L E CABINET D E S FÉ E S.  CE VOLUME C0NT1E NT L'HlSTOÏRE de la sultane DE PeRSE ET DES VlSIRS, Contes Turcs, compofés en langue turque, par Chéc Zadé, & traduks en fran^ois, par M. Galland: 'jLet Voyages de Zulma dans le pays des Fées: TOMB SEIZIÈME.  WW 184 G-l LE CABINET DES FÉES3 O u COLLECTION CHOISIE DES CONTES DES FÊES, ET AUTRES CONTES MERVEILLEUX * Omé.s de Figures. TOME SEIZIÈmËT -=r—- ========ss=BS=sasSi A AMSTERDAM, Et fe trouve a PARIS, RUE ET HOTEL SERP EN TE* M. DCC, LXXX V,   P R É F A C E DES CONTES TURCS. Ces contes qne les mufulmans appellent par dérifion la malice des femmes , ont été tirés de la bibliothèque de M. Pétis qui les a traduits autrefois. Ils ne forit5point l'ouvrage d'une imagination francpif&£. vous ïnfpire, & de faire aucune aótion contre les commandemens de dieu , & contre la juftice enfeignée par les prophètes. La reine accufe le jeune prince fans produire de témoins contre lui : elle demande fa mort, paree qu'il 1'aime & qu'il a voulu, dit-elle, par la force, fatisfaire fon amour ! Hé depuis quand les femmes ontelles leur chafteté fi fort en recommandation, qu'elles défirent la mort des hommes qui ofent la tenter ? Je veux qu'il y en ait d'alfez vertueufes pour s'indigner d'un effort téméraire; mais dans le même tems que leur vertu le condamne , leur vanité 1'excufe, & elles pardonnent facilement un crime que leur beauté a fait commettre. Gardez-vous bien, fire, de facrifier votre fils k la calomnie, & peut-être a la rage d'une perfonne qui veut le perdre pour n'avoir pu le féduire. Que votre majefté fonge que les femmes font artificieufes. L'hiftoire du chéc ( i ) Chahabeddin prouve alfez combien leur malice eft a craindre. L'empereur fouhaita d'entendre cette hiftoire : le vifir la raconta dans ces termes : (i) Chéc en arabe , fignifie doéteur.  1% CONTES TüRCS. HISTOIRE Du chéc Chahabeddin. Le fultan d'Egypte afiembla un jour dans fon palais tous les favans de fon royaumc. II s'éleva entr'eux une difpute. On dit que 1'ange Gabriel ayant unc nuk enlevé Mahomet de fon lit , lui fit voir tout ce qui eft dans les fept cieux, dans le paradis & dans 1'enfer; & que ce grand prophete, après avoir eu avecdieu quatre-vingtdix mille conférences , fut rapporté dans fon lit par le même ange. L'on avanga que toutes ces chofes s'étoient pafiees en fi peu de tems, que Mahomet avoit trouvé a fon retour fon lit encore tout chaud, & qu'il avoit même relevé un pot dont 1'eau n'étoit pas encore répandue, bien que le pot fe fut renverfé dans 1'inftant que 1'ange Gabriel avoit enlevé Mahomet. Le fultan qui préfidoit a cette alfemblée , foutenoit que cela étoit impoffible. Vous alTurez, difoit-il, qu'il y a fept cieux, qu'il n'y a pas moins d'efpace entre chacun d'eux, qu'il y en auroit en un chemin de cinq eens années , & que chaque ciel eft auffi épais qu'il eft éloigné d'un autre. Comment eft-il poffible qu'après  CONTES TüKCS. avoir traverfé tous ces cieux, & avoir eu avec dieu quatre-vingt-dix mille conférences, Mahomet ait trouvé a fon retour fon lit encore chaud, & fon pot renverfé fans que 1'eau qui étoit dedans fut répandue ? Qui pourroit être alfez crédule pour ajouter foi a une fi ridicule fable? Ne favez-vous pas bien que fi vous renverfez un pot plein d'eau, quoique vous le releviez a 1'inftant même, vous n'y trouvez plus d'eau? Les favans répondirent que cela fans doute ne fe pouvoit faire naturellement; mais que tout étoit polfible a la puilfance divine. Le fultan d'Egypte qui étoit un efprit fort, & qui s'étoit fait un principe de ne rien croire qui blefsat la raifon, ne voulut point croire ce miracle, & les favans fe féparèrent. Cette difpute fit du bruit en Egypte. La nouvelle en alla au doéte chéc Chahabeddin, qui pour quelques raifons qui ne font point marquées dans 1'hiftoire , n'avoit pu fe trouver a 1'affemblée. II fe rendit au palais du fultan pendant la plus grande chaleur du jour. Dès que ce monarque fut averti de 1'arrivée du chéc en fa cour, il alla au-devant de lui, 1'emmeija dans une chambre magnilique, oü après 1'avoir fait alfeoir, il lui dit : Docteur, il n'étoit pas nécefiaire que vous priffiez la peine de venir KU II fuffifoit d'envoyer un de vos ferviteurs.  ï6 CoNTEsTüRCS. Nous lui aurions accordé volontiers ce qu*il nous auroit demandé de votre part. Sire , répondit le dofteur, je viens exprès pour avoir l'honneur d'entretenir un moment votre majefté» Le fultan qui fiivoit que le chéc avoit la réputation d'ètre fier (i) devant les princes, lui fit bien des carelfes & des complimens. Or,la chainbre oü ils étoient, avoit quatre fenêtres percées de différens cötés. Le chéc pria le roi de les faire fermer. Ce qui ayant été exécuté, ils continuèrent quelque tems leur converfation; après quoi le docleur fit ouvrir une fenêtre qui avoit vue fur une montagne appelée Kzeldaghi, c'eft-a-dire Montrouge, & dit au roi de regarder. Le fultan mit la tête a la fenêtre, & vit fur la montagne & dans la plaine des foldats armés de boucliers & de cottes de maille. Ils étoient tous a cheval, 1'épée nue. Ils s'avancoient vers le palais a toute bride, & en plus grand nombre que les étoiles. A ce fpeftacle, ce prince changea de couleur, & s'écria.tout effrayé: O ciel! quelle eft cette épouvantable armée qui s'approche de mon palais ? N'aye^ point de peur, jire, dit le chéc, ce rtejl (i) Les dofleurs contemplatifs cabaliffes dans 1'orienf font fi fiers, qu'ils prétendent étre refpedés des rois; & ils le font effe&iYement. rien.  CoNTEsTURCS*. 17 rien. En difant cela, il ferma lui-même la fenêtre , & puis la rouvrant auflltöt, le roi n'appergut perfonne fur la montagne ni dans la plaine. Une autre fenêtre donnoit fur la ville. Le docteur la fit ouvrir. Le fultan vit la ville du Caire toute en feu, & des Hammes qui montoient jufqu'a la moyenne région de fair. Quel embrafement, s'écria le roi fort furpris ! voila ma ville, ma belle ville du Caire réduite en cendres ! Naye^ point depeur,fire , dit le chéc, ce rfefl rien. En meme-tems il ferma la fenêtre , & lorfqu'il 1'eut rouverte , le roi ne vit plus les flammes qu'il avoit vues. Le docleur fit ouvrir la troifième fenêtre , par oü le fultan appergut le Nil qui fe débordoit, & dont les vagues venoient avec furie inonder fon palais. Quoique le roi, après avoir vu difparoïtre 1'armée & les flammes, ne dut point s'efFrayer de ce nouveau prodige , il ne put s'empêcher d'être faifi de crainte : Ah ! c'en eft fait, s'écria-t-il encore, tout eft perdu, eet horrible débordement va ernporter mon palais, & me noyer avec tous mes peuples. N'tiye^ point de peur, Jlre, dit le chéc , ce nejl rien. En effet, le doöeur n'eut pas fitöt fermé & rouvert la fenêtre, que le Nil, comme a 1'ordiraire, parut fuivre fon cours. Tomé XVI. B  iB CONTES TüKCS, II fit ouvrir de même la quatrième fenêtre , qui regardoit un défert aride. Autant que le roi avoit été épouvanté des autres merveilles, autant prit-il de plaifir a confidérer celle-ci. Ses yeux accoutumés a ne voir par cette fenêtre que des terres ftériles, furent agréablement furpris d'appercevoir des vignes , des jardins remplis des plus beaux fruits du monde, des ruifleaux qui couloient avec un doux murmure, & dont les bords parés de rofes, de bafilic, de baume, de jacinte & de narcilfe, préfentoient a la vue des objets rians , & a 1'odorat un mélange d'odeurs délicieufes. On remarquoit parmi ces fleurs une infinité de tourterelles & de roffignols, dont les uns étoient déja tombés en pamoifon a force de gazouiller, & les autres frappoient encore les airs de leurs ch.ints tendres & plaintifs. Le roi charmé de toutes les chofes merveiileufes qui s'offroient a fa vue, croyoit voir le jardin d'Eram (i). Ah! quel changement ! s'écria-t-il dans 1'excès de fon admiration ; le beau jardin ! le charmant féjour ! Que j'aurai de plaifir a m'y promener tous les jours ! Ne vous réjouïffe^ pas tant, Jire, dit le chéc, ce rtefl rien. A ces mots, le doóteur ferma Ia fenêtre, il la rouvrit (i) C'eft le paradis terreftre.  CONTESTURCS. lO «nfuite ; & le fultan , au lieu de revoir ces agréables fantómes, ne vit plus que le défert. Sire , dit alors le chéc , je viens de vous montrer bien des merveilles ; mais tout cela n'eft rien en comparaifon du prodige étonnant dont je veux rendre encore témoin votre majefté. Commandez que 1'on apporte ici une cuve pleine d'eau. Le roi en donna 1'ordre a un de fes officiers; & quand la cuve fut dans la chambre, le docteur dit au fultan : Ayez la bonté de fouffrir que 1'on vous mette tout nu, & que 1'on vous ceigne les reins d'une ferviette. Le roi eut la complaifance de fe laiffer öter tous fes habits, & lorfqu'il fut ceint d'une ferviette : Sire , reprit le chéc, plongez, s'il vous plak , la tête dans 1'eau & la retirez. Le roi plongea la tête dans la cuve , & en même-tems fe trouva au pié d'une montagne fur le rivage de la mer. Ce prodige inoui 1'étonna davantage que les autres. Ah ! docteur, s'écriat-il tranfporté de colère, doóteur perfide, qui m'as fi cruellement trompé ; fi jamais je puis retourner en Egypte d'oü tu m'as fait fortir par ta noire & déteftable fcience, je jure que je me vengerai de toi. PuifTe-tu périr miférablement. II continua fes imprécations contre le chéc ; mais faifant réflexion que fes menaces & fes plaintes étoient inutiles , il prit coura- B ij  '20 CONTES TUKCS, geufement fon parti, & marcha vers quelques perfonnes qui coupoient du bois dans la montagne, réfolu de ne leur point de'couvrir fa condition ; car enfin, dit-ü en lui-même, fi je leur dis que je fuis roi, ils ne me croiront pas, & je pafierai pour un fou ou pour un impofteur. Les bücherons lui demandèrent qui il étoit. O bonnes gens ! leur répondit-il, je fuis marchand, j'ai fait naufrage, je me fuis fauvé fur une planche; je vous ai appercus, je viens a vous. La fituation oü vous me voyez, doit exciter votre pitié. Ils furent touchés de fon infortune; mais ils étoient eux-mêmes-dans une trop grande misère pour pouvoir foulager la fienne. Ils ne laifsèrent pas néanmoins de lui donner 1'un une vieille robe, 1'autre de vieux fouliers, & quand ils 1'eurent mis en état de paroïtreavec décence dans'leur ville, qui étoit fituée derrière la montagne, ils 1'y conduifirent. D'abord qu'ils y furent arrivés, ils prirent tous congé de lui, 1'abandonnèrent a la providence, & chacun fe retira dans fa familie. Le fultan demeura feul. Quelque plaifir que 1'on prenne a voir des objets nouveaux, il étoit trop occupé de fon aventure, pour faire attention aux chofes qui fe préfentoient a fes regards. II fe promenoit dans les rues, fans favoir ce  CONTES TüRCS. 2Ï qu'il deviendroit. II étoit déja las, & il cherchoit de 1'ceil un endroit pour fe repofer. II s'arrêta devant la maifon d'un vieux maréchal, qui, jugeant a fon air qu'il étoit fatigué, le pria d'entrer. Le roi entra & s'aflit fur un banc qui étoit auprès de la porte. O jeune homme ! lui dit le vieillard , puis-je vous demander quelle eft votre profeffion, & comment vous êtes venu ici? Le fultan lui fit la-deffus la même réponfe qu'il avoit faite aux bücherons. J'ai rencontré , ajouta-t-il enfuite , de bonnes gens qui coupoient du bois dans la montagne. Je leur ai conté mon malheur , & ils ont été affez généreux pour me donner cette vieille robe & ces vieux fouliers. Je fuis bienaife, lui dit le maréchal, que vous foyez échappé de votre naufrage. Confolez-vous de la perte de vos biens. Vous êtes jeune , & vous ne ferez peut-être pas malheureux dans cette ville, dont les coutumes font très-favorables aux étrangers qui veulent s'y établir. N'êtes-vous pas dans cette difpofition? Pardonnez-moi, répondit le fultan, je ne demande pas mieux que de demeurer ici, pourvu que j'y faffe bien mes affaires. Hé bien , reprit le vieillard, fuivez donc le confeil que je vai? vous donner. Allezvous-en tout-a-l'heure aux bains publics des femmes. Affeyez-vous a la porte, & demandez B nj  22 CONTESTURCS. a chaque dame qui fortira, fi elle a un marl? celle qui vous dira que non, fera votre femme felon la coutume du pays, Le fultan réfolu de fuivre ce confeil, fe leva, dit adieu au vieillard, & fe rendit a la porte des bains, oü il s'affit. II n'y eut pas été longtems qu'il vit fortir une dame d'une beauté raviflante. Ah! que je ferois heureux, dit-il en lui-même , fi cette aimable perfonne n'étoit point mariée ! je me confolerois de tous mes malheurs, fi je pouvois la polféder. II 1'arrêta, & lui dit : Ma belle dame, avez-vous un mari? Oui j'en ai un, répondit-elle. Tant pis, répliqua le roi, vous étiez bien mon fait. La dame continua fon chemin & bientöt il en fortit une autre d'une laideur effroyable. Le fultan frémit a fa vue. Ah ! quél objet affreux! dit-il, j'aime mieux mourir de faim que de vivre avec une pareille créature. Laiflbns - Ia palfer fans lui demander fi elle eft mariée, de peur d'apprendre que non. Cependant le vieux maréchal m'a dit de faire cette queftion a toutes les dames. C'eft la règle apparemment. II faut bien que je m'y foumette. Que fais-je, fi elle n'a point de mari? quelque malheureux étranger que fon mauvais deftin a conduit ici, comme moi , 1'aura peut - être époufée. Enfin le roi fe détermina a lui demander fi  CONTES TUB.CS. 23 elle e'toit mariée. Elle lui répondit que oui 9 & cette réponfe lui fit autant de plaifir que celle de la première lui avoit fait de la peine. II fortit une troifième dame auffi laide que la dernière. O ciel ! dit le roi, d'abord qu' il 1'appergut, en voici une encore plus horrible que 1'autre. N'importe, puifque j'ai commencé, achevons. Si celle-ci a un mari, il faut avouer qu'il y a des hommes plus a plaindre que moi. Comme elle pafToit auprès de lui, il lui adrefla la parole en tremblant : Belle dame, lui dit-il, êtes-vous mariée? Oui, jeune homme, répondit-elle, fans s'arrêter. J'en fuis bien-aife, répliqua le fultan. Quel bonheur, pourfuivit-il , d'être échappé a ces deux femmes ! Mais il n'eft pas tems de me réjouir; toutes les dames ne font point encore forties des bains. Je n'aï pas vu celle qui m'eft deftinée. Je ne gagnerai peut-être rien au change. II s'attendoit d'en voir une auffi laide que les deux dernières, lorfqu'il en parut une quatrième qui furpafioit en beauté la première qu'il avoit trouvé fi charmante. Quel contraire! s'écria-t il, il n'y a point tant d'oppofition entre le jour & la nuit, qu'il y en a entre cette belle perfonne & les deux précédentes. Peut - on voir dans un même lieu les anges & les démons ? II s'avanca au-devant d'elle avec beaucoup d'era* B iv  24 Contes Turcs, preiTement : Aimable dame , lui dit-il, avezvous un mari?-Elle lui répondit que non, en le regardant avec autant de fierté que d'attention. Enfuite elle palfa outre , lailTant le roi dans une extréme furprife. Que dois-je penfer de ceci ? dit-il ; il faut que le vieux maréchal m'en ait donné a garder. Si felon les loix du pays je dois époufer cette dame, pourquoi s'en eft-elle allée fi brufquement ? Et pourquoi a-t-elle pris un air fi fier & fi dédaigneux ? Elle m'a examiné depuis les piés jufqua la tête, & j'ai vu dans fes regards des marqués de mépris. II eft vrai qu'elle n'a pas grand tort. Rendons-nous juftice. Cette robe ufée & pleine de trous ne relève point ma bonne mine , & n'eft guère propre a prévenir agréablement une dame. Je lui pardonne de s'imaginer qu'elle pouvoit mieux rencontrer. Pendant qu'il faifoit ces réflexions , un efclave 1'aborda : Seigneur, lui dit-il, je cherche un étranger tout déguenillé, & a votre air je juge que c'eft vous. Prenez, s'il vous plaït, la peine de me fuivre. Je vais vous mener dans un lieu oü vous êtes attendu avec beaucoup d'impatience. Le roi fuivit Tefclave qui le conduifit a une grande maifon, & le fit entrer dans un appartement très-propre, oü il lui dit d'attendre un moment, Le fultan demeura deux  C o n t e s Tui, cs, 2 ƒ heures fans voir perfonne, excepté 1'efclave qui venoit de tems en tems lui dire de ne fe point impatienter. Enfin, il parut quatre dames alfez richement habillées qui en accompagnoient une autre toute brillante de pierreries, mais plus éclatante encore par fon incomparable beauté. Le fultan n'eut pas jeté les yeux fur elle, qu'il la reconnut pour la dernière dame qu'il avoit vü fortir des bains. Elle s'approcha de lui d'un air doux & riant : Pardonnez , lui dit-elle , fi je vous ai fait un peu attendre. Je n'ai point voulu me montrer en négligé devant mon maïtre & mon feigneur. Vous êtes dans votre maifon. Tout ce que vous voyez ici vous appartient. Vous êtes mon mari. Vous n'avez qu'a m'ordonner ce que vous voudrez, je fuis prête a vous obéir. Madame, répondit le fultan, il n'y a qu'un moment que je me plaignois de ma deftinée, & je fuis le plus heureux des hommes. Mais puifque je fuis votre mari, pourquoi m'avezvous tantöt regardé fi fièrement ? J'ai cru que ma vue vous avoit choquée, & franchement je ne vous en ai pas feu fort mauvais gré. Seigneur, repliqua la dame, je n'avois garde de faire autrement. Les femmes de cette ville font obligées de paroitre fières en public. C'eft la coutume. En récompenfe, elles font très-fami-  20 CONTESTURCS. lières en particulier. Tant mieux, repartït le roi, elles en font plus agréables. Puifime je fuis maïtre ici, continua-t-il, pour commencer a exercer mapetite fouveraineté, j'ordonne que 1'on m'aille chercher un tailleur & un cordonnier. J'ai honte de me voir auprès de vous avec cette vilaine robe & ces vieux fouliers, qui ne conviennent guère au rang que j'ai tenu jufqu'ici dans le monde. J'ai prévenu eet ordre , feigneur , dit la dame. J'ai envoyé un efclave chez un marchand juif, qui vend des habits tout faits, & qui vous fournira fur le champ toutes les chofes dont vous avez befoin. Cependant, venez vous rafraïchir. En difant cela, elle le prit par la main & le mena dans un fallon oü il y avoit une table couverte de toutes fortes de fruits & de confitures. Ils fe mirent tous deux a table , & pendant qu'ils mangeoient, les quatre dames fuivantes qui fe tenoient debout derrière eux, chantèrent plufieurs chanfons du poëte Baba Saoudaï. Elles jouèrent aulfi de plufieurs inftrumens , & enfuite leur maïtrelfe ayant pris un luth qu'elle accompagna de fa voix, charma le fultan par la manière dont elle s'en acquitta. Ce concert fut interrompu par 1'arrivée du marchand juif qui entra dans le fallon avec quelques garcons qui portoient des paquets d'étoftes qu'ils défirent. II y avoit dedans des habits de  CONTESTURCS. 27 différentes couleurs. On les examina tous 1'un après 1'autre, & 1'on choifit une vefte de fatin blanc a fleurs d'or , avec une robe de drap violet. Le juif fournit le refte de l'habillemer.t & fortit avec fes garcons. Alors la dame admira la bonne mine du roi. Elle fut fort facisfaite d'avoir un pareil mari, & lui très-content de polféder une fi belle femme. II demeura fept ans avec cette dame, dont il eut fept filles & fept gargons. Mais comme ils aimoient tous deux la dépenfe, & qu'ils ne fongeoient qu'a faire bonne chère & qu'a fe réjouir, il arriva que tous les biens de la dame fe difllpèrent. II fallut fe défaire des dames fuivantes, des efclaves, & vendre les meubles pièce a pièce pour fubfifter. La femme du fultan fe voyant réduite a la dernière misère, dit a fon mari : Pendant que j'ai eu du bien, vous ne 1'avez point épargné. Vous avez vécu dans 1'oifiveté & pris du bon tems. C'eft a vous préfentement a fonger aux moyens de nourrir votre petite familie. Ces paroles attriftèrent le roi. II alla trouver le vieux maréchal pour lui demander confeil. O mon père ! lui dit-il, vous me voyez plus malheureux que je n'étois lorfque je fuis arrivé dans cette ville. J'ai une femme & quatorze enfans, & je n'ai pas de quoi les nourrir.  '2-S C O N T E S T Ü E C S. O jeune homme ! lui répondit le vieillard, ne favez-vous aucun métier ? Le fultan repartit que non. Le maréchal tira de fa poche deux aqtchas (i), les mit dans la main du fultan, & lui dit : Allez tout-a-l'heure acheter des ypes (2), & vous tenez dans la place oü s'affemblent les portefaix. Le roi acheta des ypes, & alla fe mettre parmi les portefaix. A peine y fut-il un moment, qu'un homme vint qui lui dit : Veux-tu porter un fardeau? Je ne fuis ici que pour cela, répondit le fultan. Alors 1'homme le chargea d'un gros fac. Le roi ne le put porter qu'avec beaucoup de peine, & même les cordes du fac lui écorchèrent les épaules. II regut fon falaire qui confiftoit en un aqtcha , qu'il porta au logis. Sa femme voyant qu'il n'apportoit qu'un aqtcha, lui dit que s'il ne gagnoit pas tous les jours dix fois davantage , toute fa familie mourroit bientöt de faim. Le lendemain, le roi accablé de triftelfe , au lieu de fe rendre a la place publique , alla fe promener fur le bord de la mer en rêvant a fa misère. II regarda avec attention 1'endroit oü il s'étoit inopinément trouvé par la fcience ( 1 ) Aqtcha, c'eft une monnoie dun fol. (z) Ypes, cordes dont les portefaix fe fervent au lieu d« crochets.  COKTES TURCS. 20 du chéc Chahabeddin. II rappela dans fa mémoire cette étrange & funefte aventure, & il ne put s'empêcher d'en pleurer. Comme il avoit befoin de faire 1'ablution (i ) avant la prière, il fe plongea dans 1'eau; mais en retirant fa tête, il fut dans le dernier étonnement de fe retrouver dans fon palais, au milieu de la cuve-& entouré de tous fes officiers. O dofteur barbare ! s'écria-t-il en appercevant le chéc dans la même fïtuation oü il 1'avoit laiffé, ne crains-tu pas que dieu te puniffe , d'avoir ainfi traité ton fultan & ton maïtre? Sire, lui dit le chéc, d'oü nait contre m#i la colère de votre majefté? vous venez tout préfentement de 'plonger la tête dans ce baffin, & vous 1'avez retirée auffitöt; fi vous refufez de me croire, demandez-le a vos officiers qui en font témoins. Oui, fire, s'écrièrent tout d'une voix les officiers, le docteur dit la vérité. Le roi ne fe rendit point a leur témoignage. Vous êtes des impofteurs, leur dit-il, il y a fept ans que ce maudit docteur me retient dans une terre étrangère par la force de fes enchantemens. Je me fuis marié ; j'ai fait fept filles & fept garcons, & ce n'eft pas tant de cela que je me plains , que d'avoir (i) Les mahométans fe layent le corps avant que de faire la prière.  CONTES TURCS. été portefaix. Ah ! méchant chéc, as-tu pu te réfourdre a me faire porter des ypes ? Hé bien, fïre , reprit le do&eur, puifque vous ne voulez point ajouter foi a mes paroles, je veux vous perfuader par mes acfions. A ces mots , il fe dépouilla, fe ceignit d'une ferviette, entra dans la cuve & plongea la tête dans 1'eau. Pendant qu'il avoit la tête fous 1'eau, le fultan , qui étoit toujours irrité contre lui, & qui fe reflbuvint du ferment qu'il avoit fait de le punir fi jamais il revenoit en Egypte, prit un fabre pour trancher la tête au docteur dans le moment qu'il la retireroit hors de 1'eau. #lais le docteur par la fciehce appelée mekachefa ( i), connut 1'intention du roi, & par la fcience algaïb an alabfar (2), difparut tout-a-coup & fut tranfporté dans la ville de Damas, d'oü il écrivit au fultan d'Egypte une lettre qui contenoit ces paroles : cc O roi! fachez que nous ne fommes « vous & moi que de pauvres ferviteurs de dieu. 3> Tandis que vous avez plongé dans 1'eau votre 33 tête, que vous avez retirée fur le champ, vous » avez fait un voyage de fept années, vous avez 33 époufé une femme, vous avez beaucoup fouf- ( 1 ) C'eft une fcience par laquelle les fantons prétendent découvrir les plus fecrètes penfées des hommess ( z ) C'eft 1'art de fe rendre invilible.  CONTIS TüKCS. 31 » fert, vous avez fait fept filles & fept garcons; » vous avez pris bien de la peine, & vous ne «voulez pas croire que Mahomet notre grand " prophéte ait trouvé fon lit tout chaud, & fon 33 pot non encore vuide? Apprenez que rien n'eft 33 impoffible a celui qui de rien a créé le ciel & 33 la terre avec la feule parole de koun3> (1). Le fultan d'Egypte , après avoir lu cette lettre, commenca d'avoir de la foi. Néanmoins il ne put appaifer fa colère contre le chéc. II écrivit au roi de Damas, le pria de faire arréter ce docteur , de le faire mourir , & de lui envoyer fa tête. Le roi de Damas entra dans le reflentiment du fultan d'Egypte, & fit toute la diligence pollible pour le fatisfaire. II apprit que le docteur faifoit fa demeure dans une grotte alfez éloignée de la vdle; il ordonna k fes capigis (2) de s'y rendre, de fe failïr du chéc & de le lui amener. Les capigis partirent, & fe promettoient bien d'exécuter facilement leur ordre ; mais ils ne furent pas peu furpris de trouver 1'entrée de la grotte défendue par une infinité de gens de guerre tous bien montés, armés a'épées & de cottes de mailles ; ils retournèrent vers leur ( 1 ) Koun , en arabe, Fiat. £ i) Gardes de la porte.  32 CONTES TURCS, roi & lui rapportèrent ce qu'ils avoient vu. Le fultan irrité de cette réfiftance, alfembla des troupes & alla en perfonne affiéger le dodeur, qui lui oppofa une armee fi fupérieure a la fienne, que ce prince épouvanté fe retira. Piqué de ce mauvais fuccès, & réfolu de n'en point avoir le démenti, il appela fes vilirs, & leur demanda ce qu'il y avoit a faire dans cette conjondure. Les vifirs lui répondirent que tout grand roi qu'il étoit, il ne devoit point efpérer de vaincre un homme aflifhé de la puiffance divine. Mais , lire, dit le plus ancien vifir , li vous voulez vous rendre maitre du chéc, envoyez-lui dire que vous fouhaitez de faire la paix avec lui. Choififfez les plus belles efclaves de votre férail, & lui en fakes préfent. Et ordonnez auparavant a ces filles de tacher de favoir du dodeur s'il y a un tems oü il n'a pas le pouvoir de faire fes merveilles. Le roi applaudit a ce fentiment, dilïïmula , fit offrir fon amitié au chéc, en lui envoyant des efclaves d'une rare beauté. Le dodeur s'imagina que le roi de Damas s'étoit repenti de l'avoir perfécuté injuftement. II donna dans le piége , recut les efclaves, parmi lefquelles il y en eut une dont il devint éperduement amoureux. D'abord que cette fille vit le dodeur épris d'une paffion violente, elle lui dit : O ! chéc,  v ContIs Tüïïcsi 35 )e fuis curieufe d'apprendre s'il y a un tems oü vous ne fauriez faire vos merveilles. Belle dame, lui répondk-il, je vous prie de ne me plus faire cette queftion ; ne fongeons qua mener une vie agréable 5 il dok peu vous importer de favoir ce que vous me demandez» L'efclave feignit d'être fort mortifiée de cette répoufe. Elle affecfa une mélancölie mortelle, & lorfque le chéc lui faifoit des oarelfes , elle fe mettoit a pleurer : Toutes ces marqués d'amour que vous me donnez, lui difoit-elle, ne font point vérkables ; li vous m'aimiez, Vous n'auriez pöint de fecret pour moi. Enfin elle 1'importuna tant, qu'il fut alfez föible pour lui avouer qu'après avoir vu une femme , il étoit fans pouvoir, jufqu'a ce qu'il eut fait 1'ablution, L'efclave ayant appris cette circonftance, la fit favoir au roi de Damas , qui commanda a fes capigis de fe rendre fecrètement une nuit a la porte du chéc pour fe faifir de lui dans le moment que l'efclave la leur ouvrirok» Le docfeur avoit coutume de tenir toutes les nuits auprès de fon chevet un grand pot rempli d'eau pour s'en fervir quand il avoit befoin de faire 1'ablution. L'efclave en fe couchant répandk 1'eau ( 1 ) fans qu'il s'en appercüt, h ( 1 ) Dans le cas oü il ayoit befoin d'abhmon. il na Tome XFL G  34 Cdntes'Turcs. bien que quand il voulut fe laver, il trouva le pot vuide. La méchante auffitót faifant 1'officièufe, prit le pot, & fous prétexte d'aller querir de 1'eau, ouvrit la porte aux capigis qui entrèrent tous brufquement dans la grotte. Le dodeur alors s'appercevant de la trahifon de l'efclave prit en fes mains deux chandelles qui brüloient dans des chandeliers, & fe mit a tourner preftement avec ces chandelles en prononcant des mots ' barbares que les capigis ne comprenoient pas. Ils furent épouvantés de l'aftion & des paroles du chéc, & s'imaginant qu'il alloit produire quelque prodige funefte pour eux, ils s'enfuirent hors de la grotte. Le chéc auffitót ferma la porte fur lui, & fit 1'ablution. Enfuite , pour fe venger de la perfide efclave, il prit fa figure , & lui donna la fienne; puis, fortant de la grotte, il courut après les capigis. Ah ! laches, leur difoit-il, eft-ce ainfi que vous exécutez les ordres du roi votre maïtre? il vous fera tous mourir, fi vous vous en retournez a Damas fans le docteur fon ennemi. Pourquoi vous étes-vous enfuis ? avez-vous vu paroitre des monftres ou des foldats pour le défendre ? Revenez, ren- pouvoit fe lervir de la fcience de Mekachefa pour favoj? les penfées de cette efclave.  èoNTEsTURCSi ff 'trez dans la caverne & ne craignez point. Plus "courageufe que vous, je vais m'approcher de ïui, m'en faifir, & vous le livrer moi-même. Les capigis s'arrêtèrent k ce difcours , & fe raffurèrent; ils revinrent fur leurs pas , & fuivant le docteur fous la forme de l'efclave, ils entrèrent avec lui dans la grotte , oü ils fe faifirent de l'efclave croyant prendre le docteur; ils lui lièrent les piés & bs maïns fans qu'elle dit un feul mot , paree que le chéc lui avoit óté 1'ufage de la parole. Ils la rhertèrent au roi de Damas, qui lui fit fur le champ couper la tête. Mais dès que la tête fut féparéc du corps, le chéc rendant a ce corps fa première figure, fit voir au roi & a tous fes officiers que c'étoit l'efclave qui venoit d'être décolée 5 & lui qui étoit préfent fous la forme de l'efclave, reprenant fa naturelle, dit au roi de Damas : O roi l qui pour plaire au fultan d'Egypte, avez tout employé pour me perdre , apprenez qu'il ne faut point époufer d'injuftes refTentirnens , & rendez graces a dieu que je veuille borner ma vengeance au chatiment de cette miférable femme qui m'a trahi. En difant- cela, le chéc difparut & laiffa dans une extréme furprife le roi de Damas & tous ceux qui furent témoins de ce merveilleux événement. Telle eft, fire, 1'hiftoire du chéc Chchabeddin, Cij  5? COKTES TüRCS-. pourfuivit le premier vifir de l'empereur de Perfe; votre majefté voit par-la que les hommes ne fauroient être trop en garde contre les femmes. Avant que de faire mourir le prince Nourgehan , permettez-nous de 1'interroger. Peutêtre nous fera-t-il connoitre fon innocence. Hé bien, fok, dit le roi, je confens de différer jufqu'a demain la mort de mon fils. Pendant que les vifirs allèrent trouver le prince qui étoit en prifoh, l'empereur monta a cheval, & fortit de la ville pour prendre le divertiffement de la chaffe. Le foir a fon retour, la reine Canzade & lui foupèrent enfemble. Après le repas , elle lui dit : Je crains, feigneur, que vous ne vous repentiez d'avoir fufpendu le fupplice du prince. L'homme , dit 1'alcoran , a deux fortes d'ennemis qu'il aime ; fes enfans & fes biens. Oui, votre fils eft votre ennemi, puifqu'il a été capable de former la penfée du déteftable crime qu'il a voulu commettre. Hatez-vous de 1'en punir. N'écoutez plus la tendreffe & la pitié qui vous parient en fa faveur. Son mauvais naturel dok étouffer en vous la voix du fang; n'ayez point la foi-< blelfe qu'eut autrefois le roi de Deli aux Indes, de peur de vous en repentir comme lui. Souffrez que je vous raconte cette hiftoire :  CoSïisTuRcs*. 37 H I S T O I R Du fils du roi de Deli. M ehemed Tekisch, roi de Deli, & Schehabeddin, roi de Gazna, étoient Tun & 1'autre des rois fages & vaillans, qui faifoient comme vous, feigneur, les délices de leurs peuples. Ces deux rois eurent prefqu'en même-tems chacun un fils : le roi de Gazna donna au fien une éducation auftère; il chercha des gouverneurs capables de défendre un jeune efprit contre les maximes du libertinage & de 1'impiété; il lui donna pour précepteurs de fages philofophes, qui s'attachèrent a former le jugement de leur difciple. On lui apprit d'abord trois chofes : a dire vrai, a tirer de 1'arc, a monter a cheval; & comme il avoit un génie heureux, & que dans toutes les fciences il faifoit de grands progrès avec une rapidité incroyable, on le fortifia de bonne heure contre 1'amour de la réputation 3 par lequel 1'orgueil & 1'ambition s'introduifent dans le cceur des grands. On ne lui pardonnoit sien a & le roi, pour les fautes les plus légères.s  '3% CONTES T Ü R C S. le faifoit frapper de verges comme un efcfeve & 1'envoyoit en prifon. Les peuples s'étonnèrent d'un traitement fi dur, & 1'un des miniftres ofa demander au roi pourquoi fon fils étoit le feul de fes fujets qui ne fut point heiyeux ? C'eft , dit le roi, que mon fils devant régner un jour fur des peuples que j'aime, je veux lui faire fentir 1'état mallieureux d'un homme qu'on maltraité, afin qu'il alt de la compaffion , & qu'il ne puniffe point avec trop de rigueur, La févère éducation du jeune prince réuflit. 'Après la mort de fon père , il monta fur le tróne, & fut pendant un long règne 1'inftrument de la miféricorde de dieu fur les hommes. Le roi de Deli éleva fon fils d'une manière toute oppofée, II trouvoit a toutes fes fautes une excufe; il traitoit fes folies de gentillelfes d'efprit; fes emportemens lui paroiffoient une vivacité raifonnable & féante a ceux de fon Êge j fon orgueil, une judicieufe confiance en fon mérite dépouiïlée de toute prévention; fes caprices, un retour admirable de la joie aux réflexions les plus férieufes. Les gouverneurs du jeune prince eOayèrent en vain de rirer le roi fon père de fon aveuglement ; il ne leur permit point de corriger fon fils, dont les mauVaifes inclinations fe fortifièrent de jour en jour.  CONTES TüRC'S. '3$ La voix du peuple fe fit entendre au roi; les uns fe plaignirent de ce qu'il avoit enlevé leurs femmes , des enfans vinrent au pié du tröne pleurer la mort de leurs pères, qu'il avoit affaffinés pour jouir de quelques belles efclaves. Plufieurs filles demandèrent juftice de fes violences, les prêtres de fes impiétés. Le roi ouvrit les yeux, mais trop tard. II fit venir fon fils en la préfence du peuple, & le menaca de le faire mourir fous le baton comme il le méritoit par fes crimes. Son fils fort rugiffant comme un lion; il affemble un nombre de fcélérats, compagnons de fes débauches , entre dans le cabinet de fon pèré , & lui perce le cceur de deux coups de poignard. Du même pas, il monte au tröne, & fe met lui-même la couronnefur la tête, pendant que fes impies favoris mafTacrent tous ceux qui refufent de le proclamer roi. Suivant fon inclination impitoyable , il fit couper la tête aux grands qui lui furent fufpeéis; il fit noyer leurs femmes & leurs enfans. On ne voyoit que des objets tragiques ; il n'y avoit perfonne qui ne pleurat quelqu'un de fa familie, mais fecrètement : un foupir, une larme coütoit la vie au malheureux qui les laiflbit échapper. II falloit, pour n'être pas la victime de fa cruautés en préfenter quelqu'une a foHj. £ iv  4° CöNTES TüEC'S. avarlce. II alloit les jours de marché darts Ia" place publique percer le premier venu a coups de flèche. Ce barbare plaifir lui tenoit lieu de celui de la chaffe. II auroit cru déshonorer fes coups, s'il les eüt fait tomber ailleurs que fur des hommes. A table , au milieu de fes courtifans, il faifoit amener leurs femmes, & les déshonoroit publiquement; fi quelqu'un ofoit fe plaindre , il le faifcit dépouiller tout nu, lier a une colonne, & piquoit d'une alène toutes les parties de fon corps jufqu'a ce qu'il fut mort. Mais un vent de 1'orient apporta a ces peuples malheureux de bonnes nouvelles du jardin de leur bien-aimé. Dieu, dis-je, ayant entendu les cris dont ils frappoient la voute du del, infpira les docteurs, qui après avoir aiTemb'é les grands , réfolurent d'appeler a la couronne le jeune roi de Gazna. On lui dépécha fecrctement une homme qui lui rendit de leur part une lettre par laquelle ils 1'invitoient a paroitre fur les frontières avec une armee , l'afiurant qu'ils joindroient fes étcndarts, & lui livreroient leur tyran. Le roi de Gazna touché du malheur des peuples de Deli, moate a cheval & marche vers leur ville a la téte de fix mille de fes gardes , qui furent bientöt affemblés. Les peuples de Deli a fon approche, fe fai-j  ContesTurcs. 4r fïflent de leur roi, & proclament celui-ci, que le peuple avec toutes les démonftrations d'une joie parfalte, conduifit au tröne , oü le tyran chargé de fers, lui fervit de marchepié. Le roi de Gazna crut devoir commencera fe mettre en polfefTion du fceptre de Deli, par faire jufnee aux fujets des cruautés de leur fouverain. Méchant, dit-il a ce prince, il faudroit pour te punir comme tu mérites de 1'être, pouvoir te rappeler mille fois de la mort a la vie. Enfuite, il ordonna qu'on le mït entre les mains de 1'exécuteur. Mais un jeune feigneur dont le tyran avoit tué le père, voulut fe venger par lui-même , & le faire mourir. On le lui livra. II le fit attacher dans la place publique, afin que chacun put ajouter librement de nouveaux fupplices a celui qu'il lui deftinoit. Ce jeune homme lui creva les yeux avec une alène. D'autres lui pafsèrent des fers rouges dans les bras & dans les jambes. Tous ceux qui avoient eu des parens ou des amis alfafïinés, voulurent placer fur fon corps les memes coups dont il les avoit fait mourir. Le tyran demanda un peu de relache a des maux li cruels; il obtint quelques momens & paria de cette forte : « O peuples ! ?i je ne me plains que des maux que je vous s> ai faits, & non de ceux que vous me faites. »j Mes remords font autant de bourreaux qui  42 Contes Turc?. 33 vous vengent & vous furpaflent vous & moï« même en cruauté. O déteftable père! dont « 1'aveugle tendreffè a nourri mes mauvaifes » inclinations ; puifiai-je te voir dans 1'autre >3 monde fous la garde des anges noirs, ainfi 53 que moi 33 (1). II mourut en pronongant ces dernières paroles, & il ne fe trouva perfonnequi voulüt laver fon corps & 1'enfevelir après fa mort. Le roi de Gazna régna quatre-vingts ans fur les peuples de Deli, & fon règne fut appelé le règne du jufte. L'hiftoire que je viens de raconter, feigneur,. continua la fultane, eft une belle lccon dont vous devez profiter. Votre fils, ce fils que vous aimez trop, fera votre bourreau & le tyran de vos peuples. II furpalfera même celui de Deli en cruauté. Celui-la devint méchant par degrés. On auroit pu le corriger ; mais Nourgehan commence par un crime dont 1'autre eut couronné les fiens. II a voulu me féduire, & je fuis votre femme ; il m'a frappée , & je fuis fa reine. Tremblez , feigneur , tremblez pour vos jours ; fon filence que vous croyez un effet de triftelfè, eft une diffimulation profonde par laquelle il fe prépare une route certaine au (1) Anges noirs. Leur nom eft Zoubanya, ils toupTnentetu les damnés en enfer. Leur chef eft Dabekli.  Contes TüECS.' 43 crime. Craignez qu'il ne rompe ce filence en vous pergant le fein , comme il Ta rompu en voulant m'óter 1'honneur. Prévenez le coup qui vous menace. Mais le tems fuit, & vous avez nourri un vautour qui vous rangera le cceur quand vous dormirez. L'empereur Hafikin fut tellement effrayé du difcours de la fultane, qu'il promit que le lendemain il ne manqueroit pas de faire couper !a tête au prince. II alla fe coucher. Le jour fuivant, dès que 1'aurore parut, il fe leva, & fe rendit dans la falie ou il tenoit fon confeil. II s'entretint avec fes vifirs des affaires de fon royaume ; & puis il leur demanda fi Nourgehan avoit rompu le filence pour fe juftifier. Ils répondirent que non, & que quelque chofe qu'ils lui avoient pu dire, il n'avoit pas voulu parler. Alors le roi fe mit en colère , & dit au bourreau de lui amener Nourgehan pour le faire mourir a 1'heure même ; mais le fecond vifir s'avanca & prit la parole de cette manière : O roi du monde! ne vous portez point avec tant de précipitation a répandre un fang fi cher ; craignez d'öter la vie a un prince innocent; défiez-vous de la perfonne qui excite la tempête dans cette mer de fédition, & qui met le feu dans ce paturage. Les femmes font fertiles en menfonges, Les jambes croifées fur un  44 CONTIS TüECf. fofa, elles s'occupent tout le jour en tenant les cinq doigts de leurs piés, a inventer des rufes pour tromper les hommes. Que votre majefté fe fouvlenne de ces paroles que Mahomet a prononcées en mourant : Je ne lauTe, dit-il, après moi aux hommes, aucune matière de défordre que les femmes. J'ai taché en faifant obferver rigoureufement mes loix, d'extirper tous les vices du monde ; mais je n'ai pu en arracher la plus profonde racine , qui eft ce fexe auffi funefte au repos du genre humain, que néceffaire a fa confervation. Si je vous rapportois , lïre, 1'hiftoire du grand écuyer Saddyq qu'un de nos auteurs a écrite, vous ne feriez pas fi prompt a fuivre le confeil fanguinaire de la fultane. L'empereur, qui tout irrité qu'il étoit, ne lailfoit pas de fe fentir un cceur de père, étoit bien aife d'entendre tout ce qu'on lui difoit pour lui perfuader que fon fils pouvoit être innocent. II dit au vifir de raconter 1'hiftoire de Saddyq; ce que ce minifire fit de cette manière:  Cokïss TüSfï. HISTOIRE Du grand écuyer Saddyq. On dit un jour a Togaltimur-can, roi de Tartarie, qu'il y avoit dans fes états un homme qui étoit fi ennemi du menfonge, qu'il difoit toujours la vérité. Le roi le voulut avoir auprès de lui, & lui donna dans fa maifon la charge de grand écuyer. Un courtifan d'un caractère fi nouveau, eut bientöt des envieux, qui n'épargnèrent rien pour le perdre; mais le roi quï n'étoit pas un prince a fe killer prévenir , & qui vouloit juger des chofes par lui-même, éprouva fon grand écuyer en plufieurs occafions, & le trouva toujours fi franc & fi fincère, qu'il lui donna le furnom de Saddyq (i). De tous les ennemis de Saddyq, le plus appllqué a fa ruine , étoit le vifir Tangribirdi. H rfy a forte d'artifices que ce miniftre n'eüt mis en ufage pour le rendre odieux a Togaltimur; & n'en pouvant venir k bout, il en marquoic un jour fon chagrin a fa fille Hofchendam (2), 1 ( 1) Difant vrai. C1) Hofchendam, enlangue perfiaue, fignifie belle taflle*  $6 Üö ntes Turc St Que je fuis malheureux ! lui difoit-il, j'ai caufé la difgrace de mille vieux courtifans, & je ne puis détruire un homme a peine établi a la cour. Saddyq triömphe de tous les efforts que je fais pour renverfer fa fortune. Hofchendam, qui n'étoit pas moins méchante que le vifir, au lieu de 1'exhorter a ne plus traverfer le bonheur de Saddyq, lui dit : O mon père 1 celfez de vous affliger, fi vous vouiez abfolument perdre Saddyq dans 1'efprit du roi, vous n'avez qua me laiffer faire. Et comment vous y prendrez-vous, ma fille , reprit le vifir ? Ne me le demandez point, feigneur, repartit-elle t fouffrez feulement que j'aille trouver le grand écuyer, & je vous promets de faire en forte qu'il mentira devant le roi. Faites tout ce qu'il vous plaira, ma fille, dit le vifir emporté par fa haine, je vous donne toute licence; pourvu que vous teniez votre promefie, il ne m'importe a quel prix. Hofchendam ne fongea plus qua fe préparer a. 1'exécution d'un projet qu'elle avoit formé; elle prit fes plus beaux habits, fe para de toutes fes pierreries, fe teignit les fourcils de vefmé (i) & les paupières de furmé (2) 5 elle n'oublia pas (1) Veimé, c'eft 1'indigo d'Agra employé fans mélange & qui par conféquent teint en noir. "(1) Surmé, c'eft de l'antimoine pregare.  CoNTEsTuRCS» !?< auffi de fe frotter les mains de cna (i). Enfin, après avoir ajouté a fa beauté naturelle tous les agrémens que 1'art lui pouvoit donner, elle fortit une nuit de chez fon père, accompagnée de plufieurs efclaves, qui 1'efcortèrent jufqu'a la maifon du grand écuyer. Loifqu'elle fut a la porte, elle renvoya fes efclaves; enfuite, ayant frappé , on lui vint ouvrir. Elle dit qu'elle fouhaite d'entretenir Saddyq d'une affaire très-importante. On la fait entrer ; on la conduit a 1'appartement du grand écuyer. Elle le trouve affis fur un fofa; elle le falue, s'approche de lui , léve un voile qui lui couvroit le vifage , & s'alfied fur le même f»fa fans dire un feul mot. Saddyq qui n'avoit jamais vu, pas même en fonge, une fi belle perfonne , en fut fi vivement frappé, qu'il demeura immobile d'étonnement. La dame qui n'étoit venue la que pour lui donner de 1'amour, n'épargna pas les moyens; d'y réuflir. Elle lui fit cent minauderies ; & lorfqu'elle fut perfuadée qu'il avoit de violens défirs , & qu'il feroit homme a tout faire pour mériter qu'elle les fatisfït, elle rompit le filence ( i) Cna en turc , & Henna en arabe, eft une efpècé 3e filarla des Indes & d'Arabie, qui produit un fruit rouge. gui étant defféché fe broye.  ifi CöNTES TüRCf* dans ces termes : O Saddyq ! ne vous étofltieZ point de voir venir chez vous la nuit urte dame qui vous aime; je veux avoir des böntés pour vous, mais il faut auparavant que vous m'accordiez la grace que j'ai a vous demander. Ame de mon ame, s'écria le grand écuyer tout tranfporté d'amour , vous n'avez qu'a parler. Que puis-je refufer a ces charmes puifllins, dont je fuis épris ? Commandez a votre efclave; qu'exigez-vous de lui? Je fouhaite, reprit Hofchendam , de faire une petite débauche avec vous j je meurs d'envie de manger de la chair de cheval (i). II faut que vous égorgiez tout-a-l'heure te plus gras de tous les chevaux de 1'écurie royale ; nous en tirerons le cceur & le foie , que nous ferons rötir, & puis nous les mangerons enfemble. Charmante dame , répondit Saddyq, demandez-moi plutöt ma vie & je vous la donnerai. Je dois refpecter tout ce qui appartient au roi mon maïtre. Remettons la partie a demain ; j'acheterai un cheval gras a lard, & nous nous en régalerons comme des princes. Non, non, répliqua Hofchendam, je veux manger d'un cheval du roi , c'eft une fantaifie que j'ai & qu'il faut contenter pour me , (_ï ) C'efl la coutume en Tartarie, de manger les chevaux, pomme de boire le lait des cavales, plaire  CöNÏÈf Türcs. 4$ plalre. Je nepuis m'y réfoudre, repartlt 1'écuyer, j'aime trop le roi mon maïtre, pour lui vouloir caufer le moindre chagrin ; d'ailleurs, je ne le chagrinerois pas impunément. Si j'avois la foibleffe de céder a votre envie, je fuis affuré qu'il ne manqueroit pas de m'en punir. Vous n'avez rien a craindre, dit Hofchendam; fi le roi vous demande ce que fera devenu ce cheval, vous n'aurez qu'a lui dire, que 1'ayant vu malade fans efpoir de guérifon , vous avez jugé a propos de le tuer, de peur que fa maladie ne fe communiquat aux autres. Le roi qui vous a furnommé Saddyq par excellence, vous croira fut votre parole, & louera méme votre prudence. Ces paroles ébranlèrent 1'écuyer. Que ferai-je, dit-il en lui-mème? D'un cöté, le refpect que j'ai pour le roi & la crainte du chatiment, me retiennent; de 1'autre, les charmes de ce vifage de lune me tentent. Hofchendam le voyant balancer, renouvela fes prières, & les accompagna de carelfes fi vives , qu'il condefcendit enfin a fes volorités. Ils fe rendirent tous deux dans les écuries du roi. Alors Hofchendam dit a Saddyq : O mon prince ! puifque vous m'accordez cette grace, faites-la-moi entière. Egorgez, je vous prie, ce cheval noir que je vois féparé des autres. O ma reine ! ma fultane \ s'écria 1'écuyer , qu'ofez-vous demander ? voufc Tome XVh D  j-O. CONTESTURCS. mettez mon amour a une trop rude épreuve. Savez-vous que ce cheval noir eft celui de tous que le roi chérit le plus; il m'eft impoffible de vous fatisfaire , choififfez-en un des autres, & je vais 1'égorger tout-a-l'heure : c'eft tout ce qu'il m'eft permis de faire pour vous, ou plutöt c'eft tout ce que vous devez attendre de ma complaifance. La dame ne fe rebuta point, au contraire , jetant fes bras au cou de Saddyq : O mon roi! lui dit-elle, mon cher écuyer ! ne me refufez point ce que je vous demande, je vous en conjure : je fais bien que la preuve d'amitié que j'exige de vous, bleffe en queljue fagon votre devoir; mais les femmes font bizarres & capricieufes, & quand elles défireni quelque chofe avec pafllon , elles veulent abfolument i'obtenir. Ayez donc un peu de complaifance pour mes caprices; je vous aimerai plus que ma vie, fi vous fakes ce que j'attens de vous. Elle accompagna ces mots de tant de mar-< ques de tendrefle, de tant d'emportemens, que 1'écuyer n'y put réfifter : il prit un couteau 8c égorgea lui-méme le cheval noir; il en tira le exur & le foie qu'il fit rötir & qu'il mangea dans fa chambre avec Hofchendam , qui demeura avec lui toute la nuk par reconnoiflance. Dès que le jour parut, la dame prit congé de 1'écuyer & s'en alla trouver fon père a qui elle  CoNTES TüRCS. j"ï raconta tout ce qui s'étoit paffe. Le vifir en eut tant de joie, que fans faire attention k ce qu'il en coütoit a fa fille pour avoir joué le perfonnage qu'elle avoit fait, fe leva & fe rendit au palais oü il apprit au roi cette aventure; mais il fe garda bien de dire qu'Hofchendam étoit la dame en queftion, ni que c'étoit pour fervir fa haine & fa jaloufie, qu'elle avoit ofé tenter 1'intégrité de Saddyq. Tandis que le vifir Tangribirdi faifoit ce récit au roi avec toute la malignité d'un vieux courtifan qui veut perdre fon ennemi, le grand écuyer étoit rentré en lui-même, & faifoit des réflexions très-amères fur les doux plaifirs qu'il avoit pris la nuit. Que les hommes font infenfés, difoit-il, de fe livrer avec tant de fureur a leurs paflions ! j'aurois bien mieux fait de renvoyer la dame avec un refus, que d'égorger pour lui plaire un cheval qui faifoit les délices du roi mon maïtre : je ne ferois pas agité de toutes les penfées cruelles qui troublent préfentement mon repos. Hélas ! que vais-je devenir? que dirai-je au roi lorfqu'il me demandera fon cheval? Moi qui jufqu'ici me fuis fait une loi de dire la vérité, emprunterai-je le fecours du menfonge, & oferois-je mentir en préfence des rois ? Ce feroit ajouter un nouveau crime a celui que j'ai commis. D'un autre» D ij  5*5 CONTESTURCS. coté, fi j'en fais un aveu fincère, ma franchife me coütera la vie : a quoi faut-il donc que je me détermine? A mentir, hé bien foit! imaginons-nous que je vals au palais , pourfuivit-il en ötant fon bonnet de delfus fa tête & le pofant a terre devant lui : fuppofons que mon bonnet foit Togaltimur ; vöyons fi j'aurai la hardielfe de foutenir un menfonge devant un roi. Je le falue en entrant. Saddyq, me dit-il, Va me fceller mon beau cheval noir, j'ai deffein de le monter aujourd'hui. Sire, il lui eft arrivé ün accident ; hier au foir, il ne voulut rien manger de tout ce qu'on lui préfenta , & k minuit il eft mort fans que je fache ce qui Ta fait mourir. Comment! mon cheval noir qui fe portoit fi bien hier , eft mort ! Pourquoi faut-il que ce foit lui plutöt que tant d'autres qui font dans la même écurie ? Quel conté me viens-tu faire ? va, tu es un menteur, tu auras vendu mon cheval a quelqu'étranger qui 1'aura emmené cette nuk en fon pays ; ou bien tu 1'auras tué toi-même de gaieté de cceur. Ne crois pas te dérober a ma vengeance , tu feras chatié comme tu le mérites ; allons, que 1'on me fabre ce fripon-la, qu'on me le mette en pièces. Togaltimur fans doute, continua Saddyq, ne jnanquera pas de me parler de cette manièrej  Sfe tel fera le falaire du premier menfonge que j'aurai fait de ma vie. Voyons a préfent fi en difant vrai, je ferai mieux. traité de ce prince». O Saddyq ! que 1'on m'apprête mon cheval noir, je veux fortir de la ville. Ö roi ! vous voyez votre ferviteur dans la dernière affliction, il eft venu chez moi cette nuit une dame qui m'a demandé le cceur & le foie de votre cheval noir, ce que je n'ai pu lui refufer. Quoi! vous avez été capable d'égorger mon beau cheval pour avoir les bonnes graces d'une dame ! Ah vraiment, j'en fuis bien aife. Qu'on appelle le bourreau , qu'il vienne ici faire fon. office» Voila, dit 1'écuyer, la réception que je dois attendre du roi. Soit que je mente, foit que je dife la vérité, je fuis afluré de perdre la vie. Miférable que je fuis ! maudit foit 1'objet quï m'a jeté par fes charmes dans 1'em barras oü je me trouve. Pendant qu'il étoit occupé de ces triftes penfées, il vit arriver un homme qui lui dit que le roi le demandoit; il obéit auffitót a 1'ordre, & fe rendit chez ce prince avec lequel il trouva le vifir fon ennemi. O écuyer ! dit le roi, je veux prendre aujourd'hui le divertiflement de la chafie, va me fceller mon bon cheval noir. Ces paroles causèrent une frayeur mortelle au pauvre Saddyq, qui répondit tout troublé : Sire, il eft arrivé cette D üj  f4 CONTES TtJÏB ?. nuit a votre ferviteur un malheur funefte ; ff votre majefté m'ordonne de le lui raconter, je lui obéirai. Hé bien, parle, reprit le roi. Hier au foir, dit 1'écuyer, j'étois allis dans ma chambre , lorfqu'il y vint une dame voilée ; elle s'affit auprès de moi fur un fofa, fe découvrit, & me montra une gorge & des oreilles d'une beauté ravilfante. Elle me fit mille carelfes ; & lorfqu'elle eut bien irrité mes défirs, elle pro-mit de les fatisfaire, pourvu qu'auparavant je lui donnaffe le cceur & le foie de votre cheval noir. Quelqu'envie que j'euffe de contenter mon amoür , je répondis fans balancer que je ne pouvois me réfoudre a tuer un cheval que votre majefté aimoit tant. Alors, la dame fe jeta a mon cou, en me difant des chofes fi palïionnées, k j'excufe ta foiblefle ; fi j'avois été a ta place , je n'aurois pas feulement donné mon cheval noir , mais toute mon écurie : 1'attrait étoit trop puiffant pour y réfifter,'un homme ne pouvoit s'en défendre. Je te pardonne donc la mort de mon cheval, & je te fais fi bon gré de m'avoir dit la vérité en cette occafion, que j'ordonne que 1'on t'apporte tout-a-l'heure une robe d'honneur, Quand le vifir Tangribirdi vit qu'au lieu de punir 1'écuyer, on le récompenfoit, & que (a fille s'étoit inutilement proftituée pour fervir la haine qu'il avoit pour lui , il en concut un chagrin fi vif, qu'il en tomba malade, il mourut même peu de jours après, & 1'heureux Saddyq fut choifi pour remplir fa place. Sire, pourfuivit le fecond vifir de l'empereur de Perfe, ne foyez pas moins indulgent.que le roi Togaltimur, pardonnez une première faute i mais que dis-je une faute ? quelle preuve a-t-on que le prince ait voulu commettre le forfait D iv  f& CONTES TUECS, dont on 1'accufe ? Vous croyez tout ce que vous a dit la reine, & fur fa parole vous allez Vons baigner dans le fang de votre fils; que le feigneur vous détourne de ce delTein funefte. Dumoins, ö roi du monde! du moins, avant que de 1'exécuter, commandez que 1'on cherche par-tout Aboumachar, il nous apprendra le véritable motif du filence myftérieux de Nourgehan; car il ne faut point douter qu'il n'y ait quelque part. L'empereur trouva ce difcours fort jüdicieux, il donna ordre que 1'on cherchat par-tout Aboumachar, & il remit au jour fuivant le trépas du prince. L'après-diné, Hafikin fortit de fon palais pour aller a la chafle, & a fon retour il foupa avec la fultane , qui lui dit après le foupe' : Seigneur , vous diffe'rez trop a faire mourir Nourgehan , vous vous repentirez de votre clémence, comme le fultan Bajazet. Ce prince voyant un petit chien galeux & mourant de faim , en eut pitié, le prit, le porta dans un lieu oü il le fit nourrir & élever avec foin. Le chien devenu grand, mordit un jour Bajazet, qui lui dit : O animal trop heureux ! je t'ai fait du bien , pourquoi me mors-tu ? Dans le moment , dieu permit que le chien lui répondit : O Bajazet! un mauvais naturel ne fe corrige point. Fakes attention a ce que je vous  Contis Turcs. 