MÉMOIRES SECRETS SUR LA RUSSIE. TOME PREMIER.   MÉMOIRES SECRETS LA RUSSIE, ET P ART ICU LI ERE ME NT SUR LA FIN DU RÈGNE DE CATHERINE II ET LE COMMENCEMENT DE CELUI DE PAUL I. Formant un tableau des moeurs de St. Péters* bourg , a la fin du XVIII' siècle. Et con tenant nombre d'anecdotes recueillies pendant un séjour de dix années , Sur les projets de Catherine a 1'égard de son fils , les bizarrerie» de ce dernier , le manage manquó de la grande - duchesse Alexahdra avec le roi de Suède , et le caractère des principaux personnages de cette cour , et nommément de Soiiïobow. Suivies de remarques sur 1'éducation des grands seigneurs , les moeurs des femmes , et la religion du peuple. TOME PREMIER. AMSTERDAM, 1800.   MÉMOIRES SECRETS Ce n'est point un voyage que j'écris, mais le résultat d'un long séjour en Russie. Qu'on ne cherche donc point, dans eet ouvrage, des descriptions géographiques plus ou moins exactes et déja mille fois répétées, ni des aventures de route et d'hötellerie. Mon but est de Uvrer au i. 1 SUR LA RUSSIE. P R É F A C E.  y PRÉFACE. public des remarques et des anecdotes plus intéressantes sur un pays et sur une nation qui méritent d'être bien connus, et qui sont dignes d'un meilleur gouvernement. Je veux communiquer au philosophe et au moraliste mes observations sur eet empire immense , en prenant pour centre Ia cour oü je me trouvois, et pour époque principale la mort de Catherine et 1'avénement de son fils. J'espère laisser a 1'historien quelques matériaux sur le règne le plus briljant des derniers siècles , et sur Je caractère de la femme Ia plus puissante et la plus célèbre ■ qui ait occupé un tróne depuis Sémiramis. Ce que je dirai de 1'homme bizarre qui lui a succédé, et des personnages qui ont figuré ou figurent encore sur les marches de ce même tröne, ne sera sürement pas la partie la moms piquante de ces mémoires. Je  P r é f a c e: üj h'écris qüe cë qüe j'ai vü, entendu, senti öu éprouvë moi-mëme : et, si la vérité porte un caractèrë iniraitable j j'ose croire qu'on la recönnöitra danS mon ouvrage a; ( Annoncant üri tel projet; il est bien jvste de déterminer la confiance fc[ue 1'on cioit m'accorder : je rie puis mieux y parvenir; qu'en mettant le lecteur a même de jnger si j'ai été dans lé cas de recueillir des faits , et de consigner des observations qui la rnéritent; En faisant la connoissance de 1'autëur ; il pourra mieux apprécier 1'ouvrage : il verra si j'ai pu savoir assez pour dirë autarit, èt quelquefois si peu; J'ai déja publié quelques petits ou-« vrages, óü je ne me suis pas nommé paree qu'ils étöient purement littérai- a Ce que jé rapporterai de postérieur a m.on éxpiilsion de Rus'sie, rie peut avoir Ja même auth'eiitic'ité; mais j'ai 1'ieu de le croire tout aussi vrai.  vi Préface. res, et n'intéressoient que ma vanité. Mais aujourd'hui que j'ose parler, avec hardiesse et franchise, d'une grande nation, d'une cour pompeuse, d'une souveraine presque déifiée, et surtout d'un tyran aussi vindicatif que puissant, je me ferai connoitre. Je prétends écrire des mémoires utiles , et non une satyre ou un panégyrique 1; je dois compte des choses que je dis et des jugemens que je porte, aussi bien que de 1'influence que cela peut avoir. N'en lisez pas davantage, ó vous qui ne voulez voir autour du tröne des tzars que des esclaves et des adorateurs ! baissez votre front servile , et fermez ce livre : il y a des vérités. La proscription, dont j'ai été yic™ time en Russie, ne m'a point inspiré ces mémoires ; mais c'est peut-être Findignation qui me donne le courage de les publier : on veria d'ailleurs que  P R É F A O E. V mes parens et mes amis de Russie m'ont sommé de le faire, au nom de 1'honneur et pour ma justification. Eh! n'est-ce point a 1'indignation a révéler ce qu'une coupable reconnoissance peut engager a taire? II ne faut pas moins que le plus juste ressentiment pour m'enhardir a parler, comme je le ferai, des derniers événemens qu'a vus la Russie, tandis que j'erre encore sans patrie et sans asyle. Les despotes ont les oreilles aussi longues que les bras : je sais et j'éprouve qu'ils entendent et atteignent de loin; n'importe ! j'aurai dit. Ils peuvent enehainer et faire mourir : moi, je puis penser et écrire. Je técherai d'user de ce droit innocent, avec plus de modération qu'ils n'exercent leur puissance. J'avois, dés long-tems, commencé ces notee dans le palais des tzars, et a une époque oü des sentimens moins  jrj PRÉFACE. exaspérés m'animoie.nt. Je. rassembloiü* en silence des matériaux informes, que j'espérois emporter un jour ; mais la car tastrophe qui m'attendo.it m'a, comme pn. le verra , contraint de les jeter au feu; il ne m'en reste que. quelques fragmens que j'avpis eu occasion de laisser, en Allemagne.. La vérité ne, souffrira point de eet inconvénient; mais le nombre. des faits et des anecdotes en sera de beaucoup diminué, et 1'ouyrage en deviendra peut-être moins piquant ; je ne pourrai même plus lui donner la forme réguliere de mon premier plan j y s'y trouveroit des lacunes, que je ne suis plus a portée de remplir, car ma. foible mémoire est en ce moment la seule ressource qui me, reste a eet égard. On a, dans ces derniers tems, beaucoup écrit sur la Russie :. les. Francais, lont fait trés - superficiellement; les. Anglais, en voyageurs qui notent tout  V H É F A C E. V1J ce qui se trouve sur leur chemin ; et les Allemands , en flagorneurs 2. Je me sens rnoi - même , je 1'avoue, une grande prévention en faveur des Russes; elle m'est inspirée par leurs bonnes qualités, par Fhospitalité, 1'estime et 1'amitié, qu'ils m'ont accordées pendant dix ans : mais celle que j'ai contre leur gouvernement me servira a la balancer; elle est fondée sur les horreurs que j'ai vues ou éprouvées. J'espère donc garder un juste équilibre entre la reconnoissance que je dols a la nation, et 1'indignation que je dois a son gouvernement; entre 1'admiration qu'imposent des faits éclatans, et le mépris qu'inspirent eeux qui prétendent en reeueillir la gloire. Au reste , la diöërence de ces sentimens n'influera jamais sur le fond des choses : on la reconnoitra, tout au plus,, a une épithète plus douce ou plus amère échappée a man eoeui\  yiij Préfacï. Je n'imiterai point ces écrivains, !qui, sous prétexte de livrer des mémoires et des anecdotes sur un pays qu'ils ont parcouru, s'immiscent dans les affaires particulières, et dévoilent des scènes de familie peu intéressantes pour 1'étranger. C'est bien mal reconnoitre 1'hospitalité dont on a joui dans un empire, que d'en dénigrer les habitans. D'après ces principes, je m'abstiendrai de toucher aux détails quelquefois bien piquans de I'intérieur de plusieurs maisons, ou Ton retrouve des moeurs et des pratiques d'un autre mönde et d'un autre siècle. Mais je déclare que je regarde les moeurs, les actions, la réputation de tout homme public, comme appartenans au public. A quel autre tribunal peut-on les traduire, ces hommes en place, qui ne respectent rien que leur tyran, qui croient pouvoir impunément afficher les vices et braver leurs contem-  Préface. ix porains; ces hommes puissans qu'on n'ose nommer qu'au milieu des circonlocutions les plus fades et les plus adulatrices ? lis ressemblent a ces drogues d'apothicaire qui font horreur a nu , et qu'on ne peut présenter qu'enveloppées dans 1'or ou 1'argent. Loin de moi donc cette lache circonspection qui m'empêcheroit de parler des tyrans pendant leur vie ! cette vie est tout pour eux; en est-il une seconde pour les méchans ? est-il une postérité pour les laches? Après moi le déluge, disent-ils : que la haine et 1'exécration marchent au moins a cöté d'eux !' Voila les personnages que je m'efforcerai de trainer et d'immoler sur 1'autel de la raison. Puissent les traits, dont j'ose les peindre dans mon asyle, les atteindre et les confondre! Je croirai d'ailleurs bien mériter de la nation russe, en usant de ma liberté pour la venger autant que je puis; en  P R É F A G E, ayant le courage de publier ce que les honnêtes geus pensent, et en livrant a 1'indignatioii de 1'Lurope ceux qui sont les fléaux et la honte de Thumanité, Au surplus, ce n'est point par mon nom seul que je prétends me faire connoitre, mais par la partie de mon histoire relative a ces mémoires. Qu'apprendroit mon nom a ceux qui ne me connoissent point? Les autres sauront bien me deviner a mon réeit; et ce sont eux que je prends a témoins de sa véracité.  Avis de l'éditeur. JSfovs sommes fdchès que des considérat'mns de la derniere importante et des circonsta7ic.es extraordinaires nous forcent a renvoyer a une autre place le. récit intéressant qui suivoit cette introduclionEn le lisant on se seroit convaincu que les difjérens ppstes que. ïauteur de ces. mémoires a. occupês en Russie, ses relations intimes avec tout ce qu'U y a de. gra,nd et dinfiuant a. la cour de St. Pétersbourg, k lemps enfin de son sèjour au milieu de cette cour, donnent a son owrage, toutc ïauthenticité que. le jugc le. plus sévère pourroit dèsirer, Le lecteur auroit appns ci connoslre le caractere, les principes et. lei vie de l'écrh'ain; al cette connoissance lui auroit guranLi sa vêracité. Aus reste, w nous semble que la lecture seule de ces mémoires suffit pour se conyaincre de leur exactitude :. nous crayons , comme. ïauteur, que dans chaque ligne qu'd q.  Iracée, on reconnoitra les traits inimita* bles de la vérité. Le public ne sera pourtant pas privé dune partie aussi essentielle de eet ouvrage : nous la lui donnerons dans un troisième volume, avec la suice de ces mémoires, qui sera d'autant plus piquante qu'un ami quijouit de la rêputation dun homme très-probe, fournira, pour ce supplément, des matériaux qui contiennent un grand nombre de faits historiques, politiques et militaires, en partie très-récents, et dont ïauteur ne pouvoit pas avoir connoissance, ayant quitté la Russie en 1797. Nous espérons que les circonstances nous permettront bientót de satisfaire a la juste impatience du public j par la jpublication de ce supplément. Paris 1799.  xiij KOTES DE IA PrÉFACE. En sollicitant 1'indulgence pour les inégalitds Ct les incorrections d'un style , qu'on trouvera peutêtre hérissé de germanismes et de slavicismes, mais bien pardonnables a un Francais expatrié dés 1'en» fance, je n'en demande point pour plusieurs partieularités qui semblent indifférentes. On sentira bientót qu'en ambitionnant d'intéresser mes compatriotes, mon but est aussi d'écrire pour les Russes, qui me liront un jour, k ce que j'espère, et qui me comprendront. 2. II faut en excepter les observations du comte Sternberg, et quelques bons ouvrages postérieurs, qui viennent d'éclairer 1'Allemagne,   PREMIER CAHIER. SÉJOUR DU ROI DE SUËDE A PETERSBOURG;   SÉJOUR DU ROI DE SUÈDE A PÉTERSBOUR.G. Détails et anecdotes concemant son mariaoe projeté avec la grande - duchesse Alexandrine. Son portrait : celui de cette jeune princesse. Remarques sur ce mariage manquè. Les princesses d Hierna one mandées en Russie. Mariaffes des grands-ducs; et détails sur leurs épouses , et la po/npe de la cour a cette époque. paix de Véréla ayant réconcilié Catherine et Gustave, on vit bientöt régner entre eux des procédés et des attentions qui contrastoient singulièrernent avec la haine , 1'acharneinent et les invectives, qu'ils s'étoient prodigués pendant la guerre. Les officieis des deux nations s'empressèrent également de se témoigner Testime qu'Ü3 s'étoient mutuellement inspirée; car, k 1'exception des Cosaqueries de Denisow 1 ? 1. 2  & SÉJOUR DU KOI DE SuÈDË cette guerre diflera, dans sa conduite, dé celles que les Russes ont coutume de faire. Ils trouvèrent dans les Suédois des ennemis dont 1'urbanité égaloit la valeur; et le Russe bien élevé, se piqüant de ces qualités lui-même , les distingue dans les autres. Le comte Stackelberg, célèbre par son ambassade ou plutót par son règne en Poïogne, fut envoyé en Suède; et Catherine, qui ne put vivre en paix avec ses voisins qu'autant qu'ils lui furent soumis ou dévoués , chercha de nouveaux moyens pour y rétablir une influence, que les talens et la fermeté de Gustave avoient détruite. Marier une des jeunes grandes-ducbesses au prince royal, devint dès lors son projet favori: on prétend même que cette alliance faisoit une clause secrète des articles de paix. Ce qu'il y a de certain, c'est que la grande - duchesse Alexandrine étoit élevée et grandissoit dans 1'espérance d'étre un jour reine de Suède : lout ce qui Fenvironnoit la confirrnoit dans cette idee, et 1'entretenöit des agrémens et des qualités  A PÉTER SBOUR.G. 3 précocës du jeune Gustave. L'impératrice même lui en parloit souvent en riant. Un jour, elle oüvrit un portefeuille oü se trouvoient les portraits de plusieurs princes a marier, et la pressa de designer celui qu'elle choisiroit poui" mari : la petite, en rougissant, montra celui dont on lui avoit raconté tant de jolies choses, et qui étoit déia 1'amant de son imagination naissante. La bonne grand'mèrej ne faisaht pas attention que sa petite - fille savoit lire, et avoit reconnu le prince de Suède a son nom mis au bas du portrait i se persuada que c'étoit tin coup de s)"inpathie qui avoit décidé ensa faveur, et suivit son projet avec un nouveau plaisir. . II est certain que plusieurs personnes, qui approchoient le jeune Gustave, eheréboient a faire naitre les mêmes sentimens dans son coeur; mais je ne sais si le roi son père, si entier et si despote lui-même,' eüt enfin consenti a cette alliance, aussi sortable entre les deux jeunes amans qu'elle 1'est peu entre" les deux états. Quoiqu'il  4 SÉJOUR DU ROI DE SuÉDE en soit, la mort funeste et subite de Gustave renversa les plans de Catherine. Ils n'étoient rien moins que de 1'envoyer, a la tête de ses Suédois, jouer en France le róle qu'avoient jadis joué en Allemagne et en Pologne Gustave AdoJphe et Cbarles X1I7 dans 1'espe'rance qu'il y trouveroit la même fin; tandis qu'elle se prépareroit a jouer en Suède celui de régente d'un roi mineur et orphelin , qu'elle auroit pris avec son royaume sous sa garde maternelle. Mais le duc de Sudermanie, ayant saisi les rênes de 1'état pendant la minorité de son neveu, se montra directenient opposé au systême russe. Moins galant cbevalier que son frère, il ne se trouvoit pas disposé a sacrifier son pays pour les dames : il rendoit a Catherine la haine qu'elle avoit conc/ue pour lui pendant la guerre, lorsque le bruit de ses canonnades avoit retenti jusqu'au milieu du palais des tzars. Cette guerre maritime, qu'il avoit d'ailleurs assez malheureusement faite, 1'avoit aigri contre les Russes ; et il n'ignoroit pas les invectives  A PÉTERSBOUEG. 5 et le ridicule dont on s'efforgoit de le couvrir a la cour de Pétersbourg : on joua même a 1'Hermitage des comédies oü il étoit bafoue'. La corruption la plus vile, les intrigues les plus laches et les plus indignes, furent alors employees contre lui. L'Europe vit encore, avec une nouvelle horreur, celle qüi prétendoit être une image de Dieu adorée sur un tröne, fomenter elle-même la révolte dans un royaume , acheter des traitres, et payer des assassins. Perdre le régent, lui substituer un conseil de ses créatures, attacher a son char la Suède a cóté de la Pologne, voila le but qu'elle se proposoit, et qu'elle s'efforcoit d'atteindre par tous les moyens imaginables. Stackelberg, dont 1'esprjt et 1'urbanité avoient charmé le roi 2, et qui, selon ses expressions, trouvoit dans ce prince un i>rai et digne chevalier de son immortelle souveraine, demandoit son rappel. Sa hauteur ne pouvoit s'abaisser a jouer un röle assez insignifiant chez le régent d'un jeune roi  § SÉJOUR CU ROI DE SuÈDB de Suède, après avoir été lui-même si lone-tems régent d'un vieux roi de Pologne. M. de Romanzow, frère de celui qu'on a connu et estinié en Allemagne, lui succéda; mais, malgré tout son esprit, ses instructions étoient trop perfides et trop épineuses pour qu'il put s'acquérir en Suède la même considération : les complots, les trames, dont se plaignit le régent, exigèrent bientót son rappel. Qui n'a pas été scandalisé de 1'impudeur avec laquelle Armfeld fut suscité, protégé, défendu par la Russie, malgré les preuves authentiques dfc ses attentats , malgré les réclamations les plus fortes? Dans le tems même que tous les rois de 1'Europe sembloient faire en commun la cbasse, et poursuivre de concert tout homme atteint d'un seul soupcon de rébellion, un régent de Suéde réclamoit vainement, de cour en cour, un homme qui avoit conspiré contre sa vie, et contre le gouvernement de son pap qu'il voTiloit vendre et livrer a une puissance étrangère. De cour en cour, ses  i aPétersbourg. 7 rëelamations étoient éludées d'une manière dérisoire; et Arrnfeld vint enfin les braver en Russie , oü il fut recu, pensionné, et oü il se trouvoit en même tems que le roi et le régent \ Je ne suivrai point, dans toutes ses ramifications , ce complot qui a si long-tems •travailléla cour de Suède; je ne nommerai pas tous les agens chargés de le continuer: mais Catherine ne renoneoit point a y dominer, a y jouer la protectrice du jeune roi, et a faire envisager le régent coinme un tyran qui abusoit de ia minorité de son neveu, ou comme un jacobin qui voulpit imiterle duc d'Orléans. Elle faisoit même inviter le roi a venir se mettre sous sa protectïori, ou au moins a faire un voyage auprès d'elle : tout fut mis en usage pour Lauirer a Pétersbourg sans son oncle. II est surprenant que Ie régent n'ait pas été poussé a bout : on avoit trouvé dans les papiers des complices d'Armfcld plusieurs pièces qui auroient avili Catherine aux yeux de 1'Europe entière : il ne les fit'  8 SÉJOUR DU ROI DE SuÈDE point publier: fut-ce par crainte, foiblesse, ou modération ? Cependant il étoit sur le point de s'allier avec la France, qui restera la plus utile alliée de la Suède, aussi long-tems qu'une politique atroce, une ambition déinesurée , et des gouvernemens sans principes , ne permettront pas a une puissance de voir ses meilleurs amis dans ses plus procbes voisins. Avant cette époque heureuse etreculée, les passions personnelles, ou les intéréts passagers qui pourront unir la Suède a la Russie, seront toujours funestes a la première : sous la main usurpatrice de sa puissante ennemie , rien ne peut garantir son existence que la France, la Prusse et la Turquie. Pour anéantir dans leur source les espérances de Catherine , le régent fit une autre démarche plus sensible encore. II demanda en mariage pour son jeune pupille une princesse de Mecklenbourg, qui lui fut fiancée solejnnellement; et il fit notifier cette alliancea toutesles cours. Le conite Schwérin  A P £ TERSB OURG. O, qui avoit déja été en Russie, oü sa figure lui avoit fait beaucoup d'amies, fut dépêche a Pétersbourg avec la même commission ; mais il trouva a Wibourg un ordre de 1'impératrice qui lui défendoit de se présenter devant elle : conduite certes bien étrange , et oü se montre plutót le dépit d'une femme piquée que la réserve d'une souveraine. Quoi! paree que le roi de Suède en épouse une autre que sa petite-fille, elle n'en veut pas recevoir la notification, selon 1'usage établi ! c'est tout ce qu'auroit pu se permettre une amante trahie qui n'auroit eu ni décence, ni véritable fierté. Le respect qu'elle se devoit a elle-même, a son sexe , et surtout a sa charmante petite-fille, auroit bien dü lui sauver au moins Téclat de ce dépit humiliant. Elle cessoit de jouer en ce moment le róle de la grande Catherine 4. Pour motiver cette démarche aussi offensante que peu délicate, elle fit rernettre üxi régent, par son chargé d'affaires ou plutót d'intrigues a Stockholm, cette note  ÏO SÉJOUR DU ROI DE SuÈDfi ëtonnante qu'on a lue clans quelques pa-^ piers publics, oü elle fait au duc de Sudermanie non-seulement un crime de lèze-majestê tzarienne des relations qu'il entrelient avec la France, mais oü elle semble encore insinuer qu'il a été d'intelligence avec les assassins du roi son frère , dont elle s'attribue la vengeance. Le dépit de Catherine , et la déraison de ses ministres, allèrcnt plus loin. Tout annoncoit qu'on alloit traiter le roi de Suède en Sganarelle, ct le forcer", a coups de canon, de rompre ses engagemens avec la princesse de Mecklenboui'g, et d'épouser la grande-duchesse Alexandrine s. Cette aimable princesse mévit it bien plutöt qu'un jeune prince se batüt pour 1'obtenir que pour la refuser. Aussi répandoit-on que le roi en étoit déja épris; que son oncle lui faisoit violence; et qu'il n'aspiroit qu'a éluder son mariage avec la princesse de Mecklenbourg , afin de se déclarer, a sa majorité, en faveur de son autre prétendante^  X P É T E R S B ü Ü R 6, 11 II n'est pas douleux que plusieurs Suédois, gagnés par les promesses de Cathe^ rine , et par celles qu'ils se faisoient euxmêmes de la munificence de cette magnilique princesse, ne cherchasserit k inspirer ces résolutions au jeune roi, et a exciter dans son coeur la même passion qu'on avoit fait naitre dans celui de 1'aimable Alexandrine. II y avoit même une corres-r pondance assez suivie entre Schwérin, Steinbock, et des personnes qui approchoient les grandes-duchesses : quelques-unes de ces lettres étoient montrées a 1'impératrice, par l'entremise de madame de Liewen, grande gouvernante des princesses. Après des démarches aussi violentes contre le régent, qui pouvoit s'attendre a le voir cé^ der et fléohir ? c'est pourtant ce qu'il fit : du moins se laissa~t-il effrayer, ou gagner 6. M. de Budberg, qui venoit de parcourir 1'AUemagne pour trouver une femme au grand - duc Consl,antin , ayant ramené la princesse de Cobourg avec ses trois fdles, fut jugé capable de vaincre les dilficultés  12 SÉJOUR DU ROI DE SuÈDE qu'on éprouvoit a trouver un mari a la jeune grande-cïuchesse. II fut d'abord aMecklenbourg pour y négocier une renonciation , et de la envoyé comme ambassadeur a Stockholm. L'argent, les mcnaces, les promesses, triomphèrent enfin. Catherine obtint que le rome seroit marié qu'a sa majorité; et le régent, voulant sans doute montrer que'son ]>upille étoit libre dans son choix et dans sa conduite, consentit enfin a son voyage k Pétersbourg, oü il étoit si affectueusement invité. L'article du mariage, véritable motif de cette invitation, ne fut touché que légèrement, sentimentalement. — Si, commc on Ie disoit, ces deux enjans s'aimoient dêja; shls se convenoient encore, en se voyant , on aviseroit aux moyens de faire leur bonheur mutuel: tel étoit le langage de Tiinpératrice. Posséder le roi dans sa cour, étoit partie gagnée pour elle. Catherine comptoit sur les charmes de la princesse, et sur les graees qu'elle se chargeoit de prodiguer elle-même au roi, au régent, et a leur suite. Elle ne doutoit pas que  A PÉTERSBOURG. l3 le jeune Gustave , après avoir vu celle qu'il avoit osé refuser par des raisons d etat, ne donnat le royaume et la gloire de Charles XII pour la posséder. II arriva avec son oncle et une suite assez nombreuse, le || aoüt 1796, a Pétersbourg, et alla descendre chez M. de Stéding, son ambassadeur. Toute la ville étoit en mouvement pour voir le jeune monarque. L'impératrice, qui se trouvoit a son palais Taurique7, vint a celui de 1'Hermitage pour le recevoir et lui donner des fetes. Des sa première entrevue avec lui, elle en parut encbantée, et presque amoureuse elle-inême a .- il vouloit lui bai- ser la main; elle s'y opposoit. Non , dit-elle, je noublierai pas que M. le comte de Haga est un roi Si votre majesté, répondit-il, ne veut pas me le permettre comme impératrice, qu'elle me le permette au moins comme une dame a qui je dois tant de respect et d'admiration. L'entrevue a Ce furent ses propres termes.  i/t Séjourtju iloi i> È Suède avec la jeune princesse fut plus intéres* santé encore : tous deux furent extrémeinent embarrassés, et les yeux de toute la cour, cmi se portoient avidement sur eux, augmentoient encore leur confusion. Ils se trouvèrent sans doute^ 1'un et 1'autre, dignes des sentimens qu'ils épröuvoient dès leur enfance; et il est a croire que j si la raison d'état du roi de Suède, ou les bizarreries de 1'empereur actuel j empêcbent cette alliance de se conclure, la plus charmante princesse deviendra aussi la plus malheureüSBj Aucunc pourtant n'a plus de droits au bonheur qu'Alexandra-Pawlovvna. A quatorze ans, elle étoit déja grande et formée : elle avoit un port noble et majestueux , adovici par toutes les graces de son age et de son sexe; des traits réguliers , un teint éblouissant ; un front oü la sérénité, la candeur et 1'innoCence, avoient une empreinte divine : des cbeveux blonds een* drés, qui sembloient toujours arrangés par la main des fées, ombrageoient cette belle tête. D'aüleurs son, esprit, ses talens et  A PÉTERSBOURG. li) son coeur, répondoient a eet extérieur séduisant. M.lle WillamoWj sa gouvernante particulière , avoit cultivé dans son aine les sentiniens les plus nobles et les plus purs* Une raison, un jugement, une sensibilité exquise, 1'avoient caractérisée dés son en-» fance, et captivoient 1'admiration de ceux qui 1'approchoient. II étoit bien dii'ficile de voir, je ne dirai pas un roi, mais un jeune homme plus intéressant , mieux élevé , et qui donnat d'aussi flatteuses espérances que le roi de Suède. II avoit dix-sept ans, une taille haute et fine , un air de noblesse , de raison et de douceur; quelque chose pourtant de grand et de fier qui le faisoit respecter, malgré son age; et toute la grace de 1'adolescence s sans en avoir la gaucherie ordinaire. II étoit d'une politesse simple, obligeante; tout ce qu'il disoit étoit pensé: il donnoit aux choses sérieuses une attention qu'on n'attend point de la jeunesse; il montroit des connoissances qui annongoient une éducation très-soignée; et  l6 SÉJOUR DU ROI DE SuÈDE une certaine gravité, qui rappeloit son rang, ne le quittoit pa,s. Toute la pompe de rempire de Russie, qu'on alTectoit d'étaler a ses yeux, ne parut pas 1'éblouir. Dans cette cour brillante et nombreuse, il se inontra bientót moins gêné que les grandsducs eux-mêmes, qui ne savoient entretenir personne : aussi la cour et Ia ville faisoient des comparaisons bien flatteuses en faveur du prince étranger. L'impératrice elle-même laissa voir qu'elle s'appercevoit avec douleur de la diflerence qu'il y avoit entre lui et le second de ses petits-fils, dont les brutalités et les polissonneries 1'aigrirent au point qu'elle le fit une ou deux fois mettre aux arrêts , pendant le séjour du roi de Suède s. Tous les grands de 1'empire s'empressèrent a 1'envi de partager la joie de Catherine , qui désigna ceux qui devoient en particulier donner des fêtes a son jeune höte , et en fixa les jours. Les comtes Strocronow, Ostermann , Besborodko , Samoïlow, se distinguèrent par les dépenses qu'ils  a Pétersbourg. 17 qu'ils firent et la magnificence qu'ils déployèrent. Les courtisans cherchoient a se surpasser par la richesse de leurs habits, et les généraux par les spectacles militaire» qu'ils s'enbrcoient de donner au roi: le vieux général Mélissino se distingua surtout par les manoeuvres et par les feux d'artifice qu'il fit exécuter. Gustave étoit dans un enchantement continuel ; cependant il employoit sagement ses matinées a parcourir la ville a pied, et a voir avec le régent ce qu'il y avoit d'intéressant et d'instructif pour lui: partout il faisoit des questions i ou des réponses, qui annongoient a la fois son esprit et son éducation. Le régent qui paroissoit jouir de son ouvrage, en Voyant les suffrages qu'obtenoit son pupille, est un homme de fort petite taille; ses manicres sont aisées et polies: il a un air/ observateur et fin; ses yeux brillent de beaucoup de feu: tout ce qu'il dit montre 1'homme d'esprit, et fait réfléchir ceux qui 1'entendent, 3  i8 Séjottr du roi de Suède On s'imagine bien que , pendant les fêtes qui se succédoient, les deux jeimes amans eurent souvent 1'occasion de se voir, de danser, de parler ensemble; ils se familiarisoient, et paroissoient enchantés 1'un de 1'autre. La vieille Catherine étoit rajeunie: depuis long-tems elle ne s'étoit donné tant de mouvement et de plaisir. Le mariage prochain n'étoit plus un mystère; c'étoit 1'entretien du jour. L'impératrice parloit déja au jeune roi et a sa petitefdle, comme a des fiancés , et les encourageoit a s'aimer. Un jour même , elle les fit, en sa présence, se donner le premier laiser damour; le premier sans doute qu'eussent regu les lèvres virginales de la jeune princesse , et qui ait pu y laisser cette' impression si douce et si chère, qui la rendra long-tems malheureuse. On travaiüoit cependant a conclure enfin cette alliance désirée. Le seul article qui présentat quelques difficultés, étoit celui de la religion. Catherine avoit ladessus pressenti 1'esprit de sa cour, et  A PÉTERSBOURG. 39 même consulté 1'archevêque pour savoir si sa petite-fille pourroit abjurer 1'orthodoxie : au lieu de lui répondre, comme elle s'en flattoit, il se contenta de lui dire : Votre majesté est toute-puissante. La grande patriarche de Russie, ne se voyant pas soutenue par 1'opinion de son clergé qu'elle avoit cru plus facile, voulut alors paroitre plus Russe que les Russes mêmes; et, pour caresser la fierté nationale , bien plus que par respect pour la religion grecque, elle résolut de faire une reine de Suède de cette religion. Autant la cbose lui paroissoit nouvelle et humiliante pour la nation et le gouvernement suédois , autant elle flattoit sa vanité et celle de ses ministres : d'ailleurs, les popes, les cbapelains et les autres personnes, qu'elle donneroit a la jeune reine, seroient des personnages sürs et propres a entretenir cette princesse dans les intéréts de la Russie. Le roi étoit amoureux, ébloui; le régent paroissoit tout-a-fait gagné: quelle apparence donc qu'après des démarches aussi décidées  20 SÉJOUR DU ROI DE SuÈDE ils pouraroient se refuser a eet arrangement? Dans les coriversatións particulières , on n'avoit touché que légèrement le point délicat: on ne s'étoit guères attendu a trouyer Catherine scrupuleuse ; et le roi avoit fait entendre que, pour respecter les préjtïgés et la nation russes, la princesse ne seroit point obligée de faire abjuration formelle. L'impératrice, persuadée que les choses ne pouvoient plus reculer , laissa a ses ministres favoris Zoubow et Markow le soin d'arranger le contrat selon ses vues. D'un autre cöté , 1'ambassadeur de Suède demanda la princesse en mariage, dans une audience qu'on lui donna pour faire cette demande en forme: et le jour et 1'heure des fiangailles furent fixés pour le |° septembre au soir. Ce jour fut celui du plus grand chagrin, même de laplus grande humiliation , qu'eüt jamais éprouvéel'heureuse , 1'impérieuse Catherine. Toute la cour recut ordre de s'assembler en gala dans la chambre du tróne: la jeune princesse, parée en fiancée , suivie de  A PÉTERSBOÜRC. 