LE CA BINET DES FÉ ES.  CE VOLUME CONTIENT La fulte des Contes et Fables Indiennes de Bidpa» et de Lpkman, traduits d'Ali-Tchélébi-ben-Saleh, auteur turc : Fabies ht Coïtbs connofés pour 1'éducatlon de feu. ïnonfe:gneur le'duc de Bourgogne, par feu meffire F r a n co1 s de Saxignac de h Mothe-Fenélon, précepteur. de meffeigneurs las enfant de France, & depuis archevêqueduc de Cambrai, prince du S. Empire, &c. E 0 c a , ou Ia Vertu récompenfée- , par madame t B Makchakd; tome dix-huitiême»  LE CABINET DES FÊES, O u COLLECTION CHOISIE DES CONTES DES FEES, ET AUTRES CQNTES MERVEILLEUX, Qrnés de Figures. ig" " .i '- . mrL-~. , TOME DIX-HUITIÈME. A AMSTERDAM, Et fe trouve a PARIS, RUE ET HOTEL SERPEN TE. M. DCC, LXXXY.   CONTES E T JFABLËS IN DIENNES; DE BIDPAÏ ET DE LOKMAN, Traduites d'Ali Tchelebi-ben-Saleh 3 Auteur Turc* rum— .- „„ ,lw-||Xj CHAPITRE V. Von perd fouvent par fa foute, un bien que L'on na acquis quaprès bien des peines-, J-^abchelim adreffant la paroïe a\i brachmane , lui dit : L'hiftoire que vous venez de raconter , nous enfeigne qudle conduite nous Tome XVUh A  2 CONTES devons tenir avec nos ennemis ; elle nous ap~ prend que la prudence peut nous garantir des plèges qu'ils nous tendent : tracez-nous mainterant le tableau des malheurs de rhomme , qui, par fon imprudence , perd un bien dont 1'acquifi-' tion lui a coüté des travaux infinis. S'il eft difficile, répondit le brachmane , d'obtenir ce qui fait 1'objet de nos défirs , il 1'eft encore plus de le conferver. Quelquefois le hafard nous procure un bien qui n'eft le fruit ni de nos peines , ni de notre mérite ; mais fi nous nous endormons dans le fein du bonheur, bientöt ce bonheur nous échappe : alors les regrets , les foupirs , les larmes , loin d'adoucir nos maux , ne font que les augmenter. L'hiftoire d'une tortue que je vais raconter a votre majefté, vous retracera cette vérité beaucoup mieux que des préceptes. LE SINGE ET LA TORTUE, FA B LE. s finges habitoient une des ïies de la mer verte : Kardan , c'eft ainh que s'appeloit leur xoi, étoit depuis long-tems fur le tröne , fans gue rien eüt altéré fon bonheur; mais, comme  et Tables Indiïninès. ^ dit le proverbe arabe , quel eft le bien fur la terre que le tems ne détrüife ? Ce finge vieillit , fes membres sV,ftoiblirent , fon corps fe courba, Paimable joie fift bannie de fon cceurj il reflentit enfin routes les incommodités de la décrépitude. Le roi des flngès ne tarda pas è en faire Ia Wie expérience ; fes fujas , qu'il avoit rendus heureux , oubLèrent fes bienfaits : ,|s ne Voulurent plus obéir a un vieillard ; Ion efprit difötent-ils , fe reffentoit des infirmités de fon %e. ï!s jttèrent ks yeux fur un jeune prince de fes parens. Kardan , dans un infiant, fe vit abandonné de ceux memes qu'il avoit cru les plu^ fidèles. II céca, malgré lui, une couronne qu'J ne pouvoit plus difputer. Honteux de reparoitre comme particulier dans un pays oü il avoit donné ces loix, il^pila volontatrement; & , retirédans une ïle voifine qui étoit déferte il feifoit de férieufes réflcxions fur le peu de foÜüité de grandeurs : content de quelques fruit» que produifoient les arbres dont 1'ile étoit Cou. verte , il tSchoit d'oublier fa gloire paifée , & he fongeoit qu'a éclaircr fon efprit aes luniières de la plus pure fageife. Un jour qu'il étoit monté fur un figuief plante fur le rivage , quelques fruits de eet arfore torobèrent dans la roerj k bruit caufé pac A ij  $ C O N T E S leur chüte , & 1'eau qu'ils firent rejaillir , 1'amusèrent ; les moindres chofes occupent celui qui eft condamné a vivre dans la folitude. II fe fit un plaifïr innocent -de ce jeu ; il jeta plufieurs figues lui-n^me dans la mer. Une tortue qui étoit. aux environs en profiroit, & les mangüoit ; elle prit pour un acte de bienfaifance de la part du finge , ce qui n'étoit qu'un amufement : elle léve la tête hors de 1'eau , & le remercie. Kardan enchanté d'avoir trouvé ua compagnon dans ce Jieu de'fert , 1'afTara qu'il feroit charmé de fe lier avec elle. Je ne défïre pas avec moins d'empreffement votre amitié , lui dit la tortue : heureufe fi vous m'en croyez digne. Les fages , reprit Kardan , ont établi des regies fur 1'amitié ; ils nous ont appris a difting.uerles perfonnes avecief ^uelles on doit fe lier , & celles qu'il faut éviter. Trois efpèces d'amis ont droit a notre confiance : le favant , non pas celui qui, par la corruption de fes mceurs, & par un orgueil déplacé , profane un fi beau nom i mais le favant njodefte & vertueux : Fhomme fincère qui a le courage de nous avertir de nos défajts , & de nojs exciter a la vertu ; enfin , l'hom na dé ïntéceffé , qui , tout pecupé di celui qu'il airna ,.s'oab!;e lui même , Sc ne fait pas di Vdm'iüé un honcoax commerce.  ET FABL'ES iNDtEN'iiBS. ƒ ^ Mals fi 1'on peut fe livrer a ces trois efpèces d'am s , 1'on doit fuir ces trois autres : celui qui , lachant la bride a fes paffions , nous fe'duiroit par fes difcours empoifonnés , & nous entraïneroit dans le crime par fon dangereux exemple : le médifant , le calomniateur ferment la feconde efpèce : la troifième efpèce renferme celui qui nunque de jugement : un ennemi prudent eft préférable a un ami imprudent. L'hiftoire d'un roi de Kachemire & de fon finge eft une preuve convaincante de cette vérite': ' ~f " " " ~ T LE ROI DE KACHEMIRE et son singe, CONTÉ. Un roi de Kachemire s'e'toit e'pris pour urt figne de 1'amitié laplus forte ; il le préféroit^ Cés ferviteurs les plus fidèles , & lui avoit confié la garde de fa perfonne durant la nuit : le finge, un poignard a la main , veilloit au chevet du lit du monarque , tandis que celui-ci sV bandonnoit au fommetl. Un filou , dans 1'efpérance de faire quelque bon coup , s'étoit rendu k Kachemire ; en (faverfant la ville il rencontra un de fes camara- A iij  .6 C O N T ! J des : tous deux tinrent confeil , pour favoir dequel cóté ils dir'geroient leurs pas. J'ai appergu dit le fecond filou a fon camarade , une ane a quelques pas d'ici , nous profiterons des tenèbres de la nuit pour Tenlever : tout proche eft la boutique d'un fayencier , nous nous y introduirons , & nous chargerons notre ane des marchandifes qu'elle renferme. Ils parloient en~ core lorfque la patrouille pafla : le premier voleur , plus alerte que fon camarade , fe glifla derrière un mur , Tautre fut pris comme un oifeau au filet; fa mauvaife mine & fon air embarraffe le trahirent : il avoua au chef de la garde le motif qui 1'avoit conduit a Kachemire. L'officier en le faifant conduire ert prifon , ne put s'empëcher de rire de la fimplicité du filou : Un ane , lui dit il, eft un animal bien rare , & quelques bouteilles de verre font des effets affez précieux pour rifquer fa vie. Le premier filou n'étoit pas fi cloigné qu'il . n'entencit ces paroles : Mon camarade , dit-il en lui-méme , étoit un imprudent ; faute de jugement, il alloit pour rien me précipiter dans un danger évident. i,e chef de la garde eft i mon ennemi, mais un ennemi éclairé; profitons du confeil qu'il me conne fans le favoir; & , faut rifquer la vie, que ce foit dö croins  3et Fables Indiennes. 7 par quelque fait éclatant. II dit, & il fe glifla dans le palais du roi. Le hafard fit qu'il perca le mur de la chambre même oü dormoit ce prince. Le filou entre fans faire de bruit : il appercoit a la lueur de plufieurs flambeaux de camphre , le monarque étendu dans fon lit , & plongé dans le plus profond fommeil ; un finge armé d'un poignard s'offre enfuite a fa vue. Tandis qu'il confidéroit avec étonnement toutes ces chofes , il voit un grand nombre de fourmis qui, tombées du plancher, eouroient fur le vifage & la poitrine du prince. Le finge , qui les avoit auffi appercues , en gardien vigilant, fe met auffitöt a les écarter : impatienté de les voir toujours revenir , a mefure qu'il les chaffoit, il fe met en colère ; il veut les percer avec le poignard dont il eft armé , & il alloit en frapper le roi , lorfque le voleur jeta un grand cri , & s'élancant avec rapidité fur le finge , lui retint le bras qu'il avoit déja levé. Le fultan , au cri du voleur , fe réveilla ; étonné de voir un inconnu dans fon appartement , il lui demanda qui il étoit : Je fuis , répondit le filou, votre ennemi, mais un ennemi prudent ; 1'efpoir du butin m*a fait pénétree jufqu'ici, heureux d'y être venu a tems pour vous fauver la vie , que le finge votre ami» mais un ami fans jugement, alloit vous arracher» A iy  8 Contiï Le monarque , après s'étre fait raconter tont . ' au long ce qui s'étoit paffe , frémit du danger qu'il venoit de courir, & rendit graces au ciel, qui 1'en avoit délivré : il combla de biens le filou ; le finge fut renvoyé dans une écurie , féjour plus digne de lui que le palais des rois. Bagha, c'étoit le nom de la tortue, témoigna a Kardan le plaifir qu'il avoit eu a 1'entendre : -il le pria de lui faire connoitre les différentes efpèces d'amis. II y en a de trois fortes , lui dit Kardan : les premiers reffemblent a la nourriture ; ils font auffi nécefTaires a 1'ame , que les alimens le font au corps : les feconds , font comme les remède,s auxquels 1'on a quelquefois recours , mais dont 1'ufage continuel eft pernicieux. On peut comparer les troifïèmes , qui font les hypocrites en amitié , a du poifon : malheur a celui qui s'attache a de pareils amis , il devient bientöt la trifte viétime de leur trahifon & de fon imprudence : le fage fuit celui qui, couvert du mafque. de 1'amitié, porte audedans de lui un coeur infenfible & frivole. A quels traits , reprit Bagha, peut-on reconnoitre la véritable amitié ? L'ami véritable , dit Kardan , cache avec foin les défauts de celui qu'il chérit , & les couvre du voile de • 1'indulgence : il exalte au contraire fes moindres vertus ; le plus petit talent de. fon ami  ET FAfeLES 1NDIENNES. $ 'devient a fes yeux une perfeótion : fa mémoire, fidelle a lui retracer les bienfaits qu'il a regus , ne conferve aucun fouvenir de ceux qu'il a rendus lui-même ; enfin , fi fon ami a le malheur de i'offenfer , il lui pardonne aifement ; la plus legére excufe 1'appaife & le défarme. Si 1'amour-propre ne m'aveugle pas , dit Bagha, je crois me reconnoitre au portrait que vous venez de tracer; je fens au-dedans de moi toutes les vertus qu'exige laplus pure amitié: daignez en faire 1'épreuve, vous me trouverez toujours fidèlle & conftante : la mort feule pourra brifer les hens qui m'uniront a vous. Le finge enchanté de ces proteflations , defcendit de 1'arbre fur lequel il étoit monté ; la tortue aborda fur le rivage : ces deux nouveaux amis, en s'embraffant, fe jurèrent une conftance a toute épreuve. Kardan fe félicitoit d'avoir trouvé quelqu'un qui put lui adoucir les amertumes de fon exil, & dans le fein duquel il verferoit fes chagrins. Bagha, de fon cöté, admiroit la haute fageffe & le profond favoir de ce folitaire : le finge oublia fes malheurs , & Bagha ne fongea plus a fa femme & a fes enfans, qu'il avoit abandonnés depuis plufieurs mois. Tandis qu'il goütoit tranquillement les douceurs de 1'amitié , fon époufe étoit en proie a tout ce que 1'inquiétude a de plus accablant:  3o C O N T E S tantót elle craignoit que fon mari n'eut été englouti par les flots ; tantöt elle s'imaginoit qu'il 1'avoit quittée pour une autre ; la nuit même , lorfqu'elle fe livroit au fommeil , elle étoit dgitée par des fonges affreux qui lui repréfentoicnt fon époux mort & étendu fur le rivage. La tortue en s'éveillant s'attriftoit de ces fonges affreux : Quoi donc , difoit-elle , mon cher époux , je ne vous reverrai jamais i jamais je n'embrafferai celui qui m'aimoit tant, & pour lequel je reffentois une égale ardeur non , je ne peux plus refter dans cette cruelle ïncertitude , je veux en fortir a quelque prix que ce foit. Un moment après , elle craignoit d'éclaircir fon fort, & de devenir encore plus malheureufe. Elle fe détermina enfin a confier fes peines a une de fes amies. Ceile - ci tacha de la confoler : elle lui dit qu'on lui avoit appns que fon mari étoit en vie , & le lieu oü il étoit; elle exigea de celle qui la confultoit une foumiflion aveugle. Comptez fur ma docilité a fuivre vos confeils , dit 1'époufe de Bagha ; la prudence vous les infpire , & 1'amitié vous les dicte. Apprenez , lui dit alors celle-ci , que votre époux n'a pas été la proie des flots, comme vous vous 1'imaginez ; il eft dans une ïle déferte , peu éloignée de celle que nous habitons, G'eft dan,s cette ïle qu'il a fait connoit-  Et Fables Indtennes. il fance avec un finge : 1'amitié qui les unit eft fi forte , qu'il a oublié fa patrie , fes proches , vous-même enfin , & fes enfans. Cette nouvelle arHigea fenfiblement la tortue ; elle accufa fon mari d'ingratitude & le ciel d'injuftice; enfin elle donna les marqués du plus violent défefpoir. II faut montrer plus de courage , lui dit fa confidente , & chercher un remède a vos maux , au lieu de les aigrir. II eft un moyen sur de faire revenir celui dont vous ■pleurez 1'abfence: nous allons lui envoyer quel-qu'un pour lui apprendre que vous êtes dan-gereufement malade ; il le croira , il reviendra auprès de vous ; lorfqu'il y fera, nous ferons •nos efforts pour le retenir. La tortue confentit a la propofition ; 1'envoyé partit, & aborda en peu de tems a 1'ïle -oü étoient Kardan & Bagha : il trouve celuici, & lui annonce que fon époufe touchoit a fon dernier moment. Bagha bien affligé , fait part de cette trifte nouvelle a Kardan , & lui demande la permif'fion de le quitter pour quelque tems. Je partage votre jufte douleur, lui dit Kardan : partez , un devoir trop facré vous appelle , pour que je m'oppofe a votre voyage ; mais faites ceffer, par un prompt retour , la peine que va me caufer notre féparation,  *2 C O N T E S Bagha, les larmes aux yeux , s'e'lance dans la mer , & aborde en peu de tems a fon ïle. Ses amis & fes proches , prévenus de fon arrivée , Pattendoient fur le rivage : ils le concuifent chez fon e'poufe , qui , pour mieux jouer fon róle , étoit étcndue par terre , & paroiffoit accablée du mal le plus violent. Son mari , en la voyant, lui dit les chofes les plus touchantes fans qu'Jle lui répondit un feu! mot. Bagha défefpéré u un filence fi opiniatre, en demanda la raifon a 1'^mie de fa femme. Dans 1'état oü eft re'duite votre époufe, lui dit celleci, fans aucun efpoir de guérifon , & n'envifageant qu'une mort prochaine , eft-il étonnant qu'elle ait perdu la parole ? N'tft-il donc pas de» remède a fes maux ? s'écria Bagha avec douleur : hélas ! fi j'étois affez heureux pour Vetpérer , je ne plaincrois ni mes peines , ni mes pas 5 duflé-je parcourir toutes les mers. La maladie dont eft attaquée votre époufe , répondit fon amie , n'eft pas abfolument fans remède ; mais il eft fi rare & fi difficile de le trouver , qu'il n'y faux pas fonger. Ce difcours ranima les efpérances de Bagha : il conjura 1'amie de fa femme de lui apprendre le nom de ce remède précieux. A quoi pourra vous fervir d'en favoir le nom, lui répondit celle-cis puifqu'il vous fera fi dimcile de le trouver *  et Fabi.es ïndiennes. i| C'eft pour recevoir les derniers embraffemens de votre époufe expirante , & non pas pour. tenter une chofe prefqu'impoffible , que nous vous avons fait venir; mais enfin , il faut contenter votre curiofité : le cceur d'un finge eft le feul remède qui puiffe rappeler a la vie celle que vous pleurez. Ces paroles affligèrent Bagha ; un foible rayon d'efpérance avoit lui a fes yeux pendant quelques inflans; ce qu'il venoit d'entendre , le faifoit difparoïtre. Le fings qu'il a lailïe dans? 1'ile déferte s'offre a fa penfée : il confidère que le feul moyen de conferver fon époufj , eft de faire périr fon ami : il fe repréfente un inftant après , la noire trahifon dont il va fe rendre coupable , les droits facrés de Pamitié violés , fa mémoire devenue en horreur a tous les animaux : mille paffions diffërtntes 1'agitent & le' tourmentent: 1'amour , enfin , 1'emporte fur 1'amitié , & la mort de Kardan eft re'foiue , puifqu'elJe doit conferver la vie de fon époufe. Bagha , après avoir concu ce noir projet , fentit la difficulté de 1'exécution : il vit bien que tout feul il étoit trop foible contre le finge , & que 1'unique moyen de réuffir , étoit de 1'attirer dans 1'ile des tortues. II fe met a la nage, & rejoint Kardan , qui fut tranfporté de joie a fa vue : il 1'accable de careffes, & lui  14 Co NT IS demande avec empreffement des nouvelles dè fa femme & de fes enfans. Le plaifir que j'aï eu de revoir des objets fi chers , lui dit Bagha, •a été empoifonné par le chagrin que me caufoit votre abfence : jour & nuit vous étiez préfent a ma penfée , & j'ai éprouvé que , fans vous , je me flatois en vain d'étre heureux ; mais fi vous le voulez, vous pouvez me rendre heureux par 1'amour & par Pamitié. Renoncez a votre ïle déferte pour habiter celle des tortues ; elle produit abondamment tout ce quï eft néceffaire a la vie : mes concitovens , témoins de mon bonheur , Penvieront, ou plutöt s'emprefferont de le partager : de mon cóté , je n'oublierai rien pour vous rendre votre nouveau féjour agréable , & pour vous engager a vous y fixer. Si vous vous rende?, a mes déüvst rien déformais ne nous féparera 1'un de Pautre, & la diftance des lieux ne fera plus un obftacle a ma félicité. Ami, reprit Kardan , qui n'ofoiÊ pas encore trop fe fier k Bagha , dans le pays de Pamitié Pon ne connoït pas la diftance d'un Üeu k un autre-; rien n'eft prés , ni rien n'eft loin : Pami, quoiqu'abfent, eft toujours préfent a Pami par Pimagination ; fi Péloignement fépare leurs corps , la penfée réunit Icurs ames. Bagha comprit que le finge , par re cifcours ^droit , cherchoit a éluder fa demanae ; il lït  et Fables Indiénneï. If de nouvelles inftances , & le conjura en des termes fi touchans , que celui-ci fe laiffa vaincre. Une feule chofe m'arrête , lui dit Kardan ; vous favez que mes pareils craignent 1'eau Sc qu'ils ignorent 1'art de nager : comment pourrai-je traverfer la mer pour me rendre a votre ile ? Rien n'eft impoflible a 1'amitié , lui répondit Bagha : mon dos fera 1'office d'un navire plus sur pour vous, que ne feroient ceux que conftruifent les enfans des hommes. Kardan voyant tous les obftacles levés, defcend fur le rivage ; l'officieux Bagha le recoit fur fon dos» II avoit déja fait la moitié du trajet, lorfqu'ii s'arrêta foudain; la trahifon qu'il va commettre s'oftre a fon efprit avec tout ce qu'elle a d'odieux ; il fe reproche de tromper le plus fidéle & le plus vertueux des amis, pour une époufe qui , peut-être , ne méritoit pas un pareil facrifice. - Kardan étonné de voir Bagha immobile au milieu des eaux, voulut en favoir la raifon : celui-ci étoit bien éloigné de lui découvrir les penfées qui Pagitoient: Je fuis occupé , lui ditil, de la réception que je dois vous faire ; je crains qu'elle ne foit pas digne d'un höte auifi illuftre; le trifte état oü fe trouve ma femme 1'aura mife dans 1'impuiffance de faire les préparatifs convenables. Ami , reprit Kardan ,,  16° C O N T Ë S abandonnons les vaines cérémonies a ceux qüï en font juloux : elles ne font pas faites pour. 1'amitié, & n'en font pas toujours 1'expreffion fioelle. Bagha enchanté de ce que fon ame n'étoÏÉ pas connue , continua fa route ; mais a peine fe fut-il remis a nager, que les mémes penfées 1'agitent malgré lui , & fufpendent fa marche une feconde fois. Kardan commence a le foupconner : il craint que fon ami ne médite quelque trahifon dont il foit 1'objet; il lui fait de n^uvelles queftions. Mes alarmes , lui répondit Bagha, augmentent a mefure que j'approche de mon ïle ; je tremble de ne plus voir la plus tendre des époufes , & d'apprendre qu'elle a enfin fuccombé aux maux qui 1'accabloientê Pourquoi vous affliger d'avance ?. dit Kardan : chaque maladie a fon remède ; celle de votre époufe feroit-elle exceptée ? Apprenez-moi le nom du remède qui doit la guérir : mes peines , mes foins pourront peut-ctre le lui procurer» A quoi vous ferviroit de vous le nommer, re* prit Bagha, puifqu'il eft prefqu'impoflible de le trouver ? Kardan fit de nouvelles inftances , & prefTa tant fon arai, qu'a la fin fon fecret lui échappa, & qu'il lui avoua que ce remède étoit le cceur d'un finge. La fituation d'un voyageur aux piés duquel yienfi  Et Faeles IndiEnnes. 17 Vlerrt de tomber la foudre, n'eft pas eomparable a celle de Kardan; il fréfflk du danger dans kquel fa trop grande crédulitë 1'avoit précipité. Cependant il ne fe troubla point, &réfoIut de tromper a fon tour celui qui avoit abufé II cruellement de fa confiance : Confolez-vous, lui dit-il, le mal de votre époufe n'eft pas incurable , les nötres font fouvent attaquées de la «lême maladie , & nous les guérilTons aifément. Lelpece des finges n'eft pas conformée comme le refte des animaux : nous pouvons vivre lans notre cceur , & nous avons le fingulier" pnvilège de le tirer de notre corps, & de IV remenre fans aucun danger pour nous. Si vous' maviez appris avant votre départ ce qui caufe votre peine , j'aurois apporté mon cceur avec moi, & je 1'aurois préfenté moi-méme a votre époufe : hélas ! je fuis fi las de mon cceur & ii me caufe tant de peines, que ma plus grande latisfachon eft d'en être féparé : peut-étre en y renoncant pour toujours, perdrai~je le fouvonir de mes malheurs. Bagha ajouta foi aux paroles de Kardan > paree que Ion croit aifément ce que Ion déiirejil 1U1 demanda avec empreflement ce qu'il avoit fait de fon cceur. Je 1'ai lailfé en partant au pie d'un arbre , lui dit le finge : il eft un ufage ancien & facré parmi nouSa jorfque nous J-ome XFILI. -g  jg C O N T E S voulons paffer agréablement un jour & nous livrer a la joie , nous quittons notre coeur, qui y feroit un obftacle : le cceur eft la fource empoifonnée d'oü découlent tous nos maux ; le chagrin le flétrit , 1'amour 1'embrafe , la haine & la vengeance 1'aigriffent, 1'envie le defsèche, 1'ambition le confume , & le défefpoir le déchire; mille paftions difFe'rentes 1'agitent & le tourmentent tour-a-tour , il flotte continuellement entre la crainte & 1'efpérance. Par ce que vous venez d'entendre , jugez fi je puis vous refufer une chofe auffi intéreffante pour vous, & qui 1'eft fi peu pour moi. Ramenez-moi dans mon ïle , j'y prendrai mon cceur que j'y ai laifle , & je 1'ofFrirai moi-même a votre époufe. Le trop crédule Bagha enchanté de conferver les jours de fa compagne, fans étre forcé d'attenter a ceux de fon ami , fe mit a nager avec rapidité vers 1'ïle déferte : il y aborda en peu de tems. Kardan eut a peine touché le rivage , qu'il fe langa a terre , & montant fur un arbre, il rendit graces au ciel d'avoir échappé fi heureufement au plus grand des dangers. Bagha inquiet de ce qu'il ne defcendoit point de 1'arbre fur lequel il étoit, le fit reffouvenir des promeffes fiateufes qu'il lui avoit fakes un moment auparavant. Infenfé que tu es , lui dit le finge , fai pafte une partie de ma vie fur le.  et Fabees Indiennes. tröne j j'ai éprouvé la bonne Sc la mauvaife fortune ; elle m'a comblé pendant quelque tems de fes faveurs les plus pre'cieufes ; puis elle m'a tourmente', & elle a fait de moi un exemple éclatant de fon inconftance : je dois du moins a mes malheurs d'avoir acquis quelqu'expérience ; ils m'ont appris a diftinguer un ami fidéle d'un traït're. Renonce a ma pourfuite : elle feroit inutile ; éloigne-toi pour toujours de ma préfence; je ne reverrai jamais un perfide qui a couvert fa trahifon du voile de 1'amitié. Bagha voulut fe juftifier, & engager le finge a le fuivre. Tu me crois apparerrment auffi crédule , lui dit Kardan, qu'un certain lion a qui un renard fit accroire qu'un ane n'avoit point de cervelle. Bagha pria le finge de lui raconter cette hiftoire; & celui-ci, pour 1'inftruire, voulut bien lui donner cette dernière preuve de fii complaifance. B ij  fcO "C O N T E S LE L I O N, LE RENARD ET L'ANE, FA B L E. U N lion , dit Kardan, étoit attaqué depuis long-tems d'une maladie dangereufe : fes forces étoient tellement épuifées , qu'il pouvoit a peine fe trainer hors de fa tanière : il ne faifoit plus retentir les forêts de fes rugiffemens , & les animaux s'y promenoient en süreté. Parmi fes courtifans étoit un renard qu'il aimoit plus que les autres, & auquel il faifoit part de fa chaffe; mais depuis que le lion ne fortoit plus, le pauvre renard périffoit de misère. II aborde un jour le lion , & lui dit : Pou'rquoi vous obftiner , feigneur , a aigrir un mal qui vous accable ? Tu te trompes , lui répondic le lion , fi tu crois que je ne fonge pas a ma guérifon : j'ai confulté un fameux médecin ; il m'a affuré que la cervelle d'un ane me rendroit ma première vigucur; mais foible & languiffant comme je fuis, comment puis-je me procurer ce remède précieux ? Seigneur , reprit le renard , il y a aux environs d'ici une fontaine a laquelle un ane vient  ÊT FABIES INDIENNES. quelquefois fe défaltérer : je tacherai de vous 1'amener. Le lion fe livra volontiers a cette efpérance ï le renard partit fur le champ. Du plus loin qu'ifr appercut 1'ane y il le falua ; entranf enfuite er* converfation : Pourquoi te vois-je , lui dit-il y toujours dans la peine ? Un maitre cruel , répondit 1'ane, exige de moi des fervices au-deffus de mes forces ; & quand je fuccombe fousr le fardeau dont il m'accable, il m'affomme de coups : du moins fi la nouniture qu'il me donne, réparoit mes forces;mais je travaille,beaui coup & je mange peu. Que'n'abandonnes-tu celui qui te traite fi mal, lui dit le renard? Je ne ferois. que changer d'efclavage , repartit le pauvrabaudet ; c'eft le fort de mes pareils j ils ne font pas plus heureux que moi. La. terre eft vafte y ajouta le renard , & quand on eft malheureux» dans un lieu , Ton paffe dans un autre. Peuton éviter fa deftinée , répondit l'ane , & ne< nous fuit-elle pas par-tout ? Je conviens avea toi de la fatalité du deftin , reprit le renard v mais comme nous ne fommes jamais inftruita de celui qui nous eft réfervé , pourquoi celui qui eft malheureux ne tenteroit-il pas d'adou-^cir la rigueur de fon fort ? Tu peux changer? 3e tien , fi tu veux fuivre mes confeils. Près> d'id eft une prairie immenfe. toujours verte „ B iij:  22 C O N T E S & émaillée de mille fleurs ; un ruiffeau d'urre eau pure coule a travers , & invite a fe défaltérer ; cette prairie eft entourée de bois , qui y par leur ombrage , la défendent de la chaleur du jour ; un printems perpétuel règne dans ce lieu déücieux : tu y converferas avec un de tes pareils que j'y ai conduit il y a quelque tems;. aucune peine n'altère fon bonheur , & il s'applaudit de s'être abandonné a mes confeils. L'ane fimple & crédule confentit a fuivre le renard, qui le conduifit droit a la tanière du lion. Celui-ci, du plus loin qu'il 1'appercut , s'élanca fur fa proie; mais il étoit fi foible , qu'il ne put Patteindre ; 1'ane fut affez heureux pour prendre la fuite. Le renard faché de voir le fruit de fes fourberies perdu, par la trop grande précipitation du lion, lui en fit des reproches. Jgnores-tu „ lui dit le lion, que de vils fujets ne doivent pas examiner les actions de leur fouverain, & encore moins les blamer : je veux bien te pardonner , mais c'eft a condition que tu me rameseras celui qui vient d'échapper a mes griffes. Le renard obéit, & retourna a la fontaine; ïl y trouva 1'ane encore tout tremblant, qui lui reprocha fa trahifon: Ami, répondit le fourbe, quelle eft ton erreur ? Tu as pris pour un étre animé, ce qui n'eft quune vaine repréfentation :  et Fables ïndiennesv 23 ce lion furieux que tu as appergu, & qui t'a fait tant de peur eft un talifman; un fameux philofophe 1'a placé dans ce lieu pour intimider les animaux, & les empêcher d'approcher : j'avois oublié de t'en prévenir. L'ane , malgré 1'épreuve qu'il avoit faite de la mauvaife foi du renard, s'y fia de nouveau & le fuivit : a mefure qu'ils approchoient, le renard prit les devants, pour prévenir le Hort de fa nouvelle rufe, & pour le prier de refterr immobile quand fa proie approcheroit. Tandis qu'ils tramoient la perte du pauvre ane, celui-ci, comme s'il eüt foupconné le fort qu'on lui préparoit, avancoit lentement; le renard qui vit fa défiance, le preffa d'approcher fans aucune crainte, & de reconnoitre fon erreur par lui-même : 1'ane s'enhardit peu-a peu, & voyant le lion immobile, if crut véritablement: que c'étoit un talifman. Bientöt il fe raüura touta-fait, & fe mit a brouter hardiment ; il fe coucha enfuite fur 1'herbe, & s'endormit fans. aucune défiance. Le lion qui'attendoit ce moment , s'élanca fur fa proie & 1'étrangla : il dit enfuite au renard qu'il alloit a la fontaine voifine prendre les ablutions prefcrites par la loi3. & lui recommanda de veiller fur le cadavre. Le renard, dès qu'il le vit éloigné, mangea la .cervelle de 1'ane, Le lion de retour fut biea B iv-  'P4 C O N T E S étonné de ne la plus trouver : Seigneur, Tui dit le renard, la cervelle eft le fiège de la conception & du jugement; fi eet ane avoit eu une cervelle , il auroit reconnu mes fourberies. Je t'ai raconté cette hiftoire, dit Kardan a Bagha, afin que fi tu crois être auffi fourbe que le renard, tu ne t'imagines pas que je fois auffi fimple que le lion. Retourne dans ton ïle; la préfence d'un traïtre tel que toi, fouilleroit celle que j'habite» Bagha voulut faire de nouvelles inftances • mais vainement: il fe vit forcé de s'en retourner dans fon ïle, oü il pleura long-tems la pert* qu'il avoit faite d'un ami auffi accompli..  et Fabi.es In diennes. 2j" CHAPITRE VI, Sur les malheurs que la préclpitatioti entraine après elle. "Vo u s venez de nous apprendre , dit le roi Dabchelim au brachmane , qu'il eft plus difficile de conferver un bien, que de Facquérir. Montrez-nous a préfent les inconvéniens de la trop grande vivacité. Prince, répondit le brachmane , de toutes les qualités dont le tout-puiilant a doué 1'homme , la première, & celle qui 1'élève le plus au-deffus des autres animaux, eft la prudence. Celui qui, dans les différens événemens de la vie,fe livre avec impétuofité a fon premier mouvement, ou qui agit avant de réfléchir, commet fouvent des fautes, & s'expofe a beaucoup de malheurs. Le fang froid, la tranquillité d'ame font le vrai fage , plufieurs hiftoires prouvent la vérité de cette maxime; mais la plus extraordinaire eft celle d'un derviche, que je vais raconter k votre majefté :  C O N T E S LE DERVICHE ET SA FEMME, FABLE. u N derviche, ennuyé du célibat, prit la réfolution de fe marier, il confulta un kalender de fes amis, qui approuva fon deffein; mais en méme-tems celui-ci lui confeilla de faire un choix qui put le rendre heureux. Quelles font les qualités dans une femme, deraanda le derviche , qui peuvent faire le bonheur d'un mari ? II faut, répondit le fanton , qu'elle fok fidéle, tendre & féconde ; une pareille femme eft 1'ornement de fa maifon, la félicité de fon mari „ & la gloire de fon fexe. Le derviche voulut favoir celles qu'il devoit exclure de fon choix : Ne vous alüez jamais a une veuve, lui répondit le kalender ; elle fait I'éloge du défunt aux dépens du vivant, & regrette dans ce premier mille belles qualités, qu'elle ne veut jamais trouver dans le fucceffeur : ajoutez a eet inconvénient, celui de facrifier Ie bien de fon nouveau mari, pour enrichir les enfans qu'elle a eus du premier. On ne doit pas rechercher une femme plus riche, ou d'une naiffance plus-  et Fasles Indiennes. 27 relevée que la fienne; elle méprife fon marl, qui perd 1'empire & la libertcS ; elle lui fait fentir fans ceffe la diftance qui les féparoit. Croyez-moi, le bonheur eft dans Péga'ité des conditions : je ne vous parle point de la femme fans mccurs & fans principes; il n'y a que les ames laches qui ofent fe déshonorer publiquement. Le derviche, qui, dans une affaire auffi intéreffante pour lui, vouloit prendre toutes fes précautions , dcmanda au kalender Piige que devoit avoir une fille que 1'on deftinoit au mariage? Comme le printems , lui répondit celui-ci, eft la faifon la plus agréable, de même la jeuneffe eft, de tous les ages, le plus flateur. Quelques philofophes ont partagé en difierentes époques la vie de la femme. Depuis Page de quinze ans , jufqu'a celui de vingt-cinq, ils la comparent a. un parterre émaillé des fleurs les plus brillantes; leur éclat, leur beauté raviffent tous les fens a la fois , & font éprouver mille fenfations délicieufes : depuis vingt-cinq jufqu'a quarante ans, c'eft un jardin rempli des fruits les plus agréables ; ces fruits font le plus bel ornement de Parbre qui les a portés, & font le bonheur de celui qui les a cultivés; mais ces heureux moroens s'écoulent bientöt. Le tems , plus rapide qu'un fleuve qui roule avec précipitation fes  2# C O N T E S flots écumeux, entraïne avec lui les jeux, les ris & les plaifirs; 1'amour s'envole pour faire place a 1'ennui & a la triileffe : femblables a une rofe qui, le matin, étale les plus vives couleurs, & qui le foir, flétrie & languiffante, a perdu tout fon éclat; nos beaux jours difparoiffent pour ne plus revenir. Que penfez-vous de la beauté, demanda encore le derviche ? & a quel point influe1-elle fur la félicité d'un mari ? La douceur, la modeflie , la fidélité, répondit le kalender, font le principal dans une femme; la beauté n'eft que 1'acceffoire : heureux cependant celui; qui peut réunir toutes ces qualités dans la même perfonne ! La laideur, avec un bon caractère, eft préférable a la beauté accompagnée d'un mauvais naturel. Le derviche, éclairé par les lumières" de fort ami, prit une femme qui réuniffoit la vertu a. la beauté. II aimoit tendrement fon époufe, Sc il en étoit tendrement aimé. II ne manquoit a fon bonheur que de devenir père; mais depuisplufieurs années qu'il étoit marié , fon époufe n'avoit encore donné aucun figne de fécondité. Le derviche fatiguoit en vain le ciel de fes pricres; il ne fe laffa point de faire des vceux, & il vit enfin combler fes efpérances les plus douces^ Cet heureux événement le tranfporta de joie j  et Fabies ïndtennes. 20 Tien étoit öccupé jour & nuit, il ne s'entretenoit d'autres chofes avec fa femme. Bientót, lui dit-il un jour, tu mettras au monde un enfant plus beau que la pleine lune ; la vivacité de fon efprit répondra fans doute aux graces de fa figure. Je cultiverai les heureux talens qu'il aura apportés en nailTant, & je lui apprendrax toutes les fciences divines & humaines : fes vaftes connoiffances le feront regarder comme le prodige de fon fiècle • fes décifions feront des oracles. Dès qu'il fera en age d'être marié, je lui choifirai une femme vertueufe & belle comme toi; il en aura des enfans qui deviendront auffi célèbres que lui. C'eft ainfi que je me verrai revivre dans une poftérité nombreufe, Sc mon nom ne fera jamais effacé de la mémoire des hommes. La femme du derviche , qui fe moquoit de ces chimères, lui répondit : Les difcours que vous tenez, conviennent-ils a un religieux, dont 1'humilité doit faire 1'apanage ? Vous parlez avec certitude de la chofe la plus incertaine; ne puis-je pas mettre au monde une fille, auffibien qu'un garcon ? Suppofons que je devienne mère d'un hls : une mort prématurée peut détruire vos efpérances ; quand il vivroit , qui vous a affuré qu'il naitra avec les heureufes difpofitions que vous lui fuppofez ; L'imagina-  '3° C O N T I s tion eft un vafte pays ; celui qui le parcourt, s'égare aife'ment, fi la raifon ne lui fert de guide j c'eft ce qui arriva a un fanton, dont je vais vous raconter rhiftoire : LE SANTON QUI A CASSÉ SA CRUCHE, FABLE. Un négociant riche & charitable combloit de bienfaits un pauvre fanton fon voifin, Chaque jour il lui envoyoit une certaine quantité de miel & d'huile. Le miel fervoit a la nourriture du fanton, & il mettoit a part 1'huile dans une grande & large cruche. Quand elle fut pleine, il fongea a 1'emploi qu'il en pourroit faire. Cette cruche, dit-il en lui-même, contient plus de dix mefures d'huile, & en la vendant, je puis acheter dix brebis ; chaque brebis me donnera , dans le cours d'une anne'e, deux agneaux; ainfi , en moins de dix années de tems, je me verrai poffefieur d'un nombreux troupeau. Devenu riche , je ferai batir un fuperbe palais ; une compagne aimable, que je choifirai, en fera le principal ornement. Au bout de neuf mois , elle combiera mes vceux, en mettant au monde  ET FaBLES ÏMDIENNES. enfant. L'éducation de mon fils fera mon ouvrage; je lui apprendrai les fciences; il répondra a mes foins paternels. Si cependant , emporté par la fougue de 1'age & des paffions, il s'écartoit du chemin que je lui tracerai; s'il < ofoit me défbbéir, je lui ferois fentir mon courroux. II dit, & en même-tems s'imaginant corriger ce fils rébelle, il déchargea un grand coup d'un baton qu'il tenoit a la main , fur la cruche placée au-deifus de fa tête : la cruche vole en éclats : 1'huile coule fur la barbe & fur les cheveux du fanton, qui, revenu a lui-même, voit avec douleur fes moutons, fon palais, & toutes fes richeffes difparoïtre. L'application de cette hiftoire étoit fenfible, & le derviche fe la fit a lui-même; il ceffa de former des projets , ou du moins il r»'en fit plus la confidence a fon époufe. Le moment tanc défiré arriva, fa femme accoucha d'un fils; le foin qu'il en prit, égala la joie que lui caufa eet heureux événement : jour & nuit il étoit auprès du nouveau né, & ne le quittoit pas un inflant. Sa femme étant allee un jour au bain, le pria de veiller fur fon fils : elle étoit a peine fortie , que le fultan envoya chercher le derviche : celui-ci, partagé entre la crainte d'encourir la colère du prince , & ]^ douleur de laiffer fon enfant feul, prit enfin , malgré lui, ce dernier parti.  32 C O N T E S Sa femme avok élevé une belette, qu'elle aimóit beaucoup. Ce petit animal faifoit tout fon amufement , & lui étoit cher., paree qu'il éloignoit de la maifon les reptiles nuifibles. Pendant 1'abfence du derviche, un ferpent, forti d'un trou de la muraille, s'élanca fur Ie berceau de 1'enfant; la belette, qui étoit tout auprès, fe jeta fur le ferpent, &, après un long combat dont elle fortit victorieufe , 1'étrangla. Le derviche, qui avoit abrégé autant qu'il avoit pu fon entretien avec le prince, revint chez lui avec le plus grand empreflèment. II voit, a la porte de fa maifon, la belette route couverte de fang: il ne doute point que ce ne fok celui de fon fils 5 la colère , le défefpoir le tranfportent, il frappe du baton qu'il tenok k la main , la belette qu'il étend morte k fes piés. Rentré chez lui, il voit d'un cöté un ferpent tout fanglant qui palpitoit encore; de 1'autre, fon fils qui dormoit tranquillement dans fon berceau : H reconnok trop tard fon erreur, & en eft vivement affngé. Tandis qu'il regretoit fa belette", fon époufe arrivé du bain; elle crie , elle s'emporte en apprenant le malheur arrivé a fa chère belette.Eft-ce la, dit-elle, la récompenfe que tu réfervois k ce pauvre animal, pour avoir fauvé Ia vie    et Faeles Indiennes. 33 vie a ton fils ? Ne vois-tu pas qu'elle feule a tué ce ferpent pret a le dévorer? Ne m'accablez point de vos trop juftes reproches, lui répondit le derviche , ceux que je me fais a moi-méme font affez vifs ; mais le mal eft fait & un repentir tardif ne peut ni le réparer, ni même 1'adoucir. Vous avez raifon , reprit la femme du derviche, il faut prévoir les maux avant qu'ils arrivent: vous voyez par le malheur qui vous eft fi fenfible, ceux que la précipitation & 1'impatience entraïnent après elles : confolez-vous néanmoins; vous n'êtes pas le premier qui fe foit abandonné a cette paffion, Sc vous ne ferez pas le dernier. Les hommes fe corrigent rarement par les fautes des autres hommes; ils perdent auffi le feul fruit qu'ils pourroient en retirer. Ignorez-vous l'hiftoire d'un fultan & de fon faucon ? Le derviche pria fa femme de la lui raconter, Sc elle y confentit: Tome XFÏlt, Q  ■31 c O N T E 5 LE SULTAN et son faucon, F A B L E. Un fultan , dit la femme du derviche, aimoit paffionnément la chaffe au vol. Parmi fes faucons, il en eftimoit un plus que tous les autres, a caufe de fes rares qualités. La vue de eet oifeau étoit auffi pergante que celle d'un linx, & fon vol auffi rapide que 1'éclair. Le fultan prenoit foin lui-même de cette béte courageufe & intelligente ; il la tenoit fouvent fur fon poing. Un jour qu'il chaiToit, il langa Ie faucon fur une gazelle; 1'oifeau fend les airs d'un vol rapide ; la gazelle qui voit fon ennemi audefius de fa tête, précipite fa courfe , & femble a peine toucher la terre de fon pié léger; le fultan preffe les flancs de fon cheval, & eft féparé dans un inftant de ceux qui 1'environnent : cependant la gazelle , malgré les efforts du faucon, eut le bonheur d'échapper k fa pourfuite. La chaleur étoit extréme : le fultan altéré cherchoit un ruiffeau pour foulager la foif qui le tourmentoit, II en découvrit un, & détacha  et Fabees Inejiennes. ia taffe d'or pendue a 1'arcon de fa felle. Comme 1'eau ne venoit que goutte a goutte , il fut trèslong-tems a la remplir : il la portoit a fa bouche, lorfque le faucon, perche' fur fon poing, renverfe d'un coup d'aïle la tafTe & 1'eau; le fultan, après des peines infinies, la remplit de nouveau; mais le faucon, d'un fecond coup d'aïle, le privé encore de fon efpoir : la patience e'chappe au monarque; dans la fureur dont il eft tranfporté, il jète le faucon par terre avec tant de force, qu'il 1 'étend mort a fes piés. Dans le même inftant, arrivé un écuyer du prince; il voit la taffe renverfée, & le faucon fans vie : le fultan lui apprend le crime de 1'oifeau, & la vengeance qu'il en a tirée; il lui ordonne enfuite de chercher la fource de ce ■ruiffeau, afin de puifer de 1'eau avec plus de facilité. L'écuyer fait quelques pas, & découvre une fontaine au milieu de laquelle il voit étendu un énorme ferpent; il revient tout effrayé, & Taconte au fultan ce qu'il a vu. J'ai privé de la vie celui qui venoit de me la conferver, dit le prince en poulfant un profond foupir; 1'eau que mon faucon m'a empêché de boire, couloit de cette fource empoifonnée. Cij  35 C O N T E s CHAPITRE VII, 11 eft permis de diffimuler avec fes ennemis , & même de leur témoigner des fentimens d'amitié pour fe délivrer d'un danger 3 & nous foujlraire aux maux dont ils veulent nous accabler. "Vous venez de nous tracer, dit Ie roi Dabchelim, les malheurs inféparables de la trop grande vivacité : expliquez - nous maintenant Ia feptième maxime , & racontez-nous quelqu'hiftoire qui en indique la vérité. Cette maxime porte qu'il y a des occafions dans Ia vie oü 1'on eft forcé, non-feulemenr de diffimuler avec fes ennemis, mais même de fe lier avec eux. Prince, répondit Bidpaï , tout, dans eet univers, eft fujet a des viciffitudes; 1'amitié a fes inconftances , ainfi que 1'amour; & lahaine, qui eft le contraire de ces deux fentimens, leur relfemble cependant par fes variations. On peut comparer 1'amitié & 1'inimitié des enfans d'Adam, a une nuée de printems qui paroit Sc difparoït prefqu'auifitöt : fouvent il n'y a qu'un pas de 1'amitié a la haine, ou de la haine a 1'amitié 3 & 1'on franchit ce pas pour les caufes  Et Fables Inbiennes, 37 les plus légères. Le fage ufe de ménagement avec fon ennemi, dans 1'efpérance que celui-ci pourra ceffer de 1'être; & il ne fe livre pas entièrement a fon ami, dans la crainte que, devenu inconftant, eet ami n'abufe un jour de fa confiance. Vivre avec nos amis , comme s'ils devoient être un jour nos ennemis, & vivreavec nos ennemis, comme s'ils devoient être un jour nos amis, eft une maxime que nous dicte la politique. La prudence doit guider notre marche avec les uns & avec les autres : il' y a des circonftances dans la vie oü 1'on eft forcé, non-feule ment de diffimuler avec fon plus mortel ennemi , mais même de fe lier avec lui. L'hiftoire du rat & du chat indiquera cette vérité a votre majefté: LE RAT ET LE CHAT,. FA B L E.. Tk ois animaux, ennemis 1'un de fautre, unehat, une belette & un rat, avoient établileur demeure dans le tronc d'un vieux chêne. Le cliat, de grand matin, fortit pour aller chercher fa proie; les derniers traits de Fombre empêclièrent qu'il ne vit un filet qu'un chaffeur avoit C iij  38 C O N T E S tendu au pié de 1'arbre; il fut pris malgré faï fineffe. Pendant qu'il fe débattoit, le rat fortit de fon trou ; mais plus prudent que fon ennemi, ïl évita le fatal lacet» Sa joie fut extréme en appercevant le chat prifonnier; il remercioit de bon cceur celui qui 1'avoit délivré des pièges de ce traitre. Tandis qu'il infultoit a fon malheur, la belette qui étoit en embufcade, parut tout-a-coup préte a attaquer le pauvre rat. Dans le même inftant, un faucon qui planoit dans les airs, 1'appergut auffi, & méditoit d'en faire fa proie. Rongemaille, menacé a la fois par trois ennemis redoutables, ne favoit quel parti prendre : Si j'avance, dit-il en lui-même, je tombe fous la griffe du chat; fi je retourne en arrière, la belette me dévorera; & en reftant immobile, comment éviter les ferres du faucon ? L'échanfon de la deflinée préfente aux mortels une coupe remplie tantót d'une liqueur délicieufe, tantót d'une liqueur plus amère que le fiel; le fage la vide avec confiance: auffi impénétrable aux rigueurs de la fortune, qu'en garde contre fes faveurs , il reffemble a un rocher contre lequel les flots irrités vont fe brifer. Je dois être auffi ferme que lui. II n'eft qu'un moyen d'échapper au danger qui me menace : t'eft d'engager le chat a oublier nos anciennes  ET FaBÉËS iNblENNES. 39 querelles, & a me prendre fous fa protection; il eft malheureux comme moi; 1'adverfité aura peut-être adouci la férocité de fon caradtère ; les infortunés deviennent fenfibles , & plaignent leurs femblables : je vais lui offrir de brifer les chaines qui le lient, & ainfi, devenus néceffaires Fun a Fautre , notre union fera notre falut. Le rat, après avoir ainfi raifonné, s'approcha du chat d'un air patelin : le malheureux chat lui demanda s'il venoit infulter a fon malheur. A dieu ne plaife, répondit le rat, je ne fuis ni un méchant, ni un lache. Je viens, au contraire, vous offrir mon fecours, & brifer vos. liens, fi vous y confentez. Jufqu'a préfenf, contrnua-t-il, la difcorde a régné entre nous; vos chagrins faifoient ma joie; & mes vceux les plus doux étoient de vous voir accablé de maux. Mais 1'adverfité a changé les difpofitions de mon cceur, & m'a forcé a rechercher votre amitié. Croyez-moi, ou plutöt croyez-en deux témoins fidèles, Fun eft la belette, qui eft derrière moi, prête k me dévorer; & Fautre le faucon, qui, du haut des airs , médite ma ruine. Votre feule préfence le retient : jurez de ne me point faire de mal, & de me défendre contr'eux, & je vous délivre fur 1'heure. Quoique le tems fut précieu*, le chat dfir- C iv.  £Ö C O N T E S? meuroit en fufpens. O chat! luis mes confeils; ïls feront, lui dit encore le malheureux rat, ton falut & le mien; mais nous périffons, fi tu perds, a délibérer, le tems qu'il faudroït employer a agir. Le chat ébranlé répondit : Hé bien donc, que faut-il faire ? Je m'abandonne a ta foi : difpofe de ma griffe. Quand j'approcherai de toi, lui répondit le rat, tu m'accueilleras avec bonté; mes ennemis le verront, & fe retireront bien vite : n'ayant plus rien a redouter de leur part, je trrvaillerai alors a ta délivrance : tu connois mes dents; rien ne leur réfifte. Le chat fuivit de point en point ce que lui avoit prefcrit fon nouvel allié. La belette & le faucon, témoins de leur intelligence, fe retirèrent confus & défefpérés d'avoir manqué leur proie. Auffitöt le rat fe mit a ronger les mailles du filet; mais bientöt fa première ardeur fe rallentit; il fe mit a réfléchir comment il pourroit lui - même échapper au chatdont il redoutoit toujours la griffe , malgré la foi des traités. Eft-ce ainfi, perfide , s'écria le chat, voyant fon incertitude , & craignant d'en devenir la victime, que tu violes les fermens que tu viens de faire ? As-tu oublié que tu me dois la vie ? Devois-je me fier a tes paroles trompeufes i  Set Fabies Indiennes. \i Hélas ! 1'arbre de la reconnoiflance ne porte plus de fruit. a dieu ne plaife, répliqua le rat, que je me rende coupable de la plus noire ingratitude, & du plus affreux parj ure! Je connois mes fermens, & a quoi ils m'engagent. Puifque tu les. connois, repartit le chat, fonge donc a les obferver avecffidélité, ou bien redoute le malheur qui arriva a une villageoife, pour avoir violé les fiens : cette hiftoire t'apprendra le fort réfervc aux perfides : la villageoise infidèle, j CO NTE. Un payfan déja avancé en age, avoit époufe une femme qui réuniffoit aux agrémens de 1'aimable jeuneffe tous les charmes de la beauté: plufïeurs difgraces qu'il effuya , dérangèrent fa fortune , & le forcèrent de vendre un petit héritage qu'il cultivoit de fes propres mains. Privé de cette unique reffource, il éprouva bientöt tout ce que la misère a de plus affreux.- Le malheur qui 1'accabloit lui auroit été moins ïnfupportable, s'il ne 1'avoit point partagé avec une époufe chérie. Un jour qu'ils faifoient de triftes réflexions  43 Contis fur leur état, fa femme le conjura, les larmes aux yeux, de fe mettre a travailler pour les autres, afin de diminuer, par fon falaire, la misère dans laquelle ils étoient. Vous firvez , lui répondit fon mari, que ie poifédois un champ dont la culture fuffifoit k notre fubfiftance; Ia fortune cruelle, ou plutót 1'injuftice des hommes m'en a dépouillé. Comme je n'ignore aucun des travaux de la campagne, je trouverois aifément a m'employer , fi je ne rougiffois d'être efclave dans un pays oü je me fuis toujours vu libre : je n'aurois pas la même honte dans une contrée oü je ferois inconnu : je reffentirois moins mon aviliffement; ainfi voyez fi vous avez le courage de vous expatrier, & de me fuivre. L'extrême misère k laquelle étoit réduite 1'époufe du vieiilard ; 1'efpoir d'un fort plus heureux la déterminèrent : ils quittent leur pays, & prennent la route de Bagdad. Un jour qu'accablés de fatigue , ils étoient aflis au pié d'un arbre , le payfan dit k fon époufe : Mes alarmes augmentent k mefure que nous approchons du terme de notre voyage ; nous allons nous trouver dans un pays nouveau pour nous : les mceurs de fes habitans , leur cara&ère me font abfolument inconnus. Bientót votre rare beauté vous attirera une foule d'amans. Jeune, fans expérience, comme vous.  et Faeles Indiennes. 