L E C A B I N E T DES F Ê E Sa  CE V O L U HE CONTIENT ies Contes Chinois , ou les aventures merveilleufe? du mandarin Futp-Hoam, par Gveulette. FtORiNEjpu Ia belle Itali^nne,  LE CABINET DES F É E S ; o u COLLECTION CHOISIE DES CONTES DES FÉES, et autres contes merveilleux, Ornis d& Figures. tome dix-neuv1eme. A AMSTERDAM, Et fc trouve a PARIS, rue et hotel serpente- ~~ mT~dcc, lxxxv!   CONTES CHINOIS, O Ü LÉS AVENTURES MERVE1LLEUSES DU MANDARIN FUM-HOAM. PREMIÈRE PARTIE. Ta h i-K ia , premier vifir de Tonghick roi de Gannan (1), ayant envoyé en Cir- (i) Le royaume de Gannan contient ceux de Laos, de Tunquin & de Cochinchine. Hiaouus, de la familie de Hana, grand conquérant, fe rendit maitre de tous ces pays; & y ayant conduit des colonies, il les gouvenu Tornt XlX. A  a ContesChinois,* caffie (i), un de fes neveux appelé Holonja, pon.- y acheter les plus belles filles qu'il pourroit trouver, ce jeune homme s'acquitta de fa commiffion avec une extréme exaftitude , & Pon pouvoit dire qti'aucun férail du monde ne renfermoit autant de beautés que le vaiffeau dans lequel il fit embarquer a Balfora (2) les circaffiennes que fon oncle deftinoit k être préfentées au fultan de la Chine. Holonja avoit traverfé une partie de la Perfe, accömpagné de deux derviches, avec lefquels il avoit lié, en chemin, une amitié fort étroite. L'un, agé d'environ foixante ans, faifoit voir felon la police & les loix de la Chine, dont ils firent partie. Tongluk fut un des defcendans de ce conquérant, ck fit fa ïéftdence a Tunquin. Ces royaumes peuvent avoir cent foixante & dix lieues d'orient en occident, & cent vingt du midi au feptentrion. (1) La Circaffie a au midi le Pont-Euxin & le mont Caucafe qui la fépare de la Georgië; &. la rivière de Don, ou de Tanays au feptentrion ; au levant, la Mer Cafpienne ; & au couchant, le détroit de CafFa. II n'y a point de peuple au monde qui foit plus beau & mieux fait que celui qui habite la Circaffie ; 1'on y fait grand trafic d'efclaves. (2) Balfora , grande ville fituée a 1'extrémité de 1'Ars^ bie déferte, au confluent de 1'Euphrate & duTigre ; elle eft a douze lieues du Golfe Perfique, qui ,pour eet effet, eft appelé le golfe de Balfora.,  Öu les Aventuk.es de Fum-HoaM. J fur fon vifage une majefté qui donnoit k coftnoïtre qu'avant d'avoir embraffé ce genre de vie, il étoit d'une condition très-relevée; ck 1'autre , qui paffoit pour être fon neveu, tk. qui n'avoit pas plus de feize ans, avoit des traits li réguliers, qu'on ne pouvoit le comparer qu'aux pages qui, felon Mahomet, préfentent le poncire (i) aux bons mufulmans après leur mort. Comme ces derviches n'avoient quitté leur couvent que pour parcourir tout 1'orient, Holonja leur ayant propofé de les conduire k la Chine, ils acceptèrent ces offres avec plaifir, êi le vaiffeau alloit k pleine voile, lorfqu'auprès du golfe de Cambaye (2), il fut attaqué par deux corfaires d'Adel(3). Quoique ces deux (1) Ce poncire eft: une efpèce dë citron que des pages ï d'une beauté achevée, préfenteront dans un plat d'or au* mufulmans qui auront exaclement fuivi la loi de Mahomet , lorfqu'ils feront dans le paradis qu'il leur promet» Auffi-töt il leur apparoitra une houri, c'eft-a-dire , une jeune fille vierge, dans les embraffemens de laqueJle ils feront pendant cinquante ans. (2) La ville de Cambaye eft fituée a l'ejTibouchure ds 1'Inde, elle eft fort peuplée St de grand commerce, avec un golfe du même nom. (3) Adel eft un royaume dans la nouvelle Arabie dont la capitale porte le même nom. A ij  4 Contês Cmtfois; vaiffeaux fuffent de beaucoup fupérieurs a celui d'Holonja, ce brave chinois fit de fi belles actions, & fut tellement fecondé par les Hens , que les corfaires, après avoir perdu leurs plus braves foldats , furent obligés de prendre la fuite. Les deux derviches ne s'étoient pas épargnés dans le combat. Le vieux principalement y avoit témoigné tant de courage, qu'Holonja , qui lui avoit en quelque fac;on obügation de la viöoire, fe félicitoit d'avoir recu dans fon bord un auffi brave homme. II lui en faifoit compliment , lorfqu'il appercut une paleur extreme fe ïépandre fur le vifage de fon neveu, & fon habit fe teindre de fang. II frémit a cette vue ; & lui déchirant brufquement la robe a 1'endroit de 1'eftomach, dans 1'intention de lui porter un prompt fecours, il fut dans une furprife extréme de trouver dans ce jeune homme une fille d'une beauté fans égale. Heureufement que la bleffure n'étoit que dans les chairs, un peu au-deffous de la gorge; & le vieux derviche ne pouvant plus cacher un fecret qu'il n'avoit jufqu'a préi'ent confié a perfonne , après avoir étanché Ie fang qui couloit affez légèrement, adreffa ainfi la parole k Holonja: Je vous crois, feigneur, affez généreux pour ne pas ménifer de la découverte que vous venez de faire; & puifque  ©u les aventures de fum-hoam. 5 le hafard vous a fait connoitre le fexe de ce jeune derviche, je vais vous apprendre qui nous fommes, perfuadé d'aiileurs, qu'un coeur généreux comme le vötre fera charmé de rendre fervice a un prince qui, du haut de la fuprême grandeur, s'eft vu dans un inftant précipité dans l'abime du néant. Hifloire de Malekalfalem, roi de Georgië, Te fuis rtoi de Georgië (1) ; je me nomme Malekalfalem, &c je faifois ordinairement ma rélidence dans un chatean de la province de Guriel, dont les vues donnoient fur le voifinage de la Mer Noire. De toutes les fultanes de mon férail, je n'ai jamais pu avoir que deux enfans : un fils & une fille qui devoient leur naiffance a la même mère ; mais la joie que je reffentis de cette heureufe fécondité fut bientöt (1) La Georgië, ou le Gurgiftan , eft ainfiappelée a caufe de faint George qui en eft le patron. Ce pays eft fitué entre la Mer Noire , la Circaffie , la Comanie , la Mofcovie , les Tartares du Dagheftan, la province de Scirvan &. la Turcommie. Les provinces de Guriel, d'Immeretti & de Mengrelie font la Colcide3 pays natal de Médée. Dans toute la Georgië , les hommes & les femmes y font d'une rare beauté.  6 CONTES CHlNOrs; diffipée par la perte du jeune Alroamot (c'étoit le nom de mon fils) , qui, è 1'age de deux ans, me fut enlevé avec fa nourrice par des corfaires. En vain, feigneur, je donnai mes ordres pour les fuivre; on ne put jamais les joindre; & une tempête effroyable qui furvint quelques heures après, ayant fubmergé prefque tousles vaiffeaux que j'avois envoyé a la pourfuite de ce jeune prince, cela me donna lieu de croire qu'il avoit été englouti dans les flots. Après avoir donné des larmes en abondance a !a perte que je venois de faire, je réfolus de me retirer avec ma fille dans la ville de Tefflis(i), capitale de mes états. Cette princeffe que vous voyez aujourd'hui fous deshabits de derviche, fut nommée Gulchenraz Gundogdi (2) , paree qu'en venant au monde , elle donna les plus grandes efpérances qu'elie feroit un jour une beauté parfake. Comme je commencois a être vieux, je laiffois le foin de mon royaume k mes vifirs; & paffant la plus grande partie du jour auprès de ma fille, je voyois avècun plaifir extréme, qu'aquinze ans qu'elie pouvoit avoir , il n'y avoit rien de (1) Tefflis s'appeloit autrefols Artaxata. (2) Gundogdi en perfan fignifie aurore ou jour naiffant. 1  ÖU LES AAENTURËS DE FüM-HoAM. 7 comparable a elle. Enfin je fongeois férieufement a me choifir un gendre qui fuccédat a ma couronne, lorfque ,par un revers de fortune auquel je ne m'attendoispas, le fultan deBitlis(i) fondit dans mes états avec une armee des plus nombreufes. Ce prince appelé Dilfenghin , c'eft-a-dire , coeur de pierre , n'avoit aucun fujet de fe plaindre de moi ; mais comme la renommée avoit publié dans tout 1'orient les perfe&ions de Gulchenraz, & qu'il étoit bien perfuadé, qu'informé de fes cruautés & de fon mauvais caraflère , je ne la lui accorderois pas pour fon époufe, il prit le parti le plus violent, concutlaréfolution de s'emparer de montröne, & de m'enlever Gulchenraz, & exécuta comme un foudre de guerre une partie de fes deffeins. Ce ne fut pas fans une douleur très-amère que je vis Dilfenghin mettre tout k feu 8c k fang dans mes états. Je lui oppofai vainement le peu de troupes que la paix dans laquelle je vivois depuis plus de dix ans, put me permettre de lever. II paffa tout au fil de 1'épée, & mena9a de me faire expirer dans les fupplices les plus cruels, fi je ne lui livrois Gulchenraz. Je (1) Cette ville eft 1'ancienne Tigranocerte. Elle eft fituée dans des montagnes entre le Diarbek, la Georgië , 1'Afie mineure & la Perfe. A iy.  S CONTES CHINOIS, vous avoue, feigneur, que le défefpoir oii je vis ma fille, augmenta ma douleur ; je ne jugeai pomt k propos d'attendre eet injufte monarque dans Tefflis avec des forces auffi inégaies que celles qui me reftoient; j'emportai le plus d'or & de pierreries qu'il me fut poffible; & ayant, ainfi que Gulchenraz, pris des habits de derViches, nous fortimes pendant la nuit de mon pala1S & de mes états, & après avoir traverfé une partie de la Perfe en votre compagnie, nous fommes enfin arrivés au golfe de Balfora, oh nous nous fommes embarqués dans votre vaiffeau. Jugez, feigneur, fi ayant pris la réfolution d'aller avec vous jufqu'a la Chine , il nous eft refléla moindre efpérance de retourner jamais en Georgië, & fi nos malheurs ne font pas d'une nature k y fuccomber, fi nous n'avions fLl mettre des bornes au violent défefpoir qui nous a agité les premiers jours que nous avons éié errans & fugitifs. Holonja écoutoit avec étonnement les malheurs du fultan de Georgië ; & après avoir demandé pardon è la princeffe de fon indifcrétion, il lui üftrit, ainfi qu'a Malekalfalem, tout ce qui pouvoit dépendre de lui • & affura 1'un & 1'autre qu'il ne revéleroit jamais leur fecret. Seigneur, ajouta-t-il, permettez, pour foulager votre chagrin, queje vousrepréfeme que les plus  OU LES AVENTÜRES DE FuM-HoAM. 9 grands maux font voifins des plus grands biens: c'eft ce que notre augufte fultan a éprouvé il n'y a que quatre ans; de 1'état le plus infortuné, il eft monté fur le tröne de la Chine, dont il paroiffoit ne devoir être que le marchepied.Si le récit d'une hiftoire auffi fingulière peut foulager votre douleur, je vous la raconterai avec plaifir. Ah! volontiers, répondit Gulchenraz; vous ne fauriez nous obliger davantage. Hé bien, continua Holonja, je vais vous fatisfaire. Hiftoire du Sultan Tongluk. ."LiE fultan Èum-Vu, qui régnoit a Gannan, étant mort fans aucuns enfans males, il fe préfenta un bonze (1) qui ayant fait connoitre au peuple qu'il étoit le plus proche parent du roi défunt, demanda que la couronne lui fut déférée, queique oppofition qu'il y eut dans le confeil, & malgré les fages remontrances de plufieurs mandarins qui repréfentoient qu'un (1) Les bonzes font les miniftres de la religion des Chinois; ils affeftent une grande continence & une admirable fobriété. Ils ont diverfes univerfités oü ils enfeignent les miftères de leurs fe&es, & vivent en communauté,  10 Contes Chinois,' homme qui, dèsfa tendre jeuneffe , avoit abandonné le foin des chofes du monde , feroit peu propre k gouverner un état ; que la tête.de celui qui a accoutumé d'ê re dans la pouffière , ne peut foutenir dignement le poids d'une couronne. Le bonze fut choifi pour roi de Gannan aux accLmations de tout le peuple. A peine ce monarque avoit pris poffeffion du tröne, que le gouverneur de 1'ile de Kium-Cheu fe prépara k lui difputer la couronne. II étoit parent d'Eum-Vu d'un dégré plus proche, & le prouvoit clairement. Mais le nouveau roi, accoutumé déja au brillant de fon état, ne jugea pas a propos d'abdiquer le tröne ; au contraire, il donna des ordres fi précis, que fon concurrent ayant été arrêté k vingt lieues de Tunquin , ou 11 s'avancoit avec un petit corps d'armée pour foutenir fes droits , il réfolut de le tenir prifonnier en la manière ufitée parmi les Chinois en pareil cas. Lorfqu'un rébelle eft anêté, le roi va audevant de lui, lui fait préfenter un balfin & une éguière d'or, qu'il eft obligé de porter fur fa tête, & k pied, jufqu'au lieu de fa prifon, & cette prifon eft une grotte creufée fpus le tröne même du roi régnant ; 1'on fait tous les jours une ouverture a cette grotte pour donner a manger au prifonnier , 8c fans que 1'on fe niette en  OU LES AVËNTURES DE FUM-HoAM. ft peine de favoir s'il eft vivant ou mort. On recommence pendant fix mois la même chofe, après quoi la grotte eft murée pour toujours. Notre monarque, fuivant eet ufage, alloit au-devant de fon concurrent dans le deffein de le traiter de cette manière, lorfqu'il s'engagea a la chaffe, qu'il continua jtifques vers le milieu du jour. La chaleur 1'obligeant de chercher 1'ombre pour fe délaffer, il fe jetafurie gazon dans un endroit oü il y avoit un petit bois; & voulant fe livrer au fommeil, il fe couvrit le vifage d'un mouchoir de foie rouge pour fe garantir des infeftes. Ses principaux officiers s'étoient, par refpeft, éloignés de lui de vingt ou trente pas; & le prince jouiffoit d'un repos tranquille, lorfqu'il fut interrompu par 1'évènement le plus fanefte. Un oifeau de proie qui avoit fon riid précifément fur 1'arbre au-deffous duquel repofoit notre roi, prenant le mouchoir rouge pour quelque morceau de \Piande crue, fondit deffus avec une telle impétuofité , qu'avec fon bec & fes ferres qui étoient extrêmement fortes &C tranchantes, il lui creva les deux yeux. Aux cris du fultan de Gannan , fes officiers accoururent fort effrayés; mais eet accident, qui devoit exciter dans leurs cceurs des mouvemens de compafïion, y caufa dans le moment  ïs C o n t e' s Chinois; même un effet tout contraire. Jugeant ce prince hors d'état de régner a caufe de la perte de fa vue , ils réfolurent fur le champ de donner la couronne k celui qu'on lui amenoit prifonnier, puifqu'il étoit du fang de leurs rois; & prennant le baffin & 1'éguière d'or, il les mirent fur la tête de ce miférable prince, & le conduifirent aTongluk: c'eft ainfi, feigneur, que fe nommoit fon concurrent, qu'ils élevèrent fur le tröne. Ce nouveau mcnarque, furpris du changement fi fubit de fa fonune , & du péril extréme oü il étoit il n'y avoit qu'un moment, fit de fages réflexions humaines. O ciel! s'écria-t-il, eft-il poffible qu'en fi peu de tems je me fois trouvé dans des fituations fi différentes! Un de nos poëtes a dit bien fagement, que celui qui creufe un puits pour y faire tomber fon ennemi, s'ouvre très-fouvent a foi-même un abïme pour s'enféveiir* Malheureux bonze , continua-t-il, votre fort mz touche infiniment : ceffez de craindre pour vos jours ; vous n'entrerez point dans 1'affreux cachot que vous m'aviez préparé; j'adoucirai, autant qu'il me fera poffible, 1'amertume de vos maux, & vous pouvez choifir de refter k ma cour, ou de vous retirer dans tel endroit de mes états qu'il vous plaira, avec cent mille pieces d'or que je vous ferai compter tous les ans.  OU LES AVENTURES DE FUM-HoaM. 1$ Ah ! généreux Tongluk, s'écria le bonze en fe profternant aux pieds du nouveau fultan, que vous faites bien connoitre que vous étiez plus digne du tröne que moi ! Séduit par le brillant d'une couronne dont je voulois vous priver , je vous deftinois a la mort la plus injufte & la plus cruelle, & vous me donnez la vie que je ne mérite pas! Vous faites plus, vous me comblez de bienfaits. Ah ! feigneur, voila les fentimens d'un vrai monarque. Tongluk en ce moment embraffa le bonze , 1'affura d'une amitié parfaite; & montant fur un tröne qui lui étoit dü légitimement, & paf la naiffance & par 1'exemple de modération qu'il venoit de donner , il règne depuis prés de quatre ans, avec une fatisfaöion parfaite de la part de tous les Chinois. Que ce prince eft heureux, s'écria Malekalfalem , & que fa clémence eft admirable! II eft auffi 1'objet de la tendreffe de tout fon peuple, reprit Holonja; & fi quelque chofe peut nous affliger, c'eft qu'entre toutes les fuUanes que 1'on a mifes jufqu'a préfent dans fon férail, aucune n'a fu toucher fon coeur; & que, s'il perfévère dans cette infenfibilité,nous ne verrons jamais fa poftérité régner fur nos enfans. C'eft  H C O N T E S C H ï N O I &; laraifon pour laquelle Tahi-Kia , frère de mon père, & fon premier yifir., m'a envoyé en Circaffie ; mais quelque mérite qu'aient les rares beautés que je conduis a la Chine , je crains bien de n'avoir pas mieux réuffi que ceux qui ont eu de pareilles commiffions. Cette prédiöion fe trouva vraie. Holonja eut beau joindre les graces de 1'art a celles de la nature, & parer les filles qu'il avoit amenées a Tunquin, de tout ce qui peut relever 1'éclat d'un beau vifage, Tongluk les regarda routes avec une indifférence qui le mit au défefpoin Malekalfalem & la princeffe de Georgië avoient accepté un logement a Tunquin chez Holonja; & ce jeune homme tachoit, par toute forte d'attention , de difliper la trifteffe qui les occupoit fans relache ; mais il ne pouvoit luimême vaincre la fienne de n'avoir pas été plus heureux que les autres; il en témoignoit fon chagrin au roi & a Gulchenraz dans des termes touchans, lorfque cette princeffe prit ainfi la parole : Vous ne devez point vous étonner de la froideur du fultan votre maïtre ; a fa place, j'agirois de même; & cette indifférence ne part que d'un cceur vraiment noble, & nullement attaché aux plaifirs des fens. II n'y a pas une de ces belles filles qu'on lui préfente, qui ne fe  OU LES AVENTURES DE FüM-HOAM. If1 tienne honorée de fes faveurs: c'eft le monarque qu'elles f echerchent, & non pas Tongluk. Dépouillez pour un moment ce prince de toute fa grandeur , elles n'aurónt peut-être que du mépris pour fa perfonne. II connoït le fond de leur coeur, & voit que la feule ambition leur fait fouhaiter de partager fon lit. Mais trouvezlui une perfonne qui, faifant peu de cas du tröne qui éblouit les autres, rejette fincérement les hommages d'un monarque, & ne le regarde que, comme un fimple particulier, vous exciterez alors dans ce prince tous les mouvemens qui lui font inconnus. Ah, madame, reprit Holonja , que ces réflexions font vraies! Oü trouver cette rare perfonne ? Vous lavoyez devant vos yeux, pourfuivit Gulchenraz; le tröne fur lequel j'ai été élevée, m'a accoutumée aux refpefts &c aux foumiffions que ne connoiffent pas les filles que vous avez achetées en Circaffie; & fi j'avois affez de beauté pour que votre fultan jetat les yeux fur moi, quelque mérite qu'il puiffe avoir d'ailleurs, je lui ferois bien connoïtre la différence qu'il y a entre une princeffe comme moi &c une efclave , & combien les fentimens de Tune font élevés au-deffus de ceux de 1'autre. Une noble fierté dans notre fexe le fait eftimer, & c'eft la facilité & 1'empreffement de prefque toutes les femmes de 1'orient, qui  fS C O N T E S C H I N O I S, les font tomber dans le mépris qu'elles méritent> Je vous parols peut-être trop favante pour mon age ; mais la princeffe ma mère , dont le fang royal élevoit le coeur au-dcffus de celles de fon fee, m'a imprimé de fi bonne heure ces lecons dans la mémoire, qu'elles y feront éternellement gravées. Malekalfalem écoutoit fa fille avec admiration. En effet, s'écria-t-il, de toutes les fultanes de mon férail, aucune n'a fu trouver le chemin de mon coeur comme la charmante Abadan-Sciroux, mère d'Alroamat & de Gulchenraz ; fa retenue, fa pudeur, tout m'enchantoit dans cette adorable princeffe, & la vie m'a toujours été a charge depuis le cruel moment que je 1'ai perdue pour jamais. Eloignons ces réflexions, reprit Holonja ; je comprends fort, feigneur, la folidité du raifonnement de Gulchenraz , mais 1'exécution en eft fort difficile. Des princeffes ne font pas toujours auffi belles que les filles de Georgië ; & comme il n'eft pas aifé de pénétrer dans Ieurs appartemens, nos monarques ne voulant point rilquer d'époufer une femme dont le mérite ne répondroit peut-être pas aux idéés de beauté qu'ils fe fontformées, aiment beaucoup mieux s'en tenir è des efclaves, dans lefquelles ils trouvent une entière foiimiflion , & dont 1'amour  OU LES AVENTURES DE FUM-HOAM. tf 1'amour propre leur fait croire qu'ils font parfaitement aimés. Après pluiieurs autres entretiens fur cette matière, Holonja fe retira dans fon appartement ; & fi quelque chofe put le confoler de fon peu de fuccès, c'eft que deux marchands d'efclaves ayant préfenté au fultan de la Chine un très-grand nombre de filles d'une extreme beauté , il n'en parut pas plus ému qu'il 1'avoit été k la vue des Circafïiennes qu'il lui avoit été chercher avec tant de fatigue & de foin. II y avoit environ un mois que le roi de Georgië & la princeffe étoient chez Holonja qui s'efForc^it de leur plaire par toute forte d'attention & de refpecls, lorfqu'il les pria de trouver bon qu'il leur préfentat un frère qu'il avoit, &c qui revenoit d'un long voyage , d'oü il avoit rapporté des richeffes confidérables. Malekalfalem avoit trop d'obligation k Holonja pour lui refufer cette grace, & Gulchenraz ,' quelque répugnance qu'elie eüt k fe laiffer voir fous les habits de fon fexe qu'elie avoit repris en arrivant k la Chine, confentit k le recevoir. Après les premières civilités qui fe font entre perfonnes de diftinction, on fe mit a table, & Uzum-quey, c'eft ainfi que fe nommoit le ffère d'Holonja , y fit paroitre tant d'efprit & de ^ vivacité , qu'il attira plus d'une fois les regards Tornt XIX. B  ï8 Contes Chinöïs, de la princeffe ; mais fi elle le vit avec quelqu'attention, il fut lui-même tellement touché des charmes de Gulchenraz, & il goüta fi bien la déticateffe de fon efprit, que peu s'en fallut qu'il ne lui déclarat fa paffion fur le champ. Retenu cependant par la préfence de Malekalfalem, qui avoit quitté 1'habit de derviche, & que Holonja lui avoit dit être père de cette belle fille, ainfi que par une noble fierté qui régloit toutes fes actions, il attendit un tems plus favorable , & que fes refpefts lui fiffent comprendre ce que fon coeur reffentoit peur elle. II ne manqua pas de fe rendre afliduement chez fon frère a 1'heure des repas; & découvrant k tous momens de nouvelles graces dans 1'objet de fes vceux : Que nous fommes heureux, mon cher frère, s'écria-t-il un jour dans un tranfport qu'il ne put retenir, que le fultan de la Chine ignore le tréfor que nous avons dans cette maifon, la glacé de fon cceur feroit bientöt fondue aux rayons des beaux yeux de votre charmante höteffe, & j'en möurrois de douleur. Mais je m'égare, continua-t-il : pardonnes , belle Gulchenraz , ce mouvement involontaire, & ne foyez pas offenfée d'une déclaration auffi impétueufe ; le refpeft faura toujours mettre des bornes k ma paffion, quelque vit e qu'elie puiffe être  ÖÜ LES AVENTURES DE FüM-HoAM. t$ La princeffe rougit en ce moment; elle fut combattue pendant quelque tems par 1'inclination iecrette qu'elie reffentoit pour Uzum-quey, & par la fierté qui règloit toutes fes actions ; mais fe levant avecprécipitation:Uzum-quey, lui dit-elle avec des yeux irrités, vous ignorez qui je fuis, & il eft bon de vous apprendre la diftance qu'il y a de vous a moi; le roi de Georgië que vous voyez devant vos yeux eft mon père ; jugez fi nos conditions font égales ; rentrez en vous-même , & ne fortez pas davan» tage du refpecf que vous me devez, fi vous ne voulez pas que je quitte auffi-töt la maifon de votre frère. Vous êtes la princeffe de Georgië , s'écria Uzum-quey en ce moment ? O ciel! que viens-je d'apprendre, & que vais-je devenir ? Ah ! belle Gulchenraz, que ne fuis-je en ce moment le fultan Tongluk, pour vous offrir un coeur digne de vous! Vous n'en feriez pas plus aimable a mes yeux , répliqua modeftement la princeffe ; 1'éclat du tröne ne m'éblouit pas; & le monarque de la Chine , tout puilïant qu'il eft, n'auroit pas plus de droit qu'un autre fur mon coeur, fi je ne reffentois pour lui cette fecrette fympathie , fans laquelle le roi mon père m'a promis de ne point difpofer de ma main ; je vous avouerai même quelque chofe de plus Bij  10 contes ChïNOIS, pour foulager la douleur que je vois peinte dans vos yeux, & je 1'avouerai fans rougir: dès le premier jour que je vous ai vu, j'ai reffenti plus que de l'eftime pour vous ; j'ai fouhaité que vous fuffiez né prince , & que vous euffiez affez de courage pour remettre mon père fur le tröne de Georgië, dont le traïtre Dilfenghin, roi de Bitlis , nous a privés par furprife ; je vous aurois préféré a tous les monarques du monde, & 1'aveu de mon père qui vous aime, auroit confirmé mon cboix. Mais ces difcours font fuperflus ; je fuis élevée fnr le tröne, & ce n'eft que fur le tröne que je dois difpofer de mon coeur. Uzum-quey fe jeta en ce moment aux pieds de Gulchenraz. Madame, lui dit-il, je connois la témérité de mon amour, je ferai tous mes efforts pour le vaincre , & je ne vous parlerai jamais d'une paffion qui vous offenfe. Alors s'étant retiré rempli de confufion, Holonja demanda mille fois pardon a Malekalfalem & k la princeffe de 1'indifcrétion de fon frère. Cet amant afïïigé fut plus de huit jours fans ofer fe préfenter devant Gulchenraz; mais en ayant recu un ordre exprès, il parut k fes yeux avec tant de timidité & de marqués de douleur, que le roi en ayant pitié, ordonna k fa fille de le raffurer par quelques marqués de bontés:   WltlimillllimillililiuiiniimNiiiiiiiiiiuiui.m , " - — —7  ÖU LES AvENTURES DE FUM-HOAM. 21 Uzum-quey, lui dit-elle , reprenez votre première gaité, j'oublie 1'offenfe que vous m'avez faite, & vivons, je vous prie, dans la familiarité oii nous étions avant que nos plaifirs fuffent troublés par 1'aveu d'une paffion a laquelle je ne puis & ne dois point répondre. Uzum-quey obéit; il reprit fon ancienne facon de viyre, & s'appercut.avec une extreme fatisfaction que Gulchenraz ne paroiffoit pas s'en choquer. II y avoit déja cinq mois qu'il voyoit tous les jours la princeffe, lorfqu'entrant un jour dans fon appartement: feigneur, dit-il k Malekalfalem, vous ctes vengé; Dilfenghin n'eft plus; vos fidelles fujets vous attendent avec une extrêmeimpaticnce.Voici la lettre que vos vifirs vous adreffent ; & pour vous en convaincre encore mieux, regardez la tête du roi de Bitlis que je vous apporte dans cette corbeille. Quelle fut la furprlfe de Malekalfalem & de Gulchenraz k cette vue ! La tête encore fanglante de leur ennemi, & la lettre fignée par tous les vifirs de Georgië ne leur permettoit . pas de douter de ce qu'ils voyoient. Par quel enchantement, s'écrièrent-ils , avez-vous pu exécuter des chofes qui paroiffent fi impoffibles ? Rien ne 1'eft a 1'extrême défir que j'avois de rendre fervice k la plus belle princeffe de la terre , répondit modeftement Uzum-quey ; B iij  22 C O N T E S C H I N O I S,' vous partirez quand il vous plaira, madame , pour la Georgië avec le roi votre père, ck je vous y conduirai en moins de quatre heures. En moins de quatre heures! reprit la princeffe. Ah ! feigneur, quelqu'envie que j'aie de retourner a Tefflis, je ne fuis point de ce voyage ; il me paroit trop furnaturel ck trop périlleux, 6k j'aime mieux que mon père ck moi nous prenions la route ordinaire, que de hafarder ainfi notre vie. Elle ne courra aucun rifque, continua Uzum-quey; ck quand je vous aurai appris par quel moyen vous êtes vengée , vous ne craindrezplus la voiture qui doit vous conduire a Tefflis. Mais le fouper eft pret, èk mon frère, pour vous marquer la joie qu'il a de votre rétabliffement, veut nous régaler ce foir. Je vous raconterai, après le repas, de quelle manière fe font executies tant de merveilles. Malekalfalem ck la princeffe pafsèrent dans 1'appartement deftiné pour le fouper ; ils y trouvèrent les mets les plus délicieux, fur-tout un cochon (i) de lait, farci, le tout fervi d'une extréme propreté ; ck s'étant mis h table , ils fe livrèrent a la joie I3 plus parfaite. Que je vous ai d'obligation ! s'écrioit de (1) La chair de pourceau eft un mets exquis a fe Chine,  ÖÜ LES AVENTURÊS DE FuM-HOAM; Ij tems en tems le roi de Georgië. Non, mon cher Uzum-quey, je ne puis affez la reeonnoitre, & il n'y a que Gulchenraz qui puiffe m'en acquitter envers vous. Vous n'êtes pas né prince , il eft vrai, mais la naiffance dépendelle de nous ? La vraie nobleffe confifte dans la vertu & dans les belles adions, Si non dans une fuite d'ancêtres que nous déshonorons fouvent par des actions indignes. Quelle joie n'aurois-je pas, que ma fille voulüt vous accepter pour époux ! Ah! s'il lui faut un tröne , je vous abandonne le mien, & je m'eftimerois heureux d'être votre premier fujet. Uzum-quey voyant que Gulchenraz ne s'oppofoit pas aux intentions du roi fon père, fe jeta a fes pieds. Confirmez , lui dit-il, adorable princeffe , confirmez les volontés de Malekalfalem , mais qu'il ne lui en coüte pas le tröne ; je renoncerois plutöt a la poffeffion de ma reine, que de priver ce monarque de fesdroits* La princeffe relevoit fon amant d'un air fort interdit; elle fouffroit, fans s'y oppofer, qu'il lui embraffat les genoux & qu'il lui baifat Ia main; & Malekalfalem les carefibit 1'un & 1'autre de la manière la plus touchante, lorfque 1'on entendit un grand bruit dans Pantichambre, les portes s'ouvrirent avec violence, & 1'on vit en un moment entrer plus de trente efclaves. B iv  U C O N T E 5 C H I N O I s; noirs le fabre levé', & k leur tête un jeunehomme ,'d'environ trente ans , plus beau que ce que 1'on peut s'imaginer. Perfide Holonja, s'écria-t-il! efl-ce ainfi que tu en agis avec ton maïtre ? Tu me préfentes des efclaves qui font le rebut de la Circaffie , ck tu gardes pour toi une beauté qui feroit honte aux Houris; ah ! je t'apprendrai k te jouer ainfi de moi. Ces paroles prononcées avec une exceffive colère, ck la confufion oü fe trouvèrent Holonja & Uzum-quey, firent connoitre k Gulchenraz qu'un homme qui parloit d'un ton fi abfolu, ne pouvoit être que Tongluk. Roi de la Chine, lui dit-elle avec fierté, lesperfonnes de mon rang n'ont point coutume d'être préfentées a tes pareils comme efclaves; on ne les recherche que par la voie des ambaffadeurs : je luis princeffe de Georgië, & tu vois le fultan Malekalfalem mon père ; un perfide ufurpateur nous avoit obligés de fortir de nos états, ck la fortune, qui, depuis ce moment, fembloit nous avoir livrés a fes revers les plus terribles, vient de fe déclarer en notre faveur; 1'aimable Uzum-quey a réparé fes caprices, en nous rétabliffant fur un- tröne que^Dilfenghin, roi de Bitlis, avoit envahifur nous; tufais de quelle manière un prince tel que toi doit en agir avec fes pareils; traite-nous donc avectoute Iadignité  OU LES AvENTURES DE FuM-HOAfcï. 2f due a notre caractère, ck pardonne a Holonja de ne t'avoir point averti que nous étions logés chez lui; je le lui avois défendu, puifqu'auffi bien ma vue n'auroit fait qu'augmenter en toi l'averfiofi que tu as pour tout notre fexe. Ah! madame, s'écria le fultan de la Chine , quelle injuftice vous faites k vos beaux yeux! ignorez-vous leur pouvoir, ck les avez-vous crus incapables de toucher mon coeur ? Oui, adorable princeffe, vous feule étiez en état de diffiper la froideur qui 1'entouroit! Vousn'êtes née que pour faire des miracles; mais, que voisje ! vous changez de couleur; ah! mon.amour vous gêne; Uzum-quey, 1'aimableUzum-quey, que j'ai vu k vos genoux, c'eft ainfi que vous venez de le nornmer, a trouvé le moyerj de vous plaire Seigneur, interrompit en ce moment Malekalfalem, je vois votre amour avec douleur; mais les obligations que nous avons k Uzum-quey font fi fortes, que -je n'ai pu les payer qu'en lui donnant Gulchenraz pour époufe : oh ciel! s'écria Tongluk, quoi! la charmante Gulchenraz préféreroit un fimple particulier au monarque de la Chine. Oui, feigneur, reprit la princeffe avec fermeté , j'ainiois Uzum-quey: fans qu'il le fut, 6k avant même qu'il nous eüt rétabli fur le tröne ; il a mis, depuis ce tems, la tête de notre ennemi  16 C O N T E S C H I N O I Sj fous nos pieds; ce fervice lui a acquis fur mon cceur un empire que 1'aveu de mon père autorife; je le regarde, dès ce moment, comme mon époux, & toutes les puiffances de la terre ne font pas capables de me faire changer de réfolution.au refte, feigneur, continua la princeffe, d'un ton moins élevé, je me fais fort mauvais gré d'avoir. dérangé la froideur de votre tempérament; affez d'autres rempliront une place que je n'ambitionne pas; car enfin votre heure eft venue; & s'il eft vrai que vous ayez pu m'aimer, comme votre majefté m'en allure, vous ne ferez pas longtems fans vous attacher a quelque belle fultane , qui répondra plus • favorablement que moi è votre tendreffe. Que dit 1'heureux Uzum-quey a des feminiens fi nobles & fi flatteurs, pourfuivit le fultan de la Chine? Je dis, répliqua ce tendre amant, en fe jetant aux pieds de la princeffe, que mon bonheur paffe mes efpérances; que j'ai enfin trouvé ce que je cherchois depuis fi longtems,un cceur défintéreffé, & qui en moi n'aimat que moi-même; mais, adorable Gulchenraz , il eft tems de me faire connoïtre pour ce que je fuis; pardonnez-moi eet innocent artifice qui m'affure de votre cceur.; vous voyez dans Uzumquey le vrai roi de la Chine, dont celui qui vient de fi bfen jouer fon perfonnage 3 n'eft  OU LES AVENTURES DE FUM-HOAM. 2.7 que le fantöme; je connois le fond de votre ame, je ne dois point votre amour a mon rang ; 1'amant feul a obtenu l'aveu d'une paffion dont le monarque n'a pu avoir la préférence: j'ai le confentement du roi, votre père; vousêtes vengée de Dilfenghin, par le fecours d'un de mes mandarins (1), devant lequel la nature eft fansaucun voile, & qui, maitre des élémens, commande aux génies qui les habitent, avec une autorité fi abfolue, qu'ils tremblent a fa voix. Que vous refte-t-il a défirer après l'aveu que vous venez de faire en ma faveur ? Venez, ma chèreprinceffe, venez monter fur un tröne, oü vous allez faire le bonheur du roi de Gannan, & 1'admiration de toute la Chine. Malekalfalem & Gulchenraz étoient fi furpris d'un pareil dénouement, qu'ils en étoient comme immobiles; mais le faux monarque s'étant retiré avec fa fuite, par 1'ordre de Ton- (1) On a compté a la Chine neuf ordres de mandarins, & chaque ordre eft divifé en deux degrés, qui ont des marqués particulières pour les diftinguer ; mais cependant il n'y a véritablement que trois fortes de mandarins : les premiers font gouverneurs de province ; les feconds font mandarins d'armes , 8t ont le commandement des troupes; & les troifièmes font mandarins de la Loi ou des lettres, Sc exercent la juftice.  a8 ContesChinois; gluk, & Holonja ayant confirmé la vérité de ce qui s'étoit paffe, en fe profternant aux pieds de la princeffe de Georgië, pour lui demander pardon de cette petite trahifon , elle le releva en lui donnant famain a baifer. Quoi, s'écria-telle, ,e trouve dans Uzum-quey le fultan qui commande en ces lieux < Eft-ce une ilIufion> Et tout ce qui vient de fe paffer n'eft-il point 1 effet d'un rêve? Non , madame , reprit 1'amoureux fultan, rien n'eft plus vrai, qu'il ne tient qu a vous de rendre heureux le roi de Ia Chine. Holonja avoit excité macuriofité, en meparlant dune belle étrangère qu'il avoit chez lui, & dont le coeur, difoit-il, étoit auffi infenfible que le mien ; je vous ai vu pliüieurs fois fous diffé«ns dcguüemens; je me fuis fait paffer pour frere d'Holonja, afin de connoitre plus parti. cuherement vos fentimens; ils n'ont fait qu'augmenter 1'eftime, 1'amourque j'avois concu pour vous, a Ia première vue ; vous avez dü vous en appercevoir, & queI fut mon étonnement, quand j'appris que vous étiez la princeffe de Georgië, ce que Holonja m'avoit caché jufqualors, dans le deffein de vous venger du traitre Dilfenghin; j'ai eu recours au célèbre Fum-hoam, ce mandarin de la loi dont je viens de vous parler; il m>a tranfporté k Tefflis en moins de trois heures; je fuis éirtrépar ce moyen  OU LES AVENTURES DE FUM-HOAM. 29 dans la chambre de Pufurpateur, je Pai reveille le fabre a la main, & je 1 ai provoqué au combat. Le lache a eu recours aux fupplications les plus honteufes; je n'ai pas cru devoir ménager ce fcélérat, je lui ai öté la vie; & Fum-Hoam ayant affemblé vos principaux vifirs, je leur ai montré la tête de votre ennemi; je leur ai reproché leurs foibleffes, d'avoir reconnu ce traitre pour leur fouverain. A cette vue , ils ont tous pouffé mille cris de joie ; j'ai fait faire alors main baffe fur fes favoris, & fur ceux qui n'ont pas voulu reconnoitre leur roi légitime ; enfin , maitre abfolu dans la ville de Tefflis, j'ai nommé deux de vos principaux vifirs pour gouverner vos états, jufqu'au retour du roi, votre père ; & après avoir recu d'eux la lettre que j'ai remife entre fes mains , je fuis reparti comme un éclair avec Fum-Hoam , &, enauffi peu de tems, j'ai rapporté a Tunquin la tête de votre ennemi. Voila, madame, ce que 1'amour, que j'ai pour vous, m'a fait entreprendre : eet amour ne fera-t-il pas récompenfé par Ie don de votre ccsur ? Et difFérerezvous a vous rendre aux tendres empreffemens d'un prince qui vous adore ? Chaque circonftance du récit du fultan de la Chine , augmentoit 1'ctonnement de Malekalfalem & de Gulchenraz. Seigneur, reprit-  3© C O N T E S C H I N O I S, elle en rougiflknt, je vous aime; & puifque jenai faxt la déclaration, il n'y a qu'un moment, il n'eft plus tems dele diffimuler; mais marehgion eft au delfus demonamour; vous etes idolatre, & jefuls mufulmane; vous adorez plufïeurs monftres, dont la figure feule eft hornble, & devroit vous faire abandonner leur culte. Je ne connois qu'un feul Dieu , dont Mahometeft 1'envoyé & le grand prophéte; vous ajoutez foi au paffage des ames d'un corps dansun autre ; c'eft un des principaux points de votre doöeur (i) Chacabout, que je tiens abfurde_& ridicule. Voila mes fentimens, feigneur; jugez fi nous pouvons être attachés enfemble par des liens éternels, a moins que vous ne me juriez, par les fermens les plus forts, que je pourrai faire librement tous les exercices de ma religion dans Tunquin. Ah! madame, s ecnaTungluk, je le jure par ma tête, qu'elie (O Chacabout, nom d'un folitaire qui enfeigna la mctcmpfycofe, le paffage des ames d'un corps dans un autre. 11 promit une joie infinie a ceux qui obferveroient ia lo.; & affura que ceux qui 1'ayant re?ue, n'y auroient pas obé. exaöement, pafferoient en divers corps pendant trois nulle ans, avar.t que d'entrer dans le lieu des baenheureux. Ce Chacabout répandit fa fefte dans tout le royaume de Siam, dans une partie du Japon, & dela dans le Tunquin oii il mourut.  OU LES AVENTURES DE FUM-HOAM. $ï' ferve de but aux flèches de mes plus cruels ennemis, fi jamais j'entreprends de vous gêner dans votre religion; mais je me flatte que vous ne ferez pas toujours fi entière dans vos réfolutions,'& que l'illuftre Fum-Hoam vous fera connoitre vifiblement votre erreur; il m'a affurc que bientöt les Chinois & les Georgiens feroient ioumis a la mêmë divinité. S'ilne vient pas k bout de ce qu'il m'a promis, je jure, par le même ferment, non - feulement de me rangerde votre parti, & de reconnoitre votre Mahomet pourle véritable envoyé de Dieu, mais encore de détruire tous les pagodes de mon empire , & de fouler aux pieds les ftatues qui font les objets de nos adorations. Sur cette affurance, reprit Gulchenraz , je fuis a vous feigneur, voila ma main. Alors Tongluk tranfporté de joie, conduifit fa nouvelle époufe a fon palais, k travers une haie de foldats, qui tenoient chacun a la main un flambeau de cire odoriférente. Fum-Hoam &c les autres manda* rins firent fur le champ les cérémonies du manage; & ces charmans époux, après avoir conduit Malekalfalem dans un appartement fuperbe, fe retirèrent eafuite dans le leur, oii ils fe mirent au lit. Après avoir donné les premiers jours aux plaifirs, qui fuivent ordinairement un manage  32 CONTES CHINOIS, fait par 1'amour, la reine fe reffouvint du mandarin. Seigneur, dit-elle au fulran , vous m'aviez promis de m'amener Fum-Hoam; pourquoi nem'enparlez-vousplus ? II attend vos ordres , ma belle reine, répondit Tongluk, qu'on aille le chercher. Le mandarin arriva au bout d'un quart d'heure, & après avoir rendu aux deux fultans & è la reine les refpefts qui leur étoient dus, il recut ordre de s'affeoir fur une pile de carreaux de velours. Illufire & favant FumHoam, lui dit alors Gulchenraz, un homme, è qui j'ai tant d'obligation, & qui a remis le roi, mon père , fur le tröne , d'une manière fi extraordinaire, ne peut être parvenu a ce degré de fagefle & de capacité, que par des avantures bien fingulières; je vous avoue que je ferois fort curieufe de les favoir de votre bouche. II eft très-aifé de vous contenter, madame , dit alors le mandarin; mais je commence parprévenir votre majefté, que je doute fort qu'elie ajoute foi è ce quej'aurai 1'honneur de lui raconter; je fais qu'elie eft fi prévenuecontre les principes de notre religion, qu'elie regardera comme autant de fables des vérités qui en font tout le fondement; cependant, puifqu'elle veut être inftruite des principaux événemens auxquels j'ai eu part, il eft bon qu'elie fok informée que notre ame eft comme un caméléon,  OU LES AVÈNTURES DE FüM-HöAM. 33 caméléon, qui, fuivant les différens corps oh elle paffe, y prend des imprefïions différentes, y eft fujette a toutes les paffions du corps qu'elie occupe; c'eft ce qu'il faut, madame, que vous ayez la bonté de me paffer, quelque répugnance que vous ayez è le faire, fi vous voulez entendre le récit d'hiftoires affez furprenantes, & qui vous convaincront de la vérité de ce que je vous avance. J'aiparu dans toutes les parties du monde, fous des formes très-oppofées; j'ai été par conféquent de toutes fortes de religions & de tout fexe, & j'ai, par un pouvoir fingulier , confervé jufqu'a préfent, le fouvenir des principaux faits qui font arrivés fous mes yeux, ou auxquels j'ai eu quelque part. Cela dolt être fort curieux, reprit Gulchenraz en riant; commencez donc le récit ; je promets de vous écouter avec un plaifir extréme, & de ne point vous chicanerpar des réflexions qui pourroient vous embarraffer; j'attendrai, a vous propofer mes difficultés, que vous ayez achevé tout ce que vous avez a me dire , & que vous foyez parvenu a 1'état du mandarin fous la figure duquel je vous vois a préfent; mais comme ce récit fera, fuivant toutes les apparences, d'une affez longue haleine, je vous donnerai tous les foirs, les mcmens d'intervalle de la pronienade au fouper, J'oms XIX. G  34 Contes Chinois; que j'avois deftiné a la mufique & au concert. La princeffe ayant alors fait connoïtre , par fon filence, qu'elie attendoit que Fum-Hoam parlat, ce grave mandarin prit ainfi la parole. PREMIÈRE SOIRÉE. Hiftoire du mandarin Fum-Hoam. Je ne puls, madame , me rappeller mes pre> mières aventures fans quelque horreur, puifqu'au moment que je quittai la fphère célefte pour defcendre en terre , j'animai un malheureux enfant qui devint par la fuite un monftre de cruauté. Ce fut en Perfe que je naquis fous le nom de Piurasb ; mon père, qui étoit un pauvre berger, m'avoit laiffé fort peu de biens; mais je fis tant par mes intrigues, que m'étant pouffé auprès de Siamek , 1'un de vos rois Pifchdadiens (i), je parvins aux honneurs & (i) Pifchdad, ce mot fignifie en perfan un bon jufticïer; il a été le furnom & le titre de Houfchenk II, roi de la première race des princes qui ont régné en Perfe, & .qui ont pris de lui le nom de Pifchdadian ou Pifchdadiens. Cette première race ou dinaftie, ft 1'on en croit  OU LES AvENTURES DE FUM-HOAM. 35 aux premières dignités. Quoique le luxe épouvantable dans lequel je vivois, dut me faire regarder les honneurs avec une efpèce de mépris , la foif extréme de dominer s'empara tellement de mon ame , que pour y parvenir , je me mis au-defiiis de tous les fcrupules; favori de Siamek , j'avois la liberté de 1'aborder k tous les momens du jour. Je me laffai de ramper fous lui, je 1'affaffinai impitoyablement, Sc m'emparant enfuite du tröne avec facilité, j'y commis tant de crimes, que 1'on m'y regarda bientöt comme un tiran abominable; il n'eft point de violence & d'injuftice que je ne commiffe, & point de nouveau fupplice que je n'in* ventaffe pour donner la mort k ceux qui s'oppofoient k mes volontés ; mais le ciel, las fans doute de me voir commettre tant de crimes, voulut m'bumilier par les maladies les plus cruelles. L'extrême défordre dans lequel j'avois vécu dès ma plus tendre jeuneffe, avoit caufé les Perfans, eft la plus grande du monde ; en effet, elle comprend tous les rois qui compofent les monarchies des AlTiriens , Caldéens , Babyloniens , Mèdes & Perfes. Siamek étoit fils de Caïoumarrath, auquel les hiftoriens donnent mille ans de vie. II y en a quelques-uns qui ne comptent point Siamek parmi les rois , paree qu'ils prétendent qu'il mourut avant fon père; d'autres affurent qu'il régna après lui, C ij  36 C O N T E S C H I N O I S , une fi grande corruption dans mes entrailles , que je devins, quoique vivant, la pature des animaux les plus vils , fans qu'il fut poffible de m'en délivrer; Sc mon corps n'étant plus qu'un grand ulcère , je mourus dans les tourmens les plus longs & les plus horribles, & laiffaidans la Perfe un exemple épouvantable de la juftice divine. Mais, madame, pourfuivit Fum-Hoam, apprenez une métamorphofe étonnante par fa fingularité , mon ame n'eut pas plutot quitté le corps de ce cruel roi de Perfe , qu'elie fe trouva renfermée dans celui d'une puce. Si je me fentis humilié par ce changement, j'eus du moins encore pour quelque tems la fatisfaction de ne me point voir privé du fang humain dont j'avois été fi avide, j'eus même bientöt fujet d'exercer dans ce petit corps des mouvemens finguliers de vengeance. Etant Piurasb, j'avois un férail rempli des plus belles filles de tout 1'orient, gardées par des efclaves , que le moindre de mes regards faifoit trembler de frayeur : a peine eus-je ceffé de vivre, que celle de mes femmes que j'avois aimé le plus, & que je croyois répondre de bonne foi k ma tendreffe, fuivit fans crainte tous les mouvemens de fon coeur; elle aimoit a la fureur un jeune perfan qui travailloit a mes jardins , & qui, pour y entrer fans confé-  OU LES AVENTURES DE FüM-HoAM. 37 quence , contrefaifoit le fol ; elle 1'intrbduifit dans fa chambre, Sc lui donna la place que j'occupois ordinairement. Vous ne pourrez vous empêcher de rire, madame , quand je vous dirai que je crervois de rage dans mon petit corps d'entendre les railleries de la fultane favorite a mon fujet , les imprécations qu'elie donnoit a ma mémoire , Sc les tranfports avec lefquels elle recevoit les careffes de fon amant; je m'élancai de fureur en ce moment fur le plus beau corps qu'il y eut dans toute la Perfe; je le mis tout en fang par mille piquüres ; Sc ma colère redoublant a chaque inftant, elle m'aveugla tellement, que je me jetai de moimême dans les doigts de ma perfide fultane, oü je recus bientöt la mort. Ah, ah , s'écria Gulchenraz en riant,la plaifante Sc rifible avanture; Sc que devint enfuite 1'ame qui occupe aujourd'hui le corps de 1'illuftre Fum-Hoam ? Vous plaifante^;, madame, reprit le mandarin ; je favois bien que le dénouement de cette hiftoire vous feroit fortir de votre férieux ; mais quoique vous la regardiez comme une fable, elle n'en eft pas moins vraie. C iij  38 Contes Chinois; "Hiftoire du charlatan indien, & de fon ckien. A U fortir du corps de eet infefle , pourfuivit Fum-Hoam, je paiïai dans celui d'un petit chien appartenant a un charlatan appellé Kalem , qui étoit pour lors a Arracan (i); mon inftindï égaloit 1'efprit humain : j'étois d'une extréme beauté, d'une docilité fiirprenante , chacun vouloit m'acheter; mais le charlatan me mettoit a un fi haut prix, que perfonne ne s'offroit pour en donner la fomme qu'il demandoit; on ne parloit dans tout Arracan que de mes gentilleffes; elles excitèrent la curiofité d'une très-riche & très-jolie veuve ; elle fit appelier mon maitre; mais en entrant chez elle, il fut tellement ébloui par la vivacité de fes yeux , qu'il changea d'intention è mon fujet. Deriai, c'elt ainfi que fe «ommoit cette veuve, fe récria d'abord fur ma petite figure; après avoir vu tous mes exercices , elle en fut encore plus enchantée; combien voulez - vous me vendre ce petit animal, dit-ellea Kalem ? Madame, reprit-il, il n'eft plus (i) Ville capitale d'un royaume du même nom, fur la rivière de Marteban, dans linde au-dela le Gange.  