2Ï ses jeunes soeurs ; les grands-dufis , et leurs épouses; toutes les dames, tous les cavaliers ; et le grand-duc , père , avec la grandeduchesse , arrivés de Gatschina pour les fiancailles de leur fdle, s'assemblèrent dés les sept heures du soir. L'impératrice ellemême arriva dans toute sa pompe: il ne tnanquoit plus que le jeune liancé, dont le peu d'empressement surprit d'abord. Plusieurs entrees et sorties du prince Zoubow, et rimpatience oü Ton voyoitl'impératrice , exciterent bientöt la curiosité et les chuchoteries des dames. Ou'est-ilarrivé ? le roi serpit-il tombé malade ? il n'est au moins pas galaat. . . . comment oset-il faire attendre ainsi la souveraine , dans la chambrc de son tróne , et la cour assemblee! Cependant ce roi attendu comme 1'époux des onze mille vierges ne paroissoit point. Voici ce qui occasionnoit eet étrange retard,. Le roi devoit se rendre a la cour a sept heures du soir: a six , le diplomate Markow lui apporta le contrat et les articles de 1'alliance , qu'il venoit de rédiger avec  32 SÉJOUR D U ROI DE SuÈDE Zoubovv. Gustave, en ayant fait la lecture, parut fort étonné d'y trouver des choses dont il n'étoit pas convenu avec 1'impéra* trice, et demanda si c'étoit de sa part qu'on les lui présentoit a signer 9 . Sur la réponse aflirmative de Markow, il répliqua que la cbose étoit impossible. II observa qu'il ne vouloit pas gêner la conscience de la princesse ; qu'elle pouvoit, en particulier, professer sa religion: mais qu'il ne pouvoit lui accorder ni chapelle, ni clergé, dans le palais royal; et qu'en public, et dans toutes les cérémonies extérieures , elle devoit au contraire professer la religion du pays. Qu'on s'imagine la surprise et 1'embarras du fade Markow : il fut obligé de reprendre ses papiers, et de rapporter a Zoubow que le roi reiüsoit de les signer. II revint bientöt, dans la plus grande agitation , dire que l'impératrice étoit déja dans la chambre du tróne, environnée de toute la cour; qu'il n'étoit plus possible de lui parler; qu'elle attendoit le prince; et qu'on se flattoit qu'il ne voudroit pas faire un  aPétersbourg. s3 éclat, qui seroit un affront inouï a sa souveraine , a lajeune princesse , et a 1'empire entier. Besborodko et plusieurs autres arrivèrent successivement, exhortant, pressant, priant le roi de se rendre: tous les Suédois qu'on interpelloit, penchoient k céder. Le régent se contentoit de dire que cela dépendoit du roi; il le prit a part, fit un tour de chambre avec lui, paroissant le presser lui-raême en lui parlant bas. Le roi lui répondit a haute voix: Non, non, je ne le veux pas! je ne le peux pas ! je ne sionerai point! il résista a toutes les remontrances, a toutes les importunitós des ininistres russes; et, dépité enfin de ces obsessions , il se retira dans sa chambre et en ferma la porte , après avoir renouvelé un rcfus net et bien prononcé de signer rien de contraire aux lois de son pays. Les rainistres russes demeurèrent stupéfaits de ïaudace d'un roi enfant, qui osoit ainsi résister k leur souveraine, et se concertèrent sur la manièz'e dont on pourroit lui annoncer cette catastrophe.  24 SÉJOUR DU ROI DE SuÉDE Si la fermeté, que montra le jeune Gustave clans cette occasion , a été sienne; si les instances, que paroissoient lui faire ses conseillers , n'étoient pas feintes, elle proinet a sa nation le plus grand caractère, et 1'on ne peut trop 1'admirer dans un jeune prince de dix-sept ans , que 1'amour seul auroit dü séduire. II est cependant k croire, pour Fhonneur du régent, que les instances qu'il parut faire a son neveu étoient simulées , et qu'il vouloit seulement rejeter sur 1'opiniatreté du roi une résistance qui lui auroit peut-ótre attiré la vengeance directe de Catherine. La plupart des Suédois qui suivoient Gustave, étoient vraiment gagnés ou séduits : c'étoient de jeune* courtisans qui avoient coinpté pour beaucoup dans leur voyage les cadeaux de noce, et qui étoient mortifiés qu'elle ne se fit pas. L'ambassadeur Stédingjoua un róle assez difficile: mais M. de Flemming se prononca hautement, en disant qu'il ne conseilleroit jamais au roi d'agir contre les lojs du royaume.  A P ETERS HO U RG. 2 5 Ces débats entre les ministres de 1'impératrice et le roi avoient dure jusqu'a pres de dix heures, Catherine et sa cour attendoient encore : enfin il fallut lui annoncer que tout étoit rompu. Le prince Zoubow s'approcha d'elle mystérieusement, et lui paria a l'oreille: elle se leva , bégaya, se trouya mal, et ressentit même une legére atteinte, avant-coureur de celle qui la mit au tombeau quelques semaixies après. L'impératrice se retira, et la cour fut congédiée, sous prétexte d'une indisposition subite du roi. Cependant les véri tables motifs se répandirent bientót. Les uns étoient indignés de 1'audace d'un petit roi de Suède; les autres , de 1'imprudence de la sage Catherine qui s'étoit exposée si légèrement a une pareille scène: 011 i'étoit surtout de la présomption de Zoubow et de Markow , qui avoient prétendu en imposer aux Suédois par leur astuce, et qui s'étoient imaginé leur faire signer un contrat de manage a l'impromptu.  a6 Séjour du roi de Suède La plus intéressante victime de cette sotte iinesse , et de ce cruel orgueil, fut la charmante Alexandrine. A peine eut-elle la force de rentrer dans son appartement; et la , ne pouvant plus retenir ses larmes, elle s'abandonna , devant ses gouvernantes et ses demoiselles, a une douleur qui attendrissoit ceux qui 1'approchoient et qui la rendit vraiment malade. Le surlendemain de ce dénoüment imprevu étoit la fête de la grande-duchesse Anne Féodorowna 10 : 1'étiquette de la cour ordonnoit un bal; personne n'y vouloit danser. Le roi s'y rendit pourtant: 1'irnpératrice y parut un instant aussi, et ne lui dit nen. Zoubow même bouda visiblement le roi de Suède: 1'embarras étoit lisible sur tous les visages. Alexandrine malade n'y étoit pas. Le roi dansa avec les autres princesses, s'entretint un moment avec le grand-duc Alexandre, et se retira bientót en saluant tout le monde plus poliment encore qu'a 1'ordinaire: ce fut la dernière fois qu'il parut a la cour. Ces jours de gala, de  A PÉTERSROURG. 27 pompe et de fêtes, se changèren,t soudain en jours de retraite et d'ennüi ; et jamais roi, dans une cour étrangère , n'enapassé d'aussi fcristes et d'aussi désagrdables. Tout le monde étoit malade ou feignoit de 1'être, L'intérêt qu'avoit mérite Gustave, celui qu'inspiroit Alexandrine, attendrissoient en leur faveur. On la plaignoit comme une vicüme de la vanité et de ia sottise: on le plaignoit d'être obligé de faire un sacrifice qui devoit tant coüter a son coeur 11 . On maudissoit tout haut Zoubow et Markow; on ne concevoit rien a la conduite de l'impératrice: clle-mème étoit livrée au plus borrible dépit. On prétend que ses favoris humifiés osèrent lui insinuer de faire violence au jeune prince qui étoit en sa puissance. Elle alla s'enfermer , un jour entier et presque seule, dans son palais de Taüride, sous prétexte d'y célébrer la fondation de sa chapelle, mais en effet pour cacher aux yeux de la cour la péine qui la dévoroit, et pour s'y entretenir encore avec son clergé et ses favoris sur le cas embarrassant oü elle croyoit se trouver.  28 SÉ.TOUH DU EOl-BB SüÈDK On tacha de ramener un peu les choses, Le roi la vit encore en particulier , et les ministres tinrent plusieurs conférences. Gustave éluda enfin, en déclarant que ne pouvant, selon les lois de Suède, accorder ce que désiroit l'impératrice , il consulteroit la-dessus les états qui s'assembleroient a sa majorité; et que , si les états consentoient a avoir une reine grecque, il enverroit alors chercher la princesse. Le despotisme russe, indigné d'entendre un roi tenir co lansatxe * voulut en vain 1'exciter a braver les états, et lui offrit les forces nécessaires pour les punir, au cas de leur révolte : mais on ne put obtenir d'autre accommodement du roi. Tel fut le résultat de ce voyage, dont les papiers publics osèrent a peine parler. Le roi partit , le jour même oü 1'on célébroit la naissance du grand -duc Paul 12, huit jours après la rupture. II laissa beaucoup d'hurneur et de dépit a l'impératrice, beaucoup de douleur et d'amour dans le coeur de la jeune princesse qui en resta i  A Péteksbourg. 29 malade et mélancolique , et des regrets et une estime générale après lui. Malgré la catastrophe imprévue, pour ne pas trop scandaliser le public, on se fit des cadeaüx réciproques; et les Russes furent d'auïanl plus surpris de la ricbesse et du bon goüt de ceux du roi de Suède, qu'on avoit affecté de le traiter en pauvre petit gareon. Si, dans toute cette affaire, 1 on a si peu parlé du grand-duc Paul, e est qu'il n'étoit pas plus question de lui, pour ce qui regardoit ses enfans , que pour ce qui concernoit 1'état. 11 étoit a son cbateau de Gatschina, et, pendant tout le séjour du roi qui fut d'environ six semaines , on ne le vit qu une ou deux fois a Pétersbourg. La grande-duchesse sa femme, au contraire, faisoit, trois ou quatre fois la sernaine, ce voyage ennuyeux et fatigant , pour se trouver aux fêtes et revendiquer, au moins en apparence, ses droits et ses devoirs de mère. Cette bonne princesse disoit: Si touLcs mes Jïlles me coütent autant de peins  3o SéjovjR du roi de Suède a marier que celle-ci, je mourrai par les chemins. Le roi avoit été une fois , pour la fornie, a Gatschina et a Pawlovvsky. Paul et le régent parurent des êtres trop hétérogènes pour se convenir ; et, en cette occasion, on le vit, pour la première fois, être de l avis de sa mère, et la surpasser même dans ses scrupules et sa dévotion ala religion grecque orthodoxe. II est d'ailleurs probable que les bizarreries de Paul apporteront autant d'obstacles au bonheür de sa fille , que la vanité de Catherine et I'impéritie de ses ministres 13 : le costume des Suédois , leurs habits courts , leurs manteaux, leurs rubans et leurs chapeaux ronds , suffirent pour lui inspirer une aversion incurable. Ce mariage forcé-manqué a vraiment couvert de ridicule les diplomates russes; et il dut être bien hurniliant pour la vieille impératrice d'avoir laissé employer des moyens aussi misérables. Ne paroit-il pas aussi bien au-dessous de 1'empire de Russie cte se montrer si embarrassé' de rétablisseinent  A péter SBOURG. 3ï de ses aimables pr'ncesses , et de mettre en usage tant de grandes et petitessupercheries pour les marier? il est vrai que 1'ambition démesui'ée de Catherine semble avoir pris a tache de rendre leurs mariages difficiles: elle a, comme jadis mademoiselle de Montpensier, tué leurs maris a coups de canon. Un roi de Pologne, un duc de Courlande , même un gospodar de Moldavië, voila les époux «ortables qu'elle auroit pu leur laisser. Au reste, quelque destinée qui soit réservée aux grandes-duchesses, elles seronl sans1 doute plus heureuses que les princesses allemandes mariées en Russie, qui. toutes oxit eu le sort le plus misérable. On sait la destinée aftreuse qu'eut Sophie de Brunswick, épouse du déplorable tzarewitsch Alexis : celle de la régente Anne, mère infortunée du non moins déplorable Iwan III, fut plus triste encore. La grandeduchesse Natalie de Darmstadt, première épouse de Paul, n'a - t - elle pas fait une funeste fin? Qui n'a pas été attendri des  32 SÉJOUIl DU KOI DE SuKDE. chagrins qu'a essuyés Marie de vYurtemberg, impératrice aujourd'hui? et qui ne plaint pas maintenant cette jeune princesse de Saxe-Cobourg, devenue la proie du grand-duc Ccnstantin ? On h'osera pas, j'espére, m'objecter Catherine, la grande Catherine ? avoir été la meurlricre de son époux , n;est-ce pas avoir été la plus malheureuse des épouses ? La seule exception que je voie a faire jusqüici, dans cette série d'épouses infortunées , c'est Elisabeih de Baden-Dourlach , a qui son caractère, et surtout celui de son mari le grand-duc Alexandre , seniblent assurer une vie plus heurcuse 14. Jeunes et touchantes victimes , que la Germanie semble envoyer en tribut k la Kussie , comme jadis la Grèce envoyoit ses filles pour être dévorées par le minotaure, combien de fois arrosez-vous de larmes secrètes les appartemens bronzés qui vous renferment? Combien de fois reportez-vous vos regards et vos regrets vers les demeures chéries oü vous avcz passé les jours de votre  aPétersbourg. 33 i enfance ? ceux que vous eussiez coulés dans les bras d'un époux de votre natioa, sous un climat chéri du ciel , au sein d'un peuple plus heureux et plus policé, au milieu d'une cour moins fastueuse et moins corrompue, n'eussent-ils pas été bien préférables? Ces chaines que vous portez, pour être dor, n'en sont que plus pesantes pour vous : cette pompe qui vous environne, ces ricbesses qui vous couvrent, ne sont pas les vótres; vous n'en jouissez pas. Si 1'amour ne vous embellit par ses prestiges le séjour de gêne et d'ennuis que vous habitez , il n'est bientöt pour vous qu'une affreuse prison. Certes votre sort est digne des larmes de celles qui vous 1'envient: le titre si brillant et si brigué de grande-duchesse de toutes les Russies a étéjusqu'ici un titre d'exclusion au bonheur., Que n'auroit-on pas a dire du peu de fierté de ces princes allemands qui envoient leurs filles en Russie, pour y être t. 4  34 SÉJOUR du roi de Suède, cboisies comme les Géorgiennes conduite* au sérail du grand-seigneur. Celle qui est agréée est malheüreuse ; et celles qu'on renvoie, insultées: car la dot qu'on leur donne, le ruban dont on les chamarre, ne font qu'attester qu'elles ont été offertes, examinées et rebutées. C'est ordinaireinent la mère de ces princesses qui fait ce lointain voyage, pour trafiquer ainsi de 1'une de ses filles, en les exposant toutes k un choix honteux. Certes les tems ont bien changé: lorsque le tyran Iwan Wasiliéwitsch ( Basilide ) aussi cruel et moins bizarre que Paul, voulant s'allier aux princes de 1'Europe, envoya demander en mariage la soeur d'AugusteSigismond , roi de Pologne , celui-ci, par xine raillerie grossière, digne de son siècle et sans doute aussi de 1'idée qu'on se faisoit alors d'un JVéliki-Kniaiss ou grand-prince de Russie, lui envoya une jument blanche habillée en femme. Aujourd'hui , au premier signe d'un autocrate russe, les princes allemands se Latent  A PÉtERSBOURG. 35 d'envoyer leurs plus jolies filles avec leurs mèrcs, pour que les JVèliki-Kniaiss puissent choisir celles qui leur convienJient, et renvoyer les autres avec uiie confusion que les rubans, les bijou* et les róubles, ne peuvent assez couvrir. Les autocrates agissent aüjourd'hui avec les princesses allemandes , précisément comme ils en usoient jadis avec les filles de leurs esclaves qu'ils convoquoieni dans leur palais pour se choisir la plus jolie. Comment, je le répète, des princes allemands ont-ils pu se soumettre a ce Mche tribut, et respecter aussi peu la décence et la délicatesse de leurs filles? De toutes ces victimes amenées ainsi en Russie »«, les deux jeunes princesses de Baden-Dourlach parurent les plus intéressantes et les plus jolies. Leur mère, née princesse de Darmstadt , y avoit déja été amenée dans sa jeunesse avec ses soeurs, dont Tune eut le malheur d'êtrë la première femme de Paul. Cette prin-cesse, femme aimable et digne mèrd  36 SÉJOUR DU ROI DE SuÈDE d'une familie charmante , ne voulut point reparoitre avec ses lilles sur un théatre oü elle avoit été exposée elle-même: elle les confia a la comtesse Schouwalow, veuve de l'auteur de 1'épitre a Ninon, qui étoit chargée de cette négociation, ainsi qu'un certain Strékalow qui se conduisit comme un Cosaque, que 1'on auroit envoyé enlever des filles en Géorgie pour le sérail d'un sultan. Ces princesses, après un long et pémble voyage, arrivcrent, a la fin de 1'automne de 1792, la nuit, et par un tems affreux qui sembloit leur donner les plus tristes impressions. On les fit descendre dans le palais qu'avoit occupé Poternkm, et oü l'impératrice les recut, accompagnée de Mad. de Branicka sa favorite. Les jeunes princesses prirent d'abord cette dernière pour Catherine; mais la comtesse Schouwalow les ayant détrompées, elles se jetèrent aux pieds de l'impératrice, et lui baisèrent en pleurant la robe et les mains, jusqu'a ce qu'elle les eüt relevées  a Pétersbourc. Zj pour les embrasser : on les laissa ensuite souper en liberté. Le lendemain, Catherine vint les voir, comme elles étoie-nt encore a leur toilette, et leur apporta le cordon de Ste. Catherine, des bijoux et des étoffes. Elle se fit montrer leur garde-robe; et, en la voyant, elle leur dit : Mes amies , je n'étois pas si riche que vous , quand j'arrivai en Russie 16. Les jeunes grands-ducs les virent le même jour chez leur grand'mère. L'ainé, qui soupeonnoit déja le motif de leur arrivée, eut 1'air pensif* et embarrassé : il ne paria point. Catherine dit que, connoissant la mère de ces princesses, et les Francais ayant pris leur pays 17 , elle les avoit fait venir pour les él ever è, sa cour. A leur retour, les jeunes princes parlèrent beaucoup d'elles, et Alexandre dit qu'il trouvoit 1'ahiée bien jolie 18. Ah, point du tout! secria le cadet; elles ne le sont ni Tune ni ïautre: il faut les envoyer a Riga pour les princes de Courlande; elles ne sont bonnes que pour eux 19.  38 SÉJOUR. DU ROÏ DE SuÈDE Cependant le mot d'Alexandre fut rappor té k la-grand' mère ; elle fut charmée qu'il trouvat belle celle qu'elle lui deslino it , et dont elle paroissoit elle-même encbantée, Catherine prétendoit avoir ressemblé a Louise de Bade en arrivant en Russie: elle se fit apporter le portrait qu'on avoit tiré d'elle a cette époque, le confronta; et 1'on pense bien. que chacun trouva que deux gouttes d'eau ne se ressembloient pas davantage. Elle s'attacha dès lors singulièrement a la jeune princesse, redoubla de tendresse pour Alexandre , et s'occupa avec plus de plaisir du projet de leur laisser immédiatement sor* tröne. Les jeunes étrangères parurent pour la première fois a la cour, le jour oü les dóputés de Pologne lürent admis k remercier la grande Catherine de lhonneur ({u'elle venoit de faire a la répubhque den garder les trois quarts pour elle 10, Les princesses furent autant  A PÉ T E R S B O tl R G. 39 éblouies de la magnificence qui les environnoit, qu'on parut 1'étre de leurs graces naissantes ; mais il arriva a 1'ainée un accident qui fit dire aux Russes superstitieux qu'elle seroit malheureuse en Russie. En s'approchant du tröne de Catherine, elle se heurta contre 1'angle du degré et tomba tout de son long ■devant ce tróne. Puisse un si triste présage ne pas se réaliser! Pendant que sa jeune soeur passoifc douloureusement ses jours a pleurer soit pays et ses parens, dont toute la pompe de la cour n'avoit pu la distraire, et qu'on la renvoyoit enfin comblée de dons qui la touchoient moins que le plaisir de revoir bientöt les bords du Rhin 21f la princesse Louise sembloit sourire au tlestin qui 1'attendoit. Un consolateur inconnu étoit né dans son coeur et avoit ■essuyé ses larmes. Elle avoit senti 1'amour, en voyant le jeune prince qui devoit être son époux, et qui 1'égaloit en beauté et en douceur. Elle se prêta de bonne  4 O SÉJOUR DU ROI DE SuÈDE grace a tout ce que 1'on exigea d'elle, apprit le russe, s'instruisit dans la religion grecque, et fut bientót en état de faire eonfession publique de sa nouvelle foi, et de recevoir sur ses bras nuds et sur ses pieds clélicats et nuds aussi les onctions que lui admiriistra un évêque barbu, en la proclamant grande - duchesse sous le nom d'E/izabeth Alexiéwna. Catherine aima mieux lui donner son propre surïiom que de lui laisser celui de son père, comme il est d'usage " . Les fiancailles se célébrèrent, au mois de rnai suivant . avec une pompe et des fêtes extraordinaires. La Russie venoit de finir trois guerres presque également triompbantes. . Une foule de généraux et d'officiers, couverts des lauriers qu'ils avoient cueillis dans ces guerres , grossissoient la cour. Une quantité de Suédois, admirateurs de Catherine; presque tous les magnats polonais dévoués et soumis; des khans tartares ; des envoyés de la grande Bukarie; des pachas turcs; de*  A PÉTERSBOURC. 41 de'pute's grecs et moldaves ; des sophis de Perse; et des émigrés francais, qui demandoient également vengeance et protection 23, augmentoient en ce moment le nombre des courtisans de 1'orgueilleuse autocratrice du nord: jamais cour n'offrit «n spectacle si brillant ni si varié. Ce furent les derniers beaux jours de Catherine. Elle dina sur un tröne élevé au milieu des autres tables: couverie et couronnée d or et de diamans, elle promenoit un oeil serein rsur cette assemblee immense composée de toutes les nations, et sembloit les voir toutes k ses pieds. Entourée de sa familie briljante et nombreuse , un poëte 1'eüt prise pour Junon assise parmi les dieux 24 . L'arrivée de la princesse de SaxeCobourg avec ses trois filles, dont 1'une devint 1'épouse du grand-duc Constantin, fut moins marquante. Les lïusses se permirent même des remarques piquantes sur ces princesses, sur 1'antiquité et le mauvais goüt de leur habillemeut.  42 SÉJOUR DU ROI DE SuÈDE, etc. On ne les présenta qu'après avoir renouvelé leur garde-robe. Constantin n'en vouloit aucune; il disoit qu'elles avoient 1'air allemand, tant il avoit lui-mèir.e le goüt russe. On fut obligé de lui échauffer ï'imagination , pour 1'engager a faire un choix: il tomba, malheureusement pour elle, sur la plus jeune, petite brune qui montroit de 1'esprit, inspiroit de 1'intérêt, et qui méritoit plus de bonheur que ne lui en promettoit le caractère de son mari, dont on aura occasion de parler encore.  43 NOTES DU PREMIER CAHIER. Général cosaque, qui se distingua par sa barv barie et ses dévastations dans la guerre de Finlande : c est lui , ou son neveu, qui commande aujourdhui le corps des Cosaques du Don qui marche en Allemagne; il est ignorant, mais guerrier et joueur déterininé. s. De tous les ministres employés par Catherine le comte Stackelberg est celui qui a le plus Gesprit et le plus de hauteur; il la déploya surtoufr en Pologne- Mr. de Thugut y ayant été envoyé par 1'empereur, fut, le jour de son audience chez le lache Poniatowski, introduit dans un sallon oü, voyant un homme gravement assis, entouré de seigneurs polonais respectuensement debout devané lui, il le prit pour le roi et commenca soji compliment: cétoit Stackell)erg, qui ne s'empressa pas de le tirer d'erreur. Thugut, instruit de la méprisc, en fut honteux et piqué. Le soir, faisant sa partie avec le roi et Stackelberg, il jc«ue une earte en disant: rot de tr-fle! vous vous trompez, lui dit-on , eest le valet. L'autrjchien , feignant de s'êtrfc mépris, s'écria en se frappant le front: Ah, sire, patf-  4a Nc-TES. don ! c'est la seconde fois qu'il m'arrive aujourd'hui de prendre un v al et pour un roi. Stackelberg, quelque prompt qu'il soit a la saillie, ne put que se mordre les lèvres. A son retour de Suède, il traina sa vie dans les antichambres de Zoubow; inais il fut toujours des petites sociétés de Catherine, et réduit a l'amuser après 1'avoir servie. Sa plus grande humiliatron fut sans doute de se voir nommé par Paul chambellan de service auprès de ce même roi de Pologne qui avoit souvent fait antichambre dans son hótel a Varsovie ; et cette malice de 1'empereur a quelque chose de fin et de noble qui lui •fait honneur. 3. II se trouvoit en 1798 a Carlsbad, accablé d'infirmités et du mépris de tout ce qui le connoissoit 4- Les Piusses ont agrandi jusqu'a son nom : ils disent en leur langue, Yékatarina; ce qu'on ne peut traduire que par Archi-Catherine. 5. On fit alors, avec beaucoup de bruit et d'apparat, mettre quelques planches sur la glacé de Ia Néva ( assez forle en ce moment pour supporter des tours ) afin , disoit - on , de faciliter le passage de  O T E S. 45 1'artillerie qu'on alloit envoyer en Finlande. Les ministres et les généraux parloient hautement de cette prochaine guerre ; preuve que ce n'étoit qu'un jeu ; et je re sais si Mr. de Stéding fut la dupe de ce manége. Le prince George Dolgorouky , général trop honnête et trop peu courtisan pour être employé par les favoris, fut même envoyé aux frontières comme un épouvantaiL 6. Un Genevois , nommé Christin , ci-devant secrétaire et faiseur de Calonne , étant a Stockholm, s'iusinua chez le duc régent par une fable qu'il composa a sa louange. Comme il avoit été a Fétersbourg, il lui paria beaucoup de Catherine, des jeunes princesses, de 1'estime que 1'on avoit pour lui , des avaniages de s'allier a la Russie en mariant le roi a une grande-duchesse. Les réponses du duc 1'ayant persuadé qu'il n'étoit pas si éloigné de se réconciüer avec Catherine, il en fit avertir la Hr.s , maifresse de Markow; et sur ces données, on renoua des négociations déja rompues. Christin revint a Pétersbourg recueillir les fruits de son adresse ; mais la mort de l'impératrice lui ravit la récompense qu'il attendoit. 7' L'impératrice avoit acheté le palais principal de Potemkin le Taurique, et, pour honorer la mémoire  46 NöTES. de ce célèbre favori qu'elle regretta lohg-fems, elle' donna sou surnom a ce palais qu'elle habifoit en automne et au printems : il est a Pétersbourg, a une petite lieue du palais d'hiver et aussi sur les bords de la Néva. C'est dans cette superbe maison que Potemkin avoit. en 1791, donné a sa souveraine cette fête magnifique et tant célébrée, 8. En plusieurs occasions oü le roi se mantra avec ies jeunes grauds-ducs, le public fut choqué et les bons Russes humiliés de cette différence. A des. évolutions du corps des eadets de 1'artillerie, oü le jeune Gustave paroissoit attentif a ce qu'il y avoit de plus digne d'observation , et s'cntretenoit avec les généraux qui 1'environnoient et le grandduc Alexandre qui se trouvoit chargé de faire les honneurs de 1'empire, on voyoit le grand-duc Constantin courir et crier derrière les soldat^ les imïter grotesquement, les menacer et méme les battre. II est certain que le roi de Suède a quitté Pétersbourg, connoissant aussi bien cette ville que ceux qui doivent y régner un jour. 9- Ces articles étoient que la princesse auroit sa ehapelle et son clergé particulier dans le pal-ais royal, et certains engagemens de la Suède contre 'Ia France que 1'on a tenus trés - secrets.  N O T E S.. 47 10. L'épouse du grand-duc Constantln, nèe princesse de Saxe-Cobourg. 11; II a épouse depuis la jeune princesse Frédérique de Buten, soeur de la grande-duchesse Elisabeth. Malgré les charmes de sa jeune épouse, on sait qu'il est inalhëureitx avec elle ; et il est a craindre qu'Alexandrine, qui doit, dit-on, épouser ml archiduc d'Autriche, ne soit pas plus heureuse. 12, Aujourd'hui empereur; c'est le 20. septembre,vieux style, ou 1. octobre , nouveau style. i3. Quelque tems après son avénement au tróne, Paul entrant dans 1'appartement de ses filles se mit k plaisanter une de leurs demoiselles sur son mariage prochain. Pour ma fille AL?xandrin>, ajoutat-il, on ne péut la marier , car son prétendu ne sait pas encore écrire. II venoit de recevoir une letlre du roi de Suède , dont le secrétaire avöit omis sur Eadresse quelques titres de 1'autocrate, entre autres celui tout nouveau de duc de Courlande , etc. Pour qu'a 1'avenir personne ne fut dans le cas de coramettre cette omission criminelle, Paul donna un  43 N O T E S. oukas particulier, dans lequel il ordonna tout au long de quclle manière il vculoit être ncmnié; et, cc mme si 1'immense empire de Russie av oit besoin des ainplifications espagnoles pour paroitre grand et puissant, il prend les titres de toutes les anciennes prineipaulés; ceux qu'il veut qu'on lui donne, même dans les suppliques, contiennent une bonne page. En vérité ce tzar paroit digne de 1'un de ses prédécesseurs qui déclara la guerre a la Pologne, sans alléguer d'autre motif que celui de n'avoir pas été nommé selon tous ses titres. Au reste, ■ on sait qïie Paul a été sur ie point de renouveler la guerre avec la Suède, et qu'il a décidé du malheur de la vie de son, intéressante fille, en forgant par ses procédés le roi de Suéde a y renoncer pour toujours. 14. Malheureusement cette exceptiori n'a déja plus lieu. Paul, qui n'a jamais pu souffrir cette princesse , se trouve aujourd'hui son persécuteur. La fureur oü 1'a mis le mariage du roi de Suède avec sa soeur paroit avoir augmenté sa haine contre elle et ses parens, avec qui elle n'ose plus ouvertement correspondre. Le tyran de son empire 1'est aussi de sa familie; il y défend les premiers et les plus justes sentimens de la nature.  NoTES. i5. Catherine a fait venir onze princesses allemandes, pour pourvoir ses fils ou pefils-fils: trois princesses de Darmstadt, amenées par leur mère; trois princesses de Wurtemberg ( celles-ci ne vinrent que jusqu'en Prusse: Frédéric 1'unique exigea que le grand-duc fut assez galant pour faire la moitié du chemin) ; deux princesses de Baden; et trois princesses de Cobourg, amenées encore par leur mère. Le jeune roi de Suède a fait trois voyages hors de ses états, pour se choisir nne femme; et, pour un grand-duc de Russie cadet, 1'on a fait yenir trois princesses du fond de 1'Allemagne! 