43 Étes , que n'ai-je pas a craindre de leurs empreiTemens & de leurs difcours flateurs?Dois-je efpérer que vous leur préférerez un vieillard malheureux, qui n'a pour lui que fon amour, & qu'une infidélité de votre part précipiteroit dans la nuit du tombeau ? Pourquoi vous tourmenter , lui répondit fa femme, par d'indignes foupcons ? La mort feule brifera les liens qui nous uniffent. Si j'avois voulu profiter de ces foibles appas que vous vantez fi fort, je n'avois pas befoin d'abandonner mon pays; j'ai tout quitté pour vous fuivre. Non, jamais rien ne me fera violer le ferment que je fis le jour que je vous choifis pour mon époux : je le renouvelle a eet inftant; je prens a témoin de mes promeffes, ce qu'il y a de plus facré parmi les hommes : vous feul poffédez mon cceur, & jamais il ne brülera d'autres feux. Ces affurances calmèrent un peu le vieillard, & il fe laiffa aller a un doux fommeil fur les genoux de fa femme. II s'étoit a peine endormi , qu'elle appercut un cavalier monté fur un cheval fuperbe qui venoit droit a elle : il étoit habillé magnifiquement, & tenoit un faucon fur fon poing. Sa jeuneffe, fon air noble, toutes les graces qui brilloient fur fa perfonne, firent la plus vive imprefïïon fur le cceur de la belle villageoife. Le  44 C O N T E s jeune homme qui 1'avoit appergue, fut étonné" de trouver au milieu d'un défert une beauté fi accomplie. II s'arrêta pour lui demander qui elle étoit. L'accablement oü je fuis, lui réponditelle, mes vêtemens, tout vous annonce le trifte état oü m'a réduite la fortune : ce vieillard que vous voyez eft mon époux, & le compagnon de mes malheurs ; 1'efpoir d'unfort plus heureux dans une terre étrangère, nous a fait quitter notre patrie. Ces paroles , les larmes qu'elle répandoit en les proférant,un fon de voix enchanteur, 1'empreinte de la douleur qui étoit répandue fur toute faperfonne, fembloient lui préter de nouveaux charmes. Le jeune cavalier, qui étoit le fils du fultan de Bagdad, fe fentit ému & attendri tout-a-la-fois. O vous, qui que vous foyez, lui dit-il, vous n'êtes pas faite pour éprouver un fort auffi cruel; je veux en réparer 1'injuftice. Suivez-moi : abandonnez ce vieillard infortuné; vous avez partagé trop long-tems fa misère r venez partager avec 1'amant le plus tendre & le plus fidéle , le tröne qu'il vous deftine. Ces promeffes flateufes, & plus encore celui qui les faifoit, triomphèrent de la réfïftance de la villageoife. Elle pofe doucement a terre la téte de fon mari, qui étoit fur fes genoux, & faute fur la croupe du cheval. Le vieillard *  et Faeles Inöiennes. 45malgré les précautions qu'elle avoit prifes, fe réveilla; il vit le raviffeur & fon époufe quï fuyoient : Perfide, s'écria-t-il, oü font les fermens que ta bouche infidèle proféroit il n'y a qu'un inftant ? Oü eft la foi que tu m'as jurée en préfence du ciel ? Crains que ce même ciel, que tu as pris a témoin de tes promeffes , ne te puniffe de les avoir violées, & qu'il ne faffe de toi un exemple éclatant de fes vengeances. Son époufe, fans daigner lui répondre, pria le jeune prince de s'éloigner : ils difparurent bientót 1'un & 1'autre aux yeux du vieillard éperdu. II ne défefpéra cependant pas de les attein» dre ; & 1'amour , ou plutöt la colère, lui prêtant de nouvelles forces, il fuivit la route qu'il leur avoit vu prendre. Femmes, femmes, difoit-il en lui-même, chers & funeftes objets que la nature orna pour notre fupplice , comment, avec un vifage qui refpire tant de douceur , portez-vous un cceur fi barbare? Malheureux qui fe repofe fur vos fermens, & qui compte fur votre reconnoiffance ! Que n'ai-je point fait pour 1'infidèle qui m'abandonne avec tant de cruauté ? J'aurois donné ma vie pour fauver la fienne , & elle me facrifie pour fe livrer a un amour criminel. Seul, errant dans cette vafte folitude, que vais-je devenir? Je n'ai ni la force de la fuivre, ni celle de retourner dans mon pays.  46 C O N T E S Cependant le prince & fa nouvelle amante s'éloignoient: ils arrivèrent enfin a une fontaine, autour de laquelle plufieurs grands arbres formoient un ombrage délicieux. La fraïcheur du lieu, la fatigue qu'ils avoient éprouvée, 1'exceffïve chaleur du jour qu'il faifoit, le foleil étant alors au plus haut des cieux, les déterminèrent a y prendre quelque repos. Le jeune prince peignoit la violence de fa paffion a fa maïtreffe: il la preffoit de lui en accorder le prix, lorf* que celle-ci, pour éluder fes follicitations, lui demanda la permifTion de faire les ablutions. Elle s'écarta; & s'étant arrêtée fur le bord d'un ruiffeau , qui n'étoit pas éloigné, un lion furieux fe jeta fur elle & la mit en pièces. Le jeune prince qu'elle appelle en vain, eft fourd a la voix de 1'amour , pour n'écouter que celle de la crainte. II s'élance fur fon cheval, dont il preffe les francs, & croit ne pas quitter affez-töt un lieu fi redoutable. Le vieillard arrivé quelque tems après a cette fontaine, dans 1'efpérance d'y rejoindre fon infidèle :ilregarde de tous cötés, & appercoit dans le fable la tracé des piés d'une femme : il fuit cette route frayée, & arrivé jufqu'aux bords du ruiffeau. II voit les membres fanglans & déchirés de fa malheureufe époufe ; fon voile & fes habits ne lui apprennent que trop fa trifte  et Faeles ïndiennes, 47 fin: il en gémit, & ne peut s'empêcher de s'attendrir fur fon malheureux fort, toute coupable qu'elle eft. Ecartez , dit le rat a fon allié, les injuftes foupcons que vous avez concus de ma fidélité. Je n'ai pas oublié que je vous dois la vie; je facrifierai la mienne, s'il le faut, pour fauver Ia votre. Si ma première ardeur s'eft rallentie, fi j'ai ceffé de travailler a votre délivrance , ce n'eft point 1'effet d'une trahifon de ma part , mais d'une réflexion que j'ai faite, malgré moi. J'appercois, dit le chat, votre injufte défiance ; mes promeffes , mes fermens, rien ne peut vous raflurer; & vous cherchez un prétexte pour éluder le traité qui nous lie. Le fervice que je vous ai rendu, auroit dü vous prouver la fincérité de ma réconciliation, & avoir effacé jufqu'a la moindre tracé de notre ancienne inimitié. Barbare ! mon trifte fort n'a rien qui vous touche, & vous verrez périr d'un ceil indifferent celui qui fauva vos jours ! Y a-t-il rien au monde de plus affreux que 1'ingratitude? & ne doit-on pas tout rifquer plutöt que de s'en rendre coupable ? Oü font les dangers que vous avez a courir, ou plutót quels font ceux que votre imagination vous préfente ? Faitesm'en part, & apprenez-moi ce qui vous troüble & vous agite u fort ? Je jugerai fi vos alarmes  48 C o n t e i ont quelque fondement, & je tacherai de les calmer. Les fages, répondit le rat, ont diftingué deux efpèces d'amitié. La première, née d'un heureux rapport de 1'humeur, des goüts & des efprits, unit deux amis par le fentiment; leurs joies , leurs peines, leurs penfées , tout eft commua entr'eux, & ils ne cherchent dans 1'amitié, que le plaifir d'aimer & d'être aimés. La feconde , fille de 1'intérêt, a les fentimens auffi vils & auffi méprifables que celui dont elle tire fon origine : 1'efpoir de quelque bien, ou la crainte de quelque mal , font les feuls Hens qu'elle connoiffe; dès qu'ils font brifés, elle ne fubfifte plus. Si 1'on peut fe livrer aveuglément aux amis de la première efpèce, 1'on doit être fur fes gardes avec ceux de la feconde. J'ai promis de rompre vos chaines; je ne révoque point la parole que je vous ai donnée ; mais la prudence guidera mes démarches : en travaillant a vous fauver, je fongerai a" ne pas périr moi-même. Vous êtes un ennemi plus redoutable pour moi, que ceux dont vous m'avez délivré : pour me dérober a leur pourfuite, j'ai Hé amitié avec vous; la néceffité feule a fufpendu la haiue que vous me portez. J'admire votre prudence , dit le chat, & les fages précautions que vous voulez prendre, par  et Fa BLES InDIÈNNESó par la cramté de quelqu'infidélité de ma part» Une feule difficulté m'arrête : comment aïliec ma de'livrance avec votre sürete' ? & par quej[ moyen vous mettrez-vous a 1'abri de ma pourfuite, quand j'aurai recouvré ma liberté? II y a remède a tout, répondit le rat;.je rongerai toutes les mailles du filet, excepté celle qui eft comme Ia clef de toutes les autrcs ; je la réfer* verai pour 1'itiftatft oü vous-mcme, menacé d'une mort prochaine, vous fongerez uniquement a 1'éviter : je couperai alors ce nceud fatal; de cette manière j'aurai rempli mes engagemens, & vous'recouvrerez votre liberté, fans pouv'oh; attenter a la mienne. - Le chat voyant fon allié inébtanlable dans la réfolution qu'i! avoit prife, & qu'il tentefoit ea vain de 1'en faire changer, confentit a ce qu'il vouloit. Le rat coupa les chainons du filet, excepté celui qui, par fa ftru&ure, lioit tou* les autres. II avoit a peine fini, que le chaiTeut parut : le rat alors brife le dernier chamon; Ie chat effrayé grimpe fur un arbre, fans fon'ger a fon libérateur , qui fuit dans fon tröu i Ie chaflëurapproche, & voit, avec autartt de furprife que de douleur, fon filet rompu, & feS efpérances trompées. A quelque tems de-la, le chat vit de loin le rat qui fe tenoït alerte & fur fes gardes. Pourquoi Tornt XFT1L D  fQ C O N T E s ïiï'évker, lui dit le premier , & témoigner une défiance qui ra'eft injurieufe ? Celui qui vous doit la vie , feroit-il affez lache pour attenter a la votre? Approchez fans crainte de votre ami le plus tendre & le plus fidéle. Le rat , fans trop fe fier aux proteftations du chat, lui répondit qu'il avoit réfolu d'abandonner le monde, & de paffer fes jours dans la retraite. Eft - ce vivre , lui dit le chat, que d'être feul, & de n'avoir pas a fe repofer dans le fein d'un ami ? Pourquoi renoncer aux droits que vous vous êtes acquis fur ma reconnoiffance ? Celui qui, par fa faute , perd un ami, ignore le prix de 1'amitié , & fe privé de la plus douce confolation de la vie. Un ami eft une chofe précieufe : il cherche nos befoins au fond de notre cceur ; il nous épargne la honte de les découvrir nous-mêmes. Quand 1'inimitié , reprit le rat, eft accidentelle, elle peut ceffer , & même être fuivie d'une parfaite réconciliation; mais quand 1'inimitié eft naturelle entre deux efpèces de gens, ü quelque raifon de crainte ou d'intérêt la fufpend pour un moment, elle reprend bientöt toute fa force; femblable a un feu mal éteint, qui renait de fes cendres & porte par-tout le ravage & 1'incendie. Puifque nos deux efpèces font, par leur nature, ennemies 1'une de fautre, il faut abfolument nous féparer. Quiconque  et Fablès Ïndiennes-, $ï 'fe He avec celui qui n'eft pas de fon efpèce * aura le même fort qu'une grenouille, dont vous allez entendre l'hiftoire : L E RAT ET LA GRENOUILLÉ, fable. Un rat habitoit les bords d'un marais. Une grenouille, citoyenne du même lieu, fortoit quelquefois du fond des eaux pour venir refpii-er le frais. Elle fe mit un jour a croaiTer : aveuglée par 1'amour-propre, elle s'imaginoit charmer ïes oifeaux d'alentour, qu'elle affligeoit par fes croalTemens. Le rat, dans ce moment; étoit hors de fon trou : les accens de la grenouille, tout défagréables qu'ils étoient, le charmèrent, & il témoignoit par fes geftes & par les mouvemens de fa tête & de fa queue, tout le plaifir qu'il reifentoit. Ses applaudiifemens flatèrent Ia grenouille, & elle eut bientöt lié connoilfance avec celui qui 1'avoit fi bien Jouée. Chère amie, lui dit un jour le rat, il y'a des momens oü j'ai mille chofes è vous dire lans que je le puilfe; vous êtes alors endormié au fond des eauxj en vain je vous appelle, rm» Dij  $2 CoNTES Voix ne peut pénétrer jufqu'a vous ; comme je ne fais pas nager , il m'eft impoflible de vous aller trouver. Si vous y confentez, j'emploieraï le moyen que m'a fuggéré 1'amitié , pour obvier & eet inconvénient : je me munirai d'un long fil, dont un des bouts fera lié a une de vos pattes , & 1'autre bout a une des miennes : ainfi nous nous avertirons mutuellement, & rien ne xetardera nos rendez-vous. La grenouille y confentit : nos deux amis , avec le fecours du fil, fe rendoient de fréquentes vifites. Par malheur pour eux , le rat fut appercu un jour par un faucon qui planoit dans les airs; il fond deffus, 1'enlève, & par le même moyen , la grenouille & le fil. Ainfi périt cette malheureufe imprudente , pour avoir fait connoiffance avec quelqu'un qui n'étoit pas de fon efpèce. J'ai réfolu , pour ne pas éprouver le même fort, de m'éloigner, non-feulement des étrangers, mais même de mes pareils. Puifque tu étois dans le deffein de ne point te lier avec moi, lui dit le chat, pourquoi féduire mon cceur par tes feintes careffes ? Un intèrét réciproque, lui répondit le rat, avoit formé la liaifon qui étoit entre nous; vous feul pouviez me délivrer des ennemis qui avoient juré ma perte; Sc, fans moi, vous deveniez la  ït FABLfcS IndiENNESV y$ proie du chaffeur avide qui avoit tendu fortfilet. Forcé par la néceffité, Ton peut prendre le mafque de 1'amitié vis-a-vis d'un ennemi, pour fe fouftraire a un danger évident; mais le péril pafie, on le dépofe. Ce n'eft pas un fentiment de haine ou d'orgueil qui m'oblige a vous fuir; j'y fuis forcé par 1'intérêt de ma confervation : 1'eau & le feu, ne font pas plus ennemis 1'un de l'autre , que les chats le font des rats. Tous les vceux que vous & vos pareils ont formés, font de pouvoir nous croquer: notre chair eft pour vous autres le mets le plus délicat , & notre fang , la boiffon fa plus délicieufe! Croyez-moi, renoncez a ma pourfuite; vos promeiTes, vos fermens ne peuventme rafiurerj la force & 1'artifice font votre partage, la foibleiTe eft le mien : la prudence peut feule memettre a 1'abri des embüches que vous me dreffez. Le chat fe retira tout confus de voir fes efpérances fruftrées. D iiji  ƒ4 C O N T E S CHAPITRE VIII. Sur la conduite que 1'on dolt tenir envers, un ami que 1'on a offenfé, & fur / modé-»;  <5o Contïs ratïon : me croyez-vous moins généreux que vous ? La vengeance eft indigne des rois; images du tout-puiffant fur la terre, ils doivent, comme lui, favoir pardonner. Seigneur, reprit le perroquet , cette belle maxime fortie de Ia bouche de votre majefté, eft fans doute dans fon cceur; mais, ne point fe fier aux careffes feintes ou véritables d'un ami offenfé, eft une autre maxime, dont Foubli pourroit me coüter la vie ; permettez que je m'éloigne a jamais de votre préfence. Ingrat, dit Ie prince, vous favez combien je vous aime, & vous voulez m'abandonner F Que vais-je devenir fans vous > moi qui préférois votre compagnie a celle de mon féraïl, de mes courtifans. La tendreffe que j'ai pour vous égale celle que je porte a mon propre fits. Eft-il poffible que je conferve du reffentiment contre celui qui m'eft fi cher ? Sire , répondit Koubré , inutilement votfs voulez me perfuader que je vous fuis auffi cher que votre propre fils. Un fils a les premiers droits fur notre cceur; un ami n'obtient que les feconds. On vante beaucoup la force de 1'amitié; mais, mife a 1'épreuve, on reconnoit fa folbleffe» L'on a vu des amis prêts a fe facrifier pour fauver leurs amis; mais la vue d'un danger inévitable a fait difparoitre ce prétendu héroïfme : fouvent  et Faeles IndiEnnes. 6ï même ils fe font fervis de eet ami pour lequel ils vouloient fe dévouer a la mort, comme d'un bouclier qui put les mettre eux-mémes a 1'abri de fes coups. L'hiftoire d'une payfane & de fa fille, ne prouve que trop cette trifte vérité: LA PAYSANE ET SA FILLE, F A B LE. Une payfane, déja avancée en age , avoit une fille unique qu'elle aimoit a 1'excès : cette fille che'rie tomba dangereufement malade. La mère défolée fatiguoit le ciel par fes vceux : Grand dieu ! s'écrioit-elle jour & nuit,. frappezmoi, & épargnez ma fille : je fais volontiers le facrifice de ma vie ; ajoutez a fes jours ceux que vous retrancherez des miens. Un foir que le mal de la fille étoit plus violent, & que la mère redoubloit fes prières , elle entend un bruit effrayant dans fa cour : bientöt elle voit entrer, k Ia lueur de la lampe fourde qui éclairoit fa cabane, un fpectre noir. Tremblante , interdite, elle s'imagine que fes vceux téméraires ont été enfin exaucés, & que ce fpeftre eft Fange de Ia mort, qui vient féparer fon corps  €2 C O N T E S de fon ame. O Azraël, s'écrie-t-eiïe, pTenez garde de vous tromper; ce n'eft pas moi qui fuis malade, c'eft ma fille; Si, a Ia conté de 1'humanité, I'arrioür paterhei , mis a une trop forte épreuve, fe dement quelquefois, doit-on fe flater que 1'amitié faura inieux réftfter ? Prince, vous vous faites illuCon , fi vous croyez que les liens qui nous uniffoient, ne font pas tout-a-fait rompus. J'ai caufé le malheur de votre fils, & ce même fils eft le meurtrier du mien. Trop de fujets de haine nous féparent 1'un de 1'autre , pour pouvoir jamais nous rapprocher. Je mettrai la vafte étendue des roers entre vcus & moi, & jé fuirai a 1'orient quand vous ferez a 1'occidenti Peut-être même me retirerai-je dans une régiori tout-a-fait inconnue. La familiarité dont votre majeftém'ahonoré, m'apprendra du moins a ne point courir les dangers d'une nouvelle Iiaifom Si vous étiez coupable, vous auriez raifon, lui dit le roi, de vous mettre a 1'abri de ma Vengeance; mais mon fils s'eft attiré le malheur qui lui eft arrivé. Avant fa naiflance vous faifiez mes délices : j'ai partagé, depuis, mon coeur cntre vous & lui ; fon infortune n'a rien diminué de ma tendreffe pour lui 5 mais dans le trifte état oü il eft, fa préfence m'afflige» Pour vous, Koubré, vous avez encore les mêmes  et Fables Ïndiennes. 6"3 charmes; vous potTédez les mêmes talens quï captivèrent ma bienvelllance; votre fïtuation & la mienne reflemblent aflez a celle d'un certain fultan & de fon muficien : LE SULTAN ET LE MUSICIEN, FAB LE. Un fultan avoit attiré a fa cour le plus célèbre muficien de 1'Afie. Ce prince , qui le' combloit de bienfaits , voulut qu'il formit , dans eet art agréable , un jeune efclave. Celuici , né avec les difpofitions les plus heureufes, ne tarda pas a furpaffer fon maitre : bientöt la réputation qu'il s'e'toit faite , franchit les murs du férail oü il étoit enfermé, & paffa ea Perfe & aux Indes. Les fons touchans qu'il tïroit de divers inftrumens & qu'il uniffoit avec ceux de la plus belle voix du monde, plürent fi fort* au fultan, qu'il en fit fon favori. Le muficien déja faché d?être éclipfé par fon élève, vit avec un extréme dépit qu'il allok encore lui enlever les bonnes graces du prince. La plus noire jaloufie s'empare de fon ame; il  iSq CONT ES fe livre a la fureur qu'elle lui infpifé; ii en' immole 1'objet. Le fultan indigrté fit veriir lö muficierii Tu connoiffois , lui dit-il, ma pafliort pour la mufique, & tu favois que je partageois» mes jours entre toi & mon efclave; il m'encnantoit par ies doux fons de fa voix dans 1'in^ teneur de mon férail, oü tu ne pouvois pas pénétrer. Je retrouvois les rhêmes charmes au» prés de toi dans les appartemens extérieurs; tü as coupé par le milieu la trame de ces jours agréaWes confacrés en entier k 1'harmonie : tu mérites doublement la mort, pour avoir fait périr un innocent, & pour avoir privé tón röï du plaifir le plus vif qu'il put avoir. Seigneur j répondit le muficien, je reconnois ma faute & la juftice de 1'an êt que vous venez de prononcer; mais fongez qu'en me faifant mourir , vous perdrez en entier ce plaifir fi attrayant pour vous , dont vous pouvez , en me pardonnant * conferver du moins une partie. Cette réflexion qui avoit échappé au roi le frappa, & fauva la vie au muficien* En m'abandonnant, Koubré , mon fort fera auffi trifte que 1'auroit été celui du fultan, s'il eüt écouté fa cólère : au chagrin que me caufe 1'infortune de mon fils, fe joindra'celui de ton abfence. Prince, répondit le perroquet, la douce perfuafion découle de vos levres; mais le poifon amer  st FaELES ïndïennës. 6f Mier de la vengeance eft caché dans le fond de votre cceur. Je connois 1'étendue de votre puiffance & celle de ma foibleffe; une prompte fuite peut feule me mettre a 1'abri de vos coups. Je dois imiter le cerf timide, qui fuit devant le tigre altéré de fon fang. Ceft une témérité au foible d'ofer fe mefurer avec le fort; comme Thiftoire d'un roi & de fon vifir le prouvera « votre majefté. LE ROI ET SON VISIR, FA B L E. Un fultan du Turkiftan faifoit le bonheur de fes peuples par fa juftice & par fa douceur. Un de fes vifirs fe révolta contre lui, & fe mit a la tête d'une troupe de brigands. Le prince, avant de le chatier, lui écrivit pour 1'exhorter a rentrer dans fon devoir. Le rebelle, au lieu de reconnoitre fa faute, prit pour un exces' de foibleffe de la part du prince, ce qui n'étoit qu'un excès de bonté. II n'en devint que plus fier. Le fultan fe mettant a la tête de fes troupes, lui écrivit ces paroles : « Tu reifembles a « une bouteille de verre, & moi a une pierre foit que la bouteille frappe la pierre, ou que Tornt XFI1I. e  t6 CoNTES la pierre frappe la bouteille , la fragilité de cette dernière la fera toujours brifer, fans que la pierre fouffre la moindre altération. Seigneur, continua Koubré, je fuis le verre fragile, & vous êtes la pierre : j'ai porté a votre cceur le coup le plus terrible qu'il put reffentir; Toffenfe eft trop grande pour pouvoir compter fur le pardon que vous feignez de m'offrir. II eft des injures que 1'on ne pardonne jamais. Xaclémence, de même que les autres vertus, a des bornes qu'il eft impoffible de franchir. Perfide, dit le prince, tu veux abattre dans un inftant Ie temple facré de 1'amitié, qui m'avoit coüté tant de peines & tant de foins a édifier! Sultan, répondit le perroquet, les colonnes •qui portoient ce temple ont été renverfées par les fecouffes les plus violentes , & ont entraïné 1'édifice dans leur chüte. Koubré, dit Ibnmédin, je vois avec colère que vous réfiftez a tous les efforts que je fais pour difïiper vos injuftes foupgons : c'eft trop méconnoïtre mes bontés. Je lis dans le fond de votre cceur, repartit le perroquet, malgré le voile épais de la diffimulation dont vous tachez de le couvrir : mon fang feroit un baume falutaire qui guériroit la profonde bleffure que je vous ai faite. Je juge  Sa Conïes vifite fa demeiire. II n'y a pas de tems a perdre , ajouta un autre; Férifé a des efpions partout, même a ia cour , qui 1'inftruifent de tout ce qui s'y pafTe. Démarche inutile , dit un vifir plus hardi que les autres , le coupable connoit I'empire qu'il a fur 1'efprit du roi ; il fe difculpera , & peut-étre nous fera pafier pour des calomniateurs. Ce dernier trait piqua le lion : il fit appeler Férifé , qui ignoroit ce qui fe tramoit contre lui. II parut avec cette noble hardieffe que donne 1'innocence , & que le crime veut en vain imiter. Le lion lui demanda d'un ton courroucé, ce qu'étoient devenues les viandes que 1'on devoit lui fervir ? Le renard affura qu'il les avoit remifes a 1 officier de fa bouche. Celui-ci gagné , nia de les avoir recues. Le lion ordonna de vifiter la demeure de Férifé ; les gardes y trouvèrent aifément les viandes que les conjurés y avoient cachées. Férifé , indigné de Ia méchanceté de fes ennemis , & de la foibleffe du roi, fe retira fans daigner ouvrir la bouche. Ses ennemis profitèrent de fa retraite pour achever de le perdre. Le loup qui, jufqu'alors, avoit paru étre de fes amis, le croyant difgracïé , dit au lion que'le bien du royaume exigeoit un facrifice ; que fi une faute auffi grave jreftoit fans chatiment , tous les coupables fe  ET FaBLES ÏNDIENNESè 83 flateróient dè 1'impunité , & de-la que de dé- fordrés ! Je Fuis ètorinë, dit 1'once ( *) , 1'uh des plus acharriés contre le renard , que votre majefté paroiffe encore douter dü crime de Férifé : la 'preuve en eft compléte , & vos fujets attendent qué vöus vengiez la vertu que ce fourbe 'a profanée , en la faifant fervir de voile a fes 'crimes. La süreté publique , j'ofe même dire la Votre propre , y eft intéreffée. A quels exces ne fe porteront point les méchans , fi le glaive de la juftice refte toujours dans le fourreau £ II faut 1'en tirer , & en frapper le coupable 4 tel cher qu'il puiffe être a votre cceur. Votre majefté doit fuivre 1'exemple d'un fultan dó Bagdad dont je vais lui raconter l'hiftoire» (k) L'once eft un animal qui eft dans Iégenre de la panihèrë ön du léopard. La différence confifte en cë qu'il eft bëaucoup plus petit, ii'ayant Ie corps que dsèhviföri tróis piés & demi de longneur : il a le poil plus grand que la parithère; la queue de trois piés de longueur, 8£ quelquefois davantage. Lé fond du poil de 1'oricë, eft d'un gris blanchatre fuir le dös & fur les cötés dü corps j & d'un gris encore plus blaric fous le ventré, Lés taeheS toni a-peu-près dé la mêmè grandeur qué celles de fc» panthère; F ij  $4 COHT Eï LE SULTAN DE BAGDAD ET LA BELLE ESCLAVE, CONTÉ. X_Jn fultan d'ïconium avoit un fils dont les qualités aimables faifdient les délices de fon père & 1'efpoic des peuples. Le jeune prince eut envie de faire le pélerinage de la Mecque. II s'embarque après en avoir obtenu la permiffion, & arrivé heureufement. Les dévotions prefcrites par la loi accomplies , il prend la réfolution de retourner par terre dans fes états, & fe joint a une caravane du Khoraffan qui alloit a Bagdad. L'accueil qu'on lui fit dans cette ville fut digne de fon rang & de fa nailfance : tout fut mis en ceuvre par le fultan de Bagdad , pour amufer un höte aufli illuftre. Le jeune prince, après un féjour affez long , prit congé du fultan. B voulut ■, avant de partir , lui témoigner fa reconnoiffance, & lui fit préfent d'une •jeune efclave qu'il avoit amenée avec lui. Le prince s'étoit a peine mis en route , que le fultan empreffé de voir fa nouvelle conquête , vole a fon férail. Quoiqu'il fe piquat d'avoir faffemblé dans ce lieu de délices les plus rares  'Hf FASEfs Iii6if ttïfS?. beautés de I'Afie, i! fut forcé d'avouer que Gulroué ( c étoit le nom de fa nouvelle efclave ) Temportoit fur toutes fes rivales. Leurs charmes , loin d'effacer 1'éclat des fiens, fembloient y ajouter & embellir fon triomphe. Eïfes craignirent que cette nouvelle venue ne leur enkvat Ie cceur du fultan. Leur crainte n'étoit que trop bien fondée. Gulroué , qui avoit encore plus d'efprit que de beauté, fubjugua ce prince , qui concut pour elle la paffion la plus violente. II oublia bientöt, dans les bras de cette belle, les devoirs qu'impofe la royauté, confacrant a 1'amour des momens qu'il devoit au gouvernement de fes états & au bonheur de fes peuples. Tandis que le prince oublioït fes devoirs , les troubles naquirent & la divifion défola fes états. Ses vifirs tentèrent en vain de lui faire des repréfentations ; il ne fortoit plus de fon férail & ne les admettoit jamais en fa préfence» Ces miniftres zélés, voyant que fa guérifon ne dépendoit plus des fecours humains , s'adrefsèrent au cieh Ils diftribuèrent des aumönes aux pauvres & aux derviches , pour les engager a prier pour le fultan.. Leurs vceux furent exaucés. Üne nuit que ce prince étoit plongé dans Ie plus profond fommeil, il vit en fonge un vieil- F ü]  %6 C o n r e s ïard yénérable , qui lui cria d'une voïx fort© t Prince rnou & indolent , tu languis dans une honteufe volupté ; le fceptre va échapper de tes foibles mains , pour paffer dans des mains plus dignes de le porter. Le fultan , a ces mots , fe réveilla rempli de frayeur , & fit vceu de brifer fes chaines, Gulroué eut ordre de fe retirer & de ne jamais paroïtre devant lui. Cet arrêt fut un coup de foudre pour la jeune efclave , qui aimoit le prince avec autant d'ardeur qu'elle en étoit aimée. Elle s'abandonna a la plus vive douleur, Celle du fultan ne lui cédoit en rien; il vquloit a chaque inftant révoquer 1'ordre fatal. Une nuit enfin , Gulroué ne peut plus réfifter a forj amour; elle compte pour rien de mourir, pourvu qu'elle revoye fon amant. Elle fe préfente devant lui , & tombe a fes genoux. Son air trifte & abattu , fes beaux yeux a demi éteints & haignés de larmes , un air de langueur & de trifteffe répandu fur toute fa perfonne, firent 3'impreflion la plus vive fur le fultan ; fa première ftamme mal éteinte fe rallume avec plus de violence. Le vieillard qu'il avoit déja vu en fonge , lui apparoït un feconde fois & renouvelle fes menaces, Le fultan vit bien qu'il ne pourroit jamais, fcnfer fes chaines 9 tant que celle qui les lui  faifoit porter exifteroit. II balanca long-tems entre la belle efclave & fa courorme ; mais enfin. 1'ambition 1'emporta fur 1'amour. II ordonne au capitaine de fes gardes de la faire périr. Labeauté de Gulroué , fon innocence , Tes malheurs touchèrent le cceur de eet officier. La violente paffion du prince ne lui étoit pas inconnue ; il craignit que le fultan ne fe repentit un jour de 1'ordre cruel qu'il lui avoit donné & ne. le fit périr lui-même pour 1'avoir exécuté. II fit cacher Gulroué dans 1'endroit Ie plus retiré de fon férail : il fe préfenta enfuite devant le monarque , en 1'affurant qu'il étoit obéi. Ce que le capitaine avoit prévu arriva. Le fultan plus amoureux que jamais, 1'envoya chercher quelques jours après, & lui demanda ce qu'il avoit fait de Gulroué. Tremble pour toimême, lui dit le fultan furieux, fi tu 1'as fait périr : ta mort vengera la fienne^ L'officier intimidé lui avoua la vérité. Le prince fe livra de nouveau a toutes les douceurs de 1'amour, & négligeaplus que jamais, les affaires de fon royaume. Les troubles augmentèrent : il étoit fur le point de perdre fa. couronne , fans que rien püt le tirer de foa ivreffe profonde. Un nouveau fonge vint le troubler au milieu de fes plaifirs. F iv  88 Cosy.Es L'épreuve qu'il avoit faite du capitaine de: fes gardes lui avoit appris que perfonne n oferoit faire périr Gulroué, & que lui feul pourroit immoler cette viftime. II s'y réfolut après bien des combats. Un jour qu'il fe promenoit avec fon amantc fur une terrafie élevée dont Ie Tygre baignoit les raurs, il la pouffa avec violence. Gulroué , précipitée dans le fleuve , y termina fa vie & fes malheurs, Si ce fultan , pour conferver fa couronne , fe détermina a faire périr fon amante , qui n'aVoit commis d'autre crime que celui de 1'avoir trop aimé , devez-vous épargner un traitre qui a ofé fe porter a de pareils exces ? Le difcours de 1'once & l'hiftoire qu'il venoit de raconter, firent impreflion fur 1'efprit du lion. 11 envoya un de fes officiers au renard , & lui ordonna de venir fe juftifier. Férifé perfuadé que les excufes font faites pour le crime, & non pas pour 1'innocence, renvoya 1'officier avec hauteur. Celui- ci , ennemi du miniftre , envenima fa réponfe. Le lion furieux , oublia le ferment qu'il avoit fait au renard & le eondamna a mort. La mère du lion, qui eftimoit Férifé a caufe de fa probité , ayant appris 1'ordre qu'avoit donné le fultan , en fit fufpendre 1'exécution-. Elle fe rendit enfuite chez fon fils a qui J'inf-  et fables ImdïENNES. > truifit du crime de Férifé & de 1'arrét qu'ii avoit rendu contre le coupable. Mon fils , lui dit la lionne , craignez de vous préparer un long & inutile repentir. Les cours font le féjour de 1'envie : plus les miniftres ont • de mérite , plus ils font expofés a fes traits. Malheur aux rois trop crédules , qui prêtent 1'oreille aux difcours forgés par la haine ; ils éloignent les miniftres vertueux , & ne font plus environnés que de laches flateurs. Ceuxci facrifient toujours la gloire du prince & le bonheur des peuples a leur baffe jaloufie. Ce n'eft pas fur de fimples rapports, répondit le lion a fa mère, que j'ai condamné Férifé; c'eft après m'être convaincu par moi-même de la vérité de fon crime. Le crime de Férifé, repartit la lionne , n'eft pas fi avéré que 'vous vous l'imaginez. Lorfque le nuage dont la calomnie a enveloppé fa vertu fera diflipé, vous ferez au défefpoir d'avoir facrifié un innocent. Quelle apparence qu'il ait commis Ia faute qu'on lui impute ? Tout le monde fait qu'il s'eft fait une loi de ne point fe nourrir de la chair des animaux. Ses laches ennemis , dans 1'impuiffance de lui trouver un crime véritable , feront eux-mêmes les auteurs de celui dont ils ofent 1'accufer. A quelles exMmités ne fe porte pas 1'envie ? EUe va juf.  qu'au mépris de Ia vie. L'on a vu des «roerat fe donner eux-mêmes la mart, pour la procv*rer a celui dont ils vouloient fe venger. L'Mftoire d'un derviche & d'un négociant ne prouve que trop Pempire qu'a fur nous cette affreufe paffion. LE DERVICHE Et LE NÉGOCIANT» CONTÉ. U^N négociant de Bagdad avoit pour voifira urn derviche qui fe faifoit aimer de tout fe mon» de par fes bonnes qualités. Le négociant , animé contre ce religieux de la plus baffe jalou£e , -lui portoit une haine mortelle ; il avoit tenté tous les moyens de le perdre. La vertu du derviche , 1'innocence de fes mceurs , paroient les coups que lui portoit eet envieux» Celui-ci défefpéré de 1'impuiffanee de fa haine & du triomphe de fon ennemi, réfolut de faire un dernier effort pour fatisfaire fa vengeance. II achète un efclave qu'il traite avec la plusgrande humanité. Je fuis comblé de vos bienfaits , lui dit un jour 1'efclave reconnoiffant , je ne regrète point ma liberté : fes douceurs.  ït Fablis Indiinnes. ~$t ne valent pas les chaines que je porte : difpofez d'un efclave fidéle , qui entreprendra les chofes les plus difficiles pour vous témoigner fa reconnoiffance. Le négociant crut 1'inftant favorable pour s'ouvrir a lui du deffein qu'il avoit formé. Apprends , lui dit-il en pouffint un profond foupir , que la jaloufie que j'ai concue contre le derviche mon voifin, me confume , cette noire paffion m'agite fi cruellement , que je n'ai de repos ni le jour ni la nuit , & que la vie m'eft odieufe. C'eft pour en terminer le cours & celui de tous mes maux , que je t'ai acheté & que je t'ai comblé de mes bienfaits ; mais en périfïant , je veux me venger 8c entramer dans ma chüte 1'ennemi que j'abhorre. Ecoute le plan que j'ai tracé : nous monterons. tous les deux cette nuit fur la terraffe du derviche , qui eft contigue a la mienne 5 la tu m'égorgeras & tu me laifferas baigné dans mon fang : perfonne ne doutera qu'il ne foit 1'auteur de ma mort; il fuccombera, & fubira la peine portee contre les meurtriers, A ces mots , 1'efclave frémit d'horreur. II fe jète aux genoux de fon maitre : il Taffure qu'U aime mieux périr lui-même , que de trempec les mains dans le fang de fon bienfaiteur; il te conjure, les larmes aux yeux s de renon-j  pi Conté i eer au funefte projet que- la haine lui infpire* Je veux être vengé, lui dit le négociant, & je veux 1'être fur le champ. Obéis fans différer , fi tu veux me prouver ton zèle : prends cette bourfe ; elle renferme le contrat de ta liberté & une fomme confidérable en or. Mes ordres une fois exécutés , tu pourvoiras a ta süreté par une prompte fuite. O mon maitre , repartit l'efclave, Ia fureur vous aveugle ! Si la vengeance a des douceurs» c'eft lorfque Ton peut en jouir foi-même , & être témoin des maux dont on accable fon ennemi ; mais, après votre mort, quelle fatisfaction pourrez-vous goüter de celle de votre rival ? L'efclave nbublia rien pour détourner fon maitre du funefie projet qu'il avoit formé; maïs Ie voyant inébranlable, il confentit enfin a ce qu'il exigeoit de lui. Ils montent tous les deux fur Ia terraffe du derviche. L'efclave enfonce fon poignard dans le fein du négociant , & profite des ténèbres de la nuit pour fuir & pour prendre la route d'Ifpaham. Le corps du négociant fut trouvé le lendemain matin fur la terraffe du derviche. On faifit celui-ci, & on le conduit devant le cadi. La bonne réputation dont jouiffoit le, fanton , lui fauva la vie, Le juge qui vit toute Ia  et Fabtes Indiennes. 03* Ville s'intéreifer en faveur de 1'accufé , n'ofa le condamner a mort. II fe contenta de i'envoyet en prifon , dans 1'efpérance qu'avec le tems, 1'on pourroit découvrir le véritable auteur de ce roeurtre. Quelques années après , un habitant de Bagdad fut obligé d'aller a. Ifpaham. L'efclave du négociant le reconnut ; il lui demanda en 1'abordant des nouvelles du derviche. Le citoyea de Bagdad lui apprit tout ce qui s'étoit paffé, & lui dit que le derviche , foupconné d'être le meurtrier du négociant , languiifoit dans les fers. II eft innocent de fa mort, répondit l'efclave : c'eft moi qui en fuis Tauteur. II lui taconta alors tout ce qui étoit arrivé entre fon maitre & lui, & de quelle manière il avoit été forcé de le tuer. L'habitant de Bagdad , de retour dans fa patrie , alla chez le cadi faire fa dépofition. Le négociant perdit non-feulement le fruit qu'il s'étoit propofé de fa vengeance , mais fa mémoire , depuis ce moment-la , fut en exécration a toute la ville. Vous voyez , mon fils , par cette hiftoire, a quels excès eft capable de fe porter celui qui eft tourmenté par cette funefte paffion. L'élévation de Férifé a allumé dans le cceur des courtifans la jaloufie la plus violente ; ils ont enfin réuffi a vous le rendre fufped: peu s'en  |P4 Cóntis eft fallu qu'il ne fóit devenu Ia vi&imé de leurs complots. Peut-on prendre trop de précautions quand il s'agit de décider de la vie ou de la mort de quelqu'un ? Vous ne rifquez rien eri différant le jugement de votre miniftre. S'U h'eft pas coupable , vous vous épargnez le regret d'avoir trempé vos mains dans le fang inhocent. S'il a réellement commis le crime dont on Taccufe , fön chatiment, pöür étre differé, n'en fera pas moins sürk Le lion fuivit les confeils de fa mère : il fit venir le renard, lui remit de nouveau le gouvernement de fes états. Seigneur , dit Férifé ^ je ferois indigne de la cönfiance dont vous m'honorez , fi je gardois un coupable filence ; II faut que je me juftifie, non-feulement a vos yeux, mais a ceux de tóut 1'univers. Le miniftre d'un- prince ne doit pas être même foupconné : fi 1'on doute de fa vertu , il perd la cönfiance publique. Diffiper les ombres épailfes dont mes ennemis ont enveloppé la vérité , & faire éclater mon innocence, n'eft pas une en* treprife facile. Je me flate cependaht d'y parVenir , fi votre majefté daigne m'appuyer de fon autorité. Faites appeler les laches délateurs qui m'ont accufé d'avoir dêtourhé les viandes deftinées pour votre table, mol qui toute ma vie me fuis interdit une pareille nourriture %  ét Fables ïndiennes» $f menacex-ïes de votre indignation s'ils ne déclarent pas la vérité ; affurez-les aü contraire de leur pardon , promettez-leur même des récompenfes , s'ils dévoilent a vos yeux le noir complot qu'ils ont formé pour me perdre. Vós calomnlateurs , dit le lion , font indignes de ma clémence : ils font mes ennemis 3c ceux de Pétat. La clémence , répondit Férifé, eft la vertu qui doit être la plus chère aux rok» ïl eft beau de pardonner quand Pon a le pontvoir de fe venger. La générofité de Férifé , qui follicitok Ia grace de ceux qui avoient voulu Ie perdre s étonna Kamdjoui. II ne put s'empêclierd'admirer fa grandeur d'ame : il fit venir fes accafateurs ; il les menaca de fa colère , s'ils perfiftoient a nier la vérité , & leur promit le pardon s'ils la confeffoient. Ceux-ci firent Paveu de leur crime : la vertu de Férifé dégagée des images qui la couvroient, parut dans tout ïsm éclat. Vous fentez , mon fils , dit la lionne au fidU tan , combien il eft dangereux aux princes de préter une oreille favorable aux difcours envenimés des envieux. Les faux rapports qui, dans leur principe , paroiffent peu de chofe , occafionnent fouvent les plus grands maux. Seinblables a un fleuve qui, étroit dans fa fource,  £ 6* C 6 N T F. S devient immenfe dans fon .eours par les eatlS qui fe pre'cipitent dans fon fein, & finit par fubmerger les campagnes. Le lion remercia fa mère de lui avóir épargné les regrets de faire périr un innocent, & d'avoir fauvé les jours d'un miniftre utile a 1'éfat. II Paflura qu'il feroit déformais en garde contre les flateurs. S'adreffant enfuite a Férifé ï En vain la calomnie , lui dit-il , a vöulu vous noircir a mes yeux ; elle n'a fervi qua relever ï'éclat de vos vertus : vous m'êtes plus cher que jamais , & je ne mets plus de bornes a ma cönfiance. Je me flate que vous oublierez 1'erreur d'un moment , & que vous plaindrez le fort des rois dont le tróne eft inacceffible a la vérité. Seigneur, répondit Férifé, oferois-je vous repréfenter que vous avez manqué a la parole que vous me donnates en me confiant le gouvernement de vos états. Vous me promites alors de faire taire 1'envie, & de fermer 1'oreille aux calomnies qu'elle forgeroit. Vos ennemis , reprit le lion , vous ont fervi en voulant vous nuire ; ils ont relevé Ï'éclat de votre vertu loin de Tobfcurcir : ma cönfiance en vous a pris de nouvelles forces. . Prince , dit Férifé , j'ai eu le bonheur d'échapper cette fois-ci aux pièges qu'on m'avoit tendusj  Et Fablês Ïnbiënnes, 97 tendus ; mais puis - je efpérer d'être toujours auffi heureux ? L'impuiffance de leur haine jufqu'a ce jour , ie défir de fe venger , les nouveaux honneurs même que vous accumulez fur ■ma tête, tout Va redoubler leur fureur. Ils ont connu le foible de votre majefté ; c'eft par eet endroit qu'ils 1'attaqueront. Servir un prince qui écoute les flateurs , c'eft s'expofer a une mort certaine. J'aurois été moi-même un exemple de cette vérité , fi votre mère n'eüt détourné le coup : depuis eet inftant fatal, je ferai toujours dans la craint.. Vos nouvelles bontés , loin de me ralfurer , me font trembler : elles vont fervk u'aliment a 1'envie acharnée contre moi. L'ioée affligeante c'avoir été condamné pour une faute qui, même quand je Paurois commife , ne méritoit pas la mort, fe préfente fans ceffe a mon imagination : je crois voir le glaive levé fur moi. La clémence eft une des premières vertus des princes. S'ils ne favent pas pardonner , qu'Üs l'apprennent d'un 1-01 de 1'Yémen, qui fit grace a un de fes cour-; tifans qui 1'avoit offenfé grièvement; Tome rj  $8 CONTES LE ROI DE L'YÉMEN ET UN DE SES OFFICIERS, CONTÉ. ISfoUCH i r e va n (i) irrité contre un de fes officiers , Pavoit chafle de fa préfence. La tnisère la plus affreufe fuivit bientöt fa diigrace. Celui - ci au défefpoir réfolut de tout tenter pour terminer fes malheurs. Un jour que le prince avoit admis a fa table les grands de fon toyaume , 1'officier fe préfenta a la porte du palais. Les portiers , en le voyant, crurent qu'il étoit rentré en grace, & ne s'opposèrent pas a fon paffage. II entre dans la falie du feftin , & remplit avec empreffement les fonftions de fon ancienne charge. Nouchirevan indigné de fon audace , vouloit d'abord le faire périr ; mais il craignit de troubler la joie d'un fi beau jour. L'officier encouragé par le filence du roi, faifit un inftant favorable , & vole un plat d'or. II croyoit avoir eu le bonheur de tromper les (i) Voyez la note, ainfï que les luivantes indiquées gar des chiffres, 4 }a fuite de ces contes.  ET FAfetfcS ÏNÖIENNÊS. tegards de tout le monde ; mais, malgré toute fa fubtilité, il n'avoit pu échapper a ceux du foi lui-méme* Le repas terminé , ceux qui étoient chargés •de la vaiüellj , ne trouvant point le plat d'or,, veulent fouiller tous les convives» N'inquiétez perfonne , leur dit Nouchirevan ; celui qui a dérobé le plat n'a pas envie de le rendre , & celui qui Pa vu prencire, n'a pas le deflein de décéler le coupable. L'année fuivante , a pareil jour, Noüchirevan admit encore a fa table tous les feigneurs de fa cour. L'officier qui avoit dépenfé tout ce qu'il avoit retiré de la valeur du plat, réfolut de tenter une feconde fois la fortune. II fe préfenta a la falie du feftin, & y entra fans obftacle. Je me doute , lui dit le prince en le voyant , que ta bourfe eft vide ; tu viens la remplir aux dépens de ma vaiffelle. Seigneur , dit l'officier, en fe jetant a fes genoux, j'avoue mon crime ; je mérite la mort; mais ayez pitié d'un malheureux qui ne s'eft porté a un fi coupable excès , que par Paffreufe misère oü il étoit réduit. La vie m'étoit odieufe ; je cherchois a en terminer le cours ; ce qui feroit arrivé , fans la clémence de votre majefté. Nouchirevan touché de fa fincérité, lui pardonna fa faute, & lui rendit Pemploi dont il 1'avoit dépouiüéV Gij  tOO COKTES Cette hiftoire nous apprend que le cceur des rois doit être comme 1'océan, dont on ignore Timmenfité ; il doit encore être auffi ferme qu une raontagne , & n'étre jamais ébranlé par les fecouffes violentes de la colère. Vos confeils , dit le lion, peuvent renfermer quelque vérité utile, mais ils font durs & auftères; vous pourriez les adoucir-. Un médecin prudent frotte de miel les bords du vafe qui contient le breuvage amèr qu'il préfente a fon malade : ü 1'engage, par eet innocent artifice , a le bo'ire, & lui fauve la vie. Prince, répondit Férifé , mon auftéritc vaut mieux que la flaterie pernicieufe de vos courtifans. Ils ont penfé vous précipiter dans un crime & vous faire répandre le fang innocent. C'eft ainfi que les princes corrompus par la flaterie trouvent fee & auftère tout ce qui eft libre & ingénu. La vérité les bleffe, les irrite, paree qu'elle les contredit & fouvent les condamne. Ce n'eft pas un efprit chagrin & fuperbe qui me met ces paroles a la bouche : c'eft Tamour de la vérité. Un fujet fidéle doit toujours dire la vérité a fon roi, quand même il feroit afluré qu'elle lui déplairoit. La difgrace, Texil, ja mort même ne doivent pas tenir fa langue captive. Les rois font les juges & les pères de leurs peuples. Ils doivent laifler pénétrer juf-  Et FaEtEs ItfBiïtfffï& ¥85! tju'au plé de leur tróne les plaintes & les gémiffemens des malheureux ; c'eft 1'unique moyen de prévenir les injuftices & d'empéchec les grands d'opprimer les petits. J'ai taché autant qu'il a dépendu de moi , dit Kamdjoui, de réparer 1'injuftice que j'avoïscommife a votre égard : les faveurs dont je vous ai comblé, doivent vous Pavoir fait oublier. Je fens , répondit Ie renard , le prix de vos bienfaits : ma mémoire fidéle les retracera fans ceffe a mon cceur reconnoiffant; mais rien, feigneur, ne peut me raffurer contre les envieux. Les gens vertueux, reprit Ie lion, n'ont rierea redouter des méchans : tot ou tard la vérité fe découvre, la vertu triomphe, & le crime eft dans 1'opprobre.. Vous n'avez déformais rien. a appréhender de la malice de vos ennemis ; leurs difcours trompeurs ne feront aucune im~ preffion fur mon, efprit. Je veux bien le croire, feigneur, dit le re-nard ; mais qui m'affurera que vous démêlerez: tous les artifices qu'ils emploiront pour vous tromper ? L'envie prend toutes fortes de formes pour parvenir a fes fins. Ce fera fous la forme du zèle le plus pur qu'elle fe préfentera a vos. yeux : Férifé, vous diront mes ennemis, a 1'efprit ulcéré contre vous : il ne peut oublie^  I02S CflNTES rinjure qu'il a recue, & il cherche Poccafion d'en tirer une vengeance éclatante. Vos faveurs, loin d'adoucir fon cceur farouche & fuperbe „ 1'aigriffent. Votre majefté court le plus grand danger de fe fier a celui qu'elle a offenfé fi cruellement. C'eft ainfi qu'ils parviendront a me. rendre fufpecl: & a. me faire perdre votre cönfiance : c'eft pour prévenir ce malheur, que j'ofe vous demander ma retraite. Le lion fit de nouveaux fermens au renard & lui donna toutes les affurances qui pouvoient calmer fes alarmes. Férifé vaincu , confentit enfin a ne pas abandonner la cour. Sa faveur augmenta de jour en.jour, & il gouverna jufqu'a fa mo t avec une fageffe & une modération qui léduifirent 1'envie au filence.  "Et FaBEIS iNDlfNNlS. tÖ"| CHAPITRE X. Sur la tyrannie & Vinjujlice. Que celui qui fait le mal* refoit ordinairement un plus grand mal,. L rH i s t o i r e du lion & du renard , dit Dabchelim a Bidpaï, renferme d'utiles lecons pour les rois, Elle leur apprend que le mérite & la vertu ont toujours excité la haine & la jaloufie des méchans. Elle leur fait voir ert même-tems le danger qu'ils courent en prétant une oreille favorable aux difcours empoifonnés des flateurs. Elle leur propofe 1'exemple rare d'un prince qui a le courage d'avouer qu'il s'efttrompé, & qui reconnoit la vérité dès- qu'elle brille a fes yeux. La clémence du lion envers les laches accufateurs de Férifé, apprend auffi qu'un fouverain ne peut trop chérir cette. vertus qui eft le plus bel apanage de la royauté». Tracez-moi maintenant l'hiftoire d'un tyran qui fe plait a. entendre les gémiffemens, & a voir eouler les larmes de ceux qu'il opprime, & qui devient enfin lui-même viótime de fes cruautés., Priace, dit Bidpaï, le tyran reffemble a \m G iv.  ï°4 C O B T E j homme privé de la vue. II ne peut diftinguef Ia lumière de Ia vérité, des ténèbres de Terreur. Tout Tagite , le tourmente ; il ne fe conferve qu'è force de répandre Ie fang de ceux qu'il craint. Infenfé ! qui ne voit pas que la cruauté k laquelle il fe confie Ie fera périr, & qu'il recevra enfin Ia jufte punition que mentent fes injuflices ! Le crime & la vertu ne font pas des noms ïmaginaires , inventés pour en impofer au foible vulgaire, comme les impies voudroient le perfuader. Sans la vertu, Thomme ne peut goüter cette douce patx d'ou découle Ie véritable bonheur ; elle a encore Tavantage d'être récompenfée, même dans ce monde. Le crime au contraire tourmente , agite, & rend malheureux. celui qui s'y abandonne , & il recoit quelquefois, dès cette vie, la jufte punition qu'il mérite. Si le tout - puilfant , par des raifons qu'il dérobe k la connoiffance des foibles mortels, diffère quelquefois k faire juftice, fa vengeance, quoique lente, n'en eft pas moins affurée. Ce monde reffemble k un champ : on n'y recueille que ce que Ton y a femé; Ton fe flateroit en vain de trouver le fruit du bonheur fur Tarbre de Tinjuftice. Celui qui eft intimement perfuadé flue toutes nos aftions, foit bonnes ou mau«  et Fables Indiennes. ioj^ Vaifes, recoivent, même dès ce monde , le prix qui leur eft dü, quitte les routes obliques du crime, s'il y eft engagé, & continue de parcourir rapidement celles de la vertu, s'il y eft entré dès fon enfance. Votre majefté verra cette vérité développée dans l'hiftoire d'un lion: L E LION, L'ONCE ET LE RENARD, FA B LE. Un lion cruel régnoit dans une forêt proche d'Alep. II ne fe phifoit que dans le meurtre & le carnage des ariimaux dont il étoit la terreur. II avoit pour miniftre un once (*). Celui-ci touché des malheurs de fes pareils, & fe reffouvenant du proverbe qui dit : Que celui qui fert un tyran eft 1'ennemi de dieu, prit la réfolution de quitter la cour du lion. Plein de cette penfée , il prit le chemin de la plaine. II avoit a peine fait quelques pas , qu'il appercoit un rat qui rongeoit la racine d'un arbre. L'arbre fembloit lui dire : Cruel ! quel mal t'ai-je fait, pour me faire deffécher ? Pour- i*\ Ji-deyaw, page 83, a la note.  iot> Contï* quoi empécher les voyageurs de fe repofer 1 mon ombre épailfe & de goüter du fruit délicieux que je porte ? Le rat paroiffoit infenfible aux gémiflemens de Tarbre, & continuoit avec fes dents aigues a le percer. Dans le même inftant un ferpent s'élance fur lui & Ie dévore. L'once, témoin de eet événement, vit par fes yeux que le mal eft toujours fuivi du mal'. Cependant Ie ferpent, après avoir dévoré Ie rat, s'étendit au pié de I'arbre & fe Hvra au fommeil. Un porc-épic voyant le ferpent en~ dormi, s'avanca vers lui & fe mit a le piquer.. Le ferpent réveillé par la douleur veut fe venger ; mais les dards aigus dont eft armé fonennemi lui font mille bleffures, & il perd la. vie avec fon fang. Un renard affamé qui traverfoit la plaine , appercoit le porc-épic : il le guette , le faifit par la tête & le mange. Luimême eft attaqué , peu de tems après, par um dogue : ils fe livrent un combat cruel; le chiert viótorieux terraffe fon ennemi > & venge par fa mort celle du porc-épic. L'once, témoin de ces merveilles, douta moins que jamais que celui qui fait le mal ne tarde pas a en recevoir la punition. Le chien, fier de fon triomphe, s'en alloit tout joyeux, lorfqu'il fe vit attaqué par un. ennemi plus redoutable j c'étoit un tigre, qui  it Fables Indiennes. 