L E CA BIN ET DES F É E S.  CE VOLUME C0NT1ENT Les Contes et Fables Indiennes de Bidpaï et de Lokman, traduits d'Ali-Tchélébi-ben-Saieh, auteur turc. Ouvrage commencé par feu M. Galland, continué & fini par M. Cardonne, fecrétaire-interprète du roi pour les langues orientales, profeffeur en langue arabe au collége? royal, infpedeiu de la librairie & cenfeur royal : TOMB dix-septième.  IA/ J84 G-l LE CABINET DES FÉES, o u • COLLECTION CHOISÏE DES CONTES DES FÉES, ET AUTRES CONTES MERVEILLEÜX, Ornés de Figiires. H ■■ . l-^rr^ ■= -■ »< TOME DIX-SEPTIÈME. A AMSTERDAM, Et fe trouve a PARIS, RUE ET HOTEL SERPENTE» M. DCC, LXXXV,   'ff P RÉ F AC E. Les fables de Bidpaï, fi célèbres dans tout 1'Orient depuis plufieurs fiècles, ont fervi finon de modèle, au moins de ma-i tière a plufieurs bons ouvrages francois» J'ofe efpérer que le public en verra vo~ lontiers une traduélion complette. Feut M. Galland, auteur des Mille & une Nuits * avoit traduit les quatre premiers chapitres de ce livre, qui furent imprimés a Paris en 1724; fa mortpriva le public des dix: chapitres fuivans. L'accueil favorable que 1'on fit a eet ouvrage m'a enhardi a erb donner la fuite., L'origine de ces fables remonte a Ia plus haute antiquité. Voici ce qu'en die la Fontaine dans une préface : Seulement je dirai par reconnoiffan.ee que je dois une partie de mes fables d Bidpai fage in* a nj  v) Pr é face. dien : les gens da pays le croyent fort ancien, & original a l'égard d'Efope t fi ce neft Efope lui - même fous le nom du Jage Lokman. Bidpaï étoit un brachmane ou philofophe indien : il vivöit fous la dominar tion d'un roi des Indes très-puhTant. Ce philofophe ayant reconnu dans le prince 9 qui étoit encore fort jeune f des' inclinations nobles & un heureux naturel, réfolut de compofer un livre pour fon inftrutiion ; mais comme dans les monarchies orientales^ les princes font accoutumés a Ia plus grofïïère flaterie, & que perfonne n'ofe donner des confeils a celui qui peut óter la vie, Bidpaï crut devoir préfenter la vérité fous 1'emblême de la fable. Dabchelim, c'étoit le nom du monarque, lut avec plaifir ce livre qui renferraoit les maximes de la plus faine morale.  P R È F A C E. vi) Perfuadé que perfonne n'étoit plus en état de les mettre en pratique que celui qui les avoit dictees, il forca le brachmane, malgré fon mdifférence pour les grandeurs, d'accepter le fardeau du miniftère. Dabchelim régna long-tems & rendit fes fujets heureux. En mourant, il.remit a fes enfans 1'ouvrage de Bidpaï, comme 1'héritage le plus précieux qu'il put leur lahTer, & leur recommanda de fuivre les confeils que ce livre renfermoit. Ces princes & leurs fuccefleurs fuivirent les intentions de Dabchelim : ils fe maintinrent plufieurs années fur le tróne, aimés & adorés de leurs fujets, & redoutes de leurs voifins. L'on favoit bien que les fages fucceffeurs de Dabchelim fe gouvernoient par des maximes écrites; mais l'on favoit auffi qu'ils s'étoient fait une loi de ne point  Viïj P R É F A C E. communiquer le livre dans lequel fe trou* voient ces maximes. Kofroès premier, furnommé NouchH revan par les orientaux qui régnoit vers la fin du fixième fiècle, voulut avoir une copie de eet ouvrage, efpérant y trouver des préceptes qui contribueroient z la gloire de fon règne & au bonheur de fes fujets. II choifit un médecin de fa cour, nommé Barzoviah, pour le charger de cette difneile entreprife. Celuici fe rendit dans les états des fucceffeurs de Dabchelim. Après y avoir fait urfféjour affez long, pendant lequel il avoit eu le tems d'apprendre la langue du pays, il s'introduifit a la cour du prince régnant, z la faveur de la médecine , & parvint enfin a avoir une copie du livre de Bidpaï. De retour en Perfe il en fit une traduction en langue du pays, qu'il préfenta a Kofroès. Ce prince en fut trés - content*  P R JÈ F A C F. lx Les rois de Perfe, fucceffeurs de Kofroès, confervèrent précieufement eet ouvrage; mais les arabes, fous le règne d'Omar, s'étant emparés de la Perfe, ces fables demeurèrent dans 1'oubli. Abou-Hiafer-Almanfor, fecond calife de la race des Abbaffides, qui connoiffoit par la renommée le mérite de ces fables, en fit faire une recherche exacte. II fut affez heureux pour recouvrer 1'exemplaire même que Barzoviah avoit préfenté ^ Kofroès : il le fit traduire en arabe par Abdallah-ben-Mocannah, fon fecrétaire, qui étoit fort verfé dans les deux langues. Bientöt ce livre devint fameux dans tout 1'Orient. Mamoun, feptième calife de la même dinaftie des Abbaffides, prince fous le règne duquel les fciences fleurirent, qui les protégeoit & les cultivoit luimême , fit traduire de nouveau ces fables par Sahal-ben-Haroun.  x P R È F A C Ei Aboulhafan troifième, prince de la race 'des Samanides, qui régnoit dans le pays au-dela de 1'Oxus, en fit faire une autre tradudion en langue perfienne, telle qu'on 1'écrivoit alors, celle de Barzoviah étant 'devenue prefqu inintelligible par les changemens qui étoient arrivés dans cette langue depuis rétablifiement du mahorriétifme dans ces contrées. ' Voila quel fut le fort des fables de Bidpaï en Perfe, en Arabie & aux Indes, qui étoient leur berceau. II faut parler du fort qu elles eurent en Turquie. Elles n'étoient guère connues que de ceux qui avoient fintelligence de la langue perfienne. Ali-Tchélébi-ben-faleh, molla très-lfabiïe, qui enfeignoit la théologie & le droit fulvant les principes du mahométifme a Andrinople, crut rendre fervice h fa natïori en traduifant ces contes en langue turque. H préféra pour fon ou*  P R JS F A C E. xj Vrage la traduftion d'Huffein-Vaëz, fupérieure a toutes celles qui avoient paru : il y travailla pendant vingt années, & la dédia a fultan Seuleiman ; c'eft Soliman fecond, 1'ami de Francois premier & i'ennemi de Charles-Quint. Ce molla donna a fon ouvrage le titre d'Humaiounnamé* ou Livre Impérial. Après avoir mis la dernière main a fon livre, il en fit mettre deux exemplaires au net; il en préïenta un a Loutfi, pacha| alors grand-vifir, & le fupplia de faire parvenir le fecond au fultan. L'auteur qui s'attendoit a des louanges, peut&rg a des récompcnfes, fut bien mortifié 'dViuyer de la part du vifir des reproches affez amers. Vous devriez pleurer, lui dit ce miniftre, un tems que vous euffiez mieux employé a travailler a la décifion de queique queftion du droit des mufulmans; mais le bon accueil du fultan,  x- j T K É F A C E. & les bienfaits dont il combla Ali-Tchélébi, le confolèrent de la mauvaife réceptioh du vifir. Ce prince qui aimc-it les belles-lettres, enchanté de eet ouvrage, nomma Ali-Tchélébi, cadi ou juge de Brouffe, dignité très-confidérable, & qui lui frayoit le chemin a celle de cadiasker" ou même de mufti. En vain le grand-vifir, honteux de s'être trompé, & ne voulant foint revenir de fon erreur, fit des repréfentations au fultan. Ce livre, depuis ce tems-la, c eft-a-dire, 'depuis environ 1'an i J4°> eft regardé ^ les favans de 1'empire ottoman, comme le modèle de la plus parfaite éloquence dont la langue turque puiffe être fufceptible. Le ledeur trouvera ici les quatre premiers chapitres tels qu ils furent imprimés a Paris en 1724; je n'aipas eu latémérité de les retoucher d'après M. Galland, dont les ouvrages ont eu tant de fuccès. CONTES    CONTES E T FABLES INDIENNES; DE BIDPAÏ ET DE LOKMAN, \ Traduites d'Ali Tchelebi-ben-Salek , Auteur Turc. AVENTURE d'Humaioun-fal. E n t r e ies chofes mémorables dont les hiftoires des fiècles pafles font mention , rien n'eft plus remarquable que ce que l'on raconte d'un empereur de la Chine. Sa puifTance & fa grandeur étoient fi extraordinaires , que 1'uniyers étoit rempli de fon nom & de fes vertus. II ftiac XVlh A  S2 C O N T E S s'étoït même rendu fi redoutable aux fultans & aux khans fes voifins, qu'ils fe trouvoient horiorés d'être fes tributaires, & de fe dire fes efclaves. II avoit la magnificence de Feridoun, la majefté de Gemfchicl: (i), les forces d'Alexandre le Grand , & la gravité de Darius. Ses miniftres étoient remplis de fagefle , les gouverneurs de fes provinces, expérimentés dans la guerre; fes confeillcrs , gens de probité , & diftingués par leur favoir. Ses tréfors étoient remplis de pierreries, d'or & d'argent; fes arméés compofées de braves foldats, & de troupes irmorqbrables. II étoit vaillant, libéral & jufte : fa valeur le faifoit triompher de tous ceux qui entreprenoient de troubler la tranquillité de fon règne. II enrichiffoit fes fujets par fes libéralités, & les rendoit heureux par fa ]ufHce. Ce prince s'appeloit Humaioun-fal, c'efta-dire, Heureux augure; nom qui lui fut donné a 1'occafion de ce qu'au moment de fa naiflance, on congut les plus grandes efpérances de ce qu'il devoit être un jour. Le vifir qui adminiftroit les affaires de fon empire , avoit les mêmes inclinations, & , après lui, il fervoit de père a fes fujets, par le foin qu'il prenoit de les rendre heureux. II étoit (i) Anciens rojs de Perfe, felon les orientaux,  it Fables Indiennes, 3 mturellement touché de compaffion pour tous ïes affiigés qui avoient recours a lui. Sa valeut a la guerre, ne le cédoit en rien a fa prudence dans les confeils. II étoufFoit dès leur naiffance toüs les troubles capables ci'interrompre le repos de 1'état. Son habileté dans les affaires publiques & particulières , étoit montée a un tel point, qu'un feul de fes confeils eüt procuré la paix a cent peuples armés les uns contre les autres , de même qu'une feule de fes lettres eüt conquis a fon prince un climat entier. En quelque facheux événement qu'il fe trouvat, il étoit inébranlable , & auffi ferme qu'un na-» vire a 1'ancie dans la tempéte la plus violente. Enfin fa vigilance prévint, dans tous les cas , jufqu'a la moindre apparence de révolte & de fédition. Auffi le bonheur , qui accompagnoit toujours fes entreprifes, lui avoit-il fait don-', ner le nom de Khogeftek-raï, ou Heureux coAfeil, Humaioun-fal, qui avoit une parfaite connoilfance de fa capacité , n'entreprenoit riert fans le confulter. Un jour, le monarque, accompagné de ce fage miniftre & des gouverneurs dé fes états , quï faifoient alors 1'ornement de fa cour , fortit de fa capitale pour prendre le diyeftiffemerit de la chalTe, & jo'..iir de la beauté de la campagne, Dès qu'il fut arrivé dans la plaine qu? ' Aij  g. C o tï t e s avoit été choifie , les lions, les léopards, les tigres , les cerfs, les daims , les lièvres , les iapins & les renards furent épouvantés par le bruit des chevaux & les cris des chaffeurs; & fi quelques-uns d'eux étoient affez heureux pour éviter une gréle de flèches , dont 1'air étoit obfcurci, ils étoient auflitöt arrêtés par les chiens qui ne les épargnoient pas. En mëmetems les éperviers & les faucons lachés de la mair., après avoir, a 1'imitation de 1'aigle quï pénètre jufqu'aux cieux, percé 1'air, & s'étre élevés a perte de vue, fondoient fur les oifeaux, & fe repaifToient de leur fang. La chalTe fut enfin fi complette, qu'en peu de tems on ne vit plus de bêtes courir par la campagne, ni oifeaux voler dans 1'air ; ce qui obligea Humaioun-fal de la faire celTer, après en avoir pris tout le divertiffement qu'il pouvoit fouhaiter. II permit a fes gens de prendre le devant, & reprit le chemin de fon palais au petit pas , avec fon grand-vifir & le refte de fa cour. La chaleur étoit fi exceflive ce jour-la, qu'Humaioun-fal, ne pouvant plus en fupporter 1'incommodité , fe tourna du cöté du grandvifir : Arrétons-nous, lui dit-il, il eft contre le bon fens, non-feulement de marcher, mais jnême de fe mouvoir t par, une chaleur aufli  FabZUS I'NDlgNtfgS". f vïve ; je fuis faché , dït-il, de n'avoir pas fait apporter mon pavillon. Ton efprit inventif ne pourroit-il pas, en cette occafion, me trouver un abri oü je puifTe attendre le retour de la fraïcheur? Sire, répondit le vifïr, votre majefté, qui eft le foleil de fes états, & 1'ombre de dieu 3 devroit étre a 1'abri des atteintes de 1'aftre qui éclaire 1'univers. Pour moi, cette incómmodité m'eft tolérable avec le bonheur & 1'avantage d'être a 1'ombre de fes bonnes graces. Mais puifqu'il s'agit de conferver une fanté fi précieufe & fi néceffaire a fes peuples, il eft jufte de la mettre a couvert de cette chaleur infupportable. La montagne que nous voyons eft cou verte de ver dure depuis le haut jufqu'en bas ; elle eft la plus agréable que Ton puifTe fouhaiter, par les ruifleaux d'eau vive qui y coulent, & par la quantité de roffignols qui y font un ramage charmant. Votre majefté pourra refter autant qu'il lui plaira fur le bord de l'em% a 1'ombre des arbres dont elle eft bordée, Le grand-vifir n'avoit pas achevé de parler , que le fultan marchoit du cöté qu'il lui avoit marqué, & preffoit le pas pour être plutöt délivré de 1'incommodité qu'il éprouvoit. Quoique la montagne fut fort haute, néanmoins elle n'étoit pas difficite, & l'on y montoit de la  (i) L'alborat ou le bourak, felonles rêveries du mahométifine, eft la monture qui enleva Mahomet au ciel, te qui lui en fit faire le voyage en fi peu de tems, que 1'eau de fon pot - de - charabre qu'il avoit renverfé en partant, n'avoit pas aehevé de fe vuider lotfqu'ü fut de. jretour. $ C O N T E S plaine prefqu'infenfiblement par un criemui uiï peu détourné. Ion cheval, qui égaloit 1'albo-jat (i) en viteffe, le porta, en peu de tems, pfqu'au fómmet, oü il fut agréablement furpris de voir mille beautés, & d'appercévoir une plaine d'une fi longue étendue , que l'on n'en voyoit pas plus 1'extrémité que celle des fables des déferts : la verdure qui couvroit la jnontagne , les ruilfeaux dont elle étoit arrofée, la fraicheur que 1'ombrage des arbres touffus y procuroit, 1'émail des fleurs qui embaumoient 1'air de leur odeur, le doux concert des oifeaux qui y faifoient leur féjour ordinaire ; & enfin Ja beauté des cyprès, des pins, des fapins 8c 4es platanes plantés fi prés les uns des autres, qu'ils fembloient fe donner la main, & n'être la. que pour faire honneur a ceux qui venoient y chercher du repos, rendoient ce lieu fi charmant. que le fultan ne put voir tant d'agréjnens réunis , fans s'imaginer étre dans un paradis terreftre.  et Fables InBiênnes. f Au milieu de ce jardin, formé par les foin* de la natufe, étoit un grand baflin d'eau li claire, que les poiflbns de couleur d'argent, fembloient autant de nouvelles lunes, qui don* noient de la lumière dans ce miroir des cieux* Ce fut fur le bord de ce baffin que le grand* vifir fit pofer le fiège de campagne du fultan, & que ce monarque , qui avoit déja mis pié è terre, s'affit, & commenca a jouir de la frat* cheur qu'il cherchoit. Alors, les courtifans & les officiers qui 1'accompagnoient, s'éloignë* rent par refpect, & le laifsèrent en liberté avec le grand-vifir, pour aller fe repofer a 1'écart. La première chofe que firent le fultan & le grand-vifir , fut, dans leur entretien, de comparer avec plaifir la chaleur incommode qu'ils venoient de fouffrir, a la douceur de 1'air qu'ils refpiroient, & de réciter la-deffus des vers, dont le fujet étoit que 1'état agréable oü ils fe trouvoient, étoit bien différent de celui dont ils venoient d'éprouver la rigueur, puifqu'aa fortir des plaines arides & brülantes d'un défert affreux, ils fe trouvoient taanfportés dans un jardin délicieux & frais. Enfuite, comme s'ils euffent oublié Ie foin & 1'embarras de toutes fortes d'affaires , ils irent plufieurs réflexions fur les ouvrages mer.veilleux 8c infinis du créateur ; ils loüèrent fa A iv  5 Contïs toute-puiffance, & eet art avec lequel il peiH fedtionnoit tous fes ouvrages, & la manière dont il avoit difpofé fur cette montagne, avec tant d'éclat & de fagelfe, une fi grande variété de plantes. Puis pafTant a d'autres penfées, ils récitoient des vers qui marquoient que le ro(-> /ignol ne fe pofoit pas fur les rofes vermeilles qu'ils voyoient devant leurs yeux, pour chanter les louanges de dieu , paree que les épines dont elles étoient environnées, étoient autant de langues qui faifoient le même office. Enfuite ils en récitoient d'autres, qui fignifioient que quelquefois dieu prenoit plaifir a faire tranfporter fur le dos des zéphirs les feuilles qui tomboient des branches des rofiers ; & que d'autres fois il hume&oit d'une douce pluie le pié du cyprès, pour lui fournir une sève abondante , 6 lui donner lieu de s'élever plus haut. Rien enfin ne fe préfentoit a leurs yeux, qui ne leur donnat lieu d'exercer leur mémoire,& de faire paroitre la vivacité de leur efprit. Prés de 1'endróit oü ils étoient aflis , il y avoit un arbre d'une hauteur fi démefurée , qu'il égaloit, ou même furpaffoit les colonnes qui foutiennent le palais du paradis terreftre, & les poutres qui avoient fervi a la conftruction de 1'arche de Noé. Ses branches étoient Itoutes rompues, & il étoit fi vieux, que non»  it Fables Indïennes. £ feuïement il ne portoit plus de feuilles ni de fruits, mais méme , femblable a ces vieillards décrépits, il n'avoit plus de mouvement ; de forte qua le voir, on pouvoit dire que le vent d'aquilon lui avoit enlevé plumes & ailes; & que le tems , qui renverfe töut, l'avoit déja endommagé de fa faux : quoiqu'il fut en eet état, fon tronc étoit rempli d'effaims d'abeilles quï y dépofoient leur miel. Elles y travailloient encore , lorfque le fultan , jetant les yeux par hafard fur eet arbre, s'attacha fortement a remarquer ces petits animaux, & fut furpris de leur induftrie merveilleufe : leurs mouvemens, & 1'application avec laquelle i!s travailloient , lui causèrent une fi grande admiration , qu'il ne put s'empécher de s'adreiTer a fon vifir, dont les vaftes connoik fances s'étendoient fur toutes chofes. Ditesmoi quel deifein ont ces petits oifeaux, quï volent avec tant de légèreté , de s'affembler autour de eet arbre , & ce qu'ils prétendent en allant & venant de cöté & d'autre dans ce bocage ? A qui appartient cette armée fi nombreufe ? qui eft le chef de ce petit peuple ?, a qui obéit il ? Le vifir reprenant la parole avec refpeét. J Sire, répondit-il, ces animaux, malgré leur, petiteffe, font très-utiles par le profit _qu§ r0>g.  peut retirer de leur conduite admirable. Ce' font des mouches a miel, qui ne font de mal a „perfonne; & leur nature eft telle, qu'il femble .qu'elles foient animées de 1'efprit de dieu qui les fait agir en toutes chofes, & exécutent fa Yolonté, comme toutes les autres créatures. Elles ont un roi qui fe nomme iafoub, plus gros de corps qu'elles, fous les ordres de qui elles tremblent comme la feuille d'un faule, & tombent devant lui, comme les feuilles defféchées dans 1'automne , au fouffle impétueux -de 1'aquilon. II fait fa rélidence dans une de«aeure quarrée & bien éclairée , en forme de palais. Pour marqué de fa grandeur , & pout Fexécution de fes ordres, il a un vifir , des fcuiffiers de fa chambre , des r.haoux , des lieutênans, des portiers & des gardes. Ses favoris, fes courtifans & fes fujets ont un efprit mer->ïïeilleux 5 & üs font fi expérimentés dans 1'architecture , qu'ils lui batiffent eux-mêmes fon prakis avec tant d'art, que Simmar (I) & Archimède , ces architecïes célèbres , feroient furpris en voyant un édifice fi admirable , bati jSar un peuple d'infecïes. Le palais achevé, le roi re9oit le ferment des mouches a miel fes (i) Simmar étoit un architede célèbre cheiles ancien»  et Fasles Indïennes. ii" fujettes, par lequel elles s'engagent a ne fe fouiller d'aucune ordure. Conformément a eet engagement, on ne les voit jamais fe pofer que fur les feuillfe de rofes , d'hyacinthe, de bafilic , & fur toutes fortes de fleurs belles & fraiches. Elles en tirent une nourriture délicate, dont fe forme dans leur eftomac le fuc admirable que nous appelons miel, qui fert a compofer une boiflon très-utile pour la fanté. Lotfqu'elles retournent a leur demeure, les portiers examinent avec foin fi elles ne font pas fales. Quand elles font pures , ils leur donnent en-> trée; fi au contraire elles font infectées d'or-» dures, ils les tuent auffitöt de leur aiguillon. Lorfque , par négligence , les portiers en laif* fent entrer quelques-unes d'impures , le roi quï s'en appercoit, en fait lui-même la recherche; & après avoir fait venir les portiers & les coupables au lieu du fupplice , il fait d'abord punir de mort les portiers, & enfuite les moU' ches a miel convaincues d'avoir contrevenu a la difcipline de 1'état, afin que ce terrible exemple en impofe a ceux qui auroient la hardieflê de tomber dans la même faute. Les hiftoires rapportent que c'eft a 1'exemple des abeilles, que le fameux empereur Gemfchid établit le premier des portiers, des gardes, des huiffiers jde fa tharabre^ Si des üeutenans a fa cour a Sf  12' C O N T ! 5 £e fit dreffèr un tröne; que depuis lui, les autres rois mirent la dernière perfedion au bel ordre que Ton remarque préfentement dans leurs cours & dans leurs arwlees. Lorfque le vifir eut ceffe de parler, le fultan curieux de voir ces merveilles par lui— même , s'approcha de 1'arbre, & obferva pendant quelque tems , avec furprife , la conftruction de leur palais , le bel ordre qu'on y gardoit, la majefté avec laquelle toutes chofes s'y paffoient , la modeftie des courtifans, la conduite, les manières & les mouvemens de chaque abeille en particulier. II admira ce corps de petits animaux, qui agiffoient par 1'inftiricï que dieu leur avoit donné : & convaincu enfin qu'elles faifoient toutes leur cevoir avec aélion, qu'elles ne fe repaiffoient que de nourritures très-délicates , ne buvant que 1'eau très-pure; qu'elles vivoient enfemble fans fe faire mal les unes aux autres. & fe gouvernoient avec 1'exactitude de la pointe d'un compas , qui ne fort point de Ia circonférence qu'elle décrit, il ne put s'empêcher de s'écrier : Keiffeux 1'état oü les plus élevés & les plus puiflans, fe comportent avec la même retenue que s'Üs étoient les plu* petits ! Enfuite , s'adreffant au vifir : II eft furprenant, dit-il, que ces abei'les , quoique fau*yages, n'aisnt pas d'animofité les unes contr*  ït Fables Indï'ennes. t| les autres, qu'elles ne fe fervent de leur aiguillon que pour prendre leur nourriture , & qu'elles montrent tant de douceur, quoiqu'elles paroiffent avoir un air farouche. Tout le contraire fe remarque parmi les hommes. On fe chagrinö les uns les autres, on ne fonge qu'a infulter, ou a fe venger ; & l'on n'a d'autre em barras que celui d'être continuellement fur fes gardes. Le vifir reprit alc<-s la parole : Sire, dit-ily ces animaux que votre majefté vient de confidérer avec tant d'application & tant de profit, ne fe gouvernent tous que par un feul inftincl:; maïs il en eft autrement des hommes , qui ont chacun un naturel différent. Comme ils font compofés d'ame & de corps, c'eft-a-dire , de deux chofes bien différentes, 1'une fubtile, & 1'autre groffière , de lumière & de ténèbres, d'une fubftance qui domine, & d'une fubftance qui eft dominéé, d'un être relevé, & en mêmetems d'un être vil & bas, 1'un veut Femporter fur 1'autre, & c'eft ce qui fait en eux toutes les différences que l'on y remarque. De-la vient qu'ils s'abandonnent a la convoitife, a 1'envie, a la haine , a la colère, aux cruautés, aux injures , a la médifance, aux impoftures, a la calomnie , enfin a toutes les paffions déréglées. Ils négligent de s'appli^uei; a la go]?noifla,nce  •14 C O N f E Sf de leurs propres défauts, pour faire un exameri férieux de ceux d'autrui, & jeter du ridicule fur le bien qu'il fait. Le fultan , pénétré de ces paroles , reprit ainfi. Puifque les hommes , & particulièrement ceux qui lachent la bride a leurs paflions, fönt faits de la manière que vous venez de les repréfenter , le plus fur feroit lAtbandonner le monde , & de fe jeter dans une prolonde retraite , öü i'on travailleroit a corriger fes mceurs. Peut-étre que par ce moyen , l'on éviteroit le rifque oü l'on eft de fe laifter corTompre , en reftant parmi eux. Selon mon fentiment, il faut fe tirer du milieu de cette met orageufe , & gagner le rivage. Je n'avois pu concevoir jufqu'a préfent , que le véritable repos confiftat dans 1'éloignement de la foule des hommes ; je connois enfin qu'il eft plus dangereux de les fréquenter , que d'être environné de vipères , & qu'il eft très-cifhcile de fe fauver en leur compagnie. Je ne fuis plus étonné , d'après cela , que tant de faints perfonnages aient pu fe réfoudre a choifir une caverne pour demeure , & a paffer le refte de leurs jours dans la pauvreté. Je vois bien qu'ils fe font régies fur ce principe de morale , qui ö C O N T E S jardin qui étoit a 1'abri d'une haute montagne, dont la verdurè, les eaux & 1'émail d'une grande variété de fleurs , faifoient un fpectacle admirable. Cela lui plut extrêmement, & il ad* mira le tout dans le détail avec beaucoup de fatisfadion. Après que le foleil fut couché , lorfque les ténèbres commencèrent d'obfcurcir 1'horifon , il fe pofa fur un des plus beaux arbres du jardin, qui fembloit être une greffe du Toba ( i) du paradis terreftre, dans 1'intention d'y paffer la nuit tranquillement. Mais il eut a peine le tems de fe remettre de la fatigue du chemin qu'il venoit de faire , qu'un vent impétueux couvrit tout-a-coup de nuages épais, 1'air qui étoit auparavant fort ferein. Les éclairs & le tonnerre qui fuivirent , interrompirent le repos dont Punivers commengoit de jouir ; Sc Bazendeh effrayé du bruit, & de voir l'air tout en feu , fut encore alfailli d'une grofTe grêle ; de forte que loin de dormir , il étoit fort embarrrafTé de fa contenance , pour fe garantir du danger oü il étoit. II changeoit de place a chaque moment , pour fe faire un abri des branches ou des feuilles contre la grêle & la pluie. Cela ne lui fervoit prefque de rien , Sc 1'orage augmentoit toujours avec un vent vé- (») Aibre ^ueles mahométans placent dans leur paradij  et Fabeis Indiènnes. yr liément, & une pluie fi forte, qu'elle fembloit menacer d'un fecond déluge. II efTuya tout ce mauvais tems qui continua jufqu'au matin. Au plus fort d'un tems fi facheux , il rappela fon nid en fa mémoire, & il regretta la compagnie de fon ami Nevazendeh. Ah ! difoit-il avec de profonds foupirs , fi j'avois cru devoir tant fouffrir en me féparant d'avec vous , jamais je ne m'en ferois éloigné d'un feul moment» La nuk difparut enfin , & dès qu'il fut jour , Bazendeh reprit fon vol , mais il étoit incertain s'il retourneroit a fa demeure , ou s'il pourfuivroit fon voyage. II ne s'étoit pas encore déterminé , lorfqu'il appergut un faucon , quï en cherchant fa proie , avoit déja jeté 1'ceil fur lui, & fendoit 1'air d'une vïtefle & d'une force incroyable pour le faifir entre fes griffes , dont ïl étoit auffi fur que fi elles euffent été de fer. A eet objet , il feroit difficile d'exprimer de quelle frayeur Bazendeh fut frappé. II ne favoit plus oü il en étoit; toute grande qu'étoit alors la lumière du jour , fes yeux ne voyoient que des ténèbres , & il lui fembloit que le monde étoit une prifon pour lui : les forces lui manquoient enfin , & il trembloit comme la feuille, tant il craignoit de perdre la vie. En effet , parmi les foibles oifeaux , c'eft un terrible embarras , que d'être pourfuivi par uo D ij  j2 'C O N T E S Faucon. En ces momens fi preffans , il fe foüvint encore des fages confeils de Nevazendeh; mais avec la mortification la plus fenfible que l'on puilTe s'imaginer , & cela le jeta dans un abattement a demeurer immobile, & a ne rien faire pour fe fauver. II fit néanmoins un effort, avec des vceux & une promeffe folemnelle, s'il pouvoit fortir heureufement du danger qui le menacoit de ne plus confidérer fon dier Nevazendeh , que comme un elixir , qui 1'auroit retiré de 1'anéantifTement, & de n'avoir jamais la penfée de voyager une autre fois. II pouffa encore fa proteftation plus loin : il fit ferment de ne jamais prononcer le mot de voyage tant qu'il vivroit , & de ne faire jamais le moindre pas pour s'éloigner de fon nid , s'il pouvoit une fois y arriver. Et cette réfolution parut avoir contribué k le tirer d'un pas fi dangereux. Comme 1'heure fatale de Bazendeh n'étoit pas encore venue , felon le mot qui porte que dieu difpofe les caufes des chofes qu'il veuc être exécutées ; dans le tems que le faucon le pourfuivoit , un aigle cherchoit du haut de " 1'air une proie qui lui fut convenable , & il appergut ce qui fe paffoit entre lui & le pigeon: Chofe étrange ! dit-il en lui-meme; peut-on voir rien de pareil ? j'ai foif, comme dit le proverbe & au üeu d'une eau falutaire , je trouve,  set FaEÊES IUÖtETfttES. f$ devant moi une eau empoifonnée. II eft vraï qu'un pigcon eft un morceau méprifable , & de trop peu de conféquence pour moi ; dans Ia faim néanmoins qui me dévore , c'eft de quot 1'appaifer & me confoler en attendant une meilleure aventure dans quelques heures. En même-tems 1'aigle fondit en terre , pour prévenir le faucon , & lui enlever le pigeon de devant le bec. Comme le faucon , qui ne manquoit ni de courage ni de forces , vit qu'il ne pouvoit éviter de céder a 1'aigle , il ne fe foucia pas de perdre fa proie, pourvu que 1'aigle n'en eüt pas plus que lui ; & pour Ten empêcher, il alla 1'attaquer. Alors il s'éleva une guerre cruelle entre les deux oifeaux a coups de bec & de griffes. Bazendeh les laiffa aux prifes : il ne manqua pas 1'occafion de fe fauver. II s'échappa , & alla fe fourrer fous des pierres, dans un trou fi étroit , qu'un nid de moineau eft d'une Iieue d'étendue a le comparer avec ce trou, & 11 y demeura tout le refte du jour & la nuit, avec bien de la peine & de la douleur. Le lendemain dès que le foleil parut, quoique Bazendeh fut extrêmement foible d'avoir été fi long-tems fans manger, il fe fit violence néanmoins, & prit fon vol le mieux qu'il put, après avoir regardé a droite & a gauche , &  'f^ C O N T E S examiné s'il n'avoit rien a craindre. En volant, il vit a 1'entrée d'un petit bois un autre pigeon , avec du grain devant lui en abondance; & a eet objet comme la faim le preffoit , il alla droit au grain , & fe jeta deffus avec d'autant plus de confiance , qu'il voyoit auprès un pigeon comme lui , avec lequel il étoit bien aife de faire amitié en paflant. II eut k peine avalé un grain ou deux , qu'il fe fentit le corps embarraffé dans des filets. II fe lamenta , & en fe plaignant au pigeon de fa mauvaife foi, il lui dit : Mon frère , j'ai vu que vous étiez de même efpèce que moi; & fachant que chaque oifeau a de Pinclination pour fon femblable , j'étois venu pour faire connoifTance & m'entretenir avec vous. Pourquoi ne m'avezvous pas averti , & pourquoi avez-vous ainii manqué de pratiquer a mon égard , le droit d'hofpitalité ? Je me fufie gardé de ce danger, & j'eufle continué ma route jufqu'oü je devois aller. Cher hóte, répondit le pigeon , l'on ne peut que rarement éviter ce qui doit arnver , & lorfque Parrêt du deftin eft prononcé , aucune prévoyance ne peut fouftraire a fes coups. N avez-vous jamais entendu dire que les plus clairvoyans & les plus fpirituels , font eux-mêmes étonnés & étourdis a la préfencê du deftin, &  E T LABLES INDIENNES. ffj que lorfque l'on en fent Peffet, il n'y a d'autre remède , que celui de fe réfigner , & de fe foumettre a la volonté de dieu ? Lorfqu'une fois le deftin a pafte en commandement au confeil éternel, & qu'il a été couché fur le regiftre de la toute-puiffance , fachez que vous , & les oifeaux les plus fameux , defcendent des branches oü ils font pofés , pour venir fe laiffer prendre dans les filets. Ainfi , puifqu'il étoit réfolu de toute éternité que vous fufliez pris , il n'y a pas d'autre remède que de fouffrir votre mal fans murmurer. Vous favez le proverbe qui dit que Poifeau pris dans les filets , doit prendre patience. II ne s'agit pas ici de faire parade de votre éloquence , ni de votre mémoire , répartit Bazendeh , dites-moi feulement fi vous pouvez m'indiquer un moyen pour me tirer d'ici , je vous en faurai gré , & vous en trouverez la récompenfe qu'une auffi bonne action vous aura méritée. Mais vous n'y penfez pas , reprit le pigeon; fi je favois ce que vous me demandez , & s'il m'étoit poflible de contribuer a délivrer quelqu'un , je n'aurois pas le pié lié , comme vous le voyez , & je commencerois par me délivrer moi-méme , fans attendre , auffi vainement que je 1'ai fait jufqua préfent , les carayanes des  f6* C O N T E S oifeaux pour me procurer une liberté après laquelle je foupire. De la manière dont vous me parlez , vous reftêmblez affez au jeune chameau , qui , fatigue de marcher en voyageant avec fa mère , lui difoit en pleurant : Mère fans amour , arrêtez - vous un peu ; jufqu'a quand voulez-vous donc marcher ? Ëil-ce ainfi qu'une mère doit avoir compaiïion de fon nis ? Moi, pauvre petit chameau a qui vous avez donné la vie, je n'al plus de forces , & je vais périr par votre faute. Fils étourdi & dépourvu de bon fens , répondit la mère ; ne vois - tu pas que ce que tu demandesne dépend pas de moi , & n'eft nullement en mon pouvoir ? Na jetteiois-je point a terre le fardeau dont je fuis chargée , & ne me delivrerois-je pas de la fatigue de marcher fur les épines , fans différer plus long-tems , fi j'étois libre de le faire ? Plüt a dieu que cela fut ! jamais, on ne me verrolt dans les caravanes , liée a la quaue d'un autre chameau. Bazendeh n'écoutant que fon défefpoir , fe rnit a battre des piés & des ailes, pour effayer de s'envoler. Heureufement les filets étant vieux & pourris , fe rompirent par les efforts qu'il fit , & il fe mit en liberté. II prit auffitêt la ï-oute de fon pays natal ; & , fatisfait d'avoir la vie fauve , il ne fongea plus a la faim : il paft&  et Fables Ind tè n ne s. f) prés d'un village , oü , pour fe délafiêr un peu , il alla fe pofer fur un mur prés d'un champ nouvellement femé. Un jeune payfan , muni d'une arbaléte , gardoit ce champ , & fe promenoit a 1'entour , dès qu'il appercut le pauvre voyageur , il forma le projet de le tuer, pour fe procurer par la un régal dont fon imagination favouroit déja les délices. Se croyant donc prefque sur de fa proie , il tire fans ajufter fur le pauvre Bazendeh , qui ne s'attendoit h rien moins qu'a eet accident; le coup porte dans une de fes ailes, & le précipite dans un puits a peu de diftance de 1'endroit oü il s'étoit pofé : heureufement il ne fe trouvoit point d'eau dedans , & fa profondeur fit défefpérer. au jeune payfan de pouvoir. 1'en retirer. Bazendeh refta dans ce pitoyable état le refte du jour & la nuit qui fuivit. Lorfqu'il fut revenu de 1'évanouiifement que lui avoit caufé fa ehüte , il fe rappela avec douleur les prédictions de Nevazendeh : & croyant parler a eet ami, il lui adreffoit ces mots : Oü eft 1'heureux tems, difoit-il, oü j'étois continuellement prés de vous , & que je ne jetois mes regards fur aucun autre objet ; Rien alors n'égaloit mon bonheur , & je paffois mes jours le plus agréablement du monde. Le jour fuivant, comme il fe fentit aifez bien rerais de fa douieuï & de,  C O N T E S fon étourdiffement, il gagna le haut du puïts avec aifez de peine ; & de - la , malgré fa foiblelfe , il prit fon vol & arriva a fon nid vers le midi. Nevazendeh connut au battement des ailes que c'étoit Bazendeh qui arrivoit , il alla audevant , & en 1'abordant : Je ne fais , lui ditil, comment vous exprimer la joie que j'ai de vous revoir. Ils fe firent plufieurs complimens 1'un & 1'autre ; mais quand Nevazendeh fe fut appergu combien Bazendeh étoit changé : Cher ami , cher compagnon de mes jours , lui demanda-t-il , que veut dire cette foibleffe ? d'ou vient que vous baiffez les ailes , que vous êtes .fi changé , & que je ne reconnois plus eet air de fanté que vous aviez quand vous partifes ? Cher Nevazendeh , répondit Bazendeh , je vous conjure au nom de dieu , fi vous m'aimez encore , de ne me pas faire de demandes fur le mauvais état oü vous me voyez. Ne m'interrogez pas fur mes douleurs , ni fur les foupirs cuifans que je n'ai ceife d'avoir durant le peu de tems de mon abfence. II me feroit impoihble de vous expliquer en détail , méme la moindre partie de ce que j'ai fouffert depuis que je me fuis éloigné de votre préfence. II me faudroit trop de tems pour vous ragontej?  et Fables Indiennes. 