque qu'aucun autre. Auifi étoit-il dans de perpétuelles inquiétudes: elles lui fuggéroienr des idees fouvent mal digérées. II me fit prier de rendre témoignage que cette lettre du roi d'Efpagne, qu'on avoit trouvée dans fes papiers, étoit une traduction de 1'original efpagnol. Je lui dis que je n'aurois vraifemblablement pas 1'occafion d'en parler; & que, fi je l'avois , je ne pourrois me réfoudre a dire une chofe fi aifée a convaincre de faux. Madame la duchefiè du Maine ayant été environ trois mois a Chalons; le duc d'Orléans, fur les repréfentations qu'on lui fit du rnauvais état de la fanté de cette princefie, ne voulant pas être accufé de la laifier périr par des rraitemens trop durs pour une perfonne comme elle, confentit  De Madame de Staal. 381 qu'elle allat paffer quelque temps dans une maifon de campagne. On lui propofa Savigny en Bourgogne, comme un lieu agréable. Elle fit demander au préfident 1 de a qui cette maifon appartenoit, de la lui prèter. II craignit de déplaire a monfieur le Duc, gouverneur de la province, & la lui refufa. On en indiqua une autre, nommée Sevigny , qui fut prêtée a madame la ducheffe du Maine. Monfieur de la Billarderie étoit revenu avec fon détachement des gardes pour la i conduire, & 1'y mena. Cependant le préfident, qui avoit d'abord refufé fa maifon, i ayant fu que monfieur le Duc penfoit a t eet égard tout autrement qu'il n'avoit fuppofé, revint en faire offre. Madame Ia j ducheffe du Maine ne vouloit pas 1'accepter ; mais la Billarderie lui repréfenta que l ce feroit prodiguer fon reffentiment, que 1 d'en avoir contre un tel homme; 8c qu'elle I feroit plus commodément a Savigny. Elle \ y fut, 8c y paffa quelque temps. Enfin , i; par de nouvelles inflances, on obtint de la  5 g 2 Mémoires rapprocher de Paris, & de lui donner pour prifon Chanley , belle 8c agréable maifon cpi n'en eft qua trente lieues. Elle féjourna dans diverfes maifons de campagne en y allant, & s'y rendit vers le milieu de 1'automne. Madame la Princeffe eut la liberté de 1'y aller voir, & y pafla une quinzaine de jours. Toute occupée de mettre fin a la captivité de la princefle, fa fille, elle la conjura de lui avouer fincérement tout ce qui s'étoit paffe dans fon affaire. Madame la ducheffe du Maine lui en rendit un compte exact, par lequel elle la convainquit qu'il n'y avoit rien eu, dans tout ce qu'elle avoit fait, ni contre le roi, ni contre 1'état, ni rien même qui put effèntiellement préjudicier au régent. Madame la Princefle , fur eet expofé , lui confeilla d'en faire 1'aveu a ce prince avec la même vérité, comme le plus fur 8c peut-être le feul moyen d'obtenir, nonfeulement fa liberté , mais celle de toutes les perfonnes engagées dans la même affaire , qui fouffroient pour elle. La nécef-  De Madame de Staal. j 8 5 fïté de rirer de prifon' monfieur le duc du Maine, qui venoit d'y être dangéreufement malade fans qu'elle 1'eüt fu j le rifque de 1'y voir périr, tout innocent qu'il étoit, lui furent principalement repréfentés par madame la Princeffe, & par monfieur de la Billarderie. Malgré ces puiffantes confidérations elle infiftoit toujours fur les inconvéniens d'une telle démarche, & prorefta que fon intérêt feul ne 1'y réfoudroit jamais ; & que , quelque preffans que fuffent les autres motifs qu'on lui préfentoit, elle ne pouvoit faire cette confeliion , qu'elle ne fut fi les perfonnes engagées avec elle s'étoient décélées d'elles-mêmes: fans quoi elle rifqueroit leur perte 8c fon propre honneur. II fut donc décidé qu'il