107 devint Ie vengeur du renard. Le meurtre que venoit de commettre le tigre ne refta pas ïongtems impuni, un chafTeur qui le pourfuivoit depuis long-tems, lui lanca un trait avec tant d'adreffe , qu'il le perca d'outre en outre. Le tigre expiré, le chaffeur fe difpofoit a s'emparer de fa peau, lorfqu'il furvint un cavalier qui Ia voulut enïever de force. La querelle des deux prêtendans fe termina par un combat furieux, dans lequel le chaffeur perdit la vie. Le cavalier fe faLfit de la peau du tigre & s'éloigne a toute bride. II avoit k peine fait quelques pas, que fon cheval s'abattit & le renverfa avec tant de violence qu'il périt fur le champ. L'once , après tant d'exemples , fe convainquit de plus en plus que le mal ne refte jamais impuni. Cependant le lion étonné de ne plus voir l'once , le fit chercher. Comme il n'étoit pas fort éloigné, on le trouva aifément. II fut conduit devant le lion, qui lui fit des reproches fur fa fuite , & voulut en favoir le motif. Seigneur , répondit l'once, ce n'eft pas fans courït les plus grands dangers que 1'on ofe dire la vérité aux rois : la mort eft fouvent le fruit d'un aveu trop flncère. Si vous voulez être obéi , promettez-moi que la hardieffe de mes repréfentations ne m'expofera point a votre colère. Le lion impatient lui donna les afftirances  '108 'C O V T E ï qu'il demandoit. Puiffant roi des animaux, ilt alors l'once, vous ne vous plaifez que dans le. meurtre & le carnage y vous vous faites un jeu barbare de verfer le fang de vos fujets. Tant d'injuftices me font appréhender pour vous le courroux célefte. A ce difcours bardi, le lion indigné frémit de colère; mais fe reffouvenant de la parole qu'il avoit donnée , il fe fit violence , & lui dit: Les reproches que tu me fais, peuvent étre: véritables par rapport aux autres animaux; mais pour toi, tu n'as jamais éprouvé les effets de cette cruauté que tu blames fi fort. Je ferois. un ingrat, répondit l'once, fi je niois vos bienfaits; mais puis-je voir d'un ceil indifférent Ia manière barbare avec laquelle vous traitez mes; pareils ? Leurs gémiffemens pénètrent mon ame de la plus vive douleur. Je crains. que la vengeance célefte n'éclate enfin fur votre tête &; n'enveloppe en même-tems ceux qui vous ap— prochent. Un feu violent confume également Ie. bois verd & le bois fee. Le lion lui demanda ce que c'étoit que 1'injuftice, & en quoi confiftoit la juftice. Prince, répondit l'once, Pinjuftice eft la violation des droits d'autrui. Celui qui commet une injuftice,. ne tarde pas a en recevoir la punition. La juf» tice confifte a traiter les autres comme 1'oa  et Fasles Indien nes. io ne pas le quitter pour en embrajfer un autre* L A onzième maxime , dit Bidpaï au roi Dabchelim, renferme une legon utile pour tous les hommes. Elle leur apprend que le bonheur confifte a être content de fon état t & que le quitter pour en embraffer un autre auquel la providence ne nous a point deftiné, eft la fource de bien des chagrins. Le tout-puiffant, en placant les hommes fur la terre, a voulu qu'ils dépendiffent les uns des autres, & qu'ils fe fecouruffent mutuellement. C'eft par cette raifon qu'il a départi a chacun d'eux un talent différent, L'homme doit con- H iv  120 C O N T E 5 noitre le talent qu'il a recu en partage, & faire; fes efforts pour le perfeétionner. Celui qui le négligé pour en cultiver un autre qui lui a été refufé, renverfe les loix de Ia providence & fe rend malheureux. Votre majefté conviendra de cette vérité, quand je lui aurai raconté l'hiftoire d'un anachorète hébreu & de fon höte: LE DERVICHE et. sonhóte, CONTÉ. Un derviche s'étoit retiré dans un hermitage aux environs de la ville de Konadjé. Son deffein étoit d'y vivre inconnu, pour fe livrer tout entier a la prière & a la méditation. Ses vertus, malgré le voile de la modeftie dont il s'efforcoit de les couvrir, lui attirèrent une foule de perfonnes qui venoient le confulter èc s'éclairer. Un étranger fe préfenta un jour chez lui. Le derviche le recut avec bonté & lui demanda de quel pays il étoit, quel étoit le but de fon voyage. L'étranger lui dit qu'il avoit éprouvé des malheurs dont il n'ofoit Pentretenir, de peur de Pennuyer. Sur 1'affurance que lui donna  ET FaBLES InDIENNES. 121 le derviche qu'il en entendroit avec plaifir Ie récit, 1'étranger commenca ainfi fon hiftoire : Je fuis né en Europese paffois pour le plus habile boulanger de la ville que j'habitois ; malgré la réputation dont je jouiffois, j'avois de la peine a fubfifter. Un laboureur qui me fourniffoit du bied, m'invita un jour chez lui. La converfation tomba fur les différens états qui compofent la fociété : celui de boulanger ne fut pas oublié; mon ami voulut favoir s'il étoit auffi avantageux qu'il fe 1'étoit imaginé : il fut furpris d'apprendre que je vivois avec peine. Ma profeffion, me dit-il, eft plus avantageufe; un grain de bied que je feme m'en produit plus de cent, & quelquefois même plus de deux cents. Je lui fis part, a mon tour, de mon étonnement, & je lui fis fentir que je le foupgonnois d'exagérer. L'alchymie fi vantée, repntil, n'eft autre chofe que la culture des terres portée a fa dernicre perfedion. Un pocte perfan a dit : Le grand ceuvre eft une chimère. Philofbphe infenfé ! déchire le fein de la terre avec le foc de la charrue; tu y trouveras ce que tu cherches en vain dans tes creufets. Ce difcours du laboureur fit fur mon efprit la plus vive impreffion. Mon état n'ayant plus d'attraits pour moi, je réfolus de le quitter pour en embraffer un autre dans lequel j'efpé-  122 Co NTE j rois faire une fortune briljante. Un derviche j mon voifin, apprit mon deffein; il men fit des reproches & n'oublia rien pour m'en détourner. L'homme avide, me dit-il, eft fouvent fruftré dans fes efpérances ; celui qui fait fe contenter de 1'état dans lequel la providence fa place', eft heureux, ou du moins n'eft pas tourmente'! ^ Derviche, lui répondis-je, la profeifion que j'exerce ne me p,ocure que des fatigues & des peines fans aucun profit : j'y renonce pour embraffer celle de laboureur, beaucoup moins pe'nible & bien plus avantageufe. Je fuis las de mener une vie mife'rable; mon parti eft pris ; adreffez vos prières au ciel, pour qu'il favorife mes demarches. Jufqu'a préfent, reprit le derviche, votre e'tat vous a fait vivre avec peu d'aifance, j'en conviens; mais il fuffifoit du moins a votre fubfiftance & a celle de votre familie. Le labourage demande des connoiffances qui vous manquent & fans lefquelles vous ne pouvez pas réuifir. Le fuccès ne re'pond pas toujours a notre attente, & les efpérances trop brillantes font fouvent trompées. Croyez-moi, ne changez point votre four contre une charrue. Celui qui abandonne fon métier pour en exercer un autre auquel il n'eft pas propre, s'expofe aux mêmes malheurs qu'une grue dont je vais vous raconter l'hiftoire :  et Fables Indiennes. 123 LA GRUE ET LE BERGER, FA B LE. Une grue, cltoyenne des bords d'un lac, y vivoit des différens infe&es qu'elle y trouvoit en abondance. Un jour elle appergut un épervier, qui, après avoir donné la chaffe a une perdrix, 1'avoit prife & la dévoroit. Cet épervier, dit en elle-même la grue, fait fa nourriture des oifeaux les plus délicats; & moi qui 1'emporte fur lui par la force & par la grandeur, je me contente de vils infeétes. Je veux fuivre fon exemple. La grue, après ce beau monologue, appergoit une perdrix qui, d'un vol léger, rafoit la furface de 1'eau : elle veut fondre fur cette proie; mais la pefanteur de fon corps 1'entraine; elle tombe fur les bords du lac qui étoient trés - fangeux fes pattes s'enfoncent dans le limon; elle fait de vains efforts pour s'en tirer. Un berger, qui étoit aux environs, prend 1'oifeau, 1'encage & le porte a fes enfans. Vous voyez, par cette fable, me dit le derviche , quel danger 1'on court en quittant fon état, pour un autre auquel 1'on n'eft pas propre. Les fages confeils du derviche ne me firent aucune impreffion : je fus fourd a fa voix. J'a-  I24 C O N T E S* bandonnai mon four, & j'enfemengai un chamf* que j'avois loué. Me voila donc devenu cultivateur. Les inftrumens néceffaires au labourage avoient abforbé le peu que je poffe'dois : il me falloit attendre prés d'une année avant de pouvoir rien retirer de mes terres. Ma familie fe trouva réduite a la dernière misère. Je me repentis alors de n'avoir pas fuivi les fages confeils du derviche; je crus réparer ma faute en reprenant mon four. Un de mes amis me prêta de 1'argent, & je fus tout-a-la-fois boulanger & laboureur. Je courois de la ville aux champs, & des champs a la ville. Le garcon auquel j'avois confié mon four me vola & prit la fuite; des orages qui fe fuccédèrent les uns aux autres, ravagèrent les campagnes. J'allai conter mes malheurs au derviche mon voifin. Je vous 1'avois prédit, me dit-il: vous reffemblez a eet homme entre deux ages avec fes deux femmes:  FaBLES iNDiËNNES. 12$ L' H O M M E ET SES DEUX FEMMES, F A B LE. XJn homme de moyen age dont la barbe commencoit a grifonner, avoit deux femmes, 1'une encore verte, & l'autre déja un peu müre. Pour éviter tout fujet de difcorde, il avoit des attentions égales pour elles & confacroit un jour a la jeune, & l'autre a fa compagne. Cet homme étoit accoutumé, quelque tems après s'être levé, de fe rendormir fur les genoux de la femme avec laquelle il fe trouvoit. Un matin qu'il étoit dans cette attitude avec la femme de moyen age, elle appercut dans la barbe de fon mari des poils noirs mélés avec les blancs. Ces poils noirs, dit - elle en elle - méme , font croire a ma rivale que fon mari eft encore jeune, il faut que je les coupe : elle ceffera de 1'aimer en lui voyant la barbe toute blanche. Le lendemain ce fut le tour de la jeune : elle fe mit a faccager les poils blancs. Toutes deux a 1'envi firent tant, que notre barbe grife demeura fans poils. II en eft de méme de vous, me dit le derviche : vous n'avez plus les moyens  I2<5 C O N T E S de contlnuer votre premier métier, & la misère oü vous êtes vous foree d'abandonner le nouveau que vous avez embrafie. J'écoutai cette fois avec plus de docilité les confeils du derviche. Accablé de dettes comme je l'étois, la fuite étoit le feul parti qui me reftoit a prendre; je m'y déterminai & je me mis a voyager. Tels font les malheurs qui ont empoi■ fonné mes jours : je les relfens d'autant plus vivement, que mon ambition feule les a caufés. Confolez - vous , lui dit 1'anachorète, 1'école de 1'adverfité eft nécelfaire a 1'homme; elle lui donne du courage & des lumières qu'il n'auroit point puifés a celle du bonheur. Vos malheurs vous ont procuré un autre avantage : ils vous ont forcé de parcourir Ie monde. Les voyages, femblables au creufet qui fert a purifier 1'or, forment & inftruifent 1'homme. L'étranger, enchanté de 1'efprit de fon hóte, oublia fes malheurs. L'anachorète étoit de la race des ifraélites ; il étoit verfé dans toutes les fciences & favoit plufieurs langues, en particulier celle de fes pères. L'étranger, par une fuite de fon inconftance & de la bizarrerie de fon efprit, voulut apprendre 1'hébreu, & conjura fon höte d'avoir pour lui la complaifance de le lui enfeigner. J> confens * lui répondit le derviche ; les  et Faeles Indiennes. 127 favans doivent fe faire un plaifir d'éclairer les autres hommes; mais je crains que les diffkultés ne vous rebutent. La langue que vous avez deffein d'apprendre en eft remplie. Je fais, répondit l'étranger, qu'il eft difficile d'apprendre une langue; mais quels obftacles ne furmonte pas un travail affidu & conftant; Celui qui fe livre a 1'étude des fciences reffemble a un homme qui a enïrepris un long & pénible voyage : il ne peut arriver au terme qu'après des fatigues infinies. Je me flate que les épines que je trouverai fur ma route fe changeront un jour en rofes. Je reffemblerai a ce pêcheur qui dut fon bonheur a 1'envie qu'il eut de s'inftruire. 'Je veux vous raconter cette hiftoire: LE PÊCHEUR ET LES SAVANS, FAB LE. U N payfan ne vivoit, lui & fa familie, que de ce qu'il prenoit a la chafle ou a la pêche. Un jour qu'il avoit tendu fes lacets , trois oifeaux s'y prir rent & d'autres alloient s'y prendre, lorfque le bruit de deux hommes qui fembloient fe quereller, les écarta. C'étoit deux favans qui fe difputoient.  128 C O N T E S Le payfan s'approche d'eux, les conjure de fufpendre leur difpute , de peur que le bruit qu'ils font n'effarouche los oifeaux & que fes peines ne deviennent inutiles. Pour prix de leur filence , les favans veulent que le bon-homme leur donne a chacun un des oifeaux déja pris. II ne m'en reftera qu'un , leur dit-il ; je fuis pauvre; ma familie eft nombreufe; la fcience doit rertdre les hommes juftes. Quel droit avez-vous fur ma chaffe pour en prétendre les deux tiers ? C'eft violer toutes les loix de la juftice & de 1'équité. Pour toute réponfe , les favans dirent qu'ils alloient continuer leur difpute avec plus de chaleur. Le pauvre homme , pour fe délivrer de ces importuns , confentit a ce qu'ils voulurent. Mais , dit-il, fi vous voulez partager avec moi, je dois partager avec vous ; & fi je vous donne de mes oifeaux, vous devez me donner de votre fcience : de quoi difputiez-vous ? Nous difputions , lui dirent-ils , fur les hermaphrodites. Le payfan n'en fut pas plus favant. Hermaphrodite , lui dirent-ils , fignifie ce qui eft male & femelle tout a la fois. Le payfan retint le mot d'hermaphrodite, & les favans emportèrent les deux oifeaux. Le lendemain avant le jour , le payfan étoit fur le. bord de la mer : il avoit déja jeté fes filets;  et fabies IndiENNES. 120 filets ; un énorme poiffon s'y prit. Notre pêcheur plein de joie court au palais, préfente fa pêche au fultan. Ce prince avoit fait creufer un fuperbe vivier, ou 'il faifoit raffembler les poiffons les plus rares : c'étoit fa paffion. II prend le poiffon , & veut que 1'on donne mille pièces d'or au pêcheur qui 1'avoit apporté. Le vifir étonné de cette prodigalité, s'approchant du fultan , lui dit : Si pour pareille bagatelle vous donnez des fommes fi confidérables , on vous apportera tous les poiffons de 1'Océan , & vous ne ferez pas en état de les payer. J'ai promis mille pièces d'or pour ce poiffon , reprit le fultan ; les rois plus que les autres hommes doivent être efclaves de leur parole. Cómment me tirer de-la ? Demandez au pêcheur, répondit le vifir , fi fon poiffon eft male ou femelle ; s'il vous répond : il eft male ; vous lui direz : les mille pièces d'or feront a toi quand tu m'apporteras la femelle ; s'il vous dit : c'eft une femelle ; vous lui direz : apporte-moi le male, & tu auras les mille pièces. II fera dans l'impoflibilité de vous fatisfaire , & alors vous lui ferez donner une légère récompenfé. Le fultan approuvant 1'expédient, fit approcher le pêcheur. Ton poiffon , lui dit-il, eftTome XVIII, I  13° C O N T E S ïl male ou femelle ? Sire , répondit le pêcheur, il eft hermaphrodite. Le vifir préfent fut bien étonné. Le fultan ordonna qu'aux mille pièces d'or qu'il avoit promifes on en ajoutat mille autres. La fcience eft toujours utile : on ne perd pas le tems qu'on emploie a 1'acquérir. Le derviche vaincu par 1'obftination de l'étranger , confentit enfin a ce qu'il défiroit. Le peu de progrès du difciple , malgré les efforts redoublés du maïtre, ne vérifia que trop la prédicüon de ce dernier. La nature , maratre envers eet étranger, lui avoit refufé ce génie intelligent qui congoit & faifit, fi néceffaire a quiconque fe livre a 1'étude des fciences. C'étoit une terre aride qui , malgré toute la culture qu'elle recevoit, ne produifoit aucun fruit. Vous avez entrepris une chofe au-deffus de vos forces, lui dit un jour le derviche; croyezmoi, renoncez-y : vous n'arriverez jamais au terme de la carrière que vous voulez parcourir, & nous perdons 1'un & l'autre , un tems précieux que nous pourrions confacrer plus utilement. L'on ne doit pas fortir de la route que nous ont tracée hos pères, & s'obftiner a apprendre une langue différente de la leur. Vos reproches feroient juftes , repartit l'étranger , fi je quittois la route de mes pères  et Faeles Indiennes. 13! pour m'égarer ; mais doivent-ils rougir, en me voyant faire des efforts pour acquérir de la fcience ? Je remplis les devoirs facrés dé 1'hofpitalité, lui dit le derviche , en vous donnant un avis falutaire; vous vous repentirez un jour de ne 1'avoir pas fuivi : non-feulement; vous ne parviendrez jamais a apprendre 1'hébreu , mais vous oublierez votre propre langue. Vöus reffemblerez a ceriain corbeau qui , a force de vouloir imiter la démarche de la perdrix , oublia enfin la fienne propre : le corbeau ET LA PERDRIX, FABLE. X_Jn corbeau admiroit la démarche d'une perdrix ; il étoit enchanté des graces, de la légèreté de fes mouvemens ; il voulut 1'imiter & fe mit a fuivre par-tout fon modèle. La perdrix vs'en appercut. Oifeau lourd & pefant , lui ditelle , tu veux m'imiter en vain : la nature m'a favorifée de ces graces que tu admires dans ma démarche ; elle ne t'a pas fait le même don : inutilement tu veux la forcer ; Part ne donne point ce que la nature a refufé.  ,132 CotfTES Le corbeau obftiné , ne voulut pas renon* eer a fa folie entreprife : il ne put jamais parvenir è imiter Ia démarche de la perdrix, il finit par oublier la fienne. Faites - vous a vous - même Papplication de cette fable. Entreprendre une chofe au-deffus de vos forces , & vouloir apprendre une langue pour laquelle vous n'avez aucune difpofition, eft une, folie impardonnable. Votre entêtement ne m'étonne point; il vous a précipité dans les malheurs que vous avez éprouvés, & vous a obligé de vous expatrier. L'étranger incapable de fuivre un bon confeil s'obftina s & continua en vain Pétude dans laquelle il ne fit aucun progrès. II ne tarda pas a vérifier la prédiétion de fon maïtre ; il ne put jamais apprendre la langue hébraïque a & parvint enfin a oublier la fienne.  it Faéles ïnpiennês. 133 CHAPITRE XI I. Que la douceur & la modération font les qualités les plus a défirer dans un Monarque. XJn prince, pour être parfait, dit Dabchelim a Bidpaï , doit fans doute réunir dans fa perfonne toutes les vertus. Mais quelle eft celle qui lui eft le plus néceffaire , & qui contribue plus sürement a fon bonheur & a celui de fes fujets ? Trois vertus femblent 1'emporter fur. les autres : le courage , la libéralité , la modération. A laquelle des trois faut-il donner la préférence ? Seigneur, répondit le brachmane, un prince qui fait toujours fe commander a lui-même» eft fans contredit le prince le plus accompli de ta terre. La valeur eft a défirer dans un monarque ; mais elle a fes dangers : il eft a craindre que 1'amour de la gloire & 1'envie de faire des conquêtes ne fentrainent trop loin , qu'iï ne rende fes peuples malheureux- par des guerres continuelles. La libéralité a des bornes qu'ii feroit dangereux de franchir; elle ne fe fait guère- reffentir qu'a ceux qui approchent le plus.  x34 C O N T E 3" prés du tröne, & toujours aux dépens de ceux qui en font le plus loin. La modération au contraire n'a aucun de ces inconvéniens ; elle s'étend fur tous les fujets qui compofent 1'empire : tous en reffentent également la bénigne influence. Les rois qui font les ( *) maïtres de la vie & des biens de leurs fujets , ont befoin de modération plus que les autres. La colère , la paffion , le caprice , ne doivent avoir aucun empire fur eux; 1'équité feule doit dider les ordres qu'ils donnent. Un poëte perfan a dit : Dieux de la terre ! que Ie premier ufage de votre pouvoir föit 1 empire fur vous-mémes. Que votre ame toujours calme & fereine ne foit jamais agitée par les vents impétueux des paffions : elles exciteroient des tempêtes qui ébranleroient votre tröne & le renverferoient a la fin. Un roi a beau être fameux par fes hauts faits d'armes , ou par fa générofité ; ces qualités ne font pas le bonheur des peuples , & ne peuvent remplacer la modération ; cette vertu au contraire tient lieu de toutes les autres. Un monarque toujours le maitre de lui-même eft (*) Cette maxime n'eft que trop fuivie par malheur dans les gouvernemens defpotiques, & leur eft propre.  et FAbees Inbiennesv 135: adoré de fes fujets; ils lui pardonnent aifément de n'être ni guerrier, ni libéral. Si les hommes fe donnoient des maïtres , ce ne feroient ni les plus vaillans, ni les plus généreux qu'ils choifiroient; ce feroient les plus modérés, les plus humains, des maïtres qui fuflènt en même-tems leurs pères. Un prince doit toujours être Ie même , foit qu'il puniffe ou qu'il récompenfé. L'on demandoit a un philofophe une feule maxime qui; renfermat toute la morale. La vertu la plus parfaite , dit-il, eft de favoir réprimer fa colère & le vice le plus grand eft de s'y abandonner. Cette raifon doit engager les monarques a: faire choix d'un miniftre prudent, & fur-tout qui ait affez de courage pour ofer leur faire des repréfentations & même leur réfifter, quand, tranfportés par la colère, ils veulent commettre une injuftice. Quelquefois même un pareiÜ miniftre fufpend 1'exécution d'un ordre di&é par la paffion. II attend Ie moment oü Ie prince revenu a lui-même , peut écouter la voix de. 1'équité. II parvient enfin a faire révoquer 1'ori dre injufte qui auroit fait périr un innocent , comme il arriva a un vifir d'un roi des Indes, dont jevais raconter l'hiftoire a votre majefté- i iv  136 CONTES LE ROI DES INDES, son VISIR ET LES BRAMINS, CONTÉ. Un prince nommé Salar regnoit dans les Indes. L'étendue de fes e'tats, la fageffe de fon gouvernement, la valeur & le nombre de fes troupes, le rendoient le monarque Ie plus puiffant de POrient. II avoit deux fils qui, par mille belles qualités , méritoient fa tendreffe. Ces jeunes princes faifoient Pefpoir le plus doux des peuples. La fultane favorite leur mère , réuniffoit a une beauté rare, Pefprit, les graces & les talens. Le fultan Paimok a Pexcès. Tout contribuöit au bonheur de ce prince. Son grand-vifir avoit autant de probité que de lumières. Uniquement occupé de la gloire du fultan & du bonheur des peuples, il n'étoit ni avide, ni ambitieux. Le chancelier de Pempire, par fes vaftes connoiffances , étoit Poracle de fon Cècle, foit dans fes difcours , foit dans fes écrits. Ce fultan avoit un éléphant blanc , Ie feul qui fut dans les Indes : il le montoit les jours  et Fables Indiennes. 137 ie combat. Cet animal furieux renverfoit avec fa trompe des bataillons ennemis , & les fouloit aux piés. Ce prince avoit auffi deux éléphans noirs , qui ne le cédoient au blanc que par la rareté & Ï'éclat de fa couleur. Deux dromadaires fi légers a la courfe , qu'ils fembloient a peine toucher la terre avec leurs piés , portoient avec une rapidité incroyable les ordres du fultan d'une extrêmité du royaume & l'autre. On admiroit encore parmi les raretés qu'avoit ce prince , un cheval le plus beau de 1'umvers , & un fabre d'un acier fi fin, que rien ne réfiftoit a fes coups. II y avoit eu autrefois dans les états du fultan une tribu de bramins qui , livrés a Terreur & a la fuperftition , profeffoient un culte impie. Ce prince n'ayant pu diffiper leurs ténèbres , irrité de leur réfiftance , avoit fait périr le plus grand nombre , réduit a 1'efclavage leurs femmes & leurs enfans. Quatre eens d'entr'eux étoient échappés a cette profcription : c'étoient des efpèces de mages inftruits des myftères de la nature & verfés dans toutes fortes de fciences. Le fultan les avoit recus dans fon palais & les confultoit quelquefois. Ces bramins , devoués en apparence aux volontés du prince, lui portoient dans le fond du cceur une haine mortelle, & attendoient avec impa-  l3& CONTES tience I'occafion de la faire e'clater. Elle ne tarda pas a fe préfenter. Le fultan goütoit une nuit les douceurs du fommeil, lorfqu'il fut troublé par un fonge. II entendit une voix éclatante & vit deux poiffons blancs qui fe tenoient tout droits devant lui. Le bruit de la voix 1'éveilla; mais fes yeux appefantis fe refermèrent bientöt. A peine étoitj! rendormI , qu'il appercut dans un nouveau onge deux carnards & une oie qui planoient dans ie plus haut des airs. L'oie quitta les canards & & préfenta devant le prince , en marchant Jur la terre & dans la pofture d'un fuppliant. Ce prince réveille' un troifième fois, fe rendor, m.t encore , & il vit un dragon monftrueux cont le corps étoit tacheté de verd & de jaune , qui s'élanca fur lui, & avec les replis de ia queue s'entortilla autour de fa jambe • Ia crainte lui fit jeter un cri. II fe rendormit & eut un quatrième fonge. Son vifage & fon corps étoient couverts de fang , & il fortoit avec abondance de fa bouche. Ce fonge 1'effraya plus que les autres. II ne tarda pas a en avoir un cinquième. II étoit monté fur un cheval blanc qui 1'emportoit malgré lui. Le fultan effrayé faifoit d'inutiles efforts pour 1'arrêter. II regardoit de tout cöté, & voyoit avec douleur que perfonne de fa fuite ne venoit a fon fecours : les  et Fables Inüiennes. 139 efforts qu'il avoit faits diffipèrent fon fommeil; mais il s'y livra de nouveau, & eut un fixième fonge. II crut voir fa tête embrafée : le feu fe communiquoit & caufoit un incendie. Le feptième & dernier fonge fut le plus effrayant. C'étoit un aigle d'une grandeur énorme qui fondoit fur lui & lui déchiroit le corps avec fes ferres meurtrières. Le fultan jeta un cri fi fort que fes pages accoururent. II étoit trop agité pour goüter de nouveau les douceurs du fommeil. Ces fonges fi extraordinaires, dit-il en lui-même, m'annoncent les plus grands malheurs. Qui fera affez habile pour m'en donner 1'interprétation ; ou plutöt qui aura le pouvoir de détourner de deffus ma tête les maux dont elle eft menacée ? Plein de ces triftes réflexions , il attendit le jour avec impatience. Dès 1'aurore , il fit appeler les bramins qui étoient dans fon palais , & leur raconta le fujet de fa peine. L'effroi étoit peint fur le vifage du prince. Les bramins qui s'en appercurent firent leur poffible pour l'augmenter. Seigneur, lui dirent-ils , jamais fonges plus extraordinaires, & en même-tems plus finiftres, n'ont effrayé aucun mortel. Permettez-nous de confulter nos livres facrés : peut-être y trouverons-nous le véritable fens des préfages effrayans que le ciel vous envoie. Peut-être nous  I4O C O N T E S indiqueront-ils le remède aux maux dont vous étes menacé. Le prince y confentit. Ce tyran , (direntils entr'eux, dès qu'ils furent hors de fa préfence ) a profcrit injuftement notre nation : quelques-uns des nótres ont expiré dans des tourmens affreux; les autres ont été forcés de quitter leur patrie pour échapper a fes fureurs. Vengeons leur injure & Ia nótre, puifqu'il s'offre de lui-méme a nos coups. La frayeur dont il eft faifi, 1'efpoir d'éviter par la puiffance de nos fecrets magiques les maux dont il s'imagine être menacé , le rendront docile a nos voix. Un homme timide eft toujours crédule. Perfuadons-lui que ces fonges annoncent la perte de fa couronne & celle de fa vie ; qu'il ne peut échapper a ces malheurs qu'en fe baignant dans le fang de fes enfans , de fes femmes , de fes miniftres : il nous fera facile alors de nous défaire de ce monftre refté feul, fans appui, fans confeil, & devenu en horreur a fes fujets par ce trait de cruauté. Les bramins , après avoir formé ce noir complot , fe préfentent devant le fultan , la douleur & la confternation peintes fur le vifage. Pourquoi faut-il , feigneur, lui dirent-ils , que vous employiez notre miniftère, pour vous annoncer les événemens les plus finiftres ? Les  et Faeles Indien/nes. 141 fonges funeftes qui ont troublé votre repos défignent la chüte de votre empire & la perte de votre vie. En voici la fidéle interprétation. Les deux poiffons qui fe font tenus droits devant vous , repréfentent vos deux fils. Les deux canards & 1'oie défignent vos deux éléphans noirs & 1'éléphant blanc. Ce ferpent tacheté de verd & de jaune eft 1'emblême de la fultane favorite ; & le cheval fougueux qui vous emportoit, eft celui de votre majefté. Le feu ardent qui vous entouroit, repréfente votre grand-vifir; & 1'aigle repréfente votre chan* celier. Le fang qui fortoit a gros bouillons de votre corps , défigne votre fabre , que des traïtres doivent teindre du fang de votre majefté. Après vous avoir annoncé tous les malheurs dont vous êtes menacé, nous devons vous inftruire des moyens que notre fcience dans 1'art de la divination , nous a fait découvrir pour les éviter. Ils font terribles , & ils vous feront frémir ; mais il faut ou les employer , ou' vous décider a périr vous-même. Le ciel, pour être appaifé , demande le fang de vos deux fils , celui de la fultane favorite, & celui de votre vifir & de votre chancelier. Vous ferez égorger en même-tems vos deux éléphans noirs, 1'éléphant  I42 ' C O N T E S blanc , vos deux dromadaires & votre cheval, & 1'on en fera un baln dans lequel vous vous plongerez. Nous ferons, tandis que vous y ferez , des conjurations , nous réciterons certaines prières myftérieufes capables d'appaifer le courroux du ciel. Ce difcours remplit de terreur & d'indignation le fultan. Barbares ! leur dit-il, qu'ofezvous me propofer ? La mort n'eft-elle pas mille fois préférable a 1'affreux moyen que vous me préfentez pour Péviter ? Comment puis-je me réfoudre a facrifier des perfonnes qui me font plus chères que ma propre exiftence ? Quelles douceurs aura pour moi la vie, quand je ferai privé de ce qui m'y retient ? Vous ignorez fans doute l'hiftoire du grand Salomon (2) 8c de Boutimar. Un ange apparut au prophéte Salomon , & lui préfenta de la part de Péternel, un vafe rempli d'une eau merveilleufe qui avoit la vertu de rendre immortel. En buvant de cette eau, lui dit le meffager célefte , vous jouirez de 1'immo.rtalité, & eh n'en buvant point, vous fubirez la loi commune au refte des hommes. Le tout-puiffant vous laiffe le maïtre de choifir. Salomon incertain, affembla fon confeil; tous ceux qui le compofoient furent d'avis qu'il préférat Pimmoftalité. Le prophéte s'étant ap-  et Fables Indiennes. I43 percu que Boutimar, un de fes vifirs des plus éclairés, étoit abfent, 1'envoya chercher, & lui propofa la queftion. Grand roi, lui dit Boutimar, cette eau divine eft-elle réfervée a vous feul, ou d'autres que vous ont - ils la liberté d'en faire ufage ? Salomon lui répondit que cette faveur n'avoit été accordée qu'a lui. Si cela eft ainfi, reprit le vifir, vos époufes les plus chéries, vos enfans, ces doux objets de votre tendreffe, vos miniftres , vos amis , tout ce qui vous entoure paiera a la nature le tribut commun : vous leur furvivrez ; chaque année, que dis-je, chaque inftant vous enlevera quelqu'un qui fera cher a votre cceur ; vous en gémirez. Quels charmes aura pour vous une vie qui fera confacrée a la douleur & a des regrets éternels ? Vous ne vivrez toujours que pour fouffrir toujours. Le prophéte préféra 1'avis de Boutimar a celui de fes confeillers, renoncant de bon cceur a une immortalité qui auroit été pour lui mille fois plus affligeante que la mort. Je fuivrai 1'exemple de Salomon. Quelles douceurs trouverois-je a prolonger des jours qu'il faudroit paffer a pleurer ceux que j'aime plus que moimême ? Au refte, tout dans eet univers a un terme fixé pour fa durée. Les empires les mieux établis, après être parvenus au plus haut point  144 C O N T E S de leur grandeur , tombent en décadence , & finiffent par être renverfés Les villes les plus fuperbes font changées en folitudes. Quelle folie de verfer le fang de tant de perfonnes fi chères , pour prolonger pendant quelques inftant de plus, des jours qui doivent bientöt finir ! cherchez un autre moyen de détourner les malheurs dont je fuis menacé. Jamais je ne mettrai en ufage celui que vous me propofez; il eft trop cruel & trop barbare. Les bramins infiftèrent: Seigneur , lui direntils , la perte de la fultane favorite, celle de vos enfans, de vos vifirs, n'eft pas irréparable. En confentant a vivre, il vous fera aifé de former de nouveaux liens, qui vous feront retrouver toute la douceur que vous goütiez dans les premiers; mais en vous déterminant a mourir, tout eft perdu pour vous fans reffource. Ces inftances augmentèrent 1'incertitude & la douleur du fultan. II chaffa les bramins de fa préfence, & fe retira dans Tappartement le plus fecret de fon palais. Un torrent de larmes s'échappa, malgré lui, de fes yeux. Malheureux que je fuis ! s'écria-t-il, la foudre gronde fur ma tête, elle eft prête a éclater. Quelle main affez puiffante pourra la détourner ? Mais périffons plutöt que d'employer 1'affreux moyen que m'ont propofé les bramins. Qui pourroit avoir le  et FaBLES InDIÊNNES. -.S^J* ïe cceiu- afiêz barbare pour immoler lui-même ce qu'il a de plus cher, & prolonger 3 par un crime atroce, des jours qui doivent bientöt finir. Le fultan fe repréfentant enfuite 1'amour qu'il avoit pour fes fils, leur age tendre, leur innocence , la vertu, la beauté de la fultane favorite, la fageffe de fon grand-vifir, le mérite & le zèle de fon chancelier : A dieu ne plaife, dit-il, que je fouille mes mains d'un fang fi précieux : qu'ils vivent, & que le malheureux Salar épuife fur lui feul tout le courroux célefte. La douleur du fultan , dont on ignoroit la caufe, alarma fes fujets. Ils craignirent de perdre le meilleur des rois. Bélar, c'étoit le nom du grand-vifir , étoit incertain du parti qu'il devoit prendre : il n'ofoit preffer le prince de lui révéler un fecret dont il s'obfïinoit a lui dérober la connoiffance. D'un autre cöté , il craignoit que le mal, s'il reftoit plus long-tems ignoré, ne devint fans remède. Dans cette incertitude, il alla trouver la fultane favorite. Princeffe, lui dit-il, depuis que le fultan a remis entre mes foi bles mains le gouvernement de fes états, il a toujours daigné m'écouter, même fur les moindres chofes. Sa conduite h mon égard eft bien changée. II a eu depuis quelques jours plufieurs entretiens fecrets avec les bramins; j'ai eherché inutileTome XVIII. K  1^5 C © N T E S ment a pénétrer quel en étoit Pobjet. Depuis eet inftant fatal, il ne fort plus de fon palais: inacceffible a tous fes ferviteurs , il s'obftine a garder le filence, il refufe de prendre aucune nourriture, & paroit dévoré des plus noirs chagrins. Ses fujets qui 1'adorent, font très-alarmés; ils vous conjurent de faire vos efforts pour découvrir la caufe de fes peines : ils craignent que les bramins, ce refte impur d'une nation profcrite , ne portent le fultan a quelque démarche facheufe. II ne feroit plus tems de s'oppofer a leurs deffeins , quand ils auroient réuffi: un tardif repentir ne répareroit pas le mal qu'ils auroient fait. Vifir, répondit la fultane, je me fuis appercu de la douleur du roi : elle ne m'inquiète pas moins vivement que vous ; mais depuis quelques jours il m'évite : je n'ofe troubler fa folitude, ni chercher a pénétrer un fecret qu'il ne veut pas confier; je crains de m'expofer a" fon courroux. Madame, repartit Bélar, dans une occafion OÜ il s'agit du falut du prince & de celui de tout 1'empire, il faut montrer plus de courage. Qui ofera paroïtre devant le fultan, fi vous ne le tentez ? Qui a mieux fu que vous trouver le chemin de fon cceur ? Employez les prières , les larmes s'il le faut. Peignez-lui votre défef-  et FaBEES ïndiennes. I47 poir; il n*y pourra point réfifter. Ami, m'a dit fouvent ce bon prince, la fultane eft pour moi tine divinité bienfaifante, fa préfence feule fait naïtre la joie dans mon cceur. La favorite encouragée par le difcours du vifir, alla trouver le fultan. Quel fombre nuage, lui dit-elle, a ob'fcurci tout-a-coup la lumière qui brilloit fur votre vifage ? Quelle trifteffe a chaffé la joie de votre cceur ? Pourquoi ces yeux, dont un feul regard fait mon bonheur, n'ofent-ils fe lever fur moi ? Que veut dire ce filence, eet air morne & abattu ? Si les bramins vous ont annoncé des chofes ficheufes, confiezles a vos plus fidèles ferviteurs, peut-être ils y apporteront quelque remède. Lumière de mes yeux, lui répondit Ie fultan en pouffant un profond foupir, pourquoi me faire une queftion qui m'affiige, & dont la réponfe, fi j'ofois vous la faire, vous affligeroit encore plus.' Seigneur, repartit la fultane, fi les malheurs dont les bramins vous ont menacé ne regardent que ceux qui entourent votre tröne , ce ne font plus desmalheurs; que mille vies comme lamienne vous foient facrifiées fi elles peuvent conferver la vötre ; mais fi ces maux vous font perfonnels , il ne faut point vous laiffer abattre. La crainte obfeurcit 1'efprit en abattant 1'ame ; elle empêche dans les dangers de voir les rcf- Kij  , C O N T E S fources : elle de'courage nos amis & enhardk nos ennemis. Si la montagne du Caucafe, dit le fultan a Irandoht (c'étoit le nom de la fultane ), avoit entendu une partie des chofes que m'ont dit les bramins, elle auroit été ébranlée jufques dans fes fondemens , comme le fut le mont Sina'ï,■ quand le tout-puiffant paria a Moïfe au milieu tde la foudre & des éclairs. Si le foleil voyoit 1'affreux facrifice que 1'on m'ordonne, il reculeroit faifi d'horreur. Ne me faites point de nouvelles queftions , je n'ai point la force d'y répondre, vous n'aurez pas celle de m'entendre. Irandoht preffa de nouveau le fultan. Vous le voulez , madame , je vais porter a votre cceur un coup mortel; mais n'en accufez que vous-même. Des fonges effrayans ont troublé mon repos il y a quelques, jours. J'en ai demandé 1'interprétation aux bramins ; ils m'ont affuré que ces fonges défignoient les plus grands malheurs; & que le feul moyen de les éviter, étoit d'immoler mes enfans, mon grand-vifir, mon chancelier & vous-même. Ces paroles furent un coup de foudre pour la favorite. Revenue a elle-même : Je fais volontiers, dit-elle au prince, le facrifice de ma vie : elle ne peut être mieux employée que pour fauver la votre. Mais, feigneur, eet oracle eft-ü  et Faeles Indiennes. 14^ bien sur ? Ceux qui font prononcé font les reftes méprifables de cette nation que vous avez profcrite. Ils peuvent avoir de la fcience; mais ils font fans principes & fans religion ; rien de pur ne découle d'une fource empoifonnée. Qui fait fi le confeil qu'ils vous ont donné , n'eft pas diclé par un efprit de vengeance. Ils n'ont pas oublié que vous avez fait périr leurs frères; ils vous ordonnent d'immoler vos de*x fils, afin que votre majefté n'ait point de fucceffeur intéreffé a les punir. La prudence de votre grand - vifir , les lumières de votre chancelier leur font ombragef ils veulent vous priver de 1'appui de ces deux miniftres , afin que perfonne ne puiffe détourner le coup qu'ils' méditent de vous porter. Quant a moi, quoique d'un fexe plus foible, ils me redoutent ; ils connoiffent mon amour pour votre perfonne; ils favent que les yeux d'une amante font clairvoyans, & qu'elle tremble toujours pour 1'objet qu'elle adore. Ils appréhendent que je n'éclaire leurs démarches , & que je ne découvre leur noir complot. Ces perfides, dans 1'impuiflance ou ils ont été jufqu'a préfent de fe venger , ont caché fous le dehors du zèle, la haine implacable qu'ils vous ont vouée :. le moment eft venu de Ia faire éclater, ils l'ont faift avec ardeur. Prince, fi vous fuivez leur confeil, les? K iij  Ij'O C O N T E S peuples fe révolteront; tout fera dans le troub!e; les ennemis en profiteront pour s'emparer de votre royaume. Les rois, plus que les autres , doivent fe défier de leurs ennemis, même de ceux qui paroiffent dans rimpuiffance de fe venger. Comme ils ne peuvent attaquer a force ouverte, ils dreffent des embüches, & 1'on devient t»t ou tard la victime d'une aveugle fécurité. Je ne m'oppofe point a 1'exécution de 1'arrêt cruel qu'ont prononcé les bramins.; mats aVant que d'en venir a cette extrémité , il faut bien s'affurer de la vérité. Je fais un moyen sur de la découvrir, fi votre majefté confent a en faire 1'épreuve. Sur une montagne peu éloignée de cette ville, vit un pieux folitaire; il paffe la nuit en prières, & le jour en méditations : le paffé & 1'avenir font préfens a fes yeux. Le tout-puiffant pour récompenfer fes vertus, 1'a favorifé du don de prophétie : lui feul, feigneur, peut vous donner 1'interprétation fidelle des fonges que vous avez eus. Si elle fe trouve conforme a celle des bramins, il n'y a plus a balancer, il faut exécuter ce qu'ils vous ont prefcrit ; mais fi elle eft différente, votre majefté diftinguera aifément la lumière des ténèbres, & 1* vérité du menfonge.  et Fables Indiênnes. IjT Le fultan confentit a la propofition d'Irandoht. II monte a cheval, & va trouver le pieux anachorète. Celui-ci vient au-devant du fultan. Seigneur, lui dit-il, je fuis faché que vous ayez daigné venir ici vous-même; fi j'avois pu prévoir le defTein de votre majefté, j'aurois été me profterner aux piés de votre tróne, & recevoir vos ordres; mais j'appercois fur votre vifage les traces d'une douleur profonde, oferai-je vous en demander le fujet ? Le fultan raconta alors au derviche les fonges extraordinaires qui 1'avoient fi fort troublé , 1'interprétation que les bramins en avoient donnée, les malheurs dont ils 1'avoient menacé , & les moyens qu'ils avoient prefcrits pour les éviter. Karidoun ( c'étoit le nom du pieux folitaire ) refta quelque tems plongé dans une profonde rêverie. Adreflant enfuite la parole au roi : Oferai-je vous repréfenter , lui dit-il, que vous ne deviez pas confulter les bramins ; ce font des fourbes habiles qui en impofent aux yeux du vulgaire par les apparences d'une fcience qu'ils n'ont pas en partage ; ils font de plus les ennemis de votre majefté, & cherchent depuis long-tems Poccafion de vous faire périr. Les fept fonges qui vous ont fi fort troublé, loirt de vous menacer de quelque malheur , défignent K W  Sï2 COMTES I'époque la plus glorieufe de votre règne. Sept ambaffadeurs des plus grands princes de 1'orient fe rendront^ votre cour chargés de riches préfens. Les deux poiffons blancs qui fe tenoient tout droits devant vous, repréfentent deux ambaffadeurs du roi de Sérendib ; ils doivent offrir a votre majefté, de la part de leur maïtre, une ■garniture complette des plus beaux rubis. Les deux. canards & foie , défignent deux chevaux blancs, & un drdmadaire de la plus grande beauté , que le fultan de Déli vous envoie. ; Un fabre la trempe Ia plus fine, & enrichi de diamans, eft annoncé par ce dragon qui vous a tant effrayé; c'eft un préfent du roi de Syrië. Le fang qui découloit de votre corps, eft 1'emblême d'une robe écarlate , brodée en 'perles & en pierres précieufes, que le prince de Gazna deftine pour la plus belle de vos efclaves. Ce feu qui entouroit votre tête, eft une couronne de diamans; c'eft un hommage que vous fait le roi de Ceylun. Ce cheval indomptable fur lequel vous étiez monté, repréfente un éléphant blanc, què 1'ambaffadeur d'Egypte doit amener a votre majefté.  Et- Fables Indiennes. 15-3 L'aigle qui vous déchiroit les entrailles, préfage des chofes moins flateufes. Une perfonne qui vous eft chère encourra votre indignation: elle fera éloignée pendant quelque tems de votre préfence; vous vous laifferez toucher en fa faveur, elle rentrera en grace, & votre amour, loin d'être affoibli par eet événement, n'en fera que plus vif. Telle eft, prince, la véritable interprétation des fonges qui vous ont tant effrayé. Elle ne reffemble pas aux fauffetés que vous ont débitées les bramins ; j'ofe repréfenter a votre majefté , qu'elle ne doit honorer perfonne de fa cönfiance , avant de 1'avoir bien éprouvé. Le difcours de Karidoun cornbla de joie le fultan; il la fit éclater, de même que fa reconnoiffance. Quelles aetions de graces ne dois je pas a 1'immortel, dit-il a 1'anachorète , pour avoir guidé mes pas vers un homme comme vous , rempli de fa fageffe ! vous avez diüïpé les ténèbres qui m'environnoient, & vous avez fait briller a mes yeux la pure lumière de la vérité. Le fultan après avoir remercié le derviche , monta a cheval, & fe rendit a fon palais. A peu de jours de-la, les.fept ambaffadeurs annoncés par Karidoun arrivèrent ; les préfens qu'ils firent vérifièrent dans fon entier la prédidion de 1'anachorète.  Ii'4 CONTU Satar, pour remercier le ciel de I'avoi'r préfervé d'une manière fi extraordinaire, des embuches que lui avoient tendues les bramins,, fit diftnbuer aux derviches & aux paimes de ion empire, des fommes confidérables : il voulut en même-tems récompenfer la fultane & Ie vilir du zèle qu'ils avoient témoigné dans cette occafion intérelfante. Les diftinftions, 1'efpoir des récompenfes, dit Ie vifir au prince, ne font Pas les motifs des aétions d'un bon miniftre ; 1 amour de fes devoirs, la gloire du prince, le bonheur des peuples, doivent feuls 1'animer. Pour la fultane, j'avoue qu'elle mérite les graces que vous voulez lui faire, par le fervice fignale' quelle vous a rendu. Irandoht avoit été long-tems fans rivale; le fultan voyoit avec indifférence les diverfes beautés que renfermoit fon férail. Une circaffienne' fut enfin toucher fon cceur : Beemefrouz ( c'étoit le nom de cette efclave ) étoit faire pour plaire: elle avoit de la jeuneffe, de la vivacité, des grimes, une taille légère & élégante ; deux beaux yeux noirs pleins de feu relevoient la blancheur éclatante de fon teint : elle tiroit les fons les plus agréables de divers inftrumens, & les unifióit avec fa voix, qui alloit jufqu'a 1'ame; fa danfe étoit légère, pleine de graces & d'expreffion. Cette nouvelle ^pafilon du fultan n'é-  et Faeles Indiennes. 157 teignit point celle qu'il avoit pour Irandoht; elles partageoient également fon cceur. II fit appelier Bezmefrouz, & voulut auffi lui faire un préfent. Irandoht eut la couronne de diamans , & fa rivale la robe écarlate brodée en perles. Le vifir prit congé du prince, qui refta feul avec fes deux favorites. Irandoht après avoir orné fa tête de la couronne de diamans, fe mit aux genoux du roi, & lui préfenta un forbet dans un vafe de criftal de roche. Salar, moins occupé du forbet que de celle qui le fervoit, la confidéroit avec plaifir dans cette attitude; quelques inftans après Bezmefrouz , qui s'étoit revêtue de la robe écarlate, parut devant le fultan, & lui préfenta des confitures fur une foucoupe d'or. Ce prince ébloui de fa beauté, a laquelle cette robe prêtoit un nouvel éclat, détourna les yeux de deffus Irandoht, & dit les chofes les plus fiateufes a fa rivale. Irandoht ne put fe défendre d'un mouvement de- jaloufie; la colère, le dépit, la tranfportent; le vafe de criftal de roche qu'elle tenoit lui échappe, & la liqueur fe répand fur les habits du fultan. Cet-événement avoit été prédit par le pieux folitaire qui lui avoit interprété fes fonges; mais il n'y fit point d'attention : il n'écouta que fa colère; perfuadé que la fultane avoit voulu  *S6 C O N T E S 1'offenfer, il appela le vifir & lui ordonna de la faire périr. ■ 'Bélar étonné emmena avec lui Irandoht qui ie fuivoit triftement; chemin faifant, il fe propofa de ne pas exécuter fur le champ 1'ordre de fon maitre. La beauté de la fultane, 1'amour du prince pour elle, le fervice fignalé qu'elle venoit de luirendre, convainquirent Bélar que le prince fe repentiroit un jour d'avoir condamné fa favorite. S'il eft touché de la mort de la fultane, dit en lui-même le vifir, s'il parort fe repentir d'en être 1'auteur, ce fera le moment de lui annoncer que j'ai eu la prudence de lui défobéir ; fi au contraire le tems n'appaife point fa colère ,' j'obéirai -fans doute , quoiqu'avec bien de la peine : il eft toujours trop tót pour faire un acte de cruauté. Le vifir conduifit Irandoht dans 1'appartement le plus fecret de fon palais. II ordonna aux femmes qu'il lui donna pour la fervir, de la traiter en reine. II parut enfuite devant le fultan, la. douleur & la confternation peintes fur le vifa'ge, & 1'uffura qu'il étoit obéi. Ces paroles furent un coup de foudre pour le prince. Les regrets les plus vifs avoient fuccédé a fa colère, comme 1'avoit prévu le fage vifir. II s'en appercut a la trifteffe qui étoit peinte fur le vifage du prince. Seigneur, lui dit  et Fables ÏNDIENKTES. IJ7 Bélar, inutilement vous regrèteriez Ia fultane ; 1'on ne revient point du fombre rivage des morts. Les pleurs, les gémiffemens ne peuvent réparer le mal que nous faifons, en étouffant la voix de la raifon pour n'écouter que celle de la pailion. Je vais raconter a votre majefté une hiftoire qui lui apprendra les malheurs prefqu'inévitables que caufe la colère, & les efforts que nous devons faire pour dompter cette paflion : LE ROI DE L'YÉMEN, CONTÉ. \Jn roi de 1'Yémen , après avoir chafle toute la journée fans avoir pu rien trouver, s'en retournoit triftement a fon palais. En paffant par un bois, il entend du bruit, & croit appercevoir un cerf; il bande fon are & décoche une flèche : le trait parti, il defcend de cheval; mais quelle fut fa douleur en voyant qu'il a percé un homme ! C'ëtoit un pauvre payfan qui ramafToit des branches d'arbres, & qui, pour fon malheur, s'étoit fait un habit de la peau d'un cerf. Le fultan donna mille pièces d'or au malheureux qu'il avoit Dleffé, & or-  Ïj8 C O N T E S donna a un de fes officiers de prendre foïn de lui. II avoit repris le chemin de la ville, brfqu'il de'couvrit 1'hermitage d'un derviche ; il voulut lui rendre vifite, & entendre de fa bouche quelque vérité utile. L'anachorète, a qui le ciel avoit révélé le malheur qui venoit d'arriver au roi, lui dit : II faut, prince, modérer votre vivacité, & réprimer votre colère, fi vous voulez être heureux dans ce monde-ci & dans l'autre. Je connois , lui répondit le fultan, tout le prix de la modération • mais quand une fois la colère m'emporte, ma raifon eft trop foible contr'elle. Seigneur , repartit le derviche, je vais remettre a votre majefté trois petits rouleaux de papier, fur lefquels je tracerai des cara&ères qui auront pour vous la vertu d'un talifman. Ordonnez a un de vos officiers, toutes les fois qu'il vous verra en colère, de vous préfenter un de ces rouleaux; fi cette première épreuve ne fuffit pas, il développera le fecond, & fucceffivement le troifième. Le roi remercia le derviche, & retourna a fon palais. Les róuleaux ne tardèrent pas a être déployés; & toutes les fois que le prince les voyoit, ils avoient la force de réprimer fa colère. Voici les trois maximes que le derviche avoit écrites fur ces rouleaux.  st Fabi.es Indtennes. 