59' & exprimer la grandeur de mes maux avec toutes leurs circonftances. Pour vous dire la chofe en peu de mots , j'avois entendu dire que les voyageurs rapportoient de belles expériences de leurs voyages. De celle que je viens de faire , je conclus que jamais , tant que je vivrai, 1'envie de voyager ne me tentera; que je ne fortirai point de mon nid , a moins qu'un malheureux deftin ne m'y contraigne , & que de mon bon gré je ne changerai pas le plaifir de voir un ami comme vous , pour le déplaifïr & le chagrin d'une facheufe abfence. Non , je ne m'aviferai point de m'éloigner de vous d'un feul pas. Je fais trop bien préfentement ce que l'on fouffre , en ne voyant pas ce que l'on aime. Si votre majefté , ajouta le grand-vifir en achevant , a entendu le récit de cette fable avec attention , il n'eft pas néceffaire de lui faire un plus long difcours , celui-ci doit lui faire comprendre qu'elle fera bien de rerioncer au deffein qu'elle a de fe priver de fon repos pour voyager , & de ne pas mettre fes états dans un deuil univerfel , par une abfence volontaire. Je la fupplie de faire réflexion fur les paroles d'un poëte touchant les voyages : Je baigne , dit-il , de mes larmes , les lieux oü je me trouve en mon abfence , toutes les. fois  €ö c ö N t é: sf que je penfe a ce que j'aime 5 & au pays qui m'a vu naitre. Dabchelim prit la parole après le grandvifir : Je veux , dit-il, que l'on fouffre dans les voyages , mais il faut auffi que vous conveniez avec moi que l'on en tire de grandes utilités. L'on a beaucoup de chofes a dire contre le vin ; mais l'on peut auffi dire bien des chofes favorables pour fon apologie. Qui voyage , profite & s'inftruit par les difficultés qu'il rencontre , & qu'il a a effuyer. II fait une infinité d'expériences du bien & du mal , qui lui fervent d'inftructions pour le refte de fes jours* Quoi que l'on puiffe dire , il eft conftant qu'a travers les peines du voyage, l'on acquiert plufieurs fortes de perfections. Ne voyez-vous pas au jeu des échecs , qu'un pion devient dame en avancant , de cafe en cafe , a force de furmonter les difficultés qu'il rencontre en fon chemin ? De même auffi , la lune qui fait fa courfe avec tant de légèreté , en parcourant les fignes du zodiaque , de croiffant devient pleine , a force de faire du chemin pendant quatorze jours & quatorze nuits. Cette penfée a fait dire a un poëte , qu'a 1'imitation de la lune, un monarque ne pouvoit faire des conquétes , qu'en voyageant par le monde» 'Ajoutez a cela que ceux quj. fe réduifenj a une.  Et Fables Indiennes. 6ï vie fédentaire, & qui fe font une loi de ne pas s'e'loigner d'un pas du lieu qu'ils ont choifl pour leur repos , font privés de la vue de toutes les chofes fingulières qui fe remarquent en chaque pays, & de la fréquentation des perfónnes illuftres & diftinguées dans 1'univers , de même que de la connoiflance de mille chofes qu'il eft impoftible d'acquérir autrement que par cette voie. Le faucon eft logé dans le palais des fultans, paree qu'il ne peut demeurec renfermé dans fon nid au haut d'un rocher , pendant que les hibous , vils & méprifés , fe cachent dans les vieilles mafures , d'oü ils ne fortent que pour être importuns par leur ramage lugubre. Un fcheikh, grand homme de bien, exhortoit fes difciples a voyager , & il leur difoit qu'un voyageur eft bien regu, & qu'on le voit par - tout avec plaifir ; paree que ceux qui ne voyagent pas, foit par inclination, foit a caufe de leur emploi ou de leur profeftion qui les en empêche , aiment généralement les étrangers , & fe plaifent dans leur entretien. Pour les y exciter davantage , il ajoutoit que rien n'étoit plus net & plus pur que 1'eau , mais qu'elle devenoit trouble & puante quand elle croupiffoit. Si un certain faucon, qui avoit été élevé avec de petits vautours, fut toujours demeuré  r4% CoktK avec eux dans leur nid , & qu'il n'eüt pas voyage en volant par les campagnes , jamais il ne feroit parvenu au bonheur de baifer la main d'un fultan. En eet endroit le grand-vifir prit la liberté d'intenompre Dabchelim , le fupplia refpectueufement de vouloir bien les honorer , fon collègue & lui, du récit de cette fable ; le fultan voulut bien avoir cette complaifance , & reprit la parole en ces termes : LE VAUTOUR ET LE JEUNE FAUCON, FABLE. Deux faucons , male & femelle , dit-il, qui étoient lies d'une telle amitié , qu'ils ne fe féparoient ni jour ni nuit , avoient pofé leur nid a la pointe d'un rocher qui étoit d'une hauteur prodigieufe & très-efcarpée , comme dans un endroit de füreté & hors d'infulte. La, ils paffoient la vie , 1'efprit libre & content, avec toute la fatisfaction qu'ils pouvoient fouhaiter , & ils profitoient du bonheur qu'ils avoient de voir régner entr'eux une union parfaite. En effet, ils fayoient que le véritable bonheur ne  et Fabees Indiennes. 6$ confïftolt que dans cette union, qui produifoit la tranquillité dont ils jouifloient, que hors de eet état , le monde n avoit que des amertumes. Au bout d'un tems, le ciel les favorifa d'un petit faucon; & comme les enfans font 1'objet des foins des pères & des mères , la tendreflè qu'ils avoient pour lui , faifoit qu'ils alloient tous les jours lui chercher de quoi vivre , Sc lui mettoient dans le bec, avec beaucoup d'affection , ce qu'ils apportoient ; par ce moyen , le petit faucon prit des forces & de la vigueuc en peu de tems. Un jour les deux faucons le laifsèrent feul , & , felon leur coutume , ils allèrent, chacun de fon cöté , a la quête de fa nourriture , & demeurèrent dehors plus long-tems qu'a 1'ordinaire. Le petit faucon cependant, tourmenté par la faim, commenga a fe démener & a fe tourner fi fort , de tous les cötés du nid , qu'il fe trouva fur le bord, & tomba. Voici quel fut fon bonheur. Un vautour qui cherchoit de la nourriture pour fes petits, étoit alors fur cette montagne , il vit tomber ce petit faucon, & crut d'abord que c'étoit une fouris qu'un autre vautour avoit lachée dans 1'air , il vola a lui promptement, le regut dans fon bec , avant qu'il fut tombé fur les rochers , & 1'emporta a fon nid. Quand jl 1'eut pofé au milieu de fes petits, il le con-  $4 'C Ö N T E 5 fidéra & connut a fes griffes & a fon bec, qu'il étoit de la race des oifeaux carnaffiers. II concut auffitöt de f'amitié pour le petit faucon , par la confidération qu'il étoit de même genre d'oifeaux que lui , & il lui en donna des marqués , comme s'il eut été fon propre père. II difoit en lui-méme en le regardant avec attention : La grace toute particulière , & en mêmetems la fageffe de dieu font admirables , d'avoir voulu que je fuffe la caufe que ce petit oifeau eft encore en vie. Si je ne me fuffe trouvé en eet endroit-la , le petit miférable tomboit fur les rochers , oü il fe fut rompu & brifè les os. Puifque les décrets de dieu Pont confervé par mon miniftère, la raifon & la cha. rité veulent que je le nourriffe & que je 1'élève avec mes petits, & même que je Padopte , & que je faffe pour lui la même chofe que je fuis obligé de faire pour eux. Cette réfolution prife , le vautour eut foin du petit faucon, avec la même affection & avec la même tendreffe que pour fes petits vautours , & il ne faifoit rien pour eux qu'il ne fit auffi pour lui. Le petit faucon devint gros & grand , fes ailes , fon bec & fes griffes prirent la figure Sc la confiftance qu'ils devoient avoir ; & comme il prenoit des forces de jour en jour , il corrA menca de fuivre fon inftinct, Sc a vouloir fortir du  et Fables Indiennes; 'èa nid pour voler, II n'héfitoit pas , dans Ia croyance oü il étoit , d'être fils du vautour. Quand il faifoit réflexion néanmoins fur ce qu'il fentoit de vif en lui , & qu'il confidéroit que fa conformation & fes manières étoient différentes des autres petits , cela le jetoit dans une profonde rêverie , & lui donnoit un jufte fujet de s'en étonner. II difoit quelquefois en luimême : Si je fuis étranger, par quelle aventure ai-je été apporté en ce nid ? Si je fuis de Ia familie, comment fuis-je d'une autre figure que mes frères ? D'un cöté il femble qu'il n'y a point de différence entre nous : d'un autre , il paroit que je ne fuis pas de leur efpèce. Dans 1'incertitude de ce que je fuis , & de ce que je ne fuis pas, je ne laifierai pas d'être joyeux , & de pafier le tems agréablement. Malgré cette réfolution , le jeune faufon avoit toujours quelque chofe de fombre, le yautour s'en appercut : Mon fils , lui dit-il un jour , je vous vois toujours trifte & rêveür $ quel fujet pouvez-vous avoir d'être en eet état? Si cela vient d'une indifpofition , & vous avez befoin de quelque chofe, ne craigne* pas d'en parler & de nous Ie dire , nous n'oublierons rien pour vous procurer la fanté. Si ce n'eft pas cela , & que ce foit quelque chofe cme vous ayez dans 1'efprit, déclarez-nous ce Tom XFLU E  €6 C O N T I s que c'eft , nous ferons ce que nous pourrons pour y fatisfaire. J'appercois auffi en moi des marqués de trifteffe , répondit le jeune faucon ; mais je vous affure que rnoi-même je n'en fais pas la caufe; & quand je la faurois , je me garderois de vous en rien dire , pour ne vous pas donner de chagrin. Je vous avouerai cependant que je ne fuis pas maitre d'empêcher que ce que je fens ne paroifTe a 1'extérieur. Autant qu'il me le femble , ce qui contribueroit a diffiper cette mélancolie , ce feroit d'obtenir de vous la permiffion de voler quelque tems , & de voir un peu le monde; peut-être que eet exercice contribueroit a bannir le chagrin que j'ai dans le cceur. O ui , fi vous me faites cette faveur , j'efpère en voyant tant de belles chofes que je n'ai jamais vues , & tant de pays & de campagnes , que la joie prendra en moi la place de la trifteffe dont vous vous êtes appergu. A ces paroles , qui marquoient que le petit faucon cherchoit a fe féparer , le vautour qui avoit trop de tendrefTe pour y confentir facilement , répartit en foupirant: Ah ! ce difcours de féparation que vous me tenez eft bien amer. Vous ferez telle autre chofe que vous voudrez ; mais , au nom de dieu , ne parlez pas 4e vous éioigner. Mon cher nis, quelle pen-i  ït Fabiès Indïénnës» 6"? fëe vous eft venue de vous abfenter ? Se pourröjt-U que vous vous feriez mis dans 1'imagination ceïle de voyager ? Je ne puis mieux vous exprimer combien le voyage eft affreux, qu'en vous difant que c'eft une mer qui engloutit tout, & un ferpent quï dévore tout» On ne voyage pas que l'on ne s'expofe a mille dangers & a mille fatigues , & jamais 1'cn ne doit s'y engager, que l'on ne foit réduit a chercher fa Vie, ou que l'on ne foit dans la néceffité d'abandonner fa patrie. Dieu merci, vous n'êtes pas réduit a ces extre'mités : vous vivez fans foin de maifon , fans foin de nourriture, & Vous êtes celui de mes rils que je confidèr'e le plus. Vous êtes le premier de tous, & je Ie* ai fi bien éleve's, qu'ils font entièrement fous votre dépendance , & prêts d'obéir è vos ordres. Puifque rien ne vous manque, que vous avez tout en abondance, & que vous n'avez qu'a vivre joyeux & content, bannilTez le deffein de voyager, je vous en conjure. Le bon fens ne veut pas que l'on abandonne fa patrie, fes parens & fes amis, lorfque l'on a toutes les commodités que vous avez. Qui fe porte bien, qui a de quoi vivre & un lieu de retraite, ne fe met au fervice de perfonne, ni ne voyage. Le confeil que vous me dounez, reprit le petif E ij  SS CONTES faucon, part de l'affeétion paternelle, & de Ia tendrefle que vous avez pour moi; mais, tout bien examiné, je ne trouve pas que ce lieu , ni la nourriture que je prens conviennent a ma fanté; & pour vous dire la vérité , je ne puis m'y accoutumer. A ce langage & a cette fincérité du faucon, le vautour reconnut la vérité du proverbe, qui dit que chaque chofe retourne k fon origine & k fa fource; & il fe fouvint en même-tems de certains vers qui difent: Mettez fous le paon du paradis terreftre, 1'ceuf d'un corbeau.de qui la nourriture ne peut fe changer; nourriffez le paon de figues de ce jardin délicieux & ne lui donnez k boire que de 1'eau de la fontaine de vie : avec cela que 1'ange Gabriel echauffe 1'ceuf de fon haleine ; k la fin de ces foins & de toutes ces précautions, 1'ceuf de corbeau ne produira qu'un corbeau, & le paon du paradis terreftre aura perdu fa peine & fon tems. FAihfi., comme il vit que tout ce qu'il veno.t de dire n'avoit pu le perfuader , il tacha d y reuffir par un autre endroit, & continua de lui parler , en difant : Ce que je vous ai dit ci-devant, tendoit a vous obliger de vous contenir dans les bornes de la fobriété, dans laquelle je vous ai eleve jufqu'è préfent. Mais ce que vous venez de m§  Et Fables IndienneS. r6% dire, me fait connoïtre que c'eft 1'intempérance qui vous gouverne. Sachez, mon fils , que cette avidité a été la perte de mille & mille oifeaux les plus diftingués, qu'elle a fait defcendre du haut de 1'air, pour fe laifler prendre le pié dans des entraves. II y a long-tems que les fages ont dit que 1'avide n'obtient jamais 1'objet de fon avidité. Croyez-moi, ceux qui ne vivent pas dans la fobriété, n'ont jamais de repos; & ceux qui ne connoiffent pas le prix de cette vertu, ne réuftiflent en aucune chofe; L'on ne peut imaginer un tréfor plus riche , que celui de cette vertu, lorfque l'on en fait faire bon ufage. Le fage peut-il fouhaiter une demeure plus commode, que celle oü il s'eft dépouillé du foin de toutes les affaires du monde ? Vous n'êtes pas reconnoiffant envers dieu des avantages dont vous jouiflèz, & vous ne comprenez pas 1'importance de n'avoir pas d'embarras dans la vie. Je crains fort que vous ne tombiez dans le même malheur qu'un certain chat avide & gourmand éprouva. Le faucon demanda quel étoit ce malheur, & comment il étoit arrivé au chat; a quoi Ie vautour fatisfk par le récit de la fable fuivante: Eiij  7<5 C O N T E !? LA VIEILLE ET LE CHAT MAIGRE, FA B L E. u ne vieille, dit-il, plus maigre qu'une épine sèche, demeuroit dans une cahute aufll peu folide qu'une toile d'araignée, plus étrolte que la main d'un avare, & plus obfcure que 1'efprit d'un ignorant. Elle n'avoit qu'un chat pour toute compagnie. Ce chat ne vivoit que de méchant brouet que la vieille lui donnoit, & jamais il n'avoit vu image ou figure de pain, pas même en idéé, ni entendu prononcer a étranger ou ami, le nom de quelque viande que ce fut. Tout fon plaifir & toutes fes délices fe terminoient a s'approcher de Pentrée du trou d'une fouris, & a fe repaitre de 1'odeur qui lui en venoit au cerveau , ou a contempler les traces des pattes de fouris fur la pouffière; & lorfque cela lui arrivoit, il étoit auffi content & auffi éveillé qu'un pauvre qui a trouvé une maille. Mais lorfque le bonheur voulcit qu'il attrappat une fouris, & qu'il la tint entre fes pattes , il étoit dans une joie auffi inexprimable que celle d'un gueux qui a trouvé de 1'or. Cette joie duroit  et Fables IndiennéS. jt. des mois entiers, & le chagrin étoit banni de fa tête a cent journées de diftance. II étoit même du tems fans manger après un repas de cette importance , & il tenoit cela pour une faveur très-fingulière qui lui venoit d'en-haut. Qu'eft-ceci, difoit-il, que vois-je? Ciel I eft-ce veille ou fonge , d'être fi a mon aife après tant de misère ? Comme cela lui arrivoit néanmoins très-rarement, & que la maifon de la vieille étoit pour lui un lieu de famine, de peine 8c d'affliction, a la fin il fe trouva fi atténué, qu'il pouvoit a peine fe foutenir. Un jour qu'il étoit fi foible qu'il n'en pouvoit plus, il grimpa fur le toït avec beaucoup de peine; & la en regardant de cöté & d'autre, il appercut un autre chat, dont la vue le furprit; c'étoit un chat bien nourri, qui avoit le port d'un lion , 1'embonpoint d'un léopard, 1'ceil vif & brillant comme 1'ceil de chat des Indes , le poil fin comme de Ia foie , auffi beau & auffi luifant que la marthe zibeline. Avec cela, il jetoit les yeux fièrement ca & la, & fon miaulement approchok du rugiffement d'un lion. II marchok auffi avec gravité & a pas comptés , tant il étoit gros. & chargé de graiffe. Quand le chat de la vieille vit un autre chat de fon efpèce, fi puiffant & fi gaillard : Vraiment 3 lui dit-il, a vous voir marcher fi ma-, E iy  72 C O N f E ï jeftueufement & a eet air de fantë, i! ne faut pas demander d'oü vous venez. Vous êtes de ceux qui mangent a. la table d'Abouherireh, ou vous venez de la falie des feftins du kan de la Chine. D'oü vient eet air de grandeur ? Quelle eft la caufe de 1'embonpoint & de Ia force qui paroiftent en vous > Ne dédaignez pas la demande que je vous fais; je vous conjure de me dire qui vous nourrit fi bien. Le chat voifin répondit d'un air de fatisfaction : Je mange les reftes de la table du fultan^ Je me trouve chaque matin a la porte de fon palais, avec la même exaéèitude que fi j'en étois porder; & lorfque la falie oü l'on mange eft remplie de plats que l'on a deffervis, je me jete deffus hardiment, & je prens quelque bon morceau de viande bien grafie, ou de pain quï vaut du gateau, & j'ai de quoi faire bonne chère pour ce jour-la, & pour la nuit fuivante. .Voila de quelle manière je pafte la vie. Dites-moi, je vous prie, lui demanda le chat de la vieille, qu'eft-ce que de Ia viande graffe dont vous venez de parler, & qu'entendez-vous par ce pain qui vaut du gateau ? Jamais je n'ai entendu parler de ces ragouts, 8c je n'ai mangé de ma vie que de la foupe d'une bonne vieille, & de la chair de fouris, mais rarement. Le chat voifin furpris de cette firn-  Et Fables IndiEnne's. 73 plicité, le regarda avec étonnement, & lui dit en raillant: C'eft de-la que tu es fi léger, Sc que tu as la taille fi raccourcie, avec un ventre de toile d'araignée. Miférable que tu es, comme te voila fait ! Tu couVres de confufion & d'une infamie éternelle, tout ce que nous fommes de chats, par le bel état oü te voila. Tu n'as que les oreilles & la refpiration de chat. Dans tout le refte, tu n'es proprement qu'une toile d'araignée. Si tu fréquentois le palais du fultan, & fi tu y rempliffois tes entrailles de morceaux friands & de viandes exquifes , peut-être qu'avec une nouvelle vie tu trouverois 1'embonpoint que tu n'as pas. A cette réprimande outrageante , 1'avidité & la gourmandife firent un étrange ravage & un terrible remuement dans les entrailles du chat de la vieille, & ce fut ce qui lui fit dire au chat voifin, d'une manière fuppliante : Mon frère, vous êtes mon voifin, & de même efpèce que moi, & vous favez qu'entre les animaux-, les chats obfervent religieufement les loix dè 1'amitié entr'eux. La première fois que vous irez au palais du fultan, qui vous empêche de faire paroitre votre générofité , d'ufer du devoir d'un frère envers un frère, & de vouloir bien que ce miférable qui vous en fupplie, ait 1'avantage de vous fervk de compagnie l  CONTÏJ Peut-être que par votre appui & votre autorité, ce corps ruiné & défait fe remettra, & deviendra tout autre. Le chat voifin fe laiffa toucher de compaffion a fes prières , & il lui promit qu'il viendroit le prendre le lendemain pour le xnener au feftin, après quoi ils fe féparèrent. Le chat maigre defcendit du toït rempli dejoie & d'efpérance , & fit le récit de fon aventure a la bonne vieille. Comme elle Paimoit & le confervoit depuis Iong-tems, elle tacha de le détourner de fon deffein, de crainte de Ie perdre. Cher camarade, lui dit-elle, prens garde, ne te laiffe pas tromper par les rufes des gens du monde , & ne ehange pas pour tous les autres biens, la provifion de fobriété dont tu jouis avec moi. L'avidité préfente d'abord un beau dehors, mais ce n'eft que de la pouffière & de la pourriture au-dedans, de même que dans les tombeaux; & toutes les belles efpérances qu'elle donne finiffent plutót par la mort, que par la pofTeffion de ce que l'on attend d'elle. Ainfi , puifque cette trompeufe conduit a 1'infini, le plus sur eft de fe fixer. Ceux qui ne fe fixent pas, ne font jamais riches, quand même ils auroient toutes les richefles de Caroun (i). Elle lui dit encore plu- (i) Caroun, felon les mahométans, vïvoit du tems ie Moïfe, & poftedoit d«s richeffes iaunepfes.  et Fables Indiennes. ff fieurs autres chofes pour lui repréfenter le danger auquel il s'expofoit. Mais le chat malavifé étoit tellement enchanté & rempli du défir de goüter du feftin du fultan, qu'il n'étoit plus capable de recevoir, ni d'écouter aucun avis. II en étoit de lui, de même que des amans auprès de qui les confeils font comme du vent que Ton voudroit renfermer dans une cage, ou comme de Peau dont on entreprendroit de remplir un crible. En un mot, le lendemain , au tems & a Pheure prefcrite , le chat de la vieille n'alla pas, ( il n'en avoit pas la force ) mais il fe traïna au palais du fultan avec le chat voifin. Par malheur pour lui, la maxime qui porte que le gourmand va oü fa paffion le conduit, dans le tems qu'il doit être fruftré de fon attente, fe trouva véritable a. fon égard. En effet, avant qu'il arrivat, fon mauvais deftin avoit difpofé les chofes d'une manière toute contraire a ce qu'il s'étoit promis : car le jour précédent les chats avoient commis un fi grand défordre , que le fultan en colère avoit ordonné trèsexpreffément, que des archers armés d'arcs & de fleches, fe miffent en embufcade, & tiralfent fur tous les chats qui paroitroient, ou qui prendroient le premier morceau, qui devoit être le dernier de leur vie.  *7o* Conïes Le chat de la vieille , qui ne favoit rien de cette ordonnance , enivré de la gourmandife dont il étoit pouffé , n'eut pas plutót fenti 1'odeur des viandes , & entendu le fon des plats, des bafhns & des autres vafes de porcelaine , dans lefquels elles étoient fervies , qu'il fe jeta deffus, malgré fa foibleffe, avec 1'impétuofité d'un épervier fur fa proie , fans confidérer qu'elles étoient préparées pour le fultan. Mais fon heure étoit venue, & ce n'étoit pas pour lui que la marmite avoit bouilli. A peine fe fut-il faifi d'un gros morceau, qu'il fe fentit frappé d'une flèche. II le lacha dans le moment, & s'enfuit a toutes jambes , jufqu'a ce que les forces lui manquèrent. Alors voyant ruiffeler le fang de fes entrailles: Si, dit-il, je ne meurs pas de ce coup fatal, je me contenterai de fouris & de la foupe de ma vieille. Puifque Ia douceur du miel ne confole pas de la piqüre de 1'abeilie, il vaut mieux manger du raifinet que du miel. Je vous ai rapporté cette hiftoire remarquab!e , ajouta le vautour , afin que vous teniez a grand honneur, d'avoir place dans notre nid , & que vous compreniez quel eft 1'avantage que vous avez de trouver de quoi vivre en abondance , fans peine &. fans foin, que vous vous contentiez de ce que dieu nous envoie , & que  et Fables Indiennes. 77 vous n'en cherchiez pas davantage. Puifque vous êtes fi bien ici, ne vous éloignez pas pour voyager. N'abandonnez pas le bonheur que vous pofledez , & ne vous précipitez pas vous- même dans le malheur. En un mot, n'étendez pas vos défirs jufqu'au dérèglement, & pafTez-vous de ce que la providence vous donne» Si la fourmi n'avoit cette retenue, & fi elle vouloit entrer dans toutes les maifons pour en tirer de quoi remplir fes magafins , elle feroit tous les jours écrafée a 1'entrée des portes. Ce difcours pathétique, ne fut pas capable de convaincre le faucon. II répliqua, & dit encore au vautour : Je vois bien que tous ces confeils font un effet de la bonne volonté que vous avez pour moi ; mais permettez-moi de vous dire, qu'ils ne font pas conformes a mon génie , qui me porte a des chofes grandes & relevées. Et pour vous dire mon fentiment avec liberté , j'ajouterai qu'il n'y a que les bêtes les plus grofÏÏères, qui fe contentent fimplement de boire & de manger. Qui afpire au bonheur parfait, ne doit avoir pour but que de hautes entreprifes; & qui veut porter la couronne parmi les grands monarques, doit mettre la main a 1'ceuvre , & faire des efforts dignes de la noblefle de fes idéés. Un efprit |levé comme le mien ne fe borne pas a des  fjS CONTES actions de gens qui vivent de ménage. Qui veut habiter dans les logemens les plus apparens, ne s'arrête point parmi le menu peuple; & qui tend a une haute élévation, proportionne fes démarches a fon ambition. Le vautour infifta pour combattre le fentiment du faucon : II eft impofïïble, dit-il encore, qu'une penfée déraifonnable, mal fondée & fingulière comme la votre, puiffe avoir fon effet , & qu'une paffion fi démefurée , puifTe arriver a fa fin. Un ouvrier ne fait rien fans avoir les inftrumens néceffaires avant de travailler , & l'on ne fe propofe pas une fin, que l'on n'ait les moyens pour y parvenir : il eft donc déraifonnable de prétendre une place parmi les grands, li auparavant on n'eft muni de tous les avantages qui les accompagnent. Le faucon interrompit le vautour en eet endroit : Eft-ce, dit-il, que la force de mes griffes n'eft pas capable de m'élever a de grandes dignités? & mon bec ne peut-il pas contribuer a me procurer le même avantage ? Sans doute que vous n'avez pas connoiffance de 1'hiftoire de ce brave qui arriva au plus haut degré du. bonheur , que des oifeaux racontoient 1'autre jour prés de ce nid, & que j'écoutai avec plaifir. Je vous en ferai le récit, fi vous avez la patience de m'écouter, Comme il vit le vau-  et Fables Indiennes. 79* tour difpofé a. 1'entendre, il continua de parler en ces termes : LE FILS D'UN ARTISAN, CONTÉ. Un pauvre artifan , qui travailloit a force de bras , & qui avoit beaucoup de peine a gagner de quoi fubfifter lui & fa familie , eut un fils qui naquit fous une heureufe étoile ; ce fils donna d'abord une marqué de ce qu'il feroit un jour , en ce que, dès le moment de fa naiffance, fon père commenga de gagner beaucoup plus qu'il ne dépenfoit chaque jour , ce quï n'étoit pas arrivé auparavant. Cela fit qu'en attribuant ce bonheur a Paugmentation de fa familie , il n'oublia rien pour lui donner une bonne éducation. Mais 1'inclination du fils fe porta d'abord aux armes. Car l'on eut a peine cefle de 1'en'velopper dans les langes , qu'il avoit continuellement 1'arc & les flèches a la main 3 Sc cette palfion augmenta fi fort avec 1'age , que lorfque l'on voulut lui apprendre a écrire, on lui voyoit plutöt manier la lance ou le fabre , qu'une table ou de la craie pour former fes lettres deffus, II n'y avoit pas d'exercices  %Ö C Ó U T t S guerrïers enfin auxquels il ne s'appliquat plutêt «qu'a 1'étude. Lorfqu'il fut arrivé a Page propre au mariajge , fon père le prit en particulier , & lui paria ainfi : Mon fils , lui dit-il, pour vous dennet une marqué du foin que je prens de vous , je veux bien vous avertir de confidérer que vous êtes préfentement dans un age mür , & que Page d'enfance eft paffe* , fur-tout en ce tems oü l'on n'eft déterminé a rien , que Pon n'agit que par paffion, & que le fang bouillonne dans les veines. Ainfi , avant que Ie déréglement yous jete dans le précipice de la tentation, & que le démon fe ferve de la concupifcence pour vous faire égarer dans le chemin de perdition , comme le mariage eft un moyen propre pour retirer la jeuneffe de Ia débaöche , je veux vous unir avec une fille de même état & de même rang que vous , & pour cela je vous ferai touf Pavantage qui fera en mon pouvoir. Dites-moi ce que vous en penfez , & li vous confentez a la propofition que je vous fais. Mon père, répondit le fils , je vous prie de ne pas vous embarraffer du foin de me marier. Je ne vous ferai pas a charge a Pégard de celle a qui je dois m'unir & donner ma foi, 6c je n'attens de vous aucun fecours pour ce fujet. Mon fils , reprit le père , je fais ce que yous  Et Fables Inïuennes, 8r ^óüs pouvéz & ce que vous ne pouvez pas. Mais je voudrois favoir 1'argent que vous pouVez compter, & quel eft !e rnariage dont vous entendez parler ? Le fils fe leva & entra dans une chambre , d'oü il apporta un fabre tranchant cent fois plus terrible que les re-ards des belles , & mille fois plus prëcieux > è fon avis , que le corail de leurs lèvres , & en le montrant è fon père : Je vous déclare , dit-il, que c'eft une couronne a laquelle je dois me marier, & que ce fabre eft le bien que je porterai a la communauté du mariage. Une haute tortune n'eft déshonorable a perfonne , & Je fabre eft le fceau le plus propre pour le'gkimer Ie contrat d'une pareille alliance-. , Ce ieune brave , guidé par fon courage s «'eut pas de peine a venir a bout du defiein qu'il avoit formé de conquérir un empire. II fit chef de parti , & fubjugua en peu de tems de grands pays , dont il fe fit reconokre Werain. Cela nous apprend, ajouta le faucon , qu'un fabre pour tout bien, fuffit pour fe rendre maïtre d'un royaume; & je vous cite eet exemple pour vous faire comprendre qu'a^ vee mon courage & mon intrépidité , je ne defefpère pas de parvenir è la dignité la plus elevée & la plus fublime. Le cceur me dit que ,e réuffirai dans mon projet, & que je parvienJomc JCriI, p  -g2 C O N T E S drai a 1'objet de mes défirs. Ainfi, quoi que vous puifliez dire , j'exécuterai ce que j'ai réfolu , & toutes vos raifons ne m'en empêcheront pas. Le vautour vit bien que le faucon e'toit né pour de grandes chofes , que fon parti étoit pris , & que ce feroit inutilement qu'il s'efforceroit de le diftuader. II lui témoigna néanmoins par fes foupirs , la douleur qu'il relfentoit de cette féparation. Le faucon prit donc congé de fon nourricier & des petits vautours, s'éloigna d'un nid oü fa fortune ne devoit pas fe borner , & alla en chercher une autre qui lui fut plus convenable. II vola long-tems par la vafte étendue de 1'air , & enfin il fe pofa fur le fommet d'une montagne , pour prendre un peu de repos. La , en jetant les yeux ce tous les cötés , il appergut une perdrix qui fe promenoit & faifoit retentir la campagne de fon chant. PoulTé par fon naturel , qui le portoit a la chaiTe des perdrix , il s'éianga deffus fans héfiter , & s'en faifit du premier vol. D'abord il la mit en pièces par l'eitomac , & remplit fon golier de fa chair ; il commenga de goüter la délicateffe d'une viande qui furpaffoit, a fon goüt , tout ce que l'on dit de 1'excellence de l'eau de la fontaine de vie , & de la douceur du fucre. Comme il n'avoit rien mangé de fi  friand jufqu'alors , il difoit en lui - même en s 'adreflant a la perdrix qui n'étoit plus en état de 1'entendre : Je te trouve excellente depuis les piés jufqu'a la tête , & je vois bien que c'eft pour moi que tu as été créée. Puisfe parlant ■a lui-même : N'eft-ce pas, difoit-il, avoir gagné beaucoup en voyageant, que de t'ètre délivré ft heureufement des méchans alimens dont l'on te nourriffbit i En peu de tems , te voila par-. venu au bonheur de te repaitre de viandes délicieufés ; & au lieu d'être renfermé dans un nid étroit & 0<0{cm . accompagné d'oifeaux vils & méprifables , tu jouis cf une pleine liberté en des lieux fpacieux, oü tout contribuè a ta félicité. Mais ce ne font ici , fans doute , que les prémices des douceurs du monde, Qui fait ce que la fortune fera encore pour moi , & quelles faveurs elle prépare pour ma fatisfaction ? Eprouvons quelle doit être notre deftinée. Après ces réflexions , il reprit fon vol , ï'efprit fatisfait, en s'occupant & en fe divertiffant a chaffer aux perdrix, Etaht un jour fur le hauc d'un rocher , qui faifoit partie d'une montagne, & attentif a découvrir quelque proie, il vit au pié de la montagne une troupe de chaffeurs & plufieurs faucons ; c'étoit le roi du pays , accompagné des gens de fa cour, qui prenoit le divertiiTement F ij  C O N T E S de la chaflè. Attentif a un fpectacle auffi nouveau pour lui , fon étonnement redouble en voyant un faucon s'élever de defius le poing du roi, & voler après un oifeau : cette action enfiamme fon courage ; il devance d'une aile rapide le faucon royal , & lui dérobe fa proie. Le roi, témoin de la viteffe , de 1'ardeur & de la hardiefie du jeune faucon , fut enchanté de cette action ; il commanda aux plus habiles de fes chafTeurs , de faire enforte de le prendre. Les chafleurs obéirent , & lachèrent un faucon du cóté oü il étoit , il ne s'effarouclia pas quand ïl Peut reconnu pour un oifeau de fon efpèce. II vola même au-devant de lui , le falua & lui fit un compliment & plufieurs demandes fur fon état & fur fa fortune. Le faucon du roi , furpris de fes manières honnêtes , le fatisfit fur fa curiofité , & lui fit naïtre infenfiblement le défir de devenir courtifan ; il y réuffit fi bien > qu'il le perfuada , & qu'il fe laiffia prendre par les chafiëurs. Ce fut de cette manière que le jeune faucon parvint au bonheur oü fon courage Pavoit conduit, & le roi n'eut pas plutöt' remarqué toutes fes bonnes qualités, qu'il 1'établit dans Phonneur d'être ordinairement fur fon poing. C'eft ainfi que parmi les faucons, il fe vit aa fouverain degré de félicité, après s'être vu dans la dernière bafleffet  ït Fables Indïénnes. Ce que je conclus de cette fable , ajouta Dabchelim•', c'eft que qui ne fait point de démarches pour arriver a la gloire , eft méprifable , & qu'on ne doit pas fe rebuter , malgré la fortune contraire. Pour bien mériter le nom d'hom. me , il faut avoir de grands defteins , & de hautes idees. Tel eft 1'homme ■ tel eft fon courage. Si ce brave faucon fe fut borné a demeurer dans le nid des vautours , s'il n'eüt pas abandonné leur compagnie , s'il n'eüt point parcouru la mer aërierihe , & s'il n'eüt pas traverfé montagnes & campagnes , & rode en mille endroits , jamais ij ne fut arrivé a ce bonheur. De-la , il eft manifefte qu'un homme , même de néant , malgré les difficultés qu'il rencontre , s'élève au-deffiis de fa condition en voyageant , & fe procure une haute fortune. Le voyage eft le printems du cceur, & le chemin pour acquérir ce que l'on peut fouhaiter ; un poëte dit excellemment : Le voyageur obtient Vobjet de fes dejtrs. Dabchelim acheva fon difcours en eet endroit , & alors 1'autre vifir lui fit une inclination très-refpectueufe , & paria en ces termes : Sire , l'on ne peut avoir aucun doute fur toutes les maximes que votre majefté vient d'avancer avec tant d'éloquence , & tant de net- F iij  teté. Ce qui fait de la peine a vos ferviteurs, c'eft que la confervation de 1'e'tat , & Ie repos de fes fujets font attachés a fa fanté , & qu'il ne convient pas a fa fagelfe d'entreprendre un voyage fi pénible , & de renoncer aux plaifirs & aux commodités dont elle jouit , pour aller s'engager en des deferts impraticables. Dabchelim arrtta le vifir en eet endroit : Les hommes , répliqua-t-il , doivent être accoutumés aux peines & aux fatigues , de même que les lions , aux afTauts & aux combats. On ne peut pas nier que les peuples ne peuvent être a couvert des infultes , fi les rois eux-mêmes ne fe mettent en campagne , & ne parcourent leurs frontières pour les mettre en fureté. Vous favez , vifirs , qu'il y a deux fortes de ferviteurs de dieu : les rois , a qui le gouvernement des états & des empires eft confié , les peuples i auxquels les rois font obligés de procurer toute forte de süreté , de repos & de tranquillité. Si cela eft conftant , comme l'on ne peut en douter ,1e roi & les fujets ne peuvent avoir en même-tems Ie même privilege. Si le roi veut jouir du repos , il ne peut le faire fans lacher les rênes de Pempire ; & s'il veut faire fon devoir , & prendre foin de fa gloire , il faut qu'il renonce a Ia douceur du repos. Quiconque fe donne tout entier aux  et Fablis Indiennes. 