falloit au préalable éclaircir ce point. On favoit que monfieur de Pompadour & l'abbé Brigaud avoient donné d'amples déclarations. Si monfieur de Laval 8c monfieur de Malefieu avoient perfifté a nier, il ne falloit pas  •284 Mémoires fonger aun aveu qui ne fe pouvoir faire fans les commettrej mais préfenter une requête au parlement, pour demander la liberté de madame la duchelfe du Maine, conformément aux loix du royaume , qui ne permettent pas de retenir perfonne en prifon au-dela d'un terme marqué pour produire le fujet de leur détention. Madame la ducheffe du Maine drelfa un modele de cette requête , qu'elle laiifa entre les mains de madame la Princefle. Ces réfolutions étant prifes, madame la Princefle aflura madame fa filie que, dès qu'elle feroit a Paris, elle fauroit pofitivement (Sc cela lui fembloit facile) ce qu'avoient fait le comte de Laval Sc monfieur de Malefieu; Sc qu'elle, ou l'abbé de Maulevrier, fon homme de confiance, le lui manderoir aufli-tbt. Pour traiter eet article fans rifque, madame la ducheffe du Maine donna a madame la Princefle des phrafes communes, oü elle attacha le fens des principaux points dont il falloit l'inftruire. L'une de ces phrafes vouloit dire,  De Madame de Staal. \ % 5 dire, Laval a avoué; 1'autre, il n'a rien dit. II y en avoit de même pour monfieur de Malefieu. Peu après le départ de madame la PrincefTe, madame la duchefiè du Maine recut une lettre de l'abbé de Manlevrier, qui lui marquoit, fous le chiffre dont on étoit convenu - que monfieur de Laval & monfieur de Malefieu n'avoient rien dit. Quelques jours enfuite elle en recut une autre de eet abbé, qui, par le même chiffre, difoit tout le contraire j que Laval & Malefieu , après avoir perfifté long-temps, avoient enfin tout avoué. Ces témoignages ne parurent pas afièz fürs a madame la duchefiè du Maine, pour déterminer le parti qu'elle prendroit. La Billarderie; qui étoit encore avec elle, défirant paflionnément la liberté de cette princeffe, Sc perfuadé qu'il y pourroit travailler utilement, retourna a Paris., 6c eut a ce fujet plufieurs entretiens avec monfieur le Blanc,' qui lui fit fentir qu'elle n'y parviendroit jamais que par une déclaration fincere 8c Tome I, n  3 §6 Memoires complette de tout ce qui s'étoit paffe dan? cette affaire, tant de fa part, que de celle des gens qui avoient agi d'un commun accord avec elle. Le régent défiroit de finir; mais il vouloit que ce füt avec honneur, c'eft-a-dire, difculpé d'avoir attaqué & traité a la rigueur des perfonnes fi confidérables, fans aucun fondement. 11 avoit donc réfolu de n accorder la liberté , ni aux chefs, ni ï leurs adhérens, que par un aveu de leur part qui fervit d'apologie a fa conduite. Monfieur le Blanc chargea enfin la Billarderie de porter parole a madame la ducheffe du Maine, de la part de ce prince j qu'elle obtiendroit fon entiere liberté , & celle de toutes les perfonnes comprifes dans fon affaire, fi elle vouloit en donner par écrif un détail exact & fincere, qui ne feroit vu que de lui. La Billarderie vint lui rendre compte 'de facommiffion, & lui apporta des lettres de madame la Princeffe & de l'abbé de Maulevrier, qui marquoient pofitivement  De Madame de Staal. 