15-9 I. Ne lachez point la bride a votre colère, tandis qu'elle n'eft pas encore a fon plus haut point. Si vous ne la retenez, elle vous précipitera dans un abime de malheurs , dont vous ne pourrez plus vous retirer. II. Dans 1'impétuofité de votre colère, ayez quelque compaffion de ceux qui en font 1'objet; votre bonté vous gagnera leurs cceurs, & ils facrifieront leur vie pour vous prouver leur reconnoiffance. III. L'équité, & non pas la paffion , doit préfider a vos jugemens. Un arrêt dióté par la colère, eft prefque toujours un arrêt injufte. Ce prince étoit épris des charmes d'une jeune circaffienne, qui lui faifoit négliger les autres beautés de fon férail. La fultane favorite , au défefpoir de 1'infidélité de ce prince & du triomphe de fa rivale, forma le deffein de fa crifier 1'amant & 1'amante. Elle fit part de fes chagrins a la coëffeufe du férail, & implora fon fecours. Je fervirai votre vengeance , lui dit la coëffeufe; mais il faut m'inftruire d'une circonftance dont dépend tout le fuccès du* moyen que je veux employer. Quand le fultan fe rend a 1'appartement de fon amante, en 1'abordant il lui donne fans doute un baifer ? Quel eft 1'endroit de fon vifage qu'il baife le plus volontiers ? La fultane lui répondit que  i6o C e n t e s c'étoit ie menton, que cette efclave avoit effectivement fort joli. Si cela eft ainfi, reprit la coëffeufe, donnez-moi du poifon le plus fub- ' til; ce foïr, en c3ëffant votre rivale, je mêlerai ce poifon avec de la couleur bleue, & je peindrai, avec ce mélange , une mouche fur le menton de la circaffierine : le roi y aura a peine porté fes levres qu'il expirera. La fultane remit elle-méme le poifon a la coëffeufe, qui 1'employa de la manière qu'elle avoit promis. Par malheur pour elles, un jeune page, caché derrière une portière, avoit entendu tout le plan du noir complot qu'elles avoient formé : il courut pour en avertir le fultan : mais ce prince qui étoit fort adonné au vin , & qui perdoit fouvent la raifon , fe trouva dans ce moment incapable de rien entendre. La nuit venue, le fultan fe rendit a 1'appartement de la belle circaffienne; & comme il étoit encore étourdi par les fumées du vin, il s'endormit tout de fuite; le page ne fachant plus quel moyen employer pour fauver la vie pic fon maitre, fe gliffa tout doucement proche du lit oü repofoient le fultan & fon amante , & effaga avec le bout de fon doigt, qu'il avoit moüillé, Ia mouche empoifonnée qui étoit peinte fur le menton de l'efclave. i Le fultan fe réveilla dans ce moment-la même. Furieux  et "Tables Indïennes. iSï Fürieüx de voir le page qui avoit ofé pénétrer dans ce lieu, & porter une main téméraire fur •fa favorite, il fe leva, & voulut enfoncer fon poignard dans le fein du page. Celui-ci effrayé prit la fuite; le prince hors ■de lui-même le pourfuivit. L'officier dépofitaire des rouleaux du derviche, voulut arrêter le monarque en lui préfentant le premier rouleau; mais ce prince étoit trop animé ; le fecond ïi'eut pas plus de vertu : a la vue du troifïème , fa colère fe calma un peu; il ordonna au page d'approcher fans crainte. Qui t'a rendu fi téméraire , lui-dit-il, & comment as-tu oié porter une main facrilège fur ma favorite ? Le page ïaconta la chofe comme elle s'étoit paffee. L'ort fit venir la fultane ; elle traita le page -d'impofteur. Je me fuis appercue depuis quelque tems, dit-elle au roi, de 1'intelligence qui règne entre votre page & Votre efclave; comme je connois 1'excès de votre paffion pour cette perfide, la crainte de vous afHiger m'a empêchée de vous en prévenir : le ciel a fans doute ménagé ce moment pour couvrir de honte ces deux ingrats, & vous éclairer fur leurs défordres. Le fultan ordonna au page de fe juftifier. II ne me refle qu'un feul moyen, dit-il, de faire éclater mon innocence; le vafe dans lequel la coëffeufe a préparé le poifon, eft encore fur, Tome XVUl L  ï&2 CoNtes la toilette de la circaffienne ; que votre majefté le fafïe apporter par quelqu un de cönfiance. Le vafe-fut préfenté au fultan , qui envoya chercher la coëffeufe. Dès quelle parut, le roi prit lui-même de la liqueur qui étoit dans le vafe, & en frotta la langue & les lèvres de la coëffeufe qui expira fur le champ. Sa prompte mort juftifia le page, qui fut récompenfé. La fultane fubit la peine que méritoit fon crime. Si ce prince, dit Bélar en adreffant toujours Ia parole au roi Salar, n'eüt pas répr.imé fa colère, il auroit fait périr un innocent, & n'auroit pas tardé lui-même a devenir la viétime des embüches de la fultane. Cette hiftoire prouve que les rois, plus que les autres, font obligés d'être en garde contre la colère, & qu'ils ne fauroient trop réfléchir avant de donner leurs ordres. Javoue, dit Salar, que je devois avoir plus de modération, & ne pas condamner Irandoht pour.une faute fi légère; mais toi, Bélar, toi qui eft fi prudent, devois~tu exécuter un ordre di&é par la colère ? Pourquoi n'as-tu pas tenté de me le faire révoquer ? Comment as - tu pu te réfoudre k faire périr une innocente? Sa vertu, fa beauté, n'ont pu toucher ton cceur ! Seigneur, répondit le vifir, les jardins de yotre majefté font ornés des plus belles fleursj  Et FA BLES ÏNDIÈNNES. 'ïè$ faüt-il vous affliger fi fort pour la perte d'unê ï-ofe languhTante & flétrie qui a perdu fon éclat, tandis que mille autres étalent a vos yeux les plus vives couleurs? Tu cherches inutilement a me confoler, repartit le fultan; cette belle rofe faifoit mes délices ; les autres fleurs qui font dans mes jardins, n'ont ni fon éclat, ni fa beauté; leurs charmes ne font pas fur moi la même impreffion : je toe puis te cacher ma douleur; elle durera autant que ma vie; tache de trouver un remède aux maux qui m'accablent. Je n'en vois aucun, répondit le vifir; celui qui fe livre avec impétuofité a fon premier mou» vement, éprouve le même malheur qui arriva è une colombe. LES DEUX COLOMBES, FAB LE. Deux colombes, 1'une male, l'autre femelle* avoient fait leur nid dans Pembrafure d'un vieux mur abandonné. A 1'exemple de la fourmi, elles avoient amaffé pendant 1'été du grain pour fubfifter durant 1'hiver; les grandes chaleurs firent fécher le bied, de manière qu'il paroif, L ij  l&jr COKTES foit réduit a la moitié. Le male abfent perH dant tout eet été , fut étonné a fon retour da trouver le grain diminué : il s'imagina que la femelle l'avoit mangé ; tranfporté de colère, il s'élance fur elle & la tue a coups de bec. L'hiver & fes frimats ne tardèrent pas a venir: l'humidité & les pluies pénétrèrent le grain, & lui rendirent fon ancienne groffeur. La colombe reconnut, mais trop tard, fon erreur, & verfa des larmes inutiles fut la mort de fa cömpagne. Bélar, dit le fultan, fi ma langue a été trop prompte a prononcer un arrêt injufte, ton bras 1'a été davantage a 1'exécuter. Ta vivacité a caufé tous mes malheurs; je regrèterai Irandoht toute ma vie ; elle avoit mille belles qualités que je ne retrouverai jamais dans aucune temme. Sire, dit le vifir , votre douleur n'égalera jamais fes vertus. Je voulois t'éprouver , lui dit le fultan, en t'ordonnan't de faire périr Irandoht; mais je devois mieux te connoitre, & ne pas me repofer fur ta prudence. L'on ne peut bien connoitre cinq perfonnes, reprit le vifir, qua dans les cinq occafions fuivantes. L'homme de courage dans le combat; les grands dans la colère; le négociant quand il rend fes comptes; fami dans radveruté, & 1'homme vertueux dans ia aiisère,  ÏT FABLES InDIENNES. Ïf5£ Le roi s'entretint encore long-tems avec fon miniftre fur le même fujet. Le vifir, par des réponfes hardies & même piquantes, fembloit vouloir laffer la patience du prince, & 1'irriter contre lui ; mais le fultan, loin d'être choqué de la hardieffe de Béter, 1'écoutoit avec bonté & lui répondoit avec douceur. Le vifir fe profternant enfuite aux genoux du fultan: J'ai ofé , lui djUl, éprouver votre majefté, j'ai pouffé la témérité jufqu'a vouloir connoitre fi vous étiez corrigé; j'efpérois que le malheur que vous déplorez vous apprendroit combien la modération & la.douceur font néceffaires aux princes. Bélar, répondit le fultan, tu fais que depuis que je fuis fur le tröne , je m'étois fait une loi d'être toujours. égal, modéré, enfin de ne me laiffer jamais dominer par 1'humeur ou par le caprice. Hélas ! qu'il en coüte cher a mon cceur pour avoir violé une feule fois cette loi que je m'étois prefcrite ! Comment as-tu pu t'imaginer que tes difcours m'aient déplu? Je t'avoue que je fuis feul coupable de la mort d'Irandoht; c'eft 1'ordre cruel que je t'ai donné, & non pas ton bras qui a enfoncé le poignzrd dans fon fein. Prince, dit le vifir, eet aveu généreux de Votre part, m'engage a en faire un autre a votre L iii  '*.66 CONTES majefté; je n'ai pas exécuté 1'ordre que vous m'aviez donné: Irandoht eft pleine de vie; vous ne m'accuferez pas de vous avoir défobéi. Cette heureufe nouvelle combla de joie le fultan. Tes difcours, dit-il a Bélar, m'avoient prefque perfuadé de la mort de la fultane; ta. fageffe & ta prudence me laiftbient cependant un refte d'efpoir. Seigneur, reprit le vifir, avant de vous apprendre ce que j'avois fait, j'ai voulu connoitre vos difpofitions : fi elles avoient toujours été les mêmes pour Irandoht que quand vous la condamnates, ma main , quoiqua regret, auroit alors achevé le trifte facrifice que vous aviez. commandé; mais affuré par votre douleur de la fincérité de vos regrets, j'ai ofé vous avouer que je n'avois pas exécuté vos ordres. Tu ne m'as jamais mieux fervi, reprit Ie roi, qu'en me défobéiffant; cours annoncer a Irandoht que j'ai tout oublié, & engage-la a m'imiter. Le vifir fe rendit aufli-tót a fon palais; après avoir inftruit la fultane des favorables difpofitions du roi a fon égard, il 1'emmena avec lui pour la lui préfenter. Irandoht, en paroiffant devant le fultan, fe jeta k fes genoux. Le fultan la relevant avec bonté ; Oublierez-vous, madame, lui dit-il %  ET FAEtES Indiennes. ï6y. une faute que j'ai payée bien cher par mes larmes: puiffe mon empreffement a vous plaire, en effacer de votre efprit jufqu'a la moindre tracé ! votre bonheur & le mien font 1'ouvrage du fage Bélar : nous devons tout a fa rare prudence. Le fultan adrefTant enfuite la parole au vifir : Je nemets plus de bornes a ma cönfiance en toi, lui dit-il; je veux que ton autorité égale la mienne, & que tu paroiffes plutót le collègue que le miniftre de ton maïtre. Sire, répondit Bélar, vous ne m'avez r\sa\ laiffé i défirer; je fuis comblé de vos bienfaits; puiffé-je par mon zèle vous en témoigner ma reconnoiffance! J'ofe cependant demander une grafie a votre majefté; je la conjure de ne jamaisagii avec précipitation dans les affaires, afin de s'épargner des chagrins. Le roi le lui promit, & 1'affura de ne rien décider fans 1'avoir confulté. II fit enfuite revêtir la fultane & le vifir d'une robe de drap d'or, Le refte du jour fut confacré a célébrer eet heureux événement. Le lendemain le fultan convoqua fon confeil. Les bramins qui avoient interprêté les fonges du prince, eurent ordre de comparoitre. Le noir complot qu'ils. avoient formé fut découvert; Üs fubirent la peine que méritoit un crime auffi atroce, L iv  . Cette hiftoire nous prouve que la modération eft la qualité la plus néceflaire a un prince? elle nous apprend encore, combien il eft intéreflant pour un fouverain de faire le choix d'un bon miniftre, & de fe conduire par fiès confeils^ CHAPITRE XIIL Sur le danger que courent les princes ets accordant leur cönfiance d ceux qui en font indignes. Quels hommes font dignes d'approcher lesrois , demanda Dabchelim a Bidpaï ? Hélas-! lui répondit le brachmane , ils ne devroient fe fier qu'a ceux qui femblent Ie moins empreffés a leur plaire. Un prince établi pour gouverner les hommes doit connoitre les hommes ; Ie choix des fujets eft Ia première fource du bonheur public , & pour les ehoifïr , il faut les connoitre. Les monarques, par cette raifon, ne fauroient trop éprouver ceux qu'ils deftinent k les foulager dans les importantes. fonéfions de Iaroyauté. Comme la religion eft le principe de toutes les vertus & en méme^tems la bafe de tout bon gouvernement, il faut qu'ils. choi£f.  et Fabies Inïdiennes. 16$ fent des miniftres qui la foutiennent encore plus par leurs exemples que par leur autorité. Un miniftre qui craint dieu & qui n'a point d'autre crainte , bannit 1'injuftice du royaume qui lui eft confié. Les peuples heureux béniffent le prince , premier auteur de leur félicité, par le bon choix qu'il a fait. , Un roi doit' fur-tout éloigner de fa perfonne ceux qui flatent fes paffions, qui encenfent fes caprices , & qui font prêts a tout facrifier pour obtenir fa faveur. Un fultan d'Alep eut lieu de fe repentir d'avoir donné fa cönfiance a un de fes fujets qui en étoit indigne. L E S UL TAN D'ALEP ET LE JOUAILLIER, CONTÉ. R.üstem ( c'étoit le nom du fultan) plongé dans la tnolleffe, abandonnoit a fes vifirs les foins pénibles du gouvernement dont il fe fentoit incapable. Les objets du luxe rempliffoient fon cceur ; il aimoit mieux un jouaillier qui lui fourniffoit des bijoux bien choifis , qu'un général qui lui gagnoit des batailles. L'emploi le plus Important de la cour étoit celui de jouaillier.  17° C O N T E S Un fils étoit né de la fulrane favorite. Ruf~ tem qui avoit confié a fon jouaillier le foin de ce qu'il avoit de plus cher , c'eft-a dire > fe-r pierreries , crut ne pouvoir mieux faire que de lui confier auffi 1'héritier du tröne.. Le nouveau gouverneur mit dans Pame du jeune prince tous les vices qui étoient dans; Ia fienne , ou plutöt il cultiva his germes de ces vices que tous les hommes portent avec eux , qu'une éducation fage & de bonnes réflexions peuvent feules étouffer. Le jeune Béhadirchah a- qui rien n'avoit jamais réfifté , & dont les flateurs avoient corrompu 1'enfance , étoit impétueux , injufte avide, ne regardant les hommes qu'il devoit gouverner unjour, que comme un bien qui lui appartenoit, & dont il avoit droit de. difpofer fuivant fon caprice. Le métier que fon gouverneur avoit fait avant d'arriver a la cour y lui avoit laiffé un grand amour pour les pierreries, & eet'amour étoit paffé dans Ie cceur de 1'élève, comme. toutes fes autres inclinations. Sadi ( c'étoit le nom du gouverneur ) apprit qu'un juif étoit arrivé a Alep avec une riche partie de pierreries; it voulut en faire acheter au jeune prince, & profiter pour lui-même de la circonftance fayprable.  et Fabees Indiennes. '1JÏ Le juif arrivé au férail vit qu'on s'emparoit de fes pierreries , & que le prix qu'on lui en laiffoit ne répondoit point a fes efpérances : il fe plaignit de la violence , & réclama fes diamans. Béhadirchah peu fait aux contradictions , ordonna que Ie juif fut mis hors du férail. Ce malheureux , pénétré de 1'injuftice , fe plaignit amèrement & en termes trop peu mefurés. Le prince , irrité par fon barbare gouverneur , fit charger de coups le pauvre juif avec tant de cruauté , qu'il expira fur»la place. Le bruit de cette aótion indifpofa Ruftem contre fon fils Sc contre fon gouverneur. Le jeune prince fut relégué dans un chateau éloigné de la cour. Sadi, chaffé du palais, voulut fe préfenter devant fon élève; mais il n'en recut que des reproches , & un ordre de s'écarter pour jamais de fa vue, de peur qu'il ne voulut lui perfuader de nouveaux crimes. Le malheureux fe retira tout confus. S'étant engagé la nuit dans une forêt épaiffe , une de ces foffes que 1'on couvre d'une mouffe légère pour fervir de piège aux bêtes féroces , trop communes en oriënt , fe rencontra fous fes piés : il y tomba entre trois animaux qui augmentèrent fon effroi, un lion , un finge Sc un ferpent : notre homme en fut quitte pour Ia peur que ces horribles hötes lui firent. L'ani-  'I72 C O N T E S mal le plus cruel devient' doux lorfqu'll fe fent prifonnier. Le jour furprit Sadi au milieu des réflexions les plus triftes : il s'attendoit a perdre par la faim la vie que ces animaux lui taiffoient, lorfqu'il appercut au fiaut du précipice un homme qui lui paroiffoit touché de fon fort» Cette vue lui ayant rendu l'efpérance, les cris du malheureux déterminèrent le voyageur a lui jeter une corde, au moyen de laquelle il pourroit fe tirer hors de eet horrible féjöur. Le finge , plus adroit que 1'homme, faifit eet inftrument favorable , & parut fur le bord de. la fofTe , au lieu de celui que le voyageur attendoit. Vous ne ferez peut-être pas fiché urt jour, lui dit le finge , de m'a voir confervé Ia vie ; les animaux favent reconnoitre & chérir leur bienfaiteur, Vous voulez fauver eet homme qui partageoit ma difgrace i faffe Ie ciel queeet ingrat ne vous faffe pas repentir de votre générofité ! Ma demeure eft au pié de cette montagne que vous voyez d'ici : puiffé-je vous y rencontrer & vous y être utile ! Le voyageur qui comptoit médiocrement fur les promeffes du finge , acheva de le tirer par un mouvement de pitié , preffé de re jeter la corde dans l'efpérance óü. il étoit de délivrer fon femblable. A cette feconde opération , comme il fentok un poids plus confidérable , il  Et Fables Indïennes. 175* me döuta point que ce ne fut 1'homme qui avoit enfin faifi la corde; mais la crinière monftrueufe , les dents & les griffes du roi des animaux , •1'effrayèrent fi fort , qu'il penfa laiffer tomber ce terrible fardeau. Raflure-toi, lui dit le lion d'une voix douce & fiere : que ta frayeur ne nous foit pas funefte a tous deux ; tu acquiers «n défenfeür qui n'eft pas a dcdaigner : je puis te conferver la vie que tu m'as rendue ; ton camarade qui eft dans le piège ne te fera jamais autafit de bien. Le voyageur , perfuadé par cette éloquente harangue , redoubla fes efforts & réuflït enfin a tirer le lion hors de la foffe. Ami, lui dit alors le lion avec un air de protection , ma tanière eft dans cette forêt , voifine de la capitale , j'efpère que nous nous y verrons quelque jour. II reftoit encore deux prifonniers a délivrer: la corde retombée au fond du puits fut entorfillée par le ferpent. Généreux libérateur , ditil a celui de qui il tenoi't la vie , je vais te donfier un confeil que tu ne fuivras pas ; les ferpens ont la prudence en partage , & les hommes en manquent quelquefois. J'ai laiffé au fond de la foffe le plus grand des ingrats , je me connois en phyfionomie; il faut que ce mal* heureux alt commis quelque crime dont la ■jprovidence a youlu le puair ; abandonne-le a  *74 C o k t s s fa deftinée , fi tu ne veux pas te repentir de tes bienfaits. Tu m'as fair d'être un peu facile; je te promets , foi de ferpent, de te tirer du premier embarras oü ta trop grande bonté t'aura fait tomber. Adieu , mon domicile eft le long des murs de la ville : profite de mon avis 4 & compte fur la reconnoiffance d'un animal trop éclairé pour être ingrat. Le voyageur étoit trop humain pour fuivré un confeil peut-ctre utile : il jeta la corde pour la quatrième fois, & le malheureux Sadi 1'ayant enfin faifie , fe vit fauvé contre toute efpérance. II eft inutile de peindre les tranfports de joie , 1'effufion de reconnoiffance qu'il montra a fon iibérateur; il promit beaucoup plus que xi'avoient fait ceux qui avoient été délivrés avant lui. En embraffant le voyageur avec des larmes de tendreffe , il commenca ( pour prix d'un fi important fervice ) par le tromper. L'hiftoire de Sadi étoit en effet trop humifiante pour qu'il ósat la raconter dans l'exaéte Vérité : il fe dit bien difgracié de la cour & déchu du faïte de la fortune; mais il fe garda bien d'en expliqu'er les motifs. Sadi ne paria que de 1'ingratitude des grands , de 1'injuftice dont ils fe rendent fans ceffe coupables; il ré* péta au voyageur qu'il étoit un de ces exemples faits pour apprendre aux hommes qu'il ne  Et Fabees Indiennes. 175* faut pas s'attacher aux princes, & il mit dans fes difcours un appareil de morale & de vertu, qui fit que le bon voyageur crut avoir fauvé un fage. Je demeure dans le fauxbourg de la ville , ïui dit Sadi, je vous offre un afyle dans ma pauvre retraite. - Le voyageur s'étoit propofé un autre but : il alloit aux Indes pour y employer quelqu'argent a 1'acha't de plufieurs marchandifes; il continua fa route avec la fatisfaólion intérieure que caufe toujours une bonné aótion. Arrivé aux Indes, tout lui fut favorable ; fon argent bien employé tripla en peu de tems. Devenu riche plutot qu il ne 1'avoit efpéré , il eut envie de revoir fa patrie; il reprend la même route , & traverfant la forêt dans laquelle il avoit fauvé, peu d'années auparavant, ces malheureux pris dans le piège , il fe rappela avec plaifir les beaux difcours du reconnoiffant Sadi! Les trois animaux n'avoient fait que peu d'imprefïïon fur lui; il leur favoit gré feulement de n'avoir pas dévoré le bienfaiteür auquel ils devoient la vie. Comme il étoit tout plein de ces réflexions, d'autres animaux beaucoup plus féroces 1'environnent : c'étoit des voleurs ; ils faififfent Ie malheureux négociant , le font defcendre de fon cheval, le dépouillent, & ils fe préparoient a lui öter la vie t lorfque 1'un deux repréfenta  I7°" - C O N t E S' aux autres que ce crime étoit tout-a-fait muJ tile. On garote au pié d'un arbre 1'infortuné voyageur, qui demeure expofé aux injures de fair. Les brigands s'enfoncent dans la forêt , & ne lui laiflent d'autre reflburce que la mort qu'il ne voyoit pas affez prochaine. Les cris plaintifs que la douleur lui arrachoit , frappèrent les oreilles du grand finge qui vivoit a quelque diftance de ce lieu. L'animal accourt, & reconnoit fon libérateur dans un état auffi trifte que celui dont il 1'avoit tiré autrefois. D'abord il décfiire avec fes mains & fes dents les ïieïis qui attachoient Ahmed ( c'étoit le nom du voyageur ^ ; il Ie réchauffe par fes embraffades , & ayant appris fon malheur , il le conduit dans une grotte oü quelques fruits fauvages appaisèrent la faim d'Ahmed qui n'a voit pas mangé depuis long-tems. Le récit de fa trifte aventure attendrit le cceur de 1'animal reconnoiffant. L'habitude qu'il avoit dans cette forêt lui avoit fait découvrir, plufieurs jours auparavant, le repaire de ces brigands qui avoient dépouillé fon ami : il vole vers eux avec 1'adrefle &■ la légèreté dont eet animal eft capable ; il les furprend encormis dans la fécurité de coupables qui croient n'a.voir point de chatiment a craindre. Notre finge appercoit des facs, & leur pe- fanteur;  ET FaèEES ïn'DiENNÈSi 'ÏJJ, ?anteür lui apprend qu'ils font pleirts d'or; il fe ■charge avec plaifir d'un fardeau quê la fecon* noiffance lui rendoit léger : il traïne des habits qu'il crut 'être ceux de fon höte , & il arrivé a la grótte avec la joie qu'infpire une aftiori généreufe. Ahmed ayant recouvré fa fortune^ remercia le finge, & voulut continuer fon che'mins. II s'étonnoit en lui-même d'avoir trouvé üft finge fi bienfaifant , & fe reprochoit de trèsbonne foi le peu de cas qu'il avoit toujours fait de cette efpèce, lorfqu'un lion terrible parut a fa vue; il étoit déja glacé de crainte : mais aü lieu de rugiffemens , il entendit ces douces païoles fortir de la redoutable gueule du roi des 'animaux : Viens , mon ami, viens, mon iibérateur : c'eft tói qui m'as fauvé la vie ; je veux toujours t'en marquer ma reconnoiffance : af•lons dans mon antre , tu t'y repoferas avec inou Les procédés dü finge avoient un peu raccommodé Ahmed avec les bêtes ; quelqu'effröï que put lui caufer la fociété d'un lion , il efpéra que le roi des animaux ne feroit pas moinS généreux qu'un finge ; & , tant pour amufef fa majefté , que pour lui fournir un bon exerrtple, il lui raconta naïvement la manière noble dont le finge en avoit agi avec lui. Le lion. Tornt XVllU M  ï"]% 'C O N T E S trouva I'aótïon très-belle; II réfiechit a part-lui tée de fon a.rmée; fi en vous voyant & en ap» prenant mes ordres, il rentre dans fon devoir, » pour m'en donner des marqués, qu'il renvoie en » prifon ceux qu'il a délivrés , Sc qu'il faffe paflér » par le tranchant de 1'épée tous les officiers qui » ont manqué a la fidélité qu'ils me devoient, pour » le fuivre ; mais s'il demeure opiniatre dans fa » rébellionn'oubliez rien de ce qu'il faut faire » pour le réduire a 1'obéiffance par la force des » armes, quand bien même i! devroit périr dans le » combat que vous lui liyrerez ; fi cependant voijs  io2 Nótes Bes Conté» » Ie faites prifonnier, gardez-vous bien de lui fair? » aucuns mauvais traitemens, ni de lui reprocfcer» fa défobéiflance ». Le prince ne voulant déférer en aucune manière aux ordres du roi fon père , & la bataillc s'étant donnée entre les deux armées , il fut bleffé mottellement d'un coup de flèche, qui 1'emporta pen de tems après en l'autre vie. Ramberzin ayant appris la bleffure da prince, ctfurnt le plutót qu'il put vers lui; mais il le trouva mort : & ayant interrogé celui qui étoit le plus. proche de iui quand il étoit expiré , pour favoir s'il n'avoit rien recommandé avant fa mort, it aapprit autre chofe, finon qu'il avoit proféré ces paroles en mourant : « Dites a la reine ma mère » qu elle faffe enterrer mon corps aux piés des dif» ciples du meflie ». Paroles qu'il avoit apparemment prononcées pour ténuoigner qu'il mouroit chrétien. Nouchirevan , après Ia mort de fon fils Noufchizad, fit encore la guerre en Arabie, d'oii il chaffa Mafrouk , fils d'Abrahah , furnommé Alafchram , roi d'Ethiopie, qui avoit dépouillé Izen , roi des Hemiarites, dans 1'Iémen ou Arabie heureufe; &: it rétablit auffi dans 1'Itaque arabique , Almonder qu* avoit été dépoffédé par Hareth. C'eft fous le règne de Nouchirevan que Mahomet, fe vante lui-même d'être né. Quelques-uns difent que ce fut dans la quarante-deuxième année» 1'an 888 des années d'Alexandre; & les autres citent une tradition de Mahomet même, qui porte qu'il étoit sé dans la vingtième année du règne de Meleke-  et Faeles Indiennes. 203 ladel, c*eft-a-dire, du roi jufte ; car* c'eft ce titre de jufte que Nouchirevan a porté le premier avec beaucoup de raifon. Nouchirevan étant tombé, en la quarante-huitième année de fon règne, dans une maladie dangereufe qui 1'obligea de penfer a la mort, choifit emre tous fes enfans, fans avoir aucun égard a la prérogative de 1'age, celui qu'il croyoit être le plus capable de gouverner fes états> 8c pour eet erïet, il préféra Hormus , a caufe de fes belles difpofitions & des rares qualités qu'il avoit découvertes en lui: il voulut lui-même prendre la peine de i'infttuire de tous les devoirs d'un bon prince, 8c il fit coucher par écrit les bons avis qu'il lui donna. Ces avis de Nouchirevan a Hormus ont été couchés au long par Sadi, dans fon Boftan , fous le titre de Confeil de Nouchirevan a Hormus. D'Herfr. BibU Oriënt. (2) Solïman Bendaoud : c'eft le nom que les arabes donnent a Salomon, fils de David. Le TarikhMontekhel 8c la plupart des autres hiftoriens orientaux, écrivent que ce prince monta fur le trór.c après la mort de fon père, lorfqu'il n'avoit encore atteint que 1'age de douze ans , 8c que dieu fourmt a fon empire non-feulement les hommes, mais encore les efprits bons 8c mauvais , les oifeaux & les vents, 8c qu'il employa fept années entières a batir le temple de Jérufalem. Le même auteur le fait contemporain de Caicaoces II, roi de Perfe, de la dynaftie appelée des Caianiens. Les mêjnes hiftoriens racontent mille chofes fa«  204 NOTES DES CoNTES buleufes de 1'anneau de Salomon , par le moves? duquel ce prince commandoit a la nature. Un jour prenant le bain , il lui fut dérobé par un génie qui le jeta dans la mer. Salomon demeurant ainfi privé de eet anneau , s'abftint pendant quatorze jours de monter fur fon. tröne, comme fe trouvant dépourvu des lumières qui lui étoient néceffaires pour bien gouverner }, mais enfin il le recouvra par le moyen d'un poiffon que 1'on fervit fur fa table. II feroit ennuyeux de rapporter tout ce que ces hiftoriens difent de la magnificence du tröne de Salomon, fur lequel les oifeaux voltigeoient fans ceffe, pendant qu'il y étoit affis, pour lui procurer de 1'ombre, & autour duquel il y avoit a la droite douze mille fièges d'or pour les patriarches & les prophètes, & a gauche , douze mille autres d'argent pour les fages & les docteurs qui aflïftoient a fes jugemens. Salomon paffe chez tous les orientaux, pour avoir été le monarque univerfel de toute la terrej de telle forte que ceux qui admettent différentes générations & révolutions de fiècles, dans lefquels. le monde a été peuplé & gouverné par d'autrescréatures que les hommes avant la création d'Adam ,. donnent le titre & le nom de Soliman aux monarques qui les ont commandés. On donne a Salomon pour vifir, Affaf, duquel il eft parlé dans les livres faints, & auquel David a adreffé plufieurs de fes pfeaumes, comme il parok dans leurs titres; & Emadi, poëte perfan, dit que fon anneau tant vanté, par le moyen duquel il  ET FABLES INDIENNES. 20tf ■gouvernoit fon empire , n'étoit autre chofe que la fageffe que dieu lui avoit donnée, dont eet anneau •étoit le fymbole. II y a cependant plufieurs rabbins qui foutiennent que Salomon voyoit dans la pierre •enchaffée dans cette bague, toutes les chofes qu'il défiroit favoir. Tout ce que nous trouvons écrit dans les livres orientaux touchant les actions merveilleufes de I'empire univerfel de Salomon fur les hommes & fur les efprits , a pour fondement ce que Fécriture dit de •la fageffe admirable , du tröne & des richefles de ce monarque. Cette grande puiiTance & cette fageffe admirable de Salomon , ont fait donner fon nom par les orientaux a tous les grands princes qu'ils ont cru avoir poffédé l'empire univerfel de toute la terre. L'on. voit dans le Thamutathuame , que le dive ou géant, nommé Argenk , fe plaint du démon qui lui avoit promis de le faire le foliman de fon fiècle, & qui cependant ne lui avoit pu procurer la viótoire contre Thamurath. Et le méme Argenk dit, entr'autres reproches qu'il lui fait, qu'il lui avoit manqué de parole , & qu'il ne lui avoit pas mis entre les mains 1'anneau du patriarche Jared, fils de Mahalel, cinquième foliman, ou monarque univerfel de toute la terre depuis Adam. Mais les rêveries des orientaux vont bien plus avant; car leurs mythologues affurent qu'il y a eu quarante folimans ou monarques univerfels de la terre, qui ont régné fuccefïivement pendant le cours d'un grand nombre de fiècles avant la création d'Adam.  20f5 NOTES DES CoNTÈS* Tous ces monarques préadamites commandoienfc chacun a des créatures de fon efpèce , qui étoient différentes de celles de la poftérité d'Adam, quoiqu'elles fuffent raifonnables comme les hommes * felon le tapport que Simorganka fit a Thamurath , & ce dive ajouta qu'il en devoit naïtré encore un autre de la lig'née d'Adam qui les furpafferoit tous en majefté & en puiffance, après lequel il n'en paroitroit plus aucun autre fur la terre. L'on peut entrêvoir dans le fond de cette fable quelques rayons de la Vérité des prophéties , qui ont marqué la venue du mefïïe. D'Herb. Bibl. Oricm. (l) La phime divine. Voici la defcriptiön que fait de cette plume Algazel, un des plus eftimés commentateurs de 1'alcoran , dans fon expofition de foi des mufulmans fonnites , c'eft-a-dire , orthodoxes. « C'eft tin article de foi de croire a la plume » divine créée par le doigt de dieu. La matière dè » cette plume eft de perles; un cavalier courant a » toutes brides , parcourroit a peine fa longueur » en cinq eens ans. Cette plume a la vertu d'écrire 35 d'elle-même & fans le fecours d'une main étran* » gère, le paffé, le préfent & favenir; 1'encre qui » eft dans cette plume eft une lumière fubtile; 1'ange » Séraphaël eft le feul qui puiffe lire les caraétères j> tracés par cette plume merveilleufe : elle a quatre* j) vingts becs , qui ne cefferont de marquer jufqu'au » jour du jugement tout ce qui doit arriver dans j> le monde ». Le Chapitre LXVÏ1I de 1'alcoran a pour titre ta. plume, paree que Mahomet corr.mence ce chapitre par ces paroles; Je jure par la plume divine, &c.  ET FABLES IKDIENNES. 20^ (4) La tablette facrie. Les mufulmans la rromrnent tttouhelrmahfoml, la planche bien gardée. Voici les propres paroles de Gellaleddin , autre commentateur de Talcoran , trés-fuivi. « Cette tablette eft fufpendue au milieu du fep» tième ciel , & eft gardée foigneufement par les » anges , de peur que les démons ne veuillent chan« ger ce qui eft écrit deffus. Sa longueur eft égale » a 1'efpace qui eft entre le ciel & la terre, & fa » largeur eft comme de l'orient a 1'occidenr. Cette >■> tablette, ou plutot planche merveilleufe, eft d'une t> feule perle d'une blancheur éblouiffante ». (y) Fatalite'. Les mufulmans croient que la defti-i née de tous les hommes eft écrire fur un livre en caractéres ineffac,ables , qu'ils nomment le livre des defline'es. Pour accorder la doétrine du deftin rigide avec le libre arbitre , 'Huffim-Vaiz, un de leurs plus fameux docteurs, dit : Qu'après que nous avons mal ufé de notre liberté , nous n'avons plus le pouvoir de faire les bonnes ceuvres que nous voudrïons. II compare notre liberté a la bride que le cavalier tient en main , par le moyen de laquelle il va i droite & ï gauche , comme il lui plait; mais auffitot qu'elle lui eft échappée, fon cheval Temporee & fuk fa fougue naturelle. Le proverbe arabe fur le deftin eft, que quand Dieu veut exécuter ce quil a arrêté, la fageffe des plus grands hommes fe perd jufqu'a ce que fon décret foit rempli. Un poëte turc s'exprime ainfi a ce fujet; « Quand la toute-puiffance de dieu a décoché la  .2g8 Notes des ConteS » flèche de fon décret, il riy a point de bouclier . » qui la puiffe parer, que la conformité a fa vo» lonté». Hilali, poëtc perfien , compare Ie monde & les événemens qui s'y paffent, a une boule de mail, & dit: « Que le décret divin eft le mail qui »pouffe cette boule qui pareillement n'a aucun » mouvement; ce mail eft entre les mains de la » providence, qui fait paffer la boule par tel an» neau qu'il lui plaït ». Voici les propres paroles d'Algazel que je viens de citer plus haut, dans fon expofition de la foi mahométane, en parlant de la volonté de dieu. o Uui , le grand être veut ce qui exifte ; c'eft » lui-même qui régit & difpofe les refforts fecrets » de ce que nous voyons paroïtre de nouveau ; » tout dans le ciel & fur la terre eft foumis a 1'é» conomie de fa providence. Ce qui eft borné , » étendu, petit,. grand, le bien, le mal, 1'utile, » le nuifible , la foi, 1'incrédulité , le falut, la ré» probation , 1'augmentation , le manque de joies » fpirituelles , 1'obéiffance , la rébellion , tout fe » meut par le reffort de la célefte puiffance, & fe » foutient par le fe'cours de Ia volonté divine : or, » tout ce que veut 1'être fuprême arrivera infailli» blement, & jamais ce qu'il ne veut pas n'aura » d'effet; que dis-je? il ne fe fait pas un coup d'ceil » contre fa volonté, pas même un mouvement de » 1'ame. Dieu eft lui-même le principe des êtres ; » il en eft Ie créateur, & leur donnera un nouvel » ordre après leur deftrudtion : il fait ce qu'il lui » plaït; fa fentence eft irrévocable, & fes décrets » font immuables; davantage, 1'homme eft nécef- » fairemeint  feT Faeeès l«m*1txm> hop *> fairmefit «belle, s'il na le concours immédiat * de la grace & de la miféricorde divine, Homme * f e,£" & Vahl' les forces re manquent pour obéif » a letre des êtres, fi tu nes 1'objet de fes com. - plaifances, & fi ttl ne reeois, por* te déterminer, » J influence de la volonté fuprême » l , verfet da XVIP chapitre de Falcoran Jtabbt le dogme de la fatalité d'une facon pl^ forte, Mahomet fait ainfi parler dieu : Et nous tLs -Jufpendu dü col de chaque homme un oifeau. I es in. *erpretes les plus fuivis de Falcoran entende pat -le nom d'öifèau Ia deftinée keureuft ou malheuren fe; de même que les latins, par le mot de bona mala ims, de bon ou de mauvais oifeau , enten* •doient le bon ou le mauvais augure. Mogiahed, eommentateur de Falcoran, aioute «s paroles au fujet du verfet que jk viens de citer « Tous les hommes en naiffant ont un napier fuf> penda a eur co-1, fi* ieqüd -eft ^ » ou leur réprobation ». ' VXV chapitre de Falcoran renferme plufieurs paffages qu, établiffent cé méme dogme. Houd, 2 «ft e prophéte Heber , dit dans ce chapitre e„ parlant au peuple vers Igqüfel fl avoit èJ6n'f « J« mis route ma cönfiance en dieu qui eft mort » feigneur * ie votre ; car R „. » ture f,,r la terre qu'il ne tienne entre fcs mains » P« la touffe des cheVeu* de fon frcnt ™ » les^ire par le droit chemin oü '/ ,3 Les interprètes de ce p'affage difent qlie cette  SIO NOTES DES CONTES* devant de fa tête , fignifie que Ton eft maïtre abfoltt de fa perfonne, en forte qu'il ne puiffe rien faire que ce qu'il plak a celui qui le tient par eet en«Iroit. Dans le même chapitre, il eft dit de ceux qui feront préfentés au jugement de dieu, qu'il y a parmi eux des heureux ou des malheureux, c'eft-adire, felon le langage des mufulmans, des élus & des réprouvés. Aboufaïd-Karras, autre commentateur de falcoran , dit que ce chapitre nous déclare deux grandes chofes; la première eft la punition de tous les pécheurs qui étoient fur la terre au tems du déluge; la feconde eft le fecret de la prédeftination des hommes, c'eft-a-dire , de ce décret éternel qui deftine les uns au bonheur , & les autres au malheur éternel, fans que rien puiffe en empêcher 1'exécution, ce qui a fait dire a Mahomet même ces paroles: « Le chapitre de Houd m'a fait venir les cheveux » gris avant le tems ». Un auteur perfien dit a ce fujet: « De toute éter» nké il y a une planche préparée a celui-ci pour » le fauver du naufrage & le conduire -au port, » & eet autre a le front marqué d'un bonton de feu » pour 1'éternité. La juftice divine pouffe 1'un a » gauche du cöté des réprouvés, & fa bonté ap» pelle fautre a fa droite avec fes élus >\ Le cheih Aleflam dit : « Que tout dépend du w fouffle du vent des décrets divins : fi ce vent » fouffle du cóté des graces , il fait de la ceinture » de Bahavam le mage une lifière d'enfant, avec a laquelle il le conduit dans le chemin de la foi}  et Faeles iNOtENNËS, 2ÏÏ * s'il fouffle dü cöté de Ia juftice, il öte au pro*« * phéte Balaam la foi du vrai dieu, & le rend y> auffi méprifable qu'un chien. Comment eft - ce "<■> qu'un efprir auffi foible que le notre poürfa com* » prendre la caufe de ceci? C'eft qu'étant de vous» même le fouverain maïtre 8c Findépendant , » vous déterminez toutes chofes comme il vous » plaït >x Dans le même chapitre ,de Houd, Nó! dit de Ia part de dieu aux peuples qu'il inftruifoit : cevoir ». Cotadah dit fur ce paffage ! « NotS * auröit pu contraindre ces peuples iricrédulés d'a*> jouter foi a fes paroles, Sc d'embraiïer la loi de; » dieu ': il 1'auroit fait fans doute; mais les rênes » du franc arbitre de 1'homme font êntre les mams * de dieu » qui 'es gouverne felon fa volonté. » L'huiffier de fa juftice onaffe 8c repouffe de fa » porte celui qu'il veut, Sc fintroducleur de fa mi» féricorde fait entrer qui bön lui femble.' Vous » dites, feigneur, appelez un de ceux-ci paree » que je veux Ie recevoir; chaffez-moi celui-la, » paree que je 1'abandonne. Le méchant Sc le bon » font également dépendans de vos ordres, 8c tous » deux doivent être pareillement foumis aux ordres » de votre fageffe éternelle ». On Jit dans le chapitre de Falcoran, intitulé ; Anfal, que dieu accomplit fon ouvrage tel qu'il i'a deftiné Sc ordonné, en forte que celui qui doit 0ii  &12 KOT ES DES CO NT ES, &C. périr , périfle , Sc que celui qui doit vivre , vive * & cela par des fignes inanifeftes. On lit dans le verfet fuivant : Dieu laiffe ener plufieurs hors de ïa voie , & adreffe plufieurs dans le bon chemin. Abdoulrahman, auteur du roman de Jofeph & de Zélikha en langue turque , s'cxprime fur la prédeftination d'une manière fort dure; car il dit: « Que c'eft le décret de dieu qui prédeftine les » hommes pofitivement , ou a la gloire de dieu , v> ou a la peine ». Le cheih Sadi s'exprime a-peuprès de la même facon : « Celui a qui on a donné » une oreille fourde (dit ce poëte ), comment fera» t-il pour entendre ? Et celui qui eft tiré par de » fort liens, pourra-t-il ne pas fuivre celui qui le » tire»? D'Herbelot, Bibliot. Oriënt, au mot Cadha, %ag. xi auteur de toute ma fortune. En arrivant dans cepays, j'appris qu'Alcine étoit mort après avoir perdu fesbiens, & fouffert avec beaucoup de cönfiance les malheurs de fa vieillefle. J'allai répartdre d es fleurs & des iarmes fur fes cendres ï je mis une infcription honorable fur fon tombeau , & je demandai xe qu'étoient devenus fes enfans. On me dit que le feul qui étoit refté, nommé Orciloque , ne pouvant fe réfoudre a paroitre fans biens dans fa patrie, oü fon père avoit e F é. n ê e" ö üf. as| taonïe, avoit été nourri chez mon grand-père« mais comme Orciloque mon père , qui eft mort jeune, me laiffa au berceau, je n'ai fu ces chofes que confufément. Je n'ai ofé aller en Lycaonie dans 1'incertitude ; & j'ai mieux aimé demeurer dans cette ïle , me confolant dans mes malheurs par le mépris des vaines richeffes, &c par le doux emploi de cultiver les mufes dans la maifon facrée d'Apollon. La fageffe qui accoutume les hommes a fe paffer de peu , & a étre tranquilles, m'a tenu lieu jufqu'ici de tous les autres biens. En achevant ces paroles , Sophronyme fe voyant arrivé au temple, propofa a Ariftonoüs •d'y faire fa prière & fes offrandes. Ils firent au dieu un facrifice de deux brebis plus blanches que ia neige, & d'un taureau qui avóit un croiffant fur le front entre les deux cornes: enfuite ils chanrèrent des vers en 1'honneur du dieu qui éclaire 1'univers , qui règle les faifons , quï préflde aux fciences , & qui anime le chceur des neuf mufes. Au fortir du temple, Sophronyme & Ariftonoüs pafsèrent le refte du jour è fe raconter leurs aventures. Sophronyme recut chez lui le vieillard avec la tendreffe & le refpeét qu'il auroit témoigné a Alcine même, s'il eüt été encore vivant. Le lendemain ils partitent enfemble , & firent voile vers la Lycie*  Fase es et Góst-te? Ariftonoüs mena Sophronyme dans une fertitó campagne fur le bord du fieuve Xante , dans les ondes duquel Apollon au retour de la chaffe , couvert de poufficre, a tant de fois plongé fon corps , & iave' fes beaux cheveux blonds» Ils trouvèrent le long de ce fieuve des peupliers & des faules , dont la verdure tendre & naiffante cachoit les nids d'un nombre infini d'oifeaux qui chantoient nuit & joun, Le fleuve tombant d'un rocher, avec beaucoup de bruit & d'écumé» brifoit fes flots dans un canal plein de pctits caiilöux : toute la plaine étoit couVerte de moiffons dorées : les collines, qui s'élevoient en amphithéatre , étoient chargées de ceps de vignes & d'arbres fruitiers. La toute h nature étoit riante & gracieufe , le ciel étoit doux & fereirt & la terre toujours prête a tirer de fon fein de nouvelles richeffes pour payer les pdnes du laboureur. En s'avancant le long du fleuve , Sophronyme appergut une maifon iimple & médiocre , mais d'une architeéture agréable , avec de juftes proportions. II n'y trouva ni marbre , ni or, ni argent, ni ivoire, ni meubles de pourpre : tout y étoit propre & plein d'agrémens & de commodités , fans magnificence. Une fontaine couloit au milieu de la cour, & formoit un petit canal le long d'un tapis verd : les jardins n'étoient point vaftes : Oü  DE F É N É L O $T. 22$ 'on y voyoit des fruits & des plantes utiles pour nourrir les hommes : aux deux cötés du j-ardin paroiffoient deux bocages , dont les arbres étoient prefqu'auffi anciens que la terre » leur mère , & dont les rameaux épais faifoient une ombre impénétrable aux rayons du foleil. Ils entrèrent dans un falon oü ils firent un doux repas des mets que la nature fourniffoit dans les jardins; & on n'y voyoit rien de ce que la délicateffe des hommes va chercher fi loin & fi chèrement dans les villes. C'étoit du lait auffi doux que celui qu'Apollon avoit le foin de traire pendant qu'il étoit berger chez le roï Admète : c'étoit du miel plus exquis que celui des abeilles d'Hybla en Sicile , ou du mont Hymette dans 1'Attique : il y avoit des légumes du jardin , & des fruits qu'on venoit de cueillir. Un vin plus délicieux que le neótar couloit des grands vafes dans des coupes cifelées. Pendant ce repas frugal , mais doux Jk tranquille, Arifionoüs ne voulut point fe mettre a table. D'abord il fit ce qu'il put, fous divers prétextes , pour cacher fa modeftie ; mais enfin , comme Sophronyme voulut le preffer , il déclara qu'il ne fe réfoudroit jamais a manger avec le petit-fils d'Alcine, qu'il avoit fi long-tems fervi dans la même falie. Voila , lui difoit-ii , oü ce fage vieillard avoit accoutumé Tomé XTIIL P  22f5 Fables et Contes de manger : voila oü il converfoit avec fes amis : voila oü il jouoit a divers jeux : voici oü il fe promenoit en lifant Hélïode & Homère : voici oü il fe repofoit la nuit. En rappelant ces circonftances , fon cceur s'attendriffoit, & les larmes couloient de fes yeux. Après le repas , il mena Sophronyme voir la belle prairie oü erroient fes grands troupeaux, mugiffans fur le bord du fleuve. Puis ils appergurent les troupeaux de moutons qui revenoiènt des gras paturages : les mères bêlantes , & pleines de lait , y étoient fuivies de leurs petits agneaux bondiffans. On voyoit par-tout les ou. vriers empreffés , qui aimoient le travail pour 1'intérêt de leur maitre doux & humain , qui fe faifoit aimer d'eux , & leur adoucifloit les peines de 1'efclavage. Ariflonoüs ayant montré a Sophronyme cette maifon , ces efclaves , ces troupeaux, & ces terres devenues fi fertiles par une foigneufe culture , lui dit ces paroles : Je fuis ravi de vous voir dans Tanden patrimoine de vos artcêtres : me voila content , puifque je vous mets en poffeflion du lieu oü j'ai fervi fi longtems Alcine. Jouiffez en paix de ce qui étoit a lui : vivez heureux , & préparez - vous de loin par votre vigilance une fin plus douce que la fienne. En même-tems il lui fait une do-  jde Fênélon* 227 Station de ce bien , avec toutes les formalités prefcrites par les loix ; & il déclare qu'il exclut de fa fucceffion fes héritiers naturels , fi jamais ils font affez ingrats pour contefter la donation qu'il a faite au petit-fils d'Alcine, fon bienfaiteur. Mais ce n'eft pas affez pour contenter le cceur d'Ariftonoüs. Avant que de donner fa maifon , il 1'orne toute entière de meubles neufs , fimples & modeftes, a la vérité , mais propres & agréables : il remplit les greniers des riches préfens de Cérès, & le cellier d'un vin de Chio, digne d'être fervi par la main d'Hebé ou de Ganymède a la table du grand Jupiter : il y met auffi du vin parmenien , avec une abondante provifion du miel d'Hymette & d'Hybla, & d'huile d'Attique , prefqu'auili douce que le miel même. Enfin , il y ajoute d'innombrables toifons d'une laine fine & blanche comme la neige , riches dépouilles des tendres brebis qui paiffent fur les montagnes d'Arcadie , & dans les gras paturages de Sicile. C'eft dans cet état qu'il donne fa maifon a Sophronyme : il lui donne encore cinquante talens euboïques , & réfervé a fes parens les biens qu'il pofsède dans la peninfule de Clazomène , aux environs de Smyrne, de Lebède & de Colophon, qui étoient d'un grand prix. La donation étant faite , Ariftonoüs fe P ij  228 Fables et Contès rembarque dans fon vaiffeau pour retoürnef dans 1'Ionie. Sophronyme , étonné , & attendri par des bienfaits fi magnifiques , 1'accompagne jufqu'au vaiffeau les larmes aux yeux, le nommant toujours fon père, & le ferrant entre fes bras. Ariftonoüs arriva bientöt chez lui par une heureufe navigation. Aucun de fes parens n'ofa fe plaindre de ce qu'il venoit de donner a Sophronyme. J'ai laiffé , leur difoit-il, pour dernière volonté dans mon teftament cet ordre y que tous mes biens feront vendus & diftribués aux pauvres de 1'Ionie , fi jamais aucun de vous s'oppofe au don que je viens de faire au petitfils d'Alcine. Le fage vieillard vivoit en paix, & jouiffoit des biens que les dieux avoient accordés ■ a fa vertu. Chaque année , malgré fa vieilleffe , il faifoit un 'voyage en Lycie pour revoir Sophronyme , & pour aller faire un facrifice fur le tombeau d'Alcine , qu'il avoit enrichi des plus beaux ornemens de 1'architecture & de la fculpture. II avoit ordonné que fes propres cendres , après fa mort , feroient portées dans le même tombeau, afin qu'elles repofaffent avec celles de fon cher maïtre, Chaque année, au printems, Sophronyme, impatient de le revoir , avoit fans cefTe les yeux tóurnés vers le rivage de la mer, pour tacher de découvrir le vaiffeau d'Ariftonoüs , qui arrivoit dans cette  DE FÉNÈLON. 22f faifon. Chaque année il avoit le plaifir de voir venir de loin au travers des ondes amères, ce vaiffeau qui lui étoit fi cher : & la venue de ce vaiffeau lui étoit infiniment plus douce que toutes les graces de la nature renaiffante au printems, après les rigueurs de 1'affreux hiver. Une année, il ne voyoit point venir, comme les autres, ce vaiffeau tant défiré. II foupiroit amèrement : la trifteffe & la crainte étoient peintes fur fon vifage : le doux fommeil fuyoit loin de fes yeux ; nul mets exquis ne lui fembloit doux : il étoit inquiet, allarmé du moindre bruit, toujours tourné vers le port : il demandoit a tous momens fi on n'avoit point vu quelque vaiffeau venu d'Ionie. II en vit un : mais hélas ! Ariftonoüs n'y étoit pas : il ne portoit que fes cendres dans une urne d'argent. Amphiclès, ancien ami du mort, & a-peu-près du même age, fidéle exécuteur de fes dernières volontés , apportoit triftement cette urne. Quand il aborda Sophronyme, l.i parolc leur manqua a tous deux , & ils ne s exprimèrent que par leurs fanglots. Sophronyme ayant bjifé 1'urne, & 1'ayant arrofée de fes larmes, p^rla ainfi : O vieillard ! vous avez fait Ie bonheur de ma vie , & vous me caufez maintenant la plus cruelle de toutes les douleur*: je nc vous verrai plus : la mort me feroit douce , pour P iij  '23° Fables et Contes vous voir & pour vous fuivre dans les champs élHées, ou votre ombre jouit de la bienheureute paix que les dieux juftes réfervent a la vertu. Vous avez ramené en nos jours la juftice , la piété & la reconnoiffance fur la terre: vous avez montré dans un fiècle de fer la bonté & 1'innocence de 1'age d'or. Les dieux, . avant que de vous couronner dans le féjour des juftes , vous ont accordé ici-bas une vieilleffe heureufe, agréable & longue : mais hélas ! ce qui devroit toujours durer n'eft jamais affez long. Je ne fens plus aucun plaifir a ,ouir de vos dons, puifque je fuis réduit a en jouir fans vous. O chère ombre ! quand eft-ce que je vous fuivrai ? Précieufes cendres, fi vous pouvez fentir encore quelque chofe, vous reffentirez fans doute le plaifir d'être mêlées a celles d'Alcine : les miennes s'y méleront auffi un jour. En attendant, toute ma confolation fera de conferver ces reftes de ce que j'ai le plus aimé. O Ariftonoüs ! ó Ariftonoüs ! non, vous ne mourrez point, & vous vivrez toujours dans le fond de mon cceur. Plutöt m'oublier moimême que d'oublier jamais cet homme fi aimable , qui m'a tant aimé, qui aimoit tant la vertu, a qui je devois tout ! Après ces paroles entrecoupées de profonds foupirs, Sophronyme mit 1'urne dans le tom-  DE F É V f, £ O N. 231 beau d'Alcine : il immola plufieurs vï&imes dont le fang inonda les autels de gazon qui environnoient le tombeau; il répandit les libations abondantes de vin & de lait; il bróla des parfums venus du fond de 1'orient; & il s'éleva un nuage odoriférant au milieu des airs. Sophronyme établit a jamais pour toutes les années , dans la même faifon, des jeux funèbres en 1'honneur d'Alcine & d'Ariftonoüs. On y' venoit de la Carie, heureufe & fertile contree ; des bords enchantés du Méandre, qui fe joue par tant de détours, & qui femble quitter a regret le pays qu'il arrofe ; des rives toujours vertes du Cayftre; des bords du Pactole , qui roule fous fes flots un fable doré; de la Pamphylie, que Cérès, Pomone & Flore ornent a 1'envi; enfin des vaftes plaines de la Cilicie, arrofées comme un jardin par les torrens qui tombent du mont Taurus toujours couvert de neiges. Pendant cette fête fi folemnelle, les jeunes gargons & les jeunes filles vêtues de robes trainantes de lin, plus blanches que les lys , chantoient des hymnes a la louange d'Alcine & d'Ariftonoüs : car on ne pouvoit louer 1'un fans louer auffi l'autre , ni féparer deux hommes h étroitement unis, même après leur mort. Ce qu'il y eut de plus merveilleux, c'eft que P iv  252 Fables et Contes dès le premier jour, pendant que Sophronyme faifoit les libations de vin & de lait, un myrthe d'une verdure &C d'une odeur exquife , naquit au milieu du tombeau, & éleva tout-acoup fa tête touffue pour couvrir les deux urnes de fes ramcaux & de fon ombre. Chacun s'écria qu'Ariftonoüs , en récompenfé de fa vertu, avoit été changé par les dieux en un arbre fi beau. Sophronyme prit foin de 1'arrofer lui-même, & de 1'honorer comme une divinité. Cet arbre loin de vieilhr , fe renouvelle de dix ans en dix ans; & les dieux ont voulu faire voir par cette merveille, que la vertu, qui jète un fi doux parfum dans la mémoire des hommes, ne meurt jamais. F A B L E II. Les Aventures de Méléjichthon. Mm» CHTHON,néa Mégare, d'une race illuftre parmi les grecs, ne fongea dans fa jeuneffe qu'a imiter dans la guerre les exemples de fes ancêtres : il fignala fa valeur & fes talens dans plufieurs expéditions ; & comme toutes fes inclinations étoient magnifiques , il y fit une dépenfe éclatante qui le ruina bientöl. II fut  DE FÉNÉLON. 