16. Catherine disoit souvent, sur la fin de sa vie. Je suis arrivée pauvre en Russie, mais je m'acquitte onvers 1'empire: la Tauride et la Pologne sont la dot que je lui laisse. C'étoit 1 epoque de 1'expédition de Custine en Allemagne. 18. Elle étoit en effet charmante: la grande-duchesse Alexandrine est la senle beauté qui puisse lui Être comparée a la cour de Kussie. Sa soeur, Ügéc  5o NoTES. de i3 ans, n'étoit pas encore formée, mais avoit quelque chose de plus piquant et de plus spirituel encore. 19. Ces princes y étoient alors élevés, comme devant régner un jour en succëdant a leur oncle. On destinoit 1'ainé a la seconde grande-duchesse Héléna-Pawlowna Tout a bien changé pour eux. Ils sont officiers subaliernes dans les armées de Paul; et 1'ainé vient même d'être relégué dans une garnison d'invalides. 20. A cette époque, on avoit encore laissé une partie du royaume ou république de Pologne. Les députés ne furent pourtant recus que comme ceux d'une province soumise : ils restèrent. découverts, et l'impératrice assise; elle ne les salua que d'un simple signe de tête, après qu'ils se furent prosternés devant elle.. Le comte Branicki, mari de la favorite, fut 1'orateur de cette honteuse ambassade qui voulut pourtant haranguer en polonais. II dit, entre autres sottises: La grande Catherine a daigné dire un mot et faire un signe; et le despotisme pret a s'emparer du tröne de Pologne est tombé comme une idole. Ce mot de Catherine étoit une impertinente brochure rédigée  Notes. 5X par Altesti, oü 1'on traitoit tous les magnats de Pologné de jacobins. et le roi de factieux: ce signe, c'étoit 1'envoi de deux armécs qui avoient massacré et brülé tout ce qu'elles n'avoient pu piller; cette idole du despotisme, c'étoit la constitution du trois niai! ó impudence! 21. Avec plusieurs brillans qu'elle regut, on lui assura une pension qui seroit remplacée par une dot. Comme elle est devenue reine de Suède, fignore si la Russie 1'a dotée. Parmi les dons qu'on lui fit, étoit un cordon de St. André pour son pèrer eet ordre étoit le premier de la Russie, et Catherine ne savoit pas même le nombre des chevaliers: il se trouva que le prince de Baden 1'étoit déj'a. L'impératrice ne voulut point qu'on renvoyat 1'ordre; elle permit au prince de le donner a son fils encore enfant. II arriva souvent que 1'on envoya a des officiers des ordres quils avoient déja: 1'un d'eux ayant sollicité en vain une autre récompense, il porta les deux mêmes croix. Au reste Catherine, si magnifique quelquefois , mon tra une lésine ridicule en accordant a la gouvernante qui avoit élevé et accompagné en Russie les princesses de Baden une misérable pension de 200 roubles; ce qui indigna la cour de Carlsrouhe même. Ces traits de lésine sé  £a Notes. Tetrouvent souventparmi les générosités de Catherine. Elle ne donnoit volonliers qu'i ceux qm avoient trop: elle aimoit mieux gratifier que récompenser Sur la fin de sa vie, elle devint avare, surtout envers la familie impériale qui manquoxt qnelquefois du nécessaire, tandis que le favorx et Ses créatures nageoient dans la profusxon. 13. Les noms patronymiques des Russes ont quelque ehose d'antique et de respectable. Un Russe pouvoit nommer l'impératrice, même en lux parlant, Ekatarina Alexiéwna, Catherine fille d'Alexxs. La princesse de Baden auroit donc dü se nommer, Elisabetha-Carlowna, puisqu'elle est fille d'un prxnce Charles. Les Grecs avoient aussi cetusagc; et nous pourrious dire, en traduisant heureusement les tcrminaisons russes par le grec, Ywan Basilide, Alexandre Nicolaïde, etc. comme 1'on ditAlcide, Séleucide, Héraclide d'autant que la prononcatxon et 1'orthographe de Basilxéwitsch , Nicolaïéwitsch etc. sont toujours enxbarrassantes pour un Francais. 23. On présenta un jour en même tems a Catherine le jeune Richelieu, un envoyé persan, des députés Kalmouks, et un vieux fou russe qu'elle créoit cheyalier.a la recommaudation de JSt. Soltykow, pour  N O T E S. 53 avoir prië pour elle. Richelieu lui baisa la main, avec toute 1'aisance frangaise; le Persan, avec des gestes orientaux; les Kalmouks, en se jetant a terre; et le vieux Russe, en s'agenouillant et levant les yeux au ciel. 24. C est ce qui ne manqua pas d'avoir lieu, surfout dans cette strophe de 1'épithalame; Ni la reine de Thèbe au milieu de ses fille», Ni Louis de ses fils assemblant les families, Ne formèrent jamais un cercle si pompeux. Trois générations vont fleurir devant elle, Et c'est elle toujours qui charmera nos yeux: Fiere d'être leur mère, et non d'être immortelle, Telle est Junon parmi les dieux.   SECOND CAHIER. CATHERINE IL   CATHERINE II. Détails sur sa maladie et sa mort. Son portrait. Son caractère. Observalions sur sa cour, ses courtisans, ses minis tres. Injluence de la rêvolution frangaise sur son esprit. Si Catherine protèarca les lettres. Ses ouvraocs. Moeurs et monumens de son règne. T séjour du roi de Suède a Pétersbourg, les réjouissances qu'il occasionna, les mortifications qui en furent la suite, hötèrent sürement la mort de Catherine. Elle s'étoit livrée, pendant six semaines, a des fótes, k des fatigues continuelles; car depuis longtemps monter et descendre 1'escalier du palais, s'habiller et paroitre un instant, étoit un travail pour elle d'autant plus grand qu'elle s'efforgoit toujours de paroitre jeune et bien portante, et qu'elle ne vouloit point se servir de chaise a porteurs. Quelques courtisans , connoissant cette difficulté  58 Catherine II. qu'elle éprouvoit a monter , avoient k grands frais transformé leurs escaliers en rampes clouces et tapissées, pour la recevoir le jour des festins et des bals qu'ils donnoient au roi: une pareille galanterie avoit même coüté quatre a cinq mille roubles a Besborodko, uniquernent pour faciliter dans sa maison la réception de Catherine r. Sur la fin de sa vie, Catherine étoit devenue d'une grosseur presque difforme: ses jambes toujours enflées, et souvent ouvertes, étoient tout d'une venue avec ce joli pied qu'on avoit admiré jadis. Le fameux pirate Larnbro- Cazzioni, que 1'amiral Ribas avoit introduit chez elle par la faveur de Zoubow, et qui lui servoit de bouffon après lui avoir fservi de corsaire dans rArchipel, voulut aussi être son médecin. II lui persuada qu'il savoit izn remède infaillible pour lui guérir les jambes, et il alloit lui-même chcrcher de 1'eau de la mer pour lui faire prendre chaquc jour des bains de pieds froids. Elle s'en étoit d'abord bien trouvee, et se moquoit avec  Sa maeabte et sa mort. 5o. Lambro des conseils de ses médecins: mais ses jambes s'enflèrent bientót davantage; les veilles et le mouvement qu'elle se donna empirèrent le mal. Au moment oü elle apprit le refus du roi, et oü elle fut obligée de congédier sa cour après 1'avoir assemblée pour célébrer les fiangailles de sa petite-fdle, elle ressentit déja une legére atteinte d'apoplexie. La contrainte qu'elle s'imposa les jours suivans pour se montrer avec son visage ordinaire, et ne pas avoir 1'air de succomber au dépit que lui donnoit la mutinerie dun pc til roi ~, fit remonter de plus en plus le sang et les humeurs u la téte. A cette époque, son teint dé?a trèsenluminé devmt plus rouge et plus livide , et ses indispositions plus fréquentes. Je ne devrois pas faire ici mention des signes et des pronoshcs de sa mort: mais comme les miracles sont encore de mode en Russie, ainsi qu'on le verra, il est bien ]us"f e de remarquer que le soir oü elle se rendit chez Samoïlow avec le roi, uneétoL'e lutnineuse se détacha du ciel au-deasus de sa tcte  6o Catherine II. et alla tornber clans la Néva. Je dois même assurer, pour 1'honneur de la vérité et des signes funèbres, que c'est un fait dont toute la ville paria: les unsprétendoient que cette belle étoile signifioitle passage de la jeune reine en Suède; les autres, remarquant cpie la citadclle ct les tombeaux des souverains se trouvoient vers les lieux oü 1'étoile avoit paru tomber, disoient en secret et en tremblant que cela annongoit la mort procbaine de l'impératrice. Je dis en tremblant el tout bas, paree que mort et impératrice sont deux mots qu'on ne peut prononcer ensemble en Russie sans blasphème et sans danger. Ce qu'il y a de certain, c'est que le 4 novembre 1796, vieux style, Catherine ayant ce qu'on appeloit petit hermitage (petite société) parut d'une gaieté extraordinaire. Elle avoit regu par un vaisseau de Lubeck la nouvelle que le général Moreau avoit été forcé de repasser le Rhin, et elle avoit a cette occasion écrit au ministre  Sa maeadie et sa mort. 61 d'Autriche Cobenzl un billet fort badin a. Elle s'aniusa beaucoup avec Léon Narischtin, son grand-écuyer et son premier bouffon, en marchandant et acbetant de lui toutes sortes de babioles qu'il apportoit ordinairement dans ses pocbes pour les lui vendre, comme le feroit un mercier ambulant dont il jouoit le röle. Elle lui fit agréablernent la guerre sur la peur qu'il avoit des nouvelles de mort, en lui annoncant celle du roi de Sardaigne qu'elle venoit aussi de recevoir, et paria beaucoup de eet événement d'un air libre et badin. Cependant elle se retira quelques instans plutöt qu'a 1'ordinaire, se sentant, disoit-elle, de 1'egères coliques pour avoir trop ri. Le lendemain elle se leva a son heure accoutumée, et fit monter le favori qui resta un instant chez elle. Elle expédia ensuite quelques affaires avec ses secrétaires , et a. Voici ce billet qui courut les sociétés: ,. Je m'empresse d'annoncer a 1'excellenfe Excellence que les excellentes troupes de 1'excellente cour ont complettement battu les Francais ".  6-2. C A ï H E R I K E II. renvoya le dernier qui se présenta, en lui disant de 1'attendre dans 1'antichambre; qu'elle le rappelleroit pour fihir le travail. 11 attendit quelque temps: mais le valet de chambre Zacharie Cohstantinowitsch, s'impatientant de n'étrè point appelé et de n'entendreaucun bruitdans la chambre, ouvnt enfin la porte; il vit avec effroi l'impératrice renversée entre deux portes qui conduisoient de son alcove a sa garde-robe. Elle étoit déja sans connoissance et sans mouvement. On court chez le fayori qui logeoit au-dessous; on appelle les médecins: le tumulte et la consternation se répandent autour d'elle. On étendit un matelas prés de la fenêtre;. on la coucha dessus; on luiadministra des saignées, des lavemens et tous les secours usités en pareil cas, qui firent leur effet ordinaire. Elle vivoit encore : le coeur palpitoit; mais aucun autre signe de mouvement. Le favori voyant eet état désespéré fit avertir les comtes Soltykow et Besborodko , et quelques autres. Ghacun en particulier s'empressa d'expédier un  Sa maladie et sa mokt. 63 courier a Gatschina oü se trouvoit le grandduc Paul: celui de Zoubow fut son propre frère. Cependant la familie imperiale et le reste du palais ignoroient 1'état de l'impératrice qu'on tenoit secret. Ce ne fut qu'a onze heures, temps oü elle avoit coutume de faire appeler les grands-ducs, qu'on sut qu'elle étoit indisposée ; et le bruit que l'impératrice étoit malade ne transpira qu'a une heures après midi: mais on ne se disoit cette nouvelle qu'avec une circonspection mystérieuse et timide, dans la crainte de se compromettre. On voyoit deux courtisans se rencontrer, tous deux parfaitement instruits du coup d'apoplexie, tous deux s'interrogeant, se répondant, s'observant et s'approchant pied-a-pied et toujours de front, pour n'arriver qu'enseinble au point terrible et pouvoir parler de ce qu'ils savoient déja: il faut avoir haritë une cour, et surtout celle de Russie, pour juger de 1'importance de ces choses-Ia et ne pas trouver ces détails ridicules.  §4 Catherine II. Cependant ceux que le hasard, ou leur poste, avoit mis a même d'être instruits les premiers se hatoient ' d'aller annoncer eet événement a leurs families et a leurs amis; car on regardoit la mort de 1'impératrice comme lepoque d'une révolution extraordinaire dans 1'état, a cause du caraclère du grand-duc Paul et des projets ou des dispositions qu'on supposoit k Catherine. 11 étoit donc très-important de pouvoir prendre ses précautions d'avance: aussi la cour et bientót la ville furent-elles dans une agitation et dans une attente très-alarmantes. Cinq ou six couriers qui arrivèrent presqu'a la fois a Gatsehina n'y trouvèrent point le grand-duc: il étoit allé avec sa cour, a quelques verstes de la, voir un moulin qu'il faisoit construire. II fut frappé a cette nouvelle d'une grande joie ou d'une grande douleur, car les extrêmes se touchent et se ressemblent: 1'on ne'n peut quelquefois bien distinguer les effets. 11 se remit bientót de son trouble, adressa plusieurs questions aux  Sa maladie et sa, mort. 65 aux couriers, donna des ordres pour son voyage et le fit avec une telle diligence, qu'il franchit en moins de trois heures 1'espace de douze lieues qu'il y a entre Gatsehina et Pétersbourg: il y arriva k huit heures du soir avec son épouse, et trouva le palais dans la plus grande confusion. Sa présence rallia quelques ministres et quelques courtisans autour de lui : les autres avoient disparu. Le favori, livré a la crainte et a la douleur, avoit Mché les rênes de 1'empire: les grands, occupés des suites qu'auroit eet événement subit, arrangeoient leurs affaires en particulier; toutes les intrigues de la cour se trouvoient déconcertées en un moment, et sans point de réunion, comme les rais d'une roue dont le moyeu est rompu. Paul se transporta, suivi de toute sa familie, auprès de sa mère qui ne donna aucun signe de connoissance a 1'aspect de ses enfans rassemblés. Elle étoit immobile a. 6  66 Catherine II: sur le matelas, sans mouvement de vie apparent. Le grand-duc Alexandre, son épouse, les jeunes princesses, fondoient en larmes et formoient autour d'elle le plus touchant tableau. Les grandes-duesses, les cavaliers et les dames de la cour, restèrent habillés et levés toute la nuit, attendant le dernier soupir de 1'irnpératrice: le grand-duc, avec ses nis, se transportoit a tout moment vers elle pour en être le temoin; et la journée suivante se passa dans la même agitation et la même attente. Paul, que la douleur de perdre une mère qui 1'avoit si peu aimé n'affectoit pas extrêmement, s'occupoit a distribuer des ordres de détail et a tout préparer pour son avénement: il donnoit a ce grand acte de sa vie les mém es soins qu'un directeur de spectacle donne a ses coulisses et a ses machines avant de faire lever la toile. En vérité il semble aussi que la mort d'un souverain ne soit qu'un entr'acte de comédie, tant sa personae  Sa maladie et sa mort. 67 occupe peu ceux qui 1'environnent et même ses enfans. Catherine respiroit encore, et 1'on ne pensoit déja plus qu'aux changemens qui alloient se faire et a celui qui alloit la rsmplacer. Cependant les appartemens dü palais se remplissoient peu a peu des officiers qui accouroient de Gatsehina, dans un costume si grotesque et si nouveau qu'ils paroissoient des revenans d'un autre siècle, ou des arrivés d'un autre monde. Le chagrin, la crainte ou la douleur, se peignoient sur le visage des anciens courtisans qu'on rencontroit pales et défaits, et qui se retiroient successiveinent pour faire place aux nouveaux venus. Une foule innombrable de voitures environnoit le palais et obstruoit les rues qui y conduisoient: lous ceux qui y avoient quelques connoissances y passoient la journée, en attendant ce qui alloit arriver. La sortie de la ville étoit d'ailleurs interdite, et 1'on ne Iaissoit passer aucun courier.  68 Catherine'II: On croyoit généralement que Catherine étoit expirée dès la veille , mais que des raisons politiques faisoient encore cacher sa mort. 11 est cependant vrai qu'elle étoit toujours dans une espèce de léthargie : les remèdes qu'on lui avoit administrés avoient produit 1'effet naturel; elle avoit même encore remué un pied et serré la main d'une femme de chambre; mais heureusement pour Paul elle avoit pour toujours perdu la parole. Vers les dix heures du soir , elle parut se ranirner tout a coup , et commenca a raler horriblement. La familie impériale accourut auprès d'elle; mais 1'on fut obligé deloigner les princesses de ce spectacle affreux et nouveau. Enfin Catherine poussa un cri lamentable qui fut entendu dans les appartemens vöisins, et expira après une agonie de trente-sept heures. Pendant ce tems, elle ne donna aucun signe de souffrance qu'un instant avant d'expirer; et sa mort parut aussi heureuse que son règne 1'avoit été.  Sa maeadie et sa mort. 6q Si 1'on pense quelquefois juger de 1'amour qu'ont mérité les monarques par les impressions que fait leur mort, ce n'est guères en Russie qu'on peut faire cette observation; a moins qu'on ne voulüt prendre la cour pour 1'empire entier. L'homme qui perdoit le plus a la mort de limpératrice , celui qu'elle précipita du faite des grandeurs et du pouvoir dans la foule dont la faveur 1'avoit tiré, fut aussi le plus affligé: sa douleur eut même une expression touchante. Les jeunes grandes - duchesses qui airnoient tendrement leur grand' mère, et avec qui elles étoient plus familières qu'avec leurs propres papens, lui payèrent aussi un tribut de larmes bien sincères : elles la regardoient comme leur providence et la source de leur bonheur et de leurs plaisirs. Les dames et les courtisans qui jouissoient des bontés et de la société intime de Catherine , oü elle étoit d'une aménité charmante , pleuroient également cette princesse. Les demoiselles même et les jeunes  ■7o Catherine II. gens de la cour regrettoient les heureuses soirees de 1'Hermitage , et cette liberté de moeurs et de plaisirs qu'elle savoit inspirer, et a laquelle ils opposoient la gêne soldatesque et 1'étiquette bizarre qui alloient y succéder. Les Russes spirituels et railleurs irémissoient d'être obligés désormais de respecter des personnes qu'ils avoient raillées et méprisées , et de se soumettre a un train de vie qui avoit été le sujet perpétuel et inépuisable de leurs sarcasmes et de leurs bons mots. Les fémmes, les domestiques de Catlierine , pleuroient sincèrement une maitresse bonne et généreuse , dont 1'humeur égale et douce , le caractère noble et fier, étoient au-dessus de tous ces petits emportemens journaliers qui empoisonnent la vie domestique. Réellement si 1'on pouvoit juger de Catherine comme d'une mère de familie, de son palais comme de sa maison , de ses courtisans comme de ses enfans, elle méritoit des regrets et des larincs.  Sa maeadie et sa mort. ji Plusieurs autres personnages avoient aussi 1'air pale et désespéré, mais ceuxla étoient incapables de pleurer; ils avoient plutöt 1'air coupable que friste, et leur douleur ne pouvoit s'expliquer en faveur de Catherine: cetoit cette foule de créatures du favori, de ministres prévaricateurs, de courtisans laches, et de misérables de tous les états et de toutes les conditions, dont la fortune et les espérances reposoient sur les abus de son règne et la facilité de son caractère. II faut comprendre dans cette tourbe géinissante ceux qui avoient eu part a la révolution de 1762, et y avoient joué les róles odieux de séducteurs ou de bourreaux: ils sembloient se réveiller du long rêve qui avoit suspendu leurs réllexions , pour se livrer aux terreurs et peutêtre même aux reinords. Quant au peuple, cette prétendue pierre de touche du mérite des souverains, et qui nest en Russie qu'une pierre brute et fouiée aux pieds comme le pavé des  72 Catherine II : rues , rien n'égala son indifférence sur ce qui se passoit au palais. Le bruit se répandit que les vivres alloient baisser, et que le pouvoir des maitres sur leurs esclaves seroit restreint et fixé; mais on verra bientót comme ce bruit populaire fut démenti par Paul. Les principaux habitans de la ville étoient dans un muet effroi. La crainte, et la haine générale qu'avoit inspirée le grand-duc, sembloient réveiller en ce moment 1'amour et les regrets qu'on devoit a Catherine. Aussi quels changemens subits dans une capitale si brillante , et surtout dans une cour si heureuse et si polie : eet air de liberté, d'aisance et de galanterie, qui y régnoit, fit place a une gêne insupvportable. Les cris de commandement, le bruit du fer et des soldats , le tracas des grosses botles et des éperons, retentissoient déja dans les appartcmens oü Catherine venoit de s'endormir pour toujours. Le deuil dont se couvroient les dames, les habits burlesques quen-  Son portrait. 73 dossoient les hommes, le langage qu'on s'empressoit d'adopter, et les changeinens qui se succédoient, faisoient qu'on se rencontroit sans se reconnoitre, qu'on s'interrogeoit sans se répondre et qu'on se parloit sans s'entendre. Le jour de Ste. Catherine qui arriva dans ces entrefaites, et jusque - la si pompeusement célébré, fit sentir avec plus d'horreur la désolation et le vide de ce palais désenchanté, qui, théatre de tant de fétes et de tant de plaisirs, alloit devenir celui de tant de ridicules. A soixante-sept ans , Catherine avoit encore des restes de beauté. Ses cheveux étoient toujours arrangés avec une simplicité antique et un goüt particulier : jamais couronne ne coiffa mieux une tête que la sienne. Elle étoit d'une taille moyenne, mais épaisse ; et toute autre femme de sa corpulence n'auroit pu se mettre d'une manière si séante et si gracieuse. Dans son particulier, la gaieté, la confiance qu'elle inspiroit , sembloient éterniser auprès  74 Catherine II: d'elle la jeunesse , le badinage et les jeux. Ses propos engageans et sa familiarité mettoicnt a 1'aise tous ceux qui avoient les entrees chez elle , et qui assistoient a sa toilette ; mais aussitót qu'elle avoit mis ses gants pour sortir et se présenter dans les appartemens voisins, elle se composoit une démarche et un visage tout-a-fait différens. De femme aimable et badine elle paroissoit tout a coup impéralrice majestueuse et réservée. Celui qui la voyoit alors pour la première fois ne la trouvoit point au dessous de lidée qu'il s'en étoit faite, et disoit: C'est bien, elle, c'est bien la Sómiramis du nord! On ne pouvoit, non plus qu'a Frédéric le Grand , lui appliquer cette maxime : Praesentia minuit famatn. Je 1'ai vue pendant dix ans, une ou deux fois la semaine , et toujours avec un nouvel intérêt. L'attention que j'avois a 1'examiner me faisoit négliger de n;e prosterner avec la foule devant elle: 1'hommage que je lui rendois en la regardant étoit sans doute  Son portrait. 7^ plus flatteur. Elle marchoit lentement et a petits pas, le front haut et serein, le regard tranquille et souvent baissé. Elle saluoit d'une petite inclination qui n'étoit pas sans grace, mais avec un sourire de commande qui venoit et s'en alloit avec sa révérence. Si c'étoit un étranger a qui elle présentat sa main a baiser, elle le faisoit très-poliment, et lui disoit ordinairement quelques mots sur son voyage et son arrivéc: mais c'étoit alors que 1'on voyoit se décomposer 1'harmonie de son visage, et qu'on oublioit un instant la grande Catherine pour ne plus voir que la vieille femme; car, en ouvrant la bouche, elle ne montroit plus de dents , et sa voix étoit cassée et mal articulée. Le bas de son visage avoit quelque chose de rude et de grossier; ses yeux gris clair, quelque chose de faux ; et un certain pli a la racine du nez lui donnoit un air un peu sinistre. Le célèbre Lampi 1'avoit peinte depuis peu assez ressemblante, quoiqu'extremement {lattée: cependant Catherine remarquant 1  7& Catherine II: qu'il n'avoit pas tout-a-fait oublié ce malheureux pli qui caractérise sa physionomie, elle en fut 'très-mécontente, et dit que Lampi lui avoit donné 1'air trop sériehx et trop mécbant. II fallut retoucher et gater le portrait, qui paroit maintenant étre celui d'une jeune nymphe: le tröne, le sceptre, la couronne et quelques autres attributs, le font pourtant reconnoitre pour celui d'une impératrice. Au reste c'est un morceau qui mérite les regards des amateurs, aussi bien que celui de l'impératrice actuelle par le même maitre Pour ce qui est du caractère de Catherine , je pense que c'est dans ses actions qu'il faut le chercher. Son règne a été heureux et brillant pour elle et sa cour ; mais la fin en fut surtout désastreuse pour les peuples et 1'empire. Tous les ressorts du gouvernement étoient détraqués: chaque général, chaque gouverneur , chaque chef de département étoit devenu un despote particulier. Les rangs , la justice, 1'impunité, se vendoient a 1'enchère : une  Ses courtisans. vingtaine d'oligarques, sous les auspices d'un favori, se partageoient la Russie, pilloient ou laissoient piller les fmances, et se disputoient les dépouilles des malheureux. On voyoit leurs plus bas valets, leurs esclaves même, parvenir en peu de tems a des emplois et a des richesses considérables. Tel avoit trois ou quatre cents roubles d'appointemens qu'd ne pouvoit augmenter sans malversation , et baüssoit autour du palais des maisons de cinquante mille écus. Catherine, lom de rechercher la source impure de ces richesses éphémères , se gloriiioit de voir la capitale s'embellir sous ses yeux, et applaudissoit au luxe désordonné des coquins, qu'elle prenoit pour une preuve de la prospérité de son règne. Jamais, même en France, le pillage ne fut si général ni si facile. Quiconque voyoit passer par ses mains une somme de la eouronne pour quelque entrepnse, en retenoit effrontément la moitié et faisoit ensuite des représentations pour obtenir  Catherine II: davintage, sous prétexte que la somme étoit in suf fisante: on lui accordoit ce qu'il demandoit, ou 1'entreprise demeuroit abandonnée. Les grands voleurs partageoient même les vols des petits, et en étoient les complices. Un ministre savoit a peu prés ce que chacune de ses signatures rapportoit k son secrétaire, et un colonel n'bésitoit pas de s'entretenir avec un général des pronts qu'il faisoit sur ses soldats 4 . A commencer par le favori en titre et a fmir par le dernier employé , tous regardoient le bien de 1'état comme une cocagne a conquérir, et se jetoient dessus avec la même impudeur que la populace sur le boeuf qu'on lui abandonne. Les Orlow, Potemkin et Panin , ont rempli seuls leurs places avec quelque dignité: les premiers ont montré des talens et une ambition vaste; Panin avoit davantage, des lumières, du patriotisme et des vertos \ En général rien n'a été si petit que les grands , durant les dernières années  Ses ministres, 79 du règne de Catherine : sans connoissances, sans vues, sans élévation, sans probité , ils n'avoient pas même eet honneur vaniteux qui est a la loyauté ce que 1'hypocrisie est a la vertu ; durs comme des bachas , exacteui's comme des péagers, pil— lards comme des laquais , et vénaux comme des soubrettes de comédie, on peut dire qu'ils étoient la canaille de 1'empire. Leurs compla isans , leurs creatures , leurs valets, leurs pareus même, ne s'enrichissoient pas de leur générosité, mais des vexations qu'ils commettoient en leur nom et du tralie de leur crédit: d'ailleurs on les voloit eux mêmes , comme ils voloient Ja couronne. Les services qu'on leur rendoit, même les plus vils, étoient payés par 1'état: souvent leurs dornestiques, leurs bouffons, leurs , musiciens, leurs secrétaires particuliers , et même le gouverneur de leurs enfans, étoient salariés par quelque caisse de la couronne dont ils avoient le maniement. Quelquesuns recherchoieut rhomme a talens, et  8ö CATHERINE II: estimoient 1'homme de mérite; mais ni 1'un ni 1'autre ne faisoient fortune auprès d'eux: ils ne leur donnoient rien, moins encore par avarice que par défaut de bienfaisance. Le seul chemin pour parvenir a leur faveur étoit de se faire leur bouffon, et 1'unique moyen d'en tirer parti étoit de devenir coquin. Aussi presque tous les gens en place et en crédit sous ce règne étoient-ils des gens parvenus. Des princes et des comtes nouveaux naissoient par essaims aux fêtes de Catherine, et a la même époque oü 1'on s'èfforcoit de les abolir en France. Si 1'on excepte les Soltikow, on n'a vu aucune grande familie en faveur. Partout ailleurs qu'en Russie, ce ne seroit pas un mal ; mais c'étoit une vraie calamité pour eet empire, oü la riche noblesse est la seule classe qui ait de 1'éducation et quelquefois de 1'honneur. D'ailleurs tous ces hommes nouveaux furent autant de sangsues affamées, qu'il fallut remplir du plus pur sang de 1'état et de  Sesministrès. 81 ët de la sueur des peuples. Changer souvent de rois n'est pas onéreux pour un état qui reste leur héritier; mais changera tout instant de favoris et de ministres qui s'ëhnchissent et emportent leurs trésors, c'est assez pour épuiser tout autre pays que la Russië. Combien n'en a-t-il pas coüté de millions pour gorger successivement de biens douze favoris en titre? combien n'a-til pas fallu pour rendrë riches et grands séigneurs des Bezborodko, des Zawadowshy, des Marcow, et tant d'autres en trop grand nombre pour qu'on puisse les nommer? Les Grlow, les Potemkin, les Zoubow, n'ont-ils pas seuls accumulé plus de richesses que des rois? Les agiotéürs de leurs signatures, et les directeurs de leurs menus plaisirs, ne sont-ils pas eux-mêmes devenus plus riches que les plus heureux négocians de FEuropé 6 ? Autant le gouvernement de Catherine ëtoit doux et modéré autour d'elle, autant il étoit au loin affreus et arbitraire. L'homine, qui avoit directement ou indirectement 7  82 Catherine II: la protection du favori, exergoit oii il se trpuvoit une tyrannie publique: il bravoit ses supérieurs, écrasoit ses subordonnés , et violoit impunément la justice, la discipline et les oukas v. C'est d'abord a la politique de Catherine, et ensuite k sa foiblesse, qu'il faut attribuer ce relachement et cette désorganisation intérieure de son gouvernement; mais la cause première en est dans les moeurs et le caractère corrompus de la nation, et surtout de sa cour. Comment une femme eüt-elle pu efièctuer ce que le baton actif et la hache homicide de Pierre I ne purent exécuter? Usurpatrice d'un tröne qu'elle vouloit conserver, elle fut obligée de caresser ses complices: ils avoient par leur crime acheté Fimpunité. Etrangère dans 1'empire oü elle régnoit, elle chercha a s'identifier avec la nation, en adoptant, i Pour 1'oreille et le sens je voulois dire les lois, maj*s j« parle de la Russie oü il y a des or- donnances (oukas), et non des lois.  