OU I.E3 AVENTURES BE FüM-HoAM. 3£ a vendre, il eft a vous des a préfent, mais k une condition que je crains que vous n'acceptiez pas; je n'ai pu foutenir la vue de tant de beautés fans en être.vivement touché; je vous aime , madame , & quoique je paffe en ces lieux pour un charlatan, je fuis d'une naiffance illuftre ; répondez a matendreffe, & permettez que je fois heureux auprès de vous : voila le prix que je mets a mon chien. Deriai fut fi furprife de cette propofition qu'elie en entra dans une violente colère; qui que tu fois , lui dit-elle , fors de ma préfence , fi tu ne veux que j'appelle mes efclaves pour te faire affommer. Je ne vous le confeillerois pas, madame, lui dit mon maïtre, je crains peu vos menaces , &C je repoufferois bientöt vos mauvaifes volontés. La belle veuve outrée de ces difcours , fit venir fes efclaves , &C leur ayant ordonné de maltraiter Kalem, il n'eut pas plutöt foufflé fur eux une poudre qu'il tira d'une boete de coco, que, loin de s'attaquer a lui, ils fe chargèrent les uns les autres avec tant de füreur, qu'ils tombèrent bientöt après a terre comme morts. Alors Kalem adreffant la parole a Deriai, vous connoiffez une partie de mes fecrels, lui dit-il; je vous laiffe, madame, dans 1'étonnement oü vous êtes: vous réfléchirez fur la paffion toute C iv  40 CONTES CHlNOrs," refpectueufe que je reffens pour vous. Je me préfenterai dans quatre jours k votre porte avec mon chien; j'efpère que vous me recevrez plus favorablement qu'aujourd'hui. Le mandarin Fum-Hoam alloit pourfuivre fon hiftoire, lorfqu'on vint avertir la reine que le fouper étoit fervi. Ah ! j'en fuis fachée , dit-elle ; je meurs d'envie de favoir quel accueil la belle veuve fit au charlatan. C'eft ce que votre majefié faura demain, reprit le mandarin; je ne manqnerai pas , madame , de me trouver a 1'heure marquée a" la porte de votre cabinet. Je vous en prie , ajouta-t-elle, vous ne fauriez me faire plus de plaifir : alors , s'étant levée pour aller fe mettre k table avec le fultan fon époux & le roi de Georgië , Fum - Hoam fe retira chez lui.  OU LES AvENTURES DE FUM-HOAM.' 41' DEUXIÈME SOIRÉE. Suite de Vhijloire du charlatan indien t & de fon chien. L A reine de la Chine étant, le lendemain ; rentree de la promenade , trouva le mandarin qui 1'attendoit ; elle le fit paffer dans Ion cabinet; & chacun s'étant mis a fa place, il re. prit ainfi la parole. Mon maitre s'étant retiré, laiffa la belle veuve dans un étonnement extreme ; la jeuneffe, la bonne mine , & Pextrêmé propreté de Ka*lem , lui repaffèrent plus d'une fois dans 1'efprit; mes petites gentilleffes 1'occupèrent fans ceffe ; & ce fut avec une extreme impatience de fa part que le quatrième jour arriva. On nous introduifit dans fa chambre , fuivant fes ordres; & mon maitre m'ayant d'abord remis entre fes mains , fe jeta enfuite a fes genoux : belle Deriai, lui dit-il, oubliez, je vous en conjure , 1'infulte que je vous ai faite dernièrement : j'y fus contraint pour éviter les effets de votre colère ; mais fi c'eft vous offenfer que de vous dire que 1'on vous aime, je vous avoue que je fuis aujourd'hui mille fois  41 Contes Chinois; plus coupable que dans ma première vifite : ais refte, madame , je ne vous offre point un coeur indigne de vous ; je fuis fils d'un vifir du roi de Golconde. Mon pere , qui n'a que moi d'en« fans, a voulu me marier contre mon inclination; j'ai fui un engagement pour lequel j'avois une extréme répugnance ; fes menaces m'ont fait fortir de Golconde avec une bourfe pleine d'or que je lui ai enlevée : j'ai parcouru les Indes & une partie de la Perfe pendant deux ans; je me fuis lié de fociété avec le plus habile charlatan de 1'orient ; j'ai gagné fa confiance; il ne m'a caché aucun de fes fe- . crets, ol nous reprenions enfemble la route de Golconde (i), paree que j'ai appris que mon père y étoit mort, lorfque j'ai eu le malheur de le perdre a Bantan (2) par un accident caufé par le feu, & dont toute fa fcience n'a pu Ie préferver. II étoit allé fouper a la campagne chez un grand feigneur, oii il fit la débauche ; Pon y paffa une partie de la nuit k table, &c le vin leur ayant échauffé la cervelle , ils s'endormirent dans la falie du fefiin; les efclaves fuivirent 1'exemple de leur maitre ; & 1'un (1) Grande ville dans la prefqu'ïle , enfe le Gange. (2,) Ville maritime , célèbre pour ion commerce; elle eft fituée dans la partie occidentale de Java, prés dn iétroit de la Sonde, & vis-a-yis 1'ile de Samatra.  r OU LES AvENTURES DE FUM-HOAM. 43 d'eux ayant, dans 1'ivreffe, mis le feu dans une efpèce d'office voifin de la falie, ils furent tous étouffés avant qu'on eut pu leur porter aucun fecours; je reffentis une douleur fans égale de fa perte; je m'emparai de toutes fes drogues, & du livre oü étoient renfermés fes fecrets. Je vins a Aracan dans le deffein d'y faire fort peu de féjour ; les gentilleffes de mon chien excitèrent votre curiofité, vous me fites appeller dans votre maifon, & depuis ce moment ; j'ai perdu entiérement ma liberté. Devenez mon époufe , belle Deriai; ne différez plus le bonheur du plus amoureux de tous les hommes, & venez a Golconde y partager avec moi des biens immenfes que le vifir mon père m'alaiffés en mourant. Mon maitre , pourfuivit Fum-Hoam , prononca ces paroles d'un ton fi paffionné , que Deriai fe laiffa vaincre ; elle lui donna fa foi, recut la fienne; & je les vis peu de tems après fe féliciter 1'un de 1'autre fur le bonheur qu'ils avoient de fe pofféder mutuellement. Après avoir pris des mefures juffes pour fe voir fouvent, Kalemferetira, &me laiffa è fa nouvelle époufe , que j'aimai bientöt au-dela de tout ce que 1'on peut s'imaginer. Rien en effet n'étoit plus aimable qu'elie ; 1'on voyoit fans ceffe 1'amour voltiger dans fes yeux, qui paroiffoient  44 Contës Chinois; plus clairs & plus briüans que deux étoiles; il y avoit une grace enchantée, répandue dans toutes fes actions ; fon ris, fes paroles les plus communes, fes moindres mouvemens, fes foupirs, fes plaintes , tout, jufqu'a fes mépris, avoit un certain charme qui alloit droit au cceur. Jugez, madame, fi Kalem devoit s'efümer heureux dans la poffeffion d'une fi charmante époufe. Comme la jaloufie a toujours les yeux ouverts, un jeune feigneur indien , qui étoit fort amoureux de ma nouvelle maitreffe, ne fut pas long-tems fans s'appercevoir des fréquentes vifites de Kalem ; il en paria a Deriai d'une manière affez méprifante ; elle le traita mal; ck eet amant outré de dépit, fema dans tout fon quartier des bruits fort injurieux a fa réputation. Comme ils parvinrent bientöt jufqu'a elle, elle s'abandonna a une douleur exceffive; elle avoit des raifons pour ne pas déclarer fon mariage, il n'y avoit pas deux mois qu'elie étoit veuve ; ck cette déclaration Pauroit couverte d'infamie ; on lui auroir. reproché fon incontinence. Kalem lui propofa vainement de partir pour Golconde : elle ne voulut pas donner cette atteinte a fa réputation , ck le pria de s'abfenter pour quelques jours d'Arracan , afin de diffiper tous ces bruits injurieux. II  OU LES AvENTURES DE FüM-HOAM. 45 obéit avec une peine extréme a un ordre auffi cruel, & fit croire qu'il prenoit la route de Perfe. Deriai pendant ce temps, livrée k la douleur la plusamère, cherchoit dans fon efprit quelque expediënt pour concilier les interets de fon amour avec ceux de fa réputation; elle s'ennuyoit extrêmerhent de ne point voir Kalem, lorfque fe rappellant que je connoifiois parfaitement toutes fes volontés, & que même affez fouvent je les faifois entendre k fes efclaves, fes larmes redoublèrent ; elle me baifa avec tendreffe. Ah ! plut aux Dieux , dit-elle, que tu puffes en ce moment m'amener ici mon cher époux , comme tu faifois venir mes efclaves k mes moindres fignes , quelle pbligation ne t'aurois-je pas ! A peine, madame , Deriaieüt-elle achevé de parler, que fautant de deffus elle, je defcendis promptement 1'efcalier, & j'eus la fortune fi favorable, que fortant par un trou de la muraille par oü s'écouloient les eaux, je rencontrai dans la rue Kalem déguifé en vieille, mais fi parfaitement changée de figure, que fans 1'odorat que j'avois extrêmement fin, je n'aurois jamais pu le reconnoïtre : je fautai dans fes bras, je lui fis mille carrefles; & ce tendre époux fe fervant de ce prétexte pour entrer dans la maifon , heurta k la porte , &  46 Contes ChinoisJ fe fit préfenter a Deriai comme une bonne femme de fes voifines , affez pauvre, qui lui rapportoit fon chien qu'elie venoit de trouver dans la rue. Deriai n'eut pas de peine a reconnoitre Kalem fous 1'habit de vieille, d'autant plus qu'en lui ferrant la main , elle vit quelques larmes couler de fes yeux. Elle fit retirer fes efclaves, & après avoir paffe une heure entière entre fes bras , fans prefque pouvoir ouvrir la bouche , tant elle étoit pénétrée de joie & de douleur, elle fit entendre dans fa maifon qu'elie ne pouvoit mieux récompenfer cette bonne femme du fervice qu'elie venoit de lui rendre , qu'en la gardant pour avoir 1'oeil fur les efclaves ; Kalem refta donc avec Deriai, & jouiffoit tranquillement du plaifir d'être aimé d'une des plus belles femmes des Indes , lorfque fon bonheur ceffa tout d'un coup par 1'accident le plus étrange.  ou Les Aventures de Fum-Hoam. 47 TROISIÈME SOIRÉE. Suite de £ hiftoire du charlatan indien, & de fon chien. Kalem & fa chère époufe étoienttellement enivrés de leur bonheur, qu'ils étoient fans celTe occupés 1'un de 1'autre ; le paffage fi fubit de la trifteffe a la joie , caufa a ma maïtreffe beaucoup d'émotion ; & la fièvre lui étant furvenue pendant quatre ou cinq jours que Kalem paffa au chevet de fon lit, on me négligea tout-a-fait, & 1'on oublia de me donner de 1'eau : je couchois ordinairement avec une jeune efclave de Deriai, a laquelle je m'étois fort attaché; elle ne comprit pas par mes aboiemens & par mes plaintes que je reffentois une foif trés - violente , & loin de me donner k boire, elle me préfenta des conferves ambrées que j'aimois beaucoup, & qui excitèrent encore 1'ardeur extreme qui me brüloit les entrailles ; elle parvint k un tel excès, que je me fentis forcé , par une puiffance inconnue , de mordre k la cuifle cette jeune fille ; foit que la pudeur 1'empêchat de découvrir fon mal, foit  48 Contes Chtnoïs; qu'elie ne le crüt pas fi grand qu'il étoit, elle n'en paria a perfonne , & laiffa pénétrer fi avant le venin que je lui avois communiqué , qu'è peine Deriai commencoit a être quitte de fa fièvre, que fon efclave tomba dans des fymptömes qui firent connoïtre évidemment les effets de la rage : on découvrit alors 1'origine de fon mal par 1'horreur que j'avois pour 1'eau; & 1'on en fut encore mieux convaincu quand on me vit, avec des yeux étincelans de fureur, attaquer tous les efclaves de la maifon , & les pourfuivre fans aboyer, la gueule béante , & couverte d'écume. Ma chère maitrefie fut au défefpoir de me voirréduit en eet état,&d'être obligée de faire étouffer cette jeune fille; elle fentoit doublement la perte qu'elie alloit faire, outre la tendreffe qu'elie avoit pour moi; je faifois fentinelle k Ia potte de fa chambre, lorfqu'elle étoit renfermée avec fon époux : mes aboyemens lui faifoient entendre 1'approche de fes efclaves, & il n'étoit pas poffible qu'elie fut furprife, pendant que je veilloisexaaementpour fa fureté. Jugez donc, madame, fi ce ne fut pas avec un chagrin violent qu'elie put fe réfoudre a ordonner qu'on aöat me jeter dans la rivière; 1'on exécuta adroitement fes ordres; je fus faifi ; on m'attacha une pierre au col, & 1'on me porta dans la  OU LES AVENTURES DE FUM-HOAM. 49" la rivière de Martaban; Deriai fondoit en larmes , au fouvenir de mes petites gentilleffes9 & Kalem tachoit, par les careffes les plus tendres, de diffiper fa douleur, lorfque deux frères de fon mari défunt entrèrent dans fon appartement , fans qu'elie rut préparée a cette vifite ; 1'état oii ils la trouvèrent avec Kalem, ne leur permit pas de croire que cette fauffe vieille fut une femme; ils foupconnèrent Deriai de fe livrer a la débauche, & fe croyant affez convaincus de 1'outrage qu'elie faifoit a la mémoire de leur frère , ils fe jetèrent fur elle & fur Kalem , qu'elie tenoit entre fes bras, & les percèrent de vingt coups de poignard. Pendant que cette fanglante & cruelle fcène fe paffoit, j'étois dans la rivière k me débattre ; je vins a bout de couper avec mes dents la corde attachée a la pierre qui m'avoit fait aller afond, & étant remonte au-deffus de Peau, dom la grande froideur avoit amorti ma rage, je me fentis délivré de la brülante ardeur qui me dévoroit, & je repris ma courfe vers la maifon de Deriai; mais quelle fut ma furprife en y entrant , de n'y trouver que fang & qu'horreur de toutes parts! Les affaffins de Kalem & de ma chère maïtreffe étoient encore dans la maifon ; je me jetai k eux, je les mordis oü je pus les atteindre, & fi ma fQrce, avoit égalé ma fuTome XIX. ©  $0 CONTES ChiNOIS, reur, je les aurois dévorés. Ayant appris que j'étois malade, ils recoururent aux remèdes ordinaires pour fe faire guérir; mais, foit que nos dieux vouluffent lespunir de leur brutale cruauté, foit qu'il me fut encore refié quelques mouvemens de rage, ils moururent peu de tems après dans des accès de fureur fi violens, qu'ils fe dévorèrent eux-mêmes; pour moi, madame, livré au défefpoir , que je témoignois par des hurlemens afFreux, qui arrachoient des larmes des affiftans, je me jetai fur les corps de ces malheureux époux, de la mort defquels j'étois la caufe innocente, puifque j'aurois empêché de les laiffer furprendre , fi j'avois été dans ma fituation ordinaire; je léchai leurs plaies, & me refufant tout aliment, j'expirai bientöt de douleur k leurs pieds, &C je fus confumé avec eux fur le même bücher. ■g= = : ! ' 1 ■ 3- Ah! aimable petit chien, dit alors la reine de Gannan,que je plains ton fort &C celui de ces époux infortunés ! mais fage Fum-Hoam , vous fütes fans doute plus heureux dans le corps que vous animates enfuite? Pas de beaucoup, madame , répondit le mandarin.  ou Les Aventüres de Fum-Hoam. cf Hiftoire de Majfouma. S A NS fortir des Indes , je paffai dans le corps d'une jeune fille de Bifnagar (i) , & je naquis de parens autant relevés par la nobleffe de leurs ancêtres, que par leurs richeffes immenfes; on m'appela MalTouma , & mon père , qui n'avoit que moi d'enfans, mit tous fes foins a me chercher un mari digne de moi; lorfque je fus par* venue è 1'agede dix-fept ans, je n'étois nullement belle , au contraire, j'étois même un pevi contrei faite ; mais cela n'empêcha pas qu'un feigneur des mieux faits de Bifnagar, & d'une bravoure égale a celle des premiers héros des Indes, ne me recherchat en mariage; j'avois beaucoup d'efprit, & ce mérite réparant les défauts de ma perfonne, nous nous aimames avee une paffion fans bornes, que la jouiffance n'éteignit pas. A peine y avoit-il fix mois que nous étions mariés, que la guerre s'étant vivement allumée, entre le roi de Bifnagar & celui de Narfingue (i), Manfous, c'eft ainfi que s'appeloit mon (1) Ville au pied des montagnes de Gate, qui partage ce royaume entre les deux rois de Golconde & de .ViTapour. (2) Grande ville entre le golfe de Bengale, dans la cóte de Coromandel. Pi;  51 C o n t e s Chinois, époux, vola au fecours de fon prince; il commandoit un des principaux corps de fon armée, &, comme un foudre de guerre , il avoit taillé en pièce tout ce qui s'oppofoit k fa valeur, & fait pencher entiérement la vittoire de notre cöté, lorfque fe livrant a une ardeur trop inconfidérée, il perca jufques dans 1'armée ennemie ; tout fuyoit la pefanteur de fes coups ; mais n'ayant pu être fuivi des fiens , les ennemis, fe voyant ainfi maltraités par un feul homme, tournèrent tête & Penvironnèrent; ils refpeöèrent vainement fa bravoure , & lui crièrent de fe rendre; Manfour ne répondit a leur honnêteté qu'a grands coups de fabre, & fe jetant comme un lion fur eux, il fe défendit jufqu'au dernier foupir, &, percé de mille coups, il mourut fur un monceau d'ennemis, faifant envier fon fort a ceux même qui le mirent en eet état. Si la mort de mon époux fut arrivée au commencement du combat, les chofes auroient bien changé de face ; mais la fortune s'étoit déja déclarée pour le roi de Bifnagar, qui Pachetoit trop cher, puifqu'il venoit de perdre le foutien de fa couronne. Nos foldats, après la victoire, trouvèrent le corps de mon époux, la fureur étoit encore peinte dans fes yeux; ils me le rapportèrent en eet état. Ah! madame, je fus fi troublée en ce  ÖU LES AvENTURES DE FUM-HOAM. 53 moment,' qu'a peine pus-je proferer la moindre plainte, & répandre une feule larme; mes yeux fe couvrirent d'un voile mortel, & je tombai dans une foibleffe fi longue, que 1'on eut toutes les peines imaginables a me rappeler a une vie qui m'étoit odieufe. Déchirer mes vêtemens, m'égratigner le vifage & la poitrine, m'arracher les cheveux, toutcela fut le moindre témoignage de ma vive douleur; pour 1'augménter encore, je fis embaumer le corps de mon époux, avec les parfums les plus précieux; je le fis placer fur un lit magnifique, & le jour & la nuit, je lui lui donnois fans relache des marqués de la tendrefle la plus fincère , en Parrofant abondamment de mes larmes. II n'y avoit pas huit jours que je menois une vie auffi trifte, lorfqu'une bonne veuve, dont la chambre avoit vue fur ma maifon, courut un matin toute eflbufflée chez mon père : Seigneur , lui dit-elle, jufqu'a préfent votre fille avoit paffé pour un modèle de vertu conjugale, venez la voir fe démentir, enun moment de cette réputation que nous lui croyions fi légitimement acquife; elle eft a&uellement entre les bras d'un nouvel amant, qui la confole de la perte du brave & illuftre Manfour. D iij  54 Contes ChinoïsJ QUATRIÈME SOIRÉE. Suite & conclujïon de thijloire de Majfouma. M on père, continua Fum-Hoam, fut étourdi d'une nouvelle fi peu conforme aux fentimens que j'avois fait paroitre jufqu'a cette heure. Preffé par les follicitations de cette femme , il prit fon poignard ; ck , penetrant avec elle jufques dans ma chambre , il fut dans une furprife extréme, de ne trouver d'autre objet de ma tendreffe , que le corps de mon cher époux. C'étoit a fa belle bouche, que la mort avoit alors privée de fes plus vives couleurs, que je donnois miile baifers, lorfque cette femme , fans trop s'informer du motif de ma tendreffe , ck n'ajoutant foi qu'a une vue troublée, courut avertir mon père dn déshonneur qu'elie croyoit que je faifois a fa familie. Peu s'en faliut que le ^ieillard n'abbatït la tê;e a. cette indifcrette voifine , que la fuite déroba a fa colère. II me raconta le fujet de fa vifite ; ck prenant pitié de 1'état sffreux oü j'étois, il ne jugea point de meilleur remède a ma douleur, que  cu les Aventures'be Fum-Hoam. Jjj d'öter de devant mes yeux 1'objet de mon affliftion. Pour eet effet, il fit, malgré mes inftantes prières, ck fuivant les ordres du roi de Bifnagar , élever un biicher fuperbe au-devant de ma maifon , ck fe difpofa, eonformément a Pufage du pays , a y faire réduire en cendres le corps de mon époux. Prête a me voir privée de ce cher objet de ma tendreffe , que la mort m'avoit fi cruellement enlevé, je faifois des rugilTemens femblables a ceux d'une lionne qui a perdu fes petits lionceaux; ck , dans le tems que 1'on allumoit le feu du bücher, je montai fur la terraffe de ma maifon , ck m'élancant courageufement a travers les flammes, j'eus la confolation de mourir en embraffant mon cher Manfour. A peine eus-je quitté le corps de cette vertueufe indienne, que je p3ffai fucceffivement dans plufieurs autres dans lefquels il ne m'arriva rien de fingulier. Je fusabeille, grillon & fouris. Oh! combien, reprit Gulchenraz , devez-vous avoir vu de chofes fecrettes fous cette dernière forme ! Ce feroit, madame , continua le mandarin, vouloir trouver le fond d'un abïme, que d'entreprendre de vous faire le récit de toutes les friponneries que j'ai vues ou entendues faire fous cette figure. Que de filles j'ai vues n'en porter que le nom, ck fe livrer è D iv  5&* CONTES C H I N O ï S J des défordres extrêmes! Que de veuves remanees enfecret, ou vivantdans 1'incontinence! Que de vieillards revenus en enfance par 1'extravagance de leur conduite! Que de riches réduits a la dernière misère par la débauche! Que de gueux que 1'opulence rendoit infolens! Que d'bypocrites j'aurois pu démafquer fi j'avois eu.l'ufage de laparole! A combien de cadis nai-je point vu vendre la juftice Que de bonzes, de derviches & de calenders n'ai-je point connus pour être des fcélérats parfaits fous des dehors de mortification & de piété! Car enfin, madame , il n'y avoit ni cour, ni chambre, ni palais, ni confeil, ni appartement fi exaftement ferme , oü je ne puffe paffer ; & rien n'échappoit a un ceil qui voyoit tout, & que rien n'empêchoit de tout obferver. Mais , après avoir été fept ans fous la peau de cette* petite béte, & avoir parcouru une partie de Ia Perfe & des Indes, je péris enfin comme prefque tous mes femblables: je fus furprife & étranglée par un chat.  OU LES AvENTUR.ES DE FUM-HOAM. 57 Aventures de timan Ah^enderoug (i). Je me trouvai en un inftant k Ormus dans le corps d'un jeune homme nommé Abzenderoud, qui, par une profonde lefture de Palcoran, parvint k être ( z) iman. Malgré cette dignité qui devoit me rendre plus circonfpecï., j'avois toujours été fort libertin; mais le grand prophéte, par une punition affez fingulière , me remit dans le bon chemin. II y avoit dans mon quartier une jeune veuve d'une beauté achevée, & qui étoit fort foupconnée de galanterie; elle mourut étranglée par un os qu'elie avala en mangeant avec trop de précipitation; & comme fa maifon dépendoit de ma mofquée , je fus appelé pour 1'abdeft (3); & dans 1'émotion que je reffentis (1) Cenom'en perfan fignifie fleuve d'eauvive. (a) L'iman eft une efpèce de curé. (3) L'abdeft ou 1'ablution des corps eft un point des plus effentiels dans la religion de Mahomet; non-feuler ment fes fectateurs s'en fervent pour nettoyer les corps, mais ils s'imaginent encore , par ce moyen, purifier les ames de toutes leurs impuretés. Quiconque, parmi eux, feroit fa prière fans avoir fatisfait a ce devoir, pafferoit pour un pécheur abominable ; & les femmes mahométanesy obéiffeat fi ponfluellement, que le linge qu'elles  58 Contes Chinois, a la vue de tant de beautés, je ne pus m'empêcher de m'écrier avec beaucoup d'indifcrétion: Ah 1 grand prophéte, que je m'eftimerois heureux d'avoir goüté avec cette belle veuve les plaifirs que vous réfervez aux vrais croyans avec les (i) houris! A peine, madame , eus-je prononcé ces paroles indécentes a mon caractère & a ma fonöion , que ma main, qui étoit alors pofée fur le vifage de cette femme, fit un mouvement involontaire; fans favoir comment cela s'étoit fait, je me trouvai le doigt dans fa bouche, ck fes dents me le ferrèrent avec tant de violence, que je jetai des cris très-percans: mon étonnement fut égal a ma douleur, ck malgré tous mes efforts, je ne pus jamais retirer ma main. J'eus beau dernander pardon au prophéte de mon infoleace, mes prières ne furent pas exaucées; ck pour éviter le fcandale, je pris ck j'exécutai la réfolution de me couper le doigt, ck je me retirai tout en fang dans la maifon, quittent eft auffi propre que le linge blanc que prennent bien des femmes des aütres nations; non-feulement eet üfage eft établi pendant leur vie , mais même après leur mort; & ce font des imans ck. leurs muezins, c'eft-a-dire., des efpèces de vicaires, qui ont foin de laver les corps morts. (i) Ce font des filles vierges que Mahomet promet aux bons mufulmans dans fon paradis.  ÖU LES AVENTURES DE FüM-HOAM. 59 feignant d'avoir fait par mal-adreffe cette malheureufe opération, dont je fus trés-malade. Une punition auffi étrange me fit rentrer en moi-même, & m'attacha tellement aux devoirs de mon emploi, que j'y étois regardé comme un homme chéri du grand prophéte. J'étois fi fort adonné a la prière, qu'è quelque heure que 1'on entrat dans ma mofquée, on me trouvoit toujours lifant 1'alcoran, ou dans une profonde méditation. Tant de vertus causèrent de 1'envie aux autres imans. Ils apoftèrent une jeune fllle pour rn'engager a me fouiller avec elle ; je réfiftai courageufement a cette tentation , & je renvoyai cette impudique avec menaces. Elle fut fi irritée de la manière dont je 1'avois traitée , que , réfolue de s'en venger, elle s'abandonna a 1'un de ces imans, & ne fe fentit pas plutöt enceinte, que pouffant 1'impudence au fouverain degré, elle eut lahardieffe de m'accufer de lui avoir fait violence dans la mofquée même dont j'avois 1'adminiftration. Une telle profanation émeut le peuple contre moi. Mes confrères les imans ne s'y épargnèrent pas; & , par leur crédit, on me jeta dans un cachot des plus noirs, oü je fouffris cruellement jufqu'au moment des couches de cette malheureufe. Le cadi en ce moment m'ayant fait conduire au  '6o CONTES C H I N O I S) chevet de fon lit, faifit 1'inftant qu'elie reffentólt les douleurs les plus vives; & ayant de nouveau recu fa déckratión, j'allois être livré au dernier fupplice , fi je n'avois eu recours au même prophéte qui m'avoit fi févèrement puni au fujet de cette veuve. Puiffant Mahomet, m'écriai-je , en prenant dans mes bras 1'enfant auquel cette ealomniatrice venoit de donner Ie jour, vrai père des croyans, fource de lumière & de vérité, ne permets pas que 1'impofture triomphe de mon innocence ; dénoue la langue de eet enfant; qu'il déclare lui-même quel eft fon véritable père. A cette prière fi fervente , & accompagnée de mes larmes, le croirez-vous, madame ? 1'enfant , qui venoit de naïtre , prit la parole tfèsdiftinclement, nomma Piman qui étoit fon père, me déclara tres-innocent de la profanation dont on m'accufoit, & fit entendre que c'étoit a la follicitation de ce même iman qui étoit préfent, & de deux de fes confrères, que fa mère avoit entrepris de me perdre, & de m'öter la répntation avec la vie. Après une déclaration auffi authentique, je fus bientöt vengé de mes ennemis. La ealomniatrice & les trois imans , convaincus par la force de Ia vérité, avouèr«nt leur crime, furent conduits hors de la ville, & brülés vifs. L'on me rendit ma mofquée, & je  ÖU LES AVENTURES DE FUM-HOARÏ, él' fus toujours , depuis ce tems, regardé dans Ormus avec tout le refpedt. imaginable, Pour remercier 1'e/ifant qui avoit fait connoitre mon i<|nocence, jeprisfoin de fon éducation, je lui donnai une bonne nourrice, & ce jeune homme, qui par la fuite fuccéda a mon emploi, fit bien connoitre fa fainteté dès la mamelle, & donna encore en deux occafions des preuves très-vifibles du choix que Mahomet devoit faire de fa perfonne pour être le foutien de fa religion. Un jour que fa nourrice le tenoit entre fes bras , voyant paffer un cavalier perfan de bonne mine, richement vêtu, & bien monté, elle dit auffi-töt d'un ton de voix affez élevé, plüt a Dieu que mon enfant fut un jour femblable a ce magnifïque feigneur: 1'enfant quitta auffi-töt la mamelle, regarda fixement le cavalier , 6c prononca difiinctement ces paroles: ne fouffrez pas, feigneur, que je reffemble jamais a eet homme dont la confeience eft un égoüt d'iniquité. La nourrice étoit dans une furprife fans égale de cette réponfe , lorfqu'un homme que 1'on fuftigeoit paffa devant fa porte : ne permettez pas , grand Dieu, qu'il en arrivé jamais autant a mon fils, s'écria-t-elle; mais fon nourriffon fe tournant vers elle, fouhaita d'avoir le même fort: apprenez, lui dit-il,a ne jamais  CONTES CHINOrS; jugerfnrlesapparences; ce cavalier fi magnifique qui vient de paffer eft Ie véritable coupable du crime dont on p*nit eet homme ; fon innocence le rend tranquille dar* le fupplice même ; au milieu des outrages qu'il fouffre, il dit inceffamment je fuis content, Dieu me fuffit, c'eft lui qui me tiendra compte de ce que j'endure : ainfi eet homme a acquis par fa patience & fa réfignation aux volontés de Dieu, un degré fort éminent de mérite, auquel jefouhaite de tout mon cceur de pouvoir parvenir un jour. Comme un bon mufulman doit une fois en fa vie aller k Medine, & k la Meque, & que je n'avois jamais fait ce voyage, j'obtins du roi d'Ormus la permiiïion de Ie faire, je recommandai ma mofquée & ce jeune enfant | mon muezin (i) ; après bien des fatigues j'amvai au tombeau du faint Prophéte , je lui rendis grace de fa proteérion fi vifible, & après avoir fait fur Ia montagne d'Arafat le facrifice (i) accoutumé, je repris la route d'Or- (1) Le muezin eft une efpèce de vicaire. (2) Cette montagne eft fort proche de la Mecque ; les mufulmans y font ordinairement k corbanon , le facrifice du mouton. Ils prétendent qu'Adam '& Eve, après avoir été bannis du paradis 3 furent fépsrés 1'un de  OU LES AVENTURES DE FUM-HOAM. 63 mus, ou j'arrivai fi tard que les portes étant fermées je fus obügé de demeurer dans le fauxbourg; comme j'étois embarrafTé de favoir oii j'irois loger, je demandai le couvert a un homme que je vis fur la porte d'une maifon affez jolie ; il me fit entrer fort honnêtement, ck m'ayant fait paffer dans une falie affez propre, il me préfenta a. fouper, ck fit mettre k notre table une femme d'environ quarante ans qui étoit fort gracieufe : nous paffames gaiement la foirée, ck enfuite m'ayant conduit dans une chambre oü on me laiffa en liberté, je fermai la porte fur moi, 6k je me couchai; il y avoit quelques heures que je jouiffois d'un fommeil tranquille, lorfque je fus éveillé en furfaut par un fpectre affreux qui me tira par le bras. 1'autre pendant cent vingt ans, pour faire pénitence ; Sc qu'enfin fe cherchant 1'un Sc 1'autre , ils fe reconnurent öc fe rejoignirent enfemble fur le fommet de cette mon. tagne , laquelle , pour cette raifon , a tiré fon nom d'un mot arabe qui fignifïe connoitre.  64 Contïs Chinois, CINQUIÉME SOIRÉE. Suite & conclufion des aventures de Uiman Ab^enderoud. Les cheveux me drefsèrent d'horreur, lorfque au clair de la lune je vis diftinaement un homme tout nud , percé de plus de trente coups de poignard, & dont le fang couloit de tous cötés. Ne crains rien, fage Abzenderoud, me dit-il, je ne fuis point en état de te faire du mal, au contraire j'ai befoin de toi pour être vengé; écoute-moi feulement avec attention: j'étois il n'y a pas long-tems le maitre de cette maifon, & je me préparois è partir pour Hifpahan, lorfque ma femme avec laquelle tu foupashier, profita de cette conjoncrure pour m'affafliner, a 1'aide de mon frère avec lequel elle étoit en commerce criminel: après m'avoir Puri & 1'autre poignardé dans cette même chambre, ils m'ont porté dans un puits d'un petit jardin de cette maifon qu'ils ont enfuite comblé eux-mêmes. Un crime de cette nature ne doit point demeurer impuni : va chez le cadi  OU LES AvENTURES DE FUM-H.OAM. 6j Cadi (i) auffi-tót que tu fortiras de cette maifon, inftruis-le de ce que je viens de t'apprendre, qu'il puniffe les auteurs de ma mort, Sc qu'il donne a mon corps la fépulture que mérite tout mufulman qui a exactement fuivi la loi de Mahomet. Vous pouvez juger , madame, de quelle manière je paffai le refte de la nuit, après que le lpecire eut difparu; a peine le jour commencoit a paroïtre, que fortant brufquement de cette maifon fans prendre congé de mes hötes, je courus chez le cadi, auquel j'appris ce qui venoit de m'arriver; s'il n'eüt pas fu déja les principaux événemens de ma vie, il auroit eu de la peine a ajouter foi a mes difcours ; mais s'étant tranfporté fur le champ avec fes haz'as (i) dans cette maifon, ayant fait fouiller le puits qui étoit eomblé , il n'eut pas plutöt trouvé des preuves certaines de ce meurtre, que la femme Sc fon complice avouèrent leur crime & furent punis du dernier fupplice : on donna la fépulture au cadavre, Sc comme j'affiftai heette lugubre cérémonie, je n'épargnai pas mes prières pour le repos de fon ame : je rentrai enfuitedans ma maifon, Sc a peine cette (1) Juge du civü, du criminel & de la police. (2) Archers, Tornt XIX, E  66 Contes Chinois; même nuit y étois-je endormi, que le fpedtre m'apparut de nouveau, mais dans un état bien différent de celui dans lequel je Pavois vu la première fois; je fuis content de toi, me ditil; ton zèle charitable m'a procuré la fépulture , je t'en remercie , & je veux reconnoitre tes foins; demande-moi ce qui pourroit te faire le plus de plaifir, le grand Prophéte m'a promis de me l'acaorder en ta faveur. Après avoir rêvé quelque tems, comme j'étois entièrement détaché du monde, je ne fouhaitai ni richeffes, ni dignités, ni honneurs ; jevoudrois, dis-je au fpedtre, être averti de Pheure de ma mort huit jours avant qu'elie arrivé, afin qu'en bon mufulman, je me prépare a foutenir fans frayeur la vue du fouverain juge de nos bonnes ou mauvaifes adtions, lorfque je ferai prêt a lui en aller rendre compte. Je te 1'accorde, reprit le fpedtre, je viendrai moi-même t'en avertir; continue toujours exactement a fuivre la loi du grand Prophéte, a faire les cinq prières ordonnées par 1'alcoran, a ne pas manquer a 1'ablution fi recommandée par Mahomet, Sc tu verras approcher ce jour terrible fans le craindre; je raccontai a mon réveil cette feconde apparition a quatre ou cinq de mes arois, ils n'en firent que rire Sc n'y voulurent ajouter aucune foi; pour moi,perfuadé  OU LES AvENTURES DE FUM-HOAM. 6f qu'elie n-'étok pas le fruit d'une imagination échauffée, je ne m'appliquai qu'a faire de bonnes actions & a élever avec foin 1'enfant de 1'éducation duquel je m'étois chargé. Vingt années s'écoulèrent pendant lefquelles ce jeune homme marcha toujours dans la voie de la perfecïion, je le fis mon muezin, 6k j'eus tout lieu d'être content de fa reconnoiflance. Un jour que cinq ou fix de mes amis étoient venus me voir, je les arrêtai a diner ; nous paflames fort agréablement la journée, & un grand orage étant furvenu'vers la nuk, je les retins a fouper ck a coucher. Nous étions vers la fin du repas, lorfque j'entendis heurter a ma porte; j e courus avec une lumière pour voir qui me demandoit a une heure fi indue; mais quelle fut ma furprife de reconnokre 1'homme qui m'étoit déjè deux fois apparu: je te tiens parole, vertueux Iman, me dit-il, ck je viens t'annoncer que dans huk jours tu ne feras plus compté au nombre des vivans. A peine eus-je entendu cetarrêt foudroyant que je fentis un tremblement extréme dans tous mes membres; je rentrai dans ma faMe fi effrayé, que tous mes amis en furent alarmés, ck je leur en dis le fujet; quoique dans leur nombre il y en eut deux a qui il y avoit environ vingt ans que j'avois compté mes ayentures, ils me trai- Eij  68 C O N T E S C H I N O I S, tèrent tous de vifionnaire, & me dirent que les jeünes du (1) Ramadan, & les aufiérités extraordinaires que je faifois, m'avoient porté a la tête ; j'eus beau leur rappeller 1'hiftoire du mort, fon affaffinat, fes apparitions, ils perfévérèrent dans la même incrédulité ; mais moi, perfuadé de la vérité de fa prédiction, je me livrai a une trifteffe mortelle, non pas de regret de quittei la vie, mais de frayeur de n'être pas affez pur pour paroitre devant le fouverain créateur de toutes chofes. J'eus regret alors k mon fouhait; mais m'étant préparé très-férieufement k ce grand paffage, plus j'approchai de 1'heure marqués, plus je fentis que mon ame devenoit tranquille. Mon élève fondoit en larmes, & voyant que je me portois mieux qae je n'avois jamais fait, il tachoit de fe perfuader que le moment de notre féparation n'étoit pas encore fi proche. Enfin le jour fatal arriva, mes mêmes amis vinrent tous chez moi, ils me trouvèrent occupé k la lecture du livre divin que 1'ange du Seigneur didta au fouverain Prophéte, & ne purent retenir leurs larmes; Ia journée fe paffa fans aucun accident, la nuit vint, je vivois encore, & je commencois moi-même a croire (i) C'eft le carême des. mufuln^ns»  OU LES AvÊNTURES DE FUM-HoAM. 6$ que le fpeflre m'avoit trompé, lorfque voulant traverfer ma cour pour quelques befoins, plufieurs piliers, qui förmoient une efpèce de gallerie fur le haut de ma maifon, fe détacherent & me tombèrent fur la tête. Au bruit de ma chüte , mes amis accoururent, & me trouvant tout en fang & expirant, ils ne furent que trop convaincus de la vérité des prédiöions du fpettre. ■«r. ='_mj-i=3i >• < =8- Voila des événemens affez finguliers, dit la reine de la Chine ; ils m'ont fait d'autant plus de plaifir, qu'ils combattent un peu votre fyftême de la tranfmigration; mais je ne veux pas vous arrêter pour fi peu de chofe: continuez fage Fum-Hoam, & apprenez-moi ce que vous devintes enfuite. Le mandarin rougit a ce petit reproche, & pourfuivit ainfi. Hiftoire de la belle Al-Kaoulf. Je paffai les mers, madame, & j'entrai k Vifapour (x) dans la familie d'un riche mar- (i) Ville royale & capitale du royaume de Décan, dans la prefqu'ile entre le Gange, E iij  ?0 CONTES CHINOlSj chand indien dont j'animai la rille unique. Depuis huit ans que j'étois au monde, ma mère n'avoit eu que moi d'enfans, ck mon père voulant fe venger de la fortune qui lui avoit refufé un fils, s'atfacha a me procurer toutes lesperfections qui peuvent non feulement diftinguer une femme des autres perfonnes de fon fexe , mais même qui rendent un homme accompli; comme j'avois toutes les difpofitions néceffaires pour apprendre les fciences mêmes les plus abftraites, 6c que j'étois auffi adroite que belle & bien faite, j'eus tous les maitres propres k me cultiver 1'efprit 6c le corps, & je réuffis fi parfaitement dans tous ces exercices, que je devins bientöt le fujet des converfations de tout Vifapour. J'avois a peine feize ans, & j'étois parvenue dans un age oü les graces avoient répandu tous leurs agrémens fur ma perfonne : il n'y avoit pas un jeune indien de qualité qui ne fit tous fes efforts pour m'obtenir pour fon époufe; mais je ne fais par quel cruel caprice, mon père méprifant leurs recherches, prit le deffein de Itie donner k un vifir extrêmement vieux. Celui que j'époufai pouvant plutöt paffer pour mon trifaïeul que pour mon époux, il fit bientöt perdre toute efpérance k mes prétendans 5 quoique les fciences que je poffédois au foit-  OU LES AvENTÜRES DE FUM-HOAM. 71 verain degré m'euffent donné occafion de lire mille chofes tendres 6c galantes, comme les paffions ne s'étoient pas encore fait fentir en moi,jene m'étois jamais trouvée émue a ces lectures, mais 1'amour choqué de ma fimpiicité, révolta tous mes fens contre moi-même, quand il me vit entre les bras de mon vieil époux ; 6c par des réflexions continuelles il me fit comprendre le fttjet des larmes de tant d'amans pour leurs maitreffes, 6c que le fouverain bonheur étoit d'aimer 6c d'être aimé; ainfi gtiidé par la nature, par 1'amour 8c par les difcours des femmes de mes amies qui connoiffoient 1'horreur que je reffentois pour le vieux vifir je m'enflammai extrêmement fans connoitre 1'objet dont mon coeur défiroit la poffeffion. Mon mari avoit une fceur qui étoit veuve, hpeu-près de fon age; elle avoit infinirnent d'efprit, 6c comme depuis plus de vingt ans elle tenoit chez elle académie des plus favans de Vifapour, elle conjura fon frère de permettre que j'affiftaffe a leur affemblée : il m'accorda cette liberté, 6c je n'y eus pas plutot été introduite que j'y fus accablée de louanges pour quelques ouvrages que je leur lus; mais celles qui me touchèrent le plus me vinrent de la part d'un jeune feigneur indien appellc Dacüd. E iv  *}% CONTES C H I N O I j; S1XIÈME SOIRÉE. Suite & conclufton de F hiftoire de la belle Al-Kaoülf. Nos yeux fe rencontrèrent fi fouvent & avec tant d'attache, que nous reffentimes bientöt tous les mouvemens d'une violente paffion. Daoiid, fous des noms empruntés, charmoit les oreilles de tous ros académiciens par des vers délicats & des chanfons tendres & paffionnées: il n'eut pas de peine a remarquer que les ouvrages que je compoiois devenoient peu apeu de plus tendres en plus tendres, & m'entendant fouvent faire des difcours myftérieux dont lui feul croyoit pénétrer le fens, il prit enfin la hardieffe de m'écrire, & de m'expliquer par un billet tout 1'amour qu'il reffentoit pmrr moi. Je recus une extreme fatisfaction a la lefture de cette lettre, j'y fis réponfe, & nous nous écrivimes dans la fuite trés - régulièrement. I! y avoit plus d'un mois que ce commerce de lettres continuoit avec une extréme fatisfaction de notre part, lorfqu'un billet que j'écrivois a Daoiid étant malheureufement tombé entre  OU LES AvENTURES DE FüM-HOA&t. les mains de mon vieux mari, par lanégligence du porteur, il s'imagina que j'avois effentiellement manqué k mon devoir, & communiqua cette lettre a mon père. Ah! madame, pourfuivit Fum-Hoam, que de dureté je trouvai dans ces deux vieillards Leur premier deffein fut de me percer dé mille coups de poignard; mais voulant 1'un & 1'autre fauver leur réputation k laquelle ils s'imaginoient que je donnois une atteinte mortelle, ils s'avisèrent d'un expediënt affez fingulier. Direftement au-deflus de 1'endroit oü j'avois coutume de me coëffer, il y avoit un bufte de marbre repréfentant un de nos premiers rois, il étoit foutenu par une corniche, & arrêré par une broche de fer qui paflant k travers de la muraille fe rendoit dans une chambre qui n'étoit point occupée; ils accommodèrent cette broche de manière qu'en lachant la vis qui étoit dans 1'écrou, le bufte put tomber fur moi: ils m'obfervèrent par un trou qu'ils firent k cette muraille, & choififfant le tems que j'arrangeois ma coèffure, le bufte par leur moyen fe détacha avec tant de promptitudeque j'en fus écrafée avant que de 1'avoir vu tomber, & je fus ainfi punie d'un crime que je n'avois point commis. •S. ■ ■■ , =r= .—, ._. 1- ) 'S- Que je plains cette miférable Indienne, dit  74 Contes Ghinois; alors Gulchenraz, & que les pères font bl&« mables qui fe déshonorent par des alliances aufii dil'propoi tionnées. 11 eft vrai, madame , continua Fum-Hoam, que ce fut la la fource de mes malheurs; mais les fciences auxquelles mon père m'avoit fait inftruire, n'y contribuèrent pas peu, & je ne connus que trop par mon expérience, que le foin de régler fa familie doit faire toute 1'occupation d'une honnête femme, & que c'eft une efpèce de miracles, li voulant furpafler fon fexe, & s'attacher a 1'étude, 1'orgueil, ou quelqu'autre paffion plus a craindre, ne lui fait pas negliger fes devoirs. Hijloire de Je^dad. .A. u fortir du corps de cette malheureufe victime de 1'avarice & de Tintérêt, je ine trouvai tranfporté en un moment dans un village aux environs de Jolcos ( i ) que la nature avoit (i) Jolcos eft une ancienne ville de la Magnefie, province de la Theflalie , qui n'eft ;i pré'ent qu'un village appelé Jaco, fitué au piet! du Mant l:elion ou Petras. Cette ville eft le lieu de la naiiïance de Jaion » & d'oü il partit avec les argonautes pour la conquêie de la toifon d'or.  OU LES AVENTURES DE FUM-HOAM. 75 enrichi de tous fes dons; 1'air y étoit falutaire & pur ; des eaux claires comme le cryftal qua defcendoient du fommet du Mont Petras , arrofoient, par mille ruiffeaux d'une fraicheur extréme, des plantes d'une beauté fingulière ^ 1'on y voyoit des troupeaux de toutes efpèces, & la terre de cette campagne renfermoit dans fon fein des mines d'or & d'argent que la cu> pidité des hommes n'avoit pas encore fait fouiller. Un riche berger de ce village habitoit un cóteau charmant, ou il avoit fait batir une maifon des plus commodes} je naquis de ce berger & de fa femme; 1'on m'appella Jezdad, & la fortune qui me fut prodigue de fes graces, me fit paroïtre en ces lieux fous la forme de la plus belle fille que 1'on eüt jamais vu en Grèce. Un jour qu'imitant mes compagnes qui paffoient les journées entières auprès des claires fontaines, ou dans les fombres forêts a pourfuivre les daims légers , je parcourois nos bois, & que je devancois mon levrier, un berger d'une figure afFreufefe préfenta devant moi; ia peur en ce moment me donna des ailes, je me mis k fuir de toutes mes forces; & cette efpèce de monftre me pourfuivant avec une extréme légèreté, je me défiai de la vitetfe de mes pieds y je me retournai & je lui lanc^i mon dard ^  COtTTE J ChiNOIS; comme je n'avois pas la maln bieh afïurée , je manquai mon coup , & ce brutal m'ayant joint dans ce moment, alloit fans doute fe vanger de mes mépris aux dépens de mon honneur, lorf«m'un fort aimable cavalier accourant a mes cns , lui fendit la tête d'un coup de fabre. J'étois fi émue lorfque mon libérateur s'approcha de moi, que je n'eus feulement pas la force de le remercier; je n'eus pas celle non plus de m'oppofer a fes défirs, & s'il m'attaqua avec moins de brutalité que eet infolent qu'il venoit de priver de la vie , il ne fut pas moins hardi que lui dans fon entreprife , & parvint au même but par une route différente : je n'ev" pas plutöt repris mesefprits, qu'accablée de la douleur la plus vive , je lui fis mille reproches fanglans de l'aftioh qu'il venoit de commettre; mes larmes & mes cris redoiiblés na lui donnèrent pas le tems de me faire des excufes de fon emportement; il craignit qu'ils n'attiraffent du monde dans Pendroit oïi nous étions, Sc remontant a cheval, il partit comme un éclair. J'eus beau m'arracher les cheveux & file meurjrir le vifage, mon défefpoir n'apportoit aucun remède a ma douleur, & ïl augmenta de plus en plus, lorfque je nfappercus que je porïois dans mon fein des marqués certaines de mon malheur.  