233 contraint de fe retirer dans une maifon de campagne fur le bord de la mer, oü il vivoit dans une profpnde folitude avec fa femme Proxinoë. Elle avoit de 1'efprit, du courage, de la fierté. Sa beauté & fa naiffance 1'avoient fait rechercher par des partis beaucoup plus .riches que Méléfichthon; mais elle 1'avoit préféré a tous les autres , pour fon feul mérite. Ces deux perfonnes qui, par leur vertu & leur amitié , s'étoient rendues naturellement heureufes pendant plufieurs années, commencèrent alors a fe rendre mutuellement malheureufes par la compaffion qu'elles avoient Tune pour Tautre. Méléfichthon auroit fupporté plus facilement fes malheurs, s'il eüt pu les fouffrir tout feul, & fans une perfonne qui lui étoit fi chère. Proxinoë fentoit qu'elle augmentoit les peines de Méléfichthon. Ils cherchoient a fe confo'er par deux enfans qui fembloient avoir été formés par les graces : le fils fe nommoit Mélibée, & la fille Poëménis. Mélibée dans un age tendre commencoit déja a montrer de la force, de Tadreffe & du courage : il furmontoit a la lutte, a la courfe, & aux autres exercices, les enfans de fon voifinage. II s'enfongoit dans les forêts ; & fes flèches ne portoient pas des coups moins affurés que ceux d'Apollon. II fuivoit encore plus ce dieu dans les fciences 6c dans  Faeles et Contés les beaux arts, que dans les exercices du corps. Méléfichthon dans fa foütude lui enfeignoit tout -ce qui peut cultiver & orqer 1'efprit, tout ce qui peut faire aimer la vertu & régler les mceurs. Mélibée avoit un air fimple, doux & ingénu, mais noble, ferme & hardi. Son père jetoit les yeux fur lui, & fes yeux fe noyoient. de larmes. Poëménis étoit inftruite par fa mère dans tous les beaux arts que Minerve a donnés aux hommes : elle ajoutoit aux ouvrages les plus exquis les charmes d'une voix , qu'elle joignoit avec une lyre plus touchante que celle d'Orphée. A la voir, on eut cru que c'étoit la jeune Diane fortie de 1'ile flottante oü elle naquit. Ses cheveux blonds étoient noués négligemment derrière fa tête : quelques - uns échappés flottoient fur fon cou au gré des vents: elle n'avoit qu'une robe légère, avec une ceinture qui la relevoit un. peu pour être plus en état d'agir. Sans parure, elle effacoit tout ce qu'on peut voir de plus beau , & elle ne le favoit pas : elle n'avoit même jamais fongé a fe regarder fur le bord des fontaines : elle ne voyoit que fa familie & ne fongeoit qu'a travailler. Mais le père accablé d'ennuis, & ne voyant plus aucune reffource dans fes affaires, ne cherchoit que la folitude. Sa femme & fes enfans faifoient fon fupplice : il alloit fouvent  DE FÈNÉLON. 235* fur le rivage de la mer, au plé d'un grand rocher plein d'antres fauvages : la, il de'ploroit fes malheurs : puis il entroit dans une profonde vallée qu'un bois épais déroboit aux rayons du foleil au milieu du jour. II s'affeyoit fur le gazon qui bordoit une claire fontaine ; & toutes les plus trifles penfées revenoient en foule dans fon cceur. Le doux fommeil étoit loin de fes yeux; il ne parloit plus qu'en gémiifant : la vieilleffe venoit avant le tems flétrir & rider fofl vifage; il oublioit même tous les befoins de la vie, & fuccombóit a fa douleur. Un jour, comme il étoit dans cette vallée fi profonde, il s'endormit de laffitude & d'épuifement : alors il vit en fonge la déeffe Cérès, couronnée d'épis dorés, qui fe préfenta a lui avec un vifage doux & majeftüeux : Pourquoi, lui dit-elle en 1'appelant par fon nom, vous lailfez-vous abattre aux rigueurs de la fortune? Hélas ! répcndit-il, mes amis m'ont abandonné; je n'ai plus de bien : il ne me refte que des proces & des créanciers : ma naiffance fait le comble de mon malheur; & je ne puis me réfoudre a travailler comme un efclave pour gagner ma vie. Alors Cérès lui répondit : La nobleffe confifte-t-elle dans les biens ? Ne confifte-t-elle pas plutöt a imiter la vertu de fes ancétres ? II n'y  23Ö Fabi.es et Contis a de nobles que ceux qui font juftes. Vivez de peu; gagnez ce peu par votre travail : ne foyez a charge a perfonne; vous ferez le plus noble de tous les hommes. Le genre humain fe rend lui-même miférable par fa molleffe & par fa fauffe gloire. Si les chofes néceffaires vous manquent, pourquoi les voulez-vous devoir a d'autres qu'a vous-même ? Manquez-vous de courage pour vous les donner par une vie laborieufe ? Elle dit; & aufïitöt elle lui préfenta une charrue d'or avec une corne d'abondance. Alors Bacchus parut couronne de lierre, & tenant un thyrfe dans fa main : il étoit fuivi de Pan qui jouoit de la flüte, & qui faifoit danfer les faunes & les fatyres. Pomo.ne fe montra chargée de fruits, & Flore ornée des fleurs les plus vives & les plus odoriférantes. Toutes les divinités champêtres jetèrent un regard favorable fur Méléfichthon. II s'éveilla, comprenant la force & le fens de ce fonge divin : il fe fentit confolé, & plein de goüt pour tous les travaux de la vie champêtre : il parle de ce fonge a Proxinoë, qui entra dans tous fes fentimens. Le lendemain ils » congédient leurs domeftiques inutiles : on ne vit plus chez eux de gens dont le feul emploi fut le fervice de leurs perfonnes. Ils n'eurent  Be Fénêlon. plus ni char, ni condufteur. Proxinoë avec Poëménis filoient en menant païtre leurs moutens: enfuite elles faifoient leurs toiles & leurs étoffes : puis elles tailloient & coufoient ellesmcmes leurs habits, & ceux du reftede la familie. Au lieu des ouvrages de foie, d'or & d'argent qu'elles avoient accoutume' de faire avec 1'art exquis de Minerve, elles n'exercoient plus leurs doigts qu'au fufeau , ou è d'autres travaux femblables. Elles préparoient de leurs propres mains les légumes qu'elles cueilloient dans leur jardin, pour noürrir toute la maifon. Le lait de leurs' troupeaux qu'elles alloient traire, achevoit de mettre 1'abondance. On n'achetok rien: tout étoit préparé promptement & fans peine. Tout étoit bon, fimple, naturel, affaifonné par 1'appétit, inféparable de la fobriété & du travail. Dans une vie^i champêtre, tout étoit chez eux net & propre. Toutes les tapifferies étoient vendues; mais les murai'lles de la maifon étoient Manches, & on ne voyoit nulle part rien de fale ni de dérangé ; les meubles n'étoient jamais couverts de pouffière : les lits étoient d'étoffes grofIJères,-mais propres. La cüifine même avott une propreté qui n'eft point dans les 'grande* maifons : tout y étoit bien rangé & luifant. Pour régaler la familie dans les jours de fete, Proxinoë faifoit desgtteaux excellens. Elle avoiÉ  238 Fabi.es et Contés des abeUles dont le miel étoit plus doux que celui qui couloit du tronc des arbres creux pendant 1'age d'or. Les vaches venoient d'elles - mêmes offrir des ruiffeaux de lait. Cette femme laborieufe avoit dans fon jardin toutes les plantes qui peuvent aider a nourrir 1'homme en chaque faifon, & elle étoit toujours la première a avoir les fruits & les légumes de chaque tems : elle avoit même beaucoup de fleurs, dont elle vendoit une partie, après avoir employé l'autre a orner fa maifon. La fille fecondoit fa mère , & ne goütoit d'autre plaifir que celui de chanter en travaillant, ou en conduifant fes moutons dans les paturages. Nul autre troupeau n'égaloit le fien : la contagion , & les loups mêmes n'ofoient en approcher. A mefure qu'elle chantoit , fes tendres agneaux danfoient fur 1'herbe, & tous les échos d'alentour fembloient p*rendre plaifir a répéter fes chanfons. Méléfichthon labouroit lui-même fon champ; lui-même il conduifoit fa charrue, femoit & moiffonnoit. II trouvoit les travaux de 1'agriculture moins durs, plus innocens & plus utiles que ceux de la guerre. A peine avoit-il fauché 1'herbé tendre de fes prairies, qu'il fe hatoit d'enlever les dons de Cérès, qui le payoient au centuple du grain femé. Bientöt Bacchus faifoit couler pour lui un nedar digne de la  ï> E FÉNÉLON. - 239 table des dieux. Minerve lui donnoit auffi le fruit de fon arbre, qui eft fi utile a 1'homme; L'hiver étoit la faifon du repos, oü toute 'la familie affemblée goütoit une joie innocente, & remercioit les dieux d'être fi défabufée des faux plaifirs. Ils ne mangeoient de viande que dans les facrifices, & leurs troupeaux n'étoient deftinés qu'aux autels. Mélibée ne montroit prefqu'aucune des paffions de la jeuneffe : il conduifoit les grands troupeaux; il coupoit de grands chênes dans les forêts; il creufoit des petits canaux pour arrofer les prairies; il étoit infatigable pour foulager fon père : fes plaifirs, quand le travail n'étoit pas de faifon, étoient la chaffe, les courfes avec les jeunes gens de fon age, & la leéture dont fon père lui avoit donné le goüt. Bientöt Méléfichthon, en s'accoutumant a une vie fi fimple , fe vit plus niche qu'il ne l'avoit été auparavant. II n'avoit chez lui que les chofes néceffaires a la vie; mais il les avoit toutes en abondance. II n'avoit prefque de fociété que dans fa familie : ils s'aimoient tous : ils fe rendoient mutuellement heureux: ils vivoient loin des palais des rois, & des plaifirs qu'on achète fi cher : les leurs étoient doux, innocens, fimples , facifes a trouver, & fans aucune. fuite dangereufe. Mélibée & Poéménis furent  240 Fables et Co n tes ainfi élevés dans le goüt des travaux champétres» Ils ne fe fouvinrent de leur naiffance, que pour avoir plus de courage, en fupportant la pauvreté» L'abondance revenue dans toute cette maifon n'y ramena point le faire. La familie entière fut toujours fimple& laborieufe. Tout le monde difoit a Méléfichthon : Les richeffes rentrent chez vous : il eft tems de reprendre votre ancien éclat. Alors il répondit ces paroles : A qui voulezvous que je m'attache, ou au fafte qui m'avoit perdu, ou a une vie fimple & laborieufe, qui m'a rendu riche & heureux ? Enfin, fe trouvant ün jour dans ce bois^ fombre oü Cérès Tavoit inftruit par un fonge fi utile, il s'y repofa fur 1'herbe , avec autant de joie, qu'il y avoit eu d'amertume dans le tems paffé. II s'endormit; & la déeffe fe montrant a lui, comme dans fon premier fonge, lui dit ces paroles : La vraie nobleffe confifte a ne recevoir rien de perfonne, & a. faire du bien aux autres. Ne recevez donc rien que du fein fécond de la terre , & de votre propre travail. Gardez - vous bien de quitter jamais par molleffe, ou par fauffe gloire , ce qui eft la fource naturelle & inépuifable de tous les biens. FABLE  Ï>E P Ê s i t O s. «4? fable iii, Arijiée & Virgik. V V ip.GiLE étant defcendu aux enfers, entra. ; dans les campagnes fortunées, oü les héros & ies hommes infpirés des dieux, paifoient une vie bienheureufe fur des gazons toujours émaillés de fieurs, & entrecoupés de mille ruiffeaux. D'abord le berger Ariflée, qui étoit-la au nombre des demi-dieux, s'avanga vers lui, ayant appris fon nom. Que j'ai de joie ,slui dit-il, de voir un fi grand pocte ! vos vers coulent plus doucement que la rofée fur 1'herbe tendre : ils ont une harmonie fi douce, qu'ils attendriffent le cceur & qu'ils tirent les larmes des yeux. Vous en avez fait pour moi & pour mes abeilles, dont Homère même pourroit être jaloux. Je vous dois, autant qu'au Soleil & i Cyrène, la gloire dont je jouis. II n'y a pas encore longtems que je les récitai, ces vers fi tendres Sc fi gracieux, a Linus, a Héfiode & a Homère. Après les avoir entendus, ils allèrent tous trois boire de 1'eau du fleuve Léthé pour les oublier, tant ils étoient affligés de repalfer dans leur mémoire des vers fi dignes d'eux, qu'ils n'avoient; Jome XVtth q  242 Fabees et Contes pas faits. Vous favez que la nation des poëtes eft jaloufe. Venez donc parmi eux prendre votre place. Elle fera bien mauvaife, cette place, répondit Virgile, puifqu'ils font fi jaloux. J'aurai de mauvaifes heures a paffer dans leur compagnie : je vois bien que les abeilles n'étoient pas plus faciles a irriter que le cceur des poëtes. II eft vrai , répondit Ariftée : ils bourdonnent comme les abeilles : comme elles ils ont un aiguillon percant pour piquer tout ce qui enflamme leur colère. J'aurai encore, dit Virgile, ün autre grand homme a ménager : c'eft le divin Orphée. Comment vivez-vöus enfemble ? Affez mal, répondit Ariftée. II eft encore jaloux de fa femme, comme les trois autres de la gloire des vers. Mais pour vous, il vous recevra bien, car vous Tavez traité honorablement, & vous avez parlé beaucoup plus fagement qu'Ovide de fa querelle avec les femmes de Thrace, qui le maffacrèrent. Mais ne tardons pas davantage : entrons dans ce petit bois facré arrofé de tant de fontaines plus claires que le cryftal : vous verrez que toute la troupe facrée fe levera pour vous faire honneur/ N'entendez-vous pas déja la lyre d'Orphée ? Ecoutez Linus qui chante le combat des dieux contre les géans. Homère fe prépare a chanter Achille qui venge la mort de Patrocle par celle d'Heftor. Mais Héfiode eft  £> E F É N É L O N. 2^.3 celui que vous avez le plus a craindre : car de fhuffleur dont il eft, il fera bien faché que vous avez ofé traiter avec tant d'éle'gance toutes les chofes ruftiques qui Ont été fon partage. A' peine Ariftée eut achevé ces mots, qu'ils arrivèrent dans cet ombrage frais oü règne un éternel enthoufiafme qui pofsède ces hommes divins. Tous fe levèrent: on fit affeoir Virgile; on le pria de chanter fes vers. II les chanta d'abord avec modeftie, & puis avec tranfpo.it. Les plus jaloux fentirent malgré eux une douceur qui les raviffoit. La lyre d'Orphée, qui avoit enchanté les rochers & les bois, échappa de fes mains, Sc les larmes amères coulèrent de fes yeux. Homère oublia pour un moment la magnificence rapide de 1'Iliade, & la variété agréable de 1'Odiffée : Linus crut que ces beaux vers avoient été faits par fon père Apollon : & il étoit immobile, faifi & fufpendu par un fi doux chant : Héfiode tout ému, ne pouvoit réfifter a ce charme. Enfin revenant un peu a lui, il prononga ces paroles pleines de jaloufie & d'indignation : O Virgile, tu as fait des vers plus durables que Pairain & que le bronze ! mais je te prédis qu'un jour on verra un enfant qui les traduira en fa langue, & qui partagera avec toi la gloire d'avoir chanté les abeilles. Q ij  344 Tables et Contes FABLE IV. Hïftoire d'Alibée, Perfan. C h A - A b b A s, roi de Perfe, faifant un voyage, s'écarta de toute fa cour, pour paffer dans la campagne fans y être connu, & pour y voir les peuples dans toute leur liberté naturelle: ilprit feulement avec lui un de fes courtifans. Je ne connois point, lui dit le roi, les véritables mceurs des hommes : tout ce qui nous aborde eft déguifé. Ceft 1'art, & non pas la nature fimple qui fe montre a nous. Je veux étudier la vie ruftique, & voir ce genre d'hommes qu'on méprife tant , quoiqu'ils foient le vrai foutien de toute la fociété humaine. Je fuis laffe de voir des courtifans qui m'obfervent pour ma furprendre , en me flatant. II faut que j'aille voir des laboureurs & des bergers qui ne me connoiffent pas. II paffa avec fon conHdent au milieu de plufieurs villages ou 1'on faifoit des danfes; & il étoit ravi de trouver loin des cours des plaifirs tranquilles & fans dépenfe. II fit un repas dans une cabane ; & comme il • avoit grand'faim, après avoir marché plus qua 1'ordinaire, les alimens groffiers qu'il prit, lui pa-  B t F E N ê £ 6 tf. S 4jT furent plus agréables que tous les méts exquis de fa table. En paffant dans une prairie femée de fleurs , qui bordoit un clair ruiffeau , il appercut un jeune berger qui jouoit de la flüte a l'ombre d'un grand ormeau , auprès de fes moutons paiffans. II laborde , il Pexamine, il lui trouve une phyfionomie agréable, un air fimple & ingénu , mais noble & gracieux. Les haillons doqt le berger étoit couvert , ne diminuoient point Ï'éclat de fa beauté. Le roi crut d'abord que c'étoit quelque perfonne de naiffance illuftre qui s'étoit déguifée; mais il apprit du berger que fon père & fa mère étoient dans ua village voifin, & que fon nom étoit Alibée. A' mefure que le roi le queftionnoit , il admiroit en lui un efprit ferme & raifonnabfe. Ses yeux étoient vifs , & n'avoient rien d'ardent & de farouche : fa voix étoit douce , infinuante , & propre a toucher. Son vifage n'avoit rien de groiïier j mais ce n'étoit pas une beauté molle & efféminée. Le berger , d'environ feize ans y ne favoit point qu'il fut tel qu'if paroilïbit aux autres. II croyoit penfer , parler , étre fait comme tous les autres bergers de fon village» Mais fans éducation , il avoit appris tout ce que la raifon fait apprendre a ceux qui 1'écoutent. Le roi , 1'ayant entretenu familièremerit ^ en fut charme. II fut de lui, fur 1'état des peu-,  246 Faeles it Contes pies, tout ce que les rois n'apprennent jamais d'une foule de flateurs qui les environne. De tems en tems il rioit de la naïveté de cet enfant , qui ne ménagoit rien dans fes réponfes, C'étoit une grande nouveauté pour le roi que d'entendre parler fi naturellement. II fit figne au courtifan qui 1'accompagnoit, de ne point découvrir qu'il étoit le roi ; car il craignoit qu'Alibée ne perdït en un moment toute fa liberté & toutes fes graces , s'il venoit a favoir devant qui il parloit. Je vois bien , difoit le prince au courtifan , que la nature n'eft pas moins belle dans les plus baffes conditions que dans les plus hautes. Jamais enfant de roi n'a paru mieux né que celui-ci qui garde les raoutons. Je me trouverois trop heureux d'avoir un fils auffi beau , auffi fenfé , & auffi aimable. II me paroït propre a tout; & fi on a foin de 3'inftruire , ce fera aflurément un jour un grand homme. Je veux le faire élever auprès de moi. Le roi emmena AHbée , qui fut bien furpris d'apprendre a qui il s'étoit rendu fi agréable. On lui fit apprendre a lire , a écrire, a chanter, & enfuite on lui donna des maïtres pour les arts & pour les fciences qui ornent 1'efprit. D'abord il fut un peu ébloui de la cour ; & fon grand changement de fortune changea un peu fon cceur. Son age & fa faveur joints en-  5de F' é n 'é e o n« 247 femble altérèrent un peu fa fageffe & fa modération. Au lieu de fa houlette, de fa flüte, & de fon habit de berger, il prit une robe' de pourpre brodée d'or/avec un turban couvert de pierreries. Sa beauté effaca tout ce que la cour avoit de plus agréable : il fe rendit capable des affaires les plus férieufes , & mérita la cönfiance de fon maitre qui , connoiffant le goüt exquis d'Alibée pour toutes les magnificences d'un palais, lui donna enfin une charge trés - confidérable en Perfe , qui eft celle de garder tout ce que le prince a de pierreries & de meubles précieux. Pendant toute la vie du grand Cha-Abbas, la faveur d'Alibée ne fit que croïtre. A mefure qu'il s'avanca dans un age plus mür, il fe reffouvint enfin de fon ancienne condition & fouvent il k regretoit. O beaux jours, difoitH a lui-méme ; jours innocens ; jours oü j'ai goüté une joie pure & fans péril; jours depuis lefquels je n'en ai vu aucun de fi doux , ne vous reverrai-je jamais ? Celui qui m'a privé de vous , en me donnant tant de richeffes , m'a tout öté. II voulut aller revoir fon village. il s'attendrit dans tous les lieux oü il avoit autrefois danfé, chanté, joué de la flüte avec fes compagnons. U fit quelque bien a tous fes parens, & a tous fes amis 5 il leur fouhaita pour Q iv  248 Faelis et Conté; principal bonheur de ne quitter jamais la vï* champêtre , & de n'éprouver jamais les malheurs de la cour. II les éprouva , ces malheurs , après Ia mort 'de fon bon maitre Cha-Abbas. Son fils ChaphSephi fuccéda a ce prince. Des courtifans envieux & pleins d'artifices , trouvèrent moyen de le prévenir contre Alibée. II a abufé, difoient-ils, de la cönfiance du feu roi. II a amaffé des tréfors immenfes , & a détourné plufieurs. chofes d'un très-grand prix , dont il étoit dépofitaire. Chaph-Sephi étoit tout enfemble jeune' & prince : il n'en falloit pas tant pour être crédule , inappliqué , & fans précaution. II eut la vanité de vouloir paroitre réformer ce que le roi fon père avoit fait, & juger mieux que lui. Pour avoir un prétexte de dépofféder Alibée de fa charge, il lui demanda, felon le confeil de fes courtifans envieux, de lui apporter un cimeterre garni de diamans d'un prix immenfe , que le roi, fon grand-père, avoit accoutumé de porter dans les combats. Cha-Abbas avoit fait autrefois óter de ce cimeterre tous ces beaux diamans ; & Alibée prouva par de bons témoins que la chofe avoit été faite par 1'ordre du feu roi, avant que la charge eut été donnée a Alibée. Quand les ennemis d'Alibée virent qu'ils ne pouvoient plus fe fervir de  •D E F È N É L O w. S4^ prétexte pour Ie perdre , ils confeillèrent a Chaph-Sephi de lui commander de faire dans quinze jours un inventaire exaéf. de tous les meubles précieux dont il étoit chargé. Au bout de quinze jours , il demanda a voir Iuiméme toutes chofes. Alibée lui ouvrit toutes les portes , & lui montra tout ce qu'il avoit en garde. Rien n'y manquoit : tout étoit propre , bien rangé , & confervé avec grand foin. Le" roi, bien étonné de trouver par tout tant d ordre & d'exaditude , étoit prefque revenu en faveur d'Alibée , lorfqu'il appercut au bout d'une grande galerie pleine de meubles trésfomptueux , une porte de fer qui avoit trois grandes ferrures. C'eft-la, lui dirent a Toreille les courtifans jaloux , qu'Alibée a caché toutes les chofes précieufes qu'il vous a dérobées. Auffitót le roi en colère s'écria : Je veux voir ce qui eft au-dela de cette porte. Qu'y avezvous mis > Montrez-le-moi. A ces mots, Alibée fe jeta a fes genoux , le conjurant au nom de dieu de ne lui óter pas ce qu'il avoit de plus précieux fur la terre. II n'eft pas jufte, difoit-il, que je perde en un moment ce qui me refte, & qui fait ma reflburce, après avoir travaillé tant d'années auprès du roi votre père. Otez - moi fi vous voulez tout le refte ; mais küffez-moi ceci, Le roi ne douta point que ce  25"o Faeles et Contïs ne fut un tréfor mal acquis qu'Alibée avoit amaffé. II prit un ton plus haut , & voulut abfolument qu'on ouvrit cette porte. Enfin Alibée , qui en avoit les clés , Touvrit lui-même. On ne trouva en ce lieu que la houlette, la flüte & 1'habit de berger , qu'Alibée avoit porté autrefois , & qu'il revoyoit fouvent avee joie , de peur d'oublier fa première condition» Voila , dit-il, ö grand roi, les précieux rcftes de mon ancien bonheur. Ni la fortune, ni votre puiffance , n'ont pu me. les öter. Voila mon tréfor que je garde pour m'enrichü , quand vous m'aurez fait pauvre. Reprenez tout le refte : laiffez-moi ces chers gages de mon premier état. Les voila, mes vrais biens , qui ne manqueront jamais. Les voila , ces biens fimples, innocens, toujours doux a ceux qui favent fe contenter du néceffaire , & ne fe tourmentent point pour le fuperfiu. Les voila , ces* biens dont la liberté & la süreté font les fruits. Les voila , ces biens , qui ne m'ont jamais donné un moment d'embarras. O chers inftrumens d'une vie fimple & heureufe ! je n'aime que vous; c'eft avec vous que je veux vivre & mourir. Pourquoi faut - il que d'autres biens trompeurs foient venus me tromper , & troubler le repos de ma vie ? Je vous les rends, grand roi, toutes ces richeffes qui me viennenfc  E> E FÉNÉLON. 2^1 de votre libéralité. Je ne garde que ce que j'avois quand le roi votre père vint par fes graces me rendre malheureux. Le roi entendant ces paroles , comprit 1'innocence d'Alibée , & étant indigné contre les courtifans qui 1'avoient voulu perdre, il les chaffa d'auprès de lui. Alibée devint fon principal officier , & fut chargé des affaires les plus fecrètes ; mais il revoyoit tous les jours fa houlette , fa flüte & fon ancien habit , qu'il tenoit toujours prcts dans fon^tréfor , pour les reprendre dès que la fortune inconftante troubleroit fa faveur. II mourut dans une extréme vieilleffe, fans avoir jamais voulu ni faire punk fes ennemis, ni amaffer aucun bien, & ne laiffant a fes parens , que de quoi vivre dans la condition de berger qu'il crut toujours la plus süre & la plus heureufe. FABLE V. Hijloire de Rofimond & de Braminte. ïh étoit une fois un jeune homme plus beau que le jour, nommé Rofimond, & qui avoit autant d'efprit & de vertu, que fon frère aïné Braminte étoit mal-fait, défagréable, brutal & méchant. Leur mère, qui avoit horreur de fon  s'p Faeles et Contes* fils ainé , n'avoit des yeux que pour voir Te' cadet. L'ainé jaloux, inventa une calomnie horrible pour perdre fon frère. II dit a fon père que Rofimond alloit fouvent chez un voifin qui étoit fon ennemi, pour lui rapporter tout ce qui fe paffoit au logis, & pour lui donner les: moyens d'empoifonner fon père. Le père fort emporté , battit cruellement fon fils , le mit tout en fang, puis le tint trois jours en prifon fans nourriture , & enfin le chaffa de fa maifon , en le menagant de le tuer s'il revenoit jamais. La mère épouvantée, n'ofa rien dire r elle ne fit que gémir. L'enfant s'en alla pleurant, & ne fachant ou fe retirer , il traverfa fur le foir un grand bois. La nuit le furprit au pié. d'un rocher : il fe mit a 1'entrée d'une caverne fur un tapis de mouffe, oü couloit un clair ruiffeau , & il s'y endormit de laflitude. Au point du jour, en s'éveillant, il vit une belle femme montée fur un cheval gris, avec une houffe en broderie d'or, qui paroiffoit aller a la chaffe. N'avez-vous pas vu paffer un cerf & des chiens ? lui dit-elle. II répondit que non.. Puis elle lui dit : II me femble que vous êtes afHigé. Qu'avez-vous ? lui dit-elle. Tenez, voila une bague qui vous rendra le plus heureux & le plus puiffant des hommes, pourvu que vous n'en abufiez jamais. Quand vous tournerez 1«  ï> e F é n h o k 25-3 •diamant en dedans, vous ferez d'abord invifible. Dès que vous le tourncrez en dehors , vous paroïtrez a de'couvert. Quand vous met* trez 1'anneau a votre petit doigt, vous paroïtrez le fils du roi, fuivi de toute une cour map nifique, Quand vous le mettrez au quatrième doigt, vous paroïtrez dans votre figure naturelle. Auffitöt le jeune homme comprit que c'e'toit une fée qui lui parloit. Après ces paroles , elle s'enfonca dans les bois; pour lui, il s'en retourna aufïitót chez fon père, avec impatience de faire 1'effai de fa bague. II vit & entendit tout ce qu'il voulut fans être de'couvert. II ne tint qua lui de fe venger de fon frère, fans s'expofer a aucun danger. II fe montra feulement a fa mère, 1'embrafTa, & lui dit toute fa merveilleufe aventure. Enfuite mettant Tanneau enchante a fon petit doigt, il parut tout-a-coup comme le prince fils du roi, avec cent beaux chevaux , & un grand nombre d'officiers richement vêtus. Son père fut bien étonné de voir le fils du roi dans fa petite maifon. II étoit embarraffé, ne fachant quels refpeds il devoit lui rendre. Alors Rofimond lui demanda, combien il avoit de fils ? Deux, répondit le père. Je les veux voir. Faites-les venir tout a 1'heure, lui dit Rofimond. Je les veux emmenex tous deux a la cour, pour faire  2^4 Faeles et Contes leur fortune. Le père timide répondit en héfitant : Voila 1'aïné que je vous préfente. Oü eft donc le cadet ? je veux le voir aufïi, dit encore Rofimond. II n'eft pas ici, dit le père : je 1'avois chatié pour une faute , & il m'a quitté. Alors Rofimond lui dit: II falloit 1'inftruire , mais non pas le chaffer : donnez - moi. toujours 1'aïné , qu'il me fuive; & vous , dit-il parlant au père , fuivez deux gardes , qui vous conduiront au lieu que je leur marquerai. Auffitöt deux gardes emmenèrent le père ; & Ia fée dont nous avons parlé, Payant trouvé dans une forêt, elle le frappa d'une verge d'or, & le fit entrer dans une caverne fombre & profonde, oü il demeura enchante. Demeurez-y, dit-elle, jufqu'a ce que votre fils vienne vous en tirer. Cependant le fils alla a la cour du roi, dans un tems oü le jeune prince s'étoit embarqué pour aller faire la guerre dans une ile éloignée. II avoit été emporté par les vents fur des cótes inconnues , oü après un naufrage, il étoit captif chez un peuple fauvage. Rofimond parut a la cour comme s'il eüt été le prince qu'on croyoit perdu. II dit qu'il étoit revenu par le fecours de quelques marchands, fans lefquels il feroit péri : il fit la joie publique. Le roi parut fi tranfporté, qu'il ne pouvoit parler; & il ne fe laffoit point d'embrafler ce fils qu'il  DE F É N Ê E O N. 2jf avoit cru mort. La reine fut encore plus attendrie. On fit de grandes réjouillances dans tout le royaume. Un jour celui qui paffoit pour le prince , dit a fon véritable frère : Braminte, vous voyez que je vous ai tiré de votre village , pour faire votre fortune : mais je fais que vous êtes un menteur, & que vous avez par vos impoftures caufé le malheur de votre frère Rofimond : il eft ici caché. Je veux que vous parliez a lui, & qu'il vous reproche vos impoftures. Braminte tremblant, fe jeta a fes piés , & lui avoua fa faute. N'importe , dit Rofimond, je veux que vous parliez a votr* frère & que vous lui demandiez pardon. B fera bien généreux s'il vous pardonne : vous ne le méritez pas. II eft dans mon cabinet, oü je vous le ferai voir tout a 1'heure. Cependant je vais dans une chambre voifine, pour vous laiffer librement avec lui. Braminte entra pour obéir dans le cabinet. Auffitót Rofimond changea fon anneau, paffa dans cette chambre, & puis 11 entra par une autre porte de derrière avec fa figure naturelle, oü Braminte fut bien honteux de le voir. II lui demanda pardon, & lui promit de réparer toutes fes fautes. Rofimond i'embralfa en pleurant, lui pardonna, & lui dit: Je fuis en pleine faveur auprès du prince. Il ne. tient qua moi de vous faire périr, ou de vous  'z$6 Fabies et Contes tenir toute votre vie dans une prifon; mais j® veux être auffi bon pour vous que vous avez êté méchant pour moi, Braminte, honteux & confondu, lui répondit avec foumiffion, n'ofant lever les yeux, ni le nommer fon frère. Enfuite Rofimond fit femblant de faire un voyage en fecret, pour aller époufer une princeffe d'un royaume voifin; mais fous ce prétexte il alla voir fa mère, a laquelle il raconta tout ce qu'il avoit fait a la cour, & lui donna dans ie befoin quelque petit fecours d'argent. Car le roi lui laiffoit prendre tout ce qu'il vouloit; mais il n'en prenoit jamais beaucoup. Cependant il s'éleva une furieufe guerre entre le roi & un autre roi voifin, qui étoit injufte & de mauvaife foi. Rofimond alla a la cour du roi ennemi, entra par le moyen de fon anneau dans tous les confeils fecrets de ce prince, demeurant toujours invifible. II profita de tout ce qu'il apprit des mefures des ennemis. II les prévint & les déconcerta en tout : il commanda 1'armée contre «ux ; il les défit entièrement dans une grande bataille, & conclut bientöt avec eux une paix glorieufe, a des conditions équitables. Le roi ne fongeoit qu'a le maner avec une princeffe héritière d'un royaume voifin, & plus belle que les graces; mais un jour , pendant que Rofimond étoit a la chaffe dans la même forêt ou il avoit autrefois  ï> E F È N 'ê E ö N, % ttïïrefois trouve' la fée, elle fe préfenta a lui. Gardez-vous bien, lui dit-elle d'une voix févère, de vous marier, comme fi vous étiez le prince. II ne faut tromper perfonne : il eft jufte «jue le prince , pour qui on vous prend, revienne fucce'der a fon père : allez le chercher dans une ile, oü les vents que jenverrai enflec les voiles de votre vaiffeau, vous meneront fans peine ; hatez-vous de rendre ce fervice a votre maïtre , contre ce qui pourroit flater votre ambition; & fongez a rentrer en homme de bien dans votre condition naturelle. Si vous ne le fakes, vous ferez injufte & malheureux; je vous abandonnerai a vos anciens malheurs. Rofimond profita fans peine d'un fi fage conifeil. Sous pre'rexte d'une négociation fecrète dans un e'tat voifin, il s'embarqua fur un vaiffeau , & les vents le menèrent d'abord dans ï'ïle oü la fée lui avoit dit qu 'étoit Ie vrai fils du roi. Ce prince étoit captif chez un peuple fauvage, oü 1'on lui faifoit garder des troupeaux. ' Rohmond invifible 1'alla enlever dans les pSturages oü il conduifoit fon troupeau ; & le couvrant de fon propre manteau qui étoit invifible -comme lui, il le délivra des mains de ces peu^ pies cruels : ils s'embarquèrent enfemble. D'autres vents obéiffans a la fée , les ramenèrent. Ils arrivèrent enfemble dans la chambre du roi. Tornt XFUU R  A j8 Fables et Contes Rofimond fe préfenta a lui, & lui dit : Vous m'avez cru votre fils , je ne le fuis pas; mais je vous le rends : tenez, le voila lui-même. Le roi bien étonné s'adreffa a fon fils, & lui dit : N'eft - ce pas vous, mon fils, qui avez vaincu mes ennemis , & qui avez fait glorieufement la paix ? ou bien eft - il vrai que vous avez fait un naufrage ? que vous avez été captif, & que Rofimond vous a délivré ? Oui, mon père, répondit-il. C'eft lui qui eft venu dans le pays oü j'étois captif. II m'a enlevé : je lui dois la liberté , & le plaifir de vous revoir. C'eft \ lui & non pas a moi , a qui vous devez la victoire. Le roi ne pouvoit croire ce qu'on lui difoit; mais Rofimond changeant fa bague, fe montra au roi fous la figure du prince; & le roi épouvanté vit a-la-fois deux hommes qui parurent tous deux enfemble fon méme fils. Alors il offrit pour tant de fervices des fommes immenfes a Rofimond , qui les refufa. II demanda feulement au roi la grace de conferver a fon frère Braminte une charge qu'il avoit a la cour. Pour lui, il craignit 1'inconftance de la fortune, 1'envie des hommes , & fa propre fragilité. II voulut fe retirer dans fon village avec fa mère, oü il fe mit a cultiver la terre. La fée, qu'il revit encore dans les bois, lui montra la caverne oü fon père étoit, & lui dit  DE FeNÉLON. les paroles qu'il fallok prononcer pour le défiVrer. II prononca avec une trés - fenfible joie ces paroles. II délivra fon père qu'il avoit depuis long-tems impatierice de délivrer, & lui donna de quoi paffer doucement fa vieillelTe. Rofimond fut ainfi le bienfaiteur de toute fa familie, & il eut le plaifir de faire du bien i tous ceux qui avoient voulu lui faire du mal. Après avoir fait les plus grandes chofes pout la cour, il ne voulut d'elle que Ia liberté de vivre loin de fa cörruptiqn. Pour comble de fageffe, il craignit que fon anneau ne 'le tentat de fortir de fa folitude, & ne le rengageat dans les grandes affaires. II retourna dans le bois oü la fée lui avoit apparu fi favorablernent : il alloit tous les jours auprès de la caverne oü il avoit eu le bonheur de la voir autrefois ; & c étoit dans l'efpérance de 1'y revoir. Enfin elle sy préfenta encore a lui, & il lui rendït Tanneau enchante'. Je vous rends , lui dit-il, un don d'un fi grand prix, mais fi dangereux, & duquel il eft fi facile d'abufcr.' Je ne me croirai en süreté^ que quahd je n'aurai plus de quoi ' fortir de ma folitude, avec tant de moyehs de contenter toutes mes paffions. Pendant que Rofimond rendoit cette bague, Braminte, dont le méchant naturel n'étoit point corngé , s'abandonna a toutes fes paflions, & R ij  2.60 FA E LES ET CONTES voulut engager le jeune prince, qui étoit dévenu roi, a traiter indignement Rofimond. La fée dit a Rofimond : Votre frère , toujours importeur, a voulu vous rendre fufpecl: au nouveau roi, & vous perdre: il mérite d'être puni, & il faut qu'il périffe. Je m'en vais lui donner cette bague que vous me rendez. Rofimond pleura le malheur de fon frère : puis il dit a la fée : Comment prétendez-vous le punir par un fi merveilleux préfent? II en abufera pour perfécuter tous les gens de bien, & pour avoir une puiffance.fans bornes. Les mêmes chofes, répondit la fée , font un remède falutaire aux uns , & un poifon mortel aux autres. La profpérité eft la fource de tous les maux pour les méchans. Quand on veut punir un fcélérat, il n'y a qua le rendre bien puiffant pour le faire périr bientöt. Elle alla enfuite au palais : elle fe montra a Braminte fous la figure d'une vieille femme couverte de haillons; elle lui dit: J'ai retiré des mains de votre frère la bague que je lui avois prétée, & avec laquelle il s'étoit acquis tant de gloire : recevez-la de moi, & penfez bien a 1'ufage que vous en ferez. Braminte répondit en riant : Je ne ferai pas comme mon frère, qui fut affez infenfé pour aller chercher le prince au lieu de régner en fa place.Braminte, avec cette bague, ne fongea qua découvrir le fecret  DE FÉNÊEOff. 2ö-i; de toutes les families, qü a commettre des trahifons, des meurtres & des infamies, qu a écouteï; les confeils du roi, qua enlever les richeffes des particuliers. Ses crimes invifibles étonnoient tout le monde. Le roi voyant tant de fecret's de'couverts, ne favoit a quoi attribuer cet inconvénient; mais la profpérité fans bornes & finfolence de Braminte lui firent foupconner qu'il avoit 1'anneau enchante' de fon frère. Pour le découvrir, il fe fervit d'un e'tranger d'une nation ennemie, a qui il donna une grande fomme. Cet homme vint la nuit offrir a Eraminte, de la part du roi ennemi , des biens & des honneurs immenfes,. s'il vouloit lui faire favoir par des efpions tout ce qu'il pourroit apprendre des fecrets de fon roi. Braminte promit tout, alla même dans un lieu oü on lui donna une fomme très-grande, pour commencer fa re'compenfe. II fe vanta d'avoir un anneau qui le rendoit invifible. Le lendemain le roi 1'envoya chercher, & le fit d'abord faifir : on lui öta 1'anneau, & on trouva fur lui plufieurs papiers qui prouvoient fes crimes. Rofimond revint a la cour pour demander la grace de fon frère, qui lui fut refufe'e, On fit mourir Braminte ; & 1'anneau lui fut plus funefte , qu'il n'avoit été utile a for* frère.  2.6 £ FaBles et Contès Le roi, pour confoler Rofimond de la punition de Braminte, lui rendit 1'anneau comme un tréfor d'un prix infini. Rofimond affligé n'en jugea pas de même : il retourna chercher la fée dans les bois : Tenez , lui dit-il , votre anneau. L'expérience de mon frère m'a fait comprendre ce que je n'avois pas bien compris d'abord, quand vous me le dïtes. Gardez cet inftrument fatal de la perte de mon frère. Hélas ! il feroit encore vivant; il n'auroit pas accablé de douleur & de honte la vieilleffe de mon père & de ma mère; il feroit peut-être fage & heureux, s'il n'avoit jamais eu de quoi contenter fes défirs. O qu'il eft dangereux de pouvoir plus que les autres hommes ! Reprenez votre anneau. Malheur a ceux a qui vous le donnerez ! L'unique grace que je vous demande, c'eft de ne le donner jamais a aucune des perfonnes pour qui je m'intéreffe. F A B L E VI. Hiftoire de Florife. XJ"ne payfane connoiffoit dans fon voifinage une fée. Elle la pria de venir a une de fes coaches oü elle eut une fille. La fée prit d'abord i'en-  r>e Fénélon. 263 fant entre fes bras : & dit a la mère : Choififfez , t elle fera, fi vous voulez, belle comme le jour; d'un efprit encore plus charmant que fa beauté, & reine d'un grand royaume, mais malheureufe ; ou bien elle fera laide & payfane comme vous, mais contente dans fa condition. La payfane choifit d'abord pour cet enfant la beauté & 1'efprit avec une couronne , au hafard de quelque malheur. Voila la petite fille, dont la beauté commence déja a effacer toutes* celles qu'on avoit jamais vues. Son efprit étoit doux, poli, infinuant : elle apprenoit tout ce qu'on vouloit lui apprendre, & le favoit bientöt mieux que ceux qui le lui avoient appris. Elle danfoit fur 1'herbe les jours de fete avec plus de graces que toutes fes compagnes. Sa voix étoit plus touchante qu'aucun inftrument de mufique, & elle faifoit elle-même les chanfons qu'elle chantoit. D'abord elle ne favoit point qu'elle étoit belle ; mais en jouant avec fes compagnes fur le bord d'une claire fontaine , elle fe vit, elle remarqua combien elle étoit différente des autres, elle s'admira. Tout le pays, qui accouroit en foule pour la voir, lui fit encore plus connoitre fes charmes. Sa mère, qui comptoit fur les prédictions de la fée, la regardoit déja comme une reine, & la gatoit par fes complaifances. La jeune fille ne vouloit ni filer , R iv  2belle perfonne la défigurat : elle craignoit auffi fon efprit, & elle s'abandonna a toutes les fureurs: de rejavie»  2.66 Faeles et Contes Vousn'avez point de cceur, difoit-elle fouvent a fon fils, d'avoir voulu époufer cette petite payfane , & vous avez la baffeffe d'en faire votre idole : elle eft fiére, comme fi elle étoit rée dans la place oü elle eft. Quand le roi votre père voulut fe marier, il me préféra a toute autre, paree que j'étois la fille d'un roi égal a lui. C'eft ainfi que vous deviez faire. Renvoyez cette petite bergère dans-'fon village, & fongez a. quelque jeune princeffe dont la naiffance vous convienne. Rofimond réfiftoit a fa mère; mais Gronipote enleva un jour un billet que Florife écrivoit au roi, & le donna a un jeune homme de la cour, qu'elle obligea d'aller porter ce billet au roi, comme fi Florife lui avoit témoigné toute 1'amitié qu'elle ne devoit avoir que pour le roi feul. Rofimond aveuglé par fa jaloufie, & par les confeils malins que lui donna fa mère, fit enfermer Florife pour toute fa vie dans une haute tour batie fur la pointe d'un rocher qui s'élevoit dans la mer. La, elle pleuroit nuit & jour, ne fachant par quelle injuftice le roi qui l'avoit tant aimée , la traitoit fi indignement. II ne lui étoit permis de voir qu'une vieille femme a qui Gronipote l'avoit confiée, & qui lui infultoit a tout moment dans cette prifon. Alors Florife fe reffouvint de fon village, de fa cabane, & de tous  DE FÉNÉLON. ' 267 fes plaifirs champêtres. Un jour , pendant qu'elle étoit accable'e de douleur „& qu'elle déploroit 1'aveuglement de fa mère qui avoit mieux aimé qu'elle fut belle & reine malheureufe, que bergère laide & contente dans fon état, la vieille qui la traitoit fi mal, vint lui dire que le roi envoyoit un bourreau pour lui couper la tête, & qu'elle n'avoit plus qu'a fe réfoudre a la mort. Florife répondit qu'elle étoit prête a recevoir le coup. En effet, le bourreau envoyé par les ordres du roi fur les confeils de Gronipote, tenoit un grand coutelas pour 1'exécution, quand il parut une femme qui dit qu'elle venoit dire deux mots en fecret a Florife avant fa mort. La vieille la lahfa parler a elle, paree que cette perfonne lui parut une des dames du palais; mais c'étoit la fée qui avoit prédit les malheurs de Florife ai fa naiffance, & qui avoit pris la figure de cette dame de la reine - mère. Elle paria a Florife en particulier, en faifant retirer tout le monde. Voulez-vous, lui dit-elle, renoncer a la beauté qui vous a été fi funefb ? voulezvous quitter le titre de reine , reprendre vos anciens habits & retourner dans votre village ? Florife fut ravie d'accepter cette offre. La fée lui appliqua fur le vifage un mafque enchanté : auffitöt les traits de fon vifage devinrent groffïers & perdirent toute leur proportion : elle  268 Fablss et Co nteS devint auffi laide qu'elle avoit été belle & agréable. En cet état, elle *n'étoit plus reconnoiffable, & elle paffa fans peine au travers de tous ceux qui étoient venus la pour être témoins de fon fupplice :'elle fuivit la fée, & repaffa avec elle dans fon pays. On eut beau chercher Florife, on ne la put trouver en aucun endroit de Ia tour. On alla en porter la nouvelle au roi & a Gronipote, qui la firent encore chercher, mais inutilement, par-tout le royaume. La fée l'avoit rendue a fa mère, qui ne 1'eüt pas connue dans un fi grand changement fi elle n'en eut été avertie. FlorHe fut contente de vivre laide, pauvre & inconnue dans fon village, oü elle gardoit des moutons. Elle entendoit tous les jours raconter fes aventures & déplorer fes malheurs. On en> avoit fait des chanfons qui faifoient pleurer tout le monde : elle prenoit plaifir a les chanter fouvent avec fes compagnes, & elle en pleuroit comme les autres; mais elle fe croyoit heureufe en gardant fon troupeau , & ne voulut jamais découvrir a perfonne qui elle étoit.  » e F é n È r. o n. ac^ FA B L E VII. Hifioirc du roi Alfaroute & de Clariphile. I L y avoit un roi nommé Alfaroute, qui étoit craint de tous fes voifins, & aimé de tous fes fujets. II étoit fage, bon, jufte, vailiant, habik : rien ne lui manquoit. Une fée vint Ie trouver, & lui dire qu'il lui arriveroit bientöt de grands malheurs, s'il ne fe fervoit pas de la bague qu'elle lui mit au doigt. Quand il tournoit le diamant de la bague en-dedarjs de fa main, il devenoit d'abord invifible; & dès qu'il le retournoit en-dehors, il étoit vifible comme auparavant. Cette bague lui fut trèscommode, & lui fit grand plaifir. Quand il fe défioit de quelqu'un de fes fujets, il alloit dans le cabinet de cet homme , avec fon diamant tourné en dedans : il entendoit, & voyoit tous les fecrets domeftiques fans être appercu. S'il craignoit les deffeins de quelque roi voifin de fon royaume , il s'en alloit jufques dans fes confeils les plus fecrets, oü il apprenoit tout, fans être jamais découvert. Ainfi il prévenoic fans peine tout ce qu'on vouloit faire contre lui : il détourna plufieurs conjurations formées  s.'jo Faeles et Co n tes contre fa perfonne , & déconcerta fes ennemis, qui vouloient 1'accabler. II ne fut pourtant pas content de fa bague, & il demanda a la fée un moyen de fe tranfporter en un moment d'un pays dans un autre, pour pouvoir faire un ufage plus prompt & plus commode de 1'anneau qui le rendoit invifible. La fée- lui répondit en foupirant : Vous en demahdez trop. Craignez que ce dernier don ne vous foit nuifible. II n'écouta rien , & la prefik toujours de le lui accorder. Hé bien, dit-elle, il faut donc malgré moi vous donner ce que vous vous repentirez d'avoir. Alors elle lui frotta les épaules d'une liqueur odoriférante. Auflitót il fentit deux petites alles qui naiffoient fur fon dos. Ces petites 2Ïles ne paroiffoient point fous fes habits; mais quand il avoit réfolu de voler, il n'avoit qu'a les toucher avec la main; auflitót elles devenoient fi longues , qu'il étoit en état de furpaffer infiniment le vol rapide d'un aigle. Dès qu'il ne vouloit plus voler, il n'avoit qu'a retoucher fes alles ; d'abord elles fe rapetiffoient, en forte qu'on ne pouvoit les appercevoir fous fes habits. Par ce moyen le toi alloit par-tout en peu de momens : il favoit tout : & on-ne pouvoit concevoir par oü il devlnoit tant de chofes; car il-fe renfermoit, & paroifioit demeurer prefque toute la journée  DE F É N É L O N. 2JI dans fon cabinet, fahs que perfonne osat y entrer. Dès qu'il y étoit, il fe rendoit invifible par fa bague, étendoit fes alles en les touchant, & parcouroit des pays immenfes. Par-la il s'engagea dans de grandes guerres, oü il remporta toutes les vidoires qu'il voulut; mais comme Ü voyoit fans cefTe les fecrets des hommes, il les connut fi méchans & fi diffimulés, qu'il n'ofoit plus fe fier i perfonne. Plus il devenoit puiffant & redoutable, moins il étoit aimé; & il voyoit qu'il n'étoit aimé d'aucun de ceux memes k qui il avoit fait de plus grands biens. Pour fe confoler, il réfolut d'aller dans tous les pays du monde chercher une femme parfaite qu'il püt époufer, dont il püt étre aimé & par laquelle il püt fe rendre heureux. II la chercha long-tems; & comme il voyoit tout lans etre vu, il connohfoit les fecrets les plus impénétrables. II alla dans toutes les cours : il trouva par-tout des femmes diffimulées , qui vouloient étre aimées, & qui s'aimoient trop ' elles-mêmes pour aimer de bonne foi un mari. II paffa dans toutes les maifons particulières. L'une avoit.Tefprit léger & inconftant; l'autre ctoit artificieufe, l'autre hautaine, l'autre bizarre ; prefque toutes fauffes, vaïnes & idolatres de leurs perfonnes. II défceada jufqu'aux plus balles eonditions, & il trouva enfin la fille  272 F a e l' e s et C o n t E £ d'un pauvre laboureur, belle comme le jour, mais fimple & ingénue dans fa beauté qu elle comptoit pour rien , & qui étoit en effet fa moindre qualité •, car elle avoit un efprit & une vertu qui furpaffok toutes les graces de fa perfonne. Toute la jeuneffe de fon voifinage s'empreffoit pour la .voir ; & chaque jeune homme. eut cru affurer le bonheur de fa vie en 1'épou» fant. Le roi Alfaroute ne put la voir fans en être paffionné. II la demanda a fon père , quï fut tranfporté de joie de voir que fa fille feroit yne grande reine. Clariphile ( c'étoit fon nom ) paffa de la cabane de fon père dans un riche palais, oü une cour nombreufe la recut. Elle n en fut point éblouie : elle conferva fa fimplicité , fa modeftie , fa vertu , & elle n'oublia point d'oü elle étoit venue , lorfqu'elle fut au comble des honneurs. Le roi redoubla fa tendreffe pour elle , & crut enfin qu'il parviendroit a être heureux. Peu s'en falloit qu'il ne le fut déja, tant il commengoit a fe fier au bon cceur de la reine. II fe rendok a toute heure invifible pour 1'obferver, & pour la furprendre; mais il ne découvroit rien en elle, qu'il ne trouvat digne d'être admiré. II n'y avoit plus qu'un refte de jaloufie & de défiance qui le troublok encore un peu dans fon amitié. La fée qui lui avoit prédit les fuites fyneftes ' der  DE F É N É £ Ö Na 27^ Volontiers , répondit la reine. Je donnerois tous mes joyaux pour n'avoir que vingt ans. II faut donc, continua la fée, donner votre vieilleffe a quelqu'autre , dont vous prendrez la jeuneffe & la fanté. A qui donneronsnous vos ans ?'La reine fit chercher par-tout quelqu'un qui voulüt étre vieux pour la rajeunir. II vint beaucoup de gueux qui vouloient vieillir pour être riches; mais quand ils avoient vu la reine touffer , cracher, raler , vivre de bouillie, être fale, hideule, puante,  DE F É N Ê L 6 N. 27 ƒ Couffrante, & radotcr un peu , ils ne vouloient plas fe charger de fes années , ils aimoient mieux mendier, & porter des haillons. II venoit auffi des ambitieux , a qui elle promettoit de grands rangs & de grands honneurs. Mais que faire de ces rangs, difoient-ils après 1'avoir vu'e ? nous n'oferions nous montrer , étant fi de'goütans ■& fi horribles. Enfin il fe préfenta une jeune fille du village, belle comme le jour, qui demanda la couronne pour prix de fa jeuneife : elle fe nommoit Péronnelle. La reine s'en facha d'abord ; mais que faire ? a quoi fert-il de fe facher ? Elle vouloit rajeufiïr. Partageons , dit - elle i Péronnélle, mon royaume : vous en aurez une moitié, & moi fautre. C'eft bien affez pour vous, qui ètes une petite payfane. Non , répondit la fille , ce n'eft pas affez pour moi : je veux tout. Laiffezmoi ma condition de payfane avec mon teint fleuri, je vous laifferai vos cent ans avec vos rides, tk la mort qui vous talonne. Mais auffi, re'pondit la reine, que ferois-je fi je n'avois point de royaume ? Vous ririez, vous danfenez, vous chanteriez comme moi, lui dit cette fille. En parlant ainfi , elle fe mit a rire , a danfer & a chanter. La reine, qui étoit bien lom ci'en faire autant, lui dit : Que feriez-vous en ma place ? Vous n'étes point accoutumée S ij  27~6 Fables et Cöntes a la vieillefle. Je ne fais pas , dit la payfane » ce que je ferois; mais je voudrois bien feffayër : car j'ai toujours oui dire qu'il eft beau d'être reine. Pendant qu'elles étoient en marché , ia fée furvint , qui dit a la payfane : Voulez-vous faire votre apprentiffage de vieille reine , pour favoir fi ce métier vous accommodera? Pourquoi non, dit la fille? A 1'inftant les rides couvrent fon front; fes cheveux blanchiffent; elle devint grondeufe & rechignée ; fa tête branie, & toutes fes .dents auffi; elle a déja cent ans. La fée ouvre une petite boete, & en tire une foule d'officiers & de courtifans richement vêtus, qui croilfent a mefure qu'ils en fortent, & qui rendent mille refpe&s a la nouvelle reine. On lui fert un grand feftin ; rnais elle eft dégoütée, & ne fauroit macher; die eft honteufe & étonnée; elle ne fait que dire, ni que faire ; elle touffe a crever ; elle Crache fur fon menton ; elle a au nez une roupie gluante qu'elle effuie avec fa manche; elle (e regarde au miroir, & elle fe trouve plus laide qu'une guenuche. Cependant la véritable reine étoit dans un coin, qui rioit, & qui commengoit a devenir jolie : fes cheveux revenoient, & fes dents auffi : elle reprenoit un bon teint, frais & vermeil : elle fe redreffoit avec mille petites facons; naais elle étoit eraf-  feufe, court-vêtue, avec fes habits fales, qui fembioient avoir été traïnés dans les cendres„ Elle n'étoit pas accoutumée a cet équipage; & les gardes la prenant pour quelque fervante de cuifine , vouloient la chalfer du palais. Alors Péronnelle lui dit : Vous voila bien embarralfée de n'être plus reine, & moi encore davantage de 1'être : tenez , voila votre couronne , rendez-moi ma cotte grife. L'échange fut auflitót fait; & la, reine de revieillir, & la payfane de rajeunir. A peine le changement fut fait, que toutes deux s'en repentirent • mais il n'étoit plus tems. La fée les condamna a demeurer ehacune dans fa condition.. La reine pleuroit tous les jours dès qu'elle avoit mal au bout du doigt : elle difoit : Hélas ! fi j'étois Péronnelle, i I'heure que je parle, je ferois. logée dans une chaumière , & je vivrois de chataignes : mais je danferois fous 1'orme avec les bergers- au fon de la flüte. Que me fert d'avoin un beau lit, oü je ne fais que fouffrir , & tant de gens qui ne peuvent me foulager ? Ce chagrin augmenta fes maux : les médecins , qui étoient fins ceffe douze autour d'elle., les augmentèrent auffi. En6n elle mourut au bout de deux mois. Péronnelle faifoit une danfe ronde le long d'un clair ruiffeau avec fes compagnes , quand elle apprit la mort de la reine : alorg S iij  «278 • Fabies et Contes elle reconnut quelle avoit été plus heureufe que fage , d'avoir perdu la royauté. La fée revint la voir, & lui donna a choifir de trois. maris , 1'un vieux, ehagrin , défagréable , jaloux & cruel , mais riche , pmflant & ti es - grand feigneur, qui ne pourroit ni jour ni nuit fe paffer de 1'avoir auprès de lui : l'autre bien fait, doux, commode, aimable & d'une grande nailfance ; mais pauvre & malheureux en tout : le dernier, payfan comme elle, qui ne feroit ni beau ni laid, qui ne faimeroit ni trop ni trop peu ; qui ne feroit ni riche ni pauvre. Elle ne favoit lequel prendre ; car naturellement eïïe aimoit fort les beaux habits, les équipages & les grands.honneurs : mais la fée lui dit : Aifez, vous êtes une fote. Voyez-vous ce payfan?. voila le mari qu'il vous faut. Vous aimeriez trop le fecond; vous feriez trop aimée du premier ; tous deux veus rendroient malheureufe : c'eft bien aifez que le troifième ne vous batte point. II vaut mieux danfer fur 1'heibe , ou fur la fougère', que dans un-paiais, & étre Péronnelle dans le village, qu'une dame malheureufe dans le beau monde. Pourvu que vous n'ayez aucun regret aux grandeurs, vous ferez heureufe avec votre laboureur toute votre vie.  