87 plaifirs & aux déllcateües , mène la vie du monde la plus heureufe cn fait de plaifirs 5 mais un monarque dolt être dans fon empire, comme la, rofe au milieu d'un jardin oii elle couche' fur les épines. Selon les philofophes , il faut voyager pour arriver a une demeure ftablc. Malgré la longueur de fes peines , un amant arrivé au bonheur de voir 1'objet après lequel il fouplre. L'acquifition d'un état paifible & tranquil'.e , dépend d'une fuite de travaux & de foins , de même que la poifeffion de ce que l'on cherche , dépend de la patience dans les foum-ances. Qui donne dans la molelfe , ne doit pas fe charger du fardeau d'un empire. Mais qui veut bien s'acquitter de fon devoir en régnant, doit fe priver du repos & du fommeil , & s'abftcnir de la débauche du vin & de 1'oifiveté. Par ces moyens il acquiert une gloire föüde dans tout le monde , & réuflit dans tous fes fouhaits. Ce fut ainfi qu'un jeune léopard parvint en peu de tems au comble de fes vceux , & rentra dans la polfeflion de Ia forêt de Ferah-Efza, qui lui appartenoit de droit & par héritage. Dabchelim ayant remarqué fur le vifage des deux vifirs , la curiofité qüils avoient d'entendre le récit de la conduite du léopard , il leur en donna la fatisfaction , & dit en continuant fon difcours ; F iv  €3 LE JEUNE LÉOPARD, FA B LE. jAlUx environs de fa viile de Ealfora , ü 'y avoit une ïle , dont 1'air étoit extrêmement tempéré , couverte d'une forêt agréable , & arrofée de plufieurs fources d'eau vive , d'oü couloient des ruiffeaux qui ferpentoient de tous les cötés , & excitoient par-tout de doux zé~ phirs rafraichiffans , qui donnoient la vie. Ces ruiffeaux étoient bordes de fleurs de différentes couleurs , & les arbres qui régnoient le long des rivages , formoicnt des berceaux , dont 1'ombrage étoit impénétrable a l'ardeur des rayons du foleil. Le cyprès s'entreméloit avec le buis , le fapin avec le platane , & ainfï des autres arbres de différentes efpèces , tellement preffés les uns contre les autres , que le vent paffoit feulement au-deffus , & laiffoit jouir audefTous d'un grand calme & d'une fraicfieur admirable ; & tous ces agrémens avoient fait donner a cette forét le nom de Ferah-Ef^a a c'eft-a-dire , augmentation de joie. . Un léopard des plus féroces , s'étoit emparé §c rendu maïtre de cette forêt, avec un pou-» C O N T E §  et Fables Ind jen nes. 89 voir fi abfolu , que les liorss les plus fiers n'ofoient feulement penfer a cette retraite , tant il s'étoit rendu redoutab'e. II en étoit de même , a plus forte raifon , de toutes les autres bétes fauvages , dont pas une de fa vie ne pafioit même par Pendroit oü il s'étoit arrêt'5 un feul moment. II y avoit long - tems qu'il en étoit en pleine pofiêffion , fans que rien lui eüt donné le moindre ombrage , ou qu'il eüt trouvé aucun obftacle a fes volontés. II n'avoit pour fucceffeur , qu'un jeune léopard , qu'il aimoit comme la prunelle de fes yeux, & fon deflein étoit, dès qu'il feroit dans un age mür , & qu'il auroit enfanglanté fes griffes & fes dents du fang des lions , de lui remettre le commandement entier de la forêt, & de fe retirer dans une folitude pour y pafier le refte de fes jours en repos. Mais le deftin ne lui donna pas le tems d'accomplir ce qu'il avoit projeté. II avoit a peine commencé de faire quelque fondement fur cette efpérance , que le vent impétueux de fa dernière heure furvint, & fit tomber en même-tems les feuilles & les fruits de fa vie. Après la mort du léopard , les animaux du voifinage qui attendoient ce moment depuis long-tems , accoururent de toutes parts , & s'emparèrent de la forêt J le jeune léopard qui  £0 CONTËS Tie fe fentoit pas aflez fort pour s'y oppofer , prit le parti de leur céder la place , & de fe retirer ailleurs. Ils fe difputèrent le terrein entr'eux avec beaucoup de chaleur; enfin , un lion plein de courage les mit tous a la raifon , & demeura feul poflefleur de la forêt. Le jeune léopard marcha long-tems par des montagnes & par des déferts , & ne put fe réfoudre de s'arrêter en aucun endroit : il arriva enfin dans un bois ou il rencontra plufieurs animaux auxquels il fit le récit de fa difgrace , & acheva en leur deman'dant du fecours pour la réparer. Les animaux , qui avoient appris que le lion étoit en poffeftion de 1'état oü il prétendoit rentrer , s'excusèrent par la bouche d'un des principaux d'entr'eux : Nous compatitfons , lui dit-il, avec bien de la douleur, k la difgrace dont vous nous parlez , mais la forêt qui vous appartient avec juftice , eft préfentement fous la patte d'un lion fi fier, que 1'éléphant le plus puiffant ne mettroit pas même le pié impunément fur le bord de fes terres. La crainte que les autres animaux ont du malheur qui pourroit leur en arriver , fait qu'ils ne paftent ni par les bocages , ni par les colines de fa dépendance. Nous pouvons encore vous aflurer que le griffon du Caucafe , ne fe hafarderoit pas de voler par - deflus fes états , k caufe de  tr Fables Indien nes. pf fon fourHe envenimé , & vous pouvez juger fi les autres oifeaux ofent le faire. Vous devez donc croire que des animaux comme nous , aufli foibles que des gazetles , n'ofent fe mefurer avec lui ; & vous favez qu'un renard ne peut pas tenir contre un loup. Vous ne devez pas non plus fonger a Pattaquer corps a corps , p.irce qu'un léopard , jeune & foible , comme vous 1'étes , qui entrcprend dc venir aux mains avec un ennemi plus fort que lui , court rif» que de tomber d'une manière a ne fe relever jamais. Pour vous dire notre fentiment touchant vos intéréts , fi vous voulez nous croire , allez vous réfugier a fa cour , excufez-vous de votre hardieffe fur 1'état miférable oü vous êtes , & dites-lui avec fincérité & fans déguifement , que vous vous remettez a fa merci. Dans le mauvais état oü font vos affaires , le meüleur confeil que vous puifliez prendre , eft de dillïmuler. Le jeune léopard goüta 1'avis de ces animaux ; il les remercia & fe mit en chemin fans différer , réfolu de fe foumettre a tout. En arrivant a la cour du lion , il fe préfenta a lui , & lui fit fon compliment , avec le refpect &c toutes les humiliations d'un efclave le plus foumis. Le lion lui fit un accueil très-favorable , & lui donna un emploi conforme a fa qualité,  6 C O W T E s Les vifirs connoiffant que rien n'étoit capa1ble de détourner le roi de fon delfein, fe rendirent a tout ce qu'il vouiut. Ainfi ils ne fongèrent plus qu'a mcttre ordre aux préparatifs du voyage. Dabchelim cependant rccut les complimens des feigneurs de fon empire fur fort départ, & il en choifit un fur la fidélité & fur la capacité duquel il avoit le plus de confiance , qu'il chargea du gouvernement pendant fon abfence : & afin qu'il s'en acquittat avec plus de connoiflance pour le bien de fes fujets, il lui laiffa une init.rucf.ion fort ample, remplie des maximes qu'il devoit fuivre dans 1'adminiftration de la juftice. Apiès avoir pourvu a tout ce qu'il jugea nécefiaire, il partit enfin, accompagné des officiers qui approchoient le plus prés de fa perfonne, & avec une fuite convenable a fa grandeur & a fa puifiance. II pafik de ville. en vilie , en faifant de belles remarques qui 1'infiruifoient & qui le confoloient fuffifamment des incommodités & des peines qu'il fouffroit; & après un long voyage, tant par terre que par mer > il aborda enfin a 1'ile de Sarandib , avec une fatisfaction d'autant plus grande , qu'il y refpiroit un air le plus pur & le plus délicieux du monde. Avec cela , il trouva que 1'eau que l'on y buvoit, étoit trésexcellente, que la terre y fentoit le mufc & i'ambre,  ET Pablés ïnt>iennes» pj tyambre , & que les quatre élémens y cönferVoiefit une température fi parfaite, qu'il étoit impofiible de n'y pas vivre agréablement. Quand ce monarque fut arrivé dans la ville qui donne fón nom a toute file, il s'y remit ■de fes fatigues pendant quelques jours, avant de prendre le chemin de la montagne, qui étoit au milieu de File. II fit ce voyage feulement avec un nombre choifi de fes courtifans les plus favoris, & d'omciers les plus nécefiiires. Quoique la montagne fut d'une hauteur excef five, les environs néanmoins n'en étoient pa$ ■affreux, comme il arrivé affez fouvent. Ce n'étoit que verdure émaillée de fieurs de tous les cötés, & que jardins arrofés de ruiffeaux, parfemés de rofes & de toutes fórtes d'herbes odoriferantes. II vit & parcourut tous ces lieux qui avoient été honorés de la préfence d'Adam, felon la tradition, avec autant de plaifir que* de dévotion. H arriva enfin è uh endroit oü il appercut une ouverture dé grotte , dont 1'entrée, quoiqu'obfcure, avoit quelque chofe de majeftueux. II s'informa dans les habitations voifines de ce que c'étoit, & il apprit qu'un philofophe ou bramine de grande réputation y faifoit fa demeure, que fon nom étoit Bidpaï, c'eft-a-dire , philofophe charhable, & que c'étoit un perfonnage de grande vertu, rempli de pluXomeXm, q '  .pg CoNt ES fieurs belles connoiftances, lequel avoit défriché les épines des rnceurs dépravées, par une Vie pénible & folitaire , & paffoit les jours & les nuits en des prières & veilles continuelles. Dabchelim s'avanga jufqu'a la grotte , & s'arrêta quelque tems a 1'entre'e, avec grande impatience de voir le bramine ; mais fans ouvrir la .bouche de crainte de 1'interrompre. Le ve'nérable vieillard, qui favoit par révélation le fujet du voyage du roi des Indes, étoit au fond de la grotte, d'oü il 1'appercut, & connut fon inquiétude : Entrez en paix, lui cria-t-il. Dabchelim entra, & en faluant celui qui 1'avoit appelé , il ne douta pas qu'il ne fut celui qu'il cherchoit, & le perfonnage qui lui donneroit la fatisfaction qu'il fouhaitoit. Le bramine le regut avec refpect & avec honneur, le pria de s'alfeoir, lui demanda le fujet d'un fi grand voyage, qui devoit lui avoir coüté beaucoup de peines. Dabchelim lui fit le récit du fonge qu'il avoit eu , du tréfor qu'il avoit trouvé , & fur toute chofe du teftament qui 1'avoit principalement déterminé a 1'entreprendre; & lorfqu'il eut achevé: Béni foit le monarque de grand courage, dit le bramine avec un vifage rempli de joie, qui s'eft expofé a tant de fatigues , dans l'inlention d'acquérir de la vertu, des connoifjCaaces & des inftructions, pour le bien de fes  et Fables ïndteni^es, $p états, & pour le repos de fes fujets. Alors, fans fe faire prier, il témoigna qu'il étoit prés de découvrir fes fecrets, & d'ouvrir le tréfor de fa fageffe; & que pour cela il vouloit bieri fe priver, pendant quelques jours, de fes exercices ordinaires, afin de lui faire part des hau-. tes maximes de fon profond favoir. Dans le cours des entretiens qu'ils eurent enfemble, Dabchelim qui poflédoit le teftament de Houfchenk en fa mémoire , propofoit les articles ; fur chacun , le bramine lui donnoit des explications , avec des enfeignemens convenables au fujet dont il s'agiflbit, & Dabchelim ne perdoit rien de tout ce qu'il lui difoit. G ij  CHAPITRE PREMIER. Quil ne faut pas écouter les difcours des me'difans. Le premier enfeignement du teftament, dit Dabchelim au bramine, porte que celui qui fe trouve honoré de la faveur d'un fultan, devient d'abord 1'objet de 1'envie, tant des peuples que des courtifans, & que ceux de ces derniers qui approchent le plus prés de la perfonne du prince , emploient toutes les adrefles & toutes les rufes imaginables, pour détruire les autres dans fon efprit par leurs médifances : ainfi un monareme doit être continuellement fur fes gardes , afin de ne pas fe laifler furprendre par leurs difcours. C'eft, d'après ce principe , qu'un fage a dit: Ne donnez pas accès auprès de vous aux médifans , qui ne s'épargnent pas eux-mêmes en dardant leurs aiguillons les uris contre les autres. Ils témoignent de 1'amitié en apparence; dans le fond, ils n'ont d'aütre intention que de tromper. Ve'nérable philofophe & fage bramine, j'efpère que , pour me fervir d'exemple & de modèle fur ce fujet, vous me ferez 1'hiftoire d'un favori ou d'un jniniftre que les difcours que la voute des cieux emploie fi peu de 33 momens a mefurer le cours de notre vie, & d> qu'a peine on a le tems d'ouvrir & de fermer 551'ceil, pour s'appercevoir que l'on vit, ne 53 fois pas auffi un moment fans nous verfer a 53 boire; redouble, que nous n'ayons pas même »le tems de cligner 1'ceil 33. Et cette autre 1  et Fables Indiennes. 107 sa Garcon, apporte-nous de ce vin de couleur « & d'odeur de rofe. Puifque perfonne ne de» meure éternellement en ce monde , réjouif33 fons-nous au moins dans le moment que nous 33 avons a vivre , & chantons a pleine gorge , 33 comme le rofïïgnol 33. Quoique le roi leur père, fage, prudent & d'une grande expérience, eüt de grands tréfors en pierreries & en argent. comptant, il craignit que les princes fes fils, ne difiipaffent mal-a-propos tant de richeffes qu'il avoit amaffées avec des peines incroyables : pour empêcher que cela n'arrivat, il fit enterrer toutes ces richeffes dans 1'hermitage d'un derviche retiré prés de la ville , qu'il honoroit de fon elf ime , & qui d'ailleurs s'étoit acquis une grande vénération parmi le peuple qui le regardoit comme un faint perfonnage; il le fit fi fecrètement, que perfonne n'en eut connoiffance. II chargea même fur cela le derviche de fa dernière volonté , & lui dit: Lorfque la grandeur & les honneurs inconftans auront abandonné les princes mes fils , qu'ils feront pauvres , miférables , & réduits a la dernière néceffité, je vous recommande de leur doener avis de ce tréfor, & pas plutöt. Peut-être qu'après avoir bien fouffert, ils fortiront de leur affoupifiement, fongeront a leurs affaires, & s'abftiendront des  108 C O N T E S dépenfes frivoles qui les auront jetés d'ansr cette misère. Le derviche promit de s'acquitter fidellement & ponctuellement de fa dernière volonté. Pour mieux cacher ce qu'il venoit de faire , le roi fit conftruire une efpèce de tour forte. dans fon palais , & en feignant qu'il y avoit enfermé toutes fes richeffes , il dit aux princes "qu'ils y trouveroient tout ce qu'il avoit de plus pre'cieux ; Si par la révolution du tems ïnconftant , ajouta-t-il , vous vous trouviez dans 1'indigence , ouvrez ce tréfor , il y a de quoi rétablir le mauvais état de vos affaires. Peu de tems après , felon le cours de la nature , par laquelle tout homme eft mortel , le roi & le derviche moururent en peu de jours 1'un après 1'autre , & le tréfor demeura dans 1'hermitage , fans que perfonne en put donnet' la moindre nouvelle. Le roi mort , les deux frères fe fïrent une guerre cruelle & fanglante pour la fuceefïion du royaume & pour la poffeffion du tréfor ; 1'ainé enfin , de qui le partt étoit plus puiffant, demeura vainqueur & poffeffeur abfolu de 1'un & de 1'autre , a ce qu'il croyoit, & laifta fon frère dans un état a ne pouvoir fe relever. Ce dernier , qui fe vit déchu de fes efpéj^ances, & même privé de ce qui lui app«rte-;  et Fables Indïênnes". ro£ tiöit par droit d'héritage , dit en lui - même : Puifque du fuprême degré de bonheur oü je rne fuis vu , me voici tombé dans le dernier degré de misère , que le ciel trompeur & la fortune outrageante , ont fait éclater leur haïne contre moi , que gagnerois-je autre chofe qu'un facheux repentir , fi j'entreprenois une autre fois de monter au même degré de félicité ? Je n'en aurois que du chagrin & de 1'affhcrion , & la feconde tentative ne feroit pas plus heureufe que la première. II faut donc abandonner le monde , puifqu'il eft paffager ^ autant pour les jeunes gens , que pour les vieillards. Je veux chercher un autre royaume plus efhmable que celui qui vient de m'être ravi, & m'ouvrir une porte plus heureufe que celie qui vient de m'être fermée. Puifque la fouveraineté k laquelle je croyois déja être arrivé, m'eft échappée , le parti le plus avantageux que je puifTe prendre , eft d'embrafTer la vie de retraite & de réfignation a dieu , & de m'engager dans la profeffion de derviche , que l'on peut appeler avec juftice un empire quï n'eft pas fujet a révolution. Le derviche qui a pris le tréfor de la folitude en partage, eft derviche de nom ; mais dans la vérité, il eft maïw tre de tout le monde. Cette réfolution prife , le prince fortit d«s  110 C O N T £ S la ville , & en marchant , fans avoir eficora déterminé de quel cöté il tourneroit fes pas , pour 1'exécution de fon delfein : Un tel derviche , fe dit-il a foi-même , étoit grand ami du roi mon père , qui avoit beaucoup de vénération pour lui , je ne puis mieux faire que d'aller k fon hermitage comme a un afyle de füreté. J'efpère que ce fera une bénédiction pour moi de demeurer dans un lieu oü il refpire , & dont il foule la terre fous fes piés , pour fe perfeclionner dans le culte de dieu , & arriver a la polfcffion du royaume d'un parfait abandonnement de toutes chofes. II arriva a 1'hermitage ; mais il n'y trouva perfonne. On lui dit que le derviche avoit paffe de cette vie a 1'autre monde , & que depuis fa mort perfonne ne s'étoit préfenté pour prendre fa place. Cela 1'affligea fenfiblement, & lui fit faire èncore plufieurs réflexions fur le malheureux état de fa deftinée. II prit néanmoins confiance fur les graces qu'il efpéroit d'obtenir par Pentremife de ce faint homme, & après s'être déterminé a. s'établir dans 1'hermitage , il y reffa. Au bout de quelques jours, comme le prince examinoit toutes les dépendances de 1'hermitage , il appergut un tuyau qui fervoit k conduire de 1'eau de pluie dans une citerne t  et Fables Indiennes. iii & même une ouverture pour en puifer 1'eau. II eflaya d'en tirer , & il ne s'y en trouva pas, Il s'étoit pourvu d'eau ailleurs jufqu'alors : mais 1'avantage d'en trouver chez lui , le fit réfoudre a mettre la cïterne en état de s'en fervir. II y defcendit , & en 1'examinant , outre qu'il appergut que le tuyau étoit bouché, il remarqua auffi un endroit oü il paroilfoit *jue l'on avoit remué la terre il n'y avoit pas long-tems. Il voulut voir ce que c'étoit 8C en peu de tems , il découvrit 1'entrée du tréfor que le roi fon père avoit fait cacher. Iï i'ouvrit, & lorfqu'il eut vu les pierreries, Toe & 1'argent dont il étoit rempli, il fe profterna & remercia dieu de fa bonté , & de la faveur dont il le combloit. En fe confultant fur cette aventure : Voila , dit-il , des richeffes immenfes & prodigieufes ; mais je ferois indigne de ma bonne fortune , fi je paffois les bornes de ïa modération par une joie trop éclatante de cette découverte. II ne faut pas que cela me porte a rien faire d'oppofé a la vie retirée que f ai embraffée , ni a m'écarter des routes de fi médiocrité , pour m'expofer a tout perdre. Je veux attendre & voir ce que le tems fera na£tre de favorable , pour en pouvoir faire un ufage légitime. Le roi fon frère occupoit cependant le tro-  '113 CoSTES ïie, & jouiffok du pouvoir abfolu; mais Ü rrV voit ni expérience , ni habüeté pour maintehir fes troupes dans la difcipline : il fe fia fur le tréfor qu'il prétendoit que fon père avoit caché dans le palais , & dépenfa le peu qu'il avoit fans ménagement. Avec cela il étoit fi prévenu de fa puiffance , qu'il tenoit beaucoup au-delfous de fa grandeur, de penfer feulement que fes voifins ofalfent 1'attaquer. II négiigeoit même de s'informer de ce que le prince fon frère étoit devenu. II étoit dans cette tranquillité apparente » lorfque tout-a-coup un puiffant ennemi prit les armes contre lui , réfolu de le chalfer de fes états , & de s'en emparer» A cette nouvelle , fachant que le peu de finances qu'il avoit trouvé k fon avènement k la couronne , étoit épuifé , & que fes troupes n'avoient nï armes ni équipage , il eut recours a la tour oü fon père avoit marqué qu'il avoit caché fes tréfors. Le befoin de s'en fervir étoit preffant pour fe maintenir dans fon royaume , fondé fur la maxime qui dit, que les rois ne font rois que par leurs troupes ., & que l'on n'a de troupes qua proportion que l'on a de 1'argent. Il chercha le tréfor avec grand emprefiêment; mais il ne trouva rien , & tous fes foins ne fervirent qu'a lui caufer raffliftion la plus fen-  et Fables ïndïennes» tig fibïe que l'on puifTe imaginer , puifque la douIeur de ne pas trouver ce qu'il cherchoit dans le befoin qu'il en avoit, augmentoit d'autant plus qu'il fe donnoit de peine a le chercher inutilement. Privé de la refiource qu'il croyoit lui refter, il ramafTa autant de troupes qu'il lui fut pofïible , & marcha a leur tête au-devant de 1'ennemi , il le rencontra , & accepta la bataille qui lui fut préfentée. II combattit en perfonne avec valeur , pour donner exemple a fes foldats ; mais au plus fort de la mêlée , il recut un coup de flèche , dont il mourut. De 1'autre cóté, le roi ennemi recut un coup de fabre qui lui abattit la tête. Par cette perte mutuelle , les deux armées demeurées fans roi & fans chef , furent dans une grande confufion , & peu s'en fallut qu'elles ne s'entre - détruififTent 1'une & 1'autre , tant elles étoient animées a venger une mort qui leur étoit réciproquement fi funefte. Après beaucoup de fang répandu , les généraux de 1'une & de 1'autre armée s'abouchèrent enfin, & confultèrent fur les moyens de rendre les deux nations amies. Ils convinrent qu'il falloit choifir pour roi des deux nations , un fujet qui füt d'une maifon royale , & en chercher un avec cette qualité, capablê d'adleurs de fouteuir dienement le poids du  51^ CoNTES fouverain pouvolr. Après plufieurs délibêrations , üs Êxèrent leur choix fur la perfonne én prince retiré dans 1'hermitage, prévenus qu'après avoir pris la réfolution d'abandonner le monde , il les gouverneroit avec toute la juftice Sc 1'équité poflible. .. En conféquènce de cette élection , les plus 'diftingués des deux états , députés pour lui offrir la courorme dont il avoit été jugé digne , fe rendirent a 1'hermitage , & après lui avoir rendu leurs refpects, ils lui firent part du vceu des deux nations. Le prince ne put fe difpenfer d'accepter 1'honneur qu'on lui faifoit, & les députés 1'ayant tiré de 1'hermitage, le mirent fur le tröne. Ainfi , après s'être abandonne a la voionté de dieu , il fe vit en poffeffion nonfeulement du tréfor du roi fon pere , mais même de deux puïffans états. Cet exemple , ajouta le fils du marchand , fait voir que tous les foins & toutes les peines que l'on fe donne , ne produifent aucune avance pour arriver a 1'état oü l'on eft appelé & que le plus grand fecret eft de demeurer la-delfus dans une parfaite réfignation fur ce que dieu en a oxdonné. C'eft dieu qui fe charge du foin de tout le monde , & particulièrement de ceux qui fe donnent a lui , qu'il protégé par-defius |es autres, Rien n'eft plus avantageux que cetu  st Fables ÏNdienkes; ïr^ réfignation. En effet, eft-iï rien de plus aimabie que de renoncer a foi-même ? C'eft auffi Ie feul parti que j'ai re'folu de fuivre. Mon fils , re'pliqua Ie père a ce difcours quoiqu'il y ait de ia vérité dans ce que vous' venez de me dire ; rien néanmoins ne fe fait en ce monde que par un concours de caufes Sc dieu gouverne toutes chofes de manière que' les plantes & les arbres , par exemple, ne producent rien qu'a force d'une bonne culture. C'eft pour cela qu'un laboureur qui avoit 1'expérience de plufieurs années , difoit a fon fils , que le bonheur du labourage confiftoit è bien employer la charme. La véritable réfignation que vous devez embrafier, eft de n'entreprendre aucune chofe , qu'en vous fervant des moyens par lefquels vous pouvez les obtenir , & poiTéder en même-tems ce que dieu vous' accorde. C'eft ce qui a fait dire a des perfonnes d'une grande fageffie , qu'il faut agir pour ne pas croupir dans 1'oifiveté , & rapporter adieu tout ce que l'on acquiert par le travail ; qu autrement l'on feroit coupable d'une négligence criminelle. Un poëte nous avertit de notre devoir , quand il dit: La réfignation ne doit pas vous jeter dans, VinaSion, Hij  Si5 Cosïes Ecoutez auffi ce qu'un ami de dieu dit fur le même fujet: Travaiilez & mettez votre confiance au tout-puiffant , & en vous réiignant a fa volonté , ne laiffez pas de travailler. Sans doute que vous n'avez pas entendu parler de l'hiftoire d'un derviche , qui , après avoir vu ce qui étoit arrivé entre un faucon & une petite corneille , fe mit en fantaifie d'abandonner toute forte de travail , même celui qui étoit néceffaire pour fa fubfiftance. Mais cela lui attira une rude réprimande de la part de celui qui a fait toutes chofes. Le père qui vit que fes enfans lui prêtoient attention , leur récita le conté fuivant^ LE DERVICHE ET LA PETITE CORNEILLE, CONTÉ. U N derviche traverfoit un jour une forêt, SC faifoit de profondes réflexions fur les marqués vifibles & continuelles de la bonté , de la miféricorde & de la toute-puiffance de dieu II étoit en cette méditation , lorfqu'il vit un fauGon voler & fe pofer fur un arbre avec un  morceau de viande au bec , qu'il dépofa dans un nid en le couvrant de fes ailes , & ett criant d'une manière qui marquoit qu'il faifoit une aclion de piété & de compaffion, Surpris de eet objet, il s'arrêta pour décauvrir ce que c'étoit , il vit qu'il y avoit dans ce nid une petite corneille fans plumes & fans ailes, abandonnée de père & de mère , que !e faucon nourriifoit de cette viande par morceaux a a proportion de la capacité de fon gofier. A cette merveille : Que la bonté & la miférïcorde de. dieu font admirables , s'écria le derviche , de ne pas permettre qu'une petite corneille orpheline , & incapable de fortir de fon nid , manque de nourriture ; & par fa provïdence , un faucon qui a les griffes fortes & le bec percant, prend foin d'un petit oifeau d'une efpèce toute différente de la lïenne, & fait plus pour lui, que ne fevoient peut-être- le père & la mère de cette corneille ! La furface de la terre eft une table commune que dieu a préparée a toutes fes créatures , elles y font également invitées. Sa libéralité s'étend même a. pourvoir le griffon d'alimens fur le Caucafe. Abforbé dans une profonde avarice, j'emploie cependant tous mes foins a chercher ma vie , & a me pourvoir d'un morceau de pain. C'en eft fait j je veux dorénavant me délivrer de Hiij  'Ïï8 CONTES tout eet embarras , & effacer abfofument de mon cceur , la paffion d'acquérïr , dans Iaquelle je fuis malheureufement plongé : je laifferai même toute forte de travail qui peut y avoir rapport , puifque dieu eft la fource de tout bien. La réfolution du derviche , toute inconftdérée qu'elle étoit , fut fi ferme , qu'il com« menca dès-lors a 1'exécuter. II fe retira dans un lieu a 1'écart ; & la , fans faire aucune démarche pour fa fubfiftance , il fe remit entièrement a la providence de celui qui prend foin généralement de toutes chofes. Pour fe confirmer davantage dans cette réfignation : N'attache pas ton cceur, fe difoit-il, aux caufes fecondes , repofe - toi fur la première de toutes. II demeura trois jours & trois nuits dans une inaótion parfaite , fans boire & fans manger , en attendant en fa faveur un miracle femblable a celui de la petite corneille. A la fin , il fut attaqué d'une foibleffe fi grande , qu'il n'étoit plus en état de faire même fes exercices de dévotion. Pour le tirer de fon erreur , dieu lui fit entendre une voix qui lui dit: Toi qui me fers , fache que j'ai créé la machine de Punivers telle qu'elle eft, a la charge & condition que les caufes fecondes agiroient 3 & que les hommes travailleroient pour fe nour*  It Fables Tnuien^Es» f¥$ rïr. Jë pourrois , par ma puiffance, contribuer immédiatement a ta nourriture , fans aucurt foin de ta part; mais par un dé.cret de ma fageife, les befoins des créatures font fujets aux caufes fecondes , & c'eft par elles qu'elles fubfiftent , & fe maintiennent. Prétends-tu , par ta réfignation , t'oppofer a ma fageffe & a ma providence ? Mon fils , pourfuivit Ie père , apprenez de eet exemple , que les caufes fecondes doivent avoir leur cours , & par conféquent qu'il eft néceffaïre d'agir & de travailler. Pofons encore comme une vérité , felon votre prétention 3 que l'on obtient tout en fe remettant a la vo-« lonté de dieu & a fa providence ; cela n'empêchera pas qu'il ne foit toujours vrai de dire que les avantages du travail font plus eftimables , & beaucoup au-deffus des avantages de votre prétendue réfignation. En effet , Ia réfignation ne peut tout au plus être avantageufe qu'a celui qui fe réfigne. Mais les avantages du travail ne font pas feulement pour celui qui agit; ils fe communiquent encore au dehors , & cette communication eft ce qui déterminé le bien. C'eft , comme vous devez le favoir , ce qui a auffi donné lieu a la maxime quï dit, que le meilleur des hommes, eft celui qui fait du bien aux hommes, C'eft un crime »  120 C Ó N T E S celui quï eft capable de faire du bien, de demeurer dans Poifiveté, & de s'attendre qu'un autre lui en fafTe. Imitez le faucon, & pourfuivez la proie comme lui ; c'eft-a-dire , travaillez pour nourrir vos enfans, & gardez - vous bien de fuivre 1'exemple de la petite corneille , qui n'eft pas encore en état de chercher fa nourriture. Le fils ainé , qui n'avoit rien a répartir au raifonnement fi convainquant du bon vieillard , fe tut , en lailfant la parole a fon cadet. Mon père , dit le cadet, je vois fort bien que nous ne devons pas prendre le parti de nous abandonner a la providence , de la manière que mon frère 1'entendoit. Mais après que nous aurons fait nos efforts pour acquérir, & que dieu par fa libéralité parfaite, nous aura donné du bien & des richeffes , qu'en ferons - nous , & comment nous y prendrons-nous pour les conferver ? Nous attendons vos fages confeils ladelfus. Mon fils , répondit le père , votre demande eft jufte. II eft aifé d'amaffer des richeffes , il eft vrai , la difficulté eft de les garder & d'en faire un bon ufage. A mefure qu'on les acquiert, l'on doit obferver deux chofes. La première , de les mettre en un lieu de süreté , afin qu'elles ne fe perdent pas , & qu'elles ne  et FaSles Indiennes. 121 folent pas expofées a être enlevées par les voleurs; paree qu'une infinité de gens aiment les richeftés, & que ceux qui les pofsèdent ont des ennemis fans nombre. La feconde , de ne les pas prodiguer, & de s'en fervir a propos. Au lieu de fe contenter du revenu, fi l'on dépenfe fur le fonds, l'on ne fe trouve en peu de tems que du vent dans les mains. Le lit d'une rivière ou 1'eau ne coule pas , demeure bientöt a fee ; & fi l'on öte toujours d'une montagne fans rien mettre a la place , l'on en trouve le pié en peu de tems. II en eft de même de celui qui, fans aucun revenu , tire toujours de fa bourfe & fe plaït a faire de la dépenfe , il tombe infailliblement dans le befoin , & on le voit périr fans reflburce. C'eft ce qui arriva a une fouris qui fe tua elle-même de déplaifir , & dont Lokman (i) nous a confervé 1'hiftoire ( i) Les orientaux font de différens avis au fujet de Lokman. Les uns croyent qu'il étoit neveu de Job du cótc de (a (beur, d'autres petit-neveu d'Abraham, & quelquesuns qu'il naquit fous le règne de David, qu'il vivoit encore fous le prophéte Jonas, & que le cours de fa vie dura pres de 300 ans; que facondition étoit fêrvile, & qu'il étoit tailleur, charpentitfr ou berger: mais tous conviennent qu'il étoit habafchi, c'eft-a-dire, abiffin, natif d'Ethiopie ou de Nubie, de la race de ces efclaves noirs, a grofles  C O N T E S re. Le père fut interrompu en eet endroit'par le fils , qui le pria de ne pas le priver du récit de cette aventure , qu'il raconta de la manière qui fuit : lèi'res , que l'on vendcit en ces pays , de forte que Lokman fe trouva porté & vendu par les ifraëlites, fous les règnes de David & de Salomon. Son niaitre trouva en lui tant de vertu & de fagerTe, qu'il lui donna fa liberté. II y a beaucoup de vraifembtaive que Lokman eft Ie *neme qu'Efope, qui en grec fignifie éthiopien. En effet, on trouve dans la vie , les paraboles, proverbes & apolo» gues de Lokman , les mêmes traits que nous lifons dans les fables d'Efope j de forte que Ton ne fait pas précifément fi les arabes les ont empruntés des grecs, ou fi les grecs ks ont pris des arabes. Ce qu'il y a de certain, c'eft que cette manière d'inftruire par des fables, eft plus conforme au génie des orientaux, qu'a celui des autres peuples, & qne la plupart des fables de ce recueil, ont leur foupce dans les ceuvres de Lokman , fi recomman* dable par la rupéricrité de fon génie, que Mahomet y dans le 3ie chapitre de 1'alcoran , fait parler dieu en ces lermes : Nous avons donné la fagejfe d Lokman,  Et Fables ïndien'nes. i2| LA SOURIS PRODIGUE, FABLE. Un jour , après une moiflbn abondante, un laboureur qui fongeoit a 1'avenir , enferma une grande quantité de bied dans un magafin , réfolu de ne 1'ouvrir que dans un tems de difette , & il cacha la clef dans un lieu que perfonne que lui ne favoit. Le hafard voulut qu'une fouris affamée , quï avoit fon trou prés du magafin , fe mit a ronger Ie bois , & fit tant avec fes petkes dents aigues , qu'elle s'apper^ut que du bied tomboit dans fon trou , par 1'ouverture qu'elle avoit faite. Elle fe réjouit de fon bonheur , & le regarda comme un don du ciel. Mais la découverte de ce magafin la rendoit fi fiére , qu'en ce moment elle ne s'eftima pas moins que Caroun & Pharaon , qui furent autrefois fi puiffans , 1'un par fes richeffes immenfes, & 1'autre par des tréfors qui répondoient a fa grandeur. Les fouris du voifinage , au bruit de fa fortune i qui fe répandit en peu de tems , vinrent en diligence & en foule lui faire la cour , &c lui offrir leur amitié par 1'efpérance de profiter^  $2'4 CoNTïJ de la fïenne , femblables aux mouches qui s'affemblent autour du miel. Elles lui firent mille révérences a leur manière , & mille complimens en lui témoignant la joie qu'elles avoient de fon bonheur , avec des louanges flatteufes , & des vceux pour fa profpérité. La fouris , enivrée de fa félicité , ne fe contenta pas de parler de fa découverte a fes compagnes , comme une infenfée ; elle fit encore !a libérale , dans la croyance que le magafin ne défempliroit jamais , & que le bied couleroit inceflamment par le trou comme du fable , 5c elle leur fit large table. Elle ne difoit pas : C'eft affez pour aujourd'hui, gardons quelque chofe pour demain. Elle ne penfoit qu'au tems préfent, & Pavenir ne lui faifoit aucune peine. 'Au contraire , elle chantoit hautement , & le fens de fa chanfon étoit : Garcon verfe-nous a boire aujourd'hui ; perfonne n'a vu le jour de demain. Pendant que la fouris & fes amies fe régaloient ainfi avec profufion , une famine extraordinaire furvint dans le pays, qui mit tout lemonde dans la dernière difette de vivres. Les cris du peuple qui fouffroit , montoient jufqu'aux cieux , & l'on n'entendoit par-tout que des gens qui offroient de fe donner pour du pain , & perfonne ne fe préfentoit pour ae^  et Fables Indiennes. "15$ cepter 1'offre. D'autres mettoient tout leur bien en vente , pour en avoir un morceau , & ils ne trouvoient pas d'acheteur. La mifère enfin étoit fi grande , que tout étoit en défordre & en confufion , pendant que la fouris faifoit bonne chère , . fans fe mettre en peine fi le bied lui manqueroit , ou s'il y avoit fa-, mine. Au bout de quelques jours , le laboureur 9prefle par le mal qui devenoit plus grand , alla vifiter fon magafin. A 1'ouverture , il fut fort étonné d'y trouver une diminution confïcérable , & il en fut d'autant plus affligé, qu'il en attribua la caufe a fa négligence , & que la perte lui en étoit alors très-fenfible. II connut bientót d'oü le dommage étoit venu , & pour y remédier fans attendre davantage, il fit tranfporter le bied dans un lieu oü il étoit sur qu'il ne s'en perdroit pas un grain. Dans le tems que cela fe palfoit , la fouris qui faifoit la maitrefle & la diftributrice du bied j étoit plongée dans un profond fommeil, Sc les autres fouris étoient tellement occupées a fauter & a danfer , que le bruit & le tintamare qu'elles faifoient, leur öta la connoilfance des allées & des venues des gens du laboureur occupés a vuider le magafin. Une des plus avifées s'appercut néaomoins de quelque chofe 5  Ï2fj C O N T E S curieufe de favoir ce que c'étoit , elle regarda par un coin de 1'ouverture du magafin, elle vit qu'il étoit vuide. Elle courut avec précipitation annoncer cette trifte nouvelle a fes compagnes , après quoi elle fut la première a difparoitre; & les autres ne demeurèrent pas après elle. Chacune prit fon parti, & elles laifsèrent la leur bienfaitrice toute feule. Voila ce que la plupart des amis font ordinairement : ils fe rangent auprès de vous, attirés par votre table ; ils vous abandonnent dès que vos biens diminuent. Ils établilfent leur bonheur fur le vótre , & vous n'êtes pas plutöt dans la difgrace, qu'ils s'éloignent de vous avec la dernière lacheté ; lacheté que fouvent ils poullent encore plus loin. Dans le tems même que vous les comblez de bienfaits , ils vous fouhaitent du mal dans la vue de leur intérêt. N'attendez pas que ces amis diiïimulés vous abandonnent, foyez' le premier a vous éloigner d'eux. Après un fommeil d'une longue durée , la fouris s eveilla , & ne vit plus d'amies auprès d'elle. Epouvantée de cette folitude , elle regarde a droite , a gauche , elle court de tous cötés ; pas une ne paroït. Alors le cceur outré de douleur; J'avois , dit-elle , des amies, que font-elles devenues ? quel malheur peut les avoir  et Fables Ïndiennes. '127 •obligées de m'abandonner ? Elle fort de fon trou pour en avoir des nouvelles ; au lieu d'en entendre parler, elle vit que la famine étoit fi grande, que tout le monde crioit généralement après du pain. Elle revient en diligence pour mettre en referve quelque chofe du bied qu'elle croyoit être encore en fa difpofition : mais elle n'en trouva pas un grain. Elle entre dans le magafin par le trou qu'elle avoit fait; elle furete par tous les coins , & ne trouve rien abfolument. En ce moment, abandonnée a la confufion & a la douleur , elle fe livra a un défefpoir furieux , & fe heurta la tête tant de fois contre tout ce qu'elle rencontra , qu'elle ie fit fortir la cervelle , & expira. Mes enfans , ajouta le père , le fruit que vous devez tirer de cette fable , c'eft d'appren* die que la dépenfe doit toujours être proportionnée au revenu , de manière qu'elle ne 1'excède point, & qu'il ne faut jamais toucher au fonds , qui doit demeurer en fon entier. Je vous recommande d'obferver mes confeils , 8C de ménager fi bien ce que je vous laifte , que vous n'ayez pas fujet de vous repentir de ne i'avoir pas fait. Le fecond fils très-fatisfait de tant de bons enfeignemens , fit encore cette demande a fon père; Je fuppofe , dit-il, qu'un homme.  C O N T E $ ait fait un fonds raifonnable, & qu'il ait pourvu fuffifamment a fa süreté , je vous fupplie de me dire de quels moyens convenables il doit fe fervir pour en de'penfer le revenu a propos ? Mon fils , re'pondit le père , la médiocrité eft louable en toutes chofes , & particulièrement dans ce qui regarde 1'économie. Un père de familie après avoir recu la rente de fes biens , ou retiré le profit de 1'argent qu'il a en fonds , doit obferver deux chofes. La première , de ne faire aucune dépenfe inutile , paree qu'a la fin, elle ne caufe que du repen-, tir & du chagrin. De plus, comme la dépenfe inutile fe fait ordinairement pour les plaifirs , rien ne marqué davantage le peu de conduite , 3e peu de religion, & la foibleffe indigne d'un homme , que de fuccomber aux tentations du démon , en s'y abandonnant. II feroit , ce me femble , plus tolérable, d'être avare , avec de grandes richeffes , que de tomber dans un excès fi condamnable. II eft bon de remarquer encore une chofe a ce fujet. Quoique rien ne foit fi beau & fi généreux que de donner , même avec profufion , il faut le pratiquer néanmoins avec égalité & mefure. La feconde chofe a obferver , c'eft de s'abf£enir de toute forte d'avarice. L'avare eft un objet  et Pablês IndieiTnes, fcbjet de malédiction , également par rapport au monde , & par rapport a la religion , & Pennemi géne'ral de tous les pauvres, qui doivent être un objet de compaffion pour tous ceux qui font en e'tat de leur faire du bien. A' quoi fert a un avare d'avoir tant de treffers dont il ne fait pas bon ufage ? D'une manière ou d'une autre , ils fe conlument a la fin , & fe diffipent miférablement. Confiüe'rez avec moi , un grand réfervoir de magonnerie , quï recoit de 1'eau en quantité' , & qui n'a qu'une petite décharge pour la laiffer écouler. Il fe remplit, & 1'eau non - feulement fe de'borde elle mine même la magonnerie , & s'écoule de manière qu'il n'en refte plus. II en arrivé de même des richeffes de 1'avare, lorfque fes coffres font pleins , ou il s'en voit privé dès fon vivant, par quelque malheur imprévu, ou elles tombent en partage a des héritiers qui les prodiguent, & qui ne parient jamais de lui qu'en déteftant fa mémoire , ou qu'en faifant des railleries de fa fimplicité, Après avoir bien écouté les fages remon-< trances du bon vieillard, les deux fils, pour en profiter , choifirent chacun une profeffion. Sans parler du cadet qui fe contenta d'une vie plus tranquille , Paine fe tourna du cóté du négo-> ce, & voyagea dans les pays éloignés, Pour la Torne XVII J  f^O CONTES tranfport de fes marchandifes , il fe pourvut ds deux bceufs les plus gros & les plus capables de lui rendre le fervice dont il avoit befoin , & nomma 1'un Choutourbeh, c eft-a-dire, rejfemblant . & devant les hommes. Vous n'arriverez k Ia 53 gloire, qu'a proportion de vos entreprifes. 