OU 1ES AVENTURES DE FuM-HOAM. 77 L'on avoit coutume de faire tous les ans k Jolcos une fête, pour engager les jeunes bergères des environs a éviter les furprifes de Pamour, & cette fête commen^oit par une purïfication que Pon faifoit en fe baignant dans une petite rivière qui prenoit fa fource dans la montagne: quelqu'excufeque j'apportaffe pour n'être point de cette fête, je ne pus m'en difpenfer ; mes compagnes m'obligèrent de les imiter , nous allames toutes fur le bord de la rivière, nousnousdéshabillamesfous une tente qui avoit été dreffée a eet effet, & croyant mieux cacher ma foibleffe que je n'imaginois pas être affez couverte par le voile que j'avois fur le corps, je mefourrai précipitamment dans Peau jufqu'au col; mais, madame , k peine en eus-je refTenti la froideur, que le miférable fruit de 1'indifcrétion de ce cavalier, treffaillant extraordinairement, je tombai évanouie entre les bras de mes compagnes : comme j'avois fur le vifage tous les fymptömes d'une perfonne mourante, on prit le parti de me porter chez mamère : jufqu'a ce moment perfonne ne s'étoit encore appercu de ma faute ; la limplicité de ces jeunes filles ne leur faifoit pas foupconner 1'état oü j'étois; mais ma mère n'eut pas plutöt jeté la vue fur moi, que faifant un cri fort inconfidéré: ah, malheureufe, s'écria-t-elle, plut aux dieux que tu fuffes  78 Contës Chinois; morte au moment de ta naiffance! Eh! ne voyez vous pas 1'origine de fon évanouiflement! Mes compagnes ouvrirent les yeux en ce moment, eiles ne furent que trop convaincues de ma faute, & la pudeur les faifant fortir 1'une après 1'autre , elles répandirent par-tout la nouvelle du malheur qui m'étoit arrivé:ma mort étoit décidée parlesloix de Jolcos ; on ne lavoit une pareille infamie que par fon fang , a moins que celui qui en étoit Pauteur ne fe préfentat pour cpoufer celle qu'il avoit déshonorée; ainfi je ne fus pas plutöt revenue a moi, que je lus mon arrêt de mort fur le vifage de tous les affiftans. SEPTIEM E SOIRÉE. Suite & conclujlon de l'kijloire de Je^dad* \j A douleur que j'avois de me trouver en eet état, la honte qui rejailliffoit fur ma familie, & Ia crainte du fupplice me fit faire une fauffe couche, après laquelle on ne différa plus de me conduire au lieu même oii, viöime de la brutale paffion de mon raviffeur , je devois trouver une mort certaine : ce qui augmentoit le défefcoir de monpère, c'eft que, fuivant le même  ©U LES AvENTURES DE FüM-HOAM. 79 ufage établi k Jolcos, il devoit lui-même trancher le cours d'une vie malheureufe qu'il m'avoit donnée lbus 1'afpecl: irritc des aftres. J'invoquois le ciel de tout mon coeur, je ie fu pliois de faire connoitre mon innocence, &C que mon crime avoit été involontaire ; j'en appellois k témoin les arbres fous lefquels je m'étois malheureufement trouvée avec ce téméraire cavalier; il fembloit que les dieux étoient fourds k ma voix , & je tendois déja la gorge au couteau que mon père tenoit d'une main tremblante , lorfque le prince Coulouf, fils du dernier roi de Jolcos, & qui depuis un mois au plus étoit monté fur le tröne, arrêta le bras de mon père. Berger, lui dit-il, fufpendez 1'effet de votre reffentiment, & n'obéiflez pas k une loi trop rigoureufe que j'abolis dès ce moment; cette belle fille n'eft point coupable, & le ciel qui ne veut pas que les innocens foient opprimés, m'envoye ici pour lui fauver la vie; comme c'eft moi qui lui ai ravi 1'honneur fous ces mémes arbres, il eft bien jufte que je répare ma faute en Pépoufant; regardez-la donc déformais comme votre reine, & rendez juftice k la fageffe de la belle Jezdad. Vous pouvez croire quel effet les difcours du roi de Jolcos fïrent fur les efprits de tous les bergers & bergères; Ia forêt retentit en un moment de mille cris de  80 Contes CHINOISj joie, 1'on y répétoit fans ceffe les noms de Cou« louf& de Jezdad; & ce monarque ayant fait approcher fes gardes, qui n'étoient pas fort éloignés du lieu que 1'on avoit deftiné pour mon fupplice, il m'embrafTa, me fit monter dans fon char, ainfi que mon père & ma mère, & nous fit conduire a fon palais, oii je 1'époufai avec toutes les folennités dues a fon rang. Je vous avouerai, madame, que 1'éclat du tröne auquel je venois d'être élevée me toucha moins que ma juftification ; je ne fus point éblouie de me voir au-deflus de mes compagnes; je n'oubliai point ma naiffance, & me faifantun extréme plaifir de fecourir les miférables , je ne paffai jamais un jour qui ne fut marqué par quelque bienfait envers le peuple : cette conduite me fit aimer tendrement de mon époux, & adorer pour ainfi dire de mes fujets, 6c ce ne fut pas fans répandre des larmes qu'ils me virent mourir au bout defeptanSjfans avoir laiffé de poftérité. i .fr iiii—r- ui-" .. i -■M'r* •" —1 —•~r^~—^ Hifloire d'Houfchenh & de Gulba^e. A pres avoir quitté le corps de Jezdad, je paffai dans celui d'un jeune enfant qu'un teinturier des fauxbourgs de Sciras ( i ) qui lavoit (i) Grande ville de Perfe proche la rivière de Bau- fes  OU LES AVËNÏURES DE FUM-HöAM. §t fes étoffes dans la rivière de Baudemir, trouva enfermé dans un coffre d'ébène, & qLie le courant des eaux jera auprès de lui. Cet homme ayantbnfélaferrure du coffre,. fut furpris d'y voir un garcon enveloppé de langes fort riches, & ornés de quelques pierreries qui lui firent croire que fa naiffance étoit illufrre; je lui tendois mes petites mains, comme pour implorer fon fecours & lui demander la vie; il fut touché de ma mifère, & me portarit a fa maifon, il me mit entre les bras de fa femme, qui parta-ea fon fait entre une fille qu'elle avoit k la mamelle & moi. A peine fus-jé parvenu a- 1'age depuberté, que ne me femartt aucune inclination pour le métier de men père putatif, j'employois tont mon tems k la chaffe, & lorfque vers lefoirje rentroisa la maifon, j'y apportois toujoursplus de gibier qu'il n'en falloit pour nourrir toute fa familie. Ma foeur de lait fe nommoit Gulbaze, & le teinturier m'avoit appellé Houfchenk: quoique je ne regardaffe Gulbaze qu'avec refpeft, la croyant ma foeur, je trouvois cependant tant de beauté en elle que je ne pouvoisla voir fans une extréme émotion. Un foir qu'après avoir mis k fes pieds un jeune cerf demir, dans la province de Farfy. Les rltis de Schiras font excellens & très-renommés dans toute la Perfe. Tornt XIX, p  8i Contes Chinois, dontje lui fis préfent, je Pembraflbis tendrement , Houfchenk , me dit-elle , le ciel m't-ft témoin avec quelle pureté je vous aime, & combien je m'intérefle a votre vie; vous me coüteztous les jours des larmes, & je ne vous vois point attaquer les bêtes féroces fans frémir; je crains tonjours que 1'on ne vous rapporte aulogis tout baigné dans votre fang. Au nom de la tendrelfela plus vive , quittez , mon cher frère, ce violent exercice, & rendez vous un peu plus affidu a la maifon. Ah, charmante Gulbaze ! m'écriai-je, ne me preffez pas de prendre un vil métier pour lequel j'ai une extreme répugnance ; jamais je ne ferai teinturier ; mon are feul & mes fleches me fuffifent, & j'aurois déja mille fois quitté la maifon paternelle pour prendre parti dans 1'armée de notre reine , fi je n'étois retenu dans ces lieux par un charme fecret. Vous êtes ma foeur , adorable Gulbaze, & je ne puis palfer avec vous, fans crime , les bornes de 1'amitié la plus étroite ; mais que ne donnerois-je point pour que la pafïion que jé reffens pour vous put être légitime ! Oui, je vous jure par Mahomet, que fi je pofïédois Ie tröne de 1'univers , je vous en mettrois la couronne fur la tête, quand vous feriez d'une conditionencore plas médiocre. Hélas ! mon cher frère, répondit Gulbaze en verfant des larmes  OU LES AvENTURES DE FuM-HoAM. 83 en abondance , que vos fentimens font conformes aux miens! J'ai mille fois fouhaité que nous ne fufïïons point attachés enfemble par les liens du fang ; & malgré ces obftacles invincibles, je fens croïtre k chaque moment ma tendreiïe pour vous; je me reproche même fouvent les carefTes que je vous fais ; elles aiarment ma pudeur, & je crains 1'ombre du crime plus que la mort même. Pourquoi donc m'arrêtez vous en ces lieux , repris-je avec une émotion extraordinaire ? Voulez-vous que nous y expofionsfans celTe notre foib'e vertu? Adieu , Gulbaze , je fuirez éternellement des appas aum" dangeretix que les vötres , & voila le dernier baifer que vous recevrez de votre cher .Houfchenk. J'exécutai, madame, pourfuivit FumHoam , cette réfolution , quoiqu'il nous en coütat bien des larmes; je fortis dès la pointe du jour, j'allai me préfenter a Pun des Vifirs de la reinedePerfe , & n'ayant pas voulu lui apprendre que j'étois le hls d'un teinturier, je lui dis que j'ignorois le nom de mon père, mais que fi j'en croyois la nobleffe de mon coeur, je me flattois de faire des a&ions fi écl'atantes, que la reine même n'auroit pas de honte de m'avouer pour fon fils. Cette petite vivacité le fit rire, il me donna de Pemploi, & voulant juger par lui-même fi raa valeur répondroit aux difcours F ij  §4 CONTES ChINOIS," que je venois de lui faire, il me recommanda au premier vifir, dont il étoit gendre, qui m'ordonna de lui fervir d'une efpèce d'aide de camp. Ce général étoit fur le point de donner une grande bataiile ; je combattis toujours a fes cö=* tés & fous les yeux de mon proteöeur; je leur fauvai la vie a 1'un & a 1'autre, & je fis de fi grands prodiges de valeur , que les ennemis me regardant comme le dieu tutélaire de la Perfe, n'ofèrent plus attendre mes coups. J'entrainai pendant toute la campagne la viftoire après mes pas ; &c le premier vifir, étonné de mon courage , me fit 1'honneur de publier hautement que 1'on me devoit uniquement le fuccès de cette journée, & de toutes celles qui fuivirent. Les ennemis furent entièrement défaits ; nous les fimes tributaires de la reine, & j'allai k Hifpahan ( i ) porter k fes pieds les marqués de leur foumifiion & de leur obéiffance. II n'y avoit que fix mois que la reine Dugmé , c'eft ainfi qu'elle s'appelloit, étoit veuve de Koudaddan, roi de Perfe, dont elle n'avoit eu que deux filles , lorfque je parus devant cette princeffe. Les vifirs 1'avoient déja preffée plus (i) L'une des principales villes de Perfe dans la province Dyerach, Si le féjour ordinaire des rois ds Perfe.  OU les aventurbs DE FüM-HoAM. 85 d'une fois de leur donner un maïtre; j'étois fort bien fait & fi couvert de gloire, qu'elle me regarda avec une extréme attention. Si ma na^ffance étoit obfcure, mes grandes adtions la relevoient tellement que 1'on me croyoit defcendu de ces premiers héros que 1'on dit avoir gouverné la Perfe dans les tems les plus reculés de 1'antiquité; & plus je cachois mon origine, plus on croyoit que ce myilère étoit «n jeu pour fonder Te coeur de Dugmé. En effet, cette princefie elle-même s'aveugla tellement fur ma naifiance, que je crus connoïtre dès ce moment que je ne lui étois pas indiiférent. HUITIÈME SOIRÉE. Suite de Vhifloire d'Houfchenk & de Gulbaze. IjA reine de Perfe avoit au plus trente-cinq ans, & jamais je n'avois vu une fi belle femme : fa taille étoit de celles que 1'on ne fauroit envifager fans admiration; fes cheveux, qui furpaffoient la noirceur de 1'ébène , relevoient la blancheur & la vivacité de fon teint; une proportion délicate & une exafte régularité xhr- F iij  86 Contes Chinois; gnoient dans tout fon vifage ; on y voyoit briller un amas de certains charmes qui enlevoient les cceurs les plus indifférens, & que 1'on ne peut exprimer; le feu de fes yeux étoit capable de porter le défordre dans 1'ame la plus tranquille ; fa bouche, qu'elle n'ouvrit que pour me combkr de louanges, me fit voir les dents du monde les plus belles & les mieux rangées; fes mains, qu'elle me donna a baifer, ne paroiffoient faites que pour tenir des fceptres & des couronnes; une noble fierté foutenoit tant de perfeaions, & j'en fus tellement ébloui, qu'oubliant en ce moment ma chère Gulbaze , je perdis 1'ufage de la raifon; je ne fai, madame, ce que je devins; mais après être revenu d'une efpèce d'évanouiffement, dans lequel j'étois tombé, je me trouvai entre les bras d'une vieille efclave de la reine, qui me fit appercevoir que cette princéfie m'avoit attaché au bras fon portrait, enrichi de diamans d'un prix extraordinaire. Après des tranfports qui paffent tous 1'imagination, je me retirai dans la maifon du premier vifir, fuivant 1'ordre qu'il m'en avoit donné ; il y arriva cinq jours après; je hu racontai de quelle mamère j'avois été regu de la reine, & il fut fifurpris de la magnificence de fon préfent, que m'embraflant avec une extréme tendrefie, feigneur Hcufckenk, me dit-il 3 la  OU LES AVENTURES DE FuM-HoAM. Sj forttine commence a vous regarder de bon ceil; je veux la forcer a reconnoïtre votre mérite , & j'efpère, avant qu'il foit un mois, vous placer fur le tröne de Perfe. Moi, feigneur, lui dis-je avec furprifel & de quelle manière ? En vous faifant époufer la reine Dugmé, me répondit-il: un héros tel que vous, eft feul digne d'être notre maitre; & puifque ce choix dépend uniquement de la reine,je périraiou je viendrai a bout de cette entreprife. Le vifir, perfuadé que j'aurois une éternelle reconnoillance de cette élévation, travailla a me tenir parole; il alla trouver Dugmé, & lui ayant exagéré mes fervices, il connut, par une rougeur qui lui couvroit le vifage a chaque fois qu'il prononcoit mon nom, la forte impreflion que j'avois faite fur fon coeur; il profïta de cette fituation favorable, & lui faifant croire qu'un homme d'une fi haute valeur ne pouvoit être que d'une naifiance illuftre , il la conjura , au nom de toute la Perfe, de me choifir pour fon époux; enfuite, faifant agir les autres vifirs, & même les foldats qui avoient été témoins de ma gloire, il la réduifit k demander du tems pour prendre une réfolution aufïi importante ; ainfi, fans paroïtre fatisfaire 1'extrême inclination qu'elle avoit pour moi, elle confentit, quelques jours après, k me placer fur le tröne F iv  88 Contes Chinois, de Perfe. Je vous avoue que j'étois enivré d'amour 6c d'ambition; Dugmé étoit la plus charmante princeffe de la terre, elle ne paroiffoit pas avoir vingt ans, & je me trouvois le plus heureux de tous les mortels, de voir la bonté avec laquelle elle recevoit mes feux. J'embraffois un foir fes genoux avec un profond refpefl:, lorfque lui voyant Pefprit agité , quel trouble vous inquiète , ma reine, lui dis-je en tremblant ? Auriez-vous regret a la parole que vous avez donnée k vos vifirs ? Non, Houfchenk, me dit-elle, mes fentimens font foumis aux intéréts de mon devoir , & les fouhaits de toute la Perfe me doivent être una fouveraine loi. Une fouveraine loi, madame , m'écriai-je avec émotion! Pourriez-vous croire que je vouluffe tenir de vos fujets, & non pas de votre feule inclination, le bonheur ineftimable de vous pofieder ? Ah ! trop adorable Dugmé, quelques fouveraines que foient les loix de Pétat, itn véritable amant les met audeffous de celles de 1'amour; il veut tout devoir a Pobjet de fa paffion, & ne regarde la politique que comme un obftacle qui a prefque toujours traverfé la félicité des véritables amans. J'examinai en ce moment le vifage de ma reine, j'y vis une altération manifefte; fes regards tronblés, qui fembloient ch.ercher les  OU IES AVENTURES DE FUM-HoAM. g?' miens, craignoient en même-tems de les rencontrer, & fi elle n'avoiten ce moment rappelé fa fierté ordinaire, fes beaux yeux, qui paroiffoient des plus languiffans, auroient peut-être lauTé échapper quelques traits qui m'auroient fait connoïtre tout ce qui fe pafioit dans le fond de fon cceur. Houfchenk, me dit elle, votre paffion eft vive, & je ne füis pas affez tranquille pour y ripondre ; laiffez-moi, je vous prie, chercher un repos que votre préfence & le fouvenir de votre mérite interrompent toujours, depuis le premier moment que je vous aï vu. Je me jetai de nouveau k fes pieds; elle me releva, me donna fa main a.baifer, & je la quittai en jetant fur elle un regard qui lui fit connoïtre tout le défordre de mon ame. Enfin, madame, la nuit qui précédoit mon mariage étoit venue, & je m'étois mis au lit pour y repofer quelques momens, Iorfqu'un rêve affreux troubla tout le plaifir de mon fommeil; ma chere Gulbaze m'apparut fondant en larmes : qu'allez-vous faire, Houfchenk, me dit-elie, avez-vous déja oublié toute la tendrefie que vous aviez pour moi ? Jeune téméraire, 1'éclat du tröne vous éblöuit; tremblez en y mettant le pied, vous allez vous y noircir d'un crime affreux, fi jc ne le partage pas avec vous. Je m'éveillai en furfaut dans un extréme  5<3 CONTES CHINOIS, effroi. Que fignifie ce rêve extravagant, m'écriai-je ? II n'y faut faire aucune attention, je ne puis époufer Gulbaze fans faire tort a la nature. Quelque réfolution que j'euffe prife a ce fujet, je ne pus vaincre ma frayeur; elle augmenta lorfque, quelques momens après , on vint pour m'habiller des habits les plus fuperbes , & que les plus grands feigneurs de Perfe me conduifirent dans la mofquée du palais, cü j'époufai la charmante Dugmé. Quelque raifon que nous euffions, la reine & moi, d'être contens, nous étions dans une très-violente agitation, malgré les efforts que nous faifions pour la vaincre. Je m'appercus le premier de celle de mon époufe , je 1'attribuai au regret d'avoir époufé un inconnu , & je lui témoignai la vive douleur que mes foupcons faifoient naitre dans mon cceur. Non, mon cher Houfchenk , me dit-elle, vos foupcons font injurieux a ma tendreffe; je puis, a préfent, vous avouer fans rougir a quel point je vous aime ; mais un ré ve que j'ai fait cette nuit me tourmente : le roi Bahaman mon père m'eft apparu; il m'a déftndu de vous époufer, & m'a prédit des malheurs fans nombre, fi je ne lui obéiflbis pas. Comme je n'ai pas affezlieu d'être contente de mon père pour refpeöer fa mémoire j malgré des ordres fi précis, je n'ai point héfité  OU LES AVENTURES DE FüM-HOAM. 9^ k vous donner la rnain, & voila le fujet de mon agitation. Ah ! ma chère reine, dis - je alors k Dugmé, un rêve pareil a fait le même effet fur mon coeur; mais j'y ai eu auffi peu d'égard que vous ; nos irnaginations échauffées ont produit ces fantömes; notre amour va bientöt détruire le vain obftaclé qu'ils ont voulu apporter k notre mutuelle fatisfa&ion. En effet, nous paffames le refte du jour avec affez de tranquillité. La nuit vint: on déshabilla mon époufe, fes efclaves la mirent au lit. Pour moi, après avoir renvoyé tous les vifirs, que je comblai de préfens, & fur-tout les deux a qui je devois le tröne, j'allai me mettre a fes cötés. II fembloit que rien ne s'oppofoit plus k mes défirs que la pudeur de Dugmé; je la conjurois de la bannir pour toujours, lorfque ma chemife s'étant ouverte fur mon eftomach, elle y remarqua , k la lueur des flambeaux de cire qui éclairoient notre appartement , une marqué qui repréfentoit parfaitement une tulipe; elle fit en ce moment un cri étonnant. Oh ! ciel, dit-elle, voila donc 1'explication de mon rêve; alers, me repoufiant avec une force extréme, elle fe jeta hors du lit, fe fauva dans un cabinet ou couchoit une vieille efclave qui 1'avoit élevée, & rtferma brufquement la porte fur elle.  "$i CTo ntes Chinois,' NEUVIÈME SOIRÉE. . Suite de Vhijloire dl Houfchenk & de Gulbare. Jugez, madame, de mon étonnement, pourfuivit le mandarin; je me couvris promptement d'une robe, je courus a cette porte ; on refufa de me Pouvrir, &, après plufieurs fupplications, je 1'enfongai, & trouvai la reine évanouie entre les bras de fa vieille efclave, appelée Sunghier. Quel eft donc le fujet de tout ce trouble , lui demandai-je, & pourquoi la reine, qui, jufqu'a préfent, a eutant de bontés pour moi, me fuit-elle avec horreur ? Expliquez-le moi, je vous en coniure. Sunghier, fans me répondre , ouvrit ma robe , & me voyant cette tulipe k 1'endroit du cceur : ah ! la reine a bien raifon, me dit-elle, c'eft cette fatale marqué qui la réduit en 1'état o\\, vous la voyez. Dugmé, en ce moment, ouvrit les yeux, elle les tourna languifTammtnt fur moi, & me tendant les bras: ah ! mon cher Houfchenk, s'écriat-elle,loué foit le grand prophete , de ce que 'je n'ai point fouillé mon lit par un incefte: vous  OU LES AVENTURES DE FUM-HOAM. $J êtes mon £ls. Moi! madame, lui répondis-je avec le dernier étonnemeat, cela eft impoffible; & puifqu'il faut que je vous inftruife de ma naiffance, dont je voulois vous cacher la bafiefle , 'je dois le jour a un teinturier des fauxbourgs de. Schiraz, furnommé Topal, paree qu'il eft boiteux; je n'ai jamais pu m'accoutumer a une vie fi méchanique ; emporté par mon courage, i'ai acquis quelque gloire dans vosarmées, & ma reine a eu Ia bonté de payer du don de fa mam & de fon coeur quelques belles affions qui ont eu Ie bonheur de lui plaire. Houfchenk, reprit aJors Dugmé d'une voix languiffante , plütau ciel que ce que vous dites füt vrai, & que Topal püt arracher de mon cceur 1'horreur fecrète que la nature m'infpiroit pour notre mariage, & dont ma tendreffe a triomphé; vivons comme frère & fceur jufqu'a ce que ce myftère fok éclairci, & partons dès demain pour Schiraz. II fallut me conformer aux volontés de la reine; nous partimes le lendemain , & nous arrivames au palais de Schiras, d'oü elle envoya chercher Topal. Quelle fut fa furprife, quand on 1'eüt introduit dans un cabinet, oh il n'y avoit que Dugmé, fon efclave & moi, d'apprendre par quel moyen j'étois devenu roi de Perfe! II fe profterna a nos pieds, & Ja reine  94 C o n t e s Chïnois, 1'ayant relevé: Topal, lui dit-elle , il vous fied mal d'être dans cette pofture; béniffez feulement le ciel d'avoir produit un fils dont la valeur éclatante a mérité le tröne, & venez vivre avec nous dans Populence & les dignités réfervées pour le père de l'illuftre Houfchenk. Ah! madame , répondit Topal en tremblant, Houfchenk n'eft pas mon fils. A qui donc dois-je le jour, m'écriai-je plus pale que la mort? Je 1'ignore, feigneur, me répondit ce bon homme; il y a environ dix-neuf ans que je vous trouvai dans un coffre d'ébène qui flottoit fur la rivière de Baudemir, & qui s'embarrafla dans les étoffes que j'avois mifes a 1'eau : les richeffes de vos langes & les bijoux dont vous étiez paré, me firent croire que votre naiffance étoit illuftre, & qu'il falloit que quelqu'aftre malin vous eüt condamné a perdre la vie avant que d'en connoïtre 1'ufage ; je vous tirai du coffre ; ma femme vous nourrit avec fa fille Gulbaze, & vous m'avez quitté, feigneur, au moment qu'informé de la répugnahce que vous aviez pour ma profeffion, j'allois vous inftruire de 1'obfcurité de votre naiffance. J'étois fi furpris du difcours de Topal, que je ne m'appercevois pas que la reine, renverfée fur fon fopha, répandoit des larmes en abondance. J'ordonnai k ce bon vieillard de fe re-  OU les AvENTURES DE FUM-HoAM. 95 tirer pour quelques momens; & me jetant aux pieds de Dugmé, que je fache du moins, madame, lui dis-je, par quelle aventure je vous dois le jour, & quelle raifon il y eut de m'expofer fur la rivière de Baudemir. Ah! mon fils, s'écria Dugmé, dois-je vous apprendre une chofe dont je ne puis me fouvenir fans horreur? & de quels termes me fervir pour le faire ? Mais comme eet horrible fecret n'eft fu que de la fidelle Sunghier &c de moi, & que vous avez un extréme intérêt de le tenir caché, je ne rifquerai rien de vous en inftruire, quelque répugnance que j'aie k le faire. Hijloire de Dugmé, reine de Perfe. B aham a.n mon père, & roi de Perfe, faifoit une partie de Pannée fa réfidence a Schiraz. II n'avoit que moi d'enfant, & plüt au ciel que je fuffe morte au moment de ma naiffance! La fultane ma mère ceffa de vivre que j'avois a peine douze ans, & pour mon malheur, je me trouvai trop belle. Mon père, qui étoit généralement aimé de tous fes fujets, penfa mourir de douleur en perdant la reine ; fes vifirs eurent beau lui repréfenter que fon afiliclion étoit trop outrée, il ne les écouta pas, & fe renfermant dans fen  96 Conies Chinois; férail, il ne vöulut voir perfonne pendant plus de trois mois. Je partageois fa douleur autant que mon age pouvoit me le permettre;&Bahaman, attendri par des careffes que ie lui faifois, fans croire qu'elles tiraffent a conféquence, ne put me regarder fans concevoir pour moi un amour criminel. Je n'avois pas aiTez de difcernement a mon age pour démêler fes fentimens; la feule nature me faifoit agir avec lui, & la tendreffe que je lui témoignois ne faifoit qu'allumer 1'horrible feu qui brüloit dans fes veines. Mais quand je commencai a approcher de ma quatorzième année, 1'age me rendit plus raifonnable ,& je devins plusréfervée avec Bahaman, Cette conduite le réduifit au défefpoir : il s'en plaignit a moi. Je ne favois que répondre. a fes plaintes, & je tachois de les éviter le plus que je pouvois , quand je me vis tout d'un coup attaquée d'une maladie tout-a-fait inconnue; je perdis 1'appétit, j'eus des vomiffemens continuels, & je feotis dans mes entrailles des mouvemens qui m'étoient nouveaux; celam'inquiétoit fort; & Pignorance de nos médecins alloit peut-être me caufer la mort, lorfque mon père ctant tombé dangereufement malade, tous les foins que 1'on prit de lui ne purent écarter de fon lit 1'ange de la mort, dont 1'approche 1'effrayoit extrêmement. Comme il s'appercut qu'3 n'avoit  OU LES AvENTURES DÜ FUM-HOAM, 97 n'avoit plus que quelques momens è vivre, & qu'il étoit prêt a rendre compte de fes adtions devant le redoutable tribunal de dieu, il fit fortir tout le monde de fa clïambre , a 1'exception de Sunghier & de moi : Approchez, ma fille, me dit-i!, recevez mes derniers adieux, & accordez-moi le pardon d'une faute que 1'exécrable paffion que j'ai concue pour vous m'a fait commettre; vous étiez trop fage & trop vertueufe pour y répondre; mais profitant d'un fommeil que je vous procurois tous les foirs, ainfiqu'a Sunghier, je me fuis'livré au plus déteflable de tous les crimes, en abufanc de votre innpcence; voila , ma chère Dugmé, 1'origine de votre maladie. Vous pouvez vous imaginer , feigneur , pourfuivit la reine de Perfe, ce que je devins en ce moment; la rage & le défefpoir me firent vomir mille imprécations contre Bahaman ; il les écouta avec humiliation. Je mérite encore plus que tout cela, me dit-il, mais faüvez 1'éclat; que toute la Perfe ignore & mon crime & votre honte. Je vous charge de ce foin, Sunghier, ajouta-t-il en parlant a cette femme; emmenez Dugmé hors de ces lieux, fes juftes fureurs feroient peut-êtrer connoïtre un fecret qui doit être enfeveli dans un oubli éternel; je vais donner ordre a préfcnt aux affaires de mon état, Sunghier m'arracha de To ni XIX, G  t)2 Contes Chinois, la chambre de Bahaman ; il y fit auffi-töt entrer fes vifirs, & m'ayant fait proclamer reine de Perfe , illeur ordonna de reconnoitre pour leur monarque celui que je me choifirois pour époux. Comme mon père avoit toujours gouverné fes fujets avec une grande douceur, Sc qu'il en étoit tendrement aimé, fes ordres furent pontmellement exécutés :on m'arracha du fond du palais, oii je me livrois au plus affreux défefpoir, pour me placer fur le tröne aufli-töt que Bahaman fut mort; Sc m'étant enfuite retirée dans ce même appartement, fous prétexte d'y pleurer un monarque dont je déteftois Sc dont je détefte encore la mémoire , j'y reftai fix mois fans me montrer au public, pleurant fans ceffe 1'infamie qu'un fort cruel m'avoit fait fouffrir. Quand 1'heure fut venue, j'y donnai le jour a un enfant qui vint au monde avec une tulipe marquée trés - diftinftement a 1'endroit du cceur; ce fut Sunghier qui recut le fruit du déteftable amour de mon père ; je ne pus le regarder fans frémir; mes entrailles fe révoltèrent contre lui; & dans le premier mouvement de ma füreur , j'ordonnai a Sunghier de Palier jeter dans la rivière de Baudemir, qui coule aux pieds de ce palais. Elle fortit aufli-töt, & revint après un quart-d'heure,' m'affurer qu'eile venoit d'exécuter mes ordres. Ah! feigneur, que la nature  OU LES AVENTURES DE FUM-HOAM. 95 eft forte & pniffante clans nos coeurs ! Tout mon fang fe glaca k cette nouvelle , j'eus regret a ma cruauté, & je plalgnis avec des larmes de fang ce malheureux enfant. Après avoir donné tin tems affez confidérable a ma douleur, & m'être entièrement rétablie , je parus aax yeux de mon peuple ; & malgré 1'extrême mélancolie qui ne m'a jamais quittée, il me tiouva fi belle, qu'il me prefioit fans ceffe de luidonner un monarque dont la poftérité put gouverner la Perfe. Enfin , trois ans après la mort de Bahaman , j'époufai le prince Koud-Addan, qui joignit la Circaflie a la Perfe. Ce monarque n'a eu de moi que des filles, & j'ai pleuré véritatablement fa mort, arrivée, il y a huit mois par une chute de cheval; c'étoit un prince aufii brave que vertueux; il m'aimoit avec une tendreffe fans égale, & ce n'étoit pas fans rougir que je paflbis fitöt entre vos bras. J'étois forcée de^ vous aimer par la voix de la nature; cette même nature répugnoit k 1'inclination qui me portoita vous admettre clans mon lit; 1'ombre de Bahaman m'avoit avertie de rejeter votre mariage; je regardois ce confeil comme une fuite de fa jaloufe fureur; mais, grace au ciel, la marqué que vous portez fur 1'eftornac m'a ' fauvée d'un fecond crime aufli affreux que le premier : les langes , les bijoux & le coffre d'é- G ij  100 contes chinois, béne , dans lequel Sunghier m'avoit depuis avoué qu'elle vous avoit expofé fur le Baudemir; la déclaration fimple & naïve de Topal, & mon cceur plus certain que toutes ces preuves, m'affurent que vous êtes mon fils: recevez donc, mon cher Houfchenk, ces embraffemens purs & détachés de toute paffion criminelle; & comme il n'eft pas néceffaire que le peuple fache des f&crets auffi importans, choififfezvous une femme dans toute la Perfe, époufez-la enfecret; j'adopterai tous fes enfans, & je les ierai paffer pour les miens : voila, mon cher Houfchenk, ce qui mettra le comble a ma joie & a ma félicité. DIXIÈME SOIRÉE. Suite & conclufion de Vhifloire d'Houfchenk & de Gulbaze. Ah, madame, m'écriai-je en ce moment, cette femme eft toute trouvée ! Ce fera 1'aimable Gulbaze, la fille de Topal, il y a fix ans que nous nous aimons avec toute la pureté imag'mable, comme je comptois qu'elle étoit ma fceur, Sc que je craignois que notre paflionne  ÖU LES AVENTURES DE FuM-HOAM. 101 devïnt crimindie , je qtiittai la maifon de celui que je croyois 'être mon père; le défefpoir m'avoit engagé a prendre parti dans votre armee ; j'y cherchois la mort, & je 1'aurois fans doute trouvée, fi le ciel, qui s'intérefTe vifiblement pour moi, n'avoit permis que comme un foudre de guerre , je terraffafTe vos ennemis , fans recevoir la plus legére bleffure. Accordez-donc , madame, a mes feux cette adorable fille, qu'après vous, 1'on peut dire être le modèle de toutes les perfeclions. Ah , j'y confens de tout mon cceur, reprit Dugmé : ordonnez a Topal qu'il aille chercher Gulbaze; j'ai un empreffement très-vif de la voir & de 1'embraffer. J'exécutai, madame , pourfuivit Fum-Hoam , les ordres de la reine de Perfe, Gulbaze parut une heure après avec toute la modeflie d'une perfonne de fon age; elle recut de la reine toutes les carefles imaginables. Cette princeffe me fit remarquer en elle mille graces qui me parurent toutes nouvelles ; &c lui ayant dit qu'elle favoit, è n'en point douter, que j'étois neveu du roi défunt, & qu'elle avoit quelque fcrupule de vivre avec moi comme mari & femme, elle ajouta qu'elle fouhaitoit que je 1'époufafie dans le moment même, & qu'elle ne vouloit de nous pour toute teconnoiffance, qu'un fecret inviolable de notre G iij  102 CONTES CHINOÏS, part & de celle de Topal ; je ne puis vous exprimer , madame , quelle fut la fatisfaftion que Gulba/e &l moi nous reffentïmes a des ordres fi précis : nous les exécutames fur le champ. Je devins Pépoux de cette aimable fille ; & la reine prit fur fon compte cinq garcons que j'eus d'elle , & qui pafTèrent pour être fes enfans. Au milieu de tant de lujets d'être contente, Di'gmé fe livroit très-fouvent a une noire mélanrolie ; & lorfqu'elle jetoit la vue fur moi, je voyois quelquefois des larmes qui couloient de les yetix malgré elle ; je fis ce que je pus pour difliper ,. par des plaifirs toujours nouveaux, les trifles idéés qu'elle fe rappelloit fans ceffe du roi Bahaman fon père ; elle fuccomba au chagrin mortel qui la dévoroit; elle tomba malade, & tout 1'art des médecins n'ayant pu lui conferver la vie, elle mourut entre mes bras &£ ceux de Gulbaze, après m'avoir prié, en préfence de tous les vifirs, d'époufer cette belle-fïile qui paffoit pour fa favorite. La mort de ma mère me caufa une douleur exceffive ; fuivant fes ordres, j'élevai Gulbaze fur le tröne; j'en eus encoie trois filles , & après avoir vécu 1'un & 1'autre dans une union parfaite jufqu'a une extréme vieilleffe ,, refpectés & honorés de nos enfans & de nos fujets, nous nous laffames des foins attachés k la cou-  OU LES AVENTURES DE FüM-HOAM, IOJ ronne; nous la remïmes k notre fils ainé, après avoir donné des apanages confidérables aux quatre autres & a leurs fceurs : nous ne nous confervames que la Circaflie , oü nous nous retirames , & oü nous eümes la confo'ation de voir regner la paix entre tous nos enfans , jufqu'au moment que par la volonté du grand prophéte, nous quittames, Gulbaze & rnoi, en un même jour , une vie qui auroit été a charge k celui ou a celle de nous deux qui auroit furvécu a 1'autre. J'avoue, dit la reine de Gannan, que cette hiftoire m'a fait beaucoup de plaifir ; & que les fituations en font tout-a-fait intéreffantes ; mais que devïntes-vous enfuite ? Hijloire de la belle Hengu. J E paffai, continua le mandarin, dans le corps d'une jeune fille de Cananor (i) , appelée Hengu. Mon père, qui étoit marchand de Fiquaa(i), (1) Le royaume de Cananor eft dans le Malabar; entre Décan & le Cap Comorin. (2) Fiquaa eft une efpèce de bière. G iv  iö4 Contes Chinois; étant mort quelque tems avant que je viffe lë jour , ma mère , qui continua fon commerce, m'élevoit avec autant de foin que fon état pouvoit le lui permettre : toujours retirée dans un petit appartement affaz propre , avec une vieille efclave nommée Gebra : j'y pafTois la journée a travailler a des ouvrages convenables k mon fexe, & je jouiffois de cette douce tranquillité qu'aucune paffion n'avoit encore troublée, lorfqu'un malheur, qni arriva dans notre maifon , dérangea tout 1'ordre de ma conduite. Plulieurs feigneurs indiens ayant un jour pris querelle dans notre boutique , on fit vainement ce que 1'on put pour empêcher qu'elle n'eüt des fuites facheufes : il y en eut un qui recut un coup de poignard dont il fut bleffé dangereufement : on courut promptement chercher un chirurgien pour le panfer; mais étant tombé dans un profond évanouiffement, on ne jugea pas k propos de le tranfporter chez lui, & ma mère le fit mettre dans fon propre lit; la plaie fe trouva trés - profonde ; mais comme elle n'étoiï pas mortelle , le jeune indien fut bientöt hors de danger; ü rendit graces k ma mère des foins qu'elle avoit pris de lui ; & avant que de quitter notre maifon, il faifit le moment qu'il y avoit le plus de monde dans la  OU LES AvENTURES DE FUM-HOAM. 105 boutique, & que ma mère étoit le plus occupée , & s'appuyant fur le bras de fon efclave, il entra Hans ma chambre fans que je m'attendiffe a cette vifite. Si je fus furprife k fa vue, la mienne fit fur lui une telle impreflion , qu'il penfa s'évanouir. Ah, mon cher ami, dk-il k fon efclave, tu ne m'as point trompé; voila la plus charmante perfonne qu'il y ait fur la terre , & que je m'eflimerois heureux d'en être aimé avec autant d'ardeur que je 1'adore. Je vous avouerai, madame, que je me trouvai dans une confufion extréme; je n'avois jamais vu homme fi bien fait que Cotza-Rechid, c'eft ainfi que s'appelloit ce jeune feigneur, & ma vanité fe trouva fi flattée par fes hommages refpedueux, que j'en fus éblouie. Seigneur, lui dis-je cependant, je fai la diftance qu'il y a de vous k moi; elle ne me permet point de devenir votre époufe, & j'ai trop de vertu pour être votre maïtrefle : ainfi je vous fupplie de cefier vos railleries; c'eft fort mal récompenfer les foins qne nous avons pris de votre vie. Ah, reprit Cotza - Rechid, je parle trés - férieufement; je n'ai jamais rien vu de fi parfait, j'en attefie tous nos dieux; qu'ils me puniffent de la mort la plus cruelle, fi je ne fais confifter mon unique bonheur k être aimé de 1'adorable Hengu, Gebra qui, jufqu'alors, avoit garde le  ïoö Contes Chinois, filence, crut voir la fincérité peinte dans les yeux de mon amant. Seigneur, lui dit-elle, ma jeune maïtreffe ne fe laiffera pas féduire par de fimples difcours , quoiqu'elle foit d'une naiffance fort inférieure k la votre : fa beauté , fi elle étoit connue de notre fultan , pourroit la placer fur le tröne de Cananor. Ah, je ne le fai que trop, s'écria Cotza-Rechid, & je ne prétends k fon cceur que par les voies les plus légitimes. Que vous dirai-je, madame, pourfuivit Fum-Hoam, Gebra fut gagnée par les préfens de mon amant; il feignit de retomber xnalade , pour avoir occafion de me voir plus commodément. II me donna, pendant plus d'un mois, tous les momens que ma mère étoit ala boutique : je le trouvai toujours tendre & foumis; je 1'aimai a mon tour avec une paffion égale k la fienne ; & après avoir pris avec lui, en préfence de Gebra, des engagemens, que je croyois bien fürs , je m'abandonnai fans réferve a tout mon amour. Ma mère ignoroit notre commerce; elle n'auroit jamais confenti è ce mariage fecret: ce fut auffi la raifon pour laquelle Gebra me confeilla de ne lui en point parler. II étoit tems cependant que ce myflère éclatat. Mon époux s'étoit retiré du logis, il y avoit déja du tems, ne pouvant plus y refter avec bienféance; & je fentois que j'allois bien-  OU LES AvENTURES DE FuM-HOAM. I07 tot devenir mère ; je ne favois quel parti prendre : celui de Penlévement, qui me fut propofé, me parut le plus fur. Je fortis de la maifon une nuit des plus noir.es , accompagr.ée de Gebra: mon époux nous attendoit a la porte de la rue ; il nous conduifit k un magnifique chateau qu'il avoit k une lieue de Cananor, & je commencai alors k jouir en liberté de fa chère préfence. Cette joie fut bientöt interrompue par une nouvelle qui me toucha trèsvi vemen t : ma mère fut fi fenfible a ma fuite, qu'elle en tomba dangereufement malade ; la fièvre la prit avec beaucoup de violence, & elle mourut en peu de jours, en me donnant toutes les malédictions imaginables , & qui n'eurent que trop tot leur effet. Je congus un cruel défefpoir de cette mort, dont j'étois la caufe ; & je me ferois mille fois poignardée , fans les foins de Gebra & de Cotza-Rechid, dont les empreffemens féchèrent bientöt mes larmes, & je 1'oubliai totalement pendant deux ans , que je paffai dans les délices que goütent deux amans qui s'aiment trèstendrement. Cotza-Rechid étoit le plus charmant & Ie plus amufant de tous les hommes. II étoit fans ceffe a mes genoux, & me protefbit que fon amour dureroit jufqu'au tombeau. Lorfque je  ib8 Contes CHINOISjl crus mfappercevoir en lui de quelque refroïdiffement, je fis mes efforts pour en découvrir la caufe; & comme je n'y pus parvenir , je m'abandonnai k une douleur fi vive, que je n'avois plus un moment de repos. Mon fommeil, lorfque je commencois k vouloir dormir, éjoit extraordinairement agité : je voyois en rêve cent fantömes extravagans , inconnus dans la nature , & plus bifarres les uns que les autres; & les fonges affreux fe ferminoient toujóurs par des menaces que ma mère me faifoit, que je ferois bientöt puriie He la dureté que j'avois eue pour elle. Cotza-Rechid qui me négligeoit fort, & qui, depuis quinze jours, fans faire attention a ma douleur, faifoit fa réfidence k Cananor, parut un jour fenfible a mes maux. Après m'avoir fait quelques légères careffes, il me propofa de prendre 1'air hors de fon chateau; & comme je n'avois point d'autres volontés que les fiennes, je me difpolai k lui obéir, après avoir ajouté quelques ornemens a ma beauté, pour lacher de réparer le tort que mon affliéfion & mes infomnies lui avoient caufé. Nous montames , Gebra & moi, dans un Palanquin , & Cotza-Rechid a cheval : nous fïmes ainfi deux bonnes lieues, & nous arrivames k une petite maifon champêtre qui lui appartenoit. C'étoit  OU LES AVENTURES DE FUM-HOAM. 109 la fituation la plus riante que 1'on put voir. Un vieil indien, qui en avoit le foin , vint nous e» ouvrir la porte ; les jardins étoient d'une propreté achevée, & une fontaine d'eau vive & délicieufe nous ayant invité de nous afleoir fur les bords de fon baflin, 1'on nous y fervit des fruits excellens. Je remarquai une inquiétude extréme fur le vifage de Cotza-Rechid; il ne mangeoit point, il détournoit fes regards de deffus moi. Qu'avezvous donc, mon cher époux, lui dis-je tendrement, & en quoi ai-je eu le malheur de vous déplaire ? II ne me répondit point : un torrent de larmes qui me couvrit alors le vifage , acheva de porter la confufion dans fon ame. Je m'évanouis entre les bras de Gebra; & après être revenue a moi-même, je fus dans un étonnement fans égal de ne plus voir auprès de moi Cotza-Rechid , & de trouver k mes pieds une bourfe de velours verd trèspefante.  tlO CONTES CHINOIS, O N Z L.È ME S O I R É E. Suite de l'hïjloire de la belle Hengu. Cxebra ayant promptement ramafle Ia bourfe, l'ouvrit; elle la trouva pleine d'or, accompagnée d'une iettre pour moi. Figurez-vous, madame , ce que je devins, en y lifant a peu prés ces paroles. « Des raifons particulières m'ont obligé de » me marier. J'époufai, il y a huit jours , la » fille du Gouverneur de Cananor, & je dois » la conduire demain a mon chateau. II faut, Vf Hengu , que vous lui cédiez une place qui » lui appartient. Pour vous dédommager de » Ia perte que vous faites de mon cceur, je » vous laiffe maitreffe abfolue de cette maifon » & de fes dépendances, doat je vous fais » préfent, ainfi que de cinq mille roupies d'or : » tachez d'y vivre tranquille avec Gebra , & » ne faites point d'éclat, fi vous ne voulez » déplaire a Cotza-Rechid ». Je n'entreprendrai point , madame, dit le mandarin , de vous raconter quelle fut ma rage , quand je revins de la première furprife oü  OU LES AvENTURES DE FUM-HOAM. III me jeta la lecture de cette lettre : il n'y a qu'une perfonne outragée au dernier point qui puilfe bien connoïtre 1'état ou je me trouvai. J'en fus fi vivement pénétrée, que je m'étonne comment je n'en mourus point; & mon coeur livré a tous les affauts de la jaloufie &c de la fureur, médita les plus noirs defTeins. Malheureufe Hengu, m'écriai-je , puifque par un outrage que 1'on fait a ton fexe, on te privé de 1'cxercice des armes , & par conféquent du plaifir de pouvoir laver ton affront dans le fang, cherche une autre voie pour te venger del'ingrat qui t'abandonne; qu'il périffe, ainfi que ton odieufe rivale , par le poifon le plus fubtil. Mais, continuai-je, eh comment exécuter ce ridicule projet ? Toutes les voies ne te font-elles pas fermées pour y réuflir ? Ah! meurs donc plutöt mille fois que de furvivre k 1'infidélité de ton époux. Alors , me faififfant de mon poignard , j'allois me aélivrer de tous mes tourmens, lorfque Gebra me 1'arrachant, me promit que, fans rien rifquer, elle viendroit k bout de perdre ma rivale, & de me rendre le coeur de mon cher Cotza-Rechid , mais que pour y parvenir, il falloit ufer d'une grande diffimulation. Cette promefle tarit la fource de mes larmes ; & je me préparois a 1'écouter avec at-  11X CONTES ChINOIS,* tention , lorfque le vieillard indien , qui avoit le foin de cette maifon, vint avec fes filles fe profterner a mes pieds. Madame , me dit-il, je viens faire hommage a ma nouvelle maïtreffe : voila 1'écrit par lequel Cotza-Rechid vous fait donation de tous les biens qu'il pofTede en ces lieux : nous étions fes efclaves , nous devenons les vötres, & nous efpérons trouver en vous autant de bonté qu'en Cotza-Rechid, qui étoit le meilleur maïtre du monde. Je recus les foumifïions de ce bonhomme & de fes filles avec douceur; & fentant que j'avois befoin de repos , je me retirai dans un appartement d'une grande fimplicité, mais d'une propreté charmante , & dont les vues n'étoient bornées que par des campagnes délicieufes qui dépendoient de cette maifon. J'y trouvai toutes mes hardes, que mon perfide y avoit fait apporter fans que je le fufle. Cette vue renouvella toute ma douleur; c'efl donc pour toujours que je vous ai perdu , mon cher époux, m'écriai-je ? Vous m'avez lachement trompée ; & abufant de ma fimplicité & de vos fermens' affreux, vous m'abandonnez pour vous jeter entre les bras d'une autre. Ah! je ne furvivrai point k ce malheur. Que vous êtes vive, me dit alors Gebra; fiez-vous k moi, ma chère Hengu, vous ferez bientöt: yengée.  Oü LES AVFNTURES ÖE FüM-HÓ AM0' Jjj Vengé'e. Les nouveües promeffes de Gebra appaifèrenr un peu mon déïefpoir. Elle m'ih&tk fit de fes deffeins, &'j'eh attendis 1'effet avec impatience. Cotza-Rechid voüs a trop airnd pour vous abandonner fans retour • me dit Gebra ; il ne manquera pas de venir avant qu'il fort peu dans ces lieux. II sWormera de vos efclaves de quelle manière vous y vivez - feignez d'avoir beaucoup de tranquiÜité; mar^ quez ; autant que vous le pourrez, une Iibertc4 d'efprit qui témoigne votre detachement pour lui, je vous réponds bientöt du fuccès de meé charmes. Je fuivis très-exaöemènt les confeils dé Gebra; je mc contraignis devant Ie vieillarcl & fes filles: j'affeftai même quelquefois beau« coup de gaieté , & je parlai fi fouvent contrè les engagemens de coeur auxquels notre fexe fe livre trop aifément, que mes difcours, quï étoient rapportés è Cotza-Rechid, lui flrerit eroire qu'il pouvoit me voir fans craindre mes reproches. En effet, tiri jour que je m'y attendois le moins, & qüe je me promenois dans* mon jardin, je le vis tout d'un coup paroïtre; Je fuis content de vous, Hengu, rue dit-il; vous, avez pris le bon parti ; 1'emportement vous auroit pour jamais bannie de mon coeur, rivet paifible en ces lieux, & perméttez quï Tome XIX, ^ H '  114 CONTES C H 1 K O 1 8; je vienne quelquefois y interrompre votre fo- litude. Je répondis conformément a fes défirs & aux inftructions de Gebra ; èc comme la converfation ne pouvoit guère fe terminer fans qu'il fe préfentat quelqu'oecafion de parler de fa femme, je lui demandai fi elle étoit affez belle pour efpérer de fixer éternellement fon cceur. II m'en fit alors un portrait qui m'auroit fait mourir de douleur , fi je n'avois eu la force de me contraindre ; mais je fus fi bien entrer dans tous fes fentimens, qu'il ne s'appercut point de Fémotion dans laquelle j'étois; & continuant a me détailier toutes les perfections du corps & de 1'efprit de ma rivale, qu'il élevoit audeffus de tout ce qu'il y avoit de plus beau, je 1'arrêtai pour lui dire que je lui cédois en tout, mais que, pour la chevelure, je ne connoiffois aucune femme qui put fe flatter de 1'avoir plus belle que moi. II fe mit a fourire. La difpute s'échauffa ; &, comme il ne m'étoit pas permis d'aller jufqu'a fon chateau, je le priai de m'apporter quelques-uns de ces beaux cheveux qu'il vantoit tant, pour les comparer aux miens. 11 me le promit; & après avoir paffé avec moi le refie du jour, il fe retira. Gebra, charmée que j'euffe fi bien profite de fes legons , n'eut pas plutöt entendu les promeffes de mon infidelle époux, qu'elle fut  bü LÈS AvÈNTURES DÉ FuM-HOAM. itf promptement chercher des herbes peftiférées4 des pierres & des racines inconnues k tout autre qu'a elle; Sc, par des charmés puiflans k quoi elle étoit inftruite dés fa plus tehdre jeuneffe, elle prépara une mört funefte k ma rivale. Le moment que je fouhaitois avec tant d'ardeur arriva enfin: Cotza-Rechid vint me voir environ quinze jours après fa première vifite; Voyez, me dit-il en m'abordant, fi je fuis préVenu en faveur de mon époufe; examinez cette bouclé de cheveux , & convenez que leur noireeur & leur brillant eft fort au deffus des vötres. Je m'approchai d'une fenêtre pour les voir au plus grand jour ; 6c feignant de les regarder avec attention, fen déröbaiune partié que je lachai dans mon fein, & je lui rendis le refte, après être convenue, par complaifance 6c pour mieux 1'éblouir, que les miens ne pöu* voient pas entrer en comparaifon avec ceux de ma rivale. II fit un grand éclat de rire alors; 6c parohTant charmé de ma bonne foi, il fut toute la journée d'une humeur charmante, & ne me quitta que fort tard. h ij  Ïi6 C O N T E S C H I N O I S,' DOUZIÈME SOIRÉE. Suite & conclujion de l'hifloire de la belle Hengu. Je ne fus pas plutöt hors de la préfence de Cotza-Rechid, que,pleine de mon reflentiment, je me préparai a la vengeance avec toute la ponöualité néceffaire dans de pareils myftères. La nuit répandoit fon ombre épaiffe fur la terre, lorfque Gebra & moi, les cheveux épars & demi-nues, nous étant placées en pleine campagne , nous appelames a notre fecours les génies les plus malfaifans. A nos horribles con*jurations, nous vimes bientöt les étoiles perdrè leur lumière , & marquer, d'efpace en efpace, des traces effrayantes de leur changement de fituation. La lune, qui pour lors étoit enfermée dans un nuage épais, nous mettoit dans une obfcurité qui étoit légèrement diffipée par deux torches de poix enflammées que nous avions a la main. Elle paroilfoit, tantöt enfanglantée, & tantöt brillante de flammes & de feu, Sc nous voyons diftinaemeot tomber autour de nous une pluie d'étincelles ardentes, au beu  OU LES AVENTURES DE FuM-HoAM. 117 d'une rofée falutaire & nourriffante. Je commencois a reffentir une extreme agitation a la vue de tant de prodiges, lorfque Gebra, frappant trois fois 1'air d'une baguette puiffante „ & pronongant les noms les plus barbares avec des contorfions horribles, fecoua fur la flamme de nos flambeaux les cheveux que j'avois dérobes k Cotza-Rechid, & conjura les divinités des enfers, qu'ainfi que ces cheveux fe brüloient & fe confumoient, la perfonne de qui ils étoient , fut en ce moment confumée & détruite. Je commencois a jouir d'une pleine vengeance, & je m'imaginois déja voir ma rivale toute en feu , lorfque je me fentis, tout-d'uncoup , atteinte d'une ardeur extraordinaire qui me bruloit les entrailles ; mon fang fe coa°-jla mon coeur fe rétrecit, mes membres fe deffcchèrent; &, au grand étonnement de Gebra, je tombai k terre en pouflant les gémiffemens les plus affreux. Ah ! perfide Cotza-Rechid, m'écriai-je d'une voix mourante , tu as bien connu quel ufage je voulois faire des cheveux de ta femme ! tu m'as, fans doute, apporté les miens propres dont je t'avois fait préfent lorfque j'avois le bonheur de te plaire, & je me donne la mort a moi-même en voulant la procurer k ma rivale Je n'eus que le tems de H iij  Ïl8 Contes Chinois, prononcer ce peu de paroles ; mon ame , frtif» trée de fa vengeance , fortit de mon miférable corps avec des cris capables d'effrayer les plus intrépides ; 6f Gebra , ne voulant point me furvivre, fe perca le cceur d'un coup de pojr gnard. Mais, madame, dit alors, Fum-Hoarn , paffons 1'éponge fur une mort auffi triüe & que je méritois bien, En quittant le corps de cette malheureufe fille, je me trouvai , fans inter-? ïiiption , dans différens états peu intérefTans, Quel plaifir auriez-vous d'entendre le récit des dangers que j'ai courus foiis la forme d'un ferpent, la trifte & ennuyeufe vie que j'ai menée étant chouette & chauve-fouris , les plaintes amoureufes que je faifois fous la figure d'un tendre roflignol, les malices continuelles auxquelles je m'étudiois étant linge ? Ah ! pour celles-la, interrompit la reine de la Chine, je yeux les fa voir, & vous me ferez un trés-grand plaifir de me les raconter. Puifque votre majefté le fouhaite, dit le mandarin, je vais la fatisfaire.  