DE FÉNÊLÓN. 279 FABLE IX. Fable de Lycon. Quand la renommee par le fon éclatant de fa trompette eut annoncé aux divinités ruftiques, & aux bergers de Lipithe le départ de Lycon , tous ces bois fi fombres retentirent de plaintes amères. Echo les répétoit triftement , & tous les vallons d'alentour. On n'entendoit plus le doux fon de la flüte, ni celui du hautbois. Les bergers mêmes dans leur douleur bnfoient leurs cïiaiumeaux : tout languiffoit: la tendre verdure des arbres commencoit a s'effacer. Le ciel jufqu'alors fi ferein fe chargeoit de noires tempêtes. Les cruels aquilons faifoient déja frémir les bocages comme en hiver. Les divinités même les plus champêtres ne furent pas infenfibies k cette perte. Les dryades fojtirent des troncs creux des vieux chênes pour regreter Lycon. II fe fit une affemblée de ces triftes divinités , autour d'un grand arbre qui élevoit fes branches vers les cieux , & qui couvroit de fon ombre épaiffe la terre fa mère , depuis plufieurs fiècles : autour de ce' vieux tronc noueux , & d'une groffeur S iv  sSo Fabies et Conté5 prodigieufe, les nymphes de ces bois, accent tumées a faire leurs danfes & leurs jeux folatres , vinrent raconter leur malheur. Hélas l c'en eft fait, difoient-elles , nous ne reverrons, plus Lycon : iL nous quitte : la fortune ennemie nous 1'enlève : il va étre 1'ornement & les délices d'un- autre bocage plus heureux que le notre. Non, il n'eft plus permis d'efpérer d'entendre fa voix , ni de le voir tirant de Pare ,. & pergant de fes neehes les rapides oifeaux.. Pan lui-même accourut , ayant oublié fa ffüte s les faunes & les fatyres fufpendïrent leurs danfes : les oifeaux mêmes ne chantoient plus. Ort n'entendoit que les cris affreux des hiboux , & des autres oifeaux de mauvais préfage. Phtlomèle & fes compagnes gardoient un morne filence. Alors Flore & Pomone paru-rent toutil-coup d'un air riant au milieu du bocage , fe tenant par la main : 1'une étoit couronnée de fleurs, & en faifoit naïtre fous fes ps empreints, fur le gazon : l'autre portoit dans une corno d'abondance tous les fruits que 1'autorane répand fur la terre , pour payer 1'homme de fes peines. Confolez-vous , dirent-elles a cette affemblée de dieux confternés. Lycon part , it eft vrai; mais il n'abandonne pas cette montagne confacrée a Apollon. Bientöt vous le ver* ïez ici cultivant liïi-même nos jardins fortunés»  D E F É N 'Ê L Ö N. 28i* Sa main y plantera les verds arbuftes, les plantes qui nourriffent 1'homme , & les fleurs qui font fes délices. O aquilons , gardez-vous de flétrir jamais par vos fouffles empeftés ces jardins oü Lycon prendra des plaifirs innocens j il préférera la fimple nature au falie & aux divertiffemens défordonnés ; il aimera ces lieux ; il les abandonne a regret. A ces mots la trifteffe fe change en joie : on chante les louanges de Lycon : on dit qu'il fera amateur des jardins , eomme Apollon a été berger conduifant les troupeaux d'Admète : müle chanfons divines rempliffent le bocage , & le nom de Lycon paffe de 1'antique forêt jufqu'aux campagnes les plus reculées. Les bergers le répètent fur leurs chalumeaux : les oifeaux mêmes, dans leurs doux ramages, font entendre je ne fai quoi qui reffemble au nom de Lycon. La terre fe pare de fleurs , & s'enrichit de fruits. Les jardins, qui attendent fon retour, lui préparent les graces du printems , & les magnifiques dons de Pautomne. Les feuls regards de Lycon , qu'il jète encorè de loin fur cette agréable montagne , la fertilifent. La , après avoir arraché les plantes fauvages & ftériles , il cueillera 1'olive & la myrthe, en attendant que Mars lui faffe cueillir ailleurs des lauriers.  2.S2 FAELES ET CONTES FABLE X. .Fable d'un jeune Prince. Le foleil , ayant laifle le vafte tour du ciel en paix-, avoit fini fa courfe , & plongé fes chevaux fougueux dans le fein des ondes de 1'Hefpérie. Le bord de Phorifon étoit encore rouge comme la pourpre , & enflammé des rayons ardens qu'il y avoit répandus fur fon paffage. La brülante canicule defféchoit la terre; toutes les plantes altérées .languiflbient; les fleurs ternies penchoient leurs têtes, & leurs tiges malades ne pouvoient plus les foutenir : les zéphirs mêmes retenoient leurs douces haleines. L'air que les animaux refpiroient étoit femblable a de 1'eau tiède : la nuit, qui répand avec fes ombres une douce fraicheur, ne pouvoit tcmpérer la chaleur dévorante que le jour avoit caufée : elle ne pouvoit verfer fur les hommes abattus & défaillans, ni la rofée qu'elle fait diftiller quand Vefper brille a la queue des autres étoiles , ni cette moiffon de pavots qui font fentir les charmes du fommeil a toute la nature fatiguée. Le foleil feul dans le fein de Tethys jouiffoit d'un profond repos ; mais en-  t> E F È N K L O N. 283 fuite, quand il fut obligé de remonter fur.fon char attelé par les heures, & devancé par 1'aufore qui sème fon chemin de rofes , il appercut tout Polympe couvert de nuages ; il vit les reff.es d'une tempcte qui avoit effrayé les morteïs pendant toute la nuit. Les nuages étoient encore empeflés de 1'odeur des vapeurs foufrées qui avoient allumé les éclairs , & fait gronder le menacant tonnerre. Les vents féditieux ayant rompu leurs chaines , & forcé leurs cachcts profonds , mugiffoient encore dans les vaftes plaines de Pair. Des torrens tomboient des montagnes dans tous les vallons. Celui dont 1'ceil plein de rayons anime toute la nature , voyoit de toutes parts en fe levant le refte d'un cruel oragc ; mais ( ce qui 1'érnut davantage ) il vit un jeune nourriffon des mufes , qui lui étoit fort cher , a qui la tempête avoit dérobe !e fommeil, lorfqu'il commencok déja a étendre fes fcmbres aïles fur fes paupières. II fut fur le point de ramener fes chevaux en arrière , & de rctarder le jour , pour rendre le repos a celui qui l'avoit perdu. Je veux, ditil , qu'il dorme. Le fommeil rafraichira fon far/g, appaifera fa bile, lui donnera la fanté _& la force dont il aura bcfoin pour imiter les travaux d'Hercule , lui infpirera je ne fai quelle douceur tendre, qui pourrok feule lui man-  284. Faeles et Conteï quer. Pourvu qu'il dorme , qu'il rie , qu'il adouciffe fon tempérament , qu'il aime Ieï jeux de la fociété , qu'il prenne plaifir a aime'r les hommes & a fe faire aimer d'eux ; toutes les graces de 1'efprit & du corps viendront en foule pour 1'orner. F A B L E XI. Le jeune Bacchus & le Faune. TUn jour le jeune Bacchus, que Silène inftruifoit, cherchoit les mufes dans un bocage. dont le filence n'étoit troublé que par Ie bruit des fontaines & par le chant des oifeaux. Le foleil n'en pouvoit avec fes rayons percer la fombreverdure. L'enfant de Semelé, pourétudier la langue des dieux, s'a'flit dans un coin au pié d'un vieux chêne, du tronc duquel plufieurs hommes de 1'age d'or étoient nés. B avoit même autrefols rendu des oracles , & le tems n'avoit ofé 1'abattre de fa tranchante faulx. Auprès de ce chêne facré & antique fe cachoit un jeune faune , qui prêtoit i'oreille aux vers que chantqit l'enfant , & qui marquoit a Silène par un ris mo*queur toutes les fautes que faifoit fon difciple. Auflitót les nayades & les autres nymphes d\t-  ï> Ê FÉNÊLON. 2%$ bois fourioient auffi. Le critique étoit jeune , gracieux & folatre: fa tête étoit couronnée de lierre & de pampre. Ses tempes étoient ornées de grappes de raifin. De fon épaule gauche pendoit fur fon cóté droit en écharpe un fefton de lierre, & le jeune Bacchus fe plaifoit a voir ces feuilles confacrées a fa divinité. Le faune étoit enveloppé au-deffous de la ceinture par la dépouille affreufe & hériffée d'une jeune lionne qu'il avoit tuée dans les forêts. B tenoit dans fa main une houlette courbée & noueufe. Sa queue paroiffoit derrière comme fe jouant fur fon dos. Mais comme Bacchus ne pouvoit fouffrir ua rieur malin , toujours prêt k fe moquer de fes expreflions , fi elles n'étoient pures & élégantes, il lui dit d'un ton fier & impatient: Comment ofes~tu te moquer du fils de Jupiter ? Xe faune répondit fans s'émouvoir : Hé, comment le fils de Jupiter ofe-t-il faire quelque faute ?  286 Faeles Et Contes F A B L E XII, Le Roffignol & la Fauvette* Sur les bords toujoursverds du fleuve Alphée, il y a un bocage facré oü trois nayades répandent a grand bruit leurs eaux claires, & arrofent les fleurs naiffantes. Les graces y vont fouvent fe baigner: les arbres de ce bocage ne font jamais agités par les vents qui les rpfpeftent: ils font feulement careffés par lé fouffle des doux zéphyrs. Les nymphes & les faunes y font la nuit des danfes au fon da la flüte de Pan. Le foleil ne fauroit percer de fes rayons 1'ombre épaiffe que forment les rameaux entrelacés de ce bocage. Le filence , 1'obfcurité , & la délicieufe fraicheur y règnent le jour -comme la nuit. Sous ce feuillage on entend Philomèle qui chante d'une voix plaintive & mélodieüfe fes anciens malheurs, dont elle n'eft pas encore confolée. Une jeune fauvette au contraire y chante fes plaifirs, & elle annonce le printems a tous les bergers d'alentour. philomèle même eft jaloufe des chanfons tendres de fa compagne. Un jour elles appercurent un jeune berger , qu'elles n'avoient pöint encore vu dans ces bois;  DE FÉNÉLON. 287 iileur parut gracieux, noble, aimant les mufes & rharmonie. Elles crurent que c'étoit Apollon, tel qu'il fut autrefois chez le roi Admète, ou du moins quelque jeune héros du fang de ce dieu. Les doux oifeaux infpirés par les mufes commencèrent auflitót a chanter ainfi : Quel eft donc ce berger, ou ce dieu inconnu qui vient orner notre bocage ? Il eft fenfible a nos chanfons : il aime la pocfie : elle adoucira fon emir, & le rendra aujfi aimable qu'il eft fier. Alors Philomèle continua feule: Que ce jeune héros creiffe en vertu, comme une 'fleur que te printems fait éclore: qu'il aime les doux jeux de Vefprit : que les graces foient fur fes lèvres : que la fageffe de Minerve règne dans fon cceur. La fauvette lui répondit: Qu'il égale Orpkée par les charmes de fa voix , & Hercule par fes hauts faits. Qu'il porte dans fon cocur l audace d Achïlle , fans en avoir la férocité: qu'il foit bon , qu'il foit fage, bienfaifant, tendrè pour les hommes, & aimé d'eux : que les mufes faftent naitre en lui toutes les vertus. Puis les deux oifeaux infpirés reprirent enfemble : 11 aime nos douces chanfons : elles entrent dans  288 Fa-blés et Conté! fon cceur, comme la rofée tombe fur nos gairofti brülés par le foleil. Que les dieux le modèrent^ & le rendent toujours fortune t qu'il tienne ert fa main la corne £ abondance : que la fagejje fe répande de fon cceur fur tous les mortels , & que les fleurs naiffent fous fes pas. Pendant qu'elles chantoient, les zéphyrs retinrent leurs haleines; toutes les fleurs du bocage s'épanouirent; les ruiffeaux formés par les trois fontalnes fufpendirer.t leur cours. Les fatyres & les faunes, pour mieux écouter, dreffoient leurs oreilles aiguës. Echo redifoit ces belles paroles a tous les rochers d'alentour; & toutes les dryades fortlrent du fein des arbres verds, pour admirer celui que Philomèle & fa compagne venoient de chanter. FABLE XIII. Fobie du Dragon & des Renards» UN dragon gardoit un tréfor dans une profonde caverne : il veilloit jour & nuit pour le conferver. Deux renards, grands fourbes & grands voleurs de leur métier, s'infinuèrent auprès de lui par leurs flateries. Ils devinrent fes confidens, Les gens les plus complaifans & les plus empreiles  Ö £ £ É N E L ö N4 2Rp Wttpre&i ne font pas les plus fürs. Ils le traU J«eÉt de grand pérfenfiagè, admiroient toutes fes funtames, étoient toujours de fon avis & le moquoicnt entr'eux de leur dupe. Enfin il s endormit un jour entr'eux. Ils 1'étranglèrent & s emparèrent du tréfor. II fallut Ie partager entr eux: c'étoit une affaire bien difBcile; car" deux foélérats ne s'accordent que pour faire Ie iajl. Lun u'eux fe mit a moralher ,~A quoi Jfi»*-U, nous forvira tout cet argent? un peu «e cnafle nous V-audroit mieux : on ne man™ ppw.de métal : les pilfoles font de mauvaifo digefhon» Les hommes font des fous d'aimer tant de fauffes richeffes. Ne f0yofts pas auffi >nfenfo5 qu'eux. L'autre fit femblant d'étre touche de ces réflexions, & affura qu'ü vouJo;t peenphdofophe comme Bias, portant tou fonb.enfur lun Chacun fit femblant de quitt fetrefor;f,a;silsfedrersèrent des embLes ^s entre-décluréren, L'un d'eux en fflour dat a laure,quit;fok auifi ^ Que voulo^tu faire de cet argent ? jI J^ chofo que tu voulois en faire, répondit 1W Un homme paff!nt apprit leur "venture & les trouva bien fous. Vous ne 1'^s pas ^ .I ' °n P'US ^ nous> vous nourrir dW  Fables ët Contes race jufqu'ici a été affez fage pour ne mettr© en ufage aucune monnoie. Ce que vous avez introduit chez vous pour la commodité fait votre malheur. Vous perdez les vrais biens, pour chercher les biens imaginaires. F A B L E XIV. Les deux Renards. Deux renards entrèrent h nuit par furprife dans un poulailler. Ils étranglèrent le coq, les poules & les poulets; après ce carnage ils appaisèrent leur faim. L'un, qui étoit jeune & ardent, vouloit tout dévorer; l'autre, qui étoit vieux & avare, vouloit garder quelque provifïon pour 1'avenir. Le vieux difoit: Mon enfant, 1'expérience m'a rendu fage. J'ai vu bien des chofes depuis que je fuis au monde. Ne mangeons pas tout notre bien en un feul jour : nous avons fait fortune : c'eft un tréfor que nous avons trouvé; il faut le ménager. Le jeune répondit: Je veux touf manger pendant que j'y fuis, & me raffafier pour huit jours : car pour ce qui eft de revenir ici, chanfons; il n'y fera pas bon d*main : le maïtre, pour venger la mort de fes .poules, nous affommeroit. Après cette conver-  t> E F É N Ê t O iY. q$ ï fatïóh,chacunprehdfon parti. Le jeune mange tarft qu'il fe cfève, & peut a peine aller mouTir dans fon terriër. Le vieux qui fe croit bièn 'plus fage de modérer fes.appétits, ge dé vivre d'économie , va le lendemain retourner a fa proie, & eftaifomrnéparle maitre. Ainfi chaque age a fes défuuts. Les jeunes gens font fou«ueux & infatiables dans leurs plaifirs. Les vieux font incorrigibles dans leur avance» F A B L Ë XV. Le Loup & le jeune Meutoiu 33es moutons étoient en süreté dans leut pare: les chiens dormoient; & le berger a 1'ornbre d'un grand ormeau jouoit de la flüte avec d'autres bergers voifins. Un loup affamé vint par les fentes de 1'enceinte reconnoïtre 1'état du troupeau. Un jeune raouton fans expérience, & qui n'avoit jamais rien vu , entra en tonverfation avec lui. Que venez-vo-js chercher ici , dit-il au glouton ? L'herbe tehdre & fleurie, lui répondit le loup, Vous favez que rien n'eft plus doux que de païtre dans une Verte prairie émaillée de fleurs , pour appaifer fa faim, & d'aller éteindre fa foif dan5 T ij  202 Fables et Co nt es un clair ruiffeau : j'ai trouvé ici 1'un & l'autre. Que faut-il davantage ? J'aime la philofophie qui enfeigne a fe contenter de peu. II eft donc vrai ■, repartit le jeune mouton , que vous ne mangez point la chair des animaux , & qu'un peu d'herbe vous fuffit ? Si cela eft , vivons comme frères , & paiffons enfemble. Auflitót k mouton fort du pare dans la prairie , ou le fobre philofophe le mit en pièces & 1'avala. Défiez-vous des belles paroles des gens qui fe vantent d'être vertueux. Jugez par leurs actions , & non par leurs difcours. FABLE XVI. Le Chat & les Lapins. UN cbat, qui faifoit le modefte, étoit entrè* dans une garenne peuplée de lapins. Auflitót toute la république alarmée ne fongea qu a s enfoncer dans fes trous. Comme le nouveau venu étoit au guet auprès d'un terriër , les deputes de la nation lapine , qui avoient vu fes terribles griffes, comparurent dans 1'endroit le plus étroit de 1'entrée du terriër, pour lui demander ce qu'il prétendoit. II protefta d'une vo« 4ouce, qu'il vouloit feulement étudier les  t> E F É V É* E Ö ST. vjcjjf moeurs de la natlon : qu'en qualité de philofophe , il alloit dans tous les pays pour s'iaformer des coutumes de chaque efpèce d'animaux. Les députés fimples & crédules retournèrent dire a leurs frères , que cet étranger, li vénérable par fon maintien modefte & par fa majeftueufe fourrure, e'toit un philofophe , fobre, définte'reffé , pacifique ; qui vouloit feulement rechercher la fageffe de pays en pays : qu'il venoit de beaucoup d'autres lieux , oü il avoit vu de grandes merveilles : qu'il y auroit bien du plaifir a 1'entendre , & qu'il n'avoit garde de croquer les lapins, puifqu'il croyoit en bon hramin la métempfycofe, & ne mangeoit aucun aliment qui eut eu vie. Ce beau difcours toucha 1'affemble'e. En vain un vieux lapin rufé, qui e'toit le docleur de Ia troupe, repréfenta combieu ce grave philofophe lui e'toit fufped : malgré lui on va faluer Ie bramin, qui étrangla du premier falut fept ou huit de ces pauvres gens. Les autres regagnent leurs trous, bien effrayés & bien honteux de leur faute. Alors dom Mitis revient a 1'entrée du terriër , proteftant d'un ton plein de cordialité, qu'il n'avoit fait ce meurtre que malgré lui, poun fon preffant befoin : que déformais il vivroit d'autres animaux, & feroit avec eux "une alliance e'ternelle, Auflitót les lapin? entrèrent en ni% T ii|  2p4 FA BLES ET CoNTEë gociation avec lui , fans fe mettre ueanraoins. a ia portee de fes griffes. La négoeiation dure on 1'amufe. Cependant un lapin des plus, agiles; fort par les derrières du terriër , & va, avertir un berger voifin , qui aimoit a prendse dans un lacs de ces lapins hoorns de genièvre. Le berger , irrité contre ce chat exterminateur d'un peupte fi utile , accourt au terriër , avecun are & des fièches : il appergoit le chat qui n'étoit attentif qu'a fa proie : il le perce d'une de fes fièches, & le chat expirant, dit ces der-, nières paroles : Quand on a une fois trompé , on ne peut plus étre cru de perfonne : on eff, haï , crarnt ; & on eft enfin attrapé par fes propres fioefies. FABLE XVII. Les deux Souris. XJ N E fouris ennuyée de vivre dans les périïs; & dans les allarmes , a caufe de Mitis & de Rodilardus , qui faifoient grand carnage de & nation fouriquoife , appela fa commère % qui étoit dans un trou de fon voifinage. H m'eft venu , lui dit-elle, une bonne penfée. J'ai ln dans certains livres que je rongeois ces jours  de F É N i l O ]ƒ, j£J>£ paffes , qu'il y a un beau pays nommé les Indes , oü notre pcuple eft mieux traité & plus en süreté qu'ici. En ce pays-la les fages croient que 1'ame d'une fouris a été autrefois Pame d'un grand capitaine , d'un roi, d'un merveilleux fakir , & qu'elle pourra , après la mort de Ia fouris , entrer dans le corps de quelque belle dame , ou de quelque grand pendiar. Si je m'en fouviens bien , cela s'appelle métempfycofe. Dans cette opinion, ils traitent tous les animaux avec une charité fraternelle , on voit des höpitaux de fouris, qu'on met en penfion, & qu'on nourrit comme perfonnes importantes. Allons , ma fceur , partons pour un fi' beau pays , oü la police eft fi bonne , & oü 1'on fait juftice a notre mérite. La commère lui répondit : Mais , ma fceur , n'y a-t-it pas de chats qui entrent dans ces höpitaux ? Si cela étoit, ils feroient en peu de tems-bien des mé> tempfycofes : un coup de dent ou de griffe feroit un roi, ou un fakir ; merveille dont nous nous pafferions très-bien. Ne craignez point cela , dit la première : 1'ordre eft parfait dans ce pays-la: les chats ont leurs maifons, comme nous les nötres, & ils ont auffi leurs höpitaux d'invalides qui font a part. Sur cette converfation nos deux fouris partent enfemble e elles s'embarquent dans un vaiffeau qui alloit X iy  zl()6 Fabies et Conté* faire un voyage de long cours , en fe coulant le long des cordages le foir de la veille de 1'embarquement.. On part : elles font ravies de fe voir fur la mer , loin des terres mauditcs a oü les chats exercoient leur tyrannie. La navigation fut heureufe : elles arriverent a Surate , non pour amaffer des richeffes, comme les mar^chands, mais pour fe faire bien traiter par les indols. A'peine furent-elles entrees dans une maifon deftinée aux fouris, qu'elles y prétendoient les premières places. L'une prétendoit fe fouvenir d'avoir etc autrefois un fameux bramin fur la cóte de Malabar : l'autre proteftoit qu'elle avoit été une belle dame du méme pays, avec de longues oreilles. Elles firent tant les infolentes , que les fouris indiennes ne purent les fouffrir. Voila une guerre civile. On donna fans quartier fur ces deux franguis, qui vouloient faire la loi aux autres. Au lieu d'être mangées, par les chats , elles furent étranglées par leurs propres feeurs. On a beau aller loin pour éviterle péril : fi on n'eft modefte & fenfé , on va chercher le malheur bien loin : autant vaudroit* il le trouver chez foi.  DE FÉNéLON. 297 FABLE XVIII. UAJJembléc des Animaux pour choifir un Roi. Le lion étant mort, tous les animaux accoururent dans fon antre , pour confoler la lionne fa veuve , qui faifoit retentir de fes cris les montagnes & les forêts. Après lui avoir fait leurs complimens, Ils commencèrent lelecïion d'un roi : la couronne du défunt étoit au milieu de Paffemblée. Le lionceau étoit trop jeune Sc trop foible p.iur obtenir Ia royauté fur tant de fiers animaux. Laiffez-moL croitre, difoit-il, je faurai bien régner & me faire craindre a mon tour. En attendant je veux étudier l'hiftoire des belles aóiions de mon père , pour égaler un jour fa gloire. Pour mói, dit le léopard, je prétends étre couronné; car je reffemble plus au lion , que tous les autres prétendans : & moi, dit 1'ours, je foutiens qu'on m'avoit fait une injuftice, quand on me préféra le lion ; je fuis fort, courageux, carnaffier tout autant que lui; & j'ai un avantage fingulier qui eft de grimper fur les arbses. Je vous laiffe a juger, nielfieurs, dit 1'éléphant, fi quelqu'un  2 E F E N è £ Ö N. 50^' Ie feu & le fang fortoient de fes yeux. II étoit léger , nerveux , accoutumé a grimper & a s'élancer , intréplde contre les épieux & les dards. Les deux anciens compagnons demandèrent le combat, pour décider qui régneroit: mak une vieille lionne, fage & expérimentée, dont toute la république refpedoit les confeils, fut d'avis de mettre d'abord fur le tröne celui qui avoit étudié la politique a la cour. Bien des gens murmuroient, difant qu'elle vouloit qu'on préférat un perfonnage vain & voluptueux, a un guerrier qui avoit appris dans la fatigue 8c dans les péri.ls a foutenir les grandes affaires» Cependant 1'autorité de la vieille lionne prévalut : on mit fur le tröne le lion de la cour, D'abord il s'amollit dans les plaifirs; il n'aima que le fafte ; il ufoit de foupleffe & de rufe pour cacher fa cruauté & fa tyrannie. Bientöt il fut haï, méprife', détefté. Alors Ja vieille lionne dit : II eft tems de le de'tröner. Je favois bien qu'il étoit indigne d'être roi ; mais je voulois que vous en euffiez un gaté par la molleffe & par la politique, pour vous mieux faire fentir enfuite le prix d'un autre , qui a mérité la royauté par fa patience & par fa valeur. C'eft maintenant qu'il faut les faire co» battre lun contre l'autre. Auflitót on les mie dans un champ dos, oü les deux champions  304. Fa bles et CönthS fervirent de fpeétacle a l'afTcmblée : mals- fe* fpédacle ne fut pas long, Le lion amolli trem-" bloit, 8: n'ofoit fe préfenter a l'autre : il fuit honteufement & fe cache : l'autre le pourfuit, & lui infulte. Tous s'écrièrent ï II faut 1'égorger, & le mettre en pièces. Non, non, répondit-il, quand on a un ennemi li lache, il y auroit de la lacheté a le craindreb Je Veux qu'il vive : il ne mérite pas de mourir. Je fauïai bien régner, fans m'embarraffer de le tenir foumis. En effet, le vigoureux lion régna avec fagefle & autorité. L'autre fut très-content de lui faire baffement fa cour , d'obtenir de lui quelques morceaux de ch'air, & de paffer fa vie dans une oifiveté honteufe. FABLÊ XXI. Les Abeilles. XjN jeune prince au retour des zéphirs, iorf-' que toute Ia nature fe ranime, fe promenoit dans un jardin délicieux. II entendit un grand bruit,& appercut une ruche d'abeilles. II s'approche de ce fpeéiacle, qui étoit nouveau pour: lui : il vit' avec étonnement 1'ordre , le foin & le travail de cette petite république. Les cellules tommencoient  t> E F I N Ê t Ö if, tomfnencoient a fa former, & a prendre une flg'ure régulière. Une partié des abeilles les remplillbient de leur doux nectar : les autres apportoient des fleurs qu'elles avoient choifies entre toutes les richeffes du printems. L'oifiveté & - Ia pareffe étoient bannies de ce petit état: tout f étoit en mouvement; mais fans confufion & fans troublé. Les plus confidérables d'entre les sbeilles condufoient les autres, qui obénToient fans murmure & fans jaloufie contre celles quï étoient au-deflus d'elles. Pendant que le jeune prince 'admiroit cet objet, qu'il ne connoiflbic pas encore, une abeille, que toutes les autres reconnoiffoient pour leur reine, s'approcha de lui, & lui dit: La vue de notre ouvrage & de notre conduite vous réjouit; mais elle doit encore plus vous inftruire. Nous ne fouffrons point parmi nous le défordre ni la licence : on n'eft confidérable parmi nous que par fon travail & par les talens qui peuvent être utiles a notre repubhque. Le mérite eft la feule voie qui élève aux premières places. Nous ne nous occupons nuit & jour qu'a des chofes dont les hommes «tirent toute 1'utilité. Puiuïez-vous être un jour ccmme nous; mettre dans le genre humam r°rdre vous admirez chez nous. Tome xr~m< ¥  5GÓ* Fables et Cóntés FABLE XXII. L'Abeille & la Mouche. Un jour une abeille appercut une mouche auprès de fa ruche. Que viens-tu faire ici ? lui dit-elle d'un ton furieux : vraiment, c'eft bien a toi, vil animal, a te méler avec les reines vre Amalthée, nourrice de Jupiter fur le mont Ida ? Mnas. Cette queftion eft encore a décider: cependant je cours a mon troupeau. Bon-jour,  DE FÉNétON. 317, LE FANTASQUE. Qu'est-il donc arrivé de funefte a Mélanthe ? Rien au - dehors , tout au - dedans. Ses affaires vont a fouhait. Tout le monde cherche a lui plaire. Quoi donc ? C'eft que fa rate fume. II fe coucha hier les délices du genre humain: ce matin on eft honteux pour lui ; il faut le cacher. En fe levant, le pli d'un chauffon lui a déplu : toute la journée fera orageufe , & tout le monde en fouffrira. II fait peur, il fait pitié : il pleure comme un enfant , il rugit comme un lion. Une vapeur maligne & farouche troublé & noircit fon imagination, comme ï'encre de fon écritoire barbouille fes doigts. N'allez pas lui parler des chofes qu'il aimoit le mieux, il n'y a qu'un moment. Par la raifon qu'il les a aimées, il ne les fauroit plus fouffrir» Les parties de divertiffement qu'il a tant défirées lui deviennent ennuyeufes : il Faut les rompre. II cherche a contredire, a fe plaindre , a piquer les autres. II s'irrite de voir qu'ils ne veulent pomt fe facher. Souvent il porte fes eoups en 1'ah: comme un taureau furieux quï  318 Fables et Conté? de fes cornes aiguife'es va fe battre contre le* vents. Quand il manque de prétexte pour attaquer les autres, il fe tourne contre lui-même. II fe blarne, il ne fe trouve bon a rien , il fe décourage, il trouve fort mauvais qu'on veuille le confoler. II veut être feul, & ne peut fupporter la folitude. II revient a la compagnie , & s'aigrit contr'elle. On fe tait : ce filence affe&é le choque. On parle tout bas ; il s'imagine que c'eft contre lui. On parle tout haut: ïl trouve qu'on parle trop, & qu'on eft trop gaï pendant qu'il eft trifte. On eft trifte : cette trifteffe lui paroit un reproche de fes fautes. On rit : il foupconne qu'on fe moque de lui. Que faire ? Etre auffi ferme & auffi patiënt qu'il eft infupportable, & attendre en paix qu'il revienne demain auffi fage qu'il étoit hier. Cette humeur étrange s'en va comme elle vient. Quand elle le prend., on diroit que c'eft un reffort de machine qui fe démonté tout-a-coup. II eft comme on dépeint les poffédés : fa raifon eft comme a 1'envers : c'eft Ia déraifon elle-même en perfonne. Pouflez Ie, vous lui ferez dire en plein jour qu'il eft nuit : car il n'y a plus ni jour ni nuit pour «ne tête démontée par fon caprice. Quelquefois il ne peut s'empêcher d'être étonné de fes'  CE FÊNètON. 315)' txcès & de fes fougues. Malgré fon chagrin 4 il fourit des paroles extravagantes qui lui ont échappé. Mais quel moyefi de prévoir ces orages, & de conjurer la tempéte ? il n'y en a aucun; point de bons almanachs pour prédire ce mauvais tems» Gardez-vous bien de dire : tiemain nous irons nous divertir dans un tel jardin. L'homme d'aujourd'hui ne fera point celui de demain t celui qui vous promet maintenant difparoitra tantöt : vous ne faurez plus le prendre, pour le faire fouvenir de fa parole. En fa place vous trouverez un je ne fais quoi qui n'a ni forme ni nom, qui n'en peut avoir, & que vous ne fauriez définir deux inftans de fuite de la même manière. Etudiez-le bien; puis dites-en tout ce qu'il vous plaira : il ne fera plus vrai ,1e moment d'après que vous faurez dit. Ce je ne fais quoi veut & ne veut pas : il menace , il tremble ; il mêle des hauteurs ridicules avec des bafiéffes indignes. II pleure, il rit, il badine , il eft furieux. Dans fa fureur la plus bizarre & la plus infenfée , il -eft plaifant & éloquent, fubtil , plein de tours nouveaux , quoiqu'il ne lui refte pas feulement une ombre de raifon. Prenez bien garde de ne lui rien dire qui  3'20 Fables et Contes* ne foit jufte , précis, & exaótement raifbn* nable : il fauroit bien en prendre avantage , & vous donner adroitement le change. II pafferoit d'abord de fon tort au vótre, & deviendroit raifonnable pour le feul plaifir de vous convaincre que vous ne 1'étes pas. C'eft urt rien qui 1'a fait monter jufqu'aux nues : mais ce rien qu'eft-il devenu ? II eft perdu dans la mêlée; il n'en eft plus queftion ; il ne fait plus ce qui 1'a faché : il fait feulement qu'il fe fache, & qu'il veut fe facher : encore même ne le fait-il pas toujours. II s'imagine fouvent que tous ceux qui lui parient font emportés , & que c'eft lui qui fe modère, comme un homme qui a la jauniffe croit que tous ceux qu'il voit font jaunes, quoique le jaune ne foit que dans fes yeux. Mais peut-être qu'il épargnera certaines perfonnes auxquelles il doit plus qu'aux autres, ou qu'il paroït aimer davantage ? Non : fa bizarrerie ne connoit perfonne : elle fe rend fans choix a tout ce qu'elle trouve : le premier venu lui eft bon pour fe décharger : tout lui eft égal, pourvu qu'il fe fache : il diroit des injures a tout le monde. II n'aime plus les gens, il n'en eft point aimé : on le perfécute, on le trahit; il ne doit rien a qui que ce foit. Mais attendez un moment j yoici une autre fcène,  t» E FÉNhoN, gij fdfie, Iï a befoin de tout le monde, il aime, *if f/B pifccm. Les favans fe donnent beaucoup de peine pour de'couvrir en quelle occafion cette médaille a pu étre frappée dans 1'antiquité. Quel* ques-uns foutiennent quelle repréfente Caligula , qui étant fils de Germanicus, avoit donné dans fon enfance de hautes efpérances pour le bonheur de 1'empire, mais qui dans la fuite devint un monftre. D'autres veulent que tout ceci ait été fait pour Néron, dont les commencemens furent fi heureux, & la fin horrible. Les uns & les autres conviennent qu'il s'agit d'un jeune prince éblouiflant, qui promettoit beaucoup, & dont toutes les efpérances ont été trompeufes. Mais il y en a d'autres plus défians, qui ne croient point que cette médaille foit antique-. Le myftère que fait M. Wanden, pour cacher lorlginal, donne de grands foupcons. On s'imagine voir quelque chofe de notre tems, figuré dans cette médaille. Peut-être ligmhe-t-elle de grandes efpérances qui fe tourneront en de grands malheurs. II femble qu'on arieéte de faire entrevoir malignement quelque jeune prince dont on tache de rabailfer toutes les bonnes qualités par des défauts qu'on lui impute. D'ail(ïe.urs, M. Wanden n'eft pas feulement curieux 5 Xij  Fa**xes et Conths.&c. il eft encore politique , fort attaché au princïj «TOrange: & 'on foupgonne que c'eft d'intelligence avec lui qu'il veut répandre cette médaille dans toutes les cours de 1'Europe. Vous 'jugerez bien mieux que moi, monteur , ce qu'il en faut croire. II me fuffit de •vous avoir fait part de cette nouvelle, qui fait Taifonner ici avec beaucoup de chaleur tous «os gens de lettres, & de vous affuier que je fuis toujours votre très-bumble & trcs-obéif£ant ferviteur BAYLE. D''Amfierdam , le 4 moi 1601. FIN,  BOCA, O u LA VERTU RÉCOMPENSÉE* Par Madame le Marchand> Xiij   BOCA, O u LA VERTU RÉCOMPENSÉE* Il y avoit a Lima, capitale du Pérou , un homme en qui 1'efprit & Ia bonne mine étoient un préfent de !a fimple nature. Son éducation avoit été proportionnée a Ia médiocrité de fon état. II étoit fils d'un fculpteur; fon père avoit joui d'une fortune affez confidérable pour un homme de fa profeffion : mais des malheurs Favoient prefque réduit dans la misère , & Ie jeune Boca fon fils étoit né dans le tems de fon infortune. Sa mère qui mourut en accouchant de lui , ne laiffa a fon mari pour toute eonfolation que ce fruit de leur mariage. II fut élevé a manier le cifeau ; & comme il failoit quelques petits fonds pour avoir les matériaux de marbre, ou. de pierre choifie, qui lui étoieafc X iv  Boe a, néceffaires, il fe vit contraint de dégénérer en fe réduifant au travail de la menuiferie ; il s'y rendit aifez- habile, pour efpérer que quelque jour ce travail le feroit fubfifter honnétement.. Son père finit auffi fa vie , fatisfait de lailfer dans fon fils un homme , qui malgré fa jeuneffe ne paroiifoit avoir dmclination a aucun? vice , & qui par des fentimens plus délicats & plus relevés que ceux qu'ont ordinairement fes pareils, faifoit eroire qu'il aimeroit la vertu. Le jeune Boca, après avoir donhé quelque tems a fa douleur , fe trouvant du talent pour polir & perfedionner ce qui devoit fortir de fes mains , s'appliqua partieulièrement a tourner 1'ivoire. B y réuffit parfakement; mais comme ces fortes d'ouvrages font de ceux qui n'entrent pas dans 1'utilité de la vie, if étoit rare qu'il en débitat; auflï fon travail ordinaire n'étoit pas celui-la : il y donnoit feulement, par jour, deux heures qu'il dérobok le plus fouvent a fon fommeil.. Un jour qu'il étoit dans fa boutique , un homme vint lui demander s'il avoit quelques boetes. Boca lui en montra une qu'il avoit finie la veille : cet homme la trouva affez bien, & fans marchander lui en donna fïx piaftres. A la vue de cette fomme , Boca crut que 1'on tentoit fa probité , & dit a 1'inconnu: Si je  Boca. 329 prenois ce que vous me préfentez, penfez-vous que je fuffe honnéte homme ? Ceci eft le travail de fix heures , & je ne dois pas en recevoir un fi grand prix ; fi vous 1'ignorez , c'eft a moi a vous 1'apprendre ; & fi vous le favez , apprenez vous-même qui je fuis. L'inconnu lui fourit , & après avoir ajouté encore fix autres piaftres a celles qui étoient comptées : Mon ami , dit-il , n'eft-il pas libre & louable de faire des dons ? Prends dans cette fomme ce qui t'eft dü , & recois le refte comme un préfent. Auflitót il fe retira. Boca refta farpris ; & charmé de pofféder fans reproche une fomme fi grande en comparaifon de ce que lui produifoient ordinairement de pareils ouvrages : Hélas ! difoit-il en luimême , que mon pauvre père ne vit-il encore 1 Quelle. joie n'auroit-il pas' de me voir fi bien payé de peu de peine ! Quel plaifir ce feroit pour moi de partager cette bonne fortune avec lui ! Puis prenant fon argent, il alla le mettre dans un petit coffre , & rendant graces aux dieux, il revint a fon travail plus gai que de coutume. ■ A quelques jours de-la , les marchands qui lui fournilfoient de 1'ivoire paffant devant fa porte, lui demandèrent s'il en vouloit acheter. Très-volontiers, dit-il, Après en avoir fait le  33o Boca. choix, il les pria d'attendre ; qu'il alloit qtrerir de Fargent pour les payer : il courut a (s cafTette ; mais après Favoir ouverte, quelle fut fa furprife , de n'y voir plus fort argent, & d'y trouver feulement quantité de fourmis F Confterné, il defcendit, & pour s'accommoder avec les marchands, il leur fit entendre qu'il croyoit avoir affez pour les fatisfaire, mais qu'il s'étoit trompé : il prit terme & les remit a un. mois. Quand ils furent partis, fon premier foin fut de fonger comment il étoit poffible qu'on Feut volé : n'y voyant nulle apparence , puifque le, coffre s'étoit trouvé bien fermé, & qu'il n'avoit conté fon aventure a perfonne. Comme il révoit triftement , il s'entendit appeler , & relevant la tête , il vit un homme richement vêtu qui le fduoit. Boca , lui dit cet homme, n'as-tu pas quelque boete d'ivoire ? Hélas , feigneur , reprit-il , plüt aux dieux que je n'en euffe jamais fait ! je n'éprouverois pas a préfent de mortels chagrlns. Je fus il y a quelques. jours bien payé d'une que je vendis ; tk par une générofté fans pareilte, celui qui Facheta: m'en donna douze piaftres: mais fait qu'on me les ait volées, foit que les dieux veuiHent m-'affliger , je ne les ai plus retrouvées dans Fendroit ou je les avois mifes 7 & bieu mieux eut  Boca. 3-1 valu pour moi que je n'euffe jamais reffen» plaifir de les avoir poffiédées. Cette perte n'eft pas irréparable , reprit cet homme, vas me chercher une boëte, & tu retrouveras ton argent. B y courut, & après ea avoir montré une, il lui en fut compté fur le champ vingt-quatre piafires. Boca croyoit rê•ver ; immobile , & les yeux attachés fur les piafires, il ne pouvoit revenir de fon étonnement ; fa reconnoiffance 1'alloit faire tomber aux genoux de fon bienfaiteur, mais il s'appercut qu'il s'étoit retiré. O , s'écria-t-il, qui que tu fois, généreux inconnu, que la fortune puifle te rendre mille fois plus que tu ne m'as donné. Tranfporté de joie, il prend fon argent, 1'examine , le coropte , -le recompte , & s'étonne toujours ; cependant il le ferra dans un autre coffre, plus folidement & plus exactement fermé que le premier. B difpofoit déja de ce petit tréfor , & fe croyant en état d'acheter tout ce qui lui étoit néceffaire , il fongeoit a payer fes dettes , a s'habiller plus proprement, a régaler fes amis, Sc a leur faire même de. petits préfens ; fans s'appercevoir que vingt fois autant , n'auroit pas fuffi pour remplir fes projets. Cependant ïevenant a lui, & voyant qu'une partie de la journée s'e'toit écoulée fans avoir mis Ia oiauv  332 Boca. a I'ceuvre; Allons, dit-il, Boca, que la botrne1 fortune ne te faffe pas tomber dans l'oifiveté. Ton père s'eft vu plus riche que toi: que 1'exemple de fes malheurs t'apprenne que la fortune eft inconftante; cherche a la foutenir par ton travail. Le refte de cette journée fut employé a tourner des boetes pareilles aux premières : il y prit tant de plaifir , que ce furent des chefd'ceuvres dans leur efpèce. Avant que de fe mettre au lit, il lui prit envie de revoir fon nouveau tréfor ; il alla au coffre, & 1'ayant ouvert, il fut offufqué d'un nuage de mouches qui en fortirent en grand, nombre. Mais , ö défefpoir affreux ! plus de piafires, ces feuls infecfes en occupoient la place. B n'eft pas poffible de peindre 1'état ou fe trouva Boca a cette vue ; a peine lui reftoit-iL affez de force pour fentir fon malheur. Ah ! déteftable magicien, s'écria-t-il ( car ce qu'il avoit entendu dire des fées, des génies & des magiciens lui revint tout-a-coup dans la mémoire, & il attribua fon infortune a quelque charme) cruel! que t'avois-je fait pour éprouver ta malice ? Pourquoi me faire goüter tant de plaifirs , fi je dois toujours être malheureux > T'avois-je prié de me faire des dons? Je ne connoiffois pas la douleur que je reffens. Quel-  B O C Ai £j| , Sfues iarmes lui échappèrent en proférant ces dernières paroles, & après avoir rêvé encore Xsn peu de tems a fon malheur : Mon père, pouriuivit-il, vous étiez homme d'honneur , & vous avez été plus a plaindre que moi; je vous ai Tu fupporter avec courage des revers encore plus affreux, pourquoi en aurois-je moins que vous? Cette re'flexion le calma ; & reprenant •en main le rabot, il fe mit au travail, & y pafïa une partie de la nuit. Les jours fuivans il s'occupa plus afïidüment 42 Boe/» fois fon papier j & fon fidéle petit baton, quand il étoit dans fa poche , lui produifoit toujours. quatre réaux : aufïi étoit-il fort foigneux de 1'y laiffer. Les trois jours expirés , il fe rendit au port 9i & s'embarqua.. La aavigation fut heureufe , &. peu de tems après ils arrivèrent a Java a la pointe du jour» Auflitót Eoca fongeant a 1'ordre qui lui étoit prefcrit de ne fe point arrêter , s'informa fi le vaiffeau qui devoit le conduire au Japon étoit prét a partir : il apprit avec chagrin que de quinze jours il ne feroit prét a mettre a la voile , & que tous ceux qui fortiroient du port avant ce tems devoient prendre une route oppoféc Cette nouvelle fit en lui un effet qui fétonm ; Pourquoi , difoit-il en marchant toujours. fur le rivage, me fuis-je fenti frappé de crainte & de déplaifir par ce retardement ? Pourquoi. me trouvé-je affervi a un commandement chimérique ? Oü vais-je ? & d"oü me vient la volonté de fuivre une route qui m'eft inconnue» fans autre but que d'obéir a un billet trouvéj par hafard dans un coffre ; billet, qui peut-être ne fignifie rien, & que la malice de quelques-» uns de mes ennemis y a fait trouver pousr éprouver ma crédufité & fe moquer de ma fo" iie} Cependant, continuoit-il , les prodiges.  Boca- 34.3 que je fuis bien sur d'avoir vus, & celui qu'opère mon petit baton, marquent quelque chofe de furnaturel dans mes aventures; je fens même qu'il me feroit bien difficile d'y réfifter : ma deftinée 1'ordonne , il faut la fuivre.. II fut tiré de cette rêverie, par le cri d'un oifeau qui s'abattit a fes piés : il étoit femblable a celui qu'il avoit vu dans fa chambre fortir du coffre. Piqué de curiofité, & efpérant, s'il le pouvoit prendre, de pofféder quelque chofe de rare & de merveilleux, il voulut s'en faifir ; mais 1'oifeau volant légèrement s'arrêta a vingt pas de lui : Boca y courut, & croyoit le tenir , quand d'un autre vol il s'éloigna davantage. Boca piqué de cette aventure, le pourfuivit, & ne le perdant pas de vue, couroit toujours après lui. Une bonne partie de la journée fe pafla a cet exercice : enfin las & fatigué , il étoit prés d'abandonner fon entreprife , lorfqu'il remarqua que 1'oifeau 1'étoit lui-même , au point de ne pouvoir prefque plus voler; en effet pour dernier effort il s'élanga dans un petit batiment qui étoit arrêté au bord de la mer, & parut y tomber comme mort. Boca , fans faire nulle réflexion y fauta dans le batiment, & cherchant des yeux 1'endroit oü il étoit tombé, il le vit yoler fur le tillac : en. même-tems le petit n$t  341 Boca. vire partit & s'étoigna du port avec une vitefle extreme. Saifi de fraycur , il levoit les yeux vers le ciel, quand it appercut le mat du navire couvert d'öifeaux pareils a celui qu'il venoit de pourfuivre , & qui faifant des cris pergans, battoient des ailes comme pour témoigner leur joie. Sa furprife ne peut fe concevoir : elle s'augmenta bien encore quand il fe vit feul > n'ayant pour toute compagnie que des infectes de plufieurs efpèces. B rcmarqua entr'eux une intelligence qui ne les rendoh pas inutiles : s'appliquant a confidérer plus exaélement ce qui fe paffoit entr'eux, il reconnut que les oifeaux faifoient la manoeuvre , & qu'un d*eux fervoit de pilote; ce n'eft pas tout, les voiles étoient de tolles d'araignées, & les cordages d'une déiicateffe qui lui fit juger qu'ils étoient de la méme fabrique : le batiment étoit fi petit que jamais on n'en avoit conftruir un pareil, tout en étoit proportionné avec une jufreffe admirable. Etant entré dans Ia chambre de pouppe, il la trouva tapiffée d*une natte de jonc n délicatement travaillée, qu'a quelques pas de diftance, on ent pu la prendre pour Ie plus beau fatin de Génes : au milieu de chaque pièce ou lifoit ce mot écrit en reliëf de cire colorée.  Boca. 34/ (Oriënt). En parcourant toutes ces lettres, il s'appercut qu'un de ces mots n'étoit pas achevé d'être colorié; mais qu'une grande quantité de mouches s'y étoient pofées, & qu'elles travailloient avec une admirable induflrie a perfeftionner leur ouvrage : les unes dégorgeoient fur cette cire une liqueur verte, les autres trainant a leurs jambes des atles de papillon , en peignoient les caraftères fi difiinótement & avec tant d'art , que le pinceau n'eüt pas mieux fait. Boca confidéroit toutes ces chofes avec admiration, quand un autre fpeétacle s'offrit a fes yeux. Dans un des coins de la chambse, une grande quantité de fourmis étendoient par terre une natte de trois piés en quarré, & d'autres portoient un pain de cire rempli de miel qu'elles placèrent au milieu. Les fourmis fortirent enfuite de la chambre, mais bientót après elles y rentrèrent, en pouffant devant elles de petits ananas, qu'elles rangèrent fur la natte avec ordre; plufieurs s'approchant de Boca, femblèrent 1'inviter a prendre ce repas. B y confentit, & après avoir goüté de ce miel qui lui parut exquis, il ouvrit un de ces fruits, & s'y défaltéra d'une liqueur délicieufe. - Après ce frugal repas, voulant contenter fa curiofité, il fuivit les fourmis, qui reportèrent  34Ó B ó c X» hors de la chambre ce qui y étoit refté. B entrS par une porte extrêmement baffe, dans un petit lieu oü il vit un bien plus grand nombre de ces animaux occupés a plufieurs chofes. Six petits. barils étoient ouverts; les deux premiers étoient pleins d'eau douce , les autres remplis de grain, de moucherons, d'ananas & de pains de cire. Son plaifir ne fut pas médiocre de voir fon petit vjiffeau fi bien approvifionné. Le foleil étoit pret a fe coucher & fe petit batiment qui a 1'aide d'un léger zéphir fembloit voler fur les ondes, avoit déja bien fait du chemin , quand il remonta a Ia chambre de pouppe» B y trouva un lit dreffé d'une forme affez pareille aux branies dont on fe fert ordinairementdans les navires ; c'étoit une natte fufpendue par des cordes travaillées par les araignées, & un lit de duvet dont Ie coutil reffembloit a la plus fine mouffeline; il n'étoit élevé que de trois piés : mais c'en étoit affez pour ne vouloir pas hafarder d'en tomber ; auffi Boca le tirant avec une rude fecouffe , voulut 1'étendre a terre; mais Ia quantité prodigieufe de ces petites cordes réfifta a fes efforts. O dieux ! s'écria-t-il, que les foibles doivent étre peu méprifés, & qu'au contraire ils font puiffans , quand ils fe trouvent réunis par 1'ordre & 1'induftrie ! B effaya encore plufieurs fois de 1'abattre, mais inutir  Boca. 347 ïement; ce qui Pengagea a s'y coucher avec cönfiance, non fans avoir lu fon papier, & revu fon petit baton toujours accompagné de quatre réaux. H dormit peu cette nuit, & ne réfléchit qu'a fon entreprife , & a tout ce qu'il voyoit d'admirable. Ce qui I'inquiétok, c'étoit d'ignorer le tems qu'il paffcroit en cet état, privé du commerce des hommes, & expofé aux dangers de la mer : ces penfées affligeantes fe diffipèrent avec les ombres de la nuit, & le commencement d'un beau jour ramena le calme dans fon ame, Cette journée fe paffa comme la première , & la nuit venue, il fe récompenfa par un doux fommeil des agitations de la dernière.. Le quatrième jour de la navigation, il fut éveillé avant i'aurore par les cris percants des oifeaux , & le bourdonnement des mouches. Ce bruit 1'a!arma; il fe tranfporta fur le tillac, & y trouva raffemblée une borine partie des habitans de ce petit navire : il jugea a k urs tnouvemens qu'il fe paffoit quelque chofe d'extraordinaire, Cependant 1'air ferein , & tes flots tran-. quilles le raffuroient déja de fa frayeur, quand des cris plus aigus & plus triftes fuccédèrent aux premiers: le défordre parut dans ceux quï faifoient la manoeuvre, le gouvernail fut aban--  34-8 Boca. donné, & tous ces animaux fe précipitèrerrt en foule a fond de cale. L'objet de cette frayeur lui parut être ur» petit nuage qui fe formoit; & les yeux attachés deffus il le vit en très-peu d'inftans s'augmenter , s'ouvrir, & lancer des foudres qui fembloient n'avoir pour objet que la deflrudion de fa foible retraite. Courageux & foumis , il prioit fes dieux de le fecourir; mais une protecYion puiffante ' avoit prévenu fes vceux: les foudres lancées n'arrivoient point a leur but; une force invifible 1 les repouffant avec violence, les envoyoit plus loin fe perdre inutilement dans les flots. La témpête fe diflipa; mais bientót il fe vit expofé aun autre danger, quele commencement des ténèbres de la nuit rendoit plus affreux t cent globes de feu lui parurent rouler fur les ondes & venir avec impétuofité pour embrafer le vaiffeau; mais ils étoient tous arrétés patdes montagnes d'eau, qui s'élevant des abïmes de la mer, retomboient fur ces flammes & les engloutiffoient fous les vagues. Ces deux élémens combattirent affez longtems , mais enfin tous ces feux difparurent, & il n*en refta qu'une noire & épaifle fumée, dontl'odeur empeftée 1'auroit infailliblerftent fait périr, fi un tourbillon de vent ne 1'eüt promptement diffipée, Sc n'eüt rendua l'air fa première férénité.  