387 8c fans chiffres que le comte de Laval 8c monfieur de Malefieu avoient tout déclaré , 8c qu'on n'ignoroit plus rien de cette affaire. Madame la duchefiè du Maine , perfuadée , par ces témoignages non fufpeób, qu'elle pouvoit délivrer tous les gens de fon parti fans nuire a aucun, furmonta en leur faveur la répugnance qu'elle avoit a donner la déclaration qu'on lui demandoit. Elle la fit dans un grand détail, pour donner preuve de fa fincérité. Quand cette piece fut achevée , elle la mk entre les mains de la Billarderie , pour la porter a monfieur le Blanc, après qu'il 1'aurok fait voir a madame la Princeflè, a qui elle écrivit en même temps une lettre, oü elle lui marquoit les motifs qui 1'avoient déterminée a ce que monfieur le duc d'Orléans avoit exigé d'elle. Elle la conjuroit de tenir la main a la prompte 8c fidelle exécution des engagemens qu'il avoit pris en conféquence; 8c lui repréfentoit qu'il s'agifiok en cela, non-feulement de fes R ij  3 S 8 Mémoires intéréts, mais de fon honneur qui lui étoit infiniment plus cher, & qu'elle confioit a. fes foins & a fa diligence, ne pouvant éviter le blame de la démarche qu'elle faifoit, que par 1'entiere fatisfaction de tous ceux qui y étoient intételfés. Madame la Princeffe lut la lettre 8c la déclaration avec l'abbé de Maulevrier, qui dit a la Billarderie que la grande attention qu'on y voyoit a juftiher le cardinal de Polignac 8c monfieur de Malefieu, pourroient en rendre la vérité douteufe, II n'y reprit nulle autre chofe, ni madame la Princeffe non plus. La Billarderie la porta a monfieur le Blanc pour la remettre au régent. On expédia , pour le retour de madame la ducheffe du Maine , la lettre de cachet qui lui fut envoyée. Elle y trouva, contre fon attente, fon féjour marqué a Seaux. Cette première infracf ion aux paroles données, lui en fit craindre d'autres. Nous ne favions rien dans notre prifon de tout ce que je viens de rappqtter : ua  De Madame de Staat. $8$ bruit vague de dénouement s'y faifoit feu* lement entendre : il avoit couru tant de fois, qu'on n'y donnoit plus qu'une médiocre créance. Enfin monfieur le Blanc, qui n'avoit paru depuis long-temps , vint les derniers jours de 1'année a la baftille. H étoit feul, 8c vit d'abord la Pruden , cette correfpondante du baron de Walef, qu'on avoit arrêtée depuis peu de temps. Je fus mandée enfuite , pour aller lui parler. II me dit que je leur aurois épargné bien de la peine , fi , quand ils m'avoient parlé , monfieur d'Argenfon 8c lui , j'avois voulu leur rendre compte de tout ce que je favois de 1'affaire de madame la duchefiè du Maine, dont j'étois parfaitement inftruite; qu'elle s'en étoit expliquée elle-même par une déclaration fort exade; & que je n'avois plus de raifon d'en vouloir garder le fecret. Je répondis, qu'il ne m'avoit pas paru qu on me crut fi bien inftruite. En effet, ils ne m'avoient interrogée qu'une fois, 8c affez légerement. Au furplus, ajoutai-je, Ci Riij  3^(5 Mémoires madame la ducheffe du Maine elle-meme a parlé, que pourrois-je dire qui vous inftruisit plus parfaitement ? Elle fait ce qui la regarde , mieux que perfonne ne le peut favoir. Quand même elle m'auroit dit tout ce que j'ignore , je ne pourrois rien ajouter aux connoiffances qu'elle a données. Vous ne pouvez nier du moins, reprit-il, que vous n'ayez rendu a madame la ducheffe du Maine des lettres d'Efpagne. Je répondis que les lettres que j'avois pu recevoir étoient pour moi; qu'il m'en venoit de divers pays, auxquelles madame la ducheffe du Maine n'avoit point de part. Celles-la, dit-il, étoient du baron de Walef, & vous ont été remifes par une fille d'opéra. Je lui dis (& cela étoit vrai) que je ne favois de quelle profeffion étoit la perfonne qui en effet m'avoit apporté quelques lettres du baron de Walef, Jefquelles étoient pour moi. Monfieur le Blanc reprit: Mais vous favez toute 1'affaire; & 1'ori veut que vous parliez , ou vous refterez toute votre vie a la baftille.  