ou les aventures de fum-hoam. iij Aventures du Jïnge Moroug. Quelque tems après ma naiffance dans une forêt des Indes, je fus pris de la glu dont je fus affez fot pour me frotter les yeux, en voulant imiter un chaffeur, a qui j'avois vu fe les laver dans un baffin plein d'eau, & 1'on me vendit k un jeune chinois, qui me nomma Moroug , & qui, en me faifant jeüner très-févèrement lorfque je n'obéiffois pas a fes commandemens, tné rendit fi fouple & fi adroit, que je paffois pour un prodige. II m'avoit acheté un petit cheval que je maniois avec autant de dextéïité que le meilleur écuyer, & j'avois coutume , pendant fa courfe, de faire fur lui des fauts fi légers, que 1'on en étoit dans la dernière furprife. En effet, dans toutes les villes des Indes par oii je paffois, 1'on ne me regardoit qu'avec admiration. Mon maïtre y ayant' fait un profit confidérable, réfolut de retourner a Cambalu , oii je ne lui valus pas moins d'argent que dans les Indes; les enfans m'apportoient avec profufion toutes fortes de fruits. Comme je jouois avec êux fans leur faire aucun mal, c'étoit k qui me feroit le plus de careffes, & je rapportois tous les jours une bourfe pleine d'argent que j'avois attachée k ma h if  ï \q C o n ï e s C h i n o. 1 s ; celnture , que je ne manquois pas cle gagner ou d'efcamoter a cette jeunefie, qui n'avoit pas de plus grand plaifir que de s'amufer avec.moi. Une bonne femme de Cambalu , dont la maifon joignpit par derrière a celle oii lo* geoit mon maïtre ,. s'étoit laiffée mourir ; comme de deffus un petit toit je 1'avois vu emporter hors de fon appartement, je -réfolus d'imiter les plaintes que je lui avois entendu faire; je me coulaiadroitcment dans fa chambre, je mis une chemife & une coëffure cle la défunte , & m'ctant fourré dans fon lit, j'attendis que 1'on fut revenu de 1'enterrement pour jouer. une farce qui penfa me couter la vie. Les principaux pareus de cette femme étant alors entrés, dans fa chambre, je ne les eus pas plutöt vu recommencer leurs hurlemens, que fortant la tête hors du lit, je fis les grimaces les plus hideufes. Ces bonnes gens, effrayés d'un événement fi nouveau, & s'imaginant que j'étois Ie disble, fe fauvèrent tous avec précipitation : voila 1'alarme dans la maifon ; 1'on courut prqmptement a Ia communauté des bonzes, les avertir de cette étrange aventure. Le plus ancien de ces prêtres affembla fes camarades, &c s'étant tous munis de torebes, ils vinrent deux è deux a la chambre de Ia défunte. Jc m'étois tranquühment renus .au lit, lorfque. .je vis  ©U LES AvÊNTURES DE FUM-HOAM. III arriver ce beau cortège. La peur étoit peinte Air le vifage de tous les bonfes, cela m'encouragea; 6c k peine en eus-je vu entrer une douzaine, que , fortant brufquement du lit, je fautai fur les épaules de leur chef, & lui 'mordant le nez & les oreiiles , je lui fis faire des cris fi aigus , que fes confrères , fe culbutant les uns fur les aiifres , 1'abandonnèrent a ma fureur. Je fermai alors la porte fur nous , je le battis tout k mon aife, &c après lui avoir déchiré fes habits en lambeaux, je lui jeraiau nez la chemife Sc la coëffure de la vieille, & m'élancant par la fenêtre, je regagnai le toït, & je rentrai dans le logis de mon mnïtre. Ce pauvre bonze, après fa première frayeur, £?appercut bien d'abord è qui il avoit a faire; mais comme il n'ëtoit pas le plus fort, il fouffrit mes coups avec béaucoup de patience, & en homme d'efprit, qui fait tirer avantage de tout, ilne m'eut pas plutöt vu hors de la chambre, qii'ouvrant la porte, il appela les autres bonzes, 6c leur reprochant'leur lacheté, il leur dit qu'il venoit de combattre un des plus puiffans démons , & qu'après une défenfe opiniikre, dont il portoit des marqués, il l'avcüt contraint k lui ceder Sa viGoirc. Alors ayant en fa préféncefait murer la fenêtre par oü j'étois entré dans cette fhambre, il fertit de la maifon, oomblé de pré-  tu Contes Chinois; fens & de gloire, & chacun le regardoit comme un faint homme. Cela ne fuffifoit pas pour lui, je pouvois paroitre encore fur les toïts de cette maifon, & par-la découvrir la pieufe tromperie. II s'informa adroitement de Pendroit oü demeuroit mon maïtre, & lui ayant rendu vifite a la pointe du jour, il lui raconta naturellement fon aventure , & le pria de changer de quartier. Comme il n'y a pas beaucoup de différence entre un pareil bonze & une efpèce de charlatan , tel qu'étoit mon maitre, ils furent bientöt d'accord, & nous allames demeurer dans un endroit fort éloigné; de forte que cette aventure comique fut toujours ignorée dans Cambalu. On ne parloit, au refte, dans toute la ville que des merveilles que je favois faire; ma réputation pafia jufques dans le férail du fultan; & la fultane favorite, appelée Alifchak, qu'il venoit d'élever fur le tröne, ayant eu envie de me voir, ce monarque, qui ne pouvoit lui rien refufer, ordonna a mon maitre de me faire faire tous mes exercices en fa préfence. Elle fut charmée de mon adrefTe ; &c ayant témoigné une extreme paffion que je lui appartinlfe, il fallut qu'Yvam ( c'efl ainli que fe nommoit mon maitre ) me remit entre fes mains, & qu'il fe contentat d'une gratification très-confidérable de Ie part du roi de la Chine.  OU LES AVENTURES DE FUM-HOAM. IZJ TREIZIÈME SOIRÉE. Suite des aventures du Jinge Moroug. J'ÉTOIS tellement accoutumé a vivre avec Yvam , que je ne voulus jamais obéir k la fultane. Je devins trifte; 6c le fultan,'pour faire plaifir k Alifchak , ayant fait appeler mon maitre, il le remit entre les mains d'un des principaux eunuques, a qui il recommanda de 1'accompagner dans le ferail toutes les fois que la fultane le fouhaiteroit, 6c de ne le point quitter pour quelque raifon que ce püt être. Je n'eus pas plutöt revu mon maitre, que je repris ma première gaieté; 6c comme il étoit jeune 6c bien fait, Alifchak ne put jeter les yeux fur lui fans concevoir des défirs contraires a 1'honneur du fultan. Ses regards furent bientöt les interprêtes de firn cceur; Yvam comprit tout ce qu'ils vouloient lui dire; 6c 1'eunuque , qui devoit' être préfent a ces entrevues, ayaftt été gagné a force d'argent, ces amans fe virent bientöt en toute liberté. Un jour que le fultan étoit allé k une chafle, dont il ne devoit revenir de quatre jours, & que j'étois prcfrnt aux carefles que Ja  ÏÏ4 C O N T E S C H I N O I s; fultane faifoit a mon maïtre, je Pentendis lui demander quels étoient fes parens, & depuis quand elle étoit dans le férail. Je n'y fuis que depuis un an, lui dit-elle, mais que cette année m'a paru longue ! Je hais le fultan autant que je vous aime, mon cher Yvam, & plus je vous vois, plus je fens redoubler ma haine pour lui; mais puifque vous paroiffez curieux de me connoïtre , je vais vous raconter les principaux évènemens de ma vie, & de quelle manière je fuis.parvenue a un honneur dont je fais peu de cas, & que les autres fultanes cherchent avec tant d'empreffement. Aventures de la fultane Alifchak. Ma mère , nommée Dogandar, étoit fille unique d'un riche jouaillier de Ceylan (i), homme très-févère. Elle avoit pour voifm un jeune indien , appelé Ganem, qui 1'ayant vue (i) Ceylan, jle de la mer des Indes vers le cap dq Comorin. Il^y a une montagne que 1'on croit être la plus haute des Indes, que 1'on appelle Pic d'Adam , paree que les infalaires aflurent que le premier homme a été créé fur cette montagne , & qu'il eft enterré deflbus ; ils prétendent aula que le paradis terreftre étoit dans kur Jle,  ou ies Aventures de FuM-HoAivi. tif plufieurs fois a la fenêtre, en devint paffionnéV ment amoureux. Comme Ganem étoit très bien fait, il ne fut pas long-tems fans être aimé; & ma mère fachant que fon amant n'étoit pas affez riche pour que fon père voulüt confentir a la lui donner pour époufe, réfolut de fuir avec lui, & de fe retirer dans quelque ile de POcéan indien. Après avoir pris de juftes mefüres pour 1'exécution de ce projet, elle enleva tout ce qu'elle put d'or & de pierreries ; &c s'étant embarquée avec fon amant fur un vaiffeau qui partoit pour Timor (i) , ils furent jetés par una violente tempête fur la cöte de Sumatra (z). Ma mère, qui étoit groffe de moi, penfa mille fois mourir dans Pagitation du vaiffeau. Elle n'eut pas plutöt mis pied k terre, que, ne voulant plus rifquer fa vie fur mer, elle propofa a Ganem de refter dans cette ile. Pour mieux fe cacher aux pourfuites de fon père, elle laiffa partir pour Timor le vaiffeau que Pon avoit radoubé ; & s'étant retirée chez une bonne veuve d'Achem (3) , elle lui fit croire que Ganem & elle étoient des comédiens qui (1) Ile de 1 'océan oriental, une des Moluques. (2) L'une des grandes lies de la Sonde. (£) Le roi d'Achem pofsède la moitié de 1'ile dé Sumatra; cette ville, qui eft la capitale de fon royaume, eft vers le nord, fous un air aflez tempéré.  ï6 C O N T Ë S CfllNOtSj avoient fait naufrage fur ces cötes, & qu'elle s'étoit fauvée avec fon mari dans 1'efquif du vaiffeau. Cette femme ajouta foi a fes difcours; & comme ma mère faifoit quelque dépenfe qui la mettoit plus a fon aife qu'elle n'ètoit, elle eut pour elle toute 1'attention poffible. Après quelques mois de féjour a Achem, Dogandar y accoucha de moi ; & la nature s'épuifa en me produifant , puifqu'elle fit un chef-d'ceuvre de beauté. Mon père & ma mère n'avoient d'autre foin que celui de mon éducation. Ils pafsèrent fept ans dans cette viile ; & s'appercevant qu'ils n'y avoient pas apporté des fonds confidérables pour y fubfifter comme ils avoient fait jufqu'alors, après avoir vendu prefque toutes leurs pierreries, ils fe proposèrent de retoumer a Ceylan, lorfqu'un foir la bonne femme avec laquelle ils vivoient, rentra toute joyeufe dans la maifon. Je vais vous annoncer une bonne nouvelle , leur dit - elle : il vient d'arriver a Achem une troupe de comédiens, ce font peut-être vos camarades ; & je le crois avec d'autant plus de raifon , qu'avant que d'aborder a 1'ile de Sumatra, ils ont fait plulieurs naufrages , & que , depuis huit ou dix ans, ils parcourent toutes les Indes. Dogandar & Ganem ne purent s'empêcher de rire de 1'idée de cette femme. Cela pourroit  bv les Aventures de Fum-Hoam. nj bien être, lui répondit ma mère; mais je veux les voir jouer avant que de me faire connoïtre; & fi ce font eeux avec qui nous repréfèntions la comédie, j'augmenterai leur joie par la furprife que je leur cauferai en nous montrant a eux au moment qu'ils s'y attendront le moins. La vieille goüta ces raifons; elle fe cbargea de nous retenir des places; & nous nous trouvames a la première repréfentation qui fe fit quelques jours après cette converfation. Cette-troupe étoit compofée de trés-bons afteurs; & Dogandar voyant que fon bien diminuoit tous les jours , prit tout d'un coup une réfolution affez bizarre. Mon cher époux , dit-elle a Ganem, il me vient dans 1'efprit un expediënt pour nous mettre a 1'abri de la misère : faifons-nous comédiens. Mon père en ce moment fit un cri de joie , & embraffa tendre-» ment ma mère. Cette idéé m'étoit déja venue, lui répondit-il, mais je n'ofois vous la propofer. Pourquoi cette délicateffe, ajouta-t-elle? On ne nous connoït point ici; comme nous y avons toujours vécu dans 1'obfcurité, 1'on n'a garde de s'imaginer que nous foyons d'une autre condition que de celle que nous allons embraffer, & notre vieille höteffe fervira a faire croire que nous avons fait ce métier toute notre vie: vous fentez - vous du talent pour cela ? Je vous  ïï8 C o n t è s Chinóis; övoue, reprit Ganem, que g'a toujours été ima paffion dominante ; & que, s'il m'avoit ére permis de fuivre mon inclination, & que jë n'eufle pas été retenu par 1'amour que j'avois pour vous dés ma première jeuneffe, ma réfoJution auroit bientöt été prife , je me ferois jeté dans la première troupe qui auroit paflé par Ceylan. Je n'ai jamais pouffé mes délirs ft loin, eontinua Dogandar, j'ai feulement fouhaité qu'il fut permis aux filles de ma condition de monter fur le théatre, je me flatte que je m'y ferois diftinguée , & par la manière naturelle dont j'aurois joué la comédie, &par. 1'auftère vertu dont j'aurois fait profeflion; elle n'efl pas incompatible avec eet état; & fi: eeux ou celles qui 1'ont embraffé avoient eit des mceurs fans reproche , ils n'auroient pas* rendu méprifable une condition qui d'ailleurs: n'a rien de condamnable , puifqu'elle ne tend qu'a corriger les vices du genre humain en leur retracant.devant les yeux un tableau naïf de leurs défauts & des extravagances dans lefquelles ils tombent tous les jours. Vous raifonnez très-jufte, ma ehère Dogandar, reprit Ganem ; devenons donc comédiens. Cette réfolution, eontinua la fultane Alifchak, fut fuivie de point en point. Mon père & ma mère fe préfentèrent le lendemain a la troupe;. &  ou les Aventures de Fum-Hoam; 119 & ayant choifi, pour débuter, chacun un róle dans lequel ils crurent qu'ils pouvoient plaire, ils le rendirent avec tant de feu, de vivacité, d'aéuon , & de naïveté, que tous les fpeftateurs s'en retournèrent charmés de la pièce &C des nouveaux afteurs. Ma mère avoit au plus vingt-trois ans. II n'y avoit rien de plus beau qu'elle ; & tous les jeunes feigneurs d'Achem, s'imaginant trouver auprès d'elle un accès auffi favorable qu'auprès des comédiennes ordinaires , 1'accablèrent de vrfites. Elle les regut avec beaucoup de pohteffe , & s'expliquant nettement avec eux, elle leur fit connoïtre qu'elle bornoit tous fes talens a fes devoirs de théatre. Ils ne purent le croire ; ils lui envoyèrent des préfens magnifiques: elle les refufa tous ; & enfin elle établit fi bien fa réputation clans Achem, que tout le monde 1'y regardoit avec admiration. La troupe , après avoir refté trois'ans dans cette ville, réfolut de parcourir toutes celles de 1'ïle de Sumatra. Mon père & ma mère, qiu avoient amaffé beaucoup d'argent, balancoient a la fuivre ; mais, touchés par les inftantes prières de leurs camarades, &accoutumés aux efpèces d'adoration qui les enfloit de vamté, ils fe déterminèrent a ne les point quitter. Ils s'établirent fucceffivement dans Tome XIX. f  I30 CONTES CHINOISj différens endroits, oü ils eurent un très-grand fuccès ; & s'étant fixés pour quelque tems a Palimban , ma mère réfolut de me donner un petit röle. J'avois alors plus de treize ans, & j'étois très-formée pour mon age. Je profitai des inftruftions de Dogandar; & je regus de fi grands applaudiflemens la première fois que je montai fur le théatre, qu'ils pensèrent me tourner la cervelle. A mefure que je croiflbis en age, je devenois de plus belle en plus belle ; & je m'appliquai tellement a ma nouvelle profeffion, que je devins, dans peu, prefqu'aulfi grande aftrice que ma mère. Tout nous rioit; nous étions fort a notre aife ; 1'on nous eftimoit infiniment , &c nous avions tout lieu d'être conrens de notre petite fortune, lorfque notre bonheur ceffa tout d'un coup par 1'accident le plus cruel. QUATORZIÈME SOIRÉE. Suite des aventures de la fultane Alifchak. Dans une tragédie nouvelle , intitulée ilnnocence Opprimée, Ganem jouoit le röle d'un homme perfécuté par le favori d'un roi des  oü les Aventures de Fum-Hoam. 131 Indes qui aimoit fa femme. Ma mère, qui repré'entoit cette femme , loin de fe rendre aux perWIOnsdufavori,le traitoitavec beaucoup de hauteur :on fuppofoit a Ganem des crimes qmmentoient ia mort ;& fon ennemi , dans une des denuères fcènes, lui préfentoit luimemf ""e COt'Pe ^ de poifon , & lm poignard. Mon père , avant que de choifir l'u„ de ces deux genres de mort, bravoit fon rival par les dxfcours les plus fiers , recommandoit k ion epoufe de le venger s'il lui étoit pofiible , & aprcs Iu, avoir fait des adieux fort tendres xl fe fiappou du poignard dans le milieu de la ponnne Au moment qu'il expiroit on reconnoifloit fon mnocence, & le roi des Indes indignecontre fonfavori, venoit raconter a fa veuve qu'elle étoit vengée & qu'il ve„oit de couper lui-même la tête k fon perfécuteur Cette Plèce avoit valu beaucoup d'argent k la troupe, & ma mère y jouoit avec tant de naturel qu'elle arrachoit des larmes de tous les fpeöateurs; mais malheureufement pour elle, ce qui n'étoit qu'une fiftion devint une vente. L'afteur qui repréfentoit ce favori devint effeéhvement amoureux d'elle, & Con«oiflantfevertu.ilfeperfuadaque tant que Ganem vivroit, il n'auroit jamais d'ëfpérance' de la poffcder. Pour fe déüyrer d'un homme  f$x G on te s Chinois, qu'il croyoit le feul obüacle k fon bonheur, il s'imagina le trait le plus noir que 1'on put jamais inventer; il éguifa lui-même le poignard dont mon père fe devoit frapper, & dont la pointe étoit rabatue, & Ganem venant a la conclufion de fon röle j s'en porta un coup fi brufquement, qu'il fe 1'enfonca dans le corps jufqu'a la garde. Quelle fut fa furprife de voir rejaillir fon fang fur le vifage de ma mère qui 1'embraffoit en ce moment! II connut d'abord toute la noirceur d'ame de fon camarade ; il le faifit a la gorge , eut le tems de lui donner plufieurs coups du même fer dont il le renverfa par terre, & expirant prefque en ce moment, il n'eut que le tems de remettre fon poignard entre. les mains de ma mère, lui marquant affez par-la quelle étoit fon intention. La fureur s'empara en ce moment des fens de Dogandar ; elle profita de la chüte & de la bleffure de 1'afTaflin de fon époux , & fe jetant fur lui, elle le perga en un moment de mille coups èc vengea fur le champ la mort de mon père qui venoit d'expirer entre mes bras. Jamais la fcène n'avoit été fi férieufement enfanglantée. Elle alloit pourtant 1'être encora davantage , fi me faififfant du fer dont ma mère tournoit la pointe vers fon cceur, je ne Je lui euile promptement arraché. Elle fe jeta  ou les Aventures de Fum Hoam. 135 alors fur le corps de mon pèrè, en pouffant des gémiiTemens qui auroient attendri les plus barbares, & il n'y eut aucun des affiftans qui ne verfar des larmes en abondance a un fpc&acle aufïï touchant. Que vous dirai-je , mon cher Yvam, eontinua la fultane Alifchak; depuis ce jour ma mère eut fa profeffion en horreur; & après avoir donné un tems confidérable a la douleur extreme qu'elle avoit reffentie de la perte de Ganem, elle réfblut de retourner a Ceylan, & de s'y donner la mort en cas qu'elle n'obtïnt pas de fon père le pardon de fa fuite. Nous montames le premier batiment qui fit voile pour cette ifle, & nous avions le vent trèsfavorable , lorfque nous découvrimes deux vaiffeaux corfaires qui venoient droit a nous. Comme chacun aimoit mieux perdre la vie que la liberté , on fe prépara au combat avec beaucoup de courage ; il fut des plus fanglans; mais malgré la réfiftance incroyable que nous f imes, les corfaires fe rendirent nos maïtres en peu de tems, & maffacrèrent tout ce qui s'oppofa k leur fureur. Ce n'étoit pas affez pour moi d'être privée de la liberté, il falloit encore que j'euffe le malheur de perdre ma mère; elle fut bleffée dans 1'ardeur du combat par une flèche qui I iij  134 Contes Chinois, lui perca le fein, & mourut entre mes bras fans que je puffe lui porter aucun fecours. Je ne fai, mon cher Yvam , ce que je devins en ce moment; je tombai dans un profond évanouiffement, & a mon reveil je me trouvai dans le vaiffeau des corfaires, & j'appris que 1'on avoit jeté ie corps de ma mère dans les flots. Je redoublaien ce moment mes fanglots & mes larmes; je dis milleinjures a ces barbares; ils ne m'écoutèrent pas, &firent toute la manceuyre poffible pour prendre la route d'Egypte. Comme la beauté a le droit d'apprivoifer les nations les plus farouches, ces corfaires ne me regardoient qu'avec admiration. La majefté qui régnoit dans toute ma perfonne & les graces infinies dont j'étois pourvue, faifoit une telle im" prefTion fur leurs cceurs, qu'ils ne pouvoient détourner les yeux de deffus mon vifage, & qu'ils en oublioient même le foin du vaiffeau, Quoique la douleur que je reffentois m'eüt extrêmement changée, je ne voyois que des marqués de furprife dans toutes leurs aclions. Je voulus profiter pluiieurs fois de leur étonne* ment pour me précipiter dans la mer; mais les barbares s'étant appercus de mon deffein , me firent defcendre dans une chambre du vaiffeau, oii ils n'avoient rien a craindre de mon défefpoir ; & venant me confidérer 1'un après 1'au-  oü les Aventures de Fum-Hoam. 135 tre , comme ils afpiroient tous k la poffeffion de ma perfonne, 6c que chacun d'eux croyoit avoir droit d'y prétendre , ils commencèrent entre eux une difpute très-férieufe; la querelle s'echauffa , 1'on en vint aux injures, des injures aux coups, 6c dans un moment 1'on vit fur notre bord le combat le plus fanglant que 1'on puiffe s'imaginer. Les corfaires de 1'autre vaiffeau , furpris de cette cruelle divifion, s'approchèrent du notre pour y mettre la paix; au lieu de faire ceffer la querelle, ils prirent parti, fe difputèrent tous 1'honneur de ma conquête , 6c s'acharnant 1'un contre 1'autre , avec une extréme fureur, ils périrent prefque tous de leurs bleffures en moins cle trois heures, de manière que je me trouvai feule dans le vaiffeau, pendant que 1'autre qui étoit prefque vuide s'éloignoit au gré des vents. J'avois jufqu'alors été fort indifférente a ce qui s'étoit paffe devant mes yeux depuis la mort de ma mère; 8c plus contente d'être k la difcrétion de la m er 6c des monffres marins que de ces corfaires , j'attendois la mort avec une infenfibilité fans égale , lorfque je me fentis accablée d'une violente envie de dormir. Je me livrai au fommeil fans m'embarrafTer de ce que le fort décideroit de moi, 6c je fis un rêve affez fingulier. Je m'imaginai être fur le tillac de mon petit vaiffeau, I iv  136 CONTES CHINOÏS; & voir fortir de la mer un magnifique char tout brillant de nacres de perles, tiré par quatre monftres marins affez femblables a nos chevaux. Dans le milieu de ce char étoit affis un homme demi-nud, d'une majefté très-refpeciable ; une barbe fort épaiffe lui couvroit l'eftomac , Sc il portoit dans fa main droite un dard tout brillant de pierreries. 11 avoit autour de lui plufieurs hommes Sc femmes d'une figure très-agréable jufqu'a la ceinture, mais dont le refte du corps fe terminoit en queue de poiffon. Quoique dans 1'eau ils formoient des danfes très-vives Sc très-paffionnées au fon de quelques inftrumens dont je trouvois 1'harmonie excellente ; je goütois dans mon rêve un plaifir infini, & je ne pouvois me laffer de regarder un fpeftacle auffi extraordinaire, lorfque eet homme leva les yeux vers le ciel, Sc y lifant fans doute les malheurs dont ma vie étoit me• nacée, il verfa quelques larmes, & me regarda avec une extréme pitié. Que je te plains, me dit-il, infortunée Alifchak! Mais tu ne peux fuir ta deftinée. Alors frappant la mer avec fon dard, il y fit une vafie ouverture, dans laquelle il fe perdit avec tout fon cortége. Alors les vents formèrent des fifflemens affreux; la mer, qui étoit fort tranquille, devint d'une agitation extréme; des montagnes d'eau portèrent le  ou les Aventures de Fum-Hoam. 137 vaiffeau dans Iequel j'étois jufqu'au ciel, & dans le même inftant elles le précipitèrènt dans des abimes , oii probablement je devois finir mes jours, Le tonnerre , qui grondoit effroyablement, & les fecouffes violentes du vaiffeau m'éveillèrent en ce moment, & je reconnus que la fin de mon rêve approchoit fort de la vérité. QUINZIÈME SOIRÉE. Suite des aventures de la fultane Alifchak. Pendant cette terrible tempête, qui dura deux jours & deux nuits, & qui chaffoit toujours mon vaiffeau en pleine mer, Peau me gagnoit de tous cötés, & me jeta fur un écueil, ou entrainée par eet amour pour la vie que la nature nous infpire dans le péril, toute mon infenfibilité me quitta ; je me faifis d'une planche du vaiffeau qui étoit ddja brifé en mille pièces, & me laiffant aller au gré de la fortune, je fus jetée a terre, au pied d'une montagne qui étoit habitée par des hommes fauvages. Quelques - unes de leurs femmes étoient heureufement fur le bord de la mer, lorfque  i}8 Contes Chinois; j'y abordai ; elles me firent rejeter Peau que j'avois avalée, & s'appercevant , ainfi que leurs maris, que je donnois quelque figne de vie, elles eurent un foin extréme de me réchauffer dans leurs cabanes, oii elles me portèrent. Mes yeux, quoique couverts de Ia vapeur de la mort, reiTembloient encore a 1'éclat de ces diamans demi-bruts ou mal taillés, qui ne jettent pas tant de feux que les autres, & mes lèvres qui, auparavant faifoient honte au corail, étoient alors violettes. Mais malgré les nuages qui défiguroient ma beauté, ces barbares en furent tellement touchés, qu'ils n'épargnèrent rien pour me conferver la vie. Quelle fut ma douleur, après avoir repris Pufage de mes fens, de me trouver entre les bras de ces femmes qui étoient fi effroyables, qu'a peine avoient-elles la figure humaine ! Et comme leur langage ne reffembloit pas mal a des hurlemens, & que je ne comprenois rien a leurs difcours , je ne leur répondis que par des foupirs qui marquoient aiTez mon afflithon, les maux que j'avois foufferts m'ayant prefque óté 1'ufage de la parole. Pendant les huit premiers jours que ces femmes employèrent avec toute forte d'humanité, ainfi que leurs maris, a me remettre de  ou les Aventures de Fum-Hoam. 139 la cruelle fatigue que j'avois emiyée, je crus comprendre que mon honneur étoit en fiireté parmi ces barbares ; j'en fus encore plus convaincue par les efpèces d'adorations qu'ils me rendoient comme a une divinité. Ma langueur alors fe difïïpa ; la joie me frt paroitre mille fois plus belle ; mes charmes réprirent leur premier éclat, & m'armant de conftance contre les affauts de la fortune, je réfolus de fupporter avec fermeté les malheurs que j'avois encore a effuyer. Je commencai donc a m'accoutumer a un genre de vie auflï extraordinaire , & j'entendis affez la langiie de ces infulaires, en moins de quatre mois , pour comprendre une bonne partie de leurs intentions. J'appris alors qu'accoutumés a courir les mers dans de petites barques très-légères , ils vendoient les efclaves qu'ils faifoient dans leurs courfes; que leur première idéé avoit été de metraiter comme les autres; mais qu'ils avoient trouvé tant de graces fur mon vifage, qu'ils me regardoient comme leur divinité t'utélaire; que loin de me vendre, ils me traiteroient comme leur reine tant que je refterois avec eux; mais encore qu'il n'y avoit point de penis ou ils ne s'expofaffent pour me conferver i'honrieur & la vie.  140 Contes Chinois, Je fus charmée de connoïtre la bonne volonté 'de ces fauvages k mon égard. Je les conjurai de perfifter dans ces fentimens, les affurant que j'y répondrois avec toute la reconnoiffance poffible. Depuis ce moment je travaillai autant que je le pus a les civilifer; je leur enfeignai ma langue; je les informai des mceurs de nos Indiens, & je leur montrai a apprêter a manger fuivant nos ufages. Toutcelame faifoit regarder de ces bonnes gens avec admiration. Quand je me trouvois de bonne humeur, je leur jouois a moi feule des comédies prefqu'entières, a quoi ils prenoient un plaifir extréme; tout ceia m'amufoit , & redoubloit leur amitié pour moi, & il y avoit un an que je demeurois avec eux, lorfqu'un jour qu'ils regardoient ehez eux comme une fête , leurs ennemis firent une defcente dans 1'ïle, au moment qu'ils s'y attendoient le moins, & m'enlevèrent au milieu d'eux. Je m'imagine voir encore le défefpoir de ces pauvres fauvages ; ils pouffèrent des hurlemens affreux ; ils pourfuivirent leurs ennemis avec une fureur inconcevable, & facrifièrent a leur rage tout ce qui s'oppofa a leur valeur ; mais malgré leurs efforts , je fus portée dans une barque , & conduite de la dans une ile affez voifine. A peine y avois-je mis pied k terre , qu'une petite flotte de mes infulaires  ou les Aventures de Fum-Hoam. 141 y aborda. Jamais on n'a vu combattre avec tant ci'intrépidité ; ils firent un carnage épouvantable de mes ravilTeurs; & après avoir mis le feu k leurs habitations, ils me conduifirent triomphante jufques dans une barque, & m'ayant mife dans le milieu de leur flotte qui faifoit retentir les airs de mille cris de joie, ils reprirent la route de leur ïle. Je ne puis, mon cher Yvam, pourfuivit la fultane Alifchak, vous repréfenter quelle étoit ma fatisfaétion de voir la bonté de cceur de ces fauvages ; je les en remerciois dans les termes les plus affectueux, lorfqu'il furvint un orage épouvantable, qui difperfa toutes les barques de notre flotte , & qui pouffa la mienne en pleine mer , malgré toute 1'adreffe de dix ou douze de ces fauvages qui s'efforcoient de gagner la terre. Plus la tempête augmentoit, plus nous nous éloignions de 1'ile , & elle dura fi long-tems, qu'en moins de quatre jours nous f imes prés de cinq eens lieues. Enfin, nous fümes jetés au pied d'un rocher, d'oii 1'on pouvoit prendre terre : nous y defcendimes, mais nous étions tous fi foibles de la faim & de la fatigue, qu'a peine pouvions-nous nous foutenir. Mes infulaires y troüvèrent quelques tortues , ils les mangèrent toutes crues; pour moi j'étois ft affli-  14* Contes Chinois, gée de mes nouveaux malheurs, que je ne fongeois qu'a me laiffer mourrir. Ces fauvages étoient aii défefpoir de voir 1'abattement dans lequel j'étois tombée; ils me confolèrent le mieux qu'ils purent, par 1'efpérance de retrouver leur ïle, & 1'un d'eux m'ayant apporté un gros morceau de cire plein de miel qu'il avoit tiré du trou d'une roche , j'en mangeai a fa prière. Cette nourriture me rendit les forces que j'avois perdues, & réfolue d'avancer avec eux dans cette ile, nous tirames notre barque a terre; nous la cachames dans les herbes , & nous traverfames enfuite plus d'une lieue de pays, fans qu'il parut qu'il fut habité. Nous parvïnmes enfuite jufqu'a une pointe de terre fort élevée , d'ou nous appercümes quelques cabanes; nous revinmes auffi-töt fur nos pas; nous remïmes notre canot en mer, & ayant toujours cötoyé la terre, jufqu'a ce que nous fuffions parvenus a ces habitations; nous étions prêts k y aborder, lorfque nous fumes furpris par trois brigantins qui s'étoient cachés derrière un rocher qui avancoit dans la mer. Mes fauvages vtmlurent d'abord fe mettre en défenfe; je les priai dene point rifquer leurs vies dans un combat auiTi inégal; ils m'obéirent & nous entrames de bonne grace dans un de ces brigantins. De quelle douleur ne fus-je paspénétrée, en voyant  ou les Aventures de Fum-Hoam, 143 accabler de chaïnes ces pauyres miférables ; je fis des cris capables d'attendrir les plus inhumains ; mais j'avois affaire a des barbares plus cruels que les bêtes les plus farouches;je n'entendois point leur langue ; mes larmes ne les touchèrent pas , & mes infulaires ayant témoigné par leur fureur a quel point ils étoient indignés de la mauvaife foi de ces perfides, on les maffacra a mes yeux, & 1'on me fit comprendre que 1'on me feroit le même traitement fi je ne tariffois lafource de mes larmes. Je voulus me précipiter dans la mer; on m'enchaina pour m'en empêcher, & après un mois de navigation pendant lequel on me fit appréhender pour mon honneur, fi je ne prenois de la nourriture , on me vendit a un marchand d'efclaves qui me conduifit a la Chine. Je vous avoue , mon cher Yvam, eontinua la fultane Alifchak, que de tous mes malheurs je n'en reffentis point de plus vif que celui de perdre mes chers infulaires; j'en tombai dans un accablement qui allarma le marchand d'efclaves ; il crut qu'il n'y avoit pas de meilleur moyen pour diffiper la profonde mélancolie qui altéroit fi fort ma beauté, que de m'apprendre qu'il me deftinoit pour le férail du roi de Ia Chine. Cet honneur ne flatta point ma vanité, & je me lailfai conduire a Cam-  144 Contes Chinois, balu(i) comme une viftime que 1'on traïne a 1'autel. C'eft 1'ufage, comme vous pouvez le favoir, qua un certain jour marqué 1'on fafle paroïrre dans une falie extérieure du palais de ce monarque toutes les jeunes filles qu'on veut lui préfenter. Mais afin que Partifïce n'ait point de part a cette journée, on les habille chacune d'une robe uniforme, & c'eit le premier vifir qui fournit a cette dépenfe. Le fultan de la Chine que vous favez être très-vieux & encore plus laid , avoit plufieurs fois traveri'é cette falie, déguifé en femme, pour nous examiner avec attention. Ayant enfuite repris fes habits qui brilloient de pierreries les plus éclatantes, il nous fit pafler toutes en revue devant fon tröne , & k mefure que quelqu'une de nous avoit 1'honneur de lui plaire , il le faifoit connoïtre au vifir par un certain fignal auquel on la faifoit entrer dans la balufirade du tröne. Quoique nous fufiions plus de cent cinquante, le fultan n'en choifit que trois , dont malheureufement je fus du nombre. A 1'égard desautres, il en acheta environ foixante, dont il fit préfent a fes principaux officiers ; le refte fut renvoyé. (i) Cambalu 8c Peking ne font qu'une même ville capitale du Catay, qui eft la partie feptentrionale de la Chine. SEIZIÈME  b,Ü 1e3 Aventures de FuM-Höajv*. i4| SEIZIÈME SOÏRÉE, Suite des aventures de la fultane Alifchak L'extrême mélancöliequi régnoit fur mori vifage chagrina le Sultan. Belle Alifchak, më dit-il en me ferrant tendrement la main 4 je vois bien que le partage d'un coeur comme le mien ne vous accommode pas; le choix que j'ai fait de ces deux autres fultanes vous alarme; feh bien] pour vous prouver 1'excès de mort amour, j'en fais préfent a mon premier vifin Ah ! feigneur, lui dis-je en me jetant a fes pieds, vous me próuvez votre tendrelfe par urï fi grand facrifice, que je m'efforcerai de la mé* fiter par toutes les attentions que je dois avoir pour un fi puifiant monarque que je ne ceiTerai de refpefter qu'en ceffant de vivre. Ce n'efi point du refpea que j'exige de vous, me dit le fultan en me relevant, c'eft de 1'amour que je vous demande. Vous ne me rapondea pas, adorable lumière de ma vie; ne ferieztous plus maitreffe de votre eceur ? Ahf j'en mourrois de douleur , mais je ne voudrois pas Contraindre votre inclination. Je fns touché® Tome XlXi %  146 CONTES CHINOIS, de ces difcours fi tendres & fi foumis. Je n'aime rien, feigneur, lui dis-je , & je voudrois bien conferver toujours cette même infenfibilité. Ah! ma chère Alifchak , reprit le monarque amoureux, cette aiTurance me redonne la vie. Que vous dirai-je, Yvam, eontinua Ia fultane, après bien des refus refpetmeux, je promis de répondre a 1'ardeur du fultan, II n'eut pas plutót appris cette charmante nouvelle, que je fus remife entre les mains de fept vieilles efclaves du férail, deftinées a fervir les favorites. L'on me conduifit au bain , & enfuite dans Pappartement du roi de la Chine. II m'attendoit avec une extréme impatience; & ne me vit pas plutöt entrer dans fa chambre , qu'accourant au-devant de moi , il renvoya fes efclaves, m'aida lui-même a me déshabiller, & me pria de me mettre au lit. Ce fut en ce moment que je reiTentis un friflbn qui me courut par-tout le corps. L'équipage de nuit du fultan le rendoit encore plus laid a mes yeux: mais il fallut obéir. Je me mis a fes cötés, &c le fultan me fit proclamer le lendemain reine de la Chine. Tant de bontés auroient dü gagnei mon cceur : cependant je n'ai jamais pu m'accoutumer a fes careffes ; je les recois, paree que je ne puis les refufer; mais je fens que mon avernon augmente tous les jours  öu les Aventures de Fum-Hoam. i47 pour lui, & je vois bien que cette averfion procédé de l'amour que je reffens pour 1'aimable Yvam. Que n'eft-il fultan de la Chine ou que ne m'eft-il permis de vivre avec lui hors du férail, dépouillée de toutes Ces grandeurs qui me font è charge. Voilé , madame , eontinua Fum-Hoam , ce que, fous Ia figure du finge, j'entendis raconter a la belle Alifchak. II faut è préfent que je vous infcrme de Ia fuite des aventures de cette fultane. L'amour, de tout tems, aveugle les amans heureux ; Alifchak & Yvam en étoient du nombre. Cette belle perfonne oublioit tous fes chagnns entre les bras de mon maitre; mais elle oubhoit auffi les loix de 1'honneur & de fon devoir ; adorée d'un des plus puiffans monarques de la terre qui 1'avoit élevée jufqü'aü trone , nen ne devoit manquer a fa fatisfatfion Elle en abufa; les richeffes immenfes dont elle' etoit difpenfatrice , les honneurs exceffifs qu'on lui rendoit , l'amour le plus tendre de fon époux , tout cela ne put la faire rentrer en elle-même; uniquement occupée de fon cher Yvam, elle ne penfoit qu'aux moyens de lui donner les nuits qu'elle ne paffoit pas avec le Kij  I48 COKTES CHINOISi fultan. Mon maïtre avoit fa chambre a 1'entrée du férail. Pour y parvenir, il falloit paffer k travers deux grandes galeries ou couchoient des femmes 8c des eunuques trés - vigilans ; mais la fureur de la palïion d'Alifchak la dominant entièrement , elle engagea Feunuque qui étoit chargé d'accompagner fon amant, de verfer dans une efpèce de forbet que 1'on donnoit tous les foirs k ces femmes 6c a ces eunuques , une infuflon de pavot préparé ; 8c , profitant de leur fommeil, elle alloit trouver Yvam. Ce commerce dura quelque tems ; mais une nuit, ayant par malheur heurté du pied contre une maffe d'arme qui étoit appuyée k la porte du chef des eunuques, fa chute fit un fi grand bruit, qu'elle le réveilla. II fortit brufquement de fa chambre ; 8c fe faififfant d'Alifchak qui étoit couverte d'une grande mante , il la conduifit dans fon appartement, le poignard fur la gorge , 8c fut dans la dernière furprife, k la lumière de fa lampe , de reconnoïtre en elle la reine de la Chine. Gabao, lui dit-elle , ma fortie du férail a 1'heure qu'il eft, vous donne lieu de foupconner que ma conduite eft irrégulière , elle eft pourtant exempte de reproche; la feule curiofité fait tout mon crime. Je vous demande le fecret, 6c puis vous affurer que vous n'aurez pas lieu de vous repentir de ce fervice.  ou les Aventures de Fum-Hoam. 149 Gabao avoit eu le tems de fe remettre de fa furprife; mais il étoit fi ému de voir la reine dans ce déguifement fi peu conforme a fon honneur, &ou elle lui découvroit tant de beautés, qu'il ne put s'empêcher de concevoir des délirs qui, tout informes qu'ils étoient, raffurèrent Alifchak de fa frayeur. La témérité des difcours de 1'eunuque , quelques aöions trop libres , auxquelles elle-même avoit peut-être donné lieu, lui firent fur le champ prendre fon parti. Après avoir repouiTé Gabao avec beaucoup de mépris, elle témoigna une colère très-violente de fon infolence, & le traita avec tant de hauteur, que n'ofant davantage retenir la reine entre fes bras profanes, elle profita de cette marqué de refpecï pour fortir d'embarras , &, s'échappant brufquement , elle regagna fa chambre, avant que le chef des eunuques fe fut feulement appercu de fon évafion. II eft affez difficile de comprendre jufqu'a quel point 1'inquiétude d'Alifchak pouvoit aller , & quelle fut fa rage d'avoir été expofée aux infolentes careffes du chef des eunuques ; elle réfolut de fe venger par un coup des plus hardis. Comme le fultan de la Chine ne manquoit jamais de diner avec elle, & que Gabao avoit coutume d'y être préfent, elle fit le lendemain tomber fi adroitement la converfatiora Kiij  '150 C O N T E S C H I N O I S, fur 1'obéiffance aveugle que fes fujets avoient pour lui, qu'elle lui dit qu'elle feroit charmée de faire cette épreuve fur un de fes eunuques, dans une occafion bien légere; mais que pour cela elle fouhaiteroit que eet eunuque fut entièrement a elle. Vous pouvez aifément contenter votre envie , ma chère reine, lui dit ce bon roi : choififfez depuis Gabao jufqu'au moindre de mes efclaves, je vous en fais préfent, & vous avez dés ce moment le pouvoir abfolu de décider de fa vie & de fa mort. Puifque votre majefté a tant de bontés, reprit Alifchak de 1'air le plus enjoué du monde, je choifis Gabao lui-même , & voici en quoi je prétends que doit confifter 1'obéilTance que j'exige de lui. Je veux qu'a commencer dés ce moment il foit muet volontaire; que pour quelque raifoh que ce pu'.iTe être, quand même votre augufte majefté lui ordonneroit de parler, & Pinterrogeroit, il ne réponde ni de la langue, ni par aucun figne, jufqu'u ce que je lui en aie donné la permiiTion; que s'il n'obéit pas a eet ordre avec la dernière foumiflion, il peut compter que je le ferai jeter dans le canal des jardins de ce férail, avec une pierre au col. Le fultan fe mit a rire de toutes fes forces a un ordre aufli fingulier, il confirma k la reine le don qu'il venoit de lui faire du chef de fes  ou les Aventures de Fum-Hoam. 151 eunuques; &t pour commencer a le clivertir, il lui fit cent queftions fur les devoirs de fa charge, fans"en pouvoirtirer une feule parole. Gabao avoit frémi a la propofition de la reine , qui, a toutes les demandes que le roi lui faifoit, lui jetoit un coup d'ceil oü la colère étoit peinte. II ne favoit quel parti prendre. S'il 011vroit la bouche pour s'expliquer avec le fultan fur Paventure de la nuit précédente, fa mort étoit füre; s'il gardoit le filence, il voyoit bien qu'il alloit paffer au pouvoir d'une maïtreffe inexorable, qui ne cherchoit que 1'occafion de faire périr un témoin qui pouvoit informer fon époux du dérangement de fa conduite; il aima encore mieux prendre le dernier parti, dans 1'efpérance que fa foumilïion gagneroit Ie cceur de la fultane. II fe trompa. Quand il fut avec Alifchak hors de la préfence du fulfan , elle fentit réveiller foute fa haine. Gabao, profterné contre terre, n'oioit lever les yeux fur la reine, fon fang s'étoit gelé de frayeur. Leve-toi, lui dit-elle, & fuis moi. 11 obéit, & fut deux jours de fuite expofé k toutes les queftions des efclaves de la fultane fans rompre le filence. Le iroifième jour, Alifchak paff-i dans les jardins , elle y fut jufqu'a la nuit, & feignoir une grande tranquillité d'efprit, lorfqu'il lui prit tout d'un coup envie de fe baigner dans le canal. L'eau étoit K. iv  ïfl CONTES CHINOIS, fort balf;; on tendit un pavillon fur fes hords; eile yfitentrer Gabao. DéshabilIemoi,luidit-elle j il obéit en tremblant, & ne favoit a quoi alloit aboutir toute cette cérémonie s lorfque , tranfporté hors de lui-même a la vue de tant de beautés que la fultane découvroit malicieufement , il oublia 1'ordre févère qu'il en avoit recu , & s'écria , dans un enthoufiafme qu'il ne put retenir : grands dieux, qu'elle eft belle ! Qu'on le faififfe, s'écria Alifchak , qu'on lui mette une pierre au col, & qu'on le jette dans le canal. On héfitoit a exécuterfes ordres, perfuadé que tout ce qui fe paiToit étoit une fimple plaifanterie, lorfque fe mettant dans une colère violente : je yeux être obéie fur le champ, continua-t elle. Les eunuques fe jetèrent alors furGabao, on luiattacha les mains derrière le dos, on lui mit une pierre au col, &c 1'on croyoit que le tout fe termineroit par quelque punition légere, lorfqu'elle commanda, d'un ton trèsabfolu, que ce miférable fut jeté dans le canal. Cet ordre fut exécuté avec répugnance; mais Gabao n'en fut pas moins noyé après quelques menens ; &c la reine vit périr ce chef des eunuque.s avec une ïatisfaclion qui infpira de Fhorreur a tous fes efclaves.  ou les Aventures de Fum-Hoam. 155 DIX-SEPTIÈME SOIRÉE. Suite & conclujion des aventures de Ia, fultane Alifchak, Gabao ne fut pas plutöt mort, qu'Alifchak envoya avertir le fultan de la défobéiffance & de la punition de fon efclave; il en fut furpris & faché; cependant il n'en témoigna rien k fon époufe, & même il eut la bonté d'approuver le chatiment qu'elle avoit fait fouffrir k ce chef de fes eunuques. Si ce monarque ne parut pas mécontent de 1'aöion cruelle de la reine, il n'en fut pas de même de toutesfes femmes. Gabao étoit fort aimé dans le férail, il ufoit de fon pouvoir avec beaucoup de douceur, & 1'extrêmefévérité de celui que le roi mit a fa place, renciit encore fa mémoire plus chère. On chercha k pénétrer les raifons de la vengeance de la reine, qui avoit toujours été d'une humeur trèsdouce; & une de fes efclaves, qui étoit parente de Gabao, s'étant plulieurs fois appercue dii fommeil profond dans lequel elle & fes compagnes paffoient prefque toutes les nuits, jugea que cela ne pouvoit provenir que de quelque  154 Contes Chinois, drogue que 1'on jetoit dans le forbet. Elle s'abftint pendant plufieurs jours d'en boire, &C s'appercut bientöt par ce moven de la trahifon de la reine, qu'elle fuiyit, fans faire le moindre bruit, jufqu'a la porte d'Yvam. Sitöt qu'elle fut certaine de 1'infidélité d'Alifchak, elle en inftruifit le fultan. II ne pouvoit ajouter foi è une nouvelle fi peu croyable; mais, convaincu de fon déshonneur par fes propres yeux, il fit brüler vif Yvam, trancher la tête a Alifchak, & pendant que 1'on jetoit fon corps dans les flammes qui confumoient mon pauvre maitre, je me fauvai par-deffus les murs du férail, je gagnai les bois, & j'y vêcus pendant fept ou huit mois, avec beaucoup de regret a la vie délicieufe que j'avois menée auparavant, jufqu'a ce qu'ayant rencontré une troupe de comédiens, je fautai fur le chariot qui conduifoit leur petit bagage; je fus parfaitement bien recu d'eux, je leur attirois beaucoup de monde par mes tours de foupleffe, je faifois même quelquefois des röles muets & de grimace que 1'on m'enfeignoit un moment avant que la pièce commencat, & ce fut un de ces malheureux röles qui me coüta la vie. Un jour que j'étois vêtu en foldat pour repréfenter une efpèce de brave, & que j'étois devant la porte de la falie oü fe devoit jouer la comédie, plufieurs indiens  ou les Aventures de Fum-Hoam. 155 prirent querelle les uns contre les autres, & 1'on vit en un moment douze ou quinze fabres hors du fourreau. Je ne fus pas tranquille fpeo tateur de cette fcène; il ||e prit envie de me fourrer dans la mêlee; je mis le fabre a la main, comme les autres, & frappai a tort & a travers , fans faire grand mal k ceux que j'attaquois , paree que mon fabre n'étoit que de bois. Mais un de ces brutaux, aveuglé de colère d'un coup que je lui avois porté fur le vifage, ne diftingua point fi j'étois bomme ou finge; il m'abattit la tête d'un revers de fon fabre , Sc je mourus ainfi dans un combat qui caufa un deuil extréme k tous les comédiens, a qui je valois beaucoup d'argent. Ah! quel dommage , s'écria la reine de Gannam, & que je veux de mal k eet étourdi. Les aventures du finge & de la fultane Alifchak m'ont fait un extréme plaifir, & je m'attendois a un plus long récit des malices de eet animal. Elles furent fans nombre, madame, reprit le mandarin Fum-Hoam; mais ces petits détails ne feroient qu'ennuyer votre majefté ; c'eft pourquoi j'ai omis bien des badineries que mes pareils, lorfque j'étois finge, ayant depuis  ïj6 Contes Chinoij; imité, vous n'auriez pas trouvé nouvelles. Je pafferai, fous votre bon plaifir, a de nouvelles aventures. Très-volontiers , répondit Gulchenraz, je ne me laffe goint de vous entendre. Hijloire de Magmu , fage - femme d'Aflracan (i). Après avoir quitté le corps du finge Moroug , je me trouvai tranfporté en un moment dans la Tartarie, & j'animai, a Altracan , le corps de la fille d'une fage-femme trés-peu fcrupuleufe, & qui fut employer fort utilementpour elle les premières années de ma jeuneiTe, c'eft-a-dire , qu'elle m'inftruifit parfaitement dans 1'art de plaire. On me nomma Magmu. J'étois naturellement aiTez jolie; mais je relevois ma beauté par tant d'art, qu'il étoit impoffible de m'échapper quand j'avois entrepris de faire une conquête. II ne fortoit pas une parole de ma bouche qui ne fut étudiée, & je ne levois ou baiffois les yeux que par myftère. Savoir admirablement bien feindre une paffion très-vive , foupirer a propos, faire un gefte attirant, badiner avec (i) Gr.:nde ville de la Tartarie afiatique vers 1'emfcouchure du Volga; elle eft capitale d'un royaume du jnême nom»  bu les Aventures be Fum-Hoam. itf grace , rafiembler tous les agrémens d'une rnuette éloquence dans un feul fouris; c'étoit un art dans lequel j'excellois. Enfin , j'avois tant d'envie de furpaffer les autres filles de mon age, qu'attachée fans cefle a mon miroir, j'y employois des heures entières a examiner quel habit relevoit le plus ma beauté, quelle couleur d'étoffe me convenoit le mieux, de quelle manière la plus avantageufe une bouclé de mes cheveux voltigeoit en retombant fur mes épaules, de quelle facon le refte de ces cheveux pouvoit fe rattacher avec le plus d'agrément; comment il falloit ouvrir, fermer & remuer les lèvres avec grace, montrer mes belles dents fans affeaation, me préfenter avantageufement de face ou de profil, ranger avec adrefle le voile que je portois. Enfin, madame, il fembloit qu'un être invifible animat mes geftes & mes actions, & que toutes les parties dont elles étoient compofées fuflent polies par les mains de eet habile maitre; & je me variois en tant de formes différentes , que me regardant quelquefois moi - même avec admiration, j'adorois, pour ainfi dire, ma propre main, qui favoit donner 1'ame de toutes les beautés k un corps qui étoit affez défeöueux de lui-même: c'étoit la les filets que je tendois avec tant d'adrefle,&dans lefquels je retenois mes adorateurs.  