57 idïs , feigneur , ajouta la fultane , & prévenez par un prompt chatiment, le trifte fort qüeprouva un malheureux roi dont je vais vous conter l'hiftoire. H I S T O I R E De Venfant adopte'. T_Jn jour, un coja (i) eut envie de voyager. II partit avec fa femme qui étoit jeune & belle, & ils emportèrent avec eux tous leurs biens. Ils rencontrèrent en chemin un voleur qui les mena dans une montagne qui lui fervoit de retraite. D'abord qu'ils y furent arrivés, le fcélérat lia les mains du coja derrière le dos, & fit Ja dernière violence a fa femme, qui devint groffe. II les retint long-tems dans la montagne , & il ne leur donna la liberté, que lorfqu'il vit la femme prés d'accoucher. Quand le dodeur fut libre , il fe rendit a une ville & alla loger dans le caravanferail, oü bientöt fa femme accoucha d'un fils. Que ferons-nous de cec enfant, dit-elle? 1'élèverons- l) En turc, Dodeur,  CONTES TüSff. nous? Je m'en garderai bien, répondit le cojaj puifqu'il n'eft pas de moi, je ne veux point m'en charger. En difant cela, il prit 1'enfant enveloppé de langes, & le porta lui-même a la porte d'une mofquée , oü il le laifla. Le roi du pays vint par hafard a la mofquée; ïl appercut 1'enfant , & demanda pourquoi il étoit en eet endro'.t. On lui dit : Sire , c'eft un enfant que perfonne ne veut reconnoïtre , & que 1'on a expofé ici, afin que quelques gens de bien en aient compaifion , & 1'emportent pour le nourrir, dans 1'efpérance de 1'éternité bienheureufe. Le roi fentit tous les mouvemens de pitié dont peut être capable un prince naturellement fort humain. II fit plus : il defcendit de cheval , prit 1'enfant & le fit paffer par le collet de fa chemife ( i ), (c'eft-a-dire, 1'adopta) en difant : Puifque je n'ai point d'héritier, il faut que je falTe élever ce petitgargon, peut être fera-t-il un jour 1'appui de mon tröne. S'il a du mérite, je pourrai bien lui lailfer ma couronne. On porta 1'enfant au férail ; on lui öta fes langes, on lui en donna de plus fins, & qui n'avoient point encore fervi. On lui chercha (i) Cérémonie des anciens perfans pour adopter lesenfans.  C ó n t e s Turc s. j$ üne nourrice, enfin, on en eut autant de foin que s'il eüt été le propre fils du roi. II devint beau gargon & de très-beile taille. Sitöt qu'il eut cinq ans , on le mit entre les mains d'un habile précepteur, qui lui enfeigna les belleslettres ; il apprit enfuite a faire des armes , a monter a cheval & a voltiger. II excelloit furtout au jeu du mail. C'étoit un plaifir de le voir lorfqu'il faifoit fes exercices, il s'en acquittoit d'une manière qui raviffoit tout le monde. Ses maïtres mêmes n'étoient pas moins étonnés que les autres, de fon adreffe & de fa vigueur. Le roi s'applaudiflbit d'avoir fait élever un jeune homme qui répondoit fi bien a fes bontés, & dans la fuite, il eut fujet encore d'en être plus content , car quelques rois voifins lui ayant déclaré la guerre, il envoya contr'eux ce fils adopté, qui les battit & fit de fi beaux exploits, qu'il paffa bientöt pour le plus brave homme de 1'armée. Rien ne pouvoit réfifter a fa valeur & a la force de fon fabre. II faut remarquer que le roi peu de tems après favoir adopté , avoit eu une fille d'une de fes femmes. Cette jeune princeffe étoit devenue d'une excellente beauté. Le jeune homme, en qualité de frère, avoit la liberté de la voir. II congut pour elle une paffion violente; mais le roi la promit au fils d'un fultan, & ce mariage  CONTES TüRCJ. étoit fur le point d'être confommé. Le jeuné homme en eut un chagrin mortel, & rencontrant un derviche , il lui dit ; Bon derviche;, j'ai une chofe k vous demander : un homme doit-il manger les premiers fruits de fon jardin , ou les faire manger a un autre ? Le derviche qui poffédoit la fcience de mekachefa, devina fa penfée , & lui répondit : Prince, il faut favoir auparavant s'il y a dans le jardin quelqu'arbre dont dieu très-haut ait défendu de manger le fruit, de même qu'il défendit a Adam & k Eve de manger du fruit appelé bied (i). Le jeune homme peu content de la réponfe du derviche, & prefTé par fon amour, enleva la princefle , fortit du palais avec environ deux mille foldats qui lui étoient dévoués , & prit le chemin d'une autre ville. Quand le roi feut cette nouvelle, il devint furieux; il afTembla une armée en diligence, & pourfuivit le raviffeur de fa fille: mais celui-ci après avoir pourvii k la süreté de la princeffe, fe mit en embufcade au pié d'une montagne, & furprit le roi qui ne s'en défioit nullement. II tailla en pièces toutes fes troupes, le pritdui-même, le tua de (i) Les mahométans croyent que le fruit défendu ctojt $5u bied,  Contés Turcs. '6ï fa propre main, & eet ingrat enfant monta fur Ie tröne du prince a qui il avoit tant d'obligations. Vous voyez , par cette hiftoire, feigneur, continua la reine Canzade, que vous devez regarder le prince Nourgehan comme votre ennemi. Toutes fes penfées font femblables a celles de ce méchant fils adopté. Si 1'un a tué fon père & époufé fa fceur, 1'autre veut auffi affafliner fon père & prendre pour femme fa bellemère. Hé bien ! n'en parions plus, madame , dit l'empereur, Nourgehan rnourra deniain. A ces mots, le roi fe retira dans fon appartement pour fe repofer. Le jour fuivant, il fe rendit au confeil, oü il trouva tous fes vifirs afTemblés ; il leur demanda s'ils avoient découvert le lieu oü étoit Aboumafchar, & lorfqu'ils eurent répondu que non : Puifque cela eft ainfi, dit-il, que 1'on amène le prince mon fils, & qu'on lui coupe la tête tout-a-l'heure; auffi-bien j'ai promis a la fultane qu'il mourroit aujourd'hui. Alors le troifième vifir s'avangant , dit a l'empereur : O roi du monde ! ne vous couvrez point du fang de votre fils ; ayez égard aux remontrances de vos vifirs, ce font des pêcheurs qui pêchent les meilleures perles de Ia mer de 1'éloquence, pour les venir préfenter a vos piés.  &2 CONTES TUÜCS. L'ange qui conduit les fept planètes ( i ), admirerolt leur fagelfe. Ils ne s'oppoferoient pas au deffein que vous avez de faire mourir le prince, li un prophéte n'avoit dit que celui qui voit fon roi prét a commettre une mauvaife action, & qui ne tache pas de 1'en empêcher, doit être rayé de la lifte des fidèles. Les anciens ont dit qu'il faut fe défier d'une femme & d'un homme nouvellement fait efclave , paree que 1'un & 1'autre font des flatteurs, qui mettent en ufage le menfonge & la perfidie, pour parvenif a leurs fins. Si votre majefté veut bien me le permettre, je lui raconterai une hiftoire qui confirmera ce que j'ai 1'honneur de lui repréfenter. Contez-lamoi, j'y confens, dit Hafikin. Le vifir en fit ainfi le récit: ( i) Les cabaliftes mahométans prétendent que chaque planète a un ange qui la conduit, & que les anges ont un autre ange pour chef, appellé Coryayl.  CONTES TUK.CS. (>% H I S T O I R E D'un Tailleur & de fa femme. ï L y avoit du tems du prophéte Ayfa , un tailleur qui pcffédoit une trés-belle femme. Elle fe nommoit Ghulendam (i). Ils s'aimoient tous deux paffionnément. Un jour qu'ils fe donnoient des marqués réciproques de leur ten« drefTe, le mari tranfporté d'amour, promit a fa femme , que fi elle mouroit la première, il pafleroit vingt-quatre heures a pluurer fur for» tombeau; & Ia femme encore plus paflionnée que fon mari, lui jura que s'il mouroit le premier , elle fe laifferoit mourir de faim pour n'avoir pas le chagrin de lui furvivre. Par la toute-puilfance de dieu, la femme mourut la première. Le tailL-ur fut vivcment affiigé de, eet accident ; & pour s'acquitter de fa promelfe , après avoir enfeveli fa femme , qui fut mife parmi les morts, il fe coucha prés de fon cercueil en pleurant & lamentant d'une étrange forte. Pendant qu'il étoit dans eet état, le prophéte Ayfa, fur qui foit le falut, paifa (, i) C'eft-a-dire, TaiUe de tofe.  CóNTÉS Tü'RCf. par eet endroit, s'arrêta pour confidérer le ta\U leur , & lui dit : O bon homme ! pourquoi t'abandonnes-tu fans modération a ta douleur ? Le tailleur lui répondit qu'il étoit inconfolable d'avoir perdu une femme qu'il aimoit, & dont il étoit tendrement airaé. De forte donc , reprit le prophéte, que ce feroit te caufer une grande joie que de faire revivre cette époufe fi chérie ? Le ciel, repartit le tailleur, combleroit tous mes vceux, s'il vouloit faire ce miracle en ma faveur. Hé bien, dit Ayfa, confole-toi, ta vive & fincère afflidion me touche , je vais te rendre ta femme avec la permiffion de celui qui 1'a créée & qui 1'a fait mourir. En meme-tems il dit une oraifon, & auffitót Ghulendam fe leva & fortit du tombeau avec fon fuaire. Le tailleur charmé de eet effet de la puiffance divine , voulut remercier Ayfa; mais ce prophéte lui dit que c'étoit a dieu qu'il falloit rendre graces de ce miracfe , & fans s'arrêter davantage, il continua fon chemin. Ghulendam fe voyant rappelée a lat vie, demanda de quelle manière une chofe fi merveilleufe s'étoit faite ? & après que fon mari 1'en eut informée : Hé quoi ! lui dit - elle, c'eft vous qui m'arrachez a la mort! c'eft votre amour qui me fait revoir la lumière ! ah que mon cceur eft pénétré de cette marqué de votre afie&ion l je  C O N T E S T U R C S. (?ƒ je n'en perdrai jamais la mémoire. Je fuis rfioins ienfible au plaifir de revivre, qu'a la bonté ds Votre cosur qui en eft la caufe. Je veux vous confacrer tous les momens de la vie nouvelle que vous me procurez , je n'en puis faire un meillcur ufage. Le tailleur fut charmé d'entendre parler fa femme dans des termes qui marquoient tant de tendrelfe & de reconnoilfance ? Angle de mon foie , lui dit—il, lumière de mes yeux t matière de ma vie, le ciel en vous rendant a mes fouhaits, a voulu fans doute me caufer la plus grande joie qu'un homme puiffe jamais fentir. Regagnons notre maifon, allons recom* meneer a jouïr des douceurs de notre union, de ces plaifirs touchans que la mort nous avoit ravis, & qu'elle a été forcée de nous refiituer. Mais je ne fais pas réflexïon, ajouta-t-il, que vous n'êtes point en état de paroitre , vous n'avez ni chemife, ni caftan (i). Je vais vous en chercher, je vous laiffe ici feule , je ferai de retour dans un moment. II n'eut pas plutót quitté fa femme, que le fils du roi du pays paffa par hafard prés du tombeau. Ce jeune prince fut alfez furpris de voir une femme enveloppée d'un fuaire, & qui n'étoit pas couchée comme les autres morts. II s'ap- (i) Robe. Jome XVL E  66 CONTES TuHCS» procha d'elle par curiofité , fuivi de tous fes officiers; & remarquant que c'étoit une trésbelle perfonne, & qui paroiflbrt fort vivante , il la regarda avec beaucoup d'attenlion, il fentit même a fa vue naïtre en fon cceur des mouvemens de tendrefie. Un des officiers s'en douta bien, & lui dit : Prince, voila une aimable femme, fi vous fouhaitez, nous la menerons au férail. Très-volontiers , répondit le prince, je n'en ai pas une fi joüe; mais demandezlui auparavant fi elle eft mariée, paree que je ne veux point enlever de femme a fon mari. L'officier qui venoit de parler au prince, adrelfa la parole a la femme du tailleur ^Belle dame, lui dit-il , fi vous n'étes point mai'iée, il ne tiendra qu'a vous d'être au fils du roi. Auffitót Ghulendam répondit fans héfiter : Je fuis étrangère; je n'appartiens a perfonne. Alors un des officiers du prince fe dépouilla de fa robe, en couvrit Ghulendam, qui fut conduite au férail, oü on lui óta la robe de l'officier pour lui donner des habits de la dernière magnificence. Cependant le tailleur revint au tombeau avec un caftan & une chemife. Peu s'en fallut qu'il ne perdit 1'efprit, lorfqu'il vit que fa femme n'y étoit plus; il fe remit a pleurer avec plus de violence qu'auparavant. O ciel! s'écria-t-il, (ju'eft-elle devenue ? le prophéte qui 1'a reffuf-  CoJiTES Tunes. '67 cïtée, ne 1'auroit - il fait revivre que pour la livrer aux défirs d'un autre ? Ah ! fi ce!a étoit ainfi, je me trouverois plus malheureux que je 'n'étois lorfque je pleurois fa mort. Mais que dis-je, fi cela étoit ? en puis-je douter ? fa beauté aura charmé quelque panant, qui ne fe fera pas fait un fcrupule de me la ravir. Ghulendam , ajouta-t-il, ma chère Ghulendam, je te rens juftice, je fuis bien perfuadé que tant qu'il t'eft refté des forces , tu as réfiflé courageufement a la violence que 1'on t'a faite. En quelqu'endroit que tu fois, je fuis alfuré que tu gémis, que tu te défefpères , que tu m'appelles a ton fecours. HéJas ! jc crois' entendre tes cris, j'en fuis pénétré, je ne t'abandonnerai point, je vais te chercher par-tout, 8c quand tu ferois fous la terre , je te découvrirai. II n'y manqua point; il fit tant de perquifitions, qu'il apprit qu'elle étoit dans le férail du fils du roi. II court, il vole chez ce prince, fe jete a fes piés & lui dit : O prince ! vous aimez trop la juftice, pour vouloir garder par force ce qui ne vous appartientp;is. Vous retenez ici ma femme depuis trois jours; je vous conjure de me la rendre. Prens garde a ce que tu dis , répondit le fils du roi, je n'ai point de femme qui foit malgré elle dans mon férail j ni même qui foit mariée. Prince 3 reprit le tail-r Eij  68 ContesTurcs. leur, je n'avance rien dont je ne fois pleirie~< ment convaincu. Ecoute , répliqua le fils du roi, je veux bien te faire voir toutes mes femmes ; mais je t'avertis que fi ia tienne n'eft point parmi elles , il t'en coütera la vie. N'importe, repartit le tailleur, vous me ferez mourir fi vous voulez , j'y confens. Je ne rifque rien , je fais qu'elle eft en ce palais, & vous verrez dès qu'elle m'appercevra , comme elle viendra me fauter au cou & m'embraffer; c'eft la femme du monde la plus fidéle & la plus tendre. II faut donc te fatisfaire , dit le fils du roi, que 1'on amène ici toutes mes femmes, & que 1'on n'en oublie pas une. On les fit toutes pafTer 1'une après 1'autre devant le tailleur, a qui le prince demandoit, Eft-ce celle-la? Le tailleur répondoit que non ; mais quand Ghulendam parut, il ne manqua pas de s'écrier : Ah, la voila ! cette charmante femme dont j'ai tant pleuré laperte. Belle dame, dit le prince a Ghulendam , connoiffez - vous eet homme la? Et oui vraiment, répondit-elle, je le reconnois bien; c'eft un voteur, c'eft lui qui m'a dépouillée & mife dans 1'état oü vous m'avez trouvée. Ce miférable, que dieu cpnfonde, après m'avoir pris ce que j'avois, alloit jn'enterrer tome vive, afn que je ne puffe pas S'accufer devant le cadi. Je vous en demande  ContEsTtjecs. 6f juftice, prince, faites-le punir fuivarrt les loix, je ne ferai pas contente qu'il n'ait été pendu. Le tailleur fut fi étourdi de la réponfe de fa chère Ghulendam , qu'il n'eut pas la force de prononcer une parole. Son filence & fa confufion , firent croire au fils du roi qu'il étoit coupable. Ah , traitre ! s'écria ce prince , il faut que tu fois bien hardi pour ofer venir reclamer une femme, qui non-feulement n'eft point a toi , mais que tu as même voulu enterrer toute vive : tu mériterois que 1'on inventat de nouveaux fupplices pour te punir; je me contenterai pourtant de te faire pendre. Qu'on le mène au gibet tout-a-l'heure, ajouta-t-il, & qu'on1'expédie. Le tailleur voulut ouvrir la bouche pour fe juftirier: Non, non, interrompit le fils du roi, en lui impofant filence, je ne veux point t'entendre, tu n'es qu'un méchant, qu'un importeur, je ne prête point 1'oreille a des menfonges, Encore une fois , dit-il a fes officiers, qu'on aille le pendre dans le moment; que 1'on m'obéifle, ou bien vous ferez tous pendus pour lui. Les officiers voyant le prince en colère, & aimant mieux que le tailleur fut pendu qu'eux, fe faifirent de ce malheureux mari, lui lièrent les mains derrière le dos & le conduifirent au gibet. Dans le tems que 1'exécuteur alloit Ie jeter, le prophéte Ayfa parut dans la place Eiij  70 CONTESTUKCS. publique & fe mit a crier au bourreau de ne point paflfcr outre, attendu que le tailleur étoit innocent, Le refpecl que 1'on avoit pour le prophete, fufpqndit le fupplice : cependant, les officiers du roi vouloient qu'on fit mourir le tailleur, a caufe, difoient-üs, que leur maïtre 1'avolt ordonné ; mais Ayfa leur dit qu'il fe chargeoit d'obtenir ia grace du tailleur. Effectivcment, il fe rer.dit chez le fils du roi, oü il nc lui eut pas plutót conté toute 1'aventure, que ce jeune prince révoqua 1'ordre qu'il avoit donné. ïl envoya même fur le champ Ghulendam k la place publique oü elle fut pendue au lieu de fon mari. Vous voyez par cette hiftoire , fire, dit le troifième vifir, que les femmes font bien four-. bes, & qu'un homme fage do.it fe dérier même de celles qui paroiffent les plus raifonnables ; commandez que 1'on faffe de nouvelles recherches d'Aboumafchar. Je le veux bien, dit l'empereur; mais fi on ne le trouve pas aujourd'hui, je ferai demain couper la tête a Nourgehan. t,n difant ces paroles, le roi fortit du confeil & s-'en alla k la chafTe. Lorfqu'il fut de retour , il foupa avec la fultane, qui lui demanda pourquoi il n'avoit pas fait mourir le prince ? Madame, lui répondit Hafikin , je n'ai pu me déiendre encore de prolonger fa vie jufqu'4  CONTES T ü K C S. 7f demain. Quand je vous écoute, je le condamne; mais je nc pais auffi m'empêcher de lui faire grace , lorfque mes vifirs me parient en fa faveur. Je fuis dans une cruelle incertitude, & vous devez pardonner a un père de ne pouvoir fe déterminer fi promptement a faire périr fonfïls unique. Seigneur, reprit la fultane, vous devez plutót me croire que vos vifirs; ils vous féduifent par leurs difcours , paree que vous les écoutez en père & non en roi. Vous vous repentirez, mais trop tard , d'avoir trop aimé votre fils. II faut que je vous conté une hiftoire qui vous donnera lieu de faire des réflexions. HISTOIRE Des oifeaux de Salomon. J'ai oui dire, feigneur, a une viei'le gouvernante qui m'a élevée, que Salomon, entre plufieurs chofes merveilleufes , avoit des oifeaux .qui parloient la kmgue du pays avec tout le bon fens imaginable., Un de ces oifeaux , qu'un plumage gris de Un & mille gcntiSleffies d'efprit diftinguoient infipimeot des autres , quitta Salomon pour E iv  72 CONTES TtTECS. aller voir fa femelle oui couvoit dans un bols yoifm. Il 1'aborda d'un air fort tendre : il déplia, étendit fes ailes , ouvrit le bec , & lui préfenta le baifer du monde le plus gracieux. La femelle refufa fes carefles & lui dit : Va perfide, retourne chez Salomon, tu 1'aimes plus que moi, pulfque tu m'abandonnes pour lui. Mais quels charmes te rappellent fi fouvent a la cour? cc n'eft pas Por dans lequel tu manges; ce ne font point les lambris dorés fous lefquets tu couches : ces plaifirs extravagans ne peuvent fcïriter que rhomme. L'amour eft 1'unique paflion des oifeaux, lui feul fait leur peine ou leur félicite' , lui feul ta retenu chez le prophéte. Car enfin, fi je n'ai point de rivale, pourquoi fachant I'érat oü tes dernières careffes m'ont lauTe'e, n'es-tu pas venu m'aider k faire le nid de nos enfans? il a fallu pour I'achever que je me fois dépouillée ce mes propres plumes. Ah, ton infidélité n'eft que trop certaine ! vois ee* que peut le défefpoir dans le cceur d'une tendre époufe méprifée. En achevant ces mots , la femelle fe rua fur fes oeufs avec tant de fureur, que le male n'en put fauver qu'un. II le couvnt de fes alles, il donna même quelques coups de bec a la femelle qui s'avancoit toujours fur lui; mais venant k confidérer que la colère des femmes eft un torrent que la réfiftance ne ïuil  CONTESTURCS. 75 que groffir, il s'humilia, & regardant fa femelle avec des yeux pleins d'une langueur intéreffante : Aimable e'poufe , lui dit-il, époufe trop chérie, avant que de facrifier a tes foupcons jaloux ce refte infortuné de notre familie, tue moi ; je ne réfifte plus. La femelle, que ces paroles flattoient extrêmement, s'attendrit : dépouillée de toute fa fureur, elle fe vit dans un état déplorable. Le male en eut pitié , il étouffa fon reifentiment, & troüva même fes enfans trop vengés par les remords de leur mère. L'ceuf qui lui reftoit, le confola de ceux qu'il avoit perdus. Un petit oifeau d'une beauté fingulière, fortit de fa coque le jour même , comme impatient de rallümer dans le cceur de fon père fes premiers feux , ces feux ardens qui mouroient, & de rendre a fa mère toute fa tranquillité. Ca petit oifeau avoit la tête jaune, le coa bleu, le corps blanc , les ailes violettes , & la queue rouge. Le père & la mère s'applaudirent d'avoir fait un enfant fi beau. Ce gage naiffant de leur première tendrefTe, acheva de les reconcilier; ils vêcurent depuis dans une parfaite inflHgence, toujours amoureux, toujours contens 1'un de 1'autre. Cependant Salomon qui ne voyoit plus prés de lui fon cher oifeau gris de lin, étoit fort  74 ContesTüecs. en peine de ce qu'il pouvoit être devenu. II le fit chercher dans toutes les forêts : mals comme on ne le trouvoit point, il s'avifa d'y envoyer deux oifeaux rouges de la même efpèceJe vous ai dit, fejgneur , qu'il en avoit plufieurs. Ceux-ci étoient moins beaux que Grifdelin; en récompenfe , ils avoient beaucoup d'efpnt. II en falloit pour bien s'acquitter de Ia commiffion du prophete, qui vouloit qu'ils ramenaffent fon oifeau gris de fin; il n'étoit jpas poffible de Ie faire par force , il falloit donc de 1'éloquence pour lui perfuader de revenir. Les oifeaux rouges, après avoir volé quinze. jours durant, trouvèrent enfin Grifdeiin avec fa femme & 1'oifeau violet leur fils. Les oifeaux rouges feignirent d'avoir été chafles de la cour, paree que, difoient-ils , Salomon au défefpoir d'avoir perdu fon favo-ri, ne vouloit plus s'attacher a perfonne de leur efpèce. Ils ajoutèrent cu'ils étoient bien a plaindre, qu'après avoir été élevés a la cour & nourris dans les délices, .ils ne pourroient jamais vivre dans les bois. En vérité, mes frères, leur dit 1'oifeau gris. de lin, les jours que je paffe ici fon#fort agréables. j'aime ma femme, ma femme m'aime, . nous aimons notre fils qui nous aime. Nous ne dépendons de perfonne. Cela n'eft-il pas pré-  Contes Tükcs. 75* férable aux faufles féücités de la cour dont vous êtes fi fort entêtés , & Salomon tout puiffant qu'il eft, pourroit-il me payer une feule de ces chofes ? Ah ! s'il pouvoit etre un moment a ma place , il conviendroit qu'avec fa fagelfe & fes biens , il eft fort malheureux. Croyez-moi, mes frères , demeurez ici; pour moi, j'ai fait vceu d'y mourir. Ce difcours afRigca les oifeaux rouges , qui défefpérant de réfoudre 1'oifeau gris de lin par leur menfonge ingénieux , avouèrent de bonne foi qu'ils venoient de la part du prophéte, L'oifeau gris de lin fut faché de cette circjnftance. Comme il avoit regu de Salomon jnitle preuves d'une véritable tendreffe , il ne pouvoit fe réfoudre a lui marquer de 1'ingratitude par un refus , moins encore a quitter fa femme & fon fils. Grifdeiin occupé de ces triftes réflexions, ne répondoit rien aux oifeaux rouges; mais la femelle prit la parole : Allez , leur dit-elle , allez dire au prophéte que Grifdeiin ne retournera point a la cour, & que c'eft moi qui 1'en empêche. Salomon connoït trop bien les femmes pour ne pas excufer mon mari d'avoir fait ce que je voulois. Grifdeiin, qui parmi les courtifans avoit appris Part de faire les chofes ayec politefiê, dit a fa femme qu'il falloit du  76 CONTES TUECJ. moins envoyer leur fils avec les oifeaux rouges porter fes excufes a Salomon : que 1'on devoit accompagner un refus de cette nature de quelques civilités. La femelle cria, pleura , querella; mais le male voulut être obéi. L'oifeau violet partit après que fon père 1'eüt inftruit de la manière dont il devoit fe conduire a la cour. II réduifit toutes fes inftruétions a trois points principaux, afin que fon fils les retint mieux. Evitez les malheüreux, lui dit-il, carefTez les favoris, & ne vous fiez a perfonne. L'oifeau violet fut recu fort agréablement du prophéte. Cependant Salomon ne pouvoit oublier Grifdeiin, dont les gentilleffes 1'avoient tant diverti. Violet a la vérité avoit un plumage plus beau, mais il avoit moins d'efprit , & toutes les carelTes que lui faifoit le prophéte, n'étoient que pour rappeler fon père. Les oifeaux rouges dirent que 1'on ne viendroit jamais k bout de le faire revenir, fi le fils n'étoit de concert. On en paria a l'oifeau violet, & on le menaca d'une éternelle prifon, s'il ne livroit fon père. Violet épouvanté de cette menace , confentit k ce qu'on vouloit. Il retourna chez Grifdeiin, & feignant d'ètre fort mal fatisfait de Salomon : O mon père! ö ma mère ! leur dit-il , que j'ai de joie de vous revoir ! j'échappe heureufement d'une,  ContesTurcs". 77 ëtroite prifon oü j'étois retenu. Le prophéte m'avoit fait mettre en cage & fe propofoit de m'y laiffer toute ma vie. Graces au ciel, j'ai trouvé mfcyen de me fauvcr, & ce qui achève de combler mes vceux, c'eft que j'arrive afTez tot ici pour vous avertir que le prophéte irrité contre vous envoie des chaffeurs pour vous tuer 1'un & 1'autre. Fuyons, fuivez-moi, je vais vous conduite dans un afyle que j'ai découvert en paffant; les chafTeurs ne font pas loin. Hatons-nous, le tems nous prelfe. Le père & Ia mère troublés & par la joie de revoir leur fils & par la crainte qu'il leur infpire, ne répondent rien & le fuivent. Ce fils dénaturé, les guida & les fit tomber lui-même dans les filets que les chaffeurs avoient tendus. Cette hiftoire , feigneur , continua la fultane de Perfe , vous fait connoïtre que les enfans n'ont point d'amitié pour leurs pères, & qu'ils font capables même de les facrifier a leur ambition ou a leur avarice. Vous 1'éprouverez bientöt par votre propre expérience, & vous direz alors : Que n'ai-je cru la reine quand elle m'armoit contre mon fils ! Hélas ! je me défiois d'elle , & c'étoit de moi qu'il falloit me défier. Enfin la fultane eut encore le pouvoit de perfuader a l'empereur qu'il devoit faire mourir Nourgehan. En effet, le lendemain ;  7§ CöNTES tüECSi dès qu'il eut regie' au confeil les affaires dd ion royaume, il fit appeler 1'exécuteur & lui ordonna d'amencr le prince; mais le quatrièmS vifir pnt alors la parole & dit ; H HISTOIRE Du vieux Roi d'Ethiopië* & de fes trois fils. ' Sibe, le propre de la fageffe eft d'examiner avec une extréme attention tout ce qui s'offre a faire ou a éviter. Un roi d'Ethiopie fuivït cette belle maxime dans une conjoncture auflï délicate que celle oü votre majefté fe trouve. Ce roi agé de fix-vingts ans, voulut fe dé~ mettre de 1'empire & finir un règne glorieux par le choix d'un digne fucceffeur. II avoit trois fils de trois femmes différentes, qui vivoient toutes trois. Chacune d'elles paria pour le fien i de forte que le roi qui étoit auffi bon mari que bon père, fiottoit dans une incertitude la plus cruelle que 1'on puiffe imaginer. Que refoudrai-je ? difoit-il en lui-même. Les loix parient pour Paine, raa fultane favorite pour le fecond , j'ai du penchant pour le plus jeune. O fultane trop aimable! j'ai fenti les effets  CoNTEsTüRCS. 7$> <3e vos regards doux & flatteurs ! Ö nature imbécille ! vous cédez a mon amour; mais ni Pun ni 1'autre ne triompfierez des loix : je veux mourir fur le tröne , afin qu'après ma mort les loix décident Les loix ne décideront rien, la guerre s'allumera entre mes enfans , mes peuples feront la viciime de leur ambition, & je dois tout a mes peuples. Belle fultane, je dois commencer par vous a me facrifier au bien de mes fujets. Je les laiffe maïtres de fe choific un fouverain. Enfuite de ces réflexions , il affembla fes vifirs, les grands & le peuple. J'ai, leur dit-il, un pié fur le tröne & 1'autre dans le tombeau; mais je voudrois, s'il étoit poffible, ne point defcendre dans 1'abime de 1'éternité la couronne fur la tête : fon poids m'accable & m'humilie ; je vous la remets , choififfez-vous un maitre. II parut alors fur les vifages une trifteflTe profonde. Le peuple cria tout d'une voix : Vive, vare le roi, notre père & notre ami. Soyez moins fenfiblés, ïnterrompit le roi, vous êtes mes entraillès; vous ne pouvez rien fouffrir que je ne relTente. Tant de douleur abrégeroit ma vie. Les cris redoublent; le roi ne peut retenir fes larmes. Pour ne plus penfer, dit-il, a ce que vous allez perdre , voyez ce qui vous refte. Les princes mes enfans ont toutes les qualités quj  8ó CONTES T U R C S. font les grands hommes; proclamez celui des trois qui vous femble le plus digne d'occuper le tröne que je quitte. Un profond filence fuccède aux plaintcs & aux foupirs. Tout le monde léve les yeux vers le tröne; on voit les trois princes affis fur les gradins , chacun les admire, on ne peut aimer 1'un plus que 1'autre. Perfonne ne fe détermine. Le grand-vifir approche, & parle enfin de cette forte : Roi fage , roi vaillant, que ceiui qui tire la lumière des ténèbres, qui des horreurs de la nuit fait un beau & agréable matin, vous tienne en fa fainte garde & perpétue votre poftérité : recevez avec votre bonté ordinaire un confeil de votre fidéle efclave. Faites régner chacun de vos trois fils trois jours feulement, & nous déciderons enfuite, puifque votre haute majefté le permet; notre choix fera judlcieux, car on connoit les hommes dans la fortune & dans le vin. Celui-la eft vraiment fage que ni Fun ni 1'autre n'ont pu corrompre. Le confeil du grand-vifir fut fuivi & prcyalut dans Pefprit du roi fur les plus fubtiles adrefies de fes trois femmes, qui virent par-la leurs follicitations vaines , leurs projets confondus. Le prince ainé fut revêtu de la pourpre & prit en main le fceptre. Sa mère lui recommanda d'étre afiable & libéral , de ne point toucher  Contss TüRcS'i 8*. toucher a la forme du gouvernement, de pardonner aux coupables : Par-la, lui dit - elle , Vous aurez tout le monde pour Vous , le roi, les grands & le peuple. Des inftruclions qui roulent fur de tels principes, fembloient promettre une fin heureufe. Le prince les fuivit exaöement ; mais on fe défia d'une conduite qui paroifibit étudiée. Les trois jours de fon règne expirés , Ie fecond prince monta fur le tröne-. Sa mère lui donna des lecons toutes différentes : Dépofe les vifirs-, lui dit-elle , chaffe les docteurs , élève aux grandes dignités des gens ambitieux, qui pouf fe conferver leurs emplois , t'adjugent 1'empire; & quand tu feras bien afrermi fur' le tröne, nous rappellerons les vifirs & les docleurs, && les richelfes qu'auront amaiïé tes miniftres ambitieux , ferviront a regagner la confiance & ranimer Ie zèle de ceux-ci. Ce plan fut fuivi ; mais le peuple craignit tout d'un prince qui vouloit la couronne, & s'embarraflbit fi peu de la mériter. Le troifième fils du roi prit a fon tour 1'autorité fouveraine, il ne voulut point de confeil de fa mère. Un derviche arabe, dit-il a ceux qui s'en étonnoient, a fort fagement écrit , parlant des femmes , que dieu leur a fait un paradis a part, paree que fi elles entroient dans celui des hommes ^ TomeXFl É  $2 CONTES TüRCS. elles en ferolent un enfer. Je refpecte infinimene ma mère, je crois même fes avis fort bons ; tnais il eft des loix que je veux fuivre, & ce qu'il y aura d'obfcur, nos fages vifirs & nos favans dofteurs , que je re'tablis dans leurs charges , m'aideront a I'interpréter. Après qu'il eut employé le premier jour & •tane partie du fecond a donner aux peuples de frons juges, aux foldats de vieux & fages capitaines, le roi fon père lui envoya des dofteurs pour 1'interroger en public, & pour favoir s'il entendoit les loix & Part de régner. Les docteurs commencèrent a lui faire des queftions. X'un lui demanda : De quels gens un roi a-t-il abfolument befoin prés de fa perfonne? De huit fortes , répondit le prince : d'un fage vifir , dun grand général d'armée, d'un habile fecrétaire, qui fache parfaitement écrire en arabe, en turc & en éthiopien, d'un médecin confommé dans la phyfique & dans la connoiffance des remèdes, de favans docteurs pour Pinftruire 'des loix a fond, des derviches éclairés pouc lui expliquer les points obfeurs de fa religion, •& des muficiens pour rappeler par la douceur de leurs voix & par 1'harmonie de leurs inftrumens, fes efprits diffipés dans 1'application ;qu'il aura donnée aux affaires de fon état. Un autre doüeur lui dit: Prince, a quoi comparez*  Vbus ürt empereur, fes béys (i ), fes fujets„ fon empire & fes ennemis ? Un empire , repartic ïe prince , reffemble a un paturage , l'empereur. su berger, fes fujets aux moutons , fes béys aux chiens du berger , & fes ennemis aux loups. Le vieux roi d'Ethiopie charmé des réponfeS de ce jeune prince, fe mit a pleurer de joie , & dit en lui-même : Mon troifième fils eft 1'» plus favant & le plus digne du tróne. Mais avant que de déclarer ma penfée, je veux conïioïtre celle de mes peuples. II fit publier un ordre a tous les habitaris de la vüle , de fe trouver le lendemain matih dans la campagne. II parut monté fur un beau cheval, accompagné de fes trois fils & de fes courtifans ; & lorfqu'il fut au milieu de fort peuple, il paria dans ces termes : O mes concitoyens 1 mes parens ! mes fidèles fujets ! na regardez point ce que je fuis aujourd'hui, per-: fonne n'eft plus petit que moi devant dieü* Demain , c'eft-a-dira, au jour du jugement, auquel nous ajoutons tous foi, combien y en aura-t-il parmi vous, qui poffédant de hautes dignités dans le ciel, me diront en me déchirant mes habits : Ah, tyran ! que tu nous as fait fouffrir pendant ton long & ódieüx (i) Seigneurs, barons, comtes, &c. F ij  84 Cojïtis TüBCi règne. Au lieu de re'pondre a vos reproches, je demeurerai dans un honteux filence & n'oferai foutenir vos regards irrite's. A ces mots, ce bon monarque tira fon mouchoir & s'en couvrit le vifage en pleurant a chaudes larmes. Ses fils & fes courtifans pleurèrent a fon exemple , & tout le peuple touche' de douleur & de pitié , poulTa dans les airs des cris & des hurlemens. Enfin le vieux roi efluya fes pleurs, & reprit ainfi la parole : O mes amis ! je fuis pret a fortir de ce monde pour entrer dans le palais de 1'éternité. Je vous conjure de me décharger la confcience des chofes qüe vous pourriez me reprocher, afin que je ne fois point maltraité des anges Munker & Nekir (i) dans mon tombeau ; & qu'ils laiffent aupi ès de moi en s'en retournant , une houri jufqu'au jour du jugement. Outre cela, choififTez celui de mes trois fils qu'il vous plaira pour me fuccéder. Tous les habitans s'écrièrent : Que les jours (i ) Ce font deux anges qui, felon les mahométans, In-terrogem les morts fur leur dieu, leur prophéte, leur re!igion & leurs moeurs. Si les morts répondent bien, & s'ils ont bien Kt, les anges laiffent en leur compagnie une houn, c'eft-a dire, une fille d'i paradis, qui ciemeure ayeq eux jufqu'au jour du jugement.  irïu rol durent autant que 1'univers ! nous n'avons nul reproche a lui faire ; que dieu foit content de lui! Quant aux princes fes fils, que fa majefté mette elle-même fur le tróne celui qu'elle voudra, nous y donnons les mains; mais fi elle nous ordonne abfolument de dire lequel nous croyons le plus digne de remplir fa place, nous avouerons que c'elfle plus jeune des trois. Après cette déclaration , le roi reprit le ehemin de la ville, rentra dans fon palais , & donna tous les ordrès néceffaires pour le couronnement du troilïème prince. Néanmoins , voulant encore une fois éprouver fa capacité , il fit venir trois criminels , & lui dit : Prince, jugez ces trois hommes & les condamnez fuivant les loix. II y avoit un voleur, un meur*, trier & un adultère. Le prince écouta les dépofitions des accufateurs & dit : Le crime a différens degrés qui demandent plus ou moins de rigueur ; une circonftance omife ou ajoutée , 1'aggrave ou le diminue. Ce voleur a pris chez un tréforier une caffette pleine d'or, & toutefois il ne mérite pas d'avoir le poing coupé comme celui qui n'auroit dérobé que dix drachmes; la raifoa de cela eft que la calfette n'eft pas marquée au coin du roi , de même que les drachmes Je font. Mais s'il avoit ouvert le coffre , qu'il F üj  *ó Cq N.TES TüECJ, *n eut tiré de Pargent, il faudroit lui coupe*3e poing. Cette décifion eft du grand prophéte Mahomet. Le jeune prince jugea le meurtrier avec la méme fagefle. II y a, dit-il, beaucoup de différence entre un crime commencé & un crime confbmmé. L'homme que voici, a attendu la nuit fon père dans un bois pour 1'aifafliner ; mais il s'eft repenti cc n'a pas tué fon père, quoiqu'il en fut maïtre. Je 1'abfous, car un crime commencé & qui n'a point été confommé paree qu'on ne 1'as pas voulu, eft digne de pardon. Les accufateurs ne devoient point m'amener eet hommela comme un meurtrier; ils devoient dire qu'il avoit eu une mauvaife intention, & non qu'il avoit fait une mauvaife a&ion. Enfuite, il examina 1'affaire du troifième prifonnier, & paria de cette forte : II faut contre des adultères quatre témoins qui difent avoit vu, & que ces témoins aient vu par hafard, paree que s'ils ont épié le moment de furprendre deux perfonnes enfemble, ils font euxmêmes criminels, fuivant ces paroles du prophéte : Dieu maudira celui qui voit & celui qui Je laiffe voir. Vous êtes quatre accufateurs qui méritez par une curiofité criminelle , le fupplice ordonné contre les adultères que vous avez furpris, Prononcez leur fentence & h  Vótre. Chacun demanda grace. Je vous pardonne, ajouta le prince. Concevez combien il eft difficile de prouver 1'adultère. Alors le vieux roi d'Ethiopie prit le jeune, prince par la main , & le faifant monter fur le tróne : O mon fils, lui dit-il, occupez une place que je vous cède avec joie, vous êtes digne de re'gner. Auffitót tout le peuple proclama roi ce prince qui méritoit fi bien de 1'être, & tous les grands le félicitèrent fur fon avènement a la couronne, en priant dieu de bénir fon règne. Vous voyez par cette hiftoire, fire, pourfuivit le quatrième vifir de l'empereur Hafikin , combien il eft difficile de juger 1'adultère; cependant votre majefté veut fur une fimple accufation , óter la vie au prince Nourgehan, quï eft la vivante image de ce jeune prince éthiopien. Au lieu de Ie faire mourir fur Ia frivole dépoïition d'une femme, vous devriez lui pardonner, quand vous auriez même des preuves inconteftables de fon crime, puifque fuivant un verfet de 1'alcoran , qui felon nous eft la parole de dieu, ceux qui modèrent leurs emportemens lorfqu'ils font en pouvoir de fe venger, méritent eux-mêmes d'appaifer le courroux de dieu a leur égard. Bienheureux l'homme, dit Mahomet, qui met un frein a fa colère, & qui F iv  §8 'C O N T H S T ü R C S. pardonne a fon ennemi qu'il peut opprimer.' Au jour du jugement , il entendra au milieu des créatures, une voix qui lui dira : O mon. fervlieur ! püifque tu as fi bien fu réprimer tes pajjions , tu n'as qua choifir parmi toutes les kouris ( I ) celle qui te fera la plus agréable , & je te la donnerai pour ton partage. On dit encore , fire , ajouta le vifir , que cé même jour un héraut criera : Que perfonne ne fe léve, hors ceux qui ont pardr-nné a leurs ennemis. i_'cmpereur de Perfe fut vivement frappé de ce difcours, & réfolut de fufpendre la mort du prince fon fils, jufqu'a ce qu'il fut affuré de fon crime. Après le confeil, il alla prendre le plaifir de la chaflé, & le foir a fon retour, il foupa avec la reine fa femme , qui lui reprocha de n'avoir point encore fait couper la tête a Nourgehan. Madame , lui dit Hafikin, un de mes vifirs m'a conté une hiftoire qui me fait craindre d'irriter le ciel contre moi, fi je fais mourir mon fi's. Seigneur , répondit la fultane, vous croyeg vos vifirs de grands perfonnages, vous vous laiffez éblouir par leur faulTe éloquence, Vous êtes a leur égard, dans la même erreur oü étoit urr roi mufulman au fujet d'un docteur de la cour. En voici 1'hiftoire : (i) Ce font les filles du paradis.  Contes Türcs. 80 HISTOIRE Du roi Togrul-Béy, & de fes enfans. L/E roi Togrul-Béy étant malade a 1'extrêmité, fit venir fes trois fris & leur dit : Mes enfans, •je vois Azrail ( i ) qui s'approche de mon lit; avant qu'il mette la tête fur mon chevet, il faut que je vous donne a chacun un bon confeil ; mais ne manquez pas de le fuivre fi vous voulez vivre heureux. Les trois princes couverts de larmes ayant répondu qu'ils étoient difpofés a le recevoir, le roi dit a 1'a'iné : II faut que vous fafliez batir un palais dans chaque ville de mon royaume. II dit au fecond : Vous , époufez tous les jours une vierge. Et vous, dit-il au troifième, mettez du miel & du beurre dans tout ce que vous mangerez. Togrul-Béy mourut. Le prince aïné commenca de faire batir un palais dans. chaque ville. Le fecond fils époufoit chaque jour une fille & la répudioit le lendemain. Et le troifième (i) L'ange de la mort. Les mahométans croyent jjue eet Asra^i Yient chercher les ames, & qu'il les enlève»  $ö Coktis Tüacü, prince ne mangeoit rien oü il n'y eüt du mief & du beurre. Un jour, un favant homme leur paria de cette manière : Princes, Iorfque Ie roi votre père en mourant vous donna ces confeils que vous fuivez fi exadtement, fon intentiort n'étoit pas que vous fiffiez au pié de Iajettre, ce qu'il vous recommandoit de faire ; vous n'avez point compris le fens de fes paroles énigmatiques. Je veux vous les expliquer; mais il faut auparavant que je vous raconte une aventure qui a quelque rapport avec la votre. Un roi mufulman envoya demander le caraje, c'eft-a-dire, le tribut aux chrétiens d'une province. Les chrétiens affemblèrent auffitót leurs moines pour les confulter fur ce qu'il y avoit a faire dans cette conjoncture. II fe trouva parmi eux un grand prélat qui leur paria de cette forte : Envoyez-moi a la cour du rot mufulman, & je lui propoferai une chofe; je lui dirai que nous fommes prêts a payer le tribut, pourvu que lui ou fes vifirs répondent a une queftion que je leur ferai. Tous les chrétiens applaudirent a ce fentiment ; Ie prélat partit chargé d'une groffe bourfe oü étoit Ie tribut, & de quelques préfens que les chrétiens envoyoient au roi mufulman. Lorfqu'il fut devant ce monarque , il Iut préfenta fort refpe&ueufement les préfens ds?  Contes T U e c s. or fa province, & lui dit: Sire, nous confentons de payer le caraje a votre majefté , a condition qu'elle , fes vifirs ou fes docteurs, répondront a une queftion que je ferai; mais fi perfonne n'y répond, vous ne trouverez pas mauvais que je m'en retourne fans rien payer. Je le veux, dit le roi , j'ai de très-favans hommes en ma cour , & il faut que ta queftion foit bien difficile, fi nul n'y peut répondre. Le roi appela tous fes vifirs & fes docteurs, & dit au moine : Chrétien, quelle eft ta queftion ? Alors le prélat ouvrant les cinq doigts de fa main droite, leur préfenta Ia paume en face, puis baiffant fes mêmes doigts vers la terre : Devinez, leur dit-il, ce que cela fignifie, voila ma queftion. Pour moi, dit le roï j'y renonce, j'avoue que je n'y comprens rien, & franchement cela ne me paroït pas aifé k deviner. Tous les vifirs & les docteurs fe mirent alors a rêver ; mais ils avoient beau rappeler dans leur mémoire les commentaires de Palcoran, auffi-bien que la founna ( i) de Mahomet, ils ne favoient quelle réponfe faire au moine. Ils gardoient tous un honteux filence, lorfqu'un d'entr'eux indigné de voir tant de grands {i) Ce font les garoles de Mahomet fues gat Kadjuog.  $2 C O N T E S T TJ K C' S. perfonnages jetés dans la confufion par un infidèle , s'avan^a & dit au roi : Sire , il n'étoit pas befoin d'afTembler ici tant de monde pour li peu de chofe. Que le moine me faffe fa queftion a moi & je lui répondrai. En même-tems le prélat préfenta fa main ouverte , les doigts en haut, au doéfeur mahométan , qui de fon cóté lui montra fa main droite fermée. Le moine enfuite ayant bailfé les doigts vers la terre, le dodeur ouvrit fa main, & leva les doigts en haut. Le prélat fatisfait des geftes du doéteur mufulman , tira de deffous fa robe la bourfe oü étoit le tribut, la donna au roi, Sc fe retira. Le monarque eut la curiolïté de demander a fon docteur ce que fignifioient toutes ces aótions de main. O roi, lui répondit le docteur , quand le moine m'a préfenté la mairr ouverte, cela vouloit dire : Je vais t'appliquer un foufHet fur la joua; j'ai fermé auffitót lamain pour lui faire entendre que s'il me donnoit un foufflet, il recevroit de moi un coup de poing. Puis, quand il a bailfé la main & tourné le bout de fes doigts contre terre , cela fignifioit mot pour mot : Oh bien ! fi tu me donnés un coup de poing , je te mettrai a mes piés & t'écraferai comme un vermilfeau. Auffitót j'ai relevé mes doigts pour lui répondr©/  CoïÏTÏS Tu'ECli £ïf fejue s'ïl en ufoit ainfi, je le jeterois fi haut, que les oifeaux le mangeroient avant qu'il put arriver a terre. De forte, fire, ajouta-t-il, que le chrétien & moi, nous nous fommes fort bien entendus par fignes. A peine le docleur eut-il achevé de parler, qu'il s'éleva dans 1'aflemblée un bruit fort avantageux pour lui: tous les vifirs admirèrent fa pénétration , & tous les docteurs , malgré Ie dépit qu'ils avoient de n'avoir point entendu les geftes du moine, avouèrent hautement que leur confrère étoit plus habile qu'eux. Pour, le roi, il en étoit encore plus charmé ; il ne pouvoit revenir de fa furprife, il regardoit le docteur comme un perfonnage incomparable, II ne fe contenta pas de lui donner de grandes Jouanges, il ouvrit la bourfe que le prélat lui avoit préfentée, il en tira cinq eens fequins, & les lui mit entre les mains, en difant :Tenez, docteur, puifque vous êtes caufe que ces chrétiens m'ont payé le caraje , il eft jufte que je vous en témoigne ma reconnoiffance. Enfin, le roi mufulman encore tout occupé de cette aventure , alla trouver la reine fa femme & la luï conta. Cette princefle qui avoit beaucoup d'efprit & de jugement, écouta le roi fon mari avec beaucoup d'attention; d'abord qu'elle eut achevé fon récit, elle fe laifia tpmber fur un  94 'CotiTEJ Turc?, fofa a force de rire en fe tenant les cötés. Jé favois bien, madame, lui dit le roi, que vous trouveriez cela fort plaifant. Ce qu'il y a dé plus plaifant, repartit la reine, c'eft que vous avez été la dupe de votre docteur. Ce que vous me dites n'eft pas polTible , madame , reprit le roi. Seigneur, répliqua la princeffe , envoyez tout-a-Pheure chercher le moine, je iie veux pas vous en dire davantage. Le roi ordonna fur le champ a un de fes Officiers d'aller s'informer dans la ville fi le prélat y étoit encore ; on le trouva prêt a s'en retourner dans fa province. On 1'amena devant le roi & la reine. Chrétien, lui dit cette princefle, notre docteur a ccmpris le lens de votre 'énigme ; mais nous fouhaiterions que vous vouluffiez nous 1'expliquer vous - même. O reine l dit le prélat, quand j'ai montré mes cinq doigts ouverts, cela fignifioit : Ces crtiq prières que vous faites, vous autres mufulmans , font-j elles de 1'ordre de dieu ? Alors, votre docteur; m'a préfenté le poing, en voulant dire; Oui, elles le font, je fuis prêt a le foutenir. Lorf-s que j'ai enfuite baifle mes doigts, je lui ai demandé : D'oü vient que la pluie tombe du ciel en terre ? II m'a répondu fort fpirituellement en levant fes doigts en haut, qu'il pleuvoit pour faire poufler 1'herbe & faire profiter tous  CONTES TüRCS. jpj* les biens de la terre. Auffi cette réponfe fe trouve-t- elle dans vos livres. Le moine étant forti après cette explication , la reine renouvela fes éclats de rire, & le roi perfuadé qu'ella ne rioit pas fans raifon, protefta que dans Ik fuite il fe défieroit de fes docteurs, & ne feroit plus la dupe de leur faux mérite. Ainfi donc, meffeigneurs les princes, con* tinua le favant homme qui parloit aux trois fils du roi Togrul-Béy, vous n'avez pas entendu non plus les paroles myftérieufes du roi votre père. Les princes le prièrent de leur en donnet; Tintelligence. La voici, leur répondit le docteur .: Lorfque le grand Togrul-Béy a dit S fon fils ainé : Faites batir un palais dans chaque ville de mon royaume , il a voulu par-la lui faire comprendre qu'il devoit acquérir dans chaque ville, Pamitié d'un homme riche, dont la maifon put lui fervir d'afyle fi la fortune lui devenoit contraire. Quand il a dit au fecond prince d'époufer toutes les nuits une vierge, cela fignifie : Ne vous couchez jamais la nuit qu'avec le plaifir d'avoir fait le jour une bonne action, paree qu'un de nos poëtes a comparé Ie plaifir de faire une bonne action, a celui d'époufer une vierge. Enfin, quand le roi a dit au troifième prince : Mettez du miel & du beurre 'dans tout ce que vous mangerez, cela vouloit  k}6 CONTES TlTRCSk dire :Soyez affable & débonnaire; parlez a tout le monde avec tant de douceur, que 1'on puiffö par-tout vanter votre bonté. Cette hiftoire , feigneur , pourfuivit la fultane Canzade, doit vous mettre en garde contre la trompeufe éloquence de vos vifirs. Que leurs fables ne retiennent plus déformais le bras vengeur que ma prudence & le fort intérêt que je prens a vos jours, m'ont fait armer contra un fils trop coupable. Cette méchante princefle ajouta a ces paroles tant d'autres pleines d'artifice , que l'empereur fe laiffa furprendre. Il j)romit encore que le jour fuivant feroit le dernier de la vie du prince. Mais le lendemain, lorfqu'après avoir parlé au confeil de fon état, il ordonna au bourreau de faire venir en fa préfence Nourgehan, & de lui couper la tête : le cinquième vifir s'avanca jufqu'au pié du tröne, & fupplia l'empereur de lui accorder la vie du prince pour ce jour-la. Mais, fi je cède a vos pricres , vifir , lui dit Hafikin, la fultane me fera tantót de nouveaux reproches. Ah, fire! repartit ce miniftre, eft-Ü poffible que vous ne 'foupconniez point la bonne foi de cette princefle ? Dieu veuille que fon amour pour vous foit aufli fincère que vous vous 1'imaginez ; mais les femmes font bien' diflimulées. II n'eft feit mention que de leurs perfidies dans nos auteurs.  Contes Tuecs. 