33 L'on doit faire des efforts pour s'élever, quand 1'élévation ne devroit pas durer plus long33 tems que la faifon des rofes. La mémoire de S3 celui qui agit fi noblement , eft en bonne ■» odeur auprès des gens d'efprit, qui le diftinfjguentde ceux qui vivent plus long- tems^  ET Fables Inöiennes. 137 w mais avec moins d'éclat. Quand on a une cer*> taine e'lévation d'ame, on regarde tous ceux 93 dont les inclinations font balfes, comme s'ils ■ étoient morts, & on ne les confidère que » comme des épioes sèches, qui ne laïflènt pas *> de fubfifter long-tems dans leur e'tat de féche» reffe. Qui s eft acquis de la gloire , jamais ne » meurt; mais qui jamais n'a fait une belle ac33 tion, peut véritablcment être compté pour 33 mort 33. C'eft k ceux , reprit Kelileh , qui font d'unè haute naiftance, ou qui ont un grand me'rite, qu'il convient d'afpirer a de hautes dignite's; mais vous & moi, nous n'avons ni 1'un ni 1'autre. Par quel endroit prétendez-vous donc que nous arnvions k ces grandeurs que vous vous mettez dans la tête ? Cher ami, re'pliqua Demneh , il ne s'agit ni de la naiffance ni de la valeur pour arriver aux grandes charges , il ne faut que de la vivacité d'efprit. Les efprits foibles & rampans s'éloïgnent de cette fplendeur, & demeurent dans la pouffière. Mais il eft permis d'afpirer k tout, lorfqu'on a de 1'efprit, quand même il s'agiroit de grimper au haut des cieux, & de s'y établir. Les philofophes moraux & politiques, difent qu'il faut beaucoup fouffrir pour s'élever aux degrés dVnneur; 6c que l'on en defcend avec?  C Ó N T E S* fort peu de peine. II en eft de même d'un gtot marbre que l'on enlève de terre avec difficulté , & que l'on y peut faire tomber a. la moindre impulfion. Ces difficultés empêchent de s'élever ceux qui ne s'ébranlent pas facilement. Mais pour me fervir des termes qu'un poëte met a la bouche d'une amante : « Je ne veux pas d'un amant »s délicat & impatient, j'en veux un qui foit brai» ve, & qui fupporte avec patience tous les *> affauts qu'il faut livrer, ou foutenir en amour. &> Quiconque fe bome a une vie fainéante, & » ne veut rien faire ni rien entreprendre, deas meure dans le mépris. Mais celui qui ne fe 33 rebute pas des épines qu'il rencontre en mar3» chant a la gloire , arrivé infailüblement en 33 peu de tems au comble de fes fouhaits. L'on 33 n'acquiert de la gloire, qu'au milieu des fouf33 frances & des dangers que l'on efluie, & un 33 cceur n'a de prix qu'autant qu'il eft teint de ssfang; de méme qu'entre les rubis, les plus 33 chargés en couleur font les plus précieux 33 & les plus eftimés. II faut donc marcher avec » intrépidité dans les routes qui conduifent a 3> Ia gloire , & dans la réfolution de fouffrir, 33 puifque l'on n'y arrivé qu'a ce prix 33. Je vois bien que vous n'avez pas connoiflance de 1'hiftoire de ces deux amis , compagnons de voyage, dont 1'un parvint a être roi, paree qu'il eut le  1t Fables Inbienneï. 13$ courage d'efïuyer des dangers, pendant que 1'autre demeura dans 1'obfcurité , paree qu'il n'avoit pas voulu s'y expofer comme lui. Kelileh témoigna qu'il apprendroit cette hiïloire avec plaifir, & pria Demneh de la lui raconter ; ce qu'il fit en cette manière: LES DEUX VOYAGEURS, CONTÉ. Salem &Ganem,pourfuivit Demneh, étoient amis, & faifoient enfemble un voyage de plufieurs journées. Un jour ils arrivèrent a une haute montagne, & en la cötoyant par Ie bas, ils rencontrèrent une fontaine , dont 1'eau étoit fraiche & excellente. Prés de la fontaine étoit un canal d'eau vive, bordé & ombragé de cy^près , de pins & de platanes, au milieu d'une prairie parfemée de fleurs qui rendoit encore le lieu plus agréable. Tous ces agrémens invitèrent les deux voyageurs a s'y arrêter & a prendre un peu de repos , pour fe remettre de Ia fatigue d'un facheux défert qu'ils venoient de traverfer ; ils choifirent un endroit commode, oü ils s'adirent fur 1'herbe. Après qu'ils fe futent délaffés quelque tems, ils fe promenèrent  *4<5 C ó ff r É s* autour de la fontaine, & le long du canal. Ifs s'approchèrent auffi de 1'endroit par oü 1'eau de la fontaine fe jetoit dans un grand baffin, & fur le bord ils appergurent un marbre blanc orné de caracf ères d'azur , fi bien formés , qu'il étoit aifé de juger de 1'excellence de 1'ouvrier qui les avoit gravés ; 1'infcription étoit congue en ces termes : « Voyageur , qui honores ce »lieu de ta préfence, nous avons un logement ■»* magnifique pour te recevoir, fi tu veux étre fc> notre höte. Mais , a condition que tu paffes3 ras ce canal a la nage, fans craindre fa prosj fondeur, ni la rapidité du courant de 1'eau. 33 Quand tu feras fur 1'autre bord, tu chargeras 33 fur tes épaules le lion de marbre pofé au pié 53 de la montagne, & fans héfiter , tu le porteras 53 tout d'une courfe & tout d'une haleine, juf33 qu'au fommet , fans avoir égard ni aux lions 5j rugiffans que tu pourrois rencontrer, ni aux 33 épines dont le chemin eft jonché. Ces cho33 fes exécutées , tu feras heureux pour jamais. 33 L'on n'arrive pas au gïte , fi Ton ne mar3> che. Qui ne travaille poiat, n'obtient pas ce 33 qu'il fouhaite. La lumière du foleil remplit 33 tout 1'univers ; les moins délicats & les 33 plus déterminés en regoivent & en fouffrent »les rayons les plus vifs & les plus ardens >* La lecture achevée : Venez, dit Ganem %  et Fables Indiennes. Ï4I Salem, entrons en cette lice , & furmontons le péril qu'on nous propofe. Faifons nos efforts, éprouvons fi la promeffe de ce talifinan eft véritable ; tentons, voyons ce qui nous en arrivera. Cher ami, répondit Salem , il y auroit peu de bon fens de s'expofer a un danger aufli évi-« dent, fur une fimple écriture, qui promet un bonheur fort incertain. Un homme raifonnable ne voudroit pas hafarder fa vie , pour un bien auffi imaginaire que celui-la; & jamais fage ne s'engagera a un danger préfent & vifible, pour un plaifir qui n'a point d'apparence. Croyezmoi, mille années de délices ne valent pas la peine que l'on expofe fa vie un feul moment pour en jouir. Ganem ne fe paya pas de ces maximes. Camarade , répliqua-t-il, la paffion de vivre a fon aife fans rien hafarder, eft 1'avant-coureur d'une vie méprifable & ignominieufe ; mais on court ■è la gloire & a la félicité , en s'expofant aux •dangers. Qui donne dans la molleffe, ne goüte ni la joie, ni le plaifir d'avoir fouffert, & quï craint le mal de tête, fe privé de la douceur •du bon vin. Qui a du courage , ne borne pas fon bonheur a mener une vie privée & miférable. Le véritable repos eft celui dont on jouit, lorfqu'on eft élevé au-deftus des autres. I^e délibéroos pas plus long-terus, II n'eft pas  *4a CoStes moins de fiotre honneur que de notre intérêt, de ne pas continuer notre voyage que nous n'ayons monté au haut de cette montagne, malgré le courant rapide, malgré les lions & malgré les épines. Nous fouffrirons quelque chofe; mais après cela, il eft a croire qu'en récompenfe de nos peines , & des déferts que nous aurons palTés, nous trouverons des belles campagnes. Faites ce qu'il vous plaira, répliqua Salem. Pour moi, je ne puis m'empêcher de vous dire encore, qu'il n'y a pas moins de folie d'entreprendre ce que vous prétendez , que de vouloir voyager par un défert, dont on n'eft pas certain de trouver bientöt 1'extrémité , ou de naviger fur une mer, dont on ne trouve jamais le rivage. En quelqu'entreprife que ce foit, il ne faut pas moins favoir comment on en fortira, 1'endroit par oü l'on doit la commencer , afin de ne pas travaifter inutilement, & de ne pas expofer fa vie, que nous devons chérir plus que toutes chofes du monde. Ecoutez encore Ie fentiment d'un fage, qui dit: « En quelqu'en« droit que vous deviez entrer , n'avancez ja?> mais le pié, qu'auparavant vous n'avez bien ?> affermi la place oü vous voulez le pofer , & » que 1'ouverture pat oü vous devez en fortir , ne fpit fufEfamment large »,  et Fables Indiennes". tfö De plus, peut-être que cette écriture n'eft pas bien correcte, ou qu'on 1'a mife la fimplement pour fe divertir , & pour abufer de la fimplicité des fots ; peut-être aufli que 1'eau eft infurmontable , & qu'il n'eft pas pofiible de gagner 1'autre bord. Je veux que vous la paffiez; mais quand vous 1'aurez paffee, peut-être quei vous trouverez le lion de pierre fi pefant, que vous ne pourrez pas feulement le lever de terre. Mais je veux que vous 1'enleviez , êtes-vous sur de 1'emporter tout d'une courfe jufqu'au haut de la montagne ? A la fin de tout cela, Vous ne favez k quoi aboutiront tant de. difficultés. Pour moi, je vous déclare que je ne me fuis pas joint a votre compagnie , pour partager, avec vous , un péril de cette nature. Ce que je puis faire , c'eft de vous conjurer , comme je le fais, d'abandonner un deffein fi mal concu. Cette inftance de Salem étoit forte ; mais Ganem y réfifta : Je ne puis , lui dit-il, écoutef votre prière , & rien n'eft capable de m'em-i pêcher d'exécuter la réfolution que j'ai prife, Nï démons , ni efprits , quels qu'ils puiflent «être , ne m'en détourneront pas par leurs fuggeftions. Je fais que vous ne vous êtes pas ]oint avec moi en ce voyage pour me fuivre ■f n cela , & je vois que vous ne voulez pas;  Ï44 C O N T É S avoir cette complaifance pour moi. Venez SCL moins , approchez-vous feulement pour voir , & accqrapagnez ce que je vais faire , de vos prières & de vos Vceux. Permettez-moi de vous faire fouvenir de ce que dit un poëte : « Je *> fais que vous n'étes pas d'un temperament »> a boire du vin ; ne laiffèz pas néanmoins de n venir & d'entrer au cabaret , pour voir les sa buveurs le verre a la main Quand Salem vit la réfolution de Ganem j il lui dit encore : Par cette raillerie dont je ne m'offenfe pas , je connois affez que vous ne vous mettez pas en peine de mes avis , & que vous ne voulez pas vous défifter de votre deffein , qui n'eft appuyé fur aucun bon fonde/nent. Je ne me fens pas 1'efprit affez fort pour en foutenir 1'exécution de mes yeux. De plus , je ne fuis pas curieux de vöir un fpeótacle pour lequel j'ai naturellement de la répugnance. Ainfi je vous laiffe faire , & je m'éloigne d'un objet qui me feroit de la peine. En achevant ces pa« roles , il prit fa beface , dit adieu a Ganem , & reprit fon chemin. Lorfque Ganem fut feul , il fe remit a tout événement, & en s'approchant du canal : Ir faut , dit-il, que je me plonge en cette mer pour y périr , ou pour en rappoiter la perle A qui m'adrefiêrai-je, pour raconter mon affliclion ? En ce moment, par une difpofition de dieu , il appercut une falamandre qui fortoit d'un lieu fouterrain, dont des {lammes s'élevoient, & qui prenoit fon chemin par, la campagne. En la voyant, Je veux, dit-il, nfadrefler a eet animal; nonobftant ce qu'il a d'affreux & de furprenant en fa figurë, peutêtre me dira-t-il quelque chofe qui fervira a me tirer d'affaire. 11 vola vers la falamandre, s'approcha d'elle, & la falua avec refpeéi ; la falamandre de fon cóté lui fit de grandes civïiités La falamandre n'attendit pas que le moineau lui parlat, elle prit la parole la première. A vous voir, lui dit - elle , il paroit que vous êtes trifte, & que vous avez quelque chofe dans 1'efprit qui vous chagrine. Si vous êtes fatigué, vous pouvez vous arréter, & vous repofer prés de moi, ou fi vous avez quelque mal, vous pouvez me le découvrir, j'auraï peut-être quelque remède a vous donner. Le moineau lui fit le récit du fujet de fes douleurs, d'une manière fi touchante, que les rochers les plus durs y euffent été fenfibles. Elle  ï fens  et FAELES IndIENNES. 2o"/ troublé par le rifque qui peut-être y eft attaché. Gens bien avifés jamais n'affrontèrent le péril évident, & n'entreprirent rien qui put leur apporter le moindre préjudice. Lorfque tu trouves un pas difftcile , difent les fages, retire-toi un pas en arrière. Cet animal peut être mort oü le voila, peut-être auffi qu'on 1'y a mis exprès pour me faire tomber dans le piége. Un bocage n'eft pas feulement d'arbres & d'arbrifleaux, un léopard s'y rencontre quelquefois. L'on ne peut pas éviter fon deftin , il eft vrai; mais il eft bon de ne rien faire qu'avec précaution. De deux chofes qui fe préfentent, dont 1'une eft dangereufe, & 1'autre eft fans danger , j'aime mieux me déterminer a fuivre la dernière. Avec ce raifonnement, il laiffa-la la charogne, & fauva fa vie en pafTant outre. Peu de tems après, un léopard affamé defcendit de la montagne, & vint jufqu'a la charogne ; il fe jeta deflus fans délibérer, mais en même-tems il tomba dans la fofle. Au bruit, le chafteur crut le renard pris , accourut & fe jeta dans la foffè. Le léopard s'imagina que le chafleur venoit lui enlever fa proie qui étoit tombée avee lui, & qu'il commencoit de manger , il fe jeta fur lui & le mit en pièces. C'eft ainfi que le ghaffeuj: avide de la peau du renard  266 C O N T E S finit fes jours, & que le renard fobre & modéré, échappa du péril dont il étoit menacé, C'eft auffi de la forte , ajouta Demneh , que ceux qui cherchent ce qu'ils n'ont pas, mais dont ïls pourroient fe pafTer, deviennent efclaves de libres qu'ils étoient ; efclaves, dis-je, d'une manière a n'ètre plus les maitres de leur propre vie. Lorfque Demneh eut achevé le récit de cette fable , Choutourbeh dit encore : Je vous avoue que j'avois été dans Terreur jufqu'au moment oü 1'envk me prit de profiter de 1'occafion Rentrer dans la faveur du lion , & que j'avois cru que le fervice des grands étoit toute autre chofe. Mais je reconnus bien dans la fuite que je m'étois trompé , lorfque je m'appergus qu'il ne faifoit pas grande eftimé*des fervices que je lui rendois, & qu'il marqua, par fa conduite envers moi , qu'il n'y a pas de fondement a faire fur 1'amitié des fouverains. Ce que Ton dit eft bien vrai , qu'il ne faut pas contrader amitié avec celui qui n'en fait pas le prix, ni rendre des fervices a ceux qui ont Tingratitude de ne les pas reconnoitre; & que l'on faifoit !a même chofe que fi l'on femo'.t dans une méchante terre avec efpérance de faire une ample moiflon; que fi Ton écrivoit fur Teau; que fi l'on percoit un rocher, pour trouver un tré-  et Fables Indien nes. 267 for; que fi Fon cherchoit du fruit bon a manger aux branches- d'un cyprès ; & enfin , que fi Fon croyoit qu'un rejeton de faule dut produire des cannes de fucre , même en Farrofant de Feau de la rivière du paradis. Vos plaintes & vos regrets , reprit Demneh , ^ne fervent de rien, ils ne feront pas changer la volonté du roi. Prenez vos mefures, & voyez ce que vous devez faire, pendant que vous en avez encore le tems qui vous eft cher, & que vous ferez bien de ne pas Jaifter échapper. Hélas ! repartit Choutourbeh, enfoupirant, quelles mefures voulez-vous que je prenne ? Que puis-je faire? Quel remède, ou quel confeil croyez-vous me pouvoir être avantageux ? Je ne fuis pas encore bien convaincu du mécontentement du lion a mon égard. Quoi que vous ayez pu me dire, je crois qu'il a de bons fentimens , & que dans le fond il eft bien intentionné pour moi. Mais comme les envieux ont juré ma perte & ma mort, je vois bien qu'ils mettent tout en ufage pour y réuftir. Je m'attens que leur méchanceté 1'emportera toujours fur la bonté du lion. La médifance & la calomnie ne quittent jamais prife , qu'elles n'aient anéanti Finnccent qu'elles ont une fois attaqué. Il en fera de même que du loup, du corbeau & du renard qui méditèrent de faire  Z6S C O N T E S périr un chameau, & réuffirent dans leur deCfein. En voici 1'hiftoire, écoutez -la, je vous prie : LE CORBEAU, LE LOUP, LE RENARD, LE LION ET LE CHAMEAU, FABLE. Un corbeau, un loup & un renard étoient au fervice d'un lion, qui faifoit fa retraite dans un bois peu éloigné d'un chemin , par oü des caravanes palfoient de tems en tems. Un jour une caravane pafToit par eet endroit-la , lorfqu'un chameau fe trouva fi fatigue, que le marchand a qui il appartenoit fut contraint de 1'y abandonner. Au bout de quelque tems le chameau qui avoit repris fes forces , marchoit indifféremment de cèté & d'autre ; & en paiffant, il s'avanca jufqu'au bord du bois. ii y entra, & il n'eut pas fait quelques pas, que le lion fe préfenta devant lui. Épouvanté de eet objet défagréable, il prit le feul parti qu'il avoit a. prendre pour fa vie , qui fut celui de fe foumettre aux volontés du lion , Sc de lui faire  et Fables In dien nes. 265» ©ffre de fes fervices. Le lion regut fes complimens fort honnêtement, & s'informa de ce qu'il étoit, & de ce qui l'avoit arrêté dans la contrée. Le chameau le fatisfit fur ces demandes : J'étois , contina-t-il, libre de mes actions avant de vous voir, mais du moment que je vous ai vu, j'ai perdu cette liberté. Votre majefté n'a qu'a me commander, je fuis prés d'obéir. Je vous regois volontiers fous ma proteclion, reprit le lion, & je puis vous aflurer que vous vivrez fans inquiétude & dans un grand repos a 1'ombre de ma félicité. Le chameau joyeux de la bonté du lion & de 1'aflurance qu'il lui donna, refta dans le bois en allant & en paiffant ou bon lui fembloit, & de la forte il reprit fon embonpoint avec le tems , & devint fort gras. Un jour le lion, qui étoit forti du bois,* la quête de quelque bonne proie, rencontra un puiffant éléphant qu'il alla attaquer. Le combat fut fort rude entr'eux. Mais enfin le lion regut plufieurs bleftures dangereufes , & fut contraint de fe retirer dans un fi grand défordre, qu'il pouvoit a peine fe foutenir; il gagna néanmoins le bois, & arriva a fon gite avec de cuifantes douleurs. Le corbeau, le loup & Ie renard qui profi-i toient des reftes de la bonue chère du lion ,  2.^0 C O N T ï S eurent une grande mortiftcation de le voir erï eet état, & ils fe préfentèrent devant lui fort triftes & fort rnortifiés. Le lion, tout malade qu'il étoit, fut touché de cette marqué de leut zèle : Pauvres infortunés , leur dit-il, je vous plains de la difgrace qui vous arrivé a 1'occaïïon de la mienne, & je fouffre plus de ce que vous fouffrez , que de mes propres douleurs. Allez, voyez fi vous ne découvrirez pas quelque proie ici aux environs, & venez m'en donner avis, je ferai mes efforts pour lui donner la chaffe, & pourvoir a. votre nourriture. A ces paroles ils partirent, fe féparèrent, & rödèrent chacun de fon cóté; mais quelque diligence qu'ils fiffent, ils n'appercurent pas le moindre animal. Ils fe rejoignirent fort déconcertés d'avoir perdu leurs peines , & tinrent confeil fur les mefures qu'üs devoient prendre pour remédier a la faim dont ils étoient menacés. Le loup opina le premier : Quel avantage, dit-il, tirons-nous ce la fociété du chameau dans ce bois ? 11 n'eft même utile en rien au lion notre maïtre, & nous ne pouvons avoir commerce avec lui par aucun endroit. Mon avis feroit cfinfinuer au lion qu'il peut fe défaire de lui en attendant une meilleure fanté. Par-la il auroit de quoi fe nctirrir quelques jours & nous en aurions notre part, Le renard penfoit bien la  et Fables Indiennes. 271 même chofe que le loup, mais il ne vouloit pas qu'on put lui reprocher d'avoir été de ce fentiment. Cette penfée , dit-il, n'eft ni raifonnable ni équitable ; le lion lui a donné fa parole & 1'a recu fous fa proteétion, II n'eft pas permis fans crime & fans rebellion, de porter un roi a ne pas tenir la parole qu'il a donnée, un rebelle eft haï & maudit de dieu & de tout le monde. L'aitaire, repartit le corbeau, n'eft pas fi difficile que l'on pourroit s'imaginer. On peut la couvrir d'un prétexte, & je fais un moyen par oü le lion peut manquer a fa parole fans apparence d'injuftice. Attendez-moï ici, je vais le trouver, je promets de vous apporter une bonne réponfe. Le corbeau fe rendit auprès du lion , lui fe une profonde révérence , & demeura devant lui dans le refpect & dans le fïlence. Avez-vous vu quelque chofe ? lui demanda le lion. M'apportez-vous la nouvelle d'une bonne chafte k faire ? Je ne dirai rien fur la demande de votre majefté, répondit le corbeau, je rafturerai feulement que la faim nous accable, de manière que la lumière de nos yeux s'affoiblit, & qua peine nous pouvons nous mouvoir. Mais nous avons imaginé un remède qui fera d'un grand foulagement pour elle & pour nous , fi elle 1'a pour agréable. Si la chofe fe peut faire, repartit  *qi ConteS le lion , je ne ferai pas dimculté de rappröü* ver. Votre majefté , reprit le corbeau, a trop d'efprit pour ne pas voir que le chameau n'a point de rapport avec elle, & que nous ne tirons pas le moindre avantage de fa fociété* C'eft une chaffe qui s'eft préfentée, & qui eft venue d'elle-même fe jeter dans vos filets. II femble qu'il ne faudroit pas en chercher une autre dans une conjon&ure auffi preffante que celle-ci. Ce difcours mit le lion dans une grande colère : Siècle malheureux ! dit-il en rejetant bien loin la propofition; fiècle corrompu! a qui fe fier préfentement ? Les amis n'ont plus de fidélité , ce font des perfides. Mille malédiftions aux amis de ce fiècle, qui ne fe diftinguent que par la diflimulation, par la rufe, & par la fourberie, & qui renoncent aux loix les plus facrées de 1'humanité. Je ne veux pas de ces amis qui ne caufent que de la^mortification, lorfque l'on a befoin de leur fecours. Dis-moi, malheureux, en quel état a-t-il jamais été permis de manquer a fa parole ? En quelle religion a-t-on tenu pour maxime, de mafiacrer un étranger que l'on a regu'a bonne compofition ? Je ne veux pas avoir le blame d'avoir détruit ce que j'ai moi-même élevé. Rien, répliqua le corbeau, n'eft plus conforms  Et Fables Indiennes» &02 C O K T E S Demneh ravi de voir Choutourbeh dans cette réfolution , dit pour 1'y fortifier : Lorfque vous verrez que le lion fe levera de fon féant, qu'il marquera la terre de fes ongles, qu'il la frappera de fa queue, qu'il renifiera, qu'il rugira & qu'il aura les yeux élevés & enflammés, fachez que cela s'adreflera a vous , & qu'il aura réfolu votre mort. Je vous fuis très-obligé, repartit Choutourbeh; je ne feindrai-pas, je vous aflure, a la moindre de ces marqués , & l'on ne me verra pas reculer en arrière : je donnerai d'abord fur lui. Demneh laifla Choutourbeh dans ce fentiment oü il avoit défiré de le voir ; & après avoir pris congé de lui, il fe retira avec joie & en riant en lui-même du bon acheminement de fes fourberies. De chez Choutourbeh, il alla rejoindre Kelileh. Celui - ci lui demanda : Eh bien, comment vont vos affaires ? oü en êtes-vous avec Choutourbeh ? Je rends graces au ciel de mon bonheur , répondit Demneh , tout va Ie mieux du monde, je me fuis mis 1'efprit dans une tranquillité entière, & j'ai réufli avec toute la facilité imaginable. Par ces paroles , il fit connoïtre la difpolition de fon cceur , & la joie intérieure dont il jouiflbit. Mais par la tempête qui s'éleva contre lui, Ie tems fit connoïtre la vérité de la maxime, qui dit s  Ef Fables Indïennes. 295 Que ceux qui fe réjouifTent feroient heureux, fi leur joie étoit confïante, & fi elle duroit toujours ! Kelileh & Demneh ne poufsèrent pas la converfation plus loin; ils partirent enfemble pour aller faire leur cour , & Choutourbeh arriva prefqu'en même - tems qu'eux. Selon la lecon de Demneh, du plus loin que le lion appercut Choutourbeh , il commenca de prendre un air de gravité, d'armer fes yeux de colère, & de répandre en méme-tems la frayeur autour de lui , en aiguifant fes ongles & en gringant des dents. Choutourbeh connut fort bien fon malheur a toutes ces marqués , & il ne douta pas qu'il ne fut au dernier moment de fa vie. II avanga courageufement vers le lion, & après qu'ils fe furent donnés de part & d'autre les fignes dont Demneh les avoit prévenus, il y eut un fanglant combat entr'eux; leur furie fut fi grande, qu'ils firent trembler tous les lieux des environs par leurs cris effroyables. Pendant que tous les animaux étoient attentifs a ce fpectacle, Kelileh avoit tiré Demneh a part, & lui faifoit de fanglans reproches fur ce qui fe paflbit : Malheureux, lui dit-il, 'c'eft donc vous qui êtes la caufe de cette fanglante cataftrophe ? Ne vous appercevez - vous point, TÜj  $$f C O N T E S de la fin malheureufe qui vous attend ? Quelle fin malheureufe appercevez-vous vous-méme > repartit Demneh, je ne vois rien en ce qui fe pafiê qui puifle m'affliger. Vous êtes 1'autéur de cette affaire , reprit Kelileh; & en allumant ce feu , vous avez mahifeftement commis des fautes irréparables. Premièrement, fans qu'il y eut aucune néceffité , Vous avez engagé votre bienfaiteur dans le danger oü il eft préfentement de perdre la vie. En fecond lieu, vous manquez a la reconnoiftance des obligations que vous lui avez, en le jetant dans une infamie irréparable , par une action de cette violence & indigne de lui, que vous lui avez fait commettre. En troifïème lieu , vous êtes caufe de la mort & de Ia perte de Choutourbeh fans fujet. En quatrième lieu , vous êtes vous-même fon aftaffin, & coupable de fa mort. Cinquièmement , vous donnez occafion a tous les fujets du roi, d'avoir des foupcons N très-défavantageux a fa majefté; peut-être même qu'ils 1'abandonneront tous , fe retireront ailleurs, & préféreront tout ce qu'un exil a de plus affreux, aux fuites facheufes qu'ils auront fujetde craindre. En fixième lieu , vous faites pétir le chef de 1'armée de fa majefté, & vous. êtes refponfable du défordre qui en naïtra. Vous fakes vok vous n méme, enfin, votre foiblefl©  Et Fables Indiennes. apy & votre peu de courage , par les morris bas & indignes dont vous vous êtes fervi pour arriver a votre but. Vous m'aviez fait entendre que la chofe fe pafleroit avec douceur, & vous avez fait tout le contraire. Après cela , n'ai-je pas raifon de vous defnander , fi vous ne voyez pas la fin qui vous attend ? La fédition dort, dit le proverbe, & dieu maudit celui qui la réveille. Mais cette menace n'a pas été capable de vous toucher. Vous n'avez peut-être pas entendu dire , répliqua Demneh, qu'il faut employer la force , oü 1'efprit ne fournit pas de moyens. Cette réponfe, reprit Kelileh, ne juftifie pas votre conduite. II ne paroït pas que vous ayez employé tous les moyens dont votre efprit étoit capable , comme vous le prétendez. Vous avez été droit a la violence , comme au moyeti le plus prompt pour ruiner d'abord toutes les loix de 1'amitié. Vous n'ignorez pourtant pas que la prudence eft au-deftus de la valeur, & que le fage fait plus par fes paroles , qu'il n'opéreroit a la tête de 1'armée la plus puiftante & la plus invincible. J'ai toujours connu par vos belles entreprifes , que vous êtes enivré d'amour-propre. Je m'imaginois qu'a la fin vous reviendriez de eet égarement, & de eet aflbupiffement épouvantable. Mais puifque vous y T iy  2-9& C O N T E S perfifte», il eft tems que je vous reprocke votre infenfibiEté inouie, & que je vous mette devant les yeux quelques-unes de vos infamies» Elles font en trop grand nombrc pour entreprendre de vous les repréfenter toutes. Mais je puis vous en faire reconnoitre quelques-unes plus claïrement que le jour. Demneh interrompit Kelileh en eet endroit : Je ne doute pas, dit-il, que je n'aie dit & fait un grand nombre de chofes inutiles depuis que §e fuis au monde ; Pariiitié demande que vous m'avertifiiez de ce que vous en avez remarque. Vos vices, reprit Kelileh , vos égaremens & vos méchancetés , comme je vous 1'aidéjidit, font en fi grand nombre, qu'il feroit difficile d'en faire un dénombrement exact. Un de vos plus grands défauts , c'eft celui de croire que vous n'/en avez pas , & de dire toujours beaucoup plus que vous ne faites. L'endroit cependant par ou un monarque regoit ie plus de dommage , c'eft lorfque les actions de fes miniftres ne répondent pas a leurs paroles. L'on eft partagé en quatre ciaffes différentes en ce qui regarde les paroles & les actions. Les uns difent & ne font pas, & ce font les calömniateurs & les méchans de profeffion. D'autres ne 'difent rien & agiffent puilfamment, & c'eft ce jjue pratiquent les honnêtes gens, D'autres difent  et FaSles iNDTENttES. Sp7 qu'ils agiront, & agificnt en effet dans le tems, ceux-ci ne font pas fi eftimables que les précédens; mais au moins ils tïennent leur parole. Les derniers, enfin, ne difent ni n'agiffent, & ce font ceux qui n'ont ni courage ni élévation d'efprit. Pour vous, vous êtes de ceux qui difent qu'ils agiront, Sc ne font rien de ce qu'ils avancent. Et pour ne rien déguifer , après avoir, bien examiné votre conduite & toutes vos manières, je trouve non-feulement que vous dites beaucoup plus que vous ne faites, mais même que, fous 1'apparence d'une grande vertu , vous cachez une infinité de défauts. Le lion perfuadé par vos difcours pernicieux,a fait une entreprife dont Fexécution va mettre tout ce pays en défordre , troubler le repos de tous fes fujets, Sc caufer leur perte. Tout cela ne fe fera pas fans mille malédicfions, qui tomberont toutes fur votre tête; & par 1'événement vous verrez que ceux qui ne font que du mal, finiffent malheureufement; & que rompre les branches de 1'arbre, c'eft s'öter a foi-même 1'efpérance d'en manger le fruit. Pour fe défendre & s'excufer fur tous les points : Le roi, dit Demneh, m'a choifi pour 1'aider de mes confeils, en qualité de vifir & de miniftre. J'ai fuivi mon devoir, & je lui ai infinué ce qu'il m'a paru qu'il pouvoit faire.  2p8 Contej de plus avantageux pour la confervation de fa perfonne. Allez , repartit Kelileh , vous mériteriez avec votre fauffe éloquence, que la terre s'ouvrit pour vous engloutir. Votre deffein étoit formé , & votre intention étoit que le roi entrat dans vos fentirnens & qu'il fervït d'inftrument a votre paffion.. Comment vouliez-vous que le roi fit «ne bonne action , pendant que votre confeil tendoit a lui en faire faire une méchante ? Ce que vous faviez étoit bien meilleur , & vous ne deviez pas le lui cacher. Mais la fcience fans Ia pratique, eft comme la cire féparée du miel , èc comme un tronc d'arbre fee & pourri, qui n'eft bon qu'a être jeté au feu. La fcience doit étre confidérée comme un arbre , & la pratique comme le fruit qu'elle porte. Cinq chofes , felon fes philofophes, ne font d'aucune utilité , la parole fans effet, les richeffes fans économie, la fcience fans les bonnes mceurs, Paumöne faite fans intention & hors de propos , & la vie fans la fanté. Un roi peut de lui-méme étre un monarque rempli de juftice , & éioigné de toute tyrannie ; mais un vifir mal-intentionné, & d'un naturel déréglé, n'eft que trop capable d'empêcher que cette juftice ne fe faffe reffentir par les fujets, & que jamai» leurs maux ne puiffent venir a la connoiüancc du prince, en  et Fables Indien nes. 395) leur fermant les voies de lui en faire des remontrances. En cela, leur fort eft femblable a celui d'un homme preffé de la foif, qui s'approche d'une rivière, mais qui y appercoit un crocodile, dont la vue lui óte la hardiefle de puifer de 1'eau pour boire. De tout tems, dit encore Demneh pour fa défenfe, mon deflein a été d'arriver au bonheur d'avoir la faveur d'un prince ; & je loue dieu de ce que je fuis venu a la fin de mon fouhait , par le pofte que je tiens auprès du roi. En y entrant ma vue a été de fervir, comme je le devois, celui qui m'a fait 1'honneur de me recevoir en fes bonnes graces , de lui être fidéle , d'être affidu a lui faire ma cour, & de me rendre digne de fa protection, & je crois y avoir réufti. La-deflus, dit Kelileh, les miniftres les plus éclairés & les plus capables de remplir leur dignité, s'appliquent fur toute chofe, a rendre la cour de leur fouverain éclatante & nombreufe. Mais votre unique agplication eft d'éloigner tout le moncc d'auprès de la perfonne du roi, & de faire un défert de fa cour , afin que vous foyez le feul qui approche de lui, & que perfonne que vous n'ait la liberté de lui parler. Pour ne vous pas flatter, cette manière .d'agir eft la plus haute folie que l'on puifle  §00 C Ö N t E i imaginer; en effet, il n'eft pas poffible cPem-' pêcher qu'un prince n'ait abfolument communication avec perfonne. Craignez de vous abufer, il eft des princes comme des beautés. Plus une beauté a d'amans, plus elle a de gloire, De méme, plus la cour d'un prince eft nombreufe, & plus il y a de courtifans, plus le prince eft eftimé & confidéré. Je vous le répète encore , cette paftion déréglée de pofféder le prince vous feul, a. laquelle vous vous êtes abandonné, eft une marqué de Fexcès de votre folie : & de cinq fortes de folies que les philofophes ont remarquées, la v»ótre eft de la première claffe, C'eft, difent-ils , être fou, que d'établir fon bonheur fur le malheur d'autrui; d'entreprendre de fe faire aimer des dames par la rigueur & par des marqués de haine, plutót que d'amour ; de prétendre devenir favant au milieu du repos & des plailirs ; de chercher de l'amfctié en négligeant les devoirs d'ami; & enfin 9 lorfqu'on eft ami, de ne vouloir fe foumettre a aucune des chofes dont les amis peuvent avoir- befoin. L'excès de bonté & d'amitié que j'ai pour vous, fait que je vous dis tout ceci : je fais fort bien néanmoins que mes remontrances ne feront pas d'impreffion fur votre efprit 3 & que mes confeils ne font pas capables de diffiper les ténè.bres épaiffes que rinfenfibilité4  et Fabees Indiennes. la haine & 1'envie forment autour de votre cceur. Mais de même que de 1'eau, fi claire qu'elle puifie être, n'eft pas capable de blanchir du drap teint en noir ; de même auffi rien n'eft capable de faire changer un méchant naturel comme le votre. Quelqu'effort que je faffè pour vous faire rentrer en vous-même, il eft de moi comme de celui qui s'efforcoit de perfuader a un oifeau, de ne pas perdre fa peine a donner des confeils , & ne put gagner fur lui qu'il fe tut, ce qui fut caufe que 1'oifeau trouva ce qu'il ne cherchoit pas. LES SINGES, L'OISE^U ET LE VOYAGEUR, F A B LE. XJ n e troupe de finges , a ce que l'on rapporte , faifoient leur demeure fur une montagne oü ils trouvoient des vivres en abondance. Une nuit, a 1'entrée de 1'hiver, un aquilon terrible & extraordinaire vint troubler leur repos; il ne glaca pas feulement 1'eau dont ils buvoient, il les faifit même d'un froid fi cuifant, que peu s'en fallut que leur ame ne deroeurat gelee dans  302 C O N T E S leur corps. Dans 1'embarras oü ils fe trouvoient^ le lendemain, dès qu'il fut jour, ils cherchèrent un abri contre le froid & contre la neige qui commengoit de tomber, & dans leur chemin par hafard , ils rencontrèrent un morceau de criftal qui brilloit ; ils crurent que c'étoit un charbon de feu, ils amafsèrent du bois a 1'entour, & fe mirent a fouffler pour le faire allumer & fe chauffer. Un oifeau les vit dans cette occupation de deffus un arbre voifin: Mes amis, leur cria t-il, k quoi vous amufez-vous ? Quh> tez votre defiein, ce que vous croyez étre du feu n'en eft pas, vous ne 1'échaufferez jamais» Vous faites la méme chofe que fi vous vouliez étendre du fer k fee, & amolir ur.e pierre naturel* lement dure. L'oifeau paria tant qu'il lui plut, les finges ne cefscrent pas de fouffltr. Un voyageur qui paffa par eet endroit - la j s'arrêta pour étre fpectateur de cette fcène, & voulut perfuader a l'oifeau que fes confeils étoient inutiles par la connoifTance qu'il avoit de 1'indocilité & de 1'opiniatreté des finges : Ecoute, lui dit-il, je le pardonne a ta fimplicité; mais crois-moi, épargne-toi la peine que tu te donnés, tes confeils font inutiles, & tu altères tes poumons mal-a-propos. Malgré tes difcours, les finges ne celferont pas leur en-*; ueprife, -ne te tourmente donc pas davantage»  it Fables Indiennes. 