Ses MiNisiAEs. 83 en flattant même ses goüts et ses préjugés. Catherine sut quelquefois récompenser, elle ne sut jamais punir; et ce ne fut qu'en laissant abuser de son pouvoir qu'elle parvint a le conserver. Elle eut deux passions qui ne moururent qu'avec elle: son amour pour 1'homme, qui dégénéra en libertinage, et son arnour pour la gloire, qui dégénéra en vanité. La première de ces passions ne la domina jamais au point d'en faire une Messaline; mais elle prostitua souvent sa grandeur et son sexe: elle resta par habitude ce qu'elle avoit été par tempérament. La seconde lui fit entreprendre des choses louables qui furent rarement achevées, et des guerres injustes qui lui laissent au moins cette espèce de gloire qu'on ne peut refuser au succès. La générosité de Catherine, 1'éclat de sou règne, Ja magnificence de sa cour, ses instituts, ses monumens, ses guerres, sont pour la Russie ce que le siècle de Louis XIV fut pour 1'Europe; mais Catherine  84 Catherine I I: fut personnellement plus grande que ee prince. Les Francais firent la gloire de Louis, Catherine fit celle des Russes: elle n'eut pas comme lui 1'avantage de régner sur un peuple perfectionné , et de naitre environnée de grands hommes. Elle eut quelques diplomates rusés, et quelques généraux heureux ; mais, si 1'on excepte Romanzow, Panin et Potemkin, pas un homme de génie: 1'esprit et la dextérité astucieuse de quelques ministres, lavaleuret la'férocité d'un Souvarow, le talent et la souplesse d'un Repnin, la faveur d'un Zoubow, 1'aptitude d'un Bezborodko, et 1'assiduité d'un Nicolas Soltykow, ne méritent pas de faire exception. Ce n'est pas que la Russie ne soit fertile en hommes de mérite; mais Catherine les craignoit: ils restèrent toujours loin d'elle. II en résulte que tout ce qu'elle a fait est a elle, surtout le bien. Que le tableau des abus et des malheurs de son règne ne jette donc pas une ombre trop odieuse sur le caractère particulier de  Ses ministres. 85 cette princesse! Elle paroissoit foncièrement humaine et généreuse: tous ceux qui Font approchée Féprouvèrent; tous ceux qui Font connue de prés étoient enchantés des charmes de son esprit; tous ceux qui 1'environnoient étoient heureux. Ses moeurs étoient galantes et libertines, mais elles conservèrent toujours une certaine décence extérieure 7: ses favoris mêmes la respectèrent toujours, Son amour n'inspira jamais le dégoüt, sa familiarité jamais le mépris: on la trompa, on la séduisit; mais elle ne ne fut jamais dominéé. Son activité, la régularité de son genre de vie , sa mödération, son courage, saconstance, sa sobriété même, sont des qualités morales qu'il seroit trop injuste d'attribuer a lïiy* pocrisie. Oh! qu'elle eüt été grande, si elle eüt eu le coeur aussi juste que 1'esprit! Elle régnoit sur les Russes moins despotiquement que sur elle-même: jamais on ne la vit ni s'emporter a la colère, ni s'abandonner a la tristesse, m' se livrer & une joie iminodérée. Les caprices,  86 Catherine II: 1'humcur, les petitesses, n'entroient pou£ rien dans son caractère, et moins encore dans ses actions. Je ne déciderai point si elle fut véritablement grande, mais elle fut aimée 8. Imbue, dès sa jeunesse, des maximes corruptrices qui infectent les cours, environnée sur le tröne d'un nuage d'encens a travers lequel il fut impossible de bien voir, il seroit trop sévère de porter soudain sur elle le flarnbeau de la raison, et de Ia juger d'après ses austères principes. Jugeons - la comme nous 1'aurions jugée, il y1 a vingt ans, et pensons que la Russie en est au siècle de Charlemagne pour le peuple. Les amis de la liberté doivent rendre a Catberine au moins la même justice que les théologiens raisonnables rendoient a ces hommes grands et sages qui n'avoient pas eu les lumières de la révélation. Les crimes de Catherine furent ceux de son état, et non ceux de son coeur: celle dont le génie sembloit présider aux boucheries d'Ismaïl et de Prague paroissoit  Ses ministres. 8? dans sa cour 1'humanité même. II ne lui manqua peut - être que d'avoir été malheureuse, pour avoir eu des vertus plus pures; mais la prospérité constante de ses armes la, gata. La vanité, eet écueil funeste des femmes , fut aussi celui de Catherine; et son règne portera k jamais le caractère de son sexe. Mais de quel point de vue qu'on voulüt lënvisager, elle sera toujours mise en première ligne parmi ceux qui ont captivé 1'admiration du monde par leur génie, leur puissance, et surtout leurs succès. Son sexe, donnant un nouveau reliëf aux grandes qualités qu'elle a déployées sur le tröne, la mettra même au-dessus de toute comparaison dans 1'histoire , et 1'on sera oblige de recourir aux siècles fabuleux des Isis et des Sémiramis, pour trouver une femme qui ait exécuté ou plutat entrepris d aussi grandes choses. Les dix dernières années de son règné mirent le coin3)le a sa puissance, a sa gloire , et peut - être a ses crimes politiques.  88 Catherine II; Frédéric, ce grand homme, dictateur des, rois de 1'Europe, venoit en moürant de la laisser doyenne des têtes couronnées. Si 1'on excepte Joseph et Gustave, toutes ces têtes ensemble ne valoient pas la sienne: car elle surpassoit autant les autres rois par 1'étendue de son génie que par celle de ses éiats; et si Frédéric fut le dictateur de ces rois, elle en devint le despote. Ce fut alors que le bout de ce fil politique qui faisoit mouvoir la pauvre Europe comme un pantin, et qui avoit écbappé a la France pour voltiger de Berlin a Vienne et k Londres, setrouva frxé dans les mains d'une femme qui letiroit a son gré. Cet empire immense et romanesque qui lui étoit asservi, les ressources inépuisables qu'elle tiroit d'une terre et d'un peuple neufs encore, le luxe excessif de sa cour, la pompe barbare de ses grands, les richesses et la grandeur royale de ses favoris, les exploits glorieux de ses armées, et les vues gigantesques de son ambition, irnposoient une espèce d'admiration a 1'Europe stupide. Des, princes,  EFFET DE LA RÉVOLUTION FRANg. 89 qui eussent répugrté a se montrer 1'un k 1'autre quelques délérences, ne se trouvoient point humiliés de renclre une dame 1'arbitre de leurs intéréts et la régulatrice de leurs cctions. Mais la révolution francaise, cette révolution si funeste aux rois, le fut surtout a Catherine. Les lueurs qui s'élancèrent soudain du spin de la France, comme dün cratère dévorant, jetèrent sur la Kussie un jour livide comme celui de 1'éclair: on y vit 1'injustice, le crime et le sang, oü 1'on avoit vu la grandeur, la gloire et la vertu. Catherine en frémit d'horreur et dïndignation : ces Francais, ces trompettes de la renommee, ces historiens flat* teurs ethrillans, qui devoient un jour transmettre les merveilles de son règne k Ja postérité, devinrent soudain pour elle des juges inexorables qui 1'épouvantoient. Elle vit alors s'eclipser les fantömes de son imagination: eet empire de la Grèce qu'elle vouloit relever, ces lois qu'elle vouloit établir, cette philosophie qu'elle vouloit  go Catherine II: inspirer, ces arts qu'elle avoit protégés, lui devinrent odieux. Catherine, comme bien d'autres philosophes couronnés , n'aima les sciences qu'autant qu'elles lui parurent propres a répandre sa gloire: elle voulut les tenir dans sa main comme une lanterne sourde, se servir de leurs lumières pour les distribuer a son gré , et voir sans étre vue; mais tout a coup blessée de leur éclat, elle voulut les étouffer. L'amie de Voltaire 9, 1'admiratrice de Buiïon, la disciple deDiderot, chercha dés lors a se replonger dans la barbarie; mais elle voulut en vain se refuser au jour: elle s'étoit endormie sur des lauriers, elle se réveilla sur des cadavres: la Gloire qu'elle avoit cru embrasser se métamorphosa dans ses bras en Furie; et la législatrice du Nord, oubliant ses propres maximes et sa philosophie , ne fut plus elle-même qu'une vieille Sibylle. Ses laches favoris ne lui montrant partout que des Brutus , des jacobins , et des empoisonneurs, parvinrent a 1'environner de terreurs et de soupgons. Son délire alla si  EfTET DE LA RÉVOLUTION FRANC". 91 loin, quj clans ses manifestes elle donnoit les titres de facüeux et de rebelles a un roi qui augmentoit ses prérogatives royales, et a une noblesse qui amélioroit son gouvernement: les Polonais furent traités en jacobins, paree qüils n'avoient pas le malheur d'être Russes 10. Qu'eüt-elle répondu, si, clans un moment de calme, on lui eüt démontré qu'elle avoit elle-même beaucoup avancé et affermi cette révolution francaise si odieuse a ses yeux ? c'est cependant un fait. Si sa démence ne 1'eüt point emportée a se jeter ainsi sur la malheureuse Pologne, et a fomenter ensuite des factions en Prusse et en Suède, elle n'eüt point révolté 1'Europe contre elle et le parti des rois; elle n'eüt point engagé celui de Prusse a faire subitement sa paix pour se tenir en mesure vis -a-vis d'elle; elle n'eüt point indigné 1'Espagne, en employant contre un roi et une noblesse catholicjues les mèmes armes et les mêmes injures qu'on employoit contre les Francais. Sous ce rapport la France  92 Catherine II; lui doit une statue: elle a rendu le «ystême de ses ennemis odieux et absurde aux monarques mêmes; elle a rendu k la république le même service, que les démagogues par leurs exces, et Pitt par ses intrigues. Catherine n'a point protégé efficacement les lettres dans ses états: c'est le règne heureux d'Elisabeth qui les avoit encouragées, et qui fut illustré par plusieurs productions dignes de prouver a 1'Europe que les Russes peuvent prétendre k tous les genres de gloire Catherine fit par ostentation acheter des bibliothèques et des collections de tableaux; elle pensionna des flatteurs, et flatta les hommes célèbres cmi pouvoient lui servir de trompettes; elle envoya volontiers une médaille, ou une tabatière, a 1'écrivain allemand qui lui dédioit quelque ouvrage flagorneur: mais il falloit venir de loin pour lui plaire, et avoir déja une grande réputation pour mériter ses suffrages et surtout ses réeompenses; le génie seroit né a ses cótés, qu'elle  Ses o u v r a g e s. q3 he 1'eüt point apercu 12, et moins encore encouragé. Cependant, jalouse de toutes espèces de gloire j et surtout de celle que Frédéric 1'Unique s'étoit faite par ses écrits, elle voulut aussi 1'obtenir: elle écrivit sa célèbre Instruclion pour le Code, plusieurs contes moraux et allégoriques pour 1'éducation de ses petits - nis , et une quantité de pièces dramatiques et de proverbes qu'elle faisoit jouer et adrmrer è 1'Hermitage. Sa grande et vaine entreprise de rassembler quelques mots de trois cents langues différentes dans un dictionnaire n'a pas été achevée. De tout ce qu'elle a écrit, ses lettres a Yoltaire sont certainement ce qui 1'est le mieux: elles sont même bien plus intéressantes que celles du vieux pbilosophe courtisan , qui lui vendoit des montres et lui tricotoit des bas,*, en lui retournant de cent manières les mêmes idéés et les mêmcs Complnnens, et lui répétant cent * C'est ce qu'il lui dit dans une de ses lettres.  94 C i f » ï R I S ï II ;. fois de chasser les Turcs de 1'Europe, au lieu de lui conseiller de rendre libres les Russes. Si le code de Catherine prouve des vues grandes et sages, dignes d'une souveraine, ses lettres annoncent 1'esprit, les graces et les talens d'une femme du plus grand mérite, et font regretter qu'elle ait été autocrate et sposicide. Toute 1'Europe retentit d'applaudissemens , lorsqu'elle publia cette Instruction pour le Code 13, et lui donna d'avance le nom de Législatrice du Nord. Catherine fit convoquer les députés des différentes nations de son vaste empire; et ce ne fut que pour leur en faire entendre la lecture et recevoir leur compliment: car aussitöt qu'ils eurent rendu eet hommage, on les renvoya chacun chez eux; les uns disgraciés a cause de leur fermeté, et les autres décorés de médailles k cause de leur bassesse. Le manuscrit de Catherine fut enfermé dans une cassette précieuse, pour être montré aux curieux étrangers. On laissa une espèce de comité pour s'occuper de la  Ses ouv races. g5 rëdaction des lois; et, lorsque les favoris ou les mimstres eurent quelques protégés dont ils ne savoient que faire, ou un bouffon qu'ils vouloient entretenir sans qu'il leur en coutat rien, ils le faisoient nommer membre de ce comité pour lui en faire breiles appointemens I4. Et cependant 1'Europe répétoit que la Russie avoit des lois, paree que Catherine avoit compilé la p éface d'un code, et soumis cent peuples duiérens au même régime d'esclavage M. Parmi les pièces de sa composition. qu'elle faisoit jouer sur les théatres de la ville 16, Tune est d'un genre nouveau; ce n'est , ni une tragédie, ni une comédie, ni un drame, ni un opéra, mais un assemblage de scènes de tous les genres, intitulé: Oleg, reprcsentalion historique. Elle fut jouée aux fêtes de la dernière paix avec les Turcs, avec une pompe extraordinaire et des décorations magnifiques: plus de sept cents personnes paroissent sur le théatre. Le sujet est entièrernent tiré de 1'histoire russe, et en représente toute  g6 Catherine II: une époque. Dans le premier acte, Oleg jette les 1'ondemens de Moscou: dans le second, il est a Kiew oü il marie et établit sur le tröne son pupille Ygor. Les anciennes ■ cérémonies usitées aux rnariages des tzars offrent des scènes très-piquantes, et des tableaux charmans jbrmés par les jeux et les danses nationales qu'on exécute.Oleg part ensuite pour une expédition contre les Grecs: on le voit défiler avec son armée et s'embarquer. Au troisième acte, il se trouve a Constantinople. L'empcreur Léon, forcé de signer une tröve, recoit ce héros barbare avec la plus grande raasnificence: on le voit manger k sa table, tandis que de jeunes Grecs, filles et garcons , chantent ses louanges en choeurs, et exécutent devant lui les anciennes danses de la Grèce. La dernière décoration représente 1'hippodrome oü 1'on donne a Olegle spectacle des jeux olympiques: un second théatre s'élève ensuite dans le fond, ét 1'on joue devant la cour des scènes d'Euripide a la grecque; Enfin Oleg prend congé  Ses ouvraöEs. 97 congé de 1'empereur, et append son bouclier a une colonne, pour atlestcr son voyage a Constantinople et inviter ses successeurs a y reyenir un jour. Cette pièce étoit absolument dans le caractère russe, et surtout dans celui de Catherine: elle y représentoit ses projets elléns, et le dessein de subjuguer enfin la Turquie tout en célé»brant la paix. Ce n'est proprement qu'une magniiique lanterne niagique, oü 1'on 110 fait que passer en revue des objets différens: mais cette idéé de mettre sur la scène les grands événemens de l'histöire, comme en tableaux, me paroit plus intéressante que les efforts de gosier de nos chanteurs, et les intrigues amoureuses de nos tragédies. Catherine n'aimoit ni les vers ni la musique, et le disoit souvent: dans les entr'actes même elle ne pouvoit soulTrir 1'orchestre qu'elle faisoit taire ordinairement. Ce défaut de sensibilité dans une femme d'ailleurs si bien organisée paroit une chose étonnaiite : il explique eomuzent Catherine, i. ö  98 Catherine II: avec lant d'esprit et de génie, pouvoit être si impassible et si sanguinaire I7. Dans son palais de Tauride, elle dïnoit ayant devant les yeux les deux horribles tableaux des deux horribles massacres d'Otsehakow et d'Ismaïl, oü Cazanova a rendu, avec une vérité bideuse, le sang qui ruisselle, les membres déchirés et palpitans, la fureur des massacrans , et 1'agonie convulsive des massacrés: c'étoit sur ces scènes d'horreur que ses yeux et son imagination s'arrêtoient, tandis que la Gasparini et Mandini cbantoient, ou que Sarti faisoit exécuter un concert. Cette même impératriee qui écrivoit des comédies; qui chërissoit Ségur a cause de son esprit, et écoutoit même quelquefbis ses vers ; qui faisoit jouer devant elle des farces z'idicules par ses vieux courtisans, et surtout par le contte Stackelberg 18 et le miiiistre d'Autriche 19, rappeloit et disgracioit 1'un de ses propres mipistres, paree qu'il écrivoit ses dépêches avec esprit, qu'il faisoit de jslis vers francais,  Ses o u v a a c e s. 99 qu'il avoit composé une tragédie, et qu'il vouloit illustrer son pays en faisant les éloges historiques des grands hommes de la Russie : c'étoit le prince Béloselsky, envoyé a Turm , homme de mérite et de goüt, qui emploie une grande fortune a protéger les arts, ct beaucoup dësprit a les cultiver lui-même 2°. Si 1'on excepte les Voyages du célèbre Pallas, les recherches historiques du laborieux Muller Zl, et quelques autres ouvrages sur l'histoire naturelle, aucun livre digne d'être connu ailleurs n'a honoré la Russie sous le règne de Catherine ~. L'histoire naturelle et les mathématiques sont les seules sciences que les Russes aientun peu ayancées, a 1'aide des Allemands. Cependant aucune nation ne se trouve dans le cas de rendre des services plus essentiels aux sciences. L'histoire naturelle et l'histoire ancienne devoieut en attendie les découvertes les plus étönnantes. Les ruines de vin^t villes détruites attestent que la Tartarie et la Mongolië furent jadis habitées par des  ÏOO C A T H E R I N E 11: peuplës policés; et les rnomirnens qu'on V déeouvre encore réalisent les sublimes conceptions de BuflTon et de Bailli. On a retrouvé des bibliothèques entières sous les ruines d'Ablai - Kitt, et dans les masures irnmenses qui bordent i'Irtisch. Des mtlliers de manuscrits en langues inconnues, et beaucoup d'autres en cbinois , en kalmouk et en mantchoux, pourrissent dans les cabinets déserts de l'académie: ils se seróiënt mieux conservés, s'ils fussent dernetirés ensevelis sous les ruines, jusqu'a ce qu'un gouvernement, ou un peuple moins barbare, les eüt déterrés. La meilleure bistoire que 1'on ait de Bussie est sans contredit celle de Lévêqüe. Catherine haïssoit eet ouvrage , autant que celui de 1'abbé Chappe, et olie se donna une grande peine pour cornpulser les anciennes chroniques, alm de rclever quelcjues fautes et quelques erreurs de eet estimable historiën: c'est qu'il avoit eu le courage, il y a déja yingt ans, de laisser enü'evoir que Catherine étoit ia  S T. S O V V 71 A C E S. ipi meurtrière de Pierre III et d'Yvan. Au rente il a bien mérité de la na;ion rus.se, paree qu'il est Ie seul, qui, a farce de travaux, de patience et de talens, soit parvenu a rendre un peu intéressante aux étrangers une histoire aussi dégoutante, aussi isolée que I'estcelle de Russie jusqiuau règne de Pierre I -\ Mais qui pourra écrire un jour dignement celle de Catherine -4? Jusqu'a nos jours l'histoire n'a été' qu'un recued d'événeinens choisis, arf is'cmeut encadrés pour faire ressortir quelques personnnges et former un tableau piquant. Les faits avérés sont comme des perles et des grenats que 1'histonen prend a sa lauiaisie, pour les enfder a un cordon jioi'f ou bianc qui est son systême: la vérité n'y paroit que lorsqu'ello convient. L'auteur immortel de riüstoire de Charlrs XIÏ, de Pierre ï, et du siècle de Louis XIV, dit. même qu'il s'agit plus encore de dire des choses ufiles que des choses traies ; comme si le faux pouvoit jamais être utile! II écrit au comie Schouwalow: En attendant que je puissc  Iö2 Catherine lï. arrano-er le terrible événement de la mort du tzaréwitsch, j'ai commencé un autre ouvrage. Est-ce la le langage d'un historiën philosophe? Eh! si vous n'avez pas le courage de dire la Vérité, que n'abandonnez-vous la plume de l'histoire? S'il est permis d'arranger un terrible événement, ce ti'est que dans une tragédie ou dans un poërne épique. Le but de lhistoire n'est pas de célébrer un homme, mais d'instrüire les pcuples et dWoctriner les gouvernemens. Avant la mort de Catherine , la plupart des monumens de son règne ressemblöiëht déja a des débris: législation, colonies, édncation, institut, fabriques, batiniens, b6pitaux3S canaux, villes, forteresses, tout avoit été commencé et abandonné avant d'être achevé. Sitöt qu'un nouveau projet naissoit dans sa tête , elle qütttoit tout le veste pour s'en occuper üniquement, jusqua ce qu'une autre idéé tint ren distfaire encore. Elle abandonna son code pour chasser les Turcs d'Europë:  Ses o u v r a c e s. ic-3 après Ia paix glorieuse de Kainardgi, elle parut s'occuper de 1'administration inferieure ; mais tout fut oublié pour se faire reine de Tauride. Le projet de rétablir le tröne de Constantin renaquit: celui d'humilier et de punir le roi de Suède y succéda. Envabir la Pologne fut ensuite sa plus forfe passion, et alors un autre Pougatchef auroit pu arriver jusqu'a Pétersbourg, sans lui faire lacher prise. Elle est morte, méditant de nouveau la destruction de la Suède, la ruine de la Prusse , et dévorée de rage de voir la France et le républicanisrne triomphans. C'est ainsi qu'elle étoit sans cesse emportée par une passion nouvelle et plus forte que la précédente; ce qui lui faisoit oublier 1'ensemble et les détails de son gouvernement. L'on a des médailles frappées en I'honnerur de plusieurs batirnens qui ne sont pas encore construits, entre autres 1'église de marbre, qui, depuis vingt ans, est sur le cbantier: plusieurs autres constructions tombent en ruines et n'ont jamais été linies.  'ïo4 Catherine II: Pétersbourg est encombré des masures de plusieurs vastes bAtimens qui s'écroulent avant d'avoir été babités. Les entrepreneurs et les arcbitectes voloient I'argent; et- Catherine , avant le plan ou la médaille dans son cabinet, croyoit que 1'entreprise étoit linie, et ne s'en occupoit plus. L'almanach de Pétersbourg nomme deux cent qnarante et quelques villes fondées par Catherine: c'en seroit peut-être davantage crue ses armées en ont détruites; mais ces villes ne sont que de misérables hameaux dont elle changeoit le nom et la qualité par un immenhoï oukas, un ordre suprème de sa majesté impériale ; a peu prés comme Paul ordonna dcpuis qu'un yacht seroit nommé frégate -6. Plusieurs de ces villes ïnöme ne sont qu'un poteau, oü 1'on a écrit leur nom et marqué leur emplace' ment futurj en attendant qu'elles soient balies, cl surtout peuplces, elles figurent pur les cartes de Russie comme des métropoles -7.  MoNUMENS DE SON RÈGN'E. 103 II est vrai que le prince Potemkin a fait batir en efi'et des villes et construire des ports en Crimée: ce sont de trés-belles cages, mais il n'y a point encore d'oissaux; et ceux qu'on tache d'y attirer y meurent bientót de regrets, s'ils ne peuvent s'envoler. Le gouvernement russe est oppresseur et conquérant; le Russe, guerrier et dévastateür: depuis que laTauride est conquise, elle est déserte 1S. Cette manie de Catherine de tout éhaucker, sans rien finir, fit dire a Joseph II un mot plein de sel. Pendant son voyage en Tauride, elle 1'invita a poser la seconde pierre de la ville d'Eca/herinoslaw, dont elle venoit de poser la première en grande cérémonie. Joseph de retour disoit: J'ai lïni une grande affaire en un jour avec l'impératrice de Russie; elle a posé la première pierre d'une ville, et moi la dernière. J^es monumens qui subsisteront d'elle a Pétersbourg, aussi long-temps que les marais ne les engioutiront pas, c'est le superbe quai de la JNéva, et la statue  jo6 i Catherine II: équestrê de Pierre I. Mais quelque beau que soit ce dernier monument, il s'en faut de beaucoup qu'il remplisse 1'idée que 1'on s'en fait d'après des relations exagérées. On peut lui appliquer ces vers de Delille: Du haut d un vrai rochcr, sa demeure sauvage. La nalure se rit de ces roes contrefaits. L'idée de placer le grand tzar surun rochcr scabreux qu'il a franchi, au lieu de piëdestal ordinaire, étoit sans doute neuve et grande; mais elle a été bien mal exécutée. Le rocher qu'on transporta de Finlande jusqu'au bord de la Néva, avec des travaux infinis, étoit haut de 20 pieds et long de 40, et recouvert d'une mousse antique de quelques pouces d'épaisseur. On lui öta ses formes brutes et libres pour lui en donner de régulières ; on le tailla, onle polit,'on le réduisit a moins de la moitié de sa grandeur : a présent c'est un petit rocher écrasé sous un grand cheval; et le tzar, qui devoit de la contempler son empire  M0NUMENS DE SON RÈGNE. 107 plus vaste encore qu'il ne Tavoit concu, peut a peine voir dans le premier étage dos maisons du voisinage a». Par une nouvelle contradicfion, on a donné a Pierre 1 le même habit russe qu'il faisoit quitte* par force et couper a ses sujets. Sr cette statue avoit un piëdestal proportionné a sa grandeur, ce seroit un chef-d'oeüvre adroirabie. U seroit bien intéressant de voir un tableau de Pétersbourg et de ses moeurs sous Ie règne de Catherine, dans le go ut du tabl eu de Paris par le penseür Mercier. Mais , comme tous les ouvrages de génie, eclui-ci n'a produit que de maüvaises imitations, a commencer par la description faite et parfaite de Berlin par Nicólai, et a finir par celle qu'un professeur Get>rgi a donnée de Pétersbourg: tous ces ouvrages sont aussi pauvres en idees et en utihté que riches en détails murutieux. Le comte d'Anhalt avoit donné, dans ce goüt , une description de la maison impériale des (bidets, dont il étoit directeur général: on  io8 Catherine IT : y trouve combien d'escaïiers, de degrés , de croisées, de portes et de chêniinéés, a eet immense batiment; cela peut servir au ramonneur qui est chargé de les enfrclenir mais quëst-ce que cela apprend au public '°? Mr. Storch, jeune Livonien Jaborieux et savant, a fait un ouvrage intitulé : Tableau de Pétersbourg, qui ne mérite pas d'être confondu avec ceux dont je viens de parler: mais ce tableau ressemble k Pétersbourg, comme le portrait qu'a fait Lampi ressemble a Catherine; il est a la chinoise, et sans ombres, commrj 1'auteur la pressenti lui-même. II n'a manqué pourtant qu'une chose a Storch pour le rendre parfait; c'est de n'avoir pu le faire ailleurs qu'en Russie. II le dédia a Catherine , qui récompensa 1'auteur de ses peintures flatteuses, mais qui lui témoigna ensuite son mécontentement de ce qu'il adoptoit les caractéres francais pour écrire en allémand ses Tableaux statisüques, autre ouvrage qui donne des renseignemens trèsexacts sur 1'état de la Russie.  MONUMENS DE SON RÈGNE. ÏQQ Pétersbourg, qui a des parties d'une rnagnificence et d'une beauté uniques , ne ressemble pas mal k 1'ébauche d'un grand tableau , oü 1'on voit déja un front semblable a celui de 1'Apollon du Belvédère, et un oeil tel que 1'on rendroit celui du Génie ; tandis que le reste est a peine indiqué par des traits conlus ou des lignes pointillées. Pétersbourg étant habité par des colonies de diflërcntes nations, rien n'est plus composé que les moeurs et les usages de ses habitans. On ne sait en général quel ton ni quelle mode y dominent. La langue frangaise est celle qui sert de liaison entre les différens peuples, mais on y en parle également bien plusieurs. Pour peu qu une société soit nombreuse, on se sert tour a tour de trois langues, la russe, la 1'raneaise et 1'allemande; mais il n'est pas rare d'entendre, dans ceite même société , des Grecs, des Italiens, des Ahglais, des Hollandais , des Asiatiques , s'cntretenir dans leur idiome.  iio Catherine II: A Pétersbourg, les AUemands sont artistes et artisans, surtout tailleurs et cordonniers; les Anglais, selliers et négocians; les Italiens, arcbitectes, chanteurs et imagers, etc. mais on ne sait ce que sont les Frangais : la plupart changent d'état tous les ans; tel est venu laquais, sëst fait outschitel, et devient conseiller; on en a vu être tour-a-tour comédien, gouvei'neur, marchand, musicien et officier: on ne peut nulle part mieux remarquer combien le Frangais est inconstant, entreprenant, ingénieux et propre a tout. Pour y retrouver les moeurs et le caractère de chaque nation , il faut pénétrer dans I'intérieur des maisons ; car ce n'est que dans les rues que 1'on vit a la russe. Chez les Frangais, on s'amuse a des jeux d'esprit, on soupe gaiement, on chante encore quelques vaudevilles qu'on n'a pas oubliés: chez les Anglais, on dine a cinq heures, on boit du punch , on parle commerce: les Italiens font de la musique, dansent, rient, gesticulent j leur  MONUMENS DE SON RÈCNE. 111 conversation roule sur les spectacles et les arts : chez les Allemands, on s'entretient de sciences, on fume, on discute, on mange beaucoup, 1'on se fait force complimèns; chez les Russes, on Irouve tout pêle-mêle, etle jeu par dessus tout; il est 1'ame de leurssociétés et de leurs plaisirs, mais il n'en exclut aucun des autres divertissemens. L'étraneer. le Francais sur tout, étoit surpris , erichanté après avoir longé les -cötes inho.spitaüères de la Prusse, et traversé les champs sauvages de la Livonie, de retrouver au sein d'un vaste désert une ville immense et superbe, des sociétés , des plaisirs, des arts et des goüts, qu'il croyoit n'exister qu'a Paris. Sous un climat comme celui de Pétersbourg, oü 1'on peut a peine jouir de quelques semaines de beaux jours; sous uu gouvernement comme celui de liussie, oü 1'ou nepeuts'occuper ni de politique, ni de morale, ni de littérature, les plaisirs de la société doivent être restreints et les jouissanccs domestiques perfectionnées. Le luxe et le*  112 Catherine II: commoditcs recherchées, la somptuosité et le bon goüt des anpartemens, la profusion.et la délicatesse des tables, la gaieté et la frivolité des conversations, y dé dom magent rhomine de plaisir de la gêne oü la nature et le gouvernement tiennent son ame et son corps. Les danses, les iestins, se succèdent: chaque jour peut être pour lui un jour de lête; et il trouve réunis dans une grande maison les chefs-d oeuvres de tous les arts et les produclions de tous les pays, et souvent même, au milieu des frimats, lesjardins et lei lleurs du printems. Tzarskoe-Sélo est un immense et üïste chateau, commencé par Anne, achevé par Elizabeth, usé par Catherine, et abandonné par Paul. La situation en est marécageuse, les environs déserts, et lesjardins ennuyeux: les monumens, dont Catherine les a ornés, sont, ainsique les batimens de Pétersbourg, un emblême de son caractère. A coté des obélisques , des colonnes rostrales, et des arcs de triomphe élevés aux Oiiow, k Romajazow, et aux guerriers russes  MoNUMENS »È SON B.