158 C O N T E S C H I N O I S,' Vcus auriez étéétonnée, parexemple.madame, de \ oir un amantauquel j'avois fouri tendrement, demeurer hors de lui-même, Sc paroitre plus enchanté que s'il fut entré dans un cercle tracé par quelqu'habile magicienne. Je changeois celui-ci en lion par mes mépris; celui-la en chien , en le rendant obéiffant a mes moindres fignes; eet autre en lièvre, par fa timidité, & la crainte qu'il avoit de me déplaire, ou d'être maltraité par fes rivaux, & prefque tous en ces animaux immondes, qui ne fe plaifent que dans le bourbier Sc dans la fange. Si r 'amour d'une fille belle & veftueufe élève les cceurs de fes amans , en fait des héros, Sc fi 1'on en voit fortir mille étincelles de bravoure Sc de générofité, la paffion que 1'on reffent pour une coquette telle que j'étois, étant fort éloignée du fentier de 1'honneur, éteint non-feulement toute femence de vertu, mais porte encore les vices puiffans jufqu'a 1'extrême. Ma maifon étoit le rendez vous général de toute la jeuneffe voluptueufe d'Aftracan; le jeu Sc les affemblées nothirnes, fous la proteftion du cadi, y fourniffoient toutes iortes de divertiffemens, Sc j'étois Punique objet des difcours, des oeillades Sc des penfées de tous ceux qui la fréquentoient. Cstte vie monflrueufe dura tant que je fus  ou les Aventures de Fum-Hoam, i j9 jeune; mais quand mes cheveux commencèrent è blanchir, & que les rides parurent fur mon vifage, tous mes amans difparurent peu k peu 1'iin après 1'autre, & avec eux 1'abondance qui régnoit chez moi. Je n'éprouvai que trop alors, qu'a certain age on peut bien encore avoir des paffions nouvelles, mais que 1'on manque d'adorateurs nouveaux. Loin d'avoir amaffé dans ma jeuneffe de quoi vivre en repos dans un age plus avancé, j'avois tout diflipé; & je ferois demeurée dans la misère la plus affreufe, fi, inftruite par ma mère dans le métier de fagefemme, je ne 1'euffe embralTé fur mes vieux jours. II faudroit plufieurs volumes entiers pour décrire toutes les aventures auxquelles j'ai eu part, & combien de filles, de veuves & de perfonnes inconnues ont eu recours k moi. Je pafferai fous filence tant d'événemens pour vous rapporter celui qui termina le cours de ma vie. Pendant une nuit très-noire que je dormois tranquillement, deux hommes vinrent heurter rudement k ma porte, & m'ayant appelée par mon nom, ils m'ordonnèrent, de la part du gouverneur d'Aftracan, de venir promptement porter du fecours k 1'une de fes femme.?, qui étoit fur le point d'accoucher. Comme ma profeffion m'obligeoit de fortir k toute heure de nuit, je  t6o C o n t ë s C h i n ö i s; defcendis promptement pour les fiuvre; mals £ peine eümes-nous tourné le coin de ma rue, que me menacant de me poignarder fi j'ouvrois la bouche pour crier, ils me couvrirent les yeux d'un mouchoir; & après m'avoir fait marcher en eet état pendant une bonne heure, ils me firent entrer dans un appartement très-propre i ou m'ayant rendu 1'ufage de la vue, ils me remirent entre les mains d'un homme d'environ vingt ans, &- qui avoit le vifage couvert d'un voile doublé* DIX-HUITIÈME SOIRÉË, Suite & conclujion de l'hijloire de Magmu f fage-femme d'Ajlracan. Comme je témoignois que je n'étois pas fans crainte, eet homme me rafTura,, N'appréhende rien, me dit-il, & prépare-toi feulement a recevoir 1'enfant d'une femme dans la chambre de laquelle je vais te conduire. Cette chambre n'étoit éclairée que par une lampe qui rendoif fort peu de lumière, & par fa trifte lueur, elle m'infpiroit une horreur fecrète, qui étoit en-> core augmentée par les plaintes vives & aigue§ ejui  oü les Aventures dë Fum-Hoam. i6t qui partoient de defibus un pavillon de drap vert. Jem'en approchai, & j'y vis une jeune perfonne, dont les yeux , quoique noyés de larmes , paroiffoient d'une très-grande vivacifé. A peine lui eus-je dit qui j'étois, que redoublant fes pleurs, elle m'embraffa tendrement, & me conjura d'engager un frère inhumam è fauver du moins la vie au trifle fruit de fa f v'ulé grande & riche fur la rivière de Gemini , batie par Ekebar, grand mogol; elle eft ordinair rement la réfidence du prince. (2) Rouz-Behari figniSe jour de printems. Lij  164 Contes Chinois, Pegu (i), & qu'a quinze ans, elle efFacj^it celle de toutes les princeffes de i'Orient. Je réfolus d'en juger par moi-même; je remis 1'adminiftration de mon royaume a trois de mes vifirs, & après avoir traverfé le Mogoliftan & le golfe de Bengale, j'arrivai dans la ville de Pegu, accompagné feulement de trois perfonnes, dont 1'un avoit été mon gouverneur. Cette princeffe paroiffoit fouvent en public, &z lorfqu'elle levoit fon voile, il n'y avoit perfonne qui ne fut enchanté a la vue des charmes répandus fur fon vifage. Elle jouoit au mail lorfque j'arrivai dans la ville, & je vous avoue , madame , que dès ce moment je perdis ma liberté ; je devins rêveur, & lorfque je fus entré chez une bonne femme, oii mon ancien gouverneur me conduifit, il me fut impo.ffible de manger. Je me jetai fur un fopha, & je paffai le refte du jour & la nuit fuivante dans une extréme agitation. Toute réflexion faite , je compris que cette manière de vivre n'avanceroit guère mes affaires auprès de la princelfe; je réfolus de reprendre mon humeur ordinaire , & je dinai de (i) Le royaume de Pegu eft dans 1'Inde dela le Gange, entre Tunquin & Arracan. La ville capitale porte le même nom; elle eft batie fur la rivière de Caypumo ou de Pegu.  ou les .Aventures de Fum-Hoam. 165 grand appétit. La vieilk chez laquelle je logeois étoit très-gaie. Je prisfftaifir a 1'entretenir, & lui parlant de Rouz - Behari , j'appris , avec quelque chagrin, que cette princeffe étoit encore plus cajjricieufe qu'elle n'étoit belle , & que le roi fon père fe repentoit fort d'un ferment qu'il avoit fait de la laiffer difpofer de fa main , paree qu'il étoit arrivé a fa cour plus de vingt princes mieux faits les uns que les autres, que fa fille avoit tous rebutés fur les fujets les plus légers. La moindre bagatelle lui fervoit de prétexte, & lui paroiffoit un défaut effentiel : 1'un étoit trop gai, 1'autre avoit Pair mélancolique; celui-ci la phyfionomie d'un jaloux, celui-la avoit trop d'amour propre; un tel prince avoit les yeux trop petits ou trop grands, un autre le nez camus ou trop aquilin ; il avoit trop d'efprit, ou n'en avoit pas affez ; enfin , madame, foit pure malice, foit averfion pour le mariage, foit inclination naturelle pour la liberté , elle n'avoit jufqu'alors trouvé perfonne a fon gré. Sitöt que je connus fon humeur , je réfolus de prendre le contre-pied des autres princes qui avoient eu le malheur de lui déplaire ; ils n'avoient eu pour elle que des adorations qu'elle avoit rejetées. Pour moi, je me propofai d'affe&er une très-grande indifTérence pour tout le fexe & pour la princeffe en L iij  166 Contes Chinois; particulier. J'allai faluexJe roi de Pegu ; 8c m'étant fait connoïtre W lui pour le fultan d'Agra , il m'obügea de loger dans un palais qui joignoit au fien , 8c qui n'en étoit féparé que par un parterre remp'i des flettrs les plus rares. Je le vis plufieurs jours de fuite fans lui parler, en aucune manière , de Rouz-Behari; £c ce monarque , furpris que je lui paruffe fi peu curieux de voir la princeffe , m'en fit la guerrè avec beaucoup d'efprit. Seigneur, lui dis-je, je ne fuis point venu, comme tant dJ?.utres princes , dans vos états , pour y admirer la charmante Rouz-Behari ; le feal plaifir de voyager m'a fait quitter Agra. Craces au faint prophéte , les beautés les plus merveiileufes n'ont jamais fait d'impreffion fur mon coeur ; d'ailleurs je fais que Ia princeffe a rebuté 1'homrnage des princes les plu's parfaits de 1'orient, qu'il n'y en a point auquel elle n'ait trouvé quelque' défaut; 8c comme je ne fuis pas beau, 8c que la chaffe 8c lé^oyage ne m'onf pas éclahci le teint, quand même je ne 1 férois pas doué d'une extréme indifïeïence , je me garderois bien d'entrer en comparaifon avec ceux dont la princeffe a rejeté les voeux; mon infenfibilité 'me préfèrvera de eet affront. Nous verrons fi vous aurez afftz de force pour tenir votre p'arole', me dit le roi de Pegu  ou les Aventures de Fum-Hoam. 167 en riant: je veux demain vous donner a diner avec Rouz-Behari , je crains bien que vos réfolutions ne tiennent pas contre les charmes. DÏX-NEUVIÈME SOIRÉE. Suite des aventures de Mogireddin , roi d'Agra, & de Rou^-Behari, princeffe de Pegu. Plus je paroiffois avoir de répugnance pour me trouver avec la princeffe , plus le roi de Pegu me preffa d'accepter la partie qu'il me propofoit. Quelqu'envie que j'en euffe, je fis bien le difficile , & je ne me rendis que quand il parut que jé devois le faire, pour ne pas pécher contre la politeffe; & je ne manquai pas, le lendemain, de me trouver au palais a 1'heure du diner. J'avois affefté d'être vêtu d'une grande fimplicité ; & quoique je fuffe ébloui par les charmes de la princeffe , je me rendis tellement maitre de moi-même, que je ïï'en témoignai aucune admiration. Rouz-Behari, qui avoit été inftruite de mes difcours de la iv  i68 Contes Chinois, veille , n'avoit rien épargné, au contraire ï pour relever fa beauté naturelle; elle y avoit ajouté tous les ornemens qui pouvoient en redoubler 1'éclat; & elle fut fi piquée de voir le peu d'attention que je paroiffois y faire, & de ce que je ne lui dis pas la moindre chofe qui put flatter fa vanité , qu'elle en penfa rnourir de dépit. Je m'appercevois, avec une extréme joie , de i'effet de ma précaution ; & comme j'étois en garde contre moi-même, je fis paroïtre tant de liberté d'efprit & tant de gaité pendant tout le repas, que la princeffe ne put le foutenir jufqu'a Ia fin. Elle fe retira fous prétexte de fe trouver un peu imcommodée ; & je quittai a mon tour la table, enapparence aufTi tranquille que j'y étois entré, mais, dans le fond de 1'ame, le plus amoureux de tous les hommes. Je continuai ce manége pendant plus d'un mois, c'eft-a-dire, que j'affeöai toujours la même infenfibilité ; & par ce moyen , je réduifis tellement la princeffe k changer de manières , qu'elle me fit bientöt connoïtre, malgré mon indifférence pour elle , que j'étois le feul prince pour qui elle eut jamais foupiré. Je he me rendis qu'après bien des peines; & enfin je donnai ma parole que je 1'épouferois avec le confentement du roi fon père, qu'elle obtint fort aifément. L'on pré-  ou les Aventures de Fum-Hoam. 169 para tout pour célébrer notre union avec une magnificence digne de notre rang ; & le jour approchoit, lorfque, témoignant un foir a la princeffe 1'obligation que je lui avois de m'avoif donné la préférence fur les princes les plus beaux & les mieux faits de tout 1'orient: Je ne faurois trop vous dire, feigneur, me réponditelle, par quelle fatalité cela s'elï fait; j'aurois juré da n'aimer jamais; je méprifois les voeitx; de tous les monarques de la terre ; leur paffion me fatiguoit: votre feule infenfibilité m'a offenfée ; j'ai fait mes efforts pour la diffiper faris avoir intention de m'engager avec vous: ce-r pendant, au point oü nous en fommes , je vous avouerai que j'aurois été au défefpoir, fi vous aviez continué plus long-tems k me regarder avec indifférence. Ah ! belle princeffe, m'écriai-je, je n'ai jamais été un moment fans vous aimer ; vos premiers regards m'allèrent jufqu'au cceur, & je n'ai feint d'être infenfible envers tout votre fexe , que pour vous irriter; je redoublois mon indifférence a mefure que je vous voyois enflammer; &, par eet inno»cent artifice , je fuis parvenu au comble de mon bonheur, puifque dans deux jours je pofféderai 1'adorable Rouz-Behari. La princeffe rougit a eet aveu trop fincère ; elle fentit un dépit fecret d'avoir été ma dupe?  170 Contes Chïnois, & elle fe livra k une humeur fombre dont je ne pus jamais la tirer de tout le refte de la journée. Je la trouvai un peu plus tranquille le lendemain ; & je croyois qu'elle m'avoit pardonné cette petite malice , 'lorfque j'éprouvai bientöt le contraire , Sc combien il eft dangereux d'étre trop fincère avec les femmes. Nous étions a diner avec le roi de Pegu, & je portois a ma bouche une aïle de faifan, lorfque je fus piqué a la joue par une efpèce de mouche a miel. Je fentis en ce moment une douleur li violente, que cette aïle m'échappa des mains, & alla tomber fur la robe de RouzBehari. Elle faifit ce moment pour me chercher querelle, parut fort fcandalifée de eet accident, feignit que je 1'avois fait a deffein de 1'infulter ; &, fans vouloir recevoir mes excufes, elle fe leva brufquement de table, en déclarant a fon père qu'elle ne feroit jama:s mon époufe. Jugez, madame, de mon étonnement 8É de la colère du roi de Pegu! II eut beau vouloir employer fon autorité, la princeffe n'y eut aucun égard , Sc fit connoïtre qu'elle fe perceroit plutöt le cceur que de me donner la main. Après avoir effayé, pendant cinq ou fix jours, par toute forte de foumiffion, d'appaifer fa colère fans pouvoir y réuffir, je me livrai au défefpoir le plus vif, Sc j'allois  ou les Aventures de Fum-Hoam. 171 attenter fur ma vie, & me punir de ma fottife par une autre , lorfque mon gouverneur m'arrêta le bras. Seigneur, me dit-il, je veuX vous venger des caprices de cette princeffe, & j'e prétends, avant qu'il foit peu, lui faire regretter la faute qu'elle vient de faire , en vous traitant avec autant de dureté. Laiftez-moi feulement cette nuit pour confulter un génie qui ne m'a jamais manqué au b'efoin. Je vous réponds du fuccös de cette affaire. Tout ce qui flattoit rna paffion diminuoit ma douleur. J'écoufai mon gouverneur. Je repofai cependant fort peu cette nuit; &C il m'apprit le lendemain matin la caufe de la fierté capricieufe de Rouz Behari. La princeffe ne traite fês amans avec autant de hauteur, me dit-il, que paree que tant qu'elle poffédera un petit flacon d'or dont une habile fée fit préfent h fa mère , leurs efforts feront inutiles auprès d'elle , & qu'aucun d'eux ne peut devenir fon époux fans encourir tous les malheurs du monde, fi elle ne lui en fait préfent , ou s'il ne parvient en fa pofTemon par adreffe. II eft toujours attaché a fa ceinture avec une chaïne d'or, & elle ne le quitte pas même pendant la nuit. Le génie qui m'a promis fa protedtion, m'a afluré qu'il me le remèttraentre les mains, avant qu'il foit peu ; mais ,  171 C o n t e s Chinois," pour mieux tromper la princeffe, il faut prendre congé du roi, fortir de la ville, 5c vous repofer fur moi de Pexécution des projets du génie. Je fuivis aveuglément les confeils de mon gouverneur; & vous allez entendre, madame, de quelle manière le génie s'y prit pour me venger. Rouz-Behari avoit coutume de fe promener tous les foirs dans les jardins du palais; elle y fut a fon ordinaire ; 6c s'affeyant au bord d'un baffin, elle s'y amufa pendant quelques momens. Comme elle fe difpofoit a fe lever, elle vit courir fur elle un lézard. Elle avoit une extréme averfion pour cette forte d'infe&e; elle pouffa un cri affreux; 6c déchirant fa robe , elle fit de vains efforts pour le chaffer, II paffa entre fa ceinture d'or 6c fon corfet, 6c s'y entortilla de manière que cette princeffe ne rrouva point d'autre expediënt pour fe délivrer de eet animal, que de détacher elle-même fa ceinture , & de la jeter avec le flacon dans Ie baffin auprès duquel elle étoit affife. Quand la princeffe fut un peu revenue de far frayeur , elle chereba inutilement fon flacon dans 1'eau; il avoit difparu, ainfi que le lézard. Cette aventure la défefpéra. Elle fit vuider le baffin jufqu'a la dernière goutte , 6c fit rompre  ou les Aventures de Fum-Hoam. 175' tous les tuyaux qui fervoient a fa conduite & a fa décharge. Ses recherches furent vaines; & elle en con^ut un chagrin li violent, qu'elle fe retira dans fon appartement fans vouloir écouter aucune confolation. VINGTIÊME SOIRÉE. Suite des aventures de Mogireddin , roi d'Agra & de Rou^ - Behari , princejje de Pegu. M o n gouverneur ne m'avoit pas trompé; le génie , qui avoit pris la figure du lézard , lui avoit apporté le flacon d'or qu'il me remit entre les mains. Je me barbouillai le vifage avec une eau qu'il me donna , qui me changea entiérement les traits ; & , par fon confeil, m'étant préfenté pour être du nombre des palfreniers du roi, qui en avoit befoin d'un, je fus recu dans 1'écurie , & je fis toutes les fon£lions de mon nouvel état pendant neuf jours & neuf nuits que la princeffe paffa a pleurer fans fermer 1'ceil. Le roi de Pegu étoit dans une affliétion inconcevable de la fituation ou étoit fa filie. II appréhenda tellement pour  174 Contes Chinois, fa vie, qu'il fit publier a fon de trompe , qu'il do,nneroit cent mille pièces d'or a quiconque rapporteroit le flacon perdu. Suivant mes inftruöions, je me préfentai le lendemain ; je montrai la chaine du flacon au roi & k la princeffe, & je Faffurai que dans neuf jours je rapporterois le flacon , pourvu que 1'on me permit, pendant autant de nuits , de coucher dans le cabinet des glacés, qui étoit au bout d'une gallerie du palais; & que c'étoit la feule récompenfe que je demandois. L'on me regarda comme un extravaguant : mais l'on accepta ma propofition; & la princeffe fut fi charmée de Pefpérance de revoir fon flacon , qu'elle en penfa mourir de joie. Le foir venu, je fus conduit dans le cabinet des glacés. On m'y enferma; & je ne favois pas trop ce que j'allois y devenir , lorfque le génie , fous la figure d'un jeune enfant, parut devant moi. Je viens d'endormir Ia.princeffe & toutes fes efclaves, me dit-il; promets-moi que tu feras fon époux , & je vais te conduire dans fon appartement. Je le jure, lui dis-je, par la goutière (i) d'or, & par la pierre noire qui eft a la Mèque , nonfeulement je 1'accepte pour mon époufe , mais (i) La goutière d'or eft fur le toit de la maifon que l'on pi étend avoir été batie par Abraham a la Mèque.  ou les Aventures de Fum-Hoam. 175 je promets de ne point prendre d'autre femme qu'elle , tant qu'elle vivra. Cela fuffit, me dit le génie : je te difpenfe même du dernier article de ton ferment. Alors il pouffa de la main une de ces glacés, qui formoit une porte fecrette par oü l'on pafToit dans 1'appartement de RouzBehari ; Sz après m'avoir fait entrer dans un bain qui étoit préparé pour la princeffe, il ma conduifit dans fon lit. A peine le jour commenca a paroitre , que le génie me reveilïa, & me fit repaffer dans le cabinet. On vint m'en tirer une heure après : &c je continuai pendant neuf nuits la même chofe , au bout duquel tems le génie me tranfporta, avec mes trois officiers, dans la ville d'Agra, fans me lauTer accomplir ma promeffe ; au contraire , il m'ordonna de garder le flacon. Je fus dans un étonnement incroyable de me trouver dans mon palais au moment que je m'y attendois le moins. J'en fis des reproches au génie. Ne t'inquiette point, me dit-il, du fort de ton époufe, elle n'eff pas encore affez punie de fes caprices. Je te la rendrai quand il en fera tems. Pendant que j'attendois 1'effet de ces promeffes , Rouz-Behari fe .livroit a un défefpoir affreux , de voir que le palfrenier avoit difparu fans lui rendre fon flacon d'or; mais que devint-elle, quand, au bout de deux mois, elle  ij6 Contes Chinois, s'appercut qu'elle étoit enceinte, lans favoir comment cela s'étoit pu faire ! Elle fe perdoit dans fes raifonnemens, lorfqu'un jour, étant dans le cabinet des glacés, elle en pouffa une par hafard qui s'ouvrit, & lui fit connoïtre la communication de ce cabinet avec fon appartement. Dans quelle confufion ne tombat-elle pas a cette vue ! Oh ciel! s'écria-t-elle, faut-il qu'un vil palfrenier ait obtenu ce que j'ai refufé au fultan d'Agra ! Ah ! Mogireddin, que vous feriez bien vengé de mes caprices , fi vous appreniez ma honte &. mon déshonneur! La princeffe en ce moment fondit en larmes,' & abimée dans fes réflexions, elle prit fur le champ la réfolution de fuir du palais. Pour y parvenir, elle fe chargea d'une bourfe remplie de pièces d'or; elle prit un habillement d'efclave , & fortant par une porte des jardins, elle marcha toute la journée a pied fans boire ni fans manger. Elle arriva fur le foir a 1'entrée d'un villagé prés d'une fontaine, oii une vieille femme lavoit fon linge; elle la pria de lui donner une retraite chez elle pour cette nuit, &c afin de 1'y engager davantage , elle lui préfenta une pièce d'or. La bonne vieille la fit entrer dans fa cabane; elle 1'y recut avec beaucoup d'affection, &r après lui avoir donné k fouper, elle  ou les Aventures de Fum-Hoam. t77 elle 1'obligea a prendre fon propre lit pendant qu'elle alla fe coucher fur de la paille. Rouz-Behari avoit tellement fatigué toute la journée , qu'elle fut bientöt accablée de fommeil; elle dormit très-profondément jufqu'au lever de 1'aurore qu'el'e fut rév illée par le chant des oifeaux. Mais quelle fut fa furprife en ouvrant les yeux, de ne fe plus trouver chez la bonne vieille , de fe voir couehée fur un lit de^ gazon dans une campagne très-a ,réab!e , d'être vêtue d'lvbits de payfanne, & de n'avoir plus fa bourfe. Elle ne favoit ce que vouloit dxre un changement fi extraordinaire; plus elle s'examinoit & plus fa furprife & fon chagrin redoubioient. Mais que devint-elle, lorfqu'elle apprit d'un jeune tailleur qui paffa proche de ces Keux , qu'elle étoit dans le Mogobfian , aux portes d'Agra. Cette nouvelle fi mcroyable penfa la faire mourir de douleur; elle ne pouvoit comprendre comment elle avoit fait un fi grand trajet en une feule nuit; elle en fut fi émue qu'elle tomba évanouie' entre les bras de ce jeune homme, qui fe nommoit Sabour. Comme malgré fes chagrins elle étoit extrêmement belle, 1'état danslequel elle fe trouvoit, excita une grande paffion dans le coeur du tailleur. Charmante étrangère, lui dit-il-, fi-töt qu'elle fut revenue a elle, vous Tome XIX. M  jy§ C O N T E s ChINOISJ me paroiffez avoir 1'efprit cruellement agité ; venez dans ma maifon qui eft a Pentrée des fauxbourgs d'Agra, vous y ferez en fiïreté; ma mère & moi nous tacherons par toute forte de bons traitemens de difliper la fombre trifteffe qui paroit fur votre vifage. Rouz-Behari fe trouvoit dans un état trop déplorable pour refufer les offres du tailleur; elle le fuivit, & il la mena dans une petite maifon fort propre dans fa fimplicité, oïi fa mère la recut avec tout Faccueil poffible. Si cette trifte princeffe n'eut pas été enceinte , elle fe feroit eftimée heureufe dans un afile auffi tranquille; elle ne favoit comment cacher fon malheur, & Sabour lui ayant propofé de 1'époufer; elle écouta fa propofition plutöt pour cöuvrir fon honneur que par aucune inclination qu'elle eut pour lui, & devint fa femme au bout de huit jours. Depuis ce moment elle parut un peu plus gaie, fur-tout enpréfence de fon mari, car lorfque dans fon particulier, elle faifoit réflexion qu'après avoir refufé pour époux le fultan d'Agra, elle avoit paffe des embraffemens d'un fale palfrenier, entre les bras d'un fimple tailleur , elle fe fentoit fi humiliée, qu'elle fe livroit au dernier défefpoir. Ce n'eft pas, fi elle n'eut pas été née princeffe, qu'elle n'eut eu tout lieu d'être con-  OÜ LÉS AvÈNTÜRÊS DE FüM-HoAM, ijq tente ; fon mari qui étoit premier garcon d'un tailleur qui étoit en très-grande réputation dans Agra; lui témoignöit un amour eXceffif j il préVenöit töus fes défirs, & hors le tems qu'il alloif travailler chez fon maitre, il ne pouvoit paffer un feul moment fans être avec elle, & cette conduite fi éloignée d'un homme de fon état, gagna tellement le cceur de la princeffe, qu'oubliant entièrement fa qualité , elle vint a aimer fon mari avec une extréme paffion. P=ï= , A VINGT-UNIÉME SOIRÉE. Suite des aventures de Mogireddin , roi d'Agra , & de Roui-Behari # princeffe de Pegu. IL y avoit uri peu plus de fix mois que RouzBehari , qui fe faifoit appeler Lama, avoit époufé le tailleur, & qu'elle vivoit dans une très-grande retraite , paroiffant enceinte a*peu-près de ce tems, lorfqu'un föir caufant avec fon mari, il lui reprocha fon peu de curiofité de n'avoir pas encore témoigné la moindre envie de voir Ie fultan d'Agra. Rouz-Behari rougit extrêmement Mij  igo CONTES CHINOIS, a ce reproche. Que m'importe, lui dit-elle , de voir ce monarque; une honnête femme ne doit avoir des yeux que pour fon mari. J'en conviens, repritle tailleur; mais comme vous n'êtes pas née pour Mogireddin , vous pouvez le regarder fans que j'en prenne d'ombrage. II doit aller a la chafTe aujourd'hui; il paffera devant nos fenêtres, & je veux que vous examiniez la bonne grace avec laquelle il eft a cheval. Je n'en ferai rien, reprit-elle ; je hais le fultan fans favoir pourquoi.Vousle haïffez, repliquale tailleur ? Hé que vous a-t-il donc fait ? Rien , répondit la princeffe affez brufquement; mais j'ai rêvé qu'il étoit caufe de tous mes malheurs, & j'ajoute beaucoup de foi aux rêves. Voila de bonnes raifons, dit-il; oh bien, Lama, je veux abfolument que vous vous mettiez a la fenêtre lorfqu'il paffera , & je vous prie de me donner cette légere marqué de votre complaifance; je ferai de la fuite de la chaffe, & je verrai bien fi vous exécutezce que je vous ordonne. RouzBehari ne répondit d'abord a fon mari que par quelques larmes qu'il feignit de ne pas voir couler; vous ferez obéie, lui dit-elle, puifque vous le voulez, je Verrai paffer le roi. Le tailleur fortit , & environ une heure après la princeffe de Pegu ayant entendu un grand bruit dans la rue, elle fe mit a la fenê-  ou les Aventures de Fum-Hoam. iSi tre , au moment que je paffai devant fa porte. Surpris de voir une auffi belle perfonne, je la regardai avec attention ; je cherchois a la reconnoïtre, & je la jetai par-lè dans un embarras extraordinaire, lorfqu'elle fe retira de la fenêtre avec une extréme inquiétude; je paffai mon chemin, &c Rouz-Behari revenue de fa première émotion ne put s'empêcher de verfer un torrent de larmes. O ciel, s'écria t-elle,fans mes caprices ridicules je ferois a préfent 1'époufe de ce puiffant monarque ! Quelle différence, grands dieux ! Ah! Mogireddin, Mogireddin! que je fuis bien punie de mes mépris! Ces difcours redoublèrent fes larmes, & elle pleuroit encore lorfque fon mari revint de la chaffe. Hé bien ,' Lama , lui dit-il, vous avez vu le fultan? Vous 1'avez voulu, répondit-elle , il a bien fallu fuir vre vos ordres. Ne 1'avez-vous pas trouvé fuperbement vêtu , continua-t-il; fans doute , repliqua-t-elle : ce n'eft rien que cela, pourfuivit Sabour, il fe va marier, & je veux un de ces jours vous conduire au palais, on y travaille a des préparatifs magnifïques pour cette grande journée , & fon tailleur & moi nous lui effayerons fon habit de nöces, pendant que fa femme & vous vous effayerez a la princeffe qu'il a choifie, & qui eft ici depuis hier, les robes auxquelles on travaille aftuellement. M iij  Ï2.3 C O N T E S C H I N O I Sj Quoique la princeffe frémit ia cette propofition , & malgré toute la répugnance, il fallut fe réfoudre a obéir, Le tailleur fit plus; il fit apporter plufieurs fois les habits de la reine future cbez lui, & affurant afa femme qu'elle étoit de la même taille , il les lui fit mettre h chaque fois pour voir ce qu'il y avoit a refaire. Quelque douleur que Rouz-Behari reffentit de fe voir vêtue d'habits fi magnifiques dans un état fi peu convenable a fon rang, elle ne pouvoit s'empêcher derire, en voyant que Ton faifoit les habits de la reine fur elle ; Cette princeffe, fi elle me reffemble en 1'état pil je fuis, doit avoir une jolie taille, difoit* elle k fon mari. Elle a beaucoup d'embonpoint, llii répondoit Sabour, le fultan les aime ainfi. Enfin, la veille du jour auquel fe devoit célébrer le mariage du fultan, arriva. Le tailleur Sabour, ala pointe du jour, ne manqua pas de réveiller fa femme, &, malgré fa répugnance, il la conduifit au palais. II y fut recu par un officier de fes amis, qui les conduifit dans les pppartemens, & qui exaltoit k chaque moment le bonheur de la princeffe qui alloit époufer le fultan, en affurant que c'étoit le meilleur prince qu'il y exit au monde. C'étoit autant de coups de poignards que l'on donnoit a Rouz-Behari j file ne pptiyoit vpk tant de magnificence fang  'ou les Aventures de Fum-Hoam. 185; foupirer amèrement, & elle étoit dans la chambre oü. devoit coucher la reine, lorfqu'on lui annonce que le roi n'étoit qu'a quelques pas. La malheureufe princeffe ne put foutemr cette nouvelle fans une émotion violente; elle tomba fur un fopha. Oh ciel! s'écria-t-elle, en adreffant la parole a fon mari! qu'elle eft votre imprudence de m'avoir amenée en ces lieux en 1'état oü je fuis ? Je fens que je vais dans le moment même donner le jour a Penfant dont je fuis enceinte ; je me fuis laiffé tomber hier & j'avois cru que cette chüte n'auroit pas des fuites auffi embarraffantes. Le tailleur paroiffoit dans une agitation violente. Ah! mon ami, ditil , k 1'officier qui le conduifoit, qu'allons-nous devenir ? Ma foi, lui répondit eet homme, il faut payer ici d'effronterie, mettez votre femme fur cette pile decarreaux; je vais fortir de cette chambre par le cöté par oü le roi doit y venir. Je brouillerai tellement la ferrure que l'on ne pourra 1'ouvrir, & je dirai au roi que 1'appartement n'eft pas encore rangé ; j'irai enfuite chercher promptement ma femme pour aider a tranfporter la votre hors d'ici, ou pour lui donner tous les fecours néceffaires , & j'efpère que nous fortirons tous d'embarras fans que le fultan s'en appercoive. La chofe s'exécuta comme M iv  iS*4 Contes Chinois, 1'offlcier l'avoit prorrns; je n'entrai point dans eet appartement, pourfuivit Fum-Hoam, la femme qu: devoit fecourir Rouz-Behari arriva quelques momens après, & lans avoir le tems d'être tranfportée adleurs,elle accoucha dans cette chambre d'un garoon d'une beauté achevée. Le tailleur étoit dans des tranfpons de joie difficiles a exprimer. Ma foi, dit-il , ma chère Lama, puifque vous êtes accouchée dans 1'appartement de la reine, il n'en coutera pas davantage de vous mettre dans fon lit. Vous perdez tout-a-fait le jugement, lui répondit Rouz-Behari, y a-t-il du bon fens k ce que vous me propofez ? Vous direz tout ce qu'il vous plaira , repliqua le tailleur, le lit eft tout fait, vous y coucherez. Malgré tout ce que put dire la. princeffe , elle fut portée dans le lit de la reine, & quoiqu'elle eut eu d'étranges agitations depuis une heure , elle n'y fut pas plutöt qu'elle s'y endormit d'un profond fommeil qui dura jufqu'au lendemain matin affez tard.  ou les Aventures de Fum-Hoam. 185 VINGT-DEUXIÈME SOIRÉE. Suite & conclujion des aventures de Mogireddin, roi d'Agra , & de Rou^Behari , princeffe de Pegu. Rouz-Behari ne vit pas plutöt le jour qu'elle ouvrit promptement les rideaux. Quelle fut fa furprife de voir fon lit entouré de douze femmes efclaves gardant un profond filence , qui fe profternèrent aufïitöt 8c lui témoignèrent qu'elles attendoient fes ordres. Je crois, ditelle en ce moment, que ces femmes font folies, ou bien les vapeurs du fommeil occupent encore tous mes fens. Vous ne dormez point, mada-ne , lui dit la plus agée des femmes, & le fultan d'Agra votre époux , a qui vous donnates hier un fucceffeur , attend qu'il foit jour dans votre appartement pour y entrer ; voulezvous que j'aille lui annoncer que vous êtes vifible. Rouz-Behari fut fi étourdie d'une demande qui lui paroiffoit auffi extravagante , qu'elle n'y répondit pas; fon fi'ence fut interprêté favorablement; la vieille courut a la porte,  ï86 Gontes ChinoisJ j'entrai alors tout brillant de pierreries; & je vins me placer fur un fopha au chevet du lit de la princeffe de Pegu. Ma reine, lui dis-je en 1'embraffant fans qu'elle put s'en défendre, tant elle étoit failie d'étonnement & de douleur, il eft tems de faire ceffer votre furprife, & de vous rendre votre véritable époux , puifque le palfrenier de Pegu , le tailleur des fauxbourgs d'Agra , & le fultan Mogireddin ne font qu'une même perfonne, qu'un génie, mon proteöeur, avoit tellement déguifé, qu'il vous étoit impoflible de reconnoitre 1'impofture. Je 1'ai mille fois prié de faire ceffer toutes vos peines; je lui ai repréfenté vainement que c'étoit trop punir le chagrin que vous m'aviez donné la veille de nos nöces ; il ne m'a pas été poflible de le fléchir. La fierté fied bien a une princeffe , m'a-t-il dit; mais il faut que ce foit une noble fierté, dirigée par la fageffe & non par le caprice , & la reine votre époufe ne vous fera rendue qu'après fes couches. Je veux , jufqu'a ce moment, qu'elle foit en proie aux remords de la faute qu'elle a faite en rebutant Phommage de tant de princes, & en refufant de vous époufer pour un fujet fi léger. Tout ce que je puis faire pour vous, c'eft de la mettre entre vos bras fans qu'elle croye y être , & je veux que vous la contraigniez, a venir dans votre palais  ou les Aventures de Fum-Hoam. 187 au moment qu'elle fera prête d'accoucher. II m'a fallu obéir aux ordres fouverains du génie qui en une nuit vous a tranfportée aux portes d'Agra, j'ai pris ( par le moyen d'une eau dont je me frottois quand j'en avois befoin,) lafigure du jeune tailleur que vous avez époufé; mais a préfent Rouz-Behari doit reprendre fon nom & quitter celui de Lama , comme j'ai abandonné celui de Sabour pour n'être plus que le fultan Mogireddin. Vous favez le refte, vos peines font a préfent finies, &je vous conjure, ma belle reine, d'oublier que j'en ai été Pinftrument. Rouz-Behari étoit fi confufe de tout ce que je venois de lui racoater , pourfuivit le mandarin, qu'elle ne favoit que répondre k mes careffes; elle me regardoit avec des yeux humides de larmes, que la joie & la douleur faifoient couler. Mon cher feigneur, s'écria-t-elle , quand elle eut recouvré 1'ufage de la parole, que j'ai fouffert de maux depuis votre départ de Pegu. Quelle honte n'ai-je point reffentie de m'être crue déshonorée par un palfrenier } Dans quelle cruelle nécefïité me fuis-je trouvée d'époufer un tailleur, pour mettre mon honneur a couvert, & me tirer de la mifère la plus affreufe, & quelles affliöions ne m'avez-vous pas caufées fous cette figure, en m'obligeant de  1S8 Contes Chinois, vous voir paffer devant mes fenêtres, d'eflayer les habits de la reine, 6c de venir dans ce palais , ou j'appréhendois fi fort de vous rencontrer? Ah! feigneur!- je ne vous pardonne tant de chagrins que vous m'avez caufés, 6c que le génie m'a do;iné la force de foutenir, que paree que vous m'affurez que vous n'avez pas été le maitre de les faire ceffer. Oubliez toutes ces peines , matière de ma vie, lui disje en Finterrompant, 6c ne penfez plus qu'au bonheur dont nous allons déformais jouir tranquillement. Rouz-Behari, madame, eontinua Fum-Hoam, recut mes excufes avec une extréme tendreffe; nous vécümes enfemble dans une union parfaite pendant prés de vingt ans jufqu'au moment qu'étant a la chaffe , je me noyai en vouiant paffer a gué une petite rivière dans laquelle mon cheval me précipita. Ah! que cette hifloire efl remplie d'évènemens merveilleux, dit alors Gulchenraz, 6c que j'ai plaint le fort de 1'infortunée princeffe de Pegu, jufqu'au moment que Mogireddin 1'affure que le tailleur n'eft autre que luimême. Franchement votre génie étoit un peu trop févère, 6c il ne devoit pas punk avec tant  ou tis Aventures de Fum-Hoam. 189 de rigueur les caprices de Rouz-Behari. Mais après avoir perdu Ia vie dans les eaux, que dèvïntes-vous ? Aventures du médecin Banou RaJ/id. J'entrai dans Ie corps d'un jeune garcon qui venoit denaitre a Aftracan, d'un médecin arabe qui 'étoit au lervice du roi. Mon père faifoit des cures li merveilleufes qu'on le regardoit comme un homme divin, & comme j'avois beaucoup de goüt pour fa profeffion , a peine eus-je quinze ans qu'il s'attacha a m'inftruire dans la médecine. Banou Raflid me difoit-il fouvent, l'on n'acquiert les fciences qu'avec la vigilance d'un corbeau , l'avidité d'un pourceau , la pa> tience d'un chien, & les carelfes d'un chat; fi vousfuivez exaétement ces préceptes, vous deviendrez un jour un grand homme, finon vous ramperez avec le commuh , & ne vous difiinguerez jamais dans quelque genre de vie que, vous choififfiez. Frappé de ces maximes, je me livrai tout entier k 1'étude , & en moins de dix ans je fis de fi grands progrès dans la médecine, qu'après la mort de mon père , je fus nommé médecin du roi d'Aftracan. J'avois a peine vingt-huit ans, que je m'acquittai de eet  190 CONTES CHiÜOfs; emploi avec un bonheur infini, & je m'acquis tellement les bonnes graces du fultan, que je devins fon favori. Ce monarque m'aimoit aved tant de tendreiTe , que pour ne fe point privef de ma préfence, il me permettoit, par un pri= vilége unique , d'entrer dans 1'intérieur du fé-> rail a toutes les heures du jour. La principale raifon pour laquelle ce prince me donnoit ainfi mes entrées dans un lieu interdit au refte des hommes, c'eft qu'il n'ignoroit pas 1'extrême averfion que j'avois pour le fexe, & combien je déteftois les funeftes effets de l'amour. La leöure de tous les malheurs qui fuivent ordi* nairement cette étrange paffion, m'avoit telle-* ment mis en garde contre elle, que j'avois pris une ferme réfolution de ne jamais laiffer furprendre mon cceur. Le fultan me railloit fou-» vent fur mon infenfibilité. Seigneur, lui difoisje, je ne hais point les femmes , mais je les crains; elles peuvent troubler la tranquillité de ma vie , & c'eft la raifon pour laquelle je les regarde avec tantd'indifférence; dieu veuille que je perfévère dans le deffein que j'ai formé de garder ma liberté! Voila, madame, è-peuprès les converfations que j'avois fouvent avec le fultan. Un jour que nous étions encore fur la mêmematière, on vint lui dire que fon premier vifir, appelé Hou.flan-Ben-San, venoit de  ou les Aventures de Fum-Hoam. t$t tomber dans une efpèce de frénélie qui 1'avoit déja attaqué plufieurs fois avec beaucoup de violence ; comme il aimoit tendrement ce vifir, il m'ordonna de courir k fon fecours. La nouvelle que l'on venoit d'apporter au fultan n'étoit que trop vraie; HouiTan-Ben-San étoit dans un fi grand délire , que je fus obligé de le faire lier, fa fureur redoubloit a chaque inftant, & ce ne fut qu'après une faignée du pied , & au bout de fept ou huit heures, qu'il commenca a revenir dans fon bon fens. BanouRaffid, me dit-il, me voila fur le point de pa« roitre devant le tribunal de dieu; je fens déja le vent froid & glacant de la mort qui foufïle au chevet de mon lit, & tout 1'art de la médecine n'eft pas capable de me guérir. Seigneur, lui répondis-je, votre maladie n'eft pas fi incurable que vous le croyez ; tachez de furmonter un peu cette humeur noire qui vous domine. Y a-t-il quelqu'un dans tout Aftracan quï ait plus.de fujet d'être content que vous! Ah! mon cher ami, ajouta-t-il, en me ferrant la main , que les apparences font trompeufes ! II n'y a perfonne en effet qui paroiffe de voir être plus fatisfait de fa fortune que moi. J'ai plus de richefles qu'il n'eft permis d'en fouhaiter; mon férail eftrempli des plus belles Circaffiennes, une feule fille que j'ai eft d'une beauté  102 CONTES CHINOIS, égale a celle des Houris : voila tout le brillant extérieur de ma maifon; mais un ver qui me ronge depuis plus de trente ans, me rappelle fans ceffe un enchainement de crimes qui me font horreur k moi-même. Depuis ce jour, je n'ai point goütc de véritable repos, toujours agité par des mouvemens cruels, je vois devant mes yeux 1'ombre effrayante d'une fceur & de fon fils que j'ai barbarement maffacrés ; leur fang, & celui d'un de nos fultans s'élève a tout moment contre moi. Je frémis quand je penfe qu'ils vont dans quelques heures me reprocher mon inhumanité devant le tribunal de dieu. Hal mon cher Banou-Raffid , que répondrai-je au fouverain juge de nos aftions? Quelque douleur que je reffente d'avoir commis tant de crimes fous le poids defquels je fuis accablé, dois-je efpérer qu'il n'écoutera pas les juftes plaintes des malheureufes vifti-" mes de ma fureur ? Mais ces difcours font autant d'énigmes qu'il faut vous expliquer. SECONDE  feU LES AVENTURES DÊ FuM-HóAM. SECONDE PARTI E. Hifloire du vifir Houffan Ben-San». Vous n'ignorez pas, món cher Banou-Raflid, me dit le vifir, que mön père étoit le favóri de Facreddin, a qui le fultan Mouzacafem, qui fègne aujourd'hui, doit la nailfancej Mais vous tte favez peilt être pas j que ce monarque avoit deux fils ; Mouzacafem qui étoit le cadet, ht Alacou qui étoit 1'ainé , dont depuis trente ans & plus 1'ort n'a aucune nouvelle. Le premier m'aimoit extrêmement & m'aime encore; puifqu'il m'a élevé dans le pofte oü je fuis, depuis qu'il eft fur le tröne. Le feeond, jaïoux de 1'amitié que fon frère avoit pour moi, s'appercevoit, avec peine, du peu de eomplaifance que j'avois pour lui quoiqu'il fut 1'ainé. Nóus ïie fommes apparemment pas les fflaïtres de no3 fympathies & de nos antipathies; puifque * quelque effort que je fiffe, pour me vaincre, je ne pus jamais gagner fur moi de faire ma cour a Alacou. Ce qui augmehtamême mahaine pourle prince, c'eft qu'étant devenu amoureu* d'une jeune veuve, il devint mon rival, §g fut traité plus favorablement que moi. Tomé XIX, N  »94 Contes Chinoïs, VI.NGT-TROISIÈME SOIRÉE. Suite de l'hifloire du vifir Houffan Ben-San. Je parlai un peu haut, eontinua le vifir, fans fonger a la diftance qu'il y avoit du prince k moi; Sc Alacou en ayant porté fes plaintes k Facreddin, j'eus ordre de m'éloigner de foixante lieues d'Aftracan, & de ne me point préfenter k la cour de fix mois. Cette punition me mit la rage dans le cceur ; j'étois incapable d'écouter la raifon ni les remontrances de mon père; je ne voulus pas même faire la moindre excufe au prince, qui ne demandoit pas mieux que de les recevoir. Et mon père eut tant de chagrin de ma mauvaife conduite, qu'il en tomba malade; Sc qu'après une fièvre qui Ie mina peu k peu, il remit fon ame entre les mains de Fange de la mort. Le prince Mouzacafem, dans une conjeflure auiTi trifle, obtint mon retour du fultan Sc de fon frère. Je me mis en poffeffion de tous les biens de men père; Sc comme il m'avoit laiffé une fdeur d'une beauté aehevée,jefouhairai, avec une extréme pafiion, que le fultan Mouzacafem  ou les Aventures- de Fum-Hoam. i9j put endevenir amoureux, & en faire fa femme. Pour en venir è bout, je feignis d'être malade ; il eut la bonté de me rendre vifite, & comme j'en fus averti, j'ordonnai a 1'aimable Pchrizad, ( i) c'eft ainfi que fe nommoit ma foeur, de fe tenir k cótc de mon lit, & fans voüe, lorfque le jeune prince fe rendroit dans ma chambre. Je ne m'attendoispas, mon cherami, qu'Alacou feroit en la compagnie de fon frère. Ce prince, pour faire connoïtre qu'il oublioit entiérement mes extravagances, voulut bien me donner cette marqué de fa bonté. Quelqu'averfion que j'euffe pour lui, je dois rendre juftice a la vé* rité, ïffauti avouer qu'il avoit un mérite dife tingué; il n'étoit pas grand, mais c'étoit Ia taille la mieux prife de tout Aftracan; & fon vifage étoit d'une beauté fi réguliere , qu'il étoit difficile de le voir fans 1'aimer. Je fus aufii étonné , qu'on puiffe 1'être , de fa vifite : fi j'avois été prévenu de 1'honneur qu'il me fit, je me ferois bien gardé d'expofer Pehrizad k fes yeux ; mais la faute étoit faite, & il fallut faire bonne contenance, quoique, dans le fond de 1'ame, je fuffe au défefpoir. La beauté de ma foeur fit un effet contraire a mes intentions ; (ï) Ceft-a-dire , née d'une fée , pour marquer la perfeftion de Ja perfonne qui porte ce nom. N ij  196 CöNTES CHINOIS,' Mouzacafem la vit avec indifférence, & Alacoil ne la regarda qu'avec des tranfports qui me percèrent le cceur. Et ma douleur fut d'aittant plus vive, que je crus lire dans les yeux de Pehrizad, que la paflion de ce prince lui caufoit autant de vanité que de plaifir : je fus pourrant me contraindre , & je feignis de ne me pas appercevoir de ce qui fe paffoit entre ces nouveaux amans. Je redoublai mes attentions pour faire garder exaöement ma foeur: je me remis du foin de fa conduite a une vieille efclave que je croyois incorruptible ; mais de quoi 1'or & les préfens ne viennent-ils pas a bout ? Alacou, fous prétexte de paffer des femaines entières k la chaffe , fe tenoit enfermé dans 1'appartement de ma fceur: il lui avoit promis de 1'époufer, fi-töt qu'il feroit monté fur le tröne, & Pehrizad, fenfible k la paflion d'un prince aufïi aimable, n'avoit pu lui refufer de fatisfaire a fes impatiens défirs. Que vous dirai-je, mon cher Banou-Pv.affid? J'ignorois abfolument ce commerce fecret; mais la noire furie , qui m'agitoit fans ceffe , &C qui réveilloit k tous momens ma haine pour Alacou, m'envoya un rêve, qui fut la caufe de tous mes malheurs. Je m'imaginai qu'en traverfant uneforêt, j'entendois des cris affreux; je crus reconnoitre le fon de lavoix de ma  ou les Aventures de Fum-Hoam. 197 foeur, je courus a elle; je la trouvai entre les griffes d'un lion terrible , & le prince Alacou , le fabre a la main , qui accouroit a fon fecours ; ce rêve m'inquiéta ; je m'éveillai en furfaut, je me rendis a 1'appartement de Pehrizad , fans favoir pourquoi. Que devins-je, en 1'appercevant endormie entre les bras du prince ? Je ne. fus pas le maitre de mon premier mouvement. Pénétré de rage, je perc;ai ce prince de vingt coups de poignard; j'en fis autant a. la vieille efclave, & réveillant alors ma foeur, je lui montrai les terribles effets de ma vengeance. Elle pouffa des cris affreux k cette vue, & comme je craignois qu'ils n'éveillaffent mes efclaves, je lui mis un mouchoir dans la bouche, & 1'ayant enfermée dans une grande caiffe de fapin, & Alacou & la vieille dans une autre, je les fis porter, pendant la nuit, par quatre efclaves , k une petite maifon que j'ai aux portes d'Aftracan, fans qu'ils fcuffent de quoi ils étoient porteurs. Je leur ordonnai enfuite de retourner k Aflracan, &C ouvrant la caiffe oii étoit Pehrizad , je me difpofois a 1'envoyer tenir compagnie k fon amant, lorfqu'elle fe jeta k mes genoux : barbare, me dit-elle, avant que de me priver de la vie, permets du moins que.je la donne k un enfant malheureux que je porte dans monfein; il auroit peut-être un jour été Niij  198 CONTES C H I N O I S\ ton maitre , fans les effets de ta cruauté ; iaiffemoi du moins ia confolation de favoir qu'après ma mort je laiffe un héritier de tous mes malheurs ; je n'ai pas befoin de te recommander de lui cacher fa naiffance , fi tu as affez de pitié pour le laiffer vivre : ton propre intérêt te Pordonne. Je me laiffai attendrir par les larmes de Pehrizad, dont une violente émotion avanca les couches. Comme je m'appercus qu'elle avoit befoin de fecours, je donnai ordre a deux efclaves , qui demeuroient toujours dans cette maifon , d'aller promptement me chercher une fage-femme & de me 1'amener fans qu'elle fut oii on la conduifoit; mes ordres furent exécutés , la fage-femme vint au bout d'une heure, èc ma fceur avec fon aide accoucba a fept mois au plus d'un gargon. Ma première intention avoit cté d'abord de remettre eet enfant a la fage-femme avec une bourfe d'or fuffifante pour le faire élever ; mais malheureufement ayant jeté la vue fur eet enfant, je lui trouvai des traits fi femblables a cetix du prince Alacou , que je fentis renaïtre toute ma haine, qui n'étoit pas encore affouvie; je voulus foreer fa mère a le poignarder; elle eut horreur d'une propofition aufiï cruelle; elle s'évanouit. O barbarie fans exemple! je lui mis moimême le poignard a la main je 1'appuyai fur  ou les Aventures de Fum-Höam. 199 Ia gorge de fon fils , & revenue de fon évanouilïement , elle ne s'appercut pas p'utöt du crime involontaire que je lui avois fait commettre , qu'elle s'öta la vie avec le même poignard. La fage - femme cfTrayée votilüt crier , je lui fis voler la tête de deffus les épaules, & avec 1'aide de mes deux efclaves, j'enterrai tous ces corps dans le jardin de ma petite maifon; enfuite pour n'avoir point de térnoins de tant de crimes, je tuai mes efclaves & leur donnai la fépalture a cöté des autres. Je retournai lc lendemain dans Aftracan, je fis courir le brult que ma foeur avoit été en. levée; l'abfence du prince Alacou fit croireque c'étoit lui qui me déshonoroit; j'en portai mes plaintes au fultan; il en fut dans une colère épouventable, d'astant plus que Mouzacafem l'affura que fon frère étoit pafiïonnément amoureux de Pehrizad; il fe paffa plufieurs années fans que l'on apprït aucunes nouvelles de ces malheureux amans que l'on croyoit errans par le monde, & Facreddin ayant payé le tribut ordinaire a la nature , Mouzacafem monta fur le tröne dont je lui avois frayé le chemin par le meurtre du fultan fon frère, Ce monarque, qui m'avoit toujours donné des témoignages extraordinaires de bonté, me Bomma aufii-töt fon premier vifir. J'occupe, N iv  8.00 CONTES CHINOIS, mon cher ami, cette place depuis plus de vingt ans, mais je n'en fuis pas plus heüreux. Bourrelé fans ceffe par les remords de mes crimes, j'ai tSché par toutes fortes de bonnes a&ions de fléchir la colère du grand prophéte. J'ai fondé deux caravanférails pour les pélerins de la Mèque; j'ai fait batir trois mofquées oii l'on nourrit tous les jours quarante pauvres; j'ai fait faire des prières par tous les imans de ce royaume; rien n'a pu chafter la noire mélancolie qui me dévore , tous mes vceux ont été rejetés. A la Un accablé de tant d'horreurs dont le fecret de ma vie eft noirci, j'ai demandé par grace au prophéte qu'il m'ötat de ce monde; voila la feule de mes prières qu'il paroiffe vouloir exau» eer. II m'a envoyé une fièvre des plus ardentes; la fureur en précède les accès, & je fens que je n'ai plus que quelques momens a vivre; vous trouverez dans cette calfette de bois de fandal que vous remettrez au fultan, toutes mes pier-reries avec mon teftament; j'y ai joint un détail encore plus exaét de tous mes crimes; je lui en demande mille pardons , il aura ma mé* moiré en exécration. Ah ! je ne le mérite que trop; je me regarde comme un monftre qui n'eft pas digne de voir le jour ; mais cependant obligez-rnoi, mon cher Banou-Raffid, de ne porter cett? caffette a Mouzacafem qu'après ?na mort,  ou les Aventures de Fum-Hoam. ioi VINGT-QUATRIÈME SOIRÉE. Concïufwn de l'hifloire du vifir Houffan Ben- San , & fuite & conclujion de l'hifioire du médecin Banou-RajJid. J e quittai le vifir, eontinua le mandarin, après m'être chargé de fa caffette ; mais a peine euV je mis le pied hors de fa chambre, que tombant dans de nouvelles fureurs , il fut attaqué de convulfions fi violentes, que malgré la force de mes remèdes, il fut fuffoqué. Jamais furprife ne fut egale a celle du fultan a la leéhire du memoire du vifir, que je lui préfentai ; il pleura tendrement 1'infortuné Alacou , Sc ayant affemblé fon confeil fecret pour lui communiquer les pièces que je venois de lui remettre, cn y délibéra de rendre ce mémoire public, & de s'emparer de tous les biens du vifir qui les léguoit ïi Mouzacafem, le fuppliant feulement d'avoir foin d'une fille unique qu'il laifioit, qui fe nommoit Semaché. Je fus chargé de cette commiffion; je fis tranfpoir  HOZ CONTES CHINOIS, ter au férail tous les riches meubles du vifir, & j'y conduifis auffi fa fille ; elle avoit a peine feize ans; mais, madame, que de charmes étoient répandus fur fon vifage , & que fes larmes me rouehèrent! J'attribuai d'abcrd a la comp^ffion ce qui étoit 1'effet de l'amour le plus violent, & je n'eus garde de m'imaglner que cette belle fille eut fait fur mon coeur une li forte impreflion; je la préfentai donc au fultan Mouzacafem , &.je ne démêlai bien mes véritables fentimens que lorfque je m'appercus de la furprife avec laquelle il la regardoit que je 1'entendis s'écrier qu'il n'avoit jamais rien vu de fi parfait dans la nature que la charmante Semaché. Je connus en ce moment tout mon malheur. Je fentis dans mon cceur des mouvemens jaloux qui me firent h'aïr le fultan ; je fis de vains efforts pour furmonter une paflion naiffante, que je voyois qui me feroit funefte: l'amour triompha , & malgré toutes mes réfolutions, je fuccombai, & je ne pus voir entrer Semaché dans le férail fans penfer mourir de douleur. Mouzacafem étoit bien fait, & d'un tempérament impétueux; il ne tarda guère a faire connoïtre a Semaché toute la violence de fa paflion; 1'ambition & peut-être l'amour tarirent fes pleurs en peu de jours, & j'appris bien-  ou les Aventures de Fum-Hoam. iój| tot qu'elle alloit fe rendre aux volontés du fultan. Je recus cette nouvelle avec des tranfports extraordinaires de fureur; je m'exhalai en reproches outrageans cöntre Mouzacafem, comme s'd m'eut enlevé ma maitreffe. Je traitai Sennché de perfide , & d'ingrate, comme fi elle eut pris quelqu'engagemeht avec moi. Enfin , madame , je perdis tellement le jugement que Ton fut obligé de me garder a vue; Mouzacafem furpris d'une maladie fi prompte & fi extraordinaire , me fit amener en fa préfence pour être lui-même témoin de 1'état dans lequel j'étois. Semaché étoit avec lui, lorfque j'arrivai dans fon cabinet; fa préfence rappella dans mon efpritaliéné mille idéés extravagantes; je me jetai & fes pieds, jelui déclarai mon amour, & je le fis apparemment dans ces tenues fi finguliers & fi vifs , qu'ils allèrent jufqu'au cceur de cette belle fultane; elle comprit en un moment quelle devoit être la violence de ma paffion , puifqu'elle m'avoit réduit dans un état fipitoyable, & la comparant fans doute avec celle du fultan qui n'avoit fait paroitre auprès d'elle qu'ün pouvoir abfolu auquel elle étoit prête de fuccomber, elle s'abandcwna fur le champ a une fi profonde mélancolie, que Mouzacafem en fut étonné; quelqu'effort qu'il fit pour 1'en tirer, il ne put en venir a bout;  104 Contes ChinoIs; tv ; cette belle perfonne fe trouva bientöt dans le même état que moi; on ne lui entendit plus nommer que le tendre Banou-Raflid ; en un mot elle devint en peu d'heures auffi folie que j'étois fou. Cette aventure extraordinaire mortifïa extrêmement le fultan. II aimoit tendrement la belle Semaché, mais il étoit délicat en amour, Sc la fituation dans laquelle elle étoit ne lui permettoit pas d'en faire une fultane favorite, quand même il auroit eu moins de délicatelfe. II fit effayer fur nous pendant plufieurs jours tous les remèdes ordinaires, & voyant que 1'art de la médecine n'opéroit en aucune manière, il voulut en tenter un auquel fes médecins n'auroient jamais penfé, 8c qui fut de fa feule ordonnance; il envoya appeller le cadi, Sc nous ayant fait amener Semaché Sc moi en fa préfence : Banoud-Raffid, me dit-il en m'embraffant, je veux remporter fur moimême une grande viétoire, j'adore la charmante Semaché ; mais comme je fuis perfuadé que vous êtes nés 1'un pour 1'autre, je t'en fais préfent: vivezheureux enfemble. Alors le cadi fit le contrat; nous le fignames fans favoir trop ce que nous faifions. Le fultan nous fit conduire chez moi; l'on y fervit par fon ordre un repas fuperbe auquel il me fit 1'honneur d'af-  ou les Aventures de Fum-Hoam. 105 fiffer: après le repas l'on nous coucha dans le même lit, & chacun fe retira. Nos efprits étoient trop dérangés pour que jepuiffe vous dire,madame, de quelle manière ils fe remirent dans leur affiette naturelle: il y a apparence que la polfeffion de la belle Semaché n'y contribua pas peu ; je fai feulement qu'a mefure que la raifon me revint, ma charmante époufe recouvra la fienne, & que le fultan fe fut un gré infini de nous avoir fourni un remède auffi fimple & auffi naturel que celui qui nous conduifit a une parfaite guérifon. Tant de bontés ne fuffifoient pas au grand coeur de Mouzacafem, il rendit encore a Semaché tous les biens de fon père, & me fit fon premier vifir; je vécus avec mon époufe dans une union parfaite, j'en eus nombre d'enfans, & ce ne fut que dans une extréme vieilleffe que je quittai ce corps caduc pour paffer dans un nouveau monde inconnu jufqu'alors au refte des hommes. Je vous avoue, dit alors Gulchenraz, que je trouve fort plaifant le dénouement de votre hifloire, c'eft-a-dire votre guérifon & celle de Semaché, & qu'il m'a bien dédommagé du  ao6 Contes Chinois, récit des aventures de la malheureufe Pehrizad, dont la fin eft fi tragique. Toute la médecine enfemble ne fe feroit jamais avifée d'un expédient pareil; & je crois que l'on pourroit ainfi , dans les commencemens , remédier k tous les genres de folies, par des remèdes proportionnés k la caufe qui les a fait naitre. Mais continuez, je vous prie, vos aventures, & m apprenez ce que vous fütes dans cette partie du monde , dont fans doute vous ne favez pas le nom, puifque vous ne me 1'avez pas nom mé. Aventures du fauvage Kolao. J'animai un jeune fauvage appellé Kolao, & qui demeuroit dans une ile nommée Mfamichis (i), a caufe d'une rivière a laquelle mes (i) Par le récit du fauvage Kolao, il y a toute apparence qu'il eft né dans le Canada vers 1'embouchure du fleuve S. Laurent. Le père Chrétien le Clerc, recolet miffionnaire , dit que dans le voifmage de Quebec , eft un pays appelé Gafpé, fitué dans des montagnes, des bois & des rochers , prés la rivière de Mizamichiche , habité par des fauvages appelés Porte-Croix, paree qu'ils furent guéris d'une maladie peftilentielle par le refpeét qu'ils portèrent a.la croix, qu'un homme beau par ex-  ou les Aventures de Fum-Hoam. 107 ancêtres avoient donné ce nom ; mais je ne puis, madame, vous dire dans quelle partie dit monde elle eft fituée, je n'ai prefque point d'idée de la religion que nous fuivions; je fai feitlement que nous adorions le foleil a fon lever, & que tous les matins en tournant le vifage vers fon oriënt nous le faluyions en criant trois fois de toutesnos forces, holho! ho! après quoi faifant de profondes inclinations , nous demandions qu'il confervat nos femmes & nos enfans; qu'il nous donnat la force de vaincre nos ennemis, & qu'il nous accordat une chaife & une pêche abondante. Vous pouvez aifément vous imaginer, madame , pourfuivit Fum-Hoam, de quelle manière les premières années d'une vie auffi fimple fe pafsèrent ; l'on m'apprit a tirer de 1'arc, & quand j'eus atteint dix-huit ans, je me choifis une femme, je 1'aimai tendrement & j'en eus fix filles &c un garcon : mes filles ne furent pas plu tot en age qu'elies trouvèrent des maris, mon fils, dont la bravoure étoit refpedtée dans toute l'ile,alloit auffi prendre une femme, lorfqu'une maladie trés - violente 1'emporta en cellence leur préfenta pendant leur fommeil, & qui leur ordonna de porter a la main, fur la chair , ou fur leurs habits , ce figne de leur falut.  "ao8 Contes ChinoïsJ quatre jours. Je fus pénétré d'une fi profondè douleur de cette perte, qu'après avoir fait plufieurs extrayagances, j'allois me percer le cceur d'une de mes flèches, lorfqu'un de mes camarades m'arrêta le bras. Pourquoi veux-tu mourir, Kolao, me dit-il, pendant qu'il y a encore du remède a tes maux? Ecoutes-moi feulement avec attention. J'ai oui dire a mon père qu'un de nos anciens des plus confidé-» rables de cette nation fut un jour dangereufe-1 ment malade, il perdit 1'ufage de tous les. fens &c tomba dans des convulfions fi violentes, qu'on le cmt mort pendant un affez long efpace de tems. II revint pourtant a lui, & étant inferrogé par ceux qui étoient dans fa cabane, oii i! avoit été fi long-tems pendant qu'il s'étoit trouvé fans aucun fentiment, il répondit qu'il venoit du pays des ames; que par une faveur extraordinaire qui n'avoit jamais été accordée qu'a lui, le fouverain de ce royaume qui s'appelloit Pat Koot-Parout lui avoit permis de retourner dans fon ile, pour apporter des nouvelles d'une région qui jufqu'alors leur avoit été inconnue; qu'au refie ce pays n'étoit éloignéd'eux que de cent beues; qu'on pouvoit y aller par le feptentrion de 1'ile, & qu'après avoir traverfé a gué & a la nage un grand étang de quarante lieues de largeur, rempli de joncs  ou les Aventures de Fum-Hoam. 109 joncs marins, on arrivoit dans le pays de Pat> Koot-Parout; que s'il agréoit les préfens qu'il falloit lui porter, on pouvoit, avec permiffion, entretenir les ames de fes anciens amis, & même ramener celles que l'on voudroit, pourvu que leurs corps n'euffent pas encore fouffert de corruption. VINGT - CINQUIÈME SOIRÉE. Suite & conclujidh des Aventures du fauvage Kolao, "Voila , me dit mon camarade, ce que notre ancien raconta a ceux qui étoient dans fa cabane ril leur auroit fait un récit plus détaillé, & rapporté les converfations qu'il eut avec les ames de fes amis, fi la mort, notre plus cruelie ennemie, ne lui eut fermé les yeux en ce moment. Elle fut fans doute jaloufe des bontés de Pat-Koot-Parout, & craignit que notre ancien n'entreprit de lui ravir un jour quelques-uns de fes parens : voila la raifon pour laquelle elle 1'enleva d'entre nous fi précipitamment. Ton fils ne vient que de mourir; te fens-tu affez de courage pour entreprendre un voyage Tome xix. q  ilO CONTES CHINOIS, auffi difficile que celui du pays des ames ? Je t'y tiendrai compagnie , 6c nous ramènerons 1'ame de ton fils, ou nous mourrons a la peine. J'acceptai cette propofition avec beaucoup de joie; trois de nos camarades fe joignirent k nous, 6c après avoir fait un grand feftin k tous nos arrfis, nous primes nos arcs 6c nos flèches, des coliers de corail, 6c du petun pour préfenter au Pat-Koot-Parout,6c nous nous mimes en chemin k la pointe du jour. En marchant toujours du cöté du feptentrion , nous parvïnmes en peu de jours a 1'étang défigné par notre ancien, 8c ayant coupé des perches pour fonder le gué, nous nous mimes a l'eau 6c nous marchames k grands pas 8c avec beaucoup de fatigue. Le foir étant venu , nous piquames nos perches dansle fond de l'eau ; nous y attachames des filets de coton qui formoient une efpèce de lit, 6c nous y dormimes jufqu'au lever du foleil. Après deux jours d'une pareille marche, nous nous trouvames de 1'autre cóté de 1'étang ; nous abordames dans ce pays tant défiré, |& nous fümes agréablement furpris k notre arrivée d'y voir une infinité d'efprits, d'arcs, de flèches 6c de maffues qui voltigeoient k nos yeux, comme de petits nuages, 6c qui par je ne fai quel langage inconnu, nous firent comprendre qu'ils étoient au fer-  ou les Aventures de Fum-Hoam. 2ii vice de nos pères & de nos camarades; mais un moment après nous penfames mourir de frayeur, lorfqu'approchant d'une cabane femblable k celle de notre ile , a Fexception qu'elle étoit d'une hauteur prodigieufe, nous y appercümes un homme ou plutöt un géant armé d'un are & d'une maffue terrible ; il jeta fur nous des regards étincelans de colère & nous paria dans ces termes : « Qui que vous » foyez, difpofez-vous a mourir puifque vous » avez eu la tgmérité de paffer ce trajet & de » venir dans le pays des morts; je fuis Pat» Koot-Parout, le gardien, le maïtre, le gou» verneur de toutes les ames ». Le géant avoit déja fa maffue levée pour nous affommer tous, lorfque me jetant è fes pieds, je le conjuraï, autant par mes larmes que par mes difcours , d'excufer la témérité de mon entreprife qui méritoit toute fa colère : « Dé» coche contre nous, lui dis-je , toutes les » flèches de ton carquois, ou écrafe-aous de » la chüte de ta maffue, voilé nos eftomacs & » nos têtes; tu es 1'arbitre fouverain de notre » vie, ou de notre mort; mais s'il te refte encore » quelque fentiment de compaffion, pardonne» nous notre hardieffe, en confidération d'un » malheureux père qui n'eft coupable erivers » toi que par fa trop grande tendreffe pour un O ij  Xl% C O N T E S CHINOIS, » fils 'unique qu'il vient de perdre ; daigne » agréer les préfens que nous t'apportons du » pays des vivans, 6c nous recevoir au nom» bre de tes amis ». Ces paroles fi foumifes toucbèrent le cceur de Pat-Koot-Parout; il parut fenfible a ma douleur, recut mes préfens, me dit de prendre courage, & pour me combler de graces & de confolation, il m-'affura qu'avantmon départ, il me rendroit 1'ame de mon fils; mais qu'en attendant cette faveur extraordinaire, il vouioit me régaler ainfi que mes camarades, d'une liqueur excellente qu'il nous préfenta dans fa cabane; nous en bümes tous avec un plaifir d'autant plus grand qu'elle nous rétablit en un moment les forces que nous avions perdues par la fatigue d'un voyage aufli pénible. Pendant que nous nous réjouiffions avec lui, 1'ame de mon fils arriva , je reconnus fa voix, j'en penfai mourir de joie, & fuppliant le géant de me la donner pour la reporter dans fon corps, elle devint dans un inftant grolfe comme une pomme; il la prit entre fes mains & 1'ayant enfermée bien étroitement dans un petit fac de cuir, qu'il Ha d'une ficelle, il me le pendit au col, &c nous donna notre audience de congé avec ordre, en arrivant dans notre ile, d'étendre le corps de mon fils dans une ca-  ©u les Aventures de Fum-Hoam. hj bane toute neuve , d'ouvrir ce petit fac fur fa bouche, d'y remettre fon ame, & de prendre bien garde que le fac ne fut ouvert avant ce tems, de crainteque 1'ame de mon fils n'en fortït auffi-töt & ne revïnt dans fon pays , qu'elle ne quittoit qu'avec répugnance. Après avoir recu le fac avec des tranfports de joie inconcevables, l'on nous montra par 1'ordre de Pat-Koot-Parout, le lieu ténébreux oii étoient retenues les ames des méchans; il n'étoit couvert que de branches de fapin fèches & mal rangées, au lieu que les cabanes des ames vertueufes étoient ornées d'une infinité de feuillages toujours verts par dedans & par dehors , &c que le foleil venoit tous les jours les vifiter , & renouveller les branches de fapin & de cèdre fur lefquelles elles fe repofoient: & que l'on voyoit autour de ces cabanes les efprits de leurs arcs, de leurs flèches & de leurs maiTues, avec lefquels ils prenoient le même plaifir que dans le pays des vivans. Après avoir confidéré ces chofes avec admiration ,nous bümes encore chacun deux coups de la même liqueur que l'on nous avoit déja préfentée ; nous nous remimes enfuite en chemin; nous entrames dans 1'étang; nous piquSmes nos perches; nous y attachames nos lits r O jij  H4 Contes Chinois, & nous nous y endormimesprofondément. Mais foit que ce fut la volonté du grand Pat-KootParout, foit que ce fut par 1'effet de la liqueur que nous avions bue, nous nous trouvames tous k notre réveil dans notre ile , k cent pas de ma cabane. On peut facilement juger de la joie que nos camarades eurent de nous revoir, & de 1'admiration dans laquelle ils furent au récit merveilleux que nous leur fimes de notre voyage & de notre retour. Ils ne pouvoient croire que j'euffe réellement 1'ame de mon fils enfermée dans le fac de cuir qui me pendoit au col, & ils attendoient avec une trés-grande impatience, que rentrée dans fon corps elle leur confirmat la vérité de ce que nous leur racontions. Pour y parvenir, nous fimes promptement une cabane toute neuve, & nous y portames le corps de mon fils. Pendant notre voyage, fa mère & trois autres femmes 1'avoümt confervé fraicbement en éloignant les mouches avec^ de grands évantails de plumes, & je me préparois k exécuter les ordres de Pat-Koot-P ar out, lorfque par un accident auquel je ne m'attendois pas , je fus pénétré de la douleur la plus cruelle. Pendant que j'avois travaille k faire la camme neuve, j'arois remis k ma femme le fac  ou les Aventures de Fum-Hoam. 215 dans lequel étoit enfermée 1'ame de mon fils; elle avoit été préfente au récit de l'hiftoire de notre voyage; la défenfe d'ouvrir ce fac excita fa curiofité, quoique je lui euffe bien recommandé encore de n'en rien faire; elle délia la ficelle, & 1'ame de mon fils étant retournée f ubitement au pays d'oü nous Pavions étéchercher avec tant de peine , je trouvai le fac vuide ; non madame, eontinua le mandarin, ma rage & ma fureur ne purent s'exprimer; dans mon premier tranfport, je déchargeai un fi furieux coup de baton fur la tête de ma femme, que je lui fis voler la cervelle en Fair ; enfuite tirant d'une efpèce de gaine , un couteau dont la pointe & le tranchant étoient faits de pierres a feu, je me 1'enfoncai dans le coeur, & tombai roidemort furie corps de mon fils, laiffant mes camarades trés - afrligés d'une cataftrophe auffi trifre, &qui les privoit du plaifir d'apprendre avec encore plus de certitude des nouvelles du pays des ames, & dans quelle claffe étoient celles de leurs pères & de leurs frères. EfFeöivement ces pau vres miférables perdoient beaucoup, dit en riant la reine de la Chine, ce jeune garcon leur eut fait de jolis contes. Mais au fortir de ce corps, que devintes-vous? O iv  n6 Contes Chinois; Je paffai dans celui d'une efclave appelée Iloul, qui fut vendue k la fille du premier médecin du grand mogol qui faifoit fa réfidence k Agra, pourfuivit le mandarin. II ne m'arriva dans eet état aucun événement fingulier qui me regarde perfonnellement ; ma vie fut des plus fimples & des plus unies; mais ceux auxquels ma jeune maïtreffe eut part, ou dont j'ai entendu faire le récit étant a fon fervice, peuvent amufer quelques momens votre majefté. Vous me ferez donc plaifir de me les raconter, reprit Gulchenraz; cela étant, madame, eontinua le mandarin , je vais fatisfaire votre curiofité. Aventures de Dardok, racontées par fon efclave Iloul. M a jeune maïtreffe fe nommoit Dardok , fa phifionomie fine Sc fpirituelle plaifoit infiniment, Sc k qirinze ans elle étoit fi fupérieure è toutes les filles de fon age par les graces de fa perfonne Sc par le brillant de fon efprit, qu'on ne pouvoit la regarder fans admiration. Takfur , premier médecin du prince Filu, fultan des Indes, avoit fait plufieurs voyages a Agra; il y avoit lié une amitié très-étroite  ou les Aventures de Fum HoIm. %iy avec le père de ma maïtreffe , & fe perfuadant qu'il feroit 'heureux avec une perfonne auffi aimable , & d'un efprit auffi délicat; il la demanda, 1'obtint pour fon époufe, & la conduifit a Mazulipatan, oü le fultan fon maïtre avoit établi fon féjour ordinaire. Tendrement chéri de fa nouvelle époufe, aimé du fultan qui lui témoignoit une confiance extreme, rien ne manquoit a fon bonheur , lorfqu'un fakir appelé Barzalu , qui, par tous les degrés de la fortune , étoit parvenu a être premier vifir de ce monarque, devint jaloux de 1'amitié qu'il lui portoit. Comme il avoit fignalé par quelque infigne fourberie tous les pas qu'il avoit faits vers le vifirat, vous jugez bien, madame , qu'il eninventa de nouvelles pour éloigner mon nouveau maïtre , car j'avois fuivi Dardok dans les Indes ; mais, madame, pour vous faire connoïtre le caractère du vifir, il eftnéceffaire de remonter jufqu'a fon origine.  Ïl8 Contes Chinois, VINGT-SIXIÈME SOIRÉE. Suite des aventures de Dardok. Barzalu, né aux environs de Cabul(i), étoit d'une extraction très-baffe ; fon premier emploi fut d'être cuifinier; mais fe laflant bientöt d'un état auffi peu convenable a fon génie, il le quitta pour fe faire fakir, (i) Après avoir couru pendant toute la journée les rues de Cabul, il fe retiroit le foir dans une petite cahute qu'il s'étoit fake dans les fauxbourgs, attenant une mofquée. Un jour que Barzalu étoit enentré dans le lieu oü logeoit le prince Mefdouen, qui voyageoit dans le MogolifTan, ce prince ayant pitié de fa mifère , lui jeta quelques pièces d'or, Sc ordonna a fes elclaves de le retenir a diner. Le fakir, qui avoit appetit, entra dans la cuifine , il y trouva de quoi foulager fa faim , & fe reffouvenant de fon ancien mé- (i) VJle & royaume dans les états du grand mogol; elle eft très-voifine de la Perfe & du Zagathay } & a le Royaume de Cachemire au levant. (a) C'eft le nom que l'on donne aux pauvres de profeffion dans les états du grand mogol.  ou les Aventures de Fum-Hoam. uq tier, il aicft les officiers du prince k préparer le repas. Mefdouen , qui aimoit la bonne chère , s'appercut bientöt que les ragouts qu'on lui fervit, & fur-tout un excellent plat de perdrix aux choux, n'étoit pas de la facon de fon cuifinier ordinaire ; il le fit appeler, & ayant appris que c'étoit le fakir qui avoit travaille k fon diner, il lui propofa d'entrer k fon fervice. Barzalu, déja las de la profeffion de fakir, accepta la propofition du prince, & comme il nemanquok pas d'efprit, il s'infinua en fi peu de tems dans fes bonnes graces, qu'il étoit de tous fes plaifirs, & que même il étoit quelquefois admis k fa table. Seigneur, lui dit-il un jour, je ne borne pas mes feuls talens k la cuifine; je fuis propre k quelque chofe de plus relevé. Voici un traité de politique de ma compofition; lifez-le, je vous prie, vous m'en direz votre avis; le prince eut la complaifance de lire le manufcrit du fakir; il entrouva les maximes excellentes, quoique fouvent dangereufes ; & approfondiflant tous les jours la capacité de Barzalu, il ne fut pas plutöt arrivé k Mazulipatan (i), que le préfentant au fultan CO Mazulipatan, ville du Royaume de Golconde dans ia prefqu'ile de 1'Inde en-dec3 du golfe de Bengale;  Ï10 CONTES CHINOts; des Indes, dont il étoit proche parent, il; le lui recommanda comme un homme d'un excellent mérite. Le fultan le goüta fort, & lui trouvant un génie fupérieur, il 1'éleva de degrés en degrés jufqu'a celui de premier vifir, & lui confia aveuglément toute 1'adminiftration de fon royaume. Autant Barzalu avoit été foumis & rampant avant que d'être élevé a ce poft», aütant il devint fier & arrogant, quand il fe vit le favori du fultan des Indes. II oublia bientöt fa naiffance & fon bienfaiteur, qui, pour fe venger, ne manquoit jamais en toute occafionde lui rappeler 1'aventure des perdrix aux choux. Ces reproches mortifioient extrêmement 1'infolent vifir; mais diffimulant fa rage, il devint fi fouple envers ce prince, que l'on s'imaginoit dans fa maifon le voir encore dans fon premier état de fakir. Mefdouen, y fut lui-même trompé. II oublia les maximes de Barzalu, & eut 1'imprudence de fe livrer fans réferve a ce traitre ; ils firent enfemble plufieurs fois la débauche ; &C au fortir d'un repas qui avoit duré dix ou douze heures , Mefdouen fut attaqué c'eft de la que partent les vaiffeaux pour le Pegu, pour Arracan , pour Bengale , pour la Cochinchine , pour la Mèque & pour Ortnuz.  ou les Aventures de Fum-Hoam. m d'une colique fi violente que l'on traita d'indigeftion, qu'il en mourut au bout de deux jours fans que les médecins puffent lui apporter aucun fecours. Barzalu témoigna publiquement une extréme afïliaion de la mort du prince , & devenu plus puiflant que jamais auprès du fultan , il obfédoit tellement 1'efprit de ce monarque , que perfonne n'avoit accès auprès de lui que par fon canal. Dans ces difpofitions, vous pouvez juger , madame, pourfuivit Fum-Hoam, s'il vit de bon ceil la nouvelle faveur de Takfur. Réfolu par toute forte de moyens de le perdre, il n'en étoit empêché que par la paflion qu'il avoit concue pour Dardok qu'il avoit vu faire afliduement fa cour a la fultane reine. II ne favoit de quelle manière lui déclarer fon amour, il la connoiffoittrès-vertueufe, & craignoit, comme elle avoit beaucoup d'efprit, qu'elle ne le tournat en ridicule; il eut plufieurs converfations particulières avec elle; il affeétoit de lui faire des confidences de ce qui fe paffoit au divan, la confultoit même fur la politique, & voyant que Dardok Pécoutoit avec plaifir, mais qu'elle ne lui parloit pas fuivantfes intentions, il lui fit entre voir qu'étant maïtre abfolu des volontés du fultan des Indes, il n'y avoit pas de pofte plus k fouhaiter dans le monde que celui d'être  121 CONTES C H I N O I S , maitretfe de fon cceur; qu'il étoit en état de prétendre aux faveurs des plus belles femmes de Mazulipatan, maisqu'infenfible a toutes leurs minauderies, il n'y avoit qu'une feule perfonne dans toutes les Indes qui put afpirer a ce bonheur. Ma jeune maïtreffe, qui avoit toujours gardé fon férieux avec Barzalu, ne put s'empêcher d'éclater de rire a la conclufion de ce difcours. Ce vilain miniftrefe fentit très-choqué de cette imprudence. Vous ne feriez donc pas d'humeur , belle Dardok, lui dit-il, a écouter les propofitions d'un homme qui vous adoreroit dans la place ou je fuis. Non vraiment, feigneur, lui dit-elle en riant encore plus fort qu'auparavant; il n'y a que mon époux qui ait droit fur mon cceur; il eft a lui feul & je ne connois perfonne dans quelque degréd'élévation qu'il foit, affez hardi pour me perdre impunémentle refpeft; je faurois bien m'en venger fur le champ. Et que lui feriez-vous, répliqua le vifir avec émotion ? Outre qu'il y feroit fort mal recu, répondit Dardok d'un ton très-férieux, je publierois aufli-töt fon extravagance par tout Mazulipatan, & je demanderois juftice de cette infulte au fultan même ; ce vertueux monarque eft trop ennemi de la féduction &c de 1'adultère, pour ne pas faire punir fur le champ celui qui auroit eu cette infolence.  ou les Aventures de Fum-Hoam. 225 Le fang raonta au vifage de Barzalu en ce moment; il fe mordit plus d'une fois les lèvres pour s'empêcher d'éclater, & ce grand politique, démonté par la fierté & l'air goguenard de ma jeune maïtreffe , la quitta brufqnement, & prenant prétexte qu'il étoit 1'heure de fe trouver au Divan, il fortit outré de rage, d'une converfation dont il efpéroit un autre fuccès. II diffimula pendant quelque mois le chagrin qu'il avoit refTenti de eet affront; mais le fultan s'étant trouvé incommodé d'une médecine que Takfur lui avoit ordonnée; ce lache miniftre eut 1'ame affez baffe pour lui infinuer que fes ennemis pourroient bien avoir gagné fon médecin; que ce pofte dont dépendoit la vie de fon maitre ne devoit point être confié aun étranger; car, madame, Takfur étoit né dans le Mogoliftan , & il tint enfnite quelques difcours remplis de tant de malignité, que Filu , qui avoit une confiance aveugle en lui, fit ordonner a fon médecin de fortir dans vingtquatre heures de Mazulipatan, & de fes états dans un mois.  114 Contes Chinoïs, VINGT-SEPTIÈME SOIRÉE. Suite des aventures de Dardok. U N coup de foudre tombé fur Takfur 1'auroit moins furpris qu'un ordre auffi pofitif. II étoit avec Dardok lorfqu'un vifir de fes amis lui vint annoncer fa difgrace. II en fut accablé d'abord. Qu'ai-je donc fait, s'écria-t-il, pour être traité avec autant de rigueur ? Le fultan me témoignoit encore hier mille bontés; a 1'ombre de fa faveur, je vivois refpecté dans Mazulipatan; 1'opulence & la tranquillité régnoient dans ma maifon; il retire fa main bienfaifante de deffus ma tête , je ne fuis plus qu'un foible rofeau que le moindre vent fera bientöt plier jufqu'a terre. Dardok étoit préfente a ces pïaintes. Elle n'eut pas plutöt vu fortir 1'envoyé du fultan , qu'embraffant fon époux avec tendreffe : lumière de ma vie , lui dit-elle , pourquoi vous affliger de fi peu de chofe; ne favez-vous pas que la faveur des princes eft auffi inconftante que la mer , & que les courtifans y font ce que les vents les plus furieux ont coutume de faire fur eet élément perfide : les vaiffeaux les mieux conftruits  öü ees Aventures de Fum-Hoam, üg tonftruits font-ils a 1'abri des orages } Croyezmoi, mon cher Takfur, loinde vous chagriner de votre difgrace , lóuez - en plutöt le grand prophéte, qui a infpiré k notre ennemi feeret de fe contenter de votre exil; je connois la main dont part la flèche empoifonnée qui vous perce le cceur: 1'indigne Barzalu fe venge des Vains efforts qu'il a faits pour attenter a votra honneur; mais fes vioïences ne peuvent manquer de lui attirer bientöt I'indignation du fultan des Indes; ce monarque oüvrira quelque jour les yeux, & il chaffera avec honte le mi* férable fakir qui caufe aujourd'hui tous nos chagrins. Takfur écouta les confeils de Dardok , ils rétablirent la tranquillité dans fon ame4 Partons donc, chère matière de ma vie, lui dit-il j vous me tenez lieu de tout; nous avons affez de biéns k Agra pour nous paffer des" honneurs & des dignités que l'on vient de m'ötef fans aucun fujet ï le fultan , qui connoïtra un jour mon Innocence, fera faché de m'avoir traité avec tant de rigueur* Après avoir mis fin k leurs plaintes, Takfuf & Dardok montèrent dans leurs palanquins, efcortés de leurs efclaves, dont j'étois du nomhre. Nous traverfames avec beaucoup de fatigues les hautes montagnes qui font entre Mazulipatan & Golconde, & nous étions arrivés Tont» XlXt p  ïi6 Contes Chinois; dans une vallée charmante du royairme ( i ) d'Orixa, lorfque nous y appercümes plus de mille tentes tirées au cordeau, qui formoient plufieurs rues; Fonvoyoit un mouvement extreme dans ce petit camp, la joie étoit peinte fur le vifage de tous les foldats; & nous étant approchés d'un grand pavillon de velours bleu, garni de franges d'or, autour duquel étoient rangés quarante gardes, vêtus de fatin bleu brodé d'or, nous mimes pied a terre pour admirer de plus prés un fpeftacle auffi brillant. Celui qui paroiffoit commander a ces gardes, s'étant avancé vers nous, il pria Dardok d'entrer avec fon époux dans une tente très-propre, ou, après leur avoir préfenté toutes fortes de rafraichiflemens, il adreffa la parole a mamaïtreff* , a-peu-près dans ces termes : (i) Cette ville , fituée fur une montagne , eft dans ïlnde en decgi du Gange ; elle donne fon nom a un royaume dans celui de Gokonde, qui a été auffi appelé le" royaume d'Orixa.  "óü Les Aventures de Fum-Höam. ±%f Hifloire de Corcud & de fes quatre fils* "Vo us me paroiffez étónnée de la maghifleencë que vous voyez dans cette campagne. Appre* nez , madame j que la belle Mouarak, princeffe d'Orixa, & fille unique du fultan Mohairdin ^ vient d'époufer iln de mes fils , nommé Amrou, & que c'eft pour célébrer cette illuftre journée deftinée a une brillante fête, que ces foldats & ces peuples font affemblés. Pour moi, Pon m'appelle Corcud , & par la grace du faint prophéte, la fortune, laffée de me perféeuter, vient de fe déclarer en .ma faveur , puifque j'ai f honneur d'entrerdans Palliance du fultan mort maitre. Avant eet hetireux jour, il n'y avoit aucun habitant de ce royaume plus „infortuné que moi. Je m'étois intéreffé fur plufieurs vaiffeaux, ils avoiertt tous fait naufrage ; fi je jouois, j'étois fur de perdre mon argent; fl j'achetois des marchandifes \ elles dépériffoient faute de débit, & j'étois obligé de les donner k perte; fi je devenois amoureux, mes rivaux* quoiqu'inférieurs en mérite, m'étoient préférés* ou j'étois trahis par mes maïtreffes; enfin t il fuffifoit que j'entrepriffe quelqu affaire pour qüë ie fort me fut contraire* Sous quelle malhert* Pij  felg CóStÊS CHIKÖISj reufe planète fuis-je donc né, m'écriai-je un jour ? Eterneilement en bute aux plus cruels traits de la fortune , eft-il écrit fur la table de lumière que je ne réuflirai jamais dans mes projets? Accablé tenant en fa main un anneau, qu'elle femblok me préfenter. Prends cette bague , Corcud, me dit le vieillard, elle eft de lix métaux différens; & elle a été fabriquée fous des conftellations fi favorables, que tout fuccède a celui qui en fera le poffefleur; tant que tu 1'auras a ton doigt, les malheurs s'éloigneront de ta maifon a & perfonne ne pourra te nuire; mais tu ne jouira du bonheur qui y eft attaché, qu'a un^ P «j  i$a Contes Chinois, condition : lorfque tu auras une fois fait choïx d'une femme , il ne te fera plus permis d'en connoïtre d'autre tant qu'elle vivra, fi tu ne veux dans le moment même être privé de ton anneau; ton bonheur dépend a préfent de toimême,fais bien attention a cetarticle, ckprends garde de te replonger, par ta faute, dans la misère dont tu vas fortir. Je remerciai le vieillard avec toute la reconnoiffance poffible. Je pris la bague que je mis h mon doigt, 8c" fuivant fon confeil, après avoir rempli mon panier de pièces d'or, qu'il tira d'un grand vafe d'agathe, & m'être chargé de plufieurs diamans d'une extréme beauté, je fus tranfpcrté en un inftant a Orixa, devant la porte de ma maifon. Le jour commencoit a baifTer. Je heurtai affez fort. Une vieille efclave que j'avois laiffée chez moi m'ouvrit la porte. J'entrai dans une falie baffe, & pendant qu'elle m'alla préparer a manger , je vuidai mon panier, qui étoit d'une pefanteur extréme , & j'enfermai foigneufement mes nouvelles richelles. Je me fis h.ibiller le lendemain très-proprement, je vendis mes diamans , je recommengai mon commerce, & j'y gagnai des biens fi confidérables , en moins de trois ans, qu'a peine moi-même j'en favois le compte, Toutes les filles qui m'avoient rejeté  ou les Aventures de Fum-Hoam. 251 dans ma médiocrité, me recherchèrent alors avec empreffement. Je les méprifai a mon tour, & ayant fait choix d'une perfonne de quinze ans, appelée Zobeyad, qui étoit d'une beauté parfaite , & dont les möeurs étoient d'une régularité exemplaire, je 1'époufai. Jamais je n'avois trouvé dans le commerce que j'avois eu avec d'autres filles, autant d'agrémens que j'en avois avec ma nouvelle époufe; la poffefiion de ia belle Zobeyad ne fit qu'augmenter mon amour, &c je paffai dix-ncuf ans avec elle dans une fatisfacfion fi parfaite, que la condition qui m'avoit été fi recommandée par le petit vieillard ne me fit aucune peine. J'avois quatre garcons d'une beauté fingulière , & je les voyois s'élever chez moi comme de jeunes cèdres qui devoient potter leurs têtes jufques dans lesnues. L'aïné fe nommoit Mammoun, le fecond Amrou, le troifième Garaguz , paree qu'il avoit de grands yeux noirs , & le quatrième Gedi (1), a caufe de fa légèreté. Une fi heureufe fécondité redoubloit ma tendreffe pour mon époufe; &c jamais ces amans illuftres, fi célébrés dans tous les romans perfiens, pour la conffance &c la fidélité , Me- (1) Gedi fignifie un petit chevreau. P iy  %%1 CONTES C H I N O ! Sj genoun (i) & Leilah, Khofrou & Schirin, Gei jnil & ^chambah, ne fe font aimés avec tant d'arüeur, que Zobeyad &c moi nous en reffen* tions 1'un pour 1'autre : l'on ne parloit dans tout ce royaume que de notre union parfaite, & j'aurois juré qu'elle devoit être éternelle, quand mon malheur me conduifit un jour a la porte des bains publics d'Orixa. VINGT-SEPTIÈME SOIRÉE. Suite de l'hifloire de Corcud & de fes quatre fis, TJ"n foir que je paffois devant les bains fans penfer A Paccident qui me menacoit , je fus arrêté par une vieille femme qui avoit été ma nourrice , paree que ma mère s'étoit trouvée trop délicate pour me fournir fon lait. Corcud ne reconnok plus fa bien aimée Mohiar, me dit-elle ; il paffe devant elle fans feulement la regarder. Ah! ma chère Mohiar, lui dis-je en (2) L'hiftoire de ces amans eft écrite en versperfans ; elle nous apprend qu'ils étoient arabes de nation , & qu'ils vivoient fous le règne d'Abdalmalek , caliphe dg |a race des Ommiades.,  ou les Aventures de Fum-Hoam. 135 Fembraffant, que je fuis charmé de vous rencontrer ! Je ne vous voyois pas. Pourquoi ne venez-vous pas chez moi ? Vous ne devez point ignorer que je fuis depuis long-tems dans l'opulence. Je fuis perfuadée, mon cher fils, me répondit - elle, que vous avez pour moi les mëmes bontés que par le paffé; mais je fuis attachée a une condition que je ne quitterois pas pour toute ehofe : c'eft moi qui ai le foin des femmes & des filles qui viennent ici fe baigner ; Sc puifque vous connoiffez mon humeur folatre, vous devez favoir que je fuis dans mon centre. En effet, vons ne fauriez vous imaginer toutes les folies qui fe font & qui fe difent dans cette maifon. C'eft ici que les femmes les plus réfervées , abandonnant pour quelques heures cette farouche pudeur dont elles font parade chez elles, fe réjo'uiffent la plupart du tems aux dépens de leurs maris, dont elles font les meilleurs contes. Non : il ne fe peut rien de plus plaifant que ces converfations. Les difcours de Mohiar excitèrent ma curiofité ; je lui témoignai un extreme défir de voir Sc d'ouir des chofes fi fingulières ; &, quelque péril qu'il y eut pour moi, fi j'avois été furpris dans ce lieu, je gagnai tellement cette bonne femme, qu'elle me promit de m'introduire dans  134 C o n t e s Chinois; le bain, pourvu que je vouluffe me déguifer en juive , Sc que j'apportaffe une boïte remplie de curiofités Sc de bagatelles que les dames étoient dans 1'ufage d'acheter. Je fuivis fon confeil; 8c , fous ce déguifement, j'entrai le lendemain dans le lieu oii l'on fe baignoit. Mohiar ne m'avoit rien dit qui ne fut vrai; jamais en ma vie je n'eus tant de plaifir. Mais que cette curiolité me coüta cher! La maudite vieille ne fe contenta pas de me procurer ce divertiffement, elle m'en préfenta un autre qui fut la fource de tous mes malheurs. Amine, me dit-elle (c'étoit le nom que je m'étois donné), venez, je vous prie , m'aider a fervir cette jeune perfenne qui foit du bain. Je n'ofai refufer fa pritre. J'entrai dans une petite chambre, oü elle expofa k mes yeux la plus charmante fille que j'euffe jamais vue. Je le jure, madame , eontinua Corcud, par le chameau qui porte a la Mèque le livre (i) de gloire, les filles (i) du paradis d'Eden ne peuvent jamais être plus parfaites que 1'adorable Barud. Elle avoit k peine feize ans. La vue de tant de beautés enivra tous mes fens, j'oubliai en ce moment Zobeyad, Sc je ne me reifouvins plus du fa- (i) L'alcoran. (z) Les houris.  ou les Aventures de Fum-Hoam. 135 lutaire confeil du vieillard de la grotte de Gerahem. Après être forti du bain , je m'informai de Mohiar , quelle étoit la condition de cette jeune fille ; j'appris que c'étoit une cachemirienne qui appartenoit a un marchand d'efclaves. Je courus prcmptement chez lui ; & lui ayant donné  ou les Aventures pe Fum-Hoam. 28i & m'y faire aimer de mes fujets. Comme j'étois le maïtre de tous les tréfors du monde, puifque 1'or croilfoit dans mes mains , & que je pouvois en faire tous les jours fans crainte, je remis au peuple tous les impöts dont il étoit chargé; je comblai de préfens les feigneurs; j'enrichis le peuple ; j'ornai la ville de Damas d'édifices & de mofquées fuperbes ; & je me fis autant craindre des ennemis de Fétat, qu'adorer de mes peuples, qui n'avoient jamais été fi heureux que fous mon règne. Je vivois content avec la reine, fans vieillir l'un & 1'autre par le moyen de mon elixir; & je vis renouveller tout mon royaume de fujets fans craindre le même fort par maladie. La reine étoit parfaitement belle , & il y avoit plus de quatre - vingt ans que je Faimois, fans lui faire aucune infidélité, lorfqu'un jour m'étant égaré a la chaffe k quelques lieues de Damas, je me trouvai au pied du Mont-Liban, feul & abattu d'une foif preffante. J'appercus une petite maifon afiez bafie ; & y étant arrivé , je mis pied k terre; j'attachai mon cheval k la porte , & 1'ayant enfuite pouffée, j'appercus le maitre de ce logis dans fa cour, afiis k 1'ombre d'un gros arbre avec fa femme & trois de leurs enfans, dont deux fils paroiffoient agés d'environ vingt ans, & une fille è-peu-  IcU CONTES CHÏNOÏS, prés de quinze. Sitöt que je parus , Ia mère & Ia fille fe fauvèrent dans 1'appartement fecret du logis. Alors ayant demandé de l'eau fraïchë pour ét'eindre 1'ardeur qui me brüloit les entrailles, un des fils de la maifon me regarda fixement; il fe jeta enfuite la face contre terre; & la baifant avec refpedt : Dieu eft grand, s'écria-t-il, nous fommes maintenant a 1'ombre du roi des rois; humilions-nous devant le fultan de Damas , qui nous Honore de fa préfence. A ce nom de fultan , le père , qiii étoit hömme d'efprit , concut tout-d'un-coup de grandes efpérances de fa fortune. Quoi! le fultan eft ici, s'écria-t-il ? LónrfA'gè au prophéte , nous fauroris bientöt ft c'eft Ik véritablement notre illuftre rrtonarque, car au moins il m'accordera Ia grace de ma fille. Et quel crime a done commis ta.fille, lui demandai-je tout étonné? Quel crime , répliqua le père ! elle ofe aimer 1'augttfte fiiftan que dieu conferve, &t cependant elléa la force de fuir devant lui. Depuis quelques jours, elle a vu dans ces plaines le foutien du monde; & le dceur de cette jeune audacieufe a eu la bardieffe de s'élever jufqu'a Ia majefté du roi des rois. Comme j'avois un fond de cléménce pour de pareils crimes, eontinua Abdal-Moal, je me mis a fourire; je lui ordonnai enfuite d'appeler    ou les Aventures de Fum-Hoam. 183 la femme & fa fille ; & je ne les eus pas plutöt vues de prés, que je'fus ébloui par les charmes de la belle Doulzagar ( c'étoit le nom dè cette jeune payfanne). Bienheureufes efclaves, leur cria ce bon homme, maintenant votre pauvre cabane eft devenue le magnifique pavillon du roi des nations ; la voilk qui èft de même élévation que le ciel , & qui égale aujourd'hui la fublime porte du feigneur. Que Doulzagar montre les plus fecrets (1) appartemens du logis a 1'appui des monarques. La mère & la fille, tremblantes & partagées entre la vénération & la pudeur, fe tenoient la têtê baifiee; Ia charmante Doulzagar fur-tout, frappé e des grandes idéés que fon pèrè lui donnoir, paroiffoit éperdue de fe voir devant moi. Je m'imaginois lui voir fe demander qu'étoit devenue cette auftère vertit des filles de 1'orient, qui, perpétuellement détachées du commerce des hommes, frémiffent feulement quand un particulier les aborde. Immobile , elle ne fongeoit pas h retirer fa belle main que je tenois entre les miennes; & la foif me preflant tou> (1) Ce qui, fuivant nos mceurs, paroitroit une infamie , eft regardé d'un autre fens dans 1'orient. Ces peuples fe croient tn,cS-honorés de fournir des femmes a leurs fultans.  