De Madame de Staat. ii Eh bien ! monfieur, lui dis-je , c'eft un établiffement pour une fille comme moi qui n'a pas de bien. Ce n'eft pas, reprit-il, une fituation bien agtéable. Je ne la choifirois pas non plus, lui dis-je; mais j'y refterai plutbt que d'inventer des fictions pour m'en tirer. II faut avouer , dit-il que madame la ducheffe du Maine a en d'étranges confidens. Pour moi, monfieur , repris-je, je vous dirai, fans vous amufer davantage, que, fi je ne fais rien, je ne puis vous rien dire; & que, fi l'on m'avoit confié quelque chofe, je le dirois encore moins. II ne put s'empêcher de me dire, quoique cela ne füt pas dans fon róle , que madame la ducheffe du Maine auroit été heureufe de ne s'être pas confiée a d'autres qu'a moi. II ajouta tout de fuite, que fes affaires étoient finies; qu'elle alloit revenir. Me voila donc tranquille, lui dis-je. Et ce qui vous regarde , reprit-il? Cela, lui répondis-je, n'eft pas affez important pour m'en inquiéter. D'oü vient cette affurance, dit-il ? Eft-ce qu'on Riv  j9"- Mémoires vous a fait votre horofcope ? L'horofcope de quelqu'un qui nait dans une aufli mauvaife fortune que Ia mienne , fe fait toute feule , lui répondis-je ; on fait qu'on fera malheureux, n'importe de quelle facon. Monfieur le Blanc, voyant que je ne voulois que bavarder, me dit qu'il reviendroit avec monfieur d'Argenfon, 8c qu'ils m'apporteroient des ordrespar écrit de madame la duchefiè du Maine , de dire tout ce qtt'on me demanderoit. Je lui dis que je les recevrois avec beaucoup de refpect, mais que je n"en dirois pas davantage. En effet, l'on fe charge de tels fecrets par dévouement pour ceux qui vous les confient; mais on les garde pour 1'amour de foi. Monfieur le Blanc, peu fatisfait de mes réponfes, me quitta y 8c depuis , il ne voulut plus m'interroger, quelqu'inftance qui lui en füt faite de la part de madame la ducheffe du Maine , après fon retour; difant que cela étoit inutile, qu'il favoit ce que je favois dire. Quand je fus hors de ce facheux entre-  De Madame de Staal. 393 tien , Menil me vint voir. Je le lui racontai: |e pouvois, fans indifcrétion, lui en dire autant qu'a nos commhTaires \ & vérirablement , quelque confiance que j'euffe en lui, je n'avois pas cru devoir me permettre de lui rien révéler du fond de notre affaire. Dans ce tranfport de joie qu'il eut de mes réponfes a ce dernier interrogatoire , il fut preffé d'oublier la circonfpection dans laquelle il vivoit avec moi. Je lui chantai ces paroles d'un opéra qu'on jouoit ajors: Non, ne mêlons point dans un jour Tant de foiblefle a tant de gloire. Je me tirai aufli adroiternent d'affaire avec lui, qu'avec monfieur le Blanc. Quelques jours après ( c'étoit le 5 de janvier 1720) 1'ordre arriva de faire fortir de notre chateau tous les' domeftiques de madame la ducheffe du Maine , valets de chambre, valets de pied, frotteufes, a la réferve de monfieur de Malefieu & de moi. Le marquis de Pompadour & le chevalier de  3 94 Mémoires Menil eurent en même temps leur lettre de cachet pour fortir de la baftille, & aller en exil; celui-ci, chez lui en Anjou. II vint a la hare me dire adieu. Je ne m'attendois point a cette brufque féparation: je devois encore moins m'attendre a refter prefque feule de ma bande en prifon, lorfque toute la maifon de madame la ducheffe du Maine en fortoit, & qu'elle-même revenoit. Mais a peine fis-je