303* Tu fais la même chofe que fi tu femois de la graine de cdloquinte, pour faire venir des can-i nes de fucre, & que fi tu voulois faire de la thériaque avec du fublimé. L'oifeau obftiné laiffa dire le voyageur. Comme il crut qu'il étoit trop éloigné, & que les finges ne 1'entendoient pas, de tendrelfe qu'il avoit pour eux , il defcendit de branche en branche pour parler de plus prés, &: les tirer > s'il pouvoit, de la peine ou ils étoient. Les linges qui virent qu'il approchoit, allèrent au pié de 1'arbre, & avant qu'il eüt mis pié a terre* ils lui féparèrent la tête d'avec le corps, Vous pouvez vous reconnoïtre en cette hiftoire, ajou-* ta Kelileh. Pour moi je. perds mon tems inu-< tilement, en voulant vous mettre dans le bon chemin. II n'y a pas efpérance que vous vous corrigiez. Je ne fais même fi je ne m'attireroispas quelque malheur, en vous parlant fi librement» Le foupcon que vous avez de moi , reprit Demneh, me fait injure. Je ne fuis pas teliomentplongé dans le vice, qu'il ne me refte quelque fentiment d'honneur. Vous favez que 1'oa a toujours donné les confeils les plus défagréables en süreté, a ceux qui n'en font pas entièrement dépourvus. Je vous fupplie de croire que je fuis encore de ce nombre. Ufez-en envers moï comme vous en uferiez envers eux, & dites-  $0^ Co N T E S moi toutes chofes avec liberté, quand même je ne devrois pas en profiter. Je ne' me laffe pas, repart Kelileh, de vous dire ce qui vous eft avantageux. Mais quel fruit puis-je en efpérer, dans le tems que vos affaires font dans un fi mauvais état, que vous avez vous-même creufé votre ruine par vos intrigues frauduleufes; & ce qui eft le plus étonnant, dans le tems que. vous êtes dans les mêmes penfées, fans vouloir en démordre. Vous vous repentirez un jour, vous vous afftigerez , & vous vous reprocherez-a vous-même le mal que vous avez fait, mais ce fera inutilement. Ceux qui cabalent pour détruire les autres fans en prévoir les fuites , tombent dans 1'ignominie , & enfin dans une perte irréparable. C'eft ce qui arriva a Tizouche qui avoit infiniment de fefprit, mais qui s'en fervoit a des rufes & h des fourberies, pendant que fon compagnon de voyage, qui n'avoit ni efprit ni fineflè, acquit la gloire qu'il méritoit par fa droiture & par 1'uniformité de fes actions. L'hiftoire que je veux bien vous en dire, devroit vous fervir d'exemple: LES  et Fables Indiennes. 30$ LES DEUX VOYAGEURS, F A B L E. D E u x habitans d'une même ville firent fociété enfemble, & fe mirent a voyager dans 1'intention de négocier de compagnie. Le premier qui fe nommoit Tizouche , conformément a la fignification de fon nom, qui eft perfien, avoit 1'efprit fin, fubtil & penetrant; & le fecond qui s'appeloit Hazim , fuivant la. fignification du fien, qui eft arabe, 1'avoit fimple, mais droit & ferme dans fes réfolutions. Dans leur route, après avoir marché quelques jour, nées, ils trouvèrent un fac plein de monnoie d'or, dont la fomme étoit fi confidérable, qu'il n'en falloit pas davantage pour faire la fortune de deux marchands auffi médiocres qu'ils 1'étoient 1'un & 1'autre. Sur cette bonne rencontre : Camarade , dit Tizouche a Hazim , une infinité de gens, après s'être bien donné de la peine pour y parvenir, n'ont pas fait une fi groffè fortune que celle que nous venons de faire. Sans nous fatiguer davantage & fans aller plus loin, je fuis d'avis que nous abandonnions le deffèin de voyager, Tomé XVIL V.  ^Ofj C O N T E S que nous nous contentions de la bonne fortune que nous venons de trouver, & que nous retourrrions chez nous avec ce tréfor. II nous arrivé le contraire de ceux qui fe tuent le corps & 1' ame pour deveriir riches. Les richeffes ne leur viennent qu'après avoir beaucoup fouffert, & nous voila riches dès le commencement de 'notre travail. Croyez-moi, ne pafTons pas outre, nous ferons beaucoup plus fagement de rebrouffer chemin. Hazim confentit a ce que Tizouche voulut, & ils retournèrent fur leurs pa«4 Lorfqu'ils furent environ a une journée de leur ville : Puifque notre voyage va finir, dit Haaim a Tizouche, & qu'il en fera de même de notre fociété, partageons ce tréfor également entre nous deux, afin que nous jouiifions chacun de notre portion, & que nous en difpofions comme bon nous femblera. Tizouche fongeoit a tromper fon compagnon : Cette propofition de partage, répohditil, ne convient pas a la durée de notre fociété dont je m'étois flatté. Sans venir fitöt a cette extrémité, il me femble que nous ferions mieux de prendre chacun ce qui peut nous être nécefiaire pour le préfent, & de cacher le refte en quelque lieu de sureté, pour le conferver & en prendre de même fuccefiïvement de tems «n tems, afin qu'il nous dure davantage..  et Fables Indiennes. 307 Hazim qui trouvoit bon tout ce que l'on vouloit, fe laifla tromper par ce difcours. Ils tirèrent du fac chacun une portion égale, affez médiocre, & ils enterrèrent le refte au pié d'un arbre a une petite diftance de la ville, oü ils arrivèrent , & fe retirèrent chacun chez foi. Quelques jours après , Tizouche, fans en donner avis a Hazim, part de grand matin & va déterrer le tréfor, qu'il emporte pour lui feul. Hazim n'eut pas le moindre foupgon de la fraude de Tizouche ; & lorfqu'il eut achevé de dépenfer , felon fes befoins, la fomme qu'il avoit eue en partage , il alla trouver Tizouche : Mon ami, lui dit-il, allons prendre chacun une autre portion , je n'ai plus rien de la première , & j'ai grand befoin d'argent. Tizouche diflimula le vol qu'il avoit fait: Que vous en ayez befoin, répondit-il, ou que vous n'en ayez pas befoin, cela n'importe,; allons, partons. Ils partirent enfemble fur le champ, & fe rendirent au pié de 1'arbre; ils fouilleat, ils cherchent, & ne trouvent rien après beaucoup de peine. Tizouche eut 1'effronterie de prendre Hazim au collet : C'eft toi, lui dit-il, qui a pris eet or, perfonne que toi ne favoit qu'il fut caché en eet endroit. Hazim s'écrh auflitöt qu'il ne favoit ee que c'étoit , & fit des efforts pour faire quitter prife a Tizouche; mais Tizouche Vij  3oS C O N T E s le tint ferme; & le mena par force devant Ie cadi , auquel il fit fa plainte , & demanda juftice. Hazim nia le fait conftamment, jura que c'étoit une pure calomnie, & qu'il étoit innocent du vol dont il étoit accufé. Le cadi demanda des preuves a Tizouche : Seigneur , répondit-il, je n'ai pas d'autre témoin que 1'arbre au pié duquel le tréfor a été enterré. Quoiqu'il foit infenfible& muet, la confiance que j'ai fur la juftice de ma caufe eft fi grande , que j'efpère néanmoins qu'il prendra la parole pour rendre témoignage de la vérité contre ce perfide & ce voleur, qui m'a privé de la part qui m'eft due. Le cadi embarrafle par la hardie fle de 1'accufateur, condefcendit a prendre la peine d'alJer entendre le témoignage qu'on lui propofoit. II donna ordre aux parties de fe trouver le lendemain au pié de 1'arbre, oü il fe rendroit luimême. Tizouche raconta 1'affaire a fon père, & ne lui déguifa rien, pas même la vilaina action qu'il avoit faite. La confiance que j'ai en vous, ajouta-t-il, m'a fait imaginer de prendre ' 1'arbre pour témoin, & le bon fuccès en eft fondé fur le courage & la hardiefle que vous aurez en cette rencontre. Pour peu que vous vouHez m'aider, non-feulement tout le tréfor nous  et Fables Indien nes. 307 demeurera, nous aurcns méme la fommealaquelle Hazim fera condamné fi nous gagnons notre caufe , & a vee cela nous vivrons a notre aife, & nous n'aurons befoin de rien le refte de notre vie. Le père, au lieu de reprendre fon filsd'une action fi noire: Que faut-il, dit-il, que je falfe, afin que la chofe réuilhTe comme tu 1'entends ïMon père , reprit le fils , 1'arbre dont il s'agit eft creux, deux perfonnes même peuvent aifément y demeurer fans être vues. II faut que vous alliez vous cacher cette nuit, & que demain, lorfque le cadi fe préfentera devant 1'arbre , & qu'il le fommera de rendre le témoignage dont il s'agit, vous le rendiez dans. les termes convenables, qui marquent que ce n'eft pas moi, mais Hazim qui a enlevé ce tréfor. Quoique Ie père n'eüt pas Ia confeience fort délicate, it eut néanmoins beaucoup de répugnance a condefcendre a ce que fon fils exigeoit de lui. Mon fils, lui répliqua-t-il, abandonne ce deftein de fraude & de tromperie. Tu peux bien tromper la créature , mais crois-tu que tu tromperas de même le créateur ? Je veux que tu impofes a notre cadi, mais avec quel? front impoferas-tu au jüge de tout 1'üni.vers ? Celui- qui connoït tes cheveux un par un, <3ï fa moindre petite veine de ton- corps, connait v ü|  310 C O N T E S auffi ton fecret. Les fraudes, les fineflês Sc les fourberies retombent toujours fur leurs auteurs , & les couvrent d'ignominie devant tout le monde. Prens garde qu'il ne t'arrive la même chofe qu'a une certaine grenouille, qui périt par les mêmes armes dont elle s'étoit fervie pour faire périr un ferpent fon ennemi. Je veux te raconter cette fable , qui peut te fervir d'exemple : LA GRENOUILLE, LE CANCRE ET LE SERPENT , FABLE. u N E grenouille, continua le père, avoit choifi le lieu de fa retraite dans un endroit prés duquel un ferpent faifoit auffi la fienne, de forte qu'ils étoient voifins 1'un de 1'autre. Mais toutes les fois que la grenouille faifoit des petits, le ferpent s'étoit fait une habitude de les dérober 1'un après 1'autre, & cela caufoit a la grenouille une douleur inexprimable de fe voir ainfi prvvée de la fatisfaction de les élever. Elle fut un jour trouver un cancre , avec lequel elle avoit lié une amitié étro'ite, pour lui demander con-  et Fables Indiennes. 3,11 feil, & le prier de lui enfeigner quelque moyert qui la tirat hors de peine : Cher ami, lui ditelle , je viens implorer votre fecours, j'ai un ennemi terrible & facheux, qui m'impofe une loi la plus dure que l'on puifle imaginer. De la manière dont je fuis traitée, il n'eft pas poffible que je puiffe refter dans Ie lieu oü je fais ma réfidence. D'un autre cöté j'ai de fortes raifons pour ne pas 1'abandonner, paree qu'il eft dans une prairie la plus agréable & la plus commode du monde pour vivre a mon aife, par le voifinage d'une fontaine trés - pure & trés - claire , dont les environs font bordés, de rollers, & accompagnés de tant d'autres. agrémens, que perfonne, non plus que moi , ne pourroit fe réfoudre d'abandonner un lieu comme celui-la, qui va de pair avec les jardins du paradis terreftre. Je le trouve enfin li fort a mon gré, que je ne le quitterois pas pour unmonde entier. J'ai compaffion de votre douleur , dit 1% cancre a la grenouille. Ne vous chagrinez pas davantage; fi fier & fi puilfant que foit un ennemi , l'on a des moyens pour le terrauer.. L'efprit eft capable de bien des chofes , il fait réuffir les entreprifes les plus difficiles , 8c Ton vient a bout de tout , pour peu que l'on ait de génie..  3*2 C O N T E S La grenouille congut de bonnes efpérances de ce difcours : Eh bien, demanda-t-elle, par quelle adreffe croyez-vous que je puiffe trouver du fecours dans 1'embarras oü je fuis ? A votre avis, que dois-je faire pour me délivrer d'un ennemi fi cruel ? Un crocodile terreftre, répondit le cancre, qui demeure dans notre voifinage, en un endroit que je vous enfeignerai, fait fes délices de vivre de ferpens aufti-bien que de poiffons. Prenez un certain nombre de poiffons, & d'efpace en efpace, peu éloignés 1'un de 1'autre, difpofez-les depuis le trou du crocodile jufqu'a celui du ferpent, le crocodile mangera les poiffons depuis le premier jufqu'au dernier, & n'épargnera pas le ferpent lorfqu'il fera arrivé a fon trou. Par ce moyen il vous délivrera de lui, & vous vengera de tous les maux qu'il vous a faits. La grenouille apprit oü étoit le trou du crocodile terreftre, exécuta le confeil du cancre, & fit périr le ferpent par cette adreffe. Mais deux ou trois jours après, le crocodile attiré par la bonne rencontre qu'il avoit faire, fortit de fon trou, & en fuivant la méme route qu'il avoit tenue, il ne trouva ni poiffon ni ferpent; par malheur pour la grenouille , il fe détourna un peu de cöté, la rencontra elle-même, &  et Fables Indiennzs. 315 la mangea avec fes petits. Mon fils, ajouta le père, tu comprens bien par-la que la fin des fourbes eft toujours malheureufe , que leur fort eft de périr, & que tu t'expofes toi-même a une perte infaillible. Mon père, répliqua le fils, ne m'en dites pas davantage , le danger n'eft pas fi grand que vous le faites. II y va de mon honneur de ne pas reculer, nous n'avons prefque rien a rifquer , & nous avons a faire un grand profit. Le bon vieillard qui ne vouloit pas défobliger fon fils, fe laifta perfuader de participer a fon crime , & par fon exemple il fit voir la vérité de la maxime qui dit , en s'adreffant aux pères : Vos enfans & vos richeffes font caufe de votre perte. II abandonna donc tous les bons fentimens oü il étoit' d'abord ; & après avoir donné fon confentement a ce qu'il avoit défapprouvé, il partit pendant la nuit j & alla fe cacher dans le creux de 1'arbre. Le lendemain au lever du foleil, le cadi , accompagné des principaux de la ville , & fuivi d'une grande multitude de peuple, curieux de voir le fuccès de cette affaire, fe mit en chemin & arriva au rendez- vous. II obferva les formalités requifes, en rapportant en peu de mots 1'affirmation de 1'accufateur, & le défaveu de 1'accufé; après quoi ayant fommé 1'arbrë de  3*6 C O N T E s N'ayez pas la préfomption de vous eorriparer a la rofe, repartit Kelileh. Vous n'avez pas les perfections que vous vous imaginez. L'on a plus de raifon de vous comparer a 1 epine qui accompagné la rofe, paree que vous n'étes propre qu'a caufer du mal. C'eft affez me cenfurer, reprit Demneh. Le mal n'eft pas fi grand que vous le faites, & du moment que nous parions, peut-être que le lion& Choutourbeh fe font raccommodés , & qu'ils font meilleurs amis qu'ils n'e'toient avant. Ce que vous dites ne peut être, reprit brufquement Kelileh; & vous ne favez pas que trois chofes demeurent en 1'état oü elles font, tant que trois chofes n'arrivent pas; & qu'elles changent d'une manière a ne plus retourner a leur premier e'tat, dès que ces trois autres chofes font arrivées. Premièrement, 1'eau douce d'une fontaine demeure toujours douce, tant qu'elle ne rencontre pas la mer; s'eft-elle une fois mêlee avec 1'eau de la mer, elle perd fa douceur pour toujours. En fecond lieu, la paix fubhfte entre les parens, tout le tems qu'une méchante langue ne fe mêle pas de mettre la divifion entr'eux ; dès qu'ils ont écouté de faux rapports, il ne faut plus efpérer qu'ils s'aiment r ils s'évitent, ils fe féparent, & ne fe rejoignent plus. En troifième lieu , la même chofe arrivé  ït Fables Indiennes. 317 entre les amis. Leur amitié eft conftante tout le tems qu'ils n'e'coutent pas, & qu'ils rejetent les rapports que l'on vient leur faire de 1'un & de 1'autre ; mais lorfqu'un envieux eft venu a bout de fe faire écouter par 1'un des deux, leut amitie' fe rompt&fe change en une inimitié irréconciliable. Je fuppofe que Choutourbeh pui/Te e'chapper des pattes du roi des animaux; après cela, croyez-vous en bonne foi que Choutourbeh puifTe jamais fe fier aux careflès & aux honnétetés du lion, & que jamais il rentre en aucun commerce avec lui ? II fuffit qu'il y ait eu de 1'inimitié entr'eux une feule fois, la plaie leur en faignera long-tems au cceur a 1'un & a 1'autre, Souvenez-vous que Ton renoue une corde rompue, mais qu'il refte toujours un nceud qui joint les deux bouts. Demneh pouffé a bout par la force des difcours de Kelileh : Je vois bien , dit-il, que je n'ai pas eu tout-a-fait4aifon de faire ce que j'ai fait. Je vous demande fi vous êtes d'avis que je faüê une retraite honnéte en abandonnant la cour, & que je pafTe le refre de mes. jours hors de Tembarras du monde, fous 1'afyle de votre amitié & de votre bon plaifir. Dieu me garde, répondit Kelileh, de commettre la faute d'avoir déformais aucune part a votre amitié, & que Tenvie me prenne ja-  31? C O N T £ S mais d'avoir encore commerce avec vous. Dès ce moment, je regarde votre afpect avec frayeur, & je fens que mon cceur me reproche la communication que j'ai avec vous. Une des chofes que les fages recommandent le plus, c'eft de ne jamais fréquenter les ignorans ni les méchans; & c'eft une maxime qu'il ne faut pas négliger, lorfque l'on en connoit bien 1'importance. II eft de Ia fréquentation des méchans , comme d'élever & nourrir un ferpent, qui n'épargne pas fon bienfaiteur. Mais de méme que l'on fent bon en rfréquentant les parfumeurs ; de même auffi la fréquentation des favans & des honnêtes gens -embaume 1'ame par Ia participation des bonnes chofes dont on pronte en leur compagnie. Que l'on foit affis prés d'un parfumeur, ou que l'on touche feulement fes habits, c'eft affez pour en prendre une bonne odeur; mais l'on ne gagne que de la noirceur & de la vilenie prés d'un forgeron & de fa forge. De plus , quelle fidélité, quelle confiance & quelle union peut-on.attendre de vous, qui avez abufé de la bonté & de la faveur du roi, qui, par 1'eftime & la conlidération qu'il avoit ,pour vous , vous avoit élevé a un degré d'honneur & d'éclat au-deflus duquel vous n'aviez plus rien a efpérer ? Vous n'avez «d'égard ni a la droiture, ni a votre propre horneur. Et ma conduite fera approuvée lorfque  et Fables Indiennes. 319 ï'on faura que je m'éloigne d'un ami fi peu digne de mon amitié. Ce n'^ft pas un crime de fe féparer d'avec un ami. On fait fagemerrt de fe priver de le voir, lorfque fon amitié n'eft pas réciproque , & qu'il a des -paffions oppofées. L'on tire de grands avantages de la fréquentation des bons; mais la communication des méchans apporte de grands dommages. Quand on eft parfaitement bien avifé, l'on fréquente les hommes fages, favans, de bonne vie & de bonnes mceurs, & droits en leurs paroles, & l'on 's'éloigne de la compagnie des menteurs , des gens a cabale, des débauchés , des impies, & de toutes fortes de gens perdus & vicieux. Si Ton ne trouve d'autre fociété a faire qu'avec •eux, il vaut mïeux demeurer chez foi, jufqua ce que l'on rencontre un ami pourvu des qualités que j'ai défignées. Mais l'on doit ufer de grandes précaufions avant que de le recevoir. Tous ceux qui paroiflènt amis ne le font pas; & fouvent lorfque l'on croit en avoir rencontré un bon , il fe trouve que l'on s'eft trompé. Parmi plufieurs exemples , cela arriva a un jardinier, de qui je vous raeontersd 1'Kiftoire is vous voulez 1'entendre:  CoKTES LE JARDINIER ET L'OURSE, FABLE. Un bon payfan avoit borné fa petite fortune occupation de fa vie, a Ia culture d'un jardin, tant pour fon plaifir particulier, que pour Putllité & 1'avantage qu'il tiroit des fruits qui y croiübient en abondance, & dans toute la perfection & bonté qu'il pouvoit fouhaiter. II s'y étoit méme attaché avec une paflion fi grande , qu'il ne 1'eüt pas été davantage pour père, mère, femme & enfans. II y avoit long-tems qu'il ne s'étoit éloigné de fon jardin, lorfqu'il en fortit pour aller prendre le grand air. Dans la promenade qu'il fit, comme il étoit au pié d'une montagne, d'oü il repaiflbit fes yeux des beautés que la nature lui offroit , il appercut une ourfe qui s'éloignoit de la montagne & des bois, & venoit vers lui par la plaine. II ne s'effraya pas de la voir , il alla au contraire au-devant d'elle avec confiance, & avec toutes les démonfirations qu'il put imaginer pour ne pas 1'effaroucher, & marquer au contraire qu'il cherchoit a faire amitié avec elle. L'ourfe de fon cóté, qui  et Fables Indïennes. tmï vit quelque reflemblance de fa figure dans le jardinier, par fon air fauvage & négligé, s'approcha de lui aux careffes qu'il lui faifoit. L'amitié faite entr'eux, le jardinier reprit le chemin de fon jardin , en attirant 1'ourfe par des fignes qu'il lui faifoit de tems en tems , afin qu'elle le fuivït , comme elle le fit. En arrivant il la régala de fruits excellens , & cela acheva d'affermir l'amitié entre 1'un & 1'autre. Depuis ce tems-la 1'ourfe n'abandonna plus le jardinier. Elle ne le quittoit pas lors même qu'après avoir beaucoup travai'lé , il fe repofoit & s'endormoit a 1'ombre d'un arbre. Alors les foins qu'elle avoit pour lui , alloient fi loin qu'elle fe pofoit a fa tête , & éloignoit avec fes pattes les mouches qui s'approchoient pour 1'incommoder au vifage : elle difoit en elle-mcme qu'elle ne vouloit pas que des mouches infoJentes lui cachaflent un feul moment la vue de ce qu'elle aimoit. Un jour le jardinier s'endormit comme a fon ordinaire, & 1'ourfe prit fon pofte & fe mit a chaftér les mouches felon fa coutume. Elle ne les avoit pas plutöt chafiees d'un cöté , qu'elles rjrournoient de 1'autre avec importunité, & toutes a la fois. Elle eut patience quelque tems; laflee enfin & poufiee k bout par la peine que les mouches lui donnoient, elle imagina un moyen pour faire cef- Tome xrn. X  g22 C O N T È S fer leur jeu, qui fut de les écrafer toutes" énfemble. Llle prit une grofTe pierre entre fes deux pattes , & la lacha avec force fur la téte du pauvre jardinier. Qu'arriva-t-il ? La pierre ne fit pas de mal aux mouches , mais le jardinier en eut la tête écrafée & demeura mort en la rnême fituation & en la même place ou il étoit. C'eft a ce propos que l'on a dit, Qu'il vaut mieux avoir un ennemi qui ait de 1'efprit, qu'un ami ignorant & groflier. Tout ceci veut dire , ajouta Kelileh , que ce feroit m'expofer a périr miférablement, que d'être votre ami plus long-tems. L'amitié des infenfés relfemble a une marmite vide , qui noircit par dehors. Votre difcours eft trop outré , répliqua Demneh , & je ne fuis pas infenfé au point que vous 1'avancez , pour ne pas diftinguer ce qui peut caufer du bien ou du mai a un ami. Je tombe d'accord , repartit Kelileh , que Vous n'êtes pas abfolument infenfé a cette extrémité ; mais il eft certain que vous avez 1'ame noire & de fort méchantes intentions. N'arriveroit-il pas que vóus rompiez avec moi k la première fantaifie qui vous viendroit en Tefprit, & que vous viendriez enfuite me faire des excufes par mille détours extravagans, comme vous venez de faire au fujet du lion & de Choutourbeh? •Vous agifiez enfin avec vos amis, de méme que    ET FaELES ÏNDIENNEs,. 333 ce marchand a qui un autre marchand qu'il avoit trompé, dit; Dans une ville oü une fouris mange cent livres de fer , deve^ vous vous etonner qu'un epervier emporte un petit enfant ? LES DEUX MARCHANDS, FABLE. Un marchand ayant deflein d'entreprendre un voyage pour quelque négoce, pria un autre marchand de fes amis , de lui garder cent livres de fer, pour fe ménager une reffource a fon retour, s'il lui arrivoit d'être volé en chemin. Le fer fut mis dans un magafin. Le marchand partit, fit fon voyage comme il le fouhaitoit, & revint chez lui fans accident. Quelques jours après fon arrivée , il alla voir fon ami, & le pria de lui remettre le fer qu'il lui avoit confié en partant. Celui-ci, qui 1'avoit vendu , fe trouva fort embarraffé; mais pour voiler, s'il lui étoit poffible, fon mauvais proCédé, il eut recours k la rufe. Afin, dit-il au marchand, que votre fer fut en sureté, je le mis , comme vous le favez, dans mon magafin; mais, jugez de mon étonnement ! Iorfqu'en y entrant par hafard, je ne vis plus votre fer, Xii  C O N T E S mais a fa place une fouris qui actievoit d'en ronger le dernier morceau. Si vous doutez de ce fait, venez avec moi vous en affurer, afin que le voyant par vous - même, vous ne me foupgonniez pas de menfonge ni de mauvaife foi. Le marchand fe doutant de la fourberie , diffimula ce qu'il en penfoit: Je n'ai pas de peine, lui dit-il, a croire ce que vous me dites-, je fais que les fouris font extrêmement avides de fer, & qu'elles 1'avalent comme des confitures. Le marchand dépofitaire , entendant ce difcours, s'applaudit en lui-même du fuccès de fa rufe, & fe rit de la crédulité groffière de fon ami, qui lui parut abandonner fi facilement la demande de fon fer fur un prétexte auffi peu vraifemblable. J'ai, lui dit-il, beaucoup de chagrin de ce qui eft arrivé; mais pour vous en confoler , venez déjeuner avec moi. Je vous rends grace pour aujourd'hui, répondit le marchand , une affaire de conféquence m'oblige , malgré moi , de refufer préfentement Toffre que vous me faites ; mais je 1'accepte de bon cceur pour demain a la méme heure. En difant cela, il prit congé de fon dépofitaire infidèle. En fortant, il appercut, a quelques pas de-la, un des enfans de ce dern er qui s'amufoit a jouer ; cette circonftance lui parut favorable pour fe venger ; il le careffe & 1'emmène chez lui fans être vu de perfonne.  et Fables Indiennes. Le lendemain matin, le père ne voyant point revenir fon enfant , court, alarmé, chez le marchand, qui, voulant jouir de fon embarras, feint d'en ignorer Ie fujet. Un de mes enfans, lui dit-il les larmes aux yeux , a difparu depuis hier; je 1'ai cherché vainement par toute la ville , & on n'a pu m'en donner des nouvelles. Je viens vers vous, comme a ma dernière reffource , pour m'éclairer fur le fort de mon malheureux fils, fi toutefois vous en étes inftruit. Hier, repartit le marchand, en me retira;it de chez vous de la manière que vous favez, je vis un épervier qui s'enlevoit dans 1'air tenant un petit enfant dans. fon bec; c'eft apparem.ment le fils que vous cherchez. Cruel que vous êtes ! reprit le père affligé , qui vous oblige a me tenir un pareil difcours ? Pourquoi dire une chofe non-feulement impoffible, mais qui n'a aucune vraifemblance ? & pourquoi vous défhonorer par un menfonge fi manifefte ? N'eftce pas fe moquer , de dire qu'un épervier, dont le corps pèfe au plus une demi-livre, puiffe enlever un enfant dans 1'air ? Je ne vois pas, réphqua le marchand en fouriant , pourquoi un épervier ne pourroit pas enlever un petit enfant en 1'air, dans un pays oü une fouris ronge & avale cent livres de fer. Le dépofitaire connut alors ce que cela vouloit dire : Nè vous X iij  326" C O N T E S affligez pas , dit-il au marchand, la fouris n'a pas mangé votre fer. Si cela eft , dit le marchand , l'épervier n'a pas emporté votre fils ; rendezmoi mon fer, je vous rendrai votre enfant. Je vous ai rapporté cette hiftoire, dit encore Kelileh en finiflant, afin de vous faire connoïtre que l'on ne peut attendre rien de bon d'un ami tel que vous , qui trompe fon propre bienfaiteur. Vous ne pouvez nier que vous ne 1'ayez fait; après cela on ne peut efpérer ni hncérité , jii fatisfaction de votre part. II eft tems que je rompe pour jamais avec vous , & que je m'éloigne d'un naturel auffi pervers & auffi corrompu que le votre. Mon bonheur & mon repos dépendent de cette féparation , & demandent 'que je cefle de vous voir. Kelileh & Demneh étoient en eet endroit de leur converfation , lorfque le lion , après un combat opiniatre & de longue durée, acheva de terrafler & de maffacrer Choutourbeh, qui demeura étendu fur la terre teinte de fon fang. Lorfque la colère du roi des animaux fut un peu appaifée, & qu'il fut revenu de 1'émotion caufée par les efforts qu'il venoit de faire, il demeura la tête baiflëe contre terre, abimé dans fes penfées & dans les réflexions qu'ü fit fur fon emportement , dont il commencoït a fe repentir. Hélas! difoit-il en lui-méme 3 le pau-  et Fables ïndiennes. 327 vre Choutourbeh, avec tant de belles qualités , de vertus & de perfections, n'eft plus , & pour mon malheur je ne fuis pas bien certain d'avoir eu raifon de faire ce que viens d'exécutar. Je ne fais fi les rapports que Ton m'a faits font véritables, ou fi Ton a voulu me tromper afin de le perdre. C'eft moi cependant qui Tai mis en 1'état oü le voila, lui qui, de ma propre connoifTance , m'avoit toujours fervi avec affection & fidélité. Eft - ce ainfi que je devois reconnoïtre fon amitié ? voudra-t-on jamais me rendre fervice après le traitement que je viens de lui faire ? Au milieu de ces regrets, ce qui Taffligeoit davantage, c'eft qu'il croyoie voir Tombre de Choutourbeh lui reprocher fa barbarie en ces termes : Tu me traites préfentement d'ami; mais jamais ami n'a tué fon ami fans fujet. Donne-moi plutöt Ie nom d'ennemi, puifque tu m'as traité en ennemi. Ces reproches fecrets Ie jetèrent dans une profonde mélancolie; il ne put plus diffimuler la triftefle qui Taccabloit; des larmes mélées de foupïrs lui coulèrent des yeux, & fes rugiftemens marquer ent aux animaux qui Tenvironnoient, qu'il étoit véritablement faché de Texccs qu'il venoit de commettre. Demneh qui s'étoit approché comme les autres , après Tentretien qu'il avoit eu avec Ke- X iy  328 CONTES lileh , lui dit : Sire , je fouhaite que la prop périté accompagné votre majefté en toutes chofes , &: que fes ennemis foient humiliés, Oferois-je lui demander ce qui peut caufer la trifteffe qu'elle fait paroïtre? Elle ne peut cependant avoir un plus grand fujet de joie & de contentement, que celui d'être victorieux d'un ennemi formidable qu'elle a terraffe & noyé dans fon fang. Elle a vu lever le foleil avec 1'efpérance de le vaincre, & elle le voit vaincu au coucher du même aftre. Je ne puis, répondit le lion, me reffouvenir de 1'affiduité des fervices de Choutourbeh, de fon zèle, de fon amitié, de fon grand génie & de fes rares qualités , qu'avec une douleur très-fenfible de 1'avoir perdu. Je reconnois qu'il étoit 1'appui de mes armes, & le défenfeur de mes états ; je perds en lui celui fur qui tous mes foins fe repofoient, & fur la vigilance de qui je vivois tranquille, Un auffi grand monarque que votre majefté, repartit Demneh , ne doit pas avoir de compaffion pour un traitre. Elle doit au contraire rendre graees au ciel de la victoire qu'elle vient de remporter fur lui; & ce jour doit être regardé comme le plus glorieux de la vie de votre majefté, du moins c'eft ainfi qu'elle doit le confidérer. Son bonheur , fa gloirefon repos  et Fables Indïennes. 329; & fa réputation, dépendoient abfolument d'une action auffi éclatante. Elle fe feroit fait tort a elle-même , & elle auroit pêché contre la bonne politique, fi elle eüt ufé de clémence dans une circonffance oü il s'agiffoit d'une vie auffi précieufe que la votre. C'eft un ufage recu de tout tems , de ne donner d'autre prifon a un ennemi dangereux, que le tombeau. L'on coupe un doigt gangrené , pour conferver le corps entier ; & un ennemi tel que Choutourbeh, doit étre bannï pour toujours de 1'efprit de votre majefté. Ce difcours appaifa le lion pour quelque tems. Mais le ciel, vengeur de 1'innocence opprimée , permit enfin que le perfide Demneh, dont les crimes furent dévoilés, fubït la mort la plus violente , digne récompenfe de fes forfaits. C'eft ainfi que le méchant trouve le chatiment de fes crimes a 1'inftant oü il y penfe le moins ; de même que le fcorpion fe trouve écrafé fous les ruines de la maifon oü il fait fa retraite , & oü il met fon venin en ufage. C'eft en vain que l'on peut efpérer le bien, lorfqu'onfaitle mal. La coloquinte ne porte pas de raifins , & l'on ne doit pas attendre a recueillir du froment lorfque l'on sème de 1'orge. Un fage dit: Ne fais pas de mal : fi tu en fais , tu en recevras avec le tems; au lieu que celui qui fait du bien y le trouve en ge monde & en 1'autre.  330 CHAPITRE II. De la fin malheureufe d'un Michant. J'AI bien entendu, dit Dabchelim, 1'hiftoire d'un flatteur, qui, par fes intrigues , trompa fon prince , & fut caufe qu'il maltraita fes miniftres ; mais contez-moi de quelle manière le lion découviït les fourberies de Demneh, & ce qui fut caufe de la fin tragique de ce renard. II ne faut pas, répondit le vieux bramine s que les rois ajoutent foi aux divers rapports qu'on leur fait, jufqu'a ce qu'ils ayent reconnu s'ils partent d'amis ou d'ennemis , autrement ils éprouveront ce qui arriva a la cour du lion ; & voici comment fe pafsèrent les chofes que vous voulez favoir. Peu de tems après que le lion eut tué le bceuf, il en fut fiché, comme j'ai déja dit; les réflexions qu'il fit fur les bons fervices qu'il en avoit regus, le plongèrent dans un fi noir chagrin, qu'il abandonna le foin de fon état, & fa cour devint un lieu de défolation. II parloit fans ceffe des bonnes qualités de Choutourbeh ; & le bien qu'on lui en difoit étoit le feul foulagement que fa douleur voulut recevoir. Une nuit qu'il s'entretenoit des C O N T K !  et Fables Indiennes. 33Ï vertus d« ce bceuf avec un léopard , le léopard lui dit : Sire , votre majefté s'afflige trop d'une chofe a laquelle il eft impoflible de remédier; & qui s'attache a chercher ce qu'il ne peut trouver , non-feulement ne le trouve pas, mais encore perd ce qu'il a; ainli qu'un renard perdit une peau , pour avoir une poule dont il avoit envie. Voyant le lion difpofé a écouter cette fable, il la lui raconta : LE RENARD, LE LOUP ET LA POULE, FABLE. u N renard cherchant de tout cöté de quoi manger, trouva un morceau de peau fraïche , qu'une béte fauvage avoit laiffé tomber , en mangea une partie, & prit le refte dans le deffein de le porter a fa tanière. En pafTant prés d'un village, il appergut des poules qui étoient groffes & graffes, qu'un gargon gardoit a vue. Le renard eut tant d'envie de manger de ces poules , qu'il laifta la peau qu'il tenoit pour en attraper quelqu'une. Dans le moment il vint un loup qui lui demanda ce qu'il regardoit avec tant d'attention : Ce font ces pou-  332 Contis les que vous voyez, re'pondit le renard, j'ea voudrois bien prendre une. Vous perdez votre tems a les épier , lui dit le loup , elles font gardées par un ferviteur fi vigilant, qu'il eft ïmpoflible de les aborder fans danger. Conten* tez-vous de votre morceau de peau , de peur d'avoir le même fort que eet ane qui, vouJant chercher fa queue, perdit fes oreilles. L'ANE ET LE JARDINIER, FABLE. U N ane , contlnua le loup , avoit perdu fa queue, ce qui 1'affligeoit beaucoup : en la cherchant de toutes parts, il paiïa a travers un pré & entra dans un jardin ; mais le jardinier 1'ayant appergu, & s'imaginant qu'il vouloit ravager fon jardin, entra dans une furieufe colère, courut a 1'ane & lui coupa les deux oreilles. Ainfï 1'ane qui fe plaignoit de n'avoir point de queue, eut encore plus de raifon de s'affliger lorfqu'il fe vit fans oreilles. Quiconque ne prend pas la raifon pour guide , s'égare & tombe dans les précipices. Le renard preffé par 1'extrême défir de manger de ces poules , dit au loup : De quoi vous avifez-vous de me conter des fables ? Je  et Fables Indiênnes. '333' veux vous montrer que quiconque a du courage , eft capable de tout. En difant cela, il s'avanga vers les poules , laiffant fon morceau de peau. Le loup voyant que fa remontrance ne fervoit a rien, s'en alla d'un autre cóté. Cependant le renard s'approchoit tout doucement des poules ; mais le gargon qui les gardoit 1'ayant vu , lui jeta un baton fi adroitement, qu'il lui frappa le pié; le pauvre renard craignant que le gargon ne lui jetat un fecond baton , retouna fur fes pas au plus vïte, réfolu de fe contenter de la peau qu'il avoit méprifée; mais il ne la retrouva plus, un corbeau favoit emportée, ce qui mit le renard au défefpoir. Vous voyez , fire , pourfuivit le léopard , qu'il ne faut pas que votre majefté fe défefpère, & abandonne la conduite de fon royaume pour la perte d'un fujet. Le lion demeura quelque tems fans parler, après cela il répondit: Vous dites vrai ; mais je voudrois venger la mort de Choutourbeh, s'il a été injuftement accufé. Ce n'eft pas le moyen d'y parvenir, que de fe défefpérer , répliqua le léopard ; il faut examiner avec foin fi les rapports qu'on vous a faits de lui font véritables ou non. S'il étoit coupable , il a été juftement puni ; & s'il ne 1'étoit pas, on doit punir 1'accufateur. Alors le lion dit au léopard: Je veux que tu fois mon  334 Cortes connétable en fa place ; fais tout ce que tü pourras pour découvrir la vérité. Comme il étoit tard, le léopard prit congé du lion. En retournant a fon logis, il palfa prés dun petit bois oü Kelileh & Demneh s'entretenoient; il crut entendre qu'ils avoient enfemble quelques débats aflez vifs. Comme il foupconnoit que Demneh étoit un méchant, il eut la curiofité de s'approcher pour les écouter. Kelileh lui reprochoit en ce moment fes perfidies , & tous les artifices dont il s'étoit fervi pour perdre Choutourbeh. Le léopard inftruit, par ce qu'il venoit d'entendre, des trahifons de Demneh, ne jugea cependant pas a propos d'aller en inftruire le roi des animaux ;?il n'ignoroit pas combien la vérité eft difficije a annoneer aux rois , & craignoit, par cette raifon , que ce qu'il avoit a dire n'étant pas bien regu, il ne fe couvrit de confufion. II ne crut mieux faire dans cette circonftance délicate, que d'alIer trouver la mère du lion, a laquelle il conta tout ce qu'il venoit d'entendre : auffitöt elle courut voir fon fils, a qui elle dit : Vous avez raifon, mon fils, d'être affligé de la perte de Choutourbeh; il eft mort innocent. Quelle preuve avez-vous de fon innocence , demanda le lion ? Je ne veux pas, répondit la mère, révéler un fecret qui pourrok vous mettre en colère, èc  et Fables Indiennes. 3^ fiuire a celui qui me 1'a confié, mais je vous prie d'écouter ce conté : LE PRINCE ET SON ÉCUYER, CONTÉ. U N prince étant a la chaffe, dit a fon écuyer: ïl y a long-tems que j'ai envie de faire courir mon cheval contre le tien, pour voir lequel des deux eft meilleur; 1'écuyer , pour obéira fon maïtre, pouffa fon cheval a toute bride, Si le roi le fuivit. Quand ils furent éloignés de tous les grands qui les avoient accompagnés , le roi arrêta fon cheval, & lui dit : Je n'avois d'autre deftein, en t'amenant ici, que de te confier un fecret, t'ayant reconnu pour le fujet le plus fidéle & le plus difcret de ma cour. Je fais que le prince mon frère forme quelqu'attentat contre ma perfonne , c'eft pourquoi je t'ai choifi pour le prévenir, mais fois difcret. L'écuyer jura qu'il garderoit le fecret; & après cela ils rejoignirent la troupe qui étoit en peine de fa majefté. L'écuyer, a la première occafion qu'il eut de parler au frère du roi, lui apprit le deflein qu'on avoit de lui pter la viej  ^6 C O N T E $ le jeune prince le remercia de lui avoir donné eet avis, & lui promit de grandes récompenfes. Mais peu de jours après le roi mourut; fon frère lui fuccéda, & la première chofe qu'il fit lorfqu'il fut fur le tröne, fut de faire mourir l'écuyer. Ce miférable lui reprocha le fervice qu'il lui avoit rendu : Eft-ce la, difoit-il, la récompenfe que vous me promettiez ? Oui, lui xépondit le nouveau roi : quiconque révèle les fecrets de fon prince eft digne de mort; & puifque tu as commis ce grand crime, tu dois mourir. Si tu as trahi un roi qui t'avoit donné fa confiance , & qui te chériifoit plus que toute^ fa cour enfemble, puis-je me fervir de toi; L'éruver eut beau alléguer des raifons pour fe juftifier, il ne fut point écouté , & il ne put éviter la mort, paree qu'il n'avoit pas fu garder un fecret. Vous voyez, par ce conté , qu'il ne faut pas divulguer un fecret. Ma mère, lui dit le lion, fachez que celui qui vous a confié fon fecret, veut bien qu'il foit divulgué, puifqu'il eft le premier ale découvrir: car fi lui-même ne 1'a pu garder, comment veut-il qu'un autre le garde ? Si ce que vous me dites eft vrai , & que vous ne vouliez pas que j'en aie une entière connoiffance, du moins ötez-moi de peine. La mère fe voyant preffée, lui dit: Je veux vous préfenter  et Faeëës InehênneS. 