184 Coktes Chinoïs; |6urs, j'entrai avec elle dans un verger de cerifiers, dont le fruit m'offroit de quoi me fafraichir agréablement, pendant que le refle de fa familie demeura dans la cour. TRENTE-SEPTIÈME SOIRÉE. Suite des aventures d'Abdal-MoaL Les branches des arbres defcendoient li bas, que nous n'avions pas befoin de perfonne pour nous aider k cueillir des cerifes. Ce fut dans ce lieu délicieux que je fatisfis aux intentions de ce bon vieillard; & li je me rafraichis en mangeant de ces fruits, j'allumai d'un autre cöté dans mon cceur une flamme li vive pour la belle Doulzagar, que je ne pouvois me réfoudre a la quitter, quoique j'euffe paffe plus de deux heures feul avec elle. Cependant la nuit approchoit, & entendant le bruit d'une partie des chaffeurs qui mé cherchoient, je fis appeler deux de mes plus chers eunuques , k qui je laiffai le foin de cette charmante perfonne ; & après avoir donné k la mère une bourfe d'or très-pefante, que je portois ordinairement a 1'arcon de mon cheval,  ou les Aventures de Fum-Hoam. 185 j'écrivis fur mes tablettes un ordre a mon grand tréforier de compter au père de ma maïtreffe , cent mille pièces d'or, & je les lui remis entre les mains. Ce bon homme comblé de joie, fe proffen a auffi-töt devant moi; le jour d'aujourd'hui eft notre jour, s'écriat-il, & mon roi que le ciel puiffe toujours maintenir en fanté, & viéforieux de fes ennemis , Pinvincible fultan de Damas, me laiffe affurément un petit fils qui fera un jour la félicité de la nation du prophéte. Que le feigneur de 1'alcoran fortifie & béniffe mes efpérances! j'embraffai en riant ce bon vieillard, & lui ayant ordonné, ainfi qu'a toute fa familie , de tenir cette aventure fecrète, afin d'en affurer mieux les fuites , j'ordonnai aux deux eunuques, feuls dépofitaires de mon cceur, de faire changer tous les jours de demeure a Doulzagar, afin que la reine ne s'appercüt pas de mes nouvelles amours. Tantöt cette belle fe trouvoit par mes ordres dans quelque cabane de payfan, une autre fois fous un bofquet dont 1'ombrage nous cachoit aux rayons du foleil le plus ardent,. fouvent dans quelques-unes de ces grottes qui font au pied du mont Liban , & ce commerce dura plus de trois mois, fans que la reine en eut Ie moindre foupcon; je connoiffois fa délicateffe 8c fa fenfibilité peu accoutumée au parl  2,86 Contes Chinois, tage de mon cceur depuis un fi long tems que nous éticns enfemble. Cette découverte 1'auroit fait mourir de douleur, avec d'autant plus de raifon , que de notre mariage nous n'avions point d'enfans. Cependant mes chaffes trop fréquentes 1'allarmèrent ; elle mit des efpions en campagne qui, ayant enfin pénétré dans mes fecrets, 1'animèrent de la plus cruelle jaloufie. J'en voyois tous les mouvemens fur fon vifage fans paroitre m'en appercevoir , & je voulois un jour lui faire quelques careffes, pour éloigner les idéés de trifteffe qui lui environnoient le cceur, lorfque me repouffant avec un peu de dépit; vous vous trompez, feigneur, me dit-elle , vous croyez apparemment être auprès de votre nouvelle maïtreffe ; c'eft elle aujourd'hui qui vous pofïède tout entier , & pour vous faire voir que je fuis bien inftruite de vos démarches, vous devez vous trouver demain avec elle dans les fauxbourgs de Damas. II n'y a point de femme a ma place qui n'eut gardé le filence pour aller _ vous furprendre; mais eet éclairciffement in'auroit apprêté trep de fupplices ; il vaut mieux que par une maxime toute nouvelle je déclare moi-même a mon roi les parties qu'il fait contre mon repos, au moins je préparerai peut-être fa prudence k les rompre de bonne heure , &  ou les Aventures de Fum-Hoam. 187 par-la je m'épargnerai la douleur que j'aurois a le convaincre d'infidélké. Alors jetant les yeux au ciel, ö faint prophéte] ö envoyé de dieu, pourfuivit-elle! garde le fouverain fultan de Ja malice des hommes. Ce n'eft peut-être pas iui qui agit maintenant contre la foi qu'il m'a donnée, il eft au nombre des juftes, Ce font de vijs efclaves de fa fuite qui altèrent fon cceur, & qui 1'animent contre moi. Mais s'ils font coupables de cette trahifon , 1'enfer leur fervira de lit, & le feu fera leur couverture. Je fus vivement touché de ces reproches, eontinua Abdal-Moal, & s'il avoit été en mon pouvoir de rendre la tranquillité k la reine en quittant Doulzagar, je 1'aurois fait, mais eet amour avoit pris trop d'empire fur mon ame ; je fis de mon mieux pour raflurer 1'efprit de mon époufe, & changeant le lieu du rendez-vous, j'ordonnai k Azouf, l'un des deux eunuques que j'avois laifie auprès de ma maïtreffe , de me 1'amener le troifième jour d'après cette converfation dans une grotte aflez enfoncée dans la forêt des cèdres. Je m'étois déja renduau lieu marqué, oü j'attendois Doulzagar avec impatience, lorfque la reine changeant apparemment de réfolution, & avertie peut-être par fes efpions, réfolut de me furprendre; fuiviede fes eunuques, elle fe trouva  2.88 Contes Chinois; a 1'endroit de la forêt, que j'avois choifi poui' le rendez-vous des veneurs &c des chiens; mai3 comme a moitié chemin 1'air s'obfcurcit extraordinairement, que les éclairs & le tonnerre formèrent un orage des plus terribles que l'on eut vu depuis longtems, cela obligea les eunuques de conduire la litière juftement fous des arbres épais, a 1'entrée de la grotte oii j'attendois Doulzagar, & oü, fatigué de la chafle, je m'étois endormi fur une efpèce de fiége que la nature avoit taillé dans le roe , & qu'un de mes eunuques qui étoit a mes pieds, avoit jonché d'herbes & de feuillages. Comme la reine en ce moment apprit par quelques eunuques'qu'elle avoit détachés, qu'on ne me trouvoit pas , fa douleur redoubla. En quel endroit croyez-vous que foit le fultan, dit-elle a une de fes femmes? Hélas, li les limples plaiiirs de la chaffe ont été capables de lui faire mille fois braver le mauvais tems, les plaifirs qu'il fe promet avec ma rivale lui ferent expofer aujourd'hui fa vie, fansfe reffouvenir combien elle m'eft chère; a 1'heure que je parle, il eft peut-être entre les bras de fa maïtreffe, mais un jour viendra que je 1'y furprendrai; hélas, quand viendra-t-il ce jour fortuné ? J'en fuis encore bien éloignée. TRENTE-HUITIÉME  ou les Aventures de Fum-Hoam. i89 trente-huitième soirée. Suite des aventures d'Ahdal-Moal V ± end Ant que la reine fe tourmentoit ainfi, le fidéle Azouf, autant pour garantir Doulzagar de 1'orage, que pour foulager mon impatience, menoit cette belle en croupe, & faifoit diligence pour gagner la grotte oü j'étois mais malheureufement fon cbeval s'étant déferré & bleffé au pied, il appercut k cinq eens pas de la grotte une troupe d'eunuques de la reme. Dans la trifte fituation oü il étoit, il ne pouvoit lui rien arriver de plus facheux que d'être trouvé en ces lleux avec une fille inconnue auffi belle que Doulzagarle parti qu'il prit fut de dire k cette charmante perfonne de fe cacher fous des brofTailles; & lui ayant fait fa lecon , en cas que par malheur elle tombat entre les mains de la reine, il s'éloigna de ces beux, oü la mauvaife fortune de ma maitrefTe permit que les eunuques Ja trouvèrent & la conduifirent k leur maïtreffe. La reine étonnée de la beauté extraordinaire de Doulzagar, de la propreté extréme de fes habits , & inquiètp Tornt XIX. -p  450 C O N T E S CHINOIS; de la trouver dans un lieu fi fufpect, fe mit aufli-töt dans 1'efprit mille ombrages, & lui demanda avec hauteur qui elle étoit, & ce qu'elle faifoit ainfi feule dans des lieux auffi écartés. Hélas, madame, lui répondit-elle , en feignant de ne la pas connoïtre, j'allois a Damas implorer la protedion de la reine contre quelques Guebres (i) réfugiés dans ces montagnes, chez lefquels j'ai été élevée, quoique je°fois de race mufulmane. Ils m'ont enlevée a 1'age de fix ans dans un village a trois lieues d'ici, fans que j'aie pu jufqu'a préfent rejoindre mes parens, dont même j'ai oublié le nom; mais rebutée de leur religion, je m'éloignois de la compagnie de ces idolatres pour rentrer dans la loi du faint prophéte, puifqu'il n'y a point de dieu que dieu. Sauvez-moidonc, madame, de ces adorateursdufeuqui ne manqueront pas de me facrifier a leur idole, fi j'ai le malheur de retomber entre leurs mains; accordez-moi votre proteaion auprès de la reine , & faites que le prophéte m'écrive au nombre de ceux qui ont cherché la véritable lumière. Une voix fecrète m'a touché le cceur; elle m'a dit, la fultane eft 1'appui de la religion; elle te délivrera (i) Les Guèbres font les anciens perfans adorateurs du feu.  Bu les Aventures de Fum-Hoam. 29* «les perfecutions de tes raviffeurs, & remetrra une ame innocente Sc pure dans la voie du ciel. La reine qui fe piqüoit de piété, & qui fe vit attaqüée par un foible oü elle nê s'attendoit point, ne bannit pourtant pas entièrement fes foupcons, elle eut même un fecret dépit de ce qu'un intérêt de religion venoit k la traverfe pour donner des Hens a fa jaloufié, Sc rien n'étoit encore décidé dans fon cceur de fayorable ou de finiftre pour Doulzagar, lorfqu'Azouf qui de löin avoit vu enlever cetté belle perfonne, prêt k périr s'il le falloit pour mes intéréts , & pour Ie falut de ma maïtreffe, s'approcHa des eunuques de Ia reine, & leur cria de loin qu'ils fe retiraffent, ou fe miffent dans le refpeft, paree que 1'invincible fultan de Damas approchoit; k ces mots la reine craignant que je ne viffe cette nouvelle profélite , ordonna au plus fidéle de fes efclaves de la' prendre en croupe, & de la conduire dans le Vieux férail de Damas, pendant qu'elle alloit au devant de moi; eet ordre, qui fit frémir Doulzagar, s'exécutoit lorfqu'en paffant devant la grotte oü elle favoit biën que j'étois; elle fe laiffa gliffer en bas du cheval, & feignant des'être bleffée rudement k la jambe, elle fit des ens fi percans que 1'eunuque qui étoit a Tij  Contes Chinois,1, mes pieds y accourut promptement par mon ordre, il fut dans une furprife fans égale de trouver cette belle perfonne entre les bras d'un autre que d'Azouf; Sc mettant le fabre a la main fans balancer, il menace eet efclave de lui abattre la tête s'il faifoit la moindre réfiftance ; il lui dit que j'étois dans cette grotte, que c'étoit par mon ordre qu'il agiffoit, & que la moindre réfiftance qu'il feroit lui couteroit la vie. L'eunuque de la reine obéit, &c après m'avoir amené ma cbère maïtreffe , ils fe retirèrent l'un & 1'autre, tenant le cheval paria bnde, dans un recoin de la grotte pour me laiffer en liberté. Ravi de pofféder 1'adorable Doulzagar , je ne m'embarraffois guère du refte des mortels, & je me préparois a parler en maïtre a la reine, fi elle s'avifoit de paroïtre pour troubler mes plaifirs ; mais, hélas , qu'ils durèrent peu! Abdal-Moal , pourfuivit le mandarin, ne put en ce moment retenir fes larmes ; il eontinua cepeadant ainfi le récit de fes aventures. La reine , toute fiére d'avoir en fa puiffance la belle Doulzagar , s'applaudiffoit de cette bonne fortune; mais pendant que pour me joindre elle s'éloignoit de la grotte fous la co^  ou les Aventures de Fum-Hoam. %c,y duite d'Azouf, un nouvel orage qui crèva fur fa tête, 1'obligea de regagner les arbres de deffous lefquels elle fortoit, & comme le tonnerre étoit effroyable , elle fe préparoit a entrer dans ma grotte, lorfqu'une de fes femmes la retenant par fa robe lui repréfenta Ie danger qu'il y avoit de s'expofer dans un lieu qui pouvoit fervir de retraite a quelque béte féroce, & lui confeilla de faire du moins vifiter cette caverne par fes efclaves avant que d'y entrer. Vous avez raifon, lui dit la reine, mais fans leur donner cette peine, ils n'ont qu'a tirer leurs flèches de toutes parts dans la grotte; ces ordres furent exécutés fur le champ; plus de foixante efclaves débandèrent leurs arcs en même-tems de tous cötés, & je fus dans une furprife extréme de me fentir percer de trois flèches , & d'entendre Doulzagar s'écrier en m'embraflant : ah! mon cher prince , je me meurs! Tiij  194 Cqnies Ghïnois, TRENTE - NEUYIÈME SOIRÉE. Conclujion des Aventures d'Ab dal-Mo al. A u x cris de cette belle perfonne mourante ^ & aux miens, pourfuivit Abdal-Moal, la reine 6t promptement retirer fes gens; ckfon efclave & le mien qui étoient pareillement bleffés, ayant ené que le fultan de Damas étoit dans cette grotte, une pule froideur s'empara du cceur de cette princeffe, & elle tomba évanouie , en ordonnant que l'on courüt promptement a mon fecours. Hélas, bon Derviche 't l'on me trouva tout en fang ; mais plüt au ciel que les bleffures de Doulzagar n'eufTent pas été plus dangereufes que les miennes I Cette adorable perfonne, entre plufieurs flèches dont elle avoit été frappée, en avoit recu une qui lui avoit percé le cceur. Je me livrai au défefpoir le plus violent en la voyant en cetétat; quoique bleflé, je mis la main a mon fabre ; je fis un maffacre horrible de ces malheureux efclaves qui n'étoient cri~ minels que d'avoir exécuté les ordres de la teine s & dans ma première fureur, je fus tenté  ou les Aventures de Fum-Hoam. 295 de lui abattre la tête Sc de me poignarder enfuite ; mais je n'eus pas la force d'exécuter de fi cruels projets ; je tombai de foibleffe, Sc mes eunuques m'ayant mis dans la litière de la reine, on me ramena a Damas. Mes chirurgiens ayant alors arraché les flèches qui me pergoient le corps , Sc dont les blefliires n'étoient pas mortelles , je me laiflai panfer comme ils le jugèrent a propos fans vouloir employer les remèdes infaillibles que je poffédois, tant la vie m'étoit devenue a charge. La reine n'ofoit fe préfenter devant moi; elle donna a ma douleur tout le tems qu'elle crut devoir lui donner. Mais enfin ayant paru au chevet de mon lit au bout de quinze jours, je ne pus foutenir fes regards fans frémir ; ah { madame, lui dis-je , voila a quoi m'expofe votre funefle jaloufie ; mais plüt au ciel que j'eufle eu le même fort que Doulzagar, je m'eftimerois plus heureux que je ne fuis. Si vous m'avez élevé fur le tröne, j'ai rendu votre royaume fi floriffant, que cela m'a acquitté en quelque facon des obligations que je vous ai fur eet article. Vous n'avez pas eu intention, n ce que je crois, deprocurer la mort a votre rivale; mais en a-t-elle moins perdu le jour, Sc n'eft-ce pas a vos inquiétudes que je dois attrihuer^ fa perte ? II eft vrai, feigneur, repriï T iv  196 Contes Chinois; Ia reine fondant en larmes , je mérite ces juftes reproches ; accöutumée depuis tant d'années a polféder feule votre coeur, je ne pouvois me réfoudre a le partager avec une autre. Mais pourquoi n'avez-vous pas agi en maïtre ? Pourquoi ne m'avez-vous pas déclaré nettement vos intentions ? J'en aurois gémi; mais je me ferois foumife a vos volontés , & Doulzagar vivroit encore ; ah I feigneur, oubliez pourtant que je fois la caufe innocente de fa mort; pardonnez-moi un crime involontaire que j'expierois de tout mon fang , fi je pouvois par-la vous rendre une perfonne qui vous étoit fi chère , & ne me regardez plus avec des yeux irrités qui empoifonnent toute la douceur de ma vie. Je ne répondis a la reine, eontinua Abdal-Moal, que par des larmes que je donnois a la mémoire de ma maïtreffe , k qui je fis dreffer un tombeau fuperbe , foible reffource k ma douleur , & qui n'a jamais pu la diminuer. Livré k la plus noire mélancolie, je n'ai pu depuis ce tems goüter aucun plaifir, & la reine , au défefpoir de voir mon indifférence pour elle, s'eft abandonnée k une douleur fi amère (fans vouloir prolonger fes jours) qu'elle j a fuccombé. Après tant de pertes, la vie me devint odieufe fur Ie tröne; j'enviai mille fois fétat d'un Cmple particulier, & après avoir  ou Les Aventures de Fum-Hoam. 197 pris une ferme réfolution, j'affemblai les grands de Damas, j'abdiquai le tröne en leur préfence, & les priai de fe choifir un monarque dïgne d'eux; ils ne voulurent jamais le faire ; vous êtes notre père, me dirent-ils en fondant en larmes, pourquoi voulez-vous nous quitter ? Je ne me laiffai point ébranler par leurs prières & par leurs pleurs, quoique j'y fuffe très-fenfible; & tout ce que je pus leur accorder , ce fut de leur nommer un vice-roi pendant lix années, qui cependant deviendroit leur monarque légitime, s'ils n'avoient pas de mes nouvelles après ce terme. Hélas! il y en a plus de vingt-fept que je les ai quittés , & que je parcours le monde fans fïxer ma demeure dans aucun endroit : foutenu par une efpèce de philofophie qui m'aide k fupporter 1'amertume qui eft répandue fur mes jours, je méprife les grandeurs & le tröne, mais je n'en fuis pas moins foible au fond du cceur. Ainfi, bon Derviche, j'avois raifon de vous dire que votre vie tranquille eft préférable k. celle que j'ai menée jufqu'a préfent, & que je ne me fens pas affez de vertu pour 1'embrafler , puifque plus de trente ans n'ont pu me guérir de la perte que j'ai faite de ma chère Doulzagar que je regretterai jufqu'au tombeau.  298 Contes Chinois; Suite des Aventures du derviche AJJirkan. A peine, eontinua le mandarin Fum-Hoam , Abdal-Moal eut achevé le récit de fes aventures, que nous entendimes mon ane braire d'un ton a me faire croire que 1'elixir avoit fait fon opération; nous defcendimes promptement a l'écurie, & je fus dans une furprife fans égale de ne le plus reconnoïtre, tant je le trouvai changé; au lieu qu'auparavant fa peau étoit auffi rafe que fi elle eut déja fervi a faire un tambour, je la vis couverte d'un poil fin comme de la foie, fes yeux qui, quelques beures auparavant, paroiflbient prefque éteints, étoient d'une vivacité furprenante ; enfin, il n'y avoit aucun lieu de douter que mon ane ne fut véritablement rajeuni. Hé bien, me dit alors AbdalMoal, cela fuffit-il pour fatisfaire votre ircrédulité ? Ah ! feigneur , lui répondis-je , je ne fuis que trop convaincu de la bonté de vos fecrets ; je n'avois pas même befoin de cette épreuve pour y ajouter foi, le feul récit de vos aventures me luffifoit, & elles mout paru auffi intér .ffantes que fingulières. Cela eft tréspoli , reprit Abdal Moal, & je favois bien que votre phifionomie m'étoit un fur garant de  ou les Aventures de Fum-Hoam. 299 votre probité, car vous êtes le feul, excepté la reine de Damas , en qui j'ai eu tant de confiance; 1'exemple du philofophe mon maitre m'a appris a ne me pas fier légèrement aux hommes; mais afin que vous foyez encore plus; certain des faits que je vous ai racontés, prenez ce papier dans lequel eft la poudre pour faire de 1'or, & ces deux petites phioles; celleci rend la fanté aux malades les plus défefpérés, & 1'autre fe doit a bon droit appeller immortelle, puifqu'en la ménageant fagement elle peut fuffire a vivre plus d'un fiècle, pour vu que l'on ne foit point furpris par quelqu'un de ces accidents imprévus contre lefquels il n'y a point de remède. QUARANTIÈME SOIRÉÉ. Suite des aventures du derviche AJJirkan, A bdal-Moal, après m'avoir fait ces préfens fi précieux,me quitta malgré les efforts que je fis pour le retenir. Je le reconduifis jufqu'a la porte du couvent, & 1'ayant vu fe meier dans la foule du peuple qui étoit affez fouvent devant notre maifon, je le perdis de vue pour toujours.  300 Contes Chinois; Avec le papier &c les bouteilles que m'avoit laiffés Abdal-Moal, je me crus plus riche que le roi de Candahar. Pour faire 1'épreuve de fon élixir de Jouvence, j'en avalai quelques goütes en me couchant, ck le lendemain m'étant levé a la pointe du jour, je me trouvai ne paroitre pas plus de vingt ans , quoique j'approchalfe de cinquante. Si je fus charmé de cette opération, d'un autre cöté, Finquiétude me prit que cette nouveauté ne fit parler nos derviches , qu'on ne me deftituat de la fupériorité que j'avois dans le couvent, & que cela ne parvïnt aux oreillés du roi. J'aurai peut-être le fort du maitre d'Abdal-Moal, me dis-je alors , fuyons de ces lieux. A peine eus-je pris ma réfolution , que me chargeant de quelques pièces d'argent du couvent, je defcendis k 1'écurie, je montai fur mon ane qui étoit des plus vigoureux ; je fortis avec les clefs que l'on avoit coutume d'apporter tous les foirs dans ma chambre , & je marchai prefque toute la journée, m'embarraffant fort peu de ce que l'on penferoit de mon abfence au couvent. J'entrai dans le premier caravenférail que je trouvai; j'y achetai de quoi vivre & de quoi nourrir mon ane; j'y paffai la nuit affez cranquillement, &le lendemain je me remis en route , après avoir quitté 1'habit de Derviche.  ou les Aventures de Fum-Hoam. 301 II eft inutile , madame, eontinua le mandarin , que j'entre dans le détail de mon voyage je ne vous en rapporterai que les faits principaux. Un jour entre autres que j'arrivai a un chateau de plaifance du roi de Zamorin, (1) j'allai me logcr dans une des galleries extérieuresdu palais; le roi revenoit de la chafle, il fut furpris de la trauquillité avec laquelle j'établiiTois ma demcure pour cette nuit dans un lieu qui n'étoit pas deftiné pour fervir de logement Dt fait appeler: comment avezvous afl'cz peu dc difcernement, me dit-il , pour ne pas diftinguer un palais tel que le mien, d'avec un caravenférail? Sire, lui répondis-je alors, que votre majefté daigne fouftrir que je lui demande une chofe : qui a logé premièrement dans eet édifice quand il a été fini ? Ce font mes ancêtres , répondit le roi; après eux qui eft-ce qui y a habité ? C'eft mon père; & après votre père, répliquai-je, qui eft-ce qui en a été le maïtre ? Moi, répondit le roi, & j'efpère qu'après ma mort il panera a mes enfans. Ah! fire, repris-je, une maifon qui change fi fouvent d'habitans eft une hötellerie & non (1) Ce royaume eft dans la prefqu'üe des Indes, vers la pointe , & domine dans les montagnes jufques vers Goa.  j COHIES e H I N 0 i $; gie, chaffé de fes états par 1'ufurpateur Dii; fenghin, étoit réduit, après avoir erré dans tout 1'Orient, è vivre fous la proteöion d'un des fujets du roi de la Chine. Je me tranfportai en peu de tems dans les états de Difalem; j'y Vis Malekalfalem & Gulchenraz fans être connu d'eux; je pris la figure de Fum-Hoam , que je fis tranfporter, pendant fon fommeil, dans ma maifon de Kafa , oh il a été endormi pendant tout le tems que j'ai joué fon perfonnage. Vous favez le refte, feigneur ; c'eft par mon fecours qu'Holqnja a averti Difalem qu'il avoit chez lui une georgienne dont la beauté furpaflbit celle des houris ; que ce monarque s'eft réfolu de la voir fous un nom emprunté; qu'il en eft de-? venu amoureux; qu'il a coupé la tête au trajtre Dilfenghin, & qu'enfin il eft uni avec ma chère fceur par des Hens qui leur feront très-chers jufqu'au tombeau. Au refte, feigneur, eontinua Alroamat, en adreffant la parole au fultan de la Chine, fi j'ai feint d'être zélé feftateur de la religion de vos ancêtres, ce n'a été que pour. vous engager, par un ferment irrévocable , a yivre avec la reine votre époufe dans une même religion, &z j'efpère qu'un peu de réflexion vous y déterminera fans fjeine. En effet, y a-t-il rien de plus contraire aii bon fens que ïa tranfmigration des ames d'un corps dans un  bu les Aventures de Fum-Hoam. 361 autre ? Pour me prêter auxcontes extravagant de vos mandarins de la loi, je vous ai raconté des hiftoires dans le goüt de celles qu'ils ré* citent a tous momens, & dont quelques-unes font arrivées; mais non pas a moi, qui n'ai jamais celTé d'être ce que je fuis, que lorfque, par la vertu des paroles cabalifliques qui me font connues, j'ai bien voulu paroitre a vos yeux fous une autre figure, Comment, fuivant leurs principes, veulent-ils pouvoir fe refiW venir dans un corps de ce qui s'eft pafte dans un autre ? Si cela étoit, & que 1'ame pafiat ainfi de corps en corps, elle feroit bien maU heureufe d'être affujétie aux inclinations dominantes de celui oü elle réfide ; car enfin les bêtes fcroces confervent toujours la trifte &t, cruelle femence de leur efpèce j la rufe & la malice font héréditaires aux renards & aux finges; la fuite & la timidité eft le partage des daims & des cerfs; & c'eft bien avilir 1'ame que de dire qu'elle ne puifle pas changer les habitudes du corps oü elle fe trouve. Selon quelques hiftoires de vos mandarins , les hommes font irraifonnables , pendant que la far-ouche efpèce des bêtes, ainfi que je vous Fai fait voir, eft douée d'un raifonnement rrès-. fenfé. Ah ! feigneur, vous avez trop d'efprit peur croire de pareilles puérilités; mais en^  362 CONTES CHINOIS, iraïné par les préjugés de i'éducation, vous n'avez jamais voulu raifonner fur la religion de vos pères. Eft-il poffible que vous foyez perfuadé avec le peuple, que la nature immortelle des ames foit foumife a un corps qui eft la nourriture des vers, & que parmi la multitude innombrable des ames, il naiffe une émulation précipitée pour la préférence de s'introduire dans un corps qui vient d'être formé ; a moins que, par un accord fait entr'elles, il ne foit convenu que la première arrivée ait le droit d'être la première recue dans un corps qui en a befoin. La mort, fuivant ce raifonnement, ne feroit qu'un nom redoutable, & toutes fes attaques feroient indifférentes; il feroit égal a 1'homme de faire de bonnes ou de mauvaifes actions ( ce qui répugne a la nature). Vous me direz, fuivant le fyftême de vos mandarins & des brakmanes indiens , que les ames paffent dans des corps plus vils ou plus élevés , felon leur mérite ou leur démérite. Mais quel corps vos dofteurs, ainfi que les brakmanes chez les indiens, eftiment-ils fupérieurs aux autres ? Celui d'une vache. Cette béte, difent-ils, a quelque chofe de divin; 1'ame qui y réfide efpère être bientöt purifiée des péchés dont elle étoit fouillée dans ce monde, pour être préfentée a leurs dieux, qui ne font que des monftres ou des êtres ima-  ou les Aventures de Fum-Hoam. 363 ginaires inventés par la friponnerie de vos premiers facriricateurs, & foutenus par le libertinage & 1'indépendance de ceux qui occupent aujourd'hui leurs places. Une vache ? L'animal le plus fale que l'on puilTe trouver après le porc, dont vous faites votre mets le plus exquis, & que nous avons en abomination ! Et vous croyez fincèrement de pareils difcours ? Non, feigneur, non, je fuis perfuadé du contraire, & que ma fceur vous a déja fait connoïtre la différence qu'il y a entre une religion auffi ridicule & celle de Mahomet, dont les grandes vérités comprifes dans fon alcoran font dignes d'admiration. Cet ouvrage fi refpectable, tiré du grand livre des décrets divins, en fut détaché dés la création du monde , pour être mis comme en dépot dans l'un des fept cieux qui font fous le firmament. C'eft. de-la qu'il fut apporté k notre fouverain prophéte, verfet par verfet, des propres mains d'un (1) ange de la première hiérarchie , pendant 1'efpace de vingttrois ans, fuivant le befoin des hommes; auffi n'y a-t-il que les cceurs purs qui ofent toucher ce livre, qui lui a été envoyé de la part du roi (1) Mahomet prétend que ce fut l'ange Gabriel qui lui apporta fon alcoran, & que 1'original eft écrit fur une table qui eft gardée au ciel.  '364 Contes CHiNors," des fiècles. C'eft ce Dieu qui d'un feul fouffle af créé le ciel, la terre & toutes les créatures vivantes; les anges & les hommes favans font fermes dans cette vérité, qu'il n'y a point d'autre Dieu que lui, & que Mahomet eft fon envoyé. Ce livre précieux contient toutes les hiftoires du pafte, des prédiétions infaillibles pour Pavenir, & des loix juftes & équitables pour le préfent. II nous ordonne de faire de bonnes actions, de ne pas manquer aux cinq prières du jour , & de faire régulièrement 1'ablution légale. Quoi de plus beau que le verfet du chapitre a Araf! Pardonne^ aifèment, dit-il; faites du bien a. tous, & ne contefei jamais avec les ignorans. Quoi de plus éloquent que ce qui eft couché au chapitre Houd, oü Dieu, pour faire ceffer le déluge , dit ces paroles fi fublimes : Terre engloutis les eaux , ciel puife celles que tu as verfées. L'eau s'écoula aufli-töt, 1'arche s'arrêta fur la montagne, oc l'on entendit ces paroles : Malheur aux méchans. Voila, feigneur , la religion que nous profeffons, voila les loix qu'elle nous impofe;elle ne conflfte point, comme la votre, dans 1'adoration des monftres oc des anges rebelles ; nous n'adorons qu'un feul Dieu, dont le pouvoir n'eft pasborné, & qui, fuivant les inftruftions de notre prophéte, n'a befoin que d'vm peu de pouflière pour renverfer fes enne-  bu les Aventures de Fum-Hoam. ièf mis. II punit les impies par les chatimens les plus terribles. N'eft-ce pas lui qui,pour chatier Porgueil de Caïcaous (i), ordonna au moucheron de pénétrer jufqu'aux membranes de fon cerveau, & de lui caufer une douleur fi mfupportable , qu'il étoit obligé de fe faire battre la tête avec un maillet ? N'eft-ce pas lui quifïtfloter fur la mer le corps de Ferraoun (2), avec fa cuiraffe de fer, pour faire connoïtre a fon peuple qu'il 1'avoit délivré d'un ennemi fi terrible dont il ignoroit la mort (3) ? N'eft-ce pas en faveur de Mahomet, &pour Ie préferver de la fureur des coraifchites, que lorfqu'il repofoit dans la grotte de la montagne Thour , un acacia crüt en une feule nuit a 1'entrée de la grotte, qu'une paire de pigeons ramiers y fïrent leur nid, & que ce qui reftoit d'ouverttire a la caverne fe trouva fermé d'une toile d'araignée, qui fit croire k ceux qui le pourfuivoient, que perfonne ne pouvoit.y être entré nouveltement? Ne vous dit-il pas encore dans le cha- (1) C'eft , fuivant 1'hiftoire oriëntale, Nembrod. (2) Suivant la même tradition, c'eft Phsraon. Les orientaux ont défiguré prefque tout 1'ancien teftament; foit dans les noms, foit dans les faits. (3) L'alcoran eft rempli de femblables miracles , auxquels les mufulmans ajoutent foi avec beaucoup de foumiffion.  366 Contes C ö I n o I s, pitre des élephans, que Dieu envoya contre fes ennemis des troupes volanres qui leur jetèrent des pierres, fur lefquelles leurs noms étoient imprimés , Sc qu'il les rendit femblables aux grains femés dans un champ , Sc mangés par les oifeaux ? Ne faites donc pas , feigneur, de comparaifon de notre religion avec la votre : vous avez promis a Gulchenraz, fi je ne venois pas a bout de lui faire embrafler le culte de vos divinités, que vous fouleriez aux pieds les idoles que vous aviez la foiblelTe d'adorer. Ce moment eft venu, & je fens une fatisfaöion incroyable de m'appercevoir que mes difcours vous ont touché. Oui , feigneur, vous êtes déja mufulman dans le cceur; tous vos fujets, a votre exemple, vont embraffer la religion de Mahomet; ils ne mangeront pas du fruit de 1'arbre Zacon (i), qui ne croit que dans 1'enfer; vous Sc votre poflérité, dans ce' grand jour qui fera trembler les plus intrépides, tiendrez le livre de compte de vos acfions de la main droite ; vous ferez auprès d'un pommier frais, vous vous rafraïchirez avec les fruits de 1'arbre (i) Selon la tradition fabuleufe des mufulmans, les fruits de eet arbre feront des têtes de démons; mais il y a auiTiun véritable arbre épineux qui porte ce nom, dont les fruits font très-amers, ce qui a donné lieu k cette fable.  ou les Aventures de Fum-Hoam. 367 de Muze (1), & les vierges du paradis de notre prophéte chercheront a vous plaire a Fenvie Fune de 1'autre. .Pui, mon cher Alroamat, je fuis mufulman, s'écria en ce moment ïe fultan de la Chine , je ne puis trop tot en faire les exercices de religion, & je vous aurai une obligation infinie de la faire connoïtre a tous mes fujets. Je vous réponds du fuccès de cette entreprife, reprit Alroamat, & des bénédicf ions que notre prophéte répandra fur le digne enfant dont Gulchenraz eft enceinte; il fera , dans fon tems , aufti illuftre dans les fciences cabaliftiques que nos plus renommés philofophes, & fera toute | votre confolation fur Ia fin de vos jours. Difalem tint parole a Alroamat, il fit abjuration de fes erreurs, devint un très-zélé mufulman, & retourna, avec Gulchenraz, k la Chine, par les fecours merveilleux d'Alroamat, qui, fous la même figure de Fum-Hoam, détruifit 1'empire des idoles pour y établir la religion de Mahomet; la reine de la Chine y donna le jour k un prince qui remplit toutes les prédiftions de fon oncle , dont il fut Ie (2) Voyez le chapitre de 1'alcoran , intitulé le Jugement.  368 Coütès CriiNOisi ètc: digne fucceffeur. Pour Alroamat, il règna | après fort père, dans la Georgië, avec tant dé fageffe , que fa mémoire y eft encore refpectée a 1'égal de celle des premiers héros de la Perfe $ & il y fit des chofes fi fort au-deffus de la nature , qu'elles pafleront toujours pour inCroyables dans 1'efprit de ceux qui ne font pas infttuits de la puiflance de la cabaleé Fin du conus chinois* FtORINÉ  FL O RÏNE, LA BELLE ïtalienne* tornt XIX,   LELIBRAIRE AU LE C T E U R. Chacun fait que le récit d'vró événement fingulier rend 1'efprit aftentif, & jette 1'ame dans 1'admiration j aux jeunes gens fur-tout, il feit dei impreffions extraordinaires fur. 1'efprit & grave fur leur tendre cerveau des' traces fi profbndes , qu'elles ne peuvent etre fouvent détruites que par la deftruftion de leur propre corps. C'eft de ceci qu'il feut 'titer avantage quand on veut mftruire la jeunelTe $ & c'eft le but que s eft propofé notre auteur dans Ia compofïtion de eet ouvrage. II nous montre le chemin de la vertu & de la felicité,lorfqu'il femble qu'il ne nous entretient que des bagatelles qui font le lujet dun conté de Fées } & il tire pour ainfi dire, fes forens de nos foC bleiies , en nous rendant utile ce qui paroït purement agréable. C'eft a-peu~ prés ainfi qU'Efbpe i„ftruifoit ^ k% Aa ij  37* fables, & que 1'auteur des aventures de Télémaque nous a donné fes excellens préceptes. Paree que les aventures que 1'auteur décrit, font la plupart allégoriques , il a été obligé de donner aux perfonnes dont il parle, des noms qui expriment leur cara&ère. Voici ce que ces noms. fignifient.  __________ 375 EXPLICATION DES NOMS PROPRE* CONTENUS DANS CE CONIE. A. Achakie, tinnocencei Agatonphiïe, ie bon fens. Agnoïfe, fignorance. Amelite, u reldchement. Antadife, Vopinidtretè. C. Cliarote, fa üUeur. Coyphite, Ventêtement. D. Diagïne, fa rlfolutiönl Dicayofine; la jupficationl E. Ergonide , h travaiL Exapente, fa fraude. F. Feliciane , fa fdiciü. G. Crilifon, & murmure: H. Hallitie, & v/nve'. Homotille , cr^w/e. Hypomone, fa patience. tfypopfite, tefoupfon. Aa Hj  374 L, LeucotilTe, O. Ociofme, P. Probus, Philaphtique, Pifonide , Philopone, Pfiphilmate, Ponirge, Prelidofe, Prodite, Phtonofe, R, Rationtine S. Simpliciane , . Sycophante, y. Yffatie , Z. Zelopïe, Zelopfide, la candeur. Coijiveté. la prohïtê. famour- propre. la fidélitL (induftrie. le bon propos, la rufs. la prlvention. la trahifon. l'envie. ta raifon. . la fmpliciti. la calomnie. la conjlance. la jaloufïe. le faux %ek.  FLORINE, O U LA BELLE ITALIENNE, NOUVEAU CONTÉ DE FÉES. PREMIÈRE PARTI E. Avant la naiffance de Romulus, il y avoit en Italië un prince qui faifoit les délices de fes fujets. Ils jouiffoient, fous fa conduite , d'une parfaite tranquillité; & fes voifins redoutant fa valeur, n'ofoient troubler cette douce félicité. Ce prince voyageoit toujours dans toutes les provinces de fes états, pour voir fi l'on y rendoit exacfement la juftice. La reine fon époufe, qui 1'accompagnoit toujours, arrivant a un chateau qui étoit k 1'une des extrémités de fon royaume, accoucha heureufement d'une prinCftffe qui fut oommée Florine, & qui, dès le A a iv  $j6 Florine; moment de fa naiffance, fit connoïtre qu'ellé feroit un jour une des plus belles perfonnes du monde. A peine eut-on commencé a goüter les plaifirs de cette nahTance, que le roi eut avis qu'un prince ambitieux, voulant profiter de fon éloi» gnement, avoit fait une irruption dans fes états : ce qui 1'obligea de partir avec fa cour & toutes les troupes qui 1'accompagnoienr. Avant ce départ, il fit venir un fage magicien pour rendre ce chlteau inacceffible a toutes furprifes & infultes, pour la confervation de la princeffe qui y reftoit, L'enchanteur , obéiffant aux ordres du roi} fit des évocations, trac,a des caractères, invoqua les puiffances de Fair, & leur fit des facrifices; marqua de fa baguette un cercle autour de cette habitation, la mettant fous la garde & fous la protecfion des intelligenees ; y en* terra des pièces de métail & des pierres précieufes, ou étoient gravés des tafifmans ; & après cette cérémonie, quoique ce chateau fut ouvert, il n'étoit pas poffible d'y entrer, ni d'en fortir, que du confentement de ceux qui y étoient par Fordre du roi, Ce chateau étoit fitué dans le plus agréable terrein de 1'Italie. II étoit bati de marbre & de porphire, & on le regardoit comme un chef. d'ceuvre de Fantiquité.  ou LA BELLE ItALIENNE. 377 Ses enceintes y répondoient par de riches compartimens d'une beauté furprenante, 0* 1 on trouvoit tout: ce qui fut encore augmenté par les foins de 1'enchanteur. Florine refta dans ce chateau fous la conduite dune gouvernante digne de 1'élever & d'être ion exemple, avec plufieurs femmes pour la tervir. Elles excelloient chacune en particulier dans tous les arts qui conviennent è perfectionner une jeune princeffe. Elles trouvèrent dans Florine, è mefure quelle croiffoit, toutes les difpofitions dignes de repondre k leurs foins. Tous les jours Flonne en donnoit des témoignages furprenans; «en n approchoit de Ia vivacité de fon efprit, de fes demandes, & de fes réponfes. ■■A dix-fept ans, le bruit de fes perfedions setant repandu, Mauritianne, Fune des princeffes des Fées, eut la curiofité de voir fi ce qu on en difoit étoit véritable: ce qui Fobliaea de quitter fa cour, de fe traveftir en fim°Ple perfonne, & d'aller au chateau oü Florine étoit ouetant arrivée, elle obtint la permifiion d'y' entrer & de voir la princeffe. Mauritianne fut furprife de voir Florine encore plus admirable que ce que la renommee en publioit, & fut contrainte d'avouer que, quoique Fée trés - ancienne, elle n'avoit  378 Florine; jamais rien vu de fi charmant que cette prin- cefFe. Mauritianne n'étoit pas de ces Fées qui protègent la vertu, mais de celles qui font ambitieufes, vindicatives, & qui mettent tout en ufage pour arriver au but de leurs mauvais deffeins. C'étoit par ce moyen qu'elle étoit montée au degré de princeffe & régente des Fées ou elle étoit, par une facheufe aventure arrivée a Féliciane leur véritable reine. La vue de Florine alluma dans le cceur de Mauritianne une extréme jaloufie. Elle forma le .deffein de 1'enlever pour la perdre ; mais étant prévenue que fon art lui étoit inutile dans ce lieu, tant que Florine ne fortiroit point des enceintes du chateau , elle chercha les moyens de gagner la gouvernante , & de s'introduire auprès de la princeffe, feignant de lui être utile pour lui apprendre a faire des ouvrages de broderie tels que ceux qu'elle leur fit voir, qui étoient d'une tiffure imperceptible. La fage gouvernante refufa Mauritianne, ne voulant pas mettre auprès de la princeffe une perfonne qui lui étoit inconnue. Mauritianne fut obligée de fe retirer , de chercher d'autres moyens pour faire réuffir fon deffein. Elk crut que les mouvemens de compafiion & de bonte que la princeffe avoit natureüement pour les    0° LA BELLE lEALIEKNE.' „, Mauritianne refia aux environs du ch3,ea„e'ft prit la %„re _.u„e vieille, ft „!ai,„a„ v r,el 7ant en,endl"!' <■««*. femme ete„duepa„e„e,q„iparoiiroj,tr. ce«e 2 """"TT V0^' F1«»= hors de «tte encemte, la faifit d'une main & J. T'X' & 1',nftaM £llK f"rent enveloppé.. Alors Maurinanne 1'enleva dans un char debene. t.ré par des vautours, „ui JZ --aHlft dans les airs, ft EecevS&f't' T" fa F&s la »ou.ea,raab.e1&e„e„re„tCom;Z;e;™  5Sd Florine. celles qui étoient du parti de Mauritianne né purent regarder Florine qu'avec des yeux de colère, & elles attendoient impatiemment le moment de la tourmenter. Mauritianne fit conduire la princeffe dans l'un des appartemens de fon palais , pour voir ce qu'on en feroit, & de quelle manière on la traiteroit. Heureufement pour elle, Fordre en fut donné a une des bonnes Fées, qui la prit gracieufement par la main, la faifant paffer par de fuperbes appartemens, & la conduifit dans un endroit ou les meubles étoient d'un prix ineftimable. La Fée 1'ayant fait affeoir dans un fauteuil, s'affit auprès d'elle, & fit ce qu'elle put pour la retirer un peu de 1'étonnement ou elle étoit. Hélas ! dit la princeffe avec un grand foupir, pourquoi m'a-t-on tirée de 1'heureux féjour oti }e vivois avec tranquillité ? & quel crime ai-je commis pour m'enlever comme on a fait, & me conduire dans un lieu qui, tout agréable qu'il paroit, ne m'y laiffe efpérer que de cruelles peines? La jaloufie de la reine contre vous eft la caufe de votre enlèvement, dit la Fée; elle feroit d'humeur a vous faire un mauvais parti, fi les bonnes Fées qui font ici ne s'y oppofoient, & ne l'empêchoient pas de pouffer  OU LA B ELLE ITALIENNB. tfi paflion & fon reffentiment auffi loin qu'elle le voudroit. Nous vous connoiffons, & nous ne fouffrirons pas qu'on traite en criminelle une perfonne qui n'a jamais fait que du bien. Moi qui vous parle, j'en ai fenti de fenfibles effets, & il faudroit que je fuffe de la dernière in* gratitude , fi je manquois k vous donner tous les fecours qui me feront poffibles. Comment, dit la princeffe, ai-je eu 1'avan- tage d'obliger une perfonne comme vous ? Vous 1'allez entendre, dit la Fée, en vous faifant connoïtre qui nous fommes, & notre Origine. Ces étoiles que vous voyez, qui brillent au firmament, ont chacune une intelligence qui les gouvernent. Ces intelligences font toutes puiffantes & toutes fpirituelles; & les influences qui partent de ces étoiles, n'en fortent que par leurs ordres pour les exécuter. Ces intelligences ont fous leurs dominations un grand nombre defpnts qui conduifent ces influences dans 1 air afin qu'elles ne fe répandent point au balard, & qu'elles s'uniffent intimement aux lujets auxquels elles les ont deftinées. C'eft nous qui fommes ces efprits; & c'eft fous notre conduite que ces influences font «bftnbuées. Nous n'avons point de corps, & *eux qui nous rendent fenfibles a Ia vue, font  3Si Florine, d'une nature li pure, qu'ils doivent plutöt être' pris pour des efprits que pour des corps; nous affeöons plus la figure humaine qu'aucune autre , comme étant la plus parfaite. Notre pouvoir eft grand; nous difpofons des élémens Sc de tout ce qu'ils contiennent, & la parfaite connoiffance que nous en avons, nous fait faire des chofes que les hommes tiennent pour des prodiges, paree qu'ils en ignorent la véritable caufe; Sc comme nous fommes toutes favantes dans les fecrets de la nature, nous nous en fervons a propos pour faire le bien ou le mal, comme il nous plait. Nous ne fommes pas toutes bienfaifantes; nous tenons des influences des étoiles d'oii nous fortons, qui font bonnes ou mauvaifes , les bonnes étant données pour récompenfer la vertu , Sc les mauvaifes pour punir le vice. Nous ne fommes pas ici pour toujours; quand chacune de nous a paffe fur la terre le temps qui lui eft prefcrit, nous retournons dans 1'étoile d'oii nous fommes forties, ce qui a fait dire k quelques philofophes que nous mourions, ce qui n'eft pas vrai, notre mort ne devant arriver que dans Pentière révolution de 1'univers. Tous ces avantages font balancés. Un jour de la femainenous fommes toutes changées différemment, foit en louve , ferperit, chauve-~  OU LA BELLE ITALIENNE. 183 fouris, ou tel autre animal qu'il plaït au deftin, & fi fous cette flgure nous recevons quelques coups mortels, nous mourons effeftivement, fans jamais retourner dans nos étoiles. Un jour que j'étois belette une de vos fufvantes m'alloit faire périr; vous lui défendites de me frapper ; elle vous obéit, & je me dérobai : faveur que je reconnoitrai tant que je ferai Fée. En achevant ce difcours la Fée embralfa la princeffe qui eut bien de la joie de recevoir, pour une aöion qui lui avoit femblé fi peu de chofe, une fi falutaire confolation. La Fée tira une verge d'or qu'elle avoit fous fa robe , de laquelle elle frappa le parquet oü elles étoient, oc il parut une table magnifiquement fervie de beaux fruits, qu'elle préfenta a Florine i ils font excellens, lui dit-elle, &• vous en avez befoin ; vous n'avez pris aucuns rafraichiffemens depuis la fortie de votre palais. La princeffe ne put fe difpenfer d'en prendre. Elle en mangea, & les trotiva d'une bonté extraordinaire ; enfuite la Fée refrappa de fa verge fur le parquet, & la table difparut: il faut, dit la Fée, diffimuler notre amitié aux autres autant que nous pourrons, pour avoir plus de facilité de vous fervir. Elle fit alors préfent è la princeffe d'une phiole d'eau-de-vie immortelle.  3§4 Florine, Serrez-la bien, lui dit-elle, elle vous fera trés* utile ; cette eau a la propriété de changer tous les venins dans la matière la plus pure, & quoi* qu'on en öte , la pbiole fe trouvera toujours pleine, c'eft le premier fecours que je vous puis donner; les autres occafions de peines qu'on youdra vous faire, me fourniront auffi de nou* veaux moyens de vous témoigner ma reconnoiffance» Mauritianne affembla fon confeil, ou toutes les Fées fe trouvèrent, & leur tint ce difcours. Cette perfonne que vous avez vue defcendre de mon char , eft une princeffe dont la réputation eft fi grande que les mortels la croyent une divinité : ce bruit étant venu jufqu'a moi, excita ma curiofité; je fus voir cette princeffe, & il me parut qu'elle avoit tous les extérieurs très-nobles 6c peu ordinaires aux perfonnes du monde. Pour bien connoïtre fi ce qui lui attire ces grands honneurs qu'on lui rend iei-bas, & qui n'appartiennent qu'aitx Fées, vient par un bon ufage qu'elle fait des dons précieux dont les auteurs de la nature Font enrichie, ou paf des mouvemens d'ambition & de vanité qui ne peuvent être excufables, j'ai jugé k propos de ï'enlever & de 1'exercer par des épreuves qui jpuiffent en déconvrir la vérité. Les Fées qui étoient de 1'humeur 6f du parti de  ÖU la belle ItALienNE. 3^ de Mauritianne, approuvèrent fes feminiens & proposèrent a Faffemblée les plus dimciles epreuyes, cómme chofe légère & facile k faire. MaIS une des Fées qui avoit toujours été une des princlpales confeillères de Felicianne la véntable reine, leur dit que Florine paroifToit en toutes fes a&ons très-modefte, & n'avoit de paffion que pour faire le bien; que cette acfion de charité qui étoit la caufe qu'elle étoit au pouvoir de la reine , faifoit bien connoïtre les mouvemens de fon ame, & que les plus légeres épreuves devoient fuffire pour les en perfuader. J Mauritianne ayant remarqué que ce raifonnement paroifToit judicieux a 1'affemblée, crut qu'un autre répété avec la même force renver, feroit fes deffeins. Elle dit que pour éviter les Jongueurs que ces difcours euffent pu caufer, il étok néceflaire qu'on tirSt au fort, & que par ce moyen chacune jugeroit ce qu'elle trou* veroit k propos que l'on fit. Cet avis fut recu ; 1 on tira au fort, & la pauvre Florine fut con* damnée k filer la toile qui fépare le jour d'avec la nuit. Cet ordre fut donné a une des mauvaifes Fées pour le lui aller annoncer , & lui délivrer ce qu'il falloit pour faire ce chef-d'ceuvre. Cette Fée fut ravie d'être chargée de cette commiffion ; elle fe, rendit oü Florine étoit, & Tome XIX. Bb  38Ó Florine, n'oublia pas la moindre circonftance pour s'en bien acquitter. Quand elle arriva, la pauvre princeffe ne fe foutenoit plus que par les douces efpérances que cette Fée qui Faimoit ne 1'abandonneroit pas. Florine écouta refpeftueufement ce que la Fée lui dit, & recut ce qu'elle lui préienta,qui étoit une quenouille d'ébène,unfufeau d'ivoire , Sc des toiles d'araignées qui devoient lui fervir de fïlaffe pour filer cette toile qui fépare le jour d'avec la nuit : je ne doute pas, lui dit cette Fée, vous qui êtes née toute fpirituelle, que vous ne fcachiez bien qu'avant de pofer la fiïaffe fur la quenouille, il la faut préparer Sc la battre pour en faire fortir les ordures qu'elle a pu contraéter. Voila une petite baguette qui vous pourra fervir ; nous efpérons vous féliciter fur la beauté de votre ouvrage, Sc vous rendre juftice. Cela dit, elle la conduifit dans 1'endroit qu'on lui avoit deftiné pour travailler. C'étoit un cabinet, oii le parquet, les murs & le piafond étoient d'un marbre noir, Sc les meubles d'ébène, avec un petit lit de damas blanc, ob la princeffe devoit fe repofer. Cet endroit n'avoit qu'une petite croifée très-exhauffée , qui bordoit le plafond, Sc qui ne donnoit de lumière qu'autant qu'il en falloit pour rendre ce lieu plus affreux.  