Boca. ^ B voguoit toujours d'une vïteffe prodigieufe; tous les animaux reprirent leurs poftes ordinaires, & Boca fe retira dans fa chambre, remettant fa vie aux foins de la puifTance , qui par des prodiges inouis l'avoit fauvé d'une mort prefqu'inévitable. B trouva fon repas fervi, & après avoir mangé, il dormit quelques heures. Le foleil étoit déja fur 1'horizon , quand des cris k peu prés pareils k ceux du jour précé-dent , vinrent frapper encore fes oreilles; il en frémit, & n'ofoit en aller reconnoitre la caufe. B étoit dans cette irréfolution, lorfiu'il vit entrer dans fa chambre quelques -uns de ces différens animaux, qui s'approchant de lui avec précipitation , puis retournant k Ia porte, & revenant encore k lui , fembloient vouloir 1'engager k les fuivre; ce qu'il fit. A peine. fijt-il forti, que Ie vaiffeau prit terre, & s'arrêta. Sa joie fut extréme, & la vue du plus beau pays du monde, le flata de parvenir bientót k 1'heureufe fin de fes aventures. Ses petits compagnons de voyage s'emprefsèrent tous de quitter le vaiffeau : les oifeaux & les mouches s'envolèrent dans les prairies voifines, les fourmis & les araignées fe difpersèrent ca & la; & dans peu d'inftans il perdit fa petite compagnie , non fcns regret; car il étoit homme d'habitude, il  .jyo Boe a. en avoit recu des fervices, & n'en avoit Jamais été contredit. Defcendu fur Ie rivage, il prit ïa route quï fe préfenta:' quand il eut fait quelques pas, un bruit affez confidérable qu'il entendit derrière lui, 1'obligea de fe retourner; ce fut pour voir fon petit navire s'abimer dans la mer» Cette perte jointe a celle de fes compagnons de voyage lui arrachant un foupir : Hélas! difoit-il, cette petite retraite étoit döuce, & je brulois d*envie de la quitter ; je la quitte & je la regrette t qu'eft - ce donc que l'efpérance a de fi doux ? Flatés par fes promeffes , elle nous amufe , & fouvent nous conduit a notre perte en multipliant nos défirs, B marchoit dans une prairie délicieufe émaillée de fleurs : a fes réflexions fuc-»céda 1'admiration de ce beau lieu* Cette prairie étoit coupée par plufieurs ruiffeaux, oü une onde claire & pure rouloit fur des cailloux de diverfes couleurs. Une chaine de montagnes la bornoit au feptentrion; des payfages charmans s'étendoient a perte de vue Vers 1'occident& une épaiffe forêt la terminoit a 1'orient. B y entra par une belle & grande route qui, a cinquante toifes de diftance, étoit coupée par d'autres moins larges. Boca, exacl: a ce qui lui avoit été prefcrit par fon oracle, marchoit toujours bien réfolu  Boca» 3^1 «Je ne fe point arrêter 5 quand II s'entendit appeller, & vit auprès de lui un homme agé qui lui tendantja main : Ami, dit-il, arrcte un moment , j'ai befoin de toi. Comme Boca marchoit toujours , le vieillard le fuivant: C'eft ta bonne fortune, difoit-il, qui te fait rencontrer ici; Veux-tu la perdre en me refufant Ie fecours que je te demande? Le lieu d'oü tu t'éloignes renferme un riche tréfor, dont nous pouvons tous deux être poffefleurs; je n'ai confié mon fecret a perfonne , & j'efpérois tout feul, après avoir fouillé fix piés en terre, pouvoir lever une pierre qui ferme un petit caveau oü des fommes immenfes en or & en pierreries font enfermées. J'ai fait ce que j'ai pu pour en venir a bout; mais mon grand age ayant épuifé mes forces * mes peines ont été inutiles, & le hafard qui te conduit ici, me Jak croire que les dieux veulent t'affocier a mon bonheur. Le vieillard ayant ceffé de parler, Boca, ■qui 1'examinoit attentivement, admiroit en lui une figure refpe&able ; mais 1'envie de céder a fes difcours, étoit violemment combattue pac la crainte de défobéir. Enfin, prenant généreufement fon parti: Qui que tu fois, lui répondit-il, n'efpère de moi aucun fecours; je t'ai peu d'obligation de 1'offre que tu me fais, je ne la dois qu'a ta foibleffe: d'ailleurs je ne puis approu*  2 r-2 BoC Aï ver le défir que tu as concu de pofieder des lïiens immenfes dont tu ne peux jouir longterm, j'ai appris par expérience que la fortune nous trompe, en nous donnant plus que nous ne méritons, & que fes faveurs outrées font quelquefois des effets de fa haine ; pour moi je ne veux rien au-dela de ce que je pofsède. Le vieillard après ce difcöurs, ne fe rebutant point, lui fit encore. beaucoup d'inftances ; mais voyant qu'il ne pouvoit venir a bout de le perfuader, il s'e'chappa en reproches & en imprécations : Va, méchant, difoit-il, que les dieux puiflent te confondre, & te faire trouver la mort oü tu précipites tes pas. Auffitöt il s'enfonca dans le plus épais de la forêt, & Boca le perdit de vue. A quelques pas de la il appercut une vieille femme courbée contre terre, qui fembloit chercher quelque chofe dans les bruyères. Quand il fut affez prés pour en être entendu : Ma bonne , lui dit il, apprenez-moi , je vous prie , dans quel pays je fuis. La vieille levant la tête , & le regardant fixement, lui fit une inclination fans lui répondre , & fe remit a chercher. Boca fe figurant qu'elle ne l'avoit point entendu , & fe trouvant affez prés d'elle : Bonne femme , s'ecria-t-il,, en ralentiffant un peu fon pas, dites- moi,  Boca, moi, je vous prïe, en quel pays je fuis, & fi je trouverai prés d'ici quelque retraite. Hen ? dit la vieille, baiffant la tête & le regardant de cöte'; ne dites-vous pas que vous avez trouvé mes lunettes ? je les ai perdues dans ce chemin, rendez-les moL^Boca, froncant le fourcil, hauffant les épaules & la voix: Je vous demande fi je trouverai prés d'ici une retraite, foit .ville ou village, & dans quel pays je fuis? Puifque vous n'avez pas mes lunettes, dit-elle froidement, laiffez moi chercher : je n'ai pas Ie tems de vous* dire tout cela; quand je les aurai, è Ia bonne heure : fi vous étes fi curieux, aidez-moi a les trouver, & puis après je vous répondrai. B y confentit, non fans quelques mouvemens d'impatience, & marchant doucement tous deux baiffés , ils cherchoient avec beaucoup de foin : quelquefois la vieille s'arrêtoit, mais Boca alloit toujours fon petit pas. Enfin ces miferables lunettes furent appercues par la vieille qui cria a Boca: Je les tiens; puis s'affeyant fur ï'herbe, elle lui fit figne d'en faire autant: Repofons-nous, dit-elle, & caufons l préfent, je vais vous conter de belles chofes. Boca qui n'en vouloit rien faire; Quoi! reprit-il, vous ne voulez pas aller tout douce. inentencoreunpeudechemin?Pourun royaume* dit la vieille, je ne me leverois pas d'ici; ie XomeXFIII% z 'J  3^ Boe A. n'en puis 'plus, tant je fuis laffe. Boca levant les yeux au ciel, & lui langant un regard d'indignation, s'e'loigna d'elle en précipitant fes pas dans la crainte de fuccomber a la curiofité dont il étoit vivement preffé. Quoi! difoit-il en lui-même (en tirant fon papier de fa poche & le relifant avec attention,) fe peut-il qu'on exige de moi a la lettre, de /pourfuivre mon chemin fans m'arrêter un moment ? A quelle fatigue vais-je m'expöfer, fi je fuis cet ordre avec une fi fcrupuleufe exactitude? Jamais les dieux demandent-ils aux hommes plus qu'ils ne font capables d'exécuter ? Cependant il m'eft dit de furmonter des obftacles; & que fais-je, fi je ne touche pas au terme de mes efpérances ? Un moment de foibleffe peut me faire perdre le fruit de tout ce que j'ai fait jufqu'ici'; allons, n'ayons rien k nous reprocher. II avoit marché l'efpace d'un quart-d'heure, 1'efprit occupé de ces penfées, quand il appercut devant lui, quoique d'un peu loin, quelque chofe de blanc étendu fur la terre. A mefure qu'il approchoit, il diflingua une petite figure dont il ne pouvoit encore déméler les traits; 'mais ayant doublé le pas, il vit une nappe éten ^7 «H vas paffer par ta dernière épreuve, maïs je te conduirai, & déformais tu peux fans crainte t arrêter. Boca fentit a ces paroles un fecret mouvement de joie & de cönfiance; cette belle perfonne lui parut être une déelfe fecourable, de tui dépendoit fa deftinée : il lui obéit , & cette aimable inconnue 1'ayant pris par la ma'in, lui fit traverfer plufieurs routes, d'oü ils entrèrent dans une autre alTez fpacieufe, mais qui fe retre'ciflbit h mefure qu'ils avangoient. Les arbres qui en étoient prefies & touffus formoient un berceau, non-feulement impénétrable aux rayons du foleil, mais prefquïnacceffible a la darté du jour. Peu-a-peu cette foible lumière diminuoit, & les arbres s'abaiffant de plus. en plus, formoient une voute fi obfcure, qu'a peine voyoit-on a fe conduite. Boca qüe fa condudrice tenoit toujours par Ia main, marchoit fans ofer parler : 1'inquiétude, Ia crainte, & 1'horreur de cette folitude, lui caufoient une agitation & une frayeur qui glacoit tous fes fens. Elle redoubla bien davantagepar Ia fuppreffion totale de ce refte de lumière, & par des hurlemens.& des mugiffemens affreux qu'il entendit au moment qu'il ceffa de diftinguer les objets. II s'imaginoit fans doute devoir «tre bientöt la ptoie des bêtes féroces : fierrant Z iij  5J8 Boca. fortement la rfiain de eelle qui le guidoit, ü Ce laiffoit entraïner comme un criminel, qui ne pouvant éviter la mort, attend impatiemment le coup qui doit le délivrer des horreurs qui la précédent. Bs marchèrent affez long-tems dans ces ténèbres affreufes ; & le pauvre Boca dont les forces étoient épuifées, ne pouvant plus réfifter a une fituation fi violente, tomba évanoui. Mais quelle fut fa furprife ! quand revenant a lui, il trouva fes forces rétablies, & ce lieu d'horreur changé en un jardin magnifique, paré des plus belles fleurs, qui exhalant dans fair leurs parfums délicieux, achevoient d'en faire un féjour enchante. Un bruit confus d'oifeaux qui voltigeoient fur des arbuftes a quelques pas de lui, 1'engagea a tourner la tête de ce cóté : il vit avec un extréme plaifir qu'ils étoient pareils a ceux quï 1'avoient guidé dans la navigation; ce fut pour lui un bon augure, & 1'efpoir fe ranimant en fon cceur, il fe leva, curieux de détailier toutes les beautés qui s'offroient a fes yeux. Ne voyant plus avec lui 1'aimable inconnue qui l'avoit conduit dans la forêt, il ne douta point que ce ne fut elle qui feut fait tranfporter dans ce lieu. Réfolu de la chercher, il traverfa un parterre ou tout 1'art des hommes  Boca. 3^ paroiiToit épuifé, & la nature fe fürpaffer erv elle-même. Au bout de ce parterre, s'élevoit un palais fingulièrement conftruit, & orné de toutes les richeifes de Ia plus fuperbe architecture : trois fortes de marbres formoient le corps de ce batiment; le faite étoit blanc, le milieu noir, & le bas étoit d'une efpèce particulière veiné de plufieurs couleurs. Les portes & les fenétres en étoient fermées, & le filence qui régnoit par - tout, lui fit penfer que ce: palais n'étoit pas habité : cependant tout étoit eultivé dans le jardin. Deux grands bofquets s'étendoient a droite& a gauche : 1'un étoit de mirthes d'une hauteur extraordinaire, & l'autre d'orangers de pareille grandeur. Boca entra dans le premier, & vit au milieu un grand ovale de gazon, fur lequel une prodigieufe quantité de ruches peintes de diverfes couleurs , & arrangées avec fymmétriey formoit un afpeft très-agréable. Douze allées de mirthes fleuris conduifoient a cette falie : plufieurs paliffades de jafmins & de rofiers entrelacés Ia fermoient tout autour, & n'étoient interrompues que par 1'ouverture des allées.. Au milieu de chaque paliffade, s'élevoit une grotte de rocaille & de coquillage, du fond de laquelle fortoit une nappe d'eau, qui tombant avec rapidité dans un baflin de marbre de trois Z iv  360 Boca. couleurs, alloit enfuite fe perdre en différens? canaux pour arrofer ce beau lieu. Boca après avoir admiré cette charmante retraite, alla fe défaltérer a une de ces fontaines , & pourfuivit fon chemin. En fortant du bofquet, il fe trouva dans un petit bois de cyprès. Ces trifles arbres y formoient un ombrage mélancolique , la terre sèche & aride n'y produifoit que des ronces, & le foleil femblant n'éclairer ce bois qu'a regret, ne lui prêtoit qu'une foible lumière. Boca voulut fuir, mais s'étant déja trop avancé, les routes détournées qu'il prit pour fortir, 1'engagèrent encore plus avant; enfin it appergu't un petit batiment en döme, auffi de marbre des trois couleurs, d'oü fortoit une légère fumée : Comment, difoit-il en lui-même, feroit-il poffible que cette trifte folitude fut habitée, & que les lieux charmans que je viens de voir fuffent déferts ? Comme il s'avancoit de ce cóté, il vit une ftatue de marbre pofee fur un piédeftal, elle repréfentoit unc femme aflïfc fur un petit tróne, las genoux croifes & la tête appuyée fur une dc fes mains , dans la pofture d'une perfonne qui reve profondement. Elle avoit la tête blanchc, lc corps noir, d'un marbre veiné : elle ctoit d'une beauté fi extraordinaire3  Boe A. 3ct que Boca tranfporté d'admiration, & frappé de I'excellence du cifeau ; Qui peut avoir produit ce chef-d'ceuvre de Part, s'écria-t-il ? quelle main divine a formé cette merveille ? Puis «'adreffant a la ftatue, comme fi elle'eut pu 1'entendre : Tu devois faire 1'omement du plus beau palais du monde; qui t'a pïace'e dans cette affreufe folitude ? La haine & la jaloufie, répondit la ftatue. Boca recula trois pas en arrière , faifi de frayeur & d'étonnement : il avoit peine a croire ce qu'il venoit d'entendre, & fe remettant un peu de fon troublé , il voulut, pour s'en éclaircir, interroger encore la ftatue ; O dieux ! ditil , eft-il poffible que ce foit toi, qui m'ayes ParIé?Et oui, répondit-elle en 1'inter- rompant; mais raffure-toi , Boca , tu peux , fi tu le veux, en détruifant le charme qui me' rend la plus malheureufe des princeffes, devenir le plus heureux homme du monde. Ce corps^ que tu vois renferme une ame raifonnable, a qui toutes les facultés font reftées telles que les dieux les lui avoient données ; & la métamorphofe de mon corps, par un prodige inoui, n'a point altéré mes fens , & me laiffe Ia liberté de mes organes. Mon fort en eft d'autant plus affreux , que transformée en une matière froide & inanimée , je porte un cceur  362 Boca. déchiré de douleur : cependant ta vue me rens? l'efpérance, & ta préfence m'annonce un prochain bonheur. Tu as furmonté des obftacles pour parvenir jufqu'iei, c'eft a préfent que tu dois faire des miracles ; il te fuffira d'être humain. Tu as déja fauvé une femme d'un danger terrible , achève ce que ton courage a commencé. Ces dernières paroles confondoient Boca : Comment eft-il poffible , dit-il, que vous fachiez ce qui m'eft arrivé , & ce qui m'a engagé a entreprendre un long voyage ï Tu Ie fauras bientöt , repartit la ftatue ; mais aupara* vant obferve exaftement ce que je vais te prefcrire : les momens font chers, ne les perdonspas. Tu vois ce fallon en döme a vingt pas d'ici, il faut que tu me portes promptement dans ce lieu , & la, je te dirai ce qu'il faudra faire. Eh ! comment vous porter , reprit-il ? quand les forces de trois hommes comme moi feroient réunies enfemble , il leur feroit encore impoffible d'en venir a bout. Tu te trompes, répliqua-t-elle, effaye , & tu verras. Ce deffein lui paroiffoit ridicule ; mais ayant embraffé la ftatue , il fentit qu'elle fe détachoit facilement du tröne & du piédeftal, & la pofant fur fon épaule, il ne la trouva pas plus pefante que le feroit une perfonne d'une taille médiocre^  Boca. 363 Ën entrant dans Ie fallon il y vit une grande cuve d'eau bouillante : Jete-moi dans cette cuve,lui dit-elle; il n'ofa balancer, & obéit. Peu a peu le vifage de cette belle figure s'animoit, & les couleurs de fon corps s'effacoient. Comme il la confidéroit attentivement, tout-a coup Ie fallon s'ébranla , une pluie de feu tomba fur la cuve , & la ftatue s'écria „ Je me meurs. Un moment produifit & diffipa ce charme a & tout revenant dans fon premier état, Boca vit la tête de Ia ftatue penchée fur le bord de la cuve , les yeux fermés comme une perfonne évanouie. II fit un pas pour s'en approcher; mais il fut arrêté par la venue d un homme d'une figure extraordinaire, mais impofante. Cet homme foulevant d'une de fes mains la tête de la ftatue, & de l'autre approchant de fes lèvres une boëte d'ivoire qu'il tenoit ouverte, il y recut une petite boule d'ambre qui fortit de fa bouche, après quoi refermant la boëte, il difparut ; & la ftatue fe réveilla comme d'un profond fommeil , & parut a Boca la plus belle perfonne du monde. Vas, lui dit-elle , cours au palais de marbre , touche la porte de ton petit baton , entre , traverfe les douze chambres qui précédent celle du tröne , & quand tu feras arrivé dans cette dernière , frappe trois fois le tröne de ton ba-  364 Boca» ton & m'attends , mais furtout prends blèrt garde de ne fermer aucune des portes fur toi, B te fera doux , Boca , de m'avoir obéi : vas promptement , les inftans font précieux. II étoit fort en peine du chemin qu'il devoit prendre pour retourner au palais, les routes du bois étoient confufément percées, & il falloit pafier par le bofquet de mirthes pour regagner le parterre. Enfin, fe laiffant conduire au hafard, il prit le premier chemin qui fe préfenta ; & après avoir marché 1'efpace d'un demi quartd'heure, il fortit du bois & fe trouva dans une belle allée d'orangers, qui Ie conduifit a un ovale a peu prés femblable a celui qu'il avoit vu. II reconnut que c'étoit le bofquet parallèle a celui des mirthes, & fans le confidérer davantage , il s'appercut feulement en le traverfant, qu'au lieu des ruches, une grande quantité d'ananas en occupoient 1'ovale; que les paliffades étoient de grenadiers & de citroniers , & que les grottes étoient remplacées par de groffes gerbes d'eau vive , qui femblant s'élever jufqu'aux nues , retomboient dans des baffins de formes différentes. II fuivit une grande allée qui le mena droit au palais. Auflitót, cur rieux de voir les merveilles qu'alloit produire fon petit baton , il en frappa la porte du palais, qui s'ouvrit au même inftant.  Boca. ^ Une légère frayeur le faifit; mals prenant courage, il traverfa les douze chambres, & en laifioit avec grand foin toutes les portes ouvertes : arrivé è la dernière , il vit un tröne de marbre pareil è celui dont la ftatue étoit compofée; il le ftappa trois fois de fon baton, & dans le moment changeant de figure, ce ne fut qu'or & pierreries. Un brult confus de chevaux , de tambours , de trompettes & de divers inftrumens de mufique fe fit entendre, & mille cris de joie pouifés dans les airs, faifoient retentir ces lieux du nom d'AbdelaAs, & de Sedy Affan .- bientót 1'intérieur du palais fut rempli de perfonnes des deux fexes, plufieurs gardes fe placèrent derrière le tröne , & une foule de courtifans richement & galamment vêtus, étant entrés dans cette chambre, firent un cercle des deux cötés. ^ Trois dames d'une beauté extraordinaire savancèrent dun pas lent & majeftueux; fc plus agée s'appuyoit fur 1'épaule de 1'une d'elles & tenoit la plus jeune par Ia main. Boca crut reconnoitre dans celle fur qui cette dame étoit appuyée les traits de la perfonne qu'il avoit fecourue dans la forét, & dans l'autre qu'elle tenoit par la main ceux de Ia belle ftatue; mais doutant de ce qu'il voyoit, il fe ctoyok lo é dans un profond fommeil,  3 dit-elle, de vous parler de mes infortunes, & j'obéis avec plaifir au commandement que j'en ai recu. Plus tranquille par lefpeir qui renaït dans mon cceur, je vais vous .apprendre tout ce que je vous dois & combien votre fecours m'eft encore nécelfaire. HISTOIRE De la princeffe Abdetays. Mon père eft roi de 1'ifle d'Ebene. Le roi & la reine mes aïeux moururent a deux mois lun de 1 autre, & laifsèrent moQ père umque fucceffeur. Agé de douze ans, il fuf proclamé roi d'un confentement unanime & es excellente, qualités que 1'on remarquoit en lui, donnerent des efpérances i fes fujets, qui furent remplies au-dela de leur attente. L'on ne vit jamais de prince gouverner avec plus  Boca. de fageiTe, de juftice & de bonté. B époufa a quatarze ans la princeffe de fïle d'Yvoire. Ce clioix plut infiniment a fes fujets ; & fes états en efpéroient de grands avantages. La princeffe avoit tant d'efprit & de graces , qu'il étoit impoffible de la connoitre fans 1'aimer. La fée Bienfaifante la protégeoit particulièrement; c'eft cette dame que vous venez de voir avec nous. Bs ne défirèrent pas longtems des fruits de leur hymen, la reine devint groffe, & quand le terme fut expiré , elle accoucha heureufement. Ce fut de moi, a qui 1'on donna le nom d'Abdelazis. Je naquis fous d'heureux aufpices, qu'une trifte deftinée a bien démentis depuis. La cour & les peuples firent éclater leur joie par des fêtes magnifiques, & la reine, fuivant la coutume de celles qui ont quelque fée pour amie, pria Bienfaifante d'affembler plufieurs de fes fceurs, pour affifter a un fuperbe banquet qu'elle leur avoit fait préparer. Vous ignorez peut-être, Boca, ce qui fe paffe dans ces fortes de cérémonies; le voici. Les fées invitées, après avoir été régalées magniiiquement , paffent ordinairement dans 1'appartement de la reine, oü 1'enfant eft apporté en la préfence du roi & des grands de la cour. Une d'elles eft élue proteétrice 5 c'eft  Boe A» zfjt '©rdmah-ement 1'amie de la reine qui eft choifie pour cet emploi : les autres font chacune un don au prince ou a la princefle, fuivant leur inclination ou leur pouvoir, & qui fe trouve toujours borné dès ce moment, a la feule «xécution de ce qu'elles ont ordonné; la proteótrice ne fait point de dons, pour fe réferver une puiffance plus étendue, & pour balancer Sc remédier aux maltgnités des fées rnécontentes ou mal intentionnées. Bienfaifante fut nommée ma protecirice; & comme elle étoit süre de la bonne intention des fées qu'elle avoit amenées, elle fe retira auffi' tot, pour s'oppofer a celles quelle foupgon^ neroit d'y venir avec de mauvais deffeins. La plus agée, a qui fut déféré 1'honneur de parler la première, me doua de fageffe; plufieurs autres enfuite joignirent a ce don ceux d'un cceur tendre , généreux, bienfaifant; d'un efprit folide & pénétrant, d'une mémoire fidéle, •& d'un difcernement jufte. B reftoit encore trois fées qui n'avoient point parlé ; 1'une voulut que j'euffe une facilité particulière pour acquérir plufieurs talens; l'autre me doua des graces naturelles ; & la dernière s'adreffant a la reine : Je fuis fachée, lui dit-elle, d'avoir été prévenue par mes fceurs, puifqu'il ne me refte plus que peu de chofe ii donner a la princeffe, je fuis Aa ij  372 Boe A. honteufe de n'avoir a lui offrir que de la beauté* La reine ne trouva pas ce don fi médiocre qu'elle difoit, & auroit été bien fachée qu'il eut été oublié. Elle & le roi remercièrent les fées avec de grandes démonftrations de reconnoiffance. Comme elles étoient prêtes a fe retirer, on vit entrer la fée protectrice, fuivie d'une grande femme sèche, les joues creufes, le teint livide, & les yeüx enfoncés; elle fut recormue pour la fée Envieufe. A fon abord elles demeurèrent toutes confternées; ma proteftrice paroiflbit avoir eu quelque démêlé avec elle, & j'ai fu depuis que Bienfaifante avoit difputé long-tems pour i'empécher d'entrer; mais que craignant de l'ir* riter, elle avoit été forcée de céder. Envieufe s'approchant de moi.Eh bien, dit-elle, mes fceurs , continuez donc, je vous prie, je ne viens point déranger vos projets : ne me fera^t-il pas permis au contraire d'ajoutex mes bienfaits aux vötres ? Dites-moi les dons qui| viennent d'être faits a la princeffe, que je tache, s'il m'eft poffible, de les furpaffer. Ces paroles raffurèrent tout le monde, mais perfonne ne s'empreffoit de fatisfaire fa curiojfité; cependant il fallut lui tout avouer, car elle commencoit a fe facher de ce retardement. Cbacun de ces dons précieux, que leur amitié yenoit de m'accorder, me furent autant de $nmes  ïï o c a» 373' pour Ia fée Envieufe ; mais diffimulanf. ce quï fe paffoit en fon cceur, & applaudiffant, avec un fouris forcé, a ce que tes autres avoient fait: Vous venez de former une perfonne accomplie , leur dit-elle, je vais fonger a faire fon bonheur. Après avoir gardé un moment lè filence : Je veux, reprit-elle, qu'elle pofsède entièrement le cceur du prince Kiribanou, mon neveu , & qu'ils reffentent tous- deux le pouvoir de L'amour. Après ces paroles elle fe retira. Les fées qui ne virent rien-de funefte a ce préfent, en félicitèrent le roi & la reine, leurfaifant efpérer, que de ces amours pourroit fe förmer une grande alliance, le neveu de la fée étant fils d'un roi génie, riche & puiffant; maisla protectrice en penfoit différemment. Je connois, leur dit-elle, le neveu d'Envieufe, il doit avoir a préfent fix ans , IP fera bien fait , if aura du courage; mais fon efprit fort avancé pour fon age, déja plein d'artifices & de foupcons, 1'a fait furnommer le prince Jaloux; cette paflion fe développe en lui tous les jours .-quel malheur n'annonce-t-elle pas a notre chère prin-. ceffe ! Envieufe eft maf avec le roi foa frère; elle n'a pu le voir qu'avec chagrin poffeffeurd'un riche & puiffant royaume. Souvent dans la guerre que nous avons eue avec les génies> & qui fe renouvelle de tems en tems, elle a, Aa iij.  374 Boca» voulu, fous divers prétextes, nous le rendns fufpeft, & nous forcer de tourner nos armes: contre lui feul. Je crains bien qu'en voulant unir ces deux cceurs, elle n'aït envie d'en faire deux malheureux : j'employerai tout mon art pour fecourir la princeffe, & j'efpère, mes fceurs, qu'alors vous m'aiderez de vos confeils. Toutes le lui promïrent, & elles fe fe'parèrent. Je fus élevée avec giand foin dans le palais z. fouvent ma proteftrice venoit me voir, & Envieufe me vifitoit auffi quelquefois , amenant avec elle le prince Jaloux. Un jour la fée protectriee, entrant dans la chambre de la reine: Je fuis fachée, lui ditelle , d'avoir de mauvaifes nouvelles a vous annoncer; j'ai découvert les deffeins d'Envieufe ~ elle doit vous prier d'accorder que le prince Jaloux demeure quelque tems avec la princeife dans le palais ; gardez-vous de la refufer , elle ne demande pas mieux que cette réfiftance , pour avoir un prétexte d'enlever la princeffe: fi elle étoit une fois en fon pouvoir, vous la perdriez pour jamais. Son but , en la faifant époufer au prince, eft d'exercer fur eux fa tyrannie , & de les rendre 1'un par l'autre les plus malheureux des mortels. Comme elle eft trèspuiffante, je vois peu de remède a ces malheurs : cependant les deftinées m'ont découverta  B O C A* yjf que fi la princeiTe peut ne point voir (fautre: Homme que le prince Jaloux, jufqu'a ce qu'elle ait attcint fa quinzième année, nous Ia pourrons fouftraire aux infortunes qu'on lui prépare. Pour 1'en garantir, il faut néceffairement faire conftruire dans un lieu écarté , un palais oü Ia princeffe fera élevée ; que 1'entrée en foit interdite a tout autre homme, qu'au prince Jaloux, fousr peine de mort ; que des gardes foient k une Iieue des avenues, pour en défendre Fapproche; enfin, que toutes les femmes qui feront auprès d'elle, ne lui parient jamais que de ce prince, & lui laiffent ignorer qu'il eft d'autres hommes au monde. Avec ces prudentes précautions ,. je pourrai peut-être détourner fes coups dont elle eft menacée. Mais fi par un pouvoir fupérieur au mien, Ia malie e d'Envieufe Femportefur moi, du moins la princeffe ne connoiffant que le prince Jaloux, & n'ayant jamais fait de comparaifon de lui a un autre, pourra regarder fes défauts , comme les attributs d'un fexe différent du fiem Sa raifon , fa douceur, fa reconnoiffance, & 1'habitude, pourront faire naitre dans. fon cceur, des fentimens qui I'aideront a furmonter 1'antipathie que 1'oppofition de leurs caracfères doit naturellement produire. La reine approuva ce deffein, & 1'ayant communiqué au roi, on travailla a ma retraite ; la. Aa iv  3"?$ BöC "A> fée fe chargea de 1'embellir, & fa rendit cnarmante. Ce palais fut bati fu? le bord de I» mer a dix lieues du féjour de la eour. Dès qu'it fut achevé , j'y fus conduite par la reine ma mère , & par la fée protectrice.. On me choifit une gouvernante , des- femmes , & plufieurs jeunes filles pour me tenir compagnie , & fervir a mes amufemens : les plus célèbres par leur fcience & par leurs talens , furent employees a mon inftruction. J'étois a peine fur ma troifième année quand je fus renferméedans cette retraite. La reine m'y laiffa a regret, fe promettant bien de me venir voir fouvent,, & fe repofant fur les foins de la fée , qu'elle pria de ne me point abandonner, Le roi fit publier par tout fon royaume la> défenfe expreffe d'approcher de ma demeure fous peine de mort; & pour donner 1'exemple 9 il prit la réfolution de ne me plus voir que je n'euife atteint ma quinzième année , & feborna a la feule confolation d'apprendre de mes nouvelles par la reine. Six années s'écoulèrent fans aucun événement remarquabtela reine venoit de tems en tems paffer quelques jours avec moi. Bienfaifante me. quittoit Ie moins qu'elle pouvoit, &c Envieufe & le prince Jaloux me rendoient d'affez fréquentes vifites. On s'appercut dès.-lors  Boe a". 277 - ^ue Ie PrInce me voyoit avec plaifir, & qu»n ne fe féparoit jamais de moi fans chagrin En vieufe profitant de ces difpofitions, demanda la grace que le prince demeurat quelques mois dans ma retraite , ce qui lui fut accordé a condition qu'il n'y feroit fervi que par mes femmes, & que fuivant la loi ordonnée & pubfiee , aucun des hommes de fa cour ne IV iuivroit. } Le prince avoit alors quatorze ans , & Pen avo.s huit. Le premier mois nous ve'cümes en bonne intelligence ; il s'empreffoit a me fervir «e cédoit tout fans héfiter, & fe privoit de' ce quon lui donnoit pour m'en venir faire des facnfices : mais è fon tour il vint a en exiger de moi de proportionnés a mon %e, qui devenant très-fréquens, commencèrent a rn importeer. B avoit peine i fouffrir que ces jeunes filles qui compofoient ma petite cour, recuflent de moi des careffes. Si elles me préfentoient des fruits , des fleur, „ou quelques bijoux, ,1 les arrachoit de leurs mains, & s'oppofoit è ce que je les acceptaffe d'un autre. Zineby que vous voyez ici, eft fille d'une dame du palais, que ]a reine a;me beau Quoiqu'un peu plus agée que moi , elle fut mieux qu'une autre gagner mon amitié; & k preference que je lui donnai fur fes compagnes,  37S Boca, paroiflbit jufte a tout autre qu'au prïncev II prit une averfion pour elle , qui depuis nous a bien fait foufirir Tune & l'autre, & qui na pas peu contribué dans la fuite a me la faire aimer davantage. Alors s'interrompant & tournarrt tendrement fes yeux fur elle : Ha ! ma chère Zineby , lui dit-elle , qu'il m'eft doux de me rappeler ces momens que nous avons paffes enfemble ! Combien de fois votre tendre amitié a-t-elle foulagé mes peines , en me faifant voir que vous y étiez fenfible ! Quelquefois votre vivacité & votre gaieté charmoiert mon inquiétude ; vous avez plus fait, •vos confeils m'ont fouvent été d'un grand fecours , & vous venez de me donner une preuve «Tattachement, qui achève de nous rendre inféparables. Zineby pour toute réponfe , baifa. tendrement Ia main de Ia princeffe , qui continua de parler a Boca. Le prince me fuivoit par-tout, & fi quelquefois ennuyée de fa préfence, je refufois de 1'admettre dans nos jeux, il m'en faifoit d'aigres reproches , troubloit nos divertiifemens , querelloit avec emportement mes amies , & les menagoit de les faire fortir d'avec moi. Mes gouvernantes avoient beau lui repréfenter qu'il falloit pout me plaire , plus de douceur & de complaifance i il leur répondoit avec un fier,"  Boca. mépris, que puifque je lui étois deftinée, il falloit bien que je m'accoutumafle a fa fagon d'agir. Pour fatisfaire fa jaloufie, & trouver moyen de ne me point perdre de vue , il voulut apprendre les mêmes chofes que Ton m'enfeignoit, & en recevoir les Iegons avec moi. B fe chagnna bientót de mes progrès , & fon unique occupation ne fut plus que de me tourmenter. Tout ce qui étoit dans le palais le haïffoit, Sc il me devint infupportable. Je men plaignois fouvent a la reine , & a ma proteftrice ; mais elles 1'excufoient toujours, & m'engageoient a la douceur. Nous avions déja paffé fix mois enfemble,, quand la guerre des génies contre les fées fe ralluma. Le roi , père du prince Jaloux , redemanda fon fils a* la fée fa fceur ; il vouloit, en le menant avec lui dans cette guerre , le former par fon exemple , & feconder 1'ardeur oü fon caraétère fougueux fembloit le porter. Envieufe ne put lui refufer ce qu'il défiroit. Elle vint un jour annoncer au prince , qu'il falloit s'éloigner de moi pour quelque tems. H en parut affligé ; mais on le remarqua dans fa douleur plus occupé du déplaifir de me laiffer en liberté, que du chagrin de me perdre : fora dépit lui fit faire de brufques adieux; je les regus avec joie.  ïj£o Boca', Malgré la politique qui engageoït mes femmes a me dire du bien de lui, & a me porter autant qu'elles le pouvoient a 1'aimer , je cmsm'appercevoïr que pas une d'efles n'étoit fachée de fon départ ; cependant quand je me plaignois quelquefois de fon humeur a ma gouvernante, elle me repréfentoit que mon devote vouloit que je futfie fenfible a 1'amitié du prince , qu'il devoit un jour être mon roi, mon maitre & mon époux. Ces difcours me furent répétés tant de fois par ceux qui avoient du pouvoir fur moi, & 1'on m'exagéra fi fort fes> bonnes qualités, que je perfuadai moi-même* avoir eu tort de Ie ha'fr : fon abfence aidoit encore a fa juftification. La vie que je menois depuis fon départ , me paroiffoit bien douce, chacun s'empreffoitr a me plaire, & a me procurer de nouveaux divertiifemens. J'apprenois tout avec aflez de facilité, &l'on me laiffoit la liberté d'être avec Zineby autant que je Ie défiroïs. Nous avions toujours quelques petits fecrets a nous" dire : tantöt nous méditïons enfemble un nouveau jeu pour le lendemain ;une autre fois Zineby , quoiqu'inftruite de la fagon dont elle me devoit parler du prince, plus complaifante que les autres,. m'aidoit a en dire du mal. Un jour que nous en parlions: Zineby, iu|  B o c ï. 5aj 'Wis je, je voudrois bien que le prince Jaloux vous reffemblat, je n'aurois pas tant de peine » obéir; mais ne fauriez-vous me dire pour«*uokoutes les filles qui font ici n'ont pas comme moi un prince Jaloux qui les aime? Paree que je fuis princeffe, pourquoi faut-il que je fois plus malheureufe qu'une autre ? Zineby me répondit avec ingénuité: C'eft pour vous punir, »ia princeffe,-d'être plus belle que nous, d'avoir plus d'efprit, & d'apprendre plus vïtes j'en ai e'té quelquefois bien en colère, & il faut que je -vous aime bien -pour vous le pardonner. Cette converfation fut interrompuepar quelques lecons de danfe & de-feufique. Mon éducatïon étoit fort fingulière : 1'unique but de ma retraite étoit, comme je vous 1'ai déja dit, de me tóffer ignorer qu'il y eut dans le mo'nde d'autres hommes que le prince Jaloux : on fe trouvoit obligé de me cacher une infinké de chofcs , qui m'auroient tirée de men ignorance; les livres que 1'on me donnoit a lire, les tableaux qu'on voyoit dans le palais , les hiftoires que 1'on me racontoit, tout enfin étoit fait exprès pour 1'exécution de ce projet: parmi tant de femmes il étoit affez difficile qu'il ne leur e-chappat quelqu'indifcrétion; mais ma gouvernante qui avoit un mérite fupérieur, y veilloit *vec tant de foin, que je ne foupconnois rien  Tu ne trouves rien? Ah Zineby, tu n'as pas. aujourd'hui tant d'efprit qu'a 1'ordinaire. Mais,. ma princeffe, vous ne m'avez pas, dit-elle , encore donné le tems d'y fonger. C'eft, lui repartis-je, que ta tendre amitié a toujours prévenu mes vceux; pardonne a mon agitation , je ne fais que réfoudre. Voici ce que'je penfe, reprit-elie. Laiffons Zobéide ici, elle y trouvera Une partie des chofes qui lui feront néceffaires , & je me charge du refte. Vous y venez tous les jours, vous la verrez, & pour me venger de la querelle que vous venez de me faire, je par— tagerai ce plaifir avec vous. J'approuvai fon idéé, & 1'ayant tendrement embraffée , nous allames retrouver Zobéide. Nous lui dimes que des raifons importantes nous forcoient de la laiffer dans cette folitude, qu'elle n'y manqueroit de rien, & que te lendemain nous lui en apprendrions davantage» Ah ! dit Zobéide en foupirant, tout me manquera, puifque je vais vous perdre; vous m'allet  Boca. quitter. II le faut, ma chère fille, lui réponoïs-je, mais ce ne fera pas pour long-tems; je vous conjure cependant de ne pas fortir de ce palais, que nous ne vous le permettions. Nous 1'embrafsames, & nous nous rendïmes au palais plus tard que de coutume : on m'en fit des reproches, mais mes careffes eurent bientót appaifé les plus févères. . Zineby s'appercut de finquiétude qui m'agïtortj elle me fourioit quelquefois, mais je ne lui répondois que par un foupir. Elle s'échappa de nous après le fouper, & je fus deux heures fans Ia revoir; je la vis rentrer enfuite, & s'approchant de moi : Je viens, me dit-elle touc bas, de vous rendre un fervice. Je lui ferrai h main fans lui répondre , & moins inquiète j'effayai de reprendre ma gaieté ordinaire. Le lendemain I'heure oü j'avois coutume d'aller au palais des plaifirs, me parut venir avec une lenteur qui me de'fefpéroit : elle arriva, nous partimes Zineby & moi. Zobéide me revit avec une joie qui augmenta la mienne; je la trouvai plus belle que le jour précédent, mais a la vivacité de fes yeux fe joignoit une langueur qui m'afnigea : je craignis qu'elle ne fut caufée par 1'ennui de fe voir feule dans ce palais. Je fis ce que je pus pour 1'engager l refter encore quelques jours dans cette folitude j & lui ayant.  55> B o C 'K. dit que Ia crainte de la perdre me faifoit prendres ces précautions , que je dépendois de la reine-ma mère , de deux fées & du prince Jaloux , qui ne pouvoit fouffrir que j'eulfe des amis , j'avois fujet d'appréhender qu'on ne me permit pas de la garder auprès de moi : ces paroles la troublèrent, & fixant fes yeux fur les miens t Ah ï belle Abdelazis , me dit - elle, vous avea donc un amant, un amant favorifé des fées, & fans doute aimé de vous, ajouta-1-elle avec un foupir. Plüt aux dieux, répondis-je, que j'euffe pour lui de 1'amour , je ne ferois pas tant a plaindre ; mais, Zobéide , ne parions que de vous, je laiffe a Zineby de vous dire Ie fecret de mon cceur: apprenez-moi qui vous êtes , & qui vous a conduite dans. ce lieu. Je fuis , me répondit-elle , une infortunée perfécutée de fes parens. B n'y a pas long-tems que j'ai perdu ceux de qui je tenois la vie , ils poffédoient des biens affez confidérables dans un royaume éloigné du votre. Bs confièrent ma jeuneffe a des perfonnes a qui je devo'13 être chère, mais qui, non contentes d'avoir ufurpé les biens qui m'appartenoient, congurent le deffein de s'en affurer par ma perte. Bs attentèrent plufieurs fois a ma vie, & me contraignirent a fuir mon pays pour me dérober a leur cruauté.  Boe a, 3P7 petit nombre de gens attachés a moi, fe font chargés de me conduire dans des lieux oü Je n'aurois rien a craindre pour mes jours. Bs te font embarqués , & leur amitié leur a fait partager avec moi les dangers de la mer: mais les dieux me réfervant au bonheur de tomber entre vos mains, excitèrent hier une fi furieufe tempête, que notre vaiffeau, après avoir été quelle tems agité des vents , fut a la fin brilé par la foudre, & difperfé en mille éclats. Je ne vous peindrai point le défordre & 1'horreur que cet accident jeta parmi nous ; il fut fi prompt, que nous n'eümes pas le tems de regreter la vie. Un refte d'efpoir me fit faifir we planche qui pouffée par les flots, me porta jufque fur le ravage. C'eft-la, ma belle princeffe, qu'épuifée de fatigue, je cédai au fommeil, ou plutöt a ma feiblefie: je vous vis, & oubliant tous mes malheurs, je fentis naïtre en mon cceur, la joie, 'ï'efpérance & . . . elle baiffa les yeux fans achever- rnais Zineby prenant la parole, & voyant que je laiflois échapper quelques larmes: Qu'avezvous donc, ma princeffe, me dit-elle, vous pleurez ? Tu devrois être bien honteufe de ne pas faire comme moi, luï dis-je, Zobéide s'eft vue pr-ête k perdre le jour, & tu ne pleures pas ! gnoi! Ce trifte récit ne t'a point émue? Je ]omst  5pS B O C As répondit-elle, du plaifir de 1'en voir ddlivréej & fon bonheur préfent efface en moi les imprefi" fions de fes peines paffées. Zobéide alloit parler, mais nous entendimes du bruit dans la chambre prochaine; j'en fus faifie de crainte, & je 1'enfermai promptement dans un cabinet dont je pris ia clé : c'étoit ma gouvernante & quelques-unes de mes femmes» Elles me cherchoient pour m'apprendre que la reine devoit arriver dans trois jours, & qu'elle devoit demeurer avec moi jufqu'au retour de la fée Bienfaifante. Je recus cette nouvelle avec un troublé qui penfa me perdre ; mais Zineby , qui s'en appercut, écarta leurs foupgons en leur faifant le récit d'une prétendue converfation que nous venions d'avoir enfemble au fujet du prince Jaloux : nous fümes obligées de nous retirer avec tout le monde. Le lendemain nous retournames voir Zobéide , & nous fümes furprifes de trouver la porte du palais entr'ouverte. J'y entrai avec précipitation , & ne la voyant point, je 1'appelai plufieurs fois inutilement. Elle n'eft point ici S m'écriai-je, nous fommes découverts ; ah je fuis perdue ! Eh quoi, ma chcre princeffe, me dit Zineby..,. Abdelazis?Eft-ce vous qui parlèz?Quel excès de douleur ! Sans doute Zobéide 9 cherchant a diffiper fon ennui , aura  B o c Ai vOuïu fe promener en attendant 1'heure que fious devions arriver ; & comme votre impatience vous 1'a fait devancer , nous la verrons revenir incelfamment. Ces paroles me calmèrent; mais me voyant plongée dans une profonde trifteffe : Ah ! continua-t-elle, fi Zineby étoit perdue pour vous , feriez-vous autant affhgée?Non, une étrangère en frois jours 1'emporte fur moi; hélas ! je 1'ai toujours bien penfé , vous êtes trop aimable pour n'avoir pas mon cceur tout entier, & je ne le fuis pas aifez pour empêcher que vous partagiez le votre. Ce reproche fufpendit pour un moment ma première douleur, & prenant la main de Zineby 5 Que tu es cruelle , lui dis-je, d'ajouter encore a ma peine un tort que je ne veux point avoir ! Non , je ne me pardonnerois pas d'aimer Zobéide comme toi ; auffi n'eft-ce pas comme toi que je 1'uime : notre amitié formée par une longue habitude \ s'eft infènfiblement augmentéeiles charmes de ton efprit, ta douceur, ta complaifance, les marqués de ta tendreffe, ont fu m'attacher a toi par des Hens doux & tranquilles. Mais ce que je fens pour Zobéide, eft mêlé d'un troublé & d'une agitation qui bannit la paix de mon cceur : je crois méme haïr !e jour qui me la fit voir pour la première fois. Voudrois-- tu , Zineby , que je t'aimaffe  rjpo> * Boe A". ainfi ? Cependant toute funefte qu'eft pour moï la vue de Zobéide, je fens bien que fi je la perds, il n'eft plus de plaifirs pour moi. Que ta généreufe amitié ne m'abandonne pas, aidemoi au contraire a la chercher partout; Sc fi tu me la rends, compte que je ne 1'aimerai qu'autant que tu le voudras , tu n'auras plus a te plaindre de moi. Zineby a ces mots fe levant : Je crois, me 'dit-elle, qu'il eft a propos que vous reftiez ici, pendant que j'irai dans le pare chercher Zobéide ; fi vos femmes l'ont vue , il eft , je crois , prudent que vous ne paroiffiez pas y prendre tant d'intérêt. Je cédai a ce difcours t Sc la laiffai partir : elle le fut a peine, que je trouvai qu'elle tardoit trop a revenir. Cependant Zineby couroit d'allées en allées, Sc donnoit tous fes foins a fa recherche : ayant appergu deux de mes femmes.qui fortoient d'un cabinet de verdure qui en terminoit une affez longue, elle fe gliffa derrière une paliffade Sc les laiffa paffer. Quand elle les eut perdues de vue, elle entra dans ce cabinet , & fut bien furprife d'y trouver Zobéide affife fur un banc , plongée dans une profonde rêverie. Ah 1 Zobéide , lui dit-elle , pourquoi êtes-vous ici ? que vous ont dit ces femmes qui fortent d'avec vous ? Elles ne m'ont point yue,_  B O C Ai |£g v'uè, repartït Zobéide, j'étois cachée derrière cette paliffade; mais oü eft la princeffe? ajouta"t-elle avec précipitation. Zineby lui ayant dit ïa crainte -& 1'inquiétude oü elle m'avoit laiffée au palais des plaifirs, je les vis revenir toutes deux avec une joie qui ne fe peut exprimer, Je ïreprochai a Zobéide les craintes qu'elle m'avoit caufées, •& j'eus le plaifir de 1'en voir fi touchée, que je ne pus lui favoir mauvais gré de 1'avoir fait naitre : je la conjurai de nouveau de ïie me plus expofer k de pareilles peines, Elle me demanda le nom de ma proteclrice, & ayant appris que c'étoit Bienfaifante , elle en parut tranfportée de joie, Elle nous dit que cette fée avoit été amie de fa mère, & qu'elle efpéroit d'en être protégée : cependant elle ttous pria de ne la point prévenir & de lui ïaifler le foin de fe faire connoitre, Nous le ïui promïmes , & je me flatai qu'un jour je pourrois la voir avec la même liberté, & auffi fouvent que Zineby. Quelques jours après , la reine ma mère arriva ; je 1'aimois avec tendrefTe , mais je ne pus Voir fans une peine extréme, 1'obftacle qu'elle apportoit par fa préfence aux douceurs que je goütois de paifer tous les jours qtelques heuïes avec ma chère Zobéide. II fallut me réfoudre è m'en priver, & je devins bientöt ja« TomeXFlll, Cc  5}.02 BOC A. loufe de la Überté que Zineby avoit dé la voir: je tombai dans une trifteffe qui inquiéta tout le monde. Souvent la reine m'en demandoit le fujet , mais je m'obftinai a le lui cacher; & je feignis un jour d'être malade , pour avoir la 'liberté de parler plus long-tems a Zineby : je ;m'enfermai dans ma chambre, & je fis dire que je voulois prendre du repos. Quand nous fümes feules : Eh bien, Zineby, lui dis-je avec un air affez froid, vous voyevz donc Zobéide tous les jours ; vous croyezvous a préfent moins heureufe que moi, & le fort d'une princeffe eft-il auffi beau que vous 1'avez quelquefois imaginé ? Voyez la contrainte oü je fuis , depuis quatre jours je n'ai pu m'échapper un moment , & vous avez la liberté. Vous ne me la reprocheriez pas , princefle, me dit Zineby, fi je n'en avois pas ufé pour vifiter votre nouvelle amie ; & comme j'ai toujours été auprès de vous , elle a tout 1'honneur de fe faire regreter. Cet honneur la touche peu , lui répondis - je , & le plaifir de vous voir , la dédommage bien de mon abfence. Ah ! pour la première fois je vous trouve injufte , reprit-elle avec vivacité ; quoi! vous ne fentez pas que ma tendre amitié doit être alarmée de celle que vous avez pour une autre ? ' «Vous ne voyez -pas que mes foins pour elle  Boca'. ^ n*ofit pour objet que 1'envie de vous plaire ? Et fans être touchée de la triftelfe que Zobéide relfent d'une cruelle abfence, vous nous accufez toutes deux de vous oublier ? Hélas ! pardonne , chère Zineby, lui dis-je, au troublé de mon cceur, je ne fais a préfent fi je dois aimer ou haïr Zobéide; aide-moi a démêler quels font mes fentimens, ou plutöt confirme-moi dans la réfolution que je prends en ce moment de ne la plus voir. Oui, elle eft fatale a mon repos, j'ai celfé d'en jouir dès 1'inftant qu'elle s'eft offerte a ma vue; je ne connoilfois pas le troublé & 1'agitation que je fens; & pour t'avouer tout , le croirois-tu ? je ne puis te le dire fans rougir, la préfence de la reine m'importune, fes foins m'embarraffent & je ne me retrouve plus pour elle auffi tendre* que je 1'ai été jufqu'a ce jour. Ce qui achève de me confondre , & de me prouver mon injuft.ce, c'eft, Zineby, que je fens bien qu'il sen faut peu que je n'aime Zobéide autant que toi; mais je puis t'afTurer en même-tems que jamais tu ne m'as été plus chère ; oui ' continuatie en 1'embraffant, & laiffant couler de mes yeux des larmes que j'avois eu peme a retemr, je t'aime autant que j'en fuis capable, & tu connois mon cceur; je fens Kiême que je te dois cette tendreffe : mais Cc ij  404 Boca j'ignore ce qui m'entraïne vers Zobéide» Pardonne, chère amie, une injure involontaire, je veux m'en punir. Puifque cette étrangère eft caufe que je manque aux devoirs du fang & a ceux de 1'amitié , ne la voyons plus; découvre tout a ma gouvernante, je te charge de ce foin : dis-lui ce qui s'eft paffé , & quoi qu'il en puiffe arriver, je me foumets a tout, plutót que de refter dans 1'état oü je fuis. . Mais fi 1'on vous accorde ce que vous demandez, reprit Zineby , & que 1'on faffe fortir Zobéide du palais , fongez-vous bien que peut-être vous ne la reverrez jamais. Ah ! que tu es cruelle , répliquai-je ; pourquoi ne pas efpérer au contraire que la voyant fi aimable, on fe fera un plaifir de la retenir ici ? Peutêtre m'approuvera-t-on de 1'aimer , & je n'aurai plus befoin du fecret ni du myftère que je me reproche. La reine entra dans ce moment & nous interrompit: il ne me fut pas poffible de révoquer 1'ordre que je venois de donner a Zineby , dont je commencois a me repentir ; & quand je la vis fortir de ma chambre, je frémis qu'elle ne 1'allat exécuter. Mon air inquiet & embarraffé fit croire a la reine que je faifois trop d'attention a mon mal , & voulant me difllper, elle fit venir auprès de moi des fem«  Boe A» |oj? trtes quï jouoient parfaitement de plufieurs inf-, ïrumens. Elle leur ordonna de former un concert , efpérant que cela pourroit me réjouir dans 1'état oü j'étois. Cette forte de dilïïpation ma eonvenoit mieux que toute autre ; elle m'exemptoit de parler, & excufoit ma rêverie. Zineby s'étoit retirée feule après m'avoir quittée; & repaffant dans fon efprit, toutes les idéés que notre dernière converfation lui avoit fait naïtre, fes fentimens pour moi, ceux que j'avois pour elle, la comparaifon qu'elle fit des nouveaux mouvemens de mon cceur, avec ceux qu'elle y avoit toujours connus ; fon efprit & fa pénétration lui firent foupgonner qu'une puiffance abfolue décidoit de mon cceur : mais 1'ignorance de fon éducation , qui avoit été pareille a Ia mienne , 1'empéchoit d'en devinec 1'auteur. Cherchant a s'éclaircir , au lieu d'aller chez ma gouvernante, comme je le craignois, e!le prit le chemin du palais des plaifirs. Elle appercut Zobéide qui venoit a elle d'utr pas précipité. C'eft trop fouffrir, lui dit-elle en fabordant, il faut que je voie la princeife * ou que je perde la vie. Vous ne mourrez point, dit Zineby , & vous retournerez avec moi a. f inftant dans un lieu qu'il vous eft défendu de* quitter, & oü Abdelazis veut que vous reftiez*. Elle eut peine a 1'y faire confentir, & ce na. Cc üj.  5p<5 Boe a.' fut qu'après 1'avoir aiTurée qu'elle encourrolt ma difgrace, fi elle n'obéiffoit. Quand elles furent en füreté , Zineby qui avoit fes deffeins, fit naitre tour-a-tour dans fon cceur, la crainte, l'efpérance, la jaloufie: & remarquant fon effroi, fes tranfports & fa haine pour le prince Jaloux, elle fe confirma dans fes foupcons. Cependant Zobéide s'obftinoit a vouloir me voir, & 1'affuroit qu'il y alloit de fes jours. Zineby lui promit de lui en faciliter les moyens, & la pria d'attendre au lendemain. J'ignorois ce qui s'étoit paffé, & le jour fuivant la voyant entrer dans ma chambre avec un air riant & enjoué : Tu prends bien peu de part, lui dis-je, a 1'ennui qui me tourmente ; & fi tu as exécuté 1'ordre que je te donnai hier, c'eft m'annoncer mon malheur avec un front bien ferein. Je me fuis bien gardée de vous obéir, reprit Zineby, & j'ai bien vu que vous vous trompiez, en croyant vouloir ce que vous me difiez:je vous connois mieux, ma princeffe, & 3 e faurai par la fuite vous refufer & vous prévenir. Par exemple, vous me voulez cacher 1'exirême envie que vous avez de voir Zobéide , & 3e prétends que ce foit dès aujourd'hui. Ah ! tu *ne rends la vie, lui dis-je en 1'embraffant, mais scomment pourras-tu faire? Laiffez-vous con-  E O C A. ^ duire, me dit-elle, propofez ce foir a la reina de paffer quelques heures dans le pare, & laiffezmoi le foin du refte. Je fis ce qu'elle voulut. Qn accepta la pro-, menade. Tout le monde y fuivit la reine. Le, tems étoit admirable : on refpiroit une fraïcheus délicieufe, & les étoiles brilloient.de tant de feux, que fans le fecours de la lune, on voyoit affez a fe conduire. Nous y reftames long-tems; & voyant qu'on ne me tenoit point parole, je. dis a Zineby d'un air piqué & affez haat, pour que tout le monde m'entendit, que je voulois, me retirer, & que 1'on me laiffat feule, quand js ferois rentree. Zineby fe. mit a rire fans me, répondre, & je ne puis vous exprimer en ce. moment ce que je fentis contr'elle. J'arrivai dans ma chambre dans le deffein de. m'y enfermer.. La reine en rentrant au palais „ avoit appris qu'une femme la demandoit de Ia, part de la fée proteeïrice : elle fe rendit a fon. appartement pour lui parler, & je défendis a. qui que ce fut, d'entrer dans le mien avant Hheure du coucher. Alors mes. larmes coulèrent. en abondance, &. je m'abandonnai a mon dépit. & a ma douleur: mais bientöt un petit cabinet s'ouvrit, & j'en vis fortir Zineby avec Zobéide.. Elle fe jeta a mes genoux avec un tranfport qui; me., troubla; nous fümes quelques momens fans, C c iv  '408 B ó e Ai rien dire, & toutes deux rompant en même-terhs! le filence, nos difcours confus, notre joie & nos larmes en apprirent bien a Zineby. B fallut cependant nous féparer : que ce moment fut cruel ! Zineby remena Zobéide au palais des plaifirs, Elles étoient a peine forties , que fa reine entra dans ma chambre 5 elle venoit m'annoncer que Bienfaifante arrivoit le lendemain. Je craignois & fouhaitois le retour de la fée. J'affurai la reine que cette nouvelle me faifoit un extréme plaifir. Zobéide en fut informée; & prenant fa réfolution, elle écrivit une lettre qu'elle donna a Zineby pour rendre a la fée, fans lui dire ce qu'elle contenoit: elle la pria feulement de faire en forte que Bienfaifante fut feule avec elle, quand elle la lui remettroit. Je fus ces circonftances de Zineby, & j'eus mille fois envie de lire cette lettre , & de 1'empêcher de la donnet ; mais la crainte de facher Zobéide, me retint. La fée a fon retour me combla de careffes , & après plufieurs difcours , m'ayant demandé comment j'avois paffé le tems, cette queftion m'embarraffa fi fcrt, qu'ayant baiffé les yeux , il me fut impoffible de trouver un mot pour lui répondre. Pour la première fois, elle vit mon vifage fe couvrir d'une rougeur qui lui fit con-  Boca. 40$ noitre qu'il fe paffoit quelque chofe d'étrange dans mon cceur : elle fit ce qu'elle put pour me raffurer ; & voyant que je m'embarraffois de plus en plus en voulant lui parler, par pitié pour moi, elle fit appeler Zineby, pour favoir d'elle le fujet de mon troublé. B augmenta violemment, quand je vis approcher le moment fatal oü la fée alloit favoir mon fecret: ne poüvant foutenir fa préfence, je me retiraï & la laiffai feule avec Zineby. B ne m'éft pas poffible de vous peindre les mouvemens qui m'agitèrent alors ; de toutes les peines Fincertitude eft la plus cruelle. Je retrouvai Zineby comme elle fortoit de chez la fée ; & courant a elle : Eh bien, lui dis-je, cette lettre , I'as-tu donnée ? la fée 1'a-t-elle lue ? qu'a-t-elle dit ? va-t-on m'arracher Zobéide ? La lettre eft lue, me répondit - elle, mais j'ignüre ce que penfe Bienfaifante , elle ne m'en a rien dit. Ah ! Zineby, interr^mpis-je, fi j'y avois été, je 1'aurois bien deviné. Vous le faurez dans peu, reprit-elte, car elle m'a chargée de vous dire qu'elle vouloit vous parler. Je frémis a ce difcours, & Zineby eut bien de la peine a me déterminer a aller chez la fée. ■ Elle me recut les bras ouverts, & auflitót qu elle me vit : Venez, me dit-elle, Abdelazis, recevoir un pardon que vous ne m'avez pas  4*° BOC Ar encore demandé : je fais le myftère que vous* m'avez fait; mais je ne veux m'en offenfer que comme votre amie ; . ainfi, n'attendez de moi que des reproches tendres. Pourquoi avez-vous craint que je m'oppofaffie a vos défirs ? Vous favez combien je vous aime : ne me diifimulez donc rien de ce que vous avez dans le cceur» Vous ai-je empêche'e de voir & d'aimer Zineby? croyez-vous que je fois plus fe'vère pour Zobéide ? Ces paroles me raffurèrent, & me jetant a fes piés : Ah! madame, lui dis-je, que vos bontés augmentent les reproches que je me fais !. Je ne vois rien, reprit-elle, qui doive vous troubler, hors le fecret que vous m'avez gardé, dont je ne veux plus me fouvenir: le refte eft tout fimple; je ne puis qu'approuver votre pitié. pour une perfonne aimable, que le hafard vous a fait rencontrer. II eft d'une grande arae, Abdelazis, de fecourir les malheureux. Mais , ma chère fille, quelque chofe de plus important doit vous occuper; la guerre eft terminée, nous avons vaincu les génies rebelles, & le prince Jaloux va bientót vous demander votre main,. & conclure votre mariage; tout mon art ne peut vous en garantir. Vous frémiffez ! quoi! cette vertu que nous avons cultivée en vous avec tant de foin, ne peut-elle furmonter votre  Boe A. 411 Sverfion ? Le prince vous adore, n'êtes-vous pas au moins fufceptible de reconnoiffance ? Ah ! madame, m'écriai-je, mon cceur cn eft pénétré pour tout autre que pour lui ; mais dois-je en avoir pour des fentimens qui reffemblent mieux a la haine qu'a 1'amour? J'ai cru pouvoir m'accoutumer a cette facon d'être almee; mais, madame, vos bontés, la tendrefïe de Zineby, enfin tout ce que j'éprouve de 1'amit.