337 \)réfenter un criminel indigne de pardon; & quoi' que les fages difent qu'un roi doit avoir la clémence en recommanda-tion, néanmoins il eft de certains crimes qui ne peuvent mériter de pardon; c'eft de Demneh , pourfuivk-elle , que je parle, qui, par fes faux rapports, a caufé la mort de Choutourbeh. Ce qu'ayant dit, elle fe retira, laiftant le lion dans une profonde rêverie. A la fin il commanda a toute fa cour de s'affembler. Demneh en concut un mauvais préfage; & abordant 1'un des favoris, il lui demanda s'il favoit le fujet de cette aflemblée. La mère du lion, qui entendit cette demande, lui répondit brufquement : C'eft pour rcfoudre ta mort, car tes tromperies font découvertes. Madame, lui répondit Demneh fans s'émouvoir, ceux qui fe rendent recommandables k la cour par leurs vertus, ne manquent jamais d'ennemis & d'enVtfjux» Ah , que les hommes agifTent autremcnt que dieu ! il ne donne k chacun que ce qu'il mérite; & les hommes, au contraire, punifTent fouvent ceux qui font dignes de récompenfe, & chériffent ceux qu'ils devroient ham Que j'ai mal fait de quitter ma folitude pour confa* crer ma vie au roi! Quiconque ne fe contente pas de ce qu'il a, & préfère le fervice des hommes a celui de dieu, s'en repent tot ou *ard, comme on peut Ie voir par ce conté i .Tome XFII% j  2Jïj8 C O N T Ë S L'HERMITE Qui quitta les déferts pour aller vivre a la cour, CONTÉ. U N hermite ayant renonce aux plaifirs du monde, menoit dans une folitude une vie fort auftère. Sa vertu fit dans le monde tant de bruit & en fi peu de tems , qu'un nombre infini de perfonnes 1'alloient voir tous les jours, les uns par. curiofité, & les autres pour le confulter fur diverfes chofes. Le roi du pays , qui étoit très-dévot & qui aimoit les gens de bien, n'eut pas plutót appris qu'il y avoit dans fon royaume un perfonnage fi vertueux, qu'il monta a cheval pour 1'aller vifiter; il lui fit un beau préfent, & le pria de lui faire quelques exhortations dont il put profiter. L'hermite , pour contenter le roi, lui dit : Sire, dieu a deux habitations; 1'une périffable, qui eft le monde , & 1'autre éternelle, qui eft le paradis. Votre majefté, quï eft généreufe, ne doit pas s'attacher aux biens de la terre, mais il faut qu'elle afpire aux tréfors éternels, dont la moindre partie vaut mieux  et Fables Inöiennes. 33$ qüe toutes les principautés de 1'univers. Effayez» donc, fire, de vous rendre pofleifeür de ces biens éternels. Par quel moyen les peut - oii acquérir, demanda le roi? En alliïtant les pauvres , 'répondit 1'hermite, & en fecourant les miférables. Tous les rois qui veulent jouir de ce repos éternel, doivent travailler a donner le repos temporel k leurs fujets. Le roi fut fi touché de ce difcours, qu'il réfolut de s'entretenir tous les jours avec ce bon hermite. Un jour qu'ils étoient enfemble dans 1'hermitage, ils virent venir une troupe de gens qui demandoient juftice avec des cris efifoyables; 1'hermite les fit approcher, les interrogea; & ayant appris leurs différens, les mit tous d'acr cord fans peine» Le roi admirant la conduite de eet hermite, le pria de fe trouver quelqueiois dans fes confeils, ce que 1'hermite promit au roi, croyant pouvoir être utile aux pauvres : il fe trouvoit donc fouvent dans les afTemblées, & le roi s'arrêtoit toujours k fon opinion. Enfin, il fe rendit fi nécelfaire, que rien ne fe faifoit dans le royaume fans fon avis. Ainfi 1'hermite Voyant que tout le monde lui faifoit la cour, commenca d'avoir bonne opinion de lui-même; il voulut tenir le rang de premier miniftre. Pour eet effet, il eut un bel équipage & une grolfe fuite ; il oublia fes auftérités & fes oraifonsj "Y ij  S^ö C O N T te s g£ fe regardant comme un homme néceffairé a 1'état, il avoit grand foin de fa perfonne : il étoit mollement couché, & ne mangeoit que des mets délicats. Le roi qui étoit d'ailleurs affez content de 1'hermite, le laiffoit vivre a fa fantaifie, & fe repofoit fur lui du foin des affaires de fon royaume. Un jour un hermite, ami de celui qui étoit a la cour, étant venu voir fon Confrère, avec qui fouvent il avoit paffe la nuit en ofaifon, fut fort étonné de le voir environné d'un grand nómbre de domefliques ; néanmoins, prenant patience, il attendit que la nuit eüt obligé tout le monde afe retirer; alors abordant 1'hermite courtifan, il lui dit : O mon cher ami, en quel état eft-ce que je vous vois ! Quel changement! U'hermite courtifan voulut s'excufer , en dilant qu'il étoit obligé d'avoir un fi gros train. Mais fon confrère, qui étoit un homme d'efprit & de jugement, s'écria : Ces caufes font dictées par les fens. Je vois bien que les hommes vous enchantent. Quel démon vous a détourné de nos prières ? Pourquoi, oubliant les devoirs d'une vie retirée , préférez-vous le bruit au filence, & le tumulte au repos? Ne croyez pas, reprit 1'hermite courtifan, que les affaires de la cour m'obligent de difcontinuer mes pieux exercices. Vous vous trompez, repartit 1'herpvite, de croire que vos prières puiffent être  ét Fables Indïennes. 34.1t txaucées en fervant le monde, comme elles 1'étoient dans le tems que le fervice divin faifoit toute votre occupation, Vous le connoitrez quelque jour, & vous vous en repentirez : croyez-moi, brifez ces chaïnes d'or qui vous attachent a la cour, & retournez dans votre folitude, autrement vous éprouverez la cruelle deftinée de eet aveugle qui méprifa le confeil de fon ami. Je vais vous conter cette aventure : L'A V E U G L E, Qui voyageoit avec un de fes amis 9 CONTÉ. Il y avoit deux hommes qui voyageoient enfemble, 1'un defquels étoit aveugle, Un jour que la nuit les furprit dans la campagne, ils entrèrent dans un pré pour s'y repofer jufqu'au point du jour. Auffitót qu'il parut, ils fe levèrent, montèrent a cheval & continuèrent leur chemin. l'aveugle, au lieu de. fon fouet, avoit ramafle un ferpent qui étoit tranfi de froid ; 1'ayant entre les mains, il le trouva plus douillet que fon fouet, ce qui le réjouit, s'imaginant •qu'il avoit gagné au changé; c'eft pourquoi il yiij  342 CONTU ne fe mit pas en peine de ce qu'il avoit perdu* Mais lorfque le foleil commenca de paroïtre, & par conféquent a éclairer les objets, fon compagnon appergut le ferpent , & faifant un grand cri, il dit a 1'aveugle : O ! camarade, tu as pris un ferpent au lieu de ton fouet : jette-le avant d'en recevoir de mortelles careffes. Cet aveugle d'efprit aufii-bien que de corps, croyant que fon ami ne parloit ainfi que paree qu'il avoit cnvie d'avoir fon fouet, lui répondit: Etes-vous jaloux de ma bonne fortune? J'ai perdu mon fouet qui ne valoit plus rien, & le bon dieu m'en a fait trouver un tout neuf. Ne penfez pas, ajouta-t-i!, que je fois fi innocent, que je ne fache diftinguer un ferpent d'avec un fouet. Son ami fe mit a rire, & lui dit : Camarade, je fuis obligé par les loix de l'amitié & de 1'humanïté, de t'avertir du péril oü je te vois : fi tu veux vivre , éloigne de toi cè ferpent. L'aveugle, plus aigri que perfuadé par ces paroles, repartit brufquement : Pourquoi me prefTez-vous de jeter une cfiofe que vous voulez ramafTer? Son compagnon , pour le défabufer, jura que ce n'étoit point la fon deffein; & je vous protefte, ajouta-t-il, que ee que vous tenez entre les snains eft un ferpent. Tous ces fermens furent inutiles, l'aveugle ne changea point d'opinion. Cependant le foleil s'élevoit, & les rayons ayant  ïï Fables Indiennes. 343 peu-a-peu échauffé le ferpent, il s'entortilla autour de fon bras, & le mordit de manière qu'il lui donna la mort. Cet exemple nous montre qu'il faut fe défier de nos fens, & qu'il eft difHcile de les tromper quand nous poffédons une chofe qui les flate. Ce difcours fenfé éveilla 1'hermite courtifan du profond fommeil oü il étoit; il ouvrit les yeux fur les dangers qu'il couroit a la cour, & regrétant le tems qu'il avoit employéliu fervice du monde, il paffa la nuit a foupirer & a pleuren Mais le jour étant venu, les nouveaux honneurs qu'on lui fit détruifirent fes remords; il reprit le foin des affaires , & devint injufte comme les gens du fiècle. Un jour il condamna a mort une perfonne qui, fuivant les loix & la coutume, ne méritoit pas de mourir. Après 1'exécution de 1'arrêt, fa confcience lui en fit des reproches qui troublèrent fon repos pendant quelque tems, & enfin les héritiers de la perfonne qu'il avoit injuftement condamnée, obtinrent du roi la permiflion d'informer contre cet hermite, qu'ils accufoient d'injuftice. Le confeil, fur les informations, ordonna que llier» mite fouffriroit les mêmes fupplices qu'il avoit fait fouffrir au défunt. L'hermite employa inutilement fon crédit & fes richelfes pour fe fauter la vie, 1'arrêt du confeil fut exécuté. Y iy  344 Contïs J'avoue, dit Demneh, qiïe fuivant cet exem-** ple, je devrois être puni d'avoir quitté ma folitude pour venir fervir le roi. Le renard ayant cefle de parler en cet endroit, fon éloquence fut adtnirée de toute la cour. Pour le lion qui avoit la tête baiffée, il étoit agité de tant de penfées, qu'il ne favoit a quoi fe réfoudre, ni que répondre a Demneh. Pendant qu'il étoit dans la fituation que je viens de dire jt&i que tous les courtifans gardoient le filence, un animal nommé Siahgoufch, qui étoit un des plus fidèles ferviteurs du lion , s'avanca,, & paria dans ces termes au renard ; Tous ces reproches que tu fais a ceux qui fer-» vent les rois, ne tournent qu'a ta honte ; outre que ce n'eft pas a toi a propofer cette queftion , apprens qu'une heure de fervice rendue, a un roi jufte , vaut mieux qu'un fiècle d'oraifons; com. bien a-t-on vu de gens de mérite, quitter leurs. cellules pour aller a la eour, oü, en fervant, les rois, ils foulagent les peuples & les garan^' tiffent des oppreftions tyranniques ? L'exemple; que vous allez entendre peut fervir de pieuvej de ce que je dis» Un marchand de la ville de Cachemire avoit, une très-belle femme, qui aimoit & étoit almee* d'un excellent peintre. Ces deux amans ne nét gügoient aucunes ogcafions de fe voir» Un jom;  Et Fables In'öïê'nnes. 34J elle dit a fon amant : Quand vous voulez me parler, vous êtes obligé de contrefaire votre voix, de jeter une pierre, de fifHer, de touffer ou cracher 3 je voudrois bien vous épargner toutes ces peines. Ne pourriez-vous pas trouver quelques inventions qui nous fervent de fignal ? Hé bien, répondit le peintre, je me déguiferai en femme, j'aurai deux voiles de deux couleurs différentes; un par fa blancheuE furpaffera la beauté de 1'étoile que l'on voit dans 1'eau, & 1'autre fera honte aux cheveux des maures par la noirceur. Lorfque vous me verrez fortir avec ces voiles, vous faurez ce qu'ils fïgnifieront. L'efclave du peintre, qui n'étoit pas moins amoureux de cette femme que fon maïtre, ayant entendu faire cette propofition, en fut bien aife, car il efpéroit en profiter. Un jour que fon maitre étoit allé faire un portrait en ville, il prit le voile d'aflignation avec lequel il paffa, fur la brune, devant le logis de la marchande, qui étoit a la fenêtre. Elle ne 1'eut pas plutöt appercu, que fans confidérer ni le vifage, ni les manières de l'efclave , elle defeendit & recut~ fes careffes comme elle avoit eoutume de recevoir celles du peintre. L'efclave, après s'être contenté, s'en retourna promptement au logis, & remit le voile oü il l'avoit fris, Le peintre e'tant de retour, eut envie de;  tg^o" Coktis voir fa maitreffe; il prit fon voile & y courutv Elle fut fort étonnée de revoir encore Ie voile : elle courut au-devant de fon amant, & lui ayant demandé imprudemment la caufe d'un fi prompt retour, il fe douta de la chofe, ne dit mot, mais la quitta brufquement, & alla trouver fon efdave, a. qui il fit payer bien cher Ie plaifir qu'il avoit goüté. Puis faifant réfkxion fur la facilïté'que fa maitreffe avoit eue a fatisfaire les öéfirs de fon efclave, il rompit tout commerce avec elle. Or, fi cette femme emportée par fa paflïon ne 1'eüt pas fatisfaite fi promptement avec cet efclave, & qu'elle eüt examiné la différence qu'il y avoit entre lui & le peintre, elle a'auroit pas perdu un amant fi paffionné. La mère du lion remarquant que fon fils écoutoit avec plaifir Demneh, eut peur que ce fin renard narrêtat, par fon éloquence, le cours de la juftice. II femble, dit-elle au lion, que Demneh vous paroifie innocent, & que vous regardiez comme des calomniateurs ceux qui ont dépofé contre lui. Je n'aurois jamais cru qu'un rol qui paffe pour le plus jufte des rois, put fe laiffer féduire par les belles paroles d'un criminel qui tache d'éviter les rigueurs de la loi. En difant cela, elle fe leva de colère, & fe retira dans fon appartement. Le lion, pour plaire a fa mère, ou plutöt commencant a croire Dem»  et Fables Indiennes. 347 neh coupable, le fit mettre en prifon. Quand tout le monde fut forti de la chambre du roi, fa mère y entra, Sc dit : Je ne fais comment ce bel efprit s'eft laifle emporter a un femblable crime. C'eft 1'envie, répondit le roi, qui lui a fait commettre cette lacheté. L'envie, continuat-il, eft un vice qui tient 1'efprit dans une inquiétude continuelle; & il y a même des envieux qui lavent mauvais gré a ceux qui leur font du bien, comme vous le verrez par cet exemple : LES TROIS ENVIEUX Qui trouvèrent de Vargent t CONTÉ. T rois hommes voyageant enfemble, le plus curieux dit aux autres : Apprenez-moi, s'il vous plait, pourquoi vous êtes fortis de vos maifons pour voyager? J'ai quitté mon pays, répondit 1'un, paree que je ne pouvois foutenir la vue de quelques perfonnes que je haïftbis plus que la mort, & cela ne procédé que d'une humeur jaloufe qui ne fauroit fouffrir le bonheur d'autrui. La même maladie, dit 1'autre, me tour-  §4* C ö » ï é ï mente & me fait courir le monde. Nous fommesf donc tous trois, dit le plus vieux, poffédés de la même paffion. Or, ces hommes étant de la même humeur, s'accordèrent d'abord aflêz bien enfemble. Un jour, en pafTant par une vallée, ils appercurent une grolfe fomme d'argent que quelque voyageur avoit laiffé tomber en cet endroit. Ils defcendirent tous trois auffitót de cheval, & fe dirent 1'un a 1'autre : Partageons cet argent, & retournons a nos logis, oü nous nous divertirons : mais ils ne difoient cela que de bouche; car chacun d'eux ne pouvant fe réfoudre de laiflër a fon compagnon le moindre profit, ne favoit s'il devoit pafTer outre fans toucher a cet argent, afin que les autres en fiffent de même. Ils demeurèrent dans ce lieu a rêver la-deffus pendant un jour & une nuit fans boire ni manger , dans une extréme inquiétude. Deux jours après, Ie roi du pays, qui chaffoit avec toute fa cour, arriva dans Ia vallée. II s'approcha de ces trois hommes, & leur demanda ce qu'ils faifoient-la avec cet argent qui étoit par terre. Se voyant furpris, ils ne purent s'empêcher de dire la vérité. Sire, répondirent-ils, nous fommes tous trois agités de la même paflion , qui eft 1'envie; elle nous a fait quitter notre patrie, & elle nous accompagné par-tout. Vous feriez une action gharita-j  et Fables Indiénnès. 345J ble, ajoutèrent-ils, fi vous pouviez nous guérir de cette paffion. Que chacun de vous, dit le roi, m'apprenne jufqu'a quel point il eft envieux, afin que j'y remedie fi je puis. Mon envie , dit 1'un , va jufques-la, que je ne puis faire du bien a qui que ce foit. Vous êtes un fort honnête homme en comparaifon de moi, s'écria ïe fecond ; car je ne faurois fouffrir qu'une perfonne fafie du bien k une autre, loin d'en faire rhoi-même. Le troifième dit : Vous ne poffédez pas tous deux 1'envie dans un degré fi éminent que moi, puifque non-feulement je ne puis obliger ni voir obliger perfonne, mais je ne puis même fouffrir que l'on m'oblige. Le roi fut fi étonné d'entendre ces difcours, qu'il ne favoit que répondre. A la fin, après avoir long-tems rêvé, il leur dit : Vous ne méritez pas que je vous laiffe cet argent; en même-tems il le leur fit öter, & les condamna a des fupplices qu'ils méritoïent. Celui qui ne pouvoit faire du bien fut envoyé dans les déferts nus piés & fans vivres. On coupa la tête a celui qui ne pouvoit voir faire du bien, paree qu'il étoit indigne de vivre, puifqu'il n'aimoit que le mal; & enfin , celui qui ne pouvoit fouffrir qu'on lui fit du bien , on le laiffa vivre, fa paflion étant fon fupplice, & on le mit dans 1'endroit du royaume pu il fe faifoit le plus d'actions charitables &  S j"0 C O N T E S de bienfaits, ce qui lui caufa tant de dépit, qiTil' en mourut. Voila, continua le lion, ce que c'eft que 1'envie. II faudroit donc , dit fa mère , faire mourir Demneh au plutót, puifqu'il eft atteint d'un vice fi dangereux. Je n'en fuis pas bien affuré, repartit le lion, & je veux 1'être avant de le condamner. Après qu'on eut conduit Demneh eh prifon t Kelileh, touché de compaffion, ne put oublie* 1'ancienne amitié qui avoit été entr'eux; il 1'alla voir, & lui tint ce difcours : Je vous 1'avois bien dit, qu'il ne falloit pas exécuter votre entreprife : ceux qui ont de 1'efprit ne commencent jamais une affaire, fans avoir mürement confidéré quelle en fera la fin : on ne doit pas planter un arbre fans favoir quel fruit il doit produire. Pendant que Kelileh & Demneh s'entretenoient, il y avoit dans la prifon un finge qu'ils ne voyoient pas, & qui les écoutoit pour s'en fervir en tems & lieu. Le lendemain de grand matin, la même compagnie du jour précédent fe raflémbla; & après que chacun eut pris fa place, la mère du lion paria en ces termes : On n'eft pas moins coupable de différer le chatiment d'un criminel, qu'en précipitant la condamnation d'un innocent; & lorfqu'un roi ne punit pas un méchant, il ns  et Fables Indiennes. '£f$ pêche pas moins que s'il en étoit le complice» Le lion trouvant ce raifonnement judicieux* commanda de travailler au procés de Demneh. Alors le cadi fe levant, pria les afisftans de dire leur opinion fur cette affaire , difant que cela produiroit trois chofes avantageufes. La première, que la vérité feroit connue & la juftice exercée. La feconde , que les méchans & les traitres feroient punis felon la vo'onté de dieu; & la troifième enfin, que la fociété feroit purgée des fourbes, qui, par leurs artifices, en troublent le repos. Perfonne ne fachant la vérité de cette affaire, toute PafTémblée n'ofa rien dire, ce qui donna lieu a Demneh de parler; plus hardiment. Sans cependant faire paroitre fa joie, il dit : Sire, fi j'avois commis le crime dont on m'accufe, je tirerois quelqu'avantage de ce filence général; mais je me fens fi innocent, que j'attends avec indifférence la fin de cette affemblée. Je dirai néanmoins en pafTant, que perfonne ne voulant dire fon fentiment fur cette affaire, c'eft une marqué certaine qu'on me croit innocent. Qu'on ne me blame point de prendre la parole pour me juflifier; je fuis excufable en cela, puifqu'il eft permis a chacun de fe défendre. Je conjure, pourfuivit-il, toute cette illuftre compagnie, de dire en préfence du roi, tout ce qu'elle fait de moi j mais qu'elle  prenne garde d'avancer une chofe qui ne foit pas vraie; autrement il lui arriveroit 1'aventuredu médecin ignorant que voici: LE MÉDECIN IGNORANT, CONTÉ. Il y avoit un homme fans fcience & fans expérience qui fe difoit médecin; il étoit cepehdant fi ignorant, qu'il confondoit la colique avec 1'hydropifie, & ne favoit feulement pas diftinguer la rhubarbe d'avec le bezoart. Il ne vifitoit jamais deux fois un malade, car il le faifoit mourir a la première. II y avoit au contraire, dans la même province, un autre médecin trés* habile, & qui avoit une connoifTance parfaite des fimples', & par ce moyen guériffoit les maladies les plus défefpérées. Or, ce favant homme devint aveugle; & ne pouvant plus exercer fon art, il fe retira dans une folitude, pour y vivre en repos. Le médecin ignorant n'eut pas plutót appris la retraite d'un homme qu'il ne voyoit pas fans envie, qu'il fit éclater par-tout fon ignorance, en voulant faire connoïtre fon profond favoir. lnn jour la fille du roi de fon pays tomba malade : cn. eut recours. au  fer Fastes Inciennes» ^ if faut pour compofer cette pillule. II entra dans le tréfor, & fe mit a chercher h ^ dans laquelle devoient étre ces drogues; mais comme il y avoit plufieurs boües femblables ■ il ne put diftinguer les drogues qu'il falloit, nê les connoiflant pas. Dans cet embarras il aima rnieux prendre une bofte a tout hafard, que davouer fon infuffifance; mais il ïgnoröit que ceux qui ie mêloient ce ce qu'ils ne favoient Pas, sen repentoiént tot ou tard; car il choifit juftement peboitè dans laquelle il y avoit un ,Tome XF1L 2.  §5*4' C O N T £ s poifon très-fubtil, dont il compofa cette pillule, qu'il fit prendre a la princeffè, & qui mourut fur le champ. Auffitöt le roi le fit arréter & le condamna a mort. Cet exemple, pourfuivit Demneh, vous montre qu'il ne faut jamais dire ni faire une chofe que l'on ne fait pas. On voit a votre phyfionomie, ïnterrompit un des afliftans, que vous ne valez rien, & que vous êtes un fourbe. Alors le cadi demanda a celui qui venoit de parler, quelle certitude il avoit de ce qu'il avancoit. Les phyfionomiffes remarquent, répondit-il, que ceux qui ont les fourcils féparés, 1'ceil gauche chaffieux & plus grand que 1'ceil droit, le nez tourné du cöté gauche , & qui, faifant les hypocrites , ont toujours les yeux baiffes en terre, font ordinairement tfaïtres & flateurs; c'eft pourquoi Demneh ayant tous ces fignes , j'ai cru dire la vérité en difant qu'il ne valoit rien. Votre fcience n'eft pas süre, s'écria Demneh; c'eft dieu qui nous forme comme il lui plaït, & nous donne telle phyfionomie que bon lui femble. Si ce que vous dites étoit vrai, & que chacun portat écrit fur fon vifage tout ce qu'il a dans Tame , & que par-la on put, fans fe tromper, diftinguer les bons d'avec les .méchans, il ne feroit pas néeeffaire d'avoir des juges & des témoins pour termincr les différents qui naiüènt dans la vie civile. II feroit même.  et Fables Ïndiennes-, f'njufte de faire jurer les uns, & de donner la queftion aux autres pour en tirer la vérité , puif«[u'on la verrok fi clairement. .D'ailleurs, fi les fignes dont vous venez de parler , impofoient une néceflité a ceux qui les ont , ne feroit- ce pas une injuffice de chatier les méchans, puif«qu'ils ne font pas libres dans leurs actions ? II faudroit donc conclure, fuivant cette maxime , que fi je fuis caufe de la mort de Choutourbeh , ce qui n'eft pas , je ne mérite pas de chatiment, puifque je ne fuis pas maïtre de mes actions, &c que j'ai été forcé par les marqués que je porte, a inventer contre le bceuf les plus noires calomnies. Vous voyez donc par ce-raifonnement que !e votre n'eft pas bon. Demneh ayant fermé la bouche a celui des afliftans qui venoit de parler , perfonne n'ofa plus rien dire , ce qui obligea le' cadi de le renvoyer encore une fois en prifon. Comme Demneh, en cet état, avoit befoin de confolation, il voulut envoyer quelqu'un a Kelileh , pour lui dire qu'il le prioit de le venir voir ; mais un renard qui fe trouva la par hafard, lui épargna cette peine en lui apprenant la mort de fon ami, a qui la douleur de le voir dans une fi méchante affaire, avoit óté la vie. Cette nouvelle toucha fi vivement Demneh, que ne fe fouciant plus de vivre, il parut inconfohble. Le renard effayok de lui remettre 1'efprit, en lui Zij  feycj Cfl N T E S difant, que ssit avoit perdu un ami fi cher, il en avoit trouvé en lui un autre qui ne lui feroit pas moins fidéle. Demneh voyant qu'il n'avoit plus perfonne en qui il put avoir de la confiance, & que ce renard lui offroit fes fervices de fi bonne grace, il les recut. Je vous prie, lui dit-il, d'aller a la cour, & de me rapporterfidèlement ce qu'on y dit de moi; c'eft la première preuve d'amitié que je vous demande. Très-volontiers, répondit le renard. Adieu, je vous laiffe; je vais obferver ce qui fe paffe a votre égard, en même-tems il partit. Le lendemain a la pointe du jour, Ia mère du lion alla trouver fon fils, a qui elle demanda ce qu'on avoit fait de Demneh. II eft encore en prifon, répondit le roi. Vous avez bien de la peine a le condamner, reprit la mère : craignez qu'il ne vous échappe a la fin par fon adrefle. Si vous voulez être préfente, dit le roi, vous verrez ce qui fe réfoudra. Après avoir dit cela, il ordonna qu'on fït venir 1'accufé, afin qu'on terminat fon affaire. Cet ordre fut exécuté promptement, & le prifonnier étant en préfence des juges qui étoient affemblés, le cadi fe leva, & fit la même demande que le jour précédent; c'eft-a-dire , qu'il pria encore les afliftans de parler s'ils avoient quelques chofes a dépofer contre Demneh. Mais perfonne ne dit rien. Ce que remarquant le renard:  Set Fables Indiennes. 357 7e voïs bien, s'écria-t-ïl, que perfonne ne veut porter aucun faux témoignage, de peur de s'expofer au chatiment qu'éprouva le fauconnier pour avoir foutenu une fauffeté :. LA FEMME VERTUEUSE ET SON ESCLAVE, CONTÉ* \J N fort honnête homme avoit une femme auffi fage que belle. II avoit pour efclave un gargon fort vicieux; mais il ne pouvoit fe réfoudre a le vendre, paree qu'il étoit bon fauconnier. Or , comme c'eft la coutume du levant de tenir les femmes caehées, fuivant cette loi cet efclave n'avoit jamais vu fa maitreffe. Mais un jour 1'ayant appercue par hafard, il en devint éper- düment amoureux ; il la fit folliciter par une confidente a fatisfaire fa folie paffion; mais il perdoit toutes fes peines, ayant affaire a une femme très-vertueufe. A la fin ,. défefpérant ds s'en faire aimer, fon amour fe changea en haine , & il médita une fangiante vengeance» Pour cet effet, il alla acheter au marché deux perroquets, è. 1'un defquels il apprit a prononcer ces mots ; J'ai vu ma maürejj'e couchée avec uit de fes efcla-^ Z iij  3JS C O N T E S ves ; & a 1'autre : Pour moi je ne dis mot. Peu dei tems après , fon maïtre ayant convié quelquesuns de fes amis a un feftin, & tout le monde étant a table , ces perroquets commencèrent a répéter leur lecon. II faut favoir que l'efclave leur avoit appris a dire ces paroles dans le langage de fon pays , ce que le maïtre , la maitreffe, ni les autres domeftiques n'entendant pas, perfonne ne prenoit garde a cela. Mais un des conviés, qui , par hafard , étoit du même pays de l'efclave , n'eut pas plutöt ouï les perroquets, qu'il celfa de manger. Le maïtre étonné lui en demanda le fujet. N'entendez-vous pas , répondit-il, ce que difent ces oifeaux ? Non, dit le mari. Ils difent, reprit-il, qu'un de vos efclaves , abufant de votre facilité, vous déshonore, & eft en intrigue avee votre femme. Ce pauvre homme fut tellement fcrpris d'entendre ces paroles, qu'il demanda pardon k fes amis de les avoir amenés dans un lieu oü il fe commettoit cette impureté. L'efclave alors fe fervant de cette occalion pour aigrir davantage fon maïtre, dit que cela étoit vrai , & qu'il avoit. vu plus d'une fois fa maïtreffe embraffer un de fes camarades fans en ofer rien dire; ce qui mit cet homme dans une fi grande fureur , qu'il commanda que l'on f ït mourir fa femme & cet efclave fur le champ. Elle dit k ceux qui venoient pour exécuter le commandement de  ï¥ FABLES' iNDÏESfNSS". 5^ fon mari, qu'elle étoit prête a fouffrir le fupplice qu'on lui deftinoit, mais qu'elle auroit fouhaité que fon mari 1'eüt écoutée auparavant paree que li fon innocence étoit reconnue, il fe repentiroit inutilement de 1'avoir fait mourir. Cela ayant été rapporté a fon mari, il la fit venir dans un petit cabinet, & lui ordonna de fe tenir derrière un voile, afin qu'elle fe juftifiat fi elle pouvoit: car ces oifeaux, difoit-il, ne font pas raifonnables, & on ne peut pas les accufer de fuppofition ni de corruption. Comment vous juftifierez-vous donc ? Vous êtes obligé, répondit la femme, de bien connoïtre la vérité avant de me condamner ; fachez de ces meflïeurs, fi ces oifeaux ont une fuite de difcours, ou s'ils répètent toujours la méme chofe. S'ils ne difent que la même chofe, c'eft un artifice dont s'eft fervi votre efclave pour me mettre mal dans votre efprit , ne pouivant obtenir de moi lesfaveurs qu'il défiroit. Cet "homme jugeant par ce difcours que fa femme pouvoit n'être point coupable, alla trouver les conviés, leur porta ces oifeaux , & les fupplia de voir fi, pendant quelques jours, ces perroquets diroient la même chofe; ce que les conviés firent. Ils trouvèrent en effet qu'ils ne favoient que la même lecon. Ils en avertirent le mari, qui connut 1'innocence de fa femme & la malice de fon efclave. II le fit| Ziv  ' 'CONTKS venir; il parut auiïi-töt avec un faucon fur fe poing. O méchant, lui dit la femme, pourquoi mavez-vous accufée d'un fi hkhe crime? Paree que vous 1'avez commis, répondit-ii infolemment. II n'eut pas plutöt répondu cela, que le faucon qui étoit fur fon poing lui fauta au vifage & lui creva les yeux. Voila quel fut le fruit de ion inlolence & de fa calomnie. Cet exemple, pourfuivit Demneh, vous fait Voir de quelle importance il eft de ne porter jamais aucun faux témoignage, car cela tourne toujours a notre confufion. Après que le renard eut ceffe Je parler, Ie lion regarda fa mère, & lui demanda Jon avis. Je vois bien, répondit-eile, que vous aimez ce mécfiant, qui ne caufera que du défordre dans votre cour fi vous n'y prenez garde. Je vous fupplie, répondit le lion, de me dire qui vous a fi fort prévenue contre Demneh. II n'eft que trop vrai, répondit la mère du lion, qu'il a commis le crime qu'on luiimpute; mais' je ne découvrirai point la perfonne qui m'a confie ce fecret. Cependant je vais favoir de lui s'il veut que je 1'appelle a témoin, ce qu'elle fit fur le champ. Elle fe retira chez elle, & envoya quérir lc léopard. Lorfqu'il fut arrivé, elle lui dit : Viens déclarer hardiment ce que tu fais de Demneh. Quelque péril qu'il y ait, répartit Ie léopard, a rappelera fa majefté 1'in juftice qu'il a  et FaeEes Indiennes. 361 êommife en donnant Ia mort a Choutourbeh, difpofez de moi comme il vous plaira. La mère du lion le mena auflitöt devant le roi, a qui elle dit : Voici le témoin irréprochable que j'ai a produire contre Demneh. Alors le lion demanda, s'adreffant au léopard, quelles preuves il avoit de la perfidie de l'accufé. Sire , répondit le léopard, j'ai voulu quelque tems cacher cette vérité, pour voir quelle raifon il apporteroit pour fe juftifier. Alors il fit un l ng récit de la converfation qu'il avoit entendue entre Kelileh & Demneh. Cette dépofition ayant été faite en préfence de plufieurs animaux, elle ne tarda guère a être divulguée par-tout, & a être confirmée par le finge dont j'ai parlé ci- deflüs. On interrogea le criminel qui ne fut que répondre; ce qui détermina enfin le lion a prononcer fon arrêt. II fut condamné a être enfermé entre quatremurailles, oü on le laifla mourir de faim. Ces chapitres doivent apprendre aux trompeurs & aux flateurs, qu'ils doivent fe corriger. Je penfe avoir affez fait voir qu'un méchant a prefque toujours une fin malheureufe, outre qu'il fe rend odieux dans la fociété. Celui qui plante des épines ne doit pas efpérer de recueillir des srofes.  CHAPITRE III. Comment on peut fe faire des amis, &> quel avanjage on peut tirer de leur commcrce. Vo u s venez, ditle rol, de me raconter 1'hiftoire d'un fourbe , qui, fous de faufles apparences d'amitié, a caufé la mort d'un innocent. Je vous prie de me dire de quelle utilité font les amis dans Ia vie civile. II faut, répondit le bramine» que votre majefté fache que les honnétes gens n'eftiment rien tant au monde qu'un véritable ami, paree que c'eft un autre nous-mêmes, a qui nous communiquons nos plus fecrètes penfées, & qui, en partageant notre joie, nousconfole quand nous fommes affligés : ajoutez a cela que fa compagnie nous fait beaucoup de plaifir. Quelques fables de Lokman que je vais vous conter, vous feront mieux comprendre quelles font les douceurs d'une amitié réciproque. C <5 U t E t  et Fables Indiennes. 36$ LE CORBEAU, LE RAT, LE PIGEON, LA TORTUE ET LA GAZELLE, FA B L E. Il y avoit aux environs de Cachemire, un lieu trés - agréable ; & comme il étoit rempli de gibier, on y voyoit tous les jours des chaiïeurs. Un corbeau appergut au pié d'un arbre , au haut duquel il avoit fon nid , un homme qui tenoit un filet en fa main. Le corbeau eut peur, s'imaginant que c'étoit a lui que le chaflëur en vouloit; néanmoins il ceffa de craindre, lorfqu'il eut obfervé les mouvemens du perfonnage, lequel , après avoir tendu fon filet a terre, & répandu quelques grains pour attirer les oifeaux, alla fe cacher derrière une haie. ii n'y fut pas plutöt, qu'une troupe de pigeons affamés vint fondre fur les grains fans écouter leur chef quï voulut les empêcher, en leur difant qu'il ne falloit pas fi brutalement s'abandonner a fes paffions. Ce fage chef qui étoit un vieux pigeon nommé Montavala, les voyant fi indociles, eut envie de s'éloigner d'eux; mais le deftin qui nous  %<$4 C O N T E S entraïne impérieufement, le contraignanf. dé fuivre la fortune des autres, il defcendit a terre avec eux. Lorfqu'ils fe virent tous fous le filet , & fur le point de tomber entre les mains du chaffeur , qui s'avancoit pour les prendre : Hé bierH leur dit Montavala, me croirez-vous une autre fois ? Je vois bien, continua-t-il, ( s'appercevant qu'ils fe débattoient) que chacun de vous ne fonge qua fe fauver fans fe foucier de ce que deviendra fon compagnon. Ce n'eft pas-la le procédé des vrais amis ; il faut fonger a fe foulager les uns & les autres, & peut-être qu'une action fi charitable nous fauvera tous. Efforeons nous donc tous enfemble de rompre le filet. Ils obéirent tous a Montavala, & firent en mêmetems un fi grand effort, qu'ils arrachèrent le filet & 1'enlevèrent en 1'air. Le chafléur, faché dé perdre une fi belle proie, fuivit les pigeons dans 1'efp érance que la pefanteur du filet les lafferoie. Cependant le corbeau voyant tout cela, dit en lui-même : Voilaune aventure bien fingulière, j'en veux voir la fin ; pour cet effet il fuivit de loin les pigeons. Montavala remarquant que le chaffeur paroiffoit réfolu de ne les point abandonner: Ce méchant homme, dit-il a fes compagnons, ne ceffera point de nous fuivre , qu'il ne nous ait perdu de vue. Allons du cöté des bois & des vieux chateaux, afin que quelque muraille ou quelque  et Fables Tndiennes. 36$ fbrêt bien épaiffe, en nous dérobant a fes yeux, Toblige a fe retirer. Effectivement cet expediënt réuffit, une forêt empêchant bientöt le chafTeur de les voir, il retourna fur fes pas fort afHigé. Pour le corbeau il les fuivoit toujours, & il n'avoit pas peu de curiofité de favoir comment ils fe dégageroient du filet qui les tenoit liés, afin de fe fer vit; de ce fecret en pareil cas. Les pigeons ne voyant plus le chafTeur a leurs troufies , en eurent beaucoup de joie ; mais ils ne favoient que faire pour brifer leurs liens. Montavala , qui étoit fertile en inventions , en trouva une pour cela. II faut, leur dit-il, nous adreffer a quelqu'intime ami, qui, fans trahïfon, nous détache. Je connois, ajouta-t-il, un rat qui ne demeure pas loin d'ici; c'eft un fidéle ami : il fe nomme Zirac ; il pourra ronger le filet, & nous donner la liberté. Les pigeons , qui ne demandoient pas mieux, y confentirent» Ils arrivèrent bientót auprès du trou oü étoit le rat, qui fortit au bruit de leurs ailes. II fut fort furpris de voir Moatavala ainfi enveloppé dans un filet. O mon cher ami, lui dit-il, qui vous a mis en cet état ? Montavala lui ayant conté toute 1'aventure, Zirac commenga d'abord a ronger Ie filet qui tenoit Montavala; mais Montavala lui dit : Je te prie de dégager premièrement mes leompagnons. Zirag fouffroit de le voir ainfi;  '%66 C O N T E s lié : Je te conjure encore une fois, s'écria Mörï« tavala, de mettre mes compagnons en liberté auparavant moi; car outre qu'étant'leur chef, je •fuis obligé d'en avoir foin, je crains que la peine que tu prendras a me détacher, ne t'empêche de continuer a rendre ce bon office aux autres; au lieu que l'amitié que tu as pour moi, t'excitera a Jes délivrer promptement pour venir rompre mes chaïnes. Le rat admirant ce raifonnement, loua ïa vertu de Montavala, & fe mit a brifer les liens des pigeons, ce qui fut bientöt fait. Montavala fe voyant en liberté avec fes compagnons, prit congé de Zirac, en lui faifant mille remercimens. Dès qu'ils furent partis, le rat rentra dans fon trou. Le corbeau qui confidéroit tout cela, eut une extréme envie de faire connoiffance avec Zirac; pour cet effet, il s'approcha du trou, & appela le rat par fon nom. Zirac effrayé de cette voix inconnue, demanda qui étoit-la. Le corbeau répondit: C'eft un corbeau qui a quelque chofe d'important a te communiquer. Quelle affaire, reprit le rat, pouvons-nous avoir enfemble, nous qui fommes ennemis ? Alors le corbeau lui dit qu'il fouhaitoit d'être des amis d'un rat qu'il favoit être un ami fincère. Je te prie, repartit Zirac, de chercher un animal dont l'amitié convienne mieux a la tienne. Tu perds le tems a aie vouloir perfuader une amitié incompatible.  