ÈGNE. Il3 russes qui ont subjugué 1'Archipel et reconquis momentanément Lacédémone, on voit des tombeaux consacrés a quelques chiens chéris : non loin de la est aussi celui qu'elle éleva a 1'aimable Landskoi, le plus aimé de ses favoris, et le seul que la mort arracha de ses bras. Voila. certes des monumens de trois genres de services différens bien rapprochés! c'est qü'ün chien,. un amant et un héros, sont apparemrherit la même chose pour une autocratrice. Au reste, tous ces monumens de la gloire et des amours de Catherine vont bientót disparoitre dans les marais fangeux qui leur servent de fondement. Les Egyptiens qui faisoient travailler les peuples vamcus, et les Roinains cpui dép'ouilloient toutes les nations pour e inhei ii r Home, ont cxécuté des travaux imnienses. Les Grecs libres se sont distingués par le goüt et 1'élégance de leurs batimens platót que par leur grandeur. Et la Russie étoit naguères le seul état qui püt entreprendre et exécuter ces constructions l. g  114 Catherine II: étonnantes que nous admirons dans 1'antiquité, paree que les hommes y sont esclaves, et n'y coütent que des oignons, comme en Egypte: aussi voit-on dans Moscou et dans Pétersbourg des édifices gigantesques. Cependant il n'y a pas même une chaussée pour unir ces deux capitales de 1'empire, dans la médiocre distance de 200 lieues: c'est encore un de ces projets mort-nés de Catherine; et ce qu'on a commencé a faire ne sert qu'a encombrer et a rendre ce chemin ennuyeux plus impraticable encore. Catherine aimoit mieux employer deux ou trois millions de roubles a batir un triste palais de marbre pour son favori, qu'a construire un chemin utile a son peuple: un chemin étoit une chose trop commune pour elle 3\ O Catherine! ébloui par ta grandeur que j'ai vue de prés, charmé de ta bienfaisance qui fit tant d'heureux, séduit par mille belles qualités qu'on admire en toi, j'ai voulu élever un monument a ta gloire; mais les torrens de sang que tu as versés  MONUMENS DE SON RÈGNE. Il5 accourent et le renversent. Le bruit des fers de tes trente millions d'esclaves m'étourdit: 1'injustice et le crime qui ontrégné en ton nom m'indignent; je brise ma plume, et je m'écrie: Désormais plus de gloire sans vertu! et que le crime et 1'injustice sur le tröne n'arrivent plus a la postérité, que couronnés des couleuvres de Némésisl  n6 NOTES DU SECOND CAHIER. i. Oce les altesses ou excellences russes , qui pourront lire cèci, ne se foi malisent pas de se voir tout simplement nommer par leurs noms: je voulois les envelopper daiis leurs, titres comme une pillule dans son oripeau; mais souvent, al'instant ou j'écrivois, le monsieur devenoit comte , lecomte prince, et le prince kniaiss; ]e conseiller, général, et le valet de chambre, excellence Tout changeoit avec une telle rapidité sous la main créatrice de Paul, que j'ai du men teuir au nom seul des personnages. C'est 1 épithète dérisoire qu'elle lui donnoit. Ce jeune prince étoit très-jaloux, dés sou enfance , du  NÓTES. 117 i'it;-c d'liomme fait, qu'il s'efforcoit de mérifer. Se promenant nu jour dans un pare, deux femnics s'écrièrent: Courons sur le chemin pour voir notre petit roi! Gustave piqué leur cria : Eh, mesdames! en avez - vous donc un plus grand ? 5. La célèbre Ie Brun qui se trouvoit k Pétersbourg, et qui ne put obtcnir 1'lionneur de la peindre viVante, 1'envisagea morfe et la peignit de souvenir et d'imagination : ce portrait dont je vis 1'ébauche est trés-resscmblant. Voici un conseil badin qu'on donnoit k Mad. le Brun, pour le rendre parfait: Prenez pour toile la carte de 1'empire des Russies : les ténèbres de l ignorance, pour le fond ; les dépouilles de la Pologne , pour draperie : le sang humain , pour coloris; pour croquis, les monumens de son règne ; et pour ombre , six inois du règne de son iils, etc. 4- Le colonel étoit le despote de son régiment: il en avoit toutes les compagnies, tous les détails , et foute 1'économie. L'armce russe vivanf toujours comme a discrétion dans les pays 011 elle setrouve , soit soumis, soitamis, soit ennemis, les colonels einboursent  n8 Notes. presque toutes les sommes destinëes a son entretien. Ils lachent les chevaux dans les prairies, et les soldats chez les paysans pour s'y dédommager. Leurs appointemens sont 7 ou 8 cents roubles, mais leurs profits sur un régiment montent jusqu'a i5 et 20 mille. L'impératrice répondit une fois a un ministre qui la sollicitoit pour un pauvre officier : S'il est pauvre, c'est de sa faute; il a eu long-temps un régiment. Le vol .étoit donc permis, et la probité une sottise. 5. II fit surtout un acte dè générosité qui n'a point trouvé d'imitateurs. Après 1'éducation du grand-duc Paul , dont il étoit grand gouverneur, l'impératrice, entre autres récompenses, lui donna sept mille paysans, et ne donna rien aux aides de camp, aux secrétaires, etc. qui avoient été les collaborateurs employés par le comte Panin. Celui-ei leur distribua aussitót les sept mille paysans 'qu'il avoit recns, et j'ai vu plusieurs officiers qui sont encore riches de ce bienfait. Cette belle action ne fait pourtant pas oublier que les trois principales opérations de son ministère ont été désastreuses : 1'échange du Holstein contre six vaisseaux que le Danemarck. n'a jamais pu donner; le premier partage de la Pologne, qui a fait naitre 1'envie du reste ; et 1'éducalion de  NOTES. 11Q Paul, dont Ie caractère fait aujourd'hui le fléau de sa patrie, sont les tristes monumens qu'il a laissés. 6. II me tombe sous la main un livre intitulé: Vie de Catherine seconde, oü 1'auteur fait le calcul des sommes qu'ont tirées ses favoris. Mais que ce calcul est fautif et au-dessous de la vérité! et comment ap* précier les sommes immenses qui ont enrichi les Orlow, les Polemkih et les Zoubow, puisque ces trois favoris puisoient dans les caisses de 1'état comme daas leur propre bourse ? 7- Ce qu'on a répandu en Europe de ses débauches, du vin de Champagne et de 1'eau-de-vie dont elle s'enivroit, des grenadiers qu'elle faisoit monter chez elle, et cent autres contes, sont de pures calomnies. 8. On a fait différens quatrains, tant pour servir d'épitaphe a Catherine que pour mettre sous son portrait: •mais aucuns ne sont si bien frappés et ne la caracté-  '120 NoTÊS. risent si Men que les suivans ; ils sont de deux jeunes Russes, qui relèvent encore les qualités aimables de leur esprit par celles d'un grand caractère et d'un coeur généreux. Elle fit oublier, par un esprit sublime, D'un pouvoir odieux les énormes abus , Et se maintint par ses vertus Sur un tróne acquis par le crime. Celui-ci est très-flatteur, et n'en a pas moins dp mérite: Dans Ie sein de la paix, au milieu de la gutrre, A tous ses ennemis elle dicta la loi: Par ses talens divers elle étonna la terre, Ecrivit comme un sage, et régna comme un roi. 9- A la révolution , Catherine fit óter le buste de Voltaire de sa galerie, et Ie jeta dans un coin. Elle avoit demandé celui de Fox, a 1'époque oü eet homme éloquent, a la tf-le de 1'opposition, empêcha son gou■yernément de déelarer la guerre a la Russie. Lorsque-  NOTES. 121 ce même Fox s'opposa également a la guerre contre la France, elle fit aussi enlever et jeter ce buste, qu elle avoit tant honoré un an auparavant. 10. Lei Américains marnes devinrent k cciie époque odieux a Catherine.- elle condamria une révoiution qu'elle avoit jadis feint d'admirer, titra Washington de rebelle, et disoit publiquemeat qo'tiH bomme d'honneur ne pouvoit porter l'ordre de Cinclnnatus. Langeron et quelques autres émigrés, qui avoient eet prdre, se hatèrent d'y renonccr et ne le■ portèrent plus. Feut-Être qu'un jour 1'auteur de cos mémoir** aura les matériaax et la franqnillité nécessaires , pour faire connoiire aux Francais Ja littérature russe. lis sëront surpris de voir combien elle se rapproche de la leur, pour la finesse, le sentiment, la gaieté et Ie goüt. Le théatre russe est surtunt calqué sur le thé:i tre francais. Le gouvernement, la langue et les moeurs, o kt seuls iinprimé quelque diflerence au caractère des deux nations.  122 NO TES. 12. Plusieurs architectes, peintres, sculpteurs, mecaniciens et autres artistes remplis de talens, vivoient et mouroient inconnus et dans la misère , seulement paree quïls étoient Russes. On trouve tout au plus leurs noms dans quelques topographes, ou quelques voyageurs étrangers, qui leur ont rendu plus de justice que leur patrie. i3. On sait que son Instruction pour le Code fut mise a VIndex et défendue en France : Catherine et Voltaire en railloient ensemble. Eh bien! qui auroit pu croire que, vingt ans après, tous les livres francais seroient proscrils en Russie, et qu'un lieutenant de police de cette même Catherine confisqueroit a Pétersbourg, chez le libraire Gay, l'Avis au peuple par Tissot, en disant que le peuple n'a voit pas besoin d'avis, et que c'étoit un livre dangereux ? H- L'auteur de ces mémoires a connu, entre autres, un certain Mitrophane Popow, bouffon, bigot, et explicateur des songes d'une dame de la cour, qui  NO TE 5. 123 étoit membre de cette commission : il n'avoit j'amais entendu parler de 1'instruction pour le code, et n'étoit pas en état de la lire? i5. L'instruction pour le code est si fidèlement tirée de Montesquieu et de Beccaria , que Mr. F . . . . de B , qui s'étoit chargé de la traduire , ne crut pouvoir mieux faire qu'en copiant le texte de ces fameux écrivains. On peut s'en convaincre par sa traduction imprimée a Lausanne chez Grasset. C'est de eet homme respectable que l'auteur tient ce fait. 16. Elles sont écrites en russe. Mr. Derjawin, secrétaire de Catherine, et connu par d'autres ouvrages , passé pour avoir été le faiseur, ou du moins le correcteur. Mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle n'a jamais eu autour d'elle un homme'en état de lui e"crire ses lettres & Voltairè en francais. Odart et Aubri, ses secrétaires a cette époque, n'écrivoient pas aussi bien qu'elle; elle en est incontestablcment l'auteur.  124 JNOTES. >7< Parmi les estampcs satiriques que 1'on fabriqua en Pologne sur l'impératrice de Russie, 1'unc, iniitulée Revas de Catherine, est surtout remarquablc. On y voit l'impératrice seule a table. D'un cölé, quelques cosaques lui présentent les membres sanglans des Süédois, des Polonais et des Turcs, qu'ils viennent d'égorger. Be 1'autre, de jeunes hommes nuds sont rangés, comme des tonneaux sur un cellier. Une vieille matrone , par une opération onanique , fait juillir dans les airs les liquides humains, tire de ces fufailles vivantes une liqueur qu'elle recoit dans une coupe, et 1'offre a boire a Catherine. On lit au bas de cette caricalure atroce des vers qui en sont dignes, et qu'on ne peut traduire un peu décemment que de cette facon : Puisque tu aimes tant les hommes , mange leur chair, et bois le plus pur de leuï sang. 18. Dans les petites sociétés de Catherine, 1'on jouoit a foute sorte de jeux de gages, d'esprit et de main. On y voyoit les vieux courtisans goutfeux s'elToreer de faire des gambades, et le grand-duc Constantin y cassa un jour le bras au vieux comte dé Stackelberg en le lutinant grossièrement et le renversant a  N O T E 12Ó ferre. Ségür y avoit auparavarit joué un ró'e indigne de son rang et de son esprit. Parmi les vers qu'il fit en 1'honneur de l'impératrice, les suivans, qui sont 1'épitaphe d'une ch'ienne, ont été souvent cités et méritent d'être conservés ; iis respjrent la galanterie francaise ; Pour prix de sa fidélité Le ciel. témoin c;e sa teudresse , Lui devoit 1'immörtalité, Pour qu'elle lüt toujours aupres de sa mattrësse. »9- Jamais 1'on n'a vu peut-être un ambassadeur être. aussi long-temps et aussi bien a une cour que le ccmte de Cobenzi 1'a été en Russie: il y avoit déja été envoyé par Marie Thérése , et confirmé depuis par tous ses successeurs. C'est un homme d'une figure i."j eurent peu d'mfluence hors la chambre a coucher, les bains et le boudoir. D'autres déployèrent de 1'ambition, de 1'audace, et surtout de la suffisance, obtinrent un crédit immense, ou conserverent de 1'ascendant sur 1'esprit de Catherine, après avoir perdu son coeur ou renonce a ses faveurs intimes, D'autres encore ayant lassé leur amante, ou usé leur jeunesse ct leur santé en 1'aimant; conservèrent sa recorinoissance et son amitié, et, jugés incapables ^de servir la souveraine en particulier, fürent encore réputés dignes de servir 1'einpire en public. C'est un trait bien remarquable du caractère de Catherine, qu'aucun de ses favoris n'encourut sa haine ou sa vengeance: cependant plusieurs 1'oiTensèrent, et ce ne fut pas toujours elle qui les quitta. On n'en vit aucun de puni, aucun de persécuté: ceux qu'elle disgracioit alloient dans les pays étrangers étaler ses faveurs et dissiper ses trésors, puis revenoient encore jouir tranquillement de ses bi,enfaits  i38 Des Favoris. au sein de leur patrie; cependant leur terrible amante eüt pu les anéantir. Cèrtes Catherine paroit ici au-dessus de toutes les f'emmes galantes et lascives qui ont existé. Est-ce grandeur d'ame , ou manque de passion? Peut-être eut-elle des besoins, et jamais d'ainour : peut-être respecta-t-elle encore dans ses amans les faveurs dont elle les avoit honorés. II semble pourtant qu'un amant ne fut souvent pour elle qu'un instrument de volupté, qui lui parut plus commode que ces phalus dont se servoient jadis les prêtresses de Cérès , de Cybèle, d'Isis et même celles de la divine Marie. Loin de les briser après s'en être servie, elle aima mieux les ériger en trophées de ses exploits et de ses plaisirs. Soltykow , Orlow et Lanskoï , furent les seuls que la mort lui ravit: les autres, survivant a ses amours, et pouvant par dépit révéler ses foiblcsses ou ses turpitudes, possédoient en paix des places ou des richesses, qui les rendoient encore un sujet d'envie pour 1'empire entier. Elle se  Des Favoris. i3q contenta de congédier un Korsakow qu'elle surprit sur son lit même dans les bras de sa dame d'honneur, et de céder Momonow a une jeune rivale. Certes voila des traits bien extraordinaire», bien rares dans unc femme, dans une amante, dans une impératrice. II y^a loin de cette conduite grande et générëuse a celle d'une Elizabeth d'Angleterre qui faisoit décapiter ses favoris et ses rivales , et a celle d'une Cbristine de Suède qui fit assassiner 1'un de ses arnans en sa présence. Mais Catherine, avec 'tout le génie et 1'esprit qu'elle? a montré , avec toute la décence qu'elle affectoit extérieurement, doit avoir bien connu et bien méprisé les Russes, pour avoir osé élever si souvent a cóté d'elle tant de jeunes gens tirés de la foule , et les offrir aux respects et aux hommages de toute la nation, sans autres titres que ceux dont elle avoit a rougir. Cominent put-elle s'imaginer que savoir lui plaire, c'étoit savoir pouverner? II suffisoit a son amant d'avoir  ï 140 Des FaVoris. couché avec elle une nuit, pour s'asscoir le jour suivant sur son trone a ses cötés. II suffira de détailler comment Zoubow , dernier favori, fut ingtallé, pour faire connoitre a mes lectedrs indignés comment la chose arrivoit, et comment Catherine prostituoit son age, son sexe et son rang. Platon 1 Zoubow étoit un jeune lieutenant aux gardes a cheval, protégé par Kicolas Soltykow dont il étoit un peu parent, et de qui 1'ami qui me fournit une partie de ces mémoires étoit alors aide de camp. En cette qualité , il se trouvoit souvent placé a cöté de Zoubow , et il recherchoit même eet avantage a table. Zoubow parloit fort bien francais : il avoit eu quelque éducation , et montroit un esprit liant et poli, parloit un peu littérature, et faisoit de la musique. II étoit d'une taille moyenne, mais souple, nerveuse et bien prise: il avoit le front haut et spirituel, les yeux beaux ; et son visage n avoit point encore eet air aliongé , froid  Des Favoris, 141 et vaniteux, qu'on lui a vu depuis. Lorsqu'au printems. de 1789 l'impératrice alia k Tzarskoé-Gélo j il sollicita de son proiecteur la faveur d'être nommé pour commajader le detachement qui la suivit, et, 1'ayant obtenue, il dina avec Catherine, A peine la cour fut-elle arriyée, que la rupture avec Momonow éclata : ce favori fut marie et renvoyé. Zoubow se trouva le seul jeune officier en vue; et il paroit que ce fut a cette circonstance heurense pour lui, plutót qu'a un choix médité de Catherine, qu'il dut la préférence. Potemkin absent, Kicolas SoltykoW, alors en grand crédit, introduisit et servit le jeune Zoubow avec d'autant plus de xèle qu'il espéroit s'en faire un appui contre 1'altier Potemkin , dont il étoit le seul contempteur a la cour. Après quelques entretiens secrets en présence du mentor 2 , Zoubow fut goüté , et adressé pour plus ample informê k Mlle. Protasovv et au médecin du corps 3. Le compte qu'ils rendirent dut être avantageux: il fut nommé aide de camp  142 Des Fa v ris. de l'impératrice, reent un cadeau de cent mille roubles pour se faire des chemises, et fut installé dans 1'appartement des favoris, avec tous les avantages acoutumés: Le lendemain, on vit ce jeune homme donnant familièrement le bras a sa souveraine , un grand chapeau a plumet sur Ia lête, chamarré de son nouvel uniforme, Suivi de son protecteur et des autres grands de 1'empire qui marchoient derrière lui chapeau bas. — II avoit fait la veille antichambre chez eux; Lesoir, aprèslejeu; on voyoit Catherine congédier sa cour et rentrer dans sa chambre a coucher , suivie de son favori seul: qüelquefois son fds et ses petitsfils étoient présens. Vóila comme elle scandalisoit impunément sa cour, et se rendoit méprisable a ceux qui clevoient la réspecter. Le lendemain, les vieux généraux, lés anciens ministres , remplissoient les antichambres de la nouvelle idole, et tout se prosternoit devant elle. C'étoit un génie \  Serge Soltïkox i43 que ï'oeii pèrcant de Catherine avoit apercu: les trésors de 1'empire lui étoient prodigués; et rien ne peut être comparé a 1'impudeur de Catherine, que la bassesse et les empressernens honteux de ses courtisans 4. Peut-être sera-t-on curieux de lire ici la suite des favoris en titre qu'a eus Catherine, et qui ont plus ou moins régné sur la Russie au nom de leur auguste amante. 1. .Serge Soltykoiv fut le premier ; et 1'on prétend même qu'il eut les premières faveurs de Catherine encore grande-ducheSse, paree qu'un obstacle physique empêchoit Pierre III de les cueillir. II passé en Russie pour être le véritable père de Paul. Soltykovv aimé et heureux devint indiscret, et fit des jaïoux. Eli/abeth le bannit honnêtement de la cour, et il inourut dans 1'exil 5.  144 Des Favoris. 2. StANISLAS PONIATOIFSKI le fit bientót oublier. II étoit alors envoyé de Pologne a Pétersbourg: beau, galant et spirituel , il plut a la jeune Catherine, qui lui donna bientót des rendez-vous oü il fut heureux. Pierre lil les troubla quelquefois, quoiqu'il füt peu jaloux, et qu'il préférat sa pipe, sa bouteille, ses soldats et sa maitresse, a son aimable femme. On sait comment Catherine, devenue impératrice, fit donner la couronne de Pologne a son amant. Son règne désastreux prouva que , lorsque 1'amour donne une couronne, il est aussi aveugle que la faveur en distribuant les emplois et le crédit. Stanislas fut le plus aimable des hommes et le plus lache des rois. Comment un homme aussi pusillanime a-t-il pu captiver un instant 1'cstime de 1'Europe? et cependant qui ne Fit pas admiré? Quelle contradiction entre ses sentimens, ses discours et sa conduite! A la dernière diète, le généreux nonce Kamar lui dit publiquement, en le voyant  Stanislas Poniatowski. 1 /, 5 voyant vaciller: (, Quoi! sire, n'êtes-vous donc plus le même, qui, en signant la constitution du 3 mai, nous disoit: Que ma main sèche plutót que de souscrire a tout acte contraire ? Toute 1'Europe vous accuse de n'être que le roi de Catherine: justifiez-la du moins de vous avoir couronne, en lui montrant que vous savez régner 6 ! " Et cependant 1'indigne Stanislas signa, quelques jours après , 1'accord qui démembroit pour la seconde fois la Pologne, et par lequel il avouoit formellement qu'il n'avoit été qu'un factieux et un rebelle , en établissant une constitution raisonnable, qui lui donnoit, a lui roi, plus d'autorité, et promettoit a sa nation plus de liberté et de bonheur 7. Si, a cette époque , il eüt au moins abdiqué une dignité qu'il déshonoroit, il eut excité de 1'intérêt: mais il n'inspira que du mépris. 11 ne sut ni être roi, ni cesser de 1'être : il n'eut pas même le bon esprit et 3a lierté d'Arlequin, qui , lorsqu'on yeut lui arracher de force sa barette, et qu'il ne peut l. li  146 Des Favoris. plus la cle'fentlre , la jeüe a terre en disant: Tenez, la voila ! 11 aima mieux trainer sa vieillesse dans 1'opprobre , et venir mourir a Pétersbourg dans riiuiniliation &. De tous les favoris de Catherine , Stanislas fut le seul qu'elle se plut a humilier, après 1'avoir élevé. La loyauté et le patriotisme , qui parurent un instant combattre dans le coeur du roi sa reconnoissance et son assujettissement, furent un crime aux yeux de la fiére tzarine. Elle étoit indulgente en amour, mais implacable en politique , paree que 1'orgueil fut sa plus forte passion , et que 1'amante fut toujours en elle maïtrisée par l'impératrice. 3. GrÉgoire Orlow , dont la faveur fut si longue et si briljante, et dont l'histoire est si essentiellement liée a celle de Catherine, sembla partager avec elle le tróne oü il 1'avoit placée 9. II réunit tous les pouyoirs et tous les honneurs  Grégoire Orlow. 147 qu'on a vus depuis décorer Potemkin et surcharger Zoubow. II avoit beaucoup de la hauteur et du caractère que déploya le premier. Quoiqu'il füt jeune et robuste, son frère Alexis , d'une force d'Hercule et d'une taille de Goliath 10, lui fut associé dans ses fonctions particulières auprès de Finsatiable Catherine, alors dans toute la vigueur de 1'age. Elle eut de Grégoire un nis avoué , qu'on nomma Basile Créo-oréwttsch Bobrinskj, qu'elle fit él ever au corps des cadets , et dont 1'amiral Ribas, alors instituteur dans ce corps, devint le gouverneur Deux jolies demoiselles d'honneur, que la Protasow, première femme de chambre, élevoit comme ses nièces, passent aussi pour être filles de Catherine et d'Orlow. C'est pour ce célèbre favori qu'elle fit construire le triste palais de marbre, oü elle eut 1'impudence de faire sculpter cette inscription : Par ïamitic reconnoissanle. Elle fit aussi frapper en son honneur une grande médaille, a 1'occasion du voyage qu'il fit a Moscou pour y rétablir  i/,.8 Des Favokis. 1'ordre et en cbasser la peste: 11 y est représcnté cn Curtius qui se précipite dans le goufire, avec cette inscription: Ei la Russie aussi produit de tels eiifans ; mais ce n'est pas en se précipitant dans ce gouiTre-la '% qu'il mentale mieux de Caiherine. Le chateau de Gatsehina , qu'habile aujourd'hui Paul , est encore un monument du prince Orlow. Douze ans de jouissance, et les hauteurs de eet amant, lassèrent enfin sa souveraine afi'ermie sur le tröne; et, après une longue lutte, Potemkin 1'emporta. Le triomphe de son rival, et 1'inconstance de Catherine qu'il nommoit hautement ingrate , firent un tel efi'et sur lui, qu'il en perdit enfin la santé et la raison. L'orgueilleux, le puissant, le brillant Orlow, mourut dans une horrible démence, se barhouillant le visage de ses excrémens, dont il se nourrissoit comme un autre Ezéchiel 13.  Wasutschiko w. 4. Wasiltschikojv , 149 que Panin produisit pendant une absence d'Orlow, remplit les intervalles qu:il y eut entre les. deux fiers rivaux. II ne fut que ] instrument des plaisirs de Catherine. 5. Potemkitt. II vmt un jour bardiment s'emparer des appartemens de son prédécesseur, et attesta sa victoire en se rendant ainsi maitre du chamj) cle bataille qu'on lui avoit disputé long-tems. Sa passion, sa hardiesse, et sa taille colossale , avoient charmé Catherine. II fut le seul de ses favoris qui osa en devenir amoureux , et qui lui épargna des avances qu'elle étoit toujours obtigée de faire : il parut même vraiment et romanesquement épris t4. 11 adora d'abord sa souveraine comme une amante, et la chérit ensuite comme sa gloire. Ces deux grands caractères semblèrent créés lün  j5o Des Favoris. pourl'autre: ils s'aimèrent, ils s'estimèrent encore en cessant d'être amoureux ; et la politique et 1'ambition les enchainèrent, quand 1'amour les eut dégagés. Je laisserai aux voyageurs le soin de détailler la pornpe de ses fêtes, le luxe barbare de sa maison, et la valeur de ses brillans; et aux écrivailleurs allemands, celui de raconter combien il avoit de billets de banque reliés en guise de livres dans sa bibliothèque , et combien il payoit les cerises dont il avoit coutume d'offrir tous les premiers jours de 1'an un plat a son auguste souveraine; ou ce que coütoit la soupe de steriet, qui étoit son mets favori ; ou comment il envoyoit un courier a quelques cents lieues, pour chercher un melon ou un bouquet a ses maitresses 1!Mj> (,. Ce brave Polonais fut interrompu au milieu de ce discours véhément, et enlevé par les sateliites russes Rothenfeld et Pistor, dignes pendants des barbares Kretschctnikow et Kakowsky. Dieu , quels noms ! ceux qui les portoient étoient plus baroques encore ; et ce sont ces deux hommes-la qui ont conquis la Pologne  iS8 Notes, en une campagne, et renversé la constitution du 3 mai que toute la nation sembloit défendre ! Kosciuszko ! oü étois-tu alors ? ?■ II ne signa pourtant pas sans répugnanee. II ré~. pondit a Sievers qui le soinmoit de se rendre a Grodno, pour se mettre lui-méme a la tète de la confédération: Je ne ferai jamais cette bassesse. Que l'impératrice reprenne sa couronne; qu'elle m'envoye en Sibérie, ou me laisse sortir de mon royaume a pied et un baton ala main; mais je ne me déshonorerai pas. „ On 1'enferma, on le laissa jeüner, on le menaca, et il se mit a la tête de la confédération. Ce fut le colonel Stackelberg , neveu d'Igelstrom , qui lui porta finale-i ment le traité de partage. Stanislas se mit a pleurer en le lisant: Monsieur, monsieur, ayez pitié de moi! qu'on ne me force point a signer ma honle! Stackelberg lui dit qu'après ce sacrifice il pourroit jouir d'une vieillesse heureuse et tranquille: il essuya ses larmes, et répondit: Eh bien! je veux Vespérer; mais sa nièce étant entree, il se remit a pleurer a chaudes larmes avec elle.  NOTES, 8, ■ 169 A une de ces cérémonies de cour, oü Paul se plait a se pavaner, sceptre en main, couronne en tête, et manteau impérial sur le dos , comme on représenle les rois juifs dans les vieux tableaux, Stanislas qui le suivoit, accablé de vieillesse et de lassitude, fut forcé de s'asseoir dans un coin , tandis que Paul se faisoit baiser la main par 3 ou 4°o esclaves de cour. 11 s'apercut que le vieux roi s'étoit assis pendant cette auguste cérémonie, et lui envoya un aide de camp pour lui ordonner de se tenir debout. 9- Si, dans ces mémoires , on ne parle plus de lu révolution de 1762 , c'est que 1'Europe en est suflisamment instruite par l'histoire qu'en a laissée Rhulières, et qui est en tout conforme k ce que tout le monde sait et croit maintenant. Plusieurs fois j'en ai entendu raconter les détails en Russie par des gen» qui furent du nombre des acteurs; et ce sont a peu prés les meines que ceux que j'ai lus depuis dan» Rhulières.  Notes. 10. C'est eet Alexis Orlow, qui fut, avec Passet et Bariatinsky, 1'un des étrangleurs de Pierre III. II ?e rendit célèbre depuis par ses expéditions dans 1'Archipel, et surtout par la bataille de Tchesmé , dont il recut le surnom de Tchesininsky. L'infame enlèvcment qu'il fit en Italië d'une fille de rimpératriccElizabeth, que Catherine a sans doute sacrifiée comme Iwan, achève de le rendre odieux et exécrable, en dépit de ses lauriers usurpés. On verra quelle vengeance Paul tira du meurtrier de son père. 11 est a présent banni en Allemagne. oü il cherche en vain par son luxe et ses dépenses a s'acquérir de la considération. On le fuit, on 1'évite, comme un de ces monstres qui inspirent 1'horreur. 11. Ce Bobrinsky ressemble beaucoup a sa mère par la figure ; et qui voit 1'effigie de Catherine sur un rouble , voit le visage de son fils. II s'est distingué par des désordres et des débauches de toute espèce, quoiqu'il ait de 1'espnt et de lïnstruction. II s'étoit fait réléguer en Ecthonie: mais son frère Paul le rappela a son avénement, et le fit major aux gardes a eheval; il le disgracia quelque tejns après.  NOTES. 171 1 2. J'ai vu un dessin fort plaisant. Catherine la grande, un pied sur Varsovie, et 1'autre sur Constantinople, couvroit tous les princes de 1'Europe de ses vastes jupons, comme d'un pavillon; et ces princes, les yeux levés , la bouche béante, admiroient 1'asfre radié qui en formoit le centre. Chacun d eux faisoit une exclamation analogue a sa position et a ses sentimens. Le Pape s'écrioit: ah, Jésus ! quel abyme de perdition! le roi de Pologne: c'est moi, c'est moi qui ,ai contribué a 1'agrandir! etc. etc. i3. Plusieurs prétendent que Potemkin 1'avoit empoisonné avec une herbe, dont la vertu est de rendre fou , et que les Russes nomment Piannaïa Lrawa, herbe a 1'ivrogne. 