97 auteurs. Si votre majefté veut me le permettre, je lui raconterai une hiftoire qui lui fera voir que les hommes qui comptent fur leur amitié font bien imprudens. Je fuis difpofé a vous entendre, dit Hafikin. En même-tems le vifir commenca de cette manière : HISTOIRE Du prince Maliknafir. CHalaoun, fultan d'Egypte, avoit deux fils. Un jour qu'il faifoit des réflexions fur 1'inconftance de la fortune, qui fe joue des princes comme des autres hommes , il réfolut de faire apprendre au prince Maliknafir, fon fecond fils, un métier qui put lui fervir de reffource en cas de befoin. II le mit chez un fameux tailleur de la viHe du Caire , qui !ui montra en peu de tems a coudre & a taiiler des habits dans la dernière perfeclion. D'abord, on s'étoit fort étonné que l'empereur eüt pris cette réfolution. On traita fa prévoyance de crainte ridicule; on ne croyoit point que le fils d'un fultan d'Egypte put un jour fe trouver réduit a travailler pour vivre. II arriva néanmoins bientót dans 1'emp.re un lome XFL G  98 ContesTurcs. changement qui fit connoitre k ceux qui n'avoient point approuvé en cela la conduite de Galaoun , qu'ils avoient eu grand tort. Cet empcreur mourut, & le pri8Ce Melikafchraf, fon nis ainé, monta fur le tróne. La première chofe que fit le nouveau fultan , fut d'ordonner k fes officiers d'aller chercher fon frerë qui étoit encore chez le tailleur fon maitre , & de Ie lui amenar, afin de prévenir par fa mort toutes les révoltes & les guerres qu'il pouvoit exciter en Egypte ; mais heureufement, Maliknafir fut averti des cruelles intentions du roi fon fiére. U fe déguifa , fortit de Ia ville fecrètement , fe méla parmi des pélerins, & fe rendit avec eux au kiaba, (c'eft-adire au teniple de la Mecquc.) Pendant que les pélerins & lui faifoient Ia proceffion, il fentit fous fes piés quelque chofe de dur ; il regarda auffitót ce que c'étoit : il vit une bourfe fort enflée ; il la ramaffa, la mit dans fa peche, fans qu'aucun des pélerins s'en appereüt, & continua Ia proceffion. Il étoit aiïez en peine de favoir ce qu'il y avoit dedans; mais il n'ofoit contenter fa curiofité devant tant de monde, & ü attendoit impatiemment la fin ce Ia proceffion pour fe retirer dans un lieu écarté , lorfqu'il entendit un coja, qui tenant dans fes mains deux gros cailloux dont  CONTES TüRCS. 00 ü fe frappoit rudement la poitrine , difoit a haute voix : Que je fuis malheureux d'avoir perdu ma bourfe ! tout ce que j'ai gagné par mes travaüx, tout le fruit de mes peines, & toute ma fortune eft Gedans ! O mufulmans, mes chers frères! ayez pitié de moi. Si quelqu'un 1'a trouvée, qu'il me la rende pour 1'amour de dieu & par refpect pour le temple facré de la Mecque. La mo*tié fera pour lui, & je déclare que cette moitié lui fera aufïï légitimement acquife que le lalt de fa mère. Le malheureux doóreur pronongoit ces paroles avec de fi vives marqués ce tiouleur & de défefpoir , que tous les pélerins en étoient touchés. Maliknafir furtout en eut tant de compaffion , qu'il dit en lui-méme : Je ruine ce coja & toute fa familie, fi je rètiens cette bourfe. ïl n'eft pas jufte que pour me rendre heureux , je fafTe des miférables. Quand je ne ferois pas fils de roi ; quand je ferois le dernier des hommes , je ne voudrois pas avoir le bien d'autrui. Après ces réflexions, il appela le coja , & lui montrant la bourfe : O doétcur ! lui dit-il, eft-ce-la ce que vous avez perdu ? Le coja tranfporté de joie a cette vue , porta brufquement la main fur la bourfe, s'en faifit & Ia mit dans fa poche. Et pourquoi , lui dit Ie Gij  100 CONTES TURCS. prince , la prencz-vous avec tant de violence ? craignez - vous qu'elle ne vous échappe , ou n'avez-vous pas defiein de me donner la moitié de ce qu'il y a dedans , comme vous 1'avez promis ? Pardonnez - moi, re'pondit le coja , pardonnez un tranfport dont je n'ai point été maïtre. Vous n'avez qu'a me fuivre, je vais accomplir ma promefle. A ces mots, il le mena fous fa tente, oü il tira fa bourfe,*la baifa, en rompit le cachet, & la vida fur une table. Maliknafir, qui s'attendoit a voir des pièces d'or, fut alfez furpris d'appercevoir des diamans, des rubis & des émeraudes. Oh, oh, dofteur ! s'écna-t-il, vous n'aviez pas tort de faire tant de bruit. Ce que vous aviez perdu en valoit bien la peine. Le coja afTembla d'abord toutes ces pierreries en un monceau , qu'il partagea en deux. II fit enfuite de 1'un de ces tas deux lots égaux, & les préfentant au prince : jeune homme ! lui dit-il , fi vous voulez prendre ces deux lots, ils font a vous felon ma promclfe; mais pour vous dire franchement ma penfée , ce ne fera pas fans peine que je vous les verrai emporter. Au contraire, fi vous êtes alfez généreux pour vous contenter de 1'un de ces lots, je vous jure que je ne ferai point faché que vous 1'ayez. Maliknafir qui avoit tous les fentimens d'un  CONTES TüRCS. IOI grand prince , lui re'pondit : Puifque cela eft ainfi, docteur, je n'en demancle qu'un. Le coja charmé de ce défintéreffèment, fit du monceau pareil a celui du prince , deux autres petits, & dit a Maliknafir : Choififfez encore un de ces deux lots. Je protefte que je vous le donne auffi fans regret. Non , répondit le prince , je fuis fatisfait de ce que j'ai. O jeune homme !' répliqua le docteur, vous avez trop de modération. II faut que vous le preniez , ou bien que vous veniez avec moi fous la goutière d'or, j'y férai pour vous a dieu une prière qui vous fera très-avantageufe. Le prince alors , comme s'il eut été infpiré du ciel, rendit au coja le lot qu'il avoit pris , en lui difant : Docleur, puifque vous voulez faire une prière pour moi dans le facré temple de la Mecque, j'aime micux cela que toutes vos pierreries. Je vous les abandonne , pourvu que vous faffiez cette prière avec toute la ferveur d'un bon doéteur mufulman. A ces paroles, le coja étonné de 1'exceffive générofité du prince, le mena fous la goutière d'or , leva les mains au ciel fans parler , & enfuite il dit a Maliknafir : Dites amen3 Is prince dit amen. Après cela, le docteur remua quelque tems les lèvres , & puis ayant palfé fes mains deux ou trois fois fur fon vifage, il fe ' G iij  102 C O K T E S TUSCS, tourna vers !e prince & lui dit: O jeune homme! je viens de faire pour vous une oraifon, vous pouvez vous en aller a la garde de dieu. Le prince Maliknafir prit congé du docteur; mais a peine feut il quitté , qu'il dit en luimême : Que vais-je devenir préfentement ? oü faut-il que je porte mes pas ? Si je retourne au Caire , mon barbare frère Melikafchraf me fera mourir. II vaut mjeux que j'aille avec ce coja dans fon pays ; mais je ne dois découvrir ma condition a perfonne , de peur que quelque iraïtre ne m'aflafline dans 1'efpérance d'en être récompenfé; car je ne doute pas que le nouveau fultan d'Egypte n'ait mis ma tête a prix. Après avoir fait cette réflexion , & d'autres femblables fur 1'état préfent de fes affaires, il alla retrouver le docleur. O coja, lui dit-il , je viens vous demander de quel pays vous êtes. Je fuis de Bagdad, répondit le docteur, & je me nomme Abounaoüas. Je ferois bien aife de voir cette fameufe ville , reprit Maliknafir ; voulez-vous bien m'y mener avec vous ? j'aurai foin de vos chameaux pendant le voyage. Le docleur y confentit; & rien ne les arretant plus a la Mecque, ils prirent tous deux la route de Bagdad. D'abord qu'ils y furent arrivés, le prince dit au coja : Dodeur, je ne veux point vous être  Contes Tuf. cs. 103 a charge : je fuis faire des habits en perfeciion; recommandez-moi, s'il vous plaït, l quelqua tailleur de vos amis. Le coja le mit chez le plus fameux tailleur de la ville, qui pour éprouver fon nouveau garcon, lui donna un habit a tailler & a coudre. Maliknafir qui avoit excité radmiration des maitres tailleurs du Caire, ne pouvoit imnquer de réuflïr a Bagdad. II fit un habit dont fon maitre fut tellement charmé, qu'il le voulut montrar i tous les autres tailleurs de la ville, qui lui donnèrent mille appLudiiTemens , & qui avouèrent que tant pour ia coupe qua pour la couture, c'étoit un chefd'ceuvre admirable. Le maure étoit fi content d'avoir un gargon fi -habile , qu'il lui donnoit douze fels par jour (1). Ainfi la prince avoit de quoi paiTcr agréab'ement la via a ïïagaaa. Sa fortune étoit duns cette htuation, lorfqu'un jour le docteur Abounaouas , qui avoit naturellemant 1'humeur violente , querella fa femme , & daps fa colère lui dit : Va , une fois , deux fois , irois fois , je te répudiz. II n'eut pas plutct achevé ces paroles, qu'il s'en repentit % paree qu'il aimoit fa femme. ïl voulut mema la garder dans fa maifon & vivre avec (j) Avec doiiie föls, on peut faire a Bagdad aufli bonne chère ^u'a Paris paur douz.e francs. G iv  *°4 Contes Turcs. elle comme a ('ordinaire; mais le cadi s'y onpofa difant qu'il falloit qu'un hulla ( i) ou licitateur,' Gouchat avec elle auparavant, c'eft-a-dire, au'un autre homme 1'cpouslt & la répudiat ; que Ie docteur enfuite 1 epouferoit de nouveau s'i! vouoit. U coja fe voyant obligé de fe foumettre aux loix, refolut de prendre pour hulla le prince Mahknafir. li feut, dit-il en lui-même-, que je cnoifiue pour licitateur ce jeune homme que J ai amené de la Mecque a Bagdad; il eft étrangcr & bon enfant, je lui ferai faire tout ce que je voudrai : je veux qu'il époufe cette nuit ma femme, & demain matin je la lui ferai répudier. Ayant pris cette réfolution, il fit venir le prince chez lui, 1'enferma dans une chambre avec fa femme, & puis fortit. La dame n'eut pas fitöt vu Maliknafir , qu'elle en devint amoureufe. Le prince de fon cöté la trouva fort aimable. Ils fe découvrirent leurs fentimens , & ne manquèrent pas de fe donner toutes les marqués d'inclination que la conjoncture & le lieu leur permettoient. Après bien des carefles mutuelles , la came montra au prince des caflettes pleines d'or, d'argent & de pierrenes. Savez - vous bien , jeune homme , lui ( i) On appelle ainiï un homme qui épouie une femme qu'un autre a répudiée.  CONTES TURCS. 10/ dit-elle, que toutes ces richefles m'appartiennent ? Voila le kabin, c'eft-Èt-dire, la dot que j'jÉ-ois apportée au coja , & qu'il a été obligé de me reftituer en me répudiant. Si vous voulez déclarer demain que vous prétendez me garder comme votre femme légitime , vous ferez maïtre de tous ces biens & de ma perfonne. Mais, madame, dit le prince, 1c dodeur ne peut-il me forcer a vous rendre a lui. Non vraiment, répondit-elle , il dépend de vous de me répudier ou non. Cela étant, répiiqua Maliknafir, je vous promets de vous retenir; vous êtes jeune , belïe & riche : je pourrois faire un plus mauvais choix. Laiffez venir le dodeur, vous verrez de quelle manière je le recevrai. Le lendemain, le coja vint de grand matin ouvrir la porte. II entra dans la chambre. Le prince alla au-devant de lui d'un air riant : O dodeur ! lui dit-il , que je vous ai d'obligation de m'avoir donné une li charmante femme ! O jeune homme ! lui réponait le coja, dis plutöt en la regardant : Va, une fois, deux fois, trois fois, je te répudie. J'en ferois bien faché , répiiqua Maliknafir ; c'eft un grand crime en mon pays que de répudier fa femme; c'eft une adion ignominleufe que 1'on reproche fans cefle aux maris qui font aiTez laches pour la commettre : puifque j'ai époufé cette dame ,  «05 CoNTES TURCS. je veux la garder. Ah ! ah ! jeune homme, s'écria le docteur, que fignifie ce difcours ? te moques-tu de moi ? Non , docteur , répor^it le prince, je vous pade fort férieufement • je trouve Ia dame a mon gré, & franchement je lui conviens mieux que vous qui étes chargé d'années. Croyez-moi, ne penfez plus a elle ; auffi-bien y penferiez-vous inutilement. O ciel! reprit le docteur, quel huila me fuis-je avifé de choifir ! que les hommes font fujets a faire de faux jugemens ! J'aurois juré que ce jeune gaicon eut fait ce que j'aurois voulu. Hélas ! j'aimerois mieux qu'il eüt gardé ma bourfe, que de retenir ma femme. Le doéfeur conjura le prince de la lui rendre, il fe jeta a fes piés ; mais quelques prières qu';I fit, quelque chofe qu'il püt dire, le prince fut inexorable. Le coja s'imaginant que fa femme auroit plus de pouvoir que lui fur Pefprit de Maliknafir, & qu'elle ne demandoit pas mieux que ü'être répudiée par ce prince , s'adreffa a elle : O matière de ma vie , lui dit-il, puifque ce jeune homme n'a nul égard a mes prières , emploie auprès de lui tout le crédit de ton vifage de lune pour obtenir qu'il te rende a mon amour. O mon cher doclcur, mon ancien mari, lui répondit la dame, en feignant d'être fort afHigée, il eft inutile d'attendre de  CoNTES TüKCS. IO7 lui cette grace ; c'eft un petit obfdné qui n'en démordra point. Ah ! que j'ai ce cLouleur ce ne pouvoir redevenir votre femme ! Ces paroles que le coja croyqit fort finccres, redoublèrent fon chagrin. II pria de nouveau Maliknafir de répudier la dame ; il en plcura même ; mais fes larmes ne furent pas moins inutiles que fes difcours. Le prince demeura ferme : de forte que le docteur perdant toute efpérance de le fléchir, s'en alla chez le cadi fe plaindre de 1'hulla. Le juge fe moqua de fes plaintes , & déclara que la dame n'étoit plus a lui, qu'elle appartenoit légitimement au jeune tailleur, & qu'on ne pouvoit le forcer. a la répudier. Le coja fut au défefpoir de cetta aventure; il en penfa devenir fou. II tomb% malade , & les plus habiles médecins de Bagdad ne purent le guérir. Lorfqu'il fut a 1'extrêmïté , il demanda a parler au prince : O jeune homme ! lui dit-il, je vous pardonne de m'avoir enlevé ma femme; 'je ne dols point vous en favoir mauvais gré : cette chofe s'eft accomplie par 1'ordre de dieu. Vous fouvient-il que je fis pour vous une' prière a la Mecque fous la goutière d'or ? Oui, répondit le prince, je me relfouviens même que je n'entendis pas un mot de toute votre ©raifon, & que je ns la'aTai pas de dire pieu-  to8 Contes Turcs. fement amen. fans (avoir de quoi il s'agifioit.. Voici, répiiqua le dodeur, quels furent les termes de ma prière : O mon dieu ! fakes que tous mes biens & tout ce que je chéris, deviennent un jour le partage légitime de ce jeune homme. II eft vrai, pourfuivit le coja, que vous ne m'avez pas tant d'obligation que vous pourriez penfer, puifque je ne fis point cette prière de ma propre volonté. Je vous avoue que j'avois deflein d'en faire une autre ; mais je ne fais quel pouvoir , quel mouvement divin m'entraina & me fit malgré moi prononcer cette oraifon. Elle a été exaucée comme vous voyez , car prefque tous les biens que je poffe'dois] appartenoient a ma femme qui vous les donne avec fa foi. Je prens tous les affiftans a témoin, que j'entens & veux qu après ma mort tout ce qui fe trouvera de bien a moi appartenant, foit a vous comme votre bien légitime. II fit écrire ce teftament, & le fit figner par les témoins. II le figna auffi & mourut trois jours après. Maliknafir alla demeurer avec fa femme dans la maifon du dodeur, & fe mit en poffieffion de tous fes biens. II cefla d'exercer le métier de tailleur , prit un affiez grand nombre .de domeftiques, & ne fongea plus qu'a vivre délicieufement a Bagdad. II étoit charmé de fa  CONTES TüRCS. ÏO£ condition, & fe croyoit plus heureux que le fultan Melikafchraf, fon frère. II ne fongeoit qu'a fe divertlr tous les jours avec les jeunes gens de la ville; mais la fortune qui fe plaifoit a le perfécuter, ne le lailfa pas mener longtems une vie fi agréable. Un foir qu'il s'en retournoit au logis, après avoir paffe la journée a fe réjouir , il frappa rudement a fa porte. Perfonne ne lui venanc ouvrir, il redoubla fes coups & appela fes domefciques. Aucun ne répondit. Oh! oh ! dit le prince, il faut que tous mes gens foient morts, ou qu'ils foient bien endormis. Enfin il frappa tant, qu'il enfonca la porte. II entra, monta k 1'appartement de fa femme, oü il fut fort étonné de ne la point trouver. Et ce qui augmenta fa furprife , c'eft qu'il eut beau chercher par toute la maifon, il ne vit pas méme un de fes gens. II ne favoit ce qu'il devoit penfer, lorfqu'étant retourné dans 1'appartement de fa femme , il s'appercut que les calfettes oü étoient 1'or & les pierreries , avoient été emportées. II paffa la nuk a faire les plus triftes réflexions. Le lendemain matin , il s'informa dans le voifinage fi le jour précédent, pendant qu'il fe réjouiffbit en ville, on n'avoit point remarqué qu'il fe pafsat dans fa maifon quelque chofe d'extraórdinaire, Tous fes voifins lui dirent que  IIO CoNTES TüRCS. ilon, & i! ne put tirer d'eux aucune lumière fur cette étrange aventure. II fit toutes les perquifitions qu'elle demandoit; mais elles furent fort inutiles. Pour comble de malheur, le cadi s'imaginant que Maliknafir avoit peut-être tué fa femme, & qu'il ne faifoit femblant d'en être fort en peine, que pour éloigner de lui 1 foupgon de eet affalfinat, fit arrêter ce prince, qui ma'gré fon innocence , fut fort heureux de fonir de cette affaire aux dépens de tout fon bien. Voila donc le prince Maliknafir dans le même état oü il étoit avant qu'd eüt époufé la femme du doóteur Abounao'üas. II fe remit chez fon maitre, & recommenca d'exercer le métier de tailleur. Comme il étoit d'humeur a fe conloler de tout, il oublia fes dernières difgraces ainfi que les premières. Un jour qu'il travailloit dans la boutique de fon maïtre, un homme qui paffoit s'arrêta tout-a-coup , & après 1'avoir regardé avec attention : Je ne me trompe point, s'écria-t-il, c'eft le prince Maliknafir, c'eft luimême que je vois. Le prince a fon tour envifagea cct homme, & le reconnoilfant pour le tailleur cu Caire oü il avoit fait fon apprentilfage, il fe leva pour aller PembrafTer ; mais le tailleur au lieu de lui tendre les bras pour le recevoir, le jeta a fes piés & baifa la terre  C O N T E S T V R C 5. ï tt devant lui, en difant : O prince , je ne fuis pas digne de vos embraflemens ; il y a trop de diftancc entre vous & un homme tel que moi : votre fort eft changé, & la fortune qui vous a jufqu'ici perfécuté, veut vous combler de fes plus précieufes faveurs. Le fultan Melikakhraf eft mort, fon trépas a excité des troubles dans 1'Egypte ; la plupart des grands vouloient faire monter fur le tröne un prince de votre race ; mais je foulevai tout le peuple contr'eux en votre faveur, & je parus a la tête de ma faction. Pourquoi, dis-je a ces grands, faut-il öter la couronnc a celui qui en eft le légitime héritier ? Le prince Maliknafir doit être notre fultan ; vous n'ignorez pas pour quelle raifon il eft forti d'Egypte : vous favez que pour dérober fa vie a la cruelle politique de fon fiére , il fut obligé d'abandonner fa patrie. Je fuis témoin qu'il fe déguifa & fe joignit a des pclerins qui alloient a la Mecque. Je n'en ai point oui parler depuis cc tcms-la; mais je fuis perfuadé qu'il vit encore; c'eft un prince vertueux, dieu 1'aura eonfervé. Donnczmoi deux ans pour le cfccrchcr j pendant ce tems-la que fon conrie ü canduite de Pétat i nos fages vifirs; & fi mes recherches font vaines, vous pourrez alors choifiï pour fultan lc prince que vous fouhaitez de couronncr. A ce dif-  112 CoNTES TURCS. cours , pourfuivit-il, que le peuple appuya de fon fuffrage, les grands confentirent que je vous recherchaiTe. Ils me donnèrent deux ans pour vous trouver ; il y en a déja un que je vous cherche de viile en vi!le chez tous les tailleursdu monde, & le ciel m'a fans doute conduit ici', puifque j'ai le bonheur de vous y rencontrer. Allons , prince , venez fans tarder davantage vous montrer a des peuples qui vous attendent pour vous élever au rang de vos ayeux. Maliknafir remercia le tailleur de fon zèle, & lui promit de s'en fouvenir en tems & lieu, & des le méme jour ils prirent enfemble la route du Caire. Des qu'ils y furent arrivés, le prince Maliknafir fe fit reconnoitre , & les grands qui avoient été les plus 'ardens a Pécarter du tröne , fe montrèrent les plus empreffés a le couronner. Enfin , il fut proclamé fultan , & il recut les complimens de fes béys fur fon avènement a la couronne. Une de premières chofes a quoi fongea ce prince, ce fut a s'acquitter envers le tailleur. II 1'envoya querir & lui dit : O mon père, car je ne puis vous appeler d'un autfe nom, apres le fervice qne vous m'avez rendu ; je ne vous dois pai moins qu'au roi Calaoün. S'il m'a donné avec la vie le droit de lui fuccéder, mes malheurs  CONTES TüKCS. IÏJ fceurs m'avoïent fait perdre ce droit, & fans vous je n'en aurois jamais joui. II eft jufte que ma reconnohTance éclate; je vous fiais grandvifir, Sire, lui répondit le tailleur, je remerciê votre majefté de 1'honneur qu'elle me veut faire, & je la fupplie très-humblement de me difpenfer de 1'accepter : je ne fuis point né pour être grand-vifir. Cet emploi demande des talens que je n'ai point. Vous ne confultez que la bonté que vous avez pour moi; vous ne fongez pas que je ne fuis guère propre au miniftère. Si par malheur les affaires de votre royaume alloient mal , tous les peuples me maudiroient & vous blameroient en mêmetems d'avoir fait d'un bon tailleur un mauvais vifir. Je ne fuis point alfèz ambitieux pour vouloir remplir un grand pofte que je ne dois point occuper. Si votre majefté veut me faire du bien, qu'elle le faffe fans intéreifer le repos & le bonheur de fes fujets ; qu'elle ordonne que j'aie feul le privilege de faire des habits pour elle & pour toute fa cour, J'aime mieux, fire, étre votre tailleur que votre premier miniftre , paree qu'il faut que chacun fache le métier dont il fe méle. Le fultan étoit trop judicieux pour ne pas voir que le tailleur avoit raifon de refufer d'être fon vifir ; il le combla de bienfaits : il ordonna que lui feul auroit la Tome XVU H  ïi4 Cóntes Tu rcrs. qualité de tailleur de la cour , & il défendit fous des peines trés - rigoureufes , a tous les autres tailleurs du Caire de travailler pour fes courtifans. Le fultan Maliknafir s'appliqua de tout fon pouvoir a faire obferver les loix dont le roi Melikafchraf, fon frère, s'étoit peu mis en peine. II fe faifoit aimer de tous fes béys, & fignaloit chaque moment de fon règne par quelque action utile ou agréable au peuple. Un jour le cadi de la ville vint trouver ce jeune monarque : Sire , lui dit-il, j'ai fait arrêter trois efclaves accufés d'avoir affaffiné un marchand chrétien. Deux ont confeffé leur crime & en ont déja regu le chatiment; mais le troifième m'embarraffe, car il dit qu'il eft innocent; mais qu'il mérite la mort. Je viens demander a votre majefté ce qu'elle veut que 1'on faffe de eet homme-la. Je veux le voir , répondit le roi, & 1'interroger moi-même. Ces paroles qui fe contredifent ont befoin d'un éclaircilfement. Qu'on me 1'amène ici tout-a-l'heure. Le cadi fortit a l'inftant & revint peu de tems après avec l'efclave & le bourreau. D'abord que le roi eut jeté les yeux fur 1'accufé , il le reconnut pour un efclave qui 1'avoit fervi a Bagdad. II ne fit pas femblant de le connoitre, Sc il lui dit: O malheureux! on t'accufe d'avoir  ContesTurcs» iry tué un homme. Sire, répondit l'efclave, je fuis innocent, mais je mérite la mort. Comment accordes-tu ce que tu dis, reprit le fultan ? fi tu es innocent, tu ne mérites point la mort, ou fi tu mérites la mort, tu n'es point innocent. Je fuis innocent , repartit l'efclave, & toutefois je mérite la mort. Votre majefté en fera perfuadée , fi elle veut me permettre de lui raconter mon hiftoire. Parle , répiiqua le roi, je fuis prêt a t'écouter. Sire, dit l'efclave, je fuis natif de Bagdad. J'y fervois un jeune homme qui avoit été tailleur & avoit hcrité d'un coja. Ce jeune homme étoit de fort belle taille, & pour fon vifage, je vous avouerai, fire, qu'il étoit fi femblable a celui de votre majefté , que je n'ai vu de ma vie une fi parfaite relfemblance. Je crois le voir en vous voyant. II poiTéüoit une femme d'une rare beauté; il 1'aimoit & il auroit fait fon bonheur fi elle eüt été raifonnable ; mais elle ne 1'étoit pas. Un jour elle me dit en particulier qu'elle avoit du penchant pour moi, & que fi je voulois 1'enlever , nous prendrions tous deux le chemin de Bafra ( i ). Nous y vivrons fort agréablement, ajouta-t-elle, paree que nous emporterons tout mon or & mes ( i ) Par cerruption Balfora. Hij  116" contes TüRCS. pierreries. Je rejetai la propofition. Non , madame, m'écriai-je, je ne puis me réfoudre a bleffier mon devoir & 1'honneur de mon maïtre; elle fe moqua de ma réfiftance & détruifit mes fcrupules a force de careffes. II ne fut plus queftion que d'exécuter notre deffein fans que perfonne s'en appercüt, & de manière que le mari ne put apprendre dans la fuite ce que nous ferions devenus. Pour eet effet, un jour qu'il fe réjouiflok en ville, & que nous favions qu'il ne devoit revenir au logis que fort tard , la dame tira tous les domeftiques a part, & leur mettant a chacun une grofle poignée d'or entre les mains : 'Allez-vous-en a Damas en Syrië , dit-elle a un, me chercher du cna & du furmé , paree que c'eft-la qu'on en trouve d'excellent. Vous, dit-elle a 1'autre , allez-vous-en a la Mecque accomplir un vceu que j'ai fait d'y envoyer de ma part faire un pélerinage. Enfin , elle leur donna a tous des commiiTions qui demandoient des années entières, & elle les fit partir fur le champ. Quand nous fümes tous deux feuls , nous nous chargeames de tout ce qu'il y avoit de plus précieux , nous fortïmes a 1'entrée de la nuk, nous fermames la porte I Ja clef, & nous primes la route de Bafra. Nqus rflargham.es toute la nuk & la moitié  CoïTTÉS TURC?. tlf du jour fulvant fans nous arrêter. La dame commencoit a fe trouver accablée de laffitude. Nous nous afsïmes au bord d'un étang, d'oü nous ^vions en face un palais magnifique. Nous le confidérions avec attention , & nous jugions qu'il devoit appartenir a quelque grand prince, lorfque nous en vïmes fortir un jeune homme fuivi de plufieurs valets, dont deux portoient des filets fur leurs épaules. Comme ils venoient droit a 1'étang, nous nous levames pour nous retir »t; mais le jeune homme dont la dame avoit déja attiré les regards , fe hata de nous joindre. II la falua ; elle lui rendit fon falut. II connut bien a fon air qu'elle avoit befoin de repos; il lui offrit fon palais, en lui difant qu'il s'appeloit le prince Guayas-addin-Mahmoud, neveu du roi de Bafra. Elle öta auffitót le voile qui lui couvroit le vifage pour faire voir au prince qu'elle méritoit alfez le compliment qu'il lui faifoit. Elle accepta fon offre, & il me parut qu'elle le regardoit avec plaifir. Je remarquai en même-tems qu'elle produifoit fur lui un puilfant effet ; je conrjus de cette rencontre un préfage funefte, & je n'avois pas tort d'en craindre la fuite. Mahmoud oublia qu'il étoit venu pour prendre le divertifiement de la pêche ; il ne fongea plus qu'a. la dame. II la eonduifit au palais. II la fit entrer dans H iij  tlS Co NT ES TURCS. ton appartement fuperbe ; elle s'affit fur un fofa, & le prince s'étant mis auprès d'elle, ils comméncèrent a s'entretenir tout bas, & leur e'onverfation dura jufqu'a ce qu'un des domeftiques vint dire que 1'on avoit fervi. Alors Mahmoud prit la dame par la main & la mena dans une chambre oü il y avoit une table a trois couverts & un buftct garni de taffes & de . -pots d'or maffif rempüs d'un excellent vin. Ils sfaffirent tous deux & me firent occuper la troifième place. Un efclave avoit foin de me verfer a boire, & il s'en acquittoit de forte que je n'avois pas vidé ma taffe, qu'il la rempliflbit jufqu'aux bords. Les fumées du vin me montèrent a la téte, & bientót je •m'enöormis. , Le lendemain a mon réveil, je fus fort étonné de me trouver au bord de 1'étang. II faut , dis-je en moi-méme , que les domeftiques du prince Mahmoud m'ayent porté en eet endroit pour fe réjouir. Je me levai & marchai vers 'le palais. Je frappai a la porte , un homme m'ouvrit & me demanda ce que je voulois. Je viens , lui répondis-je, voir la dame étrangère qui eft dans ce palais» II n'y a point de dame ici, reprit-il en me fermant brufquement la porte au nez. Peu fatisfait de cette réponfe , je frappai une feconde fois, Le méme homme  'CO NT E S TU R C S. ÏI^ fe préfenta, & me dit : Que fouhaitez-yous > Ne me reconnoilTez-vous pas, lui dis-je ? c'eft moi qui accompagnois cette belle dame qui entra hier ici. Je ne vous ai jamais vu , me repartit eet homme, il n'eft entré aucune dame en ce palais, paiTez votre chemin, & ne frappez plus de peur de vous en repentir. A ces mots, il referma la porte avec précipitation. Que dois-je penfer de tout ceci, dis-je alors? eft-ce que je fuis encore endormi ? non, & certainement je n'ai point rêvé ce qui fe paffa hies dans ce palais. II n'y a rien de plus réel. Ah! je devine ce que c'eft : les gens du prince qui m'ont tranfporté dans mon iverefle fur le bord de 1 etang, veulent fe donner le plaifir de voir comme je prendrai la chofe. Je frappai pour la troifième fois. L'homme qui m'avoit parlé, ouvrit ; mais en même tems il en fortit trois ou quatre autres armés de batons , qui fe jetèrent fur moi & m'appliquèrent tant de coups , qu'ils me laifsèrent fur la place fans fentiment. Je repris pourtant mes efprits. Je me relevat, & rappelant dans ma mémoire tout ce qui s'e'toit pafte a table le jour précédent entre le prince & la dame, je jugeai que 1'on avoit voulu fe défaire de moi, & que j'en étois même quitte a bon marché. Je commencai a me plaindre de H iv  ï20 'Contes Tuscs. ma mauvaife fortune; je fis mille imprécations contre la dame; mais je vous jure5 que j'étois moins afHigé de me voir réduit a I'état oü je me trouvois , que pénétré de douleur & de repentir d'avoir trahi mon maitre. Déchiré par mes remords, je m'éloignai de ce maudit palais ; & fans tenir de route certaine, errant de ville en ville, je fuis venu jufqu'au Caire oü j'arrivai hier au foir. Comme la nuit s'approchoit, & que j'étois en peine de favoir oü j'irois loger, je vis deux hommes qui en afialfinoient un autre dans une rue détournée. Celui-ci qui eft, a ce que 1'en dit, un marchand chrétien , poufia de grands cris; les aflaflins craignant les caraouls ( i ) , prirent la fuite de mon cöté; & juftement dans le tems qu'ils paflbient auprès de moi , les caraouls les rencontrèrent. Ils crurent que j'étois de la compagnie de ces voleurs; & ils me conduifirent en prifon avec eux. Voila, fire, ajouta l'efclave de Bagdad , ce que je voulois raconter a votre majefté. Je fuis innocent de 1'aflaflinat dont on me croit complice ; mais je mérite la mort, pour avoir été capable d'offenfer mon maitre, & de me fier aux paroles perfides d'une femme. (i) Caraoïil, archer du guet.  CONTES TURCS, Ï2I Le fultan Maliknafir, après avoir entendu ce récit, fit mettre en liberté l'efclave : Va, lui dit-il, je te fais grace , puifque tu te repens de t'être écarté de ton devoir; une autre fois fois plus en garde contre les tentations de tes maïtrefles, ne t'avifes plus de les enlever. Auflibien ces fortes d'enlèvemens ne te réuiïiflent pas. Le roi pleinement informé de la mauvaife conduite de fa femme , rendit graces a dieu d'en être délivré. II époufa une princeffe pourvue d'une extréme beauté, & qui lui donna un fils après dix mois de mariage. Tous leshabitans du Caire célébrèrent la naiflance de ce jeune prince par des réjouilfances qui durèrent quarante jours. Jamais fultan d'Egypte ne fut tant aimé de fes fujets que Maliknafir. II eft vrai qu'il juftifioit parfaitement leur amour par le foin qu'il apportoit a leur rendre fon empire doux & agréable. La ville du Caire, quoique d'une étendue immenfe, étoit fi bien policée, le fousbachi (i) & les magiftrats chargés de maintenir la tranquillité publique, y veilloient de fi prés, qu'il ne fe commettoit pas le moindre défordre fans qu'ils en fuffent avertis. Le fultan même, pour être plus affuré de la bonne police qui s'y obfervoit , alloit de , (i) Lieutenant d.e DOiice.  t2% CONTES TURCS. tems en tems Ia nuit dans les mes avec fon premier vifir & quelques-uns de fes gardes. Une nuit qu'il paflbit pres d'une grande maifon , il entendit des cris & des plaintes, comme d'une femme que 1'on maltraitoit. II fit frapper a la porte par un de fes gardes, qui ordonna d'ouvrir de la part du fultan. L'on ouvrit , & le roi entra fuivi de fon vifir & des autres perfonnes qui 1'accompagnoient. Ils ouirent alors plus diftinctement les cris , & s'avancant vers le lieu d'oü ils partoient, ils pafsèrent dans une falie baffe , oü ils apper£urent avec autant d'horreur que de furprife , *me femme nue & toute en fang, que deux efclaves nerveux frappoient impitoyablement de verges, devant un jeune homme qui fembloit prendre plaifir a ce barbare fpeftacle. A la vue du fultan, les efclaves cefsèrent de tourmenter cette miférable, qui, malgré 1'état oü elle étoit , fut reconnue par Ie roi pour la femme qu'il avoit époufée a Bagdad. II dilfimula, & demanda pourquoi l'on maltraitoit ainfi cette dame. Le jeune homme ayant appris par fes gens que c'étoit le fultan d'Egypte qui lui parloit, alla fe jeter a fes piés & lui dit : Sire, je fuis le mari de cette malheureufe que vous voyez. Si vous faviez les raifons que j'ai de me plaindre d'elle, je ne doute point que  "CONTÉS TüKCS. 12$ votre majefté n'approuvat ma conduite. Ditesmoi ces raifons , répiiqua le fultan, Sc j'en jugerai. Sire, reprit le jeune homme, je fuis le neveu du roi de Bafra, & je me nomme le prince Guayas-addin-Mahmoud. J'étois dans un palais que j'ai a quelques lieues de Bagdad : j'en fortois un foir avec une partie de mes gens pour aller prendre le plaifir de la pêche, lorfque je rencontrai cette dame accompagnée d'un homme qui avoit l'air d'un efclave. Je la faluai Sc la priai de venir fe repofer chez moi. Elle y confentit. Je lui demandai qui elle étoit & oü elle alloit. Elle me répondit qu'elle étoit fille d'un officier du fultan de Bagdad ; qu'elle s'étoit échappée la nuit de chez fon père pour fe dérober aux tranfports languiffans d'un vieux béys avec qui fon mariage étoit arrété ; & j'ai delfein, ajouta-t-elle , de me rendre a Bafra fous la conduite de eet efclave dont je me fuis fait accompagner. L'or Sc les pierredes dont elle étoit chargée , me firent aifément ajouter foi a fes difcours. Madame, lui dis-je, fi vous voulez demeurer ici, vous y ferez en süreté. Je le veux bien, répondit-elle , mais il faut que vous faffiez tuer mon efclave, afin que s'il lui prend envie de s'en retourner a Bagdad, il n'aille pas découvrir Je lieu de ma  Contes Turc?. retraite. Quoique Ia politique voulut que je fifie ce que la dame fouhaitoit, je ne pus m'y réfoudre. Je me contentai d'ordonner a mes gens d'enivrer l'efclave , de méler dans fon vin d'une poudre qui l'afToupit de manière qu'on put Ie porter hors du palais fans qu'il fe réveillat; & je commandai que quand il fe pré* fenteroit a la porte, l'on ne fït pas femblant de le connoïtre , & qu'on lui donnat, s'il le falloit, quelques coups pour 1'écarter. Cela fut exécuté. L'efclave difparut. Je fis accroire a Ia dame qu'on 1'avoit jeté dans un précipice, & toutefois en cas que eet efclave aliat a Bagdad déclarer aux parens de fa maitrefTe qu'elle étoit dans mon palais , j'en partis avec elle peu de jours après, & nous nous rendimes a Bafra. Nous y vivions charmés 1'un de 1'autre, quand j'appris que le fultan de Bagdad, pour des raifons que l'on ne difoit point, avoit réfolu de dépofïéder le roi de Bafra, & de faire mourir avec lui tous les princes de fon fang. Sur eet avis , je pris tout ce que j'avois de plus précieux , je fortis la nuit de Bafra * & je fuis venu avec cette dame m'établir ici. Je ne 1'ai jamais aimée avec plus d'ardeur. Je ne fonge qu'a lui plaire. Je 1'ai même époufée pour 1'attacher a moi paj: un lien plus hortorable &  CoNTES TüRCS. I2£ plus fort. Et cependant 1'ingfate , pour prix de tant d'amour , a propofé a un de mes domeftiques aujourd'hui, que s'il vouloit m'affalliner, elle étoit prête a fe donner a lui &c a le fuivre par tout oü il voudroit la conduire. Ce valet m'eft fidéle; il ne m'a point fait uri myftère de cette horrible propofition. J'en ai frémi, & pour punir cette méchante femme , j'ai réfolu de la faire fouetter tous les jours jufqu'au fang. Non, non , interrompit le fultan d'Egypte, fans dire 1'intérét qu'il prenoit a la chofe , une créature d'un fi déteflable caradère, demande un autre fupplice. Elle eft indigne de vivre ; c'eft un monftre dont on ne fauroit trop tót purger la terre. J'ordonne qu'elle foit noyée tout-a-l'heure. II n'eut pas achevé ces paroles, que fes gardes fe faifirent de la dame qu'ils allèrent jeter dans le Nil. Telle fut la fin de cette miférable femme , dont le corps fuivant le cours du fleuve, s'arrêta dans les rofeaux pres d'une ville affez peuplée. Ce cadavre que l'on ne voyoit point, infeda peu-a-peu l'air ; & enfin excita une puanteur qui mit la pefte dans la ville, & fit périr trente mille habitans. Après que le cinquième vifir eut ainfi raconté 1'hiftoire du prince Maliknafir, 1'empereür de Perfe fe leva de deflus fon tröne ö£  I2f> CONTES TUKCJ. fortit du confeil fans ordonner la mort du prince. II alla 1'après - diné a la chaiïè, & le foir a fon retour, il foupa avec la fultane , qui lui dit après le foupé : Vous n'avez point encore lait mourir Nourgehan. Vous écoutez trop 1'indifcrète tendreffe qui vous parle pour lui. Le ciel veuille détourner le malheur qui vous menace. Je vous vois, feigneur, fur le bord du précipice; hélas ! vous y allez tornber. J'ai eu cette nuit un fonge affreux, je le crois trop myftérieux pour vous le cacher. Quel eft donc ce fonge, madame, dit le roi? Le voici, feigneur, répondit la fultane : J'ai rêvé que vous teniez dans vos mains une boule d'or enrichie de diamans , dont 1'éclat illuminoit tout le monde. Vous vous diverliffiez a jeter cette boule en Fair & a la recevoir en tombant. Le prince votre fils étoit auprès de vous; il vous regardoit avec beaucoup d'attention, & vous demandoit de tems en tems la boule. Vous la lui refufiez ; mais tout d'un coup , il s'en eft faifi fubtilement , & alors avec un caillou il 1'a brifée , de forte que tous les diamans fe font difperfés par terre. Je les ai ramaffés auffitót avec empreffement, je vous les ai mis entre les mains & je me fuis réveillée. Et que penfez-vous, madame, que ce fonge  CONTES TüRCS. tif fjgnifie, dit l'empereur ? Seigneur, répondit la fultane, fi l'on s'en rapporte au livre qui traite» de 1'explication des fonges, & qui eft le meil* leur ouvrage qu'ait jamais compofé aucua auteur perfien, voici de quelle manière il faut expliquer mon fonge. La boule que vousj teniez dans vos mains , n'eft autre chofe que» votre royaume. Quand le prince Nourgehan 1'a prife fubtilement & 1'a brifée, cette aétion fignifie, que fi vous n'y donnez pas ordre , il s'emparera de votre royaume, & qu'il le ruinera. Et lorfque j'ai ramafle tous les diamans de la boule, cela veut dire clairement, que n'ayant pas répondu a 1'infame amour du prince, je vous en ai averti, & que j'ai remis par-la fur votre tête la couronne qu'il en avoit ötée. Faites attention a ce fonge, & tirez-en autant d'avantage que le fultan Mahmoud Subuktekin, roi de Perfe, en tira d'une fable que fon vifir Khafayas lui conta un jour. La voici. Vous ferez peut-être bien aife de 1'entendre.  122 Co n t e s Turc $. HISTOIRE Des deux Hiboux. Le vifir Khafayas n'ofant dire ouvertement au roi fon maitre ce qu'il penfoit de fon règne, eut recours a une fable. Un jour qu'il accompagnoit le fultan a la chaflè , il lui dit : Sire , je fais la langue des oifeaux ; j'ai le plaifir d'entendre tout ce que difent les roffignols , les moineaux, les pies St les autres habitans de 1'air. Mahmoud en parut étonné. Seroit-il poffible, répondit-il , que vous euffiez appris le langage des oifeaux ? Oui, fire, répiiqua Khafayas; un favant derviche cabalifte me 1'a enfeigné. Quand il vous plaira, vous en fierez 1'épreuve. Comme ils revenoient de la chafle fur 'la fin du jour, ils appergurent deux hiboux fur un arbre. Alors le fultan dit a Khafayas : Vifir, je fuis curieux de favoir ce que ces deux hiboux fe difent 1'un a 1'autre , écoutez - les & me rendez compte de leur entretien. Le vifir s'approcha de 1'arbre, & feignit pendant quelque tems de prêter une oreille attentive aux hiboux; après quoi il rejoignit fon maitre, & lui dit l  COKTES TüÉCS, I2p Sire , j'ai entendu une partie de leur converfation; mais difpenfez-moi de vous en inftrüire. Et pourquoi n'ofez - vous m'en parler , vifir, s'écria le fultan ? Sire, dit Khafayas, c^eft que ces deux oifeaux s'e'ntretierinent de votre majefté. Et quelle part puis-je avoir a leurs difcours ? repartit Mahmoud; ne me cachez rien. Je vous. ordonne de me répéter mot pour mot toutce que vous avez oui. Je vais donc vous obéir, fire, reprit le vifir. L'urfde ces"hiboux a un fils , & 1'autre une fille. Ils veulent les marier enfemble. Le père du male a dit au père de la femelle : Frère , je confens a ce mariage, pourvu que vous donniez a mon fils pour la dot de votre fille , cinquante villages ruinés. O frère, a répondu auffitót le père de la fille, au lieu de cinquante, je vous en laifferai cinq eens fi vous voulez ; dieu donne bonne & longue vie au fultan Mahmoud, tant qu'il fera roi de Perfe, nous ne manquerons pas de villages ruinés. Le fultan Mahmoud, qui avoit de 1'efprit t profita du menfonge ingénieux de fon vifir; il fit rebatir les villes & les villages ruinés ; il ne fongea plus qu'a faire le bonheur de fes peuples, & il y travailla avec tant de fuccès, que fa domination devint la plus douce du jnonde. Tomé XFt r  130 C o n ï e s Turc s. Après que la reine Canzade eut achevé de conter cette fable , elle prefla de nouveau l'empereur de faire mourir le prince. Hé bien ! madame , lui dit Hafikin , vaincu par fes difcours , vous ferez bientót fatisfaite. Demain , dès que le foleil aura montré fa tcte au-deflus de la montagne, & fait voir fa beauté aux fept climats, je ferai trancher la tête a Nourgehan. En difant ces paroles , il fe retira dans fon appartement pour fe repofer. Le lendemain rhatin, il alla s'afleoir fur fon tróne , devant lequel il ordonna que l'on amenat le prince. Mais le fixième vifir s'étant avancé, paria dans ces termes : O roi du monde , prcnez bien garde a ce que vous voulez faire. Si votre majefté fouhaite de vivre long - tems , & de rendre fon règne heureux , qu'elle ne rejète point la voix de fes fidèles vifirs. Ne faites pas périr le prince , qui eft 1'angle de votre foie, de peur de vous expofer a des regrets fuperflus. .11 .pourroit même vous en couter la vie. La perfonne qui vous dónne un fi barbare confeil ne' fe contentera pas du fang que vous allez répandre , il lui faudra tout le votre encore , pour afTouvir fa fureur. Elle vous perdra tót ou tard , comme le diable perdit un fanton dont je vais vous conter Fniftoire , fi yous me le permettez, L'empereur en accorda  C Ó N T E S T ü R C Si tl% ïa permiffion au vifir, qui la commenca de cette manière : HISTOIRE Du Santon Barfifa. ÏL y avoit autrefois un fanton appelé Barfifa # qui depuis cent ans s'appliquoit avec ferveur a 1'oraifon. II ne fortoit prefque jamais de la grotte oü il faifoit fa demeure , de peur de s'expofer au péril d'offenfer dieu. II jeünoit le jour, veilloit la nuit; & tous les gens du pays avoient pour lui une fi grande vénération, Sc faifoient tant de fond fur fes prières , qu'ils s'adreflbient ordinairement a lui quand ils avoient quelque gra.ce a demander au eiel. Des qu'il faifoit des vceux pour la fanté d'un malade , le malade étoit auffitót guéri, La fainteté de fa vie avoit méme été confirmée pat plufieurs miracles.. II arriva que la fille .du roi du pays tomba dans une maladie dont les médecins ne purent découvrir la caufe. Ils ne laifsèrent pas toutefois d'ordonner des remèdes a tout hafard ; mais au lieu de foulager la princefle ils ne firent qu'augmenter fon mal, Cependant le roi lij  ■ïji Cöktis Tukcs. en étoit inconfoiable , il aimoit paffiomiémefli fa fille. Un jour, voyant que tous les fecours humains étoient inutiles, il s'avifa de dire qu'il falloit envoyer la princelfe au fanton Barfifa. Tous les béys applaudirent a ce fentiment. Les officiers du roi la menèrent au fanton , qui malgré le froid des années , ne put voir fans émotion une fi belle perfonne. B la regarda avec plaifir , & le diable profitant de Toceafion, dit a 1'oreille du folitaire : O fanton , ne laiffe pas échapper une fi bonne fortune. Dis aux officiers du roi qu'il faut que la princefTe paffe la nuit dans ta grotte : que s'il plait a dieu, tu la guériras, que tu feras une oraifon pour elle, & que demain ils n'ont qu'a la venir reprendre. Que rhomme eft foible ! le fanton fuivit le confeil du diable , & fit ce qu'il lui infpiroit. Mais les officiers, avant que de laiffer la princefTe dans la grotte , détachèrent un d'entr'eux pour aller demander au roi ce qu'il fouhaitoit que l'on fït. Ce monarque qui avoit une entière confiance en Barfifa, ne balanca point a lui confier fa fille. Je confens , dit-il, qu'elle demeure avec ce faint perfonnage; qu'il la retienne tant qu'il lui plaira, je fuis fans inquiétude lgïdeffiis. : Cjuand les officiers eurent recu la réponfe  du roi, ils fe retirèrent tous, & la princefle demeura feule avec le folitaire. La nuit étant venue, le diable fe préfenta au fanton & lui dit : Hé bien ! infenfé, qu'attens-tu pour te donner du bon tems ? Entre les mains de qui tombera jamais une fi charmante perfonne ? Ne crains pas qu'elle aille parler de la violence que tu lui auras faite; quand même elle feroit aflez indifcrète pour la révéler, qui la croira ? La cour & la ville , tout le monde eft trop prévenu en ta faveur, pour ajouter foi a un pareil rapport. Dans la haute réputation de fagefle oü tu es parvenu, tu peux tout faire impunément. Le malheureux Barfifa eut la foibleffe d'écouter 1'ennemi du genre-humain. La chair 1'emporta fur 1'efprit ; il s'approcha de la princefle, la prit entre fes bras, & démentit en un moment une vertu de cent années. B n'eut pas confommé fon crime, qu'il s'éleva dans fon ame mille remords vengeurs qui la déchirèrent. B apoftropha Ie démon : Ah , méchant! lui dit-il, c'eft toi qui m'as perdu; il y a un fiècle que tu m'environnes , & que tu cherches a me féduire. Tu en es enfin venu a bout. O fanton , lui répondit le diable, ne me reproche point le plaifir que tu as pris , tu en peux faire pénitence ; mais ce qu'il y a de facheux pour toi, c'eft que la princefle eft liij  J34 Co nt es Tuk es, grafie. Ton pêché paroitra aux yeux des hommes. Tu deviendras la fable de ceux qui te refpectent & t'admirent aujourd'hui ; & le roi te fera mourir avec ignominie. Barfifa fut effrayé de ce difcours. Que'feraije , dit-il au diable , pour prévenir 1'éclat de cette aventure? Pour dérober la connoiffance de ton crime , lui répondit le démon , il en faut commettre un nouveau. Tue la princefle , enterre-la dans un coin de ta grotte, & demain, quand les officiers du roi viendront te la demander , tu leur diras que tu 1'as guérie , & quelle eft fortie de ta grotte de grand mat.in j ils ajouteront foi a tes paroles , ils la chercher.mt par toute la campagne & dans la ville ; le' roi fon père en fera fort en peine, mais après plufieurs recherches inutiles , il eeffera d'y penfer. Le folitaire, que dieu avoit abandoisné, fe rendit a cct avis, il tua la princefle , 1'enterra dans un coin de fa grotte, 8c le jour fuivant, il dit aux officiers ce que le diable lui avoit confeillé de leur dire. Les officiers ne manquèrenc pas de chercher par-tout la fille du roi, & ils furent au défefpoir de n'en apprendre aucune nouvelle. Mais le diable yint a eux & leur dit qu'ils cherchoient inutilement la priacefie. B leur raconta. ce qui s'étoit pafte, entre,  CONTES TURCS. Itf elle & le fanton, & leur indiqua 1'endroit oü ■ elle étoit enterrée. Les officiers reprirent auffitót le ehemin de la grotte. Ils y entrèrent, fe faifirent de Barfifa, & trouvèrent le corps de la princefle dans 1'endrolt que le diable leur avoit enfeigne'. ils le déterrèrent, 1'emportèrent, & conduifirent le fanton au palais. Quand le roi vit fa fille morte , & qu'il fut informé de tout, il fe prit a pleurer & a poufler des cris pitoyables. Enfuite il aflembla fes docteurs , leur apprit le crime du fanton, & leur demanda de quelle manière ils jugeoient a propos qu'on le punit. Tous les do&eurs opinèrent a la mort, de forte que le roi ordonna qu'il fut pendu. On drefla une potence , le folitaire y monta , & lorfqu'on fut prêt a le jeter, le diable s'approcha & lui dit tout bas : O fanton , fi tu veux m'adorer, je te tirerai de-la, & te tranfporterai a deux mille lieues d'ici , dans un pays oü tu feras honoré des hommes comme tu 1'étois dans celui-ci avant cette aventure. Je le veux bien, lui dit Barfifa ; délivre-moi & je t'adorerai. Fais-moi auparavant un figne d'adoration, reprit le diable. Le fanton balfla la tête & lui dit : Je me donne a toi. Alors le demon élevant la voix, lui dit; O Barfifa, je fuis content. Tu meurs infidèle, j'ai obtenu ce que je défirois ; en achevant I iv  contes Tükcs, ces mots, il lui cracha au vifage & difparut? & le miférable fanton fut pendu. Sire, pourfuivit le fixième vifir de l'empereur Hafikin , la reine Canzade reflemble au démon, ou plutót c'eft le démon lui-même qui agite cette princefle. II fe fert d'elle pour vous faire commettre une action injufte , & vous caufer enfuite des remords qui troubleront le repos de vos jours. Le roi, après avoir rêvé quelques momens , accorda au fixième vifir la vie du prince pour ce jour-ia. Le foir a fon retour de la chafFc, la fultane irritée contre les vifirs, lui paria dans ces termes : Vous avez encore fait grace a Nourgehan par complaifance pour vos vifirs. O les traïtres ! je fuis bien informée de leur deftein. Jaloux de la confiance que vous avez en votra femme , feigneur , ils n'épargnent rien pour vous prévenir contr'elle. Je fuis, fi on les en veut croire, un efprit cruel & artificieux, & eux, des gens de probité , des ferviteurs zélés &. fidèles, que vous ne fauriez trop eftimer. Je fais toutefois, qu'ils ne s'oppofent a la mort du prince, que paree que je la demande. Ce n'eft point par pitié pour lui, c'eft feulement pour me faire fentir que leur pouvoir eft au-deflus du mien. II leur fied bien, certes, de vouloir balancer mon autorité. Ce ne font poyr fa  Contis Tuscs. 13? plupart que des miféfables que vous avez tirés du néant : fi vous recherchiez leur origine, vous feriez dans le même étonnement ou fe trouva un jour Karoun Alrafchid , calife de Bagdad. B faut que je vous raconte cette hiftoire. HISTOIRE D'un fofi de Bagdad. Sous le règne du célèbre calife Haroun Alrafchid, il y avoit a Bagdad un fofi (i) qui aimoit le plaifir & la bonne chère; mais comme les aumönes qu'il recevoit des fidèles , fuffifoient a peine a le faire fabfifter, il avoit fouvent recours a des expédiens qui lui réuffiffoient, Un jour entr'autres, il fe préfenta devant le palais du calife. Un portier lui demanda ce qu'il vouloit. Je vous prie, lui répondit le fofi, de dire a Haroun Alrafchid qu'il ne manque pas de m'envoyer aujourd'hui mille fequins. Le portier fe mit a rire de cette réponfe, & prenant le fofi pour un fou, il lui dit d'un air ( ï ) C'eft un moine contemptetif quiétifle.  