et Fables Indiennes. 367 Ne vous arrêtez point a cette incompatibilité, dit le corbeau, & faites une action généreufe , en ne refufant a perfonne le fecours qu'il défire de vous. Vous avez beau , répliqua Zirac, me parler de générofité, je connois trop vos finefTes; en un mot, nous fommes d'une efpèce fi différente , que nous ne pouvons avoir de Communications enfemble. L'exemple de la perdrix quï accorda trop légèrement fon amitié a un faucon qui la lui demandoit, me rendra fage. LA PERDRIX ET LE FAUCON* F AB LE. U N E perdrix, pourfuivit Zirac, fe promenoit au pié d'une colline , & chantoit fi agréablerhent, qu'un faucon qui palfoit par-la, & quï 1'entendit, fouhaita d'avoir fon amitié. Perfonne. Ue peut vivre fans un ami, difoit-il en lui-même, puifque les fages difent que ceux qui n'ont point d'amis, font dans une maladie continuel'e. II voulut donc s'approcher de la perdrix ; mais elle ne Teut pas plutót appergu, qu'elle fe fauva dans un trou, agitée d'une frayeur mortelje. Le faucon ne laifla pas de la fuivre ; & fe préfcntant a 1'entrée du trou: O ma chère perdrix, lui dit-il, fai eu jufqu'ici, de J.'j,t}diflerence pour vous, paree,  §o*§ C ö n r e t que je ne connoiflbis pas votre mérite; maïs puifque mon bonheur me le fait connoïtre aujourd'hui, trouvez bon que je vous offre mon amitié , & que je vous prie de m'accorder Ia votre. Tyran, répondit la perdrix, laiffez-moi vivre, & ne vous efforcez pas inutilement d'accorder 1'eau & le feu. Aimable perdrix, répliqua le faucon, bannilfez ces vaines craintes; foyez perfuadée que je vous aime, & que je veux avoir commerce avec vous. Si j'avois un autre deffeih, je ne m'amuferois point a vous parler avec tant de douceur pour vous faire fortir de ce trou ; j'ai de fi bonnes ferres , que j'aurois déja attrapé plus d'une douzaine de perdrix, depuis le tems qu'il y a que je m'entretiens avec vous. Je fuis sur que vous ferez bien aife d'être mon amie. Premièrement, aucun faucon ne vous fera du mal, dès que vous ferez fous ma protection. Secondement, étant dans mon nid, vous ferez honorée de tout le monde; & enfin, je vous donnerai ma femelle qui vous tiendra compagnie. Quand tout cela feroit vrai, repartit Ia perdrix, je ne dols pas accepter la propofition que vous me faites ; car, vous étant le prince des oileaux, & moi un foible animal, fitöt que je ferai quelque chofe qui vous fera défagréable, vous ne manquerez pas de me tuer. Non, non , dit le faucon , ayez 1'efprit en repos la-dellüs: on'  Et Fables ÏNfiiENNES. 5gp; ©n pardonne aifément une faute a un ami. Enfin , Ie faucon témoigna tant d'amitié a la perdrix, qu'elle ne put fe défendre de fortir de fon trou. Elle n'en fut pas plutot dehors, que le faucon fe mit a 1'embrafièr tendrement; il la porta dans fon nid, oü, pendant deux ou trois jours, il ne fongea qu'a la divertir. La perdrix ravie de fe voir tant careflee , voulut parler plus librement qu'elle n'avoit fait encore, ce qui commenga a déplaire au faucon; mais il diflimula. Un jour il tomba malade , ce qui 1'empêcha d'aller a la chalfe : la faim vint; & comme il n'avoit pas de quoi la fatisfaire , il devint chagrin. Sa mauvaife humeur alarma la perdrix, qui fe tenoit en un coin dans une contenance fort modefte; mais le faucon ne pouvant plus foutenir la faim qui le prefioit, re'folut de faire a la perdrix une querelle fans raifon. II n'eft pas jufte, lui dit-il brufquement, que vous foyez a 1'ombre, pendant que tout le monde eft expofé a 1'ardeur du foleil. La perdrix re'pondit en tremblant: Roi des oifeaux , il eft de'ja nuit, tout le monde eft a 1'ombre auffi-bien que moi, & je ne fais de quel foleil vous voulez parler. Infolente, répliqua le faucon, eft-ce que je fuis un menteur ou un infenfé ? En difant cela, il fe jeta fur elle & la mangea. N'efpérez donc plus, pourfuivit le rat, que, Jomt XFII. Aa  ijyO C O N T E S fur la foi de vos promeffes , je me mette au hafard d'éprouver avec vous le même fort. Rentrez en vous-même , répondit le corbeau , & fongez que je ne puis faire un grand régal d'un petit corps comme le votre ; mais je fais que votre amitié me peut être fort utile : ne me refufez donc pas cette grace. Les fages , reprit le rat , nous avertiffent de prendre garde de nous lailfer aller aux belles paroles de nos ennemis , comme ce cavalier dont voici 1'hiftoire : L' H O M M E ET LA COULEUVRE, VAB LE. Un homme monté fur un chameau paffoit par un bocage ; il alla fe repofer dans un endroit d'oü une caravane venoit de partir , & oü elle avoit laiffé du feu , dont quelques étincelles , pouifées par le vent, enflammèrent un buiffon, dans lequel il y avoit une couleuvre. Elle fe trouva fi promptement environnée de flammes , qu'elle ne favoit par oü fortir. Elle appergut en ce moment 1'homme dont je viens de parler , &: elle le pria de lui fauver la vie. Comme il étoit naturellement pitoyable , il dit en julmême : II eft vrai que ces animaux font enne-  et Fables ïndiennes. mis cfes hommes , mais auffi les bonnes actions font très-eftimables; & quiconque sème la graine des bonnes ceuvres , ne peut manquer de cueillir le fruit des be'nédictions. Après avoir fait cette réflexion , il prit un fac qu'il avoit , & 1'ayant attaché' au bout de fa lance , il le tendit a la couleuvre , qui fe jeta auffitöt dedans. L'homme le retira & en fit fortir la couleuvre^ lui difant qu'elle pouvoit aller oü bon lui fembleroit, pourvu qu'elle ne nuisit plus aux hommes après en avoir recu un fi grand fervice. Mais la couleuvre re'pondit: Ne penfez pas que ie' veuille m'en aller de la forte ; je veux auparavant jeter ma rage fur vous & fur votre chameau. Soyez jufte , répliqua l'homme, & ditesmoi s'il eft permis de récompenfer le bien par le mal ? Je ne ferai en cela , repartit la couleuvre , que ce que vous faites vous-même tous les jours ; c'eft-a-dire , reconnoi'tre une bonne action par une mauvaife , & payer d'ingratitude un bienfait re?u. Vous ne fauriez , reprit l'homme , prouver cette propofition ; & fi yous me montrez quelqu'ün qui foit de votre opinion , je confentirai a tout ce que vous voudrez. Hé bien , repartit la couleuvre , voyant une vache , propofons a cette vache notre queftion , & nous verrons ce qu'elle répondra. L'homme y ayant confenti, ils s'approchèrent Aa ij  372 C O N T E S de la vache, a qui la couleuvre demanda •comment il falloit reconnoïtre un bienfait. Par fon contraire , répondit la vache , felon la loi des hommes ; & je fais cela par expérience. J'appartiens , ajouta-t-elle , a un payfan qui tire de moi mille prefits ; je lui donne tous les ans un veau; je fournis fa maifon de lait, de-beurre & de fromage ; & a préfent que je fuis vieille & que je ne fuis plus en état de lui faire du bien, il m'a mife dans ce pré pour m'engraiffer , dans 1'efpérance de me faire couper la gorge un de ces jours par un boucher , a qui il m'a déja vendue. N'eft-ce pas-la récompenfer le bien par le mal ? La couleuvre prit la parole , & dit a l'homme : Hé bien , ne vous ai-je pas voulu ■ traiter felon vos coutumes ? L'homme fut fort étonné & répondit : Ce n'eft pas affez d'un témoin pour me convaincre , il en faut deux. Je le veux, répliqua la couleuvre; adreffons-nous a cet arbre qui eft devant nous. L'arbre ayant appris le fujet de leur difpute , leur dit : Parmi les hommes , les bienfaits ne font récompenfés que par des maux ; & je fuis ua trifte exemple de leur ingratitude. Je garantis les paffans de Pardeur du foleil : oubliant toutefois le plaifir que leur a fait mon ombrage , ils coupent mes branches , en font des batons A des manches de coignée, &c , par une hor-  et Fables Inötennes. 373 rible barbarie , ils fcient mon tronc pour env faire des ais. N'eft - ce pas-la mal reconnoïtre un bienfait recu ! La couleuvre alors regardant l'homme lui demanda s'il étoit fatisfait. II ne; favoit que répondre, tant il étoit confus. Néanmoins cherchant a fe tirer d'affaire , il dit a. la couleuvre : Prenons encore pour juge Ié premier animal que nous rencontrerons : donne-moi eette fatisfaclion , je t'en prie ; car tu fais que la vie eft fort chère. Pendant qu'il parloit ainfi, il palfa par-la un renard que la couleuvre arrêta, le conjurant de mettre fin a leur différent. Le renard voulut favoir de quoi il s'agiffoit. J'ai rendu un grand fervice a Ia couleuvre, dit l'homme ; & elle me veut perfuader que, pour récompenfe , il faut me faire du maf. Elle a raifon , s'écria le renard» Mais apprenez-moï quel bien elle a recu de vous ? L'homme lui raconta de quelle manière il favoit retirée des flammes avec le petit fac qu'il lui montra. Quoi, reprit le renard en riant , vous prétendez me faire accroire qu'une fi groffe couleuvre eft entrée dans un fi petit fac ? Cela me paroït impoffible ; & fi la couleuvre y veut rentrer pour me convaincre , j'aurai bientót jugé votre affaire : Très-volontiers , répondit la couleuvre, & en méme-tems elle entra dans le fac. Alors le renard dit a l'homme ; Tu es maitre de Hl Aa iij  374 Costis vie de ton ennemi, fers-toi de cette occafiort. L'homme auffitót lia le fac , & le frappa tant de fois contre une pierre, qu'il aflbmma la couleuvre , & finit par ce moyen la crainte qu'il avoit de 1'un , & les difputes de 1'autre. Cette fable, pourfuivit le rat, vous apprend qu'il ne faut pas fe fier aux belles paroles de fes ennemis , de peur de tomber dans de pareils accidens. Tu as raifon, dit le corbeau ; mais il faut auffi favoir bien diftinguer les amis d'avec les ennemis. Je te jure que je ne m'éloignerai pas d'ici que tu ne m'ayes accordé ton amitié. Zirac voyant que le corbeau agiffoit franchement , lui dit : C'eft un honneur pour moi de porter le titre de ton ami ; & fi j'ai fi long-tems réfifté a tes follicitations , ce n'a été que pour t'éprouver , & pour te faire voir que jé ne manque pas d'efprit & d'adreffe. En difant cela il fortit; mais il demeura k Ventree du trou. Que ne fors-tu hardiment , lui dit le corbeau , eft-ce que tu n'es pas encore affuré de mon affection ? Ce n'eft point cela , répondit le rat; mais je crains tes compagnons qui font fur ces arbres. Sois fans inquiétude la-deffus, répliqua le corbeau , ils te regarderont comme leur ami ; car c'eft une de nos coutumes , que quand un d'entre nous lie une étroite amitié avec un animal d'une autre efpèce,  et Fables Indiennes. 375nous aimons tous cet animal. Le rat , fur la bonne-foi de ces paroles , s'approcha du corbeau , qui lui fit force careifes , lui jurant une amitié inviolable , & le priant d'aller demeurer avec lui cnez une tortue de fes amies , dont il lui vanta le bon caraétère. J'ai concu tant d'inclination pour vous , dit le rat, que je vous fuivrai par-tout déformais comme votre ombre , aufli-bien ce n'eft pas ici ma propre demeure.' Je ne me fuis réfugié ici que par un accident que je vous raconterois , fi je ne craignois de vous ennuyer. Le corbeau lui répondit : Mon cher ami, pouvez-vous avoir cette crainte, Sc ne devez-vous pas être perfuadé que je prends part a tout ce qui vous regarde ? Mais la tortue , ajouta-t-il , dont l'amitié eft une bonne acquifition que vous ne pouvez pas manquer de faire , fera bien-aife d'entendre le récit de vosaventures. En même-tems il prit le rat dans fon bec , Sc le porta chez la tortue , a laquelle il apprit ce qu'il avoit vu faire a Zirac. Elle félicita le corbeau de s'être acquis un ami fi par-t fait, & elle careffa le rat, qui, de fon cóté , favoit trop bien vivre pour ne lui pas témoigner qu'il étoit extrêmement fenfible a toutes les honnêtetés qu'elle lui faifoit. Après beaucoup de complimens de part & d'autre, ils allèrent tous trois fe promener au bord d'una Aa. bi  37^ C O N T E s fontaine. Enfuite ayant choifi un endroit fort écarté du grand chemin , le corbeau preffa Zirac de raconter fes aventures , ce qu'il fit de cette forte : Aventures dê Zirac. Je fuis ne' & je demeurois dans une ville des Indes nommée Marout; j'avois choifi un lieu oü régnoit le filence , pour vivre fans inquiétude ; j'y goütois les douceurs d'une vie tranquille avec quelques rats de mon humeur. II y avoit en notre voifinage un moine qui fe tenoit dans fon monaftère, pendant que fon compagnon alloit a la quête; il mangeoit une partie de ce qu'il lui apportoit, & gardoit 1'autre pour fon fouper; mais il ne trouvoit jamais fon plat dans le même état qu'il 1'avoit laiffé; car pendant qu'il étoit dans fon jardin , je me rempliflbis la panfe, & j'appelois mes compagnons, qui s'acquittoient aufli - bien que moi de leur devoir. Le moine voyant fa pitance diminuée 'peftoit contre nous, & cherchoit dans fes livres quelque recette ou quelques machines pour nous prendre ; mais tout cela ne lui fervit de rien , paree que j'étois toujours plus fin que lui. Un jour un de fes amis qui venoit de faire un long voyage, entra dans fa celluie pour le ; après qu'ils eurent diné , ils fe mirent k  ït Fables Indiennes. 377 s'entretenir de voyages. Le moine demanda a fon ami ce qu'il avoit vu de plus rare & de plus curieux dans les pays étrangers. Le voyageur commenga de lui raconter tout ce qu'il avoit remarque de plus beau ; mais pendant qu'il s'amufoit a lui faire la defcription des endroits agréables par oü il avoit paffe, le moine 1'interrompoit de tems en tems par le bruit qu'il faifoit en frappant fes mains 1'une contre 1'autre , & battant du pié contre terre pour nous chaffer , paree qu'effectivement nous faifions fouvent des forties fur. les provifions, fans nous foucier de 1'incivilité qu'il commettoit. Le voyageur trouvant a la fin mauvais que le moine ne 1'écoutat pas , lui dit brufquement : Vous ne deviez pas me retenir ici pour vous moquer de moi. Dieu me garde , répondit le moine tout furpris , de me moquer d'une perfonne de mérite. Je vous demande pardon de vous avoir interrompu. Mais il y a dans ce monaftère une troupe de rats qui me mangeront jufqu'aux oreilles ; & il y en a un qui eft fi hardi, qu'il me vient mordre le nez quand je fuis au lit, & je ne fais que faire pour 1'attraper. Le voyageur parut fatisfait des excufes du moine , & lui dit : II y a quelque myftère en ceci , & cette aventure me fait fouvenir d'une hiftoire que je vous raconterai fi vous voulez m'écouter avec attention:  378 CöNf IS LEMARI ET LA FEMME, CONTÉ. u N jour le mauvais tems , continua-t - il , m'obligea de m'arrêter dans un bourg, oü j'ai. lai loger chez un de mes amis qui me recut fort honnêtement. Après le fouper , il me fit monter, pour me repofer, dans une chambre qui n'étoit féparée de la fienne que par une cloifon de bois , d'oü j'entendis malgré moi la converfation qu'il eut avec fa femme. Je veux , lui dit-il , convier demain les principaux de ce bourg, pour donner quelque divertiffement "a mon ami, qui m'a fait 1'honneur de me venir voir. Vous n'avez pas de quoi entretenir votre familie , lui répondit fa femme , & vous parlez de faire beaucoup de dépenfe : penfez plutót a ménager un peu de bien a vos enfans, & non pas a faire des feftins. La providence de dieu eft grande , reprit le mari, & il ne faut pas fonger au lendemain, de peur qu'il ne nous arrivé ce qui arriva au loup, Je vais te faire le récit de cette aventure :  et Fables Indiennes. 379 LE CHASSEUR ET LE LOUP, FA B LE. Un chafTeur revenant un jour de la chafTe avee un daim qu'il avoit pris , appergut un fanglier qui fortoit d'un bois & qui venoit droit a lui : Bon , dit le chaffeur , cette béte augmentera ma provifion. II banda fon are auflitöt & décocha fa flèche fi adroitement , qu'il bleffa le fanglier a mort. Cet animal fe fentant blelfé , vint avec tant de furie contre le chaffeur , qu'il lui fendit le ventre avec fes défenfes , de manière qu'ils tombèrent tous deux morts fur la place. Dans ce moment , paffe en cet endroit un loup affamé , qui voyant tant de viandes , par terre , en eut grande joie. II ne faut pas, dit-il en lui-même , prodiguer tant de biens ; mais je dois , ménageant cette bonne fortune, conferver toutes ces provifions. Néanmoins comme il avoit faim , il en voulut manger quelque chofe. II commenga par la corde de 1'arc , qui étoit de boyau ; mais il n'eut pas plutöt coupé la corde , que 1'arc qui étoit bien bande lui  380 CON TES donna un fi grand coup contre 1'eftomac, qulf le jeta roide fur les autres corps. Cette fable , dit le mari , fait voir qu'il ne faut point être avare. Puifque cela eft ainfi , lui dit fa femme , invitez a diner, demain, qui bon vous femblera. Le lendemain, comme elle apprêtoit a diner & qu'elle faifoit une fauce avec du miel qu'ellè avoit achete', elle vit tomber dans le pot au miel un rat qui lui fit mal au cceur. Ne vouJant plus fe fervir de ce miel, elle le porta au marché , & prit des. pois en e'change. Je me trouvai par hafard prés d'elle , & lui demandai pourquoi elle faifoit un marché fi défavantageux, & donnoit le miel au prix des pois : C'eft qu'il vaut moins que les pois, me répondit-elle tout bas. Je ne doutai plus après cela qu'il n'y eüt quelque myftère la-deffous. II en eft de même de ce rat; il ne feroit pas fi hardi s'il n'avoit une raifon de 1'être que nous ne favons pas. Pour moi je crois qu'il y a quelqu'argent caché dans fon trou. Le moine n'eut pas plutót entendu parler d'argent qu'il prit une coignée , & fit fi bien qu'en percant la muraille , il de'couvru mon tréfor, qui étoit une fomme de mille deniers d'or que j'avois amaffés avec peine. Je les comptois tous les jours ; je prenois plaifir a les manier & a me rouler deffus , faifant en  et Fables Indiennes, 3S11 tela confifter tout mon bonheur. Hé bien , dit le voyageur au moine , n'jjvois-je pas raifon d'attribuer 1'infolence de ces rats a une caufe que nous ignorions ? Je vous laiffe a penfer du défefpoir dont je fus faifi, quand je vis ma demeure ravagée de la forte. Je réfolus de changer de logis ; mais tous mes compagnons me quittèrent , & me firent bien éprouver la vérité de ce proverbe : Quiconque n'a point a"argent, n'a point d'amis. D'ailleurs , les amis d'aujourd'hui ne nous aiment qu'autant que notre amitié leur eft avantageufe. Un jour on demandoit a un homme qui étoit riche & qui avoit beaucoup d'efprit, combien il avoit d'amis. Pour des amis de ce fiècle , répondit-il , j'en ai autant que d'écus; mais pour des amis véritables , il faut attendre que je fois dans la misère ; car c'eft alors qu'on les connoit. Pendant que je faifois des réflexions fur 1'accident qui m'étoit arrivé, je vis paffer un rat, je 1'appelai, & lui demandai pourquoi il me fuyoit comme les autres. Penfes-tu, me répondit-il , que nous foyons aflez fous de t'aller fervir pour rien? Lorfque tu étois riche, nous étions tes ferviteurs ; mais a préfent que tu es pauvre, nous ne voulons point nous affocier a ta pauvreté , paree que les plus miférables de  CONTÉ 5 ce monde font ceux qui n'ont rien. Tu ne dois pas tant méprifer les pauvres , lui dis-je, puifqu'ils font che'ris de dieu. II eft vrai, re'pondit-il; mais ce ne font pas les pauvres qui font faits comme toi. Dieu aime ceux qui ont quitté le monde, mais non pas ceux que le monde a quittés. Je ne fus que répondre a ces paroles. Je demeurai pourtant encore chez le moine , pour voir ce qu'il feroit de 1'argent qu'il m'avoit öté. Je remarquai qu'il en donna la moitié a fon ami, & que chacun mettoit fa part fous fon chevet. J'eus envie de leur aller enlever cet argent; pour cet effet je m'approchai doucement du lit du moine 5 mais fon ami qui obfervoit toutes mes actions fans que je m'en apperguffe , me jeta un baton fi rudement, qu'il pen fa me rompre le pié, ce qui m'obligea de gagner promptement mon trou, non fans beaucoup de peine. Une heure après j'en fortis pour la feconde fois , croyant le voyageur endormi; mais il faifoit trop bien la fentinelle , paree qu'il craignoit de perdre fa bonne fortune. De mon cöté je ne perdis point courage ; j'avancai , & j'étois déja prés du chevet du moine lorfque ma témérité penfa me coüter la vie. Le voyageur me donna un fecond coup fur la tête fi adroitement, que me fentant tout étourdi , je ne pouvois prefque retrouver 1'entrée de  et Fables Indiennes. 385 mon trou. Cependant le voyageur me jeta pour la troifième fois un baton ; mais comme il ne m'attrapa point , j'eus le loifir de gagner mon afyle , oü je ne fus pas plutöt, que je proteftai de ne plus pourfuivre une chofe qui m'avoit coüté tant de peine & d'inquiétude. Enfuite de cette réfolution je fortis du monaftère & me retirai dans 1'endroit oü vous m'avez vu avec le pigeon. La tortue fut bien aife d'avoir appris les aventures du rat. Elle lui dit en le carelfant: Vous avez bien fait d'abandonner le monde & fes intrigues , puifqu'on n'y fauroit trouver une parfaite fatisfaction. Tous ceux que 1'avarice & 1'ambition agitent, fe procurent la mort comme le chat , dont vous ne ferez pas faché d'entendre Phiftoire : LE CHAT GOURMAND, FABLE. X_Jn homme nourrifTöit chez lui un chat fort frugalement; mais le chat qui étoit gourmand , ne fe contentant pas de fon ordinaire, furetoit de tous cötés pour attraper quelque bon morceau. PafTant un jour au pié d'un colombier, il y vit de petits pigeons qui n'avoient prelque point de plumes encore. L'extrême envie qu'il  384 C O N T E S avoit de tater d'une viande fi délicate, lui faifoit venir 1'eau a la bouche. II monta au colombier fans regarder fi le maïtre y étoit; il fe préparoit a fatisfaire fes défirs; mais le maïtre ne vit pas plutöt le chat entré, qu'il ferma la porte & les endroits par oü il pourroit fortir; enfin il fit fi bien qü'il 1'attrapa & le pendit dans un coin du colombier. Le hafard conduifit le maïtre du chat de ce cöté,&quand il vit fon chat pendu: Ah! malheureux gourmand, lui dit-il, fi tu te fuffes contenté de ton petit ordinaire, tu ne ferois pas maintenant en cet état ! Voila comme les gens infatiables caufent leur propre mort. Outre cela les biens de ce monde n'ont point de confiance. Les fages difent qu'il y a fix chofes dont il ne faut point efpérer de fidélité : 1°. D'une nuée, car elle fe diffipe en un inftant. 2C. D'une feinte amitié , paree qu'elle paffe comme un éclair. 30. De 1'amqur d'une femme, pa.ee qu'elle changé pour une bagatelle. 40. De la beauté , car la moindre injure du tems, une difgrace cu une maladie la •détruit. y°. Des fauffes louanges, car ce n'efl que de la fumée. 6°. Des biens de ce monde, puifque tout finit tot ou tard. Les gens d'efprit, continua le rat, ne s'attachent jamais a la recherche de toutes ces chofes vaines; il n'y a que Pacquifïtion d'un véritable ami qui les puifTe tenter. Le corbeau prenant la parole,  et Fables Ikdiennes ogparole, dit: II eft vrai qu'il n'eft Hen de compa"We a une amitié parfaite & réciproque; je pretens vousle prouver par le récit de cette LES DEUX AMis, CONTÉ. & shabilla; enfuite commandant k une ieun, f 1UIVre' 11 la"a trouver. Cher ami l • fervir de ftcond, ou ei]fin ™» "er Ia fatisfact.cn que vous défirez: en un mfl' r»«^r que,outcela"réponclit B b  38ö C O N T * s fon ami: je venois feulement voir 1'état de votre fanté, paree que je craignois que le mauvais fonge que je viens de faire ne fut véntab e Pendant quele corbeau racontoit cette fable, ils virent de loin une gazelle, ou chevreml de montagne, qui venoit è eux avec une viteffe incroyable ; ils crurent qu'elle étoit pourfiaivie c'eft pourquoi ils fe féparèrent; la tortue fe ghffa dans 1'eau, le rat fe fourra dans un trou, & e corbeau fe cacha parmi les branches dun aibre fort élevé. La gazelle s'arrêta tout eourt au bord de la fontaine; & le corbeau qui regardoit de tous cötés, n'appercevant perfonne appela a tortue, qui parut d'abord fur 1'eau. Comme gazelle fembloit n'ofer boire, la tortue lui dit. Lvezhardiment, 1'eau eft fort nette. Apprenezmoi, je vous prie, pourquoi vous êtes fi echaufTée > C'eft, répondit la gazelle , que je viens de me fauver des mains d'un chafTeur qui m a bien perfécutée. Ne vous éloignez pas dici, reprit ïa tortue ,* foyez de nos amies, notre commerce vous fera de quelqu'utilité. . les peines ;& quand ona mille amis, d ne les faut compter que pour un; & au contraire, lorft l'on aunennemi, ille faut compter pour Le,tantil eft dangereux d'avoir un ennemi. Enfuite de ce difcours, le corbeau 8c le rat s ap-  ■et Fables Indien nes. 5g? prochèrent de Ia gazelle, & lui firent mille hon nétetés. Elle en fut fi pénétrée, qu'elle promit de demeurer avec eux toute fa vie. Ainfi ces quatre arms paffoient le tems fort agréablement enfemble. Mars un jour que le corbeau , le rat & ja tortue s'étoient afiêmblés k leur ordinaire Ia gazelle nes'y trouva pas, ce qui les mit fon en peine , ne fachant quel accident pouvoit lui être amvé. Le corbeau s'éleva en 1'air, pour voir Sri ne la découvriroit point j & comme il regar doit de toutes parts, il 1'appergut de loin engaeée dans un filet qu'un chaflèur lui avoit tendu Cette nouvelle les affligea extrcmement tous trois II faut fonger, dit la tortue, k tirer la gazelle du pénl ou elle eft. Le corbeau prit la parole, & dit au rat : II n'y a que vous qui puifliez délivrer notre bonne amie. II faut promptement l'aller degager , de peur que le chafTeur ne mette la main deflus. Je ferai mes efforts pour la délivrer' répondit le rat. Allons, ne perdons point de tems. Auffitöt le corbeau prit Zirac, & vola vers la gazelle. Etant arrivés, le rat commenca k ronger les liens qui tenoient les piés de la gazelle, & dans le méme moment arriva la tortue Des que la gazelle 1'appercut, elle fit un grand cn: Pourquoi, lui dit-elle, vous êtes-V0US hafardée è venir ici ? Comment, répondit Ia tortue , vouhez-vous que je foutinffe davantage Bb ij  ^88 Contes une abfence qui m'ëtoit infupportable ? O ma chère amie, répliqua la gazelle, votre arrivée en ce lieu me met plus en peine que je ne Tetois de ma liberté ! car fi le chafTeur arrivoit maintenahV, comment feriez-vous pour vous fauver? Pour moi, je fuis déja prefque déliée, & mon agilité me délivreroit du danger de tomber entre fes mains. Les autres trouveroient leur falut dans la fuite; vous feule ne pouvant courir, deviendriez la proie du chafTeur. A peine la gazelle avoit prononcé ces' paroles , qu'on vit paroïtre le chafTeur. La gazelle qui étoit détachée gagna pays , le corbeau s'envola , le rat fe retira dans un trou, & la pauvre tortue demeura la. Quand le chafTeur arriva, il fut très-faché de voir fon filet rompu. II regarda de tous cötés pour voir ' s'il ne découvriroit rien : il appercut la tortue. Bon , dit-il, je ne m'en retournerai pas les mains vides, il faut que j'emporte cette tortue ; c'eft toujours quelque chofe. II la prit & la mit dans fon fac , puis le jetant fur fon épaule, il s en alla. Quand il fut parti, les trois amis fe raffemblèrent & ne voyant plus la tortue, ils jugèrent de la difgrace. Alors ils formèrent les plaintes du monde les plus touchantes, & versèrent un torrent de larmes. A la fin le corbeau mterrompit cette trifte harmonie, en difant: Mes amis , nos regrets ne foulagent pas la tortue , il faut  et Fabees Inciennes. fonger k la fauver. Les grands difent que quatre fortes de perfonnes ne font connues que dans quatre fortes d'occafions : les hommes courageux dans les combats; les gens de probité, lorfque l'on traite de quelques affaires oü il s'agit de donner fa parole; l'amitié d'une femme, quand il arrivé quelque malheur k fon mari; & enfin, le véritable ami dans une extréme néceffité Nous voyons notre chère tortue dans un trifte état, il la faut fecourir. II me vient dans l'efprit un bon expédient, dit le rat, il faut que la gazelle aille fe préfenter devant le chaffeur, qui, dès qu'il la verra, ne manquera pas de mettre fon fac par terre , dans le defiêin de la prendre, C'eft bien a'vifé, dit la gazelle, je ferai la boiteufe, & m'éloignerai de lui peu-a-peu; en me fuivant il s'éloignera de fon fac , ce qui donnera le tems au rat de mettre en liberté notre bonne amie. Ce ftratagême fut approuvé; la gazelle pafia devant le chaflèur , foible & boiteufe; mon galant crut la tenir, & mettant fon fac k terre , il courut de toutes fes forces après la gazelle , qui s'éloignoit a mefure qu'il la pourfuivoit. Cependant le rat voyant le chaflèur bien loin , s'approcha du fac & rongea le lien qui le tenoit fermé; la tortue en fortit & fe cacha dans un buiflbn. A la fin le chaflèur s'étant laffe de courir mutilement après fa proie, revint a fon fac, &. B b iij  gcO CONTES n'y trouvant plus la tortue, il en fut fort êtonnéj il crut qu'il étoit dans la région des lutins & des efprits, voyant tantöt une gazelle fe délivrer de fes filets, & tantöt fe préfenter devant lui en faifant la boiteufe ; & enfin la tortue, qui eft un animal fans force , rompre le Hen du fac & fe fauver. Toutes ces confidérations frappèrent fon efprit d'une telle frayeur, qu'il s'enfuit de toute fa force , penfant avoir des follets a fes troufiês. Après cela les quatre amis fe ralfemblèrent, fe firent de nouvelles proteftations d'amitié, & jurèrent de ne fe féparer jamais les uns des autres qu'a la mort.  Et Fabi.es Indiennes. ■$$$ CHAPITRE IV. Comment il faut toujours fe défier de fes ennemis > & favoir parfaitement ce qui fe paffe che^ eux. Venons préfentement, dit Dabchelim, au quatrième chapitre, qui eft qu'un homme d'efprit ne doit jamais efpérer d'amitié. Enfeignezmoi, ajouta-t-il, de quelle manière il faut e'vitec leur trahifon. On doit, re'pondit le bramine, fe de'fier des ennemis; quand ils témoignent de l'amitié, c'eft pour mieux cacher leurs mauvais defieins ; & quiconque aura de la confiance en fon ennemi, fera trompé, comme le hibou dont je vais conter la fable a votre majefté : LES CORBEAUX ET LES HIBOUX, FABLE. Dans une province de la Chine , il- y a uner montagne dont ie fommet fe perd dans les nues ^ il y avoit au-deifus un arbre dont les branches fembloient aller jufqu'au ciel: elles étoient toutes Bb iv  ^02 CoHTES chargées de nids de corbeaux, qui obéifibient tous a un roi nommé Birouz. Une nuit le roi des hiboux, qui s'appeloit Chabahang, c'eft-a-dire, Marche-nuit, vint a. la tête de fon armée ravager la demeure des corbeaux, contre lefquels une vieille haine les animoit, Le lendemain Birouz affembla fon confeil pour délibérer fur les moyens dont ils fe fervirolent pour fe mettre k couvert des infultes des hiboux. Cinq des plus habiles de fa cour, d'après les intentions de fa majefté, dirent leurs avis : Grand monarque, dit le premier , nous ne pouvons rien imaginer que votre majefté n'ait déja penfé auparavant nous ; néanmoins puifque vous fouhaitez que nous vous difions 1'un après 1'autre ce que nous jugeons a propos de faire pour nous venger des hiboux, nous devons vous obéir. Je vous dirai donc, fire, que les politiques ont toujours tenu pour maxime , qu'il ne faut point attaquer un ennemi plus fort que foi, autrement c'eft batir fur le paffage d'un torrent. Le roi fe tournant du cöté du fecond, lui ordonna de parler : Sire , dit le fecond vifir, la fuite ne convient qu'aux ames balfes & timides; il eft plus k propos de prendre les armes, & d'aller venger 1'aiTront que nous avons recu. Un roi n'eft jamais en repos qu'il n'ait porté la terreur dans le pays & dans 1'ame de fon ennemi. Le troifième vifir dit enfuite fon opinion. Je, ne blame  et Fables Indiennes. 303 point, dit-il, le confeil de mes camarades, mais auffi je ne 1'approuve pas. Je fuis d'avis d'envoyer des efpions pour connoïtre 1'état & la force de i'ennemi, & fur leurs rapports nous ferons la guerre ou la paix : c'eft le moyen de vivre en repos. Un roi doit toujours travailler a conferver Ia paix dans fon royaume , tant pour le repos de fon efprit, que pour le foulagement de fes fujets. II ne doit jamais déclarerla guerre qu'a ceux qui troublent la paix; & quand I'ennemi qu'il veut combattre eft trop fort, il faut avoir recours aux artifices, & fe fervir de toutes les occafions qui fe préfentent de lui nuire par finelTe. Le quatrième prenant la parole, repréfenta au roi qu'il valoit mieux quitter le pays, que de s'expofer a perdre la reputation de leurs armes, qui avoient toujours eu 1'avantage fur leurs ennemis. Que ce feroit une démarche trop honteufe aux corbeaux d'aller faire une foumiffion aux hiboux, qui jufqu'alors leur avoient été foumis ; qu'il falloit tacher de pénétrer leurs deffeins, & fe réfoudre Plutot a combattre, qu'a fubir un joug ignommieux, puifqu'enfin la perte de la vie étoit moiru confidérable que celle de la réputation. rot , après avoir oui ces quatre vifirs, fit i'gne au cnquième de parler a fon tour : ce vihr fe nommoit Carchenas, c'eft-a-dire, Intel-  C O N T £ $* ligent. Le roi, qui avoit une confiance particuliere en lui, le pria de dire avec fincérité ce qu'il jugeoit a propos que l'on fit en cette affaire. Déclarerons-nous la guerre, ajoutale roi, propoferons-nous la paix, ou bien abandonnerons-nous ce climat? Sire, répondit Carchenas, puifque vous m'ordonnez de parler avec franchife, il me femble que nous ne devons pas attaquer les hiboux, paree qu'ils font en plus grand nombre que nous. II faut ufer de prudence ; cette vertu a fouvent plus de part aux grands fuccès que la force & les richeffes. Que votre majefté , avant de prendre fa dernière réfolution, confulte encore fes miniftres , leurs confeils pourront vous aider a faire réuffir vos deffeins : les fleuves ne fe groffiffent que par les ruiffeaux. Pour moi, je n'aime ni la guerre, ni les troubles , mais je ne puis fouffrir qu'on ait la lacheté de faire des foumiflions. Les gens-d'honneur ne doivent défirer une longue vie, que pour laiffer a la poftérité des exemples de vertus dignes d'admiration.Nous ne devons même prendre foin de nos jours, que pour les expofer dans les occafions ou 1'honneur nous appelle : il vaudroit mieux n'avoir jamais exifté, que d'avoir mené une vie obfeure. Arafi, je ne confeille pas a votre majefté de faire voir de la timidité dans cette conjoncture; mais vous devez prendre un partidevant moins de monde,  ET FaBCES InTjÏENNES. 30 ƒ afin que les ennemis ne puiffent favoir vos deffeins, Un des miniftres interrompit en cet endroit Carchenas, & lui dit : A quoi penfez-vous ? Pourquoi fe tiennent les confeils, fi ce n'eft pour délibe'rer entre plufieurs des affaires importantes ? & pourquoi voulez-vous qu'une délibération de cette confe'quence fe faffe dans un cabinet oü il n'y aura perfonne ? Les affaires des rois , dit Carchenas, nefont pas celles des marchands, qui fe communiquent k toute la focie'té; les fecrets des princes ne peuvent être découverts que par leurs confeillers ou leurs ambaffadeurs. Que favez-vous s'il n'y a point ici des efpions qui nous écoutent, pour rapporter ce que nous réfoudrons a nos ennemis, qui, fur leur rapport, ou préviendront nos entreprifes, ou du moins les déconcerteront ? Les fages difent : Si vous voulez avoir un fecret, tenez-le caché ; autrement vous courez le rifque d'être trahi comme leroiQuechemir. Birouz, qui étoit fort curieux, obligea Carchenas de lui raconter cette aventure.  396 LE ROI ET SA MAITRESSE, CONTÉ. Dans la ville de Quechemir régnoit autrefois un roi, qui étoit auffi jufte que puiflant. Ce prince avoit une maitreffe qui étoit fi belle, que tous ceux qui la voyoient, ne pouvoient fe défendre de 1'aimer. Le roi en étoit tellement épris „ qu'il Ia vouloit voir a chaque inftant; mais il s'en falloit beaucoup qu'elle aimatautant le roi qu'elle en étoit aimée. L'attachement de ce prince flatoit fa vanité, fans toucher fon goüt; & comme toutefois le cceur eft fait pour aimer, elle fe laifla prévenir d'une violente paffion pour un page qui étoit admirablement beau & bien fait. Elle lui apprit bientöt par fes regards ce qu'elle fentoit pour lui, & le page lui fit connoïtre par les. fiens qu'elle ne pouvoit s'adreffer a un homme plus difpofé a profiter d'une fi bonne fortune; enfin il ne leur manquoit qu'une occafion de fe parler en particulier, pour fatisfaire des défirs que les obftacles irritoient. Un jour que le roi étoit affis auprès de fa maïtreflë & qu'il la regardoit avec un extréme plaifir, le page qui étoit debout, dans la même chambre, jetoit, de moment en moment, les yeux fur C o n T e s  et Fables Indiennes. 