14. On a de lui une chanson russe qui commencé par ces mots : Kak skoro ia tébé widal etc., et qu'il composa pendant sa première passion ; elle respire le sentiment, et mériteroit d'être traduite. Voici ce dont je me souviens. — Aussitót que je te vis, je ne  172 NOTES. pensai plus qu'a toi seule: tes yeux charmans me captivèrent, et je tremblai de dire que j'aimois. L'amour se soumet indifléremment tous les cojurs , et c'est avec les mêmes fleurs qu'il les enchaine. Mais, ó dieu! quel tourinent d'aimer celle a qui je n'ose le dire! celle qui ne peut jamais, être a moi! Ciel barbare! pourquoi la fis-tu si belleP ou pourquoi la tis-tu si grande? Pourquoi vouloir que ce fut elle, elle seule, que je pusse aimer? elle dont le nom sa» cré ne sortira jamais de ma bouche, ni finiage charmante de mon cceur! etc. etc. i5. Potemkin avoit a sa suite un officier supérieur, nommé Bauer, qu'il envoyoit tantót a Paris chercher un danseur, tantót u Astrakhan chercher des meions d'eau, tantöt en Pologne porter des ordres a ses fer» miers, ou a Pétersbourg des relations a Catherine, ou en Crimée cueillir du raisin, etc. etc. Cet officier, qui passoit sa vie a courir ainsi la poste, demandoit une épitaphe, au cas qu'il se cassat le cou: un de ses amis lui fit celle-ci: Cy gil Bauer sous ce rocher: Fouetfe, cocher!  Notes. 1/3 16. II lui dit dans une de ses lettres que le prince aisoit courïr par vanité! Vous faites plus de galanterie* a votre auguste et aimable souveraine. que tous les courtisans de Louis XIV ensemble n'en purent faire a leur roi. Parbleu ! je le crois bien. Quuique Louis XIV se soit rendu coupable de bien des foiblesses. on ne lui a jamais reproclié le crime de sodomie. En prenant cette phrase dans un autre sens, le prince auroit encore eu tort. On sait que le duc de la Feuillade érigea a ses f'rais une superbe statue a son maitre: Potemkin n"a jamais rien fait pour Catherine, qui approchat de cette galanterie-ia. >?• Son entrevue avec Repnin fut une scène. Comment, lui dit-il, petit prêtre Martin que tu es (a) , oses-tu pendant mon absence entreprendre tant de choses? qui t'en a donné les ordres? Repnin indigné enfin de cette apostrophe, et enhardi par ses succes, osa une fois montrer de la fermeté avec lui J'ai servi ma patrie, dit-il: ma tête n"est point en ton pouvoir ; et tu es un diabie que je ne crains plus. En disant ces mots, il sortit en fureur , fermant la porte sur W, Repnin est un apótre ztl* du JYlartinisms.  174 N O T E S. Potemkin qui le suivoit le pping levé. Pen s'en fallut que les deux héros de la Russie ne se prisseht aux cheveux. 18. Tous les officiers qui avoient, ou croyoient avoir une I>elle figure, s'efforcoient, en toute occasion, de se prodüire sur le passage de Catherine. A la cour même, les grands cédoient quelquefois la place a un hel homme. bien certains que rien ne plaisoit tant a leur auguste souveraine que de traverser ses appartemens entre deux iiles de beaux garcons. C'cloit une place qu'on postuloit, en se ïuontranl. en étalant des cuisses bien faites; et plusieurs families 1'ontloient leurs espérances sur quelque jeune p'arent qu'clles s'eiforcment de produire ainsi. '9' Ce que plusieurs raeontetit du fouet qu'elle iit donner aux nouveaux mariés. est une fable, dont je n'ai point entendu parler en Russie.  NüTES. i75 20. Catherine avoit deux ans de plus que 1'almanach ne l'annongoif. Comme elle se fut trouvée plus «igée que Pierre III, l'impératrice Elizabeth les lui eff.'Ca gratuitement en la faisant venir en Russie; et 1'on a de vieux calendriers allemands qui prouvent qu'elle naquit en 1727 : ceci n est qu'une opinion que plusieurs réfutent, et que je ne puis vérifier. ■j 1. Le titre de libertin convient surtout a Valérien Zoubow, et a Pierre Soltykow, qui se livrèrent bientót impunément a toutes sortes d'excès. Ils faisoient enlever des filles dans les rues, en abusoient s'ils les trouvoient jülies, ou sinon les abandonnoient a leurs valets qui devoient en jouir en leur présence. L'un des passe-tems du jeune Zoubow, que 1'on avoit vu quelques mois auparavant modeste et timide, étoit de payer de jeunes garcons pour qu'ils conunissent en sa présence le pêché d Onan. On voit comme il profitoit des lecons de la vieille Catherine. Solfykow succomba a ce genre de vie, et muurut regretté de ceux qui 1'avoient connu avant sa fortune.  176 NoTES» 22. ' J'en ai une liste assez exacte! cette somme est du tiers plus forte que celle qu'en donne le livre intitulé .Histoire de Catherine II. s3. Valérien Zoubow , quelques mois après qu'il eut partagé avec son frère les pénibles faveurs de Catherine, mettoit trente mille roublcs sur une carte, en jouant au pharaon ; et ce jeune homme possède, comme on 1'a noté, une partie des immense, dornaines des ducs de Courlande.  QUATRIÈME CAHIER. AVÉNEMENT DE PAUL i. i3   AVÉNEMENT DE PAUL Conduite et projets de Catherine a ïégard de son fds. II est procïamé. Ses premières démarches comme empereur. Honneurs Junebres rendus a son père et a sa mère, Mesures rigoureuses envers les gardes. La Wachtparade. Graces et disgraces. Ses occüpations. Proscrip don des chapeaux ronds et des attelages russes. Etiquette rétablie: ses suites ridicules ou barbares. Changemzns dans le militaire, dans la civ'd. Les paysans. Soldatomanie. Bureau pour les suppliques. Findncest Valet de chambre favori. jAlprks le meurtre de son mari, le massacre d'lvvan et 1'usurpalion du tróne, lè plus grand crime de Catherine fut peut-ótre  1.80 AvÉNEMENT DE PAUL: sa conduite envers son fds. L'épouse assassine ne pouvoit sans doute être bonne mère; mais elle devoit plus d'égards au jeune prince, au nom duquel elle a, trente-cinq ans, gouverné la Russie. Ilannoncoit, dans son enfance, des qualités qu'elle a étoulfées par ses mauvais traitemens; il avoit de 1'esprit, de 1'activité, des dispositions pour les sciences, des sentimens d'ordre et de justice: tout a péri , faute de développement. Elle a moralernent tué son fils, après 'avoir long-tems balancé si elle devoit effectivement s'en défaire. Sa haine contre lui est la seule preuve qu'il est fils de Pierre III 1; et cette preuve est de grand poids. Elle ne pouvoit le souffrir, le tenoitloin d'elle, 1'environnoit d'espions, le gênoit, 1'humilioit en tout; et, pendant que ses iavoris plus jeunes que son fils gouvernoient la Russie et nageoient dans les richesses, il vivoit retiré, insignifiant et manquant du nécessaire. Elle parvint a 1'aigrir, a le rendre méfiant, farouche, bizarre, soupconneux et cruel. Certes il  Projets de Catherine contre eui.- 181 fautqii'une mère soit bien coupable et bien infame, lorsqu'elle inspire enfin de la haine et du mépris a son propre enfant. Mais quel autre sentiment pouvoit lui inspirer la meurtrière de son père et 1'usiw-patrice de ses droits, qu'il voyoit se prostituer sous ses yeux a une série de favoris qui devenoient successivement ses oppresseurs? Non contente de le priver de la tendresse et des prérogatives dontil devoit jouir comme fils, elle a voulu encore lui ravir tous les droits et tous plaisirs de père. Son épouse venoit, presque tous les ans, accouchera TzarkoéCélo, et y laissoit ses enfans en des mains étrangères. Ils étoient élevés auprès de Catherine , sans que le père et la mère pussent avoir la moindre influence sur leur éducation, ni la moindre autorité sur leur conduite: dans les derniers tems même, ils étoient des mois entiers sans les voir une fois. Voili comme on cherchoit a aliéner le coeur de ces enfans, qui connoissoient k peine leurs parens. C'est ici pourtant que Paul cesse d'inspirer de 1'intérêt, pour réveiller  l82 AvÉNEMENT de PaUE : 1'indignation et le mépris: c'est ici qu'il cesse de paroitre fils timide et respectucux , pour n'être plus qu'un père l&che et irabécille. Quel homme seia assez vil pour n'oser revendiquer les droits sacrés de la paternité? Comment n'a-t-il pas eu le courage de dire a sa mère : Vous avez ma couronne; Q-ardez-la, mais rendez - moi mes enfans ; iaissez-moi du moins une jouissance, que vous rienviez pas a vos derniers esclaves. Ah! celui qui ne trouva pas dans son coeur des motifs suffisans pour tenir un pareil langage , et pour agir en conséquence, n'est pas un fils respectueux: c'est un père insensible, ou lache; c'est un esclave, et, devenant maitre, il ne peut être qu'un tyran 2. La mort a surpris Catherine. 11 est évident pour ceux qui ont connu sa cour , et la haine malheureusement si bien fondée entre la mère et le fils, qu'elle nourrissoit Je désir de se donner un autre successeur. L'horreur de penser a sa fin et a celle de son règne qu'elle craignoit davantage , et la  Projets de Catherine contre lui. i83 mort de Potemkin3, 1'empêchèrent d'accomplir ce projet lorsqu'il en étoit encore tems, ou de le confirmer par un testament. La jeunesse du grand-duc Alexandre, et plus encore la bonté de son esprit et de son coeur, avoit été ensuite un obstacle a 1'exécution de son plan. Cependant sa prédilection pour ce jeune prince, digne sans doute d'une source plus pure, étoit très-prononcée; et ses entretiens particuliers avec lui commengoient a devenir fréquens et mystérieux. On seroit peut-être parvenu a étouffer en lui la nature, a corrompre sa monde et sa raison, et a le forcer insensiblement a jouer un róle odieux contre son père. Depuis que la Harpe 1'avoit quitté; depuis qu'on lui avoit donné une cour particulière et éloigné quelques personnes de mérite , il étoit le plus mal entouré et le plus désoeuvré des princes. II passoit ses journées dans des tête-a-tête avec sa jeune épouse , avec ses valets, ou dans la société de sa grand'mère: il vivoit plus mollement et plus obscinrément que l'héVitier  184 AvÉNEMENT DE PATJE : d'un sultan dans 1'intérieur des harems du sérail; ce genre de vie eüt a la longue étouffé ses excellentes qualités. S'il 1'eüt voulu, si même Catherine eütpu dire unmotavant de mourir, Paul n'eüt probablement pas régné. Haï et redouté de tous ceux qui le connoissoient, qui se fut déclaré pour lui? et quels droits eüt-il invoqués 4 ? Si les Russes n'ont aucun droit assuré, leurs autocrates en ont moins encore: depuis Pierre I qui s'arrogea celui de nommer son successeur, le tróne des tzars n'a presque été occupé que par des usurpateurs, qui se sont précipités 1'un 1'autre avec plus de barbarie et de confusion que les successeurs d'Ottoman. Catherine I est impératrice, paree que Mentschikow a 1'audace de la proclamers: Pierre II règne par un testament: Anne est élue par un conseil, par le sénat etparl'armée: Iwan estempereur, en vertu d'un oukas: F.lizabeth dit dans son manifeste qu'elle nionte sur le tróne de son père, paree que le peuple le veut, et que les gardes se révoltcut; sur cela elle condamne un empereur  5 Pro jets de Catherine contre eut. 18 au berceau a une prison éternelle, et sa familie aussi innocente que lui éprouve le même sort 5: Pierre III règne par la grace d'Elizabeth; il est détróné et étouffé par son épouse Catherine II, qui, ayant besoin düne plus grande autorité pour commettre de plus grands crimes, en montant sur le tróne de Russie, déclare que c'est Dieu même qui 1'y appelle 7 ; meurtrière de son époux , elle fait encore massacrer 1'empereur Iwan, et une fdle d'Elizabeth sa bienfaitrice. Maroc seul peut offrir des annales aussi dégoütantes de sang et de barbane , avec cette difl'érence que ce ne sont pas des dames qui y jouent un si horrible róle ". Un fds qui eüt supplanté son père n'eüt pas beaucoup ajouté a 1'horreur qu'inspirent ces fastes du despotisme: mais la mort subite de Catherine a heureusement prévenu ces nouvellcs atrocités. Le cri horrible qu'elle poussa en expirant fut celui qui proclama Paul empereur et autocrate de toutes les Russies. Son épouse fui la première qui tomba a ses pieds et  3 86 AvÉNEMENT DE PAUL: lui rendit hommage avec tous ses enfans: il la réieva, en 1'embrassant avec eux et les assurant tous de ses bontés impériales et paternelles. La cour, les chefs des départemens et de 1'armée, tout ce qui se trouva présent vint ensuite se prosterner et lui prêter serment, chacun selon son rang et son ancienneté. Un détachem en des gardes conduit sous le palais, et les officiers et soldats arrivant en hate de Pawlowsky et de Gatsehina, jurèreïit fidélité. Les chefs des différens colléges s'y transportèrent pour y faire préter le même serment: 1'empereur se rendit lui - même au sénat pour le recevoir; et cette nuit mémorable se passa sans désordre et sans confusion. Le lendemain, Paul fut partout proclamé empereur, et son fils Alexandre tzarévitsch , ou héritier présomptif du tróne. Ce fut ainsi qu'après trente-cinq ans de gêne, de privations, d'offenses et de mépris, le fils de Catherine, agé de quarante-trois ans, se trouva enfin son propre maitre et celui dê toutes les Russies.  Ses premières démarches. 1B7 Ses premières démarches, qu'on avoit surtout redoutées, semblèrent démentir d'abord ce caractère dur et bizarre qu'on lui cönnoissoit. 11 avoit dès long-tems souffert des abus et des désordres de la cour; il avoit eu 1'école du malheur, creuset oü s'épurent les grandes ames et oü s'évaporent les petites: spectateur éloigné des affaires, scrutateur des plans et de la conduite de sa mère, il avoit eu trente ans de loisir pour régler la sienne. Axissi parut-il avoir dans sa poche unefoule de réglemens tout rédigés , qu'il ne üt que dérouler et mettre en exécution avec une rapidité étonnante 9. Bien loin d'imiter la conduite que sa mère avoit tenue a son égard, il s'environna d'abord de ses fds, leur confia a chacun 1'un des régimens des gardes, et fit 1'ainé gouverneur militaire de Pétersbourg, place importante qui enchainoit le jeune prince a cóté de son père. Ses premiers procédés avec l'impératrice, dont on plaignoit le sort et la position, surprirent et enchantèrent  i88 AVÉNEMENT DE PAUE : tout le monde: il changea subitement de manières avec elle; il lui assigna des revenus considérables, augmenta ceux de ses enfans a proportion, et combla sa familie de caresses et de bienfaits Iü. Sa conduite avec le favori eut aussi tout 1'air de la générosité. II parut touché de son désespoir et reconnoissant de 1'attachement qu'il montroit pour sa mère, le confirma dans ses emplois en termes flatteurs, et lui dit, en lui remettant la canne de commandement que porte 1'aide de camp général de jour: Continuez a faire ces fonctions auprès du corps de ma mère: fespère que vous me servirez aussi fidclement que vous l'avez servie. Les ministres, les chefs des départemens, furent aussi confirmés dans leurs emplois en termes obligeans; et les plus puissans, encore avancés et comblés de nonvelles graces. Le premier oukas qu'il donna annoncoit des idéés pacifiques, et lui devoit surtout gagner la noblesse: une levée de  Ses premières démarches. 189 recrues ré-eminent ordonnée par Catherine, et qui devoit enlever le centième paysan, ftit suspendue et annullée par eet oukas ». Chaque heure, chaque moment annoncoit un changement sage, une punitïon juste, une grace méritée: la cour et la ville étoient stupéfaites detonnement. Si la politique, lacrainte et la joie, n'avoient nas dicté les premières démarches dé Paul, il eüt paru, deux ou trois heures, dignè de réprimer les abus et de ramener 1'ordre. On cominengoit a croire que 1'on avoit méconnu son caractère, et que sa longue et triste tutelle ne 1'avoit pas entièrement ahéné. Tout le monde se voyoit heureusement trompé dans son attente, et la conduite de 1'einpereur fit en ce moment oublier celle du grand - duc : il devoit bientót en faire ressouvenir; mais arrêtonsïious encore un instant aux trop courtes espérances de bonheur qu'il donna a son empire. Les deux premiers pas politiques de Paul inspirèrent la confian.ce, gagnèrent la  j.90 Ayénement de Paul: noblesse, et suspendirent deux horribles fléaux que Catherine en mourant scmbloit avoir légués a la Russie, la guerre et la banqueroute de 1'état. Elle s'étoit enfindéterminée a agir directement contre la France, en secourant 1'empereur et en attaquant la Prusse 11: elle avoit en consëquence donné des ordres pour la levée de pres de cent mille hommes de recrues. Les caisses de 1'état étant épuisées, les assignats multipliés a un point qu'ils menacoient d'avoir le sort de ceux de France 13, elle voulut tout è. coup doubler son numéraire en donnant a chaque pièce de monnoie le doublé de sa valeur actuelle. Paul anéantit ces deux mesures désastreuses, que 1'on mettoit déja en exécution. II rompit également lc traité de subsides entamé avec 1'Angleterre, non qu'il voulut, ainsi qu'on le répandit dans 1'étranger, reconnoitre Vodieuse république francaise, mais paree que son orgueil impérial se trouvoit assez justement indigné de se mettre, comme une petite puissance, aux gages dePitt, enluivendant  Ses pre1v1ières démarches. 1Q1 ïe sang des Russes. Paul seroit sürement très-enclin a le faire répandre pour relever la monarchie frangaise; mais il aura la générosité de le donner pour rien, quand il le jugera convenable I4„ Ce brave Kosciuszko, qui est le dernier des Polonais, comme Philopémen fut le dernier des Grecs, avoit, comme chacun sait, été fait prisonnier de guerre en défendant sa patrie et ses droits naturels contre des étrangers oppresseurs : cependant, au mépris de toutes les loix et du sens commun, il étoit retenu comme un criminel d'état, quoiqu'il fut toujours mieux traité 15 qu'Ignace Pototski et ses autres compagnons de gloire et d'infortune, qui étoient enfermés plus rigoureusement a la forteresse et a Scblusselbourg. Paul fut assez raisonnable pour les faire mettre tous en liberté, et assez généreux pour aller lui - même délivrer Kosciuszko. On vit avecintérêt ce brave homme, toujours malade de ses blessures et de ses chagrins , se faire apporter au palais oü il fut introduit  iQ2 " Avénement dë" Paul: chez 1'empereur et l'impératrice pour leur témoigner sa reconnoissance. II est petit, xnaigre , pÉle et défait: il avoit la tête encore enveloppée de bandages, et 1'on ne pouvoit voir son front; mais son air, ses yeux, faisoient encore ressouvenir de ce qu'il avoit osé entreprendre avec d'aussi foibles moyens. II refusa les paysans que Paul voulut lui donner en Russie , et accepta une somme d'argent pour aller vivre indépendant ailleurs. Ce trait fit la plus grande et laplus favorable sensation. II fait sans doute honneur a Paul, et 1'on est réduit a admirer dans un empereur ce qui n'est autre chose qu'un acte ordinaire de ]ustice: mais, pour bien apprécier sa conduite en cette occasion, il fautse souvenir que ce n'est pas lui que Kosciuszko avoit offensé personnellement, mais bienl'iinpératrice Catherine. Son fils pardonne aussi difficilement qu'elle a quiconque a 1'audace de s'attaquer a lui. Kosciuszko ne doit sa liberté qu'a la haine de Paul pour sa  hon. FTJNÈB. RENDUS a SES PARENS. ïq3 sa mère, et a son affectation d'agir en tout dans un sens contraire au sien. Les honneurs funèbres a rendre k l'impératrice furent encore une heureuse distracüon, qui suspendit ou entrecoupa du moins ce torrent de régiemens nouveaux et d'ordonnances bizarres que 1'on vit jaillir de la tête de Paul. Mais, ce qu'on: n'attendoit pas, et ce qu'il regarda comme un devoir filial, ce fut de lui voir remuer les cendres de son malheureux père. Le nom de Pierre III, qu'on ^'avoit osé prononcer depuis trente-cinq ans, parut soudain a la tête du cérémonial de deuil et d'enterrement, oü 1'on prescrivoit a la fois les services et les honneurs funèbres a rendre a Pierre et a Catherine. On auroit pu croire, en lisant le prikas, que ces deux époux venoient d'expirer ensemble. Paul se rendit au convent d'Alexandre Nevvsky, oü le corps de son père avoit été déposé! II se fit montrer par les vieux moines cette tombe ignorée, et ouvrir le cercueil en sa présence: il paya aux tristes restes qui  1Q4 AvÉ ne ment de PaUÏ. ! s'offrireni encore a ses yeux un Iribut de' larmes respectables et louchantes l6. Le cercueil fut élevé au milieu de 1'église; et on y célébra les mêmes services qu'auprès de celui de Catherine, qui étoit exposé sur un lit de parade au palais. Paul ft alors rechercher les officiers qui s'étoient trouvés attachés a son père, au moment de sa malheureuse catastrophe, et qui avoient dès lors vieilli disgraciés ou ignorés de la cour. Le baron UngernSternberg, vieillard respectable, qui, depuis long-tems, vivoit en philosophe retiré dans un petit cercle d'amis, et qui ne désiroit pas même d'être rappelé sur le grand théaUe, fut tout k coup créé général en chef et demandé chez 1'empereur, qui le fit introduire dans son cabinet. Après 1'avoir accueilli le plus gracieusement: Avez - i'ous entendu, lui dit-il, ce que je fais pour mon père P Oui, sire, répond le vieux général, je l'aiappris avec étonnement. — Comment, avec étonnement! n'est-ce pas un devoir que j'avois.a remplir? — Tcnez,  Hon. funèb. rendus a ses parens. 3 95 Contimia-t-il en se tournant vers un portrait de Pierre III, qui étoit déja placé dans le cabinet 17; je veux qu'il soit tèmoin de ma rcconnoissance envers ses Jldèles amis. En disant ces mots, il embrassa le général Ungern, et lui passa le cordon de SaintAlexandre. Ce digne vieillard, si fort audessus de cette vanité , ne put résister k ce procédé touchant: il sortit en versant des larmes. Paul le chargea ensuite de faire le service auprès du corps de son père, en lui enjoignant de se préparer, pour la cérémonie, le même uniforme qu'il avoit porté comme aide de camp de Pierre III. Ungern eut le bonheur den retrouver un semblable chez une de ses vieilles gonnoissances. Paul voulut voir et garder lui-même cette relique de garderobe, qui fit aussi la fortune de celui qui 1'avoit si bien conservée l8. Plusieurs autres officiers, et entre autres le seul, qui, a la révolution de 1762, avoit voulu faire quelque résistance en faveur de Pierre III, furent retrouvés  iq6 AvÉNEMENT DE PAUL: dans leurs retraites, et rappplés a la cour pour y être comblés de graces. Ces traits sont attendrissans et honorent le coeur de Paul: mais on voit, par la réponse d'Ungern, qu'ils étonnèrent tout le monde. On les attribua autant a la baine de Paul pour sa mère qu'èt son arnour pour son père: plusieurs même n'attribuoient cette conduite qu'a 1'envie politique d'avouer si solemnellement pour son père celui qui n'avoit pas voulu le reconnoltre pour son fils. On blama surtout 1 eclat, 1'ostehtation qu'il mit a faire exhumer ses tristes cendres, pour les offrir ensuite a 1'adoration publique. Le cercueil qui les contenoit fut couronné 19 et transporté en grande pompe au palais , pour y être exposé dans un temple construit a eet efTet, a cóté du corps de Catherine, et conduits ensuite ensemble a la citadelle. C'est alors seulement que les deux époux demeurèrent eh paix. On venoit avec beaucoup de respect baiser le cercueil de 1'un , et la main froide et livide de 1'autre: 1'on faisoit une  HON. rtTNÈB. RENDUS A SES PARENS. 1U7 génuflexion , et 1'on n'osoït se retirer qu'en descendant 1'estrade a reculons. L'impératrice, qui avoit été mal embaumée, parut bientót toute défigurée : les mains , les yeux, le bas du visage, étoient jaunes, noirs et bleus. Elle étoit méconnoissable pour ceux qui ne 1'avoient vue qu'avec son visage composé: et toute la pompe dont elle étoit encore environnée, toutes les richesses qui couvroient son cadavre, ne faisoient qu'augmenter 1'horreur qu'il inspiroit. Si Paul, en réhabilitant la mémoire de son père, sembloit couvrir d'opprobre celle de sa mère en rappelant des scènes atroces, que trente-cinq ans de silence avoient presque fait oublier, au moins la vengeance qu'il tira de quelques-uns des assassins de Pierre III avoit quelque chose de sublime. Le célèbre Alexis Orlow, le vainqueur de Tchesmé, jadis si puissant, remarquable par sa taille gigantesque et ses habits a 1'antique, respectable, s'il est possible , par sa gloire et sa vieillesse, fut obligé de suivre les tristes restes de Pierre*.  3 9^ AvÉNEMENT DE P.A.UL ! il attiroit tous les yeux, Cette corvee juste et cruelle dut réveiller en lui des reniords, que sa longue prospérité avoit sans doule assoupis. Pour le prince Bariatinsky, bourreau exécuteur en second, il n'osa se présenter devant Paul, qui n'avoit jamais pu supporter son aspect: il s'étoit enfui de Pétersbourg, Passek, dont la fortune 11 avoit eu d'autre cause '.que le même crime, et dont la plrysionomie aussi atroce que celle de Bariatinsky sembloit le rappelcr, se trouvoit heureusement absent de la cour, et mourut quelques jours après. Voila le bien , qu'a fait Paul dans les premiers jours de son règne: je 1'ai rassemblé , pour 1'offrir en masse; car ces lueurs de raison, de justice et de sentiment, se seroient perdues dans le fatras des violences, des bizarreries et des petitesses, dont elles furent toujours offusquées, et que je vais aussi raconter. Les gardes, ce corps dangereux, qui avoit renversé le père et qui regardoit dés long-tems 1'avénement du fds comme le  Mesur.es rigour. envers les gardes. 199 terme de son existence militaire, fut, dès le premier jour, par une démarche hardie et vigoureuse , mis hors d'état de lui nuire et traité sans le moindre ménagement. Paul incorpora dans les différens régimens des gardes ses bataillons arrivés de Gatsehina 10, dont il distribua les officiers dans toutes les compagnies, en les avangant de deux ou trois grades; de manière que de simples lieutenans ou capitaines d'armée se trouvèrent tout a coup capitaines aux gardes, place si importante et si honorée jusqu'alors, et qui donne le rang de colonel et même de brigadier. Quelques -uns même de ces anciens capitaines, et des premières families de l'ernpire , se trouvèrent sous les ordres d'officiers parvenus, qui étoient, quelques années aupanivant, sortis caporaux ou sergens de leurs compagnies pour entrer dans les bataillons du graad - duc. Un changement si brusque et si hardi, qui, dans tout autre tems, eüt été fatal a son auteur, neut point d'autre elfct que d'engager quehpies  2oo Avenement de Paul: centaines d'officiers et bas officiers a prendre leur congé: ce fut presque tous ceux qui avoient de quoi vivre sans servir , ou qui ne purent digérer les passe-droits qu'on leur avoit faits, ni supporter Ia discipline barassante et pédantesque qui alloit être introduite par les intrus SI. Plusieurs de ces jeunes officiers ne sentirent cependant d'autre affront que cefui d'être obligés de quitter leurs brillans uniformes, pour se faire faire des habits sur les modèles grotesques et bizarres de ces mêmes bataillons qui avoient si long-tems excité leurs risées. Paul, alarmé et furieux de cette défection générale, se transporta dans les casernes, flatta les soldats, appaisa les officiers et chercha a les retenir, en excluant de tout emploi civil et militaire ceux qui prendroient a lavenir leur congé, qui d'ailleurs n'oseroient plus porter 1'uniforme. II donna ensuite 1'ordre ridicule et cruel a tout officier ou bas officier, qui avoit donné ou donneroit sa démission, de quitter la capitale dans vingt-quatre heures, pour  MeSURES RIG0UR. EXVERS LES GARDES. 201 se rendre chez lui. II ne vint pas clans la tèle de Paul, ni dans celle du rédacteur de 1'oukas, que cette phrase étoit une absurdité; car plusieurs de ces officiers étoient de Pétersbourg et y avoient leurs families: ils se rendoient donc chez eux, sans quitter la capitale, et n'obéissoient qu'a la seconde partie de 1'ordre, de peur de désobéir a la première. Le grand exécüteur Arkarow ayant informé 1'empereur de cette contradiction, il voulut qu'on n'eüt égard qu'a 1'injonction de quitter Pétersbourg. Une foule de jeunes gens furent enlevés, comme des criminels, de leurs maisons, transportés hors de la ville avec défense d'y rentrer, et laissés sur le chemin sans fourrures, sans asyle, et par un froid des plus rigoureux. Ceux qui étoient des provinces éloignées, manquant pour la plupart d'argent pour s'y rendre, erroient également dans les environs de Pétersbourg, oü plusieurs périrent de froid et de misère.  2.J2 AvÉNEMENT DE PaUE : Ces mesures barbares s'étendirent sur tous les officiers de l'arniée et sur ceux de 1'état des généraux, qui eurent également a joindi'e leurs régimens ou k prendre leur congé, paree que ces états furent abolis; et c'est par ce début iinpolitique qu'il prétendit commencer la réforme et gagner 1'armée. Mais ce qui persuada bientót que Paul, en devenant empereur, ne renoncoit point aux puérilités militaires qui 1'avoient seules occupé comme grand - duc, ce fut de le voir, dès le matin de son avénement, jnettre tous ses soins aux petits changeïnens de détails qu'il vouloit introduire dans l'habillemeiit et 1'exercice du soldat. Le palais eut en un moment 1'apparence d'une place enlevée d'assaut par des troupes étrangères; tant celles qui commencèrent a y faire la garde difï'éroient, par le Ion et le costume, de celles qu'on y avoit vues la veille. 11 descendit dans la cour, oü il fut trois ou quatre heures a faire jnanoeuvrer ses soldats, pour leur apprendre a nionter la garde a sa niaaière, et  Wachtparade. 203 établir sa Wachtparade , qui devint 1'institution la plus importante et le point central de son gouvernement. 11 y a depuis, tous les jours, consacré le même tems, quelque froid qu'il ait pu faire. C'est la qu'en simple uniforme vert foncé, en grosses bottes, en grand chapeau, il passé les matinées a exerccr la garde: c'est la qu'il donne ses ordres, qu'il recoit les rapports, qu'il publie les graces, les récompenses et les punitions, et que tout officier doit lui être présenté. Entouré de ses fils " et de sesaides de camp, trépignant pour se réchauffer, la tête nue et chauve , le nez au vent, une main derrière le dos , et de 1'autre levant et baissant sa canne en mesure, et criant raz , dwa; raz, dwa; un, deux; un , deux; il met sa gloire a braver sans fourrure quinze ou vingt degrés de froid. Bientót le militaire n'osa plus se montrer en pelisses , et les yieux généraux tourmentés par la toux, la goutte et les rhumatismes, furent obJigés de faire cercle autour de Paul, habijJés comme lui.  204 Avénement de Paul: Les premières impressions de crainte et de joie s'étant amorties dans le coeur de Paul, il fit succéder les punitions et les disgraces avec autant de rapidité et de profusion qu'il avoit répandu les bienfaits. Plusieurs personnes éprouvèrent ces deux extrêmes en peu de jours. II est vrai que la plupart de ces punitions parurent d'abord justes: mais il faut convenir aussi que Paul ne pouvoit frapper que sur des coupables, tant ceux qui avoient obsédé le tróne étoient corrompus. Malgré les assurances qu'il venoit de donner a Zoubow, un des premiers ordres qui suivirent fut de faire mettrfe le scellé sur sa cbancellerie et sur celle de Marcovv, et de chasser avec scandale de la cour leurs officiers et leurs secrétaires. Un certain Tersky, maltre des requêtes et rapporteur du sénat, qui vendoit publiquement la justice au plus offrant, et avec une elfronterie criante, fut d'abord revêtu d'un ordre et obtint des terres, que Ia défunte lui avoit, disoit-il, promises, quelques  Graces et disgraces. 