Oü LA BELLE ITALÏENNE. 387 La Fée laifla Ia princeffe feule dans cet appartement ; elle lui recommanda d'être diligente pour leur plaire, lui difant qu'elle partagent fa difgrace, & qu'elle employeroit fon credit pour elle auprès de la reine. Florine, après avoir d'un coup-d'ceil esra* ce}™>/^ Dès les premiers coups qu'elle donna fur cette fiïaffe avec fa ba guette elle en vit fortir une nombreufe quantite de groffes ara,gnées qui lui firent peur: & voulant continuer, elle connut qu'on la vouloit perdre. Cette baguette qu'on lui avoit donnée étoit de forbier, arbre qui a la vertu de faire renaitre le venin, affoupi. La princeffe foupira, & fans fuccomber a la douleur, chercha le moyen ^ fe tirer de ce mauvais pas. Elle fe Wint quela phiole d'eau-de-vie immortelle que fon arme lui avoit donnée, chaffoit les venins elle les aramees difparure„t, & cette fiïaffe devint b anch omme laneige;e]le e & mitfurfaquenouilIe,qu'elleavoitfrottéed'un peu de cette eau: elle fila enfuite, & cou a celui des plus adroites Fées. La Fée qui avoit parlé au confeil en faveur ^Flonne,chagrine de ce qui venoit d'être Bb ij  38g Florine; prononcé contre elle, alla rêver feule dans une des allées du jardin. Le prince Probus , fils de Mauritianne, Fayant rencontrée, s'approcha d'elle, St lui dit: fage Fée, oferois-je vous demander le fujet de votre trifteffe? fi j'y puis remédier, je vous prie de compter fur mon amitié. Cette Fée fe crut obligée de répondre naturellement a un prince fi généreux; elle lui dit que c'étoit fa mère qui venoit de faire une injuftice. La bienféance vouloit qu'elle lui en fit un myftère, & qu'elle lui diffimulat fa penfée ; mais comme elle lui connoiffoit 1'ame droite, elle ne lui cacha point que la reine fa mère avoit enlevé & emmené prifonnière a la cour une belle princeffe, dont le mérite étoit fi grand, qu'elle s'étoit attirée par ce moyen le refpeft & la vénération de tous les hommes; elle lui conta que la reine la foupconnoit de n'avoir qu'une vertu poftiche Sc étudiée pour dérober ici-bas ce qui n'appartenoit qu'aux Fées, Sc que tenant fon confeil, elle y avoit obfervé un ordre fi extraordinaire & fi particulier, que fous un ornement de juftice, Sc fous prétexte d'être inftruite de la vérité, cette pauvre princeffe avoit été condamnée a filer la toüe qui fépare le jour d'avec la nuit, II n'y a pas un moment a perdre, répliqua  OU LA BELLE ITALIENNE, Probus; cette pauvre princeffe va pé*ir, fi on ne lui donne promptement du fecours. Je m'en vais faluer la reine qui m'attend , je reviens dans le moment: voyez ce que nous pourrons faire pour lui rendre fecrétement tous les fecours dont elle aura befoin. La Fée qui avoit conduit Florine au cabinet du crépufcule, pour faire ce qui lui avoit été ordonné, y retourna croyant la trouver morte, ou du moins hors d'état de refpirer : mais elle fut bien furprife de trouver la princeffe qui fe repofoit fur fon lit, ayant achevé fon ouvrage avec la dernière perfeétion. Ce premier piège que Florine avoit fi bien fu éviter, affligea la Fée, dans la crainte qu'elle eut qu'elle n'en fit autant des autres épreuves qu'on lui pourroit donner; & le trouble oii ce reffentiment Ia mit, ne lui permit que de dire a Florine : je m'en vais apprendre a la reine que votre ouvrage eft achevé. Cette Fée courut chez la reine, a qui elle raconta ce qu'elle venoit de voir. La reine en refta un moment interdite : on lui a donné, ditelle , les avis & les fecours néceffaires, il feroit inutile de s'en informer; faites-la moi venir. Cet ordre fut incontinent exécuté; la princeffe apporta fa fufée , qu'elle préfenta è la reine. La reine la recut d'un oeil en apparenc Bb iij  39° Florine, rempli de bons fentimens pour elle; elle la louaj Sc la lollicita de continuer, en Faffurant qu'elle feroit une des plus empreffées a vouloir partager fon amitié. La" reine tint un nouveau confeil, 8c trouva encore le moyen de faire régler que Florine iroit chercher la rofe impériale fans épines. Une des Fées fut députée pour rendre la princeffe a 1'entrée du chemin qui conduifoit a la montagne oii cette fleur fe trouvoit , Sc lui donna de la graine pour en femer une autre, avec les autres chofes qui lui étoient néceffaires pendant fon voyage. La Fée conduifit Florine a 1'entrée de ce chemin. C'eft ici, belle princeffe, lui dit-elle, que nous devons nous quitter; je prie le ciel qu'il vous conduife heureufement oii vous devez aller. J'ai déja conduit ici plufieurs perfonnes ; quelques -unes ont péri par leur imprudence, Sc faute d'avoir bien pris les confeils d'une Fée que vous trouverez en chemin; mais celles qui les ont exécutés ont accompli ce qui leur avoit été ordonné. Faites donc ce qu'elle vous dira, Sc j'aurai le plaifir de vous voir triomphante avec la fleur que vous allez chercher. S'étant enfuite embrafiees, elles fe féparèrent. A quelques pas de la la princeffe trouva un chemin affez large, droit, 6c s perte de vue ;  OU LA BELLE ITALIENNE. 391 cc chemin étoit au milieu d'un grand bois de palmiers, orangers & citronniers; la terre étoit émaillée de tout ce que la nature peut avoir de plus fuave & des plus riches fleurs. II étoit merveilleufement entrecoupé d'une infinité de petits ruiffeaux, qui par leurs différens contcu; s formoient far leur chüte un murmure dont la douceur charmoit: la leS oifeaux par leurs concerts infpiroient tout ce qu'on peut exprimer de plus tendre & de plus agréable. Florine fit ce chemin fans inquiétude, & arriva infenfiblement au bout; elle y trouva un grand portique magnifiquement bati, qui joignoit un palais, qui n'étoit pas moins fuperbe, oü il y avoit une tour très-exhauffée, qui faifoit le logement favori de Rationtine, qui étoit la Fée qui Ia devoit confeiller. En approchant de ce portique, la princeffe appercut cette Fée, qui venoit au-devant d'eüe pour la recevoir. Elle lui fit bien des careffes, auxquelles Florine répondit autant qu'elle en étoit capable. Rationtine la conduifit dans fon palais, & la fit affeoir fur un lit de repos des plus riches. Cette Fée ne fortoit jamais que pour recevoir les perfonnes qui paffoient par ce portique, pour leur donner de fages confeils fur les chofes qu'elles vouloient faire. Elle s'informa de Flo- Bb iv  39* Florine; rine quel étoit le fujet de fon voyage. A quoï cette princeffe répondit , que le confeil des Fées 1'envoyoit chercher la rofe impériale fans épines. Vous y réuffirez, dit la Fée, fi vous faites ce que je vous dirai. Plufieurs Font cherchée avant vous; ceux qui m'ont crue, Font emportée , & les autres y ont malheureufement péri pour n'y avoir pas fait attention. A quelques pas d'ici, continua-t-elle, vous rencontrerez des perfonnes qui vous paroitro^t très-agréables, & qui vous feront de fortes inftances pour vous faire refter avec elles. Elles effayeront de vous perfuader qu'elles jouiffent elles feules des plus grands plaifirs de la vie ; mais gardez-vous bien de les croire, elles ne tendent qu'a vous perdre comme elles ; pour peu que vous y fafliez attention, vous en découvrirez 1'erreur & le menfonge. Vous en trouverez d'autres qui voudront aller a vous pour vous perfuader les mêmes ohofes, & de plus dangereufes encore ; évitez» les promptement, & vous dérobez d'elles. Enfin vous rencontrerez encore d'autres perfonnes , mais d'un efprit délicat, infinuant, perfüafif, & d'une extréme fineffe, qui ont 1'art de gagner &C de furprendre ceux qu'elles voyent, pour peu qu'on les écoute. Ma princeffe , è  OU LA BELLE ÏTALlENNE. 393' mefure que vous approcherez de ceux-ci, figurez-vous d'entrer dans un air fubtil & très-contagieux; fermez tous les fentiers de votre cceur pour Ie garantir de leurs fiineftes atteintes, & perfuadez-vous que dans ce voyage vous n'avez befoin que de la rofe impériale. Ne prenez rien de ce que ces habitans vous préfenteront, ce feroit affez pour vous perdre. Si vous êtes obéiffante , vous arriverez heureufement au pied de la montagne oh eft cette fleur, & vous ne manquerez pas de la trouver; je vous donnerai mon fils pour vous fervir de guide ; quoiqu'il vous paroiffe enfant, il connoit les chemms, & il empêchera que vous ne vous egariez. Mais, madame, répliqua la princeffe, c'eft donc une grande affaire que de trouver cette fleur ? & il faut donc être dans une terrible circonfpecfion pour y réuffir ? II n'eft pas befoin, dit la Fée, de tant de foin que vous penfez, il „e faut qu'une droiture dame & une ferme réfolution ; je crois que vous n'en manquez pas, c'eft ce qui me fait juger que vous y réuflirez. Je prévois, dit la princeffe, qu'il y a peu de perfonnes qui ofent tenter un fi haut deffein. Défabufez - vous, ma princeffe, répliqua la *ce? cette aventure eft a la portee de tout le  394 Florine, monde, & j'ai vu de fimples bergers y mieux réuffir que des rois & des reines. En difant cela, elle fit paffer Florine dans un finon qui avoit des vues fur un jardin d'une beauté raviffante, oü Fon avoit fervi un repas qui ne laiffoit rien a fouhaiter de plus exquis & de mieux apprêté. La princeffe mangea , & fur la fin du repas la Fée fit venir fon fils pour fervir d'écuyer a Florine ; &c après s'être fait de grandes civilités, la princeffe partit pour continuer fon voyage. Mauritianne pendant ce temps-la étoit défolée de ce que Florine avoit adroitement évité, par une première épreuve, le coup de fa haine, & craignoit encore de la manquer par les mêmes endroits. Ses amies n'étoient pas moins tourmentées qu'elle ; &C pendant qu'elles fe déroboient pour cacher leur chagrin aux autres, le prince & la Fée confeillère s'affembloient dans un des bofquets du jardin pour s'en divertir, & pour découvrir qui pouvok être celle qui avoit fervi Florine. Comme leur converfation ne rouloit que fur cette aventure , la Fée bonne amie de Florine arriva, qui leur apprit que c'étoit elle, & de la manière qu'elle 1'avoit fait avant même qu'on 1'eüt condamnée. Le prince 6% 1'autre Fée 1'en félicitèrent, &C en eurent «ne joie incroyable. Je vois bien, dit  OU LA BELLE ÏTALIENNE.' 395 le prince , qne cette perfonne eft d'un grand mérite , puifqu'elle a fcu fi k propos & fans fe déconcerter, fe fervir de cette eau que vous lui avez donnée dans un temps fi précieux pour elle, & qu'elle eft encore mieux partagée des beautés de 1'efprit, que de celles du corps. II n'en faut pas douter, dit la Fée , bonne amie de Florine; je 1'ai vue dans fon palais avant qu'elle vïnt ici, & je 1'ai toujours trouvée toute briljante d'efprit & de vertu; cela, joint aux obhgations que je lui ai, fait que je ne me lafferai jamais de lui rendre tous les fervices qui me feront poftibles. Et moi, dit le prince , je veux vous feconder. Elle eft allée chercher la rofe impériale; je la veux fervir, afin qu'elle revienne avec cette fleur; je me perfuade qu'elle n'a jamais été cueillie par une perfonne qui la mérite mieux. Florine, après avoir quitté Rationtine, entra dans un bois délicieux, qui avoit un grand nombre de chemins k demi frayés , entrelaffés les uns dans les autres, & dont le choix de celui qu'elle devoit prendre lui étoit inconnu. Son petit guide la voyant embarraffée, en fount, & prenant le devant, lui fit connoïtre celui qu elle devoit tenir. La princeffe fut furprife de voir un enfant fi affure dans une route fi difficile. Que j'aurois de  396 Florine, curiofité, lui dit-elle, de favoir comment vous pouvez être fi éclairé. J'ai, dit-il, conduit ici tant de différentes perfonnes , qu'il n'eft pas poffible que ceux qui me fuivront fe puiffent égarer. Mais, comment, dit Florine, ce que vous dites peut-il être, étant fi jeune que vous êtes ? Je ne fuis pas fi jeune que vous le croyez, répliqua ce conducteur; je fuis auffi ancien que le premier homme, & ma jeuneffe durera autant qu'il y en aura fnr la terre; je ne puis vieillir , comme étant le fils de Rationtine, qui eft fille du ciel, & qui me donne toujours une floriffante jeuneffe. Mais, mon cher condu&eur, lui dit Florine; madame votre mère n'eft-elle pas de la racé des Fées? Elle eft bien Fée comme les autres , mais d'une origine bien plus noble & plus élevée que celles que vous avez vues; celles-la ne font que filles des étoiles, & n'ont de pouvoir que fur les chofes matérielies & fenfibles; ma mère, au contraire eft fille du ciel, & fon pouvoir s'étend fur les ames, & par fes fages confeils, elle agit fur la voloaté des mortels; c'eft ce qui lui a donné le nom de Rationtine, qui veut dire princeffe de la raifon , ou la raifon même. Ceux qui n'agiffent que par fes mouvemens, ne peu-  ÖU LA BELLE ItALÏENNE. 397 vent jamais faillir ni manquer d'être heureux. Mais, dit Florine, puifque madame votre mère nous eft envoyée du ciel pour nous être fi falutaire, d'oü vient qu'elle fe tient toujours dans fon palais ? II n'y a que peu de parfonnes qui Ia puiffent trouver; & combien y en auroitil d'autres qui profiteroient de fes avis, s'ils avoient le même avantage que j'ai eu ? Ce palais que vous avez vu, dit ce petit guide, eft fi bien fitué, que de tous les endroits de 1'univers on y peut arriver, & cette haute tour oii sia mère tient ordinairement fon fiége, fait qu'elle découvre de-la diftincfement toutes les autres parties de la terre; & lorfqu'elle voit quequelqu'un a befoin d'elle, elle va a eux, ou m'envoye pour les fecourir: mais fon inclination eft plus forte pour ceux qui la viennent trouver par le chemin que vous avez tenu. Quoi, répondit Florine, tous ceux qui viennent aellene fe rendent-ils pas par la même voie ? Non, dit le petit guidè; peu de gens arrivent par ce chemin, & encore ceux qui y viennent s'y arrêtent fi long-tems , qu'ils ne s'y rendent que tard. Je n'en fuis pas furprife , dit la princeffe; il eft difficile qu'un jeune coeur puifie paffer un fi agréable féjour en courant. Vous ne yqus y êtes point cependaat arrêtée;  3s>8 Florine, dit le petit conducteur , & tout ce qu'il y a de fi agréable en ce lieu, ne vous a pas dérobé un moment de 1'exécution de vos ordres. Je ne fai pas, dit la princeffe, comment cela s'eft pu faire. C'eft , dit le petit guide, ce qui a fait dire a ma mère que vous deviez emporter le prix de la rofe impériale; car enfin ce chemin fi rempli de charmes, ne repréfente que les plaifirs de 1'enfance ; oii les ames bien nées ne font pas un long féjour, étant jaloufes d'arriver avant le tems au palais de ma mère, qui les prévient toujours d'une extréme tendreffe. Ce font ces fortes de perfonnes qu'elle me donne a conduire, & qu'elle me recommande le plus. En difant cela, ils fe trouvèrenthorsdu bols, & a 1'entrée d'une plaine, oii ils appercurent de loin quelques habitations. Au dela de cette plaine, il y avoit un vallon, au bas duquel étoit une rivière qui bordoit un bois dont 1'afpeét réjouiffant fe redoubloit dans le miroir des eaux, & flattoit agréablement la vue. La ils rencontrèrent de jeunes perfonnes couchées fur le gazon a 1'ombre de ce bocage ■ qUi d'abord qu'elles appergurent la princeffe , fe levèrent, & vinrent au devant. L'une d'entre elles 1'abordant civilement, lui dit : Nous feroit-il permis, madame, de vous demander oü vöus  OU LA BELLE ÏTALIENNE. 399 adrefic-z vos pas ? Eft-ce ie hazard qui vous conduit ici ? & ferions-nous afïez heureufes d'avoir 1'avantage de vous y être utiles ? Les fentimens de refpecl & d'amitié que vous nous infpirez, madame , ne font pas ordinaires; il eft aifé de fe perfuader en vous voyant, que fi vous n'êtes pas une divinité, du moins vous étes une grande princeffe. Je vais , répondit Florine, chercher la rofe impériale fans épine. Le deffein eft digne de vous , madame; nous ne nous fommes point trompées dans le jugement que nous en avons fait, je vous crois auffi trop gracieufe pour refufer de nous accompagner jufqu'au lieu de rafraïchiffement, & d'y refter quelques jours avec nous. Je ne lepuis, dit la princeffe; mon deffein ne me permet pas de m'arrêter; ce font les Fées qui m'envoyent, elles veulent être promptement fervies. Cela ne vous brouillera point avec elles, reprit la même qui venoit de lui parler; elles font perfuadées qu'il faut que vous ayez quelques jours de repos pour pouvoir réfifter aux fatigues de ce grand voyage. Vous ne pouvezpas, madame, rencontrer en chemin un féjour plus agréable que le notre, ni des perfonnes plus zélées pour vous. Nous brülons d'impatience de vous faire partager les grands plaifirs dont nous jouiffons; faites-nous donc cet honneur, madame , & n'affligez pas, par  400 Florinë,' vos refus, des perfonnes qui font plus k vouS qu'a elles-mêmes. Nous voila bientöt rendues aux portes de notre palais; nous ne fouffrirons pas que vous y paffiez fans vous rafraïchir. Toutes les autres dames qui 1'accompagnoient, fe joignirent k elle, en compofant un cercle, & fïrent des prières li preffantes, que Florine fuccomba k leurs careffes Sc k leurs empreffemens. A quelques pas de la elles rencontrèrentOciofine, la princeffe du lieu, quife promenoit avec des perfonnes de fa cour. Elle recut gracieufement Florine, & Ia conduifit dans fon palais, la faifant affeoir dans un fauteuil auprès d'elle. Ociofine fe coucha k demi fur une efpèce de fopha, qui étoit placé dans un des coins de 1'appartement oii elles étoient. Les murs & le plafond de cet appartement étoient de glacé trèsfine, Sc le parquet de cèdre : le fopha étoit garni de gros careaux de duvet, couvert d'une étoffe d'argent, Sc entouré de rideaux qui formoient une efpèce de niche. Ces rideaux étoient de drap d'or, parfemés dedans 8c dehors d'un grand nombre de rubis , de diamans , d'émeraudes, Sc d'autres pierres précieufes. Tous les autres appartemens de ce palais n'étoient pas moins magnifiques; ils étoient particulièrement meublés d'un grand nombre de lits de repos, de  ov ia sel1e Ita lie e, 40i Flo„„e &Ilddema„aa ° = %, de fon voyage. FIorine lui rfpondi, l e ceto„p0„r aller chercher !a roft imperWe f nSep,ne,,ef„isfrè,rurprif P * q« «an, encore li jeune.-vous ave2 o(e emre- ™ elle tont ce q„epo„rroir faire „ne perronne 5gee & ble„ forK ^ P '°',' dC V0M emh^' maU-propos, re«Z quelque «mS ,ci, & ïons reconnoïtréz o„e a cc:e;e!du"de'rus.d"osfcrtts-^i<,a » Jnarches q„e vons venez de faire, & „,,; „ , -■ohligeesparderndesfa^dent,; ™pre le cours pour prendre les avis & e3 conferls qu'on vo„s offre. Une des dames du cercle fe leva de derTua fonfcge.&d^s'adreffamaFlorine.n^;3 jefms „„ede ces perfonnes don, la pri„c"i' vous parle. J'ai pairé a„ palais de RatioftÏÏ pour temer les mêmes aventures que voj" ma,s,e „ eus pas fait bien d„ chemin, que je me' 'ouva, famtude & d'un accab eme Z ftpportable; je fus co„,rai„t£ dem'afleoTr & Tome XIX. „ 9 Cc  •4oi Fiorine; je me trouvois dans une groffe inquiétude fur ce que je devois faire, lorfque le füs de Rationtine parut & vint a moi. Cet enfant fe nomme Philaphtique ; il eft tout aimable & bienfaifant. Son abord diflipa mes peines; il me conduifit auprès de la princeffe que vous voy ez, qui a mille bontés pour moi, & cbez qui on a toutes fortes d'agrémens, en attendant que je puiffe avoir toutes les forces que je prévois qui font néceffaires pour venir k bout d'un fi grand deffein. Comme cette dame achevoit fon difcours , le petit Philaphtique dont elle venoit de parler entra; mais ayant appereu le guide de Florine auprès d'elle , il fe retira. Pendant ce tems-la la princeffe Ociofine s'endormit dans fa niche , & Florine fe trouva fi abattue, qu'elle n'eut paslaforcede demander a fon petit conducteur, fi celui qui venoit de paroitre, étoit fon frère. Toutes ces dames voyant leur princeffe endormie, coururent aux chofes qui leur faifoient le plus de plaifir. Les unes fe mirent k leurs toilettes •, d'autres fe couchèrent fur des lits de repos ou fur des canapés; d'autres prirent des fauteuils, 8c s'affemblèrent pour difcourir fur les belles manières de s'habiller; faifant mille figugures &C contorfions des yeux, des mains & des pieds pour expliquer les confidérables diffé-  OU LA BELLE ItALIENNË, 40} rences de bien affortir & diverfifier leurs habillemens; d'autres enfin s'approchèrent des tables oü l'on répandit un grand nombre de moreeaux de cartes de différentes couleurs, affemblés bien jufte par petits tas, qu'elles prirent avec avidité & a qui elles donnoient une continuelle agitation, en fe les préfentant les unes aux autres. Elles avoient devant elles des monceaux d'or & d'argent monnoyé, qui fuivoient, par un flux &reflux , le mouvement de ces cartes. Florine, qui étoit toujours reftée auprès de la reine^ & qui ne connohToit point cesfortesde divertifi* femens, admiroit comment ce mouvement de cartes avoit le pouvoir de faire un fi fréquent changement, & eut bien voulu favoir comment fur le vifage de ces dames, la joie, l'amour, la colére, la fureur & toutes les autres pafiions pouvoient fe fuccéder les unes aux autres. Ociofine s'étant éveillée, toutes les dames fe rendirent auprès d'elle, & on fervit une collation de fruits dans le plus bel ordre du monde. La princeffe, fans fortir de fa niche , pouvoit difpofer commodément de tout ce qui étoit fur la table. Florine reffa toujours fur fon fiége auprès de la princeffe, fort attentive a exami' ner tout ce qui fe paffoit, fentant dans fon ame de terribles agitations, en réfléchiffant fur les confeilsque Rationtine lui avoit donnés. Cc ij  Florine, fur ce qu'elle voyoit, & fur ce qu'on venoit de lui dire. Dans cet embarras d'efprit, on lui fervit de tout ce qu'on put cboifir de meilleur fur la table; & fans penfer a ce qu'elle faifoit, elle alloit en goüter, lorfque fon petit conducteur déploya deux aïles qu'il avoit aux épaules, oc que Florine ne lui avoit pas encore appercues, lefquelles écartèrent des. yeux de Florine une noire vapeur qui 1'environnoit; & dès que cette exhalaifon fut dilfipée, Florine reconnut que tout ce qu'elle voyoit, n'étoit qu'artifice, que tous ces fruits étoient vuides, ou remplis de matières empoifonnées ; & a 1'inftant elle fe leva, & fuivit fon guide, qui 1'écarta d'un endroit qui lui étoit fi pernicieux. Au fortir des enceintes de ce palais, ils trouvèrent une avenue plantée H doublés rangs d'ormeaux, de frênes & de tilleuls, qui failoit un fort bel afpedt. Florine crüt, d'abord que c'étoit la le chemin qu'elle devoit prendre. Mais fon petit guide 1'arrêta, en lui faifant connoïtre qu'il ne falloit pas toujours donner dans le premier pas qui nou* paroiflait agréable; que les voies qui nous flattoient davantage , n'étoient pas ordinairement les plus hsureufes. II lui fit quitter ce chemin, & prendre celui qu'elle voyoit a fa droite. La princefle entra dans un fentier cowvert de cailloux, d'épines & de ron-  OU LA BELLE ITALIENNE. 405 ces, oü elle avoit bien de la difficulté a marcher. Elle ne put s'empêcher de dire a fon conduaeur: pourquoi m'avez-vousobligée de quitter ce chemin qui paroifioit fi beau, pour m'en faire prendre un fi rude & fi pénible ? Celui que.vous aviez pris, répartit ce guide, conduifoit droit au palais de la volupté; c'eft celui que ma mère vous a dit être fi pernicieus, & oü vous euffiez encore été plus expofce que dans celui de 1'oifiveté, que nous venons d'abandonner. Que je vous ai d'obligations , mon cher conduöeur , dit Florine. Je fuis fort fenfible aux bontés que vous avez pour moi. Mais dites-moi, de grace, n'y auroit-il point quelqu'autre chemin plus doux pour continuer ma route? C'eft ici le plus court, reprit ce guide; ce chemin n'eft difficile qu'a 1'entrée, les autres qu'on pourroit prendre , font a la vérité plus commodes, mais ileft très-facile de s'y égarer, & l'on y trouve une infinité de rencontres funeftes , qu'on ne peut guère évsiter. Ils arrivèrent peu de tems après dans une plaine, oü le terrein, quoiqu'ingrat, faifoit un endroit délicieux par les foins qu'on avoit pris de le cultiver. Cette plaine étoit enfemencée de bied, & les cöteaux qui 1'entouroient, étoient couverts de vignes & d'arbres fruitiers accablés fous leur fruit. En admirant un fi beau lieu, Cc iij  '40(5 Florine,' Florine pcrdit le fouvenir de fes fatigues ; elle témoigna a fon cher conducteur la joie qu'elle reffentoit de ce qu'il 1'avoit conduite dans des lieux fi charmans. Elle prit ce tems pour lui demander li le petit Philaphtique qu'elle avoit vn dans le palais d'Ociofine, étoit fon frère, & pourquoi il s'étoit retiré avec tant de précipitation. II n'eft point mon frère, lui répondit-il; Je fuis fils unique, &c ma mère n'a jamais eu d'autre enfant que moi; elle m'a nommé Agatonphife; & celui que vous avez vu n'eft qu'un impofteur , qui, pour furprendre avec plus de facilité les mortels, èc abufer de leur fimplicité, fe dit être mon frère, & fouvent même fe veut faire paffer pour moi, C'eft par ce moyen qu'il conduit a leur perte ceux qui le croient. II n'étoit venu qu'a deffein de vous furprendre, & ce n'eft que lorfqu'il a vu que je vous accompagnois, qu'il a pris un autre parti. Je ne fuis pas furprife, dit Flprine, de ce qu'il s'eft retiré avec tant de vïtefte: on n'aime pas a. fe trouver en préfence de ceux pour qui l'on veut paffer. En achevant ce difcours, ils virent une eabane ornée de berceaux couverts de chalfelas, de mufcats & d'autres raifins exquis ; l'on y voyoit des vergers d'une grande étendue, plan*  OU LA BELLE ITALIENNE. 407 tés d'arbres nains, & en plein vent, couverts & leur fit rendre la bague qu'on avoit prife k Florine. II conduifit enfuite la princeffe dans. Une plaine, oh il lui móntra le chemin qu'ellê devoit fuivre. Vous allez dofic encore m'abandonher, mon prince, dit Florine. Je ne ferai pas long-tems * répondit-il, & Vous avez votre bague pout m'avertir quand volis atirez befoin de moi. Pfiphifmate refte auprès de vous, qui vous conduira bien; vöus pouvez avoir de la Confiance en lui, C'eft un fidéle ami. Le Princè s'étant retiré, Florine eontinua de mareher avec Pfiphifmate. Quelque tems après, Florine & Pfiphifmate arrivèrent dans un vallon oh étoit un böcagè tmffu , qui parut fort agréable è la princeffe ; & comme elle venoit de fouffrir cónfidérablement, il lui prit envie d'aller s'y repofer. Elle témoigna fon deffein è Pfiphifmate, qui vouloit s'y refufer , mais par complaifancè il entra avec elle dans ce bocage; & la prin* ceffe ayant pris pour s'affeoir 1'endroit qui lui Tome XIX, Ge  466 Florine^ convint le mieux, Pfiphifmate s'affit auprès d'elle. Ils s'entretinrent long-tems des périls qu'ils venoient d'éviter, 6c des graces que le ciel leur avoit faites de les en avoir délivrés. Infenfiblement Florine s'endormit aux doux zéphyrs de ce bocage. Pfiphifmate la voyant endormie , voulut veiller; mais quelques foins qu'il fe donnat , il s'endormit aufli. Florine , dans cet affoupiffement, crut être fur une pente glifiante , au bord d'un épouventable précipice, 6c cette crainte fut fi violente pour elle, qu'elle s'en éveilla toute tranfie de peur; a fon réveil, elle recpnnut qu'elle ne s'étoit point trompée , 6c que ce fonge n'étoit que trop véritable. Elle n'eut pas plutöt ouvert les yeux, qu'elle fe vit fur la pente d'un précipice, oü quelques efforts qu'elle fit pour s'en retirer , elle n'y put réuflir. La pauvre princeffe appella plufieurs fois Pfiphifmate a fon fecours, mais inutilement; il dormoit d'un profond fommeil, & ne 1'entendoit pas. Enfin la princeffe, en fe donnant de grands mouvemens, tira fa bague de fon fein, 6c ne Feut pas plutöt mife dans fa bouche, que le prince Probus parut, qui lui donna la main , 6c la remit dans le chemin qu'elle avoit quitté. Le prince dit a Florine de continuer fa route fans 1'abandonner, qu'elle en voyoit les conféj  ou Ia belle Italienne. 467 quences j & il la quitta de nouveau. La princeffe a cette fois ne put voir partir le prince qu'avee beaucoup cle trifteffe ; elle ne voyoit que trop les befoins qu'elle en avoit. Le prince ayant remarqué la peine que cela lui faifoitj lui dit pour Ia confoler, qu'il alloit voir la reine Feliciané pour lui dire le deffein cü elle étoit de la retirer du labyrinthe , Sc la prier de la prévenir póur lui épargner les fatigues du chemin. Fiorine eontinua encore de marcher; Sc Pfiphifmate la vint trouver; elle eut bien de la joie de le revoir. II lui demanda comment elle avoit fait pour fe retirer du péril oü elk étoit. C'eft le prince Probus, dit Florine, qui m'en a retirée; il eft venu a moi aufli-töt que j'a* mis la bague dans ma bouche, Sc m'a remife dans •ce chemin. Mais dites-moi, dit la princeffe , mon cher Pfiphifmate , ce que c'eft donc que ce bocage qui paroït fi charmant, Sc pourquoi il eft ft pernicieux d'y entrer, Sc de s'y re» pofer ? Pfiphifmate lui répondit que ce bocagé fe nommoit Amelite, Sc qu'il cachoit dans fort fein la nonchalance Sc le relachement. Comme ils continuoient de parler,ils rencontrèrent en chemin ime femme d'un port majeftueux, habillée d'une étoffe blanche Sc brillante, qui demanda a la princeffe fi c'étoit  458 Florine, elle qui cherchoit Ia reine Feliciane. Oui, ma* dame, répondit la princeffe, c'eft moi qui cherche cette reine pour la délivrer du labyrinthe. C'eft donc vous que je cherche auffi, reprit cette dame ; fuivez-moi, & vous aurez toientót Ie bonheur de la voir. Cette dame fe nommoit Leucotiffe, elle étoit la principale favorite de Feliciane. Notre bonne reine m'a envoyée pour abréger votre chemin, dit-elle , en s'adreffant a Florine , & j'ai ordre de vous conduire a elle par la plus courte voie. Tout ce terrein que vous voyez autour de nous, continua-t-elle, offre autant d'endroits périlleux par oh vous deviez paffer, & oii il y avoit k craindre pour vous; mais le Prince Probus a fupplié la reine de vous prévenir. Achakie &t Pifonide ont joint leur prière a celle du prince, en forte que Feliciane m'a envoyée pour vous épargner les peines que vous aviez encore a fouffrir. Peu de tems après elles fe trouvèrent fur le bord d'un lac entouré de grands arbres; ce lac avoit dans fon milieu une petite ifle , ou étoit le palais de la reine. Aufli-töt qu'on les appercut de ce palais deux femmes entrèrent dans un bateau, & vinrent les prendre. Florine les reconnut pour être Achakie & Pifonide, qui donnèrent la  OU LA BELLE ITALÏENNE. 469 main h Ia princeffe pour entrer dans leur bateau , & la conduifirent vers la reine qui fortit de fon palais pour la recevoir. Dès que Florine eut mis pied a terre dans cette ineomparable demeure, elle fut tranf* portee de joie & de plaifir, la reine Pembraffa, & lui donnant la main , la conduifit dans fon palais. Pendant que Ia princeffe refpiroit les douceurs d'une parfaite ttanquillité, la reine donnoit des ordres; & tout étant prêt, elle panit avec Florine & les autres perfonnes de fa cour. Le bruit courut au palais des Fées, que Florine avoit trouvé la reine, qu'elles étoient parties enfemble, & qu'elles marchoient a grandes journées pour fe rendre a la cour. Cette nouvelle aftligea Mauritianne, qui envoya fa confidente s'informer fi cela étoit véritable ; elle lui rapporta que Feliciane & Florine arrivoient inceffamment. Mauritianne fit promptement préparer fes équipages, & quitta la cour pour aller fe rendre avec toute fa fuite dans fes illes. Les bonnes Fées qui attendoient impatïemment le retour de la reine Feliciane & de Flo rine, allèrent au-devant d'elles; & les ayant trouvées affez prés du palais, dès qu'elles le& Gg ü)i  47<* Florin'e, 1 appercurent, elles firent de grands cris de joie. La fage Fée confeillère fut la première qui 5'approcha du char oii étoit la reine, Son amour 6c ion zèle pour la reine & pour Florine lui avoient fait devancer les autres. La Fée bonne amie de Florine la fuivit, Sc les Fées étant arrivées, toutes enfemble faluèrent la reine, en lui témoignant 1'extrême joie qu'elles avoient de fon retour. Elles s'arrangèrent pour leur marche, devant & après le char, Sc formèrent un cortège de réception digne de leur reine. En entrant dans la grande cour du palais l'on n'entendit par-tout qu'acclamations Sc qu'allé» grefles, & plufieurs concerts qui chantoientles louanges de la reine, Sc la gloire de Florine. II ne feroit pas facile de dire ici quels furent les fentimens qu'eurent la reine Sc les Fées de fe voir. encore réunies enfemble. Le prince Probus s'y trouva, Sc tout le refte de cette journée fepafiaavec laplus grande réjouiflance du monde. Le lendemain la reine monta avec Florine fur un char d'or, parfemé de pierres précieufes. Elles allèrent au temple de la Vertu, oii toutes les Fées les ac'compagnèrenr. Après de grandes cérémonies en actions de graces de 1'heureux retour de la reine Sc de Florine, Feliciane fe fit apporter une couronne d'un prix ineftimable,  OU LA BELLE ÏTALIENNE. 471 qu'elle prit entre fes mains; Sc fe tournant du cöté des Fées, elle leur dit: mes chères fceurs , vous favez pourquoi les intelligences fuprêmes jugèrent a propos de m'ordonner de quitter mon tröne , & de me rendre au labyrinthe merveilleux, jufqu'a ce qu'il fe trouvat une mortelle d'une excellente vertu , qui eut la force d'y entrer, Sc de furmonter tous les obftacles qui s'oppoferoient aux moyens de m'y trouver. Que ne devons-nous donc pas, mes chères fceurs, a cette princeffe qui a bien vouki entrer dans ce labyrinthe, Sc après y avoir généreufement fouffert les fatigues d'une infinité de travaux& de «hagrins, eft enfin arrivée jufqu'a moi, Sc eft la caufe que je remonte aujourd'hui fur le tröne ? Ainfi , pour témoigner a cette princeffe une partie de la reconnoiffance des grandes obligations que nous lui avons, jé cröis qu'il eft a propos de la couronner encore une fois. Elle le mérite, continua-t-elle ; &c en difant ces paroles, la reine pofa la couronne qu'elle tenoit, fur la tête de Florine. Pendant ce tems-la toutes les Fées chantoient des louanges enl'honneur de Florine, qui étoient répondues par des concerts de toutes fortes d'inftrumens de mufique. Le prince Probus ne fe poffédoit pas de la joie qu'il reflentoit de voir deux fois cou» Gg iv  47* Florine, tonner la princeffe dans le temple de la Vertu: Jamais il ne 1'avoit trouvée fi belle qu'elle lui parut k fon dernier couronnement. Au retour de cette affemblée, il alla voir la princeffe dans fon appartement, pour lui témoigner le plaifir qu'il avoit de tous les honneurs qu'on lui faifoit. La Fée confeillère Sc la Fée bonne amie en firent autant. Pendant que toutes ces chofes fe paffoient au palais des Fées, le roi, père de Florine, après avoir vaincu fes ennemis, revint au chateau oii Florine avoit été enlevée , en approchant de ce lieu, fon deuil fe renouvella de la perte qu'il avoit fait de la princeffe, il n'en put ja» mais favoir autre chofe , quelques recherches qu'on en eüt faite, finon qu'un nuage fort épais 1'avoit enveloppée, Sc que dans le moment elle étoit difparue. Le roi étant arrivé dans ce chateau, envoya chercher le magicien qui y vint, Sc lui demanda pourquoi il 1'avoit trompé, en Fafftirant qu'il avoit rendu ce chateau inacceffible contre toute furprife Sc infulte pour la confervation de la jeune princeffe qu'il y laiffoit, ce qu'elle étoit devenue, Sc fi c'étoit-la 1'effet de fes promeffes. La princeffe fe porte bien, dit lemagicienj elle eff fortie des enceintes que j'ai tracées;  OU LA BELLE ITALIENNE. 47J elle doit revenir dans peu , & fon enlèvement en tout gtorieux pour elle. II viendra un grand prince pour Faccompagner, que vous devez donner a la princeffe , & re ce voir pour votre gendre. Feliciane affembla fon confeil, oii il fut arrêté que Florine feroit conduite chez Ie roi fon père avec les plus grandes marqués de grandeur qu'il feroit poffible , non-feulement a caufe de fon mérite, mais auffi pour réparer 1'injure qu'on lui avoit faite de 1'enlever. Toutes les Fées fe préparoient pour paroitre avec éclat a cette conduite. Pendant ce tems-tè, Probus fe vit accablé de trifteffe de la perte qu'il alloit faire de cette princeffe qu'il aimoit tendrement, & dont Ia vue faifoit fes plus chères délices. II fe retira dans un endroit folitaire, ©u fon cceur ne put fe défendre, par un excès d'amour & de douleur, de répandre des larmes. Et comme ce prince penfoit aux moyens de pouvoir au moins découvrir a la princeffe fon amour extreme, Feliciane, qui fe promenoit dans les jardins du palais, le furprit dans un des bofquets oii il étoit; & elle ne Feut pas plutöt appercu, qu'elle lui dit en riant: Quoi! prince, êtes-vous le feul a la cour qui foit dans 1'inaction pour fe difpofer a conduire Florine chez  474 Florine, fon père , afin de mettre le dernier fceati & toutes fes victoires; & vous particulièrement, qui avez toujours eu tant de foin de lui donner la main dans tous les périls oü elle pouvoit fuccomber! Florine n'a plus befoin de mes foibles fecours, répondit Probus; elle jouit auprès de vous d'une folide félicité; mais fi je pouvois me perfuader que je pulfe lui être encore.... II faut que vous accompagniez la princeffe dans ce triomphe , interrompit la reine; le tems nous preffe, quittez la folitude , & penfez a vous préparer pour augmenter le pompeux équipage avec lequel nous prétendons la conduire. Le prince obéit k la reine; & comme les amans fe flattent toujours, il crut avoir vu dans les manières de s'expüquer de la reine, qu'elle avoit pénétré le fujet de fa trifieffe , ck. qu'elle penfoit aux moyens de le rendre heureux auprès de la princeffe. II ne fe trompoit pas; la reine vit ce qui avoit fait agir Probus dans tous les mouvemens qu'il s'étoit donnés pour la princeffe ; £z la fage Fée confeillère lui avoit découvert la paflion que ce prince avoit pour elle, fi bien qu'il étoit mieux qu'il ne croyoit être. II touchoit de prés ces momens favorables, qui devoient ié ré-.ompenfer de tout ce qu'il avoit fait pour Florine.  OU LA BELLE ITALIENNE. 475 Tout étant prêt pour ce depart, Feliciane quitta fon palais , & fe mit en chemin, fuivant cet ordre*. Quatre chars pompeux commencoient la marche, dans lefquels étoient autant dè concerts de mufique , qui chantoient les louanges de Florine. Ces chars étoient précédés 6c f uivis d'un grand nombre de Fées, qui répondoient en jouant de plufieurs inflrumens de mufique ; d'autres Fées fuivoient celles-ci, portant des tableaux oü étoient peintes les viéloires de Florine. Le prince Probus fuivoit ces tableaux avec un cortège des plus belles Fées magnifiquement habillées , 6c couronnées de lauriers, de myrthes & de rofes. La Fée confeillère 6c la Fee bonne amie de Florine, fuivoient le prince dans de fuperbes chars, portant fur de riches couffins les deux couronnes de la princeffe. Plufieurs Fées accompagnoient ces chars; elles répétoient inceffamment, par des cris de joie , que ces couronnes avoient été données a Florine pour récompenfer fa vertu. Simpliciane, Achakie , Pifonide 6c Leucotiffe étoient dans un autre char, qui compofoient un charmant concert, en chantant les viftoires de Florine dans le labyrinthe merveilleux. Et puis venoit la princeffe Florine , couronnée de lauriers , accompagnée de Ia reine Féüciane, toutes deux dans un char  47^ Florine ; d'or & d'iyoire , tiré par des aigles; & toute cette marche fe terminoit par une foule de Fées très-parées. Lorfque cette pompeufe affemblée fut arrivée fur les terres du roi, père de Florine, le bruit s'en répandit par-tout; & cette nouvelle étant allée jufqu'a lui, il fortit de fon palais pour voir ce que ce pouvoit être. Dans ce moment deux Fées 1'abordèrent. Le roi fut furpris de Ia beauté & de 1'éclat de ces deux perfonnes, & leur demanda ee qu'elles fouhaitoient de lui. Les Fées lui répondirent : Sire , Ia reine Feliciane vous demande la permillion de vous voir, & d'entrer dans votre palais avec toute fa cour. Le roi leur répondit qu'il fe trouvoii très-honoré de ce que cette grande reine vouloit bien lui faire la grace d'entrer chez lui; qu'il alloit au-devant d'elle pour la prévenir, & pour avoir 1'avantage de la faluer & de la recevoir. Les Fées lui dirent que la reine défiroit qu'il 1'attendit dans fon palais, & que dans peu elle arriveroit. Le roi étant rentré dans fon palais, fit alTembler fa cour pour recevoir Feliciane; & a peine fes ordres furent ils exécutés, que l'on vit paroitre les premiers rangs de ce triomphe dans un ordre admirable. Cette marche, en entranl  'CV LA ÖEttE ITALIENNE. %jj «3ans le palais, fe rangeoit des deux cótés de la cour; le roi étoit furpris de voir une fi grande xnagnificence, & ne favoit ce que cela vouloit dire; mais lorfqu'il vit les tableaux des viöoires de Florine, & qu'il appergut le prince qui le» fuivoit, il commenga a croire que c'étoit fa fille que la reine Feliciane ramenoit a fon palais. II regarda long-tems le prince, qui s'étoit rangé comme les autres, mais fort prés du veftibule par bü l'on entroit dans les apparte-, mens du palais; & le roi fe fouvint de ce que le magicien lui avoit dit. Enfin le char de Feliciane arriva. Dès que le roi 1'appergut, il s'avanca pour recevoir la reine, & eut bien de la joie lorfqu'il reconnut Florine auprès d'elle. II préfenta la main a la reine pour def-, cendre de fon char, & Feliciane prit celle de Florine. Ils entrèrent tous trois enfemble dans ie plus bel appartement du palais. Feliciane y préfenta Florine au roi fon père; en lui difant: Sire, voila la princeffe votre fille que vous croyiez perdue; elle a eu bien des ehagrins, elle a été expofée a bien des périls; mais ils n'ont fervi qu'a 1'élever a un plus haut degré d'honneur & de gloire. Les couronnes que vous voyez font le prix des victoires qu'elle a acquifes par les fecours du prince Probus que voila,gue je vous préfente. Le roi embraffa le  '4j6 Florine, Sec.' prince avec des fentimens de reconncilTance \ & Feliciane, continuant fort difcours, pria le roi de le recevoir dans fon alliance, 6c de le récompenfer auffi en lui donnant la princeffe fa fille, qu'il aimoit plus que lui-même. Madame , dit le roi, ce choix eft glorieux pour ma fille 6c pour moi, puifqu'il vient de vous; c'eft peu pour un fi généreux prince, 6c a qui nous avons de fi grandes obügations. Je vou* drois, avec ma fille, avoir plufieurs couronnes a lui préfenter, je me croirois trop heureux s'il me faifoit 1'honneur de les recevoir 8c de les accepter. Le prince témoigna au roi 6c a le reine Feliciane une partie de fa reconnoiflance } 6c Florine ayant entendu qu'on parloit de la marier au prince, en eut une joie inconcevable; la reconnoiflance des bontés qu'il avoit euespour elle, dans ce moment fit naïtre dans fon cceur, pour le prince, un arnour violent. Le bruit de ce mariage fe répandit par-tout; chacun fe prépara pour cette grande fête, qui fut célébrée avec toute la magnificence poifible; 6C enfuite la reine Feliciane fe retira avec fa cour dans fes états, 8c le prince refta auprès de la princeffe. Fin du dix-neuyïeme volume. '- ' ■•{- «•*--:; ■ Hr  479 TA B L E DES CONTÉ S. TOME DIX-NEUVIEME. Les Contes Chinois. HlSTOIRE de Malekalfalem, roi de Georgiël page 5 Hifloire du fultan Tongluk , ^ Première Soirée. Hifloire du mandarin Fum-Hoam, 34 Hifloire du charlatan indien, & de fon chien , 38 Deuxième Soirée. Suite de l'hijloire du charlatan indien, & de fon chien, 4I Troifième Soirée. Suite de l'hifloire du charlatan indien, & de fon chien, 47 Hifloire de Maffouma , 51 Quatrième Soirée. Suite & conclufwn de Vhiftoire de Maffouma, 54 Aventure de timan Ab7yenderoud, 57  48o TABLE *v Cinquièrïie Soiree^ Suite & conclujion des aventures de timan Abzeft' deroud, 64 Hijloire de la belle Al-Raouf, 69 Sixième Soirée. Suite & conclujion de l'hijloire de la belle Al" Raouft yx Hijloire de Jezdad, 74 Septièrhe Soirée. Suite & conclujion de t'hijloire de Jezdad. f$ Hijloire £Houfchenk & de Gulbaze , 80 Huitième Soirée. Suite de t'hijloire d'Houfchenk & de Gulbaze , §5 Neuvième Soirée. 'Suite de thifloire J!Houfchenk & de Gulbaze , 91 Hifloire de Dugmé, reine de Perfe, 95 Dixième Soirée. Suite & conclujion de t'hifloire d'Houfchenk & de Gulbaze, lOO ffijloire de la belle Hengu, 10} Onzième Soirée. 'Suite de l'hijloire de la belle Hengu 110 Douzième Soirée* Suite & conclujion de Chijloire de la belle Hengu; tt6 Aventures du finge Moroug , 119 Treiiième  ÜËS CÖNTES. 4U Treizième Soirée. Suite dei aVentufés du finge Móroug, jij Aventures dé la fultane Alifchak , 124 Quatorzième Soirée. Suite dis aventures de la fultane Alifchak , 133 Quinzième Soirée. Suite des aventures de la fultane Alifchak , 137 Seizième Soirée. Suite des avetilures de la fultane Alifchak , 14$ Dix-feptième Soirée. Suite & conctufioh des aventures dè ta fultafit Alifchak, ' Hifloire de Magmu, fage- femme a^Afiracón, 156 Dix-huitième Soirée. Suite & conclüfion dé Vhifioire dé Magmu ,fage~ femme (TAflracan, ^ Aventures de Mogireddin, roi d'Agra, & d$ Rouir-Behari, princeffe de Pegu. I(5j Dix-neuvième Soirée. Suite des aventures dè Mogireddin, roi d'Agra i & de Roui-Behari , princeffe de Pegu , , 67 Vingtième Soirée. Suite dés aventurés de Mogireddin, roi d'Agra, & de Rouz-Behari, princeffe de Pega, ' m Tomé XIX, Hb  482 TABLE Vingt-unième Soiree.' Suite des aventures de Mogireddin, roi d'Agra , & de Rouz-Behari, princeffe de Pegu, 179 Vingt-deuxième Soirée. Suite & conclüfion des aventures de Mogireddin, roi d'Agra , & de Rouz-Behari, princeffe de Pegu, 185 Aventures du médecin Banoud Rafjid j 189- Hijloire du vifirHouffan Ben-San, 193 Vingt-troiiième Soirée. Suite des aventures du vifir Houffan Ben-San ,194 Vingt quatrième Soirée Conclujion de thijloire du vifir Houffan Ben-San , fuite & conclujion de thijloire du médecin, Banou-Rajjid, zoi "Aventures du fauvage Kolao , 106 Vingt-cinquième Soirée. Suite & conclujion des aventures du fauvage Kolao, 209;" Aventures de Dardok , racontées par fon efclave Iloul , 2, 1 ^ 140 Trentieme Soirée. Suite & conclujion de l'hijloire de Corcud & de fes quatre fels, ^c» Aventures dAla-Bedin, jjj Trente-unième Soirée. Suite des aventures dAla-Bedin, 257 Trente-deuxième Soirée. Conclufon des aventures dAla-Bedin , 26 Ij Trente-troiiième Soirée. Aventures du derviche Ajfirkan 267 Aventures d'Abdal-Moal, a6p Trente-quatrième Soirée. Suite des aventures d'Abdal-Moal, 271 Trente-cinquième Soirée. Suite des aventures £ Abdal-Moal, 275 Trente-fixième Soirée. Suite des aventures £Abdal-Moal, X%Q Trente feptième Soirée. Suite des aventures £ Abdal-Moal, 284 Trente-huitième Soirée. Suite des aventures d'Abdal-Moal, 289  484 TABLE DES CONTES. Trente-neuvième Soirée, Conclufion des aventures dAbdal-Moal, 294 Suite des aventures du derviche AJJÏrkan , 198 Quarantième Soirée. Suite des Aventures du derviche AJJirkah, I9S Quarante-unième Soiréei Suite dès aventures dü dèrviché Afiirkart, 304 Quarante-deuxième Soiréa* Suite des aventures du derviche Affirkatl, 308 Quarante-troifième Soirée. Conclufion des aventures du derviche Affzrkan, 31 % Hijloire du prince Kader-Bilah, 314 Quarante-quatrième Soirée. Suite de l'hijloire du prince Kader-Bilah , 318 Cjuarante-cinquième Soirée. Suite de thifióirt du prince Kader-Bilah, 3 24 Quarante-fixième & dernière Soirée. Conclujion de l'hijloire du prince Kader-B Hak, 332 Suite de fhiftoire de Töngluk & de Gulchenraz Gundogdi, 3?9 Hijloire dAlroamat, & conclufion de thiftoire de Tongluk & de Gulchenra{ Gundogdi, 346 Florine , ou la belle Italienne , 369 Fin de la Table du tome dix-neuvième4