13% Contej Torcj. railleur : Frère, je m acquitterai très-exa£?ement de la commiffion dont vous me ehargez -T mals apprenez-moi, s'il vous plaït, en quel lieu de la ville vous demeurez , afin que l'on porte chez vous ladite fomme. Le fofi lui enfeigna fa demeure, &; puis fe retira avec beaucoup de gravité. Le portier le conduifit de 1'ceif jufqu'a ce qu'd Teut perdu de vue ; enfuite il conta ia chofe a quelques perfonnes du palais. Ils s'en divertirent enfemble, & jugèrent qu'elle me'ritoit d'être rapporte'e au calife. On en paria a «Ce prince. II en rit, & il ordonna a fes officiers de chercher eet homme & de le lui amener. Les officiers trouvèrent le fofi dans Tendroit qu'il avoit marqué au portier. Ils lui dirent que le calife fouhaitoit de le voir. II fe rendit avec eux au palais, & parut hardiment devant Haroun Alrafchid, qui lui dit : Qui es tu ? & pourquoi veux-tu que je te donne mille fequins >• Commandeur des croyans, répondit le fofi, je fuis un malheureux a qui manquent toutes les chofes néceiTaires a la vie. Cette nuit , 1'efprit aigri de ma misère & révolté contre mon mauvais fort , j'adrefldis a dieu cette plainte : O mon dieu ! d'ou vient que vous me reftues tout , pendant que vous comblez de biens  CO KT ES TURCS. I3P 1'heureux Haroun Alrafchid. Qu'a-t-il fait pour mériter vos faveurs? qu'ai-je fait pour être accablé de votre courroux? Je fuis honnête homme, & lui peut-être indigne de pofleder tant de richeues. * Dans le tems que je me plaignols ainfi, fat entendu une voix célefte qui m'a dit : Arrête, téméraire, arrête. En murmurant contre ton deft'm , ne méle point dans tes difcours Haroun Alrafchid; tu as grand tort de douter que ce prince foit digne du bonheur dont il jouit. C'eft un roi vertueux, & qui te foulageroit, s'il étoit inflruit de ta misère. Eprouve fa générofité , & tu verras qu'il eft encore plus audefius des hommes par fa vertu, que par fon rang. A ces mots, fire, ajouta le fofi , j'ai cefie de me plaindre, & ce matin , je me fuis préfenté ala porte de votre palais, pour éprouver votre générofité en vous faifant demander mille fequins, Le calife fit un éclat de rire a ce difcours, admira 1'adrelfe du fofi , & lui fit donner deux mille fequins. Le fofi fe retira avec fon argent ; il com*menca de faire bonne chère ; & quoique la fomme fut confidérable, il ne laifla pas de la dépenfer en peu de tems. Se voyant réduit a yivre avec frugalité, U employa de nouveau  Contes Ttrires/. fon induftrie. II apprit que le calife défiroit paffionnément de voir le prophéte Elie, & qu'il offroit de grandes récompenfes a quiconque le lui montreroit. II n'en Fallut pas davantage pour engager le fofi k faire un tour de fon métier. II alla trouver Haroun , & lui dit : Commandeur des croyans, je vous ferai voir dans trois ans le prophéte Elie, fi votre majefté veut m'alligner un fonds pour vivre pendant ce tems-la. Je demande une table bien fervie, & quatre des plus belles efclaves de votre férail. Je t'accorde toutes ces chofes, lui répondit le calife; mais prens garde a ce que tu me promets. Je t'avertis que fi dans trois ans je n'ai pas vu le prophéte, je te ferai couper la tête. Le fofi fe foumit a cette condition, en difant en luimême : Le roi me pardonnera ma faute, ou bien il arrivera quelqu'évènement qui fera caufè qu'on 1'oubliera. Cependant j'aurai paffe trois années dans 1'abondance & les plaifirs. Haroun lui fit donner un appartement dans le palais & ordonna que l'on ne lui refusat rien de tout ce qu'il pourroit demander. Enfin, les trois ans s'écouièrent, & Ie calife n'ayant pas vu Elie , dit au fofi : Nous fommes convenus que fi je ne voyois point le prophéte au bout de trois ans , je te ferois couper la  CöNTES TüRCS. I^f tête. Les trois ans font expirés, tu ne m'as point fait voir Elie; il faut que tu meures. Le fofi n'ayant rien a répondre a cela , fut mis en prifon, & l'on étoit fur le point de lui óter la vie , lorfqu'il trouva moyen de tromper la vigilance de fes gardes & de s'échapper. II fe cacha derrière des tombeaux, dans un fouterrain dont 1'entrée lui étoit ccnnue. II s'abandonnoit la aux réflexions les plus cruelles, quand tout-a-coup un jeune homme vétu de blanc & pourvu d'une excellente beauté, s'offrit a fes triftes regards , & lui demanda ce qui 1'avoit obligé a fe venir caeher en eet endrent. Le fofi ne répondit a cela que par un foupir. Ne craignez rien , pourfuivit le jeune homme ; je ne viens point ici pour vous faire de la peine. Au contraire , je luis difpofé a vous fervir. Apprenez-moi le fujet de 1'inquiétude & de 1'effroi que je vois dans vos yeux; peut-être vous ferai-je plus utile que vous ne penfez. Quelque raifon qu'eüt le fofi de fe défier de tout, il fentit naïtre en lui-même je ne fais quelle confiance qui diflipa toutes fes craintes ; il conta au jeune homme tout ce qui s'étoit palfé entre Haroun Alrafchid & lui ; & enfuite Ie jeune homme prenant la parole, lui dit : J'ai oui parler de cette affaire; je vous avouerai  Ï42 C O N T E S T ü R fj Si franchement que je ne puis m'empêcher de Vous blamer : il ne faut point fe jouer des rois. Ce ne fónt a la vérité que des hommes} mais dieu les a mis au - deffus des autres ; il veut qu'on les refpeéte fur la terre comme les. plus parfaites images de fa divinite' ; & les tromper, c'eft un crime digne du plus grand chatiment. Je veux toutefois m'intéreffer pour vous ; fuivez moi , je vais demander votre grace au calife; je fuis perfuadé que je 1'obtiendrai. A ce difcours, le fofi fe fentit tout ralTuré; il fuivit le jeune homme, qui 1'ayant conduit devant Haroun, dit a ce prince : Commandeur des croyans, je vous amène le fofi qui vous a trompé. Je 1'ai tiré de 1'afyle oü il s'étoit eaché, & je viens le livrer a votre juftice; puniffez-le puifqu'il 1'a mérité. Le fofi fut bien étonné d'entendre parler ainfi fon conducteur. Q ciel ! dit-il tout éperdu, que les apparences font trompeufes ! qui ne fe feroit pas fié a la phyfionomie d'un jeune homme fi beau ? quï 1'auroit cru capable d'une fi noire trahifon ? Le calife étoit aiïis fur un fofa. Dés qu'il appercut le fofi, il ne put retenir un tranfport de colère dont il fe fentit agité. Ah, fourbe! s'écria-t-il , méchant , qui par ta fuite t'es rendu coupable une feconde fois 3 tu mourras  CONTES TüRCS. I43 dans les tourmens les plus horribles. II prononea ces mors d'un ton furieux, & avec une fi grande agitation de corps , que fon fofa quï avoit un pié plus court que les autres, venant è fe renverfer , 1'entraina dans fa chüte. Bon , dit alors le jeune homme qui accompagnoit le fofi a chaque chofe tient de fon origine. Un officier s'empreifant auffitót a relever le calife, le prit fi rudement par le bras , qu'il lui fit faire un cri. Bon , dit le même jeune homme qui avoit dé ja par lé , chaque chofe tient de fon origine. Haroun Alrafchid s'étant relevé , fe tourna vers trois de fes vifirs qui étoient préfens : Vifirs, leur dit-il, que faut-il faire a ce fofi ? Le premier vifir répondit: Sire, il faut mettre en pièces eet importeur, & 1'accrocher a un ganche pour apprendre aux autres hommes a ne point mentir aux rois. En eet endroit, le jeune conducteur du fofi prit la parole, & dit : Ce vifir a raifon, chaque chofe tient de fon origine. Le fecond vifir ne fut point de 1'avis du premier. Je voudrois , dit-il, qu'on le fit bouillic tout vivant dans une chaudière , & enfuite qu'on le donnat a manger aux chiens. Le jeune homme entendant cela, dit : Ce vifir a raifon3 chaque chofe tient de Jon origine. Le calife confulta le troifième vifir, qui fut d'un autr^  144 CONTES TuKCSi fentiment. Sire, dit-il, il vaut mieux que votiê majefté lui pardonne & le falTe mettre en liberté. Fort bien, dit encore le jeune homme, chaque chofe tient de fon origine. O jeune homme , dit alors Haroun en regardant fixement le condudeur du fofi, pourquoi avez-vous fi fouvent répété ces paroles ? mes trois vifirs ont été dun avis différent, & néanmoins après que chacun a parlé , vous avez dit: Ce vifir a raifon, chaque chofe tient de fon origine. Vous n'avez point dit cela fans myflère, expliquèz-moi votre penfée. O roi, répondit le jeune homme, votre majefté eft tombée, paree que le fofa fur quoi elle étoit aflife, a un pié plus court que les autres, & comme il a été fait par un boiteux, j'ai dit auffitót: Bon, chaque chofe tient de fon origine. L'officier qui vous a relevé & vous a pris fi rudement par le bras, ctant fils d'un'renoueur, j'ai dit : Bon, chaque chofe tient de fon origine. Quand le premier vifir a jugé qu'il falloit accrocher le fofi a un ganche , j'ai dit : Chaque chofe tient de fon origine, paree que ce vifir eft fils d'un boucher. J'ai répété les mêmes paroles quand le fecond a opiné autrement, car étant forti d'un cuifinier, il ne pouvoit juger d'une hianière plus conforme a fa race. Enfin, le troijfième qui vous a confeillé de pardonner, eft d'une  CONTES TORCÜ, I4f «Jufie naiffance noble, ce qui m'a fait dire que chaque chofe tenoit de fon origine. Sire, pourfuivit le jeune homme, après vous avoir donné eet éclairciffement, il faut que je vous en donne un autre. Apprenez que je fuis le prophéte Elie. II y a fi long-tems que vous; fouhaitez de me voir , que je n'ai pas voulu vous refufer cette fatisfadion. Mais fongez que par-la j'accomplis la promefle que le fofi a eu la témérité de vous faire. En achevant ces paroles, il difparut. Le calife ravi d'avoir^ vut Elie , pardonna au coupable & lui fit même' une penfion, afin que la néceflité ne 1'obligeat plus d'ufer de fourberie pour fubfifter commodément. J'ai rapporté cette hiftoire, feigneur, ajoutai la fultane de Perfe, pour vous perfuader que vos vifirs font tous des gens d'une naiffance bafle. Ne me dites point que demanoant la' grace du prince, ils font voir qu'ils font formés d'un fang noble , de même que le troifième vifir qui confeilloit au calife de Eagdad de pardonner au fofi. Le cas eft bien différent. Le malheureux fofi n'avoit trompé Haroun que pour fe procurer une vie aifée , & le tort qu'il lui faifoit étoit peu confidérable ; fon crime n'étolt pas indigne de pardon ; mais celui de Nourgehan fait horreur. S'il y a de Tome XFL K  Ï46* CONTES T ü R C S, la générofité a pardonner des fautes quand Pittfpunité ne fauroit avoir de dangereufes fuites c'eft une foibleffe de laiffer impunis des crimes qui en préfagent de plus grands. Si vos vifirs Vous parient fi fortement en faveur du prince, c'eft qu'ils font d'intelligence avec lui. Les perfides veulent favorifer fes déteftables projets. Hafikin voyant que la reine parloit avec emportement, lui promit de faire mourir Nourgehan le lendemain. Le jour fuivant, le feptième vifir s'étant jeté au pié du tróne, demanda la vie du prince, & raconta cette hiftoire : histoire Du roi Quoutbeddin & de la belle Ghulroukh. Un roi de Syrië appelé Quoutbeddin , avoit un vifir qui époufa une cachemirienne , dont il eut une fille d'une beauté ravifiante. On la nomma Ghulroukh (1). Le roi en ayant oui parler , la voulut voir par curiofité, & il en fut fi charmé, qu'il la fit élever avec foin dans fon palais. A mefure qu'elle grandiflbit , il (1) C'efl-a-djre, joue de rofè.    CöNTES TüRCS"» ïtf prêtiöit de 1'amour dans fes yeux, & infenfifclement eet amour devint trés-violent. Dès que ce prince étoit un moment éloigrié d'elle3 il foupiroit d'ennui. Enfin il ne pouvoit vivre fans Ghulroukh. Le père & la mère de cette charmante fille avoient aufli pour elle une tendrefTe extréme. Ils auroient fort fouhaité de 1'avoir auprès d'eux; mais la crainte de déplair© au roi les empêchoit de le prier d'y confentir. II arriva un jour que Quoutbedüin fit la! débauche avec quelques-uns de fes béys; il s'enivra ; & dans fon ivrelfe , il appercut la jeune Ghulroukh qui badinoit innocemment övec un page. A cette vue , faifi d'une fureur jaloufe, il fit venir le bourreau : Va couper la 'tête a Ghulroukh, lui dit-il, & me 1'apporte. dans mon appartement. L'exécuteur emmena cette innocente viétime hors du palais pour la décoler. II revint quelques heures après chargé d'une tête pale 8c fanglante; & dans eet état, il fe préfenta devant le roi, qui lui dit : Remporte cette tête, je fuis content de toi ; que l'on te donne une robe d'honneur pour avoir fi bien exécuté mes ordres. Le lendemain matln, ce prince , quand fon ivrelfe fut palfée , demanda oü étoit Ghulroukh. On lui répondit ; Sire, la nuit dernière K ij  s^S Contes Turc3. vous avez ordonné au bourreau de lui trancher la tête. II vous a obéi, & enfuite il 1'a jetée avec le cadavre dans un fleuve. A cette xéponfe , le roi fe mit a déchirer le colet de fa robe en pouffant des cris & des hurlemens. II fe repentit d'avoir cédé au premier mouvement de fa colère, & il fe retira dans un lieu écarté pour fe livrer en liberté a fa douleur. Le vifir, père de Ghulroukh, alla le trou.ver. Le roi fentit redoubler fon afflidion en le voyant. Ah, vifir, s'écria-t-il, qu'ai-je fait! votre fille, votre malheureufe fille i.... II ne put achever, fes foupirs & fes larmes Pen em.pêchèrent. Le vifir foupira aulfi & répandit des pleurs, après quoi il fe retira. . Quoutbeddin ne fit que gémir & s'affliger 'durant deux mois. II paffoit les nuits fans fermer la paupière, & difoit fans celfe : O mon dieu, faites - moi mourir ; la vie m'eft infupportable, puifque j'ai perdu ma chère Ghulroukh. II abandonna le foin du gouvernement, ,& devint plus fee qu'un chardon du défert. Enfin il commenrjoit a perdre Pefprit, lorfque le père de Ghulroukh entrant dans le cabinet écarté oü il étoit, lui dit : O roi du monde, jufqua quand ferez-vous polfédé d'un fi funefte défefpoir ? Je fuis père, & le tems m'a déja ^onfolé,  CÓNTES TüSCS. ï& Ah, vifir! répondit Quoutbeddin , que vous êtes peu fenftble ! pour moi, je ne puis receyoir aucune confolation. Ce même tems qui a diifipé votre douleur, ne fert qu'a irriter la mienne; il eft inutile de me venir donner des confeils,' je ne veux point les écouter. Gouvernez mes états a votre gré; choififfez-vous un autre maitre, je ne prens plus de part a rien, je renonce' a mon empire; je détefte la lumière, puifque Ghulroukh ne la partage point avec moi. O Ghulroukh! matière de ma vie , qu'êtes-vous devenue ? je ne vous tiendrai plus fur mes genoux. Je n'aurai plus le plaifir d'admïrer votre beauté qui n'avoit point d'égale, & qui feule pouvoit me charmer. A ces mots, le roi fe jeta par terre, & fit mille aétions infenfées. Sire , lui dit le vifir, votre majefté eft dans une fituation bien déplorable. Si dieu touché de vos peines, vous rendoit ma fille, de quel ceil la verriez-vous > lui pardonneriez-vous fa faute ? O ciel 1 répondit Quoutbeddin, quelle feroit ma joie, s'il faifoit pour moi ce miracle ! je jure que j'épouferois; Ghulroukh , s'il la rendoit a ma tendreffei, Hé bien , confolez vous, fire, répiiqua le vifir, vous la reverrez. En même-tems il éleva li voix , app era Ghulroukh , & auffitót cette belle perfonne entra dans le cabinet revêtuee  ïyq Cqnxej Tüscs. de fes plus riches habits & plus vermeiife qtrc la fleur dont elle portoit le nom. D'abord que le roi Pappercut, il s'e'vanouit, exces de fa joie penfa lui óter une vie qui avoit re'fifté a la plus violente afnidion. Le vifir courut querir de Peau de rofe ; il en frotta le vifage de Quoutbeddin, qui reprit peu-a-peu fes efprits. Ce prince embralfa Ghulroukh avec tranfport. II rafraïchit & défaltéra par fa vue, fon foie que la privation de eet objet aime' avoit brülé. Enfuite il demanda au vifir par quelle heureufe adreffe il avoit pu de'rober Ghulroukh a Pinjufte fupplice au quel il Pavoit condamnée dans fon ivrefle. Sire, re'pondit le vifir, inftruit du cruel ordre que vous aviez donné , je courus au bourreau ; je lui repréfentai que eet ordre vous étoit échappé dans le premier mouvement de votre colère , & que vous vous en repentiriez infailliblement dans la fuite. Va , lui dis-je, dans les prifons de la ville, coupe la tête a quelque femme condamnée a perdre la vie, & tu la porteras au roi, qui dans Pétat oü il eft, ne s'appercevra point de la tromperie. L'exécuteur a fait ce que je lui ai dit, j'ai caché ma fille , vous Pavez cru morte ; & avant que de vous la rendre , j'ai vouiu éprouver votre tendrefte pour elle. Voila ,  Contis TtfSCS. ijï lire, par quelle innocente rufe j'ai fervi votre amour. Le roi Quoutbeddin loua la prudence de fon vifir, le combla debienfaits, époufa folemnellement fa fille , la fit couronner reine de Syrië, & vécut avec elle le refte de fes jours, toujours amoureux & content. Après que le feptième vifir de l'empereur, de Perfe eut raconté cette hiftoire, il en fit 1'application , & paria fi bien en faveur de Nourgehan, que le roi Hafikin fortit du confeil fans rien dire au bourreau. Le foir, la fultane prit un air fier. Seigneur , dit-elle, je ne vous prefferai plus de faire mourir le prince , je vois bien que vous méprifez les confeils d'une femme : ils ne font pas toutefois a rejeter. Craignez que je ne vous faffe quelque jour le même reproche que le prophéte Moufa fit aux ifraëlites dans une conjonóture que je vais vous dire. tv*  %-p. Contes Tüecï. HISTOIRE Du roi cFAad. Aoudge-Ibn-Anaq, roi d'Aad, ayant appris que le prophéte Moufa, a la tête de fix eens mille ifraëlites, venoit lui prêcher le judaïfme, mit une armée en campagne. Le prophéte fut iétrangement furpris , lorfqu'appercevant les troupes du roi d'Aad , il vit qu'il auroit a combattre des hommes dont les enfans avoient plus de cent piés de haut. Son zèle fe ralentit un peu. Avant que d'en venir aux voies de fait, il voulut tenter la voie de la négociation. II envoya douze docteurs haranguer Aoudge & lui dire que c'étoit grand dommage que des hommes fi bien faits ne connuffent point dieu. Le compliment n'étoit pas difficile a retenir; néanmoins les doéteurs ne laifsèrent pas de 1'oublier en abordant Aoudge qui fe rognoit Jes ongles avec une hache épouvantable. Ce monftrueux roi voyant les douze doéteurs du prophéte fi effrayés , qu'ils ne pouvoient proférer une parole , fe prit a rire d une fi grande force, que les échos en retentirent de cinquante lieues a la ronde, il les mit enfuitc*  CONTÏS TURCS. IjJ dans le creux de fa main gauche & les retournant comme des fourmis avec le petit doigt de fa main droite : Si ces chétifs animaux-la parloient, dit-il , nous les donnerions a nos enfans pour fe jouer. II les mit dans fa poche & marcha avec toutes fes troupes pour combattre les ifraëlites, Quand il fut en leur préfence, il tira de fa poche les douze docteurs qui ne furent pas plutót a terre , qu'ils s'enfuirent bien vite & fans tourner la tête. Les juifs épouvantés de 1'énorme grandeur de leurs ennemis, abandonnèrent le prophéte. Leurs femmes voulurent envain les ralfurer & les animer au combat. Les timides maris les entrainèrent dans leur fuite , en leur difant : Fuyons , lailfons faire le prophéte, le feigneur n'a befoin que de lui-même pour opérer un miracle. Moufa relfa donc feul, & feul marcha contre le peuple d'Aad. Le terrible Aoudge 1'attendit fans s'émouvoir, ou plutót s'avanca au-devant de lui; puis le voyant a fa portée, il lui lanc;a une roche dont le prophéte eüt été écrafé, li dieu n'avoit envoyé un ange fous la figure d'un oifeau, qui d'un coup de bec fendit la roche en deux, de forte que le prophéte n'en fut pas bleffé. Alors Moufa, pour atteindre au géant, par un effet prodigieux de la tout»»  1f4 CONTES TURCS. puiflance, devint de foixante-dix coudées pTu3 haut qu'il n'étoit naturellement. II fe langa ert 1'air de foixante-dix coude'es, & de fa baguette qui avoit foixante-dix coudées, il toucha le genou d'Aoudge, qui en mourut fubitement. Le peuple d'Aad prit auffitót la fuite, & les ifraëlites revinrent offrir leurs fervices au prophéte qui leur dit : Puifque vous êtes des laches, qui n'avez pas eu le courage de fuivre les généreux confeils de vos femmes, dieu vous fera errer dans les terres du Teyhyazoufy pendant quarante ans. Vous n'avez pas plus de fermeté que les ifraëlites , feigneur , continua la reine Canzade; vous me promettez tous les foirs que vous ferez mourir le prince, & tous les matins vous avez la foibleffe de vous rendre aux difcours étudiés de vos miniftres: vous êtes comme un rofeau que les vents agitent, vous penchez tantöt d'un cöté & tantöt d'un autre. Ne foyez plus irréfolu, feigneur, je vous ai fuffifamment fait voir la néceflité oü vous* êtes d'immoler Nourgehan a votre süreté. Montrez que vous êtes maitre ; & déformais foyez fourd aux prières de vos vifirs. Ne m'en dites pas davantage , madame , interrompit l'empe< eur , c'ert eft fait, demain Nourgehan périra. Le jour fuivant, Haükin entra au confeil d'un  CONTES TüECS. Iff air furieux : Que l'on amène ici mon fils, dit-il au bourreau, & que fans plus différer on lui abatte la téte. O roi du monde ! s'écria le huitième vifir , en venant fe jeter au pié du tröne, tous vos vifirs , vos fidèles efclaves , vous conjurent de fufpendre encore le fupplice du prince jufqu'a ce que vous ayez entendu 1'hiftoire du bracmane Padmanaba; votre majefté pourra bien rentrer en elle-même, fi elle 1'écoute avec attention. Je confens que vous me la racontiez , répondit le roi, mais après cela, je ferai mourir mon fils. H I S T O I R E Du brachmane Padmanaba & du jeunè Fyquaï. Sire, reprit le huitième vifir, il y avoit autrefois dans la ville de Damas un vendeur de fiquaa (i). II avoit un fils de quinze a feize ans, qui fe nommoit Haflan, & qui pouvoit paffer pour un prodige. C'étoit un garcon a vifage de lune, de taille de cyprès , d'une (O C'eft une boaiïbn compofee d'orge, d'eau & da talfins de paflè.  1 $6 CONTES TüRCS, humeur enjouée & d'un efprit trés - agréabfe, S'il chantoit, il raviflbit tout le monde par la douceur de fa voix, &c s'il touchoit un lutfi, il étoit capahl» de refTufciter un mort. Ces talens n'étoient pas inutiles a fon père , qui pour vendre en quelque facon le plaifir que donnoit fon fils, vendoit fort cher fon fiquaa. Le pot qui n'en valoit ailleurs qu'un manghir (i ), fe vendoit chez lui un aqtcha ; mais il avoit beau renchérir cette boiffon, comme on alloit dans fa boutique plus pour voir fon fils que pour boire, la foule n'en étoit pas moins grande. L'onappeloit même fa maifon : Tckefckméy Abj Hhayati c'eft-a-dire , la fontaine de Jouvence, a caufe du plaifir que les vieillards y prenoient. Un jour que le jeune Fiquaï chantoit & jouoit du luth, au grand contentement de tous ceux qui fe trouvoient dans la boutique, le fameux brachmane Padmanaba entra pour fe rafraichir^ II ne manqua pas d'admirer Haffan ; & après l'avoir entretenu, il fut charmé de fa converfation. II retourna dans la boutique non-feulement le lendemain, il quittoit même fes affaires pour y aller tous les jours, & au lieu que les autres ne donnoient qu'un aqtcha, il donnoit un fequin. (i) Un manghir vaut un liard.  C O NT E S T ü R C S, Ij-7 II y avoit déja long-tems que cela duroit, lorfque le jeune Fyquaï dit a fon père : II vient ici chaque jour un homme qui a I'air d'un grand perfonnage ; il prend tant de plaifir a me parler, qu'il m'appelle.a tous momens pour me faire quelque queftion , & quand il fort il me lailfe un fequin. Oh! oh ! répondit le père , il y a du myftère la - deflous , les intentions de ce grand perfonnage ne font peut-être pas fort bonnes. Souvent ces philofophes, malgré leur mine grave, font trèsvicieux. Demain, lorfque tu le verras, dis-lui que je fouhaite de le connoitre, fais-le monter dans ma chambre, je veux 1'étudier ; j'ai de 1'expérience, je démêlerai au travers de tous fes difcours, s'il eft auffi fage qu'il affe&e de le paroitre. Dès le lendemain , Haftan fit ce que fon père défiroit : il engagea Padmanaba a monter dans fa chambre oü l'on avoit préparé une collation magnifique. Le vendeur de fiquaa fit tous les honneurs imaginables au bracmane, qui les regut d'un air fi poli, & qui montra tant de fagefle dans fon entretien , que l'on ne douta plus qu'il ne fut un homme très-vertueux. Après la collation , >]e père du jeune Haftan lui demanda de quel pays il étoit, oü il logeoit: & fitöt qu'il eut appris qu'il étoit  iy8 Contes Tuks, étranger , il lui dit : Si vous voulez demeuref avec nous, je vous donnerai un logement dans ma maifon. J'accepte 1'offre que vous me faites, répondit Padmanaba, paree que c'eft un paradis en ce monde que de loger avec de bons amis. Le brachmane établit donc fa demeure chez le vendeur de fiquaa. II lui fit des préfens confidérables, & concut enfin pour Halten une fi forte amitié , qu'il lui dit un jour : O mon fils ! il faut que je vous ouvre mon cceur ; je vous trouve 1'efprit propre aux fciences fecrètes: il eft vrai que votre humeur eft un peu trop enjouée ; mais je fuis perfuadé que vous changerez , & que vous aurez dans la fuite toute la gravité ou plutöt toute la mélancolie qui convient aux fages, aux myftères defquels je veux vous initier. J'ai delfein de faire votre fortune, & fi vous voulez m'accompagner hors de la ville, je vous ferai voir dès aujourd'hui les tréfors dont je prétens vous mettre en pofleffion. Seigneur, lui répondit Halten, vous favez que je dépens d'un père; je ne puis fans fa permiffion aller avec vous. Le brachmane en paria au père, qui perfuadé de la fagefle du philofophe, lui permit d'emmener fon fils oü il lui plairoit. Padmapaba fortit de la ville de Damas avec  CONTES TURCS, 15*9 Haffen ; ils marchèrent vers une mafure , oü étant arrivés, ils trouvèrent un puits rempli d'eau jufqu'aux bords. Remarquez bien ce puits, dit le brachmane , les richeffbs que je vous deftine font la-dedans. Tant pis , répondit le jeune homme en fouriant. Hé comment les pourrai-je tirer de eet abime ? O mon fils ! reprit Padmanaba, je ne fuis point étonné que cela vous femble difficile , tous les hommes n'ont pas le privilege que j'ai ; il n'y a que ceux que dieu veut faire participans des merveilles de fa toute-puiffance , qui aient le pouvoir de renverfer les élémens & de troubler 1'ordre de la nature. En même - tems il écrivit fur un papier quelques lettres en langage hanferit, qui eft la langue des mages des Indes, de Siam & de la Chine. II ne fit enfuite que jeter le papier dans le puits, & tout auffitót 1'eau s'abaiffa & fe retira, de forte que l'on n'en vit plus. Ils entrèrent tous deux dans le puits oü parut un efcalier par oü ils defcendirent jufqu'au fond. Ils trouvèrent une porte de cuivre rouge fermée d'un gros cadenas ü'acier. Le brachmane écrivit une oraifon & la fit toucher au cadenas qui s'ouvrit a Pinftant. Ils poufsèrent la porte & entrèrent dans une cave oü ils appercurent un éthiopien des plus noirs. II étoit debout, & avoit une main pofée  tób CoNtEs Turcs. fur une grande pierre de marbre blanc. Si nous nous approchons de lui, dit le jeune Fyquaï, il nous jetera cette pierre a la tête. En effet, dès que 1'éthiopien vit qu'ils s'avancoient, il leva de terre fa pierre énorme, comme pour la leur jeter; Padmanaba récita vite une courte oraifon , & foufHa ; & 1'éthiopien ne pouvant réfifter a la force des paroles & du fouffle , tomba a la renverfe. Ils traversèrent la cave fans obftacle , & pafsèrent dans une cour d'une vafte étendue, au milieu de laquelle étoit un döme de criftal dont 1'entrée étoit défendue par deux dragons placés vis-a-vis 1'un de 1'autre , & dont les gueules ouvertes vomilfoient des tourbillons de feu. Haflan en fut épouvanté. N'allons pas plus avant, s'écria-t-il , ces horribles dragons nous bruleroient. Ne craignez rien, mon fils, dit Ie brachmane ; ayez plus de cpnfiance en moi & foyez plus hardi. La fuprême fagefiê oü je veux vous faire parvenir, demande de la fermeté ; ces monftres qui vous effrayent, vont difparoitre a ma voix. J'ai le pouvoir de commander aux démons & de diffiper tous les enchantemens. En difant cela , il ne fit que prononcer quelques mots cabaliftiques, & les dragons fe retirèrent dans deux trous. Alors la porte du döme s'cuvrit d'elle-méme tout- a-coup.  CONTES TüRCS. TÓl a-coup. Padmanaba & le jeune Fyquaï entrèrent, & les yeux de celui - ci furent agréablement furpris d'appercevoir dans une autre cour un nouveau döme tout de rubis, au haut duquel étoit une efcarboucle de fix piés de diamètre, qui par la grande lumière qu'elle répandoit par-tout , fervoit de foleil a ce lieu fouterrain. Ce döme n'étoit pas comme le premier, gardé par d'effroyables monftres. Au contraire , fix charmantes ftatues faites chacune d'un feul diamant paroiflbient a Pentrée, & repréfentoient fix belles femmes qui jouoient du tambour de bafque. La porte compofée d'une feule émeraude , étoit ouverte & laiflbit voir un fallon magnifique. Haflan ne pouvoit fe laffer de confidérer tout ce qui s'offroit a fa vue. Après qu'il eut bien examiné les ftatues & le döme par dehors , Padmanaba le fit entrer dans le fallon dont le plancher étoit d'or maffif, & le plafond de porphyre tout parfemé de perles. La, mille différentes chofes toutes plus curieufes les unes que les autres, occupèrent les avides regards du jeune homme. Le philofophe le fit paffer enfuite dans une grande chambre quarrée; il y avoit dans un coin un gros monceau d'or; dans un autre, un monceau de rubis d'une extreme beauté; dans le Toms XVL L  Ï&2 CONTES TURCS. troifième , un pot dargent ; & dans le quatrième, un monceau de terre noire. Au milieu de la chambre s'élevoit un trdne fuperbe, & il y avoit defïïis un cercueil d'argent dans lequel repofoit un prince qui avoit fur la tête une couronne d'or enrichie de groffes perles. On voyoit au-devant du cercueil une large plaque d'or fur laquelle on lifoit ces paroles e'crites en caraéières hieroglyfiques cabaliftiques, dont fe fervoient les anciens prêtres égyptiens: Les hommes dorment tant qu'ils vivent. lis ne fe réveillent qu'a Vheure de leur mort. Que m'importe a préfent d'avoir poffédéun grand empire avec tous les tréfors qui font ici j il n'y a rien qui dure fi peu que la profpérité, & toute la puiffance humaine n'efi que foibleJJ'e. O mortel infenfé, tandis que tu es dans le berceau branlant de ta vie, ne te glorifie point de ta fortune, fouviens-toi du tems que floriffoient les Fharaons. Ils ne font plus , & bientót tu cejjeras d'étre aujft-bien qu'eux. Quel prince eft dans ce cercueil, dit Haflan? C'eft un de vos anciens rois d'Egypte, répondit le brachmane; c'eft lui qui a fait creufer ce fouterrain &f batir ce riche dóme de rubis. Ce que vous m'apprenez me furprend, reprit le jeune homme. Et par quel bifarrerie ce roi a-t-il fait conftruire fous terre un ouvrage qui femble  Contes Turcs. 16*3 avoir épuifé toutes les richeffes du monde ? Tous les autres monarques qui veulent laifler a la poftérité des monumens de leur grandeur, les étalent au lieu de les cacher aux yeux des hommes. Vous avez raifon, répiiqua le brachmane , mais ce roi étoit un grand cabalifle ; il fe déroboit fouvent a toute fa cour pour venir dans ce lieu faire des découvertes dans la nature. II poffédoit plufieurs fecrets , & entr'autres celui de la pierre philofophale , comme on le peut voir par toutes ces richefTes qui font ici, & qui ont été produites par ce monceau de terre noïre que vous appercevez dans ce coin. Seroit-il pouible, s'écria le jeune Fyquaï, que cette terre noire eüt fait tout cela? N'en doutez nullement, répondit le brachmane , & pour vous le prouver, je vais vous citer deux vers turcs qui renferment tout le fecret de la pierre philofophale. Les voici : Wirghil Arous gharby Schahzadey Khitaya Bir Tifl ola boulardan fultan Khob rouyan. C'eft-a-dire, a la lettre : Donne a Pépoufée d'occident le fils du roi d'orient ; un enfant naïtra d'eux, qui fera le fultan des beaux vifages. Je vais vous en dire le fens myfrique : Fais corrompre par Fhumide la terre sèche adamique qui vient d'orient; de cette corrup- Lij  '1-6*4 C o n t e s Turcs. tion , s'engendrera le mercure philofophique , qui eft tout-puiffant dans la nature , & qui engendrera le foleil & la lune, c'eft-a-dire , 1'or & 1'argent ; & lorfqu'il montera fur fon tröne, il changera les cailloux en diamans & autres pierres précieufes. Le pot d'argent qui eft dans un coin de cette chambre, contenoit 1'eau, c'eft-a-dire, 1'humide dont on s'eft fervi pour corrompre la terre sèche & la mettre en Pétat oü elle eft. Si vous preniez de ce monceau une poignée feulement, vous pourriez tranfmuer en argent ou en or^ fi vous vouliez, tcus les métaux qui font en Egypte & toutes les pierres des maifons, en diamans & en rubis. II faut avouer , dit Haflan, que voila une merveilleufe terre; je ne m'étonne plus de voir ici tant de richeffes. Elle eft encore plus admirable que je ne vous le dis, répiiqua le brachmane ; elle guérit de toutes fortes de maladies : qu'un malade exténué & tout prêt a rendre 1'arae, en avaie un feul grain, il va fentir touta-coup revenir fes forces , & il fe levera fur le champ plein de vigueur & de fanté. Elle a encore une vertu que je préfère a toutes les autres. Quiconque fe frotte les yeux de fon fuc, voit les efprits de Pair & les génies, & a le rouvoir de leur commander. Aprcs tout ce que je viens de vous dire.  Cortes Turcs'. t€f mon fils, continua-t-il, jugez des tréfors qui vous font réfervés. Ils font fans doute ineftimables, dit le jeune homme; mais en attendant que vous me les faffiez pofféder, ne puis je pas en emporter une partie, afin de faire voir a mon père combien nous fommes heureux d'avoir un ami tel que vous? Oui, vous le pouvez, repartit Padmanaba, prenez tout ce que vous voudrez. Haffan profitant de 1'occafion, fe chargea d'or & de rubis, & fuivit le brachmane , qui fortit de la chambre oü étoit le roi d'Egypte. Ils traversèrent le beau fallon, les deux cours, la cave , oü ils trouvèrent 1'éthiopien encore renverfé; ils tirèrent la- porte de cuivre rouge après eux, & le cadenas d'acier a 1'inftant même fe ferma tout feul. Ils montèrent enfuite par 1'efcalier; & le puits, dès qu'ils furent dehors, fe remplit d'eau & parut comme auparavant. Le brachmane remarquant que le jeune homme étoit étonné de voir 1'eau revenue tout a-coup , lui dit: D'oü naït cette furprife que vous faites paroïtre ? N'avez - vous jamais oui parler de talifmans ? Non , répondit le jeune Fyquaï , & vous me ferez plaifir de m'apprendre ce que c'eft. Je ne me contenterai pas de vous lë dire, reprit Padmanaba ; je vous enfeignerai même quelque jour a en compofer. Cependant je vais vous expliquer ce que vous fouhaitez de favoir.  *'66 Contes Turcs. II y a deux fortes de talifmans, fe cabaüftique & 1 aftroIog,que. Le premier qui eft de la plus iublime efpece, prodüit fes effets merveilleux par le moven ces lettres, des paroles & des oraifons; & Ie fecond de'couvre fes fïens par ^rapport que les planètes ont avec les métaux. •Celt de la première forte de talifmans dont je *»e fers ; elle m'a été révélée en fonge par le grand dieu Wiftnou, chef de tous fes pagodes ou monde. Sachez, mon fils, pourfuivit-il, que les lettres ont rapport aux anges ; qu'il n'y a point de lettre qm ne foit gouvernée par un & ? V°US me demand<* " que c'eft qu'un ange, je vous duai que c'eft un rayon ou une émanation des vertus de la toute - puifTance & des «tnbuts de dieu. Les anges qui réfident dans le monde intelligible, commandent è ceux qui habitent le m0nde célefte, & ces derniers, è ceux qu monde fublunaire. Les lettres forment fes mots, fes mots compofent fes oraifons, & ce ne font que les anges repréfentés par les lettres & alfemblés dans fes oraifons écrites ou proferees, qui font ces prodiges qui étonnent les hommes ordinaires. Tandis que Padmanaba parloit ainfi au jeune homme, ils s'en retournoient tous deux vers Ia vdfe. üs arrivèrent chez 1e vendeur cfe fyquaa,  Contes Turcs. 167 qui fut charmé lorfque fon fils lui montra Tor & les pierreries dont il étoit chargé. Ils cefsèrent de vendre du fyquaa, & commencèrent a vivre dans 1'abondance & dans les plaifirs. Or, Haffan avoit une belle-mère d'une humeur avare & ambitieufe. Quoiqu'il eüt apporté des rubis pour des fommes immenfes, elle craignit de manquer d'argent, & elle lui dit un jour : O mon fils, fi nous continuons de vivre comme. nous vivons , nous ferons bientöt ruinés. N'ayez point d'inquiétude la-deffus , ma mère, lui répondit-il , la fource de nos biens n'efl pas tarie. Si vous aviez vu tous les tréfors que le généreux Padmanaba me deftine, vous n'aunez point cette crainte vaine. La première fois qu'iF me menera au puits , je vous apporterai une pincée de terre noire qui vous mettra Fefprit en repos pour long-tems. Charge-toi plutót d'or &; de rubis , reprit la belle-mère, j'aime mieux cela que toutes les terres du mondeMais Haffan, ajouta-t-elle , il m'eft venu une. penfée; puifque Padmanaba veut te donner tous? ces tréfors, que ne t'apprend-il toutes les oraifons néceffaires pour defcendre dans 1'endroit oü ils font ? S'il alloit a mourir fubitement 5. voila toutes nos efpérances évanouies. D'ailleurs, nous ne favons pas s'il ne s'ennuiera point de. vivre avec nous, Peut-être eft-il fur le point L br  J63 Contes Turcs. de nous quitter & d'aller faire part a quelquWra de ces „cheffes. Pour moi, mon enfant, je " 15 f:^ ^ue tu Prcfles Padmanaba de t'apprendre les oraifons ,& quand tu les faurJ «ous le tuerons, afin qu'il ne découvre a nulle autre perfonne le myftère du puits. Le jeune Fyquaï fut effrayé de ce difcours: O ma mère ! s'écria-t-il, qu'ofez-vous propoler? pouve2-vous forrner un fi noir attentat ? £e brachmane nous aime, il nous accable de bienfaits j il me promet des tréfors capables daüouvir 1'avarice des plus grands monarques de la terre ; & poUr prix de toutes fes bontés, vous voulez lui óter la vie ! Non, quand je devrois retomber dans mon premier état & vendre du fyquaa toute ma vie, je ne puis contnbuer a la mort d'un homme a qui j'ai tant d'obligation. Vous avez de fort beaux fentimens, mon fils, répiiqua la belle-mère; mais il ne faut confulter que nos feuls intéréts. La fortune nous préfente une occafion de nous ennchir pour jamais, ne la laiffons point échapper. Votre père , qui a plus d'expéfience que vous, applaudit a mon deffein, & vous devez auffi 1'approuver. Haffan continua de témoigner beaucoup de répugnance a entrer dans cette cruelle réfolution ; néanmoins comme il étoit jeune & facile , fa belle mère lui repréfenta  Contes Turcs. löp tant de chofes , qu'il fut affez foible pour fe rendre. Hé bien ! dit-il, je vais trouver Padmanaba & 1'engager a m'apprendre les oraifons. Effectivement, il alla fur le champ le chercher, & il le preffa tellement de lui enfeigner tout ce qu'il falloit faire pour defcendre dans le fouterrain, que le brachmane qui avoit une extréme tendreffe pour eet enfant, ne put s'en défendre. II écrivit chaque oraifon fur un papier , en marquant précifément 1'endroit oü il la falloit prononcer avec toutes les autres circonftances cabaliftiques, & puis il les donna au jeune homme. Auffitót que celui-ci fut les oraifons, il en avertit fon père & fa belle-mère , qui prirent jour pour aller tous trois vifiter les tréfors. A' notre retour, dit la belle-mère, nous tuerons Padmanaba. Le jour venu, ils fortirent de leur maifon fans dire au brachmane oü ils alloient. Ils marchèrent vers la mafure. Dès qu'ils y furent arrivés, HafTan tira de fa poche le papier oü étoit écrite la première oraifon; il ne l'eut pas jetée dans le puits, que 1'eau difparut. Ils defcendirent par Pefcalier jufqu'a la porte de cuivre rouge. Le jeune homme fit toucher une autre oraifon au cadenas d'acier qui s'ouvrit, & ils poufsèrent la porte. L'éthiopien qui parut debout & prêt a jeter fa pierre de marbre  ijo Contes Turcs. blanc, caufa quelqu'effroi au vendeur de fyquaa & a fa femme; mais Haffan récita vïte la troifième oraifon & fouffla , & 1'éthiopien tomba par terre. Enfin ils traverfent la cave, pénètrent dans la cour oü eft le dóme de criftal, le jeune homme oblige les dragons a fe retirer dans leurs trous. Ils s'avancent enfuite dans la feconde cour; ils palfent par le fallon, & entrent dans la chambre oü font les rubis, 1'or, le pot d'argent & la terre noire. La belle-mère fit peu d'attention au cercueil du roi d'Egypte, & ne s'amufa point a lire 1'infcription morale qui étoit fur la plaque d'or. Elle ne daigna pas non plus regarder le monceau de terre noire dont fon beau-fils lui avoit dit tant de bien. Elle fe jeta avidement fur les rubis, & en prit une fi grande quantité , qu'a peine pouvoit - elle marcher. Son mari fe chargea d'or, & Haffan fe contenta de mettre dans fes poches deux poignées de terre noire, réfolu d'en faire 1'effai a fon retour. Ils fortirent après cela tous trois de la chambre du roi d'Egypte. Accablés fous le poids des richeffes qu'ils emportoient, ils traverfoient gaiement la première cour , lorfqu'ils virent paroitre trois épouvantables monftres qui venoient droit a eux. Le vendeur de fyquaa & fa femme, faifis d'une mortelle crainte, fe tour-  Contes Turcs. 171 nèrent vers Haffan , qui n'ayant pas d'oraifon pour chaffer ces monftres , ne fut pas moins effrayé qu'eux. Ah ! belle-mère injufte & méchante, s'écria-t il, vous êtes caufe que nous allons périr. Padmanaba fans doute a fu que nous fommes venus ici; peut-être même a-t-il découvert par fa fcience, que nous avons confpiré fa mort ; & pour nous punir de notre ingratitude, il nous envoie ces monftres pour nous dévorer. A peine eut-il achevé ces paroles, qu'ils entendirent en l'air la voix du brachmane qui leur dit : Vous êtes tous trois des miférables indignes de mon amitié ; vous m'auriez öté la vie, fi le grand dieu Wiftnou ne m'eüt pas averti de votre mauvaife intention. Vous allez éprouver mon jufte reffentiment, vous, femme, pour avoir congu le deffein de m'affaffiner ; & vous autres, pour avoir été capables de fuivre le confeil d'une femme dont vous auriez dü détefter la méchanceté. A ces mots, la voix ceffa de fe faire entendre, & les trois monftres mirent en pièces le malheureux Haffan, fon père & fa coupable belle-mère. Cette hiftoire vous apprend, fire , ajouta le huitième vifir, que vous ne devez point écouter la reine qui vous porte a faire mourir Nourgehan , paree que s'il n'eft pas criminel, le ciel vous punira comme complice du deffein de la  t"J± CóNfÈS TürCs. fultane, de même que Padmanaba punit Hafla* & fon père, quoiqu'ils n'eufïènt fait qu'acquiefcer au fentiment de la belle-mère. L'empereur fut touché du récit de cette hiftoire & dit r Mon fils ne mourra point que je n'aie des preuves évidentes de fon crime. Hafikin alla prendre le plaifir de la chaffe , & le foir a fon retour, la fultane lui dit : Vous avez donc encore pardonné a Nourgehan? Madame , répondit le roi, avant que de le faire mourir, je veux être affuré qu'il mérite la mort» Hé, feigneur, reprit la princeffe, fi vous ne voulez point ajouter foi a mes paroles, fi mon témoignage vous eft fufpect, croyez-en le filence de votre fils & la fuite de fon précepteur. Pourquoi Aboumafchar s'eft-il retiré de la cour l II a fans doute découvert la paflion & le mauvais caractère du prince, & il a craint qu'on ne lui reprochat de Favoir mal élevé. Quelle autre preuve pouvez - vous avoir d'un attentat commis en fecret ? Quand il n'y a pasde témoins qui dépofent contre un criminel, doit-il pour cela échapper a la rigueur de la juftice ? Non , feigneur, au défaut des témoins il faut le condamner fur des indices & même fur des foupgons. Les préjugés alors tiennent lieu de preuves. C'eft ce que je vais vous perfuader fi vous me permettez de vous racontes-  Contes Turcs. 17$ Thiftoire du fultan Aqfchld. Je fuis prêt a vous écouter , madame, dit le roi; en même-tems elle la conta de cette manière : HISTOIRE Du fultan Aqfchid. Aqschid, fultan d'Egypte, fe voyant parvenu a une extréme vieillefTe, & fentant approcher le dernier jour de fa vie , alfembla fes trois fils & leur dit : Mes enfans , je paroitrai bientöt avec mes ceuvres devant le tribunal de dieu ; mais avant que 1'ange de Ia mort vienne mettre la tête fur mon chevet, je vous ordonne de faire mes funérailles. Je veux voir de quelle manière vöus vous en acquitterez quand j'aurai ceffé de vivre. Contentez ma curiofité ; allez tout-a-l'heure commander de ma part a tous mes vifirs, qu'ils envoient en diligence avertir tous les cans & les rois mes voifins , ou mes tributaires, de fe trouver a cette cérémonie. Enfin, que rien n'y manque , & qu'elle fe fafie avec la même pompe que fi je n'étois plus au monde. Les trois princes a ce difcours, fe prirent a pleurer & fe difposèrent toutefois a obéir au roi leur père.  i?4 Contes TüECS. Les vifirs ne manquèrent pas de donner tous les ordres néceflaires pour cette trifté fête dont le jour fut arrête'. Les béys firent tous les préparatifs que Ton attendoit d'euxj de forte que tout étoit prêt lorfque ce jour arriva. Le palais fut tendu de deuil. On rangea en bataille dans la place tous les foldats de la garde qui étoient au nombre de cinquante mille hommes; & on leur diftribua la paie dans des bourfes d'or. Puis tous les béys entrèrent dans la chambre du fultan qui étoit couché fur fon lit, ils le pnrent & le portèrent fur le tróne devant lequel quatre vifirs posèrent un cercueil fous un dais magnifique & foutenu en 1'air par quatre princes fils de rois. D'abord, fix béys commencèrent a répandre par-tout des poignées de terre pnfe dans le palais & entremêlée d'une infinité de petits morceaux de taffetas de toutes fortes de couleurs. Enfuite les trois fils du fultan vinrent parer le cercueil d'une prodigieufe quantité de pierredes, & mirent deflus la couronne d'Aqfchid enrichie de gros diamans qui éblouiflbient. Après cela, quatre grands cans, c'eft-a-dire, quatre princes fouverains tartares, prirent chacun un pié du cercueil, & 1'appuyèrent fur leurs bras. Les chécs ou dofteurs & les derviches marchoient au-devant du cercueil en  Contes Turcs. 17ƒ chantant des pfeaumes Les zahides ou folitaires les fuivoient, & 1'un d'entre ceux - ci monté fur un chameau femelle fellé, portoit 1'alcoran avec beaucoup de refpect. Les princes, enfans de rois, les grands cans & leurs fils marchoient a cöté du cercueil, & immédiatement après, deux eens joueurs de tambours de bafque qui frappant fur leurs tambours d'une manière pitoyable , chantoient des vers a la gloire du roi; puis interrompant tout-a-coup leurs chants, ils crioient tous enfemble a gorge déployée : O deitin cruel! ö malheureux jour ! le roi le plus jufte des rois, le conquérant des empires, 1'exterminateur des ennemis, & le nourricier des amis, eft mort. Après ce cri, ils jetoient a pleines mains fur le cercueil des amandes teintes en noir. Enfuite de ces joueurs de tambours paroiffoient cinquante vifirs avec de longues robes de deuil noires & bleues, & derrière eux venoient les béys qui avoient tous a la main des ares rompus. Ils étoient fuivis de dix mille chevaux a felle & bride d'or qui avoient tous la queue coupée , & que menoient en lefle dix mille efclaves noirs tous revêtus de facs bleus. On voyoit enfin toutes les filles du férail, le vifage barbouillé de noir & de bleu, & les cheyeux épars, terminer la marche du convoi en  ij6 Gontes Turc Jé faifant des cris & des hurlemens épouvantables. A ce fpeétacle, le vieil Aqfchid poufla un profond foupir & s'e'cria : J'ai vu mes obsèques avant ma mort! II ordonna enfuite qu'on 1'aidat a defcendre du tróne, & lorfqu'il en fut defcendu, il ramaffa une poignée de cette terre que les be'ys avoient répandue, & il s'en frotta la tête & la barbe en difant : Que la terre foit fur un homme comme moi ,< qui pendant un fi long règne n'ai rien fait dont la poftérité puilfe conferver le fouvenir. Puis il fe tourna vers fes vifirs : Je veux, leur dit-il, faire des fondations. Ecrivez. Le grand-vifir fe difpofa a écrire, & le fultan lui difta les paroles fuivantes : Premièrement, je laiffe un million deux cent vingt mille afprcs (i) pour faire batir un hópital pour les mufulmans afHigés de la grofle galle. Secondement, je donne la même fomme pour fonder un collége oü l'on apprenne a tirer de 1'arc & a jouer au mail. Troifième fondation, j'ordonne que l'on établiffe un nouveau caravanférail rempli de femmes noires pour le fervice des voyageurs blancs, & pour eet eflêt, je veux que l'on prenne chaque jour dans mon tréfor cinq eens dinares (2). En quatrième & (1) Ou un aqtfcha, c'efl a-dire , un fel. (i) Dinare, eft un dacat d'or de fept francs. dernier  Contes Turcs. 177 dernier lieu , je commande que l'on fafle des bains pour fervir de retraite aux femmes répudiées, jufqu'a ce qu'elles aient trouvé des hullas ou licitateurs; & pour cela je laifle neuf eens mille afpres. Quand le roi eut fait ces pieufes & charitables fondations, il fe fit apporter & lire les cahiers de 1'alcoran ; il donna mille dinares au lecteur, cinq eens a chaque zahide & derviche , & les aveugles & les boiteux en eurent chacun cent. On préfenta enfuite le feftin mortuaire. On fervit les viandes dans des vafes d'or, & l'on difoit a tous ceux a qui ils étoient offerts : Le vafe eft auffi pour vous , il vous eft permis de 1'emporter. Après le banquet , Aqfchid mit en liberté toutes les filles efclaves qui fe trouvèrent en fon palais. Telle fut la cérémonie que fit faire ce fultan, & qu'il fallut recommencer le lendemain; car il tomba malade le méme jour. II fe coucha, & fentant approcher fon dernier moment, il appela les trois princes fes enfans : O mes fils! leur dit il , j'ai caché dans le coin de mon cabinet, en entrant è main gauche, une boete oü il y a les plus belles pierreries du monde , je vous ordonne de les partager également entre vous lorfque je ferai mort, & que vous aurez rendu a mon tombeau les foins que vous lui devez. lome XVI. M  ï73 Contes Turcs. Le roi mourutj mais le plus jeune de fes fils impatient de voir la bonte dont il avoit entendu parler , alla feul dans le cabïnet , Ia trouva, & fut téilement charme' de la beauté' des pierreries, qu'il réTolut de les garder & de .foutetiir qu'il ne les avoit pas prifes. Cepenoant, les deux autres princes après les funérailles d'Aqfchid, touche's de la même curiofité que leur frère, coururent au cabinet. Ils ne fe contentèrent pas de viflter le coin en entrant a main gauche, ils cherchèrent par-tout, & ils étoient fort furpris de voir lêurs recherches vaines, quand le troifième-prince arriva : Hé bien, mes frères, leur dit-il, les pierreries fonteiles belles ? Vous le favez mieux que nous, répondit 1'aïné, je fuis fort trompé li 'vous ne' les avez pas dérobées. Ah yraiment, reprit le plus jeune prince, vous me faites un plaifant conté; vous les avez enlevées VQus-mcme, & vous venez m'accufer. Ecoutez, mes frères , interrompit le fecond prince, il faut abfolument que 1'un de nous trois les alt volécs, paree que nullc autre perfonne que nous n'a Ia liberté d'entrer dans ce caSin t. Si vous voulez m'en croire, nous en*errons cherchar le cadi, qui paffe pour l'homme du grand Caire ie plus fin ' & le plus pénétrant, il nous interrogera & découvrira peut-étre le voleur. Les deux autres  Contes Turcs. 179 princes y confentirent; ils firent venir le cadi qui leur dit après avoir entendu de quoi il s'agiffoit : MelTeigneurs mes princes , avant que je dife lequel de vous trois a pris les pierredes , je vous fupplie d'écouter avec attention l'hiftoire que je vais vous raconter. II y avoit autrefois un jeune homme qui aimoit paflionnément une jeune fille dont il étoit aimé. Ils fouhaitoient tous deux qu'un heureux mariage les unit; mais les parens de la fille avoient d'autres vues fur elle ; ils 1'accordèrent a un autre homme , & ils étoient 1 prêts a la lui livrer , lorfqu'elle rencontra celui qu'elle chériffoit : Vous ne favez pas ce qui fe paffe , lui dit-elle en pleurant; ma familie me donne a un homme que je n'ai jamais vu ; il faut que je renonce a la douce efpérance d'être a vous, quelle dure néceffité! Ah! ma reine, s'écria 1'arrant déféfpéré, ma fultane, que m'apprenezvous ? Eft-il bien poflible que l'on vous enlève a mes vceux ? O ciel ! que vais - je devenir ? En achevant ces paroles, les larrnes lui vinrent aux yeux. I!s commencèrent a fe plaindre de leur malheur, ils s'attendriffoient 1'un & 1'autre; mais tandis que 1'amant ne fongeoit qu'a s'affiiger, 1'amante avoit la bonté de fonger a foulager fon afTiiction. Modérez cette vive douleur , lui dit-elle , je vous promets que la première M ij  ïSo Contes Turcs. •nuit de mes noces , avant que je touche avec men mari, je vous irai trouver chez vous. Cette promefle confola un peu 1'amant qui attendit cette nuit avec beaucoup d'impatience. Cependant les parens de la fille faifoient les préparatifs des noces; & enfin ils la maricrent avec l'homme qu'ils lui avoient deftiné. II e'toit "uit, & déja les e'poux retirés dans la chambre nuptiale, fe difpofoient a fe coucher, lorfque Ie mari s'appercut que fa femme pleuroit amèrement. Qu'avez-vous, madame, lui dit-il, quelle . eft la caufe de vos larmes ? Si vous aviez de la re'pugnance a vous donner a moi , que ne me 1'avez-vous de'claré plutót ? je ne vous aurois point e'poufe'e par force. La dame lui re'pondit qu'elle n'avoit nulle averfion pour lui. Si cela eft, madame, reprit-il, pourquoi donc vous affliger? dites-le-moi, je vous en conjure. Enfin il la prefTa fi fort, qu'elle lui avoua qu'elle avoit un amant; mais que 1'amour qu'elle avoit pour lui e'toit moins le fujet de fon chagrin & de fes pleurs, que l'impoilibilite' oü elle fe trouvoit de tenir la parole qu'elle lui avoit donne'e. Le mari e'toit un homme de bon efprit & d'une humeur fort agre'able. II admira la fimplicite' de fa femme, & lui dit : Madame, je vous fais fi bon gré de votre franchife, qu'au lieu de vous re^rocher d'avoir fait cette pro-  Co-N TE S TÜKCS. l8ï mefle indifcrète, je veux vous permettre de 1'accomplir. Quoi, feigneur ! interrompit-elle , fort furprife, vous pourriez confentir que j'allafie chercher mon amant ? Oui, j'y confens , repartit le mari, a condj|ion que vous ferez revenue ici avant le jour, &.que vous promettrez que jamais vous ne- ferez de pareilles pro+ melTes a perfonne. Comme vous êtes femme dè parole , j'en ferai quitte a bon marché. Elle lui j-ura que s'il étoit alfez complaifant pour lui palfer cette fortie , elle lui feroit toujours fidele , & que ce feroit la dërnière fois qu'elle parleroit a fon amant. Sur Ia foi de ce ferment,, le mari alla lui-même fans bruit ouvrir la porte de la rue, ne voulant pas qu'aucun domeftique fut cette aventure, & la dame fortit avec fes habits de noces couverts d'une alfez grande quantité de perlas & de diamans. A peine eut-elle fait vingt pas, qu'elle rencontra un voleur , qui voyant briller au chicde la lune les pierreries dont elle étoit paree ^ s'écria tout tranfporté de joie : Ah, quel' bonheur! ö fortune, que ne te dois-je point, de m'offrir en un moment de quoi m'enrichir ? A ces mots, il s'approche de la femme, 1'arrcte & fe prépare a la dépouiller-; mais venant a 1'envifager tout-a-coup, elle lui parut fi'belle qu'il en demeura tout interdk : Que vois-je 1 M üj  £8a Contes Turc s. dit-il, ce n'eil point une illufion qui me féduit; Q ciel ! peut - on trouver k la fois tant de tichelles & de beauté ? .Quels tréfors ! quels charmes ! je ne fais par oü commencer. Mais, madame, ^jouta^| faut-il que je me fie au' rapport de mes yeux enchantés ? Par quel caprice du deftin une dame fi charmante & fi richement habillée, marche-t-elle feule & k ces heures d3ns la rue ? La femme lui conta la chofe ingénüment; le. voleur 1 ecouta avec furprife : Hé quoi ! madame, lui dit - il, votre mari a eu pour vous cette complaifance, & pour eftüyer vos pleurs, il a bien voulu céder a un autre la plus délicieufe de fes nuits. Oui, feigneur, répondit-elle. En vérité, madame,' répiiqua le voleur^ le trait eft fingulier. J'en fins charmé; & comme j'aime a faire auifi des adions fingulières , je ne veux toucher ni k vos pierredes ni a votre honneur; je vous laifie continuer votre chemin : je veux être un auffi extraordinaire voleur que votre. mari eft un mari extraordinaire. Allez trouver votre heureux amant; mais je vais vous conduire & vous efcorter ,■ car vous pourriez rencontrer quelque voleur moins extraordinaire que moi. A ces mots, il la prit par la main & 1'accompagna jufqu'a la maifon de 1'amant; puis il lui dit adieu & fe retira.  