307 Cette charmante perfonne ; elle, de fon cöté, attachoit fur lui les fiens d'un air fi paflionné, que le roi s'en appergut. II ne comprit que trop ce langage muet, & il en eut tant de dépit & de jaloufie, qu'il re'folut de les faire mourir tous deux. II diifimula toutefois fon deffein, paree qu'il ne vouloit pas agir avec précipitation. II fe retira dans fon appartement, oü il paffa la nuit dans la plus grande perplexité. Le matin il alla donner audience a fon peuple; & après avoir donné a fes fujets la fatisfaction qu'ils demandoient, il entra dans fon cabinet : il y appela fon vifir, & lui découvrit le deitein qu'il avoit de faire empoifonner fa maitreffe & Ie page. Le vifir en ayant appris les raifons, les approuva, promit de garder le fecret, & fe retira chez lui. II trouva fa fille dans une grande trifteffe; il lui en demanda la caufe : Mon père, lui répondit la fille , la maitreffe du roi m'a maltraitée fans raifon ; cela me fache, & fi je ne m'en venge point, je vous affure que ce n'eft pas manque de bonne volonté. Confolez-vous, ma fille, dit le vifir, vous en ferez bientöt délivrée. Comme les femmes font curieufes, la fille prefta tant fon père de lui apprendre de quelle manière elle feroit vengée de fon ennemie, qu'il fut affez foible pour lui révéler les deffeins du roi. Elle s'engagea par ferment de ne le découvrir  398 C O N T E s a perfonne; mais une heure ou deux après, 1'eunuque de la maïtrelTe du roi étant venu voir la fille du vifir pour la confoler, lui dit qu'il falloit fouffrir les défauts de fon prochain. Bientót, interrompit-elle avec un vifage riant, je ne la craindrai plus.Illapreffatellement des'expliquer, qu'elle ne put s'en défendre ; elle lui raconta tout ce que lui avoit dit fon père, après lui avoir fait j urer qu'il garderoit inviolablement le fecret; mais 1'eunuque ne 1'eut pas plutöt quittée, que croyant être plutöt obligé de trahir fon ferment que de le garder, il alla trouver la maitreffe du roi, Sc lui fit part de la réfolution violente que le roi avoit prife contr'elle. II n'en fallut pas davantage pour la déterminer a tout tenter pour prévenir le roi. Elle envoya chercher fecrètement le page, avec lequel elle prit de fi bonnes mefures , que le lendemain matin on trouva le roi mort dans fon lit. Vous voyez par cette hiftoire , continua Carchenas , que les rois ne doivent découvrir leurs fecrets qu'a des gens dont ils ont éprouvé la difcrétion & la fidélité. Mais quels fecrets encore , dit Birouz, importe-t-il plus de cacher ? Sire, répondit Carchenas, il y en a de telle nature, que les rois ne les doivent confier qua eux-mêmes; c'eft-a-dire, les tenir ficachés, que perfonne ne les puifTe découvrir. II y en a d'autres qu'ils peuvent gommuni^uera leurs miniftres  et Fables Indiennes. 399 Ses plus fidèles, & fur lefquels ils doivent les confulter. Birouz trouvant ce que difoit Carchenas fort judicieux, s'enferma dans fon cabinet avec lui; & avant de parler de 1'affaire dont il s'agiflbit, il le pria de lui dire la funefte origine de la haine des corbeaux & des hiboux. Sire, dit Carchenas, une feule parole a produit cette inimitié dont nous venons d'éprouver les cruels effets. L' ORIGINE De la haine des Corbeaux & des Hiboux, F A B L E. Un jour une troupe d'oifeaux s'afiembla pour fe choifir un roi. Chaque efpèce prétendoit k la couronne. Enfin , il y en eut plufieurs qui donnèrent leur voix aux hiboux; mais les autres ne voulant pas obe'ir a un animal fi kid, rompirent 1'afièmblée, & fe jetèrent les uns fur les autres avec tant de furie, qu'il y en eut queiques-uns de tue's. Le combat auroit duré plus longtems, fi, pour le faire cefler, un oifeau ne fe fut avifé de crier aux combattans, qu'ils s'arrêtalfent, & qu'il voyoit venir un corbeau qu'il falloit prendre pour juge. Tous les oifeaux y  ^00 C O N T E S confentirent unanimement ; & quand le corbeau fut arrivé , & qu'il eut appris le fujet de la querelle, il leur paria de cette forte : Êtesvous fous, meflieurs, de vouloir prendre pour votre roi, un oifeau qui traine avec lui tous les malheurs enfemble ? Voulez - vous mettre une mouche a la place d'un griffon ? Que ne choififfez-vous plutöt un faucon, qui a du courage & de 1'adreffe , ou bien un paon, dont le port eft fi majeftueux ? Pourquoi n'élevezvous pas plutöt fur le tröne un aigle , dont 1'ombre eft fi heureufe, qu'elle fait les rois ; ou enfin un griffon, qui, par le feul bruit de fes ailes, fait trembler les montagnes ? Quand ces oifeaux que je viens de nommer ne feroient pas au monde , il vaudroit encore mieux vivre fans roi, que de vous rendre fujets d'un animal fi affreux que le hibou; car outre qu'il a la mine d'un chat, il n'a point d'efprit; de plus, c'eft que, malgré fa mauvaife mine, il eft orgueilleux; & enfin, ce qui le doit rendre méprifable a vos yeux, c'eft qu'il hait la lumière de ce beau corps qui anime toute la nature. Quittez donc , meflieurs , un deffein qui vous eft fi préjudiciable; procédez a leleclion d'un roi, & ne faites rien dont vous puifliez vous repentir. Choififfez un roi qui vous gouverne avec douceur, & qui vous foulage dans vos befoins. Souvenez-vous de  et Fables Indïennès. q$ de ce lapiri, qui, fe difant ambafiadeur de la lune, chalfa les éléphans de fa patrie. LES ÉLÉPHANS ET LES LAPINS, fa b le. Il arriva une anne'e de fécherefie dans le pays des éléphans , aux ïles de Bad , c'eft-a-dire', Vent; de manière qu'étant preffés par la foif & ne pouvant trouver de 1'eau, ils s'adrefsèrent a leur roi pour 1'avertir d'y mettre ordre s'il ne vouloit les voir tous périr. Le roi comm'anda auffitot de chercher par-tout; & enfin on dé couvrit une fource d'eau vive , k laquelle les anciens avoient donné le nom de Chafchmamah c'eft-a-dire, Fontaine de la lune. Le roi vint fe camper avec toute fon armée auprès de cette fontame. La vue des éléphans mit au défefpoir un grand nombre de lapins qui avoient Ik leur garenne , paree que les éléphans, k chaque pas qu'ils faifoient, écrafoient quelques lapins. Un jour les lapins s'aifemblèrent & allèrenc trouver leur roi, ils le fupplièrent de les délivrer de cette oppreffion. Je fais bien, leur dit-il, La lune, reprit le lapin, m'envoie ici pour vous dire que quiconque s'enorgueillit de fa grandeur & mePnfe Ies P^its, mérite la mort. Vous ne Cc ij  ^ C ONT ES ^ous êtes point contenté d'opptimer les petits, vous avez eu la témérité de troubler une fontaine confacrée a la lüne, oü tout eft pur. Ja vous avertis de vous en corriger, autrement ■vous ferez infailliblement puni. Si vous n'ajoutez pas foi a mes paroles, venez voir la lune ' ^ue votre majefté, reprit Carchenas, fe repofe fur moi du foin de fa vengeance. Commandez feulement que l'on m'arrache toutes le plumes, & qu'on me laifïe tout fanglant fur cet arbre. Ce ne fut pas fans peine que le roi Birouz donna un ordre qui lui fembloit fi cruel; cependant il le donna, & il alla avec fon armée attendre Carchenas dans le lieu que cet affectionné vifir lui avoit marqué. Cependant la nuit vint, & les hiboux fiers de la victoire qu'ils avoient remportée la nuit précédente , revinrent pour achever la deftruction del'odieufe elpèce des corbeaux.Mais, qu'ils furent étonnés, lorfqu'ils ne trouvèrent point I'ennemi qu'ils comptoient furprendre ! Ils le cherchoient inutilement de tous cötés , lorfqu'ils entendirent une voix plaintive : c'étoit Carchenas qui fe plaignoit au pié d'un arbre. Le roi des hiboux s'approcha de lui, & lui demanda de quelle nailfance il étoit, & quel rang il tenoit a la cour de Birouz. Carchenas ayant fatisfait a toutes fes demandes : J'ai bien entendu parler de vous, lui répondit le roi des hiboux; mais, dites-moi oü font les corbeaux. Hélas ! dit Carchenas, 1'état oü je fuis vous fait affez connoïtre que je ne puis vous 1'apprendre. Quel crime , reprit Chabahang, avez.vous commis pour étre dans un état fi déplora-  ij.10 C O NT E S ble? Les méchans corbeaux, repartit Carchenas> fur un léger foupgon, m'ont traité de Ia forte. Après la défaite de notre armée, pourfuivit-il, le roi Birouz alfembla fon confe'.l, pour trouver les moyens de fe venger d'un fi fanglant affront. Après avoir oui les différens avis de quelquesuns des vifirs, il m'ordonna de dire le mien» Je lui repréfentai avec trop de franchife que vous étiez non-feulement fupérieurs en nombre , mais encöre plus aguerris & plus vaillans que nous, & par conféquent qu'il falloit demander la paix, & 1'accepter a quelque condition que vous nous la vouluffiez accorder. Le roi fe mit en colère contre moi, & me dit: Traitre, en méprifant ainfi mes forces , me veux-tu faire eraindre mes ennemis ? Et puis s'imaginant que je méditois de me venir rendre a vous , il ordonna qu'on me mit dans 1'état oü vous me voyez. Après que Carchenas eut achevé ce difcours, le roi des hiboux demanda a fon premier vifir ce qu'il falloit faire de Carchenas ? II faut» répondit le vifir, le délivrer de fes peines en lui ótant la vie, & ne point fe fier a fes paroles , qui peuvent être perfides. D'ailleurs , fire, fouvenez-vous de ce vieux proverbe : Plus de mor is moins d'ennemis. Carchenas répondit triftement a ce confeil, qui n'étoit mauvais que  et Fables Indiennes. 4.Ï1 pour lui : Vifir, mon mal me tourmente affez, je vous prie de ne point Taugmenter par ces menaces. Le roi des hiboux qui fe fentoit pour Carchenas quelque pitié, s'adrefta au fecond vifir, & lui dit de parler. Ce vifir ne fut pas de 1'avis du premier. Sire, dit-il au roi , je ne confeille point a votre majefté de faire mourir ce perfonnage. Les rois doivent afhfter les foibles, & fecourir ceux qui fe jetent entre leurs bras. Outre cela, pourfuivit-il, on peut quelquefois fe fervir utilement de fes ennemis , comme ce marchand dont je vais contcr 1 'hiftoire a votre majefté : LE MARCHAND, SA FEMME ET LE VOLEUR, CONTÉ. Un marchand riche, mais laid, & fort défagréable de fa perfonne, avoit une femme belle & vertueufe ; il 1'aimoit paffionnément; elle, au contraire, le haïflbit, &, ne le pouvant fouffrir, faifoit lit a part. Une nuit il entra un voleur dans leur chambre : le mari étoit endormi; mais la femme, qui ne 1'étoit pas, appergut le voleur, & fut faifie d'une telle crainte, qu'elle  £l2 CONTIJ courut embrafler fon mari. II fe réveilla, & fut li tranfporté de joie de voir ce qu'il aimoit entre fes bras, qu'il s'écria : A qui dois-je un bonheur fi rare ? Je voudrois bien en connoïtre 1'auteur pour 1'en remercier. A peine eutil prononcé ces mots, qu'il vit le voleur. Sois le bien-venu, lui dit-il, prends tout ce qu'if te plaira, je ne faurois aftez te payer le bon fervice que tu viens de me rendre. On voit, par cet exemple, que nos ennemis nous fervent quelquefois a obtenir des chofes dont nous avons inutilement recherché la poffelfion par le fecours de nos amis. Ainfi ce corbeau pouvant nous être utile, il faut lui conferver la vie ; c'eft a quoi je conclus. Le roi interrogea le troifième vifir, qui répondit: Sire, non-feulement on ne doit point faire mourir ce corbeau, mais il faut même le careffer, & 1'obliger par des bienfaits a nous rendre quelque fervice important. Les fages étoient toujours d'avis d'attirer quelqu'un de leurs ennemis pour s'en fervir contre les autres, & pour profiter de leur divifion. La difpute que le diable eut avec un voleur, fut caufe qu'ils ne purent, ni 1'un ni l'autre, nuire a un derviche très-vertueux. Chabahang ayant fouhaité d'entendre cette hiftoire, le vifir la lui raconta de cette manière :  et FaSE.ES IndïENNES. 413 LED ERVICHE, XE VOLEUR ET LE DIABLE, CONTÉ. A u x environs de Babylone , il y avoit autrefois un derviche qui vivoit en vrai ferviteur de dieu; il ne fubfiftoit que des aumönes qu'il recevoit, & du refte il s'e'toit abandonne' a la providence, fans s'intriguer des chofes du monde. Un jour un de fes amis lui envoya un bceuf gras ; un voleur le voyant conduire, réfolut de 1'avoir a quelque prix que ce fut. En allant au couvent , il rencontra le diable déguifé en homme. II lui demanda qui il étoit, & oü il alloit; le diable lui répondit : Je fuis le démon, qui ai pris la forme que vous voyez, & je vais a ce monaftère pour tuer le moine qui y demeure, paree que fon exemple me nuit beaucoup, en rendant plufieurs méchans, hommes •de bien. Je veux, «continua-t-il , 1'affaffiner , puifque jufqu'ici mes tentations ont été inutiles. Mais vous , dites - moi auffi qui vous étes, & oü vous allez?Je fuis, répondit le voleur, un infigne larron , & je vais a ce monaftère comme yous , pour dérober un bceuf gras qui a été  C O N T E S donné au moine que vous voulez tuer. Je fuis bien aife, répliqua le diable, que nous foyons tous deux de la méme humeur , & que nous ayons delfein 1'un & l'autre de faire du mal a ce moine. Pendant qu'ils s'entretenoient de la forte, ils arrivèrent au couvent; la nuit étoit déja un peu avancée; le derviche avoit fait fes prières ordinaires , & s'étoit couché. Le voleur & le diable fe préparoient a faire leur coup, quand le voleur dit en lui-même : Le diable fera crier le moine en le tuant, fi bien que les voifins viendront aux cris, & m'empêcheront de dérober le bceuf. Le démon de fon cöté raifonnoit en lui - même de cette forte : Si le voleur va pour prendre le bceuf avant que j'aie exécuté mon delfein, le bruit qu'il fera en ouvrant la porte , réveillexra le moine qui fe tiendra fur fes gardes. C'eft pourquoi il dit au larron : Laiffemoi tuer premièrement le derviche, & puis tu prendras le bceuf a ton aife. Attends plutót que ]e 1'aie pris, répondit le voleur, après cela tu alfaffineras le derviche. Ifun ne voulant point céder a l'autre, ils fe querellèrent & en vinrent enfuite aux mains. Le voleur ne fe fentant pas le plus fort, fe mit a crier au derviche : Bonhomme , voici un démon qui te veut tuer. Le diable fe voyant découvert, s'écria : Au voleur.  et Fa-bles ïndiennes. 41^ qui veut dérober le bceuf! Le moine fe réveiliant a ces cris, appela fes voifins, ce qui obligea Ie voleur & le diable a prendre la fuite. Ainfi Ie moine fauva fa vie & fon bceuf. Le premier vifir ayant oui conter cette fable, fe mit en colère, & dit au roi : Je vois bien que vous vous laiiferez tromper par ce corbeau, ainfi qu'un menuifier fe laiifa tromper par fa femme, comme je vais vous le conter: LE MENUISIER ET SA FEMME, CONTÉ. S i R E, il y avoit dans la ville de Sarandib, un menuifier parfait en fon art, qui poffédoit une femme fi belle, que le foleil fembloit emprunter ia clarté de fes yeux. Elle étoit tellement aimée de fon mari, qu'il étoit au défefpoir lorfqu'il étoit obligé de s'éloigner d'elle, Cette femme étoit fi artificieufe, qu'elle avoit trouvé le fecret de faire accroire a fon mari qu'elle 1'aimoit uniquement, quoiqu'elle eut plufieurs galants qu'elle ne rebutoit point. Elle avoit pour voifin un jeune homme très-bien fait, qui fe fit aimer, de manière qu'elle commenca a ne pouvoir plus  %l6 CONTÏS fouffrir les autres. Ils en devinrent fi jaloux, qu'ils avertirent le menuifier de ce commerce. Ce bon mari n'en voulut rien croire fans en être bien affuré. Et pour apprendre une vérité qu'il craignoit de favoir, il feignit d'avoir un petit voyage a faire; & prenant quelques provifions , il dit a fa femme : Qu'a la vérité le chemin n'étoit pas long; mais qu'il devoit demeurer deux ou trois jours dans 1'endroit oü il avoit affaire, ce qui le fachoit extrêmement, puifqu'il ne la verrok point pendant ce temsla. Sa femme le paya de la même monnoie, & fe plaignit de cette abfence , & méme pleura; mais ce fut plutöt de joie que de douleur. Elle apprêta tout ce qui étoit néceffaire pour le départ de fon mari, qui, pour mieux diffimuler, lui recommanda de bien fermer la porte, de peur que les voleurs , durant fon abfence, ne fiffent quelque défordre en fa maifon. Elle pro'mit d'avoir grand foin de toutes chofes, & ne ceffoit point de s'affliger du départ de fon mari.' Mais il ne fut pas plutót parti, qu'elle fit figne a fon amant de la venir trouver. II n'y manqua pas. Pendant qu'ils étoient enfemble, le menuifier revint au logis, y entra fans être vu, & fe mit dans un coin pour les obferyer. Cependant le galant careffoit fa maitreffe, qui recevok fes careffes avec plaifir. Ils foupèrent, Sc  Ét FABLES ÏNDIENNESi 417 & puis fè déshabillèrent pour fe mettre au lit* Le menuifier, qui n'avoit rien vu jufques-la qui put le convaincre de fa honte, s'apprócha dou•cement pour les prendre fur le fait; mais fa femme 1'ayant remarque, dit tout bas a fon amant de lui demander lequel elle aimóit davantage de lui óu de fon mark Auffitót 1c galant élevant la voix, lui dit ■: M'aimcz - vous plus que votre mari? Pourquoi, répondit la femme, me faites-voüs cette queftion ? Ne favez - vous pas que les femmes quand elles témoignent de l'amitié a quelqu'autre qu'a leur mari, ce n'eft que pour contenter leurs plaifirs, & que lorfqu'elles font fatisfaites, elles n'y fongent plus? Pour moi, j'idolatre mon mari, je Paitoujours dans 1'efprit; & , felon moi , une femme eft indigne de vivre fi elle n'aime pas fon mari plus qu'elle-méme. Ces paroles confolèrent en quelque forte le menuifier > qui fe reprocha •la mauvaife opinion qu'il avoit eue de fa femme» La faute qu'elle commet a préfent , dit - il en lui-même } doit être imputée a mon abfence & a la foiblefie de fon fexe. La perfonne du monde la plus chafte pêche d'effet ou de volonté; ainfi, puifqu'elle m'aime tant, je lui pardonne fon crime, & ne veux pas lui •ravir un moment de plaifir. Ce débonnaire époux, après avoir fait ces réflexions, fe re* .Terne XFIL P d  £l8 C O N T E S tira dans un coin, & leur laifla pafier la nuit a leur aife» Le galant étant forti de grand matin , la femme demeura dans le lit, faifant 1'endormie ; le mari alors s'apprócha d'elle , & fe mit a la carefïer. Elle ouvrit les yeux, & faifant 1'étonnée , elle dit a fon mari : Eh ! mon cceur , depuis quand êtes - vous de retour ? D'hier au foir, répondit le menuifier , mais je n'ai point voulu faire de mal a ce jeune homme qui a couché avec vous , paree que vous fongiez a moi pendant que vous receviez fes carefies , que vous n'auriez pas recues fi vous ne m'aviez cru abfent. La femme , k ces paroles favorables, lui demanda pardon , & le contenta de menfonges & de fauffes marqués de tendreffe. Cet exemple vous montre qu'il ne faut pas fe laiffer gagner par de belles paroles , les ennemis , quand ils ne peuvent parvenir a leurs deffeins par la force , ont recours aux artifices Si s'humilient pour tromper. Carchenas en cet endroit s'écria : O vous , qui me tendez le bout de vos flèches ! pourquoi dites-vous tant de chofes inutiles pour augmenter mon mal f Quelle apparence de perfidie trouvez-vous dans une perfonne bleflee comme je le fuis ? Quel fou voudroit fouffrir tant de mal pour faire du bien  èt Fables Indiennes. 4^ & un autre ? C'eft, repartit le vifir, en quoi con* fifte la fineflè : la douceur de la vengeance que tu médites , te fait dévorer tes douleurs j tu Veux te rendre recommandable comme le finge ,qui facrifia fa vie pour fa patrie. Je conjure le roi d'e'couter cette hiftoire. LES SINGES ET LES OURS, F A B LE. Un grand nombre de finges demeuroient dans un pays rempli de toutes fortes de fruits , & fort agréable. Un ours y paffant par hafard , & confidérant la beauté de ce féjour & h vie douce des finges, dit en lui-méme : II n'eft pas jufte que ces petits animaux foient fi heureux pendant que je cours les bois & les montagnes pour trouver de quoi manger. En même-tems ïl alla vers les finges, & en tua quelques-uns dans fon dépit ; mais ils fe jetèrent tous fur lm , & comme ils étoient en trés-grand nomöre , ds le mirent tout en fang, de fa?on qu'il «eut pas peu de peine a fe fauver. Ainfi puni 6 fa te'ménté, ilgagna une montagne oü il fit tant de cris, qu'il attira une troupe d'ours, h r>d ij  3J.20 C O N T E S qui il raconta fon aventure ; ils fe moquèrent tous de lui : Tu es bien poltron , lui direntils, de te laiffer battre par ces petits animaux. II ne faut pas toutefois fouffrir cet affront, & nous devons nous en venger pour 1'honneur de la nation. Effectivement, a Pentrée de la nuit, ils defcendirent tous de la montagne , & allèrent fondre fur les finges , qui ne fongeoient a rien moins qu'a cette irruption. Ils étoient tous retirés & prenoient leur repos , lorfqu'ils furent enveloppés par les ours , qui en tuèrent une partie , le refte fe fauva en défordre. Ce lieu plut tellement aux ours , qu'ils le choifirent pour leur demeure ; ils prirent pour roi celui i'entr'eux qui avoit été fi maltraité , & après cela ils fe mirent a manger les provifions que les finges avoient amaffées. Le lendemain au point du jour , le roi des iinges , qui ne favoit rien de tout ce défordre , paree qu'il étoit a la chaffe depuis deux jours, en revenant au logis , rencontra plufieurs finges eftropiés qui lui racontèrent tout ce qui s'étoit paffé le jour précédent. Le roi, a cette facheufe nouvelle, fe mit a pleurer & a regrèter le beau tréfor qu'il avoit perdu , accufant le ciel d'injuftice , & la fortune d'inconftance : outre cela fes fujets le preffoient de fe venger; de manière que ce pauvre roi ne favoit de quel cö'té fe  ET FABEES InDIENNES. 42.fl tourner. Parmi tous les finges qui s'étoient rallies , il y en avoit un nommé Maimon, qui étoit un des plus habiles & des plus favans de la cour , & le favori du roi ; voyant fon maïtre trifte & fes compagnons confternés , il s'avanca & leur dit : Ceux qui ont de 1'efprit ne s'abandonnent jamais au défefpoir , qui eft un arbre qui ne porte que de mauvais fruit, & la patience , au contraire , fournit mille inventions pour fortir des plus facheux embarras. Le roi , que ce difcours rendit plus tranquille , dit a Maimon : Comment pourrons-nous avec honneur nous tirer d'une fi dangereufe affaire ? Maimon pria fa majefté de lui donner une audience fecrète , & après 1'avoir obtenue , il paria en ces termes : Sire , ma femme & mes enfans ont été maftacrés par ces tyrans; jugez de ma douleur , de me voir privé pour jamais des douceurs que je goütois au milieu de ma familie. Je fuis réfolu de mourir pour terminer mes déplaifirs ; mais je veux que ma mort foit funefte a tous mes ennemis. O Maimon , dit le roi, on ne fouhaite fe venger de fes ennemis, que pour fe procurer du repos ou une fatisfaction d'efprit; mais quand vous ferez mort, que vous importe que le monde foit en guerre ou en paix ? Sire, reprit Maimon , dans 1'état ou je fuis, la vie m'étant infupportable, je 1'im^ Pd iij  ^22 CotfTEJ roole avee plaifir au bonheur de mes compagnons. Toute la grace que je demande a votre majefté , c'eft de vous fouvenir quelquefois de ma générofité quand vous ferez rétabli dans vos. états. Commandez qu'on m'arrache les oreilles & les dents , qu'on me coupe les piés , & puis qu'on m'abandonne la nuit dans le coin de la forêt oü nous étions logés. Retirez-vous , fire , avec ce qui vous refte de fujets ; éloignez-vous d'ici de deux journées , & a la troifième vous pourrez revenir a votre palais , paree que les ennemis n'y feront plus. Le roi fit avec douleur exécuter ce que Maimon défiroit , & le laiffa dans le bois , oü il ne ceffa toute la nuit de faire les pJaintes du monde les plus touehantes. Le jour étant venu, le roi des ours qui avoit entendu la voix de Maimon, s'avanca pour voir ce que c'étoit , & trouvant le pauvre finge ert cet état, il en fut touché de compaffion, mafgré fon humeur cruelle. II lui demanda qui 1'avoit maltraité de Ia forte , & qui il étoit. Maimon jugeant par les apparences que c'étoit le roi des ours qui lui parloit , le falua , & lui dit i Sire , je fuis le vifir du roi des finges 5 j'étois allé a la chaffe avec lui , & a notre retour ayant appris le ravage que votre majefté* avoit fait dans nos maifons, il me tira en par-  et Fables Indiennes» £2^ ficulïer pour me demander ce que je croyois qu'il y eüt de meilleur a faire dans cette conjonéture. Je lui répondis fans balancer , qu'il falloit nous mettre fous votre protection pour vivre en repos. Le roi mon maïtre dit la-deffus beaucoup de chofes contre 1'honneur de votre majefté , ce qui fut caufe que je pris la hardieffe de lui repréfenter que vous étiez un roi couvert de gloire , & plus puiffant que lui. II fut tellement irrité de mon audace, qu'il me fit mettre fur le champ dans 1'état oü vous me voyez ; puis il me dit d'un air furieux : Vas avec mes ennemis, puifque tu tiens leur parti;' je verrai comme ils te vengeront : après cela il me fit tranfporter en cet endroit. Maimon n'eut pas plutót achevé ce difcours , qu"il fe mit a répandre des larmes en fi grande abondance , que le roi des ours en fut attendri , & ne put s'empêcher de pleurer auffi. II demanda a Maimon oü étoient les finges ? Dans un défert nommé Mardazmay , répondit-il, oü ils raftemblent une puilfante armée ; & je ne doute pas que vous ne les voyiez bientót venir k vous. Le roi des ours effrayé de cette nouvelle , in» terrogea Maimon fur les moyens de fe garantie des entreprifes des finges. Que votre majefté, repartit Maimon , ne les craigne point; fi je a'avois pas les piés rompus , je m'en irois ayecj Dd iy  424 C O N T E S une troupe de vos gens , & je fes mettraïs bientót en fuite. Je ne doute pas , dit fe roi que vous ne facliiez les avenues de leur camp : conduïfez-nous oü ils font , nous vous en ferons obligés , & nous vous ven-gerons de leur barbaric. Cela m'eft impoffibte , reprit Maimon , paree que je ne puis marcher. II y a remède a tout , reprit le roi , & je trouverai bien le moyen de vous y conduire. En raême-tems il appela fon armée , & lui commanda de fe tenir prête pour partir , & en état de combattre. 11$ obéirent tous , & attachèrent Maimon , pour leur fervir de guide, fur la tête d'un des plus grands ours. Maimon les conduifit dans le défert Mardaz» may , oü il fouffioit un vent empoifonné , &. oü la chaleur étoit fi grande , qu'on n'y voyoit aucun animal. Quand les ours furent entrés. dans ce dangereux défert, Maimon , pour les engager plus avant, les preffoit, difant: Allons. vïte pour les furprendre avant le jour. Ils mar-chèrent toute la nuit ; mais le lendemain ils furent bien étonnés de fe trouver dans un lieu ft funefte • non-feulement ils ne virent paroïtre aucuns finges , mais ils s'appergurent que le foleil avoit échauffé 1'air d'une telle forte , que jes oifeaux qui voloient, tomboient grilles 5 &, h fable y étoit fi brülant . que les piés des  et Fables Indiënnes. 425" Ours en étoient rötis. Alors le roi dit a Maimon : En quel défert nous avez-vous menés , & quel tourbillon enflammé vois-je venir a nous ? Le finge voyant qu'ils alloient tous périr, paria franchement, & répondit au roi des ours : Tyran, nous fommes dans le défert de la mort; ce tourbillon qui s'approche eft la mort même qui vient te punir de tes tyrannies. Pendant qu'il parloit ainfi , le tourbillon arriva & les eonfuma tous. Deux jours après le roi des finges retourna dans fon palais , comme lui avoit dit Maimon ; & n'y trouvant plus d'ennemis , il continua de vivre en paix avec fes guenons. Votre majefté , pourfuivit le vifir , voit par cet exemple, qu'il ne faut point fe fier aux belles paroles de fes ennemis : il faut que celuila périffe qui tache de nous faire périr. Ce difcours mit en colère le roi des hiboux, qui dit brufquement au vifir : Pourquoi voulez - vous empêcher que ce pauvre miférable éprouvé ma clémence ? Ne favez-vous pas que vous pouvez tomber dans le malheur qui lui eft arrivé ? En même-tems il commanda a fes chirurgiens de panfer Carchenas & d'en avoir un foin particulier. Carchenas fe gouverna fi bien , qu'en peu de tems il fut aimé de toute la cour. Le roi des hiboux lui donna fa confiance, & com*  C Ö N T E S menca a ne rien faire fans le confulter. Un jou? Carchenas harangua le roi en préfence d'un grand nombre de courtifans , & voici ce qu'il dit : Sire , le roi des corbeaux m'a fi injuftement maltraité, que je ne mourrai point content que je ne fois vengé. II y a long-tems que j'en cherche les moyens dans ma tête ; mais j'ai fongé que je ne puis me venger honnêtement ni fürement, tant que j'aurai la figure d'un corbeau, J'ai oui dire a des hommes d'efprit, que celui qui a été maltraité par un tyran , s'il fait quelque fouhait, il faut qu'il fe mette dans lé feu ; pendant qu'il y fera , tous les vceux qu'il fera feront exaucés. C'eft pourquoi je fupplie votre majefté de me faire jeter dans le feu, afin qu'au. milieu des fiammes je demande a dieu qu'il me change en hibou , peut-être qu'il exaucera ma prière ; alors je faurai bien me venger de mon ennemi. Le hibou vifir qui avoit parlé contre Carchenas , étoit préfent a cette aflemblée , il s'écria : O traïtre ! a quoi tend ce langage, ta médites une perfidie ! Sire , ajouta-t-il, fe tourriant vers le roi , vous avez beau careffer ce méchant, il ne changera jamais de naturel : la fouris fut métamorphofée en fille , & toutefois elle ne laifla pas de fouhaiter d'avoir un rat pour mari. Vous aimez fort a raconter des fables , dit le roi en raillant, je confens d'écou.^  et Fables In diennes. 427 ter encore ce!le-la ; mais je ne vous reponds pas que j'en prorite beaucoup. LA SOURIS CHANGÉE EN FILLE. F A B L E. U N homme de bien fe promenant un jour ais bord d'une fontaine , vit tomber a fes piés une fouris du bec d'un corbeau , qui ne la tenoit pas trop bien. Cet homme par pitié la prit „ & la porta chez lui ; mais craignant qu'elle ne fit quelque défordre , il pria dieu de la changer en une fille , ce qui lui fut accordé ; de manière qu'au lieu d'une fouris , il vit tout d'un coup une petite fille qu'il fit élever. Quelques années après , le bon-homme la voyant affez grande pour être mariée , lui dit : Choifis dans toute la nature 1'être que tu voudras , je te promets de te le faire époufer. Je veux , répondit la fille , un mari qui foit fi fort, qu'il ne puiffe étre vaincu. C'eft donc, répliqua le vieillard, le foleil que tu demandes ? C'eft pourquoi le lendemain il dit au foleil : Ma fille défire un époux qui foit invincible , voudriez-vous bien répoufec l Mais le foleil lui répondit: La oue>  |a8 ConteJ empêche ma force , adreifez- vous a elle. Lel bon-homme fit le même compliment a la nuée» Le vent, lui dit-elle , me fait aller oü bon lui femble. Le vieillard ne fe rebuta point, & pria le vent d'époufer fa fille ; mais le vent lui ayant repréfenté que fa force étoit arrêtée par la montagne , il s'adrelfa a la montagne : Le rat eft plus fort que moi , répondit-elle , puifqu'il me perce de tous cótés , & pénètre jufques dans mes entrailles. Le vieillard enfin alla trouver le rat, qui confentit de fe marier avec fa fille , difant qu'il y avoit long - tems qu'il cherch«it une femme. Le vieillard retourna au logis, & demanda a fa fille fi elle vouloit époufer un rat ; il s'attendoit a la voir témoigner de 1'horreur pour ce mariage ; mais il fut bien étonné quand il vit qu'elle marquoit beaucoup d'impatience d'être mariée au rat ; le bon-homme auffitót fe mit en prière, pour demander que, la fille redevint fouris , ce qu'il obtint. Le roi des hiboux attribuant ces remontrances a la jaloufïe qu'il croyoit que le vifir avoit du corbeau , n'en fit guère de cas. Cependant Carchenas obfervoit les entrées & les forties des hiboux , & quand il fut parfaitement inftruit de toutes chofes , il les quitta fecrètement & retourna vers les corbeaux. II apprit a fon roi tout ce qui s'e'toit paffe . & lui dit : Sire g  et Fables Ïndiennes. 429 c'eft maintenant que nous pouvons nous venger de nos ennemis ; dans une caverne il y a une montagne oü tous les hiboux s'affemblent tous les jours , elle eft environnée de bois , votre majefté n'a qu'a commander a toute fon armée de porter une grande quantité de ce bois a la porte de la caverne. Pour moi, je me tiendrai auprès , & avec du feu que j'aurai pris aux cabanes des bergers voifins , j'allumerai Ie bois; alors tous les corbeaux battront des ailes alentour , afin de Pallumer davantage; ainfi les hiboux qui fortiront feront brülés des Hammes, 8c la fumée étouffera ceux qui demeureront. Ce confeil plut au roi des corbeaux. II ordonna a tout fon monde de partir ; enfin , on, fit ce qu'avoit dit Carchenas, & tous les hiboux périrent.. On voit par cet exemple, qu'il eft quelquefois néceflaire de fe foumettre a fes ennemis , pour en tirer raifon. La fable qui fuit peut encore en fervir de preuve.  43° C O 'N T £ $ LE SERPENT ET LES GRENOUILLE S, FABLE. N ferpent devenu vieux & foible , & ne pouvant plus chafler , fe plaignoit des incominodités de fa vieillefte , & regretoit inutilement la force de fes premières années ; la faim lui fit pourtant trouver ce ftratagême pour fubfifter. il alla au bord d'une fontaine oü demeuroit une infinité de grenouilles qui avoient élu un roi pour les gouverner. Le ferpent affecta d'être fort trifte & malade ; une grenouille lui demanda ce qu'il avoit. J'ai faim , répondit* il ; je vivois autrefois des grenouilles que je prenois ; mais je fuis préfentement fi malheureux , que je n'en puis prendre aucune. La grenouille alla promptement donner avis a fort roi de 1'état & de la réponfe du ferpent. Sur ce rapport , le roi fe tranfporta lui-même fur le lieu pour confidérer le ferpent, qui lui dit i Sire , un jour vouiant prendre une grenouille , elle s'enfuit chez un moine , & entra dans une chambre obfcure oü dormoit un petit enfant j comme je fuivois ma proie, j'entrai auflï dans  et Fables Indiennes. 431 ïa chambre , je fentis le pié de Penfant , & m'imaginant que c'étoit la grenouille, je le mordis , de manière que Penfant mourut auffitöt. Le moine irrité de mon audace, me pourfuivit de toute fa force ; mais ne pouvant me joindre , il demanda a dieu que pour me punir de mon crime , je ne pufte jamais attraper de grenouilles , a moins que leur roi ne m'en donnat par charité, & enfin il ajouta qu'il fouhaitoit que je devinfle leur efclave, & que je leur obéiflé. Ces prières du moine ont été exaucées , & je viens pour me foumettre a vous , & pour obéir a vos ordres, puifque c'eft la volonté de dieu. Le roi des grenouilles Ie recut avec orgueü, & lui dit fièrement, qu'il fe ferviroit de lui. Le ferpent durant quelques jours porta le rol fur fon dos ; mais il lui dit a la fin : Puiftant monarque , fi vous voulez que je vous ferve longtems , il faut me nourrir , je mourrai bientöt de faim. Tu as raifon , répondit le roi des grenouilles ; je te donnerai par jour deux de mes fujets a croquer. Ainfi le ferpent par fa foumilfion a fon ennemi , s'affiira a fes dépens une nourriture pour le refte de fa vie. Sire , dit Bidpaï , votre majefté voit par ces exemples, que la patience eft une grande vertu pour faire réuffir un deffein. Les gens d'efprit  432 CONTES ET FABLES iNDtENNÉ?* ont raifon de dire, que la prudence vaut mieuS que la force ; on peut par adreffe fe tirer d'un mauvais pas , mais apprenez qu'il ne faut point fe fier a fes ennemis , quelque proteftation d'a-* mitié qu'ils faffènt. Un ferpent fera toujours ferpent. Ce n'eft qu'aux vrais amis qu'il faut donner fa confiance, & il n'y a que leur commerce qui puifTe être utile. Fin du dix-feptième Volam-e* TABLÉ  TABLE DES CONTES, TOME rtlX-SEPT I ÈMEé- CONTES DE BIDPAÏ. A venture d'Humahun-fal, page t> Hiftoire de Dabchelim & de Eidpaï',. 2<£ Teftament du roi Houfchenk, 5.4 Les deux Pigeons, Fable, 44. Le Vautour & le jeune Faucon, Fablè , 62 La Vieille & le Chat maigre, Fable, 70 Le Fils d'un Artifan, Conté, 70Le jeune Léopard, Fable, 88 Chapitre I. Qu*il ne faut pas écouter lès. difcours des médifans, IOC? Un Marchand & fes deux Fils, Corrte, toz Le Roi & le Derviche , Conté, 106? Le Derviche & la petite Corneille., Conté, 116? La Souris prodigue , Fable , 123 Tomé XVU* E©  434 T A' B £ A ie c> le Menuifiery Fable, page Xej ie Corbeau, le Serpent & le Renard, Fable, 198 xLe Héron, VEcreviffe & les Poiffons, Fable, 199 ie iou/>, Ze Lièvre & le Renard, Fable, 208 ie Lion trompa par le Lièvre, Fable, 214 iej trois Poiffons & les Pêcheurs, Fable, 227 La Tortue & le Scorpion, Fable, 232 ie Canard & la Lune, Fable, 248. ie Faucon & le Coq, Fable, ie Payfan & le Roffignol, Fable, 2j8 Le Chaffeur, le Renard & le Léopard, Fable, 254 ie Corbeau, le Loup, le Renard, le Lion & le Chameau, Fable , 268 Les Titavis & la Mer, Fable, 280 Les deux Canards & la Tortue, Fable, 282 iej Singes, VOifeau & le Voyageur, Fable, 301 Les deux Voyageurs, Fable, 3°$ La Grenouille , le Cancre & le Serpent, Fable ,310 ie Jardinier & VOurfe, Fable, 320  T A B £ e. £ej Jeu* Mare hands, Fable, page 323 Chapitke II. Z>e la fin malheureufe d'un. Méchant, 330 Le Renard, Zoz/p 6- Poule, Fable, 331; JJAne & le Jardinier, Fable, 332 Le Prince & fon Ecuyer, Conté, 33^ L'Hermite qui quitta les déferts pour aller vivre a la cour, Conté, 338 L'Aveugle qui voyageoit avec un de fes amis , Conté, 341I Les trois envieux qui trouvèrent de l'argent ^ Conté, 347- Le Médecin ignorant, Conté, 3^2 La Femme vertueufe & fon Efclave, Conté, 3^7 Chapitre III, Comment on peut fe faire des amis, & quel avantage on peut tirer de leur commerce , 362. Le Corbeau, le Rat, le Pigeon, la Tortue & la Gabelle , Fable, 363 La Perdrix & le Faucon, Fable, 367/ ÜHomme & la Couleuvre, Fable, 370 Aventures de Zirac, 376 Le Mari & la Femme, Conté, 378 Le Chaffeur & le Loup y Fable , 379  436" Table. Le Chat gourmand, Fable , page 383? Les deux amis, Conté , 38 ƒ Chapitre IV. Comment il faut toujours fe défier de fes ennemis, & favoir parfaitement ■ ce qui fe paffe che^ eux, 301 Les Corbeaux & les Hiboux, Fable, ibid. Le Roi & fa Maitreffe, Conté, 306 L'origine de la haine des Corbeaux & des Hiboux, Fable, • 399 Les Éléphans & les Lapins, Fable, 401 Le Chat & la Perdrix, Fable, 40^ Le Derviche & les Voleurs , Conté , 407 Le Marchand, fa femme & le Voleur, Conté, 411 Le Derviche, le Voleur & le Diable,Conté,413 Le Menuifier & fa femme ; Conté, 415" Les Singes & les Ours, Fable, - 4*9 La Souris changée en Fille , Fable, 427 Le Serpent & les Grenouilles, Fablé, 45Q Fin de la Table.