attention a ce qui me regardoit perfonnellemenr dans cette conjon&ure, tant j'étois occupée de 1'éloignement de Menil. II me parut médiocrement touché de me quitter : la joie d'abandonner notre trifte demeure, furmonta vifiblement en lui le regret de m'y laifler. Je n'euffe pas été de même, fi j'en étois fortie la première. Cette différence de nos fentimens , que j'avois quelquefois foupgonnée , mais que je n'avois pas encore fi bien vue, me fut un furcroit d'affliótion des plus fenfibles: je n'eus ni le loifir, ni la volonté de lui en rien témoigner. II partit: & je reftai  De Madame de Staal. 395 dans cette efpece d'immobilité oü Pame, trop pleine de fentimens, demeure fans action. On m'en tira pour aller diner au gouvernement avec le marquis de Saint-Genies, triite compagnon de ma mauvaife fortune. Le gouverneur étoit allé faire un tour de campagne, ne fachant pas ce qui devoit arriver ce jour-la. Nous n'avions que le lieutenant de roi, qui, tout confus de notre aventure & de ce qu'il avoit a nous annoncer, n'ofoit proférer une parole. Jamais repas ne fut plus lugubre que celui-la. Quand il fut fini, comme j'allois monter, felon notre coutume, pour prendre du café dans la chambre du gouverneur , le lieutenant m'arrêta au bas du degré, & me dir: Ne montez pas; il faut retourner chez vous , & n'en plus fortir. A la bonne heure, lui dis-je : & prenant mademoifelle Rondel pat le bras, je m'en allai chez moi. II fit le même compliment a Saint-Genies, qui, je crois, ne le prit pas en fi bonne part. Sa commillion faite,  $6 Mémoires il me fuivit dans mon appartement. La, il me conta que monfieur le Blanc , en apportant 1'ordre pour 1'élargiflement des autres, avoit donné celui de nous reflerrer plus étroitement que jamais ; qu'il lui avoit demandé de nous lailfer au moins diner ce jour-la comme a. 1'ordinaire, & de trouver bon qu'il ne nous fignifiat ce changement qu'après notre repas. Le pauvre lieutenant étoit fenfiblement affligé de cette difgrace, que je regardois comme un foulagement; ravie , puifque je ne voyois plus ce qui m'étoit agréable, de ne rien voir, & de ne point donner ma triftelfe en fpecracle, de crainte qu'on n'en pénétrat la caufe, & voulant encore moins qu'on 1'attribuat a défaut de courage: car il eft vrai qu'on a plus de dégout pour les foiblefiès dont on eft exempt, que pour celles oü l'on fe lailfé aller. Maifonrouge ne démêloit pas ces divers mouvemens de mon ame, & me croyoit extrêmement affligée de ce renouvellement de captivité, au moment même oü elle devoit finir. Ii  JDe Madame de Staal. j97 en cherchoit Ia caufe, & me demanda ce que j'en penfois. C'eft apparemment, lui dis-je , qu'ils in'ont choifie comme ce pauvre ane de la fable, qui n'avoit volé de foin que la largeur de fa langue , & qui fut dévoué pour les autres animaux plus coupables, mais plus forts que lui. Nous raifonnames long-temps fur eet événement , fans y voir plus clair. Le gouverneur vint chez moi le foir, & me témoigna y prendre beaucoup de part. II en étoit dans le dernier étonnement, & me dit qu'il n'avoit point vu d'exemple de ce qui venoit de m'arriver; qu'on eüt renfermé un prifonnier, après favoir lailfé jouir de 1'efpece de liberté que j'avois eue. II étoit encore plus fmv pns de ne me voir ni confternée, ni allarmée d'un malheur fi conftant. Ma trauquillité lui paroiflbit digne dadmiration, paree qu'il n'en voyoit pas le miférable foutien. C'eft ainfi que fouvent on nous fait honneur de ce qui, plus approfondi, produiroit un effet contraire.  j