Contes Turcs. 183" Elle frappe a la porte. On lui ouvre. Elle monte a la chambre de 1'amant ; il eft fort étonné de la voir. O mon cher feigneur, lui dit-elle , je viens tenir la parole que je vous ai donnée ,, j'ai été mariée aujourd'hui. Et continent , s'écric le jeune homme , avez-vous pu vous dérober a 1'impatiente ardeur d'un époux? Vous devriez, ce me femble , étre en ce moment dans fes bras. La dame alors lui fit un aveu f.ncère de ce qui s'étoit paffé entr'elle Sc fon mari. L'arnant n'en fut pas moins furpris que 1'avoit été le voleur. Eft-il poffible, madame, lui dit-il, que votre mari vous ait permis d'accomplir une promelTe qui le déshonore & qui lui ravit un bien dont fon irnaglnation a du fe former la plus agréable idéé ? Oui , mon cher amant, reprit la femme, il confent que je comble vos défirs pour dégager ma parole ; mais vous n'êtes pas feulement rcdevable a mon mari de ce bien qu'il vous abandonne, vous le devez encore a la générofité d'un voleur que j'ai rencontré en venant ici. En mérne-tems elle lui rendit compte de L'entretien qu'elle avoit eu avec le voleur. La furprife ce l'arnant en redoubla : Bois-je croire , dit-il, ce que j'entens ï Un mari a la bonté d'autorifer une pareille démarche ; un voleur eft aftez généreux pour M iv  1S4. Contes Turcs. ne vouloir pas profiter de Ia plus belle occafion que le hafard puifle jamais lui offrir. L'aventure fans doute eft nouvelle & mérite d'ctre écrite. Tous les fiècles a venir 1'admireront; mais pour augmenter encore Padmiration de la pofte'rité, je veux imiter le voleur & le mari, je fuivrai leur exemple. Ainfi, madame, je vous rens votre parole , & trouvez bon, s'il vous plait , que je vous conduife chez vous. En difant cela, il lui donna la main & la mena jjfqu'a la porte de fon mari oü ils fe féparèrent. La dame entra, & l'arnant s'en retourna chez lui. Dites-moi préfentement, mes princes, pourfuivit le cadi du Caire, lequel des trois vous trouvez le plus généreux, du mari, du voleur, ou de l'arnant ? Le prince ainé dit que celui qu'il admiroit le plus, étoit le mari. Le fecond prince foutint que l'arnant étoit lé plus admirable. Et vous, monfeigneur, dit le cadi au troifième frère qui gardoit le filence , de quel fentiment êtes-vous? II me paroit , répondit ce jeune prince , que le voleur eft le plus généreux : je ne concois pas comment il a pu réfifter aux charmes de la dame & fe défendre furtout de la voler. Les diamans dont elle étoit parée , devoient puiffamment tenter fon avarice, & il eft étonnant qu'il ait été capable de  C o n t f. s Turcs. i8y remporter fur lui une fi grande victoire. Prince, lui répiiqua le cadi en le regardant fixement, vous admirez tfop le pouvoir que le voleur a eu fur lui, pour que je ne vous foupconne point d'avoir pris les pierreries du feu roi votre père. Vous venez de vous découvrir. Avouezle , feigneur, qu'une mauvaife honte ne vous retienne pas; fi vous avez été aflez foible pour céder a un mouvement d'avarice , vous pouvez expier votre foibleffe en 1'avouant. Le prince rougit a ce difcours , & confefla la vérité. La fultane de Perfe ne raconta point inutilement cette hiftoire. Les mauvaifes conféquences qu'elle en tira , ébranlèrent Hafikin, & elle acheva de le déterminer par ce difcours : Seigneur , vous êtes plus prés de votre dernier jour que vous ne penfez. Votre fils, ce méchant fils dont vos vifirs vous font prolonger la vie par leur dangereufe éloquence , vous plongera dès demain peut-être un poignard dans le cceur. Hélas! ajouta-t-elle, que deviendrai-je fi vous périfTez ? Mais que dis-je, que deviendrai-je ? Je me foucie peu de ma vie, je ne crains que la mort de mon roi, d'un mari que j'aime uniquement. En difant cela, elle fe mit a pleurer, & fes grimaces firent une fi vive impreffion fur l'empereur , qu'il s'écria tout attendri : EfTuyez vos pleurs , belle fultane;  i8<5 Contes Turcs. je ne pardonnerai plus a mon fits; il n'eft que trop coupable, puifqu'il fait couler vos larmes. Allons nous rtpofer, & foyez perfuade'e que demain, dès que le mouton blanc aura chafie le mouton noir jufqu'au fond de la terre d'occident, je ferai trancher la tête a notre ennemi commun. L'empereur en effet fe leva le jour fuivant dans la réfolut'.on de contenter la reine. Tl s'afïit fur fon tröne & ordonna au bourreau de lui amener le prince. Le neuvième vifir ne manqua pas de s'avancer pour demander Ia vie de Nourgehan; mais le roi lui impofa filence, & lui dit en colère : Vifir, il eft inutile que vous me parliez en faveur de mon fils, fa mort eft réfolue. Alors le vifir tira de fa poche un papier plié, & le préfentant a l'empereur : Du moins, fire , reprit - il, que votre majefté fe falfe lire ce papier , & qu'elle voie ce qu'il contient, vous ferez enfuite ce que vous jugerez a propos. Hafikin prit lui-méme le papier, le dépüa & lut ces paroles : O roi fage & toujours keureux , je me fuis fait une étude particuliere de Vaflrologle ; j'ai tiré Vhoro]cope du prince : j'ai trouvé qu'il doit être quarante jourr dans un extréme • péril. Garde^'Vous de le faire mourir avant qu'ils foient écoulés. Tous les autres vifirs qoignirent leurs prières a ce*  Contes Turcs. 187 avis. O roi, dirent-ils , pour Pamour de dieu, attendez que les quarante jours foient paffes, vous vous faurez bon gré d'avoir eu cette patience. Oui , fans doute, ajouta le neuvième vifir, fi le roi veut me le permettre , je lui raconterai une hiftoire qui a quelque conformité avec celle de Nourgehan ; & fa majefté conviendra que la patience triomphe de tous les malheurs. Hé bien, vifir, dit le roi, conteznous donc cette hiftoire. Alors le neuvième vifir la commenca de cette forte : H I S T O I R E Du prince de Car'iTjne & de la princejfc de Georgië. \Jn roi de Carizme qui n'avoit point d'enfans , faifoit fans celfe au ciel des vceux & des facrifices pour en obtenir. Dieu très-haut accepta fes facrifices, & lui donna sin fils plus beau que le jour. II en célébra la nailfance par de fuperbes fêtes. II donna des gouvernemens de villes aux uns , des peofions aux autres ; tous fes peuples fe reffentirent de fa joie. II n'oublia pas d'aflembler tous les aftrologues qui fe trouvèrent en fes états, II leur ordonna de  188 Contes Turcs. tïrer Miorofcope du prince; mais leurs obfervations ne furent pas fort agréables au roi : car ils lui annoncèrent que fon fils étoit menacé d'une infinité de malheurs jufqu'a Page de trente ans; & que dieu feul favoit les infortunes quï devoient lui arriver. Cette prédiétion diminua bien la joie du roi. II en eut une vive douleur. Néanmoins, comme s'il eüt voulu luter contre les aftres , il fit élever fon fils fous fes yeux , prit toutes les précautions imaginables pour le préferver de tout accident} & on y réuffit pendant plufieurs années. Le prince en avoit déja quinze , que. nulle mauvaife aventure n'avoit encore confirmé fon horofcope. Néanmoins , comme on s'oppofe vainement a fa deftinée , il arriva ua jour que s'étant avancé a cheval jufqu'au rivage de la mer , il eut envie de fe promener fur Peau; il fit préparer une barque dans Iaquelle il entra avec quarante perfonnes de fa fuite. A peine furent-ils en pleine mer, qu'un pirate europeen vint le» attaquer; ils firent quelque réfiftance, mais le corfaire fut Ie plus fort, li fe rendit maitre de la barque, & les mena tous a File des famfars oü il les vendit. Les famfars étoient des antropophages monftrueux, qui avoient des corps d'hommes avec des têtes de chiens. Ils enfermèrent le paneer  Contes Turcs. 1S9 de Carizme & fes officiers dans une maifon oü pendant plufieurs femaines ils les nourrirent d'amandes & de raifins fecs. Ils en conduifoient un tous les jou*s dans les cuifïnes de leur roi. La, ils le mettoient en pièces, & en faifoient des ragouts que fa majefté famfarde trouvoit cxcellens. Quand les quarante officiers eurent été mangés , le prince de Carizme que l'on avoit réfervé pour le dernier, comme le morceau le plus friand, attendoit qu'on le traitat de la même manière. Dans cette cruelle attente, il dit en lui-même : Je fais bien que je ne puls éviter la mort ; mais pourquoi faut-il que je me laiffe lachement égorger ? ne vaut-il pas mieux que je vende cher ma vie? Oui, je veux me défendre. Mon défefpoir fera du moins funefte a quelques-uns de ces monftres altérés du fang des hommes. II étoit dans cette réfolution, lorfqu'il vit entrer les famfars. II fe laiffa conduire fans réfiftance dans les cuifïnes du roi ; mais fitöt qu'il y fut, & qu'il appercut fur une table le grand couteau dont on devoit fe fervir pour lui couper la gorge, il fit un effort, rompit les liens qui tenoient fes mains attachéeS , fe jeta brufquement fur le couteau & en frappa les famfars qui Pavoient amené; il les tua 1'un aprcs  ico Contes Turcs. 1'autre. II fe mit enfuite a la porte des cuifïnes, & tous ceux qui osèrent s'approcher de lui, tombèrent fous fes coups. Tout Ie palais fut bientót en rumeur ; il retentit de cris & de hurlemens. Quand le roi en fut la caufe, il parut étonné qu'un homme feul put réfifter a tant de monde. II alla lui-même le trouver : O jeune homme, lui dit-il, j'admire ton courage, je te donne Ia vie. Ne combats plus contre mes fujets dont le nombre enfin t'accableroit. Dis-moi de qui tu as recu Ie jour ? Sire, répondit le prince, je fuis fils du roi de Carizme. Les actions de valeur que tu viens de faire , reprit le roi de 1'ile, prouvent alfez la nobleffè de ton origine. Ne crains plus rien, ma cour ne fera-déformais pour toi qu'un féjour agréable; tu vas devenir le plus heureux des hommes , puifque je te choifis pour mon gendre. Je veux que tu époufes tout-a-l'heure la princefle ma fille ; c'eft une aimable perfonne. Tous les princes de ma cour en font éperduement amoureux-; mais je te trouve plus dïgne d'elle. Seigneur, repartit le prince peu charmé de la propolïtion, votre majefté me fait trop d'honneur. II me femble qu'un prince famfard conviendroit mieux ene moi a la prince'fib. Non, non , dit !e roi d'un ton brufque, je prétens que tu 1'époufes , je  Contes Turcs. i^i le fouhaite; ceffè de t'oppofer a mon envie, autrement tu pourrois t'en repentir. Le prince de Carizme jugeant bien que s'il n'acceptoit pas ce parti, le roi des famfars, irrite* de fes refus, ne manqueroit pas de le faire mourir, confentit enfin a ce mariage. II epoufa donc la princefle; elle avoit la plus belle tête de chien qu'il y eüt dans 1'ile. Toutefois il ne pouvoit s'y accoutumer, & il avoit pour elle une averfion parfaite ; plus elle lui faifoit decarefles, plus il la trouvoit horrible. Cette répugnance du prince auroit pu avoir de facheufes fiiites; mais 1'ange de la mort les prévint en s'approchant du lit de la princefle qui mourut peu de jours après fon mariage. Le prince fe réjouiflbit en lui-même de fe •voir délivré d'une femme fi affreufe, lorfqu'il apprit que l'on avoit coutume en cette ile, ainfi que dans celle de Serendib, d'enterrer le mari vivant avec la femme morte, & la femme vivante avec le mari mort : on lui dit que les rois étoient foumis comme les autres k cette terrible loi : que les famfars y étoient fi accoutumés , qu'ils voyoient fans peine arriver le jour de leurs funérailles; que même ce jour-la paroiflbit plutót un jour de réjouifïance que de triftefle, puifque les hommes & les femmes qui aflifloient a un enterrement, y danfoient &  102 Contes Turcs. y chantoient des chanfons plus propres a inf- plrer la joie que la pitié. Cette nouvelle caufa au prince de Carizme une douleur inconcevable ; cependant il lui fallut céder a la néceflité. On le mit comme fa femme dans une bière découverte avec un pain & une cruche d'eau, & on les porta tous deux a Pendroit oü l'on devoit les enterrer. C'étoit un vaffe & profond fouterrain que l'on avoit creufé exprès dans la campagne. D'abord, on y fk defcendre la princefle avec une corde. Enfuite toutes les perfonnes qui accompagnoient le convoi, fe partagèrent en deux troupes pour danfer & chanter. Les amans fe rangèrent d'un cöté avec leurs maïtrefles , & de 1'autre, les gens nouvellement mariés. Les premiers fe tenant par la main , danfoient en rond , tandis qu'au milieu d'eux, un amant chantoit ces vers perfiens (i ) ; Tek Aafcheq. (i) Indgea Zendgir hay oufchak Sel falï hayon la yajnout Vva&a ké mara ferifcktey pak Bénikyahh averd-yek pout End averim la falaounak Ta bema refed almaout Jrc e\ terfi hhantfi Inbak Bé mafchouq defn S>''tevim by quout. - ' Ici  Contes Turcs. 103 Ici les chaines des amans Sont des chaines éternelles; Lorfque 1'ange d'hymen nous attaché a nos belles, Nous leur jurons de leur être fidelles Jufqu'a nos derniers momens: De peur de trahir nos fermens, Nous nous enterrons avec elles. Les nouveaux mariés danfoient deux a deux, c'eft-a-dire, le mari avec fa femme, & chaque femme tour-a-tour chantoit ces vers (1) ; Si nous voulons ne craindre pas, Mon cher époux , vous mon trépas, Ni moi le votre , Aimons-nous toujours conftamment; Mais aimons-nous fi tendrement, Que nous ne puiflions pas furvivre lün a 1'autre. Après toutes ces danfes & ces chanfons , a quoi le prince de Carizme ne prit pas grand Neu arous. (1) Gher mikhahi ké nete'fim Dganana merghi herdourct Der afchqui Hernifchi darim Der fabr ou TJebat para Yek dïgherra corbon fchevim Ve mourden yek Zemonara, Tornt XVI. N  1t°4 Contes Turcs. plaifir, on le fit defcendre de méme que fa femme dans le fouterrain dont on ferma auffitót 1'ouverture avec une grolfie pierre. Dès qu'il fe vit dans eet effroyable abime, il s'écria : O mon dieu ! en quel état permettez-vous que je fois re'duit ? Eft-ce-la le fort que vous re'fervez a un prince qui a toujours fidèlement fuivi les pre'ceptes de 1'alcoran ? Ne m'avez - vous accordé aux vceux du roi mon père, que pour me livrer enfuite a la mort la plus cruelle ? En achevant ces mots, il fe prit a pleurer amèrement. Quoique fans efpe'rance de fortir de ce lieu fatal, il ne laiffa pas, dès qu'il fe fentit a terre, de fe lever de fon cercueil & de marcher a tatons le long d'un mur qu'il rencontra. II n'avoit pas fait cent pas , lorfque fes yeux furent tout-a-coup frappés de 1'éclat d'une lumière qu'il apper.gut au-devant de lui. II précipite auffitót fes pas, & il étoit déja fi prés de cette lumière , qu'il remarqua que c'étoit une femme qui tenoit une bougie a la main. II continua de s'avancer, mais la femme entendant le bruit qu'il faifoit en marchant, fouffla fa bougie. O ciel! dit alors le prince, me ferois-je abufé? N'ai-je pas vu effeétivement de la lumière? Seroit-ce un fantóme de mon efprit troublé ? c'eft fans doute une illufion.  Contes T tj r c s . i§$ Ah, prince infortuné ! perds pour jamais 1'efpérance de revoir le foleil. Te voila defcendu dans la nuit éternelle avant le tems marqué par la nature. O roi de Carizme! malheureux auteur de ma naiflance, cefTe d'attendre mon retour. Hélas ! ton fils ne fera point 1'appui & la confolation de ta vieilleffè, il va périr ici de la manière la plus cruelle. Comme il pronongoit ces dernières paroles, il entendit une voix qui lui dit : Confolez-vous, prince, puifque vous êtes fils du roi de Carizme , vous ne finirez point ici vos jours , je vais vous fauver, pourvu qu'auparavant vous me promettiez de m'époufer. Madame , répondit Ie prince, c'eft fans doute une rigoureufe deftinée que d'être enterré tout yif a quinze ans; mais j'aime mieux en fubir. toute la rigueur, que de vous faire cette promelfe fi vous rellèmblez a feu] ma femme. Si vous avez comme elle une tête de chien , il me fera impoffible de vous aimer. Je ne fuis pas famfarde, répiiqua la dame, d'ailleurs , je n'ai que quatorze ans , & je ne crois pas que mon vifage vous faffe peur. En difant cela, elle fe fervit d'une mêche qu'elle avoit pour allumer fa bougie, & fit briller aux yeux du prince un vifage dont la beauté le furprit. Que de charmes! s'écria-t-il avec tranfport, Nij  ioÓ" Contes Turcs. rien n'eft comparable a ce 'que je vois. Mals, de grace,, madame , apprenez-moi qui vous êtes; il faut que vous foyez une fee, puifque vous m'avez dit que vous pouvez ,me tirer de eet abime. Non , feigneur , dit la jeune dame, je ne fuis point fee, je fuis fille du roi de Ge'orgie, & l'on m'appelle Dilaram (i). Je vous conterai mon hiftoire une autre fois. Je me contenterai de vous dire a préfent, qu'ayant été jetée par une tempête dans cette ïle fatale, je fus obligée pour éviter la mort, d'époufer un feigneur famfard. II mourut hier après une longue maladie ; l'on m'enterra felon Ia coutume, avec un pain & une cruche d'eau. Mais avant mon enterrement, je cachai fous ma robe un tchacmac (1) , de ia mêche &' de la bougie. D'abord que je fus defcendue dans ce fouterrain, & que je m'appercus que l'on en avoit fermé 1'ouverture , je fortis de mon cercueil; ï'allumai de la bougie , je n'avois point tout 1'effroi dont j'aurois dü être falfie dans ce lieu plein d'horreur': le ciel qui vouloit me conferver, m'infpiroit une conriance a laquelle je 'livrois mon cceur fans favoir pourquoi. Je fuivis un chemin alfez étroit qui parut devant moi, (i) Le repos du coeur. (i) Fufil a faire du feu.  Contes Turcs. i^f autant pour m'éloigner de mille affreux objets. qui bleflbient ma vue, que pour voir fi je ne. trouverois point quelque fortie. A peine avois-je fait cent pas, que j'appergus quelqae chofe de blanc ; c'étoit, feigneur, cette grolfe pierre de marbre qui fe préfente a nos yeux. Je m'en. approchai, & je fus dans le dernier étonnement, lorfque je remarquai une infcription oü mon nom étoit marqué. Venez , prince, ajouta Dilaram , venez lire cette infcription, elle ne vous caufera pas moins de furprife qu'a moL En achevant ces mots , elle donna fa bougie au prince qui s'approcha de la pierre fur laquelle il lut ces paroles :. Quand le prince Carizme & la princeffe de Georgië feront ici, qu'ils, lèvent la pierre & qu'ils dejcendent l'ejcalien qui eft au-deftbus. - Et comment, dit Ie prince, pourrons-nous lever cette groffe. pierre ? il faudroit plus de cent hommes pour en venir.a bout. Seigneur, dit la princeffe, ne lauTans pas d'y faire nos efforts. Quelque fage fe mêle. de nos affaires;, & j'ai un preffentiment que nous nous tirerons d'ich Le prince rendit la bougie a Dilaram & fe mit en devoir de lever la pierre ; mais il n'eut pas befoin d'y employer toute fa force , car dès qu'U 1'eut touchée, elle fe leva d'ellemême , & il parut un efcalier deffous. Ils N iij  ïpS Contes Turcs. defcendirent auffitót tous deux dans un autre fouterrain , oü ils entrèrent dans une longue allee qui s'étendoit jufqu'a une grotte percée au pié d'une montagne. Ils fortirent par eet endroit, & fe trouvèrent fur le bord d'un fleuve. Ils fe mirent en prière comme bons mufulmans qu'ils étoient; & après avoir rendu a dieu les graces qu'ils lui devoient , ils appergurent au bord du fleuve, une petite barque qu'ils n'avoient point rerharquée auparavant. Ils ne doutèrent pas que ce ne füt un nouveau miracle que la bonté divine venoit d'opérer pour eux : cela redoubla la joie qu'ils avoient de revoir Ie jour, & quöique la barque füt fans rames & fans matelots, ils ne laifsèrent pas d'v entrer avec confiance. Cette barque , dit le prince , eft fans doute gouvernée par un ange tutélaire, qui aura foin de nous conduire dans quelque lieu habité. Suivons le cours du fleuve, & ne craignons rien. Ils s'abandonnèrent au courant, dont la rapidité s'augmentoit a mefure qu'ils avangoient; car Ia rivière fe rétréciflbit infenfiblement pour paffer entre deux montagnes dont les cimes formoient en s'uniffant une voute d'une étendue immenfe, & fi obfeure, que l'on ne voyoit ni ciel ni terre. La barque fut entraïnée fous cette voute avec tant de violence9  Contes Turcs. 109 que le prince & la princefle fe crurent perdus. Us commencèrent a craindre que le eiel ne prit pas autant de foin de leurs vies qu'ils fe1'étoient imaginés. Effectivement , tantót ils étoient portés jufqu'au haut de la voüte, &~tantót ils fembloient defcendre dans des abïmes. Ils n'épargnèrent point les prières en cette occafion , & elles furent exaucées. La barque fortit enfin de deflbus la voüte, & le fleuve la poufla fur le rivage.. Ils mirent auflitót pié a terre, & reprenant courage, ils regardoient de tous cótés dans la campagne pour voir s'ils ne découvriroient point quelque maifon oü ils puflent aller demander des rafraichiflemens. Ils appergurent fur le penehant d'une montagne , un grand dóme qui. reflembloit a celui que l'on appelle coubbay -khiramant (1). Ils tournèrent leurs pas vers ce dóme, & lorfqu'ils s'en furent approchés , ils virent qu'il étoit au milieu d'un palais magnifique, fur la porte duquel il y avoit plufieurs figures hiéroglyfiques cabaliftiques avec cette infcription arabe : O toi qui fouhaites d'entrer dans ce riche palaisapprens que tu n'y entreras point fi tu n'immoles devant la porte un arümat de kuit piés.» (1) Ou les. turcs croyent qu'Adam eft ertterré. N iv  200 Contes Turcs. Me voila trompe'e dans mon attente, dit Ia princefle Dilaram; je croyois bien que j'aurois le plaifir de voir le dedans de ce palais. Madame, dit le prince, j'étois touché de la même curiofité; mais il eft impoflïble de la fatisfaire; nous ferons d'inutiles efforts pour ouvrir la porte. Ces figures que nous voyons defliis, forment un tahfman qui nous empêchera den venir a bout. Hé bien, reprit la princefle de Géorgie, aflèyons-nous fur ce gazon pour nous repofer un moment & fonger au parti que nous avons a prendre. Ma princefle, répiiqua le prince de Carizme, contez-moi plutót votre hiftoire, j'ai une extréme impatience de Pentendre. Je vais vous la dire en peu de mots, feigneur , repartit Dilaram. Le roi de Géorgie, mon père, me faifoit élever dans fon palais avec tout le foin dont peut être capable un père qui aime tendrement fes enfans. Un jeune prince de notre maifon, qui avoit la liberté de me voir quelquefois, congut pour moi des fentimens trop vifs pour fon repos. II m'aimoit, & je commengois a répondre a fon amour, lorfque le grand-vifir d'un roi voifin arriva dans la cour de Géorgie & vint me demander en mariage pour fon maitre. Mon père a qui le parti parut avantageux, m'accorda fans peine; il fallut me difpofer a partir avec le vifir. Le  Contes Turcs. 201 jeune prince mon amant fut fi affiigé de mon départ, qu'il mourut de douleur en me difant adieu. Je pleurai fa mort d'une manière a faire croire a tout le monde que je ne 1'avois point haï pendant fa vie. Néanmoins, comme j'avois la re'putation d'aimer beaucoup mon père, on fut la duppe de mes larmes, & l'on me crut plus tendre fille que je n'étois. Cependant je partis avec le vifir. Nous nous embarquames dans un petit vailfeau pour pafler un bras de mer qu'il falloit traverfer. II s'éleva tout-a-coup une tempête fi furieufe, que nos matelots nc fachant plus que faire , abandonnèrent le batiment a la merci des flots , qui nous jetèrent dans file des famfards. Ces monftres accoururent fur la cöte au bruit de notre arrivée, & fe faifirent de tout 1'équipage. Je ne puis achever le refte fans horreur. Ils mangèrent le vifir & toutes les perfonnes qui nous accompagnoient. Pour moi, je plus a un vieux feigneur famfard, qui me dit que fi je voulois Pépoufer , j'éviterois le même traitement que je ne pouvois fuir fans cela. Je vous avouerai franchement que j'eus tant de peur d'être mangée , que j'aimai mieux me réfoudre a être fa femme, quoique fa tête de chien me fit frémir toutes les fois que je la regardois, Deux jours après notre manage „ il  202 Contes Turcs. tomba malade. Sa maladie a duré long-tems ; mais enfin hier la mort.... Le prince de Carizme , interrompit brufquement la princefle en eet endroit, paree qu'il vit courir fur elle une tarantule (i). Attendez , madame , s'écria-t-il, je vois une tarantule fur votre robe. A ces mots, Dilaram qui favoit combien les tarantules font dangereufes, poufla un cri percant. Elle fe leva avec précipation, & fecoua fa robe. La tarantule tomba, le prince mit le pié defliis & 1'écrafa. A peine Peut-il tuée, qu'ils entendirent un grand bruit du cöté du palais dont ils virent tout-a-coup la porte s'ouvrir d'elle - même. Frappés de ce prodige, ils fe regardèrent 1'un 1'autre avec une extréme furprife. Ils jugèrent qu'il falloit que la tarantule eüt huit piés, & que ce füt 1'animal dont 1'infcription marquoit le facrifice. Ravis de cette aventure , ils fe levèrent pour aller au chateau ; ils entrèrent d'abord dans un grand jardin oü il leur fembla qu'il y avoit des arbres de toutes les efpèces qui fe trouvent dans le monde. Les branches de ces arbres, paroiflbient chargées de fruits mürs; mais lorfque le prince preflé par la faim, ( i) C'eft une araignée a huit piés5 & dont lapi Le prince la regardant a fon tour & démélant dans fes traits ceux de fa chère Dilaram ,, il lui répondit tout tranfporté d'étonnement 3 d'amour  Contes Turcs. 221 & de joie : O ma princeffe , eft-il poffible que je vous retrouve ! Quelques ^alheurs que le ciel m'ait fait éprouyer, j'avoué que fes bontés furpaffent mes rigueurs , puifqu'il vous rend a ma tendreffè. Ils s'embrafsèrent tous deux a plufieurs reprifes avec un faififfement qu'il eft plus aifé de concevoir que d'exprimer. Enfuite le prince demanda des nouvelles de fes enfans. Vous les verrez bientót , feigneur , lui répondit la princeffe , ils vont revenir de la chaffe oü ils font allés. Eh comment êtes-vous devenue reine de cette ile , madame , dit le prince ? Je vais fatiffaire votre curiofité , repartit Dilaram , voici de quelle manière je fuis montée a ce tröne que je quitterai dès demain pour vous fuivre, fi mes peuples ne confentent pas que j'en partage avec vous la polfefiïon. Dès que le corfaire qui nous prit vous eut laiffe dans une ile , il fe remit en mer comme vous favez; mais nous n'eümes pas fait fix lieues qu'il furvint une tempête effroyable , qui malgré 1'art & les efforts des matelots pouffa notre vaifleau contre les rochers de cette cöte , avec tant d'impétuofité, qu'il fe brifa en mille pièces. Quelques matelots gagnèrent le rivage en nageant , le refte périt avec le pirate en voulant faire la méme chofe. Pour moi , fans prier le  222 Contes TtFK es, ciel de me conferver une vie que je trouvois fi malheureufe , j'embraiTai mes fils. pour mourir avec eux ; & déja les flots eommcncoient h nous engloutir , lorfque plufieurs perfonnes de cette ïle qui avoient vu de loin notre naufrags& qui s'étoient jetées dans des barques pour venir a notre fecours, arrivèrent heureufement. Ils nous tirèrent de 1'eau a demi noyés 5 & reraarquanc que nous refpirions encore jj ils nous portèrent dans leurs maifons oü ils aclievèrent de not-s rendre la vie. Ls roi de 1'üe inforare' du naufrage, nous voulut voir par curiofite'. C'étoit un homme de quatre- vingt-dix ans; un prince autant aimé de fes fujets qu'il méritoit de 1'étre. Je ne lui dégui!ai rien , je lui appvis ma condition \ & lui contai mon hiftoire. II fut touché de mes infortunes , & il accompagna de fes pleurs les larmes ur.e je ne pus. m'empecher- de répandre en quelques endroits de mon récit. Enfin , après ItfaVölï écourée avec beaucoup d'attention , il prit la parole & me.dit : Ma fille , il faut foutenir les tst^xam avec fermeté. Ce font des épreuv-s oü le ciel met notre vertu. Quand nous fouffixMis patiemment. il fait prefque toujours fucGéder des plaifirs a nos peines. Demeurez uuprès de moi : j'aurai foin de vous & des- prineèèlwm enfans. En effct, s'ils euffent été fes  Cortes Turcs. 225 propres fils , il n'auroit pas eu pour eux plus d'amitié ; & on ne peut rien ajouter a la confidération , aux déférences qu'il avoit pour moi. II ne fe contentoit pas de me combler d'honneurs ; il me confultoit fur la conduite de fon état; il me faifoit entrer dans fon confeil, & pour vous apprendre jufqu'a quel point il étoit prévenu en ma faveur , il relevoit avec de grands éloges , toutes les chofes que je difois , pour peu qu'elles paruffent raifonnables. Je pafiai cinq ans de cette forte, au bout defquels il me dit un jour : Princeffe , il eft tems de vous découvrir un deffein que j'ai formé. Je veux que vous occup'ez mon tróne après ma mort , & pour vous 1'affurer il faut que je vous époufe. Tous mes peuples charmés de vos vertus, applaudiront a mon choix & me fatiront bon gré de vous avoir fait mon héritière. L'intérêt de mes fils m'obligea de confentir a ce mariage qui fe fit au grand contentement de mes peuples. Ils ne témoignèrent pas moins de joie 8c de fatisfaétion, lorfqu'après fon trépas qui füivit de fort prés notre hymenée, ils apprirent que par fon teftament il leur ordonnoit de me reconnoitre pour leur fouveraine. Depuis ce temsla je règne fur eux • & j'ofe dire que je fajs mon unique étude de les rendre heureux. Comme la reine 2chevoit ces derniers mots,  224 Contes Turcs. elle vit revenir de la chaffe les deux princes fes fils. Venez , princes , leur cria-t-elle , venez embraffer votre père que le ciel a confervé. La voix du fang qui fe fit entendre en eux ne leur permit pas de douter»de ce miracle. Ils coururent au prince de Carizme qui leur tendit les bras , & les baifa aux yeux 1'un après 1'autre. Quand ces quatre perfonnes agitées des plus tendres mouvemens de la nature, fe furent donné mille marqués de tendrelTe & de joie , le grand-vifir, par ordre de la reine, affembla toüt le peuple , lui raconta 1'hifloire du prince de Carizme , & 1'ex'norta enfuite a reconnoitre ce prince pour fon fouverain. Le peuple y confentit unanimement & proclama roi le prince de Carizme , qui régna long- tems dan/ cette ile avec fa chère princeffe de Géorgie, d'une manière que leur règne fut appelé le règne heureux. j'ai rapporté cette hiftoire , fire , continua le neuvième vifir de l'empereur de Perfe , pour montrer a votre majefté que les enfans des rois font foumis comme les autres au malheur de leur étoile. Tandis qu'un aftre malin verfe fur nous fes influences , Tor entre nos mains fe changeroit en terre noire , 6c fi nous prenions de la thériaque, elle fe tourneroit en poifon. Le prince Nourgehan eft dans ce cas infortuné , il a tout  Contes Turcs. 225" a craindre, tout lui devient contraire, fon propre père eft devenu fon ennemi. Ayez donc pitié de lui, fire , & gardez-vous de le faire mourir avant la fin d'un tems qui lui eft fi funefte. Le récit de cette hiftoire, &• fur-tout 1'application qu'en fit le vifir, frappa l'empereur, qui malgre' la parole qu'il avoit donne'e a la reine , différa le tre'pas du prince. Le foir la fultane lui en fit des reproches. Madame , lui dit Hafikin , je n'ai pu m'en défendre. Un de mes vifirs , qui eft un habile aftrologue , m'a ce matin affuré que fi je faifois öter la vie a mon fils , je m'en repentirois indubitablement. Hé , feigneur , interrompit la reine , quelle frivole crainte vous a retenu ? Le péril oü eft Nourgehan n'eft pas un effet de la fatalité de fon étoile ; c'eft le feul ouvrage de fes vices & de fon mauvais naturel. Xe ciel, pour punir les pères, leur donne quelquefois des enfans vicieux , comme il en donna un jadis a un certain fultan dont je. vais vous conter Phiftoire: Tome XFL p  226* Contes Turcs. HISTOIRE Des trois Princes obtenus du ciel. Il y avoit autrefois dans le palais du monde un fultan qui polfédoit une très-belle femme. Ils s'aimoient tous deux tendrement, & il ne leur manquoit que des enfans pour être parfaitement heureux ; mais quoiqu'ils fuftent jeunes 1'un &: 1'autre , i!s n'en pouvoient avoir. Le fultan en étoit fort affligé. ii envoya chercher un derviche qui palfoit pour un faint perfonnage dans le pays, & dont effectivement les prières étoient toujours exaucées. o derviche, lui dit-il, je fuis au défefpoir de n'avoir point d'enfans. Priez. dieu très-haut qu'il ait la bonté de me donner un prince. o roi , répondit le derviche, il eft néceffaire pour cela que votre majefté envoye un préfent au couvent de mes confrères , afin que nous faflïons des prières a dieu pour 1'accompliifement de vos défirs. Dieu eft un roi libéral qui vous accordera un fils. Le fultan avoit un bélier gras qu'il aimoit beaucoup a caufe qu'il fortoit toujours viétorieux des combats de béliers qui faifoient fouvent le divertiflement de fa majefté. ii fit con-  Contes Turcs. 227 duire eet animal au couvent des derviches avec plufieurs charges de ris & de beurre. Ces pieux abdals tuèfent le bélier, le mirent en pièces & le firent bouillir avec le ris & le beurre. Quand ce ragout fut en état d'étre fervi , ils en envoyèrent un plat au fultan en lui recommandant de manger de la pitance des derviches dans 1'intention d'avoir un fils. Enfuite ils commencèrent tous a donner fur cette galimafrée comme a 1'envi 1'un de 1'autre. Après le repas ils dansèrent la danfe extatique (1), appelée femaa; & dans leur enthoufiafme ils demandèrent a dieu un prince pour le fultan. Ils dirent une oraifon pour eet effet , & par la toute-puiiïance divine la fultane devint enceinte cette même nuit. Elle accoucha neuf mois après d'un garcon qui - effacoit la beauté du foleil. Le roi fit des réjouiffances extraordinaires pour la naiffance de ce fils. II alfèmbla fes peuples , & leur diftri- ( t ) Les derviches s'imaginant être pleins de 1'amour divin, s'aflemblent dans une falie fort paree, ou il y a une chaire a prêcher, dans laquelle eft un jeune homme qui lit des vers fur 1'amour divin. Ils Ie mettent a tourner jufqu'a ce que la tête leur tourne & qu'ils tombenc a terre. Etant ainfi tombés, ils croyent être en extafe & voir Mahomet qui leur parle : étant revenus a eux, ils débitent cela comme des révélations auxquelles le peuple incrédule ajoute foi. Pij  228 Contes Turcs. bua une infinité de largeffès. II prit le petit prince , & pour le combler de bénédiclions , il le mit dans la robe du chef des derviches, dont il accabla de bienfaits le couvent. Quelques années après , le roi s'entretenant avec ce vénérable perfonnage , lui dit: O derviche, je fouhaiterois que vous fiffiez la même prière a dieu , & que vous lui demandaffiez pour moi encore un petit prince. Sire , répondit 1'abdal, les graces du très-haut font abondantes , c'eft a nous a les demander & a lui a nous les accorder fi bon lui femble pour fa gloire; mais il faut donner un nouveau préfent aux pauvres derviches. Le fultan leur envoya le plus beau cheval de fes écuries. Ils le mangèrent, dansèrent, prièrent comme la première fois ; la reine devint grolfe , & au bout de neuf mois accoucha d'un prince femblable a la lune. Le roi ne fit pas moins de réjouiffances pour ce fils que pour 1'autre, ni de moindres aumönes aux abdals. Dans ia fuite le fultan pria le derviche de demander a dieu un troifième prince. Sire , lui répondit 1'abdal , notre affaire eft de prier le feigneur , & la fienne de nous donner ce que nous lui demandons ; mais il faut encore un préfent aux pauvres derviches. Lc fultan leur envoya un beau mulet, ils le vendirent, & de  Contes Turcs. 22$ 1'argent qu'ils en tirèrent ils achetèrent des provifions. Ils firent bonne chère , & prièrent dieu d'accorder au roi un troifième fils. Leur prière fut exaucée , la fultane concut, & mit au monde neuf mois après un prince qui ne cédoit point aux autres en beauté. Lorfque les trois princes furent dêvenus grands, les deux premiers fe montrèrent très-vertueux ; mais le dernier faifoit paroitre mille mauvaifes qualités '& fignaloit chaque jour de fa vie par quelque nouveau crime. II méprifoit les remontrances de fon précepteur , & les menaces de fon père qui étoit vivement affligé d'avoir urt pareil fils. Un jour le fultan dit au derviche : Plüt a dieu que vous n'euffiez pas fait des prières pour me procurer un fils fi méchant ! O roi, lui répondit 1'abdal, c'eft la faute de votre majefté. C'eft elle qui eft caufe que le troifième prince eft d'un fi méchant caractère. Et coroment cela, reprit le röi ? Sire , repartit le derviche , vous avez donné pour votre fils aïné un bélier qui eft un animal noble & courageux, & pour le fecond, un cheval qui eft une béte d'un naturel' doux & qui fert a porter les hommes fur la terre : ces préfens ont été agréables a dieu qui vous a donné en récompenfe deux enfans pleins de? vertus ; mais vous lui avez offert pour votrsr P ii]  230 Contes Turcs. troifième fils un mulet, le plus vil & le plus vicieux de tous les animaux ; & pour vous punir de lui avoir fait un fi méprifable facrifice , il vous a envoyé un prince fi différent des autres. Celui qui feme de 1'orge , n'en fauroit moiflbnner du froment. Telle fut la réponfe que fit 1'abdal au* fultan, qui ne fut point en repos non plus que fes fujets , jufqu'a ce qu'il eüt fait mourir fon fils. Cette hiftoire, feigneur , pourfuivit la reine Canzade , vous prouve clairement que le ciel étoit en colère lorfqu'il vous a donné le prince Nourgehan. Vous ne ferez point tranquille que vous ne vous foyez défait d'un fi méchant fils. Elle ajouta tant de difcoursa celui-la, que l'empereur lui promit encore de faire couper la tête au prince , mais le lendemain matin le dixième vifir lui fit changer de réfolution en lui racontant 1'hiftoire fuivante :  Contes Turcs. 231 HISTOIRE D'un Roi, d'un S0J1& d'un Chirurgien. XJ N ancien roi de Tartarie fortit un jour de fon palais , pour aller hors de la ville prendre le plaifir de la promenade avec fes béys, II rencontra fur fon chemin un abdal qui difoit h haute voix: Celui qui me donnera cent dinares, je lui donnerai un bon confeil. Le roi s'arrêta devant lui pour le confidérer , & lui dit: O abdal , quel eft donc ce bon confeil que tu offresi pour cent dinares ? Sire , lui répondit 1'abdal, vous n'aurez pas plutöt ordonné que l'on me compte cette fomme,que je vous le dirai. Le roi la lui fit donner, & s'attendoit pour fon argent a entendre quelque chofe d'extraordinaire, lorfque le derviche lui dit : Sire , voici mon confeil : Ne commencé^ jamais une chofe, que vous n'en aye^ envifagé la fin. Tous les béys & les autres perfonnes qui étoient a la fuite du roi, firent un éclat de rire a ces paroles. II faut avouer, difoit 1'un , que eet abdal fait des maximes bien nouvelles. II n'a pas tort , difoit 1'autre , de fe faire payer d'avance, Le roi voyant que tout le monde fe  232 " Contes Turcs. moquoit du derviche, prit la parole : Vous n'avez pas raifon de rire , dit-il, du confeil que vient de me donner ce bon abdal : quoique perfonne n'ignore que quand nous formons une entreprife , nous devions la méditer & bien confidérer quel en fera 1'événement; néanmoins faute de pratiquer cela, on s'engage tous les jours dans de mauvaifes affaires. Pour moi, je fais beaucoup de cas du confeil du derviche ; je m'en veux fouvenir fans ceffe , & pour favoir toujours devant les yeux, j'ordonne qu'on 1'écrive en lettres d'or fur toutes les portes de mon palais , fur les murs , fur mes meubles , & qu'on le grave fur toute ma vaiffelle. Ce qui fut effeclivement exécuté. Peu de tems après cette aventure , un grand feigneur de la cour, pouffé plutót par 1'ambition que par aucun fujet qu'il eüt de fe plaindre du roi, re'folut d'óter a ce prince la couronne & la vie. Pour y parvenir , il trouva moyen d'avoir une lancette empoifonne'e , Sc s'adreflant au chirurgien du roi : Si tu veux , lui dit-il , faigner le roi avec cette lancette , voilé dix mille écus que je te donne dès-a-préfent. Sitót que tu auras fait le coup , le tróne eft a moi. Je fais par quel chemin j'y puis monter , Sc je te promets que quand je régnerai , je te ferai mon grand-vifir , Sc que tu partage-  Contes Turcs. 2j| ras avec moi le pouvoir fouverain. Le chirurgien ébloui de la propofition du grand feigneur» 1'accepta fans balancer. II regut les écus d'or & mit la lancette dans fon turban pour s'en fervir a la première occafion. Elle fe préfenta bientót. Le roi eut befoin d'une faignée. On appele le chirurgien. II vient & commencé a lier le bras du roi , devant quï fon met un baffin pour recevoir le fang. Le chirurgien tire de fon turban la lancette funefte ; mais dans le tems qu'il fe difpofe a piquer le roi , il jete par hafard la vue fur le baffin & y lit ces mots qui étoient gravés deffus : Ne commencé^ jamais une chofe, que vous nen qye^ envifagé la fin. II tomba auffitót dans -une profonde rêverie , & dit en lui - même : Si je faigne le roi avec cette lancette , il mourra. S'il meurt , on ne manquera pas de m'arrêter & de me faire perdre la vie dans d'horribles tourmens. Quand je ferai mort, a quoi me ferviront les écus d'or que j'ai regus ? Frappé de ces réflexions , il remet dans fon turban la lancette empoifonnée, & en tire une autre de fa poche. Le roi qui 1'obferve, lui demande pourquoi il change de lancette. Sire, lui répondit le chirurgien , c'eft que la pointe de la première n'eft pas bonne. Montreda moi, lui dit le prince, je la veux voir, Le chirurgien alors demeure  2^4 Contes Turcs. interdit & troublé : Que m'annonce ton trouble , s'écria le roi ? Ton embarras couvre quelque myftère , découvre-m'en la caufe, ou tu périras tout-a-l'heure. Le chirurgien intimidé par ces menaces , fe jeta aux genoux du roi, en lui difant : Sire, fi votre majefté veut me faire grace , je vais lui avouer la vérité : Hé bien , parle , répiiqua le roi, je te pardonne tout, fi tu ne me caches rien. Le chirurgien lui raconta tout ce qui s'étoit pafte entre le grand feigneur & lui, & confeffa que le roi devoit la vie aux paroles qui étoient gravées fur le baffin. Le roi ordonna fur le champ a fes gardes d'aller arrêter le grand feigneur , & puis fe tourTiant vers fes béys : Hé bien , leur dit-il, trouvez-vous préfentement que vous aviez raifon de vous moquer du derviche ? Je commande qu'on. le cherche par-tout & qu'on me 1'amène. Un confeil qui fauve la vie aux rois, ne peut être aflez payé. AVIS AU LECTEUR. L'intérét qui règne dans ces Contes , fait regretter que la traduclion n'en: ah pas été contïnuée. Nous les donnons tels qu'ils ont paru dans l'origine , & nous fommes perfuadés que leur imperfeclion n'auroit pas été une raifon pour en priyer le Public.  LES VOYAGES DE Z U L M A DANS LE PA VS DES FÉES.   2>37 A VE R TISSE ME N T. D eux dames d'une haute confidératiorij & que le refpect qui leur eft dü m'empêche de nommer ici, me confièrent 41 y a quelques années, un manufcrit qui avoit pour titre : Les Voyages de Zulma Je crus reconnoitre au foin qu'elles prirent de me dépayfer fur 1'auteur de 1'ouvrage} qu'elles pourroient bien y avoir quelque part; je crus le reconnoitre encore davantage a je ne fais quelle négligence, ou plutót a une noble fimplicité qui y étoit répandue, & dont 1'effet eft sürement plus aimable qu'une exaclitude Tcrupuleufe. Je ne fus chargé que de voir fi les régies de la grammaire francoife n'y étoient point bleffées; fi dans les maximes qui s'y rencontrent, il n'y avoit rien contre la morale ; s'il ne s'y trouvoit point de contradiciions entre les incidens. Un de mes amis a qui je communiquai le manufcrit, 6c qui malheureufement alors travailloit en fociété a un livre périodique , jugea par ma complaifance a le lui avoir laiffé quelque tems entre les mains, qu'il pouvoit fans  238 AVERTISSE&ENT. s'expofer a aucun reproche de ma part, faire palTer fuccellivement dans 1'efpèce de journal dont il étoit chargé , des morceaux qui lui ayant plu infiniment, ne pouvoient manquer de faire la même imprelTion fur le public, je lui ai paffe cette infidélké en faveur des fentimens qui nous uniffoient depuis long-tems3 öc la mort de 1'une de ces dames refpectables , dont je viens de parler , étant furvenue } je me fuis trouvé par-la en poffeiïion du manufcrit, 6c j'ai cru que ce feroit faire au public un larcin plus férieux que celui qui m'a été fait, fi je lui dérobois une produftion auffi ingénieufe, & qui même a été la fource oü 1'un de nos auteurs n'a pas dédaigné de prendre le fujet d'un divertiifement qui a amufé la cour 6c la ville. C'eft fur ce principe, que l'ouvrage a été livré a une édition plus exafte que ce qui en a été donné a reprifes 6c fubrepticement: nonfeulement il ne doit être regardé que comme le fruit d'une imagination brillante , mais comme le délaffement d'un efprit jufte 6c raifonnable, dont tous les fentimens font auffi purs que la diclion. *  LESVOYAGES D E Z U L M A. Un marchand de Bagdad, nommé Zarucma, retiré du commerce par les pertes qu'il y avoit faites & le mauvais état oü elles avoient mis fes affaires , après avoir fait 1'ablution & la prière du matin, appela fon fils & lui dit: Zulma , voici le tems oü je dois vous faire part de votre deftinée; vous favez déja que je n'ai point d'autres enfans que vous & votre fceur Zulima ; mais vous ne favez pas encore ce qui m'oblige & vous auffi a vivre dans une auftère retraite , pendant que les autres marchands de Bagdad & leurs enfans vivent dans 1'abondance & dans les plaifirs; je vais vous 1'apprendre. J'ai été fi malheureux dans les entreprifes que j'ai faites, que non-feulement je n'ai rien  sLp Les Voyages acquis, mais que le bien que j'ai eu de mon père , qui étoit riche , ne s'eft pas trouvé fuffifant pour payer mes dettes & me laiffer de quoi vivre felon mon état : j'avois époufé votre mère par amour ; elle s'appeloit Zulima , comme votre fccur ; elle mourut de chagrin de 1'état de mes affaires ; vous n'aviez alors qu'un an; depuis fa perte , j'ai vécu dans la retraite oü vous me voyez , & je vous ai fait vivre de même; je n'ai cependant rien oublié, mon fils , pour votre éducation , & fï ma pauvreté m'a fervi quelquefois de prétexte pour vous retenir & vous empêcher d'imiter les jeunes gens de votre age , je ne me fuis fervi d'aucune raifon pour me difpenfer de vous donner les maïtres qui vous étoient nécefTaires pour orner votre efprit & former votre corps; graces a dieu, mes foins ont réufli ; j'ai lieu de me fiatter que votre deftinée fera plus brillante que la mienne. Après la mort de votre mère, mon afflictïon,jointe a mes malheurs, me tint enfermé chez moi pendant un tems confidérable. L'undes miniftres de notre religion (homme d'un profond favoir & d'une réputation audeflus de celle des autres, qui avoit toujours ,eu de 1'amitié pour moi ) vint a ma maifon pour me parler. On lui refufa ma porte , comme on  as Z u t m S4Ï1 <Öft faifoit a tout autre par mon ordre, mais il Voulut me voir , & prit un ton fi haut , que mon efclave le laifTa entrer. II vint jufqu'a ma chambre fans trouver d'obftacle; je n'avois d'efclaves alors que celui qui lui avoit ouvert; vous étiez, mes enfans , encore Tun & 1'autre en nourrice. Ii me dit en arrivant: Ne foyez point faché, Zarucma, de me voir; je ne viens ici que pouc vous procurer de la confolation & du bonheur, li vous étiez aflez fage pour m'écouter & me croirè. Le rang que vous avez ici, lui répondis-je, & le relpect que j'ai toujours eu pour; Vous , doivent vous faire juger de mon attention & de ma docilité, quelque chofe qu'il vous plaife de me dire. Zarucma, continua-t-il, mettez-vous fur ca' fofa auprès de moi, & fuivez exaótement ce que je vais vous dire : ne fongez plus au trafic , vous avez été malheureux, & vous le feries encore. Quel confeil me donnez-vous , lui répartisje ? mes dettes excèdent mon bien; & fi mes créanciers me voient long-tems dans le deffein de ne rien faire , ils le faifiront. Ils ne me laiffent en repos que paree qu'ils me croient encore trop affligé pour fonger a mes affaires; ils.efpèrent que je pourrai les rétablir avec le pe$ Tome XVU Q  242 Les Voïages de bien qui me refte, quand je ferai en état de travailler : de plus , j'ai des enfans pour lefquels j'ai une extreme tendreffe , & auxquels je ne pourrai donner d'éducation, fi je me tiens dans 1'inaction pendant que je fuis encore jeune. Que vos enfans ne vous inquiètent point, me dit-il, ils feront plus heureux que vous ne 1'avez été jufqu'ici; mais vous ferez a 1'avenir plus heureux qu'eux, fi vous fuivez mes confeils. Ayez donc la bonté , lui dis-je, de me les donner, & je vous jure que je les fuivrai aveuglément. Vendez votre bien , Zarucma, continua-t-il, ou 1'abandonnez a vos créanciers, j'aurai foin de vous donner tout ce qui fera néceffaire pour vivre en fage : j'aurai foin auili de 1'éducation de vos enfans , a condition qu'ils demeureront dans une retraite pareille a la vótre, jufqu'a ce que je vous permette de laifler aller votre fils fous fa conduite, & que je puiffe établir votre fille. Ma tendreffe pour vous, mon fils, m'obligea de le prelfer fur le fecret de votre deftinée: il s'ouvrit enfin a moi, il déchira Ie voile qui couvre les divers événemens dont votre vie doit etre mêlée, & il me quitta après m'avoir donné des livres. Au bout de quelque tems, je fus aflez heu-  DE Z U L M A. 243 ïeux pour prendre un goüt très-vif pour les fciences; & je fis tant de progrès dans celles dont mes Iivres & lui m'ont ouvert le chemin, que s'il m'étoit permis, mon fils , de vous parler la-delïus, vous n'auriez pas de peine k croire que je fuis le plus heureux de tous les hommes. II me vint revoir hier comme a fon ordinaire , & me dit : II eft tems, Zarucma, que vous vous fépariez de votre fils: vous favez k quoi la fagelTe fuprême & fa bonne éducation 1'ont deftiné; vous le favez, dis-je, auffi-bien que moi; mais il lui falloit ma permiffion & a vous auffi pour le faire fortir de Bagdad. Demain, après votre prière, parlez a votre fils ; il faut le préparer au voyage qu'il doit faire & a vous quitter; vous irez enfuite a Balfora avec lui, vous y trouverez tout ce qui eft néceffaire pour fon voyage : je me charge de Zulima, nous 1'établirons a votre retour. Voila , mon fils, ce qui m'oblige a vous" parler pour la première fois de mes affaires & de ce qui vous regarde: je partirai demain avec vous, a la même heure, après notre prière'; je vous conduirai a Baffora, & vous ne faurez k quoi vous êtes deftiné , que lorfque vous ferez embarqué. Zulma s'attendoit fi peu a ce que fon pèfe lui venoit de dire, qu'il n'eut pas un mot ar lui Q Ü  §44 Les Voyage s répondre; & lorfqu'il le vit fortir de fa maiforï pour la première fois depuis qu'il avoit 1'age de.connoilfance , fon étonnement redoubla encore. II fit une infinité de réflexions toutes différentes; fon premier mouvement fut d'être bien aife de voyager , quoiqu'il ne füt pas oü il alloit. C'eft toujours fortir de cette maifon, difoit-il en lui-même; quoique le refpeót que j'ai pour mon père & pour mes maitres, m'ait empéché de me révolter contre la févérité avec laquelle j'ai été retenu, je n'ai pas laiffé d'en reffentir beaucoup de chagrin, je vais au moins avoir ma liberté. II paffoit enfuite a d'autres réflexions: il croyoit quelquefois que fon pere, a qui il ne connoiflbit en effet aucun bien , vouloit fe défaire de lui: mais il étoit fi bien né , qu'il chaflbit ces dernières penfées; il étoit même fiché de les avoir eues : il crut enfuite qu'il vouloit éprouver fon amitié , & qu'il falloit lui défobéir au moins en apparence. II étoit dans cette réfolution, lorfque Zarucma arriva quelque tems avant la prière du foir. II dit a fon fils en 1'embrafiant: Je fuis plus content que je ne fuis faché des réflexions que vous avez faites depuis que je vous ai appris votre départ; mais ne croyez pas que je veuille me -défaire de vous, mon, fils, ni éprouver votre  D' Jt Z ü È *f A. 2# tendreffe : vous voyez bien , puifque je fais il pofitivement ce que vous penfez , que tout ce que je vous ai dit n'eft pas fans myftère , & que même il ne vous eft pas poffible, quand vous le voudriez, de réfifter a mes volontés ; je ne puis douter de votre amitié, & quoique vous ne m'ayez pas rendu juftice, je vous la rends, mon fils; un jeune homme doit fentir le premier moment de fa liberté: il eft naturel, par la connoiffance que vous avez de mes affaires» que vous ayez foupconné moins de vérité dans ce que je vous ai dit, que de ménagement pour vous apprendre ma réfolution fans vous flatter. Zulma ne put être en doute que fon pere füt tout ce qu'il avoit penfé; mais il étoit encore fi loin d'imaginer par oü il le pouvoit favoir, qu'il crut que ce n'étoit que de fïmples conjectures que 1'age & 1'expérience lui avoient fait tirer fort juftes fur les fentimens ordinaires de la jeuneffe. Zarucma fut trifte tout le foir, quoiqu'il n'eut pas fujet de Têtre par fes connoiffances & celles de fon ami; il ne devoit pas regarder le départ de Zulma comme un malheur pour lui, mais il le quittoit & il Taimoit. Quelque élevé que foit un homme au-deffus de la condition humaine , il lui en refte toujours quelque chofe.  