20i> jours avant sa mort: il fut cassé un instant après. On admira stupidement ce respect de Paul pour les prétendues volontés de sa mère, et son attention d'enrichir davantage un coquin avant de le chasser. II auroit dü au contraire faire faire le procés a ce spoliateur des biens de la veuve et de 1'orphelin, et satisfaire la vindicle publique. Samoïlow, procureur général, qu'il avoit aussi confirmé bonorablement dans son poste, en lui donnant en cadeau quatre mille paysans, ce qui fait plus de vingt mille roubles de rente, fut, quelques jours après, déposé, mis aux arrêLs; et son secrétaire, a la forteresse. Enfin tout fut renouvelé de cette facon, a 1'exception de Besborodko, Nicolas Soltykow et Arkarow **. \ Cette conduite vacillante et incertaine, qui caractérisa les premières démarches de Paul, prouve clairement que c'est a sa politique qu'il faut attribuer ses faveurs, et a sa passion plutöt qu'a sa justice les dis^races qui les ont suivies. Mais ce qui  2o6 AvENEMENT DE PaUL: confondit tous ceux qui 1'avoient admiré, ce fut de le voir, au moment oü il entroit dans un labyrinthe d'afiaires et d'abus si embrouillés, et dont 1'importance pour 1'état devoit au moins 1'occuper quelques jours; ce fut, dis-je, de le voir, dès le matin de son avénement, se remettre avec la même fureur aux plus petits détails du service millitaire. La forme d'un chapeau, la couleur d'un plumet, la hauteur d'un bonnet de grenadier, les bottes, les guêtres, les cocardes , les queues et les ceinturons, devinrent les affaires d'éiat qui absorbèrent son étonnante activité. II étoit entouré de modèles darmes et d'uniformes de toutes les espèces. Si Louis XVI fut le prince qui scut le mieux faire une serrure, certes Paul I est celui qui sait le mieux écurer un bouton , et il s'en occupe avec la même assiduité que mettoit jadis Pon , ikin a vergeter ses diamans. La plus grande marqué de mérite et de zèle qu'on pouvoit lui donner, dans ces premiers jours, c'étoit de paroitre devant lui  Ses occtjpations. 207 dans le nouvel accoutrement qu'd introduisoit. L'officier qui pouvoit donner cent roublesaun tailleur, pour avoir dans quelques heures un hahit de la nouvelle forme et se présenter a la JVachtparade le lendemain matin, étoit presque sur d'obtenir un poste ou une croix. Plusieurs n'ont point eu d'autre mérite, ni employé d'autres moyens pour gagner les bonnes graces de leur nouvel empereur i4. Une autre bizarrerie, qu'on vit avec surprise , fut la défense impériale de porter des chapeaux ronds, ou plutöt 1'ordresubit de les enlever ou de les déchirer sur la tête de ceux qui en auroient: cela donna lieu a des scènes scandalèuses dans les rues et surtout autour du palais. Les Cosaques et les soldats de police se ietoient sur les passans pour les décoiiTer, et battoient ceux^qui, ignorant de quoi il étoit question, vouloient se défendre. Un marchand anglais , passant en traineau, fut ainsi arrêté , et on lui arracha son chapeau. Croyant que c'étoit un vol qu'on lui faisoit,  208 AvÉNEMENT DE PaüE il saute de son traineau, terrasse le soldal, et appelle la garde. Au lieu de la garde, arrivé un officier qui frappe 1'Anglais; il se défend et succombe: on le garrotte, on le conduit a la police. 11 a le bonheur de rencontrer le carrosse du miiiistre d'Angleterre qui alloit a Ja cour, et réclame protection -\ Mr. Witlfort s'étant plaint , 1'empereur conjecturant que le chapeau rond, qui est le chapeau national des Suédois, pourroit bien être aussi celui des Anglais »*, dit qu'on avoit mal compris ses ordres, et qu'il s'expliqueroit mieux avec Artarovv. Le lendemain, on publia dans les rues et dans les maisons que les étrangers qui n'étoient point au service, ou naturalisés, ne seroient plus compris dans la défense. On n'arracha plus les chapeaux ronds; mais ceux qui étoient rencontrés avec cette malheureuse coiffure étoient conduits a la police, pour copstater qui ils étozent: s'ils se trouvoient être Russes, on les faisoit soldats: et malheur a un Francais qui auroit été ainsi rencontré,  Proscription des chapeaux ronds. 2oy rencontré, il eüt été conclamné comme Jacobin ~7. On rapporta a Paul que Ie chargé d'aflaires du roi de Sardaigne avoit dit, en raillant sur cette proscription singuliere des chapeaux ronds, que de pareüles bagatelles avoient manqué de causer souvent des séditions en Italië. Le chargé d'aflaires récut ordre, par Arkarow, de quitter la capitale en vingt-quatre heures. Grace a i'éloignèment, et a la position du roi de Sardaigne, qu'il ne peut demander raison d'une pareille insulte; sans quoi les chapeaux ronds auroient pu devenir le motif d'une guerre entre deux monarques: les droits du tróne et de l'autel, ladignité de la couronne et le bonheur du peuple, auroient sürement figuré dans les manifestes 2S. LJne ordonnance toute aussi incompréhensible fut la défense soudaine d'atteler' les chevaux, et de les enharnacher, a la manière russe. On accordoit quinze jours pour se procurer des harnois a 1'alleniande; après quoi il étoit enjoint a la police de  210 AvÉNEMENT I)E PAUL: couper les traits de tous les équipages, qui se trouveroient attelés a la vieille méthode. Dès les premiers jours de cette publication, plusieurs per'sonnes, craignant d'être insiütées, n'osèrent plus sortir, et moins encore se montrer dans leurs voitures du coté du paiais. Les seiliers, profitant de 1'occasion, 1'aisoient pa) er jusqu'a trois cents rotibles un simple harnois pour deux chevaux. Habiller les Ischwoschtschiki, ou cochers russes, a 1'allemande, avoit un autre inconvénient. La plupart ne vouloient pas se défaire, ni de Ia longue barbe , ni du liafjian, ni du chapeau rond, et moins encore attacher une fausse queue a leurs cheveux coupés; ce qui produisoit les scènes et les figures du monde les plus ridicules. L'empereur eut encore le dépit d'être obligé a la fin de changer eet ordre de rigueur en une simple invitation de se mettre peu a peu a 1'allemande, si 1'on vouloit mériter ses bonnes graces. Une autre réforme concerna les voitures. Le grand nombre d'équipages brillans ,  Itiouette rétAblte. 211 qui fourmilloit dans les rues imrrienses de Pétersbourg, disparut dans un instant. Les officiers, les généraux mémes, vinrent a la parade en petits traineaux, ou a pied; ce qui ne laissoit pas d'avoir aussi ses dangers -9. !" Une ancienne étiquette est que, lorsqu'on rencontre un autocrate de Russie, sa femme , ou son fds, on doit faire arrêter sa voiture ou son cheval, en descendre, et se prosterner dans la neige ou dans la boue 3°. Cet hommage barbare et difficile a rendre dans une grande ville, oü les équipages passent en grand nombre et toujours au galop, avoit été absolumenfaboli sous le règne poli de Catherine. Un des premiers soins de Paul fut de le rétablir dans toute sa rigueur. Un officier général qui passoit, sans que le cocher de sa voiture eüt reconnu le cocher de 1'état, qui passoit a cheval, fut arrêté et envoyé surle-champ aux arröts 3I. Le même désagrément arriva a plusieurs autre? personnes; de facon que la rencontre de Paul  2 J 2 AvÉNEMENT DE PAl'E: étoit ce qu'on redoutoit le plus, soit k pied, soit en voiture. Mais, ce qui arriva a une dame Likarow mérite d'être consigné, pour inspirer 1'horreur que 1'humanité doit aux tyrans. Cette dame étoit a la campagne aux environs de Pétersbourg. Le brigadier Likarow, son mari, tombe malade, et son épouse ne veut s'en fier. qu'a . elle - même pour venir en ville chercher le médecin et les secours nécessaires. Elle arrivé, au moment du bouleversement général. Les gens de la campagne ne connoissoient point le nouvel empereur, et encore moins ses nouveaux régiemens. Occupée du danger de son mari, elle les pressoit de la conduire au plus vite chez le médecin. Malheureusement son carrosse passé, sans s'arrèter, a quelque distance de Paul qui sepromenoitk cheval. Furieux, il détache aussi tót un aide de camp, fait arrêter 1'équipage, ordonne qu'on fasse les quatre domestiques soldats , et qu'on envoie la dame impertinente en prison a la maison de police. Ces  Étiouette retablie. 2l3 ordres sont exécutés sur - le - champ. La malheureuse est quatre jours enfermee. Ce traitement affreux, 1'état oü elle a laissé son mari, lüi déchirent le coeur et lui tournent la tête. Elle tombe dans une fièvre chaude. On la transporte enfin dans une auberge, pour y être soignée; mais 1'införtunée a pour toujours perdu la raison. Son mari abandonné sans secours, privé de sa femme et de ses domestiques, expiradansle désespoir, sans 1'avoir revue. L étiquette devint tout aussi rigoureuse et tout aussi eflrayante dans lintérieur du palais. Malheur a celui qui, étant admis a haiser la main rêche de Paul, ne faisoit pas résonner le plancher, en le frappant du genou avec la même force qu'un soldat en le frappant de la crosse de son fusil. II falloit aussi que le sugon des lèvres sur la main se fit entendre, pour certifier le baiser comme la génuflexfon Le prince Georges Galitzin , chambellan , fut envoyé aux arrêls par Sa Majesté Muscovile elle - même, et sur - le - champ, pour  214 AvENEMENT DE PaUE: avoir fait la révérence et baisé la main trop nêgügemment 31. Un des premiers régieméns de Paul fut encore d enjoindre rsgoureusement aux marchands d'effacer de leurs écriteaux le mot francais Magasin, et d'y substituer le mot russe Lawka (houlique), en disant pour raison que 1'empereur seul pouvoit avoir des magasins de bois, de farine, de bied, etc.; mais qu'un marchand ne devoit pas s'élever au-dessus de son état, mais en rester a sa boutique. 11 faudroit descendre a des détails trop fastidieux, si 1'on vouloit rapporter toutes les ordonnances de cette force et de cette importance, qui se succédèrent pendant buit jours 33. Que dire, qu'espérer d'un homme, qui, succédant a Catherine, regarde ces choses - la comme les plus pressantes a régler? Souvent ces régiemens nouveaux et importans se contredisoient ou se détruisoient 1'un 1'autre, et il étoit obligé de modifier ou de retirer le lendemain ce qu'il avoit fait publier la veille. En un  Changement dans le militaire. 2i5 mot, on peut dire que Paul, en s'enveloppant du manteau impérial, laissa d'abord passer 1'oreille du grand - duc, et qu'il crut gouverner un vaste empire, comme il avoit gouverné son Pawlowsky; sa capitale, comme sa maison ; et trente millions d'hornmes de tous les états et de toutes les nations, comme une douzaine de laquais. L)e tous les cbangemens imprévus et non préparés qu'il a faits, ceux qu'il opéra dans les armées sont les plus impolitiques et ies plus considérables. 11 est certain. qu'il y avoit de grandes reform es, de grandes arnéliorations a faire dans le département militaire. Adoucir le sort du brave soldat russe, fixer celui de 1'ofHcier plus misérable encore, diminuer peu a peu le nombre des surnuméraires, et ramener 1'ordre et la discipline, que le règne de tant de femrnes et de tant de favoris avoit détrüits , c'étoit un assez beau champ ouvert au génie militaire de Paul. Multiplier les passé - droits, augmenter un état major déja trop nombreux,  2 5 6 AvÉNEMENT DE PaTJE : changer les uniformes, les rangs, les termes et les noms, c'est tout ce qu'il a su faire. L'armée russe, par la beauté, la simplicité et la commodité de son habiilemcnt, adapté au climat et au génie du pays , ofiroit un modèle a suivre 34. Un grand charvari ou pantalon de drap rouge, dont les bonts se terminoient en bottcs de cuir mou, et qui se serroit avec une ceinture sur une veste rouge et verte; un petit casque, coiffant militairement bien; des cheveüx coupés autour du cou, qui caehoient les oreilles et étoient faciles a tenir propres; tel étoit 1'uniforme du sol-dat: il étoit vêtu en un clin d'oeil; car ji n'avoit que deux pièces d hahiilement, et leur ampleur lui permettoit de se garnir par dessous contre le froid, sans déroger a runiformité. Maintenant on lui far! changer eet équipage leste et guerrier contre 1'antique habit allemand, que le Russe a en horreur: il faut qu'il convre de farine et de suif ses cheveux blonds qu'il aimoit a laver chaque matin; il faut  Changement dans le militaire. 217 qu'il consacre une heure a boutonner de maudites guêtres noires, qui lui serrent le gras de jambe. Le soldat russe murmurc hautement: il est probable que les fausses queues, qu'on lui suspend par force au chignon, occasionneront autant de désertions que les catogans de SK Germain35. Ce vieil original de maréchal Souvarow dit, en recevant les ordres pour établir toutes ces nouveautés, et de petits batons pour mesure et modèle des queues et des boucles de cbeveux: La poudre de perruquier nest pas de la poudre a canon; les boucles ne sont pas des canons; et les queues ne sont pas des bay onnettes : ces bons mots assez sensés , qui, en russe , sont une espèce de proverbe rimé, passèrent de bouche en bouche dans les régimens, et furent la véritable raison qui engagea Paul a rappeler Souvarow et a lui d'mner sa démission. Ce vieux guerrier est 1'idole du soldat russe. II en est de même des changemens qu'il lait dans le civil: il ne veut pas  2l8 AvÉNEMENT DE PAUL : améliorer, mais changer. II suffit qüune chose ait été sous le règne de sa mère, pour qu'elle ne puisse subsister sous le sien. Tous les tribunaux, tous les gouvernemens de 1'empire, ont été refondus et transférés: celui qui avoit été, par son nom, consacré a la gloire de Catherine (Ekathérinoslaw), a été aboli; et eet affront public a la mémoire de sa mère en estun pour le coeur de Paul 36. Qu'on juge de la confusion, des ruines, des injustices, des malheurs, qu'en train ent en Russie de pareils déplacemens: la révolution frangaise n'en a pas autant causés pour tout régénérer, que 1'avénement de Paul pour tout empirer. Plus de vingt mille gentilshommes se sont trouvés sans emplois. Si ce nouveau règne est funeste aux armées et aux pauvres gentilshommes, il se montre jusqu'ici plus funeste encore aux malheureux paysans, dont il s'elforce de river les chaines. Si Paul avoit un exemple a prendre de la Prusse, c'étoit  Les paysans. 219 sans doute celui du traitement qu'elle fait éprouver aux Polonais, que la perfidie a soumis a sa domination 37. On peut dire que le gouvernement prussien donne aux serfs polonais plus de liberté, que Kosciuszko vakiqueur n'eüt pu leur en procurer. Le roi de Prusse, bien loin d'imiter Catherine, ou Paul, qui distribue aux courtisans ces esclaves, pour les livrei- a une tyrannie partielle plus insupportable, les a réunis a ses domaines ; et ils éprouvent un sort infmiment plus doux qu'auparavant 3S. Le bruit s'étant répandu que Paul alloit restreindre le pouvoir des maitres sur leurs esclaves, et donner aux paysans de9 seigneurs les mêmes avantages qu'a ceux de la couronne, le peuple de la capitale se livra k de grandes espérances. En ce moment, un officier part pour son régiment qui étoit a Orernbourg. Dans sa route, on 1'interroge sur le nouvel empereur et sur les nouveaux régiemens: il raconte ce qu'il avu, et ce qu'on dit, entre  220 AvÉNEMENT DE PAUL: autres, de 1'oukas qui doit bientót paroitre eu faveur des paysans. A ces nouvelles, ceux de Tvver et de Novogorod se livrent a quelques mouvernens tumultueux, qui sont enyisages comme des signes de rébeilion. Leurs maitres sévissent contre eux. On découvre la cause de leur erreur. Paul envoie aussitöt le vieux maréchal Repnin avec des troupes contre quelques bameaux, dont les pauvres habitans s'étoient réjouis "un peu tuinultueusement de ce que leur nouvel empereur vouloit, disoit-on, adoucir leurs chaines. L'officier, auteur de cette fausse espérance, et qui 1'avoit répandue innoceminent, en racontant k son passage les nouvelles de la ville, y fut bientót raniené chargé de fers, comme un criminel, l'auteur de rébellion et prédicateur de liberté. Qui peut 1'apprendre , sans frémir d'indignation! le sénat de Pétersbourg le jugea digne de mort, le condamna a être dégradé, a subir le knout, el aux travaux des mines, s'il survivoit a sou suppbce: cela, pour avoir dit, dans  Les paysans. 22-1 quelques maisons de poste sur la route de Pétersbourg a Orembourg, que le nouvel ernpereur, rempli d'humanité, alloit restreindre le pouvoir des mattres sur les esclaves ! Paul confirma ce jugement absurdement atroce. Voilé, le premier procés criminel, dont on fait part au public ; et certes il ne justifie que trop ce reste de pudeur, qui a fait jusqu'ici tenir secrets de pareils attentats. Le séiiat a eu le front d'imprimer le sceau de la justice et des lois a un acte sanguinaire , qui, sous Catherine, se seroit cominis sans doute, mais dans le mystère et le silence dont s'enveloppe le crime. — Mais laissons les cruautés de Paul pour revenir a ses ridicules. Le plus saillant est cette manie, qu'il a, dés sa jeunesse, témoignée pour 1'exercice et i'habillement du soldat, et qui a toujours augmenté depuis. Cette passion n'annonce pas davantage le général et le héros dans un prince, que le soin d'habiller et déshabiller sa poupée n'annonce une bonne mère de familie dans une  3 22 A.YENEMEKT DE PAUL : petite fille qui passé la journée' a ces jeux. On sait que Frédéric - le - grand, le plus savant guerrier de son tems, avoit, dés son enfance, une répugnance invincible pour tous ces détails de caporal auxquels son père vouloit l'assujettir: ce fut même la première source de cette inimitié, qui xégna toujours entre le père et le fils. Le jeune Frédéric ne pouvoit qu'a la dérobée s'occuper d'histoire et de littérature avec son précepteur du Han. FrédéricGuillaume regardoit tout autre livre que les pseautiers de David , et ses régiemens militaires, comme inutiles et dangereux. et lorsqu'il vit que le jeune Frédéric , ne se bornant pas a savoir jouer la marcbe des gardes, voulut changer son petit tambour en claveciu, et son fifre en flute douce, il lui interdit aussi la musiqüe. Cette tyrannie paternelle fit un effet tout contraire a celui qu'on en espéroit: elle donna plus de force aux désirs comprimés de Frédéric. II s'instruisit; il devint un héros: son père ne fut qu'un caporal 39.  SoEDATOMANIE. 223 Pierre III poussoit aussi jusqu'au ridicule la soldatomanie, etcroyoitse proposer Frédéric pour modèle. II airnoit les soldats et les arm es, comme on aime les chiens et les chevaux. II ne savoit qu'exercer; il ne sortoit que dans un équipage de capitan. Eh bien! ce Pierre lil, a la tête d'un régiment tant manipulé par lui - même, n'eut pas le courage de se présenter devant une jeune femme qui marcboit a sa rencontre, avec quelques compagnies de ces mêmes gardes, qui ne savoient pas 1'exercice prussien. II perdit, sans oser les défendre, la couronne et la vie. Certes on ne peut offrir un exemple plus local, plus fort et plus récent, contre cette soldatomanie, qui semble bien plutót exclure le courage et les talens militaires que les supposer. Avoir un grossier surtout boutonné sur le ventre, porter un chapeau gras 40, et 1'épée derrière le dos , est une chose bien facile a imiter. On peut même passer la journée a la parade, y rosser les soldats et bafouer les officiers; cesera une caricature  Ö24 AvÉNEMENT be Paue: satyrique du grand roi, ce sera lui ressembler comme un recruteur qui affecteroit ses airs. Mais, dit Molière, Quand sur une personne on prétend se régler, C'est par les beaux cótés qu'il lui faut ressembler r Et ce n'est pas du tout la prendre puur modèle (.... que de tousser et de cracher comme elle. Une chose beaucoup plus utile, et presqu'aussi facile, ->■'■ NoTES. 8. Et c'est dans une cuur témoin de tant de forfaits encore récensj dans uhe cour qui venoit de voir un père exécuter son fils, et une épouse étoufler son mari , sans compter les empereurs massacrés e; les grandes-duchesses empoisonnées; c'est dans cette cour' dis-je , qu'on affectoit une horreur si grande pour les scènes sanglantes de la révoluüon francaise! C'est cette impératrice, souillée du sang de deux empereurs dont 1'un étoit son époux et 1'autre un enfant, qui avoit des convulsions de colère et les transports d'uue sainU indignation, quand elle apprit que les francais avoient fait mourir un roi, et retenoient encore sa familie enfermée au Temple ! Au moins observa-t-on quelques formes onvers ce malheureux roi: mais Pierre ! mais Iwan , 1'innocent Iwan ! et 1'on adnlire ces témoignages subits de tendressë pour ses enfans, après avoir été quinze ans sans se sentir le courage de leur en donner la moindre preuve "'. Le vulgaire , qui juge toujours d'après les plus fausses apparences, voyant dans le grand-duc Alexandre une retenu e et une circonspection qu'ilprenoitpour dePorgiiêi^ '9  374P0RTR. DU GRAND-DUC CONSTANTIN. s'étoit d'abord engoué de son frère cadet Constantin. Ce jeune prince n'a point 1'extérieur aimable et prévenant de son frère: mais 1'étourderie lui tenoit lieu d'esprit; et la polissonnerie, de popularité. Ce fut ainsi que par affinité la prêtraille s'attacha jadis au malheureux tzarêwitsch Alexis, avec qui Constantin a plus d'un trait de resseinblance, surtout par son dégout pour les sciences et par sa brutalitë. 11 avoit pourtant des germes de bonté d'esprit et de coeur, que ses premiers instituteurs ont négligés, et que le colonel la Harpe s'efforga vainement de faire éclore, en extirpant les ronces qui les étoufl' Jent: il seroit bien heureux pour Constantin de les faire revivre, et de les cultiver lui-même, quand il sera dans un age plus sensé. Au reste, il est le fils, le digne fils de son père : mêmes bizarreries , mêmes emportemens, même dureté, même turbulence. II n'aura jamais autant d'instructkm et autant d'esprit: mais il promet de legaler et même de le surpasser un jour  PoRtr. du grand-duc Constantin. 275 dans 1'art de faire mouvoir une douzaine de pauvres autornates. — Qui pourra jamais s imaginer qu'un jeune prince de dixseptans, vif et vigoureux, qui vient d'épouser une jeune et joiie femme, se relevera a cinq heures du matin, la première nuit de ses noces, pour descendre dans la cour de son palais et faire manoeuvrer, a coups de baton , une couple de soldats qu'on lui a donnés pour sa garde ? c'est ce qu'a fait le grand-duc Constantin. Je lie sai;> si cette fureur guerrière annonce un bon général ; mais eile est, a coup sur, la preuve d'un trés - mavïvais époux ts. Paul qui ne trouvoit dans sa familie aucun motif de redouter le sort de son père, ou tout autre parti dangereux , n'avoit également rièn a craindre des grands. II est vrai que chacun d'eux le haïssoit cordialement, et le tournoit depuis dix ans en ridicule a la cour de sa mère ; mais Potemkin n'étoit plus. La petitesse, dans le bien comme dans le mal , étoit le par-* tage de tous ceux qui approchoient du tróne" J  276 Portrait de Zoubow. aucun n'avoit ni le genie qu'il laut pour faire une révolution, ni 1 energie que deinandent les grands crimes. Catherine pouvoit, avec beaucoup plus de raison que la comtesse de Muralt, donner a ses minis^ tres 1 epithète qu'elle donnoit a ses beaux esprits 17. Un léger croquis de chacun de ces messieurs suffira pour prouver ce que je dis. Monsieur le comte et prince Zoubow, dernier favori en titre et en fonctions de Ja vieille Catherine, étoit un homme de trente et quelques années. II étoit loin d'avoir le génie et l'ambition d'Orlow et de Potemkin, quoiqu'il ait a la fin réuni sur sa tête plus de puissance et de crédit que ces deux célèbres favoris. Potemkin dut presque toute sa grandeur a lui-même: Zoubow ne dut la sienne qu'a la décrépitude de Catherine. On le vit gagner en pouvoir, en richesses et en crédit, en raison de ce que Catherine perdoit en activité, en vigueur et en génie. Les derniêres années de sa vie, ce jeune homme se  Portrait de Zoubow. 277 trouvoit, a la lettre , empereur autócrate de toutes les Russies. II avoit la manie de vouloir, ou de paroitre tout faire: mais, nayant aucune routine des affaires, il rcpondoit k ceux qui lui demandoient des instructions : Sdélaïte kak prêgedê, faites comme auparavant. Rien n'égaloit sa hauteur que la bassesse de ceux qui s'empressoient a se prosterner devant lui; et, il faut 1'avouer, la bassesse des courtisans russes a toujours dévancé et surpassé 1'impudence des favoris de Catherine. Tout rainpoit aux pieds de Zoubow : il resta dehout, et se crut grand. Chaque matin, une cour nombreuse assiégeoit ses portes, remplissoit ses antichambres. Les vieux généraux , les grands de f'empire, ne rougissoient pas de caresser ses moindres valets I8. Etendu dans un. fauteuil, dans le plus indecent négligé, le petit doigt dans le nez, les j eux vaguement tournés vers le plafond, ce jeune homme, d'une physionomie froide et vaine, daignoit a poine faue attention k ceux qui 1'environuoicut,  278 Portrait de Zgueow. ]] s'amusoit des sottlses de son singe, qui skutoit sur la tête de ses plats courtisans, ou il s'cntretenoit avec un houffon ; tandis que des vieillards, sous lescmels il avoit cté sergcnt, des Dolgorouky , des Galitzin, des Soltykow , et tout ce qu'il y avoit de grands et delaches, debout, dans un profond silence, attendoient qu'il rabaissat les yeux pour se prosterner encore devant lui. Le nom de Catherine figuroit dans ses paroles, comme les noms de tróne et d'aütel dans les manifestes des rois. 11 témoignoit a peine a 1'héritier de 1'empire ce respect extérieur, qti'il ne pouvoit lui refuser dans les cérémonies de cour, et PêuI, le raide Paul , fut contraint de s'assouplir devant un petit officier aux gardes, qui naguères lui avoit demandé grace pour avoir offensé 1'un de ses chiens 1&. Le grand-duc Constantin lui faisoit une cour trés-assidue, pour cn obtenir de 1'argent ou des faveurs pour ses protégés: tant il est constant que les ames les plus enclines a la tyrannie sont ayssi les mieux formées pour la seryitude.  Portrait de Zoubow. 279 Au reste, aucun des douze favoris ne fut si petit de corps et dame que Zoubow. II put avoir des quabtés occultes appréciées par Catherine : mais il ne montra ni génie, ni vertus, ni passions, a moins qu'on ne veuille compter la vanité et Favarice qui le caractérisoient; aussi ne laissa-t-il pas de vide, en disparoissant de la place qu'il occupoit. Les monumcns de son règne seront les trésors de sa familie , et les terres extorquées par son père aux possesseurs de sa province 20. La mort de l'impératrice le replongea, en un moment, dans le néant dont 1'amour 1'avoit tiré : tel un papilion, éphémère nait et brille a un rayon de soleil, et meurt et se décolore au premier soufflé de vent. II pleura Catherine, comme un fils pleure sa mère, et ce fut le seul moment oü il parut intéressant. II faut aussi lui rendre Ia jüstice qu'il reprit plutöt dans la fouie la place qui lui convenoit, que les courtisans n'osèrent reprendre la leur a ses cótés. Ils se montrérent encore plus avilis, que lui humilié ; et quoique, dès le premier  s8p Portrait de Zoubow. jour, ses antichambres aient été désertes., pn vit encore long-tems après, lorsqu'il paroissoit a la cour, la tourbe des badauds s'ouvrir et se prosterner devant lui, comme devant un souverain: tant il est diffir cile a des esclaves de se relever! II faut encore lui rendre cette justice qu'il ne peupla point, comme un Mentschikow et un Biren, les déserts deSibérie: mais il fit des actes d'injustice et de violence inquisitoriale, a 1'instigation d'Esterhazy et des autres emigrés francais; et les malheurs de la Por logne sont en partie son ouvrage. L'empereur qui, au premier moment de son avénement, Tavoit traité avec une considération étonnante ; qui l'avoit confirrné en termes flatteurs dans ses emplois; qui avoit donné a son frère le premier cordon de la Russie , seulement pour avoir fait un voyage a Gatsehina; qui lui avoit a luir même fait cadeau d'un de ses habits d'uniforme, 1'empereur, dis-je, ayant mesuré son homme, vit qu'd n'en avoit rien a craindre. Le scellé fut subitement mis sur sa  Portrait de Zoubow. 281 chancellerie; et ce fut le grand-duc Constantin, naguères son courtisan, qui exécuta cette commission d'officier de police avec toute la brutalité qui lui est naturelle11. Ses secrétaires furent scandaleusement bannis , ou chassés de la cour 22; ses complaisans, exilés ou enfermés 23; et tous les officiers de son état, ou de sa suite, qui étoient au nombre de plus de deux cents, furent obligés de rejoindre a 1'instant leurs corps , ou de donner leur démission. Pour le chasser plus poliment du palais, ou lui fit cadeau d'une grande rnaison, et tous ses comn:andemens lui furent retirés. Jl ne donna lui-mème sa démission d'une trentaine d'emplois différens , que lorsqu'il ne les avoit déja plus. L'empereur créa Nicolas Soltvkow feld-marécbal, et fit refluer dans ses chancelleries toutes les affaires militaires, que Zoubow en avoit détournées. Ce fut alors que 1'on vit les abus et les désordres qui régnoient dans les expéditions. Le favori qui faisoit faire, pour son compte, une guerre en Perse par son frère 24, n'avoit  282 Portrait de Zoubow. pas daigné envoyèr au collége de guerre les rapports ordinaires : il en avoit été de même pour les troupes qu'on faisoit marcher vers la Gallicie; de manière qu'au moment oü 1'on dut faire une nouvelle répartition^e 1'armée, on ne savoit oü étoient la plupart, des régimens, et moins encore 1'état oü ils se trouvoient. Les officiers, qui devoient rejoindre leurs corps , ne savoient de quel cóté du monde prendre la poste pour les rencontrer, et assiégeoient en vain les bureaux pour s'en informer2'. Quelques semaines après , Zoubow obtint la permission, ou plutöt recut 1'ordre o Notes. qui venoient ;ï tout moment, de la part de Paul, lui donner des ordres et le presser, achevèrent de lui faire perdre la tête. 11 ne trouva d'autre ressource que celle de feiadre une colique horrible, de se sanver chez iui et de laisser la ses troupes. Paul, furieus d'avoir fait en vaiu de si beiles dispositions, piqtfa des deux, et alia conceutrer sa rage daus son palais, laissant sa femme, son armée, et ceux qu'il avoit invités a voir cette fameuse manoeuvre, pereés jusqu'aux os. On étoit resté la depuis cinq heures du ma tin jusqu'a une heure après midi: et c'est a peu prés ainsi que Marie passoit toutes ses matinées, avec une ou tout au plus deux deuioiselles, dont 1'une encore étoit la favorite et jouissoit de toutes les attenüons de Paul et de ses courtisans. 