é, me paroit préférable a la paffion tyrannique du prince, & ne laiffe pour lui aucune place en mon cceur; je fens même qu'il pourra m'en coüter la vie, fi je ne puis éviter d'être a lui pour toujours. Hé bien, dit Ja fée, il eft encore un moyen qui peut vous fauver de cet hymen. Zobéide vous a caché fa naiffance, je la connois; elle eft née princeffe comme vous, qu'elle époufe le prince Jaloux : peut-être pourrons-nous le faire confentir a changer en fa faveur; elle eft belle, & fera dans peu maitreffe d'un grand royaume. Qu'en penfez-vous, Abdelazis? Quoi, madame, répondis-je, vous pourriez la livrer au fort le plus affreux? Mais, pourfuivit-elle, Zobéide ne penfera peut-être pas comme vous, & fe trouvera flatée de la conquête du prince. Non, non, repris-je avec précipitation, elle ar'eft point faite pour farmer, je puis même vous  4i2 Boei. affurer, qu'elle le halt déja autant que moi% mais ce n'eft pas tout, le prince me refuferoit bientót le plaifir de la voir, il ne pourra fouffrir 1'amitié qui eft entre nous, & je ne puis m'en féparer. Vous ne pouvez vous en féparer, Abdelazis ! Quels font donc les charmes puiffans qui en fi peu de tems ont fait naitre une amitié fi forte ? Vous Ia connoiffez, lui répondis-je, pouvezvous me Ie demander ? Je fais , eontir.ua la fée,* qu'elle eft belle; mais fi par mon pouvoir cette perfonne qui vous paroït charmante, étoit métamorphofée en une figure hideufe, alors que fentiriez-vous pour elle ? Tout ce que je fens a préfent, répondis-je, fon malheur me Ia rendroit encore plus chère, je retrouverois en elle fort cceur, fon efprit, fa douceur, elle m'en aimeroit davantage, paree que je ferois peut-être Ia feule amie qui lui refteroit. Mais, madame, quel que foit votre pouvoir, Zobéide ne peut jamais ceffer d'être aimable. C'en eft affez, dit Bienfaifante, je prendraï foin de Zobéide; mais, princeife, il ne vous elf plus permis de la voir fans mon ordre. Que les clés du palais des plaifirs me foient a 1'inftant apportées ; je vais défendre d'en approcher, & je veux que 1'on en ignore la caufe. Gardezvous bien, Abdelazis, & vous , Zineby, de découvrir un fecret qu'il eft important de ca-  Boca. 413 cher; les jours de Zobéide & les vótres, princefle, feroient dans un danger dont il ne me feroit peut-être pas poiïible de vous tirer. C'en efl affez, je crois, pour vous engagei a m'obéir. Auflitót la fée me quitta, pour aller vers Zobéide. Je ne fus point comment s'étoit paffee cette entrevue, mon inquiétude en fut extréme; j'accufois Bienfaifante d'être encore plus crueüe que la fée Envieufe. Zineby, vous vïtes mon affliétion, & vous favez ce que je fouffris pendant huit jours d'abfence. J'ignorois fi Zobéide étoit encore au palais des plaifirs; la fée m'eff affuroit, mais je la craignois trop pour la croire. Enfin mes pleurs & mes foupirs la fléchirent : a quelle condition, grands dieux ! me fut - il permis de la revoir ? il fallut lui promettre d'époufer le prince Jaloux; je balancai long-tems, mais enfin 1'attrait d'un bonheur préfent 1'emporta fur l'idée d'un affreux avenir : nous par-' times avec Zineby. A mefure que j'approchois, le mouvement de joie qui m'avoit faifie, diminuoit, & faifoit place a la crainte d'être trompée dans mon efpérance. Hélas ! difois-je en moi-méme, peutctre la fée a-t-elle banni pour toujours Zobéide de ces lieux : elle ne me conduit dans ce trifte palais que pour cacher a tout le monde mon  414 Boca; extréme douleur; elle veut qu'on en ignore la caufe, & c'eft dans cette folitude que je vais apprendre mon infortune. Ah ! palais des plaifirs , vous ne ferez plus pour moi qu'un lieu d'horreur ! Nous arrivames : en.entrant, je tournai mes yeux de tous cétés , & ne voyant point Zobéide , je me jetai fur un fofa, & m'abandonnai a ma douleur. La fée prenant la parole : Ceffez, me dit-elle, de vous affliger, vous allez bientöt voir Zobéide ; mais, princeffe, prêtez-moi toute votre attention, je vais vous révéler un fecret important. Alors elle me dévoila le myftère de mon éducation, & m'apprit que ne pouvant empêcher que je fuffe au prince Jaloux, elle avoit efpéré que 1'ignorance, 1'habitude & la reconnoiffance feroient en moi, ce que ne pouvoit faire 1'amour : enfuite me repréfentant ce que le devoir exigeoit de moi: Je me flate, pourfuivit-elle, qu'il fera plus fort que mes foins; vous avez recu de nous bien des dons, Abdelazis; le plus précieux de tous, la vertu vous fera-t-elle inutile f Non , madame, lui répondis-je , & puifqu'il faut céder a ma deftinée, j'attends de cette vertu un puiffant fecours; je fens ce que je dois aux foins de votre amitié, il eft tems de m'en rendre digne.  Boei. ^if Pardonnez, ma chère princeffe, dit Bienfaifante , pardonnez une prifon qui vous a fauvée de grands dangers: hélas ! votre tendre jeuneffe auroit été expofée a la cour au funefte poifon de 1'amour; peut-être en auriez-vous rougi trop tard , & des fentimens innocens en apparence , vous auroient trompée, & peut-être auroient fait, malgré vous, de dangereux progrès. En vain une noble fierté vous rameneroit a votre devoir; qu'il vous en coüteroit pour combattre & pour vaincre un penchant flateur & féduifant ! peut-être feriez-vous a préfent au comble du malheur : 1'amour, Abdelazis, prend toutes fortes de formes ; mais la vertu fait bien le démafquer. Elle fe leva enfuite, & nous dit de 1'attendre. Je tombai dans une rêverie qui donna a Zineby le tems de fake auffi bien desréflexions fur tout ce que nous venions d'apprendre, Nous vïmes rentrer la fée avec Zobéide; mais quelle fut ma furprife, de la voir habillée comme le prince Jaloux ! Bienfaifante, en me la préfentant : Princeffe, me dit-elle, revenez de votre erreur : ce n'eft plus Zobéide que vous, voyez. c'eft le prince Sedy Affan, que la fortune vous a fait rencontrer fur le rivage, & a qui je dois bientöt rendre un tröne que fes ennemis lui ont enlevé. Je demeurai faifie d'un troublé & d'une honte qui m'öta 1'ufage de  4T<5 B O C At. la parole : en un moment, tont'ce que je venois d'apprendre, fe retragant dans mon efprit, me fit condamner ce qui fe paffoit en mon cceur» Sedy Affan fe tenoit a mes pie's, prefqu'auffi confus que moi; Zineby par fes regards nous montroit a tous deux fon attendriifement; & la fée nous examinant, interprêtoit notre filence ; enfin le prince prit la parole: Ah ! madame , me dit-il , comment voyez-vous Sedy Affan i Puis-je me f.ater que vous vous fouviendrez de Zobéide ? Oublions Zobéide , lui dis-je en rougiffant; pourquoi, prince, m'avez - vous trompée? Je priai enfuite la fée de mp permettre de me retirer un moment avec Zineby, ne pouvant foutenir en leur préfence les divers mouvemens dont j'étois agitée» Quand nous fümes feules : Ma chère Zineby, lui dis-je , que viens-je d'apprendre ? hélas ! que ne me laiffoit-on dans mon ignorance ? il m'auroit toujours été permis d'aimer Zobéide; mais le prince Sedy Affan.... Ah ! qu'il m'eff. difficile de les féparer 1 Je tremble pour fes jours , je n'efpère rien, & je 1'aime, je 1'aime»... Non , non, je ne le crois pas , Zineby, je me fais un monftre de cette innocente amitié que tu as vu naïtre; mais me feroit-il détendu d'aimer dans le prince , tout ce que j'y vois de grand , de noble & de vertueux ï Je ne me fens pas capable.  B ö c X, fcapable de cette injuftice, & je me la reprocherois a moi-même. Oui, Iaiflbns a mon cceur lui rendre 1'hommage qui lui eft dü : toi-même ne 1'aimerois-tu pas comme moi : trouves-tu que ce foit un crime ? Je 1'aimois comme vous, me dit-elle en m'embraffant : ah ! princeife, quelle diffe'rence ! II n'eft plus tems, ma chère Abdelazis, d'avoir pour vous une foible complaifance; je me reproche celle qui m'a porte'e jufqu'ici è fervir un amour qui va vous coüter trop de peines. Je m'y fuis engage'e par ignorance, mais depuis quelques jours, cherchant a de'mêler vos fentimens , & voyant que la vivacite' de leurs progrès alloit caufer votre malheur, je me fuis réfolue, par pitie', d'attendre un plus puiffant fecours pour les combattre, N'en doutez plus, Abdelazis, vous aimez Sedy Affan, comme' vous devriez aimer le prince Jaloux. Bienfaifante vous difoit, il n'y a qu'un moment, que 1'amour prend toutes fortes de formes pour nous tromper; elle vous peignoit alors 1'e'tat pre'fent de votre cceur, & oppofoit a fes fentimens ceux que la vertu doit vous infpirer. Je vous plains, je^ reiTens vos douleurs, j'excufe votre foibleffe, mais je vous aime trop pour vous aider dans votre erreur. Oui, ma chère amie, lui répondis-je, vous m'ouvrez les-yeux, & vous allez- ?oms xrin. pj d  4i8 Boca. voir fi je fuis digne de 1'amitié que Vous ave£ pour moi : retournons vers la fée. Je me levai a 1'inftant. Je trouvai le prince a fes genoux, la douleur peinte fur le vifage; il s'en fallut peu dans ce moment, que je n'oubliaffe mes réfolutions. Cependant, m'adreffant a. Bienfaifante : Madame, lui dis-je, fi vous m'aimez, éloignez au plutöt ce prince de ces lieux, je ne veux plus le voir; mais, madame, je vous demande en même-tems une grace, foit que je fois forcée d'époufer le prince Jaloux, foit que j'évite ce malheur, ne fouffrez pas que je quitte jamais cette folitude, je fuis réfolue d'y paffer le' refte de mes jours. Renouvelez les ordres févères qui défendent d'en approcher ; que mes femmes & ces jeunes filles qui ont été élevées avec moi retournent a la cour; quelques efclaves me fuififent pour mefervir. Puis me tournant vers Zineby; Je n'ordonne point de ton fort, lui dis-je , quelque foit le parti que tu prennes, je ne cefferai jamais de t'aimer. Zineby, preffant tendrement mes mains dans les fiennes, & les mouillant de fes larmes, put a peine prononcer ces mots : Je ne vous quitterai qu'au tombeau. Je la ferrai dans mes bras fans. pouvoir lui répondre. Le prince fe jeta aux piés de Bienfaifante, & ce fpeftacle lui fit mêler des larmes a celles  Boe X» ■^Ue ftöüs Verfions tous : puis prenant la patel e : Ma fille, me dit - elle, je ne puis condamner un penchant que la vertu furmonte, mais il faut obéir au deftin, & montrer ce que peut fur vous le devoir : le prince va partir, ün vaiffeau 1'attend au rivage , je vais 1'y conduire , reftez ici; fi vous m'en croyez, épargnez-vous des adieux oü vous pourriez montrer de la foibleffe. Ah ! madame, m'écriai-je, pourquoi vous défier de moi, puifque je vous demande moi-même fon éloignement? Je dois fuir Sedy Affan, mais ne puis-je rendre a Zobéide un dernier devoir d'amitié? Nous primes le chemin de la mer; je crus voir le défefpoir dans les yeux de Sedy Affan, mais je 1'accufois en fecret de ne s'être pas affez oppofë a notre féparation. J'ignorois alors quelles raifons 1'engageoient au filence; le moment fatal arriva, Nous étions prés du vaiffeau, il alloit partij quand un froid mortel me faifit; mes forces m'abandonnèrent, la paleur couvrit mon vifage, enfin je m'évanouis. En eft-ce affez, madame , s'écria Sedy Affan ? faut - il qu'elle meure pour vous toucher? Ah! ma princeffe, toutes les puiffances du monde reünies enfemble, ne pourront jamais nous féparer, je périrai mille fois plutot que de vous abandonner. C'en «ft fait, je me rends, prince, interrompit la fée, Ddij  qio Boca. Alors elle commanda aux génies de me tranf- porter fur le vaiffeau; elle y fit entrer Zineby, & s'y étant embarquée avec le prince, il partit a 1'inftant & nous fïmes en un moment un trajet ïmmenfe. La fée me tira de món évanouiffement, 8c voyant le prince a mes piés : Eh quoi, lui dis-je en détournant mes yeux pour ne le point voir , la douleur n'a pu me priver du jour ! Croyez-vous que je furvive a la honte de ma foibleffe? Vivez, vivez, s'écria-t-il, ma princeffe, & vivez pour Sedy Affan , je fuis au comble de mes vceux. B ne vous eft plus défendu de laiffer voir vos fentimens; s'ils me font favorables , n'en rougiffez point , charmante Abdelazis a ï'afpire au bonheur d'être votre époux. Ce que j'entendois, les objets nouveaux qui fe préfentoient a mes yeux , tout me faifoit croire que ce n'étoit qu'un fonge ; mais bientöt la fée me détrompa & m'apprifc que voulant cprouver fi je reffentois véritablement de 1'amour , elle avoit agité tous les refforts de mon ame; qu'elle n'avoit plus douté que la prédiction d'Envieufe, & ce qu'elle avoit lu dans les deftinées, ne fut accompli; que le hafard avoit conduit le prince Sedy Affan fuyant un cruel ufurpateur; qu'il avoit fait naufrage prés des lieux oü je 1'avois trouve; que craignant d&  romBer dans un pays ennemi & allié de fon tyran, il avoit vu avec plaifir, que fes habits le faifoient prendre pour une fille; qu'il avoit faifi cette occafion de fe cacher, & s'e'toit prêté a notre erreur ; qu'enfuite 1'amour & la crainte 1'avoient porte' a nous y confirmer; qu'il avoit entendu, deux jours après fon arrive'e, une converfation de deux femmes dans le cabinet de verdure, ou. Zineby l'avoit trouve'; que fans être vu il avoit appris par leurs difcours le feT cret de mon éducation., & 1c pe'ril de mort qui Te menacoit , s'il étoit dscouvert; enfin que trouvant dans ma protectrice une. amie, il lui avoit par fa. lettre avoué tout ce qu'il fentoit pour moi : que depuis ce tems, elle avoit fait tout fon poffible pour m'arracher au malheur dans lequel elle appréhendoit que cette paffion ne nous entraïnat tous deux; qu'elle avoit défendu au prince de faire paroitre la fienne, & que voyant qu'il nous étoit impoffible de la furmonter, elle avoit a la fin confenti a notre bonheur. Je 1'affurai de ma reconnoiffance , & ne lui diffimulai point ma joie: le prince ne pouvoit contenir la fienne, & Zineby me rappefoit tout ce qui n'avoit pas échappé a fa pénétratiom La fée nous interrompit pour nous dire que nous alüons arriver dans les états du prince, & s'adreffant l Sedy Affan : Vous croyez peut-être, Dd lij  422 BOC A. lui dit-elle, que je vais voös engager dans tmë guerre crueile, dont vous efpérez un heureux fuccès par mon fecours : prince, ce n'eft point ainfi que Bienfaifante fait fervir ceux qu elle aime. L'ufurpateur de file de marbre, en vous arrachant le fceptre de vos pères , s'eft attiré ma haine; le même motif qui me porte a fecourir les malheureux , me fait auffi punir les coupables. Les huit jours qui vous ont paru a tous deux fi cruels, ont été employés a fervir ma vengeance, êc a chercher les moyens de vous garantir du funefte fort qui vous' menace. Sedy Affan, vous allez voir vos fujets rentrés fous votre obéiffance, le tyran eft mort, & vos peuples vous attendent avec impatience. Les génies efclaves qui font foumis a mes ordres, ont exécuté ceux que je leur ai donnés. Vous n'avez a craindre qu'Envieufe & le prince Jaloux : ils vont bientêt faire éclater leur rage, ils font puiifans i mais le préfent que je vais vous faire pourra vous fouftraire a leur fureur. Alors elle donna au prince le petit baton que vous avez, Boca, & qui a tant opéré de merveilles : II faut, continua-t-elle , que vous le conferviez avec foin ; portez-le toujours fin? vous, & je vous réponds que tous leurs efforta feront vains : mais s'il vous échappe, votre perte eft certaine,  Boe hé. $2$ Pour vous , Abdelazis , écoutez bien ce que je vais vous dire* Voici une boëte d'yvoire y oü tout Part de féerie eft employé ; elle vous paroit flmple, ce doit être pour vous un grand tréfor. Dans cette boëte eft renfermée une petite boule d'ambre :• fi vous la portez toujours avec vous, non-feulement elle vous garantira de tout ce que 1'on pourroit entreprendre contre vos jours , mais un an de fa poffeflion vousr donnera le don de féerie. A la boëte font attachées les facultés du corps , & k la boule d'ambre celles de Pame. Si vous perdez la boule féparément de la boëte , ceux qui la polféderont auront tout pouvoir fur votre ame, fans cependant pouvoir vous faire mourir, puifqu'ils n'auront que la moitié du charme : il en eft de même de la boëte ,. fi vous la perdez : confervez donc ce précieux tréfor que mon amitié. vous laiffe^ Je vais bientót vous quitter , il faut que nous paroiffions au palais , Zineby & moi, dès aujourd'hui , pour ne donner aucun foupconde votre fuite. Je dirai a vos femmes, que je vous ai permis de paffer avec votre amie quelques jours feulès au palais des plaifirs. Dans peu de tems nous viendrons vous retrouver: mais ne. m'attendcz pas pour conclure votre hymen; il faut qu'il fe faffe dès demain, poui; D d iy  *4J%% B Ö C A» •óter toute efpérance au prince Jaloux. S'il VeuÊ alors rompre des nceuds refpectés par les dieux, fon crime le rendant plus foible, nous donnera des armes contre lui. Nous entrames dans Ie port , comme elle achevoit de parler. Les génies efclaves de la fée y avoient amené, pour nous recevoir, les principaux feigneurs de la cour , les chefs de 1'armée, ceux du peuple , qui étoient fuivis d'une fbule innombrable d'habitans. Bs rendirent hommage a leur prince , & firent éclater, par mille cris de joie, le plaifir qu'ils reffentoient de le revoir, & de retrouver en mi leur légitime roi. Nous fumes conduits au palais : la , en préfence de la fée , Sedy Affan leur expliqua fes volontés, & ordonna que tout füt pret le lendemain pour célébrer nos nöces. Bienfaifante nous ayant tous embraffés , affura les chefs du royaume de fa protecfion. Préte a la voir s'éloigner de moi, un noir preffentiment me troubla ; je me Iivrai a 1'affliction, & mes adieux n'auroient point laiffé partir la fée, fi 1'on ne m'eut arrachée de fes bras. Le prince , pénétré de ma douleur , tachoit de la calmer , par l'efpérance de la revoir bientöt. On me conduifit dans mon appartement , & les femmes qui me fervoient, me regardoient dès ce moment comme leur  ff Ö C A. ïelne. La fée avoit laiiTé auprès de nous plufieurs génies : il y en avoIt deuxparticulièrement deftmés a veiller a notre confervation • celui qui fut donné au prince fe nommoit Nourghean, & Ie mien Kalem. fe lendemain , quand tout fut pret pour la cérémonie, je me rendis avec le prince dans la chambre du tröne , qui eft précédée des douze que vous avez traverfées : elle étoit fuperbement ornée ; tous les grands du royaume nous y accompagnèrent magninquement parés. ■ Sedy Alfan voyoit avec tranfport arriver 1 heureux moment qui alloit joindre ma deftinee a la fienne, & jouuToit des louanges que Ion donnoit a ma foible beauté ; on commencoit les cérémonies ordinaires , quand tout-è-coup Ie jour s'obfcurcit, le tonnère gronda , les éclairs pénétrant dans la chambre , nous Ia firent paroitre tout en feu ; & 1 on vit entrer un homme qui , s'approchant de^nous avec précipitation , cria : Arrêtez , arrêtez, perfides, la mort feule doit vous unir Dieux! quel fut mon effroi, quand je reconnus le jaloux prince Kiribanou ! Je voulus fuir; mais les forces me manquèrent: mes femmes ' qui me virent ptle & tremblante, s'emprefsè'rent pour me foulager : hélas ! que leurs foins me devinrent funejtes ! Ma boëte d'yvoire torn-  ^.6 Boe A» ba de mon fein . & s'ouvrit par fa cnute, t3&. ribanou Ia faifit; & moi, malgré' ma foibleffe, appercevant a terre la boule d'ambre qui ere étoit fortie , je la ramaffai, & mon premier mouvement fut de 1'avalér. Cependant le prince cruel me jetant au vifage je ne fais quelle liqueur, pranonca ces paroles: Change de forme , & devïens marbre. Auffitöt mon corps fut métamorphofé, comme vous I'avezvu, en maibre de trois couleurs. Je me fentis tranfportée par un tourbillon de fiamme & de fumée, & je me trouvai placée fur un pie'deflal, dans un lieu, qui m'éioit inconnu : c'étoit ce trifte bois de cyprès oü vous m'adrefsates la parole. Je ne m'arrêterai point a vous peindre mes ïnqulétudes , & ma douleur ; apprenez ce que devint Sedy Affan. II avoit vu Kiribanou fe faifir de ma boete j & le défefpoir qui s'étoit emparé de lui , l'avoit empêché de remarquer que la boule d'ambre n'étoit pas en fon pouvoir. Quand il me vit métamorphofée, il compta pour rien la vie , & jeta fon petit baton aux piés de fon rival ; puis. fondant fur lui 1'épée a la main.Faut-il t'exciter l m'öter le jour , lui dit-il ? Le prince Jaloux, qui étoit invulnérable, fans lui répondre, lui toucha le front d'un anneau qu'il avoit au doigt; & dans 1'inftant ia ierre s'ouvrit, & 1'engloutit»  B ö e A, A ces mots, Abdelazis interrompant fon difcours pour donner des larmes au malheureux Sedy Affan : Quels maux , mon cher 'prince , s'écria-t-elle , n'avez-vous pas foufferts depuis. ce tems ! Votre mort auroit paru trop douce alors au cruel Kiribanou : quelqu'efpérance que j'aie de vous revoir, hélas! vous fouffrez encore. Puis effuyant fes larmes : II faut , pourfuivit-elle , vous dire jufqu'ou le barbare pouffa fa rage : il toucha le tróne de fon anneau, en proférant encore des paroles : & au méme inftant ce palais changea , & les habitans de ce royaume furent tous métamorphofés en diverfes fortes d'infeétes & d'animaux. Je n'avois point vu la fin de cette tfagique aventure , je ne connoiffois point le lieu oh j'étois : & je m'imaginai avoir été tranfportée en un autre pays. Concevez-vous, Boca , 1'horreur de ma fituation ? Moins occupée de mon fort déplorable , que de celui de mon cher prince , je ne favois fi plus heureux que moï9 il avoit confervé le préfent de Bienfaifante : comme il avoit été témoin de mon malheur» & que je connoiffois fon amour a je ne pouvois douter de fon défefpoir. Je n'efpérois plus de revoir ma proteófrice, je perdois Zineby pour toujours , & pour con> ble de difgrace, il n'étoit pas en ma puiffance  420 Boei. de me donner la mort: envain je Pappelois s mon fecours, la cruelle étoit fourde k ma voix. Cependant Bienfaifante, de retour dans file d'Ebè^ne , avoit appris qu'Envieufe & Kiribanou, étant arrivés un moment après notre fuite , nous avoient fait chercher inutilement par-tout, & s'étoient retirés tous deux avec précipitation d'un air furieux & menacant. Bientöt les génies Nourghean & Kalem s'étant préfentés devant elle , ils lui apprirent notre malheur, & comment le deftin l'avoit emporté fur leurs foins. La fée protectrice alla fur le champ raffembler plufieurs fées de fes amies , & toutes lui promirent, pour la feconder, d'oppofer leur puiffance a la fureur de mes ennemis. On confulta le livre des deftinées ; & Bienfaifante, inftruite des reffources qui lui reftoient encore , laifla Zineby prés d'une des fées, & vint me voir pour me confoler. Elle s'afHigea avec moi, & m'inftruifit de ce que je viens de vous dire; ajoutant que le prince Jaloux , pour rendre le fort de Sedy Affan plus affreux, l'avoit fait enfermer dans un fouterrain pratiqué fous le piédeftal oü j'étois pofée ; qu'il l'avoit attaché par une force invifible fur un bücher; & qu'infultant k fon malheur, il s'étoit approché de lui, tenant en main un flambeau ardent, en lui parlant ainfi i  Boca. ^ Cette torche funèbre te tiendra lieu du flambeau de 1'hymen : elle feule peut mettre le feu a ton bücher, elle ne s'éteindra point; & quand tu feras las de fouffrir, fi tu as affez de force pour te donner la mort, mets-y le feu, je te laiffe cette refTource : qu'enfuite il pofa c'e fatal flambeau dans un coin du fouterrain, & difparut L'infortuné Sedy Affan, pourfuivit-elle, fait depuis ce tems d'inutiles efforts pour fortir de fa place, & fe fervir du feul moven qui peut termmer fa malheureufe deftinée; mais des liens furnaturels rendent fes forces impuiffantes , & fes défirs fuperflus. II entend vos plaintes, contmua la fée Bienfaifante, & ne fachant pas que vous confervez encore un refte de vie, il les prend pour celles de votre ombre gémiffante ■qui lui reproche des jours qui font prolonrés malgré lui. Retenez donc, princeffe, des foupirs qui augmentent fon défefpoir i je vous J'ai déja dit, il me refte encore de l'efpérance Sedy Affan n'a point perdu la vie , Zineby «ft en süreté, je 1'ai fauvée de Kiribanou ; & ce que,'ai lu dans 1'avenir, m'a appris qu'EnVieufe, preffee par fon neveu, lui a remis fon pouvoir; que ce prince, fe livrant a fa rage, en a ufé comme un furieux, qui fe kiffant em' porter è la paffion qui le guide , ne ménage rien pour fatisfaire fa vengeance , & ne voit  4?o B b c pas que 1'aveuglement & que Terreur ïuï font prendre des routes peu füres pour 1'exécution de fes projets. Je vais tout employer pour pro£ter de fon impudente fureur : j'y prévois des difficultés; mais, ma chère Abdelazis, 1'innocence opprimée a de puiffantés reffources contre le crime. Je ne vous reproche pas la foibleffe qui vous a attiré de fi grands malheurs; rendez-vous digne par votre courage des foins que je vais prendre pour les terminer. Elle me quitta enfuite; & je fus un mois fans la revoir. Au bout de ce tems, je la vis arriver avec ma chère Zineby : Je vous amène, me dit la fée, une vertueufe & teridre amie , qui veut abfolument partager votre infortune , & s'ex-pofer pour vous a des périls affreux. Ah ! madame, dit Zineby, puis-je voir ma princeife dans ce funefte état, fans lui offrir mon fecours aux dépens de ma vie ! Je voulus favoir ce que fignifioit ce difcours , & Bienfaifante prenant la parole : Je ne me fuis pas trompée, me dit-elle, quand "j'ai penfé que le charmé du cruel Kiribanou feroit difficile a détruire; mais auffi j'ai eu raifon de croire que fon aveuglement pourroit nous fervir. II ne peut plus rien ,au dela de ce qu'il a fait; fa pré* cipitation a punir fon rival lui a fait négligec de fe faifir du petit baton que Sedy Affan  Boca, ^t feta a fes pie's par un généreux défefpoir; Nourghean attentif le ramaffa, & vint me le remettre : cette faute pourra coüter cher a Kiribanou. Mais ce n'efl pas tout , il faut recouvrer la boete qui eft en fa puiffance : Kalem eft chargé de ce foin ; jen efpère tout : il eft adroit , &: d'une fubtilité parfaite. Ce qui me paroit d'une exécution trés - difficile , c'eft que de deftin bizarre veut que cette aventure ne puiffe étre terminée que par un étranger d'une naiffance obfeure, mais né naturellement vertueux, fimple, difcret, courageux, foumis & compatiffant. JJ faut encore que ce même homme puiffe travailler une boëte femblable a celle que Kim banou vous a enlevée ; qu'elle y reffemble ft parfaitement , que Kalem puifTe en faire 1'échange , fans que ce prince s'en appercoive. U faut que le petit baton foit remis entre fes mains, pour pouvoir défenchanter Sedy Affan, & tout fon royaume; qu'il entreprenne volon' tairement le voyage, quelque long qu'il puiffe être: il m'eft feuleinent permis de lui en faire naïtre 1'envie, & de 1'aider de quelques fecoürs, afTez bornés. Le prince Jaloux n'a pas un pouvoir plus étendu que le mien pour 1'empêchec dereufLr; il peut feulement 1'effraver, & tentet fa vertu: mais s'il eft ferme , exact & courageux, rien ne fera capable de lui réfifter.  4.32 Boca. Riribanou qui fait qu'un étranger peut détrulre fes enchanteraens, a changé la plus grande ville de ce royaume en une forêt, & y a laiffé plufieurs génies pour la garder, & s'oppofer par leurs malins artifices a tous ceux qui voudront vous fecourir. Suppofé qu'il s'en trouve d'affez courageux pour furmonter tous ces obftacles, il faut encore qu'il puiffe étre conduit jufqu'ici: le chemin qui y mène eft affreux; je ne puis en détruire 1'horreur, ni le guider moi-même dans cette route : il faut qu'il fe trouve dans le monde une perfonne qui vous aime affez , pour attendre prés de ce lieu terrible votre libérateur, pour le conduite, & s'expofer a la mort dont elle eft menacée. Toute votre cour fait ce que je viens de vous dire: 1'on vous plaint , mais peu veulent expofer leurs jours. Le roi & la reine ont été les feuls qui 1'ayent difputé a Zineby; mais fes prières & mes confeils lui ont fait céder 1'honrseur de cette action héroïque : je la protégerai dans cette entreprife , autant qu'il me. fera poffibie, laiffons faire le refte aux dieux. Quand la fée eut ceffé de parler, je m'oppofai au deffein de Zineby, je conjurai Bienfaifante de m'épargner la douleur de fa perte, préférant 1'état oü j'étois , au défefpoir qui la devroit fuivre ; mais cette tendre amie écoutoit impatiemment  impatiemment mes difcours, & brüloit d'envie d'être conduite au lieu marqué' pour fon facrifice. Je fus deux jours agite'e d'une cruelle inquiétu" de : Bienfaifante vint me calmer & m'apprendre que Zineby vivoit encore ; qu'elle avoit employé un charme puiffant pour lagarantir des efforts que faifoient les génies de Kiribanou pour la perdre; que fi fon zèle ne lui faifoit point franchir les bornes d'un chemin qu'elle lui avoit prefcrit, elle n'en pouvoit rien craindre; mais qu'un pas au dela, c'étoit fait de fes jours Deux hommes, ajouta-t-elle, attirés par mes promeffes, font en chemin pour arriver ici efpérez , princeffe , & faites trève k vos foupirs' Hélas 1 ils ne furent fufpendus que pour peu' de tems:je fus que 1'un d'eux après avoir ef fuyé quelques jours de fatigue, avoit renonce' a fon entrepnfe; que l'autre avoit fuccombé k la première épreuve, & qu'il avoit été métamorphofé dans Ia forêt en béte féroce. Beaucoup d'autres ont eu le même fort; & p~n_ dant deux ans, Boca, j'apprenois prefque tous les jours avec douleur, que tous ceux a qui Bienfaifante avoit infpiré Ie défir de venir ici n'avoient pas la force de furmonter de légers obftacles, & qu>en y fuccombant iJs donnoient pouvoir aux génies fédudeurs de les métamor„phofer en vils animaux. Ce font ces malheureux Tome XVTIL E e 1 *  434 Boca. qui par leurs cris vous ont tant effrayé dans le paffage obfcur oü Zineby vous conduifoit: Vous comptiez fans doute devenir bientöt leur proie; mais ces hurlemens affreux n'éoient que des plaintes & des regrets qu'ils donnoient au malheur prochain qui vous menacoit. Sur la fin de la feconde anne'e, ma protectrïce vint me dire qu'elle avoit trouvé en vous, Boca, un homme capable de remplir fes deffeins; que la candeur de vos mceurs & 1'habileté de votre travail fecondoient fes efpérances: Jamais, dit-elle, on n'a mieux tourné 1'yvoire que le fait cet homme; toutes les boetes que j'ai eues jufqu'ici, font défeétueufes en comparaifon de celles que fait Boca; j'ai chargé le génie Nourghean d'en avoir de fa facon. II vient de m'apporter la dernière, elle eft G fem. blable a celle que Kiribanou nous retient, que je pourrois m'y méprendre moi-méme. Alors Boca interrompant pour la première fois la princeffe, en pouffant un profond foupir.Hélas! madame, lui dit-il, G j'avois fu alors 1'utilité de cette boete, & a quoi j'étois deftiné, je n'aurois pas éprouvé le déplaihr fenfible que j'ai reifenti, & je me ferois plutöt porté de bon cceur a vous fervir. Je n'en doute point, reprit Abdelazis; mais, Boca, il n'étoit pas permis a la fée Bienfaifante de vous inftruüe;  B O C Ai ^j* totie confentement & le hafard devoient agir avec fes foins. Nourghean, pour vous engager a peifeclicnner vos ouvrages, vous en paya un prix exceffif....» Bon, dit Boca, vous ne {avez donc pas, princeffe, que tout cet argent s'eft e'vanoui; & qu'au lieu de ttouver les piaftres oü je les avois précieufement ferre'es, il ne fortit de mes coffres que des mouches, des fourmis, & autres animaux ? Je le fais bien , reprit elle en fouiïant : mais , Boca , quand on veut connoitre un homme, il faut le voir dans l'adverfité. Cette première épreuve fit croire qua vous feriez capable de foutenir les autres. Avouez que le tréfor que le vieillard vous offrit de partager avec vous dans la forét, vous auro;t tenté, fi Vous n'aviez pas déja réfléchi fur la fragüité des biens pérüTables. Les infectes que 'vous trouvates a la place de votre argent, étoient des habitans de ce royaume, qui fachant qu'ils pourroient contribuer a ma délivrance, voulurent me prouver leur zèle. Si le hafard vous les eut fait intertoger, ils, auroient répondu comme j'ai fait, & engagé a entreprendre ce voyage; c'étoit la feule facon de parler qui leur fut permife : vous ne le fites pas, & leurs foins furent inutiles. Quoi ! madame, dit Boca, ce be! oifeau, & Ee ij  Boca. cette'affreufe araignée m'auroient parle ? Oui, reprit-elle, 1'oifeau vous auroit parlé : mais je rie fais fi 1'araignée 1'eüt fait; elle étoit occupée d'un autre foin. Infenfiblement, Boca, vous m'engagez dans un grand détail; vous voulez. tout favoir. B faut donc vous dire que Kiribanou, en métamorphofant les fujets de cet empire , ajouta a leur fupplice celui d'être forcés de fuivre 1'inftinct naturel a 1'efpèce dans laquelle il les avoit transformés ; inftincf. qu'il avoit choifi direótement oppofé a leur caraftère. Les philofophes devinrent papillons. Les gens de lettres , les politiques & les magiftrats fe virent changés en hannetons. L'affidu courtifan mieux traité que les autres, conferva par la beauté de fon plumage d'anciennes marqués de fa parure ; mais fuyant 1'efclavage, il devint habitant de 1'air, & volant de branche en branche, il chantoit une liberté forcée dont il ignoroit tout le prix. Les femmes prodigues devinrent fourmis , les nonchalantes & les avares furent contraintes de travailler pour autrui, fous la forme de mouches a miel. Les vieilles prudes ,en apparence & coquettes en effet, dont tout le foin étoit de réparer avec art & en fecret les outrages que le tems fait a la beauté, fe virent avec douleur fous la forme d'araignées monftrueufes étaler au jour un indigne travail,  Boe a„ ^3t & n'exciter par leur préfence que 1'horreur Sa 1'effroi. Celle qui pourfuivit 1'oifeau dans votre chambre , l'avoit autrefois aimé; c'étoit un homme d'un mérite diftingué, qui n'avoit eu pour elle, que du mépris : cherchant depuis long-tems une occafion de s'en venger , elle s'avifa do vouloir comme les autres fe placer dans un de vos coffres , fous prétexte de me fervir. Vous vïtes comme elle pourfuivit & piqua ce pauvre oifeau : Nourghean indigné de cette aétion, Ten a punie; mais fa mort n'a pas empêché que ce malheureux feigneur n'ait cruellement fouffert; & il en auroit perdu la vie fans le fecours de; Bienfaifante : car, Boca, les traits ernpoifonnés d'une prude & vieille coquette font biea dangereux- La fée voyant que vous vous accoutumiez a ces prodiges, vous fit trouver le petit baton; & pour vous engager a le garder préeieufement elley attacha le don de produire tous les jours quatre réaux, quand il feroit dans votre poche» Elle diéta Poracle, vous partites, Sc je favois tous les jours par ma protecirice, ce qui vous arrivoit en chemin, J'appris, quand vous futes a Java, comm ent elle vous avoit engagé a monter fur le petit Vaiffeau qui vous a conduit ici; que guidé & E e iij  438 Boe a» fervi par les plus zélés fujets de Sedy Aflarfjj fon génie Nourghean vous avoit garanti d© plufieurs dangers, en combattant ceux du prince Jaloux : & qu'enfin courageux, ferme & vertu eux , vous aviez furmonté les trois obftacles de la forêt; mais je ne puis fonger au quatrième fans en frémir encore. Vous alliez donc périr, ma chère Zineby , lui dit-elle en fembraffant, quand k la vue de Boca, tranfportée de joie & pleine de cönfiance, vous courrites au-devant de lui, franchiffant les limites prefcrites & oubliant le danger ! Hélas ! généreux étranger, continuat-elle, fi votre courage & votre compaffion ne vous euffent fait précipiter vos pas, elle alloit perdre la vie : la vertu du petit baton que vous portiez, fit demeurer immobiles les génies malfaifans du prince Jaloux. Elle vous conduifit; & au moment que vous tombates évanoui, Nourghean vous tranfporta dans le jardin oü vous refiates endormi toute la nuit. Bienfaifante & Zineby la pafsèrent avec moi , & nous nous flatames d un procham fuccès ; Kalem confirma notre efpoir., & apporta a la fée la boëte d'yvoire qu'il venoit de dérober a Kiribanou, après l'avoir remplacée par la vótre. Ce génie fut chargé de vous tirer de ■yotre affoupiffement au lever du foleil, & Bien-  faifanre m'inftruifit de ce que je .devoïs vous ordonner, fi par hafard vos queftions me per— mettoient de parler; & fur-tout de vous bien recommander de ne point fermer les portes du palais, certaine qu'elles ne s'ouvriroient plus , que vous y péririez , & qu'alors le petit baton feroit en la puiffance de notre ennemi, Vous favcz tout le refte jufqu'au moment que vous me quittates pour aller au palais ; vous avez vu la fituation violente oü j'ai été, & comment Kalem a regu dans la boëte la petite boule d'ambre qui fortit de ma bouche : le génie 1'a remife l 1'inftant entre les mains de la fée, qui étoit reftée invifible auprès de moi, & Nourghean nous a ramené Zineby. Abdelazis parloit encore, quand Nourghean: & Kalem entrèrent ; & s'adreffant a Boca : Venez a 1'inftant, lui dirent-ils, tout eft perdu, li vous différez. Kiribanou s'eft appercu de la tromperie qui lui a été faite, & -le malheureux Sedy Affan va périr , fi vous ne le fecourez. Le barbare a ordonné a un de fes génies , d'aller mettre le feu a fon bücher; venez trouver la fée qui vous attend pres du piédeftaL Ne nous fuivez point, princeffe , Bienfaifante veut que vous reftiez ici avec Zineby. Boca les fuivit, & dès qu'il eut joint la fée* elle 1'affura qu'il ne lui arriveroit rien de fu? E« iy  ïj4ö Boca. nefte : Mais , ajouta-t-elle , auflitót que mes? génies vous auront defcendu dans le fouterraia qui eft fous ce piédeftal, que rien ne vous effraie ; allez fur le champ prendre le flambeau ardent que vous y verrez. N'écoutez point les difcours du prince Sedy Affan , & fans lui répondre, fecouez deux fois le flambeau, il en tombera deux gros charbons enflammés ; marchez hardiment deflus , & les écrafez. Enfuite vous jeterez le flambeau fur le bücher. Après cette inffruction, elle lui commanda de frapper le piédeftal de fon baton; il fe brifa , la terre s'ouvrit, & Boca fut tranfporté au fond du fouterrain. A la lueur du flambeau funefte, il vit l'infortuné prince le conjurer avec inflance de le lui apporter ; mais fans 1'écouter , il fit exac~ tement ce qui lui étoit prefcrit. A peine il eut écrafé les charbons , &c jeté le flambeau fur Ie bücher de Sedy Aflan , que la terre trembla , des cris affreux fe firent entendre , & le bücher en un moment s'embrafa & fut confumé» Boca déploroit le fort du prince, & croyant qu'il venoit de périr, il fe reprochoit d'en être la caufe; quand il fe vit dans le jardin, oü Sedy Affan l'avoit déja devancé par le fecours de Nourghean. Le prince étoit aux piés de la fée f le charme avoit été détruit au moment qus Boca avoit marché fur les charbons.  Boe: % 44* Bs furent retrouver la princeffe ; leur joie ne fe peut exprimer : Vous n'avez plus rien a craindre , leur dit la fée , vivez en süreté , heureux amans ; vos ennemis viennent de périr : toute leur malice réfidoit en ce flambeau, '& leur vie étoit attachée a ces charbons ardens que Boca vient d'écrafer. Ainfi périffent a la fin les fées inj uft.es a qui le grand nombre de crimes fait perdre 1'immortalité. Tout va reprendre ici fa forme ordinaire. Recevez tous deux de moi 1'art de féerie. Je vous connois affez pour ne pas craindre que vous en abufiez. Vous allez étre au comble de vos fouhaits ; qu'une jufte modération les conduife, & que le fouvenir de vos malheurs paffés vous défende de 1'aveuglement oü fait fouvent tomber 1'excès du bonheur. Que Zineby choififfe dans cette cour un époux digne de fon cceur ; je ne lui fais point de dons , pour ne vous pas priver , Abdelazis , du plaifir que vous aurei a la rendre heureufe. Boca , dit-elle , en fe tournant vers lui, voyez ce que je puis faire pour vous. II eft jufte de prodiguer les plus grands bienfaits a qui nous a rendu de fi importans fervices : ne. mettez point de bornes a notre reconnoiffance; parlez, vous n'avez qu'a demander. ^ Madame, répondit Bocaj'ai oui dire a la  442 Boe Jïi princefle , que les animaux qui n/ont effrayé? par leurs cris dans la forêt , étoient des malheureux qui comme moi avoient entrepris dela fecourir ; hélas ! de grace , défenchantez cespauvres gens, & les renvoyez dans leurs pays» Peut-être ont-ils une familie , des parens qui ne peuvent fubfifter que par eux , & qui ne font point complices de leurs fautes : d'ailleurs, madame, je vous avoue que je ne fais point pourquoi je n'ai point fuccombé comme eux » fans doute vous m'avez aidé d'un plus grand fecours. J'aime a voir , Boca, reprit la fée , que votre vertu foit affez pure pour fe méconnoïtre elle-même. Ma juftice a prévenu vos vceux*. Ces hommes ont déja repris leurs premières, formes; mais c'eft peu de les rendre a.leur patrie , mes tréfórs vous font ouverts , faitesleur des préfens a tous , qui fatisfaffent votre cceur généreux : & vous , choififlez en quel pays vous voulez jouir de la fortune que je vous prépare. Alors Boca fe tournant vers Abdelazis & Sedy Affan : Si le roi veut bien , dit-il , me. permettre de refter dans cette ville , j'y pafferai le refte de mes jours ; j'ai peu de parens, quelques amis , je partagerai avec eux vos bienfaits, & ee royaume me tiendra lieu de patrie»  Boca, 445 Mals de grace , madame , ne me donnez pas tant de biens ,"il me femble que j'en ferois moins heureux: qu'il me foit permis de m'occuper a tourner encore 1'yvoire; je dois trop a ce petit talent, pour n'en pas faire mon plus grand plaifir. On admira la modération de Boca ; tout ce qu'il demanda lui fut accordé. Abdelazis & Sedy Affan furent mariés aveC pompe & magnificence. Le roi & la reine de 1'ile d'Ebène affiftèrent aux nöces de la princeife leur fille , & Zineby comblée de biens & d'honneurs , recut peu de tems après un époux des mains d'Abdelazis. On donna a Boca un petit appartement dans le palais. La candeur de fes mceurs, fon défïntéreffement , fon humanité , fa franchife , la firent aimer & honorer de tout le monde. Ce qui prouve bien que la vertu , pour fe faire refpedter , n'a pas befoin d'emprunter Ï'éclat des richeffes , ni des grandeurs. Tin du dix - huitième Volume*  ITT TABLE DES CONTÉ S„ TöME Dl X-HVITIÈME. SUITE DES CONTES DE BIDPAÏ. Chapitre V. LVon perd fouvent par , fa faute un bien que 1'on na acquis qua~ pres bien des peines 9 Pags i Le Singe & la Tortue, Fable, 2 Le Roi de Kachemire & fon Singe , Conté, f Le Lion, le Renard & VAne, Fable, 20 Chapitre VI. Sur les malheurs que la précipitation entraine après elle_, 2$ Le Derviche & fa femme, Fable, 26 Le Santon qui a cajjé fa cruche, Fable, 30 Le Sultan & fon Faucon, Fable, 34 Chapitre VII. II eft permis de diffimuler avec fes ennemis , & même de leur témoigner des fentimens d'amitié pour fe.  ï a b f i: ^ 'deïivrer d'un danger, & nous foujiraire aux maux dont ils veulent nous acca- ^er -» page 3 6" Le Rat & le Chat, Fable, 37 La Villageoife infidelle, Conté, ^r Le Rat & la Grenouille, Fable, jX Chapitre VIII. Sur la conduite que 1'on doit tenir envers un ami que 1'on a offenfé, &fur le danger que Ton court d'ajouter foi a fes paroles flateufes, ^ Le Roi de VYémen & fon Perroquet, Conté, Le Derviche & les. Voleurs, Fable, $% La Payfane & fa fille, Fable, 61 Le Sultan & le Muficien, Fable, 6$ Le Roi & fon Vifir, Fable, <5r Le Derviche & le Loup, Fable, <58 LJArabe & le Boulanger, Fable, 6o Chapitre IX. Que la cléméncè eft une des plus grandes vertus des Princes, 71 Le Lion & le Renard, Fable, 73 Le Derviche & les Mouches, Fable, 77 Le Sultan de Bagdad & la belle Efclave, Conté, g4 Le Derviche & le Négociant, Conté, 00 Le Roi de PYimen&un de fes Officiers, Conté, 08  445 T a b £ ft Chapitre X. Sur la tyrannie & tinjuf tice. Que celui qui fait le mal refoit or* dinairement un plus grand mal, page 103 Le Lion, rOnce & le Renard, Fable, 107 Vhomme injufte & le Derviche, Fable, 112 Le Singe & le Sanglier, Fable, 116 Chapitre XI. Que Ton doit être content de Tétat dans lequel la Providence nous a place's 3 & ne pas le quitter pour en embraffer un autre, np Xe Derviche & fon Hoce, Conté, i-Q 'La Grue & le Berger, Fable, 123 VEomme & fes deux Femmes, Fable, 12^ Le Pêcheur & les Savans, Fable, 127 Le Corbeau & la Perdrix, Fable, 131 Chapitre XII. Que la douceur & la modération font les qualités les plus d défirer dans un Monarque, 133 Le Roi des Indes, fon Vifir & les Bramins, Conté, , I3Ö Le Roi de VYémen, Conté, Ij7 Les deux Colombes, Fable, I(^3 Chapitre XIII. Sur le danger que courent les Princes en accordant leur cönfiance a ceux qui en font indignes} 168  Tabee, ^ Ze Sultan d'Alep & le Jouaillier, Conté, page 169 Chapitre XIV. Sur la Uiference de la dejünèe des hommes , 'Asfendiar, prince Grec, & fes Compagnon* de voyage, Conté, jgg N°™s, 15,8 FABLES ET CONTÉ S DE FÉNÉLON. I. Fable. Les Aventures £Ariftonoüs, 21; II. Fable. Les Aventures deMéléfichthon, 2^2 III. Fable. Ariftée & Virgile, \*x IV. Fable. Hifloire d'Alibée, Perfan, 244 V. Fable. Hifloire de Rofimond & de Braminte , ' 2ji VI. Fable. Hifloire de Florife, 262 VII. Fable. Hifloire du Roi Alfaroute & de Clariphile, ^ VIII. Fable. Hifloire d'une vieille Reine & d'une jeune Payfane, 2J. IX. Fable. Fable de Lycon, 2?p X. Fable. Fable d'un jeune Prince, 282 XL Fable. Le jeune Bacchus & !e Faune, 284, XII. Fable. Le Rojftgnol & la Fauvette, 2S6 XIII. Fable. Fable du Dragon & des Renards, 2gg  448 Tabee. XIV. FABLE. Les deux Renards', page 2<5<3 XV. Fable. Le Loup & le jeune Mouton, 291 XVI. Fable. Le Chat & les Lapins, 292 XVII. Fable. Les deux Souris, 25)4 XVIII. Fable. UAJfemblée des Animaux pour choifir un Roi, 2-91 XIX. Fable. Le Singe, 290 XX. Fable. Les deux Lionceaux, 301 XXI. Fable. Les Abeilles, 304' XXII. Fable. UAbeille & la Mouche; 306 XXIII. Fable. Les Abeilles & les Vers a foie, 3°7 XXIV. Fable. Du Hibou. 3°9 XXV. Fable. Du berger Cléobule & de la bergère Phidile, . 311 XXVI. Fable. Chromis & Mnafyle, 314 Le Fantafque, 3*7 La Médaille, 321 PAR MADAME LE MARCHAND, £)o ca, ou la Vertu récompenfée, 327 Fin de la Table.