246 Les Voïagïs Le lendemain, après la prière du matin, Zarucma , qui s'e'toit pourvu de chameaux & de tout ce qui étoit néceffaire pour fon voyage, mena Zulima a fon ami pour la lui confier, & fon fils pour lui dire adieu : ils partirent enfuite pour Baffbra; ils y arrivèrent fans aucune aventure digne d'être récitée. Les difcours de Zarucma a fon fils furent fans doute admirables, mais je n'ai pas prétendu faire ici un livre de morale; mon intention n'eft que de réciter des faits auffi furprenans que véritables. Le père & le fils arrivés a Baffbra, Zarucma alla dans le port pour parler a celui que fon ami & fon favoir lui avoient marqué être deftiné pour conduite fon fils. Le capitaine fourit, & 1'appelant par fon nom, lui dit : Amenezmoi demain Zulma , je fais ce que j'en dois faire. Après la prière, Zarucma dit a fon fils de le fuivre; il le mena au patron & le laifTa fans vouloir lui parler ni lui dire adieu: Zulma fe trouva par fon faififfement hors d'état de pouvoir rien dire a fon père ; & dans le même moment que Zaïucma fut forti, le vaiffeau mit a la voile, & il le perdit de vue. Zulma fut quelque tems comme une perfonne qui a perdu «onnoiffance ; & lorfqu'il fut revenu de cette efpèce de léthargie, oü le cha-  de Zulma. 247 grln d'avoir quitté fon père 1'avoit mis, il s'approcha du patron; il fut furpris de 1'entendre parler une langue qu'il n'entendoit point, & de n'en être point entendu. Me fuis-je trompé, difoit-il; ne parloit-il pas la même langue que moi ? II voulut s'adrefler a quelques autres perfonnes de 1'équipage, mais il trouva par-tout la. même difficulté, & il ne put fe faire entendre; fon embarras augmentoit a chaque inftant. Après quelques réflexions fur un accident auffi. fingulier, il prit le parti d'examiner les aöions & la conduite de ces gens pour tacher de comprendre qui ils étoient, & quelle route ils tenoient. II étoit occupé de cette idéé , lorfqu'iE s'éleva un orage épouvantable; le vent devint furieux; la mer extraordinairement agitée portoit le vaifleau jufqu'aux nues, & Ie plongeoit auffitót au centre des eaux; la grèle, les éclairs „ le tonnerre augmentoient 1'épouvante. Le pilote lutta quelque tems contre la tempête , mais: le péril croiffant a tout moment, la confufion fe mit a la fin parmi les matelots, & la mort parut inévitable. Zulma réfifta aux premiers effets de la crainte que lui infpiroit ce défordre affreux ; mais dès qu'il vit que le vaifleau faifoit eau, & qu'il n'y avoit aucune efpérance de falut, il s'affit fur un banc le cceur pénétré d'épouvante , il promenat  248 Les Voyage? fes regards inquiets fur tout ce qui fe préferrta a fes yeux , & il ne trouva par-tout que des nouveaux fujets de défefpoir. Un fommei! tavorable furprit fes fens agités, & effaca de fon efprit pour quelques momens les funeffes idéés du danger ou il fe trouvoit. Heureux d'échapper en quelque facon a 1'horreur de fa fituation. Zulma fe réveiila enfin; il ne fut pas peu furpris de trouver une tranquillité parfaite dans le vaiffeau ; il le parcourut d'un bout a 1'autre » Sc n'y rencontra perfonne. II n'y avoit plus dans tout ce vafte batiment qu'un peu de bifcuit, & de 1'eau douce pour quelques jours. Cette folitude le fit frémir, & il pria humblement Ie grand prophéte de lui donner affez de fermeté pour foutenir la mort terrible qu'il envifageoit , ou de lui infpirer les moyens de 1'éviter. A peine eut-il achevé fa prière, qu'il vit a fes cötcs un vieillard vénérable qui lui dit : Zulma, prends des vivres, defcends dans la chaloupe, coupe le cable , & t'abandonne au tout-puiffant; il fait les deffeins qu'il a fur toi. Zulma obéit avec une tranquillité peu ordinaire a un homme fans expérience. Un moment après le foleil qui étoit au milieu de fa courfe fut obfcurci, & le jour fe changea tout d'un coup ea  D e Zulma. 245* une nuit fi fombre, que le jeune voyageur ne diftinguoit plus les objets qui e'toient auprès de lui. Un globe de feu qui parut en fair fuppléa a 1'aftre du jour ; ce globe s'éloignoit avec vkefle, & la chaloupe le fuivoit avec la même promptitude. La mer étoit bornée en eet endroit par une chaïne de rochers, dont la cime fe perdoit dans les nues ; ils paroiflbient fi prefies & fi ferrés les uns contre les autres, que Zulma n'y voyoit aucun paflage pour la chaloupe, qui cependant alloit fe heurter contre, & le globe qui la conduifoit auffi. Sa confiance & fon courage Ie foutenoient au point qu'il regardoit cette aventure de fang-froid, & qu'il étoit perfuadé qu'il en fortiroit bien. En effet, le globe heurta le premier contre le roe ; il y fit une ouverture avec un bruit fi terrible , que Zulma malgré fa fermeté en fut étonné. La chaloupe entra fous une voüte dont le globe de feu venoit de lui ouvrir le chemin d'une largeur & d'une hauteur admirable ; elle étoit fake de pierres de taille fi bien jointes, qu'il fembloit que ce n'en étoit qu'une : elle étoit éclairée par le feu qui marchoit toujours devant lui, qui lui en faifoit diftinguer parfaitement toute la beauté. Après quelques heures de marche, il arriva dans une efpèce de port ou  25a Les Voyages il voyoit très-clair, Ie jour & le foleil e'toient auffi beaux que lorfque la nuit 1'avoit pris après avoir defcendu dans fa chaloupe. II fe trouva donc dans un baffin environ de quatre lieues en quarré , ferme de tous cótés par des murailles de marbre blanc d'une hauteur fi prodigieufe, que l'on voyoit a peine le ciel par enhaut; il ne lui parut aucune ilfue , de quelque cóté qu'il put regarder. Cependant la chaloupe marchoit toujours , elle s'approcha enfin d'un cóté de cette magnifique muraille. II remarqua avec plaifir qu'il y avoit de gros anneaux d'or qui paroiffbient avoir été mis pour arrcter les chaloupes ou les vaiffeaux qui entroient dans ce port ; auprès de chaque anneau il y avoit une petite porte d'or a fleur d'eau : la chaloupe s'arrêta par une chaine d'or vis-a-vis 1'une de ces portes , elle s'ouvrit fans qu'il parut perfonne qui eüt arrêté la chaloupe avec Ia chaine, ni qui 1'eüt ouverte ; il fe pofa de même un petit pont, qui alloit de la chaloupe a la porte. Zulma paffa deffus le pont & entra dans la porte : il y trouva un petit degré de marbre blanc, taillé dans 1'épaiffeur de cette muraille; une Iampe de criftal très-clair , qui étoit a deux marches dans le degré , monta devant lui , elle le conduifit au haut de la muraille , qui formoit une efpèce de terraffè qui tournoit autour d'une ville qui  de Zulma. 2ji lui parut très-magnifique , quoiqu'il ne füt pas en état d'en juger parfaitement. Une baluftrade; d'or terminoit la muraille & faifoit le bord de la terralfe qui donnoit fur le port d'oü il fortoit, & que l'on voyoit étant appuyé deflus. La terralfe étoit large , pavée de marbre de toutes couleurs différentes & de pièces rapportées. Vis - a - vis du degré par lequel il étoit monté, & qui étcit a fleur de la terralfe, étoit une grande rue pavée de même , & batie en fynv métrie de marbre de toutes couleurs ; chaque croifée étoit féparée par des colonnes d'ordre corinthien , qui foutenoient une corniche de marbre comme le refte du batiment: un ornement d'or en feuilles de pampre régnoit le long de la corniche , elle terminoit le premier étage; au-deflüs de la corniche il y avoit un ordre de cariathides de femmes pofé au-deflus de Talignement des colonnes de marbre , qui étoit de même couleur que les colonnes ; elles formoient un attique qui étoit terminé par une baluftrade d'or. Nul habitant ne paroiflbit a Zulma dans une auffi belle ville , fa furprife ne fe put exprimer de ne voir perfonne aux portes des palais & dans les rues. II difoit en lui - même en mar^ chant : Ce n'eft point la chaleur, comme dans mon pays , qui empêche les habitans de fortir,  Les VövageS car il ne fait ni chaud ni froid; quoique le jour foit très-clair , Ton ne voit ni l'on ne fent point le foleil : peut-ètre que le peuple eft occupé a quelque grande fête hors la ville ; peut - être auffi que ce n'eft-la que des maifons de grands feigneurs , & que je trouverai un quartier de marchands oü je rencontrerai du monde. En faifant ces réflexions , il appercut au bout de la rue un döme d'une hauteur & d'une grandeur prodigieufe ; il lui parut couvert d'or comme les baluftrades , il fe faifoit voir au-deffüs des autres maifons : le refte du batiment étoit d'une matière fi brillante , qu'il en pouvoit a peine foutenir I'éclat ; plus il approchoit , & moins il pouvoit le regarder , cela 1'obligea de marcher les yeux baifles. II arriva enfin dans une place d'une grandeur prodigieufe , batie autour de pareilles maifons que celles de la rue dont il fortoit; quatre mes parallèles y aboutiflbient : le döme & le batiment dont j'ai parlé , faifoient le centre de la place; il y avoit quatre portes qui répondoient aux quatre rues : elles étoient ouvertes. II entra par celle qui étoit vis-a-vis de lui dans ce magnifique batiment, qui étoit de pierres précieufes, fi bien aflbrties par les couleurs & par la fagon dont elles étoient pofées , qu'il eft impoffible d'ea comprendre la beauté fans l'avok  DE Zü£ M A. 45% Vue : le döme étoit au milieu de ce batiment, il étoit entouré d'une grille d'or qui en défendoit 1'entrée de quelque cóté qu'on y arrivat. Au milieu de cette enceinte étoit une efpèce d'autel , foutenu pat* quatre colonnes d'émeraudes , une figure qui paroiflbit endormie étoit couchée deflus. Lorfque Zulma fut auprès de la grille , cette figure leva la tête & prononga ces paroles: Que tout ce qui eft ici paroifle a Zulma , & qu'on lui frotte les yeux de 1'eau de vérité , dont j'ai privé les mortels. Zulma fentit fes yeux pleins d'eau dans le moment; après les avoir efluyés , il trouva que tout le temple étoit rempli d'hommes & de femmes d'une beauté fingulière , & habillées très-magnifiquement. La figure reprit la parole & dit: Zulma, cho^ fiffez dans toutes ces femmes celle qui vous plaït le plus , elles pafferont toutes devant vous, les unes après les autres. Elles étoient, comme j'ai déja dit, en grand nombre ; mais elles étoient fi belles, que la cérémonie ne devoit pas 1'ennuyer. Après qu'il en eut paffé plufieurs, il en remarqua une qui étoit grande , bien faite & pleine de graces ; elle excita dans fon cceur un mouvement inconnu c les autres lui avoient donné de 1'admiration, celle-la lui caufa une agitation qu'il n'avoit point  Les Voïages encore fentie; il voulut dire qu'il la choifïffbit, mais il ne put le prononcer. II ne fit depuis aucune attention a celles qui pafsèrent après elle , il la fuivit des yeux jufqu'a ce qu'elle eüt repris fa place. La cérémdhie finie , la figure couchée reprit la parole & dit: Votre choix eft fait, Zulma, je le fais; & s'adrelfant a la perfonne qui avoit frappé Zulma , elle lui dit: Gracieufe , fortez de votre place , prenez Zulma par la main , conduifez-le a votre palais ; exécutez ce que j'ai réfolu pour ce mortel que je favorife. Gracieufe vint auflitót prendre Zulma par la main , elle le mena a la porte du temple. Un petit char attelé de deux licornes blanches comme la neige , avec les crins couleur de feu, 1'attendoit ; elle y monta la première , & dit a Zulma de s'y placer auprès d'elle : le char répondoit a la magnificence de tout ce qu'il vefioit de voir, & le goüt y furpaffoit encore la magnificence. Quand Zulma fut aüprès de Gracieufe , il voulut lui dire quelque chofe , mais il ne put 1'exprimer. Gracieufe fe mit a rire & lui dit : Vous êtes encore fi furpris de tout ce qui vous eft arrivé depuis votre départ de Baffbra, que je ne fuis pas étonnée que la parole ne vous foit pas revenue ; il n'eft pas néceffaire non plus que vous me parliez , vows aurez du tems pour  de Zulma. ij* jrcprendre vos efprits : je fuis chargée par un ordre fupérieur de vous inftruire, il n'eft queftion préfentement pour vous que d'écouter. En achevant ces paroles, le char arriva a la porte d'un palais pareil a ceux dont je vous ai déja parlé : les portes s'ouvrirent , & le char entra dans une grande cour que formoit une colonade du même ordre dont le devant de la maifon étoit orné , les grilles d'or qui étoient entre les colonnes laiflbient voir des deux cötés des jardins admirables : un corps-de-logis au milieu , vis-a-vis la porte par ou on venoit d'entrer, & oü le char arrêta, étoit 1'habitation de Gracieufe; ce qui étoit bati fur la rue n'étoit fait que pour les chofes néceflaires a fon fervi ce. Un fallon au milieu de ce batiment ouvert, vis-a-vis de 1'entrée, faifoit voir encore ce beau jardin qui tournoit autour du palais. Le fallon diftribuoit deux trés - beaux appartemens , 1'un a droite , & 1'autre a gauche; Gracieufe mena Zulma dans celui qui étoit a droite : elle ordonna qu'on lui fervït a manger, (il en devoit avoir befoin ) quoiqu'il y fongeat peu. Des domeftiques qui reflembloient plutót a des dieux qu'a des hommes, fervirent une table en un moment.  «ajrj Les Voyages Gracieufe s'y mit feuie avec Zulma fur urf fofa; elle ne tint a Zulma aucun difcours quö ceux qui conviennent a la table , & fes prières encore plus que la délicatelfe du repas 1'obligèrent a manger. Quand il fut fini, Gracieufe entra dans une autre chambre plus belle & plus brillante que celle qui la précédoit, les meubles répondoient a fa magnificence & aux ornemens ; elle fit alfeoir Zulma auprès d'elle , comme elle avoit fait en mangeant , & elle commenga fon difcours en ces termes : HISTOIRE DES FÉES & de leur origine. "V"o u s avez fans doute entendu parler des fées mais fürement vous n'êtes point au fait de leur origine & de leur pays ; car les mortels les connoilfent peu : vous êtes , Zulma , au milieu de leur pays , & je vais vous apprendre leur origine. Nous fommes toutes fceurs & toutes filles du deftin & de la terre; la théologiepayenne a donné pendant long-tems aux hommes une quantité de dieux qui n'ont jamais été ; il y a cependant quelque.  DE Z U t M A\ ZfJ Quelque chofe de vrai dans ce qu'ils ont criï de mon père ; les payens le croyoient fils de ïa terre, ils 1'ont nommé deftin , & je me fervirai de ce nom-ia avec vous, pour m'accornmoder a leur fagon de parler , & pour être mieux entendue. Notre mère eft ce que vous nommez la terre i elle & lui ne nous ont jamais donné connoiffance de leur origine ; nous n'imaginons rien avant eux, Peu de tems après notre naiffance, ma mère accoucha d'un fils qu'ils nommèrent le tems ; ■li étoit très-joli étant petit ; mais en vieillififant fes inclinations devinrent fi mauvaifes , qu'il donnoit a la terre toutes fortes de chagrins. II étoit venu au monde avec des ailes , il alloit & venoit incefTamment du palais de ma mère qui étoit fur la terre , dont elle tire fort ïiom , a celui de mon père qui eft le firmament. II devint fi cruel , fi méchant & fi fort, qu'il détruifoit tout ce qu'il rencontroit : a nousmêmes , il n'y avoit point de jours qu'il ne ïious fit quelque malice ; le deftin feul. pouvoit le tenir en refpeét. Un jour qu'il avoit détruit une maifon de campagne de ma mère , & que pour fatisfaire fon horrible faim, il avoit mangé jufqu'aux piertes du batiment, & bu la rivière qui faifoit, Tomé XVU R  2y8 Les Voyaöes aller les jets d'eau, la terre s'en plaignit au de£ tin , il lui re'pondit : J'ai déja fongé a ce que nous devions faire pour le fe'parer abfolument de nous : il faut que vous faffiez une boule ronde de tout votre empire , & que vous vous établiffiez dans le centre ; j'y ferai porter vos palais , vous y enfermerez le peuple ( les gnomes ) que vous aimez le mieux, je ferai fur la furface de cette boule des chofes propres a 1'amufer & a le nourrir. Mettez donc, lui dit ma mère, nos filles hors de fa portee; faites un empire pour elles. C'eft mon deffein auffi, lui dit-il. Comme il peut tout ce qu'il veut, il eut en un moment formé 1'établiflement de ma mère; ïi nous réferva les terres que nous habitons, que les hommes nomment auftrales ou inconnues, paree qu'ils ne peuvent y arriver que par le pouvoir & la permiffion du deftin. Ces horribles murailles que vous avez vues, cette chaine de rochers fous lefquels vous avez paffe, en défendent 1'entrée a tous les mortels & a mon frère. II fut bien furpris, lorfqu'il defcendit du firmament, oü le deftin 1'avoit amufé pendant qu'il faifoit ce changement, de trouver qu'il avoit mis ma mère a couvert de fes infultes, & qu'il avoit pourvu auffi a notre füreté : il fe mit a creufer la terre, manger les rochers, &; faifoit destrous fi profpnds, que le deftin crai-  ï) E Z U t M A» ghk avec raifon qu'il ne parvïnt jufqu'au centre. II voulut lui donner d'autres occupations; il forma pour lui les hommes, fur lefqucls il lui laiffa la permiflion d'exercer toutes fes cruautés. Quoique notre vénération pour fes ordres foit fans réferve, il trouva bon que nous lui diffions quelquefois qu'il eft opiniatre, qu'il eft bizarre , & qu'il eft trop difftmulé; car il nous fait a-nous-mêmes des méchancetés dans le tems que nous nous croyons le mieux avec lui. Pour vous autres, pauvres mortels , comme vous n'êtes a fan égard que des marionnettes indépendamment du pouvoir qu'a donné a mon frère le tems fur vous, il vous fait fouffrir une infinité de peines dont il ne fait que rire. J'avoue que je trouve qu'il a tort; puifqu'il a fait des hommes aimables , & qu'il leur a donné de 1'efprit, je voudrois qu'il en ufat mieux avec eux. A la vérité il nous per ■ met quelquefois de leur donner du fecours } il en a laiffé le pouvoir a notre fceur ainée qui eft notre reine: mais elle eft bizarre comme lui. Demain vous apprendrez les mceurs & la conduite de notre état, & je compte de vous mener chez la reine ; quoiqu'elle foit notre fceur, elle nous commande, c'eft la volonté du deftin, nous y fommes foumifes par fon pouvoir fuprême & le devoit des fiJles. Rij  26*0 Lès Voyages VoiSa, dit Gracieufe , votre origine & ta nótre : il me refte a vous apprendre une infinité de chofes de ce qui nous regarde & vous regarde aufli, mais cela viendra en tems & lieu. II faut préfentement que vous fatisfaffiez a la nécefTité que les hommes ont de dormir ; le deftin ne vous a pas encore tiré de 1'état de mortel, quoiqu'il vous ait fait une faveur fïngulière de vous faire conduire ici. Gracieufe quitta Zulma en achevant ces paroles , & le laiffa dans la liberté de dormir , s'il avoit pu le faire. II eft aifé de croire qu'un jeune homme qui n'a jamais forti de la maifon de fon père, qui commencé un voyage aufli extraordinaire comme celui-ci , a plus d'une réflexion a faire. Zulma pafla la nuit fans dormir & le plus agréablement du monde , enchanté de Gracieufe , furpris de tout ce qu'elle lui avoit dit, impatient d'en favoir davantage, & encore plus de la revoir. II fe leva de tres - bon matin, il fortit par ïine fenêtre de fa chambre dans le jardin. II y trouva plufieurs de fes domeftiques qui travailloient aux fleurs; ils étoient tous très-beaux & vêtus fort légèrement, a-peu-prés comme on peint les zéphires. N'étant point avec Gracieufe, il eut le tems de faire des. réflexions fur la,  to e Z tf f- m a» a&f nouveauté pour lui de voir des efclaves fi aimables & fi bien vétus; car il ne connoiffoit point d'autres domeftiques que ceux que l'on ncmme de ce nom a Bagdad ; il eut même un mouvement d'inquiétude de voir au fervice de Gracieufe des hommes fi bien faits ; comme ils en avoient la figure , il ne les foupconnoit point d'être autre.'chofe. II s'approcha de celui qui étoit auprès de lui, il arrofoit un oranger; Zulma lui fit quelques queftions , mais il lui répondit froidement & fimplement, qu'il ne fe mêloit que des occupations que Gracieufe lui donnoit. II augmenta par cette réponfe fon inquiétude: Tous les hommes que je vois , dit-il, font les - amans de Gracieufe; elle les occupe au travail qu'il lui plak; ils font tous cent fois plus beaux & mieux faits que moi: quand elle aura exécuté 1'ordre du deftin & qu'elle m'aura inftruk de tout ce que je dois favoir, elle me trakera felon mon mérite, j'aurai 1'emploi le plus bas de la maifon; mais je ferai encore trop heureux, pourvu que je la voie. Zulma demeuroit peu dans des penfécs fi triftes; 1'efpérance prend toujours le deflus avec des. gens d'un certain age ; d'eft même le premier de leur bonheur : celui de la figure eft moins défirable, on en eft aifément détaché par 1'expénenge qu'elle eft peu Ruj  2.62. Les Voyages utile & fouvent nuifible. II n'en eft pas de même de 1'illufion de la jeuneffè, elle eft toujours a fouhaiter; on fent par avance des plaifirs dont la jouiflance eft quelquefois moins agréable que 1'idée qu'on s'en eft faite : les plaifirs font préfens, les malheurs font éloignés; une chimère fupplée a une réalité. En un mot, l'on ne voit les chofes que telles que l'on les fouhaite, jamais comme elles font; & c'eft ce qu'il y auroit de plus folide dans la condition des hommes, fi Ton pouvoit le conferver. Zulma continuoit fa promenade & fes réflexions , lorfqu'il appercut Gracieufe au bout d'une allee de citroniers avec une perfonne trésbelle; mais par fon habit & le refpect qu'elle lui portoit, il jugea qu'elle étoit deftinée, auffi bien que ceux qui travailloient dans Ie jardin, a la fervir, mais que fon fexe lui donnoit feulement plus de Überté avec elle que les travailleurs du jardin & les autres domeftiques qu'il avoit vu travailler la veille. C'étoit la première femme qui avoit paru a Zulma dans le palais de Gracieufe. Zulma, lui dit Gracieufe , vous me paroiffez avoir envie de favoir ce que c'eft que les domeftiques que vous voyezi je vais vous en inftruire. Ces jeunes hommes & cette jeune fille, font  de Zulma» 26*5 des efprits de 1'air; le deftin qui a la même autorité fur eux que fur nous, les a attachés a toutes nos volontés : ils ne laiffent pas d'ètre fur la terre oü vous vivez, mais vous ne les pouvez voir; & fi le deftin ne vous avoit pas fait mettre de 1'eau do vérité dans les yeux, vous feriez encore dans la même ignorance des autres mortels qui croient que las élémens ne font pas habités. 11 faut cependant vous dire qu'il y en a quelques-uns de qui le travail & la fcience lui ont été fi agréables , qu'il leur en a donné la connoiffance; mais l'on parvient difficilement a ce point-la, & le nombre en eft fi petit, que c'eft comme s'il n'y en avoit point. Ces hommes-la même ont peu de commerce avec les autres, ils ne peuvent les éclaircir fur leurs doutes : la condition de laiffer les autres dan* rerreur leur eft impofée par le deftin , qui ne veut pas que les hommes pénètrent plus qu'd ne veut, & qu'ils paffient les connoiffances qu'il leur a données , feulement pour les mettre a portee de raifonner fur cette matière, mais jamais de prouver. C'eft la grace que la fageffe de votre père & fon favoir lui ont procurée; c'eft par-la que lui & fon ami ont fu les volontés du deftin fur vous: en un mot, c'eft ce qui fait que vou* êtes ici» R 'w  264 Les Voyages Je vais vous apprendre les noms des habitans des élémens : tous ceux que vous voyez devant vous fontnommés des fylphes, les femmes de 1'air, des fylphides; celles qui habitent le feu, des falamandres; celles qui habitent Peau, des nymphes; ceux qui habitent la terre, des gnomes : pour ceux-Ia, ma mère les a ehoifiV, elle les a enfermés avec elle_& fes richeffes 1 c eft ce qui les met k portee," quand le deftin veut favorifer un mortel, de lui fournir par ce peuple tout Tor & 1'argent dont il a befoin. II eft inutile que je vous parle plus longtems la-deffius ; je vais continuer ma promenade. Elle le vint rechercher après fa promenade pour lemener diner, (les fe'es ne mangent pas par befoin comme les hommes : ) Gracieufe fe mettoit k table pour fon plaifir ; elle étoit même Celle de fes fceurs qui Taimoit le mieux. Gracieufe étoit a peine a table , lorfqu'un fylphe, de la part de Belle des Belles, (c'étoit le nom de leur reine , ) lui vint dire qu'elle demandoit pourquoi elle ne lui avoit pas encore amené le mortel que le deftin lui avoit confié. Gracieufe fut embarraffée du difcours de Belle des Belles; elle fortit avec précipitation, prenant Zulma par la main : elle répondit au fylphe, qu'elle y feroit auffitót que lui, & qu'elle feroit elle-même fes excufes a la reine»  DE Z U E M A. '2-6? Elle monta dans fon char avec Zulma, elle arriva dans le moment au palais de la reine. Trois grandes cours baties de deux cötés feulement, & fermées par des grilles d'or, laiffoient voir au fond de la dcrnière un palais furprenant par fa beauté; 1'or, le marbre & les pierres précieufes formoient Je batiment auffi-bien que les ornemens : un fallon d'une grandeur prodigieufe étoit au milieu. Le char de Gracieufe s'y arréta: il y avoit dans ce fallon un nombre prodigieux de fylphes deftinés pour le fervice de Belle des Belles ; il y avoit quatre portes égales : celle qui étoit vis-a-vis de 1'entrée», donnoit dans un jardin qui parBt a Zulma d'une grandeur & d'une magnificence extraordinaire; celle -qui étoit a gauche ouvroit une galerie trèslongue & très-large, & d'une hauteur proportionnée : un autre fallon au bout de la galerie , au fond duquel étoit le tróne de Belle des Belles, terminoit ce cöté-la du batiment, tellement que de la porte du fallon en entrant dans la galerie , l'on voyoit la reine fur fon tróne. Toutes fes fceurs fe promenoient dans cette galerie avec les grands officiers de la reine: quoiqu'ils ne fuffér.t que des fylphes , comme ceux qui étoient dans le premier fallon , ils paroiffoient être avec elle en familiarité. II en eft de même parmi nous; nous fommes  266 Les Voïagis tous des hommes, nous ne fommes diftinguésles uns des autres que par nos rangs, nos emplois, ou notre faveur; & tout cela dépend du caprice du deftin qui nous place comme il lui plaït: vous croyez bien que dans fon empire même & dans celui de fa fille , il donne les mêmes préférences. C'eft ce que je puis dire de mieux pour exptiquer ce que c'étoit que la cour de Belle des Belles, & ce qu'elle parut a Zulma. Les fylphes & les fylphides de qualité formoient fa cour; les fées, fes fceurs, étoient comme les princeffes du fang font ici. Elles ont alfez | de bonté pour s'humanifer jufqu'a nous : la reine même, tmand il n'étoit queftion que de cérémonies, comme les jours d'audience ou d'autres fêtes, étoit au milieu de fa cour a parler, a jouer , a fouper avec ceux qu'elle nommoit & qu'elle diftinguoit des autres. Quand elle vouloit encore donner des marqués d'une faveur plus grande , elle s'en alloit dans fon appartement particulier, qui étoit de 1'autre cóté du fallon vis-a-vis de la galerie. C'étoit dans eet appartement, qu'elle entretenoit fes favorites dont elle changeoit fouvent, tant de fes fceurs , que des fylphes & des fylphides. Elle apprenoit d'elles toutes les nouvelles de 1'univers; elle donnoit fa protection aux mortels, fort fouvent a la prière de quelques-uncs  de Zulma. 267 de la compagnie, quand elle étoit entêtée. Elle ne refufoit jamais ce qu'on lui demandoit, elle aimoit même naturellement a faire du bien , il n'y avoit qu'a bien prendre fon tems avec elle ; il falloit lui laifler palfer des momens d'humeur & de jaloufie qu'elle avoit fouvent contre fes fceurs, quand elle les croyoit plus aimées qu'elle. Elle étoit dans un de ces momens-la contre Gracieufe, fachée de la préférence que Zulma lui avoit donnée ; quoiqu'il ne füt qu'un mortel , le deftin lui donnoit des marqués de diftinction fi grandes, qu'il n'en falloit pas davantage pour rendre fon choix flatteur, & piquant par conféquent pour celle qu'il neffegardoit pas. Zulma arriva a peine jufqu'au tróne de la reine ; il étoit arrêté a tout moment par la foule qui le vouloit voir , ou par celles des fées qui vouloient lui faire des fionnêtetés en paffant. Gracieufe de fon cóté étoit embarraflee de la commiflion que le deftin lui avoit donnée; elle ne vouloit pas que Zulma s'arrêtat avant d'avoir parlé a la reine. Vous devez , lui ditelle, vos premiers hommages a Belle des Belles , elle nous voit , elle me fauroit mauvais gré de vous laiffer amufer a toute autre. II arriva enfin au pié de fon tróne : il s'y profterna; la reine le recut agréablement, elle  268 Les Voyages lui fit cependant entendre qu'il avoit roanqué* a fon égard de 1'avoir fait attendre. Gracieufe prit la parole , & dit : Que c'étoit fa faute , qu'elle avoit commencé par malheur a lui dire quelque chofe par 1'ordre que le deftin lui avoit donné de 1'inftruire , en attendant I'heure qu'elle lui avoit marquée , qu'elle n'avoit pas même achevé. La reine lui répondit: Vous aurez encore dans quelques momens une nouvelle a lus apprendre ; la fille du roi de Perfe que j'ai prife fous ma protecfion eft préfentement au pouvoir du génie Mahoufmaha, il faut 1'en tirer fi nous pouvons. Cela ne fera pas aifé a caufe de Ia reine ma fceur qui eft fort alerte , comme vous fai|p , pour les intéréts de fon fils mais je vous donnerai mes ordres , car c'eft vous que je charge de cette commimbn. Gracieufe rougit au difcours de Belle des Belles ,, elle n'avoit pas envie de s'éloigner & de laiffer Zulma avec elle. La reine comprit la raifon de fa rougeur; elle lui dit : Sans doute vous craignez de quitter Zulma, mais que cela ne vous inquiète pas ; Ie deftin m'a fait favoir fa volonté r il veut qu'il vous fuive & qu'il fe baigne auparavant dans les deux fontaines. Gracieufe répondit a la reine, qu'elle avoit mal intcrprêté fa rougeur, qu'elle venoit de la nouvelle qu'elle avoit apprife , a Iaquelle elje ne s'attendoit pas ,  DE Z Ü L M 'A. a6" connoit pour fille d'Amulaki, vous la revêtirez d'un habit d'efclave. Pour vous, vifir , votre palais vous fervira de prifon , a vous & a votre fils jufqu'a nouvel ordre : votre fille fera occupée des plus vils offices du férail. Sans les prières d'Almanfine , vous & votre familie auriez déja fubi la peine que mérite un fujet qui abufe de ma confiance. ^ Aly préfenta la nouvelle efclave a Almanfine , & lui dit, en levant le voile d'Attalide: Madame , le grand - feigneur demande fi c'eft-la la fille du vifir ? Almanfine reconnut Achmet, malgré fes habits ; fon trouble penfa la déconcerter, le danger d'un objet fi chéri la foutint. Oui, re'pondit-elle a Aly ; mais dites a l'empereur , qu'il ne me connoit pas encore , s'il croit flater ma vanité en m'envoyant cette efclave. Si cependant il veut punir le père fur la fille, je ne m'oppofe point a fes volontés, mais qu'q n'attende pas de moi que je ferve fa vengeance.  304 LesVoïages 'Aly donna un habit d'efclave a Attalide, & rapporta cette réponfe au fultan. Almanfine feule avec fon amant, feignit d'abord de n'avoir pas reconnu ce déguifement, & 1'amoureux Achmet auroit penfé qu'elle s'y méprenoit, s'il n'eut remarqué fur fon vifage des mouvemens embarralfés qui fembloient lui promettre quelqu evenement favorable : il attendit en la regardant tendrement, qu'elle parJAt la première. Almanfine , les yeux bailTés, commencoit un difcours qu'elle n'achevoit pas. Réveufe & inquiète, elle Ida quelque tems le filence , & elle alloit enfin le rompre , lorfqu'on lui annonca l'empereur. Retirez-vous, dit-elle a la faulTe Attalide , en la pouffant dans la chambre voifine , votre vue ïrriteroit peut-être Soliman; prenez votre nouvel habit, & ne vous préfentez que lorlque je vous appellerai. Achmet fo.tit par une porte pratiquée dans laruelledu lit, & entra dans la chambre oü logeoient les efclaves deftinée» au fervice de la fultane favorite. Le refte des efclaves du férail obéit indifféremment aux autres fultanes, fans être attachées a pas une. C'eft a eet état humiliant, que le fultan deftinoit la fille du vifir. . Almanfine prit un air gai pour recevoir 1 empereur , & elle lui dit: La fille. du vifir foutient fa difgrace avec tant de douceur, qu'elle a exeite ° ma  b ë ZutM X. 50/ ma compaflion. Elle met fon bonheur a ne dépendre que de moi; je lui fuis aflez redevable pour chercher a adoucir fa condition , accordezla-moi, je vous prie , j'aurai foin qu'elle ne fe préfente pas devant vous; cette nouvelle preuve de votre bonté augmentera ma reconno.flance. J'avois réfolu, répondit le fultan, de 1'humilier davantage , mais dès qu'elle vous plait, vous êtes la maïtrefle de fon fort ; il fuffk a ma vengeance que fon père la croye malheureufe, & qu'il n'efpère plus de la revoir. II entama enfuite une converfation des plus tendre; Almanfine y répondit avec tant de difcrétion, que Soliman en congutune fecrète joie , & qu'il fe flata d'un bonheur prochain. Cette belle craignoit qu'il ne prit - envie au fultan de voir la fille du vifir & de 1'entretenir, & qu'il ne reconnut facilement Ie jeune Achmet caché dans le férail fous les habits d'Attalide ; pour éviter un coup fi dangereux, la fultane tourna la converfation fur d'autres fujets dont elle amufa l'empereur jufqu'au moment qu'il la quitta. Pour comprendre toute Pinquiétude d'Almanfine , il faudroit être femme , &que 1'ennuyeufe converfation d'un mari que l'on n'aime pas retardat une première entrevue avec un amant chéri, qui pour preuve de fon amour a tout hafardé, & qui court rifque dans ce moment, fur le plus, Tome XFL v  30Ó* Lés VoyUes léger foupgon, de-périr paria main d'un jaloux tout-puiffant. Cette fituation eft trop rare , & il n'y a que celles qui Pont éprouvée, qui en peuvent exprimer toutes les alarmes. Achmet colé contre la porte de la chambre écoutoit leur entretien ; il ne s'imaginoit pas qu'on s'en tint a de vaines paroles ; tant de retenue dans un fultan lui fembloit un prodige. Après le départ de Soliman, Almanfine apprit a fon efclave qu'elle refteroit a fon fervice. Elle avoit pris le parti de continuer de feindre, foit pour fe conferver plus de liberté avec lui , foit pour s'éviter 1'embarras d'une première déclaration. Une fille diffère toujours 1'aveu de fa défaite , & fur-tout lorfqu'elle reffent pour la première fois le pouvoir de 1'amour. Achmet tranfporté de joie fe jeta a fes pieds : Madame , lui dit-il, vous me reconnoiffez. Je ne me flate pas affez pour me perfuader que ma préfence vous foit agréable : ma vie eft entre vos mains, mais je ne puis plus être malheureux, puifque je n'ai d'autre voie pour fortir du férail que la mort. Que votre empreffement a me demander au fultan me combleroit de joie , fi un autre motif que la pitié vous portoit a adoucir ma condition! Je fuis trop fincère , lui répondit Almanfine , pour vous dire que je vous ai pris pour votre fceur 3 quoique vous lui reffembliez beau-  i> e Zulma. gojl coup. J'avois d'abord penfé que j'étois deftinée pour vous, & que le vifir m'achetoit dans ce deffein , ne doutant pas qu'il n'eut alfez de femmes pour lui. Dans cette penfée je vous avois examiné avec attention; vous pouvez même vous en être appercu. Ma furprife & mon affliction furent a 1'excès , quand j'entendis qu'il me retenoit pour lui , & qu'il m'emmenoit fans vous rien dire; elles augmentèrent encore le lendemain, quand il m'apprit qu'il me deftinoit au férail : je fais fi peu de cas de eet honneur, que je ne trouvois de confolation pour moi que dans 1'efpérance de ne point plaire au grand-feigneur, qui avoit promis de me renvoyer en cas qu'il ne füt point touché de mes foibles attraits. II en eft arrivé tout autrement, le fultan après m'avoir vue, a réfo!u de me garder , & quoique jufqu'ici j'aye lieu de me flater qu'il aura pour moi plus d'égard que les fultans n'en ont ordinairement pour leurs efclaves , il eft aifé de prévoir que les chofes ne peuvent pas fubfifter long-tems fur le pié oü elles font. J'avois pris un parti, dont j'aurai le tems de Vous parler; mais votre arrivée ici, Pinquiétude qu'elle me donne, & la paflion que vous me marquez, dérangent entièrement mon projet. Vij  5o8 II ïs Voyage s Vous ne me parlez , madame, que de mes fentimens pour vous , lui dit Achmet; j'ai été aflez heureux pour trouver une occafion de vous les prouver fans que vous puifliez en être offënfée; mais vous ne me dites point s'ils vous font agréables; c'eft de cela cependant que dépendent ma vie ou ma mort. Le danger que vous courez, répondit Almanfine, & auquel vous vous êtes expofé fi courageufement, ce que vous avez pénétré de mes fentimens , & ce qui nous eft déja arrivé , me perfuadent que vous en êtes fuffifamment ïnftruit. Quand j'aurois quelque lieu de me flater , reprit Achmet, oferois-je le faire fans votre aveu, madame ? Ignorez-vous que l'on doute toujours de fon bonheur , quoique l'on ait lieu d'efpérer ? Ce que j'ai fait eft moins 1'ouvrage de ma confiance que de mon défefpoir ; 1'impoflibilité de vivre fans vous m'a fait hafarder de vous donner une marqué d'amour fi convaincante, que vous ne puifliez douter de mes fentimens, fans laquelle vous les auriez peutêtre ignorés toute votre vie. Je voulois en même-tems vous obliger a plaindre mon fort, car il n'eft pas poffible que je puifle cacher plus long-tems qui je fuis. Ces deux amans employèrent une partie de la  D E Z U L M A'. 30.O" nuk a s'entretenir de tout ce qui intérefibit leur amour. Achmet lui rendk compte de ce qu'il avoit fait pour s'introduire dans le férail; elle lui dit 1* manière & le moyen dont elle s'étoit fervie pour contenir la paffion du fultan. Ils paffoient des mouvemens les plus vifs aux réflexions les plus triftes. Le tendre Achmet ne pouvoit défendre fon cceur de quelqu'inquiétude ; le fultan étoit jeune & bien fait, les marqués d'amour qu'il donnoit a Almanfine par fa retenue & fon refpect, étoient plus grandes de la part d'un maitre abfolu , que tout ce qu'il venoit de faire : de plus , il falloit que ce refpect fe termi— nat un jour ou d'une fagon tragique, ou d'une autre manière qu'il trouvoit encore plus fa%cheufe pour lui. Almanfine de fon cóté étoit dans des alarmes cruelles ; elle achetoit bien cher le plaifir de voir Achmet, par les craintes que fa préfence lui donnoit. Quelques jours fe pafsèrent ainfi ; le fultan amoureux s'accommodoit aux volontés d'Almanfine , & elle employoit tout fon efprit a adoucir les manières peu délicates du lérail, Un jour ce prince fe fit un plaifir de lui faire voir une pêche dont il avoit donné les ordres a & qu'il faifoit faire exprès pour elle. La mer borne les jardins du férail, & baigne les murs Vlij  igio Les Voyages d'une terralfe qui fe termine a un pavillon magnifique que les fultans ont fait batir pour y venir prendre 1'air ; car les turcs n'ont aucun goüt pour la promenade, ils prennent feulement le frais aflis fur des carreaux, ou fur des bancs auffi bas que leurs fofas. Soliman conduifit Almanfine dans ce pavillon ; il lui fit remarquer la mer toute couverte de barques de pêcheurs j dont il y en avoit plufieurs attachées par des anneaux de fer a la muraille de la terralfe. Au premier fignal toutes les barques fe détachèrent pour aller a la pêche. Elle fut magnifique , tant par la propretë des barques & les habillemens des pêcheurs , que par la quantité de poilfons que l'on prit. Almanfine parut fatiffaite de cette galanterie ; elle admira la fïtuation charmante de ce lieu, & demanda au fultan la liberté d'y retourner le lendemain ; elle le pria même de trouver bon qu'elle eut une clé de ce pavillon , paree que le rivage de la mer lui faifoit plaifir. Soliman y eonfentit, & la pria feulement de n'y mener jamais aucune fultane , paree qu'il vouloit qu'elle feule füt en droit d'y venir quand il y alloit pour fe repofer : elle n'eut aucune peine a le lui promettre3 ce n'étoit pas la fon deffein. Lorfqu'Almanfine fut de retour dans fon ap-  de Zulma» 31 s partement , elle appela fon cher Achmet , & lui dit: Je viens de voir une pêche que j'ai trouvée d'autant plus agréable, qu'elle m'a fait ïmaginer un moyen de fortir d'ici avec vous. Elle lui dit qu'elle avoit remarqué que les barques des pêcheurs arrivoient jufqu'au pié de la terralfe , & précifément. au bas des fenêtres du pavillon ; qu'elle en avoit demandé la clé au fultan , & qu'elle iroit avec lui, dès la même nuit, vifiter les lieux avec plus d'attention. Achmet ne répondit rien a ce difcours ; il regardoit comme une chofe prefqu'impoffible de fortir du férail ; il ne vouloit pas non plus contredire la fultane , il avoit pris le parti de mourir quand il feroit tems ; fa feule inquiétude étoit pour elle , car il étoit inutile de vouloir détruire fes idéés , c'eft toujours un plaifir préfent que Pefpérance. Almanfine en étoit cependant fi occupée, qu'elle fit un paquet de toutes les pierreries que le fultan lui avoit données , & les mit dans: une calfette; elle ne garda qu'un diamant qu'elle enveloppa dans une lettre, Achmet la regardoit avec étonnement ; la gaité que lui infpiroient les préparatifs d'un voyage qu'il ne croyoit pas poffible , & qui cependant pouvoit avancer leur perte , le plongea dans des réfle- Viv  Jia Les Voyages xions triftes ; la fultane s'en appergut, & lui en fit des reproches tendres. Dès qu'il fut nuit, nos deux amans fortirent enfemble , & allèrent dans le pavillon. Almanfine uniquement occupée de fon projet, gardoit le filence , & s'appuyoit fur le balcon qui donne fur la mer ; le bruit qu'ils firent en entrant , fut entendu par un pêcheur qui étoit dans fa barque au-deffous du pavillon , & il dit auffitót a fon fds : Allons-nous-en , le grand-feigneur doit bientót arriver dans ces lieux , puifqu'on ouvre la porte du pavillon : comme il ne vient jamais a des heures fi indues, il faut qu'il ait quelqu'affaire d'importance , il feroit fans doute faché de nous trouver ici ; nous pourrons accommoder nos filets a la pointe du jour. La fultane jugea que puifqu'elle les entendoit , elle en pouvoit être entendue. Achevez votre ouvrage , leur dit-elle , & recevez feulement le paquet que je vous jete , ce n'eft qu'un échantillon de ma libéralité. Si vous êtes alfez courageux pour exécuter ce que je vous propofe , votre fortune eft faite. . Le pêcheur ramaffa le paquet qui contenoit la lettre & le diamant; il lut fort diftinftement au clair de la lune ce qu'Almanfine lui marquoit , il y rêva quelque tems , & lui répondit enfuite : Si vous voulez, madame, vous  de Zulma. 313 trouver iei demain a pareille heure , j'apporterai des cordes & des perches d'une longueur aflez grande pour les porter jufqu'a vous; notre grand prophéte fera le refte. Almanfine charmée de cette réponfe , s'en retourna avec Achmet dans fon appartement: elle lui dit en y rentrant : Eh bien , Achmet, nous fortirons demain d'efclavage. II lui répondit avec Ia même froideur : Je le fouhaite plus que je ne 1'efpère ; mais quand nous ferions aflez heureux pour fortir du férail par cette voie , nous n'en ferons pas plus avancés , le fultan nous pourfuivra , & nous ne pourrons lui échapper. N'importe , répondit-elle , nous n'avons ni le tems ni l'occafion de prendre des mefures plus exactes ; mais le ciel nous fera peut-être plus favorable que vous ne penfez. Ils pafsèrent le refte de la nuit a tout préparer pour leur fuite ; leurs projets étoient accompagnés de difcours fort tendres , & de toute la fermeté que donne la néceflité de vaincre ou de mourir. Le fultan vint prendre Almanfine le lendemain pour lui faire voir une nouvelle pêche ; elle étoit ordonnée différemment que la première , & ne lui cédoit ni en magnificence ni en beaucé. Après la fète, Soliman fe retira plus amoureux que jamais; il avoit entretenu la fultane  314 Les Voyages long-tems de 1'amour qu'elle lui avoit infpiré ; Almanfine 1'avoit écouté agre'ablement, & même lui avoit marqué plus de gaïté qu'a ''ordinaire ; elle lui laifla entendre aufli que les foins qu'il prenoit pour la divertir lui étoient agréables , & lui marquoient des fentimens dont elle étoit contente. La nuit étant venue , elle fortit avec Axhmet, comme la précédente nuit, pour aller dans le pavillon ; mais foit qu'elle füt arrivée de meilleure heure , ou que le pêcheur n'eüt pas encore pris fon parti , la barque ne fe trouva pas au lieu marqué. Jugez de leur inquiétude! Achmet fe feroit trouvé fort heureux dans ce moment, s'il en avoit été quitte pour la vie : la crainte que le pêcheur n'eüt trahi Almanfine, Sc que le fultan ne tournat fon amour en fureur , ne lui laiflbit pas la force de parler. II étoit dans eet état, lorfqu'Almanfine plus acceflible a 1'efpérance , lui dit qu'elle voyoit de loin quelque chofe , Sc que c'étoit fans doute le pêcheur. Achmet ne regardoit point du cóté de la mer, tant il étoit perfuadé que leur perte étoit füre. II approcha de la fenêtre , & jugea comme elle que c'étoit une barque. En effet c'étoit le pêcheur qui venoit remplir fa parole : il arrêta fa barque fous le pavillon, & leur jeta es cordes , comme il avoit projeté. Alman-  de Zulma. 31c fine defcendit la première avec la caffette qu'elle emportoit, Achmet defcendit enfuite. Ils prirent 1'un & 1'autre, en s'éloignant, des habits que le pêcheur avoit apportés pour eux , & ils jetèrent les leurs dans la mer, de peur que le pêcheur tenté de la valeur de celui d'Almanfine , n'en voulut conferver quelque chofe , & que ce vêtement ne les fit découvrir dans la recherche qu'ils ne doutoient pas que l'on feroit d'eux. Almanfine avoit eu la précaution de laiffer fur la table qui étoit au milieu du pavillon , une lettre ouverte adrelfée au fultan. Le lendemain ce prince étant venu voir la fultane felon fa coutume , tk ne la trouvant point dans fon appartement, il la fit chercher par tout le férail. II fe relfouvint qu'il avoit trouvé bon qu'elle eut une clé du pavillon, & crut qu'elle y pourroit être ; mais il ne 1'y trouva pas & il en frémit; fon inquiétude augmenta lorfqu'il appercut un papier fur la table, (c'étoit la lettre qu'Almanfine y avoit laiflee ) elle étoit concue en ces termes : s£z m An s 1 n e, a fon empereur & fon maitre Soliman. « Une paffion malheureufe que j'ai fentie avant 3j d'avoir éprouvé les bontés de votre hautefle,  316 Les Voyages 35 m'a empêchée de répondre a votre amour; il 33 eft jufte que je prévienne le chatiment que 35 je mérite , & que vous feriez en droit de me 35 faire : cette raifon m'a fait prendre le parti de » me jeter dans la mer, trop heureufe fi je puis 35 prouver a votre hauteffe , par ce que je fais 33 contre moi-même , qu'elle ne doit pas con»3 damner des fentimens involontaires. Attalide 33 de fon cóté , plus fenfible a 1'efclavage qu'a la » mort, veut fuivre mon exemple: recevez donc, 3> feigneur, les dernières marqués de mon défef33poir, & du regret que j'ai de paroitre ingrate 33 au plus grand & au plus aimable empereur qui 33 ait jamais été. 33 A e m a n s i n e 33. Le fultan, après avoir lu cette lettre plufieurs fois, ne put s'imaginer qu'Almanfine eütpréféré la mort au bonheur de lui plaire. La première chofe qui lui vint dans 1'efprit fut que la fille du vifir avoit confervé commerce de lettres avec fon père par le moyen de quelques efclaves noirs , qu'elle en avoit fait part a Almanfine, & qu'elles avoient pris des mefures enfemble pour fortir du férail. II fut fur le point de faire mourir tous fes efclaves dans des tourmens fi horribles, qu'ils fulfent obligés de confeffer Ia vérité ; mais trouvant quelque chofe  D E Z V L M A. 317 'de trop barbare a facrifier un fi grand nombre d'innocens pour un coupable , il jugea plus a propos d'envoyer a la maifon du vifir, avec ordre de Pamener avec fon fils. Ces ordres furent exécutés promptement ; mais le vifir toujours inquiet depuis qu'Achmet étoit dans ie férail, courut a 1'appartement du jardin au premier bruit qu'il entendit, & fut alfez heureux pour fe fauver, avant que ceux que le grandfeigneur envoyoit lui euffent fermé le paiTage. Les émiflaires du fultan ne trouvèrent que le prétendu Achmet qui étoit couché fur un fofa dans la falie balfe; il en fortoit pour s'informer du bruit qu'il entendoit, lorfqu'il fut arrêté & conduit devant le fultan. Dès que l'empereur apprit la fuite du vifir , il fut confirmé dans fa penfée qu'il s'étoit enfui avec fa fille & avec Almanfine, & que c'étoit lui qui leur en avoit fourni les moyens. II ordonna au chef des eunuques de conduite Achmet dans un lieu refTerré, & de lui faire fouffrir tous les tourmens imaginables jufqu'a ce qu'il eüt déclaré oü étoient fon père & fa fceur. Aly fortit dans le defiein d'exécuter les ordres du fultan; mais lorfqu'il voulut mettre la main fur le feint Achmet : N'approche pas, lui dit-elle , je fuis une fille; de pareils chatimens ne font pas convenables i mon fexe ; fais-moi  318 Les Voïagïs parler au fultan, ou donne-moi la mort. Elle óta en même-tems fon turban, & fes cheveux longs & naturellement frifés fe répandirent fur fes épaules. L'eunuque interdit retourna auprès du fultan pour lui apprendre cette nouvelle, & favoir fa volonté. Ce prince ordonna avec précipitation qu'on fit venir devant lui cette fille infortunée : Je ferai bien aife , dit - il, d'éclaircir par moimême une aventure fi furprenante. Aly rentra avec elle dans la chambre du fultan. Attalide avoit les cheveux épars, les yeux bailfés, Pair noble & modefte. Soliman frappé de fa beauté comme d'un coup de foudre, & faifi d'un mouvement dont il ne fut pas le maitre, fe jeta a fes piés pour lui demander excufe. Vous jugerez aifément quelle fut la furprife de cette aimable fille, lorfqu'elle vit dans eet état celui qui 1'avoit traitée indignement, & devant qui on la faifoit paroïtre en criminelle , & dont elle n'attendoit que la mort, quoiqu'elle ne connüt point fon crime. La feule confiance qu'elle avoit en fon innocence lui avoit fait demander de parler au fultan fans efpérer qu'il voulut 1'entendre ; elle s'en étoit même repentie, quand elle s'étoit vue conduite devant lui. L'émotion & la frayeur dont elle fut faifie la firent tomber en foibleffe , & répandirent  de Zulma'. 