8. On ne peut trop s'étonner qu'un homme de la trempe de Mirabeau ait pu , dans sa correspondance secrète, rapporter une anecdote aussi sotte sur ie compte de la grande-duchesse de Russie. Le jeune homme, qui en doit être le conteur et le héros, n'a cei tes jamais approché de cette princesse . ni rnême de la cour de Russie : il n'y a aucune localité dans ceite prétcndue aventure, qui ne seroit que plate et ridicule, et ne mériteroit aucune attention, si Mirabeau ne 1'avoit rapportée.  Notes. 33 i 9' Ce que je dis de cette princesse est un hommage a. Ia vérité. Elle sait bien, et je sens mieux encore que ce n'en peut êlre un a la reconnoissance. II faut avouer aussi que ses bonnes qualités sont singuliereme.it obscurcies par une petite vanité, qui la fait penser et agir comme une parvenue. La princesse Dorolhée de Wurtemberg, devenue Marie de Holstein-Romanow, pournoit se passer de cette fierté gothique: car ses enfans, tout grands-ducb qu'ils soient, ne sont plus chapitrables en Allemagne. 10. Ce tems fut bientót passé. J'apprends que Marie a été mise, douze heures, aux arrêts, pour avoir donné a une de ses femmes un ordre insignifiant, que Paul trouva mauvais. On voit qu'un empereur si guerrier n'emploie que des moyens miiitaires, inéme dans sa chambre a coucher. 11. Comme grande-duchesse, elle n'avoit eu que 6a mille roubles par an, et étoit, avec cette somme plus généreuse, et faisoit plus de bien qu'aujourd'hui.  332 Notes. 1 2. II faut pourtant convenir que Catherine, dont les amours avec Stanislas Poniatowski scandalisoient toute la cour, donnoit a son époux de bien fortes raisons de la maltraiter, et que Marie ne laissoit par sa conduite aucune prise sur elleC i3. „ Avec un coéur nolle et porté au bien, il ne paroissoit ni obligeant, ni sensible a Vamitiè, ni libéral, ni reconnoissant des soins quon prenoil pour lui; ni attentif a reconnoitre le mérite, etc. etc. etc. " V. Télémaque, livre seizième. U.- La grande, la généreuse Catherine, dont la magnificence étonnoit 1'univers, qui donnoit les roubles par millions a ses favoris, laissoit son fils et ses petits-fils manquer du nécessaire. Trente mille roubles en papier pour un grand-duc de toutes les Russies! cela revenoit a soixante mille livres de France. On les donnoit quelquefois en or ou en argent; mais ceux qui avoient la caisse des jeunes princes avoient soin d'agioter: cela se réduisoit dans leurs mains a environ la moitié de la somme.  Notes. 333 i5. J'apprends que Paul vient de placer le grand-duc Alexandre dans la chancellerie de Besborodko, comme Frédéric-le-grand fut autrefois placé par son père dans celle d'un ministre, pour y travailler en qualité de simple écrivain. Que ce soit pour Finstruire, ou pour 1'humilier et le punir, le jeune princei en vaudra un jour mieux. iG. Quelque tems avant son marïage, on lui avoit donné un détachement de soldats pour 1'amuser. Après avoir, pendant quelques mois, tourmenté ces malheureux, il s'emporta jusqu'a donner des coups de canne au major qui les commandoit: celui-ci eut le courage de s'en plaindre au comte Soltykow , et le favori le rapporta a l'impératrice. Elle fit mettre aux arrêts son petit-fils , et lui fit óter ses soldats, qu'on ne lui rendit qu'a son mariage. On pourroit rapporter plusieurs autres traits de ce jeune prince; mais ce ne seroit que copier les polisonneries les plus ordinaires d'un enfant sans éducation. Sa grand'mère s'en apercut trop tard pour y remédier. Dans son enfance, il mordoit et battoit ses maïtres ; aujourd'hui il frappe les officiers a 1'exercice, et casse les dents aux pauvres soldats. Le roi  334 Notes. tic Suède étant avec toute la cour au bal chez Samoïlow, il lui dit: Savez-vous chez qui vous êtes ? chez ia plus grande p de la ville. La grand'mère le fit mettre aux arrêts. On sait qu'elle les nommoit Mes bètes. On a vu souvent ces valets repousser par des bourrades les officiers et les généraux, dont la foule assiégeoit les portes et empêchoit de les fermer. ' Paul avoit un chien qu'il aimoit. Ce chien , ródant dans les corridors du palais , voulut enlever un morceau de viande que tenoit un trompette de la garde. Le soldat lui donne sur les oreilles avec son instrument. Le chien arrivé sanglant, hurlant, dans les appartemens de Paul. qui, apprenant 1'aventure, en est furieux. Ah ! s'écrie-t-il, tout ce qui m'appartient, tout ce que j'aime, est en butte a la persécution; je n'ai qu'un chien, on veut le tuer: qu'on me  Notes. 335 fasse venir l'offkier de garde, et qu'ii soit puni! Cet officier de garde étoit alors Zoubow, qui, apprenant les fureurs du grand-duc, fut se prosferner aux pieds de Nicolas Soltykow, son protecteur, pour qu'il vint avec lui chez le grand-duc solliciter sa grace; ce que Soltykow eut de la peine a obtenir: car Paul étoit persuadé que 1'on n'avoit battu son chien que par haine contre lui, et paVce qu'il étoit détesté des gardes. Le trompette soutenoif qu'il n'avoit pas connu 1'animal, et cela parut une nouvelle insulte a Paul, qui eüt sürement puni sévèrement, s'il en avoit eu le pouvoir. 2 0. Le père de Zoubow fut fait sénateur; et, pour s'enrichir, il achetoit, ou se faisoit céder tous les vieux procés, et venoit les faire juger, ou les juger lui-même en sa faveur au sénat. i. II est a remarquer que Zoubow. qui avoit tous les emplois, et les secrétaires toutes les affaires entre les mains, furent éloignés en vingt-quatre heures. sans leur faire rendre aucun compte, ni leur demander aucune information. On verra plus bas la confusion que cela occasionna.  336 Notes, 22. Les deux plus fameux sont Altesti et Grilowsly. Le premier est un Ragusain, que le ministre russe Bolkounow avoit pris a Constantinople dans un comptoir de marchand , pour 1'employer dans sa ehancellerie. Quand la guerre fut déelarée, il vint solliciter de 1'emploi a Pétersbourg, et entra chez Zoubow dont la faveur s'augmentoit. 11 savoit plusieurs langues, et avoit de 1'esprit. ii fut bientót le faiscur de Zoubow et même de l'impératrice. Une brochure qu'il écrivit en francais contre le roi et les révolutionnaires de Pologne, oü il traite le premier de factieux et les autres de jacobins, oü il entasse les épithèfes, les mensonges, les sottises et les flatteries, acheva de faire sa réputation et sa fortune. Ce libelle fut répandu comme un manifeste. Bientót les rangs , les ordres et les esclaves, furent prodigués a Altesti. Non content de ces dons, il s'enrichissoit prodigieusement. Les confédérés polonais , les gouvernemcns , les Cosaques, etc. s'empressoient d'acheter, a beaux ducats, ses services et sa protection. C'est lui qui avoit toutes les affaires de Pologne entre les mains ; et c'est de lui que dépendoient la fortune, la liberté et la vie, puisqu'il dressoit les listes de proscription. ii devint d'une hauteur et d'une impudence rares. Une impertinence qu'il fit a un comte Golowin, qui eut le courage de s'en plaindre, le perdit enfin. ii eut 1'ordre d'aller dans ses terres : mais Zoubow 1'avoit fait  Notes. 337 fait revenir, et, quelques jours avant la mort tle Catherine , il étoit sur le point de rentrer en emploi, Un des premiers ordres de Paul fut de lui enjoindre de partir dans vingt-quatre heures. Altesti a des talons ; mais c'est un ingrat. Ce fut lui qui lit ensuite disgracier Bolkounow , son premier hieufaiteur. L'autre secrétaire étoit un Russe, nommé Gribowsky. II n'avoit point 1'esprit de son confrère, mais peut-être un meilleur coeur. II parvint a presque autant «e crédit. II étoit fils d'un pope, et avoit commencé par être copiste dans la chancellerie de Potemkin. En moins de deux ans, il parvint chez Zoubow au grade de colonel, et son luxe - i ses dépenses étonnèrent et scandalisèrent toute la ville. Les plus belles dames le trouvoient charmant, et les plus grands seigneurs le cajoloient. II entretenoit un orchestre et des bouffons, des maltresses et des chevaux. II donnoit, au printems, des soupers , oü il y avoit des des« serts en fruits qu'on n'eüt point vus sur la table de l'impératrice; et je me trouvai a un pique-nique, oü le dessert qu'il fournit étoit, vu la saison, estimé Soo roubles. 2 3. Entre autres Kapiew, jeune hómmè qui mériteroït un meilleur sort, si son coeur valoit son esprit. On 1'accusa d'avoir dit a l'un de ses arnis qu'il rencontra 1. 23  338 Notes. afiublé du nouvel uniforme de Paul: Bon jour, beau masqué. 24. A un diner chez l'impératrice, pendant le séjour du roi de Suède, on parloit des nouvelles que venoit d'apporter un courier. Ce n'est rien, dit Zoubow a un Suédois, mon frère nous marqué qu'il a gagné une bataille et fait la conquéte d'une province: il n'y a rien de nouveau. 25. C'étoit souvent le cas en Russie : mais voici qui surprendra davantage. Un Francais, nommé le chevalier Roger, ayant, par le moyen du major M... sollicité le comte Soltykow de lui donner le poste de commandant de quelque place éloignée oü il vouloit se retirer pour vivre a meilleur marché avec sa femme, le ministre donna ordre de voir s'il y avoit une pareille vacance. On lui dit que le fort Pierre et Paul, dans le gouvernement d'Orembourg, étoit dans ce cas, et Roger en fut nommé commandant. II partit. Quelques mois après, le major M... recut une lettre oü Roger lui disoit: Je suis arrivé dans la contrée oü devoit être ma forteresse; mais jugez de ma consternation;  Notes. 33o. j'ai appris que, depuis vingt ans, elle avoit été détruite par Pougatschew, et n'existoit plus : je me suis trouvé dans un désert avec ma familie sans asyle et sans ressources, et j'ai été obligé de revenir a Orembourg. Ceüe lettre fut montrée au ministre, qui fit donner a Roger un autre posle. 20. D'abord écrivain dans la chancellerie de Roumanzow, il devint secrétaire de Catherine; et voici comme on raconte sa fortune. Ayant recu ordre, un jour, de rédiger un certain oukas, il 1'oublia, et reparut chez l'impératrice, sans 1'avoir écrit. Elle le lui demanda: Besborodko, sans se déconcerter, tira de sa poche une feuille de papier blanc, oü il se mit L lire, comme si 1'oukas en question y eüt été rédigé. Catherine, contente de la rédaction, demanda la feuille pour la signer, et fut fort étonnée de ne voir que le papier blanc. Cette facilité a composer sur-lechamp la frappa; et, loin de reprocher au secrétaire sa négligence ou sa supercherie, elie le fit ministre d'état, pour avoir su par coeur la formule d'un oukas , et pour avoir eu le front de lui en imposer.  3.jO Notes. C'étoit précisétnent en traversant les terres du directeur général des postes, qu'on ne pouvoit jamais avoir de chevaux, et que les voyageurs étoient ranconnés. ' 28. On conté qu'un solliciteur, ne pouvant 1'aborder, s"avisa enfin de se glisser dans sa voiture et de 1'y attendre. Besborodko, étonné de la hardiesse et de rinvention, écouta eet homme et lui promit de parler de sou affaire a l'impératrice: mais 1'homme ne voulut point quitter son poste, et attendit dans la voiture que Besborodko redescendit du palais, pour avoir une réponse. On dit qu'elle fut favorable. 29. Nom du quartier, oü les filles publiques de Pétersbourg sont en plus grand nombre. 00. L'empereur, par un raffinement de vengeance, défendit a la Hus de suivre Markow dans son exil,  Notes. 3/ti disant qu'elle appartenoit a la cour et non pas a lui. Cette tragédienne, qui a beaucoup de talens, étoit parvenue a faire du théatre francais une aristocratie oü elle présidoit. 5i. Tl a été fait prince et mérite de 1'être. Tl est encore premier ministre de Paul, et c'est lui qui déclare, au nom de son maitre, la guerre a la république francaise, en citant, pour la motiver, des décrets qui ne sont, je crois, connus que de lui. H vient de mourir. Voyez la note concernant le grand-duc Constantin. 33. Si 1'on emploie Ie terme de talens pour un Arkarow, il ne faut pas se figurer pourtant qu'ou veuille désigner un le Noir, un Sartines, ou quelqu'uu qui ait de 1'aptitude a maintenir 1'ordre et la police établie. Le talent de 1'inquisiteur russe n'est autre que celur d'un bourreau pour abattre ou frapper la tête que le soupcon lui désigne. Digne ministre de son maitre,  3^2 Notes. son caprice lui sert de loi; et sa méchanceté naturelle, de raisons suffisantes. 34. II est disgracié, non pour ses crimes, mais pour une bagatelle. 35. Je ne fais plus mention de ce vieux guerrier, que 1'iiigratitude de Catherine qui lui dut ses premiers triomphes rendra a jamais célèbre autant que ses propres exploits. II étoit lui-même mourant a la mort de rimpératrice, et, quoiqu'il eüt le commandement d'une armée, sa débilité le mettoit hors d'activité. Paul porta pour lui le deuil trois jours, et le fit porter a toute 1'armée. Depuis plus de vingt ans, il ne paroissoit plus a la cour, et menoit dans la retraite, ou dans les camps , une vie aussi égoiste que philosophique: car il fit moins d'honneur au titre de père et d'époux qu'a celui de général. 11 se sépara de sa femme, et demeura étranger a sa familie, comme La Fontaine. L'un de ses fils, ayant fini ses études, vint le trouver a 1'armée pour demander du service. Qui êtes-vous? lui demande Rouinanzow.— Voïre fils.— Ah, ah! j'en suis bien aise: vous avez grandi. Après  Notes. 3/(3 quelques autres questions aussi paternelles, le jeune homme demanda oü il pourroit loger et ce qu'il avoit a faire. Voyez, lui dit son père: vous aurez surement au camp quelque officier de votre connoissan- ce. Un fait aussi singulier, c'est que son fils , Serge Roumanzow, revenant de son ambassade en Suède, demanda une lettre de recommandalion a Nicolas Soltykow, pour se présenter a son père et en être bien recu. 36. Un jour, le roi venant lui rendre visite, il courut meitre une robe de chambre pour le recevoir. Après une légère excuse et une légère révérence, il tourna le dos au miroir, et se mit un doigt dans le derrière, offrant pendant toute la visite ce derrière et ce doigt a Stanislas qui avoit le miroir en face. II recut d'Artois a Riga presque aussi impoliment, feignant de ne pas le connoitre, et le laissa seul prés de la cheminée. II fut piqué de 1'air de supériorité que le prince frangais voulut prendre, et de ce qu'il n'avoit pas salué la garde qui lui avoit rendu les honneurs militaires.  344 Notes. 57. Souvorow se fit lire deux ou trois fois, a haute voix, en présence de son état major, le premier rapport que lui envoya Repnin, faisant mille boulfoneries, feignant d'être sourd pour que le lecteur éievat ïa voix, et s'étonnant de recevoir un rapport du prince Repnin qu'il railloit ainsi cruellement. Catherine fut toujours très-despote, et subordonna toujours 1'ancienneté* a la faveur. A la mort de Potemkin, Kamenslcoi, l'un de ses meilleurs généraux. prit de droit le commandement de 1'armée, et envoya le premier rapport en cette qualité. II disoit: Ayant fris le commandement, en vertu de mon ancienneté, etc. Catherine écrivit a la marge, de sa main : Qui vous 1'a ordonne? II parloit ensuite du désordre qu'il trouvoit dans les régimens j et Catherine mit encore en marge : II n'a osé rien dire du vivant du prince. En réponse de son rapport, Kamenskoi recut ordre de quitter 1'armée. 58. Surtout envers le soldat. En passant un régiment de cavalerie en revue, il disoit: Je ne m'informe que des hommes; car pour les chevaux, comme c'est le colonel qui les achète, je sais bien qu"ils sont mieux goigués.  Notes. 3a5 % Sa manière d'être avec ses officiers choqua pourtant, en dernier lieu, les Prussiens qui ne connoissent pas la hauteur des généraux russes. On fut étonné a Berlin de voir Repnin se promener gravcment revêtu de tous ses ordres, marchant seul quelques pas en avant, suivi d'un Kniaiss Wolkousky, son neven, de plusieurs aides de camp, et du martiniste Tltiemann, son secrétaire. Chaque fois qu'il se retournoit pour dire un mot, sa suite faisoit halte comme un peloton, et mettoit en même tems chapeau bas. Au resle, sa mission. politique ne lui a pas réussi. Ce prince, feld - maréchal , ministre jadis triomphateur a Constantinople, et dominateur a Varsovie, n'a ni effrayé ni séduit le jeune et sage roi de Prusse, que Paul 1'avoit chargé de conlraindre a rentrer dans une coalition. Repnin éconduil a Berlin se rendit a Vienne, et 1'on voit Ie succes de sa négociation. Mais un de ses secrétaires , qu'on me nomme Au'.ert, et qu'on dit Francais , s'esquiva avec une parlie des papiers et des secrets de la légation. Paul en a été furieux, et il a disgracié et congédié Repnin a son retour, pour n'avoir pas réussi a Berlin , et pour avpir employé un Francais dans sa chancellerie : mais, par une clémence spéciale, il peut porter 1'uniforme des armées qu'il a, quarante ans, commandées avec gloire.  346 Notes. 40. II annoncoit ordinaireinent ses succes en deux ou trois mots, et souvent en deux mauvais vers russes burlesques. César écrivoit au sénat: Veni, vidi, vici .Souvorow pouvoit être avec raison plus bref du tiers que César , car il a toujours vaincu sans y voir. II disoit lui-même : Kamenskoi connoit la guerre, mais elle ne le connoit pas; je ne la connois pas, mais elle me connoit; pour J. Soltykow, il ne la connoit ni n'en est connu. Quelques traits semblables, et quelques citations d'histoire ancienne faites a propos, ont donné a Souvorow de la réputation. Ses partisans répandoient qu'il s'enfermoit souvent pour étudier les langues mortes et même 1'hébreu. II parle passablement frangais et allemand. 41. Nicolas Soltykow étoit l'un des plus lésés par la promotion de Souvorow. 42. Mon ami traite de cette expédition singuliere, et vraiment aussi intéressante que lointaine, dont il sera question dans la troisième partie de ces mémoires.  Notes. 347 43. A la nouvelle de sa blessure, Catherine lui avoit envoyé son propre chirurgien, le cordon de St. Audré, le rang de général en chef, et 100 mille roubles pour les frais du pansement. II en demanda encore 5oo mille pour payer ses dettes. 44- Pierre I avoit détruit les Strélitzy (archers); mais leur esprit revivoit dans les quatre régimens de gardes qui les remplacèrent. Les gardes composés d'hommes choisis, dont les officiers étoient tirés des plus riches families (*), formoient une armée de pres de dix mille hommes qui environnoit le tróne. L'influence de ce corps suffisoit pour opérer une révolution : aussi est-ce lui seul qui effeclua celles qui ont eu lieu depuis Pierre I. 12. C'est une justice qu'il faut lui rendre. Et si sa passion pour la Nélidow lui fait manquer a sa femme, (*) Pour être officier aux gardes, il falloit prouver que 1'on possédoit au„moins cent paysans, ou esclaves.  348 Notes. elle ne lui a du moins pas encore fait manguer publiquement au décorum ni a la décence. Au rcste la JSélidow est disgraciée. Alexis Kourakin avoit souvent encouru la disgrace de Paul, a cause des attentions et des égards qu'il avoit toujours pour la grande-duchesse: mais il faut bien se garder de donner le titre de jalousie a 1'humeur que cela inspiroit a Paul; son caractère et celui de sa femme ne pouvoient donner lieu a la jalousie. L'humeur de Paul prenoit sa source dans ses soupcons politiques , et non dans son amour. Un jour, voyant sa fëmme parler bas prés d'une cheminée au prince Kourakin , il entra en fureur. Vous voulez , madame, lui dit-il, vous faire des amis, et vous préparer a jouer le róle de Catherine; mais sachez que vous ne trouverez pas en moi un Pierre III. Ces paroles inconsidérées, échappées a sa colère, consternèrent tout le monde, et Kourakin se retira de la cour. Depuis ce tems, la grande-duchesse fut plus malheureuse et plus gênte encore. II falloit, pour le moindre message qu'on avoit a lui faire, s'adresser chez son mari. C'étoit lui qui nommoit ceux qui devoicnt lui donner le bras pour la promenade, faire sa partie le soir, ou même 1'entretenir pendant Ia soirée. A Ia fin, il trouva plus commode de lui  Notes. 349 donner une espèce de sigisbé qui ne la quitte pas : c'est Je prince Neswitsky qui a été jugé assez insigniliant pour cela. 47- II a déja été une couple de fois disgracié et rappelé. 48. Ce qu'on nomme en Russie le Cabinet n'est pas le Conseil politique : c'est la chambre oü sont les trésors, les bijoux, et les curiosités particulières du souverain. 49- II avoit déja une terre en Finlande, province cédée par la Suède, oü les paysans ne sont pas tout-afait réduits au même mode d'esclavage que les Russes; et Nicolaï s'en plaignoit souvent, disant: que ces gueux-la. ne lui rapportoient presque rien, et prélendoient avoir des franchises. Ceux qu'il vient de recevoir sont en Pologne: il pourra, a son gré, les séparer, les vendre, ou les faire travaiüer, comme ses  35o N O T E S. animaux domestiques, a rembellisscment de ses jardins. Qu'on juge par ce trait de ce qu'est devenu en Russie ce Sirasbourgeois, qui passé en Allemagne pour un philosophe, que tant d'écrivailleurs flagornent comme un Mécène. S'il vient a lire ceci, il admirera sans doute la modéralion avec laquelle on y parle de lui. 5 o. Voici une plaisanterie, qui marqué 1'opinion qu'on avoit de la plupart des gens en faveur et en place a la cour de Catherine. Elle fut faite dans une société oü 1'on célébroit 1'Epiphanie a la francaise, et oü 1'on proposa au roi de la fève de replacer les courtisans selon leurs talens et capacité. ,, Zoubow n'a jamais servi de rien a 1'état, et ne sert plus de rien a l'impératrice, depuis que les tribades Branicka et Pratasow remplissent les fonctions. On lui donnera quelques doses d'émétique pour lui faire rendre gorge, et on 1'enverra aux bains de Baldone rétablir sa santé. Le comte N. Soltykow, président du collége de guerre et gouverneur des grands-ducs, est nommé président du collége de médecine et diacre de la chapelle du palais. On lui laissera même la garde-robe des jeunes princes, a condition qu'il enfermera sa femme dans un couvent ou 1'enverra aux petites maisons.  Notes. 35i Le comleBesborodko, premier conseiller d'élat, etc. sera nommé cuisinier de la cour, k moins qu'il n'aime mieux devenir directeur de 1'hópital des femmes env oü se trouvent toutes ses amies. Le vice-chancelier Ostermann est envoyé a St. Denis , pour y remplacer 1'épée de Charlemagne, qui étoit longue et plate comme lui. Le prince Bariatinsky, maréchal de la cour, sera nommé grand-maitre des hautes oeuvres. On veut établir un genre de mort plus doux que celui du knout, et il aura 1'emploi d'étouffer et étrangler en secret ceux dont on voudra se défaire, soit un empereur ou son fils; a charge pourtant de ne pas les laisser crier, comme il fit il y a environ trente ans. Le maréchal Souvorow sera établi boucher privilégié de chair humaine. On permettra a 1'armée d'en manger en Pologne, oü il n'y a plus que des cadavres. II sera nommé une commission aVOutsohiteli (précepteurs) pour examiner si le prince Youssoupow sait un peu lire; et, en ce cas, on le fera souffleur des spectacles dont il est directeur. Markow sera envoyé ministre a Paris. oü il a déja eu tant de succes. On espère qu'il sera propre a réconcilier la Russie avec la république francaise, paree qu'il a été le fléau des jacobins russes ou pqlonais contre lesquels elle se déclare aussi. Samoïlow, procureur général, sera fait chevalier garde, paree qu'enfin il est assez bel homme, et qu'il ne faut pas davantage pour cela.  35 a Notes. KoufousoAV, directeur du corps des cadcfs, au lieu du bon comte d'Anhalt, sera obligé d'élever un monument a son prédécesseur, qu'il s'eiïbrce de ridiculiser et qu'il fait regretter tous les jours. Au reste, sa conduite est le meilleur panégyrique de la mémoire du bon d'Anhalt. On laissera le corps d'artillerie au vieux général Mélissino , paree qu'il est le seul général d'artillerie qui sache son métier: mais a condition qu'il n'aura pas la disposition des sommes, et qu'il n'ira pas trasner ses cheveux blancs dans les antichambres des valets de cour? On lui recommande aussi de mettre moins d'artifiees dans sa conduite, et moins de fumée dans ses artifices. Madame de Liewen , gouvernante des princesses , gardera son poste, quoiqu'elle ait un peu 1'air d'amazone; mais il viendra un tems oü il sera bon de donner , même aux jeunes princesses , 1'air un peu soldatesque ("). La comtesse Schouwalow, grande maitresse de la grande-duchesse Elisabeth, sera aussi confirmée; mais on lui enjoindra de ne pas permettre qu'a la table de cette jeune princesse les bêtes seules aient le droit de parler, a moins qu'elles ne le fassent avec bon sens, comme du tems d'Esope. Le prince Repnin, pour avoir, un jour que Ie prince Potemkin demandoit un verre d'eau, ouvert la (*; Ce tems est venu.  Notes. 353 la porte pour répéter lui-même aux laquais eet ordre important, recevra le diplome de premier valet de chambre des favoris ; et cette charge équivaudra pour lui a celle de feld-maréchal. Cependant on lui arrachera la couronne de lauriers qu'il portoit sur ses cheveux blancs, paree qu'il a souffert, sans mot dire, qüun bouffon lui passat dessus le corps, et que le don d'une petite maison a paru lui convenir et le consoler de eet affront. " „ On donnera a Mr. Zawadowsky, directeur et spoliateur de la banque, 1'ordre d'aller en Sibérie prendre des martres zibelines, pour réparer les fourrures de Sa Majesté, qu'elle n'aura bientót plus le moyen d'entretenir autrement. Elle ne peut déja plus en fournir a sa familie; et 1'on sait que Zawadowsky est meilleur chasseur que financier. " etc. etc. 11. C'est ce qui est arrivé. Les princes Kourakin, ef la plupart de ceux que j'ai nommés, sont disgraciés au moment oü j'écris. 5 a. C'est de quoi il ne convient pas; car il dit un jour : Je veux être Frédéric II le matin, et Louis XIV le soir. Bien, bien ! ce vous sera une bagatelle. 1. 24  354 Notes. 53. II a bien changé , ou plutót il ose se montrer maintenant ce qu'il étoit peut-être déja. Un malheureux soldat, dans 1'horreur des tourmens qu'il enduroit sous le baton par 1'ordre de Paul pour une petite faute de service, s'écrioit dans son désespoir: Ah! maudite tête chauve! ah! maudite tête chauve! L'autocrate indigné ordonna qu'on le fit expirer sous le knout, et rendit une ordonnance par laquelle ildéfend, sous la même peine, de se servir de 1'épithète de chauve, en parlant de tête, et de celle de camard, en parlant de nez. II a apparemment lu qu'un saint prophéte fit dévofer quarante-deux enfans par les öurs, pour en avoir été ainsi injurié: et la tête d'un Paul vaut sans doute celle d'un Elisée. 5/t. Les nouvelles monnoies ne portent point son efHgie, mais seulement son chiffre, avec ces mots de 1'écriture sainte qui n'offrent la aucun sens : Pas pour nous, pas pour nous, mais en ton nom. Apparemment que c'est quelque dévise du Martinisme ou de VObscurantisme, dont Paul est protecteur. II paroit même qu'il va fondre eet ordre avec celui de Malthe, dont il vient, a 1'étonnernent de 1'Europe , de se déclarer  Notes. 355 grand-maitre, au même instant oü il s'allie avec les Turcs. O mes amis! retenez-vous de rire.' Mais hélas! Quidquid delirant reges, plectuntur Achwi. FIN DU TOME PREMIE K.   TABLE DES MATIÈRÉS contenües DANS LE Fr VOLUME. PRÉFACE. PREMIER CAHIER. Séjour du roi de suède a pétersbourg. Details et anecdotes concernant son mariage projeté avec la grande-duchesse Alexandrine. Son portrait: celui de cette jeune princesse. Remarques sur ce mariage manque'. Les princesses d'Allemagne mande'es en Russie. Mariages des grandsducs; et détails sur leurs épouses, et la pompe de la cour et cette époque. SECOND CAHIER. Catherine II. Détails sur sa maladie et sa mort. Son portrait. Son caractère. Observations sur sa cour, ses courtisans, ses ministres. Infiuence de la révolution francaise sur son esprit. Si Catherine protégea les lettres. Ses ouvrages. Moeurs et monumens de son règne.  T a b l e TROISIÈME CAHIER. Des favoris. Catherine érige leurs fonctions en charge de cour. Son tempérament et sa générosité en amour. Son impudeur. Installalion de Zoubow. Suite des douze favoris en titre. Dernières débauches de Catherine. Petit hermitage: petite société. Réticence. QUATRIÈME CAHIER. Avénement de paux. Conduite et projets de Catherine d ï'égard de son fils. II est proclamé. Ses premières démarches comme empercur. Honneurs funèbres rendus a son père et d sa mère. Mesures rigourcuses envers les gardes. La Wachtparade. Graces et disgraccs. Ses occupations. 'Proscription des chapeaux ronds et des attelages russes. Etiquette~rétablie: ses suites ridi:ulcs ou barbares. Changemens dans le militaire, dans le civil. Les paysans. Soldatomanie. Bureau pour les suppliques. Finances. Valet de chambre favori. CÏNQUIÈME CAHIER. Paul devoit-il craindre le sort de pierre III? ParaUèle entre Paul et son père. Portrait de Timpératrice actuclle, du grand-duc Alexanlre, du grand-duc Constantin, de Zoubow, de N. Soltykow, dQstermann, deSamöilow, de Markow,  v DES MATIÈRES. d'Arkarow, de Repnin, de Souvorow, de Vale', rien Zoubow. Traits du caractère de Paul et de ceux de ses principaux courtisans ou ministres. Son portrait. Anecdotes sur sa conduite, étant grand-duc.   ERRATA. Tome I.« Page i*5 , ligne première. Ségury avait auparavant joué un róle indigne de son rang et de son esprit; Jisez, plus digne de son rang et de son esprit.