319 fur fon beau vifage une paleur mortelle. Elle fut promptement fecourue par les foins tendres & emprelfés du fultan ; les couleurs vives qui reparurent peu-a-peu fur fes lèvres , firent connoitre qu'elle étoit mieux. Attalide ouvrit enfin fes beaux yeux, après avoir repris entièrement fes efprits ; elle témoigna quelque honte d'être avec 1'habit d'un homme. Le fultan lui fit apporter un habit magnifique, & la mena lui-même dans 1'appartement qu'Almanfine venoit d'occuper , en la priant de fe repofer ; il feignit enfuite de fe retirer pour ne pas la contraindre ; mais il refta dans une chambre voifine avec Aly qu'il retint feul. Qu'elle eft belle ! lui difoit le fultan : que j'en ai été frappé! que je crains de lui avoir déplu par 1'état oü mes ordres l'ont mife ! elle me craindra, 1'amour & la crainte ne vont point enfemble. Seigneur , lui difoit Aly , vous n'aimez point en fultan ; ce font les ménagemens que vous avez eus pour Almanfine qui lui ont donné la hardieffe de vous offenfer. Je puis avoir eu tort, reprit le fultan, a 1'égard d'Almanfine; mais pour celle-ci, j'ai raifon; elle m'a vu pour la première fois comme fon perfécuteur ; je fuis caufe des plaintes que je Ventends faire, & je tremble que les noirs n'y  5so Les VoïageS aient donné trop de fujet. Non, feigneur , elle, ne nous a pas donné le tems d'exécuter vos ordres. Mes ordres étoient, reprit le fultan en colère, pour Achmet, & non pas pour elle. Seigneur, repartit Aly, nous fommes préfentement inftruits de vos fentimens; notre refpect pour elle égalera notre obéiffance pour vous. Le fultan fit figne a 1'eunuque de fe retirer , & lui ordonna de faire favoir qu'il coucheroit dans le férail & dans la chambre de l'efclave d'Almanfine. II ne favoit pas encore le nora d'Attalide, & quoiqu'il eüt une impatience extréme de 1'apprendre , la crainte de 1'incommoder en la faifant trop parler , l'avoit obligé de remettre au lendemain a s'éclaircir de fa curio-i fité. II difoit en lui-même: J'étois la dupe d'Almanfine , paree que je 1'aimois médiocrement; il y a une grande différence du goüt a la paffion „ on ne fauroit en juger que lorfqu'on a fenti 1'un & 1'autre ; l'on fuit un goüt de fantaifie , mais ure paffion nous entraine ; on eft capable de réfléchir quand on n'eft point frappé vivement, mais une grande paffion eft plus forte que nous ; on eft forcé de lui obéir, rien ne peut la contredire. II ne dépend pas de moi , par exemple , de ne pas demeurer ici ; la mort me feroit moins cruelle que de m'en éloigner ; je n'étois  Srêtois pas ainfi pour Almanfine , je la voyois1 avec plaifir , 1'efpérance de lui plaire me fla-. toit; mais je la quittois tous les jours, je pou.' vois vaquer au foin de mes états jufqu'au moment que je devois la revoir. Quelle différencei Pendant que le fultan faifoit ces réflexions , Attalide accablée des divers mouvernens dont elle avoit été agitée pendant toute cette journée , n'avoit pu fermer 1'ceil de toute la nuit. Le fultan , qu'elle n'avoit vu que dans un moment de frayeur , & qu'elle n'avoit prefque pas envifagé , étoit toujours préfent a fon efprit ; elle fe rappeloit avec plaifir qu'elle 1'avoit vu a fes piés , & qu'il lui avoit marqué de V'm-? quiétude de fon état , elle fouhaitoit de le re-; voir le lendemain , & de Ie trouver aimable. La nuit fe pafTa dans cette fituation de part & d'autre. Dès la pointe du jour, le fultan, quï ne s'étoit pas couché & qui n'avoit pu dormir un moment , entendit Attalide qui fortoit de fon lit & marchoit a tatons dans fon appartement : il entra auffitót dans fa chambre. Attalide , qui fe croyoit feule, fut extrêmement effrayée de fentir un homme qui 1'arrêtoit; mais l'empereur la raflura tendrement , & lui dit ! Que voulez-vous faire , madame ? qui peut troubler un fommeil auffi précieux que le votre ? voudriez-vous auffi me quitter ? Attalide Jome Xrjy X  gil Les Voyagsj I'avoit reconnu a fa voix , répondit a toutes ces demandes , en lui difant : Seigneur, je ne puis dormir , & dans Pimpatience de revoir la lumière , j'allois ouvrir une fenêtre pour voir s'il étoit jour & faire ma prière du matin ; mais d'ou fortez-vous , ajouta-t-elle , je croyois être feule en eet appartement ? Je n'ai voulu confier a perfonne le foin de vous fervir , repartit le fultan , & pour ne point troubler votre fomineil, je m'étois retiré dans la chambre voifine; mais 1'amour que vous m'avez infpiré,ne m'a pas permis de m'éloigner davantage. Seigneur , lui dit Attalide , je ne devois pas me flater de Vous avoir donné de 1'amour ; 1'état oü vous m'avez vue peut faire compaflion , c'eft , je crois , le feul fentiment qu'il puifle infpirer. Je vous fupplie , lui dit le fultan , d'oublier , s'il fe peut , tout ce qui s'eft paffé : vous auriez horreur d'un homme qui vous a donné tant d'inquiétude , & qui , peu après , vous parle d'amour. Mon ighorance eft excufable , vous avez été prife avec les habits a'un homme qui m'a offenfé ; je ne pouvois deviner qui vous étiez; je fuis même fort curieux de favoir quelle peut être la caufe de votre déguifement. Seigneur , lui dit Attalide , je n'en ai jamais fu la raifon , je vous dirai feulement que mon père m'a fait prendre les habits de mon frère , qu'il  'DE Z ü E M Ai. tt?a ordonné depuis plufieurs jours de me fervir de la reftèmblance qui eft entre nous pour tromper jufqu'a nos efclaves ; que mon frère eft forti de la maifon avec mes habits , fans m'avoir jamais dit oü il alloit. Vous êtes donc la fille du vifir ? Oui , feigneur , répondit Attalide , je croyois que vous le faviez. Les noirs m'ont demandé, de votre part, des nouvelles de l'efclave Almanfine ; mais je ne 1'ai vue qu'une nuit , je n'ai pu les inftruire de fon fort. Je repofois dans une falie bafte, lorfque les gens que vous avez envoyés « la maifon d'e mon père m'ont arrêtée & conduite ici en criminelie. Je fuis fort obligé , dit le fultan , a la fuite d'Almanfine, puifqu'elle eft caufe que vous êtes ici, madame ; je fouhaite que vous n'en foye* point fachée ; vous y ferez maitrefle abfolue , tout vous y fera foumis jufqu'a moi-mème. Si cela eft , feigneur, faites-moi la grace de ma dire pour quelle raifon j'y fuis , & quel étoit ïe fujet de la colère qui vous a obligé de m'y faire conduire indignement. Le fultan lui conta ce qui s'étoit pafte a fort fujet , les deux fupercheries que le vifir lui avoit faites , & la fuite d'Almanfine avec la prétendue Attalide ; il lui dit enfuite que croyanÊ <{\iq le vifir les avoit fait fauver , il avoit en.4 X ij  324 tn Votïöeï voyé chez lui pour s'affürer de fa perfonne , 32 connoitre la vérité; que l'on n'avoit point trouvé le vifir , & qu'elle avoit été prife & amenée pour Achmet fon frère. Le vifir, lui dit Attalide , n'a point de part a la fuite d'Almanfine ; il n'eft pas forti de fa maifon depuis que vous lui avez donné fon palais pour prifon , & je m'étonne qu'on ne l'ait pas trouvé lorfque vous avez envoyé : mais , feigneur , continua Attalide , vous étiez donc bien amoureux d'Almanfine, puifque vous preïiiez tant de foin pour la retrouver ? Je ne vous avois pas entore vue , madame, reprit le fultan ; de plus il entroit', dans 1'ordre que j'ai donné , plus de colère contre le vifir , que d'amour pour elle. Je penfois même , au moment que vous vous êtes levée , combien ce que je fens pour vous eft différent du goüt que j'avois pour Almanfine. Seigneur , dit Attalide , palfe-t-on dans un moment d'une paffion a une autre ? Non , madame , répondit le fultan , fi elles étoient égales; on n'aime pas autant que l'on peut aimer, toutes les fois qu'on le croit; on eft de bonne foi lorfqu'on le dit; mais 1'expérience apprend que l'on s'eft trompé. Vous croyez donc , feigneur , dit Attalide , m'aimer beaucoup plus que vous n'aimiez Almanfine 2 Je fais plus que le croire , madame, reprit le  *) 1 Z U t M ï. 32} ïultan s car j'en fuis certain ; c'eft 1'amour que j'ai pour vous qui me fait connoitre que je n'ai point aimé Almanfine. Si ce que vous me dites eft vrai , feigneur , je ferai fort heureufe ; je trouvois beaucoup de légèreté a changer fi fouvent, & j'avois tout lieu d'appréhender qu'il ne parut demain un nouvel objet qui m'effagat de votre efprit. Je dilfiperai facilement vos foupcons , ma>* dame , lui dit le fultan , fi vous voulez bien fouffrir que je fuive vos pas, & que j'employe le refte de mes jours a vous prouver les fentimens que j'ai pour vous.. Seigneur , les fultans ont plus d'une chofe è faire , lui répondit Attalide , je ferai trés-contente pourvu que vous ne donniez point a d'autres les heures que vous pouvez palfer dans le férail. Le fultan répondit a un aveu fi tendre par les aflurances les plus vives. Attalide profitant de ces momens favorables, lui paria du vifir , & demanda fa grace. Le fultan charmé de lui donner cette marqué du pouvoir qu'elle avoit fur fon cceur , lui facrifia fans peine toute fa colère y pardonna au vifir & lui accorda la liberté de le voir quelquefois en fa préfence. Outre cette grace , ce prince ajouta a tous les titres du vifir la charge de grand jardinier qut donne les entrees da férail r mais laiflbn^  326* Les Voyage;? Ie fultan & Attalide, pour parler d'Atmanlmé» Elle arriva heureufement avec Achmet dans. la cabane du pêcheur qui les cacha tous deux dans un réduit oü il mettoit fes filets , & les autres chofes néceffaires a fon ménage ; il leur dit de ne point fortir de-la qu'il n'eüt été cornx*ne k fon ordinaire vendre fon poiffon a la ville.. II fortit quelques heures après la pointe du jour. Almanfine prit alors la parole & dit : Vous aviez raifon , Achmet, je ne crois pas que nous; foyons plus avancés pour être ici , il me paroït encore plus difficile d'en fortir que da férail. Achmet lui répondit ; Notre grand prophéte & votre courage' qui nous a conduits 3 nous. fortiront peut-étre de ce mauvais pas. Almanfine rêva quelque tems , enfuite elle prit la parole : Je me fouviens , dit-elle , d'avoir vu faire chez mon père. une pommade , dont on fe fervoit pour les efclaves , elle leur rendoit la peau plus noire & plus luifante ; il faut en faire , elle peut nous déguifer au point de n'étre pas reconnus de ceux qui feront chargés de notre recherche : ils ne nous peuvent chercher que fur le portrait qu'on leur aura fait de nous, Cela feroit bon , dit Achmet, fi nous étions noirs en effet, & fi nous avions les traits. faits comme eux ; mais la couleur de notre peau ne prendroit qu'une légère imprelfion ? & nous  Bi Z TT 1 M ï. Sif «Jonneroit un déguifement qui deviendroit fufpe& ; pour moi , je fuis d'avis que nous nous tenions cachés. Si le pêcheur voit venir quelqu'un pour chercher chez lui, nous monterons auffitót dans fa barque , & nous gagnerons la pleine mer; il faut feulement être alertes, heureufement on découvre d'ici tout ce qui peut y aborder. Si nous pouvions tenir la mer dans une barque le jour & la nuit , cela feroit alfez bien , reprit Almanfine, mais il faut revenir coucher ici , & l'on peut nous y attendre ; fi nous ne pouvons pas nous donner la couleur & les traits des noirs , nous pouvons aumoins imiter celle de ces peuples qui font aux cótes de Coromandel, qui n'ont qu'une demi-teinte , & qui d'ailleurs ont les cheveux & les traits réguliers. Nos habits ne font pas remarquables , leur pauvreté jointe a ce déguifement, peut nous fervir pendant la vivacité de notre recherche., Almanfine appela le fils du pêcheur pour 1'envoyer a Conftantinople acheter les drogues néceffaires a fon projet. Le père revint pendant ce tems-la , Sc leur dit qu'il n'avoit entendu parler de rien , & que tout étoit tranquille. II avoit apporté des provifions , Almanfine & Achmet mangèrent avec lui. Cependant le Éls du pêcheur revint de la ville fort effrayé» Xiv  '32$ Les V o y a g e s' & leur conta le défordre qui re'gnoit dans Confj tantinople ; que la garde du grand-feigneur s'étoit emparée de la maifon du vifir , & qu'il avoit vu fon fils qu'on menoit au fultan , qui étoit, difoit-on, dans une furieufe colère; qu'il vouloit le faire mourir , s'il ne lui faifoit retrouver une fultane qui s'étoit fauvée du férail par le moyen du vifir. II fe tourna enfuite du cóté d'Almanfine : C'eft vous, je crois, madame , que l'on cherche ; li l'on vient ici , nous fommes tous perdus. Achmet a ce récit fut accablé de douleur, 51 crut fon père & fa fceur dans des tourmens horribles , pour confelfer une chofe dont ils n'avoient aucune connoiffance ; il fe reprochoit d'avoir confenti aux projets d'Almanfine. J'aurois péri tout feul, dlfoit-il, & j'entraïne après moi Almanfine , mon père & ma fceur. Almanfine de fon cóté penfoit a-peu-près la même chofe. Mon cher Achmet , lui difoitelle, je ne fuis pas furprife de votre affiiction , je ferois de même fi j'étois a votre place ; ce qui me donne le plus de chagrin , c'eft que vous allez me haïr a caufe des malheurs que j'attire fur vous & fur votre familie. Mais faites réflexion , je vous prie , que tout ce que j'ai fait n'a été que pour me conferver toute en$jère è vous, Je me flatois que le fultan pour*j  © is 2 ü E M X. 32$ rolt croire que je m'étois jetée dans la mer , comme je lui ai écrit : il étoit impoffible de prévoir qu'il auroit du foupgon du vifir , puifque nous ne pouvions avoir de commerce avec lui. C'eft une chofe faite , & s'il ne faut que me livrer au fultan pour détourner ce malheur, je le ferai volontiers , & me donnerai la mort en fa préfence , pourvu que vous me permettiez de fauver vos jours. Oui, je me donnerai la mort devant lui, car je ne puis me réfoudre de retomber en fon pouvoir fans avoir pris les précautions néceffaires pour qu'il ne puiffe pas me fauver la vie & me pardonner. Je fuis fi éloigné de vous haïr , madame , lui dit Achmet, que ce que vous dites me fait frémir ; il faut fuivre notre deftinée , ne fonger qu'a ce qui peut contribuer a votre füreté , j'y fuis lié inféparablement , & je vous jure que je ne fuis fenfible a la mienne que par Pintérêt que vous y prenez. Voyez donc ce que vous voulez faire , car je fuis incapable de rien par moi-méme ; je ne faurois me tirer de la douleur oü je fuis, que par la crainte de vous perdre : prenez foin de vous & de moi. Almanfine le remercia , & courut faire fa pommade. Elle jugea a propos d'en faire i'effai fur elle-même , de peur de n'avoir pas bien Jéuffi , & qu'il n'y eüt quelque chofe qui put  ^3<5 Les Votacs! faire du mal a fon amant. Cette drogue lui donna une couleur bafannée qui la changea entïérement ; charmée d'avoir fi bien réuffi, èlle fe hata d'en frotter le vifage & les mains d'Achmet, ce qui fit un effet fi confidérable, que le pêcheur & fon fils les méconnurent quand ils les virent. II n'en falloit pas davantage pour remettre I'efpérance dans le cceur d'Almanfine qui fit tout fon poflible pour Ia faire palfer auffi dans celui de fon amant. Le lendemain le pêcheur alla a Conftantinople, comme a fon ordinaire; il avoit paffe la journée a Ia pêche, pendant qu'Almanfine & Achmet faifoient le guet pbur n'être point furpris. La confiance d'Almanfine en fon déguifement étoit fi grande , qu'elle regardoit continuellement par la fenêtre qui étoit du eöté de Ia ville, pour voir revenir Ie pêcheur; elle 1'appergut enfin quand il fut dans une diftance a pouvoir le diiiinguer , elle ne trouva rien de trifte , ni d'inquiet dans fa démarche, & elle dit a Achmet: Venez voir notre pêcheur , il nous apporte de bonnes nouvelles , fon vifage me Pannonce. II a fans doute bien vendu fon poiffbn , lui dit Achmet, la feule bonne nouvelle qu'il nous peut apporter , c'eft que l'on ne nous a pas encore trouvés , & nous Ie favons fans lui. Le pêcheur arriva comme il firnf-n  DE Z Ü E' M A. foit cette parole , & leur dit: Les nouvelles de la ville font bien différentes aujourd'hui de ce qu'elles étoient hier. Le fultan qui croyoit qu'on avoit pris le fils du vifir , paree que fa fille étoit revêtue de fes habits , 1'a voulu voir il en eft devenu amoureux, il a palfé la nuit avec elle, & ce matin on a publié la grace du vifir. II étoit caché dans une maifon voifine , oii on 1'avoit déja. découvert avant de favoir que le fultan lui pardonnoit; je 1'ai vu palfer , i' avoit le vifage gai & content. L'avez-vous vü luimême , lui dit Achmet en 1'interrompant , & le connoiffez-vous ? Je 1'ai vü fouvent, lui dit le pêcheur , dans les rues de Conftantinople , - & je le connois très-bien. O notre grand prophéte , dit Achmet, que vous êtes jufte ! & que vous êtes bon ! Almanfine eut tant de joie de voir Achmet hors de . 1'inquiétude qu'il avoit pour fon père èc pour fa fceur , qu'elle oublia de s'informer fi l'on ne difoit rien d'elle ; mais Achmet revenu a lui le demanda avec empreffement au pêcheur , qui lui répondit que le fultan faifoit chercher Almanfine avec beaucoup de foin pour la punir. Almanfine prit la parole : Que cela ne vous inquiète point , mon cher Achmet , fa nouvelle paffion rallentira ma recherche ; nous n'ayons qu'a nous tenir ici quelque tems fans for.^  532' Les Voyages" tir, nous aurons tous les jours des nouvelle? de la ville., fur lefquelles nous prendrons nos mefures. Quoiiue nos arnans ne füffent pas loin du férail, ils étoient enfemble , & rien ne troubloit leurs plaifirs. II ne leur en falloit pas davantage pour fe trouver parfaitement heureux. Ils recevoient tous les jours par le pêcheur de nouvelles confirmations de Famour du fultan pour Attalide ; c'étoit autant de fujets de fécurité pour eux , ils n'ont peut-être jamais paffé de plus doux momens. Au bout de quelques jours , Almanfine dit a Achmet: Nous ne pou , vons pas demeurer ici toute notre vie ; le pêcheur veut, dk-elle , fe défaire de fon diamant, depuis hier il m'en a parlé dix fois : il faut que nous foyons partis pour qu'il le puilfe vendre en sureté pour lui & pour nous. J'ai imaginé qu'il faut que nous faffions un pélerinage a la Mecque pour voir le tombeau de Mahomet & le remercier ; enfuite nous nous établirons dans quelqu'ile ; avec ce que nous avons de pierredes , nous aurons de quoi vivre paifiblement. Achmet approuva ce deffein , & il chargea le pêcheur de s'informer s'il n'y avoit point de vaiffeau qui fit voile de ce cóté-la ; le pêcheur en trouva un, & fit marché avec le capitaine pour deux voyageurs. Lorfque tout fut conva^  i) Ë Z Ü E M ï, 5jf| hu, ïls firent leurs préparatifs pour ce voyage, & après avoir récompenfé libéralement le pêcheur , ils furent conduits heureufement jufqu'au yaiüeau oü ils s'embarquèrent. Lorfque le pêcheur eut vu partir le vahTeau , il retourna avec grande impatience dans la ville pour vendre fes diamans. II s'adreffa pour cela aux plus fameux marchands , qui jugèrent a leur beauté' qu'ils ne pouvoient appartenir qu'au fultan ; & ne pouvant comprendre par quel hafard ils étoient entre les mains d'un pêcheur ils 1'arrêtèrent : 1'un d'eux alla porter les diamans a Soliman qui les reconnut pour être du nombre de ceux qu'il avoit donnés a Alman-fine. Le fultan dit qu'il vouloit parler lui-même a celui qu'on venoit d'arréter j le marchand alla le chercher & 1'amena devant le grand-feigneur. La crainte & la préfence du fultan firent tout avouer au pêcheur qui n'oubiia aucune circonftance , pas même celle du déguifement des fugitifs. Sa bonne foi lui fauva la vie, le fultan lui pardonna , & fe contenta de reprendre fes diamans , qu'il porta dans le moment même 3 Attalide en lui racontant ce que le pêcheur avoit dit d'Almanfine & d'Achmet; car depuis qu'il s'étoit éclairci avec le vifir , il favpit toutes les métamorphofes du jeune Achmet, & ne doutoit point que ce ne füt lui qui fous  Les Voyagïs 1'habit d'efclave, avoit fervi la fultane, & avoït pris la fuite avec elle. Le fultan fit partir en même-tems une frëgate des plus le'gères , pour atteindre ce vaifleau qui \enoit de fortir du port , & il chargea le capitaine de quelques 'ordres fecrets^ La frégate joignit bientöt le vaifleau , & après avoir reconnu le pavillon , & avoir fait les fignauX ordinaires , le capitaine defcendit dans fa chaloupe , & vint a bord. Son premier foin fut dé faire enfermer tous les paflagers , & de les examiner enfuite féparément 1'un après 1'autre. Achmet & Almanfine ne purent échappet a cette recherche malgré leur déguifement ; le jeune amant fut tranfporté auffitót dans la frégate , & Almanfine renfermée fous une garde affurée dans la chambre du capitaine de vaiffeau. La frégate reprit enfuite le chemin de Conftantinople , & le vaifleau continua fa route pour Smyrne , avec ordre d'y attendre des nouvelles du fultan au fujet de 1'infortunée Almanfine. Cette tendre amante ne put foutenir un fi cruel revers , ni voir partir fon cher Achmet; fa conftance & fes forces 1'abandonnèrent , & l'on eut beaucoup de peine a la faire revenir. Elle fe perfuadoit que le fultan ne les avoit fait •féparer que par un refte de bonté pour elle J  t> s Zulma. ^ & pour avoir un prétexte de ne fauver la vie qua elle feule ; mais elle avoit pris la réfolütion de fe donner la mort , plutót que de furvivre un moment k fon malheureux amant. D'un autre cóté Achmet qui ignoroit 1'endroit oü on le conduifoit , n'étoit pas plus tranquille. II arriva bientot è Conftantinople ; mais k la vue de cette ville , il fentit augmenter fes chagrins. Cependant il avoit peu d'inquiétude pour lui, 1'affliéiion d'Almanfine 1'occupoit uniquement, & dans 1'incertitude cruelle oü il étoit de fon fort, il craignoit quelqu'ordre particulier contr'elle. Ces triftes réflexions 1'occupoient tout entier pendant qu'on Ie conduifoit au férail; il étcfit même devant le fultan fans le favoir, tant il étoitoccupé de ces penfées funeftes. Le fultan lui dit d'abord : Achmet , je fais ce qui eft dü a votre infolente témérité ; mais je ne veux pas être votre juge & votre partie; fuivez-moi, vous apprendrez votre fort d'une autre bouche que de la mienne ; il faut que ce foit dans Ie même lieu oü vous m'avez offenfé que votre condamnation foit prononcée. En achevant ces mots , & le mena dans 1'appartement d'Attalide. Elle étoit afiife fur un fofa ; mais dès qu'elle appercut fon frère, elle courut a lui les bras ouverts , avec une joie incroya-.  53f> Les Vöyagës' ble: Le fultan m'a ordonné , lui dit-elle , dö vous apprendre votre fentence , Achmet ; la voici. Ce prince vous pardonne , il pouffe fa bonté encore plus loin ; le foudan d'Egypte vient de mourir , il vous envoie a fa place , & vous permet d'aller prendre Almanfine qui eft a Smyrne , & de 1'emmener avec vous. La délicatelfe de fes fentimens pour moi 1'a empêché de la faire conduire ici ; il a cru que fa préfence me pourroit donner quelqu'inquiétude. Achmet étoit prefque fans fentiment , il ne pouvoit répondre a fa fceur ; la préfence & les bontés du fultan qu'il avoit offenfé lui ótoient 1'ufage de la parole. Il„fe jeta cependant a fes piés , & les tint long-tems embraffés , & rappelant toutes fes forces , il lui dh : Vous connoiflez, feigneur , ma confufion par mon filence, votre bonté & ma reconnoiffance feront mort fapplice a 1'avenir. Si ma fceur n'avoit pas été alfez heureufe pour vous faire connoïtre 1'amour , je ne pourrois me juftifier ; je me flatte que mon refpecl & mon zèle dans l'emploi dont vous m'honorez , vous prouveront qu'il falloit une paflion auffi tyranniaue pour obliger Achmet a manquer au plus grand & au plus aimable empereur de 1'univers. C'efl cemême aveuglement qui m'a confervé le cceur d'Almanfine, &. elle    DE Z V L M Xi elle étoit prévenue pour moi avant d'avoir vu votre hautefle ; pardonnez -lui , feigneur", de vous .avoir préféré un miférable comme moi. Le fultan prit la parole , & dit : Laifiez le foin de votre' juftiiication a la fultane ; embralTez votre père que j'ai fait venir , & partez fur le champ ; 1'inquiétude que doit avoir Almanfine pourroit la rendre malade ; je vous enverrai mes ordres pour le gouvernement de PËgypte, lorfque vous ferez arrivé a Smyrne. Achmet fortit après avoir dit adieu a la fultane & a fon père , & s'embarqua fur la même frégate qui 1'avoit amené. j .- ' ;' . :' .• '; .' II arriva a Smyrne fans aucuri accident il y trouva Almanfine fort changée par.1'inquiétude qu'elle avoit eue. La joie de revoir Achmet , la certitude de ne le jamais quitter, une grande fortune fi peu attendue ; tout cela lui rendit aifément fon premier éclat.'lls partirent pour 1'Egypte peu de tems après, & ils y font depuis vingt-deux ans : leur paffion eft auffi vive que le premier jour. J'ai oublié dé vous dire , continua Gracieufe , qu'Almanfine avoit retrouvé Haifam & Zatime pendant 1'abfence d'Achmet. Je vous dirai une autre fois pat quelle aventure ils étoient venus a Smyrne , car j'entends du bruit, & voila le génie Mahoufmaha qui vient. Tome XVh  £38 Les Voyages En achevant ces paroles , Gracieufe appercut en effet le génie qui arrivoit : Soyez attentif, dit-elle, a Zulma , a ce qu'il va faire. Ils remarquèrent qu'il entroit par le haut du döme , qui fe levoit comme une calotte ; tout le refte du pavillon étoit fcellé du fceau de Laide des Laides ; le génie lui-même n'y auroit pas pu paffer. Gracieufe fit defcendre fon char a cóté des fenêtres, pour écouter ce qu'il diroit a la princeffe. Mahoufmaha 1'accabloit de reproches , & la menacoit de la faire mourir fi elle ne confentoit a 1'époufer.. II favoit bien cependant qu'il ne pouvoit rien fur fa perfonne que de fon confentement , par les précautions que Gracieufe avoit prifes après que la méchante fée eüt doué la princeffe. Mais la princeffe ignoroit ces circonftances , & quoiqu'elle eüt une frayéur mortelle , elle réliftoit courageufement, & le prioit même d'exécuter fes menaces. Après quelques momens, Mahoufmaha fortit par le même endroit dans une colère incroyable. Gracieufe le laiffa partir , & lorfqu'il fut fuffifamment éloigné, elle leva comme lui la calotte du döme du pavillon , prit la princeffe entre fes bras , &,la mit dans fon char. Elle partit enfuite par une route oppofée au génie; Ia crainte qu'elle eut que Mahoufmaha ne re-  de Zulma. 339 vint fur fes pas, lui fit prendre la réfolution de ne pas perdre un moment pour la confier aux nymphes. Elle éleva fon char fort haut , & lorfqu elle fut au milieu de la mer méditerranée, elle fe précipita dedans avec une telle viteffe, que la princeffe crut être perdue. Le char , Gracieufe , la princeffe & Zulma arrivèrent au fond de la mer en moins d'un inftant. La furprife de la princeffe fut grande de fe trouver au fond de 1'eau, & d'y voir les plus belles habitations du monde. Pour Zulma il ne pouvoit plus être furpris de rien. Le char de Gracieufe s'arrêta a une grande porte de criftal, qui fermoit une ville de même matière ; elle étoit éclairée , quoiqu'elle füt au fond de la mer , par un beau foleil. Cela n'eft pas furprenant, puifque c'eft le même que celui qui brille fur notre horifon. Je fais bien que des aftrologues prétendent qu'il tourne autour de la terre; d'autres que la terre tourne elle-même , & qu'il éclaire 1'autre partie du monde quand il fe cache pour nous; mais ils fe trompent. Les anciens plus habiles , convenoient qu'il alloit fe coucher chez Tétis; or Tétis , les nayades & toutes les divinités de la mer dont ils ont eu une connoiffance aflez imparfaite, n'étoient autre chofe que les nymphes dont je vous parle. Yij  54<3 Les Voyage? Je n'ai fait cette digreflion que pour préve-nk de mauvais efprits entêtés de prétendues découvertes qui ont été faites fur les aftres, qui pourroient me taxer d'ignorance , & pour leur faire voir que j'en fais plus qu'eux , puifque j'en parle de fcience certaine. ïl eft donc conftant que le foleil rentre dans la mer quand il ceffe de nous éclairer , & qu'il n'en fort que pour nous rendre la lumière; c'eft ainfi que 1'a ordonné le deftin. Les peuples de la mer ont des nuits comme nous , auxquelles ils fuppléent par des lampes de criftal de même matière que leurs palais , qui leur donnent la plus agréable lumière que l'on puifle voir. Gracieufe arriva donc a cette porte , elle defcendit de fon char avec Zulma & la princeffe , & elle dit aux aigles qui trainoient fon char de revenir le lendemain a la même heure. Elle fut regue par un nombre infini de nymphes au moins aufli belles que les fylphides. .Elles 1'avoient vu defcendre , & elles venoient en foule lui demander fes ordres. Gracieufe leur dit qu'elle leur amenoit la princefle de Perfe pour leur en confier le foin jufqu'a ce qu'elle put en difpofer autrement. Gracieufe fe tourna du cóté de la princefle, qui n'avoit point encore parlé , & lui dit: Par-  te e Zulma. 345 donnez-moi la frayeur que j'ai été oblïgée de vous donner , je n'avois pas le tems néceffaire pour vous avertir de ce que je voulois faire pour vous ; je vous avois même öté 1'ufage de la voix pour vous empêcher de crier dans le premier moment de votre furprife , & il étoit d'une fi grande conféquence d'obferver ces formahtés, que le moindre bruit auroit fait revenir le génie fur fes pas. II eft auffi prompt que nous a tout ce qu'il fait; j'aurois eu un combat a livrer avec lui; votre préfence & celle de Zulma m'auroit fort embaraffée : vous êtes préfentement en füreté , & vous pouvez dire 6c faire tout ce que vous voudrez. La princeffe b. qui Gracieufe venoit de rendre la parole , la remercia avec beaucoup de grace & d'amitié. Elle avoit appris par le génie ce que c'étoit que les fées , paree qu'il s'étoit vanté de fa naiffance & du pouvoir qu'il tenoit de fa mère. II lui avoit dit aufli plufieurs fois que le deftin lui avoit donné un fouverain empire fur elle; mais il ne lui avoit pas dit qu'elle étoit fous la protection de Belle des Belles afin qu'elle n'eüt aucune efpérance de fortir du lieu oü elle étoit. Cependant ils arrivèrent dans le plus beau-: palais de la ville; il appartenoit a la nymphe Meline, qui en fit les honneurs. Elle les recut. Y Hl  542 Lés V o ya ges dans un appartement magnifique , & après quelques momens de repos , elle fit fervir a manger a la princefle & a Zulma. La fée & les nymphes qui 1'accompagnoient firent un cercle autour d'eux , & la converfation roula fur 1'événement qui raffembloit une fi brillante compagnie. La princefle rêvoit & paroiflbit peu attentive , elle rcugiflbit , elle vouloit parler ; mais elle refermoit auffitót la bouche avec un air embarraffé. Gracieufe qui étoit auprès d'elle, & qui 1'examinoit, connut bientót fes penfées les plus fecrètes , & lui dit: Avouez, princefle, qu'on eft bien heureufe d'avoir affaire a gens qui entendent fans qu'on ait la peine de s'expliquer , fur-tout quand il eft queftion de certaine matière ; elle approcha enfuite de fon oreille , & lui dit : Ma fceur Agréable qui a préfidé a la naiffance du prince Ormofa a recu ordre de Belle des Belles d'aller a fon fecours, , & de le tirer de la peine oü 1'a mis la douleur de vous avoir perdue ; il ne tiendra pas a nous que vous foyez heureux 1'un & 1'autre. La princeffe lui baifa la main , pour lui marquer fa joie & fa reconnoiflance , & la pria de ne la pas laiffer auffi long-tems dans cette ville, qu'elle avoit été dans fon palais. Gracieufe fourit, & lui dit qu'elle y feroit peu 5 mais qu'elle étoit füre que le tems lui  de Zulma, paroitroit beaucoup plus long. La princefle rougit encore a ce difcours ; Gracieufe pour la tirer de 1'embarras oü elle Pavoit mife , adreffa la parole a la nymphe, pour lui apprendre combien cette princefle étoit chère a Belle des Belles. Gracieufe pafla la nuit a donner les ordres pour Ia garde de la princefle, & pour fon divertiflement. Meline s'en chargea ; mais Ia princefle étoit trop occupée d'Ormofa pour croire que toute autre chofe que fa préfence lui püt être bien agréable. Quand le foleil fut de retour, Gracieufe dit aux nymphes qu'elle vouloit partir fans voir la princefle, de peur qu'elle ne lui fit quelques queftions fur le prince Ormofa , a quoi elle ne pouvoit encore lui répondre. Les nymphes reconduifirent Gracieufe & Zulma jufqu'a la porte par oü elle étoit arrivée. Elle fit remarquer a Zulma 1'extrêmc beauté de cette ville ; la voüte de criftal qui en formoit le ciel, & qui foutenoit ce prodigieux volume d'eau que nous appellons mer; les différentes couleurs qui y paroiffent attachées par la réflexion des rayons du foleil qui venoit de fe coucher pour nous, & de fe lever pour eux; ce peuple qui habitoit fous cette même voüte, beau & bien fait; en un mot un peuple nou*~ Y iv  Les Voyage s veau qui n'avoit d'autres occupations que le plaifir. Gracieufe montra auffi a Zulma une infinité de mortels , que le deflin avoit favorifés dans les naufrages, & qu'il avoit ordonné aux nymphes de retirer dans leurs habitations, pour leur procurer 1'immortalité; on les diftinguoit aifément , paree que leur figure étoit infiniment moins belle. Ils arrivèrent cependant a la porte, oü us trouvèrent le char ; Sc après avoir dit adieu aux nymphes , Gracieufe partit avec Zulma. Elle perga la voüte & 1'eau, avec autant de rapidité qu'elle avoit fait en defcendant; elle prit la route qui lui avoit été marquée par Belle des Belles par le milieu de 1'air. En traverfant 1'Egypte, elle s'arrêta fubitement au-deffiis d'une des pyramides , Zulma en fut furpris , Sc la regarda pour luien demander la raifon ; mais la fée lui fit figne de fe taire, en mettant le doigt fur fa bouche. II remarqua qu'elle étoit fort attentive, Sc fembloit écouter quelque chofe d'importance; pour lui il n'entendoit qu'une voix peu diftincte qui proféroit quelques paroles d'un ton trifte. Arrêtons-nous ici, dit Gracieufe, je vois dans cette pyramide ruinée deux hommes qui ont befoin de mon fecours, je veux y defcendre; mais pour attirer leur conflance, il faut que  deZulma. 515* je ne parolfle pas ce que je fuis, ni vous non plus. Elie fit defcendre fon char a la porte de cette pyramide, & palfa la main fur le vifage de Zulma, enfuite fur le fien, & 1'un & 1'autre prirent la figure de deux vieillards très-calfés. Gracieufe entra la première dans le bas de cette pyramide, & dit a Zulma de la fuivre. Deux hommes étoient affis fur du jonc, dans le fond de cette efpèce de cave faite comme un tombeau. Tout le monde fait que les anciens rois d'Egypte n'avoient point d'autres maufolées : le tems en a détruit plufieurs, & ce qu'il en refte eft abandonné, comme le font toutes les vieilles mafures. L'un de ces deux hommes parut a Zulma , beau, bien fait & d'une mine très-haute: 1'autre étoit courbé au 'point d'avoir prefque la tête a fes pieds; fon vifage étoit difforme, les yeux rouges & chalfieux , & les autres traits horribles. / Ils parurent l'un & 1'autre furpris de voir entrer quelqu'un dans ce lieu ; celui qui étoit bien fait prit la parole, & dit: Qui que vous foyez , fortez d'ici, vieillards , & nous y laiflez feuls; nous y fommes avant vous , & vous nous difputeriez la place avec peu de luccès. Gracieufe prit la parole avec un ton de voix cafiee , & qui n'articuloit prefque que des fons,  Les Voyages & lui répondit: Nous ne venons pas, mon frere & moi ,pour vous importuner ; un orage nous a fait entrer ici, trouvez bon que nous y demeurions jufqu'a ce qu'il foit fini; nous ne vous écouterons point, & vous pourrez parler en liberté. Aprés avoir ainfi gagné leur bienveillance, ils prirent place fur une pierre a quelque diftance , & ils entendirent que celui qui leur avoit parlé, difoit au vieillard qui étoit affis auprès de lui: Abenfai, recommencez ce que vous me difiez, auffi-bien je ne fais encore que votre nom, & puifque vous êtes malheureux, foyez certain de ma compaffion, ainfi que de mon fecret; je vous donnerai la même marqué de confiance fur ce qui me regarde, après que vous aurez parlé. H«u»n ii_uii i— ■ «nu iiiiTiriTiinM-r,^~~M'^^tjiL-WJLi.i.«*«wi»ii"»^»i 1— H I S T O I R E V Abenfai. Le vieillard prit la parole en ces termes : Je vous ai dit, feigneur, que je fuis fils du roi de Tombut: j'étois né avec alfez de grace, (quoique cela foit difficile a croire par 1'état oü vous me voyez;) pour 1'efprit, vous en jugerez par vous-même. Mon père, qui vit encore, eft un homme  de Zulma. 347 d'un favoir profond : il ne fe communiqué a perfonne, & de fon cabinet il gouverne avec fagefle un peuple très-groflier. On ne connoiffoit avant fon règne a Tombut aucune des commodités de la vie ; les batimens , & les habillemens y étoient négligés. On vendoit les enfans comme des efclaves aux étrangers en échange des vivres dont on avoit befoin. Depuis foixante & dix ans qu'il règne, il a défendu eet ufagc fous des peines rigoureufes, & il a réufli a faire obferver cette loi, en fourniifant par lui-même a chacun ce dont il a befoin. II afait faire des habitations; il a reglé 1'état de facon que le travail fournit préfentement avec abondance aux befoins des habitans, & que fes ordonnances, en arrêtant la barbarie & le libertinage, ont adouci & poliep les mceuis. On ignore cependant d'oü ce prince tire tous les fecours qu'il donne journellcment a fes peuples. On ne lui volt aucune femme, quoiqu'on foit affuré qu'il a plufieurs enfans parmi lefquels il y en a de très-jeunes, dont il confie 1'éducation a un favori , qui feul de toute la cour, a fon logement dans le palais. Les premières années de ma vie fe font écoulées très-heureufement. Mon père du milieu de fo'n cabinet gouvernoit fa maifon de même que le royaume de Tombut. Son favori nous préfentoit a lui tous les matins dans une falie qui  348 Les Voyages précède le cabinet du roi. Ce prince nous embraffbit avec tendreffe , & après quelques difcours fur la fageffe, il paffoit dans une chambre voifine oü il avoit coutume d'entretenir feul fon favori, & de lui donner fes ordres pour la journée. Après eet entretien le roi nous renvoyoit dans notre appartement , & le' favori affembloit les miniftres du roi, a qui il répétoit tout ce que mon père lui avoit dit. On admire la fageffe & la prudence de fes loix. C'eft dans ce confeil que l'on diftribue 1'or & 1'argent que le roi envoie' a tous ceux qu'il juge en avoir befoin. Les chofes étoient fur ce pié lorfque je fuis forti de Tombut ; je fuis perfuadé qu'elles fubfïftent de même. J'avois environ dix-huit ans lorfqu'un accident , ou plutót ma curiofité , me précipita dans un abime de maux. Mon père prévenu en ma faveur, fur le récit de fon favori dont j'avois gagné 1'amitié , peut-étre auffi a caufe que j'étois blanc, quoique lui-même & tous fes enfans foient noirs ; mon père , dis-je , me témoignoit beaucoup plus d'amitié qu'aux autres , & il me parloit fouvent en particulier , quoique toujours en préfence de mes autres frères, pour lefquels il n'a jamais eu cette' diftinction. Son cabinet, ainfi que je vous 1'ai dit, étoit a cóté de la falie oü nous le venions voir  d e Zulma, 340 töus les jours, & la porte eu reftoit ouverte quand il en fortoit pour venir a nous, & pour entretenir fon favori. La confiance que j'avois en fon amitié, & la curiofité ordinaire a la jeuneiTe , m'y firent entrer un jour; je n'y trouvai qu'une table de bois fort fimple, une chaifc de paille, & beaucoup de livres ; j'en pris un qui étoit fur la table , je 1'ouvris au hafard & je prononcai deux mots que je n'entendois point. Dans le moment un petit homme parut a mes yeux; il étoit haut environ de deux piés, habillé d'une vefte de fatin vert bordée d'or ; fon vifage étoit charmant, fa tête blonde , fes cheveux courts & frifés , & il portoit fur 1'oreille un bonnet bordé d'or comme fon habit. II avoit la taille, les jambes & les piés proportionnés a fa grandeur , enfin c'étoit une très-jolie poupée. II monta fur la table d'un air fort étourdi, & me dit : Que me voulez-vous, mon maitre ? II avoit monté apparemment fur cette table fans me regarder, croyant que c'étoit Orma ( c'eft le nom de mon père ) qui 1'avoit appelé. Mon fdence lui fit connoïtre qu'il s'étoit trompé; il me lanca un regard furieux, en me difant avec colère : Jeune homme, qui vous a rendu fi téméraire d'entrer ici, & de m'appeler ? J'allois lui répondre, mais il ne m'en donna pas le tems:  3ro Les Voyages Vous en ferez puni de facon a vous en repentir long-tems, ajouta-t-il, d'un ton de voix effroyable; enfuite il' fauta légèrement fur mes épaules , & alors il me parut fi pefant, que je fus obligé de me courber comme vous voyez. II me paffa enfuite fa méchante petite main fur le vifage 3 & je devins tel que je fuis aujourd'hui: Va, me dit-il enfuite, te montrer a ton père & a tes frères dans 1'état oü tu es. Quand il fut defcendu de delfus mes épaules , je me mis a fes piés pour le prier de me pardonner, & je lui dis que je n'avois fait cette faute que par ignorance & par hafard ; il me répondit qu'il falloit inftruire la jeunefle a fes dépens , & difparut en finiflant ces paroles. Je pris le parti de me cacher, & de fuir pour toujours de la préfence de mon père, & de celle de mes frères ; mais je fus très-embarralfé pour exécuter cette réfolution , & je ne vis aucun moyen de les éviter qu'en me jetant par la fenêtre; elle donnoit fur un jardin fermé par de grandes murailles , qui empêchoient qu'on ne put voir Orma quand il fe promenoit. Je fis le tour de ce jardin deux ou trois fois , afin d'en chercher 1'iffue , & m'en aller enfuite fi loin que je ne puffe revenir dans la maifon paternelle; mais ne trouvant point de porte , je revenois défefpéré a la fenêtre par laquelle j'étois  DE Z ü L M A. 3j-i defcendu, lorfqu'une femme a-peu-près de même grandeur que le petit homme qui m'a mis dans I'état oü je fuis , fortit de terre a mes yeux; elle me prit par la main en pleurant, & frappa du pied deux fois ; auffitót il parut devant nous un abime, dans lequel elle fe précipita en m'entraïnant après elle. Je ne fais quelle fut la fuite de cette aventure, car je perdis connoilfance a 1'inftant. Lorfque je revins a moi je me trouvai feul au milieu d'un grand chemin;je parcourus des yeux tous les environs, & je ne pus les reconnoitre , quoique j'eufie très-fouvent chafle dans toutes les campagnes de Tombut. J'appergus de très-loin une ville, & je pris le parti d'y aller; mais il e'toit nuit quand j'arrivai, & ne pouvant aller plus avant, a caufe de 1'accablement & de la laffitude oü j'étois, je reftai fous la porte de la ville oü je m'endormis jufqu'au lever du foleil. II entroit déja beaucoup de monde, & je me hatai de les fuivre. Je demandai a ceux que je pus joindre le nom de la ville oü j'étois; mais perfonne ne me répondit, & quelques-uns fe mirent a rire en me voyant, d'autres retournoient la vue avec compaffion. J'arrivai de cette fagon a la porte d'une mofquée, dans le tems qu'un iman étoit prés d'y entrer. II marchoit d'un air grave, & il étoit fuivi d'un nombre iniini  3P Les Voyages de peuple qui paroiflbit lui porter beaucoup de refpeót. Je me mis fur fon chemin, & foulevant ma tête autant qu'il étoit en mon pouvoir, je lui fis la même queftion que j'avois faite jufques-la inutilement au peuple de la ville. II s'arrêta , & m'ayant fait une profonde révérence , en mettant la main a fon turban, il me dit : Seigneur, vous êtes a Bagdad. A ce mot de Bagdad, Zulma treffaillit, mais Gracieufe lui fit figne de fe contenir. Je fus furpris, continua Abenfai, & avec raifon, de ce que eet homme m'appeloit feigneur , avec la figure que j'avois. Je lui répondis de mon cóté avec refpect, & je lui fis encore quelques queftions; mais au lieu 'd'y répondre précifément, il me dit: Seigneur , fi vous me jugez digne de vous recevoir chez moi, après la prière je pourrai vous fatisfaire fur ce que vous avez envie de favoir. II entra en même-tems dans la mofquée , je le fuivis , èc jafliftai a la prière, après laquelle 1'iman vint droit a moi, & m'ayant encore falué, il me conduifit chez lui, & me rit donner a manger. II fe mit a table avec moi, & me fervit avec beaucoup de refpeft. Je le priai de me dire a quoi je devois attribuer tant de marqués de fon attention; & il me répondit: Seigneur, vos malheurs ne m'empêchent point de reconnoïtre le lang dont vous êtes forti; vous n'en favez pas encore  t> e Zulma» 35-3 'encore toute la grandeur, mais il ne m eïc pas permis de vous Tapprendre. Je vous dirai feulement que vous vous appelez Abenfai , que vous êtes fils du roi de Tombut, & que votre imprudence vous a mis dans 1'état oü vous êtes, & vous n'en pouvez fortir qu'en recevant une pièce d'or de la main d'un homme ïuiné ; il doit vous la donner par un pur motif de compailion , fans que vous h lui demandiez. Si vous pouvez trouver eet homme généreux , vous reprendrez votre première figure , & vous ferez aufli heureux que vous êtes a plaindre. Je le remerciai de- fon avis, & 1'efpérance de trouver quelque jour un adouciffement favorable a mes maux, ralluma dans mon cceur quelques ireffêntimens de joie, Oü trouver , difois-je en moi-même , un homme aflez charitable pour fe priver d'une pièce d'or par un pur motif de •compailion , lorfque lui-même en aura un befoin extréme ? Je n'en dois pas défefpérer cependant , continuois-je , puifque 1'iman fait que je dois reprendre ma figure par ce moyen. Après ces réflexions intérieures, je dis a eet homme vénérable, que j'avois réfolu de demeurer -quelque tems a Bagdad , pour y cherchef celui de qui je devois efperer la guérifon & le foulagementa mes maux, & je le priai de me permettre de me retirer tous les foirs chez lui ïome XFL Z  3ƒ4 Lés Voyages pour y prendre le repos dont j'aurois befoin, L'irnan me marqua qu'il confentoit avec plaifir a toutes mes demandes. J'avois déja palfé quelque tems a Bagdad, lorfqu'un jour je rentrai de meilleure heure qu'a 1'ordinaire, paree qu'il avoit fait une extreme chaleur,& que j'étois très-fatigué ; je cherchois un lieu frais & tranquille pour y repofer , & par hafard je pénétrai jufqu'a la porte du cabinet de mon höte , oü je 1'appercus debout parlant a 1'oreille d'un homme qui avoit la phyfionomie agréable, & qui paroilfoit agé d'environ quarante ans. L'irnan parloit avec action; mais celui qui Fécoutoit ne s'en échauffoit pas davantage. Pour ne pas les interrompre , je tournai d'un autre cóté , & j'appercus une jeune fille aflife dans un coin du cabinet; fa beauté me frappa. Je m'en approchai avec refpeft, & la faluai humblement, mais elle ne fit pas femblant de me voir. Ma figure eft fi extraordinaire, que je n'avois encore trouvé perfonne qui put me regarder fans quelqu'émotion. Après lui avoir fait mon compliment , je lui fis excufe d'ofer 1'aborder mal-gré la frayeur que ma figure pouvoit lui infpirer; j'attendois fa réponfe, mais elle garda encore un filence obftiné. Ma furprife fut exitrême, & je ne pus concevoir pourquoi elle jie faifoit aucun mouvement. Mon höte tour-  D Ë Z U L M A* ïtóant alors la tête , & me voyant parler dans cettè pofture refpeétueufe -a une perfonne immobile , fe mit a rire , & me dit: Abenfai, vous perdez votre tems ; cette ftatue ne peut vous voir ni Vous répondre; tout autre que vous s'y méprendroit, & la croiroit vivante : elle elf fake par un ouvrier fi habile que l'on peut s'y trompen. La ftatue a laquelle je parlois , eft pareille a ■celle a qui vous adrefHez votre compliment; elle repréfente un fage avec lequel je fuis en grande liaifon, & par ce moyen, fans fortir de mon cabinet , quand je parle a 1'oreille de cette figure , mon ami m'entend ; il répond pareillémenta une autre figure qu'il tient de moi, >& je I'entends de même. Celle que vous voyez affife-repréfente la fille de ce fage ;-il m'a chargé de fon éducation , & fans qu'il foit néceilaire que je fois auprès d'elle, je lui donne des pré* ceptes de fageifie. Ce difcours augmenta encore ma furpfife • je le priai de m'inftruire du nom du père & de la élle, mais il me répondit qu'il ne lui étoit pas permis de fatisfaire ma curiofité la-delfus, & fl m'invita a cacher avec plus de foin les empreffemens que je relfentois. U avoit raifon ; dans le trifte état oü j'étois, & accablé de maux , je devois me trouver trop heureux de pouvok parler a cette belle par une voie qui ne m'o- Zij  3^6 Les Voïages bligeoit pasa montrér mon infortune. Cependant je continuai de parcourir la ville tous les jours , moins pour chercher la perfonne charitable qui devoit me rendre ma première figure , que pour rencontrer le père de la beauté que j'adorois , & faire connoiflance avec lui pour m'introduire enfuite dans fa maifon. C'étoit tous les foirs un chagrin nouveau pour moi de ne l'avoir point rencontré; je rentrois dans la maifon avec une triftelfe mortelle , & ne manquois pas d'en faire part a ma ftatue ; car l'irnan m'avoit laiftë la liberté de la voir tous les jours, de 1'entretenir de mon amour, & de chercher auprès d'elle quelque confolation. Je palfai quelque tems dans cette y vreffe d'amour quine laifle pas de donner du plaifir, quoique les objets n'en foient pas réels; j'étois •sur que cette perfonne m'entendoit , qu'elle étoit perfuadée par mes difcours que j'étois infiniment amoureux ; il eft vrai qu'elle ne me répondoit pas , & que je ne pouvois favoir fi mon amour lui étoit agréable; mais d'un autre cóté je penfois que nul homme n'avoit la liberté de la voir. Je me flatois quelquefois que l'irnan vouloit la préparer par mes foins & mes difcours a me voir fans horreur : II me trouve peutêtre , difois-je en moi-même, un aflez bon parti pour cette fille, malgré le trifte état oü le fort jn'a réduit; le tems m'éclaircira de tout , ne  d e Zulma. tff Ibngeons maintenant qu'a jouir du plaifir de la voir & de lui parler. Au bout de quelques mois, le fage me dit: Abenfai, vous perdez ici votre tems; fi vous aviez dü trouver dans Bagdad la perfonne qui vous tirera de 1'état oü vous êtes, vous 1'auriez rencontrée; vous vous amufez a parler d'amour fans qu'on puilfe vous répondre ; il faut être en état de plaire lorfqu'on eft amoureux. Faites vos réflexions fur ce que je vous dis ; je ne veux pas vous prelfer de partir ; mais je ne veux pas auffi que vous ayez a me reprocher de ne vous avoir pas dit ce que je penfe. Je vous fuis fort obligé, lui dis-je, je me fuis fait la même lecon; mais j'avois befoin de votre confeil pour m'arracher a une image fï parfaite. Je pris auffitót Ia réfolution de fortir de Bagdad , & dès le lendemain, a la pointe du jour, j'allai trouver le fage, pour prendre congé de lui , & parler encore une fois k Ia perfonne dont j'étois charmé. Je me jetai enfuite a genoux devant cette ftatue, je lui dis les raifons de mon départ; je 1'aflürai de 1'excès de mon amour, & j'employai les termes les plus vifs pour Ia perfuader qu'il n'y avoit que la mort qui put changer les fentiraens que j'avois pour elle. Z iij  3j8 Les Voyagïs Le fage avoit paffe dans la chambre pro>chaine pour me laifler la liberté de parler fans, témoin; il en avoit ufé de même tout le tems que j'avois demeuré chez lui. Je ne pus m'empêcher , en lui difant adieu, de lui témoigner mon inquiétude fur le peu de moyens que javois pour faire mon voyage; je le confultaï enfuite fur les lieux oü je devois aller : A eet égard, me dit-il, c'eft a vous , Abenfai, a vous déterminer , la puiffance fuprême vous infpirera, Vous ne devez pas avoir moins de tranquillité fur vos befcins ; avez-vous manqué depuis que vous êtes forti de la maifon paternelle ? Je compris qu'il avoit raifon, je le, priai d'oublier mon peu de confiance, & après mille proteftations d'amitié & de reconnoiffance, je Pembraffai tendrement, & je fortis de Bagdad a la pointe du jour. Je ne vous ennuierai point, feigneur, du récit de mes derniers voyages , & de tous les maux que j'ai foufferts. Je vous dirai feulement qu'il ne m'eft rien arrivé de remarquable depuis quatre ans que je n'ai ceffé de marcher. Je fuis arrivé ici après avoit fait le tour de 1'Afrique, en fuivant les cötes.. J'ai coutume de paffer les nuits, ou la grande chaleur du jour, dans le premier lieu que je troüve commode, & j'y féjourne quelquefois quand 1'extrême lafiltude m ote le pouvoir de  de Zulma. marcher. Cette pyramide que j'ai trouvée dans mon chemin m'a paru propre a me retirer ; je vous y ai trouvé , feigneur , c'eft Ie premier bonheur que j'ai fenti depuis que je fuis forti de Bagdad; vous avez eu plus de compaffion de moi que de frayeur , & j'ai fenti pour vous tout le refpect que vous impofez par votre préfence. Le plaifir d'apprendre les raifons qui vous obligent de vous cacher dans un endroit fi peu convenable, me donnera une feconde confolation, je vous fupplie, feigneur, de ne me point faire languir dans cette impatience. H I S T O I R E ~D' Abulmer. JE m'appelle Abulmer, feigneur, je fuis fils du foudan d'Egypte , qui commande dans Ie pays oü vous me voyez dans un état fi malheureux , que vous conviendrez que vous êtes moins a plaindre. II vous refte la flateufe efpérance de voir changer votre état; vous aimez, & vous ne favez point fi vous êtes haï ; moi je n'en puis douter : ce qui augmente mon défefpoir, c'eft que je ferois heureux fi j'avois été auffi fage que je fuis amoureux. Ziv  'gób Les Voyage? Je fuis né, continua-t-il, avec toutes fortes d'efpérances; mes parens avoient pour moi une amitié qui égaloit 1'amour qu'ils avoient 1'urt pour 1'autre; jamais paffion n'a été plus conftante, puifqu'elle fubfifle encore. I!s m'ont élevé avec beaucoup de foin, & j'ai été alfez heureux pour réuffir dans tous mes exercices, & répondre aux efpérances qu'ils avoient coneues de moi» Ma paffion dominante a été la chafle; j'étois moins flaté des applaudiffemens que je recevois dans mes exercices publics , que d'avoir tué quelques bétes féroces. Un jour que la pourfuite d'un taureau fauvage m'avoit éloigné de mes gens, glorieux de 1'avoir vaincu, j'en rapportois la tête, & je revenois au petit pas le long des bords du Nil; j'appercus de loin une femme qui. fuyoit & qui étoit pourfuivie par un de ces anïmaux dangereux, qui ne fortent du Nil que pour chercher une proie. Mon cheval étoit prefque rendu; mais ne pouvant refufer le fecours que je devois a ■cette femme, je le pouffai de vïtelfe fur la béte, & je la fis rentrer dans le fleuve avec épouvante» La femme qu'elle avoit pourfuivie couroit toujours, quoique je lui criafle de toute ma force qu'elle n'avoit rien a craindre; elle arriva a 1'entrée de cette pyramide oü nous fommes préfentement. Je Ia fuivis , & je latrouvai couchée  de Zulma. 361 a terre comme une perfonne a qui les forces avoient manqué, & prefqu'évanouie de frayeur & de laflitude ; mais eet état n'avoit rien diminué de fa beauté, & j'en fus fi vivement touché, que je ne pus prononcer un feul mot. Cependant les forces lui revenant peu-a-peu, elle iouleva la tête , & me regardant avec un air fort doux, elle me dit : Je vous dois la vie, feigneur, & je ne ferai aucune facon de vous dire que Ton eft liQureufe d'étre engagée par reconnoiflance a aimer une perfonne comme vous. Ces paroles étoient prononcées avec tapt de graces , & fortoient d'une bouche fi charmante, qu'elles allèrent jufqu'a mon cceur. L'amour commencé toujours par nous flater, il ne fait fentir fes peines que lorfque nous ne fommes plus a portée de Pólo'gner : il n'y a que fexpérience qui puifle nous apprendre a nous tenir fur nos gardes contre des commencemens qui font fi féduifans : hélas ! je n'avois encore aucune connoiflance des eflêts cruels de cette paftion. Le commerce des femmes 'eft interdit aux jeunes gens parmi nous, & je n'ai jamais eu de goüt pour celles qui font trop communes; mon éducation m'en avoit éloigné., Je fentis tout le charme de ce premier moment qui nous porte a aimer, & mon gceur fe livra tout entier k  ^62 Les Voyages cette paffion qui caufe aujourd'hui tous mes malheurs. Cette perfonne étoit parfaitement belle; fes difcours étoient flateurs; & quoiqu'ils fulfent un peu trop libres pour un homme qu'elle ne connoiflbit point, la magnificence de fes habits ne me permettoit pas de croire qu'elle füt une femme du commun. Je lui préfentai la main pour Ia relever fans lui rien dire, elle la regut avec une politeffe noble qui me confirma dans les réflexions que je venois de faire ; fa beauté s'augmenta a mes yeux; fes graces & la liberté de fa taille y donnoient encore un nouvel éclat. Mais , feigneur, admirez mon innocence; je difputois tous les jours avec fuccès contre les plus favans du Caire, & cependant il me fut ïmpoffible d'exprimer ce que je fentois, tant j'étois agité. Cette aimable perfonne fut encore obligée de reprendre la parole, & me dit : Je juge a votre habit & a votre turban , que je dois vous nommer feigneur; le fecours que vous venez de me donner me fait efpérer que vous ferez aflez généreux pour me remener ici prés, dans une habitation qui m'appartient, & oü l'on eft fans doute en peine de moi. Vous avez raifon, lui répondis-je, madame, de croire que je ferat tout ce qu'il vous plaira de me commander; mais ü le lieu oü vous voulez que je vous conduife  DÉ Z ü L K A. 36*3 eft aflez lom pour ne pouvoir pas y aller a pié, je ne puis vous offirir qu'un cheval hors d'haleine, qui peut-ctre expire a cette porte. Puifque cela eft, me répondit-elle, il vaut mieux paffer ici la nuit, a moins que vous ne craigniez de cléplaire a quelqu'un qui vous attend fans doute cc foir avec impatience. Je ne cra'ms, madame, que de vous quitter, & fi vous le trouvez bon, je demeurerai non - feulement cette nuit, mais tout le refte de ma vie auprès de vous. Je me trouverois trop heureufe, feigneur, me dit-elle, mais je ferois bien fachée de vous mettre a une épreuve fi rude; je fais diftinguer un difcours poli de ceux qu'on doit prendre a la lettre. I\'on, madame, lui répondis-je, eeluici ne vient point de ma politefte , & puifque vous ftivez fi bien connoitre la vérité, vous devez démèler mieux que je ne faurois faire moi-mcme, ce que je penfe dans ce moment. Je vous avouerai, feigneur, me dit-elle, que je dois être furprife du tems que vous avez été fans parler, car il me femble que vous n'avez point de fujet d'être timide. N'en devinez-vous point la raifon, madame, lui répondis-je? mon peu d'expérience m'empêche d'en juger, & je vous ferois infiniment obligé de me la développer : la crainte de vous dire quelque chofe la-deflus que vous n'approu-.  364. Les Voyaöes veriez peut-être pas. Je vous entends, feigneur» mé dit-elle en m'interrompant, vous ne me connoiffez point; vous vous trouvez feul avec une femme qui vous a dit fans doute trop promptement qu'elle vous trouvoit aimable; je n'avois point eu le tems d'y faire réflexion, & vous avez jugé un peu trop légèrement fur une vérité que je n'ai pu retenir dans le premier mouvement de ma reconnoilfance; mais, feigneur, je ne fuis pas en peine, avec le tems, de vous donner meilleure opinion de moi. Si vous contïnuez une connoiffance que le hafard a commencée, je fuis süre que vous concevrez pour mal Feftime que je mérite. J'ai pour vous , madame , lui répondis-je , tout le refpecl que l'on doit au fexe , lorfque Ton eft bien né ; cela ne m'empêche pas d'admirer votre beauté. Je prétens vous marquer mes fentimens par ma retenue , vous réglerez mes aétions , & fi je ne puis régler ma penfée , je prendrai foin de vous la cacher. Je veux a I'avenir n'avoir d'autre deffein que celui de vous plaire ; j'en fais mon unique bonheur. En quelque lieu que vous vouliez que je vous conduife , pourvu que je ne vous quitte plus, les déferts de 1'Arabie n'auront rien d'affreux pour moi. Quoi, feigneur , me dit - elle , fi vous ne  de Zulma. pouviez me voir que dans cette mafure, vous y viendriez avec plaifir, & vous quitteriez pour moi le Caire & votre maïtrelfe ? car fans doute, vous n'avez point encore de femmes a vous. Je n'ai jamais fouhaité d'en avoir, lui re'pondisje , je me'prife celles qui fe plaifent avec le premier venu , & je ne compte point fur le cceur de celles que l'on enferme après les avoic achetées. J'approuve fort ce fentimcnt, me ditelle ; & puifque vous avez de la délicateffe , feigneur , vous êtes capable d'une vraie paffion : je ne veux pas cependant que vous demeuriez ici fans en fortir ; mais j'exige de vous d'y venir tous les jours : j'aurai foin de m'y rendre , " je ferai avertie quand vous partirez du Caire! Vous feindrez d'aller a la chaffie , vous quitterez vos gens , comme vous faites quelquefois, & vous reviendrez fur vos pas me trouver ïci! Tant que ce commerce vous conviendra , il ne finira pas ; mais fi vous êtes capable de me faire la moindre infidélité , vous ne me reverrez jamais; je fuis bien-aife de vous avertir auffi que je ne bornerai pas-la ma vengeance , & qu'il n'y a rien que je ne fois capable de faire pour vous marquer combien cette offenfe me fera fenfible. Songez-y bien avant de me répondre , & de vous engager avec moi. J'étois ü de'terminé a me conformer a toutes  gfó Les Vovages les volontés de cette aimable perfonne , que je neus aucune peine a lui faire tous les fermens que je crus capables de la ralfurer fur la crainte qu'elle paroiiToit avoir de quelqu'inconftance .de ma part. Nous pafsames la nuit en converfation , fans qu'elle voulut me dire fon nom , ni fa condition , quoique je 1'en preffalfe extrêmement. A la pointe du jour elle me dit : Voila 1'heure qu'il faut que nous nous féparions , feigneur , iconduifez-moi feulement jufqu'a une avenue de .palmiers qui eft devant ma maifon , je ne veux .pas que mes efclaves vous voyent ; comme je puis difpofer de moi , je fuis libre de fortir Xeule pour me promener , j'en ufe de même .tous les jours , & il ne m'étoit encore arrivé aucun accident. Elle fe leva enfuite , & je fortis avec elle* pour 1'accompagner par un petit fentier jufqu'a cette allee de palmiers , dont elle m'avoit par.lé, au bout de laq-eelle j'appercus en effet une maifon qui me parut trés-belle , & que je ne pus reconnoitre , quoique j'euffe chafie fouvent de ce cóté-la. Elle me dit adieu, & m'ordonna .de me trouver le lendemain dans cette pyra.mide. Elle voulut , je crois , me donner plus d'impatience de la revoir, par la défenfe qu'elle :ffie fit d'y revenir le .même jour , fous prétexte  » e Zulma. 367 de le donner tout entier a ralfurer ma familie qui auroit fans doute trouvé mauvais que j'eufie paffé la nuit dehors. Je la quittai avec peine , & voulois la conduire plus loin , mais elle s'y oppofa; je la fuivis des yeux tant que je pus la voir. Si elle m'avoit paru belle a la lueur fombre qui eft ici , elle m'éblouit au grand jour ; fa démarche 'légere & la grace qui étoit répandue dans toute fa perfonne , achevèrent de me charmer. Je demeurai quelque tems immobile après 1'avoir perdue de vue ; mais enfin , lorfque mes «fprits furent plus tranquilles, je repris le chemin du Caire. Mon cheval , que je n'avois pu -trouver en fortant de la pyramide, fe préfenta Levant moi a cent pas de-la; il étoit couché aa pié d'un arbre , & fembloit m'attendre. Un moment après , je rencontrai plufieurs efclaves difperfés qui me cherchoient par ordre de mon père ; je leur dis que mon cheval s'étoit rendu trop loin de la ville , & que j'avois trouvé a propos de le lailfer repofer pendant quelques heures; ils me crurent, & l'un d'eux courut annoncer mon retour. Mon père me fit quelques tendres reproches 'fur ma fureur pour la chaffe ; je m'excufai 1* mieux qu'il me fut poffible, & je lui promis de. iamodérer. Sa réprimande fervit de prétexte $  gfiS Les V o y a g e s 1'inquiétude qui m'agita pendant toute la jöüt-* née ; je ne pouvois demeurer un moment dans ïa même place ; je repaffois dans mon efprit jufqu'aux moindres paroles de la perfonne que j'avois vue. Je croyois dans des momens que le rendez-vous qu'elle m'avoit donné pour le lendemain , n'étoit quiun amufement , & que feAroyant feule avec un jeune homme dans un lieu auffi retiré , elle avoit voulu me tenir dans ie refpeét , en me donnant une efpérance qui me fït rcmettre au lendemain , ce qu'elle avoit peur que je ne tentaffe dans la même nuit , fi j'avois cru ne la revoir'jamais. L'affectatioa qu'elle avoit eue de cacher fon nom , après m'avoir fait dire le mien , me rendoit la vérité fufpedte : enfin je paffai cette journée & la nuit fuivante dans des agitations que je ne puis exprimer; mais 1'heure étant venue oü j'avois accoutumé d'aller a la chaffe, je partis du Caire, & je düperfai d'abord mes gens, de facon que je me trouvai en liberté de Venir ici. J'attachai mon cheval au pal mier qui eft auprès de la - porte, & j'entrai , feigneur, avec un battement de cceur qui faifoit trembler mes jambes , & qui me mettoit hors d'état d'avancer. Je fis ^cependant quelques pas , & je tombai dès 1'entrée de la voüte. La perfonne qui devoit m'attendre étoit ici: elle fit un grand cri en me yoyant  D E Z V t M ï< ^gp' Voyant a bas , & vint promptement a moi pour me relever. Rien ne peut exprimer, feigneur, ce que je fentis dans ce moment par le plaifir de la revoir , & par 1'inte'rêt qu'elle paroifioit prendre a ce qui venoit de m'arriver. Non , feigneur, on ne meurt point de plaifir , puifque je fuis encore en vie. Je demeurai a fes piés , je les tins long-tems embrafies fans répondre aux queftions qu'elle me faifoit fur ma chüte; mon tranfport étoit trop grand pour qu'elle en ignorat Ia caufe ; tout autre que 1'amour , & 1'amour le plus violent, ne fauroit produire ui« li grand effet. Je ne vous ennuyerai point , feigneur , de nos converfations : je venois ici tous les jours, il me paroiffoit qu'elle n'avoit aucun doute fur la vérité de ma paffion ; elle me donnoit toutes les marqués que je pouvois fouhaiter, que celle qu'elle avoit pour moi étoit auffi vive ; j'étois par conféquent, feigneur , le plus heureux de tous les hommes , puifque j'étois , fans doute , le plus amoureux. Un jour venant ici a mon ordinaire, je m'égarai^ & ne pus jamais trouver un chemin que je faifois tous les jours. Je tournai & retournai très-long-tems fans voir cette pyramide. Le. foleil étoit fi violent que ne pouvant plus le Tome XFL Aa  Les Voyages foutenir , & me trouvant auprès d'une maifon, je frappai a la porte : un efclave me vint ouvrir. Je lui dis que je m'étois égaré a la chalfe, & je lui demandai la permiflion d'entrer pour prendre quelques momens de repos , & rappeler mes forces , paree que je fentois que je m'afFoibliffois ; il me répondit que j'étois le maitre ; que je pouvois me repofer dans une falie balfe oü il n'y avoit perfonne, & que pendant ce tems il auroit foin de mon cheval. Je le remerciai , & lui dis que je ne refterois que le moins qu'il me feroit polfible , paree que j'avois une affaire prelfée 'qui m'appeloit au Caire. Au Caire, feigneur ? reprit l'efclave ; favezvous qu'il y a plus de vingt lieues d'ici ? je ne crois pas que vous ni votre cheval y arriviez aifément d'aujourd'hui. Je fis un cri horrible a ces paroles , & me lailfai tomber fur un fofa , pénétré de douleur. Vous n'aurez pas de peine a croire , feigneur, que j'étois au défefpoir ; je croyois ne m'être égaré que par ma faute, & j'appréhendois que la perfonne qui m'attendoit ne me foupconnat de lui préférer quelqu'autre plaifir; je me reflbuvenois qu'elle m'avoit dit que fi je lui faifois la moindre infidélité , je ne la reverrois jamais. Qui pourra lui perfuader , difois-je en moi-même , que je me  r> e Zulma» fuis perdu dans un chemin que je fais tous les jours depuis un mois ? quoique cela foit vrai, cela n'eft pas vraifemblable. J'étois dans ces triftes réflexions, lorfqu'une jeune fille trés-belle, ayant une couronne de fleurs fur la téte , un habit blaric bordé de fleurs pareilles a celles dont elle étoit coëffée , entra avec des rafraichiflemens dans la chambre oü j'étois ; elle me dit en m'abordant: Seigheur , ma maitrefle vient de vous voir entrer ici, elle eft dans le bain, elle m'envoie vous préfenter ces rafraïchiflemens , & elle va venir tout-a-l'heure faire ellemême les honneurs de fa maifon. Je lui fuis fort obligé, répondis-je, mais il faut que je forte d'ici dans le moment, j'ai une ^affaire preffée qui m'empéche de profiter de 1'honneur qu'elle veut me faire. Seigneur me répondit cette fille , vous ne commettrez pas une fi grande impolitefTe. Je me levai cependant fans lui répondre& je demandai mon cheval a l'efclave qui m'avoit ouvert. Comme j'entrois dans la cour , j'appercus la maïtrefle de la maifon qui venoit a moi : je voulus faire femblant de ne ï'avoir point vue ; mais elle nvarrêta & me dit: Je fuis fortie de mon bain, feigneur , pour vous voir , je me flate que vous voudrez bien me donner un moment d'audience , j'ai quelque chofe d'important a vous Aa ij  37^ Les Voyages dire. Je lui répondis que j'étois trés - faché d'étre obligé de la quitter , & de ne pouvoir 1'entendre ; elle m'arrêta encore & me dit en colère : Vous pouvez fans doute ne me pas écouter ; mais il ne dépend plus de vous de fortir d'ici. Que l'on ferme les portes , ditelle a eet efclave qui m'avoit ouvert, je veux voir li ce brutal mettra le fabre a la main contre des femmes & un vjl efclave. Ces paroles me firent rentrer en moi-même , je lui fis des excufes de mon peu de politeffe ; je 1'affurai que fi. elle favoit les affaires que j'avois , elle me pardonneroit. Quelles affaires peux-tu avoir a ton age , me dit-elle ? tu ne dois fonger qu'a 1'amour ; fi c'eft un rendez-vous , on peut t'en dédommager. Elle me dit enfuite beaucoup de chofes fort preflantes pour m'arrêter ; mais j'avois fi peu envie de 1'entendre , que je ne faifois aucune attention a ce qu'elle me difoit. Elle s'en apperijut & s'en facha. Elle pafla plufieurs fois 'de la colère a la tendreffe : elle étoit belle , elle parloit trés-bien , elle me marquoit une paffion très-vive ; mais rien ne put me retenir. Je perfiftai a lui demander en grace de me laiffer fortir • ma réfiftance la choqua de telle manière qu'elle s'évanouit ; & je profitai du moment oü l'on étoit occupé a la fecourir peur  de Zulma'. 373 monter a cheval, & fortir de cette maifon fatale. Quand j'eus fait environ quatre ou cinq eens pas , je crus reconnoïtre le pays oü j'étois , & y avoir chaffé; mais il étoit direétement oppofé au lieu oü je voulois aller : je pouffai vivement mon cheval, & quelque diligence que je pus faire , je n'arrivai ici que lorfqu'il fut entièrement nuit. Je trouvai la perfonne qui m'y avoit attendu , qui en fortoit; je mis pié a terre pour lui conter mon aventure; mais elle ne voulut point m'entendre. Elle céda cependant a mes prières , & m'écouta froidement, & enfuite elle me dit : Vous m'avez fait rentrer ici , Abulmer , pour me conter une fable ; fi vous n'avez rien autre a me dire , je ferai mieux d'en fortir : vous favez ce que je vous ai dit , fongez-y. Elle me quitta en achevant ces paroles , je voulus la retenir , mais elle s'échappa de mes mains, avec tant de légèreté que je la perdis de vue en un moment. Je retournai au Caire dans un défefpoir incroyable ; je revins le lendemain ici , elie n'y étoit point : je fis plufieurs jours de fuite le même voyage inutilement. J'ignorois fon nom , & je ne pouvois imaginer aucun moyen d'apprendre de fes nouvelles , & de lui donner des miennes ; cependant mon innocence ne pouvoit me. rauurer, paree que toutes les apparences étoient Aa ii|  374 Les Voyages contre moi. Ces réflexions me causèrent un chagrin fi violent , que j'en fus trés - dangereufement malade , & je ferois mort fans doute , fi elle n'avoit pas trouvé le fecret , de me faire tenir un billet ou il y avoit ce peu de mots : Je ne poujfe pas la colère jujqua la mort , fonge^ a rétablir votre fanté : la première fois quelle vous permettra de fortir du Caire , vous trouvere^ votre amie dans le même lieu oü vous Vave%_ cherchée inutilement. Ce billet me rappela a. la vie ; cependant je doutois qu'il vint de la perfonne qui pofledoit mon cceur : en effet , je n'avois vu entrer dans ma chambre que des gens attachés a mon père. Je m'imaginai qu'il avoit fait épier mes actions depuis la nuit que j'avois couché dehors ; qu'il avoit appris mes rendez-vous a la pyramide j qu'il avoit pénétré le fecret de mon amour en obfervant ma conduite ; enfin qu'il avoit conclu de toutes ces circonftances ramaflees , que ma maladie provenoit de chagrin , & qu'il avoit réfolu de me donner quelqu'efpérance : j'étois d'autant plus confirmé dans cette penfée, que je trouvois la lettre trop courte & trop froide pour une perfonne qui m'avoit donné tant de marqués d'une fincère paffion. Malgré mes raifonnemens , 1'efpérance prit le deflus & ma fanté fe rétablit ; mon impa-  e» e Z ü l m a. 37^ tïence ne me permettant pas d'attendre qu'elle füt parfaite , je me fis mettre a cheval trois jours après pour venir ici , & j'eus le plaifir d'y trouver ma maitrelfe , qui pleinement convaincue de mon innocence, calma mes chagrins par les plus tendres carefles. La fatisfaciion qui brilloit dans mes yeux a mon retour , perfuada mon père & ma mère que la chafle étoit abfolument néceffaire a ma fanté. Je paffai encore quelque tems dans eet état heureux ; je venois ici tous les jours , elle y étoit avant moi , mon bonheur & mon amour rempliflbient tout mon cceur & croiflbient a chaque vifite. Un jour que je retournois au Caire au petit pas, mon cheval s'arrêta & recula comme s'il avoit eu peur ; je le piquai de 1'éperon pour le faire avancer , il fe cabra fi brufquement qu'il me défar^onna & me renverfa a terre fans me faire aucun mal. Dès qu'il fe vit en liberté , il partit comme un trait, & je le perdis de vue» Ma chüte m'étourdit un peu , mais je repris, bientót mes fens & je me levai pour achever ma route a pié ; j'avois déja fait quelque chemin, lorfqu'un efclave noir fe jeta a mes piés, en verfant un torrent de larmes : Seigneur , medit-il , que votre valeur & votre générofité vous engagent a venir avec moi délivrer une: 4^ Aaiv  •376 Les Voya&es" jeune princefle de la tyrannie d'un monftre qm lui fait fouffrir tous les jours mille maux ; vous avez peu de chemin a faire , elle n'eft qu'a un mille ü'ici. Je lui répondis que je tenterois volontiers une pareille aventure, fi je la pouvois croire véritable ; mais qu'il étoit difficile de me perfuader , qu'il fe pafsat fi proche du Caire , quelque chofe d'injufte & de tyrannique fans que le foudan en fut informé , & qu'il en füt informé, fans y avoir mis ordre. II le fauroit fans doute , feigneur , me dit l'efclave , fi on avoit pu le lui apprendre ; mais nous fommes arrivés hier en ce pays & nous changeons de demeure prefque de jour a autre. Notre tyran eft un génie qui tranfporte la princefle d'un lieu dans un autre , comme il lui plait. Nous avons déja parcouru 1'Afrique & 1'Afie , fans qu'on ait jamais fu oü nous étions ; il n'y a qu'une gouvernante & moi qui foyons attachés a la princefle , & l'on nous retient avec beaucoup de précaution; le palais eft gardé par des bétes féroces qui ne laiflent approcher perfonne. Je lui demandai comment il avoit pu faire pour en fortir, & me venir trouver ? Seigneur , me répondit l'efclave , ce fabre a le pouvoir d'éloigner les bêtes feroces ; je fuis forti par fon moyen , & je me fuis caché pendant Ie jour dans ce petit bois oü vos gens chaflbient; l'un  de Zulma. 377 d'eux m'a afluré que vous pafTeriez par ici, & je vous y ai attendu ; ce qu'il m'a dit de la bonté de votre cceur , m'a donné quelqu'efpoir que vous voudriez bien venir avqc möi délivrer la princefle, & je vous ai reconnu, feigneur , quoique vous fufliez a pié, a 1'extréme beauté dont ils m'ont dépeint votre perfonne. Je vous trouve trop flateur pour être véritable , lui dis-je ; mais je ne veux pas que vous me foup^onniez de feindre quelqu'incrédulité a deffein de fuir une aventure aufli extraordinaire que celle dont vous me parlez ; montrez-moi feulement le chemin que je dois tenir , & je le fuivrai. L'efclave marcha devant moi fans me répondre. Après avoir traverfé une partie du bois dans lequel il m'avoit conduit , j'appercus de la lumière a quelque diflance de nous ; l'efclave fe retourna & me dit : Seigneur , voila le palais dont je vous ai parlé ; vous trouverez a la porte des animaux de toutes efpèces qui en défendent 1'entrée ; mais vous les difllperez facilement avec ce fabre que j'ai dérobé au génie. Quand je fus muni de cette arme , le noir me conduifit a une porte qui me parut de fer; deux lions d'une groffeur prodigieufe étoient couchés en travers vis-a-vis l'un de 1'autre ; je marchai a eux le fabre a la fhain ; ils firent des  378 Les Voyage s rugiffemens affreux & vinrent fe coucher a mes piés ; l'un d'eux frappa la porte avec fa queue , & a 1'inftant elle s'ouvrit ; un grand nombre d'autres animaux , & de bêtes féroces fortirent de plufieurs petites loges de bois pour venir a moi ; je levai le fabre en 1'air pour les frapper , ils s'abaifsèrent a mes piés de même que les lions , & je traverfai enfuite fans autre difficulté une très-grande cour fort bien éclairée par des lumières qui paroiflbient des quatre cótés du batiment, qui me parut d'une beauté fingulière. Vis-a-vis de la porte par oü j'étois entré , je trouvai quatre marches qui conduifoient dans un falon éclairé de mille bougies jaunes ; une porte ouverte oppofée a celle par oü j'entrois , me laifTa voir un appartement tendu de noir comme le falon , & éclairé de même. J'entrai dans eet appartement qui étoit fort long, je traverfai toutes les chambres fans y trouver perfonne : l'efclave qui m'avoit conduit avoit difparu fans que je m'en fuffe appercu. Je trouvai au bout de eet appartement lugubre un autre falon qui n'étoit point tendu de noir, il étoit éclairé par des bougies blanches; des colonnes de marbre blanc foutenoient la voüte , entre chaque colonne il y avoit une niche , & fur un piédeftal une figure noire comme l'efclave qui rn'avoit conduit i elles avoient  de Zulma. 379 toutes le fabre a la main ; mais elles n'avoient aucun mouvement. Je m'arrétai quelque tems a les examiner , & les voyant toujours dans la même. attitude , je jugeai qu'elles étoient de marbre. Au bout de ce falon il y avoit un tombeau de marbre noir élevé de terre par trois marches de marbre blanc ; au bas de la première marche étoit affifa une vieille femme, la tête dans fes mains, & les coudes appuyés fur fes genoux; elle pleurok amèrement, & quoique j'approchaffe prés d'elle , elle ne parut pas y faire aucune attention. Je montai jufqu'au tombeau , & je foulevai un tapis de drap d'or qui couvroit une femme d'une beauté fingulière , dont le cceur, percé d'une flèche , paroiffoit encore répandre quelques gouttes de fang. Je me doutai que c'étoit la malheureufe princeffe pour qui l'efclave m'avoit demandé du fecours. II faut , dis-je en moi-même , qu'il ait appris que le génie 1'a tuée & abandonnée , puifqu'il m'a quitté; c'eft fans doute ce qui eft caufe que je fuis arrivé dans ce lieu fans y trouver d'obftacle : dans Fétat oü le génie a mis cette beauté , il ne fe foucie point de la garder, puifqu'elle ne fauroit plus lui donner de jaloufie. Je voulus lui prendre la main pour juger a-peuprès du tems qu'il y avoit qu'elle étoit morte, elle fit un mouvement qui me fit juger qu'elle  380 Les Voyages vivoit encore. Quoique je ne duffe pas me flater de lui fauver la vie en lui donnant du fecours , je voulus effayer de lui öter la flèche qui lui percoit le cceur ; je la pris par le bout, je la tirai de toute ma force , & je 1'arrachai; la perfonne couchée fit un foupir , & ouvrit les yeux. La vieille femme qui étoit affife fur le degré, fe leva avec un vifage gai , & me cria : Courage , feigneur , que votre valeur acheve cette aventure. Je retournai la tête pour regarder celle qui me parloit , j'appercus en même-tems toutes ces figures que j'avois cru de marbre , qui étoient defcendues de leurs piédeftaux , & qui venoient m'attaquer. J'allai a elles le fabre levé pour les combattre ; mais dans le même moment elles fe jetèrent a mes piés, & demandèrent grace. La perfonne qui étoit dans le tombeau fe leva fur fon féant, & s'écria en m'adreffant la parole : Quoi ! ce n'eft point mon perfécuteur , qui me tire aujourd'hui du malheureux état oü il me met tous les jours ? Non, madame , lui répondisje ; fi vous êtes en état de vous lever , je vous fortirai d'ici avec 1'aide de cette femme qui me paroït prendre intérêt a ce qui vous regarde ; vous êtes en Egypte , mon père y eft le maitre, & nous ne fommes pas loin du Caire.  3de Zulma". 381 Seigneur , me répondit-elle , en fortant du tombeau d'une manière fort légère , nous n'avons plus rien qui nous prelfe ; vous avez dü juger par tout ce que vous avez vu, qu'il y a quelque chofe qui n'eft pas naturel dans une guérifon auffi prompte que la mienne. La flèche que vous m'avez arrache'e , & le fabre que vous avez, me tirent des mains du génie; vous êtes préfentement en droit de commander dans ce palais; vous vous en appercevrez même par les changemens que vous trouverez dans 1'appartement tendu de noir. Elle me prit enfuite par la main, & repaffant par les mêmes chambres, je les trouvai magnifiquement meublées, Sc éclairées par d'autres bougies & des Iampes de criftal. Ma furprife fut trop grande pour la cacher; elle s'en appergut, & me dit, en continuant fon chemin: Ne foyez point étonné , feigneur , de ce que vous voyez ; vous trouverez encore des chofes plus extraordinaires dans mes aventures, que je vous conterai quand nous ferons arrivés au lieu que je vous deftiné cette nuit. J'ofe me flater que vous voudrez bien demeurer avec moi plus d'un jour. Si je vous étois encore utile a quelque chofe , madame , lui répondis-je , j'y demeurerois avec plaifir; mais il me femble que voüs m'avez dit que vous êtes fortie du pouvoir du génie , Sc que  382 Les VovageS vous êtes la maitreffe ici; dès que vous m'aUrez fait la grace de me dire vos aventures , je recevrai vos ordres , & je partirai pour retourner au Caire. Je fuis dans une fituation que je ne faurois m'en abfenter , fans livrer des perfonnes , a qui je dois beaucoup , a des inquiétudes facheufes. II me parut a ce difcours un chagrin fort marqué fur le vifage de la princeffe ; elle ne me répondit rien : je la fuivis dans le lieu oü elle avoit deffein de s'arrêter ; elle s'affit fur un fofa, & m'invita d'y prendre place auprès d'elle. La vieille qui nous avoit toujours fuivis-, fe mit a genoux devant elle, & lui dit: Ma belle princeffe , laiffez - moi conter vos aventures a ce généreux prince ; il y a mille chofes que vous ne lui direz point par modeftie, & je fuis bien aife qu'il les apprenne. La princeffe y ayant confenti , la vieille fe leva , & me paria ainfi: La princeffe que vous voyez, feigneur, eft fille du roi de Congo ; elle s'appelle Méliflienne. Son extréme beauté vient de fa mère qui étoit européenne ; vous voyez qu'elle eft blanche, & vous favez que les peuples parmi lefquels elle eft née font ordinairement noirs. Outre la beauté dont elle eft pourvue, elle a toutes les vertus que l'on peut défirer même au plus honnête homme : le courage, 1'efprit, le fecret, la droiture, 1'amitié,  BE Z Ü E M A. la modération, lagénérofité, toutes ces qualités font en elle dans leur plus grande perfeétion. Le rol fon père/qui a beaucoup d'efprit, a toujours reconnu en elle toutes ces qualités dès fa plus tendre jeunelfe; & moins en père préoccupé, qu'en homme habile, il lui a toujours confie' fes fecrets, & ne 1'a point tenue enfermée comme les autres femmes. Elle vivoit au milieu de fa cour avec une grande liberté; elle avoit des amies a qui elle procuroit la mem e fatisfadion; elle difpofoit prefque de toutes les graces, paree que le roi n'en accordoit aucune fans la confulter, & que fon avis le déterminoit toujours; elle les diftribuoit avec tant de juftice & de difcernement, qu'elle ne s'eft jamais fait un ennemi. II y a environ deux ans qu'il parut è la cour un homme extraordinaire, tant pour fa figure que pour fes mceurs; il fe difoit prince d'une fouveraineté en Europe, & il n'eut pas de peine a le perfuader : la couleur de fon tein prouvoit qu'il étoit de cette partie du monde dont le roi a toujours aimé les habitans, par rapport a la reine fa femme. Ce prince fut long-tems a faire fa cour, & è donner des fêtes ala princefle, fans en déclarerle fujet. Un jour que le roi tenoit confeil pour répondre a plufieurs envoyés desroyaumes voifins, qui, de part & d'autre, venoient demander du' fecours pour une guerre qui s'allumoit entre  584. Les Voyages eux, le prince entra dans la chambre du confeil, & dit au roi qu'il venoit offrir de foutenir celui des concurrens que le roi voudroit favorifer; qu'il lui fourniroit autant d'hommes & d'argent qu'il en auroit befoin ; mais il demandoit la princeffe pour récompenfe , & la permiflion de 1'emmener dans fes états, On lui répondit qu'il falloit du tems pour délibérer fur une affaire fi importante, & après cette réponfe le roi fortit du confeil, & alla chez la princeffe pour lui faire part de ces propofitions. La princeffe en fut effrayée; eet homme ne lui plaifoit pas , & elle n'avoit pas defTein d'abandonner le roi ni le royaume. ^Elle remercia le roi des bontés qu'il lui marquoït en cette occafion- & après lui avoir témoigné qu'elle confentifoit a cette demande avec plaifir, fi le falut de 1'état en dépendoit en quelque chofe , elle lui fit voir qu'en cette occafion il n'y avoit aucun intérêt preffant qui put 1'obliger aun pareil facrifice, & que fon inclination n'étant pas d'accord avec les fentimens du prince, elle ofoit efpérer qu'il ne vouloit pas la contraindre a ce mariage. Le roi, fur les inftances de fa fille réfolut de remercier le prince & de le congédier, afin d'éviter les fuites de cette démarche- mais la princeffe craignant que ce refus n'attirat un puiffant ennemi a fon père, le fup^lia d'accorder la permiifion de s'expliquer elle-même avec le prince, afin  DE 2 U t M A» J8/ 'afin de lui faire agréer plus aifément les raifons qui s'oppofoient a fes défirs. Le roi y confentit; ■mais la princeffe fut bien furprife d'entendre eet amant parler en maitre, & la menacer des malheurs les plus terribles, fi elle ne confentoit a 1'époufer. II lui fit valoir fi modération & fa retenue depuis qu'il étoit a la cour; les attentions qu'il avoit eues pour lui plaire ; en un mot, il lui dit tout ce qu'il falloit pour 1'intimider en cas qu'elle le refusat , & tout ce qui pouvoit la flater fi elle ï'acceptoit. La princeffe outrée de cette infolence, lui ordonna de fortir , & lui défendit de paroitre jamais devant elle, Le roi nous apprit que le prince avoit pris fon parti plus honnctement que l'on ne devoit attendre de la violence de fon tempérament & des menaces qu'il avoit faites , & qu'il étoit enfin parti; mais peu de jours après, le roi étant avec la princeffe dans fa chambre, 1'endroit du planchet ou étoit le roi s'enronga, nous fümes tranfportés en Pair, 1'effroi & la crainte nous faifirent, & nous perdïmes connoiffance. Lorfque la princeffe revint a e;le , elle fe trouva dans ce palais ambulant avec ce prétendu prince , qui lui dit; Vous étes préfentement en ma puiffance, madame, vos refus ne peuvent m'alarmer, puifque rien ne peut fortir d'ici, & que j'y fuis le maitre. La pnnc.ife encore effrayée & incertaine de ce, ?ome XKL B b  2J86" Les Voyages qu'elle devoit répondre, aima mieux garder lo filence; vainement il la prefla de s'expliquer , il ne put en tirer un feul mot, II la mena enfuite promener par tout le palais, & lui fit voir des richeffes immenfes, il lui apprit fa véritable condition , & lui dit qu'il étoit un génie. II nous fit voir les précautions qu'il avoit prifes pour la garde de la princeffe , & pour lui öter, difoit-il, toute efpérance de recouvrer la liberté que par lui-même; vous jugez bien qu'un pareil traitement ne pouvoit qu'augmenter 1'averfion queMéliffienne relfentoit pour le génie. Enfin, outré de tant de refus, le cruel afait depuis quelques jours 1'appartement d'oü. vous fortez , & tous les foirs, avant de fe'retirer, il perce le cceur de la princeffe avec cette flèche , il la couche dans le tombeau oü vous Favez trouvée , & nous laiffe 1'une & 1'autre fous la garde de ces efclaves noirs. Le lendemain il retire la flèche, la bleflure eft auflitöt guérie, & la princefle revient a elle; alors il la perfécute jufqu'au foir, qu'il la remet dans le même état, pour lui faire fouffrir, dit-il, une partie des maux que fa beauté lui caufe, puifqu'il lui eft défendu d'ufer de toutes fes forces pour la foumettre. La vieille ayant fini fon récit, je rendis compte a Méliflienne de la fagon dont l'efclave m'avoit parlé, & des motifs qui m'avoient jpngagé a le fuivre, malgré le peu de confiance  e b e Zulma. 387 que j'avois en lui. La princeffe, qui n'avoit point parlé depuis que nous étions dans cette chambre , me remercia de nouveau & me fit un long difcours fur le pouvoir des génies & fur celui des fées ; elle me paria aufli de la fubordination des efprits élémentaires envers ceux du premier ordre & du caraétère de ces génies. Je trouvai dans ce qu'elle me dit béaucoup d'efprit & des connoiffances fort au-deffus de celles que les femmes de fa nation ont ordinairement. Après cette converfation, la vieille me conduifit dans une chambre richement meublée, & me laifTa en liberté de repofer. J'avois tant de chofes dans la téte que je ne pus dormir ; je fouhaitois le jour avec une impatience extreme pour pouvoir me retirer; la crainte de manquer encore une feconde fois a mon rendez-vous, & de facher la perfonne que j'aimois , me tourmenta toute la nuit. Le jour arriva enfin, & je me préparois a partir , lorfque la vieille me vint avertir que Méliffienne demandoit a me parler. Je fuivis cette femme avec empreffement jufqu'a la chambre de fa maitreffe, dans 1'idée de profiter de ce moment pour arranger mon départ avec elle & en prendre congé. La princeffe étoit %rée ; le jour fembloit ajouter un nouveau luftre a 1'éclat de fa beauté, fes yeux paroifToient plus vifs & plus brillans, & fa taille plus légère & plus majeftueufe. Elle mej Bb ij  ÈjSg Les Voyage* recut avec un vifage riant, & me fit affeoir fur ut* fofa oü elle-même prit place auprès de moi. Après les premières civilités réciproques, la princeffe ouVrit une converfation oü elle s'efforga de faire briller tout fon efprit & toute fa délicatelfe; elle y réuffiüoit a merveille , 8* m'auroit charmé fans doute, fi mon cceur n'eüt été prévenu pour un autre objet. Lk fujet de notre entretien étoit intéreffant & bien plus agréable que celui fur lequel nousavions fi long-tems parlé la veille. Mélilfienne donnoit a fes penfées un tour libre & naturel qui plait infiniment, même dans les bagatelles., Quoique cette converfation méritat toute mon attention , la princetTe's'appercut aifément que j'étois'fort diftrait; elle me demanda ce que je voulois faire pendant la journée. Je veux vous mener au Caire, madame , lui répondis-je, fi voulez bien y venir , & vous confier au foudan jufqu'a ce que vous puiffiez retourner dans vos ,états. Quoi! dit-elle, n'avez-vous pas encore fouhaité une feule fois de pafier ici quelques jours avec moi? Cette demande m'embarraffa, elle étoit très-oppofée a mes iptimens. Je tachai de lui faire entendre que j'auroiis profité avec plaifir du bonheur que le hafard m'avoit procuré, fi des jievoirs indifpenfables ne m'appeloient ailleurs.,  b ï Z U L M A. 5§$f La princefle ne fe rebuta point, elle me follicita de nouveau de demeurer quelque jours dans ce palais; elle prit mon filence pour un confentement, & fe tournant du cóté de la vieille , elle demanda des rafraichiflëmens , & ordonna que tout fe fentit de 1'abfence du génie, & de la préfence de fon libérateur. Les efclaves noirs nous fervirent des liqueurs qui furent accompagnées d'une fymphonie trés - agréable : mais comme je rêvois perpétuellement a la fagon dont je pourrois obtenir mon congé de la princeffe ; elle s'en appergut, & me dit qu'elle étoit étonnée qu'une mufique aufli parfaite ne put me tirer de ma diftracèion» Je pris occafion de ce reproche pour lui dire naturellement le fujet de mon inquiétude. Ma réponfe la chagrina : elle prit la vieille en particulier & lui paria long- tems a 1'oreille. Je voulus profiter de ce moment pour fortir; mais toutes les portes étoient fermées, & je fus obligé de revenir fur mes pas prier la princefle de me faire ouvrir : elle ne me répondit point , Ton chagria parut augmenter; elle fortit avec cette vieille & me laifTa feul. Je demeurai quelque tems a me promener a grands pas. J'étois dans eet état lorfque la vieille rentra s & me dit en m'embraflant. Avez-vous bien réfolu, feigneur, de vous. en aller f Oui, lui répondis-je* Bbiii  3^0 Les Voyages Quoi ! reprit - elle, la beauté ni 1'efprït de faÊ princefle ne peuvent vous retenir un feul jour? Si j'étois néceffaire a fon fervice, répliquai-je, je demeurerois; mais la princefle m'a dit elle-même qu'elle n'avoit plus rien a craindre; & je m'en appergois, puifque fes ordres font fi bien exécutés, que je n'ai pas la liberté de fortir de cette chambre , par le foin que l'on a eu d'en fermer toutes les portes. Le motif qui fait agïr Ia princefle n'a rien d'offenfant pour vous , reprit la vieille , vous n'êtes pas aflez novice, pour né pas vous appercevoir qu'elle vous aime plus qu'elle ne veut * Sc peut-être plus qu'elle ne doit; c'eft le moins que vous puifliez faire que de facrifier quelques jours a fa tendreffe. Si ce que vous me dites eft vrai, lui répondisje , je ne puis partir trop tót, il ne faut point la tromper, ni 1'entretenir dans ces fentimens, Sc qu'il feroit inutile de fortifier. Mais, ajouta la vieille , fi vous vous en alliez aujourd'hui, je vous jure, cle 1'humeur dont je la connois, qu'elle fe donneroit la mort; & fi vous demeurez, cette marqué d'attention & de complaifance aidera peut-être a la guérir. Si elle eft capable de fe guérir en fi peu de tems, repris-je, fon amour eft léger; 1'abfence le guérira mieux que ma préfence. J'ai oui-dire que les années affoibliflent  t) e Z u i; h a. '30Ï les paffions ; mais que peu de jours ne fervent qu'a les augmenter. Cependant, malgré toute ma réfolution, je ne pus refufer aux empreffemens de cette femme, de palfer le refte du jour avec fa maïtreffe, & de ne partir que le lendemain. La vieille charmée d'avoir obtenu eet article , ajouta, en me baifant la main : Au nom de ce que vous avez de plus cher , feigneur, parlez naturellement a la princeffe fur 1'état de votre cceur; ne la flatez pas & ne paroiffez pas trifte ; c'eft le feul moyen de lui rendre fa tranquillité. Nous allames enfuite rejoindre Ia princeffe dans fon appartement oü elle attendoit ma réponfe ; elle parut embarralfée en me voyant, & de mon cóté je ne 1'étois pas moins. Nous nous entretïnmes de différentes chofes pendant la journée : la princeffe contente de me voir auprès d'elle avoit repris tous les agrémens de fon efprit; & 1'efpérance de fortir de captivité en peu de tems avoit tranquillifé mes craintes. Nous rtous trouvames feuls fur la fin du jour , fans autre lumière que celle de la lune, qui donnoit fur les fenêtres de cette chambre: la mufique avoit recommencé dans le jardin , je 1'écoutois avec plaifir, & ne penfois plus a 1'inquiétude que mon abfence devoit caufer a ma maitrelfe. Cet état tranquille me plongea dans une douce rêverie ; la prinfeflë étoit fans doute dans le même Bb iy  392 Les Voyages état, car elle fit un grand foupir ; j'y répondis par un autre. Seigneur , me dit-elle, nous foupirons tous deux, mais la différence eft' grande dans la caufe qui nous fait foupirer. Je lui répondis avec plus de fenfibilité que je n'avois fait toute la journée Abulmer s'arrêta en eet endroit; il pafla la main "fur fon vifage pour en cacher le trouble & la rougeur, & demeura un moment fans parler. II reprit enfuite fon difcours. Je ne veux point, feigneur , vous faire un détail de ma foibleffe; la princefle me marqua une tendrelfe fi vive qu'a la fin j'y fus fenfible, & je lui en donnaides marques réelles malgré mon indifférence : mon cceur y eut moins dê part, que la compaflion qu'il eft naturel • d'avoir pour une paffion malheureufè. Auffitót un éclat de tonnerre fe fit entendre, le palais me parut en feu, j'appercus des flammes qui fortoient des lambris & du piancher, je crus que je n'avois pas un moment a perdre pour me fauver & pour dérober la princefle au feu qui emBrafoit la maifon. Je voulus la prendre entre mes bras, mais elle me repouftaavec violence.Regarde-moi, dit-elle , tu peux me reconnoïtre, nous fommes mieux éclairés que par la lune. Quelles furent ma douleur & ma furprife de trouver au lieu de la princefle celle que j'adorois & que je venois d'offenfer ! Elle me lahTa quelques  de Zulma. 303' rnomens dans la confuflon oü fa préfence rne jetoit; & voyant que je ne parlois point, elle prit la parole, & rite dit: Tu me vois, Abulmer , pour la dernière fois; juge de la grandeur de la perte que tu fais par le pouvoir que tu me connois. Elle fe précipita dans le moment au milieu des flammes; mon premier mouvement fut de la fuivre & de périr ; mais une main invifible, plus forte que moi, me ferma les yeux & m'arrêta. Lorfque je fus en liberté de les ouvrir, je me trouvai au bord du même bois dont je vous aï parlé. Je me laiflai tomber a terre accablé de douleur, & je paffai le refte de la nuit en eet endroit. Je fus tenté cent fois de me donner la mort; mais , outre que je n'avois point d'armes , je me fouvins que ma maïtreffe m'avoit dit plufieurs fois qu'elle ne borneroit pas fa vengeance a ne la plus voir, & je voulus lui lailfer le plaifir de fe venger a fon gré. La lueur du foleil me tira de mes réflexions : il falloit prendre mon parti fur ce que j'avois a faire , puifque je n'avois perfonne pour me donner confeil. Je ne pus me réfoudre a retourner au Caire, & je formai la réfolution de venir m'enfermer ici, & de me laifler mourir de faim. Je crus que ce lieu, fouvent témoin de mon bonheur, me donneroit encore plus de remords & de défef£Qir 3 & qu'il avangeroit ma mort.  £P4- Les Voyage* J'en pris le chemin & j'y arrivai fans rencontre perfonne. II y a plufieurs mois que j'y fuis, dans; une ferme réfolution de n'en jamais fortir. La mort, unique fecours .des malheureux T auroit terminé depuis long-tems mes chagrins, ft une voix pareille a celle de la perfonne que j'ai offenfée ne m'avoit ordonné de vivre. Depuis ce tems , une main invifible me fert a manger tous les jours. Abulmer avoit achevé cette hiftoire , & Abenfai alloit prendre la parole , lorfqu'un bruit éclatant attira toute leur attention, & les fit lever l'un & 1'autre. C'étoit Gracieufe qui, avec une petite trompette de diamant, appela d'une voix, haute & claire Olindine trois fois de fuite ; elle ajouta: Venez, Olindine, recevoir les ordres que je vous apporte de la part du deftin. Ces paroles furent fuivies d'un coup de tonnerre, & d'une flamme très-brillante qui parut a 1'entrée de la pyramide. Gracieufe reprit fa figure ordinaire & rendit a Zulma la fienne. Toutes ces merveilles ne furprenoient pas peu les deux vieillards. Le deftin vous ordonné, ajouta la fée en parlant a Olindine , de pardonner a ce prince la faute qu'il a commife; elle eft excufable , les hommes ne font pas faits d'une effence aufli pure que la vótre, il faut leur pafler les défauts oü le cceur n'a point de part.  DE Z XJ IL Ti A. II fortir. de cette flamme une voix qui répondit: La faute de ce prince eft auffi grande qu'elle puifTe être, puifqu'il étoit perfuadé que j'étois la princeffe Méliffienne; mais je fuis foumife aux ordres du deftin, & je n'en murmure point. II pouvoit méme, répondit Gracieufe , vous impofer une peine plus rude pour avoir trompé un prince qui vous aime, & qu'il vous avoit donné luimême. Votre hiftoire apprendra a toutes les falamandres a ne pas hafarder leur bonheur fi légèrement, & a ne point tenter la fidélité des hommes. Gracieufe, après cela , changea Ia pyramide en un palais magnifique, & ordonna a Olindine d'y demeurer , & d'y recevoir Abulmer comme elle faifoit auparavant dans la pyramide. Enfuite elle fe tourna du cóté d'Abenfaï, & lui dit : Prince, je laiffè le foin a votre mère de vous tirer de 1'état oü vous êtes ; recevez feulement cette canne de ma main; elle vous conduira, & elle foulagera la peine que vous avez a marcher, vous n'avez qu'a la fuivre; toutes les fois que vous aurez befoin de quelque chofe, enfoncez-la dans la terre, & vous aurez auffi tót tout ce que vous voudrez. Je fuis bien fachée de ne pouvoir rien faire de plus pour vous préfentement. Abulmer , pendant que Gracieufe parloit au prince de Tombut, étoit a genoux devant Qliadine *  3p6 Les V o t ag e rf & lui baifoit les mains avec un tranfport qui né fe peut exprimer. Gracieufe le fit lever, & conduifit tout le monde dans le palais. Elle permit a 'Abulmer de faire part de fon aventure a fon père & a fa mère feulement; elle convint qu'il vivroit au Caire comme auparavant, & qu'il viendroit voir Olindine tous les jours, & lui feroit fidéle a. 1'avenir. Elle ordonna auffi a Olindine de lui rendre fon amour &i fa confiance. Olindine aflura la fée qu'elle lui obéiroit, d'autant plus volontiers qu'elle avoit été punie elle - méme de 1'épreuve malheureufe a laquelle elle s'étoit engagée. Après cela toute la compagnie fongea afe féparer; Gracieufe monta dans fon char avec Zulma ; Abenfai prit le chemin que la canne lui marquoit; & Abulmer & Olindine demeurèrent dans le palais. Gracieufe, en continuant fon voyage, rencontra Agréable; elles s'arrêtèrent toutes deux & defcendirent dans une ifle oü elles s'affirent fur 1'herbe, au bord d'un ruiffeau qui couloit au milieu d'une prairie très-agréable , entre deux rangs de grenadiers couverts de fleurs & de fruits. Gracieufe demanda a fa fceur Agréable ce qu'elle avoit fait pour le prince Ormofa; Agréable alloit le lui dire, & Zulma lui prêtoit une attej}jion, qui marquoit 1'intérét qu'il prenoit a ce  r> t Z v i m X» 59^ malheureux prince, lorfqu'une mufique raviffante attira leurs regards d'un autre cóté. C'étoient plufieurs perfonnes -de fexe différent qui parusrent dans la prairie & qui chantoient eet hymne» O deftin, quelle puiffance Ne fe foumet pas a toi ? Tout fléchit fous ta loi, ITes ordres n'ont jamais trouvé de réflftance. O deftin, quelle puiffance Ne fe foumet pas a toi ? Malgré nous tu nous entraines Oü tu veux; C'eft toi qui nous amènes STous les évenemens heureux ou malheureux. Tu les as lies entr'eux Avec d'invifibles chaines; Par des moyens fecrets Ton pouvoir les prépare, Et chaque inftant déclare Quelquun de tes arróts. C'eft envain qu'un mortel pleure, geruit, foupire, Un roi voudroit envain t'oppofer fa fierté, Kien ne change les loix qüil te plait de prefcrire. Ton inflexible dureté Fait la grandeur de ton empire, Ton inflexible dureté En fait la majefté. Malgré la curiofité que Zulma avoit de favoir; la fin de 1'hiftoire du prince Ormofa, il ne put  5p8 Les Voyage s s'empêcher de demander a Gracieufe quel étoit ce peuple» Ces hommes, lui répondit la fée , ne font point cé>mme les autres hommes , ils peuvent nous voir comme vous les voyez. Cette terre eft une ifle inacceffible a tous les mortels ; le deftin 1'a réfervée pour la demeure de ceux dont le travail, la fageffe & le commerce qu'ils ont eu avec les efprits élémentaires, ont mérité 1'immortalité. II les laiffe plus long-tems que les autres hommes fur la terre qui leur eft commune, paree qu'il ordonné au tems de les refpefter jufqu'a ce ce qu'il lui plaife de les délivrer de leur dépouille mortelle, & de tranfporter ici leurs ames dans des corps faits exprès pour eux, & auxquels il donne tous les fens qui font agréables, & retranche tous ceux qui provoquent la douleur. Ils ne font fujets a aucune nécellité humaine, & cependant leurs plaifirs n'en font pas moins vifs. C'eft une erreur trés-commune parmi les hommes de croire que les befoins augmentent la fatisfaclion; le défir eft un befoin qui n'a point de bornes; il manque aux hommes le pouvoir de le poulfer plus loin que la fatiété. Vous concevrez aifément, paree que je vous dis , le bonheur de 1'immortalité. Ces hommes épurés revivent ici dans la plus parfaite union; ils y font tous égaux, paree qu'ils a'rrivent ici tous par te fageffe qui ne fouffte  de Zulma. 309 aucune ambition; leur conduite eft égale, quoique leurs plaifirs foient diverfifiés ; en un mot, vous êtes dans le lieu de la fuprême félicité, oü vous ferez après le nombre d'années que le deftin vous a marqué pour demeurer fur la terre, fi vous continuez a mériter par votre conduite les faveurs prématurées dont il vous a honoré jufqu'icï, Zulma répondit a. Gracieufe, qu'il n'avoit befoin, pour devenir parfait , que de 1'extréme envie qu'il avoit de lui plaire. II alloit continuer; mais les ames bienheureufes appercevant les deux fées approchèrent avec refpect. Une grande levrette blanche , que les fées n'avoient pas remarquée , vint les flater, & fe coucher devant elles avec des plaintes qui attendrirent Zulma; un jeune homme beau & bien fait la tenoit en lefle. ... . * * 11 ■■" ■■ AVIS AU LECTEUR. Ces Voyages ne font pas acheve's ; nous les donnons tels qu'ils ont paru dans le tems ; le J'uccès qu'ils eurent alors étoit indépendant de leur imperfeclion, il dok être le même aujourd'hui. Si le Lecleur en regrette. ia fuite, c'eft une preuve que l'Ouvrage eft intéreffiint, & que nous avons eu raifon de le faire entrer dans é£tte Colkcïion. Fin du feizième Volume,  £00 TABLE DES CONTES, TöME SEIZIÈME* HISTOIRE DE LA SULTANE DE PERSE. ommencement de Vhijloire de la. fultane de Perfe & des vifirs, page li Hiftoire du chéc Chahabeddin, 14 'Hiftoire du fils du roi de Deli, 31 Hiftoire du grand écuyer Saddyq , 45", Hiftoire de Venfant adopté, S7, Hiftoire d'un tailleur & de fa femme , 63 Hiftoire des oifeaux de Salomon, 71 Hiftoire du vieux roi d'Ethiopie & de fes trois fils, 78 Hiftoire du roi Togrul-Béy, & de fes enfans, 89 Hiftoire  T A E t B» £ÖI Hiftoire du prince Maliknafir, page Hiftoire des deux Hiboux, I2g Hiftoire du Santon Barfifa, Hiftoire d'un fofi de Bagdad, i^y Hiftoire du roi Quoutbeddin & de la belle Ghulroukh , Hiftoire du roi d'Aad, x^ Hiftoire du brachmane Padmanaba & du jeune Hiftoire du fultan Aqfchid, jy^ Hiftoire du prince de Carizme & de la princeffe. de Géorgie, Hifioire des trois Princes obtenus du ciel, 226. Hiftoire d'un roi, d'un fofi & d'un chirurgien ,231 -—& . LES VOYAGES DE ZULMA. j. Remier voyage de Zulma, page 233; Hifioire des fées & de leur origine, 2^6 Hifioire de la princeffe de Perfe, du prince des Tartares, & du génie Mahoufmaha, 273 Xome XFL\ Q9  Hiftoire du prince Ormofa, page 28x1 Hiftoire d'Almanfine , d'Attalide , du vifit Amulaki, & d'Achmet fon fils, 289 Hiftoire d'Haffan & de Zatime, 'Hifioire dAbenfai, 34ö 'Hiftoire a"'Abulmer, §52 Fin de la Table,